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Eaux Printanières

Eaux Printanières

d’ Ivan Sergeyevich Turgenev

Eaux Printanières

… Joyeuses années,

Heureuses journées,

Vous avez passé

Comme des eaux printanières.

(Une vieille romance russe.)

Vers deux heures du matin, Sanine rentra dans sa chambre. Dès que son domestique eut allumé les bougies, il le congédia – et se jetant dans un fauteuil, au coin de la cheminée, il enfouit son visage dans ses mains.

Jamais il n’avait ressenti une telle lassitude corporelle et morale.

Il venait de passer la soirée en compagnie de femmes agréables,d’hommes instruits ; quelques-unes de ces femmes étaient belles, presque tous les hommes se distinguaient par leur intelligence et leur talent, – lui-même avait soutenu la conversation avec succès et même brillamment, et cependant jamais encore ce tædium vitæ dont parlent déjà les Romains,jamais encore cette « horreur de la vie » ne l’avait si impérieusement dominé, si violemment étreint.

S’il avait été un peu plus jeune, il aurait pleuré d’angoisse,d’ennui, de surexcitation ; une incisive et cuisante amertume,une saveur d’absinthe pénétrait toute son âme. Un sentiment de dégoût, de douleur l’oppressait, l’enveloppait de toutes parts dans un brouillard de nuit d’automne ; – et il ne savait comment se délivrer de cette obscurité ni de cette amertume.

Il ne pouvait pas attendre l’apaisement du sommeil ; ilsavait qu’il ne dormirait pas.

Il se mit à réfléchir,… avec paresse, lourdement,méchamment.

Il songea à la vanité, à l’inutilité, à la banale fausseté detout ce qui est humain.

Il passa en revue tous les âges, – lui-même venait d’entrer danssa cinquante-deuxième année – et il n’en épargna aucun. Toujours lemême effort dans le vide, toujours fouetter l’eau avec des bâtons,toujours se mentir à soi-même, à demi-sincère, à demi-conscient. –Puis, tout à coup, sur la tête tombe la vieillesse, comme la neige…et avec la vieillesse la crainte de la mort qui va toujours enaugmentant, qui dévore et qui ronge… et après, le saut dansl’abîme !

Et c’est pour les privilégiés que la vie s’arrange ainsi !…Heureux qui ne voit pas avant la fin s’étendre sur lui, comme larouille sur le fer, les maladies, les souffrances…

La vie lui apparaissait non comme une mer houleuse, ainsi queles poètes la décrivent, mais comme un océan imperturbablementcalme, immobile et transparent jusque dans ses profondeurs les plusobscures ; lui-même il est assis dans une barque vacillante, –tandis que là-bas, sur ce fond sombre et vaseux, on aperçoit commed’énormes poissons, des monstres difformes : tous les maux dela vie, les maladies, les douleurs, la folie, la misère, lacécité…

Il regarde et voit un de ces monstres surgir des profondeurs,monter à la surface, devenir plus net et en même temps plushorrible. Encore une minute, et la barque soulevée par le monstreva chavirer !…

Mais le monstre s’efface, il s’éloigne, il retourne au fond dela mer… il s’y tapit, et l’eau forme un remous autour de lui…Pourtant son heure viendra… il fera chavirer la barque…

Sanine secoua la tête, et s’élançant hors de son fauteuil,arpenta deux fois la chambre, puis il s’assit à sa table à écrire,et ouvrant les tiroirs l’un après l’autre, il se mit a fouillerdans ses papiers, surtout parmi ses vieilles lettres de femmes.

Il ne savait pas lui-même pourquoi il remuait ces tiroirs, il necherchait rien, il voulait seulement, par une occupationquelconque, se délivrer des pensées qui le tourmentaient.

Après avoir au hasard ouvert quelques lettres, – dans l’une, iltrouva une fleur séchée, retenue par une faveur dont la couleurétait passée, – il haussa les épaules et, regardant le foyer, mitles lettres de côté avec l’intention évidente de brûler tôt ou tardtoute cette paperasse inutile.

Passant à la hâte les mains dans tous les tiroirs, il ouvrittout à coup largement les yeux ; il sortit lentement un petitcoffret octogonal, de forme ancienne, et lentement souleva lecouvercle. Dans la boîte, sur une double couche d’ouate jaunie setrouvait une petite croix de grenat.

Il considéra quelques instants avec surprise cette croix, puis,tout à coup, il poussa un faible cri.

Ses traits exprimèrent du regret et de la joie.

C’était l’expression d’un homme qui rencontre subitement un ami,qu’il a longtemps perdu de vue, mais qu’il a tendrement aimé, etqui tout à coup lui apparaît, toujours le même, mais changé parl’âge.

Sanine se leva et, revenant à la cheminée, s’assit de nouveaudans le fauteuil, et pour la seconde fois se couvrit le visage deses deux mains.

« Pourquoi cela arrive-t-il aujourd’hui ? » sedemanda-t-il.

Et il se rappela des choses depuis longtemps passées. Voici lessouvenirs évoqués par Sanine.

Chapitre 1

 

Pendant l’été de 1840, Sanine, qui venait d’atteindre savingt-deuxième année, se trouvait à Francfort, revenant d’Italie,pour retourner en Russie.

Il ne possédait pas une grande fortune, mais il étaitindépendant et presque sans famille.

À la mort d’un parent éloigné, il avait hérité de quelquesmilliers de roubles, et il se décida à les dépenser à l’étranger,avant de devenir un fonctionnaire, avant de s’attelerdéfinitivement à ce service de l’État, sans lequel l’existence nelui semblait pas possible.

Sanine exécuta si ponctuellement ce plan, que le jour où ilarriva à Francfort, il ne lui restait que juste assez d’argent pourrentrer à Saint-Pétersbourg. À cette époque, il y avait encore peude chemins de fer ; les touristes voyageaient en diligence.Sanine prit son billet pour le beiwagen, mais la voiturene partait qu’à quatre heures du soir. Il avait donc beaucoup detemps à perdre.

Par bonheur, il faisait très beau et Sanine, après avoir dîné àl’hôtel du Cygne Blanc, célèbre à cette époque, se mit àflâner dans la ville. Il alla voir l’Ariane, de Danneker, qui nelui plut pas beaucoup, et fit un pèlerinage à la maison de Gœthe,dont il ne connaissait du reste que le Werther, et encoredans une traduction française. Il fit une promenade sur les bordsdu Mein et commença à s’ennuyer un peu, comme il sied à un touristequi se respecte ; enfin, vers six heures du soir, fatigué, lesbottines poudreuses, il se trouva dans une des plus petites rues deFrancfort.

Sur une des maisons espacées il aperçut l’enseigne :« Confiserie italienne. Giovanni Roselli. »

Sanine entra pour prendre un verre de limonade, mais dans lapremière boutique il ne trouva personne. Derrière le modestecomptoir, sur les rayons d’une armoire vernie, étaient alignées,comme dans une pharmacie, des bouteilles portant des étiquettesdorées, et surtout des bocaux renfermant des biscuits, despastilles de chocolat, du sucre candi, mais le magasin étaitvide ; seul un chat gris, sur une chaise haute, placée près dela fenêtre, clignait des yeux et ronronnait, remuant les pattes,teinté de rouge éclatant par le rayon oblique du soleilcouchant ; sur le plancher un grand peloton de soie écarlateavait roulé à côté du panier de bois sculpté qui étaitrenversé.

Un bruit confus venait de la pièce voisine.

Sanine resta immobile, tant que tinta la sonnette de la ported’entrée, puis haussant la voix, il cria :

– Il n’y a personne ?

Au même instant la porte de la pièce voisine s’ouvrit, et Sanineresta frappé d’admiration…

Chapitre 2

 

Une jeune fille de dix-neuf ans, avec ses cheveux bruns dérouléssur ses épaules nues, et les bras tendus en avant, s’élança dans laconfiserie ; ayant aperçu Sanine, elle courut à lui, le saisitpar la main et l’entraîna, criant d’une voix haletante :

– Venez vite, par ici, venez à son secours !

Le saisissement de Sanine ne lui permit pas de répondre aussitôtà cet appel, il resta cloué à la même place.

Il n’avait jamais vu une telle beauté.

La jeune fille se tourna de nouveau vers lui et luidit :

– Mais venez donc, venez !

Sa voix, son regard, et le geste de sa main crispée qu’elleportait convulsivement à ses joues pâles, exprimaient un désespoirsi intense, que Sanine la suivit précipitamment par la porte restéeouverte derrière elle.

Dans la chambre où il pénétra à la suite de la jeune fille, ilvit, étendu sur un divan de crin de forme ancienne, un garçon dequatorze ans. Sa ressemblance avec la jeune fille frappait ;évidemment, c’était son frère.

Il était tout blanc avec des reflets jaunes, couleur de cire oude marbre antique. Les yeux étaient fermés ; l’ombre de sescheveux touffus et noirs faisait tache sur son front pétrifié etsur ses fins sourcils immobiles ; entre les lèvres bleuies, onapercevait les dents serrées.

La respiration semblait interrompue ; un des bras pendaitsur le plancher, l’autre était rejeté derrière la tête.

L’enfant était tout habillé et boutonné jusqu’au menton, sacravate étroite lui serrait le cou.

La jeune fille courut vers lui avec des sanglots.

– Il est mort, il est mort ! cria-t-elle. – Il y a uninstant, il était assis ici, causant avec moi, – lorsque tout àcoup il est tombé et, depuis, il n’a plus fait un mouvement… MonDieu ! Ne pouvez-vous pas le sauver ? Et maman qui n’estpas à la maison ?

Puis vivement, elle cria en italien :

– Eh bien, Pantaleone, le médecin… As-tu ramené lemédecin ?

– Signora, j’ai envoyé Louise chez le médecin, répondit unevoix enrouée derrière la porte.

Un petit vieux en frac lilas orné de boutons noirs, le colenfermé dans une haute cravate blanche, avec une culotte de nankin,et des bas de laine bleus, entra dans la chambre en boitant à causede ses pieds ankylosés.

Son petit visage disparaissait complètement sous une forêt decheveux gris, couleur de fer. Cette chevelure en broussailles, quise hérissait par touffes et retombait dans toutes les directions,donnait au vieillard l’air d’une poule huppée ; laressemblance était rendue plus complète par le fait qu’on nepouvait distinguer sous cette sombre masse grise qu’un nez pointuet des yeux jaunes, tout ronds.

– Louise arrivera plus vite, moi je ne peux pas courir,continua le vieillard en italien.

Il soulevait l’un après l’autre ses pieds endoloris de goutteux,chaussés de souliers hauts attachés par des rubans.

– J’ai apporté de l’eau, ajouta-t-il.

Et de ses doigts secs et noueux il serrait le long goulot de labouteille.

– Mais en attendant le médecin, Émile peut mourir, cria lajeune fille, et elle étendit la main du côté de Sanine.

– Oh ! Monsieur, oh ! mein Herr !vous ferez quelque chose pour nous venir en aide !

– Il faut le saigner – c’est une attaque d’apoplexie, ditPantaleone.

Bien que Sanine ne possédât aucune connaissance médicale, ilsavait pertinemment que des garçons de quatorze ans ne peuvent pasavoir des attaques d’apoplexie.

– C’est un évanouissement, ce n’est pas une attaqued’apoplexie, dit-il à Pantaleone. Avez-vous des brosses ?ajouta-t-il.

Le vieux releva son minois ratatiné.

– Qu’est-ce que vous demandez ?

– Des brosses, des brosses, répéta Sanine en allemand et enfrançais.

– Des brosses, ajouta-t-il en faisant le geste de brosserson habit.

Le vieillard comprit enfin.

– Ah ! des brosses, Spazzette ! Pour sûrnous avons des brosses !

– Eh bien, donnez-les-moi vite, nous déshabilleronsl’enfant et nous le frictionnerons.

– Bien… Benone ! Et de l’eau sur latête ? Vous ne trouvez pas nécessaire de lui verser de l’eausur la tête ?

– Non… Nous verrons plus tard… Allez vite prendre desbrosses.

Pantaleone posa la bouteille à terre, trottina hors de lachambre et revint peu après muni d’une brosse à habits et d’unebrosse à cheveux.

Un caniche à poils frisés entra en agitant vivement sa queue, etregarda plein de curiosité le vieux, la jeune fille et même Sanine,de l’air de quelqu’un qui se demande ce que signifie tout ceremue-ménage.

Sanine, d’un tour de main, eut déboutonné la jaquette du jeunegarçon, ouvert le col de la chemise et retroussé les manches, puissaisissant une brosse, il se mit à frictionner de toutes ses forcesla poitrine et les mains.

Pantaleone s’empressa avec non moins de zèle à frictionner lesbottes et le pantalon de l’enfant, tandis que la jeune fille, àgenoux, près du divan, prenait entre ses mains la tête du malade,et sans remuer une paupière couvait du regard le visage de sonfrère.

Sanine frictionnait sans relâche, mais du coin de l’œilobservait la jeune fille.

– Dieu ! qu’elle est belle ! pensait-il.

Chapitre 3

 

Le nez de la jeune fille était un peu grand, mais d’une belleforme aquiline ; un léger duvet ombrait imperceptiblement salèvre supérieure ; son teint était uni et mat – un tond’ivoire ou d’écume blanche ; – les cheveux étaient onduleuxet brillants comme ceux de la Judith d’Allori au palais Pitti, –les yeux surtout étaient remarquables, d’un gris sombre, l’irisencadré d’un liseré noir – des yeux splendides, triomphants, même àcette heure où l’effroi et la douleur en assombrissaientl’éclat.

Sanine songea involontairement au beau pays d’où ilrevenait.

Cependant, même en Italie, il n’avait pas rencontré une tellebeauté !

La jeune fille respirait à de longs intervalles inégaux ;elle retenait son souffle et semblait attendre chaque fois pourvoir si son frère ne commençait pas à respirer.

Sanine continuait à frictionner le malade, sans pouvoirs’empêcher d’observer aussi Pantaleone dont la figure originaleappelait son attention.

Le vieillard était épuisé de fatigue et haletait ; à chaquecoup de brosse il laissait échapper une plainte, pendant que leslongues touffes de ses cheveux trempés de sueur se balançaientlourdement en tous sens, comme les tiges d’une grande plantemouillée par la pluie.

– Retirez-lui au moins ses bottes, allait dire Sanine àPantaleone, lorsque le chien, évidemment surexcité par la nouveautéde cette scène, se dressa tout à coup sur ses pattes de derrière etse mit à aboyer.

– Tartaglia – Canaglia ! lui cria levieillard.

Au même instant le visage de la jeune fille se transforma, sessourcils s’arquèrent, ses yeux devinrent encore plus grands et lajoie éclata dans son regard.

Sanine examina le malade et distingua sur le visage une légèrecoloration, les paupières remuèrent… les narines se dilatèrent.L’enfant aspira de l’air entre ses dents toujours serrées etsoupira…

– Emilio, cria la jeune fille… Emiliomio. Les grands yeux noirs de l’enfant s’ouvrirent lentement.Ils regardaient encore confusément mais commençaient à sourirefaiblement. Le même sourire languissant joua sur ses lèvres pâles,puis il remua son bras pendant, et d’un seul mouvement le ramenasur sa poitrine.

– Emilio, répéta la jeune fille en se levant.

Son visage exprimait un sentiment si intense, qu’il semblait àtout instant qu’elle allait fondre en larmes ou éclater d’un rirefou.

– Emilio ! Qu’est-ce qu’il a ? Emilio ! criaune voix derrière la porte.

Dans la chambre entra à pas précipités une dame proprementvêtue, au visage brun entouré de cheveux d’un blanc d’argent. Unhomme d’âge mûr la suivait, et la servante avançait la têtepar-dessus son épaule.

La jeune fille courut à leur rencontre.

– Il est sauvé, maman, il vit ! dit-elle en embrassantconvulsivement la dame qui venait d’entrer…

– Mais qu’est-il arrivé ? dit la nouvelle venue… Jerentrais… lorsque près de la maison j’ai rencontré le médecin etLouise.

Pendant que la jeune fille racontait à sa mère tout ce quis’était passé, le médecin s’approcha du malade qui revenait à luide plus en plus complètement, et qui souriait toujours. Ilparaissait commencer à se sentir honteux de toute la peine qu’ilavait donnée à tout le monde.

– Comme je vois, vous l’avez frictionné avec des brosses,dit le médecin en s’adressant à Sanine et à Pantaleone… Vous aveztrès bien fait… C’était une excellente idée… Maintenant nous allonsvoir ce que nous pouvons encore lui administrer…

Il tâta le pouls du jeune homme.

– Hum ! montrez-moi votre langue !

La mère se pencha soucieuse sur le malade ; l’enfant souritfranchement, fixa ses yeux sur elle et rougit…

Sanine jugea que sa présence était devenue superflue et voulutse retirer, mais avant qu’il eût sa main sur le bouton de la ported’entrée, la jeune fille se trouva de nouveau devant lui etl’arrêta :

– Vous nous quittez, dit-elle, je ne vous retiens pas, maisvous viendrez nous voir ce soir, n’est-ce pas ?… Nous vousdevons tant d’obligations… Vous avez probablement sauvé mon frèrede la mort… Nous voulons pouvoir vous remercier… Maman tient à vousexprimer elle-même sa reconnaissance… Il faut nous dire votre nom…Vous devez venir partager notre joie…

– Mais… c’est que je pars ce soir pour Berlin, objectaSanine.

– Vous avez tout le temps de partir, répéta vivement lajeune fille.

– Venez dans une heure prendre avec nous une tasse dechocolat, ajouta-t-elle. Vous me le promettez ?… Je dois viteretourner auprès du malade… Nous comptons sur vous !

Que pouvait faire Sanine ?

– Je viendrai ! répondit-il.

La belle jeune fille lui serra vivement la main et courutrejoindre son frère. Sanine se retrouva dans la rue.

Chapitre 4

 

Lorsque Sanine, une heure et demie plus tard, revint à laconfiserie Roselli, il fut reçu comme un parent.

Emilio était assis sur le divan où il avait été frictionné lematin ; le médecin lui avait ordonné une potion etrecommandait « beaucoup de prudence dans les impressions, carle sujet est nerveux avec une propension aux maladies decœur. »

Emilio avait déjà eu des évanouissements, mais jamais la crisen’avait été si longue ni si forte. Pourtant le médecin assurait quetout danger avait disparu.

Emilio était habillé, comme il convient à un convalescent, d’uneample robe de chambre ; sa mère lui avait entouré le cou d’unfichu de laine bleue. Le malade était gai, il avait presque un airde fête ; et tout autour de lui était à la joie.

Devant le sofa, sur une table ronde, recouverte d’une nappeblanche, se dressait une énorme chocolatière de porcelaine, rempliede chocolat odorant, et tout autour des tasses, des verres desirop, des gâteaux, des petits pains et jusqu’à des fleurs. Sixbougies de cire brûlaient dans deux candélabres de vieilargent ; à côté du divan se trouvait un moelleux fauteuilvoltaire, et c’est là qu’on invita Sanine à prendre place.

Toutes les personnes de la confiserie dont Sanine avait fait laconnaissance dans la journée étaient réunies autour du malade, sansen excepter le chien Tartaglia ni le chat ; tous semblaientêtre fort heureux ; le caniche reniflait de plaisir, seul lechat continuait à minauder et à cligner des yeux.

Sanine fut obligé de décliner son nom, de dire d’où il venait,de parler de sa famille. Quand il avoua qu’il était Russe, les deuxfemmes furent un peu étonnées et laissèrent échapper un :« Ah ! » tout en déclarant qu’il parlait très bienl’allemand, mais elles l’invitèrent à continuer la conversation enfrançais si cela lui était plus agréable, car toutes deuxcomprenaient cette langue et la parlaient.

Sanine s’empressa de profiter de cette aimable proposition.

« Sanine ! Sanine ! » La mère et la fillen’auraient jamais cru qu’un Russe pût porter un nom aussi facile àprononcer. Le petit nom de Sanine, Dmitri, leur plut de mêmebeaucoup.

La mère de Gemma s’empressa de remarquer que dans sa jeunesseelle avait vu un opéra : « Demetrio et Polibio »,mais que « Dmitri » sonnait infiniment mieux que« Demetrio ».

Sanine passa aussi une heure en conversation avec les deuxItaliennes, qui, de leur côté, l’initièrent à tous les événementsde leur vie.

La mère tenait généralement la parole. Sanine apprit d’elle sonnom, Leonora Roselli. Elle était veuve de Giovanni BattistaRoselli, qui était venu vingt-cinq ans auparavant à Francfort enqualité de confiseur. Giovanni Battista était de Vicenza ;c’était un excellent homme bien qu’un peu emporté et orgueilleux,et par-dessus tout cela, républicain !

En prononçant ces mots, madame Roselli désigna un portrait àl’huile placé au-dessus du divan.

– Il faut croire que le peintre, – « un républicainaussi ! » ajouta madame Roselli en soupirant, – n’avaitpas su saisir parfaitement la ressemblance, car sur son portrait,Giovanni Battista apparaissait sous les traits d’un sinistre etféroce brigand, comme un Rinaldo Rinaldini !

Madame Roselli elle-même était née dans la belle et antique citéde Parme, où se trouve cette divine coupole peinte par l’immortelCorrège. Une partie de sa vie pourtant avait été passée enAllemagne, et elle s’était presque germanisée.

Elle ajouta, en branlant tristement la tête, qu’il ne luirestait plus que cette fille et ce fils, et dudoigt elle les montrait tour à tour, puis elle dit que sa filles’appelait Gemma et son fils Emilio, et que tous les deux étaientd’excellents enfants, obéissants, surtout Emilio…

– Et moi, je ne suis pas obéissante ? interrompitGemma.

– Oh ! toi aussi tu es républicaine ! répondit lamère.

Madame Roselli déclara pour conclure qu’assurément elle gagnaitde quoi vivre, mais que les affaires allaient beaucoup moins bienque du temps de son mari, qui était un grand artiste en fait deconfiserie.

– Un grand’uomo ! affirma Pantaleone d’un airgrave.

Chapitre 5

 

Gemma, tout en écoutant sa mère, tantôt riait, soupirait,caressait l’épaule de la vieille dame, la menaçait du doigt, puisla regardait. Enfin, elle se leva, prit sa mère dans ses bras et labaisa sur la nuque à la naissance des cheveux, ce qui fit rirebeaucoup la bonne dame tout en poussant de petits criseffarouchés.

Pantaleone, à son tour, fut présenté au jeune Russe.

Pantaleone avait été autrefois un baryton d’opéra, mais il avaitdepuis longtemps terminé sa carrière artistique et occupait dans lafamille Roselli une place intermédiaire qui tenait de l’ami de lamaison et du domestique. Bien qu’il fût depuis un grand nombred’années en Allemagne, il n’avait appris qu’à jurer en allemand etcela en italianisant impitoyablement ses jurons.

– Ferroflucto spitcheboubio ! (mauditecanaille), disait-il de presque tous les Allemands.

En revanche, il parlait l’italien en perfection, car il étaitoriginaire de Sinigaglia, où l’on peut entendre la linguatoscana in bocca romana.

Emilio faisait le paresseux et s’abandonnait aux agréablessensations d’un convalescent qui vient d’échapper à un granddanger. Du reste il était facile de voir qu’il avait l’habituded’être gâté tant et plus par tous les siens.

Il remercia Sanine, d’un air confus, mais son attention seconcentrait sur les sirops ou les bonbons.

Sanine fut obligé de prendre deux grandes tasses d’excellentchocolat et d’absorber une quantité fabuleuse de biscuits ; àpeine venait-il d’en grignoter un, que déjà Gemma lui en offrait unautre, – et comment aurait-il pu refuser ?

Au bout de quelques instants Sanine se sentit dans cette famillecomme chez lui ; le temps s’envolait avec une rapiditéincroyable.

Sanine parla beaucoup de la Russie, de son climat, de la sociétérusse, du moujik, et surtout des cosaques, de la guerre de 1812, dePierre-le-Grand, des chansons et des cloches russes.

Les deux femmes avaient une notion très vague du pays où Sanineétait né, et Sanine fut stupéfait, lorsque madame Roselli, ou,comme on l’appelait plus souvent, Frau Lénore, lui posa cettequestion :

– Le palais de glace qui avait été élevé àSaint-Pétersbourg au siècle dernier, et dont j’ai lu dernièrementla description dans un livre intitulé : Bellezze dellearti, existe-t-il encore ?

– Mais croyez-vous donc qu’il n’y a jamais d’été enRussie ? s’écria Sanine.

Et alors madame Roselli avoua qu’elle se représentait la Russiecomme une plaine toujours couverte de neiges éternelles, et habitéepar des hommes vêtus toute l’année de fourrures et qui sont tousmilitaires : – il est vrai, ajouta-t-elle, que c’est le paysle plus hospitalier de la terre, et le seul où les paysans sontobéissants.

Sanine s’efforça de lui donner, ainsi qu’à sa fille, des notionsplus exactes sur la Russie. Lorsqu’il en vint à parler de musique,madame Roselli et sa fille le prièrent de leur chanter un airrusse, et lui montrèrent un minuscule piano, dont les touches enrelief étaient blanches et les touches plates noires. Sanine obéitsans faire de façons, et s’accompagnant de deux doigts de la maindroite et de trois doigts de la main gauche (le pouce, le doigt dumilieu et le petit doigt), il se mit à chanter, d’une voix de ténorun peu nasale, le Saraphan, puis Sur la rue, sur lepavé.

Ses auditrices louèrent fort sa voix et sa musique, maiss’extasièrent surtout sur la douceur et la sonorité de la languerusse, et le prièrent de leur traduire les paroles. Comme ces deuxchansons ne pouvaient donner une très haute idée de la poésierusse, Sanine préféra déclamer la romance de Pouchkine :Je me rappelle un instant divin, qu’il traduisit etchanta. La musique était de Glinka.

L’enthousiasme de madame Roselli et de sa fille ne connut plusde bornes. Frau Lénore découvrit une ressemblance étonnante entrele russe et l’italien. Elle trouva même que les noms de Pouchkine(elle prononçait Poussekine) et de Glinka sonnaient commede l’italien.

Sanine à son tour obligea la mère et la fille à lui chanterquelque chose : elles ne se firent pas prier. Frau Lénore semit au piano et chanta avec Gemma quelques duettini etstornelli. La mère avait dû avoir dans le temps un boncontralto ; la voix de la jeune fille était un peu faible,mais agréable.

Chapitre 6

 

C’était Gemma et non sa voix que Sanine admirait.

Il était assis un peu en arrière et de côté, et pensait qu’unpalmier ne pourrait pas rivaliser avec l’élégante sveltesse de lataille de la jeune Italienne, et lorsqu’elle levait les yeux dansles passages expressifs, il semblait au jeune homme que devant ceregard le ciel devait s’ouvrir.

Le vieux Pantaleone lui-même, qui écoutait gravement, d’un airde connaisseur, une épaule appuyée au battant de la porte, lementon et la bouche enfouis dans son ample cravate, subissait lecharme de ce beau visage, bien qu’il le vît tous les jours.

Le duettino terminé, Frau Lénore dit qu’Emiliopossédait une très belle voix – un timbre d’argent, mais qu’ilétait à l’âge où la voix change et qu’il lui était défendu dechanter. C’était à Pantaleone de se ressouvenir, en l’honneur deleur hôte, des airs qu’il chantait si bien autrefois.

Pantaleone fit la mine, se renfrogna, ébouriffa ses cheveux etdéclara que depuis des années il avait abandonné le chant, bienqu’il fût un temps où il pouvait être fier de son talent. Il ajoutaqu’il appartenait à cette grande époque où il y avait encore devrais chanteurs classiques – – qu’on ne saurait comparer auxglapisseurs de nos jours. Alors il y avait vraiment ce qu’on est endroit d’appeler une école de chant, et quant à lui, PantaleoneCippatola de Varèse, ne lui avait-on pas jeté à Modène une couronnede lauriers et n’avait-on pas lâché en son honneur des pigeonsblancs sur la scène ? Enfin, un certain prince Tarbousski –il principe Tarbusski – avec lequel il était intimementlié, ne le tourmentait-il pas chaque soir pour l’engager à faireune tournée en Russie, où il lui promettait des montagnes d’or, desmontagnes d’or !… Mais Pantaleone était bien décidé à ne pasquitter l’Italie, le pays de Dante, il paese delDante !…

Ensuite vinrent les malheurs, il avait été imprudent…

Ici le vieillard s’interrompit, poussa deux profonds soupirs,baissa les yeux puis se remit à parler de l’époque classique duchant, et en particulier du célèbre ténor Garcia, pour lequel ilnourrissait une admiration sans bornes.

