Categories: Romans

Drames de Famille

Drames de Famille

de Paul Bourget

A mon ami

GEORGES SAINT-RENÉ-TAILLANDIER

Partie 1
L’ÉCHÉANCE

Chapitre 1

Quand on écrira une histoire des idées en France au dix-neuvième siècle, une des périodes les plus difficiles à bien caractériser sera celle de la génération d’après la guerre de 1870. Jamais en effet influences plus contradictoires ne se trouvèrent jouer à la fois sur la direction des esprits. Les jeunes gens qui entraient dans la vie à cette date rencontraient, chez leurs aînés immédiats, l’ensemble des conceptions philosophiques élaborées sous le second empire. M. Taine et M. Renan étaient les deux plus illustres représentants de ces doctrines. Ce n’est pas ici le lieu d’en reprendre le détail. Il suffît de rappeler que la foi absolue à la Science en faisait comme la base, et que le dogme de la nécessité circulait d’un bout à l’autre de l’œuvre de ces maîtres, en formules, chez le premier plus âprement nettes, chez le second plus subtilement déguisées. Qu’ils le voulussent ou non, leur enseignement aboutissait au plus entier fatalisme.L’historien de la Littérature Anglaise nous apprenait à considérer toute civilisation comme le produit de la race, du milieu et du moment, tandis que l’auteur de la Vie de Jésus nous montrait l’évolution de la pensée religieuse à travers les âges comme dominée par des lois naturelles, aussi fixes que celles qui gouvernent le développement d’une espèce animale ou végétale. De telles hypothèses peuvent se concilier, chez des hommes faits, avec les scrupules de la moralité et les énergies de l’action. Pour des jeunes gens, elles ne dégageaient qu’un principe de négation et de pessimisme, et cela, précisément à l’heure où les désastres de la guerre et de la Commune venaient de frapper si durement la patrie et d’imposer à nos consciences l’évidence du devoir social,l’obligation de l’effort utile et direct. L’antithèse était trop aiguë entre les théories professées par nos maîtres les plus admirés, les plus aimés, et les besoins d’action que l’infortune du pays, nous mettait, malgré nous, au cœur. Cette antithèse, un au moins des deux grands écrivains que je nommais tout à l’heure l’acertainement sentie lui-même. Si M. Taine n’avait pas redoutél’influence paralysante de son œuvre, aurait-il voué son âge mûraux énormes travaux d’histoire contemporaine qui font de sondernier et magnifique livre le bréviaire politique de tout bonFrançais ? Il lui a fallu un opiniâtre labeur d’un quart desiècle pour opérer une réconciliation entre la Croyance et laScience, entre la morale civique et la psychologie, entre lesconstructions de sa philosophie et les réalités nationales. Un telproblème n’était pas à la portée de nos vingt ans. Nous voyions,d’un côté, la France atteinte profondément. Nous sentions laresponsabilité qui nous incombait dans sa déchéance ou sonrelèvement prochains. Sous l’impression de cette crise, nousvoulions agir. De l’autre côté, une doctrine désespérante,imprégnée du déterminisme le plus nihiliste, nous décourageait paravance. Le divorce était complet entre notre intelligence et notresensibilité. La plupart d’entre nous, s’ils veulent bien revenir enarrière, reconnaîtront que l’œuvre de leur jeunesse fut de réduireune contradiction dont quelques-uns souffrent encore, quoique lavie ait exercé sur eux aussi son inévitable discipline, quiconsiste à nous faire accepter de telles antithèses comme lacondition naturelle des âmes modernes. Elles sont composéesd’éléments trop disparates pour jamais se simplifierentièrement.

Etrange jeunesse, et dont les plus vifsplaisirs étaient des discussions d’idées abstraites! Sur le pointd’en rapporter un épisode, il m’a semblé qu’il fallait lui donnersa tonalité morale par ce rappel des conditions d’anxiétéintellectuelle où nous grandissions. Le drame de famille que jeveux conter ne serait par lui-même qu’un fait divers, peut-être unpeu moins banal que beaucoup de faits divers. Mais celui de mesamis qui en fut le héros et la victime avait à un très haut degréce caractère commun à notre génération : les problèmes deson existence quotidienne se transformaient aussitôt enproblèmes de pensée, et ce fait divers devint pour lui une crise deresponsabilité vraiment tragique. A-t-il regardé d’un regard trèslucide la situation où il se trouva pris? A-t-il donné à desévénements, par eux-mêmes douloureusement singuliers, unesignification par trop arbitraire, et résolu dans le sens d’unscrupule excessif une difficulté d’ailleurs bien cruelle ?Pour moi, qui fus un témoin troublé de cette aventure, j’aitraversé à l’égard de mon ami et du parti où il s’est rangé deuxétats successifs et très différents. A l’époque où les événementsdont je vais faire le récit se déroulaient, j’avais adopté comme unindiscutable axiome qu’il n’y a pas dans la nature trace de volontéparticulière. Je ne croyais donc en aucune manière à cette logiquesecrète du sort que les chrétiens appellent la Providence et queles positivistes définissent par la formule, non moins obscure, dejustice immanente. La tragédie où mon ami crut voir la révélationd’une force vengeresse, toujours prête à atteindre le criminel dansles conséquences imprévues de son crime, m’apparut comme un desinnombrables jeux du hasard. Aujourd’hui l’expérience m’a tropsouvent montré combien est exact le «Tout se paie,» de Napoléon àSainte-Hélène, par quels détours le châtiment poursuit et rejointla faute, et que le hasard n’est le plus souvent qu’une formeinattendue de l’expiation. J’incline donc à croire avec EugèneCorbières, — c’était le nom de mon camarade, — que le drame auquelces trop longues réflexions servent de prologue, futvéritablement une de ces échéances auxquelles croyait l’Empereur.Celle-ci fut humble et secrète. Il en est d’éclatantes et deretentissantes. Peut-être l’esprit d’équité qui gouverne les choseshumaines apparaît-il comme plus redoutable dans ses plus obscuresexécutions.

J’ai dit que Corbières était mon camarade.Nous nous étions connus au lycée Louis-le-Grand, dont il suivaitles cours en qualité d’externe, tandis que j’étais, moi, externeaussi, mais élève d’une institution fermée. Dans ces vastesfournées scolaires que l’on appelait des classes, une telleconnaissance n’était qu’un prétexte au tutoiement. Nous avions,Eugène et moi, écouté les mêmes professeurs, appris les mêmesleçons, mis en vers latins les mêmes matières, plusieurs annéesdurant, sans nous être parlé que pour nous dire : « bonjour,bonsoir. » Nous fîmes la découverte l’un de l’autre, comme ilarrive souvent à des condisciples de collège, après le collège, etquand nous nous trouvions tous deux engagés sur des chemins bienopposés. Mais justement nous apportions à des travaux, d’ordresdifférents jusqu’à en être contradictoires, ce même souci desproblèmes de notre temps, ce même besoin de mettre en accord ledéterminisme intellectuel et l’action civique, où je croisdiscerner la marque particulière de notre génération. C’était auprintemps de 1873 qu’eut lieu ce renouveau de camaraderie, et à lasuite d’une rencontre qu’il me faut bien, celle-là, uniquementattribuer au hasard. Les moindres circonstances m’en sontprésentes avec une précision extrême : je sortais d’un café,maintenant disparu, qui occupait l’angle de la rue de Vaugirard, enface du Luxembourg et de l’Odéon. Là se réunissait un petit cerclede jeunes écrivains, aujourd’hui dispersés, qui avaient la naïvefantaisie de se dénommer eux-mêmes les « vivants ! » Jecroyais faire acte d’homme de lettres, en perdant plusieurs heurespar jour dans la joyeuse et paradoxale société de ces aimablescompagnons, qui laissaient insatisfaite la partie la plus intime demon intelligence. Ils étaient tous uniquement des artisteslittéraires, — quelques-uns déjà supérieurs, — et moi, j’étais, dèslors, beaucoup plus préoccupé d’analyse que de style, et depsychologie que d’esthétique. Je les quittais toujours mécontent demoi-même, d’abord parce qu’avec eux j’avais causé au lieu detravailler, et aussi parce que la sensation de leur personnalitétrop contraire me faisait douter de la mienne. Je me revois, cetaprès-midi-là, vers les trois heures, franchissant la grille dujardin et marchant, le long de l’allée, en proie à cette mélancoliede la solitude spirituelle, si intense chez les êtres jeunes. Jerevois Corbières, venant en sens inverse, et m’abordant avec un deces sourires de sympathie qui, entre anciens copains, s’adressentbien moins à l’individu qu’à ce passé commun dont on éprouve déjàun peu de regret. Là-dessus, nous commençons de nous questionnerl’un l’autre, en faisant quelques pas ensemble. J’apprends àCorbières que je m’occupe de littérature. Il m’apprend qu’ils’occupe de médecine, et je l’entends, au cours de cet entretien,qui aurait dû être tout superficiel, m’expliquer ce choix decarrière par des motifs d’un ordre si spécial, si analogue à montour d’esprit habituel que, du coup, j’étais son ami. A l’âge quenous avions l’un et l’autre, certaines ressemblances dans lamanière de sentir équivalent à des années d’intimité :

— « Mon père et ma mère, »disait-il, « désiraient qu’après mon volontariat je fisse mondroit. Mon père a été, trente ans de sa vie, huissier au ministèrede l’Intérieur. Il s’est retiré depuis l’année dernière. Il a leculte de l’administration. Il me voyait d’avance sous-préfet. Jeserais rentré dans son type social. Heureusement il est si bon pourmoi. Ma mère aussi. Pourvu que je ne les quitte point, ils sontcontents. Quand je leur ai déclaré que je voulais faire mamédecine, ils ont bien été un peu étonnés, mais ils ont consenti.Je leur ai donné comme prétexte qu’avec l’instabilité politiqueactuelle, les fonctions d’Etat n’offraient plus les mêmes garantiesque sous l’Empire. Je ne leur ai pas dit ma vraie raison. Lesbraves gens n’ont pas d’autre philosophie que celle du cœur, ilsn’auraient pas compris mon point de vue. Toi, tu le comprendras… Cequi m’a décidé à prendre cette voie, cela peut te semblersingulier, c’est le besoin de certitude. Mon goût personnel m’eûtentraîné vers des études plus abstraites. Je serais entré à l’Ecolenormale, pour m’occuper de métaphysique, si je n’avais pas lu Kantet aussi l’Intelligence de Taine. Il m’a paru quel’objet dans les sciences philosophiques est par trop douteux. Monesprit à moi a comme faim et soif de quelque chose de positif,d’indiscutable. Les sciences naturelles donnent cela. Je me suisdonc tourné de leur côté. Puis j’ai réfléchi. Je ne sais pas où tuen es de tes convictions morales ? Moi, je m’en tiens àl’agnosticisme absolu. Je considère que nous ne pouvons pasconnaître d’une connaissance certaine s’il y a un Dieu, pourprendre la formule la plus simple, ou s’il n’y en a pas, — s’il y aun Bien ou un Mal, ou s’il n’y en a pas, — un mérite ou undémérite, ou non, — une autre vie, ou non… Il faut agir cependant.Moi, du moins, je sens une nécessité d’agir, surtout depuis quej’ai vu la guerre… J’ai l’impression que j’aurais, dans unetempête, sur un bateau en danger. C’est une honte de ne pas prendrepart à la manœuvre, le pouvant. Je me suis rappelé le raisonnementde Pascal, tu te souviens, celui du pari? Je me suis dit : quelleest, parmi les sciences naturelles, la branche qui se prête à uneapplication pratique telle que cette application soit acceptabledans toutes les hypothèses? Il m’a semblé que la médecine, comprised’une façon un peu haute, répondait à ce programme. Examine, eneffet, l’une et l’autre solution. Suppose démontrées toutes lesthéories spiritualistes, va plus loin, toutes les théorieschrétiennes. Quel est le devoir? Soulager l’être qui souffre. Lemédecin le fait. Suppose démontrées toutes les théories contraires.A quoi se réduit la morale ? A un instinct d’altruisme qu’ilfaut constater et satisfaire comme tous les instincts, et quiconsiste dans un besoin de nous associer à nos semblables, de lesaider et d’en être aidé, en face de la nature hostile. Quiaccomplit cette tâche mieux que le médecin? Il est l’altruiste parexcellence. Il est dans le vrai, quel que soit le postulatmétaphysique auquel nous, nous rangions. Et la preuve, c’est quedepuis le jour où j’ai pris ma première inscription et passé leseuil de l’hôpital, j’ai goûté une espèce de calme que je neconnaissais pas. J’ai eu l’évidence qu’intellectuellement etmoralement j’avais les pieds par terre, que je marchais sur dusolide… Enfin, je n’ai plus douté… »

Que Corbières était frappant à contemplertandis qu’il me parlait ainsi! La flamme de la pensée transfiguraitson visage irrégulier et plutôt laid. Ce fils d’un petit employé deministère trahissait, par la construction de tout son corps, cettehérédité mi-paysanne, mi-citadine, qui n’a ni l’intégrité de laforce rustique ni l’affinement de la vraie bourgeoisie. Il avait degros os et peu de muscles, des traits épais et le sang pauvre. Labeauté des yeux et de la bouche corrigeait cet air de chétiveté.C’était une bouche d’une bonté charmante, qui souriait avec unelibre ingénuité, et c’étaient des yeux bleus d’une loyauté tellequ’il semblait impossible que l’homme qui regardait de ce regardpût jamais mentir. Avec cela, une voix prenante, dans laquellefrémissait l’ardeur de la conviction intime. En faut-il davantagepour expliquer l’impression profonde que me produisit ce discours,du texte duquel je suis bien sûr? Je le transcrivis, le soirmême, sur mon journal de cette époque, avec beaucoup d’autresdétails inutiles à rapporter, où je retrouve les indices du coup defoudre d’enthousiasme que je reçus là, sous les arbres verdissantsdu vieux jardin. J’imagine, j’espère, qu’aujourd’hui comme alors,ces paisibles allées, au bord desquelles se dressent les statuesdes reines et les bustes des poètes, servent de théâtre à desconversations entre jeunes gens, du ton exalté de celle dontj’évoque le souvenir lointain. Des heures pareilles sont tout ceque je regrette d’une jeunesse mal gouvernée, et aussi la naïveplasticité d’âme, qui permet les nobles engouements comme celui quime fit, cet après-midi même, abandonner mes projets, pouraccompagner Eugène jusque chez lui. Nous n’y fûmes pas plutôtarrivés qu’il me proposa de me reconduire à son tour. Il était nuitclose quand nous nous quittâmes, après avoir touché, durant cetteinterminable causerie, à tous les objets de la pensée humaine, etpris rendez-vous pour le lendemain matin. Je devais accompagner moncamarade à la Pitié, dont il suivait la clinique :

— « Je crois, » lui dis-je, en lui serrantla main, « que je vais faire comme toi et me mettre à la médecine…»

Je ne me suis pas mis à la médecine, etcette soudaine résolution d’imiter Corbières se réduisit à quelquesséances d’hôpital qui eurent du moins ce bon effet de me placer enprésence d’un peu de réalité. C’était le contact dont j’avais leplus besoin. Mon erreur, qui fut celle de tant d’autres jeunesgens égarés par une précoce ambition d’écrire, consistait à fairede la littérature un but, au lieu qu’elle n’est qu’un résultat. Jevoulais composer des romans, et je n’avais rien observé; des vers,et je n’avais rien senti. Le grand service à me rendre était de metirer du milieu tout artificiel, tout livresque, où je m’étiolais,pour me montrer de l’humanité simple et besogneuse, de la vie,humble et terre à terre, mais vraie. Ce service, Eugène me lerendit deux fois, et sans s’en douter : par ces salutaires visitesà la Pitié, d’abord; et puis, en me faisant pénétrer dansl’intérieur de sa famille, cet original et mystérieux intérieurdont je ne perçus longtemps que le pittoresque. Le mystère ne m’estapparu qu’après. Les vieux Corbières habitaient avec leur fils, ausecond étage d’une très vieille maison d’une très vieille rue duquartier du Panthéon. Cette rue, qui s’appelait jadis rue duPuits-qui-parle, n’a de moderne, — et quelle modernité ! — queson nom plus récent de rue Amyot. Rien ne semble y avoir bougédepuis l’époque reculée où florissaient le collège des Ecossais etcelui des Irlandais, tout voisins, et dont l’inscription frontaleexiste encore. Quand j’y vais parfois en pèlerinage, je retrouvel’endroit tel qu’il était voici vingt-cinq ans. Le pavé inégal oùles fiacres se hasardent rarement, s’encadre toujours d’une verdureprovinciale. Des branches d’arbres y dépassent toujours des murs dejardins, et les concierges y tiennent toujours sur le trottoir,avec les locataires des rez-de-chaussée, leurs longues séancesde travail et de bavardage en plein air, tandis que les enfants yjouent aux billes et au diable, sans avoir à trop redouter lesbrusques passages de voitures. Les maisons irrégulières, de dateset de styles différents, rappellent que le quartier a poussé commeune création naturelle, lentement, bonnement, au gré des besoins,et non par un de ces à-coups de l’édilité, qui impriment sur leParis nouveau un sceau d’universelle monotonie. Aucun cadre neconvenait mieux à la physionomie immobile, et comme figée, desparents de mon camarade. L’huissier retraité qui venait lui-mêmeouvrir la porte au coup de sonnette du visiteur, était un homme decinquante-huit ans, très droit et très maigre, avec un visageindéchiffrable qui n’avait d’expressif que les yeux, — bleus commeles yeux de son fils, mais d’un éclat singulier où je discerne àdistance la fièvre secrète d’un constant remords. A cette époque,j’y voulais voir seulement l’ardeur d’une idolâtrie paternelle dontje n’ai pas rencontré de second exemple. Ce bonhomme, dont la vies’était consumée au coin d’une cheminée chauffée aux frais descontribuables, dans une antichambre de la place Beauvau, à fairepatienter des solliciteurs, semblait avoir concentré dans songarçon toute la revanche de sa misérable existence. A en juger parla modestie de l’appartement, par la simplicité des meubles, par latenue du père et de la mère, les ressources du ménage devaient êtrebien exiguës. Pourtant jamais aucun livre n’avait été refusé àEugène pour ses études, et jamais l’ex-huissier n’admit quel’étudiant en médecine divertît de ses travaux une seule heure pourdonner une leçon, collaborer à un petit journal, enfin gagner del’argent. L’intensité de son affection lui faisait deviner que,pour un futur savant, les années de jeunesse comptent triple, etque l’entier loisir durant cette période est le plus précieux desbiens.

— « J’ai dit à Eugène,» répétait-il souvent,«ne pense pas à nous. Notre bonheur, c’est d’être avec toi… Je neserais pas Picard si je n’affendais pas avec mon fieu… » Il avaitgardé de son origine, — il était de Péronne — de ces mots patoisqu’il aimait à prononcer en jouant au rustaud. « Il faut qu’il soitun homme célèbre, » concluait-il, « et il le sera… Je l’ai toujourspensé depuis le collège, monsieur… Voyez ses prix. Il y aquatre-vingt-sept volumes!… »

Et de sa main, toute calleuse à forced’humbles services, le père me montrait les dos d’une suite delivres rangés sur les rayons d’une bibliothèque d’acajou vitrée etfermée à clef. L’histoire entière de sa passion pour son filstenait dans ces pauvres bouquins de collège qu’il appelaitquelquefois, — ô naïveté! — «ses titres de noblesse.» Vous devinezles étapes d’ici : l’enfant va à l’école chez les Frères duquartier. Il est intelligent. Il apprend vite, « C’estdommage de ne pas le pousser plus loin, » dit le Supérieur. Le pèreet la mère se consultent : « Bah ! on rognera sur le tabac,sur le sucre. On se passera de femme de ménage. » L’enfant estenvoyé au lycée voisin. Il réussit. On voulait d’abord leretirer après la quatrième et l’examen de grammaire. Les succès auconcours arrivent. On ira jusqu’au baccalauréat. Le reste suit.D’ailleurs les habitudes de la plus sévère économie sereconnaissaient à vingt signes dans la maison Corbières. Bienentendu c’était le vieil homme qui se chargeait du gros ouvrage :frotter le carreau, cirer les meubles, fendre le bois, vider leseaux, jusqu’à faire les lits. Il s’était évidemment retiré duministère pour que son fils fût mieux servi. Son rouge visage, unpeu congestionné, avait une peau comme gaufrée de larges rides,dont chacune disait l’endurance, l’entêtement d’une rude et soliderace. Une méticuleuse propreté, — encore un trait de son pays,voisin des Flandres, — régnait dans les six pièces quiconstituaient tout l’appartement. Comptez : une cuisine, uneentrée, une chambre à coucher pour le père et la mère, une salle àmanger, un salon devenu bien vite le cabinet de travail d’Eugène,la chambre à coucher de celui-ci. L’étudiant se trouvait de lasorte occuper plus d’un tiers du modeste local, et, bien entendu,la partie la plus vaste, la plus aérée, celle dont les fenêtresdonnaient sur des jardins. C’était aussi la seule qui fût meubléepresque luxueusement. Mon camarade acceptait cette gâterie un peu,il faut le dire, avec l’égoïsme trop naturel aux grandstravailleurs, beaucoup avec l’idée que son avenir préparait auxsacrifices actuels de ses parents une ample compensation. Que defois je l’ai entendu, quand je voulais l’entraîner àquelque partie de théâtre ou de promenade, qui me répondait:

— « Je ne peux pas. Il faut penser à mesvieux… »

Je savais bien que « ses vieux, » comme illes appelait avec une tendre familiarité, n’auraient jamais trouvéun mot de blâme à prononcer contre lui, de quelque façon qu’il eûtemployé son après-midi ou sa soirée. Non. Ce qu’il signifiait parlà, c’était son passionné souci de mériter cet admirabledévouement. Il s’y appliquait d’autant plus qu’il croyait devineren eux une étrange facilité à souffrir. Et c’était bien vrai que ceménage de si braves gens ne respirait pas l’allégresse dont cedévouement, prolongé tant d’années durant, les rendait dignes. Surle front rouge du père, où les veines en saillie marquaient auxtempes la forte poussée du sang, il semblait qu’il pesât unepréoccupation constante. Appréhendait-il de mourir avant d’avoirachevé son œuvre, sans avoir vu son fils agrégé, professeur à laFaculté, membre de l’Académie? Toutes ses économies avaient-ellesété dépensées à cette longue et coûteuse éducation, et sa maigreretraite d’ancien employé, toujours à la veille de disparaître aveclui, constituait-elle le plus clair de l’avoir actuel ?Etait-il simplement un homme d’humeur volontiers chagrine,qu’attristait la santé incertaine de sa femme ? Telles étaientles questions que le fils se posait sans doute, comme je me lesposais moi-même chaque fois que j’avais constaté sur le visage deM. Corbières, au cours d’une de mes visites, quelque trace decet obscur assombrissement. Pour Mme Corbières, la réponse étaitsimple. Du moins, elle me paraissait simple. Eugène m’avaitlui-même trop souvent parlé de ses craintes sur l’avenirpathologique de sa mère. Il croyait diagnostiquer en elle la menaced’une maladie du foie. C’était une femme courte et trapue, quiavait dû, à vingt ans, être belle de cette beauté du midimontagnard, à la fois leste et râblée, où il y a tant de vitalitécomme ramassée, comme pressée sous une petite enveloppe. Elle étaitde La Roquebrussane, un village du Var, juché sur les contrefortsdes Maures, entre Brignoles et Toulon. Elle gardait, de saProvence, de jolis pieds et de petites mains, — de vrais pieds demule, fins et droit-posés, capables de gravir, à cinquante anspassés et très passés, sans un trébuchement, les escarpements despentes natales, — des mains agiles et maigres de cueilleused’olives. Et quelle flamme noire dans ses prunelles! Ellesbrûlaient littéralement dans un visage creusé et jauni, comme pétride bile. Quoique cette femme m’accueillît toujours avec une extrêmegracieuseté de manières, pourquoi ne me sentais-je jamais en sûretévis-à-vis d’elle ? Il y avait, dans tout son être, un je nesais quoi de farouche et comme de défiant que la présence même deson fils n’apaisait pas, n’adoucissait pas entièrement.

— « C’est une âme inquiète, » medisait Eugène, quand je lui en demandais des nouvelles. « Sij’étais croyant, voilà qui me ferait douter de la justice de Dieu.Tu connais ma mère. Tu la vois vivre. Depuis ma plus lointaineenfance, je me souviens d’elle comme d’une personne qui n’a respiréque pour les autres, pour nous deux, mon père et moi. Entre lemarché, sa cuisine, notre linge, des raccommodages d’habits, sa viese sera dépensée aux plus humbles besognes de la plus humbleservante, et elle était née une demoiselle, et elle avait reçu del’éducation!… Si quelqu’un méritait d’avoir la paix du cœur, c’estbien elle, et elle ne l’a pas… Elle est pieuse, dévote même, et sareligion ne lui sert qu’à se ronger de scrupules… Faible comme elleest, j’ai peur de la voir tomber malade à chaque Carême, et il n’ya pas moyen d’empêcher son excès d’austérité. J’aurais voulu parlerà son confesseur, mais je ne sais pas chez qui elle va. Elle esttrès secrète sur certains points, notamment sur celui-là, et quandon essaie de l’interroger, même moi, on sent qu’on lui fait mal… Onnous parle de bonne conscience. C’est d’un bon estomac et d’un bonfoie que l’on devrait parler. A chaque période digestive, le foiese remplit de sang. Que, par un accident quelconque, ce sangcharrié par la veine-porte se charge de principes irritants pourles cellules hépatiques, et tout l’être moral est empoisonnéphysiquement… »

— « Mais ne se rencontre-t-il pasaussi,» lui répondais-je, «des cas où le chagrin tue, et parconséquent où l’être physique est empoisonné moralement ?…»

— « C’est exact, » concluait-il, « et celafinit de prouver que nous ne comprenons rien à rien…  Pourtantsi. Je comprends que le jour où ma brave femme de mère me verraagrégé, ce succès lui fera plus de bien que toutes les eaux deCarlsbad ou de Marienbad… Aussi je te quitte pour aller travailler…»

 

Chapitre 2

 

Je me suis attardé à ces souvenirs, dont jepourrais multiplier les détails. Il s’y ramasse pour moi desimpressions de plusieurs années, — années qui vont du printemps de1873, où je renouvelai avec Eugène Corbières la camaraderieébauchée au collège, jusqu’à l’hiver de 1882, où se déroulèrent lesévénements auxquels j’arrive et qui font la vraie matière de cerécit; — incohérentes années pour moi, qui les employai, comme laplupart des apprentis-écrivains, à toutes sortes d’essais avortés,d’expériences déraisonnables et plus ou moins dangereuses pourl’avenir de ma pensée; — fécondes et méthodiques années pour monami, qui avait, lui, trouvé son chemin aussitôt. Je le vis,successivement, externe, puis interne d’hôpital et remportant lamédaille d’or, puis docteur, et il approchait d’un pas sûr verscette place de médecin des hôpitaux et ce titre d’agrégation qu’ils’était fixés comme buts. La divergence de nos directions avait ététrop forte pour nous faciliter, tout le long de cette période,les rapports quotidiens. Nous n’avions donc eu, pendant cesneuf ans, qu’une de ces intimités à intermittence qui ne permettentpas de remarquer certains imperceptibles changements dans la vie defamille de ceux que nous fréquentons ainsi, de distance endistance. A chacune de mes visites à la rue Amyot, j’avais toujourstrouvé l’intérieur des Corbières pareil à lui-même : l’ex-huissierdu ministère un peu plus rouge de teint, un peu moins alerte; lamère un peu plus plombée de visage, et plus tassée. Mais rienn’avait changé dans leurs habitudes. Quand j’arrivais, c’étaittoujours le père Corbières qui venait à mon coup de sonnette, enbras de chemise le plus souvent, un bâton à frotter à la main, oubien quelque brosse, ou bien un torchon de lampe, et, par la porteentr’ouverte de la cuisine, j’apercevais la mère Corbières devantson fourneau, mijotant quelque friandise méridionale, — un rizot ouune soupe de poissons, — pour le repas du soir du patient ouvrierde Science que je trouvais, lui, à sa table, au milieu de sespapiers et de ses livres, en train de rédiger les «observations» dela veille ou du matin. Quoiqu’il commençât d’être appelé par sesmaîtres à de fructueuses consultations, et qu’il collaborât àquelques revues spéciales où il était convenablement payé, à peinesi « les vieux » toléraient l’intrusion dans leur ménage d’unefemme de charge, à cinq sous de l’heure, et qui venait seulementune partie de la matinée.

— « Je n’insiste pas davantage, » me disaitCorbières, en m’expliquant cette situation : «A la première maladiede l’un ou de l’autre, je leur imposerai une vraie domestique.D’ici là, j’ai peur, en dérangeant leur train de vie, même un peu,de déranger leur santé. Ma mère surtout ne supporterait pas d’êtrecontrariée. Tu sais mes anciennes craintes sur elle. Je voisqu’elle se ronge toujours, et à propos de tout. Mon père en ressentle contre-coup. Ils trouvent le moyen de n’être pas heureux, de sibraves cœurs! Décidément, non, il n’y a pas de Providence…»

Au commencement de cette année 1882, lasituation s’était pourtant modifiée. Eugène avait manifesté ledésir de quitter la rue Amyot, en prétextant la nécessité des’établir. Ce fut le premier heurt sérieux entre le fils et sesparents. Après avoir approuvé sa résolution, l’avoir aidé dans sarecherche d’un nouveau gîte, avoir présidé à son emménagement, lepère et la mère déclarèrent tout d’un coup qu’il leur était troppénible de renoncer au logis qu’ils occupaient depuis trente ansdéjà, et leur résolution fut invincible. A la clarté des faits quej’ai connus plus tard, je comprends que cette volonté des vieuxCorbières enfermait une idée d’expiation suggérée par la femme.Dans l’ignorance de la faute dont la secrète honte dévorait ceménage, en apparence irréprochable, comment expliquer cetentêtement, sinon par la manie? Le médecin n’y manquait pas. Maisdéjà le soupçon que l’état moral de ses parents cachait un mystèrese levait en lui, vaguement. Il sentait chez eux un parti pris dene point s’associer au bien-être qu’allait comporter sa situation.Sans presque d’efforts et sans qu’il interrompît les travauxpréparatoires à ses examens, l’année précédente s’était chiffréepour lui par un revenu de plus de dix mille francs, somme énormepour des habitudes comme celles de cette famille. Il vint me voir,je m’en souviens, au sortir de la scène dernière où il avaitvainement essayé de les fléchir. Après m’avoir raconté sonentretien avec eux, sa pressante insistance et leur refus de plusen plus affirmé, il conclut :

— « Il y a de la phobie dans leur cas, c’estindiscutable. Mais j’y vois aussi, de la part de ma mère, une idéereligieuse. C’est sa façon de porter le cilice que de vivre danscette humilité. Elle me donne l’impression qu’elle veut se punir.Se punir? Pauvre sainte femme! Sans doute de trop m’aimer, d’êtretrop fière de moi… Ce qui m’étonne, c’est qu’elle fasse partager safaçon de voir à mon père… Lui n’est pas dévot. C’est tout justes’il va à la messe maintenant, et quand j’étais petit garçon, iln’y allait jamais. Quels arguments lui donne-t-elle bien pour leconvaincre ? Et il prend de l’âge, et il aurait besoin de sereposer, d’être mieux nourri, mieux logé, d’être servi… Et pasmoyen d’avoir raison de ces vieilles têtes. C’estincompréhensible ! »

C’était incompréhensible en effet. Maispourquoi cette excentricité de l’huissier retraité et de sa femmene m’étonna-t-elle pas outre mesure? Y-a-t-il, dans cet ensembled’impressions mal définies que nous donne la personnalité d’autrui,une logique cachée et dont l’intuition non formulée dépasse notrepropre conscience? J’aurais été incapable de dire pourquoi cetteattitude des parents d’Eugène se raccordait à l’image que je mefaisais d’eux tout au fond de moi-même. Quel paradoxeinvraisemblable pourtant que cet effacement subit d’un père etd’une mère qui n’ont vécu que pour leur fils, devant le succès dece fils! Quelle anomalie, que ce renoncement à la joie quotidiennede partager son triomphe, — leur œuvre! Je les avais vus, dixannées durant, ne respirer, ne vivre que pour assurer à leur enfantle loisir de suivre sa carrière, de préparer ses examens, dedevenir le médecin considérable qu’il allait être, qu’il était, etils refusaient de se mêler à cette réalisation du passionné désirde toute leur existence! S’étaient-ils jugés trop humblesd’extraction, trop frustes de manières? Prévoyaient-ils que leurfils se marierait dans un monde supérieur à eux, ets’écartaient-ils déjà, par un suprême sacrifice ?Quelques-unes de ces hypothèses étaient acceptables. D’autres non.La seule à laquelle je n’eusse pas pensé était que ces gens eussentcommis une action qu’ils ne pouvaient pas se pardonner. Commentimaginer que le regret de cette action pesât sur leur fin devieillesse, d’une pesée d’autant plus lourde, (et sur ce pointEugène ne se trompait pas,) que Mme Corbières, avec sa dévotion àdemi italienne, s’épouvantait et épouvantait son mari, à l’idée dela mort prochaine et de l’enfer certain? Et vraiment, lorsque jesonge à la suite d’accidents si simples qui dévoilèrent au fils cetabîme de misère, je le répète, je ne peux m’empêcher d’yretrouver, moi aussi, ce châtiment que la croyante redoutait, et jepense à l’étrange dicton où les Italiens justement, ces cousinsgermains des Provençaux, ont résumé, avec leur vive imagination, ceretour de la faute sur celui qui l’a commise : « lasaetta gira, gira,» — disent-ils, «la flèche tourne,— torna adossoa chi la tira, et elle retombe sur qui la tire. »

Il y avait un mois peut-être qu’Eugène avaitdéploré, dans les termes que j’ai rapportés, l’obstination de sesparents à ne pas vivre avec lui. Je ne l’avais plus revu depuislors, et je ne m’en étais pas trop étonné, connaissant lesexigences de son travail. Je ne me doutais pas que, pendant cesquatre semaines, sa pensée était occupée de tout autre chose quedes maladies de la dénutrition, — l’objet favori de ses études; —et qu’il inaugurait, presque malgré lui, une enquête dont lapoursuite l’eût fait reculer peut-être, s’il en eût devinél’aboutissement. Mais non. C’était une de ces intelligencesviriles, — on les compte, même dans sa profession, — pourlesquelles aucun sentiment ne prévaut contre le courageux désir devivre dans la vérité, si dure soit-elle. Je le revois encore, auterme de ces quatre semaines, entrant chez moi, un peu avant onzeheures. C’était un moment incommode pour lui à cause de sestravaux, et qui seul indiquait une circonstance exceptionnelle.L’expression de son visage l’indiquait davantage encore. Uneévidente contrainte crispait ses traits, et dans ses yeux, sitransparents d’habitude, si pleins de la belle ardeur claire del’étude, je lisais comme une angoisse implorante, celle d’un hommesur le point de hasarder auprès d’un autre une démarche qu’ilvoudrait ne pas même voir discutée. Il n’y mit d’ailleurs aucunediplomatie, et ce fut avec une décision toute chirurgicale qu’ilm’aborda :

— « J’ai un service très délicat à tedemander. Je commence par te déclarer que, si tu ne juges pas àpropos de me le rendre, je n’en serai pas offensé. Je te prieseulement de réfléchir avant de me répondre non… »

— « Je te promets de faire tout ce que jepourrai pour te répondre oui, » dis-je, sur le même ton sérieuxqu’il venait de prendre pour me parler. Sachant son aversion pourtout étalage, une telle entrée en matière annonçait chez lui unedécision raisonnée, et je l’estimais trop pour ne pas me placeraussitôt au diapason de gravité qui était le sien.

— « Merci, » reprit-il, en meserrant la main. Puis, sans autre préambule : «Je t’ai raconté avecquelle étrange obstination mes parents ont définitivement refuséd’habiter avec moi. Je t’ai dit aussi que ce refus n’était qu’uneconséquence d’un parti pris général, celui de ne rien changer àleur train de vie, alors qu’ils le peuvent et qu’ils le doivent.C’est comme s’ils craignaient, en participant à ma vie, departiciper à une fortune mal gagnée, et cependant tout ce que j’ai,tout ce que j’aurai au monde, c’est le résultat de mon travail etdu leur. C’est eux qui m’ont fait ce que je suis, par leursSacrifices. Tu en es témoin. Si j’ai eu mon temps à moi, toutmon temps, si je n’ai subi aucun esclavage de métier, eux seulsl’ont permis, en se dévouant à moi, d’un dévouement qui est allé dupetit au grand, toutes les heures, pendant des années. Et je nel’acceptais, moi, ce dévouement, qu’avec l’espoir, avec lacertitude de dorloter leur vieillesse. Et ils me la dénient, cettepauvre joie, dont l’attente me justifiait, vis-à-vis de moi-même,de tant recevoir d’eux… »

— « Ne te laisse pas aller à ce sentiment, »interrompis-je, « il n’est digne ni de toi ni d’eux. Il y ades cœurs envers qui c’est être ingrat que de vouloir êtrereconnaissant. On doit prendre ce qu’ils vous donnent comme ilsvous le donnent, sans compter… On les paie en les aimant…»

— « C’est parce que je les aime, »reprit-il, « et parce que je sais combien ils m’aiment, que leurattitude vis-à-vis de moi me tourmente. Tu te souviens que j’ai cruà quelque phobie. Le mot t’avait même amusé. J’ai pensé que ma mèresurtout, dont je sais le catholicisme tout méridional, pouvait êtredominée par quelque hantise de scrupule… Bref, depuis que je net’ai vu, il y a un mois, j’ai renoncé à discuter avec eux cettequestion qui devrait être si simple, n’est-ce pas ? Je me suisinstallé rue Bonaparte, dans mon nouvel appartement, en leurgardant la chambre que je leur avais préparée… Et, malgré moi, jeme suis mis à les regarder. Le mot peut te paraître étonnant,puisque je ne les ai jamais quittés. C’est ainsi pourtant. Sauf àl’époque où j’avais craint, pour ma mère, uncommencement d’hépatite, je ne leur avais jamais appliquécette acuité d’observation qui se développe en nous par notremétier. Ce fut comme si le fils s’abolissait en moi tout d’un couppour céder la place au clinicien… Il m’est très difficile det’expliquer un état qui n’a sans doute pas d’analogue. Je vais tele faire comprendre pourtant : si la faculté professionnellen’était pas à de certains moments comme endormie chez nous, aucunmédecin ne serait jamais amoureux, et si, d’autre part, cettefaculté une fois éveillée ne dominait pas tout l’homme, aucunejolie cliente ne serait en sûreté auprès d’un médecin. Je neconnais pas d’exemple qui montre mieux de quel dédoublement notreéducation technique nous rend capables… Je constatai donc, au coursde cette crise d’analyse, que mon père et ma mère étaient plustouchés que je ne l’avais remarqué jusqu’ici, et chacun dans ladonnée de son tempérament. Lui est en train de faire du mal deBright, elle de faire de la maladie de foie. Mais passons. Jet’épargne le détail d’une enquête dont le seul intérêt pour ce quej’ai à te demander est dans le résultat : j’en arrivai à laconclusion qu’il y avait dans leur existence un principe de soucicaché, et que je n’avais jamais soupçonné… »

— « Un souci dont tu ne sois pasl’objet ? » interrompis-je ; « moi aussi je les airegardés, tes pauvres parents. Ce n’est pas possible… »

— « Mais écoute donc, » reprit-il avecimpatience. « Il y a huit jours, au sortir de l’hôpital, — je faisun intérim à l’Hôtel-Dieu, — ces idées m’obsédaient plusencore que d’habitude. Il faut te dire que j’avais laissé maman laveille avec une mine inquiétante. La visite des malades avait étéplus courte que je ne pensais. Je calcule que j’ai le temps, avantl’école pratique où j’avais rendez-vous, de passer rue Amyotprendre des nouvelles. J’arrive. Je monte les trois étages, et, surle palier, comme j’allais sonner deux coups, — c’est depuis vingtans ma manière d’annoncer ma rentrée, — j’entends des éclats devoix qui viennent de l’intérieur. On eut dit que l’on se disputaitderrière la porte. Impossible de distinguer les mots, mais jereconnais une des voix, celle de mon père. L’autre, non. Une minuteje tendis l’oreille, sans rien saisir que des bribes de phrases,entre autres cette exclamation poussée par mon père, à deuxreprises : « Mais c’est une honte, c’est une honte!… » Tout d’uncoup, la pensée que, si la porte s’ouvrait, je serais surpris parlui ou par ma mère à jouer le rôle d’espion, me fît prendre lapoignée de la sonnette. Au double tintement qui révélait maprésence, les voix se turent. Le pas de mon père s’approcha.J’étais dans un de ces moments où la machine nerveuse est si tenduequ’elle enregistre les plus petits signes. Rien qu’au craquement duparquet sous son pied, j’aurais deviné que mon père tremblait. Jel’aurais deviné aussi, à la manière dont il fit jouer la serrure,en s’y reprenant à trois fois. Il était si déconcerté qu’à peinetrouva-t-il les mots pour répondre à ma question : « Tuétais avec quelqu’un ? Je te dérange ?» — « Pas dutout, » fit-il. et il continua « La maman n’est pas là.Mais si tu veux attendre une minute, je finis et je suis àtoi. » Il ne voulait pas que je visse la personne avec laquelle ilvenait d’avoir cet entretien violent. Cette personne, au contraire,désirait sans doute me voir, car, à l’instant où mon pèrem’introduisait dans la salle à manger, la porte de la cuisine où ilavait poussé son visiteur s’ouvrit toute grande. La même voix quej’avais entendue quereller mon père dit : « Monsieur Corbières, jene veux pas vous importuner. Je reviendrai pour la petite chose; »et en même temps je vis apparaître un homme, de notre âge peut-êtreavec des traits assez fins dans un masque horriblement dégradé, desépaules pointues, un corps décharné qu’habillaient des vêtementsignobles. Tu les connais, ces haillons du tapeur professionnel, surqui finissent nos vieilles redingotes, nos vieux pantalons et nosvieux chapeaux devenus d’innommables loques. Celui-là puaitl’alcool et la pipe, et il avait, dans ses yeux aux paupièresrougies, ce regard d’hébétude et d’insolence que j’ai si souvent vuaux gens de son espèce. Cela fait un mélange d’orgueil etd’abrutissement qui annonce la paralysie générale toute prochaine.Il me dévisagea, en répétant : «Je reviendrai,» et sortit entraînant sur le parquet, avec une démarche arrogante, ses piedschaussés de bottines crevées. »

— « C’est un malheureux à qui ton excellentpère fait la charité, voilà tout, » lui répondis-je. « Il seraitplus prudent de ne pas recevoir seul de pareils personnages, c’estvrai. Mais ces mendiants parisiens sont organisés en camorra, comme ceuxde Naples. Ils se renseignent les uns les autres, et celui-làsait que M. Corbières n’est pas très riche, sois-en sûr…»

— « Oui,» reprit Eugène. «C’est un mendiant,cela ne fait pas de doute. Mais ce n’est pas seulement un mendiant…»

— « Que veux-tu dire ?… »

— « Je veux dire que, dans le timbre de savoix, tandis que j’écoutais derrière la porte, dans sa façon des’en aller, dans l’accent de son : « je reviendrai » , il y avaitcomme une menace, presque une autorité… Et si c’était un mendiantordinaire, mon père aurait-il été troublé de mon arrivée, à cedegré ? aurait-il éludé mes questions, une fois seuls ?m’aurait-il demandé de ne pas parler de cette rencontre à mamère ?… »

— « Mais oui, mais oui, » répliquai-je. «Tout s’explique si tu supposes précisément que c’est quelquemauvais pauvre à qui ta mère, plus sage, refuse l’aumône et quiessaie de se faufiler chez vous à son insu, pour arracher unepoignée de sous à la pitié de M. Corbières… »

— « Tu n’as pas vu cet homme et mon pèrel’un en face de l’autre,» répondit Eugène. « Moi qui les ai vus,j’ai senti le mystère, aussi nettement que je sens ce feu… » Et ilétendit sa main vers la flamme qui brillait dans le foyer, soupleet dorée. « Je l’ai tellement senti, » continua-t-il, « que je mesuis laissé entraîner, sous l’influence de cette impression, à unacte incroyable. En arrivant chez mon père, j’avais renvoyé mavoiture, pour faire un peu d’exercice, et marcher jusqu’à l’école.Quand je quittai la rue Amyot, le hasard voulut que je prissela rue de la Vieille-Estrapade, pour obliquer ensuite par la rueSaint-Jacques. Je ne sais si tu te rappelles qu’avant d’arriver àla rue Soufflot, il y a là, sur la main gauche, une espèce detaverne, un débit de liqueurs plutôt, d’un caractère assez étrange,avec tout un décor de tonneaux et de tables en bois brut?… Ce n’estpas le marchand de vins et ce n’est pas le café. Le public quifréquente là n’est pas non plus celui des cafés ni des marchands devins. Quelques ouvriers y vont, très peu, mais surtout desbourgeois en train de se déclasser: des pions sans collège, despeintres sans atelier, des publicistes sans journal, des poètessans éditeur, de futurs avocats sans causes, des carabins sansinscriptions. La boisson favorite du lieu est l’absinthe. Je nepasse jamais devant cet endroit sans y jeter un coup d’œil, presquemalgré moi. J’y ai quelquefois repêché de vieux camaradesd’hôpital… J’y regardai, ce matin-là encore, et je reconnus,accoudé sur une des tables du fond, avec un verre auprès de lui,rempli de l’affreuse drogue verdâtre et laiteuse, l’énigmatiqueréfractaire que je venais de rencontrer chez mon père. Comme jerestais là, immobilisé par la curiosité, il releva la tête etregarda de mon côté. Je reculai, comme un coupable pris en flagrantdélit, et je me cachai derrière l’auvent d’une boutique voisine.Peine perdue! Il était déjà complètement ivre et incapable de seremettre mon visage. Le sien me frappa, cette fois, plussinistrement que tout à l’heure, à cause du contraste entre lastupeur hagarde de l’intoxication et cette finesse de traits dontje t’ai parlé. Il y a deux types très nets d’alcooliques : lebrutal, et, — si l’on peut employer un pareil mot pour une pareilleabjection, — le délicat. Il y a l’ivrogne qui s’est mis à boire pargrossièreté et celui qui se grise cérébralement, par nervosismedépravé, pour oublier, le plus souvent pour s’oublier. C’estl’ivresse plus particulièrement propre au buveur d’absinthe, celled’un Musset, d’un Verlaine. C’était celle de mon inconnu. C’est laplus triste. Je renonce à t’exprimer en effet la mélancoliesingulière dont cette tête était empreinte. J’y lisais maintenant,non plus l’insolence, ni l’orgueil, mais une détresse infinie etirrémédiable, celle d’une destinée à jamais manquée. A un moment,il leva son verre et il rit convulsivement à sa pensée, d’unebouche où manquaient les dents de devant. Ce trou noir dans cetteface livide et déjetée, devant ce poison de couleur trouble commedu lait d’euphorbe, dans cet antre dont l’âcre relent, — unécœurant arôme d’eau-de-vie au rabais — arrivait jusqu’à moi,c’était un spectacle presque terrible, je te jure. L’ivrogne vidace verre d’un trait. Ce devait être le quatrième ou le cinquième,car il posa sur la table, pour payer, une pièce blanche dont on nelui rendit pas la monnaie. Or les consommations, dans ce bouge,coûtent trois ou quatre sous. Puis, tout raide et automatique, aveccette allure de somnambule flageolant où se devine ladécoordination de la moelle, la fixité du but dans la vacillationdu mouvement, il se lève, sort de la boutique, prend le trottoir.Je prends le trottoir derrière lui. Il va. Je vais. Nous dépassonsla rue des Feuillantines, le Val-de-Grâce, le boulevard dePort-Royal. Il s’arrête enfin, rue du Faubourg-Saint-Jacques,devant la porte d’une de ces maisons à cour intérieure, qui sont devéritables cités de miséreux… Je l’attends… Il ne reparaît pas…»

— « Et alors ? » fis-je, comme ilhésitait.

— « Alors, » reprit-il avec levisible embarras d’un homme très scrupuleux, à qui des procédésd’inquisition louche répugnent dans toutes lescirconstances, « je suis entré, j’ai avisé le concierge,je l’ai interrogé, et je sais le nom de l’individu. Il loge bienlà, et il s’appelle ou se fait appeler Pierre Robert. »

— « Hé bien ! Il faut aller tout desuite à la Préfecture de police,» repris-je, « tu serasrenseigné, avec ce nom et cette adresse. »

— « J’y ai pensé, » répondit Eugène, « etpuis j’y ai renoncé, en me tenant un raisonnement très simple : monpère a été au ministère de l’Intérieur. Il sait mieux que personneles procédés à prendre pour se défendre contre un maître-chanteur.S’il ne les a pas pris, c’est qu’il a une raison… »

— « Mais quelle raison ? »insistai-je.

— « Ah ! » fit-il avec uneémotion grandissante, « est-ce que je sais?… A force de tourner etde retourner toutes les possibilités dans mon esprit, j’en suisarrivé à m’imaginer que ce garçon était un enfant naturel de cepauvre père, qu’il l’avait eu avant son mariage, et qu’il lecachait à ma mère…  Que celle-ci, sensible comme elle est,soupçonne la vérité, sans la savoir au juste, et cela explique tantde choses!… Cette hypothèse n’eut pas plutôt pointé dans ma penséequ’elle y fit certitude. Je te dis cela, pour te prouver que j’ensuis, vis-à-vis du trouble où je vois mes parents, à l’étatmorbide… Je ne distingue plus bien le possible du réel. A partir dece moment, je commençai de passer et de repasser sans cesse parcette rue du Faubourg-Saint-Jacques, devant cette maison. Ellem’attirait et me faisait peur à la fois. L’idée que cet abominabledégénéré, dont j’avais suivi le pas incertain le long du trottoirde ce populeux quartier, pouvait être mon frère, me donnait un deces inexprimables frissons qui nous secouent jusqu’à la racine denotre être… Je te passe mes folies, — car c’étaient des folies,j’en conviens, — mais l’attitude de mon père à mon égard augmentaitce désarroi mental. Nous ne nous sommes pas vus une fois en tête àtête, depuis la scène que je t’ai racontée. Il avait éludé mesquestions, je te l’ai dit aussi, pour que je n’en parlasse pas à mamère. Cette supplication du silence, je la retrouvais dans ses yeuxà chaque nouvelle visite. C’était de quoi m’enfoncer encore dansmes imaginations, jusqu’à ce qu’en passant de nouveau rue duFaubourg-Saint-Jacques, devant la maison que je t’ai décrite, hier,dans l’après-midi, j’y ai vu entrer ma mère… »

— « Et tu en conclus ? »l’interrogeai-je, subissant malgré moi la suggestion de l’enquêtepassionnée à laquelle il se livrait devant moi.

— « Rien, » répondit-il, « sinon que monhypothèse est fausse. Du moment que ma mère connaît, elle aussi, cepersonnage, il n’est pas ce que j’avais supposé… C’est unraisonnement qui peut sembler spécieux. Pour moi il est évident :en me suppliant, comme il a fait, de ne pas parler de cetterencontre chez lui avec ce Robert, mon père n’a rien voulu cacher àma mère concernant cet homme,il a voulu lui cacher quelque chose me concernant.Pourquoi?… Oui, pourquoi?… »

Il se taisait, sans que je trouvasse mêmeune parole pour compatir à l’étrange anxiété dont je le voyaissaisi. Qu’il y eût quelque chose d’anormal jusqu’au mystère dansl’ensemble des faits auxquels il venait de m’initier, j’étais bienobligé de le reconnaître. Mais la suite du discours que m’avaittenu Eugène supposait un rapport, entre ces faits d’une part, et,de l’autre, le refus que ses parents avaient opposé à sa demanded’habiter avec lui. Or, comment admettre ce rapport ? Commentadmettre davantage que les troubles de santé, dont il prétendaitson père et sa mère atteints, eussent une relation quelconque avecl’existence de ce Pierre Robert, à moins que ce maître-chanteurprobable, ce mendiant et cet ivrogne certain ne fût l’enfantnaturel, non pas du père, mais de la mère? Ce fut l’hypothèse quipointa soudain, pour prendre le mot du médecin, dans mon esprit àmoi, et j’entrevis cette horrible complication : une jeune fille selaisse séduire. Elle a un enfant. Elle se marie sans dire sa faute.L’enfant grandit loin d’elle qui refait sa vie. Elle a unautre enfant, légitime, celui-là. Un jour, le premier enfantreparaît. Il a retrouvé les traces de sa mère. Il menace. Lamalheureuse femme avoue tout à son mari qui lui pardonne. Mais lefils légitime pardonnerait-il? La mère agonise de terreur à l’idéede perdre cette chère estime, et le mari pousse la grandeur d’âmejusqu’à comprendre cette terreur et jusqu’à la partager… Tellesétaient les pensées qui m’envahissaient, tandis que mon ami,toujours silencieux, marchait dans la chambre, de long en large.N’étaient-ce pas les siennes aussi, à cette seconde? Je n’osais nilui parler, ni presque le regarder, de peur que cette identité deconclusions ne se révélât à nous subitement. Cette vérité-là luieût été très douloureuse. Pouvais-je prévoir que la vérité vraieserait plus douloureuse encore ?

 

Chapitre 3

 

C’est pour cela, — pour ne pas dénoncer lagravité de mon soupçon à ce fils tourmenté, — que j’acceptai laproposition, cependant très singulière, par laquelle se terminacette confidence. Il me sembla que le plus sûr moyen de le calmerétait d’entrer dans ses idées, même en les jugeant, à part moi, peuraisonnables.

— « Maintenant arrivons au but de ma visite,» reprit-il donc; « je ne t’ai rien caché de ce quime préoccupe, d’abord parce que je te sais mon ami, et puispour avoir le droit de te demander un service, vraiment en dehors,je m’en rends compte, de nos habitudes. Je te répète ce que je tedisais en commençant : tu répondras non, si tu veux répondre non…Voici… Je veux savoir à quoi m’en tenir sur ce Robert. Je le veux… » — et ilmit dans ce mot l’indomptable énergie de sa nature si concentrée. —« J’ai pensé à me rendre moi-même chez lui, pour le faire parler.Puis, j’ai raisonné. Il m’a vu chez mon père. Très probablement, ila deviné que j’étais l’enfant de la maison. Il se défiera… Hé bien!Toi qu’il ne connaît pas et dont il ne peut pas se défier, veux-tute charger de cette démarche?… Cet homme est un indigent. Il mendiechez mon père, ailleurs encore. Je l’ai compris aux renseignementsde la concierge. Tu viens chez lui, par charité. Tu lui laisserasune aumône. Comme cela ta conscience sera tranquille. Et tu leferas causer. Tu sauras sa vie, qui il est, d’où il vient, enfinquelque chose… »

— « Je saurai ce qu’il voudra bien me dire,»répliquai-je, «mais, pour toi, j’essaierai de le faire parler… Neme remercie pas,» continuai-je, comme il me prenait la main ànouveau, et me la serrait d’une de ces étreintes viriles, pluséloquentes que toutes les protestations, « c’est tropsimple… Et quand veux-tu que j’aille voir cet homme ?»

— « Tout de suite,» fit-ilvivement, « si c’était possible. Je viens du faubourgSaint-Jacques. Il est chez lui… »

Cette preuve que Corbières avait compté surmoi d’une façon absolue aurait vaincu mes dernières hésitations, sij’en avais gardé. Je lui répondis un : « Hé bien !allons ! » qui mit un sourire de gratitude sur son visagesoucieux, et nous descendîmes. Dans sa certitude de monacceptation, il n’avait pas renvoyé son fiacre. Du quartier desInvalides, où je vivais alors, à cette rue duFaubourg-Saint-Jacques, où habitait le personnage inconnu quej’allais tenter de confesser, nous mîmes un quart d’heure à peine.Le trajet me parut pourtant bien long. Si cette démarche étaitextraordinaire, son insuccès était aussi sans conséquence. Celan’empêchait pas que je n’eusse le cœur serré, comme à l’approche dequelque redoutable épreuve, tant est puissante la contagion decertaines anxiétés. C’est un phénomène tout physique dont j’ai euplusieurs exemples, — jamais comme dans cette voiture qui nousemportait, Eugène et moi, vers une scène que je ne pouvais pourtantpas prévoir si cruellement irréparable. Mon compagnon, lui, neprononça pas un mot, sinon pour arrêter le cocher un peu avant quenous ne fussions arrivés à la maison de Pierre Robert. Il me ladésigna et m’en dit le numéro, en ajoutant :

— « Je reste ici dans la voiture, àt’attendre… » Deux minutes plus tard, j’avais franchi le seuil dela grande bâtisse délabrée que Corbières m’avait si justementdéfinie une cité de miséreux. J’avais demandé à la concierge lachambre de M. Robert. Je m’étais engagé, sur les indications decette femme, dans une cour humide et puante, au-dessus delaquelle ouvraient six étages de croisées sans volets, et descordes tendues de l’une à l’autre supportaient un linge abominable,des haillons élimés, des culottes rapetassées, des loquesrapiécées, de quoi empoisonner de microbes plusieurs quartiers.J’avais commencé de gravir un escalier qui desservait quantité depetits logements numérotés, pour arriver, sous les combles, à uneporte de galetas, numérotée 63. Là clef était sur la serrure. Jefrappai. « Entrez ! » me cria une voix un peu sourde, mais quin’était pas celle que j’attendais. Elle n’avait ni l’accent éraillédu faubourg, ni la rude brutalité du peuple, et le personnage quim’apparut, une fois la porte ouverte, était vraiment l’homme decette voix. Certes, l’usure et le délabrement des guenilles dontPierre Robert était vêtu lui donnaient un aspect sordide, en accordavec l’ignominie de la chambre, presque sans meubles et répugnantede saleté. Mais cette infamie du costume et du décor faisait encoreressortir chez l’habitant de ce taudis la singulière délicatesse detraits qui avait tant frappé Corbières. L’extrême finesse descheveux, demeurés très blonds, et la couleur des yeux d’un bleutrès doux, sur un teint flétri, comme délavé par des remèdessecrets, accusaient encore la réelle élégance du dessin primitifdans cette tête aujourd’hui avilie. Les mains, ignoblement tenues,dont les ongles étaient rongés jusqu’au sang, n’étaient nicanailles ni communes. Les doigts en restaient minces et maigres.Et surtout l’expression attristée du visage racontait ladéchéance sociale et personnelle plus sincèrement que tous lesaveux.

Le réfractaire avait à peine dressé la têteà mon entrée. Quoiqu’il fût tard dans la matinée, toutes choses,dans ce taudis, étaient demeurées telles quelles. Une couverture delaine déchirée traînait sur une paillasse tassée dans un coin,véritable chenil que le dormeur avait dû quitter pour faire undéjeuner dont je pouvais voir sur une table en bois jadis blanc lestristes débris : un chanteau de pain dont il avait arraché la mieen laissant la croûte, faute de dents pour la mâcher, et un restede fromage d’Italie dans du papier graisseux. Cette charcuterie aurabais lui avait été ce que les poètes contemporains de Louis XIIIappelaient unéperon à boire d’autant, car un litre vide était auprès, quiavait dû contenir du vin blanc, à en juger, non point par le verre,— il n’y en avait pas, — mais par la couleur des ronds qu’avaittracés sur la table le fond de cette bouteille, humée à même legoulot. Deux chaises, un seau de zinc bossué et privé de son anse,une cuvette et un pot à eau égueulés, un peigne édenté, un morceaude glace brisée sur le mur complétaient l’ameublement. J’oubliaisune dizaine de volumes, rangés sur une planche, avec une apparencede soin. C’était le reliquat suprême d’une éducation que j’ai sudepuis avoir été brillante, pour aboutir, à quoi ? à cetalcoolique déjà troublé par la boisson avant même d’avoir quitté sachambre, et qui fumait une courte pipe de terre, insoucieusement.La provenance du tabac qui remplissait ce culot était révélée parla collection de bouts de cigares amoncelés sur un coin de latable. Le vagabond les avait ramassés le long des rues. Cephilosophe dépenaillé ne se dérangea pas pour me recevoir; il ne seleva pas de sa chaise; il ne perdit pas une bouffée de sonbrûle-gueule; et ses yeux bleus ne laissèrent passer aucunecuriosité, aucun étonnement dans leurs prunelles mornes, quand jelui demandai :

— « M. Pierre Robert, s’il vous plaît?…»

— « C’est moi, monsieur, » répondit-il, «que me voulez-vous?… »

Je commençai de lui expliquer, comme ilavait été convenu avec Corbières, que j’appartenais à une sociétéde bienfaisance. Je l’avais, par un de ses voisins, su peu fortuné,et j’étais venu voir ce qui en était réellement. Je me sentaisterriblement gauche dans ce rôle, très nouveau pour moi, de « PetitManteau Bleu. » J’appréhendais cette orgueilleuse arrogance dontEugène m’avait parlé. Ce sursaut d’amour-propre ne se produisitpas. Le gueux m’écoutait avec la même passivité qu’il avait euepour me recevoir. Il ne s’inquiéta ni du nom de la société quej’étais censé représenter, ni du voisin qui était censé l’avoirdésigné. Il dit seulement, en me montrant la desserte de sondéjeuner sur la table et les bouts de cigares à côté :

— « C’est bien vrai que je ne suis pas richeen ce moment. Voilà ce que je mange et voilà ce que je fume… Maisj’en ai vu bien d’autres en Afrique… »

Puis, avec une reprise de politesse quisentait un dernier reste d’habitudes bourgeoises, il me désigna laseconde des deux chaises : — « Faites-moi le plaisir de vousasseoir, monsieur… »

— « En Afrique ? Vous avezdonc servi ? » lui demandai-je, après m’être assis, etprofitant du joint que sa phrase offrait à mon enquête. Ma questionle fît partir aussitôt. Je ne la lui aurais pas posée qu’ilm’aurait parlé de même, avec cette loquacité des alcooliques, sidouloureuse à suivre, tant on la sent morbide, et qui, tour à tour,précipite ou cherche ses mots. C’est la première forme de ce quisera, dans trois mois, dans huit jours, demain, le délire expansifavec le dérèglement de sa gloriole et de ses vantardises. Cesconfidences du réfractaire ne s’adressaient pas à moi. C’était lemonologue, à peine dirigé par mes interrogations, d’undemi-maniaque qui pensait tout haut, la tête troublée déjà par lepoison. Il n’en avait pris ce matin-là qu’une dose bien faible;mais dans son état d’effroyable saturation, cette dose, ce simplelitre de vin blanc, suffisait pour qu’il ne pût contrôler sesmouvements qu’à peine, et plus du tout son langage.

— « J’ai fait deux congés, »répondit-il, « je devrais être commandant aujourd’hui, etofficier de la Légion d’honneur, si je n’avais pas eu ma déveine…Je suis bachelier ès lettres et bachelier ès sciences, monsieur,tel que vous me voyez. J’ai même eu un prix au Concours général… Jegarde encore un des bouquins que j’ai reçus. Là, tenez… » — et ilme montra, de sa pipe qu’il tira du coin de sa bouche, larangée des livres, parmi lesquels je distinguai, placé en évidencesur le rayon, un volume relié en maroquin vert, aux armes del’Empire, et sa tranche dorée. « C’est un Horace que je relisquelquefois : je n’ai pas oublié tout à fait mon latin.»

« Quifit Mœcenas, ut némo, quam sibi sortem,

« Seuratio dederit, seu fors objecerit, illâ

« Contentusvivat…

– « Content de son sort !… Je ne peuxvraiment pas l’être du mien. Jugez-en, monsieur. J’entre dansl’armée à vingt et un ans. Je choisis l’artillerie. Je me dis :avec mes diplômes et ce que je sais de mathématiques, j’arriverai àl’Ecole de Versailles. Dans trois ans, je serai officier… Je tombesur un maréchal des logis à qui ma tête déplaît. Je mets deux ans àêtre brigadier, — deux ans, avec mon instruction, oui, monsieur! —Ce n’est que la quatrième année que je peux me présenter à l’Ecole.J’y suis reçu. Pendant mon temps de régiment, je n’étais pasheureux. Je buvais un peu. C’est bien naturel, voyons. Le colonelqui commandait l’Ecole m’en voulait. Je ne sais pourquoi. Il merencontre, un soir, comme je rentrais, passablement gai, mais rienque gai. S’il avait eu le moindre tact, il m’aurait laissé passersans avoir l’air d’y prendre garde. Au lieu de cela, il me colleaux arrêts, et, deux jours après, j’étais renvoyé. Je rentre aurégiment. Mes cinq ans finissaient. Je rengage dans l’artillerie demarine. Il ne fallait plus songer à Versailles. C’est dommage.J’aurais fait un bon officier. J’y vois de haut. Je me dis :j’irai aux colonies comme soldat et j’y resterai comme colon. J’aifait deux ans d’Algérie et deux de Tonkin. Quand j’ai vu quelleblague c’était que cette vie de là-bas, le dégoût m’a pris. Et puisj’ai été malade. Est-ce la peine, je vous demande, de conquérir despays où un honnête homme ne peut seulement pas boire sonpousse-café sans que le foie s’en mêle? Sitôt libre, je me suisjuré que je ne quitterais plus Paris. M’y voici depuis trois ans.C’est dur d’y vivre quand on n’a pas de carrière, et à mon âge, onn’en commence pas… »

— « Comme ancien sous-officier, pourtant,vous avez droit à une pension ? » insinuai-je.

— « Ils m’avaient remis simple soldat,quand je suis parti, » répondit-il. « Quand on a pas deprotections, ils ne vous pardonnent rien…»

Qui étaient ces Ils mystérieux, sinon lespersécuteurs imaginaires que le détraquement de son vice faisaitentrevoir au malheureux derrière ses insuccès, en attendant que leshallucinations du deliriumtremens vinssent l’assiéger de leurscauchemars. C’était jusqu’ici la confession lamentable du déclassévulgaire qui s’est laissé glisser sur la pente plutôt qu’il ne l’adescendue, par manque de volonté, par manque de milieu où seretremper, par manque de fortune aussi. C’est la plus cruelleconséquence de la nécessaire inégalité sociale, que la marge desfautes irrémédiables soit si large pour le riche, si étroite pourle pauvre! Quelques mots allaient suffire pour que cettephysionomie banale d’une des innombrables victimes del’éducation moderne s’éclairât pour moi d’une lueur qui m’effraieencore, quand je reviens en pensée à cette minute, pourtant silointaine :

— « Vous n’avez donc pas de famille? » luidemandai-je.

