L’ancien Opéra, incendié il y a quinze ans,n’avait ni façade imposante, ni escalier monumental, mais les vieux abonnés le regrettent. On y voyait moins d’étrangers et l’acoustique y était meilleure.
On y donnait aussi des bals masqués plus amusants que ceux d’à présent.
Le carnaval de 1870 fut joyeux et la nuit du samedi gras de l’année terrible, la salle de la rue Le Peletier regorgeait de monde. On s’écrasait dans les couloirs, on s’étouffait au foyer et les loges étaient bondées.
Aux premières, à droite, il y en avait une où on menait grand bruit. Les jeunes qui l’occupaient étaient montés à un formidable diapason de gaieté, et ce nid de viveurs élégants attirait les chercheuses d’aventures, comme la lumière attire les chauves-souris.
À tout instant, s’ouvrait et se refermait la porte qui donnait sur le fameux corridor, si magistralement mis en scène par les frères de Goncourt, au premier acte de Henriette Maréchal.
C’était un incessant va-et-vient de dominos de toutes les couleurs.
Quelques loups de dentelle abritaient peut-être de vraies mondaines en rupture de salons du high-life, mais la plupart cachaient mal des visages dedemoiselles trop connues, et ces messieurs n’étaient pas venus aubal pour se faire intriguer, comme on disait jadis.
En ce temps-là, il n’y avait déjà plus que lescollégiens et les provinciaux pour jouer à ce jeu démodé.
Dans la loge numéro 9, on remplaçaitl’intrigue par une pantomime expressive, et les femmes quis’y risquaient savaient à quoi elles s’exposaient. Elles partaientchiffonnées, mais non pas fâchées, et elles ne craignaient pas d’yrevenir après une excursion dans les couloirs où on ne lesrespectait pas davantage.
Sous cette loge tapageuse, venaient de danserles clodoches, alors en pleine vogue, et le chef de labande s’était mis à faire la quête. Dans son bonnet tendu, à boutde bras, il avait récolté une pluie d’or et il s’en allaitrecommencer plus loin ses exercices, en les dédiant à d’autresamateurs de contorsions.
Il n’était resté qu’un individu, costumé entroubadour de pendule, vêtu d’une tunique abricot et coiffé d’unetoque à créneaux.
Celui-là n’avait pas figuré dans le quadrilleprivilégié. Il avait bien essayé de s’y mêler, mais les autresl’avaient rudement repoussé. N’est pas clodoche qui veut et lestitulaires de l’emploi ne se souciaient pas d’admettre un intrus aupartage des bénéfices. Ces drôles ne travaillaient pas pour l’amourde l’art et le bal de l’Opéra leur rapportait gros à cette époqueoù les riches avaient encore le louis facile.
Le troubadour évincé avait l’air si triste etil regardait si humblement les semeurs de pourboires que l’un d’euxle prit en pitié, un grand brun que les grimaces des clodochesn’avaient pas déridé et qu’avaient laissé froid les agaceries desbelles de nuit qui, les unes après les autres, s’étaient assisesprès de lui.
La dernière venue, une blonde en domino blanc,ne lui avait rien dit encore, mais elle n’avait pas quitté laplace, pendant qu’il se demandait, en examinant le troubadourmélancolique : Où donc ai-je déjà vue cettefigure-là ?
Il ne voulait pas l’interpeller du haut de laloge, mais tirant de sa poche une pièce de vingt francs, il lamontra au piteux personnage qui s’empressa de tendre ses deux mainsjointes pour la recevoir.
Le pauvre diable n’était ni un ingrat, ni unincrédule, car après avoir fait un signe de croix, il leva sur sonbienfaiteur des yeux baignés de larmes.
Un travesti de bas étage qui pleure de joie aubal masqué, c’est rare, mais le signe de croix stupéfia lebienfaiteur qui ne put pas s’empêcher de dire, assez haut pour quesa voisine l’entendît :
– Est-ce que ce gars-là serait de monpays ? Il n’y a guère qu’en Bretagne que les pauvresremercient Dieu, quand on leur fait l’aumône.
– Vous êtes Breton, Monsieur ?demanda vivement la blonde.
Sa voix était douce ; son ton était celuide la bonne compagnie, et maintenant elle disait :« vous » au jeune homme qu’elle avait tutoyé d’abord.
Tout étonné de ce changement, il allait sedécider à lui répondre. Un de ses compagnons s’en chargea, un grosgarçon à la mine réjouie, qui s’écria :
– Un peu qu’il l’est !… Bretonbretonnant, mon ami Hervé… noble comme un Rohan, brave comme feuDuguesclin et sociable comme un sanglier de la forêt de Rennes…, jevais te le présenter… Hervé Le Gouesnach, seigneur de Scaër,Trégunc et autres lieux… âgé de vingt-sept ans… orphelin de père etde mère… propriétaire foncier… châtelain de plusieurs manoirscouverts d’ardoises… et d’hypothèques… Te voilà renseignée, mapetite Double-blanc…
» Je t’appelle Double-Blanc parce que,excepté toi, il n’y a ici que des dominos noirs… Tu me fais l’effetd’être gentille… Veux-tu souper avec moi ?
– Avec vous, non, dit nettement la jeunefemme.
– Tu aimerais mieux souper en tête-à-têteavec Hervé… pas la peine, ma chère. Tu perdrais ton temps. Il va semarier.
– Déjà ! murmura la blonde.
– Parfaitement… et si tu savais contrequi…
– Assez ! interrompit le grandbrun.
– Oh ! ne te fâche pas !… cetteenfant m’intéresse et j’ai bien le droit de lui crier :casse-cou !… Je ne suis pas Breton, moi : mais je suistrès sérieux… mes autres amis aussi… et j’invite la petite àgrignoter avec nous quelques écrevisses, auGrand-Quinze.
– Merci, Monsieur, je n’y tiens pas,répond de domino blanc.
– Des manières, alors !… Madame estune femme du monde !… Fallait le dire !
Et le joyeux garçon se rejeta sur une errantequi venait d’arriver et qui l’accueillit beaucoup mieux.
La blonde n’avait pas cessé de regarder Hervéet elle finit par lui dire, en baissant la voix :
– Je voudrais vous revoir.
– Me revoir ?… à quoi bon ? Jevais me marier… mon ami vient de vous le dire… et je ne suis pasdisposé à faire la fête.
– Je n’y suis pas plus disposée que vous,mais je vous connais depuis longtemps et je vous cherche depuis unan. Je vous ai aperçu dans cette loge et je n’y suis entrée quepour vous parler.
– Eh bien !… parlez-moi ! et sivous voulez que je vous écoute, commencez par m’apprendre votre nomet comment vous me connaissez.
– Mon nom ne vous renseignerait pas surma personne. Tout ce que je puis vous dire, c’est que vous m’avezrencontrée… autrefois… en Bretagne… et que vous vous souviendriezpeut-être de moi si je vous montrais ma figure.
– Montrez-la-moi donc !
– Ici ?… non… je ne veux pas.
– Alors, je ne la verrai jamais, car jevais quitter le bal, et il est probable que, de ma vie, je n’yremettrai les pieds.
– Ni moi non plus, mais si je savais oùvous demeurez à Paris, je pourrais vous écrire.
– Vous pourriez même venir chez moi, etje n’y tiens pas.
– Oui, je comprends… Vous craignez que mavisite ne vous compromette… Vous avez tort… Je ne suis pas ce quevous pensez, et puisque vous refusez de me donner votre adresse, jeme contenterai de vous donner la mienne.
» Prenez ceci, je vous prie, dit lablonde, en glissant dans la main d’Hervé une enveloppe cachetée àla cire.
Et sans lui laisser le temps de se récrier,elle sortit de la loge.
– Tiens ! dit le gai compagnonqu’elle avait rebuté, voilà le Double-Blanc qui décampe. Tansmieux !… cette farceuse appartient évidemment à l’espèce desdemi-castors… la pire de toutes… ni chair ni poisson… nicocotte ni femme du monde. Elle a essayé de nous la faire à lapose, mais avec moi, Ernest Pibrac, ça ne prend pas, etj’espère bien que tu ne vas pas courir après elle. Tu souperas avecnous.
– Peut-être ; mais on étouffe ici,et je vais respirer un peu.
– Dans les corridors ?… Il y faitencore plus chaud… Avoue donc que tu as envie de rattraper lablonde… Bonne chance, mon cher !… tu nous trouveras chezVerdier… à la Maison d’Or… à trois heures… j’ai retenu le cabinetdu fond.
Ernest n’avait pas vu son camarade recevoir etempocher prestement l’enveloppe ; s’il l’avait vu, il n’auraitpas manqué de se moquer de lui et il y aurait eu de quoi, car cettecoureuse masquée ne valait probablement pas qu’on la prît ausérieux.
Mais Hervé de Scaër n’était pas Breton pourrien et quelques années de vie parisienne ne l’avaient pas guérides naïvetés de son enfance. Il croyait encore à bien des chosesque ses nouveaux amis blaguaient impitoyablement. L’inconnul’attirait et il n’hésitait jamais à se lancer dans une aventure,sans se demander où elle le conduirait.
Il avait pourtant de bonnes raisons pour êtreprudent, car après beaucoup de sottises coûteuses, il touchait auport du mariage et il allait franchir gaiement le pas solennel quisépare la vie de garçon de la vie conjugale. Il s’agissait desauver les terres qui lui restaient de son patrimoine, fortementébréché par ses folies de jeunesse, et de plus, sa future étaitcharmante.
Mais, s’il tenait à retrouver la blonde, cen’était pas, comme le croyait son ami Pibrac, pour se passer unedernière fantaisie avant d’enchaîner sa liberté. Il ne savait mêmepas si elle était jolie, et d’ailleurs il était fort blasé sur lesbonnes fortunes d’occasion, car il ne comptait plus ses succès danstous les mondes et il les méritait.
Ce gentilhomme armoricain plaisait à toutesles femmes avec ses grands yeux noirs pleins de feu, sa hautetaille, son air mâle et sa tournure élégante ; sans parler deson esprit romanesque et de son caractère énergique.
Il n’en était donc pas à une conquête de plusou de moins et le sentiment qui le poussait à suivre cette inconnuen’était qu’un sentiment de curiosité.
Elle affirmait l’avoir vu en Bretagne et iln’avait pas perdu le souvenir d’une rencontre qu’il y avait faiteautrefois dans des circonstances inoubliables : une femme quis’était montrée à lui, un soir, sur une grève déserte. Et il sedemandait si ce n’était pas cette femme qui venait de luiapparaître encore au bal de l’Opéra.
La supposition n’avait pas le sens commun,mais son imagination faisait des siennes et il s’était mis en têtede savoir à quoi s’en tenir.
Il se promettait bien d’ouvrir la lettremystérieuse qu’elle lui avait laissée, mais il voulait d’abord larejoindre, à seule fin de la questionner.
Pibrac et les autres viveurs ne seraient pluslà. Elle ne refuserait pas de s’expliquer en tête-à-tête.
La rejoindre, ce n’était pas facile au milieude cette foule qui obstruait le corridor des premières. Hervé,cependant, ne désespérait pas d’apercevoir le domino blanc qui lasignalait de loin ; mais il eut beau se jeter au plus épais dela cohue, il n’aperçut que des femmes encapuchonnées de noir, etbientôt il se trouva pris dans une poussée de déguisés venant de lasalle, repoussé, ballotté et finalement collé contre lamuraille.
En jouant des coudes, il parvint à se dégageret il songeait à se réfugier au foyer, lorsqu’il sentit qu’on letirait par les basques de son habit.
En se retournant pour envoyer une bourrade aumalotru qui s’accrochait à lui, il vit que c’était l’homme qu’ilavait tout à l’heure gratifié d’un louis, et, à sa grandestupéfaction, ce pauvre diable lui dit :
– Excusez-moi, monsieur Hervé, si je mepermets de vous parler.
» Vous ne me reconnaissez pas, je le voisbien, reprit humblement le troubadour, en ôtant sa toque àcréneaux.
– Non, pas du tout, dit Hervé de Scaër,et pourtant il me semble que je t’ai déjà vu quelque part.
– Vous m’avez vu en Bretagne, quand jemenais les chèvres brouter dans la lande de Rustéphan. Vous ne voussouvenez pas de moi, mais vous devez vous souvenir de mon père,Baptiste Kernoul… il a longtemps servi le vôtre.
– Kernoul !… le vieux garde de laforêt de Clohars ?… Comment ! c’est toi, le gars auxbiques, comme on t’appelait là-bas !… On m’avait dit que tuétais parti pour la pêche à Terre-Neuve et que tu y avais péri dansun naufrage.
– Ils croient ça chez nous et ce n’estpas moi qui leur apprendrai qu’ils se trompent, car je nereviendrai jamais au pays.
– Pourquoi donc ?
– Ah ! notre maître, je n’ose pasvous le dire… et pourtant…
Le colloque fut interrompu par une nouvellepoussée et, voyant qu’il n’y aurait pas moyen de le reprendre dansce couloir tumultueux, Hervé se mit à fendre la foule, après avoirfait signe au chevrier de le suivre. Cet homme l’intéressait depuisqu’il savait son nom ; il tenait à entendre son histoire etrien ne l’empêchait de l’écouter à loisir, puisque le domino blancavait disparu ; mais il ne se souciait pas que ses amis lesurprissent causant familièrement avec un clodoche, et il eutl’idée de l’emmener à la buvette, au troisième étage des loges.
Là, il ne rencontrerait certainement personnede son monde et, en effet, il n’y trouva guère que des déguiséssans élégance, de ceux que l’administration du bal payait pourdanser.
En 1870, on usait déjà de ce moyend’entretenir la gaîté dans la salle.
Les deux Bretons prirent place à une tablepoisseuse et le seigneur de Scaër fit apporter un carafond’eau-de-vie. Il comptait que l’alcool délierait la langue de soncompatriote et il n’avait pas tort.
Le gars aux biques vida coup sur coupplusieurs petits verres et, quand il les eut absorbés, iln’attendit pas que son ancien maître l’interrogeât.
– Ah ! monsieur Hervé, soupira-t-il,c’est le bon Dieu qui m’a poussé à venir ici cette nuit.
– Le bon Dieu ?… Tu y croisencore ?
– Si j’y crois !… Oh ! oui…Vous me demandez ça, parce que vous me voyez habillé en mardi-gras.Ah ! notre maître, ce n’est pas pour m’amuser que je me suismis ce pouillement sur le dos. Si vous saviez…
– Pour que je sache, il faut que tu merenseignes. Conte-moi tes affaires. Et d’abord, pourquoi as-tuquitté le pays ?
» J’espère bien que ce n’est pas parceque tu as fait un mauvais coup.
– Non… je n’ai rien à craindre desgendarmes… et, ma foi ! j’aime autant vous dire tout de suitela vérité… je suis parti de votre ferme de Lanriec parce que…,parce que j’étais amoureux.
– Amoureux, toi !… et de qui ?…d’une pâtouresse ?
– Oh ! non !… je ne lesregardais seulement pas les pâtouresses… mais, vousrappelez-vous ?… Il y a trois ans… vous étiez encore auchâteau… il passa une troupe de Bohémiens qui jouaient descomédies…
– Parfaitement… ils donnaient desreprésentations sur la grande place de Concarneau. J’ai assisté àla première.
– Ils y sont restés toute unesemaine.
– Je ne les ai vus qu’une fois, la veillede mon départ pour Paris, mais je me souviens très bien qu’ilsavaient avec eux une très jolie fille, qui dansait en jouant descastagnettes.
– Eh bien ! c’est elle qui m’atourné la tête.
– Et tu as abandonné tes chèvres pour lasuivre ?
– Oui… à pied… et avec six francs douzesous dans ma poche… Je marchais derrière leur carriole et, le soir,je couchais dessous… mais je n’osais pas leur parler et je vivaisde croûtes de pain. Au bout de huit jours, le chef de la bande meproposa de me nourrir si je voulais m’engager comme paillasse…
– Et tu t’empressas d’accepter ?
– Oui… pour rester avec Zina.
– Ah ! elle s’appelait Zina… elle enavait bien l’air… toutes les Bohémiennes s’appellent Zina… et tului as plu ?
– Dans les premiers temps, elle nepouvait pas me regarder sans me rire au nez… plus tard, elle a eupitié de moi, comme on a pitié d’un chien qu’on a ramassé dans larue… et puis enfin… petit à petit, elle s’est attachée à moi, ettout d’un coup… un jour que j’avais empêché le maître de la battre…elle m’a demandé si je voulais l’épouser.
– Et tu as dit : oui ?
– J’ai été trop content. C’est le vieuxchef qui nous a mariés… dans une lande, entre Ploërmel et Paimpont…en cassant une cruche… à la mode de Bohême…
– Et tu t’es passé de Monsieur le maireet de Monsieur le curé, toi, un gars du pays deCornouailles !
– Oh ! je sais bien que j’ai malfait, et si j’avais pu rentrer à Trégunc, j’aurais été trouvermonsieur le recteur pour nous marier à l’église.
– Bon ! mais je suppose qu’elle t’aplanté là, ta Bohémienne.
– Mais non, monsieur Hervé ; elleest toujours avec moi.
– Alors, vous demeurezensemble ?
– Depuis six mois. Elle est tombée maladependant la foire de Saint-Cloud et le patron l’a renvoyée de latroupe… Je ne pouvais pas l’abandonner… elle n’a plus que moi pourla soigner… et je ne la guérirai pas… elle s’en va de la poitrine…mais je resterai avec elle jusqu’à la fin…
Alain s’arrêta. L’émotion lui coupait laparole. Il pleurait.
Hervé fut touché, et au lieu de sourire de lamine ridicule du troubadour larmoyant sous sa toque dont le plumetlui retombait sur les yeux, il lui dit doucement :
– Je te plains, mon pauvre gars… et jesuis tout prêt à t’aider.
– Merci, monsieur Hervé ! Vous venezde m’empêcher de me détruire, car s’il m’avait fallu rentrer sansargent, je serais peut-être allé me jeter à l’eau. Vous m’avezdonné vingt francs et je pourrai acheter ce que le médecin aordonné pour Zina.
– Tu feras bien, mais, avec un louis, onne va pas loin. De quoi vivez-vous, toi et ta malade ?
– Elle travaille pour une maison debroderie… pas beaucoup, parce qu’elle n’en a plus la force.
– Comment ! elle travaille !…une fille de bohémiens !
– Elle n’est pas de leur race. Ils l’ontvolée, toute petite.
– Bien ! un roman !… quel âgea-t-elle ?
– Un an de moins que moi… et si j’étais àTrégunc, je tirerais au sort l’année prochaine.
– Alors, elle va mourir à dix-neufans !… c’est bien triste… Ah ! ça, j’espère bien que tun’es pas aux crochets de cette malheureuse ?
– Oh ! monsieur Hervé, vous necroyez pas ça. J’aimerais mieux crever de faim… et si j’avais unbon état, je vous jure qu’elle ne manquerait de rien. Maisvoilà !… avant de la connaître, je n’avais jamais rien faitque de garder mes chèvres dans les landes… C’est encore heureux quemonsieur le recteur de Trégunc m’a appris à lire et à écrire… quandje pense que moi qui aimais tant à servir la messe, je suisfigurant au Châtelet !…
– Et pourquoi, diable ! t’es-tu faitfigurant ?
– Pour gagner trente sous par soirée.Nous n’avons plus que ça pour vivre, Zina et moi, car, depuis unmois, elle n’a pas d’ouvrage.
Hervé n’avait pu écouter sans être ému cetexposé de la situation présente du gars aux biques, mais il doutaitencore de l’exactitude du récit de ce Cornouaillais qui, à l’encroire, était venu échouer sur un théâtre de Paris, après avoirsuivi une troupe de saltimbanques.
Ces aventures-là n’arrivent guère aux pâtresde la basse Bretagne, et Hervé se promettait de vérifier les faits,avant d’assister sérieusement ce compatriote dévoyé.
Il commença par lui poser une question.
– Il n’y a pas de sots métiers, dit-il,et autant celui-là qu’un autre, puisqu’il te nourrit… mais jem’étonne de te voir au bal de l’Opéra, pendant que ta femme est simalade. Tu ne devrais pas avoir le cœur à la joie.
– Oh ! non, s’écria Kernoul, et jevous prie de croire que je ne suis pas venu ici pour m’amuser.J’avais entendu dire au théâtre que les clodoches rapportaient del’argent plein leurs poches… j’ai pensé que j’en ferais bien autantqu’eux… Au pardon de Trégunc, je sautais plus haut quetous les autres gars et, quand j’étais paillasse, j’ai appris àgrimacer et à me disloquer… il me manquait un costume… Zina m’en aarrangé un avec des vieilles défroques, du temps où nous jouionsdes pièces à spectacle.
– Il est assez réussi, ton costume, ditHervé en souriant.
– Oui, mais je ne pouvais pas danser toutseul et les clodoches n’ont pas voulu me laisser danser avec eux.Ça fait que, si vous n’aviez pas eu pitié de moi, j’aurais perdu manuit. Vous m’avez donné vingt francs, mais je suis encore pluscontent de vous avoir retrouvé. Je savais bien que vous étiez àParis et j’espérais toujours que j’aurais la chance de vousrencontrer…
– Alors, tu m’as reconnu dans la loge oùj’étais ?
– Pas tout d’abord, parce que…excusez-moi de vous dire ça… là-bas, en Bretagne, vous aviezmeilleure mine… mais à force de vous regarder j’ai bien vu quec’était vous, notre maître… et quand vous êtes sorti…
– Tu es venu m’attendre dans le corridor.Tu as bien fait. Je t’aiderai. Où demeure-tu ?
– Rue de la Huchette, 22… dans unevieille maison noire, où vous n’oseriez pas entrer… mais si vous mepermettez d’aller chez vous… j’ai encore des habits propres.
– Eh bien ! tu peux venir. Je suislogé à l’hôtel du Rhin, sur la place Vendôme, et je ne sors jamaisavant midi. Tu m’apporteras des nouvelles de ta malade… et quand tuvoudras rentrer au pays… avec ou sans elle… je te reprendrai àLanriec.
– La ferme n’est donc pasvendue ?
– Comment sais-tu qu’elle était àvendre ?
– Dame ! quand j’en suis parti, ondisait qu’un richard de Paris allait tout acheter… les terres, laforêt, le château…
– Il en a été question, interrompitHervé, mais j’espère les conserver. C’est pourquoi, mon gars, si tun’as pas menti et si tu te conduis bien, tu pourras finir tes joursà mon service.
Alain allait remercier son maître, lorsqu’unegrosse rumeur monta d’en bas jusqu’à la buvette. Des gens sebousculaient dans l’escalier en criant : « Auvoleur ! arrêtez-le ! »
Hervé se leva, s’avança et se heurta contre unhomme qui faillit le renverser en s’accrochant à lui.
Le contact fut court, mais il fut complet, carcet homme prit Hervé à bras le corps, par-dessous son habit noir,et le tint un instant serré contre sa poitrine ; après quoi,il se remit à courir pour grimper aux quatrièmes loges. Ceux qui lepoursuivaient passèrent comme une meute aux trousses d’un cerf. Ilsle chassaient à vue et ils ne pouvaient pas manquer de le prendreau dernier étage, à moins qu’il ne trouvât le moyen de fuir par lestoits.
Le seigneur de Scaër ne fut point tenté decourir après un filou qui ne lui avait rien volé, et il se retournapour chercher Alain Kernoul.
Le gars aux biques n’était plus là.
Hervé ne s’inquiéta pas de la disparition deson compatriote. Hervé avait dit à ce Breton fourvoyé tout ce qu’ilavait à lui dire. Il s’était intéressé aux singulières aventures età la triste situation d’Alain Kernoul ; il ne demandait pasmieux que de lui venir en aide, mais il en avait assez fait pourcette fois et il ne lui restait plus qu’à attendre la visite que legars aux biques ne manquerait pas de lui faire à l’hôtel duRhin.
Il regrettait même d’avoir perdu àl’interroger une demi-heure qu’il aurait pu mieux employer, car ilétait sorti de la loge pour tâcher de rejoindre la blonde inconnueet elle avait eu tout le temps de quitter le bal de l’Opéra pendantqu’il bavardait à la buvette.
Il ne faut pas courir deux lièvres à la fois,dit un proverbe fort sage, qui s’appliquait parfaitement à lasituation.
Hervé n’espérait plus rattraper la femme qu’ilcherchait. Il se consola en se rappelant qu’elle lui avait remisune lettre où il trouverait probablement son adresse etl’explication de ses allures mystérieuses. Mais le lieu eût été malchoisi pour l’ouvrir et il se décida à ne la décacheter qu’aumoment où, rentré chez lui, il pourrait la lire sans craindred’être dérangé par une nouvelle bagarre.
Le souper au Grand-Quinze ne letentait pas du tout. Il était entré au bal, parce qu’il avaitrencontré sur le boulevard Ernest Pibrac qui l’avait entraîné, etil ne tenait pas à enterrer sa vie de garçon dans un cabinet derestaurant.
Après avoir rajustée sa cravate, son gilet etson habit que le fuyard, en l’étreignant, avait fortement fripés,il s’empressa de regagner le corridor des premières.
Il n’y rencontra ni Alain, ni ledouble-blanc, comme disait Pibrac ; mais il n’eutqu’à écouter pour apprendre que la cause de la bousculade était unvulgaire filou surpris en flagrant délit de vol à la tirepar un Monsieur qui sans doute s’était vite consolé de la perte deson portefeuille, car au lieu de poursuivre le voleur, qu’il avaitlaissé échapper, il s’était prestement éclipsé.
Hervé ne s’attarda point à entendre lescommentaires qu’on faisait entendre autour de lui sur cet incident.Il avait hâte de partir et il s’en alla réclamer son pardessusqu’il avait confié à l’ouvreuse de la loge où ses compagnonsétaient restés. Il arriva juste au moment où ils en sortaient pourmener à la Maison d’Or un lot de soupeuses recrutées au hasard, etil eut toutes les peines du monde à se défendre d’être de la fête.Il lui fallut même, bon gré mal gré, les accompagner pendant lecourt trajet de la rue Le Peletier à la rue Laffitte.
C’était si près que toute la bande fit levoyage à pied par le boulevard.
Pibrac s’était accroché au bras d’Hervé ets’évertuait à lui démontrer qu’il ne pouvait pas décemment lâcherdes camarades.
– Mon cher, lui disait-il, je comprendsque tu ne t’affiches plus avec des demoiselles. C’était bon quandtu achevais de manger ta fortune, et depuis ta promotion au gradede fiancé, tu es obligé de te gouverner autrement, je le reconnais.Mais en soupant avec nous, tu te compromettras moins qu’en temontrant sur le devant de notre loge, comme tu viens de le faire.Et d’ailleurs, puisque tu as mis un pied dans le crime, tu peuxbien y mettre les deux.
– D’accord, répondait distraitementHervé, mais je préfère aller me coucher. Je ne me sens pas entrain.
– Dis donc plutôt que tu es amoureux deta promise. Ce n’est pas moi qui te le reprocherai. On l’épouseraitrien que pour ses beaux yeux et elle a un million de dot, sanscompter les espérances… et pour comble de bonheur, tu n’auras pasde belle-mère ! Bernage est veuf. En voilà un qui ne gênerapas son gendre !… Il ne pense qu’à ses affaires… et elles luiréussissent… Il a encore gagné trois cent milles francs à ladernière liquidation. Tu sais ça… mais tu ne te doutes pas qu’ilest venu cette nuit au bal de l’Opéra.
– Allons donc !
– Parfaitement, mon petit. Je l’airencontré dans les couloirs. Il avait mis un faux-nez, mais je l’aireconnu tout de même, et je lui ai fait la farce de crier son nom,derrière lui. Il s’est retourné, je me suis dérobé et je croisqu’il a décampé immédiatement. Je me demande pourquoi il tenaittant à garder l’incognito.
– Je me le demande aussi, dit entre sesdents Hervé, tout étonné d’apprendre que son futur beau-père fêtaitle carnaval dans la salle de la rue Le Peletier.
Ce financier aurait pu sans inconvénient ylouer une loge et s’y montrer en compagnie d’hommes aussi sérieuxque lui, mais rôder par les corridors, affublé d’un faux-nez,c’était à n’y pas croire, et Hervé pensa que son facétieux amiinventait cette histoire pour le taquiner.
Peu lui importait d’ailleurs qu’elle fût vraieet que M. Bernage l’eût aperçu, car il ne comptait pas secacher d’être allé au bal masqué. Il se proposait même de racontercette escapade à Mlle Solange de Bernage, safiancée, qui était trop intelligente et surtout trop Parisiennepour la lui reprocher.
Il en serait quitte pour ne pas lui parler dela blonde.
– Je ne me charge pas de résoudre ceproblème, reprit Pibrac ; et puisque décidément tu ne veux pasêtre des nôtres, nous souperons sans toi. Bonne nuit, moncher ! Tâche de ne pas rêver que tu joues aux dominos et quetu poses le double-blanc.
Cette allusion à la femme disparue coupa courtà la causerie, car, pour éviter les questions qu’il prévoyait etauxquelles il ne se souciait pas de répondre, Hervé fila au pasaccéléré, plantant là ses amis et leurs donzelles.
Il faisait un froid sec et, par ce tempsclair, c’était un plaisir de marcher jusqu’à la place Vendôme. Leseigneur de Scaër n’eut garde de manquer une si belle occasion dedégourdir ses jambes, car ce Breton, accoutumé, dès son enfance, àcourir les landes et les grèves, supportait mal la privationd’exercice que lui imposait sa nouvelle existence. Il alluma uncigare, releva le collet de son pardessus et s’acheminapédestrement vers l’hôtel du Rhin, où il logeait en attendant laconclusion du mariage qui allait changer sa vie.
En ce temps-là, on fêtait encore le carnavalet, la nuit du samedi au dimanche gras, le boulevard des Italiensétait presque aussi animé qu’en plein jour. Les fenêtres desrestaurants à la mode étincelaient de lumières et des bandes demasques avinés se suivaient sur le bitume en poussant lesohé ! traditionnels.
Tout était joie et chansons dans ce Paris queles Allemands devaient assiéger, sept mois plus tard.
Cependant, le mouvement et le bruit nedépassaient guère la Chaussée-d’Antin et Hervé trouva la rue de laPaix à peu près déserte. Il s’y engagea sans regarder derrière luiet il ne lui vint pas à l’esprit qu’on pouvait l’attaquer sur cechemin peu fréquenté à trois heures du matin. Il était du reste deforce à se défendre et il ne craignait rien ni personne.
Au moment où il débouchait sur la placeVendôme, il fut dépassé par un monsieur qui le suivait à distanceet qui, au lieu de piquer droit vers la rue de Castiglione, obliquaà gauche, en rasant les maisons : un monsieur en grande tenuede bal, habit noir et cravate blanche, sans paletot, par une bellegelée de février.
– Voilà un homme qui n’a pas peur des’enrhumer, pensa Hervé, sans se préoccuper autrement de cettesingulière rencontre.
Et il traversa la place en passant tout prèsdu piédestal de la colonne. Il était arrivé devant l’hôtel du Rhin,lorsqu’il crut revoir le même individu qui l’avait devancé enhâtant le pas et qui cherchait à se dissimuler dans l’enfoncementd’une porte cochère. Scaër fut tenté d’aller lui demanderl’explication de cette manœuvre suspecte, mais il se ravisa et,sans cesser de l’observer du coin de l’œil, il mit la main sur lebouton de sonnette de l’hôtel qu’il habitait.
Bien lui en prit d’être resté sur ses gardes,car, avant qu’il eût sonné, le drôle sortit tout doucement de sonembuscade et s’avança à pas de loup, dans l’intention évidente detomber sur lui par derrière.
Scaër fit aussitôt volte-face et se mit enposture de le recevoir à coups de poing, mais il n’eut pas besoinde boxer, car un homme se jeta entre lui et l’assaillant quis’arrêta net et s’enfuit à toutes jambes.
Au même instant, Scaër stupéfait reconnut cetauxiliaire inattendu. C’était Alain Kernoul, toujours déguisé entroubadour de pendule.
D’où sortait-il et comment était-il arrivé làsi à propos ! Hervé, qui n’y comprenait rien, le reçut assezmal.
– De quoi te mêles-tu ? luidemanda-t-il rudement.
– Ah ! notre maître ! s’écriale gars aux biques, vous n’avez donc pas vu qu’il tenait un couteauet qu’il allait vous tuer ?
– Et pourquoi m’as-tu suivijusqu’ici ?
– Parce que je me défiais de cecoquin-là. Un voleur est bien capable d’assassiner.
– Un voleur ?
– Eh ! oui… c’est le même individuqui s’est jeté sur vous à la buvette et qui se sauvait parce qu’ilavait filouté la bourse d’un monsieur. Ils ont eu beau lui couriraprès, il leur a échappé en faisant des crochets comme un lièvre…mais moi qui n’avais pas pris le même chemin que les autres, je mesuis trouvé bec à bec avec lui, au pied d’un petit escalier qu’ilvenait de dégringoler pour les dépister.
– Et tu ne l’as pas faitarrêter !
– Non… ça ne me regardait pas, et on ditchez nous qu’il ne faut jamais se mêler d’aider les gendarmes. Maisje voulais savoir ce qu’il allait devenir et je me suis arrangépour ne pas le perdre de vue. Vous ne devineriez jamais ce qu’il afait… Il a enlevé la fausse barbe qui lui cachait tout le bas de lafigure et, après, il a eu l’aplomb de rentrer dans le corridor despremières où il avait fouillé les poches, un quart d’heureauparavant. Ça le changeait tellement de ne plus avoir de poils aumenton que le monsieur qu’il a volé ne l’aurait pas reconnu. Maismoi qui l’avais vu ôter ses postiches, j’étais sûr que c’était lui.Et puis, il a des yeux qu’on ne peut pas oublier, des yeuxd’émouchet.
– Tout ce que tu me contes là nem’explique pas pourquoi je l’ai eu sur mes talons depuisl’Opéra.
– Faut croire qu’il avait de bonnesraisons pour vous filer, car du moment qu’il vous a revu dans lecouloir des premières loges, il n’a fait que tourner autour devous, pendant que vous causiez avec vos amis, et quand vous êtessorti du théâtre, il est sorti derrière vous, sans prendre le tempsde retirer son paletot du vestiaire. Tout ça m’a paru louche, et jevous aurais averti, si j’avais osé vous parler devant cesmessieurs… mais je n’ai pas osé et je me suis décidé à lui emboîterle pas, tant qu’il ne vous aurait pas lâché.
– Je ne peux pas t’en vouloir, mais jecrois que tu t’es trompé… car enfin, pourquoi ce gredin seserait-il mis à mes trousses ? Il m’a vu de très près en mebousculant là-bas, mais il ne me connaît pas. Il m’a suivi comme ilaurait suivi le premier venu, pour me dévaliser s’il en trouvaitl’occasion, et il a cru la trouver dans ce coin sombre. Il a manquéson coup et il court encore. Il ne recommencera pas.
– Que le bon Dieu vous entende, notremaître !… Mais si ce gueux-là a quelque chose contre vous, ilne sera pas en peine de vous retrouver, maintenant qu’il sait oùvous demeurez.
– Eh ! bien, qu’il y vienne,répondit froidement Hervé. Je le recevrai de façon à lui ôterl’envie de recommencer. Mais il s’en gardera, car il sait que jepourrais le faire arrêter… je n’aurais qu’à dire qu’il a volé aubal de l’Opéra et qu’il a essayé de m’attaquer à ma porte… tu meservirais de témoin. Seulement, il ne s’avisera pas de s’y frotter.Je ne te sais pas moins gré de l’avoir mis en fuite et tu peuxcompter que je t’aiderai comme je te l’ai promis.
» Maintenant, mon gars, va retrouver tamalade… et ouvre l’œil en route… ce coquin n’aurait qu’à terattraper et à te tomber dessus…
– Oh ! dit Alain en secouant latête, ce n’est pas à moi qu’il en veut et je n’ai peur que pourvous, notre maître, car, bien sûr, il ne vous a pas suivi pourrien, et si j’étais à votre place…
– Bonne nuit ! interrompit Scaër enpassant la porte cochère qui venait de s’ouvrir à son coup desonnette.
Il la referma au nez du Breton trop zélé, pritun bougeoir des mains du garçon qui veillait et monta lestement autroisième étage où il occupait un joli appartement dont lesfenêtres donnaient sur la place Vendôme.
Il en avait assez de ces semblants d’aventuresqui n’aboutissaient à rien ; il n’était pas très convaincud’avoir couru un danger, comme le prétendait le gars aux biques, etil lui tardait d’être seul pour lire enfin la lettre de cetteinconnue qui s’était dérobée au moment où elle commençait àl’intéresser.
Hervé s’était laissé entraîner au bal del’Opéra sans songer à mal, et il en revenait la tête pleine depensées qui n’avaient pas pour objet Mlle Solangede Bernage, sa riche et charmante future.
Ce mariage, à vrai dire, était pour lui unmariage de raison, en ce sens qu’il le sauvait d’une ruine totale,mais il ne s’était pas fiancé à contre-cœur, car sa fiancée luiplaisait fort.
L’aimait-il comme il avait aimé autrefois unejeune fille qu’il avait rêvé d’épouser et dont il n’avait pas perdule souvenir ? Assurément, il ne l’aimait pas de la même façon,car en la voyant pour la première fois, il n’avait pas reçu cequ’on appelle dans les romans le coup de foudre, mais depuis qu’ilétait son prétendu accepté, il avait eu le temps d’apprécier toutesses qualités.
Le hasard avait joué un grand rôle dans cettehistoire dont la conclusion approchait.
À la mort de son père, Hervé avait héritéd’une fortune très importante, mais très embarrassée.
Le vieux baron de Scaër n’avait jamais euqu’une passion, l’agriculture, mais celle-là coûte plus cher quetoutes les autres. Il s’était obéré en défrichements, drainages,cultures nouvelles et autres améliorations qui amendent le sol enruinant le propriétaire.
Hervé n’avait pas les mêmes goûts ; iln’aimait de la campagne que les sports qu’on y pratique : lachasse, l’équitation, la pêche ; mais il aimait aussi lesplaisirs de Paris où il passait neuf mois de l’année, et au lieud’économiser sur ses revenus pour éteindre les dettes laissées parson père, il n’avait fait qu’en contracter de nouvelles. Tant et sibien qu’à force d’emprunter sur hypothèques, il s’était aperçu unbeau matin qu’il ne lui restait plus qu’à vendre ses fermes, sesbois et le vieux castel de ses aïeux, bâti par un Le Gouesnach, autemps de la duchesse Anne, avant l’annexions du duché de Bretagneau royaume de France.
Le sacrifice était dur, mais Hervé s’y étaitrésigné, et avec les épaves qu’il sauverait du naufrage, il avaitrésolu d’aller bravement tenter de refaire sa fortune en Australie,cette terre promise des fils de famille expropriés.
Encore fallait-il trouver un acquéreur, et aupays de Cornouailles, ils sont rares les capitalistes disposés àimmobiliser un million.
Un Parisien s’était présenté, un homme enrichipar d’heureuses spéculations, ambitieux, entiché de noblesse, commebeaucoup de ses pareils, et voulant à tout prix conquérir unesituation politique.
Cet acheteur providentiel s’appelait de sonvrai nom Laideguive et se faisait appeler M. de Bernage,en attendant qu’il se fît titrer, à beaux deniers comptants.
Il était venu tout exprès dans le Finistèrepour visiter les domaines à vendre et il avait amené avec lui safille, une adorable enfant qui ne lui ressemblait guère et quis’était éprise à première vue du jeune seigneur de Scaër, pendantqu’il leur montrait les propriétés dont il était obligé de sedéfaire.
Un gentilhomme pauvre n’était pas précisémentle gendre qu’aurait souhaité M. Laideguive de Bernage ;mais cet archi-millionnaire s’était avisé d’une combinaison qui luiavait paru avantageuse : marier sa fille à Hervé, sous lerégime dotal, et lui constituer en dot les biens du susdit Hervé,libérés d’hypothèques, en ajoutant à cet apport respectable unerente de quarante mille francs pour mettre le jeune ménage à mêmede faire figure à Paris, tous les hivers.
M. de Bernage ferait restaurer à sesfrais le château de Trégunc que les nouveaux mariés habiteraientpendant la belle saison.
Il y passerait chaque année quelques mois aveceux et, bénéficiant de l’honorabilité et de la popularité de lafamille de Scaër, il finirait certainement par arriver à ladéputation.
C’était le temps des candidatures officielles,et quoique soutenu par le gouvernement impérial, le beau-pèred’Hervé ne serait pas combattu par les légitimistes.
Bien entendu, il s’était abstenu de confierses projets à son futur gendre ; encore moins à sa fille quitenait à épouser Hervé, parce qu’elle s’était passionnée pour cebeau et brave garçon, et qui ne songeait guère aux avantagessociaux d’une alliance avec un Le Gouesnach.
Elle n’était cependant pas fâchée de devenirbaronne et surtout châtelaine, mais elle aimait vraiment Hervé pourlui-même, et elle attendait avec impatience que le jour de sonmariage fût fixé, car elle était jalouse, quoique son promis ne luidonnât pas sujet de l’être, et elle craignait qu’on le luisoufflât.
L’acte de vente des terres n’était pas encoresigné. Il devait l’être en même temps que le contrat, troissemaines après Pâques, et les jeunes époux iraient passer leur lunede miel en Italie, avant de s’installer en Bretagne.
Hervé était, presque autant que sa fiancée,impatient d’en finir, car la situation de prétendu est toujours unpeu fausse. Il allait se marier sans arrière-pensée d’aucune sorteet il menait déjà une conduite exemplaire, ce qui était assezméritoire de la part d’un ancien viveur. Il poussait la sagessejusqu’à fuir les tentations et il avait fallu tout un enchaînementde circonstances imprévues pour qu’il en fût arrivé à se préoccuperde la rencontre d’une femme en domino.
C’était le moment d’éclaircir les doutes quilui étaient venus à l’esprit, et pour savoir à quoi s’en tenir surcette inconnue, il n’avait qu’à ouvrir la lettre qu’elle lui avaitremise avant de s’éclipser et qu’il avait glissée dans une despoches de son pantalon. Il s’empressa de l’en tirer pour la lire àla clarté de deux bougies qu’il venait d’allumer.
Il commença par examiner le cachet de cirerouge qui la fermait et il vit que ce cachet portait des armoiriesqu’il ne prit pas le temps de déchiffrer, avant de le fairesauter.
Sous l’enveloppe, il trouva un carton satinéoù il y avait écrit : « Si vous vous souvenez encore dela grève de Trévic et si vous désirez revoir celle qu’un soir vousavez prise pour une fée, écrivez, poste restante, aux initiales B.L. et donnez votre adresse. La fée n’ira pas chez vous, mais ellevous répondra en vous indiquant un rendez-vous, et, si vous yvenez, elle vous renseignera sur une jeune femme que vous n’avezpas revue depuis dix ans. »
C’était tout, mais c’en était assez poursurexciter encore l’imagination d’Hervé, en lui rappelant lesouvenir lointain de son premier amour.
Il n’avait que seize ans lorsqu’il s’étaitviolemment épris d’une fillette un peu plus jeune que lui, uneAméricaine qui était venue tout à coup habiter avec sa mère unemaisonnette voisine du bourg de Pontaven et pas très éloignée duchâteau de Trégunc.
Cette enfant était d’une beauté merveilleuseet d’une distinction rare. Sa mère lui laissait une liberté absoluedont elle profitait pour courir seule les landes, les bois et lesrochers de cette côte sauvage.
Elle n’avait pas tardé à rencontrer Hervé deScaër qui s’était mis promptement à l’aimer et qu’elle avaitaussitôt payé de retour, si bien que, par une belle matinée deprintemps, au bord de la mer et au pied d’un dolmen, ils s’étaientréciproquement juré de s’épouser, avec ou sans la permission deleurs parents.
À l’âge qu’ils avaient alors, pareil sermentn’engage pas l’avenir, mais Dieu sait où les aurait menés cetteamourette, si, après six mois de chastes adorations en plein air,un événement étrange ne les avait pas séparés brusquement.
Une nuit, Mme Nesbitt et safille Héva étaient parties, sans prévenir personne, laissant aulogis qu’elles occupaient leurs vêtements et leur linge, comme sielles avaient dû rentrer le lendemain, et jamais elles n’étaientrevenues ; jamais ! jamais !
Dans le pays, on avait cru à un crime et lajustice s’était émue de cette disparition inexplicable.
Mais vainement avait-on fouillé les bois etdragué les rivières ; vainement avait-on signalé à toutes lesautorités du département les deux étrangères. Toutes les recherchesétaient restées sans effet.
La mère et la fille s’étaient évanouies, commedes fantômes, sans laisser de traces, pas même des lettres ou despapiers qui auraient pu fournir des indications sur leur passé etsur leur origine.
Les disparues n’étaient cependant pas desaventurières.
Elles n’avaient pas de dettes dans le pays. Lamaison était louée et la location payée pour un an. Les deuxBretonnes qui les servaient avaient reçu six mois d’avance surleurs gages. Et les provisions étaient achetées comptant.
Ces dames ne recevaient absolument personne.Hervé lui-même n’était jamais entré chez elles, et il ne savaitrien de leur existence antérieure, si ce n’est que la mère étaitveuve d’un commodore de la marine des États-Unis. La fille le luiavait dit et il n’en avait pas demandé davantage.
On croira sans peine qu’il les cherchapartout, notamment à Lorient et à Brest où il supposait qu’ellesavaient pu s’embarquer pour l’Amérique. Il n’en eut aucunesnouvelles, et il faillit mourir de chagrin.
Son père le crut fou et l’envoya terminer sesétudes à Paris, dans une école préparatoire. Mais Hervé manqua deuxfois l’examen de Saint-Cyr et revint à Trégunc, où il resta jusqu’àla mort du gentilhomme dont il était l’unique héritier.
Hervé n’était pas guéri de sa passionromanesque pour une absente. Il pensa bien longtemps à Héva,quoiqu’il menât à Paris une vie très dissipée. L’image de cettejeune fille, à peine entrevue, ne s’effaçait pas de sa mémoire etil ne désespérait pas de la retrouver.
Sept ans après, il ne l’avait pas encoreoubliée, lorsque, pendant un court séjour qu’il fit à son château,il lui arriva une étrange aventure.
Un soir, vers la fin du mois d’octobre, étantallé attendre le passage des bécasses qui en cette saisonfoisonnent sur la côte, Hervé fit si bonne chasse que la nuit tombaavant qu’il songeât à regagner son manoir de Trégunc : unebelle nuit d’automne éclairée par la pleine lune.
En cherchant son chemin à travers les ajoncs,il reconnut que le hasard l’avait conduit tout près de la pointe deTrévic, et l’idée lui vint de revoir le dolmen au pied duquel ilavait juré à Héva de l’aimer toujours.
Sept années avaient passé sur ce serment etHervé de Scaër ne doutait plus que la mort de la jeune fille l’eneût délié, mais il se souvenait d’elle et il chercha la place où ils’était fiancé en plein air.
Il la retrouva sans peine, car le monumentdruidique s’élevait à l’extrémité d’un promontoire et onl’apercevait de très loin. Sa masse énorme se profilait surl’horizon comme un monstrueux animal antédiluvien et dominait unegrève hérissée de rochers vers laquelle le cap s’abaissait par unepente douce.
Hervé eut tôt fait d’arriver à l’entrée de lavoûte de pierre qui s’étendait parallèlement à la mer.
La pâle lumière de la lune n’y pénétrait pas,mais Hervé crut voir poindre dans l’ombre une forme blanche quisemblait reculer à mesure qu’il avançait.
Il entra sous la voûte et la forme blanchedisparut ; mais quand il sortit par l’autre bout de lagalerie, il vit, très distinctement cette fois, une femmeenveloppée d’une longue mante blanche et courant sur la plage versun canot où l’attendaient deux matelots armés de leurs avirons.
Elle y monta ; ils ramèrent et le canotdisparut derrière un gros écueil.
Hervé aurait pu croire qu’il avait rêvé toutcela, s’il n’eût entendu, bientôt après, le bruit de l’hélice d’unvapeur dont il n’aperçut que la fumée.
Où allait ce navire et qu’était-il venu faire,la nuit, dans ces parages dangereux où les marins ne se risquentpas volontiers, même en plein jour ? La contrebande,peut-être. Mais la femme en blanc, que cherchait-elle toute seulesous le dolmen ? Assurément, les fraudeurs ne comptaient pas yentreposer leurs ballots de marchandises prohibées. Les fraudeursn’ont pas coutume d’emmener leurs femmes dans leurs expéditions. Ily avait d’ailleurs, sur la côte, des postes de douaniers qui seseraient opposés au débarquement, si le navire leur avait parususpect.
Hervé ne croyait pas aux fées, et du reste si,comme l’affirment les Cornouaillais, les fées se promènent au clairde lune sur les bruyères désertes, personne ne les a jamais vuesnaviguer.
Le dernier des Scaër rentra au château trèsintrigué et même un peu troublé.
Dès le lendemain, il s’informa auprès despêcheurs de la côte et il apprit que, pendant deux jours, un yachtavait croisé sous l’archipel des Glenans, et que, la veille ausoir, il avait pris le large.
Sur ce renseignement, Hervé s’imagina que lafemme qu’il avait surprise sous le dolmen y était venue accomplirune sorte de pèlerinage, en mémoire de Héva Nesbitt, qui lui auraitconfié l’histoire de ses fiançailles d’antan avec un jeunegentleman breton.
Il ne supposa point que cette femme fût Hévaelle-même, d’abord parce qu’il était convaincu que la pauvre Héval’aurait reconnu et ne se serait pas sauvée en le voyantapparaître.
La première hypothèse n’était pas beaucoupmoins hasardée et, pour l’admettre un seul instant, il fallaitavoir l’esprit fortement tourné au merveilleux.
C’était le cas d’Hervé et il y crut si bienqu’il prolongea de trois semaines son séjour à Trégunc et qu’ilrevint souvent au dolmen de Trévic, dans le chimérique espoir d’yrencontrer encore la touriste américaine.
Il en fut pour ses peines. La dame blanche nese montra plus ; il lui fallut revenir à Paris sans avoirtrouvé le mot de cette énigme. Mais trois ans après, à la veille dese marier, il y pensait encore quelquefois.
Ainsi, pour la lui rappeler, il avait suffiqu’une inconnue masquée lui dit qu’elle l’avait déjà vu, autrefois,en Bretagne, et depuis qu’il avait lu sa lettre, il ne doutait plusd’avoir retrouvé la fée, comme elle s’intitulait elle-même. Mais ilne s’expliquait pas qu’elle eût attendu si longtemps avant de luidonner signe de vie.
Encore moins s’expliquait-il comment elleavait deviné qu’elle le rencontrerait au bal de l’Opéra, la nuit dusamedi gras. Et il fallait qu’elle l’eût deviné, puisqu’elle luiavait écrit avant d’y venir.
Tout cela était incompréhensible et Hervé necherchait plus à comprendre, mais il évoquait par la pensée lascène de la grève ; il l’évoquait en plein Paris, à centcinquante lieues de son pays, au bruit lointain des voituresroulant sur les boulevards et en face de la colonne Vendôme qui neressemblait pas du tout au dolmen de Trévic.
La lettre qu’il avait sous les yeux le fitsouvenir qu’il avait une décision à prendre.
Répondrait-il à ce billet anonyme, ou biens’abstiendrait-il d’entrer en correspondance avec celle qui le luiadressait ? La question valait qu’il y réfléchît.
La dame ne comptait pas s’en tenir auxpréambules épistolaires, puisqu’elle lui annonçait un prochainrendez-vous, sous prétexte de lui donner des nouvelles d’Héva, etrien ne prouvait que ce prétexte ne cachait pas l’arrière-pensée deséduire le jeune et beau seigneur de Scaër.
Une femme qui va seule au bal de l’Opéra esttoujours sujette à caution et Hervé craignait d’avoir affaire à uneintrigante.
Il aurait mal pris son temps pour s’embarquerdans une liaison dangereuse, maintenant que son mariage étaitdécidé, et il ne se souciait pas de déranger sa vie.
D’un autre côté, il lui semblait dur demanquer l’occasion inespérée d’éclaircir un mystère qui lui tenaitfort au cœur.
Quelles que fussent au fond les intentions del’énigmatique personne que Pibrac avait irrespectueusementsurnommée : Double-Blanc, elle ne pouvait pas avoirinventé l’histoire de la rencontre nocturne, sur une côte sauvage,et Hervé, en l’interrogeant, apprendrait à coup sûr beaucoup dechoses qu’il voulait savoir.
Il n’aurait qu’à s’en tenir à une premièreentrevue, s’il s’apercevait que cette blonde cherchait à nouer aveclui des relations de galanterie, et pour se réserver la possibilitéd’y couper court dès le début, il fallait que cette entrevue sepassât sur un terrain neutre.
Madame – ou Mademoiselle – ne donnait pas sonadresse. Rien n’obligeait Hervé à donner la sienne, en écrivantposte restante, comme elle l’y invitait. Elle aussi avait sansdoute des précautions à prendre, puisqu’elle n’avait voulu dire nioù elle demeurait, ni comment elle s’appelait. Un rendez-vous auxTuileries ou au parc Monceau ne compromettrait personne.
Après, on verrait.
Ce fut le parti auquel s’arrêta le futur maride Mlle de Bernage. La prudence n’était pas saqualité dominante, mais il ne manquait pas de jugement et ilsentait bien que, dans le cas présent, la sagesse estobligatoire.
Il crut avoir trouvé le moyen de toutconcilier et il se promit d’envoyer, le lendemain matin, la réponsedemandée.
La nuit porte conseil et il la rédigeraitmieux quand il aurait dormi.
Rien ne fatigue comme une longue station aubal de l’Opéra, et il éprouvait le besoin de se reposer.
Il se mit donc en devoir de se dévêtir, avantde procéder à sa toilette de nuit, et il commença naturellement parôter son pardessus qu’il n’avait pas pris le temps d’enlever enarrivant, puis son habit noir qu’il avait endossé à sept heures dusoir pour aller dîner à son cercle.
On a beau être accoutumé à porter le harnaismondain, il arrive un moment où on n’est pas fâché de s’endébarrasser.
Hervé jeta le sien sur un fauteuil. Il n’étaitpas de ceux qui ne se déshabillent jamais sans plier avec soin lesvêtements qu’ils quittent et, de plus, il avait, cette nuit-là,d’autres soucis en tête. Mais il fut bien étonné de voir tomber dela poche de poitrine de cet habit un carnet en cuir de Russie.
Hervé n’en avait jamais possédé un pareil.
Il serrait ses billets de banque dans unportefeuille qu’il laissait le plus souvent au fond d’un destiroirs de son secrétaire – surtout depuis qu’il avait renoncé aujeu – et il était sûr de n’avoir pris sur lui, la veille, qu’unevingtaine de louis dans le gousset de son gilet.
Ils y étaient encore, presque au complet, caril n’en avait dépensé que deux ou trois, y compris celui dont ilavait fait cadeau à son compatriote Alain.
On ne l’avait pas volé au bal, mais d’où luiétait venu ce carnet qui se trouvait dans sa poche ?
Il n’y était pas tombé du ciel.
Qui l’y avait mis ?
Et comment avait-on pu l’y mettre, sans qu’ils’en aperçût ?
Les filous à Paris sont d’une dextérité sanségale, mais ils emploient leur adresse à vider les poches et nonpas à les emplir.
Hervé s’épuisait à chercher l’explication dece phénomène.
Il alla jusqu’à se demander si ce n’était pasle domino blanc qui avait exécuté ce tour de passe-passe. Dans quelbut ? Il ne s’en doutait pas et il allait se décider à enfinir avec les suppositions en ouvrant tout bonnement le carnet,lorsque le souvenir de la bousculade du corridor des troisièmesloges lui revint tout à coup à l’esprit.
Ce fut un trait de lumière.
Hervé se rappela que le voleur poursuivis’était jeté sur lui en le prenant à bras le corps, et quel’étreinte avait duré quelques secondes.
Il comprenait maintenant que cet homme avaitprofité de ce contact prémédité pour se défaire de l’objet qu’ilvenait d’escamoter dans la poche d’un monsieur.
Le drôle, s’attendant à être pris, s’étaitdébarrassé du corps du délit. Si on l’eût arrêté, il aurait nié etceux qui l’auraient fouillé n’auraient rien trouvé sur lui.
Le truc est connu, mais il peut réussir,surtout quand celui qui l’emploie n’a pas d’antécédentsjudiciaires.
Et c’était peut-être le cas.
– Parbleu ! dit entre ses dentsHervé, voilà un habile coquin et encore plus hardi qu’habile,puisqu’il a eu l’audace de me guetter à la sortie du bal et de mesuivre jusqu’à ma porte. Il avait résolu de me reprendre le butindont il m’avait chargé, sans ma permission, et je commence à croireque si ce brave Alain n’était pas survenu j’aurais passé un mauvaisquart d’heure.
» Mais tout est bien qui finit bien, etil ne me reste plus qu’à aller conter ma mésaventure au commissairede police en lui remettant ce carnet en cuir de Russie… à moins queje n’y trouve l’adresse du propriétaire… Mais quel singulierportefeuille !… il n’est pas de taille à contenir beaucoup debillets de mille et, avec ses fermoirs d’argent, il a plutôt l’aird’un carnet de boursier… ou d’un simple agenda… je m’étonne qu’ilait tenté un voleur à la tire… Il est vrai que cesmessieurs-là pêchent au hasard et prennent ce qu’ils trouvent… etpuis, c’est peut-être un livret de chèques…
» Nous allons bien voir, conclut Hervé endécrochant les agrafes qui bouclaient cette espèce d’étui, reliécomme un bouquin précieux.
C’était bien un carnet, formé par une série defeuilles collées les unes aux autres et dorées sur tranche, entredeux pochettes de cuir.
Cela ne ressemblait pas du tout à un livret dechèques et Hervé se dit : « Le voleur aurait été volé. Ilcroyait avoir mis la main sur une somme et il n’aurait trouvé quedu papier blanc. J’imagine que le monsieur qu’il a dévalisé nepleurera pas la perte de cet agenda… et me voilà dispensé de faireune visite au commissaire de police. L’objet ne vaut pas que jeprenne la peine de me déranger… à moins que je n’y trouve l’adressede son propriétaire… auquel cas, je le lui renverrai par laposte. »
Et il se mit à feuilleter les pages.
Sur quelques-unes étaient inscrits deschiffres alignés comme des lettres et séparés par des points ou pardes signes, absolument comme dans les annonces qu’insèrent certainsjournaux et qui ne peuvent être comprises que par la personne quipossède la clef de cette cryptographie.
– À coup sûr, pensa Hervé, ce n’est pasun homme d’affaires qui a pris ces notes. Ces gens-là ne perdentpas leur temps à combiner des écritures incompréhensibles. Mais jecommence à croire que je ne découvrirai pas ce que je cherche.
En continuant à tourner les pages, Hervé entrouva deux où on avait tracé des lignes qui avaient l’air deformer des plans topographiques.
Ces lignes s’entrecroisaient à angle droitcomme les rues qu’elles figuraient sans doute, et elles étaientaccompagnées de légendes écrites en caractères intelligibles, maistrès incomplètes.
Ainsi, sur l’un des plans, on lisait ces motstronqués : Zach. – Huch, et surl’autre : Bagn. Pl. -Eg.
Sur un troisième et un quatrième feuillet, ily avait deux dessins au trait représentant, l’un l’intérieur d’unechambre, l’autre un jardin planté d’arbres.
Une petite croix était marquée à la plume surchacun des croquis, et certainement ces croix n’avaient pas étémises là pour rien. Hervé supposa qu’elles indiquaient des placesoù on avait caché quelque chose ; mais quoi ?… et oùétaient situés cette chambre et ce jardin ? Impossible de ledeviner, et comme d’ailleurs il ne songeait pas à se mettre enquête de ces cachettes hypothétiques, il allait refermer ce carnetplein de problèmes qui ne l’intéressaient pas, lorsqu’il avisa,dans une des poches de cuir, un bout de papier qu’il n’avait pasaperçu tout d’abord et qu’il eut quelque peine à en extraire.
Ce papier était une lettre pliée en quatre etécrite en très bon français, d’une écriture très fine et trèsnette.
Le secret devait y être et Hervé ne se fitaucun scrupule d’en prendre connaissance.
Il lut ceci :
« Mon cher associé – le motassocié était souligné – vous m’avez cru mort depuis dix ans, maisles morts ressuscitent quand on ne les a pas bien tués. Je viensd’arriver à Paris, tout juste à temps pour vous rappeler que vousn’avez pas tenu tout ce que vous m’aviez promis. Dans huit mois, jen’aurai plus barre sur vous ; c’est pourquoi je suis presséd’en finir. Il me faut trois cent mille francs en échange de lapreuve que vous savez et que j’ai précieusement conservée. Troiscent mille francs pour vous, c’est une bagatelle, et dès que je lestiendrai, je quitterai de nouveau la France pour n’y jamaisrevenir. Je ne veux plus me présenter chez vous, pour des motifsque vous devinez. Je vous invite donc à m’indiquer un endroit oùnous nous aboucherons – non pas un endroit désert, où chacun denous pourrait craindre que l’autre ne lui fit un mauvais parti,mais un lieu public, un théâtre, par exemple, où nous pourrionscauser tranquillement dans une loge, ou dans un coin. Vous aurezsoin d’apporter la somme en une traite à mon ordre sur une bonnemaison de New-York ou de Boston, à votre choix. En billets debanque, elle tiendrait trop de place dans votre poche et dans lamienne. Moi, j’apporterai la preuve qui n’en tient pas plus qu’unetraite. Donnant, donnant. Quand ce sera fait, nous nous quitteronsbons amis comme autrefois et vous n’entendrez plus parler demoi.
« J’attends votre réponse d’ici àquarante-huit heures, à l’hôtel où je logeais autrefois et à monancien nom que vous n’avez certainement pas oublié, pas plus que jen’ai oublié la date du 24 octobre 1860… Dix ans bientôt !…comme le temps passe !
« À bon entendeur, salut !Rapportez-moi cette lettre.
« Sans rancune » ! avaitajouté, en guise de signature, le rédacteur de ce billet doux. Etc’était tout.
Hervé entrevoyait déjà la vérité. Évidemment,il s’agissait d’une tentative de chantage. L’auteur de la lettreétait un coquin et le monsieur qu’il menaçait ne valait pas mieuxque lui. Quelle mauvaise action avait-il commise ? Il étaitdifficile de le deviner, mais il fallait qu’elle l’eût largementenrichi, puisque l’autre tarifait à trois cent mille francs le prixde son silence.
Et il était naturel de supposer que lepropriétaire du carnet ne s’aviserait pas de réclamer une pièce sicompromettante. Il avait été très imprudent de ne pas la détruire,et il aurait mérité qu’elle tombât entre les mains d’un troisièmelarron qui en aurait abusé pour l’exploiter. Son nom ne figurait nidans la lettre ni sur l’agenda, mais les maîtres chanteurs sontbien fins et en ce temps-là, déjà, ils foisonnaient à Paris.
Hervé de Scaër, tout gentilhomme qu’il était,aurait fait œuvre d’honnête homme en avertissant la police, mais iln’y songeait guère. Il ne pensait qu’à expliquer cette aventurebizarre. Il supposait que le monsieur volé avait choisi le bal del’Opéra pour y rencontrer l’homme qui lui avait demandé unrendez-vous. Un filou était survenu, l’avait dévalisé sans leconnaître et s’était débarrassé de l’agenda avec d’autant moins deregrets qu’à la dimension et au poids de cet agenda, il avait jugéqu’il n’y trouverait ni or, ni billets de banque.
Il est vrai que, plus tard, il avait essayé dele reprendre de force en cherchant à attaquer Hervé sur la placeVendôme.
Et Hervé se demanda tout à coup si ce voleurn’était pas justement l’auteur de la lettre qui, rencontrantl’autre au bal de l’Opéra, où il était venu, lui, affublé d’unefausse barbe, avait trouvé joli de fouiller dans la poche de cemonsieur où il comptait pêcher la traite de trois cent millefrancs, ce qui l’aurait dispensé de rendre en échange la pièce quimettait le capitaliste à sa merci. Mais le volé avait crié :Au voleur ! et le voleur, serré de près, avait pris sesprécautions pour que, si on l’arrêtait, on ne saisît sur lui aucunepreuve du vol.
Et il s’ensuivait que, maintenant, Hervépossédait en partie un secret qui assurément l’intéressait moinsque le sort mystérieux d’Héva Nesbitt, mais qui ne laissait pas dele préoccuper.
L’inconnu a toujours de l’attrait pour unjeune homme qui a l’imagination vive, et ce Breton se promettaitbien de découvrir ce que signifiaient les hiéroglyphes del’agenda : chiffres, plans et dessins. Il en était déjà à sefigurer qu’ils indiquaient des places où on avait enfoui destrésors très probablement mal acquis, car tout cela sentait lecrime et la lettre donnait un corps à ce soupçon.
Cette date du 24 octobre 1860, rappelée commeune menace, devait être celle d’un meurtre ou tout au moins d’unvol. Et l’allusion aux dix ans qui allaient expirer avant la fin de1870 était assez claire. Aux termes du Code, l’action criminelle seprescrit par dix ans. L’heure de la prescription approchait et lechanteur n’avait plus que huit mois pour exploiter lecoupable qui n’aurait plus rien à redouter quand le temps fixé parla loi serait écoulé.
Le premier mouvement est toujours le bon etc’est pour cela qu’il n’y faut pas céder, disait Talleyrand. Hervéfinit par suivre le conseil de ce diplomate célèbre. Il se ditd’abord qu’il devait laisser à la justice le soin d’éclaircir cetteaffaire, qui avait changé de face. Il ne s’agissait plus d’unvulgaire vol à la tire, et maintenant Hervé pouvait bien prendre lapeine de déposer au parquet ou à la préfecture de police le carnetsuspect et la lettre accusatrice.
Mais il ne tarda guère à envisager lesdésagréments que lui attirerait cette démarche. Il arriverait dedeux choses l’une : ou on ne prendrait pas au sérieux lessuppositions qu’il échafaudait, et dans ce cas il se serait donnéune peine inutile ; ou, au contraire, on ouvrirait uneinstruction, et alors on commencerait par lui demander desexplications. Il serait obligé de parler d’Alain Kernoul et de direpourquoi il l’avait mené à la buvette. On le confronterait avec legars aux biques. On s’informerait de ses antécédents ; onsurveillerait sa conduite présente. Les magistrats ne se gênent paspour appeler un témoin. Et une fois pris dans l’engrenagejudiciaire, Hervé n’aurait plus de loisirs. Déplaisante perspectivepour un fiancé, et plus déplaisante encore pour un homme hanté parle souvenir d’une ancienne passion.
Tandis que s’il gardait pour lui seul l’espècede secret que le hasard lui avait livré, il resterait le maîtred’en user comme il voudrait, sans déranger son existence.
Toutes réflexions faites, il prit le parti dene parler de sa trouvaille à personne, pas même à Alain quin’aurait pu lui être d’aucune utilité, car le gars n’était pasassez Parisien pour l’aider à découvrir les rues auxquelles serapportaient les indications écrites sur le carnet, et il ne savaitprobablement pas ce que c’était que le chantage.
Une fois résolu à se taire et à faire sonenquête tout seul, Hervé se sentit soulagé. Il avait en horreurl’indécision et pour qu’il eût délibéré si longtemps, il fallaitque le cas fût particulièrement épineux. Maintenant que son desseinétait arrêté dans sa tête, il n’avait plus qu’à l’exécuter et iln’était pas homme à en changer. La persévérance est une vertubretonne.
Il ne lui restait plus qu’à prendre un reposbien gagné, car il était à l’âge où le sommeil ne perd jamais sesdroits et il avait bonne envie de dormir.
Il serra précieusement dans son secrétairel’agenda mystérieux et l’épître du domino blanc, – ses armes pourentrer en campagne. Puis, cela fait, il acheva de se déshabiller,non sans inspecter les poches de ses autres vêtements, à seule finde s’assurer qu’on n’y avait rien fourré à son insu.
Il en était venu à se prendre pour une boîteaux lettres et il y avait bien de quoi, après ce qui lui étaitarrivé au bal de l’Opéra.
Mais il ne trouva que les louis qu’il avaitemportés et il se mit au lit en songeant à l’emploi de sa journéedu lendemain : une réponse à écrire et à adresser, posterestante, aux initiales indiquées par la blonde inconnue, et unevisite à faire boulevard Malesherbes, à M. de Bernage età sa fille. Il y allait régulièrement prendre le thé à cinq heureset assez souvent on le retenait à dîner. Le matin, il déjeunait aurestaurant, presque toujours avec Ernest Pibrac, après quoi ils’établissait au cercle, à moins que le temps ne permît lapromenade au bois de Boulogne.
C’était, dans toute la force du terme, la viedésœuvrée, et cette vie-là laisse beaucoup de place àl’imprévu.
Le dernier des Scaër n’en avait pas fini avecles incidents inattendus.
Il s’endormit pourtant comme si rien n’eûtmenacé sa tranquillité et il ne fit pas de mauvais rêves.
Il revit en songe la fée du dolmen et mêmeHéva Nesbitt, mais il revit aussi Solange de Bernage, radieuse debeauté, qui souriait en lui montrant du doigt le vieux manoir deTrégunc, et les fantômes du passé s’évanouirent.
On peut, sans être très vieux, se rappeler lespromenades du bœuf gras.
Celle du carnaval de 1870 fut la dernière et,favorisée par un temps superbe, elle charma les Parisiens, lesmêmes qui, quatre mois plus tard, criaient : à Berlin !et qui, au commencement de l’année suivante, mangeaient du chevalsous le feu des canons prussiens.
L’après-midi du Dimanche gras, vers quatreheures, la foule inondait les boulevards.
On attendait le cortège.
Il y avait des curieux à toutes les fenêtreset des sonneurs de trompe à toutes les encoignures occupées par descabarets. Aux fanfares des cuivres répondaient les mugissements descornets à bouquin. C’était à se boucher les oreilles et les genspaisibles avaient beaucoup de peine à se tirer de cette cohue.
Vu d’en haut, le tableau était amusant.
Hervé, qui était venu très tard déjeuner chezTortoni, dans le salon du premier étage, s’était accoudé, pourfumer son cigare, à une fenêtre où se pressaient d’autres habituésdu célèbre café qui fait l’angle de la rue Taitbout.
Pibrac y avait déjeuné aussi, quoi qu’il sefût abominablement grisé au Grand-Quinze, mais il ne paraissait pasencore très bien remis des excès de ce souper auquel son ami Scaëravait refusé de prendre part, et il parlait fort peu, contre sonhabitude.
Avant de sortir, Hervé avait écrit à soninconnue, mais il s’était dispensé de lui donner son adresse, parcequ’il ne se fiait qu’à demi à la promesse de ne pas venir lerelancer à l’hôtel du Rhin. Il lui avait seulement annoncé qu’ilpasserait, lui, tous les jours, à quatre heures, au marché auxfleurs de la Madeleine et qu’il ne tiendrait qu’à elle de l’yrencontrer.
La lettre était partie et, pour peu que ladame se hâtât d’aller la réclamer à la poste, elle pourrait, dès lelendemain, se trouver au rendez-vous quotidien qu’il luiassignait.
Quant au fameux carnet, Hervé n’avait pas puse décider à s’en séparer. Il le portait sur lui, dans une poche desûreté, bien cachée et bien fermée.
Le sommeil avait modifié ses idées. Il tenaitmoins à éclaircir un mystère qui, en somme, je l’intéressait paspersonnellement. Il tenait toujours à revoir la femme au dominoblanc qui devait lui donner des nouvelles d’Héva Nesbitt. Mais iln’avait pas oublié sa fiancée et il lui tardait qu’il fût l’heurede se présenter chez elle.
Il pensait même à lui dire qu’il était allé aubal de l’Opéra. M. de Bernage pouvait l’y avoir aperçu,et mieux valait confesser cette innocente fredaine que d’attendreque le père en parlât à sa fille. Ce père ne devait pas êtredisposé à se vanter de s’être affublé d’un faux nez ; maistout arrive, et Hervé n’avait peut-être pas tort de vouloir prendreles devants.
Le cortège était en vue. De ce pas majestueuxet lent qui convient à un triomphateur, le bœuf descendait la pentedu boulevard Montmartre.
Il s’avançait, précédé d’un escadron demousquetaires Louis XIII, montés sur des chevaux de troupe, etsuivi par un char monumental qui portait tous les dieux del’Olympe, y compris le Temps, armé de la faux classique.
Un si beau spectacle avait mis sur pied un bontiers de la population de la ville-lumière et, à l’approche de lacavalcade, les badauds qui encombraient la chaussée refluaient surles trottoirs.
Hervé attendait que le torrent se fût écoulépour s’acheminer vers l’hôtel de Bernage et il allait se retirer dela fenêtre, lorsque Pibrac lui dit en lui poussant lecoude :
– Regarde donc, là… au-dessous de nous,ton futur beau-père qui essaie de grimper sur le perron del’établissement ; il nous a vus et il voudrait nous rejoindre…Il aura de la peine à arriver jusqu’ici, à travers cette foule,mais il est capable d’y réussir… et je ne te cacherai pas que cefinancier m’ennuie. Tu es obligé de le supporter, mais moi, quin’épouserai pas sa fille, je vais me réfugier dans le salon dufond. J’y ai aperçu des amis qui ne demandent qu’à me régaler d’unpunch au kirsch et j’ai soif.
Il le fit comme il le disait et Scaër nechercha point à le retenir, car il redoutait les intempérances delangage de ce viveur qui, du reste, n’était pas dans les bonnesgrâces de M. de Bernage. Scaër descendit aurez-de-chaussée pour épargner au père de sa promise la peine demonter et il le rencontra au bas de l’escalier.
Ce millionnaire – qui ne l’avait pas toujoursété – payait de mine et personne ne l’aurait pris pour un parvenu.Grand, large d’épaules et possédant ce qu’on appelle une belleprestance, il pouvait aussi prétendre en belle tête, commeon disait jadis. Sa physionomie, sans être sympathique, n’était pasdéplaisante. Il avait l’air et les façons d’un gentlemand’outre-Manche, quoiqu’il ressemblât beaucoup moins à un Anglaisqu’à un Arabe, avec son teint basané, ses dents blanches et sesgrands yeux noirs pleins de feu.
Il venait d’atteindre la cinquantaine et sescheveux commençaient à peine à s’argenter.
Un beau-père doué d’un extérieur si avantageuxne pouvait que faire honneur à Hervé qui, jusqu’alors, n’avait euqu’à se louer de lui, car cet homme, enrichi par les affaires,n’avait ni marchandé, ni finassé pour traiter celle du mariage desa fille.
Dès les premiers pourparlers, il s’étaitmontré plus franc et plus désintéressé que bien des pères de noblerace. Il lui suffisait, disait-il, que M. de Scaër plût àSolange et la rendît heureuse. Il avait fixé lui-même le chiffre dela dot, sans hésiter et sans autre condition que celle de passerchaque année quelques mois en Bretagne chez ses enfants.
Ce n’était vraiment pas trop exiger, et Hervéne répugnait pas du tout à habiter pendant l’été avec un hommesérieux qui était resté gai et indulgent.
La fortune de Bernage, contrôlée par lenotaire du futur, était solidement assise, en immeubles et encapitaux bien placés, et si elle était de date récente, il neparaissait pas qu’elle eût été mal acquise. Elle avait un point dedépart assez modeste et elle s’était rapidement accrue pard’heureuses spéculations commerciales et industrielles.
Celui qui l’avait faite en était à ce momentpsychologique où l’homme qui a su s’enrichir sans se déconsidéreressaie de prendre pied dans le monde aristocratique, et le mariagede sa fille avec l’héritier d’un des plus anciens noms de lavieille Armorique allait aider M. Laideguive, dit de Bernage,à s’y introduire.
D’un autre côté, cette mésalliance apportaitau dernier des Scaër la seule chose qui lui manquât :l’argent.
Tout était donc pour le mieux, à une époqueoù, plus que jamais, les nobles cherchent à redorer leur blason etles roturiers à s’anoblir.
– Et puis, pas de belle-mère !s’était écrié Pibrac, en apprenant que son ami Hervé allait épouserMlle Solange.
Bernage était veuf depuis de longuesannées.
Il vivait comme vivent bien des Parisiens quiont perdu leur femme étant jeunes, c’est-à-dire qu’il ne se privaitpas de s’offrir des consolations, mais il avait toujours sauvegardéles apparences. On ne lui connaissait pas de liaison et s’il enavait de passagères, il ne les affichait pas.
Bernage était donc le modèle des beaux-pèreset Hervé, qui l’appréciait à toute sa valeur, l’accueillit avecempressement.
– Je ne vous dérange pas, j’espère, ditl’aimable capitaliste, après avoir cordialement serré la main deson futur gendre. Je m’étais fourvoyé sur les boulevards, sanssonger que le bœuf allait y passer, et à l’approche du cortège jeme suis réfugié ici pour éviter d’être écrasé… mais vous étiezlà-haut avec un ami et je ne veux pas que vous le plantiez là pourm’être agréable.
Hervé protesta qu’il ne tenait pas du tout àla compagnie d’Ernest Pibrac et saisit cette occasion de déclarerqu’il avait cessé de le fréquenter habituellement.
– C’était un assez bon camarade au tempsoù je menais la même existence que lui, mais nous avons bifurqué,dit-il gaiement. Je n’ai pas rompu, mais je ne le recherche plus.Il a le diable au corps et il finirait par me compromettre. Ainsi,tenez !… hier, vers minuit, j’allais tranquillement mecoucher, quand j’ai eu la mauvaise chance de le rencontrer. Ils’est accroché à moi et il a tant fait qu’il m’a entraîné au bal del’Opéra. Je m’en accuse devant vous, cher Monsieur… c’est uncommencement d’expiation.
– Vous n’avez rien à expier, mon cherbaron, dit en souriant le plus accommodant des beaux-pères. Allerau bal de l’Opéra n’est pas un crime. J’y vais bien encorequelquefois, moi qui n’ai plus votre âge. Si la fantaisie m’étaitvenue d’y entrer cette nuit, je ne m’en serais pas caché, et si jevous y avais vu, je ne vous aurais pas reproché d’y être.
– Donc, il n’y était pas, pensa Hervé.Pibrac a rêvé cette histoire du faux nez… à moins qu’il ne l’aitinventée pour se moquer de moi.
Et il répliqua vivement :
– Je ne me serais pas caché non plus, jevous prie de le croire… et je ne suis pas resté à ce bal… je m’yennuyais à périr. Pibrac et sa bande ont soupé sans moi.
– Bravo !… ma fille sera charméed’apprendre que vous êtes à l’épreuve des tentations.
– Me conseillez-vous donc de luiraconter ?…
– Pourquoi pas ?… Solange, Dieumerci ! n’est ni une prude, ni une sotte, et elle vous sauragré de votre franchise. Elle est d’ailleurs convaincue que vousl’aimez trop pour vous galvauder comme ce M. Pibrac qui n’estpas de votre monde.
– Elle ne se trompe pas, je vous le jure,et…
– Vous lui direz cela tout à l’heure, sivous voulez m’accompagner jusqu’à la maison. Je rentrais quand jevous ai aperçu à la fenêtre, et maintenant que le cortège a défilé,nous ne risquerons plus d’être étouffés, en nous dirigeant vers leboulevard Malesherbes. Le thé doit être servi. Ma fille aurapeut-être quelques amies, mais vous trouverez bien le moyen de luifaire votre cour, quand même.
Hervé ne demandait qu’à revoirMlle de Bernage, quand ce n’eût été que pourchasser le souvenir de ses aventures nocturnes qui lui revenaient àl’esprit plus souvent qu’il n’aurait souhaité. Et il se promettait,tout en flirtant avec sa fiancée, d’insister pour que ladate de leur mariage fût fixée à une époque plus rapprochée.
Il se défiait encore, par moments, de lasolidité de ses résolutions, et il lui tardait de brûler, comme ondit, ses vaisseaux, afin de se mettre dans l’impossibilité dereculer.
La nuit vient de bonne heure au mois defévrier, et quand le futur beau-père et le futur gendre, quiétaient sortis ensemble du café, arrivèrent à la Madeleine, onallumait déjà les becs de gaz.
Ils n’avaient pas pu échanger beaucoup deparoles au milieu de la foule bruyante qui suivait le même cheminqu’eux, mais elle s’était éclaircie et Scaër, finit par remarquerle manège d’un monsieur qui leur emboîtait le pas depuis la rueCaumartin.
Ce monsieur les avait déjà dépassés plusieursfois ; puis, dès qu’il avait pris dix pas d’avance, ilralentissait son allure, se laissait dépasser à son tour et seremettait à marcher derrière eux.
Ainsi manœuvrent les lovelaces du pavé qui,avant d’aborder une femme rencontrée dans la rue, tiennent àl’examiner sous tous ses aspects.
Ce n’était pas le cas, et le suiveur pouvaitbien être un espion, quoiqu’il n’en eût pas l’air.
Peut-être aussi ne s’occupait-il pas de lessurveiller, car ils n’étaient pas seuls sur le large trottoir.
Hervé ne se rappelait pas l’avoir jamais vu etil jugea inutile de le signaler à l’attention deM. de Bernage.
Du reste, l’homme ne tarda point à hâter lepas et à se perdre dans la foule des passants qui le précédaient.Hervé crut s’être trompé et n’y pensa plus.
Ces messieurs passèrent devant la façade de laMadeleine, en causant, à bâtons rompus, comme on peut causer surune voie publique, encombrée de promeneurs. Ce n’était pas lemoment ni le lieu d’engager une conversation intéressante et ilsn’y étaient pas disposés.
Décidé à suivre le conseil de son futurbeau-père, Hervé se préparait à raconter gaiement à sa fiancéecomme quoi il s’était montré au bal dans une loge pleines de bellesde nuit qui n’avaient pas réussi à le séduire et de mauvais sujetsavec lesquels il n’avait pas voulu souper.
M. de Bernage, lui, pensait sansdoute à ses affaires. Il en avait beaucoup et quoiqu’il en prît àson aise, il ne les oubliait jamais complètement.
Ils cheminaient donc en silence et ilsallaient traverser la chaussée pour remonter le côté gauche duboulevard Malesherbes, lorsque le financier s’arrêta.
– Mon cher, dit-il en se frappant lefront, ma mémoire s’en va… c’est signe que je vieillis… J’oubliaisque j’ai promis de passer à cinq heures chez un monsieur qui doitme donner une réponse au sujet d’une négociation très importantedont je l’ai chargé. Le dimanche gras !… c’est ridicule, maisc’est ainsi. Voilà ce que c’est que d’avoir de gros capitauxengagés ! On n’a pas un jour de répit ; et si jeremettais l’entrevue à demain, il pourrait m’en coûter cher.Souffrez donc, mon ami, que je vous quitte. Allez sans moi demanderune tasse de thé à ma fille et dites-lui que je ne tarderai pas àvous rejoindre. Mon homme demeure rue Tronchet, c’est tout prèsd’ici, et avec lui je n’en ai pas pour plus de dix minutes.
Ayant dit, M. de Bernage tourna lestalons et se lança sur la longue esplanade plantée d’arbres quiborde la colonnade latérale de l’église.
Hervé ne fut ni trop surpris ni trop fâché dece brusque départ.
Il savait que son futur beau-père était avanttout l’homme du devoir, esclave de tous ses engagements etincapable de manquer à un rendez-vous d’affaires.
Et d’ailleurs, Hervé aimait autant arriverseul chez sa future.
M. de Bernage lui laissait pleineliberté dans le salon de sa fille, mais les pères gênent toujoursun peu les amoureux, et il suffit qu’ils soient là pour que lacauserie prenne un tour plus cérémonieux.
Et précisément, Hervé avait à dire beaucoup dechoses qu’on ne dit bien qu’en tête à tête.
Ainsi, il préméditait de lui parler longuementde leur prochaine installation à Trégunc et de l’existence qu’ils ymèneraient. Elle lui avait juré plus d’une fois qu’elle adorait lacampagne et particulièrement le pays de Cornouailles, mais il sedéfiait un peu du goût qu’elle affichait pour la contrée sauvage oùil était né et qu’il comptait habiter six mois de l’année.
Il voulait la prier en même temps de fixer unedate à leur mariage.
Elle ne pouvait pas lui savoir mauvais gré dese montrer impatient, et ce serait une excellente occasiond’exprimer, plus chaleureusement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors,ses sentiments amoureux.
Il traversa le boulevard et en prenant piedsur le trottoir opposé, il se retourna instinctivement pour suivreun instant des yeux M. de Bernage qui était encore en vueet très reconnaissable de loin, à cause de sa haute taille.
Ce financier aurait fait un magnifiquetambour-major.
Il était parti au pas accéléré, mais ils’était mis bientôt au pas ordinaire et il ne tarda pas à êtreaccosté sur la promenade par un monsieur qui venait en sensinverse.
– Son homme de la rue Tronchet, sansdoute, se dit Hervé. Maintenant qu’ils se sont rencontrés, ils vontconférer en plein air, et la conférence ne durera pas longtemps.Pour arriver le premier, je ferai bien de me dépêcher.
Et il se hâta vers l’hôtel de Bernage quis’élevait en façade sur le boulevard Malesherbes, un peu plus hautque la rue de la Bienfaisance.
Il était superbe cet hôtel, acheté d’unrichissime étranger, et il valait plus d’argent que toutes lesterres et tous les châteaux du dernier des Scaër.
Le père de Solange ne l’avait pourtant paspayé trop cher.
Ruiné par la guerre de sécession, l’Américaindu Sud qui l’avait fait construire à grands frais s’était trouvédans la nécessité de le vendre à bref délai, etM. de Bernage avait profité de l’occasion.
Tout réussissait à ce spéculateur bien aviséet tout annonçait que sa fortune n’en resterait pas là.
Hervé, qui avait défait la sienne, se figuraitvolontiers que le bonheur est contagieux et que son beau-père luiapporterait la veine.
Du reste, en attendant qu’elle lui vînt, iln’avait pas à se plaindre, puisque, menacé du naufrage, il allaitentrer au port, et l’avenir s’ouvrait devant lui assez brillantpour lui faire oublier ses désastres et même ses fautes.
Il ne se souvenait déjà plus que d’uneromanesque aventure de sa jeunesse, et assurément il ne s’ensouviendrait pas toujours, car il avait fallu pour la lui rappelerle hasard d’une rencontre et il était très possible que cetterencontre n’eût pas de suites.
Cinq heures sonnaient à l’égliseSaint-Augustin, lorsque le gentilhomme breton arriva devant lagrille monumentale de l’hôtel de Bernage. Elle était ouverte, enprévision de visites attendues, et un valet de pied en livrée setenait sur le perron.
Hervé le connaissait bien cet hôtel où depuisquelques mois il venait à peu près tous les jours, et cependant,chaque fois qu’il y entrait, il l’admirait comme s’il ne l’avaitjamais vu.
C’était un véritable palais et un palais mieuxdistribué que bien des résidences souveraines et plusartistiquement meublé.
Rien n’y choquait l’œil, quoique tout y fûtd’une richesse inouïe.
Pas d’ornements criards, pas de luxe banal. Etun cachet d’originalité jusque dans les plus petits détails.
Le vestibule avait grand air avec son pavé demarbre blanc, traversé par une large bande de tapis de Perse quirecouvrait entièrement les marches de l’escalier éclairé par degrandes torchères en onyx et lambrissé d’immenses glaces.
En suivant dans ce royal escalier le valet depied qui le conduisait, Hervé pensait aux vieilles dalles de granitqu’il fallait franchir pour monter au premier étage de son manoirde Trégunc, et il savait gré à Mlle de Bernagede ne pas répugner à habiter, après la noce, ce logis breton, aussiincommode que vénérable.
La salle à manger qu’il entrevit en passant neressemblait guère à l’immense réfectoire seigneurial où le vieuxbaron de Scaër ne lui permettait de se mettre à table qu’aprèsavoir entendu, debout, le bénédicité récité par son chapelain.
Elle n’avait que deux fenêtres, cette salle àmanger originale, mais deux fenêtres profondes, tout enfeuillées deverdure et de fleurs. Le plafond était à poutrelles de hêtrerelevées par des nervures dorées. Les murs étaient tendus de cuirde Cordoue avec des arabesques de couleur. Sur les crédences enstyle de la Renaissance se dressaient des figures de sirènes, etles chaises en bois sculpté avaient des dossiers surmontés de têtesde femmes dans le goût Henri II.
Et quand Hervé traversa le grand salon, où despanneaux en glaces alternaient avec des tentures de lampas blanc,où des statues de marbre posées sur des socles d’ébène coudoyaientdes tableaux de maîtres placés sur des chevalets dorés, où devastes fauteuils-duchesse entouraient majestueusement la cheminée,Hervé revit par la pensée les sévères boiseries de chêne, lesmeubles vermoulus et les portraits d’ancêtres de la grande galerieoù son père recevait les châtelains des environs.
Il est vrai qu’à Trégunc les ancêtres étaientauthentiques, et que M. de Bernage, fils de ses œuvres,n’avait pas d’ancêtres.