– Voilà un homme ! s’écria-t-il. Jamais le grandGarcia – « il gran Garcia » – n’a condescendu àchanter comme les petits ténors – tenoracci –d’aujourd’hui, en fausset ; toujours avec la voix de poitrine,voce di petto, si !

Le vieillard de son poing frappa violemment son jabot.

– Et quel acteur ! Un volcan, Signori miei,un volcan, un Vesuvio ! J’ai eu l’honneur de joueravec lui dans l’opéra de l’illustrissimo maestro Rossini – dansOthello. Garcia était Othello, je jouais Jago. – Et quandil prononçait cette phrase :

Pantaleone prit l’attitude d’un chanteur et d’une voixtremblotante, enrouée, mais toujours pathétique lança :

L’i-ra daver… so daver… so ilfato.

Io piu no… no… no… nontemero.

– … Le théâtre tremblait, Signori miei ! Etmoi je ne restais pas en arrière, et je répétais aprèslui :

L’i… ra daver… so daver… so ilfato

Temèr piu nondovro !

… Et lui, tout à coup, comme un éclair, comme un tigre :Morro !… ma vendicato.

… Ou quand il chantait… quand il chantait l’air célèbre de« Matrimonio segreto » Pria chespunti… Alors il gran Garcia, après cesmots : I cavalli di galoppo, il faisait, écoutezbien, vous verrez comme c’est merveilleux, com’èstupendo !…

Le vieillard commença une fioriture très compliquée – mais à ladixième note il s’arrêta, toussa et avec un geste de désespoirdit :

– Pourquoi me tourmentez-vous de la sorte ?

Gemma battit des mains de toutes ses forces et cria :bravo ! bravo ! puis courut vers le pauvre« Jago » et des deux mains lui donna des tapes amicalessur l’épaule.

Seul Emilio riait sans se gêner. Cet âge est sans pitié, LaFontaine l’a déjà dit.

Sanine s’efforça de consoler le vieux chanteur en lui parlantdans sa langue. Au cours de son dernier voyage il avait pris uneteinture d’italien ; il se mit à parler du paese del Dantedove il si suona : cette phrase et ce vers célèbre« Lasciate ogni speranza » formaient tout lebagage poétique italien du jeune touriste.

Mais Pantaleone ne se laissa pas réconforter par ces attentions.Il enfonça encore plus profondément son menton dans sa cravate etroulant des yeux furieux ressembla plus que jamais à un oiseauhérissé, mais cette fois à un méchant oiseau, un corbeau ou unmilan royal…

Alors Emilio, qui rougissait pour rien et à tout propos, commeil arrive aux enfants gâtés, dit à sa sœur que si elle voulaitamuser leur hôte, elle ne pouvait mieux faire que de lui lire unedes comédies de Malz, qu’elle lisait si bien.

Gemma éclata de rire, donna une petite tape sur la main de sonfrère et lui dit qu’il avait toujours « de drôlesd’idées ! » Pourtant elle s’empressa d’aller dans sachambre et revint tout de suite avec un petit livre à la main. Elles’assit à la table devant la lampe, regarda autour d’elle, leva ledoigt « taisez-vous messieurs » – geste très italien – etse mit à lire à haute voix.

Chapitre 7

 

Malz était un écrivain local qui avait su peindre des types deFrancfort avec un humour amusant, vif, bien que peu profond, dansde petites comédies légèrement esquissées, écrites en patois.

En effet, Gemma lisait fort bien, en vraie comédienne. Ellenuançait chaque rôle et savait à merveille soutenir le caractèredes personnages ; elle avait hérité avec le sang italien lamimique expressive de ce peuple. Elle n’épargnait ni sa voix douce,ni la plasticité de son visage ; quand elle devait représenterune vieille folle ou un bourgmestre imbécile, elle faisait lesgrimaces les plus grotesques, bridait ses yeux, retroussait sesnarines, prenait une voix glapissante, grasseyait…

Elle ne riait pas en lisant, mais quand ses auditeurs – àl’exception de Pantaleone, qui était sorti de la chambre dès qu’ilavait été question de lire l’œuvre d’o quel ferrofluctoTedesco – l’interrompaient par une explosion de rire, ellelaissait glisser le livre sur ses genoux, et la tête rejetée enarrière se livrait à des éclats de rire sonores qui secouaient lesanneaux moelleux de ses boucles sur son cou et ses épaules.

Dès que l’hilarité de son auditoire s’était calmée, ellereprenait son livre, et redevenue sérieuse recommençait salecture.

Sanine ne pouvait se rassasier d’admirer la lectrice, sedemandant comment ce visage si idéalement beau pouvait sanstransition prendre une expression si comique et parfois presquetriviale.

Gemma réussissait beaucoup moins bien à rendre les rôles dejeunes filles, les « jeunes premières », et surtout ellemanquait les scènes d’amour ; elle-même sentait soninsuffisance et leur donnait une légère teinte de moquerie, commesi elle ne croyait pas à tous ces serments enthousiastes, à toutesces paroles enflammées, dont l’auteur, du reste, s’abstenait leplus possible.

La soirée passa si vite, que Sanine ne se souvint qu’il devaitpartir ce soir-là que lorsque la pendule sonna dix heures.

Il bondit de sa chaise comme si un serpent l’eût piqué.

– Qu’avez-vous ? demanda Frau Lénore.

– Mais je dois partir ce soir pour Berlin, j’ai déjà retenuune place dans la diligence.

– Et quand part la diligence ?

– À dix heures et demie.

– Alors vous arriverez trop tard, dit Gemma… Restez encoreun peu… je continuerai ma lecture…

– Avez-vous payé la place entière ou seulement donné desarrhes ? demanda Frau Lénore.

– J’ai payé la place entière ! répondit Sanine avecune grimace douloureuse.

Gemma le regarda en clignant des yeux, et partit d’un éclat derire. Sa mère la gronda.

– Comment, ce jeune homme a dépensé de l’argent pour rien,et toi, cela te fait rire ?

– Ce n’est pas une affaire ! répondit Gemma. Cettedépense ne ruinera pas monsieur Sanine… et nous tâcherons de leconsoler… Voulez-vous de la limonade ?

Sanine but un verre de limonade. Gemma reprit sa lecture et lagaieté générale fut rétablie.

Quand la pendule sonna minuit, Sanine se leva pour seretirer.

– Maintenant, il vous faut rester encore quelques jours àFrancfort, dit Gemma… À quoi bon vous dépêcher de partir ?…Vous vous amuserez tout autant ici qu’ailleurs.

Elle se tut.

– Je vous assure, vous ne vous amuserez pas davantageailleurs ! ajouta-t-elle en souriant.

Sanine ne répondit rien, mais il réfléchit que son porte-monnaieétant vide, il était obligé de rester à Francfort en attendant laréponse d’un ami de Berlin, à qui il pensait pouvoir emprunterquelque argent.

– Restez encore quelque temps avec nous, restez, dit à sontour Frau Lénore, vous ferez la connaissance de M. CharlesKluber, le fiancé de Gemma. Il n’a pas pu venir ce soir parce qu’ilavait beaucoup à faire dans son magasin… Vous avez sans douteremarqué sur la Zeile, le plus grand magasin de draps et desoieries… M. Kluber est le premier commis… Il sera trèsheureux de vous être présenté.

Sanine ne comprit pas lui-même pourquoi cette nouvellel’abasourdit.

– L’heureux fiancé ! pensa-t-il.

Il regarda Gemma et il crut discerner dans les yeux de la jeunefille une expression moqueuse.

Il prit congé de madame Roselli et de sa fille.

– À demain, n’est-ce pas ? vous reviendrezdemain ?… demanda Frau Lénore.

– À demain ! répéta Gemma d’un ton affirmatif, commesi cela allait sans dire.

– À demain ! répondit Sanine.

Emilio, Pantaleone et le caniche Tartaglia lui firent conduitejusqu’au coin de la rue. Pantaleone ne put se retenir d’exprimer ledéplaisir que lui causait la lecture de Gemma.

– Comment n’a-t-elle pas honte ! Elle se tord, ellecrie – una caricatura. Elle devrait représenter Mérope,Clytemnestre, un personnage tragique et grand… mais elle aime mieuxsinger une vilaine Allemande ! Tout le monde peut en faireautant :… Mertz, Kertz, spertz cria-t-il de sa voixenrouée en poussant le menton en avant et en écarquillant lesdoigts.

Tartaglia aboya contre lui, tandis qu’Emilio riait…

Le vieillard fit brusquement volte-face et rebroussa chemin.

Sanine rentra à l’Hôtel du Cygne Blanc, dans un état d’espritpassablement troublé.

Toute cette conversation italo-franco-allemande bourdonnaitencore à son oreille.

– Fiancée ! se dit-il, lorsqu’il fut couché dans samodeste chambre d’hôtel. – Quelle belle jeune fille !… Maispourquoi ne suis-je pas parti ?

Pourtant le lendemain il expédia une lettre à son ami deBerlin.

Chapitre 8

 

Avant que Sanine eût achevé sa toilette, le garçon de l’hôtelvint lui annoncer la visite de deux messieurs.

L’un était Emilio, l’autre un jeune homme grand et fortprésentable, avec une tête tirée à quatre épingles ; c’étaitHerr Karl Kluber, le fiancé de la belle Gemma.

Il est avéré qu’à cette époque on n’aurait pas trouvé dans toutFrancfort un premier commis plus poli, plus comme il faut, plussérieux ni plus avenant que M. Kluber.

Sa toilette irréprochable était en harmonie avec sa prestance etla grâce de ses manières, un peu réservées et froides, il est vrai,un genre britannique, contracté pendant un séjour de deux ans enAngleterre, et en somme d’une élégance séduisante.

De prime abord il sautait aux yeux que ce beau jeune homme, unpeu grave, mais très bien élevé et encore mieux lavé, était habituéà obéir aux ordres d’un supérieur et à commander à des inférieurs,et que derrière le comptoir de son magasin, il devait fatalementinspirer du respect aux clients.

Sa probité scrupuleuse ne pouvait pas être mise en doute ;il suffisait pour s’en convaincre d’un coup d’œil sur sesmanchettes impeccablement empesées ! Sa voix d’ailleurs étaiten harmonie avec tout son être : une voix de basse assurée etmoelleuse, mais pas trop élevée et même avec des inflexionscaressantes dans le timbre. C’est bien la voix qui convient pourdonner des ordres à des subordonnés : – « Montrez àMadame le velours de Lyon ponceau ». – « Donnez unechaise à Madame !… »

M. Kluber commença par se présenter à Sanine selon toutesles règles ; il inclina sa taille avec tant de noblesse,rapprocha si élégamment les jambes et serra les talons l’un contrel’autre avec une politesse si exquise, qu’il était impossible de nepas s’écrier mentalement : « Oh ! ce jeune homme adu linge et des qualités d’âme de premier ordre ! »

Le fini de sa main droite dégantée, – de sa main gauche couverted’un gant de suède, il tenait son chapeau lissé comme un miroir etau fond duquel s’étalait l’autre gant ; – le fini de sa maindroite qu’il tendit à Sanine avec modestie mais fermement étaitau-dessus de tout éloge : chaque ongle était à lui seul uneœuvre d’art.

Ensuite, M. Kluber expliqua, dans un allemand choisi, qu’ilétait venu présenter ses hommages et exprimer sa reconnaissance aumonsieur étranger qui avait rendu un service si important à sonfutur parent, au frère de sa fiancée ; en disant ces mots ilétendit sa main gauche vers Emilio, qui rougit, de hontesemblait-il, se détourna dans la direction de la fenêtre et mit undoigt dans sa bouche.

M. Kluber ajouta qu’il serait heureux s’il pouvait êtreagréable à monsieur l’Étranger.

Sanine répondit non sans quelque difficulté, en allemand, qu’ilétait très heureux… que le service rendu était insignifiant… et ilinvita ses hôtes à s’asseoir.

Herr Kluber remercia – et rejetant vivement les pans de sonhabit, se posa sur une chaise, mais il s’asseyait si légèrement, sipeu confortablement, qu’on comprenait aussitôt qu’il s’était assispar politesse, mais qu’il se lèverait dans une minute.

En effet, au bout de quelques secondes il se leva, fitmodestement deux pas en arrière, comme dans une contredanse, etdéclara qu’à son vif regret il ne pouvait prolonger sa visite, carc’était l’heure d’entrer au magasin… Les affaires avant tout !Cependant, le lendemain étant un dimanche, il avait organisé, avecl’assentiment de Frau Lénore et de Fraülein Gemma, une promenade àSoden, et il avait l’honneur d’inviter monsieur l’Étranger à sejoindre à eux ; il espérait que M. Sanine ne refuseraitpas d’orner cette partie de plaisir de sa présence.

Sanine, en effet, consentit à orner de sa présencecette partie de plaisir – et M. Kluber, après avoir fait pourla seconde fois un salut dans toutes les règles, se retiragracieusement avec son pantalon couleur de pois tendres et enfaisant résonner agréablement les semelles de ses bottesneuves…

Chapitre 9

 

Emilio, sans tenir compte de l’invitation de Sanine, qui lepriait de s’asseoir, était resté tout le temps le visage tournévers la fenêtre, mais dès que son futur beau-frère fut parti, ilpirouetta sur ses talons, en faisant des grimaces de gamin, etdemanda en rougissant la permission de rester encore un moment.

– Je vais beaucoup mieux aujourd’hui, ajouta-t-il,seulement le médecin ne me permet pas encore de travailler.

– Restez avec moi, vous ne me gênez nullement, s’empressade répondre Sanine, qui, en sa qualité de Russe, était enchantéd’avoir aussi un prétexte pour ne rien faire.

Emilio le remercia, et au bout de quelques minutes le jeunegarçon se trouva dans l’appartement de Sanine comme chez lui ;il examina tous les effets du voyageur et le questionna sur laprovenance et la qualité de chaque objet. Il aida Sanine à seraser, et engagea le jeune Russe à laisser pousser ses moustaches.Tout en bavardant, il confia à son nouvel ami beaucoup de détailssur la vie de sa mère, de sa sœur, de Pantaleone et même du canicheTartaglia, en un mot il décrivit toute leur manière de vivre.

Toute trace de timidité avait disparu de chez Emilio, ilressentit une vive sympathie pour Sanine, non parce que le jeuneRusse lui avait sauvé la vie la veille, mais parce qu’il se sentaitfortement attiré vers lui. Il n’eut rien de plus pressé que deconfier à son nouvel ami ses secrets.

Il lui avoua que sa mère le destinait au commerce, tandis qu’ilsavait, il le savait pertinemment, qu’il était né pourêtre artiste, musicien, chanteur, qu’il avait une vocation décidéepour le théâtre : la preuve en était que Pantaleonel’engageait à suivre cette carrière. Malheureusement M. Kluberétait de l’avis de sa mère, et il exerçait une grande influence surelle. C’est lui qui avait suggéré à Madame Roselli l’idée de mettreson fils dans le commerce, parce que le premier commis ne voyaitrien de plus beau que le commerce. Vendre du drap et du velours,tromper le client, lui demander des « prix d’imbéciles »,des « prix de Russes »[3] , voilàl’idéal de M. Kluber !

– Eh bien ! maintenant vous allez venir cheznous ? s’écria l’enfant dès que Sanine eut terminé sa toiletteet écrit une lettre à Berlin.

– Il est encore trop tôt pour faire une visite, objectaSanine.

– Oh ! ça ne fait rien, s’écria Emilio d’un toncaressant. Revenez avec moi. Nous passerons à la poste et de lànous reviendrons chez nous ! Gemma sera si contente !Vous déjeunerez avec nous… Vous pourrez glisser un mot à maman enfaveur de moi… en faveur de ma carrière artistique…

– Eh bien ! allons, dit Sanine.

Et ils sortirent ensemble de l’hôtel.

Chapitre 10

 

Gemma, en effet, fut très contente de revoir Sanine, et FrauLénore le reçut très amicalement ; il était évident qu’ilavait produit la veille une excellente impression sur toutes deux.Emilio courut commander le déjeuner après avoir encore une foisrappelé à Sanine qu’il avait promis de plaider sa cause auprès desa mère.

– Je n’oublierai pas, soyez tranquille, dit Sanine au jeunegarçon.

Frau Lénore n’était pas tout à fait bien ; elle souffraitde la migraine, et à demi-allongée dans le fauteuil, elles’efforçait de rester immobile.

Gemma portait une ample blouse jaune retenue par une ceinture decuir noir ; elle semblait aussi un peu lasse ; elle étaitlégèrement pâle, des cercles noirs entouraient ses yeux, sanspourtant leur enlever leur éclat, et cette pâleur ajoutait uncharme mystérieux aux traits classiquement sévères de la jeuneItalienne.

Cette fois Sanine fut surtout frappé par la beauté élégante desmains de la jeune fille. Lorsqu’elle rajustait ou soulevait sesboucles noires et brillantes, Sanine ne pouvait arracher sesregards de ces doigts souples, longs, écartés l’un de l’autre commeceux de la Fornarine de Raphaël.

Il faisait extrêmement chaud dehors ; après le déjeunerSanine voulut se retirer, mais ses hôtes lui dirent que par unepareille chaleur il valait beaucoup mieux ne pas bouger de saplace ; et il resta.

Dans l’arrière-salon où il se tenait avec la famille Roselli,régnait une agréable fraîcheur : les fenêtres ouvraient sur unpetit jardin planté d’acacias. Des essaims d’abeilles, des taons etdes bourdons chantaient en chœur avec ivresse dans les branchestouffues des arbres parsemées de fleurs d’or ; à travers lesvolets à demi clos et les stores baissés, ce bourdonnementincessant pénétrait dans la chambre donnant l’impression de lachaleur répandue dans l’air au dehors, et la fraîcheur de lachambre fermée et confortable paraissait d’autant plusagréable…

Sanine causait beaucoup, comme la veille, mais cette fois il neparlait plus de la Russie ni de la vie russe. Pour rendre service àson jeune ami, qui tout de suite après le déjeuner avait été envoyéchez M. Kluber pour être initié à la tenue des livres, Sanineamena la conversation sur les avantages respectifs du commerce etde l’art. Il ne fut pas étonné de voir que Frau Lénore était pourle commerce, il s’y attendait, mais il fut surpris de voir queGemma partageait l’opinion de sa mère.

– Pour être un artiste, et surtout un chanteur, déclara lajeune fille en faisant un geste énergique de la main, il fautoccuper le premier rang ; le second ne vaut rien ; etcomment savoir si l’on est capable de tenir la premièreplace ?

Pantaleone prit part à la conversation et se déclara partisan del’art. Il est vrai que ses arguments étaient assez faibles :il soutint qu’il faut avant tout posséder un certo estrod’espirazione – un certain élan d’inspiration !

Frau Lénore fit la remarque que certainement Pantaleone avait dûposséder cet estro et pourtant…

– C’est que j’ai eu des ennemis, répondit lugubrementPantaleone.

– Et comment peux-tu savoir (les Italiens tutoientfacilement) qu’Emilio n’aura pas d’ennemis, lors même qu’ilposséderait cet estro ?

– Eh bien ! faites de lui un commerçant, ditPantaleone dépité, mais Giovan’ Battista n’aurait pas agi de lasorte, bien qu’il fût confiseur lui-même…

– Mon mari, Giovan’ Battista, était un homme raisonnable,et si dans sa jeunesse il a cédé à des entraînements…

Mais Pantaleone ne voulut plus rien entendre et sortit de lachambre en répétant sur un ton de reproche : « Ah !Giovan’ Battista ! »

Gemma dit alors que si Emilio se sentait un cœur de patriote, ets’il tenait à consacrer toutes ses forces à la délivrance del’Italie, on pourrait pour cette œuvre sacrée sacrifier un avenirassuré, mais pas pour le théâtre…

À ces mots, Frau Lénore devint très inquiète et supplia sa fillede ne pas induire en erreur son jeune frère, mais de se contenterd’être elle-même, une affreuse républicaine !…

Après avoir prononcé ces paroles, Frau Lénore se mit à gémir etse plaignit de son mal de tête ; il lui semblait que son crâneallait éclater.

Gemma s’empressa de donner des soins à sa mère. Elle humecta lefront de Madame Roselli d’eau de Cologne et souffla lentementdessus, puis elle lui baisa doucement les joues, posa la tête deFrau Lénore sur des coussins, lui défendit de parler et de nouveaul’embrassa. Alors, se tournant vers Sanine, d’une voix à demi émue,à demi badine, elle commença à faire l’éloge de sa mère.

– Si vous saviez comme elle est bonne et comme elle a étébelle !… Que dis-je, elle l’a été, elle l’est encoremaintenant… Regardez les yeux de maman !

Gemma sortit de sa poche un mouchoir blanc, en couvrit le visagede sa mère, puis abaissant lentement le rebord de haut en bas, elledécouvrit l’un après l’autre le front, les sourcils et les yeux deFrau Lénore ; alors elle pria sa mère d’ouvrir les yeux.

Frau Lénore obéit, et Gemma s’exclama d’admiration.

Les yeux de Frau Lénore étaient en effet fort beaux.

Gemma maintenant le mouchoir sur la partie inférieure du visage,qui était moins régulière, se mit de nouveau à couvrir sa mère debaisers.

Madame Roselli riait, détournait la tête et feignait de vouloirrepousser sa fille ; Gemma de son côte faisait semblant delutter avec sa mère, non pas avec des câlineries de chatte, à lamanière française, mais avec cette grâce italienne qui laissepressentir la force.

Enfin Frau Lénore se déclara fatiguée. Gemma lui conseilla defaire la sieste dans ce fauteuil, en promettant que le monsieurrusse et elle-même resteraient pendant ce temps aussi tranquillesque de petites souris.

Frau Lénore répondit par un sourire, poussa quelques soupirs ets’endormit. Gemma s’assit sur un tabouret près de sa mère et restaimmobile ; de temps en temps d’une main elle portait un doigtsur ses lèvres, de l’autre elle soutenait l’oreiller derrière latête de sa mère, et chuchotait d’une voix insaisissable, regardantde travers Sanine, chaque fois qu’il s’avisait de faire unmouvement quelconque.

Bientôt Sanine resta immobile à son tour, comme hypnotisé,admirant de toutes les forces de son âme le tableau que formaientcette chambre à demi-obscure où par-ci par-là rougissaient enpoints éclatants des roses fraîches et somptueuses qui trempaientdans des coupes antiques de couleur verte, et cette femme endormieavec les mains chastement repliées, son bon visage encadré par lablancheur neigeuse de l’oreiller et enfin ce jeune être tout entierà sa sollicitude, aussi bon, aussi pur et d’une beauté inénarrableavec des yeux noirs, profonds, remplis d’ombre, et quand mêmelumineux…

Sanine se demandait où il était. Était-ce un rêve ? Unconte ? Comment se trouvait-il là ?

Chapitre 11

 

La sonnette de la porte d’entrée tinta. Un jeune paysan enbonnet de fourrure, avec un gilet rouge, entra dans la confiserie.C’était le premier client de la journée.

Frau Lénore dormait toujours, et Gemma craignit de la réveilleren retirant son bras.

– Voulez-vous recevoir le client à ma place ?demanda-t-elle à voix basse au jeune Russe.

Sanine sortit aussitôt de la chambre sur la pointe des pieds etentra dans la confiserie.

Le paysan voulait un quart de pastilles de menthe.

– Combien dois-je lui demander ? dit Sanine à voixbasse à travers la porte.

– Six kreutzers, répondit Gemma sur le même ton.

Sanine pesa un quart de livre, trouva du papier pour envelopperla marchandise, confectionna un cornet, versa dedans les pastillesqu’il répandit de tous côtés, réussit non sans peine à les faireentrer dans le sac, et enfin les livra et reçut la monnaie.

L’acheteur le contemplait avec stupéfaction en tournant sonchapeau sur sa poitrine, tandis que dans la chambre à côté Gemma setenait la bouche pour étouffer son rire fou.

À peine ce client fut-il sorti qu’il en vint un second, untroisième…

– J’ai de la veine, pensa Sanine.

Le second chaland demanda un verre d’orgeat, le troisième unedemi-livre de bonbons.

Sanine réussit à satisfaire à tous, il tourna énergiquement lescuillers dans les verres, remua les assiettes et sortit agilementles conserves et les bonbons des bocaux et des boîtes.

Lorsqu’il fit son compte, il découvrit qu’il avait vendu tropbon marché l’orgeat, mais qu’il avait pris deux kreutzers de troppour les bonbons.

Gemma riait toujours sans bruit, et Sanine lui-même était d’unegaieté inusitée, dans un état d’esprit extraordinairementheureux.

Il lui semblait qu’il resterait volontiers éternellementderrière ce comptoir à vendre des bonbons et de l’orgeat, pendantque cette belle jeune fille le regardait avec des yeux amicalementmoqueurs, et que le soleil d’été se frayant un chemin à traversl’épais feuillage des marronniers, remplissait la chambre de l’orverdâtre des rayons du couchant, et que le cœur se mourait d’unedouce langueur de paresse, d’insouciance et de jeunesse – depremière jeunesse.

Le quatrième client demanda une tasse de café. Cette fois il futnécessaire de recourir à Pantaleone, et Sanine vint reprendre saplace près de Gemma. Frau Lénore dormait toujours, à la vivesatisfaction de sa fille.

– Quand maman peut dormir, sa migraine passe tout desuite ! expliqua Gemma.

Sanine, toujours à mi-voix, parla de nouveau de « soncommerce » et s’informa gravement du prix des marchandises.Gemma lui répondit sur le même ton. Tous deux, pourtant, en leurfor intérieur, sentaient parfaitement qu’ils jouaient lacomédie.

Tout à coup un orgue de Barbarie dans la rue joua l’air duFreischutz : « À travers les monts, à travers lesplaines ! »

Les sons criards se répandirent, tremblotants et vibrant dansl’air immobile.

Gemma tressaillit.

– Cette musique va réveiller maman !

Sanine courut dans la rue, mit une poignée de kreutzers dans lamain du joueur d’orgue et le décida à se retirer.

Lorsqu’il rentra dans la chambre, Gemma le remercia d’un légersigne de tête, et avec un sourire pensif se mit à fredonnerelle-même la belle mélodie de Weber, dans laquelle Max exprime lesdoutes du premier amour.

Elle demanda ensuite à Sanine s’il connaissait leFreischutz, s’il aimait Weber, et elle ajouta que, bienqu’elle fût Italienne, elle préférait cette musique à touteautre.

La conversation passa de Weber à la poésie et au romantisme,puis à Hoffmann, qui était fort à la mode à cette époque.

Pendant ce temps Frau Lénore dormait toujours, ronflant mêmequelque peu, et les rayons du soleil qui glissaient entre lespersiennes en bandes étroites, de plus en plus obliques, sepromenaient sans cesse effleurant le plancher, les meubles, la robede Gemma, les feuilles et les pétales des fleurs.

Chapitre 12

 

Gemma ne goûtait pas beaucoup Hoffmann et même elle le trouvaitennuyeux !

Sa nature claire de méridionale restait réfractaire au côtébrumeux et fantastique du conteur.

– Tous ces contes sont bons pour les enfants !disait-elle non sans dédain.

Elle se plaignait aussi du manque de poésie d’Hoffmann. Pourtantune de ses nouvelles lui plaisait beaucoup, tout au moins lecommencement, car elle en avait oublié la fin, si même elle l’avaitlue.

C’était l’histoire d’un jeune homme qui rencontre par hasard,peut-être dans une confiserie – une jeune fille d’une grandebeauté, une Grecque. Elle est accompagnée d’un vieillard mystérieuxet bizarre.

Le jeune homme tombe amoureux à première vue de la jeune fille,et elle le regarde d’un air suppliant, comme pour lui demander dela délivrer…

Le jeune homme s’absente pour quelques instants, et lorsqu’ilrentre dans la confiserie, la jeune fille et le vieillard ontdisparu ; il s’élance à leur poursuite, mais tous ses effortspour les atteindre restent vains.

La belle jeune fille est pour jamais perdue pour lui ; etpourtant il lui est impossible d’oublier le regard suppliantqu’elle attacha sur lui, et il est rongé par la pensée quepeut-être le bonheur de sa vie a glissé entre ses doigts.

Ce n’est pas ainsi que finit le conte d’Hoffmann, mais tel estle dénouement qui était resté gravé dans la mémoire de Gemma.

– Il me semble, ajouta-t-elle, que des rencontres et desséparations semblables arrivent plus souvent que nous ne lepensons.

Sanine ne répondit pas à cette remarque, mais au bout dequelques instants il amena la conversation sur M. Kluber…

C’était la première fois qu’il le mentionnait, il ne lui étaitpas encore arrivé de penser au fiancé de Gemma.