— « Je suis un enfant naturel,» répondit-il,« un bâtard, tout mon malheur vient de là… Ce n’est pas la faute demon père pourtant. Il était marié. Il avait une place importante.Il a fait pour moi ce qu’il a pu. Il a donné de l’argent à ma mèrepour m’élever tant qu’elle a vécu. Quand elle est morte, j’avaishuit ans. Il m’a mis au collège, et il a payé pour moi. S’iln’était pas mort, lui aussi, au moment même où je sortais du lycée,ma vie aurait tourné autrement, — ou bien si l’on m’avait remis cequ’il m’avait laissé… »

— « Il n’avait donc pas fait un testament enrègle? » interrogeai-je, comme il se taisait. Je redoutais une deces soudaines réticences, comme en ont ces étranges causeurs quivous racontent les plus intimes particularités de leur vie, lesplus honteuses quelquefois, puis ils s’arrêtent devant un détail,souvent insignifiant, et ils s’entêtent à un mutisme aussicomplètement inexplicable, aussi involontaire et irréfléchi queleur confiance de tout à l’heure. Ce sont des impulsifs et desmomentanés qui n’obéissent qu’à des impressions toutes subjectives.Celui-ci me regardait, comme je le questionnais, avec ces prunellesbleues dont j’avais remarqué d’abord la douceur, dont je remarquaisà présent l’étrange inégalité. Se trouvait-il fatigué desdiscours qu’il venait de me tenir, avec des hésitations dansl’attaque des mots qui révélaient l’aphasie latente? Avais-jeexprimé trop vivement une curiosité injustifiée et devant laquelleil s’arrêtait, étonné? Toujours est-il qu’au lieu de me répondre,il reprit :

— « Vous voyez, monsieur, qu’on ne vous apas trompé et que j’ai bien besoin des secours des personnescharitables… »

— « Vous en connaissez déjàquelques-unes,» fis-je en tirant de ma poche la pièce d’or que j’yavais préparée, et je la posai sur la table, en prononçant le nomdes parents d’Eugène. « Je sais que les Corbières sont très bonspour vous… »

— « Vous connaissez les Corbières?» dit-il en retirant sa pipe de sa bouche, et, penché en avant, ilme regardait avec un regard qui, cette fois, s’allumait d’unétrange éclat. Puis, haussant les épaules, il recommença de fumer,en ajoutant : « Je comprends, ce sont eux qui vous ont envoyé ici.Je le sais, et je sais aussi pourquoi. Voulez-vous que je vous ledise? Vous aller me conseiller de quitter Paris. Est-ce vrai,voyons ? Ils vous ont raconté que je m’assommais d’alcool, queje m’abrutissais, que je me tuais. C’est les discours qu’ils metiennent chaque fois que j’y vais… Hé bien! Non. Non. Non. Je nem’en irai pas. Je ne quitterai pas Paris. Ces gens me verront,entendez-vous, ils me verront. C’estma vengeance, et ils la subiront jusqu’au bout…  »

Pendant qu’il me parlait, prenant monsilence pour un acquiescement, sa physionomie s’animait. J’yreconnaissais cette expression d’arrogante autorité dont Eugèneavait été frappé. Ce changement d’attitude était si singulier chezun mendiant tout à l’heure si humble; il y avait une si énigmatiquemenace dans les mots dont il se servait, et en même temps une tellecertitude d’un droit imperceptible, que je le laissai parler sansle contredire. J’eus une divination foudroyante de ce que j’allaisentendre. La phrase qu’il avait prononcée cinq minutes auparavant: si on luiavait remis ce que son père lui avait laissé… s’illumina toutd’un coup pour moi d’une évidence affreuse. Ce ne fut qu’un éclair,et je lui disais :

— « Vous n’êtes pas juste. Je ne viens pasde la part des Corbières, mais à supposer que je vinsse de leurpart vous transmettre ce message, pourquoi non? Si les Corbièresveulent que vous quittiez Paris, c’est dans votre intérêt. S’ilsvous reprochent de vous tuer d’alcool, ils ont trop raison. Et,puisque vous m’avez avoué vous-même avoir reçu de l’éducation, voussavez que vous ne devez pas parler ainsi de vos bienfaiteurs…»

— « Eux ? » s’écria-t-il, « mesbienfaiteurs ? Ils se sont donnés à vous pour mesbienfaiteurs? » Il se mit à rire du rire qu’Eugène l’avait vu avoirchez le liquoriste de la rue Saint-Jacques devant son verre pleind’absinthe. Une saute subite de demi-ivresse le faisait passer dela torpeur à l’excitabilité. Cette irritation rendait sa paroleplus embarrassée encore, et ses mots, énoncés avec cette gêne,avec ce bégaiement presque, prenaient une force de vérité pluspoignante. C’était comme le symbole de l’étouffement où il s’étaitdébattu durant toute sa jeunesse, à cause du crime dont il portaitmaintenant témoignage. « Non, monsieur, » répétait-il, « ce ne sontpas mes bienfaiteurs. Ce sont mes bourreaux. Si je suis devenu ceque je suis devenu : un fruit sec, un raté, un lamentable raté, sije bois, monsieur, c’est leur faute… Je n’ai pas la preuve, c’estvrai, je ne l’ai pas, celle que je pourrais produire en justicepour démontrer que ces soi-disant bienfaiteurs m’ont volé, oui,monsieur, qu’ils m’ont volé… Et puis, qu’est-ce que je ferais decet argent maintenant ? Au lieu qu’à vingt ans !… A vingtans, j’aurais payé pour mon volontariat, d’abord. Ensuite j’auraisfait mon droit ou ma médecine… Je serais un grand avocat ou ungrand médecin. Il ne faut pas me juger sur ce que vous me voyez… a ruind pieceof nature, comme disait l’autre. »

II prononça cette phrase anglaise avec unaccent très incorrect, mais assez net pour que je reconnusse le cricélèbre du RoiLear. Qu’il pût, dans cette dégradation, citer du Shakespeare,ne fût-ce qu’une réplique, après avoir cité de l’Horace, ne fût-ceque deux vers, quelle preuve plus navrante qu’il y avait eu, eneffet, dans le Pierre Robert que j’écoutais, l’ébauche d’un autrehomme? Hélas! Il n’en restait que les traits fins de ce masqueconsumé, ces tout petits débris de culture, et ces spasmes derancune contre ceux qu’il accusait de l’avoir perdu. Il estbien probable qu’il se serait toujours perdu par son proprecaractère. Sa nature se serait retrouvée la même dans d’autrescirconstances. Pourtant il était en droit de formuler l’accusationqu’il formulait maintenant :

— « C’est leur faute, monsieur, »disait-il, « c’est leur faute à eux, à eux seuls. Si cen’est pas vrai, monsieur, qu’ils se justifient. Allez leur parler,vous qui êtes leur ami, allez-y, et répétez-leur ce que je vousraconte. Çà leur apprendra à m’envoyer des gens. Vous les verrezalors devant vous, comme je les ai vus devant moi, pâlir ettrembler. Ils vous diront que je suis fou, comme ils me l’ont dit.Non pas eux. Lui. La vieille femme n’a jamais rien fait que pleurerquand elle a su que j’avais tout deviné… Mais mes idées vont, ellesvont J’ai comme de la ouate dans la tête. Où en étais-je?…Ah ! Au temps du lycée. J’étais élevé à Versailles. Je n’ai suque bien après qui était mon père. Je l’appelais M. Robert. C’étaitson prénom, il me l’a donné comme nom. Je le croyais mon parrain.Je le voyais les jours de sortie, chez des alliés de ma mère, àParis, qui me servaient de correspondants. C’est par eux que j’aiappris bien des choses plus tard. Mon père était marié, je vousl’ai dit, et père de famille. Il avait une grosse place, il étaitchef de bureau au ministère de l’Intérieur, celui-là où M.Corbières était huissier. Vous commencez à comprendre ? Monpère n’a jamais voulu que ni sa femme, ni ses autres enfants, leslégitimes, connussent mon existence. Il avait M. Corbièressous ses ordres depuis des années. Se sentant malade, il luiconfia la somme qu’il avait pu distraire de sa fortune et qu’ilestimait nécessaire à l’achèvement de mes études… Trente-cinq millefrancs, si j’ai bien calculé… »

— « Et M. Corbières se serait attribué cetargent?» interrompis-je. « Mais c’est impossible… Pourquoi ?Je les ai vus vivre, lui et sa femme. Ce sont les gens les plussimples, les plus droits, les plus braves. »

— « Ces braves gens m’ont tout de mêmedépouillé, » ricana Pierre Robert, en hochant la tête, et sa boucheexprimait le plus amer des dégoûts, celui du méprisé qui peutdevenir à son tour méprisant. « Pourquoi ? Oui,pourquoi ? Mais leur fils, monsieur, comment l’ont-ils élevé?Il a pu faire son volontariat d’un an, lui. Il a suivi ses cours demédecine, lui. Et avec quel argent ? Un homme qui est huissierdans un ministère, ça n’a pas de fortune pourtant. Et ce serait surses économies que celui-ci aurait mis de côté de quoi garder sonfils étudiant jusqu’à trente ans? Allons donc!… C’est mon argent,je vous le dis, qu’ils ont dépensé, vous entendez, mon argent…»

— « Mais vous-même, vous avouez que vousn’avez pas une preuve de ce que vous dites là, » protestai-je, et,tout en protestant, j’étais accablé par l’évidence qu’il ne mentaitpas. Ses paroles étaient comme la grille posée sur une paged’écriture chiffrée et qui permet d’en lire le sens tout d’un coup…Les impressions que j’avais eues si souvent d’un mystère épaisautour des vieux Corbières, le fond de tristesse sur lequel ilsvivaient, si peu en rapport avec leur dévotion à leur enfant, lesconfidences de celui-ci, ces derniers temps et ce matin encore,tout s’expliquait par cette révélation que l’ivrogne précisaitmaintenant :

— « Une preuve à fournir en justice, voilàce dont j’ai parlé… Mais des preuves pour moi, j’en ai trop…Voulez-vous les savoir? Avant de mourir, mon père m’écrivit. J’aisa lettre là. Il m’y disait qu’il était mon père et non monparrain. Il me défendait de jamais chercher à voir sa veuve et sesautres enfants. Il poussait le scrupule jusqu’à ne pas m’apprendreson vrai nom. Monsieur, j’ai été bien malheureux, je vous le jure.J’ai toujours obéi à cet ordre d’un mort. Jamais je n’ai riendemandé ni à cette femme ni à mes frères. Ils sont deux, à leuraise, et qui m’aideraient. Je ne le veux pas. Mon père ajoutaitqu’il avait assuré mon avenir et que je recevrais quinze centsfrancs par an jusqu’à mes trente ans et un petit capital alors.C’est ce chiffre de rente qui me faisait calculer que la somme a dûêtre de trente-cinq à quarante mille francs. Dans son parti prisd’absolue séparation entre la vie de son ménage régulier et ma vie,il ne me disait ni qui me remettrait cette rente et ce capital, nicomment il avait voulu que même ce moyen de remonter jusqu’à sesenfants me fût interdit. J’ai tout su pourtant depuis. J’ai suqu’il était mort d’une maladie qui avait éclaté comme un coup defoudre. Elle ne lui a pas permis évidemment de prendre des mesuresqu’il avait différées peut-être parce qu’il comptait, à ma vingt etunième année, me dire la vérité et me remettre cette petite fortunelui-même. Alors il s’est servi de Corbières parce qu’il était sûrde lui. Et ce Corbières était un honnête homme alors… Envoulez-vous un signe? Ma première et ma seconde année de pensionm’ont été payées. La troisième, non. C’a été l’année du volontariatdu fils. L’argent de ces deux années m’est arrivé par semestre, enbillets de banque dans des enveloppes recommandées, sans autremention que ces mots : d’après la volonté deMonsieur Robert. Hé bien! Monsieur, j’ai eu plus tard del’écriture de M. Corbières, c’était celle de ces mots et desadresses!… Mais je reviens à cette année 73. L’argent n’était pasvenu. Je devais faire mon service militaire. J’avais quelquesdettes. Qui n’en a pas? Je n’avais pas le moyen de chercher laraison pour laquelle ma rente ne m’était plus servie, ni dem’engager dans des procès. Et puis j’étais très jeune, et, à cetâge, on est insouciant. On compte sur sa chance… Bref, j’entraidans l’armée et vous savez le reste… »

— « Mais comment avez-vous retrouvé lesCorbières ? » lui demandai-je.

— « Vous voulez dire comment les Corbièresm’ont-ils retrouvé ? Car c’est eux qui m’ont cherché. Ils onteu des remords, voilà tout. Quand on approche de la fin, on a deces peurs, paraît-il. On voudrait alors carotter le bon Dieu… » Il rit denouveau, de ce rire silencieux qui découvrait le trou noir de sabouche édentée. « Ils ont donc voulu savoir ce que j étais devenu.Ils m’ont découvert. Comment, par exemple ? Je ne vousl’expliquerai pas. Me voyant pauvre, ils se sont mis à me donner lapièce de temps en temps pour endormir leur conscience, et aussipour conjurer la mauvaise chance… Hé! hé! Ils n’y ont pas réussi.Quand j’ai vu le père Corbières pour la première fois, là où vousêtes, monsieur, je l’ai laissé causer, comme je vous ai laissécauser tout à l’heure. Il m’a dit qu’il me savait malheureux, qu’ilvenait me faire la charité… J’ai l’air de tout croire quand jeveux, pas vrai? Mais je raisonne, à part moi. Je me disais : toi,mon bonhomme, qu’est-ce que tu me veux? Pourquoi es-tu ici? Je n’aipas compris. Et puis il est revenu, et sa femme, d’abord chaquemois, puis chaque semaine. Ils m’apportaient de quoi passer meshuit jours. C’était leur prétexte, mais en réalité, ils nepouvaient pas ne pas venir. Je les attirais en les fascinant. Jeles regardais là, dans les yeux, et toujours leur regard à eux s’enallait. Ils fouinaient devantmoi, monsieur. Pourquoi? Et puis une idée m’est venue, qu’ilsétaient mêlés à mon histoire. Je leur ai parlé de l’argent quej’aurais dû avoir et de la lettre de mon père… Depuis ce jour-là,j’ai senti que je les tenais… Oh! » conclut-il, « pour ce que jeleur veux, ils ont bien tort d’avoir peur et de souhaiter que jem’en aille. Un écu de cent sous de temps à autre, de quoi boire àma soif, et je les tiens quittes. Si je voulais, leur fils estriche. Il me rendrait tout. Mais quand j’aurais ce tout,maintenant, je vous le répète, qu’est-ce que j’enferais? C’est bien vrai que je les terrorise un peu de temps àautre aussi… Il faut bien s’amuser. La vie n’est pas gaie.Heureusement, ça ne durera pas toujours, comme on écrivait sur lesvoitures des remplaçants, vous rappelez-vous?… » Il eut encore unaccès dans son sinistre rire. Puis, avisant le napoléon que j’avaisplacé sur la table, il le prit et le glissa dans la poche du tricotqui lui servait de gilet par-dessous sa redingote, et, se levant desa chaise, il fit le geste de me reconduire vers la porte, en medisant : «Je vous remercie, monsieur. Mais, répétez-leur que cen’est pas la peine de m’envoyer d’autres personnes charitables,pour m’engager à quitter Paris… Ce n’est pas la peine… A toutescelles qui viendront de leur part, à toutes, vous entendez, jeraconterai leur histoire et je ne quitterai point Paris, je ne lequitterai point, et j’irai chez eux, et ils me recevront,répétez-le leur. Adieu, monsieur, adieu… »

Ce fut seulement en me retrouvant hors de lachambre où j’avais reçu cette tragique confession, que j’enréalisai la conséquence immédiate, avec un tremblement d’épouvanteque je ne me rappelle avoir éprouvé ni auparavant, ni depuis.Eugène Corbières m’attendait en bas. Qu’allais-je lui dire ?Mon appréhension d’affronter son regard inquisiteur était si forteque mes jambes flageolaient en descendant les marches de cetescalier au terme duquel il me faudrait pourtant arriver. Etalors?… Je me souviens. Je m’arrêtai plusieurs minutes sur lepalier du premier étage, pour essayer de me reprendre. Il mefallait à tout prix trouver en moi l’énergie d’opposer auxquestions d’Eugène des réponses assez bien calculées pour ledétourner de continuer cette terrible enquête. La premièrecondition était que mon visage ne démentît pas mes paroles. Mapitié pour cet ami, menacé de cette affreuse révélation,m’aurait-elle donné cette énergie? Je n’eus pas l’occasion demettre ma volonté à cette épreuve. J’avais compté sans la fièvred’impatience dont Eugène était dévoré. Comme mon absence seprolongeait, il était venu lui-même à la porte de la maison, puisdans la cour, puis au bas de l’escalier, en sorte qu’au moment oùje me tenais sur la dernière marche, tout hésitant, toutbouleversé, je le vis surgir devant moi, qui me demandait:

— « Tu es resté bien longtemps. Que t’a-t-ildit ? »

— « Rien d’intéressant, » répondis-je, «c’est ce que j’avais pensé. Un bohème à qui ton père fait lacharité… »

— « Pourquoi es-tu si troublé alors? »continua-t-il. « Tu trembles? Tu es pâle?… »

— « C’est l’impression de cette misère, »répliquai-je, et j’ajoutai en l’entraînant : « Allons, un peu d’airme remettra… »

— « Allons,» fit-il, puis, m’arrêtant net,et fichant de nouveau ses yeux dans mes yeux : « Non, il y aquelque chose. Je le sens. Je le vois. Tu ne me dis pas la vérité.Tu ne me la diras pas… Tant pis! J’y vais moi-même… »

— « Tu n’iras pas ! » m’écriai-je, enme mettant en travers de l’escalier. Je n’eus pas plutôt poussé cecri que j’en compris l’imprudence, et j’essayai de la réparer enajoutant : « C’est inutile et c’est dangereux. Ce Robert n’exploitedéjà que trop ton père… »

— « Tu ne me dis pas la vérité… » répétaEugène avec un accent plus âpre, et avant que j’eusse pu mêmeprévoir son action, il m’avait écarté d’un mouvement brutal, ets’était élancé vers l’étage supérieur, en gravissant les marchesquatre par quatre. Je demeurais là, paralysé d’émotion, et sansplus rien tenter. Sachant ce que je savais, il me semblait, danscet escalier de maison borgne, sentir sur mon front un souffle defatalité. La rencontre entre ces deux hommes m’apparut commeinévitable. Il valait mieux qu’elle eût lieu maintenant et que jefusse là, pour soutenir mon ami, à la minute même où il recevraitle coup terrible, — s’il devait le recevoir? Je me forçai, dans lacage de cette funèbre caserne de pauvres, à espérer qu’un dernierreste d’humanité arrêterait le réfractaire. Le fait qu’il eût bornéses demandes d’argent aux parents Corbières, quand il lui était siaisé d’exercer un chantage sur Eugène, me frappa tout d’un coupcomme très significatif. Il me l’avait dit lui-même, en y insistantpresque. J’y voulus voir la preuve d’un scrupule devant unerévélation si meurtrière, si injuste aussi. Le fils n’était pourrien dans la faute du père. S’il en avait profité, c’était à soninsu, et la lui dénoncer était une férocité. Pierre Robertne s’était montré, dans son entretien avec moi, ni injuste niféroce… Je raisonnais de la sorte, et j’oubliais qu’un maniaqued’alcool, comme lui, est toujours près, sous l’excitation de laseconde, de commettre les actes les plus opposés à son proprecaractère, à sa volonté la plus réfléchie. Celui-ci avaitcertainement pensé, dans ses mauvaises heures, à s’adresser aufils. Il avait toujours reculé devant cette infamie. J’allaisconstater que l’instinct de vengeance, éveillé à l’improviste,devait être le plus fort. Il était même étonnant qu’un scrupule,après tout bien magnanime, eût résisté si longtemps chez un êtreaussi dégradé. L’alcoolique n’avait pas été maître de sa paroleavec moi. Pourquoi le serait-il redevenu, dans ce quart d’heure, eten présence de la personne qui remuait chez lui les souvenirs lesplus amers? Sans que j’en eusse une conscience très nette, toutesces idées contradictoires s’agitaient, se battaient dans monesprit, tandis que j’attendais mon ami. J’étais devant la porte dela maison, maintenant. Le besoin de tromper ma fièvre par dumouvement, m’avait fait quitter l’escalier et même la cour. Je metenais sur le trottoir, à compter les minutes, et à me demander sije ne devrais pas remonter moi-même là-haut, en proie à une desplus mortelles angoisses qui m’aient jamais supplicié, quand EugèneCorbières apparut sur le seuil de cette porte de la maison demisère. Nous nous regardâmes. L’autre lui avait toutdit.

 

Chapitre 4

 

Il y a, dans tout grand médecin comme danstout grand auteur dramatique, et probablement dans tout grandcomédien, certaines facultés beaucoup plus voisines du type del’homme d’action que du type de l’homme de pensée. Ces métierscomplexes, et qui exigent tant d’animalisme, supposent aussi uneexceptionnelle capacité d’affirmation personnelle, de décisionimmédiate, de parti pris effectif. Ils comportent, si l’on peutdire, un empoignement direct de la réalité. Il y faut donc cettevigueur physiologique qui permet de dompter les nerfs. J’ai souventeu l’occasion de vérifier cette remarque dans mes rapports avec lesexemplaires supérieurs de ces trois espèces intellectuelles.Jamais, mieux que dans les instants qui suivirent l’entretiend’Eugène Corbières avec l’homme que ses parents avaient dépouillé,je n’ai constaté cette vertu presque militaire de la disciplinemédicale. Eugène était certes écrasé de chagrin par la révélationqu’il venait de subir. Il ne doutait point de sa vérité; je lereconnus aussitôt à ses yeux. Il n’eut pourtant pas un geste, pasun mot qui trahît, même vis-à-vis de moi, l’effroyable tempêteintérieure. Il me dit simplement : « Cela ne te fait rien de melaisser rue Amyot? La voiture te ramènera ensuite chez toi… » Et,sur ma réponse affirmative, il donna au cocher l’adresse deses parents d’une voix qui ne tremblait pas. Tandis que le fiacrenous emportait à travers ce vieux quartier du Val-de-Grâce, ilpouvait voir, par la vitre de la portière, défiler des coins derues de nous si connus, des faces de boutiques, des angles de murs,cent aspects familiers qui faisaient se lever devant lui, commedevant moi, les fantômes de tant d’heures de sa studieuse jeunesse.Avions-nous assez souvent erré ensemble sur ces trottoirs, lui serendant à un cours, moi l’accompagnant, ou bien moi l’entraînantvers le Luxembourg et lui me suivant, pour prolonger une de nosinnombrables causeries d’idées ? Toutes ces heures, oui,toutes, celles des ardents travaux, celles aussi des noblesplaisirs, était-il possible qu’elles fussent dues à un abominablecrime, que son père et sa mère en eussent volé pour lui le loisirau malheureux que nous quittions? Si cette évidence m’accablait demélancolie, moi, un simple témoin, de quel désespoir devait-il êtrepossédé, lui, l’acteur vivant de cet affreux drame, — un drame dontil était le héros et qu’il avait ignoré ? Il gardait pourtantcette absolue maîtrise de soi que je lui avais vue devant des litsd’hôpital. Il semblait assister à sa propre agonie mentale avec lamême fermeté d’esprit qu’il avait eue pour soigner tant d’autresagonies, moins douloureuses que la sienne. Son visage était commeserré de volonté, ses yeux secs, sa bouche fermée. Nousn’échangeâmes pas plus de paroles durant ce trajet que nous n’enavions échangé durant le précédent. A quoi bon? Ce fut moi,l’étranger, chez qui l’émotion triompha d’abord de cettevirile réserve. Lorsqu’il fut descendu devant la porte de sesparents, je ne pus me retenir, en lui prenant la main, de lui dired’un accent que l’angoisse étouffait :

— « Rappelle-toi comme ils t’ont aimé?…»

— « Ils eussent mieux fait de me haïr, »répondit-il, « je leur en voudrais moins. »

Ces sacrilèges paroles furent prononcéesavec un ton où frémissait un tel sursaut d’indignation, à la foisimplacable et froide, le regard d’Eugène était chargé d’une telleintensité de mépris, je le sentais arrivé à un tel état de frénésieintérieure, sous ses apparences calmes, que je le laissai entrerdans la maison et disparaître, sans lui avoir répondu. A quoi bonencore? Je me rejetai dans la voiture, en m’abandonnant enfin à lapitié dont je débordais, et je ne pouvais que répéter ces mots,toujours les mêmes :

— « Dieu! les pauvres gens! les pauvresgens!… »

L’image qui m’arrachait ce cri de terreur,c’était celle de mon ami apparaissant comme un justicier devant cevieil homme et cette vieille femme et les reniant, les outrageantpour avoir fait de lui le complice d’une infamie, de cet abus deconfiance envers un mort. Je voyais le fils arrivant dans cetappartement que je connaissais si bien, je les voyais, eux,j’entendais leurs voix : « Tu veux donc, ô mon enfant,égorger ta mère? — Ce n’est pas moi qui t’arrache la vie,c’est toi-même… » Ce dialogue de l’éternelle Clytemnestre et del’éternel Oreste me revenait à la mémoire, et j’avais peur. Quand,plus tard, Eugène me raconta par quelles sensations il avait passédurant cette heure qui fut vraiment l’heure de sa vie, celle oùtoute sa destinée d’homme s’est résolue, j’ai compris combienj’avais eu raison d’appréhender une scène tragique, et undénouement terrible à cette terrible aventure :

— « Ma résolution était prise,» me dit-il, «je voulais les interroger, savoir la vérité d’eux aussi, la leurfaire avouer, les maudire et me tuer ensuite… »

C’est le cœur remué par des sentiments decette violence que le malheureux garçon arriva devant la porte deses coupables parents. Dans cette crise aiguë de révolte intime,son existence passée lui causait une telle répulsion que cela luifit mal de sonner les deux coups habituels. Ce signal convenu,auquel il était sûr qu’on répondrait, lui représenta pour uninstant les longues années qu’ils avaient vécues ici, eux et lui, —eux les voleurs, lui leur complice. Nul doute que, si le pas de sonpère s’était approché en ce moment, et si, la porte une foisouverte, il avait eu en face de lui un visage d’homme, sa colère nese fût soulagée en un éclat irréparable. Par bonheur le vieuxCorbières n’était pas au logis. Eugène reconnut par delà cettemince cloison la démarche légère de sa mère, et quand le pêne eutglissé dans la serrure, il trouva pour l’accueillir les yeux et lesourire de la vieille femme, — ces yeux dont il comprenaitmaintenant pour la première fois la douloureuse fièvre, cesourire qui jouait sur des traits dont il suivait l’altérationdepuis des jours; il en savait aujourd’hui la cause. Et voici quetout d’un coup, devant cette malade qui l’avait porté dans sonsein, nourri de son lait, — malade du remords d’un crime qu’elleavait commis pour lui, — le fils sentit sa révolte indignées’arrêter, s’abattre, se fondre en un poignant attendrissement quile fit trembler tout entier. Cependant la vieille femme, dont lesyeux âgés, dans l’ombre de la petite antichambre n’avaient pas vuaussitôt le bouleversement de sa physionomie, refermait la porteavec les précautions accoutumées, et elle commençait, lui racontantcomme toujours l’humble chronique familiale de son intérieur:

— « Mon Dieu ! Si j’avais su que tuvenais ce matin, » disait-elle, «je t’aurais fait un vrai déjeuner,des œufs aux tomates comme tu les aimais. Il y en avait de fraîchesau marché de la rue Monge, où je suis allée. Et le père est sorti,justement. Il ne se sentait pas très bien ce matin. Il souffretoujours de ses étouffements. Il faudra que tu l’auscultes encore…Mais qu’as-tu toi-même, mon enfant?… »

Elle venait en effet, tout en lui parlant,d’entrer à sa suite dans la salle à manger. Elle l’avait regardé àla pleine lumière, et ce regard lui avait suffi pour deviner queson fils était sous le coup d’une émotion extraordinaire:

— « Mon enfant ! » répéta-t-elle. « Monenfant! Mon Eugène!… Ah!… »

Elle n’acheva pas. Ce cri que poussait soncœur de mère, éclairé par la plus foudroyante des intuitions,s’arrêta tout d’un coup devant l’explosion de désespoir de celui àqui elle l’adressait. Corbières s’était laissé tomber sur unechaise, et là, il avait éclaté en sanglots convulsifs. De seretrouver ainsi au milieu de ces objets parmi lesquels il avaitvécu, dans cette atmosphère qui avait été celle de toute sajeunesse, après qu’il savait ce qu’il savait, lui était trop dur,et il roulait sous la vague de sensibilité violente qui montait enlui. Peut-être cet accès de larmes le sauva-t-il du suicide et dela folie, en brisant l’effroyable tension où j’avais vu se crisperson être, et la mère écoutait avec épouvante gronder dans cettepetite chambre de famille, où tous les succès du lycéen et del’étudiant avaient été fêtés, cette rumeur, cet ouragan de soupirsdéchirants, de cris étouffés que jette une grande douleur d’homme.Celui-ci était secoué, et comme tordu par cet accès sur la causeduquel la malheureuse femme ne pouvait guère se tromper. Depuistant de jours, elle avait trop redouté la découverte par son filsdu crime qu’ils avaient commis, elle et son mari, commis pour lui,mais un crime tout de même ! Et elle disait, penchée surl’infortuné, le serrant dans ses bras, affolée elle-même:

— « Mon Eugène, c’est moi, c’est ta mère.Regarde-moi. Tu souffres ? Qu’as-tu ? Pourquoipleures-tu?… Ah! parle-moi… »

Puis sauvagement :

— « Mais parle donc. Quoi que tu aies à medire, dis-le moi. Tu me fais trop de mal… »

Elle avait mis dans ce dernier appel une sifarouche énergie d’amour maternel, qu’il en émana cetteirrésistible suggestion qui nous descend jusqu’au fond de l’âmepour y arracher l’aveu. L’homme qui pleurait releva la tête, et ildit, mettant dans cette phrase toute sa douleur, mais aussi toutela tendresse dont elle était mélangée maintenant :

— « Ma pauvre mère, je viens de larue du Faubourg-Saint-Jacques… »

Elle ne lui répondit rien. Malgré lui, aprèsavoir parlé, il l’avait regardée. Il la vit se reculer, sesvieilles mains se tendre en avant, comme pour écarter quelquechose, et une pâleur envahir son visage, si effrayante qu’il crutqu’elle allait mourir. Le médecin se réveilla dans le fils, et, àson tour, il s’élança vers elle en lui donnant le même nom qu’illui eût donné vingt ans auparavant, s’il l’eût vue pâlir ainsi:

— « Maman!… »

— « Laisse-moi, » lui dit-elle, en reculanttoujours jusqu’à ce qu’elle fût contre le mur de la chambre. Là,elle se retourna, prit sa tête dans ses mains et s’agenouilla pourprier, longuement. Lorsqu’elle se releva de cette prière, elleavait dans ses yeux, sur son front, autour de sa bouche, une espècede sérénité dans le désespoir qui contrastait, d’une manièresaisissante, avec l’expression de rongement intérieur qui avaittant inquiété son fils depuis des années.

— « C’est mieux ainsi ! » gémit-elleavec une étrange exaltation. « Cela m’étouffait depuistrop longtemps. Dieu a eu pitié de moi… Oui,» continua-t-elle,plus exaltée encore, « je savais que ce serait ladélivrance, si tu connaissais tout, si je pouvais te parler,t’expliquer, si j’avais cette douleur dans cette vie. Tu auraistoujours tout su, au jour du jugement dernier, quand on verra lefond des cœurs, et alors c’eût été trop horrible… » Puis, fermantles yeux, et avec un frémissement : «Je suis prête à boire lecalice. Le bon Dieu m’en donne la force… Eugène, dis-moi tout ceque tu sais, tout, et je te dirai ce qui est vrai, ce qui ne l’estpas… Tu dois m’obéir, mon enfant, puisque je suis ta mère, qui net’a que trop aimé… Interroge-moi, je te l’ordonne, pour qu’il n’yait plus rien entre nous que la vérité… »

— « J’essaierai, » dit Eugène après unsilence. Il éprouvait, devant l’attitude soudain si ferme de cettefemme qu’il connaissait si troublée, si hésitante, un sentiment derespect d’autant plus étrange qu’il était venu pour avoir uneexplication qui, par elle-même, était un outrage. Mais il y a, dansl’acceptation héroïque de certaines épreuves, une secrète grandeurdevant laquelle doit s’incliner même le juge qui condamne; et c’estavec cette émotion — la plus noble qu’il pût avoir à cette seconde,la seule qui le sauvât du parricide moral, dans cet interrogatoire— qu’il continuait : «Est-ce vrai que ce malheureux qui habitelà-bas, rue du Faubourg-Saint-Jacques, ce Pierre Robert, estl’enfant adultérin d’un protecteur de mon père ? »

— « C’est vrai,» répondit-elle, « de M.Pierre-Robert Haudric. C’est pour ce motif qu’il a été inscrit sousces deux prénoms. Ce monsieur Haudric était le frère de lait deCorbières. Ta grand’mère avait été sa nourrice à Péronne. C’est luiqui nous avait placés au ministère. »

— « Alors, » reprit le fils, à qui les motsmanquaient pour formuler la hideuse chose, « le reste estvrai aussi? »

— « Que M. Haudric nous avaitconfié une somme d’argent en dépôt pour cet enfant ? C’estvrai encore… »

— « Et que vous l’avez employéepour moi ? » demanda-t-il d’une voix éteinte, presque basse,comme s’il eût eu peur, en entendant ses propres paroles, d’êtrerepris de sa frénésie de révolte contre cette honte dont il sesentait couvert. Et ce fut d’une voix tout éteinte aussi, toutebasse, qu’elle lui répondit :

— « C’est vrai. » Puis, serrant ses mainsl’une contre l’autre, et suppliante : « Ecoute-moi,Eugène. Ecoute… Nous avons été bien coupables, mais pour nouscomprendre, il faudrait tout savoir, et d’abord que ce fils de M.Haudric lui avait déjà donné tant de soucis. Il était intelligent,mais si mauvais sujet, dès le collège. C’est pour cela que M.Haudric avait dit à Corbières : « Je ne veux pas qu’il ait rienavant trente ans, que juste la somme indispensable à ses études. »Cette somme, il l’avait fixée à douze cents francs par an. Lecapital tout entier était de trente-six mille francs. Nous nedevions pas nous faire connaître, parce que M. Haudric était marié.La mère de Pierre Robert était une proche parente de sa femme,une cousine germaine. Comment M. Haudric s’était-il laissé aller àcette aventure de séduction, lui un si brave homme? Je l’ai jugésévèrement alors. Je sais maintenant que j’avais tort et qu’il nefaut condamner personne. Il avait d’autres enfants. Il voulait quece secret mourût avec lui. Je t’explique ces choses pour que tucomprennes comment nous avons été tentés… Ton père devaitsurveiller de loin ce garçon. La première année, nous servîmes lapension, comme nous devions, et nous sûmes qu’il avait vécu auquartier Latin avec des filles, courant de café en café, sanssuivre aucun cours ni travailler d’un travail quelconque. Il buvaitdéjà, à dix-neuf ans! La seconde année, nous servîmes encore lapension, il fit de même, et pis encore : ton père prit desrenseignements et nous sûmes qu’il avait contracté de grossesdettes. La troisième année… » Elle s’arrêta une seconde, et, avecla ferveur de quelqu’un qui consomme son sacrifice…  « Latroisième année, c’était celle où tu devais faire ton servicemilitaire. Il fallait payer quinze cents francs, pour que tun’eusses qu’un an à être soldat. Nous ne les avions pas. Nospauvres petites économies, sept mille francs épargnés sou par sou,avaient été perdues dans un mauvais placement. Tu étais sitravailleur. Tu avais eu tant de mérite à devenir ce que tu étaisdéjà devenu… Qu’est-ce que tu veux ? Nous n’avons pas pusupporter l’idée que tes études fussent interrompues, d’autant plusque ce n’était pas seulement la question du service militaireà faire ou à ne pas faire. C’était tout l’avenir! Ah! si l’autreavait été comme toi, si nous avions pu penser que cet argent neserait pas perdu pour lui, qu’il l’emploierait à devenir quelqu’un,la tentation ne nous aurait pas saisis… Je sais, nous n’avions pasle droit. Cet argent était à lui, pas à nous… Mais tu en étais sidigne, Eugène, et lui si peu! Et nous avons succombé… »

— « Et vous n’avez pas pensé, »reprit Eugène, « que précisément à cause de sa faiblesse decaractère, cet autre avait plus besoin que moi de cet argent?… Vousne vous êtes pas dit que, lui enlever cette petite fortune, c’étaitle laisser plus désarmé devant la vie, qu’avec son manqued’énergie, une fois sans ressources, il tomberait de plus en plusbas, et que c’est moi, votre fils, qui en serais responsable?…»

— « Toi ? » s’écria la mère : « Toi,toi, responsable ? Ne dis pas cela, mon enfant, ne le pensepas… Ni toi, ni ton père… C’est moi qui ai tout fait,»continua-t-elle en se frappant la poitrine, comme elle faisait àl’église, « C’est moi qui prends tout sur moi… C’est moiqui ai eu l’idée d’employer une partie de l’argent, d’abord à tonvolontariat. C’est moi qui ai décidé Corbières. Il ne voulait pas.Je l’ai entraîné… Il voulait ensuite continuer tout de même lapension à l’autre, en prenant sur le capital. C’est moi qui l’aiempêché. J’ai eu peur que l’argent ne nous manquât pour la fin detes études. Et puis, c’était fait… Je te dis que je t’aimais trop,plus que mon salut éternel, plus que Dieu. Voilà mon péché. Lereste en est sorti tout naturellement. Je savais bien que je medamnais, mais c’était pour toi… Voilà dix ans, Eugène, entends-tu,dix ans, que je ne me confesse pas, pour que le prêtre ne me disepas qu’il faut rendre quelque chose du dépôt. Tu pouvais en avoirbesoin… Va! Je t’ai bien aimé, mon enfant, et c’est par toi queDieu m’a punie, dès les premiers jours. Non que tu m’aies jamaisfait souffrir, toi, la perfection sur la terre. Mais justement,quand je t’ai vu si parfait, j’ai commencé d’avoir une terreur, unpressentiment que cette vie ne durerait pas, que nous neréussirions pas, que tu nous serais ôté, là, tout d’un coup, enpleine jeunesse, en pleine espérance. Je t’assure, s’il y avait eudes difficultés, si tu avais moins bien travaillé, je n’aurais paseu cette impression d’une menace suspendue sur nous, à cause de ceque nous avions fait, toujours, toujours… J’ai voulu endormir cetteterreur, en me punissant volontairement, ton père aussi. Depuisqu’il s’était laissé persuader par moi, je voyais qu’il se privaitde tout. Il n’a plus fumé, plus bu de café, plus rien mangé que lestrict nécessaire. Nous pouvons nous rendre cette justice que nousn’avons rien pris pour nous… Mais j’avais beau jeûner, memortifier, m’atteindre dans ma chair, toujours cette idée merevenait que cela n’était rien, et qu’un jour viendrait où jeserais frappée en toi… Les années ont passé, mon Eugène, sans rienm’apporter que des raisons d’être plus fière de toi, de t’aimerdavantage… Et plus j’étais heureuse par toi, plus l’idéegrandissait que nous n’avions pas droit à ce bonheur. Je netrouve pas les mots pour m’exprimer… A chacun de tes succès, àchaque joie que tu nous donnais, c’était comme si la detteaugmentait. Tu vois bien que j’avais raison de penser qu’il nousfaudrait tout payer un jour, puisque j’en suis à te parler ainsi…Cette pensée était devenue si forte, si obsédante, qu’il y a deuxans, je voulus essayer de m’en délivrer un peu. Ton père et moi,nous savions que l’autre était entré au régiment, puisdans une école à Versailles, et qu’il en avait été chassé pourinconduite. Nous l’avions perdu de vue après. Je m’imaginai que, sinous pouvions le retrouver, lui rendre, non pas tout, mais quelquechose, lui faire du bien, je serais soulagée d’une partie de cepoids, que je n’aurais plus cette appréhension, ce battement decœur… Et Corbières a cherché ce garçon. Il l’a retrouvé en effet.Pourquoi ai-je voulu le voir, moi aussi? Je n’ai pas pu m’enempêcher. C’a été un besoin physique de l’avoir là, devant mesyeux… C’est alors que j’ai senti, que j’ai touché le châtiment.Quand j’ai constaté ce qu’il est devenu, le remords m’a prise, etj’ai eu peur, non plus pour nous, mais pour toi. Je me suis dit ceque tu me disais tout à l’heure, que peut-être, avec cet argentdont nous l’avions frustré, il ne serait pas tombé si bas. Je n’aiplus vu seulement dans cet abus du dépôt un emploi défendu. J’ai vule crime… Tu comprends le reste… Mon trouble a été si grand, quecet homme n’a pas pu ne pas le remarquer… Avant de mourir, M.Haudric lui avait écrit ses intentions pour lui, sans se nommer etsans nous nommer. Il savait qu’une petite somme lui avait étéléguée. Il avait touché les deux premières années. Puis rien… Il atout deviné, et, depuis quatorze mois, nous vivons avec l’idéequ’il fera ce qu’il a fait ce matin, qu’il te parlera, et que tunous jugeras, que tu nous condamneras, que tu nous mépriseras… Ah!»conclut-elle avec une supplication passionnée, «juge-moi,condamne-moi, méprise-moi, Eugène, mais pas ton père. Epargne-le.Il n’est pas coupable, je te le jure. C’est moi qui ai tout médité,tout voulu. Je suis la seule coupable, la seule. Le bon Dieu lesait bien, et la preuve, c’est qu’il a permis que tu ne trouves quemoi ici, maintenant… Je n’aurais pas osé lui demander cela. C’étaitplus que je ne méritais. Mais il m’a pardonné, je le sens. J’aitant souffert… Moi, ce n’est rien, je vais pouvoir me confesser,communier!… Ah! Eugène, aie pitié de ton père… »

— « Je n’ai le droit de vous juger ni toi,ni lui, » répondit-il. Cet homme, habitué pourtant par métier aucontact de la souffrance, demeurait anéanti devant l’abîme demisère qu’il avait côtoyé toute sa jeunesse, sans le voir, sansmême le soupçonner. Il n’avait pas soupçonné, non plus, le délired’amour de cette mère, qu’il était le seul à ne pouvoir condamner.Il avait devant lui une âme humaine, toute nue, toute saignante, etquelle âme, celle dont la sienne était issue! Qu’elle avaitsouffert en effet, cette pauvre âme, et comme le repentir et la foil’avaient marquée de leurs grandes touches ! Comme, àtravers son supplice intime, elle s’était lavée de sa faute! Elleen acceptait, elle en réclamait l’entier châtiment, prenant toutsur elle, avide seulement d’expier pour deux, anxieuse d’éviter àson complice, au vieux compagnon de toute sa vie, le coup suprêmedont elle venait d’être frappée. Dans quel repli de son cœur lefils aurait-il trouvé la force de la juger et d’agir autrementqu’il n’agit? Il vint à elle, et la serrant dans ses bras, il luidisait :

— « Maman, ma chère maman, ne souffre plus,ne pleure plus. Tout peut s’effacer, se réparer. Je serai riche. Jerendrai cet argent. Je guérirai ce malheureux… Regarde-moi…Souris-moi. Tu sais que je suis un honnête homme. Je te jure que jen’ai pour toi en moi que de la tendresse, de la vénération. Teslarmes ont tout effacé, et moi je ferai le reste. Et nous seronstous heureux, je te le promets… »

Elle avait posé son front sur l’épaule dujeune homme, et elle l’écoutait sans lui parler, en secouantseulement cette pauvre tête blanchie, d’un geste doux qui répondait: «Non» à ces promesses d’espérance, — le «non» résigné desmourants, à qui l’on décrit les promenades qu’ils savent bien nejamais devoir faire, les plaisirs qu’ils ne goûteront plus. Etcette dénégation muette exprimait tellement la vérité d’unedétresse sans remède qu’il finit par se taire, lui aussi, maisgardant toujours la vieille tête appuyée à son épaule, la berçant,la caressant, jusqu’à ce qu’un bruit trop connu les écartabrusquement l’un de l’autre. Une main introduisait une clef dans laserrure de la porte d’entrée. C’était le père qui revenait aulogis.

— « Du courage, maman,» dit Eugène. « Je tepromets qu’il ne saura rien… »

— « Et j’ai tenu ma parole, » me répétait-ilà moi, quand nous nous revîmes et qu’il me raconta cette scène, «avec quel effort, tu le devines. J’ai passé dans l’autre chambrepour me donner le temps d’essuyer mes yeux, de composer mes traits.Et j’écoutais la voix de mon père demander : « Tiens, Eugène estvenu, voici son chapeau? » — « Oui, » répondait ma mère, « ilcherche un livre dans la bibliothèque. C’est heureux qu’il soitmonté ce matin. Je me suis sentie si mal quand tu as été parti. Ilm’a examinée. Ce ne sera rien… » Elle venait de trouver un pieuxmensonge qui me permît de paraître, sans que mon père s’étonnât demes paupières rougies et de mon visage altéré. Malgré moi, sans ceprétexte, mon émotion m’eût trahi. Je les quittai aussitôt. Je n’enpouvais plus… Le croirais-tu ? C’est cette première heure, oùje me suis retrouvé seul, qui a été la plus dure. J’ai marchédevant moi, vite, indéfiniment. J’aurais voulu me fuir, m’en allerde moi, ne plus rencontrer ma pensée. Il me semblait que cettepensée même n’était plus à moi, que je l’avais volée, volé monintelligence, mes idées, le meilleur de moi. Ces années de travailqui m’avaient fait ce que j’étais, cette Science que j’avais tantaimée, cette culture dont j’étais si fier, je me répétais quec’était du vol, du vol, du vol, que j’avais eu tout cela aux dépensd’un autre, avec l’argent d’un autre, et cet autre, je le revoyaisdans cette ignoble chambre, avec son ignoble face, parlant cetignoble langage, et toute son abjection retombait sur moi. J’avaisbeau me dire ce que ma mère m’avait dit, que je n’en étais pasresponsable. Il y a des choses qui ne se discutent pas plus que lavie ou que la mort. Ça est ou ça n’est pas. Cette responsabilitéétait sur moi, en moi. Si tu te trouvais savoir qu’un bijou qui t’aété donné, une bague, provenait d’un assassinat, tu ne la porteraispas une seconde, tu l’arracherais, tu la jetterais, pour ne pasavoir de sang sur ta main. Moi, est-ce que je peux m’arracher moncerveau, et, avec lui, tout ce qui me vient du meurtre del’autre ? Car c’est un meurtre, ce qu’ils ont fait. Onassassine autrement qu’avec des armes à feu et des poisons. On tueun être en lui enlevant ce qui l’aurait fait vivre. C’était là, aupremier moment, ce qui me rendait fou de honte et de douleur : quecet argent volé ait passé dans mon esprit, que je ne puisse pasrendre ce dépôt, dont ces malheureux ont abusé à mon profit. Maisje le rendrai… Je le rendrai… » — « Te voilà dans le vrai, » luirépondis-je, « ta pauvre mère avait raison, quand elle te disaitque tu n’es pas responsable de ce qu’ils ont fait pour toi, tonpère et elle. Crois-moi, ton devoir est tout simple, et tu l’astrouvé du premier coup en écoutant ton cœur, qui t’a commandé deplaindre ta mère, d’épargner à la vieillesse de ton pèreune mortelle douleur, et de faire du bien au malheureux dufaubourg Saint-Jacques. Tu lui dois de lui restituer l’argent quiest à lui, d’abord, puis de l’aider à s’affranchir du terribleesclavage, à se guérir de cet alcoolisme où il est en train desombrer, où il aurait toujours sombré, sois-en sûr, aussi bienriche que pauvre. Et si tu l’en guéris, vous serez quittes, je m’enporte garant sur mon honneur… » — « Non, » répliqua-t-il, enregardant devant lui d’un regard où je retrouvai cette admirableardeur de vie spirituelle, qui m’avait fait son ami du coup, dansnotre rencontre au jardin du Luxembourg : « Non, » insista-t-il, «ce n’est pas assez… » Et comme si, par une mystérieusecommunication intérieure, dans cette minute d’une confidencesolennelle, le même souvenir nous était réapparu à tous deux : «Terappelles-tu,» continua-t-il, «quand nous nous sommes revus aprèsle collège, nos discussions d’idées, et les raisons qui m’ont faitcommencer mes études de médecine? Je te disais que j’avais soif etfaim de certitude. J’avais cru la trouver, cette certitude, dansune espèce de pari à la Pascal. Tu te rappelles encore ? Jerêvais d’un emploi d’existence justifiable dans l’une et dansl’autre hypothèse, que Dieu existe ou n’existe pas, qu’il y ait uneliberté ou qu’il n’y en ait pas, une autre vie ou le néant… Hébien! je suis arrivé à un moment où cette double hypothèse n’estplus possible. Je suis acculé à l’alternative. Tu me parlesd’argent à restituer, de soins à donner? Mais quand je paierais àce Robert vingt fois, trente fois, cent fois la somme; quandje l’arracherais à l’affreux vice, par quel moyen lui restituer sajeunesse, toutes les possibilités perdues, comment réparerl’irréparable ? S’il n’y a pas de Dieu, j’en suis là… S’il yen avait un pourtant, si l’action humaine avait un autre horizonque celui-ci, je pourrais mériter pour ce malheureux… Ce n’estpas d’aujourd’hui que ces idées me hantent. Depuis que j’ai vu dessœurs dans les hôpitaux faire le service des malades, sans autresoutien que l’idée qu’elles méritaient pourd’autres, j’ai beaucoup pensé à ce que les chrétiens appellent laréversibilité. Toute la question est de savoir si l’expérience nousmontre ou non ce phénomène dans la nature… Voici des années qu’ilm’apparaissait comme la seule interprétation de tant de choses, etje te défie d’expliquer autrement la dure épreuve qui m’accable.Oui ou non? Suis-je frappé pour la faute de mes parents ? Etce Robert lui-même, de quoi est-il la victime, sinon de la faute deson père ? Que j’en ai vu de ces répartitions, et, derrièreelles, il faut bien un pouvoir répartiteur. S’il y a uneréversibilité du mal, il doit y avoir une réversibilité du bien… Cene sont pas des théories, cela, c’est de l’expérience. Et c’est del’expérience aussi que cette justice inévitable, dont ma pauvremère a eu l’épouvante dix ans durant, et qui l’a frappée, commeelle a dit, à travers moi. Derrière la justice, il faut bien unjuge. Derrière l’échéance, il faut bien un créancier… »

— « Et tu conclus? » lui demandais-je, commeil se taisait.

— « Je conclus que si Dieu n’existe pas, jene peux pas rendre le dépôt. Je le peux s’il existe… Ah ! sije pouvais croire en lui ! » ajouta-t-il avec un soupir quej’entends encore après seize ans.

Oui. Il y a seize ans déjà qu’Eugène metenait, sous le coup immédiat des événements que j’ai racontés, cediscours dont je n’ai pas à discuter la logique, et depuis cesseize ans, il est arrivé, à travers quelles autres tempêtesintérieures, je ne l’ai jamais su, à la solution qu’il m’indiquaitdans cet entretien et qu’il désirait si passionnément sans que saraison se rendît tout à fait à ces raisons du cœur qui criaient enlui. Je répète ce que je disais en commençant, que je suis ici unsimple témoin et qui n’apprécie pas. Eugène n’a plus aujourd’hui nison père ni sa mère. Tous deux sont morts : elle, apaisée enfin parle pardon de leur fils; lui, n’ayant jamais soupçonné que ce filssavait tout. Pierre Robert est mort, lui aussi, quoique Corbièresl’ait disputé à la maladie avec acharnement. Et lui-même, sescollègues l’ont vu, avec une stupeur que les années n’ont pasdissipée, brusquement, peu de temps après ces trois morts survenuescoup sur coup, quitter sa place enviée de médecin des hôpitaux, samagnifique clientèle parisienne, la certitude de tous les honneurs,pour entrer dans la congrégation des Frères Saint-Jean de Dieu,vouée, comme on sait, au service des malades. J’étais loin deParis, lors de cette décision, et l’on comprendra de reste que jen’aie jamais osé l’interroger. Nous n’avons pas cessé de nous voircependant, et lorsque le hasard d’un voyage dans le Midi m’amène àMarseille, où ces religieux ont une importante maison, je ne manquejamais de rendre visite à leur hôpital, et de demander au parloirle père Saint-Robert. Je retrouve, sous la bure noire del’infirmier, mon ancien camarade de philosophie, le savant jadispromis à une renommée européenne, l’enfant des deux pauvres égarésque l’amour paternel entraîna au crime. Et, à chaque visite, je letrouve plus calme, plus éclairé de cette certitude qu’il a tantcherchée, avec une expression plus libre dans ses yeux, qui restentsi jeunes. Et je comprends deux choses : d’abord qu’il possèdeaujourd’hui une foi entière, absolue; ensuite qu’en faisant de sascience la chose de tous, une richesse qu’il prodigue parce qu’illa considère comme n’étant pas à lui, il a découvert le seul moyenpeut-être de résoudre le plus douloureux problème où j’aie jamaisvu pris un homme, il rend le dépôt dont ses parents ont abusé; etcomme il est resté, même sous son habit, épris de souvenirsclassiques, il me cite parfois, — ce serait son seul prosélytisme,s’il n’y avait pas son exemple, — le mot du marchand phénicien jetépar la tempête sur le rivage de l’Attique où il rencontra unphilosophe :

— « J’ai abordé au port, quand j’ai faitnaufrage… »

De tous les hommes de ma génération, je n’aijamais su si c’était celui que je plaignais ou que j’enviais leplus.

Décembre 1898.

 

Partie 2
LE LUXE DES AUTRES

Chapitre 1UN MÉNAGE PARISIEN : — LE MARI

Si vous lisez plusieurs journaux, — et qui n’a cettefuneste habitude, maintenant, de perdre une heure de sa matinée etune autre heure de sa soirée à retrouver, dans une demi-douzaine degazettes, les mêmes renseignements inexacts, les mêmes sophismespassionnés, les mêmes iniques partialités ? — c’est cent,c’est mille fois que vous avez rencontré les noms de M. et MmeHector Le Prieux. Ils figurent l’un et l’autre, à juste titre, aupremier rang de ce que l’on est convenu d’appeler les «notabilitésparisiennes» : lui, comme un des vétérans de la chroniqueboulevardière et du feuilleton théâtral; elle, quoique épouse d’unsimple journaliste, comme une femme à la mode qui donne degrands dîners cités dans les feuilles, et qui ne manque ni unepremière représentation, ni une ouverture d’exposition, aucune descérémonies, en un mot, où défile ce Tout-Paris indéfinissable etspécial dont rêvent les provinciaux et les étrangers. Ce Tout-Parisn’est pas le Monde; les éléments en sont trop composites pour quecette mixture hétérogène représente jamais de près ou de loin laSociété. C’est un monde pourtant, et qui a ses exclusions, sesmœurs, sa hiérarchie. La «belle Mme Le Prieux», comme elle estencore qualifiée, malgré ses quarante ans très-passés, en seraitcertes une des reines, si cette royauté se décernait d’après lafréquence des mentions dans les comptes rendus de cette paradequasi quotidienne. Mais être très célèbre, a-t-on dit, c’est êtreméconnu de plus de gens. Cet apparent paradoxe est vrai de cettebizarre célébrité parisienne comme de toutes les autres. Vousdonnez-vous la peine quelquefois de penser au ménage que peuventbien faire deux êtres aussi lancés dans le tourbillon que les LePrieux, quand vous lisez, quasi chaque jour, le nom de la femmedans une note des « Mondanités », et celui du mari au bas d’unarticle? Si oui, je gage que les visions suivantes s’évoquentdevant vous. Lui, vous l’imaginez d’après le type légendaire duboulevardier : mari de fidélité médiocre, plus ou moins viveur,joueur, duelliste, toujours attardé dans les coulisses des petitsthéâtres ou dans les tripots. Elle, vous l’apercevez, d’après letype non moins légendaire de la Parisienne des romans élégants,évaporée jusqu’au mauvais ton, sinon coquette jusqu’à lagalanterie. Vous croirez tout d’eux, excepté que le bohémianismebrillant d’un pareil couple puisse légitimement s’associer à l’idéed’un foyer et d’une famille. Pensant de la sorte, vous avez — c’estle lot de presque tous les jugements qui procèdent par vastesclasses — raison et tort à la fois. Vous vous méprenez sur lespersonnes, car Hector Le Prieux, tout journaliste qu’il soit,représente bien le meilleur des maris que jamais bourgeois inquietsaient souhaité pour leur « demoiselle », et Mme Le Prieux est, aupoint de vue de l’honneur, la plus irréprochable des femmes. Vousêtes dans le vrai sur le principe, sur le peu de chances de bonheursérieux et solide qu’offre la vie conjugale, pratiquée dans detelles conditions et dans un tel milieu. Le ménage des Le Prieuxrepose, en effet, sur une anomalie qu’il faut expliquer pour rendreintelligible le petit drame sentimental dont ces premièresréflexions, et celles qui vont suivre, forment le long, maisnécessaire préambule. D’ailleurs, raconter l’histoire de ce couple,c’est donner, à ce récit d’une simple anecdote, sa pleine valeurd’enseignement social. La situation réciproque de Mme Le Prieux etde son mari ne tient pas à la profession un peu excentrique de cedernier. Supposez-le gagnant à la Bourse, dans le commerce ou dansl’industrie, les soixante ou soixante-dix mille francs par an, quelui procurent ses accablantes besognes de journaliste arrivé, lasingularité de ses rapports avec sa femme serait exactement lamême. Cet étrange ménage, dont la plaie dévorante, on le verra, estcette maladie toute contemporaine, le maladif, le passionné soucidu luxe des autres, n’est une exception que par les circonstances.Ce désir de briller jusqu’à l’extrémité de ses moyens, ce besoin dequitter sa classe, d’égaler sans cesse et à tout prix dans leursfaçons de vivre, dans leurs décors, dans leurs plaisirs, ceux quinous dépassent immédiatement, qu’est-ce autre chose qu’un casparticulier de la grande dégénérescence démocratique? On éprouvequelque scrupule à employer de si graves formules, alors qu’ils’agit d’une aventure assez terre à terre, et de gens qui secroient eux-mêmes tout simples, tout naturels. Mais, quand on yréfléchit, les larges mouvements de mœurs que l’histoire enregistrene sont que cela : une addition indéfiniment multipliée deminuscules habitudes individuelles, comme une immense marée n’estque la poussée en avant de plusieurs milliards de minusculesvagues.

Au moment où commence le drame, sans grands événements etpourtant tragique, auquel je viens de faire allusion, c’est-à-direau mois de janvier 1897, ce ménage Le Prieux avait déjà vingt-troisans de date : Hector — en ces temps-là Leprieux en un seul mot,c’était l’orthographe d’avant les «Mondanités» — ayant épousé MlleMathilde Duret en 1874. Ce mariage s’était célébré dans desconditions très modestes et qui n’annonçaient guère les futuresélégances de la « belle Mme Le Prieux, » — en deux mots. — A peinesi chacune des deux feuilles auxquelles l’écrivain collaboraitalors mentionna la cérémonie. Cette discrétion avait été demandéepar Hector lui-même, désireux d’éviter toute allusion au désastreencore récent où avait sombré le père de sa fiancée. Tantd’aventures de ce genre se sont succédé depuis lors !Personne, assurément, ne se rappelle aujourd’hui cet audacieuxArmand Duret, qui, à la veille et au lendemain de la chute del’Empire, brassa de si vastes et de si hasardeuses affaires, fondasi bruyamment le Crédit Départemental, étala un luxe si insolent,commandita tant de journaux et finit sinistrement dans un horriblescandale, par la ruine et le suicide. La veuve et la fille de cespéculateur déchu avaient, à grand’peine, réalisé après sa mort4,000 francs de rente, juste de quoi ne pas mourir de faim parmiles quelques meubles échappés au marteau du commissaire-priseur. Deson côté, la double collaboration dont j’ai parlé assurait à Hector5,000 francs par an. Comptez : dans un de ses deux journaux, iltenait l’emploi de chroniqueur judiciaire, soit 2,400 francs; àl’autre, il donnait, sous un pseudonyme, un courrier de Parisbi-hebdomadaire, soit, à 25 francs l’article, 2,600 francs. Troisfermes louées en métayage, qu’il avait la sagesse de garder dans leBourbonnais, son pays d’origine, représentaient la partie la moinsaléatoire de son revenu, mais la plus maigre : elles lui valaient,bon an mal an, 900 francs. Ces chiffres suffisent à expliquerpourquoi il fut décidé aussitôt que le jeune ménage habiterait avecla mère. Les deux femmes démontrèrent à l’écrivain, profondémentignorant des choses de la vie matérielle, qu’il y avait, danscette combinaison familiale, une certitude d’économie. Mme veuveDuret insista, par-dessus tout, sur la nécessité d’épargner l’achatd’un mobilier nouveau. Jusqu’à son mariage, Hector avait habité unechambre garnie dans un hôtel de la rue des Martyrs, à proximité deses deux bureaux de rédaction. — « Maman est si bonne ! Elleme cédera son salon pour mon jour… -» avaitdit Mathilde, avec une reconnaissance qui attendrit l’amoureuxjusqu’aux larmes, tandis qu’il aurait pu apercevoir, dans cettesimple phrase, quelle conception de leur commun avenir avait déjàsa fiancée. Mais où le jeune homme, qui ne savait le prix vrai derien, aurait-il appris l’entente, plus difficile encore, descaractères ? Orphelin lui-même de père et de mère, il n’avaitpersonne pour lui dessiner à l’avance la courbe de son avenirconjugal, et lui indiquer quelles grandes conséquences auraient lespetites fautes de tactique, commises au début de son mariage. Toutcontribuait à faire de lui l’époux-esclave qu’il devait rester savie durant, sans même s’en apercevoir : cette solitude d’abord,puis son éducation, son tour d’esprit et de sensibilité, tout,jusqu’à sa race, jusqu’à ces premières données héréditaires dutempérament, d’autant plus fortes en nous que nous en prenons àpeine conscience…

J’ai dit que Le Prieux — maintenons-lui, une fois pourtoutes, le demi-anoblissement de ce Le détaché — est originaire duBourbonnais. Le nom seul révélerait cette province. Dans lepatois du centre de la France, on appelle, encore aujourd’hui, unprieux ouun semoneux, le paysanbeau parleur, qui se charge d’aller, de hameau en hameau, porterles invitations pour les noces. Ce rôle de messager de campagnefut-il tenu par un des rustiques ancêtres d’Hector avec une verveparticulière? Les modestes archives de Chevagnes, le village nataldu journaliste, n’en disent rien. Elles attestent, en revanche, queles Le Prieux sont connus à Chevagnes, depuis plusieursgénérations, sous ce sobriquet, devenu patronymique. Ils doiventavoir résidé là depuis toujours, car, avec sa tête plus large quelongue, sa face presque plate et que termine un menton rond, avecses cheveux lisses et qui restent châtains dans leur grisonnement,ses yeux bruns, son cou puissant, ses épaules horizontales, sontorse épais, sa taille courte, toute sa personne ramassée ettrapue, leur descendant présente un type accompli de ce paysancelte, qui occupait cette partie de la France à l’époque où César yparut. C’est une race autochtone, et dont les traits morauxdemeurent étonnamment les mêmes à travers l’histoire : uneintelligence avisée sans forte imagination créatrice, une volontépatiente, mais sans initiative, ce que les savants d’aujourd’huiappellent l’esprit grégaire, le goût de ne pas agir seul et commeun besoin d’être dirigé. Certes, de telles caractéristiques sontd’une généralisation hasardeuse. Pourtant, les annales del’Auvergne et du Bourbonnais semblent bien démontrer la justesse decelles-ci.

Quant à cette dernière province, puisque c’est d’ellequ’il s’agit à propos d’un de ses plus humbles enfants, laprédominance de l’élément celtique imprime une évidente unité à sonhistoire. Qu’en est-il sorti, pendant la longue durée du moyen âgeet de l’ancien régime, alors que l’indépendance locale permettaitun plus libre épanouissement des originalités? Presque pas ou peude grands hommes de guerre, presque pas ou peu de grands artistes,comme si la race répugnait à ce que de tels héros comportentd’excessif. Par contre, les génies prudents, les hommes de loi etles hommes d’Eglise y ont pullulé. Quand on est de son pays, audegré où Hector Le Prieux est du sien, les qualités et les défautsde ce pays reparaissent toujours, même si l’on fréquente un milieuet si l’on exerce un métier les plus opposés, croirait-on, à cetteinfluence du sol ancestral. Relisez l’un de ses feuilletonsdramatiques maintenant, ou l’une de ses causeries parisiennes :vous y retrouverez de la prudence d’esprit et du terre à terre, dela judiciaire et de la timidité, de l’exactitude sans éclat et unesagesse un peu pauvre. C’est un talent qui, de trop bonne heure, acessé d’oser, et c’est un caractère qui, de trop bonne heure, s’estsoumis.

Si une passivité d’âme, tout héréditaire chez Hector,explique qu’en effet la direction de son ménage ait dû aussitôtappartenir à sa femme, une énigme s’impose, que l’on doit résoudre,avant de montrer cette mainmise de Mme Le Prieux sur les faits etgestes de son mari : pourquoi celui-ci, avec ce manque innéd’esprit d’entreprise, a-t-il, entre tant de carrières officielleset sûres, avec traitement fixe et retraite, qui s’offrent auFrançais moutonnier de notre temps, choisi la plus aventureuse, laplus féconde en imprévu, la moins conforme aux prudencesbourgeoises? Encore ici, alors qu’il paraissait faire preuved’audace et d’originalité, le jeune homme avait simplement prouvésa docilité aux influences, et son peu de confiance en ses propresforces. Voici comment. Le plus inattendu des hasards voulut que lepère d’Hector, établi à Chevagnes en qualité de médecin, renouvelâtconnaissance, aux eaux de Bourbon-Lancy, toutes voisines, avec unde ses anciens camarades d’hôpital, établi lui-même près de Nohant,et qui soignait Mme Sand. Invité à venir à Chevagnes, le docteurberrichon causa beaucoup de son illustre cliente devant Hector, quiachevait alors sa rhétorique au lycée de Moulins, et, comme tousles collégiens de son âge, composait secrètement de mauvais vers.Admirateur passionné de Lélia et d »Indiana,l’adolescent eut, à la suite de cette conversation, la premièrehardiesse de sa vie. Le présent récit racontera la seconde. Il osaécrire à la bonne dame de Nohant une épître, où il lui demandaitdes conseils sur la direction de ses idées religieuses! Avec cetteadmirable générosité de plume, qu’elle garda jusqu’à la fin, malgréla surcharge de ses travaux, George Sand répondit à l’écolier. Ellene se doutait pas que les quatre pages de sa lettre, tracées de lagrande écriture ronde et un peu renversée de ses dernièresannées, exerceraient sur l’avenir de son correspondant improvisé laplus funeste influence. Il lui répondit, et, plus hardi cette fois,lui envoya des vers. L’ancienne amie d’Alfred de Musset s’entendaiten poésie, à peu près autant qu’en politique. En revanche, elleexcellait à construire des romans. Elle en bâtit un à propos dujeune rimeur bourbonnais, uniquement parce qu’il avait mis enmédiocres stances une pittoresque légende locale. Elle le vitinaugurant en France cette poésie rustique et provinciale dont ellea toujours caressé la chimère. Elle l’encouragea par des éloges, —ces imprudents et dangereux éloges dont les artistes glorieux nesont pas assez avares! Ils n’en mesurent pas la portée surl’imagination des débutants. Un séjour à Nohant, où il fut reçuavec la plus cordiale bonhomie, acheva de tourner la tête à Hector,qui crut à son avenir de poète. Le résultat fut qu’au lieu decommencer, au sortir du collège, ses études médicales, comme ledésirait son père, il demanda qu’on lui laissât faire son droit. Ily voyait une occasion de travaux moins précis et qui seconciliaient mieux avec ses secrets désirs. Puis, ce père étantmort presque aussitôt, l’orphelin, libre de sa fortune, — il avaitperdu sa mère en bas âge, — réalisa au plus vite le modeste capitalque lui laissait le praticien de Chevagnes. Dans cette premièreferveur d’espérance, les trois fermes qui devaient, plus tard,constituer la portion solide de sa dot, ne furent épargnées qu’àcause de la difficulté à résilier les baux. Les étudesde droit, inaugurées à Dijon, par économie, furentabandonnées, et l’élève de Mme Sand s’établit à Paris, pour y menerla vie de candidat à la gloire littéraire.