Ses petits-enfants en auraient, puisqu’ilsdescendraient des Scaër, et il n’en demandait pas plus, enattendant mieux.
Pour ses réceptions de cinq heures,Mlle de Bernage s’établissait dans un petitsalon qui faisait suite au grand : une merveille d’éléganceconfortable, ce boudoir, en forme de rotonde, avec des rideaux ensatin de Chine et une cheminée habillée et décorée comme unepagode.
Solange s’y tenait, assise sur uncanapé-divan, fermé à chaque bout par un accoudoir et chargé decoussins de toutes couleurs.
Assez loin d’elle, debout devant une table envéritable laque, une personne grassouillette surveillait le samovarde cuivre où chauffait l’eau qui allait servir à la confection duthé.
Cette personne, un peu mûre, était de son étatdame de compagnie – une profession assez mal définie qu’on peutexercer de plus d’une façon.
Mlle de Bernage, qui,tout enfant, avait perdu sa mère, ne pouvait pas se passer dechaperon depuis qu’elle était entrée dans le monde, et dès sasortie du pensionnat, où elle était restée jusqu’à dix-sept ans,son père avait placé près d’elleMme de Cornuel, veuve, disait-il, d’unofficier supérieur et suffisamment distinguée de manières et deton.
M. de Bernage, qui la connaissait delongue date, appréciait fort ses mérites et avait en elle uneconfiance absolue.
Solange la goûtait moins, mais elle vivait enbonne intelligence avec cette espèce de gouvernante qui ne lagouvernait guère, car elle ne la contredisait jamais et elleparlait fort peu, quoiqu’elle parlât fort bien, quand il luiplaisait de parler.
Solange lisait et elle ne leva pas les yeuxlorsque son prétendu écarta la portière du petit salon.
Le valet de pied s’était retiré sansl’annoncer et l’épaisseur des tapis amortissait si bien le bruitdes pas que ni la jeune fille ni la veuve ne s’étaient aperçues queM. de Scaër était là, retenant son haleine, afin de nepas éveiller l’attention de sa fiancée qu’il prenait plaisir àcontempler, sans qu’elle s’en doutât.
On juge mieux de la beauté d’une femme quandelle ne sait pas qu’on la regarde, et jamais Solange ne lui avaitparu si belle.
Elle était pâle et brune comme la nuit ;elle avait de grands yeux noirs et des sourcils arqués, le profilsévère d’une statue grecque, la taille élancée et les formesjuvéniles d’une nymphe sculptée par Jean Goujon.
Et sa pose alanguie ajoutait à sa beauté cecharme délicat que les italiens appellent lamorbidezza.
Elle tenait un livre, mais ce livre neparaissait pas l’intéresser beaucoup, car elle venait de le posersur ses genoux. Évidemment, sa pensée était ailleurs. À quoisongeait-elle ? Hervé jugea qu’il était temps des’annoncer.
Au léger bruit qu’il fit en s’approchant, elletourna la tête et s’écria en rougissant un peu :
– Ah ! vous m’avez fait peur !Est-ce qu’il y a longtemps que vous êtes là ?
– Je viens d’arriver, Mademoiselle, et jevous admirais…
– Sans m’avertir que vous me regardiez.Ce n’est pas de jeu, cela. Si j’avais su, j’aurais pris desattitudes. Je suis sûre que vous m’avez trouvée laide.
Et sans laisser à Hervé le temps de protester,Solange reprit gaiement :
– Pour vous punir, je devrais vous cacherque vous m’avez surprise rêvant manoirs à tourelles, landesfleuries, pierres druidiques et autres curiosités bretonnes.
– Quoi ! Mademoiselle, dit Hervé,vous pensiez à mon pauvre pays !
– Oui, Monsieur, et il me semblait levoir tel que je l’ai vu, l’an dernier, par un ciel pâle qui luiallait à merveille… comme les nuances grises vont aux femmessentimentales. Et dans le paysage que j’évoquais, vous figuriez encostume de chasse, comme vous étiez le jour où mon père et moi nousvous avons rencontré au bas de l’avenue du château. Vous ensouvenez-vous ?
– Si je m’en souviens !… Vous aviezune robe bleue à pois blancs.
– Et vous une peau de bique… mais vous laportiez si bien !… j’espère que vous la mettrez pour courirles landes avec moi… Je me ferai faire un costume breton… celui desfemmes de Pont-Labbé… c’est le plus joli… et nous nous feronsphotographier tous les deux, la main dans la main, au pied de ceténorme dolmen que vous nous avez montré de loin. Vous n’avez pasvoulu nous y mener, mais je prétends y aller en pèlerinage dès quenous serons installés à Trégunc. Nous y conduironsMme de Cornuel, ajouta malicieusement Solangeen regardant la dame de compagnie. Je suis sûre qu’elle raffole desmonuments druidiques.
– À mon âge, ma chère enfant, répondit ensouriant la gouvernante, on ne raffole plus de rien. Quand vousserez mariée, vous irez fort bien sans moi visiter les curiositésbretonnes. Je crois même que je vous gênerais pour les admirer, etvotre père sait bien que je n’ai pas le projet de quitterParis.
– Bon ! mais vous viendrez nous voiret je vous promets que vous ne vous ennuierez pas. Je compte fairede Trégunc le plus gai des châteaux. Nous recevrons beaucoup… Nouschasserons à courre dans la forêt de Clohars… Il y a une garnisonde cavalerie à Pontivy… Nous inviterons les officiers… il s’entrouvera peut-être qui ont connu M. de Cornuel… n’a-t-ilpas commandé un régiment de dragons ?
– Oh ! il y a si longtemps de celaqu’on ne se souvient plus de lui dans l’armée, répondit laveuve.
Puis à Hervé :
– Vous offrirai-je une tasse de thé,Monsieur le baron ?
Elle ne manquait jamais de l’appeler par sontitre, à l’imitation de Bernage qui baronisait volontiers son futurgendre, et cette fois, elle appuya sur le mot, comme si elle eûtvoulu rappeler à Solange que la châtelaine de Scaër ne devait pasmener en province la vie d’une cocotte parisienne.
Hervé saisit l’intention et marqua un bonpoint à la dame, car il n’était pas disposé à accepterintégralement le programme de Mlle de Bernageet il espérait en restreindre l’exécution.
L’allusion au dolmen de Trévic l’avaitd’ailleurs un peu troublé, et il se promettait de ne jamais yconduire sa femme.
Il remerciaMme de Cornuel et il dit à la jeunefille :
– Vous me rassurez, Mademoiselle. Jem’imaginais que vous vous accoutumeriez difficilement à la Bretagneet je crains encore un peu que vous ne vous illusionniez sur lescharmes d’un séjour prolongé à Trégunc. Moi je m’y plais, parce quej’y ai été élevé, mais vous qui n’avez fait qu’y passer et qui aveztoujours habité Paris…
– Pardon !… j’ai été sept ans ennourrice et en sevrage, dans une ferme de la Brie… dix ans àVersailles, au pensionnat de la respectableMme Verdun… j’en ai maintenant dix-neuf…comptez !
– Mais, depuis deux ans que vous allezdans le monde…
– Dans le monde où on s’ennuie,interrompit Solange. Mon père ne voit que des gens sérieux… deux outrois bals par hiver… cinq ou six fois au spectacle… à l’Opéra, auxFrançais, ou à l’Opéra-Comique… les autres théâtres, à ce qu’ilparaît, ne sont pas convenables et on ne me les permet pas…quelques visites à des amies de pension qui sont mariées et qui meles rendent, quand elles en ont le temps… et puis, c’est tout… Jeserai moins isolée à Trégunc que dans cet hôtel… tenez ! noussommes en plein carnaval… et aujourd’hui, dimanche gras, si vousn’étiez pas venu, je n’aurais vu personne. Quand je pense qu’il y ades femmes qui, depuis deux mois, dansent tous lessoirs !…
– Vous aimez le bal tant quecela ?
– Ce n’est pas le bal que j’aime, c’estle mouvement, c’est le bruit, c’est l’imprévu. J’aimerais encoremieux la chasse, les chevaux, les expéditions périlleuses. Jevoudrais m’embarquer pendant une tempête et faire un peunaufrage.
– Si je vous disais que nous avons lesmêmes goûts ?
– Vrai ?… bien vrai ?
– J’étais né pour être marin… j’ai manquéà ma vocation… mais avec vous, j’irais volontiers au bout dumonde.
– Oh ! alors, je serai la plusheureuse des femmes s’écria Solange en battant des mains.
– Non… c’est moi qui serai le plusheureux des hommes, dit gaiement Hervé.
– Nous voyagerons tout l’été… en Laponie…en Islande… dans des pays où personne ne va… pas en Suisse, parexemple, à moins que ce ne soit pour faire l’ascension duMont-Blanc ; à l’automne, quand nous serons rentrés, nousforcerons des loups… il doit y avoir des loups dans votre forêt deClohars… et l’hiver, à Paris, nous irons partout… aux petitsthéâtres… aux cafés-concerts… au bal de l’Opéra… J’ai tourmenté monpère pour qu’il m’y menât… il n’a jamais voulu. Je me demandepourquoi. Une de mes amies de la pension Verdun y va avec son mari…vous y allez, vous…
– Comment ! vous savez…
– Je ne sais rien du tout, mais j’imagineque vous ne vous en privez pas plus que les autres jeunes gens devotre âge.
– Mademoiselle, vous me donnez le couragede faire des aveux. J’y étais cette nuit, au bal de l’Opéra… et jem’y suis ennuyé mortellement.
– Parce que vous êtes blasé sur ceplaisir-là. Moi pas, et je vous réponds que je m’y amuserai quandvous m’y conduirez. En attendant, racontez-moi ce que vous y avezfait.
– Rien. Je m’étonnais de m’y voir et jen’y serais pas resté une demi-heure, si je n’y avais pasrencontré…
– Qui donc ?
– Vous ne le devineriez jamais, si je nevous le disais pas. Un gars de mon pays, un pauvre diable quigardait les chèvres de ma ferme de Lanriec et qui est venu échouerà Paris, où il meurt de faim. Je ne le reconnaissais pas, mais ilm’a reconnu et il m’a abordé. Je lui ai donné de quoi manger et jelui ai promis de le reprendre à mon service, quand nous serons auchâteau.
– Vous avez bien fait.
– J’étais sûr que vous ne medésapprouveriez pas et je suis sûr aussi que vous vous intéresserezà lui, quand vous connaîtrez son histoire. C’est un véritableroman… et un roman d’amour.
– Dites-la moi, je vous en prie.
– Non, Mademoiselle. Je veux vous laisserle plaisir de la lui demander quand vous le verrez… et puis, Dieusait comment elle finira… attendez le dénouement.
En dépit des mines de la gouvernante un peuscandalisée de la tournure que prenait cette causerie entrefiancés, Solange aurait volontiers insisté, mais, à ce moment,entra le valet de pied, apportant sur un plat d’argent une carte devisite. Elle la prit et après y avoir jeté les yeux, elle la passaà Mme de Cornuel, en lui demandant :
– Connaissez-vous ce nom-là ?
– « Marquesa de Mazatlan », lutla gouvernante ; non… pas du tout.
– Au-dessus du nom, il y a des armes.M. de Scaër les connaît peut-être.
– Des armes timbrées d’une couronne demarquise, répondit Hervé, après avoir regardé. Non, je ne lesconnais pas.
– Enfin, demanda la gouvernante au valetde pied, que veut cette dame ?…
– Elle vient quêter au profit d’une œuvrede charité.
– Quelque intrigante, sans doute.
– Je ne crois pas, Madame. Elle attend àla grille dans un coupé très bien attelé et je sais qu’elle a sonhôtel avenue de Villiers. Je la vois passer très souvent et jeconnais son cocher.
– C’est différent, ditMme de Cornuel qui avait beaucoup deconsidération pour les gens riches. Il me semble, ma chère Solange,que vous pouvez la recevoir.
– Je ne demande pas mieux, s’écria lajeune fille. Une marquise espagnole, ici…, c’est inattendu etj’adore l’inattendu.
Sur un signe deMme de Cornuel, le valet de pied sortit àreculons et, dès qu’il eut disparu, Hervé se mit à dire enriant :
– J’ai le pressentiment que cetteEspagnole est une affreuse duègne.
– Je l’espère bien, répliqua gaiementMlle de Bernage. Si elle était jeune et jolie,je ne la recevrais pas volontiers pendant que vous êtes là. Sachez,Monsieur, que je suis très jalouse.
– Je ne vous donnerai jamais sujet del’être, Mademoiselle. Je viens de faire mes preuves à l’Opéra… enrefusant d’aller souper en mauvaise compagnie avec des amis qui nese piquent pas de vertu… et je vous jure que je n’ai eu aucunmérite à me priver de ce divertissement, car depuis que j’ai lebonheur de vous connaître, toutes les femmes me semblentlaides.
– Prenez garde, dit malicieusementSolange ; la marquise est peut-être charmante et, avant que lecoq ait chanté trois fois, il pourrait bien vous arriver de changerde sentiment… Mais je vous avertis que, si elle vous plaît, je m’enapercevrais tout de suite.
Ce marivaudage n’était pas du goût deMme de Cornuel et elle y coupa court, endisant :
– Je ne sais si M. de Bernagenous approuvera d’avoir reçu cette étrangère… je regrette vivementqu’il ne soit pas encore rentré.
– Je puis vous assurer qu’il ne tarderaguère, dit Hervé qui n’était pas fâché de se dérober auxtaquineries de sa fiancée ; quand je suis arrivé, il venait deme quitter sur la place de la Madeleine en me priant de vousannoncer qu’il me rejoindrait ici avant une demi-heure.
– Elle est passée la demi-heure, murmurala dame de compagnie.
– Raison de plus pour que nous le voyionsbientôt.
– Je le souhaite, car sa présence medélivrerait d’une responsabilité qui…
– Il me semble qu’on vient, interrompitSolange en prêtant l’oreille. Monsieur de Scaër, je vous prie,voyez donc si c’est mon père.
Le grand salon étincelait de mille feux.C’était une des fantaisies quotidiennes deMlle de Bernage de faire allumer, dès que lanuit approchait, tous les lustres et toutes les torchères, à seulefin de ne pas ressembler aux provinciaux qui ne s’habillent que ledimanche et aux bourgeois de Paris qui ne s’éclairent àgiorno que les jours où ils ont du monde à dîner.
Cette illumination ne s’étendait pas jusqu’aupetit salon où brûlaient seulement deux lampes discrètes, et decette inégale distribution des lumières, il résultait que du fonddu boudoir on voyait beaucoup mieux qu’on n’était vu.
Pour être agréable à sa fiancée, Scaër s’étaitavancé jusqu’à la portière de soie qui marquait la séparation desdeux pièces, et il put tout à son aise examiner la tournure, ladémarche et même les traits de la dame qu’amenait le valet de pied,– car c’était la visiteuse qui arrivait et non pasM. de Bernage, comme l’avait cru Solange et comme ledésirait Mme de Cornuel.
Hervé resta ébloui de la beauté de cettemarquise de Mazatlan que, tout à l’heure, avant qu’elle se fûtmontrée, il soupçonnait d’être une duègne.
Elle était charmante et elle brillait dejeunesse.
Seulement, elle n’avait pas du tout l’airespagnol.
Elle était blonde comme les blés. À lablancheur de sa peau et à la fraîcheur de son teint, on aurait pula prendre pour une Anglaise. Mais le regard était vif, laphysionomie expressive et mobile. Habillée, d’ailleurs, avec goût,comme une Parisienne qui sait porter la toilette et qui suit lamode sans l’exagérer.
Le règne de l’absurde crinoline venait definir et une robe bien coupée mettait en relief tous les avantagesnaturels de la dame : sa taille souple, sa tournure gracieuseet même son petit pied, aristocratiquement cambré.
Elle avait ce que l’auteur duDemi-Monde a appelé la ligne, c’est-à-dire lagrâce et l’harmonie du mouvement. Elle avait aussi de la race,comme disent les connaisseurs en chevaux et en femmes.
Elle en avait tant que Scaër, extasié,oubliait de renseigner Mlle de Bernage quil’avait envoyé en reconnaissance et qui s’étonnait de son silenceprolongé.
Ce fut l’affaire d’un instant, car il serejeta vivement dans le petit salon pour laisser passer lavisiteuse que le valet de pied annonçait.
Il se retira si vite qu’elle entra sans leremarquer et il recula jusqu’au fond du boudoir, pendant queSolange, avertie, se levait pour recevoir poliment cette quêteusetitrée.
Et ce fut le tour de Solange d’êtreéblouie.
Quoi qu’elle en eût dit à son fiancé, elle nes’attendait pas à voir une duègne, mais elle s’attendait encoremoins à voir une merveille de beauté, et peu s’en fallut qu’elle neperdît contenance.
– Mademoiselle, lui dit doucementl’étrangère, pardonnez-moi de me présenter ici sans être connue devous. Je sais que vous aimez les pauvres et je vais m’adresser àvotre cœur ; je puis donc espérer que vous excuserezl’indiscrétion de ma visite, et, afin de vous l’expliquer, je mehâte de vous apprendre que votre réputation de charité s’étendjusqu’à l’avenue de Villiers où je demeure.
– J’avoue que je ne m’en doutais pas,murmura Solange.
– Je vous assure, Mademoiselle, que tousles malheureux de ce quartier vous bénissent ; aussi n’ai-jepas hésité à venir vous demander à vous associer à une bonneœuvre.
» Maintenant, permettez-moi de vous direqui je suis, et pourquoi je viens, car vous ne savez de moi que monnom, et mon mari n’a jamais habité la France qu’en passant. Il estmort à la Havane, où il possédait de grandes propriétés, et j’aipris la résolution de me fixer à Paris. Il m’a laissé une fortuneindépendante et je voudrais en consacrer une partie à ceux quisouffrent de la maladie à laquelle il a succombé… une maladie trèsrare à la Havane et très commune en Europe… la plus terrible detoutes, car on n’en guérit jamais… la phtisie enfin… qui fait tantde ravages que la place manque souvent dans vos hôpitaux, pour ytraiter ceux qu’elle atteint.
» Je ne suis pas assez riche pour fonderà moi seule un nouvel hôpital qui leur serait réservé. Je suis doncobligée d’avoir recours aux âmes compatissantes pour compléter lasomme. Je ne sais si j’y parviendrai… mais je réussirai du moins,avec mes propres ressources, à soulager bien des misèresisolées.
» Cela dit, Mademoiselle, je me hâted’ajouter que je ne viens pas solliciter de vous une offrandeimmédiate. Je ne fais encore que de la propagande charitable. Toutce que je vous demande, c’est de recommander à Monsieur votre père,à ses amis et aux vôtres, une idée généreuse…
Je vous promets de l’appuyer de toutes mesforces et je ne doute pas d’y rallier mon père, dit vivementMlle de Bernage.
La marquise était restée debout et Solange,qui ne se lassait pas d’admirer sa rayonnante beauté, ne songeaitpas à la prier de s’asseoir ; ce que voyant, la gouvernanteavança un siège, et Solange pensa enfin aux présentationsobligatoires en pareil cas.
– Mme de Cornuel,dit-elle en désignant la dame de compagnie qui échangea avecl’étrangère un salut assez froid.
M. de Scaër !
À ce nom, la marquise tourna vivement la têtedu côté où se tenait dans l’ombre Hervé qu’elle n’avait pas aperçuen entrant.
Lui aussi, il s’était encore une fois oublié àcontempler cette adorable quêteuse, et il se sentait troublé, sanssavoir pourquoi.
Il se montra pourtant, et en s’inclinantdevant elle, il crut voir qu’elle changeait de visage.
Elle rougit positivement et une flamme brilladans ses grands yeux bleus.
La rougeur passa vite et la flamme s’éteignitaussitôt. Mais la physionomie prit une expression d’étonnement oud’inquiétude. Le regard semblait demander : « que faitici ce jeune homme ? »
Hervé ne se permit pas de répondre à cetteinterrogation muette et la marquise, promptement remise, dit àSolange :
– Je vous remercie, Mademoiselle, et jeme flatte que, sur votre recommandation, M. de Bernage neme refusera pas son appui. Ses relations dans le monde des grandesaffaires m’aideront puissamment, s’il veut bien s’intéresser à lacréation hospitalière que je rêve. Je regrette de ne pas lerencontrer aujourd’hui et je serai très heureuse de le recevoirquand il lui plaira de venir chez moi, car…
– Le voici, Madame, interrompit Solange,qui s’était approchée de la portière ouverte.
M. de Bernage arrivait au moment oùl’entretien allait cesser, car la marquise ne paraissait pasdisposée à le prolonger, depuis que M. de Scaër étaitentré en scène inopinément.
Solange courut à la rencontre de son père etl’arrêta pour le mettre en peu de mots au courant de la situation.Il l’écouta d’un air assez renfrogné, mais il se dérida dès qu’ilse trouva en face de Mme de Mazatlan.
Cette étrangère n’avait qu’à paraître pourapprivoiser les plus récalcitrants et le quinquagénaire Bernagesubit comme les autres l’ascendant de sa beauté. Il fut nonseulement poli, mais empressé, galant même plus qu’il ne convenaità son âge, et il fit si bien qu’il retint la marquise, prête àpartir. Pour cela, il n’eut qu’à dire ce que son futur gendren’avait pas dit. Il présenta de nouveau Hervé de Scaër, mais il leprésenta comme le fiancé de sa fille, et il alla jusqu’à ajouterqu’après leur très prochain mariage, M. etMme de Scaër seraient charmés de revoir auchâteau de Trégunc, en Cornouailles, la marquise de Mazatlan.
C’était, comme on dit, se jeter à la tête decette marquise, et il fallait qu’elle l’eût ensorcelé à premièrevue pour qu’il s’avançât ainsi, car il n’était pas coutumier dufait.
Hervé n’en revenait pas et se reprenait àcroire que l’homme mûr qui s’enflammait si facilement pour unejolie femme avait bien pu aller, comme le prétendait Ernest Pibrac,chercher au bal de l’Opéra des bonnes fortunes d’occasion.
Solange s’étonnait aussi d’entendre son pères’aventurer de la sorte et se réservait de décliner plus tardl’honneur d’héberger, en Bretagne, la trop séduisante marquise.
Mme de Cornuel, plusétonnée encore, écoutait de toutes ses oreilles et oubliait deservir le thé.
Mme de Mazatlan reçutsans enthousiasme les compliments et l’invitation, évitant des’engager pour l’avenir et revenant toujours au but présent de savisite.
Sur quoi, M. de Bernage se répanditen éloges et en protestations de dévouement à la noble entreprisepatronnée par la dame, déclarant qu’il lui tardait d’aller la voir,en son hôtel de l’avenue de Villiers, à seule fin de s’entendreavec elle sur la marche à suivre pour mener à bien le grand projetqu’elle caressait.
Elle l’assura qu’il serait le très bien venu,elle le remercia chaleureusement et en excellents termes, mais ellene se décida pas à s’asseoir.
On eût dit qu’elle se sentait gênée depuisqu’elle n’était plus seule avec Solange. L’apparition d’Hervél’avait surprise et sans doute les empressements deM. de Bernage la fatiguaient.
Elle y coupa court en prenant congé.
Bernage la reconduisit, et il l’auraitvolontiers accompagnée jusqu’à sa voiture, s’il n’eût pas rencontréle valet de pied qui attendait dans l’antichambre.
Quand il revint, il trouva Hervé et Solangeéchangeant des regards dont il devina certainement lasignification, car il leur dit de but en blanc :
– Vous vous demandez si j’ai perdul’esprit de faire tant d’accueil à une marquise d’outre-mer. Vousne savez pas que je la connaissais déjà sans l’avoir jamais vue etque je puis avoir plus tard intérêt à être bien avec elle. Elle estfort riche et il s’agit d’une très grosse affaire. Il y a dans sespropriétés de l’île de Cuba des gisements miniers dont elle nesoupçonne pas l’existence, et je suis administrateur d’unecompagnie financière qui voudrait les acheter. Je la crois un peufolle et son projet d’hôpital pour les phtisiques est une lubie quilui aura passé par la cervelle. Mais pour la disposer à nous vendreà de bonnes conditions ses terrains, je l’aiderai volontiers… demes conseils et même de mon influence.
Le rusé financier ajouta en riant :
– Quant à l’hospitalité que je lui aiofferte, sans vous consulter, vous pourriez la lui accorder sanstrop d’inconvénients, car ce n’est pas une aventurière ni unemarquise de contrebande ; mais vous ne serez pas installéslà-bas avant la fin de l’été… et alors, je n’aurai plus besoind’elle.
» Vous comprenez, mon cherbaron ?
– Parfaitement, dit Hervé, quoiqu’ilpersistât à penser que son futur beau-père avait de tout autresdesseins.
– Eh ! bien, moi, s’écria Solange,je serais désolée qu’elle vînt à Trégunc. Elle est si joliequ’auprès d’elle, je paraîtrais laide.
Hervé protesta d’un geste, mais Solangereprit :
– Pourquoi donc a-t-elle rougi quand vousvous êtes montré ?
– Je… je n’ai pas remarqué, balbutia lefiancé.
– Vraiment !… eh ! bien, j’ensuis sûre… et je crois qu’elle a rougi, parce qu’elle nes’attendait pas à vous trouver ici.
– Mais elle ne me connaît pas !
– Qu’en savez-vous ?
– Quoi qu’il en soit, je vous jure,Mademoiselle, que je viens de la voir pour la première fois de mavie.
– Il ne faut jurer de rien.
– C’est le titre d’un proverbe d’Alfredde Musset, dit gaiement Hervé ; mais puisque vous me défendezde jurer, je me contente d’affirmer… que je ne l’avais jamaisaperçue, même de loin.
– Moi, dit M. de Bernage, jevous crois d’autant mieux qu’elle habite ce quartier et que je nel’ai jamais rencontrée dans la rue.
– Ni moi non plus, murmura lagouvernante.
– Probablement, elle ne sort qu’envoiture. Peu nous importe, du reste, et je te prie, ma chèreSolange, de cesser de tourmenter M. de Scaër qui n’a rienà démêler avec cette marquise. J’irai la voir pour affaires, maistu n’entendras plus parler d’elle.
Solange ne paraissait pas convaincue et elleallait insister, lorsque le valet de pied reparut à l’entrée dupetit salon. Il n’apportait cette fois ni plateau ni carte devisite, mais il dit en s’adressant à Hervé :
– M. Ernest Pibrac attend Monsieurle baron sur le boulevard Malesherbes.
– Pibrac ! répétaM. de Bernage ; n’est-ce-pas ce jeune homme quiétait avec vous à la fenêtre de Tortoni ?
– Oui… et je trouve très étrange qu’il sepermette de venir me chercher ici. Comment a-t-il su que j’yétais ?… je ne lui ai pas dit où j’allais.
» Et que me veut-il ?
– Je crois que je devine, réponditM. de Bernage. Tapageur comme il l’est, il se sera prisde querelle au café où vous l’avez laissé et il a ramassé uneaffaire. Il nous avait vu partir ensemble, il s’est douté que jevous amenais chez moi et il vient vous demander de lui servir detémoin.
– Je refuserai net, dit vivementHervé.
– Encore faut-il lui signifier de ne pascompte sur vous. Pourquoi ne le recevriez-vous pas ici dans moncabinet ?
– Dieu m’en garde ! Il doit êtregris.
– Alors, mon cher baron, allez lui parleret revenez-nous, dès que vous serez débarrassé de lui.
– J’y vais donc, et ce sera vitefait.
Ayant dit, Hervé sortit, sans prendre congé deMlle de Bernage, qu’il comptait revoir bientôtet qui ne chercha point à le retenir.
En remettant son pardessus, il questionna levalet de pied qui l’y aidait, et il apprit que Pibrac nel’attendaient pas, comme il le croyait, devant la grille del’hôtel.
C’était un commissionnaire qui était venu direau concierge que M. de Scaër trouverait M. ErnestPibrac au coin de la rue de Lisbonne, et ce commissionnaire s’enétait allé immédiatement rejoindre celui qui l’avait envoyé.
Pibrac, d’ordinaire, n’était pas si discret,ni si mystérieux d’allures.
Il fallait qu’il eût de biens graves motifspour prendre tant de précautions. Et il était temps d’en finir avecun camarade gênant qui pouvait devenir dangereux.
Hervé se disait cela en hâtant le pas vers larue de Lisbonne. Il pensait aussi à la singulière visite de lamarquise havanaise, aux velléités jalouses de Solange, auxempressements de Bernage, et il soupçonnait des dessous qui ne luiapparaissaient pas encore clairement.
Quoiqu’il eût affirmé le contraire, il s’étaitparfaitement aperçu que la marquise s’était troublée lorsqueMlle de Bernage l’avait nommé, et il sedemandait pourquoi.
Il était toujours bien sûr de ne pas avoir vuailleurs le ravissant visage de cette blonde aux yeux bleus, maisil lui semblait maintenant avoir déjà entendu sa voix, et ilcherchait inutilement à se rappeler où il l’avait entendue.
Il marchait vite et il ne tarda guère àarriver au coin de la rue de Lisbonne. Pibrac n’y était pas. Hervépensa qu’il se promenait dans la rue et s’y engagea sanshésiter.
Il ne lui vint pas à l’esprit qu’il s’exposaità tomber dans un guet-apens tendu par un ennemi qui, pour l’yattirer, se serait servi du nom de Pibrac – le voleur du bal del’Opéra par exemple.
Elle est cependant peu éclairée, cette rue deLisbonne ; les boutiques y sont rares, et en hiver, après lanuit tombée, il n’y passe presque personne.
Ce soir-là, une voiture y stationnait àcinquante pas du boulevard Malesherbes. Hervé n’y prit pas garde etcontinua d’avancer, sans cesser de regarder à droite et à gauche,s’il n’apercevrait pas Pibrac.
Il ne le vit pas, mais il vit descendre decette voiture et venir à lui une femme qui l’aborda en luidisant :
– Me voici !
Hervé reconnut la marquise et resta muetd’étonnement.
– Il était donc impénétrable, le voileque je portais au bal de l’Opéra, demanda-t-elle ensouriant ?
– Vous !… c’était vous !murmura Hervé, stupéfait.
– En doutez-vous encore ? Faut-il,pour vous le prouver, que je vous demande si vous m’avez déjàrépondu poste restante ?
– Oh ! non, je ne doute plus… maisje ne comprends pas…
– Le hasard a tout fait. Je ne pouvaispas deviner que je vous trouverais chez M. de Bernage,car j’ignorais que vous le connaissiez. Je vous y ai trouvé, j’aivoulu profiter d’une occasion inespérée, et, pour vous parler sanstémoins, j’ai imaginé de me servir du nom de votre ami… Ce nom, jel’avais entendu dans la loge et je l’avais retenu… j’en ai un peuabusé…, mais vous me pardonnerez, je l’espère… et je vous remercied’être venu.
– C’est moi qui vous remercie, Madame,d’avoir hâté notre rencontre. Je la désirais ardemment et je vousai écrit ce matin, aux initiales que vous m’aviez indiquées.
– Puis-je savoir où vous me donniezrendez-vous ? demanda gaiement la marquise.
– Au marché aux fleurs de la Madeleine,tous les jours à quatre heures… et je vous prie de croire que jen’y aurais pas manqué.
– Ni moi non plus… mais rien ne nousempêche maintenant de nous voir chez moi, si vous le voulez.
– Je craindrais d’y rencontrerM. de Bernage.
– Votre futur beau-père. C’était doncvrai, ce que disait au bal de l’Opéra votre ami Pibrac ?
– Moi aussi, Madame, je vous ai dit quej’allais me marier.
– Vous ne m’avez pas dit avec qui. Alors,vous aimez cette jeune fille ?
Hervé se tut. Lancée avec cette brusquerie, laquestion l’avait choqué. Il se demandait de quel droit la marquisela lui posait et quels desseins elle avait sur lui. Il n’avait euavec elle qu’un bref entretien et la lettre qu’elle lui avaitremise ne contenait que d’énigmatiques allusions à une rencontre enBretagne. Qu’attendait-elle de lui ? Le moment était venu dela prier de s’expliquer.
– Pourquoi ne l’aimeriez-vous pas ?reprit doucement la marquise. Elle est charmante et le passé est siloin !…
– De quel passé parlez-vous ?
– Ne le savez-vous pas ?… Vous avezlu ma lettre…
– Oui… elle ne m’a pas beaucouprenseigné.
– Aviez-vous donc oublié qu’un soir, prèsdu dolmen de Trévic…
– Une femme m’est apparue. Commentl’aurais-je oublié ?… il n’y a que trois ans de cela… maiscette femme…
– C’était moi. Je voyageais alors sur leyacht de mon mari. J’ai voulu voir la place où vous vous étiezengagé jadis avec Héva Nesbitt.
– Héva !… vous l’aviez doncconnue ?
– C’était ma meilleure amie, là-bas, enAmérique, avant qu’elle vînt en France… et pendant le peu de tempsqu’elle a passé dans votre pays avec sa mère, elle m’a écritqu’elle s’était fiancée à vous… et elle m’a si bien décrit la grèvede Trévic que je n’ai eu aucune peine à la découvrir… Je nem’attendais pas à vous y rencontrer.
– Que ne m’avez-vous dit alors ce quevous me dites maintenant !
– À ce moment-là, je ne savais pas que lechasseur qui m’avait surprise au pied du dolmen était le baron deScaër… je ne l’ai su qu’après… et d’ailleurs, je n’étais pas libre…J’ai dû regagner précipitamment le yacht qui m’avait amenée, maisje me suis souvenue… et dès que j’ai été maîtresse de mes actions,j’ai tout quitté…
– Pas pour vous mettre à ma recherche, jesuppose ?
– Non, Monsieur. Pour chercher mamalheureuse amie. Dix ans se sont écoulés depuis qu’elle a disparuet je ne désespère pas encore de la retrouver… ou de la venger.
– La venger ! vous croyez donc qu’onl’a tuée !
– Tuée ou séquestrée, puisqu’elle n’ajamais donné signe de vie.
– Vous ne réussirez pas là où la justicefrançaise a échoué.
– La justice française ne savait pas ceque je sais. Elle a perdu la trace des disparues. Moi, je suiscertaine qu’on les a amenées à Paris… amenées ou attirées. Qu’ya-t-on fait d’elles ?… Je l’ignore, mais je le saurai et, jevous le répète, je les vengerai.
– Je vous y aiderai bien volontiers.
– Vous pensez donc encore à Héva ?demanda vivement la marquise.
– Toujours, et si je connaissais lesassassins…
– Vous les dénonceriez sans pitié. Ainsiferai-je quand j’aurai des preuves… et j’en aurai.
– Disposez de moi, Madame, si je puisvous servir. Mais qu’avait fait donc cette enfant de quinze anspour mériter la haine des scélérats qui…
– Elle et sa mère étaient trop riches. Onles a supprimées pour les dépouiller d’une somme énorme qu’ellesvenaient de recueillir… Mais l’heure n’est pas venue de vousapprendre leur histoire… et la mienne. Parlons de vous, Monsieur,et puisque vous craignez de vous heurter chez moi àM. de Bernage, faites-moi la grâce de me dire où jepourrais vous voir… Chez vous, ce serait peu convenable…
– Où il vous plaira, Madame. Je suis logéà l’hôtel du Rhin, place Vendôme, et j’y attendrai vos ordres…Maintenant, oserai-je vous demander si vous comptez recevoirM. de Bernage ?
– Il le faudra bien, puisqu’il m’a promisde m’aider à réaliser mon rêve hospitalier. Pourquoi cettequestion ?
– Parce que je tiens à vous dire qu’il ades projets que vous ne soupçonnez pas et que je désapprouve. Vousêtes propriétaire à Cuba d’une mine qu’il voudrait acheter à vilprix pour le compte d’une Compagnie financière…
– Il a dit cela ?
– Oui, Madame…, après votre départ.
– C’est singulier. Je ne possède plus unpouce de terre à Cuba. Toute ma fortune est en France. Je ne puiscroire que M. de Bernage soit si mal informé et je devinequ’il a pris ce prétexte pour motiver les fréquentes visites qu’ilse propose de me faire.
– Alors, vous pensez qu’il veut seulementvous seconder dans la grande œuvre de charité que vous voulezentreprendre ?
– Je pense qu’il viendra surtout parceque j’ai eu le malheur de lui plaire. Je m’étonne que vous ne vousen soyez pas aperçu. Il a, n’en doutez pas, l’intention de me fairela cour.
– À son âge !
– Vous ne le connaissez pas, à ce que jevois. Moi, je sais ce qu’il vaut… mais je me tiendrai sur mesgardes… et je vous prie de me pardonner de parler si franchement àson futur gendre.
– Je l’aime mieux galantin suranné quemalhonnête… et si, comme je l’avais cru, il pensait à profiter del’ignorance où vous êtes de la valeur réelle de vos terres, je letiendrais en médiocre estime.
– Mais vous épouseriez sa fille, quandmême. Et pourquoi non, au fait ?… Elle ne lui ressemble pas,j’imagine.
Hervé s’abstint de répondre à ce coup degriffe féminin et la marquise, voyant qu’elle venait de le blesser,s’empressa de réparer son tort, en lui tendant la main.
Il la prit et il y mit un baiser, comme s’ileût été dans un salon.
Personne ne le voyait. Perché sur son siège,le cocher de Mme de Mazatlan tournait le doset pas un passant ne se montrait.
La paix était faite entre la Havane et laBretagne.
– J’espère, Monsieur, que vous ne m’envoulez plus, dit en souriant la marquise. Vous recevrez bientôt demes nouvelles.
Et elle remonta dans son coupé qui tourna versle boulevard Malesherbes et fila comme une flèche.
Hervé reprit le chemin par lequel il étaitvenu, mais il n’entra point à l’hôtel de Bernage, et pour cause. Ilne voulait pas dire au père et encore moins à la fille qu’il venaitde s’aboucher dans une rue déserte avec la belle quêteuse, et il nevoulait pas non plus inventer un récit mensonger de sonexcursion.
Il voulait être seul afin de serecueillir.
Depuis qu’il était entré au bal de l’Opéra,les incidents se succédaient et la situation ne faisait que secompliquer.
Hervé pressentait qu’elle allait se compliquerencore et il tenait à l’envisager sous toutes ses faces, avant deprendre un parti.
Avant la guerre, on avait déjà commencé àconstruire le nouvel Hôtel-Dieu, mais les bâtiments de l’ancienhôpital attristaient encore le parvis de Notre-Dame.
Il n’en est resté debout qu’un corps de logis,isolé, en façade sur le quai, et masquant les laideurs des ruellessombres qui serpentent entre la place Saint-Michel et la placeMaubert.
Ce coin de l’ancien Paris, échappé à la piochedes démolisseurs, confine au pays Latin, mais les étudiants ledédaignent et se cantonnent de préférence aux environs duLuxembourg.
Les bas-fonds de la rive gauche sont tropnoirs et trop humides pour ces jeunes gens qui aiment l’air et lesoleil.
Au contraire, les ouvriers et les petitsindustriels s’en accommodent, parce qu’ils trouvent à s’y loger àbon marché.
C’est un des quartiers les plus peuplés de lagrande ville, et, quoiqu’il ne soit guère habité que par despauvres, ce n’est pas un quartier mal famé. Les cabarets n’ymanquent pas, mais on y travaille du matin au soir ; on s’ycouche de bonne heure et les attaques nocturnes y sont rares.
On y vit un peu comme dans une petite ville deprovince, car on y voisine beaucoup et on se met volontiers sur lesportes pour regarder les passants.
C’est encore ainsi maintenant ; c’étaitbien pis, ou bien mieux, en 1870.
Hervé de Scaër s’en aperçut lorsque, lesurlendemain de son entrevue avec la marquise de Mazatlan, il sedécida à entreprendre le voyage de la place Vendôme à la rue de laHuchette, à seule fin de savoir ce que devenait Alain Kernoul quine lui avait pas donné signe de vie depuis la nuit du samedi audimanche gras.
Hervé craignait qu’il ne fût mésarrivé à cebrave garçon et désirait lui venir en aide, le plus tôtpossible.
Hervé n’avait pas revu non plus Monsieur niMademoiselle de Bernage, ni la quêteuse havanaise. Il n’avait revuque Pibrac, au Cercle ; Pibrac, mal dégrisé, qui, avec laténacité d’un ivrogne, s’était remis à lui dire du mal de son futurbeau-père et à le taquiner à propos de la blonde qu’il avaitsurnommée Double-Blanc.
À en croire ce garnement, Bernage était unvieux coureur hypocrite et la blonde une dévergondéedangereuse.
Ces propos d’homme entre deux vins neméritaient pas d’être pris au sérieux, et pourtant ils n’avaientpas laissé d’affecter désagréablement Hervé, qui était devenu trèsimpressionnable depuis ses dernières aventures.
Il venait de passer deux jours à y réfléchiret il n’était pas parvenu à les tirer au clair. Son entretien avecla marquise, dans la rue de Lisbonne, avait été si écourté qu’iln’avait pas eu le temps de lui demander certaines explications,faute desquelles l’histoire qu’elle racontait restait trèsténébreuse.
Ainsi, elle disait avoir été la meilleure amied’Héva Nesbitt ; comment se faisait-il donc qu’elle eûtattendu dix ans avant de rechercher ceux qui l’avaient faitdisparaître ? Et ce débarquement clandestin sur la côte deBretagne, pourquoi n’en avait-elle pas profité pour se renseignersur les circonstances de la disparition, en s’adressant à Hervé deScaër qu’elle savait être dans le pays ? Et plus tard, depuisqu’elle s’était fixée à Paris, pourquoi, au lieu d’entrer aussitôten relations avec lui, avait-elle attendu qu’un hasard le lui fîtrencontrer au bal de l’Opéra ?… Un hasard prévu, puisqu’elleavait écrit d’avance la lettre qu’elle lui avait remise dans laloge.
Autant d’énigmes qu’Hervé n’était pas en étatde deviner.
Il avait d’ailleurs d’autres sujets depréoccupation.
Sans ajouter foi aux accusations de Pibrac, ilcommençait à se défier un peu du père de Solange.M. de Bernage, qui ne se faisait pas scrupule de mentir àpropos du but de sa prochaine visite à la marquise, lui semblaitpresque suspect. L’empressement que ce dernier mettait à marier safille au dernier des Scaër pouvait bien cacher une arrière-pensée.Ce soupçon naissant tourmentait Hervé plus que de raison.
Et l’étrange incident du carnet volé luirevenait à l’esprit.
Le voleur ne s’était plus montré depuis latentative manquée sur la place Vendôme. Cela ne prouvait pas qu’ileût renoncé à rentrer en possession d’un objet auquel il paraissaittenir tout autant que s’il lui eût appartenu légitimement, et Hervéavait hâte de savoir si ce chenapan ne s’était pas retourné contreAlain Kernoul.
Pour le savoir, il fallait d’abord trouver ledomicile du gars aux biques, et Hervé, entré par le boulevardSaint-Michel dans la rue de la Huchette, cheminait, le nez enl’air, en regardant du côté des numéros pairs.
Il ne tarda guère à voir le 22, plaqué sur unelarge, haute et vieille maison, irrégulièrement percée de fenêtresde dimensions inégales.
Plus de murs que d’ouvertures dans cettelongue façade, coupée à chaque bout par une ruelle aboutissant auquai.
En bas et à peu près au milieu, une portebâtarde qui n’était pas fermée, et au delà une allée sombre.
Ce triste logis convenait fort bien à unménage persécuté par la fortune et répondait à l’idée que Scaërs’était faite de l’immeuble où Alain abritait sa misère… et samalade.
Il ne s’agissait plus que d’y entrer, mais àquel étage perchait le couple et à qui s’en informer ? Cesmasures-là n’ont jamais de concierge.
Il y avait bien, au rez-de-chaussée, trois ouquatre boutiques, mais elles étaient closes et il ne paraissait pasque, depuis des temps reculés, elles eussent jamais été louées, carles volets tombaient de vétusté.
Les fenêtres aussi étaient fermées, et Hervéaurait pu croire que personne n’habitait cette bâtisse vermouluesi, en se reculant pour mieux voir, il n’eût remarqué, sur lerebord d’une croisée du cinquième étage, des pots de fleurs, unecaisse peinte en vert et un treillage en fil de fer évidemmentdestiné à supporter au prochain printemps des tiges de plantesgrimpantes.
– C’est le jardin de Jennyl’ouvrière, chantonna Hervé. Je parierais volontiers que c’estAlain qui le cultive pour sa bonne amie.
L’indication, à vrai dire, était insuffisante,mais faute de renseignements plus précis qu’il n’espérait pasobtenir, il se décida à tenter l’ascension, non sans avoirpréalablement observé et noté comment la fenêtre était placée.
C’était la dernière à gauche en regardant lamaison : la plus rapprochée, par conséquent, d’une des deuxruelles qui coupaient à angle droit la rue de la Huchette, et elless’ouvrait immédiatement sous la gouttière du toit.
Donc, pour arriver à ce logement – le seul quiparût être occupé – il fallait monter tout en haut de l’escalier ets’adresser à gauche.
Si Alain ne demeurait pas là, Hervé trouveraitdu moins à qui parler.
Il entra donc bravement dans cette allée où onn’y voyait goutte et, en poussant jusqu’au bout, il finit parmettre le pied sur une marche déjetée et la main sur une rampebranlante.
Le plus fort était fait. Il tenait maintenantle fil conducteur et il n’avait plus qu’à le suivre jusqu’aubout.
Il pesta bien un peu contre le pauvre diablequi campait dans un taudis où on risquait de se casser le cou quandon venait le voir, mais il se reprocha aussitôt ce mouvementd’impatience et il continua son escalade en se disant que cen’était pas la faute d’Alain, s’il était si mal logé.
Hervé fit à tâtons la première partie duchemin ; puis, les ténèbres s’éclaircirent. À chaque étage, ily avait ce que, dans la langue des propriétaires d’immeubles, onappelle un jour de souffrance, c’est-à-dire une étroite ouverturegarnie d’un vitrage et recevant un peu de lumière par la cour de lamaison.
Au château de Trégunc, l’escalier d’une destours, bâtie au seizième siècle, était éclairé de la même façon pardes barbacanes percées dans l’épaisseur du mur.
La ressemblance s’arrêtait là, mais il n’enfallut pas davantage pour rappeler à Hervé le manoir où il étaitné.
Cette évocation du passé ne dura d’ailleursque le temps qu’il mit à atteindre le dernier palier.
Là, il s’arrêta pour reprendre haleine et ilvit, se faisant vis-à-vis, deux portes, dont une n’avait pas deserrure.
L’autre n’avait pas de sonnette, mais il yheurta, sans hésiter.
Elle ne s’ouvrit pas à la première sommation,et après avoir un peu attendu, Hervé recommença en frappant plusfort.
Cette fois, il entendit qu’on marchait dansl’intérieur de l’appartement, mais comme on n’ouvrait toujours pas,il cria très haut :
– Je cherche Alain Kernoul. Est-ceici ?
– Qu’est-ce que vous lui voulez ?demanda une voix connue d’Hervé qui s’empressa derépondre :
– Je veux te voir, mon gars. Ouvre à tonmaître.
L’effet de cette déclaration fut immédiat etdécisif. La porte s’ouvrit toute grande et Alain se montra. Iln’était plus habillé en troubadour, mais peu s’en fallut que Scaërn’éclatât de rire en le voyant affublé d’une peau de bique en guisede robe de chambre, culotté d’un maillot sale et chaussé de savateséculées.
Son costume était comme une enseigne quiindiquait tout à la fois sa nationalité, sa profession et samisère : Bas-Breton, figurant au théâtre et va-nu-pieds à laville.
– Vous ici, notre maître ! s’écriale pauvre diable.
– Il faut bien que j’y vienne, puisque tune viens pas chez moi, répondit brusquement Hervé. Pourquoi net’ai-je pas vu depuis deux jours ?
– Excusez-moi, Monsieur. C’est que mafemme a été bien malade. Je ne pouvais pas la laisser seule.
– Bon !… et ton théâtre ?
– J’ai manqué mon service hier etavant-hier. Je le ferai ce soir, si on veut bien me reprendre.
– Alors, elle va mieux, tafemme ?
– Pas beaucoup mieux. Cette nuit, j’aicru qu’elle allait passer… elle étouffait… mais la crise est finie…maintenant, elle dort.
– Ne la réveillons pas.
– Oh ! elle ne dort jamaislongtemps… malheureusement. Et elle sera bien contente de vousremercier. Je lui ai tout raconté… elle sait que je vous airencontré au bal, que vous m’avez donné vingt francs et que j’ai eula chance de vous débarrasser d’un gueux qui allait vous tomberdessus. Elle se souvient très bien de vous avoir vu à Concarneau,il y a trois ans.
– Peste ! quelle mémoire !… Jene suis entré qu’une fois dans la baraque où elle dansait et je nelui ai pas parlé.
– Eh bien, elle vous a remarqué tout demême… elle prétend qu’elle vous reconnaîtrait… et depuis que je luiai dit que vous me permettriez de revenir travailler sur votreferme de Lanriec, elle ne fait que prier le bon Dieu pour vous.
– Je lui revaudrai ça… et à toi aussi,mon gars. Vous pouvez compter sur moi tous les deux et je vais larecommander à une dame qui lui viendra en aide. Si ta malade peutêtre sauvée, on la sauvera… mais tu habites une drôle de maison…pas de portier… pas d’éclairage… j’ai eu bien de la peine à tedénicher ici.
– Je m’y suis mis parce que je n’avaispas le choix. On ne voulait de nous nulle part et on nous a permisde demeurer ici pour rien.
– Comment !… il existe à Paris unpropriétaire qui loge les gens gratis !
– Oui, notre maître, c’est comme ça. Jene paie pas un sou de loyer, ni pour l’appartement, ni pour lesmeubles.
– Quoi ! s’écria Hervé, les meublesaussi sont gratis !
– Oh ! ils ne sont pas beaux, maisj’ai été bien heureux de les trouver. On nous avait chassés dugarni où nous logions, et nous étions sur le pavé, à l’entrée del’hiver. Pour Zina, c’était la mort. Nous chantions dans les cours,quand on voulait bien nous le permettre, mais nous ne gagnions pastoujours de quoi manger et il nous est arrivé plus d’une fois decoucher dehors sur un banc.
– Quel miracle vous a tirés de cettemisère !
– Un miracle ?… oui… c’en est un.Figurez-vous qu’un soir, nous crevions de faim et nous rôdionsdevant les cafés du boulevard Saint-Michel… nous n’osions pasdemander l’aumône, mais nous espérions qu’on nous la ferait… lesétudiants ont bon cœur… malheureusement il pleuvait et il nepassait presque personne. Eh ! bien, le bon Dieu voulut qu’unedame s’arrêta et nous parla. La figure de Zina lui avait plu. Ellenous questionna. Je lui dis que nous étions dans la peine, sansargent, sans abri, et que nous ne demandions qu’à travailler pourgagner notre vie. Elle voulut savoir si nous étions de Paris. Jeluis répondis que nous venions d’arriver de la province et que nousn’y connaissions personne. Là-dessus, elle nous dit : je ne mecharge pas de vous nourrir, mais je puis vous loger. Venez avecmoi.
– Et elle vous amena ici ?
– Tout droit. Elle avait dans sa poche laclef de la porte de la rue, la clé de l’appartement que vous voyez,des allumettes et un rat de cave pour monter l’escalier, car lamaison était déjà abandonnée. Elle nous fit entrer ; elle nousmontra les quatre pièces et le mobilier du logement. Enfin, ellenous dit : le propriétaire voyage à l’étranger, il nereviendra que dans un an ; il a des raisons pour ne pas louersa maison pendant son absence, mais il m’a chargé d’y installer ungardien. Je ne vous connais pas encore mais vous m’inspirezconfiance et je vous offre l’emploi. Il sera bien facile à remplir,car vous n’aurez qu’à surveiller et à me rendre compte…
– Surveiller quoi ?
– Ah ! voilà !… cette damem’explique que la propriété se composait de quatre corps de logisformant un carré, avec des façades sur trois rues et sur le quaiSaint-Michel… que toutes les portes étaient condamnées, exceptécelle de la rue de la Huchette par laquelle nous venions d’entrer,personne ne pourrait s’introduire à notre insu, dans les bâtimentsqui entourent la cour centrale.
» Nous serions là pour avertir la dame sinous nous apercevions qu’on y pénétrait, et pour lui signaler toutce qui s’y passerait. À cette condition, nous aurions sans rienpayer la jouissance du logement et des meubles, jusqu’au retour dupropriétaire absent, c’est-à-dire pour un an.
– Tu t’es empressé d’accepter ?
– Oui, notre maître. Ai-je malfait ?
– Je ne dis pas cela. Et tu l’as revue,cette charitable gérante d’immeubles qui vous héberge pourrien ?
– Pas souvent. Elle vient à peu près unefois par mois et elle ne reste pas longtemps. Elle est venue lasemaine dernière et en voilà pour trois semaines. Mais s’il y avaitdu nouveau ici, je lui écrirais.
– Alors, tu sais qui elle est.
– Je ne sais que l’adresse qu’elle m’adonnée… Mme Chauvry, à Clamart… elle m’a défendud’aller la voir.
– Décidément, c’est un vrai roman quecette histoire, et cette femme me fais l’effet de ne pas valoirgrand’chose. Pourquoi tant de précautions et tant demystères ?
– Ma foi ! notre maître, je n’ensais rien et je ne cherche pas à le savoir… mais je la bénis tousles jours. Sans elle, ma pauvre Zina serait morte de misère. Ellene va guère bien, mais nous avons eu de bons jours quand elle avaitencore la force de travailler et j’espère que le printemps laremettra. Je ne me déplais pas ici, mais quand je pourrai partiravec elle pour Lanriec, je serai bien content de rendre les clés àMme Chauvry… en la remerciant… et je ne lui diraispas où nous allons…, pas plus que je ne lui ai dit que j’étais duFinistère et que Zina dansait sur la corde… Moins on parle, mieuxça vaut.
– Approuvé, mon gars. Je suppose que tune parleras pas de ma visite.
– Oh ! non… d’autant que la dame m’abien recommandé de ne recevoir personne et de voisiner le moinspossible. C’est ce que je fais… et c’est tout au plus si on connaîtma figure dans le quartier, car je ne sors guère que pour aller àmon théâtre et pour acheter des remèdes… quand j’ai de quoi payerle pharmacien. Zina ne bouge plus de sa chambre depuis un mois.
Ce colloque se tenait dans une pièce dépourvuede meubles et éclairée par une fenêtre unique donnant sur la cour,une cour carrée, dominée des quatre côtés par de hauts bâtiments.Cela ressemblait au préau d’une prison.
Les murs s’effritaient et l’herbe poussaitentre les pavés.
– Parbleu ! dit Hervé, voilà unimmeuble où les voleurs ne seront pas tentés d’entrer par escaladeou par effraction. Ils n’y trouveraient rien à prendre. C’est à sedemander s’il a jamais été habité… et le propriétaire, s’il comptey demeurer en revenant de voyage, aura fort à faire pour s’yinstaller commodément. Quelle drôle d’idée il a eue d’y placerquelqu’un pour garder des ruines ! Et quelle surveillancepeux-tu exercer du haut de ton cinquième étage sur cette grandecaserne ? As-tu seulement le moyen d’y faire desrondes ?
– J’ai la clef d’une porte qui est enbas, au fond de l’allée par laquelle vous êtes arrivé, et cetteporte s’ouvre dans la cour que vous voyez.
– T’en es-tu servi, de la clef ?
– Une seule fois… en rentrant du théâtre,après minuit. J’ai cru apercevoir d’ici de la lumière aurez-de-chaussée du bâtiment qui est à notre gauche. Ça m’a étonnéet je suis descendu. Quand je suis entré dans la cour, la lumièreavait disparu. J’ai écrit dès le lendemain àMme Chauvry. Elle est venue ici deux jours après etelle m’a dit que j’avais rêvé. J’ai fini par croire que j’avaispris pour une illumination le reflet de la lune sur les vitres…cette nuit-là, elle était dans son plein, la lune, et tout en hautdu ciel… depuis, je n’ai plus jamais rien vu…
– Je ne comprends toujours pas pourquoicette femme t’a mis dans ce logement. Peu importe, d’ailleurs,puisque ta malade en a bénéficié, mais j’espère lui trouverprochainement un domicile plus confortable, en attendant que tut’établisses avec elle à Lanriec.
– Je voudrais que ce fût demain.
– Et ce ne sera guère avant la fin del’été, car je tiens à être là pour vous installer et je vaisvoyager pendant quelques mois. Maintenant, mon gars, parlons un peude ce coquin dont tu m’as débarrassé sur la place Vendôme. Tu nel’as pas revu ?
– Non, Monsieur Hervé. Et vous ?
– Pas davantage. Je pensais bien qu’iln’aurait pas l’audace de se présenter chez moi.
– Il aurait pu vous suivre dans larue.
– Je crois bien que je ne l’aurais pasreconnu.
– Oh ! non… vous n’avez fait quel’entrevoir au bal… et d’ailleurs il change de figure àvolonté.
– Avant-hier, dimanche, sur le boulevardde la Madeleine, il m’a semblé un instant qu’un individu mesuivait ; j’ai dû me tromper, car il a disparu presqueaussitôt, mais un homme averti en vaut deux et j’ouvre l’œil quandje sors. Le principal, c’est que ce gredin ne s’occupe pas de toi,mon brave. Moi, je saurai me garder.
– Vous ferez bien, notre maître, car onne m’ôtera pas de l’idée qu’il vous en veut… je ne sais paspourquoi, par exemple.
Hervé, lui, le savait bien, mais il ne jugeapas à propos de raconter à Alain l’histoire du carnet volé qu’ilavait trouvé dans la poche de son habit et qui y était encore, caril aimait mieux le porter sur lui que de le serrer dans un meublequ’on aurait pu forcer pendant son absence.
Hervé s’était juré de ne parler à qui que defût de cet incident bizarre, et il n’avait pas tort.
Alain ne disait plus mot. Un bruit le fittressaillir.
– C’est Zina qui tousse, murmura-t-il.Voulez-vous la voir ?
– Je suis venu pour cela, mais si mavisite devait l’agiter…
– Non… non… au contraire… elle nous aentendus à travers la cloison et ne sachant pas qui est là, elle setourmente, j’en suis sûr.
– Alors, conduis-moi près d’elle.
Le gars aux biques ouvrit doucement une porteet s’effaça pour laisser passer le seigneur de Scaër.
Zina était assise près de la fenêtre, dans unde ces sièges à bascule que les Américains appellentrocking-chairs, et qui sont plutôt faits pour balancer unecréole paresseuse, que pour reposer une malade fatiguée d’être aulit.
Elle avait dû être charmante et ses traitsamaigris n’avaient rien perdu de leur régularité. Le profil surtoutétait resté pur et la pâleur de son visage faisait encore ressortirl’éclat de ses yeux où brillait le feu de la fièvre.
Hervé s’approcha d’elle, le sourire auxlèvres, quoique ce triste spectacle l’eût profondément remué.
– Merci d’être venu, Monsieur, luidit-elle d’une voix faible comme un souffle. Je vous attendais.
– Vous me reconnaissez donc ?
– Oh ! oui… vous n’avez pas changé,tandis que moi… ; mais je me sens mieux, puisque je vousvois.
– Vous irez mieux encore quand vous serezen Bretagne.
– C’est donc vrai !… je pourraimourir dans le pays d’Alain !
– J’espère bien que vous n’y mourrez pas.Je compte même que vous serez guérie avant d’y aller, car vousaurez maintenant les soins qui vous ont manqué jusqu’à présent.Vous me permettrez de vous faire transporter dans une maison desanté.
Et comme la jeune fille regardait Alain, Scaërse hâta d’ajouter :
– Vous verrez votre ami tous les jours,je vous le promets. Et je ferai en sorte qu’il ne soit plus obligéde gagner misérablement sa vie, en figurant sur un théâtre. Il asauvé la mienne. Je serai toujours son obligé… mais ne parlons pasde cela, et laissez-moi m’émerveiller de l’aventure qui vous aprocuré cet abri. Étrange logis !… Étrangement meublé !…Plus étrange encore la femme providentielle que vous avezrencontrée sur le boulevard Saint-Michel ! Et je me demandequi a pu habiter ici avant vous.
– Personne, je crois bien, dit Alain. Lesmeubles avaient l’air d’avoir été emmagasinés pêle-mêle après ledécès d’un locataire. Et ils ne valaient pas la peine que je mesuis donnée pour les raccommoder. Ils ne tenaient pas debout. Lelit n’avait que trois pieds, et les chaises n’en avaient plus dutout. Eh ! bien, il a un avantage, ce pauvre logement… il estau midi, et dès qu’il fait un rayon de soleil, Zina en profite.
– C’est si bon, le soleil, murmura lamalade.
– Et puis on a une vue superbe,par-dessus les maisons… la tour de l’église Saint-Séverin, leclocher de Saint-Étienne-du-Mont, le dôme du Panthéon… et de l’air,du bon air qui fait tant de bien à Zina.
– Alors je vais ouvrir la fenêtre, ditHervé, après avoir consulté des yeux la jeune femme.
Il l’ouvrit toute grande et la malade leremercia d’un signe de tête.
Alain avait dit vrai : la vue était trèsétendue et surtout très originale.
La maison où perchait le pauvre ménagedominait toutes celles qui lui faisaient vis-à-vis de l’autre côtéde la rue. Sur la rive gauche de la Seine, le terrain s’élève enpente douce depuis la rivière jusqu’au sommet de la montagneSainte-Geneviève et, au-dessus des toits accidentés quis’étageaient comme les vagues d’une mer houleuse, où les cheminéesfiguraient assez bien des récifs, se dressait la colossale coupoledu Panthéon.
Ce paysage étrange ne rappelait pas du tout àHervé les landes fleuries de sa Bretagne, mais Hervé prit plaisir àle contempler, parce que le spectacle était nouveau pour un hommequi n’a jamais logé dans un grenier, – même à vingt ans.
C’était Paris vu d’en haut, comme le voientles oiseaux qui volent dans le ciel et les ouvrières quitravaillent dans les mansardes.
Au-dessous de cet observatoire, où Zinacultivait des fleurs, au mépris des règlements de police,s’étendait, comme un fossé profond, la rue de la Huchette, étroiteet sombre, presque silencieuse, car les voitures n’y passent guère,et, même le mardi gras, on n’y rencontre pas de mascarades.
En avançant la tête, Hervé vit à sa droite unecoupure et reconnut une ruelle devant laquelle il avait passé envenant du boulevard Saint-Michel.
Le logement occupait un des angles duquadrilatère et devait avoir aussi des ouvertures sur cette voielatérale qui aboutissait au quai.
– Décidément, vous êtes ici comme dansune citadelle… pas de voisins… pas de murs mitoyens… personnen’entrera chez toi sans ta permission… surtout si, quand tut’absentes, tu as soin de fermer la porte de la rue de laHuchette.
– Je n’y manque jamais, notre maître.Vous l’avez trouvée ouverte parce que je venais de rentrer, mais,le soir, quand je sors pour aller au théâtre, je la ferme à doubletour et j’emporte la clef.
– Et tu n’as pas peur de laisser tapetite femme toute seule !
– J’y suis habituée, dit la malade ensouriant tristement. Il faut bien que mon cher Alain gagne notrevie, puisque je ne peux plus travailler… mais, je l’avoue, jepréfèrerais qu’il eût un autre état.
– Comment diable ! a-t-il eu l’idéede se faire figurant ?
– Quand notre patron m’a renvoyée, parceque je ne pouvais plus danser, le garçon qu’il a engagé pourremplacer Alain a eu pitié de nous. Il avait joué des bouts derôles au Châtelet. Il nous a adressés au régisseur qui n’a pasvoulu de moi, mais qui a pris Alain tout de suite.
– Et Alain s’est fait au métier…, lui, ungars de Trégunc, qui ne savait que garder les chèvres et que neparlait que le bas-breton !
– Pardon, notre maître, dit Alain ;en voyageant avec la troupe du vieux Zika, j’avais appris à fairela parade devant la baraque. C’est plus difficile que defigurer.
– D’accord ; seulement, je ne tevois pas bien en homme d’armes du moyen âge ou en seigneur de lacour de Louis XIV… et je te vois encore moins en paillasse. Mais ilne s’agit pas de cela ; il s’agit de guérir ta femme. As-tuseulement un médecin qui la soigne ?
– Hélas ! non, Monsieur Hervé. Elleallait à la consultation gratuite… à l’Hôtel-Dieu… elle n’y vaplus… elle n’aurait plus la force de descendre et de remonter cinqétages.
– Donc, il faut qu’elle sorte de cegrenier… et le plus tôt sera le mieux. Dès demain, je m’occuperaide la faire admettre dans une maison de santé.
Et comme Alain baissait le nez, sans motdire :
– Bon ! reprit Hervé, je devine… tune veux pas te séparer d’elle. Eh ! bien, qu’à cela netienne ! Je vous trouverai un logement que vous habiterez tousles deux et où rien ne manquera à ta chère malade. Tu ne tiens pasà rester ici, je suppose ?
– Oh ! non.
– Et tu veux bien entrer à monservice ?
– Oh ! oui.
– Alors, je te prends, dès à présent… etquand je dis : à mon service, je n’entends pas : commedomestique. Le fils de Pierre Kernoul n’est pas fait pour porter lalivrée et je n’ai pas besoin de valet de chambre, puisqueprésentement je demeure à l’hôtel ; mais je puis avoir besoind’un homme dévoué… quand ce ne serait que pour veiller au grain,comme on dit chez nous. Ce chenapan qui m’a suivi l’autre nuitrecommencera peut-être. Tu seras mon garde du corps.
– Oh ! pour ça, notre maître,comptez sur moi.
– Et, je te le répète, tu ne quitteraspas ta femme. Je vous caserai dans mon quartier, près de la placeVendôme. Tu viendras tous les matins prendre mes ordres pour lajournée, mais tu ne seras plus obligé d’aller figurer, le soir, surla scène du Châtelet… ni de te déguiser en clodoche, ajoutagaiement Hervé. Je pense que ça ne te fera pas de peine.
Alain ne répondit que par un geste expressif.Il était si ému que les mots ne lui venaient pas pourremercier.
Zina pleurait de joie.
– C’est convenu, reprit Scaër, et ce seral’affaire de quelques jours. En attendant que vous déménagiez, jereviendrai vous voir… et je vous amènerai peut-être une dame quis’intéresse aux malades… Mais non, au fait ! celle qui voushéberge gratuitement vous a recommandé de ne recevoir personne… ilfaut éviter de la mécontenter, tant que vous serez chez elle… maisquand tu partiras, mon gars, tu feras bien, je crois, de ne pas luidire où tu vas. Je ne sais pourquoi cette bienfaitrice d’occasionm’est suspecte.
– Je n’oserais pas m’en aller sansl’avertir.
– Et bien ! la veille du jour où jeviendrai vous chercher, tu lui écriras pour lui annoncer, sansautre explication, que vous êtes obligés de quitter Paris.
– Oui… seulement, il y a les clefsqu’elle m’a confiées.
– Ce serait peut-être le cas de lesmettre sous la porte. Elle n’aurait rien à dire. Mais, après tout,elle vous a rendu service… et tu pourras les laisser à quelqueboutiquier du voisinage. Nous verrons cela quand vous partirez.Maintenant, je m’en vais… et je n’ai pas perdu ma journée puisquenous sommes d’accord… mais cette espèce de caserne abandonnéem’intrigue… je voudrais en faire le tour extérieurement… je neserais même pas fâché de visiter la cour où tu es descendu unenuit, au clair de la lune.
– Je vais vous y conduire, notremaître.
– Vous ne m’en voudrez pas de l’emmener,demanda doucement Hervé en s’adressant à la malade.
Il ne lui avait pas encore dit :« Madame » et il ne l’appelait pas non plus par son petitnom de Zina.
– Je ne vous en veux pas et je vousbénis, murmura-t-elle en lui tendant une main si fine et si blancheque le baron de Scaër se décida à répondre :
– Croyez, chère Madame, que je suis votreami et traitez-moi comme tel, toujours et en toute occasion.
Il n’alla pas jusqu’à la baiser, cette main,comme il avait baisé, rue de Lisbonne, l’aristocratique main de lamarquise le Mazatlan. La situation n’était pas la même et, aucinquième étage, cette politesse de l’ancien régime eût étéridicule, mais il la serra avec effusion, presque avec tendresse,comme il aurait serré la main d’une jeune fille de son monde,éprouvée par le sort et restée digne de respect.
Alain n’en revenait pas d’entendre son jeunemaître parler si courtoisement à la pauvre Zina. En Cornouailles,les seigneurs ne sont pas fiers, mais ils n’ont pas coutume dedonner aux femmes de leurs paysans des poignées de main àl’anglaise. Et de cette démonstration affectueuse, le gars auxbiques inféra que M. de Scaër, qui devait s’yconnaître, voyait que Zina était d’une race supérieure à sacondition présente.
C’était à peu près ce que pensait Hervé, maispour le moment il avait en tête d’autres soucis que celui derechercher l’origine d’une enfant volée par des saltimbanques, etil se hâta de sortir avec Alain, non sans avoir dit encore quelquesbonnes paroles à la jeune femme, clouée sur son fauteuil.
Le maître et le serviteur eurent tôt fait dedescendre au rez-de-chaussée et là, Alain, après avoir pousséjusqu’au fond de l’allée noire, ouvrit, avec une clef qui grinçadans la serrure rouillée, la porte de la cour intérieure.
Hervé entra le premier et se mit à regardercurieusement les hauts bâtiments qui l’entouraient. Il n’y remarquarien qu’il n’eût déjà vu de la fenêtre du logement occupé parAlain, mais il put constater que la cour avait été autrefoisdivisée en quatre compartiments, – un pour chaque corps de logis.On y voyait encore les trous creusés dans le pavage pour y planterles grilles de séparation.
Donc, primitivement, il y avait eu là quatremaisons distinctes qui n’en faisaient plus qu’une et qui devaientappartenir maintenant au même propriétaire.
Il y avait aussi quatre portes, en comptantcelle qu’Alain venait d’ouvrir, quatre portes, dont troisparaissaient être condamnées depuis longtemps, car les araignéesavaient fait leurs toiles dans les jointures.
Toutes les fenêtres étaient closes par desvolets, excepté au rez-de-chaussée du bâtiment de gauche oùexistaient deux longues baies garnies de vitrages poudreux, parlesquelles prenait jour un local qui pouvait bien être unmagasin.
C’était derrière ces vitrages qu’une nuitAlain avait cru apercevoir de la lumière. Il le dit à Hervé, quis’écria :
– Tu as dû te tromper. Par où diableserait-on entré là-dedans ?
– Probablement par la rue, répondit legars aux biques. Il y a aussi des portes en dehors… c’est vraiqu’elles n’ont pas l’air de s’ouvrir souvent… vous verrez.
– Allons voir.
Ils sortirent de la cour. Alain donna un tourde clé et conduisit son maître dans la rue de la Huchette où, en cemoment, il ne passait personne ; puis il le mena, en longeantla façade de la maison carrée, jusqu’à l’entrée d’une ruelle siétroite que trois hommes auraient eu de la peine à y passer defront.
– Rue du Chat-qui-Pêche, lut Hervé surune plaque municipale. Drôle de nom et drôle de rue !… Ondirait une entaille dans un bloc de pierre… et elle n’est pasbeaucoup plus longue qu’elle n’est large.
Le quai Saint-Michel était au bout, à vingtpas, et, de l’autre côté de la Seine, se présentait en plein soleilune caserne récemment construite dans la Cité.
– Oh ! les noms ! grommela legars aux biques ; je ne sais pas où les Parisiens vont leschercher. Tenez, notre maître !… l’autre venelle, là-bas,juste sous la croisée de notre logement… ils l’ont appelée rueZacharie… Et ils se moquent des saints de chez nous parce qu’ilsont des noms bretons… je vous demande un peu ce que c’est queça : Zacharie !… C’est pas un chrétien, bien sûr.
Hervé ne répondit pas.
Alain venait, bien involontairement, deréveiller dans l’esprit de son maître un souvenir encore vague, –pas même un souvenir ; une réminiscence, – et ce maîtres’efforçait de se rappeler où il avait déjà vu ou entendu ce nombiblique.
De toutes les facultés de l’esprit, la mémoireest la plus singulière et aussi la plus complexe. Elle manqueabsolument à certains hommes, tandis qu’elle surabonde chezd’autres. Elle varie avec l’âge et les circonstances de la vie.Enfin, elle dépend surtout des impressions extérieures, – cellesqu’on perçoit par les sens, – et elle fonctionne mécaniquement.
La partie du cerveau qui en est le siège estcomme un réservoir où s’emmagasinent les souvenirs. Ils dormentpêle-mêle jusqu’au moment où quelque choc en fait remonter un à lasurface. Et ce choc est presque toujours produit par un objet oupar un son, par la vue ou par l’ouïe.
Ainsi, lorsqu’on retrouve tout à coup un motoublié, c’est tantôt parce qu’on l’a déjà entendu prononcer, tantôtparce que l’assemblage des lettres qui le composent a déjà passésous les yeux de celui qui le revoit.
Et plus cet assemblage est bizarre, plus on leretient facilement.
Le grand romancier Balzac prétendait quechaque nom avait une physionomie particulière et il n’avait pastort.
Alain venait de citer successivement la rue dela Huchette, le quai Saint-Michel et même la rue du Chat-qui-Pêche,sans que Scaër prit garde à ces appellations dont l’une cependant,– la dernière, – était toute nouvelle pour lui. Pourquoi donc Scaërse préoccupait-il de la rue Zacharie, moins étrangement nommée quela ruelle voisine ?
Évidemment, parce que la configuration du motl’avait déjà frappé dans une autre occasion.
De la place où il s’était arrêté, ilapercevait ce mot inscrit en lettres blanches sur une plaque bleue,ou du moins il en apercevait la première syllabe, car l’angle de lamaison où logeait Alain lui cachait le reste de l’inscription.
Et, sans qu’il s’expliquât pourquoi, c’étaitcette première syllabe qui lui rappelait confusément un souvenirque son esprit en travail cherchait à préciser.
C’était comme dans les histoires derevenants : un brouillard, une vapeur, aux contours indécis,qui se condense peu à peu et qui finit par prendre la forme d’unfantôme.
Hervé n’en était qu’au brouillard.
Alain, ne sachant que penser de la profondeméditation où son maître restait plongé, craignait de l’avoiroffensé et n’osait plus ouvrir la bouche.
Hervé jugea que la mémoire ne lui reviendraitpas complètement, tant que le gars aux biques serait là.
Pour fixer un souvenir qui vous fuit, il fautêtre seul.
– Va retrouver ta chère malade, luidit-il, et prends ceci, en attendant que tu déménages.
Il avait tiré de son portefeuille un billet decent francs qu’il mit dans la main d’Alain et il reprit :
– Ne me remercie pas et remonte chez toibien vite.
Alain obéit. Au ton de son maître, il avaitcompris que ce n’était pas le moment de lui rendre grâces, et ildisparut dans l’allée, sans dire un seul mot.
Scaër, après l’avoir escorté jusqu’à la porte,continua de cheminer vers le boulevard Saint-Michel, les yeuxtoujours fixés sur la plaque municipale qui portait ce nom deZacharie dont la première syllabe avait un certain aircabalistique. Il la regardait à peu près comme le roi Balthazar dutregarder les mots : « Mané-Thécel-Pharès » quitroublèrent si désagréablement son festin.
Et il était tellement absorbé par cettecontemplation, – hypnotisé, diraient les gens qui n’aiment pas àparler comme tout le monde, – qu’il avait oublié de rengainer leportefeuille où il venait de puiser.
En le mettant dans la poche de sa redingote,ses doigts touchèrent un objet qu’il y avait laissé et qui tenaitpeu de place : le carnet, le fameux carnet volé qu’il portaittoujours sur lui, depuis l’avant-veille.
Il n’en fallut pas davantage pour que lesréminiscences qui hantaient sa cervelle prissent subitement uncorps.
Il se rappela tout à coup que c’était sur undes feuillets de ce carnet qu’il avait vu la syllabe, l’énigmatiquesyllabe dont il devinait le sens, depuis que, pour compléter lemot, il n’avait qu’à regarder la muraille.
Il n’était cependant pas absolument sûr de nepas se tromper et il s’empressa de vérifier, en se félicitantd’avoir renvoyé Alain qui l’aurait gêné.
Il n’eut pas de peine à retrouver les pages oùfiguraient les indications mystérieuses et il n’eut pas plutôt revula première que l’explication du plan qu’on y avait tracé lui sautaaux yeux.
Les trois rues et le quai y étaient marquéspar des lignes droites, entrecroisées, et les légendestronquées : Zach. et Huch.s’appliquaientcertainement à la rue Zacharie et à la rue de la Huchette.
C’était si évident que Scaër s’étonna de nepas avoir deviné, quand il avait feuilleté le carnet pour lapremière fois, car, à ce moment, Alain lui avait donné sonadresse : rue de la Huchette, 22. Huch.était lamoitié de Huchette. Il n’y avait pas songé. Il est vrai qu’Alain nelui avait pas parlé de la rue Zacharie.
Maintenant, une indication complétait l’autre,et après avoir visité les rues désignées en abrégé sur l’agenda, ilne douta plus que le carré marqué sur le plan ne représentâtl’immeuble où Alain et sa malade étaient logés.
Cette découverte n’éclaircissait pas lemystère.
Qu’un drame se fût passé là, et qu’on y eûtcaché le produit ou la preuve d’un crime, c’était possible. Et ilétait permis de supposer que l’hospitalière gérante savait à quois’en tenir sur ce point. On pouvait même admettre que si elle yhébergeait gratis le pauvre ménage du gars aux biques, c’était afind’empêcher les gens trop curieux de s’introduire dans la maison etaussi afin d’être promptement informée au cas où la polices’aviserait d’y envoyer quelque architecte, sous prétexte que lebâtiment menaçait ruine. Mais que conclure de tout cela et par quellien l’histoire de cette femme se rattachait-elle à l’histoire ducarnet volé au bal de l’Opéra ? La lettre trouvée dans cecarnet était adressée à un homme, puisqu’elle commençait par :« Mon cher associé. »
Il n’y était pas du tout question de cetteMme Chauvry qui avait racolé Alain et Zina sur leboulevard Saint-Michel. Et pourtant cette femme devait tenirquelques-uns des fils de l’intrigue compliquée de cette pièce àplusieurs personnages.
Et celle-là, on pouvait la retrouver. Elleavait donné son adresse à ses locataires d’occasion, et si ellen’habitait pas Clamart, elle devait y être connue, puisqu’elle yrecevait ses lettres. Elle avait défendu à Alain de venir l’y voir,mais rien n’empêchait Hervé d’y aller prendre des informations.
Et d’ailleurs, même à Paris, c’est le pont auxânes que de découvrir à qui appartient un immeuble. Au bureau dupercepteur, on sait bien à quel nom les impositions sont portéessur les rôles et par qui elles sont payées.
Donc, il ne tenait qu’à Hervé de serenseigner.
Il y songeait lorsqu’il se posa à lui-même unequestion : Quel intérêt sérieux avait-il à connaître le fondde cette affaire ?
Il aurait pu s’amuser à le chercher comme ons’amuse à deviner un rébus. Mais il avait des préoccupations plusgraves, et c’eût été perdre son temps que d’entreprendre desdémarches où il risquerait de se compromettre, – peut-être mêmeattirer sur lui et sur d’autres la vengeance de gredinsdangereux.
– Parbleu ! se dit-il, je seraisbien sot de me mettre martel en tête à propos de choses qui ne meregardent pas. J’ai assez d’autres soucis… d’abord, mon mariage,car mon stage commence à m’ennuyer et, s’il se prolongeait, masituation deviendrait très fausse… à tous les points de vue. Tantque le contrat ne sera pas signé, je ne serai sûr de rien. Je nedoute pas de la parole de M. de Bernage, mais enfin ilpourrait se raviser au dernier moment… et puis, sa fille me plaîtdéjà moins qu’au début de nos relations… elle finirait par ne plusme plaire du tout. Si cela arrivait… je me connais… je nel’épouserais pas… et alors, je n’aurais plus qu’à m’en allerchercher fortune en Australie, car mes créanciers ne feraientqu’une bouchée de mes terres. Donc, il faut absolument que jepresse la conclusion… et on dirait que le diable s’amuse à laretarder. Dimanche, au moment où j’allais aborder la question, j’aiété interrompu par toute une série d’incidents, et, depuis deuxjours, j’en suis toujours au même point… pas de nouvelles du pèreni de la fille… il est vrai que je n’ai rien fait pour en avoir. Jevais me remettre à l’œuvre, sans plus m’inquiéter de cette espècede Tour de Nesle de la rue Zacharie. Si je m’intéressais àquelqu’un, ce serait à ma fée du dolmen de Trévic, mais jen’entends plus parler de cette marquise et je ferai peut-êtresagement de ne pas courir après elle.
De tous ces raisonnements, Hervé conclut qu’ilne devait s’occuper que d’Alain Kernoul et de sa chère malade. Pourles installer convenablement, il n’avait pas besoin deMme Mazatlan, car l’argent ne lui manquait pasencore. Un propriétaire foncier en trouve toujours tant qu’il n’estpas dépossédé de ses immeubles.
Sa chute n’en est que plus profonde quandvient le jour de la liquidation finale, mais, en attendant, ilcontinue à vivre de son bien, en dépit des hypothèques.
C’était le cas du dernier des Scaër, surtoutdepuis qu’on savait en Bretagne que la dot deMlle de Bernage allait mettre le châtelain deTrégunc à même de payer toutes ses dettes.
Et, là-dessus, Hervé, à bout de réflexions,reprit le chemin de la place Vendôme, dans la louable intention derentrer chez lui pour s’habiller avant de se présenter à l’hôtel deBernage, où il espérait qu’on le retiendrait à dîner.
La marche à pied chassa de son esprit lesproblèmes qui l’avaient troublé. Quand il arriva à son domicile, ilétait en excellente disposition pour faire àMlle Solange une cour empressée et pour aborderavec son futur beau-père la grande question de fixer la date de lacérémonie qui mettrait fin à un état provisoire, pénible pour toutle monde.
L’homme propose et Dieu dispose, dit le plusvrai de tous les proverbes.
Le concierge de l’hôtel du Rhin lui remit unelettre dont il reconnut tout de suite le cachet et l’écriture surl’enveloppe.
Il l’ouvrit précipitamment et il y lutceci :
« Cher Monsieur, vous avez bien voulu medire que, pour me revoir, vous attendriez mes ordres. Je n’en aipas à vous donner, mais je puis bien vous faire savoir où jepasserai ma soirée, aujourd’hui, mardi. J’ai envoyé retenir uneloge au théâtre du Châtelet. Je l’occuperai seule et j’y arriveraivers neuf heures. S’il vous plaît de m’y rejoindre, je seraicharmée de vous y voir et nous pourrons causer longuement.
« Les gens qui nous connaissent nes’aviseront pas de venir nous chercher là et j’ai tant de choses àvous apprendre que je tiens beaucoup à ne pas être dérangée.
« J’espère que vous viendrez et que vousne regretterez pas d’être venu.
« Toutes mes sympathies. »
La marquise n’avait pas signé ; c’étaitinutile ; mais elle n’avait pas oublié d’ajouter cetteindication indispensable : « Avant-scènen° 2. »
Les sages projets d’Hervé ne tinrent pascontre cette invitation inattendue. Il ne songea plus à dînerboulevard Malesherbes. Il ne songea qu’à rencontrer l’amie d’HévaNesbitt. Elle avait, écrivait-elle, beaucoup de choses à luiapprendre ; il en avait beaucoup à lui demander.
Et il pressentait que cette entrevue allaitmarquer dans sa vie.
Le théâtre du Châtelet, un des plus vastes deParis, où il y en a tant, n’est pas précisément ce qu’on appelle unthéâtre à la mode.
Bâti dans un quartier éloigné des grandsboulevards, il attire un public plus nombreux que choisi.
L’ambigu n’est jamais chic, a écritquelque part Nestor Roqueplan, le Parisien par excellence. LeChâtelet ne l’est pas souvent, mais le beau monde y va très bienaux premières représentations et les demoiselles à ceintures doréesne dédaignent pas de s’y montrer.
Il y a un corps de ballet, ce qui constitueune attraction pour les viveurs – jeunes et vieux.
Et, dans la salle, si l’élément populairedomine au parterre et aux troisièmes galeries, l’élégance y estpresque toujours représentée aux premières loges et aux fauteuilsd’orchestre, surtout quand le spectacle en vaut la peine.
Ce n’était pas le cas, quoique la salle fûtpleine, le soir de ce mardi gras de 1870.
La pièce était déjà vieille de deux mois etelle n’avait jamais eu beaucoup de vogue.
C’était ce qu’en argot de coulisses on nommeune grande machine, quatre actes et vingt-huit tableaux –fabriquée par les fournisseurs accrédités de l’époque – Clairvilleet Siraudin, – et c’était intitulé&|160;: Paris-Revue.
Revue par le défilé traditionnel desnouveautés de l’année et par les couplets que chantaient faux desdébutantes engagées pour montrer leurs jambes&|160;; féerie, parles décors, les cortèges et les changements à vue.
Le premier rôle de femme y était tenu parCéline Montaland, alors dans tout l’état de sa jeunesse et de sabeauté, et elle avait pour compère l’excellent acteur Montrouge –Madame Satan et Monsieur Satan – car l’action sepassait en enfer&|160;; on n’a jamais su pourquoi. Et autour de cecouple annoncé en vedette sur l’affiche, se démenaient beaucoup dejolies filles, agréablement costumées en diablotins.
Quelques-unes ont fait plus tard leur chemindans le monde de la galanterie et, dès ce temps-là, elles avaient,en scène, de grands succès de maillot.
Mais le public du mardi gras ne vient pas authéâtre pour lorgner les actrices, et, il se composait surtout defamilles bourgeoises en rupture de pot-au-feu, de celles quis’offrent le spectacle quatre fois par an, quand elles ont donné àleur cuisinière la permission de minuit.
Les viveurs fêtent le carnaval tout autrement,et les femmes du vrai monde restent volontiers chez elles, lesjours de réjouissances publiques.
Hervé de Scaër avait donc tout lieu d’espérerqu’il ne rencontrerait au Châtelet ni ses anciens camarades deplaisirs, ni les habitués des salons qu’il fréquentait.
La marquise l’espérait comme lui – elle ledisait dans sa lettre – et c’était probablement une des raisons quil’avaient décidée à choisir ce lieu de rendez-vous.
De toutes les façons de s’isoler à deux,ailleurs que chez soi, la plus sûre, c’est de s’aboucher au milieud’une foule d’individus qui ne s’occupent pas de vous.
Hervé avait dîné seul dans un restaurant où iln’allait jamais et dîné longuement pour attendre l’heure indiquéepar la dame. Après quoi, il était venu à pied, par la rue deRivoli, en fumant son cigare et en se préparant à l’entrevue qui lepréoccupait.
Au lieu d’endosser l’habit, comme il lefaisait tous les soirs, il était resté en redingote, à seule fin demoins attirer l’attention dans une salle où les spectateurs entenue de soirée ne devaient pas abonder.
Quand il arriva devant le théâtre, un entractecommençait. Le public sortait en masse et il ne fallait pas songerà remonter le courant de ce flot humain. Hervé se cantonnaprovisoirement sur la place, près de la fontaine, afin de laisserle torrent s’écouler.
Il se proposait de profiter, pour entrer, dumoment où le passage serait libre, avant que la sonnette annonçâtle lever du rideau.
Un monsieur qui roulait une cigarettes’approcha pour lui demander du feu, et s’écria, quand il le vit deprès&|160;:
–&|160;Comment&|160;! c’est toi&|160;!qu’est-ce que tu fais ici&|160;?
Hervé reconnut Pibrac et maudit le sort quilui jetait encore une fois dans les jambes ce gênant compagnon.
–&|160;Décidément, tu te déranges. Depuisqu’on ne te voit plus nulle part, je me figurais que tu passais tessoirées boulevard Malesherbes, et voilà que je te trouve faisant lepied de grue à la porte d’un boui-boui.
–&|160;Tu y es bien, toi, répliqua Hervé quine se souciait pas du tout d’expliquer pourquoi il était venu.
–&|160;Oh&|160;! moi, c’est différent. J’ysuis pour Margot.
–&|160;Qui ça, Margot&|160;?
–&|160;Une jeune personne que je protège, moncher, et qui a beaucoup de talent. Elle n’a encore joué que desbouts de rôles, mais je la pousserai. Je suis au mieux avec ladirection… à preuve que j’ai mes entrées dans les coulisses. Je t’ymènerai, si tu veux, et je te présenterai Margot… Elle est endiable d’argent… je ne te dis que ça&|160;!
–&|160;Tu oublies que j’ai enterré l’autrenuit ma vie de garçon.