À son tour la jeune fille ne répondit pas et resta pensive,mordillant légèrement l’ongle de l’index et regardant de côté.Enfin elle fit l’éloge de son fiancé, parla de la partie de plaisirqu’il avait projetée pour le lendemain, et jetant un regard pleinde vivacité sur Sanine se tut de nouveau.

Cette fois le jeune Russe ne trouva plus rien à dire.

Emilio entra dans la chambre en courant si bruyamment, qu’ilréveilla Frau Lénore.

Sanine fut enchanté de l’arrivée de son jeune ami.

Frau Lénore se leva de son fauteuil, et Pantaleone entra pourannoncer que le dîner était servi.

L’ami de la maison, l’ex-chanteur et le domestique remplissaitencore le rôle de cuisinier.

Chapitre 13

 

Sanine resta pour le dîner. On le retint encore sous prétexteque la chaleur était accablante, puis, quand la chaleur eut baissé,on l’invita à venir au jardin pour prendre le café à l’ombre desacacias.

Sanine accepta. Il se sentait parfaitement heureux.

Le cours calme et monotone de la vie est plein de charme, etSanine s’abandonnait à ce charme avec délices, il ne demandait riende plus au présent, ne songeait pas au lendemain et ne se souvenaitplus du passé. Où trouverait-il plus de charme que dans lacompagnie de cet être exquis, Gemma ! Bientôt il faudra seséparer d’elle, et sans doute pour ne jamais la revoir, maispendant que la même barque, comme dans la romance d’Ilhland, lesporte sur les ondes domptées de la vie : « Réjouis-toi,goûte la vie, voyageur !… »

Et tout semblait beau et agréable à l’heureuxvoyageur !

Frau Lénore lui proposa de se mesurer avec elle et Pantaleone au« tresette », et elle lui apprit ce jeu de cartes italienpeu compliqué, où elle gagna quelques kreutzers, et il étaitparfaitement heureux.

Pantaleone, à la demande d’Emilio, commanda au caniche Tartagliad’exécuter tous ses tours, et Tartaglia sauta par-dessus un bâton,parla, c’est-à-dire, aboya, éternua, ferma la porte avec sonmuseau, apporta la vieille pantoufle de son maître, et finalement,coiffé d’un vieux shako, figura le maréchal Bernadotte recevant decruels reproches de Napoléon sur sa trahison.

Napoléon était représenté par Pantaleone, assezfidèlement ; les bras croisés, un tricorne enfoncé sur lesyeux, il grondait furieusement en français… et dans quelfrançais ? Tartaglia était assis devant son Empereurhumblement replié sur lui-même, la queue baissée, clignanttimidement les yeux sous la visière du shako, posé detravers ; de temps en temps, quand Napoléon haussait la voix,Bernadotte se soulevait sur ses pattes de derrière.

– Fuori, Traditore ! (va-t’en, traître) criaNapoléon, oubliant dans l’excitation de sa colère qu’il devaitsoutenir son caractère français. Alors Bernadotte se cacha sous ledivan, puis revint aussitôt avec un aboiement joyeux, quisignifiait que la représentation était terminée.

Tous les spectateurs riaient aux larmes, et Sanine riait plusque tous les autres.

Gemma avait un rire fort agréable, continu et lent maisentrecoupé de petits cris plaintifs, très drôles… Sanine était enextase devant ce rire. Il aurait voulu pouvoir couvrir de baisersla jeune fille pour chacun de ces petits cris. Enfin la nuit tomba.Il était temps de se séparer.

Sanine prit plusieurs fois congé de tout le monde, et répéta àchacun à maintes reprises : – À demain ! Même il embrassaEmilio, et partit en emportant l’image triomphante de la jeunefille, parfois rieuse, parfois pensive, calme ou indifférente maistoujours remplie d’attrait. Ces yeux tantôt largement ouverts,clairs et gais comme le jour, tantôt à demi recouverts par lescils, profonds et sombres comme la nuit, étaient toujours devantlui, pénétrant d’un trouble étrange et doux toutes les autresimages et représentations.

Mais il n’arriva pas une seule fois à Sanine de songer àM. Kluber ni aux événements qui l’obligeaient à rester àFrancfort, en un mot tout ce qui le préoccupait et le tourmentaitla veille n’existait plus pour lui.

Chapitre 14

 

Sanine était un fort beau garçon, de taille haute etsvelte ; il avait des traits agréables, un peu flous, depetits yeux teintés de bleu exprimant une grande bonté, des cheveuxdorés et une peau blanche et rose. Ce qui le distinguait de primeabord, c’était cette expression de gaieté sincère, un peu naïve, cerire confiant, ouvert, auquel on reconnaissait autrefois à premièrevue les fils de la petite noblesse rurale russe. Ces fils defamille étaient d’excellents jeunes gentilshommes, nés et librementélevés dans les vastes domaines des pays de demi-steppes.

Sanine avait une démarche indécise, une voix légèrementsifflante, et dès qu’on le regardait il répondait par un sourired’enfant. Enfin il avait la fraîcheur et la santé ; mais letrait caractéristique de sa physionomie était la douceur, pardessus tout la douceur !

Il ne manquait pas d’intelligence et avait appris pas mal dechoses. Malgré son voyage à l’étranger, il avait conservé toute safraîcheur d’esprit et les sentiments qui à cette époque troublaientl’élite de la jeunesse russe, lui étaient totalement inconnus.

Dans ces derniers temps, après s’être mis en quête d’hommesnouveaux, les romanciers russes ont commencé à représenter desjeunes gens qui se piquent avant tout de fraîcheur, mais ils sontfrais à la façon des huîtres de Plensbourg, qu’on apporte àSaint-Pétersbourg.

Sanine n’avait rien de commun avec ces jeunes gens.

Puisque je me laisse aller à des comparaisons, je dirai queSanine ressemblait à un jeune pommier touffu, récemment planté dansun jardin russe de terre arable, ou plutôt à un jeune cheval detrois ans, bien nourri, au poil lisse, aux pieds forts, et quin’est pas encore dressé.

Ceux qui ont rencontré Sanine plus tard, quand la vie l’a brisé,quand il a perdu le velouté de la première jeunesse, ont trouvé enlui un tout autre homme.

 

Le lendemain matin, Sanine était encore au lit, lorsque Emilio,endimanché, une canne à la main, et très pommadé, entra vivementdans la chambre de son ami pour lui annoncer que Herr Kluber seraittout de suite là avec la voiture, que le temps promettait d’êtretrès beau, que tout était prêt, mais que sa mère ne serait pas dela partie parce que sa migraine l’avait reprise.

Emilio engagea Sanine à s’habiller au plus vite en lui disantqu’il n’avait pas un instant à perdre.

En effet, M. Kluber surprit le jeune Russe au milieu de satoilette. Il frappa à la porte, entra, salua en se courbant endeux, et se déclara prêt à attendre aussi longtemps qu’on voudrait,puis il s’assit en posant avec grâce son chapeau sur son genou.

Le premier commis était tiré à quatre épingles et avait versésur sa personne tout un flacon de parfum ; chacun de sesmouvements était suivi d’un effluve d’arôme subtil.

Il était arrivé dans un landau découvert attelé de deux chevauxgrands et vigoureux, mais dépourvus d’élégance.

Un quart d’heure plus tard, Sanine, Kluber et Emilio arrivèrenttriomphalement devant le perron de la confiserie. Madame Rosellirefusa catégoriquement de se joindre à la promenade.

Gemma voulut rester pour tenir compagnie à sa mère, mais FrauLénore la mit pour ainsi dire dehors de vive force.

– Je n’ai besoin de personne pour me tenir compagnie,dit-elle, je veux dormir. J’aurais envoyé Pantaleone avec vous,mais il faut que quelqu’un reste au magasin.

– Pouvons-nous prendre Tartaglia avec nous ?

– Je crois bien, mon fils.

Tartaglia sauta immédiatement avec des bonds de joie sur lesiège à côté du cocher et s’assit en se pourléchant les babines.Évidemment il était habitué à ces promenades.

Gemma mit un grand chapeau de paille orné de rubans couleur decannelle dont l’aile repliée sur le front abritait tout le visage.L’ombre s’arrêtait aux lèvres qui rougissaient virginalement ettendrement, comme les pétales d’une rose à cent feuilles, tandisque les dents brillaient discrètement, avec la même innocence quechez un enfant.

Gemma prit place au fond de la voiture avec Sanine. Kluber etEmilio s’assirent en face.

Le pâle visage de Frau Lénore apparut à la fenêtre. Gemma agitason mouchoir, et les chevaux se mirent en marche.

Chapitre 15

 

Soden est une petite ville dans les environs de Francfort, fortbien située au pied d’une des ramifications du Taunus, endroitréputé en Russie pour ses eaux, qu’on dit salutaires pour lespersonnes dont les poumons sont délicats.

Les habitants de Francfort vont à Soden pour se distraire. Leparc est fort beau et présente aux promeneurs plusieurs« Wirthschafte », où l’on peut boire de la bière et ducafé, à l’ombre des hauts tilleuls et des érables.

La route de Francfort à Soden longe la rive droite duMein ; elle est dans toute sa longueur bordée d’arbresfruitiers.

Pendant que le landau roulait lentement sur la route unie,Sanine observait à la dérobée la façon dont Gemma se comportaitavec son fiancé ; il les voyait ensemble pour la premièrefois. L’attitude de la jeune fille était calme et naturelle,quoiqu’un peu plus réservée et plus sérieuse que d’habitude.

Kluber avait l’air d’un supérieur plein de condescendance, quis’accorde ainsi qu’à ses subordonnés un plaisir modéré etconvenable.

Sanine ne remarqua pas chez le fiancé de Gemma del’empressement. Il était évident que Herr Kluber considérait sonmariage comme une affaire arrêtée, dont il n’avait plus aucuneraison de s’inquiéter !

Mais il ne perdait pas un instant le sentiment de sacondescendance ! Pendant une longue promenade que les jeunesgens firent avant le dîner, à travers bois, dans la montagne etdans les vallées qui entourent Soden, Herr Kluber, tout en admirantles beautés de la nature, la traitait aussi avec une condescendanceà travers laquelle perçait le sentiment de sa supériorité. Il fitla remarque que tel ruisseau avait tort de couler en ligne droiteau lieu de décrire des méandres pittoresques ; il critiquaaussi le chant d’un pinson qui ne variait pas assez ses thèmes.

Gemma ne paraissait pas s’ennuyer, même elle avait l’air des’amuser plutôt, et cependant Sanine ne reconnaissait pas la Gemmade la veille ; nulle ombre pourtant n’attristait son visage,jamais sa beauté n’avait eu plus de rayonnement, mais son âmesemblait repliée sur elle-même.

L’ombrelle ouverte, gantée, elle marchait légèrement, sans hâte,comme se promènent les jeunes filles bien élevées, et elle parlaitpeu.

Emilio n’avait pas l’air non plus de se sentir tout à fait à sonaise, et Sanine encore moins que lui. Le jeune Russe d’ailleursétait un peu gêné par l’obligation de parler tout le tempsallemand.

Seul Tartaglia se sentait libre de toute contrainte ! Ilpoursuivait les merles avec des aboiements frénétiques, sautaitpar-dessus les fossés et les troncs renversés, se plongeait dansles ruisseaux, lapait l’eau à grandes gorgées, se secouait,jappait, puis partait comme une flèche, sa langue rouge tiréejusqu’à l’épaule.

Herr Kluber faisait tout ce qu’il jugeait convenable pour égayerla compagnie Il invita tout le monde à s’asseoir sous l’ombre d’ungrand chêne, et, tirant de sa poche un petit livre intitulé :Knallerbsen – oder du solist und wirst lachen ! –Les Pétards, – ou tu dois rire et tu rirascertainement ! il se mit à lire des anecdotes comiques.Il en lut une douzaine sans avoir fait rire qui que ce soit.Sanine, seul, par politesse, se croyait obligé, à la fin de chaquerécit, de découvrir ses dents, et M. Kluber lui-même ponctuaitrégulièrement ses anecdotes d’un rire bref, mesuré et toujoursempreint de condescendance.

Vers midi, M. Kluber et ses invités entrèrent dans lepremier restaurant de Soden.

Il s’agissait de choisir le menu.

M. Kluber avait proposé de dîner dans legartensalon, un pavillon fermé. Cette fois, Gemma serévolta et déclara qu’elle voulait dîner dans le jardin, au grandair, à une des petites tables disposées devant le restaurant.« Elle en avait assez, ajouta-t-elle, d’être tout le tempsavec les mêmes personnes, elle voulait voir de nouveauxvisages. »

Plusieurs tables étaient déjà occupées par des groupes devisiteurs.

M. Kluber céda avec condescendance au « caprice »de sa fiancée. Pendant qu’il s’entretenait à part avecl’œorkelner (le maître d’hôtel), Gemma resta immobile, lesyeux baissés, les lèvres serrées : elle sentait que Saninel’observait sans cesse, et elle semblait mécontente de cetteinsistance.

Enfin, M. Kluber revint pour annoncer que le dîner seraitprêt dans une demi-heure, et proposa de faire en attendant unepartie de quilles. Il ajouta que ce jeu est excellent pour éveillerl’appétit : « Hé ! hé ! hé ! »

Il jouait en virtuose, il prenait, pour jeter la boule, desattitudes d’Hercule, mettant tous les muscles en jeu et en mêmetemps relevant légèrement la jambe. M. Kluber était un athlèteen son genre, et fort bien tourné ! Impossible d’avoir desmains plus blanches ni plus délicates, et c’était un plaisir de levoir les essuyer dans un mouchoir de soie imitation d’indienne,rouge et or, et des plus cossus !…

Enfin, le dîner fut servi, et toute la société put prendre placeautour d’une petite table.

Chapitre 16

 

Qui ne connaît pas le classique dîner allemand ? Une soupeaqueuse avec de grosses boulettes de pâte et de la cannelle ;un bouilli archi-cuit, sec comme un bouchon, nageant dans de lagraisse blanche gluante et flanqué de pommes de terre devenuespoisseuses, et de raifort râpé. Ensuite, un plat d’anguille tournéeau bleu, arrosée de vinaigre et semée de câpres, auquel succède lerôti servi avec de la confiture, et l’inévitableMehlspeise, une sorte de pouding qu’accompagne une saucerouge et aigre.

Il est vrai qu’en revanche, le vin et la bière étaient depremier choix !

Tel est le menu du dîner que le premier restaurateur de Sodenservit a ses hôtes.

En somme, tout se passa très correctement. Peu d’animation, parexemple, même quand M. Kluber porta un toast à « ce quenous aimons ! » (was wir lieben !)L’entrain manqua. C’était trop comme il faut, trop convenable pourêtre gai.

Après le dîner, on servit du café clair, roussâtre, un vrai caféallemand.

M. Kluber, en parfait gentleman, demanda à Gemma lapermission de fumer un cigare.

C’est alors qu’il se passa quelque chose d’imprévu, de trèsdésagréable et même de très inconvenant.

À une table voisine se trouvaient quelques officiers de lagarnison de Mayence. Il était facile de voir, d’après la directionde leurs regards et leurs chuchotements, que la beauté de Gemma lesavait frappés. Un de ces officiers, qui avait été à Francfort, nedétachait pas ses yeux de la jeune fille, comme s’il la connaissaittrès bien. Il savait certainement qui elle était.

Messieurs les officiers avaient déjà beaucoup bu ; leurtable était couverte de bouteilles. Subitement, l’officier quiregardait sans cesse Gemma se leva, et, le verre à la main,s’approcha de la table où se trouvait la jeune Italienne.

C’était un tout jeune homme, très blond, dont les traits étaientassez agréables, même sympathiques ; mais la boisson avaitaltéré son visage ; ses joues se contractaient, les yeuxenflammés vaguaient avec un air impertinent.

Ses camarades avaient d’abord tenté de le retenir, puis avaientfini par le laisser aller en disant : « Arrive quepourra ! »

L’officier, avec un léger balancement des jambes, s’arrêtadevant Gemma, et, d’une voix criarde et forcée, dont l’accentlaissait percer pourtant une lutte intérieure, s’écria :

– Je bois à la santé de la plus belle demoiselle de café deFrancfort et du monde entier !

Il vida d’un trait son verre et ajouta :

– En retour, je prends cette fleur que ses doigts divinsont cueillie.

Il s’empara d’une rose qui se trouvait sur la table, devant lecouvert de Gemma.

Au premier abord Gemma fut saisie, effrayée, et devint trèspâle… Puis, l’effroi fit place à l’indignation ; elle rougitjusqu’à la racine des cheveux, ses yeux foudroyèrent l’insulteur,ses prunelles devinrent à la fois sombres et fulminantes,s’emplirent d’obscurité et flamboyèrent d’une fureur sans bornes.L’officier fut évidemment troublé par ce regard, il murmuraquelques paroles inintelligibles, salua et retourna auprès de sescamarades, qui l’accueillirent par des éclats de rire et des bravosen sourdine.

M. Kluber se leva de sa chaise, se redressa de toute lahauteur de sa taille, et posant son chapeau sur sa tête, dit avecdignité, mais pas assez haut :

– C’est d’une impertinence inouïe, inouïe !

D’une voix sévère il appela le garçon et réclama sur le champl’addition. Mais ce n’était pas assez, il donna l’ordre d’attelerle landau, ajoutant que des gens comme il faut ne devaient pas serisquer dans cette maison, où ils étaient exposés à desinsultes !

À ces mots Gemma qui était restée assise sans faire unmouvement, la poitrine haletante et oppressée, leva les yeux etdarda sur M. Kluber un regard pareil à celui qu’elle avaitlancé à l’officier.

Emilio tremblait de rage.

– Levez-vous, mein Fraülein, dit Kluber toujourssur le même ton sévère, votre place n’est pas ici… Nous allonsentrer au restaurant pour attendre la voiture.

Gemma se leva sans mot dire. M. Kluber lui offrit le bras,elle l’accepta, et il se dirigea avec elle vers le restaurant,d’une démarche majestueuse, qui devenait, ainsi que toute sapersonne, plus majestueuse et plus fière à mesure qu’il s’éloignaitde l’endroit où il avait dîné.

Le pauvre Emilio les suivit.

Pendant que M. Kluber réglait la note avec le garçon etsupprimait le pourboire en guise d’amende, Sanine s’approcha entoute hâte de la table des officiers.

S’adressant à l’insulteur, qui était en train de faire respirerà ses camarades le parfum de la rose dérobée à Gemma, Sanine luidit distinctement en français :

– Ce que vous venez de faire, monsieur, est indigne d’unhonnête homme, indigne de l’uniforme que vous portez, et je vienspour vous dire que vous êtes un homme mal élevé et uninsolent !

Le jeune officier se leva d’un bond, mais un de ses camaradesplus âgé le retint et l’obligea à se rasseoir, puis se tournantvers Sanine lui dit en français :

– Êtes-vous le parent, le frère ou le fiancé de cettedemoiselle ?

– Je suis un étranger, répondit Sanine, je suis Russe, maisje ne peux voir avec indifférence une pareille insolence. Au restevoici ma carte et mon adresse… Monsieur l’officier me trouvera à sadisposition quand il voudra.

Et Sanine jeta sur la table sa carte de visite, s’emparant dumême coup de la rose qu’un des officiers avait laissé tomber dansson assiette.

Le jeune insulteur voulut de nouveau se lever, mais son camaradele retint en disant :

– Calme-toi, Doenhoff, calme-toi !…

Puis lui-même se leva, et portant la main à la hauteur de lavisière, dit à Sanine, avec un ton et des manières qui n’étaientpas exempts de respect, que le lendemain un des officiers de sonrégiment aurait l’honneur de se présenter chez lui.

Sanine répondit par un salut sec et se hâta de rejoindra sesamis.

M. Kluber feignit de ne pas s’être aperçu de l’absence deSanine et de n’avoir pas remarqué son colloque avec les officiers.Il pressait le cocher d’atteler et le gourmandait pour sa lenteur.Gemma n’adressa pas non plus la parole a Sanine, elle ne le regardamême pas, mais à ses sourcils contractés, à ses lèvres pâlies etserrées, à son immobilité on pouvait voir qu’elle souffraitcruellement.

Emilio aurait voulu parler à Sanine et le questionner. Il avaitvu Sanine s’approcher des officiers, et avait remarqué qu’il leuravait remis un bout de carton… sa carte de visite, sans doute… Lecœur de l’enfant battait, ses joues étaient en feu ; il auraitvoulu se jeter au cou du jeune homme, pleurer, aller tout de suiteavec lui pourfendre tous ces vilains officiers allemands. Mais ilsut se contenir et se borna à suivre attentivement les mouvementsde son noble ami russe.

Le cocher finit enfin par atteler et tout le monde remonta dansle landau. Emilio suivit Tartaglia sur le siège ; il s’ysentait plus à son aise ; il n’avait pas devant luiM. Kluber qu’il ne pouvait plus voir sans colère.

M. Kluber parla tout le long de la route sans interruption…mais il parlait seul ; personne ne le contredisait et personnen’était de son avis.

Il insista beaucoup sur le fait qu’on avait eu tort de ne passuivre son conseil, quand il avait proposé de dîner dans lepavillon. On aurait évité tout désagrément.

Ensuite il émit quelques opinions avancées et libérales sur legouvernement, qui permettait aux officiers de ne pas observer assezstrictement la discipline, et de manquer de respect à l’élémentcivil de la société – « car c’est comme cela, ajoutaM. Kluber, qu’avec le temps surgit le mécontentement, d’où iln’y a qu’un pas pour arriver à la révolution – nous en avons untriste exemple dans la France. » M. Kluber poussa unsoupir sympathique mais sévère. Il se hâta d’expliquer quepersonnellement il nourrissait le plus profond respect pour lesautorités et que jamais au grand jamais, il ne seraitrévolutionnaire. Mais cela ne l’empêchait pas de blâmer ouvertementune pareille immoralité.

M. Kluber se livra encore à beaucoup de réflexions sur cequi est moral et immoral, convenable et inconvenant…

Pendant ce monologue de M. Kluber, Gemma déjà mécontente delui depuis leur promenade avant le dîner, et qui pour cette raisonse tenait sur la réserve avec Sanine, commença à avoir positivementhonte de son fiancé ! À la fin de la promenade, il étaitfacile de voir qu’elle souffrait réellement, et sans adresser laparole à Sanine, elle lui jeta un regard suppliant.

Sanine de son côté ressentait beaucoup plus de pitié pour Gemmaque d’indignation contre M. Kluber. Au fond de son cœur, sanss’en rendre tout à fait compte il était heureux de ce qui venait dese passer, bien qu’il eût en perspective un duel pour lelendemain.

Enfin cette pénible partie de plaisir prit fin.

En aidant Gemma à descendre de voiture, Sanine, sans parler, luiglissa dans la main la rose. La jeune fille devint très rouge,serra la main du jeune homme et dissimula aussitôt la fleur.

Sanine n’avait pas l’intention d’entrer dans la confiserie bienqu’il fût tôt dans la soirée. Gemma d’ailleurs ne l’invita mêmepas. Pantaleone, du reste, qui était venu au devant des promeneurssur le perron, déclara que Frau Lénore dormait.

Emilio prit timidement congé de Sanine ; il avait l’aird’avoir peur de son ami, tant son admiration pour lui étaitgrande.

M. Kluber reconduisit Sanine chez lui et le saluafroidement. Cet Allemand, malgré son flegme et son assurance, sesentait mal à l’aise.

Tout le monde d’ailleurs se sentait mal à l’aise ce jour-là.

Ce sentiment ne tarda pas à s’effacer chez Sanine et à faireplace à une disposition d’esprit indéfinissable, mais agréable etexaltée.

Sanine arpenta longtemps sa chambre sans vouloir penser à quoique ce soit et en sifflotant un air ; il était très content delui-même.

Chapitre 17

 

Le lendemain matin, en s’habillant, Sanine se dit àlui-même : « J’attendrai l’officier jusqu’à dix heures,et après il pourra me chercher dans la ville. »

Mais les Allemands se lèvent de bonne heure, et l’horlogen’avait pas encore sonné neuf heures, lorsque le garçon vintannoncer à Sanine que M. le second lieutenant von Richterdemandait à lui parler.

Sanine se hâta de passer sa redingote et donna l’ordre de faireentrer l’officier.

Contrairement à l’attente de Sanine, M. von Richter étaitun tout jeune homme, presque un gamin. Il s’efforçait de donner dela gravité à l’expression de son visage imberbe, mais sans yparvenir. Il ne réussit pas davantage à dissimuler son trouble et,en s’asseyant sur une chaise, il accrocha son sabre et faillittomber.

Avec beaucoup d’hésitation et en bégayant, il dit en mauvaisfrançais à Sanine qu’il venait au nom de son camarade, le baron vonDaenhoff, demander à M. von Zanine de présenter des excusespour les paroles injurieuses qu’il avait prononcées la veille àl’adresse du baron von Daenhoff, et que si M. von Zaninerefusait de s’excuser, le baron von Daenhoff demanderaitsatisfaction.

Sanine répondit qu’il n’avait nullement l’intention des’excuser, mais qu’il était prêt à donner satisfaction.

Alors le second lieutenant, toujours en hésitant, demanda avecqui, à quelle heure, et où les pourparlers pourraient avoirlieu.

Sanine répondit que M. von Richter pouvait passer dans deuxheures, et que pendant ce temps il se procurerait un témoin, touten se disant, in petto. « Où diable irai-je lechercher ? »

M. Richter se leva, salua, mais sur le seuil de la portes’arrêta comme pris d’un remords de conscience, et se tournant versle jeune Russe, il déclara que son camarade, le baron von Daenhoff,reconnaissait qu’il avait eu des torts dans les événements de laveille, et qu’il se contenterait des exghisesléchères.

Sanine répondit qu’il n’admettait pas la possibilité d’excuses,ni légères ni lourdes, parce qu’il ne se considérait pas commecoupable.

– Dans ce cas, répondit M. von Richter, devenu encoreplus rouge – il faudra échanger des goups de bisdolet àl’amiaple.

– Comment, demanda Sanine, vous voulez que noustirions en l’air ?

– Oh ! non, je n’ai pas voulu dire cela, balbutia lesecond-lieutenant tout à fait confus ; je me suis dit que dumoment que nous sommes entre gentilshommes… Je réglerai ces détailsavec votre témoin, ajouta-t-il vivement, et il sortit brusquementde la chambre.

Dès que l’officier fut parti, Sanine se laissa choir sur unechaise et se mit à considérer le plancher. – « Que signifietout cela ? Quel cours sa vie a-t-elle pris tout àcoup ? » Le passé, l’avenir, s’effacèrent… et il ne serendit plus compte que d’une chose, c’est qu’il était à Francfortet qu’il allait se battre.

Il se souvint subitement d’une tante, devenue folle, quichantait en valsant une chanson où elle appelait un officier, son« chéri » pour qu’il vînt danser avec elle.

Sanine partit d’un éclat de rire et répéta la chanson de satante : « Officier, mon chéri, viens danser avecmoi… »

« Pourtant il faut agir, je n’ai pas de temps àperdre ! »

Il tressaillit en voyant devant lui Pantaleone un billet à lamain.

– J’ai frappé plusieurs fois à votre porte, expliqual’Italien, mais vous ne m’avez pas répondu. J’ai cru que vous étiezabsent…

Il présenta à Sanine le pli.

– C’est de la signorina Gemma.

Sanine prit machinalement le billet, le décacheta et le lut.

Gemma écrivait que depuis la veille elle était très inquiète, etqu’elle le priait de venir la voir le plus tôt possible.

– La signorina n’est pas tranquille, ajouta Pantaleone quiconnaissait la teneur du billet : elle m’a dit de passer pourvoir où vous en êtes, et de vous ramener à la maison avec moi.

Sanine examina le vieil Italien et se mit a réfléchir. Une idéelui traversa la tête. Au premier abord cette idée semblaitsaugrenue, impossible… « Mais après tout, pourquoipas ? » se demanda-t-il à lui-même.

– Monsieur Pantaleone ? dit-il à haute voix.

Le vieillard tressaillit, enfonça le menton dans sa cravate etregarda Sanine.

– Vous avez entendu parler de ce qui s’est passéhier ?

Pantaleone se mordilla les lèvres et secoua son énormetoupet.

– Je sais tout.

Emilio à son retour n’avait rien eu de plus pressé que de luiraconter l’affaire.

– Ah ! vous êtes au courant ?… Eh bien !… jeviens de recevoir la visite d’un officier. L’insolent d’hier meprovoque… J’ai accepté le duel, mais je n’ai pas de témoin…Voulez-vous me servir de témoin ?

Pantaleone eut un tressaillement nerveux et releva les sourcilssi haut, qu’ils disparurent sous ses cheveux pendants.

