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Donatienne

Donatienne

de René Bazin

Chapitre 1 LA CLOSERIE DE ROS GRIGNON

Ils étaient assis, l’homme et la femme, en haut de la colline, sur le seuil de la ferme, la tête appuyée sur la paume des mains, lui très grand, elle très petite, tous deux Bretons de race ancienne. L’ombre achevait de tomber.

Une bande rouge, mince comme un fuseau, longue de bien des lieues, à peine entamée, çà et là, par l’ondulation lointaine des terres, laissait deviner l’immensité de l’horizon qu’ils avaient devant eux. Mais il n’en venait presque plus de lumière, ni aux nuages floconneux qui barraient le ciel, ni sur la forêt de Lorges, dont les vallons et les côtes fuyaient en houles mêlées. Bancs de nuages dans le ciel, bancs de brume dans le pli des frondaisons, tout était orienté dans le même sens et tout dormait. Une senteur âpre, la respiration nocturne de la forêt,passait par intervalles. À la limite des bois, à trois cents mètres de la maison, une lande ressemblait à une tache brune. Puis il y avait un maigre champ de blé noir moissonné et, plus près, le petit raidillon pierreux, semé de genêts, qui portait la closerie de Ros Grignon.

Ils étaient pauvres. L’homme avait épousé, au retour du service, une fille de marin, servante en la paroisse d’Yffiniac, qui est peu distante de celle de Plœuc. Elle avait quelques centaines de francs d’économie, des yeux noirs très innocents et très vifs, sous sa coiffe aux ailes relevées en forme de fleur de cyclamen. Lui ne possédait rien.

Un soldat qui revient du régiment, n’est-cepas ? Mais c’était moins pour son argent qu’il l’avaitchoisie, bien sûr, que parce qu’elle lui plaisait. Et comme ilétait réputé bon travailleur, dur à la besogne, il avait pu obtenirà bail quatre hectares de mauvaise terre, vingt pommiers, unemaison composée d’une étable où vivait la vache, d’une chambre oùdormaient les gens, sous le même toit de paille épais d’un mètre ettout brun de mousse : la closerie enfin de Ros Grignon.Cependant il payait mal. Depuis six ans qu’il était marié, troisenfants lui étaient nés, dont le dernier, Joël, avait cinq mois. Lamère pouvait à peine aider son mari, dans les grands jours depeine, à remuer la terre, à semer, à sarcler, à moissonner. Etl’avoine se vendait mal, le blé noir était presque entièrementconsommé à la maison, et l’ombre de la forêt, les racines profondesdes chênes et des ajoncs, rendaient chétives les récoltes.

La nuit s’annonçait calme et humide, commebeaucoup de nuits de la fin de septembre. Dans la chambre, derrièreJean Louarn et sa femme, s’élevait le bruit régulier d’un berceauqu’une petite de cinq ans, Noémi, balançait en tirant sur unecorde. Elle endormait Joël. Eux ne bougeaient pas. Les yeux vagues,on eût dit qu’ils regardaient diminuer la bande de lumière rougeau-dessus de la forêt. Des gouttes de rosée, glissant sur lestuyaux de chaume, tombaient sur le cou de l’homme, sans qu’il yprît garde. Ils se reposaient, ouvrant leurs poitrines à la brisefraîche, n’ayant point de pensée, si ce n’est le songe toujoursprésent de la misère, qui ne se partage plus et que chacun fait deson côté quand elle a trop duré.

Le gémissement du berceau s’arrêta, etl’enfant, mal endormi, cria. La femme tourna la tête vers le fondde la chambre :

– Tire donc, Noémi ! Pourquoi netires-tu pas ?

Rien ne répondit. Le bruit doux de l’osierrecommença. Mais le père, sorti du rêve où il était plongé, ditlentement :

– Faudrait vendre la vache.

– Oui, reprit la femme, faudra lavendre.

Ce n’était pas la première fois qu’ilsparlaient ainsi de mener au marché l’unique bête de l’étable. Maisils ne se décidaient point à le faire, attendant un autre moyen desalut, sans savoir lequel.

– Faudrait la vendre avant l’hiver,ajouta Louarn.

Puis il se tut. Le petit Joël était endormi.Aucun bruit ne s’élevait de la closerie, ni de l’immense campagneépandue alentour. La lueur du couchant s’était faite mince comme unfil. C’était l’heure où les bêtes de proie, les loups, les renards,les martres rôdeuses, se levant des fourrés, le cou tendu, flairentla nuit, et, tout à coup, secouant leurs pattes, commencent àtrotter par les sentiers menus, à découvert.

– Bonsoir ! dit une voixenrouée.

L’homme et la femme se dressèrent en sursaut.D’instinct, Louarn avait fait un pas en avant, afin d’être entreelle et celui qui venait. Un moment, il demeura penché, fouillantl’ombre de la pente pierreuse, les bras ramenés le long du corps,prêt à lutter. Mais, dans la faible tranche de lumière quis’échappait de la porte et faisait un petit couloir à travers labrume, une tête apparut, puis un gros corps d’homme élargi par lesplis d’une blouse.

– Crains pas, Louarn, c’est moi ;j’apporte une lettre.

– C’est tout de même pas une heure pourcourir les chemins, dit Louarn.

– Vous demeurez si loin ! reprit lefacteur. Je suis venu après la levée. Tiens, voilà !

Le closier étendit la main, et regardal’enveloppe avec un rire triste. Qu’est-ce que cela lui faisait,une lettre de plus ou de moins de l’avocat Guillon, le receveur demademoiselle Penhoat ? Puisqu’il ne pouvait pas payer, c’étaitde l’écriture inutile.

– Veux-tu entrer ? dit-il. Veux-tuune bolée de cidre ?

– Non, pas ce soir, une autre fois.

La blouse ronde disparut après trois enjambéesde l’homme, car le brouillard devenait épais.

– Rentrons, dit Louarn.

Tandis qu’il fermait la porte, et poussait leverrou de bois, luisant du bout, à cause du long usage, sa femme,plus pressée que lui de savoir, enlevait de terre la chandellefichée dans un goulot de bouteille. Elle la posa sur la table, et,se penchant au-dessus, les yeux brillants :

– Dis, Jean, d’où vient-elle, lalettre ?

Lui, de l’autre côté de la table, retournadeux ou trois fois l’enveloppe entre ses mains, l’approcha de sonvisage, qui était long, maigre et tout rasé, sauf un doigt defavoris, près des cheveux, et, ne reconnaissant pas l’écriture demaître Guillon :

– Tiens, lis donc, Donatienne. Ça n’estpas de lui. Moi, l’écriture moulée, ça ne me connaît guère.

Et ce fut à son tour de regarder la petiteBretonne, qui lisait vite, suivant les lignes avec un balancementde la tête, rougissait, tremblait, et finit par dire, les yeuxlevés, humides de larmes et souriants tout de même :

– Ils me demandent pour êtrenourrice !

Louarn devint sombre. Ses joues plates,couleur de la mauvaise terre blanche qu’il remuait, secreusèrent :

– Qui donc ? fit-il.

– Des gens ; je ne sais pas :leur nom est là. Mais le médecin, c’est celui de Saint-Brieuc.

– Et quand donc tu partirais ?

Elle baissa le front vers la table, voyantcombien Louarn était troublé.

– Demain matin. Ils me disent de prendrele premier train… Vrai, je ne m’y attendais plus, monhomme !…

L’idée leur était venue, en effet, avant lanaissance de Joël, que Donatienne pourrait trouver une place denourrice, comme tant d’autres parentes ou voisines du pays, et lajeune femme était allée voir le médecin de Saint-Brieuc, qui avaitpris le nom et l’adresse. Mais, depuis huit mois, n’ayant pas eu deréponse, ils croyaient la demande oubliée. Le mari seul en avaitreparlé, une ou deux fois, pour dire, au temps de la moisson :« C’est bien heureux qu’ils n’aient pas voulu de toi,Donatienne ! Comment aurais-je fait, toutseul ! »

– Je ne m’y attendais plus !répétait la petite Bretonne, le visage éclairé en dessous par lachandelle. Non, vraiment, cela me fait une surprise !…

Et voilà que, malgré elle, son cœur s’étaitmis à battre. Le sang lui montait aux joues. Une joie confuse, dontelle avait honte, lui venait de ce papier blanc qu’elle regardaitmaintenant sans rien lire : c’était comme une trêve à samisère, qui lui était offerte, une délivrance des soucis de sa viede paysanne obligée de nourrir l’homme, de s’occuper sans repos desenfants et des bêtes. Elle sentait se soulever un peu le poids defatigue et d’ennui qui les accablait tous deux. Les histoires queracontaient les femmes de Plœuc, les gâteries dont on comblait lesnourrices, là-bas, dans les villes, des visions rapides de lingebrodé, de rubans de soie, de rouleaux d’or, la pensée d’orgueil,aussi, qu’elle était envoyée par le médecin dans une grande maisonde Paris, tout cela, pêle-mêle, lui passait dans l’esprit. Elle enfut gênée, se détourna vers les deux berceaux, côte à côte, près dulit aux rideaux de serge verte, et fit semblant de border les drapsde Lucienne et de Joël.

– C’est vrai que ça sera triste, monhomme… Mais, vois-tu, ça aura une fin.

Pas un mot ne lui répondit, et pas une ombre,autre que la sienne, ne remua sur le mur. Elle entendit deuxgouttes d’eau qui tombaient dehors, du toit de chaume sur lespierres.

– Et puis, je gagnerai de l’argent,continua-t-elle, et je te l’enverrai. Ces gens-là doivent êtreriches. Ils me donneront peut-être des brassières, dont les petitsont tant besoin…

L’unique chambre de la maison fut ressaisiepar l’universel silence, et sembla, un moment, une chose morte,écrasée comme les bois, les landes, sous la rosée lourde de cettenuit de septembre. Donatienne comprit que l’espèce de joie qu’ellen’avait pu contenir s’était effacée par degrés ; qu’ellen’aurait plus, dans son air, rien d’offensant pour son mari :et elle regarda Louarn.

Il n’avait pas bougé. La chandelle éclairaitjusqu’au fond ses yeux bleus, qui ressemblaient, sous labroussaille des sourcils, à un peu de brume blonde, d’où sortait unregard trouble de pauvre être perdu dans un chagrin trop grand. Ilsuivait les mouvements de Donatienne, sans remarquer le sourire, nila rougeur du visage, ni la lenteur de ce manège autour desberceaux ; il la suivait avec une pensée de désespoir, sansrien au delà, comme si elle eût été une image déjà lointaine,séparée de lui par des lieues et des lieues. Les marins ont le mêmeregard, quand une voile, à l’horizon, descend vers l’infini de lamer.

– Jean ? dit-elle ; JeanLouarn ?

Il s’approcha lentement, faisant le tour de latable, jusqu’auprès du berceau de Joël. Donatienne était là,immobile. Il lui prit la main, et tous deux ils considérèrent, dansl’ombre, les enfants endormis, têtes blondes tournées l’une versl’autre, à demi recouvertes par les pointes de l’oreiller qui secourbaient au-dessus d’elles.

– Tu veilleras bien sur eux !dit-elle. C’est si petit ! Lucienne est si futée ! On nesait par où elle passe, tant elle court vite, et j’ai eu souventpeur, à cause du puits. Tu recommanderas à celle qui viendra…

L’homme fit signe que oui.

– Justement, reprit Donatienne, j’ypensais, là. Tu pourrais aller chercher, demain matin, AnnetteDomerc, au bourg de Plœuc. Elle conviendrait pour être servante, jecrois. Trouves-tu cela bien ?

Les hautes épaules de Louarn selevèrent :

– Que veux-tu que je trouve bien ?dit-il. J’essaierai.

– Et ça réussira, j’en suis sûre !Tu ne dois pas t’en faire trop de chagrin. Toutes celles du payss’en vont comme moi… Même je suis restée plus longtemps qued’autres… Vingt-quatre ans, songe donc !

Elle dit encore plusieurs phrases, très vite,des recommandations qu’il n’entendait pas, des formules derésignation qui ne consolent de rien. Puis sa voix claire deBretonne se voila ; sa poitrine se gonfla plus rapidement dansson corselet galonné de velours ; elle comprit qu’elle n’avaitpas dit tout ce qu’il fallait, et murmura :

– Mon pauvre Jean, tout demême !

Lui, il la prit par la taille, d’un seul bras,et, toute petite contre lui, l’emporta sous l’auvent de lacheminée, à gauche, où il y avait un escabeau pour les veilléesd’hiver. Il se laissa tomber sur l’escabeau, et, la posant sur sesgenoux, ramenant, le long de son épaule, la tête mignonne de safemme, comme il avait fait, elle s’en souvenait, un des premierssoirs de ses noces, il la tint embrassée, n’ayant eu qu’un mot pourexprimer sa tendresse d’alors, et le retrouvant pour dire sa peined’à présent : « Femme ! Femme ! » Il nebaisait pas son visage, il ne cherchait pas même à le voir, ilappuyait seulement sur son cœur et enlaçait, avec sa force de géantremueur de terre, cette créature qui était sienne, et se pénétraitde cette suprême douceur d’adieu dont le temps venait d’êtremesuré. « Ô femme ! » répétait-il. Toute sa passionétait enfermée dans cette plainte, et sa jalousie inquiète, et lapitié que lui causaient toutes ces choses éparses dans lerayonnement faible de la lumière : les berceaux, le lit, latable, le coffre aux vêtements et jusqu’à l’étable d’où arrivait,par intervalles, le bruit d’une masse lourde heurtant les planches,tout cela qui serait si triste sans elle !

Au-dessus d’eux, la cheminée montait, large,noire de suie, ouverte aux brumes qui descendaient lentement.

Donatienne avait essayé de se dégager. Mais ilne voulait pas. Alors elle s’était laissé bercer à son tour par lapeur de l’inconnu. « Si je pouvais seulement voir où tuvas ! » avait dit Louarn. Ils ne le savaient pas plusl’un que l’autre. Elle partait, lui restait, et tout leur effort demémoire, tout ce qu’ils avaient retenu des propos de la caserne oudes commérages des femmes de Plœuc n’arrivait pas à leur donner uneidée, même imparfaite, du lieu mystérieux où serait demainDonatienne, la mère de Noémi, de Lucienne et de Joël.

Au bout de longtemps, la lettre qu’ils avaientabandonnée sur la table fut poussée par un tourbillon de vent, etglissa. Il vit, par l’ouverture de la cheminée, que le ciel étaitcouleur de poussière.

– La lune monte au-dessus des bois,dit-il. Il est passé dix heures, Donatienne.

Tous deux sortirent de dessous l’auvent, luipour se dévêtir et se coucher, elle pour s’occuper du petit Joëlqui s’éveillait.

Et la nuit roula bientôt sur les cinq êtresendormis qu’enfermait Ros Grignon. Ses étoiles, une à une,passèrent au-dessus des brumes qui mouillaient la forêt, au-dessusdu tertre que précédait le champ moissonné, et s’en allèrent versd’autres champs, d’autres maisons perdues parmi les landes sansnom. C’était la grande nuit, les routes désertes, les fenêtrescloses, les villages rejoints, jusqu’au milieu des terres, par lebruit lointain des houles. Toutes les joies humaines sommeillaientdans les âmes, et presque toutes les douleurs, et le dur souci dupain. Au large des côtes seulement, tout autour de la presqu’îlebretonne, des feux de navires se croisaient dans l’ombre. Mais laterre, un moment, avait cessé de se plaindre. La closerie de JeanLouarn était muette. L’homme dormait, agité parfois d’un frisson derêve ; Donatienne, frêle près de lui, et toute rose,ressemblait, quand un rayon de lune vint éclairer le lit, à cespetites figures de mariées qu’on habille de coquillages, dans lespauvres boutiques, là-bas.

Chapitre 2LE DÉPART

Il n’y eut pas d’aube éclatante. Les voilesqui couvraient le ciel pâlirent seulement, et si peu qu’on nesavait en quel point le soleil s’était levé. Depuis une heure, JeanLouarn avait quitté Ros Grignon pour aller chercher, au bourg dePlœuc, une carriole qu’on lui prêterait et la servante AnnetteDomerc. Donatienne s’habilla, en même temps que Noémi qui, chaquematin, commençait à aider sa mère. La petite, assise sur le bord deson lit, ébouriffée, ses cheveux retombant sur ses yeux malouverts, s’interrompait de tirer son bas ou de lacer sa robe, etdemeurait en équilibre, prise d’un accès de sommeil, la têtepenchée en avant.

La mère était debout, déjà prête, et regardaitses trois enfants, l’un après l’autre, sans rien dire. Sa tendressematernelle l’avait envahie au premier mot, s’était emparée d’elletout entière, dès que Louarn avait dit : « Il est cinqheures, voilà le jour. » Et l’idée qu’elle allait abandonnerces trois êtres nés d’elle, le dernier surtout qui n’était passevré, lui étreignait le cœur. Elle les regardait, avec l’épouvantesecrète de ne plus les revoir, d’en retrouver un de moins quandelle reviendrait. Lequel ? On n’ose approfondir ces peurs-là.L’enfant qu’elle fixait lui paraissait toujours celui que la menaceobscure atteindrait. Songeant à cela, elle prit le petit Joël, etle mit tout endormi à son sein.

– Noémi, fit-elle à demi-voix, va doncdonner une poignée de paille à la vache. Je l’entends quifourrage.

Elle se pencha, souriante malgré tout, vers lenourrisson dont le visage disparut entre la poitrine blanche de lamère et le pli gonflé de la chemise. Les lèvres du petitcommencèrent à sucer le lait, avidement, avec des repos essoufflésde gourmandise. Elle aurait voulu lui dire, et elle pensait avecpitié : « Prends tout, mon mignon ! Tu ne m’aurasplus ce soir. Ils te donneront à boire du lait que tu n’aimes pas.Tu aimes le mien. Bois à ta soif, pour la dernièrefois ! » Et, lorsque les lèvres ensommeillées de Joël laquittaient, retombant l’une sur l’autre, comme un coquillage qui seferme, elle les excitait du bout de son doigt, et l’enfant seranimait pour boire encore la vie.

Elle le recoucha, et, ne pouvant se résoudre àle quitter, elle le regardait dormir, et elle lui souriait avecl’abandon des jours anciens, lorsque, brusquement, elle futressaisie par la pensée de l’heure qui passait. Noémi rentrait parla porte de l’étable, ayant des brins de paille dans les cheveux.Donatienne courut au coffre où elle renfermait les vêtements derechange de ses enfants et les siens, – une brassée de lainagesavec un peu de gros linge, – et, à la hâte, plia un vieux jupon, unfichu, une chemise et deux coiffes, dans une serviette dont ellecroisa les bouts à l’aide de deux épingles. C’était tout ce qu’elleemportait : les femmes du pays lui avaient recommandé delaisser le reste à la maison, parce que les bourgeois donnaient cequi manquait. De moins pauvres qu’elle en faisaient autant.

– Écoute ! dit-elle en tendantl’oreille.

Noémi, qui courait, s’arrêta. Un roulement devoiture montait vers Ros Grignon. L’homme devait traverser letronçon nouvellement empierré du chemin, à trois cents mètres de lacloserie. Donatienne eut le temps d’achever sa toilette. Elle avaitbon air dans sa meilleure robe de drap noir à mille plis, avec saguimpe blanche échancrée au cou et sur la nuque, et son rouleauserré de cheveux blonds sous la coiffe aux ailes envolées.

Le mari entra, suivi d’une fille chétive, unpeu voûtée, dont les yeux pâles étaient presque de la couleur de lapeau toute rousselée, et qui avait dix-sept ans, et n’en paraissaitpas plus de quinze.

– Bonjour, maîtresse Louarn !dit-elle.

Donatienne ne répondit pas. Deux larmes, sigrosses qu’elle n’y voyait plus, avaient rempli ses yeux. Elleembrassa Joël qui ne remua pas, Lucienne qui se tourna dans leberceau ; elle enleva dans ses bras Noémi qui venait, attiréepar ces larmes qu’elle ne comprenait pas.

– Ma petite, ma chère petite, tu aurassoin, toi aussi, de ton frère et de ta sœur, n’est-ce pas ? Necours jamais loin avec eux. Je reviendrai… Adieu.

Elle la déposa par terre, prit le paquet devêtements et un parapluie de coton bleu, passa devant la servantehébétée, et se hissa dans la carriole, tandis que Louarn tenait lecheval par la bride…

Une minute après, ils avaient descendu lapente. La porte de la maison dessinait comme un trou noirau-dessous du chaume, encadrant une petite forme brune en retraitdans cette ombre, une vision d’enfant déjà presque effacée. Untournant de la route cacha bientôt Ros Grignon, et Donatienne nevit plus rien que la campagne indifférente des voisins, puis celledes inconnus, puis des arbres et des chemins creux dont ellen’avait aucune idée. Louarn semblait uniquement occupé de conduire.Ils allaient vers la station de l’Hermitage, la moins éloignée deRos Grignon, dans la vapeur molle du matin, si basse que lespointes des chênes et des pommiers en étaient comme fumeuses etbrouillées.

Quelques centaines de mètres avant d’arriverau bourg, Jean Louarn, à une côte, se pencha vers sa femme, etl’embrassa au front.

– Tu m’écriras, dit-il, pour que jeconnaisse où tu es. Je me ferai bien du tourment de toi,Donatienne…

La jeune femme répondit :

– Bien sûr, et tu me donneras, toi, desnouvelles du pays.

Elle ne l’embrassa point, retenue par latradition austère de la Bretagne, par la peur des yeux quiregardent, entre les cépées.

La carriole s’arrêta devant la station, aumoment où le train de neuf heures et demie arrivait de Pontivy. Ilseurent juste le temps de courir au guichet, l’homme portant lepaquet blanc, la femme essayant d’ouvrir le porte-monnaie auxarmatures de cuivre usé.

Rapidement, se heurtant aux passages, bienqu’ils ne fussent chargés ni l’un ni l’autre, ils traversèrent lasalle d’attente, et Donatienne monta dans le compartiment detroisième, dont un employé tenait la portière ouverte.

– Adieu ! dit Louarn.

Elle ne l’entendit pas. Il vit le joli visagerose, les yeux bruns, les ailes en mouvement de la coiffe passerderrière la vitre miroitante du wagon, et il demeura immobile surle quai, regardant fuir le train qui emportait Donatienne.

Chapitre 3LE CHEMIN DE PARIS

Il s’en revint seul, songeant à elle.Donatienne, au contraire, qui s’était jetée dans un angle, la têtetournée vers la campagne, les yeux pleins de larmes, fut assezrapidement distraite par les conversations, en français ou enbreton, qui s’échangeaient autour d’elle, et par les noms, criés lelong du train, des premières stations après l’Hermitage. Des gensmontaient dans le wagon, et elle les connaissait toujours un peu,ou bien elle distinguait de quel canton ils étaient venus, tantôt àla coiffure des femmes, tantôt à la façon dont les vestes deshommes étaient galonnées ou brodées. Une voisine, qui portait lacoiffe de Lamballe, lui demanda si elle allait loin.

– Jusqu’à Paris, dit Donatienne.

– Peut-être bien pour êtrenourrice ?

– Justement. J’ai quitté mes enfants,Noémi, Lucienne et Joël. Ça n’est pas grand, vous pensez !

Elle parla de chacun d’eux à la femme quis’apitoyait. Et cela lui faisait du bien de pouvoir s’entreteniravec une autre mère, qui comprenait. La nouveauté des chosesl’intéressait aussi, et lui fournissait des sujets d’étonnement, enrapport avec la parfaite ignorance où elle se trouvait, n’ayantjamais vu qu’un coin du pays d’Yffiniac et un coin de celui dePlœuc. Elle remarqua, par exemple, que les bestiaux étaient de plusforte taille, à mesure qu’on s’éloignait de Ros Grignon, et qu’il yavait moins d’ajoncs et plus de haies d’épines. À Rennes, elle duts’arrêter trois heures. Une femme l’emmena, la voyant lasse déjà etétourdie par le roulement du wagon, prendre un bol de café dans unrestaurant à bas prix, près de la gare. C’était une grosse vieille,réjouie et ridée, de cette bonne race populaire qui croit tout desuite à l’honnêteté des passants sur la mine, et se dévoue sansespoir de profit, par besoin.

Ensemble elles visitèrent une église et lapromenade publique. Elles s’aimaient un peu l’une l’autre quandelles se quittèrent. Donatienne eut l’impression vague qu’elleembrassait sa Bretagne familière et serviable, et qu’elle luidisait adieu, lorsqu’elle quitta, pour monter dans un nouveautrain, la vieille femme qui pleurait sur le sort de cette inconnuetoute jeune, aventurée loin du pays breton.

Ce fut bientôt fait de dépasser la région despetits prés en pente bordés d’ormes, et des champs de sarrasincoupés de lignes de pommiers. Le train s’engagea dans les grassescampagnes de la Mayenne et de la Sarthe. Donatienne les considéralongtemps, le front appuyé sur la vitre, distraite par les pauvrespensées que lui suggéraient les choses semblables à celles qu’elleavait toujours connues. Mais, aux deux tiers de l’interminablevoyage, la nuit tomba. Les vapeurs violettes qui avaient, depuis lematin, formé comme une couronne autour de l’horizon, s’avancèrentde tous les côtés à la fois, resserrant leur cercle, emprisonnantle train qui fuyait à toute vitesse. Alors Donatienne sentitqu’elle allait perdre la dernière occupation de ses yeux et de sonesprit. Elle ne raisonna point cette angoisse, mais jeta un regardeffrayé sur ses voisins de hasard, et reporta vite ses yeux versles champs que l’ombre envahissait. Elle compta qu’il n’y avaitplus que quatre longueurs de haies qui fussent visibles, plus quetrois, plus qu’une étroite bande, bordant la voie.

Elle essaya de discerner la forme des rareshabitations éparses dans cette ombre, reconnaissables à la lueurdes fenêtres basses, et elle aurait voulu entrer dans l’uned’elles, se trouver tout à coup abritée, dans la tiédeur deschambres, parmi ceux qui veillaient là, tous ensemble. C’était finitout à fait. Elle ferma les yeux, et songea avec effroi au longchemin qu’elle avait encore à parcourir, dans la nuit, sur cesrails dont chaque heurt se transmettait en commotion douloureuse àsa poitrine trop gonflée de lait, parmi des voisins de hasard,secoués avec elle, engourdis par le bercement de la voiture.

Quand elle rouvrit les yeux, elle aperçut, àl’autre extrémité de la banquette, sous le jour douteux de lalampe, une jeune femme qui retenait, d’un bras, un petit paquetblanc allongé sur ses genoux. La robe était relevée, ramenée enplis bouffants aux côtés de la taille. Deux doigts de l’autre mainserraient encore un numéro de journal déplié, que la voyageuseavait essayé de lire, et qui s’était incliné, peu à peu, vers lepaquet blanc qu’il recouvrait presque.

Donatienne se leva, et s’approcha en plusieursfois, n’osant pas. L’inconnue leva la tête, inquiète d’abord, puisson regard s’adoucit et finit par sourire à la physionomie si jeuneet à la coiffe campagnarde de Donatienne. Elle devinal’interrogation muette, écarta le journal, et dit :

– C’est mon enfant, une petite fille.Elle dort depuis le Mans.

– Moi aussi, je suis mère, ditDonatienne. Je vais à Paris, pour être nourrice.

Elle tira de son corsage la lettre dumédecin.

– Oh ! dit la jeune femme, boulevardMalesherbes ! Ça doit être des gens riches !

– Vous croyez ?

– Oui, c’est un des beaux quartiers deParis. Vous avez de la chance.

– Et vous, dit Donatienne, vous allez àParis aussi ?

– Non, tout près d’ici, à Versailles.

– Peut-être retrouver votremari ?

L’inconnue hésita un peu, et répondit, de samême voix très douce, plus basse seulement :

– Moi, je n’ai pas de mari.

Elles se turent alors toutes deux, comme sices mots avaient été une sorte d’adieu plaintif de l’une à l’autre,et elles ne cherchèrent plus à se parler. Donatienne reprit saplace dans l’angle du wagon. Elle était si absorbée par les penséesnouvelles qui s’agitaient dans son esprit, qu’elle ne vit pas mêmel’inconnue descendre à la gare de Versailles. De ces courtesconfidences, qui l’avaient un moment émue, une seule chose restait,grandissait en elle, la remplissait d’une joie d’orgueil, l’idée deParis qui approchait et de la richesse qu’elle allait enfincoudoyer. Elle était toute voisine, maintenant, la grande villemystérieuse. Elle s’annonçait aux rougeurs suspendues dans le ciel,en avant ; aux milliers de becs de gaz, menus comme desétincelles, qui trouaient une seconde la nuit, dans l’ouverture descollines. Donatienne la sentait venir avec un frémissement de toutson être, en fille de race marine qu’elle était. À sa manière, elleéprouvait l’ardente impatience de ses pères et de ses oncles,voyageurs des grands océans, dont le sang léger et plein de rêvess’était brûlé de convoitise en vue des terres nouvelles. Comme eux,elle laissait derrière elle un foyer pauvre, une vie monotone, desfardeaux dont le voyage délivre. Et, ballottée en tous sens par lesaiguillages des voies qui se croisaient, éblouie par les fanauxallumés aux abords de la gare, étourdie par le bruit des roues etle sifflet des machines, sans souvenir de la fatigue, ni même dupetit pays lointain perdu dans les ajoncs, elle souriait, rajeunie,embellie, soulevée par un vague inconnu d’espérance et de joie.

Une vieille femme de chambre l’attendait surle quai. Un coupé était stationné dans la cour. Elles montèrentdans la voiture, ayant entre elles le paquet de vêtements de lanourrice. Donatienne répondait rapidement aux questions de sacompagne de route, sans cesser de regarder, à travers la vitre, lesrues si longues, si nombreuses, qui semblaient fuir sous elle.Malgré l’heure avancée de la nuit, Paris était illuminé, bruissaitet vivait. Au passage de la Seine, elle crut voir un feud’artifice, le plus beau qu’elle eût jamais vu. En traversant laplace de la Concorde, elle demanda, désignant lesChamps-Élysées : « Est-ce une forêt ? » Lesmaisons énormes, avec leurs larges portes closes, elle lescherchait de loin, elle les suivait jusqu’à ce qu’elles eussentdisparu, comme si chacune avait dû être « la sienne ».Son cœur battait et lui disait qu’elle était chez elle, dans sapatrie de voyage, comme ses pères en avaient connu une ou deux, enleur vie d’aventures.

Quand elle entendit s’ouvrir la porte de chênemassif de l’hôtel où elle allait servir ; quand, sortant ducoupé, elle respira l’air tiède du porche, chargé d’un parfum defleurs de serre, elle paraissait si radieuse, si bien dégagée detoute la misère passée, que la femme qui l’accompagnait se penchapar la fenêtre de la loge, et dit :

– J’en amène une qui s’habituera, poursûr !

Elles disparurent par l’escalier deservice.

Presque au même moment, avant que le jour fûtencore levé sur la terre de Plœuc, en Bretagne, la haute stature deJean Louarn se dressa sur la colline de Ros Grignon. Il n’avait pasdormi. Mieux valait partir tout de suite pour le travail et errer àtravers les bois, que de rester dans cette chambre encore troppleine de sa présence, à elle.

Un peu de temps, sa bêche sur l’épaule, ilconsidéra la nuit, au-dessous de lui, comme s’il pouvait mesurer latâche à faire. Il soupira, et descendit la pente.

Chapitre 4LA LANDE DÉFRICHÉE

Six mois passèrent. Les pluies de printempstombaient du ciel, fréquentes, brèves, en grains serrés quirejaillissaient sur la terre, et se pendaient en gouttes fines auxbrins naissants du blé.

Louarn revenait de la forêt où il travaillaitdepuis novembre, s’étant loué pour abattre du bois, deux jours parsemaine. La besogne était finie, la dernière charretée de fagotss’éloignait dans les avenues défoncées, et l’on entendait parmoments, dans l’air calme, un bruit de sonnettes lointaines, doux àravir, comme si les anges annonçaient Pâques, un peu d’avance. Iltraversa la longue taille qu’il avait dépouillée, cépée à cépée, etqui faisait un vide, entre sa lande et la lisière nouvelle desgaulis. Il songeait au passé, depuis que Donatienne étaitpartie.

Ç’avait été un bien rude hiver. Il avait falluremuer à la bêche, tout seul, un champ pour y semer le froment, unebande, sous les pommiers, pour le blé noir, une autre, dont le solétait rocailleux et maigre, pour l’avoine. Autrefois, sans doute,Donatienne ne l’aidait pas beaucoup. Elle avait le bras un peufaible pour tenir la bêche, et le soin des enfants la renfermaitdans Ros Grignon. Cependant, elle était utile pour les semailles.On n’aurait pu trouver, sur la paroisse de Plœuc, une main plusagile, ni plus sûre que la sienne. Quand les sillons étaientbéants, elle venait aux champs, trois jours, cinq jours, huit joursde suite, s’il en était besoin ; elle relevait jusqu’à saceinture un des coins de son tablier, l’emplissait de grains,passait sans hâte, ouvrait les doigts : la semence tombait engerbe longue, et partout où Donatienne avait passé, la moissongermait plus égale qu’ailleurs.

Cette année, la maîtresse de Ros Grignon étaitbien loin quand les semailles s’étaient faites : elle n’étaitpas près de revenir encore, quand le froment montrait sa pointeverte et le blé noir ses menues feuilles roses aux premières rayéesde mars. La maison aussi se ressentait de son absence. AnnetteDomerc n’avait pas d’ordre. Elle n’aimait qu’à courir les cheminsavec les trois enfants, laissant la ferme dès que Louarn étaitparti, pour aller ramasser des pommes ou causer avec les gens desvillages. Et le closier ne pouvait s’habituer à la physionomie decette fille sournoise, qui ne répondait rien quand on la grondait,ne racontait jamais ce qu’elle faisait, et disait à demi-mot deschoses au-dessus de son âge sur les femmes du bourg. Mais, comme illa payait très peu cher, il la gardait.