–&|160;Un drôle d’enterrement&|160;!… tu asrefusé de souper avec nous. Et je ne suis pas fâché de te répéterque je ne comprends pas tes scrupules. Parce que tu seras mariécette année, ce n’est pas une raison pour te priver de tout&|160;;et si tu continues à poser pour la vertu, je finirai par croire quetu t’amuses à la sourdine. Je m’empresse d’ajouter que je n’yverrais pas d’inconvénient. Mais, après tout, tu as peut-êtreraison de ne pas vouloir que je te mène sur le théâtre… Bernage yva souvent, car, lui aussi, il est très bien avec la direction… çase comprend… un capitaliste qui pourrait devenir uncommanditaire&|160;!
–&|160;Tu vois M.&|160;de&|160;Bernagepartout… c’est comme samedi dernier…
–&|160;Je le vois là où on le rencontre, et situ te figures qu’il s’abstient de faire ses farces, à l’Opéra etailleurs, tu te mets le doigt dans l’œil, mon gars. C’est tonaffaire et ça ne me regarde pas. Mais tu peux bien entrer au moinsavec moi dans la salle. Il y a une stalle libre à côté de lamienne.
–&|160;Merci, j’aime mieux flâner dehors.
–&|160;Cette fois, tu as tort. Parextraordinaire, ce soir, elle est pleine de jolies femmes, lasalle. Tu aimes les blondes… Eh&|160;! bien, j’en ai aperçu une quiest ravissante… elle est seule dans une avant-scène, et si jen’avais pas promis à Margot de l’attendre à la sortie des artistes,après la représentation, j’aurais essayé de… Tiens&|160;! on sonnepour le deuxième acte… Margot en est du deux… si jen’étais pas à ma place, quand elle dira son couplet, ellechanterait faux et ça nuirait à son avenir dramatique… C’est bienvu&|160;?… bien entendu&|160;?… tu ne viens pas&|160;?… non&|160;?…comme tu voudras&|160;!… Si tu montes au cercle, demain, sur lecoup de quatre heures, tu m’y trouveras et nous ferons un piquet…,un rubicon, à dix sous le point… ça ne te compromettrapas.
Sur cette conclusion, le joyeux Pibrac tournale dos à son ami et suivit le monde au théâtre.
Il laissait Hervé très contrarié et assezperplexe.
Rien ne pouvait lui être plus désagréable quetout ce qu’il venait d’apprendre. Pibrac installé àl’orchestre&|160;; Pibrac signalant la présence dans uneavant-scène d’une blonde qui ne pouvait être que la marquise,c’était vraiment trop de déveine. Il n’aurait plus manqué, pour ymettre le comble, que de se trouver nez à nez avecM.&|160;de&|160;Bernage.
Hervé était presque tenté de renoncer àrejoindre Mme&|160;de&|160;Mazatlan. Mais luipardonnerait-elle de ne pas se rendre à l’appel qu’il avaitreçu&|160;? C’était douteux, et si elle prenait mal la chose, ilaurait perdu une occasion, qui ne se représenterait plus, d’avoiravec elle une explication indispensable.
Toutes réflexions faites, il se dit qu’enprenant certaines précautions, il éviterait d’être vu. On sedissimule asses facilement dans une baignoire profonde, et une foisque les spectateurs auraient repris leurs places, il ne couraitplus risque de faire dans les corridors des rencontresinopportunes.
Il ne s’agissait que d’attendre encore un peu.Dans cinq minutes, le rideau serait levé, l’acte commencé et lechemin libre pour gagner incognito l’avant-scène numéro 2. Juste letemps d’achever son cigare.
Il continua donc à circuler parmi les gaminscontemplant l’illumination de la façade, les vendeurs decontre-marques, les ouvreurs de portières et les marchandesd’oranges criant&|160;: À trois sous, la belle Valence&|160;! àtrois sous&|160;!
Hervé ne se préoccupait guère de cesindustriels de la porte, mais sous le péristyle du théâtreerraient, comme lui, quelques spectateurs peu pressés de s’enfermerdans une salle surchauffée par le gaz, et il crut s’apercevoir quel’un de ces messieurs le regardait à la dérobée, chaque fois qu’ilpassait près de lui.
Ce coup d’œil jeté, pour ainsi dire, au vol,n’était pas assez accentué pour inquiéter Hervé et, en toute autrecirconstance, il n’y aurait pas pris garde, mais ce n’était pas lapremière fois, depuis quelques jours, qu’il lui arrivait deremarquer un individu qui semblait l’observer.
Il se rappelait très bien que, l’avant-veille,quelqu’un l’avait suivi sur le boulevard de la Madeleine.
Celui-là s’était tenu à distance et n’avaitpas tardé à disparaître sans laisser voir sa figure. Hervé n’étaitdonc pas en état de décider si c’était le même qui se retrouveraitsur son chemin devant le théâtre du Châtelet, mais il put cettefois dévisager tout à son aise l’homme qu’il croisait à chaque tourde promenade.
C’était un monsieur entre deux âges,convenablement vêtu et complètement rasé, comme un prêtre ou unmagistrat. Physionomie sans caractère, de celles qu’on oublie unquart d’heure après qu’on les a vues.
Hervé, à tout hasard, s’efforça de graver danssa mémoire les traits insignifiants de ce quidam, et coupa courtaux rencontres périodiques en exécutant rapidement un quart deconversion qui l’amena devant le bureau du contrôle où il n’eutqu’à donner le numéro de la loge pour qu’on le laissât passer.
Il entra sans se retourner et il enfila lecorridor du rez-de-chaussée.
Il n’y rencontra que deux ou troisretardataires qui se hâtaient de regagner leurs stalles, et par laporte mobile qu’ils poussèrent pour entrer à l’orchestre, il putvoir que l’acte venait de commencer.
Il aperçut même, au premier rang desfauteuils, Pibrac, armé d’une énorme lorgnette qu’il s’apprêtait àbraquer et cherchant des yeux à découvrir des jolies femmes dans lasalle, comme un astronome cherche à découvrir au firmament denouvelles étoiles.
Hervé se serait bien passé de la présence dece curieux indiscret, mais il n’y pouvait rien et il en prit sonparti, en se promettant de redoubler de précautions pour éviterd’être vu.
L’ouvreuse à laquelle il remit son pardessussourit d’un air fin quand il lui demanda s’il y avait déjàquelqu’un dans l’avant-scène numéro 2, et la lui ouvrit sans bruit,avec des façons presque mystérieuses, des façons de femme dechambre qui introduit, en cachette, un amoureux chez samaîtresse.
La marquise l’attendait, blottie dans un coinde la loge, le coin le plus éloigné de la scène, et abritée par unécran qu’elle avait eu soin de relever. Elle lui tendit la main, enlui disant à demi-voix&|160;:
–&|160;Mettez vous derrière moi et ne vousmontrez pas. Il y a ici quelqu’un qui vous connaît.
–&|160;Je sais, répondit Hervé en s’asseyanttout près de la marquise. C’est ce garçon que vous avez vu l’autrenuit, au bal de l’Opéra. Je viens de le rencontrer sur la place duChâtelet&|160;; il s’est accroché à moi, et j’ai eu beaucoup depeine à me débarrasser de lui&|160;; mais je ne lui ai pas dit quej’allais entrer.
–&|160;Vous avez d’autant mieux fait qu’il m’abeaucoup lorgnée depuis que je suis ici. J’ai été obligée de mecacher derrière cet écran… mais j’espère qu’il a cessé de s’occuperde moi.
»&|160;Enfin, vous voilà&|160;! Je commençaisà craindre que vous ne vinssiez pas.
–&|160;Ne me dites pas cela, je vous en prie.Votre lettre m’a comblé de joie.
–&|160;Je veux bien le croire, mais vousl’avez reçue si tard que vous auriez pu avoir disposé de votresoirée.
–&|160;J’aurais tout quitté pour venir et jeserais ici depuis une demi-heure, si je n’avais pas été arrêté parce Pibrac… Mais, laissez-moi vous dire combien je suis heureux devous revoir…
–&|160;Et surtout de m’entendre, n’est-cepas&|160;? Je vous ai promis des explications et vous les attendezavec impatience.
–&|160;C’est vrai… mais je tiens moins à vousparler du passé dont vous avez évoqué le souvenir qu’à vousexprimer ma sympathie et…
–&|160;L’un n’empêche pas l’autre, interrompitgaiement la marquise. Commençons par la sympathie. Je ne doute pasde votre amitié et vous pouvez compter sur la mienne. Voilà qui estfait. Convenons une fois pour toutes que nous en resterons à cesentiment réciproque et reprenons, au point où nous l’avonslaissée, notre conversation de la rue de Lisbonne.
Hervé ne demandait pas mieux, car, bien qu’ilprétendît le contraire, c’était surtout la curiosité qui le tenait,une curiosité rétrospective&|160;: le désir d’être renseigné sur lesort d’Héva Nesbitt.
La marquise avait fait sur lui une très viveimpression&|160;; il la trouvait charmante, mais il n’en était pasencore à l’admiration passionnée.
–&|160;Je vous ai dit, commença-t-elle, quej’ai été la meilleure amie de la pauvre enfant qui vous avait donnésa foi. Il y aura bientôt dix ans qu’elle a disparu. Nous étions àpeu près du même âge. Donc, maintenant, je suis vieille.
–&|160;Vous me l’apprenez, dit Hervé.
Et il ne mentait pas, car elle avait l’aird’être aussi jeune que Mlle&|160;de&|160;Bernage, quin’était pas majeure.
–&|160;Héva ne vous a jamais parlé demoi&|160;? demanda-t-elle sans transition.
–&|160;Elle m’a parlé quelquefois d’uneparente qui s’appelait… Vicky.
–&|160;En anglais, Vicky est le diminutif deVictoria… C’est mon petit nom. Ma mère etMme&|160;Nesbitt étaient sœurs. J’ai bien le droit devenger ma tante et ma cousine germaine. Vous m’avez promis de m’yaider.
–&|160;Et je tiendrai ma promesse.
–&|160;J’y compte bien, quoique…
Il était écrit là-haut que les confidences dela marquise seraient interrompues encore une fois. Elle n’achevapas la phrase qu’elle venait de commencer par une conjonctionrestrictive, ou, si elle l’acheva, le reste se perdit dans lefracas de l’orchestre, subitement déchaîné.
L’acte se passait en enfer et, depuis le leverdu rideau, la scène n’était encore occupée que par des diablessubalternes qui se renvoyaient des coqs-à-l’âne et descalembredaines pour amuser le public, en attendant l’entrée deM.&|160;Satan, leur maître. Et c’était cette entrée que lesmusiciens annonçaient à grand renfort de cymbales et de grossecaisse.
Impossible de continuer à chuchoter dans laloge, tant que tonnerait cet ouragan d’harmonie, et il menaçait dese prolonger, car c’était tout un cortège qui allait défiler, aubruit des fanfares.
Hervé et la marquise se résignèrent à laisserpasser la tempête musicale avant de se remettre à la causerie,suspendue au moment même où elle allait devenir intéressante.Provisoirement, ils n’avaient qu’à regarder la mise en scène, etils n’y manquèrent pas.
Satan parut sous un dais porté par des femmestravesties en pages diaboliques et suivi d’une escouade de démonscornus parmi lesquels Hervé reconnut tout de suite le gars auxbiques.
Mme&|160;Satan vint à son tour,escortée des dames de sa cour, et cette marche triomphale continuajusqu’à ce que le roi et la reine des ténèbres eussent pris placesur leurs trônes respectifs. Les innombrables figurants des deuxsexes se rangèrent des deux côtés de la scène, et les cuivresfirent trêve, afin que Satan pût lancer les parolestraditionnelles&|160;:
–&|160;Que la fête commence&|160;!
Dans toute féerie qui se respecte, il y a unballet, et c’est toujours en ces termes consacrés qu’onl’annonce.
Les divertissements du Châtelet étaient trèsbien montés, en ce temps-là. La danse classique y tenait moins deplace qu’à l’Opéra, mais on y soignait particulièrement lesensembles, et comme les jolies filles n’y étaient pas rares,c’était un spectacle fait à souhait pour le plaisir des yeux.
Hervé ne fut pas tenté de se mettre enévidence pour le mieux voir et la marquise n’eut garde de baisserl’écran protecteur qui l’abritait, mais ils ne se privèrent ni l’unni l’autre de regarder les évolutions gracieusement réglées desdanseuses.
Bientôt même,Mme&|160;de&|160;Mazatlan eut recours à sa lorgnette,mais ce fut pour la braquer sur les coulisses où se tenaient, entredeux portants, des pompiers, des machinistes et même quelquesabonnés privilégiés, fervents amateurs de la chorégraphie del’endroit, venus pour ne rien perdre d’un pas dansé par leursprotégées.
Hervé ne s’occupait pas de ces messieurs, maisil ne tarda guère à s’apercevoir que le premier figurant de larangée qui touchait presque l’avant-scène numéro 2 était AlainKernoul qu’il avait déjà remarqué pendant le défilé. Le gars étaitsi près qu’il aurait pu lui parler et se faire entendre de lui sanstrop crier.
C’est à quoi il ne songeait guère, mais il nepouvait pas s’empêcher d’admirer de Cornouaillais que l’amour avaittiré du fond de ses landes pour l’amener à Paris et lemétamorphoser en comparse de théâtre. Et il s’étonnait de l’aplombde ce gardeur de chèvres qui semblait n’avoir de sa vie fait autrechose que de brûler les planches, comme on dit au théâtre. Engénéral, les Bas-Bretons ne s’acclimataient pas si facilement. Onen voit qui, après leur service militaire, oublient en rentrant aupays tout ce qu’ils ont appris au régiment, y compris la languefrançaise. Il est vrai que celui-là avait pris sur les tréteauxforains l’habitude de paraître en public.
Du reste, il était beaucoup mieux en garde ducorps de Satan qu’en troubadour de pendule, ce brave Alain. Sestraits taillés à coups de hache, ses sourcils épais, ses yeux caveset ses dents de jeune loup, qui brillaient sous le rouge dont ils’était barbouillé la figure, faisaient de lui un diable trèsprésentable.
Appuyé sur sa fourche en carton doré, il setenait raide comme un pieu, le regard fixe et la bouche close, aurebours des autres figurants, ses voisins, qui ne se gênaient paspour bavarder entre eux et pour échanger des œillades avec lesmarcheuses.
Évidemment, Alain ne se doutait pas que lemaître de Trégunc était à deux pas de lui et il pensait à touteautre chose qu’aux ronds de jambes des ballerines infernales&|160;:sans doute à sa chère malade qu’il avait laissée seule dans sonpauvre logis – pauvre et suspect, car rien ne prouvait qu’elle yfût en sûreté.
Hervé se demanda pourquoi le gars n’était pasresté près d’elle. Riche maintenant du billet de cent francs queson ancien maître lui avait glissé dans la main en le quittant,Alain n’avait plus besoin de venir au Châtelet pour gagner quarantesous, comme il était allé naguère au bal de l’Opéra, dans l’espoird’y récolter des gratifications.
Hervé, qui connaissait bien ses compatriotes,savait qu’ils tiennent à l’argent. C’est dans leur sang et cedéfaut capital ne leur endurcit pas le cœur. Ils en ont même unautre qui fait plus de tort à leurs qualités natives, l’ivrognerie.Mais celui-là leur vient avec l’âge, et Alain n’avait pas encore eule temps de le contracter.
Mme&|160;de&|160;Mazatlancontinuait à lorgner obstinément les messieurs embusqués dans lescoulisses, et Hervé commençait à s’étonner de la persistancequ’elle mettait à les examiner, lorsqu’elle posa sa jumelle surl’appui de la loge.
–&|160;Ce n’est pas lui, murmura-t-elle.
Hervé entendit. L’orchestre faisait moins debruit depuis qu’il accompagnait des pas de deux et des pas dequatre, de sorte que, maintenant on pouvait s’entendre en causantdans l’avant-scène, à condition d’élever un peu la voix.
–&|160;Oserai-je vous demander de qui vousparlez&|160;? interrogea Hervé.
–&|160;De quelqu’un que je croyaisreconnaître… et qui vient de s’éclipser.
La marquise ajouta, en souriant&|160;:
–&|160;Et vous, Monsieur, qui doncregardiez-vous avec tant d’attention&|160;?… une des joliesdiablesses qui se trémoussent sur la scène&|160;?…
–&|160;Oh&|160;! non, ces demoiselles me sonttout à fait indifférentes. Je regardais un diable… qui est là, toutprès de nous. Je vais bien vous étonner en vous apprenant que cediable est né sur mes terres de Cornouailles et qu’il gardaitencore, il y a trois ans, les chèvres d’une de mes fermes.
–&|160;Il y a trois ans&|160;?
–&|160;Mon Dieu, oui&|160;; et je vousétonnerais bien davantage si je vous disais comment il est venuéchouer sur les planches de ce théâtre. L’histoire est touchante etelle vous intéresserait, j’en suis sûr.
–&|160;Je le crois d’autant mieux que jem’imagine avoir déjà vu quelque part la figure de ce garçon.
–&|160;Vous devez vous tromper. Oùl’auriez-vous rencontré&|160;?
–&|160;Je ne sais trop. Peut-être dans votrepays. Précisément, j’y suis descendue, il y a trois ans…
–&|160;En 1867. J’ai de bonnes raisons pourm’en souvenir.
–&|160;Moi aussi. Je n’ai fait qu’y poser lepied, pour ainsi dire, mais je me rappelle les moindres détails decette excursion. Ainsi, je crois voir encore, assis sur le reversd’un fossé, le jour de ma visite au dolmen de Trévic, un petitpâtre que j’ai questionné et qui m’a dit que la lande sur laquelleje marchais appartenait au baron de Scaër. Il parlait de vous commele Chat botté du conte de Perrault parlait de son maître, lemarquis de Carabas.
–&|160;Et il mentait comme mentait le Chatbotté, interrompit gaiement Hervé, car en ce temps-là, je n’avaisque des dettes.
–&|160;Eh bien, ce pâtre ressemblait beaucoupau figurant que vous me montrez. Je serais curieuse de savoir sic’est lui que j’ai rencontré là-bas.
–&|160;Je me charge de le lui demander. Jepourrai même vous l’amener, si vous tenez à l’interrogervous-même.
–&|160;Oh&|160;! oui… après lareprésentation.
–&|160;Je n’ai qu’à lui faire signe…seulement, il faudrait d’abord qu’il me vît, car il ne soupçonnepas que je suis là.
–&|160;Tâchez d’attirer son attention, pendantqu’il est à portée.
–&|160;Ce ne sera pas difficile… mais jecrains d’attirer aussi celle de Pibrac qui trône aux fauteuilsd’orchestre…
–&|160;Vous avez raison&|160;; mieux vaut nepas nous exposer à ce désagrément. D’autres que ce Pibracpourraient nous découvrir… d’autant que j’aperçois là-bas, dans lacoulisse, un monsieur qui m’inquiète. Il avait disparu… le voilàrevenu et je veux m’assurer d’abord que ce n’est pas…
La marquise, sans cesser de regarder cepersonnage, avança la main pour reprendre la lorgnette, mais ellene réussit qu’à la faire tomber sur les timbales d’un musicienassis juste au-dessous de l’avant-scène. La lorgnette fit tant debruit en heurtant la peau d’âne que les spectateurs les plusrapprochés tressautèrent dans leurs stalles et que le chefd’orchestre se retourna, furieux.
La marquise, pour éviter de se montrer, auraitfait volontiers le sacrifice de sa lorgnette, mais le timbaliervenait de la ramasser&|160;; il s’était levé pour la remettre aumaladroit qui avait failli crever sa caisse, et il frappait avec unde ses tampons contre le soubassement de la loge, pour avertir ceuxqui l’occupaient.
Les spectateurs riaient, l’instrumentistemaugréait, et du haut de son pupitre le chef d’orchestrebrandissait son archet comme pour jeter l’anathème au coupable.
Ce ridicule accident avait troublé sesmusiciens qui lâchaient des fausses notes, et même les danseuses,qui manquaient la mesure. Des chut&|160;! énergiques s’élevaient detous côtés, sans parler des exclamations gouailleuses&|160;:«&|160;le baissera&|160;!… le baissera pas.&|160;»
Il s’agissait de l’écran qui restait levé, endépit des appels réitérés de l’homme aux timbales, et plus les gensde l’avant-scène faisaient la sourde oreille, plus le murmures’accentuait. On commençait à mal interpréter l’obstination qu’ilsmettaient à se cacher et les commentaires inconvenants allaientleur train.
Comique d’abord, l’incident menaçait detourner en scandale, par la faute d’un sot qui aurait dû se tenirtranquille, sauf à remettre après l’acte, à l’ouvreuse, l’objettombé qu’on ne lui réclamait pas.
Satan lui-même, – Satan-Montrouge, – du fondde la scène où il trônait, se préoccupait de cet intermèdeinattendu et Mme&|160;Satan s’en amusait de boncœur.
Hervé sentit qu’il fallait en finir, souspeine de voir intervenir le commissaire chargé de maintenantl’ordre dans le théâtre, et sans consulterMme&|160;de&|160;Mazatlan, qui n’était pas en état de leconseiller, il se leva, s’accouda sur le rebord de la loge et reçutdes mains du musicien la malencontreuse lorgnette.
Ce dénouement d’une situation grotesque futsalué par des applaudissements ironiques et le seigneur de Scaër sehâta de rentrer dans l’ombre.
Quand il se redressa, ses yeux rencontrèrentceux de Pibrac, qui leva les bras au ciel pour exprimer sastupéfaction.
Et, comme un malheur n’arrive jamais seul,Hervé, en se retirant, appuya involontairement sur l’écran quis’abaissa.
La marquise se trouva ainsi en évidence, aumoment où une fausse manœuvre d’un gazier, posté dans les frises,envoyait jusqu’au fond de l’avant-scène un aveuglant rayon delumière électrique qui aurait dû tomber sur ces demoiselles ducorps de ballet. Elle apparut tout à coup dans un nimbe comme unefée d’apothéose, et cet éclairage qui ne lui était pas destinéattira sur sa blonde beauté l’attention de tous ceux que la chutedu télescope de poche avant occupés un instant. On la vit de lasalle, on la vit de la scène, on la vit des coulisses. Jamaisincognito ne fut plus complètement et plus subitementviolé.
Hervé se précipita pour relever l’écran et ille releva, mais trop tard. L’effet était produit. Alain lui-mêmeavait reconnu son maître, et c’était le seul bon résultat qu’eûtproduit ce baroque accident. Mais le ballet tirait à sa fin et si,comme on devait le supposer, le tableau suivant se passait endialogues, sans musique, Hervé et la marquise allaient pouvoiréchanger leurs impressions et se concerter sur ce qu’ils avaient àfaire pour se préserver des conséquences possibles d’uneillumination intempestive.
–&|160;Pibrac nous a vus, dit Hervé pendantque la toile tombait. Pour ma part, je m’en moque, et comme il nesait pas qui vous êtes, il n’y a que demi-mal.
–&|160;S’il n’y avait que lui, je ne seraispas inquiète, murmura la marquise. Mais je crains fort de vousavoir compromis en vous donnant rendez-vous ici.
–&|160;Compromis, moi&|160;!… Etcomment&|160;?
–&|160;J’aime autant ne pas vous le dire. Vousvous tourmenteriez peut-être sans motif, car après tout, j’ai pu metromper… mais je crois que je vais partir… la place est troppérilleuse.
–&|160;Partir&|160;!… sans me dire…
–&|160;Ce que je vous ai promis de vousapprendre. Ce n’est pas ma faute si tous ces contre-tempssuccessifs m’ont empêchée jusqu’à présent de tenir ma promesse. Etvous n’y perdrez rien, car il ne tiendra qu’à vous de me revoirbientôt. Après ce qui vient de se passer, je n’ai plus deménagements à garder et je vous dois la vérité.
Hervé, ne comprenant pas grand’chose à celangage plein de réticences, pensa que la marquise, incomplètementremise d’une émotion dont il ignorait encore la véritable cause,divaguait un peu et qu’il convenait de lui laisser le temps de secalmer tout à fait.
–&|160;Madame, dit-il doucement, je suis et jeserai toujours à vos ordres, mais permettez-moi de vous dire quevous auriez grand tort de sortir en ce moment. Pibrac vient dequitter son fauteuil d’orchestre et vous vous exposeriez à lerencontrer dans le corridor. Attendez qu’il ait repris sa place.Cela ne tardera guère. Il est sans doute allé fumer une cigarettedehors et il rentrera dans cinq minutes. L’entracte sera trèscourt.
–&|160;Ce n’est pas ce monsieur que je crains,répliqua la marquise. Il ne m’a vue que masquée, au bal de l’Opéra,et il ne me reconnaîtra pas.
–&|160;C’est juste… mais… si vous ne lecraignez pas, qui craignez-vous donc&|160;?
–&|160;Personne. Je suis veuve… parconséquent, je suis libre. Mais vous…
–&|160;Moi aussi, puisque je ne suis pasencore marié.
–&|160;Vous êtes du moins engagé avecMlle&|160;de&|160;Bernage, et si elle apprenait qu’onvous a vu dans ma loge…
–&|160;Comment l’apprendrait-elle&|160;?
–&|160;Son père ne connaît-il pas cePibrac&|160;?
–&|160;Fort peu… et il ne l’aime pas. SiPibrac se permettait de lui parler de moi, il le recevrait fort malet il ne l’écouterait pas. Du reste, vous venez de me dire que vousne redoutiez pas les indiscrétions de ce garçon sans conséquence.Convenez donc, Madame, que vous avez quelque autre sujetd’inquiétude.
–&|160;Eh bien&|160;! oui. Tout à l’heure,j’ai cru apercevoir dans la coulisse… de l’autre côté de la scène…presque en face de nous… M.&|160;de&|160;Bernage.
Hervé allait se récrier. Il se souvint tout àcoup des propos que Pibrac lui avait tenus sur la place duChâtelet. Bernage, affirmait Pibrac, fréquentait le foyer desartistes de ce théâtre qu’il commanditerait peut-être un jour.Bernage avait bien pu y venir, ce soir-là, faire le galantin auprèsdes danseuses.
–&|160;Si c’est lui, reprit la marquise, ilnous a certainement vus quand la lumière électrique est tombée surnous… et Dieu sait ce qu’il a dû penser.
Hervé de Scaër eut un mouvement de révolte. Iln’était pas homme à souffrir que son futur beau-père se mêlât decontrôler sa conduite, et l’idée d’être traité comme un écolierpris en faute lui était insupportable.
–&|160;Peu m’importe ce qu’il en pensera,répliqua-t-il sèchement. Je ne suis pas un enfant qu’on morigène etje ne reconnais pas à M.&|160;de&|160;Bernage le droit de s’occuperde ce que je fais.
–&|160;Vous m’accorderez bien cependant qu’ilpourra vous demander comment nous nous connaissons assez pour allerau spectacle ensemble… car enfin, il croit que je vous ai vu uneseule fois dans le salon de sa fille.
–&|160;Je lui répondrai que cela ne le regardepas.
–&|160;Ce serait une vraie déclaration derupture.
–&|160;Peut-être… mais, quoi qu’il arrive, jene veux pas me mettre sur le pied d’avoir à rendre compte de mesactions.
–&|160;Décidément, vous n’êtes pas trèsamoureux de Mlle&|160;de&|160;Bernage, dit en souriantla marquise.
–&|160;Que je le sois ou non, répliquabrusquement Hervé, j’ai souci de ma dignité et je tiens à monindépendance. Personne ne me fera jamais la loi.
–&|160;Alors, pour une questiond’amour-propre, vous renonceriez à un mariage avantageux&|160;?
–&|160;Sans hésiter… comme j’y aurais renoncépour épouser Héva, si elle était encore de ce monde… et mêmemaintenant, si j’espérais la retrouver, je quitterais tout. Maispuisqu’il ne s’agit plus que de la venger, je veux, pour en finiravec une situation fausse, dire la vérité à M.&|160;de&|160;Bernageet à sa fille. Pourquoi la leur cacherais-je&|160;?… Il y a dixans, j’ignorais leur existence… j’étais bien libre d’aimer unejeune fille qui m’aimait. Et vous-même, Madame, puisque vous êtesentrée en relations avec eux, pourquoi ne leur apprendriez-vous pasque vous venez à Paris pour tâcher de retrouver la trace d’unecousine et d’une tante disparues&|160;? C’est là un dessein dontvous n’avez pas à rougir, pas plus que je n’ai à rougir de vousseconder. Et qui sait si M.&|160;de&|160;Bernage ne nous sera pasutile&|160;?… il est très répandu dans tous les mondes. Il est doncplus à même que nous de recueillir des informations utiles sur undrame qui très probablement s’est dénoué à Paris.
–&|160;Vous ne lui avez jamais parlé de cetteancienne histoire&|160;?
–&|160;Non&|160;; mais je suis tout prêt à luien parler, si vous m’y autorisez… ou plutôt, pourquoi ne lui enparleriez-vous pas&|160;? il ira certainement vous voir.
–&|160;Me conseillez-vous de lui parler ausside notre rencontre sous le dolmen de Trévic&|160;? demanda lamarquise en regardant fixement Hervé qui ne sut que luirépondre.
Il n’avait pas encore envisagé le côté délicatde la situation et Mme&|160;de&|160;Mazatlan le luiindiquait nettement.
–&|160;Vous vous taisez, reprit-elle. Jecomprends que ma question vous embarrasse et je vois bien qu’avanttout, il faut que je vous explique la raison qui m’empêche deconfier mes projets à M.&|160;de&|160;Bernage… mais pour vousl’expliquer, il faut d’abord que je vous dise tout ce que je saissur la disparition de mes deux parentes.
–&|160;Enfin&|160;! pensa Hervé qui attendaitavec impatience ce récit plusieurs fois annoncé et toujours différépar suite d’incidents imprévus.
–&|160;Mme&|160;Nesbitt et safille, qui habitaient, comme ma mère et moi, Philadelphie, on étéappelées en France par l’oncle d’Héva, un frère de son père, établidepuis longtemps à Paris où il avait fait une grande fortune. Cetoncle, ne s’étant jamais marié, n’avait pas d’enfants et Héva étaitson unique héritière, mais il était brouillé avec toute sa familleet il y avait des années qu’il avait donné de ses nouvelles,lorsque, vers la fin de 1859, Mme&|160;Nesbitt reçut unelettre de lui. Il lui annonçait qu’il était disposé à seréconcilier avec elle et à laisser toute sa fortune à sa nièce.Mais il tenait absolument à voir la mère et la fille et il priaitMme&|160;Nesbitt de lui amener Héva. Ma tante n’étaitpas très riche, l’héritage à recueillir devait être considérable etrien ne la retenait aux États-Unis, puisqu’elle était veuve. Ellese décida sans trop de peine à entreprendre le voyage. Elle partitavec ma cousine, et comme la traversée l’avait beaucoup fatiguée,elle débarqua à Brest, où touchaient alors les paquebots de laligne nouvellement établie de New-York au Havre. Et de Brest, à mamère qui, je vous l’ai dit, était sa sœur, elle écrivit que forcéde partir subitement pour la Chine où il avait de gros intérêts,l’oncle Nesbitt lui avait envoyé à Brest un de ses commis pour larecevoir et pour l’installer, jusqu’à son retour del’Extrême-Orient, dans une jolie petite habitation louée toutexprès pour elle, entre Concarneau et Pontaven. C’est là que vousavez vu la pauvre Héva.
–&|160;Oui… et je savais qu’elle y était venuede Brest… mais je ne savais rien de plus… elle ne m’a jamais parléde cet oncle.
–&|160;Elle ne le connaissait pas et ill’intéressait si peu qu’elle ne me disait pas un mot de lui dansses lettres. Il n’y était question que de vous et…
La marquise s’interrompit encore une fois etmontrant du doigt le rideau baissé&|160;:
–&|160;Voyez donc, murmura-t-elle, cet œil quinous regarde&|160;!
Hervé regarda et vit en effet briller un œilappliqué contre un des trous percés dans le rideau de scène pour lacommodité des actrices qui aiment à passer en revue, pendant lesentractes, leurs adorateurs, disséminés dans la salle.
Cet œil était braqué sur la loge, mais il n’yavait vraiment pas lieu de s’en émouvoir, car il devait appartenirà une danseuse, et Hervé, qui se souciait fort peu de cesdemoiselles, enrageait de voir Mme&|160;de&|160;Mazatlanse préoccuper d’un incident aussi insignifiant, au lieu decontinuer un récit dont il attendait la suite avec une impatiencebien naturelle.
Elle se taisait, comme si elle eût étéfascinée par le maudit œil qui n’était pas celui d’une cabotine,car il n’était entouré d’aucun maquillage&|160;; pas de noir auxdeux coins, pas de rouge sur le haut de la joue qu’on entrevoyaitpar l’ouverture ronde et large.
Cet œil n’appartenait pas non plus à AlainKernoul, comme Hervé aurait pu le croire. Alain avait des sourcilsen broussailles et le visage barbouillé d’ocre. Et, d’ailleurs, lessimples figurants n’ont pas la permission de rôder sur la scènequand la toile est baissée.
Tout à coup, l’œil disparut.
–&|160;Et bien&|160;! Madame, demanda gaiementHervé, êtes-vous rassurée&|160;?
–&|160;Pas trop, répondit sur le même ton lamarquise. Je m’imagine toujours qu’on nous espionne… Mais je vousfais languir, et je devrais me hâter d’achever la triste histoireque j’ai commencé à vous raconter, car je persiste à croire que jeferai bien de partir, dès qu’on frappera les trois coups. Où enétais-je&|160;?
–&|160;À l’installation deMme&|160;Nesbitt dans la chaumière qu’elle a occupéeprès d’un an.
–&|160;Dix mois à peu près. La dernière lettreque ma mère a reçue d’elle était datée du 29 septembre 1860, etdans cette lettre, ma tante annonçait que son beau-frère étaitattendu à Paris et qu’elle irait prochainement l’y rejoindre avecHéva. Depuis, nous n’avons plus rien reçu. Ma mère a écrit à sasœur&|160;; j’ai écrit à ma cousine… nous n’avons pas eu deréponse, et, deux mois après, ma pauvre mère est morte… presquesubitement. Je restais seule au monde et j’avais à peine de quoivivre. On me proposa une place d’institutrice dans une très richefamille de la Havane… J’acceptai et, je l’avoue, le chagrin d’avoirperdu ma mère et les soucis de ma nouvelle existence me firentoublier un peu mes parentes. Je dois dire que je leur en voulais unpeu de leur silence, car l’idée ne m’était pas venue qu’il leur fûtarrivé malheur. Ma tante avait toujours été excentrique&|160;; Hévaétait une nature passionnée et les côtés positifs de la vie ne lapréoccupaient guère. Croirez-vous que ni elle, ni sa mère n’ontjamais songé à nous apprendre où demeurait à Paris l’homme qui lesavait appelées en France&|160;! Je ne savais rien de lui, si cen’est qu’il s’appelait Georges Nesbitt, et qu’il était le seulfrère survivant de feu le commodore Edmond Nesbitt, mari de matante.
»&|160;À qui me serais-je adressée pour merenseigner sur le sort de mes parentes&|160;?
–&|160;Mais… à moi, puisque votre cousine vousparlait de moi dans ses lettres.
–&|160;Comme dans les romans on parle d’unamoureux. Elle me faisait votre portrait… elle me décrivait le paysque vous habitiez… elle me répétait les serments que vouséchangiez… elle m’a raconté trois fois la scène de vos fiançaillesau pied du dolmen de Trévic… mais elle ne m’a jamais donné sur vousune indication sérieuse. Je savais que vous étiez le dernierreprésentant d’une noble race, que vous habitiez un vieux château,à deux lieues de la mer, et que vous vous appeliez Hervé de Scaër…je savais aussi que vous étiez grand et mince, et que vous aviezles yeux noirs. Ce n’était pas suffisant pour me guider dans lesrecherches que j’aurais voulu entreprendre. Et d’ailleurs, je vousle répète, je n’étais pas alors en situation d’ouvrir une enquêtesur la disparition de mes infortunées parentes. Quatre ans après lamort de ma mère, ma situation a changé. Je me suis mariée. J’aiépousé un gentilhomme espagnol, beaucoup plus âgé que moi, quipossédait une grande fortune. Il était déjà atteint du terrible malauquel il a succombé et les médecins lui avaient ordonné de voyagersur mer. Mes cinq années de mariage se sont passées sur un yacht, àtraverser l’Atlantique dans tous les sens, et à relâcher tantôt enPortugal, tantôt au Brésil. Nous avons séjourné tout un hiver àMadère, parce que le climat convenait à mon mari… nous avons aussivisité les côtes de France.
–&|160;Alors, quand vous m’êtes apparue sur lagrève de Trévic…
–&|160;Notre yacht était mouillé tout près delà. J’avais le projet de consacrer quelques jours à visiter lacontrée où ma pauvre amie avait vécu et à m’informer d’elle auprèsdes gens du pays. Mon mari, trop souffrant pour descendre à terre,était resté à bord. Pendant la nuit, le vent du sud-ouest se leva.Il soufflait en tempête et menaçait de jeter le yacht sur lesrochers. Il fallut lever l’ancre, prendre le large…
–&|160;Et vous n’êtes plus jamais revenue enBretagne&|160;?
–&|160;Jamais. M.&|160;de&|160;Mazatlan se fitramener à la Havane et, dix-huit mois après, il y mourut en meléguant toute sa fortune, à charge d’en consacrer une partie à lafondation d’un hôpital pour les phtisiques. Je résolus alors de mefixer en France, où j’étais née… J’ai oublié de vous dire que monpère était Français. Capitaine au long cours, il avait épousé àNew-York ma mère, qui était Canadienne, et il avait amené sa femmeau Havre, où j’ai passé toute mon enfance. J’avais dix ans quand jel’ai perdu. Ma mère, veuve, revint vivre près de sa sœur qui étaitmariée à Philadelphie…
»&|160;Vous savez le reste de ma biographie,puisque j’ai commencé mon récit par la fin.
–&|160;Vous ne m’avez pas dit depuis quandvous êtes à Paris, murmura Scaër, un peu désappointé, car dans cerécit il avait été fort peu question d’Héva Nesbitt.
–&|160;Depuis la fin de l’été dernier,répondit la marquise. J’y ai vécu très isolée, mais je n’y ai pastout à fait perdu mon temps, car je l’ai employé à prendre desinformations sur l’oncle d’Héva… cet oncle trois ou quatre foismillionnaire qui l’avait appelée en France, il y a dix ans. Je mesuis renseignée à la légation et au consulat des États-Unis.
–&|160;Et vous y avez appris&|160;?…
–&|160;Qu’il était parti, en 1860, pour unvoyage en Chine, qu’il n’était jamais revenu et qu’il avait dûpérir dans un naufrage.
–&|160;Mais sa fortune n’avait pas péri aveclui, je suppose.
–&|160;Non, sans doute. Malheureusement, onignore où il l’avait placée.
»&|160;Et de mes infortunées parentes, nul n’apu me donner des nouvelles. Personne ne les a vues à Paris, etcependant elles y sont venues.
–&|160;En avez-vous la preuve&|160;?
–&|160;Pas encore, mais je l’aurai… et je saisdéjà qu’avant de s’embarquer pour Hong-Kong, l’oncle d’Héva avaitdéposé chez un notaire de Paris un testament par lequel ilinstituait sa nièce légataire universelle.
–&|160;Et ce testament n’indiquait pas en quoiconsistait son avoir&|160;?
–&|160;Non. Il est parfaitement régulier, maisil n’a que trois lignes.
–&|160;C’est étrange. Mais… ce négociantdevait avoir des commettants… des associés peut-être… et par eux,on pourrait savoir…
–&|160;On saura. J’ai déjà des indications…seulement, il est moins facile que vous ne pensez d’arriver à unecertitude. M.&|160;Nesbitt remuait de gros capitaux, mais iln’était pas à la tête d’une maison de commerce proprement dite… etses relations d’affaires étaient surtout avec l’Extrême-Orient… laChine, le Japon et les Indes néerlandaises. Et il y allait souvent.Croiriez-vous qu’à Paris, où il résidait habituellement depuisquinze ans, il n’a jamais eu de domicile fixe. Il logeait àl’auberge. C’est une manie américaine. En dernier lieu, il habitaitl’hôtel Saint-James, rue Saint-Honoré.
–&|160;Et vivant ainsi en camp volant, ilfaisait venir sa belle-sœur et sa nièce&|160;! Singulièreidée&|160;!
–&|160;Il était décidé à changer d’existence.Il écrivait à ma tante qu’il allait acheter une maison où ellepourrait s’installer largement avec sa fille et dont il occuperaitle reste. Il lui annonçait même qu’il y donnerait des fêtes et illaissait entendre qu’il ferait faire un beau mariage à Héva.
–&|160;Où était donc situé le palais où ilcomptait recevoir si brillante compagnie&|160;?
–&|160;Au centre de Paris, disait-il&|160;; etil ajoutait qu’il y aurait un vaste jardin quand la transformationserait achevée.
–&|160;De plus en plus bizarre&|160;! murmuraHervé.
–&|160;Je n’en sais pas davantage surl’emplacement qu’il avait choisi. Il ne paraît pas d’ailleurs quece projet ait eu de suite. Du moins, le notaire qui a reçu letestament n’a eu connaissance d’aucune acquisition de ce genre.Mais le hasard m’a mise sur une autre piste qui me conduira,j’espère, à des découvertes plus intéressantes. L’homme qui vintrecevoir à Brest ma tante et ma cousine s’appelait Berry, m’écrivitHéva. Or, cinq ans après, à la Havane, mon mari prit commerégisseur d’une de ses terres un certain Berry, qu’il dut chasserau bout de six mois, parce que ce drôle le volait. Je ne pris pasgarde alors à ce nom qui aurait dû réveiller en moi un souvenir.Mais, tout récemment, j’ai su que Berry était à Paris. Monintendant, un vieux serviteur que j’ai gardé après mon veuvage, l’areconnu tout récemment dans la rue, et quand il m’a parlé de cetterencontre, le rapprochement que j’aurais dû faire autrefois m’estvenu à l’esprit tout à coup. Je me suis demandé si cet hommen’était pas l’ancien commis de M.&|160;Nesbitt. J’ai interrogé monintendant afin de savoir s’il se rappellerait comment le marquis deMazatlan avait engagé à son service un étranger qui aurait dû luiêtre suspect, car les gens qui viennent chercher fortune à Cubasont presque tous des aventuriers. Ce brave Dominguez s’est trèsbien souvenu que cet homme avait présenté à mon mari un certificatd’honorabilité signé par un gros négociant de Paris.
–&|160;Par l’oncle Nesbitt&|160;? interrogeaHervé qui suivait attentivement le fil du discours de la marquise,mais qui ne devinait pas encore où elle allait en venir…
–&|160;Non… pas par l’oncle Nesbitt, réponditMme&|160;de&|160;Mazatlan. C’eût été déjà quelque choseque d’être informée de la présence à Paris de l’ancien messager del’oncle disparu. J’aurais tout mis en œuvre pour le retrouver et,sans doute, j’y serais parvenue, mais j’ai fait une découverte plusimportante et plus imprévue. Dominguez m’a affirmé quel’attestation donnée à ce Berry venait d’un Français qui vit àParis, très considéré, parce qu’il est très riche.
»&|160;Celui-là n’était pas difficile àtrouver.
–&|160;Si c’est un homme du monde, je leconnais peut-être.
–&|160;Avant de vous le nommer, laissez-moivous dire que je vous cherchais aussi, et que j’y ai mis plus detemps. Je savais que vous habitiez Paris, mais j’ai eu de la peineà connaître votre adresse, et quand je l’ai sue, j’ai beaucouphésité à me mettre en relations avec vous. Je n’osais pas vousécrire, encore moins me présenter chez vous, avant d’être sûre quevous n’aviez pas tout à fait oublié Héva et notre rencontre sur lacôte. Si je vous disais que j’ai chargé Dominguez de vous épier…que l’autre soir il vous avait vu entrer au bal de l’Opéra… et qu’àcette nouvelle, j’y ai couru… J’ai mis un domino pour la premièrefois de ma vie… et, ne sachant pas si je trouverais l’occasion devous parler, j’ai préparé ce billet que vous avez pris…
–&|160;Et que je garde précieusement… maispardonnez-moi de revenir à ce monsieur si bien posé qui arecommandé le commis de l’oncle d’Héva.
»&|160;Dites-moi son nom, Madame, je vous ensupplie.
Hervé de Scaër n’employait pas souvent lesgrands mots et s’il se servait d’une formule d’invocation presquesolennelle, c’est que la situation l’y avait poussé.
Il suppliait, au lieu de se contenter d’unesimple prière, parce qu’il souhaitait ardemment de savoir le nom duprotecteur de Berry, qui avait dû jouer un rôle dans la disparitiond’Héva Nesbitt, un rôle subalterne sans doute, le principal ayantété rempli par le signataire du certificat.
Il y tenait d’autant plus que la marquisevenait de lui laisser entrevoir qu’il connaissait cet homme, pourl’avoir vu dans le monde.
Et, quoi qu’il en fût, il ne doutait pas de ledécouvrir dès que Mme&|160;de&|160;Mazatlan le luiaurait nommé.
Elle ne se pressait pas de répondre, et illisait dans ses yeux qu’elle hésitait à le dénoncer, comme onhésite à mettre le feu à un baril de poudre, même quand on n’apersonnellement rien à craindre des suites de l’explosion.
–&|160;Eh&|160;! bien&|160;? demandafiévreusement Hervé&|160;; ce nom&|160;?…
–&|160;À quoi bon vous le dire&|160;? murmurala marquise. Il suffit que je le sache. Jusqu’à présent, je n’aipas la certitude que ce personnage ait trempé dans l’enlèvement demes malheureuses parentes. J’ai pris mes mesures pour arriver àdécouvrir la vérité. C’est une enquête à faire et je la ferai biensans vous.
–&|160;Ce n’est pas ce que vous m’aviez promiset je m’aperçois que j’ai perdu votre confiance.
–&|160;En aucune façon. Pour vous prouver lecontraire, je m’engage à vous désigner l’homme que je soupçonne,aussitôt que je serai sûre qu’il est coupable.
–&|160;Pourquoi pas maintenant&|160;?
–&|160;Parce que, si je me trompais, j’auraisà me repentir de vous avoir affligé mal à propos.
–&|160;Affligé&|160;! s’écria Scaër. Est-ce àdire qu’il s’agit de quelqu’un qui me touche&|160;?
Et comme Mme&|160;de&|160;Mazatlanne répondait pas&|160;:
–&|160;S’il en est ainsi, il serait cruel àvous de me laisser dans le doute, car je pourrais accuser à tort unde mes amis. Je vous demande en grâce de m’éclairer… Je vous ledemande au nom d’Héva.
–&|160;Vous le voulez&|160;? murmura lamarquise, visiblement émue.
–&|160;Si vous n’étiez pas femme, je vousdirais que je l’exige.
–&|160;Eh&|160;! bien, soit&|160;!… ne vous enprenez qu’à vous-même du chagrin que je vais vous causer.L’honorable gentilhomme qui garantissait la moralité de ce Berry,régisseur infidèle et peut-être complice du crime commis il y a dixans, ce gentilhomme, vous le connaissez bien… vous ne le connaissezque trop. C’est…
À ce moment, avant que le nom anxieusementattendu par Hervé sortît des lèvres deMme&|160;de&|160;Mazatlan, on frappa doucement à laporte de la loge.
La marquise s’arrêta net, et Hervé compritqu’avant de la presser de compléter la révélation commencée, ilfallait en finir avec ce nouveau et inexplicable contre-temps.Inexplicable, car on ne s’annonce pas ainsi quand on veut pénétrerdans une loge occupée. On s’adresse à l’ouvreuse qui la garde etqui en a la clef.
Il est vrai que les ouvreuses ne sont pastoujours à leur poste.
La marquise regardait Hervé comme pour leconsulter. Ce n’était pas le moment de délibérer et il prit sur luid’aller ouvrir.
Il n’y avait guère qu’un garçon mal élevé quifût capable de déranger un tête-à-tête au théâtre, et Hervépressentait qu’il allait se trouver en face d’Ernest Pibrac.
Il resta stupéfait en voyant que le visiteurindiscret était M.&|160;de&|160;Bernage.
Il ne pouvait pas lui fermer la porte au nez,quoiqu’il en eût bonne envie, et il dut s’effacer pour le laisserpasser.
M.&|160;de&|160;Bernage entra, saluaMme&|160;de&|160;Mazatlan et lui dit d’un airdégagé&|160;:
–&|160;Me pardonnerez-vous, Madame, d’envahirainsi votre loge&|160;? Je viens d’y apercevoir de loinM.&|160;de&|160;Scaër, et je vais vous l’enlever pour quelquesinstants. J’ai une communication à lui faire… une communicationimportante et urgente.
La marquise, très troublée, se taisait. Hervérépondit pour elle, – du ton le plus cassant qu’il pût prendre.
–&|160;Monsieur, dit-il sèchement, vous auriezpu attendre la fin du spectacle. Je ne suis pas à vos ordres etje…
–&|160;Ne vous emportez pas, interrompit lepère de Solange, et veuillez croire que s’il ne s’agissait pas dechoses graves, je ne serais pas venu vous chercher ici. Je vousprie de sortir avec moi et de m’accorder dix minutesd’entretien.
»&|160;Madame m’excusera, et quand je vousaurai dit ce que j’ai à vous dire, vous serez libre de larejoindre.
Hervé montra la porte à son futur beau-père etle suivit dans le corridor, où M.&|160;de&|160;Bernagereprit&|160;:
–&|160;Nous ne pouvons pas nous expliquer ici.Prenez la peine de m’accompagner au foyer. Je ne vous y retiendraipas longtemps.
–&|160;Soit&|160;! dit Hervé, décidé à enfinir.
On venait de frapper les trois coups pourannoncer le lever du rideau et il n’y avait plus de flâneurs dansles couloirs.
Le foyer aussi était désert etM.&|160;de&|160;Bernage n’y fit pas attendre au fiancé de Solangela communication annoncée.
–&|160;Monsieur, lui dit-il, j’aurais pu eneffet remettre à un autre moment un entretien indispensable, maisj’aime les solutions promptes et les situations nettes.
–&|160;Moi aussi, Monsieur, répliqua fièrementle dernier des Scaër.
–&|160;Alors, ce sera vite réglé. Vous deviezêtre mon gendre&|160;; vous ne pouvez plus l’être. Ma fillen’épousera pas un homme qui s’affiche avec une aventurière.
–&|160;Qu’osez-vous dire&|160;?
–&|160;Je dis ce qui est. J’ai pris desrenseignements sur cette soi-disant marquise et je sais ce qu’ellevaut. Je sais aussi qu’elle est d’accord avec vous pour noustromper… Ne niez pas&|160;!… Dimanche, après la visite qu’elle a eul’impudence de nous faire, vous êtes allé la retrouver dans une ruevoisine de mon hôtel… un de mes domestiques vous y a vu. Et voilàque, ce soir, je vous surprends dans une baignoire d’avant-scène,où vous vous cachiez tous les deux… C’est trop… la mesure estcomble. J’ai beaucoup vécu, Monsieur le baron, et j’excuse bien desfautes. Vous avez eu, je le sais, une jeunesse dissipée, etj’aurais pu vous pardonner une légèreté… comme d’aller, parexemple, au bal de l’Opéra… je ne vous pardonne pas d’être l’amantd’une femme qui a osé s’introduire chez moi sous un prétexteridicule… et ce n’est pas pour la recevoir quand vous serez mariéque j’ai acheté vos terres et votre château.
–&|160;Monsieur&|160;!…
–&|160;Oh&|160;! pas d’éclat, s’il vousplaît&|160;! vous savez fort bien qu’entre nous il n’y a pas deduel possible. Vous auriez du reste tout à y perdre. Restons-en oùnous en sommes et oubliez, comme je l’oublierai, qu’il a étéquestion de votre mariage avec ma fille. Quant aux affairesd’intérêt, elles seront faciles à régler entre nous. En faitd’immeubles, promesse vaut vente. Je reste donc propriétaire de vosbiens du Finistère, et c’est à vos créanciers hypothécaires quej’en paierai le prix. Mon notaire s’entendra à ce sujet avec levôtre et il est tout à fait inutile que je vous revoie.
»&|160;Adieu, Monsieur le baron&|160;!
Sur cette impertinente conclusion, le père deSolange planta là le seigneur dépossédé de Scaër, qui le laissapartir sans en venir aux voies de fait et même sans répliquer à cebrutal ultimatum.
On ne peut pas souffleter un homme dont on afailli devenir le gendre et on ne discute pas une signification derupture formulée à peu près comme un acte d’huissier.
Hervé étouffait de rage, et ce n’était pas ledépit de renoncer à la main d’une riche héritière ni le regret dese retrouver ruiné comme devant qui l’exaspérait. C’étaitl’humiliation d’avoir été traité de la sorte par un parvenu fier deses millions. L’orgueil de race se réveillait en lui et il sereprochait déjà d’avoir songer à se mésallier pour sauver sesdomaines. Mieux valait cent fois s’expatrier que de vivre dans ladépendance d’un Bernage qui n’aurait pas manqué plus tard de luifaire durement sentir qu’en ce siècle positif, l’argent prime lanoblesse, comme la force prime le droit.
Il se demandait aussi d’où venait cerevirement subit dans les intentions d’un homme qui avait eu lepremier l’idée de ce mariage mal assorti, et qui n’était certes pasd’un rigorisme outré sur le chapitre des mœurs.
Pourquoi Bernage, habitué des coulisses, leprenait-il maintenant de si haut en parlant d’une femme quel’avant-veille il portait aux nues&|160;? Que s’était-il passédepuis la visite de Mme&|160;de&|160;Mazatlan à l’hôteldu boulevard Malesherbes&|160;?
Hervé ne pouvait mieux faire que d’allerraconter à la marquise la scène qu’il venait de subir et quisimplifiait singulièrement sa situation vis-à-vis de cette fidèleamie d’Héva Nesbitt, puisque rien ne l’empêchait plus de se montreravec elle, ni de s’associer à ses projets.
Il l’avait laissée dans la loge où elle devaitl’attendre avec impatience. Il y courut, mais il n’y arriva passans encombre, car au bas de l’escalier du foyer il tomba bienmalgré lui dans les bras de Pibrac qui l’arrêta enricanant&|160;:
–&|160;Pincé, mon petit&|160;! Je sais où tuvas. Tu as eu beau jouer de l’écran dans l’avant-scène, je t’y aipigé avec la blonde que je t’avais signalée. Voilà donc pourquoi tum’as lâché tantôt à la porte du théâtre&|160;!… Es-tu assezcachottier&|160;!… Et tu t’es laissé prendre par Bernage&|160;!…c’est bien fait&|160;!… ça t’apprendra à faire le mystérieux avecun ami&|160;!…
–&|160;Comment sais-tu&|160;?…
–&|160;J’ai vu passer ton futur beau-pèrequand il est allé te relancer… et tout à l’heure, je viens encorede le rencontrer. Il n’avait pas l’air content, ce capitaliste, etj’ai dans l’idée qu’il t’a cherché noise. Dame&|160;! ça secomprend… quand tu as envie de faire tes farces, tu devrais mieuxprendre tes précautions… par égard pour la dot de ta future. Unmillion ou deux, sans compter les espérances, ça ne se trouve passouvent, par le temps qui court. Si ton mariage manquait, ta blondete coûterait cher.
–&|160;Je me moque de la dot, de la fille etdu père.
–&|160;Ah&|160;! bah&|160;!… est-ce queBernage t’aurait dit le fameux&|160;: «&|160;Tout est rompu, mongendre&|160;?&|160;» … Diable&|160;! je te plaindrais.
–&|160;Ne me plains pas et laisse-moialler.
–&|160;Où ça&|160;?… retrouver taprincesse&|160;?… Ah&|160;! tu vas bien, toi, quand tu t’ymets&|160;! et dire que samedi tu n’as pas voulu souper avec nousau Grand-Quinze&|160;!… Bernage ne serait pas venu t’ychercher, tandis que ce soir…
Scaër, agacé, eut recours aux grandsmoyens&|160;: d’une bourrade, il écarta Pibrac et il se lança aupas accéléré dans le corridor.
L’ouvreuse, qui avait repris sa faction devantla loge, le reconnut et prit un air mystérieux pour luidire&|160;:
–&|160;Cette dame vient de partir et elle m’achargée de prier Monsieur de ne pas l’attendre.
Décidément, tout tournait contre Hervé,pendant cette malencontreuse soirée. Il restait brouillé avecM.&|160;de&|160;Bernage et il s’en était fallu d’une seconde qu’ilapprît le nom de l’homme que la marquise soupçonnait d’avoir faitdisparaître Héva.
Ce nom, il ne tenait qu’à lui de le connaîtrebientôt, car la marquise maintenant ne refuserait plus de lerecevoir chez elle et, après les confidences qu’elle venait de luifaire, elle n’avait plus de raison pour lui cacher le mot del’énigme, le mot final, celui que l’entrée inattendue deM.&|160;de&|160;Bernage l’avait empêchée de prononcer&|160;; et ilsaurait enfin à qui s’en prendre de l’enlèvement d’HévaNesbitt.
En attendant, il restait sous le coup d’undésastre. La rupture de son mariage, c’était la ruine.
Depuis que ce mariage était décidé, Hervéavait continué à vivre largement et l’argent ne lui avait pasencore manqué, car il touchait ses revenus comme par le passé. Leshypothèques ne stérilisent pas les terres et tant que les terres nesont pas saisies ou vendues, le propriétaire perçoit lesfruits.
Hervé venait justement de vendre une coupe debois de sa forêt de Clohars et il en avait encaissé le prix,dix-neuf mille francs, déposés par lui en compte courant à laBanque de France.
Ce n’était donc pas la misère immédiate et ilpouvait encore tenir un certain temps sur le pavé de Paris. Maisquand il aurait vu la fin de ce reste d’opulence, il n’aurait plusqu’à disparaître. Et encore devait-il garder de quoi tenter de serefaire en Australie, comme il y avait songé plus d’une fois avantque M.&|160;de&|160;Bernage l’eût choisi pour gendre.
Ce même Bernage allait évidemment exiger quel’acte de vente fût signé à bref délai, et cela fait, il neperdrait pas une minute pour user de son droit en dépossédant levendeur.
C’était la guerre qu’il venait de déclarer audernier des Scaër, et il la poursuivrait sans trêve ni merci.
Comment et pourquoi en était-il arrivé là toutà coup&|160;? Ce n’était pas le moment de chercher la cause de cebrusque changement. Et Hervé ne pensa qu’à fuir ce maudit théâtredu Châtelet où il n’avait fait que passer d’un désagrément à unautre pour aboutir à une catastrophe.
Il reprit son pardessus qu’il avait laissé àl’ouvreuse et il rebroussa chemin pour gagner la sortie.
Il était écrit qu’il n’échapperait pas àPibrac. Il le retrouva planté devant la porte de l’orchestre, etcet insupportable camarade lui barra encore une fois lepassage.
Hervé crut d’abord que Pibrac l’attendait làpour lui demander raison de la poussée qu’il avait reçue au bas del’escalier du foyer, et il s’apprêtait à lui répondre vertement,car il eût été ravi de passer sa colère sur quelqu’un, mais Pibraclui dit en lui riant au nez&|160;:
–&|160;Eh&|160;! bien, l’oiseau s’est doncenvolé&|160;? Tu n’as pas de chance. Cette blonde qui te brouilleavec ton futur beau-père et qui file ensuite me fait l’effet d’êtreune jolie farceuse. À ta place, moi, je la lâcherais. Elle a duchic, c’est vrai, mais elle porte malheur. C’est une femmeà la guigne. Et puis, je ne la crois pas inédite. On nem’ôtera pas de l’idée que je l’ai déjà vue quelque part.
À ce discours saugrenu, la colère d’Hervétomba subitement.
Le ton facétieux de Pibrac l’avait désarmé etil enviait l’insouciance de ce garçon qui riait de tout et quiprenait si gaiement le malheur d’un ami.
–&|160;Moque-toi donc de ça, reprit le joyeuxErnest. Ça ne manque pas de femmes, ici… au contraire&|160;!… unede perdue, dix de retrouvées. Raccommode-toi avec papa beau-père,si le cœur t’en dit… et si tu n’y tiens pas, remets-toi carrément àfaire la fête. Pour commencer, viens avec moi dans les coulisses.Je te présenterai Margot. Elle est gaie comme un pinson et elle ades petites camarades qui sont gentilles. Je vais monter une partiedont tu me diras des nouvelles. Nous irons au café Anglais noyerton chagrin dans les pots.
À quel mouvement céda le seigneur de Scaër enacceptant la proposition de ce fou&|160;? Sans doute, à unmouvement de dépit. Il était ainsi fait que les événements fâcheuxle poussaient toujours aux résolutions extrêmes.
–&|160;Soit&|160;! dit-il rageusement.Mène-moi sur le théâtre et invite tes drôlesses.
–&|160;À la bonne heure&|160;! s’écria Pibrac,tu commences à entendre raison. Viens, mon gars&|160;! Tu verrasque tu t’en trouveras bien. La nuit porte conseil… le vin deChampagne aussi… et demain, tu seras beaucoup mieux disposé pourfaire ta paix avec Bernage. S’il essaie de te tenir rigueur, tu luiparleras du faux nez qu’il portait au bal de l’Opéra et il mettrales pouces.
Ayant dit, Pibrac prit Hervé par le bras, pourl’empêcher de se raviser et l’entraîna jusqu’au fond du corridor oùse trouvait justement la porte par laquelle on va de la salle à lascène.
L’ouvreuse de l’avant-scène sourit quand Hervépassa près d’elle. Peut-être s’étonnait-elle que ce grand brun seconsolât si vite du départ de la dame blonde.
Pibrac, pratiquant souvent ce chemin, laconnaissait et lui envoya un bonjour protecteur avant de frapperd’un air d’autorité, comme il convient à un monsieur qui a sesentrées au foyer de la danse.
Même au Châtelet, il n’en faut pas plus pourposer un homme.
L’huis réservé s’ouvrit et le cerbère chargéde le garder sourit à Pibrac qui ne lui ménageait pas lesgratifications et qui lui dit majestueusement&|160;:
–&|160;Monsieur est avec moi.
C’était la première fois que Scaër mettait lespieds sur les planches d’un théâtre. Il s’y trouva d’abord un peudépaysé, mais son interlocuteur lui servit de guide à travers ledédale des portants et le conduisit derrière la toile de fond.
Le tableau qui commençait se passait dans unsalon fermé – le salon de M.&|160;Satan – mais comme le décordevait disparaître pour le tableau suivant, les figurants des deuxsexes se tenaient prêts à entrer en scène, abrités par la cloisonmobile qui allait bientôt laisser à découvert le palais duDiable.
À part de ce troupeau et cantonnées dans uncoin, les protégées auxquelles on avait distribué des bouts de rôleattendaient aussi le changement pour se produire aux yeuxdu public.
Et, au premier rang de ce groupe, la préféréede Pibrac, une rousse assez appétissante, Margot, en diabled’argent, habillée d’une étoffe de circonstance, blanche etbrillante comme l’enveloppe d’un bâton de chocolat.
Elle n’eut pas plutôt aperçu son Ernestqu’elle accourut à sa rencontre en l’apostrophant d’une façon peugracieuse.
–&|160;Qu’est-ce que tu viens chercherici&|160;? lui cria-t-elle.
–&|160;Comment&|160;! mais c’est toi qui m’asdit d’y venir, répliqua Pibrac.
–&|160;Tu vas me faire manquer mon entrée. Etpuis, quand tu es sur mes talons, je chante faux.
Elle aurait dû dire qu’elle ne chantait jamaisjuste, et Hervé, qui s’en doutait, aurait ri s’il eût été moinspréoccupé.
–&|160;Elle est bien bonne, celle-là&|160;!s’exclama Pibrac. Pas plus tard que tantôt, tu m’as dit tout lecontraire.
–&|160;Possible, mon cher… mais j’ai changéd’idée depuis tantôt.
–&|160;C’est bon… je n’aime pas à jouer lesgêneurs. Je vais faire un tour au foyer, pendant que tu diras toncouplet. Et après le quatre, j’irai te chercher à lasortie des artistes.
–&|160;Pourquoi faire&|160;?
–&|160;Pour aller souper, parbleu&|160;!… avecmon ami, qui a envie de s’amuser ce soir. Tâche d’amener Julietteet Delphine. Nous mangerons du homard à l’américaine.
–&|160;Merci&|160;! je ne l’aime pas, et, cesoir, je n’ai pas envie de souper. J’ai la migraine. Ainsi, ne tedérange pas pour m’attendre, mon gros. Ton ami m’excusera, ajoutaMargot en coulant une œillade à Hervé.
–&|160;Bon&|160;! ricana Pibrac. Il y a unBrésilien sous roche.
–&|160;Qu’est-ce que tu me chantes avec tonBrésilien&|160;?
–&|160;À moins que ce ne soit un Russe ou unnabab indien. Ne me la fais pas à la migraine, ma petite. Ça neprendrait pas.
–&|160;Ah&|160;! c’est comme ça&|160;?… Ehbien&|160;! crois ce que tu voudras et fiche-moi la paix&|160;!… Jesuis bonne fille, mais je ne veux pas qu’on m’embête, et si tu n’espas content…
–&|160;Voyons, Margot… pas de coup de tête… tuen serais bien fâchée après.
–&|160;Mais, non&|160;!… mais non&|160;!… cen’est pas le Pérou que ta connaissance, et je ne serais pasembarrassée pour te remplacer, mon cher&|160;!
Après cette conclusion impolie, Margot fitdemi-tour et se replia sur le petit groupe féminin d’où elles’était détachée pour empêcher Ernest d’avancer.
Et Ernest fit la sottise de la suivre, enessayant de la prendre par la douceur.
C’est le scénario habituel des querelles entreamoureux de cette catégorie. Le monsieur commence par objurguer lademoiselle et finit par l’implorer.
En dépit du scepticisme qu’il professait àl’endroit des femmes, Pibrac ne faisait pas exception à larègle.
Hervé connaissait, pour y avoir passé commeles autres, l’ordre et la marche de ces disputes, et n’étant pastenté de mettre le doigt entre l’arbre et l’écorce, il avait eusoin de se tenir à distance.
Il ne doutait pas que l’infortuné Pibrac n’eûtdeviné pourquoi sa Margot refusait de souper, et il prévoyait quecette explication orageuse aurait pour effet de le priver de lacompagnie de son ami retenu par la jalousie auprès de ladonzelle.
Peu lui importait, du reste. Dans un moment decolère, il s’était laissé amener sur la scène&|160;; il ne tenaitpas du tout à y rester jusqu’à la fin du spectacle.
Après avoir suivi des yeux Ernest quis’obstinait à escorter sa cabotine, et les avoir vus rentrer dansla coulisse en se chamaillant, Hervé allait filer tout doucement ducôté opposé, lorsqu’il aperçut, appuyé contre un portant, unmonsieur qu’il reconnut pour l’avoir croisé plusieurs fois sous lepéristyle du théâtre.
Ce monsieur pouvait fort bien être venu làpour Margot, car il la couvait des yeux, et les petites camaradeschuchotaient en le regardant.
Évidemment, elles se moquaient entre elles dugros Ernest, qui ne prenait pas souci de ce personnage prêt à luisouffler sa belle.
–&|160;Allons, se dit Scaër, j’avais bien tortde croire que ce monsieur m’espionnait dehors. Il attendait toutbonnement l’heure du berger. C’est ce pauvre Pibrac qui aurait dûse défier de lui, car il est clair que Mlle&|160;Margotva le planter là pour ce vilain bonhomme qui n’a pas du tout l’aird’un Brésilien.
Tout en se félicitant de se tirer de cettebagarre, Hervé filait derrière la toile du fond, afin de regagnerla porte par laquelle il était entré avec Pibrac.
Il faisait bien de se hâter, car des symptômessignificatifs annonçaient que le changement à vue n’allait pastarder.
Les machinistes prenaient leurs postes, lesfigurants se massaient en reculant vers le troisième plan, et lerégisseur gesticulait pour accélérer la manœuvre.
Si peu que Scaër se fût attardé, il se seraittrouvé pris dans quelque évolution qui l’aurait retenu sur lascène, après le changement – mésaventure ridicule qu’il tenaitessentiellement à éviter.
Il réussit à traverser sans accroc et à seglisser par un mouvement tournant dans la coulisse latérale où iln’avait plus à redouter d’être hué par le public, toujoursgouailleur, si la cloison du salon de M.&|160;Satan venait às’écarter avant qu’il fût rentré dans la salle.
Il allait courir à la petite porte decommunication, quand il sentit qu’on le tirait par la manche de sonpardessus.
Il se retourna de mauvaise humeur, persuadéque c’était Pibrac qui le rattrapait. Il se trompait. Pibrac étaittout à Margot. C’était Alain qui l’arrêtait, et le gars aux biqueslui dit d’un air triste&|160;:
–&|160;Ah&|160;! monsieur le baron, je suisbien content de pouvoir vous parler. Si vous n’étiez pas venu auChâtelet, ce soir, je crois bien que j’aurais osé aller chez vous…et pourtant, c’est une mauvaise nouvelle que j’ai à vousapprendre.
–&|160;Quoi&|160;! dit Hervé, est-ce que cettepauvre jeune femme&|160;?…
Il n’osa pas achever la phrase, convaincuqu’il était que la mauvaise nouvelle apportée par Alain ne pouvaitêtre que la nouvelle de la mort de Zina. Et il en voulait déjà à cegarçon d’être venu figurer, pour gagner quarante sous le soir dujour où la malheureuse avait rendu l’âme.
–&|160;Ma femme ne va ni mieux ni pis, dit legars aux biques. Elle a reçu le coup plus courageusement quemoi.
–&|160;Quel coup&|160;?
–&|160;La dame de Clamart nous chasse dulogement qu’elle nous avait prêté.
–&|160;Elle t’a écrit&|160;?
–&|160;Elle est venue… deux heures après quevous avez été parti.
–&|160;Et pourquoi vousrenvoie-t-elle&|160;?
–&|160;Il paraît que le propriétaire vaarriver et qu’il veut faire démolir la maison pour en bâtir uneautre à la même place.
–&|160;Franchement, il n’a pas tort. Ellemenace ruine, cette masure, et elle s’écroulerait si on ne lajetait bas.
–&|160;C’est vrai… mais il faut que nousdécampions.
–&|160;Eh bien&|160;! ne t’ai-je pas dit queje me chargeais de vous caser dans un appartement où vous serezbeaucoup mieux&|160;?
–&|160;Oui, et vous êtes bien bon de vousoccuper de nous… mais en attendant que vous l’ayez trouvé, Zinasera forcée d’entrer à l’hôpital.
–&|160;Je trouverai d’ici à très peu de jourset vous ne déménagerez pas avant que votre nouveau logis soitprêt.
–&|160;Mme&|160;Chauvry ne l’entendpas comme ça. Elle nous a signifié de déguerpir tout de suite. Ellevoulait que ce fût ce soir.
–&|160;Elle est donc folle&|160;!… Tu l’asenvoyée promener, je suppose.
–&|160;Je lui ai dit que ce n’était paspossible. Zina est hors d’état de descendre l’escalier et jen’aurais pas pu me procurer ce soir un brancard et des porteurs… Lemardi gras, personne ne veut travailler. Et puis, où aller&|160;?…avec l’argent que vous m’avez donné je pourrais bien payer unechambre dans un garni, mais Zina est trop malade. Aucun logeur nevoudrait d’elle. Ces gens-là n’aiment pas qu’on meure chez eux.
–&|160;Bon&|160;!… qu’a dit à cela cettefemme&|160;?
–&|160;Elle m’a répondu que cela ne laregardait pas… qu’elle nous avait hébergé par charité, qu’elleétait bien libre de nous renvoyer quand ça lui convenait, et que sinous étions encore là demain, elle nous ferait mettre à la portepar les sergents de ville.
–&|160;Ça, je l’en défie, par exemple. On nejette pas une malade sur le pavé, sans lui laisser le temps de seloger ailleurs.
–&|160;Je le croyais… cette dame prétendqu’elle en a le droit… Elle a même ajouté, en s’en allant&|160;: sivous couchez ici cette nuit et qu’il vous arrive malheur, tant pispour vous&|160;!
–&|160;Voilà une méchante coquine&|160;!… maisne crains rien, mon brave. Si elle essayait de te faire desmisères, j’irais trouver avec toi le commissaire de police duquartier et nous verrions si elle oserait pousser les choses plusloin.
Et Hervé reprit, après un court tempsd’arrêt&|160;:
–&|160;Je ne serais même pas fâché qu’ellem’obligeât à y aller, chez le commissaire… Je le prierais dedemander à cette gérante le nom du propriétaire qu’elle représente.J’ai des raisons pour tenir à connaître ce monsieur.
Hervé venait de se rappeler tout à coup lesindications du carnet que les multiples incidents de la soirée luiavaient fait oublier, et il croyait déjà apercevoir un filconducteur qui pourrait guider ses recherches, car il pressentaitque Mme&|160;Chauvry devait connaître le secret qui lepréoccupait, – par intermittences, – depuis qu’un filou lui avaitmis en poche l’énigmatique agenda.
Il n’avait pas encore eu l’idée de rattacherles bizarres agissements de la dame au mystère que lui faisaientsoupçonner les lignes tracées sur certains feuillets de ce livret,mais il commençait à penser que cette inconnue pourrait lesexpliquer.
Si, comme il était permis de le supposer, uncrime avait été commis ou un trésor caché dans la maison de la ruede la Huchette, Mme&|160;Chauvry ne l’ignorait pas, etpeut-être n’avait-elle installé là un pauvre ménage ramassé sur leboulevard Saint-Michel qu’afin d’être prévenue immédiatement au casoù la police ou bien des voleurs s’aviseraient d’y pénétrer – lapolice s’il y avait eu crime&|160;; des voleurs si on y avaitenfoui de l’argent.
L’explication était plausible, mais ellen’était pas complète, car, dans cette hypothèse, il restait àexpliquer pourquoi la même femme s’était subitement décidée àexpulser ses locataires.
Elle n’avait donc plus besoin de leursservices.
–&|160;Mme&|160;Chauvry nous a faitdu bien, dit timidement Alain&|160;; je ne voudrais pas lui fairearriver de la peine.
Le gars aux biques avait bon cœur, et sonmaître lui sut gré du sentiment qu’il exprimait. Hervé avaitd’ailleurs en ce moment d’autres soucis que celui d’éclaircir unmystère qui ne le touchait pas personnellement.
–&|160;Tu as raison, dit-il, mieux vaut que jene m’occupe pas d’elle. Tu ne lui as pas parlé de moi,j’espère&|160;?
–&|160;Pas du tout, notre maître. Vous mel’aviez défendu.
–&|160;Bon&|160;!… je vais tâcher de te mettreà même de changer de domicile immédiatement. Ta femme peut bienpasser quelques jours à la maison Dubois, faubourg Saint-Denis.
Et comme Alain ne paraissait pascomprendre&|160;:
–&|160;C’est une maison de santé où on soigneles malades à peu de frais. La tienne y sera très bien et, pour yentrer, les formalités ne sont pas longues. Il n’y a qu’à payer unequinzaine d’avance. C’est ce que je ferai demain matin et onenverra aussitôt une litière pour transporter Zina. Tul’accompagneras pendant le trajet et rien ne t’empêchera de luitenir compagnie toute la journée.
»&|160;Quant à te loger, toi…
–&|160;Oh&|160;!… un cabinet dans le premiergarni venu me suffira. Zina va être bien contente… elle le seraitencore plus, si vous lui disiez vous-même tout ce que vous venez deme dire.
–&|160;Je ne demande pas mieux, mais à quelmoment&|160;? Demain, toute ma matinée sera prise.
–&|160;Si j’osais, notre maître… je vousdemanderai d’y venir ce soir.
–&|160;Après la représentation&|160;?Ah&|160;! ma foi&|160;! non. J’en ai assez de ce théâtre, et jem’en vais, sans plus tarder.
–&|160;Je puis bien m’en aller aussi.
–&|160;Et ta figuration&|160;?… voilàjustement qu’on sonne au rideau… il faut que tu entres enscène.
–&|160;Un diable de moins dans le cortège, onne s’en apercevra pas. Et si le chef s’en apercevait, je lui diraisque j’ai la fièvre et que je ne peux plus tenir sur mes jambes.
–&|160;Pourquoi donc tiens-tu tant à ce que jevoie ta femme ce soir&|160;?
–&|160;Parce qu’elle se tourmente, depuis quela dame nous a donné congé. Si je lui disais que votre bonté vanous tirer d’affaire, elle ne me croirait peut-être pas… et si vousvenez, elle reprendra courage.
–&|160;Qu’à cela ne tienne&|160;!… après tout,si on te renvoie d’ici, tu n’y perdras pas grand’chose, puisque tun’es plus dans la nécessité de continuer le sot métier que tu fais.Donc, c’est convenu… Nous allons ensemble rue de la Huchette… et jemonterai encore une fois les cinq étages… pour l’amour deZina&|160;; va te déshabiller, mon gars, et viens me rejoindre surle quai, au coin du pont. Seulement, dépêche-toi.
–&|160;Je ne vous demande que dix minutes,répondit Alain en se précipitant vers l’escalier intérieur quiconduit au vestiaire des figurants.
Scaër, talonné par la crainte d’être encoreune fois rattrapé par le sempiternel Pibrac, gagna prestement lapetite porte et, une fois dans le corridor, il ne fit qu’un sautjusqu’à la sortie du théâtre.
Ce n’était pas encore assez pour qu’il se crûtà l’abri des rencontres fâcheuses, et il courut, tout d’unehaleine, jusqu’à l’entrée du Pont-au-Change, où il avait promis àAlain de l’attendre.
Les flâneurs qui se promenaient sur la petiteplace du Châtelet en venaient pas rôder jusque-là.
Il faut bien le dire, ce n’était pas seulementpar bonté d’âme que Scaër avait consenti à accompagner le gars auxbiques.
Scaër se réjouissait d’apporter desconsolations à une pauvre fille dont le triste sort l’apitoyait,mais il n’était pas fâché non plus de savoir ce qu’elle pensait dela dame de Clamart et de la signification du congé.
Les femmes sont toujours plus fines que leshommes, et Zina lui avait paru beaucoup plus capable que ce braveAlain d’apprécier ce que valait la suspecte gérante et de devinerle véritable motif qui la faisait agir.
Il avait oublié aussi d’adresser au gars unequestion intéressante, et ce fut par cette question qu’il entamal’entretien, quand, au bout d’un quart d’heure, Alain arriva toutessoufflé.
–&|160;Tu m’as vu dans la loge où j’étaisavant de monter sur le théâtre&|160;? lui demanda-t-il de but enblanc.
–&|160;Oui, notre maître, répondit le gars. Jevous ai vu au moment où vous vous êtes levé pour ramasser lalorgnette de votre dame.
–&|160;Tu ne la connais pas, ladame&|160;?
–&|160;Oh&|160;! non, notre maître.
–&|160;Eh&|160;! bien, elle te connaît.
–&|160;Pas possible&|160;!
–&|160;Elle t’a vu, en Bretagne, il y a troisans, un jour que tu gardais tes chèvres, sur la lande deTrévic.
–&|160;Il y a trois ans, notre maître, j’étaisplus souvent à Concarneau qu’à la ferme, à cause de Zina… mais çase peut tout de même que cette dame m’ait rencontré.
–&|160;Elle t’a même parlé. Elle t’a demandéquel maître tu servais.
–&|160;Oh&|160;! je me souviens maintenant.Elle avait débarqué d’un navire comme je n’en avais jamais vu… hautmâté, avec une coque peinte en blanc et un pavillon jaune et rouge…C’est pourtant vrai qu’elle m’a questionné sur vous. Elle voulaitsavoir si le château de Trégunc était loin de la côte. Je lui aiproposé de l’y conduire. Elle n’a pas voulu… et puis… attendez queje me rappelle… Ah&|160;! elle m’a demandé aussi ce qu’on disaitchez nous des étrangères qui avaient loué, dans le temps, un petitmanoir pas loin des ruines de Rustéphan et qui sont parties toutd’un coup. Je n’ai pas pu lui en dire grand’chose… je n’avais quedix ans quand elles sont venues dans notre pays et je n’allais passouvent du côté où elles demeuraient.
Hervé ne poussa pas plus loinl’interrogatoire. Alain, évidemment, n’était pas en état de lerenseigner sur le sort d’Héva Nesbitt et ses réponses venaient deconfirmer le récit de la marquise.Mme&|160;de&|160;Mazatlan avait dit la vérité enracontant sa courte excursion en Cornouailles. Hervé était fixé surce point. Il ne lui restait plus qu’à tâcher de savoir ce que Zinapensait de Mme&|160;Chauvry.
Quand ce serait fait, il pourrait enfinrentrer à l’hôtel du Rhin et réfléchir solitairement à sa nouvellesituation.
Tout en causant, Alain et lui avaient passé legrand bras de la Seine, traversé la Cité et enfilé le pontSaint-Michel, au bout duquel commence le quartier Latin.
Ce soir-là, on y fêtait le Mardi-Gras. Lescafés de la place regorgeaient de monde et des bandes d’étudiantsdescendaient, en chantant, le large chemin qu’ils appellent, parabréviation, le boul’Mich.
Hervé ne songeait qu’à tourner à gauche pouréviter de tomber dans cette joyeuse cohue. Il ne fut pas peusurpris de voir des gens s’en détacher et se précipiter dans la ruede la Huchette.
«&|160;Quand le peuple s’assemble ainsi,
c’est toujours sur quelque ruine&|160;»,
a écrit Alfred de Musset. À plus forte raison,quand il court.
Certainement, un malheur venait d’arriver.
Un malheur ou un simple accident, car ilsuffit quelquefois d’un chien écrasé par une voiture pour que lafoule se rue ou s’amasse.
Hervé ne se serait guère ému, si ce tumultes’était produit dans un autre quartier, mais le flot roulait versla rue de la Huchette, et ce nouveau contre-temps fit qu’ils’arrêta court.
–&|160;Attendons la fin de cette bagarre,dit-il à Alain. Il est inutile qu’on nous voie entrer chez toi. Cesgens-là courent probablement après une mascarade. Laissons-lespasser.
–&|160;On dirait plutôt qu’ils se sauvent,murmura le gars aux biques.
–&|160;Entends-tu ce qu’ils crient&|160;?
–&|160;Pas très bien, et pourtant…
–&|160;Tiens&|160;! on regarde en l’air…
–&|160;C’est le feu, notre maître&|160;!Voyez&|160;!
Hervé leva les yeux vers le ciel. Un épaisnuage de fumée noire tourbillonnait au-dessus des toits, chassé parle vent qui soufflait de l’Est.
–&|160;Je crois en effet que c’est unincendie… et tout près d’ici, car je sens une odeur de bois brûléet des bouffées de chaleur, dit Scaër.
–&|160;Et moi, je vois les flammes, repritAlain.
Des gerbes d’étincelles commençaient à sortirdu nuage et, par intervalles, des langues de feu jetaient deslueurs sinistres.
–&|160;Ah&|160;! mon Dieu&|160;!… si c’étaitchez nous&|160;!…
–&|160;Non, je ne crois pas… le foyer est surle quai, car le reflet illumine les maisons de l’autre côté de larivière.
–&|160;La nôtre s’étend jusqu’au quai, vous lesavez bien, notre maître… si le feu gagne, tout flambera comme uneallumette… et Zina qui ne peut pas bouger… j’y vais… pourvu quej’arrive à temps&|160;!
–&|160;J’y vais avec toi.
Et ils coururent tous les deux à la rue de laHuchette.
Elle était déjà bondée de monde et ils eurentbeaucoup de peine à y pénétrer. Ils s’y lancèrent pourtant. Alain,en jouant des coudes, des poings et même de la tête – à la modebretonne – frayait le chemin à son maître qui le suivait de près.Mais plus ils avançaient, plus il devenait difficile de fendre lafoule.
C’était bien la maison d’Alain qui brûlait etelle ne brûlait pas seule. Toutes les vieilles constructions qui sereliaient à elle étaient en flammes, comme si on eût mis le feu enmême temps aux quatre coins du quadrilatère.
Et les secours qui arrivaient ne faisaientqu’augmenter le désordre.
En ce temps-là, on n’en était pas encore auxengins perfectionnés qui fonctionnent maintenant à Paris. Lespompes, traînées non par des chevaux, mais par des hommes, étaientdes pompes à bras.
On venait d’en mettre une en batterie au coinde la ruelle du Chat-qui-Pêche, et ceux qui n’étaient pas occupés àla manœuvrer n’épargnaient pas leurs peines. Ils dressaient uneéchelle contre la façade de la rue de la Huchette, pendant que leurcaporal enfonçait à coups de hache la porte que Kernoul avaitfermée à clé.
On supposait sans doute que la maison étaithabitée et on préparait des moyens de sauvetage qui pourraient êtreefficaces, car, de ce côté, l’incendie ne paraissait pas avoir faitde grands progrès.
Alain, pris dans un groupe compact, sedémenait pour s’ouvrir un passage, car il voulait à toute forcesauver lui-même sa chère malade.
À ce moment, la devanture d’une des boutiquesdu rez-de-chaussée éclata sous la pression des flammes quicouvaient dans l’intérieur et qui jaillirent au dehors avec unetelle violence qu’elles firent reculer les travailleurs.
Ce fut un désarroi général. Les pompiers, ycompris leur caporal, se replièrent sur les curieux attroupés quecontenaient à grand’peine quelques rares sergents de ville et quirefluèrent tumultueusement vers la place Saint-Michel. Il y eut unebousculade indescriptible, et la rue se serait vidée en un clind’œil si elle n’eût été obstruée par des gens qui accouraient de laplace.
Hervé, violemment séparé de son compagnon, futpoussé de l’autre côté de la rue, dans une embrasure de porte où ilresta serré comme un hareng dans une caque.
Il ne pouvait plus bouger, mais il pouvaitvoir, car, depuis l’explosion, il faisait clair comme en plein jouret il se trouvait placé de façon à ne rien perdre de l’émouvantspectacle qui commençait.
Une fenêtre s’ouvrit tout en haut de la maisonet une femme s’y montra, une femme vêtue de blanc.
Les flammes n’arrivaient pas jusqu’à elle,mais l’incendie montait avec une rapidité effrayante. Déjà, aupremier étage, des volets tombaient, livrant passage à des jets defeu. Les fenêtres de la façade s’allumaient l’une après l’autre etla maison prenait l’aspect d’un énorme navire, percé de sabordsembrasés.
Elle allait évidemment brûler de fond encomble, et c’en était fait de la pauvre Zina, à moins que, pourtenter de la sauver, un pompier héroïque n’affrontât une mortinévitable.
Plus d’un n’aurait pas hésité, mais ces bravesgens ne songeaient guère à elle. La fumée leur cachait le cinquièmeétage et Zina n’appelait pas au secours parce qu’elle n’en avaitpas la force. Elle aurait d’ailleurs crié inutilement. Les bruitsde la rue et le formidable ronflement de l’incendie auraientétouffé sa voix. Elle était sans doute hors d’état de se traînerjusqu’à l’escalier. Et, parmi les curieux entassés, Hervé étaitpeut-être le seul qui eût aperçu la malheureuse.
Encore n’avait-il fait que l’entrevoir, carelle ne s’était montrée qu’un instant.
Mais Hervé n’était pas le seul à savoir qu’unefemme allait périr. Alain aussi le savait, et mieux que personne,puisqu’il l’avait laissée là, exposée à tous les dangers del’isolement. C’était à lui de risquer sa vie et de périr avec elle,s’il ne réussissait pas à l’arracher à la mort.
Hervé le cherchait des yeux dans la foule,s’étonnait de ne plus le voir et se demandait déjà si le gars auxbiques était un lâche.
Il regretta bientôt d’avoir douté du couragede ce Breton qui avait eu le tort de quitter sa femme pour allergagner un misérable salaire.
Alain Kernoul tenait peut-être trop àl’argent&|160;; il ne tenait pas à sa peau.
Il se jeta en avant des travailleurs quihésitaient, et, ramassant la hache que le caporal, repoussé par lesflammes, avait laissé tomber, il attaqua vigoureusement la porte del’allée.
Elle tomba bientôt sous les coups furieuxqu’il lui portait et il se précipita dans le corridor ouvert.
Le feu n’y était pas encore, parce qu’il yavait là des murs et non pas, comme dans les boutiques abandonnées,des cloisons de bois et des planchers vermoulus, mais la fuméeavait envahi ce couloir étroit qui aboutissait à l’escalier etaussi à la cour intérieure.
C’était l’asphyxie certaine&|160;: de quoifaire reculer les plus intrépides.
Deux pompiers firent mine de suivre ceparticulier qui leur montrait le chemin. Un officier les retint –par la même raison qu’à bord d’un navire, un commandant défend àses marins de mettre une embarcation à la mer pour essayerinutilement de secourir un de leurs camarades qui vient d’y tomberpar un gros temps.
Et, à vrai dire, l’officier n’avait pas tort,car tout indiquait que la tentative de sauvetage coûterait la vie àdeux bons soldats, et rien ne semblait indiquer qu’il y eûtquelqu’un à sauver dans la maison.
L’homme qui venait d’y pénétrer, sans prendreconseil de personne, ne pourrait s’en prendre qu’à lui-même, s’illui arrivait malheur.