– Faut-il absolument que vous vous battiez ?demanda-t-il enfin en italien.

– Absolument. Il m’est impossible de revenir en arrière, jeflétrirais mon nom pour la vie.

– Hum !… Donc si je refusais de vous servir de témoin,vous en chercheriez un autre ?

– Naturellement, je ne peux m’en passer…

Pantaleone inclina la tête vers le sol.

– Mais permettez-moi de vous demander, signore de Tsaninio,est-ce que ce duel ne risque pas de jeter une ombre sur laréputation d’une jeune fille ?

– Je ne le pense pas : d’ailleurs il n’y a plus moyende l’empêcher.

– Hum !…

La figure de Pantaleone disparut tout entière dans sacravate.

– Mais ce ferroflucto Kluberio… Que fait-il ?s’écria-t-il subitement en relevant la tête.

– Lui ? Il ne fait rien.

– Che ! (exclamation italienneintraduisible.)

Pantaleone haussa les épaules en signe de mépris.

– En tout cas, je dois vous remercier, dit-il d’une voixmal assurée, de ce que dans mon humble situation actuelle vous avezreconnu en moi un galant’uomo… En agissant ainsi vous avezprouvé que vous êtes vous-même un galant’uomo… Maintenantje vais réfléchir à votre proposition.

– Nous n’avons pas beaucoup de temps, devant nous, chermonsieur Ci… Cippa…

– tola… ajouta le vieillard. Je ne demande qu’une heure deréflexion… Il y va de l’avenir de la fille de mes bienfaiteurs…C’est pourquoi il est de mon devoir de réfléchir… Dans une heure,dans trois quarts d’heure je vous apporterai ma réponse.

– Ben, je vous attendrai.

– Et maintenant quelle réponse dois-je porter à lasignorina Gemma ?

Sanine prit une feuille de papier et écrivit :

« Soyez tranquille, dans trois heures je viendrai vous voiret je vous raconterai tout. Merci de toute mon âme pour votresympathie. »

Il plia le billet et le remit à Pantaleone.

Le vieillard le serra soigneusement dans sa poche enrépétant : « Dans moins d’une heure ! » Arrivéà la porte, Pantaleone se retourna brusquement, revint sur ses pas,courut vers Sanine, saisit la main du jeune homme et la pressantcontre son jabot, cria en levant les yeux au ciel :

– Noble jeune homme ! Grand cœur ! (Nobilgiovanotto ! Gran cuore !) – Permettez à un faiblevieillard de serrer votre valeureuse main droite (la vostravalorosa destra).

Pantaleone fit un bond en arrière, battit l’air de ses deuxmains et sortit de la chambre.

Sanine le suivit des yeux, puis prit un journal et se mit àlire. Mais ses yeux suivaient en vain les lignes, il ne comprenaitpas le texte.

Chapitre 18

 

Une heure plus tard, le garçon entra de nouveau chez Sanine etlui présenta une vieille carte de visite sur laquelle il lut :Pantaleone Cippatola de Varèse, chanteur à la cour(cantante di camera) de son Altesse royale, le duc deModène.

À peine le garçon se fut-il retiré que Pantaleone fit sonentrée. Il avait changé de vêtements de la tête aux pieds. Ilportait un habit noir devenu roux et un gilet de piqué blanc, surlequel serpentait capricieusement une chaîne de tombac ; unpetit cachet de cornaline tombait sur l’étroit pantalon noir ornéd’une baguette. Il tenait de la main droite son chapeau noir depoil de lièvre, et de la main gauche deux gants épais de peau dechamois ; il avait donné à sa cravate plus d’ampleur encorequ’à l’ordinaire, et piqué dans son jabot empesé une épinglesurmontée d’un œil-de-chat. Un anneau représentant deux mainsjointes sur un cœur embrasé ornait son index.

Toute la personne du vieillard répandait un parfum de camphre,de moisi et de musc mélangé ; l’air d’importance de tout sonêtre aurait frappé le spectateur le plus indifférent.

Sanine vint au devant de Pantaleone.

– Je vous servirai de témoin, dit l’Italien enfrançais.

Il s’inclina devant Sanine, ployant tout son corps en deux et enécartant les pointes de ses bottes, à la manière des danseurs.

– Je suis venu pour recevoir vos instructions. Avez-vousl’intention de vous battre jusqu’à la mort ?

– Pourquoi jusqu’à la mort ? mon cher monsieurGippatola… Pour rien au monde je ne reprendrai ma parole, mais jene suis pas un buveur de sang… Attendez d’ailleurs, le témoin demon rival ne doit pas tarder à venir… Je passerai dans une autrechambre et vous réglerez avec lui les conditions du combat.Croyez-moi, je n’oublierai jamais le service que vous me rendez, etje vous en remercie de tout mon cœur.

– L’honneur avant tout ! répliqua Pantaleone ; etil s’assit dans un fauteuil sans attendre l’invitation. Sice feroflucto spicheboubio, ajouta-t-il, mélangeantl’italien et le français, si ce marchand Kluberio n’a pas comprisson devoir, s’il a eu peur… tant pis pour lui… Il n’a pas de cœurpour un sou… basta !… Quant aux conditions du duel, je suisvotre témoin et vos intérêts me sont sacrés ! Lorsquej’habitai Padoue, il se trouvait en garnison un régiment de blancsdragons… et j’étais en très bons termes avec plusieurs officiers…Leur code d’honneur m’est connu d’un bout à l’autre… Puis j’aisouvent discuté ce sujet avec votre principe Tarbusski…Est-ce que ce témoin sera bientôt là ?

– Je l’attends d’un instant à l’autre… Le voici, ajoutaSanine en jetant un coup d’œil sur la rue.

Pantaleone se leva, regarda sa montre, ajusta son toupet etrentra précipitamment dans son soulier un fil qui sortait dupantalon.

Le jeune second-lieutenant entra, toujours rouge et troublé.

Sanine présenta les témoins l’un à l’autre :

– Monsieur Richter, sous-lieutenant, monsieur Cippatola,artiste.

Le sous-lieutenant fut légèrement surpris à la vue du vieillard.Mais qu’eût-il dit s’il eût appris à cet instant que l’artiste dontil venait de faire la connaissance cultivait aussi l’artculinaire !…

Pantaleone avait pris la contenance d’un homme qui toute sa vien’a fait autre chose que d’arranger des duels. Les réminiscences desa carrière théâtrale lui furent d’un grand secours. Il s’acquittade son rôle de témoin comme s’il jouait un rôle.

Les deux témoins se regardèrent d’abord sans parler.

– Eh bien !… parlons des conditions ? ditPantaleone en rompant le premier le silence et en jouant avec soncachet de cornaline.

– Parlons, répondit le sous-lieutenant, mais la présenced’un des intéressés…

– Je vous laisse seuls, messieurs, dit Sanine.

Il salua, entra dans sa chambre a coucher dont il ferma la porteà clef.

Il se jeta sur son lit et se mit à penser à Gemma… mais lesparoles des témoins pénétrèrent jusqu’à lui à travers la portefermée.

Les témoins s’expliquaient en français, langue qu’ilsécorchaient impitoyablement, chacun à sa manière.

Pantaleone parla de nouveau des dragons de Padoue et duprincipe Tarbousski ; le sous-lieutenant parlad’« exghises léchères » et de « coups àl’amiaple ».

Le vieil Italien ne voulut pas entendre parlerd’« exghises ». À la terreur de Sanine, il se mit tout àcoup à parler d’une jeune demoiselle innocente, dont le petit doigtvaut plus que tous les officiers du monde… Oune zeune damigellaqu’a ella sola dans soun peti doa vale piu que toutt le zouffissièdel mondo. Il répéta plusieurs fois : C’est une honte,une honte !… E ouna onta, ouna onta !

D’abord le sous-lieutenant ne répondit rien, mais bientôt savoix trembla de colère et il déclara qu’il n’était pas venu pourrecevoir des leçons de morale.

– À votre âge, il est toujours utile d’entendre lavérité ! riposta Pantaleone.

À plusieurs reprises, la discussion entre les témoins devintorageuse ; enfin, après une dispute qui dura une heure, ilsarrêtèrent les conditions suivantes :

« Le baron Von Daenhoff et M. de Sanine sebattront demain à dix heures du matin, dans le petit bois près deHanau. La distance entre les combattants sera de vingt pas ;chacun a le droit de tirer deux fois sur le signal des témoins. Lesarmes choisies sont des pistolets sans double détente et nonrayés…

M. von Richter se retira, et Pantaleone vint ouvrirtriomphalement la porte de la chambre de Sanine, et après avoircommuniqué au jeune homme le résultat de l’entretien, dit pour laseconde fois :

– Bravo, Russo ! Bravo giovanotto ! Tuseras vainqueur !

Quelques minutes plus tard ils entraient ensemble à laconfiserie Roselli.

En route, Sanine avait demandé à Pantaleone de tenir secrètel’affaire du duel. En réponse, le vieux chanteur avait levé lesdoigts au ciel et, fermant à demi les yeux, avait répété deux foisde suite : Segredezza ! Segredezza !

Pantaleone avait l’air tout rajeuni et marchait allègrement. Cesévénements, bien que désagréables, le transportaient à cette époquede sa vie où lui-même relevait le gant… il est vrai, sur lascène !… On sait que les barytons font toujours la roue devantla rampe.

Chapitre 19

 

Emilio guettait depuis plus d’une heure l’arrivée de Sanine, ilcourut au-devant du jeune Russe et lui dit furtivement à l’oreilleque sa mère ignorait tout ce qui s’était passé la veille, et qu’ilne fallait faire aucune allusion. Emilio avait reçu comme decoutume l’ordre d’aller travailler sous la direction deM. Kluber, mais il était bien décidé à n’en rien faire… Ilferait semblant d’y aller.

Après avoir dit tout cela d’une haleine en quelques secondes, lejeune garçon pencha la tête sur l’épaule de Sanine, l’embrassa aveceffusion puis s’élança dans la rue.

Dans la confiserie, Gemma vint au-devant de Sanine ; ellevoulut lui parler, mais les paroles ne vinrent pas, ses lèvrestremblaient et ses yeux allaient de droite et de gauche sous lespaupières à demi-baissées. Sanine se hâta de rassurer la jeunefille en lui disant que l’affaire était arrangée… et qu’il nefallait plus y penser.

– Personne ne s’est présenté chez vous aujourd’hui ?demanda Gemma.

– Si, un monsieur est venu me voir… nous nous sommesexpliqués… et nous avons clos l’incident à la satisfaction de toutle monde…

Gemma reprit sa place derrière le comptoir.

« Elle ne me croit pas », pensa Sanine…

Il entra dans la chambre de Frau Lénore.

La migraine de madame Roselli avait passé, mais la maladerestait très abattue. La mère de Gemma accueillit trèsgracieusement Sanine tout en le prévenant que ce jour-là ils’ennuierait auprès d’elle, parce qu’elle ne se sentait pas capablede le distraire.

Sanine s’assit à côté de Frau Lénore et remarqua qu’elle avaitles paupières rouges et enflées.

– Qu’avez-vous, Frau Lénore ? Vous avezpleuré ?

– Chut !… dit-elle en indiquant d’un mouvement de têtele magasin où se trouvait sa fille… Ne parlez pas si haut…

– Mais pourquoi avez-vous pleuré ?

– Ah ! monsieur Sanine, Je ne sais paspourquoi !

– Personne ne vous a fait du chagrin ?

– Oh non ! Je me suis sentie tout à coup trèsaccablée… J’ai pensé à Giovanna Battista… à ma jeunesse… Comme toutcela a vite passé !… Je deviens vieille, mon ami, et je nepeux pas en prendre mon parti… Je me sens toujours la mêmequ’autrefois… mais la vieillesse est là… elle est là…

Sanine vit poindre des larmes dans les yeux de Frau Lénore.

– Cet aveu vous surprend ?… Mais vous aussi vousdeviendrez vieux, mon ami, et vous apprendrez combien c’estamer.

Sanine voulut consoler madame Roselli en lui parlant de ses deuxenfants dans lesquels renaissait sa jeunesse ; il essaya mêmede tourner la chose en plaisanterie, en prétendant que c’était unemanière de demander des compliments… mais elle le pria trèssérieusement de ne pas badiner sur ce sujet, et pour la premièrefois de sa vie Sanine découvrit qu’il existe une tristesse qu’iln’est pas possible de consoler ni de dissiper, la tristesse de lavieillesse qui a conscience d’elle-même. Il faut laisser cetteimpression s’effacer peu à peu.

Sanine proposa à Frau Lénore une partie de« tressette » et c’était tout ce qu’il pouvait trouver demieux. Madame Roselli accepta cette offre et parut serasséréner.

La partie dura jusqu’au dîner, et après le repas recommença avecPantaleone pour troisième partenaire. Jamais le toupet del’ex-baryton n’était tombé si bas sur le front, jamais son mentonne s’était enfoncé si profondément dans sa cravate ! Chacun deses mouvements respirait une noble gravité concentrée, et il étaitimpossible de le regarder sans se demander aussitôt : maisquel secret cet homme garde-t-il avec tant de résolution ?

Segredezza ! Segredezza !

Durant toute la journée il multiplia les occasions de témoignerà Sanine l’estime particulière dans laquelle il le tenait. À tableil lui passait les plats avant d’avoir servi les dames ;pendant les parties de cartes il lui cédait l’achat, ne sepermettait pas de le remiser et à tout propos déclarait que lesRusses sont de tous les peuples le plus brave, le plus magnanime,le plus héroïque.

– Vieux comédien, va ! pensait Sanine.

Le jeune homme fut surtout frappé par l’attitude que Gemma gardatoute la journée avec lui. Elle ne l’évitait pas… loin de là, ellevenait à tout instant s’asseoir à une petite distance de lui,écoutant ce qu’il disait, le regardant mais évitant d’entrer enconversation avec lui. Dès qu’il lui adressait la parole, elle selevait et entrait pour quelques instants dans la pièce voisine.Elle revenait peu de temps après, s’asseyait dans un coin etrestait immobile, préoccupée et surtout perplexe, trèsperplexe.

Frau Lénore finit par remarquer la manière d’être inusitée de safille, et deux fois lui demanda ce qu’elle avait.

– Je n’ai rien, répondit Gemma ; tu sais que je suisquelquefois ainsi.

– C’est vrai ! approuva la mère.

Ainsi passa cette journée, longue sans être animée nilanguissante, gaie ni ennuyeuse.

Si Gemma s’était conduite autrement, qui sait si Sanine auraitpu résister à la tentation de poser pour le héros ? – Ouencore il se serait laissé aller à la tristesse à la veille d’uneséparation peut-être éternelle ? N’ayant pas une seule foisl’occasion de parler avec Gemma, il dut se contenter de jouer aupiano, avant le café du soir, des accords en mineur, pendant unquart d’heure.

Emilio rentra tard, et pour échapper à toute question au sujetde M. Kluber, se retira de très bonne heure.

Enfin le moment vint pour Sanine de prendre congé de seshôtesses. Lorsqu’il dit adieu à Gemma, il songea à la séparation deLenski et d’Olga dans l’Onéguine de Pouchkine. Il pressafortement la main de la jeune fille et voulut la regarder en face,mais elle détourna légèrement la tête et retira ses doigts.

Chapitre 20

 

Quand il descendit le perron, le ciel était déjà couvertd’étoiles. Combien pouvait-il y en avoir de ces étoiles grandes,petites, jaunes, rouges, bleues et blanches ? Elles brillaienttoutes en essaim serré, ayant l’air de jouer à qui lancerait leplus de rais. Il n’y avait pas de lune, et chaque objet sedistinguait nettement dans cette obscurité demi-lumineuse et sansombre.

Sanine suivit la rue jusqu’à son extrémité… Il n’avait pas enviede rentrer chez lui ; il éprouvait le besoin d’errer au grandair.

Il revint sur ses pas ; lorsqu’il se trouva en face de laconfiserie Roselli, à une certaine distance, une des fenêtress’ouvrit brusquement ; la chambre n’était pas éclairée, et lejeune Russe distingua dans la baie noire de la croisée une formeféminine. Une voix appela :

– Monsieur Dmitri !

Il courut sous la fenêtre.

C’était Gemma !

Elle s’appuya sur l’allège et se penchant en dehors, dit d’unevoix circonspecte :

– Monsieur Dmitri, toute la journée j’ai désiré vousremettre quelque chose… et je n’ai pas osé… Mais, en vous voyant àl’improviste comme cela, j’ai pensé… que c’est la destinée…

Elle s’interrompit. Elle ne pouvait plus parler…

Tout à coup, au milieu du silence absolu, sous un ciel sansnuages, une bourrasque de vent s’était abattue, si violente que lesol trembla ; la pure clarté des étoiles oscilla ets’effaça ; l’air tourna sur place… Le souffle chaud, presquetorride de la rafale courba les cimes des arbres, ébranla le toitde la maison, les murs, secoua toute la rue.

Le vent emporta le chapeau de Sanine, souleva et défit lesboucles noires de Gemma.

La tête du jeune homme se trouvait au niveau de la fenêtre, ils’y cramponna involontairement, et Gemma, saisissant de ses deuxmains l’épaule de Sanine, effleura la tête du jeune Russe du hautde son buste incliné…

Un bruit de cloches, un formidable fracas gronda pendant uneminute environ. Puis le coup de vent s’envola inopinément comme unebande d’énormes oiseaux, et un calme intense régna de nouveau.

Sanine leva la tête et le visage de la jeune fille lui apparutsi beau, bien qu’effaré et troublé, les yeux semblaient si grands,si terribles mais d’une telle splendeur, – la femme qu’il avaitdevant lui était si belle, que le cœur du jeune homme défaillit, ilcolla ses lèvres à la fine boucle de cheveux, que le vent avaitjetée sur sa poitrine, et ne put que balbutier : « OhGemma ! »

– Mais que s’est-il passé ? Un orage ?demanda-t-elle en regardant tout autour d’elle, sans retirer sesbras nus de l’épaule de Sanine.

– Gemma ! répéta le jeune Russe.

Elle soupira, jeta un coup d’œil dans la chambre, et d’un vifmouvement sortant de son corsage la rose déjà fanée, la jeta àSanine.

– J’ai voulu vous donner cette fleur.

Il reconnut la rose qu’il avait la veille reprise aux officiersallemands.

Aussitôt la fenêtre se referma et derrière la glace sombreSanine ne distingua plus rien.

Il rentra chez lui sans chapeau et sans s’être aperçu que levent le lui avait pris.

Chapitre 21

 

Il ne s’endormit que tard, sur le matin.

Sous le coup de cette soudaine bourrasque d’été, Sanineressentit avec la même soudaineté, non que Gemma était la plusbelle des femmes, ni qu’elle lui plaisait, il savait tout celadepuis longtemps ; mais il crut sentir qu’ill’aimait !

L’amour entra dans son cœur en coup de vent.

Et avant de penser à son amour, il faut qu’il se batte. Despressentiments lugubres l’assaillirent. S’il était tué ?… Àquoi peut conduire son amour pour cette jeune fille, la fiancéed’un autre ?

Oh ! ce fiancé n’est pas dangereux !… Il pressentaitque Gemma l’aimerait si elle ne l’aimait déjà… Mais comment toutcela finirait-il ?…

Il arpentait sa chambre, s’asseyait, prenait une feuille depapier, écrivait quelques lignes et les effaçait aussitôt.

Il voyait toujours l’admirable silhouette de Gemma dans lasombre baie de la fenêtre, sous la clarté des étoiles, dans ledésordre où la jeta la chaude bourrasque. Il revit ces brasmarmoréens, ces bras de déesse de l’Olympe ; il sentit sur sesépaules leur pression animée…

Puis il prit la rose qu’elle lui avait donnée, et il lui parutque ces pétales à demi fanés répandaient un parfum plus subtil,tout différent de celui des autres roses.

Et c’est à cette heure qu’il doit s’exposer à la mort, revenirpeut-être défiguré ?…

Sanine ne se coucha pas dans son lit, il s’endormit, touthabillé, sur le divan…

Une main toucha son épaule.

Il ouvrit les yeux et vit Pantaleone.

– Il dort comme Alexandre-le-Grand à la veille de labataille de Babylone, s’écria le vieil Italien.

– Quelle heure est-il ? demanda Sanine.

– Sept heures moins un quart ; il faut compter deuxheures de route d’ici à Hanau, et nous devons être les premiers surle terrain. Les Russes préviennent toujours leurs adversaires. J’aichoisi la meilleure voiture de Francfort.

Sanine fit à la hâte sa toilette.

– Et où sont les pistolets ?

– Le ferroflucteto Tedesco apportera lespistolets… et c’est lui qui s’est charge d’amener un médecin.

Pantaleone cherchait à se maintenir au diapason de courage de laveille. Mais quand il fut dans la voiture avec Sanine, quand lecocher fit claquer son fouet et que les chevaux partirent au galop,l’ex-chanteur, l’ex-ami des dragons blancs de Padoue changea decontenance. Il se troubla, il eut même un peu peur… Quelque choseen lui s’effondrait comme un mur mal bâti.

– Pourtant que faisons-nous là, mon Dieu !Santissima Madonna ! cria-t-il d’une voix lamentable,en se prenant les cheveux ! – Qu’est-ce que je fais là, vieilimbécile ! Fou frénético ?

Sanine fut d’abord un peu surpris et se mit à rire en passantlégèrement le bras autour du vieillard.

– Le vin est tiré, dit-il, maintenant il faut leboire !

– Oui, oui, reprit Pantaleone, nous viderons ce calice…Mais cela n’empêche pas que je suis un fou, un fou, un fou !Tout était si calme, tout allait si bien !… et tout à coup…ta-ta-ta, tra-ta-ta !…

– Comme le tutti dans l’orchestre, dit Sanine avecun sourire forcé… Puis ce n’est pas votre faute !…

– Je sais bien que ce n’est pas ma faute !… Je croisbien… Mais tout de même j’ai agi comme un insensé !…Diavolo ! diavolo ! répéta Pantaleone en secouant sontoupet et avec force soupirs.

La voiture roulait, roulait toujours.

La matinée était très belle. Les rues de Francfort quicommençaient à peine à se peupler semblaient particulièrementpropres et confortables, et les vitres des maisons brillaientchatoyantes comme du paillon. Dès que la voiture eut franchi labarrière, tout un chœur d’alouettes retentit haut dans le ciel bleumais pas encore lumineux.

Tout à coup, au contour de la route derrière un haut peuplier,apparut une silhouette bien connue ; elle fit quelques pas ets’arrêta.

Sanine regarda plus attentivement.

– Mon Dieu ! c’est Emilio ! Mais sait-il quelquechose ? demanda-t-il à Pantaleone.

– Quand je vous dis que je suis fou ! criadésespérément l’Italien : – de toute la nuit ce malheureuxgarçon ne m’a pas laissé un instant de repos, et ce matin je lui aitout avoué.

« Voilà la segredezza ! » pensaSanine.

La voiture eut bientôt rejoint Emilio. Sanine donna l’ordred’arrêter et appela le « malheureux garçon ».

Emilio s’approcha en vacillant, aussi pâle que le jour de sonaccès… Il ne tenait pas sur ses pieds.

– Que faites-vous ici ? lui demanda Sanine. Pourquoin’êtes-vous pas resté chez vous ?

– Permettez, permettez-moi de vous accompagner, demandaEmilio d’une voix qui tremblait et les mains suppliantes.

Les dents de l’enfant claquaient comme dans la fièvre.

– Je ne vous gênerai pas, prenez-moi avec vous…

– Si vous avez un peu de sympathie et de respect pour moi,dit Sanine, vous retournerez sur-le-champ chez vous, ou vousentrerez dans le magasin de M. Kluber. Vous ne soufflerez motà personne… et vous attendrez mon retour.

– Votre retour ! gémit Emilio.

Sa voix devint larmoyante, il se tut et reprit :

– Mais si vous ?…

– Emilio, interrompit Sanine en indiquant le cocher…Emilio, songez à ce que vous faîtes… Écoutez-moi, mon ami… je vousen prie, retournez chez vous… Vous dites que vous m’aimez… Eh bien,je vous le demande ?

Il tendit la main à l’enfant, qui s’élança en avant, et pressaen sanglotant la main de Sanine contre ses lèvres, puis il s’enfuità travers champs dans la direction de Francfort.

– C’est aussi un noble cœur ! dit Pantaleone.

Mais Sanine lui jeta un regard de mécontentement.

Le vieillard se rencogna au fond de la voiture. Il se sentaitcoupable. Son étonnement allait toujours croissant. C’est doncvrai, se disait-il, je suis témoin ? C’est moi, Pantaleone,qui ai fait tous les préparatifs, trouvé les chevaux, et désertémon paisible logis à six heures du matin ?

Au milieu de son agitation il commençait à ressentir desdouleurs aux jambes.

Sanine jugea nécessaire de remonter son vieux compagnon ettrouva le bon moyen.

– Où est votre courage d’antan ? cher SignorCipatola ? demanda-t-il. Où est votre anticovalor ?

Signor Cipatola se redressa.

– Il antico valor, répéta-t-il de sa voix debasse… n’est pas encore tout dépensé !

Il retrouva son port de galant uomo, et se mit à parlerde sa carrière, de l’opéra, du grand ténor Garcia, – il arriva àHanau complètement ragaillardi.

Il n’est rien en ce monde de plus fort ni de plus faible que laparole !

Chapitre 22

 

Le petit bois où devait avoir lieu le duel se trouvait à unquart de mille de Hanau.

Ainsi que Pantaleone l’avait prédit, ils arrivèrent lespremiers ; ils laissèrent la voiture à l’entrée du bois ets’effacèrent dans l’ombre épaisse des grands arbres serrés.

Ils attendirent environ une heure.

Sanine ne trouva pas le temps long ; il se promenait dansle sentier écoutant le chant des oiseaux, suivant des yeux le voldes libellules, et selon l’habitude de la plupart des Russes en desemblables occasions, il s’efforçait de ne point penser.

Une fois seulement la réflexion s’imposa à lui : il trouvaau travers du sentier un jeune tilleul renversé, brisé sans doutepar la bourrasque de la veille… l’arbre mourait positivement…toutes ses feuilles se desséchaient.

– Serait-ce un présage ? demanda Sanine. Il se mitaussitôt à siffler, sauta par-dessus le tilleul et continua àsuivre le sentier.

Pantaleone grondait, s’emportait contre les Allemands, et sefrottait le dos et les genoux. L’émotion le faisait bâiller, ce quidonnait une expression comique à son petit visage ratatiné. Sanineavait de la peine à se tenir de rire en le regardant.

Enfin les deux hommes entendirent un bruit de roues sur la routeunie.

– Les voici ! s’écria Pantaleone ; et il prêtal’oreille au bruit, il redressa sa taille non sans un frissonnerveux, qu’il se hâta de mettre sur le compte de la fraîcheur dela matinée.

– Brrr !… il fait froid ce matin !

Une rosée abondante mouillait les herbes et les feuilles,cependant la chaleur commençait à pénétrer dans le bois.

Les deux officiers firent leur apparition peu après ; ilsétaient suivis par un petit homme gros, au visage flegmatique, àmoitié endormi. C’était le médecin du régiment.

Il portait d’une main une cruche de terre pleine d’eau à touteéventualité ; sur son épaule gauche se balançait le saccontenant les instruments de chirurgie et les bandes de pansement.Il était facile de voir qu’il avait l’habitude de faire despromenades de ce genre, et que ces courses matinales constituaientle meilleur de son revenu. Chaque duel lui rapportait huit louis –quatre louis par combattant.

M. von Richter portait l’étui renfermant les pistolets.M. von Daenhoff faisait tourner dans sa main une cravache,évidemment pour se donner du chic.

– Pantaleone, dit Sanine à voix basse… si je tombe… toutpeut arriver… prenez dans ma poche un petit paquet… il contient unefleur… vous remettrez ce paquet à la Signorina Gemma. Vouscomprenez ? Vous me le promettez ?

Le vieil Italien lui jeta un regard douloureux et branlaaffirmativement la tête. Mais Dieu sait s’il avait compris ce queSanine lui demandait.

Les champions et les témoins échangèrent les saluts d’usage.Seul le médecin ne fronça même pas les sourcils, il s’assit surl’herbe en bâillant d’un air de dire : « Je ne me soucieguère de ces simagrées de paladins. »

M. von Richter proposa à M. Tchibadola dechoisir le terrain… M. Tchibadola répondit en remuantavec difficulté la langue :

– Faites comme vous voulez, je regarderai.