Triste hiver, surtout à cause des pensées queLouarn avait dû renfermer en lui, bien secrètes ! Cette fille,justement, lui avait fait remarquer que Donatienne n’écrivait passouvent. Il ne s’en serait peut-être pas aperçu, distrait par tropde travail et n’ayant aucun point de comparaison. Mais c’étaitvrai, qu’elle écrivait peu, et des lettres si courtes ! Ilportait toujours sur lui la dernière arrivée, vieille parfois detrois ou quatre semaines, et, quand il était seul, que personne deRos Grignon ne pouvait le voir, il la relisait, tâchant de sereprésenter les choses qu’elle lui marquait : « Madamem’a emmenée aux courses, où il y avait tant de monde que tu n’en asjamais tant vu ; je suis allée au théâtre, en matinée, avecHonorine, la première femme de chambre. » Et puis, ellen’avait envoyé qu’une seule fois de l’argent, vers le milieu dejanvier, quand le receveur de mademoiselle Penhoat avait menacé desaisir tout, à Ros Grignon, pour les trois années qu’on lui devait,et, la semaine suivante, M. Guillon, après avoir touché lamoitié seulement des fermages en retard, était parti en donnant undernier délai, jusqu’aux derniers jours de juillet, pour toutpayer. « Tu aurais mieux fait de garder ta femme avec toi,avait-il dit en quittant la ferme, ou de lui trouver une place dansle pays d’ici. Sais-tu seulement où elle habite ? Et jeunecomme elle l’est !… » Louarn avait levé vers lui ses yeuxde Breton songeur, qui ne comprend qu’à la longue les gens deville. Mais il lui était resté au cœur une défiance, une peineconfuse, et comme un regret de plus, ajouté à tant d’autres.

L’homme était sorti de la forêt, et tournaitune cornière de la lande, pour reprendre sa route tout droit versRos Grignon. L’épaisseur de l’ombre projetée sur le sol par lamasse des ajoncs et des genêts poussant là en toute liberté, lefrappa pour la première fois. Depuis que le taillis avait étécoupé, ils semblaient avoir pris une nouvelle vigueur, et l’onvoyait mieux la hauteur démesurée qu’ils avaient atteinte, jusqu’àdépasser d’un pied la tête du closier. Jean Louarn s’arrêta, etobserva avec attention la profondeur du fourré, entre les branchesqu’il écartait du coude. La terre portait encore la marqued’anciens sillons ; elle était chauve, fendue, creusée par lesinsectes et les mulots, et, d’espace en espace, jaillissaient,noueux, éclatants de sève, ramés comme des arbres, les troncs vertsdes genêts et les troncs gris des ajoncs, dont les dernièrespalmes, à l’air libre, là-haut, se gonflaient d’épines pâles et deboutons déjà roux.

« Nos anciens ont cultivé la lande, pensaLouarn. Si j’essayais ? Il y aurait profit. »

Il se recula de dix pas, considéra sesrécoltes qui levaient, s’efforça d’imaginer le bel ensemble queformeraient ses champs, lorsque la lande aurait disparu, et songea,parce qu’il songeait toujours à elle :

– C’est Donatienne qui seraitsurprise !

À peine entré dans la chambre de Ros Grignon,Annette Domerc, assise sur une chaise basse, près du feu, luimontra de la main la table.

– Il est venu enfin une lettre, maîtreLouarn. Elle vous a écrit, notre maîtresse.

Il jeta sur le carreau la fourche de fer qu’ilportait, saisit avidement la lettre, et revint la lire sur leseuil, où le jour était encore vif. En un autre moment, il eûttrouvé que Donatienne répondait bien brièvement. Mais elle luidisait : « Je suis heureuse, sauf que les enfants memanquent. Embrasse-les tous pour moi. » Et il avait si grandbesoin d’être heureux, il se sentait si fortement poussé vers elle,ce soir-là, par le nouveau projet qu’elle avait inspiré, qu’il vitune seule chose : elle avait écrit, elle n’oubliait pas RosGrignon, elle priait le père d’embrasser les petits.

Content, ramassant dans la poche de sa vestela lettre de Donatienne, il rentra dans la maison, et embrassaNoémi et Lucienne qui jouaient près du coffre.

– Ah ! les mignonnes !disait-il en les enlevant l’une après l’autre, je suis chargé devous embrasser pour la maman ! Vous vous rappelez bien mamanDonatienne ?

Comme il se penchait au-dessus de Joël endormisur les genoux de la servante, il entendit le petit ricanement aigud’Annette Domerc, et sentit le frôlement des cheveux ébouriffés,qu’elle n’attachait souvent pas sous son bonnet.

– Maîtresse Louarn donne donc de bonnesnouvelles ? demanda-t-elle. Sans doute, ellerevient ?

Louarn, redressé, regarda, du haut de sagrande taille, la servante qui levait sur lui son visage où erraitun étrange sourire, et ses yeux inquiétants, où des lueurstremblaient et se déplaçaient comme dans des yeux de chat.

– Pourquoi veux-tu qu’ellerevienne ? Elle n’a pas fini de nourrir, dit le closier.

– Je croyais… Vous aviez l’air siréjoui ! Le visage d’Annette avait repris son expressionhabituelle de vague ennui, et Louarn, qui voulait confier àquelqu’un, ce soir, une chose rare dans sa vie, un peu d’espéranceet de joie, s’éloignait de cette créature et s’asseyait, de l’autrecôté de la cheminée, sur le bord échancré du bois de lit. Il appelaNoémi, son aînée, qui pouvait un peu comprendre, et la plaça prèsde lui.

– Petite, dit-il doucement, j’ai uneidée. Tu sais bien, la lande ?

– Oui, papa.

– Je la couperai toute, je ne laisseraipas une mauvaise herbe debout. Je ferai cela tout seul. Puis, jebêcherai la terre, et je la défoncerai, et tout sera fini quandmaman Donatienne reviendra. Sera-t-elle contente, quand elle verralà un champ de pommes de terre ou de colza ! Je crois que j’ymettrai du colza. Crois-tu qu’elle sera contente ?

– Et les nids ? demandal’enfant.

– Je te les donnerai.

Il aperçut l’éclair de plaisir qui traversales grands yeux de Noémi, et, secrètement, il eut l’impression quec’était l’autre, l’absente, qui lui souriait pour lui donnercourage. Il fit veiller l’enfant, s’égayant avec elle, bien qu’ilfût naturellement taciturne et sobre de caresses, et tâchant de lafaire rire pour voir encore passer le rayon.

Le lendemain, il attaqua la lande, droit aumilieu de la ligne sombre, couronnée d’or, qu’elle faisait devantRos Grignon. Il se mit debout au fond du fossé herbeux quiendiguait les ajoncs, appuya les genoux contre le talus, et,prenant sa serpe aiguisée à neuf, l’enlevant à pointe de bras, ill’abattit sur le bois dur et tordu d’un arbuste, dont la ramureétait énorme et débordante comme une fourchée de foin. La lande eutl’air de frémir toute. Un coup de vent souffla sur ses pointes.Deux merles s’enfuirent en criant. Louarn entendit le glissement demille bêtes invisibles qui rentraient dans leurs trous. Il souriten relevant sa serpe. Il frappa encore, à la même place, agranditla blessure, fit voler des copeaux blancs, sentit s’ébranler lamasse lourde des branches, et se recula tandis qu’elle chavirait ettombait à terre avec un grand frisson, toutes les fleurs enavant.

Les petites, qui regardaient avec AnnetteDomerc, du haut de la colline, battirent des mains. Louarn coupales dernières fibres de l’écorce, jeta l’ajonc dehors, et entradans la lande. À midi, on voyait déjà, dans la brousse épaisse, uncercle pâle, grand comme la moitié de la chambre de lacloserie.

Sous le soleil déjà chaud, ce jour-là, lesjours suivants, Louarn continua son œuvre. Il y mettait une ragesingulière. Malgré ses gants en peau de mouton, ses mainssaignaient de toutes parts. Malgré sa longue habitude du travail,il était épuisé, quand il rentrait, à la brune, enlevant une à uneles épines qui lui avaient percé les doigts. Cependant il disait,avec une sorte d’orgueil joyeux : « Rude journée :encore cinquante, encore quarante-cinq comme celle-là, et l’ouvrages’avancera. » Annette Domerc le regardait sans répondre, Noémin’écoutait pas, le feu mourait sous le trépied qui avait porté lechaudron, et l’homme répétait, sans autre écho que sa propre penséequi allait loin de Ros Grignon : « Encore cinquante,encore quarante-cinq. »

Les beaux jours d’été commencèrent. Toute lacampagne était verte autour de Ros Grignon. Les pommiersressemblaient à des boules de fleurs comme en font les enfants avecles primevères de printemps. Le jour, les abeilles les pillaient.Le soir, c’était un parfum de miel dans la pauvre chambre, et lespétales roses entraient par la porte, et couraient sous les lits.Louarn l’écrivit à sa femme, qui n’avait pas répondu aux dernièreslettres. Il était troublé de ce silence. Il avait peur qu’AnnetteDomerc ne devinât sa pensée, car elle paraissait l’épier. Ilécrivit alors qu’il y aurait une bonne année de cidre, espérant queDonatienne, heureuse, remercierait de la nouvelle. Mais rien nevint.

Il avait beaucoup avancé le défrichement de lalande, et il ne restait plus, le long de la forêt, qu’une bordured’ajoncs, quand l’avoine, au delà des pommiers, se mit à blondir.Plante légère, graines si vite perdues ! Louarn abandonna laserpe, et prit la faucille. Les épis tombèrent à leur tour, commeétait tombée la lande, se redressèrent en javelles. Le blé noirouvrit ses millions de fleurs blanches. Les jours accablants dejuillet pesaient sur les reins en sueur des hommes que la moissoncourbait, et les soirs étaient longs. Pas assez longs, cependant,puisque Louarn attendait cette lettre qui ne venait pas. Chaquejour, il l’espérait, il veillait autour de sa maison, jusqu’à ceque l’ombre fût entière sur les champs et sur la forêt. Depuisquatre mois, il était sans lettres de Donatienne. À ceux quil’interrogeaient, il essayait de répondre : « J’ai eu deses nouvelles, elle va bien, toujours. » Et c’était vrai, carun cousin à lui, marchand d’œufs et de volailles, ayant passé parRos Grignon, au retour d’Yffiniac, lui avait rapporté cette phrase,qu’il tenait des parents de Donatienne, « ceux duMoulin-Haye », comme il disait. Mais pas un mot n’était venuconsoler le défricheur de lande, le coupeur de javelles, le mariqui pleurait tout bas dans les nuits courtes, enfiévrées par lafatigue et par le rêve.

Chapitre 5LA SAISIE

Quelques jours avant la fin de juillet,l’huissier qui était venu, la semaine d’avant, signifier à Louarnde payer ses fermages arriérés, revint pour saisir les meubles, aunom de mademoiselle Penhoat. Dès qu’il le vit sur la route, montantaccompagné de deux témoins, gens du bourg, vers la maison de RosGrignon, Louarn s’interrompit de faucher le blé déjà très mur, dontil avait coupé un sillon seulement ; il planta le bout de safaucille dans le sol, et s’en alla, tout à l’extrémité de la lande,s’adosser à un pied de genêt colossal, un des derniers quirestaient debout, à l’orée de la forêt. Là, les bras croisés,embrassant d’un regard l’ensemble de la closerie, les quatrehectares où avaient tenu tant de travail, tant de misère, tout cequ’il avait eu d’affections au monde, et ce qu’il gardaitd’espérance, il attendit.

L’huissier laissa les hommes quil’accompagnaient au bas du tertre, et se dirigea vers le closier.Il avait l’air aussi pauvre que le paysan qu’il venait saisir, avecsa jaquette usée, son chapeau de feutre craquelé, roulait un peusur les sillons, et levait parfois sa tête maigre qu’encadraientdeux favoris blancs, pour voir si Louarn le laisserait faire letrajet jusqu’au bout du champ, sans se donner la peine d’avancerd’un pas. Mais Louarn restait immobile. Ce fut seulement quand lesdeux hommes n’eurent plus entre eux que la largeur de deux sillonsde la lande, qu’il se redressa, d’un coup d’épaule dont le genêttrembla, et qu’il dit, les dents serrées d’émoi :

– Tu reviens donc saisir monbien ?

– Oui, je suis envoyé par mademoisellePenhoat…

– Je ne t’en fais pas reproche,interrompit Louarn. Même tu fais bien, puisque c’est ton métier.Mais je veux te dire quelque chose pour que tu juges, toi qui es unhomme. Regarde devant toi, à gauche, à droite, jusqu’autalus !

L’huissier, étonné, regarda d’abord ce grandpaysan qui n’avait pas l’air d’un débiteur comme les autres, puisle sol dénudé d’où se levaient des racines aiguës, sabrées à coupsde serpe.

– J’ai travaillé trois mois passés danscette brousse qui m’a mangé les mains. Regarde derrière toi,maintenant, la taille de bois que j’ai abattue cet hiver !Regarde encore mon froment qui est mûr, et mon blé noir ! Tune diras pas que j’ai paressé, hein ? Tu ne le diraspas ?

– Non.

– Eh bien ! j’ai fait tout ça pourmes enfants et aussi pour ma femme, qui est chez des bourgeois, àParis. Tu comprends, n’est-ce pas, qu’elle ne peut pas me laisservendre, à présent, comme un gueux ?

– Elle devrait payer, en effet, ditl’huissier.

– Combien de temps me donnes-tuencore ?

– Maître Louarn, nous sommes aujourd’huimardi. J’annoncerai la vente pour de dimanche en huit.

– Tu seras payé, dit Louarn, je lui feraipasser une dépêche,… et elle répondra.

En parlant, il avait frémi de tout le corps,et il avait dit : « Elle répondra », d’une voixtoute basse, faussée par les larmes. Pourtant il ne pleurait pas.Il avait seulement levé la tête, un peu, vers Ros Grignon.L’étranger ne pouvait plus voir les yeux de Louarn, et ils’apprêtait à lire quelque chose de sa procédure, quand il sentitse poser lourdement sur lui la main du closier.

– Ne lis pas tes papiers, dit Louarn. Jen’écouterai rien, je ne signerai rien. Je sais que je dois plus queje ne possède à mademoiselle Penhoat et à plusieurs du bourg dePlœuc qui m’ont fait crédit. Va chez moi, tout seul.

– J’ai besoin de vous, maître Louarn.

– Non, tu n’as pas besoin de moi. Tuprendras tout ce que tu trouveras, pour le marquer sur tescahiers : le lit, la table, la vache…

– Mais vous avez le droit de garder…

– Je te dis de tout marquer, dit leclosier en s’animant et en désignant Ros Grignon. Tu marqueras leschaises, les dorures et les hardes de noces, le tablier de soie quiest dans le coffre…

– Maître Louarn, je n’ai jamais vupersonne qui…

– Tu marqueras les deux coiffes qu’elles’était achetées un mois avant de partir, sur l’argent de son fil,et son rouet qui est pendu aux poutres. Tout ça m’est venu deDonatienne, et si elle ne répondait pas, tu dois comprendre, toi,l’huissier, à présent que tu sais ce que j’ai fait pour elle, queje ne pourrais rien garder du bien que j’ai tenu de sa main. Non,en vérité, je n’en garderai pas gros comme mon cœur qui est là.Marque tout !

L’huissier leva les épaules, devinant unemisère au-dessus du commun, et, vaguement ému, ne sachant que dire,s’éloigna en repliant ses papiers.

– Il n’y a qu’une chose que je retiens,dit Louarn, c’est le portrait qui est le long du mur, accroché.Personne que moi n’y a droit.

L’homme fit un signe affirmatif, sans sedétourner, et continua vers Ros Grignon. Il monta péniblement leraidillon. La petite Noémi, debout dans l’ouverture de la porte,rentra en criant de peur. Louarn, à grands pas, par la traverse,gagna le bourg de Plœuc.

Dès les premières maisons, quand on le vit, sehâtant, les yeux droit devant lui, comme un homme qui songe et nefait nulle attention à sa route, les ménagères sortirent sur le pasdes portes. On savait que l’huissier était parti pour Ros Grignon.Plusieurs ne disaient rien, et prenaient un air de commisération,dès que Louarn avait passé ; d’autres, les jeunes surtout,plaisantaient à demi-voix. Il se formait un concert de médisanceset d’allusions, qui s’élevait derrière lui, comme une poussière.Les nouvelles de Donatienne, les nouvelles qu’il ignorait, avaientcouru le village, et éveillaient la curiosité du peuple sur lepassage de l’homme. Il n’entendait rien. Il fallut qu’au carrefour,au moment où Louarn tournait pour aller au bureau de poste, lafemme du boulanger, qui était nouvelle mariée et légère en parolesdit, presque tout haut dans un groupe :

– Pauvre garçon ! Il aura appris quel’enfant est mort, et que Donatienne…

Au nom de sa femme, Louarn eut l’air de sortirdu rêve, et le regard qu’il attacha sur cette petite marchande futsi stupide d’étonnement, qu’elle rougit jusqu’aux ailes de sacoiffe, et rentra dans sa boutique. Le closier hésita un moment,comme s’il allait s’arrêter. Mais les hommes qui étaient groupés làet qu’il connaissait tous, tournèrent aussitôt la tête, et seséparèrent pour n’être pas abordés.

« L’enfant est mort ! » Ce mots’était gravé dans le cœur de Louarn. « L’enfant estmort ! » Quand donc était-il mort ? Il s’agissait del’enfant de Paris, sûrement, de l’enfant des bourgeois qui avaientpris Donatienne. Pourquoi ne l’avait-elle pas écrit ?Pourquoi, s’il était mort, n’était-elle pas revenue ? Avait-ilbien entendu ? Ou bien était-ce que l’enfant venait de mourirseulement, et que Donatienne allait rentrer ? Mais alorspourquoi la boulangère avait-elle dit : « Pauvregarçon ! » C’était le plus probable, pourtant… Oui,l’enfant venait de mourir… Donatienne, dans le tourment de voir sonnourrisson malade, n’avait rien écrit. Ou bien elle avait écrit àd’autres, craignant que son mari ne lui fît des reproches… Desreproches ! oh non, il ne lui en adresserait pas, il savaitqu’elle avait dû soigner de son mieux le petit qui étaitmort !… Elle voulait raconter elle-même comment le malheurétait arrivé, sans sa faute… Elle venait d’envoyer la nouvelle deson retour. La lettre… peut-être Donatienne elle-même était enroute pour le retour… « L’enfant est mort… L’enfant estmort !… »

Ces idées, l’une après l’autre, traversaientl’esprit de Louarn, qui les rejetait toutes, les unes parcequ’elles accusaient Donatienne, les autres parce qu’il avait senti,au regard embarrassé des gens, qu’un malheur était sur lui.« L’enfant est mort. »

Le closier était si pâle, quand il frappa auguichet de la poste, que l’employée, une jeune fille, luidemanda :

– Il n’y a pas de malheur chez vous,maître Louarn ?

– Il n’y a que la saisie.

– Oh ! la saisie, on s’en relève.Mon père, à moi, avait été saisi, et il a fait de meilleuresaffaires plus tard. Ne vous tourmentez pas comme ça.

Pour rien au monde, Louarn n’aurait vouluavouer le doute affreux qui le tenait. Mais il observa, par lalucarne, le visage tranquille et bon de l’employée, et fut un peuconsolé de n’y pas lire la moindre expression d’ironie. Elleécrivit pour lui le télégramme :

« Tout est saisi à Ros Grignon. Tout seravendu. Je te supplie envoyer argent et nouvelles.

« JEAN. »

Elle relut, il paya, et, comme il la regardaitencore :

– C’est tout, fit-elle doucement.

La vitre se referma. Jean Louarn se sauva parune rue où n’habitaient que des pauvres, et qui donnait tout desuite sur la campagne.

Il rentra à Ros Grignon au moment oùl’huissier et les témoins de la saisie sortaient de la maison. Ilssaluèrent, en franchissant le seuil, le closier qui montait en sebalançant par le petit sentier de gauche. Louarn toucha le bord develours de son chapeau, et, s’arrêtant pour laisser passer leshommes :

– Tu m’as parlé de dimanche en huit pourla vente ? dit-il à l’huissier. Mais c’est trop long. Veux-tumettre dimanche prochain ?

– À la rigueur, c’est possible, réponditl’huissier, puisque vous consentez, et qu’il y a si peu dechose…

– D’ici à dimanche, reprit Louarn, elleaura eu bien des fois le temps de répondre, et moi, je saurai mavie.

Ce mot, qui ouvrait l’inconnu, fit seretourner les deux témoins en blouse, qui avaient pris les devants.Une minute, ils interrogèrent le visage rude de Louarn, et quelquechose dans leur physionomie indifférente parut se troubler. Ce futtrès court. Leurs voix sonnèrent bientôt au bas de la pente, puissur le chemin empierré, et elles riaient, d’une grosse joiecommune.

La maison de Ros Grignon était déserte. Louarnfut presque satisfait de n’y pas rencontrer les enfants, ni AnnetteDomerc ; il constata que rien n’avait été changé de place, et,plus las que s’il avait travaillé à la moisson, il se jeta sur untas de foin, au fond de l’étable. La vache dormait devant lerâtelier vide ; les mouches sifflaient en tournoyant au-dessusd’elle, dans le rayon de la fenêtre basse ; une chaleur lourdeet capiteuse s’amassait sous la charpente encombrée de branchages,de perches, de cages à poules hors d’usage, et faisait crépiter parmoments des bouts d’écorce surchauffée. Louarn dormit plusieursheures. Il s’éveilla en sentant se poser sur sa main une autre mainplus petite. Étonné, il se redressa, sans savoir qui l’avaittouché, d’Annette Domerc assise tout près de lui, ou de Noémiqu’elle tenait sur ses genoux. La servante avait l’air de joueravec l’enfant.

– Que fais-tu là ? demanda leclosier.

Elle se mit à rire, de ce rire faux quiinquiétait Louarn.

– Moi ? Je suis venue vous prévenirque la bouillie de blé noir était prête depuis plus d’unedemi-heure, et comme vous dormiez si bien, j’ai attendu : ilest sept heures passées.

– Tu pouvais rester dans la chambre etm’appeler, reprit Louarn en se levant.

Elle le suivit des yeux, sans bouger, etmurmura, ses lèvres pâles remuant à peine :

– Et puis, j’avais de la peine à cause devous, maître Louarn.

Il ne répondit pas, fut plus silencieux que decoutume, pendant le souper, et passa longtemps dehors, à errer dansla nuit. Quand il se coucha, tout reposait dans Ros Grignon. Lesrespirations douces des enfants se répondaient d’un lit à l’autre.Le closier les écouta, pendant des heures, ne pouvant trouver lesommeil entre ces rideaux à présent saisis et sur le point d’êtrevendus. Il s’étonna de ne pas entendre de même la respiration de laservante, et il lui sembla plusieurs fois que, dans le coin d’ombreoù était le lit d’Annette Domerc, il y avait deux yeux ouverts, –deux yeux comme des points jaunes, – qui le regardaient.

Les trois jours qui suivirent, il parut àpeine à Ros Grignon. Il ne mangeait plus qu’un peu de pain, qu’ilcoupait et avalait debout. Tout son temps se passait à longer lesroutes, surtout celle de Plœuc, par les champs, derrière les haies.Il guettait le passage du facteur, ou de la femme à demi hydropiquequi portait les dépêches dans les villages et dans les fermes. Lefacteur seul passait, ne se doutant pas de l’angoisse profonde aveclaquelle ses mouvements étaient épiés. Regarderait-il de loin lechaume de Ros Grignon, comme quelqu’un qui doit s’arrêter bientôtet mesure les distances connues ? Soulèverait-il, avantd’arriver au tournant, le couvercle de cuir de son sac ?Tournerait-il entre les deux cormiers malingres qui marquaientl’entrée de la closerie ? Hélas ! il allait tête baissée,de son pas éternellement fatigué et soutenu ; il effleuraitles deux cormiers comme il eût effleuré d’autres arbres ; ilcontinuait sa route vers les heureux qui peut-être n’attendaientpas sa venue et ne l’en béniraient pas. Louarn, alors, se remettaità espérer qu’un inconnu, un messager de hasard, porteur d’unenouvelle et sachant la misère du closier, prendrait le sentier dela maison. Mais les carrioles trottaient sans ralentir, et lespiétons poursuivaient leur chemin.

À mesure que s’écoulaient les jours,l’attitude d’Annette Domerc devenait plus hardie. La servante, auxrares moments où Louarn la rencontrait, lui adressait la premièrela parole, et, si ce n’eût été cette petite flamme toujours au fondde ses yeux, on eût dit qu’elle prenait sa part de l’inquiétudemortelle du closier. Elle le plaignait tout haut. Elle soupiraitquand il rentrait à la nuit, si violemment agité qu’elle n’osaitl’interroger encore. Il la trouvait prête à faire pour lui descourses lointaines, dans les fermes où l’on devait à Louarn unpetit compte arriéré de journées de travail. Elle avait été jusqu’àlui répondre, – car il s’abaissait à l’écouter, maintenant qu’ilperdait l’espérance, – des mots que jamais le maître de Ros Grignonn’eût tolérés autrefois. « Ah ! lui avait-elle dit, sij’étais à sa place, à elle, vous n’auriez manqué ni d’argent, ni denouvelles ! » Et il avait laissé accuser sa femme par laservante.

Le samedi, dans la soirée, il devint certainque Donatienne ne secourrait point Ros Grignon. La journéefinissait dans l’enchantement des étés bretons subitementrafraîchis par les brises de mer. Tout le ciel était d’or léger. Laforêt remuait ses branches, les baignait dans les vagues de venttiède qui relevaient les feuilles lasses. Des nuages, comme descouronnes de joie, passaient vite, sans faire d’ombre. Un soufflede vie puissant était sorti de l’abîme, et parcourait la terre.Louarn entra, les poings serrés, résolu à quelque chose de grave,car il avait ses yeux de colère, qu’Annette n’avait pas souventvus.

Il avait fallu des mois d’inquiétude et troisjours d’agonie, pour l’amener à cette extrémité d’interroger laservante et de soumettre l’honneur de Donatienne au jugement d’unefemme. Maintenant tout était perdu. Il voulait savoir.

– Viens ! dit-il.

Annette Domerc s’était préparée à cetterentrée du maître. Elle avait pris sa robe la plus propre, et sacoiffe de mousseline quadrillée, d’où s’échappaient les mèchesjaunes de ses cheveux. Elle s’approcha de Louarn, qui s’était assissur l’escabeau à gauche de la cheminée, à cette même place où, ledernier soir, il avait tenu longtemps Donatienne embrassée. Elle semit debout près de lui, les mains allongées et jointes sur sontablier. Leurs regards se rencontrèrent, celui de l’homme trèsrude, celui de la fille de ferme chargé d’une pitié alanguie.

– Rien, dit-il ; elle n’a pasrépondu : comprends-tu pourquoi ? le sais-tu ?

– Mon pauvre maître, dit-elle en éludant,tout sera vendu demain !

– Vendu, ça m’est égal, à présent ;mais elle, où est-elle ? que fait-elle ? peut-être que tul’as appris, toi qui causes ?

– L’avis des gens est qu’elle nereviendra pas, maître Louarn. C’est aussi que vous pourriez trouverquelqu’un pour vous prêter ce qui vous manque. Tout le monde n’apas le cœur aussi dur que votre femme. J’ai un oncle qui est riche.Ce soir, tout de suite, je lui demanderai l’argent, je reviendrai,vous resterez à Ros Grignon…

Elle déjoignit ses mains, en mit une surl’épaule du grand Louarn, et ses yeux ajoutèrent le sens vrai à cesmots qu’elle dit en découvrant ses dents :

– Moi aussi, je resterais avec vous…

Il se leva tout d’une pièce. Cette fois ilavait compris.

– Ah ! fille de rien, dit-il. Je tedemande des nouvelles, je donnerais ma vie pour en avoir, et voilàce que tu trouves à me répondre ! Tu ne sais rien, j’en étaissûr ! Va-t’en !

Elle s’était jetée en arrière.

– Vraiment, cria-t-elle en s’éloignant àreculons autour de la table, vraiment, c’est elle qui est une fillede rien ! Tout le monde le sait. L’enfant est mort ! Ellen’est plus nourrice ! Elle a changé de place…

La servante était devenue toute pâle et follede rage.

– Ah ! vous voulez desnouvelles ! J’en ai. Elle loge au sixième, avec les valets dechambre et les cochers ; elle s’amuse ; elle gagne del’argent pour elle seule…

– Va-t’en ! Annette Domerc,va-t’en ! L’homme, exaspéré, s’élança en avant pour lachasser.

Mais, en deux bonds, elle avait sauté dehors.Louarn entendit son éclat de rire aigu.

– Elle ne reviendra jamais !cria-t-elle, jamais ! jamais !

Elle défia, une seconde encore, le closier quiramassait des pierres pour les lui jeter comme à un chien, sautapar-dessus une touffe de genêts, se sauva par le sentier, etdisparut au tournant de la route.

Les trois enfants, épeurés, s’étaient groupésdans un angle de la chambre, et pleuraient.

– Tenez-vous tranquilles, vousautres ! dit Louarn.

Il rentra précipitamment, détacha du mur lepetit cadre en papier imitant l’écaillé qui renfermait laphotographie de Donatienne, attira la porte, et descendit encourant. Dans la cour de la Hautière, la métairie la plus voisinede Ros Grignon, il aperçut une femme, la sœur de la fermière, quipoussait devant elle une couvée de jeunes poulets.

– Jeanne-Marie, dit-il par-dessus le mur,pour l’amour de Dieu, va garder mes enfants qui sont seuls !Moi, je serai vendu demain, et il faut que je voyage cettenuit…

Pour l’avoir seulement regardé, elle sentitses yeux pleins de larmes. Elle ne demanda rien, et dit oui. Lui,il repartit aussitôt. À quelques mètres de là, il se jeta dans laforêt. Il connaissait les tailles, il se guidait sur les vieuxchênes dont la forme lui était familière, et, afin d’aller plusvite, traversait en plein bois.

L’ombre tombait du ciel encore doré. Le ventroulait par grandes ondes, présage de pluie prochaine, ets’éloignait ensuite avec un bruit d’océan, seul voyageur avecLouarn dans la forêt déserte. Le closier avait rabattu son chapeausur son front, et fonçait droit, devant lui.

Son idée, la seule qui lui fût venue en cetteheure d’abandon, c’était de courir chez les parents de Donatienne,au Moulin-Haye. Il ne les avait vus qu’une fois depuis ses noces,et jamais, entre eux et lui, l’affection n’avait pu naître. Le pèreméprisait les terriens. La mère s’était montrée hostile au mariaged’une fille jolie comme Donatienne avec un pauvre comme Louarn.Mais, dans le malheur où Louarn était plongé, les moindres chancesde secours prenaient des airs de salut. Il n’espérait d’eux niargent, ni nouvelles récentes. Mais une voix s’élevait dans le cœurdu mari délaissé, et lui criait :

– Va vers eux ! Ils te diront quecette fille a menti. Ils trouveront des explications que lesparents trouvent aisément, eux qui ont vu grandir les petits. Vavers eux !

Et Louarn allait. La forêt devenait toutenoire. Des nuées énormes couvraient les étoiles à peine néesau-dessus des clairières. Parfois des bandes de corbeaux, surprisdans leur sommeil, s’envolaient et tournaient comme des fumées. Lespremières gouttes de pluie semblèrent calmer le vent, mais la nuits’épaissit encore. Au carrefour du Gourlay, d’où partent plus dedix routes, Louarn se trompa de chemin. Il buttait dans les talusd’ornières, dans les troncs d’arbres couchés au bord des coupesnouvelles. Souvent, dans les mouvements brusques de la marche, soncoude heurtait le petit cadre de papier caché dans la poche de laveste. L’image de Donatienne, telle qu’elle était là, jeune,timide, les yeux brillants et doux sous la coiffe de Bretagne,passait dans l’esprit de Louarn, et, à chaque fois qu’il larevoyait ainsi en pensée, il songeait plus fortement :« Cela ne se peut pas ! Eux non plus, ils ne croiront pasle mal qu’on dit de toi, Donatienne ! » Alors la fatigue,la boue qui pesait aux semelles de ses bottes, la pluie qui luicinglait le visage, pour une minute étaient oubliées, puis ilrecommençait à sentir que ses pieds traînaient et glissaient, quela terre était détrempée, et que l’eau dégouttait de sa veste. Uneaverse plus violente l’obligea à chercher un abri derrière unesouche creuse, à la lisière de la forêt. Il erra, grelottant defroid, dans les landes et les petits champs bordés de haiesd’ajoncs, entre Plaintel et Plédran. La première aube le trouvadans un chemin creux, près de la ferme de la Ville-Hervy,complètement égaré. L’homme, voyant que l’on commençait à discernerdes formes sur le ciel, tâcha de découvrir un clocher, reconnutcelui de Plédran, et, parmi les prés aussi gris que des toilesd’araignée, aperçut bientôt la luisance pâle du petit courant del’Urne.

Les coqs chantaient lorsqu’il heurta à laporte d’une maison située sur une grève de vieille vase, un peuau-dessous de l’endroit où l’Urne passait rapide entre deux roches,et rencontrait un lit plus large creusé par les marées. Le père deDonatienne, après quarante ans de navigation, pêchait dans cesremous abondants en mulets et en lubines.

Louarn entendit, à l’intérieur de la maison,une voix qui demandait :

– Que voulez-vous à cetteheure-ci ?

Puis quelqu’un tira la porte en s’effaçantderrière elle.

– C’est moi, dit le closier.