Hervé ne raisonnait pas ainsi&|160;; ilconnaissait la situation, et si Alain n’avait pas commis cettegénéreuse folie, il l’aurait renié.
Le seigneur de Scaër aurait volontiers suivil’exemple de son serviteur et, s’il se tenait coi, ce n’était passa grandeur qui l’attachait au pavé de la rue de la Huchette.C’était la certitude d’être arrêté dans son élan par les sergentsde ville qui s’évertuaient à maintenir l’ordre et à empêcher que lafoule envahissante n’entravât le service des pompes.
Faute de mieux, Hervé voulait du moinssignaler la présence d’une femme à l’étage le plus élevé de lamaison qui brûlait, mais de l’endroit où il l’aurait lancé,l’avertissement se serait perdu dans le vacarme. Il fit si bienqu’il parvint à se pousser au premier rang et à accrocher unofficier de paix qui venait d’arriver.
–&|160;Le cinquième est habité par une femmemalade, lui cria-t-il en le tirant par la manche de sacapote&|160;; elle sera brûlée si on ne va pas la chercher.
Pour toute réponse, le fonctionnaire au képigalonné lui montra du doigt les échelles qu’on avait appliquéescontre la façade avant le jaillissement des flammes. Ellesatteignaient à peine la hauteur du troisième étage et, comme ellesallaient prendre feu, les pompiers se hâtaient de les enlever.
Restait l’escalier, et peut-être l’officierqui dirigeait les manœuvres y aurait-il aventuré ses hommes, siHervé avait pu lui parler, mais ce chef s’était porté vers la rueZacharie, pour y établir une nouvelle pompe, et il ne fallait passonger à le rejoindre à travers les agents qui barraient tous lespassages.
Hervé était condamné à attendre, inactif etimpuissant, la fin de ce drame qu’allait probablement dénouer unedouble catastrophe.
Le sort de Zina était dans les mains de Dieu,comme le sort d’Alain.
Et le danger grandissait à chaque instant, carle feu dévorait aussi les trois corps de bâtiment qui bordaient lequai Saint-Michel et les deux ruelles latérales. L’incendie étaitpartout.
Les gens attirés par ce terrible spectaclecommençaient à se trouver en très fâcheuse situation. Refoulésassez brutalement par les sergents de ville et poussés en sensinverse par d’autres curieux qui venaient du boulevard, ils étaientd’autant plus en danger d’être écrasés, qu’une pompe supplémentairearrivait à fond de train, trouant comme un boulet de canon la fouletrop lente à se garer.
Depuis quelques jours, Hervé ne faisait quetomber d’une bagarre dans une autre&|160;: bagarre au bal del’Opéra, la nuit du samedi gras&|160;; bagarre, le lendemain, surle boulevard des Italiens. Il commençait à s’y habituer, mais il nesavait vraiment pas comment se tirer de celle-ci.
Heureusement, les foules sont comme la mer.Elles ont le flux et le reflux. La vague humaine qui avait portéScaër devant la maison qui brûlait le rapporta sur la placeSaint-Michel, où il put respirer plus à l’aise.
Elle était néanmoins fort encombrée et on n’ycirculait pas facilement, car tout le quartier était sur pied etles étudiants, au lieu de monter au bal de Bullier, descendaient enmasse pour voir de près un incendie de première classe.
Ces messieurs prenaient gaiement ce désastre,et Hervé comprit pourquoi, en écoutant les propos qu’ilséchangeaient&|160;:
–&|160;Ohé&|160;! la Tour de Nesle quibrûle&|160;?
–&|160;Et Marguerite de Bourgogne n’est pasdedans. C’est dommage&|160;!
–&|160;Voilà ce que c’est que de laisser auxrats une maison où on aurait pu ouvrir une brasserie superbe.
–&|160;Pichard, qui fait son droit depuisquinze ans, prétend qu’il l’a toujours vue fermée.
–&|160;Moi, j’ai toujours cru qu’on yfabriquait de la fausse monnaie.
–&|160;Tant mieux si elle est vide, aprèstout&|160;! Personne ne sera rôti.
–&|160;Si j’avais seulement un petit million,j’achèterais l’emplacement et j’y fonderais la Closerie des Lilasdu quai Saint-Michel.
–&|160;Il paraît, se disait Hervé, quel’immeuble géré par Mme&|160;Chauvry n’a pas bonnerenommée sur la rive gauche. Je n’aurai pas de peine à m’yrenseigner.
Cette pensée consolante ne pouvait pas luifaire oublier le malheureux Alain.
Hervé, maintenant, se reprochait amèrementd’avoir cédé aux prières d’Alain qui l’avait supplié del’accompagner, ce soir-là, rue de la Huchette. S’il avait refusé,le pauvre gars serait resté au théâtre jusqu’à la fin de lareprésentation et il ne se serait pas sacrifié inutilement, car ilserait arrivé trop tard.
Zina aurait péri quand même, mais Alain auraitvécu.
Et il n’était pas poitrinaire, lui, tandis queles jours de la malheureuse femme étaient comptés.
Hervé, qui la connaissait à peine, laplaignait plus qu’il ne la regrettait, mais en perdant Alain, ilperdait un serviteur dévoué et un auxiliaire précieux, presque unami, et cela au moment où la rupture de son mariage l’isolait en leruinant.
Hervé ne faisait pas ce raisonnement égoïste,et, s’il se désolait, ce n’était pas seulement parce que lesservices d’Alain allaient lui manquer. Hervé s’était déjà attaché àce brave garçon et il aurait donné volontiers sa vie pour lesauver.
Il n’y fallait pas songer. Alain s’était jetédans la fournaise, et, à l’heure présente, il devait être mort, àmoins qu’un miracle l’eût préservé.
Hervé ne saurait à quoi s’en tenir que lelendemain, car il ne pouvait plus approcher de la maison quibrûlait. Un cordon d’agents barrait l’entrée de la rue de laHuchette, où il ne restait que les gardes municipaux et despompiers travaillant à circonscrire l’incendie qu’ils n’espéraientplus éteindre.
La place elle-même, si vaste qu’elle fût,n’était plus tenable. On y étouffait et on s’y écrasait.
Hervé essaya de passer de l’autre côté del’eau par le pont Saint-Michel.
L’entreprise était malaisée, car la foule,grossie de curieux venant de la rive droite s’épaississait de plusen plus.
Il parvint, cependant, à remonter jusqu’aubout du pont, mais là, au moment où il allait prendre le boulevarddu Palais, une violente poussée le jeta sur le quai du Marché-Neufet l’y bloqua.
Il était aux premières loges pour regarderl’incendie, et le spectacle était grandiose.
Les quatre façades de la maison closebrûlaient en même temps et celle qui bordait le pont Saint-Michelvomissait des flammes par toutes les ouvertures. Des clartéssinistres illuminaient à la fois les paisibles eaux du petit brasde la Seine, les murailles du vieil Hôtel-Dieu et les deux tourscarrées de Notre-Dame, impassible témoins, depuis six siècles, debien d’autres désastres.
Hervé, qui avait l’âme d’un artiste, auraitpeut-être admiré ces effets de lumière, s’il eût été rassuré sur lesort du couple infortuné qui l’intéressait, mais il ne pouvait pasoublier qu’en ce moment même Zina et Alain mouraient peut-être dela plus affreuse des morts. Et il maudissait sa destinée qui lecondamnait à rester spectateur impuissant de la catastrophefinale.
Elle était prochaine, cette catastrophe, carles toits flambaient et les murs n’étaient pas assez solides pourrésister longtemps encore à l’action dévorante de ce feuinfernal.
Bientôt, en effet, ce qui devait arriverarriva, mais le premier écroulement ne se produisit pas du côté dela rivière. Un fracas effroyable, accompagné d’une éruption depoussière et de fumée, annonça qu’une des autres façades venaientde s’effondrer, celle de la rue de la Huchette, trèsprobablement.
C’en était fait de ceux qui se trouvaient prissous les décombres.
Des cris d’horreur s’élevèrent de la foule,comme pour protester contre la Providence qui aurait dû interveniret sauver des innocents&|160;; peut-être aussi, et à plus justetitre, contre l’incurie de l’administration qui avait toléré qu’aucentre de Paris on laissât debout une masure dont le peu desolidité constituait une menace permanente pour les maisons duvoisinage.
Ce dénouement prévu donna le signal d’unedébandade générale, quoique les badauds qui avaient pris positiondans la Cité ne courussent aucun danger.
Ils se mirent à fuir par toutes les issues etHervé, entraîné par le torrent, se retrouva sur la place duChâtelet, sans trop savoir comment il y était arrivé.
La représentation avait pris fin&|160;; lesspectateurs étaient partis à pied ou en voiture, mais quelquescochers retardataires arrivaient encore, par l’avenue Victoria,pour tâcher de charger, à la sortie des artistes, des demoisellesattendues par des messieurs.
Hervé, qui ne tenait plus sur ses jambes, hélaun de ces cochers, qui venait d’arrêter son cheval, tout près de larue des Lavandières où se trouve la porte du paradis interdit auxgalants qui n’ont pas leurs entrées dans les coulisses.
Un monsieur sortant de cette bienheureuse ruedevança Hervé, et Hervé réclama énergiquement son droit depriorité.
–&|160;Comment&|160;! c’est encore toi&|160;!s’écria ce monsieur qui n’était autre que Pibrac. Tu es un jolilâcheur&|160;!… N’importe&|160;!… monte et conduis-moi au cercle.J’en ai long à te conter. Après je te laisserai le sapin et tu irasoù tu voudras.
Hervé ne tenait pas à entendre le récit desmésaventures qu’il devinait, et il pestait contre la fatalité quile condamnait à jouer aux barres avec Pibrac&|160;; mais il luitardait de rentrer chez lui et il monta dans la voiture où Pibracprit place en disant piteusement&|160;:
–&|160;Margot m’a planté là, mon bon.
–&|160;Je m’en doutais un peu, murmuraScaër.
–&|160;Et pour qui&|160;?… pour un individuqui a l’air d’un valet de chambre.
–&|160;Que veux-tu que j’y fasse&|160;?
–&|160;Tu devrais au moins me plaindre,puisque nous sommes logés à la même enseigne. Ta blonde aussi t’aplanté là… et je vois que tu ne l’as pas rattrapée.
–&|160;Je n’ai pas couru après elle.
–&|160;Et je ne courrai pas après Margot, jete prie de le croire, mais je te donne en mille à deviner ce quec’est que cet homme rasé de frais.
–&|160;Dis-le moi tout de suite, ce sera plusvite fait.
–&|160;Tu l’as peut-être remarqué. Il setenait contre un portant, pendant que nous causions avecMargot.
–&|160;Je m’en souviens.
–&|160;Eh bien&|160;! mon cher, c’est Bernagequi l’avait amené là.
–&|160;Bernage&|160;!…
–&|160;Parfaitement… et il a dit à ces damesque c’était un étranger, arrivé récemment à Paris et colossalementriche.
–&|160;Je m’explique maintenant que Margot aitpréféré souper avec lui.
–&|160;Moi aussi, parbleu&|160;! je mel’explique. Mais c’est un mauvais tour que Bernage m’a joué… et jelui revaudrai cela. Vous voilà brouillés&|160;; si, comme je lesuppose, tu cherches des occasions de lui être désagréable, comptesur moi&|160;; nous serons deux contre lui, et à nous deux…
–&|160;Il n’a pas dit comment s’appelait cemonsieur, interrompit Hervé, que ce traité d’alliance ne tentaitpas du tout.
–&|160;Non, grommela Pibrac, ou du moins j’aioublié de m’en informer… mais je le saurai. Margot ne manquera pasd’afficher sa liaison avec un millionnaire, quand ce ne serait quepour faire enrager ses petits camarades… et je t’apprendrai le nomde ce nabab, si ça t’intéresse.
–&|160;Oh&|160;! fort peu.
Hervé ne disait pas ce qu’il pensait, carl’homme que tantôt, à la porte du théâtre, il avait pris pour unespion, le préoccupait de plus belle, maintenant qu’il savait queBernage le patronnait.
C’était encore un mauvais point à marquer àson ex-futur beau-père qui lui devenait de plus en plussuspect.
Quels liens unissaient ce financier à unpersonnage exotique, qui pouvait être cousu d’or, mais qui nepayait pas de mine et qui, à peine débarqué à Paris, se faisaitprésenter à ces demoiselles du Châtelet&|160;? Le père de Solangeavait là un singulier ami et un ami avec lequel il ne se gênaitguère, puisqu’il l’avait quitté pour aller, presque sous ses yeux,faire une scène à Hervé de Scaër.
Mais le moment n’était pas venu d’ouvrir uneenquête sur les relations de M.&|160;de&|160;Bernage, et Hervé nevoulait pas parler à Pibrac des soupçons qui l’agitaient, pas plusqu’il ne voulait lui dire un seul mot des événements qui venaientde troubler sa vie&|160;: pas un mot de la marquise, pas un motd’Alain.
–&|160;Alors, s’écria l’insouciant Ernest,qu’ils aillent tout au diable&|160;!… Tu as fait ton deuil de tonmariage manqué&|160;; moi je ne pleurerai pas Margot. Parlonsd’autre chose… D’où viens-tu et qu’est-ce que tu es devenu depuisque tu t’es dérobé derrière la toile du fond&|160;?… Ta cravate estnouée de travers, ton chapeau a des bosses et ton pardessus a desaccrocs… est-ce que tu es allé voir l’incendie&|160;?…
–&|160;Comment&|160;! tu sais&|160;?…
–&|160;Une demi-heure après ton départ, lebruit a couru que tout le quartier Latin brûlait.
–&|160;On exagérait&|160;; mais j’ai été eneffet pris dans la foule et j’ai eu beaucoup de peine à m’entirer.
–&|160;Pourquoi t’y étais-tu fourré&|160;?Est-ce que ta blonde demeure par là&|160;?
–&|160;Ah&|160;! tu m’ennuies, à la fin&|160;!Tu t’occupes sans cesse de cette femme. Est-ce que je m’occupe destiennes&|160;?
–&|160;Là&|160;!… là&|160;!… ne te fâche pas,beau ténébreux&|160;! Je ne me permettrai plus jamais de tequestionner et je reste prêt à te soutenir, si tu as guerre avec cevieux drôle dont tu as manqué d’épouser la fille. Du reste, nousvoici arrivés à la porte du cercle. Montes-tu faire une partie pourte consoler&|160;?
–&|160;Je n’ai nul besoin de me consoler et jevais me coucher.
–&|160;Alors, bonne nuit, mon cher, conclutPibrac en sautant sur le trottoir. Moi, je vais tailler une banqueau baccarat. Depuis que Margot m’a lâché, je dois être en veine, àmoins que le proverbe…
Hervé n’entendit pas la fin de la phrase,occupé qu’il était à donner au cocher l’ordre de le conduire àl’hôtel du Rhin et, une fois débarrassé de son indiscret compagnon,il se reprit à penser aux deux touchantes victimes que le caquet dePibrac lui avait fait oublier momentanément.
Il n’espérait plus les revoir, mais ilréfléchissait à la catastrophe où Alain et Zina avaient trouvé lamort, et plus il y réfléchissait, plus elle lui semblaitinexplicable.
Qu’une maison très vieille eût brûlé trèsvite, cela se pouvait comprendre, mais que le feu eût pris dans unemaison uniquement habitée par une malade qui n’en faisait pas chezelle, faute de bois pour se chauffer, c’était plus quebizarre&|160;; et puis, comment l’incendie avait-il éclaté presqueau même instant de tous les côtés de ce bâtiment à quatrefaces&|160;?
Il fallait qu’on l’eût allumé et même qu’onl’eût préparé en y entassant des matières inflammables.
Quelle main criminelle avait accompli cettesinistre besogne&|160;? Et à qui en voulaitl’incendiaire&|160;?
Pas au ménage qu’on y avait logé par charité.En ce monde égoïste, on méprise et on délaisse les pauvres, mais onne les hait pas.
Si le couple gênait, on se serait contenté dele chasser.
Était-ce donc pour nuire au propriétaire qu’ony avait mis le feu&|160;? En vérité, la destruction de son immeublene lui aurait pas causé un bien grand préjudice, car cet immeublen’avait pas d’autre valeur que celle du terrain sur lequel il étaitconstruit.
Que ce propriétaire inconnu, s’étant faitassurer pour une forte somme, se fût incendié lui-même, cela s’estvu, et Hervé se serait peut-être arrêté à cette supposition, si, endescendant de voiture devant son hôtel, il ne se fût souvenusubitement d’un propos rapporté par le gars aux biques.
«&|160;Si vous couchez ici cette nuit et s’ilvous arriver malheur, ne vous en prenez qu’à vous-même, avait dit àAlain Mme&|160;Chauvry.
–&|160;C’est cette femme qui a fait le coup,murmura Scaër, dernier de son nom.
La richesse ne fait pas le bonheur ;c’est un dicton qui court et que répètent volontiers les pauvresdiables, pour se consoler des injustices de la fortune. Laphilosophie convient aux déshérités.
Peut-être, s’ils disaient ce qu’ils pensent,au fond, tiendraient-ils un autre langage, mais il y a du vrai danscette formule générale.
Il est difficile d’être complètement heureuxsans argent, mais on peut aussi être tout à la fois très riche ettrès malheureux, car l’argent ne donne ni la santé, ni lecontentement de soi-même, et il ne préserve pas de l’ennui, cetteplaie des oisifs opulents. Encore moins préserve-t-il dessoucis.
C’est pour mettre en lumière cette véritéincontestable que La Fontaine a écrit « Le Savetier et leFinancier ».
Sa fable s’applique surtout aux hommes qui, aulieu de jouir en paix de capitaux laborieusement acquis, ne songentqu’à les défendre et à les augmenter.
C’est le combat perpétuel qu’on appelle« les affaires » ; et c’était le cas deM. Laideguive de Bernage, plusieurs fois millionnaire et pasdu tout disposé à se contenter de ses millions. Mais celui-là étaitdans son élément naturel et il n’aspirait nullement au repos. Lalutte pour l’argent, c’était sa vie.
Il ne se privait d’ailleurs d’aucune desdistractions que Paris offre aux gens qui roulent sur l’or, et ilétait arrivé à ce moment psychologique où l’ambition vient auxcapitalistes.
Charles de Bernage, spéculateur enrichi etfutur candidat à la députation, n’avait jamais eu le temps des’apercevoir qu’il lui manquait quelque chose.
Sa fille, en revanche, n’avait pas toujoursmené une existence agréable. Enfermée jusqu’à dix-sept ans dans unpensionnat et fort isolée depuis qu’elle en était sortie, ellen’avait pas commencé à vivre, – s’il est vrai que vivre c’estsentir, – que le jour où s’était décidé son mariage avec Hervé.
Ce jour-là, seulement, s’étaient ouverts pourelle des horizons nouveaux. Elle entrevoyait un avenir de fêtes etd’indépendance qu’elle n’avait pas craint d’annoncer à son fiancé.Il ne s’agissait plus que d’attendre l’heure bénie qui allait luiapporter la joyeuse liberté qu’elle rêvait. Mais, en attendant,elle ne s’amusait guère. Ses journées s’écoulaient monotones, etles thés ce cinq heures ne suffisaient pas à la distraire.
Depuis les visites qu’elle avait reçues ledimanche, elle n’avait vu personne et elle s’était mortellementennuyée en la peu réjouissante compagnie deMme de Cornuel.
Son père avait dîné en ville le lundi et lemardi – des dîners d’hommes, assurait-il, dans des maisonssérieuses où il ne la conduisait jamais. Et la pauvre Solangen’avait pas mis le pied dehors, de peur de se trouver mêlée à lafoule inélégante qui encombre les rues de Paris, pendant les joursgras.
Solange, comme toutes les nouvelles venuesdans le monde, sacrifiait ses préférences pour suivre les lois dela mode, et quoiqu’elle mourût d’envie de sortir, elle s’enprivait, parce qu’il n’était pas de bon ton de se promener en mêmetemps que le cortège du bœuf.
Elle s’était donc confinée dans l’hôtel duboulevard Malesherbes et la solitude lui avait été d’autant pluspénible à supporter qu’elle comptait sur Hervé, qui ne manquaitpresque jamais de venir lui faire sa cour, avant ou après ledîner.
Hervé n’avait pas paru.
Solange s’était donc levée de mauvaise humeur,le mercredi des Cendres, et, quoiqu’elle n’eût pas été élevée trèsreligieusement, elle avait demandé à sa gouvernante de la conduireà l’église Saint-Augustin où affluaient, ce jour-là, les pénitentesde distinction.
On déjeunait à midi chezM. de Bernage qui, absorbé par ses affaires, ne prenaitpas toujours part à ce premier repas. Il arrivait même quelquefoisque mademoiselle déjeunait seule, parce queMme de Cornuel était souffrante.
Mais, ce mercredi, le valet de chambre euttrois convives à servir. Le déjeuner n’en fut pas plus gai pourcela.
Solange boudait ; son père avait l’airsoucieux et, contrairement à ses habitudes, la dame de compagnie nedesserrait les dents que pour manger.
Ce n’était pas qu’ils n’eussent rien à sedire, mais la présence d’un domestique les empêchait d’aborder dessujets intéressants – encore un des inconvénients de la richesse –et ils étaient trop préoccupés pour échanger des parolesinsignifiantes.
La conversation ne s’engagea qu’au dessert,après que M. de Bernage eût renvoyé le valet de chambre,et ce fut sa fille qui entama l’entretien en disant :
– Est-ce que M. de Scaër estmalade ?
– Je ne crois pas, répondit le père.Pourquoi me demandes-tu cela ?
– Parce que je m’étonne de ne l’avoir pasvu depuis dimanche.
– Est-ce à dire que tu t’affliges de sonabsence ?
– Un peu, je l’avoue. Sans doute, il a debonnes raisons pour s’abstenir, mais ces raisons, je voudrais lesconnaître, et j’exigerai qu’il me les explique. Du reste, mon cherpère, je saisis l’occasion de vous déclarer que la situation n’estplus tenable ni pour lui, ni pour moi.
– Comment cela ?
– Voilà six mois que nous sommes fiancés,il est temps d’en finir.
– C’est absolument mon avis.
– Alors, qu’attendez-vous pour fixer ladate de notre mariage ? Si vous continuez à le renvoyer auxcalendes grecques, autant vaudrait décider qu’il ne se ferajamais.
– En serais-tu très fâchée ? demandaBernage en regardant sa fille dans le blanc des yeux.
Solange rougit et balbutia :
– Quelle singulière question !
– Toute naturelle, au contraire. Je tiensà connaître le fond de ta pensée.
– Sur quoi ?
– Sur ce mariage, parbleu !
– Ne savez-vous pas que je ledésire ?
– Je sais que tu as consenti à épouserM. de Scaër…
– C’est vous qui me l’avez proposé.
– Parfaitement… mais je ne sais pas si tuy tiens.
– En vérité, mon père, je ne vouscomprends pas. Où voulez-vous en venir ?
– À te prier de réfléchir, avant de telier pour la vie.
– Encore une fois, mon père, il y a sixmois que je réfléchis.
– D’accord… mais six mois ne suffisentpas toujours pour bien connaître un homme. En affaires, il m’estarrivé souvent d’être trompé par des gens qui m’inspiraient uneconfiance absolue.
– En affaires, oui…
– Eh ! bien, ma chère enfant, lemariage est une affaire… où le cœur doit avoir sa part, j’enconviens, mais…
– Vous ne prétendez pas, je suppose, queM. de Scaër vous a trompé sur sa situation defortune ?
– Non, certes. Je la connaissais mieuxqu’il ne la connaissait lui-même. Je savais qu’il avait dissipé sonpatrimoine et qu’il ne lui restait que des dettes. Elle ne pouvaitdonc pas empirer et je n’en ai tenu aucun compte. J’ai vu que cejeune homme te plaisait et j’ai pu apprécier ses mérites, qui sontréels. Tu es assez riche pour te marier à ton gré. Je n’ai pasmarchandé mon consentement, parce que j’avais alors la convictionque ce mariage ferait ton bonheur.
– Et maintenant vous pensez lecontraire ?
– Je pense que, de même qu’on peut êtretrompé sur le chiffre d’une dot, on peut l’être aussi sur lesqualités d’un prétendu.
– Que s’est-il donc passé qui ait pu vousfaire changer d’avis ?
– Je vais te le dire. Réponds d’abord àune question que je vais te poser : Serais-tu heureuse avec unmari qui te donnerait sujet d’être jalouse ?
– Non, répondit nettement Solange. Jeveux avant tout être aimée, et si mon mari s’occupait d’une autrefemme, ce serait qu’il ne m’aimerait pas.
– Je prends acte de ta déclaration.
– Et vous allez me dire queM. de Scaër a beaucoup vécu… qu’il a eu des maîtresses…Peu m’importe ! Je ne me préoccupe pas de son passé… mais s’ilen avait quand nous serons mariés, j’en mourrais…
– Tu l’aimes donc… d’amour ?
– Si je ne l’aimais pas d’amour, je nel’épouserais pas… et quoi que vous en disiez, je suis sûre qu’il mesera fidèle.
– Alors, tu crois que le mariage fera delui un autre homme ?
– C’est déjà fait, et pourtant il n’estencore que mon fiancé.
– Tu affirmes ; moi, je doute.
– N’a-t-il pas renoncé à la vie qu’ilmenait avant de s’engager avec moi ? Vous en êtes convenuvous-même… vous étiez là quand il a poussé la loyauté jusqu’às’excuser de s’être laissé entraîner au bal de l’Opéra et lescrupule jusqu’à m’en demander pardon.
– S’il n’avait pas d’autre tort quecelui-là, je ne douterais pas de lui. Les drôlesses qu’on rencontreau bal de l’Opéra ne sont pas des rivales à redouter pour une jeunefemme. Mais il y en a de plus dangereuses…
– Dans le monde où nous vivons, je lesais… et je ne les crains pas. M. de Scaër a fait sespreuves, dimanche, pendant la visite deMme de Mazatlan. Je ne crois pas qu’il existeune beauté plus parfaite… et plus séduisante. Eh bien !M. de Scaër ne s’est occupé d’elle que tout juste assezpour être poli.
– Vraiment ? Il m’avait semblé aucontraire que cette marquise t’inspirait de la jalousie.
– J’ai pu en concevoir, mais j’en suisvite revenue. Et la preuve, c’est que je n’ai rien dit quand vousl’avez invitée à venir nous voir en Bretagne.
– J’ai eu tort. Mon excuse est que je nesavais pas ce que je sais.
– Que savez-vous donc ?
– Que cette femme n’est qu’uneintrigante.
– Vous disiez qu’elle possédait à Cubades terres… des mines…
– J’ai appris qu’elle les a vendues etqu’elle vient à Paris chercher fortune… et j’ai appris biend’autres choses encore. Ce n’est pas pour une œuvre de charitéqu’elle s’est présentée ici… c’est pour y rencontrer…
– Qui ? interrompit Solange, quipâlissait à vue d’œil.
– Tu devrais le deviner… celam’épargnerait le chagrin de te le dire.
– Hervé ?
– Eh ! oui… Hervé !… et ellen’a pas perdu son temps, car ce joli monsieur est allé larejoindre, un quart d’heure après son départ.
– La rejoindre ?… Je ne comprendspas.
– Ce n’est pas M. Pibrac qui a faitappeler M. de Scaër… c’est cette marquise impudente.
– Si je croyais cela !…
– Tu peux et tu dois le croire, car je tel’affirme… et je te le prouverais sur-le-champ, s’il ne merépugnait pas de te le faire dire par un de mes gens qui a vu… deses yeux vu…
– Ils se connaissaient donc avant de serencontrer ici ?
– Je ne sais pas s’ils se connaissaient,mais je suis sûr qu’ils ont fait connaissance, car… mais je vaist’affliger.
– Non… Je veux tout savoir.
– Alors, prends ton courage à deux mains,car c’est abominable ce qu’il fait là, ce fier gentilhomme. Hiersoir, il était au Châtelet, dans une baignoire d’avant-scène, entête-à-tête avec la charitable marquise de Mazatlan. J’étais entré,par hasard, à ce théâtre, et je les ai aperçus, quoiqu’ils aientessayé de se dissimuler, à grand renfort d’écrans…
– Ah ! c’est infâme !
– Me reprocheras-tu encore d’avoirretardé ton mariage ?
– Il faut le rompre.
– Je l’ai rompu. Je me suis fait ouvrirla loge et j’ai prié M. de Scaër d’en sortir. Il est venuet je lui ai signifié que je lui défendais de remettre les piedschez moi. J’étais tellement indigné que j’ai agi sans te consulter.Ai-je eu tort ?
Le père attendait de sa fille une approbationcatégorique, il n’avait pas prévu la réponse qui fut :
– Je veux le voir.
– Et pour quoi faire, bon Dieu !s’écria M. de Bernage.
– Pour lui dire ce que je pense de satrahison.
– Tu parles là comme une enfant. J’aivoulu, en lui signifiant son congé, t’épargner une scène pénible.Réfléchis donc à l’inconvenance d’une entrevue après ce qui s’estpassé. Je doute fort, d’ailleurs, que M. de Scaër s’yprêtât. Quand on est coupable, on n’aime pas à en convenir devantcelle qu’on a offensée.
– Coupable ?… L’est-il ?
– Les faits sont là. Je te répète que jel’ai surpris avec Mme de Mazatlan, dans uneavant-scène où ils se cachaient.
– A-t-il avoué que cette femme était samaîtresse ?
– L’aveu eût été superflu. Il n’a pasnié, d’ailleurs, et au lieu d’essayer de se justifier, il s’est misen colère. Il l’a pris de très haut avec moi. Je lui ai imposésilence et je l’ai laissé là. Je ne pouvais pas pousser les chosesplus loin… on ne se bat pas avec un homme qu’on avait choisi pourgendre…
– Non… mais on peut le forcer às’expliquer.
– C’était à lui de s’expliquer… et il n’yaurait pas manqué, s’il avait eu de bonnes raisons à me donner.
– Lui en avez-vous laissé letemps ?
– Il n’avait qu’à parler. Je l’auraisécouté. Il a préféré se fâcher. Donc, il est coupable.
– Et elle ?
– La marquise ? quand je suis entrédans la loge, elle n’a pas dit un mot, mais j’ai bien vu à son airqu’elle se sentait prise. Du reste, j’ai aussitôt priéM. de Scaër de sortir. Il est sorti et elle ne nous a passuivis. Je l’ai emmené au foyer, où, après lui avoir dit ce que jepensais de sa conduite, je lui ai déclaré que je ne le recevraisplus…
– Et il est allé la rejoindre ?
– Je le suppose, mais je n’en sais rien,car je ne suis pas resté au théâtre. Te voilà renseignée.
– Pas comme je voudrais l’être.
– Que te faut-il donc de plus ?
– Je viens de vous le dire.
– Ce n’est pas sérieusement que tu songesà interroger toi-même ce monsieur. Ce serait très maladroit, pourne pas dire plus. Il croirait que tu tiens à lui et il abuserait dela situation.
– Il croirait ce qui est…
– Non ; tu m’a dit que tu l’aimais,c’est vrai ; mais tu as ajouté que, s’il te trompait, tu nel’aimerais plus. Or, il te trompe et, en feignant de t’aimer, ils’est indignement moqué de toi.
– Je n’en ai pas la preuve.
– Voyons, ma chère Solange, ne déraisonnepas ! Tu souffres d’être trahie et le chagrin te souffle desrésolutions folles. Je comprends cela et je ne t’en veux pas, maisje te supplie d’écouter mes conseils et de les suivre. S’ils nesuffisent pas à te convertir, consulte notre amieMme de Cornuel. Je suis certain qu’elle est demon avis.
Solange fit une moue significative. Ellegoûtait peu la dame de compagnie que son père lui avait à peu prèsimposée, et Bernage s’aperçut qu’il faisait fausse route enproposant de s’en rapporter à l’arbitrage de la gouvernante.
C’était trop tard pour retirer sa proposition,car Mme de Cornuel s’empressa derépondre :
– J’ai jugé M. de Scaër dès lepremier jour, mon cher Charles, et je n’ai pas caché à votre fillequ’à mon sens, ce mariage ne lui convenait pas du tout.
– C’est votre appréciation, interrompitSolange. Hier encore, ce n’était pas celle de mon père. Je m’entiens à la mienne, et si je n’épouse pas M. de Scaër, jen’épouserai personne.
– Je crois, ma chère Solange, que tu teméprends sur tes propres sentiments, dit doucementM. de Bernage, mais à Dieu ne plaise que je tecontraigne. Je sais fort bien que tu n’iras pas te jeter à la têtede ce jeune homme. Je puis donc m’en remettre à ta sagesse. S’ils’avisait de revenir ici, je ne refuserais pas de le recevoir, enta présence, et je te laisserais l’interroger tout à ton aise. Jene pense pas qu’il ose affronter cette épreuve, mais s’il l’osait,je m’abstiendrais d’intervenir.
– C’est tout ce que je vous demande,répliqua Solange avec une fermeté qui donna fort à réfléchir aupère et à la gouvernante.
Tous deux étaient d’accord sur la nécessité derompre le mariage projeté, mais ils ne s’attendaient ni l’un nil’autre à une résistance aussi nettement déclarée.
Solange, jusqu’alors avait toujours pris lesévénements de sa vie avec une certaine insouciance. Elle n’avaitpas fait de façons pour accepter, lorsque son père lui avaitproposé, un beau matin, de la marier à Hervé de Scaër qu’elleconnaissait fort peu, et depuis que c’était décidé, elle n’avaitpas cessé de se montrer satisfaite.
Elle paraissait avoir pour Hervé une de cesaffections calmes qu’on permet aux demoiselles de bonne maison, eton pouvait supposer que la rupture se ferait sans déchirement.
Il semblait maintenant que son cœur se fût misde la partie, car au lieu de croire, sans les vérifier, auxaccusations portées par son père, elle se cramponnait à uneespérance chimérique. Et ces illusions-là sont particulières auxfemmes aveuglément éprises.
Bernage, tout en constatant ce symptômeinquiétant, ne crut pas devoir s’en préoccuper outre mesure. Ilsavait bien que Scaër, brutalement évincé, n’essaierait pas derentrer en grâce. Pour que ce Breton entêté s’humiliât jusqu’àimplorer le pardon de sa fiancée, il aurait fallu qu’il fûtpassionnément amoureux d’elle, et Bernage était convaincu que Scaërtenait beaucoup moins à Solange qu’à la grosse fortune qu’elledevait lui apporter.
On juge les autres d’après soi.
Et si Hervé, par fierté, se tenait à l’écart,que pourrait faire pour le ramener une jeune personne bienélevée ? À coup sûr, elle n’irait pas le chercher chez lui.Tout au plus pourrait-elle lui écrire, et on le saurait, car ellen’avait pas coutume d’aller elle-même porter ses lettres à laposte.
Ainsi raisonnait ce père qui connaissait mieuxle cours des valeurs que le caractère de sa fille. Et il sepromettait de la surveiller pour l’empêcher de faire un coup detête. Il comptait bien d’ailleurs lui trouver un autre mari quiserait selon son cœur, à lui, Bernage, et qu’elle finirait paraccepter, ne fût-ce que pour se venger de la trahison du sire deScaër.
Mme de Cornuel étaitpeut-être moins rassurée sur l’avenir, mais elle n’en laissa rienparaître.
Solange, après avoir lancé son ultimatum,s’était enfermée dans un silence inquiétant. Elle s’en tenait à cequ’elle avait dit et on voyait bien que tous les sermons du mondene la convaincraient pas qu’il ne lui restait qu’à oublierHervé.
M. de Bernage se dit que le temps lacalmerait, tandis que la discussion ne ferait que l’exciterdavantage, et jugea qu’il serait maladroit d’insister.
Il se prépara donc à lever la séance, et ilcommença par passer brusquement à un autre sujet deconversation.
– Ma chère amie, dit-il àMme de Cornuel, j’aurai ce soir à dîner un amique vous connaissez, et que vous n’avez pas vu depuis longtemps… cebrave Ricœur.
– Quoi ! Il est en France ! ditla dame.
– Oui. Il vient d’arriver à Paris. Jel’ai rencontré par hasard et j’ai eu grand plaisir à l’inviter.Nous le verrons souvent, car il va se fixer ici, et c’est unaimable homme.
» Je te le présenterai, ma chère Solange,et je suis sûr qu’il t’intéressera. Il a beaucoup vu et il raconteà merveille.
– Je ne tiens pas à l’entendre, murmurala jeune fille.
– Tu changeras peut-être d’avis quand tusauras qu’il arrive de la Havane et que c’est lui qui m’a renseignésur cette marquise…
– Tout récemment alors, car, dimanche,vous l’avez reçue plus que poliment.
– Dimanche, je venais de causer cinqminutes avec Ricœur, sur la place de la Madeleine, mais après dixannées d’absence, nous avions trop de choses à nous dire pour qu’ilfût question entre nous de Mme de Mazatlan.Hier, je l’ai revu et je lui ai parlé de cette affaire de mines oùj’avais eu la malencontreuse idée de me fourrer. Heureusement, ilm’a édifié sur la situation actuelle de cette aventurière.
– Est-ce lui, aussi, qui vous a signaléles accointances de la marquise avecM. de Scaër ?
– Non. Ricœur ne connaît pas ce Breton.C’est le hasard qui m’a fait découvrir la vérité. Je soupçonnaisdéjà qu’ils s’entendaient. Je n’en avais pas la preuve. Je l’aimaintenant et je ne reverrai plus le seigneur de Scaër, mais je mepropose de dire à cette femme ce que je pense de sa conduite.Qu’elle jette son bonnet par-dessus les moulins, je n’ai rien à yvoir… seulement, je ne lui pardonne pas de s’être moquée de nous,et comme elle pourrait avoir l’audace de revenir chez moi, je tiensà lui notifier la résolution que j’ai prise de lui fermer maporte.
– Alors, vous irez la voir ?…
– Parfaitement. Ce serait même déjà fait,si je n’avais pas tenu à t’avertir d’abord. Elle habite tout prèsd’ici.
– Avenue de Villiers, je crois, demandavivement Solange.
– Oui… au coin de la rue Guyot. Elle aloué là, tout meublé, un petit hôtel dont le propriétaire estabsent pour un an. Un de ces jours, elle s’envolera vers le paysd’où elle est venue. Cette marquise d’outre-mer est un oiseau depassage, et qui sait ?… M. de Scaër s’envolerapeut-être avec elle. C’est la grâce que je nous souhaite.
Solange, sans doute, ne s’associait pas au vœuexprimé par son père, et sans doute aussi elle savait tout cequ’elle voulait savoir, car elle ne dit plus un seul mot.
Bernage, par une transition assez naturelle,était involontairement revenu au sujet d’entretien qu’il tenait àlaisser de côté. Il s’en repentait déjà et, de peur de retomberdans la même faute, il se leva de table ;Mme de Cornuel le suivit dans le salon, en luidemandant tout haut pour le dîner du soir des instructions dontelle aurait pu se passer, sachant très bien sur quel piedd’intimité Bernage était avec son invité, qu’elle connaissait delongue date.
Solange devina sans peine que la dame prenaitce prétexte pour s’en aller conférer en tête-à-tête avec son vieilami, et elle s’empressa de regagner son appartement de jeunefille.
Ce n’était pas pour y pleurer l’abandon où lalaissait son fiancé qu’elle s’y réfugiait, ni même pour s’yconfiner.
Elle avait un projet arrêté et elle ne perditpas une minute pour le mettre à exécution.
Solange avait conservé du pensionnatl’habitude très louable de s’habiller dès le matin et d’ailleurs,ce jour-là, elle était allée à l’église avant le déjeuner. Ellen’eut qu’à mettre son chapeau sur sa tête et un manteau sur sesépaules pour être prête, et il lui était facile de sortir del’hôtel sans être vue.
Les fenêtres de sa chambre donnaient sur lejardin, où elle pouvait descendre par un escalier particulier, etelle avait la clé d’une petite porte qui s’ouvrait, au fond de cejardin, sur la rue de la Bienfaisance.
Jamais son père n’entrait chez elle ; sagouvernante y venait très rarement. Ils ne s’apercevraient pas deson absence.
Le temps avait changé depuis la veille. Leciel se couvrait de nuages chargés de neige et le jour tournait aucrépuscule, quoiqu’il fût à peine deux heures. Un temps fait àsouhait pour courir les rues incognito.
Solange, une fois hors du jardin, rabattit savoilette sur son visage et fila, en rasant le mur, vers leboulevard Malesherbes.
Où allait-elle ? Bien fin qui l’eûtdeviné. Les rares passants qui remarquaient son allure furtivedevaient croire que cette femme voilée venait de quitterclandestinement un toit conjugal pour courir au rendez-vous donnépar un amant.
Elles ont toutes, en ces occasions, une façonde se couler le long des maisons qui les signale à l’œil exercéd’un vieux Parisien.
Et, cette fois, le plus habile se seraitmépris, car Solange n’avait pas de mari à tromper et ce n’était pasprécisément l’amour qui l’avait attirée hors de l’hôtel de Bernage,quoique l’amour fût pour quelque chose dans cette escapade.
Son père, s’il eût été là, aurait peut-êtrepensé que, pour lui forcer la main, elle avait résolu de secompromettre avec Hervé de Scaër et qu’elle se hâtait ainsi versl’hôtel du Rhin où il logeait. Il n’aurait certes pas soupçonnél’étrange dessein qui s’était logé dans cette tête exaltée et ileût été bien surpris de la voir remonter le boulevardMalesherbes.
Ce n’était pas le chemin de la placeVendôme.
Elle marchait d’un pas ferme et rapide, contreune bise glacée qui lui coupait la figure à travers son voile,sourde aux appels des cochers maraudeurs, et indifférente auxœillades des messieurs qu’elle croisait.
C’était la première fois qu’il lui arrivait decirculer seule, à pied, dans ce Paris où les jeunes filles biennées ne s’aventurent guère sans un chaperon – ce chaperon fût-ilune simple femme de chambre – et à la voir ainsi, alerte etdécidée, on eût dit qu’elle n’avait de sa vie fait autre chose.
Elle eut tôt fait d’arriver, en traversant leboulevard de Courcelles, à la place Malesherbes, et elle continua,en obliquant à gauche, par l’avenue de Villiers.
Là commence un quartier où les hôtelsparticuliers, grands ou petits, ont poussé comme deschampignons.
Les peintres ont commencé. Ceux-là avaient uneraison pour aller s’établir sur les sommets. Ils ont besoin de laclaire lumière qui vient du Nord et, au cœur de la ville, l’espaceet le jour manquent pour installer commodément un atelier. Et puisun artiste propriétaire est nécessairement un artiste arrivé et ilfait payer ses tableaux en conséquence.
Les demi-mondaines ont suivi. Pour elles, lepetit hôtel, c’est le signe visible du grade gagné par de brillantssuccès dans l’armée de la galanterie. Paris leur doit des ruesnouvelles. Elles ont hérissé de bâtisses les terrains vagues etelles reçoivent leurs amis, qui s’en plaignent, dans des parages oùon allait chasser au furet sous le règne de Charles X.
Enfin, la bourgeoisie est venue. Les habitudesanglaises se sont implantées en France, et la manie du chez-moi –du home, comme disent nos voisins d’outre-Manche – a gagnéles Parisiens. Les riches, qui se contentaient jadis d’un belappartement au premier étage, dans un quartier central, se croientobligés, maintenant, d’habiter une maison à eux appartenant, àplusieurs kilomètres de la Bourse et du Palais-Royal.
Ils s’y ennuient à mourir, mais ils sontdans le train. Ils ont un hôtel, et cela suffit à lesconsoler de l’isolement.
Les architectes ont profité de cette maniepour se donner carrière. Ils ont bâti à tort et à travers, danstous les styles, et imité toutes les époques.
Il y avait sous Louis XV des Folies-Beaujon,des Folies-Méricourt et autres fantaisies immobilières desfinanciers de ce temps-là ; il y a maintenant des Folies« n’importe qui » copiées sur leurs devancières. Il y ades castels en briques, dans le goût Louis XIII. Il y a même desconstructions agrémentées de tours, de barbacanes et demâchicoulis, auxquelles il ne manque guère que la patine du tempspour avoir l’air de châteaux-forts du moyen âge.
L’hôtel de Bernage ne ressemblait pas à cesimmeubles excentriques. C’était un hôtel sérieux, situé sur unboulevard où les terrains valent très cher. Son propriétaire auraitdédaigné les colifichets du quartier Villiers, et Solange, quisortait de l’imposante demeure paternelle, ne les regardait guère,quoiqu’elle les vît pour la première fois. Elle ne poussait pasplus loin que le parc Monceau ses promenades accompagnées. Tout auplus, lui était-il arrivé de passer en voiture par cette avenue quin’aboutit qu’aux fortifications. Mais elle savait à peu près où setrouvait la rue Guyot, qui s’appelle aujourd’hui la rue Fortuny etqui était déjà habitée par des peintres en vogue dont lui parlaientles amies qu’elle recevait à ses thés de cinq heures.
C’était, avait dit son père, au coin de cetterue et de l’avenue de Villiers que s’était logéeMme de Mazatlan, et c’était chez cettemarquise qu’elle se rendait bravement, comme un soldat marche àl’ennemi, sans s’inquiéter de l’issue de la rencontre qu’il vachercher.
Solange était ainsi faite qu’elle ne pouvaitpas supporter l’incertitude, et son tempérament la portait toujoursaux résolutions extrêmes. Si elle n’avait pas risqué de courir àl’hôtel du Rhin chercher une explication, c’est qu’elle craignaitde n’y pas rencontrer Hervé de Scaër, qui n’avait pas coutume depasser ses journées dans sa chambre d’auberge ; mais ellevoulait à tout prix savoir ce qu’il y avait de vrai dans lesdéclarations de son père qui lui semblaient suspectes, et, enattendant qu’elle pût mettre au pied du mur son fiancé, l’intrépidejeune fille allait interroger sa rivale. Démarche hardie,assurément, mais non pas déraisonnable, puisqu’elle devait êtredécisive.
Et elle l’exécutait avec une énergie sanspareille, car la neige commençait à tomber, comme si le ciel eûtvoulu la contraindre à rebrousser chemin.
Les passants se hâtaient, chassés par labourrasque, et elle ne tarda guère à se trouver seule sur cettelarge voie qui se couvrait d’un tapis blanc, mais elle touchait auterme de cette expédition aventureuse, car elle apercevait le nomde la rue Guyot sur la plaque collée à une maison d’angle.
Il y avait deux maisons, une grande et unepetite, ayant toutes les deux apparence d’hôtel.Mme de Mazatlan, affirmait Bernage, enoccupait une. Mais, laquelle ? Solange pensa que c’était laplus grande qui semblait mieux que l’autre, convenir à une marquiserichissime ou soi-disant telle. Et elle allait se décider à sonnerà la grille de cette importante habitation, lorsqu’elle vit sur letrottoir un facteur de la poste qui en sortait.
Ce facteur devait connaître l’adresse de ladame, et Mlle de Bernage osa l’arrêter pour lalui demander. À quoi il répondit que la marquise demeurait en faceet que, justement, il allait de ce pas y porter une lettre qu’ilvenait de tirer de sa boîte et qu’il tenait à la main, une lettresur laquelle Solange reconnut tout de suite l’écriture du dernierdes Scaër, une grosse écriture ronde qu’il était impossible deconfondre avec une autre.
Solange tressaillit, et peu s’en fallutqu’elle ne renonçât à son projet. Hervé en était à écrire à cettefemme que, deux jours auparavant, il feignait de ne pasconnaître ; donc, il n’y avait plus à douter de soninfidélité, mais la scabreuse visite lui procurerait du moins lasatisfaction de forcer la marquise à rougir de sa conduite et,après avoir hésité un instant, elle suivit le facteur quitraversait la rue.
L’hôtel deMme de Mazatlan était d’apparence modeste eton y entrait par une porte bâtarde. À côté, il y avait un terrain àvendre. En ce temps-là, ils ne manquaient pas dans cette rue assezrécemment percée. La marquise n’avait pas de voisins et sa suite,si elle en avait une, ne devait pas être nombreuse, car le logisn’avait que deux étages, en y comprenant un rez-de-chausséesurélevé. Pas de remise, pas d’écurie. Sans doute, elle louait aumois la voiture et les chevaux dont elle se servait.Mlle de Bernage, accoutumée à juger lasituation de fortune des gens d’après leur train de maison,commençait à penser que la dame n’était pas si millionnaire qu’ellel’avait cru.
Peu importait, d’ailleurs, qu’elle fût richeou non, car si Hervé s’était amouraché d’elle, ce n’étaitassurément pas pour les beaux yeux de sa cassette.
Le facteur sonna. On le fit attendre un peu,puis la porte s’ouvrit et sur le seuil parut un homme qui n’avaitni la livrée ni la mine d’un laquais. Grand, sec et vieux, avec sonteint basané et ses cheveux gris, il avait plutôt l’air d’un de cesintendants de grande maison comme on en voit en Espagne chez lesseigneurs qui ont le droit de se couvrir devant le Roi.
Sans desserrer les dents, il prit la lettreque lui présentait le facteur et il allait refermer la porte,lorsque Mlle de Bernage s’avança et luidemanda si sa maîtresse était visible.
Et, comme cet imposant serviteur ne sepressait pas de répondre, elle ajouta :
– Dites-lui que je viens de la part deM. Hervé de Scaër.
Ce coup d’audace était une imprudence, car lamarquise – si M. Bernage ne l’avait pas calomniée – allait semettre en garde contre une messagère anonyme qui se disait envoyéepar Hervé. De deux choses l’une : ou elle se refuserait de larecevoir, ou, si elle la recevait, elle ne manquerait pas de luidire en face : vous mentez.
Et l’explication qui commencerait ainsi nepouvait que mal tourner. Mais Solange prévoyait que, dans tous lescas, cette explication serait orageuse, et elle aimait autantcasser les vitres, dès le début. Ce qu’elle craignait, c’étaitd’être consignée à la porte et elle regrettait d’avoir cédé à unpremier mouvement qui l’avait poussée à jeter comme un défi le nomde son fiancé.
Il se trouva qu’elle avait, sans le savoir,prononcé le « Sésame, ouvre-toi ! » du conte desMille et une Nuits.
Au nom de Scaër, l’homme vêtu de noirs’inclina respectueusement et dit, avec un accent espagnol trèsprononcé :
– Si Madame veut bien me suivre, je vaisprévenir Mme la marquise.
Et il précéda la prétendue ambassadriced’Hervé dans un vestibule plein de fleurs où se dressait, portantun plateau entre ses pattes, un gigantesque ours empaillé.
L’hôtel appartenait à un Russe, absent, quil’avait meublé à la mode moscovite, et loué pour un an, avec lemobilier, à Mme de Mazatlan.
Ce boyard n’avait pas dû y mener une vieédifiante, car le domestique introduisit et laissaMlle de Bernage dans un boudoir garni dedivans circulaires et tapissé de glaces, qui aurait pu convenir àune horizontale de grande marque.
Solange était trop surexcitée pour remarquertout cela, mais elle s’abstint de s’asseoir, afin de marquer parson attitude qu’elle ne venait pas causer avec une amie. Elle allase camper, debout, près d’une fenêtre qui donnait sur le terrain àvendre et elle attendit l’entrée de la marquise.
Elle ne prit pas la pose d’une artiste demélodrame, les bras croisés et la tête rejetée en arrière, maiselle était très pâle et ses yeux étincelaient. Son cœur battait lacharge et il y avait de quoi, car elle allait jouer son bonheurcomme un duelliste joue sa vie.
Par moments, elle se reprenait à espérer queson père s’était trompé – peut-être volontairement – et queMme de Mazatlan allait, d’un mot, mettre fin àun malentendu funeste ; puis, elle se disait que la trahisonn’était pas douteuse et qu’il ne lui restait qu’à forcer lamarquise à en convenir.
Triste satisfaction qui ne la consolerait pasd’avoir été trahie.
Le temps qu’il faisait dehors était enharmonie avec l’état de son âme. La neige tombait à gros flocons etle jour blafard qui pénétrait à travers les rideaux de la fenêtreéclairait à peine ce petit salon, où il n’y avait pas de feu dansla cheminée.
Solange entrevit une main qui soulevait uneportière de soie, puis, une femme se montra qu’elle reconnutaussitôt, à la lettre décachetée qu’elle venait de lire et qu’elletenait encore : la lettre d’Hervé.
C’était la marquise.
Solange tournait le dos au jour etMme de Mazatlan ne distinguait pas très bienles traits de son visage.
Ce fut la répétition de ce qui s’était passé,le dimanche gras, dans le petit salon de l’hôtel de Bernage, aveccette différence que le dernier des Scaër n’était pas là et que lavisiteuse se trouvait dans l’ombre, tandis que la dame du logiss’avançait en pleine lumière.
– Vous venez, dites-vous, de la part deM. de Scaër, commença la marquise. Il s’est doncravisé ?
– Je ne viens pas de la part deM. de Scaër, répondit froidement Solange.
– Vous ici, Mademoiselle ! s’écriaMme de Mazatlan qui venait enfin dereconnaître la visiteuse.
– Vous vous étonnez de m’y voir. Je m’enétonne plus que vous et je vais vous dire pourquoi j’y viens.
– J’allais vous le demander.
– Vous ne le devinez pas, après avoir lucette lettre que vous tenez à la main ?
– Cette lettre ?…
– Elle est de lui, j’en suis certaine.J’ai vu le facteur la remettre et, sur l’adresse, j’ai reconnul’écriture…
– De M. de Scaër. En effet, ilm’annonce un malheur. Mais il ne me parle pas de vous,Mademoiselle. Qui peut vous faire croire que…
– Je sais ce qui s’est passé, hier soir,au théâtre du Châtelet.
– Ah !… et comment lesavez-vous ?
– Mon père m’a dit que vous occupiez uneavant-scène avec M. de Scaër.
– Pourquoi m’en cacherais-je ? Votrepère est venu y chercher M. de Scaër. Ils sont sortisensemble de la loge où j’étais et je ne les ai plus revus.
– Je vais vous l’apprendre. Ils ont euune explication très vive. Mon père a blâmé M. de Scaërde s’afficher…
– S’afficher ! répéta la marquiseavec hauteur ; voilà un mot qui ressemble fort à uneimpertinence à mon adresse. M. de Scaër et moi, noussommes du même monde, et je n’admets pas qu’il se soit compromis,ni qu’il m’ait compromise, en se montrant avec moi auspectacle.
– Non, s’il eût été de vos amis, maisvous l’aviez vu pour la première fois l’avant-veille.
» Du reste, mis en demeure par mon pèrede se justifier, M. de Scaër n’a pas daigné sejustifier.
– Il a bien fait. Un galant homme ne doitpas se défendre contre certaines accusations… je ne me défendraispas, moi qui suis une femme.
Ce fut dit d’un tel ton queMlle de Bernage modéra le sien.
– Alors, demanda-t-elle, entre vous etlui… il n’y a… rien que…
– Que supposez-vous donc,Mademoiselle ?
– Qu’il m’a trahie, murmura la jeunefille d’une voix étouffée. Mon père n’en doute pas et il a rompumon mariage.
– Que me dites-vous là ?
– La vérité, Madame. Ne le savez-vouspas ?
– Comment le saurais-je, puisque je n’aipas revu M. de Scaër ? Et… il a accepté larupture ?
– Il l’a presque provoquée.
– Il est très vif.M. de Bernage l’aura blessé.
– S’il m’aimait, il aurait supporté lesduretés de mon père.
– Et, depuis hier, il n’a pas essayé dese disculper ?
– Non, Madame. Que dois-je penser decette façon d’agir ? Je suis venue ici tout exprès pour vousle demander.
Mme de Mazatlantressaillit. La franchise de cette déclaration la touchait. Elleaurait voulu prouver à cette jeune fille que son fiancé n’avaitrien à se reprocher ; mais comment lui faire comprendrepourquoi Hervé était venu la rejoindre au théâtre ? Il auraitfallu lui parler d’une histoire que, pour plus d’une raison, ellene pouvait pas lui confier.
– Je vous remercie, Mademoiselle, de vousadresser à moi, dit-elle après un court silence. Je suis prête àvous répondre. Mais j’ai aussi une question à vous poser :votre père est-il informé de la démarche que vous faites en cemoment ?
– Non, Madame. Il s’y serait probablementopposé. Je ne l’ai pas consulté.
– C’est bien, Mademoiselle. À vous, jepuis dire la vérité. M. de Scaër et moi nous nous sommesassociés pour coopérer à une bonne œuvre.
– La fondation de cet hôpital ?demanda ironiquement Solange.
– Non. Il s’agit de tout autre chose…M. de Scaër s’est offert à me seconder dans uneentreprise.
– Il s’est offert, dites-vous ?…c’est singulier !… vous ne le connaissiez pas avant de lerencontrer chez mon père.
– Je le connaissais de nom depuislongtemps… depuis plus de dix ans… et plus récemment, j’ai fait unvoyage en Bretagne où j’ai beaucoup entendu parler de lui. J’ai ététrès heureuse de le voir. Il pouvait m’être d’un grand secours pourréparer le mal que d’autres ont fait. Je n’ai pas hésité à luiécrire et, comme je préférais ne pas le recevoir chez moi, je l’aiprié de venir me rejoindre au théâtre du Châtelet où j’avais uneloge, hier soir. J’avais choisi ce lieu de rendez-vous tout exprèspour éviter les propos de mes gens. Ils auraient pu dire aux vôtresque j’avais eu la visite de votre fiancé. Au théâtre, je comptaisqu’on ne nous verrait pas. Il en est advenu autrement.M. de Bernage a mal interprété la présence deM. de Scaër dans l’avant-scène que j’occupais. S’il avaitbien voulu m’entendre, tout se serait expliqué bien vite. Il amieux aimé s’en prendre à M. de Scaër, qui s’est fâché…avec raison. Je n’ai rien à me reprocher.
– Pardon, Madame… vous me disiez tout àl’heure que vous étiez prête à m’apprendre pourquoiM. de Scaër s’est soumis, sans réclamer, à l’exclusionque mon père lui a signifiée.
– Je le ferai… dès que j’aurai revuM. de Scaër, mais je ne puis pas deviner les motifs deson silence.
– Je les devine, moi, murmura Solange quiavait les larmes aux yeux. Il s’est tu, parce qu’il ne m’aime plus,si tant est qu’il m’ait jamais aimée. Et s’il ne m’aime plus, c’estqu’il en aime une autre… vous, sans doute.
La marquise ne put s’empêcher de rougir. Elleaussi s’était demandé déjà si elle n’avait pas inspiré à Hervé unsentiment plus vif que de la sympathie, et elle n’avait pas tentéde savoir à quoi s’en tenir. Hervé ne s’était pas encorecatégoriquement prononcé sur la nature de celui que lui inspiraitMlle de Bernage. Et avant d’aller plus loin,Mme de Mazatlan tenait à connaître l’état ducœur de cette jeune fille qui abordait si hardiment et menait sirondement les interrogatoires.
– Et vous, demanda-t-elle,l’aimez-vous ?
– Oui, puisque je suis venue ici,répondit Solange sans hésiter. Croyez-vous donc que vous m’auriezvue chez vous, si je ne souffrais que dans mon amour-propre ?La blessure que j’ai reçue est plus profonde et je sens que je n’enguérirai pas.
– Avez-vous dit cela à votrepère ?
– Je lui ai dit que si je n’épousais pasM. de Scaër, je ne me marierais jamais. Il n’a pas parume croire et il a affecté de me parler d’un ami à lui qui vientd’arriver à Paris après de longs voyages et qu’il doit me présenterce soir. Quand je lui ai déclaré que je voulais interroger moi-mêmeM. de Scaër, il m’a affirmé que M. de Scaër, sesentant coupable, n’oserait pas reparaître devant moi. Et mon pèrea ajouté qu’à vous, Madame, il viendrait notifier la résolutionqu’il a prise de ne plus vous recevoir.
– Engagez-le à s’en dispenser. Je ne veuxpas le revoir. Quant à vous, Mademoiselle, je vous prie de ne pasme croire votre ennemie. Vous faites ce que je ferais peut-être sij’étais à votre place. Quoi qu’il arrive, je ne garderai de votrevisite qu’un bon souvenir.
– Mais vous continuerez à voirM. de Scaër, dit amèrement Solange.
– Oui. Nous nous sommes alliés pouraccomplir une œuvre de réparation et de justice… je vous l’ai déjàdit.
– Quelle œuvre ?… apprenez-le moi,si vous voulez que je vous croie.
– Je ne puis. C’est un secret.
– Entre vous et lui !… Ah ! jecomprends que vous me le cachiez !
– Ce secret, vous le saurez peut-être unjour… quand nous aurons atteint le but que nous poursuivons, etalors vous reconnaîtrez que vos soupçons n’étaient pas fondés.Jusque-là, je dois me taire.
– Soit !… mais si vous tenez à meprouver que j’ai tort, que ne me montrez-vous cette lettre que vousvenez de recevoir ?
À cette nouvelle audace, la marquise se cabracomme un cheval de sang, brusquement attaqué par un cavalierbrutal. Elle allait de la main montrer la porte à la fille deM. de Bernage, mais elle ne fit qu’esquisser le geste,et, maîtrisant sa juste colère, elle dit à Solange, en lui mettantsous le nez la lettre dépliée :
– Lisez tout haut !
Solange obéit. Hervé avait écrit :
« Alain et sa femme ont péri cette nuit,victimes d’une catastrophe préparée, je n’en doute pas, par lesassassins d’Héva. Il faut que je vous voie aujourd’hui et je voussupplie de me recevoir. Je vais quitter la France. Vous vouschargerez de venger nos morts. »
C’était tout. Pas un mot de la rupture dumariage ; pas même une formule de politesse en tête ou au basde ce billet laconique.
Rien que la signature : « Hervé deScaër. »
Solange, n’en pouvant croire ses yeux, restaittout interdite.
– Mademoiselle, reprit sèchement lamarquise, maintenant que j’ai fait ce que vous désiriez, vous devezêtre fixée sur l’origine des relations que j’ai nouées avecM. de Scaër. Nous en resterons là, si vous le voulezbien. Je n’ai plus rien à vous dire.
– Un crime ! balbutia la jeunefille.
– Oui, un crime… ou plutôt des crimes…que ni M. de Scaër ni moi n’avons commis. Ne m’endemandez pas davantage. Je ne vous répondrais pas.
Solange aurait sans doute insisté. Le bruitclair d’un timbre l’empêcha de parler : un bruit qu’elleconnaissait bien pour l’avoir entendu dans l’hôtel de son père,quand le concierge annonçait une visite au valet de pied deservice.
Au même instant, l’homme vêtu de noirreparut.
– Reconduisez Madame, lui dit lamarquise.
Matée, vaincue, bouleversée,Mlle de Bernage suivit silencieusement cemajordome qui l’accompagna jusqu’à la porte de la rue.
La neige tombait toujours et c’était pitié demettre une femme dehors par le temps qu’il faisait. L’Espagnol ymit Solange, sans sourciller, et pendant qu’il l’y mettait,Mme de Mazatlan passa dans un autre salon oùl’attendait Hervé qui venait d’arriver.
Elle comptait sur sa visite annoncée par lebillet qu’elle avait reçu, et commeMlle de Bernage s’était présentée en mêmetemps que le facteur, elle avait donné à son intendant Dominguezl’ordre d’introduire M. de Scaër dans une autre pièce quele boudoir, si la visiteuse était encore là lorsqu’ilviendrait.
Elle trouva Hervé aussi ému qu’elle l’étaitelle-même.
– C’est donc vrai ! luidemanda-t-elle en lui tendant la main, ce pauvre Alain ?…
– La maison qu’il habitait a brûlé cettenuit. Il s’y est jeté pour sauver sa femme malade… la maison s’estécroulée et ils sont restés écrasés sous les décombres.
– C’est épouvantable !… mais…partir, vous !… quitter la France !
– Il le faut.
– Et pourquoi ?
Hervé ne répondit pas et la marquisereprit :
– Est-ce parce que votre mariage estrompu ?
– Mon mariage ! s’écria Hervé.Comment savez-vous ?…
– Je viens d’apprendre ce qui s’estpassé, hier soir, au théâtre, entre vous etM. de Bernage.
– Aurait-il eu l’audace de venirici ?
– Non, c’est sa fille qui est venue. Elleest partie, mais elle était encore là quand vous avez sonné.
– Sait-elle que c’était moi quiarrivais ?
– Je me suis bien gardée de le lui dire.Il y aurait eu une scène pénible. J’avais déjà trop souffert decelle que j’ai subie.
– Une scène !… à vous,Madame ?
– Mon Dieu, oui… une scène de jalousie.Mlle de Bernage, ne sachant si elle devaitcroire aux affirmations de son père, a eu le courage de venir medemander si je lui ai pris votre cœur. Je l’ai rassurée et je nelui en veux pas, car sa démarche prouve qu’elle vous aime.
– Je n’en sais rien, mais je n’oublieraipas l’injure que son père m’a faite. Vous me demandez pourquoi jeveux quitter la France ? Parce qu’il n’y a plus de place pourmoi dans un pays où j’ai reçu un affront que je ne peux pas venger,car cet homme, si je le provoquais, refuserait de se battre avecmoi, sous prétexte que j’ai failli être son gendre.
– Ainsi, vous renoncez à épouserMlle de Bernage ?
– Sans regret, je vous le jure… etj’espère, Madame, que vous me pardonnerez de vous laisser seule enface des assassins d’Héva.
– Au moment où ils viennent, dites-vous,de commettre un nouveau crime !
– Je n’ai plus d’armes pour lutter contreeux.
– Plus d’armes !… Qu’entendez-vouspar ces paroles ?
Hervé hésita un peu. Il lui en coûtaitd’avouer à Mme de Mazatlan qu’il allaits’expatrier parce qu’il était ruiné. Il se décida pourtant àrépondre :
– L’argent est le nerf de la guerre et jen’ai plus d’argent.
– N’est-ce que cela ? s’écria lamarquise. J’en ai, moi.
– Oui… je sais que vous êtes riche et jesais encore mieux que je suis pauvre. Pour entreprendre unecampagne contre tous ces misérables, je serais un allié inutile… etgênant. La rupture de mon mariage me rejette dans la situation oùje me trouvais il y a un an. Si je n’étais pas forcé de partir, jene m’affligerais pas de cette rupture, car, en devenant le gendrede cet homme, j’aurais vendu mon nom pour racheter mes terres.Mieux vaut que j’ailler chercher fortune en Australie ou ailleurs.Mais il me reste à peine de quoi tenter cette chance et je ne veuxpas user sur le pavé de Paris mes dernières ressources.
– Je vous comprends, Monsieur, et je vousapprouve… Il ne s’agit pas, je pense, de partirimmédiatement ?
– Non, Madame. Ma résolution est prise,mais je puis encore tenir ici quelques semaines.
– C’est plus de temps qu’il ne faut pourvenger nos morts… comme vous me l’avez écrit dans cette lettre quej’ai montrée à Mlle de Bernage.
– Quoi ! elle sait…
– Je venais de la recevoir et je latenais à la main. Mlle de Bernage a reconnuvotre écriture et elle m’a sommée de la lui laisser lire. J’y aiconsenti pour lui prouver que ce n’était pas un billet doux. J’aieu tort de céder à mon premier mouvement… à cause de l’allusion auxcrimes dont nous cherchons les auteurs… mais cette allusion,Mlle de Bernage ne l’a pas comprise.
– Oh ! peu m’importe !… et sije pouvais croire que vous êtes sur la trace des assassins…
– Vous n’en douterez pas quand j’auraicomplété les renseignements que je vous donnais hier, dans la loge,au moment où M. de Bernage y est entré. Mais, d’abord,apprenez-moi comment est mort ce malheureux garçon que vous m’avezmontré sur la scène du Châtelet et que j’avais vu en Bretagne. Vousdites que les assassins d’Héva l’ont tué. Que leur avait-il doncfait ?
– Ils ont peut-être découvert qu’il meconnaissait.
– Je ne sais rien de lui. Au théâtre,vous ne m’avez pas dit comment il s’appelait. En lisant votrelettre, j’ai deviné qu’il s’agissait de lui, parce que je savaisque ce nom d’Alain est un nom Breton… j’ignorais qu’il étaitmarié.
– Oui… c’est une longue histoire que jene pouvais pas vous dire au théâtre et qu’il faut que vous sachiezpour comprendre l’épouvantable dénouement qu’elle a eu.
Scaër raconta les touchantes et douloureusesaventures du pauvre gars aux biques, depuis sa fuite de Trégunc àla suite d’une troupe de bohémiens, jusqu’à son arrivée à Parisavec Zina.
Quand il en vint à l’installation du ménagedans la maison de la rue de la Huchette,Mme de Mazatlan, qui s’était attendrie enécoutant la première partie du récit, devint plus attentive et nese priva pas d’interrompre le narrateur pour luidemander :
– Comment était cette femme qui leur aoffert de les loger ?
Hervé, ne l’ayant jamais vue, ne pouvait pasfournir son signalement, mais il dit tout ce qu’il savait sur elleet il aborda ensuite un sujet qui se rattachait indirectement àcelui-là.
Il parla du carnet volé au bal de l’Opéra etdes indications qui se rapportaient si bien à la maison brûlée.
La marquise redoublait d’attention et safigure s’éclairait de la satisfaction que procure la trouvailleinattendue d’une solution longtemps cherchée, mais cette solution,elle attendait pour la formuler que Scaër eût tout dit.
Il alla jusqu’au bout de ce compte-rendu. Ilexpliqua comment Alain avait dû périr, victime de son dévouementaussi inutile qu’héroïque et pourquoi il n’espérait plus le revoir.Il ne doutait pas que le feu n’eût été mis volontairement, mais ildoutait que les incendiaires l’eussent mis pour se défaire d’Alainet de Zina, car ils ne pouvaient pas prévoir que le gars, qui étaitsorti pour aller figurer au Châtelet, reviendrait se jeter dans lafournaise de la rue de la Huchette, et l’invitation à déménagerlancée par l’énigmatique Mme Chauvry semblaitdémontrer que les gens qui tenaient à détruire la maison netenaient pas essentiellement à détruire en même temps leslocataires. Ils ne tenaient pas non plus à les sauver, puisqu’ilsn’avaient pas voulu différer jusqu’après leur départ l’exécution deleur criminel projet.
De tous ces faits contradictoires, il étaitdifficile de tirer une conclusion, et, cependant, dès qu’Hervé eutfini de les exposer, la marquise n’hésita pas.
– J’ai compris, dit-elle. Cette maisonest celle où Georges Nesbitt voulait loger sa nièce et sabelle-sœur, quand il les a appelées en France. Il venait del’acheter, et il allait la faire aménager pour l’habiter avec ellesquand il est parti brusquement. Il n’a pas pu la vendre, puisqu’iln’a plus reparu. Elle doit lui appartenir encore, s’il est vivant.On a profité de son absence pour y attirer Héva et sa mère. C’estlà qu’on les a tuées… et qu’on les a enterrées. Le hasard y a amenéle malheureux Alain en le mettant sur le chemin de cette femme quicherchait un pauvre diable pour en faire un gardien… unsurveillant… elle craignait que des rôdeurs ne s’introduisissent lanuit dans cette maison abandonnée et n’y découvrissent lescadavres… ou… qui sait ?… la fortune de Nesbitt, que lesassassins y auraient cachée, après l’avoir tué, lui aussi.
– Je commence à le croire, murmuraHervé ; mais pourquoi se sont-ils ravisés ?… pourquoiont-ils mis le feu ?
– Parce qu’ils ont su que nous lescherchions.
– Comment l’auraient-ils su ?
– Vous rappelez-vous que je vous ai parléd’un certain Berry qui vint, il y a dix ans, attendre et recevoir,à Brest, Héva Nesbitt et sa mère ?…
– Et qui plus tard, à la Havane, entra auservice de votre mari.
– Il est à Paris, je vous l’ai dit.Dominguez, mon vieil intendant, l’a rencontré et l’a reconnu.Berry, de son côté, a reconnu Dominguez. Il l’a suivi, il s’estinformé et il a appris que je demeure ici. Il a dû se mettre enrapport avec son complice d’autrefois.
– Un riche négociant…
– Négociant, il ne l’est plus, mais ilest toujours très riche. Berry, qui n’a pas fait fortune, a dû luidemander de payer son silence… en le menaçant de le dénoncer à lajustice.
– C’est assez vraisemblable, mais celan’expliquerait pas l’incendie.
– Supposez que Berry nous ait vusensemble et que son complice nous connaisse.
– Eh bien ?
– Dans ce cas, Berry n’a certainement pasmanqué d’avertir ce complice du danger qui les menaçait, car Berrya su, à la Havane, que leurs victimes étaient mes parentes et il apu deviner que je suis venue en France pour tâcher de retrouverleurs traces. Les deux scélérats s’étaient mis d’accord ; ilsont pensé d’abord à anéantir la preuve de leur crime et ensuite àse débarrasser de nous : de moi, parce que je cherche mesparentes disparues ; de vous, parce qu’ils savent que cecarnet est entre vos mains, depuis le bal de l’Opéra.
– Vous croyez donc qu’on l’a volé à l’und’eux ?
– Je n’en doute pas et vous n’en douterezpas non plus quand je vous aurai nommé le grand coupable… celui quia bénéficié du crime.
– Nommez-le donc !
La marquise ne se hâta point et il y eut unsilence, mais cette fois personne ne survint pour l’empêcher deprononcer ce nom qu’elle avait eu sur les lèvres, la veille, authéâtre du Châtelet.
– L’homme qui avait envoyé Berry à Brest,reprit-elle lentement, c’est M. de Bernage.
– Ah ! s’écria Scaër, j’aurais dû ledeviner.
– Comprenez-vous maintenant pourquoi ilne veut plus de vous pour gendre ?… Il a appris que j’étaisentrée en relations avec vous… Il l’a appris tout récemment… hier,peut-être… Dimanche, quand j’ai été reçue chez lui, il ne le savaitpas encore… mais dès qu’il l’a su, il n’a pas hésité une minute àrompre avec vous et à détruire la maison du crime… le soir même,c’était fait… et il ne s’en tiendra pas là.
– Elle lui appartenait donc, cettemaison ?
– À lui, ou à Georges Nesbitt, disparudepuis dix ans.
– Et le carnet ?
– C’est à lui qu’on l’a volé. N’était-ilpas au bal de l’Opéra ?
– Pibrac prétend l’y avoir vu. Mais quil’a volé ?
– Son ancien complice, probablement. Ilsne s’étaient pas encore concertés, et Berry prenait ses précautionspour le cas où ils ne parviendraient pas à s’entendre. Le voleur,m’avez-vous dit, portait une fausse barbe ; c’était Berry quis’était ainsi déguisé afin que M. de Bernage ne lereconnût pas.
– Il espérait sans doute trouver dans ceportefeuille la somme qu’il exigeait pour se taire…
– Ou bien la lettre de menaces qu’ilavait écrite. Et s’il s’est défait du carnet volé, en le fourrantdans votre poche, c’est que, à ce moment-là, il ne savait pas quivous étiez… mais il l’a su bien vite, puisqu’il vous a suivijusqu’à l’hôtel du Rhin. Je ne puis que conjecturer ce qui s’estpassé ensuite, mais j’imagine que les tentatives de ce coquin ayantéchoué, il s’est décidé à traiter avec Bernage. Maintenant, ilssont ligués contre nous. Ils en ont fini avec Alain. Notre tourviendra… non… pas le vôtre, puisque vous allez quitter laFrance.
– Je ne partirai pas, dit vivement Hervé,et je vais les dénoncer.
– Vous oubliez que vous n’avez pas depreuves contre eux. Vous oubliez aussi que vous étiez sur le pointd’épouser Mlle de Bernage. Si vous accusiezson père, on croirait que c’est pour vous venger d’avoir étééconduit.
Hervé n’avait pas songé qu’en effet il étaitle seul homme qui n’eût pour ainsi dire pas le droit de dénoncer ceBernage, qui avait failli devenir son beau-père, et il comprenaitque, s’il osait en venir à cette extrémité, l’opinion du monde setournerait contre lui.
– Que faire donc ? demanda-t-il.
– D’abord, chercher des preuves, réponditsans hésiter la marquise. Quand nous en aurons de positives, je mechargerai, moi, d’avertir la justice. Je n’ai pas de ménagements àgarder avec l’assassin d’Héva.
Hervé pensait à part lui que ses relationsavec Mme de Mazatlan la gêneraient pourentreprendre une campagne contre le père de Solange, mais ils’abstint de le dire, et elle reprit :
– Les preuves, c’est cet incendie quinous les fournira. Nous saurons à qui appartient la maison brûlée.À Georges Nesbitt, je n’en doute pas, et Georges Nesbitt a étél’associé de M. de Bernage. Et ce n’est pas tout… cettefemme qui est venue hier soir sommer votre pauvre compatriote dedéguerpir, c’est la dame de compagnie.
– Mme de Cornuel ?…
– Mes pressentiments ne me trompentjamais, et quand je l’ai vue, dimanche, chezM. de Bernage, j’ai eu l’intuition qu’elle avait dû jouerun rôle dans le drame qui a commencé, il y a dix ans. Si Alainn’était pas mort, il la reconnaîtrait, j’en suis sûr. Mais nousnous renseignerons à Clamart, à l’adresse où il lui écrivait, etvous verrez que Mme de Cornuel etMme Chauvry ne sont qu’une seule et même personne.Quand nous en serons là, je sais ce qu’il nous restera à faire.Maintenant, me permettrez-vous de vous donner un conseil ?
– Un ordre, si vous voulez.
– Eh ! bien… vous n’êtes pas restéjusqu’à la fin de l’incendie… allez vous informer de ce qui s’estpassé après votre départ. Qui sait si, par miracle, Alain n’a paséchappé à la mort ?…
– S’il vivait, il serait venu chezmoi.
– Il est peut-être blessé et on l’auratransporté dans un hôpital.
– J’aurais dû y aller voir.
– Et le secret que nous cherchons estdans cette maison de la rue de la Huchette.
– J’y cours. Quand vousreverrai-je ?
– Quand vous aurez des nouvelles àm’apprendre. Je serai toujours très heureuse de vous recevoir, maisnous ferons bien d’être prudents. On va nous épier.
– On m’épie déjà, je m’en suis aperçu. Ily a un homme que j’ai trouvé deux fois sur mon chemin.
– Comment est-il ?
– Il est complètement rasé… comme unvalet de chambre…
– C’est lui !… c’est ceBerry !… où l’avez-vous rencontré ?
– D’abord, sur le boulevard de laMadeleine, dimanche dernier. Hier soir, je l’ai revu qui sepromenait devant le théâtre du Châtelet où j’allais entrer, et plustard, lorsque je suis monté sur la scène avec Pibrac, je l’aiencore retrouvé dans les coulisses. Mais M. de Bernage,vous le savez, y est venu aussi, et dimanche il était avec moi surle boulevard, quand cet individu m’a suivi… Ils ne se connaissentpas… s’ils se connaissaient, ils se seraient abouchés…
– Devant vous !… ils n’avaientgarde.
– Ah ! s’écria Hervé en se frappantle front, je me souviens… Bernage m’a quitté sur la place de laMadeleine et je l’ai vu de loin aborder un homme qui paraissaitl’attendre.
– C’est cela !… Berry, tout en voussuivant, lui aura fait signe de venir lui parler à l’écart… il estallé rejoindre Berry et c’est à ce moment-là qu’ils se sont misd’accord.
– Non, puisque Bernage nous a fait bonvisage, à vous et moi, quand il nous a trouvés causant avec safille…
– Parce que Berry n’avait pas eu le tempsde lui dire ce qu’il savait sur nous. Peut-être aussi ne savait-ilencore que fort peu de chose. Ils se sont revus depuis…
– Oui… c’est Bernage qui l’a amené dansles coulisses et qui l’a présenté aux danseuses comme un étrangertrès riche. Je m’explique tout maintenant. Ces deux coquinss’entendent… raison de plus pour que je ne vous laisse pas seuleexposée à leurs attaques.
– Je ne refuse pas l’appui que vousm’offrez. Mais je vous prie de faire d’abord ce que je vous aidemandé.
» Au revoir, Monsieur ! ajouta lamarquise, en tendant au baron de Scaër une main qu’il serra aveceffusion.
Hervé avait dit tout ce qu’il avait à dire etl’instant eût été mal choisi pour exprimer à la marquise lessentiments qu’elle lui inspirait. Du reste, il n’y voyait pasencore très clair dans son propre cœur et il ne pouvait pass’empêcher de plaindre Solange.
Elle n’avait rien à se reprocher, cette filled’un père criminel, et jusqu’à présent le châtiment n’atteignaitqu’elle.
Mais les torts de M. de Bernagen’étaient pas de ceux qu’on peut pardonner, et Hervé, tout enplaignant celle qu’il abandonnait, était bien résolu à ne plus luidonner signe de vie.
La marquise n’avait pas sonné Dominguez pourqu’il reconduisît M. de Scaër, mais le salon où ellel’avait reçu était au rez-de-chaussée, et il n’eut aucune peine àtrouver la porte de la rue.
Lorsqu’il l’eut ouverte et refermée derrièrelui, Hervé se trouva pris dans un ouragan de neige. Aveuglé par lesflocons que le vent lui chassait au visage, il recula pours’abriter un peu, en s’adossant au mur de l’hôtel occupé parMme de Mazatlan, pour attendre là qu’un fiacrevînt à passer par l’avenue de Villiers.
Il eut la chance d’en aviser un qui cheminaitpéniblement sur la chaussée, et il héla le cocher qui s’empressa des’arrêter pour charger ce voyageur inespéré.
Hervé allait y courir et s’y jeter, lorsqu’ilentendit qu’on l’appelait par son nom. Il se retourna vivement etil vit une femme qui venait à lui du fond de la rue Guyot. Cettefemme releva sa voilette, et il reconnutMlle de Bernage.
Il n’en pouvait croire ses yeux et ilmaudissait cette rencontre, mais il n’eut pas la cruauté de fuircelle qu’il s’était juré de ne jamais revoir. Il alla mêmeau-devant d’elle et il arriva tout juste à temps pour l’empêcher detomber, car elle se soutenait à peine.
– Je le savais bien, que c’était vous quiétiez chez cette femme, murmura-t-elle d’une voix éteinte.
Hervé ne voulait ni la laisser là, ni sonnerpour demander assistance à l’intendant de la marquise. Il l’enlevapar la taille et il la porta jusqu’au fiacre providentiel. Lecocher avait déjà ouvert la portière. Hervé déposa la jeune femmesur les coussins. Il allait commander à ce cocher de la voiturerjusqu’à l’hôtel de Bernage ; mais il fut pris d’un remords et,après avoir jeté l’adresse : « boulevard Malesherbes, aucoin de la rue de la Bienfaisance », il prit place à côté dela pauvre Solange.
Elle n’avait pas complètement perduconnaissance, mais elle était hors d’état de parler. Ellegrelottait, et ses dents claquaient. Elle laissa aller sa tête surl’épaule d’Hervé. Il fallut bien qu’il l’entourât d’un bras etqu’il lui tînt les mains pour les réchauffer entre les siennes.Leurs visages se touchaient presque.
Le fiacre roulait sans secousses et sans bruitsur la neige molle. Ceux qui les auraient vus les auraient prispour deux amoureux, et, de toutes les aventures par lesquellespassait le dernier des Scaër, celle-là n’était pas la moinsbizarre.
Lui qui, tout à l’heure, chez la marquise, sefélicitait de la rupture de son mariage, il sentait maintenantbattre contre sa poitrine le cœur de la fille de l’odieux Bernage,et il était ému, attendri. Il aurait voulu la consoler et il luivenait aux lèvres de douces paroles qu’il n’osait pasprononcer.
Il devinait que Solange, congédiée parMme de Mazatlan, avait compris que soninfidèle fiancé venait d’arriver et que, pour s’assurer que c’étaitbien lui, elle avait eu le courage de l’attendre sous la neige, parun froid glacial.
Elle avait joué sa vie pour le revoir ;elle méritait mieux que de la pitié.
Du reste, il ne semblait pas qu’elle eûtconscience de sa situation, car elle restait immobile etmuette.
Hervé se demandait déjà ce qu’il allait fairequand ils arriveraient à l’hôtel de Bernage, qui n’était pasloin.
Il voulait bien y conduire Solange, mais il nevoulait pas y entrer ; aussi se promettait-il de descendreseul, de sonner à la grille pour avertir le portier et de lelaisser secourir la fille de son maître, si, pendant le trajet,elle ne sortait pas de la torpeur où elle était tombée.
Au moment où le fiacre traversait le boulevardde Courcelles, qui était alors très mal pavé, un cahot la réveilla.Elle se redressa tout à coup et, se dégageant de l’étreinted’Hervé, elle lui dit :
– Ne me touchez pas. Vous me faiteshorreur.
Il ne répondit pas un mot. Qu’aurait-il pudire ? Il savait bien pourquoi elle le traitait ainsi et iln’avait aucune envie de se justifier.
– Vous m’avez trahie, reprit-elle avecune violence qu’elle ne cherchait pas à contenir. Que faisiez-vouschez cette femme ? Je pourrais vous pardonner d’y être alléaprès la scène que mon père vous a faite… je ne vous pardonneraijamais de m’avoir trompée en me disant que vous ne la connaissiezpas avant de la rencontrer chez moi.
» Vous mentiez !… elle aussi a mentitout à l’heure en me disant que vous vous étiez associés pourvenger je ne sais quels morts… elle a parlé d’un crime… et quand jel’ai sommée de s’expliquer, elle a refusé de me répondre. Soyezfranc !… avouez que vous l’aimez et que vous ne m’avez jamaisaimée… Pourquoi donc vouliez vous m’épouser ? pour ma fortune,sans doute.
– Il vous manquait de m’injurier,répliqua sèchement Hervé.
– Je vous aimais, moi, et vous m’avezbrisé le cœur, sanglota la jeune fille.
Hervé n’était pas cuirassé contre la pitié.Les reproches l’avaient blessé ; les larmes le touchèrent etil n’eut pas le courage de désespérer celle qui avait été safiancée.
– Vous oubliez, Mademoiselle, que votrepère m’a brutalement signifié mon congé… Je ne songeais pas àrompre.
– Vrai ?… bien vrai ?…
– Interrogez-le… il vous dira que c’estlui qui…
– Mais je n’ai pas rompu, moi… il n’a pasle droit de m’imposer sa volonté, et il ne tient qu’à vous de meprouver que vos sentiments n’ont pas changé. Nous allons arriver àl’hôtel… mon père y est… entrez avec moi… nous lui déclarerons quenous nous marierons malgré lui… et si cela ne suffit pas, je luidirai que je viens de me compromettre, en allant vous chercher chezvous…
Et comme Hervé se taisait :
– Tenez ! reprit l’amoureuseexaltée, la grille est ouverte… nos gens vont nous voir… Mon pèresaura qu’ils nous ont vus… il faudra bien qu’il cède.
Hervé avait faibli un instant, mais il sesouvint à temps que ce père était l’assassin d’Héva. Pour coupercourt à cette scène pénible, il mit la tête à la portière et ilcria au cocher d’arrêter, un peu avant la majestueuse entrée del’hôtel de Bernage. Le cocher obéit et Hervé sauta sur letrottoir.
En ramenant la jeune fille chez elle, ilcroyait en avoir assez fait et il tenait à en rester là.
Au moment où il descendit, un coupé de maîtrequi venait en sens inverse s’arrêta devant la grille à dix pas delui, et il en vit sortir un homme qu’il reconnut du premier coupd’œil.
Cet homme, c’était celui qui l’avait suivitrois jours auparavant, sur le boulevard de la Madeleine, et qu’ilavait encore entrevu au Châtelet. C’était ce Berry, signalé par lamarquise, l’ancien complice de M. de Bernage.
Si Hervé avait eu quelques velléités derenouer, cette rencontre les aurait dissipées.
La mesure était comble. Il fut brutal.
Laissant là Solange, qui se flattait del’avoir reconquis, il fila au pas accéléré, sans regarder derrièrelui.
Hervé de Scaër venait de brûler ses vaisseaux.Son mariage était irrévocablement rompu et la guerre allaitcommencer. Mlle de Bernage ne pouvait pasmanquer de passer à l’ennemi, et Hervé ne pouvait pas mieux faireque de suivre le conseil donné par la marquise : chercher despreuves avant d’agir, et d’abord savoir ce qu’était devenuAlain.
Hervé n’espérait pas le revoir vivant, mais onretrouverait sans doute les corps des deux victimes et il nevoulait pas qu’on les jetât à la fosse commune.
Il ne perdit pas un instant pour setransporter rue de la Huchette. C’était là seulement qu’il pouvaitavoir des nouvelles, et s’il n’y avait couru dès le matin, c’estqu’il pensait que la maison brûlait encore et qu’on ne lelaisserait pas approcher.
Il y serait arrivé trop tôt. Il y arriva troptard. La nuit tombait et la police avait barré les rues.
L’incendie était éteint, mais les ruinesfumaient encore, on redoutait des écroulements, et, par mesure deprudence, on tenait les curieux à distance.