M. von Richter se mit alors à l’œuvre. Il découvrit dans laforêt une éclaircie couverte de fleurs multicolores ; ilmesura les pas ; marqua les deux points extrêmes par deuxmorceaux de bois qu’il tailla sur place. Puis il sortit lespistolets de l’étui, et s’asseyant sur ses talons les chargea. Enun mot il se donna beaucoup de peines, essuyant sans cesse sonvisage en sueur avec son mouchoir blanc.

Pantaleone le suivait pas à pas, il avait l’air de souffrir dufroid.

Pendant ces préparatifs les deux rivaux se tenaient à distanceet ressemblaient assez à des écoliers en pénitence qui boudentleurs gouverneurs.

Enfin le moment décisif arriva.

M. von Richter dit alors à Pantaleone, qu’en sa qualité detémoin le plus âgé, c’est à lui que revenait conformément aux loisdu duel, le devoir, avant de donner le signal du combat un, deux,trois… d’inviter les champions à la réconciliation.

– Cette proposition n’est jamais acceptée, ajoutal’officier, mais en accomplissant cette formalité, M. Cipotoladégage en quelque sorte sa responsabilité. En général, ce devoirincombe au soi-disant « témoin impartial » mais puisquece témoin nous fait défaut, je cède avec plaisir ce privilège à monhonorable collègue.

Pantaleone, qui avait réussi à s’abriter derrière un buissonpour ne pas voir l’insulteur, ne comprit rien d’abord au discoursde M. von Richter, d’autant plus que le jeune officier l’avaitbaragouiné en nasillant.

Mais tout à coup il bondit de sa place, s’avança avec agilité,et se frappant convulsivement la poitrine, il cria d’une voixrauque dans son langage hybride :

– A la la la… che bestialita ! Deux zeun’ ommescomme ça que se battono – perché ? Che Diavolo ? Andate àcasa !

– Je n’accepte pas la réconciliation, se hâta de direSanine.

– Et moi non plus, je ne veux pas de réconciliation, ditvon Daenhoff.

– Alors donnez le signal : un, deux, trois, dit vonRichter à Pantaleone tout éperdu.

L’Italien retourna en toute hâte derrière son buisson, et de là,courbé en deux, les yeux à demi fermés, la tête détournée il criala bouche grande ouverte : uno, duo et tre !

Sanine tira le premier, mais manqua son adversaire, la ballerebondit avec fracas sur un tronc d’arbre.

Le baron Daenhoff tira tout de suite après Sanine maisintentionnellement de côté et en l’air.

Il y eut un moment de silence tendu… Personne ne bougea.Pantaleone poussa un soupir léger.

– Dois-je continuer ? demanda Daenhoff.

– Pourquoi avez-vous tiré en l’air ? demandaSanine.

– Cela ne vous regarde pas !

– Vous avez l’intention de tirer en l’air encore unefois ? demanda de nouveau Sanine.

– Peut-être, je n’en sais rien.

– Permettez, permettez, messieurs, dit von Richter :les adversaires n’ont pas le droit de se parler sur le terrain…c’est contre les règles…

– Je renonce à mon second coup de pistolet, dit Sanine.

Il jeta l’arme à terre.

– Et moi non plus, je ne veux plus me battre ! s’écriaDaenhoff en jetant aussi son pistolet à terre.

– Maintenant, ajouta-t-il, je suis prêt à reconnaître quej’ai eu des torts l’autre jour.

Après un court moment d’hésitation il tendit d’un geste vague lamain dans la direction de Sanine. Le jeune Russe s’approcha de sonadversaire et lui serra la main.

Les deux jeunes gens se regardèrent avec un sourire sur levisage et tous deux rougirent.

– Bravi ! Bravi… cria comme un fou Pantaleoneen battant des mains, et il courut frémissant au buisson, tandisque le médecin, qui était resté de côté assis sur un troncrenversé, se leva, vida la cruche, et se dirigea d’un pas indolentvers la route.

– L’honneur est satisfait, et le duel est fini !déclara von Richter.

– Fuori (Fora !) cria encore Pantaleone parréminiscence de ses anciens rôles.

Après avoir échangé des saluts avec messieurs les officiers etêtre remonté en voilure, Sanine, s’il n’éprouva pas un sentiment deplaisir, se sentit tout au moins plus léger, comme après uneopération chirurgicale. Mais en même temps une autre impression lebouleversa, vive comme un sentiment de honte. Ce duel dans lequelil venait de jouer un rôle, lui apparut comme quelque chose defaux, de conventionnel, de banal, une plaisanterie d’étudiant etd’officier. Il pensa au médecin flegmatique et se rappela comme ilavait souri en les voyant, lui et le baron Daenhoff, après le duel,presque bras dessus, bras dessous… Il revit Pantaleone payant à cemême médecin les quatre louis… Non, non, tout cela n’était pasbeau !

Sanine se sentait un peu honteux. Pourtant comment aurait-il puagir autrement ? Pas moyen de laisser l’impertinence du jeuneofficier impunie ? Il ne lui convenait pourtant pas de seconduire comme Kluber ?

Il avait pris la défense de Gemma… Il l’avait vengée… Oui, oui…Tout de même son âme était trouble, un peu honteuse.

Quant à Pantaleone, il triomphait ! Un sentiment d’orgueils’était tout à coup emparé de lui. Un général victorieux ne regardepas autour de lui avec plus de satisfaction !

La conduite de Sanine pendant le duel le grisait d’enthousiasme.Il le proclamait un héros ! Il ne voulait entendre ni lesprotestations ni les instances du jeune homme. Il le comparait à unmonument de marbre et de bronze – à la statue du commandeur dans leFestin de Pierre.

Il avouait que lui, Pantaleone, avait ressenti un peud’émotion.

– Mais moi, je suis un artiste, j’ai un tempéramentnerveux, mais vous !… Vous êtes un fils des neiges et desrochers de granit !

Sanine ne savait plus qu’imaginer pour calmer l’artiste quis’exaltait de plus en plus.

Tout près de l’endroit où deux heures auparavant ils avaientrencontré Emilio, ils le virent tout à coup surgir de derrière lesarbres. L’enfant, agitant un chapeau en l’air, avec des cris dejoie, courut en bondissant jusqu’à la voiture, et au risque detomber sous les roues, sans attendre que les chevaux fussentarrêtés, sauta par-dessus la portière dans le landau, et se serrantcontre Sanine s’écria d’une haleine :

– Vous vivez ?… Vous n’êtes pas blessé… Pardonnez-moi…je ne vous ai pas obéi… je ne suis pas retourné à Francfort…c’était plus fort que moi… Je vous ai attendu ici… Racontez-moicomment cela s’est passé ?… Vous l’avez tué ?

Sanine eut de la peine à calmer éphèbe et à le faire asseoirprès de lui.

Pantaleone avec une grande volubilité et un plaisir évident,détailla par le menu tous les incidents du duel, et il n’oublia pasde comparer Sanine au monument de bronze et à la statue duCommandeur ! Puis il se leva, et, les pieds écartés pour nepas perdre l’équilibre, les bras croisés sur sa poitrine, avec unregard hautain jeté par-dessus l’épaule, il représenta lecommandeur Sanine.

Emilio écoutait dévotement, interrompant parfois le récit parune exclamation, ou se levant d’un élan pour embrasser son héroïqueami.

La voiture roula sur le pavé de Francfort et stoppa enfin devantl’hôtel de Sanine.

Il gravissait le deuxième étage accompagné de ses deux amis,lorsque tout à coup de la pénombre du couloir surgit à pas pressésune femme, le visage voilé. Elle fit une pause devant Sanine, eutun léger balancement de tout le corps, poussa un soupir haletant,et courut dans la rue où elle disparut au grand étonnement dugarçon d’hôtel, qui déclara que « cette dame avait attendupendant plus d’une heure le retour de Monsieur. »

Bien que l’apparition fût très rapide, Sanine avait reconnuGemma. Il avait distingué les yeux de la jeune fille sous l’épaistissu de soie du voile couleur de cannelle.

– Est-ce que Fraülein Gemma se doutait de quelquechose ?… demanda-t-il en allemand d’un air mécontent à Emilioet à Pantaleone qui étaient toujours sur ses talons.

Emilio rougit et se troubla.

– J’ai été obligé de tout lui avouer, dit-il. Elle avaitdeviné… et je n’ai pas pu me taire… Et qu’est-ce que cela faitmaintenant puisque tout a si bien tourné, et qu’elle vous a vu enbonne santé, sain et sauf ?

Sanine se détourna.

– Cela n’empêche pas que vous êtes deux grands bavards,ajouta-t-il d’un ton de dépit.

Il entra dans son appartement et s’assit sur une chaise.

– Ne vous fâchez pas, je vous en prie ? imploraEmilio.

– Bon, je ne me fâcherai pas.

Sanine en effet n’était pas bien fâché… et au fond de son cœuril ne pouvait pas souhaiter que Gemma ne sût rien de ce qui s’étaitpassé.

– Bien… bien… c’est assez s’embrasser… Laissez-moi seul…J’ai besoin de dormir… je suis fatigué.

– C’est une excellente idée, s’écria Pantaleone… Vous avezbien gagné votre repos, noble signore ! Allons-nous-en,Emilio, sur la pointe des pieds ! Chut !…

En disant qu’il voulait dormir, Sanine cherchait un prétextepour se débarrasser de ses deux compagnons, mais dès qu’il futseul, il ressentit réellement une grande fatigue dans tous lesmembres. La nuit précédente il n’avait pas fermé l’œil. Il se jetasur son lit et s’endormit tout de suite profondément.

Chapitre 23

 

Il dormit plusieurs heures sans se réveiller. Puis il rêva qu’ilse battait de nouveau en duel et cette fois avec M. Kluber.Mais au-dessus de la tête de son rival, il aperçut sur un arbre unperroquet, et ce perroquet avait la tête de Pantaleone, et répétaitd’un ton nasillard : toc, toc, toc ! Toc, toc,toc !

– Toc, toc, toc, entendit nettement cette fois Sanine.

Il ouvrit les yeux et leva la tête… On frappait à sa porte.

– Entrez, cria-t-il.

Le garçon annonça qu’une dame tenait absolument à le voir.« Gemma ! » pensa Sanine…

Ce ne fut pas Gemma, mais sa mère qui entra.

Frau Lénore se laissa choir sur une chaise et fondit enlarmes.

– Qu’avez-vous, ma bonne, ma chère madame Roselli ?demanda Sanine.

Il s’assit près d’elle effleurant ses mains d’une pressionamicale.

– Qu’est-il arrivé ? Calmez-vous, je vous en prie.

– Monsieur Dmitri, je suis très… trèsmalheureuse !

– Vous êtes malheureuse ?

– Oh ! bien malheureuse ! Et pouvais-je m’yattendre ?… C’est arrivé tout à coup… Comme un éclair dans leciel bleu…

Elle respirait péniblement.

– Mais qu’est-il arrivé ? Dites-le moi ?Voulez-vous un verre d’eau ?

– Non, je vous remercie.

Frau Lénore passa son mouchoir sur ses yeux et se remit àpleurer.

– Je sais tout… tout… dit-elle.

– Tout ? Que voulez-vous dire ?

– Tout ce qui s’est passé aujourd’hui… J’en connais aussila cause ! Vous avez agi très noblement… Mais quel malheureuxconcours de circonstances !… Ce n’est pas pour rien quej’étais contre cette course à Soden…

Frau Lénore ne s’était nullement opposée à cette partie deplaisir, mais en ce moment il lui parut qu’elle avait eu despressentiments.

– Je viens chez vous parce que je vous tiens pour un hommeplein de noblesse et un ami, bien que je ne vous connaisse quedepuis cinq jours… Mais je suis veuve… je suis seule… ma fille…

Les larmes étouffèrent la voix de la vieille femme.

Sanine ne savait que penser de cette ouverture.

– Votre fille ?… dit-il.

– Ma fille Gemma, dit avec une sorte de gémissement madameRoselli, sans retirer de sa bouche son mouchoir tout imprégné delarmes, – ma fille m’a déclaré aujourd’hui qu’elle ne veut plus deM. Kluber pour fiancé, et qu’aujourd’hui même je doiscommuniquer sa décision à M. Kluber.

Sanine ne put réprimer un léger tressaillement… Il nes’attendait pas à cette nouvelle.

– Sans parler, continua Frau Lénore, que c’est une hontepour la famille, que jamais chose pareille ne s’est vue en cemonde : une fiancée rompre avec son fiancé !… Mais pournous tous, monsieur Dmitri, c’est la ruine…

Frau Lénore roula soigneusement son mouchoir en un tout petitpeloton, comme si elle voulait y enfermer toute sa douleur.

– Nous ne pouvons plus vivre avec ce que rapporte lemagasin, continua-t-elle… et M. Kluber est très riche… et ilsera encore plus riche !… Et pourquoi ne veut-elle plus delui ? Parce qu’il n’a pas pris la défense de safiancée ?… J’admets que ce n’est pas très joli… MaisM. Kluber est un civil… il n’a jamais été étudiant… et en saqualité de négociant sérieux il devait mépriser une légèregaminerie d’un petit officier, qu’il ne connaît même pas… Et quevoyez-vous là d’outrageant, monsieur Dmitri ?

– Permettez, Frau Lénore, je serais en droit de penser quevous m’en voulez ?…

– Je ne vous en veux nullement, non ! Non, c’est toutautre chose ; comme tous les Russes, vous êtes militaire…

– Pardon, je ne le suis pas du tout.

– Vous êtes un étranger, un touriste… Je vous suis trèsreconnaissante, continua madame Roselli sans écouter Sanine.

Elle avait des suffocations, gesticulait en tous sens… déroulade nouveau son mouchoir et s’essuya le nez. Rien qu’à la façon dontelle exprimait son chagrin, il était facile de reconnaître qu’ellen’était pas née sous un climat du Nord.

– Et comment M. Kluber pourrait-il faire du commerces’il avait des duels avec ses clients ? C’est déraisonnable dele lui demander !… Et c’est à moi maintenant de lecongédier ! Mais de quoi allons-nous vivre ? Autrefoisnous étions seuls à faire la pâte de guimauve et le nougat auxpistaches… à présent tous les confiseurs font de la pâte deguimauve ! Songez à tout ce qu’on dira de votre duel dans laville… Peut-on cacher un pareil esclandre !… Et avec cela unmariage rompu ! Mais c’est un véritable scandale, un véritablescandale ! Gemma est une belle jeune fille, – elle m’aimebeaucoup, mais elle est républicaine et volontaire, elle bravel’opinion… Vous seul vous pouvez avoir de l’influence sur elle…

Sanine fut encore plus étonné.

– Moi, Frau Lénore ?

– Oui, il n’y a que vous, que vous seul qui puissiez luifaire entendre raison… C’est pourquoi je suis venue vous voir…C’est la seule chose qu’il me reste à faire… Vous êtes savant, vousêtes brave… Vous avez pris sa défense… elle croira tout ce que vousdirez… Elle doit vous écouter… Vous avez risqué votre viepour elle !… Vous lui montrerez qu’elle va tous nous ruiner, àcommencer par elle-même… Vous le lui ferez voir clairement… Vousavez déjà sauvé mon fils !… Vous sauverez aussi mafille !… C’est Dieu lui-même qui vous a envoyé ici… Je suisprête à vous demander cette grâce à genoux.

Frau Lénore se souleva à demi sur sa chaise comme pour se jeterà genoux.

Sanine la retint.

– Frau Lénore ! de grâce !… Quefaites-vous ?

Elle saisit convulsivement les mains du jeune homme.

– Vous me promettez ?

– Mais, Frau Lénore, un moment… commentvoulez-vous… ?

– Non, promettez-moi ? Vous ne voulez pas que je meureici, à cette place, à vos pieds ?

Sanine ne savait plus où il en était. Pour la première fois desa vie il se trouvait aux prises avec le sang italien enébullition.

– Je ferai tout ce que vous voudrez, dit-il. Je parlerai àFraülein Gemma.

Frau Lénore poussa un cri de joie.

– Mais, bien entendu, je ne garantis pas le résultat del’entrevue ! ajouta Sanine.

– Oh ! ne me refusez pas votre aide… Ne me la refusezpas, dit Frau Lénore d’une voix suppliante… J’ai votrepromesse ! Le résultat ne peut être que bon… En tout cas, moije n’y peux plus rien… moi, elle ne m’écoute plus.

– Elle vous a déclaré catégoriquement qu’elle ne veut plusépouser M. Kluber ? demanda Sanine, après un instant desilence.

– Elle a tranché la question comme avec un couteau… Elleest tout le portrait de son père Giovanni Battista… Elle estterrible !

– Terrible ? – fraülein Gemma ?…

– Oui, oui… mais en même temps elle est un ange… Elle vousécoutera… Vous allez venir, bientôt, n’est-ce pas ?… Oh !mon cher ami, oh ! mon ami russe !

Frau Lénore se leva impétueusement et avec le même élan saisitla tête du jeune homme.

– Recevez la bénédiction d’une mère, et donnez-moi del’eau !…

Sanine présenta à madame Roselli un verre d’eau, lui promit surson honneur qu’il s’empresserait de la rejoindre, la reconduisitjusqu’à la rue, et revenu dans la chambre, se laissa aller à toutson étonnement.

« Voilà la vie qui commence à tourbillonner, pensa-t-il… Etquel tourbillon… la tête me tourne ! »

Il ne chercha pas à s’analyser ni à démêler ce qui se passait enlui.

« Quelle journée ! murmurèrent involontairement seslèvres !… Sa mère dit qu’elle est terrible !… Et c’estmoi qui dois lui donner des conseils… Et quelsconseils ?… »

La tête lui tournait littéralement… Et au-dessus de cetourbillon de sensations si diverses, de ces lambeaux de penséesqui l’obsédaient, planait sans cesse l’image de Gemma, cette imagequi s’était gravée pour toujours dans sa mémoire pendant cettechaude nuit, troublée par l’électricité, à cette sombre fenêtre,sous la clarté des étoiles fourmillantes !

Chapitre 24

 

Sanine s’approcha de la maison de madame Roselli d’un pasindécis. Il éprouvait des palpitations violentes ; il sentaitet entendait même nettement le battement de son cœur contre lescôtes.

Qu’allait-il dire à Gemma ? Comment entamerait-il laconversation ?

Il fit le tour de la maison au lieu d’entrer par la confiserie.Dans l’étroite antichambre il rencontra Frau Lénore. Elle fut trèscontente et en même temps remplie d’appréhension.

– Je vous ai attendu, attendu !… dit-elle à voixbasse… serrant les mains du jeune homme dans ses deux mains tour àtour… Allez dans le jardin… elle y est… N’oubliez pas que j’ai misen vous tout mon espoir !

Sanine entra dans le jardin.

Gemma était assise sur un banc dans une allée. Elle triait d’unegrande corbeille de cerises les fruits les plus mûrs et les mettaitdans une assiette.

Le soleil était à son déclin. Il était six heures passées, etdans les larges rayons obliques dont le soleil inondait le jardin,il entrait plus de pourpre que d’or.

Parfois, comme à mi-voix, et sans hâte, les feuilles murmuraiententre elles, et des abeilles retardataires bourdonnaient, voletantd’une fleur à l’autre ; au loin, une tourterelle roucoulaitson chant monotone et infatigable. Gemma était coiffée du mêmechapeau rond qu’elle avait mis pour aller à Soden.

Elle regarda Sanine à l’abri de l’aile repliée du chapeau et sepencha de nouveau sur sa corbeille.

En s’approchant de Gemma, Sanine ralentissait involontairementle pas, et, pour l’aborder, il ne trouva que cettequestion :

– Pourquoi faites-vous un triage parmi cescerises ?

La jeune fille ne se pressa pas de répondre.

– Ces cerises-là sont plus mûres, dit-elle enfin, nous lesréservons pour les confitures, les autres serviront pour lestartelettes. Vous savez bien… ces tartelettes saupoudrées de sucreque nous vendons.

Gemma baissa encore plus la tête, tandis que sa main droiterestait en l’air entre la corbeille et l’assiette, et tenait deuxcerises.

– Me permettez-vous de m’asseoir à côté de vous ?demanda Sanine.

– Volontiers.

La jeune fille fit un peu de place et Sanine s’assit prèsd’elle.

« Comment vais-je commencer ? pensa le jeunehomme. » Mais Gemma le tira d’embarras.

– Vous vous êtes battu en duel aujourd’hui ? dit-ellevivement.

Elle leva vers lui son beau visage qui s’enflamma de honte… Maisquelle reconnaissance intense éclatait dans ses yeux !

– Et vous semblez si calme ! ajouta-t-elle. Le dangern’existe donc pas pour vous ?

– Mais je n’ai couru aucun danger… Tout s’est passé le plussimplement du monde…

Gemma leva le doigt et le passa devant ses yeux de droite àgauche et de gauche à droite. C’est un geste italien.

– Non ! non ! ne dites pas cela ! Vous ne medonnerez pas le change ! Pantaleone m’a tout raconté.

– Et vous croyez à cette histoire ?… Ne m’a-t-il pascomparé à la statue du Commandeur ?

– Ses expressions sont peut-être ridicules ; mais sessentiments et votre conduite ce matin ne le sont pas… Et tout celapour moi… pour moi… Je ne l’oublierai jamais.

– Je vous assure, Fraülein Gemma…

– Non, je ne l’oublierai jamais, continua-t-elle, enappuyant sur chaque syllabe.

Elle attacha de nouveau son regard sur le jeune homme, puisdétourna la tête.

Il ne voyait en cet instant que son profil pur, et il lui parutqu’il n’avait encore rien vu d’aussi beau, ni ressenti ce qu’iléprouvait en ce moment.

« Et ma promesse ? » se dit-il.

– Fraülein Gemma, reprit-il après un instantd’hésitation.

– Eh bien ?

Elle ne tourna pas la tête de son côté, mais continua de trierles cerises… Elle les prenait délicatement du bout des doigts parla queue, en écartant soigneusement les feuilles.

Mais que de confiance caressante elle mettait dans ces deuxmots : « Eh bien ? »

– Votre mère ne vous a rien dit au sujet… ?

– Au sujet… ?

– Sur mon compte ?

Gemma versa tout à coup les cerises dans la corbeille.

– Elle vous a parlé ? demanda la jeune fille.

– Oui.

– Que vous a-t-elle dit ?

– Elle m’a dit que vous… que vous… que vous aviezsubitement décidé de changer… vos intentions…

Gemma inclina de nouveau la tête… tout son visage disparut sousson chapeau ; on ne voyait plus que son cou souple et délicat,comme la tige d’une fleur.

– Quelles intentions ?

– Vos intentions… au sujet… de votre avenir…

– Vous voulez dire au sujet de M. Kluber ?

– Oui.

– Maman vous a dit que je ne désire pas devenir la femme deM. Kluber ?

– Oui !

Gemma, en bougeant, imprima une secousse au banc, la corbeillepencha et se renversa… quelques cerises roulèrent dans l’allée…Une, deux minutes passèrent en silence.

– Pourquoi vous a-t-elle dit cela ?

Sanine ne voyait toujours que le col de Gemma et l’ondulationplus rapide de sa poitrine.

– Pourquoi votre mère m’a dit cela ?… Mais elle penseque, puisque nous sommes maintenant des amis… et que vous m’honorezde votre confiance, je peux vous donner un bon conseil… et que vousm’écouterez…

Les bras de Gemma glissèrent sur ses genoux… Elle se mit àchiffonner les plis de sa robe…

– Quel conseil me donnez-vous ? demanda-t-elle aprèsun moment d’attente.

Sanine remarqua que les doigts de Gemma tremblaient sur sesgenoux et qu’elle chiffonnait sa robe pour dissimuler cetremblement… Il posa doucement sa main sur les doigts pâles ettremblants de la jeune fille.

– Gemma, dit-il, pourquoi ne me regardez-vouspas ?

Elle rejeta à l’instant son chapeau en arrière sur sa nuque, etleva sur Sanine ses yeux confiants et pleins de gratitude, commequelques instants auparavant.

Elle attendait les paroles du jeune homme… Mais, devant cevisage sincère, Sanine se troubla, il se sentit ébloui. Un chaudreflet du soleil du soir illuminait cette jeune tête italienne, etl’expression de ce visage était plus lumineuse, plus éclatante quela lumière même.

– Je suivrai votre conseil, monsieur Dmitri, dit-elle avecun faible sourire, et en relevant imperceptiblement lessourcils : mais quel conseil me donnez-vous ?

– Quel conseil ?… Votre mère croit que de refuserM. Kluber uniquement pour la raison qu’il n’a pas fait preuvede courage l’autre jour…

– Pour cette raison uniquement ? dit Gemma…

Elle se pencha en avant, ramassa la corbeille pour la poser surle banc à côté d’elle.

– Mais qu’en tout cas, retirer votre main n’est pasraisonnable… C’est une résolution dont il faut bien calculer toutesles conséquences… Enfin, l’état de vos affaires impose, à ce qu’ilparaît, des obligations à chaque membre de la famille…

– Tout cela, c’est l’opinion de maman… Je connais cela… Cesont ses paroles… Mais vous… quelle est votre opinion ?

– Mon opinion ?…

Sanine ne put continuer, il sentait que son gosier se serrait etqu’il étouffait.

– Je crois aussi… commença-t-il avec effort.

Gemma se redressa.

– Vous aussi ? Vous croyez aussi… ?

– Oui… c’est-à-dire…

Sanine, en dépit de ses efforts, ne put articuler un mot deplus.

– C’est bien, dit Gemma ; si vous, comme ami, vous medonnez le conseil de changer ma résolution… c’est-à-dire de revenirà mon intention d’autrefois… alors, je réfléchirai…

Elle ne savait plus ce qu’elle faisait, et commença à remettredans la corbeille les cerises qu’elle avait triées à part dansl’assiette.

– Maman espère que je vous écouterai… En effet… peut-êtreque je suivrai votre conseil…

– Mais, permettez, Fraülein Gemma, j’aurais voulu savoird’abord quelles sont les raisons qui vous ont poussée…

– Je suivrai votre conseil, continua Gemma.

Ses sourcils se froncèrent, ses joues pâlirent ; elle semordilla la lèvre inférieure.

– Vous avez tant fait pour moi que je dois faire ce quevous me conseillez… je dois accepter votre volonté… Je dirai àmaman que je veux réfléchir encore… Mais voici maman qui arrive àpropos !…

En effet, Frau Lénore apparaissait sur le seuil de la porte dela maison ouvrant sur le jardin. Elle se mouraitd’impatience ; elle ne tenait plus en place. D’après sescalculs, Sanine devait depuis longtemps avoir terminé sesexplications avec Gemma, bien qu’en réalité la conversation n’eûtpas encore duré un quart d’heure.

– Non, non, de grâce, ne dites rien pour le moment à votremère, s’écria Sanine avec une sorte d’effroi… Attendez… je vousdirai… je vous écrirai… et jusque-là ne prenez pas de décision…attendez ma lettre…

Il serra vivement la main de Gemma et se leva d’un bond. Augrand étonnement de Frau Lénore, il passa devant elle, leva sonchapeau en murmurant des paroles incompréhensibles et disparut.

Madame Roselli s’approcha de sa fille.

– Je t’en prie, Gemma, explique-moi… ?

La jeune fille, pour toute réponse, se leva et embrassa samère.

– Chère maman, voulez-vous, s’il vous plaît, attendre maréponse encore un peu de temps… pas longtemps, jusqu’à demain… Jevous en prie… Jusqu’à demain vous ne me direz plus rien ?Oh !…

Gemma fondit soudainement en larmes de joie, si spontanées,qu’elle-même ne les sentit pas venir.

Frau Lénore devint de plus en plus perplexe : Gemmapleurait et son visage n’était pas triste mais plutôt joyeux.

– Qu’as-tu ? demanda-t-elle. Toi qui ne pleuresjamais… qu’as-tu aujourd’hui…

– Ce n’est rien, maman, ce n’est rien !… Mais soyezpatiente ! Nous devons attendre toutes les deux. Nem’interrogez pas jusqu’à demain… Dépêchons-nous de trier cescerises avant que le soleil soit couché…

– Et tu seras raisonnable ?

– Oh ! je suis très raisonnable.

Gemma branla significativement la tête.

Elle se mit en devoir d’attacher les petits bouquets de cerisesen les tenant de façon à masquer son visage rougissant.

Elle n’essuya pas ses larmes qui avaient séchéd’elles-mêmes.

Chapitre 25

 

Sanine rentra chez lui en courant.

Il sentait que c’était seulement lorsqu’il se serait retrouvéseul en présence de lui-même, qu’il pourrait enfin démêler sessensations et comprendre ce qu’il voulait.

En effet, dès qu’il se trouva seul dans sa chambre, à peinefut-il assis devant sa table à écrire, qu’il plongea son visagedans ses mains et s’écria : « Je l’aime, je l’aimefollement ! » et toute son âme s’enflamma comme un tisonqu’on vient de dégager de la cendre qui le recouvrait.