Cet événement, — car l’exode du gars Le Prieux vers Parisfit sensation dans le canton de Chevagnes, où feu le docteurcomptait autant de prétendus cousins, c’est-à-dire de clientspresque gratuits, que cette Sologne bourbonnaise compte de hameaux,— cet événement, donc, avait eu lieu en 1865. L’issue en fut ce quevous pressentez : une fois de plus Icare brûla au feu de la réalitéla cire de ses imprudentes ailes. En 1870, à l’époque de la guerre,pendant laquelle il fit bravement et simplement son devoir, Hectoravait publié à ses frais deux volumes de vers : les Genêts desBrandes etles RondesBourbonnaises, plus un roman : le Rossigneu, — c’est lenom patois des bœufs de couleur rousse, — le tout composé dans ceparti pris de couleur rustique et provinciale, sorte de conventionparticulière aux écrivains venus à Paris pour y être de leur pays!L’un dans l’autre, les trois ouvrages s’étaient bien vendus à centcinquante exemplaires. Dans l’entre-deux, l’auteur avait appris àses dépens ce que cachent de positivisme brutal, de vanitéimplacable, d’ignoble calcul, les déclamations pompeuses ou lesparadoxes fantaisistes de la bohème artistique. Passant pour riche,— et riche en effet par comparaison, — dans les cénacles duquartier Latin, puis de Montmartre, où ses aspirations littérairesle conduisirent naturellement, le provincial avait aussitôt connules nombreuses variétés de systématique exploitation, que l’argotdes brasseries déguise du nom goguenard et familier de tape. Il avait été lecamarade complaisant qui ne peut pas entrer dans un café sans quecinq ou six des assistants se mettent à sa table, pour se leveraprès de longs propos de haute esthétique en lui laissant à réglerd’innombrables consommations dont les soucoupes s’empilent enmonumentales colonnes; — puis quand l’amphitryon de la veilleouvre, le lendemain, la porte du café, il entend les délicatsesthètes exécuter son œuvre et sa personne d’un «ça n’existe pas»,qui s’enfonce comme une lame froide au plus saignant de sonamour-propre. Le Prieux avait encore été le «gogo» qui prend pourvingt-cinq louis d’actions d’une Revue destinée à «défendre lesJeunes»; — puis il y rencontre quelque article, à cruelle allusion,où il se reconnaît, avec la rancœur d’avoir payé son propreéreintement, comme d’autres paient leur propre éloge. Il avait étéaussi, non pas une fois, mais vingt, mais cinquante, le Mécèned’abord ému, ensuite intimidé, qui commence par ouvrir sa bourseaux mendiants de lettres professionnels; puis il subit, au premierrefus, les outrages des drôles dont il ne veut plus nourrir lasuperbe et impuissante fainéantise… Mais à quoi bon énumérer desmisères si communes qu’elles en sont banales ? Ce qui l’estmoins, c’est que le jeune homme qui les traverse n’y pervertissepas la justesse de son sens social.

Par bonheur, tandis qu’Hector s’efforçait d’exprimer, dansune prose et dans des vers systématiquement et laborieusementnaïfs, cette poésie du terroir natal qu’il avait eu la folie dequitter, ce terroir travaillait en lui à son insu. La prudenceavisée de ses aïeux paysans interpréterait ces étrangesexpériences. Il en dégageait, par un obscur et irrésistibleinstinct de conservation, une vue nette des conditions où il luifallait vivre, et il devinait le plus sûr moyen de s’y accommoder.Il fit, pendant cette cruelle campagne de 1870, sous la tente, puisen Allemagne, où il fut prisonnier, de sérieuses réflexions. Sevoyant arrivé, sans aucun résultat, presque au terme de son petitcapital, il comprit que son rêve de gloire immédiat était unechimère. Il se jugea comme poète et comme romancier, et, tout enconservant inpetto unesecrète complaisance pour ses essais de jeunesse, il essaya dereculer la réalisation de son Idéal. Il s’apercevait, à vingt-cinqans, sans titres, sans protections, sans carrière entreprise. Il sedit qu’il fallait faire deux parts dans sa vie : celle de l’art etcelle du métier. Or, métier pour métier, il comprit que lalittérature en valait bien un autre, du moment qu’elle étaitpratiquée avec les vertus de labeur assidu et de ponctualité, quisont nécessaires dans toutes les professions. Ce fut là le coup debon sens de son hérédité paysanne. Il se dit qu’un grand journaln’est, après tout, qu’un vaste atelier commercial, et qui supposeune certaine quantité de besogne positive, exécutée régulièrement.Il résolut d’être un des bons ouvriers d’un de ces ateliers,et il se tint parole, avec une patience de procédés et une méthodenon moins dignes des cultivateurs dont la lente et sagace énergiese retrouvait en lui sous la forme la plus inattendue.

Son premier soin fut de profiter de la dispersion forcéedes groupes littéraires, dont il avait plus ou moins fait partie,pour s’isoler de presque tous ses anciens compagnons. Puis, sesouvenant d’avoir passé quelques examens de droit, il eut lecourage de les compléter, afin de pouvoir s’inscrire au barreau,et, de là, postuler dans une feuille du boulevard une place dechroniqueur judiciaire. Il l’obtint, grâce à l’un de ces camaradesde brasserie, entré, lui aussi, raisonnablement, dans la presse.L’exactitude avec laquelle Hector apportait sa copie, la précisionet la clarté de ses comptes rendus sérieusement travaillés,l’aménité de son caractère, le firent bien vite apprécier dans cepremier journal. Le rédacteur en chef parla de lui en termesélogieux au propriétaire dudit journal, lequel n’était autre queDuret. Celui-ci ambitionnait de se recruter des outils humains, debons et sûrs secrétaires qui lui fussent d’intelligentscollaborateurs, dans la fortune politique qu’il comptait édifiersur sa fortune financière. Il voulut connaître Le Prieux. C’estainsi qu’Hector entra, tout petit gazetier à peine appointé, et parl’escalier de service, dans l’hôtel princier que Duret possédaitalors avenue de Friedland. Il plut tout de suite au spéculateur,qui, frappé de sa lucidité d’esprit, projetait d’en faire unconfident d’affaires. Les tragiques circonstances qu’on sait etl’effondrement du Crédit Départemental, en interrompant brusquementla fortune de Duret et l’acculant au suicide, semblaient devoirmettre fin à tout rapport de Le Prieux avec les survivantes de cedésastre. Il n’en fut rien. Il se mit tout entier au service de lapauvre veuve, qui fut trop heureuse de trouver, parmi leseffroyables désarrois de cette ruine, le dévouement du modestecollaborateur judiciaire. Le jeune homme prodigua ses services,avec la ferveur d’une admiration ardente pour la belle etmalheureuse Mathilde. Le reste se devine : et l’intimitégrandissante, et la passion d’Hector, d’abord intimidé jusqu’à nepas oser même espérer de jamais plaire, la reconnaissance attendriedes deux femmes, le ravissement presque épouvanté de l’amoureuxdevant les perspectives soudain découvertes d’une union possible,et la suite : innocente et délicieuse idylle dont le souvenirfaisait battre le cœur de l’écrivain vieilli, après un quart desiècle, comme s’il était encore le modeste articlier de vingt-neufans, qui surveillait le transport de ses hardes et de ses livresdans l’appartement de sa belle-mère, — un bien mélancoliqueappartement pourtant, sur une cour, en haut de la rue du Rocher, —sans oser trop croire à la réalité de son bonheur.

 

Chapitre 2UN MÉNAGE PARISIEN : — LA FEMME

En fait, la première période de ce ménage fut, pourHector, complètement, absolument heureuse. Elle dura environ septans. Ce fut celle où le journaliste établit sa réputation, celleaussi durant laquelle Mme Le Prieux se forma une conception dutravail de son mari qui devait tristement influer sur leur communavenir. Mathilde était une de ces femmes dont l’extraordinaireinintelligence et le noble visage offrent un tel contraste qu’ellesdéconcertent l’observateur, sans qu’elles aient aucun besoin dedissimuler, surtout si cet observateur les aime. Sa mère, unedemoiselle Huguenin, était originaire d’Aix-en-Provence; son pèreétait le fils d’un petit commerçant du Nord. Ces coupages de sang,si fréquents dans les familles modernes que personne n’y prend mêmegarde, ont souvent pour résultat une hérédité de tendancescontradictoires, qui se paralysent en s’équilibrant. Peut-être lacause de la décadence de la race en France gît-elle là, dans cettecontinuelle mixture du nord et du midi, de l’est et de l’ouest, pardes mariages trop disparates d’origine. De ce père, Mathilde avaitretenu le goût de briller, un égoïsme implacable, et ce fondsd’insensibilité qui distingue les joueurs de toute espèce, enparticulier ceux de la Bourse. De la famille de sa mère, ellegardait cet admirable type méridional, qui prend, lorsqu’il esttrès pur, des finesses et des élégances de médaille grecque. Elleavait de profonds et brûlants yeux sombres, sur un teint d’un blancmat. Son front, petit et rond, se rattachait à son nez par cetteligne presque droite qui a tant de noblesse, et sa petite têtelaissait deviner, sous d’épais cheveux noirs, cette constructiond’un ovale allongé, où se perpétue la race de cet homoméditerraneus, de ce souple et fin dolichocéphale brun,louangé par les anthropologistes. Avec cela, de jolies dents,petites et bien rangées, entre des lèvres comme découpées auciseau, tant elles étaient dessinées, un menton frappé d’unefossette et fermement doublé, une attache de cou digne d’unestatuette de Tanagra avec un joli renflement à la nuque, desépaules et une gorge de Diane, la taille un peu haute mais bienprise, des pieds et des mains d’enfant, et cette démarche que lesArlésiennes ont rendue légendaire. Dans quelque position socialeque le sort jette une créature ainsi douée de la Grande Beauté,elle n’a qu’à paraître, pour exercer, même sans parure, unirrésistible prestige. Rien de plus dangereux pour une âme déjàinclinée par instinct à l’abus de la personnalité. L’excès del’admiration continue abolit vite, chez les femmes qui en sontl’objet, toute capacité de se juger. Il en est d’elles comme desprinces trop adulés et des artistes trop glorieux. Ces victimes deleur propre succès finissent par faire de leur moi le centredu monde, avec une ingénuité à la fois naïve et féroce. ChezMathilde, cette autolâtrie avait une excuse : lanature lui avait complètement refusé une faculté d’ailleurs moinscommune que l’on ne croirait, et que j’appellerai, faute d’un motplus exact, l’esprit altruiste, ce pouvoir de se figurer le cœurd’autrui, d’en comprendre les idées, d’en saisir les nuances desensibilité. Derrière ce masque noble et fier de déesse antique, secachait cette espèce d’entendement presque animal, très fréquentdans le Midi, et qui pense objet, si l’on peut dire. Elle avait étéflattée du dévouement d’Hector, sans en apercevoir le principesecret, la noble pitié de ce poète, d’autant plus poète en actionqu’il l’était moins en expression. Elle avait trouvé naturel cetriomphe de sa beauté, et, en consentant à devenir Mme Le Prieux,cru de bonne foi faire un sacrifice à sa mère, qui, beaucoup plusraisonnable, beaucoup plus sensible aussi, avait insisté pour cetteunion. Mme Duret, elle, avait été vraiment touchée des trésorsd’abnégation devinés chez l’amoureux de sa fille. Eclairée par unecruelle expérience, elle avait reconnu dans Hector les qualitésprécisément opposées aux défauts qui avaient précipité son mari àl’horrible catastrophe. Elle avait donc supplié son enfantd’accepter un protecteur sûr, et celle-ci avait dit «oui», enjustifiant l’humilité de ce mariage à ses propres yeux parcequ’elle s’immolait au bien-être de sa mère! Quoique l’apport dufiancé fût bien modeste, c’était pourtant passer de 4,000francs de rente à 10,000, — de quoi prendre aussitôt une bonnede plus et soulager cette pauvre mère d’une partie des soins duménage. Quant au drame intérieur qui s’était joué jadis dansl’esprit de l’aspirant-poète devenu un manœuvre de prose; quant auxsecrètes aspirations encore nourries par Hector de poursuivre toutde même, à travers le labeur mercenaire, la composition de quelqueœuvre d’art, d’un recueil de vers, d’un volume de nouvelles, d’unroman, Mathilde n’en soupçonnait rien à la date de son mariage.Elle n’en soupçonnait rien après vingt ans de ce mariage, et avantles scènes qui feront la matière de ce récit. Elle se croyait, et,même aujourd’hui, elle se croit, l’épouse la plus irréprochable, laplus dévouée. Elle s’enorgueillit d’avoir « fait la situation » deson mari. — Traduisez qu’elle a quelque chose comme cinq centscartes de visite à déposer en leur nom à tous deux dans le mois dejanvier! — Elle mourra sans admettre qu’elle a immolé le plus rare,le plus délicat des cœurs d’homme à la plus mesquine, à la pluségoïste des vanités : celle de tenir ce rôle d’une femme à la mode,et d’être appelée, dans les comptes rendus que je citais tout àl’heure, de ce titre de la « belle Mme Le Prieux». Peut-être neserez-vous plus tenté de sourire de ce surnom au terme de cetteanalyse, et quand vous saurez à quelles réelles misères ilcorrespond.

Il faut tout dire : dans cette premièreépoque de son mariage, Hector commença par jouir de cette vanitéavant d’en souffrir. Il est bien rare que les tragédies defamille n’aient pas pour premiers auteurs ceux qui doivent en êtreles martyrs. Ce sont les pères et les maris, les mères et lesépouses qui développent le plus souvent, chez leurs enfants ouleurs conjoints, les défauts dont eux-mêmes se plaindront amèrementun jour. Il est vrai que tant de défauts sont d’abord des grâces :le mensonge débute par la souplesse; la coquetterie, par le désirde plaire; l’hypocrisie par la réserve; — et ainsi du reste. Durantses premières années de ménage, Hector vit avec délices touteschoses s’harmoniser, dans sa maison et dans sa vie, de manière àmettre en sa pleine valeur la beauté de sa jeune femme. Comment nese fût-il pas, de mois en mois, d’année en année, réjoui demultiplier allègrement les tâches, afin de doubler les dix premiersmille francs de rente? Quelle joie de permettre à Mathilde cesmenus raffinements si naturels à une jeune et jolie créature, quel’en priver paraît une brutalité! Entre un chapeau de vingt-cinqfrancs et une coquette capote de trois louis, entre une robe decent cinquante francs et un costume pourtant bien modeste de troiscents, entre une jaquette ou des chaussures de confection et unmanteau ou des souliers d’un faiseur seulement passable, ladifférence de façon est déjà si grande et la différence d’argent sipetite! Du moins, comment n’eût-elle pas semblé telle à un maritrès amoureux, et pour qui les chiffres de son budget conjugal setraduisaient ainsi : soixante louis de plus par an pour le chapitrede la toilette, soit vingt-quatre articles de plus à écrire,deux par mois, à 50 francs l’un, ou quarante-huit à 25, soit un parsemaine? Un article de plus par semaine, ce n’est rien. Et, toutnaturellement, moins d’un an après son mariage, l’écrivain avaitajouté à son travail deux correspondances hebdomadaires avec deuxgrandes feuilles de province. Les tea-gowns de Mme Le Prieuxétaient assurés, sans qu’elle se fût même aperçue de ce surcroît debesogne. Or, les tea-gowns, convenez-en, supposent,de toute nécessité, un salon où les montrer. Ce salon suppose un«jour», — ce «jour» dont Mathilde avait aussitôt entretenu sonfiancé. Ledit «jour» suppose un domestique mâle pour ouvrir laporte, des fleurs pour garnir les vases, des petits fours dans lessoucoupes pour offrir avec le thé ou le chocolat, des lampes pourbien éclairer la pièce. Autant de dépenses, sur lesquelles Hectorse fût d’autant plus méprisé de lésiner, qu’il était, lui aussi, ladupe d’une étrange illusion rétrospective. Durant ses fiançailles,quand il retrouvait, dans le pauvre appartement de la rue duRocher, quelques-uns des meubles qui avaient figuré dans l’hôtel duspéculateur millionnaire, il subissait un attendrissement voisin duremords. Ce remords continuait dans son mariage. C’était comme siMathilde lui eût, en l’épousant, sacrifié la possibilité de ravoirces splendeurs. Il lui semblait que ce passé de luxe donnait à lajeune femme un droit à une vie plus large, plus élégante, plusconforme à ses primitives habitudes. Un hypnotisme analogue émanaitpour Mathilde de ces meubles et de ces bibelots, épaves de sonexistence d’autrefois, — un autrefois si récent que cette chute,hors de l’Olympe des somptuosités, était pour elle comme un rêve.Le mirage de l’opulence perdue, cette maladie mentale propre auxgens ruinés, agissait en elle à son insu. Ce devait être, sansqu’elle le soupçonnât, l’idée directrice de toutes ses actions etde toutes ses pensées, et qui la conduirait à réaliser, petit àpetit, une image, une parodie plutôt, de ce qu’aurait été sonexistence vraie, sans la débâcle paternelle. Les toutes premièressatisfactions accordées à cette nostalgie du passé se traduisirentpar de menues dépenses d’intérieur, qui, l’une dans l’autre,représentaient encore une soixantaine de louis de plus à gagnerpour Hector. Mais, presque tout de suite, l’occasion surgitd’augmenter ses recettes du double : un périodique illustré luioffrait cent francs par semaine pour une chronique, signée encored’un pseudonyme. Il choisit celui de Clavaroche, —quelle ironie ! — Le domestique mâle eut une petite livrée parsurcroît; les fleurs du «jour» vinrent d’une bonne maison, et aussiles petits fours; les lampes se renouvelèrent, et aussi les étoffesdes fauteuils; — toutes élégances qui aboutirent à un déménagementindispensable. De la triste rue du Rocher, les meubles tentateurs,les tentures mauvaises conseillères et les bibelots trop chargés desouvenir émigrèrent dans un coquet petit hôtel neuf de la plaineMonceau, rue Viète. Un autre engagement, quotidien celui-là, centlignes à envoyer chaque soir à un journal français deSaint-Pétersbourg, allait solder le loyer. Qu’est-ce que centlignes, quand il s’agit d’y résumer, au courant de la plume, etpour des étrangers, les nouvelles que l’on respire toutnaturellement dans l’air de Paris? Et ni Hector ni sa femme nes’aperçurent même de ce surcroît de labeur après lesautres.

Deux graves événements empêchèrentpourtant, durant cette période, que le ménage Le Prieux n’allâttrop loin sur ce chemin dispendieux de la fausse mondanitéparisienne. L’un fut la naissance d’une fille, qui s’appela Reine,du nom de sa grand’-mère Duret; l’autre fut la mort, après uneaffreuse maladie, — un cancer au sein, — de Mme Duret elle-même.Les longs séjours à la maison, qu’imposèrent à Mathilde, d’abord sagrossesse et ses relevailles, qui furent pénibles, puis la santé desa mère, enfin son deuil, ne lui permirent pas d’élargir le cerclede ses connaissances. Ce cercle était alors assez restreint.Appartenant tous les deux à des familles de province, ni elle nison mari n’avaient par devers eux ce fonds de relations, constitué,dans la petite bourgeoisie comme dans l’aristocratie, par lecousinage; et ni Hector, dans les pauvres débuts de sa vielittéraire, ni feu Duret, dans les fastueux déploiements de sarichesse si vite acquise, si vite perdue, n’avaient pu se recruterune société. Le brasseur d’affaires n’avait eu à ses fêtes, quandil en donnait, que des invités de hasard, presque tous dispersésavec ses millions. Il y a ainsi à Paris des centaines de cesdemi-parasites, énigmatiquement surnommés Boscardspar le persiflage mondain, et qui sont comme une escorte endisponibilité, au service de toute fortune assez ample pourcomporter des dîners de dix-huit couverts, une grande chasse, desbals avec cadeaux au cotillon, et une loge à l’Opéra. Ils secomposent, ces boscards professionnels, de grands seigneurs plus oumoins tarés, à la recherche d’une participation; d’artistesintrigants, en quête d’une commande, buste ou portrait; decourtiers en frac et en gilet blanc, qui flairent un brocantagefructueux; d’étrangers à références douteuses et qui jouentaux gentlemen avec une correction un peu tropdécorative. Joignez-y un personnel de femmes à moitié compromises,d’aventuriers de cercle et aussi de très pratiques épicuriens, àl’affût, eux, tout simplement, du bon dîner, du cigare de choix,des vins fins et, dans la saison, des coups de fusil sur des volsde faisans à qui l’on n’a pas ménagé les œufs de fourmis. Ce peupled’aigrefins se distribue en équipes diverses et d’une qualité plusou moins choisie suivant le rang du richard qu’il s’agit deboscarder. L’équipe recrutée autour de Duret, d’un lanceurd’émissions aussi suspect, n’avait pu être que d’un ordresecondaire. Il en est des convives des parvenus comme de leursmaladies. Le mot du médecin, qui disait à un coulissier, victime deses excès de table : «Vous n’êtes pas digne d’avoir la goutte, »enferme toute une philosophie des espèces sociales. Le caractèrepeu distingué des Boscards de l’équipe Durets’était manifesté par un immédiat abandon après la ruine, quiaurait dû à jamais dégoûter Mathilde de cet à-peu-prèssocial auquel sont condamnés ceux qui veulent sortir etrecevoir, sans être d’un vrai monde par la naissance et par laparenté. Mais non. Cette aventure désenchantante avait passé sur lajeune fille, sans profiter à la jeune femme. C’est que la vanitérépugne à l’expérience, à cause précisément du défaut quel’étymologie indique : ce manque radical de solidité et de vérité,ce goût de produire de l’effet à tout prix, fût-ce un effet quel’on sait mensonger, et sur des gens que l’on sait méprisables.Voilà pourquoi les preuves de cynique ingratitude prodiguées à samère et à elle lors de leur désastre, par les habitués des fêtes del’avenue Friedland, n’empêchèrent pas Mme Le Prieux, aussitôtmariée, de tout subordonner à une reprise de situation. Elle nevécut plus que pour inviter et être invitée, recevoir et êtrereçue. Si son père, au temps de sa magnificence et parmi sesmillions, n’avait eu chez lui que des parasites inférieurs, onpense bien que les personnes, avec qui la femme du journalisteéchangeait de coûteuses politesses, n’appartenaient pas, — pourparler le jargon d’aujourd’hui, — à la crème de la crème, au gratindu gratin. C’étaient trois ou quatre ménages, choisis parmi ceuxdes confrères d’Hector qui avaient aussi une espèce de maisonmontée. C’étaient trois ou quatre autres ménages recrutés, parl’intermédiaire des premiers, dans le haut commerce parisien : cardepuis la modification profonde, ou mieux la disparition de lagrande caste bourgeoise telle qu’elle existait encore aucommencement du second Empire, les enrichis du commercerencontrent une difficulté à se créer un milieu, qui les pousse,les uns à frayer avec les politiciens, les autres avec lesécrivains et les artistes. C’étaient aussi quelques femmesd’avocats, désireuses d’assurer à leurs maris des comptes rendusfavorables pour quelque prochaine plaidoirie. C’étaient… Mais ledénombrement de ces comparses serait fastidieux, comme leurfréquentation même. Ils représentaient pourtant le «salon» du petithôtel de la rue Viète, une galerie devant laquelle Mathilde pouvaitjouer à la femme du monde, une cour où elle pouvait régner, unpublic auprès duquel elle pouvait recueillir cet hommage à sabeauté, la vraie, l’unique passion de sa vie, qu’une circonstanceimprévue allait lui fournir l’occasion de développer dans un plusvaste cadre.

Cette circonstance, d’un ordre bienprofessionnel, bien peu chargé, semblait-il, de conséquencesmondaines, se produisit au cours de l’année 1883. Le directeur d’ungrand journal du boulevard offrit à Le Prieux le poste de critiquedramatique, devenu libre par la mort subite du titulaire. Quoiquele courrier théâtral n’ait plus la même importance, depuis que lecompte rendu du lendemain remplace presque partout le vieuxfeuilleton du lundi, illustré par les Gautier, les Saint-Victor,les Janin, les Weiss, les Sarcey, — pour ne parler que des morts, —aucune fonction n’est plus convoitée dans la presse, et chaquevacance suscite vingt candidatures. Le Prieux n’avait même pas eula peine de poser la sienne. Le sage calcul qu’il avait faiten entrant dans le journalisme et auquel il demeurait fidèlese réalisait point par point. Il recueillait le fruit de cettequalité qui, dans tous les métiers, assure le succès : laconscience technique. En même temps que la constante apparition deson nom au bas d’articles, tous soigneusement écrits et pensés, luiapportait la notoriété, il acquérait ce mystérieux pouvoir quis’appelle l’autorité, par ce soin même, par l’équité modérée de sesjugements sur les choses et les gens, par l’exactitude de sadocumentation. Un mot dira tout à ceux qui connaissent l’incroyablelégèreté avec laquelle se bâclent les journaux : Hector n’avaitjamais parlé d’un livre sans l’avoir feuilleté. En outre, malgré sachance évidente, il avait eu, dans ses débuts, le don de ne pasexciter l’envie. Cette obscure et implacable passion, le fléau del’existence littéraire, a cette étrange perspicacité de s’attacherbien moins aux succès qu’aux personnes. L’homme de grand talentn’envie pas l’homme d’un talent moyen qui réussit où lui-mêmeéchoue, et c’est l’homme d’un talent moyen qui, en plein triomphe,enviera l’autre dans son insuccès. Nous ne jalousons jamaisvraiment et avec le désir de leur faire du mal ceux à qui nous nouscroyons in petto supérieurs. C’était la force deLe Prieux dans ce commencement de carrière : ni littérairement, niphysiquement, ni socialement, il n’humiliait qui que ce fût. Lesenvieux devaient venir plus tard, avec les belles relations, lestoilettes de madame et le coupé au mois.

Bref, l’entrée d’Hector dans la critiquedramatique eût passé inaperçue, comme lui-même, s’il n’eût prisaussitôt l’habitude de paraître aux premières représentations avecsa jeune femme, que bien peu de ses confrères, comme on l’a vu,connaissaient. La beauté de Mathilde, alors âgée d’à peinevingt-huit ans, était trop éclatante pour n’être pas immédiatementremarquée, dans ce milieu si peu renouvelé des grandes solennitésparisiennes, où, comme disait l’autre, «ce sont toujours les mêmesqui se font tuer. » Parmi tous ces visages, tués en effet par lesveilles, les abus de la vie nerveuse, le maquillage, et le reste,elle obtint aussitôt un très grand succès de curiosité. Le«service» du journal où écrivait son mari ne comportait pas encoreles loges et les baignoires propices aux invitations qu’elle ledécida plus tard à réclamer. Les places attribuées à Le Prieux, —au Théâtre-Français, au Vaudeville, au Gymnase, aux Variétés, àl’Odéon, partout enfin, — étant de modestes fauteuils de balcon,toutes les lorgnettes de la salle pouvaient détailler librementcette belle tête, d’un type si pur, et qui, au repos, dansl’absorption du spectacle, jouait merveilleusement la passion etl’intelligence. Mathilde n’aurait pas été la femme qu’elle était,si elle n’avait pas perçu ce triomphe par chacune des fibres de sonêtre intime, et pensé à l’agrandir en le prolongeant. Paris nonplus n’eût pas été Paris, s’il ne s’était pas rencontré, parmi leshabitués des premières, quelqu’un pour s’instituer lebarnum de ce succès naissant. Ces hérauts volontairesd’un triomphe qu’ils pressentent et qu’ils doublent en s’yassociant, foisonnent dans cette étrange ville, où règne comme unemanie, une furie d’engouement, pour tout ce qui doit briller, nefût-ce qu’un jour, sur le ciel changeant de la mode. Il y en a, deces preneurs des vogues commençantes, pour les livres et lestableaux, pour les princes étrangers et les explorateurs, pour lespièces de théâtre et les jolies femmes. Disons-le bien vite, afinqu’aucune équivoque ne soit possible, et que, du moins, Mme LePrieux n’encoure pas un soupçon injuste : les barnums de cettedernière espèce sont, le plus souvent,des patitos platoniques. Ils ont presque tousune pensée de derrière la tête qui n’a rien à voir avec ce que nospères appelaient gaiement « la bagatelle ». S’ils veulent profiterdu succès de la jolie personne qu’ils essaient de lancer ainsi,c’est pour des raisons de vanité ou d’intérêt. S’ils lui font lacour, c’est une cour très discrète, très paternelle ou trèsfraternelle, — selon l’âge. Elle consiste à donner, dans desrestaurants élégants, des dîners que la jolie femme préside, et oùelle se rencontre avec d’autres femmes et d’autres hommes, qu’ellea elle-même profit à connaître, et que le barnum a encore plusprofit à lui faire connaître. S’ils lui demandent un rendez-vous,c’est pour l’accompagner à titre de cavalier-servant, et se fairevoir avec elle dans quelques-uns des endroits où se passe la revuede ce Tout-Paris spécial : exposition d’aquarelles ou de fleurs,ouverture du Concours hippique ou séances de réception àl’Académie… Remplissez vous-même les et cœtera.D’ordinaire aussi, ce n’est pas d’un seul cornac que la jolie femmedoit subir le patronage, c’est de deux, de trois, de quatre, qui sesurveillent et se jalousent, comme s’ils étaient de véritablesamoureux, tandis qu’ils sont simplement, tantôt de froidscalculateurs, tantôt d’inoffensifs et comiques snobs, d’une espècesi particulière qu’à elle seule elle vaudrait un crayon. Ce n’estpoint ici le lieu de le tracer. Pour caractériser, aux yeux deslecteurs qui connaissent les masques de la comédie parisienne, lacatégorie à laquelle appartenait le découvreur de la «belle Mme LePrieux», il suffira de nommer le personnage. Ce fut Crucé, lecélèbre collectionneur, cet adroit sexagénaire qui, ruiné depuisplus de trente ans, se fait les rentes d’une vie très chère, àbrocanter les objets d’art de son musée, indéfiniment etmystérieusement renouvelé. Il avait été, à ce titre, un despremiers à fréquenter autrefois l’hôtel Duret, puis, au même titre,un des premiers à oublier que le spéculateur suicide, fourni parses soins de quelques précieux bibelots à demi faux, — c’est saspécialité, — laissait derrière lui une femme et une fille. Mais,retrouvant cette fille belle de cette beauté souveraine, la mémoirelui revint, d’autant plus vite que Mathilde était mariée à un desgros seigneurs de la presse, et, dès lors. Crucé se ménageait desréclames pour une grande vente possible. Il a, d’ailleurs, exécutéce projet depuis, on se rappelle avec quel entregent et quelsuccès! Le vieux boulevardier s’était fait représenter à MmeLe Prieux en lui rappelant avec attendrissement qu’il l’avaitconnue «haute comme cela». Et c’est sous les auspices de cesoi-disant ami de sa famille, qui lui aurait fait horreur, si ledésir de briller n’avait étouffé en elle tout autre sentiment, quela jeune femme avait commencé ce métier de grande personnalitéparisienne, dont il faut encore résumer le bilan avec des chiffres.Si arides que soient certaines additions, leur brutale éloquenceemporte une force d’enseignement que diminuerait toutcommentaire.

Donc, en 1897, — j’ai déjà dit que c’estl’époque où éclata le drame de famille au vif duquel nous mettentces détails préparatoires, — le passif annuel de la maison LePrieux se distribuait ainsi : 8,000 francs de loyer, le petit hôteltrop étroit de la rue Viète ayant été remplacé par un grandappartement de la rue du Général-Foy, plus propice aux réceptions;12,000 francs de voiture, le fameux coupé au mois, — qui faisait aujournaliste autant d’ennemis qu’il avait de confrères en fiacre, —avec deux attelées. Comment s’en passer pour faire des visites toutle jour et sortir tous les soirs? Comptez 4,000 francs de gages; leservice ne comprenait pourtant que le strict nécessaire : un maîtred’hôtel, une femme de chambre, une cuisinière, une fille de cuisinequi aidait au gros ouvrage, un groom pourl’antichambre ou les courses, et des extras pour les dîners et lessoirées. Ajoutez-y 12,000 francs de toilette pour Mme Le Prieux etsa fille, 2,000 francs de fleurs, et nous voici à 38,000, auxquelsil faut joindre 5,000 francs environ de dépenses personnellespour Hector. Malgré ses vieilles habitudes d’économie, il est bienobligé pourtant de prendre une voiture de son côté, lorsqu’ilrentre du théâtre et que ces dames sont en soirée. Et puis, il y asa tenue, à laquelle sa femme tient essentiellement. Il y a lesmille et un menus frais de sa profession : depuis les pourboiresaux ouvreuses, jusqu’aux louis qu’il doit souscrire quand un de sesjournaux fait appel à la charité publique, avec listes, pourquelque infortune «bien parisienne». Nous sommes à 43,000 francs.Si vous calculez maintenant que Mme Le Prieux donne deux grandsdîners par mois, et que sa cuisine est remarquablement soignée;qu’elle y joint trois ou quatre soirées de musique et de comédiepar saison; que ses cadeaux sont mentionnés entre les plus richesdans les comptes rendus d’une dizaine de mariages, et qu’il fautpourtant vivre le reste du temps, renouveler certains détails dumobilier, faire face à l’imprévu, aux indispositions, aux séjoursaux eaux, que sais-je? vous avouerez que 1,600 francs par moissuffisent tout juste, et nous sommes à plus de 60,000 francs, les60,000 francs par an que gagne Hector et qui font dire de lui qu’ilest « arrivé ». Chiffrons encore ce travail du mari, en insistant,pour l’honneur de la corporation des journalistes, tour à tour tropvantée et trop calomniée, sur l’intégrité de ce laborieux ouvrierde plume. Il ne sait pas ce que c’est qu’une « affaire », et n’ajamais touché d’argent que contre du travail livré.

Le Prieux a d’abord 12,000 francs par ancomme critique théâtral, ce qui représente une moyenne de troisarticles par semaine, soit douze par mois. Il a quitté,naturellement, les tribunaux, mais il est « chroniqueur de tête »dans un autre grand journal du boulevard, où il a obtenu les grosprix : 250 francs l’article. Cela lui fait 26,000 francs par an, autaux de deux articles par semaine, c’est-à-dire de huit par mois.Resté fidèle à son ancien journal illustré, qui a prospéré commelui-même, il y touche 150 francs l’article pour un « Clavaroche »hebdomadaire, ce qui représente 7,800 francs par an, et quatrearticles par mois. Il expédie une lettre de quinzaine à un journalsud-américain, — soit, de nouveau, deux articles par mois. Il tientla critique d’art dans une cinquième feuille, ce qui lui fait, avecle compte rendu du Salon, une moyenne d’environ trente-six articlesou bouts d’articles à écrire par an, soit encore trois par mois.Une correspondance, quotidienne et télégraphique, avec le plusimportant des Nouvellistes de province, complèteson budget de recettes, qui s’équilibre, — du moins il le croit, —à peu de chose près, avec le budget des dépenses, en lui permettantl’économie d’une très médiocre assurance. Le tout se solde, si vousvoulez faire l’addition des quelques nombres cités plus haut, parune moyenne de soixante articles par mois ou de sept cent vingt paran. C’est ce que la belle Mme Le Prieux appelle « avoirfait leur situation » !

 

Chapitre 3UN MÉNAGE PARISIEN : — LA FILLE

Que pensait cependant de cette «situation », l’ancien élève de George Sand, celui qu’elle appelaitdans ses lettres «son petit Bourbonnichon», le poète des brandessolitaires et des étangs vaporeux, venu à Paris pour y conquérir lagloire d’un Mistral de l’Allier, et transformé, par la prudencehéréditaire, puis par le mariage, en une vivante usine à copie? Sanature, sans fortes réactions et patiente jusqu’à en être docile,avait-elle subi, elle aussi, la contagion de la maladie de safemme, de cette fièvre d’amour-propre mondain qui veut que l’on secompare sans cesse à plus riche que soi, et que l’on aille, outranttoujours ses dépenses, compliquant sa vie, sacrifiant follement,tragiquement parfois, l’être au paraître ? Restait-il, aucontraire, au fond, tout au fond, le rustique et le simpled’autrefois, et assistait-il aux triomphes parisiens de saMathilde, en amoureux, qui s’immole avec délices aux goûts de cellequ’il adore, trop reconnaissant qu’elle daigne accepter cetteimmolation? Ou bien, encore, avait-il jugé cette femme, etappartenait-il à cet immense troupeau des époux résignés, quin’essaient pas de lutter contre la pression des circonstances,contre cet irrésistible engrenage où ils sont pris? Bien finqui eût déchiffré la réponse à ces questions, sur la physionomie del’infatigable articlier. Le jeune provincial, timide et ouvert, de1866, s’était, peu à peu, avec les années, changé en un homme àl’abord surveillé, aux manières distantes, peu causeur, sinon pourconter quelque anecdote de vie parisienne, sur un ton de moralistedésabusé, en rapport avec le personnage qu’il adoptait décidémentdans ses chroniques, celui d’un Desgenais de la haute bourgeoisie.Un peu alourdi par l’âge, mais toujours vigoureux et trapu,l’habitude de parader au théâtre, sur le boulevard, dansd’innombrables dîners et de plus innombrables soirées, avaitimprimé à tout son individu cet air important, cossu, presqueofficiel, que l’on pourrait appeler « l’air ancien préfet ». Latrace de ses énormes et inutiles travaux se reconnaissait à sonteint, plombé par l’abus des veilles, et à son front, tout barré delongues rides sous ses cheveux grisonnants et coupés militairement.Mais quelles pensées s’agitaient derrière ce faciès,d’une froideur tout administrative ? La bouche, volontiersironique sous la moustache en brosse, ne l’a jamais dit, elle ne ledira jamais.

Pour qui eût eu le goût et le temps dedéchiffrer des visages, — mais qui a l’un et l’autre à Paris? —Hector Le Prieux n’était pas la seule figure énigmatique de samaison. Depuis deux années environ, à cette date de 1897, leshabitués des premières représentations voyaient, de temps à autre,quand la pièce était de celles qui conviennent à une jeunefille, — une pièce à mariages, comme on dit, — la « belle Mme LePrieux » amener avec elle, dans sa loge, une fine et joliepersonne, mise presque exactement comme elle et lui ressemblant, deloin, comme une petite sœur cadette, un peu une Cendrillon. C’étaitsa fille, cette Reine dont la naissance avait failli lui coûter lavie. Comme la plupart des enfants nés d’une mère trop éprouvée parla grossesse, Reine avait en elle quelque chose de délicat, depresque gracile, qui contrastait avec l’opulente beauté de cettemère, dont la quarantième année étalait des majestés de Junon.Elle, à vingt et un ans, en paraissait à peine dix-huit. Elle étaittoute fraîche et frêle à la fois, avec des épaules et un busteminces, comme si quelque chose empêchait le plein épanouissement deson être physique, tandis que son regard, trop pensif dans sonenfantin visage, avait une précocité d’expression inquiétante. Elletenait, de sa mère, la longue forme de la tête, le profil droit,les traits réguliers; mais ce beau type de pure race était chezelle comme effacé, comme atténué, et, sous ses sourcils nettementarqués, elle montrait, au lieu des noires prunelles méridionales etbrillantes de Mme Le Prieux, les prunelles brunes et réfléchies deson père. De ce père elle avait aussi les cheveux châtains et labouche aux lèvres doucement renflées, avec un pli de rêverie tristedans les coins. Jamais le mélange de deux sangs ne fut plusvisible. Etait-ce aux hésitations intimes, aux contrastes secretsd’un atavisme par trop double, que Mlle Le Prieux devait lamélancolie singulière de son regard? Avait-elle, si jeune encore,traversé quelque mystérieuse épreuve et subi une de ces déceptionssentimentales qui, pour être surtout imaginatives, n’en atteignentpas moins profondément une âme adolescente ? Etait-cesimplement la lassitude toute physique d’une enfant, déjà surmenéepar l’abus de la vie mondaine ? Quand on parlait de Reine à samère, en lui demandant des nouvelles de sa santé avec quelqueintérêt, celle-ci répondait :

— « Elle est un peu pâlotte,n’est-ce pas? Elle se développe lentement. Mais c’est sa naturecomme ça. Elle n’a pas été malade deux jours depuis son enfance…»

Et il lui arrivait, quand elle était enconfiance, d’ajouter :

— « Ce n’est pas parce que c’est mafille, mais c’est la perfection sur la terre. Je n’ai jamais eu unmot à lui dire plus haut que l’autre depuis que je la connais. Jene lui fais qu’un reproche : c’est d’avoir toujours été trop sage.Elle n’est pas jeune… Moi. à son âge, le bal me rendait folle deplaisir. Il m’amuse encore… Elle, elle y va comme elle faisait,toute petite, ses pages d’écriture. On dirait que c est par devoir.Son père était comme cela, autrefois. Je dois dire qu’il a bienchangé… Reine changera aussi. Mais, pour le moment, rien nel’amuse… C’est extraordinaire… »

Et la « belle Mme Le Prieux » avait,dans les yeux, une espèce d’étonnement mêlé d’orgueil. On devinait,dans le redressement de son buste, impeccablement sanglé par uncorset à la dernière mode, la conscience de l’épouse et de la mèrequi maintient son mari et sa fille au rang social où elle les ahissés, sans y être aidée par eux. Si, par hasard, Le Prieux setrouvait là quand sa femme jugeait ainsi Reine, il ne manquaitjamais de dire, en haussant les épaules, le : « Mais non, mais non,» indulgemment grondeur, du mari qui trouve que sa femme parle unpeu trop, et il détournait la conversation sur un autre sujet, parune de ses anecdotes favorites. Comme tous les conteurs, il n’enavait qu’un nombre restreint, toujours les mêmes et qu’il filait,avec les mêmes temps, le même appui de sa voix sur certainessyllabes, les mêmes effets. Elles sont, hélas! c’est sa seulefaiblesse, dirigées trop souvent contre des confrères qui ont letort d’avoir quitté la presse pour le livre, et de gagner enlibrairie ce qu’il doit continuer à demander au journal:

— « Reine s’amuse silencieux, »disait-il, « comme moi, c’est vrai. Vous, vous amusez bruyant.Voilà toute la différence. Mais elle a trop d’esprit et de bon senspour donner dans le travers des gens d’aujourd’hui qui jouent auxennuyés dans des endroits de plaisir, après avoir tout fait pour yaller… J’ai vu naître ce chic. Je me rappelle encore, il y a bienlongtemps de cela : Jacques Molan, le romancier, était venu chezmoi, rue Viète, m’implorer pour que je lui fisse obtenir uneinvitation à la redoute de bêtes de la comtesse Komow. Je la luiobtiens après beaucoup de démarches. Mais la bonne comtessenous aimait tant!… Le hasard veut que, vers onze heures, avant deme costumer moi-même, je passe au journal, et qui trouvé-je, aumilieu des reporters ébahis? Mon Jacques Molan, habillé en ours, lemuseau rabattu par-dessus sa tête, comme un capuchon, et il prenaitson grand air ennuyé pour débiter aux pauvres petits camarades : «Il n’y a pas eu moyen de dire non à la comtesse, elle a tropinsisté… Ah! mes amis, quel dur métier que d’être un homme dumonde !… »

Ces deux formules : « Reine n’est pasassez jeune… Reine s’amuse silencieux… » résumaient, dans leurexpression familière, des centaines de conversations que M. et MmeLe Prieux avaient eues sur leur enfant. Ces entretiens d’un ordresi délicat, si grave aussi, — puisqu’il s’agissait du caractère,et, par conséquent, des chances de bonheur ou de malheur promises àleur fille unique, — avaient lieu d’ordinaire dans le coupé qui lesramenait d’une «première», où ils n’avaient pu la conduire.C’étaient les seuls instants de tête-à-tête qu’eussent ces époux,très unis pourtant, du moins qui se croyaient très unis. Mais,entre les corvées du monde, pour la femme, et, pour le mari, lescorvées de copie, à quelle heure auraient-ils pu causer longuementet intimement ? La nécessité où se trouvait le courriéristedramatique de rester sans cesse à son journal jusqu’à plus d’uneheure du matin, pour y improviser son article ou pour l’achever,quand il l’avait commencé sur la répétition générale, lesavait décidés à faire lit à part. Hector avait voulu pouvoirrentrer, sans troubler le sommeil de sa femme, lorsque celle-cis’était couchée plus tôt, et, inversement, quand c’était elle quis’attardait à un bal avec sa fille, elle ne réveillait pas Hector.Celui-ci ne suffisait à son énorme besogne qu’en préservant sesmatinées. Assis à sa table sur le coup de neuf heures, exactement,sa porte condamnée, il ne s’en relevait qu’à midi, ayant mis à basla plus grande partie de sa tâche quotidienne. Il fallait descirconstances exceptionnelles pour qu’il allât manger son œuf à lacoque et boire son café noir auprès de sa femme. Il ne la voyaitpour la première fois, d’habitude, qu’au déjeuner de midi, le tempsde lui dire bonjour, et Reine était là. Reine était encore là auxdîners, les rares dîners qu’ils prenaient à la maison. Entre temps,il leur fallait vaquer, la mère à ses visites, le père à sescourses, au surplus de son travail, à son énorme courrier. Ils’était fait, à l’imitation d’un autre fécond journaliste, descollaborateurs de ses correspondants, en prenant sans cesse leurslettres pour thèmes de ses articles. — Le soir appartenait au mondeet au théâtre. Etonnez-vous maintenant, si les plus sérieusescauseries de ce ménage avaient lieu dans l’unique tête-à-tête quecette existence permît à ces deux victimes de Paris, au retour duspectacle, et c’est ainsi que la première scène du drame familialauquel j’arrive enfin se joua dans l’intérieur d’un coupé delouage, entre la porte d’un théâtre et celle d’un bureau derédaction… Vous voyez ce tableautin d’ici : la nuit de janvierépaississant sur la ville un âcre brouillard que les becs de gaztrouent à peine, au long des trottoirs la marche rapide despassants glacés, la voiture roulant sans bruit sur ses rouescaoutchoutées, le cocher retenant, de ses mains glacées sous lesgros gants, sa bête fumante dont le grelot sonne et qui pressentl’écurie. Derrière les vitres embuées se dessinent les silhouettesde Mathilde et d’Hector: — elle, coiffée d’une délicieuse capote dethéâtre aux nuances tendres, son profil de Junon émergeant de lablanche fourrure en chèvre du Thibet dont est doublée sa mante develours rubis; — lui, montrant sous la loutre de sa pelisse leplastron à boutons d’or guillochés et le gilet blancd’un clubman. Vous diriez, à les voir, un coupled’oisifs, un homme du monde que sa femme va déposer à son cercleavant de rentrer elle-même, et c’est un gazetier qui se prépare àgagner ce coûteux à-peu-près de luxe, en peinant, à cette heure-ci,sur des épreuves à la brosse, humides encore de l’imprimerie. Quelsymbole de toute leur vie que cette traversée de Paris à cetteheure-là et dans ces conditions! J’ai négligé de dire que la pièceà laquelle ils venaient d’assister avait été donnée à l’Odéon, etque le journal où Le Prieux fait les théâtres est installé dans unentresol de cette rue de la Grange-Batelière, qui partage, aveccelle du Croissant, l’honneur d’avoir vu naître et mourird’innombrables feuilles. Mme Le Prieux avait sans doute escompté ladurée de ce voyage nocturne, pour avoir avec son mari laconversation qu’elle entama, aussitôt que le coupé, dégagé del’encombrement de la place, eut commencé d’aller au plein trot deson cheval :

— « Resterez-vous longtemps au journal,mon ami ?… » demanda-t-elle.

— « Pas très longtemps, » réponditHector. « J’ai écrit mon article ce matin, d’après le grandprincipe : ne remets jamais au lendemain ce que tu peux faire laveille… On n’a rien changé après la répétition générale. Quelquesmots pour constater le succès, mes épreuves à revoir, — le tout meprendra une petite demi-heure. Mais pourquoi?… »

— « Parce que je voudrais vous parler endétail d’une chose tout à fait sérieuse, » dit Mathilde. Comme onvoit, même dans l’intimité, elle était toujours la «belle Mme LePrieux». Le «tu» familier et bourgeois n’avait jamais cessé d’êtrede sa part une faveur, comme une dérogation à son rang de Déesse :« Si vous n’en avez que pour une demi-heure, je vous attendrai enbas dans la voiture… »

— « M’attendre?… » s’écria Le Prieux. «Alors je ne corrigerai pas l’épreuve, voilà tout. Ce brave Cartiers’en chargera pour moi. » Ce Cartier était le secrétaire de larédaction, que l’obligeant Hector avait placé là et qu’ilconsidérait comme lui étant tout dévoué. Après avoir hésitéquelques secondes, il posa cette question, qui prouvait naïvement àquel point une certaine idée le préoccupait : «Une chose tout àfait sérieuse ? Est-ce qu’il s’agirait d’un mariage pourReine?… »

— « Précisément, » fit Mme Le Prieux.Puis, avec un rien d’hésitation elle aussi, et comme une nuanced’inquiétude qu’Hector devait se rappeler plus tard : « Qui vousfait me demander cela ? On vous a donc pressenti de votrecôté… ? »

— « Moi ? » dit-il, « pas le moinsdu monde. Mais du moment que tu me parles sur un certain ton, dequoi pourrait-il s’agir, sinon du bonheur de Reine? Tu l’aimes tantet tu as si raison de l’aimer. Elle te ressemble… »

Et il lui serra la main avec latendresse profonde que venaient de trahir et cet éloge et ce subitchangement d’appellation. Mathilde n’avait pas besoin de ces petitssignes d’émotion dans la tendresse pour savoir que cet homme, d’uncœur si fidèle, d’un dévouement si inlassable, était amoureuxd’elle comme au premier jour. Fut-elle touchée de constater, unefois de plus, cette sensibilité de son mari ? Ou bien cethommage, si spontané, aux hautes et précieuses qualités d’épouse etde mère qu’elle croyait posséder, chatouilla-t-il une place cachéede son amour-propre? Ou bien encore voulait-elle, appréhendant desobjections à l’idée qu’elle roulait depuis des mois dans son frontétroit et dominateur, les détruire aussitôt? Toujours est-ilqu’elle rendit à Hector son serrement de main et qu’elle luirépondit, en condescendant, elle aussi, au tutoiement :

— « Je n’ai qu’un mérite, celui den’avoir jamais cessé d’être une femme de devoir. Tu m’enrécompenses bien, je t’assure… Voici, » continua-t-elle : «Crucé était venu me parler de ce projet la semaine dernière. Jen’avais pas cru devoir t’en entretenir, avant que les choses nefussent plus avancées, de peur de t’enlever cette liberté d’espritqui t’est si nécessaire pour ton travail. Il est revenuaujourd’hui, et il m’a demandé, de la façon la plus positive cettefois, ce que nous penserions du mariage de Reine avec le jeuneFaucherot… »

— « Edgard Faucherot ? »s’écria Le Prieux : « Faucherot voudrait épouser Reine?…»

— « Et pourquoi pas? » demandaMathilde. « Qu’est-ce qui t’étonne tant, dans cette démarche ?Car les Faucherot font la première démarche, remarque-le bien.Crucé ne m’a pas caché que s’il n’était pas un ambassadeurofficiel, il était à tout le moins un messager très officieux…»

— « Ce qui m’étonne?… » fitHector. «Mais d’abord, Faucherot n’est pas libre. Tu as donc oubliéque cet automne encore sa mère se plaignait à toi des folies qu’ilfaisait pour la petite Percy. Elle voulait que je m’emploie à lafaire engager pour l’Amérique afin de la séparer de son fils, etcomme Percy est toujours aux Variétés… »

— « Cela prouve tout simplement qu’ils’est rendu libre. Il a rompu avec elle, » dit Mme Le Prieux, « etprécisément parce qu’il aime Reine… Que cela ne t’inquiète pas, monami. J’ai pris mes renseignements, moi aussi. Mme Faucherot aexagéré les choses. Comme elle est veuve, et qu’elle n’a qu’unfils, c’était naturel qu’elle prît peur. Ce jeune homme a eusimplement la tête tournée par la vanité d’afficher unecomédienne à la mode. Il ne s’agit pas là d’une de ces liaisons quimarquent dans la vie, et qui peuvent inquiéter les parents d’unejeune fille… »

— « C’est égal, » fit Hector,« j’avais rêvé, je te l’avoue, pour celui auquel nous donneronsnotre charmante Reine, d’autres souvenirs de jeunesse que dessoupers avec la petite Percy… Et puis, il n’y a pas que la petitePercy, il y a la mère. Tu as mis des années, voyons, rappelle-toi,avant de recevoir Mme Faucherot ? Tu la vois maintenant parbonté, parce que c’est une brave femme, j’en conviens, et que toitu en es une excellente… Mais si elle devient la belle-mère deReine, ce sont des rapports de famille que tu devras avoir avecelle, toi qui as été élevée comme une grande dame. » (Il croyaitcela, le chroniqueur parisien!) « Et elle?… Qu’elle aitdébuté comme vendeuse dans la maison Faucherot avant d’être promueau rang de patronne, je ne le lui reproche pas… Il y a desvendeuses qui sont des dames… Mais elle?… J’ai bien le droit dedire qu’elle a gardé un fort parfum de boutique, et les millions defeu le père Faucherot n’y peuvent rien. Elle a pu faire enlever lesgrandes lettres d’or que je voyais resplendir, sur le devant deleur balcon, rue de la Banque, lorsque je passais par là en allantau journal, autrefois : Hardy, Faucherot successeur, Soieet Velours. Ces lettres, elle les porte partout avec elle,imprimées sur tout son être… Elle reste, ce qu’elle était derrièreson comptoir, petite bourgeoise et commune à en pleurer. Ellele reste chez les grandes couturières où elle s’habille maintenant,au Bois, dans sa voiture, que traîne sa paire de chevaux de dixmille francs. Ah! Elle ne nous en a pas laissé ignorer le prix, pasplus que celui des foies gras et des vins que l’on sert chezelle !… Et ces invitations qu’elle lançait par tout Paris,dans les premiers temps, à des grandes célébrités qu’elle neconnaissait pas, pour se faire un salon ? Et ses gaffes ?Elles sont célèbres. Toi, la femme du monde par excellence, commentles supporteras-tu? Ma pauvre amie, même avec ton tact et tondoigté, qui est supérieur, tu n’arriveras pas à t’en tirer…»

Mme Le Prieux avait laissé parler lejournaliste, qui, on le voit, avait pris de son métier l’habitudede causer, un peu comme il écrivait, par morceaux et par tirades.S’il manquait totalement à Mathilde, je l’ai déjà dit, et toute savie le montre trop, cette intelligence du cœur d’autrui qui permetseule la vraie délicatesse, elle avait cette autre intelligence, siféminine qu’elle est la femme même, et qui consiste à savoirexactement ce que le plus délicat des grands poètes antiquesappelait déjà « les abords faibles de l’homme etses moments » . Elle avait eu son idée en ne coupantpas la « tartine » de Le Prieux. La grande objection à un mariagequ’elle avait, on le devine, préparé savamment n’était pas cellequi venait du plus ou moins de distinction de Mme Faucherot, de lamaison Hardy, Faucherot successeur, soie etvelours. En permettant à son mari de s’échauffer, ellecomptait bien qu’il arriverait à montrer le fond de sa pensée, etc’est ce qu’il fit en concluant, après un silence, et comme elle nerépondait toujours pas :

— « Et puis, je passerais sur le fils,tu passerais sur la mère. Il resterait à savoir ce que pense Reine…»

— « Ah ! » fit la mère avec unaccent singulier, tout mélangé d’ironie et de curiosité : « Tu saisce que pense Reine?… C’est vrai. Elle s’ouvre un peu avec toi. Quet’a-t-elle donc dit ? »

Il y eut un nouveau silence. Ladominatrice venait, par désir de savoir si une autre démarche avaitété faite auprès d’Hector, de toucher à la place la plus sensibleet la plus secrète, la plus douloureuse aussi de ce cœur d’époux etde père, une place presque inconnue de lui-même. Pareil sur cepoint à tous les hommes chez lesquels la timidité résulte, non pasdes circonstances, mais de leur personne, et dont c’est la façonmême de sentir, Hector se trouvait absolument déconcerté devant lesnatures très renfermées comme était celle de Reine. Que de fois,dans le regard de sa fille fixé sur lui, il avait aperçu, devinéplutôt, un mystère, des pensées et des sentiments qu’il avait eu àla fois désir et peur de démêler, peut-être parce que cessentiments et ces pensées correspondaient à des choses secrètes deson propre cœur qu’il ne consentait pas à s’avouer! Oui.Il savait ce que Reine pensait, mais ilne voulait pas le savoir. Il savait quecette tristesse des yeux de cette charmante enfant venaitd’une pitié profonde, infinie, pour lui, pour son existence deforçat littéraire, esclavage, — par quoi et par qui? Répondre àcette question, c’eût été condamner quelqu’un, qu’il aimait aveccette tendresse passionnée, qui ne juge pas, fût-ce devantl’évidence; et, ce qui achevait de lui rendre plus douloureuxencore l’inconnu de ces pensées et de ces sentiments de sa fille,c’était précisément la crainte qu’il ne fût pas seul à ensoupçonner la nature. C’est pour cela que cette phrase de sa femmel’avait fait tressaillir, et qu’il répondit avec un sourirecontraint, en essayant de feindre une indifférence qui n’était pasdans son cœur :

— « Ce qu’elle m’a dit?… Mais absolumentrien… Ne t’imagine pas qu’elle s’ouvre avec moi plus qu’avec toi.D’ailleurs à quel moment pourrait-elle me faire desconfidences ? Je ne la vois quasi jamais seule… Mais à défautde confidences j’ai… » — Une évidente gêne lui faisait chercher sesmots. Il répéta : « Oui, à défaut de confidences, j’ai desimpressions, et, puisque nous sommes sur ce chapitre, j’avais cruremarquer que, si elle distinguait quelqu’un, ce n’était certes pasFaucherot… »

— « Et qui serait-ce?… » interrogeavivement la mère.

— « Ce serait son cousin Huguenin, »répondit Le Prieux, et, comme se défendant du manque de confiancequ’impliquait sa discrétion sur un pareil secret : « Je te répèteque c’est une hypothèse gratuite, que Reine ne m’en a jamais,jamais parlé, ni Charles non plus, d’ailleurs… Tu penses bienque je ne serais pas resté sans te prévenir aussitôt… »

— « En effet,» dit Mme Le Prieux,en haussant à demi ses belles épaules, « c’était une inclination àne pas encourager… Tu sais comme je suis bonne parente, »insista-t-elle, « et comme j’ai accueilli Charles Huguenin, quoiqueaprès tout il ne soit qu’un cousin au second degré, et que jen’eusse pas vu son père depuis des années… Mais Charles a peu defortune. Il n’a pas de position. Ce n’en est pas une d’avoir finison droit et de s’être fait inscrire au barreau de Paris. S’il semariait maintenant, il lui faudrait, pour pouvoir soutenir safemme, aller s’établir en Provence, avec son père, et faire du vin,de l’huile et des vers à soie… Et franchement, vois-tu Reine, dansun mas de là-bas, surveillant les ouvriers, etplus de théâtre, plus de visites, plus de bals?… Je sais. Je sais.Elle dit toujours qu’elle n’a pas le goût du monde. Maman aussidisait cela, du vivant de mon pauvre père, et puis, quand nousavons été ruinés, c’était moi qui devais la réconforter… Mais il nes’agit pas de cela. Heureusement Charles ne pense pas plus à Reineque Reine ne pense à Charles. J’en reviens aux Faucherot. Quefaudra-t-il répondre à Crucé?.., Je dois tout de suite te dire quela question de la dot est réglée. Je n’ai rien caché à cetexcellent ami, et cette brave Mme Faucherot — qui a ses ridicules,j’en conviens, moins qu’autrefois, elle se forme, — a toujours eubeaucoup de cœur. Elle a très bien compris. On ne peut pas toutfaire dans la vie. Son mari et elle ont fait de l’argent, nousavons fait, nous, des relations. Ce n’est pas ta faute, si nousn’avons rien à donner à Reine, mon ami, c’est celle de ton métier.Je le savais quand je t’ai épousé, mais je me suis promisd’épargner à notre enfant, si c’était possible, tant de soucis quenous avons eus… Bon. Nous voici au journal. Ne te dépêche pas,corrige tes épreuves, j’attendrai tout le temps qu’il faudra…»

Le coupé avait en effet tourné le coinde la rue Drouot, comme la généreuse Mathilde accordait cemagnanime pardon à son mari, et lui faisait, avec condescendance,cette offre d’une attente de trente minutes, dans une voiture trèscapitonnée et très chauffée. Pourquoi celui-ci, en descendant decette voiture et en gravissant de ses bottines vernies les marchescontaminées de l’escalier, se rappela-t-il soudain les yeux brunsde Reine et la tristesse de leur regard ? Quel rapport yavait-il donc entre ce regard et les paroles qu’avait prononcées samère ? Pourquoi aussi, tandis que le brave Cartier — comme ill’avait appelé, — lui tendait ses épreuves, le journalistevoyait-il distinctement, au lieu des feuillets maculés, surlesquels sa plume machinale traçait les signes cabalistiques descorrections, oui, pourquoi voyait-il le paysage de Provence qu’iln’avait contemplé qu’une fois pendant douze heures, au mois deseptembre, en passant, au retour d’un congrès de presse : le masdes Huguenin, abrité du mistral par le rideau noir de ses cyprès,les lignes des ceps, étalant leurs feuilles découpéeset l’opulence de leurs lourdes grappes de raisins violetsau-dessus de la terre rouge, un clos de rosiers en fleur, un boisd’oliviers argentés tout auprès, et les rochers qui séparent cebois de la Méditerranée, toute bleue et blanche de voiles?… Quelrapport cette vision avait-elle avec l’homme de lettres quigriffonnait maintenant les quelques lignes complémentaires de sonarticle, d’une main soignée et fine où brillaient deux bellespierres ? Cette main n’avait jamais touché un outil rustique,sinon dans sa plus lointaine enfance. Etait-ce pourtant lanostalgie de la terre qui reprenait l’écrivain connu? Etait-ce leprovincial qui reparaissait après trente années et plus dans leParisien ? Ou bien devinait-il que le bonheur de cette fillequi lui ressemblait d’âme comme elle lui ressemblait des yeux,était là-bas, loin, bien loin des millions du fils Faucherot, loinde Paris, — loin de quoi et de qui encore?… Mais déjà la visions’était effacée. Hector avait ramassé les feuillets corrigés de sesépreuves, il les avait donnés à Cartier, il avait boutonné sapelisse, et, touchant de sa main le bord de son chapeau,froidement, dignement, comme il sied à l’un des princes de lacritique vis-à-vis des simples reporters qui besognaient làtardivement, il avait quitté la salle de rédaction, sans entendreles propos que les petits journalistes, ainsi salués, échangeaientmaintenant sur le compte de leur aîné.

— « C’est encore un de nos jolischapeaux vissés, le père Le Prieux, » faisait l’un.

— « Et penser qu’à son âge tu seraspeut-être aussi snob que lui, » faisait l’autre, et il ajoutaen riant : « et aussi gâteux… »

— « Le fait est qu’il est d’un nul! Sadernière chronique était-elle assez coco? On se demande commentc’est arrivé, un gaillard comme celui-là. »

— « Le nouveau moyen de parvenir, parHector Le Prieux, I volume, 3 fr. 50, » fit le brave Cartier, enbouffonnant : « axiome : on épouse d’abord une très belle femme…»

— « Qu’entendez-vous par là ? »demanda l’autre.

— « Mais ce que vous entendez vous-même,» fit Cartier, qui avait pressé sur un timbre et qui s’interrompitde sa rosserie, pour dire au garçon de bureau, venu àl’ordre : «Avertissez la composition que Le Prieux fera une colonnetrois quarts… Je revois l’épreuve. Vous l’aurez dans dix minutes…Nous, qui ne sommes pas de la haute, si nous en culottions une…»

Et l’obligé d’Hector le snob, d’Hectorle gâteux, d’Hector le mari arrivé par la beauté de sa femme,bourra soigneusement une pipe d’écume qu’il alluma, de son airnarquois d’excellent garçon, en reprenant les feuillets que LePrieux avait déjà corrigés, pour les nettoyer de leurs dernièrescoquilles… C’était sa manière de payer sa dette envers sonprotecteur. Le secrétaire de rédaction était sincère dans sesdiffamations, et dans la complaisance qu’il mettait à rendre ceservice au vieux journaliste. Il lui était reconnaissant et ill’enviait, non pas de sa position littéraire, mais de sa voiture aumois, mais de ses relations dans la Haute,— respectons son style, — mais enfin d’être le mari de la «belle Mme Le Prieux » !

 

Chapitre 4LE PRIX DU DÉCOR

Au lendemain de cet entretien, dont laseconde partie fut la répétition de la première, avec cettedifférence que les objections d’Hector étaient à la fin tombées unepar une, la délicate et jolie enfant qui en avait été l’objet sansle savoir, Reine Le Prieux, s’était levée comme d’habitude avanthuit heures. Il était convenu dans la famille qu’elle n’avait pasbesoin de beaucoup de sommeil. En réalité, la jeune fille,lorsqu’elle avait passé la soirée dehors et qu’elle se réveillait àcette heure matinale, se sentait bien épuisée, bien brisée. Ellen’avouait jamais ces lassitudes, qui pâlissaient son frais visage,cernaient de nacre ses beaux yeux bruns et quelquefois luienfonçaient à la tempe un lancinant point de migraine. Mais si ellen’avait pas laissé s’établir cette légende, aurait-elle pusurveiller elle-même, comme elle faisait chaque matin, les menusdétails du cabinet de travail de son père ? C’était elle quirangeait, de ses fines mains attentives, le papier à lettres et lesenveloppes dans le casier posé sur le bureau; elle qui mettait lecalendrier mobile à la date du mois et au nom du jour; ellequi renouvelait les plumes dans les porte-plumes; elle quivérifiait si le block dont le chroniqueur se servaitpour ses articles avait un nombre suffisant de feuilles à détacher.Tandis qu’elle vaquait à ces soins minutieux, une inexprimableémotion altérait parfois son visage. Quand elle avait fini cettepieuse tâche, il lui arrivait de regarder longuement un portrait deson père relégué là par Mme Le Prieux, et qui montrait l’écrivaintout jeune, dans une tenue assez bohémienne pour justifier cet exilhors du salon de réception. Un camarade du quartier Latin l’avaitpeint en vareuse rouge, un foulard autour du cou, les cheveuxlongs, en train d’écrire sur ses genoux. Cette pochade d’atelieravait cette heureuse qualité propre aux toiles brossées de verve :elle était vivante et donnait vraiment l’idée de ce qu’avait été lepetit paysan du Bourbonnais dans ses premières années de ferveurnaïve et d’enthousiasme, avec de la lumière sur son front et dansses prunelles. De quel attendrissement Reine était saisie, encomparant cette image lointaine de son père à ce père lui-même, telqu’il allait s’asseoir dans ce fauteuil, devant cette tablepréparée par elle, pour s’atteler à un labeur que l’attentiveAntigone pouvait mesurer matériellement d’après la rapidité aveclaquelle diminuait l’épaisseur du block! Elle allait alorsprendre dans la bibliothèque du journaliste trois volumes, plussoigneusement reliés que les autres, et qui contenaient les deuxrecueils de vers et le roman de Le Prieux, sur grand papier :ces Genêts desBrandes, ces RondesBourbonnaises et ce Rossigneu que la douce enfant était bienseule à jamais relire et admirer. Ce n’était pas un bas-bleu queReine, et elle n’était pas capable de juger ces faibles poèmes etce peu original roman. Elle les feuilletait, avec la partialitépassionnée d’un être qui aime. Elle ne savait rien au monde qui luiparût plus beau, — plus beau et plus poignant. Car, si elle nepossédait pas assez de sens critique pour discerner lesinsuffisances de ces premiers essais, son cœur lui faisait sentir,avec la plus douloureuse lucidité, quelles mutilations leur auteuravait dû exécuter sur lui-même pour devenir le tâcheron littérairequ’il était devenu. Par quel miracle d’affection la silencieusecréature, si naïve, si peu expérimentée, avait-elle deviné ce dramecaché de la vie de l’artiste déchu, que celui-ci ne se racontaitpas à lui-même ? Les ressemblances de sensibilité entre unpère et une fille produisent de ces phénomènes de double vuemorale. Le père éprouve d’avance les chagrins qui menacentseulement sa fille. La fille plaint son père de tristesses qu’ilsubit sans vouloir les admettre, et c’est bien pour cela que,durant ces visites matinales au laboratoire de copie, Reinedétournait toujours ses yeux d’un autre portrait, celui de sa mère,posé sur le bureau, et qui la représentait vraiment en « belleMme Le Prieux », dans un costume de princesse de la Renaissance,qu’elle avait porté avec un succès éclatant, à une fête parée. Lagrande photographie, qu’un verre protégeait et qu’encadrait unebordure d’argent ciselé, dominait le papier, les plumes,l’encrier, le buvard, tous ces humbles outils du patient labeur quiavait payé cette toilette, et combien d’autres ! La jeunefille jugeait-elle déjà sa mère, qu’elle semblait avoir l’horreurde ce portrait, ou bien appréhendait-elle de la juger, et, pareilleà son père sur ce point encore, ne voulait-elle pas s’avouercertaines impressions obscures et trop pénibles qui palpitaientpourtant, qui vivaient dans le fond de son êtreintime ?