Force fut à Hervé de remettre l’enquête aulendemain.
Il revint chez lui et, pour se préparer àentrer en campagne, il se mit à étudier de plus belle lesindications du carnet qui l’avait mis sur la voie.
Elles lui semblaient un peu moins énigmatiquesdepuis les derniers événements. Ainsi il ne doutait plus que lalettre qu’il y avait trouvée eût été écrite àM. de Bernage par son ancien complice, lequel devait êtrece Berry, signalé par Mme de Mazatlan, et toutindiquait qu’après avoir essayé du chantage, le coquin avait faitsa paix avec le père de Solange. Il était reçu maintenant à l’hôteldu boulevard Malesherbes. Donc, ces deux hommes s’étaient misd’accord.
Mais à quoi se rapportaient les signes quicouvraient deux pages de l’agenda ? Sur la première de cespages, figurait évidemment le plan de la maison où Alain et safemme avaient logé. Seulement cette maison se composait de quatrecorps de logis. Dans lequel des quatre se trouvait la chambre donton avait, sur un des feuillets, dessiné le croquis, marqué à uncertain endroit d’une croix tracée au crayon rouge ? Et à quelétage ? Impossible de le deviner.
Et l’autre dessin, qui représentait un jardinplanté d’arbres où l’on voyait aussi une croix rouge, à quoi serapportait-il ? Le quadrilatère de la rue de la Huchetten’avait pas et n’avait jamais eu de jardin.
La légende qui accompagnait le dessinn’éclaircissait pas la question.
Il fallait en revenir à chercher cettemystérieuse gérante qui se faisait adresser ses lettres à Clamart,et il était douteux qu’on la trouvât si Alain et Zina n’étaientplus de ce monde, car eux seuls l’avaient vue ; eux seulsauraient pu la reconnaître.
Hervé pâlit, deux heures durant, sur cesproblèmes et, n’en trouvant point la solution, il s’en alla dîner àson cercle où il tomba sur l’inévitable Pibrac qui ne manqua pas del’accaparer.
À table, Pibrac prit place à côté de lui et nelui fit grâce ni d’une question, ni d’un récit : questionsindiscrètes sur la blonde de l’avant-scène ; récitsinterminables des incidents d’une partie de baccarat où il avaitgagné de quoi se consoler des infidélités de Margot.
Le tout agrémenté de lardons à l’adresse deBernage et de l’étranger que Bernage avait introduit dans lescoulisses du Châtelet et qu’il allait prochainement présenter auCercle.
Pibrac s’était déjà renseigné sur son rival.Il savait que cet étranger arrivait du Canada et s’appelaitM. Ricœur de Montréal. Pibrac se proposait de le blackbouleret de jouer de mauvais tours à Bernage, toutes les fois qu’il entrouverait l’occasion.
Il risqua bien aussi quelques allusions aumariage rompu, mais Hervé y coupa court en lui déclarant que cesujet de conversation lui était souverainement désagréable. Pibracse le tint pour dit et, après le dîner, comme il venait de passertrois ou quatre nuits blanches, il s’assoupit dans un fauteuil.
Hervé, délivré de son agaçante compagnie, putlire tranquillement les journaux qui racontaient le grand incendiede la rue de la Huchette.
Il n’y trouva rien qu’il ne sût déjà.
Tous disaient que la maison était inhabitée.Quelques-uns ajoutaient que cependant il y avait eu des victimes.Ils ne les désignaient pas. Pas un ne parlait du propriétaire del’immeuble, lequel, affirmaient-ils, n’était pas assuré.
Ce dernier renseignement était à noter, s’ilétait exact, et Hervé en conclut que ce propriétaire négligeantpourrait bien être Georges Nesbitt, qui n’habitait plus Parisdepuis dix ans.
L’ensemble de ces nouvelles laissait quelqueespérance. On ne citait pas de morts. On doutait même qu’il y eneût.
Malheureusement, Alain n’avait pas reparu, etil était fort difficile de croire qu’il eût attendu vingt-quatreheures pour se montrer, s’il était vivant.
Las de se casser la tête sur des énigmes,Hervé remit les éclaircissements au lendemain et regagna l’hôtel duRhin.
Personne n’était venu l’y demander et aucunelettre n’y était arrivée à son adresse. Les chances de revoir Alaindiminuaient de plus en plus.
Hervé se mit au lit. À l’âge qu’il avait, lesommeil ne perd jamais ses droits, et, en dépit de sespréoccupations et des inquiétudes du lendemain, il dormit aussibien que dormit le grand Condé, la veille de la bataille deRocroy.
Il dormit même si tard qu’il ne se leva qu’àdix heures passées pour entreprendre le voyage de la rue de laHuchette.
Cette fois, il y alla à pied, en fumant soncigare. Rien ne le pressait et il n’était pas fâché de se donner letemps de réfléchir à la meilleure façon de procéder pour recueillirdes informations utiles.
Il ne comptait pas beaucoup sur l’obligeancedes représentants de l’autorité. La veille, pendant l’incendie, ils’était adressé à un officier de paix qui l’avait à peine écouté etqui s’était refusé à donner des ordres pour qu’on tentât de sauverAlain. Il ne s’agissait plus de le tirer des flammes, puisque,qu’il fût mort ou vivant, son sort était décidé. Restait à savoirce qu’il était devenu et, pour le savoir, il fallait explorer lesruines de l’édifice incendié, ce qui ne pouvait se faire qu’avec lapermission des chefs chargés de diriger les travaux dedéblaiement.
L’accorderaient-ils ? C’était douteux,mais il n’en coûtait rien d’essayer de l’obtenir. S’ils larefusaient, Hervé aurait encore la ressource de se renseignerauprès des locataires des maisons voisines qui s’étaient trouvésaux premières loges pour assister au désastre.
Arrivé au pont Saint-Michel, Hervé vit quetout était rentré dans l’ordre. On avait mis le temps à profit. Lacirculation était rétablie et le quartier avait presque repris sonaspect accoutumé.
Il y avait encore de nombreux flâneurs,attirés par la curiosité, mais l’encombrement avait cessé et ilétait facile de faire le tour du quadrilatère dont il ne restaitplus que des ruines.
Hervé prit par le quai. Les fiacres et lesomnibus y passaient sur une voix laissée libre entre le parapet etune palissade qu’on finissait de planter à quelques pas du bâtimentbrûlé.
Cette palissade barrait l’entrée des deuxruelles des Zacharieet du Chat-qui-Pêche, maiselle n’empêchait pas de voir les trois corps de logis, placés enéquerre.
Ils étaient restés debout ou, s’ils étaientécroulés en partie, c’était du côté de la cour intérieure.Seulement, les rares fenêtres percées dans les trois façadesn’étaient plus que des ouvertures béantes au travers desquelles onapercevait le jour.
Le toit et les planchers avaient dûs’effondrer les uns sur les autres et former des amoncellements dedébris.
Probablement, le bâtiment qui bordait la ruede la Huchette n’avait pas eu meilleure fortune, et il y avait bienpeu de chance pour que ceux qui l’habitaient eussent survécu à lacatastrophe.
Encore fallait-il visiter ce côté de l’édificepour savoir à quoi s’en tenir.
Hervé poussa jusqu’au quai Montebello etdescendit par la rue du Petit-Pont qui sépare la rue de la Huchettede la rue de la Bûcherie.
Partout, le feu était complètement éteint. Onne voyait pas plus de fumée que de pompiers, et il ne paraissaitpas qu’on travaillât à déblayer. Il n’y avait que des sergents deville montant la garde le long des murs calcinés.
En traversant les groupes, Hervé n’entenditaucun propos qui pût l’intéresser. Les badauds se demandaient entreeux comment le feu avait pris et pas un ne pouvait le dire.D’autres accusaient, comme toujours, l’incurie de l’administrationet la négligence de la police qui aurait dû imposer des réparationsau propriétaire. On ne parlait pas d’accidents de personnes.
C’était presque rassurant, car rien ne serépand si vite que la nouvelle d’un malheur. Mais on n’avait pasencore fouillé les décombres et il faut beaucoup de jours pourdécouvrir tous les cadavres des victimes d’un grand incendie.
On l’a bien vu, l’année dernière, quandl’Opéra-Comique a brûlé.
Hervé cherchait des renseignements pluspositifs et, pour s’en procurer, il s’engagea dans la rue de laHuchette.
Elle n’est pas large cette vieille rue duvieux Paris, et la clôture en planches qu’on venait d’y élever larétrécissait encore.
Hervé fut obligé de raser de près les maisonsdu côté gauche et il ne tarda pas à s’apercevoir qu’on empêchaitles passants de s’arrêter, tandis qu’on le leur permettait sur lequai où il y avait de la place.
Cette interdiction dérangeait ses projets, caril ne pouvait pas s’informer en marchant. Il pouvait du moinsregarder et il n’y manqua pas.
La façade de ce côté avait plus souffert queles trois autres.
Le feu avait dévoré les boutiques durez-de-chaussée et il ne restait plus de vestiges de la portebâtarde que l’infortuné gars aux biques avait enfoncée pour courirà la mort.
En levant les yeux, Hervé vit que la fenêtredu cinquième étage où Zina s’était montrée un instant avaitdisparu.
Il n’était plus possible d’espérer que lapauvre malade eût survécu à la catastrophe, et si Alain étaitarrivé jusqu’à elle, il avait dû périr aussi, brûlé ou écrasé.
Hervé n’était pas à même de chercherimmédiatement une certitude. On ne lui aurait pas permis depénétrer, ce jour-là, dans l’enceinte palissadée et encore moins dechercher des morts parmi les ruines. Mais il s’arrêta pour examinerl’extérieur de la maison.
Il y avait là, juste en face, une boutique demodeste apparence qui pouvait bien être celle d’une crémerie. Laporte vitrée était ouverte et une femme en tablier blanc se tenaitsur le seuil, attendant la pratique.
Cette femme, qui n’était plus jeune, avait unefigure avenante.
Hervé eut l’idée d’engager avec elle uneconversation dont il pourrait peut-être tirer profit et elle ne sefit pas prier pour lui répondre. Elle se mit même à lui raconter sapropre histoire qu’il ne lui demandait pas.
Elle tenait cette boutique depuis douze ans etelle n’y faisait pas de brillantes affaires. Le quartier était sipauvre et le pain si cher. Il ne manquait plus que cet incendiepour lui faire du tort. Maintenant, les passants éviteraient la ruede la Huchette, tant que dureraient les travaux de déblaiement, etles habitués de son établissement finiraient par en oublier lechemin.
« Circulez, Messieurs,circulez ! » Cet avertissement donné par un sergent deville ne décida point Hervé à cesser d’interroger une personne quihabitait là depuis si longtemps, mais comme on ne l’aurait paslaissé stationner sur le trottoir, il prit le parti d’entrer.
– Monsieur désire déjeuner ? demandala crémière.
C’était décidément une crémerie.
La proposition souriait peu à Hervé de Scaër,qui n’aimait pas la mauvaise cuisine, mais c’était le meilleurmoyen de tirer quelque chose de cette ancienne habitante duquartier.
L’établissement d’ailleurs n’était pas unegargote à prix fixe. On n’y vendait ni viande de rebut, ni légumesmoisis, ni poisson avarié.
– Je prendrai une tasse de café au lait,dit modestement Hervé.
– J’en ai d’excellent et des œufs toutfrais.
Les œufs, c’était une invite, et Hervé yrépondit en les demandant à la coque.
La salle était toute petite et le fourneauétait au fond. On pouvait causer pendant que les œufs cuisaient etque le café chauffait. Hervé y comptait et il tenait à profiter dumoment où personne ne pouvait entendre la conversation.
– Monsieur n’est pas accoutumé à manger àla crémerie, ça se voit, commença la femme. Mais je réponds queMonsieur sera content. J’ai servi dans de bonnes maisons avant detenir boutique et je me flatte de ne donner que des consommationsde premier choix. C’est même pour ça que je n’ai pas fait fortune.Si j’avais voulu empoisonner mes clients avec du mauvais lait et dumauvais beurre, j’aurais mis de l’argent de côté, depuis douze ansque je travaille.
» Mon pauvre mari, qui était cocher chezun sénateur, est mort à la fin de 51. Avec les petites rentes qu’ilm’a laissées, je me suis établie ici, au commencement de 58. Noussommes en 70. Comptez ! ça fait bien douze ans sonnés. Maisj’ai encore bon pied, bon œil, et je ne pense pas à me retirer.
– Vous avez dû en voir passer, despratiques !
– Plus de mauvaises que de bonnes, maisj’ai gagné ma vie tout de même.
– Et vous avez dû connaître bien des gensdans le quartier.
– Ah ! je vous crois !… jepourrais vous raconter l’histoire de toutes les maisons, encommençant par celle qui vient de brûler.
– J’ai entendu tout à l’heure des gensqui disaient qu’il n’y demeurait personne.
– Quand j’ai pris ma crémerie, elle étaithabitée du haut en bas. Mais, en 60, on l’a vendue, et le nouveaupropriétaire a donné congé à tout le monde.
– Quelle drôle d’idée !… Comments’appelait-il ? demanda Hervé, en tâchant de prendre un airindifférent.
– Ah ! ma foi ! je n’ai jamaissu son nom… ou si je l’ai su, je l’ai oublié. Tout ce que je peuxvous dire, c’est que c’était un fier original. Figurez-vous qu’il aacheté du même coup trois autres maisons qui touchaient celle-là…une sur le quai, une sur la rue Zacharie et une sur la rue duChat-qui-Pêche. Tout le pâté, quoi ! Et ça lui a coûté bon…pas les bâtisses… elles ne valaient pas grand’chose… mais il aindemnisé les locataires qui avaient des baux, pour qu’ilsdéguerpissent tout de suite.
– Il était donc bien riche ?
– Faut croire… paraît qu’il était dans lecommerce et qu’il gagnait de l’argent gros comme lui.
– Et que voulait-il faire de ces vieillesmaisons ?
– On disait qu’il voulait y établir ungrand bazar, dans le genre de la Belle Jardinière. Cen’est pas sûr, car on a commencé par démolir en dedans les murs deséparation des quatre cours.
– Pour en faire un jardin.
– Peut-être bien. Il est venu desarchitectes qui ont tiré des plans. Le bruit courait dans lequartier qu’on allait jeter bas les quatre baraques et bâtir unchâteau à la place… Un château dans la rue de la Huchette, je vousdemande un peu !…
– Et, en définitive, on n’a rienbâti ?
– Rien du tout. Probablement, le richarda changé d’idée tout d’un coup. On n’a plus vu personne et c’estresté comme ça.
– Pendant dix ans !
– À peu près. Toutes les portes et toutesles fenêtres fermées. Il n’y avait plus que des rats. Des fois, lesgamins y entraient par un soupirail, du côté de la rue duChat-qui-Pêche, mais pas souvent, parce qu’ils avaient peur d’yvoir des revenants. Il ne manquait pas de gens qui disaient qu’onavait assassiné quelqu’un là-dedans… et d’autres qui prétendaientqu’on y faisait de la fausse monnaie. Tout ça, c’est des bêtises,vu que si c’était vrai, la police y aurait fourré son nez. Moi,j’ai toujours cru que le propriétaire était en voyage. Ça nel’empêchait pas de payer tous les ans ses impositions. C’est un desemployés du percepteur qui me l’a dit… un employé qui venait mangerici dans le temps.
Hervé nota ce renseignement et se promit dedemander au bureau de perception le nom de ce contribuable si exactà s’acquitter, quoique absent.
– Voici les œufs, dit la crémière en lesservant ; pondus de ce matin… goûtez-moi ça, Monsieur.
Le seigneur de Scaër avait pris place à unepetite table, dans un coin où les passants de la rue ne pouvaientpas le voir. Il n’était certes pas entré pour apprécier lafraîcheur des œufs de l’établissement, mais il n’eut aucune peine àjouer son rôle de déjeuneur, car la marche matinale qu’il venait defaire lui avait donné de l’appétit.
Il se trouva du reste que les œufs étaientexcellents et il s’empressa d’en faire compliment à lapatronne.
Elle venait de lui fournir, par-dessus lemarché, des indications précieuses, et il espérait en obtenir biend’autres ; mais il comprenait qu’il ne fallait pas aller tropvite. Les petites gens, à Paris, voient des policiers partout, etil ne voulait pas que cette brave femme le prît pour un agentdéguisé.
Pour le moment, elle n’y songeait pas, carelle avait l’air d’être flattée de servir un monsieur mieux habilléet plus poli que ses pratiques ordinaires.
Hervé fit ce qu’il put pour confirmer la bonneopinion qu’elle avait conçue de lui. Il la pria de s’asseoir envis-à-vis et, laissant là l’histoire de la maison brûlée, il luidemanda aimablement des détails sur sa vie d’autrefois et surl’état présent de ses affaires.
C’était assurément le meilleur moyen des’ancrer dans les bonnes grâces de la dame, et comme elle étaitbavarde, elle ne se fit pas prier pour lui en raconter plus qu’ilne l’aurait voulu.
Elle avait nom Clarisse. Son défunt maris’appelait Martin. Elle n’avait pas d’enfants et elle aurait trouvéà se marier, puisqu’elle possédait de petites rentes, mais elletenait à son indépendance et elle aimait son état.
Bref, c’était une brave femme, et Hervé vittout de suite qu’elle pourrait lui être très utile, plus tard. Maistout en l’écoutant, il se disait qu’il n’avait pas de temps àperdre pour revenir au sujet qui l’intéressait. Un consommateurpouvait se présenter d’un instant à l’autre, et alors adieu lesrenseignements !
Or, ceux que la mère Clarisse venait de luidonner si libéralement se rapportaient tous au propriétaire anonymede la maison mystérieuse, et Hervé tenait à savoir ce qu’il étaitadvenu des locataires de passage qui l’habitaient encore quand lefeu y avait pris.
Sur ce propriétaire, son opinion était faite.Il pensait que la marquise ne s’était pas trompée en supposant queGeorges Nesbitt avait acheté la maison pour y loger sa belle-sœuret sa nièce. Peu de temps après, il s’était embarqué pour Shang-Haïet il ne paraissait qu’il en fût revenu. Par qui les contributionsavaient-elles été payées depuis son départ ? La crémière n’ensavait rien, mais on pourrait le savoir.
Il était plus intéressant et plus urgentd’être fixé sur le sort d’Alain, et Hervé cherchait une transitionpour s’en informer sans effaroucher la mère Clarisse. Elle la luifournit en disant tout à coup :
– Je ne crois pas aux cancans duquartier, mais tout de même, c’est louche ce qui s’est passélà-dedans. Depuis six mois, il y avait du monde au cinquième… desdrôles de locataires !… une femme qui se mettait quelquefois àla fenêtre, mais qui ne sortait jamais, et un homme qui ne sortaitque le soir… Je ne pourrais pas vous dire de quoi ils vivaient… ilne m’ont jamais acheté seulement pour un sou de lait… Ils étaientvenus là on ne sait pas comment et ils sont partis comme ilsétaient venus…
– Partis ! s’écria Scaër, très ému.Vous dites qu’ils sont partis ?… Est-ce qu’ils n’étaient pluslà quand le feu a pris ?
– Mais si !… mais si !… et j’aidans l’idée que c’est eux qui l’ont mis…
– Eux !… et pourquoi ?
– Vous m’en demandez trop long… unemanière de payer leur terme peut-être bien. D’abord, l’hommemarquait très mal. Je n’ai jamais connu la femme, mais je suis sûrequ’elle ne valait pas mieux que lui.
– Ce n’est pas une raison pour qu’ilsaient incendié la maison, au risque d’y être rôtis.
– Pas si bêtes !… ils avaient prisleurs précautions et ils ont sauvé leur peau. Moi qui vous parle,j’ai vu l’homme décamper, hier matin, au petit jour… ça brûlaitencore, et les pompiers n’ont pas fait attention à lui.
– Et la femme ?
– Elle avait probablement filé d’un autrecôté… mais lui, il a dû écoper… Il avait de la peine à setraîner et il devait avoir quelque chose de cassé, car il n’est pasallé bien loin. Au coin de la rue du Petit-Pont, il esttombé ; on l’a ramassé et on l’a emporté sur une civière.
– On l’a emporté… où ?
– À l’hôpital, parbleu !…l’Hôtel-Dieu n’est pas loin.
– Et vous ne vous êtes pas informée delui ?
– Ma foi ! non. J’avais autre choseà faire… et d’abord, je ne pouvais pas sortir. Toute la journéed’hier, j’ai été bloquée dans ma boutique. La rue était pleine desergents de ville et de mouchards en bourgeois. Ils ne laissaientpasser personne. Ce n’est que depuis ce matin qu’on circule et çane m’a pas encore beaucoup profité, car c’est vous qui m’étrennezaujourd’hui.
– Incendiaire !… murmura Hervé enhochant la tête ! diable ! c’est grave… et si vous aviezdes preuves…
– J’en aurais que je n’irais pas lesmontrer au commissaire de police, vu que ça ne me regarde pas.C’est son affaire à lui de trouver les criminels… et il va leschercher, pour sûr, car c’est bien clair que le feu n’a pas pristout seul. J’étais là quand il a commencé, et un quart d’heureaprès les quatre maisons flambaient comme un paquet d’allumettes.Ça n’est pas naturel.
– Certainement, non… mais l’homme quevous soupçonnez n’y est peut-être pour rien… À quoiressemble-t-il ?
– Vous voudriez avoir sonsignalement ? demanda la crémière d’un air méfiant.
– Oh ! je n’y tiens pas autrement,s’empressa de répondre Hervé, qui devinait ce qu’elle pensait delui.
– Eh bien ! tant mieux, car jeserais bien embarrassée de vous le donner… Dame ! vouscomprenez… je n’ai jamais vu ce bonhomme-là en plein jour… ça faitque ce n’est pas ici qu’il faut vous adresser… Je n’en suis pas,moi.
– De quoi n’êtes-vous pas ?
– Bon ! Vous m’entendez bien, dit lamère Clarisse en se levant brusquement. C’est dix-sept sous pourles œufs et le café au lait.
Ce que craignait Hervé arrivait. La bravefemme prenait le dernier des Scaër pour un agent de la sûreté.
Cette erreur le contrariait très fort, car ilsentait qu’il n’obtiendrait plus le moindre renseignement.
Peut-être aurait-il essayé de la détromper surson compte, mais deux messieurs entrèrent pour déjeuner.
Il fallut payer et partir.
Il eût été maladroit d’insister, surtout enprésence des deux consommateurs nouveaux venus qui ne paraissaientpas appartenir à ce qu’on appelait déjà les classesdirigeantes.
Ces gens n’auraient pas manqué de le prendre,eux aussi, pour un policier, et la crémière qui devait avoir, commeon dit, la tête près du bonnet, était très capable de faire unesclandre.
Hervé, intéressé à ne pas se brouiller avecelle, se réservait de revenir la voir et il espérait la trouvermieux disposée.
Il s’en alla donc après l’avoir payée etcomplimentée sur l’excellence du déjeuner qu’elle venait de luiservir.
La conversation avait tourné court etl’entretien avait mal fini, mais Hervé n’avait pas tout à faitperdu son temps.
Il ne doutait plus maintenant que la maisoneût appartenu à l’oncle d’Héva et il était presque sûr que, depuisla disparition de Georges Nesbitt, M. de Bernage usait etabusait de la propriété de son ancien associé. Mais ce n’était làqu’une probabilité.
Les preuves positives restaient à trouver.
En ce qui concernait le sort d’Alain, lesinformations que Scaër venait de recueillir n’avaient faitqu’augmenter, sinon ses inquiétudes, du moins ses perplexités.
Évidemment, la bonne Clarisse déraisonnait enaccusant les derniers locataires d’avoir mis le feu. Mentait-elle,quand elle affirmait avoir vu Alain sortir, le matin, de la maisonincendiée ? S’était-elle trompée ? Avait-elle rêvé cequ’elle racontait d’un homme tombé au bout de la rue de la Huchetteet emporté sur une civière ? Très probablement non, mais elleavait bien pu prendre un blessé quelconque pour ce locatairequ’elle disait n’avoir jamais vu en plein jour.
Comment s’assurer que tous les propos qu’elleavait tenus n’étaient pas des propos en l’air ? Le seigneur deScaër n’en avait pas la moindre idée.
Pibrac, à sa place, eût été beaucoup moinsembarrassé. Les vieux Parisiens sont débrouillards, et, dans descas analogues, ils savent toujours à quelle porte frapper.
Scaër n’avait vécu à Paris que de la viemondaine qui n’a rien de commun avec la vie sociale, c’est-à-direla vie d’affaires. Les siennes étaient au fond de la Bretagne. Àl’hôtel du Rhin, il campait, et depuis qu’il avait quitté Trégunc,il n’avait jamais rien eu à démêler avec un fonctionnaire public,commissaire, receveur ou autre. C’est tout au plus s’il lui étaitarrivé d’acheter du papier timbré dans un bureau de tabac, au tempsoù il achevait de se ruiner en signant des billets à desusuriers.
Aussi ne savait-il à qui s’adresser pourconnaître positivement le nom du propriétaire de la maisonbrûlée.
Là-bas, dans son pays, il serait allé chez lepercepteur de Concarneau, qui se serait fait un plaisir de luimontrer le rôle de la contribution foncière, de même que lecommissaire de police de l’endroit se serait mis à sa dispositionpour chercher un de ses fermiers qui aurait disparu.
Mais Hervé n’était pas à Concarneau ; ilétait rue de la Huchette et il n’espérait guère, ce jour-là,retrouver la trace d’Alain Kernoul. Du moins, pouvait-il s’informerde l’adresse du percepteur du quartier.
Il se décida à la demander chez un marchand devin de la rue de la Bûcherie, et ce patenté lui indiqua le domicilede l’agent du fisc.
C’était à deux pas, rue du Fouarre. Le bureaudevait être ouvert et Hervé allait être promptement fixé.
Il fut un peu surpris de voir qu’il fallaitentrer par une allée noire, dans une maison de mauvaiseapparence.
À Concarneau, les moindres receveurs étaientmieux logés.
Hervé pensait avoir affaire à un homme bienélevé et il se proposait de lui demander poliment, mais sanspréambule explicatif, le renseignement dont il avait besoin.
Il se le figurait déjà trônant sur un fauteuilde cuir, derrière un bureau en acajou. Il fallut en rabattre.
L’allée aboutissait à une salle basse, maléclairée et malpropre, où une douzaine de contribuables des deuxsexes faisaient queue pour passer successivement devant unguichet.
Les gens riches ne viennent guère eux-mêmesapporter leur argent à l’État. Il n’y avait là que des bonnes, desdomestiques et de tout petits bourgeois.
– Le cabinet de M. le receveur desfinances ? demanda Hervé à un homme, en tricot de laine, quilui répondit :
– Connais pas… adressez-vous àl’employé.
Hervé tenait à son information, et ce n’étaitpas le moment de se prendre de querelle avec un manant. Il se mit àla file et, arrivé à son tour devant un commis courbé sur un grosregistre, il lui fit la même question.
– Le receveur n’est pas ici, dit lecommis sans lever la tête. Qu’est-ce que vous lui voulez ?
– Je voudrais savoir à qui appartient unemaison située au coin de la rue Zacharie et de la rue de…
– Ce n’est pas ici une agence derenseignements.
– Pardon !… je…
– Ni un bureau de police,entendez-vous !… Passez à la Préfecture… rue de Jérusalem… parle quai des Orfèvres.
» Allons !… à un autre !
Scaër aurait volontiers infligé à ce scribeinsolent une correction manuelle, mais le drôle, retranché derrièreson guichet, était hors de portée et, de plus, le public n’auraitpas manqué de le soutenir.
L’allusion à la police avait produit son effetaccoutumé.
À Paris, la ville intelligente par excellence,– à en croire ceux qui y ont vu le jour – il suffit d’accuserquelqu’un d’appartenir de près ou de loin à la police pour que toutle monde prenne parti contre lui.
Cela suffit quelquefois pour le faireassommer.
Hervé fort heureusement contint sa colère etpassa.
Il sortit même de la salle, n’ayant plus rienà attendre de ces grossiers commis, ni de ces contribuableshostiles, et quand il sortit, peu s’en fallut qu’on le huât.
Ce début de sa chasse aux renseignementsn’était pas fait pour l’encourager, et il commençait à craindre derevenir bredouille, ce jour-là.
Ce n’était pas une raison pour renoncerdéfinitivement à en savoir davantage.
Il pouvait encore espérer que la policemunicipale ferait ce qu’il n’avait pas pu faire.
Il faudrait bien qu’on déblayât les ruines eton y trouverait tout au moins les restes carbonisés des victimes del’incendie, si on n’y trouvait pas les preuves d’un crime commisdix ans auparavant.
Évidemment aussi, la justice allait ouvrir uneenquête sur les causes du sinistre, et si cette enquête établissaitque le feu avait été mis par malveillance, elle chercherait lescoupables.
On disait que la maison n’était pas assurée,mais ce n’était qu’un on-dit, et s’il y avait des assurances, lescompagnies ne manqueraient pas de réclamer l’enquête, afin de nepayer qu’à bon escient.
On saurait aussi qui payait le montant desprimes annuelles, depuis que l’immeuble avait changé depropriétaire.
Seulement, pour tout cela, il fallait dutemps, et Hervé, dépourvu de vocation pour le métier d’agent depolice, aurait voulu en finir le plus tôt possible.
Et il lui en coûtait beaucoup de revoir lamarquise, sans lui rapporter au moins une information précise.
Elle savait qu’il s’était mis en campagneimmédiatement et elle devait l’attendre avec impatience.
Il ne pouvait guère cependant se présenterchez elle avant l’heure où une jeune femme est visible, et iln’était pas beaucoup plus de midi.
Hervé s’en alla donc mélancoliquement le longdes quais, en rêvant à sa situation, qui se tendait de plus enplus. La scène de la veille avecMlle de Bernage lui revenait à l’esprit, et ilse demandait s’il la raconterait àMme de Mazatlan.
Il lui était difficile de s’en dispenser, àcause de l’épisode final. Il aurait pu se taire sur sa rencontreavec sa ci-devant fiancée, mais il se serait fait scrupule decacher à la marquise qu’il avait vu débarquer devant l’hôtel deBernage l’homme signalé par elle, ce Berry qui était venu jadisrecevoir à Brest Mme Nesbitt et sa fille. Ilimportait que Mme de Mazatlan fût informée dufait et Hervé se promit de l’en avertir le jour même.
Absorbé dans ses réflexions, et marchant auhasard, il avait traversé la Seine au pont de l’Archevêché ettourné par la rue du Cloître-Notre-Dame.
Quand il déboucha sur la place du Parvis, ilaperçut des gens rassemblés devant le péristyle de l’ancienHôtel-Dieu – le nouveau n’existait encore qu’à l’état de projet, –et un propos tenu par la crémière lui revint en mémoire.
Cette femme avait parlé d’un blessé porté àl’hôpital sur un brancard, disait-elle. Si elle ne s’était pastrompée, le blessé en question devait être à l’Hôtel-Dieu, qui setrouvait alors à deux pas de la rue de la Huchette.
Rien n’empêchait Hervé d’y aller voir.
Il aurait peut-être hésité s’il lui avaitfallu demander au directeur la permission d’entrer, mais c’étaitjeudi, un jour où on admet tout le monde à visiter les malades, etl’heure de la visite allait sonner.
Elle sonna et la foule se pressa pourpasser.
Hervé, qui s’était rapproché, suivit lemouvement, sans trop savoir comment il allait s’y prendre pourtrouver celui qu’il cherchait. Ses mésaventures l’avaient renduprudent et il ne se souciait pas de s’informer au bureau où oninscrit les noms des entrants. Il se dit que puisque l’accès dessalles était libre, il n’aurait qu’à les parcourir pour s’assurersi Alain y était.
Sous le péristyle, il fut tout surpris d’êtrearrêté par un surveillant qui se mit à tâter ses poches.
Le seigneur de Scaër n’était jamais entré dansun hôpital de Paris. Il ignorait qu’on y fouille les visiteurs plussévèrement que les employés de l’octroi ne fouillent les voyageursà la barrière.
Et ce n’est pas une précaution inutile, car onn’imagine pas quelles victuailles de contrebande on saisit :des saucissons, des litres de vin bleu et jusqu’à des pains dequatre livres attachés sous les jupes des femmes et destinés à desmalades pour lesquels la diète est de rigueur.
La mortalité augmenterait sensiblement dansles hôpitaux, si on laissait faire ces braves gens, animésd’excellentes intentions, mais imbus de cette opinion très fausseet très répandue dans le peuple, que l’Assistance publique laissemourir de faim ses pensionnaires.
Hervé comprit et se laissa faire, sansmurmurer. Bien entendu, il n’avait sur lui rien de prohibé et on nele retint pas longtemps.
Il s’agissait maintenant de décider comment ilallait commencer son inspection. Il y avait des salles à tous lesétages, et des étages, le vieil Hôtel-Dieu en comptait au moinsquatre.
Hervé pensa judicieusement que les salles dechirurgie devaient être au rez-de-chaussée, par cette raison queles blessés arrivent presque toujours portés sur un lit d’ambulanceet que les porteurs auraient trop de peine à monter lesescaliers.
Il entra donc dans celle qui se trouvait deplain-pied, une longue salle garnie d’un bout à l’autre d’unedouble rangée de lits de fer à rideaux blancs, et il vit que lehasard l’avait bien servi.
Cette salle était une salle d’hommes et unesalle de chirurgie.
Si Alain avait été porté à l’Hôtel-Dieu, ildevait être là.
Hervé oublia un instant pourquoi il venait,tant le spectacle qu’il avait sous les yeux était nouveau pour luiet inattendu.
La salle regorgeait déjà de visiteurs, et sursoixante lits qu’elle contenait, il n’y en avait pas dix qui nefussent entourés.
Des mères, des femmes, des enfants. Des hommesaussi, mais beaucoup moins.
Les hommes ont bon cœur, mais ils s’arrêtentquelquefois en route devant le comptoir d’un marchand de vins.
Tous et toutes arrivent les mains pleines.Certaines douceurs ne sont pas défendues : les confitures, lesoranges, le chocolat, les fleurs, pourvu qu’il n’y en ait pas tropet qu’elles ne sentent pas trop fort ; le tabac même que leconvalescent ira fumer dans le jardin, quand il pourra marcher.
On fait des étalages sur la table de nuit etsur la planchette placée au-dessus de la tête du malade.
La salle avait presque un air de fête et rienn’y rappelait l’idée de la mort.
On y meurt pourtant, ce jour-là comme lesautres, et on y pleure, mais ceux qui pleurent cachent leurs larmeset la mort choisit presque toujours d’autres heures pourfrapper.
On dirait qu’elle a des égards pour lesvisiteurs.
Une pauvre créature, encore jeune etmisérablement vêtue, était entrée en même temps que Scaër etmarchait devant lui, pâle et cherchant des yeux quelqu’un qu’ellene voyait pas.
Tout à coup, elle s’arrêta à quelques pas d’unlit inoccupé. Elle regardait les draps blancs et elle n’osait plusavancer. Elle avait peur de comprendre…
Un infirmier passa et lui dit àmi-voix :
« Il est mort cette nuit, à troisheures. »
La malheureuse chancela, mais elle ne seplaignit pas, et ce désespoir silencieux émut profondémentHervé.
Il avait vu quelquefois mourir ; il avaitentendu les sanglots des parents assemblés autour du lit où agoniseun être aimé. Ceux-là souffraient peut-être moins que cette femmequi sans doute perdait tout en perdant son mari et qui maîtrisaitsa douleur.
Il aurait voulu la consoler, l’assister. Elleétait déjà loin, et pas un de ces alités qui allaient mourir demainn’avait pris garde à cette scène muette.
Ils en avaient vu bien d’autres.
À l’hôpital, la mort est en permanence. Elletouche un lit et le lit se vide. Un autre l’occupera et s’en ira demême. Qu’importe à ceux qui survivent ? Ils se sontfamiliarisés avec l’idée de partir et ils attendent tranquillementleur tour, sans souhaiter qu’il arrive, mais sans s’apitoyer surceux qui partent avant eux, comme un soldat au feu voit sansbroncher ses camarades tomber à côté de lui.
Hervé se mit à penser que si Alain blesséavait été apporté dans cette salle, le lit qu’il y avait occupéétait peut-être déjà vide, et qu’il lui faudrait finir par où ilaurait dû commencer, c’est-à-dire interroger un infirmier, afin desavoir si, la veille, il était entré d’urgence un blessé, apportéde la rue de la Huchette.
L’incendie n’avait pas pu passer inaperçu, caril n’y avait que la Seine entre l’Hôtel-Dieu et les maisons quibrûlaient.
De leurs lits, les malades avaient dû voir lesflammes et le personnel avait dû être sur pied toute la nuit.
En continuant sa promenade devant lescouchettes entourées de visiteurs, Hervé entendit qu’on parlait dudésastre, mais il n’était pas question de blessés admis dans lasalle et il cherchait des yeux un infirmier quand il aperçut, toutau fond, une sœur de charité.
On ne les avait pas encore chassées et ellessuffisaient à tout.
Celle-là était occupée à ranger des fioles surune étagère, et quand Hervé lui adressa la parole, elle leva latête d’un air étonné, car les saintes filles n’ont pas l’habitudede causer avec le public des jeudis et des dimanches.
Les infirmiers s’en chargent et ils empochentsouvent de bonnes gratifications des parents et des amis desmalades.
La sœur était encore jeune et, sans êtrejolie, elle avait une figure avenante qui respirait la bonté. Oncroira sans peine qu’Hervé l’aborda respectueusement.
Aux premiers mots qu’il lui dit, elle vit toutde suite à qui elle avait affaire et elle s’empressa de lerenseigner.
– Un tout jeune homme, n’est-cepas ? demanda-t-elle.
– Oui, ma sœur. Il est Breton et ils’appelle Alain Kernoul.
– Je sais, Monsieur. Il occupe le litnuméro 49.
Et la sœur ajouta :
– Moi aussi, je suis de la Bretagne.
– Alors, ma sœur, nous sommescompatriotes.
Hervé se nomma et la religieuse lui dit quedans son enfance elle avait entendu parler de la famille de Scaër.Elle était du Morbihan, et ce qu’elle aimait le mieux après Dieu,c’était son pays.
Hervé ne pouvait pas mieux tomber.
– Le pauvre garçon a été apporté ici dansun triste état, reprit-elle. Il était à moitié grillé et à moitiéécrasé. L’interne qui l’a reçu croyait d’abord qu’il n’enreviendrait pas, mais en l’examinant il a reconnu qu’il n’était pastrès gravement atteint… des brûlures par tout le corps et uneépaule démise… on l’a remise hier… et aujourd’hui, il est aussibien que possible. Il serait debout en ce moment, si le règlementn’obligeait pas les malades à garder le lit, aux heures desvisites.
Hervé était au comble de la joie et saphysionomie exprimait si bien ce qu’il ressentait que la sœur luidit :
– Je vois, Monsieur, que vous vousintéressez beaucoup à ce brave garçon… et je vous assure qu’il lemérite. J’ai parlé avec lui et il n’a que de bons sentiments.
– Oh ! je le connais, ma sœur, ilest né et a été élevé chez moi.
– Il a aussi un gros chagrin, reprit lasœur. Il ne fait que pleurer et je n’ai pas pu savoir pourquoi. Lechirurgien qui l’a pansé lui a dit que ce ne serait rien et qu’ilen serait quitte pour un mois de repos. Rien n’y fait. Il veut àtoute force sortir de l’hôpital. Il est pourtant bien mieux soignéici qu’il ne le serait chez lui, car il ne me fait pas l’effetd’être riche. Peut-être a-t-il une femme et des enfants… Je n’aipas osé le lui demander… mais, ce matin, il se désolait de ne pasêtre en état d’écrire une lettre, faute de pouvoir se servir de samain droite qu’il sera obligé de porter en écharpe, tant quel’appareil ne sera pas levé. Je lui ai offert d’écrire sous sadictée ; il m’a remerciée, mais il a refusé.
» Je ne devine pas pour quel motif.
Cette dernière phrase incidente fut dite d’uncertain ton interrogatif et Hervé, qui comprit l’intention,s’empressa de répondre :
– C’est à moi certainement qu’il auraitécrit, car, à Paris, il ne connaît que moi, et s’il n’a pas acceptéle bon office que vous vouliez bien lui rendre, c’est qu’ilprévoyait que je viendrais aujourd’hui. Il est à mon service et jene pouvais pas manquer de m’émouvoir de sa disparition.
– C’est cela, sans doute, murmura la sœuren hochant la tête. Je vais vous conduire auprès de lui.
Hervé, qui préférait le voir seul, allait laprier de ne pas se déranger. Il n’eut pas à prendre cette peine. Uninfirmier vint dire qu’un malade demandait sœur Sainte-Marthe, àl’autre bout de la salle. Sur quoi, sœur Sainte-Marthe s’excusaauprès de M. de Scaër, en l’appelant par son nom, et lelaissa aller sans elle au lit d’Alain.
Ce lit se trouvait le dernier de l’autrerangée et Hervé eut encore du chemin à faire pour y arriver, maisquand il eut fait le tour d’un des piliers qui soutenaient la voûtede la salle, il reconnut de loin le blessé qu’il cherchait.
Alain, couché sur le côté gauche, avait lesyeux fermés, et il était si pâle qu’on aurait pu le prendre pour uncadavre, car il ne bougeait pas, mais Hervé lui mit doucement lamain sur le front, il ouvrit les yeux et il se redressa enbalbutiant :
– Ah ! notre maître, je n’espéraispas vous voir ici. Comment avez-vous fait pour savoir que j’yétais ?
– J’ai eu assez de mal à te trouver, maisj’y ai réussi.
– Vous avez dû croire que j’étaismort.
– Par ta faute. Pourquoi ne m’as-tu pasdonné signe de vie ?
– Mais, notre maître…
– Bon !… Tu as l’épaule démise, lasœur vient de me le dire… mais elle t’a proposé d’écrire pourtoi…
– Je n’ai pas voulu… parce que j’avaispeur de vous compromettre.
– Moi !… comment cela ?
– Mais, oui. Votre nom ne doit point êtremêlé à une pareille affaire.
Faute de siège pour s’asseoir, Hervé étaitdebout près du lit, et c’est une position peu commode pour causeravec un homme couché ; surtout pour causer à basse voix, defaçon à ne pas être entendu des voisins.
Un infirmier, – le même qui était venuchercher la sœur Sainte-Marthe, – avisa ce visiteur bien mis et,flairant un bon pourboire, lui apporta une chaise qu’on tenait enréserve pour les cas analogues.
Scaër récompensa immédiatement par le dond’une grosse pièce blanche cette attention qui allait lui permettred’échanger avec le blessé des confidences intimes.
Alain, après un élan de surprise et de joie,avait laissé tomber sa tête sur l’oreiller et maintenant ilpleurait à chaudes larmes. Hervé comprit pourquoi.
– Tu ne pouvais pas la sauver, lui dit-iltout bas, et tu n’as rien à te reprocher, car tu as exposé ta vie,et c’est un miracle que tu sois sorti vivant de cette maison.
– Plût à Dieu que j’y fusse resté !soupira le gars aux biques.
– Si tu avais péri avec elle, tu neserais plus là pour m’aider à venger sa mort. Et nous la vengerons,je te le jure.
» Maintenant apprends-moi ce qui s’estpassé dans cette maison maudite où tu t’es jeté, sans que j’aie put’arrêter. C’était une folie… je suis sûr que tu n’est pas parvenuà monter l’escalier…
– J’ai pu arriver au premier étage… là,les flammes m’ont barré le passage… la fumée m’a asphyxié… j’ai étérepoussé jusque dans l’allée… le feu y était déjà et je ne pouvaisplus sortir par la rue de la Huchette… j’ai couru en avant sanssavoir où j’allais… j’aurais dû me heurter contre la porte de lacour intérieure… pas du tout !… elle était ouverte.
– C’est singulier.
– C’est d’autant plus extraordinaire queje l’avais moi-même fermée à double tour avant de partir. D’autresque moi avaient la clé et s’en sont servis après moi ;… enoubliant de la refermer, cette porte que je vous ai montrée, ilsm’ont sauvé la vie, car j’ai pu passer… Ah ! ils ne l’ont pasfait exprès de me sauver !…
– Et tu es resté toute la nuit dans cettecour !
– Oui, toute la nuit, entre les quatrecorps de bâtiments qui brûlaient. Je les ai vus s’effondrer étagepar étage, couvrant de débris la cour où j’étais bloqué. Je m’étaisréfugié au centre et je n’y étais pas à l’abri. Les décombress’amoncelaient autour de moi, et rétrécissaient de plus en plusl’espace qui me restait… ça montait comme la marée dans la rivièrede Pontaven… J’aurais pu calculer le moment où je serais enfouisous les ruines, car les murs s’écroulaient les uns après lesautres… Je n’y pensais guère… je ne pensais qu’à Zina…
Les sanglots étouffèrent la voix du gars auxbiques.
L’émotion est contagieuse. Hervé avait leslarmes aux yeux. Il aurait voulu réconforter Alain et il netrouvait à lui offrir que des consolations banales, de cesconsolations qui ne consolent pas.
– Elle était condamnée, soupira-t-il. Lemal qui la minait était sans remède. Elle souffrait tant que lamort a été pour elle une délivrance.
– Hélas ! quelle mort !… laplus horrible de toutes ! dit le blessé.
– Non… elle ne l’a pas vue venir… elle aété surprise pendant son sommeil…
Scaër savait bien le contraire, puisque lamalheureuse Zina s’était montrée un instant à la fenêtre, appelantdu secours, et s’il parlait ainsi, c’est qu’il espérait que cepieux mensonge calmerait un peu la douleur d’Alain. Il s’aperçutbien vite qu’il se trompait et que ses tentatives d’apaisement nefaisaient qu’exaspérer le chagrin du malheureux veuf quis’écria :
– Dire que je ne reverrai jamais sonpauvre corps !… Elle m’avait demandé de la faire enterrer àTrégunc et je ne pourrai seulement pas la conduire jusqu’à un deces affreux cimetières de Paris où on jette dans la fosse communeceux qui n’ont pas de quoi acheter un peu de terre pour y dormir enpaix. Il ne me restera rien d’elle. Je ne pourrai pas prier sur satombe.
Le gars aux biques, sans s’en douter, plaidaitéloquemment contre la crémation dont il n’était pas encore questionen ce temps-là, et il exprimait un sentiment qui, en dépit desthéories matérialistes, vivra toujours dans le cœur dessimples : ceux qui ne comprennent pas qu’on puisse allerpleurer sur des cendres enfermées dans une urne.
Scaër le partageait ce sentiment, mais iln’eut pas le courage de répondre que le feu n’avait peut-être pascomplètement anéanti le cadavre de Zina et que, si on en retrouvaitdes restes, il se chargerait de leur assurer une sépulturechrétienne.
– Ah ! notre maître, reprit Alain,si vous saviez quel supplice j’ai enduré dans cette cour, pendantqu’autour de moi les bâtiments brûlaient !… Vingt fois, j’aieu l’idée de me jeter dans la fournaise et je m’y serais jeté sinotre recteur de Trégunc ne m’avait pas appris au catéchisme que lareligion nous défend de nous tuer. J’espérais que le bon Dieu meferait la grâce de me laisser mourir là… au moins j’aurais finicomme ma pauvre femme !
– Il vaut mieux que tu lui aies survécupour m’aider à retrouver les scélérats qui l’ont assassinée, ditHervé.
Et pour couper court aux lamentations inutilesde son brave compatriote, il se hâta d’ajouter :
– Achève de me raconter comment tu essorti de cet enfer… et surtout dis-moi bien ce que tu as vu pendantles heures que tu y as passées… As-tu quelque idée de l’endroit oùle feu a pris ?
– Il a pris partout, presque en mêmetemps, répondit Alain ; cependant, je crois bien qu’il acommencé du côté de la rue Zacharie, au rez-de-chaussée… là où, unsoir de cet hiver, j’ai vu de la lumière derrière un vitrage… il aéclaté dès le début de l’incendie, ce vitrage, et, quand je suisentré dans la cour, les flammes sortaient par là comme par labouche d’un four ; mais les trois autres bâtiments n’ont pastardé à flamber aussi… et ça sentait le goudron.
– Pas le goudron, le pétrole, dit Scaër,qui avait la mémoire de l’odorat.
Il se souvenait maintenant d’avoir respiré,rue de la Huchette, une odeur âcre, qui n’était pas celle du boisbrûlé, et cette odeur, il l’appelait par son nom, peu connualors : un nom qui fut dans toutes les bouches, après lesincendies allumés par les communards.
Et ce souvenir était un trait de lumière.Évidemment, les caves de ces quatre maisons abandonnées necontenaient pas des tonnes de ce dangereux combustible dont l’usagen’était pas encore très répandu en France. Il fallait qu’on en eûtbadigeonné intérieurement les murailles, en prévision du cas où ily aurait urgence à détruire en quelques heures toutes ces vieillesbâtisses.
Et il n’était pas impossible que ce travailpréparatoire eût été fait longtemps avant l’embrasementgénéral.
On avait huilé par avance l’édifice condamné àdisparaître, comme on saborde la cale d’un navire destiné à êtrecoulé.
On rebouche le trou avec des planches qu’ilsuffit de déclouer pour que le navire aille au fond de l’eau ;de même, on n’a qu’à promener une allumette sur les muraillesenduites de pétrole pour que l’incendie éclate. Et Hervésoupçonnait fort que ce procédé avait été employé par les coquinsintéressés à supprimer les preuves d’un crime ancien que laprescription ne couvrait pas encore.
Alain, qui, pour le moment, songeait moins àeux qu’à la mort de Zina, reprit le récit qu’il avait entamé, à laprière de son maître.
– J’ai passé là huit heures, reprit-il,et j’ai été préservé par les décombres qui avaient fini par formercomme un rempart autour de moi. Lorsque le jour a paru, je n’étaispas encore sérieusement blessé… des pierres m’avaient touché… mesvêtements étaient brûlés… mes cheveux aussi…, mais je n’avais riende cassé. C’est en essayant de sortir de la cour que je me suisdéboîté l’épaule droite… il commençait à faire clair et j’avaisentrevu une large brèche à la place de l’allée par laquelle j’étaisentré. Le feu était presque éteint et la fumée était moins épaisse…seulement il fallait franchir des tas de débris… des barricades demoellons et de plâtras… je n’en pouvais plus… j’ai grimpé pourtant…mais, tout en haut, le pied m’a manqué sur un pavé branlant, j’aidégringolé… j’ai eu bien du mal à me relever et à me traînerdehors. Je n’ai pas eu la force d’aller plus loin…
– Tu es tombé au bout de la rue de laHuchette, au coin de la rue du Petit-Pont.
– Comment savez-vous ça ?
– La crémière d’en face t’a vu. Elle m’arenseigné.
– Mais je ne la connais pas !
– Elle te connaît de vue et je vais bient’étonner en t’apprenant ce qu’elle m’a dit de toi. Elle estpersuadée que le feu n’a pas pris tout seul.
– J’en suis persuadé aussi.
– Et elle croit que c’est toi qui l’asmis.
– Oh !… alors elle estfolle !…
– Mon Dieu, non. Elle n’est même pasméchante. Seulement, comme tant d’autres de petites marchandes enboutique, elle est cancanière et curieuse… Elle voit des mystèrespartout… Tu ne parlais à personne dans le quartier… Il n’en a pasfallu davantage pour qu’elle s’imaginât que tu te cachais parce quetu avais des crimes sur la conscience. Elle m’a bien pris pour unagent de la Sûreté, moi, parce que je la questionnais. Tout cela neserait rien, mais j’ai peur qu’elle ne bavarde. Si les bruitsqu’elle pourra faire courir arrivaient aux oreilles du commissaire,tu serais peut-être inquiété… on t’interrogerait.
– Je ne serais pas très embarrassé pourrépondre. Ce n’est pas moi qui ai quelque chose à craindre de lapolice.
– Assurément, non… mais j’aime autant quela police ne se mêle pas de cette affaire.
– Je croyais que vous vouliez venger…
– Les victimes de ces misérables ;oui, certes ; mais, pour cela, je n’ai besoin de personne quetoi. Il faut d’abord que tu sortes de cet hôpital.
– Je ne demande pas mieux, mais… oùirai-je ?
– Tu viendras chez moi. Je te prends àmon service.
– Oh ! alors, tout de suite !s’écria le gars aux biques en rejetant la couverture du lit.
Il allait se lever quand l’infirmier, quirôdait par là, vint lui dire que c’était défendu pendant la visitedu public. Il le lui dit doucement – le pourboire l’avait rendupoli – et comme Hervé demandait la raison de cette consigne, ilprit la peine de lui expliquer qu’elle avait pour but d’empêcherles malades surveillés de s’échapper en se faufilant parmi lesvisiteurs.
Hervé n’insista pas, mais cette réponse luidonna à réfléchir. Il y avait donc des malades surveillés et Alainen était peut-être.
En se posant cette question, Hervé se promitde l’élucider avant de sortir de l’hôpital, mais il jugea inutilede faire part au blessé de ses appréhensions.
– Attendons à demain ; il fautrespecter le règlement, lui dit-il. Je vais m’adresser à la sœurqui m’a indiqué ton lit et lui demander quelles sont les formalitésà remplir pour qu’on te laisse aller.
– Sœur Sainte-Marthe ! elle est bienbonne pour moi… et puis, vous ne savez pas, notre maître… elle estpresque de chez nous… c’est la fille d’un meunier de Plouharnel quedéfunt mon père a connu.
– Oui… mais, dis-moi… on t’a demandé tonnom quand tu es entré ici ?
– Et je l’ai donné… la preuve, c’estqu’il est là, sur un écriteau.
En levant les yeux, Hervé vit, accroché à latringle des rideaux et encadrée de fer, une pancarte qui portaitl’indication complète de l’état civil d’Alain Kernoul, son âge, lelieu de sa naissance et sa profession de figurant.
On était renseigné et, après sa sortie del’Hôtel-Dieu, il y resterait des traces de son passage.
Peu importait, d’ailleurs, à Scaër qui étaitdécidé à attacher Alain à sa personne. Alain n’avait rien à sereprocher, et si la police s’avisait de le tracasser, il en seraitquitte pour dire la vérité sur son séjour dans la maisonbrûlée.
On chercherait la gérante qui l’y avait amenéet on la trouverait peut-être sans que Scaër s’en mêlât.
Pour le moment, Scaër tenait à s’assurer quele gars aux biques obtiendrait le lendemain son exeat.
Après l’avoir réconforté de son mieux, il lequitta en lui recommandant de ne pas perdre une minute pour seprésenter à l’hôtel du Rhin, aussitôt qu’il serait libre, et il semit en quête de la sœur Sainte-Marthe, qu’il ne rencontra qu’àl’autre bout de la salle, au chevet d’un blessé qui geignait etqu’elle s’évertuait à consoler.
Hervé se garda bien de la déranger, mais elledevina qu’il souhait lui parler et elle lui fit signe d’attendrequ’elle eût fini de donner à boire à cet affligé, un malheureuxcouvreur qui s’était cassé les deux bras en tombant d’un toit.
Scaër comprit, dès ce moment, que la sympathiede cette sainte fille lui était acquise, qu’il la devait à saqualité de compatriote et qu’elle s’étendait à Alain qui étaitaussi Breton que lui.
Il passa sans mot dire et il alla se placerprès de la porte, derrière un pilier où elle ne tarda pas à venirle rejoindre.
– Comment avez-vous trouvé ce pauvregarçon ? lui demanda-t-elle.
– Il va si bien que j’aurais voulul’emmener aujourd’hui, répondit Hervé.
– Aujourd’hui, ce n’est pas possible.C’est le docteur qui signe les bons de sortie. Il a fait sa visitece matin et il ne reviendra que demain.
– Les malades sont donc prisonniersici ? dit Hervé en souriant.
– Non, Monsieur ; on ne les gardepas malgré eux… souvent même on les renvoie plus vite qu’ils nevoudraient, car on n’a jamais assez de lits disponibles et unconvalescent occupe la place d’un malade qui a plus que lui besoind’être soigné ; mais il faut toujours que la sortie soitrégulièrement autorisée… quand ce ne serait qu’à cause desconsignés…
Et comme Hervé ne paraissait pas comprendre lesens du mot « consignés », la sœur reprit :
– Il arrive quelquefois qu’on reçoitd’urgence un homme qu’on pourrait arrêter… et qu’on arrêterait s’iln’était pas blessé. Alors le directeur de l’hôpital est tenu de lefaire surveiller, car on le rendrait responsable d’une évasion.
– J’aime à croire que mon protégé n’estpas dans ce cas-là, dit vivement Hervé.
– J’espère bien que non, dit la sœurSainte-Marthe d’un ton qui ne rassura pas beaucoup Hervé.
– Est-ce à dire que vous n’en êtes pascertaine ? demanda-t-il.
– Je ne le crois pas et, quoi qu’il ensoit, je suis convaincue que ce garçon n’a rien fait de mal, maisil est bon que vous sachiez ce qui s’est passé hier. Quand on l’aapporté, un agent de police en bourgeois escortait le brancard etdeux heures après, quand le blessé a été pansé et couché, ce mêmeagent est revenu copier les indications portées sur le registred’entrée de l’hôpital.
– On le soupçonne donc ?
– Peut-être.
– Et de quoi ? bon Dieu !
– Il paraît qu’on l’a vu, au petit jour,se glisser hors de la maison incendiée, et comme on ignore commentle feu a pris, on veut sans doute l’interroger…, mais on nel’accuse pas, que je sache.
– Ce serait trop fort !… Je répondsde lui, sous tous les rapports, et je suis prêt à dire pourquoi ilest entré dans cette maison pendant qu’elle brûlait.
– Alors, Monsieur, voulez-vous mepermettre de vous donner un conseil ?
– Je vous en serai très reconnaissant etje vous promets de le suivre.
– Eh ! bien, voyez l’interne deservice. Il vous renseignera mieux que je ne puis le faire. Vous letrouverez à la salle de garde.
– Je vous remercie, ma sœur, et je vousrecommande notre compatriote…
Elle acquiesça d’un sourire et elle revint aulit de son blessé.
Hervé sortit et s’adressa au portier qui luiindiqua le chemin à suivre pour arriver à la salle où se tiennentles internes.
Il y alla en maugréant contre la crémière dela rue de la Huchette.
– Elle aura bavardé, se disait-il, et sessots propos seront tombés dans l’oreille d’un mouchard. Je m’endoutais bien. Mais l’accusation est trop bête et il sera facile deprouver que Kernoul était sur les planches du Châtelet quandl’incendie a éclaté. Je vais commencer par expliquer la chose à cejeune homme. Il me comprendra, pour peu qu’il soit intelligent, etil décidera son chef à accorder l’exeat. Si ça ne suffit pas, jeverrai le directeur de l’hôpital. Il me faut, dès demain, mon garsaux biques.
Par de longs corridors où il ne rencontrapersonne, il arriva devant une porte sur laquelle il lut :« Salle de garde », et comme cette porte était ouverte àmoitié, – probablement à cause de la fumée du poêle, – il put,avant d’entrer, examiner le local et ceux qui l’occupaient.
C’était une pièce carrée, avec des mursblanchis à la chaux, prenant jour sur une cour intérieure et trèssommairement meublée : une couchette de fer où se reposait lanuit l’interne de service ; un grand casier en bois noir,surchargé de cahiers d’observations et de vieux journaux demédecine, une fontaine en cuivre, avec bassin pareil, accrochée aumur ; un râtelier de pipes très culottées ; puis, colléeà la muraille, une longue liste de noms de malades avec les numérosde leurs lits et une ardoise où les internes qui s’absententinscrivent à la craie le nom de la salle où l’infirmier peut lestrouver, si on a besoin d’eux.
Au milieu, un poêle en faïence qui fumaitoutrageusement et dans le fourneau duquel une vieille femmeaccroupie cuisinait quelque mets mal odorant.
Dans un coin, au fond, une table en sapin oùétait accoudé, entre deux piles de bouquins, un jeune homme entablier blanc, avec une petite calotte sur la tête et à laboutonnière une pelote à épingles, violette, qui, de loin, avaitl’air d’une rosette d’officier d’académie.
Hervé toussa pour s’annoncer. La vieille seretourna et se remit à fourgonner dans les cendres. L’interne levala tête et regarda le nouveau venu, en fronçant le sourcil.
Il était évidemment contrarié d’être dérangéde son travail et ses yeux disaient : qu’est-ce que vous mevoulez ?
Mais, presque aussitôt, sa figure changead’expression. Il porta la main à sa calotte et, après avoirrepoussé du pied le tabouret qui lui servait de siège, il vint audevant d’Hervé, en lui disant :
– Bonjour, Monsieur !… Vous ne mereconnaissez pas !
– Mais, balbutia Hervé, il me semble bienvous avoir déjà vu… seulement, je ne me rappelle pas où.
– À Bullier, parbleu !… nous avonspassé toute une soirée ensemble avec l’ami Pibrac qui nous aprésentés l’un à l’autre… et même toute une nuit, car, après lebal, nous sommes allés souper chez Foyot… il y avait des dames…c’était en plein carnaval… le jeudi gras…
– Il y a trois ans ! Je mesouviens…
– À la bonne heure !… Vous êtes bienM. de Scaër ?
– Parfaitement.
– Alors, donnez-moi des nouvelles de cebrave Pibrac. Comment va-t-il ? Je ne le vois plus guèredepuis que j’ai été reçu à l’internat… vous comprenez… je n’ai plusle temps de m’amuser. Il faut que je pioche mes examens.
– Pibrac va très bien.
– Bravo !… il ne me reste plus qu’àvous rappeler mon nom que vous me faites l’effet d’avoir oublié…Delle… Albert Delle… ça fait Adèle, disait ce blagueur dePibrac… et à vous demander, cher Monsieur, à quoi je puis vous êtrebon dans cet hôpital.
Hervé admirait les coups du hasard quidisperse et rassemble les gens, à Paris, comme des billescarambolant sur un billard, et il commençait à trouver que lafréquentation de Pibrac présentait quelques avantages mêlés àbeaucoup d’inconvénients.
D’anciennes fredaines avec ce garnementallaient lui faciliter sa tâche en le tirant de l’embarras qu’iléprouvait à aborder un sujet assez délicat.
À un homme avec lequel on a soupé jadis, enjoyeuse compagnie, on peut dire des choses qu’on hésiterait àconfier à un inconnu.
– Voici ce que c’est, commença-t-il enoffrant à l’interne un excellent cigare qui fut refusé.
Delle préférait la pipe. Il alluma la sienne,après avoir donné du feu à Hervé et, s’apercevant que celui-ciregardait du coin de l’œil la vieille, toujours occupée àtisonner :
– Mère Ponisse, cria-t-il, allez doncnous chercher de la bière.
Puis, quand elle fut dehors :
– Marchez maintenant, reprit-il gaiement.Je suis tout ouïe. Vous avez bien fait de me faire penser à larenvoyer. C’est une vraie pie borgne… et il est inutile qu’ellevous entende, si vous avez quelque chose de particulier à medire.
– Oh ! rien de confidentiel,s’empressa de répondre Hervé. Vous avez dans la salle de chirurgieun blessé auquel je m’intéresse… Alain Kernoul.
– Le nom ne m’apprend rien… ici, on neconnaît les malades que par les numéros des lits… et je ne retiensguère ceux des sujets insignifiants.
– Le mien est au numéro 49.
L’interne se leva pour aller jeter un coupd’œil sur une pancarte pendue au mur.
– Le 49 n’y figure pas, dit-il ;c’est bon signe pour lui, car tous ceux que j’ai numérotés là sontsûrs de passer prochainement l’arme à gauche. Je les ai inscritspour un externe de mes amis qui fait des recherches sur lesmaladies des os et qui désire être prévenu à temps pour assister àl’autopsie.
Delle disait cela aussi simplement que s’ileût parlé d’un mémento destiné à inscrire des dates d’invitations àdîner.
– Oh ! reprit Hervé ; il n’estpas dangereusement blessé… une luxation de l’épaule droite…
– Bon ! en ce moment, nous n’enavons que trois, des luxations… Quand votre homme est-il entré àl’Hôtel-Dieu ?
– Hier matin… on l’a apporté sur unbrancard… il était hors d’état de marcher.
– J’y suis… c’est l’individu qui a manquéd’être grillé dans cette maison de la rue de la Huchette.
– Justement.
– Eh ! bien, il est raccommodé…c’est moi qui l’ai reçu et qui l’ai pansé quand il est arrivé… ill’a échappé belle… il était couvert de contusions et de brûlures…Soyez tranquille, il sera soigné ici, mieux qu’il ne le serait chezlui.
– Je n’en doute pas, mais…
– Et avant un mois, il sera sur piedcomplètement.
– Il voudrait sortir dès demain.
– Demain, c’est trop tôt. La fièvre l’apris à la suite de l’opération, et il a absolument besoin de repos.Mon chef de service ne signera pas l’exeat… à moins que le blesséne l’exige formellement, car nous ne gardons pas les gens deforce.
– On prétend que si… dans certains cas…en vertu d’un ordre du parquet, par exemple.
– Oui, quand il s’agit d’un prévenu…désigné pour être transféré à Mazas, dès qu’il sera en état demonter dans la voiture cellulaire – vulgo : le panierà salade. Ceux-là, on les case dans une salle spéciale… et votrehomme n’y est pas, aux consignés.
– Non…, mais on vient de me dire qu’ilavait été accompagné ici par un agent de police… et que cetindividu était revenu un peu plus tard copier les indicationsaccrochées au lit de ce pauvre garçon… c’est une sœur de charitéqui m’a averti…
– Sœur Sainte-Marthe… si elle vous a ditcela, c’est la vérité… et, au fait, j’ai une vague idée d’avoirentendu mes camarades parler d’un mouchard qui a montré son nezdans la salle de chirurgie… ça arrive quelquefois, mais quand onsignale un de ces drôles, tout le monde se donne le mot pour luijouer des tours… et si celui-là s’avisait de revenir, il passeraitmal son temps. Je suppose d’ailleurs que votre compatriote n’a riensur la conscience.
– Je réponds de lui comme de moi-même. Ilparaît qu’il s’est trouvé des imbéciles pour raconter que c’est luiqui a mis le feu à cette maison où il a failli laisser sa peau.C’est absurde, mais vous connaissez le mot de je ne sais plus quelmagistrat d’autrefois : « Si on m’accusait d’avoir voléles tours de Notre-Dame, je commencerais par mettre la frontièreentre moi et la justice… » Mon brave Alain n’a pas la moindreenvie de se sauver, mais je voudrais lui éviter des ennuis en letirant de l’hôpital… et je vous serai très obligé de ne pas vousopposer à ce qu’il en sorte dès demain.
– Ça ne dépend pas de moi… mais je vouspromets d’exposer le cas à mon chef… il ne les aime pas plus que jene les aime, ces messieurs de la police… et j’espère qu’il signerale bon de sortie du 49… Vous m’autorisez à vous nommer ?
– Parfaitement. Je loge à l’hôtel duRhin, place Vendôme, et je compte prendre Alain à mon service. Onle trouverait chez moi si on avait besoin de lui. Je m’engage à leprésenter à la première réquisition, dit Hervé en souriant.
– C’est tout ce qu’il faut, cherMonsieur, et je vais…
Un infirmier poussa la porte et dit :
– Monsieur Delle, la sœur m’envoie vouschercher… l’amputé du 27 vient d’être pris d’une hémorragie…
– Diable ! j’y vais, s’écrial’interne en posant sa pipe sur la table. Vous m’excusez, cherMonsieur…
Et il se précipita dans le corridor.
– Allons ! pensa Hervé en prenant lemême chemin, je n’ai pas perdu ma journée.
» Alain sortira demain et nous seronsdeux contre deux.
Il aurait dû dire trois contre trois, encomptant la marquise comme une alliée etMme de Cornuel comme une ennemie.
Ernest Pibrac habitait la rue Saint-Arnaud,qui s’appelle maintenant la rue Volney, on n’a jamais su pourquoicar l’auteur des Ruines est fort ignoré de la générationprésente, et, en lisant l’inscription gravée sur la plaquemunicipale, des passants, plus gastronomes que lettrés, s’imaginentque la voie qui portait jadis le nom du vainqueur de l’Alma a étéconsacrée à la gloire d’un des plus fameux crûs de la Bourgogne, –avec une faute d’orthographe, – le vin de Volnay étantbeaucoup plus connu que le philosophe Volney.
C’est une courte, honnête et paisible rue, quine mène à rien et où par conséquent on ne passe guère.
En ce temps-là, un cercle très fréquenté nes’y étant pas encore installé, elle était surtout habitée par desbourgeois aisés et paisibles.
Pibrac, qui n’appartenait pas à cettecatégorie d’électeurs éligibles, y avait planté sa tente àl’entresol d’une jolie maison toute neuve et il s’y était arrangéune garçonnière élégante où il menait, sans trop de tapage, unejoyeuse existence.
Fils d’un bon négociant qui avait mis trenteans à amasser du bien en vendant du drap, et orphelin à quinze ans,Ernest Pibrac s’était trouvé, à sa majorité, maître d’une fortuneassez ronde, mais pas assez considérable pour lui permettred’aborder ce qu’on nomme à Paris la grande vie.
Il l’avait d’ailleurs, avant d’entrer enpossession, quelque peu écornée par des emprunts usuraires, commeen contractant facilement les mineurs prédestinés à tomber plustard sous la tutelle conservatrice d’un conseil judiciaire.
Il s’était donc résigné à se passer de trainde maison. Il se contentait d’un groom pour le servir et il ne sedonnait point le luxe d’avoir une voiture à lui, ni même un chevalde selle. Sa devise était : tout pour l’argent de poche, et illa mettait en pratique.
Aussi, avait-il, comme on dit, le louisfacile, et ces dames du monde où l’on s’amuse lui en savaientgré.
Il les connaissait toutes ; il dînait etil soupait dans les restaurants à la mode ; il ne manquait pasune première et on le voyait dans tous les endroits où ilest de bon ton de se montrer.
Ses relations masculines n’étaient pasprécisément triées sur le volet. Il fréquentait ses pareils et iln’avait pas ses grandes entrées dans les salons aristocratiques. Ilne s’était jamais avisé de se présenter au Jockey-Club où iln’aurait récolté que des boules noires, mais il faisait bonnefigure dans un cercle de second ordre, et parmi ses camarades deplaisirs il en comptait qui étaient reçus dans le meilleurmonde.
Entre autres, Hervé, baron de Scaër, qu’ilconnaissait depuis longtemps, sans trop savoir où et comment ill’avait connu.
Un hasard de la vie parisienne les avait misen relations et le goût du plaisir qui leur était commun avaitcimenté leur liaison.
Les rapports étaient devenus moins fréquents,depuis que le mariage de Scaër était décidé.
Pibrac allait criant partout : « Unhomme à la mer ! » quand il était question d’Hervé promuà la dignité de gendre d’un capitaliste.
Pibrac l’enviait peut-être, mais il se gardaitbien de le dire et il continuait à chanter les louanges de la viede garçon.
La nouvelle de la rupture ne lui avait pas étédésagréable, un peu parce que, s’il faut en croire LaRochefoucauld, l’illustre auteur des Maximes,il y atoujours dans la déconvenue d’un ami quelque chose qui nous faitplaisir, mais surtout parce qu’il allait retrouver un compagnonqu’il préférait à beaucoup d’autres.
Il s’était bientôt aperçu qu’il faudrait enrabattre, car Hervé paraissait peu disposé à se divertir commeautrefois. Hervé cachait sa vie et faisait la sourde oreille quandon lui parlait de faire la fête. Pibrac pensait bien que le fiancéévincé devait avoir des ennuis d’argent, mais il soupçonnait aussiqu’il y avait de l’amour sous roche et il comptait savoirprochainement à quoi s’en tenir à seule fin de ramener dans lechemin de la vie à outrance un ami qui lui manquait.
Pibrac regrettait d’autant plus l’aimablecompagnie de cet ami, qu’il venait de perdre une petite camarade àlaquelle il était aussi attaché qu’un viveur peut l’être à unesoupeuse à tous crins qui ne se piquait pas de fidélité.
Margot l’avait bel et bien lâché, mais il luien voulait beaucoup moins qu’à l’étranger qui la lui avait souffléeet même qu’à Bernage qui patronnait ce déplaisantrastaquouère.
Il leur avait juré à tous les deux une haineirréconciliable et il ne s’était pas vanté en annonçant à Hervéqu’il se préparait à leur jouer de très mauvais tours.
Seulement, il s’étonnait que le susdit Hervén’eût pas fait chorus et l’eût planté là, après le dîner ducercle.
Cette conduite devait cacher un mystère qu’ilse promettait d’éclaircir.
Il n’avait pas revu Scaër et il n’avait pastrouvé le temps d’aller le chercher à l’hôtel du Rhin, ayant passétoute la journée du jeudi et une partie de la nuit suivante àcartonner avec fureur.
Et le cartonnage ne lui avait pas réussi, –contre son habitude, – car il était heureux au jeu, plus heureuxqu’en femmes, quoiqu’il prétendît le contraire.
Il avait perdu, comme on dit dans l’argot desjoueurs, la forte somme, et le vendredi il se leva forttard et d’assez mauvaise humeur.
Il n’avait pas réglé ses bons à la caisse ducercle et il lui fallait, pour les retirer, déplacer des fonds,opération désagréable, même lorsqu’on a un compte courant au CréditLyonnais.
Il déjeunait habituellement chez lui. Songroom savait assez de cuisine pour faire cuire les œufs et lacôtelette traditionnels.
Il finissait de les expédier et il allaits’habiller pour sortir, lorsqu’un coup de sonnette annonça unvisiteur.
Pibrac eut bonne envie de consigner sa porte àtout venant, mais il lui passa par l’esprit que c’était peut-êtreHervé qui venait le voir, et pour s’éviter la peine d’expliquer àson groom qu’il eût à recevoir M. de Scaër et personneautre, il ne donna pas d’ordre.
Ce n’était pas ce gentilhomme mais Pibrac neregretta pas trop de n’avoir rien dit, quand il vit entrer un autrecamarade qui ne venait pas souvent, mais qu’il goûtait assez,l’interne de l’Hôtel-Dieu.
Ce futur docteur était gai et sa présence nemanquait jamais de réjouir Pibrac qui ne demandait qu’à se dériderquand, par hasard, il avait des soucis.
– Tiens ! s’écria-t-il joyeusement,c’est A. Delle ! Bonjour ma petite Dé-dèle !…quel bon vent t’amène en ces lieux ?… Et comment es-tu dehorsaujourd’hui ? Est-ce que l’Hôtel-Dieu fait relâche, faute demalades ?
– Au contraire, dit en riant l’interne.En ce moment, ils y meurent comme mouches, les malades. C’estpeut-être l’effet du carnaval. Mais j’étais de garde hier, et jepuis bien me payer quelques heures de sortie. J’ai assez piochédepuis deux mois.
– Ah ! tu peux te vanter d’avoirchangé, toi !… où est le temps où tu passais tes journées à labrasserie du boul’Mich’et tes soirées à la Closerie desLilas ?
– Oui, mon cher, je suis devenu sérieux.Et en me parlant de la Closerie, tu me fournis une transition pourte dire pourquoi je viens te voir.
– Aurais-tu l’intention de me convier àt’y voir exécuter, dimanche prochain, ton fameux pas de lagrenouille en goguette ?
– Non, je l’ai oublié, mon pas. Mais j’aieu hier à la salle de garde la visite d’un de tes amis… Tesouviens-tu d’un souper chez Foyot, le jeudi gras de l’an derigolade 1867 ?… il y avait Molécule… Voyageur… Louise labalocheuse… et quelques autres jeunes personnes du meilleurmonde…
– Jeunes, hum !… mais pour ladistinction… oh ! là ! là !
– Il y avait aussi un seigneur de lavieille Armorique… M. Hervé de Scaër, un baron, rien queça !… Louise en a rêvé.
– Comment ! il est allé te chercherà l’Hôtel-Dieu ?… Que diable pouvait-il avoir à tedire ?
– C’est ce que je vais te raconter… maisd’abord, qu’est-ce que c’est que ce garçon-là ?
– Tu le sais bien, puisque tu viens dem’énumérer ses noms, prénoms et qualités.
– Oui, je les sais par cœur… mais quepenses-tu de son… de sa moralité… je ne trouve pas d’autre mot.
– En voilà une question bête !… siHervé n’était pas un galant homme, te figures-tu que je serais liéavec lui comme je le suis ?
– Certainement, non… je suis mêmeconvaincu, jusqu’à preuve du contraire, que ce Breton est unparfait gentleman… mais on peut se tromper sur les gens.
– T’aurait-il emprunté de l’argent etoublié de te le rendre ? demanda en goguenardant Pibrac.
– Non… pour plus d’un motif… le premierde tous est que je n’ai pas le sou. Voici ce qui s’est passé :Avant-hier, dès l’aube, on a apporté à la salle de chirurgie unbonhomme à moitié rôti, avec une épaule démise et des contusionspar tout le corps.
– Un beau cas, quoi ! est-ce que tuvas me raconter comment tu l’as traité ? Je te préviens queles opérations chirurgicales ne m’intéressent pas du tout.
– Écoute-moi donc, au lieu de blaguersans cesse. Cet individu avait été arrangé comme ça dans l’incendied’une maison qui a brûlé de fond en comble la nuit du mardigras.
– Rue de la Huchette. J’ai su ça authéâtre du Châtelet.
– Tiens ! justement, le blessé y estfigurant au Châtelet. Et il est du même pays que tonM. de Scaër, qui s’intéresse tout particulièrement àlui.
– Ça ne m’étonne pas. Scaër est devenutrès Parisien, mais il est resté Breton dans l’âme. Alors, il estvenu te voir pour te recommander ce garçon ?
– Oui… et surtout pour me prier d’obtenirqu’on le laissât sortir aujourd’hui de l’hôpital. Il veut,prétend-il, le prendre à son service.
– Il en a bien le droit et il en est biencapable. Scaër est un original. Est-ce parce qu’il veut prendre undomestique de son pays que tu doutes de sa moralité ?
– J’ai des raisons pour douter de celledu domestique en question. Il a été accompagné jusqu’à l’hôpitalpar un agent de la Sûreté. Il paraît qu’on le soupçonne d’avoir misle feu à la maison incendiée. Et c’est pour cela queM. de Scaër, qui le protège, tenait tant à ce qu’on luidonnât la clef des champs.
– Donc, cet homme est innocent. Scaër neprotègerait pas un gredin. Eh bien ! l’a-t-on mis dehors, ceprétendu incendiaire ?
– Pas encore. Mon chef de service esttout disposé à signer l’exeat et, ce matin, à la visite, je l’y aipoussé tant que j’ai pu. Mais, hier soir, on est venu de lapréfecture de police inviter le directeur de l’hôpital à ne paslaisser sortir l’homme jusqu’à nouvel avis.
– C’est sérieux, alors ? demandaPibrac d’un air de doute.
– On le dirait, répondit l’interne. Etpourtant j’ai beaucoup de peine à croire que ce garçon ait mis lefeu à la maison. Je l’ai interrogé et il m’a raconté qu’au momentoù ce feu a pris, il était occupé à figurer sur la scène duChâtelet.
– Mais Scaër aussi y était sur la scène.C’est moi qui l’y ai conduit. Il me semble bien l’avoir vu causeravec un figurant… et comme il s’est éclipsé tout d’un coup, jesuppose qu’il aura emmené son Breton et qu’ils sont allés ensemblevoir l’incendie. Je sais qu’il y était… je l’ai rencontré quand ilen revenait… et s’il répond de cet homme, c’est qu’il est en mesurede prouver qu’on se trompe en le prenant pour un incendiaire.
– Il me l’a dit hier, et maintenant je lecrois, puisque tu me réponds de lui.
– Oh ! absolument. Alors, tu vas luirendre son gars ?
– Ça ne dépend pas de moi seul, mais j’ytâcherai… et j’espère que demain, après la visite, mon chef deservice le renverra… il n’a pas de comptes à rendre à la police,mon chef… et tant qu’on ne sera pas venu chercher notre blessé pourle transférer à l’infirmerie de Mazas, le médecin a le droit de lerenvoyer chez lui.
– Alors, n’en parlons plus. Pourquoin’es-tu pas venu me demander à déjeuner ?
– Parce que je n’ai pas le temps dem’amuser. Je passe mon troisième examen dans huit jours. Jereviendrai te voir quand je serai reçu et c’est moi quit’inviterai. Nous ferons une noce à tout casser.
– Tu noces donc encore, toi ?
– Toutes les fois que je peux. Et je mefigure que tu ne t’en prives pas non plus. Tu ne viens plus auquartier Latin parce que tu ne le trouves plus assez chic, mais lediable n’y perd rien, comme me disait ma grand-mère pendant mesdernières vacances, quand j’essayais de lui faire accroire que jem’étais rangé.
– C’est vrai que je n’ai pas dételé, maistu me croiras si tu veux… je le regrette, le quartier, et jeregrette aussi les bonnes filles que nous menions souper chezFoyot… les grandes cocottes ne les valent pas.
– Bah ! tu en prends et tu enlaisses… ça te coûte plus cher, mais tes moyens te lepermettent.
– Oh ! ce n’est pas mon argent queje regrette, mais c’est vexant d’être berné par des drôlesses quivous plantent là un beau soir, quand on les a tirées de lamisère.
– Est-ce que ça t’étonne ?
– Non, mais ça m’embête.
– Bon ! je vois ce que c’est. Onvient de te lâcher. Conte-moi donc ça.
– Une piqueuse de bottines que j’avaisfait entrer au Châtelet et que je venais de mettre dans sesmeubles. Croirais-tu, mon cher, que pas plus tard qu’avant-hier, aulieu de souper avec moi, comme elle me l’avait promis, elle a filéavec une espèce de rastaquouère qu’elle a rencontré dans lescoulisses ?
– C’est très mal, dit ironiquementl’interne, mais j’espère que tu t’en es déjà consolé.
– Je te prie de le croire. Seulement, jelui en veux, et elle me le paiera. Quand son rastaquouère l’auraquittée, elle se rabattra sur moi et je l’enverrai promener.
– Tu auras tort. Avec ces demoiselles, ilfaut être philosophe. Au quartier, nous ne nous fâchons pas pour sipeu.
– C’est possible… mais, moi, j’en aiassez des débutantes. Je vais me répandre dans le vrai monde. Lesdemi-castors ne me vont pas non plus. Scaër vient de s’y frotter etil lui en a cuit. Il s’est laissé pincer par une blonde qui lui afait manquer un mariage superbe. Margot était encore moinsdangereuse que cette princesse-là.
– Margot, c’est celle qui t’atrahi ?…
– Et que je ne reverrai de ma vie, lacoquine.
À ce moment, des bruits qui partaient del’antichambre arrivèrent aux oreilles des deux amis ; desbruits de voix qui alternaient et qui s’élevèrent bientôt audiapason le plus aigu.
– On jurerait que ton domestique sedispute avec une femme, dit l’interne.
La porte s’ouvrit et Margot, en personne,entra comme un obus. C’était une grande fille rousse qui neparaissait pas avoir froid aux yeux, comme disent les marins et lesmilitaires. Elle avait écarté d’un coup de poing le groom et ellelançait au maître des regards courroucés.
– Qu’est-ce que c’est que cegenre-là ?… On me consigne à la porte, maintenant !… Jem’en fiche de tes consignes… comme je me fiche des amendes durégisseur de cette sale boîte du Châtelet… tu me feras leplaisir de lui régler son compte à ton polisson de groom… et que çane traîne pas !
Puis, feignant d’apercevoir tout à coupl’interne qui riait sous cape :
– Excusez-moi, Monsieur, dit-elle ;je ne vous avais pas vu. Du reste, vous n’êtes pas de trop, carvous devez être l’ami d’Ernest… Il se conduit avec moi qui suis uneartiste comme on ne se conduit pas même avec une fille, quand on aun peu de cœur.
– C’est trop fort ! s’écria Pibrac.Comment avez-vous l’aplomb de vous présenter chez moi, après ce quis’est passé, l’autre soir, au théâtre ?
– De quoi ?… parce que j’ai étésouper au Café anglais avec un Canadien qui avait invité Julietteet Delphine ?… en voilà du bruit pour rien !… J’aiaccepté exprès pour t’apprendre à faire le jaloux. Je croyais quetu ne serais pas assez bête pour te fâcher et que tu viendrais lelendemain au théâtre… mais non… Monsieur a pris la chose detravers !… Monsieur boude !…
– Il y a de quoi ! grommelal’excellent Ernest, déjà un peu radouci, et si tu te figures que tun’as qu’à te présenter chez moi pour y reprendre pied, tu t’abuses,ma chère.
– Je commence par y prendre une chaise,dit gaiement Margot en s’attablant sans façon. Sers-moi un verre dechartreuse… j’ai le cœur sens dessus dessous… ça me remettra… de laverte, tu sais… la jaune est trop fade.
Pibrac ne se pressa point d’obéir ; maisla bouteille était sur la table et l’ami Delle versa la liqueurdemandée.
– Merci, mon petit ! lui dit Margot.Si Ernest n’avait que des camarades comme vous, il ne me ferait pasune scène ridicule à propos d’une bêtise. Mais il fréquente unimbécile de provincial qui lui monte la tête… Monsieur le baron deScaër !… un baron panné… Avoue que c’est lui qui m’adébinée…
– Scaër ne s’est jamais occupé de toi etje t’engage à ne pas t’occuper de lui.
– Tu ne m’empêcheras pas de dire quec’est un jobard. Il comptait pour se refaire sur la dot de la filleà Bernage, et on vient de la lui souffler.
– Comment le sais-tu ?
– Suffit que je le tienne de bonnesource. Et je sais encore autre chose. Je sais qui elle va épouser,à la place de ton baron.
– Quoi ! elle va se marier à unautre ?
– Un peu, mon petit. Et tu le connais,l’autre… tu l’as même dans le nez, parce que tu te figures que jet’ai fait des traits avec lui.
– Le Canadien !
– Oui, gros jaloux !… ça prouve bienqu’entre ce monsieur et moi, il n’y a pas eu ça ! dit Margoten faisant claquer son ongle rose sur ses blanches incisives.
– Ça ne prouve rien du tout… et tu ne mepersuaderas pas que Bernage aurait amené cet homme dans lescoulisses du Châtelet, s’il avait eu le projet d’en faire songendre.
– Ce n’était peut-être pas son intention,ce jour-là. Il le connaissait depuis longtemps… il ne pensait qu’àprocurer à cet ami, qui venait d’arriver à Paris, l’occasion depasser agréablement la soirée du mardi gras… et il ne s’est pasembêté le Canadien !… Delphine lui a chanté des chansons àcrever de rire… mais le lendemain, Bernage l’a présenté à sa fille…elle lui a plu… et comme il est très calé, l’affaire dumariage a été bâclée tout de suite.
Pibrac se disait qu’après tout c’étaitpossible. Il se souvenait de l’empressement que Bernage avait mis àprésenter ce monsieur au cercle, et il ne s’étonnait pas outremesure que Bernage, ayant surpris Hervé de Scaër en bonne fortune,eût brusqué les choses en jetant sa fille à la tête d’un étrangeropulent.
Il admettait même que Solange eût consenti,par dépit, à changer de fiancé, du jour au lendemain.
Et il se promettait d’apprendre à Hervé, quine s’en doutait pas, cette étrange nouvelle. Mais il n’acceptait lerécit de Margot que sous bénéfice d’inventaire, c’est-à-dire en seréservant d’en contrôler l’exactitude.
– Comment, diable ! es-tu si bieninformée ? lui demanda-t-il.
Et il ajouta ironiquement :
– Est-ce que ton Canadien t’a envoyé unelettre de faire-part ?
– Non, mon cher, répondit Margot d’un airpiqué. On ne se marie pas comme ça dans les quarante-huit heures.Mais le mariage se fera. Et tu as beau me blaguer, M. Ricœurde Montréal est plus poli que toi, car tu n’as pas daigné tedéranger pour savoir ce que je devenais, tandis que, lui, il a prisla peine de venir hier chez moi s’excuser de ne pas pouvoir tenirce qu’il m’avait promis. Il m’avait fait, je ne m’en cache pas, debrillantes propositions. Il devait, comme entrée de jeu, m’acheterun hôtel, avenue de Wagram, et un huit-ressorts.
– Et tu t’étais empresséed’accepter ?
– Conviens que j’aurais été trop bête derefuser. Je n’ai dit ni oui, ni non… et ça parce que je tiens àtoi. J’ai bien fait, puisque le traité n’a pas été signé, pourcause de mariage. La vertu est toujours récompensée, conclut Margoten éclatant de rire.
Il n’y avait pas moyen de se fâcher contrecette créature. Pibrac et Delle ne purent pas s’empêcher de rireaussi. La glace était rompue et la conversation tourna vite à lagaieté. Pibrac ne croyait pas du tout à l’innocence de Margot, maiselle lui plaisait fort et il ne demandait qu’à se raccommoder avecelle. L’interne la trouvait amusante et il aurait volontiers pousséà la réconciliation, dans l’espérance de la revoir chez sonami.