Personne ne répondit. Dans la chambre trèsbasse et toute noire de fumée, la mère de Donatienne achevait des’habiller près du lit, au fond, tandis que l’homme, silencieux denature comme beaucoup de Bretons, s’était rassis devant le feu,pour achever d’appâter ses traînées à anguilles. Louarn s’approchades brandons de bruyère mouillée qui se consumaient sans flamme.Une peur l’avait saisi, en entrant, d’apprendre le contraire de cequ’il voulait à toute force qu’on lui dît. Il prit une chaise, etse plaça sous l’auvent, à côté du vieux marin qui baissait enmesure sa tête, poilue comme celle d’un bouc, prenait un ver dansune écuelle, et l’accrochait à l’un des hameçons de la ligne rouléesur ses genoux.

– J’ai marché toute la nuit, fit Louarn.Donnez-moi un morceau de pain.

La femme, achevant de rentrer les bouts de sonfichu dans la ceinture de son tablier, apporta une tranche de pain,et considéra, défiante, le closier de Ros Grignon courbé vers lefeu. Elle était chétive, avec des traits réguliers, et une peautoute flétrie.

– C’est donc pour l’argent que vous êtesvenu ? demanda-t-elle.

Il répondit très doucement, en prenant lepain, mais sans la regarder :

– Non, je suis tourmenté à cause deDonatienne, qui n’écrit pas.

Espérait-il que l’un des deux parentsdirait : « Mais elle nous a écrit, à nous ! »il s’arrêta un peu.

– Quand vous l’aviez près de vous,ajouta-t-il, est-ce qu’elle aimait à courir les pardons ?

– Oui, elle aimait ça, dit la vieille, etdepuis qu’elle est mariée, elle a dû s’en priver, la pauvre.

– Est-ce que vous ne la trouviez pasobéissante à vos paroles ?

– Moi, je ne lui en disais guère pour lacontrarier. Son père n’était jamais là.

– La croyez-vous capable de tout ce qu’ondit d’elle ? Car vous savez ce qu’ils disent deDonatienne ?

Louarn, dans le demi-jour qui commençait àéclairer la chambre, observait les yeux de la vieille femme, cesyeux noirs, qui ressemblaient à ceux de Donatienne quand elledisait non. Elle répondit, élevant la voix :

– Vous la connaissez mieux que nous, JeanLouarn ! Êtes-vous donc venu ici pour nous faire reproche denotre fille ?

– Non, dit Louarn, je ne veux point vousoffenser.

– Alors, pourquoi parlez-vous d’avantvotre mariage ?

– Parce que bien des idées viennent quandon est malheureux, mère Le Clech. Mais je ne cherche qu’une chose.Pourquoi m’abandonne-t-elle ?

– Si elle avait été heureuse avec vous,Jean Louarn, elle ne l’aurait pas fait !

– Moi qui l’étais tant avec elle !Comment cela se peut-il ?

– Si vous l’aviez mieuxnourrie !

– Mère Le Clech, j’ai travaillé si durpour elle que mes mains ne sont qu’une plaie.

– Si vous l’aviez habillée comme au tempsde sa jeunesse !

– Je l’ai vêtue comme je pouvais. Je l’aiaimée de toute mon âme.

– Si vous ne lui aviez pas donné troisenfants, vrais fils de misère, que vous ne pouvez pas élever !Croyez-vous qu’elle ait envie de revenir ? Elle sait ce quil’attend.

– Non, elle ne le sait pas ! fitLouarn en se levant, et en posant sur la table la tranche de painqu’il avait à peine mordue. Le pain que vous donnez ici se paietrop cher : je n’en mangerai plus. Je quitterai lepays !

Le vieux Le Clech, qui avait continuéd’appâter ses lignes, sans avoir l’air de prêter attention auxparoles échangées près de lui, secoua la tête à ce mot de départ,comme pour dire : « À quoi bon, pour un chagrin de femme,quitter le pays de Bretagne ? » Sa femme aussi étaitdevenue toute pâle. Pour tous deux, la douleur qui prenait cetteforme violente devenait digne d’une sorte de respect. Ilsattendirent les mots de Louarn comme un oracle.

Jean Louarn regarda un moment le coin de lachambre où il se rappelait avoir vu le lit de Donatienne,autrefois, quand il arrivait, le dimanche, pour« causer » avec elle. Puis il dit :

– Avant qu’il soit cette heure-ci,demain, je serai parti de Ros Grignon. J’emmènerai Noémi, Lucienneet Joël. Et plus jamais vous ne nous reverrez !

Le rouleau de lignes tomba, et les plombs,rencontrant le sol, rendirent un petit son mort. Il y eut unsilence. Tous trois semblaient se pénétrer de ce destin comme d’unechose inéluctable. Le Clech, qui n’avait point encore parlé, ditseulement, sans changer de place :

– Puisque tu ne reviendras pas, Louarn,tu pouvais au moins manger mon pain. C’était de bon cœur.

– J’aurais même du cidre nouveau, dit lavoix calmée de la femme.

Mais Jean Louarn, sans rien répondre, enfonçason chapeau sur sa tête, et prit la porte.

Il laissait là des souvenirs d’amour jeune etpartagé, et il ne se retourna pas.

Le vieux, qui s’était avancé jusqu’à un pas audelà du seuil, parut songer un peu à des choses profondes. Puisl’éclair de la vie reparut dans ses yeux roux : il venaitd’entendre le clapotis de la marée sur les deux rives de l’Urne, etde sentir l’odeur des goémons, que le vent amenait, avec le flux,des grèves du Roselier, d’Yffiniac et des Guettes.

Chapitre 6LE DERNIER DIMANCHE AU PAYS

Les cloches sonnaient dans l’air rasséréné,pâli par les pluies récentes. Les gens de Plœuc, massés par groupesautour des portes de l’église, causaient bruyamment au sortir de lagrand’messe. Quelques filles de service, attendues par leursmaîtresses, des mères se hâtant pour relever de faction l’homme quigardait les enfants, se répandaient déjà par les rues et lesroutes. C’était un bruit de sabots, de portes qui s’ouvraient, devoix traînantes, de rires furtifs, qui se fondaient et s’enallaient avec les volées de cloches. Louarn en eut peur. Il tournaautour des maisons, à l’orient, tout honteux de ses habits tachésde boue, de ses bottes couleur de terre, et de la pauvre minelamentable qu’il se sentait. En se pressant, il put arriver, sanspresque rencontrer personne, jusqu’à l’entrée de la route qui va dePlœuc à Moncontour. Là, il monta quatre marches qui coupaient unmur de jardin, longea un bout de charmille, et, sans frapper,pénétra dans la salle à manger de l’abbé Hourtier, un ancienrecteur de la côte, taillé comme ces rochers auxquels on trouve desressemblances d’homme, et retraité en la paroisse de Plœuc. L’abbévenait de chanter la messe, et se reposait, assis sur une chaise depaille, les coudes appuyés sur la table, en face de son couvertpréparé pour midi. Le plein jour de la fenêtre eût aveuglé d’autresyeux que les siens, des yeux de pêcheur d’une clarté d’eau de mer,sous des paupières lasses de s’ouvrir.

Quand Louarn fut assis près de lui, on eût puvoir que ces deux hommes étaient de même taille, de même race, etpresque de même âme.

Ils s’aimaient depuis longtemps, et sesaluaient dans les chemins, sans se parler. L’abbé ne fut donc passurpris que Louarn vînt lui confier sa peine. Il enavait tant écouté et tant consolé de ces malheurs, – deuils demaris ou de femmes, abandons, morts précoces d’enfants,disparitions d’équipages engloutis avec les navires, ruines defortunes, ruines d’amitié, ruines d’amour, – qu’il en était resté,au fond de son regard clair, une nuance de compassion qui nes’effaçait jamais, même devant les heureux. Jean Louarn sentitcette pitié du regard se poser sur lui, comme un baume.

– Jean, dit l’abbé, tu n’as pas besoin deraconter ;… ça remue le chagrin. Ne raconte rien, va ! Jesais tout.

– Moi, je ne sais pas tout, fit leclosier, et je suis si malheureux ! Je souffre, tenez, commeCelui qui est là en croix !

D’un geste de la tête, il montrait le petitcrucifix de plâtre, pendu près de la fenêtre, unique ornement de lasalle toute blanche et toute nue.

M. Hourtier considéra l’image avec lemême air de compassion grandissante, et dit :

– Ce n’est pas tout de Lui ressembler parla douleur, mon pauvre Louarn. Lui ressembles-tu par lepardon ?

– Je n’ose le dire. Qu’a-t-elle fait pourque je lui pardonne ?

– Que faisons-nous, nous-mêmes, monami ? Rien que d’être faibles et prompts au mal. Ah ! lespauvres filles de chez nous qui s’en vont à vingt ans nourrir lesenfants des autres ! Ce n’est pas pour te faire de la peineque je te parle ainsi, Jean Louarn, mais j’ai toujours pensé qu’iln’y avait point de misère comparable à celle-là. Quand je vois desmaisons comme la tienne, où le mari et les enfants sont seuls, envérité, je te le dis, ma plus grande pitié est pour la femme quiest partie.

– Et nous ! dit Louarn.

– Vous autres, vous restez sur la terrede Bretagne, dans des maisons qui vous gardent, et vous avez encorequelqu’un à aimer près de vous. Tu avais Noémi, tu avais Lucienne,tu avais Joël, tu avais tes champs où poussait ton pain. Elle a étéséparée de tout, en un moment, et jetée là-bas… Si tu semais unepoignée de grains de blé noir dans ta lande, Jean Louarn, leur envoudrais-tu de dépérir ? Je suis sûr qu’elle a lutté, taDonatienne, je suis sûr qu’elle a été entraînée parce qu’elle amanqué de ton appui, et que tout le mal de la vie était nouveaupour elle… Si elle revenait…

Le closier fit un grand effort pour répondre,et deux larmes, les premières, montèrent au bord de ses yeux.

– Non, dit-il, elle ne reviendrait paspour moi. Je l’ai suppliée. Elle aime mieux me laisservendre !

– Louarn, dit doucement l’abbé, c’est unemère aussi. Peut-être qu’un jour… Je lui écrirai,… j’essayerai… Jete le promets.

– Dans ma peine, reprit Louarn, il m’estarrivé de penser qu’elle reviendrait à cause d’eux. Elle les atoujours aimés mieux que moi. Seulement, nous serons loin.

– Où vas-tu ?

L’homme étendit son bras vers la fenêtre.

– En Vendée, monsieur Hourtier. Il paraîtqu’il y a du travail pour les pauvres, quand c’est le tempsd’arracher les pommes de terre. Je vais en Vendée.

Le geste vague montrait tout l’horizon. PourLouarn, et pour beaucoup de Bretons comme lui, la Vendée, c’étaitle reste de la France, le pays qui s’ouvre à l’est de laBretagne.

– On ne saura pas où t’écrire, alors, sielle revient.

Un sourire triste, une sorte d’expressionenfantine passa sur le visage douloureux du closier.

– Voilà, justement, fit Louarn. J’ai sonportrait, que je n’ai pas voulu leur laisser. Je ne peux pasl’emporter non plus : il se casserait dans la route. J’aisongé que vous le garderiez, vous. Les lettres que vous recevrezd’elle, vous les mettriez derrière, jusqu’à ce que j’écrive. Sielle revient, elle trouvera au moins quelque chose de chez elleencore.

Il s’était approché de la cheminée. Il avaitpris dans sa poche le petit cadre couleur d’écaille, et posédebout, sur la tablette, la photographie de sa femme au lendemaindes noces.

Sa rude main, couturée de cicatrices, essayade se glisser dans l’angle que le petit cadre formait avec lemur.

– C’est, là que vous les mettrez, dit-il,derrière l’image.

L’abbé Hourtier était debout, aussi grand queLouarn et plus large d’épaules. Ces deux géants, durs à la peine,attendris l’un par l’autre, s’embrassèrent un moment, comme s’ilsluttaient.

– Je te promets tout, dit gravementl’abbé.

Beaucoup de choses qu’ils n’avaient pointdites avaient dû être comprises et convenues d’âme à âme. Ilsn’échangèrent plus une parole, et se quittèrent dans le jardin,aussi impassibles de visage que s’ils eussent été deux passants dela vie, sans souvenirs et sans lien.

Chapitre 7LE DÉPART DE L’HOMME

Le lendemain, dans le rayonnement pâle del’aube, à l’heure où les premiers volets s’ouvrent au pépiement desmoineaux, un homme traversait Plœuc pour prendre la route deMoncontour. C’était Louarn, dont les meubles avaient été vendus laveille. Il était parti de Ros Grignon avant même d’avoir puregarder une dernière fois ses pommiers, sa lande et la forêt. Ilemportait avec lui tout ce qui lui restait au monde. Noémi marchaità sa gauche avec un menu paquet noué au coude. Lui, il tirait unepetite charrette de bois où étaient couchés, face à face, etendormis tous les deux, Lucienne et Joël. Entre eux était posé unpanier noir qui avait appartenu à Donatienne. Par derrière, lemanche d’une pelle dépassait le dossier de la voiture, ettressautait à tous les heurts du chemin.

Beaucoup des habitants du bourg n’étaient pasencore éveillés. Ceux qui se penchaient au-dessus des demi-portesbasses ne riaient plus et se taisaient, parce que le malheuraccompagnait et grandissait le pauvre closier.

Louarn ne se cachait plus. Il commençait àsuivre la route inconnue, sans but, sans retour probable. Ildevenait l’errant à qui personne ne s’attache, et pour qui personnene répond. Mais la pitié des anciens témoins lui était maintenantacquise.

Quand il eut dépassé l’angle de la place où setrouvait la boulangerie, une femme sortit de la boutique, une femmetoute jeune, qui s’approcha de la charrette sans rien dire, etplaça un gros pain entre les deux enfants. Louarn sentit peut-êtrequ’il en avait un peu plus lourd à tirer, mais il ne se retournapas.

À cent mètres de là, sur le chemin qui sortaitde Plœuc, une autre personne encore attendait le passage de Louarn.Celui-ci longea le mur du jardin, sans lever les yeux. Tant quel’on put entendre le pas régulier de l’homme et le grincement desroues de bois, la grande ombre qui se dessinait entre les murs dela charmille demeura immobile. Mais lorsque le groupe desvoyageurs, diminué par la distance et à demi caché par les haies,fut tout près de disparaître, l’abbé Hourtier, songeant auxinconnus qui avaient perdu Donatienne, au monde lointain de petitsou de grands qui avaient fait le malheur de Louarn, leva le poing,comme pour maudire, vers le soleil qui rougeoyait dans les bassesbranches de ses lilas ;… puis il se souvint de ce qu’il avaitdit la veille, et le geste de son bras s’acheva en une bénédictionpour ceux qui s’en allaient.

L’homme s’était effacé derrière les arbres. Lajoie des matins purs chantait sur le pays de Plœuc. La Bretagnen’avait qu’un pauvre de moins.

Chapitre 8LE VOYAGE

Jean Louarn marchait depuis des heures,traînant après soi, dans la petite charrette de bois, ses deuxderniers enfants couchés et endormis, et le panier noir deDonatienne, et la pelle, et le pain de six livres donné par pitié.Rien autre chose ne lui restait de chez lui, si ce n’est sonchagrin, qu’il emportait aussi. Il s’en allait vers l’est, le corpspenché en avant, muet, les yeux levés au-dessus des hommes qu’ilrencontrait, et son masque mince, indifférent à la route, coupaitla lumière et le vent comme la proue d’une barque, sans changerd’expression.

Il allait. Quelques travailleurs, dans leschamps voisins de la route, compagnons de l’avoine mûre ou dupremier labour, le voyant passer à la fine pointe du jour,s’étaient demandé :

– Qui est celui-là ?

– C’est Jean Louarn, tu sais bien, lepauvre qui a été saisi, puis vendu, à cause de la Donatienne.

– Oui, celle qui était nourrice à Paris.Elle n’a pas voulu revenir, ni lui envoyer d’argent. Je merappelle. Où s’en va-t-il comme ça ?

– Par la Vendée, m’est avis.

– Ça n’est pas toujours chanceux, laVendée !

– Pas toujours, mais travaille, mongars : il pourrait t’entendre.

C’était toute son histoire qu’ils racontaientainsi.

Plus tard, au milieu d’un bourg, des femmes,sur le seuil des portes, avaient dit :

– Je suis sûr que c’est un homme dePlœuc ; à son costume on le voit assez. Mais dire son nom, jene saurais. Où mène-t-il ses enfants ?

– Chez des parents, peut-être. Car il n’ya point d’assemblée ni de pardon, aujourd’hui.

À présent, personne ne le connaissait plus. Ilavait dépassé le cercle étroit où le nom de son village revenaitsouvent dans les discours. Il était déjà l’inconnu. On disaitseulement, sur son passage :

– C’est de la misère.

Lui-même, il ignorait les gens et les lieuxqui l’entouraient. Ce n’étaient plus les champs qu’il avait vusdepuis sa jeunesse, les landes, les bois, les prés de la paroissede Plœuc, ces prés bas, formés de deux versants d’herbe reliés parun ruisseau, et à peine ouverts, comme les feuillets d’un livreabandonné. C’étaient d’autres prairies semblables, d’autres bois,d’autres bandes de blé noir où l’ombre des pommiers faisait desîles rondes. Il avait souhaité se trouver parmi ces chosesnouvelles, dont aucune n’aurait été témoin, dont aucune neparlerait. Maintenant qu’il était enveloppé par elles, il ne lesregardait point. Son esprit restait en arrière : elles nechangeaient pas encore sa peine.

Il allait. Sa veste courte, son grand chapeaubordé de velours noir se balançaient en mesure. Sa main tirait lacharrette. De toute la matinée, il ne s’était arrêté qu’une fois,pour faire renouveler la provision de lait que Joël avait bue. Lachaleur était grande. Toutes les bêtes de l’été chantaient midi.Une voix appela :

– J’ai faim, papa, j’ai faim !

Avait-il oublié ceux qu’il emmenait dans sonexil ? Il s’arrêta, comme étonné, et considéra, sans biencomprendre d’abord, l’aînée de ses enfants qui le suivait à pied,près de l’essieu de gauche de la petite charrette, l’essieu quicriait à chaque tour. Elle avait marché jusqu’à n’en plus pouvoir.Elle pliait à demi une de ses jambes, que la fatigue avait sansdoute rendue douloureuse, et se tenait debout sur un seul pied,comme un oiseau au repos. Ses yeux étaient tout pleins de l’anxiétéde cette route inaccoutumée, des questions qu’elle s’était faites,et tout humides encore des larmes que Louarn n’avait pas entendues.Un bonnet rond, en étoffe noire étoilée d’une demi-douzaine depaillettes dorées, comme en portent beaucoup d’enfants de Bretagne,serrait la tête de la petite, et ne laissait voir qu’une mincebordure de cheveux châtain clair, qui bruniraient vers la douzièmeannée. Noémi, en ce moment, avait le regard triste qui supprimel’enfance dans le visage de l’enfant, le jette en pleine vie, etfait penser : « Voilà comme il sera, un jour. »

– J’ai faim, reprit-elle. Est-ce quec’est encore bien loin, où nous allons ?

Le père, qui s’était baissé et accroupi surses talons, pour caresser le visage de Noémi, hocha la tête, etrépondit.

– Oh ! oui, ma petite, encore bienloin ! Il ne savait point au juste où il allait. Mais ilsentait que ce serait loin, car il fuyait le souvenir de sa joie etde sa peine. Il cherchait la paix qui ne voulait plus de lui. Etquand il observa que la figure de Noémi se creusait d’émotion, etavouait : « Je ne pourrai pas aller si loin avecvous, » il eut regret d’avoir parlé de la sorte.

– Nous n’irons pas tout d’un coup,reprit-il. Nous nous reposerons… Tiens, reposons-nous : voicile temps de manger notre pain.

À quelques pas de là, sur la droite, s’ouvraitun chemin aussi large que la route, mais bordé de hêtres quicroisaient leurs branches au-dessus d’une chaussée déserte, tour àtour herbue et moussue. Où menait-elle ? Avenue de château, deferme ou de ruines ? Elle descendait en tournant, et l’onpouvait suivre sa double houle de haute futaie, qui s’enfonçaitparmi les champs, et bleuissait avec eux. Louarn n’osa pas pénétrerbien loin. Il attira la petite charrette dans l’ombre d’un despremiers troncs d’arbres, mit par terre Lucienne, et prit le painde six livres.

– Faisons le rond ! dit-il.

Il se coucha. Il avait faim, et il s’enaperçut au plaisir qu’il eut à manger cette mie fondante du pain dePlœuc. Avec son couteau, dont la lame était amincie et cintrée parl’usage, il coupait de grosses bouchées pour lui, et de pluspetites pour Lucienne et pour Noémi, qui se tenaient l’une debout,l’autre assise, en face de lui, et auxquelles il donnait labecquée, avec un mot d’amitié parfois, ou un appel des lèvres quisifflaient, lorsque la tête brune de Noémi ou la tête blonde deLucienne se tournaient d’un autre côté. C’était si petit, cetteNoémi, que, pour se faire comprendre, il devait prendre un tonenjoué et inventer des choses qui lui coûtaient à dire. Déjà ellene montrait que trop de dispositions à deviner le malheur et à enparler. Louarn, en lui répondant, pensait toujours : « Ilne faut pas lui laisser croire qu’elle n’a plus de mère. » Etil mentait si douloureusement, si gauchement, qu’elle revenait sanscesse aux mêmes questions.

Joël se mit à crier dans la charrette, et lepère se dit : « Comment garderai-je celui-ci avec moi,pendant le voyage ? » Il leva le nourrisson et le secoua,à bout de bras, en le promenant. Cela réussit, et dans la lourdechaleur d’août, bientôt, au bord de la haie d’ajoncs, près de lagrande route, les trois enfants et le père dormaient sous le volcroisé des mouches.

Midi et demi, une heure, une heure etdemie…

Louarn fut réveillé en sursaut par une fortevoix qui demandait :

– Qui êtes-vous, l’homme ?

Et une main gantée, mais nourrie et puissante,le saisissait en même temps au collet.

– Allons, réveillez-vous ! Est-ceque vous êtes des environs ?

– Non, monsieur, dit vivement Louarn.

– D’où donc ?

– Je ne veux pas vous le dire.

– Vous ne voulez pas ?

– Non.

Les deux hommes se regardèrent, l’un qui étaitdemeuré assis, l’autre qui avait cessé de le secouer et qui seredressait. Ce dernier venait de descendre d’une voiture basseattelée d’un poney. Il avait la figure ronde, des yeux decommandement, bleus et fauves, et le teint vif. Rien qu’à voir laliberté de ses mouvements, l’aisance de sa main quand il aida Noémià se lever, on eût pu assurer qu’il était riche. Il portait des basde laine à carreaux, une culotte ample pour son ample personne, uneveste de laine assortie et un chapeau de paille. Louarn crutd’abord que ce riche lui reprochait d’être couché dans une avenuenon publique, et de déparer le paysage, avec ses trois enfantspauvrement vêtus et sa pauvre charrette de bois. C’est pour celaqu’il résistait, par indépendance et mauvaise humeur de Breton.Mais il s’aperçut vite qu’il se trompait. Le riche devait être dupays et connaître cette sorte de fierté. Il fit une moue de pitiépresque tendre, en dénombrant les quelques objets qui formaient lebagage de Louarn, et dit aussitôt, de la même voix rude qu’audébut :

– Ça m’est égal que vous ne me disiez pasqui vous êtes ; vous pouvez garder vos secrets : je vousaiderai bien sans les connaître. Dites-moi seulement si vousdemandez du travail ?

Leurs regards allèrent ensemble vers le manchede la pelle, qui dépassait le dossier de la petite charrette deLouarn.

– Je commence le voyage, dit celui-ci. Jene me suis encore loué nulle part. Mais si vous avez unchantier ?…

– J’en ai un. Descendez l’avenue. Vousdirez au chef de travail que je vous ai embauché.

Il fit trois pas pour regagner sa voiture, etse retourna.

– Vous direz aussi à la femme de monfermier de s’occuper de ces mioches-là, et de vous ouvrir lagrange.

Il interrogea, un long moment, les yeux grisbleutés, si tristes, de Jean Louarn ; puis il eut unhaussement d’épaules :

– Tenez, vous direz que je vousconnais ! C’était vrai. Il avait reconnu la souffrance quin’attend rien des hommes.

L’instant d’après, Louarn se trouvait seul,debout dans la hêtrée descendante. Il étala, sur la paume de samain, son argent qu’il avait serré dans une vieille blague à tabac,et compta quatre francs quarante centimes.

– Ça n’est guère, murmura-t-il. Il vautmieux, en effet, que je travaille tout de suite puisqu’on peutgagner sa vie ici.

Il ne se sentait aucune envie de travailler,et le besoin seul l’y conduisait. Il soupira, en songeant avecquelle hâte il se levait, l’hiver dernier, pour défricher la lande,et faire plus doux, plus riche, et plus joyeux, le retour de cellequi n’était pas revenue.

Et, après un moment, il éprouva l’irrésistibledésir de communiquer sa résolution, de la faire approuver, d’êtredeux comme autrefois en toute occasion, et, n’ayant près de lui queNoémi qui pût le comprendre, il se courba au-dessus de l’enfant,qui creusait la mousse du talus pour faire une grotte.

– Petite Noémi, dit-il, sais-tu ce que jevais faire ?

Toute une jeunesse confiante, un peu detendresse, un peu d’amour-propre flatté lui sourirent, et celafaisait une clarté qui lui entrait dans l’âme, comme quandDonatienne souriait.

– Je vais m’arrêter plusieurs joursici ; tu pourras jouer et te reposer. Veux-tu ?

Les cils, qui étaient longs sur les yeuxbruns, les cils s’abaissèrent, et répondirent :

– Oui, je veux bien.

– Il y aura pour toi une maison. Moi, jetravaillerai… Il faut bien que je continue de travailler, n’est-cepas ?

– Oh ! oui…

Elle ne savait pas exactement le sens de laquestion ni de la réponse. Cela dépassait l’intelligence de ses sixans. Mais aussitôt son sourire disparut. Les joues épanouiess’allongèrent. Il ne resta que deux yeux grands ouverts, où venaitde se fixer une idée précise et une attente.

– Et après, demanda-t-elle, est-ce qu’onira revenir à Ros Grignon ?

– Non, ma chérie.

Le petit visage s’assombrit.

– Alors, c’est qu’on ira retrouver mamanoù elle est ?

– Peut-être.

– À Paris ?

Il se détourna pour répondre :

– Plus tard, je ne dis pas non… Plustard, ma mignonne.

Louarn pensait : « Comme elleraisonne déjà ! Il faudra faire attention, avec elle ! Çasouffre presque comme une grande ! »

– Allons, mes petits, fit-il tout haut,levez-vous ! Tenez en bas ! Il faut vivre !

Ils descendirent donc entre les hêtres jadisplantés pour le passage des compagnies d’hommes d’armes ; ilss’éloignèrent, chétifs sous les massues croisées des branches, etle grincement de la voiture se confondit avec le cri desgrillons.

C’était un de ces jours chauds et sans ventque l’Océan accorde aux terres bretonnes, pour commencer de mûrirles blés noirs et les pommes.

Avant qu’il fût terminé, avant le coucher dusoleil, qui est long à venir en août, Louarn s’était mis au travailet faisait, aussi bien que ses compagnons, la besogne commandée.Elle était simple. Il avait chaussé les sabots que l’huissier,vendeur des meubles de Ros Grignon, lui avait permis d’emporter, etdebout, parmi d’autres hommes, une cinquantaine, manœuvres commelui, chemineaux comme lui, il curait un étang que la chaleurprolongée de l’été avait desséché. On attaquait l’étang par letravers. La bande se démenait dans un espace encore étroit, situéau milieu d’une cuvette de boue de plusieurs hectares, molle etcoulante par endroits, durcie ailleurs et craquelée, couverte deracines, de bois mort, de feuilles du dernier automne, d’écumesvisqueuses, de moules d’eau douce, et rayée par la marche des vers,qui cherchaient à gagner le centre encore humide, et traçaientleurs chemins sur la surface pâteuse. Chacun des travailleurs avaitune brouette, chacun piétinait dans la même mare, et entamaitdevant soi, à coups de pelle, le talus de vase, haut de deux pieds,puis, ayant rempli la brouette, la roulait et allait la vider surla berge. Il y avait là des gens de tous les âges, de toutes lesprovinces, de tous les accoutrements et de tous les types, desloups, des renards, des chiens, des porcs, des chats-tigres, et,dans les yeux de presque tous, on lisait le mêmeavertissement : « Garde-toi de moi ! » Ilsbêchaient ou se reposaient à leur guise, sans même répondre auxobservations de l’entrepreneur, un grand, vêtu d’une blouse, et quiressemblait à un boucher soufflé de graisse ; ils seconnaissaient déjà, bien qu’embauchés de la veille et venus de tousles points de l’horizon ; ils s’appelaient ; ils juraientcontre les tiges de nénuphars, grosses comme des câbles, qu’il leurfallait arracher, ils juraient contre l’odeur, contre le maître,contre le soleil ; et parfois, ayant étourdi d’un coup demanche de pelle une anguille envasée, ils la lançaient sur le prévoisin, avec des rires. Plusieurs quittaient l’ouvrage, sans direpourquoi, et partaient. Les vrais miséreux poussaient le travail,et gagnaient la paye pour les autres.

Jean Louarn était de ceux-là. Il était arrivé,de son allure lente, la pelle sur l’épaule, regardant, avec la mêmeindifférence, l’étang où il allait descendre et les compagnons quil’y avaient précédé. Après avoir échangé trois mots avec le chefd’équipe, il avait pris sa brouette et pénétré dans le bourbier.Depuis lors, il entamait et soulevait la vase, d’un mouvement sûret régulier, comme celui d’une machine, et le talus s’ouvraitdevant lui en coin profond. Que lui importait de faire cettebesogne, plutôt que de scier la moisson, ou de casser les mottesd’un guéret, à présent qu’aucun travail n’avait plus d’attrait pourlui, étant fait hors de chez lui et pour le pain qu’on mangeseul ? Personne du moins ne lui avait demandé son nom.Personne ne lui adressait la parole. Il songeait dans le bruitcomme tout à l’heure sur les chemins. Une chose même leréconfortait un peu : les enfants avaient été reçus, à laferme, par une vieille femme qui avait recommandé à une toutejeune : « C’est des petits pauvres, Anna ; il fauten avoir soin, autant que des nôtres ; tu leur feras labouillie ; tu donneras un lit pour les deux filles, et tumettras près de toi le nourrisson, dans la barcelonnette, car c’estgrand’pitié, les enfants qui n’ont plus de mère. » Louarnavait dit, en effet, ne pouvant avouer la vérité, qu’ils étaientorphelins. Et il revoyait, en travaillant, cette belle fille deferme qui emportait déjà Joël maternellement, avec un oubli joyeuxde la peine qu’elle aurait. Les petits seraient heureux, biensûr ! Le père ne regrettait donc point d’avoir accepté cetteoffre de travail, au début du voyage.

Il ne s’interrompait guère. Cependant, quandil levait la tête, il éprouvait un étonnement vague de ne pas setrouver tout à fait hors du pays qui lui était familier. Au delàdes roseaux qui enveloppaient l’étang de leur bague fanée, le solse relevait un peu, des près montaient de tous côtés, mêlés delandes, de buissons, de lèpres pâles ou brunes, larges espaces queparcouraient les moutons et le vent, et que barraient au loin lesavenues de hêtres, comme des falaises de roches rondes. Derrièrel’une d’elles, le château et la ferme, bâtis du même granit,anciens tous deux et soudés l’un à l’autre, s’abritaient. Dans cepaysage, qui ressemblait à une baie abandonnée par la mer et dontil aurait creusé le fond, Louarn avait le sentiment de ne pointêtre un étranger. Ce n’était plus, sans doute, la figure des chosesqu’il avait laissées là-bas ; mais c’était leur même manièrede prendre le cœur, et, au-dessus d’elles, le même souffle régulierqui s’éveille et s’éteint avec la marée. Oui, il y avait encoreautour de lui quelque reste de chez lui. Et Louarn crut d’abord quecela l’aiderait à vivre.

Mais le premier soir tomba. Il tomba, rapideet lamentable. Des vapeurs se levèrent à sa rencontre, de l’étanget des terres voisines. Et, la lumière disparaissant, ce lieudevint si sauvage et d’un tel dénuement que Louarn en fut saisi.Appuyé sur sa pelle, il regardait la lueur rouge étendue au-dessusdes hêtres, et qui lentement descendait derrière leurs troncs defumée. De ce côté, vers le couchant, était aussi son chagrin. Il yavait là, quelque part dans la nuit, une petite ferme portée sur untertre, et qu’un autre ménage habitait maintenant. Un autre !Ô pauvre Louarn ! Comme cela est près de toi ! Une enfanta pu faire la route. L’odeur de ton blé noir pourrait venir jusqu’àtoi. Ils le moissonneront, ces étrangers ! Ils sont où tuétais. Ils vont dormir où tu as dormi. Regarde ! N’est-ce pasla forêt de Plœuc, en avant ? N’est-ce pas la lande ?N’est-ce pas l’heure où la porte s’ouvrait au tâcheron las du jour,et te laissait voir, d’un seul coup, les murs, le feu, la femmeaimée, les berceaux, toute la vie ? Pauvre Louarn ! Lesbaisers d’autrefois saignent comme des blessures, la peur dulendemain descend avec les ténèbres, la force du pardon s’épuiseavec le jour…

« Faudra pas que je reste longtemps ici,pensa Louarn ; ça me rappelle trop la maison ! »

– T’as donc un chagrin, toi, leBreton ? dit une voix.

Lentement, Louarn tourna la tête, et, sur lebord de l’herbe, il aperçut un ouvrier à face camuse, qu’onappelait le Boulonnais, et qui remettait la veste de toile bleuequittée pour le travail.