Cette sympathie, dont le lien caché unissaitainsi Hector Le Prieux à sa fille, devait être bien forte, car, demême qu’elle avait deviné son secret à lui, il se trouvait avoir,presque sans un indice, deviné son secret à elle. S’il avait pu,par ce matin de janvier, la suivre à travers les allées et venuesde sa pensée, il aurait constaté qu’en prononçant le nom de CharlesHuguenin, dans sa conversation de la veille, il ne s’était pastrompé sur les inclinations du cœur de Reine. Seulement il croyaitque la jeune fille ne faisait, comme il avait dit, que distinguerson cousin, au lieu qu’elle l’aimait. Cet amour était né, comme ilarrive à vingt ans, d’une réaction. Nous commençons presquetoujours par aimer quelqu’un contre quelqu’un d’autre ou contrequelque chose. Cette pitié que Reine Le Prieux éprouvait pour sonpère se traduisait par une aversion instinctive, irrésistible etpresque animale, envers le milieu dont ce père était la victime.Trop délicate et trop scrupuleuse pour rendre sa mère responsablede ce qu’elle considérait comme un désastre de destinée, elle s’enprenait involontairement à tout ce que cette mère aimait et qu’elledétestait aussitôt. N’osant pas la condamner dans sa personne, ellela condamnait dans ses goûts. Elle haïssait ainsi, de cette haineirraisonnée, et Paris, et le monde, et les dîners en ville, et lesbals, et les soirées, et les premières représentations, et lestoilettes, et le luxe, tout ce décor enfin dont elle connaissaittrop le prix. La vision du mas provençal qui, la veille,avait si étrangement traversé l’imagination du journaliste en trainde corriger son épreuve, ne la quittait plus, elle, depuis lajournée de septembre où ce coin de campagne méridionale lui étaitapparu. Elle s’était vue en pensée, habitant cette maison paisibleet y vivant d’une vie simple, avec quelqu’un qui l’aimeraitsimplement, et ce cousin Charles, ce timide garçon, aux troisquarts provincial, avait trouvé le chemin de son cœur par sagaucherie même. Elle s’était plue, dans l’innocente privauté de sonparentage, à combattre chez lui une certaine ambition d’uneexistence plus brillante, qui le poussait, élève très remarquableautrefois de son collège, lauréat aujourd’hui de l’école de droit,à faire sa carrière au barreau de Paris. Et de causeries encauseries, de conseils en conseils, le cousin et la cousine avaientfini par s’éprendre, l’un à l’égard de l’autre, d’un de cessentiments qui n’ont besoin, pour se communiquer et s’affirmer, nide déclarations ni de promesses, — sentiment tout composé derespect enthousiaste de la part du jeune homme, de pudeur confiantede la part de la jeune fille, et qui avait envahi leurs deuxâmes en les enveloppant comme d’une atmosphère, sans aucune paroletrop précise, aucun regard trop brûlant, aucune pression de maintrop vibrante. Et quand la minute était arrivée du définitif aveu,il leur avait semblé, tant ils étaient sûrs du cœur l’un del’autre, qu’ils s’étaient dit depuis longtemps, depuis toujoursqu’ils s’aimaient.

Cet inévitable aveu, qui devait bouleverserles savantes combinaisons de ces deux Machiavels en jupon, Mme LePrieux et Mme Faucherot, et de ce troisième Machiavel en habitnoir, le subtil Crucé, s’était échangé la semaine précédenteseulement. La chose s’était faite dans ces conditions dedemi-badinage que comportait l’amicale, la fraternelle familiaritédes rapports entre les deux cousins. C’était dans un grand bal,chez le directeur d’une banque, où Mme Le Prieux avait fait inviterle jeune homme, qui, depuis quelque temps, devenait moins sauvage.La mère aveuglée, comme le sont souvent les parents, par ses idéespréconçues sur le caractère de sa fille, s’en était félicitée lesoir même auprès de celle-ci. Et Reine, en s’appuyant au bras deson cousin pour aller au buffet, après une contredanse, lui avaitrapporté cet éloge maternel :

— « Alors, » avait demandé Charles tout d’uncoup «vous croyez que je ne lui suis plus antipathique?…»

— « Vous ne le lui avez jamais été,» avaitrépondu vivement Reine, « mais à présent, vous êtes tout à faitgrand favori. Je vais devoir implorer votre protection auprèsd’elle, quand j’aurai quelque difficulté. »

— « Je vous l’accorderai, cousine, » avaitrepris le jeune homme, en souriant et rougissant à la fois. « Et ceserait peut-être le moment d’écrire à ma mère, à moi, pour luidemander ce que j’ai tant envie de lui demander, et puis je n’osepas? »

— « Quoi donc ? » avait interrogéReine, avec un sourire, elle aussi, sur ses lèvres entr’ouvertes etun tressaillement intérieur. Elle avait retiré son bras, et elles’était arrêtée une seconde, comme pour s’éventer. Quoique ce nefût guère l’endroit, ce coin de bal, avec son buffet dressé, auprèsduquel ils arrivaient, pour prononcer certaines parolessolennelles, la jeune fille les attendait, ces paroles. En tête àtête, sa modestie ne lui eût pas permis de les écouter, et Charlesn’eût pas eu le courage de les proférer, au lieu qu’ici, les nerfsremués par le rythme adouci de la musique, si protégés toutensemble et si isolés parmi ces couples de robes claires etd’habits noirs qui glissaient, revenaient, tournaient, à quelquespas d’eux, il n’avait pas craint de lui dire :

— « C’est que je ne le ferai que si vous mele permettez, ma cousine?… Je voudrais donc demander à ma mèrequ’elle-même écrivît à la vôtre, pour savoir si elle peut venir àParis faire elle-même une certaine démarche… Enfin, ma cousine, sije vous priais de changer ce nom contre un autre et d’accepter dedevenir Mme Charles Huguenin, que répondriez-vous ?…»

Tandis que Charles parlait, Reine pouvaitvoir que lui aussi tremblait un peu. Une extraordinaire émotions’était emparée d’elle, et, avec un frémissement dans la voix, elleavait dit :

— « Si mon père et ma mère répondent oui, jerépondrai comme eux… Epargnez-moi,» avait-elle ajouté, et il avaitsimplement repris d’un accent étouffé :

— « J’écrirai demain… Votre mère aura lalettre de la mienne dans quatre jours. Qu’ils me sembleront longs,et pourtant, cousine, il y a deux ans que je vous aime…»

Comme une autre personne s’approchait d’eux,qui n’était rien moins que le seigneur Crucé lui-même, Reine avaitété dispensée de répondre à cette trop douce phrase. Combien elleavait su gré, à celui qui venait de parler ainsi, de la délicatesseavec laquelle il avait disparu aussitôt! Il l’avait épargnée, commeelle le lui avait demandé. Il avait compris quel trouble c’étaitpour elle d’écouter des mots qu’une enfant scrupuleuse ne sauraitentendre, sans que son devoir soit de les répéter à sa mère.Combien elle lui avait su gré encore de ne plus reparaître rue duGénéral-Foy, durant ces quatre jours! Quoiqu’elle appréhendâtquelques objections de la part de Mme Le Prieux, la jeune fille nedoutait pas que ses parents ne la laissassent libre de répondreselon son cœur à la démarche des parents de Charles. Elle nedoutait pas non plus que ceux-ci ne la fissent, cette démarche quimarquerait pour elle le commencement d’une nouvelle vie. Cettepetite fièvre d’amour et d’espérance qui la soulevait depuis laconversation du bal n’allait pas, comme on pense, sans desimpressions contradictoires. C’étaient justement ces impressionsqui, par ce matin de janvier, rendaient la jeune fille si nerveusedevant le portrait de son père, tandis qu’elle achevait dedisposer, suivant son habitude, la table du martyr de la copie.Elle sentait trop, qu’elle partie, la solitude du journalisteserait bien complète, et, comme c’était le sixième jour maintenantdepuis le bal et que la lettre de Mme Huguenin à Mme Le Prieuxdevait être arrivée, elle songeait :

— « Pauvre cher Pée, » sedisait-elle, en employant, pour se parler à elle-même de son père,la jolie petite abréviation patoise qu’il lui avait apprise, «c’estmal pourtant de désirer le quitter. Qui lui arrangera ses papiersjuste comme il veut, quand je ne serai plus là? Maman ne sauraitpas. Et puis, elle ne peut pas se lever si matin. Avec quiparlera-t-il de ses projets ? Qui l’encouragera à écrire aumoins son livre sur la poésie du Bourbonnais?… » C’était, en effet,un des projets caressés par l’écrivain. Cette humble ambition étaitsa dernière rêverie d’artiste! N’espérant plus jamais trouver leloisir d’une œuvre d’imagination, ni cette élasticité intérieurenécessaire aux vers et au roman, il avait commencé de s’atteler àun minutieux ouvrage d’érudition, qui satisfaisait, à la fois, sonbesoin d’un travail non mercenaire et son goût ancien, et toujourspersistant, pour la littérature de terroir. Il s’était proposéd’écrire une étude sur les poètes de sa province : Jean Dupin,Pierre et Jeannette de Nesson, Henri Baude, Jean Robertet, Blaisede Vigenère, Etienne Bournier, Claude Billard, Jean de Lingendes.Ces noms, et d’autres encore, qui ne sont même pas connus desbibliophiles les plus fureteurs, lui étaient familiers, et, parlui, à la jeune fille qui avait transcrit de sa main tous lesextraits de ces auteurs, destinés à figurer dans le volume. Et ellecontinuait son monologue : «Mais non. Il finira ce livre chez nous…Il viendra y faire un séjour, en été, quand il n’y a plus depremières, au lieu d’aller dans ce Trouville, qui leur coûte sicher. Je lui installerai une chambre qui donne sur le bois de pins,et qui sait s’il n’aura pas là un retour d’inspiration?… » Et ellele voyait, assis près de la fenêtre ouverte. Le bruit du vent dansla pinède emplissait l’immense espace, mêlé à la lointaine rumeurdes lames sur la grève et au crépitement aigu des cigales. Reinevoyait la main de son père sur la table, et sa plume tracer deslignes inachevées, qui étaient des vers!… Puis une autre image seprésentait : « Et maman ?» se demandait-elle, « commentsupportera-t-elle cet exil à la campagne?… Bah! nous la promèneronschez des voisins. Nous organiserons des parties. Charles est sibon! Il a tant d’idées! Il trouvera bien le moyen de l’amuser.D’ailleurs, si Pée écrit ce volume, c’estl’Académie… » Ce désir qu’au terme de sa longue carrière, lejournaliste pût revêtir l’habit à palmes vertes et prononcer, sousla coupole, le discours de rigueur devant le public habituelde ces solennités parisiennes était le seul sentiment commun, on ledevine, à Mme Le Prieux et à sa fille. Celle-ci trouvait, danscette union de leurs pensées sur ce point, un apaisement secret auremords qu’elle subissait, chaque fois qu’elle était contrainte dereconnaître l’égoïsme de sa mère : « Mon Dieu ! » sedisait-elle encore, « on nous l’a répété bien souvent : si M. LePrieux voulait seulement faire un livre, il serait nommé. Là-bas,Charles et moi, nous le lui ferons faire, ce livre, Et nous auronsaussi la pauvre chère Fanny… »

La « pauvre chère Fanny » était une vieilledemoiselle, du nom de Perrin, qui avait donné à Reine ses premièresleçons de piano, et qui restait attachée à la famille, à titre dedemi-dame de compagnie et de promeneuse. Moyennant une faiblerétribution, elle venait du fond des Batignolles où elle habitait,tantôt prendre la jeune fille pour l’accompagner dans quelquecourse, tantôt partager son repas et sa soirée solitaires, lorsqueles parents dînaient en ville ou allaient au théâtre. Cette modesteet bonne créature était la seule vraie amie de Reine, malgré lessavants efforts de sa mère pour lui imposer les élégantescamaraderies des cours aristocratiques, des catéchismes select et des œuvres bien portées.Reine enveloppait toutes ces intimités distinguées dans sonirréductible antipathie pour la vie de luxe et de chic. C’étaitencore la fuite loin de ces corvées de fausse amitié qui luirendait si attirante l’idée de l’existence dans le maslointain de Provence, avec des êtres qu’elle aimerait réellement.Elle y comprenait la peu fortunée Fanny, vieille enfant du faubourgparisien, qu’elle imaginait heureuse, d’un bonheur un peu comiqueet tout désorienté, dans ce décor de nature méridionale. Reinesouriait à cette fantaisie, comme la Perrette de la fable souritaux espérances de son pot au lait, si complètement magnétisée parses visions d’avenir qu’elle n’avait pas entendu entrer son père,qui s’arrêta là, une minute, pour la contempler dans son immobilitésongeuse, avant de l’aborder…

C’est qu’elle était vraiment une adorableapparition de grâce et de jeunesse, dans cet étroit cabinet detravailleur, aux murs garnis de livres, et qu’une fenêtre, donnantsur une cour intérieure, éclairait, par ce froid matin de janvier,d’une lumière jaunâtre, brumeuse, comme appauvrie. Déjà habillée etcoiffée, avec les simples bandeaux de ses cheveux châtains, avecles gants qui protégeaient ses mains et le tablier de soie grise àépaulettes qui protégeait sa robe, elle avait l’air de la plusdélicieuse fée ménagère qui ait jamais donné aux menus soins de lavie familiale le charme d’une poésie. A la surprendre, si jolie, sifine, et qui venait de vaquer pour lui à des soins si modestes avectant d’application silencieuse, comment le père n’eût-il pas penséde nouveau à la conversation de la veille, où s’était joué toutl’avenir de cette créature exquise? Et comment de nouveau n’eût-ilpas éprouvé sa vive impression de froissement, quand Mme LePrieux avait prononcé le nom d’Edgard Faucherot ? Etait-cedonc le mari qu’il allait donner à son enfant ? Une tentationle saisit de l’interroger, là, tout de suite, et de lui faire dire« non, » pour que ce projet fût rompu dès maintenant. Et puis, ilse souvint de sa promesse, renouvelée le matin même au chevet dulit de sa femme, auprès de laquelle il venait de prendre le premierdéjeuner, — signe de délibération très grave! — Il s’y étaitformellement engagé à ne pas aborder cette question avec Reine. Iltint sa parole, avec un petit accommodement de consciencetoutefois, très exceptionnel chez lui, le scrupuleux de loyauté. Lajeune fille venait enfin de le voir et s’approchait en lui tendantson front :

— « Hé bien !Petite Moigne, » dit lepère, en employant, lui aussi, pour la nommer, un des jolis mots desa province. — Moineau a fait Moiniau, qui a fait Moigne, et c’estle terme de tendresse dont les paysans nomment les toutes petitesfilles : « Vous vous étiez envolée dans la lune. A quoi ou à quipensiez-vous ?… »

— « Mais à rien et à personne enparticulier, » dit Reine, à qui un peu de rose vint aux joues de sacachotterie, et tout de suite : « Comment allez-vous, cematin ? Vous n’avez pas eu à veiller trop tard hier aujournal? Etes-vous content de votre article?… »

— « Pas trop mécontent, sauf qu’il y avaitencore une grosse faute d’impression… Cartier se gâte… »

— « Ah ! » interrompitvivement Reine, « si je pouvais aller au journal,corriger pour vous vos épreuves… »

— « Il ne manquerait plus que cela, » repritgaiement le père, « mais je perds mon temps à bavarder. J’aibeaucoup de besogne aujourd’hui; » et, montrant un paquet dejournaux qu’il tenait à la main : « Je viens de lesparcourir tous, en faisant ma toilette. Il n’y a pas un sujetlà-dedans, et c’est mon jour de Clavaroche. » Puisavisant un paquet de lettres sur la table, son courrier du matin :« Heureusement, il y aura bien quelque brave correspondant pour mevenir en aide… Et toi,» continua-t-il, «mademoiselle Moigne, la mamant’attend. Elle a quelque chose de grave à te communiquer… Ne dispas que je te l’ai dit… Mais tâche, en lui répondant, de biensavoir ce que tu veux… Ne me demande rien. Souviens-toi seulementde ce beau mot de Gœthe que je t’ai souvent cité : — Nous sommeslibres de notre première action. Nous ne le sommes pas de laseconde… — Nous disons cela plus simplement à Chevagnes : Qui ne semêle ne se démêle. — Allons, embrasse-moi, ma chère, chère enfant…»

Quoique la douce et silencieuse Reine,habituée à vivre beaucoup sur elle-même et à endolorir sasensibilité par ses réflexions, n’eût pas cette légèreté d’âme sinaturelle à son âge, allègre et facile à l’espérance, commentn’eût-elle pas embrassé son père avec une infinie gratitude, etinterprété en une promesse heureuse cette allusion transparente àune demande en mariage? Sans nul doute la lettre de la mère deCharles était arrivée. Ses parents en avaient délibéré. On allaitla laisser maîtresse de la réponse. Elle entendit de nouveau, enimagination et pour une seconde, le bruit du vent dans les pins etla stridente rumeur des cigales. Elle revit le petit mas dans sonatmosphère de paix tant désirée, et elle se jeta sur le cœur de sonpère en lui disant :

— « Que vous êtes bon et que je vous aime!…»

— « Serait-ce vrai, comme le pensesa mère, qu’elle est toute disposée à ce mariage Faucherot?… » sedemandait Hector, en s’asseyant à sa table et commençant de compterles feuilles destinées à son Clavaroche. « Elle a biencompris qu’il s’agissait d’un mariage, et elle est trop fine pourne pas avoir deviné lequel, — à moins que… » Et le digne hommeappuya sa tête sur ses mains, dans l’attitude d’une méditationprofonde. Pour la première fois depuis des années, il demeurait,devant son papier préparé, sans songer à sa besogne. Pourtant iln’osait pas le traduire, cet «à moins que… » dans sa vérité, ni seformuler à lui-même l’idée, énoncée à sa femme la veille et rejetéepar celle-ci avec une si méprisante ironie. L’empire des caractèresforts sur les caractères faibles s’exerce dans le domaine de lapensée, avant de s’exercer dans le domaine de la volonté. L’énergieavec laquelle Mathilde s’était récriée contre l’hypothèse d’unsentiment de Reine pour Charles Huguenin suggestionnait encore LePrieux, et, doutant de sa propre intuition, il poussa unsoupir, ouvrit son encrier, et se mit en devoir d’écrire en sedisant :

— « Il n’y a qu’une mère pour connaître safille. Attendons qu’elles aient causé… »

Tandis que le papier grinçait sous sa plumeenfin lancée, les deux femmes causaient en effet, à quelques pas delui, dans la chambre à coucher de Mme Le Prieux, séparée del’étroit cabinet de travail par le cabinet de sommeil, plus étroitencore, du manœuvre littéraire. Certes, cette plume infatigable luifût tombée des mains de stupeur si, les minces cloisons s’abattantsoudain, il avait surpris, dans sa vérité cruelle, la conversationde la mère et de la fille. Celle-ci, pour la première fois depuisbien longtemps, depuis l’époque où sa pitié pour la servitude deson père avait commencé de s’éveiller, était entrée dans la chambrede Mme Le Prieux, confiante, l’âme ouverte, sa tendresse d’enfantreconnaissante au bord de ses yeux, prête à s’épancher en larmes dejoie, l’aveu de son naïf amour au bord de ses lèvres… Et, tout desuite, ce premier élan avait été, non pas brisé, mais comme arrêté,rien qu’à rencontrer le regard du despote domestique dont sonavenir de cœur dépendait. Au moment de la survenue de la jeunefille, Mme Le Prieux se trouvait dans son lit, s’étant recouchéecomme elle faisait chaque jour, pour ne se lever que tard dans lamatinée, après son bain, qu’elle prenait dans des conditions detempérature et de durée fixées par son médecin. L’esprit deréalisme particulier aux Méridionaux, gens si positifs pour toutce qu’ils veulent et comprennent, lui faisait observer avecune extrême rigueur les moindres précautions du régime qui devaitlui conserver sa santé, et, avec sa santé, sa beauté. Vingtdétails, dans cette chambre, attestaient d’ailleurs que le culte deMme Le Prieux pour cette beauté ne se relâchait jamais, fût-ce endehors de la représentation, ou mieux qu’elle était toujours enreprésentation, même quand son public se composait seulement de sonmari, de sa fille et de sa camériste. Elle avait ainsi, pourl’heure qu’elle passait à se reposer au sortir du bain, un jeucomplet de délicieuses vestes du matin, en foulard, en surah, encrêpe de Chine, en batiste, suivant la saison. Ce matin, elle enportait une en bengaline couleur vieux rose. Une écharpe dedentelle coiffait ses cheveux, qu’elle gardait la nuit en nattes,tressés très légèrement, pour les ménager, et des frisonsartificiels encadraient son front. Elle employait ces bouclespostiches, qu’elle quittait lors de sa toilette du soir, afind’épargner à ses vraies boucles une double ondulation. La tonalitégénérale de sa chambre, avec ses murs tendus d’une étoffe de soiejaune aux raies alternativement mates et brillantes, avec le sombreacajou de ses meubles de style Empire, avec son tapis d’un verttendre, avait été savamment combinée jadis pour s’harmoniser à sonteint de brune à la peau mate. Elle avait, devant elle, posée surun édredon de soie jaune, assorti à la nuance des murs, une largetable mobile, aux pieds courts, qui lui servait à placer le buvarddestiné à sa correspondance, à coté de la boîte contenant les menusobjets d’écaille pour se faire les mains. Elle était occupée, quandReine s’avança pour lui dire bonjour, à brosser avec le polissoirses ongles, lustrés comme de l’émail et taillés à côtes. Unecordiale et légère odeur d’ambre et de verveine avait été déjàvaporisée dans cette pièce, presque froide malgré la flamme souplequi brûlait dans la cheminée : les fenêtres sur lesquelles sedessinaient les fantastiques ramages du givre ayant étéhygiéniquement ouvertes pendant une grande demi-heure. Ainsisurprise, dans cette besogne et avec cette toilette, dans ce décoret parmi ces parfums, la «belle Mme Le Prieux» eût donné uneimpression d’inguérissable enfantillage si son masque, blanc depoudre, n’eût été rendu tragique par les traces de l’âge,empreintes malgré tout sur les paupières, autour des tempes, dansles lignes de la bouche et dans les plis du cou. Il n’était pasjusqu’au contraste cherché entre les chaudes couleurs de la chambreet cette pâleur qui ne fît ressortir la dureté singulière de sestraits, demeurés beaux, mais d’une beauté presque sinistrequ’augmentait encore l’éclat si noir des prunelles. Elle les fixaaussitôt sur celles de Reine, tandis que la bouche, d’un pli siimpérieux au repos, s’ouvrait pour dire, les premières questionssur leur sommeil et leur santé à toutes deux une fois échangées:

— « Ma chère fille, j’ai besoin que tum’accordes toute ton attention. Je dois avoir avec toi un entretiende la plus extrême importance… »

— « Je vous écoute, maman, je suis prête,»répondit Reine. Quoique sa chaude espérance de tout à l’heure sefût déjà changée, au simple son de cette voix, en une crainte quesa mère ne fît de grosses objections à son mariage avec leurcousin, elle ne doutait pas qu’il ne s’agît de ce mariage, et lapensée qu’elle allait avoir à lutter pour son amour mit un petitéclat de fierté sur son joli visage, tandis qu’elle ajoutait : «Mon père m’a déjà prévenue… »

— « Ah ! ton père m’a devancée ? »fit Mme Le Prieux. « Il m’avait pourtant bien promis de me laisserte parler la première… »

— « Il m’a dit seulement que vousm’attendiez, » interrompit la jeune fille, avec une rougeur à sesjoues à cause de ce demi-mensonge, qui ne trompa aussi qu’à demi lamère. Elle eut de nouveau, pour sonder jusqu’au fond du cœur de sonenfant, ce même regard aigu dont elle avait interrogé son mari dansle coupé, quand elle lui avait demandé : « Tu sais ce que penseReine?… » Elle tenait là, cachée dans son buvard, la lettre de MmeHuguenin, reçue la veille, et qui lui demandait, — ou presque, — lamain de Reine pour Charles. Cette lettre, Mme Le Prieux considéraitcomme un devoir de ne pas en parler du tout à sa fille, et ellevoulait n’en parler à son mari que plus tard, quand le mariageFaucherot serait déclaré. Elle se justifiait de ce double silencepar ce qu’il y avait encore d’imprécis dans la démarche de la mèrede Charles. Elle s’en justifiait surtout par la conviction oùelle était de travailler au bonheur de Reine. Au demeurant,était-elle coupable de concevoir ce bonheur d’après sa proprenature ? L’était-elle, considérant son mari comme unchimérique et comme un faible, qu’elle avait dû protéger, de ne pasle consulter dans une décision dont les vrais motifs ne pouvaient,ne devaient pas être connus de lui? Elle allait les dire à safille, ces vrais motifs, et cette part de franchise faisait, à sespropres yeux, une compensation au silence qu’elle gardait sur unautre point. — « Mon enfant, » commença-t-elle donc, après avoirconstaté que les prunelles brunes de Reine restaient, commed’habitude, impénétrables sous les siennes : « il faut que jereprenne les choses de loin. Tu comprendras tout à l’heurepourquoi… » Puis, sur un silence : «Lorsque j’ai épousé ton père,tu sais que nous n’étions pas riches, et tu sais aussi pourquoi.Nous l’aurions été, si ton grand-père avait fait comme tant definanciers d’aujourd’hui, qui se retrouvent un peu plusmillionnaires après chaque faillite. C’était un grand honnêtehomme, vois-tu, et, grâce à lui, grâce à ta grand’-mère aussi, nouspouvons regarder n’importe qui bien en face… Nous n’avons pas faittort d’un centime à qui que ce fût, dans notre désastre… Ton pèreet moi, nous sommes donc entrés en ménage avec juste de quoi ne pasmourir de faim. Oui, c’est de là que nous sommes partis pourarriver à la position de monde qui est la nôtre aujourd’hui, lanôtre, et par conséquent la tienne. Ah! Je peux me rendre lajustice que je n’ai travaillé qu’à cela depuis des années, et,quant à ton père, il n’a reculé, pour m’aider, devant aucunebesogne… Va, ce n’était pas facile. La Société a des préjugéscontre les gens de lettres, plus encore contre les journalistes. Etje conviens que ce sont des préjugés souvent mérités. Ton père aété parfait. Il n’a pas écrit un seul article sans se souvenirqu’il était un homme du monde. Je dois ajouter qu’on nous en a sugré. Je te dis cela, afin que tu aies toujours de la reconnaissancepour ce pauvre homme qui a tant travaillé ! »

L’inconsciente et orgueilleuse femmeaccompagna d’un nouveau silence et d’un soupir cet éloge, décernéau manœuvre conjugal qu’elle avait exploité, qu’elle exploitait siimplacablement encore. Reine avait éprouvé, en écoutant cet exorde,cette étrange sensation de froid au cœur qu’elle connaissait trop,pour la subir chaque fois qu’elle rencontrait certains sentimentsde sa mère. Cet obscur malaise s’augmentait encore de la solennitéque semblait mettre Mme Le Prieux à ce discours préparatoire. Oùtendait cette évocation des souvenirs de sa propre vie? Reine nevoulut pourtant pas avoir laissé sans réponse cet appel à sagratitude filiale, et elle dit :

— « Je sais combien mon père travaille et ceque je lui dois, maman. Je vous assure que je ne suis pas ingrate…Hélas! je trouve même qu’il travaille trop… »

Elle n’avait pas mesuré la portée de cesparoles, qui lui étaient échappées si involontairementqu’elle en demeura elle-même déconcertée. Elle le futdavantage encore de voir sa mère en prendre texte, pour passer àune nouvelle et très grave confidence :

— « Je constate avec tant de joie que tu mecomprends si bien, ma gentille Reine,» avait repris en effet cettemère : « Tu as les mêmes soucis que moi pour ce pauvre homme. C’estvrai. Il travaille trop pour son âge. Il se fatigue… Iltravaillerait plus encore, s’il savait ce que tu vas savoir… Mais,auparavant, il faut que tu me jures, tu m’entends bien, que tu mejures que ce secret mourra entre nous… »

— « Je vous le promets, maman, » répondit lajeune fille, qui n’ajouta pas un mot. Mais si Mme Le Prieux l’avaitde nouveau regardée de son regard scrutateur, elle aurait puconstater qu’elle tremblait. Pourquoi ces autres préambules avantla question qu’elle attendait, et qui lui semblait, à elle, sisimple à poser : « Ton cousin Charles veut t’épouser, que faut-ilrépondre?… » Et, au lieu de cela, voici les mots qu’elle écoutait:

— « Ce secret, ma fille, que tonpère ignore, c’est que, malgré ce travail acharné de sa part,malgré des prodiges d’économie de la mienne, nous n’avons pas punous faire cette position de monde dont je te parlais tout àl’heure, sans que notre budget de dépenses dépasse depuis dix ans,et chaque année davantage, notre budget de recettes… Tu connaisnotre intérieur pourtant, tu vois toi-même que nous économisons surtout — sur la table, quand nous sommes seuls, — surla toilette. Tu sais comme j’ai toujours soin d’éviter dans lamode ce qui est trop marqué, pour que nous puissions faire durernos robes. Tu sais combien de fois on les transforme, on lesrafraîchit à la maison. Nous n’allons chez les grands faiseurs quejuste autant qu’il faut. Nous avons une petite modiste, un petitbijoutier. Nous n’avons pas de chevaux. Quand nous voyageons, tonpère prend toujours un permis, et nous nous servons de son titre dejournaliste pour obtenir dans les hôtels les arrangements les plusavantageux. Tout cela, je ne m’en plains pas, quoique j’aie étéélevée à ne pas connaître ces misères. Ce qui m’est cruel, c’estqu’avec toute cette peine que je me suis donnée, pour lui, pourqu’il ait la situation sociale qu’il a, malgré sa profession, pourtoi, pour que tu aies, comme jeune fille, les relations que tu doisavoir, je n’ai pas réussi à éviter ce que ma chère mère m’avaitappris à avoir le plus en horreur. Un mot te dira tout, mon enfant: nous avons des dettes… »

— « Des dettes ? » répétaReine, que la phrase relative aux dépenses faites pour elle, avaitatteinte en plein cœur. C’était vrai pourtant que rien n’avaitjamais été ménagé ni pour son éducation, ni pour ses plaisirs, nipour sa parure. Elle ne pensa plus à se demander la raison desconfidences que lui faisait sa mère. Elle sentit seulement combiencelle-ci lui avait été dévouée, à sa façon sans doute, mais c’avaitété un dévouement tout de même, et la voix de la délicate enfant sefit basse pour répondre : « Des dettes? Vous avez fait desdettes et pour moi? Des dettes? Ah! maman, que vous avezraison de ne pas vouloir que mon père le sache. Mais commentallons-nous les payer sans qu’il travaille davantage?… Mon Dieu!… »ajoutât-elle timidement, « maintenant que notre position est faite,comme vous dites, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de nousrestreindre?… »

— « Et sur quoi ? » interrompit lamère, « et pourquoi?… Pour perdre de nouveau ce que nous avons sipéniblement conquis. Non, mon enfant, tu ne connais pas la vie. AParis, réduire son train, c’est un suicide social. J’ai fait unefois déjà, quand j’avais ton âge, l’expérience de la terriblefacilité avec laquelle le monde oublie les déchus… D’ailleurs, net’exagère pas les choses. Il ne s’agit que de retards. Nous sommesen arrière, avec nos fournisseurs, pour une quarantaine de millefrancs, pas davantage, et cette misère serait vite payée, même avecdu repos pour ton père, si… »

— « Si ? » interrogea la jeune fille,avec plus d’anxiété encore. Quoiqu’elle ne se permît pas de jugersa mère, elle ne pouvait s’empêcher de la connaître, et elle serendait compte, rien qu’à l’accent dont avait été prononcé ce « si» que c’était là le point essentiel de cet entretien. — Oui, ellel’avait compris à l’accent, altéré d’une manière presqueimperceptible, mais altéré cependant, avec le changement d’ordred’idées, — au regard aussi, qui, dans l’inquiétude de rencontrerune résistance, s’adoucissait, se faisait presque suppliant.Evidemment les confidences de tout à l’heure n’étaient qu’unpréliminaire, mais de quoi? Entre la vie modeste dans lepetit mas provençal, si elle devenaitMme Huguenin, et le règlement des quarante mille francs de dettes,cette somme énorme à ses yeux. Reine ne pouvait pas établir derapport. Son cœur battait de ce qu’elle appréhenda tout à coup,tandis qu’elle écoutait Mme Le Prieux commenter ce terrible « si».

— « Mon Dieu ! C’est bien simple. —Mais si,jolie et bien élevée comme tu l’es, il se rencontrait un bravegarçon qui eût de la fortune, une grosse fortune, et qui, parconséquent, n’eût pas besoin de chercher une dot… Si tu étaismariée de la sorte, bien mariée, quel soulagement d’esprit ceserait pour ton père! Et moi, j’aurais la récompense des sacrificesde toute ma vie. Qu’est-ce que j’ai voulu, je te le répète? Uneseule chose, c’est que ton père et toi vous eussiez une vraieposition de monde. Tu l’aurais et pour toujours. Le restedeviendrait facile… Nous pourrions alors faire des économies, payernos dettes, et, ton père se reposer… Mais oui. Quand une fille estunie à ses parents, comme tu nous l’es, il y a bien des petitescombinaisons commodes. Nous aurions les mêmes relations. Que tureçoives chaque semaine, par exemple, moi, je puis espacer messoirées et mes dîners. Les politesses que tu ferais compteraientpour nous deux… Tu aurais une terre en province, en Touraine, jesuppose, pas trop loin de Paris. Tout naturellement, nous ypasserions deux mois par an. Ton père pourrait aller et venir,tenir la main à son travail et jouir d’un peu de bon air, etnos frais de maison seraient soulagés d’autant… C’est un rêve,n’est-ce pas? Pourtant, il y a des rêves qui se réalisent… Ilsuffirait que ma charmante Reine eût rencontré au bal, à dîner, unpeu partout, même chez elle, un jeune homme qui appréciât le trésorqu’elle est, un jeune homme qui comprît aussi ce que nous sommes età qui nous apporterions ce qui lui manque : une vraie surfacesociale, et qui t’apporterait ce que nous ne pouvons te donner, tonpère et moi, à notre désespoir… »

— « Et ce jeune homme, vous le connaissez?»interrogea Reine : « Dites-moi son nom, maman, je vousprie… C’est?…

— « Ce jeune homme existe en effet,»répondit la mère, « et c’est Edgard Faucherot. »

— « Edgard Faucherot ! » s’écria Reine: « Ah ! c’est pour me parler d’Edgar Faucherot que… » Ellen’acheva pas. L’image de son père venait de se présenter à sapensée, et aussi le souvenir des paroles qu’il lui avait dites, enla quittant, une demi-heure auparavant, et leur commune émotion.Elle demanda : « Et mon père sait qu’Edgard Faucherot voudraitm’épouser ?… »

— « Naturellement, » fit la mère.

— « Et il approuve ce mariage ? »reprit Reine.

— « Comment veux-tu qu’il ne l’approuvepas ? » répondit Mme Le Prieux, qui ajouta : « Et pourtant lecher homme ne sait pas la vérité sur nos affaires d’argent…»

Une telle pâleur avait envahi les joues dela jeune fille, l’étouffement de sa voix trahissait une tellesecousse intérieure, que l’implacable femme en fut pourtant saisie.Ce n’était pas un monstre, que la « belle Mme Le Prieux », quoiqueson exploitation prolongée du travail de son mari, au profit de savaine passion de luxe, fût toute voisine d’être féroce, et bienprès aussi d’être féroce son présent procédé pour forcer sa fille àun mariage cruellement utilitaire. C’était simplement uneconscience viciée par les germes de corruption qui se respirentdans l’atmosphère du monde — corruption à laquelle la moralecourante, uniquement occupée des fautes de galanterie, prend àpeine garde. Mme Le Prieux se croyait une honnête femme, et ellel’était, au sens où l’on prend d’ordinaire ce mot. En revanche, lemonde avait complètement aboli chez elle, par l’abus quotidien descompromis, cette noble vertu de la véracité intransigeante, qui nelui eût pas permis de cacher à son mari et à sa fille la démarchede Mme Huguenin. Mais lorsqu’on a passé des années à bienaccueillir qui l’on méprise, à complimenter qui l’on hait, commentet pourquoi hésiterait-on à pratiquer, pour un motif que l’on jugebienfaisant à ses proches, la vieille et commode maxime que le butjustifie les moyens? Lorsqu’on a, pendant ces mêmes, années,rencontré sans cesse, derrière les moindres actes de la vie,l’argent et encore l’argent, que l’on a vu autour de soi cetout-puissant argent uniquement et constamment respecté, comment etpourquoi ne ferait-on pas de la fortune la condition suprêmedu bonheur? Le monde enseigne encore aux sensibilitésvulgaires, — et, ne vous y trompez pas, toute vanité suppose dansle caractère un coin grossier et brutal, — cette vérité triste quele besoin l’emporte toujours à la fin sur le sentiment, et, qu’enparticulier pour un mariage, la plus sûre chance d’harmonie résidedans l’association, non pas des cœurs, mais des intérêts. Aussifaut-il tenir compte à cette mère, qui se préparait à sisereinement sacrifier sa fille, du scrupule qui lui fit demander àcette enfant :

— « Mais qu’as-tu, Reine ? Tu es toutémue, toute pâle?… »

— « Ce n’est rien, maman, » fit lajeune fille, « J’étais si peu préparée à ce que vousvenez de me dire… J’ai été surprise, voilà tout… »

— « Réponds-moi bien franchement,» reprit la mère. « Tu n’aimes personne ? Si tu aimaisquelqu’un, je suis ta mère, il faudrait me le dire… S’il y avait unautre mariage qui te convînt mieux?… »

— « Mais, non, maman, » interrompit Reine,dont la voix se raffermit pour dire : « Il n’y a pasd’autre mariage qui me convienne mieux… Seulement, »ajouta-t-elle avec un demi-sourire où palpitait, malgré elle, larévolte de sa jeunesse, demandant, implorant un peu de répit avantle sacrifice, ce répit de la fille de Jephté retirée sur lamontagne pour y pleurer son adieu à la vie, à l’espérance, àl’amour. « Seulement, je voudrais avoir quelques jourspour m’habituer à cette perspective d’un si grand changement, àl’idée de vous quitter surtout… Nous sommes mardi. Voulez-vousme donner jusqu’au samedi pour répondre sur la démarche de M.Faucherot? Je crois bien que ce sera : oui, » eut-elle la force dedire encore. « Mais » elle eut à son tour un accent de solennité :« je veux répondre ce oui, après être descendue jusqu’au fond demoi-même… »

— « Hé bien ! Nous attendrons jusqu’àsamedi, » reprit la mère. Elle eût certes préféré une acceptationimmédiate qui lui eût permis de mettre Crucé en campagne aussitôt.Ce même demi-remords, qui venait de la pousser à interroger safille, l’empêcha encore de refuser à sa victime cet atermoiement dequelques jours. En répondant, comme elle fit, avec cettecondescendance, ne se donnait-elle pas à elle-même l’illusion derespecter la libre volonté de son enfant ? C’est, du moins, cequ’elle dit à Le Prieux quand, une fois Reine sortie de la chambre,il y entra, témoignant ainsi de la préoccupation dont il étaitpossédé, et comme il avait, malgré son travail, épié la fin decette entrevue :        — « Hébien? » demanda-t-il anxieusement.

— « Hé bien ! Elle a été trèstroublée, très touchée aussi, » repartit lamère ; « très troublée à l’idée de nous quitter.C’est trop naturel. Très touchée aussi du sentiment que révèle ladémarche d’Edgard… » Elle appelait déjà le jeune Faucherot par sonprénom, tant elle le considérait comme son gendre : « Je n’ai pasvoulu la presser. Je lui ai accordé jusqu’à samedi pour nous donnerune réponse définitive. Mais ce sera oui, elle me l’a ditelle-même… Ah! mon ami, si tu savais comme je suis heureuse !…»

 

Chapitre 5LE JOUR DE MADAME LE PRIEUX

Tandis que cette mère, qui se croyaitdévouée, annonçait en ces termes à son mari le résultat de sonentrevue avec leur fille, que faisait celle-ci, cette autrevictime, mais plus lucide, hélas! des ambitions mondaines de laterrible femme? Dès le premier moment, on l’a vu, la doublerévélation qu’elle venait de subir en plein rêve de bonheur, avaitcomme terrassé Reine : elle avait frémi de pitié en apprenant latriste situation financière à laquelle étaient acculés ses parents,— et de déception, une déception bien voisine du désespoir, quandsa mère lui avait dit que son père désirait ce mariage avec lesmillions du fils Faucherot. Elle avait frémi, et dans cefrémissement elle avait aussitôt plié. En disant, comme elle avaitfait : «Je crois que ce sera oui… »  elle avait seulementpensé et senti tout haut. Cette soudaineté dans le renoncement à cequ’elle considérait comme son propre bonheur ne paraîtra singulièrequ’à ceux qui ne se rappellent plus leur jeunesse, et combien,l’âme est, à cet âge, prompte aux élans magnanimes. En tout état decause, Reine eût eu bien du mal à repousser un appel comme celuique sa mère avait eu l’habileté de lui adresser. Cette résistancedevenait impossible dès l’instant que son père aussi lui demandaitce sacrifice, et comme on a vu, c’avait été le machiavélismesuprême de Mme Le Prieux de lui faire entendre cela. Pourtant, onl’a vu encore, la douce Iphigénie de cette tragédie bourgeoiseavait, sans se refuser au couteau, demandé un sursis. Pourquoi?C’est qu’en acceptant l’idée de s’immoler aux volontés de son pèreet de sa mère, elle n’avait pu s’empêcher de se souvenir qu’elleimmolerait du même coup quelqu’un d’autre, et elle ne voulait pas,elle ne pouvait pas accepter d’accomplir cette immolation sansavoir jeté vers ce quelqu’un, sous une autre forme, le cri de lavraie Iphigénie :

Le ciel n’a pointaux jours de cette infortunée

Attaché lebonheur de votre destinée.

Notre amournous trompait…

Cela ne s’était pas formulé dans sa penséeavec la netteté d’un projet. Non. Elle avait seulement, pendant quesa mère lui parlait, senti toute une place de son cœur, — celle oùgrandissait, où fleurissait le songe de la vie avec Charles, — seremuer et saigner. Elle ne réalisa la complète vérité du martyreauquel l’amour filial allait la condamner, qu’une fois retiréeseule dans sa chambre, en attendant, — par une cruelle ironie duhasard, ce mardi était le «jour» de Mme Le Prieux, — qu’elles’habillât pour aider sa mère à recevoir les comparses de cettecomédie mondaine, où elle allait jouer, elle, un rôle de larmes etde sang!

Cette petite chambre, la jeune fille s’yassit, après en avoir fermé la porte à double tour, et ellecommença, en effet, de pleurer, en la regardant, de lourdes, delongues larmes qui lui coulaient sur les joues, sans une parole,sans une plainte. Elle disait adieu ainsi à la Reine, peu heureuse,mais encore soutenue par l’espérance, qui, depuis des années,vivait ses meilleures heures, celles qu’elle pouvait conquérir surle monde, entre les quatre murs de cette étroite cellule, où elleretrouvait le symbole de la contradiction sur laquelle posait toutesa vie. C’était une chambre décorée par une personne et habitée parune autre. Mme Le Prieux, dès la première enfance de sa fille,avait voulu la dresser au luxe comme d’autres mères dressent laleur à l’économie. Cette apparente aberration avait une logique :bien résolue, dès lors, à se choisir un gendre riche, elle avaitcomme préparé Reine aux cent mille francs de rente qu’elle luivoyait par avance, et cette chambre à coucher de jeune filleracontait cet étrange roman maternel, par les tentures de ses mursen mousseline rose, plissées sur un fond de soie pâle à raiesbleues, par ses rideaux d’une petite soie pareille, par ses meubleslaqués de blanc et habillés de la même soie, par les colifichetsd’argent ciselé qui miroitaient sur la table de toilette. Mais cen’était pas la mère, c’était Reine qui avait choisi lesphotographies partout éparses et qui disaient, elles, non plusla passion du luxe, mais la piété familiale, mais le goût desamitiés humbles. Ces portraits n’étaient pas ceux des amiesélégantes et riches que lui imposait sa mère, c’était ceux de sesgrands-parents de Chevagnes, qu’elle n’avait jamais connus ;celui de son père à ses débuts ; celui de cette mère elle-mêmeavant l’époque des triomphes mondains, et dans une robe encoretoute simple; c’étaient, sur une seule carte, les photographies descousins Huguenin, le père et la mère de Charles, à la porte deleur mas,— et Charles lui-même apparaissant dans un coin de groupe. Il yavait aussi, dans ce musée des affections de Reine, un portrait dela peu aristocratique Fanny Perrin, — et, en revanche, pas un objetde cotillon, pas un de ces rappels de fête, coutumiers à son âge.Dans l’angle de la fenêtre, un vieux petit bureau auvergnat ennoyer ancien, que Mme Le Prieux avait conservé à titre de bibelot,avec la chaise afférente, avait jadis appartenu à l’écrivainenfant. Sur les deux rangées qui dominaient sa tablette se voyaientles quelques livres préférés par Reine : les trois volumes de sonpère, naturellement, et, à côté, présents de ce père qui s’étaitcomplu à cultiver chez sa fille des coins d’une sensibilitéanalogue à la sienne : les tragédies de Racine parmi lesclassiques, et, parmi les modernes, la Marie de Brizeux, les Stances etPoèmes etles Epreuves de Sully-Prudhomme, lesDernières Paroles d’Antony Deschamps. ‘Quelquesouvrages de piété complétaient le rayon d’en haut, et au-dessous sevoyaient de mystérieux volumes, un peu hauts, avec des datesimprimées simplement sur leur dos. Ils contenaient, découpés etcollés sur des feuilles reliées ensuite année par année, ceux desarticles du journaliste que la naïve idolâtrie de Reine lui avaitfait admirer particulièrement !… Parmi toutes ces pauvreschoses : vieilles photographies passées, vieux meubles provinciaux,livres aimés, chez elle enfin, combien l’enfant sacrifiée seretrouvait vraiment misérable et abandonnée ! Dans quelinexprimable abîme de détresse elle avait tout d’un coup roulé,avec cette instantanéité dans la soumission qui venait du point oùsa mère avait su la toucher? Seule avec elle-même, comme elle sesentit de nouveau dominée par un devoir qu’elle était incapable deseulement discuter? Quand le principe constant de ses émotionsavait été, depuis des années, une pitié chaque jour plus endoloriepour l’esclavage sous lequel étouffait son père, comment eût-ellepu entrevoir une chance de soulager cet esclavage, et la repousser?Et c’était mieux qu’une chance, c’était une certitude. Tandis quesa mère lui parlait, le chiffre des dettes, qui lui était ainsirévélé, s’était, immédiatement, traduit, dans sa pensée, par laquantité de besogne que le journaliste devrait entreprendre pourles payer. Elle avait si souvent fait de ces traductions mentales,quand sa mère l’emmenait chez sa couturière ou chez la modiste, etdébattait devant elle la commande d’une robe ou d’un chapeau, dontil eût été si facile de se passer! Qu’était cette dépense, qui luiavait toujours été un petit remords, et le travailcorrespondant, en comparaison des quarante mille francs avoués parMme Le Prieux, et du nombre effrayant de pages qu’il faudraitnoircir pour les gagner? Reine les supputait de nouveau, ces pages,dans la solitude de sa chambre, et elle en demeurait d’autant plusécrasée qu’elle connaissait bien la probité scrupuleuse de sonpère. Elle savait que du jour où il apprendrait la vérité, iln’aurait plus de repos, avant d’avoir vu le dernier timbre dequittance posé sur la dernière facture. Et il dépendait d’elle quecet arriéré se liquidât tout naturellement!… Où aurait-elle trouvéla force d’hésiter, fût-ce un moment?… Aux irréfutablesraisonnements que lui avait faits sa mère, et qui lui montraient,dans l’opulence de son futur ménage, un soulagement quasi-quotidienpour ses parents, que répondre? Rien, sinon que son cœurl’entraînait d’un autre côté ? Toute la question était doncposée entre son bonheur à elle, et leur bonheur à eux, et, quandune âme généreuse de vingt ans aperçoit un pareil dilemme, elle l’ad’avance résolu. Mais, renoncer au bonheur, ce n’est pas perdre ledroit de pleurer, de se pleurer, et ce sont ces larmes de suicidequi mouillaient le visage de Reine, dans la virginale cellule oùelle avait eu, pour compagnes de sa solitude, tant de naïves, de sidouces imaginations d’avenir, et où elle s’était réfugiée, non paspour discuter avec elle-même, mais pour souffrir… Et elle pleura,pleura silencieusement, — combien de temps, elle n’aurait su ledire, jusqu’à un moment où une idée se présenta devant son esprit,qui la fit se dresser toute droite. Ses petites mains finesessuyèrent ses larmes, elle releva sa tête d’un geste de résolutionet elle dit tout haut :

— « Si je n’ai pas plus de couragepour moi, comment en donnerai-je à Charles?… »

La vaillante fille allait complètementcesser de penser à elle. Plaindre les autres était l’instinctnaturel de cette sensibilité charmante qui, toute jeune, s’étaitdéveloppée par la pitié, en devinant, en partageant lessilencieuses et secrètes tristesses de la destinée de son père.Déjà elle ne s’inquiétait plus que de Charles. Elle s’en savait sivraiment aimée ! Elle l’aimait elle-même avec une tendressequi n’était que dévouement : Comme il souffrirait de la savoirdevenue Mme Faucherot et sans avoir pour supporter cette douleurles impérieuses raisons de devoir filial qui la soutiendraient,elle, qui la soutenaient dès cette première heure! Elle prit laphotographie où il était représenté derrière son père et sa mère,dans un angle du cadre. Quoique cette épreuve d’amateur, faite parelle-même lors de son voyage en Provence, ne fût pas très nette etque le jeune homme se perdît dans les ombres du second plan, sasilhouette était bien reconnaissable, ses cheveux, son regard, sonsourire, et un certain port de tête un peu sur le côté qui luiétait familier. Dans une hallucination, aussitôt évanouiequ’apparue. Reine le vit ainsi, tel qu’il serait, retiré auprès dessiens, et se dévorant le cœur de mélancolie, pendant qu’elle seraitla femme d’un autre — et de quel autre ! Cette évocationlui fut si dure qu’elle reposa le portrait et qu’elle se mit àmarcher dans la prison de cette étroite chambre, tournant etretournant l’unique pensée où allaient s’absorber les forces vivesde son être :

— « Comment lui annoncer l’affreusenouvelle, et que lui dire?… »

Oui, que lui dire ? Et cependant,il fallait que ce fût elle-même qui luiparlât. Reine était trop intimement, trop strictement loyale pourne pas le comprendre : du moment qu’elle acceptait l’idée d’épouserun autre homme, après la conversation qu’ils avaient eue ensemble,elle devait à Charles une explication, et elle la lui devaitimmédiate. Ne l’avait-elle pas autorisé à faire faire par MmeHuguenin une démarche dont l’idée augmentait à présent sa détresse?Trop absolument confiante dans sa propre mère pour imaginer quecelle-ci eût pu recevoir la lettre de la mère de Charles et la luicacher, elle tremblait, maintenant, que cette lettre ne fût enroute, — après l’avoir tant désiré ! Si seulement Mme Hugueninavait hésité, si la lettre n’était pas partie, s’il était tempsencore d’empêcher qu’elle ne fût écrite, et d’épargner cettehumiliation aux parents de celui qu’elle aimait?… Pour cela, ilfallait parler, et tout de suite. Reine en revenait toujours là.Parler, mais comment? Cet entretien où elle verrait son amisouffrir, et souffrir par elle, lui apparaissait tout ensemblecomme inévitable et comme impossible. Quel prétexte trouver, pourjustifier un retour sur la parole donnée, qu’elle-même, avec labelle rigidité de conscience sentimentale de la vingtième année,eût qualifié de monstrueux, si elle l’avait su d’une amie, — sansen connaître le motif réel, et, ce motif réel, il fallait à toutprix qu’il restât ignoré de tous, et surtout de Charles. Quand unepromesse solennelle ne le lui eût pas interdit, toutes ses piétésfamiliales, toutes ses pudeurs d’âme aussi se révoltaient, à lapensée d’initier celui qu’elle aimait, à ce douloureux secret de safamille, au martyre caché de son père, aux façons de sentir de samère. Elle continuait de ne pas les juger, ces façons de sentir deMme Le Prieux, même à cette heure, mais elle n’avait aucun doutesur le jugement qu’en porterait Charles… Mon Dieu! Si elle ne luiconfessait pas cela, — et elle eût préféré mourir, — comment luiexpliquer sa conduite sans qu’il la jugeât, elle aussi, biensévèrement? Que lui dire?… Qu’elle avait réfléchi et qu’elle nel’aimait plus ? Après leur entretien du bal, si récent, et oùelle s’était si simplement ouverte, il ne la croirait pas. Et puis,quelque chose en elle protestait contre cette calomnie de sonpropre cœur. Les êtres jeunes n’ont le respect scrupuleux de leursémotions que parce qu’ils en ont aussi l’orgueil. Et cet orgueiltrop légitime, ce besoin de se montrer dans la vérité de sessentiments profonds, sans en révéler l’inavouable principe, finit,après une longue et douloureuse méditation, par inspirer à laromanesque enfant le plus naïf et le plus audacieux des projets, lemoins raisonnable et le plus touchant : oui, elle verraitCharles le plus tôt possible, et elle le verrait seule. Elles’adresserait, dans cette entrevue, à son estime, à sa foi en elle,à son amour. Elle lui demanderait de la croire, de croire qu’ellene lui avait pas menti, qu’elle n’avait pas changé, qu’elle nechangerait jamais dans son affection pour lui; — et elle luidéclarerait en même temps qu’ils devaient renoncer à leur rêve demariage pour une raison qu’elle ne pouvait pas lui direinsurmontable, sacrée. Elle le supplierait, s’il l’aimait, de nepas chercher à la savoir. Elle ferait appel à sa foi en elle, et ilcomprendrait la souffrance de cet appel, et sa sincérité. Ellel’eût bien compris, elle, s’il le lui eût adressé. Leursmystérieuses fiançailles seraient rompues et ce serait pour tousdeux un instant horrible. Du moins elle le quitterait bien sûrequ’il ne la méconnaîtrait pas.

Une femme qui aime, fût-elle aussi naïve,aussi étrangère à tout esprit d’intrigue que l’était l’innocente etpure jeune enfant est toujours un peu tentée de s’excuser desmoyens qu’elle emploie pour servir cet amour, même s’ils sont aussitortueux que les mensonges des Agnès et des Rosines de la comédie.Reine n’était ni une Agnès, ni une Rosine. C’était une de cescharmantes filles de la vieille bourgeoisie française, toutefinesse, mais toute vérité. Il y avait en elle une horreur innée dumensonge qui la fit, au moment de réaliser son plan, hésiter devantune des nécessités de l’exécution, qui paraîtra puérile auxémancipées du féminisme contemporain. Voici le détail de cettehésitation : causer avec son cousin seule à seul étaitimpossible à la maison. Il n’aurait lui-même jamais demandé à êtrereçu par Reine en l’absence de Mme Le Prieux, et rien qu’à lapensée qu’il viendrait peut-être à leur «jour», et qu’il faudraitle voir, observée par sa mère, sans lui parler en toute franchise,la jeune fille se sentait défaillir. Le temps passait cependant.Justement, le lendemain matin, elle devait, accompagnée par lafidèle Fanny Perrin, aller à un des cours à la mode que sonéducation élégante la contraignait de suivre, rue Royale. Il luiarrivait souvent, lorsqu’il faisait beau, de se promener un peu àla sortie, avec son chaperon, avant de rentrer. Sa première idéefut de donner un rendez-vous à Charles aux Tuileries ou auxChamps-Elysées, pour le lendemain matin. Ils se rencontreraient,comme par hasard, et feraient quelques pas ensemble. Cela aussiétait arrivé plusieurs fois. Oui, c’était un moyen très simple ettrès sûr. Reine alla jusqu’à sa table, et prit une petite dépêchebleue, puis, au moment de tremper sa plume dans l’encre, elles’arrêta. Une autre pensée venait de se présenter à elle : cen’étaient ni cette lettre à écrire, ni ce rendez-vous à fixer quil’effrayaient soudain. A maintes reprises, Mme Le Prieux l’avaitchargée de prévenir son cousin par des billets, pour un déplacementd’invitation, pour une place dans leur loge au théâtre, et d’autrepart, elle avait le droit de se dire qu’en provoquant ce tête àtête, elle n’obéissait qu’aux motifs les plus élevés. Ce n’étaitpas non plus d’agir à l’insu de sa mère qui la troublait ainsi.L’espèce d’équité intérieure, avec laquelle les consciences àcourageux parti-pris se jugent elles-mêmes, lui faisait établircomme une comparaison entre ce manque de confiance et le sacrificeà quoi elle s’était décidée pour cette mère. Non. L’image qui, à cepremier moment, l’empêchait d’écrire son généreux et imprudentbillet, c’était celle de Mlle Perrin, de cette bonne créature,qu’elle savait si scrupuleuse, si attachée à son devoir. Ellesavait aussi que Fanny avait en elle la foi la plus aveugle, quejamais un doute ne s’élèverait dans son esprit sur le hasard decette rencontre avec Charles, ni aucune objection, si Reine lalaissait un peu derrière elle pour parler à son cousin, sans mêmelui donner d’explication. D’abuser cette humble et discrète amiefut intolérable à la jeune fille… Et puis… Et puis, l’amour fut leplus fort, et, pour la première et dernière fois de sa vie, ladélicate Reine s’abandonna au plus véniel, d’ailleurs, au plusexcusable des compromis de conscience. Elle se dit qu’elledéclarerait à Fanny Perrin, en lui proposant d’aller aux Tuileries,le rendez-vous donné à Charles. Si la vieille demoiselle n’yconsentait pas, Reine y renoncerait. Elle serait toujours à tempsd’inventer autre chose. Si elle avait voulu être tout à faitsincère avec elle-même, elle se serait avoué qu’elle ne courait pasbeaucoup de chances d’être exposée à ce nouvel effortd’imagination. Elle était trop certaine que Fanny, qui l’adorait,ne trouverait jamais la force de lui dire non. Pourtant cetteréserve lui rendit possible de reprendre sa plume et d’écrire enfince billet :

« M0n cousin,

« Je vous prie de vous trouver demainmatin, mercredi, entre dix heures et demie et onze heures, sur laterrasse des Tuileries qui donne du côté de la Seine, auprès del’Orangerie. Si vous ne m’avez pas vue arriver à onze heures, c’estqu’un obstacle absolu m’aura seul empêchée d’être là. Vouscomprendrez, quand je vous aurai parlé, quel puissant motif ainspiré cette démarche à votre dévouée cousine.

Reine LE P RIEUX. »

Quand elle eut mis l’adresse à cettecarte-télégramme : M. Charles Huguenin, 54,rue d’Assas, elle voulut relire ces lignes si froides, quoiquetracées d’une main si brûlante, et elle ajouta ce post-scriptum,qu’elle souligna : « Je vous demande aussi dene pas venir aujourd’hui rue du Général-Foy… » Ensuite, ayantfermé la petite feuille bleue, elle alla elle-même la remettre audomestique qui disposait le couvert pour le déjeuner, en luidonnant l’ordre de porter cette dépêche aussitôt. Elle était bienun peu pâle, en accomplissant cette action, pour elle siexorbitante, si en dehors de ce qu’elle avait jamais ou fait oupensé à faire. Mais comme elle l’accomplissait ouvertement,franchement, sans se cacher, au risque d’être surprise par son pèreou par sa mère, elle se disait qu’elle courait un danger pourl’honneur de son sentiment. C’en était assez pour qu’elle n’eût nihonte, ni peur.