La rusée commère ne s’endormit pas sur cepremier succès. Elle reprit la parole pour bavarder à tort et àtravers.
– Maintenant que la paix est faite,dit-elle, je vais vous en apprendre une bien bonne. Figurez-vous,mes enfants, qu’un de nos figurants a été à moitié rôti, l’autresoir, dans cette maison qui a brûlé rue de la Huchette, et que cebonhomme-là a été soupçonné d’avoir mis le feu.
– Tu ne nous apprends rien de neuf. Ilest à l’Hôtel-Dieu, dans le service de mon ami Delle qui,justement, me parlait de lui quand tu es arrivée.
– Bon ! mais ce que vous ne savezpas, c’est que notre régisseur l’a vu filer du théâtre avec le jolibaron de Scaër… ils avaient l’air d’une paire d’amis.
– Scaër ne se cache pas de s’intéresser àlui, puisqu’il est allé à l’hôpital, tout exprès pour lerecommander à Delle.
– Eh ! bien, vous pouvez lui direque la police ne tracassera plus son protégé. L’agent qui est venuaux informations, hier soir, a interrogé le chef de la figurationqui lui a déclaré que le nommé Ciboul… Caboul… Kernoul… je ne saisplus trop, mais c’est quelque chose comme ça… ces Bretons vous ontdes noms !… celui-là était encore en scène à la fin duquatrième acte, et à ce moment-là, il y avait au moins vingtminutes que la maison flambait. Le mouchard s’est déclarésatisfait.
– Alors, dit l’interne, la préfectureavisera aujourd’hui le directeur de l’hôpital, et demain matin, lasortie de ce garçon ne souffrira aucune difficulté.
– Voilà une nouvelle qui fera plaisir ànotre ami Scaër, s’écria Pibrac ; si j’étais sûr de le trouverchez lui, j’irais la lui annoncer.
– Je m’y oppose, dit Margot, j’ai encoredes tas de choses à te dire.
– Je puis y aller, moi, reprit AlbertDelle. La place Vendôme est sur mon chemin pour entrer àl’Hôtel-Dieu.
– C’est une bonne idée que tu as là,s’écria Pibrac. Scaër sera très content de te voir et d’apprendreque son Breton va lui être rendu. Tu lui diras de ma part que c’estMargot qui m’a annoncé cet heureux dénouement d’une sotte aventure…Oui, très sotte, car je ne comprends pas pourquoi il se préoccupetant de ce paysan perverti… un gars du Finistère, qui monte sur lesplanches, ne peut pas être grand’chose de bon.
– Ça ne nous regarde pas, dit Margot,mais puisque Monsieur veut bien aller rassurer le baron sur le sortde son protégé, il devrait profiter de l’occasion pour lui fairepart du mariage de la fille à Bernage avec le Canadien.
– À quoi bon ?
– Parce que je suis sûre que tu lui asdit des horreurs de moi, à ton ami. Tu as dû lui raconter que jet’avais lâché pour ce rastaquouère, et je veux qu’il sache que cen’est pas vrai, puisque le rastaquouère se marie… et puis, çal’embêtera et je n’en serai pas fâchée. J’ai une dent contrelui.
– Tu as tort. Il ne m’a jamais mal parléde toi… et je conseille à l’ami Delle de ne pas se charger de tacommission.
L’interne fit signe qu’il n’avait garde et seleva pour partir. On ne le retint pas, et il s’en alla enpromettant de revenir déjeuner un matin avec les amantsréconciliés.
Ce futur docteur ne fut pas plutôt dehorsqu’il regretta de s’être offert pour servir de messager àl’insouciant Ernest, qui se gênait si peu avec ses amis ; maisle brave Delle valait mieux que cet égoïste et il tenait à êtreagréable à M. de Scaër, maintenant qu’il savait queM. de Scaër était un gentilhomme irréprochable. Il enavait douté un instant ; il n’en doutait plus.
Il se défiait un peu de l’exactitude desrenseignements apportés par Margot et il se demandait s’il n’allaitpas causer une fausse joie au maître d’Alain, en lui annonçant unebonne nouvelle qui ne se vérifierait pas, mais il pensa queM. de Scaër lui saurait gré de l’intention.
Il comptait d’ailleurs lui dire de qui iltenait cette information et l’assurer en même temps de son concoursempressé pour hâter la sortie du blessé.
De la rue Saint-Arnaud à la place Vendôme, iln’y a pas loin et l’interne arriva en moins d’un quart d’heure àl’hôtel du Rhin.
Il n’y était jamais entré et il fut un peuintimidé par la majestueuse apparence de cette auberge princièrequi ne ressemblait pas du tout aux garnis de la rue del’École-de-Médecine.
Deux équipages très bien tenus stationnaientdevant la porte cochère et des valets en livrée allaient etvenaient sous la voûte qui précède le grand escalier.
Delle, après avoir un peu hésité, se décida àdemander M. de Scaër à un portier imposant qui lui ditque monsieur le baron était chez lui.
Quoiqu’il fût convenablement vêtu, l’internen’avait pas l’air de faire partie de la jeunesse dorée, et avant delui répondre, ce concierge avait commencé par le toiser des pieds àla tête, en homme accoutumé à juger les gens sur la mine. Dellel’aurait volontiers battu, mais il se retint, par égard pour Scaër,et il monta en maugréant.
Plus le moment approchait de s’aboucher avecle baron, plus il se repentait d’avoir accepté la mission quePibrac venait de lui confier.
Delle se disait que Scaër, pour peu qu’il eûtle caractère mal fait, pourrait bien trouver mauvais qu’il eûtraconté à Pibrac sa visite à l’Hôtel-Dieu. Et, de plus, cettehistoire de mariage rompu ne lui paraissait pas claire ; lasituation avait évidemment des dessous qu’il n’apercevait pas et,en faisant ainsi du zèle, il allait peut-être se trouver mêlémalgré lui à des intrigues où il ne pouvait que se compromettre.Delle était obligeant, mais il n’avait pas de temps à perdre, etpeu s’en fallut qu’il ne rebroussât chemin, sans entrer chez l’amidu blessé.
Après avoir franchi deux étages, il s’étaitarrêté sur le palier et il délibérait encore avant de se décider àsonner à la porte de l’appartement qu’on lui avait indiqué, lorsquecette porte s’ouvrit.
Hervé de Scaër parut, habillé pour sortir, sonchapeau sur sa tête et un parapluie sous le bras.
Cette rencontre inopinée tranchait laquestion. Il n’y avait plus moyen de reculer et Delle en prit sonparti d’autant plus facilement que Scaër l’accueillit comme onaccueille un ami attendu.
– Vous alliez sortir ? lui ditl’interne.
– Oui, pour aller vous voir à l’hôpital,répondit Hervé. Vous m’aviez fait espérer que mon compatrioteserait renvoyé ce matin…
– Je viens vous expliquer pourquoi il estencore là-bas.
– Je vous suis bien reconnaissant. Entrezdonc, cher Monsieur.
Delle ne se fit pas prier, et avant que Scaërlui offrît un siège :
– Vous êtes mieux logé ici que moi à lasalle de garde, dit-il en souriant. Nous étouffons là-bas et nous yvoyons à peine clair en plein midi, tandis que vous avez du jour etde l’air à profusion… sans compter le plaisir de contempler laColonne !
L’interne, en entrant, s’était tout d’abordapproché de la fenêtre et se régalait de la vue de la placeVendôme.
Hervé ne l’avait pas suivi. Il était blasé surce spectacle et il lui tardait de parler d’Alain.
– C’est singulier, murmura, sans quitterla fenêtre, M. Delle qui ne regardait plus le bronzeimpérial.
– Quoi donc ? demanda Hervé.
– On jurerait que… mais ce n’est paspossible… l’heure est passée… Je dois me tromper, et pourtant…
Il s’agissait évidemment de quelqu’un queDelle croyait reconnaître, et Hervé trouvait étrange que Delles’occupât d’un passant, au lieu de lui donner des nouvelles dublessé.
Mais l’interne continuait àmarmotter :
– Il sort de l’hôtel du Rhin et il ne memontre plus que son dos… s’il voulait bien se retourner encore unefois, je serais sûr de mon fait, mais je crois bien que c’est lui…il est assez reconnaissable avec ses habits en loques et son brasen écharpe.
À ces derniers mots, Hervé courut à la fenêtreet il y arriva au moment où Delle reprenait :
– Ah ! le voilà qui s’arrête surl’asphalte qui entoure le piédestal de la colonne… il faitdemi-tour… maintenant que je le vois de face, je suis fixé… c’estparfaitement notre homme.
– Alain ! s’écria Scaër.
– Lui-même… et voilà qui me dispense devous raconter ce que je venais vous apprendre. Je croyais qu’il nesortirait que demain… Il est dehors… Tout est pour le mieux dans lemeilleur des mondes.
Scaër ouvrit précipitamment la fenêtre et semit à appeler du geste le gars aux biques, lequel, en l’apercevant,venait d’ôter son chapeau pour le saluer.
– Pourquoi ne monte-t-il pas ?disait entre ses dents l’interne.
Alain répondit à l’invitation de son maîtrepar une mimique dont le sens était très clair, quoiqu’il n’eûtqu’un bras pour l’exécuter.
Il montrait alternativement la porte cochèrede l’hôtel du Rhin et sa propre personne, tout en faisant de latête un signe négatif.
– Je comprends, reprit l’interne, on n’apas voulu le laisser entrer, parce qu’il est fait comme un voleur.Ça ne m’étonne pas qu’on l’ait chassé, car c’est tout au plus si leportier m’a permis de passer.
– C’est à moi de descendre, dit vivementHervé. Vous m’excuserez, n’est-ce pas ?
– Ah ! je crois bien !… et jevais descendre avec vous, car je suis curieux de savoir comment ila eu, au milieu de la journée, l’exeat que je n’ai pas pu obtenirpour lui, ce matin, à la visite.
Scaër était déjà dans l’escalier. Dellesuivit. Ils franchirent les marches quatre à quatre, et ilssortirent en courant.
Ce n’est pas à cette allure que vont jamaisles gentlemen, soucieux de leur respectabilité.
Seul, au coin de son feu, un lord, à ce qu’onprétend, n’oser pas croiser ses jambes, de peur d’êtreinconvenant ; à plus forte raison n’en joue-t-il pas devantdes inférieurs, alors même qu’il s’agirait de sauver sa vie.
C’est pourquoi cette sortie précipitéescandalisa les courriers-interprètes et autres valets qui flânaientdans le vestibule, y compris le portier qui venait, comme Dellel’avait deviné, d’expulser Alain, et qui sortit de sa loge pourvoir où couraient ces messieurs.
Le gars aux biques les attendait au pied de laColonne, n’osant plus approcher de ce palais où on l’avait si malreçu.
– Te voilà enfin, mon pauvre gars !lui cria Hervé.
– Oui, notre maître ! me voilà.Ah ! dame ! ça n’a pas marché tout seul, mais ils m’ontlâché tout de même.
– Dites-moi, mon garçon, demandal’interne, qui est-ce qui a signé votre bon de sortie ?
– Ma foi ! Monsieur, je ne pourraispas vous dire… votre camarade est venu dans la salle pour un hommequ’on apportait et qui avait une jambe cassée… pendant qu’on ledéshabillait, il s’est approché de mon lit et il m’a interrogé poursavoir si je voulais toujours m’en aller. J’ai répondu que oui. Ilm’a commandé de me lever et de m’habiller. Ça n’a pas été long.L’infirmier m’a aidé à remettre mes guenilles. On m’a conduit dansun endroit où il y avait des gens qui écrivaient sur des grosregistres et deux messieurs qui causaient dans un coin…
– Le directeur et l’économe,probablement.
– Ils m’ont demandé où j’allais demeurer…J’ai dit que je ne savais pas encore et que j’allais chercher ungarni… là-dessus, ils se sont remis à parler entre eux et,finalement, ils m’ont laissé partir. Je suis venu ici toutdroit.
– Vous n’avez pas remarqué qu’on voussuivait ?
– Non… je n’ai pas fait attention… maisquand j’ai voulu monter chez monsieur Hervé, le portier m’a ditqu’on ne recevait pas les mendiants et j’ai été obligé dedécamper.
– C’est heureux que j’aie regardé par lafenêtre.
– Oh ! je serais resté en factionjusqu’à ce que j’aie vu sortir mon maître… quand j’aurais dûcoucher là.
– Il vaut mieux que vous couchiez dans unlit. Vous n’êtes pas encore en état de passer une nuit à la belleétoile, et d’ailleurs on vous aurait mis au poste. Je voismaintenant ce qui s’est passé à l’hôpital. Mon chef de serviceavait laissé ce matin un exeat auquel il ne manquait que la date.La consigne de la préfecture de police a été levée dans la journée.L’interne qui me remplaçait a daté l’exeat.
– Mais, demanda Scaër, vous sembliezcraindre tout à l’heure qu’on espionnât ce brave garçon…Pourquoi ?
– Oh ! c’est une idée qui m’étaitvenue… je n’aime pas les policiers et je les crois capables detout… je vois maintenant que personne ne l’a filé, commeils disent… s’il y avait un mouchard sur la place, je l’aurais déjàreconnu… et il ne me reste, cher Monsieur, qu’à prendre congé devous… après vous avoir dit que Pibrac m’a chargé de vous faire sesamitiés.
– Pibrac !… vous l’avezvu ?…
– Je viens de chez lui, et je l’y ailaissé en joyeuse compagnie… une demoiselle Margot que vousconnaissez, je crois.
– Ah !… il s’est remis avecelle ?
– Oh ! complètement… et cetteaimable personne m’a annoncé que, hier soir, au théâtre duChâtelet, il avait été fortement question de notre blessé. Lerégisseur a répondu de lui à un agent qui est venu demander sil’homme qu’on nous a apporté le matin à l’Hôtel-Dieu avait fait sonservice, la veille, au théâtre du Châtelet. Les autres figurants etleur chef ont déclaré qu’il était resté en scène jusqu’à onzeheures et qu’au moment où il est parti, la maison brûlait déjà. Iln’y eut jamais d’alibi mieux établi… et l’effet de cette enquête nes’est pas fait attendre, puisque votre protégé est sorti.
» Il a devancé la bonne nouvelle que jevous apportais.
– Je ne puis trop vous remercier, ditHervé. Enfin, on va laisser en repos ce brave garçon !
– Ne vous y fiez qu’à demi. Ces policierssont tenaces. Il se pourrait qu’on le surveillât… mais peu vousimporte, puisqu’il n’a rien à se reprocher.
– Au revoir, cher Monsieur ! conclutle brave Delle.
Le gars aux biques et son maître restèrentface à face sur le large trottoir qui entoure la colonne.
– Maintenant, commença Hervé, tu ne mequitteras plus. Je te prends à mon service, je te l’ai dit. Mais ilfaut d’abord te vêtir proprement. Va t’habiller de pied en cap dansun magasin de confection et cherche un logement pour cette nuit.Moi, je déménagerai demain et nous débarquerons ensemble dans lenouvel hôtel où je m’établirai. Je tiens à t’avoir sous la main,puisque tu vas m’aider à chercher les brigands que j’ai juré deretrouver, et tu ne peux pas loger à l’hôtel du Rhin ; leportier te reconnaîtrait…
– Oh ! oui, et vous auriez desennuis à cause de moi. Voyez plutôt ! Il est sorti de sa logeet ils sont là-bas, sous la porte cochère, trois ou quatre qui nousregardent. Ça fait, notre maître, que si vous m’en croyez, nous neresterons pas à la place où nous sommes.
Le maître fut de l’avis du serviteur et ilspassèrent ensemble de l’autre côté du vaste piédestal de lacolonne.
Derrière cet écran de bronze, la valetaillequi les espionnait de loin ne pouvait plus les apercevoir, et avantde se séparer pour se rejoindre le lendemain, ils avaient àconvenir de leurs faits.
Agir de concert, c’était bien ; encorefallait-il arrêter un plan de conduite et s’entendre sur la marcheà suivre pour atteindre le but.
Scaër n’y avait pas encore beaucoup réfléchiet il n’imaginait rien de mieux que de prendre Alain pour valet dechambre, à seule fin de l’avoir toujours à sa disposition quand ilaurait un ordre à lui donner ou une mission à lui confier.
– Ainsi, dit-il, c’est convenu. Tu serasmon domestique.
– Un bien mauvais domestique, murmura legars en secouant la tête. Je ferai ce que vous me commanderez,notre maître, mais je crois que je vous rendrais plus de servicessi je n’étais pas au vôtre et que je ne vous compromettraispas.
– Comment pourrais-tu mecompromettre ?
– Dame ! si on me surveille, commece bon monsieur nous le disait tout à l’heure, il vaudrait mieuxqu’on ne surveillât que moi… c’est déjà trop qu’on m’ait remarquéquand je vous ai demandé à votre hôtel, et vous avez bien raison dedire qu’il ne faut pas que j’y remette les pieds… mais si vous lequittiez, on croirait que c’est à cause de moi.
– Il faudra pourtant bien que je terevoie.
– Oui, mais pas chez vous… ni chez moi,quand j’aurai un logement. Nous nous rencontrerions, tous les deuxou trois jours, dehors… dans des endroits où on ne pourrait pasnous surprendre… chaque fois que je vous verrais, je vousraconterais ce que j’aurais fait depuis notre dernier rendez-vous…et je prendrais vos commandements.
– Bon !… mais que feras-tu sansmoi ? Tu as donc un projet ?
– Oui, notre maître, un projet que jevous expliquerai, et j’espère que vous l’approuverez. Voici ce quec’est…
Hervé attendait la suite et la suite ne vintpas. Alain était resté bouche bée et les yeux fixés sur une voiturequi arrivait du côté de la rue de la Paix, au grand trot de deuxsuperbes chevaux alezans : un landau découvert, unhuit-ressorts à quatre places.
Le temps s’était remis au beau depuis laveille et une tiède journée d’hiver avait fait sortir les équipagesqui roulaient vers le Bois. C’était, sur les grandes voies quiconduisent au Champs-Élysées, un défilé, comme jadis àLongchamp.
Ce spectacle n’intéressait guère Hervé quis’étonnait de voir le gars aux biques admirer un attelageluxueux.
Il s’aperçut bien vite que Kernoul neregardait ni les chevaux, ni le majestueux cocher, ni les deuxlaquais en grande livrée.
Quatre personnes occupaient ce landau si bientenu. Deux dames assises dans le fond faisaient vis-à-vis à deuxmessieurs.
Kernoul ne voyait que les dames qui seprésentaient à lui de face, puisque le landau débouchait de la ruede la Paix et prenait à droite pour gagner la rue de Castiglione encontournant l’esplanade bitumée qui s’étend au pied de lacolonne.
Il passa tout près d’Alain qui fit :« Oh !… et qui, en le suivant des yeux, ne tarda guère àlaisser échapper une nouvelle exclamation.
La première était pour ces dames, l’autreétait pour les messieurs que maintenant le mouvement tournant de lavoiture lui montrait de face. Et si Hervé ne se récria pas aussi,c’est qu’il avait moins sujet de s’étonner en apercevant, assisdans le même équipage, M. de Bernage, sa fille Solange,Mme de Cornuel et le monsieur qu’il avait vu,l’avant-veille, descendre à la porte de l’hôtel du boulevardMalesherbes.
Il n’eut pas besoin d’interroger Alain qui luidit d’un air agité :
– C’est elle !… c’est la Chauvry… lacoquine qui nous a amenés dans la maison où ma pauvre Zina a étébrûlée.
– Je m’en doutais, murmura Scaër.
– Je ne connais pas l’autre femme… lajeune… mais j’ai reconnu les deux messieurs… le plus vieux vientassez souvent dans les coulisses… celui qui est rasé comme unrecteur de chez nous, c’est le voleur du bal de l’Opéra.
– Tu es sûr de ce que tu dis ?
– Oh ! oui… je l’ai vu d’assez prèsquand il vous a tombé dessus, à la porte de votre hôtel.
– Comment se fait-il que tu ne l’aies pasremarqué, lui aussi, dans les coulisses ? Il y était, le soirdu Mardi-Gras.
– Je n’ai pas fait attention à lui… maisaujourd’hui, je ne me trompe pas… c’est bien l’homme qui a volé unportefeuille et qui s’en est débarrassé en le fourrant dans votrepoche.
– Ça ne m’étonne pas qu’il fréquente laChauvry. Ils doivent être de la même bande.
– Je commence à le croire… et je medemande s’ils nous ont vus.
– Je gagerais que non. Leur voitureallait comme le vent… et si la Chauvry m’avait reconnu en passant,elle se serait retournée sur moi… ils causaient entre eux et ils neregardaient personne.
– Tant mieux ! dit entre ses dentsHervé, qui se préoccupait déjà des suites de cette rencontre.
Il n’était pas trop surpris d’avoir vu leCanadien installé dans le carrosse de M. de Bernage. Ilne l’aurait pas été davantage d’apprendre que Bernage avait choisipour gendre son ancien complice, et il ne s’étonnait pas outremesure d’avoir acquis par le témoignage d’Alain la certitude queMme Chauvry et Mme de Cornueln’étaient qu’une seule et même personne.
Il s’en doutait depuis deux jours.
Et maintenant qu’il savait à quoi s’en tenirsur tous ces gredins, il allait pouvoir agir, sans hésiter et sanstâtonner.
Il ne lui restait plus qu’à mettre au courantd’une situation nouvelle Mme de Mazatlan qu’iln’avait pas revue depuis la visite qu’il lui avait faite par untemps de neige, et à arrêter définitivement avec son auxiliaireAlain Kernoul le plan de la campagne qu’ils allaient ouvrir.
– Ne t’amuse pas à chercher cette femme,lui dit-il brusquement ; je sais où la trouver et elle neperdra rien pour avoir attendu. Ce qu’il me faut, c’est la preuvequ’un crime a été commis dans la maison de la rue de la Huchette…je devrais dire deux crimes, car ces scélérats ont brûlé ta pauvreZina, mais celui-là n’est pas difficile à prouver… l’autre remonteà dix ans… ce sera moins commode… Je me charge de dénoncer lesassassins quand j’aurai de quoi les convaincre… et pour cela, j’aibesoin de toi… Explique-moi ton projet ; que comptes-tufaire ?
– Peau neuve, d’abord, répondit nettementAlain. Je vais commencer par m’acheter une blouse, une cotte et unecasquette… comme un ouvrier… je me logerai dans un garni du côté dela place Maubert… je me ferai couper les cheveux et je laisseraipousser ma barbe… je veux que personne ne me reconnaisse…
– Et ton épaule démise ?
– On me l’a très bien remise àl’hôpital ; je n’en souffre plus et, demain, je ne porteraiplus mon bras en écharpe.
– Très bien… et après ?
– Après, je trouverai bien un moyend’entrer dans la maison qu’ils ont détruite par le feu. Le secretest là.
– Tu tiens à opérer seul ?
– Je vous ai dit pourquoi. Si vous vousen mêliez, je ne ferais pas mieux et vous n’avez pas besoin de moipour découvrir les assassins, puisque vous les connaissez…Laissez-moi l’autre besogne… je ne vous demande pas plus de troisjours pour m’y mettre. C’est aujourd’hui vendredi. Voulez-vous quemardi soir, à dix heures, je vous attende sous le pont de laTournelle ?
– Comment, sous le pont ?… tu veuxdire sur le pont.
– Non, notre maître, sous la premièrearche, du côté du quai de Béthune, dans l’île Saint-Louis. J’y aipêché à la ligne et je connais l’endroit. C’est une bonne placepour causer sans être dérangés…
– Et pour se faire assommer par desrôdeurs… mais j’aurai mon revolver… va pour la première arche,puisque tu y tiens !
» Maintenant, tu n’irais pas loin sansargent. Je vais t’en remettre.
– Ce n’est pas la peine, notre maître. Jen’ai pas encore changé le billet de cent francs que vous m’avezdonné mardi, et j’ai eu la chance qu’il n’a pas brûlé dans mapoche… On l’y a trouvé quand on m’a déshabillé à l’hôpital, et onme l’a rendu avant de me laisser sortir. Je crois bien que ça lesétonnait de voir que j’étais si riche, mais ils ne m’ont pasdemandé où je l’avais pris… Heureusement, car j’aurais été obligéde dire qu’il me venait de vous… c’est déjà bien assez quel’interne et la sœur Sainte-Marthe sachent que vous vous intéressezà moi…
– Je ne m’en cache pas.
– Je le sais bien, notre maître ;mais si la police me faisait des misères, je ne voudrais pas que lenom de Scaër fût mêlé à ces vilaines histoires-là.
Hervé ne put s’empêcher de sourire de lasollicitude de ce brave garçon qui se préoccupait de l’honneur dunom de son maître plus que ce maître lui-même, mais il ne put pass’empêcher non plus de lui en savoir gré, et il s’affermit dans larésolution qu’il venait de prendre de lui laisser carteblanche.
– Ne te tourmente pas de cela, mon gars,lui dit-il affectueusement, et puisque tu le veux, opère de toncôté, pendant que je travaillerai d’une autre façon. Séparons-nousdonc jusqu’à mardi soir…
– À dix heures, acheva Kernoul, comme unsoldat qui répond au mot d’ordre.
Et il fila rapidement vers le boulevard, afind’éviter de passer devant l’hôtel du Rhin.
Hervé le suivit un instant des yeux, et enrebroussant chemin pour rentrer chez lui, il n’aperçut pas defigures suspectes.
Il s’en allait rassuré, sans songer que laplace Vendôme est immense et qu’à Paris les espions savent secacher, fût-ce au milieu du Champ de Mars.
Sur mer, aux plus violentes tempêtes succèdeassez souvent un calme plat. De même, à Paris, il arrive que lesévénements se précipitent pendant quelques jours et puis que tout àcoup les choses reprennent pour un temps leur cours ordinaire.
Il faut bien qu’un drame ait des entractes,mais au théâtre le dénouement n’est jamais remis au lendemain,tandis que, dans la vie réelle, on l’attend parfois des mois etmême des années.
Ainsi, le drame auquel le dernier des Scaër setrouvait mêlé avait commencé en 1860 par un sanglantprologue&|160;; on était en 1870 et rien n’annonçait encore qu’ildût bientôt finir.
Après une semaine fertile en péripéties et encatastrophes, Hervé, depuis la résurrection d’Alain Kernoul, venaitde passer bien des heures paisibles.
Il s’était remis de tant de violentes émotionset il n’aurait tenu qu’à lui de les oublier pour songer à serefaire une existence à l’abri des orages.
Un égoïste comme Pibrac n’y aurait pasmanqué&|160;; et si Hervé se fût décidé à ne plus s’occuper que delui-même, il n’aurait pas eu grand chose à se reprocher, car iln’était pas personnellement intéressé à continuer la guerredéclarée à des ennemis puissants et dangereux.
Venger la mort – problématique – d’une enfantqu’il avait à peine eu le temps d’aimer et la mort d’une pauvrecréature qu’il n’avait vue qu’une seule fois, ce n’était pas un butauquel il fût tenu de sacrifier son avenir.
Il lui en coûtait déjà assez cher d’avoir prisparti pour les victimes, puisqu’il avait payé de sa ruine sagénéreuse conduite.
Il aurait pu s’en tenir là, rassembler lesdébris de sa fortune et partir pour en conquérir une autre àl’étranger.
Rien ne l’empêchait d’emmener Alain qu’il nevoulait pas abandonner et qui n’avait plus rien à faire à Paris, nià Trégunc, puisque Zina était morte.
Mais Hervé avait promis àMme&|160;de&|160;Mazatlan de rester pour l’aider àrassembler les preuves d’un crime que la prescription allaitbientôt couvrir. C’était une dernière partie à jouer, et qu’il lagagnât ou qu’il la perdît, Hervé aurait tenu parole à une femme quiavait fait sur lui une profonde impression.
Après les incidents de la journée du vendredi,Hervé, en quittant le gars aux biques sur la place Vendôme, avaitcouru chez la marquise qu’il n’avait pas vue depuis le mercredi desCendres et, n’ayant plus rien à lui cacher, il lui avait toutdit&|160;; tout, même la scène entre lui etMlle&|160;Solange, sous la neige et en fiacre, jusqueset y compris la rencontre du prétendu Canadien devant la grille del’hôtel du boulevard Malesherbes.
Sur quoi, Mme&|160;de&|160;Mazatlans’était mise à plaindre Mlle&|160;de&|160;Bernage livréeà un misérable qui vendait son silence à son complice en exigeantque ce complice lui sacrifiât sa fille.
Scaër s’était écrié que siMlle&|160;de&|160;Bernage avait eu du cœur, elle auraitrefusé de se prêter à ce honteux marché, mais il avait su gré à lamarquise du sentiment qu’elle exprimait et il s’était juré de plusbelle de lui obéir en toutes choses.
Elle n’en restait pas moins pour lui uneénigme vivante, cette adorable femme qui ne pouvait pas ne pas voirqu’il commençait à l’aimer et qui ne faisait rien pour l’encouragerni pour le décourager.
Elle ne lui donnait que des conseils&|160;:entre autres celui de laisser faire Alain et de la tenir au courantde ce qu’il ferait, mais de ne plus s’occuper de Bernage et de sabande, jusqu’au jour où elle jugerait qu’il était temps d’agir.
En revanche, elle avait autorisé Scaër à venirla voir aussi souvent qu’il voudrait et il usait largement de lapermission.
Il n’avait pas manqué une seule fois d’arriverchez elle à trois heures, et il était toujours reçu, sinonfamilièrement, du moins affectueusement. Il n’osait pas lui parlerd’amour, mais il pouvait se convaincre qu’il ne lui était pasindifférent et que l’heure viendrait peut-être où elle luifaciliterait un aveu.
Qu’attendait-elle&|160;? Hervé eut l’idée quele souvenir d’Héva Nesbitt la retenait.
Elle n’avait pas la certitude absolue que lapauvre Héva était morte, et elle hésitait à s’attacher à l’hommeque son amie d’enfance avait aimé.
Et s’il s’abstenait de la presser en sedéclarant, c’est qu’il craignait qu’elle ne le soupçonnât devouloir l’épouser pour sa fortune, quoiqu’il eût fait toutrécemment ses preuves de désintéressement.
Un mariage avec l’opulente veuve du marquis deMazatlan eût été très bien assorti, alors qu’il était encore leseigneur de Scaër, châtelain et propriétaire foncier.
Maintenant, à la veille d’être dépossédé deses terres, ce mariage aurait eu l’air d’une spéculation.
Il venait de passer par-dessus le mêmeinconvénient en se fiançant à la fille d’un spéculateur enrichi etil n’avait pas eu le bénéfice de cette concession, puisque lamésalliance ne s’était pas accomplie.
Aussi, n’était-il tenté qu’à demi de courirencore une fois la même chance.
Il ne se pressait donc pas et il se laissaitvivre, heureux d’oublier près de la marquise que sa situation étaitplus tendue que jamais.
Tout contribuait d’ailleurs à l’endormir dansles délices de ses visites quotidiennes à l’hôtel de la rueGuyot.
Le gars aux biques ne donnait pas signe devie, l’interne n’avait pas reparu, et Pibrac, qui sans doute étaittout à Margot, Pibrac ne s’était pas montré.
Solange n’avait pas renouvelé son escapade dumercredi des Cendres, et si elle continuait à sortir enhuit-ressorts avec son nouveau prétendu, Scaër ne l’avait plusrencontrée.
Il attendait donc tranquillement le moment oùil devait s’aboucher avec Alain et, du vendredi au mardi, le tempsne lui parut pas trop long.
Quand arriva le jour du rendez-vous sous lepont de la Tournelle, il était tout prêt à reprendre du serviceactif après un repos qui l’avait retrempé.
Il ne doutait pas qu’Alain eût bien employé lecongé qu’il avait demandé et il espérait que le gars luiapporterait des informations qui lui permettraient de marcher droitau but.
En attendant, il continuait à habiter l’hôteldu Rhin, quoiqu’il se fût aperçu que le portier le regardait d’unecertaine façon, depuis la malencontreuse visite du Cornouaillais enloques.
Évidemment, ce portier les avait vus conférerensemble, au pied de la Colonne, et la considération qu’ils avaientpour le baron de Scaër n’était plus la même.
Scaër d’ailleurs n’avait pas remarqué qu’onl’espionnât, quoiqu’il ouvrît l’œil, comme le lui avaitconseillé l’interne. L’homme rasé ne s’était plus retrouvé sur sonchemin, et cela par l’excellente raison que l’homme rasé, étantdevenu le gendre accepté de M.&|160;de&|160;Bernage, n’avait plusbesoin de faire l’agent de police pour surveiller un rivalévincé.
Il ne s’était pas montré non plus au cercleet, quoi qu’en dît Pibrac, on pouvait douter que son futurbeau-père l’y présentât, car lui-même n’y venait plus depuisquelques jours.
Hervé le savait, parce qu’il s’en étaitinformé en y déjeunant le mardi matin, et Hervé eût été surprisqu’il en fût autrement.
Bernage ne devait pas rechercher les occasionsde rencontrer un homme qu’il avait offensé en rompant brutalementun mariage arrêté depuis six mois.
Après ce déjeuner prémédité, Hervé avait lules journaux pour voir s’il y était question de l’incendie, et il yavait trouvé une indication intéressante, parmi beaucoup derenseignements insignifiants.
Une de ces feuilles, mieux informée que lesautres, affirmait que la maison brûlée appartenait à un étranger,absent depuis bien des années de Paris où il n’avait pas laissé dereprésentant, et que, faute de pouvoir le mettre personnellement endemeure de démolir les murs qui menaçaient ruine, l’autorité allaitd’office faire raser ce qui restait debout de l’édificedétruit.
La feuille bien informée ne donnait pas le nomdu propriétaire, mais elle mentionnait une particularité assezcurieuse.
Ce propriétaire, qui laissait son immeuble àl’abandon, envoyait chaque année, au mois de mars et par lettrechargée, une somme plus forte que le montant de ses impositionsdont il ne connaissait pas le chiffre exact, puisqu’on ne savait oùlui adresser les avertissements.
On ne lui envoyait pas non plus lesquittances, puisqu’on ne connaissait pas le lieu de sa résidencequi, du reste, changeait souvent, car les lettres chargées nevenaient presque jamais du même pays.
Il en arrivait de toutes les parties du monde,l’Europe exceptée. Cet original s’en rapportait à la bonne foi dupercepteur qui n’abusait pas sa confiance, et l’État ne s’étaitjamais plaint de ce contribuable exemplaire qui s’acquittait paravance.
Le renseignement que Scaër avait inutilementessayé d’obtenir au bureau des contributions lui arrivait ainsi dela façon la plus inattendue, et ce renseignement s’accordait avecles suppositions auxquelles Scaër s’était arrêté.
Le propriétaire absent devait être GeorgesNesbitt et les impôts étaient payés sous son nom parM.&|160;de&|160;Bernage qui avait des correspondants partout, etqui tenait beaucoup à éviter que la maison fût saisie et vendue àla requête des agents du fisc, faute de paiement des impôts.
Le journal ne disait pas si elle étaitassurée, ni si le feu y avait été mis volontairement, mais sur cedernier point, le doute n’était plus possible&|160;: l’incendien’était pas accidentel et l’incendiaire avait agi par ordre deBernage qui, fatigué peut-être de payer, s’était décidé à détruirela maison pour anéantir la preuve matérielle d’un crime.
S’il y avait un cadavre sous les ruines, il yresterait, à moins que l’assassin ne profitât de l’événement pourle faire disparaître.
C’était précisément ce qu’il fallait empêcher,et Hervé ne voyait pas encore comment il s’y prendrait pourdevancer les assassins, s’ils tentaient quelque opération de cegenre.
Une semaine s’était écoulée depuis lesinistre. Ils avaient donc eu six nuits pour essayer.
Il est vrai que les premières journées ne leuravaient pas été propices. Les pompiers étaient restés soixanteheures et plus sur le terrain à inonder d’eau les ruines fumantes.Après les pompiers étaient venus les agents de ville poursurveiller les décombres. Le commissaire de police les avaitinspectés et on avait dû y faire des rondes aussi bien la nuit quele jour.
Mais aussi la surveillance avait dû serelâcher depuis qu’on avait organisé un service d’ordre, et trèsprobablement il ne restait plus là que des plantons, comme on enmet pour garder les constructions inachevées.
Les assassins avaient donc pu s’introduiredans la maison, et d’ailleurs rien ne démontrait qu’ils n’eussentpas opéré avant l’incendie, alors qu’ils pouvaient entrer comme ilsle voulaient, leur gérante ayant certainement gardé les clés detoutes les portes.
Quoi qu’il en fût, Hervé devait se hâter et iln’attendait pour agir que de s’être remis en contact avec Alain quiallait lui apporter un concours précieux et peut-être desindications utiles. Mais l’heure n’était pas venue de le rencontreret, après une longue station au cercle, il s’achemina pédestrementvers l’hôtel de la marquise.
Si Hervé se rendait, à l’heure où il avaitaccoutumé d’y aller, chez Mme&|160;de&|160;Mazatlan, cen’était pas qu’il se proposât de lui parler de son projet d’entreren action le soir même.
Il aurait craint de faire naître en elle desespérances qui peut-être ne se réaliseraient pas, et aussi del’inquiétude, car il ne doutait pas qu’elle s’intéressât assez àlui pour se préoccuper du danger qu’il allait courir.
Il comptait se borner à lui dire qu’il devaittrès prochainement voir Alain Kernoul et il voulait profiter del’occasion pour lui demander si, de son côté, elle n’avait rienappris de neuf.
Il s’était aperçu qu’elle évitait del’entretenir de l’emploi qu’elle faisait de son temps, et commeelle l’avait prié de ne plus s’occuper de ce qui se passait àl’hôtel de Bernage, il se figurait qu’elle menait sans bruit uneenquête dont elle se réservait de lui faire connaître le résultatlorsqu’il aurait abouti.
Il aurait préféré une entente complète, maisil ne pouvait pas se permettre de réclamer contre le systèmequ’elle avait cru devoir adopter, et il ne la soupçonnait pas des’occuper d’autre chose que de venger la mort d’Héva Nesbitt enlivrant à la justice les scélérats qui l’avaient assassinée.
Il se proposait donc de s’en tenir à desquestions discrètes et de ne pas insister si la marquise neparaissait pas disposée à y répondre.
Il prépara même, chemin faisant, celles qu’ilvoulait lui poser, mais il en fut pour sa peine, car, en arrivantrue Guyot, il trouva, à la porte de l’hôtel, le fidèle Dominguezqui lui dit que Mme&|160;de&|160;Mazatlan venait desortir en voiture et qu’elle ne rentrerait que pour dîner.
Elle avait chargé son intendant de prierM.&|160;de&|160;Scaër de bien vouloir l’excuser de ne le recevoirque le lendemain.
Il n’y avait vraiment pas de quoi s’étonnerque la marquise eût profité du beau temps pour aller au Bois, et lesoin qu’elle avait pris de faire savoir à Hervé qu’ellel’attendrait, le jour suivant, témoignait assez que ses bonnesdispositions n’avaient pas changé.
Hervé eut cependant comme un pressentimentqu’on lui cachait quelque chose, mais il n’était pas homme àinterroger un domestique.
Il se borna à répondre qu’il regrettaitbeaucoup de ne pas l’avoir rencontrée, qu’il ne manquerait pas dese présenter demain, à la même heure, et qu’il espérait être plusheureux.
C’était un contre-temps, mais il en prit assezfacilement son parti en se disant qu’il valait mieux ne la voirqu’après avoir vu le gars aux biques, car il serait moins gêné pours’expliquer lorsqu’il saurait ce qu’on pouvait attendre du concoursd’Alain et il aurait peut-être à annoncer à sa charmante alliée desrésultats acquis.
Il rebroussa chemin, et comme il avait àperdre tout le reste de la journée, il entra au parc Monceau pours’y asseoir au soleil en réfléchissant à sa situation.
Un ciel clair et l’approche du printemps yavaient attiré de nombreux promeneurs, et beaucoup de famillesbourgeoises s’alignaient en espalier le long des grandes allées oùles enfants jouaient comme pendant la belle saison.
Hervé cherchait une place moins fréquentéequand il aperçut, assis en rond au détour d’un sentier écarté etcausant avec vivacité, M.&|160;de&|160;Bernage, M.&|160;Ricœur deMontréal et Mme&|160;de&|160;Cornuel.
Ils lui tournaient le dos ou à peu près, etils ne le voyaient pas, mais il les reconnut, lui, à leursprestances, à un bout de favori qui dépassait le profil perdu deBernage, à la taille carrée de son futur gendre et à un certaincachemire ajusté que la gouvernante mettait toujours pour sortirquand il ne faisait ni trop froid ni trop chaud.
S’il eût cédé à son premier mouvement, il seserait hâté de passer outre. L’idée lui vint, non pas de se cacherpour entendre ce qu’ils disaient, mais de les observer de loin.
Un gentleman qui se respecte n’écoute pas auxportes, ni à travers un massif de verdure, ce qui reviendrait aumême&|160;; il peut bien se permettre de suivre des yeux les gestesde gens qui ne savent pas qu’il les regarde.
C’est de l’espionnage à distance et Scaërtransigea avec ses principes, sous prétexte que, dans certains cas,certaines capitulations de conscience sont excusables.
Il commença par exécuter un mouvement tournantqui l’amena derrière un rideau d’arbustes verts, assez éloigné dugroupe pour que les propos qui s’échangeraient n’arrivassent pas àses oreilles, et assez clairsemé pour lui offrir des échappées devue, tout en le couvrant assez pour que les causeurs nes’aperçussent pas qu’il était là.
Il y prit position sur le même banc qu’unenourrice serrée de près par un fantassin qui lui disait desdouceurs et qui ne s’inquiéta pas de ce bourgeois nouveau venu.
En ce tassant sur lui-même, Hervé trouva desjoints entre les branches et put ne rien perdre de la pantomime quil’intéressait.
C’était, pour le moment, Bernage qui avait laparole, et il appuyait son discours de gestes très marqués,scandant ses phrases d’énergiques mouvements de main, de haut enbas, comme on en fait pour appuyer une admonestation.
M.&|160;Ricœur, moins démonstratif, secontentait d’approuver par des hochements de tête affirmatifs.
Mme&|160;de&|160;Cornuel s’agitaitencore moins&|160;: à peine, de temps à autre, un haussementd’épaules ou un geste de protestation.
Elle avait tout l’air d’être sur la selletteet de dédaigner de se défendre contre les accusations ou lesreproches des deux hommes qui semblaient s’être constitués entribunal, avec Bernage pour ministère public et le Canadien pourjuge unique.
Quel crime pouvaient-ils bien imputer à cettefemme qui possédait probablement tous leurs secrets et qui neparaissait pas s’émouvoir beaucoup de leurs objurgations&|160;?
Des crimes&|160;? ils avaient dû en commettreensemble et, entre complices, on ne se malmène pas ainsi.
Il s’agissait sans doute d’une faute qu’elleavait faite dans l’exécution de quelque plan ténébreux&|160;; unefaute grave, puisque la réprimande était vive, et cette faute,Hervé croyait deviner en quoi elle consistait.
Mais pourquoi s’avisaient-ils de tenir leursassises au milieu d’un jardin ouvert à tout venant, au lieu dedélibérer dans quelque salon de l’hôtel du boulevardMalesherbes&|160;?
Hervé conjectura qu’ils tenaient à ne pas êtredérangés par Mlle&|160;de&|160;Bernage qui chez son pèreavait ses coudées franches, et qui ne s’était peut-être pas soumiseaussi complètement que pouvaient le faire supposer ses promenadesen voiture avec M.&|160;Ricœur de Montréal.
Ce qu’il y avait de certain, c’était qu’on nel’avait pas convoquée à ce conseil de famille en plein vent, ettrès probablement on y traitait des sujets qui passaient sacompétence.
La discussion se prolongeait, mais peu à peuelle devint moins animée. Mme&|160;de&|160;Cornuel, sansgesticuler et sans élever la voix, produisit sans doute desjustifications qui calmèrent son vieil ami Bernage, car il cessa depérorer pour l’écouter avec une attention soutenue et elle finitpar tenir le dé de la conversation, c’est-à-dire qu’à elle seule,elle parlait beaucoup plus que ses deux interlocuteurs, car lefutur gendre se taisait et le futur beau-père risquait par ci, parlà, quelques objections, pendant qu’elle exposait un plan quivraisemblablement leur souriait.
Scaër bénissait le hasard qui l’avait conduitlà tout à point pour surprendre ce trio en flagrant délit deconciliabule, et s’il n’avait rien entendu, il comptait bien mettreà profit ce qu’il avait vu.
Les gens qu’il épiait ne s’étaient pas encoredoutés de sa présence et il ne craignait pas qu’ils ledécouvrissent dans son embuscade, car ils n’auraient pas pu passerde front dans l’étroite allée où il se tenait, et si, parimpossible, ils avaient pris ce chemin pour s’en aller, il en eûtété quitte pour s’accouder sur ses genoux en baissant le nez et encachant son visage.
En prévision de ce cas et afin d’essayer cetteposture, il s’était mis à tracer avec le bout de sa canne des rondssur le sable.
Le colloque prit fin et les causeurs seséparèrent. Bernage et le soi-disant Canadien regagnèrent la grandeallée centrale qui traverse le parc d’un bout à l’autre, tandis queMme&|160;de&|160;Cornuel, prenant une direction toutopposée, s’acheminait vers le boulevard de Courcelles.
Évidemment, ils s’étaient mis d’accord avantde clore l’entretien et ils allaient maintenant agir deconcert.
Hervé les laissa s’éloigner, et vingt minutesaprès leur départ, il s’en alla, sans se presser, par l’avenueHoche, qui s’appelait alors l’avenue de la Reine-Hortense.
Il avait pris ce chemin afin d’éviter derencontrer les conjurés qui venaient de se disperser, et comme rienne le pressait, il monta jusqu’à la place de l’Étoile pour rentrerdans Paris en descendant l’avenue des Champs-Élysées.
Elle regorgeait d’équipages, de cavaliers etde promeneurs élégants, cette magnifique avenue par laquelledevaient passer, l’année suivante, les Allemands vainqueurs.
Personne alors ne songeait à la guerre etParis n’avait jamais été si brillant. On se ruait au plaisir, commesi la fin du monde eût été proche, et pourtant nul n’avait lepressentiment des malheurs qui allaient fondre sur la France.
Hervé moins que tout autre, et, en ce moment,il pensait beaucoup plus au présent qu’à l’avenir.
Il cherchait à deviner ce que ses troisennemis avaient pu se dire pendant cette conférence au parc Monceauet surtout ce qu’ils allaient faire.
Certainement, ils venaient d’arrêter un plande campagne et ils ne perdraient pas de temps pour l’exécuter.
Mme&|160;de&|160;Cornuel devaitcoopérer à l’exécution, ce n’était pas douteux. Peut-être mêmeétait-ce elle qui l’avait conçu, ce plan adopté, après discussion,par ses deux complices.
Ils lui avaient reproché d’abord une faussemanœuvre, mais elle s’était disculpée, et elle en avait proposéd’autres qui répareraient l’erreur commise et qui assureraient lesuccès final.
Quel but visaient-ils et contre quiallaient-ils tourner les armes dont ils disposaient&|160;?
Évidemment, contre Scaër et contreMme&|160;de&|160;Mazatlan qui les gênaient&|160;;peut-être aussi contre Alain, que la Cornuel connaissait bien etqui pouvait devenir dangereux&|160;; mais ils ne devaient pas tenirà les exterminer. Ils avaient déjà assez de méfaits à cacher, etils ne supprimeraient pas impunément ces trois personnes comme ilsavaient fait disparaître jadis Héva Nesbitt, sa mère et son oncle.Il leur suffisait de les surveiller.
Leur but, c’était d’effacer les traces descrimes de 1860, en attendant que la dixième année fût révolue.
Il s’en fallait de quelques mois seulement et,après, ils n’auraient plus rien à redouter de la justice.
Ces traces, on les trouverait dans la maisonde la rue de la Huchette, si l’incendie ne les avait pasanéanties.
C’était là que les coupables allaientopérer.
Il s’agissait de les gagner de vitesse.
Ces raisonnements occupèrent Hervé jusqu’àl’heure où il dut songer à ne pas manquer le rendez-vous pris avecAlain Kernoul.
Il dîna seul dans un restaurant desChamps-Élysées, peu fréquenté pendant l’hiver&|160;: il dînalonguement, et, réconforté par un repas arrosé de grands vins, ilse dirigea par les quais vers le pont de la Tournelle.
La nuit était noire et le temps s’étaitrefroidi. Hervé cheminait à contre vent sur des quais exposés àtoutes les bises. Il avait déjà beaucoup marché dans la journée etle trajet lui parut long.
Il pestait même contre Alain qui lui avaitdonné rendez-vous à l’autre bout de Paris, alors qu’il aurait puchoisir le fond de la place du Carrousel aussi désert, le soir, queles dessous du pont de la Tournelle et moins périlleux. Il se ditpourtant que le gars aux biques ne faisait rien sans réflexion etqu’il devait avoir eu de bonnes raisons pour préférer les bords dela Seine.
Hervé, du reste, s’était précautionné dès lematin contre les inconvénients et contre les dangers d’uneconférence nocturne sur une berge écartée, en plein hiver. Ils’était vêtu chaudement, il avait mis dans sa poche un revolverchargé et il tenait à la main une canne solide.
Ainsi équipé, il pouvait braver lesintempéries et il ne craignait personne.
Il était d’ailleurs décider à jouer sa vie,s’il le fallait, pour atteindre son but qui était de démasquer lesassassins d’Héva en découvrant la preuve matérielle de leurcrime.
Il arriva sans incident à la pointe de l’îleSaint-Louis et dix heures sonnaient à l’horloge de l’Hôtel de Villequand il s’engagea sur le quai d’Orléans, qui précède le quai deBéthune.
À dix heures du soir, le boulevard desItaliens est aussi animé qu’en plein jour, mais dans l’îleSaint-Louis, tout le monde dort. Pas une boutique ouverte, si tantest qu’il y ait des boutiques sur ce quai où les chalands sontrares, pas une fenêtre éclairée, pas un passant attardé.
La rivière même était silencieuse et sombre.La navigation cesse aussitôt que le soleil est couché et à bord desbateaux amarrés le long des rives, les mariniers éteignent leursfalots à l’heure où jadis on sonnait le couvre-feu.
–&|160;Allons&|160;! se dit Hervé, personne nedérangera notre entrevue… et ce n’est pas ici comme au parcMonceau… on ne pourra pas nous épier sous l’arche, comme j’ai épiétantôt ces coquins sous l’orme… il me paraît qu’il y fait noircomme dans un four, sous ce pont… Pourvu que le gars ne se fassepas attendre&|160;!…
Le seigneur de Scaër monologuait ainsi endescendant la rampe qui allait du quai à la berge. Quand il fut aubas, il lui sembla voir quelque chose remuer dans l’ombre projetéepar le pont et il mit la main sur son revolver.
Mais un appel connu des Bretons frappa sonoreille&|160;: le chant du hibou, qui fut le cri de ralliement desChouans et qu’on n’entend jamais à Paris.
Hervé comprit que c’était Alain quis’annonçait ainsi et il ne se trompait pas, car le gars aux biques,sortant de son embuscade sous la voûte, s’avança vivement à larencontre de son maître.
–&|160;Comment diable&|160;! t’y es-tu prispour me reconnaître&|160;? lui demanda Hervé. On n’y voitgoutte.
–&|160;J’y vois la nuit comme leschats-huants, répondit Alain.
–&|160;Et tu les imites dans la perfection. Tuas bien fait de chanter, car je te prenais pour un rôdeur et je mepréparais à te recevoir en te brûlant la figure, dit Scaër enexhibant son revolver.
–&|160;Je l’ai bien pensé et c’est pour ça queje me suis annoncé de loin. Il pourra servir, votre pistolet.
–&|160;Contre qui&|160;? Est-ce qu’on t’asuivi&|160;?
–&|160;Je ne crois pas, mais là où nousallons, il fera bon être armé. J’ai apporté une trique…
–&|160;Où veux-tu donc me mener&|160;?
–&|160;Dans la maison brûlée, notre maître.N’était-ce pas convenu&|160;?
–&|160;Tu as découvert un moyen d’yentrer&|160;?
–&|160;Un moyen sûr. J’ai passé toute la nuitdernière dans la cour. Ah&|160;! je n’ai pas perdu mon temps depuisque je vous ai quitté sur la place Vendôme&|160;! D’abord, j’aitrouvé un logement rue des Grands-Degrés, tout près de la rue de laHuchette… et puis je me suis habillé comme vous voyez.
Le gars aux biques portait, sous une limousinede roulier, un bourgeron bleu serré à la taille par une ceinturerouge qui maintenait un pantalon de velours à l’instar descharbonniers auvergnats, il avait chaussé de gros souliers à clouset il s’était coiffé d’un chapeau à larges bords comme les forts dela halle.
–&|160;Je gagerais que le chef de lafiguration du Châtelet ne me reconnaîtrait pas, s’il passait à côtéde moi dans la rue, reprit Alain.
–&|160;C’est très bien, mais…
–&|160;Je me suis pouillé comme çapour faire des connaissances dans le quartier… autour de la placeMaubert… et j’en ai fait… j’ai aidé les maraîchers qui viennent aumarché à décharger leurs voitures et les débardeurs du quai de laTournelle à décharger les bateaux… j’ai fréquenté labibine de la rue des Anglais.
–&|160;La bibine&|160;? répétaScaër.
–&|160;Oui, c’est un cabaret où il n’y a quedes ivrognes et des voleurs.
–&|160;Et pourquoi mènes-tu cette jolievie&|160;?
–&|160;Pour faire peau neuve… et j’y airéussi. Je vais et je viens rue de la Huchette… je passe sous lenez de cette crémière qui m’a dénoncé et elle ne me regardeseulement pas.
–&|160;Comment as-tu pu t’introduire dans lamaison et y coucher&|160;?
–&|160;Y coucher, ça n’est pas le mot. Je suisresté assis toute la nuit sur un tas de moellons et je n’ai pasdormi une minute. Voilà ce que c’est… depuis deux jours, lessergents de ville sont partis et on a mis là pour garder lesdécombres un vieux cantonnier qui a été soldat. Il aime à boire etje lui ai payé des litres chez le marchand de vins… nous sommesmaintenant une paire d’amis. Hier soir, je me suis arrangé pour lerencontrer, comme il arrivait prendre sa faction et je lui aidemandé s’il voulait me permettre de me chauffer au feu qu’ilallume au milieu de la cour… J’avais dans ma poche une bouteilled’eau-de-vie que je lui ai montrée… Il a bu tant qu’il a voulu etil ne demande qu’à recommencer.
–&|160;Alors, tu crois que, moi aussi…
–&|160;Si vous arriviez avec moi, il seméfierait à cause de vos beaux habits. Il faudra attendre qu’ilsoit ivre-mort. Ça ne sera pas très long. Et quand il n’aura plussa connaissance, je viendrai vous chercher. On a posé une barrièreà la place de la porte qui a brûlé, mais je sais l’ouvrir… et jevous l’ouvrirai.
–&|160;Ce soir&|160;?
–&|160;Dans une heure, si vous voulez, car unefois que nous serons dans la maison, nous aurons de la besogne, etce ne sera pas trop du reste de la nuit pour y faire des fouilles.C’est le bon moment pour y aller.
–&|160;N’est-ce pas trop tôt&|160;?
–&|160;Non, notre maître. Les débits ferment àdix heures… personne ne nous verra… et d’ailleurs, vous resterez unpeu en arrière quand nous approcherons de la maison… vousm’attendrez dans la rue du Chat-qui-Pêche, et pour saouler le pèreCrochet, il ne me faudra pas plus de trente à quarante minutes… Onboit dur au pardon de Trégunc, mais jamais je n’ai vuboire comme ce vieux-là… il viderait un litre de trois-six d’uncoup… il n’a pas besoin du gobelet… il avale ça à larégalade.
–&|160;Pourvu qu’on ne l’ait pas remplacédepuis hier&|160;?…
–&|160;Non… non… je l’ai rencontré tantôt, àla brune, dans la rue de la Bûcherie… il s’en allait à son poste etil voulait m’emmener avec lui… il a fallu que je lui promette devenir lui dire bonsoir quand j’aurais fini ma journée. Il comptesur une autre tournée d’eau-de-vie et je suis sûr qu’il languitdéjà de ne pas me voir arriver.
–&|160;Partons, alors&|160;! Le chemin estlibre, je suppose&|160;?
–&|160;Voyez&|160;! notre maître… pas uneâme&|160;!… nous sommes seuls…
–&|160;Non. Il y a quelqu’un là-haut.
Les becs de gaz du quai éclairaient le busted’un homme accoudé sur le parapet du pont.
–&|160;Oh&|160;! murmura Kernoul, c’est unbourgeois qui prend l’air.
L’homme disparut et Alain reprit&|160;:
–&|160;Le voilà parti, il ne s’occupait pas denous, et je crois bien qu’il ne nous a pas vus. Il faudrait qu’ileût de bons yeux.
–&|160;Les mouchards en ont d’excellents.
–&|160;Pas meilleurs que les miens, notremaître, et j’ai eu beau les ouvrir depuis trois jours, je n’ai vupersonne sur mes talons. Si la police faisait suivre quelqu’un, cene serait pas vous, ce serait moi. Et puisqu’on ne m’a pas suivi,nous pouvons marcher.
–&|160;Eh bien&|160;! marchons&|160;! ditHervé.
Il reprit vivement, comme un homme qui seravise tout à coup&|160;:
–&|160;Et ton épaule démise&|160;!… Tu n’asplus le bras en écharpe&|160;?
–&|160;Non, Dieu merci&|160;!… Je ne m’en serspas encore comme auparavant, mais ça ne tardera pas et, enattendant, je m’apprends à manier mon bâton de la main gauche.
–&|160;Tu ferais mieux de te soigner.L’interne te l’a recommandé.
–&|160;Je me soignerai quand nous en auronsfini avec ces faillis chiens.
–&|160;Alors, en route&|160;!
Le maître et le serviteur remontèrent ensemblesur le quai, traversèrent le pont où il n’y avait plus personne etsuivirent le quai de la Tournelle jusqu’à l’entrée du pont del’Archevêché.
Là, Alain, tournant à gauche, s’engagea dansune petite rue en pente.
–&|160;C’est ici que je loge, dit-il enmontrant du doigt une maison noire et une porte bâtarde au-dessusde laquelle se balançait une lanterne jaune portant cetteinscription&|160;: «&|160;Ici, on loge à la nuit.&|160;»
Hervé se dit que le gars aux biques avait éludomicile dans une véritable souricière où il était sans cesseexposé à une visite de police, mais il garda sa réflexion pourlui.
La rue des Grands-Degrés qu’ils avaient prisedonne dans la rue de la Bûcherie, qui aboutit à la rue de laHuchette dont elle n’est que le prolongement.
–&|160;Vous voyez que nous ne serons pasdérangés, notre maître, dit Alain quand ils arrivèrent devant laruelle du Chat-qui-Pêche. Je vais filer devant, et d’ici à troisquarts d’heure, je reviendrai vous chercher, si ça ne vous fait pasde peine de m’attendre.
–&|160;J’attendrai tout le temps qu’il faudra.Tu as donc apporté de quoi saouler ton homme&|160;?
Alain montra une bouteille qu’il avait cachéedans sa ceinture et prit les devants pendant que son maîtres’embusquait contre la clôture en planches qui barrait l’entrée dela petite rue.
La position n’avait rien d’agréable, car lefroid devenait de plus en plus piquant, et Scaër, tout en piétinantpour se réchauffer, se prit à souhaiter que sa faction ne seprolongeât pas trop. Il était solide et il en avait supporté biend’autres quand il chassait en battue dans sa forêt de Carnoël, maisil n’était pas invulnérable et une fluxion de poitrine n’aurait pasavancé ses affaires.
Il avait adopté sans discussion le plan dugars aux biques, mais il ne se croyait pas assuré du succès. Iln’en admirait pas moins la hardiesse et la fertilité d’invention dece Cornouaillais, si vite dégrossi par six mois de figuration surun théâtre et si bien trempé par le malheur qui venait de lefrapper.
Alain ne parlait plus de Zina, mais il ypensait sans cesse, et c’était la résolution prise de venger lamort de sa femme qui faisait de lui un auxiliaire aussi ingénieuxqu’intrépide.
Il reparut, comme il l’avait dit, au bout dequarante minutes et, sans dire un mot, il fit signe à Hervé de lesuivre le long de la palissade qui bordait les ruines du côté de larue de la Huchette, et qui présentait, en face de l’entrée de lamaison, une solution de continuité, tout juste assez large pourqu’un homme pût y passer.
Alain s’y glissa et Hervé s’y glissa aprèslui.
L’allée par laquelle on entrait dans la maisonavant l’incendie avait maintenant l’aspect d’une brèche ouverte parle canon dans la muraille d’une forteresse.
La porte avait disparu, le plafond s’étaiteffondré, l’escalier n’était plus qu’un amas de planchescarbonisées&|160;; des débris de toutes sortes obstruaient lepassage, mais l’accès de la cour n’était pas impossible. Il nes’agissait que de franchir ou de tourner ces obstacles, et Alain,qui connaissait le chemin, servit de guide à son maître jusqu’aubout du couloir.
Là, on avait fixé une barrière mobile et on yavait mis un cadenas&|160;; précaution inutile, car on aurait pufaire sauter d’un coup de pied cette clôture fragile.
Alain n’eut pas besoin de recourir à ceprocédé violent. Le gardien lui avait ouvert, quand il s’étaitprésenté en brandissant la bouteille d’eau-de-vie, comme unparlementaire arbore un drapeau blanc aux avant-postes. Et lecadenas, non refermé, pendait, avec sa clef, accroché, en dedans, àla barrière.
Après avoir fait passé son maître, le gars auxbiques, pour se préserver d’une surprise, s’empressa de remettre lecadenas en place.
C’est ce qu’on appelle, en termes destratégie, assurer ses derrières.
Alain pensait à tout.
Scaër se retrouva dans cette cour carrée qu’ilavait déjà vue et qu’il eut quelque peine à reconnaître, encombréede moellons et de plâtras, qui formaient de véritablesbarricades.
Par cette nuit noire, Scaër n’aurait riendistingué, mais la lueur d’un foyer placé au centre du quadrilatèreéclairait à demi les bâtiments éventrés.
Ces vulgaires constructions, noircies, rôties,percées à jour, avaient pris des aspects de ruines antiques.
C’est un effet assez fréquent des grandsincendies.
Le palais de la Cour des comptes, brûlé parles communards, a maintenant l’aspect d’un monument de la vieilleRome, détruit par les barbares.
–&|160;Il est là, derrière ce tas de pierres,dit Alain, il a sifflé le litre comme il aurait sifflé un petitverre, il dort comme une brute et il va cuver son trois-six jusqu’àdemain matin. Venez voir ça, notre maître.
Il fallut passer par-dessus des monceaux dedécombres pour arriver jusqu’à l’ivrogne, étendu sur le ventre, àcôté du brasier qu’il avait allumé pour se chauffer avec despoutres arrachées des planchers et des persiennes tombées.
Il tenait encore à la main le goulot de labouteille vide.
Ce gardien autorisé n’avait pas du tout l’aird’un ancien militaire. Il était vêtu à peu près comme un rôdeur debarrières et Scaër s’étonna qu’on eût choisi un pareil chenapanpour surveiller la maison incendiée, au lieu de charger de cettemission de confiance quelque brave pensionnaire de l’hôtel desInvalides.
C’est une faveur assez recherchée par cesvieux guerriers, accoutumés à bivouaquer. Ils gagnent ainsi de quois’acheter du tabac et ils font consciencieusement leur devoir.
Pourquoi donc avait-on préféré ce drôle qui selaissait payer à boire par le premier venu et qui s’enivrait sifacilement&|160;?
Près de lui, on sentait l’eau-de-vie à pleinnez, comme s’il se fût amusé à arroser d’alcool les débris surlesquels il se vautrait.
–&|160;Es-tu bien sûr qu’il dort&|160;?demanda Scaër à demi-voix.
–&|160;Un coup de canon ne le réveilleraitpas… Voyez plutôt, répondit Alain en le poussant du pied.
L’ivrogne ne bougea pas, et Hervé revint del’idée qui lui était venue à l’esprit. Il avait cru un instant quecet homme était un mouchard déguisé et qu’il faisait semblant dedormir pour les espionner.
Rassuré maintenant, il ne songea plus qu’àvisiter les ruines où il espérait trouver les preuves qu’ilcherchait.
Les rez-de-chaussée étaient seuls accessibles,car le feu avait détruit tous les escaliers qui conduisaient auxétages supérieurs.
Hervé, pour diriger ses recherches, nepossédait comme point de repère que les indications qui figuraientsur le carnet volé.
Il l’avait sur lui, ce carnet, et il sefaisait fort de reconnaître, en la comparant au dessin qui lareprésentait, la chambre où une croix rouge marquée au crayonindiquait le point où il fallait chercher.
Mais si cette chambre était au premier étage,elle était inaccessible à des explorateurs qui n’étaient pas munisd’échelles.
Et puis, dans lequel des quatre corps de logisqui entouraient la cour se trouvait-elle&|160;? Rien ne l’indiquaitsur le croquis. Le plan tracé sur un autre feuillet de l’agendasemblait désigner le côté de la rue Zacharie, mais ce n’était pastrès clair, et Hervé, incertain, ne se pressait pas de donner sesordres à Alain, qui avait tout l’air de les attendre. Il sedemandait aussi comment ils s’y prendraient pour reconnaître dansles ténèbres l’endroit signalé, car il n’avait pas pensé à apporterde quoi s’éclairer.
«&|160;On ne s’avise jamais de tout.&|160;»C’est un proverbe dont le gars aux biques, en cette circonstance,démontra la fausseté.
–&|160;Voilà ce qu’il nous faut, dit-il enramassant une lanterne que l’ivrogne avait posée sur le pavé. Elleest garnie d’huile pour brûler toute la nuit&|160;; nous n’auronspas la peine de l’allumer puisque le père Crochet a pris ce soinet, si elle venait à s’éteindre, j’ai dans ma poche de quoi larallumer.
–&|160;Bon&|160;! dit Hervé, mais par oùcommencerons-nous l’inspection&|160;?
–&|160;Si vous m’en croyez, notre maître, nouscommencerons par le bâtiment où j’ai vu de la lumière, une nuit,cet hiver. J’ai dans l’idée que le secret est là.
–&|160;Parbleu&|160;! tu as raison… ceux qui ysont venus devaient connaître la cachette… je suppose qu’ils sontentrés par la rue Zacharie, mais nous ne pouvons pas faire commeeux. Par où passerons-nous&|160;?
–&|160;Par une brèche que je connais. Hier,j’ai fait le tour de la cour… le mur est tout crevassé de cecôté-là et j’y ai découvert un trou, juste à hauteur d’homme… nousn’aurons besoin ni de grimper, ni de nous mettre à quatrepattes.
–&|160;Très bien. Montre-moi le chemin, mongars.
–&|160;Venez, notre maître.
Alain tenait la lanterne&|160;; il l’éleva àbout de bras pour guider Scaër qui suivit ce fanal, et tantôtlouvoyant, tantôt escaladant, car le chemin était parseméd’entassements de décombres, ils arrivèrent non sans peine à lamuraille indiquée par le Cornouaillais.
Si elle tenait encore debout, c’était bien parmiracle, car la violence du feu concentré dans l’intérieur dubâtiment l’avait trouée par places, comme auraient pu le faire desboulets de canon.
La maison, bâtie, comme on dit, de boue et decrachat, n’avait pas résisté à un incendie, évidemment préparé etalimenté par des gens intéressés à la détruire.
Ils y avaient à peu près réussi, et il nefaisait pas bon s’aventurer sous ses ruines branlantes quimenaçaient de s’écrouler d’un instant à l’autre.
Scaër n’était pas homme à reculer, et il passaaprès Alain qui venait d’entrer par la crevasse.
Ils se trouvèrent dans une salle basse dontils n’apercevaient pas le fond et où ils respiraient une odeurinfecte, l’odeur du pétrole répandu à profusion.
Le feu avait commencé là, ce n’était pasdouteux, et il avait fait de terribles ravages.
Les planchers des étages supérieurs avaientété consumés&|160;; le toit s’était effondré. À la place du corpsde logis, il ne restait plus que le vide sous le ciel, quelquechose comme un immense puits, dont les murs calcinés formaient lesparois.
Le sol était couvert de cendres noires où onenfonçait jusqu’à la cheville. Peut-être avait-on entassé là desmeubles ou des bois de construction qui avaient flambé jusqu’à ladernière parcelle.
Comment se reconnaître dans ce localbouleversé par l’incendie&|160;? Les cloisons qui le divisaientsans doute avant la catastrophe n’existaient plus. Il ne restaitpas le moindre vestige de la chambre dessinée sur le carnet.
Et pourtant, elle avait dû être là, toutl’indiquait. Ce n’était pas sans motif qu’on y avait préparé lefoyer de l’incendie. On voulait anéantir, avant tout le reste, cecôté de l’édifice, parce qu’il recelait la preuve matérielle ducrime de 1860. On espérait qu’il n’y resterait pas pierre surpierre et que tout disparaîtrait dans un écrasement général.
On s’était trompé, puisque des pans de mursétaient restés debout. Et s’il fallait s’en rapporter aux signesfigurés sur le carnet, c’était précisément dans l’épaisseur d’unmur qu’on avait caché… quoi&|160;?… un trésor ou uncadavre&|160;?…
Un trésor, c’était peu probable, et Hervé nes’expliquait pas d’où lui était venue cette idée qui lui avait uneou deux fois traversée la cervelle. Pourquoi l’aurait-on laissé làce trésor, au lieu de le transporter en lieu sûr avant de brûler lamaison&|160;?
Tout laissait supposer, au contraire, qu’onavait maçonné dans une des murailles le corps d’une victime&|160;:celui de Georges Nesbitt, peut-être, de Georges Nesbitt quepersonne n’avait vu depuis dix ans&|160;; ou ceux de sa nièce et desa belle-sœur, disparues depuis longtemps.
Quoi qu’il en fût, un crime devait avoir étécommis là. Il s’agissait d’en retrouver la trace et c’étaitmalaisé.
Ils commencèrent par faire le tour de lasalle, Alain portant la lanterne et la promenant le long desmurailles pendant que son maître, le carnet à la main, comparaitles indications avec les pans de murs qu’ils inspectaientsuccessivement.
Au fond, tout au fond, du côté du quai, ilsfinirent par en rencontrer un qui avait résisté, parce qu’il étaitplus massif et plus solidement construit.
L’emplacement paraissait correspondre à lacroix au crayon rouge marquée sur le plan.
Il y avait eu là des meubles scellés au murpar des crampons de fer qu’on voyait encore, des meubles que le feuavait réduits en cendres et qui avaient bien pu masquer unecachette.
En y regardant de plus près, Hervé s’aperçutque le plâtre effrité laissait à découvert une surface lisse d’uneteinte plus foncée, et en y portant la main, il sentit que sous leplâtre il y avait une plaque en fer.
Il la heurta du poing et il lui sembla qu’ellesonnait creux.
–&|160;Nous y sommes, dit Alain.
Hervé n’en doutait pas, mais il ne suffisaitpas d’avoir découvert la cachette&|160;; il restait à savoir cequ’elle contenait et comment forcer la clôture métallique qui laprotégeait&|160;?
Alain, qui avait prévu tant de choses, n’avaitpas songé à se munir d’un levier pour la soulever ou d’un marteaupour la briser.
L’expédition était à recommencer.
Mais c’était quelque chose que d’avoir reconnula place où il fallait fouiller. Il ne s’agissait plus que derevenir la nuit prochaine et d’apporter cette fois de bonsoutils.
Le maître et le serviteur tinrent conseil. Ilstombèrent bientôt d’accord qu’il n’y avait rien à faire pour lemoment et que rien ne les empêcherait de risquer une nouvelletentative qui serait certainement couronnée de succès.
Avant de battre en retraite, Scaër voulutachever d’explorer ce rez-de-chaussée où ils auraient à opérer lelendemain.
Ils passèrent derrière le mur creux, par uneouverture qui, avant l’incendie, était fermée par une porte, et enavançant, Alain, qui marchait le premier, sentit tout à coup leterrain manquer sous ses pas et n’eut que le temps de se rejetervivement en arrière pour ne pas disparaître dans un trou.
Hervé, qui le suivait de près, le reçut dansses bras et le remit d’aplomb en lui demandant sur quoi il venaitde trébucher.
–&|160;J’ai mis le pied sur la première marchede l’escalier d’une cave, répondit le gars aux biques.
Et abaissant la lanterne qu’il n’avait paslâchée, il montra à son maître une ouverture béante, au ras dusol.
–&|160;Il y avait là une trappe et la trappe abrûlé, reprit-il. J’ai bien manqué rouler jusqu’au fond, carl’escalier me fait l’effet d’être à pic et je serais resté sur lecoup.
–&|160;Il serait bon de savoir où il aboutit,cet escalier, dit Scaër. Si nous y descendions&|160;?…
–&|160;Nous arriverions dans un caveau où leslocataires, quand il y en avait, serraient leurs provisions… ça nenous avancerait pas beaucoup.
–&|160;Je me figure qu’il y a là un souterrainqui a une sortie dans la rue. Cette maison n’est pas une maisoncomme une autre et les gens qui la laissaient à l’abandon devaientavoir un moyen d’y pénétrer sans être vus.
–&|160;Ma foi&|160;! c’est bien possible, etsi vous y tenez…
Alain n’acheva pas. Son maître lui ferma labouche en lui disant de prêter l’oreille.
Des bruits montaient des profondeurs dusous-sol&|160;; des bruits confus et intermittents&|160;; desbruits de pas et des bruits de voix. On marchait et ons’arrêtait&|160;; on parlait et on se taisait.
–&|160;Tu entends&|160;? murmura Scaër, onvient par là…
–&|160;C’est vrai… la police, peut-être…Allons-nous-en, notre maître… nous aurons le temps de filer par lacour.
–&|160;Non… je veux voir qui c’est…cachons-nous et attendons, dit Hervé en entraînant Alain de l’autrecôté du mur de séparation.
Il l’emmena jusqu’à la brèche par laquelle ilsétaient entrés et par laquelle ils pouvaient sortir.
–&|160;Éteins ta lanterne, lui dit-il toutbas.
Le gars aux biques obéit enmurmurant&|160;:
–&|160;J’ai en poche de quoi la rallumer.C’est tout ce qu’il faut.
Ils se collèrent contre la muraille et ils nebougèrent plus.
Dans la cour, le feu que l’ivrogne avaitallumé pour se chauffer ne flambait presque plus et la clarté quiaurait pu trahir leur présence se mourait.
Ils étaient protégés par l’obscurité&|160;;leur ligne de retraite était assurée&|160;; en cas d’attaque, Hervéavait son revolver et Alain son bâton. Ils étaient donc en état dese défendre, et en mesure de se dérober&|160;: à leur choix.
Ils n’attendirent pas longtemps. Parl’ouverture béante au bout du mur de séparation, un homme passa,puis un autre, chacun d’eux tenant à la main une lanterne sourde,c’est-à-dire fermée de trois côtés par des cloisons opaques etn’éclairant que par sa quatrième face.
C’est un ustensile à l’usage des voleurs, etces gens avaient bien les allures de malandrins qui viennent faireun mauvais coup.
Ils avançaient à pas de loup, mais ilssavaient très bien ce qu’ils voulaient, car, sans hésiter et sanstâtonner, ils tournèrent court et ils s’arrêtèrent devant la plaquedont Hervé avait reconnu l’existence, un instant auparavant.
Eux aussi venaient pour la cachette et ilsn’avaient pas eu besoin de la chercher. Ils y étaient allés toutdroit.
Ils commencèrent par poser au pied du murleurs lanternes, sans songer à s’en servir pour inspecter lesprofondeurs de la salle.
Ils se croyaient bien sûrs d’être seuls.
Scaër ne pouvait pas voir les visages restésdans l’ombre, mais à la taille et à l’encolure, il lui semblareconnaître M.&|160;de&|160;Bernage et son futur gendre.
S’il lui était resté quelques doutes sur leurparticipation aux crimes de 1860, leur présence en ce lieu et àcette heure les aurait dissipés.
Hervé s’expliquait maintenant la pantomime àlaquelle il avait assisté de loin dans le parc Monceau. C’était laCornuel qui leur avait conseillé cette expédition nocturne et ilsn’avaient pas perdu de temps pour l’entreprendre.
Mais, pourquoi venaient-ils&|160;? Pourvisiter la cachette, sans doute, et il devenait probable qu’ellecontenait un trésor qu’ils voulaient emporter. Sans quoi, ilsn’auraient pas pris tant de peine.
Ce trésor, Scaër n’avait aucune envie de leleur disputer. Il lui suffisait de les voir opérer et de savoir cequ’ils allaient en faire.
Il ne s’agissait pour cela que de prendrepatience, car ils paraissaient disposés à aller vite enbesogne.
L’un d’eux, le plus petit, tira de sa poche unoutil qui pouvait bien être un ciseau à froid et se mit avec ardeurà desceller la plaque en pratiquant des pesées de place enplace.
L’autre se contentait de surveiller le travailet de donner des indications en désignant les points où le métal sesoulevait sous l’effort de l’outil manié par des mainsvigoureuses.
Au bout de dix minutes, la plaque détachée dumur commençait à céder sous la pression du poids qui pesait surelle de l’intérieur et elle ne tarda guère à s’abattre sur lestravailleurs en entraînant dans sa chute un corps plus volumineuxque consistant.
Quelque chose comme un mannequin, ayant formehumaine, et ce mannequin resta étendu à plat sur le plancher de lasalle, au milieu d’un nuage de poussière.
Ceux qui l’avaient déniché levèrent aussitôtleurs lanternes pour examiner la cachette vide et, de son posted’observation, Scaër put voir qu’elle était peu profonde.
On avait creusé le mur tout juste assez pour yloger un cadavre.
Ils se mirent ensuite à attacher avec unecorde qu’ils avaient apportée ce pauvre corps qui n’était plusqu’un squelette habillé et, quand ce fut fait, ils s’y attelèrent,en ayant soin de ne pas oublier les lanternes.
Ils en avaient besoin pour s’en aller commeils étaient venus, et de plus, ils tenaient à ne pas laisser detraces de leur passage.
Où allaient-ils ainsi et qu’allaient-ils fairedu cadavre&|160;? S’ils l’avaient enlevé, ce n’était certes paspour l’enterrer ailleurs.
Hervé pensa que c’était peut-être pour lebrûler. Mais où auraient-ils procédé à cette opération&|160;? S’ilsl’avaient tentée, ç’eût été sur place, et ils traînaient cestristes restes comme les équarrisseurs traînent un cheval mort.
Hervé résolut de les suivre, non seulementpour savoir à quoi s’en tenir, mais aussi pour constater l’identitéde ces deux voleurs de cadavres.
Il croyait bien les avoir reconnus, et dureste, Bernage et son complice étaient seuls intéressés à fairedisparaître le corps d’une de leurs victimes, mais Hervé tenait àacquérir une certitude.
Il espérait même arriver à un résultat plusdécisif, et c’était cet espoir qui l’avait empêché de se jeter surces scélérats. Ils étaient deux, mais avec l’aide du gars auxbiques, la partie eût été au moins égale. Seulement, il se seraitexposé à manquer son but, qui était de les livrer à la justice. Ilsse seraient défendus et ils devaient être armés. Une bataille àcoups de pistolet dans les ténèbres aurait pu tourner à leuravantage, et s’il y avait eu des tués ou des blessés, Hervé auraitété fort empêché d’expliquer comment il s’était mis dans le cas dejouer du revolver.
Dehors, au contraire, il lui suffisait detirer en l’air pour attirer du monde, peut-être même des sergentsde ville, quoique déjà, dans ce temps-là, on ne les vît pas souventlà où leur présence eût été utile.
Alain avait deviné la pensée de sonmaître.
Alain était prêt. Hervé lui dit tout bas deprendre sa lanterne, sans la rallumer, et ils retrouvèrent sanslumière le passage qu’ils avaient déjà franchi, le passage entre lemur de la cour centrale et le mur de séparation.
Ils retrouvèrent aussi, à fleur de sol,l’ouverture de l’escalier et, cette fois, ils évitèrent d’y tomber,en se servant de leurs bâtons pour tâter le terrain, comme font lesaveugles, avant de mettre un pied devant l’autre.
Scaër voulut absolument passer le premier,quoique le gars aux biques le suppliât tout bas de n’en rienfaire.
En cas de retour offensif des deux coquinsqu’ils suivaient, Scaër tenait à recevoir le choc avant Alain, quin’avait pas encore recouvré complètement l’usage de son brasdroit.
L’escalier était raide, mais il n’était paslong, et après avoir descendu une douzaine de marches, Hervé pritpied sur un terrain plane, toujours dans une obscuritéprofonde.
Il étendit les mains et, de chaque côté, sesmains touchèrent un mur. Au même moment, des bouffées d’air froidlui arrivèrent au visage. Il en conclut qu’il se trouvait dans uncouloir étroit qui aboutissait directement à une issue, mais il nedevinait pas où pouvait déboucher ce chemin creusé à dix pieds encontre-bas du rez-de-chaussée de la maison.
Avant de s’y engager, il écouta avec attentionet il perçut le bruit léger d’un frôlement continu. Les banditscontinuaient à traîner le corps.
Donc, ceux qui les suivaient étaient dans labonne voie, et Hervé hésita d’autant moins à avancer qu’il entrevitun instant un point lumineux.
Sans doute une des lanternes qui, heurtéeinvolontairement contre la muraille, avait pirouetté sur elle-mêmeet présenté en arrière la vitre lumineuse.
Ce n’était qu’un phare à éclipses prolongées,mais il suffisait qu’il eût brillé quelques secondes pour indiquerle chemin aux deux Bretons.
Il s’agissait donc de ne pas trop serapprocher et de marcher tout doucement, car le moindre bruitaurait trahi leur présence.
Il arriva même que Scaër ayant trébuché sur uncaillou, le traînage cessa immédiatement et deux lueursreparurent.
Les voleurs de cadavres avaient entendu ets’étaient arrêtés court. Peut-être allaient-ils revenir sur leurspas. Hervé arma son revolver pour se préparer à les recevoir. Il leleur aurait mis sous le nez, s’ils s’étaient approchés et, en lesmenaçant de leur brûler la cervelle, ils les aurait poussés jusqu’àla sortie.
Il ne fut pas obligé d’en venir à cetteextrémité.
Les deux complices, n’entendant plus rien,crurent sans doute qu’une pierre avait fait ce bruit en sedétachant de la voûte, et ils se remirent en marche avec leursinistre remorque.
Hervé leur laissa prendre un peu d’avance etles suivit en redoublant de précaution.
Alain, toujours muet comme un poisson etmarchant aussi moelleusement qu’un chat, emboîtait le pas à sonmaître.
Il n’en finissait pas, ce corridor. Depuisqu’ils y cheminaient, ils avaient eu trois fois le temps de passersous les murs de la maison incendiée et d’atteindre un autreescalier qui devait remonter au niveau de la rue.
Et, depuis quelques instants, Hervé voyait, enface de lui, des clartés ou plutôt des reflets qui avaient toutl’air d’être ceux de becs de gaz allumés dans le lointain.
Ces reflets s’accentuèrent à ce point qu’ilfut contraint de s’arrêter, sous peine d’entrer dans une zonelumineuse où il eût cessé d’être invisible.
En même temps, il aperçut une grille barrantl’entrée du couloir et les silhouettes des deux bandits sedétachant sur le fond plus clair de l’air extérieur.
Alors, il comprit.
Ce souterrain, creusé sous le quai,aboutissait à la Seine.
Tout s’expliquait. Les deux complices avaientpris ce chemin, connu d’eux seuls, pour être sûrs d’entrer et desortir sans être vus, et ils allaient sans doute jeter le cadavre àla rivière.
Hervé les avait vus distinctement tracasser lagrille et un grincement de ferrailles lui apprit qu’ils l’avaientfermé à clé, derrière eux, après l’avoir ouverte en arrivant, etqu’ils étaient en train de la rouvrir pour s’en aller.
Il ne tenait qu’à lui de les déranger aumilieu de leur opération en tombant sur eux à l’improviste, maisles motifs qui l’avaient empêché de les assaillir dans le corridorle retinrent encore une fois.
Il voulait livrer bataille en plein air, là oùle bruit de la lutte attirerait des agents ou des passants, et nonpas dans un souterrain où même les coups de revolver n’attireraientpersonne.
Il se figurait qu’ils allaient déboucher deplain-pied sur une berge, en contre-bas du quai Saint-Michel.
Ils auraient à traverser cette berge, enremorquant le cadavre pour gagner le bord de l’eau, et ce serait levrai moment de les attaquer, avant qu’ils eussent le temps de lefaire disparaître.
Seulement, il fallait manœuvrer adroitement etlestement, car si, une fois dehors, ils refermaient la grille,Hervé et Alain se trouveraient pris comme dans une souricière.
Et d’autre part, si Hervé se montrait troptôt, les deux coquins se retourneraient contre lui et la luttes’engagerait dans le corridor, ce qu’il voulait éviter.
Il se tint donc coi, mais il se tint prêt, etdu point où il s’était arrêté, il put suivre des yeux tous lesmouvements de ses adversaires, suffisamment éclairés par lesreflets du gaz municipal.
Il les vit éteindre leurs lanternes, pousserla grille qui s’ouvrait du dedans au dehors, s’avancer jusqu’àl’extrême limite du souterrain, tendre le cou, baisser la tête etregarder au-dessous d’eux.
L’ouverture se trouvait donc à une certainehauteur et non pas au niveau de la berge, comme le supposaitScaër.
Qu’allaient faire maintenant les deuxcoquins&|160;? Scaër ne le devinait pas. Il fut très surpris devoir le plus grand se mettre à plat ventre, ses jambes pendant dansle vide, se laisser glisser jusqu’à ce qu’on ne vît plus que satête et finalement disparaître tout à fait.
L’autre, resté à l’entrée du couloir, se mit àpousser le cadavre jusqu’à ce qu’il dépassât le mur, lui fit fairela bascule après avoir pris à deux mains la corde qui l’attachait,laissa filer doucement cette corde, la lâcha quand la tension eutcessé, et s’affala à son tour en manœuvrant de la même façon queson camarade.
Où étaient-ils descendus avec leur répugnantfardeau&|160;? Pour le savoir, Hervé avança et il allait se pencherpour regarder en contre-bas, quand, à sa grande stupéfaction, ilvit émerger le bout d’une gaffe, c’est-à-dire d’une perche terminéepar un croc.
Celui qui tenait l’autre extrémité de cetinstrument à l’usage des mariniers s’en servit pour accrocher undes barreaux de la grille, restée ouverte, et pour essayer de larefermer en lui donnant, d’en bas, une violente impulsion.
Il y serait parvenu plus facilement, s’il eûtopéré avec ses mains, avant de prendre le même chemin que soncomplice, mais il allait certainement y réussir quand même.
Avec une présence d’esprit extraordinaire,Hervé manœuvra pour l’en empêcher, tout en lui laissant croire quec’était fait.
Il empoigna un autre barreau et il tira dansle même sens que le grappin, pendant qu’il plaçait son pied entrela grille et le mur. En même temps, pour imiter le bruit d’un pêneclaquant dans une serrure, il frappait le fer avec le canon de sonrevolver.
La gaffe disparut aussitôt. Le stratagèmeavait réussi. Hervé restait libre de sortir et de poursuivrel’ennemi qui ne se doutait pas de sa présence.
Avant de se lancer, il voulut voir sur quelterrain il allait s’engager, et il s’approcha jusqu’à toucher lagrille entrouverte. Il passa même sa tête par l’entrebâillement, etalors il reconnut l’erreur dans laquelle il était tombé.
La berge qu’il avait rêvée n’existait pas. LaSeine baignait le mur du quai et l’orifice du souterrain setrouvait à deux mètres au-dessus de l’eau.
Les voleurs de cadavre, pour monter et pourdescendre, s’étaient servis des anneaux de fer scellés dans lesoubassement de la muraille, après y avoir amarré l’embarcationdans laquelle ils étaient venus, et cette embarcation, ils sepréparaient à s’en servir pour s’en aller.
Ils y avaient placé le corps, et l’un d’eux,assis à l’avant, tenait déjà les rames, pendant que l’autredétachait la chaîne qui la retenait.
–&|160;Ah&|160;! Monsieur le baron, ils vontnous échapper, si vous ne tirez pas dessus, dit à demi-voix Alainqui était venu sans bruit rejoindre son maître.
Scaër fut bien tenté de suivre le conseil quelui donnait le gars aux biques.
Il avait à la main son revolver tout armé, età cette distance il ne les aurait pas manqués.
Un scrupule le retint, scrupule tardif etexagéré. Il les aurait volontiers attaqués de front&|160;; il luirépugnait de faire feu sur eux comme il aurait fusillé des canardssauvages.
Et puis, il n’avait pas prévu ce dénouementet, faute d’y être préparé, la décision lui fit défaut.
Il se disait aussi que mieux valait voird’abord ce qu’ils allaient faire.