– À quoi vois-tu que j’ai duchagrin ? demanda-t-il.

– Tu restes là, les camarades sontpartis ! Empoté, va !

Le Breton reçut l’injure avec un haussementd’épaules, tandis que l’homme s’éloignait, prestement, les deuxmains dans les poches de son pantalon dont elles élargissaient lapartie supérieure, comme un jupon. En effet, ces ombres en marche,par groupes, dans des directions qui s’écartaient de plus en plus,c’étaient les compagnons de travail. Le dernier de tous, Louarnsortit de l’étang, et, avec une poignée d’herbes, essuya ses mainset ses sabots. Il allait retrouver ses enfants à la ferme, etdormir dans la paille de l’étable.

Sept jours s’écoulèrent de la sorte. Lehuitième, il faisait une brume chaude qui tuait les feuilles eténervait les hommes.

Déjà, la veille et l’avant-veille, leBoulonnais avait recommencé à se moquer de Jean Louarn, quirefusait de se joindre aux autres pour le repas de midi, et quimangeait seul, à l’écart, et qui ne riait jamais. Il vit Louarnplus renfrogné, plus taciturne que les jours précédents, et,n’ayant pu l’émouvoir, du moins jusqu’à l’irriter, il se mit àinventer, car il ne savait rien de précis relativement à ce coureurde route, qui ne parlait pas.

– Les camarades, dit-il, voilà la besogneà moitié faite. Joli débarras ! Pour moi, je ne regretteraipas le chantier, ni mon voisin de mare… Il a dû tuer quelqu’un, ceBreton, pour être d’humeur si noire ; à moins que safemme…

– Tais-toi ! dit Louarn à voixbasse. Mais l’autre, excité d’autant plus qu’il voyait Louarns’émouvoir enfin, continua :

– À moins que sa femme ne l’aitlâché !

– Elle est morte ! cria Louarn.

– Tu ne le dirais pas si haut, ni sifurieusement, si c’était vrai ! répliqua l’autre. Regardeztous…

Le Boulonnais n’eut pas le temps d’en diredavantage. Louarn, jetant sa pelle, avait relevé la ceinture decuir qui tenait son pantalon, frappé deux fois dans ses mains, ensigne d’attaque, et de ses bras étendus, de son buste qui avaitgrandi tout à coup, il dominait l’ouvrier qui s’était mis en garde,ramassé sur lui-même, les poings contre la poitrine, et les yeuxdevenus fous de colère. Une clameur s’éleva, des cris, des bravos,une haine :

– Tue le Breton, Boulon, tue !

Un grand silence suivit. Dans le cirque auxremparts de vase, cinquante hommes guettaient un mauvais coup. Ilsn’attendirent qu’une seconde. Le Boulonnais fondit sur Louarn, latête en avant, pour le frapper au ventre. D’un mouvement de côté,Louarn évita le choc ; ses reins plièrent ets’abattirent ; il saisit l’ennemi au passage par le milieu ducorps, l’enleva, le souleva de ses poignets crispés, le fit sauterpar-dessus son épaule, et, le balançant à bout de bras, trois fois,– il y eut trois cris, – le lança dans la vase, où le chemineaus’abîma, la figure contre terre, à cinq mètres du bord. Louarn seretourna aussitôt vers les témoins, dont plusieurs accouraient,levant leur pelle, ou tirant leur couteau.

– À qui le tour ? dit-il.

– À moi ! dirent quelques voix.

Mais personne ne se risqua jusqu’auprès duBreton, qui secouait ses doigts tachés de vase, et haletant, tousles muscles de son corps tendus et prêts à recommencer, attendaitun nouvel adversaire.

Quand il vit que personne ne se présentait etn’osait affronter ses bras, il ramassa sa pelle, et traversa lecercle qui s’ouvrit devant lui.

– Où vas-tu, le Breton ? demanda lecontremaître, que la lutte avait intéressé comme un spectacle, etqui ressaisissait à présent l’autorité, où vas-tu ? Tends lamain à ton camarade le Boulonnais, et que tout le monde se remetteau travail !

Il avait un peu peur de ses hommes, comme lesvaqueros qui observent de loin les taureaux de combat. Mais Louarncontinua sa route, balançant sa pelle sur son épaule, et remontavers la ferme, qu’on devinait à peine, à une ombre plus fortederrière les lignes d’arbres.

– Je veux reprendre mon voyage,murmurait-il, je veux qu’on ne me parle point d’elle. Ah !comme elle me poursuit encore ! Comme ils ont deviné mapeine ! Je veux m’en aller plus loin !

Quand il eut dit sa volonté, et que tout futprêt dans la cour de la ferme, près de la porte dont le cintre degranit était verdi par la moisissure des hivers ; quandLucienne et Joël curent été recouchés dans la charrette à bras,Louarn, au moment de lever son chapeau et de dire adieu, aperçut,dans l’ombre de la salle, la grande belle fille qui pleurait. Ellecontemplait si tendrement les petits ; elle avait dû si biengagner les signes d’adieu que lui faisaient Lucienne etNoémi ; elle aurait tant aimé que l’autre parlât et répondit,ce Joël qu’elle avait bercé, emmailloté, promené, que Louarn ne puts’empêcher d’avoir un sentiment confus de regret et presque detendresse. Il pensa : « Celle-ci n’aurait pas pu lesquitter, si elle avait été leur mère. » Mais aussitôt iltrouva que cette pensée n’était pas bonne, et, disant adieu à lavieille fermière qui était la plus proche du seuil, il tira sur lebrin de noisetier qui servait de poignée au timon de la charrette,et, à travers la cour assourdie par le fumier, on entendits’éloigner un pas lourd, un autre tout léger, et le grincement dela roue en voyage.

Le soir, Louarn coucha dans une autre ferme,moins hospitalière que celle qu’il venait de quitter. On luireprocha l’heure tardive où il se présentait ; on le fitattendre. Mais on ne le repoussa pas. Il y avait de lapeur, dans la permission que lui accordaient les paysans de coucherdans la paille, peur des vengeances, du feu, des mauvaiscoups ; mais il y avait aussi de la pitié sainte, un reste decette divine charité qui ouvre encore tant de portes, à la brune,dans les campagnes de France. Le lendemain, et toute la semainesuivante, il trouva un gîte. Il marchait vers le levant, ne disantà personne ni sa route, ni surtout la raison de ce voyage. Ildisait : « Je vas en Vendée pour les pommes deterre. » Et cela suffisait aux simples qui l’interrogeaient.La Vendée, c’est-à-dire le pays français, large ouvert au soleil, atoujours été regardé comme le pays d’abondance par ceux de lapresqu’île.

Le temps se maintenait à peu près beau. Louarnvoyageait deux ou trois jours, puis s’arrêtait dans quelque fermepour gagner son pain. Le ronflement des machines à battre s’élevaittoujours ici ou là, dans le matin, et il suffisait de se présenteret de dire : « Voulez-vous de moi ? » pour êtreaccepté parmi les bandes d’hommes et de femmes, nombreux comme desconvives de noces, qui enveloppent la machine et la servent.Partout, et malgré la grande fatigue des ménagères qui doiventfaire le dîner pour tant de monde, on recevait les enfants, etquelqu’un se trouvait plus ou moins vite, plus ou moins volontiers,pour cuire la bouillie et laver le pauvre linge du nourrisson. Leshommes, presque toujours, voyant la petite charrette, disaient non.Les femmes disaient oui, et laissaient entrer et s’arrêter lacharrette, à l’abri des meules qui tremblaient au voisinage descourroies et des roues de la batteuse. Mais quand Louarn quittaitla ferme, elles ne manquaient pas de l’avertir et de prédire, envoyant Joël :

– Vous le ferez mourir, mon pauvrehomme ! Quand le mauvais temps va venir, vous verrez ce quiarrivera ! On ne fait pas son tour de France avec unnourrisson !

Il ne répondait pas.

Cependant, si lente que fût la marche desenfants, il faisait du chemin. Louarn évitait le plus possible lesbourgs, qu’il redoutait par timidité, parce qu’il était peu habileen paroles, et aussi par peur de la police, car il sentait pesersur lui la suspicion dont le sédentaire enveloppe les errants. Ils’écartait parce que, à l’entrée des villages, un écriteauportait : « La mendicité est interdite », et, bienqu’il ne mendiât pas, il savait qu’on ne lui tiendrait pas comptede cette bonne volonté qu’il avait de travailler, et qu’il était lechemineau, l’être vague, de la grande association misère, rôderie,volerie et compagnie, dont les associés ont une réputationséculaire, fondée et invariable. Il était d’autant plus suspectqu’il devenait de plus en plus étranger au pays.

Bientôt, en effet, la veste soutachée develours noir, le grand chapeau, le pantalon de droguet bleu, largeet élimé, parurent une chose curieuse, et indiquèrent que la racene se reconnaissait plus dans ce costume ancien. Le grain de laterre changeait. Les guérets, tout gras d’argile, n’avaient pluscette apparence de poudre violette, ou de poudre blonde, ou de selen poussière, qu’ont les guérets de Bretagne ; la terren’était plus terre à fleurs, mais terre à légumes ; les vainespâtures, les avenues qui ne mènent à rien, le terrain vide d’où lemaître est toujours absent, diminuaient de nombre ; et il yavait moins de traces du passage du vent, et moins d’ormes tordus,et plus de chênes bien droits. Mais surtout les collines n’étaientplus faites de même. Elles ne montraient point leurs rochers ;elles ne pressaient pas leurs ruisseaux ; elles ne souffraientpas du nord-ouest ; elles portaient des moissons qui neversaient pas. Plus de blés noirs, ou beaucoup moins ; lesajoncs diminuaient ; la bruyère se faisait rare ; l’odeurde menthe grandissait ; l’air salin, l’air qui met del’aventure au cœur des hommes, ne soufflait plus ; et le ventpassait inégal, et la marée qu’il monte était rompue, et la chansonqu’il chante allait en miettes.

Louarn savait bien que ces jours étaient pourlui des jours d’adieu, et il faisait moins de route, et regardaitdavantage autour de lui, comme s’il cherchait partout des yeuxd’amis qui s’en allaient.

Dans un de ces lents voyages, il fut surprispar la pluie. Elle commençait violemment. Il chercha l’abri d’untalus, et, contre la levée de terre d’un fossé, au bord d’un cheminvert, il rangea la charrette et les deux petits qu’elle portait.Une souche creuse ouvrait au-dessus son écorce fendue et morte, quedoublaient des veines de bois vif. Noémi se blottit au plus près,la tête dans les épines. Louarn, un peu de côté, à moitié hors del’abri, courba le dos et regarda l’herbe, en attendant la fin del’averse. Mais la violence de l’orage redoubla ; le ventbattit la place, et la rendit intenable. Le fossé s’emplissaitd’eau ; les feuilles mouillées ne protégeaient plus ; lesvêtements traversés collaient aux épaules. Louarn s’aperçut queJoël était glacé ; il quitta sa veste, et la jeta sur lesenfants. Hélas ! le froid de l’air augmenta et aussi lefrisson des mains qui soulevaient l’étoffe. Après une heure, ayantsaisi le bras de Joël qui pendait, hors de la caisse de bois, lepère reconnut que le dernier de ses enfants était pris de fièvre.Alors, laissant sa veste, comme une couverture, protéger les plusjeunes qu’elle cachait presque entièrement, il tira la voiture horsdu fossé, et remonta le chemin vers la grande route. Contrairementà son habitude, il voulait atteindre le village prochain et ydemander secours, car il s’affolait plus vite qu’une mère, lui quine savait pas. Noémi trottait dans la boue, son jupon relevépar-dessus la tête. La pluie tombait si drue qu’ils ne voyaient pasau delà des deux haies de droite et de gauche. Louarn n’avaitqu’une pensée : « Pourvu que je trouve du secours pourmon petit ! »

Il ignorait le nom du bourg qu’il allaitrencontrer. Heureusement, après trois quarts d’heure de marche,Noémi et le père virent se lever, aux deux bords de la route, destoits criblés par l’averse et entourés d’un halo par lerebondissement des gouttes d’eau.

– Enfin, dit Louarn, tu vas te chauffer,ma pauvre Noémi, et je vais trouver un lit pour ton frère qui a lafièvre !

Il courait presque, gêné par son pantalon quine glissait plus sur les genoux. Derrière les vitres, deux femmesqui observaient le ruisseau plein, et le ciel où le vent, le soleilet les nuages se livraient bataille, quand elles eurent aperçuLouarn et le mouvement qu’il faisait pour obliquer vers elleslaissèrent retomber le rideau. La flèche de la petite voiture deuxfois s’inclina de leur côté, et deux fois reprit le milieu de laroute. Une troisième femme se tenait sur le seuil de sa porte, etrejetait, avec un balai, l’eau qui était entrée dans sa maison.Elle comprit, entre deux coups de balai, le danger de charité quis’approchait. Elle prit les devants.

– Passez, dit-elle, je ne peux rien vousdonner.

Louarn, dont les dents claquaient,commença :

– C’est mon petit…

– Moi aussi, j’en ai des petits !cria la ménagère… Allez plus loin !

Il y avait plus loin un menuisier, qui nes’était pas interrompu de raboter, et dont le buste se couchait etse redressait en mesure, dans l’encadrement d’une devanturecintrée, ouverte à trois pieds du sol. Quand le pauvre s’arrêta aumilieu de la route, n’osant faire l’inutile distance qui leséparait de l’ouvrier, celui-ci eut un regard de côté et uneexpression de bonne humeur, qui signifiait seulement qu’il étaitcontent d’être au sec, les pieds dans les copeaux, et d’avoir dutravail toute l’année. Il ne voulait pas offenser, assurément, cemaigre coureur de chemin, tout hagard et tout pâle, quidemanda :

– Quelqu’un peut-il me recevoir,ici ?

– La mendicité est interdite dans lacommune, mon ami, fit l’ouvrier.

Il avait une figure d’ancien soldat devenurentier, ronde à barbiche longue, fond rose avec des coups depinceaux blancs, comme une porcelaine décorée.

– Je ne demande pas la charité, repritLouarn. J’ai un enfant qui est malade.

Une voix, partie de l’arrière-boutiqueobscure, insinua :

– C’est peut-être contagieux ?… Faisdonc attention, Alexandre, on ne sait pas à qui on a affaire.

– Tais-toi, la marraine ! fit lemenuisier.

Il se tourna complètement du côté de Louarn,qui s’était penché au-dessus de la petite voiture et, de ses mainsmouillées, sur lesquelles retombait la chemise en cassures raidies,soulevait la veste qu’il avait jetée sur Joël et sur Lucienne. Ilpleuvait toujours. Dans le demi-jour de l’abri, le visage deLucienne se releva, vif et rieur, et celui de Joël demeura inerte,jaune comme la cire.

– Regardez plutôt ! dit Louarn.L’ouvrier fit une moue expressive ; il avait vu mourir desnourrissons.

– Il y a dans le bourg deux médecins,dit-il, essayez : un qui est vieux, pas mauvais homme, un peuréac…

– Ils ne voudront pas me le prendre, etce n’est pas ce qu’il me faut, répondit Louarn. Je voudraisquelqu’un qui le coucherait dans un lit ?

– Je ne connais pas.

– Ou un hôpital ?

– Il y en a bien un, mon ami, maisseulement pour les gens d’ici. S’il fallait prendre tout le monde,à présent, tout ce qui passe dans la route, vouscomprenez !…

Louarn laissa retomber le vêtement sur sesenfants, et, tendant le poing, sous l’averse qui lui fouettait lesjoues :

– Ah ! cœurs durs que vousêtes ! cria-t-il. Où voulez-vous donc que j’aille ? Je nepeux pas le laisser mourir !

– Mauvais cœur, vous-même ! Quiest-ce qui vous force à courir les campagnes et à mendier, avec vosgosses encore, pour faire pitié ? Vous pouvez passer,allez ! on la connaît…

– Dites donc, chemineau, fit une voixenrouée, où sont vos papiers ?

Un gros homme, vêtu d’une veste de tricot,très assuré de langage et d’attitude, observait le Breton, quitournait avec précaution la petite voiture pour revenir sur sespas.

– Oui, où sont vos papiers ? Vous nerépondez pas ? Vous n’en avez pas ?… Si vous voulez unconseil, fichez le camp !… Vous avez raison de vous enretourner ! Et un peu vite !…

Le garde champêtre eut un rire méprisant, lerire du petit fonctionnaire qui trouve le règlement toujours juste,et qui sent derrière lui la force, et qui ne sent plus le Christqui réprouve. Il ne manquait jamais de faire cette question :« Avez-vous vos papiers ? » Elle avait le mêmesuccès, infailliblement : le pauvre s’en allait, etdébarrassait la commune de sa présence et de ses haillons. Etcelui-ci ne faisait pas autrement que les autres. Après avoiressayé de résister, il comprenait, il avait peur, et le voici quis’attelait de nouveau à sa charrette de gueux et ramassait le timondans la boue. Le garde riait, les mains dans les poches de sonveston. Mais Jean Louarn, tout à coup, se redressa. L’horreur devoir mourir son enfant avait chassé tout le sang de son visage etretiré plus avant, au fond de leur orbite, les yeux qui luisaientpourtant. Il enjamba le ruisseau, il s’avança vers la maison, et,tordant l’une contre l’autre ses deux mains décharnées, il sepencha par l’ouverture de la boutique, le ventre appuyé contre lemur bas, et tout le buste tendu vers l’ouvrier qui cessa deraboter.

– Mon ami, dit-il, mon ami, je ne teconnais pas, mais tu auras pitié !

La douleur supprimait la convention de la vie,et il le tutoyait.

– Si tu as un enfant, aie pitié du mien,et viens avec moi ?

– Pourquoi faire ? demanda lemenuisier.

– Je te dirai quoi faire, reprit Louarnaussitôt. Viens seulement ?… Tiens tout de suite ?… Jesuis un homme comme toi ; j’ai eu comme toi ma maison, et jen’ai plus rien !

Ces mots de la douleur vraie, et ce rappel dela fraternité, le maître ouvrier ne les avait pas souvent entendus.Il en fut troublé. L’âme habituellement inerte frissonna ; lamain traduisit l’émotion, se resserra sur une poignée de copeauxqui la soutenaient, l’étreignit, comme une main fraternelle. Lavolonté consciente, plus lente et combattue par le voisinage dutémoin qui écoutait dans la rue, hésita. Et Louarn, ne recevant pasde réponse, et n’ayant devant lui qu’un vieil ouvrier qui baissaitle front et qui demeurait immobile, les genoux enfoncés dans lesdébris de bois blond, se rejeta brusquement en arrière, et partit.La petite voiture se remit à rouler et à se plaindre. Il n’avaitpas fait cent pas, qu’il entendit qu’un homme venait et se hâtaitpour le dépasser. Il n’eut point l’air de s’en apercevoir ; ilpensa que c’était peut-être le garde champêtre, qui le reconduisaitjusqu’aux limites. Mais son épaule glacée par la pluie sentitbientôt le contact d’un compagnon de route, qui tâchait de sebercer au même balancement, et qui demandait :

– Voyons, qu’est-ce qu’il y a ?

– Oh ! ce qu’il y a ?… Non, ily avait… dit Louarn.

Et il avançait toujours, sans même jeter unregard sur le compagnon qu’il avait appelé, si bien que celui-ci lecrut fou.

– Qu’est-ce qu’il y a, mon pauvregarçon ? redemanda l’homme. J’ai quitté mon travail pourt’aider. Que veux-tu ?

Ils avaient déjà le village derrière eux. Ilsmarchaient sur la route détrempée, l’ouvrier inclinant la tête etcomme recueilli pour recevoir une confidence triste, et Louarn, aucontraire, le cou tendu au vent, selon son habitude ; tous lesdeux fouettés par l’averse qui avait des reprises subites et desubites accalmies. Alors le Breton parla, très bas, soufflant sesmots vers les nuages qui couraient, et s’interrompant parfois,pendant plus de dix pas, quand le cœur lui manquait, ou quand ilavait peur de dire le nom de Donatienne.

– Il m’est arrivé, disait Louarn, despeines que je ne peux pas dire… Mais, tu vas me croire, je n’ai pasété en faute… J’ai travaillé ; je n’ai fait de tort àpersonne ; j’avais une jolie closerie… À présent, je traîne làdedans tout ce qui reste de chez nous… Et mon petit Joël vamourir ; tu n’as qu’à soulever la veste que j’ai mise sur luiet qu’à tâter sa joue ; il va mourir si tu ne trouves pasquelqu’un de charitable qui le prenne en garde et qui lesoigne !… Dis-moi quelqu’un ?

Le menuisier resta un moment silencieux,inspecta la campagne, et dit :

– Tournons par ici. J’ai une idée.

Ils tournèrent vers la gauche, du côté où laterre se soulevait et formait une longue colline, rase, pareille unpeu à celles de Bretagne, et couronnée au loin d’un bouquet depins. Une rayée de soleil tomba entre deux nuages, et galopa,ardente, d’un bout à l’autre de la plaine mouillée.

Louarn serrait la main de Noémi, etcontinuait :

– Je ne peux emmener que celle-ci, quiest grande, et Lucienne qui marche un peu. Mais quand j’auraitrouvé du travail, je gagnerai de l’argent pour faire revenir Joël,et pour payer celui qui l’aura nourri… Je te le promets…

– Où vas-tu ? demandait soncompagnon.

– Chercher du travail.

– Où y en a-t-il ?

– Dans la Vendée.

– C’est ce que disent ceux qui passent,mais on ne les revoit plus ! répondait l’ouvrier.

Celui-ci prenait confiance, à mesure qu’ilécoutait Louarn. Sa barbiche blanche se levait, de temps en temps,au-dessus des barrières, et il cherchait quelqu’un. La pluie ayantcessé, il faisait plus doux, et la terre fumait. C’était le momentoù les travailleurs sortent pour achever en hâte la besognecommencée. L’ouvrier observait d’un coup d’œil et reconnaissait lesgens qui ramassaient des châtaignes, ou qui hersaient, ou quimenaient les troupeaux aux deux bords du sentier. Et il nes’arrêtait pas. Enfin, comme l’éclaircie s’élargissait, il vit,dans un champ, deux femmes qui coupaient de l’herbe avec lafaucille. Elles ne le voyaient pas. Il les appela, et ellesvinrent. Il leur montra l’enfant, tout brûlant de fièvre, au fondde la petite charrette de Ros Grignon, et expliqua les choses.

– Je réponds de l’homme, ajouta-t-il.Faites ce qu’il demande.

La plus âgée des deux pauvressesdemanda :

– Que donnera-t-il ?

Ils discutèrent. Mais pendant qu’ils tâchaientde se mettre d’accord, la plus jeune se baissa, fit de ses bras unberceau, éleva l’enfant jusqu’à son sein, et dit :

– Je le prends pour moi ! C’étaitl’adoption…

Une heure plus tard, au sommet de la colline,et parmi les pins, Louarn sortait de la ferme où il laissait Joël.Quand il fut à une vingtaine de pas, et trop loin pour revenirlui-même en arrière, il dit à Noémi :

– Embrasse-le bien !

Et la petite courut à la maison, et reparutbientôt.

– Retourne ! dit le père.

Elle revint encore. Et, une troisième fois, illa renvoya, disant :

– Chéris-le, comme si tu ne devais plusle voir d’ici une grande semaine !

Car il n’avait point expliqué à la petite sonprojet. Il la vit reparaître toute joyeuse.

Alors il se rapprocha de l’homme qui l’avaitconduit jusque-là, et il se découvrit, pour le remercier sans direun mot de trop. Puis il interrogea :

– Où est ma route, à présent ?

L’autre avait encore moins de courage que JeanLouarn. Il ne put parler. Il montra seulement, du doigt, ladirection de l’Orient.

Et Louarn descendit la colline, n’ayant plusavec lui que deux de ses trois enfants.

Il alla vite, vite, sans se retourner, tantqu’il y eut un peu de jour. Il était comme insensé. Et il parlaitaux choses. Il disait aux arbres : « Voyez ce qu’elle m’aobligé de faire ! » Il donnait cours à la colère, quin’avait jamais grondé ainsi dans son cœur. Il accusait Donatienne.Il la chargeait de tout le mal qu’il avait eu, qu’il avait, qu’ilaurait. Il disait encore : « Mauvaise femme, j’ai étéforcé de quitter ton enfant ! Ton enfant pleure, ton marimarche, et vois Noémi, elle n’a plus de souliers ! »Cependant, quand il eut beaucoup pleuré, il finit par dire :« Elle ne sait pas, tout de même, ce qui m’est arrivé. Si elleavait su tout le mal qu’elle a fait, elle serait peut-êtrerevenue ! »

Et il continua, s’éloignant de ce lieu quiétait vraiment la frontière de Bretagne.

Les jours suivants, il ne rencontra plus delandes, et il commença de boire du vin, quand les fermes où il selouait étaient riches. On ne lui demandait plus de quelle paroisseil était, mais on le tenait à distance.

– Ça ne vaut pas cher, lui disait-on, lagraine de souci qui vole, et vos Bretons sont si attachés à leurspommiers et à leurs landes qu’il n’y a que les pires à s’enaller.

On le logeait moins souvent et moins bien.

Il dormit dans des étables à porcs ; ildut payer sa nuit, plusieurs fois, non seulement dans les aubergesoù le froid le faisait entrer, mais chez l’habitant qui ouvrait sonfenil. Ils avaient le cœur plus dur. Les mauvais jours allaientvenir et, en attendant, les nuits froides étaient venues. Envérité, le chemin ne devenait pas moins dur, à mesure qu’ils’allongeait, comme Louarn l’avait espéré.

Le chemineau songeait quelquefois à tous cesjours qui s’étaient accumulés depuis qu’il était parti, et, nesachant où il se trouvait exactement, il tâchait d’imaginer unedistance en rapport avec un pareil temps : sept semaines, huitsemaines, neuf semaines. Mais il n’y réussissait point. Souventaussi, il essayait en vain de se louer dans les fermes. Il était simaigre qu’on le croyait sans force. Il demandait : « Ya-t-il des pommes de terre à arracher ? » On luirépondait : « Sans doute, mais on se suffit. »

Ou bien on ne lui répondait pas. Et ilpensait : « Je ne suis pas encore en Vendée, puisque lepays n’est pas meilleur que chez nous. » Souvent aussi, il luivenait des idées mauvaises. Tantôt c’était la tentation de se tuer,de se jeter dans une mare, une pierre au cou ; tantôt, et plusfréquemment, c’était une défaillance morale plus obscure et plustroublante, et un regret de tout ce qu’il avait fait de bien.« Qu’ai-je gagné, songeait-il, à aimer cette Donatienne ?Pourquoi ne l’ai-je pas imitée, elle qui s’est moquée de moi ?Me voici sur les routes, plus pauvre que ceux auxquels je donnaisl’aumône, chargé tout seul des enfants qui étaient de nous deux, etobligé de remercier quand je dors sur la paille. Si j’avais voulu,pourtant, oui, si j’avais voulu ! » Il se souvenait desmots à double sens que lui avait adressés la fille de Plœuc,chargée, par Donatienne elle-même, de tenir le ménage en ordre,dans les premiers mois de la séparation. Il se sentait hanté par lerire sournois de cette Annette Domerc, par son regard dont il avaitgardé, au fond de lui-même, comme la piqûre secrète etenvenimée.

Presque toujours, il secouait assez rapidementces pensées-là. Il en avait du remords. Il cherchait un appui.Alors, il embrassait vingt fois de suite Noémi ou Lucienne ;il leur disait des mots très doux ; il essayait de les fairerire, comme si le rire des enfants eût été un pardon pour l’homme.Les petites, vaguement, s’étonnaient de ces tendresses subites, quis’espaçaient, d’ailleurs, de plus en plus.

Et, de colline en colline, par les terresfortes, par les bois, par les bourgs, il descendait vers lesud-est. Il avait passé dans la Mayenne, à droite d’Ernée et àgauche de Grand-Jouan. Certains jours il s’étonnait sur lescollines, de sentir de nouveau la salure de l’air. Car il s’étaitrapproché de la grande vallée qui entre au cœur de la France, et,sans le savoir, il était plus près de la mer qu’au milieu de sonvoyage.

Un soir d’octobre, il avait marchépéniblement, à cause de la pluie qui commençait à amollir lesterres, et qui venait par ondées longues, couchées par un ventdoux. Il ne cessait de penser aux semailles dont c’était le temps.Sa main s’ouvrait toute seule au grain absent, sa main condamnée àne plus toucher le froment. Il lâchait la poignée de la charrette,et la ressaisissait. Il y avait dans l’air de l’orage qui ne grondepas. Louarn avait faim ; Noémi avait faim ; Lucienneavait faim. Ils montaient une côte dont le sommet devait être bienéloigné, car on apercevait, tout à son point culminant, la bâched’une voiture de roulier, qui cahotait en s’en allant, et celle-cine semblait pas plus grosse qu’un panier de jonc. Le jour allaitfinir. Mais c’était un de ces jours où le soleil disparaît sansqu’on sache où, ni quand, à quel moment précis. Il y avaitseulement des bandes de ciel plus pâles, couvertes de fumée enmouvement, à droite de la voiture de roulage qui s’éloignait. Pasun toit qui fut proche, pas un regard, pas une voix humaine :des champs assombris, remués fraîchement, coupés de vignes dont lenombre se multipliait depuis une semaine, sur le chemin d’aventureque suivait le Breton ; et, après les vignes, à quelquescentaines de mètres du sommet, un taillis balançait ses brins dechêne trapus, et buvait l’eau par ses feuilles, ses mousses, seschampignons, ses lichens, sa terre poreuse. Louarn pensa :« J’atteindrai ce mauvais abri. Il y aura au moins un peu debois pour faire ma cuisine. Les petites ont besoin de quelque chosede chaud. » Il mit un grand quart d’heure à franchir ladistance qui le séparait du taillis, entra par une dépression dutalus, et laissa la petite charrette au bord d’une de cesminuscules clairières rondes que laissent après eux lescharbonniers, quand ils ont cuit le charbon dans une coupe. Etaussitôt il se mit à tirer de la voiture une vieille casserole, unebouteille d’eau, et cinq gros navets qu’on lui avait donnés. Noémis’assit contre la cépée de chêne qui avait le moins de traces depluie à sa racine et, ayant mis sa sœur près d’elle, ayant renouéles bouts des deux châles gris qui s’étaient dénoués, elle commençaà peler les légumes avec son couteau de poche, tandis que le pères’écartait, à la recherche du bois mort.

Quand les deux petites furent seules, elles semirent à rire, et leur rire était doux, comme s’il y avait eu desoiseaux, et il s’en allait dans la fin du jour, dans la pluie,jusqu’à la route qui passait à peu de distance, jusqu’au père quis’éloignait en faisant un cercle, de peur de s’éloigner trop.Celui-ci, en les entendant, sentit défaillir ce qui lui restait decourage. Elles ne comprenaient pas qu’on était hors du pays breton,qu’on allait dans l’hostilité du monde, que l’hiver venait, que lalassitude de ces gîtes de hasard, et l’incertitude de la vieaugmentaient avec les jours ; elles ne subissaient pasl’étouffement, l’accablement de la nuit mortelle qui enveloppait lebois, et qui eût fait pleurer un homme heureux !

Deux poignées de brindilles mouillées, troispoignées de mousse qu’il avait pressées comme une éponge, et Louarnrevint vers les petites.

La casserole était pleine d’eau et dequartiers de navets pelés. Il ramassa des pierres, fit un foyerqu’il bourra de bois, et frotta une des allumettes qu’il portaitdans sa vieille tabatière de corne. Le bois ne prit pas feu. Il n’yeut qu’une bouffée de fumée qui s’en alla, couchée et vite bue,dans la brume énervante.

– Faudrait des feuilles sèches, ditLouarn ; prends les allumettes, Noémi, je vas chercher de lafeuille à présent… Il fera froid cette nuit, mespauvres !…

Il était debout, décoiffé, les cheveuxcollés ; il regardait du côté de l’occident, où il y avait unelongue traînée jaunâtre, comme une couleuvre écrasée, un reste delumière entre la terre et des nuages si bas, si bas que l’airmanquait dessous. Par là, Louarn, par là, tu avais jadis, au soirtombant, un feu clair qu’une autre allumait, tu avais les bonjoursqui accueillent, les bras qui s’ouvrent, et qui t’aimaient…

– Allons, dit-il tout bas, il faudramaintenant que je ne regarde plus jamais de ce côté-là, non, plusjamais… Il fera froid, mes pauvres ! répéta-t-il.

En parlant, il se détourna pour aller chercherdes feuilles sèches. Noémi essaya à son tour de frotter lesallumettes, et elle riait, ne réussissant pas, sous la poussée depluie et d’air doux qui éteignait à mesure la flamme… Dansl’immensité lugubre son rire d’enfant glissait.

Tout à coup, elle cessa de rire. Le père, quiétait à trente mètres de là, entendit qu’elle parlait. Et il nepouvait la voir, parce que le couvercle de nuages s’était fermé, etque la nuit s’était épaissie… À peine s’il voyait ses mains errantà terre et les flèches des branches sur le gris de fumée du ciel…Elle parle, Noémi… À qui ? Pas à sa sœur… Les enfants n’ontpas la même voix quand ils causent entre eux, et quand ils sont enprésence d’une grande personne… Elle parle, dans le bois ;elle répond à des questions qui sont faites à voix basse… Le ventne porte pas de ce côté. Louarn s’approche, courbé, attentif, lecœur battant de colère… Si c’est un chemineau, il se battra !Pourquoi ? Parce que… parce qu’il a défendu à Noémi derépondre aux chemineaux, parce que la haine est à plein son cœur,ce soir, avec la peine… Il tourne, les poings serrant les feuillesqu’il a saisies, et, sans bruit, il arrive auprès du rond descharbonniers. Trois formes sont penchées vers le foyer, deuxpetites, une grande. Il entend une voix qui demande :

– Donne-moi les allumettes, petite,j’allumerai bien !