Il fallait attendre maintenant, et le calmeque le fait d’agir avait rendu à Reine allait s’user minute àminute, seconde à seconde, durant ces vingt-quatre heures qui laséparaient de cette conversation avec son cousin. Elle dut d’abord,à la table du déjeuner, subir les regards de sa mère et de son père— celle-ci triomphante et reconnaissante, celui-ci (et cetteattitude ne pouvait qu’accroître le malaise de la jeune fille),comme attendri, étonné et interrogateur… Heureusement, il s’en allapresque aussitôt, appelé au dehors par le devoir d’une répétitiongénérale. — « La quatrième de la semaine… » gémit-il, en prenantcongé de sa femme et de sa fille. Mme Le Prieux disparut, elleaussi, de son côté, pour se préparer à son « Jour », à ce « Mardi »auquel avaient été subordonnées et son existence et celle de sonmari, et celle de Reine ! Cette corvée hebdomadaire n’avaitjamais été agréable à la jeune fille. Elle l’acceptait d’habitudeavec la bonne humeur de son âge. Elle avait même du remords, étantpieuse, à trouver parfois pénible cette croix si légère. Cetteaprès-midi, le défilé des visites devait lui être et lui futphysiquement presque intolérable : « Charles a-t-il reçu ladépêche ? Oui, s’il est chez lui… Mon Dieu! Pourvu qu’il nevienne pas aujourd’hui!… S’il l’a reçue, que pense-t-il de moi?Pourvu qu’il ne me juge pas mal!… Il doit deviner qu’il s’agit dequelque chose de grave ? Pourvu qu’il ne se tourmente pastrop!… J’aurais dû lui expliquer. Je ne pouvais pas en écrivant… Jene sais pas si je pourrai même en parlant… » Telles étaient lesphrases qui se prononçaient en elle, tandis qu’elle exécutait avecson soin habituel les menues besognes qui lui étaient réparties,avant les trois heures réglementaires où les deux salonscommençaient de se remplir. Elle regardait aux fleurs des vases etaux plantes vertes, aux bibelots dans les vitrines et au feu de lacheminée. Elle surveillait la salle à manger où l’on disposait toutpour le goûter. Mme Le Prieux avait imaginé, pour agrandir sonappartement de réception, de faire coulisser les portes de cettedernière pièce, qui, ouverte, prolongeait ainsi le grand salon. Cessoins, par trop matériels, n’étaient pas pour faire taire la petitevoix intérieure qui rappelait à la jeune fille la toute voisineapproche du redoutable entretien, et pas davantage les propos qu’illui fallut écouter, quand affluèrent les visiteurs et visiteuseshabituels…

C’était pourtant un échantillon assezcurieux du Paris contemporain que ce «jour» de la femme d’un simplejournaliste, et l’aspect des trois pièces, vers cinq heures,prouvait que si Mme Le Prieux n’avait pas l’intelligence dessensibilités, elle avait au suprême degré l’instinct social, ce donparticulier et indéfinissable de la relation. Ce succès était dû,comme tous les succès, à une vision juste des causes. Lesévénements qui avaient suivi la ruine et le suicide de son pèreavaient révélé à la Méridionale cette première et fondamentalevérité : que le monde ne donne rien pour rien, et elle avaitsu comprendre ce que la situation de son mari lui permettait dedonner, en effet, à ce monde, dont elle avait la folie. — Elleavait aussi discerné cette autre vérité qu’à Paris et de nos jours,il y a, non pas un monde, mais vingt, mais trente mondes, et queles ménages comme le sien, sans appui de famille et sans passé,doivent se résigner à une position un peu excentrique, ne sepousser à fond dans aucune coterie, et se faire leur cercle à eux,en touchant à tous ces mondes, sans essayer d’être absolument d’unseul. — Elle avait reconnu, enfin, cette troisième vérité, qu’il enest des relations comme la monnaie. Avoir un louis, c’est avoirvingt pièces d’un franc; avoir cent francs, c’est avoir cinq louis.Il y a ainsi des relations maîtresses, si l’on peut dire, qui vousen donnent du coup dix, vingt autres, et des relations secondaires,qui ne vous donnent qu’elles-mêmes… La mise en jeu de ces axiomespratiques était reconnaissable rien qu’à la composition de cesalon, par ce «Mardi», qui semblait à Reine, cette fois-ci, nedevoir jamais finir. Pourquoi la femme du journaliste avait-elle,assises sur un de ses canapés, la duchesse douairière de Contay etsa fille, la jeune et jolie comtesse de Bec-Crespin, sinon parcequ’elle avait trouvé le moyen, en vertu du premier de ces troisprincipes, de mettre au service des «œuvres» de la vieilleduchesse, cette passionnée de charité, l’influence d’Hector dansles théâtres et dans la presse ? Donnant, donnant… Pourquoi,par ce même « Mardi », avait-elle chez elle, causant avec cesdeux représentantes de la plus pure aristocratie, Mme JacquesMolan, la femme du célèbre romancier, et Mme Maxime Fauriel, lafemme du non moins célèbre pastelliste ? C’est qu’en vertu dusecond principe, elle n’avait jamais commis la faute de rompre avecun milieu qu’au fond d’elle-même elle qualifiait de bohémien. Elles’était efforcée de rendre sa maison amusante, en faisant de cettemaison un rendez-vous où les personnes d’une société plusrestreinte rencontrassent, sur un terrain neutre, la fleur desartistes et des gens de lettres… Pourquoi, toujours par ce même«Mardi», la comtesse Abel Mosé et sa cousine la baronne Andermattétaient-elles là, elles qui ont chacune à peu près autant demillions que le laborieux Hector écrit d’articles par an? C’est queles deux belles Juives savent un gré particulier au journalisted’avoir, dès le début de la campagne antisémitique, pris cetteposition de libéralisme modéré qu’il continue de tenir, et del’avoir prise avec un désintéressement absolu. On devine sur lesconseils de qui… Et voyez le flair de l’élève du vieux Crucé :Mesdames de Contay et de Bec-Crespin, c’est plus de dix relationsdans la meilleure compagnie ; — comme Mme Molan et MmeFauriel, c’est un pied gardé dans les deux endroits où défile lejeune Paris littéraire; — comme la comtesse Mosé et la baronneAndermatt, c’est des invitations assurées dans tout le haut Israël.Quoi d’étonnant qu’une maison où fréquentent ces têtes de lignene désemplisse pas, et qu’il y défile, comme par ce Mardi,quarante personnes, hommes et femmes ? Et n’est-il pas bienlégitime que la créatrice de ce «salon» regarde, avec orgueil, à laclarté des lampes électriques, les visages frais ou fanés souriresous les chapeaux? Elle sait également, et ce qu’il faut dire àchacune de ses visiteuses pour amener ce sourire, — et ce que coûtele chapeau. Elle sait ce que valent toutes les toilettes, — et lamanière de prendre chacune de ces trente vanités parées. Il y a unechose pourtant qu’elle ne sait pas, c’est combien Reine estfatiguée de verser des tasses de thé ou de chocolat et d’offrir desgâteaux à ces indifférentes et indifférents, combien elle estexcédée de ces discours qu’elle sait par cœur. Qu’elle en a assez,par exemple, d’entendre la duchesse exposer ses plans pour une fêtede charité, la cinq centième qu’elle organise ! C’est uneénorme femme, à mine de vendeuse aux halles, très rouge et trèshautaine, qui a un très grand air avec une figure épaisse et quiparle haut, en coupant ses phrases d’un «pas plus»inexplicable chez elle, sinon parce qu’elle a trop quêté:

— « Cette fois, c’est le palais del’Industrie qu’il nous faudrait et pour deux jours. Pas plus. Avingt francs l’entrée, et cinq francs chaque visite à un descompartiments. Pas plus… Il y aurait vingt de ces compartiments,pas plus, et dans chacun, pendant une demi-heure, durant ces deuxjours, tous les hommes célèbres de Paris viendraient travaillersous les yeux du public, comme ils travaillent dansleur chambre ou dans leur atelier. Pas plus… Vouscomprenez ? A huit heures par jour, cela nous feraittrente-deux demi-heures pour les deux jours. Nous demanderions auxtrente plus célèbres écrivains… Pour les pauvres ils nerefuseraient pas… Oui, nous leur demanderions de s’assoir trentepetites minutes à une table, — pas plus — et d’écrire ce qu’ilsvoudraient, aux musiciens de jouer ce qu’ils voudraient, auxpeintres de dessiner ce qu’ils voudraient. Les trente avocats lesplus célèbres parleraient sur ce qu’ils voudraient, une demi-heure,pas plus, ou bien rédigeraient un plaidoyer. Les médecinsamèneraient leurs élèves et feraient une conférence, sur ce qu’ilsvoudraient… Si nous mettions cela en mai, à l’époque des étrangers,nous aurions dix mille entrées. Pas plus. Cela ferait deux centmille francs pour nos petites poitrinaires, et, à chaque entrée,correspondrait une visite à quatre au moins des compartiments, soitencore deux cent mille francs… Demandez donc à M. Le Prieux cequ’il pense de mon idée?… »

Oui, comme Reine est fatiguée, de devoir,encore aujourd’hui, prêter une apparence d’attention à un desfantastiques projets où se dépense l’activité de la Grande Dame,tandis que sa mère sourit à des phrases derrière lesquelles lajeune fille, elle, avec sa susceptibilité de sensitive, discernecette ingénue et blessante conception que les femmes trop hautplacées se font si aisément des artistes célèbres. — Elles y voientdes bêtes curieuses à montrer. — De même, d’autres phrasesintéressent prodigieusement la mère, à en juger par lesapprobations dont elle les ponctue, qui paraissent presquefroissantes à la susceptible Reine. Ce sont celles que les deuxcousines, Mme Abel Mosé et Mme Andermatt, échangent, non moinsingénument que la duchesse tout à l’heure, sans se douter, — carelles sont bonnes et généreuses, — de l’ironie que représente dansce milieu, où l’élégance est un tour de force, la naïveté de leursallusions à certains chiffres de dépenses :

— « Oui, » disait Mme Andermatt, après avoirraconté les détails d’une séparation à l’amiable dans un ménage quila touche de près : « Salomon», c’était son mari « est arrivé àprouver à Saki », c’était le mari de la femme séparée, « qu’ildevait se conduire comme un gentleman. Ils ontbeau ne pas s’entendre, il n’a rien de grave à reprocher à Esther.Elle est la mère de ses deux fils… Il se doit à lui-même qu’ellevive décemment… Saki est convenu de tout cela, et savez-vouscombien il lui fait ?… »

— « Riche comme il est, » souligna Mme Mosé,« car il a au moins cinquante millions… »

— « Hé bien ! » continua Mme Andermatt,« soixante mille francs de rente, six mille francs par mois… Cequ’elle dépensait chez sa lingère… Comment va-t-elle vivre?…»

Oui, comment la jeune baronne Esther Wismarva-t-elle vivre ? C’est ce que se demandent, visiblementapitoyées, avec le plus impayable sérieux, les cinq personnes quiécoutent cette révélation du peu de gentilhommerie de SakiWismar, le grand banquier. Reine trouverait cette pitié doucementcomique, si l’une de ces cinq personnes n’était pas la femme de sonpère, et si elle ne savait pas ce qu’elle sait sur leur budget…Elle n’a pas le temps de s’abandonner à cette impression pénible,car elle vient d’entendre Mme Molan, près de qui elle s’approchepour lui demander si elle veut une seconde tasse de thé, dire à sonintime amie, Mme Fauriel :

— « Tiens, Laurence, voilà Snobinette quiarrive, et la duchesse qui s’en va avec la comtesse !…Tableau !… »

— « Marie, Marie, tu vas te faire gronderpar Reine, » répond Mme Fauriel. « Elle a un faible pourMme Faucherot… »

C’est la mère d’Edgard qui vient, en effet,d’entrer et comme pour justifier aussitôt la petite raillerie de lafine Laurence Fauriel, elle se fraie passage, à travers les groupesdont le bavardage emplit de son bruit les deux pièces, pourparvenir jusqu’à Reine. Elle l’embrasse, et la pauvre fille se sentcomme glacée sous ce baiser. Elle a trop de finesse elle-même pourne pas se rendre compte que Mme Fauriel est très contrariée qu’elleait entendu la peu spirituelle épigramme de son amie. Pourquoi,sinon que le projet de son mariage avec Edgard est déjà connu etcommenté? Et puis, la mère d’Edgard a dans sa soudaine tendressepour elle une espèce de prise de possession, et cette idée faitcourir dans ses veines le frisson d’une gazelle sous la griffed’une lionne, — si toutefois une telle comparaison est permise, àpropos d’une personne aussi peu léonine que l’ancienne vendeuse dela maison « Hardy-Faucherot, Soie et Velours». La commerçante sixfois millionnaire est une petite femme de quarante-cinq ans, restéetrès mince, d’aspect encore jeune. Elle possède, si vous ladétaillez, toutes sortes de traits qui devraient faire d’elle unefemme distinguée : des pieds petits, des mains maigres, unetournure fine, un visage régulier, de grands yeux bruns encadrés desourcils bien dessinés, des dents blanches et bien rangées. Elleest habillée à la dernière mode, et le renard bleu qu’elle porte nedéparerait pas le cou d’une princesse de sang. Avec cela, —expliquez ce mystère, — il y a, comme répandu sur tout son être, uncaractère absolument, irrémédiablement commun. Elle est, si l’onpeut dire, l’inverse exact de la duchesse, de tant d’allure avectout ce qui devrait lui donner un aspect vulgaire : teint, tailleet toilette. Durant la seconde qu’a duré leur rencontre sur le pasde la porte, on aurait pu saisir ce contraste de conditionsextérieures, rien qu’en comparant la taille épaisse de Mme deContay et la taille mince de Mme Faucherot, l’admirable fourrure decelle-ci et les vieilles zibelines passées et jaunies de celle-là.Pourtant, même ainsi aperçues, n’importe qui aurait reconnu quiétait la duchesse et qui était la bourgeoise. A quel signe ? Al’aisance de la première et à la raideur de la seconde? à l’espècede bonhomie imposante, à la certitude gaie de l’une et àl’arrogance trop soulignée de l’autre ? Qui définira jamaiscet ensemble de riens qui se résume dans ce mot de race ? Cesriens ne sont sans doute que la transparence de secrets etincontrôlables éléments cachés au fond de notre être le plusintime, qui nous interdisent ou nous commandent certaines façons depenser. Celle que Mme Molan appelle du trop joli surnom de «Snobinette », en donne une preuve de plus en disant à Reine, aprèscette première effusion :

— « Est-ce que ce n’est pas la duchesse deContay qui sort d’ici?… Et moi qui veux tant faire sa connaissance.Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue?… Voilà ma guigne. Je l’aimanquée à cause d’un embarras de voitures. Imaginez-vous. J’ai dità mon cocher de prendre par les petites rues… Il n’y a riend’ennuyeux au fond comme une paire de chevaux de dix mille francs.On a toujours peur pour eux… Oh! vous avez bien raison, ces dameset vous, de n’avoir que de bons petits locatis… On fait de laroute, au moins… » Et la mère d’Edgard continue, sans s’apercevoirdu pli de moquerie que sa sottise de parvenue met aux lèvres desdeux futées Parisiennes à qui elle parle, ni de la mélancolie quecette même sottise met dans les prunelles de celle qu’elle achoisie pour sa future belle-fille, et qui essaie de l’interrompreen lui disant :

— « Du thé ou du chocolat?… Il faut boirequelque chose de chaud par ce temps froid?… »

— « Qu’a pris la duchesse ? » demandemadame Faucherot, et, sur la réponse de Reine : Je prendrai duthé, comme elle… Dites-moi, est-ce qu’elle vient souvent vousvoir?… Ah! si j’avais su!… Et moi qui étais si contente d’avoiracheté ces chevaux à Mme de Candale!… Car, vous savez, ce sont lessiens. Elle les avait mis en vente au Tattersall. J’aivoulu les avoir à n’importe quel prix… Et voilà ce qu’ils me fontmanquer!… »

 

Chapitre 6CHARLES HUGUENIN

C’est un des poètes dont Hector Le Prieuxavait fait aimer les vers à sa fille, le sensitif et subtilSully-Prudhomme qui a écrit cette ligne, d’une signification siforte sous la simplicité des mots :

«…  Et les heures arriventtoutes… »

formule profonde où tient la double douleurde l’attente : celle de la durée du temps et celle de sa rapidité.Reine avait connu le premier de ces supplices, tandis qu’ellesubissait la longueur du «mardi» de sa mère et de la corvée quisuivit. Elle avait dû, avec Mme Le Prieux, dîner en ville etparaître dans deux soirées. Une fois rentrée, et libre enfin derester seule avec elle-même, elle commença de connaîtrel’autre souffrance, celle de sentir si courts, si comptés, lesinstants qui la séparaient du rendez-vous fixé à Charles. Encoredouze fois, onze fois, dix fois, neuf fois soixante minutes, ilserait onze heures du matin, et elle serait en face de son cousin.Que lui dirait-elle? Couchée dans son petit lit, toute lumièreéteinte, elle écoutait le battement de la pendule remplir lachambre de cette sonorité implacable qui est comme le pasinvincible du Temps, et elle s’efforçait de prononcer en pensée lesphrases qu’elle prononcerait demain de vive voix dans ce péniblerendez-vous. Plus elle en cherchait les termes, plus elle setrouvait impuissante à y mettre ce qu’elle voulait y mettre : —tout son amour, et c’était un adieu, — toute sa fidélité, etc’était une rupture, — toute sa peine, et son devoir absolu étaitde cacher son sacrifice! Elle s’endormit, très tard, après avoirbeaucoup prié, d’un sommeil fiévreux d’où elle se réveilla pluscalme. La nécessité d’agir, en tendant ses nerfs, lui rendit, commeil arrive, momentanément, un peu de ton. Elle voulait donner soncoup d’œil du matin au cabinet de travail de son père, assez tôt etassez vite pour ne pas se rencontrer avec lui. Elle tremblait, s’illui parlait, de n’être pas maîtresse d’elle-même et de se trahir,avant que l’irréparable ne fût accompli. Elle s’arrangea pourpasser, en effet, sa revue quotidienne, si rapidement que Le Prieuxne la trouva pas, quand il vint s’asseoir à son bureau, un peuavant l’heure accoutumée. Oh ! les malentendus des cœursentre un père et son enfant, alors que tous deux n’ont l’un pourl’autre que respect, que dévouement, qu’adoration ! L’écrivains’était hâté d’arriver dans son cabinet, avec l’espoir desurprendre sa fille, comme si souvent, et de provoquer entre eux,sans en avoir l’air, une explication sur ce mariage Faucherot, quicontinuait de le troubler. L’ascendant souverain que sa femmeexerçait sur lui l’avait empêché, la veille, de prendre Reine àpart pour l’interroger. Il avait compté que la jeune fille auraitelle-même le désir de ce tête-à-tête, et ce lui fut une vraiedéception, lorsqu’il entra dans son atelier de copie et qu’il vitla table si bien rangée, son papier préparé, ses plumes disposées,le feu qui brûlait clair, et la douce fée déjà envolée, qui avaitprésidé à ce rangement.

— « Elle n’a pas voulu que nous causions dece mariage, » songea-t-il. « Pourquoi ? »

Pendant que le père se posait cette questionsans y répondre, et sans oser non plus aller dans la chambre de safille, par déférence pour ce qu’il croyait être son désir, Reine sedisait :

— « Il travaille tranquillement. Il estcontent… S’il savait à quel prix?… Qu’il ne le sache jamais!…»

Certes elle était bien sincère en se parlantde la sorte. Cette idée de l’inconscience paternelle lui étaitpourtant si pénible qu’elle éprouva une sensation d’extraordinairesoulagement, — sa première sensation douce depuis le funesteentretien du matin précédent, — à voir apparaître, vers lesneuf heures et demie, le visage si laid, mais si dévoué, de FannyPerrin. La vieille demoiselle était une personne épaisse et courte,avec une tête beaucoup trop grosse. Ses lèvres fortes, son nezécrasé, lui donnaient une physionomie bougonne de dogue quecorrigeaient deux yeux bleus d’une fraîcheur, d’une suavité presquedélicieuse dans cette face mafflue. Le coloris fané du teint, jaunipar l’habitude de la mauvaise nourriture, était rendu plus flétriencore par la nuance décolorée des cheveux, restés blonds, maisd’un blond passé, comme lavé. Avec cela, Fanny qui, depuis desannées, ne mettait que les robes déjà portées par quelqueprotectrice plus riche, avait toujours les toilettes, à la foisvoyantes et caricaturales, des parentes pauvres. L’étoffe en étaittout ensemble somptueuse et défraîchie, la coupe recherchée etdémodée, l’ajustage compliqué et insuffisant. Il en était de mêmepour les chapeaux et pour les chaussures. Comme elle avait del’esprit, il lui arrivait de dire : «Je n’aurai vraiment de neuf etde fait pour moi que mon cercueil!… » La misère d’une telleexistence réside moins dans les privations que dans les cadeaux.L’insolence avec laquelle on oblige la plupart du temps cesdemi-parasites les contraint si souvent d’être ingrats qu’ilséprouvent une reconnaissance infinie pour le bienfaiteur délicatauquel ils peuvent dire un véritable «merci», non pas seulement deslèvres, mais du cœur. C’était le secret de l’affection exaltée quela pauvre Mlle Perrin avait vouée à Reine. Quoiqu’elle ne luifût de rien par le sang, cette affection lui donnait, pour leschoses qui intéressaient la jeune fille, ce pouvoir de double vue,privilège des mères très tendres. Elle en fournit une nouvelle ettouchante preuve, ce matin-là. Elle n’eut pas plutôt constaté lapâleur de sa petite amie et ses yeux lassés, qu’au lieu de laquestionner sur sa santé, elle lui demanda :

— « Qu’avez-vous, Reine? Il se passe quelquechose de grave, de très grave. Ne me dites pas le contraire. Je lesais. Je le sens… »

—« C’est vrai, » répondit la jeune fille, émue auxlarmes par cette divination de sa promeneuse, et elle ajouta : «Nem’interrogez pas. Ce que je peux vous raconter, je vous leraconterai, d’autant plus que j’attends de vous un service, ungrand service. Mais je veux que vous compreniez bien que je neserai pas froissée, si vous croyez ne pas devoir me le rendre…»

— « Je suis tranquille,» fit Mlle Perrin, «qu’est-ce quema gentille Reine peut me demander qui ne soit pas bien ?» —Puis, la jeune fille se taisant, elle continua, d’un accenttimidement inquisiteur, comme quelqu’un qui va au devant d’uneconfidence douloureuse et qui voudrait se faire pardonner sespropres intuitions : « Cette chose grave. Reine, avouez-le, c’estqu’on veut vous marier.»

— «  C’est qu’on veut me marier, » répondit Reine,presque à voix basse.

— « Et avec quelqu’un que vous n’aimez pas ? » osadire Fanny.

— « Et avec quelqu’un que je n’aime pas, » répétaReine.

Ce fut au tour de Fanny de se taire. Elle avait depuislongtemps deviné le sentiment de Reine pour son cousin, sans jamaisy faire allusion, et elle n’aurait pas osé en parler la première.De son côté, Reine se repentait déjà d’en avoir trop dit. Elle pritla main de son humble compagne, et suppliante :

— « Je viens de mal m’exprimer, Fanny. Ne croyez pas quepersonne veuille me forcer à ce mariage. On m’en a parlé, et c’estmoi qui trouve plus raisonnable de ne pas m’y refuser… Cela,d’ailleurs, n’a rien à voir avec la demande que j’ai à vous faire…J’ai besoin,» et elle mit dans ce mot qu’elle souligna en lerépétant, toute la douloureuse énergie d’un appel suprême :« J’ai besoin de parler à quelqu’un pendant quelques minutesen tête à tête. J’ai écrit à ce quelqu’un de se trouver sur laterrasse des Tuileries, au sortir du cours… Si vous me dites quevous ne voulez pas m’y accompagner, je n’irai pas. Quant au motifqui m’oblige à cette démarche, épargnez-moi toute questionlà-dessus, je vous en conjure, si vous m’aimez… Soyez sûreseulement que je vous estime trop pour vous associer à quoi que cesoit de mal !… »

— « Chère Reine ! » interrompit vivement la vieillefille, «je le sais… » et, sans répondre directement à la demande dela jeune fille : «Allons, il faut nous dépêcher. Nous serions enretard pour le cours… Heureusement, il fait si beau à marcher, cematin… »

Il y avait, dans cette dernière petite phrase, accompagnéed’un regard ému, toute la finesse féminine dont est capable unevieille demoiselle de cinquante-cinq ans, qui ne veut pas avoir ditun « oui » formel devant une requête trop évidemment liée à unehistoire d’amour, et qui pourtant dit «oui», et qui se sent bienbouleversée de cette complicité!… En fait, lorsque, deux heuresplus tard, les deux amies se retrouvèrent, le cours fini, sur letrottoir de la rue Royale, et qu’elles se dirigèrent, sans autreexplication entre elles, comme d’un tacite accord, vers la place dela Concorde et la grille des Tuileries, celle dont le cœur battaitle plus vite n’était pas Reine. A vingt reprises, durant les cinqminutes qu’elles mirent à franchir cette courte distance, lescrupule du « chaperon » faillit être plus fort chez Fanny Perrinque sa quasi-promesse, et puis, de regarder Reine et l’expressiontout ensemble fervente et souffrante de ce noble visage arrêtaitl’objection dans sa conscience et sur ses lèvres. Les deux femmesarrivèrent ainsi, sans avoir échangé une parole, sur la terrasse del’Orangerie, où elles reconnurent, et cette fois avec une émotionégale, quoique d’une nature si différente, la silhouette de CharlesHuguenin, qui les attendait, et c’était vraiment un cadre idéalpour un adieu, comme celui au-devant duquel venait Reine, que cecoin du peu idéal Paris, par cette matinée glacée et brumeused’hiver. Sur la place de la Concorde toute claire, les divinitésmarines des deux grandes fontaines se dressaient dans un revêtementde glace brillante. L’obélisque, entre elles, semblait rose, et, auloin, l’Arc-de-Triomphe se noyait dans une espèce de vapeur defroid. Un soleil blanc montait dans un ciel sans nuages et pourtantcomme tendu d’un voile de gel. Pas une feuille aux arbres. Sur lebassin des Tuileries, au pied de la terrasse, s’étendait une couchede glace, grise et rayée par les patineurs : trois garçonnets, donton entendait, dans le grand silence du jardin vide, les lamesd’acier écorcher le miroir poli, et, au centre du bassin, le jetqui continuait de monter, très bas, entretenait avec un sourdsanglot un morceau d’eau vivante et souple. Entre les fûts grêlesou robustes des marronniers jeunes ou vieux, les statues de pierresemblaient, elles aussi, immobilisées par le froid de ce jour.D’autres flaques d’eau, prises entre les bossuages des allées,luisaient par places, comme des fragments de métal brisé, tombéssur le fond terne du sable, et une immense rumeur, le frémissementde toute la ville, enveloppait la terrasse déserte. Il n’y avaitlà, outre les deux arrivantes et le jeune homme qui les attendait,qu’une femme âgée, en pelisse de martre, une étrangère, en train defaire courir après une boule deux énormes collies, au longpoil fauve, qui aboyaient sauvagement.

Oui, quel paysage d’adieu et de mélancolie ! MaisCharles Huguenin était un amoureux, et, pour un amoureux qui sesait aimé, il n’y a de mélancolique paysage que celui où manque sonamie. Il avait vu Reine apparaître, sur le trottoir de la rueRoyale, à l’angle de la place, frêle et svelte dans sa jaquetted’astrakan, et,  pour lui, l’air était devenuchaud, le ciel voilé s’était empli de rayonnements, cet horizon deramures nues et d’eaux gelées s’était paré des joyeuses couleurs duprintemps. Elle approchait, sa délicieuse fiancée, — il y avait silongtemps qu’il souhaitait de lui donner ce nom, sans même oserl’espérer! — celle qui avait, par ses conseils, par sa douce etpersuasive influence, empêché qu’il ne se laissât prendre à la viefactice de Paris, qui avait réchauffé en lui l’amour du pays natal,le sentiment de la vie simple et vraie; et elle serait bientôt safemme; il l’emmènerait là-bas, bien loin, dans la maisonpaternelle, claire parmi les cyprès noirs, et ce visage idolâtrédont la minceur un peu creusée le tourmentait parfois, s’emplirait,se roserait, se dorerait dans l’air embaumé du Midi. Charles avaitbien eu, la veille, à lire la dépêche de sa cousine, un mouvementde surprise et d’inquiétude, mais qui n’avait pas duré. Soncaractère possédait un des traits charmants de la natureméridionale, cette nature complexe et contradictoire, dont le durréalisme peut être si implacable, — on l’a vu à propos de Mme LePrieux, — dont la sensibilité souple peut être si gracieuse, — etc’était le cas de Charles. L’héritier des Huguenin, de ces vieuxvignerons provençaux, si profondément, si absolument terriens,avait cette patience optimiste où il entre un peu de la paressed’un climat trop doux, mais aussi un peu de cetteeurythmie dont les Méditerranéens par excellence, lesvieux Hellènes, avaient fait une vertu. Il s’était dit : «Lacousine Mathilde fait des difficultés, et ma pauvre Reine se lesexagère… » Et il avait souri tendrement à l’idée des enfantinesimaginations qu’il prêtait à sa fiancée. Comment eût-il douté uneminute du succès final, ayant pour lui l’amour de Reine, d’abord etsurtout, puis la sympathie de Le Prieux, dont il était sûr, enfinune parenté avec Mme Le Prieux qui ne permettait pas que lesobjections de celle-ci fussent bien graves? Charles avait beau êtreun garçon nativement spirituel, comme l’indiquaient la distinctionspontanée de ses manières, l’extrême délicatesse de ses traits, lesourire avisé de ses lèvres, la vivacité et la douceur de ses yeuxnoirs, de grands yeux d’Arabe sur un teint brun, presque ambré, —tous ces signes d’un tempérament nerveux, d’une finesseinstinctive, n’empêchaient pas qu’il n’eût gardé, à travers sesquatre années de quartier Latin, les œillères d’un provincial danssa vision de certaines choses de Paris. La situation vraie de sescousins Le Prieux, par exemple, lui échappait absolument. Il lesconsidérait comme riches, partageant sur les gains fantastiques desjournalistes l’habituelle opinion bourgeoise, sans d’ailleurss’être jamais demandé quelle serait ou ne serait pas la dot deReine, ni si elle en aurait une. Fils unique lui-même et assuréd’une large indépendance s’il se décidait à vivre sur le domainepaternel, — dans cette belle terre de vignobles et d’oliviers,étalée à quelques lieues des Martigues, sur le bord du golfe deFos, — l’argent ne lui semblait pas plus devoir jouer un rôle dansce mariage qu’il ne jouait un rôle dans son cœur. Il n’avait pasréfléchi davantage aux anomalies qu’un jeune Parisien eûtdiscernées dans les relations mondaines des parents de sa cousine.Le Monde — tout court — lui représentait, comme à la plupart desgarçons de sa classe, quelque chose d’indéterminé etd’indéfinissable, une espèce de lieu vague où les «arrivistes»,dont il n’était pas, se livraient à de savantes intrigues,matrimoniales ou autres, tandis que les simples, comme lui, ysubissaient des corvées intimidantes, à la fois frivoles etnécessaires, quand le hasard voulait qu’ils y fussent apparentés.Pour Charles Huguenin, M. et Mme Le Prieux étaient des gens dumonde, comme son père et sa mère à lui étaient des propriétaires decampagne, par une conformation originelle qu’il admettait sans encaractériser ni les conditions ni les causes. C’était ainsi, voilàtout. Avec ce tour d’esprit et ces idées, pouvait-il mêmesoupçonner les réalités contre lesquelles Reine se débattait depuisla veille, et les motifs de la décision inattendue qu’elle venaitlui signifier? Pauvre et romanesque Reine et qui ne soupçonnaitguère elle-même quelle interprétation elle risquait de soulever parsa démarche de rupture, si complètement inexplicable au jeunehomme !… Mais déjà ils s’étaient abordés. Charles balbutiait,très gauchement, disons-le à son honneur, quelques mots destinés àjouer devant le chaperon l’étonnement d’une rencontre inattendue,et Reine l’interrompait, afin d’épargner et à lui ce petitmensonge, et à sa compagne l’équivoque d’une situation fausse:

— «Non, mon cousin, ne dites pas cela… Mademoiselle Fannysait que je vous avais demandé de vous trouver ici… Elle m’estimeet elle m’aime assez pour comprendre que si j’ai voulu avoir unentretien avec vous, c’est que je le devais… Elle a eu foi en moi,n’est-ce pas, Fanny?… »

— «C’est vrai,» répondit celle-ci, qui, s’arrêtant demarcher, fit signe aux jeunes gens de la précéder de quelques pas.L’humble vieille fille avait mis tant de sérieux ému, de dignitémême, dans ce geste qui eût pu être si servile, le sérieux del’accent de Reine avait été si solennel que Charles devina ce qu’iln’avait pas su lire entre les lignes de la dépêche : cerendez-vous, qu’il avait trouvé tout naturel, après leursfiançailles secrètes, était d’une gravité exceptionnelle. Sonmobile visage cessa d’exprimer sa gaieté tendre de tout à l’heure,et il interrogea :

— «Mais que se passe-t-il, ma cousine?… Vous semblez sitroublée, si bouleversée… Vous avez dit que vous deviez avoir cetentretien avec moi, comme s’il vous coûtait. Pourtantnotre dernière conversation et la lettre de ma mère… »

— « Votre mère a écrit la lettre ? » interrompitReine avec une vivacité qui déconcerta Charles.

— «Mais de quel air vous me demandez cela?» reprit-il.«Ah! Reine, vous avez donc oublié tout ce que nous nous sommes ditl’autre soir, et ce que vous m’aviez permis d’espérer?… Avez-vouspu douter que je n’aie tenu ma promesse, et tout de suite? J’aiécrit à ma mère le soir même, et elle m’a répondu courrier parcourrier, avec quelle joie de penser qu’elle allait vous avoir pourfille, avec quelle tendresse pour vous, je vous assure que vous enserez touchée!… Sa lettre à votre mère est partie par la mêmeposte. On a donc dû l’avoir chez vous lundi matin au plus tard…Quand j’ai reçu votre dépêche, j’ai pensé que Mme Le Prieux faisaitquelque objection et que vous vouliez m’en avertir… Maisqu’avez-vous ?… »

Tandis qu’il parlait, une pâleur de mort avait envahi lesjoues de Reine. Elle venait d’éprouver une peine d’une acuitésurprenante, à soudain apprendre que sa mère avait reçu cettelettre demandant sa main. Et cette mère ne lui en avait riendit ! Elle ne l’avait pas laissée libre de choisir entre lebonheur et le sacrifice! La dureté de cœur de Mme Le Prieux, dontelle avait tant souffert, sans se l’avouer jamais, lui avait étéune fois de plus rendue sensible, et, douleur pire, l’évidence desa duplicité. Elle se domina pourtant, et elle répondit, en ayantsoin de passer vite sur cette dangereuse question :

— «Je ne suis pas très bien ce matin… J’ai été troubléedavantage quand vous m’avez parlé de la joie de Mme Huguenin et deson indulgence à mon égard… » Puis, implorante et résolue toutensemble : « Ecoutez, Charles,» continua-t-elle, «croyez-vous queje sois capable de mentir?… »

— « Vous ? » répondit-il, plus étonné encore, « jesais que je ne vous ai jamais entendu dire une parole qui ne fût lavérité même… »

— « Ah ! merci ! » dit-elle, « répétez-le-moi.Cela me fait tant de bien. Répétez que vous croyez en moi, que vousy croirez toujours?… »

— «Je crois en vous, j’y croirai toujours,» reditdocilement le jeune homme, qui ajouta, inquiété tout à fait par lavisible exaltation de Reine : « Mais pourquoi?… »

— « Pourquoi ? » interrompit-elle, « mais parce quej’ai besoin de sentir que, vous aussi, vous avez foi en moi. Sanscela, je n’aurais pas la force de vous parler comme je dois… Oui,je le dois,» insista-t-elle, et, comme s’arrachant les phrases dufond du cœur : « Ecoutez, Charles, si je vous ai donné cerendez-vous ce matin, au risque de vous faire me mal juger, c’estque je n’ai pas voulu que vous apprissiez, par une autre personneque par moi, une chose qui ne vous fera pas plus de chagrin qu’ellene m’en fait à moi-même, je vous le jure… Mon cousin, laissez-moifinir,» fit-elle, sur un geste de Charles, «j’ai voulu vous ladire, cette chose, pour pouvoir vous dire cela aussi, et pour vousdemander de savoir qu’en vous montrant que je partageais vossentiments, cet autre soir, je ne vous ai pas trompé… Oui, Charles,porter votre nom, vous dévouer ma vie, être votre femme, vivrelà-bas, avec vous, c’était, ce serait pour moi le bonheur… Je vousdemande de me croire… » En répétant, pour la quatrième fois, ce motde croire, où se résumait toute son imploration, sa voixse faisait plus pénétrante, comme si elle espérait communiquer aujeune homme qui l’écoutait, pâle à son tour, la ferveur derenoncement dont elle était possédée. « Et je vous demande de mecroire encore quand je vous dis que je dois renoncer à ce bonheurpour une raison telle que je ne peux ni m’y soustraire, ni vous larévéler, et que vous, vous ne devez pas m’interroger… »

Jamais ce charmant visage, d’ordinaire si réservé, sifermé par la délicate pudeur de ses propres sentiments, n’avaitlaissé transparaître davantage l’ardeur un peu farouche de sesaffections intimes. Jamais ces doux yeux bruns n’avaient étééclairés d’une flamme plus intense, et les notes étouffées quipassaient dans son accent dénonçaient le vif émoi de son cœur, dontCharles pouvait deviner les battements, à travers l’épaissefourrure du corsage, tant son sein virginal se soulevait, palpitaitde tendresse. En tout autre moment, il eût eu pitié de ce troublesi douloureux, mais il était lui-même en proie à une surprise tropcruelle et trop violente pour ne point passer outre, et, quandReine se fut tue, cette surprise éclata en un cri de révoltepresque brutale :

— «Il ne me semble pas possible que je vous aie biencomprise… » fit-il. «Voyons,» et il promena sa main sur son frontpour retrouver la conscience de sa pensée. « C’est pourtant vrai.Je ne rêve pas tout éveillé. Vous êtes là, Reine, et vous me ditesque vous ne voulez plus m’épouser?… »

— « Que je ne peux plus, » interrompit la jeune filled’une voix si faible que son cousin l’entendit à peine, emportémaintenant qu’il était par la vague de sa proprepassion.

— « Et vous voulez, » continua-t-il, « que j’acceptecette résolution sans même essayer de savoir d’où elle vous vient,qui vous l’a inspirée, pourquoi vous avez changé?… »

— «Je n’ai pas changé,» interrompit-elleencore.

— « Vous me dites que vous avez été sincère avec moil’autre soir, » continua l’amoureux blessé, sans relever ce mot, «et que vous êtes aujourd’hui dans les mêmes sentiments… Si c’estvrai, qu’y a-t-il alors? Que s’est-il passé? On n’enlève pas àquelqu’un toute sa joie de vivre, toute son espérance, sans qu’ilait le droit de défendre ce bonheur et cette espérance… Non, Reine,ce n’est pas possible… Pour que vous me parliez comme vous venez defaire, après m’avoir parlé comme vous m’avez parlé mercredi, ilfaut, je vous le répète, qu’il se soit passé quelque chose, etquelque chose de très grave… Mais quoi? Mon Dieu? Mais quoi?…Est-ce que votre père s’oppose à ce mariage, ou votre mère ?Non. Puisqu’ils ne vous ont pas dit qu’ils avaient reçu la lettrede maman. A moins que vous ne leur en ayez, vous, parlé lapremière? Je vous en conjure. Reine, est-ce cela ?»

— «Non,» eut-elle la force de répondre.

— «  Alors, » insista-t-il, « si l’obstacle ne vientni de votre père ni de votre mère, il ne peut venir que de vous…C’est donc une idée que vous vous êtes faite, et qui vous aconduite à revenir sur votre décision… Ce ne peut pas être autrechose… » Et, déjà, si l’innocente Reine avait eu quelqueconnaissance des arrière-fonds du cœur de l’homme, elle auraitdeviné que cette phrase révélait un recul devant une certainepensée, et la soudaine apparition de la jalousie : «Hé bien,»supplia-t-il, «quelle que soit cette idée, dites-la-moi, Reine… Jevous crois. Je crois que vous m’aimez comme je vous aime… Ce n’estdonc pas seulement de mon bonheur qu’il s’agit, c’est de notrebonheur à tous deux… Ne le jouez pas sur une chimère, car ce nepeut être qu’une chimère, j’en suis sûr… Dites-moi votre raison.Nous la discuterons ensemble… Si c’est un secret, vous me devez decroire que je suis capable de garder un secret, quand il est àvous. Quand vous m’aurez parlé, vous en serez étonnée vous-même,tout se dissipera, comme un cauchemar. Allons, vous aussi, ayezconfiance en moi, parlez-moi… »

— «  Ah ! » gémit-elle, avec un accent desouffrance qui, cette fois, atteignit Charles jusqu’au cœur: « Si j’avais pu, est-ce que je ne vous aurais pas parlétout de suite?… Je vous ai demandé d’avoir foi en moi,»continua-t-elle en joignant ses mains qui tremblaient, « J’espérais de vous que vous me croiriez… Je vous le demande encore: croyez-moi, croyez que si je suis venue vous dire que jene peux pas être votre femme, c’est que Je ne le peux pas, et quesi je ne vous en dis pas la raison, c’est que je ne le peux pasdavantage… Non,» répéta-t-elle avec une force presque sauvage, « jene peux pas ! »

II y a, dans les entretiens comme celui-là, engagés avecle fond même de la personne, des moments où l’une des deux volontéss’affirme avec une si imbrisable vigueur que la discussion s’arrêtedu coup. Quand Reine eut ainsi prononcé son dernier «je ne peuxpas», Charles se sentit devant l’irréductible. Les jeunes gensfirent quelques pas en silence, — elle, épuisée par l’énergiequ’elle venait de déployer; lui, comme affolé de se heurter, pourla première fois de sa vie, contre cet impénétrable du cœur de lafemme, la pire des tortures en amour. Il la regardait, avec desémotions qu’il eût juré ne devoir jamais éprouver auprès d’elle,irritées jusqu’à en être haineuses. L’honnête et simple garçon nesavait pas à quelles irrésistibles frénésies l’élancement aigu dela passion emporte une âme masculine, soudain aliénée d’elle-mêmepar l’excès de la douleur impuissante. Il la regardait, et lesdouces prunelles brunes de la jeune fille, l’idéale noblesse de sonprofil, la grâce de ses joues minces, les fines lignes de sa bouchefrémissante avec ses lèvres un peu renflées, la soie souple de sescheveux châtains, sa taille frêle, tout ce charme de jeunesse, quil’attendrissait d’habitude, soulevait maintenant en lui un cruelappétit de la meurtrir, de la briser, tant l’invincible résistanceémanée d’elle exaspérait tout son être. Quel était ce mystérieuxmotif de rupture, assez puissant pour que cette fragile créaturequ’il avait vue si à lui, si touchante d’abandon, l’autre soir, sefût soudain reprise ainsi? A la première minute, il avait penséqu’il s’agissait de quelque scrupule religieux. Quoique chez Reine,nature tout équilibre, toute mesure, la piété ne se fût jamaisexaltée jusqu’à la dévotion, qui sait si elle n’avait pas, dans laferveur de la quinzième année, fait quelque vœu, dont elle s’étaittout d’un coup souvenue? Mais non. Elle n’aurait pas eu, àconfesser un motif pareil, cette évidente terreur… Charlescontinuait de la regarder, et voici que l’affreux soupçon, quis’était présenté à lui dans un éclair et qu’il avait repoussé,recommença de l’assiéger : « Si elle en aimait un autre?… » Soupçoninsensé, car elle venait de lui dire le contraire, et tout en elleattestait la véracité : ses paroles, sa voix, son regard; — soupçonabominable, car si Reine en aimait un autre, son attitude avec soncousin, l’autre soir et maintenant, était la plus scélérate descoquetteries, et quand lui avait-elle donné le droit de la croiremême capable d’un mauvais sentiment ? Hélas ! Lesimaginations insensées et abominables sont celles que la jalousieéveille en nous le plus instinctivement, et sa funeste ivresse nenous permet d’en reconnaître ni la folie ni l’injustice. Que cesoit l’excuse de Charles Huguenin pour avoir, ne fût-ce qu’uneheure, méconnu l’adorable enfant qui marchait auprès de lui surcette terrasse du bord de l’eau! Le gravier glacé criait sous leurspieds. Le sifflet des remorqueurs leur arrivait par-dessus lesberges de la Seine, toute proche et verte entre ses quais depierre, et ces bruits ne paraissaient pas plus étrangers au jeunehomme que le son des mots que sa propre bouche prononçaitmaintenant. Etait-ce vraiment lui qui parlait ainsi, et à Reine, àsa chère Reine, entourée jusque-là d’un amour respectueux comme unculte, idolâtre comme une piété?

— « C’est bien, » avait-il commencé. « Je respecteraivotre volonté. Je ne chercherai pas à savoir le motif qui vous faitme briser le cœur… Il y a pourtant une question que j’ai le droitde vous poser, et à laquelle vous me devez de répondre : —Dites-moi que vous ne reprenez pas votre parole parce que vousvoulez vous marier avec un autre?… Dites-le-moi, et jem’inclinerai… Je quitterai Paris ce soir et vous n’entendrez plusparler de moi… Mais dites-le-moi. Je veux le savoir. »

Il vit qu’elle pâlissait et tremblait davantage encore,mais qu’elle continuait de se taire, et, son délire augmentant parce qu’il entrevoyait derrière ce silence, il reprit, d’un accentplus âpre et plus dur :

— « C’est donc vrai, puisque vous n’osez pas me dire quenon? C’est donc vrai?»

— « Je ne peux pas répondre, » fit-elle d’une voix quin’était plus qu’un souffle, tant l’émotion l’étouffait.

— « Ne pas répondre, c’est répondre,» dit-il. « Ainsi vousallez vous marier avec un autre !… » il répéta «avec unautre», puis, toute la fureur de la jalousie éclata dans ses yeux,et, ne mesurant plus ses mots : «Mais c’est infâme, ce que vousavez fait là! C’est abominable! Est-ce que je méritais que vous metraitiez de la sorte?… L’autre soir, c’était si simple, quand jevous ai parlé, pourquoi ne m’avez-vous pas arrêté tout desuite ? Et auparavant, vous aviez bien vu que je vous aimais.Pourquoi m’avez-vous laissé croire que vous partagiez monsentiment? Pourquoi venez-vous d’essayer de me le faire croireencore?… Ah! c’est abominable ! C’est abominable !…»

— « Charles, » interrompit-elle suppliante, «arrêtez-vous… Vous me faites trop mal… Par pitié… Vous ne savezpas… Vous m’aviez promis de croire en moi… »

— «Ah!» dit-il, «comment voulez-vous que j’y croiemaintenant!… »

—«Vous ne croyez plus en moi?» demandât-elle ens’arrêtant, comme si elle ne pouvait plus avancer.

— «Non,» répondit-il brutalement. Il n’eut pas plus tôtjeté ce terrible monosyllabe que déjà le remords de son blasphèmeentrait en lui, à constater la nouvelle décomposition des traits deReine. Les paupières de la jeune fille battirent, sa bouches’ouvrit pour chercher l’air qui lui manquait, et elle s’appuyacontre un arbre, comme si toutes les choses tournaient autourd’elle, et qu’elle-même fût sur le point de tomber. Il s’approchapour la soutenir, mais elle le repoussa d’un geste. Un afflux desang lui était revenu au visage. Elle avait rouvert les yeux, etl’indignation de sa sincérité méconnue perça dans son beau regard,qui se fixa sur lui avec une énergie étrange. Puis, au lieu deparler, elle tourna brusquement le dos à son cousin et se mit àcourir, comme quelqu’un qui fuit une insupportable chose, vers MllePerrin, qui se trouvait à quelques pas de là, et elle l’appelad’une voix redevenue ferme :

— « Fanny, Fanny. Il faut rentrer. Nous avons tout justele temps… Vite, vite… »

Le jeune homme n’essaya pas de lui parler non plus, iln’essaya pas de la retenir et pas davantage de la suivre. Il neprit même pas congé des deux femmes. Reine et Mlle Perrin avaientdéjà tourné l’angle du bâtiment de l’Orangerie qu’il était encorelà, près de l’arbre contre lequel la jeune fille s’appuyait tout àl’heure, comme hypnotisé de l’épouvante de ce qui venait de sepasser. Il écoutait les aboiements des collies en train dejouer avec la vieille dame étrangère, qui s’étaient éloignés versun autre coin, et dont les bonds se rapprochaient de nouveau… Ilregardait, à travers les branches nues des arbres, les patineursaller et venir sur le bassin gelé, les statues grises profilerleurs lignes, la place de la Concorde ondoyer de voitures,l’Obélisque dresser son aiguille rose entre les fontaines, à côtédes dieux cuirassés de glace brillante, — et la silhouette sombrede Reine s’en aller là-bas, là-bas… Tous ces détails du décor danslequel venait de se dérouler la scène de rupture entre sa cousineet lui étaient bien réels, bien vrais! La vérité des paroles qu’ilsavaient échangées se réalisa pour lui aussi brusquement, — decelles surtout qu’il avait prononcées, — et quand Reine eut disparutout à fait il se laissa tomber sur un banc en gémissant:

— «  Malheureux! Elle ne me pardonnera jamais.»

Il ne doutait déjà plus d’elle. Et c’étaitpire!

 

Chapitre 7RÉVÉLATIONS

Le remords de Charles Huguenin ne letrompait pas : la fuite de sa cousine, loin de lui, en ce moment,n’était pas une de ces brouilleries d’amoureuse et d’amoureux dontla première rencontre fera un retour délicieux. Non, le sentimentsoulevé chez Reine par ce manque de foi en elle était de ceux quiprécipitent un jeune cœur aux plus extrêmes résolutions. C’est lecharme et c’est le danger des sensibilités de vingt ans, lors deleur premier heurt avec la vie, que leur caractère entier lesprédispose à des partis pris intransigeants et trop aisémentirrévocables. Le même manque d’expérience qui leur donne une telleferveur vers l’Idéal les rend aussi incapables de mettre à un planexact leurs premières désillusions, dans cet élancement au bonheur.Ne s’étant pas encore usées à de diminuantes épreuves, elles rêventd’un absolu dans les émotions, qui n’est pas de ce monde; et de leconstater les désespère. Reine s’était acheminée vers cerendez-vous d’adieu, on se le rappelle, l’âme exaltée, même dans sadétresse, par cette idée qu’elle pourrait, en faisant appel àl’amour de son cousin, accomplir ce qu’elle considérait comme sonimpérieux devoir de fille, taire pourtant la nature de ses mobileset ne pas être méconnue. Le résultat était que Charles venait delui dire qu’il ne croyait pas en elle. La seule consolation qu’ellepût avoir, dans son mortel sacrifice, lui était enlevée du coup. Enmême temps, il lui semblait avoir découvert chez celui qu’elleaimait un homme qu’elle ne connaissait pas, et qui l’épouvantait.Quel regard de haine elle avait surpris dans ses yeux, quelfrémissement de cruauté sur sa bouche, quel accent mauvais dans savoix! Et ce qui achevait de l’affoler, plus que cette déception etque cette terreur, c’était le sursaut indigné au contact d’une tropdure iniquité. Ce frémissement de révolte grandissait en elle à laréflexion, tandis qu’elle marchait, aux côtés de la douce FannyPerrin, d’un pas toujours plus rapide et plus fiévreux, un vrai pasde fuite, loin, plus loin de cette terrasse où elle avait entenduces mots dont l’injuste brutalité la poursuivait, ce «non» entrésoudain jusqu’au fond de son cœur, comme une pointe de flèche,déchirante et brisée dans la plaie. Elle allait, littéralementhallucinée par l’intolérable douleur de cette pensée : « Il necroit pas en moi!… » ne voyant ni les rues, ni les passants, ni sasilencieuse compagne, qui n’osait pas l’interroger, et ce lui futcomme le réveil d’une transe de somnambulisme, lorsque, arrivées ausquare Delaborde, et sur le point de s’engager dans la rue duGénéral-Foy, la timide Fanny se décida enfin à lui parler:

— «Je ne vous questionne pas. Reine… Je n’enai pas le droit, et pourtant je voudrais, avant de nous quitter,vous faire deux demandes… Je vous ai prouvé, n’est-ce pas, combienje vous aimais, combien je vous estimais?… »

— «Chère Fanny!… » fit la jeune fille, etelle serra la main de son amie avec une reconnaissance qui enharditcelle-ci à continuer.

— «Puisque vous le sentez, vous devez êtresûre, bien sûre, que je vous parle dans votre intérêt, pour lemieux de ce que je devine… Même avant aujourd’hui, allez, j’avaiscompris bien des choses… Ma première demande, c’est que vous mepromettiez d’attendre un peu pour vous décider sur ce mariage quel’on veut vous faire faire… La seconde… »

— «La seconde?… » insista Reine.

— « La seconde, » et la pauvre promeneuseeut la pourpre de tout son sang aux joues pour achever sa phrase,«c’est de ne pas être injuste pour votre cousin… »

Les deux femmes étaient arrivées devant laporte de la maison qu’habitaient les Le Prieux, sans que Reine eûtrelevé ni l’une ni l’autre des supplications de son humble amie.Cette allusion à Charles lui avait arraché un petit geste, aussitôtarrêté. Quand elles furent toutes deux sur le palier del’appartement, et avant de sonner, elle dit d’une voix oùfrémissait son trouble intime :

 

— «Pardonnez-moi de ne pas vous avoirrépondu, Fanny… Pour la première des deux demandes, je ne peux rienvous promettre… Quant à la seconde, vous ne savez pas combien vousvous trompez sur moi et sur… » Elle eut le nom de Charles sur seslèvres tremblantes, mais elle ne l’articula pas. «Non,»insista-t-elle, «ce n’est pas moi qui suis injuste. » Elle répéta :Ce n’est pas moi… » Puis, faisant signe à sa confidente de ne pluscontinuer cet entretien, et tandis que son doigt pressait le timbre: Merci de ce que vous avez fait pour moi… » Et elle l’embrassa, aumoment où la porte s’ouvrit, en ajoutant tout bas, mais d’un tonqui traduisait une résolution très arrêtée : «Adieu… il faut melaisser… C’est là ce qui sera pour le mieux… »

Un dernier regard pour y empreindre, avec unmerci encore pour tant d’affection montrée, une suprême prière del’abandonner à son destin, et déjà Reine avait disparu dansl’antichambre. La porte s’était refermée, et Fanny Perrincommençait de redescendre l’escalier somptueux de la maison, unsilencieux escalier avec une cage de bois sculpté, des vitraux, desplantes vertes, un tapis rouge, la tiède atmosphère partoutd’invisibles bouches de calorifère, de quoi donner l’impressiond’hôtel privé qui faisait nécessairement partie du programmemondain d’une «belle madame Le Prieux». D’ordinaire, ces splendeursde pacotille en imposaient à la maîtresse de piano, qui subissait,elle aussi, à sa manière, le prestige du luxe des autres. Mais, encet instant, tout entière à la scène dont elle venait d’être letémoin, elle ne songeait plus à comparer mentalement les froidscarreaux de son cinquième des Batignolles aux moelleuses épaisseursdes marches, où ses pieds posaient avec respect, presque aveccomponction. Elle se disait : «Avec qui peut-on vouloir marierReine?… » Elle repassait, en esprit, les divers jeunes gens dusalon Le Prieux qu’elle connaissait, soit par les récits de lajeune fille, soit pour avoir plus ou moins rempli des fonctions depromeneuse ou de donneuse de leçons dans cette société. L’image deCharles se peignait entre vingt autres dans sa pensée, pour finirpar se superposer à toutes. Elle le revoyait tel qu’il s’étaitavancé au-devant de Reine sur la terrasse du bord de l’eau, tout àl’heure, le visage ému et rayonnant, les yeux clairs, puis, à lafin de l’entretien, son profil irrité, ses prunelles dures, songeste menaçant, et elle raisonnait :

— « Séparés ? Ces deux beaux enfants sibien faits l’un pour l’autre? Il l’aime et elle l’aime. C’est tropévident… Ah! si M. Le Prieux savait les sentiments de Reine! C’estun si brave homme, lui… Serait-ce mal de lui dire la vérité?…»

Et déjà un vague projet s’ébauchait dansl’imagination de la vieille demoiselle, aussi romanesque, malgré salaideur, que pouvait l’être Reine elle-même, — l’insensé projet deprévenir le père. Oui, si elle allait lui dire qu’en empêchantl’union de Charles Huguenin et de sa fille, il faisait le malheurde celle-ci, trahirait-elle la confiance de Reine?… Le prévenir?…Mais quand et comment, pour que ce ne fût pas trop tard? Toutes lesfemmes, si naïves puissent-elles être, et si peu féminines, ont uneintuition, infaillible comme un instinct, lorsqu’il s’agit d’uneaventure d’amour. Mlle Perrin ne savait ni le nom d’EdgardFaucherot, ni les paroles échangées entre Reine et sa mère, ni ladémarche de Mme Huguenin. Elle ignorait toutes les données secrètesde ce drame de famille, et les ambitions de Mme Faucherot, et lesdettes de Mme Le Prieux, et les courtages de Crucé. Pourtant elledevinait, au point d’en éprouver une anxiété presque insupportable,que non seulement les journées, mais les heures, mais les minutesétaient comptées… Et c’était trop vrai qu’à cet instant même où,arrêtée sur le trottoir, elle regardait les fenêtres à menuscarreaux Louis XVI des Le Prieux, déjà un événement tout voisind’être irrémissible s’accomplissait dans une des pièces éclairéespar une de ces fenêtres à petits rideaux de foulard incrusté deguipure; et cette pièce était cette même chambre à coucher de styleEmpire, aux tapis vert tendre, aux tentures de soie jaune, où, laveille, Reine avait été initiée au coût du décor dans lequel sajeunesse avait grandi. Aussitôt la porte fermée, et avant mêmed’aller chez elle ôter son chapeau et sa jaquette, la malheureuseenfant avait demandé où était sa mère, et sur la réponse du groom :« Madame est dans sa chambre, » elle s’y était dirigée toutdroit. Elle avait trouvé Mme Le Prieux assise à son bureau, touteprête pour la sortie de l’après-midi, — elles devaient se rendreensemble à une exposition de cercle, — et en train d’écrire deslettres. Elle portait une robe de drap épais, d’un gris d’argent,avec des panneaux de velours brodés de grandes fleurs ton sur tonet une bordure de chinchilla. La perfection d’ajustage de cettetoilette lui donnait comme un air d’uniforme et de parade, en mêmetemps que l’ordre et la complication des objets rangés sur latablette du bureau attestaient la besogne d’une immensecorrespondance, celle d’une femme qui n’a jamais commis la pluslégère faute d’orthographe en politesse. Que «d’expressions de sesdouloureuses condoléances», que de «sympathies émues», que«d’affectueux compliments» elle avait tracés de sa grande écriture,si banale dans ses hautes allures aristocratiques, et sur despapiers tous du format et de la couleur voulus! Au bas de combiende réponses à des invitations avait-elle mis ce Durel-LePrieux qu’elle avait adopté comme signature, à l’imitation del’étiquette du faubourg Saint-Germain, qui accole la noblesse de lafemme à celle du mari! A voir sa mère ainsi, pareille à ce qu’ellel’avait toujours connue, continuant de pratiquer les moindres ritesde son rôle mondain avec la rigueur automatique d’une machinemontée, et sans rien soupçonner des catastrophes morales accompliesautour d’elle, Reine eut de nouveau l’impression du froid au cœurqu’elle avait tant subie, — d’autant plus forte qu’elle savaitmaintenant l’existence de la lettre de la mère de Charles… Mais,qu’était ce frisson de sa sensibilité froissée, auprès del’affreuse douleur dont elle était encore bouleversée, et quivenait, dans cette courte demi-heure, entre les Tuileries et la ruedu Général-Foy, de provoquer en elle une véritable crise de délireintime ? De quel autre nom appeler la frénésie de chagrin quil’avait fait, durant ces trente minutes, prendre la follerésolution — devinée par Fanny Perrin — d’en finir, pour toujourset tout de suite, avec ce cruel, cet injuste Charles, et de mettreentre eux quelque chose d’à jamais irréparable? Le langage familiera créé la très exacte formule de « coups de tête » pour cesviolentes poussées en avant de la volonté, si fréquentes dans lajeunesse, à l’âge où les énergies de la passion étant plus intacteset plus intenses, l’âme dévie, quand elle se heurte à certainsobstacles, tout d’une pièce. Et trop souvent, hélas ! c’estbien à jamais, c’est pour toujours. Ce quelque chose d’irréparable,le mauvais sort de Reine voulait qu’elle l’eût à sa portée. Ilsuffisait qu’au lieu d’attendre le samedi, comme il était convenu,elle acceptât dès maintenant le projet de mariage avec EdgardFaucherot. Ce qui caractérise les coups de tête, c’est la rapiditéavec laquelle nous usons, pour les exécuter, de l’énergie que noussentons disponible, comme si nous n’étions pas sûrs de la retrouverplus tard à notre service. Plus tard, en effet, et sortie de sonpremier accès de souffrance aiguë et d’indignation. Reineaurait-elle eu la force de prononcer la phrase qu’elle dit à samère aussitôt :

— « Maman, j’ai bien réfléchi à notreconversation d’hier, et je peux vous donner ma réponse dèsaujourd’hui. Si M. Edgard Faucherot me demande en mariage, jel’accepterai… »

Elle avait, en parlant, la voix saccadée etcomme métallique, ses yeux brillaient d’un éclat de douleur, et labrûlure de ses joues achevait de révéler sa fièvre intérieure. Tousces signes, et la promptitude de cette volte-face dans unerésolution si grave, auraient dû éclairer Mme Le Prieux, d’autantplus qu’elle avait pu lire, entre les lignes de la lettre de lamère de Charles, le secret du roman des deux jeunes gens. Mais,d’une part, elle était trop persuadée qu’elle assurait le bonheurfutur de sa fille pour éprouver le moindre remords, et, de l’autre,elle avait trop de sens pratique pour chercher les causes d’unconsentement qu’elle n’espérait ni si prompt ni si facile. Le plussage n’était-il pas de profiter de cette favorable disposition,d’où qu’elle vînt ? Et qui sait ? Le contentement decette femme affolée de mondanités, à l’idée de la réussite socialeque lui représentait ce mariage Faucherot, était si vif qu’il y eutpeut-être autant d’inconscience qu’une créature aussi volontairepouvait en avoir, dans le mouvement d’affection émue par lequelelle pressa Reine entre ses bras en lui disant :

— «Ah! mon enfant! Je n’attendais pas moinsde toi, et je tiens à te le déclarer, maintenant que tu t’esdécidée, bien librement, et que je ne risque pas de t’influencer,tu ne pouvais rien faire qui me prouvât mieux combien tu m’aimes…Rien non plus qui fût plus raisonnable… Tu me béniras un jour det’avoir proposé ce mariage. Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ypense, tu dois le croire… Mais allons avertir ton père. Le pauvrecher homme va-t-il être heureux aussi !… »

Et, prenant Reine par la main, ellel’entraîna jusqu’à l’étroit cabinet du journaliste, qui achevaitjustement — il était midi — de numéroter les feuillets de sontroisième et dernier article du matin. La tension du travail avaitrayé son front de rides, enflé les poches de ses paupières rougieset accentué encore le pli lassé de sa bouche. Avec cela, sescheveux, un peu dépeignés par la pression de ses mains, surlesquelles il avait appuyé sa tête pour méditer, montraient leursdessous grisonnants. Le misérable ouvrier littéraire portait, ainsisurpris, dix ans de plus que son âge. Quoique Reine fût, à cetteminute, dans cet état de demi-insensibilité dont s’accompagnel’accomplissement de certaines résolutions, qui sont de véritablessuicides moraux, cette vision de la vieillesse anticipée de sonpère lui toucha le cœur, à une place bien profonde, et plus encorele regard par lequel ce père accueillit l’annonce de ses prochainesfiançailles. Mais l’une et l’autre impression était pour laraffermir encore dans sa funeste volonté.

— « Mon ami, » avait dit Mme Le Prieux, avecle mélange de solennité et de familiarité où elle excellait, »je vous présente la future Mme Edgard Faucherot,» et, sur un gestede son mari : «Mais oui,» avait-elle insisté, «Reine m’a donné saréponse. Elle accepte, et, du moment qu’elle accepte, nous avonspensé, elle a pensé que le plus raisonnable était de le fairesavoir tout de suite à l’excellent ami qui s’est chargé de cetteambassade… Je vais écrire à Crucé… »

— « Elle accepte ? » avait répétél’écrivain, et c’est en prononçant ces mots, d’une voix tremblanted’émotion, qu’il avait regardé Reine. Celle-ci vit dans les yeux dupauvre homme cette expression indéfinissable d’étonnement et depitié qu’elle avait déjà discernée la veille, et qui l’avait tanttroublée. Elle avait cru y lire le remords du sacrifice demandé.Ses yeux, à elle, se détournèrent, et, mentalement, le pèreattribua cette visible gêne de sa fille à une espèce de honte. Nesachant rien de la conversation que les deux femmes avaient eueensemble, comment n’aurait-il pas cru que Reine consentait à faireun mariage riche, simplement parce que c’était un mariage riche?Quelque chose pourtant protestait en lui contre une hypothèse quicontrariait, à ce degré, toutes ses idées sur elle. Puis, comme MmeLe Prieux était là, rayonnante, et qu’une autorité si impérativeémanait d’elle, à peine cet homme faible trouva-t-il l’audace derépondre : « Mais est-elle bien sûre d’avoir assez réfléchi?Voyons, Reine, tu ne désires pas t’interroger encore ?»

— « Je me suis interrogée, » dit Reine, « etj’ai bien réfléchi… »

— «Tu ne veux vraiment pas quelques jours deplus?… » insista-t-il.

— «Je les lui ai offerts,» fit Mme LePrieux, qui ajouta, en s’adressant à la jeune fille : «Ton père araison. Nous serions encore plus rassurés si tu prenais cesquelques jours de plus. » La perspicace femme était trop certainede la réponse de Reine, qui secoua sa tête et répliqua fermement:

— « A quoi bon ? Vous l’avez ditvous-même, maman, le plus tôt sera le mieux… »

Jamais un père et une enfant qui s’aiment detout leur cœur n’échangèrent plus froid baiser que celui par lequelHector Le Prieux et Reine scellèrent cette espèce de pacte, siémouvant d’ordinaire, lorsqu’une fille, pressentie sur une demandeen mariage, répond à ses parents qu’elle consentira ! Jamaisrepas de famille, pris dans des circonstances qui doivent être siheureuses, ne fut plus taciturne, plus pénible, plus chargé d’unindéfinissable malaise que celui qui suivit ! Jamais, depuisqu’il traînait le poids de toutes ses ambitions écrasées, de sonIdéal déçu, de sa destinée manquée, le journaliste ne s’était sentil’âme plus lourde qu’en passant, après ce morose déjeuner, le seuilde la porte de sa maison, devant laquelle stationnait déjà le coupéde Mme Le Prieux. Le mari allait se rendre, lui, à pied ou enfiacre, à l’une des innombrables commissions de fêtes charitablesdont les relations de sa femme le faisaient sans cesse membre ouprésident. Il s’agissait, cette fois, d’une représentation àorganiser pour les victimes d’un tremblement de terre dans les îlesIoniennes. Ah! par instants, — et ces instants se multipliaient àmesure que la vie avançait, — comme l’époux envié de «la bellemadame Le Prieux», comme le chroniqueur aux appointements jalousés,comme le servile manœuvre de copie, se trouvait incapable deplaindre d’autres misères que la sienne, tant son existence luiparaissait lamentable d’avortement ! D’habitude l’image de safemme et de sa fille lui rendait l’énergie nécessaire. En cemoment, de penser à toutes deux, lui était une étrange douleur.L’une, d’abord, sa femme, lui était apparue, depuis leurconversation à la sortie du théâtre, comme si peu semblable àl’image qu’il voulait se faire d’elle, et qu’il arrivait à s’enfaire ! Il y arrivait, mais, pareil en cela à tous ceux quiaiment et qui ne veulent pas juger ce qu’ils aiment, par un effortdont il était, malgré tout conscient. Il conservait, au fond de sapensée, une place obscure où il ne regardait jamais. Là,s’accumulaient, dans le silence, les preuves du féroce égoïsme deMathilde, qu’il ne s’avouait pas, et que les susceptibilités de satendresse enregistraient, en dépit de cet aveuglement systématique.Certes, il l’aimait aussi passionnément qu’autrefois. Elle étaittoujours, à ses yeux, celle qu’il avait connue si malheureuse, aulendemain de la catastrophe paternelle, l’orpheline qu’il n’avaitjamais cru pouvoir assez combler, par compensation, en bien-être,en élégance, en luxe et, s’il l’avait pu, en faste. Mais toutes lesindulgences, toutes les complaisances de cette passion, que vingtans de mariage n’avaient pas usée, n’empêchaient pas qu’il n’eûtcruellement souffert des horribles défauts de caractère de sacompagne d’existence, même sans consentir à les reconnaître. Pourla première fois, depuis ces vingt ans, cette reconnaissances’imposait à lui, quoiqu’il en eût, parce que, pour la premièrefois aussi, un sentiment égal à celui qu’il portait à sa femmeentrait en jeu. Ce que le mari n’avait jamais osé pour son proprecompte, le père allait l’oser pour celui de sa fille. Quedis-je ? Il l’osait déjà. Hector n’avait jamais jugé sa femme.Il jugeait la mère de son enfant. Depuis la minute où elle avaitprononcé le nom d’Edgard Faucherot, il se débattait en vain contrecette indiscutable évidence : non, une mère qui aime sa fille ne lamarie pas ainsi! Elle n’accepte pas, du premier coup et avec joie,l’idée de donner une créature comme Reine, une fleur de délicatesseet de pureté, à un jeune homme tel que ce Faucherot, si médiocre,si vulgaire d’intelligence et de sensibilité, simplement parcequ’il est riche! Il est vrai que Mme Le Prieux aurait pu arguer,pour sa défense, du consentement de Reine elle-même. C’était icique le père se soulevait et parlait plus haut que le mari. Quoiquece consentement fût certain, qu’il eût entendu Reine prononcerd’une voix nette et ferme la phrase fatale, ce «j’ai bien réfléchi» qui excluait toute idée d’une surprise et d’une tyrannie, quelquechose en lui protestait, invinciblement. Ses relations avec safille, depuis la plus tendre enfance de celle-ci, avaient étéexactement l’inverse de celles qui l’unissaient à sa femme. Ilavait toujours senti que Reine lui était transparente tout entière.En pensant à elle, il n’avait jamais eu cette impression de secrètecontrainte, qu’il éprouvait si souvent vis-à-vis de l’autre. Lepoint mystérieux du caractère de sa fille n’était même que tropclair pour lui. Ce qu’il avait lu dans ces doux et tristes yeuxbruns, c’était la pitié pour son existence de tâcheron,l’intelligence de ses détresses cachées, le regret de ses ambitionsd’artiste sacrifiées, c’était autre chose encore… Il n’avait pasvoulu y lire cette autre chose, cette condamnation de l’égoïsmematernel, et il l’y avait lue pourtant. Qu’un jeune cœur, de cettefinesse d’impression et de cette ardeur aimante, eût, du premiercoup, accepté l’idée la plus odieuse à vingt ans, le plus brutalmariage d’argent, le moins justifiable par l’apparence d’unprétexte romanesque, voilà ce que le père n’admettait pas. Ilentrevoyait, par derrière cette soumission de sa fille, une énigmedont les données lui échappaient. Il pressentait que sa femme nelui avait pas dit toute la vérité, qu’entre elle et Reine ils’était échangé des paroles qu’il ne connaissait pas. Un drameclandestin se jouait chez lui, autour de lui, dont les éléments luiéchappaient, et cette impression lui était deux fois cruelle. Enpremier lieu tout l’avenir de bonheur de sa Reine s’y trouvaitintéressé. Puis, admettre ce drame secret dans son ménage, c’étaitadmettre chez sa femme la duplicité de l’épouse et la dureté de lamère. — Et comment continuer à entretenir le mensonge intime dontson amour avait besoin?