Peut-être gagner le milieu de la rivière et yjeter le cadavre. Ils venaient de pousser au large et ils ramaientvigoureusement.
Le canot qu’ils montaient était taillé pour lacourse et ils avaient l’air de ne pas en être à leur premièrenavigation, car ils manœuvraient comme des membres duRowing-Club.
Et ils savaient parfaitement où ils allaient,car après s’être éloignés de la rive, ils s’étaient mis sanshésiter à remonter la Seine.
Il fallait s’y attendre, car s’ils l’avaientdescendue, ils n’auraient pas tardé à être arrêtés par le barrageétabli au-dessous du Pont-Neuf, et ils ne pouvaient pas songer à sedébarrasser du cadavre dans une écluse où stationnaient de nombreuxchalands habités par des marins d’eau douce.
En amont, au contraire, après avoir dépassé lepoint où les deux bras de la rivière se réunissent, ilstrouveraient de l’espace, en se tenant à égale distance des deuxrives, trop éloignées l’une de l’autre pour qu’on pût, d’un desbords, surveiller leurs mouvements et, quand il leur plairait, ilspourraient débarquer sur une berge déserte.
Ils s’étaient bien gardés de jeter le corpsdevant le quai Saint-Michel, beaucoup trop rapproché de la maisonoù ils l’avaient pris, car ce pauvre corps n’était pas lourd et ilne serait pas resté longtemps au fond de l’eau.
Peut-être se proposaient-ils de l’entourerd’une chemise de plomb pour l’empêcher de remonter à lasurface.
Ces conjectures et ces raisonnements sepressaient dans la cervelle de Scaër, pendant que les assassinsfuyaient en emportant ce qu’on appelle en style judiciaire le corpsdu délit.
Ils avaient déjà fait du chemin et ilsallaient dans un instant passer sous le pont couvert qui reliaitalors les deux corps de logis de l’Hôtel-Dieu et qui allait lescacher dès qu’ils l’auraient dépassé.
Hervé, furieux d’avoir manqué l’occasion,jurait comme un païen.
–&|160;Si j’avais su, je me serais jeté à lanage pour les suivre, dit Alain.
–&|160;Et tu te serais noyé, répliqua lemaître avec humeur. On ne nage pas avec un seul bras… sans compterqu’ils ont deux paires d’avirons et qu’ils savent s’en servir.
–&|160;C’est vrai que je n’ai qu’un bras, maisj’ai deux jambes et je cours bien.
–&|160;Tu ne courras pas sur l’eau.
–&|160;Non, mais je les rattraperai par terre.Le courant est dur et ils ont beau souquer, ils ne vontpas très vite. Il faudra bien qu’ils finissent par aborder… etn’importe où ils aborderont, j’y serai avant eux.
–&|160;Nous y serons, rectifia Hervé. Tu asraison, mon gars, c’est le seul moyen de les prendre… et j’ensuis.
–&|160;Alors, dépêchons-nous, notre maître…Nous allons être obligés de faire le tour par la rue de la Huchetteet pour sortir d’ici, le chemin n’est pas commode… surtout quand onn’y voit goutte… Ah&|160;! je suis bien fâché d’avoir éteint malanterne.
–&|160;Rallume-la.
Alain essaya et s’en repentit, car il perditdeux minutes à frotter des allumettes qui ne s’enflammaient pas surles pierres humides du souterrain.
Il finit par y renoncer en voyant que Scaërs’impatientait, et comme il n’était pas patient non plus, il lança,pour s’ôter l’envie de recommencer, son fanal dans la Seine.
Hervé n’y trouva point à redire. Ilsconnaissaient le chemin pour l’avoir déjà parcouru sans lumière etil ne s’agissait pas de se tirer d’un labyrinthe. Ils n’avaientqu’à aller droit devant eux en tâtant les murailles.
Cette fois, Alain ouvrit la marche, Scaër lesuivit de près et, pour plus de sûreté, s’accrocha à saceinture.
De cette façon, ils ne se perdraient pas enroute.
Ils se hâtaient, mais on ne marche pas si vitedans l’obscurité, et ils n’avaient même plus pour les guider lesfrôlements du traînage et les lueurs intermittentes des lanternessourdes que portaient les deux scélérats qui venaient de leuréchapper.
Il arrivait aussi que le gars aux biquestrébuchait et il s’ensuivait de légers temps d’arrêt qui lesretardaient.
Hervé comptait les minutes et les trouvaitbien longues. Il lui semblait que le premier trajet avait prismoins de temps. Puis il se disait que c’était l’effet ordinaire del’impatience. L’autre voyage lui avait moins duré parce qu’il étaitdistrait par la préoccupation de ne pas perdre la piste desassassins.
–&|160;Nous devrions être déjà arrivés àl’escalier, dit-il entre ses dents.
–&|160;Je crois que nous approchons, murmurale gars aux biques, et c’est ce qui fait que je ne me pressepas&|160;; si je me cognais contre les marches, je me casseraispeut-être une patte et ça n’avancerait pas les affaires. Mais unefois que nous y serons, le reste ira tout seul.
–&|160;Hum&|160;! il y aura encore à franchirles barricades qui encombrent la cour… et le cadenas de la barrièreà ouvrir…
»&|160;Pourvu que l’ivrogne ne se soit pasréveillé&|160;!
–&|160;Pas de danger, notre maître… nous luipasserons sous le nez sans qu’il s’en aperçoive.
Alain cheminait toujours. Tout à coup, ils’arrêta si court que Scaër, qui le tenait par son bourgeron,ressentit le choc et fut repoussé en arrière.
–&|160;Est-ce que nous y sommes&|160;?demanda-t-il.
–&|160;Non… non… ce n’est pas l’escalier… sij’avais butté contre une marche, je me serais cogné les jambes, etc’est le front que je me suis cogné… je n’y comprends rien.
Hervé étendit le bras et ses mainsrencontrèrent une surface moins lisse et moins dure que la plaquede fer qui masquait la cachette.
–&|160;Une porte&|160;! s’écria-t-il&|160;;c’est une porte&|160;! où m’as-tu mené&|160;?
–&|160;Je crois bien que je me suis trompé decorridor…
–&|160;Il y en a donc deux&|160;!
–&|160;Peut-être bien… je ne tâtais le mur qued’un côté… et j’ai eu joliment tort, car je ne me suis pas aperçuque je tournais à droite… c’est bien une porte… je sens le vent quisouffle par le trou de la serrure… et maintenant nous voilàégarés…
–&|160;Que le diable te confonde&|160;! Oùsommes-nous&|160;?
–&|160;Nous devons être du côté de la rueZacharie… et si je pouvais d’un coup de pied abattre cette mauditeporte, nous serions bientôt dehors.
–&|160;Oui, dit Scaër avec humeur, mais elleest solide et tu ne réussiras pas à l’enfoncer. Tâchons deretrouver le chemin de l’escalier.
–&|160;Nous ne devons pas en être loin, etcette fois je ne me tromperai pas. C’est égal&|160;!… nous n’avonspas de chance… il n’y a peut-être qu’une porte qui n’ait pas brûléet nous sommes venus justement nous casser le nez contrecelle-là&|160;!
–&|160;Marche donc, au lieu de bavarder. Nousperdons du temps.
–&|160;Nous allons le rattraper, notremaître.
Hervé, moins optimiste que son fidèleCornouaillais, n’espérait plus guère rejoindre les voleurs decadavre, et commençait à regretter de n’avoir pas fait feu sur eux,au moment où ils s’étaient embarqués. Il lui semblait dur de perdreune partie si bien jouée et de la perdre par sa faute. Il avait ététrop prudent, lui qui ordinairement péchait par l’excèscontraire.
Et il envisageait déjà toutes les conséquencesde sa mésaventure. La preuve matérielle du crime avait disparu. Lesassassins l’avaient enlevée sous ses yeux.
Ils allaient évidemment jeter à la rivière lecorps qu’ils venaient de retirer de la cachette creusée dans lamuraille et, pour le repêcher, il aurait fallu draguer laSeine.
Encore n’aurait-on retiré que des restesméconnaissables, en supposant qu’on les retrouvât.
Et, ces restes, on les aurait portés à laMorgue sans les y exposer. À quoi bon&|160;? Ils n’avaient, sansdoute, plus figure humaine et on ne reconnaît pas des ossementsrecouverts de vêtements en lambeaux.
Les journaux ne parleraient pas de cettelugubre trouvaille et, s’ils en parlaient, personne n’y feraitattention.
On n’ouvrirait pas une enquête qui ne pouvaitpas aboutir. La justice ne s’occupe guère que des crimes récents,parce qu’elle espère découvrir les coupables, et les forfaits deTroppmann, qui venait de montrer sur l’échafaud, avaient lassé lacuriosité des Parisiens.
C’était Bernage et son complice qu’il auraitfallu surprendre en flagrant délit, dans la maison de la rue de laHuchette, et maintenant ils étaient loin.
Hervé les avait manqués.
Comment prouver désormais que le millionnairedu boulevard Malesherbes était venu, la nuit, en bateau, comme unécumeur de rivière, enlever et emporter le cadavre de l’une desvictimes d’un triple assassinat qui remontait à dix ans&|160;?
Tout était à recommencer, et dans desconditions beaucoup plus défavorables, puisque le corps du délitavait disparu.
Scaër, tristement, se disait tout cela, ensuivant Alain qui se hâtait et qui bientôt s’écria&|160;:
–&|160;J’y suis&|160;! voicil’escalier&|160;!
Cette fois, il ne se trompait pas et sonmaître, après lui, gravit les marches sans accident.
Ils se retrouvèrent dans la salle d’où ilsétaient partis pour cette expédition avortée, et il ne leur restaitplus que la cour à traverser pour se lancer dans une nouvellepoursuite qui leur réussirait peut-être mieux que le voyagesouterrain.
Au lieu de courir, ils s’arrêtèrentstupéfaits, en voyant que, de l’autre côté du mur transversal queles bandits avaient fouillé, la salle était vivement éclairée.
D’où provenait cette clarté&|160;? Était-cel’incendie qui recommençait&|160;? ou bien l’ivrogne réveilléavait-il rallumé le feu auquel il se réchauffait, et le reflet dece foyer, passant par la brèche ouverte, illuminait-il ce lieu quele maître et le serviteur avaient laissé plongé dans d’épaissesténèbres&|160;?
Ils ne songèrent pas à échanger leursappréciations sur la cause de ce phénomène et ils ne s’amusèrentpoint à délibérer. D’un même élan, ils franchirent l’ouverture parlaquelle ils avaient déjà passé en sens inverse.
Ils n’allèrent pas plus loin, pétrifiés qu’ilsfurent par le plus inattendu des spectacles.
Près de la brèche se tenaient deux sergents deville portant chacun au poing une torche de résine. En avant d’eux,un commissaire de police, ceint de son écharpe, montrait à unmonsieur tout de noir vêtu la muraille éventrée. Et dans lapénombre s’agitait le prétendu surveillant des ruines, le pèreCrochet, complètement dégrisé.
La scène était imprévue, mais il n’était pasmalaisé de l’expliquer, et le gars aux biques comprit tout desuite.
Le faux ivrogne était un mouchard chargéd’espionner le blessé sorti de l’Hôtel-Dieu. Il avait feint deboire l’eau-de-vie, qu’il versait adroitement sous les décombres,et, pendant que Kernoul et son maître cheminaient sous terre, ilétait allé chercher la police, préalablement avertie sans aucundoute, puisque ses représentants se tenaient prêts à marcher à lapremière réquisition de l’homme aposté dans la cour de la maisonincendiée.
Le commissaire ne laissa pas aux survenants leloisir de se remettre et de préparer leurs réponses.
–&|160;Avancez&|160;! leur cria-t-il.
Et comme ils ne se pressaient pas d’obéir, ilreprit, en s’adressant à Alain&|160;:
–&|160;Vous, je ne vous demande pas votre nom…je le sais… et je vous interrogerai tout à l’heure.
Puis à Hervé&|160;:
–&|160;Qui êtes-vous&|160;?
–&|160;Je suis le baron de Scaër, réponditHervé sans hésiter.
–&|160;Cet homme est à votreservice&|160;?
–&|160;Il y a été. Il est né sur mes terres enBretagne.
–&|160;C’est vous qui êtes venu le voir quandil était à l’hôpital&|160;?
–&|160;Oui… jeudi dernier. Il est sorti del’Hôtel-Dieu, le lendemain et je l’ai revu ce jour-là…
–&|160;Sur la place Vendôme&|160;?
–&|160;Parfaitement. Je loge à l’hôtel duRhin. On n’a pas voulu l’y laisser entrer, parce qu’il était malvêtu. Je l’ai aperçu de ma fenêtre et je suis sorti pour luiparler.
–&|160;Nous savons tout cela. Vous faites biende dire la vérité. Il faut la dire tout entière.
–&|160;Je n’ai jamais menti. Questionnez-moi.Je vous répondrai.
–&|160;Vous savez de quoi cet homme estsoupçonné&|160;?
–&|160;D’avoir mis le feu à cette maison.C’est absurde. Elle brûlait du haut en bas, quand il s’y est jetépour essayer de sauver sa femme qui y demeurait avec lui. Je l’aivu… j’y étais… d’autres que moi l’ont vu… sa femme a péri et il afailli périr, lui aussi.
–&|160;Est-ce pour la chercher qu’il estrevenu ici, cette nuit&|160;? demanda ironiquement lecommissaire.
–&|160;Non, Monsieur. Il sait qu’elle estmorte et qu’il ne retrouvera même pas ses restes.
–&|160;Pourquoi donc a-t-il pris tant deprécautions et tant de peines pour s’introduire ici&|160;?… ils’est déguisé… il est allé se loger sous un faux nom dans un garnide ce quartier… il a essayé d’enivrer l’agent que j’avais placédans cette cour, en prévision de ce qui est arrivé…
–&|160;Je vois qu’on n’a pas cessé del’espionner… et je suppose qu’on m’a espionné aussi.
–&|160;J’avais le devoir de surveiller cethomme et de m’informer de vos démarches… Je n’ai pas failli à cedevoir. Aucune mesure n’a été prise contre vous… il n’y avait paslieu… et il ne tient qu’à vous de m’expliquer votre conduite… etvotre présence ici, en compagnie d’un individu qui n’est pas dumême monde que vous… et qui m’est suspect. Quel motif vous a amené,la nuit, dans cette maison dont il ne reste que desdébris&|160;?
Et comme Scaër hésitait, le commissaire, aprèsun court silence, reprit en lui montrant le murtransversal&|160;:
–&|160;Est-ce que vous espériez y trouver untrésor&|160;?
–&|160;Qui vous fait croire cela&|160;?demanda vivement Hervé.
–&|160;Mais… ce creux dans l’épaisseur de lamuraille… cette plaque arrachée tout récemment… qu’y avait-illà&|160;?
–&|160;Un cadavre.
–&|160;Comment&|160;?…
–&|160;Oui, le cadavre d’un homme qu’on aassassiné ici autrefois.
Le commissaire échangea un regard avec lepersonnage muet qui l’accompagnait et qui devait être un des hautsfonctionnaires de la préfecture de police.
–&|160;Et… il n’y est plus… qu’est-il doncdevenu&|160;? demanda ce commissaire d’un air bonasse, l’air queprennent ces messieurs avec un inculpé qui s’enferre, pourl’engager à s’enferrer davantage.
–&|160;Il y était encore quand je suis arrivé,répliqua froidement Scaër. Deux hommes ont descellé cette plaque,sous mes yeux… elle recouvrait un corps qu’ils ont tiré de lacachette où on l’avait muré et qu’ils ont emporté en le traînantavec une corde.
–&|160;Vraiment&|160;?… c’estprodigieux&|160;!… et par où l’ont-ils emporté&|160;?
–&|160;Par un souterrain qui aboutit à larivière… une barque les attendait. Ils y ont descendu le corps, eten ce moment, ils rament pour remonter la Seine. Voulez-vous lesvoir et les prendre&|160;? Il est peut-être encore temps.
–&|160;C’est une plaisanterie, jesuppose&|160;?
–&|160;Pas le moins du monde. Commandez à voshommes de courir le long des quais jusqu’à ce qu’ils aperçoivent uncanot monté par deux hommes et de les arrêter quand ilsaborderont.
»&|160;C’est ce que nous allions faire quandnous nous sommes trouvés face à face avec vous.
–&|160;Alors, vous les avez suivis dans cesouterrain&|160;? demanda le commissaire, sans tenir le moindrecompte de la proposition.
–&|160;Vous préférez les laisseréchapper&|160;?… comme il vous plaira&|160;! dit Hervé en haussantles épaules. Oui Monsieur, nous les avons suivis, et je me reprochemaintenant de ne pas les avoir attaqués. Ils se seraient défendus,mais nous étions deux contre deux…
–&|160;Je vois avec plaisir que vous n’êtespas de ceux qui répugnent à prêter main-forte à la justice. Siréellement un crime a été commis, vous auriez rendu service à lasociété en arrêtant les coupables. Mais… voudriez-vous m’apprendrecomment vous avez été mis sur leurs traces&|160;?… Vous aviez doncdeviné qu’ils viendraient ici cette nuit&|160;?… et vous saviezdonc qu’on y avait tué quelqu’un&|160;?…
–&|160;J’avais de fortes raisons de le croire…mais je n’avais pas prévu que je surprendrais les assassins… si jel’avais prévu, j’aurais averti la police et elle se serait chargéede les arrêter.
–&|160;Les assassins de qui&|160;?
–&|160;Du propriétaire de cette maison…disparu depuis dix ans.
–&|160;Un étranger… M.&|160;Georges Nesbitt,de New-York… vous vous trompez, Monsieur. Il est absent, c’estvrai, mais il n’est pas mort. La preuve, c’est qu’il paierégulièrement ses impôts&|160;; il envoie chaque année la somme parlettre chargée.
–&|160;Ou quelqu’un l’envoie pour lui.
Il y eu un nouvel échange de coups d’œil entrele commissaire et son supérieur qui n’interrogeait pas, mais quiécoutait très attentivement.
–&|160;Cela pourrait être, reprit lemagistrat, et je vois, Monsieur, que vous êtes perspicace. Voslumières nous seraient d’un grand secours et je vous prie de nouséclairer en me disant tout ce que vous savez.
»&|160;Vous avez sans doute connu cetAméricain&|160;?
–&|160;Non. J’ai connu autrefois des personnesde sa famille et j’ai su qu’elles se préoccupaient de son absenceprolongée. J’ai appris plus tard qu’il avait acheté cette maisonqu’il n’a jamais habitée. Et quand elle a été incendiée de fond encomble, mardi dernier, j’ai pensé qu’on y avait mis le feu pourqu’on n’y découvrît pas le cadavre du propriétaire.
–&|160;On n’a pas réussi à le brûler, s’il estvrai qu’on l’ait enlevé, cette nuit. Mais, puisque vous êtes sibien informé, vous devez savoir qui a fait tout cela.
Ainsi posée à l’improviste et àbrûle-pourpoint, la question troubla Hervé de Scaër. Il ne s’étaitpas préparé à y répondre. Il aurait dû la prévoir, mais il nes’attendait pas à rencontrer là ce commissaire, et depuis qu’ils’expliquait avec lui, les interrogations coup sur coup ne luiavaient pas laissé une minute pour réfléchir. Et, instinctivement,il hésitait à prononcer des noms.
Il crut s’en tirer par cette phraseévasive&|160;:
–&|160;Si je le savais, je ne me serais pasdonné tant de peine. Je cherchais les coupables. Je me seraiscontenté de les dénoncer.
–&|160;Vous devez du moins soupçonnerquelqu’un, dit le commissaire en regardant fixement Hervé.
La question revenait sous une autre forme, etil n’y avait plus moyen de l’éluder. Il fallait dire la vérité ouse taire. La dire, c’était passer la main à la police qui allaitreprendre l’enquête pour son compte, et c’était précisément ce quene voulait pas Mme&|160;de&|160;Mazatlan.
Elle est brutale la police et elle ne ménagepersonne. Une instruction judiciaire aurait englobé tous ceux ettoutes celles qui s’étaient trouvés mêlés de près ou de loin àcette histoire mystérieuse.
La marquise eût été forcée d’entrer en scèneet de déposer devant un magistrat. Le moins qu’il pût lui arriver,c’était d’être compromise dans une affaire criminelle dont toutParis s’occuperait, ce tout Paris qui juge à la légère et quiconfond volontiers les innocents avec les coupables, voire même lestémoins avec les accusés.
Hervé n’aurait pas couru moins de risques endénonçant l’homme dont il aurait dû épouser la fille, car l’opinionpublique n’aurait pas manqué d’attribuer la dénonciation à unsentiment de vengeance.
Il avait beau se dire que qui veut la fin veutles moyens et qu’il ne parviendrait jamais à venger la mort d’Hévasans recourir à des auxiliaires plus puissants et mieux armés quela marquise et le gars aux biques&|160;; il lui répugnait defrapper Solange de Bernage en frappant le scélérat qui était sonpère et le scélérat qui allait être son mari.
Il préférait laisser à la police le soin dedécouvrir les coupables et il voulait, avant de se décider à lesnommer, consulter la marquise.
C’était une capitulation de conscience, maisil ne se piquait pas d’être sans faiblesses, et il finit parprendre un biais.
–&|160;Oui, répondit-il, je soupçonne des gensque je ne connais pas et que vous découvrirez certainement, quandje vous aurai appris ce que je sais. Alain Kernoul que voici et quevous avez accusé à tort battait le pavé de Paris avec une pauvrefille qu’il avait épousée par amour, lorsqu’il a rencontré sur leboulevard Saint-Michel, il y a six mois, une femme qui lui aproposé de les loger pour rien dans cette maison qui vient debrûler. Naturellement il a accepté, et ils y demeuraient aucinquième étage quand l’incendie a éclaté. Sa compagne, qui semourait de la poitrine, n’a pas pu se sauver. Lui, a échappé à lamort parce qu’il était allé faire son service de figurant auChâtelet.
–&|160;C’est exact, dit le commissaire.
–&|160;Ce que vous ne savez pas, c’est quecette femme qui les avait installés ici est venue, quelques heuresavant l’incendie, leur signifier de déguerpir. J’en conclus quec’est elle qui a mis le feu. Elle entrait dans cette maison, pardes portes latérales dont elle avait la clé. Elle représentait lesassassins de M.&|160;Nesbitt, je n’en doute plus depuis que jeviens de les voir à l’œuvre. Elle a dû être leur complice et elleconnaît leurs secrets.
»&|160;C’est cette femme qu’il fautchercher.
–&|160;Avez-vous à me fournir quelquesindications sur elle&|160;?
–&|160;Elle est d’un certain âge… elle sefaisait appeler Mme&|160;Chauvry… elle a dit plusieursfois à Alain de lui écrire à ce nom-là, quand il aurait besoin dela voir, et d’adresser ses lettres à Clamart, près de Paris. Il mesemble que ce renseignement doit vous mettre à même de la découvrirbientôt.
»&|160;Quand vous la tiendrez, elleparlera.
Le commissaire, cette fois, ne se borna pas àinterroger des yeux son supérieur, il le tira à l’écart et se mit àconférer tout bas avec lui.
L’a-parté ne fut pas long. Il revint à Hervépour lui dire&|160;:
–&|160;Vous prétendez que ces hommes sontsortis d’ici par un souterrain. Montrez-moi donc le chemin qu’ilsont pris.
–&|160;Très volontiers, Monsieur, réponditHervé. Je vous préviens seulement que ce chemin n’est paséclairé.
Le commissaire fit signe aux sergents deville. L’un prit les devants et l’autre ferma la marche, chacunportant une torche qui répandait des flots de lumière.
Scaër et Alain précédèrent les représentantsde l’autorité dans ce cortège improvisé, qui ne s’égara point enroute.
On passa devant l’embranchement où les deuxBretons s’étaient fourvoyés et où le sergent de ville d’avant-gardese serait peut-être engagé, si Hervé ne lui eût pas crié d’allertout droit, et on arriva bientôt à la grille entrouverte.
–&|160;C’est par là qu’ils sont descendus, ditHervé. Et tenez&|160;! Ils ont oublié leurs lanternes sourdes.
Le commissaire en releva une, l’examina deprès et hocha la tête en homme qui s’y connaît.
–&|160;Ces gens doivent être des voleurs deprofession, murmura-t-il.
»&|160;Ils n’ont volé ce soir qu’un cadavre,mais ils étaient bien outillés. Seulement, ils ont eu le tort delaisser derrière eux des pièces à conviction.
–&|160;En voici une autre, reprit Hervé en sebaissant pour ramasser un lambeau d’étoffe qui était resté accrochéaux barreaux de la grille. Voyez, Monsieur&|160;!… c’est une basqued’habit…
–&|160;Ou plutôt le pan d’une redingote, ditle commissaire, après avoir palpé l’objet.
–&|160;Le drap est pourri, continua Hervé.C’est un morceau du vêtement que portait M.&|160;Nesbitt quand onl’a tué, et que ses assassins auront déchiré en traînant le corpsau bout d’une corde. Si on le repêche dans la Seine, vous n’aurezqu’à rapprocher ce fragment pour vous assurer qu’il a été arrachédu costume qui a servi de suaire à ce malheureux.
Le commissaire ne dit mot, mais il inséra lelambeau dans la poche de son pardessus.
–&|160;Êtes-vous convaincu maintenant&|160;?lui demanda Hervé que ce mutisme impatientait.
–&|160;Mes convictions ne se forment pas sivite. Avez-vous autre chose à me montrer ici&|160;?
–&|160;Non, Monsieur&|160;; rien de plus.
–&|160;Alors, je vais faire fermer cettegrille.
Un des sergents de ville fut chargé del’opération. Il n’eut qu’à tourner la clé qui était restée à laserrure, en dedans. Les gens qui l’y avaient laissée ne comptaientévidemment pas revenir. Donc, leur unique but était de fairedisparaître le cadavre, et ce but, ils l’avaient atteint.
Cette conclusion sautait aux yeux, et le plusdéfiant des magistrats devait finir par s’y rallier.
En attendant, il reprit la direction ducortège qui rebroussa chemin, dans le même ordre, et qui revintassez vite à la salle d’où il était parti.
C’était là qu’allait se dénouer une situationtendue qui préoccupait fort le dernier des Scaër et dont ilcommençait à n’attendre rien de bon, car le commissaire ne s’étaitpas encore prononcé sur son cas, et la persistance qu’il mettait àse taire était d’assez mauvais augure.
Allait-il renvoyer chez eux le maître et leserviteur, ou bien les garder jusqu’à plus ample informé&|160;?
Les agents judiciaires ne lâchent pasvolontiers les gens qu’ils tiennent et ils ne les lâchent qu’à bonescient.
Il y eut d’abord une nouvelle conférence entreces deux messieurs, et celle-là dura plus longtemps que lapremière.
Puis, le commissaire revint dire àHervé&|160;:
–&|160;Monsieur, je ne crois pas devoir vousretenir. Vous êtes libre… à une seule condition…
–&|160;Laquelle&|160;? demanda fièrementScaër.
–&|160;À condition que vous resterez à ladisposition du magistrat qui va instruire cette affaire.
–&|160;Il me trouvera toujours prêt à luirépondre, quand il lui plaira de m’interroger. Seulement, je nem’engage pas à lui fournir de nouvelles indications. J’ai dit ceque je savais et j’ai fait ce que je pouvais. Je m’en tiendrailà.
–&|160;C’est votre droit.
–&|160;J’ajoute que je m’attends à êtresurveillé. Peu importe, pourvu que cette surveillance ne s’étendepas à mes amis. Je vous préviens aussi que j’ai le projet dequitter Paris et que si on me surveillait de trop près, je hâteraismon départ.
Le commissaire eut un sourire équivoque. Ilpensait sans doute&|160;: «&|160;Vous ne partirez pas sans mapermission&|160;;&|160;» mais il s’abstint de le dire.
–&|160;Et ce garçon&|160;? demanda Scaër quiavait maintenant l’air de dicter ses conditions. J’espère que vousne l’accuserez plus d’avoir mis le feu à cette maison et que vousn’allez pas le garder.
–&|160;Non… s’il veut s’engager à changerd’existence et à se tenir tranquille. Prenez-le à votre service, etqu’il ne se mêle plus de faire de la police pour son compte. Leschoses n’en iront que mieux.
–&|160;Alors, on va suivre cetteaffaire&|160;?
–&|160;Sans aucun doute, et nous utiliseronsles renseignements que vous venez de me donner. Ils sont vagues,mais c’est un point de départ et ils nous serviront à nous enprocurer d’autres.
»&|160;Vous m’avez dit que cette femme se faitappeler Chauvry et qu’elle se faisait adresser ses lettres àClamart, sans autre indication.
–&|160;Parfaitement.
–&|160;Une dernière question&|160;: lespersonnes de la famille de M.&|160;Nesbitt que vous connaissiezautrefois habitent-elles Paris&|160;?
–&|160;Non, Monsieur. Si elles vivent encore,elles habitent les États-Unis… New-York ou Boston. Mes relationsavec elles remontent à une dizaine d’années, et depuis ce temps-là,je n’ai pas eu de leurs nouvelles. Vous pouvez vous informerd’elles. L’une était sa belle-sœur, veuve de son frère le commodoreNesbitt, de la marine américaine&|160;; l’autre était sa nièce.
Cette réponse, si nette en apparence, n’étaitpas conforme à la vérité, puisque la mère et la fille avaientquitté ce monde, mais elle impressionna favorablement ceux quil’entendirent, et Hervé savait bien ce qu’il faisait en leurparlant d’elles.
Hervé ne voulait pas dénoncer le père deSolange, mais il voulait bien que la police découvrît l’assassin detous les Nesbitt, et il se disait que ce commissaire y réussiraiten suivant les pistes qu’il lui indiquait.
Les recherches commencées en 1860 devaientavoir laissé des traces dans les archives judiciaires, et pour peuqu’on rapprochât cet ancien dossier de celui qu’on allait former eninstruisant l’affaire toute récente de l’incendie de la rue de laHuchette, on en arriverait certainement à fouiller le passé deM.&|160;de&|160;Bernage.
–&|160;C’est bien, Monsieur, dit lecommissaire, qui avait déjà pris les instructions de son supérieur,vous pouvez vous retirer… et je vous autorise à emmener cethomme.
Hervé ne se le fit pas dire deux fois. Ilpoussa le gars aux biques vers la brèche et il y passa après lui,sans remercier les deux policiers et même sans les saluer.
Un instant après, dans la rue de la Huchette,Alain lui demanda ce qu’il allait faire et il lui réponditbrusquement&|160;:
–&|160;Je n’en sais rien encore.Accompagne-moi jusqu’au quai.
Le gars aux biques suivit la tête basse, commeun chien que son maître a mal reçu.
Il pensait à Zina. Scaër pensait à lamarquise.
Quatre mois sont passés.
Le dernier des Scaër est rentré à Trégunc etAlain est venu bientôt l’y rejoindre.
Ils ont quitté Paris, peu de jours après lesscènes nocturnes qui se sont déroulées dans la maison de la rue dela Huchette.
Hervé s’est brusquement décidé à partir aprèsavoir revu la marquise de Mazatlan.
Elle a été longue et dramatique cette dernièreentrevue. Elle a même été orageuse, car ils n’étaient pas d’accordet ils ont eu beaucoup de peine à s’y mettre.
La marquise voulait absolument poursuivre sanstrêve et sans merci les assassins d’Héva Nesbitt. Elle se déclaraitprête à les livrer à la justice, au risque de se trouver compromisedans un procès criminel. Il a fallu que Scaër intercédât auprèsd’elle en faveur de Solange. Il s’est adressé à son cœur et elle afini par céder. Il n’a pas manqué de lui représenter que la policeen savait assez pour mettre la main sur ces scélérats et qu’ilvalait mieux la laisser agir seule. La marquise s’est rendue, aprèsavoir discuté longtemps, mais elle a exigé d’Hervé qu’il attendîtsix mois avant de s’exiler pour toujours.
Elle trouvait bon qu’il se retirât enBretagne, mais non pas qu’il passât à l’étranger avant ledénouement du drame qui allait se jouer à Paris, et elle seréservait de rester en scène jusqu’au bout.
Que ferait-elle seule contre l’ennemicommun ? quelle part prendrait-elle aux opérations de laguerre, après le départ de son allié, un départ qui ressemblait àune défection ? Elle ne s’était pas expliquée sur sesintentions, pas plus que sur les sentiments que lui inspiraitHervé.
Et Hervé ne lui avait pas déclaré lessiens.
Les derniers incidents de cette campagne dehuit jours l’avaient découragé. Il voulait se reposer et serecueillir. À l’activité qui s’était emparée de lui tout à coupavait succédé une sorte de torpeur morale et physique. C’est uneffet assez ordinaire du surmenage et des émotions répétées.
Cependant, il n’en était pas encore à serepentir d’avoir pris parti pour la vengeresse d’Héva Nesbitt. Ilrestait même prêt à l’appuyer encore, quand viendrait le jour oùelle réclamerait son aide.
Il préférait seulement qu’elle agît sans lui,jusqu’au moment où elle aurait besoin d’un défenseur.
Cela pouvait arriver, car Bernage et soncomplice n’étaient pas abattus ; ils savaient qu’elle étaitleur plus dangereuse adversaire et ils ne reculeraient devant rienpour se débarrasser d’elle.
Ces bandits ne regardaient pas à un crime deplus ou de moins.
Alors, Hervé risquerait tout pour secourir lamarquise.
Mais puisqu’il était décidé à temporiser, ilne pouvait mieux faire que de se terrer en Cornouailles pourattendre les événements.
Ses intérêts l’y appelaient : desfermages arriérés à recevoir, des créances douteuses à fairerentrer. M. de Bernage avait acheté les terres et lechâteau et il n’y avait plus à y revenir, puisque promesse vautvente, mais l’acte n’était pas encore signé et, provisoirement,Hervé de Scaër continuait à exercer ses droits de propriétaire.
Les six mois accordés aux instances deMme de Mazatlan n’étaient pas de trop pour luipermettre de rassembler toutes ses ressources avant de s’embarqueret il tenait à en profiter.
Le prix de la coupe de bois qu’il avait touchérécemment suffirait et au delà à le défrayer pendant son séjour enBretagne, et il espérait recouvrer sur place d’autres sommes assezimportantes.
Il s’attendait du reste à être contraint desortir du château, dès que la vente serait consommée, et il nefaisait, pour ainsi dire, qu’y camper, car il s’était établi dansune chambre située sous les toits et très sommairement meublée.
Alain, qui l’avait suivi avec l’obéissancepassive qu’un soldat doit à son officier, et qui se préparait à lesuivre au bout du monde, Alain ne gardait plus les chèvres.
Son maître l’avait équipé en garde-chasse etl’emmenait avec lui dans ses tournées sur ses domaines.
Alain, du reste, n’était plus le même homme.Lui, si ardent à se venger des misérables qui l’avaient fait veuf,il ne parlait plus d’eux, et depuis son retour au pays, il n’avaitpas prononcé une seule fois le nom de Zina.
Il était devenu si taciturne et si sauvage queses camarades de ferme le croyaient un peu fou. Ils l’appelaiententre eux « l’innocent ». C’est le mot dont se serventles Bretons pour désigner ceux dont l’intelligence s’est évaporéeet ils les croient visités de Dieu.
Alain les laissait dire et, s’il avait perdula parole, il n’avait pas perdu la mémoire, car il ne cessait pasde penser aux catastrophes qui avaient ramené son maître enBretagne.
Scaër ne s’était pas séparé de la marquisesans échanger avec elle une promesse de correspondanceréciproque.
La promesse avait été tenue de part etd’autre. Mais les lettres de Mme de Mazatlan,fréquentes d’abord, s’étaient peu à peu faites plus rares.
Elles ne lui avaient d’ailleurs rien annoncéde nouveau depuis son départ. M. de Bernage,écrivait-elle, ne paraissait pas avoir été inquiété par la justice,car il continuait à mener le même train. Sa fille n’était pasencore mariée. M. Ricœur de Montréal n’avait pas quitté Pariset il avait toujours ses grandes entrées chezM. de Bernage.
Mme de Cornuel ne semontrait plus au Bois en voiture découverte avec son élève, maiselle habitait encore l’hôtel du boulevard Malesherbes.
La police cherchait toujours, mais il neparaissait pas qu’elle eût trouvé ni l’incendiaire, ni les voleursde cadavres que Scaër n’avait pas omis de signaler à lamarquise.
On démolissait la maison de la rue de laHuchette, aux frais de la ville, pour cause de danger public ;on avait dragué la Seine en amont du pont de l’Hôtel-Dieu, et lesjournaux annonçaient qu’on y cherchait la preuve d’un crimemystérieux.
Mme de Mazatlan croyaitsavoir qu’on prenait des renseignements sur M. GeorgesNesbitt, en France, en Amérique et en Chine.
Elle espérait plus que jamais que la lumièrese ferait et, pour y aider, elle avait écrit de son côté à New-Yorket à la Havane.
Elle priait Scaër de prendre patience et ellelui laissait entrevoir qu’elle pourrait bien venir en personne, àTrégunc, lui apporter de bonnes nouvelles.
Ces lettres étaient écrites sur un ton defamiliarité affectueuse, et si Hervé avait voulu lire entre leslignes, il aurait facilement deviné que la marquise avait une forteinclination pour lui.
Mais il se raidissait contre cette idée et ilpersistait à répondre assez froidement. Son caractère s’étaitassombri, il se fatiguait d’attendre et il lui prenait assezsouvent des envies de s’embarquer sans tambours ni trompettes, ensecouant la poussière de ses souliers sur ce sol ingrat où iln’avait eu que des revers.
Il n’attendait pour cela que la prise depossession par M. de Bernage des domaines hypothéqués et,à son grand étonnement, les choses restaient en l’état. Lesnotaires ne bougeaient pas, et M. de Bernage ne donnaitpas signe de vie.
Vers le milieu du mois de juin, il reçut deMme de Mazatlan une lettre énigmatique. Ellelui apprenait qu’elle allait être obligée de s’absenter pour troissemaines et elle lui laissait entendre que ce voyage très prochainavait pour but de mettre fin à des incertitudes qui seprolongeaient beaucoup trop.
Elle attribuait les lenteurs de l’enquêtesecrètement poursuivie à la situation politique. On était en pleinepériode plébiscitaire. Il y avait chaque jour des troubles dans larue. On brisait les kiosques et les sergents de ville chargeaientla foule. Il s’ensuivait que la police, ayant fort à faire pourréprimer ces désordres, ne s’occupait guère de chercher les auteursd’un crime que la prescription de dix ans allait bientôtcouvrir.
La marquise terminait en priant Hervé de nepas bouger de Trégunc avant le 15 juillet et en lui promettant qu’àcette date, elle le tirerait d’inquiétude.
Cette épître avait achevé de refroidir le zèled’Hervé. Il s’était promis de ne pas dépasser le terme qu’elle luifixait et de quitter la France sans remettre les pieds à Paris.
Rien ne le retenait plus en Bretagne. Lesrentrées s’étaient faites mieux qu’il ne l’espérait. Il avaitdevant lui un capital suffisant pour payer son passage et celuid’Alain en Australie, et pour entreprendre là-bas de refaire safortune.
Il décida qu’il partirait le 20 juillet pourl’Angleterre où il trouverait un paquebot de la grande ligneaustralienne, passant par le canal de Suez, ouvert depuis sixmois.
L’exécution de ce projet était subordonnée àl’arrivée de la marquise ou des nouvelles qu’elle avait promis delui donner, mais quand un mois se fut écoulé sans qu’il eût rienreçu, il commença ses préparatifs de départ.
Ils n’étaient pas compliqués, car il portaittout avec lui, comme le philosophe grec, et il n’avait pas à rendrecompte de ses actes, pas même à ses créanciers hypothécaires,puisque M. de Bernage se substituait à lui, commeacquéreur de la totalité des biens immeubles.
Cinq jours avant la date qu’il s’était fixée,il était en mesure de se mettre en route. Il comptait traverser lapresqu’île bretonne et prendre, à Saint-Malo, le bateau de Jerseyet de Southampton.
Il lui en aurait coûté de partir sans revoirles coins de terre dont le souvenir vivait dans son cœur : ledolmen de Trévic où lui était apparue jadis cette fée qui devaitplus tard influer sur sa destinée, et aussi le cottage qu’avaithabité Héva Nesbitt, et ces ruines du château de Rustéphan qu’ilavait tant de fois visitées avec elle.
Il se décida à faire ces trois excursions, lemême jour, et il partit de grand matin, à pied, escorté par lefidèle Kernoul.
On était au premier mois de l’été. C’est labelle saison de la Bretagne, car, au printemps, les genêts et lesajoncs se couvrent déjà de fleurs d’or, mais il pleut tropsouvent.
Ce jour-là, le ciel était d’azur, le vent quisoufflait du nord tempérait l’ardeur du soleil et la mer, abritéepar les rochers de la côte, s’étendait à perte de vue comme uneimmense nappe bleue.
On la voyait du château et, en moins d’uneheure, ils arrivèrent à la pointe où se dressait l’énorme monumentdruidique, placé là comme une sentinelle avancée.
Hervé, très ému, se taisait. Alain, qui neparlait pas souvent, lui dit en lui montrant le large :
– Voyez donc, notre maître !… c’estcomme le jour où la dame a débarqué, il y a trois ans.
Scaër regarda et vit un petit bateau à vapeurqui manœuvrait à deux ou trois kilomètres de la terre.
– Il n’est pas si grand ni si bien grééque le yacht qu’elle montait, reprit le gars aux biques.
– Ce n’est pas un bateau de pêche,murmura Scaër.
– Tout de même, notre maître. Il en vientcomme ça de Nantes, loués par des gros négociants qui s’amusent àprendre du poisson aux Glenans.
– On dirait que celui-là cherche unmouillage… c’est singulier…
Une pensée venait de traverser l’esprit deScaër.
Il se disait :
– Si c’était elle ?
Sans nouvelles de la marquise de Mazatlan qui,depuis un mois, ne lui écrivait plus, Hervé se demandait si elleavait eu l’idée de lui faire une surprise, en débarquant àl’improviste sur cette côte où il l’avait déjà rencontrée.
Il l’espérait presque. Elle était bien assezriche pour avoir acheté un nouveau yacht et repris la vie sur l’eauqu’elle avait menée avant d’être veuve.
On croit volontiers ce qu’on désire, et, sansse l’avouer à lui-même, Hervé ne désirait rien tant que de larevoir.
– Non, notre maître, dit Alain ; levoilà qui met le cap sur les îles. C’est bien ce que je pensais. Etpuis, la dame naviguait sous pavillon espagnol et je vois lepavillon tricolore à l’arrière du bateau.
Ce n’était pas une raison concluante, carMme de Mazatlan, Française par son père, avaitbien pu arborer les couleurs de son pays d’origine. Mais lasupposition d’un retour par mer était si invraisemblable que Scaërne s’y arrêta pas longtemps.
Il se contenta de faire le tour du dolmen et,pour se soustraire à l’obsession du souvenir, il reprit le cheminqui aboutissait à la grande route de Pontaven, sans se retournerpour observer les manœuvres du yacht.
Cette route, il l’avait suivie bien souventavec Héva Nesbitt, qu’il reconduisait chez sa mère, à travers leslandes, et il la connaissait mieux que la rue de la Paix.
Elle traverse une contrée sauvage et elle estsi peu fréquentée qu’on n’y rencontre guère que de loin en loin unpâtre, assis sur le revers d’un fossé.
On se croirait au temps des Druides. On nevoit que des landes, des pierres et le ciel.
Ce paysage mélancolique n’était pas fait pourdistraire de ses sombres pensées le dernier des Scaër. Il s’ylaissait aller et il ne regrettait pas d’avoir entrepris, avant des’expatrier, ce triste pèlerinage aux lieux où il avait aimé pourla première fois.
Il oubliait ses récentes aventures, comme onoublie un mauvais rêve, et il évoquait le souvenir de sajeunesse.
Chaque bloc de granit lui rappelait unincident de ses promenades à deux. Héva leur avait donné des noms,d’après leurs formes. L’un était : l’autel ; unautre : la chaise du diable ; un autre :l’éléphant.
Il y en avait un au bord de la route, posé enéquilibre sur une roche conique, une pierre branlante, comme ondit, que l’effort d’un seul homme fait osciller. La légendebretonne affirme qu’elle ne bouge pas quand la femme de celui quiessaie de la mettre en mouvement est infidèle. Héva ne manquaitjamais d’exiger que le fiancé de son cœur tentât l’épreuve, etc’était des rires joyeux lorsque la pierre se balançait sous lamoindre pression de la main d’Hervé.
La maisonnette qu’elle avait habitée avec samère était à plus d’une lieue de là, près du hameau de Kergoz, eten interrogeant Alain, Hervé apprit qu’elle était occupée depuisdeux mois par une colonie d’artistes qui l’avaient louée pour lasaison et qui y menaient joyeuse vie.
Fontainebleau ne suffit plus aux paysagistesparisiens. Beaucoup viennent chercher des sujets d’études au fondde la Bretagne. Ils ont pris possession du bourg de Pontaven ;la salle à manger de la principale auberge est tapissée de leurspeintures et ils explorent les bois qui bordent le cours de l’Aven,une petite rivière dont les eaux claires vont se jeter dans la mer,à quelques kilomètres de ce Barbizon armoricain.
Le renseignement fourni par le gars aux biquesdécida Hervé à modifier son itinéraire. Il ne se souciait pas detomber au milieu d’une bande de rapins chevelus qui l’auraientempêché de se recueillir en visitant le cottage où la chère morteavait vécu. Il n’y tenait pas d’ailleurs essentiellement, car iln’y était entré que deux ou trois fois pendant que la mère et lafille l’habitaient. Il renonça donc à s’y arrêter, préférant revoirles ruines de Rustéphan où il était venu si souvent avec Héva et oùil espérait n’être pas troublé par les gaietés bruyantes de cesmessieurs.
Rustéphan est un château bâti au quinzièmesiècle et ruiné pendant les guerres de religion. Il n’est pas aubord de la route et les touristes ont quelque peine à le découvrirau milieu des arbres d’un immense verger attenant à une ferme. Ilfaut, pour y arriver, ouvrir des barrières et franchir deséchaliers.
C’était une des promenades favorites de lajeune Américaine qui se plaisait à escalader les obstacles et mêmeà grimper, par un chemin périlleux, jusqu’au faîte de la seule tourqui soit restée debout et que couronne une plate-forme d’où l’on aune vue magnifique sur les landes et sur la mer.
Hervé comptait bien faire encore une fois, cejour-là, l’ascension du donjon et passer une heure ou deux àméditer, là haut, sur les vicissitudes de la vie.
Il fut un peu surpris de voir, stationnant surla grande route, un immense break, dont les chevaux avaient étédételés et emmenés. Le cocher était sans doute allé leur donnerl’avoine et boire un coup à la ferme, personne n’était resté pourgarder la voiture, quoiqu’on y eût laissé des sacs et descouvertures de voyage.
Il n’y avait pas de quoi s’étonner, car encette saison, ils ne sont pas rares les étrangers qui parcourent àpetites journées ce coin si curieux du Finistère, mais dans ladisposition d’esprit où se trouvait Hervé, tout incident lepréoccupait.
Il s’était inquiété du yacht qui croisaitdevant la pointe de Trévic ; il s’inquiétait maintenant de cebreak. Il se demandait ce qu’il faisait là et quels voyageurs ilavait amenés.
– Ça ne vient pas de Pontaven, dit Alain.Je connais tous les loueurs du bourg et je ne leur ai jamais vucette carriole-là. C’est de Lorient ou de Vannes. Des Parisiens quivont à Quimper et à Penmarc’h par Concarneau.
Scaër était du même avis que le gars auxbiques et il pestait contre ces touristes malavisés qui avaientsans doute envahi les ruines, un instant avant qu’il arrivât.
Pour se consoler de ce contretemps, il se ditqu’ils n’y feraient probablement pas un long séjour et qu’il enserait quitte pour attendre sous les chênes d’alentour qu’ilseussent fini d’explorer ces vénérables restes de l’architectureféodale.
Il s’engagea donc dans le chemin à peine tracéqui y conduit et il arriva au champ planté qui les entoure.
De ce côté, le château présente une de sestrois faces qui ont résisté au temps, – la quatrième n’existe plus,– et un grand pan de muraille masque la cour intérieure où l’onentre par une porte ogivale, à droite, près de la grosse tour.
La ferme est à une certaine distance et seshabitants ne se montraient pas. Les touristes non plus. Seulement,on entendait des éclats de voix et des rires.
Bientôt, un bruit tout particulier frappa lesoreilles d’Hervé qui s’était rapproché de la muraille, le bruit quefait en sautant le bouchon d’une bouteille de vin de Champagne.
– Je suis tombé sur des gens quidéjeunent là… c’est le comble de la déveine, dit-il entre sesdents.
Et pour savoir définitivement à quoi s’entenir, il s’avança jusqu’à la porte béante.
Il avait deviné. Deux messieurs et une dame,assis sur des pliants et servis par un groom en livrée, trinquaientgaiement devant une table portative sur laquelle le couvert étaitmis.
Hervé ne put retenir un cri de surprise enreconnaissant les convives, qui répondirent par des exclamations siretentissantes que les corneilles perchées sur les créneauxs’envolèrent.
Ils accoururent tous les trois, le verre enmain, et ils se mirent à danser une ronde autour du châtelain deTrégunc, stupéfait de trouver là Pibrac, l’interne Delle etMlle Margot, tous plus ou moins gris et parlanttous à la fois.
– Te voilà ! tu n’es donc pas partipour l’Australie ?
– Bonjour, cher Monsieur. Donnez-moi doncdes nouvelles de mon blessé de l’Hôtel-Dieu.
– Prince Breton, je vous salue !…Pas gai, votre pays !… je préfère le foyer du Châtelet.
– Ah ! ça, d’où sortez-vous ?demanda Scaër abasourdi.
– Et toi, mon vieux ? répliquaPibrac.
– Moi, je demeure tout près d’ici.
– Tiens ! c’est vrai… je l’avaisoublié.
– Alors, ce n’est pas pour me voir que tues venu ?
– Ma foi, non !… c’est une idée deMargot qui a lu des romans où l’on parle de la Bretagne… et je luiai payé le voyage… ça ne me gêne pas… j’ai gagné mille louis auxcourses et sept cents louis au baccarat… J’ai invité Delle quivient de passer triomphalement son examen et qui peut s’offrir deuxmois de vacances… Ce que nous faisons la fête depuis notre départde Paris, tu ne peux pas te le figurer !… En poste, tout letemps !… dans un break que j’ai acheté à Nantes… et nous ensommes à notre troisième panier de Moët… nous le finirons à lapointe du Raz… Mais il ne s’agit pas de ça… tu vas nous recevoirdans ton château… tes vassaux seront épatés… et s’il y aun pardon Margot y dansera un pas de caractère. À propos…il est donc encore à toi, ton château ?…
– Pas pour longtemps.
– Oui, je comprends… Bernage va tesommer, un de ces jours, de lui céder la place. Tu sais que safille n’est pas encore mariée ?
– On me l’a dit.
– Il ne quitte pourtant pas son Canadien,mais il ne l’a pas encore présenté au Cercle. Et tu ne seras pasfâché d’apprendre qu’il court de mauvais bruits sur leurcompte.
– Ça ne m’étonne pas.
– Ils ne valent pas mieux l’un quel’autre, dit Margot.
– Et ce garçon que j’ai laissé avec voussur la place Vendôme ? demanda l’interne.
– Il n’est pas loin d’ici, dit Hervé.
Alain, par discrétion, était resté dans leverger.
– Je voudrais bien le revoir.
– Vous le verrez tout à l’heure.
– On ne l’a plus inquiété ?
– Non, et j’espère qu’on ne l’inquièteraplus, car je vais quitter la France et je l’emmènerai avec moi.
– Comment !… tu pars ! s’écriaPibrac. Tu lâches ta patrie !
– Il le faut.
– Vous partez au bon moment, ditl’interne. La guerre est déclarée.
– La guerre ? répéta Hervé qui,depuis huit jours, ne lisait plus les journaux.
– Eh ! oui, la guerre avec laPrusse. Et j’ai bien envie de demander à servir comme chirurgienauxiliaire.
– Une drôle d’idée que tu as là, ditPibrac. On n’aura pas besoin de toi. Les zouaves seront à Berlindans six semaines.
– Je ne crois pas… et même…
– Ah ! mais, vous n’allez pas nousembêter avec la politique ! interrompit Margot. Prince Breton,venez prendre le café pendant qu’il est chaud. Tais-toi,Ernest ! Tu n’iras pas à la guerre, puisque tu t’es payé unremplaçant. Laisse ce toqué de Delle s’engager, si ça lui faitplaisir et offre-moi un verre de chartreuse.
– Ça va ! dit Pibrac en donnant lebras à la donzelle pour la ramener à la table où le café lesattendait.
Hervé suivit machinalement. La nouvelle qu’ilvenait d’apprendre avait changé le cours de ses idées. Il se disaitque cette guerre arrivait à point et qu’au lieu d’aller chercheraux antipodes la fortune ou la mort, il ferait mieux de se battrepour son pays.
L’interne, qui marchait à côté de lui, reprità demi-voix :
– Voulez-vous que nous causions entête-à-tête, cher Monsieur ? J’ai à vous parler de choses quivous intéresseront et qui n’intéresseraient pas notre ami.
– Je ne demande pas mieux, réponditHervé, un peu surpris de cette ouverture.
Il connaissait très peu M. Delle et il nedevinait pas de quoi ce jeune homme voulait l’entretenir enparticulier.
– Bon ! dit l’interne ;seulement, il faut trouver un prétexte pour quitter momentanémentPibrac et sa compagne, car je tiens à ce qu’ils ne se doutent derien.
Et presque aussitôt :
– Je crois que je le tiens, le prétexte.Laissez-moi faire.
Le couple si bien assorti était déjà attabléet Margot versait à la ronde le cognac et la chartreuse pourappuyer le café qui fumait dans les tasses.
– N’avez-vous pas honte ? leurcria-t-il. Vous ne pensez qu’à boire des petits verres au milieu deces ruines imposantes !… vous auriez aussi bien fait de restersur le boulevard et de vous asseoir à la terrasse du café de laPaix. Moi, je prétends les visiter en détail.
– Hé ! va donc, archéologue decarton ! ricana Pibrac.
– Et je suis sûr queM. de Scaër aura l’obligeance de me servir de cicerone àtravers ces nobles débris du moyen âge.
– Très volontiers, dit Hervé.
– Peut-on monter sur cettetour ?
– Ce n’est pas très commode… il y a bienun escalier, mais il y manque des marches, par-ci, par-là.
– Ça m’est égal. Au collège, j’ai eu unpremier prix de gymnastique. Je n’ai même jamais eu quecelui-là.
– Alors, tout ira bien. Je connais lechemin depuis le temps où je grimpais là-haut pour y dénicher leschouettes.
» Et vous serez payé de vos peines, carvous découvrirez toute la côte, depuis la baie de la Forest jusqu’àl’anse du Pouldu, comme si vous aviez sous les yeux une cartegéographique.
» C’est une vue à vol d’oiseau.
– Voilà qui m’est égal ! s’écriaPibrac.
» Allez, mes enfants, allez vous casserle cou pour contempler l’Océan. Moi, je vais fumer une pipe, enattendant qu’il vous plaise de descendre.
Delle emmena Hervé, qui ne demandait qu’às’aboucher avec lui, car il pressentait que l’interne avait à luifaire une communication importante.
Ils entrèrent ensemble dans la tour qui, àl’intérieur, avait l’aspect d’un puits recouvert d’une calotte depierre.
Des trois étages qu’elle avait jadis, il nesubsistait rien qu’une plate-forme, au sommet, suspendue en l’airet menaçant ruine, mais se soutenant grâce à la solidité de sonarchitecture.
Au moyen âge on bâtissait mieux qu’àprésent.
L’escalier, pris dans l’épaisseur du mur,avait résisté au temps et aux sièges soutenus par le château, etquoiqu’il présentât deux ou trois solutions de continuité, il étaitencore praticable.
Delle et Scaër, jeunes et lestes tous lesdeux, le gravirent sans peine. Aussitôt arrivé sur la plate-forme,l’interne se mit à regarder en bas, au lieu d’examiner lepanorama.
– Les voilà attablés, murmura-t-il.Margot boit de la chartreuse et Pibrac boit de l’eau-de-vie. Ils nenous dérangeront pas. Mais… n’est-ce pas mon blessé qui se promènesous les arbres du verger ?
– Lui-même, répondit Hervé. Je l’y ailaissé, parce que je ne savais pas que vous étiez là, mais jel’appellerai.
– Quand nous serons descendus. Il n’a pasbesoin d’entendre ce que j’ai à vous dire.
– Parlez, je vous en prie.
– Moi, je vous supplie de ne pas croireque je cherche à surprendre vos secrets, en me mêlant de ce qui neme regarde pas. Le hasard m’a mis au courant de certains faitsqu’il peut vous importer de connaître et dont je n’ai pas encoredit un mot à qui que ce soit… pas même à notre ami Pibrac qui n’estpas discret. À vous, c’est différent, et comme je n’ai pas promisde me taire, je vais vous apprendre tout ce que j’ai su depuisvotre départ.
– Sur Alain ? demanda Scaër, de plusen plus étonné et même un peu défiant.
– Sur ce garçon, et sur d’autrespersonnes. Il faut d’abord que je vous dise de qui je tiens mesrenseignements. Je n’aime pas les policiers, vous le savez, maisj’ai un parent qui occupe de hautes fonctions à la préfecture depolice… que voulez-vous !… on n’est pas parfait… et du reste,il fait bon avoir des amis partout, comme vous allez voir. Ceparent a su que c’était moi qui avais soigné à l’Hôtel-Dieu l’hommequ’on accusait d’avoir mis le feu rue de la Huchette, que jem’étais occupé de lui faire obtenir son exeat, que vous étiez venume le recommander, et qu’après sa sortie j’étais entré en relationsavec vous. Il a su tout cela par les rapports de ses agents, cardepuis l’incendie, Alain a toujours été surveillé.
– Je m’en suis aperçu.
– Oui, puisque vous avez eu affaire à uncommissaire, une nuit…
– Vous savez cela !
– Mon parent m’a fait appeler quelquesjours plus tard et m’a demandé ce que je pensais de votrecompatriote… et de vous. Vous devinez ce que je lui ai répondu.J’ai pour vous autant d’estime que de sympathie.
– C’est réciproque.
– Je l’espère, et je reviens à mon récit.Mon parent était déjà très bien disposé pour vous, et comme il meporte beaucoup d’amitié… je me flatte même qu’il fait cas de monjugement… il n’a pas craint de me parler de votre cas. Il m’araconté votre rencontre nocturne avec ce commissaire et ce qui s’enest suivi. J’ai su par lui que vous étiez parti brusquement pour laBretagne, qu’on vous y laisserait tranquille et qu’on recherchaitactivement l’auteur ou les auteurs de deux ou trois crimes anciensou récents.
– Quoi ! il vous a parlé nonseulement de l’incendie, mais encore de…
– Il m’a parlé de la disparition, il y adix ans, du propriétaire de la maison, et il m’a dit qu’on menaittrès secrètement une enquête sur cette disparition inexplicable. Ila même ajouté que vous aviez indiqué au commissaire la marche àsuivre pour éclaircir ce mystère et que vous lui aviez donné unavis très judicieux.
– Je lui ai conseillé de s’informer enAmérique.
– C’est ce qui a été fait, je crois. Monparent ne m’en avait pas dit davantage, mais pendant ces quatrederniers mois, j’ai eu quelquefois l’occasion de le revoir et j’aisu de lui qu’on était sur une piste, qu’on n’avait pas encore depreuves positives, mais qu’on en aurait bientôt, et que lescoupables seraient arrêtés, quelle que fût leur situationsociale.
– Il sait donc que ce sont des gens dumonde ?… des gens riches ?
– Probablement. Et j’ai retenu desparoles qu’il a prononcées et que je vais vous répéter. Je n’enavais pas d’abord compris la portée… j’ai réfléchi depuis, et jecrois avoir deviné à quel acte de votre vie il faisait allusion enme disant textuellement ceci : « Votre Breton s’estconduit comme un vrai gentilhomme. Il n’a pas hésité entre sonintérêt et son honneur. Il a sacrifié son intérêt et il n’a dénoncépersonne. Nous ferons ce qu’il ne pouvait pas faire et chacun seratraité selon ses œuvres. »
Ce langage peu clair ne compromettait pas lehaut fonctionnaire qui l’avait tenu, mais Scaër n’eut pas de peineà comprendre qu’il visait la rupture de son mariage et le silencequ’il avait gardé, par pitié pour la fille de l’assassin qui avaitété sa fiancée.
– Les indiscrétions de Pibrac m’ontéclairé, reprit l’interne. Je ne connais pasM. de Bernage, ni les gens qui l’entourent, mais je croisbien que la police s’occupe d’eux.
– Je m’étonne qu’elle n’ait rien trouvé,dit évasivement Hervé.
– Elle aurait trouvé, si elle nes’occupait pas tant de politique, depuis qu’il y a des troublesdans la rue.
C’était précisément ce que la marquise avaitécrit à Hervé.
– Et, continua M. Delle, il est àcraindre que de nouveaux événements ne lui donnent encore plus debesogne. La guerre qu’on vient de déclarer agite déjà tout le pays.Le désordre est partout, et les agents ne suffisent pas à assurerla tranquillité dans Paris. Les coquins vont avoir beau jeu.
» Maintenant, cher Monsieur, vous voilàrenseigné. Je tenais à vous dire tout cela en tête-à-tête. Pibracn’est pas sérieux et Margot l’est encore moins que lui, si c’estpossible. Si je me suis décidé à voyager avec eux, c’est que laguerre, je le prévois, va m’empêcher de terminer mes études et queje n’étais pas fâché de me distraire un brin avant de m’engagerdans une ambulance comme je me propose de le faire, la semaineprochaine, en rentrant à Paris. Je ne regrette pas d’être venu,puisque je vous ai rencontré… et peut-être tranquillisé sur lessuites de votre aventure de cet hiver.
Hervé remercia chaleureusement l’interne et ileut bonne envie de lui en dire et de lui en demander davantage.Maintenant, il avait pleine confiance dans ce brave jeune homme quiaurait pu être pour lui un précieux auxiliaire, non seulement àcause de ses relations de parenté avec un employé supérieur de lapréfecture de police, mais aussi parce qu’il était loyal etavisé.
Malheureusement, il aurait fallu lui parler durôle qu’avait joué en cette affaireMme de Mazatlan et Hervé ne se croyait pas ledroit de la mettre en cause, en racontant que c’était elle qui luiavait signalé les assassins de sa cousine Héva.
Et puis, une idée fixe venait de se loger dansla tête du dernier des Scaër. Il était las de se débattre dans lesincertitudes d’une situation sans issue et, pour en sortir, ilvoulait s’engager dans l’armée. Il avait jadis manquéSaint-Cyr ; mais il était bon à faire un simple soldat, dût-ilservir dans l’infanterie, en dérogeant aux traditions de sa race.Ses aïeux avaient toujours combattu à cheval, depuis le temps descroisades. Un Scaër ruiné pouvait bien se battre à pied, comme lesgars Cornouaillais.
– Nous ferions bien, je crois, dedescendre, reprit l’interne. Je vois que Pibrac nous appelle engesticulant. Son groom plie bagage et le cocher est alléatteler.
– J’aurais voulu vous offrirl’hospitalité chez moi, dit Hervé, mais…
– Oh ! je comprends que vous ne voussouciez pas d’héberger Margot. Cette créature a le diable au corpset elle scandaliserait vos paysans. Laissez-les filer surConcarneau, avec moi. Nous y coucherons ce soir, et nous devonspartir demain pour Pennmarc’h par Quimper. Je dirai que je suisfatigué et, si vous le permettez, j’irai vous voir, sauf à lesrejoindre après-demain.
– Je serai bien heureux de vousrecevoir.
– Et moi de passer une journée avecvous.
L’interne, en causant, s’était assis sur leparapet du donjon. Pour partir, il sauta brusquement sur laplate-forme et il faillit tomber la face en avant, car la dalle surlaquelle il prit pied céda sous son poids et s’effondra, ensoulevant un nuage de poussière.
Il n’eut que le temps de se reculer vivementpour ne pas disparaître dans un trou.
– Diable ! dit-il, elle n’est passolide la tour de Rustéphan. Un peu plus et je m’enfonçais dans letroisième dessous.
Hervé n’en revenait pas de cet accident.Quatre siècles avaient passé sur le donjon presque sans l’ébrécheret le pavé de granit de la plate-forme n’avait pas résisté à unchoc assez faible.
C’était à n’y rien comprendre.
Delle, qui aimait à se rendre compte deseffets et des causes, s’était mis à genoux pour examiner le fond del’excavation.
– Je ne serais pas tombé de bien haut,dit-il. Le creux n’a pas deux mètres de profondeur… mais je croisbien qu’il y avait ici une oubliette… et elle a dû servir… car ilen sort une odeur que je connais bien… ça sent l’amphithéâtred’anatomie.
Hervé la sentait aussi cette odeurcaractéristique. Elle lui arrivait par bouffées et elle luirappelait le souvenir d’une scène nocturne à laquelle il avaitassisté dans la maison de la rue de la Huchette, quatre moisauparavant, lorsque les assassins du malheureux Nesbitt avaienttiré de la muraille le corps de leur victime pour le traîner dansla Seine.
Et Hervé, saisi d’horreur, se demandait enfrissonnant si ces misérables en avaient caché un autre sous lesdalles de la plate-forme.
C’était trop de cadavres. Le cœur luimanquait.
– Il faut voir ça de près, dit l’interne.C’est curieux et ça rentre dans ma spécialité. Seulement, je netiens pas à dégringoler du haut en bas de la tour et je vaiscommencer par éclairer le trou avant d’y descendre.
Il tira de sa poche une boîte d’allumettes etun journal dont il arracha un fragment qu’il roula de façon àl’empêcher de brûler trop vite ; après quoi il y mit le feu etil le lâcha dans la cavité que la dalle, en tombant, avait laisséeà découvert.
Penché sur l’ouverture, il suivit des yeux celuminaire volant jusqu’à ce qu’il eût touché le fond, ou il achevade brûler.
– Parfaitement, dit-il, je ne m’étais pastrompé. Il y a un squelette là-dedans… et très bien conservé, mafoi !… S’il était là depuis des siècles, il ne serait pas ensi bon état… et il sentirait moins mauvais… C’est un squelettecontemporain… et non pas celui d’un vassal qu’un seigneur du moyenâge aurait jeté dans les oubliettes. Je calomniais les châtelainsde Rustéphan.
Ces plaisanteries horripilaient Hervé deScaër, et elles étaient vraiment de mauvais goût. Il ne comprenaitpas que Delle prît ce ton dégagé pour annoncer une lugubretrouvaille. Il oubliait que les études médicales de ce brave garçonl’avaient blasé sur les spectacles répugnants et qu’un interne deshôpitaux n’envisage la mort et ses suites qu’au point de vuescientifique.
– N’importe, reprit Albert Delle, lemalheureux qu’on a mis là n’y est pas venu de son plein gré… ilfaut qu’on l’ait assassiné… Un crime à quarante mètres en l’air,quel joli titre de roman !… Qui l’a commis, ce crime ?…et pourquoi l’a-t-on commis sur le haut de cette tour ?… vousqui êtes du pays, qu’en pensez-vous, cher Monsieur ?
Et comme Hervé ne répondait pas :
– Un gars qui aurait servi de guide à untouriste amateur de beaux points de vue aurait bien pu l’assommerici pour lui prendre son argent et l’enfouir dans ce trou. Personnene l’aurait vu. Du reste, ce n’est pas mon affaire… je ne suis pasjuge d’instruction… mais ça m’intéresse à un autre point de vue, etvoilà une bonne occasion de faire un peu de médecine légale pendantmes vacances. Je vais examiner ce squelette inattendu, et je vousdirai tout à l’heure l’âge et le sexe du sujet, la cause et la datede la mort.
» Le célèbre professeur Orfila fit jadisen ce genre un véritable tour de force… Une vieille femmeassassinée et enterrée depuis dix ans dans un jardin de la rue deVaugirard… il ne restait que les os, et Orfila put dire commentelle était de son vivant et comment on l’avait tuée. Je vaisessayer d’en faire autant, quoique je sois dans de moins bonnesconditions. Il n’est pas aussi commode de travailler là-dedans quesur une table d’amphithéâtre. Heureusement, j’ai de quoim’éclairer. Mes poches sont bourrées de journaux. Depuis que laguerre est déclarée, j’achète tous ceux que je trouve.
Sans attendre que Scaër répondît à cebavardage, l’interne se mit à plat ventre sur le bord del’excavation et s’y laissai glisser.
Scaër, immobile et muet, le regardait etattendait, le cœur serré, qu’il s’expliquât.
Scaër craignait de deviner ce qu’il allaitdire.
La dalle tombée était très large et un hommepouvait passer facilement par l’ouverture, mais le trou n’était pastrès creux, car lorsque Delle eut pris pied, sa tête dépassaitencore le niveau de la plate-forme.
Il disparut bientôt, en s’agenouillant au fondde la cavité et il se mit à allumer des papiers pours’éclairer.
– J’avais bien vu ! cria-t-il, c’estun squelette, en très bon état… il n’y manque pas un os, et si onle nettoyait un peu, il pourrait figurer au musée d’anatomiecomparée… Je me demande comment on a pu le préparer si bien…l’assassin était peut-être du métier…
– Assez ! murmura Scaër, écœuré.
– Tiens !… il y en a deux, repritl’interne ! voilà qui devient curieux !… qui diable a puemmagasiner ici des squelettes ?…
Scaër recula jusqu’au parapet et s’y adossapour ne pas tomber. Ses jambes se dérobaient sous lui. Il avaitcompris et il ne se sentait plus le courage d’assister à cettehorrible exploration.
L’interne leva les yeux et, ne le voyant pluspenché sur le trou, il se remit à la besogne, mais il cessad’annoncer à haute voix les résultats de ses recherches.
Peut-être s’était-il aperçu de l’effet queproduisait sur Hervé ce langage d’étudiant sceptique, mais il nepouvait pas deviner la cause de son émotion.
Hervé ne doutait presque plus d’avoirdécouvert la place où le meurtrier d’Héva Nesbitt et de sa mèreavait caché leurs cadavres et cherchait vainement à s’expliquercomment ils se trouvaient là.
On ne les avait donc pas conduites à Paris,comme il l’avait cru. On les avait donc attirées dans les ruines deRustéphan et on les y avait égorgées. C’était à n’y pas croire.
Delle ne reparut qu’au bout de dix minutes. Ilremonta sur la plate-forme, à la force du poignet, et il vint droità Scaër en disant :
– Je n’ai pu compléter mes observations…j’ai brûlé tous mes journaux et je n’y voyais plus clair… mais j’ensais assez… j’ai recueilli les éléments d’un rapport que monprofesseur de médecine légale pourrait signer, je m’en flatte.Voici : le premier squelette est celui d’une jeune fille…presque une enfant… l’autre est celui d’une femme de quarante àcinquante ans… on les a tuées toutes les deux en leur brisant lecrâne à coups de marteau ou à coups de bâton… en style judiciaire,avec un instrument contondant…, la mort remonte à une dizained’années.
» On a dû brûler les cadavres, car les ossont non pas calcinés, mais noircis par l’action du feu qui aconsumé seulement les vêtements et les chairs. Je crois même qu’onles a brûlés sur place, car le pavé est couvert d’une couche depoussière noirâtre, qui répand une odeur infecte.
» Ce qui m’étonne, c’est que l’assassinait pu décider les malheureuses à monter sur cette tour. Après ça,il les a peut-être assommées en bas et traînées jusqu’ici… ilfallait qu’il fût vigoureux et qu’il connût la cachette où il les afourrées… la dalle qui a cédé tout à l’heure sous mon poids a étédescellée, remise en place et maçonnée à nouveau, dans un tempsassez récent… ça se voit aux cassures du plâtre… autrefois, oncimentait mieux que ça… et en y réfléchissant, je pense quel’assassin a été aidé par un complice… il n’aurait pas pu fairetout cela, seul.
» Comment s’y sont-ils pris pourincinérer ?… ça manque de bois, ici, et il n’y a pas de placepour élever un bûcher à la mode antique… je suppose qu’ils se sontservis de pétrole.
Hervé tressaillit en se souvenant que lamaison de la rue de la Huchette avait été brûlée au pétrole.
C’était décidément le procédé habituel decette bande de brigands dont l’affreux Bernage était le chef.
– Voilà ce que j’appelle un beau crime,reprit l’interne, et exécuté d’après une méthode inédite. C’est, jecrois bien, la première fois qu’on s’avise de cacher des cadavresau sommet d’une tour. C’est moins facile que de les enterrer ou deles jeter dans la mer, mais c’est plus sûr.
» La mer rapporte quelquefois ce qu’on yjette et les laboureurs fouillent la terre. Je sais bien que destouristes intrépides ou des archéologues enragés auraient puexplorer et même creuser cette plate-forme, mais personne ne l’afait. Il a fallu un hasard extraordinaire pour mettre à découvertcette espèce de caveau.
Hervé écoutait, sans mot dire, cesdissertations hors de propos. Delle s’avisa enfin qu’il tenait undiscours oiseux.
– Qu’allons-nous faire maintenant ?demanda-t-il.
– Rien, répondit nettement Scaër.
– Quoi ! vous voulez vous en tenirlà ?…
– Pour le moment, oui.
– Diable !… c’est raide… car enfinsi nous informions de cette trouvaille le procureur impérial del’arrondissement, on chercherait les assassins et on les trouveraitpeut-être.
– Je les connais.
– Et vous préférez ne pas lesdénoncer ?
– Je n’ai pas dit cela. Ce que je veux,c’est que Pibrac et cette Margot ne sachent rien.
– Vous avez peut-être raison. Ilsembrouilleraient l’affaire…
– Et elle ne regarde que moi. Demain, sivous venez à Trégunc, comme vous me l’avez promis, je vous diraitout… mais partons, je vous en prie… je n’y tiens plus.
Delle regarda Hervé et lut sur son visagebouleversé les pensées qui l’agitaient.
– Partons, cher Monsieur, dit-il. Comptezsur ma visite demain.
Ils descendirent l’escalier plus rapidementqu’ils ne l’avaient monté et ils virent que le joyeux couple étaitparti pour aller rejoindre le break resté sur la grande route.
En revanche, ils rencontrèrent Alain, quivenait d’entrer dans la cour et qui reconnut à première vueM. Delle.
Il n’avait eu qu’à se louer de lui et il lesalua en ôtant sa casquette de garde-chasse.
– Bonjour, mon garçon, lui dit l’interneen le gratifiant d’une poignée de mains. Votre maître m’a donné devos nouvelles, mais je suis très content de voir que votre épauleva bien.
Le gars allait répondre en le remerciant del’avoir si bien opéré à l’hôpital, mais Scaërl’interpella :
– Les gens qui étaient là, tout àl’heure, t’ont-ils vu ?
– Ils n’ont pas fait attention à moi,répondit Alain, et maintenant ils sont déjà loin d’ici. J’aientendu rouler la voiture.
– Comment ! s’écria Delle, ils sontpartis sans m’attendre… et sans me prévenir !
– J’ai entendu la dame qui disait aumonsieur que ça vous apprendrait à les faire poser… et le monsieura dit en riant : il nous rattrapera ce soir à Concarneau… ilsait à quel hôtel nous logerons… il en sera quitte pour une étape àpied… l’exercice lui fera du bien.
– Il me la paiera, celle-là, grommelal’interne qui la trouvait mauvaise, comme on dit et comme on disaitdéjà dans ce temps-là.
– Vous n’irez pas jusqu’à Concarneau,répliqua vivement Hervé. Trégunc est beaucoup moins loin. Vousdeviez y venir demain… j’espère que vous voudrez bien y coucher, cesoir.
– Ma foi ! j’accepte… et je vousjure que je ne regretterai pas la compagnie que je viens deperdre.
– Moi, je serai très heureux que voussoyez mon hôte.
Et Scaër ajouta en regardant d’une certainefaçon l’interne :
– Nous causerons.
Il sous-entendait probablement :« quand nous serons chez moi, mais pas avant d’y être. »,car il n’ouvrit plus la bouche et Delle n’essaya pas de le faireparler en route.
Delle commençait à apercevoir les dessous dela situation. Il comptait sur des confidences prochaines et iln’avait pas besoin d’adresser à Hervé des questionsindiscrètes.
On chemina silencieusement, deux heuresdurant, jusqu’à ce qu’on arrivât devant une large avenue de chênesqui conduisait au château.
Là, se tenait un jeune gars qui avait succédéà Alain Kernoul dans l’emploi de gardeur de chèvres et qui dit aumaître, en bas-breton :
– Il y a au manoir un monsieur qui vousattend.
– D’où vient-il ? demanda Hervé dansle même idiome.
– Il vient de Paris, par mer, réponditimperturbablement le petit paysan.
– Que dit-il ? demanda l’interne quinaturellement ne savait pas un mot de breton.
– Il dit qu’un monsieur de Paris m’attendchez moi, répondit Hervé, et que ce monsieur est venu par mer. Jen’y comprends rien.
– Par le petit yacht qui tire des bordéessous la pointe de Trévic, dit entre ses dents Alain Kernoul.
– C’est vrai… je ne pensais plus à ceyacht… mais je ne devine toujours pas qui peut être cevisiteur.
– Il y a un moyen bien simple de lesavoir, murmura en souriant M. Delle.
– C’est d’aller au château… vous avezraison… et vous ne serez pas de trop. Venez, mon cher.
L’interne ne se fit pas prier. Il en avaitassez de marcher et il n’était pas fâché de se reposer. Il sedisait d’ailleurs que Scaër pourrait avoir besoin de lui.
Ils se mirent à remonter ensemble, suivis deprès par Alain, la grande avenue de chênes, au bout de laquelle sedressait l’antique manoir des seigneurs de Scaër, une constructionmassive et noire d’un aspect assez rébarbatif.
Ils n’échangèrent pas une parole en route.
Dans la cour qui précédait le château, pas unevoiture. Le visiteur était venu à pied. Donc, Alain avait deviné.La côte de Trévic n’est pas loin. Ce monsieur avait dû débarquerlà.
Les fenêtres du rez-de-chaussée étaientouvertes et le soleil éclairait en plein une grande salle où Hervérecevait ses fermiers, quand ils apportaient leurs redevances enargent ou en nature, et plus rarement les châtelains d’alentour,quand il leur plaisait de voisiner.
Cette salle ressemblait à ce qu’on appelle enAngleterre un hall, en ce sens qu’elle était immense ettrès haute de plafond, mais elle ne brillait pas parl’ameublement.
Une longue table et des escabeaux en bois dechêne, quelques trophées de chasse accrochés au mur. C’étaittout.
Un homme allait et venait la tête basse et lesmains derrière le dos, un homme que Scaër reconnut dès qu’ill’aperçut.
Cet homme, c’étaitM. de Bernage.
Scaër pâlit, mais ce fut de colère, et sarésolution fut prise en une seconde. Il ne se demanda pas pourquoil’assassin d’Héva venait le braver jusque dans ce château où ils’était réfugié en attendant qu’il le lui abandonnât.
Il ne pensa qu’à châtier tant d’audace.
– Tu le vois, dit-il en le montrant àAlain.
– Oui, notre maître, et je le reconnaisbien.
– Il ne faut pas qu’il sorte d’ici. Tuvas monter la garde sous les fenêtres, pendant que je lui parlerai.Ne laisse approcher personne et tiens toi prêt à entrer quand jet’appellerai.
– J’ai compris.
L’interne comprenait à demi et il ne demandapas d’explication à Hervé, qui lui fit signe de le suivre.
Ils gravirent ensemble les marches du perronet ils entrèrent de front dans un large corridor qui divisait endeux parties égales le rez-de-chaussée du château.
– Puis-je compter sur vous ? demandaHervé.
– En tout et pour tout, répondit AlbertDelle.
Hervé le remercia d’un coup d’œil et ouvrit laporte de la salle.
Bernage, en les voyant entrer tous les deux,interrompit sa promenade et demanda, sans préambule, en désignantl’interne :
– Qui est Monsieur ?
– Que vous importe ? répliqua Scaër.Il est avec moi, cela suffit. Vous n’avez pas besoin de savoir sonnom.
– J’ai besoin de vous entretenir enparticulier.
– Et moi je veux qu’il assiste à notreentretien. Qu’avez-vous à me dire ?
– Rien, tant que vous ne serez pas seul.Je vous préviens que vous regretterez d’avoir refusé dem’entendre.
– Moins que vous ne regretterez, vous,d’être venu ici.
– Ici ?… mais je suis chez moi, ici,puisque j’ai acheté le château avec les terres. Ce serait à vousd’en sortir.
– Est-ce pour m’en chasser que vous yêtes entré ?
– Non, Monsieur. Et puisque vous meforcez à parler devant un tiers, sachez que je viens, au contraire,vous proposer de résilier notre contrat. Il n’est pas encore signé.Il ne tient qu’à vous qu’il ne le soit jamais. Avant de quitterParis, j’ai prévenu mon notaire.
» Prévenez le vôtre et il ne sera plusquestion d’un projet auquel ni vous ni moi nous n’avons plus aucunintérêt à donner suite. Il a pu nous convenir autrefois, mais lescirconstances ne sont plus les mêmes. Notre situation à tous deux achangé.
– Complètement, je le reconnais, elle achangé il y a quatre mois, et je m’étonne que vous ayez attendu silongtemps avant de changer d’avis.
– J’hésitais, parce que quoique j’aie eufort à me plaindre de vous, je craignais de vous mettre dansl’embarras en renonçant à parfaire l’acquisition de vos propriétés…grevées de lourdes hypothèques. Mais il vient de survenir desévénements qui me décident à quitter la France. La guerre, j’ensuis convaincu, tournera très mal pour notre pays. J’ai engagéd’importantes affaires en Amérique. Je me suis décidé à aller lessurveiller moi-même. Je me suis embarqué à Nantes et je vaistraverser l’Atlantique sur un bateau à vapeur que j’ai acheté etqui me portera à New-York, avec ma fille et mon gendre.
» J’aurais pu me dispenser de vous voir,mais je n’ai pas voulu passer tout près de la côte que vous habitezsans m’y arrêter pour vous notifier ma résolution de rompre nosanciennes conventions.
– Est-ce tout ?
– Oui, Monsieur. Je ne m’attendais pas àêtre si mal reçu par vous, mais j’ai fait ce que je devais faire etnous en resterons là.
– Vous croyez que nous en resteronslà ? demanda Hervé, menaçant.
– Absolument. Vous n’avez pas, jesuppose, l’intention de me retenir ici, contre ma volonté.
– Vous vous trompez.
– Qu’est-ce à dire ?
– Et vous mentez. Vous êtes parti deParis, parce que si vous y étiez resté, vous auriez été arrêté.
– Moi ! ricanaM. de Bernage. Et pourquoi, je vous prie ?
– Comme inculpé de trois assassinats etd’un détournement de succession.
– Vous moquez-vous de moi ou perdez-vousl’esprit ?
– Ni l’un ni l’autre. Mon cher Delle,veuillez donc répéter à monsieur ce que vous m’avez dit tantôt…parlez-lui des entretiens que vous avez eus avec un hautfonctionnaire de la police…
– Monsieur en est aussi sans doute ?demanda Bernage avec une impudence rare.
– Non, Monsieur, dit froidementl’interne, mais le secrétaire général de la préfecture est monparent, et je tiens de lui qu’on vous soupçonne fort de vous êtredéfait du propriétaire d’une maison qui a brûlé au mois de févrierdernier.
– Je ne comprends pas, murmuraBernage.
Scaër entra en scène en disant :
– Nierez-vous que vous ayez été, il y adix ans, l’associé de M. Georges Nesbitt, citoyen américain etnégociant à Paris ?
– Son associé, non. J’ai été avec lui enrelations d’affaires, voilà tout… et ces relations ont cessé depuislongtemps.
– Elles ont cessé parce que vous l’aveztué.
Bernage haussa les épaules.
– Voulez-vous que je vous dise où etpourquoi vous l’avez tué ?… parce que vous vouliez vousemparer de sa fortune qui revenait par héritage à sa nièce, HévaNesbitt, dont la mère était sa belle-sœur. Vous l’avez tué danscette maison de la rue de la Huchette qu’il avait achetée pour lesy recevoir… elles aussi, vous les avez tuées… dans le pays où noussommes… tout près de ce château que je vous ai vendu… Oh ! lesremords ne vous tourmentent pas… et vous aviez sans doute aussi debonnes raisons pour vous établir à proximité de la tour où vousavez caché leurs cadavres, comme vous avez caché celui de GeorgesNesbitt dans un mur de la maison à laquelle vous avez fait mettrele feu… vous l’avez enlevé celui-là et vous l’avez jeté dans laSeine… ne niez pas… je vous ai vu… vous et votre complice… cemisérable que vous avez choisi pour gendre… et je devine maintenantpourquoi vous êtes venu à Trégunc… pour y faire ce que vous avezfait rue de la Huchette… vous avez semé des cadavres et vousvoudriez les anéantir… vous seriez allé, cette nuit, aux ruines deRustéphan…
– Monsieur, interrompit Bernage,l’accusation que vous portez contre moi est tellement absurde queje ne prendrai pas la peine de me défendre. Vous n’êtes pas monjuge. Si j’avais à me justifier devant un magistrat, je n’auraisqu’à lui dire ce que je sais sur cette vieille histoire. Il verraittout de suite que je ne suis pour rien dans les crimes dont vousparlez.
» Je n’avais aucun intérêt à lescommettre, car ce n’est pas à moi qu’ils ont profité.
– À qui donc je vous prie ?
– À l’héritière naturelle de tous lesNesbitt. Moi, je n’avais rien à prétendre dans la succession d’unhomme qui n’était ni mon parent, ni mon allié. Et cette héritièrenaturelle, vous la connaissez… beaucoup plus que je ne la connais…c’est cette aventurière qui est devenue votre maîtresse, depuisqu’elle a eu l’audace de se présenter chez moi… cette prétenduemarquise de Mazatlan…
– Taisez-vous ! cria Scaër,furieux.
– Pourquoi me tairais-je ? Je n’aipas de ménagements à garder avec vous qui osez m’accuser d’être unassassin et un voleur. Je ne sais si, comme vous l’affirmez sanspreuves, on a assassiné Nesbitt, sa belle-sœur et sa nièce… mais jesais de source certaine que cette femme était la cousine germainede la nièce et la plus proche parente. Je sais aussi qu’elle estvenue en France, en 1860, c’est-à-dire à l’époque où Nesbitt adisparu… elle est même venue en Bretagne. J’ignorais tout celaquand je l’ai vue pour la première fois. Je me suis renseignéaprès : j’ai eu des preuves et je l’aurais déjà dénoncée, sij’avais pu me douter que vous auriez un jour l’étrange idée de mesoupçonner. Il est encore temps d’en venir là, et je n’y manqueraispas, si vous vous avisiez de me calomnier publiquement.
Scaër resta muet, faute de trouverimmédiatement des arguments à opposer à l’odieuse accusation lancéecontre la marquise.
Delle, qui ne la connaissait pas, regardaitHervé et se taisait.
Bernage profita du désarroi où il lesvoyait.
– Je vous répète, reprit-il, que la mortde Nesbitt ne pouvait rien me rapporter. Il n’a pas, que je sache,testé en ma faveur, et en supposant qu’il n’ait pas péri dans unnaufrage en revenant de Chine ou en y allant, vous admettrez bienqu’il ne portait pas sur lui tout ce qu’il possédait. Ses fondsdevaient être déposés quelque part, dans une maison de banque deParis ou de Shang-Haï. Comment aurais-je pu m’en emparer ? Jen’avais aucun titre pour les réclamer et, je vous l’ai déjà dit,Nesbitt, qui faisait des affaires avec moi, n’a jamais été monassocié.
» Maintenant, Monsieur, je n’ai rien àajouter. Le but de ma visite était de vous informer de monintention de ne pas signer l’acte de vente. C’est fait. Libre àvous de m’intenter un procès que vous perdriez à coup sûr. Jeréclame, moi, la liberté d’aller rejoindre mon yacht. On m’y attendet je tiens à partir ce soir.
À ce moment, M. de Bernage aperçutla figure d’Alain qui s’était rapproché et qui se tenait deboutdevant la fenêtre ouverte. Il ne montrait que sa tête et son buste,mais il avait bien pu entendre la conversation.
Son maître lui avait commandé de faire bonnegarde ; il ne lui avait pas défendu d’écouter.
– Monsieur, cria-t-il en s’adressant àBernage, je voudrais bien vous dire un mot.
– Quel est cet homme ? demandaBernage en fronçant le sourcil.
– Mon garde-chasse, répondit Hervé quin’en voulait pas du tout à Kernoul d’intervenir.
– Vous teniez donc à ce que notreentrevue se passe devant deux témoins. Monsieur que voici, passeencore, mais un de vos gens, c’est trop… et vous me permettrez devous dire que ce procédé n’est pas d’un gentleman.