– Ne les donne pas, Noémi ! crieLouarn. Je te le défends !

Il est debout. Une lueur de phosphore brille,puis une flamme dans le creux de deux fortes mains qui laprotègent. Le reflet, aigu, subit, tire hors de la nuit pluvieuseune figure qui apparaît un instant, de trois quarts, ferme etpleine, dessinée en traits rouges dans le noir de la nuit où ellese replonge presque aussitôt. C’était une femme. Elle avait regardédu côté de Louarn… Elle disait :

– Veux-tu que je fasse lasoupe ?

– Non ! cria Louarn.Allez-vous-en !… Je ne veux pas devous !

Ils n’étaient pas séparés par deux mètres. Ilsétaient de même taille. Et la femme s’étant baissée, sans tenircompte du refus, alluma une poignée de bois. Parmi beaucoup defumée, une flamme s’éleva sous la casserole, éclairant l’herbe etles enfants penchés, et le visage de la femme qui, maintenantaccroupie, regardait le Breton de bas en haut, et riait avec uneinsolence, une assurance et une curiosité extraordinaires. Unedeuxième fois, elle demanda :

– Veux-tu que je fasse lasoupe ?

– Non !

Mais il ne fit pas mine de la chasser.

Elle avait des cheveux abondants, noirs,crêpelés, relevés sur le sommet de la tête, et pas de bonnet. Elleobserva Louarn un long moment. Le feu jaillit en flambée ;alors la femme, se relevant tout doucement, souple, et sans cesserde regarder Louarn, dit, mais d’un autre ton, qui mordait lecœur :

– Dis, veux-tu que je fasse lasoupe ?… tous les jours ?… tant qu’on ne se déplairapas ?… Tu ne peux pas nourrir ces enfants-là,voyons !

Il ne répondit pas, et s’éloigna, hors de laportée du feu, dans le noir, sous prétexte de ramasser du bois pouralimenter le feu. Mais tout le temps il la regardait, jeune encore,laide et forte dans la lueur dansante…

Et quand il revint, il ne répondit pasdavantage, mais il resta, et il mangea la soupe qu’elle avaitfaite.

**

*

Trois jours après, les voyageurs descendaientun chemin sablonneux. Ils étaient quatre. Elle ne portait qu’unpaquet de linge à son bras, elle, la compagne chassée de quelqueroulotte, ou la libérée d’une maison de correction, l’errante quis’était jointe à l’errant. La petite Noémi l’accompagnait. L’enfantallait craintivement, le long de la robe, courant parfois de peurd’être en retard, car la femme marchait vite et n’attendait pasLouarn, qui retenait sur la pente la petite voiture plus chargéequ’au départ. C’était lui qui traînait toujours Lucienne, commeauparavant. Il était plus sombre que jamais, et il ne parlait plusaux enfants, et ce qu’il avait de bon et de résigné dans le regard,autrefois, il ne l’avait plus, même quand il regardait la compagnequ’il avait acceptée. Celle-ci ne s’occupait pas de lui ; ellemarchait au bord de la route, déhanchée, les yeux furetant autourd’elle, comme celles qui ont la coutume de vaguer. Quand ellepassait à proximité d’un verger, elle sautait la haie, pourramasser des pommes, des poires, ou des grappes de raisin. Il n’yavait qu’à lui faire signe, d’ailleurs, pour qu’elle s’occupât desenfants, ou de les faire manger, ou de les porter, dans lesendroits difficiles où la charrette aurait versé, ou de repriserleur robe ou leurs bas, à la halte. Elle n’avait ni empressement,ni résistance. Presque toujours, au coin de sa lèvre, elle portaitun brin d’herbe, qu’elle écrasait entre ses dents blanches. Louarnau milieu du chemin et traînant Lucienne, la femme sur la gauche,Noémi derrière elle, ils descendaient, silencieux, le cheminsablonneux et tournant. Le jour était beau ; un air lumineuxsemblait vouloir baigner et guérir toutes les plaies de l’automne.Des vignes s’étendaient aux deux côtés des haies, qui n’étaientplus que de petite épaisseur, pleines de viornes, d’épines-vinetteset de houblons. On vendangeait presque partout ; l’odeur duvin nouveau descendait les coteaux, et roulait vers les peuplierset les saules jaunis qu’on voyait au bas des vignes. Jamais Louarnn’avait senti si vivement le lourd parfum qui flotte, un moisdurant, sur les coteaux des provinces tièdes ou chaudes de laFrance. Il en éprouvait comme un vertige. Mais quand le ventd’ouest, par intervalles, fraîchissait, la maigre figure seredressait, et Louarn regardait le ciel tout plein d’un grandsouffle de vent, compagnon qu’il reconnaissait. Une émotion aiméerenaissait en lui.

À un dernier détour, le chemineau s’arrêta.Ses lèvres taciturnes, pour lui seul, murmurèrent deuxmots :

– La mer !

Au bout d’une prairie aussi unie qu’une route,un large fleuve coulait. Il avait la majesté d’un de ces bras demer qui entament le granit breton, et se prolongent par un toutpetit torrent, tordu comme une vrille. Il avait ses plages desable, ses anses, son mouvement de marée, son ouverture élargievers l’ouest. Et Louarn, que rien n’avait ému vivement parmi leschoses qu’il avait vues en voyage, répéta, en respirantlargement :

– La mer ! La mer !

La femme, dédaigneuse, leva les épaules, etdit :

– T’as donc rien vu ? C’est laLoire.

Ils reprirent leur marche, à travers le prémaintenant, et dans le plein souffle de ce vent du large qui venaitboire l’odeur des vendanges, et la mélangeait à son odeur d’écume.Louarn avait l’œil brillant, fasciné par la lueur de l’eau enmouvement. Le nom de la Loire ne lui disait rien. Il pensait auxeaux qui montent et se retirent sur les grèves ; il pensaitaussi que, de l’autre côté, ce devait être enfin la Vendée.Bientôt, le sentiment qu’il allait à jamais s’éloigner de laBretagne, vint lui étreindre le cœur. Louarn marcha moins vite, etil se taisait, tout blême, parce qu’il allait passer ce qu’ilappelait la mer, et ce qui était bien la mer pour lui, la grandefrontière qu’on ne repasse plus, quand on émigre.

La femme n’avait aucune conscience de ce qu’ilpouvait souffrir. Mais Noémi s’étant approchée de son père, parhasard, il lui prit la main et la garda. L’enfant se mit àdire :

– Une voile ! Regardez unevoile !

Mais il ne regarda qu’elle, la petite Noémi,et si tendrement qu’elle en fut surprise, et qu’elle le considéra,se demandant : « Qu’ai-je donc ? »

La prairie où ils s’avançaient, dans le ventcontinu de la Loire, se trouvait aux environs de Varades, assezloin du bourg et du pont. Ils s’approchèrent de la rive, et Louarn,ayant aperçu un homme qui se disposait à traverser le fleuve dansson bateau, le héla et demanda passage. L’autre considéra cettechétive caravane. Il était riche, comme beaucoup de paysans de lavallée, et la misère lui paraissait un tort.

– Faut bien rendre service, dit-il. Maisje suis pressé. Appelez donc votre femme qui muse !

À ce mot, « votre femme », Louarnfrissonna si fort que le batelier, nourri de pain blanc et de vin,se prit à rire. Il fallait peu de chose pour l’amuser. La compagnede Louarn cueillait des champignons, dans le pré, et les serraitdans le pli de sa jupe relevée. Elle arriva, lente malgré lesappels, se baissant encore afin d’augmenter la récolte : leursouper pour le soir. Pendant qu’elle venait, le paysan, accoudé sursa perche qui tremblait au courant de l’eau, ayant observé lescheveux crêpelés, la mine insolente et négligée de la femme,reprit :

– C’est un sacré métier que vous faiteslà, toujours courir ! On ne gagne pas d’argent. Allons,embarquez !

Ils ne répondirent pas, et montèrent dans labarque plate, où ils installèrent la petite charrette et tout lebagage. Sur le banc, à l’avant du bateau, Louarn s’assit à côté deNoémi. Et, de nouveau, il lui prit la main, et la tint serrée,serrée.

Mais il ne parlait pas. Il ne regardait pasnon plus son enfant. Ses yeux erraient sur l’eau luisante où lebateau s’en allait à la dérive, puis sur les lointains de la Loire,aux deux côtés. Noémi était réjouie de ce glissement quil’emmenait. Elle n’avait plus à marcher. C’étaient les choses quicoulaient derrière elle. Vers le milieu du fleuve, elle sentit seresserrer un peu plus sur sa main la main du père. Elle vit qu’ilavait sa figure de souffrance, à demi détournée vers la nappefuyante et illuminée de soleil jusqu’à l’extrême horizon.

– Mignonne, dit-il tout bas, est-ce queça ne te rappelle rien, cette grande eau-là ?

L’enfant suivit la direction de la main àpeine soulevée, et hocha la tête, ne trouvant rien.

– Moi, reprit le père aussi doucement, çame rappelle la mer, comme qui dirait Yffiniac et la grève desGuettes. Tu ne te souviens pas ?

Cette fois, la petite voix répondit :

– Non.

– Tu ne te souviens pas de ton grand-pèreLe Clech, le pêcheur, qui avait un bateau, lui aussi ?

– Non.

– Nous étions pourtant allés le voir, unefois, avec toi, avec…

Il allait dire « avec ta mamanDonatienne ». Mais il se retint ; son front se penchavers les planches du bateau, et la petite l’entendit quidisait :

– Je suis tout seul au monde !

Il ne se redressa plus avant d’avoir atteintl’autre rive.

Alors, Louarn sortit du bateau, remercia d’unmot le paysan qui avait déjà amarré la chaîne et s’éloignait, et,debout sur le sable, au pied des oseraies, tourné vers le fleuve,il ne regarda plus qu’une chose, la Bretagne, déjà lointaine, etqu’il apercevait pour la dernière fois.

Il était si absorbé par la contemplation de laprairie, des coteaux de vignes traversés une heure plus tôt, desfrondaisons mêlées de chemins et fuyant au nord-ouest, et de cequ’il voyait sans doute au delà, qu’il laissa Noémi descendreseule, qu’il laissa sa compagne passer devant lui et l’injurier,traînant la petite charrette et portant le panier. Il demeuraitseul. Il avait toute l’âme dans les campagnes d’où il venait. Ellese jetait impétueusement, malgré toutes les résolutions, jusqu’auxlieux où il avait tant souffert. Et c’était pour y souffrir encore.Il se perdait en des adieux dont lui seul savait la raison, et lacruauté, et la place nombreuse en un cercle tout étroit où sa vieavait tenu.

Dans les saulaies, loin déjà, une voix luicria :

– Louarn, vas-tu venir ?

Il s’éveilla.

Elle reprit :

– Par où faut-il que j’aille ?

Il répondit :

– Toujours devant nous,toujours !

Puis, se détournant, il suivit la misère quil’appelait, et ils s’enfoncèrent vers le centre de la France.

……  …  …  …  …  …  … . .

Chapitre 9« À LA PETITE DONATIENNE »

Depuis huit ans, elle avait quitté son mari,ses enfants, la closerie de Ros Grignon au pays de Plœuc, pourservir à Paris, et il y en avait sept depuis que Jean Louarn, àcause d’elle, désespéré, son bien vendu, son cœur trahi, s’étaitjeté hors de la Bretagne, et avait pris la route de Vendée, cellequi mène partout. Dans le café qu’elle tenait à présent, et quiportait son nom « À la petite Donatienne », un café debanlieue, au coin d’une rue de Levallois-Perret, un client laissaitrefroidir le bol de chicorée qu’elle venait de poser devant lui. Cen’était pas un habitué. Les deux coudes sur la table, la têteavancée au-dessus du bol dont la fumée caressait son menton rasé etles lourdes moustaches déteintes qui cachaient ses lèvres, ilregardait devant lui, en remuant machinalement le liquide noir avecla cuiller. Tous les muscles de son visage étaient détendus. Il sereposait. Ses yeux, qui recevaient la lumière d’en face, ses yeuxverts luisant d’un vague sourire, fait de l’absence depréoccupation et d’un sentiment de bien-être, regardaient fixementla brume, par-dessus les petits rideaux qui voilaient le premierrang des vitres de la devanture. Cependant il se croyait obligé deparler quelquefois, par préjugé populaire hérité des vieux tempscharitables, par politesse pour l’hôtesse de hasard, inconnue, etqui ne se trouvait pas même dans l’orbe de sa vision. Elle setenait dans la partie gauche de la pièce, assise à contre-jour,touchant presque le vitrage qui séparait la salle d’avec la rue, etelle tricotait une paire de bas noirs, chose qu’elle avait faitetoute sa vie, depuis les temps lointains où, petite coureuse degrèves, en la paroisse d’Yffiniac, on la voyait parmi les femmesqui chaque jour attendent la mer montante et le retour des voileséparpillées au large. Elle faisait ce travail sans y penser. Celas’arrêtait et se reprenait silencieusement. Elle n’avait pas plusl’esprit à son tricot que le client n’avait le sien dans lesbrouillards de la rue. Elle songeait que ce client l’ennuyait,qu’il mangeait trop lentement, qu’elle aurait dû être sortie déjàpour les provisions du matin. Les laitiers revenaient avec leurspots de fer-blanc vides. Quand elle levait les yeux vers l’homme,elle remarquait qu’il avait la peau gercée par le vent deséchafaudages et, au creux de ces rides, des traces de chaux, quitombaient parfois et s’abîmaient dans le café que la main agitait.Ni l’un ni l’autre, ils ne se hâtaient de répondre. Et cependant,ces mots, qu’ils échangeaient si mollement et sans goût, lesamenaient, inconscients, à un moment tragique de la vie.

– Comme ça, disait Donatienne, vous allezvous en retourner dans votre pays ?

– Oui, répondait le maçon, puisquenovembre arrive. Pour nous, c’est la morte saison. Jusqu’au mois demars, on sera Limousin. Vous connaissez peut-êtreGentioux ?

– Non, je ne quitte pas Paris, moi,jamais. C’est joli, chez vous ?

– Pas trop. Et puis, quand personne nevous attend, vous savez, les pays, ça n’est jamais très beau.

Elle bâilla, fit sept ou huit mailles, et nerépondit pas, ayant le désir que le client s’en allât.

Celui-ci pencha la tête, qu’il avait couverted’un feutre dur, leva le bol dans ses deux mains, et but unegorgée.

– Ça n’est pas beau, reprit-il ;mais c’est le pays ; on retrouve au moins desconnaissances ; on apprend qu’il y en a qui sont morts pendantnotre campagne d’été, d’autres qui se sont mariés, d’autres quisont nés. Quand je reviens, moi, on m’attend toujours pour êtreparrain.

– Je ne dis pas non, fit l’hôtesse.

– Des Marie, des Julia, des Hortense, desPierre, des Constant, des Léonard, comme de juste,… il y en a detous les noms, chez nous, dans la Creuse…

Il se mit à rire, tout seul, puis à soufflersur le café.

– Je connais même, figurez-vous, un petitgars qui s’appelle Joël !

Et il rit de nouveau.

La femme s’était levée subitement. Petite,agile, habillée de noir, elle venait, son tricot dans une main, lesyeux droit devant elle et ardents. Elle n’avait plus son aird’ennui, mais ses joues encore fraîches, fendillées de millepetites rides au bas des paupières, étaient devenues toutesrouges.

– Répétez, pour voir ?demanda-t-elle. L’homme voulut prendre la main qui tenait letricot, et qui se tendait, pour commander. Mais elle la retira,d’un mouvement d’impatience.

– Laissez donc !

– Faites pas attention, ma belle, c’estpas pour vous offenser… Eh bien ! oui, j’ai rencontré un gaminqui s’appelle Joël.

– Quel âge ?

– Huit ou neuf ans.

– Frisé ?

– Je ne me rappelle pas…

– Gentil ?

– Bien sûr, comme les autres. Donatiennele saisit par le bras.

– Regardez-moi donc !… Il faut vousrappeler !… Ce nom-là m’intéresse, moi !… Vous voyez, çame fait quelque chose que vous l’ayez dit… J’ai connu un enfant quis’appelait de même… Où habite-t-il, le vôtre ?…

– Pas tout près de Gentioux, qui est monendroit ; à peut-être cinq ou six lieues sur la route deretour, je ne sais pas bien le nom, à un tournant de la granderoute… Nous l’avons vu en passant, lorsque nous sommes venus, enmars, avec un de mes compagnons… Nous allions à pied, pour prendrele train… Je me rappelle une manière de petit jardin entouré dehaies, avec des souches de peupliers… Le gamin jouait là dedans…Mon compagnon me l’a montré, et m’a dit : « Il s’appelleJoël ; c’est le fils d’un homme qui travaille aux carrières,là-haut ; il paraît que c’est venu de Bretagne. »

Il y eut un cri étouffé :

– Bretagne ? Vous êtes sûr qu’il adit Bretagne ? Ah ! il ne faut pas me mentir ! Vousne le feriez pas ! J’ai besoin de savoir… Ne me trompezpas !

Sa main tremblait sur le bras du maçon.

– Il y avait à côté une petite sœur,n’est-ce pas ?

– Une grande plutôt, et pas laide, biensûr ; un peu comme vous…

– Grande, vous dites ?

– Assez. Des yeux jolis, luisants commede l’eau qui remue.

– C’est Noémi ! fit la femme avecune voix de rêve, et comme si elle la voyait. Noémi ! Et avecelle ?

– D’autres enfants ?

– Oui.

– Je n’ai vu qu’un moutard.

– Une fille ?

– Non, un garçon… Il était en culotte… Jesuis sûr…

Donatienne changea de visage.

– Ce n’est pas eux, alors… J’avais cru…Ce que c’est que les idées…

Elle lâcha le bras de l’homme. Une émotiondont elle n’était plus maîtresse l’étreignait, et son cœur, sous cedouble coup de la surprise et de la déception, s’ouvrit, malgréelle, à cet inconnu. Elle était si malheureuse d’avoir espéré envain, si fortement tirée hors de sa vie ordinaire, qu’elledit :

– Au premier moment, j’ai pensé quej’allais retrouver les miens… J’ai eu trois enfants, moi qui vousparle,… et je ne sais plus où ils sont,… plus, plus,…comprenez-vous ?… Le plus petit s’appelait Joël… Mais jen’avais que lui de garçon, et les autres avaient nom Noémi etLucienne… Je suis trop prompte à me faire du tourment, n’est-cepas ?

Elle retira le bout de ses aiguilles quitraversaient le tricot, et elle se recula, en essayant de rire,tandis que l’homme buvait, en la considérant par-dessus le bord dubol. Il avait devant lui un mystère de chagrin. Cela le troublait.Il souffrait de cette peine obscure et toute voisine. Une mère, desenfants, il les voyait jouer ensemble… Et puis, l’abandon… Pourrien au monde, il n’eût voulu l’interroger… Mais il se rappelaitdes histoires pareilles, et une pitié vague lui prenait toutel’âme. Il buvait lentement, pendant que Donatienne, les yeuxbaissés sur son ouvrage, les paupières battantes, tricotait auhasard, et se retirait vers la place qu’elle occupaitauparavant.

Elle sentait cette pitié qui l’enveloppait.Elle demanda :

– Vous travaillez dans lequartier ?

– Non, madame, je suis ici rapport àl’entrepreneur, qui m’a envoyé faire une commission chez sonmarchand de plâtre. Mais je connais plusieurs de vos amis. Ilsm’ont parlé de vous.

– Il ne s’agit pas de cela. Seulement,puisque vous allez passer un temps chez vous, informez-vous tout demême de ce Joël… Vous me reviendrez dire la réponse, auprintemps ? Voulez-vous ?

– Pour sûr, je reviendrai, madameDonatienne… Ça ne me coûtera guère de revenir.

Dans la poche de son gilet, il chercha cinqsous, qu’il jeta sur le marbre de la table. Il redevintl’insouciant tâcheron de chaque jour.

– C’est drôle, tout de même, hein, lapatronne, d’avoir jusque chez nous, dans la Creuse, de la graine degueux de chez vous,… puisqu’il paraît que vous êtesBretonne ?… Sans rancune, n’est-ce pas ? Aurevoir !

La longue blouse blanche traversa lasalle ; les épaules de l’homme, sa tête au poil court, quecachait presque entièrement le chapeau de feutre taché de chaux,s’encadrèrent entre les montants de la porte, puis parurent encoreun instant dans la brume de la rue, à droite, au-dessus des petitsrideaux de la devanture. Enfin, Donatienne, qui avait suivi desyeux ce fantôme diminuant, le vit disparaître et s’abîmer dans legrand Paris. Elle continua de regarder l’endroit où elle avaitcessé de le voir. Le passage d’une voiture, dans le jour laiteux,brisa l’image qui survivait. La femme fronça les sourcils, d’un airimpérieux et mécontent, comme elle faisait autrefois, quand elleétait petite, pour faire céder ses parents. Eux ils cédaienttoujours. Mais la vie n’obéissait pas comme le père et la mère.Donatienne entra dans une seconde pièce, au fond, qui était unecuisine étroite, prit un panier, revint dans le café, et elleallait sortir, et déjà elle touchait la poignée de cuivre de laporte, quand derrière elle, une voix grasseyante demanda :

– Est-ce que tu as oublié le patron, parhasard ?

La figure mobile de la femme eut, de nouveau,un pli d’impatience. Mais, voulant sortir, et désireuse d’échapperà une explication, Donatienne dit rapidement :

– Ton café est sur le fourneau : tun’as qu’à le prendre.

– Il en a bu, pourtant, leclient ?

– C’est le mien que j’ai donné. Allons,va te recoucher !

Elle avança la main vers la poignée decuivre.

– Halte !

Un homme sortit de la pièce voisine, ets’avança, le teint pâle, ayant, sur le visage, ce mélanged’hébétude et de colère, fréquent chez les alcooliques.

– Halte-là, je te dis !

Il traînait sur le plancher des pantoufles decuir rouge éculées ; il n’était vêtu que d’un pantalon de drapbleu foncé, liséré de jaune, et d’une chemise de nuit, bouffantpar-dessus la ceinture, et dont le col, déboutonné, laissait voirun cou sanguin, épais, où la pulsation des artères remuait la peautendue. Assurément il avait été un bel homme autrefois : maisla paresse l’avait alourdi ; sa face rasée, aux sourcilscourts et blonds, était trop ronde ; les mains, couvertes depoils jaunes, étaient trop grasses, et les paupières tombaient surdes yeux où la pensée vacillait et luttait avec le sommeil.

– Qu’as-tu encore à me dire ?demanda Donatienne.

Il croisa les bras.

– Je voudrais savoir ce que tu disais auclient ?

– Ta jalousie qui te reprend,alors ?

– Peut-être.

– Jaloux de ce gâcheur desable !

Elle se mit à rire, plus haut et plus vitequ’elle n’en avait envie, nerveusement, et, une seconde, sur cevisage moqueur, dans l’attitude de cette femme irritée etméprisante, dans le mouvement de cette tête qui avait gardé laligne pure de ses attaches, l’image de la très jolie Bretonned’autrefois passa…

– Oui, tu te penchais, comme ça, tul’écoutais, tu lui prenais le bras… Ne dis pas le contraire :je t’ai vue, du haut de l’escalier !

Elle leva les épaules :

– Voilà donc que je vais te rendre comptede mes paroles, à présent ? Ah ! mais non ! Est-ceque nous sommes mariés, dis ? Est-ce que tu lecrois ?

– Que te disait-il ?

– Cela me regarde !

– Donatienne !

Il fit le geste de prendre une chaise pourl’en frapper. Alors, Donatienne laissa tomber le panier, courutdroit à celui qui la menaçait, et se dressa tout contre lui sur sespetits pieds, la tête levée, combattive et haineuse.

– Eh bien ! tape donc !cria-t-elle. Qui t’empêche ? Tue-moi donc !… Pour ce quela vie est belle avec toi !… Je la déteste, entends-tu ?…Et toi aussi !… Tu peux y aller !… Qu’attends-tu ?Ne te figure pas que je vais t’obéir, et te rendre compte de mesparoles, à toi, à un homme que je fais vivre !

Elle avait les traits creusés par la colère.La femme lasse et flétrie qu’elle serait bientôt apparaissaitmaintenant. Au coin de ses lèvres entr’ouvertes, une dent manquait.Les autres dents étaient blanches, et fines, et luisantes. Et lesyeux aussi luisaient, comme des crêtes de vagues qui écument. Ellerépéta :

– Oui, que je fais vivre !

L’autre, à ce dernier mot, qui portait juste,essaya de répondre :

– Il n’y a pas de travail, tu saisbien…

– Non, il n’y en a pas pour les lâches…Violente, d’autant plus qu’il cédait, elle continua :

– Je te répète que je suis lasse de toi,et que tu ne m’as pas en ton pouvoir, et que, un jour, je te lemontrerai !

Il répondit en ricanant :

– Tu es trop vieille !

– Pas pour m’en aller d’ici !…L’homme ferma à demi les yeux, et dit, entre ses dents :

– Où irais-tu donc ?

Il y eut un silence, pendant lequel chacunmédita la force de cette question : « Oùirais-tu ? » et la grande difficulté où ils seraient devivre hors de leur péché, et de se « lâcher » l’unl’autre. Donatienne se sentit retomber dans la basse sujétion oùelle vivait. Elle ne continua pas la discussion, se détourna, etsortit.

Elle était irritée, elle était plusmalheureuse encore qu’irritée, lorsqu’elle se trouva dehors, ayantdevant elle les maisons de Levallois, et, dans l’esprit, le dessintout présent de ces courses qu’elle allait faire, et aprèslesquelles il lui faudrait rentrer… Elle avait dépassé l’âge oùl’on s’étourdit aisément, et, bien qu’elle évitât les occasions dese souvenir ou de prévoir, il y avait des circonstances où elleentrevoyait le fond triste de son âme. Jamais peut-être elle nel’avait vu aussi nettement que ce matin.

Cette conversation inattendue avec le maçon dela Creuse, cette dispute avec son amant, quelles évidences demisère, quels durs rappels de la solitude, qui avait toujours étéson mal, depuis le jour…

Dans la brume, souillée de fumée, bue etrevomie par les égouts, par les bêtes, par les gens, et qui avaitessuyé les toits et les murs avant de tomber sur les trottoirs,elle allait, la tête basse, et elle n’entendit pas la crémière quidemandait : « Vous ne prenez pas de lait, madameDonatienne ? » ni la fruitière d’à côté, qui lui disaitbonjour, une jeune femme chargée de trois enfants, et qui, vivantdifficilement, enviait quelquefois la maîtresse du café, qui étaitsans charge de famille et passait pour riche dans le quartier.

Donatienne marchait au hasard, ayant toutesles puissances de son âme repliées sur elle-même, contre sonhabitude, et occupée d’une seule pensée, celle de ses enfants.

Elle avait toujours souffert à leur sujet.Dans les premiers temps, lorsqu’elle eut quitté Ros Grignon, ellepleurait en nommant dans son cœur Noémi, Lucienne, Joël, ce derniersurtout, qu’elle allaitait au départ, et que son nourrisson deParis lui rappelait ; elle se souvenait de la douceur de cespetites lèvres, formées de sa substance et de son sang, et quicontinuaient de lui demander la vie, et qu’elle pressait contre sonsein. Ah ! s’il avait été là, lui, Joël, l’enfant donné parDieu ; si elle avait pu embrasser les autres, seulement tousles deux jours, seulement toutes les semaines, elle sentait que cespetits l’eussent protégée, contre le plaisir qui la tentait, contrela nouveauté corruptrice, contre l’exemple… Plusieurs fois, elles’était écriée, en secret, aux premiers remords, quand il n’y a euencore que des pensées à demi consenties : « Mes petits,sauvez-moi ! » Mais ils étaient trop loin. Et l’enfantqu’elle nourrissait, et qui n’était point à elle, n’avait pas cettepuissance protectrice. Et le danger enveloppait de toutes partscette pauvre femme de Bretagne, qui n’était pas préparée contretant d’ennemis.

Les femmes de service qui l’entouraient, dansla première place où elle était entrée, rue de Monceau, n’étaientpas toutes perdues de mœurs, mais elles étaient toutes libres delangage, et habituées à ne faire aucun cas de ce que Donatienneconsidérait comme une faute. Celles qui n’avaient pas d’amantsdisaient et répétaient que l’unique motif de leur conduite était lafacilité plus grande qu’elles auraient de se marier. Elles nerespectaient aucune action en soi, et jugeaient seulement du profitqu’on en pouvait tirer. Plusieurs avaient plus d’esprit apparentque Donatienne, et une habitude de s’exprimer sur toute choseimpertinemment. Donatienne les écoutait volontiers, d’autant mieuxqu’on lui disait, la voyant facile à persuader :« Savez-vous que vous êtes jolie, la Bretonne, avec vos rubansde nourrice, sur votre coiffe de Plœuc ; quand vous passez,tout le monde se retourne ! »

Elle ne le savait que trop. Les femmes le luidisaient pour se faire bien voir, ce dont on a besoin, parmi lesdomestiques peu scrupuleux, et aussi parce qu’elle gagnait de grosgages. Les hommes encore mieux le lui faisaient entendre, et leschoses elles-mêmes s’unissaient pour la perdre. Elle était sijeune, si légère de tête, si vaniteuse et si portée à sonplaisir ! Le luxe lui paraissait un bonheur ; elle étaittroublée, grisée, amoindrie chaque jour dans sa défense morale, parla vue de l’argent qu’on dépensait autour d’elle, par la caresse detrop d’étoffes fines, de soie, de rubans, de dentelles qu’ellemaniait, par l’appel éhonté ou secret qui ne cesse ni jour ni nuitdans les villes, et qui prend les rêves, après avoir pris les yeux,et la mémoire, et le cœur devenu si faible, si faible.

En six mois, ce travail de perdition étaitbien avancé. Elle n’écrivait plus à son mari… On la savait mariée àun rustre. Pauvre Louarn !… Elle était la première à rire delui, quand on lui demandait, dans les réunions de l’office ou quandils prenaient le thé, le soir, dans la chambre de la cuisinière,pendant que les maîtres étaient sortis : « C’est vrai,Donatienne, que vous avez bêché la terre, et que vous faisiez lamoisson ? Il n’avait donc pas de cœur, ce garçon-là ?… Jevoudrais voir son portrait… Vous l’avez, dites ?Montrez-le ?… » Tous parlaient de la sorte. Les femmesinsistaient sur le nombre d’enfants qu’elle avait eus, trois encinq ans, et la plaignaient pour ce passé, dont elle se fûtsouvenue, quelquefois, sans elles, avec douceur.

Les valets de chambre, les cochers, lesmaîtres d’hôtel, ceux de l’appartement, ceux des autres étages, lacourtisaient plus ou moins. Elle leur plaisait par sa fraîcheur,son costume joli, sa hardiesse mêlée de retenue. Elle leur semblaitd’une race étrangère. Elle était de bonne race, simplement,imaginative, un peu folle et vaniteuse, et elle riait, plus qued’autres, mais elle était plus honnête, en réalité, à cause dupassé qui avait été meilleur. Elle permettait moins de privautés.Elle était traitée à part aussi, logée dans l’appartement desmaîtres, gâtée de cadeaux, comme nourrice, et cela encore larendait exceptionnelle, et l’exposait aux galanteries.

Et ce fut à cette époque, que le nourrissonmourut, presque subitement, de mal inconnu. Donatienne pleura. Elleeut de la peine et de l’épouvante. Son sort allait changer. Elle sesentait lasse, et presque à bout de lait. Quelques jours passèrent.Elle couchait encore près des maîtres, par ménagement pour elle, etpour qu’elle eût le temps de faire passer son lait… Madame, unsoir, la fit venir. Elle fut bonne ; elle, qui souffrait dansson cœur maternel, elle eut des mots de pitié pour cette autrefemme, qui avait nourri l’enfant disparu, et qu’elle avait commeassociée à sa maternité. « Nourrice, conclut-elle, – blonde,pâle, tout en noir, – nourrice, vous nous restez, n’est-cepas ? Ce sera une manière de m’acquitter envers vous, quil’avez toujours bien soigné ? D’ailleurs, là-bas, chez vosBretons, après le malheur qui nous atteint, qui sait ce qu’ondirait ?… Et puis, ma pauvre femme, vous ne devez pas avoirenvie de goûter de nouveau à la misère ? Si vous voulez êtreseconde femme de chambre chez moi, je vous garde. Seulement, je nepeux plus vous loger dans l’appartement… » Elle croyaitsincèrement, cette jeune femme, qu’elle accomplissait un acte decharité. Elle croyait bien faire. Sa pitié mondaine luireprésentait la misère comme le pire des maux. Il eût fallu qu’ellefût sainte pour penser autrement. Elle ignorait, d’ailleurs, à peuprès, ce que devenaient ses domestiques, là-haut, après dix heuresdu soir. Elle n’avait pas plus que d’autres le pouvoir de leconnaître. Et il était très vrai que la place manquait, dans le belappartement de la rue de Monceau, pour loger les domestiques prèsdes maîtres. La faute était à l’habitude, à l’architecte, aupropriétaire, aux voisins, qui avaient fait semblablement ; auprix des terrains ; aux revenus qui ne permettaient pas unhôtel ; aux distances d’ignorance, de défiance et de haine, àl’insécurité des relations, à leur fragilité, entre les serviteurset les maîtres ; à l’idée funeste que chacun n’est responsableque de soi ; à la jeunesse de cette femme de vingt-cinq ans,qui n’avait pas le temps de songer à ces choses, et à qui sa mèrene les avait pas dites… Et Donatienne fut perdue.