Hector était donc sorti de la maison parmices pensées, et il commençait de descendre sur le trottoir degauche vers l’église Saint-Augustin, lorsqu’il vit se détacher dela rue de Lisbonne, et se précipiter au-devant de lui, presque encourant, une femme, dans laquelle il reconnut, avec stupeur, la«promeneuse» habituelle de sa fille : Fanny Perrin elle-même. Lavieille demoiselle s’était embusquée là, depuis qu’elle avaitquitté Reine, ne se décidant ni à monter dans l’appartement où elleaurait demandé M. Le Prieux, ni à s’en aller. Elle avait laissépasser les minutes, oubliant et l’heure de son déjeuner, et,distraction beaucoup plus extraordinaire chez une personne aussiponctuelle et aussi pauvre, l’heure d’une leçon de piano qu’elleavait à donner aux Batignolles. Elle attendait la sortie de LePrieux, sans même avoir pu prendre une résolution précise sur cequ’elle lui dirait. Mais elle l’attendait, le cœur battant, lagorge serrée, comme contrainte à cette action par une forceétrangère à sa volonté, avec un remords de trahir la confiance deReine si elle parlait, et cependant une impossibilité de laisserfaire le mariage que celle-ci lui avait annoncé. Du moins ellevoulait avoir crié au père la vérité. Comment? Dans quels termes?Pour la brave créature, dont l’existence s’était écoulée, simonotonement calme, entre des occupations si étroites, si réglées,ces quelques heures contenaient plus d’événements qu’elle n’enavait jamais traversés. Elle avait accepté d’accompagner une de sesélèves à un rendez-vous! Elle était dépositaire d’un secret, duqueldépendait la destinée de cette élève, qu’elle aimait au point des’être décidée à ce compromis avec sa conscienceprofessionnelle ! Et ce secret, elle se préparait à lerévéler! Aussi tous les gros traits de son visage bonasse étaientcomme décomposés par l’émotion, au moment où elle aborda le père deReine. Ses lèvres fortes, où flottait d’ordinaire le sourired’amabilité banale d’une inférieure toujours exposée auxrebuffades, exprimaient une véritable angoisse; et les mots s’ypressaient, presque incohérents, tout mêlés de formules quitrahissaient les habitudes de parler propres à son humble métier,et d’exclamations suppliantes où se révélait, avec son affolementintérieur, son scrupule de manquer à ses engagements vis-à-vis deReine. Son passionné désir de la sauver emportait tout :

— «Monsieur Le Prieux, » disait-elle, «vousm’excuserez de la liberté… J’ai absolument besoin de vous parler…Je suis une pauvre fille, monsieur Le Prieux, et je sais que cettedémarche n’est pas dans ma position… » Puis, comme pour prévenirtoute enquête : « Ne m’interrogez pas, je ne pourrais pas vousrépondre… Je ne le devrais pas. Je ne devrais déjà pas être ici.Mais il s’agit de mademoiselle Reine, qui a toujours été si bonnepour moi et que j’aime tant… Il y a une chose qu’il faut que voussachiez, monsieur Le Prieux, il le faut, » répéta-t-elle. « SiReine fait le mariage que vous voulez lui faire faire, elle mourrade chagrin… Elle aime quelqu’un. Ne me demandez pas le nom,»reprit-elle, avec plus de volubilité encore : «je ne vous le diraispas… Mais ne la forcez pas à se marier contre son cœur… Je vousrépète qu’elle en mourra de chagrin… Ah! mon Dieu! Ce sont cesdames!… Elles vont me voir!… Monsieur Le Prieux, que jamais Reinene sache que je vous ai parlé !… Jamais, jamais !…»

Et laissant son interlocuteur littéralementparalysé de surprise sur l’angle du trottoir, elle s’enfuit sans seretourner, par la rue de Lisbonne, comme une personne qui viendraitde commettre une abominable action. Elle avait aperçu le coupé,tout à l’heure immobile, se mettre en branle devant la portecochère de la maison, à cinquante pas, et venir dans leurdirection, et avant que le père de Reine, qui s’était retourné versle haut de la rue à cette exclamation : « Ce sont ces dames!… »,eût entièrement repris ses esprits, la voiture passait en effetdevant lui. Le cheval allait au pas. Le Prieux vit que le coupéétait vide, et il interpella le cocher qui s’arrêta pour répondre àsa question :

— «Ces dames sortiront dans une demi-heure…Madame m’a donné une lettre à porter chez M. Crucé… »

— «Je vais justement de ce côté», fitHector, qui, en se penchant, avait aperçu l’enveloppe dans lecasier de devant. Il ouvrit la portière, et prit la lettre enajoutant : «Vous pouvez retourner aux ordres. Vous direz à Madameque je me suis chargé de la commission… »

Ces deux courtes scènes, — la survenue deFanny Perrin, son discours, sa fuite d’une part; de l’autre, ladescente de la voiture, son arrêt, la prise du billet destiné àCrucé, — avaient été si rapides, elles s’étaientsuccédé d’une façon tellement inattendue, qu’Hector Le Prieuxaurait pu croire qu’il avait rêvé, s’il ne s’étaitretrouvé sur le coin du trottoir, à l’angle des ruesdu Général-Foy et de Lisbonne, cette lettre de sa femme à la main.En la saisissant comme il avait fait, dans le casier du coupé, etdisant au cocher ce qu’il lui avait dit, il avait obéi au mouvementle plus impulsif, lui, l’homme pondéré par excellence, au plusirraisonné aussi. Il savait trop bien ce que contenait cetteenveloppe, dont il regardait la suscription avec une espèced’hébétement : « A Monsieur, Monsieur Crucé, 96, ruede La Boëtie, » et, au bas : « A porter,pressée. » Mathilde s’était retirée avant le déjeunerpour écrire ce mot, d’accord avec lui. Pourquoi donc l’avait-ilintercepté?

Pourquoi s’engageait-il maintenant, d’un pashâtif, dans la rue de Lisbonne, puis sur le boulevard Malesherbes,avec l’espérance que Fanny Perrin l’aurait attendu, qu’elle allaitréapparaître et lui parler de nouveau? Qu’avait-elle pourtant à luiapprendre, qu’il ne sût déjà? Les quelques paroles qu’elle avaitprononcées correspondaient trop intimement à ses propressentiments, leur accent était trop évidemment sincère, pour qu’ilen suspectât la vérité. Quant au nom, que la vieille demoiselleavait déclaré ne pas pouvoir révéler, le père avait-il besoin de cecomplément de confidence pour le connaître? Aussi certainement quesi Fanny Perrin fût allée jusqu’au bout de sa confidence, il savaitque le jeune homme aimé par Reine était Charles Huguenin. Maistoutes les passions se ressemblent par ce double et contradictoirecaractère : la certitude dans l’intuition, et l’appétit, lafrénésie de tenir la preuve positive de ce dont elles ne se doutentpas. Quand il se fut bien convaincu que l’institutrice nereviendrait plus, Hector héla un fiacre, et il donna au cocher uneadresse qui n’était ni celle de Crucé, ni celle de l’endroit où seréunissait le comité qu’il aurait dû présider. Il allait rued’Assas, chez Charles Huguenin! Quant à la lettre de Mme Le Prieux,il l’avait déchirée déjà en cinquante morceaux, presquerageusement, et le vent emportait ces parcelles de papier parfumésous les pieds des passants, sous les sabots des chevaux, danstoutes les poussières du pavé, derrière la voiture où Hector étaitassis, en proie aux plus violentes émotions qu’il eût éprouvéesdepuis des années :

— « Non, » se disait-il, tandis que lefiacre allait, descendant le boulevard Haussmann, pour gagnerensuite la Seine par la rue Auber, l’avenue de l’Opéra et la placedu Carrousel, «non. Elle ne se mariera pas contre son cœur. Elle nesera pas Mme Faucherot. Je ne le veux pas. Je ne le veuxpas…  » Contre qui les plus intimes résistances de sonêtre se tendaient-elles donc, dans ce sursaut de résolution? Et sonmonologue intérieur continuait, les idées s’appelant l’une l’autreavec cette logique involontaire qui déconcerte tous nos partispris, toutes nos affections quelquefois : «Je savais bien que cen’était pas possible qu’elle épousât ce Faucherot autrement queforcée… Forcée? Elle s’est crue forcée? Mais par qui et par quoi?…Nous l’avons laissée libre pourtant. Tout à l’heure encore, nouslui avons demandé d’attendre… » Contre quelle idée le père sedéfendait-il, en se répétant mentalement ce «nous» mensonger? Ilreprenait : « Et ce n’est pas à nous qu’elle a confié sessentiments? C’est à une étrangère?… Elle ne sait donc pas que sonbonheur est notre seul souci, que nous ne vivons que pourelle ? Quand elle a dû aller causer avec sa mère de ce projetde mariage, je lui ai parlé cependant. Elle m’a compris. Du moins,elle en avait l’air. Je l’entends encore me dire : « Que vous êtesbon et que je vous aime!» Et puis, ce silence, cette défiance?…C’est inconcevable… Peut-être a-t-elle cru que la personne qui lademandait en mariage était Charles, et, voyant qu’elle s’étaittrompée, a-t-elle eu un accès de dépit, qui sait? de désespoir…Elle aura pensé que son cousin ne l’aimait pas… » Et puis, ils’efforçait de se faire à lui-même des objections : «Mais est-cebien Charles qu’elle aime?… Ah! je vais le savoir… Comment?…J’aurais dû plutôt chercher à revoir Mlle Perrin, la faire parler,lui arracher le secret de Reine, tout entier. Que vais-je dire à cejeune homme? Si ce n’est pas lui, pourtant, qu’aime Reine, et si,de son côté, il n’a jamais pensé à sa cousine?… En tout cas, je neveux pas que ce mariage se fasse. Je ne le veux pas. »

A l’instant où Le Prieux se répétait ceserment, à voix haute cette fois, le fiacre roulait sur les pavésde cette étroite et longue rue des Saints-Pères, une des raresartères de Paris qui n’ait pas changé depuis trente ans, sauf dansla portion entaillée par la percée du boulevard Saint-Germain. Lessurcharges de travail du journaliste ne lui permettant guère queles courses strictement utiles, il venait rarement dans cesparages, étroitement associés aux lointains souvenirs de son exodede Chevagnes à Paris. Il était descendu, à cette époque, dans unpetit hôtel meublé de la rue des Beaux-Arts, — ô naïveté d’unadolescent provincial en mal de gloire! — à cause du nom de la rueet de celui de la maison, qui s’appelait : « Hôtel Michel-Ange. »Par quel détour secret de sa sensibilité malade l’aspect duquartier, où il avait promené les ambitions déçues de sa jeunesse,donna-t-il au père de Reine un irrésistible besoin de revoir cetterue des Beaux-Arts, toute voisine, il est vrai; mais quel rapport yavait-il, entre l’asile de ses vingt ans, à lui, et la démarchequ’il se proposait de faire, pour sauver d’un mariage détestableles vingt ans de sa fille? Voulait-il, apercevant soudain lesextraordinaires difficultés de cette démarche, en mieux calculer ledétail à l’avance, et se donner un peu de temps pour la réflexion?Ou bien, appréhendant d’avoir, à son retour chez lui, une lutteredoutable à soutenir, allait-il, poussé comme par un instinct,demander un surcroît d’énergie au fantôme du Le Prieux qu’il avaitété, passionnément épris d’Idéal et d’art, et profondément,absolument étranger à la misère des compromis sociaux? Plussimplement encore, les émotions éprouvées, depuis ces quarante-huitheures, au sujet de sa fille, avaient-elles achevé de donner uneforme aiguë à certaines idées qu’il refusait de s’avouer depuis silongtemps, et un maladif désir le dominait-il, de constater d’où ilétait parti, pour arriver où, et à cause de qui ? Toujoursest-il qu’à la hauteur de la rue Jacob, il frappa contre le carreaude sa voiture, fébrilement, pour l’arrêter, et, au lieu decontinuer dans la direction de la rue d’Assas, il descendit, payale cocher, et s’achemina à pied vers son ancienne demeure. Il étaitdans une de ces minutes singulières, durant lesquelles laressemblance, l’identité plutôt, entre notre destinée et ladestinée de ceux dont nous sortons ou qui sortent de nous, éveille,dans les arrière-fonds de notre être, un sentiment intense etpresque obsédant de la race. Venant de subir un malheur qu’a subinotre père dans des circonstances analogues, ou voyant notre enfantsur le point de recevoir un coup que nous avons reçu nous-mêmes, laprofonde unité du sang se révèle à nous, et trouble étrangementnotre cœur. Appliquée au passé, à ceux qui nous ont légué leursvertus et leurs faiblesses, cette impression aboutit à une espècede mélancolie presque pieuse, qui pardonne toutes les fautes etremercie de tous les bienfaits. Tournée vers l’avenir, vers ceux àqui nous avons transmis cette âme de la famille dont nous ne sommesqu’un moment, cette impression se transforme en un profond etpoignant désir d’atténuer pour eux, de leur épargner, si nous lepouvons, les épreuves héréditaires. Cela fait des heuresindéfinissables où nous ne savons pas s’il s’agit de nous, de notrepère ou de notre enfant. C’est ainsi qu’en évoquant, le long destrottoirs de ces vieilles rues parisiennes et devant la façade,restée la même, de son hôtel d’étudiant, les images de sa lointainejeunesse, Hector n’aurait pu dire s’il pensait à lui-même ou à safille, tant il percevait avec une évidence presque insupportablel’analogie de son sort et de celui qui menaçait Reine. Que luidisait cette façade de l’hôtel Michel-Ange, devant laquelle il setenait immobile maintenant, sinon qu’il y avait eu là, autrefois,dans une des chambres de cette pauvre maison meublée, — la seconde,au troisième étage, en comptant par la droite, — un jeune hommed’une sensibilité pareille à celle de Reine, capable, comme Reine,des émotions les plus exaltées et les plus fines, et puis ce jeunehomme avait été incapable de maintenir contre la vie l’Idéal d’artqui avait été le roman de sa jeunesse, comme Reine, dès la premièrerencontre, se trouvait incapable de maintenir l’Idéal d’amour quiétait le roman de sa jeunesse à elle. Quel élément de débilité secachait dans leur intime nature, à tous deux, pour qu’ils fussent àla fois si délicats dans leurs façons de sentir et si impuissants àmodeler leur existence d’après leur cœur? Mais cette débilitéétait-elle en eux? N’avaient-ils pas eu à lutter, simplement,contre une volonté plus forte que la leur ? Non. Le jeunehomme venu de Chevagnes, pour conquérir la gloire en écrivant deschefs-d’œuvre, sous les combles du misérable hôtel Michel-Ange,n’était pas un faible. C’était un naïf sans doute, et qui nemesurait pas quelle effrayante distance le séparait de son rêve,mais Hector s’en rendait compte de par delà les années, c’étaitaussi un patient, un acharné travailleur, et qui eût réalisé, sinonle tout, au moins une partie de ce rêve, si… Et une figure de femmeapparaissait, dont les yeux noirs dardaient le despotisme, dont labouche fière avait un pli implacable de domination, dont la beautéd’idole commandait l’hommage. Etait-ce donc elle qui vraiment luiavait fait manquer sa destinée? Etait-ce donc elle, de quil’autorité impérieuse contraignait Reine à plier aussi devant sondésir? Cette double vision fut si pénible à l’artiste déchu, aupère inquiet, qu’il la repoussa de toutes les forces de son vieuxet toujours vivace amour pour cette femme, si passionnément obéieet servie depuis tant d’années, et, recommençant de marcher dans ladirection de la rue d’Assas, il raisonnait :

—«  La faute n’en est pas à ma pauvreMathilde. A-t-elle jamais pu savoir que j’aurais désiré une autrevie ? Lui en ai-je jamais parlé ? C’est une âme si vraie,si droite, si dévouée. Elle a cru que tout était pour le mieuxainsi, comme elle croit que tout est pour le mieux, dans ce mariageavec le jeune Faucherot. La faute en a été à mes silences, à cettetimidité qui m’a toujours empêché de me montrer, même à elle, dansla vérité complète de mes aspirations… Reine me ressemble, par làencore. Même à moi, elle ne m’a pas dit qu’elle aimait quelqu’un…Quand nous avons parlé du projet Faucherot, l’autre soir, sa mèreet moi, si j’avais su ce que je sais! Mais je ne savais rien, quepar divination… Ah! il faut que j’aie des faits positifs, un aveu…Mathilde alors sera la première à ne pas vouloir ce mariage, dontj’avais l’horreur, d’instinct… Mon Dieu! Pourvu que Charles soitlà!… Mais est-ce Charles qu’elle aime? Hé! Comment ne serait-ce paslui? De tous les jeunes gens que nous recevons, c’est le seul quila mérite… Et là-bas, qu’ils seraient heureux!… »

Hector entrait dans le jardin du Luxembourg,comme il se prononçait à lui-même ces mots. Il avait remonté de larue des Beaux-Arts, par les rues de Seine et de Tournon, perdu dansses pensées, et laissant ses pas suivre machinalement le cheminsuivi jadis si souvent, alors qu’en proie à l’inconscientenostalgie des chênaies de Chevagnes, il venait, au jardin duLuxembourg, chercher une sensation de nature, regarder des arbreset songer. Il franchit la grille qui ouvre à côté du musée, et ilse trouva tout de suite à l’extrémité de cette allée de vieuxplatanes où se voit le monument du pathétique et puissant EugèneDelacroix. Ces beaux arbres, ses préférés autrefois, érigeaient,sur le ciel glacé de cette après-midi, leurs énormes branchesdépouillées. Et comme si, au contact de ces muets témoins de sajeunesse, le poète mort jeune se réveillait en lui, le journalistese prit à penser avec un attendrissement indicible à la fuiteininterrompue du temps, à cette succession des étés et des hivers,des feuillages et des hommes. Des vers de Sainte-Beuve, oubliésdepuis longtemps, et dont il avait raffolé, lui revinrent à lamémoire et aux lèvres :

«  Simonide l’a dit, aprèsl’antique Homère :

Les générations, dansleur presse éphémère,

Sont pareilles,hélas ! aux feuilles des forêts

Qui verdissent uneheure et jaunissent après,

Qu’enlève l’Aquilon, et d’autres, toutesfraîches,

Les remplacent déjà, bientôt mortes etsèches… »

Il l’avait récitée à cette place, cettedivine élégie du plus méconnu de nos grands lyriques, quand ilétait lui-même dans la verdeur de la vie, dans cet âge des fraîchesespérances et des radieux commencements, où étaient à présent Reineet Charles, — âge si court, espérances si vite passées,commencements sitôt finis! Que du moins, ces enfants lui dussent dene pas perdre, sans en avoir joui, ce point et ce moment de leurjeunesse et de leur amour! Car c’était bien Charles que Reineaimait. Le père n’avait plus aucun doute maintenant. Il venait dese rappeler, une fois de plus, le regard du jeune homme posé sur safille, l’agitation de Reine quand il devait venir, cent petitssignes qu’il avait résumés d’un mot, quand il avait dit à sa femme,en parlant des rapports des deux cousins : « J’ai des impressions.» A ce souvenir, tout son sang courut d’un mouvement plus rapide,comme si l’idée de cet amour des jeunes gens l’un pour l’autrel’avait réchauffé en lui communiquant de leur flamme. Il reprit samarche dans la direction de la rue d’Assas, d’un pas redevenu vifet alerte, et il eut un battement de cœur pour demander auconcierge de la maison si M. Huguenin était chez lui? Il y était.L’émotion du père avait grandi encore, tandis qu’il gravissaitl’escalier, au point qu’il fut obligé de s’arrêter, avant desonner, devant la porte sur laquelle était fixée, par quatre clous,la carte modeste de « Charles Huguenin, avocat à la Cour»… Enfin, il a sonné. Des pas s’approchent. La porte s’ouvre. Ilvoit apparaître Charles, qui, en le reconnaissant, s’appuie contrele mur, tout pâle, et balbutie, avec un saisissement qui est unaveu :

— «Vous, monsieur Le Prieux… Vous! Ah! mercid’être venu !… »

En prononçant ce mot de « merci, » le jeunehomme était dans la logique des pensées qui se succédaient en luidepuis sa cruelle conversation avec Reine. Une fois passée lapremière crise de désespoir, qui l’avait jeté gémissant sur le bancde la terrasse des Tuileries, il avait eu le sursaut d’énergie del’amour qui, malgré tout, se sait partagé. Il s’était relevé en sedisant : «Je l’aime. Elle m’aime. Je ne peux pas la perdre ainsi… »Et il était revenu rue d’Assas, précipitamment, comme s’il espéraity trouver une lettre de Reine. Espoir insensé qui prouvait à queldegré il était, même après ses dénégations, sûr du cœur de sacousine! Aucun message ne l’attendait. Il avait pleuré de cettedéception, seul, enfermé dans son petit logement d’étudiant. Puisil avait essuyé ses larmes courageusement, et il avait commencé deréfléchir, en se demandant quelle démarche il allait tenter. Lespassions des Méridionaux de pure race, comme lui, s’accompagnentpresque toujours d’une lucidité dans l’ardeur qui rappelle laclarté brûlante de leurs horizons et aussi l’hérédité latine.Celui-ci avait eu, même dans son chagrin, besoin d’y voir clair, etil s’était efforcé de dégager, dans la situation présente, lesfaits indiscutables. — Le premier, le plus évident, celui auquel ilvenait de se cramponner aussitôt, comme on a vu, par cet instinctde conservation que nos passions possèdent, comme des créatures,c’était que Reine l’aimait.

— Le second, et non moins évident, c’étaitqu’un obstacle avait surgi. Charles en pouvait fixer l’apparition àquarante-huit heures près. Cet obstacle n’existait pas, lors de lasoirée où sa cousine et lui s’étaient tacitement fiancés. L’accèsde demi-folie qui lui avait, deux heures auparavant, sous lesarbres des Tuileries, arraché son injuste insulte à la sincérité deReine, s’était dissipé. Il croyait qu’elle avait été sincère ens’engageant, et sincère en lui demandant, avec cette supplicationpassionnée, qu’il ne cherchât pas à deviner la nature del’empêchement mystérieux devant lequel elle tremblait, épouvantée.— C’était là un troisième fait positif. — Et un quatrième, qu’ils’agissait d’un mariage avec un autre. Que ce projet de mariagedatât de ces tout derniers jours, Charles, encore une fois, n’endoutait pas. Sans cela Reine, au bal, n’eût pas été avec lui cequ’elle avait été. — Que, d’autre part, ses parents à elle fussentmêlés étroitement au projet soudain de ce mariage, Charles leconcluait de ce cinquième fait : Mme Le Prieux n’avait pas parlé àsa fille de la lettre de Mme Huguenin. Sur le moment, et emportépar la colère de la jalousie, il n’avait pas accordé à ce singulierdétail sa capitale importance. Il comprenait maintenant que cesilence de la mère de Reine signifiait une volonté, très réfléchie,de ne pas mettre la jeune fille à même de choisir entre l’unionavec son cousin et l’autre union, — avec qui? Présentée avec quelsarguments à l’appui? Là, l’imagination de Charles s’arrêtait. Il serendait compte que Mme Le Prieux avait trouvé le moyen deconvaincre Reine, en la terrorisant. Il ne pouvait deviner desraisons qui tenaient à l’histoire profonde de cette famille de «nonclassés» (pour prendre le mot si heureusement créé par un des plusgénéreux historiens de la vie difficile à Paris). Il avait tournéet retourné cette énigme indéfiniment, durant ces premières heuresde méditation passionnée, et il avait seulement démêlé, dans cemystère, un autre mystère encore : pourquoi les parents de Reinen’avaient-ils pas eu du moins la charité de lui donner, à lui,Charles, une explication, à présent qu’ils savaient et sessentiments et ses espérances par la lettre de sa mère?… Il en étaitlà de son impuissante analyse, lorsque le coup de sonnette duvisiteur lui avait fait sauter le cœur dans la poitrine. Il avaitouvert, avec une folle espérance derechef, qu’un message luiarrivât de Reine. Et, de se trouver vis-à-vis d’Hector Le Prieuxlui avait arraché ce « merci», inintelligible pour le nouveauvenu. Mais ce qui était trop intelligible au père, après lediscours de Mlle Perrin et ses propres réflexions, c’était la causedu trouble où il voyait Charles. Cette évidence de l’amour du jeunehomme pour sa fille correspondait si bien à son secret désir, qu’ilavait dans la voix toutes les indulgences, toutes les tendressespour lui dire :

—« Allons, Charles, remettez-vous. Reprenezcourage. Vous n’avez pas à me remercier. Je remplis mon devoir depère, voilà tout. Mon Dieu! Dans quel état je vous trouve!… Ah! Monpauvre enfant!… »

Charles venait, en effet, dans la stupeur deces paroles et de cette attitude, si complètement inattendues pourlui, d’éclater de nouveau en sanglots, et de se jeter dans les brasde Le Prieux, en répétant ces seuls mots : — « Oh !si ! Merci, mon cousin, merci, que vous êtes bon !… Quevous êtes bon !… » Le père était lui-même remué jusqu’au fonddu cœur par cette explosion de désespoir. Mais il avait un intérêttrop essentiel à savoir toute la vérité sur les relations des deuxjeunes gens, pour ne pas essayer d’arracher cette vérité à cetaffolement. Il avait entraîné Charles hors de l’antichambre, dansle petit cabinet de travail qui servait aussi de salon à l’avocatsans causes, encore incertain sur son définitif établissement,charmant asile de rêverie où Le Prieux n’était venu qu’une fois;mais cette visite avait suffi pour conquérir au jeune homme lasympathie de l’écrivain, tant cette pièce, — avec le noyervermiculé de ses vieux meubles provençaux, — avec le choix desgravures sur les murs, représentant toutes quelque beau monumentd’Arles, de Nîmes ou d’Aigues-Mortes, — avec l’ordre des livres,tous évidemment lus, dans la bibliothèque et celui des papiers surla table, — avec l’horizon des arbres du Luxembourg derrière sonétroit balcon, dégageait une atmosphère de jeunesse recueillie etromanesque. Il s’y respirait comme un parfum de la poésie duterroir natal, conservée à Paris, malgré les tentations contraires.Cette chambre était l’image fidèle du petit drame moral dont lejeune homme avait été le théâtre, partagé entre la nostalgie de saProvence et l’attrait de la vie de Paris, et c’était cettephysionomie des choses autour de lui qui avait éveillé jadis dansHector l’idée que Charles serait pour Reine le mari souhaité.Peut-être y avait-il un ressouvenir de cette impression déjàlointaine, dans l’affectueuse insistance avec laquelle ils’efforçait de lui faire avouer le secret entier de sessentiments.

— « Non, je ne suis pas bon, » avait-ilcommencé, « et, encore une fois, il ne faut pas me remercier.Je vous répète que je suis simplement un père qui fait son devoir.Mais vous devez faire le vôtre, vous aussi, et répondre à madémarche par une absolue sincérité. Voyons, parlez-moi à cœurouvert, librement, et dites-moi tout. »

— « Mais, » avait répliqué Charles, « quepuis-je vous dire que ne vous ait dit, à Mme Le Prieux et à vous,la lettre de ma mère ? J’ai compris, rien qu’à vous voirentrer, que vous veniez me répéter ce que je sais déjà par macousine, que ce mariage est impossible. J’aurais dû le comprendreplus tôt, puisque vous ne m’avez pas fait venir, dès cette lettrereçue… Et pourtant, monsieur Le Prieux, je vous jure que j’auraistout fait pour rendre Reine heureuse, je lui aurais voué toute mavie. Je suis un bien petit personnage, mais ce peu que je suis, jele lui aurais donné sans réserve, et ma mère vous a dit aussi danssa lettre, j’en suis sûr, qu’elle et mon père pensaient comme moi…»

Si la révélation du silence gardé par Mme LePrieux sur la démarche de Mme Huguenin avait bouleversé Reine,avertie pourtant de cette demande en mariage, quel coup en pleincœur pour le père que rien n’avait préparé à cette nouvelle! Dansl’éclair d’une illumination subite, il entrevit la vérité. Etait-ilpossible que sa femme eût ainsi manqué de franchise à son égard,qu’elle lui eût répondu, l’autre soir, comme elle lui avaitrépondu, si cette lettre avait été réellement envoyée etreçue ? Mais oui. Cette nuance d’inquiétude qu’elle avaitmontrée pour lui demander : « On vous a pressenti aussi ?» ilen avait l’explication. D’ailleurs, l’accent du jeune homme nelaissait aucune place au doute, et le père de Reine le comprit sibien, qu’il détourna les yeux pour que son interlocuteur n’y lûtpas la souffrance qu’il éprouvait à cette découverte. Il voulutpourtant l’interroger, et il lui posa une de ces questions, à côté,comme on en pose dans certains entretiens où l’on n’a pas la forcede formuler toute sa pensée :

— « Vous me dites que vous avez été avertipar Reine d’une difficulté subite ? Elle était donc au courantde la démarche de votre mère ? »

— «Ah! monsieur Le Prieux,» dit le jeunehomme, «je vous en supplie, ne la jugez pas mal, et ne me jugez pasmal… Ma cousine n’a rien à se reprocher. Je vous en donne maparole. Je ne lui avais jamais parlé de mes sentiments, jamais,jusqu’à la semaine dernière, c’est vrai, où je lui ai demandé cequ’elle répondrait si ma mère vous écrivait ce qu’elle vous aécrit… Je le sais. Ce n’était pas bien de ma part. J’aurais dûm’adresser à vous et à Mme Le Prieux d’abord. C’est trop naturelpourtant que je n’aie pas voulu, l’aimant comme je l’aime, demeurerdans l’incertitude et que j’aie essayé de savoir du moins cequ’elle pensait. »

— « Alors, elle vous a autorisé à nous faireécrire la lettre ? » reprit le père.

— « J’ai compris qu’elle ne me le défendaitpas. » Le Prieux s’arrêta une minute dans cet interrogatoire, oùchaque mot, en projetant une lumière cruelle sur certains incidentsde ces derniers jours, épaississait l’ombre sur d’autres.L’attitude de sa fille à son égard, au moment d’aller causer avecMme Le Prieux, qui lui était si incompréhensible tout à l’heure,lui devenait claire. Elle avait cru, évidemment, que sa mère lafaisait venir pour lui parler de la lettre de Mme Huguenin. Enrevanche, ce qui s’était dit entre les deux femmes était rendu plusénigmatique encore, par cet accord de Reine avec son cousin.Comment et pourquoi celle-ci avait-elle, dans ces conditions-là,soudain changé de volonté ? Reine avait donc vu son cousindans l’intervalle, ou bien elle lui avait écrit? Venant dedécouvrir chez sa femme un manque si complet de sincérité, Hectortressaillit à l’idée que sa fille pouvait donner des rendez-voussecrets, ou entretenir une correspondance clandestine. Cette penséelui fut si insupportable qu’il saisit avec violence le bras dujeune homme, en reprenant :

— « Charles, vous ne m’avouez pas toute lavérité, et ce n’est pas bien… Non, vous ne me l’avouez pas,»insista-t-il. «Ne m’interrompez plus… Vous convenez que vous étiezd’accord avec Reine pour l’envoi de la lettre de madame votre mère.C’est donc que Reine acceptait ce projet d’un mariage avec vous.Vous en convenez. Vous convenez aussi qu’elle vous a prévenu que ceprojet devenait impossible? Elle vous a donc parlé ou écrit. Vousl’avez donc vue ? Où ? Comment ? Et vous voulez queje croie que vous n’avez rien à vous reprocher, ni elle non plus?…»

— « Hé bien ! Je vous dirai tout, »répondit le jeune homme avec un véritable effort, «et pour elle etpour moi. Du moins vous, vous ne la soupçonnerez pas,»continua-t-il, d’un accent altéré où frémissait le remords del’injustice qu’il avait commise lui-même. « Oui, j’ai vu macousine, ce matin, à onze heures, aux Tuileries. Il y avait uneautre personne en tiers. Je vous donne ma parole d’honneur quec’était la première fois que nous avions un rendez-vous. La preuveque je vous dis la vérité, la voici.» Et il tira de sonportefeuille la petite dépêche bleue de Reine qu’il tendit à LePrieux : «Ma cousine avait voulu me parler… Par pitié, je lecomprends à présent, pour que je n’apprisse pas brutalement, et dequelqu’un d’autre, le désastre de ma plus chère espérance… Et ceque nous nous sommes dit dans cette entrevue, je peux vous lerépéter aussi, quand ce ne serait, encore une fois, que pourempêcher qu’à votre tour, vous ne soyiez injuste avec elle… » Et ilcommença de raconter, pêle-mêle, les incidents de ce douloureuxrendez-vous de la matinée : et l’impression que lui avait faite lebillet de Reine, et l’arrivée de celle-ci, et comment il avaitdeviné la gravité de sa démarche à sa pâleur, et les parolesqu’elle avait prononcées, et celles qu’il avait répondues, et sonaccès de jalousie, et le reste. Le père écoutait le récit de cessimples et poignants épisodes, la lettre de sa fille à la main. Ilen regardait l’écriture, dont il reconnaissait l’agitation, avecune pitié passionnée pour la douce et délicate enfant, qui avaittracé ces caractères et noirci ce papier, dans un instant dedétresse. Il s’expliquait maintenant, et l’espèce d’éclat fiévreuxqu’elle avait dans ses yeux à son retour de ce cruel entretien, etla décision de sa voix refusant le délai que ses parents luioffraient, et aussi la démarche de la pauvre Fanny Perrin, quiavait certainement été la personne en tiers, indiquée par Charles,l’innocent témoin de cet innocent rendez-vous entre les deuxcousins. Et, à travers ces pensées, un point demeurait plus obscurque jamais : quel motif avait eu Reine de vouloir ce mariage avecFaucherot, quand elle était libre de son choix? Le mot de cetteénigme, hélas! le père savait déjà trop de quel côté le chercher.Mais l’honneur lui commandait de le trouver seul. Il ne devait pasassocier à cette enquête, au terme de laquelle il devinait, malgrélui, des machinations peu scrupuleuses et un rôle équivoque de safemme, celui qu’il considérait, dès cette minute, comme leurgendre. Il s’était levé, une fois la confession du jeune hommeachevée, et il marchait, à travers la chambre, de long en large,dans un silence que l’autre n’osait pas troubler. Quoique Charles,lui aussi, trouvât plus inexplicable que jamais l’attitude deReine, en constatant combien le père lui était favorable, ilcomprenait, avec son tact naturel, affiné par l’amour, qu’ilfallait respecter ce silence… Son cœur battit bien fort dans sapoitrine lorsque Le Prieux s’arrêta tout d’un coup devant lui, et,l’ayant regardé longtemps, lui dit enfin, avec la solennité, sur levisage et dans le geste, de quelqu’un qui a pris un grand parti etqui dicte à un autre une décision irrévocable :

— «Vous venez de me répondre en honnêtehomme, Charles, loyalement, bravement, et moi je vous parlerai demême… Vous aimez Reine, et vous la méritez. Elle vous aime, et ilne dépendra que d’elle qu’elle soit votre femme, vous entendez,que d’elle. Il a été question d’un autre mariage, cesjours derniers, c’est vrai. J’ai peine à m’imaginer que ce soit làl’obstacle auquel elle a fait allusion. Il doit y avoir unmalentendu que je ne démêle pas. Je le démêlerai… Je vous répètequ’elle sera votre femme, le jour où elle le voudra. Dèsaujourd’hui, vous avez mon consentement. J’ai cru à votre paroled’honneur, tout à l’heure, cela me donne le droit d’exiger que vousme la donniez une autre fois. J’exige que vous me promettiez de nepas essayer de la revoir, avant que je ne vous y aie autorisé… Il ya une grande sagesse, vous l’éprouvez vous-même, dans notre vieuxpréjugé français qui veut que les enfants ne se marient que parl’entremise des parents. Si vous y aviez strictement obéi, si vousétiez venu à moi, ces temps derniers, me parler, avant de luiparler à elle, vous lui auriez épargné des émotions bien inutiles,et vous ne l’auriez pas froissée, d’une manière peut-êtreirréparable. C’est une sensibilité très vive et très profonde, etvotre doute sur elle a dû lui faire un mal horrible. Laissez-moi lesoin de sonder sa plaie, et, encore une fois, puisqu’il y a unmalentendu à dissiper, de le dissiper… J’ai votre parole que vousne ferez plus rien que par mes indications?… »

— «Vous l’avez,» répondit le jeune homme,qui, dans un élan de reconnaissance, prit entre ses mains les deuxmains de son interlocuteur.

— «Et que vous m’obéirez en tout?…»

— «Et que je vous obéirai en tout… Ah!monsieur Le Prieux, je vous aimais déjà beaucoup, mais maintenant…»

— « Maintenant, » interrompit le père, qui,visiblement, redoutait sa propre émotion, «vous allez commencer àtenir votre parole, en vous asseyant à cette table, et en écrivantune lettre à Reine où vous lui demanderez pardon de vos paroles dece matin… Cela vous étonne? Mais j’ai mon plan. J’ai mon plan…Allons,» ajouta-t-il, avec cette ironie attendrie, que les hommesqui vieillissent ont volontiers pour les jeunes gens, des amoursdesquels ils sourient, en les enviant secrètement : « Faut-il queje vous la dicte, cette lettre? Ecrivez et mettez dedans tout ceque vous voudrez. Je la donnerai à Reine, sans la lire… Etes-vouscontent?… »

 

Chapitre 8LE PLAN D’HECTOR LE PRIEUX

— «J’ai mon plan… » C’est sur ces mots,répétés pour la troisième fois, qu’Hector Le Prieux quittal’amoureux de sa fille, muni de la lettre qu’il lui avait faitécrire, et aussi de la dépêche de Reine. — «Je vous la renverraidemain en vous tenant au courant,» avait-il dit encore. «Elle m’estnécessaire… »

Il faut croire que ce billet touchait en luiune place infiniment profonde, car Charles Huguenin, qui s’étaitmis sur son balcon, pour le regarder s’en aller, put le voir quis’enfonçait de nouveau sous les arbres dépouillés du Luxembourg, lapetite feuille bleue à la main. Il marchait, épelant un par un lesmots de cette chère écriture, abîmé dans les pensées que cettecontemplation soulevait en lui, au point qu’il ne s’aperçut del’endroit où il était qu’au moment où il franchissait la grille, enface de la rue Soufflot. Il avait traversé tout le jardin, comme ensonge. Il reconnut le trottoir qu’il avait tant suivi, jadis, lastation d’omnibus, les boutiques, celles-ci changées, celles-lànon. Il avait l’habitude, lors de ses débuts littéraires, d’allerlire les journaux dans un des cafés qui avoisinent l’Odéon, et ils’y dirigea, sans bien s’en rendre compte, comme si, dans lesminutes d’extrême désarroi intérieur, les mouvementss’accomplissaient en nous, presque tout seuls. Par hasard,l’endroit était demeuré le même. Décoré jadis par des peintres quiavaient ainsi payé des arriérés de petits verres et de demi-tasses,il montrait, dans ses profondeurs, quatre panneaux disparatesreprésentant : l’un, une Vénus sortant des eaux; l’autre, l’agonied’un cerf dans un hallier; un troisième. Pierrot regardant la lune;un quatrième, une fille du quartier Latin. Le bohémianisme de cettetaverne enfumée ne contrastait pas moins avec le délicat roman deReine et de son cousin qu’avec les habitudes de haute tenue où la«belle madame Le Prieux» faisait vivre Hector. Mais, pour celui-ci,le rayonnement de sa propre jeunesse illuminait ce rendez-vous derapins et d’étudiants. Il prit place à une table d’angle, libre ence moment, sans même remarquer l’attention qu’excitait, parmi leshabitués et habituées du lieu, tous et toutes passablementdébraillés, la présence d’un homme de cinquante ans passés, vêtucomme un président de Conseil d’administration, le ruban dechevalier de la Légion d’honneur à la boutonnière, et qui demandaitde quoi écrire. Il libella ainsi, d’une main rapide et délibérée,sur ce papier de rencontre, une lettre de deux pages, qu’il terminapar une signature d’une décision presque agressive. C’était unbillet pour Crucé, qu’il fit aussitôt porter par uncommissionnaire. Est-il besoin de dire que ces quelques lignescoupaient court, par avance, en son nom et au nom de sa femme, à ladémarche matrimoniale des Faucherot ? Cette besogne achevée,qui était la toute première mise en œuvre de son plan, il regardasa montre. Il savait qu’en rentrant rue du Général-Foy, en cemoment, il n’y trouverait ni sa femme ni sa fille. Il songea, commecela lui arrivait souvent, à passer au journal pour y prendrelangue avec le rédacteur en chef, au sujet de sa chronique dulendemain. Puis^ la seule idée du plus léger contact avec sa viequotidienne, avant d’avoir affronté les deux scènes auxquelles ilse préparait, lui fut odieuse. Un ressouvenir de ses habitudes dejeunesse traversa de nouveau son esprit : — « Pourquoi netravaillerais-je pas ici, comme autrefois ?» Il pria le garçonde lui donner un autre cahier de papier à lettres, une plume neuve,de remplir l’encrier, et, prenant une des gazettes souillées quitraînaient à même le marbre d’une table voisine, il chercha dansles faits divers s’il ne trouverait pas matière à son article.L’assez vulgaire aventure d’une demi-mondaine plaidant contre soncouturier attira son regard, à cause des chiffres fantastiquesauxquelles étaient tarifées les élégances de la demoiselle, 3,750francs pour un costume! Et il commença d’écrire, d’une main nonmoins délibérée que tout à l’heure, les réflexions que ce prix duluxe soulevait en lui. Six heures sonnaient qu’il était encore là,finissant de noircir sa douzième feuille. Sa chronique du lendemainétait achevée. Il la relut, avec un mélange singulier de fierté etde mélancolie : pour la première fois, depuis des années peut-être,il venait de composer un morceau dont il n’était pas secrètementhonteux. C’est qu’il l’avait écrit pour se plaire à lui-même et nonpar devoir, comme il avait rêvé jadis d’écrire et ses vers et sesromans, quand il venait causer ou griffonner dans ce modeste café,plus de trente ans auparavant. Cette impression, qui s’accordait sicomplètement au reste de sa journée, aurait encore renforcé LePrieux dans son désir d’épargner à sa fille les chagrins d’unedestinée manquée, si ses nerfs n’eussent été tendus à ce degré oùl’être entier n’est que volonté et qu’énergie. C’était même cettesurexcitation de toute sa personne qui lui avait rendu le tempsinsupportable et qu’il avait comme trompée en écrivant, — par un deces phénomènes d’automatisme professionnel, qui sont de tous lesmétiers, et qui prouvent, entre parenthèses, combien notregagne-pain devient réellement une seconde nature, l’instinct ennous d’une véritable espèce sociale. Cette diatribe contre le luxeet son esclavage n’avait pas eu que ce résultat de faire passerdeux heures au journaliste. Elle allait agir sur lui de deuxmanières, — par autosuggestion d’abord, comme il arrive auxlittérateurs, si aisément intoxiqués de leurs propres phrases, —ensuite, par le rappel des faits et des chiffres auxquels il venaitde penser. — « Six heures, » se disait-il en franchissant le seuildu vieux café, «je vais trouver une voiture devant l’Odéon… A sixheures vingt, je serai à la maison. Ce sera à peu près le moment oùelles rentrent… J’aurai le temps de causer avec Reine avant ledîner. La grande affaire, c’est que la pauvre petite ne passe pasla nuit sur son chagrin. Va-t-elle être heureuse de cette lettre deCharles? Fanny Perrin avait raison. Elle serait morte de l’autremariage… Mais comment s’y était-elle décidée? Voilà ce que jesaurai enfin… » Il avait arrêté un fiacre vide, et il y étaitmonté. La question à laquelle son esprit revenait sans cesse,depuis la veille, l’avait ressaisi : « Oui, » reprenait-il, «qu’est-ce que Mathilde lui a dit, pour vaincre sa résistance, etqu’elle n’a pas voulu répéter à son cousin ? Quelle est cetteraison mystérieuse, et qui, évidemment, la terrorise ? Mais samère elle-même, pourquoi a-t-elle semblé tant tenir à cemariage ? Ces Faucherot n’ont pour eux que leur argent…L’argent! L’argent!… Non, Mathilde n’aime pas l’argent. Elle est sigénéreuse! Mais c’est vrai que dans cette absurde vie que nousmenons, il en faut tellement, presque autant que pour l’existencede cette malheureuse, sur laquelle je viens d’articler… Trois millesept cents francs un costume!… Mathilde ne s’est certes jamaispermis de ces folies, mais elle a beau être une admirable ménagère,et si entendue, les grands faiseurs sont les grands faiseurs, et,depuis que Reine va dans le monde, les frais sont doublés. » LePrieux, pareil sur ce point à tous les chefs de famille, ne savaitque par à peu près le détail des dépenses de toilette de sa femmeet de sa fille. Par une invincible association d’idées, il sedemanda soudain : « Quel peut bien être leur budget exact ? »Et tout d’un coup, voici qu’à travers ce calcul mental, unehypothèse inattendue apparut devant son esprit, qu’il essayad’écarter, mais en vain : «Mon Dieu ! pourvu qu’elle n’ait pasété entraînée à faire des dettes, qu’elle n’aurait pas osé medire ? Pourvu qu’elle n’ait pas d’obligations à Mme Faucherot?Pourvu que ce ne soit pas là cette raison, et de son désir de cemariage, et du consentement de Reine?… Non, ce serait trop affreux…Mais ce n’est pas!… Ce n’est pas!… »

On le voit, l’espèce de travail inconscientqui s’accomplit dans l’esprit sous l’influence des sentiments trèsintenses, et qui est leur vie secrète et profonde, avait conduit cemari, de caractère bien peu inquisiteur, tout près de la vérité. Il«brûlait», comme disent si joliment les enfants qui jouent àcache-cache. Cette divination allait lui rendre plus douloureusel’exécution du plan dont il avait parlé à Charles, et qui seréduisait à ceci : remettre la lettre du jeune homme à Reine, etarracher, à la première émotion de celle-ci, un aveu et unconsentement. Il lui resterait à vaincre les objections de safemme. C’était pour cela qu’il avait voulu garder la petite dépêchebleue de sa fille. Même après tant de signes accusateurs, il nedoutait pas, il ne voulait pas douter de Mathilde : en présenced’une preuve aussi indiscutable des inclinations de leur enfant,elle ne s’obstinerait pas dans un projet dont elle n’avaitcertainement pas soupçonné la férocité. La raison mystérieuse queReine avait refusé de révéler se trouverait être un malentendu,comme il l’avait dit lui-même. Quoiqu’il s’enfonçât cette idée dansla pensée, avec toute la force de son amour pour sa femme, cethomme, perspicace malgré son cœur, n’arrivait pas à chasser l’autreidée, sortie, semblait-il, du plus fortuit rapprochement, et quandil introduisit dans la serrure de la porte de son appartement lapetite clé de sûreté en or — un présent de sa femme, naturellement— qu’il portait à la chaîne de sa montre, comme un bibelotd’élégance, cette autre idée l’obsédait de nouveau, d’une façonsingulièrement douloureuse. D’où lui serait venue sans cela, dansces circonstances et à cette minute, l’image d’un des grandséditeurs de Paris, rencontré à une première représentation cestemps derniers, et qui lui avait dit : «Je fonde une revue. LePrieux. Si vous écriviez pour moi vos souvenirs ? Vous medonneriez ensuite le volume. Nous ferions une affaire double,voulez-vous?… » — «Mes souvenirs ? » avait répondu lejournaliste, « mais je n’ai jamais eu le temps de vivre. Oùaurais-je pris celui d’en avoir?… » Pourquoi se rappelait-il cetteconversation, sur le palier de son appartement, sinon parce qu’ilcherchait déjà le moyen d’augmenter encore ses revenus de cetteannée? Il entrevoyait la possibilité d’un nouvel engagement, aprèstant d’autres! Quel arriéré pensait-il donc à combler? Toutefois,sitôt entré dans l’antichambre, une rencontre inattendue vintdétourner son esprit. Il vit le pardessus et la canne d’unvisiteur, posés sur la table, et le groom, qui faisait lesfonctions de valet de pied, répondit à sa demande que M. Crucéétait dans le salon avec madame.

 

— «Et mademoiselle aussi?… » demanda LePrieux.

— « Mademoiselle est chez elle, » réponditle petit domestique. « Elle n’est pas sortie de l’après-midi. Elleest souffrante… »

Crucé là, à cette heure, — c’était, sansaucun doute, Mathilde avertie, dès maintenant, du coup d’Etatdomestique, par lequel Hector avait substitué sa lettre de ruptureà la lettre d’acquiescement qu’il s’était chargé de porter, et dansquelles conditions! C’était aussi l’explication entre les deuxépoux rendue inévitable et tout de suite. Le Prieux n’hésita pas.Il fallait qu’il vît Reine d’abord, et qu’il eût, de ce côté, pleinpouvoir d’agir. Il dit au petit domestique : « Ce n’est pas lapeine de déranger madame. Ne la préviens pas que je suis rentré. »Et il alla frapper à la porte de la chambre de sa fille. Le « quiest là ? » prononcé d’une voix si faible qu’il l’entendit àpeine, l’émut presque aux larmes, tant il y devina de lassitude, etplus encore l’obscurité totale où il se trouva, cette porte unefois ouverte. Sous le prétexte d’une névralgie commençante. Reines’était couchée, les volets clos, les rideaux baissés, dans cesténèbres volontaires où les femmes ont toutes l’instinct de seblottir, de s’ensevelir, quand elles souffrent d’une certaine sortede souffrance, comme si même la lumière était alors pour elles unedes brutalités de la vie. Et quand elle eut tourné la clé de lalampe électrique, sous cette dure clarté blanche qui fait pluscrûment saillir les stigmates des visages, elle montra au père unephysionomie si altérée de douleur qu’il eut peur, un instant, dusursaut de joie qu’elle allait recevoir. Mais déjà, elle s’étaitaccoudée sur les oreillers brodés de son petit lit, comme àl’époque où, fillette de moins de dix ans, il venait la surprendreet l’embrasser, avant de partir pour le théâtre, et, avec une grâceenfantine et ce souci des autres, trait délicieux, geste inné decette tendre et fine nature, elle disait :

— « Il ne faut pas vous inquiéter de moi,mon cher Pée. J’ai eu un peu froid, en allant et revenantdu cours… Avec la chaleur du lit, cela passera. Et demain matin,c’est le jour de votre grande chronique, je pourrai me lever, pourbien vous préparer toutes vos choses… »

— «Tu pourras surtout te reposer,» réponditHector. Et, tirant de sa poche les feuillets< griffonnés sur latable du café : « Ma chronique est faite. Votre Pée n’auradonc pas besoin de vous, mademoiselle Moigne, et, pour une fois,vous paresserez à votre aise… Et puis,» ajouta-t-il, après unsilence et sur un ton qu’il essayait encore de rendre plaisant,mais le trouble intérieur palpitait dans sa gaieté feinte, « etpuis, quelqu’un m’a remis une lettre pour vous… » Et il ouvrait sonportefeuille maintenant, pour y prendre le billet deCharles.

— « Quelqu’un ? », répondit Reine.Lorsqu’elle eut entre ses mains l’enveloppe et qu’elle eut reconnul’écriture, un flot de sang empourpra son visage, et elle se mit àtrembler, d’un mouvement presque convulsif qui la remuait toutentière, tandis que son père la réconfortait :

— «Lis cette lettre, mon enfant adorée, etn’aie plus peur. Reprends confiance… Si je me suis chargé de cemessage, tu dois comprendre que Charles m’a tout dit, et quej’approuve tout… Il faut que les malentendus se dissipent. Ma belledouce Moigne, lis ta lettre… Ne me parle pas avant de l’avoir lue…Je t’aime tant, ma fille, ma petite fille… » Et, de nouveau, aveccet effort de gaieté dans la gâterie qui veut épargner les excès del’attendrissement à une sensibilité trop jeune et trop vive : « Situ ne la lis pas, ta lettre, c’est moi qui te la prends, et qui tela lis tout haut… »

Tandis que Le Prieux parlait, une nouvelleondée de sang avait envahi le front et les joues de Reine, etcoloré jusqu’à son cou, qui sortait si souple, si mince, de labatiste souple de sa chemise de nuit, avec l’enroulement autour delui de sa longue natte défaite. Les larges manches flottantes àvolant laissaient voir ses bras, un peu maigres et tout blancs,avec le réseau transparent de leurs veines joliment bleuâtres. Apeine si la couverture de soie piquée était soulevée par son corps,qui se devinait si fin, si svelte, trop frêle presque pour son âge,et l’homme qui la regardait ouvrir l’enveloppe avec des mainsfrémissantes, se sentait plus ému encore par cette vision de lagracilité de son enfant. Il éprouvait devant elle cette espèced’apitoiement sans analogue, qui fait d’un père et d’une mère lesesclaves passionnés des moindres volontés d’une créature dont ladélicatesse leur semble si exposée, si blessable! Ils voudraientalors, au prix de leur propre vie, lui épargner la moindresouffrance, le moindre froissement. Le spectacle d’une peineinfligée à cet organisme fragile leur est une douleur, presquephysique, et qui les atteint eux-mêmes au point le plus intime.C’est ainsi qu’en voyant le visage de Reine se décomposer soudainet pâlir, à la lecture de la lettre où Charles lui demandaitpardon, ses yeux se fermer, sa tête s’en aller sur l’oreiller, dansle demi-évanouissement d’une impression trop forte, Le Prieux futsaisi d’une épouvante qui le fit s’élancer et prendre sa fille dansses bras, et il lui serrait les mains, et il lui baisait le fronten lui disant :

— «Reine, reviens à toi. Reine, Reine!…Maladroit et brutal que je suis!… Moi qui croyais que tu allaisêtre heureuse, me sourire!… Ma fille! Ma fille!… Souris-moi. Lajoie t’a fait mal… Ah! tu ouvres les yeux, tu me souris… Merci…Mais comment as-tu pu garder ce secret sur ton pauvre cœur? L’autrematin, quand ta mère t’a parlé, pourquoi ne nous as-tu pas dit :«J’aime Charles et Charles m’aime?» Enfin, c’est passé… Souris-moiencore. Il demande ta main. Tu l’épouseras… Pourquoi secoues-tu latête ainsi?… »

— « Parce que je ne l’épouserai pas »,répondit Reine. Et même dans l’étouffement de sa voix, brisée parl’émotion présente, le père retrouva cet accent de fermetésingulière qui l’avait tant frappé, lorsqu’elle avait refusé ledélai offert.

— «Tu ne l’épouseras pas?» répéta-t-il,«mais pourquoi ? »

— « Parce que j’ai bien réfléchi », repritReine, d’un ton plus ferme encore, « et que je ne crois pas quenous serions heureux ensemble… »

— «Non! mon enfant», interrompitdouloureusement Le Prieux, en lui mettant la main sur la bouche, «ne recommence pas à essayer de me tromper… Vois-tu, maintenant queje sais tout, ce n’est plus possible… Oui, je sais votreconversation au bal, et ce que ton cousin t’a dit et ce que tu luias répondu… Aurais-tu parlé de la sorte si tu n’avais pas réfléchialors, et si tu n’avais pas cru que tu serais heureuse par lui etque tu le rendrais heureux?… Quand tu m’as embrassé, avant d’allerauprès de ta mère, hier matin, je sais ce que tu pensais. Veux-tuque je te le répète? Tu pensais que ta mère allait te parler d’unprojet de mariage avec Charles, et tu en étais bien, bien contente.Ne nie pas. Je l’ai lu dans tes yeux au moment même, mais jen’avais pas tout à fait compris. Je comprends à présent. Tu avaisréfléchi à ce moment-là, pourtant?… Et puis je sais encore que tuas écrit à ton cousin, hier, et que vous vous êtes vus ce matin. Nerougis pas, mon amour, ne tremble pas. Si tu pouvais lire dans moncœur, tu n’y trouverais que le remords de n’avoir pas deviné letien… Mais ce cœur m’est transparent maintenant. La raison quit’empêche de vouloir épouser celui que tu aimes, cette raison queCharles a implorée de toi et que tu n’as pas voulu lui avouer, jela sais aussi. C’est nous, cette raison, c’est notre situation… Tut’es dit : « Si j’épouse Edgard Faucherot, je serai riche, et monpère travaillera moins… » Avoue que tu t’es dit cela? Tu es commeta mère. Tu t’inquiètes de me voir tant écrire. Mais c’est ma vie,à moi, d’écrire. Je suis un vieux cheval qui trottera jusqu’à lafin, et si je me reposais, je mourrais. Ce qu’il me faut, ce n’estpas de moins écrire, c’est de pouvoir me dire, assis à ma table : « Ma petite Moigne est heureuse… » Et quant à nosdettes… » Il épiait la physionomie de sa fille, en prononçant cesmots, pour lui terribles. Si Reine ne tressaillait pas, d’unsursaut de dénégation, c’est qu’ils avaient, en effet, des detteset qu’elle le savait. Elle tressaillit bien, mais de surprise, etsans oser répondre non; et le père continuait, imaginant, pourconvaincre son enfant, une de ces ruses qui ne seront certes pasinscrites là-haut, au livre des péchés : « Quant à nos dettes, jen’aurai même pas besoin de travailler davantage pour les régler… Onm’a demandé, ces temps derniers, d’acheter mes deux fermes deChevagnes… » Elles étaient, depuis des années, aussi fortementhypothéquées que le permettait leur valeur! «Je n’en aurai plusbesoin», continua-t-il, «à présent que j’aurai une campagne où meretirer quand je serai vieux, près de toi, là-bas, en Provence. Carc’est oui. Tu vas me dire oui, et que tu épouseras ton cousin…Voyons, si je te le fais demander par ta mère?… »

— «Ah!» gémit Reine, «jamais maman neconsentira à ce mariage. »

— « Mais si elle y consent, je te répète, sielle te le demande elle-même? Serait-ce oui alors, réponds ?»

— « Ce serait oui », dit la jeune fille, sibas que cet aveu de son sentiment pour son cousin et de sonrenoncement à l’immense sacrifice s’échappa moins comme une paroleque comme un soupir; et, passant ses bras au cou de son père, ellecacha son visage rougissant, mais de pudeur et de joie toutensemble cette fois, contre l’épaule de l’écrivain vieilli, — cetteépaule devenue un peu plus haute que l’autre, à cause desinnombrables séances devant la table de travail, la plume en main.Que cette étreinte ressemblait peu au froid baiser du matin, àcelui qui avait scellé le consentement de Reine au mariage avec lejeune Faucherot, alors que le père n’était pas loin de croire auplus triste calcul de vanité chez sa fille, et la fille au plustriste aveuglement chez son père, sinon au plus égoïsteabandon ! En ce moment, serrés contre le cœur l’un de l’autre,ils goûtaient cette communion absolue de deux âmes dans latendresse heureuse, — cette absolue fusion que l’amour, avec sesjalousies et les troubles de ses sensualités, connaît si rarement,si rarement même l’amitié, et qui est comme la sainte poésie de lavie de famille, la rançon de ses pénibles et bourgeois devoirs, deses déprimantes monotonies, de ses étroitesses et de sesmédiocrités. Une apparition facile à prévoir, — mais comment Reineet son père y eussent-ils pensé? — allait les arracher brusquementtous deux à l’ineffable douceur de cette parfaite entente, etréveiller, chez le père, une énergie et une présence d’esprit qu’iln’avait jamais eues auparavant, qu’il ne devait jamais avoirdepuis, pour son propre compte. Mme Le Prieux venait d’entrer dansla chambre. Hector connaissait trop toutes les expressions de cebeau et altier visage qu’il avait tant aimé, qu’il aimait tantencore, pour s’y tromper une seconde, surtout sachant que Mathildevenait de recevoir la visite de Crucé. Elle arrivait, irritéejusqu’à l’indignation. Que son mari eût osé ce qu’il avait osé,qu’il eût intercepté sa lettre à elle, une lettre convenue entreeux, pour en substituer une autre, écrite par lui et dans destermes exactement contraires, c’était une action si exorbitante,qu’elle pouvait à peine y croire! L’éclat de cette indignationétait comme suspendu par la stupeur. Déjà, elle n’attribuait pas laresponsabilité de cette audace à Hector. Le regard dont elleenveloppa aussitôt sa fille attestait que, dans sa pensée, elleconsidérait celle-ci comme la vraie coupable. Mais sa boucheimpérieuse n’eut pas même le temps de questionner ses deuxvictimes, si muettes jusqu’alors, si complètement dociles à ladictature de son égoïsme. Elle n’avait pas fait deux pas dans lachambre que Le Prieux s’était élancé, avec une exaltation qu’ellen’avait jamais connue sur cette physionomie d’ordinaire si placide,et il lui disait, d’une voix tout ensemble affectueuse etdominatrice, où elle sentit, avec une surprise encore accrue, uneautorité qui n’admettait pas la réplique :

— «J’allais te chercher, Mathilde, pourt’amener auprès de cette grande fille qui n’a pas eu confiance ennous, qui n’a pas voulu comprendre que nous ne désirons que sonbonheur, et que si nous lui avons parlé de ce projet de mariageavec le fils Faucherot, c’est que nous croyions que son cœur étaitlibre… Et elle vient de m’avouer qu’il ne l’est pas, qu’elle aimeson cousin Charles et qu’elle en est aimée!… Et cet autre grandenfant de Charles, qui n’avait pas osé venir nous parler, à toi età moi, et nous dire : « J’aime Reine ! » — A-t-on une idéed’une sottise pareille?… Si je n’avais pas vu Charles aujourd’hui,si je ne lui avais pas arraché cet aveu, à lui d’abord, à elleensuite, nous n’aurions rien su. Comprends-tu qu’elle nous auraitfait cela, à toi et à moi, à toi, sa mère, et à moi, son père, dese marier contre son cœur?… Allons, Reine, embrasse ta mère, etdemande-nous pardon, à tous deux, d’avoir douté de nous, quand noust’avons suppliée nous-mêmes, ce matin, de prendre quelques jours deplus pour réfléchir et nous répondre. Tu voyais bien que nousvoulions te laisser libre, que tu étais la maîtresse absolue de tonchoix… Est-ce vrai, pourtant, Mathilde ? »

— « Reine a toujours été libre», répondit lamère, littéralement suffoquée de ce qu’elle entendait, « et sivraiment elle aime son cousin, je ne comprends pas… »

— « Si elle l’aime ? », interrompit lepère qui ajouta, avec une fermeté singulière, les yeux fixés surles yeux de sa femme : « Oui. Elle l’aime et elle l’épousera…» Puis, comme il vit que Mathilde allait à son tour l’interrompre :« Heureusement, nous n’avons pas encore répondu à la cousineHuguenin… Car Reine ne sait pas qu’elle nous avait écrit pour noussonder. La pauvre bonne dame est une provinciale. Elle avait crudevoir prendre tant de précautions que nous n’aurions jamais devinéqu’elle nous écrivait d’accord avec son fils. N’est-ce pas,Mathilde? Nous avons cru qu’elle suivait une idée à elle… Ah! Quetu avais raison d’insister pour en parler à Reine et que j’ai étésot de t’en empêcher! Mais c’est réparé… »

A cette mention de la lettre de la mère deCharles, le déconcertement de Mme Le Prieux avait été tel qu’ellene trouva pas la force de répliquer. Hector savait l’existence decette lettre et sa dissimulation! Comment? Et il lui pardonnaitcette dissimulation! Il faisait plus. Il essayait d’empêcher queleur fille ne pût jamais la deviner! Et dans sa stupeur et saconfusion grandissante, Mme Le Prieux n’eut pas davantage de forcepour résister à la main de son mari qui l’attirait vers le lit deReine, et il continuait :

— «Et sais-tu pourquoi», disait-il, «cetteméchante fille nous cachait son sentiment ? C’est qu’ellecroyait de son devoir d’être riche, pour moi, pour m’éviter dessurcroîts de travail ? Et c’est ta faute, mon amie. Oui, c’estta faute. Tu lui as donné l’exemple. Pourquoi as-tu craint toi-mêmede me dire ce que tu lui as dit à elle, que nous avions un petitarriéré? Toi aussi, tu as eu peur que je n’aie quelques articles deplus à écrire… Avoue-le… Mais qu’est-ce que cela, à côté du chagrinde voir notre enfant malheureuse?… Je ne me le serais jamaispardonné… »

Pensait-il vraiment ce qu’il disait là, lepauvre manœuvre littéraire, ou bien était-ce un second mensongeplus généreux que le premier, pour achever de sauver aux yeux de safille, le prestige de la mère, tout en anéantissant l’objection laplus forte que celle-ci eût imaginée contre le mariage avecCharles? L’amour a de ces aveuglements. Il a aussi de cesdélicatesses dans la lucidité et de ces indulgences dans lacertitude. Quel que fût le motif auquel obéissait Hector, sesparoles supposaient un extrême atteint dans la générosité qui eûttouché aux larmes toute autre personne que Mathilde. Mais l’orgueilde cette femme était rendu plus implacable encore par l’étrangedépravation de conscience qui lui faisait croire qu’elle avaittoujours, en toute circonstance, travaillé pour le mieux del’intérêt de sa fille et de son mari. Ce qu’elle aperçut soudain, àtravers les discours de celui-ci, c’est que Reine avait manqué à laparole donnée. Comment la femme, habituée à voir dans l’écrivain leplus crédule des époux et le plus débonnaire, eût-elle deviné letravail d’induction et de diplomatie qui lui avait fait découvrirla vérité ? Sa révolte de mère contre ce qu’elle croyait êtrela trahison de son enfant eut cette ingénuité dans la violence quiest la seule excuse de ces âmes de proie. L’excès de leurpersonnalité serait trop inhumain, s’il n’était pas, jusqu’à uncertain point, naïf et irresponsable. Et puis la «belle Mme LePrieux» éprouvait une affreuse humiliation à se voir prise enflagrant délit d’imposture par un homme qu’elle avait toujoursconnu hypnotisé d’idolâtrie devant elle. Il y avait un soulagementà cette pénible impression dans l’attitude de hauteur indignéequ’elle avait le droit de prendre vis-à-vis d’une autre, maisdevant lui. Son instinct de féroce amour-propre s’empara aussitôtde cette revanche. A peine Hector avait-il cessé de parler qu’elleavait, elle, dégagé sa main, et s’écartant du lit de sa fille, elledisait :

— « Et moi, je ne pardonnerai jamais à Reinede t’avoir révélé ce que je voulais te cacher… Hé bien ! oui», continua-t-elle, « c’est vrai. Je voulais te cacher certainsembarras de notre situation. J’en avais bien le droit, mieux que ledroit, le devoir… C’est vrai que j’avais vu, que je vois encore»,et elle insista sur cette affirmation, «dans ce mariage avec EdgardFaucherot l’établissement le plus sage, le plus conforme à saposition et à la nôtre… Pourtant, si elle m’avait parlé comme ellet’a parlé », et la secrète jalousie qu’elle avait toujours eue dela préférence accordée par Reine à son père frémissait dans cesquelques mots, «je l’aurais laissée se décider d’après ce qu’ellecroit être son sentiment… Il n’était pas besoin pour cela de cetteduplicité… »

— « Maman ! » supplia Reine en joignantses mains.