Au bout d’un instant il ne pouvait plus comprendre comment ilavait pu se trouver à côté d’elle… lui parler, et ne pas sentirqu’il adore le bord même de sa robe, qu’il est tout prêt, commedisent les jeunes gens, à « mourir à sespieds ! »

Ce dernier rendez-vous dans le jardin avait décidé de son sort.Maintenant, en songeant à elle, il ne la voyait plus les cheveuxépars, sous la clarté des étoiles ; il la voyait assise sur lebanc, rejetant vivement son chapeau en arrière pour le regarderavec cette confiance absolue… et le frisson, le désir de l’amourcourait dans toutes les veines du jeune homme.

Il se rappela la rose qu’il portait dans sa poche depuis troisjours, il la prit dans ses mains et la porta à ses lèvres avec unetelle fièvre d’ardeur qu’involontairement il se renfrogna desouffrance.

Il ne pouvait plus ni raisonner, ni penser, ni prévoir, il sedétacha de tout son passé et fit un saut en avant ; ilabandonna la rive triste de sa vie solitaire de garçon pour plongerdans un fleuve brillant, joyeux, puissant – et il se sent heureux,il ne veut pas savoir où ce fleuve le portera, ni si le courant nele brisera peut-être pas contre un rocher !

Les ondes calmes de la romance d’Uhland, dont il se berçait iln’y a pas longtemps, ont fait place à des vagues puissantes etimpétueuses ! Ces vagues dansent, courent en avant etl’emportent dans leur tourbillon.

Sanine prit une feuille de papier, et sans la moindre rature,d’un trait de plume, écrivit la lettre suivante :

« Chère Gemma !

» Vous savez quel conseil j’étais chargé de vousdonner ; vous connaissez le vœu de votre mère et vous savez cequ’elle attendait de moi, – mais ce que vous ne savez pas, et ceque je dois vous dire maintenant, c’est que je vous aime, je vousaime de toute la passion d’un cœur qui aime pour la premièrefois ! Ce feu est descendu si soudainement et avec une telleviolence que je ne trouve pas de paroles ! Quand votre mèreest venue me voir, ce feu ne faisait encore que couver dans moncœur, – sans quoi mon devoir d’honnête homme m’aurait fait refuserde me charger de la mission qu’elle m’a confiée… L’aveu que je vousfais est l’aveu d’un honnête homme… Vous devez savoir qui vous avezdevant vous – entre nous il ne doit pas exister de malentendus.Vous voyez que je ne suis pas capable de vous donner un conseil… Jevous aime, je vous aime, je vous aime – et cet amour remplit seulmon cerveau, mon cœur ! !

» DMITRI SANINE. »

Le jeune homme plia la lettre et la cacheta. Il allait sonnerpour le garçon lorsqu’il se ravisa :

« Non, ce ne serait pas adroit. Si je pouvais envoyer malettre par Emilio ? »

Pourtant il ne pouvait pas aller chercher Emilio dans le magasinde M. Kluber au milieu des autres employés ? D’ailleursil faisait déjà nuit et le jeune garçon devait être rentré chezlui.

Tout en se livrant à ces réflexions, Sanine prit son chapeau etsortit de l’hôtel ; il enfila une rue puis une autre, et à sagrande joie aperçut Emilio. Un portefeuille sous le bras, unrouleau de papier à la main, le jeune enthousiaste pressait le paspour rentrer chez lui.

« Il est donc vrai que tous les amoureux ont leurétoile ! » pensa Sanine, et il appela le jeune homme.

Emilio se retourna et courut au-devant de son ami.

Sanine lui remit la lettre et lui expliqua à qui il devait laporter.

Emilio l’écouta très attentivement.

– Personne ne doit le savoir ? demanda-t-il en prenantun air mystérieux et significatif.

– C’est ça, mon petit ami, répondit Sanine un peuconfus.

Il tapota la joue d’Emilio.

– S’il y a une réponse, vous me l’apporterez, n’est-cepas ? Je resterai chez moi.

– Comptez sur moi ! dit gaîment Emilio, et ils’éloigna rapidement.

En route il se retourna et fit encore un signe de tête.

Sanine rentra dans sa chambre, et sans allumer la bougie, sejeta sur le canapé, joignit les mains derrière la tête, ets’abandonna aux sensations du premier amour, qu’il n’est pas utilede décrire ici ; celui qui les a ressenties connaît leurstourments et leur volupté ; à celui qui ne les connaît pas, onne saurait les faire deviner.

La porte s’entr’ouvrit et laissa passer la têted’Emilio :

J’apporte une réponse… dit-il à voix basse… La voici…

Il agita une lettre au-dessus de sa tête.

Sanine s’élança de son canapé et arracha la lettre des mainsd’Emilio.

La passion dominait entièrement le jeune homme. Il n’était pluscapable de songer aux convenances, ni de garder le secret de sonamour… S’il avait été susceptible de réflexion, il se seraitcontenu devant cet enfant, le frère de Gemma.

Il s’approcha de la fenêtre, et à la lumière du réverbère qui setrouvait en face de la fenêtre, il lut les lignessuivantes :

« Je vous prie, je vous implore de ne pas venir cheznous demain, et de ne pas vous montrer chez nous de toute lajournée. Il le faut, il le faut absolument. – Après, tout seradécidé… Je sais que vous ne me désobéirez pas, parce que…Gemma. »

Sanine relut deux fois ce billet. Oh ! que l’écriture deGemma lui parut belle et touchante !…

Après quelques instants de réflexion il appela à haute voixEmilio, qui, pour témoigner de sa discrétion, s’était tourné ducôté du mur qu’il lacérait du bout de son ongle.

– Que désirez-vous ? dit le jeune homme en courantvers Sanine.

– Écoutez-moi, mon cher ami.

– Monsieur Dmitri, interrompit Emilio d’une voixsuppliante ; pourquoi ne me dites-vous pas :tu ?

Sanine se mit à rire.

– Bien, bien… Écoute, mon cher petit ami… Là-bas,tu me comprends ?… Tu diras que je ferai tout ce qu’on medemande… Et toi… Qu’est-ce que tu fais, demain ?

– Ce que je fais ? Rien. Mais je ferai tout ce quevous voudrez.

– Eh bien, si tu le peux, viens ici de bonne heure… Et nousnous promènerons ensemble jusqu’au soir dans la campagne… Cela teva-t-il ?

Emilio fit des sauts de joie.

– Mais peut-il y avoir quelque chose de plus délicieux ence monde ? Me promener avec vous… Mais c’est parfait !…Pour sûr, je viendrai !…

– Et si l’on ne te laisse pas venir ?

– On me laissera…

– Écoute !… Ne dis pas là-bas que je t’ai invité pourtoute la journée…

– À quoi bon dire cela ?… Je viendrai sans en soufflermot à personne… Le grand mal !

Emilio embrassa Sanine avec effusion et partit…

Sanine arpenta longtemps sa chambre et se coucha tard.

Il se livra de nouveau à ces sentiments doux et pénibles à lafois, à ces ivresses joyeuses qui assaillent à la veille d’unenouvelle vie.

Sanine était fort content d’avoir eu l’idée d’inviter Emilio àpasser la journée avec lui. Le jeune garçon ressemblait à sasœur.

– Il me la rappellera ! pensa Sanine.

Ce qui frappait le plus Sanine, c’était le brusque changementqui s’était opéré en lui. Il lui semblait qu’il avait toujours aiméGemma – et de ce même amour qu’il éprouvait en ce jour.

Chapitre 26

 

Le lendemain à huit heures du matin, Emilio se présenta chezSanine, tenant Tartaglia en laisse. Il n’aurait pas pu se montrerplus exact s’il était né de parents teutons.

Il avait fait un conte à sa famille en déclarant qu’il sepromènerait avec Sanine jusqu’au déjeuner et qu’ensuite il irait aumagasin.

Pendant que Sanine s’habillait, Emilio commença, avechésitation, il est vrai, à lui parler de Gemma et de sa brouilleavec Kluber, mais Sanine ne releva pas ces remarques et parutmécontent. Emilio prit alors un air entendu, pour montrer qu’ilcomprenait pourquoi il ne faut pas toucher légèrement à cetteimportante question, et ne se permit aucune allusion, seulementaffectant de temps en temps des mines réservées et même graves.

Après avoir pris le café, les deux amis se mirent en route, àpied, pour Hausen, un petit village, situé à peu de distance deFrancfort et entouré de forêts. De là, on découvre toute la chaînedu Taunus.

Le temps était beau, le soleil brillait, flamboyait, mais nerôtissait pas… Un vent frais bruissait avec vivacité dans lefeuillage vert. Sur la terre passait lestement et sans rencontrerd’obstacle l’ombre de grands et hauts nuages arrondis.

Les jeunes gens furent bientôt hors de l’enceinte de la ville,et avancèrent rapidement et gaîment sur la route soigneusemententretenue. Ils dévièrent dans les bois, où ils marchèrent pendantlongtemps à l’aventure ; puis ils firent un copieux déjeunerchez un traiteur du village. Ensuite ils s’amusèrent à grimper lespentes de la montagne, admirant les points de vue et prenantplaisir à jeter en bas des pierres, trouvant très drôle de les voirrouler et rebondir comme des lapins ; ils continuèrent cetexercice jusqu’à ce qu’un promeneur qui passait au-dessous d’eux semit à les injurier d’une voix forte et vibrante.

Après ils s’allongèrent sur la mousse courte et sèche d’un jauneviolacé, puis ils burent de la bière chez un autre traiteur,ensuite ils se mesurèrent à un steeple-chase, pariant à qui iraitle plus vite et sauterait le plus haut.

Ils découvrirent un écho et entrèrent en conversation avec lui,puis ils se mirent à chanter et à jouer à cache-cache en s’appelantpar des cris. Ils luttèrent ensemble, cassèrent des branches,ornèrent leurs chapeaux de feuilles de fougère et esquissèrent mêmedes pas de danses.

Tartaglia prenait part à ces ébats selon ses moyens et sescapacités ; il ne lançait pas des pierres, mais il couraitaprès et se roulait à leur suite comme une toupie ; il hurlaitquand les jeunes gens chantaient, et même pour leur tenircompagnie, il but de la bière avec un dégoût manifeste. Il tenaitce talent d’un étudiant allemand à qui il avait appartenu dans letemps. D’ailleurs, il n’obéissait guère à Emilio, beaucoup moinsqu’à son véritable maître Pantaleone ; ainsi quand Emilio luidisait de « parler » ou de « lire », il secontentait de remuer la queue et de tirer la langue entrompette.

Les jeunes gens avaient pourtant trouvé le loisir d’aborder dessujets philosophiques. Au début de la promenade, Sanine, en saqualité d’aîné et d’homme raisonnable, avait amené la conversationsur la nature du fatum et l’objet de la mission de l’homme sur laterre, mais l’entretien ne resta pas longtemps à ce diapason.

Emilio trouva plus intéressant d’interroger son ami sur laRussie, lui demandant comment on s’y battait en duel, s’il y avaitde belles femmes en Russie, si le russe est une langue facile àapprendre, et quelles impressions il avait ressenties au moment oùl’officier l’avait visé ?

Sanine, de son côté, questionna le jeune homme sur sa mère, surson père, sur leurs affaires de famille en général, s’efforçant dene pas mentionner le nom de Gemma mais pensant à elle tout letemps.

À vrai dire, ce n’est pas à Gemma elle-même qu’il pensait, maisau lendemain, à ce lendemain inconnu qui devait lui apporter lebonheur, le bonheur idéal, suprême !

Il lui semblait qu’une gaze fine, légère, s’étendait sur sonhorizon intellectuel, et derrière cette gaze qui flotte mollement,il sent… il sent la présence d’un jeune visage divin, immobile,avec un sourire caressant sur ses lèvres, et les paupièresbaissées, pour simuler la sévérité… Et ce visage n’est pas levisage de Gemma, c’est le bonheur lui-même !…

Enfin son heure sonne ! Le rideau se lève, les lèvress’entr’ouvrent, les paupières se lèvent, la divinité apparaît, etune lumière radieuse, et la joie, l’extase infinie…

Il pense à ce jour de demain et son âme se noie de nouveau dansl’angoisse de l’attente frémissante.

Mais cette attente et cette angoisse ne l’empêchent en rien… nel’empêchent ni de dîner bien avec Emilio dans un troisièmerestaurant… Et ce n’est que par instants que jaillit en lui commeun éclair cette idée : « Si quelqu’unsavait ! »

L’attente ne l’a pas empêché non plus de jouer avec Emilio aucheval fondu… en plein air, au milieu d’un pré. Aussi quelle ne futpas la mortification de Sanine, lorsque, les jambes écartées etvolant comme un oiseau par-dessus le dos d’Emilio accroupi, il seretourna aux aboiements furieux de Tartaglia, et aperçut au bord dupré deux officiers ; il reconnut d’emblée son adversaire de laveille et son témoin, MM. Daenhoff et von Richter.

Les officiers, le monocle à l’œil, le regardèrent etsourirent…

Sanine se redressa aussitôt, et se détournant s’empressa deremettre vivement son pardessus en invitant Emilio à suivre sonexemple, et tous les deux se remirent immédiatement en route.

Il était tard, lorsqu’ils rentrèrent à Francfort.

– On va bien me gronder, dit Emilio à Sanine en prenantcongé de lui, mais, tant pis ! Quelle délicieuse journée j’aipassée avec vous !

À son retour à l’hôtel, Sanine trouva un billet de Gemma.

La jeune fille lui donnait rendez-vous pour le lendemain matin,à sept heures, dans un des jardins publics si nombreux àFrancfort.

Comme le cœur de Sanine battit ! Avec quel bonheur, sansune minute d’hésitation il obéit a Gemma.

Et quelles joies inexprimables ce lendemain unique, inespéré etcertain ne lui promettait-il pas ?

Sanine couva des yeux le billet de Gemma.

La longue et élégante queue de la lettre G dont l’initiale setrouvait en haut de la feuille lui rappelait les doigts élégants etla main de Gemma…

Il songea tout à coup qu’il n’avait pas encore une seule foiseffleuré cette main de ses lèvres.

Les Italiennes, pensa-t-il, contrairement à l’opinion générale,sont chastes et sévères… Quant à Gemma elle l’est encore plus quetoutes les autres…

Oh ! reine… déesse, marbre virginal et pur !…

« Mais le temps viendra… il n’est pas éloigné… »

Cette nuit il y eut à Francfort un homme heureux… Ildormait ; mais il aurait pu répéter les paroles dupoète :

Je dors… mais mon cœurveille.

Son cœur battait mais si légèrement, comme bat l’aile d’unpapillon suspendu à une fleur et baigné de lumière par le soleild’été !

Chapitre 27

 

À cinq heures du matin Sanine était déjà réveillé ; à sixheures il était tout habillé et à six heures et demie, il sepromenait dans le jardin non loin d’un petit pavillon que Gemmaavait indiqué dans son billet.

La matinée était calme, tiède et grise. Par moments il semblaitqu’il allait pleuvoir ; cependant en étendant la main on nesentait rien, bien qu’il fût possible de distinguer sur la manchedu pardessus de minuscules gouttelettes, de la grosseur de perlesde verre toutes menues.

Pas plus de vent que si ce phénomène n’avait jamais existé.

Les sons ne s’envolaient pas mais se répandaient dans l’air.Dans le lointain une vapeur blanche s’épaississait lentement ;l’air était embaumé du parfum des résédas et des fleursd’acacias.

Les boutiques n’étaient pas encore ouvertes, mais déjà l’onapercevait des piétons dans la rue ; de temps en temps unevoiture isolée roulait bruyamment… Il n’y avait pas de promeneursdans le jardin.

Le jardinier, sans se presser, ratissait les allées, et unetoute vieille femme enveloppée d’un manteau de drap noir passa enboitant. Sanine ne pouvait pas un instant prendre cet être rabougripour Gemma, et pourtant son cœur eut un battement insolite, et ilsuivit des yeux avec intention cette forme noire quis’effaçait.

L’horloge de la tour sonna sept heures. Sanine s’arrêta.

« Se pourrait-il qu’elle ne vienne pas ? »

Un frisson d’effroi courut dans tous ses membres.

Le même frisson de crainte le secoua de nouveau, l’instantd’après, mais cette fois pour une cause bien différente.

Sanine avait entendu derrière lui des pas légers, le frôlementd’une robe de femme… Il se retourna : c’était elle !

Gemma se trouvait dans l’allée, un peu derrière lui. Elleportait une mantille grise et un petit chapeau sombre. Elle jeta unregard sur Sanine, puis tourna la tête de l’autre côté – enfin,arrivée près du jeune homme, elle pressa le pas et le devança.

– Gemma ! dit-il à voix très basse.

Elle hocha légèrement la tête et marcha devant elle.

Il la suivit.

La poitrine de Sanine haletait et ses jambes se dérobaient souslui.

Gemma dépassa le pavillon et prit à droite, contourna le bassinbas, dans lequel un moineau se baignait affairé, puis faisant letour d’un massif de lilas se laissa tomber sur un banc placéderrière.

C’était un coin abrité et discret. Sanine s’assit à côté de lajeune fille.

Une minute passa pendant laquelle ni l’un ni l’autre ne prononçaune parole ; elle ne tournait pas les yeux sur son compagnon,et lui ne regardait pas le visage de la jeune fille, mais ses mainsjointes qui tenaient une petite ombrelle.

De quoi auraient-ils pu parler ? Que pouvaient-ils se direqui fût aussi éloquent que le fait de leur présence en cet endroit,au rendez-vous, de si bon matin, et tout près l’un del’autre ?

– Vous n’êtes pas fâchée contre moi ? murmura enfinSanine.

Il eût été difficile de dire quelque chose de plus bête… Saninele sentait lui-même… Mais au moins le silence était rompu…

– Moi ?… fâchée ? dit-elle… Pourquoi ?…Non…

– Et vous croyez ?… reprit-il.

– Ce que vous m’avez écrit ?

– Oui !

Gemma baissa la tête et ne répondit pas. L’ombrelle glissa deses mains, mais fut ressaisie avant de tomber à terre.

– Oui, ayez confiance en moi, croyez à ce que je vous aiécrit ! dit Sanine.

Toute sa timidité s’évanouit et il parla avec feu.

– S’il y a quelque chose de vrai en ce monde, quelque chosede sacré, c’est mon amour pour vous. Je vous aime passionnément,Gemma.

Elle jeta de côté sur lui un furtif regard et de nouveau fut surle point de laisser tomber son ombrelle.

– Croyez-moi, croyez-moi, cria Sanine.

Il l’implorait, tendait les mains vers elle et n’osait pastoucher les doigts de la jeune fille.

– Dites-moi ce que je dois faire pour vousconvaincre ?

Elle le regarda de nouveau.

– Dites-moi, monsieur Dmitri, lorsqu’il y a trois joursvous êtes venu pour me donner un conseil… vous ne saviez pasencore… vous ne sentiez pas encore…

– Je le sentais, dit Sanine, mais je ne le savais pasencore… Je vous ai aimée du premier moment où je vous ai vue, –mais je ne me suis pas tout de suite rendu compte de ce que vousêtes devenue pour moi. Puis on m’avait dit que vous étiez fiancée…Pouvais-je refuser à votre mère la mission dont elle voulait mecharger ?… enfin il me semble que je vous ai conseillée defaçon à vous permettre de deviner…

Des pas lourds résonnèrent… Un monsieur assez fort, un sac devoyage en sautoir, évidemment un touriste, sortit de derrière lemassif après avoir, avec le sans-façon d’un étranger qui ne faitque passer, observé le couple, toussa à haute voix, et passa sonchemin…

– Votre mère, reprit Sanine, dès que le bruit des paslourds se fut éteint, m’a dit que si vous congédiiez votre fiancécela ferait du scandale… que j’ai en quelque sorte donné prétexteaux commérages… et que… il est de mon devoir de vous engager àréfléchir avant de repousser votre fiancé, M. Kluber.

– Monsieur Dmitri, dit Gemma en passant la main sur sescheveux du côté de Sanine : – N’appelez plus jamaisM. Kluber mon fiancé… Je ne serai jamais sa femme… Il lesait.

– Vous le lui avez dit ? Quand ?

– Hier.

– À lui personnellement ?

– À lui personnellement… à la maison… Il est venu hier.

– Gemma ! vous m’aimez donc ?

Elle se tourna vers lui :

– Sans cela, serais-je ici ? dit-elle.

Les deux mains de la jeune fille retombèrent sur le banc. Sanines’empara de ces deux mains inertes qui reposaient les paumes enl’air et les pressa contre ses yeux et sur ses lèvres.

Le rideau qui la veille voilait l’avenir s’était levé haut… Làétait le bonheur, c’était bien son visage rayonnant !

Sanine leva la tête et regarda Gemma en face sans aucunecrainte. La jeune fille avait aussi, en baissant les paupières,posé les yeux sur lui. Le regard de ces yeux à demi-clos lançaitune faible lumière, voilée par les larmes douces du bonheur. Levisage de Gemma ne souriait pas… non ! Il riait d’un riremuet, l’épanouissement du bonheur.

Sanine voulut attirer la jeune fille sur sa poitrine, mais ellese retourna et sans cesser de rayonner de ce rire muet, secouanégativement la tête.

« Patience, patience ! » semblaient dire ces yeuxemplis de bonheur.

– Oh ! Gemma ! cria Sanine, pouvais-je espérerque tu m’aimerais un jour ?

Le cœur du jeune Russe vibra comme une corde tendue quand seslèvres prononcèrent pour la première fois ce mot :« tu ».

– Je ne le croyais pas non plus, dit doucement Gemma.

– Pouvais-je deviner, continua Sanine, pouvais-je devineren arrivant à Francfort, où je croyais ne passer que quelquesheures, que je trouverais ici le bonheur de ma vieentière ?

– De ta vie entière ? Est-ce vrai ? demandaGemma.

– De ma vie entière, pour toujours, et à jamais ! criaSanine avec un nouvel élan.

Le râteau du jardinier remuait le gravier à deux pas du banc surlequel les deux jeunes gens se trouvaient.

– Allons-nous-en, rentrons chez moi…, veux-tu ?proposa Gemma.

Si, à cet instant, elle eût dit à Sanine : « Jette-toidans la mer… veux-tu ? » il se serait lancé dansl’abîme sans lui donner le temps d’achever sa phrase.

Ils sortirent ensemble du jardin et se dirigèrent vers laconfiserie en suivant le faubourg pour éviter les rues de laville.

Chapitre 28

 

Sanine marchait tantôt à côté de Gemma, tantôt un peu enarrière. Il ne la quittait pas des yeux et souriait sans cesse.Elle semblait quelquefois presser le pas et à d’autres momentsralentir sa marche. Et l’un et l’autre, lui tout pâle, et elletoute rose d’émotion, ils avançaient comme dans un rêve.

Ce qui venait de se passer entre eux quelques instantsauparavant, cette union mutuelle de leur âme était si soudaine, sinouvelle et si oppressive ; leur vie venait de subir unchangement, un déplacement si imprévu, qu’ils ne pouvaient serendre compte de ce qui leur arrivait, et se sentaient emportés parun tourbillon, comme celui qui les avait un soir presque jetés dansles bras l’un de l’autre.

Sanine, tout en marchant, se disait qu’il voyait Gemma sous unnouvel aspect : il remarquait certaines particularités dans sadémarche et dans ses mouvements, et que tous ces riens luidevenaient chers, qu’il les trouvait exquis !

Et Gemma avait conscience de l’impression qu’elle faisait surlui.

Ces jeunes gens aimaient pour la première fois ; tous lesmiracles du premier amour s’accomplissaient en eux. Le premieramour, c’est une révolution ! Le va-et-vient monotone del’existence est rompu en un instant ; la jeunesse monte sur labarricade, son drapeau éclatant flotte très haut, et quel que soitle sort qui lui est réservé – la mort ou une vie nouvelle – elleenvoie à l’avenir ses vœux extatiques.

– Tiens ! on dirait que c’est notre vieux, s’écriaSanine en indiquant du doigt une forme drapée qui côtoyaitrapidement le mur et avait l’air, de vouloir passer inaperçue.

Au milieu de cet océan de bonheur, Sanine éprouvait le besoin deparler à Gemma, non pas d’amour, – cet amour était chose entendue,sacrée, – mais de sujets indifférents.

– Oui, c’est Pantaleone, dit Gemma heureuse et gaie. Ilm’aura sans doute suivie… déjà hier il était toute la journée surmes talons… Il a deviné…

– Il a deviné !

Sanine répétait avec ivresse les paroles de Gemma.

D’ailleurs qu’aurait pu dire Gemma qui ne l’eût pas jeté enextase ?

Le jeune homme pria Gemma de lui raconter en détail tout ce quis’était passé la veille.

Gemma commença son récit avec précipitation, s’embrouillant,s’interrompant pour sourire et pousser de légers soupirs, enéchangeant avec son interlocuteur de rapides regards lumineux.

Elle lui raconta qu’après la discussion qu’elle avait eue avecsa mère deux jours auparavant, madame Roselli avait voulu luiarracher une réponse définitive, mais elle était parvenue à luifaire prendre patience jusqu’au lendemain dans la journée. Cesursis n’avait pas été facile obtenir, mais enfin elle avait finipar l’emporter.

Là-dessus survint la visite inopinée de M. Kluber. Plusempesé, plus raide que jamais, le premier commis se mit à déversertoute son indignation sur l’impardonnable gaminerie du Russe, siprofondément blessante pour l’honneur de M. Kluber !

– La gaminerie, expliqua Gemma, c’était ton duel…et il voulait exiger de maman qu’elle te ferme notre porte, parceque – Gemma imita l’intonation et les gestes de Kluber – « laconduite de ce Russe jette une ombre sur mon honneur ! Commesi je n’aurais pas su prendre moi-même la défense de ma fiancée, sije l’avais jugé utile ou nécessaire ? Tout Francfort saurademain qu’un étranger s’est battu avec un officier à cause de mafiancée… À quoi cela ressemble-t-il ? Cela jette une tache surmon honneur… »

– Peux-tu te figurer que maman était de son avis ?…Alors tout à coup je lui ai déclaré qu’il avait tort de s’inquiéterpour son honneur et sa personne, et qu’il ne devait pas prendreombrage au sujet des commérages qui pouvaient circuler sur lecompte de sa fiancée, parce que je n’étais plus safiancée, et je ne serais jamais sa femme…

– Le fait est que j’avais l’intention de te parler avant derompre définitivement avec lui… mais il était là… et c’était plusfort que moi… Maman a poussé un cri d’horreur, pendant que jesortais de la chambre. Ensuite je suis rentrée pour rendre àM. Kluber l’anneau des fiançailles… Il était profondémentblessé, mais comme il est très égoïste et très vaniteux, il n’a pasfait de longs commentaires, et il est parti…

» Tu comprends tout ce que j’ai souffert à cause de maman…cela m’a fait beaucoup de peine de voir son chagrin… Je me disaisdéjà que j’avais été peut-être un peu trop pressée… mais j’avais talettre… Puis sans cette lettre, je savais…

– Que je t’aime ? dit Sanine.

– Oui, que tu commençais à m’aimer.

Gemma raconta tout cela en bredouillant un peu, avec le mêmesourire, et baissant la voix ou se taisant tout à fait chaque foisqu’un passant venait à sa rencontre ou s’approchait d’elle.

Sanine écoutait Gemma avec ravissement, buvant le son de sa voixcomme la veille il s’était émerveillé de son écriture.

– Maman est très contrariée, reprit Gemma avec volubilité,– elle ne comprend pas comment il se fait que M. Kluber m’estdevenu insupportable, elle ne comprend pas que je l’ai accepté nonpar amour, mais parce que j’ai cédé à ses instances… Elle voussoupçonne… c’est-à-dire toi… elle est persuadée que je t’aime… etce qui l’afflige le plus, c’est de penser qu’elle ne s’en est pasdoutée et que la veille elle est allée te prier de m’influencer…C’était une étrange mission, n’est-ce pas ? Maintenant elleprétend que vous êtes un sournois, que vous avez abusé de saconfiance… et elle me prédit que vous me tromperez…

– Comment, Gemma, s’écria Sanine, tu ne lui as pasdit ?…

– Je ne lui ai rien dit ! De quel droit lui aurais-jedit, avant d’avoir parlé avec vous ?

Sanine battit des mains.

– Gemma ! J’espère que maintenant tu vas lui diretout… Tu vas me conduire près d’elle… Je veux prouver à ta mère queje ne suis pas un trompeur…

La poitrine de Sanine se soulevait sous un flot de sentimentsgénéreux et enthousiastes.

Gemma le regardait avec scrutivité.