– Je n’ai que faire de vos leçons. Si cegarçon vous interpelle, c’est qu’il vous connaît, et je vous engageà lui répondre.
– Il me connaît, dites-vous ?… Oùdonc m’a-t-il vu ?
– Interrogez-le. Il vous le dira.
– Ce n’est pas la peine, notre maître. Iln’y a qu’une chose que je voudrais savoir…
– Eh bien ! qu’il parle ! ditBernage ; mais qu’il se dépêche. Je n’ai pas de temps à perdreen bavardages avec un domestique.
– Voilà ce que c’est. Je voudrais savoirsi vous avez à bord de votre yacht la vieille dame que, cet hiver àParis, vous promeniez dans votre belle voiture découverte.
– Mme de Cornuel,expliqua Scaër, qui commençait à deviner où Alain voulait envenir.
– De quoi se mêle ce drôle ?
– Je me mêle de ce qui me regarde. J’aieu affaire à cette dame, et j’ai un compte à régler avec elle.
– Allez le régler à Paris. Elle y estrestée.
– Tant pis ! dit laconiquementAlain.
– Pourquoi, tant pis ?
– Parce que, si elle était ici, jel’étranglerais de bon cœur.
– En vérité, Monsieur le baron, vous avezdes serviteurs étrangement mal appris. Vous trouverez bon que jecesse de supporter l’insolence de ce rustre. Veuillez me laissersortir.
– Pas avant que vous sachiez pourquoiAlain voudrait étrangler votre dame de compagnie.
– Je ne tiens pas à le savoir.
– Mais je tiens à vous l’apprendre. Ellea mis le feu à la maison où sa femme a été brûlée. Il lui seraitfacile de le prouver. Et certes, elle ne l’a pas mis pour obéir àun ordre de Mme de Mazatlan.
– Je n’en entendrai pas davantage. Votreintention, je suppose, n’est pas de me retenir de force. Si vouspersistiez à m’imputer je ne sais combien de forfaits dont lemoindre entraînerait la peine capitale, je vous prierais de mefaire conduire, sous bonne escorte, à la petite ville la plusprochaine… Concarneau, je crois… je ne demande qu’à m’expliqueravec le commissaire de police de l’endroit… mon nom lui est connu,puisque tout le pays a su que j’avais acheté vos terres… je luidirai deux mots de la marquise… et je m’en rapporterai à sadécision. Si, au contraire, vous préférez que ce qui vient de sepasser ici reste entre nous, ouvrez-moi cette porte. Ce sera plussage, car si les marins du canot qui m’a mis à terre ne me voyaientpas revenir, ils viendraient certainement me chercher… ils saventparfaitement où je suis.
Ce fut dit sur un ton de persiflage quin’était pas fait pour calmer Scaër, et il savait trop bien à quois’en tenir pour s’y laisser prendre. S’il hésitait, ce n’était pasqu’il crût à l’innocence de M. de Bernage ; maisM. de Bernage avait su toucher l’endroit sensible en lemenaçant d’accuser Mme de Mazatlan.
La vengeance a beau être, dit-on, le plaisirdes dieux, la satisfaction de venger la mort d’Héva Nesbitt ne luiparaissait plus valoir que, pour confondre ses assassins, ilexposât la marquise aux attaques désespérées d’un scélérat auxabois qui ne ménagerait personne.
Hervé n’aurait certes pas empêché Kernould’étrangler la Cornuel, si elle lui était tombée sous la main. Ilne se décida point à lui commander de sauter sur Bernage, enappelant à la rescousse tous les gars de la ferme et de le traînerà Concarneau pour le remettre aux gendarmes qui pourraient bienrefuser de le recevoir, car ses crimes n’étaient pas prouvés.
Pibrac et Margot y étaient à Concarneau. Quelspectacle à leur donner que l’ex-futur beau-père du dernier desScaër, garrotté comme un voleur de grand chemin qu’on vientd’arrêter en flagrant délit !
Tout Paris le saurait, Paris où ils allaientbientôt rentrer, et ce scandale ne serait rien au prix de celui quirésulterait d’un procès criminel.
Hervé recula devant ce malheur qui frapperaitdeux innocentes, car il atteindrait aussi la fille de l’abominableBernage.
Il était écrit que cet homme échapperaitencore une fois au châtiment.
Hervé ouvrit la porte de la salle, etconduisit jusque sur le perron son prisonnier d’une heure quis’empressa de profiter de la liberté de sortir.
Alain serrait les poings et grinçait desdents. S’il eût été seul, M. de Bernage aurait passé unmauvais quart d’heure.
Suivi des yeux par Hervé et par l’interne, lepère de Solange descendit l’avenue au pas accéléré et ne tardaguère à disparaître au tournant du chemin.
Hervé appela Kernoul qui rongeait son frein etlui dit :
– Je te défends de le suivre. Rentre à laferme et, une heure avant la nuit, va voir à la côte si le vapeurest en route. Tu reviendras me dire ce que tu auras vu.
Alain, accoutumé à l’obéissance passive,s’achemina vers la ferme qui n’était pas loin, et Scaër ne s’occupaplus de lui, sachant bien que les ordres qu’il venait de donnerseraient exécutés.
Scaër rentra dans la salle avec Delle qui luidit :
– Je crois que vous avez bien fait de luipermettre d’aller se faire pendre ailleurs. Vous n’êtes pas chargéde réparer les bévues de la police qui n’a pas su éclaircir cetteaffaire. J’avoue, du reste, qu’elle me paraît très embrouillée… Jene sais trop qu’en penser… il est vrai que je n’en connais quecertains côtés… je vois où elle en est, mais j’ignore comment ellea commencé.
– Je vais vous l’apprendre, réponditScaër sans hésiter. Vous m’avez prouvé que vous étiez mon ami etvous êtes le seul homme à qui je puisse raconter cette lugubrehistoire, car je n’ai confiance qu’en vous et suis sûr qu’aprèsm’avoir entendu, vous ne me refuserez ni vos conseils, ni votreassistance.
Les deux nouveaux amis s’attablèrent en facel’un de l’autre, et Hervé entama le récit très compliqué de sesaventures, depuis la nuit du samedi gras au bal de l’Opéra,jusqu’au jour de son brusque départ pour la Bretagne.
Il n’omit rien et ne déguisa rien, pas mêmeses sentiments intimes, ses perplexités, ses doutes, seshésitations, ses faiblesses.
C’était la première fois qu’il lui arrivaitd’ouvrir ainsi son cœur.
Il s’était bien gardé de prendre pourconfident Pibrac ; et Alain, qui connaissait les faits,n’était pas en état de comprendre les causes.
Delle écouta, sans l’interrompre, le dernierdes Scaër et, quand ce fut fini, il ne se pressa point de donnerson avis.
Évidemment, il éprouvait quelque embarras àexprimer sa pensée.
– Est-il vrai, demanda-t-il timidement,que cette dame a droit à la succession de la jeune fille qu’on atuée ?
– C’est possible, répondit Hervé ;elles étaient cousines germaines… filles de deux sœurs… mais HévaNesbitt et sa mère étaient pauvres…
– Elles ont pu hériter de GeorgesNesbitt, si on l’a tué avant elles… et Georges Nesbitt devait êtretrès riche…
– Probablement, mais… qu’enconcluez-vous ?
– Je ne conclus pas… je réfléchis.Certes, je ne soupçonne pas la marquise de Mazatlan, mais je suisobligé de le reconnaître, l’intérêt que ce M. de Bernageaurait eu à se défaire de M. Nesbitt et de ses parentesn’apparaît pas très clairement. Comment s’y serait-il pris pours’emparer d’un héritage qui ne lui revenait pas, aux termes de laloi sur les successions ?
– C’est ce que je ne me charge pas devous expliquer. Tout est obscur dans cette histoire. Peut-êtrel’héritage consistait-il en espèces métalliques ou en valeursmobilières sur lesquelles Bernage a fait main basse. La lettre queson complice lui a écrite pour réclamer sa part suffit à prouverque le crime lui a profité.
– La lettre que vous avez trouvée dans lecarnet volé au bal de l’Opéra ?
– Oui. Je l’ai gardé, ce carnet… et c’estgrâce à une des indications qu’il contenait que j’ai découvert laplace où ils avaient muré le cadavre de Nesbitt.
– Voulez-vous me le montrer ?
Hervé le portait toujours sur lui.
Si le commissaire de police qui l’avaitsurpris avec Alain dans la maison de la rue de la Huchette s’étaitavisé de le fouiller, il aurait sans doute confisqué cette pièce àconviction, et les choses auraient pu prendre une autre tournure.Mais ce commissaire n’y avait pas songé.
– Le voici, dit Hervé en tirant de sapoche l’agenda et en le remettant à l’interne, qui se mit aussitôtà le feuilleter.
Il arriva bientôt aux pages où figuraient lesdessins et les plans, qu’il examina longuement.
– Je retrouve bien la maison de la rue dela Huchette, murmura-t-il ; mais je ne vois rien qui ressembleà une plate-forme de la tour de Rustéphan.
– Quand Bernage a pris ces notes, ilignorait peut-être ce qui s’était passé en Bretagne, réponditScaër. Son complice a opéré seul. Ils s’étaient sans doute partagéla besogne. L’un a assassiné la mère et la fille, l’autre aassassiné Nesbitt. Plus tard, ils se sont entendus pour fairedisparaître les cadavres.
– C’est possible… mais à quoi serapportent les autres signes… le dessin qui représente un jardinplanté d’arbres et les mots tronqués : « Bagn. – pl.– Égl. ? »
– Je n’ai jamais pu le deviner.
– Je ne le devine pas non plus, mais jem’imagine que Bernage a pu cacher là l’argent de Nesbitt.
– S’il l’y a caché, il ne l’y a paslaissé depuis dix ans. Nous pouvons nous dispenser de chercher.
– D’autant que nous ne trouverions pas.Les indications sont trop vagues. C’est un hasard qui vous aconduit rue de la Huchette…
– Et ces hasards-là n’arrivent pas deuxfois.
– Aussi, suis-je d’avis de ne rien faire.Vous êtes sans nouvelles deMme de Mazatlan ?
Ainsi posée, sans transition, la questiondonnait à penser que l’interne n’était pas absolument convaincu del’innocence de la marquise.
– Depuis un mois, répondit Hervé sansrelever cette allusion très détournée aux calomnies lancées parM. de Bernage. Elle m’a écrit le 15 juin pour m’annoncerqu’elle allait s’absenter et qu’elle me priait d’attendre sonretour, jusqu’au 15 juillet.
– Le délai est expiré, murmuraM. Delle.
– Je le sais, et je me préparais à allerm’embarquer à Saint-Malo, sur le paquebot de Southampton. Je croismaintenant que je ne partirai pas. Je m’engagerai comme simplesoldat.
– Ce sera mieux. Alors, vous renoncerez àvous occuper de tous ces coquins ?
– J’y suis à peu près décidé.
– Je vous en félicite. Rien n’empêche quenous rentrions ensemble à Paris… dès demain, si le cœur vous endit, car je ne tiens pas du tout à continuer le voyage avec Pibrac…et je n’ai pas de temps à perdre pour tâcher de me faire attacher àune ambulance…
– Demain, oui… si, demain, j’ai lacertitude que le yacht est parti. Je ne voudrais pas laisser iciBernage et sa bande.
– Votre garde vous renseignera cesoir.
– Et, en attendant, nous pouvons savoir àquoi nous en tenir. De la chambre que j’habite, on voit la mer.Voulez-vous y monter avec moi ?… je vous préviens que c’est unpeu haut.
– Moins haut, je suppose que laplate-forme du donjon de Rustéphan.
– Pas beaucoup moins, mais l’escalier esten meilleur état.
– Allons ! dit l’interne, quin’était pas fâché d’être dispensé de se prononcer catégoriquementsur le cas du seigneur de Trégunc.
Elle était en effet très haute, la tour duvieux castel qui jadis en avait eu quatre.
Les trois autres avaient tellement souffertpar l’injure du temps, que le grand-père d’Hervé avait dû les fairedémolir.
Dans celle qui subsistait, la pièce où campaitle dernier des Scaër était immédiatement au-dessous descréneaux.
Une vraie chambre de chasseur campagnard, oùil y avait plus d’armes que de meubles.
Il couchait sur un lit de camp et il sepassait très bien de rideaux et de tapis, comme il se passait devoitures et de chevaux, lui qui naguère appréciait fort le confortdans les appartements et le luxe des équipages.
La fenêtre, enguirlandée de lierre, s’ouvraitdu côté de la mer et les deux amis n’eurent rien de plus pressé quede l’ouvrir et de s’y accouder pour examiner la côte.
La pointe de Trévic n’est qu’à douze centmètres du château et le yacht était encore à l’ancre, tout près decette pointe, à l’entrée d’un chenal formé par le confluent de deuxpetites rivières.
– Il ne me paraît pas se disposer àpartir, dit l’interne, je ne vois pas de fumée.
– Il chauffe cependant, reprit Hervé quiavait d’excellents yeux. Ce petit nuage blanc qui s’échappe de lacheminée, c’est un jet de vapeur. D’ici à une heure ou deux, ilsera prêt à faire route.
Ayant dit, Hervé décrocha une lunette marineet la braqua sur le navire, immobile au mouillage.
– Bernage est rentré à bord, car lesembarcations sont hissées sur leurs palans, reprit-il ; maisl’équipage ne s’empresse pas à la manœuvre. Il n’y a personne surle pont. Il leur faudra du temps pour démarrer et je ne serais passurpris qu’ils attendissent la nuit.
– Elle vient, la nuit, et il me sembleque le temps va changer.
– Très certainement. C’est un grain quise forme au sud-ouest, et s’ils s’attardent, ils pourront bien êtrejetés à la côte.
– Ce ne serait pas un grand malheur… etje ne serais pas fâché de voir la mer en furie. Il me semblequ’elle gronde déjà. D’ici, le tableau est admirable.
L’horizon s’empourprait de rouge et au loincouraient de longues vagues blanches, premiers frissons de l’Océanfouetté par le coup de vent qui arrivait du large.
C’était la saison où les gens de Concarneaupêchent la sardine et des centaines de barques forçaient de voilespour rentrer au port avant que la tempête éclatât.
On eût dit des mouettes fuyant àtire-d’ailes.
– Je me trompais, reprit Hervé qui avaitencore l’œil à la lunette, il y a une femme assise à l’arrière dubateau.
– Une femme ?… celle que votregarde-chasse se propose d’étrangler ? demanda Delle enriant.
– Non… je la reconnais… c’estMlle de Bernage… son père nous a dit qu’elleétait du voyage. Il n’a pas menti.
– Par extraordinaire. Mais je la plains,elle passera mal son temps sur cette coquille de noix, si la mer sefâche.
– Plus mal que vous ne le pensez. Cesgens sont fous de rester là, au lieu d’essayer de s’élever aularge… il est peut-être déjà trop tard.
– Bernage n’est pas marin et il tenaitprobablement à ne pas s’éloigner ce soir de la côte. Je me figureque son complice lui avait proposé de faire sauter nuitamment ledonjon de Rustéphan… avec du picrate de potasse… vous vous rappelezl’explosion de la place de la Sorbonne, l’année dernière… c’eût étéun joli pendant à l’incendie de la maison de la rue de la Huchette…mais ils ont dû renoncer à ce beau projet, depuis que Bernage saitque nous avons retrouvé les ossements de leurs victimes.
– Je vois Alain en faction au pied dudolmen de Trévic… et des paysans qui arrivent en courant. Ils ne sedérangeraient pas pour contempler les effets d’une bourrasque, maisils savent qu’une tempête effroyable va tomber sur la côte… ilscomptent que le yacht ne tiendra pas sur ses ancres et qu’ilviendra se briser sur les rochers de la pointe… ils veulent être làpour piller l’épave.
– Quoi ! vos Bretons en sont encorelà ? Je croyais qu’il n’y avait plus de naufrageurs…
– Beaucoup moins qu’autrefois, mais quandil se présente une occasion, ils en profitent… et c’en est une, carle yacht est perdu… mais je ne les laisserai pas faire… décrochezun fusil, mon cher Delle… moi, je vais prendre le mien, et à nousdeux, nous les tiendrons en respect… Alain nous aiderait s’il lefallait… et je l’enverrai chercher du renfort… il y a un poste dedouaniers à cinq cent mètres de la pointe.
– J’en suis ! dit joyeusementl’interne. À la veille d’entrer en guerre contre les Prussiens,cette petite expédition nous fera la main.
Les deux amis s’armèrent, descendirentprécipitamment de leur observatoire et se lancèrent à travers lalande.
Le ciel était noir et le vent leur coupait levisage, en leur apportant le bruit des vagues qui se ruaient àl’assaut de la falaise de Trévic.
C’était plus qu’un grain ; c’était uncyclone ou un raz de marée, un de ces cataclysmes imprévus que rienn’annonce et que rien n’arrête.
Toujours dure et sauvage, la mer de Bretagne aquelquefois des colères subites. Elle se soulevait ainsi tout àcoup au déclin d’une splendide journée de juillet. Trois mois plustard, le 10 octobre 1870, pas loin de Trévic, et tout près dePenmarc’h, par un temps calme, elle se souleva encore et elleenleva la femme et la fille du préfet du Finistère qui déjeunaientgaiement sur un rocher, à dix mètres au-dessus de la grève.
Elle aurait broyé un vaisseau cuirassé. Quepouvait contre sa force irrésistible un yacht de petit tonnage,pourvu d’une machine insuffisante et monté peut-être par des marinsinexpérimentés ?
Hervé, en arrivant à la pointe, vit tout desuite que le malheureux bateau était irrémédiablement perdu.
Brisant les chaînes d’ancre, une énorme lamede fond venait de l’enlever comme une plume et de le jeter sur unrocher pointu où il était resté, couché sur le côté et crevé parl’arrière.
Et d’autres lames s’abattaient sans cesse surl’épave. La mer achevait son œuvre. Encore quelques chocs, et lacoque effondrée allait disparaître dans le gouffre tourbillonnantdu chenal.
Les riverains, accourus pour profiter dunaufrage, n’osaient pas approcher de la côte qui n’était pas àl’abri des vagues.
Hervé, sans s’occuper d’eux, alla droit audolmen où il trouva le gars aux biques, cramponné à un bloc depierres, le cou tendu, les cheveux au vent, les yeux étincelants,la bouche crispée.
– Il y a une justice, là-haut, cria-t-ilà son maître en lui montrant le yacht qui coulait bas.
À ce moment, un rayon du soleil couchant perçales nuages chassés par le vent et illumina la scène.
Hervé et l’interne, qui l’avait suivi de près,virent distinctement sur le pont du navire en perdition des hommesgrimpant dans la mâture et une femme levant les bras au ciel.
Une montagne d’eau qui s’écroula sur eux lesbalaya tous.
Avant que Delle et Alain songeassent à leretenir, Hervé se précipita comme un fou vers un sentier quidescendait à la plage, au flanc de la falaise toute blanched’écume.
C’était courir à la mort, car la mer battait àcoups redoublés la base de cette pointe avancée et la grève n’étaitpas tenable.
Il y arriva, par miracle, sans accident, et ily resta, défiant les vagues qui déferlaient à ses pieds.
Pourquoi y était-il venu ? Il n’auraitpas pu le dire. Il avait cédé à un mouvement irréfléchi, unmouvement généreux, qui le poussait à courir au secours desnaufragés, comme si le sauvetage eût été possible.
Alain et Delle ne tardèrent pas à lerejoindre ; ils essayèrent de l’entraîner, et comme il sedébattait en criant qu’il voulait rester là pour empêcher lespilleurs d’épaves de dépouiller les cadavres que la mer allaitrejeter, Alain lui dit :
– Il n’y a pas de danger, notre maître.Les brasse-carrésviennent d’arriver.
Les brasse-carrés, dans la langue desmarins et des Bretons de la côte, ce sont les gendarmes qui portentleur chapeau comme un navire filant vent arrière porte sesvoiles.
Alain disait vrai. On voyait briller en hautde la falaise les bicornes galonnés.
Hervé se laissa emmener. C’en était fait desassassins et de la pauvre Solange.
Alain et Delle l’escortèrent jusqu’auchâteau.
Delle n’était pas trop fâché de ce dénouementqui simplifiait la situation de son nouvel ami. Alain s’enréjouissait et ne prenait guère la peine de cacher sa joie quin’était pourtant pas complète, car, s’il fallait en croire Bernage,la Cornuel, n’étant pas à bord du yacht, avait survécu à lacatastrophe.
Hervé, sombre et silencieux, marchait la têtebasse.
Ils arrivèrent au manoir en même temps que lefacteur rural qui apportait une lettre adressée à M. le baronde Scaër.
C’était la première depuis un mois, et lasuscription n’était pas de l’écriture de la marquise.
Hervé la reçut sur le perron et la lut auxdernières clartés du jour qui baissait.
Elle était datée de Paris, quatre joursauparavant, et il y avait :
« Je suis séquestrée et gardée à vue.J’espère pourtant que cette lettre vous parviendra et que vous nem’avez pas tout à fait oubliée. Mon père m’emmène malgré moi enAngleterre, où nous nous embarquerons pour l’Amérique. Il veut mecontraindre à épouser un homme que je méprise et que j’exècre. Etcet homme est du voyage. Ils ont loué à Nantes un bateau à vapeurqui, en nous conduisant à Liverpool, relâchera sur la côteBretonne, tout près de votre château.
« Si vous y êtes et si vous avez pitié demoi, qui vous aime encore et que vous avez aimée, aidez-moi àm’échapper. Envoyez, la nuit, une barque près du yacht. Je nagetrès bien. Je me jetterai à la mer. Cette barque me recueillera.Ils croiront que je me suis noyée et ils ne me chercheront pas.Tout ce que je veux, c’est leur échapper. Vous me cacherez àTrégunc pendant quelques jours, et après, vous me chasserez, sivous voulez. Du moins, je ne mourrai pas sans vous avoir revu etsans vous avoir averti que vos ennemis ont juré votre mort. J’aisurpris leurs secrets et je vous dirai tout.
« Si vous repoussez ma prière, si je neparviens pas à vous rejoindre, j’en finirai avec la vie et madernière pensée sera pour vous. »
C’était signé : Solange.
Elle arrivait trop tard, cette lettredésespérée. La malheureuse jeune fille avait péri avec ses odieuxpersécuteurs.
– Lisez ! dit Hervé à son ami d’unjour.
Delle lut et comprit. Hervé l’avait assezrenseigné.
– Qu’allez-vous faire ? demandal’interne, sans trop s’émouvoir.
– Je vais m’engager et tâcher de me fairetuer.
– Moi, je tâcherai de vous guérir, sivous êtes blessé. Oubliez le passé, et ne désespérez pas del’avenir.
– C’est le jugement de Dieu qui vient des’accomplir. Vous n’avez rien à vous reprocher.
Scaër, au lieu de répondre, interpellaAlain.
– Je vais me battre, lui dit-il ; tuas vingt ans, la conscription va te prendre. Veux-tu faire laguerre à côté de moi ?
– Où vous irez, j’irai, dit le gars auxbiques.
– C’est bien, nous partirons demain pourParis.
– Oh ! oui… pour Paris… elle y estrestée, la gueuse !… et si je pouvais la rencontrer…
– Tais-toi ! Zina est assez vengée.Pense à défendre ton pays. Et ne compte pas que nous resterons àParis. C’est à la frontière que je te mènerai.
– Au bout du monde, si vous voulez.
Alain était prêt à y suivre son maître, maisil n’avait pas renoncé à étrangler la Cornuel.
Octobre est venu. Tout s’est écroulé. Il n’y aplus d’Empire. Pour les Parisiens, bloqués par cent milleAllemands, il n’y a plus de France. Au delà des forts détachés quiprotègent l’enceinte fortifiée, on est en Prusse.
Et le dernier des Scaër, qui s’est engagé aumois de juillet, n’a pas encore vu le feu. On l’a d’abord envoyédans un dépôt, pour y apprendre à faire l’exercice. On l’a dirigéde là sur le camp de Châlons et on l’y a laissé jusqu’au jourimpatiemment attendu par lui, où on l’a enfin incorporé dans un desrégiments du corps de Vinoy, le 35e de ligne, en marchevers Sedan.
La bataille s’est livrée avant qu’il yarrivât. Il a échappé au désastre et il s’est replié sur Paris, oùil est rentré, trois jours avant que l’investissement fûtcomplet.
Alain a partagé la fortune de son maître. Lebaron de Scaër a utilisé d’anciennes relations mondaines pourobtenir que son compatriote servît avec lui, au dépôt d’abord, puisau 35e. En trois mois, ils sont devenus d’excellentssoldats, et, comme on manque de sous-officiers, Hervé a été nommésergent, à la fin de la retraite du 13e corps.
Alain est caporal dans la même compagnie quelui.
Ils n’ont qu’un désir : se battre, etcampés en dehors des fortifications, c’est à peine s’ils ont puentrer deux ou trois fois dans Paris où ils se sont informés deschoses qui les intéressaient.
Ils n’ont plus trouvé le moindre vestige de lamaison de la rue de la Huchette.
L’hôtel de Bernage est toujours à sa place,mais il a été abandonné par ceux qui l’habitaient. Ils n’y ont paslaissé un seul domestique pour le garder.
On y a installé des gens de la banlieue dontles villages ont été occupés par l’ennemi.
L’hôtel de la rue Guyot est fermé. La marquisepartie, un mois avant la déclaration de guerre, n’est pas revenueet ne rentrera pas tant que Paris sera cerné.
Elle n’a pas donné de ses nouvelles àHervé.
L’affreuse Cornuel a disparu.
Alain pense toujours à elle. Hervé pensetoujours à Mme de Mazatlan.
Mais la vie qu’ils mènent ne leur laisse guèrele loisir de méditer sur le passé ni de songer à l’avenir.
Hervé n’espère plus rien, et le souvenir desderniers événements commence à s’effacer. Il a quitté brusquementTrégunc, sans prendre le moindre arrangement d’affaires. C’est toutau plus s’il a prévenu ses domestiques et ses fermiers qu’ilpartait pour la guerre et qu’il emmenait le gars aux biques.
L’interne est parti avec eux sans s’inquiéterde Pibrac, qui n’a pas dû se presser de se rapprocher du théâtre dela guerre.
Mais le brave Delle, pour servir son pays,n’avait pas besoin de s’engager. Il s’est fait attacher à uneambulance et Scaër ne l’a plus revu. Peut-être a-t-il ététué ; peut-être a-t-il suivi en captivité les prisonniers deSedan ; peut-être est-il enfermé dans Metz qui tientencore.
Avant de se séparer de Scaër, Delle, toujourssage, lui a conseillé de faire, comme on dit, une croix sur lepassé et de laisser la Providence dénouer ce long drame. Elle adéjà puni les assassins d’Héva ; elle châtiera aussil’incendiaire, l’odieuse créature qui a fait périr Zina dans lesflammes.
Si elle n’intervenait pas, ce n’est pas lajustice des hommes qui se chargerait d’éclaircir les lugubresmystères d’une histoire vieille de dix ans.
Il n’y a plus de justice dans une villeassiégée ; il n’y a même plus de police.
Les sergents de ville combattent auxavant-postes et les conseils de guerre ont remplacé la Courd’assises.
Le parent haut placé, le secrétaire généralqui avait pris cette affaire à cœur, a été emporté par la tromberévolutionnaire qui a tout bouleversé à la Préfecture.
Bernage et son complice ont eu grand tort dese permettre cette excursion qui leur a coûté la vie sur la côte deBretagne. S’ils s’étaient tout bonnement réfugiés en Angleterre,ils auraient pu compter sur l’impunité.
Et le sergent Scaër se demande encore parfoisquel vertige les a poussé à remettre le pied sur cette terre où ilsavaient commis leurs premiers crimes.
Il lui revient à l’esprit un vers latin qu’onapplique souvent à ces cas-là : Quos vult perdere, Jupiterdementat[1]. Mais cette réminiscence classiquen’explique rien.
Hervé a renoncé à comprendre. Et pourtant ilsent qu’il y a, au fond de tout cela, un secret qui luiéchappe.
Alain, plus silencieux que jamais, n’en pensepas moins, mais il ne dit pas ce qu’il pense.
Depuis qu’ils sont sous Paris, leur régiment aété engagé une fois, le 30 septembre, à la sanglante affaire del’Hay, mais le 2e bataillon n’a pas donné et ils sont du2 e bataillon.
Placés en réserve, ils ont assisté de loin àl’attaque et à la retraite ; ils ont vu rapporter sur unbrancard, couvert de fleurs cueillies par les Prussiens, le corpsdu brave général Guilhem qui commandait la brigade. Ils n’ont pastiré un coup de fusil.
Et, depuis ce combat glorieux, maismalheureux, il n’y a pas eu d’opération militaire importante.
Ils savent qu’on ne les laissera pas longtempsinactifs et qu’ils seront les premiers à aborder l’ennemi, car leurbrigade est la seule de l’armée de Paris qui soit composée de deuxrégiments d’ancienne formation. Le reste est fait de fractions detroupes, tirées des dépôts, et de mobiles à peine équipés, pasexercés du tout et commandé par des officiers qui n’en savent guèreplus que leurs soldats.
Le reste de l’armée française a été pris àSedan et si le 35e et le 42e n’ont pas eu lemême sort, c’est que, au moment de la déclaration de guerre, ilsoccupaient Rome et qu’ils n’ont rejoint le 13e corpsqu’à la fin du mois d’août.
Ceux-là sont destinés à tenir tête à l’ennemijusqu’à la fin du siège, pendant que les gardes nationaux jouent aubouchon sur les remparts, en attendant la proclamation de laCommune qu’ils serviront, pour trente sous par jour, mieux qu’ilsn’ont servi la patrie.
Scaër ne devait rien à l’Empire déchu, iln’avait jamais été un royaliste militant et il n’aimait pas laRépublique. Il se battait pour la France.
Alain aussi, mais sans le savoir, car il nes’était jamais occupé de politique, et c’est tout au plus s’ils’était aperçu que son pays avait changé de gouvernement.
Le 12 octobre au soir, leur bataillon avaitbivouaqué à la Grange-Ory, tout près du chemin de fer de Sceaux, etun peu en avant du fort de Montrouge, et le lendemain matin, aupetit jour, il avait pris les armes.
Chacun comprenait qu’il s’agissait d’enleverdes villages occupés par des Prussiens et on attendait l’ordred’attaquer. On savait que les mobiles de la Côte-d’Or et lesmobiles de l’Aube, massés à l’avant-garde, devaient marcher lespremiers et être soutenus par le 35e de ligne.
Mais l’ordre n’arrivait pas.
À la guerre, c’est pendant les instants quiprécèdent un combat prévu qu’on connaît les vieux soldats. Ilsrestent calmes, tandis que les conscrits s’impatientent ets’agitent.
De toutes les épreuves auxquelles peut lesexposer le hasard des dispositions militaires, l’immobilité devantl’ennemi est la plus difficile, et ceux qui la supportent sansbroncher sont de vrais braves.
Hervé ne sourcillait pas et Alain fumait sapipe aussi tranquillement que s’il eût été assis sur la lande deTrégunc, gardant ses chèvres.
Tout près d’eux, un sergent chevronné de leurcompagnie les observait du coin de l’œil, un vétéran des campagnesde Crimée et d’Italie qui se connaissait en bravoure et qui avaitpris Scaër en amitié. Il fut si satisfait de leur attitude qu’il enfit compliment à son jeune camarade.
– Bravo ! lui dit-il gaiement, jevois que l’approche de la danse ne vous donne pas d’inquiétude dansles jambes. Il se tient très bien aussi, votre caporal.
– C’est dans le sang, répondit en riantHervé. Les Bretons n’ont jamais froid aux yeux.
– Tant mieux, car ça va chauffer. Lescasques à pointe se sont barricadés dans les rues… non, pas lescasques à pointe… les casques à chenille… Le lieutenant Leblancdisait tout à l’heure qu’il n’y a là-dedans que des Bavarois… çasera dur tout de même… un kilomètre sous la fusillade, avantd’arriver aux premières maisons… Mais voilà nos canons qui prennentposition là, sur notre droite… ils vont nous déblayer ça… et puis,nous aurons avec nous un détachement de sapeurs du génie… cettefois, ils n’ont pas oublié leurs outils, comme le 30 septembre, àChevilly, où les deux autres bataillons du régiment ont perdu cinqofficiers… sans compter que le fort qui est derrière nous va nousappuyer avec ses grosses pièces.
» Vous allez entendre un joliconcert !
Ce qui intéressait le plus Hervé dans leprogramme que le vieux sergent se plaisait à lui exposer, c’étaitles indications topographiques, car Hervé ne connaissait pas dutout le terrain sur lequel il allait se battre. Ce côté de labanlieue parisienne n’est guère fréquenté par les viveurs du mondeoù on jette l’argent par les fenêtres, et si le seigneur de Scaëravait maintes fois dîné à Saint-Germain, au pavillon Henri IV, iln’avait jamais cueilli la fraise dans les bois de la rive gauche nifait de parties à Robinson.
C’est tout au plus s’il savait les noms desforts qui allaient soutenir l’attaque et des points qu’ils’agissait d’enlever à l’ennemi.
Son camarade à trois chevrons se chargea deles lui apprendre.
– Nous sommes sous le fort de Montrouge,dit-il ; là-bas, c’est le fort de Vanves, et là-bas, toutlà-bas sur une hauteur, c’est le fort d’Issy… juste devantClamart.
– Ah ! ce village, c’estClamart ! dit Scaër, frappé par un souvenir.
La soi-disant Mme Chauvry sefaisait adresser ses lettres à Clamart. Alain, qui s’en souvenait,dressa l’oreille aussi.
– L’autre, plus près, c’est Châtillon,continua le sergent, et celui que voilà devant nous, c’est Bagneux.C’est le plus fortifié des trois et c’est nous qui aurons la plusgrosse besogne. Aujourd’hui, le 2e bataillon du35e ne sera pas aux places à quatre sous, comme ladernière fois qu’on s’est cogné. Chacun son tour… et du reste, il yen aura pour tout le monde.
Scaër n’écoutait plus les commentaires duvieux troupier. Le nom de Bagneux était un trait de lumière. Ellefigurait sur une des pages du carnet, la première syllabe de ce nomqu’il n’avait pas su compléter, faute d’être renseigné sur lesenvirons de Paris.
Il avait songé jadis à Bagnolet, peut-êtreparce qu’il se souvenait d’une chanson de Béranger intituléel’Aveugle de Bagnolet. Il n’avait jamais songé à Bagneux,quoiqu’on l’ait chanté aussi dans un opéra comique d’Adam :Ah ! qu’il fait donc bon ! qu’il fait donc bon,cueillir la fraise au bois de Bagneux, etc.
Et il allait le prendre d’assaut, ce village,indiqué par abréviation dans l’agenda volé à Bernage, en marge d’undessin représentant un jardin planté d’arbres, à côté d’une autremention écourtée : pl. Égl., qui signifiait évidemment :place de l’Église.
Bagneux en était plein de jardins plantés et,de la Grange-Ory, où il attendait dans le rang le signal du combat,Scaër voyait très distinctement le clocher de l’église.
Entre lui et la place marquée par une croixrouge, il n’y avait plus que des coups de fusil.
Et le secret, le dernier secret était là, dansquelque maison occupée par l’ennemi et abandonnée par Bernage quiavait peut-être chargé la Cornuel de la surveiller, à moins qu’iln’eût enlevé ce qu’il y avait caché.
Il ne s’agissait que de chasser de Bagneux lesBavarois et, quand Bagneux serait pris, de chercher près de laplace de l’Église un jardin planté, de le chercher à travers lafusillade, – entreprise peu commode.
Scaër n’eut pas le temps d’y réfléchirlonguement. Deux coups de canon partirent du fort de Vanves et lechevronné s’écria :
– C’est le signal. V’là le bastringue quiva commencer !
Le fort de Montrouge ouvrit aussitôt le feusur le village et, dès que ses boulets eurent renversé en partieles premières maisons et les barricades qui fermaient l’entrée desrues, les mobiles de la Côte-d’Or et de l’Aube se lancèrent.
C’était merveille de les voir courir àl’assaut, sous une fusillade qui les prenait de front et de flanc,profitant, pour se couvrir, de tous les accidents de terrain et detous les abris : haies, carrières et fossés.
De vieux soldats n’auraient pas mieux fait.Ils enlevèrent au pas de course une barricade et deux maisons oùils se retranchèrent.
Ce n’était là qu’un prologue et Scaër, quin’avait pas perdu un détail de l’action, ne pensait déjà plus à lacroix rouge tracée sur le carnet qu’il portait encore sous sonuniforme de lignard, comme il l’avait porté sous son habit noir àParis, et sous sa veste de chasse à Trégunc. Il ne pensait qu’àcharger et il piaffait comme un cheval d’escadron qui entend latrompette.
Le sang batailleur que lui avaient transmisses aïeux lui montait à la tête et il s’indignait presque de resterl’arme au bras, pendant que les mobiles se fusillaient à boutportant avec les Allemands qui se défendaient vigoureusement. Ilregardait son capitaine qui commandait le bataillon, depuis la mortde son chef, tué à l’ennemi, et qui se tenait debout, en avant desa troupe, l’œil fixé sur le colonel, attendant l’ordred’attaquer.
Il vint enfin, cet ordre, et la troupe selança, ses officiers en tête.
Elle eut moins à souffrir que les mobiles quiavaient essuyé tout le feu des maisons avant de les prendre, et,habilement dirigée, elle tourna le village par la droite.
Il n’y a guère de ce côté que des enclos dontles sapeurs eurent tôt fait d’enfoncer les portes et où lebataillon se trouva complètement abrité des feux de flanc par unlong mur qui bordait le chemin de Fontenay-aux-Roses.
Scaër venait d’entendre siffler beaucoup deballes ; il avait vu tomber quelques soldats autour de lui etil n’avait pas même eu cette émotion que ressentit Henri IV, à sapremière bataille.
Il avait ce qu’on appelle la bravoure detempérament.
Alain non plus n’avait pas bronché. Lui aussiétait d’une race de paysans qui avaient guerroyé jadis contre lesAnglais, envahisseurs de son pays, et il ne connaissait pas lapeur.
Cette fois, ce n’était pas contre l’ennemihéréditaire des Bretons qu’il se battait. Né et nourri à troiscents lieues du Rhin, il n’avait jamais entendu parler de laPrusse. Et pourtant il y allait de bon cœur, comme les autres.
Les mobiles des cinq départements Armoricainsdéfendirent Paris pendant le siège. Ils y étaient arrivés enchantant des cantiques bretons et ils s’y comportèrentvaillamment.
Scaër aurait pu en être, et ses compatriotesl’auraient certainement nommé officier, mais les bataillons nefurent formés qu’après nos premiers désastres et il n’avait pasvoulu attendre. Le séjour de Trégunc lui était devenu odieux,depuis son excursion à Rustéphan et depuis la mort de Solange.
En ce moment, il ne songeait guère auxcatastrophes qui avaient attristé les derniers jours de son voyageen Bretagne. La fièvre de la bataille le tenait. Il lui tardait dese servir de son chassepot qui n’avait pas encore fait feu et de sabaïonnette encore vierge. Il ne songeait qu’à tuer.
Le bataillon, massé dans l’enclos où il venaitde se jeter, ne resta pas longtemps inactif. L’arrivée des lignardsavait surexcité l’ardeur des mobiles qui les avaient devancés. Cesbraves petits soldats de la Côte-d’Or faisaient des progrès dansles rues du village et enlevaient barricades sur barricades. Maisles Allemands s’étaient réfugiés dans les maisons et tiraient parles fenêtres.
Il fallait en finir et le capitaine demandades hommes de bonne volonté pour les prendre d’assaut. Il s’enprésenta beaucoup plus qu’il n’était nécessaire, Scaër et Alain entête. Quand ils arrivèrent aux maisons, la besogne était faite. Destirailleurs intrépides s’étaient glissés le long des murs, sansattendre le commandement. Ils avaient brisé les portes à coups decrosse et les Bavarois, surpris par la brusquerie de l’attaque,avaient mis bas les armes ou s’étaient sauvés.
On avait déjà une centaine de prisonniers etrien ne s’opposait plus à la marche en avant du bataillon qui netarda guère à déboucher sur une place au centre du village.
Bagneux était à nous. Il s’agissait de legarder. On se mit à l’œuvre. On crénela les murs, on barricada lesrues, et deux batteries s’établirent sur la place même, prêtes àbalayer les issues.
Hervé se souvint tout à coup des indicationsdu carnet en lisant sur une plaque posée sur une maison d’angle cestrois mots qui figuraient en abrégé sur une des pages del’agenda : Place de l’Église.
Les hasards de l’attaque l’avaient conduitprécisément à l’endroit qu’il aurait cherché s’il eût été le maîtrede ses mouvements. Et il eut de la chance jusqu’au bout.
Cinq ou six maisons bordaient cette placeassez étroite ; l’une d’elles, plus grande que les autres,attenait à un jardin clos, et Scaër reçut l’ordre d’occupercelle-là avec une vingtaine d’hommes de sa compagnie.
Les Allemands paraissaient l’avoir évacuée etce fut tôt fait de jeter bas la porte principale.
Les troupiers du 35e seprécipitèrent dans une cour plantée de tilleuls régulièrementalignés et formant deux allées.
Ils allaient pénétrer dans la maison, lorsquedes coups de feu partirent d’un soupirail ouvert au ras du sol.
Trois hommes tombèrent. Un avait été tué raided’une balle dans la tête. Les deux autres n’étaient queblessés.
Scaër, chef du détachement, n’eut pas besoinde commander. Ses soldats se jetèrent d’eux-mêmes en avant et seruèrent à la cave où ils passèrent au fil de la baïonnette cinq ousix Bavarois qui ne l’avaient pas volé, car il n’aurait tenu qu’àeux de se rendre, au lieu de tirer traîtreusement sur des Françaishors de garde.
Scaër ne mit pas la main à cette exécutionnécessaire, mais il ne fit rien pour l’empêcher et il pensa àfouiller le reste de la maison avant de s’y fortifier.
Des combattants s’étaient cachés dans lesous-sol ; d’autres pouvaient bien s’être cachés dans leschambres de cette villa à trois étages.
Cette fois, il tint à marcher en tête de sondétachement, afin d’empêcher les massacres inutiles et au risque derecevoir les premiers coups de fusil, si on surprenait d’autresennemis embusqués.
On ne trouva personne, et on se replia sur lacour qu’il s’agissait de mettre en état de défense, en prévisiond’un retour offensif de l’ennemi.
Sur l’art de se fortifier qu’on enseigne dansles écoles militaires, Hervé, refusé jadis aux examens deSaint-Cyr, n’avait que des notions très vagues, mais il venait devoir opérer les soldats du génie et il savait ce qu’il y avait àfaire pour protéger ses hommes sans qu’ils cessassent decombattre.
La maison se trouvait en façade sur la place,mais elle confinait à des terrains qui s’étendaient jusqu’àChâtillon, resté au pouvoir des Allemands, et qui étaient parsemésde villas occupées par leurs tirailleurs.
Il fallait répondre à leur feu et en mêmetemps se barricader du côté du village.
Une petite escouade de sapeurs était entréeavec le détachement. Hervé leur commanda d’ouvrir à coups de piochedes meurtrières dans le mur qui séparait le jardin de la campagneet d’abattre quelques tilleuls qu’on traînerait ensuite en traversde la porte enfoncée par les soldats de ligne.
Ils eurent tôt fait de créneler la muraille.Il leur fallut plus de temps pour couper les arbres. On n’avait pasassez de haches et celles qu’on avait n’étaient pas asseztranchantes. Le travail n’avançait pas et, afin de l’accélérer, lecaporal du génie eut l’idée de placer au pied de chacun des deuxtilleuls une cartouche de dynamite.
L’explosion les renversa et creusa dans laterre où s’enfonçaient leurs racines une tranchée assez profondequi s’étendait d’un arbre à l’autre.
Les troupiers avertis s’étaient garés, et déjàles uns aidaient les sapeurs à couper les maîtresses branches pouren faire des abattis, pendant que les autres commençaient le feupar les créneaux.
Scaër se multipliait, tantôt rectifiant le tirde ses hommes, tantôt pressant les travailleurs.
Alain, qui le secondait de son mieux, le pritpar le bras et lui montra, sans mot dire, un objet qui brillait aufond de la tranchée.
Scaër se baissa pour le ramasser et vit quec’était un étui en fer-blanc comme ceux où les soldats voyageantpar étapes enferment leur feuille de route, mais plus long, plusgros, plus lourd, plus plat et scellé avec du plomb aux deuxbouts.
Il n’eut pas besoin, pour comprendre, defeuilleter le carnet qu’il portait sur sa poitrine. Il se rappelaitparfaitement le croquis du jardin planté et la place marquée d’unecroix rouge. Ce n’était pas un cadavre que Bernage – ou un de sescomplices – avait enfoui entre deux tilleuls. Le secret était là,dans cet étui. Scaër, qui l’avait tant cherché, allait enfin savoirà quoi s’en tenir.
Le moment eût été mal choisi pour l’ouvrir etScaër ne pouvait pas le porter à la main comme un bâton decommandement. Il le fourra sous sa capote et l’assujettit contreson corps avec la large ceinture qui lui serrait la taille, à lamode des zouaves.
Alain avait compris, lui aussi, ou plutôt ilavait deviné, et il ne questionna pas son maître.
Il aida les hommes à traîner les arbres entravers de la porte et à élever une barricade qui ne lesempêcherait pas de sortir quand il faudrait battre en retraite, etqui arrêterait les assaillants, si l’ennemi tentait de reprendrepossession de la maison.
Cela fait, le gars aux biques alla se poster àun créneau et se mit à envoyer aux tirailleurs allemands des ballesbien dirigées.
Hervé aurait volontiers fait comme lui, maisil avait des soldats à surveiller, et du reste il n’était plus enétat de viser juste, depuis qu’il avait mis la main sur l’étuicaché par les assassins.
Il lui tardait de connaître enfin le mot de lasombre énigme qu’il n’avait pu deviner depuis dix-huit mois et ilse disait : si je suis tué aujourd’hui, personne ne le saurajamais… personne que les rôdeurs allemands qui viendront, la nuit,dévaliser les morts.
Et il pensait à recommander à Alain de secharger de l’étui, si son maître tombait sur le champ debataille.
Tout à coup, il reçut un choc qui faillit lerenverser, et il vit une balle ricocher à ses pieds. Elle l’avaitatteint en plein corps et elle avait glissé sur l’étui.
Elle n’était pas entrée par une desmeurtrières. Elle aurait tué un soldat. Scaër, au milieu du fracasde la canonnade, n’avait pas entendu le coup, qui avait dû êtretiré de haut en bas.
Il leva les yeux et vit remuer une persienne àune fenêtre du troisième étage.
Évidemment le coup était parti de cettefenêtre et ce n’était pas un coup de fusil, car Scaër aurait vu lecanon de l’arme dépasser l’entrebâillement des persiennes. Sansdoute, un ennemi oublié dans la chambre s’était servi de sonrevolver. Et pourtant, on venait de la fouiller, cette chambre dutroisième étage, et on n’y avait rien trouvé. Il fallait qu’on eûtmal cherché et on pouvait renouveler la visite.
Mais tous les hommes étaient aux créneaux ou àla barricade. Scaër, n’écoutant que son courage, résolut de monterseul. Il était poussé aussi par une rage de tuer. Il lui semblaitqu’il n’aurait pas fait son devoir tant qu’il n’aurait pas enfoncésa baïonnette dans le ventre d’un Allemand.
Et en ce moment, ses soldats n’avaient pasbesoin qu’il les commandât. Ils avaient de la besogne. Il pouvaitles laisser travailler du chassepot.
Scaër ne prit même pas le temps d’avertirAlain et il se précipita dans l’escalier qu’il monta encourant.
La chambre était vide, mais il avisa un grandplacard qu’il se mit aussitôt en devoir d’enfoncer à coups decrosse.
Pendant qu’il y heurtait violemment, la portes’ouvrit ; en s’ouvrant elle faillit le renverser, et avantqu’il eût repris son équilibre, il reçut un coup de feu en pleinefigure. La balle dévia fort heureusement et lui laboura la joue. Àdemi aveuglé par la fumée, il ne vit pas tout d’abord cetassaillant sorti d’une armoire et il était trop près de lui pour seservir de son chassepot, mais de sa main gauche il l’empoigna parle bras, et d’une secousse il lui fit lâcher le pistolet qui fumaitencore.
Alors seulement, il vit à qui il avaitaffaire. Ce n’était ni un Bavarois ni un Prussien qui venaitd’essayer de lui brûler la cervelle. C’était une femme qu’il nereconnut pas du premier coup d’œil, une femme habillée de noir etcoiffée d’un bonnet comme en portent les paysannes de la banlieuede Paris.
– Achevez-moi, puisque je vous ai manqué,dit-elle d’une voix rauque.
– Vous ! s’écria-t-il, quefaites-vous ici, malheureuse ?
– Je suis ici chez moi. Cette maisonm’appartient… cette maison que vous pillez après l’avoir saccagée.Je regrette de ne pas vous avoir tué. Je vous aurais repris l’étuique vous venez de voler. Allons !… vengez-vous !… Je suisdésarmée. Qu’attendez-vous pour en finir avec moi ?
Scaër en avait bien envie. Il ne tenait qu’àlui d’envoyer cette venimeuse créature rejoindre en enfer ses deuxcomplices, mais il lui répugnait de casser la tête ou de trouer lapoitrine d’une femme, même d’une scélérate comme l’était cetteChauvry, cette Cornuel, cette âme damnée de Bernage.
Peut-être aussi se disait-il que s’il enpurgeait la terre, elle emporterait dans l’autre monde les secretsde la bande, et que mieux vaudrait lui offrir sa grâce, à conditionqu’elle parlerait.
Entamer une instruction sous le feu del’ennemi, c’était une idée qui ne pouvait venir qu’à ce Bretonexalté.
Il commença par prendre ses précautions. Aprèsavoir repoussé la Cornuel jusqu’à la coller au mur, il ramassa lerevolver, encore chargé de quatre coups, le passa dans sa ceintureà côté de l’étui qu’il y avait serré et s’assura d’un coup d’œilque la clé était à la serrure de la porte de la chambre restéeouverte. Puis, revenant à elle :
– Avouez ! dit-il menaçant.
– Oui, j’avoue que j’ai été sotte etmaladroite, ricana l’enragée femelle. Je n’ai pas prévu que vousferiez sauter les arbres du jardin, et j’ai tiré trop vite. Vousl’avez, cet étui que j’étais chargée de garder, mais ce qui meconsole, c’est que vous ne pourrez pas vous servir de ce que vous ytrouverez… ni vous, ni votre valet, ni cette coquine que vousprenez pour une marquise… Vous pouvez me tuer maintenant… Bernagesaura bien vous rattraper… il me vengera.
– Bernage est mort… et vous allez mourir…mais vous ne mourrez pas de ma main… on fusille les espionnes et,après le combat, on ne vous fera pas grâce.
Scaër, ayant dit, sortit à reculons, ferma laporte en dehors et mit la clé dans sa poche.
La chambre n’avait pas d’autre issue et sonunique fenêtre donnait sur la cour pleine de soldats du35e.
Scaër était sûr que la Cornuel nes’échapperait pas.
En bas, il rencontra Kernoul qui venait des’apercevoir de son absence et qui s’écria en le voyant couvert dusang qui coulait de sa joue :
– Blessé !… vous êtesblessé !
– Ce n’est rien, dit Hervé en s’essuyantd’un revers de main. Où en sommes-nous ?
– Je ne m’y connais pas beaucoup, mais ilme semble que nous n’avançons pas. Par le trou qui me sert à tirer,je viens de voir les camarades foncer sur l’autre village… mais ilsont été obligés de reculer… il y a des Prussiens partout… derrièreles haies, derrière les murs… aux fenêtres des maisons… ils sonttrop.
L’autre village, c’était Châtillon quel’ennemi occupait en grande force et que la colonne du général deSusbielle avait déjà deux fois essayé inutilement d’enlever. Larésistance était acharnée. Il fallait faire le siège de chaquemaison et cela presque sans artillerie, car les canons avaientbeaucoup de peine à passer par les rues étroites. On s’était bienemparé de la partie basse du bourg, mais quand on tentait de monterplus haut, on était repoussé. C’était le plateau de Châtillon qu’ilaurait fallu prendre et il était imprenable.
Les Bavarois venaient d’y amener de nombreusesbatteries que le feu de nos forts ne parvenait pas à réduire ausilence et qui couvraient d’obus Clamart, Châtillon etBagneux ; Châtillon surtout.
Le détachement commandé par Scaër ne recevaitaucun ordre et continuait à tirailler, sans grandes pertes, parceque les hommes restaient abrités derrière les murs du jardin.
Scaër avait bandé sa joue avec son mouchoir,mais il perdait beaucoup de sang et il sentait que ses forcesdiminuaient. Il tenait bon pourtant, mais il lui fallait prévoir lecas où serait forcé d’abandonner le commandement et il appelaKernoul pour lui donner des ordres militaires et des instructionsparticulières.
– Si tu me vois faiblir, lui dit-il, tume remplaceras, et tu tiendras avec tes hommes jusqu’à ce qu’onvienne vous relever. Si je tombe, tâche qu’on ne me laisse pas ici,mais si tu étais obligé de m’abandonner, prends sous ma capote uneboîte en fer-blanc…
– Celle que vous venez de trouver dans latranchée, interrompit Alain ; je ne sais pas ce qu’il y adedans, mais je me doute que c’est la Chauvry qui l’a cachée.Clamart est tout près… elle y est peut-être, la gueuse… et elle estcapable d’avoir avertir les Prussiens que nous allionsattaquer…
– Elle est là, dit Hervé en montrant dudoigt la fenêtre du troisième étage. Si nous battons en retraite,fais-la fusiller avant de partir.
– Pourquoi pas tout de suite ?s’écria le gars aux biques. Je m’en charge à moi tout seul, etje…
Il n’acheva pas. Une effroyable explosion luicoupa la parole. Un obus de gros calibre venait de tomber sur letoit et d’éclater dans la chambre où l’odieuse Cornuel étaitenfermée. Les murs croulaient et la maison prenait feu. Si laprisonnière n’avait pas été mise en pièces, elle allait périr de lamême mort que sa victime, la pauvre Zina, brûlée rue de laHuchette.
– Justice est faite, dit Scaër en voyantque la Cornuel ne se montrait pas à la fenêtre.
Il parlait encore lorsqu’un autre projectilecreux s’abattit sur la barricade, qu’il anéantit en dispersant lestroncs et les branches et en projetant des éclats dans toutes lesdirections. Alain roula aux pieds de son maître qui, par miracle,n’avait pas été atteint et qui se précipita pour le relever.
– Ce n’est pas la peine, murmura le garsaux biques. J’ai mon compte.
– Où es-tu blessé ? lui demandaScaër, agenouillé.
– J’ai le bras cassé et les côtesenfoncées.
À ce moment, le capitaine entra dans le jardinau pas de course, flanqué d’un clairon qui sonnait le ralliement.Il venait chercher le détachement pour le lancer sur Châtillon,avec le reste du 35e formé en colonne d’attaque, et ildit à Scaër qu’il connaissait un peu :
– Vous êtes blessé, sergent ; il estinutile de vous faire tuer. Tâchez de marcher jusqu’à laGrange-Ory. Vous y trouverez une ambulance.
Et il emmena les hommes, laissant là Scaër,Alain et les quelques soldats que le feu des Bavarois avait mishors de combat.
– Pourras-tu marcher ? dit vivementHervé.
– Je vais tâcher, répondit Alain.
– Oui… essaie… je te soutiendrai… et situ tombes en route, je ne t’abandonnerai pas.
Il aida le pauvre Kernoul à se remettre surpied et ils sortirent ensemble de cette maison qui était devenue lepoint de mire des artilleurs ennemis. Un troisième obus venait dela bouleverser de fond en comble, et de la Cornuel il ne devaitplus rester que des lambeaux.
Alain, appuyé sur le bras de son maître, avaitbien de la peine à se traîner, et Scaër se demandait s’il pourraitle soutenir jusqu’au bout de la voie douloureuse qu’ils avaient àparcourir avant d’arriver à l’ambulance. Sa blessure saignaittoujours abondamment. Il n’avait pas pu arrêter l’hémorragie et ilse sentait défaillir.
Il leur fallut d’abord se frayer un chemin àtravers les troupes et les caissons qui encombraient les rues deBagneux, et ce ne fut pas sans peine qu’ils parvinrent à déboucherdu village que l’ennemi canonnait, par intervalles seulement, caril dirigeait de préférence son feu sur les abords de Châtillonvigoureusement assailli par les nôtres.
Quand ils eurent dépassé les dernièresmaisons, la vue d’un drapeau à la croix de Genève qui flottait prèsde la Grange-Ory releva leur énergie, mais la plaine qu’ils avaienttraversée le matin, en sens inverse, au pas de charge, leur semblaplus large, maintenant qu’ils n’étaient plus excités par l’ardeurdu combat.
Ils arrivèrent enfin et ils furent accueilliscomme ils méritaient de l’être, car on voyait bien qu’ils nes’étaient retirés du feu que faute de pouvoir se servir de leursfusils qu’ils rapportaient. Scaër avait mis le sien en bandoulièreet celui d’Alain sur son épaule.
Les ambulances, organisées et conduites parl’illustre docteur Ricord, fonctionnèrent admirablement pendanttoute la durée du siège et, les jours de bataille, ellesrivalisaient entre elles de zèle et de bravoure.
Les blessés, relevés sous la mitraille ourecueillis tout près du théâtre de l’action, quand ils avaient puse traîner jusque là, étaient, autant que possible, transportésimmédiatement à Paris où on se disputait l’honneur de les recevoir.Les foyers des théâtres étaient devenus des succursales deshôpitaux et beaucoup de belles dames en avaient fait autant deleurs salons dorés.
Au moment où les deux Bretons atteignirent laGrange-Ory, une voiture attendait d’avoir complété son chargementde blessés pour rentrer en ville par la porte d’Orléans, et leschirurgiens attachés à l’ambulance s’empressaient à panser ceux quiavaient besoin de l’être sur place et de faire monter les autresdans le char bien agencé qui allait les emmener.
– Comment ! c’est vous, mon cher,s’écria un jeune homme qui portait un képi à deux galons avec unbrassard blanc marqué d’une croix rouge.
– Monsieur Delle ! répondit Hervé.Ah ! je suis bien content de vous retrouver. Je ne l’espéraispas.
– Vous m’avez cru mort ou prisonnier. Peus’en est fallu, ma foi !… je serais, à cette heure, au fond del’Allemagne, si je ne m’étais pas échappé de Sedan après lacapitulation. Mais vous, mon ami, qu’êtes-vous devenu ?… etqu’est-ce que vous avez à la joue !…
– Ce ne sera rien, je pense… une ballequi m’a éraflé la figure…
– Une balle tirée à bout portant, à ceque je vois… la poudre vous a noirci la peau… Mais, je ne me trompepas… ce caporal, c’est bien le brave garçon qui était avec nous àTrégunc, le soir du naufrage ?
– Oui, et je vous supplie de l’examiner,car il est plus sérieusement blessé que moi.
– Voyons ça ! dit l’interne.Bon ! une fracture du bras droit. Il n’a pas de chance, cebras-là… la luxation de l’épaule que j’ai réduite à l’Hôtel-Dieuétait du même côté… on le raccommodera tantôt, cet humérus… Pour lemoment, nous allons le suspendre à une écharpe, tout bonnement… Lesressorts de notre voiture d’ambulance sont très doux… vous nesouffrirez pas trop en route, mon garçon.
– Ce n’est pas au bras que j’ai le plusmal, murmura Kernoul qui pâlissait à vue d’œil ; c’est à lapoitrine.
– En effet… votre capote est déchirée… unéclat d’obus, hein ?… Ils n’en font jamais d’autres, cesdiables d’obus… mais celui-là n’a pas pénétré… il n’y a qu’uneforte contusion.
– J’étouffe… soutenez-moi…
La marche avait épuisé les forces d’Alain. Ilserait tombé, si Delle n’avait pas appelé deux ambulanciers quil’enlevèrent et le portèrent dans l’omnibus des blessés, déjàpresque plein.
– Avec vous, mon cher Scaër, nous seronsau complet, reprit l’interne, et nous pouvons partir. Vous monterezbien, près de moi, sur le siège ?
– Parfaitement, mais ce pauvre garsn’aurait qu’à mourir en route…
– Non… non… je réponds de lui… et plusvite nous arriverons au palais de l’Industrie, mieux ça vaudra…
– Au palais de l’Industrie ? répétaScaër étonné.
– Oui… aux Champs-Élysées… on y a établiune ambulance admirable dans les salles d’exposition… Le grandsalon carré contient trente lits… et on y est soigné par de bellesdames… Vous y serez à merveille.
– Je n’ai pas la moindre envie d’yrester… On pansera mon égratignure, et ce soir je rejoindrai meshommes… s’il en reste.
– C’est ce que nous verrons, quand monchef aura examiné votre blessure. Elle ne me paraît pas dangereuse,mais il faut savoir s’il ne surviendra pas des accidents. Il sepeut qu’on vous garde… Maintenant, partons… il ne fera pas bon ici,tout à l’heure, si nos soldats battent en retraite… Les canonniersallemands ne se gêneront pas pour tirer sur eux du haut du plateau…et sur nous en même temps… Après, ils diront qu’ils n’ont pas vu ledrapeau d’ambulance…
Scaër se débarrassa des deux fusils qu’ilportait et suivit l’excellent Delle, mais avant de monter sur ledevant de la voiture, il alla serrer la main de Kernoul déjàinstallé dans l’intérieur où il faisait triste mine.
Le gars n’avait plus la force de parler. Ilremercia d’un coup d’œil son maître, très ému et très inquiet.
On roula vers Paris, et en vérité, il étaittemps, car le combat avait repris sur toute la ligne ; nostroupes n’avançaient pas et un mouvement offensif de l’ennemi nedevait pas tarder à se prononcer.
Déjà, de nombreux blessés, sortis de Bagneux,s’acheminaient vers la Grange-Ory sous le feu de l’artilleriebavaroise, et les ambulances mobiles se préparaient à quitter laplace où elles n’étaient plus en sûreté.
Scaër, pendant le voyage, ne put guère causeravec Delle, occupé, presque tout le temps, à soigner les plusgravement atteints.
Alain était de ceux-là, en dépit du pronosticfavorable que l’interne venait de formuler, après l’avoirsommairement examiné, et qu’il s’abstint de confirmer en arrivantau palais de l’Industrie, où il devait déposer ses blessés, avantde retourner en chercher d’autres sur le champ de bataille.
Ceux qu’il amenait n’étaient pas les premiersde cette sanglante journée. Les lits étaient déjà presque tousoccupés et on ne pouvait plus recevoir indistinctement tous lesnouveaux venus. Les médecins refusaient ceux qui étaient encore enétat de supporter le transport jusqu’à un autre hôpital.
Delle n’eut pas besoin d’insister pour qu’onadmît Alain qui avait eu deux syncopes en route et qui ne tenaitplus sur ses jambes, mais il eut quelque peine à obtenir qu’onpermît au sergent Scaër, qui n’était que légèrement blessé,d’accompagner son caporal jusqu’à la salle où on le porta sur unbrancard ; il n’obtint pas qu’on l’y gardât, après qu’onaurait pansé sa joue trouée par une balle sortie du revolver de laCornuel.
Hervé, désolé d’être forcé de quitter lepauvre gars aux biques, voulut du moins connaître le résultat de laconsultation rapide qui eut lieu au chevet d’Alain déshabillé,couché et palpé par le docteur chef de l’ambulance desChamps-Élysées.
– Il s’en tirera, j’espère, lui ditl’interne après avoir conféré avec son confrère en médecine, maisje ne réponds plus de lui. Une des côtes que l’éclat d’obus abrisée a déchiré le poumon. C’est plus sérieux que je ne pensais.Il y a cependant beaucoup de chances de guérison, car il va êtreadmirablement soigné. Quant à vous, mon cher ami, je viens dem’entendre avec mon camarade pour que vous soyez aussi bien quepossible. Il y a ici des dames qui ont organisé des ambulances chezelles et qui se chargent des blessés, quand la place manque dans cepalais. Elles vont se disputer l’honneur et le plaisir de vousemmener, car elles n’ont pas souvent des hommes comme vous àsoigner. Je vais vous conduire dans la salle où elles setiennent.
– Laissez-moi d’abord dire au revoir à cebrave garçon.
– Faites vite, je vous en prie. Onm’attend à Bagneux et à Châtillon. Ce ne sera pas mon derniervoyage, car la journée va être rude et j’ai bien peur qu’elle nefinisse mal.
Scaër s’approcha du lit d’Alain qui étaitentre les mains du chirurgien et de ses aides, et qui fit signe àson maître de se pencher pour l’entendre.
– Je sens que je n’en reviendrai pas,murmura-t-il, et je ne regrette pas la vie. Zina est vengée… Jemourrai content si vous me jurez de faire dire à l’église deTrégunc des prières pour elle et pour moi.
– Tu ne mourras pas, dit Scaër. Jeviendrai te voir tous les jours, et dans un mois, tu seras surpied.
– Jurez !… je vous le demande engrâce…
– Eh ! bien, je te jure que notrerecteur dira des messes pour ta femme… tu y assisteras avec moi,quand la guerre sera finie.
Delle vint tirer Scaër par la manche de sacapote et Scaër se laissa emmener. Il était temps de mettre fin àune scène qui retardait le pansement et ne pouvait que faire du malau blessé.
– Pensez à vous maintenant, mon ami, ditl’interne, et comptez absolument sur moi. Je vais savoir où on vavous loger et j’irai vous y voir… les jours où je ne serai pas deservice aux avant-postes.
» Venez que je vous présente à cesdames.
Hervé suivit l’excellent Delle qui le menadans une salle, aménagée et meublée comme une pharmacie d’hôpital,où se tenaient cinq ou six femmes, vêtues à peu près comme desinfirmières, quoiqu’elles appartinssent à toutes lesaristocraties.
Il y avait là une marquise, deux comtesses,deux dames de la haute finance et une actrice très célèbre.
Ce fut un des plus beaux côtés du siège deParis que cette émulation de dévouement qui enflamma l’éliteféminine du grand monde et de l’art.
Elle fit sensation parmi ces dames, l’entréede ce jeune sous-officier, blessé au visage, et, ainsi que Dellel’avait prévu, ce fut à qui se chargerait de lui ; mais, avantqu’il eût le temps de s’y reconnaître, l’une d’elles s’avança et ilfaillit suffoquer d’émotion et d’étonnement.
Cette sœur de charité intérimaire, c’étaitMme de Mazatlan, aussi surprise et aussi émueque lui.
Le lieu ne se prêtait ni aux effusions ni auxexplications, et ils surent tous deux se contenir.
La marquise s’offrit tout naturellement, carc’était son tour de recevoir un blessé, pour lequel il ne restaitplus de lit disponible au palais de l’Industrie et personne ne luicontesta le droit de l’emmener.
Il y avait seulement une formalité à remplir.L’administration des hôpitaux militaires prenait les noms dessoldats soignés à domicile et les adresses des habitants qui lesrecevaient chez eux, et c’était vite fait. Scaër appris ainsi quela marquise demeurait tout près de là, au rond-point desChamps-Élysées, et qu’il allait être tenu de ne pas quitter, sansl’autorisation de l’aide-major qui viendrait l’y visiter,l’ambulance privée où on voulait bien l’admettre.
Delle n’avait jamais vu la marquise et Hervéne jugea pas opportun de le présenter en ce moment. Il se réservaitde le remercier encore en lui serrant la main. Il avait hâte d’êtreseul avec Mme de Mazatlan et Delle étaitpressé de retourner à la Grange-Ory, de sorte que les adieux furentcourts.
L’interne monta en voiture et Scaër s’en allaà pied avec la marquise.
En d’autres temps, les passants se seraientretournés pour voir passer ce sergent tout ensanglanté, escortantune jeune femme, très jolie et très élégante, en dépit du modestecostume qu’elle portait.
Ils marchèrent quelques instants côte à côtesans se parler, et ce n’était certes pas qu’ils n’eussent rien à sedire. Au contraire, ils avaient tant de choses à se raconter qu’ilsne savaient par où commencer. Et aussi, chacun d’eux avait contrel’autre quelques griefs intimes qu’il hésitait à formuler.
Ce fut Mme de Mazatlanqui, la première, se décida à entamer le chapitre des explicationsdélicates.
– Je suis bien heureuse de vous revoir,dit-elle ; je ne l’espérais plus. Vous n’avez pas répondu àmes lettres.
– Quoi ! vous m’avez écrit depuis lemois de juin ? s’écria Scaër.
– Trois fois… à Trégunc.
– Je n’y étais plus… j’y ai attendu devos nouvelles jusqu’à la date que vous m’aviez fixée… j’ai quittéTrégunc, le 15 juillet… Je ne pouvais pas vous prévenir que jepartais… je ne savais pas où vous étiez.
– J’étais en Amérique… à Baltimore. Lalettre que je vous ai écrite pour vous l’apprendre aurait dû vousarriver avant le 15 juillet.
– Je ne l’ai pas reçue… Je suis partipour aller m’engager… sans dire à personne où j’allais.
– Et moi, retenue là-bas, où je memourais d’inquiétude, j’ai pu enfin m’embarquer pour le Havre, aumois de septembre… Je suis entrée à Paris, la veille du jour oùParis a été bloqué par les Allemands.
– Moi aussi… avec mon régiment… et dèsque j’ai pu obtenir une permission, j’ai été rue Guyot… Votre hôtelétait fermé…
– Je ne voulais plus demeurer si près duboulevard Malesherbes ! Je me souvenais de ce qui s’est passéle mercredi des Cendres et j’ai loué aux Champs-Élysées un grandappartement meublé. J’ai bien fait, puisque j’ai pu y établir uneambulance… où je vais vous recevoir et où vous guérirez plus vitequ’au Val-de-Grâce.
– Je suis déjà guéri, depuis que je vousai retrouvée.
La marquise ne répondit pas à cette allusionaux sentiments du dernier des Scaër, la première depuis leurmiraculeuse rencontre après une longue séparation.
Il ne convenait pas àMme de Mazatlan d’exprimer les siens avantd’avoir échangé avec lui des récits qui allaient les mettre aucourant de leurs aventures respectives.
Les cœurs changent quelquefois avec lesévénements, et elle voulait savoir d’abord sur quel terrain ellemarchait.
Elle conduisit chez elle Hervé et ellel’installa dans la seule chambre qui restât libre. Les autres et lesalon étaient occupés par une douzaine de blessés recueillis aprèsles premiers combats du siège, soignés par deux sœurs deSaint-Vincent-de-Paul et visités tous les matins par un médecinmilitaire.
La marquise couchait sur un lit de camp dansle cabinet de toilette, et se passait parfaitement de femme dechambre.
Elle n’avait gardé que le fidèle Dominguez,qui veillait à tout et qui suffisait à tout, même à préparer lesrepas très sommaires de sa vaillante maîtresse.
Deux heures après son entrée à l’ambulanceprivilégiée du rond-point, Scaër, dûment pansé de sa blessure etcomplètement remis de ses fatigues, sinon de ses émotions,retrouvait la marquise dans la salle à manger où elle l’attendaitpour le servir à table.
Elle pensait à tout et elle lui avait faitpréparer un dîner dont il avait grand besoin après une si rudejournée.
Un dîner, comme on en faisait encore au moisd’octobre dans Paris assiégé, quand on était très riche, et comme,un peu plus tard, on n’en fit plus à aucun prix.
Scaër, il faut l’avouer, mangea comme quatre,et ce ne fut qu’après avoir apaisé sa faim qu’il se trouva en étatde s’expliquer avec Mme de Mazatlan quiprenait plaisir à le voir satisfaire ce glorieux appétit, rapportédu champ de bataille, avec une blessure assez légère pour luipermettre de jouer des mâchoires.
La balle n’avait fait qu’érafler la joue et nedevait laisser d’autre trace de son passage qu’une balafre bienplacée : une de ces balafres qui ne défigurent pas et quiplaisent aux femmes.
Il fallut enfin en venir aux explicationsdécisives et, cette fois encore, ce futMme de Mazatlan qui commença.
– Qu’avez-vous pensé de moi depuis notreséparation ? demanda-t-elle en regardant fixement Hervé.
– J’ai pensé, je l’avoue, que vousm’aviez oublié… Mais je vous jure que moi je n’ai pas cessé un seulinstant de penser à vous… J’attendais toujours de vos nouvelles, etsi la guerre avec la Prusse n’était pas survenue, je n’aurais pasquitté la Bretagne… la guerre et d’autres événements que vousignorez…
– Apprenez-les moi.
– Héva et sa mère sont vengées. Bernageest mort avec son complice… sa fille a péri avec eux.
– Quoi !… elle aussi ! murmurala marquise, très émue. Et comment ?…
Scaër raconta tout : la lugubredécouverte qu’il avait faite au sommet de la tour de Rustéphan,l’arrivée de Bernage au château et le naufrage du yacht à la pointede Trévic.
Mme de Mazatlan l’écoutasans l’interrompre, et quand il eut fini, il vit qu’elle avait leslarmes aux yeux.
Assurément, elle ne s’attendrissait pas sur lafin bien méritée des assassins. Elle pleurait la malheureuse jeunefille qui n’était pas coupable et qui avait partagé leur sort.
Scaër lui sut gré de la pleurer.
– J’aurais voulu qu’elle vécût, dit-elle,Dieu en a décidé autrement. Écoutez maintenant ce que j’ai à vousapprendre.
» Depuis notre dernière entrevue, aprèsvotre départ pour Trégunc, j’ai continué à chercher des preuvescontre les assassins d’Héva. Je savais que la police cherchait deson côté et j’étais certaine qu’elle n’arriverait pas à lesconnaître. C’est mon brave Dominguez qui m’a indiqué ce qu’ilfallait faire pour y parvenir. Il s’est souvenu d’un homme quiétait venu jadis à la Havane avec Berry, le futur gendre deBernage. Dominguez les y avait vus et savait qu’ils étaientintimement liés. Au bout de quatre mois, il a fini par découvrirque cet homme, un aventurier américain, nommé Disney, habitaitBaltimore. Je n’ai pas hésité, je me suis embarqué pour l’Amériqueavec Dominguez, et mon vieux serviteur a retrouvé, non sans peine,ce Disney qui se trouvait à peu près sans ressources et qui envoulait beaucoup à ce Berry de l’avoir abandonné, à la fin del’hiver dernier, pour revenir en Europe.
» Ces deux coquins n’avaient pas desecrets l’un pour l’autre ; Berry n’avait pas caché à Disneyque le but de son voyage en France était de faire chanterson ancien complice Bernage, et Berry n’avait pas donné de sesnouvelles depuis son départ. Disney, habilement interrogé etlargement payé par Dominguez, lui a raconté tout ce qui s’estpassé, il y a dix ans, à Paris et en Bretagne. Et cesrenseignements, Disney les tenait de Berry qui les lui avait mêmelaissés par écrit, en lui recommandant de les remettre à la justicedes États-Unis, s’il ne recevait pas de ses nouvelles avant la finde l’année 1870. Dominguez l’a lu, ce testament d’un bandit résoluà se venger, après sa mort, si Bernage refusait d’acheter sonsilence. L’écrit est resté entre les mains de Disney qui leproduira quand je voudrai.
– Et cet écrit contient le récit descrimes de 1860 ! s’écria Scaër.
– Le récit complet, détaillé et signé dela main de Berry qui avait pris ses précautions pour assurer savengeance au cas où Bernage se déferait de lui. Dominguez, qui l’alu, me l’a répété presque mot pour mot, et le voici :
» En 1859, Georges Nesbitt étaitl’associé de Bernage dans de grosses affaires avec la Chine qui lesavaient enrichis. Nesbitt surtout, parce qu’il avait apporté laplus grosse part du capital engagé. À cette époque, Nesbitt sedécida, vous le savez, à faire venir près de lui sa nièce et sabelle-sœur. Elles étaient en route pour la France, lorsqu’il futsubitement appelé à Hong-Kong par la faillite d’un négociantchinois qu’il commanditait. Il s’agissait de sauver une grossesomme. Nesbitt partit, après avoir chargé Bernage de recevoir sesparentes à leur arrivée à Paris. Bernage conçut alors la pensée deles supprimer tous pour s’emparer de la fortune de Nesbitt, quiavait, par testament déposé chez un notaire, institué Héva salégataire universelle. Bernage le savait. Il commença par envoyer àBrest ce Berry qui était un de ses commis et son âme damnée. Berryreçut mes malheureuses parentes et les installa dans le cottage oùvous les avez vues. Bernage n’avait pas encore mûri son plan. Il seréservait de l’exécuter plus tard. Il n’y manqua pas. GeorgesNesbitt, revenu au mois d’octobre, fut étranglé dans la maison dela rue de la Huchette par les deux scélérats qui, trois semainesaprès, en firent autant à Héva et à sa mère, en Bretagne. Bernage,alors, paya son complice et le décida à quitter la France, en luifaisant des promesses qu’il n’a pas tenues. Berry, après avoirdépensé tout l’argent qu’il avait reçu, s’est lassé de vivred’expédients et s’est décidé à revenir exploiter Bernage. Vousdevinez le reste.
– Je devine qu’il a commencé par lemenacer et qu’ils n’ont pas tardé à tomber d’accord. Bernage l’aapaisé en lui sacrifiant sa fille. Mais je ne comprends pas encorecomment Bernage a pu s’emparer de la fortune de GeorgesNesbitt.
– Il paraît que cette fortune consistaiten valeurs mobilières au porteur et que Bernage en était ledépositaire. Il n’a eu qu’à les garder, puisque Nesbitt n’étaitplus là pour les lui réclamer.
» Et je suppose qu’il les emportait aveclui sur son yacht, car lorsqu’il s’est aperçu qu’on le soupçonnait,il s’est décidé à passer à l’étranger avec son futur gendre. Dieuqui les a puni a voulu que la mer engloutît avec eux les sommesvolées. Ma pauvre amie n’en aurait pas profité, puisqu’elle estmorte.
– Mais elle a hérité, s’il est vraiqu’elle ait été assassinée trois semaines après son oncle… lafortune serait revenue à ses héritiers, à elle… à sa mère, si samère lui avait survécu…
– Sa mère a été tuée avant elle… Berryl’a dit à ce Disney en lui racontant les détails du crime… Il amême eu soin de constater le fait dans l’écrit qu’il a signé.
– Si on pouvait prouver cela, l’héritagepasserait au parent le plus proche… à vous peut-être…
– Je le crois… j’étais sa cousinegermaine, puisque nos mères étaient sœurs ; et sa famille ducôté paternel est éteinte, mais qu’importe ?… ce n’est pascette fortune que je regrette…
– Oh ! je le sais… mais je medemande pourquoi ces scélérats ont tant tardé à faire disparaîtrela preuve de leurs crimes…
– Ils se croyaient assurés de l’impunité.Cet hiver, ils sont su que je les cherchais, ces preuves, et quevous les cherchiez aussi. C’est alors seulement qu’ils ont essayéde les anéantir… en mettant le feu à la maison où ils avaient cachéle cadavre de leur première victime.
– Ils n’ont pas réussi à le brûler, maisils ont réussi à l’enlever et à le jeter dans la Seine. ÀRustéphan, le temps leur a manqué… les os d’Héva et de sa mère ysont encore…
– Nous pourrons donc après la guerre leurdonner une sépulture chrétienne, mais vous ne m’avez pas parlé decette femme qui se faisait appelerMme de Cornuel… elle n’était pas sur leyacht ?
– Non. Bernage l’avait laissée à Paris.Un obus prussien vient de la tuer… sous mes yeux… dans une maisonque mes soldats avaient prise… à Bagneux… C’est elle qui m’a blesséd’un coup de pistolet qu’elle m’a tiré à bout portant.
– Que faisait-elle là, bonDieu ?
– Elle veillait sur un objet que Bernagey avait caché et que j’ai trouvé.
– Un… objet ?
– Oui… je ne sais comment appeler cetétui, dit Scaër en le tirant de sa ceinture et en le plaçant sur latable devant la marquise. Que pensez-vous qu’il contient ?
Elle ne répondit pas et elle se garda d’ytoucher. Elle en avait peur.
À ce moment, Dominguez entra. Scaër, quil’avait déjà vu en arrivant, le lui remit en le priant de lebriser, et un instant après, Dominguez, qui s’était servi d’unehache, le rapporta fendu d’un bout à l’autre, comme une boîte àsardines dont on a soulevé le couvercle avec un couteau.
Le vieil intendant venait annoncer àMme de Mazatlan que l’aide-major de servicecommençait sa visite aux blessés établis dans le salon.
– J’y vais, dit la marquise en lecongédiant d’un geste.
Et dès qu’il fut sorti, Scaër tira de l’étuiun rouleau de papiers jaunis par le temps.
Il y avait trois titres de rente trois pourcent, de trente mille francs chacun, au nom de mademoiselle HévaNesbitt.
– Ah ! s’écria-t-il, je comprendsque Bernage ne les ait pas pris… il n’aurait pas pu s’en servir,puisqu’ils n’étaient pas au porteur. Mais je ne comprends pas qu’ilne les ait pas détruits. Qui sait par quelle combinaisonfrauduleuse il espérait se les approprier plus tard… quand laprescription de dix ans aurait mis l’assassin d’Héva à l’abri despoursuites criminelles. Il était très capable de fabriquer un fauxacte de décès et un faux testament datés d’une année où HévaNesbitt eût été majeure. Elle était citoyenne des États-Unis, régiepar la loi américaine, et peut-être que là-bas, on n’y regarde pasde très près… Mais qu’importe tout cela ? Vous êtes la seulehéritière d’Héva. Nous prouverons qu’elle est morte, et que sononcle et sa mère sont morts avant elle. Ces titres sont à vous.
– Je n’en veux pas, dit vivement lamarquise.
– Il faut pourtant que vous les preniez,car je ne puis pas les garder, répliqua Scaër.
Et il ajouta en souriant à demi :
– Vous emploierez cette fortune à fonderun hôpital. N’était-ce pas votre intention quand vous êtes arrivéeà Paris ?
– Oui… et je n’ai pas renoncé à réaliserce projet. J’y consacrerai tout ce que je possède et je meretirerai dans un couvent.
– Vous ?… au couvent ! s’écriadouloureusement Hervé.
– J’y suis résolue. Dieu a puni lesassassins d’Héva et je suis seule au monde. Ma vie est finie.
– Seule au monde !… ne savez-vousdonc pas que je vous aime ?
– Vous ne me l’avez jamais dit, murmurala marquise.
– Mais, je vous le dis enfin…, je ne saisce qu’il adviendra de moi… et je ne veux pas mourir sans vous avoiravoué mon amour.
– Une déclaration àl’ambulance !…
– C’est ridicule, je le sais, et vousavez le droit de vous moquer de moi.
– Je n’ai garde… mais le jour n’est pasvenu de me parler de votre amour. Tant que durera cette horribleguerre, j’appartiendrai à mes blessés et vous, mon ami, vous vousdevrez tout entier à votre pays envahi. Quelle valeur auraient lesserments que nous échangerions, alors que vous pouvez être tuédemain ?
– Mais… après la guerre ?interrompit Hervé, haletant d’émotion.
– Je m’en remets à Dieu qui tient notresort entre ses mains. Allez vous battre !… Si vous mourez pourla France, je me consacrerai à lui.
– Et si je ne meurs pas ?
– Je serai votre femme. Dieu l’auravoulu.
Dieu voulut.
Promptement guéri de sa blessure, Hervé pritpart à tous les combats jusqu’à la fin du siège. Il en revint sainet sauf, et depuis dix-sept ans la marquise de Mazatlan est devenuela baronne de Scaër.
Ils se sont mariés après la Commune ; ilsont eu trois fils et ils sont parfaitement heureux – comme lesépoux à la fin des contes de fées.
C’est justice, car leur histoire est bien unconte de fées. Ils ont eu bien des peines, mais il ne manque à leurbonheur que la joie d’avoir près d’eux Alain Kernoul.
Le pauvre gars aux biques est mort lelendemain de l’affaire de Bagneux, où il s’était conduit en héros.Il est mort dans les bras de son maître, qui lui a tenu parole enfondant une messe à perpétuité dans l’église de Trégunc pour lerepos de l’âme de Zina.
La marquise a hérité de sa cousine, après unvoyage en Amérique qu’elle a dû entreprendre pour faire reconnaîtreses droits. Toutes les questions de survie ont été jugées en safaveur, grâce au témoignage de ce Disney qui a produit au tribunalla confession écrite de l’abominable Berry.
Il a été établi que la malheureuse Héva avaitsurvécu à son oncle d’abord et ensuite à sa mère assassinée commeelle, et un instant avant elle, dans les ruines de Rustéphan.
De cette fortune inattendue,Mme de Scaër a fait un noble usage. Elle n’apas fondé un hôpital à Paris, où il y en a déjà bien assez, maiselle en a fait bâtir deux dans le pays de Cornouailles, sanscompter un asile pour les veuves de marins et pour lesorphelins.
Autour de Trégunc, il n’y a plus depauvres.
Elle habite avec son mari le château qu’ilsont fait restaurer. Ils n’y donnent pas de fêtes à leurs voisins eton n’y court pas des rallye-paper, comme l’avait rêvé jadis lamalheureuse Solange.
Ils n’y font que du bien et cela suffit àremplir leur existence. Leurs enfants grandissent et prospèrent.Les terres, dégagées d’hypothèques et cultivées avec intelligence,produisent le double de ce qu’elles rapportaient au temps où Hervéles hérita de son père.
Il avait mis dix ans à se ruiner ; iln’en a pas mis davantage à se refaire et il laissera à ses fils unegrande situation.
Delle, qui est devenu un médecin de premierordre, un prince de la science, comme on dit maintenant, Delle,l’ancien interne de l’Hôtel-Dieu, lâche quelquefois sa clientèlepour s’en aller passer vingt-quatre heures chez les châtelains deTrégunc, qui lui font fête, on le croira sans peine.
Il leur apporte des nouvelles de Paris, où ilsne vont guère, et ils aiment à parler ensemble du passé.
À son dernier voyage, il leur a appris ce quec’était que la prétendue veuve d’un colonel de dragons, l’odieuseCornuel que le brave Kernoul regrettait de n’avoir pas tuée de samain.
Cette créature, après avoir fait toutes sortesde métiers inavouables, avait été autrefois la maîtresse deBernage, du vivant de sa femme qui en était morte de chagrin.
Elle avait trempé dans tous les crimes de cemisérable et l’obus allemand qui l’a envoyée en enfer a écrasé unevipère.
Delle les a renseignés aussi sur Pibrac, quivient de faire une fin qu’on aurait pu prédire sans êtresorcier.
Après avoir dissipé son bien jusqu’au derniersou, pendant que sa digne compagne, Margot, s’enrichissait encourant d’autres aventures, il s’est estimé très heureux del’épouser, pour avoir, comme il le dit cyniquement, ses repasréglés, et elle ne lui fait pas la vie douce.
Chacun, en ce monde et dans l’autre, récoltece qu’il a semé.
Delle, après la guerre, n’a pas peu contribuéà éclairer la justice française sur le double meurtre de Rustéphan.Les squelettes étaient restés dans le trou où il les avait laissés,et quand on les a retrouvés, il a démontré scientifiquement quec’étaient bien ceux de deux femmes, une très jeune et l’autre d’âgemûr. On a pu, grâce à lui et en interrogeant les vieux paysans dela contrée, reconstituer la scène de l’assassinat. On a fait appelà leurs souvenirs et la mémoire leur est revenue. Des Bretons quis’étaient tus après la disparition des étrangères, en 1860, se sontrappelé au bout de dix ans qu’ils avaient entendu crier pendant unenuit d’octobre.
Les coupables ont échappé au châtiment légal,mais il n’est plus resté de doutes dans l’esprit des magistrats quiont dirigé la nouvelle enquête.
Et les os des deux victimes reposent en terresainte, dans le cimetière de Trégunc, à côté du tombeau desScaër.
Hervé et sa femme y vont souvent prier, et illeur arrive aussi d’aller, comme en pèlerinage, à ce dolmen deTrévic où ils se sont rencontrés, pour la première fois, sans seconnaître.
Ils viennent s’asseoir à l’ombre des pierrescolossales, les yeux tournés vers la mer vengeresse qui a engloutiles assassins d’Héva et, la main dans la main, ils évoquent lepassé : leurs douleurs et leurs joies ; et quand il leurarrive de parler de la scène du bal de l’Opéra, Hervé s’amuse àappeler sa chère femme par le surnom que Pibrac lui avait donné àcause du domino qu’elle portait.
Il l’appelle : Double-Blanc etelle ne s’en fâche pas, car elle sait bien que leur bonheur à tousdeux n’a tenu qu’à un incident de cette nuit du samedi gras.
Si elle n’avait pas eu le courage d’entrerdans la loge où s’agitaient Pibrac et sa bande tapageuse, ellen’aurait jamais épousé Hervé de Scaër.
Tout chemin mène au mariage.
FIN