— «Elle n’a pas mérité que tu lui parlesainsi», fit le père à son tour. «Elle ne m’a rien dit. C’est moiqui ai tout deviné… »

— « Elle s’est arrangée pour te laisser toutdeviner», reprit la mère, «et c’est pire… Je te répète que je nelui pardonnerai pas… D’ailleurs», conclut-elle avec une amertumeconcentrée, « tu es son père et le chef de la famille. Tu veuxqu’elle épouse son cousin. Elle l’épousera. Elle ira vivre enprovince, loin de Paris, petitement, bourgeoisement, au ban dumonde. C’est alors qu’elle sera vraiment malheureuse, et la seulechose que j’aie le droit d’exiger d’elle et de toi, c’est que l’onne vienne jamais se plaindre à moi de ce malheur… J’aurai tout faitpour l’empêcher… »

Elle se dirigea vers la porte, en jetant àsa fille et à son mari cette malédiction prononcée au nom de cestruggle for high life devenu pour elle une espèce dedogme, une religion. Elle ne tourna même pas la tête pour répondreà un second appel de Reine qui l’implorait de nouveau :

— «Maman, ne vous en allez pas ainsi…Laissez-moi vous expliquer… » Et quand Mme Le Prieux eut refermé laporte, la jeune fille se jeta dans les bras de son père engémissant : « Ah ! maman ne m’aime pas!… Elle ne m’aime pas!…»

— «Ne dis jamais cela, mon enfant», s’écriaLe Prieux avec un accent de véritable détresse, « ne le dis jamais,ne le pense jamais… C’est parce que ta mère t’aime beaucoup, aucontraire, qu’elle vient d’avoir au sujet de ton mariage cemouvement passionné… Il passera. Je la verrai tout à l’heure. Jelui expliquerai. Elle comprendra. Et si elle ne comprend pas tout àfait, tu dois te dire que c’est ta faute… Mais oui! Tu meressembles, ma pauvre Reine, tu ne sais pas te montrer. Tout ce queta mère a fait dans cette circonstance, comme toujours, elle l’afait pour ce qu’elle croit être notre bien, à toi et à moi. Elle aeu pour nous l’ambition qu’elle aurait voulu qu’on eût pour elle.On peut tout demander à quelqu’un, vois-tu, excepté de changer safaçon de sentir la vie. Elle était née une grande dame, et nousautres nous sommes, au fond, tout au fond, des paysans. Nous nesommes pas des gens d’ici. Elle ne peut pas savoir cela… Etsurtout, ne lui en veux jamais à cause de moi, comme je t’ai vuequelquefois tentée de le faire, mon enfant. Je t’ai dit la véritétout à l’heure. Quelques articles de plus ou de moins à écrire,qu’est-ce que cela me fait?… Je sais. Tu rêves toujours que jepublie des livres, que je me remette à composer des vers, un roman…C’est trop tard, trop tard. Je serais libre, j’aurais tout montemps à moi, que je ne pourrais plus… Je t’ai trop laissé voir quecela me rendait triste. C’est vrai. J’ai été souvent triste cesdernières années. J’ai eu l’air d’un homme qui a manqué sa vie. Tum’as trop cru, ma douce Reine, quand je proférais des plaintes quisignifiaient cela. Et tu as été tentée d’en reporter la faute à tamère. Ne dis pas non… Mais, regarde-moi.» Et, prenant les deuxmains de sa fille, il la força de le regarder, en effet, fixement,les prunelles dans les prunelles, et toutes les fiertés d’une âmegénéreuse, en qui s’exalte la conscience de ce qu’elle a voulu,éclairèrent soudain le visage de ce grand amoureux : «Tu peux melire jusqu’au fond du cœur, mon enfant. Je suis sincère avec toi,comme je le serais devant la mort. Non, je n’ai pas manqué ma vie.Quand, à vingt ans, j’ai souhaité d’être un poète, qu’est-ce quej’ai entendu par là? D’avoir de beaux rêves et de les réaliser. Hébien ! j’ai eu le plus beau des rêves, et je l’ai réalisé,puisque j’ai épousé la femme que j’aimais, qu’elle a été heureusepar moi, et que je t’ai, ma fille… Le bonheur de ta mère, voilàmon œuvre…  » Puis, comme s’il eût eu peur de sapropre émotion et des choses qu’il avait commencé de dire surlui-même, il hocha la tête, et, avec un sourire tremblant, ilajouta, sur un ton familier d’ironie professionnelle : « Pas toutemon œuvre.. Ce n’en est que le premier volume. Il y a le second :ton bonheur à toi… Aide-moi à donner le bon à imprimer… Et puisconnais-tu, dans toutes les littératures, beaucoup de livres quivaillent ces deux-là?…  »

 

Chapitre 9ÉPILOGUE

… Voici près de trois ans que ce secondvolume des Œuvres complètes d’Hector Le Prieux, — pourcontinuer l’innocente et technique plaisanterie du vieux tâcheronlittéraire, — a été publié sous la forme des bans de mariage deMademoiselle Reine-Marie-Thérèse Le Prieux avec MonsieurCharles-Photius Huguenin, et voici presque deux ans que lanaissance d’une petite-fille, baptisée sous l’invocation de sainteMathilde, est venue convier la mère de Reine à se réconcilier avecce joli ménage d’amoureux, installé là-bas au bord de la mercouleur de saphir, sous le ciel clair du Midi, parmi les olivierset les pins d’Alep, entre la pauvre Fanny Perrin, promue au rang degouvernante, et les parents Huguenin, dans le mas héréditaire, quedéfend du mistral un rideau noir d’antiques cyprès où frissonnentdes roses. Mais il faut croire, — et c’est l’excuse de «la belleMme Le Prieux», — que cette inintelligence de la sensibilitéd’autrui, dont son mari et sa fille ont tant souffert, constitueréellement, dans certaines natures, une infirmité rebelle à touteexpérience. Il faut croire aussi, — et c’est la condamnation de cebrillant et factice milieu parisien dont cette femme est la vivanteincarnation, — que cette existence, avec son éréthisme de vanité etson obsession du luxe du voisin, n’est pas seulement féconde enridicules. Elle finit par devenir un vice du cœur, qui se dessècheet se fane, comme fait le teint le plus éclatant au régimequotidien des dîners en ville et des sorties du soir. La preuve enest que la mère de Reine a tenu parole. Par une de ces anomalies deconscience que l’on doit constater, en renonçant à les expliquer,elle ne pardonne pas à sa fille un bonheur qu’elle continue deconsidérer comme la plus abominable ingratitude. Dans cette espècede campagne sociale, entreprise en vue de conquérir et de maintenirce qu’elle appelle toujours « une position de monde », elle pense àsa fille avec les sentiments que put éprouver Napoléon, lorsqu’ilvit les Saxons tourner sur le champ de bataille de Leipzig. Maiselle n’est pas plus que l’Empereur de ces volontés qui se rendent,et vous la verrez, si vous êtes vous-même esclave des mortellescorvées du Tout-Paris, continuer seule à en subir les moindresexigences, à en accomplir les moindres rites, sans but, maintenantque l’établissement de sa fille n’est plus en question, sansespérance, — pour l’honneur! Son nom figurait ce matin dans les«Mondanités» des divers moniteurs du snobisme, parmi les donatricesd’un mariage comme celui qu’elle aurait voulu faire faire à Reine :« Monsieur et Madame Hector Le Prieux, boîte en cristal etor…  » Il figurait hier, sous la même rubrique et à lamême place des mêmes journaux parmi ceux des convives d’un : «Très élégant dîner chez Madame de Bonnivet, dans son bel hôtelde la rue d’Artois. L’escalier de bois sculpté (une merveille), lesalon et la salle à manger (autre merveille) étaient garnis defleurs et de plantes vertes, les serviteurs poudrés en livrée à lafrançaise… » Vous l’avez retrouvé, ce même nom, avant-hier,toujours à la même place des mêmes gazettes, dans le compte rendud’un concert donné au bénéfice d’une œuvre à laquelle s’intéressel’excellente duchesse de Contay, et après la formule sacramentelle: « Reconnu dans l’assistance… » Et l’autre soir, sivous avez assisté à la première représentation, auThéâtre-Français, du drame en vers de René Vincy, de cet Hannibalsi passionnément discuté, vous avez vu Mme Le Prieux trônerelle-même dans la baignoire de droite, qui appartient, depuis desannées, au « service » du célèbre chroniqueur. Elle s’y tenait surle devant, avec la jeune comtesse de Bec-Crespin, et elle étaitplus attifée et plus sanglée, plus astiquée et plus ondulée,« plus «belle Mme Le Prieux» enfin, que jamais. Et si lehasard vous avait permis d’écouter les propos qu’échangeaient, dansune baignoire placée précisément en face, les Molan et les Fauriel,venus là aussi tenir leur rang parmi les «personnalités parisiennes», vous eussiez entendu ce monde de tousles artifices et de toutes les parades juger, par la bouche de deuxtrès jolies femmes et des deux madrés artistes, leurs maris,l’héroïque labeur de cette vétérane du bataillon sacré :

 

— « Elle est étonnante, Mme Le Prieux»,disait Laurence Fauriel, «je ne l’ai jamais vue plus belle que cesoir. Mme de Bec-Crespin a l’air d’être son aînée… Il y a tout demême des maris qui ont de la chance. Voilà ce Le Prieux, qui estcommun à pleurer, et raseur, et pas de talent!… Il épouse la Vénusde Milo, et c’est une honnête femme qui n’a jamais fait parlerd’elle… »

— « Et qui trouvera le moyen avec cela de lefaire arriver à l’Académie… » dit Marie Molan : «N’est-ce pas,Jacques?… »

— «Mais oui», répondit leromancier-dramaturge, « il m’a sondé l’autre jour, sur mesintentions à moi, avec des finasseries qui signifiaient qu’il ypense. C’est bien pour cela qu’il vient de donner cette pauvretéqui s’appelle ses Souvenirs. Il lui fallait au moins unvolume pour que le travail de son énergique épouse eût l’ombre del’ombre d’un prétexte. Elle est capable de lui racoler unequinzaine de voix, et c’est un paquet!… Quelle brave femme tout demême, et quelle pitié qu’elle soit handicapée de cettefaçon-là. »

— « C’est pourtant vrai, qu’elle esttoujours fichtrement belle », dit à son tour Fauriel, que sa tenuede gentleman habillé à Londres n’a pas pu guérir de l’argotd’atelier, — à moins que ce ne soit un genre destiné à plaire à sesclientes du grand monde. Et, avec son œil de peintre, il analysaitMme Le Prieux à travers la lorgnette : « Quelle forme de tête!Quelle attache du cou! Quelle ligne de l’arcade sourcilière! Commec’est construit!…

A soixante ans, à soixante-dix ans, si ellene s’empâte pas, elle sera magnifique encore… C’est dans le sang :sa fille était si jolie! Que devient-elle?… »

— «Elle est toujours mariéedans le Midi», reprit Laurence Fauriel, « avec le petit cousinque l’on voyait quelquefois chez eux, — un mariageabsurde et qui a fait beaucoup de chagrin à sa mère. — Un coup detête et que la petite sotte doit joliment regretter aujourd’hui.Elle a passé quelques jours à Paris, l’automne dernier. Je l’airencontrée. Elle est toujours jolie. Mais on voit bien que ce n’estplus Mme Le Prieux qui l’habille… »

— « Reine a passé quelques jours àParis ? Tu ne m’en avais rien dit?» s’écria Mme Molan. «Etelle n’est pas venue me voir! Ce n’est pas gentil!… »

— « Ni moi non plus », dit Mme Fauriel :« Oh ! ce n’est pas le cœur qui l’étouffe. Je ne suis passûre qu’elle aime seulement sa mère. Si elle l’aimait, est-cequ’elle ne se serait pas mariée ici, dans son monde ? Et unemère comme celle-là, qui a tant de mérite ! »

— «La fille en était sans doute envieuse»,conclut Jacques Molan, d’un ton indifférent et détaché. Cetécrivain de toutes les imitations, ce type accompli de «l’arriviste » et du « profiteur », que nous avons successivementconnu, dans ses romans et dans ses comédies, naturaliste, puispsychologue, préoccupé de mondanités, puis d’érotisme, puis dequestions sociales, paraît avoir définitivement adopté ce ton del’ironiste supérieur qui constate avec tranquillité l’infamie de lanature humaine. Il n’insista pas sur son observation, comme si elleétait d’ordre courant, puis, ayant de nouveau regardé dans labaignoire des Le Prieux : « La petite avait d’ailleurs de quitenir. — Suivons la pièce, mesdames, elle doit être bien en cemoment, car cette rosse de Le Prieux fait semblant d’être ailleurs,et de ne pas écouter.»

Et il est ailleurs, en effet, le mari de la«belle Mme Le Prieux», si équitablement qualifié de « rosse»par un des maîtres de l’école de l’observation, lui-même simagnanime, si délicat, si indulgent au talent des autres ! Ilest à des centaines de kilomètres de la baignoire où triomphe safemme et de celle où s’échangent ces propos entre ces deux tristesmercantis d’art et leurs épouses, — à des lieues et des lieues dela scène où des acteurs sans âme détaillent, devant ce publicblasé, les vers savamment fabriqués du plus fameux d’entre lescharpentiers poétiques d’aujourd’hui. Le chroniqueur dramatique estassis en pensée dans le petit salon du mas, à regarder le sourirede Reine qui lui arrive à travers l’espace, si doux, si tendre, unpeu mélancolique à cause de leur séparation, mais sireconnaissant ! Cette vision suffit pour qu’une inexprimablefélicité circule dans les veines du vieux journaliste, d’autantplus qu’il a constaté tout à l’heure, à l’entrée de sa femme dansla salle de spectacle, qu’elle obtient encore un de ces succès debeauté dont elle reste si avide. Les yeux mi-clos, il oublie leschroniques innombrables qu’il a encore fallu multiplier pour payerles dettes, — et il reste dix-huit mille francs à régler! — Iloublie la volée de malveillants articles par lesquels a étéaccueilli son modeste volume de Souvenirs. Il oublie lefauteuil sous la coupole et la supputation des voix académiques àlaquelle Mathilde s’est livrée de nouveau dans la voiture qui lesamenait au théâtre. Il oublie les lassitudes devant la page inutileet la nostalgie inguérissable de l’art trahi. Il oublie tout, poursavourer la profonde volupté de sentir heureuses, chacune à samanière, les deux seules créatures qu’il ait jamais aimées, et deles sentir heureuses par lui. Non, il n’a pas manqué sa vie. Il aeu raison de dire à sa fille qu’il a réalisé son Idéal. Il est venuà Paris, comme il le disait, pour être un poète. Et qui donc en estun, s’il ne l’est pas?

 

Décembre 1899 — Février 1900.

 

Partie 3
CŒURS D’ENFANTS

LE TALISMAN

L’histoire que l’on va lire me fut racontéepar l’un des artistes célèbres de notre époque, l’un des plusennemis aussi de toute réclame, de tout étalage personnel, de touteconfidence intime. Je ne répéterai pas son nom, ne voulant pas luidemander la permission, qu’il me refuserait sans aucun doute, deredire cette anecdote, quoiqu’elle appartienne à sa plus lointainejeunesse. Je tairai aussi la nature de son talent. Est-il sculpteurou peintre, musicien ou architecte, poète ou dramaturge ? Lesilence absolu que je garderai sur ce point me semble autoriser unrécit qui porte avec lui un enseignement d’un ordre bien humain,car il intéresse la psychologie de l’enfance, par suite, del’éducation. Je me rappelle que ce fut là mon motif pour transcrireaussitôt cette confidence, par endroits puérile, par d’autres unpeu minutieuse, d’un homme qui d’habitude, ne se confesse guère. Jecrus y voir une preuve, saisissante, de ces deux vérités, égalementméconnues : l’une, que les mauvaises passions de l’âge mûr sontdéjà en germe et toutes prêtes à s’éveiller dans l’innocence del’enfant, l’autre, que la plus sûre guérison de ces vices précocesest dans la magnanimité de l’éducateur âgé… J’ajouterai, poursituer ce récit dans son cadre exact, que l’artiste qui nous lefit, venait d’obtenir un de ses plus éclatants succès. A cetteoccasion, un des compagnons de ses années de début l’avaitbassement diffamé dans un journal. Il nous avait parlé le premierde cet article. Puis la causerie s’était prolongée sur l’envie, surcette hideuse passion, qui est la tare professionnelle des amantsde la gloire. Nous nous défendions tous, plus ou moins sincèrement,de l’avoir jamais éprouvée, quand, à notre grand étonnement, notrecamarade, que nous savions si généreux dans sa renommée, sienthousiaste du talent de ses rivaux, si étranger aux mesquineriesdes rivalités de boutiques, nous interrompit pour nous dire : «Hébien! moi, j’étais né envieux, il faut que je vous l’avoue. C’estmême ce qui me rend indulgent pour des malheureux comme ***, » — etil nomma son diffamateur. « Lorsque je lis un morceau de cegenre, et que je suis sur le point de m’indigner, je me souviensd’avoir, moi-même, commis, par envie, une abominable action, et sije n’avais pas rencontré alors, pour m’en faire honte, un de cesJustes dont l’image vous suit toute la vie, — qui sait ? cehideux instinct de haine contre le bonheur d’autrui aurait, sansdoute, grandi en moi… Je ne me ferai pas meilleur que je ne suis.Je le retrouve encore dans les arrière-fonds de mon cœur, à devilaines minutes. Alors je rentre chez moi et je vais regarder untalisman que ce Juste m’a laissé… Le voici», ajouta-t-il en avisantsur son bureau une statuette de bronze, simplement posée sur despapiers. « C’est un Hermès, comme vous voyez, de ceux qu’on appelledes psychagogues, ou conducteurs d’âmes. Son geste et soncaducée l’indiquent. Vous verrez que pour moi, il est bien nomméainsi. Ce doit être une reproduction romaine d’une assez bellechose grecque… Depuis trente-neuf ans, ce bibelot ne m’a jamaisquitté, et j’en ai cinquante. Ce qui vous prouve que lascélératesse dont j’ai là l’inoubliable témoin remonte à ma onzièmeannée… » Nous nous récriâmes sur ce chiffre qui contrastait tropfortement avec la sévérité des termes employés par notre camarade.Il nous répondit par une confession que je transcris textuellement,je le répète, sans y rien changer, sinon deux ou trois détails quidésigneraient trop clairement le lieu et le héros de cette tragédieenfantine. Et que celui-ci pardonne cette indiscrétion à sonauditeur et ami!…

 

I

 

… Comme je vous le disais tout à l’heure,les souvenirs qu’évoque pour moi ce petit bronze se rattachent à malointaine enfance, et par conséquent aux toutes premières annéesqui suivirent l’avènement de l’Empire. J’habitais alors une petiteville du centre de la France, qui s’était signalée par sa ferveurrépublicaine en 1848. Elle se signalait en 1855 par sa ferveurbonapartiste, à la plus grande indignation de quelques personnesdont était l’oncle chargé de mon éducation. Ce frère de ma mèreenseignait les mathématiques à la Faculté de la ville. Il n’étaitpas marié, et mes parents, installés à la campagne, m’avaientconfié à lui, sous le prétexte avoué qu’il surveillât mes études,avec le secret désir, en réalité, qu’il m’instituât plus tard sonhéritier. Ce digne homme, qui n’aurait, comme on dit, pas fait dumal à une mouche, était un Jacobin passionné chez qui la révolutionde février avait excité une véritable folie d’espérance, et puis,le coup d’Etat du 2 décembre — cette salubre entreprise de voiriedont nous rêvons tous, — l’avait frappé comme un malheur personnel.Je souris, quand je me rappelle les étonnantes causeries auxquellesj’assistais, tout bambin, entre ce cher oncle et ses amis, debraves professeurs comme lui, pour la plupart, et qui, presque touschargés de famille, ou simplement épris de leur métier, avaient dûprêter serment au nouveau régime et jurer fidélité au tyran! Ils sevengeaient de cette inoffensive formalité, en traitant,classiquement, de Tibère et de Néron, le débonnaire César quirêvait alors aux Tuileries. Ils célébraient pêle-mêle comme desprophètes tous les dangereux ou grotesques utopistes du socialismerévolutionnaire : — les Fourier, les Saint-Simon, les Proudhon, lesLouis Blanc. Ces hommes d’études, ces fonctionnaires, ces bourgeoisdéploraient que le gouvernement de février eût manqué de l’énergieTerroriste, — le tout entre deux placides corrections de devoirs,s’ils enseignaient au lycée, entre deux examens de baccalauréat, sic’était à la Faculté. A cette époque-là, mon imagination d’enfant,nourrie du De Viris, me faisait trouver ces propossublimes et ces caractères grandioses. Leur comique attendrissantm’amuse à distance; et je revois, l’un après l’autre : — l’agrégéd’histoire, M. André, dit le Barbare, à cause de la thèse qu’ilpréparait sur Théodora; — son homonyme M. André, le physicien, ditAndré phi, pour le distinguer de l’autre ; — M.Martin, l’helléniste irrévérencieusement surnommé le Badaud. — Jerevois surtout l’alter ego de mon vieil oncle, le docteurLéon Pacotte, le professeur d’accouchement à la Faculté de médecine— celui de qui me vient ce talisman contre l’envie, ce petit HermèsSauveur.

Ce docteur, très âgé à cette date (il avaitdéjà soixante-dix ans), me reste dans la mémoire comme uneapparition fantastique, tant il était long et mince, avec un visageaiguisé en lame de couteau, qu’un nez infini, chevauché par desbésicles rondes, eût rendu caricatural, sans le regard des yeux,très noirs, sur une face très pâle, presque exsangue. Une tellevolonté en émanait, une telle intelligence aussi, et une tellebonté, que la seule rencontre de ces prunelles brillantes figeaitsur mes lèvres mon rire moqueur de gamin. Son teint décoloré, sesépaules étroites et pointues, la maigreur fluette de son tronc etde ses membres, dénonçaient, chez ce septuagénaire, un tempéramentdébile, préservé par un miracle de régime. Il se vantait volontiersde l’un et de l’autre. Que de fois je l’ai entendu qui disait : — «Dupuytren, mon maître, m’a condamné comme phtisique, quand il m’apris comme son interne, à vingt et un ans. Je l’ai enterré en 1835…Broussais, le grand Broussais, a confirmé ce diagnostic. Je l’aienterré en 1838… C’était aussi l’avis d’Orfila. Je l’ai enterré en1853… »

Et il riait d’un rire silencieux, le rireironique d’un vieux praticien qui triomphe des supériorités de sapropre méthode. Comment cet homme excellent conciliait-il satendresse de cœur, ses qualités de chaud dévouement, d’amitiéfidèle, avec cette étrange et macabre joie de survivre? Résolve quipourra ce problème. Moi, je sens encore, après des années, le petitfrisson que j’éprouvais, lorsque sa grande main d’accoucheur seposait sur ma tête tondue d’écolier. De ses doigts osseuxs’exhalait cette senteur chirurgicale qu’aucun savonnage ne dissipejamais entièrement : ce relent d’hôpital où se mélangent des odeursd’iode et de vin aromatique, de phénol et de chloroforme, et savieille expérience commençait d’endoctriner ma jeuneétourderie.

— «Tu ressembles à ton grand-père… »disait-il. « Je l’ai beaucoup connu. Il était taillé pourvivre cent ans. Il n’a jamais voulu m’écouter… Je lui répétais :l’estomac est la place d’armes du corps. Mangez à des heuresrégulières. Ne lisez pas après avoir mangé. Faites de l’exercice…Il se moquait de moi. Je l’ai enterré en 1847. Prends exemple…Regarde-moi. Je n’ai qu’un poumon, j’ai été considéré comme perdu,et j’étais perdu. Je vis, parce que je l’ai voulu et que j’airaisonné… J’ai mesuré la capacité de mon thorax, et voilàcinquante-cinq ans, tu m’écoutes, que je prends, à chaque repas,juste le poids d’aliments qu’il faut pour que la digestion ne fassepas travailler mes muscles avec excès… Et ainsi de suite…»

Et c’était vrai que cette étonnanterégularité d’habitudes faisait de lui une figure de la pluspittoresque originalité. Je revois la salle à manger ensoleillée,où nous allions, mon oncle et moi, le surprendre, après sondéjeuner ou son dîner. Sur le dressoir étaient rangées sept petitesfioles, bouchées à l’émeri, où il renfermait, chaque lundi, levieux Bordeaux, exactement dosé, jour par jour, qui devait suffireà sa consommation de la semaine. Je le revois lui-même, croisantses interminables jambes, et, sous le bas de son pantalon relevé,les renflements du cuir épais des grosses bottes, qu’il ne quittaitjamais, par crainte de l’humidité. En hiver il portait, par-dessus,des socques dont les semelles de bois claquaient sur les marches enpierre de notre escalier, quand il venait nous rendre visite.J’entends, après des années, ce pas automatique du vieux médecin.Je revois sa longue redingote marron, à col de velours, dont laforme et la couleur n’ont pas varié durant toute mon enfance, sonéternelle cravate blanche, roulée deux fois autour de son long cou,et que dépassaient les deux coins arrondis de son col de chemise,son chapeau de haute forme en drap mat, avec de larges ailes, etles mitaines tricotées qu’il portait sur ses gants de peau. Et jerevois surtout le salon où, le dimanche, dans l’après-midi, setenait un véritable club de libres penseurs et de Jacobins,constitué par mon oncle, par les professeurs ennemis de l’Empire etpar quelques avocats, propriétaires ou rentiers, qui partageaientle radicalisme du maître du logis. Par quel mystère encore, cejudicieux hygiéniste, tout observation et tout réalisme,professait-il, en politique, les doctrines les plus contraires àl’expérience ? J’ai constaté tant de fois ce phénomène chezd’autres médecins que je ne devrais plus m’en étonner, et je m’enétonne toujours. Cette anomalie était d’autant plus frappante chezle docteur Pacotte que cet irréconciliable haïsseur des rois et desprêtres, cet admirateur forcené des énergumènes de la Convention etqui parlait de Danton, de Saint-Just et de Robespierre, cetriumvirat de sanguinaires brigands, avec idolâtrie, était, en mêmetemps, un passionné de la vieille France, un amateur et uncollectionneur infatigable de tous les précieux débris des ancienstemps épars de notre province. Son salon regorgeait de trésorsqu’il a légués à la ville, et qui font du musée de cette pauvrecité de province, un des plus riches de notre pays. C’est là quemes yeux d’adolescent se sont pour la première fois caressés auxvives et chaudes couleurs des émaux de Limoges. Le docteur en avaitquinze plaques, représentant les scènes de la Passion, toutes de lameilleure époque, celle du maître-autel de Grandmont, avec cesbeaux fonds couleur de lapis, ces draperies d’un suave vert d’eau,ce rouge-brun des chevelures et des barbes encadrant le rose tendredes visages. Où avait-il découvert ce trésor? Nul ne l’a su. Où cesmagnifiques cathèdres d’églises, sculptées par quelque génialartiste bourguignon du quinzième siècle ? Où les panneaux debois peint que la piété de quelque seigneur du temps de CharlesVIII avait dû rapporter d’Italie ? Où cette tapisserie, quiavait peut-être décoré la tente d’un des suivants duTéméraire ? Il était secret sur ses achats, comme un véritableamoureux sur ses bonnes fortunes. Avec cela, des recherches sur uncamp de César, situé dans notre voisinage, l’avaient amené às’intéresser aux choses romaines, et une vitrine montrait quantitéde menus objets en bronze, verdis par le temps, des bijoux d’or,friables et comme pâlis par l’usure, des poteries décolorées, desbagues, sur la pierre desquelles se voyaient des combats gravés,des têtes de statuettes en terre cuite, enfin un pêle-mêle debibelots, tous curieux, quelques-uns extrêmement rares, parmilesquels a figuré un jour cet Hermès, — vous allez savoir dansquelles circonstances, et aussi pourquoi il n’y est pasresté.

 

II

 

C’est dans ce salon familier, et par uneaprès-midi d’un magnifique dimanche du mois d’octobre, que jerencontrai pour la première fois l’être qui devait m’inspirer danstoute son injuste frénésie cette passion d’envie, plus monstrueuseencore, semble-t-il, chez un enfant. Elle s’explique, elle s’excusepresque, dans un malheureux qui vieillit et qui se venge deshumiliations du sort en outrageant la félicité des autres. Mais unenfant?… Hé bien! Je crois, par ma propre expérience, qu’un enfantpeut être envieux d’un autre enfant, comme un homme fait estenvieux d’un homme fait, avec la même sauvage crispation de colèredevant des supériorités qu’il n’a pas. Vous en jugerez… Ce radieuxdimanche d’octobre où je commençai d’être possédé par ce mauvaissentiment, j’en ai encore dans les yeux le coloris automnal. J’engarde une vision, toute bleue et fauve, à cause de l’azur profonddu ciel sur lequel se détachaient, en masses chaudement rousses,les feuillages, déjà fanés mais encore intacts, des marronniers dela promenade.

Mon oncle m’avait amené chez le docteurPacotte suivant son habitude. Je savais qu’il s’y passerait, cetteaprès-midi là, un événement que ces messieurs considéraient commesolennel : la présentation, dans ce milieu, d’un personnage, dont,même aujourd’hui, le nom ne vous est sans doute pas tout à faitinconnu, un M. Montescot, qui a écrit deux ou trois recueilsd’articles solidement documentés sur l’instruction publique sousl’ancien régime. A cette époque, cet homme jouissait d’une espècede gloire, dans le petit monde universitaire où je grandissais. Ilavait, lors du coup d’Etat, démissionné d’une manièreretentissante, et quitté la chaire de philosophie qu’il occupait,tout jeune, à Paris, au lycée Louis-le-Grand, sur un discours deprotestation débité à ses élèves. Cette algarade lui aurait méritéla prison, si le gouvernement impérial avait été la tyrannie quemon oncle et ses amis flétrissaient hebdomadairement parmi lesbibelots du médecin radical. Au lieu de cela, on s’était contentéde le révoquer. Montescot était originaire de notre ville. Il ygardait quelques parents éloignés, du même nom que lui. Il étaitdonc très naturel qu’il s’y retirât. Mais pour les maniaques depersécution qu’étaient les habitués du salon Pacotte, cette arrivéedu philosophe démissionnaire était devenue aussitôt une ténébreusemachination des oppresseurs de la nation :

— «Ils l’ont empêché de gagner sa vie àParis,» avait dit solennellement M. André, le Barbare : «  Ah!les brigands!» Puis il avait ajouté, d’un ton de mystère : «Heureusement Tacite est déjà né dans l’Empire… » Cette citation,qui passait sans cesse à travers les discours du bonhomme,signifiait que le professeur d’histoire préparait un essai sur lesdouze Césars, rempli des plus cruelles allusions au présentrégime.

— « Ils ont eu peur de son éloquence, »avait répondu André phi, ancien camarade de Montescot àl’Ecole Normale. Cette confraternité avec le martyr lui donnait uneimportance : « Si vous l’aviez entendu parler!… A l’Ecole,nous n’étions pas suspects, nous autres scientifiques, d’indulgencepour les littérateurs, et en particulier pour les philosophes. Nousles appelions volontiers des bavards. Mais celui-là!… Ah!celui-là!… » et, cherchant un terme de comparaison, le physicienqui, dans toute l’histoire ne connaissait que la Révolution, avaitajouté, croyant décerner une couronne à son ami : «  C’est unVergniaud… »

— « Ils seront punis, » avaitinterrompu mon oncle, chez lequel les convictions républicaines, unspiritualisme exalté, et de constantes études astronomiques sefondaient dans la conception, étonnamment fantaisiste, d’unemigration des âmes à travers les astres. Chacun habiterait desétoiles inférieures ou supérieures, selon ses vertus, et,consciencieusement, le doux savant peuplait de vertueux Jacobinsles  plaines de Jupiter, où règne unéternel printemps, et d’infâmes réactionnaires les régions,torrides ou glacées, de Vénus, qui n’a pas de zonetempérée. « Oui, » avait-il continué, « ils seront punis dans cetteplanète ou dans une autre, et Montescot sera récompensé… L’Absolune peut pas ne pas avoir raison… »

— « En attendant,» avait conclu ledocteur Pacotte, qui, s’il était bon républicain, était encoremeilleur matérialiste, «comme nous ne sommes ni dansJupiter ni dans Saturne, et que l’Absolu nes’occuperait pas à nourrir Montescot, je vais, dès demain, luichercher des leçons dans ma clientèle… Est-il marié, votreami ? » Et, sur la réponse négative de M. André phi,«alors nous lui rendrons sa vie ici très facile, en dépit dupréfet, du recteur et de la police… Vous me l’amenez aussitôtarrivé, n’est-ce pas, André?… S’ils ont cru le réduire par lapersécution, ils vont rire jaune… »

Après de tels discours, ai-je besoind’expliquer quelle place avait prise aussitôt, dans mes rêvesd’enfant, ce Caton moderne, ce Thraséas contemporain, ce Sénèque deLouis-le-Grand, pourchassé par ces tortionnaires mystérieux que jeme figurais présidés par le bourreau en chef, ce pauvre NapoléonIII, dont la bénigne physionomie, contemplée sur les pièces demonnaie, me déroutait certes un peu, tout enfant que jefusse ! Mais j’avais, pour mon oncle et pour ses amis, unrespect follement crédule, plus fort que les évidences. Et puis, siétrange qu’une telle aberration puisse paraître, ces braves gensétaient de bonne foi, en se croyant écrasés par un régime qui leurlaissait cette liberté d’opinion et de parole! Comme la bonne foides grandes personnes agit de la façon la plus contagieuse sur lesadolescents, quand l’arrivée du proscrit Montescot fut annoncéepour le prochain dimanche, je passai ma semaine dans une véritablefièvre d’attente imaginative. Il faut croire que c’était là untrait profond de ma nature, car je l’ai ressentie, cette fièvre,aussi ardente, aussi impatiente presque, chaque fois que j’ai dû,plus tard, connaître quelqu’un dont j’admirais le talent, et,presque chaque fois, j’ai ressenti la soudaine déception quem’infligea l’entrée chez le docteur Pacotte du personnage au frontduquel j’avais vu distinctement une auréole de martyr.

M. Montescot était un homme de trente-cinqans, qui en paraissait quarante-cinq, avec un pauvre visage pensifet chétif, où se lisait la détresse d’une santé délabrée. Il étaitpetit, avec les épaules voûtées, déjà chauve; et, quand ilsouriait, un grand trou noir s’ouvrait dans sa bouche, à laquellemanquaient presque toutes les dents du haut. Une invincibletimidité donnait à ses moindres gestes une gaucherie, qu’augmentaitencore une myopie très accusée. Il portait un lorgnon toujoursinstable sur son nez trop court. J’ai su depuis qu’un peu de sangrusse courait dans ses veines, et il avait en effet ce type devisage à demi asiatique, large et comme aplati, qui se retrouvechez tant de Slaves. Mais le physicien, qui lui servaitd’introducteur après lui avoir servi d’annonciateur, n’avait pasmenti : cette physionomie quasi minable se transfigurait quand cethomme parlait. La nature, si capricieuse dans la répartition de sespuissances, lui avait donné un organe de grand orateur, une de cesvoix enchanteresses, qui sont une musique pour l’oreille, et dontla séduction persuasive est irrésistible. C’était la supérioritéabsolue de cet homme incomplet. Ce devait être aussi la raison deson inefficacité. Il aura passé les longues années de son exil enprovince, qui auraient pu être fécondes, à causer, au lieud’écrire, à s’épancher en d’interminables discours, chez mon oncle,chez le docteur Pacotte, partout où son auditoire vibrait d’accord,au lieu de se préparer, par de fortes études, au retour tropcertain de son parti aux affaires. Mais, encore un coup, c’est plustard que la personnalité de Montescot s’est dessinée ainsi dans mapensée. Sur le moment je n’eus qu’une impression confuse dedésappointement, aussitôt dominée et chassée par une autre,d’étonnement, d’intérêt et de curiosité : le nouveau venu amenaitpar la main un petit garçon, qui devait avoir exactement mon âge,et dont l’existence n’avait jamais été mentionnée, dans les proposéchangés autour de moi ces jours derniers.

— « Je me suis permis de prendre avecmoi mon pupille, » dit-il simplement à M. Pacotte, « pourne pas le laisser seul à la maison… »

— « Et vous avez bien fait, » réponditle docteur, « il aura un petit camarade. Comments’appelle-t-il?»

— «Je m’appelle Octave,» dit le petit garçonlui-même.

— « Hé bien, Octave,» reprit notre hôteen mettant le bras de l’étranger sur mon bras, «voici un petitgarçon avec qui vous ferez une paire d’amis. Allez jouer dans lejardin… »

 

III

 

Quelle relation de parenté unissait lecharmant enfant avec lequel je descendis aussitôt vers le grandjardin du docteur, et le professeur démissionnaire qui l’avaitprésenté comme son pupille ? Des détails me reviennentaujourd’hui, qui me portent à croire que ce soi-disant parrainagecachait une paternité réelle. Quoique Octave fût aussi élégant etsouple que M. Montescot était gauche et maladroit, il y avait entreeux des ressemblances évidentes : la couleur des yeux, que l’un etl’autre avaient bleus, d’un bleu tout pâle, presque gris; celle descheveux, d’un blond tirant sur le roux; la forme un peu aplatie duvisage; et la voix surtout, une similitude, presque une identitéd’intonation. Seulement, si le petit Octave était, comme je lepense, le fils du philosophe, c’était un fils de l’amour, et, unefois de plus, la passion avait fait ce miracle d’une héréditétransfigurée. Toute la grâce de la mère avait dû passer dansl’enfant. Quelle mère ? Comment cet homme supérieur, mais sipeu séduisant, avait-il rencontré une maîtresse, capable de luidonner un fils de cette beauté ? Qu’était-elle devenue etpourquoi ce Kantien ne l’avait-il pas épousée ? Autantd’énigmes dont je n’ai jamais eu le mot. Il est probable que lamort de cette femme avait coïncidé avec ce retour en province,complaisamment attribué par mon oncle et ses amis à la tyrannieimpériale. Je dois rendre justice à ces braves gens, chez qui lefanatisme politique était une forme de la naïveté : s’ilssoupçonnèrent que M. Montescot ne leur disait pas la vérité, enprésentant son pupille comme un orphelin, lié à lui par unelointaine parenté, ils ne se permirent jamais d’en parler, mêmeentre eux. Oui. Que c’étaient de braves gens, et comme, en mesouvenant d’eux, je comprends quelle forte et solide France nousferait encore cette vieille bourgeoisie provinciale, si, depuiscent ans, l’erreur révolutionnaire n’avait pas faussé la mise enœuvre de tant de vertus !

Mais j’en reviens à cette après-midid’octobre, et au jardin du docteur. C’était une espèce de parc, àdemi sauvage et clos de murs. Il avait appartenu autrefois, ainsique la maison, à un couvent de Capucins, supprimé vers la fin dusiècle dernier. Le vieux médecin gardait ce terrain, comme ilfaisait tout, par hygiène, à cause de l’exposition au soleil, etdes beaux grands arbres, dont les feuillages fanés étalaient, cedimanche-là, une féerie de pourpre et d’or. J’étais assez leste àcette époque, et passablement fier de cette agilité. Au moment oùnous arrivâmes. Octave et moi, au perron, j’eus un petit mouvementd’ostentation vaniteuse, et je lui dis : « Voulez-vous voircombien de marches je saute?… » Puis, j’en descendis trois ouquatre, et je franchis d’un bond celles qui restaient. Je meretournai vers mon nouveau camarade, demeuré sur le haut du perron.Je m’attendais de sa part à quelque phrase d’étonnement; car jen’avais pas hasardé ce saut sans un léger frisson de peur, et je meconsidérais comme très brave de l’avoir osé. Octave cependant netraduisit son admiration par aucun mot, par aucun geste, mais je levis avec stupeur, les pieds joints, les bras en avant, dans laclassique attitude que le maître de gymnase nous recommandait,prendre son élan, fléchir deux fois sur les jambes, et, à latroisième, franchir toutes les marches de cet escalier. Il n’avaitpas, comme moi, diminué la distance en descendant les trois ouquatre degrés du haut. Quand il eut accompli ce tour de force, quien était vraiment un pour un enfant de son âge et de sa taille, sonorgueil se manifesta simplement par un regard. J’y répondis parl’irrésistible cri de tous les amours-propres froissés : «J’enferai bien autant… » Je remontai en haut du perron. Ah! Que la filedes marches me paraissait longue! Mais je rencontrai derechef leregard de mon compagnon, et je m’élançai à mon tour… Fut-ce lamaladresse, produite par la crainte de l’insuccès? Ou bien, la tropgrande distance dépassait-elle réellement mes forces de sauteur?Toujours est-il que mes pieds portèrent à faux sur les derniersdegrés. Au lieu de retomber d’aplomb, j’allai rouler sur le gravierde l’allée, les genoux ensanglantés, mon pantalon déchiré, l’épaulemeurtrie, enfin une de ces chutes à se casser les deux jambes, etdont les enfants se relèvent, comme les ivrognes, contusionnés,mais intacts. Octave était auprès de moi, pâle de terreur. Sa voixtremblait pour me demander :

— «Vous ne vous êtes pas fait mal?…»

— « Pas du tout, » répondis-je, en meredressant, et, pour démontrer la véracité de ce mensonge héroïque,je me mis à courir dans le jardin, quoique mes membres fussentcruellement endoloris… Mais l’humiliation avait été trop forte, etun frémissement de véritable haine palpitait en moi contre monjeune compagnon, de qui la gentille nature se montra cependant, ausilence qu’il garda sur le caractère de ma chute, lorsque nousrevînmes au salon après avoir joué dans le jardin, et que je dis,pour expliquer mes écorchures et l’état de mes vêtements:

— «J’ai fait un faux pas sur l’escalier…»

— « Comment trouves-tu ton nouveaucamarade?» me demanda mon oncle, quand nous fûmes restés seuls,lui, le docteur Pacotte et moi, après le départ de tous lesvisiteurs. C’était encore là une des coutumes du dimanche. Les deuxvieux garçons, le mathématicien et le médecin, dînaient, ou, pourprendre l’expression du pays, soupaient en tête-à-tête, à cinqheures et demie, et ils m’asseyaient à table entre eux, comme unpetit animal apprivoisé, de la présence duquel ils ne se doutaientmême plus. Quelles causeries j’ai entendues ainsi entre ces deuxhommes qui vivaient uniquement pour les idées, — admirables quandils ne parlaient pas politique ! Je n’étais pas d’âge àcomprendre leur supériorité. Je la sentais, je la respirais, commeune atmosphère, et ce fut le meilleur, le plus efficace desenseignements. Quand un de mes deux grands amis m’adressait laparole, je répondais d’ordinaire en pleine confiance, avec cetteentière ouverture du cœur, si naturelle à un enfant bien traité. Ilfaut croire que le mauvais germe d’antipathie, déposé dans mon cœurd’écolier par cette première mésaventure avec le pupille de M.Montescot, y remuait déjà, et aussi que je m’en rendais vaguementcompte, car j’éprouvai pour la première fois un instinctif embarrasà dire ce que je pensais. Je balbutiai une phrase évasive, où jecritiquais Octave, tandis que la chaleur me montait aux joues, etil me sembla, — était-ce une illusion? — que le regard du médecin,cet étrange regard du diagnostiqueur, si aigu, si réfléchi, seposait sur moi avec une pénétration qui me gêna… Ce ne fut qu’unéclair, et tout de suite, à la nouvelle interpellation de mon oncle:

— «Tu seras gentil avec lui au collège, tume le promets?… »

— « Oh ! Oui ! »répliquai-je, avec une vivacité soudaine et sincère. Qu’elles sontcomplexes et contradictoires, ces sensibilités d’enfant, que lepréjugé croit si simples! J’éprouvais un besoin, presque physique,de ne plus voir, dans les prunelles du docteur Pacotte, cetteexpression que je n’aurais su définir. C’était comme s’il eût lu enmoi distinctement quelque chose de honteux que je n’y lisais pasmoi-même.

IV

Si j’ai insisté sur ce premier épisode de marencontre avec Octave, c’est qu’il enferme le type complet de soncaractère et du mien, à cette date de notre existence. Le petitdrame qui s’était joué entre nous, sur ces dix marches du perron,était comme l’image, toute puérile, — mais nous avions vingt-quatreans à nous deux, — des rapports de rivalité qui s’établirentaussitôt entre nous. Se développe-t-il, chez les enfants qui sesentent dans une situation exceptionnelle et qui ont de l’orgueil,des énergies exceptionnelles aussi? Je l’ai souvent pensé, àconstater les efforts dont certains adolescents très pauvres sontcapables. Chez aucun, cette tension de tout l’être vers la primauténe m’est apparue plus forte, plus constante que chez celui-là.Octave était un enfant d’une intelligence assez ordinaire et devigueur moyenne. Mais il avait, dès cet âge si tendre, unepuissance d’appliquer sa volonté à l’action présente et une espèced’obstination froide, qui devaient l’emporter sur touteconcurrence, dans l’ordre des études comme dans l’ordre des jeux.C’était, dès cette époque, une créature faite, au lieu quenos autres camarades et moi-même nous étions encore des ébauchesd’individus. Je ne sais pas ce qu’il serait devenu, s’il avaitvécu. Cette hypothèse d’ailleurs est-elle discutable? Il ne pouvaitpas vivre. Toute maturité est une fin, et Octave était, dès laonzième année, une âme mûrie. Nous nous en rendîmes compte, dès sonentrée dans notre classe, et aux premières réponses qu’il fit aumaître. Certes ses connaissances en grec et en latin ne dépassaientguère les nôtres, mais elles avaient dans  sonesprit et dans sa parole une netteté, une précision, et, pour toutdire, une certitude qui le mirent aussitôt à part. Il en fut demême dès la première composition. On nous avait donné à traduire,du latin en français, une page de Tite-Live, assez difficile pourdes écoliers de cinquième. J’avais obtenu l’année précédente leprix de version latine, et je considérais la première place danscette partie comme une espèce de droit acquis. Je me souviens.Quand nous sortîmes du lycée, après avoir composé, un mardi matin,je demandai à Octave de me laisser lire son travail afin de lecomparer au mien. Il me tendit un cahier de brouillons, dont leseul aspect révélait cette virilité précoce du petit garçon.L’écriture en était si ferme, si claire, si achevée !L’absence de ratures attestait une capacité de travailler de tête,si différente de notre procédé à nous, qui travaillions à coups deretouches écrites! Je sentis, à simplement voir cette page, qu’ildevait avoir mieux réussi sa version que moi. Je lus ce qu’il avaitécrit, et, s’il n’avait pas été là, j’aurais pleuré de dépit, àconstater qu’en effet son devoir était de beaucoup supérieur aumien. Ce dépit me crispa le cœur toute la semaine, jusqu’au samedi.C’était le jour où le proviseur venait dans les classes, proclamerle résultat des compositions. J’attendais à l’habitude l’entrée dece redoutable magistrat, avec une anxiété singulière. Cette anxiétéallait, ce samedi-là, jusqu’à la douleur, et quand il déplia laliste et commença de la lire, j’aurais voulu me sauver de la vastepièce où nous étions debout à écouter, Octave, son triomphe, car ilétait le premier, moi, ma défaite, car je n’avais obtenu que latroisième place; et, signe évident que déjà c’était bien Octave quiexcitait mon antipathie, luipersonnellement, je n’éprouvais pas lemoindre mouvement de rancune contre celui de mes condisciples qui,classé le second, m’avait battu aussi. Que devins-je, lorsque lelendemain de ce funeste jour, le dimanche, je meretrouvai avec mon heureux rival dans le salon du docteurPacotte ? J’entends encore la voix de mon oncle complimentantM. Montescot sur le brillant début de son pupille, et disant:

— «Mon neveu va avoir affaire à fortepartie, paraît-il… »

— « C’est ce qu’il faut, » répondait M.André, le Physicien, « les collèges de Paris ne sont ce qu’ilssont qu’à cause de cette concurrence des bons élèves… »

— «Ils seront Nisus et Euryale, « repritM.André, le Barbare, qui ne dédaignait pas la citationlatine.

« His amor unus erat, pariterque inbella ruebant… »

Je savais assez de latin pour traduire cevers sur l’amitié des deux jeunes héros Virgiliens et sur leurfraternité dans la lutte. Mais les sentiments que m’inspiraientl’Euryale scolaire dont le naïf professeur me faisait le Nisusétaient d’un ordre bien différent. A peine si je pouvais supporterle concert d’éloges dont il était l’objet, et voici que de nouveau,je rencontrai, posé sur moi, le regard du docteur Pacotte. Il yavait dans les yeux du médecin la même acuité chirurgicale, qui medescendit jusqu’au fond de la conscience et me fit honte une foisencore. Puis, comme s’il eût vraiment possédé le don de déchiffrerma jeune sensibilité à livre ouvert, il me dit :

— «Tu vas aller montrer mes papillons à tonami. Je suis sûr qu’il n’a jamais appris à les connaître à Paris… »Et, sur la réponse négative du petit Octave : « Explique-les-lui, »ajouta l’excellent homme en se tournant vers moi, « tu le peux, cartu es aussi fort que moi là-dessus… » Il avait compris qu’il mefallait, en ce moment, une preuve de ma supériorité, pour que je netombasse pas dans une véritable crise de rage envieuse, et il m’enoffrait l’occasion.

V

 

Hélas! La petite satisfaction donnée parl’intelligente bonté du vieux médecin à mon maladif amour-propredevait être toute passagère, et mon malheur voulait que mon oncle,en sa qualité de mathématicien, joignît, à d’admirables vertus decœur, la plus complète méconnaissance des réalités humaines.Lorsque je me reporte en pensée à cet hiver de 1855 à 1856, oùcette vilaine passion d’envie développa si étrangement en moi savégétation funeste, je reconnais toujours que la maladresse de monpauvre oncle en fut, à son insu, le plus puissant auxiliaire.L’habitude des sciences abstraites lui avait donné en éducation lemême défaut qu’en politique : il raisonnait au lieu d’observer. Ilne s’est jamais douté qu’il commença aussitôt de m’être unbourreau, par un éloge quotidien des perfections d’Octave opposéesà mes défauts. Il croyait ainsi me corriger, et il ne s’apercevaitpas qu’en me proposant, pour modèle, précisément l’enfant dont lanature volontaire et méthodique était la plus opposée à la mienne,il m’enfonçait dans ces défauts. Je n’ai jamais été plusdésordonné, plus inégal, moins soigneux, que dans cette période,par une instinctive réaction contre ces phrases, sans cesserépétées : « Regarde Octave… Pourquoi tes cahiers ne sont-ils pastenus comme les siens?… Pourquoi n’es-tu pas exact commelui !… Vois comme il garde ses vêtements propres… » Mon oncleaugmentait l’effet désastreux de cette constante comparaison, entémoignant à mon petit camarade une affection qui achevaitd’exaspérer ma jalousie. Il s’était lié d’une grande amitié avec M.Montescot. Un philosophe et un géomètre sont tout naturellementfaits pour penser faux de compagnie, et les deux chimériques envinrent très vite à ne plus pouvoir se passer l’un de l’autre. Tousdeux travaillaient le matin et se promenaient après le déjeuner.C’était aussi le moment où mon oncle me prenait avec lui pour mefaire faire un peu d’exercice. Ces promenades et sa compagniem’avaient été un délice dans leur tête-à-tête. Elles setransformèrent en une véritable et douloureuse corvée quand ilfallut toutes les partager avec M. Montescot et son pupille. Nousallions le plus souvent les chercher chez eux, parce qu’ilshabitaient plus près que nous du Jardin Botanique, théâtre habituelde ces promenades d’avant la classe de l’après-midi. Le professeurdémissionnaire avait choisi, pour s’y loger, un petit appartement,tristement meublé avec les débris d’une installation parisiennedéjà très pauvre. Les chaises étaient peu nombreuses dans lesquatre chambres, dont le carreau, passé jadis au rouge, encadraitun tapis de feutre, usé et rapiécé. Pourtant l’ordre et la propretéde ce réduit contrastaient avec la tenue volontiers négligée dumétaphysicien. Ce fut mon oncle qui me fit remarquer cette propretéet qui m’en donna le secret. Il le tenait de notre domestique, liéeelle-même avec la femme de charge des Montescot.

— «Ce petit Octave,» m’avait-il dit,« c’est vraiment une merveille de brave enfant… Tu as vu commel’appartement de son tuteur est tenu? Hé bien ! Tous lesmatins, quand vient leur servante, il l’aide lui-même à toutranger, avant d’aller au collège. Il a trouvé le moyen d’acheverses devoirs et d’apprendre ses leçons auparavant… Cela ne te faitpas un peu de honte, toi qui as tant de mal à te lever et quin’arrives pas à ranger ta table?… » Nous entrions donc dans cepetit appartement, que je détestais. Cet ordre seul des meublesfaisait un reproche muet à mon désordre, et le geste complaisantpar lequel mon oncle flattait les sombres boucles fines de « sonpetit ami, » comme il disait encore, m’était d’autant plusintolérable qu’il contrastait avec la parfaite froideur que memontrait M. Montescot. Le philosophe avait concentré toute satendresse sur son prétendu pupille. C’était trop naturel que jen’existasse pas pour lui. Une conversation commençait entre lesdeux hommes, où le soi-disant tuteur ne manquait jamais de glisserun éloge d’Octave, auquel mon oncle faisait écho, et je voyais unenaïve reconnaissance illuminer le joli visage de mon camarade, àqui j’en venais à envier et cet éloge et cet appartement. Que touty respirait la pauvreté cependant ! M. Montescot n’avait guèretrouvé de leçons, malgré les démarches du docteur Pacotte. Ilvivotait de petites rentes, six ou sept cents francs, je ne saisplus, et de travaux, mal payés, dans quelques-unes des vastesentreprises de librairie qui abondèrent durant ces années-là.Là-dessus, il fallait manger à deux, s’habiller, payer la pensiondu lycée. Le seul luxe de ce logis était une petite bibliothèquevitrée, sur les tablettes de laquelle se voyaient quelques livresrares, et cinq ou six objets que le maître du lieu avait rapportésd’une mission en Italie à l’époque de sa faveur universitaire. Il yavait là deux têtes de marbre, une Junon et un Bacchus, un trèsbeau vase étrusque avec des figures noires sur fond rouge,représentant le Sphinx entre deux Thébains, et ce bronze, cetHermès Psychagogue, auquel j’arrive vraiment par le chemin desécoliers. Mais tout le petit drame auquel il est associé vous eûtété inintelligible sans ces multiples détails. Ces quelquesbibelots antiques étaient la seule parure de cet intérieur et lagrande joie de leur maître. M. Montescot en était très fier, et illui arrivait, au cours des discussions interminables qu’ilengageait avec mon oncle sur le principe de l’esthétique, de dire :« Si vous avez regardé mon Sphinx… On peut constater celadans ma Junon… Vous pouvez en avoir la preuve dansmon Bacchus… C’est ainsi dans mon Hermès… » Et ilsouriait d’un orgueil presque aussi ravi que le dimanche, lorsqu’ilarrivait chez le docteur Pacotte et qu’on lui disait :

— «Hé bien? Octave a encore été premier?…»

— «Oui,» répondait-il.

— «Et combien cela fait-il de fois desuite?… » Et le tuteur radieux répondait par un chiffre qui allaiten grossissant chaque semaine, jusqu’à ce qu’arrivèrent lesvacances de Pâques, et, avec elles, la proclamation des prix quel’on appelait les prix d’excellence. J’avais toujours eu lepremier, depuis les quatre années que je suivais les cours ducollège. Cette année-ci, je ne pouvais compter que sur le second,et à quelle distance, après les succès continus qu’Octave avait eusdans toutes les compositions! Il n’avait manqué qu’une fois àobtenir la première place. Quoique ce résultat, qui n’était qu’uneaddition de points, fût mathématique, et que, par conséquent, jel’attendisse, aussi certainement que mon oncle lui-même attendaitune éclipse de lune annoncée par l’Observatoire, je ne pouvais m’yhabituer, ni accepter cette constante défaite. Ce mauvais sentimentde révolte fut si fort en moi que je feignis une maladie, pour nepas me rendre à la classe du Samedi Saint, où le proviseur devaitlire la liste des lauréats. Je sentais que je n’aurais pas la forcede me contenir. Je passai toute la matinée dans mon lit, meplaignant de douleurs à la tête, qui guérirent comme parenchantement lorsque mon oncle parla d’envoyer chercher le docteurPacotte. Je redoutais la pénétration de ce vieillard qui,maintenant et à mesure que grandissait en moi l’odieuse passion, memontrait un visage presque toujours sévère… Cette scène m’estprésente comme si elle datait d’hier, car elle allait donner lieu àla vilaine action dont je vous ai parlé, et qui, dans le naïfdomaine des sensations enfantines, équivalait à une véritablescélératesse. Je me vois donc, aussitôt que mon oncle eut prononcéle nom du docteur, disant que ce n’était pas la peine, et que déjàje me trouvais mieux. Le peu perspicace mathématicien n’eut mêmepas le temps de s’étonner de cette guérison subite, car, juste à laseconde où je me mettais sur mon séant pour me lever, un coup desonnette se fit entendre, joyeux et précipité.

— « Qui cela peut-il être ? » dit mononcle. « Il est dix heures et demie. Je suis sûr qu’Octave vientsavoir de tes nouvelles en sortant de sa classe. Il a tant de cœuret il t’aime tant… Oui, c’est lui, et il t’apporte ton prix… On n’apas plus de gentillesse… » Octave entrait en effet dans la chambre,avec un livre à la main, — le maigre volume qui représentait monsecond prix d’excellence, et dont il s’était chargé! Il n’avaitpris que le temps de passer chez lui, pour annoncer son succès à M.Montescot. Il portait sous le bras les deux gros bouquins dorés surtranche qui représentaient son premier prix, à lui, et dont sa bienexcusable vanité n’avait pas voulu se séparer. Mais ce ne fut pascette antithèse qui surexcita mon envie jusqu’au paroxysme. Ce futde le voir, qui détachait de son gilet une chaîne que je ne luiconnaissais pas, et, de sa poche, un bijou que je ne luiconnaissais pas davantage, et c’était, à l’extrémité d’une chaîne,en or comme elle, une montre à son chiffre, qu’il me mit dans lamain, en me disant :

— «Regarde le cadeau que m’a donné monparrain, pour mon prix. »

Je tenais le précieux objet. Pour bien vousfaire comprendre les sentiments qui m’agitaient à cet instant, ilfaut vous dire que je ne possédais comme montre qu’un très ancienoignon d’argent. D’avoir une montre comme celle dont le fauve métalbrillait, pour une minute, entre mes doigts, était un de mespassionnés désirs, vous savez, une de ces fantaisies secrètes danslesquelles une imagination de onze ans enveloppe par avanced’infinies félicités. Mon oncle, à qui j’avais quelquefois faitpart de ce désir, m’avait toujours dit : «Tu auras une montre d’orle jour de ton baccalauréat… Je n’en ai une, moi, que depuisl’Ecole Normale… C’est un grand luxe, et il faut le mériter… » Lemodeste universitaire avait, dans ses mœurs, ce fonds dejansénisme, si fréquent alors chez nos bourgeois provinciaux. Quandil avait prononcé ce mot de luxe, sa décision était irrévocable, jele savais… Et ce joyau, promis à ma dix-huitième année, enrécompense d’un examen que j’entrevoyais comme une épreuve presqueterrible, mon heureux camarade le possédait, dès aujourd’hui !Il me fut impossible de lui dire merci pour le livre qu’il avait lacomplaisance de m’apporter, impossible de même le féliciter de sonsuccès. Je lui rendis la montre, avec un visage si profondémentaltéré que cet aimable garçon en oublia sa propre joie. Il ne pritmême pas le temps de remettre cette montre dans sa poche, mais, laposant sur la table de nuit, pour me serrer plus tôt la main, il medemanda : « Tu souffres ? Ou’as-tu?» avec un accent qui auraitdû fondre ma misérable et honteuse rancune en affection. Hélas!J’ai souvent constaté, depuis, chez les autres, que les noblesprocédés d’un ennemi ont presque toujours pour résultat d’exaspérerla haine qu’il inspire. J’ai pu le constater chez moi, dans cettecrise à la fois puérile et tragique. L’évidente affection d’Octaveme fut insupportable, et, me rejetant dans mes oreillers, je dis:

— «Je me croyais bien. Mais non… Je me sensencore un peu fatigué… »

— « Veux-tu essayer de dormir ? » medemanda mon oncle, et, comme j’avais fait signe que oui, le cherhomme et Octave me dirent adieu. Ils s’en allèrent en étouffantleur pas, après avoir fermé les volets de la fenêtre et baissé lesrideaux, pour que l’obscurité m’aidât à trouver le sommeilréparateur.

J’étais donc seul, couché dans cette nuitfactice, que rayait seule une ligne de soleil apparue àl’interstice de ces rideaux, et j’avais mal, ah ! que j’avaismal ! La morsure empoisonnée de l’envie m’écorchait l’âme, ettous les épisodes où mon rival m’avait humilié à son insu merevenaient à la fois. Je le voyais, dans un même regard de macolère impuissante : assis en classe au pupitre d’honneur où lespremiers avaient leur place et qu’il ne quittait plus jamais,courant dans le préau du lycée d’une course qui toujours dépassaitla mienne, saluant mon oncle avec une grâce de manières quicontrastait avec ma gaucherie, lançant sa toupie avec une adresseque je n’arrivais jamais à égaler, et enfin, tirant de sa pochecette montre d’or qui achevait d’exaspérer ma fureur de jalousie…Et voici que, dans le silence de la chambre close, un bruit,presque imperceptible d’abord, tant il se confondait avec un autre,me fit relever la tête. J’écoutai. Cela venait du marbre de matable de nuit, où je plaçais d’habitude mon vieil oignon d’argent.Je reconnaissais son tic-tac un peu gros, mais comme doublé d’untic-tac plus sonore, plus net, plus aigu aussi. On eût dit que deuxinsectes de métal couraient invisibles, à côté de mon oreille,chacun avec son pas… Je fis craquer une allumette, et je regardai :la montre d’or d’Octave était là avec sa chaîne. Dans son troublede me voir souffrant, et quoiqu’il fût d’habitude si ordonné, letendre enfant l’avait oubliée là.

Oui, la montre était là. D’un gesteinstinctif je la saisis dans ma main. Je la sentis qui palpitaitentre mes doigts comme une bête vivante, et un accès de violences’empara de moi, comme si elle eût été vivante en effet, et quedans son existence fussent amassées toutes les supériorités decelui à qui elle appartenait. Brutalement, instinctivement,follement, avec le plus étrange assouvissement de haine, je lançaila montre de toute ma force contre le marbre de la table de nuit,et j’écoutai. Du parquet où elle était tombée, le même tic-tacmonta vers moi, ironique cette fois et comme un défi. Le chocn’avait pas cassé le ressort. Je me levai. J’ouvris les rideauxpour y voir clair. Je ramassai le pauvre bijou dont le verre avaitsauté en éclats. Je le posai sur la pierre de la cheminée, et,prenant la pelle à feu, je commençai à battre le fragile objet decoups frénétiques. Je vis, tour à tour, les aiguilles sauter,l’émail du cadran se fendre, la boîte se bosseler et se briser. Jem’acharnai à ce sauvage vandalisme, jusqu’à ce qu’il ne restâtplus, à l’extrémité de la chaîne, qu’un informe débris. Puis,hâtivement, fiévreusement, comme un malfaiteur que talonnel’épouvante d’être surpris, je roulai, dans un morceau de papier,et ces débris et cette chaîne… J’écoutai de nouveau… Je tremblaisd’entendre le pas de mon oncle ou de la servante. Mais rien… Jepassai à la hâte mon pantalon et ma veste. Ma fenêtre donnait surune petite terrasse, à l’extrémité de laquelle se trouvaitl’ouverture d’un vaste tuyau de zinc, qui ramassait les eaux depluie et les déversait dans une citerne construite, suivant la modede ce pays sans rivière, sous les fondations mêmes de la maison. Jeme glissai jusqu’à cet orifice, et j’y lançai le petit paquet quiaurait pu me dénoncer. Après tant de jours, j’entends encore leclapotement qui m’annonça la chute, dans la citerne, de la montrebrisée et de la chaîne. Je revins en hâte dans ma chambre. J’eusencore la présence d’esprit de ramasser les fragments de verre quiavaient éclaté autour de la table de nuit. Je les jetai toutsimplement sur la terrasse. Je refermai la fenêtre, les voletsintérieurs, les rideaux, et je me glissai dans mon lit… J’étaissauvé.

 

VI

 

Il y a certainement dans le mal une espècede force qui soutient tout notre être intime et nous insuffle desénergies que nous ne nous soupçonnions pas. Chaque mauvaise actionnous rend capable d’une pire. Presque tous les crimes s’expliquent,par cette sinistre loi de progression dans la faute, où leschrétiens voient l’œuvre du malin esprit, et que les psychologuesmécanistes d’aujourd’hui compareraient volontiers à l’accélérationde la chute des graves. Pour ma part, j’en ignore le principe, maisje l’ai toujours subie au cours des défaillances de ma moralitéd’homme, et, pour la première fois, d’une manière saisissante, danscette défaillance de ma moralité d’enfant. J’étais, par nature, unpetit garçon véridique. Mes moindres mensonges se découvraientaussitôt, rien qu’à ma gaucherie en les énonçant. Hé bien! Je necrois pas qu’aucun grand acteur ait mieux joué la comédie del’innocence et de l’étonnement que je ne la jouai, vingt minutespeut-être après que l’envie m’eût fait commettre l’acte barbare queje vous ai raconté. La préoccupation de ma santé, qui avait empêchéOctave de penser à remettre sa montre dans son gousset, l’empêchade constater qu’il ne l’avait plus sur lui, tandis qu’il prenaitcongé de mon oncle, et qu’il descendait notre escalier. Le hasardvoulut qu’à la porte il rencontrât M. André le Barbare, et qu’ill’accompagnât quelques pas. Quand l’historien et l’enfant seséparèrent, celui-ci s’avisa qu’il arriverait en retard chez sontuteur. Il voulut regarder l’heure. Alors seulement il s’aperçutque sa poche était vide. Cette découverte le terrorisa.Fiévreusement, et en examinant une par une toutes les pierres dutrottoir, il reprit le chemin qu’il venait de faire avec M. André.Arrivé devant notre porte, il se rappela qu’il avait tiré sa montrepour me la donner à regarder. Il gravit notre escalier, quatre àquatre, avec l’espoir, avec la certitude presque de retrouveraussitôt le précieux objet. Le remords commença de naître en moi, àvoir cette charmante physionomie se décomposer, lorsque, mon oncleet lui étant entrés dans ma chambre, je fis semblant de meréveiller, et qu’une fois la croisée ouverte, le marbre de la tablede nuit apparut, chargé d’un seul oignon d’argent, le mien. Je vousparlais tout à l’heure de la force du mal. Croiriez-vous que j’eusl’hypocrisie de me lever, de regarder dans et sous mon lit, desecouer les couvertures, l’oreiller, et de dire après cesrecherches :

— « Il me semble bien que tu as remis lamontre dans la poche de ton gilet. Peut-être as-tu mal accroché lachaîne? En tous cas, elle n’est pas ici… »

— «Oui, c’est cela,» répondit Octave,«j’aurai mal accroché la chaîne » ; puis, avec un accent quifaillit du coup m’arracher l’aveu de mon indigne action : « Et montuteur, que vais-je lui dire ? Lui qui avait eu tant deplaisir à me faire cette surprise ce matin!… Non, jamais jen’oserai paraître devant lui… Il n’y avait pas deux heures quej’avais cette montre, et je l’ai perdue… Ah! mon Dieu! mon Dieu!…»

Il se mit à pleurer de grosses larmes dontchacune retombait sur mon cœur à moi en me le brûlant. Je vous aiassez dit mes mauvais sentiments p0ur avoir le droit de vousaffirmer que je ne connus pas, devant cette douleur, la hideusesatisfaction de l’envie triomphante qui regarde souffrir savictime. En assouvissant ma colère, je l’avais épuisée, etmaintenant je demeurais épouvanté de mon œuvre. Pourtant lamauvaise honte fut, encore une fois, plus forte que le repentir, etje n’avais rien avoué quand Octave partit, accompagné de mon oncle:

— «Il faut nous dépêcher d’aller à lapolice,» avait dit le brave homme, «faire ta déclaration… Ensuiteje te conduirai chez M. Montescot, et je te promets que tu ne seraspas grondé… Tu es le premier puni de ton étourderie… Mais c’estincroyable. La rue est dallée. Si la montre est tombée, elle a dûfaire du bruit en tombant… Enfin tu sais où tu l’as perdue, puisquetu l’avais encore chez nous. C’est entre notre maison et celle deM. André… A moins qu’on ne te l’ait volée? Mais qui?… »

— «On la lui a volée, sans nul doute,»disait le lendemain le docteur Pacotte, comme on parlait chez luide cette aventure, devenue un événement pour le petit groupe desamis de M. Montescot. C’était à la réunion du dimanche, mais lephilosophe et son pupille y manquaient. Ils avaient dû s’absenterpour huit jours durant la semaine de Pâques, et aller dans lamontagne chez des parents. Ils avaient exécuté leur projet, malgréla perte de la montre, en confiant à mon oncle le soin de les tenirau courant des recherches. Cet éloignement m’avait soulagé d’unedouloureuse appréhension. 11 m’eût été trop pénible de me retrouveren face de mon camarade devant le docteur. Je savais ce dernier siperspicace que j’étais toujours gêné par son regard, devant lequelje tremblais, même innocent. Que serait-ce, coupable ? Tandisqu’il répétait ces mots : « On la lui a volée, » j’étais sûr queces pénétrantes prunelles étaient posées sur moi, quoique, absorbéen apparence dans un livre de gravures, je détournasse la tête. Jel’écoutais qui continuait : « Voler ces pauvres gens, c’est deuxfois abominable. Pour donner à Octave cette montre d’or, Montescota tant dû se priver. Et vous savez s’il y a du superflu àretrancher dans son existence… Celui qui a volé la montre n’aqu’une excuse, c’est d’ignorer cela. S’il ne l’ignorait point, ceserait un monstre… »

Non. Il n’était pas possible que le vieuxmédecin pensât à moi en prononçant ces paroles. Pourquoi cependantallaient-elles chercher, au fond de ma conscience, précisément laplace malade, pour redoubler le remords qui grandissait,grandissait dans mon âme ? Pourquoi son visage exprimait-il,quand je le rencontrai des yeux, une sévérité plus mécontenteencore que d’habitude ? Avait-il suffi à cet observateur de mevoir entrer dans son salon, ce dimanche, pour deviner que jeportais le poids d’un secret sur mon cœur? M’avait-il examiné à ladérobée, tandis que mon oncle racontait la disparition de lamontre, et s’était-il aperçu que mes doigts tournaient plusfiévreusement les pages de l’album, à mesure que ce récit avançait?Ce récit même de mon oncle, en mentionnant le fait qu’Octave avaittiré la montre de sa poche pour que je pusse l’examiner, avait-ilaussitôt suggéré à cette judicieuse pensée la véritableexplication ? Toujours est-il qu’à l’accent seul de la voix duvieillard je compris qu’il avait déjà l’idée que c’était moi lecoupable. Je l’entends encore insistant :

— «D’ailleurs, ce coquin n’est pas seulementun monstre. C’est un imbécile, comme tous les coquins. Il ignoresans doute qu’il y a un numéro dans le boîtier de toutes lesmontres, et par conséquent, le jour où il voudra la vendre, il serapris… » Ainsi le meilleur ami de mon oncle me croyait unvoleur ! Explique qui pourra les étranges détours de l’orgueilhumain, toujours pareils, même chez un gamin de onze ans. Certes,j’étais bien criminel d’avoir, par envie, brisé, comme j’avaisfait, la précieuse montre où le professeur démissionnaire avait dûengloutir ses pauvres économies d’une année. Je n’étais pascoupable de cela. Je n’avais pas volé cette montre pour la vendre,et que le docteur me crût capable de cette infamie me fit redresserla tête, avec indignation, et le regarder. Un cri de protestationfut sur mes lèvres, qui ne s’en échappa point. Il y avait dans lesalon tous les habitués, et comment aurais-je pu supporter deparler devant eux? Mais non. J’avais dû me tromper, car M. Pacotteavait déjà changé de sujet de conversation, et, ni dans la suite del’après-midi, ni dans le souper où j’étais assis auprès de lui, ilne fit une seule allusion à la disparition de la montre d’Octave.Il fut, au contraire, particulièrement affectueux pour moi, commes’il m’avait réellement calomnié et qu’il me dût une espèce deréparation. Expliquez cela encore. Sa sévérité depuis des moism’était très pénible; l’injurieux soupçon, deviné dans ses parolesm’avait révolté, et sa gâterie m’était presque insupportable! Jesentais trop que je ne la méritais pas. En sortant, j’étouffaislittéralement de honte…

Combien de temps aurait duré cet état, avecles alternatives de désir d’aveu et de silence ? Serais-jearrivé à prendre sur moi de révéler ma faute à mon oncle ? Oubien en aurais-je porté le poids — sur la pensée, indéfiniment —jusqu’à ma prochaine confession, qui serait arrivée, quand ?Mon brave oncle étant libre-penseur, je ne remplissais que leminimum de mes devoirs religieux. Qui sait ?N’aurais-je même pas menti au cours de cette confession, à force dem’être endurci dans ce silence, et peut-être dans une recrudescencede ma passion d’envie?… Heureusement j’avais, auprès de ma jeunesensibilité, dans la personne du vieux médecin, un de ces grandsconnaisseurs des misères du cœur qui cherchent à faire du bien àceux qui les entourent, moins par charité que par goût intellectuelde la loi, par amour de la santé, en eux et autour d’eux. Cefanatique d’hygiène avait un peu, pour ses malades, le sentimentque le poète antique prête à la Déesse de la Sagesse : «J’aime leshommes comme le jardinier aime ses plantes… » Il allait me traitercomme un des arbustes de son jardin, et donner le coup de serpejuste à l’endroit qu’il fallait pour que la nature morale, uninstant déviée en moi, reprît sa norme et guérit. Mais à quoi boncommenter cette belle et intelligente bienfaisance ? J’aimemieux vous la montrer, simplement.