Donatienne connut le couloir taché du sixième,les mansardes séparées par des cloisons percées de trous qu’onbouche avec du papier, les rires, les conversations louches, lesobsessions, les coups à la porte, la nuit, quand les hommesrentraient du théâtre ou du café, les conciliabules, les partis quise formaient, les jalousies, les portes qui s’entr’ouvraient à unsignal convenu, l’appel des sonnettes électriques qui faisaientjurer dix hommes et descendre une femme, et les réceptions sous letoit, qui commençaient comme celles d’en bas, moins le décor, etqui finissaient crapuleusement.

Donatienne moins qu’une autre pouvaitéchapper.

Elle devint la maîtresse d’un valet de pied,très joli homme, connu pour ses bonnes fortunes, insolent sous lalivrée, jugeant le monde qu’il servait, avec l’assurance et larichesse d’informations d’un homme de vingt-huit ans, qui comptaitdéjà quinze ans de service à Paris, et dans tous les mondes. Il futtrès fier de sa conquête. Donatienne recevait, en ce temps-là, leslettres suppliantes, auxquelles elle ne répondait pas, les lettresoù Louarn annonçait la prochaine vente de leur mobilier, là-bas…Elle n’y crut pas. Son amant lui dit : « C’est pour teravoir, ou te faire chanter ! » Elle n’envoya pas sonargent ; elle ne partit pas, pour sauver la closerie de RosGrignon. Les deux dernières lettres même ne lui furent pas remises.Et on put dire : « Tu vois, s’ils t’oublient, et quelleblague c’était, ton ménage de Bretonne ! Ils n’écrivent mêmeplus ! »

Vers le même temps, chose étrange, elledemanda à quitter la coiffe de son pays. À présent qu’elle n’étaitplus nourrice, qu’elle sortait moins et qu’elle ne faisait pluspartie du luxe extérieur de la maison, peu importait. Elle enlevadonc les deux bandes de mousseline, qui étaient roulées, gaufrées,orientées à la mode du pays de Plœuc ; elle plia l’étoffe, –trois coiffes en tout, – et les serra avec sa robe de grosse laineà mille plis, ne les porta plus. Elle eut des chapeaux ; elleondula ses cheveux et les releva ; elle fut semblable à lamultitude. Cela changea Donatienne. Il fallait être observateur,pour reconnaître la Bretagne dans cette petite femme de chambredélurée, fine, les yeux brillants, qui avait le rire si nerveux etle sourire si triste.

L’été passa. Ros Grignon fut abandonné, etelle n’en sut rien… Elle pensait souvent aux enfants, et elleaurait voulu avoir de leurs nouvelles… Le remords aussi la tenaitpar moments. Elle avait été pieuse, dans sa toute petitejeunesse ; il lui restait un fond de croyance, et elle savaitque sa vie était mauvaise. Seulement, les réflexions qu’ellefaisait n’étaient ni longues ni fréquentes. Là-bas, dans le payspauvre, pour se garder ou se ressaisir, elle aurait eu les fêtesreligieuses avec les pratiques de dévotion qu’elles amènent, lagrand’messe et le sermon du curé de Plœuc, les missions, lesbaptêmes, les glas funèbres, les angélus sonnés par les cloches,tout l’air qui prie trois fois le jour ; elle aurait eul’exemple des anciennes de la paroisse, qui venaient quelquefoisvisiter la closerie, et qui étaient un peu sentencieuses etradoteuses, mais qui laissaient après elles un désir de bien vivre.À Paris, elle n’avait rien de tout cela,… une messe basse, quandmadame se souvenait, qu’elle indiquait l’heure et qu’elle pouvaitcontrôler…

Septembre vint. Elle était aux environs deParis, dans un château, et elle n’avait pas changé de vie. Maisl’inquiétude de ne plus recevoir de nouvelles la torturait, et luifit enfreindre l’ordre de son amant. Elle écrivit à« Mademoiselle Noémi Louarn, closerie de Ros Grignon, enPlœuc, Bretagne, » et elle demandait comment chacun seportait… Huit jours passèrent, sans réponse. Elle pensa que Louarnavait appris ce qu’elle était devenue ; elle accusa son marid’avoir empêché Noémi de répondre. Pour le savoir, elle écrivit àcette fille qu’elle avait elle-même choisie pour faire le ménage etsoigner les enfants ; elle demanda à Annette Domerc :« Pourquoi se taisent-ils ? » Cette fois, elle reçutla réponse, sans retard et brutale : « Vous ne savez doncpas que tout est vendu ? Il n’y a plus de chez vous. Votrehomme est parti. Il a pris la route de Vendée. Et il a emmené lesenfants. » Parti ! Emmené ? Où étaient-ils ?Personne ne put le dire, ni le maire, ni le curé, ni l’abbéHourtier, qui n’avait reçu aucune lettre de Louarn.

Alors Donatienne fut prise de désespoir. Elleeut une douleur passionnée et violente. Elle rompit avec son amantqu’elle accusa, sans le savoir, mais sans se tromper non plus,d’avoir supprimé les dernières lettres de Louarn ; elle refusade manger ; elle pleura toute une semaine, ne cessant derépéter : « Noémi, Lucienne, Joël ! » On voulutbien la supporter, parce qu’elle était adroite, vive dans leservice, et qu’elle avait été la nourrice du petit mort. Maisbientôt sa santé déclina, et un après-midi de novembre, elle futconduite à l’hôpital, en toute hâte. Le médecin avait reconnu unefièvre muqueuse. Trois jours plus tard, la jeune femme qu’elleavait servie envoya prendre de ses nouvelles, et dit à quelquesamies, réunies avant le dîner : « Cette petite quej’avais, vous vous souvenez, la Bretonne ? Eh bien ! elleest très mal ; elle a eu quarante et un degrés le lendemain deson départ d’ici… Elle était gentille, n’est-ce pas ? Et puistrès sage, très bonne mère : c’est même de trop aimer sesenfants qu’elle meurt… Un mari ivrogne, probablement, qui les aemmenés au loin, et qui la laisse sans nouvelles… Triste, n’est-cepas ? »

Donatienne faillit mourir, en effet. Elle seremit très lentement. Quand elle sortit de l’hôpital, elle était sifaible qu’elle n’aurait pu songer à entrer immédiatement enplace ; si pauvre qu’elle avait seulement de quoi vivrependant quelques semaines ; si changée, physiquement, que lahonte la prit de retourner rue de Monceau, où la place de secondefemme de chambre n’était plus libre, assurément, mais où elleaurait été aidée de quelque façon, recommandée, adressée à quelqueamie en quête d’une très honnête fille. Elle ne voulait pasrencontrer, dans cette maison, l’homme qu’elle détestait à présent,et se montrer à lui et aux autres avec ses tempes presque dégarniesde cheveux, avec ses joues creuses et ses yeux qui étaient devenuslégèrement inégaux, et qui ne pouvaient fixer les choses sansloucher et chavirer de faiblesse dans l’orbite.

Elle se logea en garni, sans trop savoir cequ’elle ferait, désemparée, comme tant de gens de service auxlendemains d’hôpital ou de renvoi. Elle eut des idées de retourneren Bretagne, mais comment aurait-elle trouvé à vivre dans le paysde Plœuc ? Quel moyen de gagner dans un coin si pauvre, etd’ailleurs si mal disposé pour elle, depuis que Louarn étaitparti ?… On l’aurait fait souffrir, oui, durement… Ellesouffrait tant déjà, et sa mélancolie foncière d’enfant des côtesbretonnes était devenue une douleur si précise ! Une tentativequ’elle fit pour se réconcilier avec ses parents, les pêcheursd’Yffiniac, échoua, quand elle eut avoué qu’elle ne rapporterait àla maison aucune économie ni aucun métier. Et la misère recommençade s’approcher. Avant que les forces fussent revenues, Donatiennerisqua ses derniers vingt francs dans un bureau de placement, entradans une nouvelle place, chez une femme du monde qui avait deuxfilles à marier. Elle n’y put rester, parce qu’il fallait veillertous les soirs. Le garni la reprit, et le total désespoir, etbientôt la vie mauvaise.

Elle ne cherchait plus à plaire et àbriller : elle avait peur de mourir de faim. Alors, sansentraînement, avec moins de résistance que la première fois,fermant les yeux, honteuse et résolue comme si elle se fût jetéedans le fleuve, elle « se mit » avec un autre homme,selon l’expression populaire, avec un ancien cocher, riche, brutalet buveur, qui se retirait du service, et cherchait à acheter unfonds de commerce. Il acheta, comme toujours, un café, et chargeaDonatienne de faire réussir l’entreprise. Depuis six ans, ilsvivaient ainsi maritalement, considérés, dans le quartier deLevallois, comme mari et femme. Elle s’occupait du ménage et de lacuisine, servait les clients, sauf le matin, pendant une heurequ’elle employait à courir le quartier et à acheter desprovisions ; elle tenait les comptes ; elle reprisait lelinge aux moments libres. Le café réussissait, grâce à l’activitéde Donatienne, à son esprit d’ordre, à l’espèce d’autorité qu’elleexerçait naturellement autour d’elle, et à l’habitude qu’elle avaitet qui séduisait la clientèle du faubourg, de toujours parlerpoliment. Ce Bastien Laray, avec lequel elle vivait, ne l’aidaitguère. Il était toute la journée dehors, sous prétexte deréapprovisionner les placards et la cave, et même de chercher uneplace de chauffeur, qu’il eût été navré de rencontrer. Il avaitmieux. Il avait sa retraite. Il rentrait ivre deux fois sur trois.Donatienne le menait parce qu’elle était plus intelligente que lui,mais, avant de céder, il la battait, parce qu’il était le plusfort. Ils ne s’aimaient pas. Ils n’étaient pas dupes l’un del’autre. Mais ils n’auraient pas su comment se fuir et commentvivre ensuite. Tout ce soin, toute cette peine, toute cettepatience que les mères et les femmes aimées retrouvent enreconnaissance émue, dans la tendresse de leurs enfants ou de leurmari, Donatienne les dépensait sans connaître en retour la douceurd’un remerciement, sans un rêve d’avenir, sans la paix qu’ellen’avait jamais pu fixer en elle.

Elle avait essayé d’avoir la paix, ou du moinsle silence et le vide dans son âme. Elle s’était appliquée àchasser ces souvenirs de religion et ces reproches de consciencequi renaissent de plus en plus faibles, comme les rejetons d’uneracine coupée au ras de la lumière. Et elle en avait à peu prèstriomphé. Dans sa vie quotidienne, constamment occupée et amusée,dans le mouvement et le bruit qui l’enveloppaient, elle trouvaitdes moyens d’écarter l’image importune du passé. Quelquefoisseulement, l’irrésistible besoin de tendresse maternelle lasaisissait, et la brisait, et la laissait sans force contrel’approche de tout le reste, contre les choses et les gens qu’ellecroyait oubliés. Alors, elle cherchait à s’étourdir, elle causaitavec les clients, elle jouait aux cartes avec eux, ou même,confiant à une voisine la garde du café, elle sortait, et elleallait, seule ou avec son amant, à travers les rues de Paris, dansla foule. Un des arguments dont elle se servait alors, au plussecret de son cœur, pour combattre de pareils orages, c’étaitl’impossibilité où elle se trouvait de remplir aucun de ces devoirsqu’elle avait abandonnés, de savoir même si ses enfants et son marivivaient encore. N’avaient-ils point succombé, père ou enfants,peut-être tous, à la misère errante qui est plus dure quel’autre ? Sept années entières sans nouvelles, septannées…

Et voici que, subitement, elle apprenait qu’unJoël, un petit de l’âge de son petit, et qui venait de Bretagne,avait été aperçu dans la Creuse… Elle ne pouvait savoir si c’étaitson enfant. Mais cela suffisait pour que la trêve fût rompue.L’idée des abandonnés reprenait possession de cet esprit qui avaitpu la chasser à moitié. Elle rentrait avec le nom de Joël. Ledoute, l’inquiétude, les accusations auxquelles Donatienne netrouvait plus rien à répondre, tout cela revivait. « Pourrien ! pensait Donatienne, en marchant vite dans labrume ; je me tourmente pour rien !… Est-ce qu’il n’yavait que mon enfant à porter ce nom-là en Bretagne ?… Etpuisque le maçon a vu deux garçons et une fille dans le courtilentouré de peupliers, ce n’est pas ça… Non, ça ne peut pas être lesmiens. D’ailleurs, le père, comme je le connaissais, a dû mourir dela peine que je lui ai faite… Mon homme a dû mourir… »

Les fournisseurs chez lesquels elle passa luitrouvèrent des yeux de rêve, et elle ne s’arrêta point pour causer.« Madame Donatienne a quelque chose, pour sûr, » direntla boulangère, la marchande de légumes et la pâtissière, une damevéritable, et qui avait une fille que Donatienne regardaittoujours, à cause de ses yeux compatissants à la vie inconnue… Maisqui pouvait deviner la cause de son trouble ? Personne nedevina.

Quand reviendrait-il, ce maçon ? Pasavant quatre mois. Il avait donné des détails singulièrementvoisins de la vérité, avec d’autres qui faisaient douter…

Donatienne resta dehors plus longtemps que decoutume.

Quand elle rentra, le café était à moitiéplein, Bastien Laray était assis dans l’espèce de chaire, protégéepar une glace de verre, où elle s’asseyait l’après-midi. Il lui fitun sourire aimable, qu’il ne prodiguait pas, et, l’appelant à voixbasse, et avec ce clignement d’yeux qui faisait dire, dans lequartier, « C’est un bon ménage, » il luidemanda :

– Ça t’a paru court, ta sortie ?… Ilest venu du client, comme tu vois ; je l’ai servi à ta place…Es-tu mieux, au moins, après ta promenade ?… Non ?… Tum’en veux encore ?… Nous irons ce soir au théâtre,dis ?…

Le bruit d’un sou frappant le marbreinterrompit ce commencement de plaidoyer. Bastien Laray, comme s’ilavait donné un ordre, répondit tout haut :

– Voyez au 15 !

Et il alla lui-même recevoir le prix d’unverre de bière.

La jeune femme monta les deux marches quiconduisaient à l’estrade. Et les clients qui la connaissaientl’observèrent, les autres aussi, moins longtemps. Le jour se traînaet finit dans la brume. Les chevaux, devant la porte, glissaientcomme par temps de neige. La fumée, rabattue par le vent, plongeaiten tourbillons dilués et reconnaissables, jusqu’à la hauteur desvitres, et c’était elle que regardait Donatienne, quand ellerelevait la tête de dessus son livre de comptes.

Elle se disait : « Ce n’est pas celaque j’aurais dû lui dire, à ce maçon de la Creuse qui est venu cematin. J’aurais dû le questionner davantage… Où le retrouver àprésent ? » Le trouble et le tourment s’étaient mis dansson cœur. Comment n’avait-elle pas insisté, pour avoir le nom duvillage où habitait Joël ou d’un village voisin ? Elle auraitécrit aux enfants. La surprise, l’émotion, la rapide désillusionl’avaient empêchée de faire ce qu’il aurait fallu… Mais non… Est-cequ’elle pouvait écrire aux enfants ? Qu’aurait-elle dit ?Quelle excuse pour les avoir abandonnés ? Et s’ils vivaient,si c’étaient là Noémi et Joël, n’auraient-ils pas eu la tentation,ou l’ordre de lui répondre durement, comme à une mèreindigne ?… Oh ! non, pas de lettres. C’était bien commecela, tout compte fait… Mais il fallait attendre,… des mois… Etaprès, quand elle aurait beaucoup souffert de cette attente,qu’apprendrait-elle ? Peut-être rien !… Cet hommen’était-il pas un imposteur ? un mauvais plaisant envoyé parquelqu’un qui savait qu’elle avait été mariée, et qui voulait luifaire avouer le crime de sa vie ?… Cependant, il avait l’airtrès simple… Il n’avait ri à aucun moment… Il semblait même unbrave homme, sauf peut-être cette audace qu’ils ont avec les femmescomme elle, un peu jeunes, et jolies encore.

Lasse infiniment, elle songeait :« Je voudrais que cela fût vrai, dussé-je être privée d’euxtoujours ; je voudrais savoir qu’ils vivent, qu’ils sontbeaux, et où ils sont… »

Chapitre 10LE THÉÂTRE

Le soir, après le dîner pris dansl’arrière-boutique, elle s’habilla, et elle avait bon air, malgréla fatigue du visage, avec son chapeau à plumes roses et noires, etson tour de cou de fourrure grise ; elle marchait bien ;elle avait de petites mains dont la peau, tachée et entaillée parle travail, disparaissait sous des gants. L’homme l’entraîna,rapidement. Les voisines qui ne perdaient aucun incident de la rue,pas plus qu’en province, dirent : « Les voilà encorepartis pour le théâtre, je parie. Ils gagnent gros. Mais c’est ellequi lui fait dépenser tout cet argent-là. Elle n’aime ques’amuser. »

La cravate épinglée d’un faux brillant, lajaquette bombée sur la poitrine, l’air vainqueur et insolent,Bastien Laray marchait près de Donatienne. Il cherchait à réparerl’effet désastreux de ses brutalités du matin ; il avaitaperçu clairement que cette Donatienne avait dit vrai dans unmoment de colère, qu’elle le quitterait sans même avoir besoind’une raison… Ils prirent le train, et furent bientôt sur lesboulevards. Il était près de neuf heures.

Dans la salle illuminée, quand ils entrèrent,la pièce était commencée. On riait. Les mêmes mots avaient mis lamême expression sur le visage des quelques spectateurs del’amphithéâtre, qui durent se lever pour laisser Donatienne et sonamant prendre chacun sa place, au premier rang, vers le milieu.Lui, il était déjà à l’unisson. Elle désirait s’y mettre, pouréchapper à l’obsédante pensée qui la suivait depuis le matin. Elleaimait le théâtre. Elle avait dépensé beaucoup d’argent sur sesgages, du temps qu’elle était domestique, pour « rire auxcomédies », comme elle disait. Et l’assurance avec laquelleelle passa, la première, le visage levé, la lèvre entr’ouverte etmurmurant : « Pardon », le geste avec lequel elleramena sa robe à gauche, s’assit, et, sans regarder les acteurs,commença par lorgner la salle, indiquaient la longuefréquentation.

Bientôt, elle s’accouda sur la rampe develours rouge, et tendit son esprit vers cette scène, tout en bas,d’où montaient les mots qui devaient faire rire. Mais on eût ditque ce qui venait vers elle, ce n’étaient que des enveloppes demots vides de sens, des sons vagues, et qui ne la touchaientpas ; il y en avait d’autres au contraire, que personne neprononçait, que personne ne savait, et qu’elle entendait roulercomme des vagues au dedans d’elle-même : « Noémi !Lucienne ! Joël ! » Elle ne pouvait pas ne pas lesentendre, ces mots qui portaient avec eux tout le drame de sa vie,pas plus qu’avec la main elle n’eût empêché de jaillir une sourced’eau. Le théâtre ne la délivrait pas d’elle-même. Elle regardal’orchestre, les loges, les toilettes… Mais le trouble profond deson cœur ne s’apaisait plus. Elle sentait, au contraire, grandir sapeine, de tout le contraste que formaient avec elle ce décor etcette foule. N’en pouvant plus, elle se tourna du côté de sonamant. Elle voulait lui dire : « Emmène-moi ! »Et, de l’autre côté de Bastien Laray, avant même d’avoir ouvert leslèvres, elle aperçut, assise dans une stalle d’amphithéâtre, unefemme de menue condition, comme elle, jeune, la joue en fleur, etqui était venue avec son enfant, un bébé de deux ans peut-être,qu’elle tenait pressé contre elle, poitrine contre poitrine. Latête blonde pendait et dormait sur l’épaule de la mère. Un soufflerégulier soulevait le petit corps, qui parfois, dans un rêve,s’agitait, puis retombait.

Comme la femme était près de la balustrade, etqu’elle paraissait uniquement attentive à la pièce qui se jouait,Donatienne pensa : « Si elle lâchait l’enfant ! Sielle desserrait seulement les bras ; il coulerait dans lasalle, et s’y briserait ! Comme il est joli, cetinnocent ! » Elle le regarda longtemps, si longtemps quela mère finit par la remarquer. Les deux femmes comprirent qu’ellesétaient mères l’une et l’autre. Donatienne n’alla pas au delà d’unsourire triste ; mais elle en vint à penser que si elle tenaitce petit sur ses genoux, elle en aurait une douceur de cœur. Ellen’osa pas le dire. L’autre s’absorba de nouveau, les yeux fixes,dans le spectacle qui se jouait en bas, sur les planches.Donatienne, cependant, demeura à demi tournée du côté de l’enfant,et elle se sentait pâlir, comme si la source de sa vie étaitatteinte. Le théâtre, les mots, les rires, que c’était loin !L’homme qui assistait à cette comédie, et qui ne se doutait pas dece qui se passait tout près de lui, comme il lui paraissait bienétranger à elle-même, et comme il l’était en effet ! Cequ’elle voyait, c’étaient les dernières images que la vie communelui eût laissées, les images qu’elle repoussait depuis des années,âprement victorieuses ce soir, et ravageant son âme. Elle voyait lamaison de Ros Grignon, au sommet de la butte pierreuse, le champ desarrasin et le champ de seigle qui faisaient deux bandes claires,au bas de la colline, et au delà, la lande et la forêt quichantaient dans le vent ; elle voyait la chambre avec le litet les berceaux, avec la porte qui ouvrait sur l’étable ; ellevoyait les trois enfants qui l’enveloppaient, quand elle rentraitdes champs. « Mes bien-aimés, où êtes-vous ? Est-il vraique vous viviez ? »

Tout avait été vendu. Oui, et d’autrescultivaient les pauvres champs où Louarn avait usé ses bras.C’était bien fini. Et Donatienne ne souhaitait pas reprendre la vied’autrefois. Mais, dans cette salle de théâtre, là, tout en haut,folle qu’elle était, il lui parut, plus sûrement que jamais, qu’ense séparant de ses enfants, elle avait rompu avec une joie infinie,une joie durable, qu’elle était autrefois trop jeune et trop légèrepour comprendre. À présent, elle eût été sans défense contre lespetites mains, les bras, les yeux, les lèvres de ces troisbien-aimés qu’elle avait connus autour d’elle, « Oh ! lespetits, les petits, comment les mères peuvent-elles vous quitterautrement que par la mort ? Quelle folie m’a prise d’aller melouer à Paris ? Quelle autre folie de rester, quand j’étaislibre de revenir !… La caresse de vos mains me manque, et lepoids de vos corps sur mes genoux. Je souffre ! » Ellesouffrait si évidemment que Bastien Laray, s’étant retourné, laface réjouie et lourdement épanouie, demanda :

– Tu ne ris pas, Donatienne ?

– Non.

– Tu n’entends donc pas ?

– Non.

– Je ne t’ai pas payé ta place pour quetu aies des airs pareils ! Qu’est-ce qu’il te faut ?

La voisine, ayant entendu les reproches,regardait du côté de Donatienne, et balançait lentement, calmement,son jeune buste souple, qui berçait l’enfant. Elle vit les mainsgantées se tendre à demi vers elle, incertaines, hésitantes ;elle entendit :

– Madame, si vous vouliez me le donner àbercer ?

– Cela vous ferait plaisir ?

– Cela me ferait du bien : je n’enai plus, moi…

Elle était si pâle que la femme vit qu’elledisait vrai, et qu’elle eut pitié.

– Tu es ridicule, Donatienne ! fitl’amant.

Mais la femme, doucement, avait pris l’enfant,et, derrière le dos de l’homme qui protestait, à la joie desvoisines, au scandale des voisins qui disaient :« Chut ! les femmes ! » elle le tendait àDonatienne, avec une petite peur cependant. Et, quand elle eutlâché la robe bleue et blanche, elle ne fut plus maîtresse à sontour d’écouter ni de regarder la scène, et elle eut un regret. Sanscesser de sourire, par politesse, elle jetait souvent les yeux ducôté de Donatienne. Celle-ci avait couché l’enfant sur ses genoux,et l’entourait de ses bras ; maternelle, immobile et pliéecomme un berceau, elle le regardait dormir. Un frémissementl’agitait, et elle ne pouvait le calmer, non de plaisir, comme ellel’avait cru, mais de chagrin et de remords plus profond…

Les acteurs achevaient la pièce. Le rideau sebaissait.

– Assez de bêtises ! dit l’homme.Rends le gosse, et partons !

Elle ne répondit pas, leva le petit corpschaud jusqu’à ses lèvres, hésita un moment comme si elle avaithonte et se jugeait indigne, puis, rapidement, elle baisa la jouerose, qui se plissa sous le baiser.

– Merci ! dit-elle en remettantl’enfant à sa mère.

Elle partit avec Bastien Laray.

Il était une heure du matin quand ilsrentrèrent dans le petit appartement de Levallois, au-dessus ducafé. L’homme, las et mécontent, se coucha presque sans mot dire.Donatienne se déshabilla lentement ; elle perdit du temps,avec intention, à tourner dans sa chambre ; elle eût voulu, cesoir-là, s’étendre sur le tapis, ou dans un fauteuil. Quand ellevit que son amant dormait, elle se coucha, à son tour ; maiselle s’écarta de lui le plus possible, et, dans la nuit, ellepleura.

………………………………………………………

Un regret avait donc passé dans la vie deDonatienne. Mais aucun grand changement ne suivit cette souffrance.Elle s’atténua même, comme les autres, avec les semaines. Personnene connut le secret. La mère s’appliqua à combattre lesimaginations qui lui venaient, et à se dire qu’il n’y aurait pointde retour de ce messager qui l’avait tant troublée.

L’hiver passa. Mars commença à déchirer lesnuages d’hiver. Chaque matin, Donatienne, en ouvrant la devanturedu café, cherchait l’homme qui avait promis de revenir.

Il n’était pas là. Elle avait, malgré elle,une déception. En allumant le feu, en mettant à bouillir le café,elle songeait invinciblement à ceux qu’elle avait délaissés. Et saplus vive tristesse, c’était de ne pouvoir se les représenter telsqu’ils devaient être maintenant, les enfants qui étaient sortisd’elle. Ils ne la regardaient point. Ils n’avaient point desourire. Ils étaient sans voix. Quelle façon auraient-ils eue de lanommer ? Quelle taille avaient-ils, et quelsvêtements ?…

Cela la torturait jusqu’à l’arrivée despremiers clients, qui la sauvaient de sa misère d’âme.

Le mois de mars continua de traîner sesjours.

Chapitre 11CELUI QUI PASSE

Il y avait, loin de Paris, plus loin encore dela Bretagne, une plaine où la terre était toute remuée de collineset de vallons. Du côté du nord, un haut plateau tombait presque àpic dans la vallée, et la fermait. De moindres hauteurs s’endétachaient, à l’est et à l’ouest, pour enserrer cette plaine encorbeille, verte au printemps et couleur d’osier sec lorsque l’étéavait passé. On pouvait juger combien elle était vaste, à lalenteur des nuages que le vent poussait au-dessus. Quand le vent nesoufflait pas en tempête, ils mettaient une demi-journée àdisparaître. Les pâtres, habitués à la contempler, avaient des yeuxde songe. Ils menaient des troupeaux de moutons et de porcs àtravers les landes du plateau, où des étangs peu profonds luisaientparmi des bruyères et des seigles. Les villages, dans la plaine,étaient distants les uns des autres. Lorsqu’il faisait beau, on lesreconnaissait de loin, non pas à la pointe de leur clocher, car leséglises avaient de petites tours carrées, mais au rouge de leurstoits de tuiles. Centre des terres françaises, région emprisonnéedans tant et tant de terres, que jamais ni le vent de l’océan, nicelui des grandes montagnes n’y atteignaient sans s’être brisé lesailes ; région où l’été cuisait le froment encore laiteux, etséchait souvent les fruits dans leur verdeur.

Non loin de l’entrée de la plaine, la route,après avoir descendu, remontait, puis descendait encore, et, au basde la seconde descente, passait à quelques mètres d’une maison depauvres : deux chambres sous un toit de vieilles tuiles,crevassées, disjointes, recouvertes d’une couche de poussière et defeuilles mortes, dont les saisons variaient l’aspect. Dansl’enclos, quelques planches de choux et de carottes, une mare, unpeu plus loin un puits, quelques plates-bandes étroites, semées degiroflées. Tout autour de ce mince domaine, qui avait la forme d’uncoin, une haie vive se tordait, épaisse, emprisonnant quelquestroncs de peupliers, coupés à six mètres du sol, et qui donnaientdu bois de fagot : c’était tout. Au delà, les prés, les blés,les trèfles couvraient la terre de leurs larges rayures. Il n’yavait pas de construction voisine ; seulement, un chemin demoyenne grandeur, embranché à l’angle de la haie, conduisait auvillage qu’on devinait à droite, parmi les arbres des vergers, à undemi-kilomètre.

Le vingt mars, la journée était froide ;le vent soufflait du plateau violet, et, au-dessus de la plaine,entraînait un lourd tapis de nuages qui semblait ne point avoir defin. Depuis plus d’une semaine, le nuage glissait vers lesud ; quelquefois seulement, par une fissure de ce plafond,une averse de rayons tombait et faisait fulgurer un coin decampagne, où s’enlevaient en clair les plus petits détails, untroupeau, une voiture en marche, le dessin des fossés et des talus,le coq d’or d’un clocher ou d’une girouette. On voyait alors, à lacouleur tendre des prés et des groupes d’arbres, que le printempsétait commencé, et qu’il y avait des bourgeons aux branches. Levent ni le ciel ne l’eussent dit. Le vent sifflait, et, dans lemaigre enclos, au bord de la route, faisait claquer le linge qu’uneenfant étendait. Elle l’avait lavé dans une mare dont la canetilleétait encore divisée et cherchait à se joindre en une nappeuniforme, là, au bout du jardin, du côté opposé à la route, et, àprésent, l’ayant mis sur une brouette, elle prenait, pièce parpièce, les chemises, les mouchoirs, les culottes d’enfant et lestorchons, et, les déployant, les fixait, avec des pinces de bois,le long d’une corde tendue devant la maison, dans le sens desrangées de choux jusqu’à la grande route. Les chemises, gonflées,battaient l’air de leurs bras ; les carrés de toile seridaient, ondulaient et claquaient. L’enfant, grave, continuait sontravail, qu’elle avait commencé par l’extrémité de la corde, prèsdu seuil.

Elle n’était pas grande, mais elle étaitsvelte et bien faite, et fine assurément, plus qu’une paysanneordinaire. Quelqu’un en ce moment la regardait avec attention,quelqu’un qu’elle ne voyait pas, un homme vêtu en ouvrier, d’uncomplet mal ajusté en gros drap foncé à côtes, coiffé d’un melonrâpé, et qui portait sur l’épaule, au bout d’un bâton, un paquetvolumineux, noué dans une blouse blanche. Il arrivait du fond de laplaine, et la boue couvrait ses gros souliers de cuir brut. Ilmarchait contre le vent. Sa figure était rouge, et ses yeuxpleuraient, à cause de cette piqûre de l’air. En apercevant lapetite, cent mètres avant le jardin, il avait ralenti la marche, etil approchait à petits pas, s’arrêtant souvent pour reprendrehaleine, comme un homme très las. Il l’était un peu ; ilvoulait surtout observer cette maison, ce jardin, les gens qu’il ytrouverait. Et il tâchait de ne pas être trop tôt remarqué parl’étendeuse de linge.

Celle-ci ne pensait qu’à sa besogne. Elleallait, venait, se baissait, se relevait, et cela empêchait levoyageur de distinguer le visage, tantôt détourné, tantôt cachéderrière une pièce de linge, ou par les bras qui tendaientl’étoffe. Elle avait une jupe courte laissant voir une paire desabots, et, sur des jambes toutes menues, des bas qui avaient dûêtre rouges, mais qui étaient, à présent, d’un rose éteint et toutrapiécés. La jupe était noire, comme le corsage, et par devant,l’enfant portait un tablier de coton bleu qu’elle avait mis pourfaire sa laverie, et qu’elle n’avait pas quitté, bien qu’il fûttout mouillé et recroquevillé en un paquet. L’homme, quand ladistance ne fut plus que d’une quinzaine de pas, s’arrêta au coinde la haie qui tournait autour du jardin, et, sur son visageplacide, l’émotion marqua sa trace. Elle tira en bas les coins deslèvres lourdes et gercées. Il reconnaissait l’enfant qu’il avaitvue de loin et assise, un an plus tôt ; elle se rapprochait dela haie vive et par conséquent de la route ; elle était finede traits comme de corps, avec des yeux sombres, des cils longs,une bouche toute petite,… comme celle de Donatienne, et le teintpâle, et le menton pointu, et l’air triste et réservé. Le ventramenait par devant ses jupes, et quelques mèches de cheveux ;mais l’édifice des cheveux bruns, couleur de châtaigne cuite, étaitsolide, et relevé en petit casque. Elle eût paru une demoiselle deville, sans ses vêtements de pauvresse. Rien ne bougeait dansl’enclos de quelques ares… Si,… un gamin de cinq à six ans, là-bas,dans l’encadrement de la porte de la maison.

Le maçon se rappelait la promesse qu’il avaitfaite, de parler, au retour, à ces gens qu’on disait venus de loin,et de rapporter des renseignements. Il allait prendre le trainlà-haut, sur le plateau, pour Paris, Quelques mètres le séparaientà peine de la petite qui étendait une grande chemise de coton, àcarreaux, que la brise froide souffla aussitôt et gonfla. L’hommetoussa, pour s’annoncer. L’enfant frissonna, se recula, tenantencore une des pinces de bois qu’elle voulait poser sur la corde,et, ayant regardé dans la route, par-dessus la haie, découvrit lepassant, qui avait déposé son paquet de hardes au bord du fossé, etqui, du revers de sa manche, s’essuyait la figure. Il n’avait pasl’air méchant. Elle était chez elle, de l’autre côté de la haie.Elle demeura. Il tâcha de se faire une voix douce :

– Est-ce qu’il y aurait moyen, ma petite,d’avoir un verre de vin ?