– Est-ce vrai ? Vous voulez tout de suite venir avecmoi près de maman ?… Devant maman qui déclare que tout celaest impossible… que cela ne se réalisera jamais ?

Il y avait un mot que Gemma ne pouvait pas se décider àprononcer, bien qu’il lui brûlât les lèvres. Sanine fut d’autantplus heureux de le prononcer lui-même.

– Mais devenir ton mari, Gemma, je ne connais pas debonheur comparable !

Il n’y avait plus de bornes à son amour, à sa grandeur d’âme nià ses résolutions.

Gemma, qui avait fait une pause, après ces paroles pressa lepas.

On eût dit qu’elle voulait fuir ce bonheur trop grand, tropsoudain.

Mais tout à coup ses jambes vacillèrent. Du coin d’une ruelle, àquelques pas d’eux, M. Kluber surgit, coiffé d’un chapeauneuf, droit comme une flèche et frisé comme un caniche.

Il vit Gomma et reconnut Sanine ; avec un ricanementintérieur, il cambra sa taille svelte et marcha au-devant ducouple.

Le premier mouvement de Sanine fut du dédain, mais quand ilregarda le visage de Kluber, qui s’efforçait de revêtir uneexpression d’étonnement, de mépris et de compassion, la vue de cevisage vermeil, banal, fit bouillonner la colère de Sanine, et lejeune homme fit quelques pas en avant.

Gemma saisit la main de Sanine et la serrant avec une dignitérésolue elle regarda en face son ancien fiancé.

M. Kluber cligna des yeux, se fit petit, et passa vite àcôté des jeunes gens en murmurant entre ses dents :« C’est ainsi que finit la chanson », et s’éloigna de sonallure sautillante de dandy.

– Qu’a-t-il dit, l’insolent ? demanda Sanine.

Il voulut courir après Kluber, mais Gemma le retint etl’entraînant avec elle, garda son bras posé sous celui du jeunehomme.

Peu après ils aperçurent la confiserie. Gemma fit de nouveau unepause.

– Dmitri, Monsieur Dmitri, dit-elle, nous ne sommes pasencore entrés, nous n’avons pas encore parlé à maman… Si vousvoulez prendre le temps de réfléchir… vous êtes encore libre,Dmitri.

Pour toute réponse Sanine pressa fortement le bras de Gemmacontre sa poitrine et l’entraîna dans la maison.

– Maman, dit Gemma en entrant dans la chambre où étaitassise Frau Lénore, je vous amène mon véritable…

Chapitre 29

 

Si Gemma avait annoncé qu’elle amenait le choléra ou la mort enpersonne, Frau Lénore n’aurait pu manifester un désespoir plusviolent.

Elle courut se réfugier dans un coin, le visage tourné contre lemur, sanglotant, gémissant ; une paysanne russe ne se lamentepas autrement sur la tombe d’un mari ou d’un fils.

Gemma fut si fort troublée par cet accueil, qu’elle n’osa pass’approcher de sa mère, mais resta pétrifiée au milieu de lachambre comme une statue. Sanine ne savait quelle contenanceprendre. Un peu plus il aurait eu envie d’imiter Frau Lénore.

Cette désolation que rien ne pouvait apaiser dura toute uneheure ! Une heure entière !

Pantaleone trouva plus sage de fermer à clé la porte de laconfiserie afin que personne ne pût entrer ; par bonheurc’était trop tôt pour les clients. Le vieillard était lui-mêmeperplexe, – tout au moins il n’approuvait pas la précipitation aveclaquelle Sanine et Gemma avaient agi. Pourtant il ne se sentait pasle courage de les blâmer et restait tout disposé à leur prêter sonappui s’ils en avaient besoin : Kluber lui était positivementantipathique.

Emilio se flattait d’avoir été l’intermédiaire entre son ami etsa sœur, et il était fier de l’excellente tournure que prenaientles choses ! Il ne pouvait comprendre le chagrin de sa mère,et dans son for intérieur il décida que les femmes, même lesmeilleures d’entre elles, sont dépourvues de la faculté decompréhension.

Sanine était celui qui souffrait le plus. Dès qu’il tentait des’approcher de madame Roselli, elle criait et se débattait et c’esten vain qu’il tenta à plusieurs reprises de lui crier deloin : « Je viens pour vous demander la main demademoiselle votre fille. »

Frau Lénore s’en voulait surtout de son aveuglement, elle ne separdonnait pas de n’avoir rien vu :

« Si mon Giovanni Battista était là, rien de semblable nese serait passé ! » répétait-elle à satiété.

« Mon Dieu, comment tout cela finira-t-il ? pensaitSanine… cela devient bête, à la fin. »

Il avait peur de regarder Gemma qui n’osait plus lever les yeuxsur lui. Elle se contentait d’offrir ses soins à Frau Lénore quid’abord les repoussa aussi.

Mais peu à peu l’orage s’apaisa. Frau Lénore cessa de pleurer,elle permit à Gemma de la tirer du coin dans lequel elle s’étaitblottie, de l’installer dans le grand fauteuil près de la fenêtre,de lui donner à boire un verre d’eau sucrée avec de l’eau de fleursd’oranger. Elle ne permit pas à Sanine de l’approcher ! Ohnon ! – mais d’entrer dans la chambre dont elle l’avaitexpulsé, et elle consentit à le laisser parler sansl’interrompre.

Sanine mit immédiatement l’accalmie à profit, et déploya mêmeune rare éloquence ; il n’aurait probablement pas pu devantGemma toute seule déclarer ses sentiments et ses intentions avec lamême force de persuasion. Ses sentiments étaient les plus sincères,ses intentions les plus pures, comme celles d’Almaviva dans le« Barbier de Séville ».

Il ne chercha pas à dissimuler devant Frau Lénore, ni à sespropres yeux, les désavantages de sa situation, mais cesdésavantages, assurait-il, n’étaient qu’apparents.

Sans doute, il est un étranger qu’on ne connaît que depuisquelques jours : on ne sait rien de positif ni sur saposition, ni sur les moyens dont il dispose, mais il offre defournir des preuves qui ne permettront pas de douter qu’il est debonne famille, et pas entièrement dépourvu de fortune. Il procurerale témoignage de plusieurs de ses compatriotes. Il espère, enfin,qu’il pourra rendre Gemma heureuse, et qu’il saura adoucir pourelle la séparation d’avec sa famille.

Ce mot de séparation faillit gâter l’affaire. FrauLénore devint toute tremblante et ne put plus tenir en place dansson fauteuil.

Sanine s’empressa d’ajouter, que la séparation ne serait quetemporaire et que peut-être même on trouverait moyen del’éviter.

Sanine recueillit aussitôt les fruits de son éloquence. FrauLénore consentit à le regarder bien qu’avec une expression dedouleur et de reproche, mais la colère et le dégoût avaientdisparu.

Elle continua à se plaindre, mais ses récriminations étaientplus modérées et plus douces, elle les entrecoupait de questionsadressées tantôt à Sanine, tantôt à Gemma. Elle permit au jeuneRusse de lui prendre la main et ne la retira pas tout de suite.Elle se remit à pleurer, mais ce n’étaient plus les mêmes larmes.Enfin elle eut un sourire triste et de nouveau exprima le regretque Giovanni Battista ne fût pas là pour voir ses enfants…

L’instant d’après, les deux criminels, Sanine et Gemma, étaientà genoux à ses pieds, et elle posait sa main sur leurs têtes ;encore un petit moment et les deux jeunes gens embrassaient FrauLénore, tandis qu’Emilio accourait dans la chambre, le visagerayonnant de bonheur, et embrassait le groupe si étroitementenlacé.

Pantaleone jeta un coup d’œil dans la chambre, sourit etaussitôt se renfrognant alla dans la confiserie pour ouvrir laporte d’entrée.

Chapitre 30

 

Le passage du désespoir à la tristesse, et de la tristesse à unedouce résignation s’opéra assez vite chez Frau Lénore, et cetterésignation se transforma bien vite en un sentiment de secretcontentement qu’elle dissimulait par respect des convenances.

Sanine avait pris le cœur de Frau Lénore du premier jour qu’ellel’avait vu ; une fois habituée à l’idée qu’il deviendrait songendre, elle ne trouva plus rien de désagréable à cetteperspective, bien qu’elle jugeât nécessaire de montrer un visageoffensé ou plus exactement une expression d’inquiétude.

D’ailleurs tous les événements qui se succédaient depuisquelques jours étaient plus extraordinaires l’un que l’autre.

Malgré cela, Frau Lénore, en femme pratique, pensa qu’il étaitde son devoir de soumettre Sanine à un interrogatoire en règle, etle jeune homme qui le matin en allant à son rendez-vous avec Gemmane songeait pas même à l’épouser, – à vrai dire, à ce moment-là ilne songeait à rien si ce n’est à sa passion, – entra avecconviction dans son rôle de fiancé et répondit de bonne grâce avecbeaucoup de détails à toutes les questions de madame Roselli.

Quand Frau Lénore eut acquis la certitude que Sanine appartenaità la noblesse, – elle s’étonnait un peu qu’il ne fût pas prince –elle prit un air grave et le « prévint d’avance » qu’elleen userait avec lui en toute franchise et sans façon parce que telétait son devoir sacré de mère.

Sanine lui répondit que c’était bien ainsi qu’il l’entendait, etqu’il la priait de ne point se gêner.

Alors Frau Lénore lui dit que M. Kluber – à ce nom ellepoussa un léger soupir, pinça les lèvres et s’interrompit – queM. Kluber, l’ex-fiancé de Gemma, avait actuellement huit millegouldens de revenu, et que cette somme s’arrondissait, rapidementchaque année… et pour conclure madame Roselli ajouta :« Quels sont vos revenus ? »

– Huit mille gouldens, répéta Sanine lentement – cela faitenviron quinze mille roubles assignats… Mon revenu est inférieur…Je possède une petite propriété dans le gouvernement deToula ; bien gérée, cette propriété pourrait donner cinq, sixmille roubles… Puis je demanderai une charge publique, j’entreraiau service de l’État… j’aurai deux mille roubles de traitement.

– Au service de l’État, en Russie ? cria FrauLénore ; je devrai me séparer de Gemma ?

– Je pourrais à la place entrer dans la diplomatie, se hâtad’ajouter Sanine : je ne manque pas de relations… Alors rienne m’empêchera de vivre à l’étranger… Enfin, ce qui vaudrait encoremieux, je vendrai ma propriété et avec le capital j’entreprendraiquelque chose… pourquoi pas le perfectionnement de votreconfiserie ?

Sanine comprenait parfaitement qu’il disait des choses quin’avaient pas la sens commun, mais il se sentait un courage qui nereculerait devant aucun sacrifice ! Il n’avait qu’à jeter uncoup d’œil sur Gemma, qui depuis que sa mère avait entamé une« conversation sur des choses pratiques » ne cessaitd’aller et de venir dans la chambre, se levant et s’asseyant sansmotif, Sanine n’avait qu’à la regarder pour se sentir prêt àconsentir sur l’heure à tout ce qu’on voudrait, pourvu que latranquillité de la jeune fille ne fût pas troublée.

– M. Kluber aussi avait l’intention de me donner unecertaine somme pour améliorer la confiserie, dit après un momentd’hésitation Frau Lénore.

– Maman ! maman, de grâce, cria Gemma en italien.

– Il faut que ces questions soient réglées d’avance, mafille, dit Frau Lénore dans la même langue.

Ensuite madame Roselli demanda à Sanine quelles sont en Russieles lois sur le mariage, et s’il n’est pas défendu à un Russed’épouser une catholique, comme en Prusse ?

À cette époque, vers 1840, toute l’Allemagne retentissait encorede la querelle entre le gouvernement prussien et l’archevêque deCologne au sujet des mariages mixtes.

Pourtant, lorsque Frau Lénore apprit que sa fille en épousant unnoble deviendrait noble elle-même, elle manifesta quelquesatisfaction.

– Mais avant de vous marier vous devez aller enRussie ! s’écria-t-elle.

– Pourquoi donc ?

– Pour obtenir l’autorisation de votre souverain.

Sanine assura qu’il n’avait nullement besoin de cetteautorisation pour se marier, mais qu’il serait peut-être obligé deretourner en Russie pour très peu de temps, afin de vendre sapropriété et de rapporter l’argent dont il avait besoin.

Rien que de parler de voyage il sentit son cœur se serrerdouloureusement ; Gemma en le regardant comprit qu’ilsouffrait, elle rougit et resta pensive.

– Je vous prierai de me rapporter de Russie des fourruresd’astrakan, dit Frau Lénore… J’ai entendu dire que l’astrakan estremarquablement bon et pas cher du tout.

– Avec le plus grand plaisir, j’en apporterai aussi àGemma…

– Et à moi un bonnet de cuir de Russie brodé d’argent, ditEmilio en passant sa tête à la porte de l’autre chambre.

– Très bien… je te l’apporterai, et des pantoufles pourPantaleone.

– À quoi bon ! À quoi bon ! reprit Frau Lénore.Mais parlons de choses sérieuses… Vous dites, ajouta-t-elle, quevous vendrez la propriété… vous vendrez aussi lespaysans ?

Sanine sentit comme un aiguillon qui le piquait. Il se souvintque lorsqu’il avait causé du servage avec madame Roselli et safille, il avait déclaré que cette institution lui semblait coupableet que pour rien au monde il ne vendrait ses serfs parce qu’iltrouvait ce trafic immoral.

– Je m’efforcerai, dit-il non sans trouble, de vendre mapropriété à quelqu’un que je connaîtrai bien, et qui sera humain,ou peut-être que mes moujicks voudront se racheter.

– Ce serait de beaucoup le mieux, dit Frau Lénore, carvendre des êtres humains !…

– Barbari ! murmura Pantaleone qui montraitsa tête derrière Emilio.

Il secoua son toupet et disparut.

« En effet ce n’est pas beau ! », pensa Sanine etil regarda à la dérobée Gemma.

La jeune fille semblait ne pas avoir entendu ses dernièresparoles.

« Tant mieux ! » se dit Sanine, et laconversation pratique avec Frau Lénore se prolongea jusqu’audîner.

Frau Lénore finit par devenir très affectueuse, elle appelaSanine Dmitri tout court, le menaça gentiment du doigt et promit dele punir de sa conduite rusée.

Elle le questionna minutieusement sur sa parenté :« Parce que, dit-elle, c’est une chose très importante »,elle se fit décrire la cérémonie nuptiale selon le rite de l’Égliserusse, et s’extasia d’avance devant Gemma en robe blanche de mariéeavec la couronne d’or sur la tête.

– C’est que ma fille est belle, comme une reine !ajouta-t-elle avec un maternel orgueil.

» Il n’y a pas de reine qui soit aussi belle.

– Il n’y a pas deux Gemma au monde ! s’écriaSanine.

– C’est pour cela qu’elle s’appelle Gemma ! (Enitalien Gemma veut dire gemme.)

La jeune fille courut vers sa mère et se mit à l’embrasser.

Elle commençait seulement à se sentir tout à fait allégée de ladouleur qui l’oppressait.

Sanine se sentit tout à coup si heureux ; son cœur seremplit d’une telle joie d’enfant à la pensée que les rêves dont ils’était bercé il n’y a pas longtemps dans cette maison seréalisaient déjà, un tel besoin d’activité s’empara de tout sonêtre, qu’il voulut entrer dans la confiserie et se tenir aucomptoir comme il l’avait fait quelques jours auparavant.

– J’en ai le droit maintenant, se disait-il, je suis icichez moi !

Il s’assit au comptoir, fit le marchand, vendit à deux fillettesune livre de bonbons en leur en donnant un kilo, et en demandant lamoitié du prix.

Au dîner, il s’assit à côté de Gemma, comme son fiancéofficiel.

Frau Lénore se livrait toujours à ses combinaisons pratiques,tandis qu’Emilio suppliait Sanine de l’emmener en Russie aveclui.

Il fut décidé que Sanine partirait dans deux semaines.

Seul, Pantaleone restait un peu morose ; Frau Lénore jugeamême opportun de lui dire : « Mais c’est vous qui avezservi de témoin. » Pantaleone jeta un regard en dessous.

Gemma garda presque tout le temps le silence, mais jamais sonvisage n’avait été plus beau ni plus lumineux.

Après le dîner elle appela Sanine pour une minute au jardin, etparvenue au banc où deux jours auparavant elle avait trié lescerises, elle dit au jeune homme :

– Dmitri, ne te fâche pas, mais je veux encore une fois terappeler que tu ne dois pas te croire irrévocablementlié ?…

Il ne lui laissa pas achever sa phrase… Gemma détourna sonvisage :

– Quant à l’autre chose… quant à la différence de religiondont parle maman, reprit Gemma en sortant une petite croix degrenat attachée à son cou par un fin cordon de soie… elle tirafortement le cordon, le rompit et tendit la croix au jeune homme endisant :

– Puisque je suis à toi, ta religion sera la mienne.

Les yeux de Sanine étaient encore humides lorsqu’il rentra avecGemma dans la chambre.

Le soir toute la famille avait repris son train habituel et mêmeon joua une partie de tresette.

Chapitre 31

 

Sanine se réveilla le lendemain de très bonne heure. Il avaitatteint la cime du bonheur humain. Mais ce n’est pas ce sentimentde bonheur qui l’empêchait de dormir, et troublait sa béatitude,mais une question d’ordre matériel, une question fatale :comment faire pour vendre sa propriété le plus vite et le plusavantageusement possible.

Une foule de plans s’entrecroisaient dans son cerveau, mais ilne voyait pas nettement sa voie. Il sortit de l’hôtel pour sentirl’air et réfléchir. Il voulait se présenter devant Gemma avec unplan arrêté.

Tout à coup son attention fut arrêtée sur un personnage quivenait en sens inverse, une forme épaisse, mais correctementhabillée, qui se balançait en vacillant légèrement sur de grospieds.

Sanine se demanda où il avait vu cette nuque couverte de cheveuxd’un blond blanchâtre, cette tête qui semblait chevilléedirectement sur les épaules, ce dos replet, débordant de graisse,ces bras boursouflés qui pendaient le long du torse. Sanine sedemanda s’il se pouvait vraiment qu’il eût devant les yeux Polosov,son camarade de pension, qu’il n’avait pas revu depuis cinqans.

Lorsque le nouveau venu l’eut dépassé, Sanine courut après lui,le devança puis se retourna… Il vit un large visage jaunâtre, depetits yeux de cochon avec des cils et des sourcils blancs, un nezcourt et plat, de grosses lèvres qui semblaient collées l’une àl’autre, un menton rond et imberbe. À l’expression aigre,indolente, méfiante de cette tête, il n’eut plus de doute, c’étaitbien Hippolyte Polosov !

« Encore une fois, ce doit être mon étoile qui mel’envoie ! » se dit Sanine.

– Polosov, Hippolyte Sidoritch, est-ce toi ?

Le personnage s’arrêta, leva ses petits yeux, hésita un instant,puis desserrant les lèvres dit d’une voix de fausset un peuenrouée :

– Dmitri Sanine ?

– Oui, moi-même ! répliqua Sanine.

Il secoua une des mains de Polosov couvertes de gantsgris-cendre, un peu étroits, et qui pendaient inertes sur sescuisses rebondies.

– Y a-t-il longtemps que tu es ici ? demanda Sanine, –d’où viens-tu ? À quel hôtel ?

– Je suis arrivé hier de Wiesbaden pour faire des emplettespour ma femme… et je retourne aujourd’hui à Wiesbaden.

– Ah ! c’est vrai ! l’on m’a dit que tu es marié…et que ta femme est d’une beauté remarquable.

Les yeux de Polosov vaguèrent de droite et de gauche.

– Oui, on le dit, répondit-il.

Sanine se mit à rire.

– Je vois que tu n’es pas changé… Tu as toujours le mêmeflegme… comme dans le temps, au pensionnat.

– Pourquoi changerais-je ?

– On dit encore, – Sanine appuya sur ce mot « ondit » – que ta femme est très riche.

– Oui, on le dit aussi !

– Et toi, tu ne le sais pas au juste, toi ?

– Moi, mon ami, je ne me mêle pas des affaires de mafemme.

– Tu ne te mêles pas des affaires de ta femme,d’aucune ?

De nouveau les yeux de Polosov vaguèrent en tous sens.

– D’aucune… Ma femme va de son côté – et moi, du mien…

– Où vas-tu maintenant ? demanda Sanine.

– Dans ce moment je ne vais nulle part, je reste deboutdans la rue à causer avec toi ; et quand notre conversationsera finie, je rentrerai à l’hôtel et je déjeunerai.

– M’acceptes-tu pour compagnon ?

– C’est-à-dire que tu veux déjeuner avec moi ?

– Oui !

– Avec plaisir. C’est toujours plus agréable de manger àdeux… Tu n’es pas bavard ?

– Je ne crois pas…

– Cela me va…

Polosov se remit en marche. Sanine se plaça à côté de lui.

Les lèvres de Polosov se collèrent de nouveau, il ronflait et sebalançait silencieusement.

« Mais comment cette bûche a-t-elle pu attraper une femmesi belle et si riche ? pensa Sanine. Personnellement iln’avait pas de fortune, il n’est pas de haute noblesse, il n’estpas même intelligent. Au pensionnat il passait pour un garçonobtus, dormeur et glouton ; on l’avait surnommé le« baveux… » Mais, continua Sanine à part lui, puisque safemme est riche, pourquoi ne m’achèterait-elle pas mapropriété ? Polosov a beau dire qu’il ne se mêle pas desaffaires de sa femme, je n’en crois rien ! Puis je demanderaiun prix avantageux pour lui ? Pourquoi ne pas faire unetentative ? C’est peut-être ma bonne étoile qui me l’aenvoyé ?… Oui, c’est décidé… je lui en parlerai. »

Polosov conduisit Sanine dans un des plus grands hôtels deFrancfort où il occupait, cela va sans dire, la plus bellechambre.

En entrant, Sanine trouva sur les chaises, sur les tables, descartons, des boîtes, des paquets empilés…

– Voilà mes emplettes pour Marie Nicolaevna !… ditPolosov en se laissant choir dans un fauteuil. Ouf ! qu’ilfait chaud, gémit-il en desserrant sa cravate.

Il sonna pour le maître d’hôtel et choisit soigneusement le menud’un copieux déjeuner.

– Puis, ajouta-il, à une heure la voiture… vous entendez… àune heure précise…

Le maître d’hôtel se courba en deux dans un salut obséquieux etdisparut.

Polosov déboutonna son gilet. Rien qu’à le voir relever sessourcils, souffler avec peine et retrousser son nez, il étaitfacile de deviner que parler lui était un effort pénible, et qu’ilse demandait, non sans inquiétude, si Sanine l’obligerait à donnerde l’exercice à sa langue ou si son ami ferait les frais de laconversation. Sanine comprit l’état d’esprit de son ancien camaradeet ne l’importuna plus de questions, se bornant à lui demander cequ’il lui était indispensable de savoir.

Il apprit que Polosov avait été pendant deux ans dans l’armée enqualité de uhlan. – « Ce qu’il devait être gracieux dans lacourte veste des uhlans ! » pensa Sanine.

Polosov confia encore à son ami qu’il était marié depuis quatreans et que depuis deux ans il voyageait à l’étranger avec sa femme,qu’elle faisait une cure d’eau à Wiesbaden, et que de là elle iraità Paris.

De son côté Sanine ne fut pas bavard en parlant de son passé nide ses plans, il aborda directement le sujet qui l’intéressaitentre tous – c’est-à-dire son désir de vendre ses terres.

Polosov l’écoutait sans dire un mot, jetant seulement un regardsur la porte par laquelle on devait apporter le déjeuner. Enfin ledéjeuner fut servi. Le maître d’hôtel accompagné de deux garçonsparut, ils portaient plusieurs plats sous de lourds couverclesd’argent.

– Ta propriété se trouve dans le gouvernement deToula ? dit Polosov en s’asseyant à table et en passant lecoin de sa serviette dans son col de chemise.

– Oui, dans le gouvernement de Toula !

Dans le district d’Efremoff… Je connais !…

– Tu connais ma propriété d’Alexéevka ? demanda Sanineen prenant place à table.

– Je crois bien que je la connais.

Polosov porta à la bouche un morceau d’omelette aux truffes.

– Ma femme possède des terres dans le voisinage… Eh !garçon, débouchez cette bouteille !… Ces terres sont bonnes…mais tes moujiks t’ont coupé ton bois… À propos, pourquoi veux-tuvendre ton bien ?…

– J’ai besoin de réaliser l’argent… oui… je vendrai bonmarché, tu feras une bonne affaire en me l’achetant.

Polosov but d’un trait un verre de vin, s’essuya la bouche avecsa serviette et se remit à mastiquer lentement et avec bruit.

– Oui… dit-il enfin… Moi je n’achète pas de propriétés… jen’ai pas de capital… Passe-moi le beurre… Mais ma femme achèterapeut-être ton bien… Parle-lui de ton affaire… Si tu ne demandes pascher… elle ne craint pas d’acheter… Mais quels ânes que cesAllemands ? Ils ne savent pas préparer le poisson ! Qu’ya-t-il de plus simple !… Et ils parlent de l’unification deleur Vaterland… Garçon, emportez cette saleté…

– Mais c’est donc vrai ? Ta femme gère seule sespropriétés ?… demanda Sanine.

– Toute seule !… Les côtelettes sont bonnes… Je te lesrecommande !… Je t’ai déjà dit que je ne me mêle pas desaffaires qui concernent ma femme, et je te le répète.

Polosov continua de faire claquer ses lèvres en mâchant.

– Hum !… Mais comment ferai-je pour lui parler decette affaire moi-même ?

– Mais le plus simplement du monde… Va lui faire visite àWiesbaden… Ce n’est pas loin d’ici… Garçon, de la moutardeanglaise ?… Vous n’en avez pas ?… Quels animaux !…Mais ne perdons pas de temps ! Nous partons après-demain…Laisse-moi remplir ton petit verre… Tu verras quel bouquet… Cen’est pas du vinaigre.

Le visage de Polosov s’anima et se colora… Il s’animaituniquement lorsqu’il mangeait et buvait.

– Vraiment, je ne sais pas comment faire, dit Sanine.

– Mais es-tu si pressé de vendre ?

– Certainement, Je suis très pressé.

– Et il te faut beaucoup d’argent ?

– Beaucoup… Vois-tu… je te dirai tout… je memarie !

Polosov posa sur la table le verre qu’il portait déjà à seslèvres.

– Tu te maries ! s’écria-t-il d’une voix enrouée parl’étonnement, et en joignant ses mains grassouillettes sur sonventre. Tu te maries ! et comme cela, soudainement ?

– Oui… soudainement.

– Ta fiancée est sans doute en Russie ?

– Non, elle n’est pas en Russie !…

– Où est-elle ?

– Ici, à Francfort !

– Et qui est-elle ?

– Elle est Allemande… c’est-à-dire, non, Italienne… Elleest de Francfort.

– Elle a de l’argent ?

– Non, elle n’a pas d’argent.

– Donc, c’est une grande passion ?

– Que tu es drôle !… Oui, je l’aime beaucoup.

– Et c’est pour cela qu’il te faut de l’argent ?

– Mais oui, oui, oui !…

Polosov vida son verre, se rinça la bouche, se lava les mainsqu’il essuya soigneusement dans sa serviette, sortit de sa poche uncigare et l’alluma.

Sanine le regardait sans rien dire.

– Je ne vois qu’un moyen, dit enfin Polosov, en rejetant latête en arrière et en laissant échapper la fumée en fines spirales.Va voir ma femme ! Si elle veut, elle peut te tirer depeine.

– Mais comment puis-je voir ta femme, puisque tu dis quevous partez après-demain ?

Polosov ferma les yeux.

– Eh bien, voici mon conseil, dit-il enfin, en tournant lecigare avec ses lèvres et en soupirant… Rentre chez toi, fais vitetes préparatifs de voyage, et reviens ici… À une heure, je pars… Mavoiture est grande, je te prendrai avec moi… C’est ce qu’il y a demieux à faire… Et maintenant, je vais faire une petite sieste…Quand j’ai mangé, j’ai envie de dormir un peu… Mon tempéramentl’exige et je cède… Et toi, ne m’empêche pas non plus dedormir…

Sanine réfléchit, réfléchit… puis tout à coup leva latête : il avait pris une résolution.

– J’irai avec toi… Merci ! À midi et demi je seraiici… et nous irons ensemble à Wiesbaden… J’espère que ta femme nem’en voudra pas ?

Mais Polosov ronflait déjà. Lorsqu’il avait dit : « Nem’empêche pas… » il avait allongé un peu les jambes et ils’était endormi comme un enfant.