… C’était le mercredi après déjeuner. Il yavait par conséquent plus de quatre fois vingt-quatre heures quej’avais commis ma mauvaise action, et, comme à toutes les minutesdepuis lors, j’y pensais, avec cette folie d’hypothèses qui obsèdele criminel. Si, en balayant la terrasse, on venait à ramasserquelque morceau de verre qui m’eût échappé et que l’on reconnûtpour avoir appartenu à la montre?… Si on était obligé de nettoyerla citerne et que l’on découvrît la montre elle-même?… Si?… Commentaurais-je imaginé parmi tant de possibilités celle qui allait seréaliser, et effacer la trace de ma détestable scélératesse. Ilpleuvait un peu et nous gardions la maison, mon oncle et moi : lui,travaillant, debout, à un tableau noir, sur lequel il traçait desx et des y, moi, lisant ou essayant de lire. Uncoup de sonnette annonce un visiteur. La bonne étant sortie, mononcle me dit d’aller ouvrir. Je vais ouvrir en effet, le cœurbattant. C’était encore une de mes terreurs que le docteur se fûtrendu à la police, pour communiquer ses soupçons à qui de droit…C’était lui, mais tout seul, avec un sourire de bonté où il y avaitde la malice. Il ôta ses socques, son cache-nez, ses mitaines,soigneusement, méticuleusement, comme d’habitude. Il essuya seslunettes que la pluie avait brouillées, en disant :

— «Voilà un mauvais temps pour lesrhumatismes… André phi m’a fait appeler ce matin. Il a lapatte prise. « Vous n’avez pas de maladie, » lui ai-je répété,«vous avez une cave… Plus de vin, plus d’alcool et plus dedouleurs… » Mais c’est comme ce pauvre Darian, le proviseur… Uncolosse. Il m’aurait tué d’un coup de poing. Nous étions nés lemême jour. Je l’ai enterré en 1845… .Sans son bon vin, il n’auraitpas eu la goutte, et, sans la goutte, il vivrait encore… Hé! Hé!… »Puis, après un rire silencieux, et quand mon oncle l’eût invité às’asseoir au coin du feu, il tira de la poche de son éternelleredingote marron, avec ses longs doigts, un objet enveloppé d’unpapier, et il commença de le défaire, en disant : « Devinez ce quec’est que cela ? C’est l’Hermès Psychagogue de notre amiMontescot. Et devinez où je l’ai trouvé… Cette montre d’or qui aété volée à son pupille, vous avez dû vous demander avec quelargent le pauvre homme l’avait achetée?… Moi aussi. Seulement moi,j’ai cherché. Je suis allé chez deux ou trois horlogers… Tu asl’air souffrant ?» me demanda-t-il, en s’interrompant, etc’était vrai que ce début de discours avait comme physiquementarrêté mon cœur. Puis, sur ma réponse négative, il reprit : «Enfinj’ai mis la main sur le père Courault, l’horloger-orfèvre de la ruedes Notaires… Celui-là n’a même pas attendu ma question… «Ah!monsieur le docteur,» m’a-t-il dit dès qu’il m’a vu, «j’ai quelquechose pour vous, un bronze antique, mais là! un chef-d’œuvre» — etil me sort d’un tiroir ceci… » Et le vieux collectionneur noustendit la statuette de bronze, à mon oncle et à moi, cet Hermès queje reconnus tout de suite. « J’ai confessé le père Courault,»continua-t-il, «et j’ai compris enfin comment Montescot avait pudonner ce bijou de prix à son pupille… Vous savez comme il tient àces objets qu’il a dans sa vitrine, à sa Junon, à son Apollon, àson vase grec, à cet Hermès?… Vous savez aussi comme il aimeOctave, et comme cet enfant a du mérite, quelle admirable existenceil mène, depuis qu’ils sont ici ? On dirait qu’il comprendqu’il doit rendre à son protecteur en contentement tout ce que cemartyr a sacrifié pour obéir à sa foi. Montescot a voulurécompenser tant de travail, de zèle, de perfection. Sans doutel’enfant, qui ne demande jamais rien, aura un jour, en passantdevant la boutique de Courault, regardé l’étalage et simplementdit : « Que j’aimerais à avoir une de ces montres!… » Et cebrave Montescot, au lieu de venir chez moi, qui lui aurais payé sonHermès ce qu’il vaut, est allé le troquer contre ce bijou, pourdonner à Octave un cadeau qui lui fît un vrai plaisir… Hébien ! c’est le plaisir de cet enfant si dénué, c’est lebonheur de ce pauvre homme si malheureux, que le voleur a volé avecla montre… Mais qu’as-tu?… »

— « Oui, » répéta mon oncle, en se tournantvers moi, «  mais qu’as-tu donc?»

Des sanglots convulsifs me secouaient eneffet, à travers lesquels je criais :

— «Non, docteur, je ne l’ai pas volée… Je nel’ai pas volée… »

— « Tu ne l’as pas volée, » dit le médecinen faisant signe à mon oncle de ne pas m’interroger : «alorsqu’as-tu fait? Voyons, dis-nous toute la vérité !…»

— «A son âge! Une pareille perversité!Est-ce possible? Est-ce possible?… » gémissait mon oncle, tandisque je confessais, à travers mes hoquets, toute ma folie, — tout ceque j’en savais du moins, — et comment j’avais été jaloux d’Octave,et pourquoi que n’avais pas pu supporter d’aller entendre laproclamation du prix d’excellence, et ma crise quand j’avais vu lebijou d’or, et le reste…

— « Ne le grondez pas, » dit doucement lemédecin, lorsque j’eus achevé ce récit de ma honte et de mesremords,… « il vient d’être assez puni. Et puis il a eu le couraged’avouer. C’est bien, c’est très bien, cela… D’ailleurs tout estréparé… Oui,» ajouta-t-il en tirant un petit paquet de son autrepoche, «je l’ai retrouvée, moi, cette montre, et demain elle seraréexpédiée à son légitime propriétaire, qui ne saura jamais, ni quila lui aura prise, ni qui la lui aura rendue. » Il nous fit voir unbijou, de tout point pareil à l’autre, qu’il avait acheté chezl’horloger : « Le père Courault ne nous trahira pas… N’en parlonsdonc plus… Mais j’exige de toi une promesse,» dit-il en mettant sagrande main sur ma tête et avec une étrange solennité : « tu vasprendre ce petit bronze, et me jurer que tu ne t’en séparerasjamais… Cache-le dans un tiroir de ta table, qu’Octave ne le voiepas, et dans ton existence, chaque fois que tu seras tenté d’envierle bonheur ou le succès d’autrui, regarde-le. Je n’ai pas peur quetu retombes… » Et le docteur Pacotte me tendait cet Hermès qui nem’a en effet jamais quitté. Dans ma dure destinée d’artiste,souvent bien discuté, il m’a été un talisman infaillible contre laplus hideuse des hideuses passions. Le vieillard m’avait guéri,comme je crois que l’on peut guérir les enfants, en me faisantsentir toute la vilenie de mon action, et en me lapardonnant.

 

Avril 1898.

 

SENTIMENTS PRÉCOCES

J’ai retrouvé les pages suivantes parmicelles que m’a léguées mon défunt ami Claude Larcher. Ces feuilletsfaisaient sans doute partie des notes utilisables pour le grandouvrage sur l’Amour auquel Claude travaillait quand il est mort,car il les avait rangés, avec plusieurs autres, dans une chemisequi portait cette inscription : « Sentiments précoces. » J’ai gardéce titre en changeant seulement les noms des personnages, ayant su,après enquête, que l’histoire était strictement vraie. S’il eûtvécu, Claude eût lui-même exécuté cette correction et d’autresencore. Je ne me suis pas reconnu le droit de me les permettre.Excusez donc les fautes de ces pages intimes.

 

I

 

… Parmi mes souvenirs d’enfance, celui-làdemeure le plus troublant de tous. Mon expérience de la viel’éclaire aujourd’hui d’une lueur touchante, et le drame de cœurauquel j’ai assisté alors, sans tout à fait le comprendre, revêtpour moi, de par delà les années, une poésie de mystère, poignanteet tragique. Mon imagination était pourtant bien éveillée déjà, ences temps lointains, puisqu’elle m’a permis de sentir sur le momentmême qu’il y avait là un mystère. Mais comment mon innocenterêverie d’écolier de treize ans aurait-elle pu aller jusqu’à lavérité de certaines émotions? Je m’étonne moi-même d’avoir, malgrécette innocence, deviné ce que j’ai deviné. Et puis, pensant ausingulier enfant que j’ai été, je me dis quelquefois que la naturedonne, à ceux qu’elle destine à être des peintres des passions,comme un pouvoir prématuré d’intuition, comme un instinct de ladouleur, en avance sur leur âge et sur leur proprepensée.

J’avais donc treize ans, et j’habitais avecmon grand-père, l’ancien avocat, et avec ma grand’mère, quis’étaient chargés de mon éducation d’orphelin, une petite ville ducentre de la France. Je la vois, cette ville, comme si j’étaisencore le garçonnet aux cheveux ras qui, quatre fois par jour, soncartable sur le dos, faisait avec son aïeul le chemin de la maisonau collège et du collège à la maison. Elle était bâtie sur unepetite hauteur, dernier contrefort d’une chaîne de montagnes plusgrandes, en sorte que toutes les rues étaient en pente. Uncailloutis pointu les pavait, sur lequel les semelles de bois demes sabots avaient beaucoup de peine à ne pas glisser dans lesmauvais mois d’hiver. Ces rues étaient serrées et tortueuses, utileprécaution contre la bise qui arrivait tout droit de ces montagnescouvertes de neige et vous coupait le visage comme avec un couteau.Pour ce même motif, les hautes maisons de pierres noires étaientpressées, tassées les unes contre les autres. Dieu! la mélancoliqueet froide ville ! Et, pourtant, c’est ma ville, laseule où je ne sois pas un étranger, un passant qui pourrait ne pasrevenir. Ma ville, elle, fait partie de moi comme je fais partied’elle. Il n’est pas un tournant d’une de ses sombres ruelles où jen’aie un fantôme à évoquer, d’un homme ou d’une femme, plus oumoins mêlé à l’histoire de mon âme, et qui, le plus souvent, nes’en est jamais douté.

Je pense, en écrivant ces lignes, aupersonnage masculin qui jouait, à l’époque de ma treizième année,le premier rôle dans mes préoccupations imaginatives, et qui,certes, ne pouvait guère le soupçonner. C’était un homme d’environtrente ans, venu de Paris, l’année précédente, exercer dans notrepays une fonction bien peu romanesque, semble-t-il, et peu faitepour exalter la fantaisie enthousiaste d’un adolescent : M. deNorry, c’était son nom, était conseiller à la préfecture! Il estvrai qu’à cette époque, vers le début du second Empire, l’équipeadministrative se recrutait supérieurement. Le régime y voyait sapartie forte et il y attirait les jeunes gens distingués desmeilleures familles. Je comprends aujourd’hui que mon naïfengouement pour l’élégant conseiller fut, en réalité, unedivination. Je viens de dire qu’il arrivait de Paris, et c’est mapremière impression de Paris que je reçus, sans m’en rendre compte,à travers lui. Il était assez grand et mince, avec de beaux yeuxnoirs, très doux et comme veloutés, sur un teint trop pâle.Etait-ce cette pâleur qui me frappa, lors de sa première visitechez mon grand-père, et le contraste de ce teint lassé d’homme deplaisir avec les épaisses colorations des figures provinciales quim’entouraient? Etaient-ce d’autres particularités d’un ordre trèssimple? Mais il n’est rien de simple pour l’observation compliquéede certains enfants. Dès cette première rencontre, j’avaisremarqué, par exemple, que M. de Norry portait, au petit doigt dela main gauche, une bague comme je n’en avais jamais vu, composéede deux petits serpents enlacés, avec deux saphirs pour têtes.J’avais observé la finesse de sa chaussure et la fraîcheur de sonlinge. Je respire encore, de par delà un quart de siècle, l’arômefrais et léger de son mouchoir, et j’entends la voix de mongrand-père dire à ma grand’mère, avec un ricanement, quand leconseiller de préfecture impérial fut parti :

— « Les bandits nous ont envoyé leur fleurdes pois. Mais ce joli garçon perdra son temps chez nous… Ce doitêtre une idée de R… Nos dames ne s’y laisseront pas prendre…»

J’étais bien incapable de traduire dans sabrutalité vraie la phrase du vieil avocat orléaniste, et je douteencore à présent que le ministre de l’Intérieur de 1859 ait eu lemachiavélique et naïf projet d’envoyer dans notre département unséducteur professionnel, pour rallier l’opinion féminine au régimenouveau. Une bonne distribution de bureaux de tabac et de rubansrouges suffisait ! Mais ce commentaire énigmatique de mongrand-père soulignait trop le caractère d’exception comme répandusur toute la personne de M. de Norry, pour que le nouveau venu dansnotre ville ne devînt pas aussitôt l’objet de ma curiositépassionnée. Jusqu’à ce terme inusité de « Fleur des Pois » irritaitencore cette curiosité. Quel rapport pouvait-il bien y avoir entrecette fleur que je connaissais si bien pour l’avoir tant vublanchir les lignes vertes de notre potager et ce jeune homme auxbelles mains, au sourire charmeur? Qui étaient ces « bandits»dont mon aïeul parlait avec une si visible rancune et qui auraientenvoyé M. de Norry chez nous, pourquoi?… Comment R… s’y trouvait-ilmêlé, un ancien avocat d’ici, jadis partisan de la monarchie deJuillet, comme mon oncle, aujourd’hui brouillé avec lui etministre ! Si je n’avais pas « cristallisé » autour deces premières sensations avec toute la force imaginative de mestreize ans, il est probable que la petite tragédie à laquellej’arrive aurait passé pour moi inaperçue, et si j’avais été unenfant plus calme, moins emporté par la folle du logis sur deschemins dangereux pour son âge, il est bien probable aussi que mavie d’homme plus tard eût été plus heureuse et moins meurtrie. Maisil était écrit que, tout jeune et dans ce coin paisible deprovince, la poésie des sentiments coupables me serait révéléeavant l’heure. On va voir comment.

 

II

 

Nous habitions dans la vieille ville, lesecond étage d’une antique maison construite, je ne saurais dire àquelle époque, sans beaucoup de style. Les pièces en étaient trèshautes, et, sur le derrière, s’étendait un jardin très beau et trèsgrand, dont nous partagions la jouissance avec le propriétaire quihabitait le premier. C’était un M. François Real, un des trois ouquatre gros seigneurs terriens du pays, de ceux à propos desquelsles petits rentiers de notre société prononçaient avec respect lemot de «millionnaire», et lui-même avait cette forte carrure, cettefaçon de marcher, de saluer, de rire, de parler, qui révèle l’hommeconsidérable. Quand je me le représente, à distance, avec sa grosseface aux larges traits qu’encadraient des favoris roussâtres etcoupés courts, avec le luisant jaune de son œil finaud etgouailleur, avec la moue de sa lippe  insolente,je me rends compte que j’ai connu en lui un type accompli du butorprovincial, qui n’a que trois goûts passionnés : la chasse, latable et son argent. Comment ce détestable manant se trouvait-ilavoir épousé une femme aussi délicate qu’il était commun, aussijolie et fine qu’il était malotru? C’était la banale histoire dumariage d’un richard, fils et petit-fils d’usuriers, acheteurs debiens nationaux, avec une demoiselle noble et ruinée. Mme Réalétait, par son père, une Visigniers — de ces Visigniers, dont lechâteau écroulé, demeure une des curiosités du pays. De cetteunion, que ce grossier Real avait évidemment voulue par brutalorgueil plébéien, une fille était née, plus âgée que moi de quatreans, une adorable enfant toute pareille à sa mère, et ma naturellecompagne de jeu pendant toute mon enfance. Mais, depuis quelquesannées, je ne la voyais plus guère. Elle achevait son éducationdans un couvent réputé comme aristocratique, — ce qui faisait direà mon grand-père qui avait un peu les préjugés voltairiens d’ungrand bourgeois admirateur de Louis-Philippe, cette autre phrase,plus énigmatique encore pour moi que celle sur la Fleur des Pois:

— « Si ce faraud de Réal voulait que safemme tournât mal, il ne s’y prendrait pas autrement… Il avait lachance d’avoir cette fille. C’était le salut de sa mère… Et il lamet au Sacré-Cœur, par vanité!… Vous verrez ce qui arrivera. Seule,pas heureuse, — il sera de la confrérie, c’est inévitable… Et cettecharmante créature! Quel dommage!… »

Que de fois ces mots inexplicables m’étaientrevenus à l’esprit, tandis qu’au lieu de faire mes devoirs, jeregardais, caché sous le rideau, par les vitres de la fenêtre, lajolie Mme Réal, — de son prénom Marguerite, — se promener, un livreà la main, sur le sable des allées. Je voyais sa silhouette, restéesi souple et si jeune, de femme de trente-cinq ans. Son délicatprofil se détachait sur un fond de verdures et de fleurs, sic’était l’été, et si c’était l’automne, sur les épaisseurs fauvesdes feuillages fanés. La soie d’or de ses cheveux luisait sous sonchapeau de jardin. Ses mains, toutes blanches, à travers ladentelle de ses mitaines noires, ouvraient, refermaient le livre.Ses pieds minces dépassaient, au rythme de sa marche, le bord de sarobe, et ses yeux se relevaient de leur lecture pour s’égarer surl’horizon des montagnes qui dentelaient le ciel, pardessus lesmurailles du clos, revêtues d’un lierre, où le vent faisait courirun frisson. Je me répétais la phrase de mon grand-père, sans enrien comprendre, sinon qu’un danger menaçait cette idéale et doucetête, et les mots inexplicables, les uns comiques et vulgaires, lesautres attendrissants, me faisaient rêver indéfiniment : —Tourner mal? J avais entendu dire d’un de mes cousins,qu’il avait mal tourné. Il s’était engagé dans les dragons commesimple cavalier!… — Confrérie? Je connaissais uneconfrérie, celle du Scapulaire, dont faisait partie ma grand’mère,aussi pieuse que mon grand-père l’était peu… — Queldommage! Cette exclamation me touchait d’une pitié quis’étendait, par une émotion inintelligible à moi-même, de la mère àma petite amie, à la jolie Isabelle, avec qui j’avais tant courusur le sable de ces mêmes allées, avant que la vanité paternelleincriminée par le vieil avocat libre penseur ne l’eût emprisonnéeau couvent, et quand je me remettais à mon travail, l’angoisse dece mystérieux danger, suspendu sur ces deux êtres, me saisissaitquelquefois si fortement que j’avais envie de pleurer…

 

III

 

Quel fut le jour exact où mon espritd’enfant observateur commença d’associer l’image de l’homme quim’avait produit une si forte impression, lors de sa premièrevisite, et celle de la mère mal mariée de mon amie absente ?Je ne saurais le dire. Il était trop naturel que M. de Norry, en saqualité de fonctionnaire, fût en relations avec les notables de laville, et sa présence plus ou moins fréquente dans la maison oùhabitaient deux de ces notables, mon grand-père, Maître GaspardLarcher, et M. François Réal, ne m’aurait certainement pas frappé,si, de nouveau, ce brave grand-père, qui, décidément, ne se défiaitpas assez de mon précoce éveil d’intelligence, n’eût prononcédevant moi une autre parole imprudente. Nous revenions depromenade, vers quatre heures de l’après-midi. Il n’y avait pas eude classe ce jour-là. Ce devait donc être un dimanche ou un jeudide l’automne de 1859. Devant la porte de notre maison, stationnaitune voiture, que je reconnus aussitôt. C’était un buggy à deuxroues, le seul de la ville, et qui appartenait précisément aupersonnage, objet de mon admiration. Il y attelait un poney trèsdoublé, d’un modèle unique aussi dans notre pays de bidets demontagnes, taillés en chèvres. La bête du conseiller de préfectureavait le garrot énorme, la poitrine large, des reins et une croupede cob. Elle était très velue, avec des pattes courtes toutesnoires sous le corps d’un gris pommelé. La crinière était coupée auras de l’encolure, et dans son harnais d’un cuir verni, sur lequelse détachait, aux places voulues, une couronne de comte en argent,cet animal m’émerveillait autant que son maître. Ou plutôt mes deuxébahissements se confondaient l’un avec l’autre, quand le jeunehomme passait dans cette légère voiture, au trot allongé de cetagile poney. Je le contemplais comme j’aurais fait du Phaéton desMétamorphoses d’Ovide, que je traduisais alors, s’il eûtpromené le char du Soleil sur le pavé pointu des rues de notreville. Je n’eus pas plutôt aperçu cet attelage, de l’extrémité dela place, que je m’écriai vivement :

— « Mais c’est la voiture de M. deNorry!… »

— « Où cela ? » me demanda mongrand-père, dont la vue commençait de baisser, dès cetteépoque.

— « Mais devant la porte de notremaison. »

— « Ah ! » reprit mon oncle, « il estencore venu la voir aujourd’hui !… »

Il n’ajouta pas un mot à cette exclamation.Il l’avait jetée, comme se parlant à lui-même, avec un accent siparticulier que j’en demeurai tout saisi. Je n’eus pas besoin delui demander quelle était la personne que le possesseur du chevalmiraculeux venait voir «encore aujourd’hui.» J’avais rencontré M.de Norry, la veille, à la même heure, comme je revenais du collège,mais sans sa voiture, cette fois, et se dirigeant vers notremaison. Je l’y avais vu entrer, et il n’avait pu rendre visite qu’àMme Réal puisqu’il n’était pas monté chez ma grand’mère. Pourquoices deux visites si rapprochées l’une de l’autre,préoccupaient-elles mon aïeul à un tel degré? Sa voix avait changé,son visage s’était soudain assombri, et il eut un geste presquebrusque pour m’empêcher de m’arrêter, fasciné devant le poney quidevait stationner là depuis assez longtemps déjà, car il avait, deson sabot impatient, creusé une large place dans le sol, et soncocher, debout devant lui, frappait lui-même des pieds contre laterre, comme un homme qui se sent glacé par l’immobilité del’attente. Tout ce tableau, éclairé par la lueur triste d’une finde jour de novembre, est présent devant mes regards à cette minute,et les petites roses qui remuaient aux oreilles du cheval à chaqueébrouement de sa grosse tête, et la haute taille de mon grand-pères’engouffrant sous la haute porte cochère, et m’y entraînant aveclui, et je retrouve non moins présente ma sensation qu’entre MmeRéal et M. de Norry, il se passait, ou allait se passer, quelquechose qui le contrariait prodigieusement.

 

IV

 

Quelque chose ? Mais quoi ? Encherchant à reconstituer, avec mon intelligence d’homme fait, lespénombres de ma conscience d’enfant, je n’arrive pas à bienconcilier deux faits, absolument certains et contradictoires :d’une part, l’ignorance entière où j’étais des réalités de la vie,le trouble profond, d’autre part, où me jeta cette parolesoupçonneuse, qui aurait dû n’avoir pour moi aucune espèce de sens.Mon grand-père n’avait pas dit que M. de Norry courtisait Mme Réal,ni qu’il en était amoureux. Pourtant, c’était cela que j’avaiscompris. Comment l’avais-je compris ? De quel prestige étaitdéjà revêtu, pour mon imagination, ce sentiment de l’amour, qui neme représentait que la plus chimérique et la plus indéterminée desexaltations? Je n’en sais rien. Mais ce dont je suis sûr, c’est queje n’avais rien connu de pareil à ce trouble éveillé en moi, — à lafièvre de dévorante curiosité dont je fus soudain consumé, — à monanxiété de savoir ce que M. de Norry et Mme Real éprouvaient àl’égard l’un de l’autre. — Trouble, fièvre et anxiété qui eurentpour plus clair résultat — je n’étais qu’un enfant, — de me faireobtenir au collège quantité de mauvaises notes, car, au lieu detravailler soigneusement, comme jadis, à mes devoirs, ma principaleoccupation consista, pendant plusieurs semaines, à pratiquer leplus enfantin aussi et le plus inefficace des espionnages. Tantôtc’était un prétexte que j’imaginais pour descendre, au milieu d’uneversion latine; et je dégringolais le grand escalier de pierre,quatre marches par quatre marches, pour voir si le buggy, attelé duponey pommelé aux jambes noires, stationnait devant notre porte.Tantôt je collais mon front, infatigablement, aux carreaux de mafenêtre, pour suivre des yeux Mme Réal en train de se promener dansle jardin; et ces promenades se multipliaient, se prolongeaient,quoique la saison avancée les rendît de moins en moins agréables.La jeune femme n’y emportait plus de livres maintenant. Ses mincesépaules drapées dans un châle de cachemire, elle allait, nu-tête,les bras croisés, foulant du pied les feuilles mortes que le ventsoulevait parfois autour d’elle, et il arrivait, par les heures desoleil, qu’une de ces feuilles blondes, tombant d’un arbre,tournait, tournait dans la lumière, pour se poser sur ses cheveuxd’un blond plus doré encore. Elle ne s’en apercevait même pas,abîmée dans des pensées que j’avais comme un appétit physique deconnaître. Aujourd’hui, l’énigme de ces longues promenades m’est siclaire! La romanesque provinciale en était, dans la cour que luifaisait le spirituel Parisien, à la période des combats intimes,des révoltes secrètes, des désirs tour à tour élancés et comprimés.Mes pauvres treize ans n’avaient jamais connu encore cettedouloureuse invasion du cœur par un désir criminel. Commentdevinai-je la tragédie silencieuse dont la songeuse de ce jardind’automne était la victime ? Et je la devinais… Oui, jedevinais que seule, en fait, le long de ces allées, elle n’étaitpas seule en pensée. Je devinais quelle image l’accompagnait durantces longues heures de méditation, qui elle évoquait et repoussaittour à tour, et la preuve en est dans mon absence d’étonnement,lorsqu’une après-midi, m’étant mis comme d’habitude à mon posted’observation, je vis que cette fois elle avait auprès d’elle, dansla visite au paisible jardin, M. de Norry lui-même.

Mon Dieu! que cette scène m’est présenteencore, et fallait-il que ce mystère mordît sur mon imagination àune profondeur extraordinaire, pour qu’aucun détail d’un épisodeaussi simple ne se soit aboli de ma mémoire?… Voici que de nouveaule ciel natal m’apparaît tout voilé, tout ouaté, ce jour-là, d’unebrume douce, et les bordures de buis des allées, et les chênes avecleur ramure couleur de rouille, et les platanes avec leurs grandesfeuilles couleur de cuivre, et l’amoureux et l’amoureuse, et lecarreau de la fenêtre que mon haleine embuait par instants, etvoici que de nouveau j’éprouve un sursaut d’épouvante, celui d’unvoleur pris sur le coup. La main de mon grand-père est sur monépaule, et j’entends sa voix qui me dit :

— « Que fais-tu là?… Puisque tu netravailles pas, va jouer dans le jardin… Va jouer!» répéta-t-il.Pourquoi avait-il, en me donnant cet ordre, si contraire à toutediscipline, cet impérieux regard ? Pourquoi, affranchi soudainde mon travail, au lieu de descendre l’escalier avec l’allégressequi eût été naturelle, tremblais-je de tous mes membres? Pourquoiavais-je une épouvante de timidité maintenant, à l’idée de mêlermes jeux d’enfant à la promenade de Mme Réal et de M. de Norry?… Etdéjà j’étais dans le jardin, sûr que, derrière la vitre où je medissimulais tout à l’heure, mon terrible aïeul se tenait debout, àme surveiller. Pour me donner une contenance, je me mets à courirdans une allée, droit devant moi, sans but, puis dans une autre.J’arrive ainsi dans le fond du jardin, à la porte d’une espèce depavillon, — une tonnelle rustique plutôt, où nous allionsquelquefois prendre le frais en été, — et je vois, devant la porte,les deux promeneurs, à la poursuite desquels mon oncle m’avait siévidemment envoyé. Leur attitude disait trop, même à des regardsinnocents comme les miens, la lutte qui se livrait entre eux : lui,tenant la jeune femme par la main et l’attirant vers le pavillon, —elle essayant de retirer sa main et se refusant à le suivre… Ilsm’aperçurent. M. de Norry devint tout pâle et laissa tomber la mainde Mme Réal… Ah! toute ma vie je verrai ce sourire frémissant dejeune femme, ses beaux yeux, où passait un éclair d’effroi toutensemble et de délivrance, et j’entendrai sa voix m’appeler et medire, étouffée et implorante : — «C’est toi, Claude… Quel bonheur!…Quel bonheur!… Ne t’en va pas. Nous allons nous promener, et tum’aideras à cueillir un bouquet de houx… » Et elle répétait :« Ah! mon petit Claude! Ah! quel bonheur!… »

 

V

 

… Ici mes souvenirs se brouillent, sansdoute parce qu’à la suite de cette scène, comme il est probable,Mme Réal et M. de Norry me considérèrent, pour des raisonsdifférentes, comme un témoin dangereux. Peut-être cette scène lesavait-elle simplement rendus plus prudents. Peut-être aussi despensées plus conformes à mon âge absorbèrent-elles mon attention.Nous approchions de Noël et du jour de l’An, et la curiosité de mesétrennes toutes voisines l’emporta, j’imagine, sur tout autresentiment. Ce que je me rappelle très nettement, avant l’autrescène à laquelle j’arrive, c’est que mon grand-père m’interrogea endétail sur l’emploi de mon temps dans le jardin, au retour de mapromenade avec M. de Norry et Mme Real. Je lui racontai, non moinsen détail, notre cueillette de branches de houx le long du mur dufond, et je ne lui mentionnai même pas le pavillon!… Une invinciblepudeur, je ne trouve pas d’autre mot, me ferma la bouche. Je merappelle aussi que ledit grand-père s’absenta, vers cette époque,pour quatre ou cinq jours. Il fit un voyage à Paris, dont le motifm’est rendu aujourd’hui intelligible par le nom du ministre del’Empereur dont j’ai déjà parlé. M. Larcher avait trop souventstigmatisé la trahison de l’infâme R… , passé au bonapartisme, pourque je ne fusse pas bien étonné de l’entendre, à son retour, dire àsa femme, après lui avoir nommé le personnage :

— « Hé bien ! Je l’ai vu, et çasera fait au prochain mouvement… Il me l’a promis… Nous avonspleuré comme deux vieilles bêtes quand nous nous sommes revus…C’est un vieil ami tout de même. Et puis c’était le seul moyen…Mais est-il temps encore?… Ca m’a coûté, tu sais… »

Le brave homme était allé demander à sonancien ami le changement du conseiller de préfecture!… Cettedémarche-là, aucun instinct romanesque ne pouvait me la fairedeviner. Je pressentis bien, à l’accent des deux vieilles gens,qu’il devait s’agir encore de M. de Norry, mais d’une manière tropindécise pour que je me souvienne des pensées que ce voyage à Parisdut me suggérer, au lieu que toutes les ténèbres du passé sedissipent, et que je revis avec une acuité presque douloureuse,tant elle est intense, les sentiments que j’éprouvai pour ce mêmeM. de Norry, deux semaines environ après ce retour de mon oncle…C’était le soir du 6  janvier 1860. J’ai uneraison de nouveau pour savoir la date avec exactitude, puisque nousétions tous réunis chez Mme Réal au dîner du jour desRois…

La salle à manger de province était touteremplie du tumulte de la fin d’un long repas. La vaste table étaitéclairée par une vieille lampe carcel suspendue au centre d’unlustre parmi vingt bougies. Je vois encore le trou carré, par où onintroduisait la clef indépendante qui la remontait. M. FrançoisRéal présidait, haut en couleur, échauffé par les vins, ayant à sadroite ma grand’mère, très digne avec ses longues anglaisesblanches. Mon grand-père était à la droite de Mme Réal, qui avait àsa gauche M. de Norry. La physionomie de la jeune femme, altéréepar la lutte qu’elle soutenait contre elle-même depuis plusieursmois, faisait ce soir-là mal à voir. Ses grands yeux bleusbrûlaient d’une espèce de clarté fiévreuse, et la pâleur de sonteint avait un éclat de porcelaine. Quelque chose de douloureuxémanait de sa personne, qui contrastait de la manière la plussaisissante avec la joie singulière des yeux et du visage de sonvoisin. Le conseiller de préfecture ne m’était jamais apparu dansun tel rayonnement de beauté virile et dans un tel prestige desupériorité. Une certitude de triomphe était comme répandue surtout son être, et ses moindres mouvements, ses gestes, ses regards,ses sourires, étaient empreints de cette grâce conquérante, quel’homme peut avoir aussi bien que la femme, à de certains moments.Je n’étais pas seul à constater cette transformation de l’amoureuxqui se croyait à la veille de devenir l’amant (car je suis bien sûrqu’il ne l’était pas encore. Non. Mme Réal n’aurait pas eu, si ellelui eût cédé déjà, cet égarement de souffrance autour de sa boucheet dans ses prunelles.) La visible préoccupation de M. Larcherattestait qu’il trouvait que le déplacement, promis par son renégatd’ami, tardait beaucoup, et, plus que cette préoccupation de mongrand-père, plus que cette fièvre de Mme Réal, ce qui me frappaitdurant ce dîner, ce qui me poignait, au point de me faire, pour lapremière fois, haïr cette beauté de M. de Norry, cette élégance,cette supériorité, tout ce qui le mettait à part des provinciauxréunis là, c’était qu’une autre personne fût hypnotisée par lui; —et cette personne était ma voisine à moi, la charmante IsabelleRéal, venue de son couvent pour passer les fêtes dans sa famille.Je l’avais retrouvée plus jolie que jamais, plus pareille à sa mèrepar l’aristocratique finesse de ses traits et de ses manières; maissi grandie, si changée, si perdue pour moi! Les quatre ans qui nousséparaient en semblaient six, en semblaient dix. J’étais encore unpetit garçon. Elle était déjà une jeune fille. Ses cheveux blondsne tombaient plus, comme autrefois, en longs anneaux ondulés surses épaules. Ils étaient relevés en un chignon serré. Sa robelongue allongeait sa faille. Ses gestes, un peu brusques etmasculins jadis, s’étaient comme assouplis, comme affinés. Elleavait eu, pour me dire bonjour, quand nous nous étions revus, unefamiliarité à la fois affectueuse et distante, qui m’avait d’autantplus peiné que je m’étais senti moi-même si étrangement intimidédevant elle, et voici qu’à cette table de dîner, cette sensationd’un abîme, tout d’un coup creusé entre nous, ne faisait que sepréciser. En même temps, une autre douleur naissait en moi, unejalousie soudaine, animale, irrésistible, à l’égard du jeune hommeassis à côté de Mme Réal, et vers qui allaient tous les regards,tous les intérêts, toutes les impressions, toutes les pensées de mavoisine. Pure comme elle était, et transparente d’âme autant que deregard, Isabelle ne songeait même pas à cacher l’admiration naïveque lui inspirait le voisin de sa mère :

— « M. de Norry est beau, ne trouves-tupas ?… » m’avait-elle dit, au moment où nous nous mettions àtable, et je lui avais répondu, par un instinct de contradictionqui prouve que l’homme est déjà tout entier dans l’adolescent:

— «  Mais non, je ne trouve pas. Il esttrop pâle d’abord… »

— « Ah ! » m’avait-elle répondu :« c’est si distingué!… »

J’avais pu, tandis qu’elle me prononçaitcette phrase enfantine de pensionnaire, m’apercevoir moi-même dansune des glaces qui garnissaient le mur, avec mes joues rougeaudeset hâlées de galopin toujours à l’air. Je n’avais pas répliqué,mais j’avais commencé de souffrir, et, tout de suite, une idées’était emparée de mon esprit : «On va tirer le gâteau des Rois.Pourvu qu’Isabelle n’ait pas la fève!… Je suis sûr que c’estlui qu’elle choisirait… » Je n’eus pas plutôt conçu cettepossibilité qu’elle fit certitude dans ma pensée. Ma gorge seserra. Une insupportable angoisse d’attente m’étreignit le cœur,qui ne fit que s’accroître et s’accroître encore, à travers lesinterminables services d’un succulent festin de province, jusqu’àla minute où l’on déposa devant Mme Réal l’énorme galette dorée,déjà divisée en autant de parts que nous étions de convives… Lesdomestiques vont, remettant à chacun un mince morceau. Les couteauxet les fourchettes dépiautent gaiement la pâte feuilletée quiexhale sa cordiale odeur de beurre frais et d’épices… Un petit cride joie éclate à côté de moi. Mon pressentiment se réalisait :Isabelle avait la fève.

— « C’est moi la Reine », disait-elle, et,pour une seconde, l’enfant qu’elle était hier reparaissait sous lademoiselle d’aujourd’hui. Elle battait des mains, en répétant : «Je suis la Reine », et aussitôt une voix lui répondit, qui la fitdevenir toute grave et toute rouge, celle de son père qui luicriait :

— «Tu es Reine. Il faut te choisir un Roi… »Elle regardait autour de la table, comme hésitante, et tous lesvisages des hommes étaient tendus de son côté, les uns avec malice,les autres avec curiosité. Le visage de M. de Norry se tournaitaussi vers elle, avec cette expression de condescendance qu’ildevait avoir pour une petite fille. Elle était pour lui ce quej’étais pour elle, l’être qui ne compte pas. Et je percevais celaavec le reste, cette indifférence amusée qui m’irritait davantageencore. Isabelle semblait toujours hésitante. Un instant sesprunelles bleues se fixèrent sur moi. J’eus l’illusion qu’elleallait me choisir. Ces claires prunelles passèrent de nouveau ducôté de celui que j’avais prévu, et, plus rougissante encore, ellebalbutia plutôt qu’elle ne dit :

— «Je prends M. de Norry pour mon Roi…»

— «Alors», reprit M. Réal, «remplis tonverre de Champagne et va trinquer avec ton Roi… »

Isabelle prit dans sa main la flûte demousseline, où le domestique versa le vin pétillant qui se couronnade sa mousse légère, et elle se leva pour marcher vers M. de Norry.Là, comme elle lui tendait son verre avec un sourire ému pour lechoquer avec le sien, le jeune homme, par un geste de câlineaffection qui prouvait combien il la considérait comme une enfant,lui prit la main, et, l’attirant à lui, posa ses lèvres sur sonfront… A peine eus-je le temps de sentir la morsure de la jalousie,devant cet innocent baiser, car j’entendis tout d’un coup la voixde mon grand-père, cette fois, qui disait :

— « Mais, madame Réal, qu’avez-vous ?Qu’avez-vous?… Elle se trouve mal… Vite de l’air… »

— « Ce ne sera rien,» répondit la mèred’Isabelle. «C’est la chaleur sans doute… Messieurs, je vousdemande pardon… » Elle fit un effort, pour sourire et pour selever, puis elle retomba en arrière, évanouie.

 

VI

 

— «Hé bien!» disait mon grand-père à safemme en lui tendant le journal une semaine après ce dîner desRois, si étrangement interrompu, « R… a tenu sa parole, notreoiseau s’envole, il est nommé à Marseille. C’est encore unavancement.»

— « Est-ce que Mme Réal lesait ? »demandait ma grand’mère.

— « Je suppose que Réal le lui aura dit» répondit mon oncle. « Elle ne s’est pas levée depuis sonévanouissement. En voilà un, ce Réal, qui me devra une fièrechandelle», conclut-il après un silence «mais il n’en saura jamaisrien. D’ailleurs, ce que j’ai fait, je ne l’ai pas fait pour lui…Enfin, elle est sauvée… »

M. de Norry quitta en effet la ville pourgagner son nouveau poste, sans avoir revu Mme Réal qui mit bien desjours à se relever de ce que les médecins qualifièrent du nom defièvre nerveuse. Et elle fut sauvée du séducteur. — Par cettefièvre ou par mon grand-père ? Le digne avocat est mortpersuadé qu’il était l’auteur de ce sauvetage. Aujourd’hui quel’enfant qui écoutait, tapi dans un coin, les propos des deuxvieilles gens, sans qu’ils y prissent garde, est devenu un homme,il n’est pas tout à fait de l’avis de son aïeul, et il ne croit pasdavantage à la vérité de cette fièvre. Il se rappelle la mèreregardant sa grande fille, toute troublée, presque amoureuse et quioffrait son front au baiser de celui qu’elle allait prendre pouramant — Et il croit que c’est cette vision-là qui a empêché cettefemme d’aller plus loin sur la dangereuse route…

 

Janvier 1900.

 

 

RÉSURRECTION

I

 

Lentement, tristement, Elisabeth de Fresneavait gravi la pente de la colline, boisée et close d’un mur, quiservait de parc à sa villa. Elle s’était assise, à même le roc, surla terrasse, ménagée là en des jours plus heureux et d’où ses yeuxpouvaient voir l’un des plus vastes paysages de mer et de montagnesqui soit en Provence, si beau qu’il a valu à cette partie desenvirons d’Hyères le surnom de Costebelle. A ses pieds, les cimesinégales des pins d’Alep verdoyaient, frissonnaient sous la brisevenue du golfe qui lui-même bleuissait plus loin, fermé, d’un côté,par les deux longues et minces chaussées de la presqu’île de Giens,de l’autre, par la pointe fortifiée de Brégançon. L’île dePorquerolles et ses rochers dentelés, celle de Port-Cros et saVigie, celle du Levant et ses landes nues barraient là-basl’horizon. A la gauche de la jeune femme, s’étendait la sombrechaîne des Maures, au bas de laquelle Hyères elle-même étageait sesmaisons blanches. Et le radieux soleil enveloppait d’une gloirecette forêt, ces flots, ces îles, ces collines, ces façadeslointaines, — un divin soleil de la fin de mars, qui, plus près,caressait la villa peinte en rose et les allées du jardin attenantau parc, avec leurs mimosas fleuris, leurs bordures d’iris violets,d’œillets blancs et rouges, leurs massifs de roses pâles et delarges anémones. Dans le petit bois de pins, des bruyères, hautescomme des arbres, remuaient au veut de mer leurs grappes d’un blanctrès doux, les lauriers-thyms leurs bouquets d’un blanc très clair.Cette brise roulait, avec cet arôme marin, la senteur mêlée de cesrésines et de ces corolles, celle aussi des plantes sauvages, desromarins et des cystes. De ci de là, les formes des végétauxexotiques s’apercevaient confusément : les larges palmes desdattiers, les poignards tordus des agaves, les barbes aiguës desyuccas. Et cette adorable vision d’un printemps presque orientals’achevait, s’enchantait, s’ennoblissait d’un charme plus purencore par le tintement pieux d’une cloche de chapelle. Cette voixde la petite église qui domine toute cette contrée et s’appelle dubeau nom de Notre-Dame de Consolation, s’épandait dans cetair lumineux, balsamique et tiède, par frêles vibrationsargentines. Elle annonçait que cette glorieuse matinée de printempsétait aussi la matinée de Pâques, et cette fête de la résurrections’harmonisait si bien avec l’universelle joie de vivre, partoutéparse, que cette merveilleuse nature semblait, elle aussi, par cesoleil, par cette mer, par ces fleurs, proclamer le triomphe del’Amour qui a vaincu la Mort…

 

II

 

Hélas! c’était justement cette fête de laVie, dans la Nature et dans l’Eglise, dans le ciel visible et dansl’invisible, qui accablait la jeune femme d’une plus cruellemélancolie, par ce miraculeux matin de Pâques. Le sombre crêpe dontelle était vêtue, et qui parait d’une grâce attendrissante sadélicate beauté blonde, racontait un deuil, porté plusdésespérément dans son cœur. Ses doux yeux bleus, presque ternisd’avoir trop pleuré, semblaient blessés par le rayonnant éclat dubeau jour. Son front pâli se voilait d’une pensée plus douloureuse,à chaque sonnerie de la cloche. Elle avait perdu un fils — sonunique fils — quatre mois auparavant, et, dans cette âme de mère,la blessure ouverte saignait davantage, à regarder cette féerie duprintemps nouveau que son cher André ne verrait pas, à écouter cetappel vers un Dieu qu’elle ne priait plus, qu’elle ne pouvait plusprier depuis qu’il lui avait pris son enfant. Assise sur la chaudeterrasse, elle regardait de ce machinal et indifférent regard dedésespoir. De tous les points de l’admirable horizon des imagess’élevaient pour elle, et des cortèges d’idées suivaient cesimages, qui lui rendaient plus précis, plus intolérables lesmoindres détails de son malheur. Cette mort presque soudaine d’ungarçon de six ans, emporté par une méningite en quelques jours,c’était déjà une bien dure épreuve. Des circonstances personnellesen avaient aggravé le poids encore, et la jeune femme les réalisaità nouveau, une par une, devant ce paysage, chargé pour elle de tantde passé… Cette eau miroitante du paisible golfe, c’était la mer,l’infranchissable mer, sur laquelle Ludovic de Fresne, son mari,avait dû partir pour l’extrême Orient, dix mois plus tôt. Elleavait accompagné le lieutenant de vaisseau à Toulon, épouse sitourmentée, mère si heureuse! Et maintenant qu’elle aurait eu tantbesoin de lui, pour supporter l’horrible chose, des milliers et desmilliers de lieues les séparaient l’un de l’autre. Quandreviendrait-il lui dire les paroles qui lui rendraient le couragede vivre pour faire son devoir?… Quel devoir? Le son de la clochequi annonçait la messe, à laquelle sa révolte intérieurel’empêchait d’assister, le lui répétait trop nettement. Si Mme deFresne s’était mise debout, elle aurait pu, sur le ruban de route,qui, de la porte de la villa, serpente à travers les bois jusquevers la chapelle, apercevoir une voiture traînée par un poney, et,dans cette voiture, deux enfants en deuil comme elle, un garçon deneuf ans, une fillette de huit. Ces deux enfants, Guy et Alice,étaient ceux de son mari, qui les avait eus d’un premier mariage.Elle se souvenait. Quand elle avait épousé l’officier de marine,qui était en même temps son cousin, comme la pitié pour les deuxorphelins avait été sincère en elle! Comme toute sa consciences’était tendue à leur remplacer la morte, au point qu’à leur âge deneuf et dix ans, ils ignoraient qu’elle ne fût pas leur vraiemère ! Quand elle avait eu elle-même un fils, avec quelscrupule elle s’était appliquée à ne jamais montrer une préférenceà celui-ci! Elle n’avait même pas eu besoin d’effort. Tant que lestrois blondes têtes avaient couru, joué, ri autour d’elle, son cœurs’était naturellement partagé entre elles trois… Pourquoi n’enétait-il plus ainsi maintenant ?

Pourquoi ?… La jeune femme n’avait qu’àse tourner à gauche, vers un point qu’elle connaissait trop bien,pour avoir la réponse à cette question. Là-bas, par delà lesdernières maisons de la ville, une dépression marquait le creuxd’une vallée, celle du cimetière. Depuis le jour où elle avait vude ses yeux, — son courage était allé jusque-là, — le petitcercueil de son pauvre André glisser le long des cordes dans lecaveau fraîchement creusé, une atroce impression s’était emparéed’elle, qu’en vain elle avait combattue, qu’elle combattaittoujours, et toujours en vain; et, par cette matinée de fête, ellel’avait sentie plus forte dans son cœur. Elle ne pouvait pardonneraux deux enfants de son mari d’être gais, d’être jeunes, demarcher, de parler, de respirer, d’exister enfin, tandis quel’autre, le petit, son petit, gisait immobile dans satombe. Elle n’avait pas seulement cessé de les aimer. Par momentsil lui semblait, et tout son être en frissonnait de remords,qu’elle les haïssait, comme s’ils eussent volé à l’absent sa partde joie, de santé, de lumière. De les entendre l’appeler :« Maman » lui donnait une maladive et cruelle envie de leurcrier : « Taisez-vous, je ne suis pas votre mère!… » afin queces deux syllabes ne lui fussent plus adressées par personne,puisque la chère et fine bouche qui seule avait le droit de lesprononcer vraiment ne devait jamais les lui redire. Ce matin, cettepassionnée rancune contre ses beaux-enfants l’avait remuée plusprofondément. Elle avait voulu, comme les autres années, leurremettre elle-même leurs œufs de Pâques. Elle pouvait se rendrecette justice en effet : plus cette injuste haine grandissait dansson âme, plus elle appliquait son énergie à n’en rien trahir dansses actes. Les enfants étaient donc venus dans sa chambre. Elleavait vu leurs yeux éclairés par la fièvre de l’impatience, leursmains ouvrir en tremblant les gros œufs de bois colorié, leursvisages s’extasier devant les objets qu’elle leur avait choisis :une jolie épingle pour le petit garçon, une chaîne avec une croixpour la fille… Dieu! Les innocents mais les durs bourreaux, et quilui avaient retourné le couteau dans le cœur rien qu’à lui montrerleur joie naïve, ce plaisir de vivre et d’être au monde, quiégayait même leurs vêtements noirs!

L’autre lui était apparu en pensée, avec unreproche d’être oublié dans ses yeux sans chaleur. Un sanglot luiétait monté à la gorge, qu’elle avait eu pourtant la forced’étouffer, et c’est pour tromper un peu cette surprise aiguë de sadouleur qu’elle était venue seule, tandis que Guy et Alice serendaient à la messe, s’asseoir sur cette terrasse déserte.N’aurait-elle pas dû savoir pourtant que sa plaie intimes’aviverait dans cette félicité de toute la nature, au lieu de s’yendormir?

 

III

 

L’eau du golfe continuait de miroiter et debleuir, les îles de dresser leurs falaises violettes sur l’horizonsans nuages, les montagnes de développer leurs molles, leursvoluptueuses lignes, les fleurs d’exhaler leurs parfums, les pinsd’Alep de tamiser, de filtrer la lumière en une impalpable poudred’or, les exotiques arbustes de palpiter sous ce ciel, comme auressouvenir des lointains climats, patries de leurs puissantesessences. La cloche seule s’était tue dans la tour ajourée de lachapelle. Et dans ce silence de la campagne heureuse, les voix duregret et du désespoir grondaient, grondaient toujours plusviolentes au fond du cœur de la mère, — la voix de la révolteaussi, et de la haine ! Une fois de plus, les impressions troppénibles que lui infligeait le contraste, entre cette fête de lavie, épanouie autour d’elle, et son irréparable deuil, seramassaient dans cet étrange sentiment d’une irrésistibleantipathie contre le bonheur de ses beaux-enfants. C’était dans lesprofondeurs de son être intime, le soulèvement d’une colèreenvieuse qui lui faisait honte sans qu’elle pût s’en rendremaîtresse. Oui, elle enviait, à ce demi-frère et à cette demi-sœurde son André, tout ce printemps que son cher petit mort ne pouvaitplus respirer, tout cet avenir illimité que leur adolescence avaitdevant soi. Elle s’étonnait elle-même de leur en vouloir avec cettefrénésie d’aversion, et sans qu’elle en pût donner d’autre motif,sinon qu’à la seule idée de leur visage, elle se sentait desentrailles de marâtre, et, contre ces fruits du premier lit, uneinstinctive, une furieuse horreur, dont elle ne se croyait pascapable… Certes, c’était bien injuste. Mais y a-t-il une justice ence monde ? Non, les deux enfants ne méritaient pas que laseconde femme de leur père, celle à qui l’absent les avait confiés,les enveloppât l’un et l’autre dans cet inique ressentiment. Maiselle-même, avait-elle mérité que son ange lui fût ravi de cettesoudaine et terrible manière?… Cette femme, qui avait été pieuse etdouce, indulgente et dévouée, qui l’était encore, dans ses actions,par la force acquise de ses premières vertus, subissait cettedépravation de la douleur trop constamment aiguë et trop intense :un démon de méchanceté, de férocité presque, s’agitait en elle, quilui arracha soudain, devant ce paysage où tout était harmonie,apaisement, beauté, cette phrase monstrueuse qu’elle cria touthaut, à qui ? à la nature ? à Dieu ? auprintemps ?

— « Ah! Si seulement l’un d’eux était mortaussi!… »

Elle s’entendit prononcer, ces mots, oùs’exhalait la frénésie de sa souffrance, avec une sorte de stupeur,qui la fit se relever du banc de pierre où elle s’était assise.Elle passa les mains sur ses yeux, comme pour exorciser latentation de cet abominable souhait, et elle recommença de marcherà travers le bois, d’un pas rapide maintenant, comme si elle eûtvoulu fuir le trop lumineux paysage, fuir la vue du chemin par oùdevaient revenir ses beaux-enfants, fuir ses pensées, se fuirelle-même. Elle allait, choisissant, dans cet immense parc àdemi-sauvage, les sentiers étroits, presque impraticables, où lesramures séchées accrochaient sa robe, où les pommes de pincraquaient et glissaient sous son pas, où ses mains écartaient sanscesse quelque arbuste épineux, quelque branche trop haute debruyère. Et en même temps qu’elle marchait de la sorte,meurtrissant, avec un sauvage délire, ses pieds aux aspérités duchemin, ses doigts aux rudesses des feuillages, sa pensée allait,allait, elle aussi. Le violent sursaut de haine qu’elle venait desubir à nouveau contre ses beaux-enfants s’était apaisé. Mais illui en restait au cœur une lassitude plus grande, et ce fondd’invincible répulsion qu’elle s’avouait à présent, qu’elle jugeaitpresque légitime, comme la représaille permise de sonmalheur.

Elle marchait, et une résolution seprécisait en elle, qui l’avait hantée souvent, jamais avec cettenetteté hypnotisante. A quoi bon continuer, vis-à-vis de ces deuxêtres dont la seule présence lui était un supplice, cette corvée,cette comédie plutôt, d’une maternité menteuse? Pourquoi ne pas sedébarrasser de l’un et de l’autre, en les traitant, comme, aprèstout, tant de vrais parents traitent leurs vrais fils et leursvraies filles? Au lieu de les garder, ainsi qu’elle faisait, à lamaison, pourquoi ne pas les envoyer, lui au collège, elle aucouvent, afin de rester seule avec son enfant mort, sans plusjamais entendre autour d’elle ces voix, ces rires, ces jeux, cesmouvements qui insultaient à sa souffrance? Ils ne seraient pasheureux — Guy qu’elle savait si sensible, Alice qu’elle connaissaitsi délicate, — dans la promiscuité d’un internat. Combien d’autrespetits garçons et d’autres petites filles de leur âge subissaient,à cette même minute, cet exil hors de la famille et qui n’engrandissaient pas moins? Et puis, s’ils n’étaient pas heureux, cene serait que juste. Elisabeth savait aussi qu’à son lit de mortleur mère avait supplié leur père de renoncer à sa carrière, pourne plus les quitter, de les aimer pour deux, puisqu’ils n’allaientplus avoir que lui. Avec quelle pitié, la jeune belle-mère avaitautrefois accepté ce testament, et comme elle avait traduit cesuprême vœu : « Puisqu’il continue de servir, c’est moi quijamais ne les quitterai, moi qui serai là toujours, pour être cequ’elle aurait été ! » Les renvoyer, ces orphelins, du foyerpaternel, était-ce obéir au désir sacré de la morte, de celle dontelle avait pris la place, et qu’elle avait juré, qu’elle s’étaitjuré de remplacer? La conscience d’Elisabeth lui répondait bien quenon. Mais la marâtre une fois éveillée ne s’endort pas si vite.Détour étrange d’une sensibilité trop malade, la vivante éprouvait,pour cette morte, dont les enfants vivaient tandis que le sienn’était plus, cette âcre jalousie rétrospective qui corrompt de sonpoison tant de seconds mariages, et fait, des meilleures créaturesquelquefois, les plus implacables, les plus inconscients desbourreaux. Précisément parce que cet internat au collège et aucouvent avait dû être un des cauchemars de la mourante, labelle-mère y goûtait un obscur attrait de vengeance… Et ellesentait aussi que ce n’était là qu’un commencement, un premier passur une route de cruauté où elle ne s’arrêterait plus… Le pèrereviendrait. Que lui dirait-elle ? Ici la tentation se faisaitplus coupable encore. La belle-mère était le seul témoin que lesenfants eussent auprès du marin absent. Il était si aisé d’écrire àcet homme qu’elle n’avait pu continuer de les garder, à cause detel ou tel défaut. Elle n’aurait même pas besoin de mentir. Lepetit garçon était naturellement colère, la petite fillenaturellement répondeuse. Jusqu’ici Elisabeth s’était toujoursmise, comme eût fait la mère, entre les fautes des orphelins et lessévérités de l’officier. Qu’elle agît autrement — n’était-ce passon droit? — et l’envoi au collège et au couvent paraissait sisimple, si utile, si indispensable!… Elle aurait touché à latendresse que le père portait aux orphelins! Que cela ressemblaitpeu à ses résolutions passées!… Pourquoi pas, si elle devait moinssouffrir?…

 

IV

 

Il y a, pour chaque âme, une atmosphèred’idées qui lui est propre et hors de quoi elle ne saurait respirerlongtemps. Une noble sensibilité peut bien se laisser entraîner àdes résolutions indignes d’elle, dans un accès d’égarementcommencer de les exécuter. Elle ne peut pas s’y complaire. Quand lajeune femme se fut dit : «Mon parti est pris; avant huit jours, jene les aurai plus à la maison,» elle essaya de ne plus penser, ni àces enfants pour qui elle allait être si dure, ni à la vilenie durôle qu’elle devrait jouer vis-à-vis du père. Instinctivement, elles’efforça d’endormir le scrupule qui s’élevait déjà des profondeurssi pures de sa conscience, en s’absorbant dans le souvenir de sonAndré. Elle évoqua le petit fantôme, avec une ardeur de regret quile lui rendit présent à nouveau, comme si elle ne l’eût pas vurigide dans sa couchette, avec sa pauvre bouche ouverte et sans unsouffle, ses yeux clos, ses mains couleur de cire jointes sur lecrucifix, comme si les hommes noirs ne fussent pas venus clouer laplanche de la bière sur cette frêle chose immobile, hier un joyeux,un insouciant enfant… Il était là, encore, auprès d’elle, avec lereflet de ce clair soleil sur ses boucles dorées… La vision se fitsi précise, si obsédante que la mère éprouva l’irrésistible désirde donner une pâture réelle à sa tendresse, le besoin de faire uneaction où ce fils idolâtré fût mêlé, un appétit passionné de leservir. Elle commença de cueillir les brins les plus beaux, parmices touffes de bruyère blanche, pour les lui porter et en parer sachambre. Depuis le jour où la dépouille de l’enfant avait quitté lavilla pour le cimetière — cette villa ironiquement nommée «la VillaRose» — la mère n’avait pas permis qu’un seul meuble fût changédans cette chambre. Elle avait déjà obtenu de son mari qu’aussitôtrevenu, il achèterait la maison, louée d’abord à cause du voisinagede Toulon, quand le lieutenant de vaisseau était attaché à ce port.Que de femmes ont ainsi, mères, épouses ou filles, tenté deprolonger l’existence d’un être adoré, en lui conservant tous lesobjets qui lui furent familiers? Et puis la prêtresse de ce cultedomestique disparaît elle-même, et les reliques qui firent sontrésor ne sont plus que la vénale défroque d’un mobilier usé etdémodé. Qui blâmera un cœur fidèle de défendre un peu, contrel’inévitable destruction, ce cadre d’humbles et précieuses choses,si personnelles qu’elles sont presque des personnes ? Depuisces quatre mois, la mère n’avait jamais manqué d’aller, chaquematin et chaque soir, dans cette petite chambre à coucher où ledernier soupir de son fils avait passé. Elle ouvrait elle-même lesvolets, enlevait la poussière des meubles, dépliait les petitsvêtements qui gardaient la forme du petit corps… C’était ce riteinutile et passionné de sa piété navrée qu’elle allait accomplirencore… La gerbe des bruyères s’était épaissie jusqu’à être troplourde pour ses mains. Elle les tenait maintenant à pleins bras,et, tout heureuse et désespérée à la fois de cette vaine moisson,elle redescendait vers la villa, qui apparaissait à travers lespins d’Alep, les palmiers et les yuccas, toute rose en effet,couleur de joie et d’espérance. Et c’était une tragique etpoignante apparition que cette jeune femme blonde, tout en noir,avec sa gerbe odorante de bruyères blanches, en train de marchervers cette maison aux teintes claires, sous ce clair azur, dans ceverdoyant jardin — comme on s’achemine vers une pierre de tombe,pour la fleurir et y pleurer!

 

V

 

… La mère était entrée dans la villa par laporte de derrière, si abîmée dans ses pensées, qu’elle n’avait mêmepas remarqué le cocher en train de laver devant l’écurie les rouesde la charrette anglaise, — ce qui signifiait que sa mélancoliquepromenade avait duré bien plus que la messe. Guy et Alice étaientrentrés depuis longtemps déjà. Aussi, comme Elisabeth s’engageaitdans le couloir sur lequel donnait la chambre du mort, ce lui futun sursaut presque fantastique de voir la porte entrouverte etd’entendre des voix, celles des deux enfants, dont la seule imageavait hanté toute sa matinée d’une obsession de haine etd’injustice… Que faisaient-ils, dans cette pièce où elle avaitdéfendu que personne pénétrât jamais, et qui eût été tout à faitobscure, si un rayon de soleil ne l’eût, entre l’interstice de lafenêtre et l’entrebâillement de la porte, coupée comme par unebarre de clarté ? Sa brassée de bruyères toujours serréecontre son cœur, dont les battements redoublaient, elle s’arrêtapour écouter ce que disaient les deux visiteurs, dont elledistinguait mal les gestes, et, avec une émotion, dont ellen’aurait su dire si elle était délicieuse ou déchirante, ellecomprit que ce demi-frère et cette demi-sœur du pauvre Andrél’avaient devancée dans le pèlerinage de tendresse qu’elle venaitaccomplir. Par cette radieuse matinée, les deux tendres enfantss’étaient rappelé le compagnon de leurs jeux, qui n’était plus là.Ils lui avaient cueilli des fleurs dans le jardin, comme elle dansle parc, et, par une puérilité attendrissante, ils avaient vouluassocier l’absent à la fête du jour en lui apportant un présent dePâques, des œufs achetés à la porte de la chapelle :

— « Il faut mettre ce bouquet ici, » disaitla voix d’Alice. « Tu te souviens des beaux insectes dorés quenous prenions pour lui dans les roses?… »

— « Et là les œufs, » disait la voix deGuy, « comme nous avions fait l’année dernière. Il étaitsi content ! Comme je voudrais le revoir et l’embrasser !»

— « C’est impossible puisqu’il estmort. Mais nous le retrouverons au ciel, » reprenait la petitefille.

— « Si pourtant il ressuscitait ?» répondait le petit garçon. « Lazare est bien ressuscité, etNotre Seigneur… Je le demande au bon Dieu tous les soirs et tousles matins. Maman aussi, j’en suis sûr… Ce serait un miracle, voilàtout. Et pourquoi le bon Dieu ne nous l’accorderait-il pas?…Car, enfin, il y a des miracles… »

Le naïf croyant de neuf ans qui prononçaitces paroles ne se doutait pas qu’en effet un miracles’accomplissait à sa voix, tout près de lui, — une résurrectionaussi, celle de la justice et de la pitié, de l’affection et dudevoir, des généreuses et hautes vertus, dans l’âme de celle quiavait été si près de devenir, pour sa sœur et pour lui, la plusimplacable des marâtres. De surprendre ainsi la preuve enfantine dusouvenir que les deux orphelins gardaient à leur frère mort, venaitde la remuer jusque dans la chair de sa chair, et, avec une crainted’être grondés, changée aussitôt en une si douce effusion, Guy etAlice virent la porte s’ouvrir toute grande, et la mère entrer, —leur mère, — et elle leur tendait ses fleurs en leur disant : «Donnez-lui celles-là avec les vôtres… » et elle les prenait tousdeux à la fois, les serrant contre sa poitrine, passionnément,follement, comme elle eût serré l’autre.

Ne les retrouvait-elle pas, eux aussi, aprèsles avoir perdus ? Et elle pleurait des larmes d’unesouffrance égale, mais adoucie de tendresse, comme si l’esprit deson ange envolé lui eût soupiré tout bas : «Aime-les de tantm’aimer!… » La hideuse rancune, les résolutions mauvaises, lacruelle envie, tous les ferments des basses passions se fondaient,se résolvaient, s’en allaient dans ces baisers. Une fois de plus legrand mystère de renouveau, célébré par l’Eglise, et visible sur cepaysage de printemps, s’accomplissait dans un cœur humain : — laVie venait d’en chasser la Mort, l’Amour venait d’y vaincre laHaine..

 

Avril 1897.

Share
Tags: Paul Bourget