Cela lui parut trouvé. Ellerépondit :

– Il n’y a que de l’eau chez nous.

– Eh bien ! un verre d’eau, car j’aisoif.

Avant de répondre, elle s’assura encore qu’iln’avait pas la mine d’un chemineau dangereux, et regarda du côté duvillage. Puis, sérieuse toujours, et vive de mouvement :

– Je vais vous en donner.

En une minute, elle eut couru à la maison,puisé de l’eau dans la seille, et elle reparut, portant, au bout deson bras, un verre plein, dont l’eau en mouvement jetait deséclairs bleus.

– Elle est bonne, dit-elle, et fraîche,vous allez voir.

Il souleva son chapeau, but d’un trait, secouale verre, en le tendant par-dessus les épines.

– Je vous remercie, dit-il, mademoiselleNoémi !

Elle prit le verre, puis demeura immobile.L’étonnement grandissait en elle. L’expression grave de ce trèsjeune visage devenait hostile, ou inquiète.

– On ne m’appelle guèremademoiselle ; mais je suis Noémi, en effet. Comment lesavez-vous ?

– Je vous ai vue, l’an dernier, quand jepassais pour aller faire ma saison à Paris. Vous ne vous rappelezpas ?

– Non.

– Un de mes camarades m’a indiqué lamaison : « Ce sont des gens qui ne sont pas du pays,qu’il m’a dit. C’est venu de loin. Il y a un gosse qui a nomJoël. » Est-ce vrai ?

– Oui.

– C’est lui, là-bas ?

– Non. Celui-ci, c’est Baptiste ;Joël est avec le père, à la carrière.

– Combien en tout ?

– Quatre.

– Tant pis !

– Qu’est-ce que cela peut vousfaire ? dit-elle, rassurée sans savoir pourquoi, et riant d’unrire frais.

– Ce n’est pas mon compte, fit l’homme enhochant la tête, et se parlant à lui-même. Tant pis !

– Allons, continuez votre route, àprésent, dit la petite en se remettant au travail ; j’ai lafin de ma laverie à étendre ; si on me voyait m’amuser, j’enaurais, une secouée !

Le maçon avait souffert, comme d’une déceptionpersonnelle, de cette réponse : « Nous sommesquatre. » Voilà donc ce qu’il rapporterait à la patronne,là-bas, à l’ardente, et jolie, et si maternelle hôtesse du café deLevallois ! Il la vit en imagination pleurer, et dire :« Pourquoi êtes-vous venu ? Avant de vous avoir vu, jen’avais pas d’espérance, et voilà maintenant que vous mel’ôtez. » Il avait une âme facile à toucher, et naïve. Ilconsidéra l’enfant qui le regardait encore, soupçonneuse, étendantd’autres pièces de linge sur les choux, car il n’y avait plus deplace sur la corde. Et la ressemblance était si grande, entre laphysionomie de cette petite, et l’autre, qu’il se rappelait, qu’ilne releva pas le bâton, ni le paquet de hardes vers lesquels ils’était déjà baissé pour partir.

– Faut pas vous fâcher, petite Noémi, nicroire que je suis comme ces chemineaux qui causent avec tout lemonde, par-dessus les haies, et qui n’ont pas toujours des jolieshistoires dans leur vie. Moi, je suis du pays ; je suis deGentioux, et on m’y connaît pour être d’une famille de bonnes gens…Si je vous ai parlé… Revenez donc, que je vous dise ?

Elle fit trois pas, tenant encore un carré detoile entre les mains pendantes.

– C’est que j’ai vu à Paris, quelqu’unqui était, je crois bien, de vos parents…

– Je ne m’en connais pas, dit Noémi.Est-ce un homme ?

– Non.

Elle s’était dressée sur ses sabots, pourmieux voir le voyageur ; elle avait la bouche entr’ouverte, etles ailes du nez toutes blanches d’émotion. Le passantsongea : « Elle sait quelque chose ! » Et ilvit que les mains avaient laissé tomber la toile. De l’autre côtéde la haie, tout près de lui, la petite, avec un accent passionné,demanda :

– Elle est donc vivante ?

– Voyons, fit l’homme, qui comprit que lechagrin ou la joie avait une large prise sur l’enfant ;voyons, avant de vous dire ce qui en est, il faut que je sacheplusieurs choses. Ne vous en allez pas comme cela ;… n’ayezpas les mains tremblantes… Vous disiez quatre enfants ?

– Oui, Baptiste, le dernier, et, enremontant, Joël, Lucienne et moi. Ça fait quatre.

– Un de plus qu’on ne m’avait dit. Vousêtes venus de Bretagne ?

– Oui. J’avais plus de cinq ans. Je merappelle, moi : j’allais à pied ; les autres dans lavoiture à bras.

– Vous avez votre mère, ici ?

La petite fronça le sourcil, et hésita avantde révéler ce qu’elle avait caché au plus profond de son âme. Elles’assura, encore une fois, que le visage de ce passant étaitvraiment ému ; qu’elle avait devant elle un bon homme, puis,penchée, rapide de parole, et femme et enfant à la fois :

– Il y a la mère de Baptiste, monsieur.Mais ce n’est pas ma mère à moi. La mienne, il paraît qu’elle alaissé vendre notre bien, en Bretagne, qu’elle n’a pas voulurevenir ; elle était partie pour nourrir un enfant deriche : on ne l’a jamais revue.

– Comment s’appelait-elle ?

– Donatienne.

– Alors, je l’ai vue ! ditl’homme.

– Oh ! qu’est-ce que vous diteslà ? Vous l’avez vue ?

– Oui, je lui ai même parlé.

Elle se mit à pleurer, silencieusement, enlevant les yeux ; les larmes coulaient et elle regardaitau-dessus de l’homme, vers le haut des arbres, où devait flotterl’image de celle qui s’appelait Donatienne… Puis elle abaissa lespaupières, et elle sanglotait, et elle continuait de sourire à lavision.

– Dites, monsieur, est-ce qu’elle a parléde moi ?

– De tous.

– Elle ne nous a pas oubliés, comme ilsdisent ? Je le savais bien… J’en étais sûre… Je l’aimais…Est-ce qu’elle est vieille ?

– Non pas ! belle femme encore. Ilpensa :

« Tous serez, vous êtes sa jeunesserenouvelée. »

Il dit seulement :

– Qu’est-ce que vous voulez ? Quandje lui ai raconté qu’il y avait un Joël dans le pays, elle a vouluen savoir plus long ; je lui ai appris tout ce que jesavais ; elle a crié : « Je suis leur mère… »Peut-être que pour pas grand’chose, pour une permission qu’on luidonnerait, elle lâcherait tout à Paris, et qu’elle reviendrait…

– Ah ! Dieu ! non, qu’elle nevienne pas ! dit la petite, effrayée : dites-lui bonjourpour moi, Noémi ; dites que je l’ai vue dans mes rêves ;dites que je la nomme dans ma prière, – les autres, c’est troppetit, n’est-ce pas ? – mais qu’elle ne revienne pas !…Je le voudrais bien… Eux, ils ne voudront jamais !

– Qui ?

Elle répondit, ardente, tragique commeDonatienne :

– Mon père, et l’autre. Quand ils parlentd’elle, ils demandent qu’elle meure, ou bien ils assurent qu’elleest morte, et ils sont d’accord pour en dire toute espèce de mal,et moi, qui ne veux pas appeler l’autre « maman, » ils mefont des scènes, et elle voudrait bien me battre, si elle lepouvait… On n’est pas bon pour moi tous les jours, vous pouvez bienle rapporter à maman Donatienne… Oh ! monsieur, je ne vaisplus penser qu’à elle… Mais je ne dirai pas que je sais qu’ellevit. Non, je vous jure que non. Dites-moi où ellehabite ?…

Il écrivit l’adresse sur un carnet mou, usé,serré par un élastique, détacha la page, et la tendit à l’enfant.Noémi regarda encore du côté du village, et répondit :

– Elle revient, la mère deBaptiste ! La voilà ! Vous ne pouvez la voir, mais, moiqui connais le chemin, je sais que c’est elle… Elle est allée, avecLucienne, acheter du charbon au bourg… Ne restez pas… Quand le pèreest monté par elle, il est rude ! Il va revenir, lui aussi,tout à l’heure, de la carrière ;… allez-vous-en, je seraiscognée, et vous peut-être…

– Oh ! moi, fit l’homme, je suistranquille !

Il montra le bâton à terre ; il sebaissa, remit sur son dos le paquet de hardes, puis, levant sonchapeau :

– Je dirai que j’ai vu Noémi, n’est-cepas ?

La pauvre enfant était si émue que les larmesvenaient trop abondantes, et l’étouffaient. Elle fit signe :« Oui, vous le direz, » puis elle montra le chemin dubourg, et, sentant qu’elle était en faute, se courba pour finird’étendre le linge de la laverie.

Le maçon s’éloigna. Déjà elle se détournaitpour le voir monter la côte, en haut de laquelle se trouvaient lesroches calcaires et la carrière où Louarn travaillait. Ellesuivait, de toute sa jeunesse d’âme, ce messager qui avait apportéun tel secret, celui qui avait vu la mère véritable. Elle oubliait,ayant achevé le travail, de reprendre la brouette et de la remisersous le hangar. L’homme montait, forme roulante sur la poussièrepâle. Le vent froidissait. Le soleil baissait. La grande plaine,déjà triste sous le voile des nuages fuyants, s’enténébrait etperdait ses lointains…

– Qu’est-ce que tu fais là,fainéante ? Qu’est-ce que tu regardes ?

Noémi tressaillit, et se dépêcha de souleverla brouette et de revenir vers la maison. La voix reprit :

– Tu vas être secouée par ton père !Il va te donner une danse ! Depuis deux heures que je suispartie, ta laverie n’est pas seulement sèche, avec un vent commeça !

L’enfant était déjà sous l’appentis, etn’écoutait plus. Le vent l’y aidait. Il soulevait les tuiles ;il commençait à siffler dans les branches des peupliers étêtés quientouraient la maison. Mais Noémi ne pouvait échapper. Une femmetournait le chemin, prenait la grande route, et, tout de suiteaprès le détour, ouvrait la barrière à claire-voie qui divisait endeux la haie vive. Cette femme, qu’accompagnait une fille de onzeans, mince, déhanchée et blonde, était une mégère de corps solide,large d’épaules, et dont les yeux jaunes et perçants semblaienttoujours en quête d’un sujet de querelle. Les bras étaient terminéspar des mains énormes, qui eussent lutté avec celles d’un hommerobuste. C’était celle avec qui vivait Louarn, celle qu’on appelait« la Louarn » dans le pays, celle qu’il avait rencontréepar hasard, dans les premières semaines de l’exil, et qui s’étaitapprochée, un soir que le pauvre errant, au bord d’une route,essayait d’allumer du feu et de cuire le dîner pour les enfants quicriaient. Noémi se le rappelait. Elle était le seul témoin gênantdu passé, la seule qui pût dire : « J’ai eu une autremère, en Bretagne. »

– Fainéante ! reprit la femme, quandNoémi rentra dans la première chambre de la maison. Vas-tu temettre à faire la soupe, à présent ? La marmite n’est pas surle feu ! Les pommes de terre ne sont pas épluchées !…Qu’est-ce que tu as donc fait ?…

– J’ai étendu le linge, d’abord, fitNoémi.

– D’abord… D’abord, le père va rentrer,et je lui dirai que tu es une propre à rien !

Lucienne, derrière elle, portait une mesure decharbon dans un sac et des bonnets repassés dans un panier. Elleétait suivie de Baptiste, qui écorçait un brin d’osier avec unfragment de verre.

– Maman, dit-elle, voilà le charbon. Maisfais travailler Noémi ! Ce n’est plus mon tour.

La Louarn montra du doigt l’appentis, où setrouvait la provision de pommes de terre, et cria :

– Allons ! fainéante, à lasoupe !

Noémi se sentit blessée plus douloureusementque d’habitude. Elle avait dans le cœur la certitude que sa vraiemère n’aurait pas parlé ni agi comme cette femme. Au lieu d’obéir,elle enleva son tablier, et répondit :

– Vous pouvez bien la fairevous-même ! Je vais me sécher, moi, je suis toute mouillée, etj’ai plus travaillé que vous !

L’autre devint pourpre :

– Ah ! mauvaise graine, tu ne veuxpas obéir ? Ah ! tu résistes ? Ah ! tu as desparoles contre moi ?

Elle se baissa, saisit son sabot par la bridede cuir, et le lança violemment dans la direction de Noémi. Lapetite fut frôlée par la semelle de bois, qui alla heurter le murdu fond de la pièce, et retomba sur la terre.

– Voilà pour t’apprendre ! avaitcrié la Louarn.

Ces mots sonnaient encore dans la chambre,mêlés aux cris de peur de Baptiste, quand une forme étroite ethaute boucha presque entièrement l’ouverture de la porte.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ?demanda une voix d’homme basse et voilée.

C’était Louarn.

Le chagrin, l’usure du travail et de l’air, ladéfiance de soi-même et des hommes, avaient sculpté cette statue dela pauvreté dans le corps ligneux du Breton transplanté. Il étaitnaturellement long de visage, et la mâchoire avait descendu encoreet pendait, entr’ouvrant les lèvres gercées, comme ces gueules deharengs séchés que la mort et le feu ont convulsées. Sans doute,ses lèvres avaient pris l’habitude de se plaindre, et le bas dumasque avait gardé l’expression et le geste de ceux qui appellentau secours. Aucune barbe ; des joues plates ; la peau dunez tendue ; de grands trous d’ombre au-dessous des sourcils,des creux faits par la fatigue et les larmes, et, au fond, des yeuxqu’on voyait à peine, qui paraissaient bruns à cause de laprofondeur d’ombre, mais qui, en pleine lumière, quand par hasardon les voyait bien, étaient la seule note claire de ce visagesombre, des yeux d’un gris de mer presque bleu, de la couleurqu’elle a, lorsqu’elle entre dans les ports de pêche, lasse etstriée d’écume. Jean Louarn portait les cheveux demi-longs, coupésau ras du col de sa veste, et ils étaient déteints et rougis par legrand air, comme la peau. Il marchait penché en avant, la poitrinerentrée. Rien n’était plus jeune en lui. Mais il tenait par la mainun bel enfant rose de huit ans, Joël, depuis longtemps revenu decette ferme, aux marches de Bretagne, où il avait été laissé etnourri, et qui passait maintenant la journée dans la carrière avecle père, en haut de la colline.

Tout le jour, et comme tous les jours, Louarnavait travaillé sur cette colline qui se levait à une petitedistance de la maison, colline pelée, à peine réjouie par quelquesbouquets de chênes mal nourris, dont les branches s’aplatissaientcontre le sol, et au sommet de laquelle se dressait, comme unchâteau fort, une crête de roches fauves que la route éventrait parle milieu. Là se trouvait la carrière où, sept années plus tôt,Louarn, en quête de travail et vagabond à travers la France, avaitété embauché pour une semaine. La semaine durait encore. Incapabled’apprendre un métier difficile, manœuvre condamné aux besognes oùl’esprit n’a point de part, il abattait la pierre, dans unecarrière à ciel ouvert, taillée dans cette falaise. À coups de pic,lentement, sous le chaud du soleil, sous le froid du vent enmarche, qui venait reconnaître la colline comme un vaisseaureconnaît une île, Jean Louarn attaquait le marbre rouge et jaune,dont les parois, vues de la route, ressemblaient à des tranches dechair. La pierre servait aux maçons du pays. Le métier était dur,le gain médiocre. Heureusement les chômages étaient rares. QuandLouarn descendait vers le village, à la nuit tombante, avec latrentaine d’hommes employés au même travail, rien ne le distinguaitde ses compagnons, si ce n’est sa taille anguleuse, sa tête petite,mobile et farouche comme celle des oiseaux de rivage. Les yeux duBreton étaient demeurés inquiets dans le pays des collines calmes,que la tempête laisse à leur place. Ils ne pouvaient se reposer suraucune chose : ni sur les moissons qui n’avaient pas deressemblance avec celles du pays de Plœuc, ni sur les étangs qu’onvoyait luire, çà et là, sur le plateau, et qui le faisaient tropsonger à la mer, ni sur les maisons du bourg voisin, ou lesvillages moins proches, car plusieurs années d’habitation n’avaientpas suffi à le faire adopter, et Louarn n’était, comme au premierjour, qu’un ouvrier de passage, qu’on tolère, un étranger dont onse défie. Aucun lien ne rattachait là plutôt qu’ailleurs, et rienn’attachait à lui.

Certes, il y avait longtemps qu’il logeait lechagrin dans sa maison ! Mais cela lui apparut plus clairementque d’habitude, quand il rentra, ce soir de mars, et qu’il lestrouva tous en larmes ou criant de colère.

– Allons, dit-il en clignant les yeuxpour voir Baptiste qui, dans l’ombre, ramassait le sabot de samère : c’est des batteries, encore !

– Elle ne travaille pas quand je lalaisse à la maison ! cria la femme… Elle est d’une espèce queje hais, une demoiselle, une écouteuse de chansons, une fille quine te fera pas des rentes, Louarn ! Elle n’a pas seulementtrouvé le moyen de faire la soupe…

Et, pendant cinq minutes, la voix forte etrude retentit sous les poutrelles enfumées de la chambre, pendantque les quatre enfants et Louarn, immobiles dans le jour presqueéteint, attendaient la fin de l’injure que la femme proféraitcontre la fille aînée.

Quand elle eut fini :

– Dis pardon à maman ! fit Louarn.Et, puisqu’il n’y a pas de soupe, faites du feu, les femmes ;nous attendrons.

La petite fit signe que non.

– Dis pardon ! répéta Louarn.

Un moment de silence encore, et puis, droite,rapidement, Noémi jeta :

– Elle n’est pas ma maman à moi !Elle me déteste ! Maman s’appelait Donatienne !

– Qu’est-ce que tu dis là ?

Louarn arrêta, de son bras solide, la mégèrequi s’élançait pour répondre par des coups, et qui, se voyantempêchée de frapper, se retourna contre Louarn, et l’invectiva.

– Tu me laisses injurier, Louarn ;tu défends ta fille ; j’en ai assez de ta vie de misère, de cesale pays où il n’y a jamais eu pour nous que de la misère et dumépris ! Qui est-ce qui te regarde seulement ici ? Tu nedis jamais rien ; tu ne réponds pas ; tu ne te mets pasen avant ; tu es le chien de tout le monde ! J’en aiassez, je m’en irai, je laisserai ta boutique et la vermine que tuy as mise !

– Va donc ! dit Louarn en lalâchant.

Elle répondit très bas, pour elle seule, et,au lieu de s’en aller, frotta une allumette, et l’approcha d’unfagot d’épines. Et tout le monde fut soulagé de voir la flammes’élever et le silence se faire, tout le monde, sauf Louarn, quin’osait plus parler à Noémi, de crainte d’exciter trop violemmentla colère de la femme, mais qui avait attiré Joël, et, passant lamain dans les boucles brunes du gamin, prenait plaisir à cettetendresse, comme s’il caressait le passé. Il n’avait point changéde figure. Sa main, osseuse et lente de mouvement, lissait lescheveux qui se relevaient en rayons sombres, bordés d’or par laflamme. Noémi, pressée contre la fenêtre, faisait semblant deconsidérer la nuit, les têtes proches des peupliers, et les nuagescourant toujours en nappe fermée, un peu tachée de clarté lividevers le couchant.

Louarn avait le cœur malade. Il pensait àDonatienne.

Mais ce n’était plus le jeune mari amoureux,qui avait tant pleuré, quand Donatienne avait quitté la closerie deRos Grignon et la campagne de Plœuc, pour se placer comme nourriceà Paris. Il était loin, celui qui, chaque semaine, inquiet pour lapetite Bretonne expatriée, se reprenait à espérer des nouvelles quine venaient pas ; celui qui défrichait la lande, afin degagner un peu plus, et d’avoir la maison mieux en fête et plusdouce pour celle qui rentrerait ; il était loin, le fermierdétaché du sol, dépouillé de son pauvre mobilier qu’on avait vendupour indemniser le maître, le chemineau sans travail, sansparoisse, sans projet, sans autre idée que la faim, et qu’on avaitvu, un matin, prendre avec ses trois enfants le chemin de laVendée, le chemin par où l’on sort de Bretagne, et par où ceux quipassent ne reviennent pas souvent. Depuis longtemps la colère avaitremplacé l’amour. Et Louarn n’avait pas cessé de songer à elle,mais c’était pour l’accuser. Il disait : « C’est elle quia tout fait. Mauvaise femme ! Mauvaise mère ! » Illui reprochait ainsi de l’avoir ruiné, de l’avoir abandonné, etréduit à la vie misérable et coupable qu’il menait. Car la foin’était pas morte en ce fils de la Bretagne, et, bien qu’il eût laconscience diminuée par la durée de sa faute, il sentait encore lebesoin de s’excuser à ses propres yeux, et il le faisait enchargeant l’absente, l’infidèle, l’indigne Donatienne… En sa penséeobscure, quand il songeait à cela, tout finissait par se mêler, sapeine et sa faiblesse, et son mot le plus commun c’était :« Je n’ai pas eu de chance ! »

Cependant, comme il n’y a rien de plus caché,même à nous-mêmes, que nos vraies pensées, Louarn avait été contentde reconnaître en Noémi une image de l’autre… Par sa fine taille,par ses traits pareils à ceux des poupées de porcelaine, par le sonde sa voix, Noémi rappelait beaucoup Donatienne. Mais le cœurn’était pas léger comme celui de la mère…

Ce soir où, brusquement, le nom de celle-ciavait été jeté dans la maison d’exil, Louarn fut plus taciturneencore que de coutume. Après le souper, tandis que la femmeécartait les tisons du foyer, grondait Joël et Baptiste qui secouchaient trop lentement dans la chambre voisine, et sortait pouraller fermer à clef la cage des poules et le clapier, ilcontemplait, avec une fierté qu’il ne pouvait dire à personne,Noémi et Lucienne qui apportaient le linge séché sur les cordes dujardin. Elles pliaient, morceau par morceau, les draps, lesserviettes ou les chemises qu’elles avaient jetés en paquet surleur épaule gauche. Il faisait noir dehors. La salle étaitéclairée, tout au fond et loin de l’entrée, par une petite lampefumeuse, et quand, dans cette demi-ombre, Noémi entrait, chargée, àmoitié décoiffée, riant parce que ses quatorze ans avaient besoinde joie et s’en créaient là où il n’y en avait pas, Louarn avait lavision claire de celle qu’il venait d’entendre nommer de nouveau.L’intensité du souvenir était telle qu’il regarda, un moment, sesmains, ses pauvres mains qui avaient tant souffert, autrefois, enabattant la lande, pour l’amour de Donatienne, et qu’ildit :

– Elle me poursuivra donctoujours !

– Que demandez-vous ? dit l’enfant,qui s’arrêta de plier un drap.

Elle était si ressemblante, penchée, les yeuxbrillants, que Louarn se mit à pleurer.

Elle eut envie de lui dire le secret.

Mais elle n’osa pas…

………………………………………………………

La nuit berça les innocences, les fautes, lescolères, les rancunes. La fatigue fut victorieuse, un par un, deces pauvres que le nom d’une même femme troublait.

Noémi, dans l’arrière-chambre, dans le lit debois blanc, tout bas et étroit, où elle couchait avec Lucienne,s’endormit la dernière. Elle avait mis sous son oreiller le papieroù était écrite l’adresse de sa mère, de la lointaine mère qu’elleentrevoyait encore, quand elle pensait à sa petite enfance. Ellemurmurait quelquefois : « Maman, je vous croyais morte…Vous vivez !… Je voudrais vous revoir. Oh ! tant vousrevoir !… Mais il ne faut pas… L’autre vous tuerait… Elle estsi méchante !… Maman Donatienne, si je pouvais vous avoir là,seulement une petite minute, au bord de mon lit, et vousembrasser !… Ils n’entendraient rien ! »

Elle entendait le vent qui coulait du plateaudans la plaine, et qui travaillait, faisant son obscur devoird’ouvrier, dans les charpentes, dans les feuilles, dans l’enclosdont il pénétrait et assainissait la terre…

Elle revoyait l’homme qui s’était approché dela haie, l’après-midi ; elle répétait les mots qu’il avaitdits ; elle récitait toute la conversation, comme autrefoisson catéchisme, demandes et réponses. Où était-il ? Sûrementil avait pris le train pour Paris ; à présent, il était loin,emportant le secret qu’il avait vu Noémi…

Chapitre 12L’ÉTÉ REVENU

L’homme, en effet, à toute vitesse, regagnaitParis. Lui non plus, il ne dormait pas. Étendu sur la banquette deson compartiment de troisième classe, il réfléchissait à ce qu’ildevait faire. L’image de Noémi, debout de l’autre côté de la haie,toute jeune, inquiète, puis violemment émue, lui revenait àl’esprit, et il la comparait avec celle de Donatienne, pour mieuxaffirmer : « Elles sont mère et fille, oui,assurément. » Il se demandait quelles seraient lesconséquences de sa visite à Levallois-Perret ? S’il y allait,cette mère, qu’il avait vue si frémissante et si passionnée,accourrait dans la Creuse. Rien ne la retiendrait. Ily aurait des scènes terribles, dans la maison du carrier, commecelles qu’il lisait, chaque jour, dans le journal, des« drames de la jalousie ». La petite avait euraison : il ne fallait pas que Donatienne revînt. Non, c’étaitle plus sûr. Mais le meilleur moyen d’empêcher le conflit,n’était-ce pas de se taire ? En tout cas, rien ne pressait. Lamère n’avait-elle pas la presque certitude que ses enfantsvivaient ? Puisqu’elle ne pouvait pas retourner auprès de sonmari, et auprès d’eux, ne valait-il pas mieux en rester là ?« Ma foi, conclut-il, je ne risque rien en n’y allant pas. Jene lui dois rien, à cette femme. Je lui épargne même des ennuis. Jen’irai pas. »

C’était un homme prudent, qui avait déjà duregret de figurer dans un commencement de querelle. Il reprit sontravail, et oublia Donatienne.

Et le grand été a reparu sur toute la terre deFrance. Il chauffe le quartier ouvrier où Donatienne n’attend plusrien de la vie, et cherche à se persuader que ses enfants n’ontjamais été vus par ce client de passage, autrefois. « Celuiqui m’a parlé m’a trompé, pense-t-elle, ou bien il a rencontré leJoël d’une autre que moi, et c’est pourquoi il n’est pas repassépar ici. » Elle a conscience qu’elle aurait été capable d’uneffort, pour eux, si elle avait su où ils vivaient ; elle sedit qu’il n’y a plus de chance de rien savoir maintenant, etqu’elle est condamnée à vieillir dans cette misère et cettelassitude de tout.

Le soleil chauffe encore les champs de RosGrignon, où le nom des Louarn n’est plus même un souvenir. Ilchauffe la forêt de Plœuc, qui remue sa feuillée immense. Desmouettes égarées viennent, et la regardent vivre, et la prennentpour la mer, à cause des houles et à cause du bruit, et elleshésitent avant de donner le coup d’aile qui les oriente vers lacôte.

Il chauffe la plaine où habitent les pauvresqui ont émigré de Bretagne, et la colline où est la carrière.Louarn travaille tout au sommet, les pieds enfoncés dans l’éboulisde terre et de pierrailles, au bas d’une muraille de roches toutedroite, haute et jaune, qu’il attaque à coups de pic. Le fer sonnecontre l’obstacle, et rebondit. Il fait si chaud, dans cette cuverocheuse, que les chiens qui ont suivi les ouvriers, trouvant lesol brûlant, ont secoué leurs pattes et pris la grande route, pouraller chercher de l’ombre. Les hommes restent, pour le pain. Ilssont espacés, tout petits au pied des falaises qu’ils abattent partranches. De leur château de pierre, ils dominent toute la plaine,où le silence est grand à cause de l’accablement des choses et desgens. La campagne est presque aussi muette que par la neige. Lavibration des pics de fer coule, monotone et aiguë comme un chantde grillon, vers les lieux bas…

Il était trois heures de l’après-midi,lorsqu’un cri terrible brisa ce petit bruit des mineurs de pierre.Et les gens épars au bas de la colline, dans les champs, tournèrentla tête, et virent s’élever une fumée de poussière, comme il ensort d’une aire où l’on bat le froment. Puis six ouvriers parurentsur le bord de la route qui, ayant traversé la carrière, descendaitvers les villages. Ils faisaient des signes, et leurs mots, criésen même temps par deux ou trois, roulaient en désordre. Ilsportaient, étendu sur une civière, un homme sans connaissance etcouvert de sang.

Ils auraient voulu de l’eau fraîche et dulinge.

Personne ne vint. Ils descendirent. Le visagedu blessé, dans la lumière, était blanc comme de la poussière decraie, et, pour le protéger, un des mineurs le couvrait avec deuxfeuilles de fougère, cueillies au bord du fossé. Elles étaientbalancées par la marche. Personne ne parlait. Les ouvriers de lacarrière, les compagnons habituels du blessé, groupés au sommet dela côte, regardaient le malheur descendre. Les porteurs pleuraient,avec des figures dures, et les larmes tombaient avec la sueur.

Quand ils furent au bas de la pente, oùl’ombre commençait, ils tournèrent à droite, ouvrirent une petitebarrière, et entrèrent dans l’enclos des Louarn. Des cris de femmesretentirent aux deux angles opposés. Noémi, les bras levés ;la compagne de Louarn, avec un jurement de douleur, se jetèrentau-devant des porteurs.

– Qu’est-ce qu’il a ? Dites-ledonc ? Est-ce qu’il est mort ?

– Laissez-nous, Noémi ;… allez tirerla couverture de son lit…

– Il ne parle plus ! Il ne voitplus ! Oh ! du sang qui coule ! Père ?Père ?

Repoussant la jeune fille, et la femme quicriait : « N’y a qu’à nous que ça arrive ! Ça netombe que chez nous ! » les carriers longèrent le carréde choux, et, dans la première chambre, sur le lit, près de lafenêtre, déposèrent leur camarade. Le reflet des rideaux de sergeverdissait la figure de Louarn.

– Il est mort, n’est-ce pas ?demanda Noémi.

Deux vieux ouvriers, qui restaient là,immobiles de stupeur et de lassitude, cessèrent de contempler leblessé, et dirent :

– On ne croit pas ; il a un peu desouffle.

Un jeune, qui avait une figure pâle, tout enpointe, et de petites moustaches relevées, s’écartant pour queNoémi s’approchât, dit :

– J’ai une bécane qu’est pas loin,mam’selle Noémi. Je vas courir au médecin. S’il y a espoir, il ledira. Il ne faut pas plus de trois quarts d’heure. Je ne m’amuseraipas en route, soyez tranquille !

Et, tandis qu’elle se penchait pour écouter lesouffle :

– Voilà ce qui est arrivé : le grandchaud fend la pierre, des fois ; Louarn n’a pas eu le temps dese garer ; ça lui est tombé sur les jambes, là, du haut de lacarrière, de plus de quatre mètres. C’est moi qui l’ai relevé. Ilétait presque enterré. Il n’a poussé qu’un cri, avec les yeux toutgrands, puis il les a fermés comme à présent, et il n’a pas plusbougé qu’un mort. N’est-ce pas, vous autres ?

Il fit un signe de tête pour prendre congé,enfonça son chapeau, et sortit pour aller chercher le médecin. Lesautres ouvriers confirmèrent le récit ; ils se mordirent leslèvres, en écoutant pleurer Noémi, Lucienne et les deux petitsgroupés sur le seuil de l’arrière-chambre, et qui appelaient leurpère.

Et, l’un après l’autre, ils répétaient commeune explication et une consolation :

– C’est le métier qui veut ça… Tout lemonde n’a pas de chance. Pauvre Louarn !

Bientôt, ils se retirèrent, sauf un, le plusancien, qui aida la femme à déshabiller Louarn inanimé. Le sangcoulait de vingt endroits, depuis le ventre jusqu’au-dessous desgenoux, trous béants, mâchures, coupures produites par l’éclatementdes chairs comprimées et que poudraient des fragments de pierre, dela poussière et des morceaux d’étoffe…

À la nuit, une voiture s’arrêta sur la route.Louarn, sorti de son long évanouissement, criait, sansinterruption, depuis deux heures.

Deux femmes le veillaient, et celle qui vivaitavec lui depuis sept années n’était pas parmi elles. C’étaient deuxfemmes du bourg, venues au bruit du malheur. L’autre, affolée,irritée par la plainte qui ne cessait point, se tenait dehors,guettant le médecin, inventant des courses à faire dans le bourg,n’apparaissant à la porte que pour répéter, les poings sur lestempes : « Je ne peux pas l’entendre ! » et sesauver aussitôt.

Ce fut elle qui ouvrit la barrière, et précédaun gros homme court, rapide, qui n’était jamais venu en ce coin depays, et s’était trompé de route.

– Pas facile de vous trouver, lafemme ! Quelle contrée de sauvage ! Où est-il ?

– Là, vous ne l’entendez doncpas ?

Le médecin entra dans la salle qu’éclairaientles flammes du foyer, car on cuisait les pommes de terre pour lesouper. La flambée montant plus haut que le bois du lit où étaitcouché le blessé, le médecin aperçut une figure maigre, rasée,convulsée, et deux yeux éclairés jusqu’au fond, comme des cornetslumineux, et qui regardaient fixement, avec angoisse, tandis queles lèvres ouvertes, tendues en arc, jetaient la même plainte sansarrêt : « Ah ! ah ! » et s’étiraientencore quand la douleur était plus aiguë.

– Voyons les jambes !

D’un mouvement brusque, le médecin souleva lescouvertures et les draps, et les rejeta contre le mur. Un hurlementsortit de la bouche du blessé. Les quatre enfants, massés dans laseconde chambre et pressés contre les montants de la porte,s’enfuirent vers l’appentis, ne pouvant supporter cette angoissequi leur tordait les nerfs.

Les linges sanglants, la blouse prêtée par uncamarade pour envelopper un des genoux et toute maculée de sangnoir, furent enlevés d’une main hâtive. L’une des femmes du bourgtenait une chandelle ; l’autre une cuvette. La tête dumédecin, et ses épaules vêtues d’orléans noire, étaient penchéesvers le milieu du lit. Et des gouttes de sueur coulaient sur levisage de Louarn, dont les prunelles se perdaient quelquefois dansle haut de l’orbite, tandis que la plainte ininterrompue de seslèvres emplissait la chambre, et s’échappait dans la campagnenocturne, chaude et sentant la moisson.

La Louarn allait et venait, demandant àdemi-voix :

– Monsieur le médecin, est-ce qu’il vapérir ?

Au bout d’une heure, celui-ci, qui n’avaitfait aucune attention à la question, se redressa, et comme s’ill’entendait pour la première fois, répondit :

– Non, je crois qu’il vivra ; maisles jambes ne reviendront pas.

La femme se rapprocha, hagarde, le corpspenché en avant, insultante dans la douleur, dans l’épreuve où lefond de l’être apparaît.

– Qu’est-ce que tu dis ? Tu n’es pascapable de le raccommoder ?

– Pas complètement, répondit le médecinqui regardait ses mains, embarrassé et cherchant une cuvette et dusavon.

– Vendu ! Qui est-ce qui va fournirau ménage, à présent ? Sais-tu qu’il y a quatre enfants,ici ? Vendu ! Si tu étais chez des riches, tu le tireraisd’affaire ;… qu’est-ce que tu veux que je devienne avec uninfirme ?

Le médecin saisit un linge, qu’une desvoisines du bourg lui tendait, et ne répondit pas.

Puis, négligeant celle qui venait de parler,il recommanda aux autres diverses choses, et promit de revenir sanspréciser le jour, comme ils font quand ils prévoient une souffrancelongue et sans remède.

Il traversa seul le petit jardin. Tout aubout, dans la nuit, le long de la barrière, une forme svelte seleva ; Noémi demanda :

– Monsieur, est-ce vrai qu’il ne pourraplus travailler ?

Le gros homme qui marchait en roulant sur laterre de l’allée, las de sa journée, las de l’heure qu’il venait depasser dans la maison, et commençant à sentir que l’air vicié de lachambre se détachait de ses vêtements et se dissipait dans la nuit,sursauta, et s’arrêta, prêt à répondre durement. Il reconnut, à lavoix, à la silhouette, au profil fin de Noémi qui se dessinait surle blanc de la barrière, qu’il avait devant lui une enfant de ceblessé, de ce condamné.

– Ma petite, répondit-il, je crains bienque ce ne soit vous qui deviez travailler pour lui, à présent.

– J’y ai pensé déjà, fit la voix. J’auraimes quatorze ans bientôt. Je me mettrai en condition. Et j’enverrail’argent que je gagnerai. Je suis forte.

Le médecin considéra cette grêleapparition.

– Et les plus petits ?

– Lucienne les gardera. Nous avonsconvenu de tout, elle et moi, tout à l’heure.

– Je reviendrai demain sans faute, ditl’homme en ouvrant la barrière, je reviendrai vers midi.

Il fit quelques pas sur la route, au bord delaquelle son cheval, intentionnellement mal attaché, mangeait del’herbe. La lanterne de la voiture trembla, pendant cinq minutes,entre les chênes du chemin, et disparut.

Le lendemain, au petit jour, lorsque Noémi seleva, ayant mal dormi, elle passa la tête par l’ouverture de laporte qui faisait communiquer les deux chambres. La plainte, quis’était apaisée une partie de la nuit, recommençait, mais faible,épuisée, haletante… L’enfant vit que le père demandait à boire. Lesfemmes étaient retournées dans le bourg, vers onze heures du soir,promettant de revenir ; elles n’étaient pas encore revenues.Noémi sauta du lit, passa un jupon court, et donna à boire un peude lait au blessé, que la fièvre avait saisi et accablait. Celui-cireconnut peut-être sa fille, mais ne lui sourit pas.

Elle eut le sentiment que le danger avaitaugmenté. Il fallait quand même allumer le feu, comme chaque matin,et augmenter la chaleur dans cette chambre déjà chaude, et relancerla flambée du bois dans ces yeux malades.

Noémi sortit pour aller prendre de la tourbe,qui ferait moins de flamme, et dont il y avait une provision prèsdes niches à lapins, dehors. Sans doute celle qu’on appelait laLouarn avait eu la même idée, puisqu’elle ne se trouvait pas dansla chambre.

L’enfant revint avec des mottes de tourbe,sans avoir rencontré la femme, et alluma le feu.

En ce moment, les coqs chantaient. Lesvoisines du bourg entraient.

– Où est ta mère, petite ?demandèrent-elles.

– Peut-être au bourg, dit Noémi, car jene la vois ni ne l’entends, depuis que je suis levée.

– Nenni, fit l’une des voisines, car ledébit n’est pas encore ouvert.

– Elle sera montée à la carrière, alors,parce que les outils du père y sont restés, dit Noémi, et elle nelaisse rien perdre.

Le médecin revint et refit le pansement desplaies, puis il quitta la maison, avec un hochement de tête et desmots vagues qui ne signifiaient rien de bon. Mais la Louarn nereparut ni pour le repas de midi, ni à deux heures, ni à trois. Lepère délirait et s’affaiblissait. Joël et Lucienne, envoyés à lacarrière, pour avoir des nouvelles, puis au bourg, rapportèrent quepersonne n’avait vu la Louarn.

Une des femmes qui soignaient le malade, lagrosse qui avait des moustaches, dit :

– Elle s’est peut-être détruite.

– Non, fit l’autre. Quand elle a apprisqu’il était si malade, elle a eu l’air toute perdue ; et j’aibien vu qu’elle ne pensait pas à lui, mais à elle… Ma petite Noémi,faut pas te faire du chagrin, mais je crois bien qu’elle nereviendra pas.

– Ne dites pas cela aux petits, ditsimplement Noémi.

Elle ne pleura pas. L’autre fut stupéfaite.Mais, la nuit venue, les petits commencèrent à s’inquiéter.Lucienne, Joël, qui se croyaient les enfants de cette femme,demandèrent avec des larmes : « Où est-elle ? »Baptiste, les voyant pleurer, courut avec eux autour de la maison,criant : « Maman, où êtes-vous ? Maman, oùêtes-vous ? » Et aussi longtemps qu’ils furent éveillés,les petits eurent autant de chagrin qu’on peut en avoir à onze ans,à huit ans, à six ans.

Cette nuit-là, ce fut Noémi qui veilla lepère, depuis minuit jusqu’à l’aube. Elle se sentait toute seule,dans l’ombre, qui est pleine de rêves, de peurs et de projets. Leurtroupe l’enveloppait comme elle avait enveloppé sa race, autrefois,dans les champs de blé noir et d’ajoncs, comme elle avait effrayé,consolé ou bercé une autre femme jeune, semblable à elle,longuement penchée sur des berceaux, et même ce pauvre hommeémacié, brûlé par la fièvre, délaissé deux fois, et qui avait euune jeunesse et des songes aussi pendant les nuits de veille. Ildormait d’un sommeil coupé de frissons, de plaintes, de visions defièvre. Elle le considérait, croyant quelquefois qu’il parlait pourelle, comprenant aussitôt qu’il divaguait. Quand elle ne leregardait pas, elle pensait au lendemain, et quand elle leregardait, elle pensait à son enfance, à des choses lointaines. Etpeut-être se retrouvaient-ils dans ce lointain, voyageurs quisuivaient le même souvenir, sans se voir, sans être sûrs duvoisinage. Il y en avait un qui délirait ; l’autre songeait,sa petite tête appuyée sur ses mains, ayant la chandelle entre elleet son père. Quelquefois, elle disait des mots à demi-voix, pourbriser la grande solitude et la plainte du vent qui rôdait autourde la maison, et que le silence enhardit. Pauvre père, elle ne sesouvenait plus de la figure qu’il avait lorsqu’il était jeune, maiselle se souvenait de la maison au sommet d’une butte, et de lagrande clarté que c’était, tout alentour, et de l’ombre àl’intérieur, et d’une vache qui montrait sa bonne tête quand onouvrait la porte, au fond de la chambre, et du berceau de Joël queNoémi, toute petite, balançait à l’aide d’une ficelle.

Elle rassembla ces images, et quelques autresqui formaient pour elle le bonheur passé. Elle se demanda si lepère n’avait pas, de ce temps-là, les mêmes souvenirs heureux, etelle ne douta pas qu’il en fût ainsi. Il semblait dormir, mais ilsouffrait. Alors, comme si elle eût voulu envoyer un message àcette âme prisonnière derrière son masque clos, à cette âmegarrottée par la douleur et le cauchemar, elle tendit ses lèvresplus nerveusement que de coutume, elle jeta, avec netteté etpresque sans voix, dans la chambre muette :

– Donatienne !

Elle attendit : le visage enfiévré nereçut aucune vie, aucune joie, aucune peine de ce motinhabituel.

Une seconde fois, le nom de la mère qu’elleaimait, de la femme qu’il avait aimée, frissonna dans la nuit. Lespaupières du blessé se soulevèrent faiblement, assez pour que Noémieût l’impression d’un regard, d’une réponse de l’âme égarée etmalade. Elle crut que le regard était plein de reproches, et quel’instant d’après, les lèvres en s’agitant disaient :« Tais-toi ! ne prononce pas le nom de ma plus grandedouleur ! »

Puis ce fut de nouveau l’entière absorption del’être dans la souffrance, les yeux clos, les joues qui secreusent, et qui pâlissent aux coins de la bouche grimaçante.

Noémi continua de songer. Au petit matin,quand un peu de jour mit comme du givre aux fentes des volets, elles’approcha de la fenêtre qui était percée du côté des peupliers etdes champs, et elle se pencha sur l’appui de bois qu’il y avait enavant, et elle tourna le dos, de peur que le père ne surprit lesecret.

Elle voulait écrire.

Avec lenteur, non pour trouver les mots, maispour les former, l’aînée des Louarn écrivit à « MadameDonatienne », et mit l’adresse qu’avait donnée le passant.

Elle attendit que le jour fût levé, puis,guettant le marchand d’œufs qui passait, elle lui tendit la lettrequ’il devait jeter dans la boîte de la gare, là-bas, sur leplateau. Le marchand arrêta son maigre cheval lancé au trot.

– Ça sera fait, ma jolie, dit-il.

Il lut et épela l’adresse, qui ne lui causaaucun étonnement, à lui qui était du loin, et à qui ces Louarnimportaient peu, petites gens dont le jardin n’était qu’une tachesur la route que suivait la voiture. Mais Noémi avait rougi, en luiremettant la lettre, comme si ç’avait été une lettre d’amour. Elleavait enfermé tout son espoir et tout son rêve dans cette enveloppemenue, sur laquelle la grosse écriture appliquée disait :« À Madame, madame Donatienne » ; et quand elle vitdiminuer, puis disparaître la carriole du marchand, elle chercha às’imaginer ce qui allait arriver. Combien de temps mettrait lalettre pour parvenir à destination ? Peu, sans doute. Bien queNoémi n’eût jamais mis le pied dans un train, elle en avait vupasser ; elle savait qu’ils vont tous vers Paris, avec leursfumées blanches couchées sur le dos, et si vite, si vite… Où seraitla mère ? Dans quelle maison, que Noémi se représentaitpareille à celles du bourg ?… Donatienne était debout sur unseuil de briques posées sur tranche ; elle tricotait, commeles femmes du bourg ; elle ouvrait la lettre ; elledisait : « C’est de mon enfant Noémi ! Il y a dumalheur chez nous !… » Mais l’enfant ne voyait plus cequi arriverait ensuite, et elle sentait en elle une inquiétude, uneangoisse qui grandissait, à mesure que les heures s’écoulaient.

Et cela devint si fort, que, vers le soir,lasse d’avoir souffert sans se plaindre, plus lasse encore d’avoirentendu souffrir le blessé, elle laissa un moment les deux femmescharitables qui gardaient le malade, et fit signe à Lucienne et àJoël. Dès la porte, tout bas :

– Où allons-nous ? fit Lucienne.

L’aînée mit un doigt sur ses lèvres. Derrière,elles traversèrent l’enclos, Lucienne blonde, rose, moins éléganteet moins vive, et Joël tout frisé, comme un mousse, et vêtu d’uneculotte qu’une seule bretelle attachait aux épaules. Ilss’avancèrent, en file, jusqu’à la route, et tournèrent à gauche,par où la terre montait.

Ils montent la colline, les trois petits,ayant dans le cœur, l’une de la peine comme une femme, les autresun peu de chagrin, comme des enfants. Ils ne se parlent pas. Joëlmange des mûres aux haies qui sont poussiéreuses. On entend lescoups de pic des ouvriers, car le travail continue, sans le blesséde la veille. Les chênes deviennent maigres et clairsemés sur lapente où le rocher affleure partout. La route est dure à gravir.Noémi traverse la carrière d’une extrémité à l’autre, etquelques-uns des abatteurs de pierre, debout sur d’invisiblessaillies de la falaise attaquée, et comme incrustés en elle, crientde loin :

– Petite Noémi ?… Le père Louarnva-t-il mieux ?

Elle fait signe que non, de sa tête mignonnedont le menton se lève un peu, fiérottement, et elle va sanss’arrêter. Elle ne peut parler : son cœur lui parle trop. Elledépasse le défilé où la route n’est qu’une entaille dans lamuraille rocheuse, et au delà duquel la colline commence às’abaisser vers le nord, toute vêtue de genêts et de fougères.Personne ne peut plus la voir, sauf Lucienne et Joël quidemandent : « Où va-t-on ? » et qui s’étonnent.Mais elle s’avance jusqu’à une motte de terre en promontoire, quiest là, au bord de la route, et d’où la vue est grande sur tout lepays. Elle a bien des fois, cette Noémi, jeté de là des caillouxdans la seconde vallée, profonde et toute pleine de pointesd’arbres tremblantes ; bien des fois flâné en regardant, surla gauche, la fuite indéfinie des guérets, des blés, des luzernesdes prés, et le ciel voyageur qui est au-dessus. Aujourd’hui, ellen’a d’yeux que pour le plateau qui se lève, au nord, après lavallée étroite, et pour le ruban de route qu’on y peut suivre,tordu, effacé, reparu, jusqu’à l’endroit où les choses se mêlent ets’apparentent comme des grains de poussière ; c’est la granderoute qui part de la gare invisible, bâtie dans une brande, laroute que prennent les rares voyageurs qui ont affaire dans larégion. Les deux enfants plus jeunes ont rejoint Noémi sur letertre avançant. La lumière, inclinée, rase le sol, et rend doucel’étendue.

– Est-ce que tu vois du monde, sur laroute ? dit Noémi.

– Un troupeau de moutons avec son berger.Mais c’est bien loin… Est-ce le médecin qui va venir parlà ?

– C’est notre mère, répond Noémi.

– Elle a f… le camp, tu le saisbien ! dit Lucienne.

Et elle approche son visage rousselé, et sescheveux ébouriffés, tout dorés dans le soleil, de ce mince visageangoissé de la sœur aînée. Celle-ci reprend :

– Celle qui va venir, c’est la vraie.

Elle parle doucement ; elle a les yeuxfixés sur le lointain ; elle est si grave, que les deux cadetsla croient sur parole, et cherchent, eux aussi, à découvrir sur laroute, là-bas, là mère qui doit venir.

– Elle n’est pas vieille ? demandeLucienne, comme avait fait Noémi.

Noémi répond :

– Pas vieille du tout. Il faut qu’ellevienne. Sans cela nous sommes perdus, mes petits…

Ils ne comprennent pas bien pourquoi.Cependant ils s’attendrissent, et leurs yeux s’emplissent delarmes. La nuit va tomber. La route est grise déjà, grise jusqu’aubout. Personne n’y passe. La mère ne vient pas.

Les petits se lassent de fixer le même point.Ils se mettent à toucher les herbes et les pierres. Noémi, seule,les yeux en avant, la moitié de son visage éclairé par le couchantqui pâlit, joint les mains sous son tablier, et dit, dans le ventqui souffle de l’ombre : « Reviens !Reviens ! »

L’ombre a complètement caché la secondevallée ; elle a confondu, même sur le plateau, la route avecla lande. Alors Noémi se détourne. Elle a l’air si triste que lespetits la regardent en dessous, à présent, de chaque côté, et luiprennent la main, pour se rassurer. Tous trois, ils regagnent lamaison. Les ouvriers sont partis. La journée est finie. Louarn atoujours la fièvre. Les femmes disent qu’il ne vivra pas…

Le lendemain, sur la même motte, au sommet dela colline, Noémi revint, avec Lucienne et Joël, et le surlendemainde même. L’attendue ne parut point. Et, le quatrième jour, lapetite Noémi désespéra, et ne monta plus là-haut.

Chapitre 13LA MÈRE

Le quatrième jour, les petits Louarn cessèrentdonc de monter sur la carrière.

Cependant, une femme venait vers eux, cejour-là même.

Elle n’avait reçu la lettre que le matin, lemarchand d’œufs ayant oublié, dans la poche de sa blouse, le papierdont il était chargé. Inconnue traversant des pays inconnus, pliéeen deux et la tête dans ses mains, ou bien rencognée dans un angledu compartiment de troisième classe, elle venait. Une chose lapréoccupait avant toutes les autres : comment reparaîtredevant eux ? Que répondre, quand ils demanderaient :« Maman, où étiez-vous ? » Jamais ils ne lacroiraient, si elle disait : « Je vous aimaispourtant. » Ne pas être crue ; être méprisée, oumaintenant ou plus tard, de ceux qu’elle avait enfantés ;apporter avec soi dans la maison son péché de sept années, et lesentir toujours là, quand ils la baiseraient au front ! Vivreentre ce remords et la vengeance possible et les reproches certainsde son mari ! Retrouver l’ancienne misère aggravée par lamaladie ! S’ensevelir dans tous les devoirs d’autrefois, tousaccrus, et n’avoir même plus, pour reprendre courage, la premièrejeunesse qui aide tant !… Quel avenir ! Et n’était-ce pasvers cela qu’elle allait ?… Pourquoi était-elle partie ?Elle se le demandait. Elle ne se comprenait pas elle-même.« Comment ai-je fait cela ? Je vais à mon malheur !Toujours plus ! Toujours plus ! »

Le train courait depuis des heures. Le soleilbrûlait la place où elle était blottie. Déjà il penchait. Sesrayons étaient de biais, comme les blés qui versent. Elle ne voyaitet ne sentait rien autre que sa peine.

Oui, comment s’était-elle décidée sibrusquement ? Elle repassait indéfiniment, dans son esprit,les circonstances qui avaient marqué cette matinée. Quelle heureétait-il ? Sept heures et demie… C’est bien cela,… un peuplus, peut-être… Elle allait sortir pour les provisions… Elle avaitmis son chapeau de paille, contre son habitude, qui était de sortiren cheveux, dans le quartier. Le facteur entre. Une lettre… Elle neconnaît pas l’écriture… Elle ouvre, elle lit… Heureusement, pas unclient n’est là ! Elle peut baiser la page, dix fois, vingtfois… C’est Noémi qui l’a écrite, la lettre ! Elle appelle ausecours… Et il n’y a pas même une hésitation, pas un raisonnement.Elle appelle au secours : il faut aller ; revoir cellequi est l’aînée, Noémi qui lui ressemble ; il faut retrouvercontre sa poitrine le cœur de ses enfants, les tenir là, toustrois, autour d’elle, leurs bras autour de son cou… Et l’image decette joie maternelle avait été si puissante que Donatienne étaitremontée en hâte dans sa chambre, avait ouvert l’armoire, et, surla plus haute planche, saisi un paquet enveloppé dans une serviettecousue, et tout gris de poussière accumulée.

– Qu’est-ce que tu cherches,Donatienne ? Pourquoi reviens-tu ?

Bastien Laray dormait à moitié.

– Rien ; rendors-toi ; je vaischez la lingère.

Vivement, elle était redescendue, elle avaitpris la clef du comptoir, et mis dans sa poche l’argent qui s’ytrouvait… Tout le reste ne serait-il pas pour lui ? Oh !elle ne le volait pas, non, loin de là… Elle lui laissait plusqu’il n’avait à réclamer. Et, comme folle, de joie et de peur, elleavait pris le chemin de fer de ceinture, puis la grande ligne ducentre.

Maintenant, et de plus en plus, elle auraitvoulu ne pas achever le voyage. Il lui semblait qu’elle étaitemportée vers un gouffre. L’effroi grandissait en elle à mesurequ’elle approchait du terme de la route, et des révoltes laprenaient contre sa résolution première, comme ceux qui vont seconstituer prisonniers, et qui luttent, et qui se détournent à ladernière minute… Reprendre le chemin de Paris, elle n’y songeaitpas. C’était fini. Elle était libérée d’une servitude… Maispourquoi courir à l’autre ?… Il était facile de descendre àcette station, à cette autre, dans ce village… Elle trouveraittoujours à gagner sa vie…

Donatienne savait que les arrêts n’étaientplus nombreux, avant celui qui serait définitif, car la fin du jours’annonçait. L’air était tout doré. Parmi les touffes sèchesd’asphodèles, sur le plateau couvert de bruyères et de pâtures, lesétangs luisaient, rayés de lames d’or qui unissaient les rives déjàviolettes, et que perçait, çà et là, un jonc brisé. C’était ledernier éclat du soleil, l’heure d’arrivée pour elle. Trois fois,la voyageuse, quand le train s’arrêtait, toucha de la main lepaquet posé sur la banquette, et se leva, résolue à descendre dansces campagnes, qui étaient du moins pour elle sans autre effroi quecelui de l’inconnu. Mais quelque chose de plus fort que la peur lafit renoncer à la fuite ; trois fois elle entendit monter,comme la voix de la mer dans les cavernes qu’on ne voit pas, lesnoms de Noémi, de Lucienne et de Joël. Elle se rappela les termesde la lettre qu’elle avait là, dans son corsage, et quidisait : « Nous avons eu du malheur ; aujourd’hui lepère a eu les jambes écrasées ; il crie ; il va peut-êtremourir ; bien sûr il ne pourra plus travailler dans lacarrière. Ah ! maman, si ma lettre vous arrive, revenez pourlui, et revenez pour Noémi ! »

Elle se rasseyait ; elle reprenait laforce d’aller jusqu’à la station prochaine…

Le soleil baissa encore… Le train s’arrêta, etl’employé cria un nom, celui du village d’où était datée la lettrede Noémi.

C’était là.

Sur le quai une femme descendit, seule, sonpaquet à la main. Les wagons se remirent à rouler. Quand ils eurentdisparu, elle demanda son chemin, et, après qu’on le lui eut dit,resta immobile, si pâle que le chef de station demanda :« Vous êtes malade ? » Elle secoua la tête. Elleétait seulement incapable de porter plus loin sa peine et de faireun mouvement.

Ne comprenant pas, l’employé la laissa. Elledemeura ainsi, plusieurs minutes. Puis, sans raisonner de nouveausa résolution, sans rien qui marquât dans son âme une lutte et unevictoire, elle fit ce premier pas qui signifiait une acceptation dela destinée. Ce fut une volonté obscure, un acte presqueinconscient dans le présent et dont les causes étaient anciennes.Mais le moindre sacrifice, le plus pauvrement, le plus tardivementconsenti, renouvelle une âme. Donatienne, dès qu’elle eut seulementtraversé le quai de la gare, se sentit plus forte. Elle continua entournant à gauche, et répétant : « C’est pour vousravoir, mes trois petits ! » Et son cœur s’anima d’uneespèce de joie de souffrir pour eux. Elle se hâta. Elle apercevait,en avant, le bord du plateau et, dans la poussière rouge ducouchant, la plaine immense où il fallait descendre.

Il le fallait.

À quelque distance de la gare, comme il n’yavait personne sur la route, elle ouvrit le paquet enveloppé d’unlinge, en tira une robe noire à petits plis, galonnée de velours, –celle avec laquelle jadis elle était venue à Paris, – elle trouvaaussi trois coiffes de mousseline, trois coiffes de Plœuc quiressemblent à une fleur de cyclamen, et elle en choisit une, bienque l’étoffe fût froissée et jaunie. Et, entrant par la barrièred’un champ, elle reprit l’ancien costume de Bretagne, et serra dansla serviette la robe achetée à la ville.

« Ils me reconnaîtront mieux, »songea-t-elle.

Elle se remit en marche, et elle réentendit lebattement doux que faisaient sur ses tempes les ailes de la coiffede lin.

Donatienne traversa le plateau, descendit dansla plaine où, d’un regard d’épouvante, tout à l’heure, elle avaitcherché à deviner la maison. Elle était décidée à entrer. Ellegravit la première colline, celle que couronnaient les falaises deroches, et au delà de laquelle il y avait l’enclos. Mais elle ne lesavait pas. Elle était toute nouvelle au pays. Pour se donner ducourage, elle se demandait si elle allait être reconnue par sesenfants, et lequel des trois abandonnés la reconnaîtrait lepremier.

Dans le jour finissant, les ouvrierstravaillaient encore.

Elle entendit le bruit de leurs pics. Unenfant jouait au bord de la route, avec des pierres qu’il disposaiten pyramides. C’était Baptiste, que les carriers avaient adopté,depuis le malheur, et qu’ils emmenaient avec eux dès le matin, lepayant d’une écuelle de soupe, pour que l’enfant descendît au bourget fit les commissions. Donatienne allait le dépasser.

– Bonjour, petit !

– Bonjour, madame !

– Dis-moi, est-ce loin, la maison de JeanLouarn ?

Il tourna vers elle sa face carrée et ses yeuxbrillants de vie, où le songe des mers bretonnes n’avait jamaispassé.

– Nenni, c’est pas loin. C’est lapremière au bas de la côte.

Pendant qu’elle regardait au-dessous d’elle,dans le soir qui creuse les vallons :

– Je peux vous conduire, reprit le jeunegars ; c’est chez moi : je suis un Louarn.

– Toi ? Ce n’est pas vrai !

– Pas vrai ! Dites donc, les hommes,là-bas, est-ce que je ne suis pas un Louarn, moi, BaptisteLouarn ? Elle ne veut pas me croire !

De grosses voix, renvoyées en échos par lesfalaises, répondirent :

– Mais si ! Vous pouvez vous fier àlui ! C’est le fils d’un camarade !

Et, comme le petit guettait, tout fier, cequ’elle allait répondre, il la vit devenir si blanche de visage,qu’il pensa à la figure de son père blessé. Donatienne comprenait.C’était l’enfant de l’autre qui lui disait le premierbonjour !…

Alors, des profondeurs du passé de sa race etde son propre passé, l’appel à Dieu s’échappa. Dans l’agonie de soncœur, elle chercha vaguement, parmi les verdures, une croix pour ysuspendre une pauvre prière faible, une croix comme il y en atoujours, en Bretagne, aux carrefours des chemins. Mais elle n’enrencontra pas.

Un court moment elle se recueillit, et, sesentant moins faible, elle regarda de nouveau le petit.

– Baptiste Louarn, demanda-t-elle, tamère est-elle chez toi ?

– Non, madame. Ils disent qu’elle nereviendra plus.

– Qui a dit cela ?

– Mes sœurs, et aussi les femmes dubourg.

Donatienne prit la main de l’enfant.

– Conduis-moi, petit. Elles se trompent.Ta mère est déjà revenue, puisque me voici.

Il ne la comprit pas. Tous deux, côte à côte,ils se mirent à descendre. L’enfant lui montrait du doigt, entreles souches de peupliers, le toit de la maison. Elle ne le voyaitplus. Elle avait les yeux grands ouverts, un peu levés, et deslèvres qui buvaient le vent, et qui remuaient. Donatiennedisait : « J’ai envie de mourir ; faites-moi porterla vie ! »

Baptiste entendit à peine, car elle parlaittout bas. Il crut qu’elle prononçait le nom de Noémi. Et ildit :

– Elle va venir. Quand ma grande sœur mevoit, elle vient toujours au-devant.

En ce moment, ils arrivaient au bas de lacolline, et l’on voyait la haie vive des Louarn, avec les feuillesdes peupliers, au-dessus, qui frissonnaient. La barrière étaitouverte. C’était l’heure où la campagne se tait, pour boire lapremière ombre et la première fraîcheur. Baptiste siffla deuxnotes. Dans le jour cendré, au bout du jardin, une tête jeune,éveillée, répondit à l’appel, et se pencha hors de la porte. Elleallait sourire. Elle allait parler. Mais tout à coup, elle eut unesecousse, comme si elle se retirait. Les yeux s’agrandirent. Ilsvenaient de découvrir, près de Baptiste, une femme qui s’appuyaitsur la barrière, et qui était mince, et jeune encore, et pâle, etcoiffée tout autrement que les femmes du pays.

Noémi hésita une seconde. Puis elle eut laforce de ne pas crier, et elle sortit en courant, muette, brave,les yeux levés vers sa joie. Elle était sûre. Son cœur, mieux queses yeux, avait reconnu la mère.

Celle-ci la voyait venir, et se tenaitimmobile.

Et elle ferma les yeux, de bonheur et dedouleur, quand Noémi fut près d’elle, et, toute droite, elle selaissa envelopper par les bras de l’enfant, qui disait le motqu’elle avait tant souhaité entendre : « Maman !maman Donatienne ! »

Mais elle se sentait indigne, et la joiefuyait, à mesure qu’elle tombait dans son cœur.

– Maman Donatienne, papa est mieux :depuis ce matin, il reconnaît ; la fièvre a diminué… Ah !maman, je ne comptais plus sur vous !

Personne ne les entendait, l’une qui pleurait,l’autre qui parlait bas.

L’ombre était presque faite ; le jardinse taisait. Mais on pouvait venir. La mère dénoua les bras qui laserraient, écarta l’enfant qui voulait l’embrasser et lui parlerencore, et, nerveuse, mettant les doigts sur les lèvres de Noémi,craignant une question qui la torturait :

– Ne me demande rien, dit-elle. Je vousai toujours eu dans le cœur, mes petits… Je reviens pour vous…Mène-moi !

Légère, troublée et fière, l’enfant prit parla main sa mère, et, levant le front, longea le carré de choux, lamare, et tourna pour entrer dans la maison.

Il n’y avait point de lampe allumée dans lachambre, et toute la lumière était une faible rayée qui coulait dela fenêtre, en biais, sur le lit du père, et se diluait dans lesténèbres grandissantes.

Les voisines étaient assises à côté de lafenêtre ; Joël et Lucienne jouaient sur la terre nue, dansl’ombre. Le blessé sommeillait.

Quand Donatienne entra, derrière Noémi,personne n’y fit attention. Elle s’avança, sans être remarquée,jusqu’auprès du lit. La tête de Louarn endormi était dans l’ombre.Celle de sa femme recevait la lumière, faiblement. Les voisineschuchotèrent : « Qui est-ce ? » Les deux ailesde la coiffe de lin se penchèrent vers le blessé. Donatienneregardait Louarn. Et cette femme, qui avait péché et souffert, ence moment du moins avait pitié. Elle considérait le visage émacié,tourmenté, vieilli, usé par le chagrin et le travail, le visagequ’elle avait fait en s’en allant. Et ses lèvres tremblaient.

Noémi, qui s’était écartée et mise un peu enretrait, mais tout près de la jupe à petits plis qu’elle tenait dela main, souffla, dans la chambre silencieuse, un seulmot :

– Maman !

L’homme releva les paupières, et, desprofondeurs du sommeil et de l’oubli, son âme monta lentement versses yeux, qui s’effarèrent de cette vision de la coiffe bretonne,et se perdirent en haut, puis revinrent à elle, puis frémirent,puis s’avivèrent de deux larmes, qui coulèrent.

Tant d’autres avaient passé avant, qu’ellestombaient plus vite.

Il demanda :

– C’est-il toi, Donatienne ?

– Oui, c’est moi.

Les voix étaient faibles comme le jour. Leregard de Louarn parut se creuser. On eût dit qu’un chemins’ouvrait jusqu’à la peine cachée de son âme.

– Comme tu reviens tard ! dit-il. Jen’ai, à cette heure, que de la misère à te donner.

Elle voulait répondre. Mais les yeux du blessése fermèrent, et le visage retomba de profil sur l’oreiller,inerte, accablé par le sommeil.

Donatienne se tourna vers le milieu de lasalle. Elle respirait vite, comme celles qui vont pleurer. Les deuxfemmes du bourg s’étaient approchées. Noémi lui amenait Lucienne etJoël, hésitants et luttants, et leur disait en vain :« C’est maman, la vraie, je vous assure. » Ils nel’avaient pas connue. Ils avaient peur d’elle. Et, dès queDonatienne les eut embrassés, ils s’échappèrent, et glissèrent dansl’ombre.

Alors, près du lit d’où elle n’avait pas bougéencore, elle demanda :

– Donnez-moi de la lumière, mes enfants.Quand la lumière fut posée sur la table du milieu, on vit que lapetite Bretonne n’avait pu retenir ses larmes, mais qu’elle nevoulait pas leur donner toute puissance sur elle. Debout près deNoémi, elle avait l’air d’une sœur un peu plus grande, et qui avaitde la peine. Elle poussa un grand soupir.

– Noémi, dit-elle doucement, il estl’heure de préparer le souper ?

– Oui, maman.

Donatienne s’arrêta un instant, comme si lesmots qu’elle avait à ajouter étaient difficiles à dire.

– Donne-moi les sabots de celle qui estpartie.

– Oui, maman.

– J’irai tirer de l’eau, et je ferai lasoupe, pour vous tous quatre.

Et ayant mis les sabots de l’autre, ellecommença de travailler.

FIN

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