Sanine jeta encore une fois un regard sur ce gros visage, cettetête sans cou, ce menton en l’air et tout rond qui ressemblait àune pomme, puis courut à la confiserie Roselli pour prévenir Gemmade son absence.

Chapitre 32

 

Il trouva la jeune fille avec sa mère dans la confiserie.

Frau Lénore, courbée en deux, mesurait la distance entre lesfenêtres.

En apercevant Sanine, elle se redressa et l’accueillitjoyeusement, mais avec un peu de confusion.

– Depuis notre conversation hier après midi, dit-elle, jene songe plus qu’aux améliorations qu’on pourrait apporter à notremagasin… Ici, je voudrais des étagères avec des tablettes de glaceavec tain… c’est la mode maintenant… puis ici…

– Bon, bon, dit Sanine en l’interrompant… nous y penserons…Mais, pour le moment, venez avec moi ; j’ai une nouvelle àvous communiquer.

Il prit Frau Lénore et Gemma par le bras et les entraîna dans lapièce voisine. Frau Lénore, inquiète, laissa échapper la mesurequ’elle tenait à la main…

Gemma, sur le point de ressentir quelque appréhension, leva lesyeux sur Sanine et se rassura. Le visage du jeune homme marquait lapréoccupation, mais en même temps un courage inébranlable et de ladécision…

Il invita les deux femmes à s’asseoir et resta debout devantelles, gesticulant à tour de bras, s’ébouriffant les cheveuxpendant qu’il leur racontait sa rencontre inopinée avec Polosov, levoyage proposé à Wiesbaden, et la perspective de pouvoir peut-êtrevendre ses terres.

– Comprenez-vous mon bonheur ? cria-t-il. Si mesdémarches aboutissent, je ne serai pas obligé d’aller enRussie !… Nous pourrons célébrer le mariage beaucoup plus tôtque je n’avais pensé !…

– Quand devez-vous partir ? demanda Gemma.

– Aujourd’hui même, dans une heure ; mon ami a louéune chaise de poste et m’emmène avec lui.

– Vous nous écrirez ?

– En arrivant. Dès que j’aurai parlé avec cette dame, jevous ferai savoir où nous en sommes…

– Cette dame, à ce que vous dites, est très riche ?demanda Frau Lénore.

– Immensément riche. Son père était archimillionnaire, etlui a laissé toute sa fortune en mourant.

– Pour elle toute seule ? Vraiment, vous avez de lachance !… Mais tâchez de ne pas vendre trop bon marché… Soyezprudent et ferme ! Ne vous emballez pas ! Je comprendsvotre désir de vous marier le plus tôt possible… mais la prudenceavant tout ! N’oubliez pas que plus le prix que vousobtiendrez pour votre propriété sera élevé, plus vous aurez pourvous deux – et pour vos enfants.

Gemma se détourna. Sanine recommença à gesticuler :

– Vous pouvez compter sur ma sagesse, Frau Lénore… Je nepermettrai pas qu’on marchande. Je dirai à cette dame le prixraisonnable ; si elle le donne – tant mieux !… si elle nele donne pas – tant pis !…

– Vous avez déjà vu cette dame ? demanda Gemma.

– Je ne l’ai jamais vue.

– Et quand reviendrez-vous ?

– Si l’affaire ne s’emboîte pas, je reviendraidemain ; si je vois qu’il peut en sortir quelque chose, jeresterai encore un ou deux jours… En tout cas, je ne prolongeraipas mon séjour un moment de plus qu’il ne faudra… Je laisse ici monâme !… Mais je dois encore passer chez moi avant mon départ.Frau Lénore, donnez-moi votre main pour me porter bonheur !…Cela se fait toujours en Russie.

– La main droite ou la gauche ?

– La main gauche, parce qu’elle est plus près du cœur… Jereviendrai demain, « avec le bouclier ou sur lebouclier !… » J’ai le pressentiment que je reviendraivainqueur. Au revoir, mes bonnes, mes chères amies…

Il embrassa Frau Lénore, et pria Gemma de lui permettre d’entrerdans sa chambre pour un instant, pour une communicationimportante.

Il voulait tout simplement rester un instant seul avec elle.

Frau Lénore le comprit ainsi et n’eut pas la curiosité dedemander quelle pouvait être cette communication importante.

Sanine entrait pour la première fois dans la chambre de la jeunefille.

Tout l’enchantement de l’amour, son ardeur, son extase et sadouce terreur s’emparèrent de lui, pénétrèrent avec impétuositédans son âme dès qu’il eut franchi ce seuil sacré.

Il jeta tout autour de lui un regard attendri, tomba aux piedsde la jeune fille et pressa son visage contre sa robe.

– Tu es à moi ? dit-elle. – Tu reviendrasbientôt ?

– Je suis à toi… Je reviendrai, répéta-t-il d’une voixétouffée.

– Je t’attendrai…

Quelques minutes plus tard, Sanine était dans la rue et couraitdans la direction de son hôtel. Il n’avait pas remarqué que,derrière lui, Pantaleone, tout ébouriffé, était sorti par la portede la confiserie et prononçait des paroles que Sanine n’entenditpas, brandissant sa main levée, comme dans un geste de menace.

À une heure moins un quart, exactement, Sanine entra chezPolosov. Devant l’hôtel attendait une voiture attelée de quatrechevaux.

Lorsque Polosov vit venir Sanine, il dit simplement :« Ah ! tu t’es décidé ! » puis il mit sonmanteau, des galoches, se boucha les oreilles avec des tamponsd’ouate, bien que ce fût l’été, et descendit sur le perron.

Les garçons, sur ses ordres, avaient déjà placé dans la voitureles nombreuses emplettes, avaient capitonné sa place de coussins desoie et disposé tout autour des petits sacs et des paquets, à sespieds ils avaient posé un panier de provisions et assujetti lamalle au siège du cocher.

Polosov paya tout le monde largement, et respectueusementsoutenu sous les bras par le concierge il entra en geignant dans lavoiture, s’assit après avoir palpé les objets tout autour de lui,choisit un cigare, l’alluma, et alors seulement, avec le doigt, fitsigne à Sanine d’entrer aussi dans la voiture. Sanine prit place àcôté de lui.

Polosov dit au concierge de recommander au postillon d’allervite s’il tenait à un bon pourboire.

Le marchepied de la chaise de poste fut refermé avec fracas, lesportières claquèrent et la voiture s’ébranla.

Chapitre 33

 

Actuellement le chemin de fer parcourt en moins d’une heure ladistance de Francfort à Wiesbaden, mais à cette époque il fallaittrois heures en voiture-express : on changeait cinq fois dechevaux.

Polosov sommeillait, puis dodelinait en tenant son cigare entreles dents, et parlait très peu. Il ne regarda pas une fois par laportière ; les points de vue ne l’intéressaient pas ; ildéclara même que « la nature, c’est ma mort ! »

Sanine, de son côté, se taisait et restait indifférent à labeauté du paysage : il était entièrement absorbé par sespensées et ses souvenirs.

Aux relais, Polosov payait sans marchander les distancesparcourues, regardait l’heure à sa montre, et distribuait auxpostillons des pourboires proportionnés à leur zèle.

À mi-chemin il sortit du panier deux oranges, choisit lameilleure, la garda pour lui et offrit l’autre à Sanine.

Celui-ci, qui observait son compagnon de route, partit tout àcoup d’un éclat de rire.

– De quoi ris-tu ? demanda Polosov en détachantsoigneusement la peau de l’orange avec ses ongles courts etblancs.

– De quoi je ris ? s’écria Sanine : mais de notrevoyage !…

– Et pourquoi ? demanda Polosov en faisant disparaîtredans sa bouche tout un quartier d’orange…

– Mais c’est ce voyage qui me paraît singulier !… Hierje pensais à me trouver ici avec toi comme à me rencontrer avecl’empereur de la Chine… et aujourd’hui je suis en route avec toi,pour vendre ma propriété à ta femme, que je n’ai jamaisvue !

– Tout est possible ! répondit Polosov. En avançant enâge tu en verras bien d’autres… Par exemple, est-ce que tu tereprésentes ton ami Polosov sur un cheval d’ordonnance ?… Ehbien ! cela m’est arrivé… Et en me voyant le grand duc MikhaïlPavlovitch a commandé : « Au trot, faites aller au trotce gros cornette ! »

Sanine se gratta l’oreille.

– Je t’en prie, parle-moi un peu de ta femme ! Quelest son caractère ? J’ai besoin de le savoir…

– Le grand-duc pouvait à son aise commander « Autrot », continua Polosov avec ressentiment, mais moi, commentdevais-je me tenir à cheval ? Aussi leur ai-je dit : Vouspouvez garder vos grades, vos épaulettes… moi, je n’en veuxplus !… Ah ! tu veux que je te parle de ma femme ?…Eh bien ! ma femme est un être humain comme tous les autres…seulement « ne lui mets pas le doigt dans la bouche »,elle n’aime pas cela !… Mais avant tout parle beaucoup avecelle de choses qui font rire… Raconte-lui tes amours… mais d’unefaçon amusante… tu me comprends ?

– Comment, d’une façon amusante ?

– Mais oui, tu m’as dit… que tu es amoureux… que tu asl’intention de te marier… Eh bien ! raconte-lui toutel’affaire…

Sanine se sentit blessé.

– Mais que peux tu trouver d’amusant dans monmariage ?

Polosov se contenta de regarder Sanine dans les yeux pendant quele jus de l’orange coulait sur son menton.

– C’est ta femme qui t’a demandé d’aller à Francfort pourfaire ces emplettes ? demanda Sanine après quelques moments desilence.

– Oui, c’est elle-même !

– Quelles emplettes ?

– Mais… des joujoux !

– Des joujoux ?… Tu as des enfants ?

À cette question, Polosov s’éloigna de Sanine.

– Qu’est-ce que tu dis là ? Pourquoi aurais-je desenfants ?… Les joujoux, ce sont des colifichets… des articlesde toilette…

– Tu t’y entends ?

– Je m’y entends…

– Mais tu m’as dit que tu ne te mêles jamais des affairesqui concernent ta femme !

– Je ne me mêle pas d’autre chose… rien que de sa toilette…cela me désennuie… Ma femme a bonne opinion de mon goût… Puis jesais marchander.

Polosov commençait à égrener ses phrases… Il était déjàfatigué.

– Et elle est très riche, ta femme ?

– Oui, elle est assez riche… mais tout pour elle.

– Il me semble pourtant que tu n’as pas à teplaindre ?

– Mais aussi, je suis son mari ! Il ne manquerait plusque cela, que je n’en profite pas ! Je lui suis utile… Elle ytrouve son profit… Je suis commode !…

Polosov s’essuya le visage avec son foulard et se mit à soufflerpéniblement, comme pour dire : « Épargne-moi donc ;ne me fais plus dire un mot ; tu vois comme cela me fatigue deparler. »

Sanine le laissa tranquille et s’enfonça de nouveau dans sesréflexions.

À Wiesbaden, l’hôtel devant lequel s’arrêta la voitureressemblait plutôt à un palais. Aussitôt des sonnettes tintèrentdans les couloirs et il y eut tout un remue-ménage parmi lepersonnel.

Des valets en habit apparurent à l’entrée ; le portierbrodé d’or sur toutes les coutures d’un coup de main ouvrit laportière.

Polosov descendit de voiture en triomphateur et commençal’ascension de l’escalier embaumé et couvert de tapis.

Un homme très correctement vêtu de noir, à la physionomie russe,courut au-devant de lui ; c’était son valet de chambre.

Polosov lui annonça que dorénavant il le prendrait partout aveclui, parce que la veille à Francfort on l’avait laissé passer lanuit sans eau chaude !

Le visage du valet exprima l’horreur, puis il se baissalestement et retira les galoches du barine.

– Est-ce que Maria Nicolaevna est chez elle ? demandaPolosov.

– Madame est chez elle… Madame s’habille… Madame dîne chezla comtesse Lassounski.

– Ah ! chez la comtesse !… Écoute ! il y adans la voiture des effets… prends-les toi-même et apporte-les ici…Et toi, Dmitri Pavlovitch, dit-il à Sanine, choisis-toi une chambreet viens me rejoindre dans trois quarts d’heure… Nous dîneronsensemble.

Polosov s’éloigna, et Sanine demanda une chambre parmi les plusmodestes. Quand il eut rajusté sa toilette et se fut un peu reposé,il entra dans le vaste appartement occupé par « Son Altesse leprince Polosov. »

Il trouva « Son Altesse » assis dans un fauteuil develours écarlate au milieu d’un salon resplendissant.

Le flegmatique ami de Sanine avait trouvé le temps de prendre unbain et de se revêtir d’une très riche robe de chambre desatin ; sa tête était ornée d’un fez couleur de fraise.

Sanine s’approcha de lui et le contempla quelque temps.

Polosov restait assis, immobile, comme une idole dans saniche ; il ne tourna pas la tête du côté de Sanine, ne remuapas les paupières, ne proféra pas un son. C’était un spectaclevraiment majestueux. Après l’avoir admiré quelques instants, Saninese disposait à parler pour rompre ce silence auguste, lorsque toutà coup la porte de la chambre voisine s’ouvrit, et sur le seuilapparut une jeune et jolie femme, vêtue d’une robe de soie blancheornée de dentelles noires, avec des diamants aux poignets et autourdu cou.

C’était Maria Nicolaevna Polosov.

Les cheveux roux, touffus, tombaient des deux côtés de la têteen nattes toutes prêtes à être relevées.

Chapitre 34

 

– Ah, pardon ! s’écria Marie Nicolaevna avec unsourire demi-confus, demi-moqueur.

Elle releva d’une main le bout d’une de ses nattes, et attachasur Sanine le regard de ses grands yeux gris et clairs.

– Je ne vous savais pas encore ici.

– Sanine Dmitri Pavlovitch, un ami d’enfance, dit Polosov,sans bouger de sa place et en montrant Sanine du doigt.

– Oui, je sais… Tu m’as déjà parlé de lui… Je suisenchantée de faire votre connaissance… Mais je suis venue pour tedemander un service, Hippolyte Sidorovitch… Ma femme de chambre estsi maladroite aujourd’hui.

– Tu veux que je donne un coup de main à ta coiffure…

– Oui, oui, Je t’en prie. Excusez-moi, répéta MarieNicolaevna avec le même sourire.

Elle fit un signe de tête à Sanine, pirouetta sur elle-même etdisparut dans l’autre chambre en laissant l’impression rapide maisharmonieuse d’un cou exquis, d’épaules splendides et d’une tailleadmirable.

Polosov se leva – et se balançant lourdement suivit sa femmedans l’autre chambre.

Sanine ne douta pas un instant que la jeune femme sûtparfaitement qu’il se trouvait dans le salon du « princePolosov », et que cette petite comédie avait été jouée à sonintention, pour montrer des cheveux qui valaient d’ailleurs lapeine d’être vus.

Sanine fut content de l’apparition de la jolie dame.

« Si elle a voulu m’éblouir par sa beauté, pensa-t-il, quisait, peut-être se montrera-t-elle coulante pour l’achat de lapropriété. »

Son âme était tellement remplie du souvenir de Gemma, que toutesles autres femmes lui étaient indifférentes, c’est à peine s’il lesvoyait, et cette fois il se contenta de penser « Oui, on avaitraison de me dire que cette dame est fort belle ! »

S’il ne s’était pas trouvé dans cet état exceptionnel, il seserait certainement exprimé autrement.

Marie Nicolaevna, née Kolychkine, était une femme qu’on nepouvait s’empêcher de remarquer. Ce n’est pas qu’elle fût unebeauté incontestée : on distinguait nettement en elle lestraces de son origine plébéienne. Le front était bas, le nez un peucharnu et légèrement retroussé : elle ne pouvait pas seglorifier non plus de la finesse de sa peau, ni de l’élégance deses mains et de ses pieds… mais que signifiaient cesdétails ?

Celui qui la voyait ne restait pas en contemplation devant une« beauté sacrée » comme disait le poète Pouchkine, maisdevant le prestige d’un vigoureux et florissant corps de femme,russe et tzigane… et il n’y avait pas moyen de ne pas tomber enarrêt devant elle.

Mais l’image de Gemma protégeait Sanine, comme le triplebouclier que chante le poète.

Dix minutes plus tard Maria Nicolaevna apparut de nouveau avecson mari.

Elle s’approcha de Sanine… et sa démarche était si séduisante,que certains originaux… hélas ! que ces temps sont loin, –devenaient follement épris de Maria Nicolaevna rien que pour sadémarche.

« Lorsque cette femme marche à ta rencontre, on dirait quele bonheur de ta vie entre par la même porte ! » disaitun de ses adorateurs.

Elle tendit la main à Sanine et lui dit de sa voix caressante etcontenue :

– Vous ne vous retirerez pas avant mon retour n’est-cepas ? Je rentrerai de bonne heure…

Sanine s’inclina respectueusement, tandis que Maria Nicolaevnadisparaissait derrière la portière ; sur le seuil elle tournala tête en arrière et sourit, et de nouveau Sanine ressentit lamême impression harmonieuse qu’il avait éprouvée un momentauparavant.

Lorsque Maria Nicolaevna souriait, on voyait se creuser surchacune de ses joues non pas une, mais trois petites fossettes – etses yeux souriaient plus encore que ses lèvres, longues,empourprées et rayonnantes avec deux minuscules grains de beauté àgauche.

Polosov se traîna jusqu’à son fauteuil. Il ne disait mot, commeauparavant ; mais un sourire moqueur, étrange, de temps entemps plissait ses joues bouffies, incolores et déjà ridées.

Il avait l’air vieillot, bien qu’il n’eût que trois ans de plusque Sanine.

Le dîner que Polosov servit à Sanine aurait pu satisfaire legourmet le plus consommé, mais Sanine le trouva sans fin etinsupportable !

Polosov mangeait lentement « avec sentiment, conviction etlenteur », se penchant avec attention sur son assiette, etflairant presque chaque morceau.

D’abord il se rinçait la bouche avec du vin, et après seulementil l’avalait en faisant claquer ses lèvres…

Quand on servit le rôti, sa langue se délia subitement… mais surquel sujet ?… Sur des moutons dont il voulait faire venir toutun troupeau dans sa propriété… et il en parlait avec amour,accumulant les détails, et n’employant que les diminutifsaffectueux…

Après avoir bu une tasse de café noir en ébullition, – il avaità plusieurs reprises pendant le dîner rappelé au garçon d’une voixcourroucée et larmoyante que la veille on lui avait servi du caféfroid, froid comme la glace – Polosov, tout en mordillant entre sesdents jaunes et tordues un havane, s’endormit, selon son habitudeet à la grande joie de Sanine. Le jeune homme se mit à arpenter lesalon sur le tapis épais, rêvant à sa vie future avec Gemma, et auxnouvelles qu’il pourrait lui porter le lendemain.

Mais Polosov se réveilla plus tôt qu’à l’ordinaire – son sommeiln’avait duré qu’une heure et demie – et après avoir bu un verred’eau de Seltz avec de la glace, et avalé au moins huit cuilleréesde confiture, de la véritable confiture russe de Kieff que sonvalet lui présenta dans un bocal vert foncé, et sans laquellePolosov déclarait ne pouvoir vivre, il leva ses yeux un peuboursouflés sur Sanine et lui demanda s’il serait disposé à faireavec lui une partie de douratchki.

Sanine consentit ; il craignait de voir Polosov reprendreses explications sur les moutons et entrer dans des détailsfastidieux…

Le garçon apporta les cartes et la partie commença ; il vasans dire qu’ils ne jouaient pas pour de l’argent mais uniquementpour passer le temps. Lorsque Marie Nicolaevna revint de son dînerchez la comtesse Lasounski elle trouva les deux hommes à cetteinnocente occupation.

En entrant dans le salon elle aperçut les cartes et la table dejeu, et partit d’un éclat de rire. Sanine se leva, mais elle luidit : – Non, continuez votre jeu… Je vais changer de robe, etje reviens…

Elle disparut de nouveau au milieu d’un froufrou de jupes etretira ses gants tout en marchant…

Elle revint effectivement au bout d’un moment. Elle avaitremplacé sa toilette de bal par une large blouse de soie lilas,avec des manches ouvertes et flottantes ; une lourdecordelière entourait sa taille. Elle s’assit à côté de son mari, etattendit le moment de la partie où il devint dourak(imbécile), alors elle lui dit :

– Maintenant, petite crêpe, c’est assez !

À ce mot de petite crêpe Sanine la regarda tout étonnéet elle lui sourit gaîment, répondant au regard du jeune homme enle regardant en face, et creusant toutes les fossettes de sesjoues.

– Assez, dit-elle de nouveau à son mari, je vois que tu asenvie de dormir, baise la main et va dormir, et moi je resteraiavec M. Sanine pour causer un peu…

– Je n’ai pas sommeil répondit Polosov en se levantlourdement de son fauteuil, mais j’irai quand même me coucher et jebaiserai la main…

Elle lui tendit la main sans cesser de sourire et de regarderSanine.

Polosov regarda aussi son ami et partit sans prendre congé.

– Maintenant racontez-moi votre histoire, dit vivementMaria Nicolaevna en posant ses deux coudes nus sur la table, et entapotant avec impatience ses ongles l’un contre l’autre. – On m’adit que vous allez vous marier ? Est-ce vrai ?

Quand elle eut posé cette question Marie Nicolaevna inclinalégèrement la tête de côté pour regarder plus fixement et plusprofondément dans les yeux du jeune homme.

Chapitre 35

 

Bien que Sanine ne fût pas un novice et qu’il eût déjà quelqueexpérience des hommes, la manière d’être délurée de madame Polosovl’eût tout de même troublé, s’il n’avait pas vu dans cettefamiliarité et ce sans-façon un heureux augure pour son entreprise.« Flattons les caprices de cette riche dame », sedit-il ; et il répondit d’un ton aussi dégagé que l’était laquestion posée :

– Oui, je me marie.

– Vous épousez une étrangère ?

– Une étrangère !

– Vous venez de faire sa connaissance àFrancfort ?

– Oui, madame, à Francfort.

– Et peut-on savoir qui est cette jeune fille ?

– Certainement. Elle est la fille d’un confiseur.

Marie Nicolaevna ouvrit les yeux tout grands et arqua sessourcils.

– Mais c’est charmant ! dit-elle d’une voixposée ; c’est délicieux !… Et moi qui croyais qu’on nepeut plus trouver en ce monde des hommes comme vous… La fille d’unconfiseur !

– Je vois que cela vous étonne ? dit Sanine, non sansdignité… mais, d’abord, je n’ai point de préjugés…

– D’abord cela ne m’étonne nullement, s’écriaMaria Nicolaevna en l’interrompant – des préjugés, je n’en ai pasnon plus… Je suis moi-même la fille d’un moujik !… Ehbien ! non, vous ne m’avez pas épatée ! Ce qui m’étonneet me réjouit, c’est de voir un homme qui n’a pas peur d’aimer…Vous l’aimez ?…

– Oui, madame.

– Elle est très belle ?

Cette dernière question agaça quelque peu Sanine, mais il n’yavait plus moyen de reculer.

– Vous comprenez vous-même, Maria Nicolaevna, dit-il, quetout homme trouve le visage de l’aimée plus beau que tous lesautres, mais ma fiancée est une véritable beauté !…

– Vraiment ? De quel genre ? Du genre italien,classique ?

– Oui, elle a des traits parfaitement réguliers.

– Vous n’avez pas son portrait ?

– Non.

À cette époque la photographie n’était pas connue, et lesdaguerréotypes commençaient seulement à se répandre.

– Quel est son nom ?

– Gemma !

– Et le vôtre ?

– Dmitri…

– Et votre nom patronymique ?

– Pavlovitch.

– Savez-vous, dit Maria Nicolaevna, toujours de la mêmevoix traînante… Vous me plaisez beaucoup, Dmitri Pavlovitch… Vousdevez être un brave garçon… Donnez-moi votre main… Soyons amis…

Elle serra fortement la main du jeune homme de ses beaux etvigoureux doigts blancs…

Elle avait la main un peu plus petite que celle de Sanine, etplus chaude, plus douce, plus souple et vivante.

– Mais savez-vous quelle idée me vient ?

– Voyons celle idée ?

– Vous ne vous fâcherez pas ? Non ?… Vous ditesque vous êtes fiancés… Il n’y avait pas moyen de faireautrement ?

Sanine fronça les sourcils.

– Je ne vous comprends pas, Maria Nicolaevna ?

Maria Nicolaevna eut un petit rire, et secouant la tête, ellerejeta en arrière les cheveux qui tombaient sur ses joues.

– Vraiment, il est délicieux, dit-elle, rêveuse, distraite…Un chevalier ! Allez après cela croire ceux qui affirmentqu’il n’y a plus d’idéalistes !

Maria Nicolaevna parlait tout le temps en russe, avec un accenttrès pur, l’accent du peuple de Moscou et non celui de lanoblesse.

– Vous avez sans doute été élevé à la maison, dans unefamille de l’ancien type, où l’on craint Dieu ?demanda-t-elle.

Et elle ajouta aussitôt :

– Vous êtes de quel gouvernement ?

– Du gouvernement de Toula.

– Nous sommes vous et moi de la même auge !Mon père… Mais savez-vous qui était mon père ?

– Oui, je le sais.

– Il est né à Toula… Assez là-dessus…, maintenant passonsaux affaires.

– Comment aux affaires ?… Que voulez-vousdire ?

Maria Nicolaevna cligna des yeux.

Quand elle clignait des yeux son regard prenait une expressioncaressante et légèrement moqueuse ; quand elle les ouvraittout grands, leur lueur claire, presque froide, n’annonçait rien debon…, presque une menace. Ses yeux étaient embellis surtout par sessourcils bien fournis, un peu proéminents, de vrais sourcils demartre.

– Mais dans quelle intention êtes-vous venu ici ? Vousdésirez me vendre votre propriété ? Vous avez besoin d’argentpour votre mariage, n’est-ce pas ?

– Oui, j’ai besoin d’argent.

– De beaucoup d’argent ?

– Pour le moment, je me contenterais de quelques milliersde francs… Hippolyte Sidorovitch connaît ma propriété… vous pouvezle consulter… Je ne demande pas un prix élevé.

Maria Nicolaevna agita la tête de droite à gauche…

– Premièrement, dit-elle en scandant chaque mot eten frappant du bout des doigts le parement du surtout de Sanine, –je n’ai pas l’habitude de consulter mon mari, si ce n’est en ce quiconcerne ma toilette… sur ce chapitre il est fort…Secondement, pourquoi ne voulez-vous pas demander un prixélevé ? Je ne veux pas profiter de ce que vous êtes amoureuxet prêt à tous les sacrifices ?… Je n’accepterai pas de vousun rabais… Comment ? Au lieu de stimuler, – comment dirai-jecela… – d’encourager de mon mieux de nobles sentiments, je vousexploiterais ? Ce n’est pas dans mes habitudes bien quesouvent je n’épargne pas les gens… mais ce n’est pas ainsi que jem’y prends.

Sanine se demandait si son interlocutrice plaisantait ou si elleparlait sérieusement.

Il se dit en lui-même : « Oh ! avec toi, il fautêtre bien sur ses gardes ! »

Un valet apporta un samovar, des tasses à thé, de la crème etdes biscuits sur un grand plateau. Il posa ces choses sur la tableentre Sanine et madame Polosov, et se retira.

La jeune femme servit à Sanine une tasse de thé.

– Vous ne m’en voudrez pas ? demanda-t-elle en mettantdu bout des doigts le sucre dans la tasse du jeune homme, bien queles pinces fussent dans le sucrier.

Sanine se récria :

– Madame ! d’une si belle main !…

Il n’acheva pas sa phrase et faillit s’étouffer en avalant lapremière gorgée de thé.

Madame Polosov le regardait attentivement de son regardclair.

– J’ai dit, reprit Sanine, que je ne demanderais pas unprix élevé pour ma propriété, parce que vous sachant à l’étranger,je ne suis pas en droit de supposer que vous ayez avec vousbeaucoup d’argent disponible… Puis je sais que ces conditions devente ne sont pas normales… Je dois tenir compte de toutes cesconsidérations…

Sanine hésitait, s’embrouillait dans ses phrases, tandis queMaria Nicolaevna, tranquillement renversée contre le dossier de sonfauteuil, le regardait toujours du même regard clair etattentif.

Il se tut enfin.

– Continuez, continuez, dit-elle, d’un ton encourageant… jevous écoute ; j’ai du plaisir à vous écouter ;parlez.

Sanine se mit alors à décrire sa propriété, dit combien ellemesurait de dessiatines, comment elle était située et quels profitson en pouvait tirer… Il ne manqua pas de mentionner le fait que lamaison se trouvait dans un site pittoresque. Maria Nicolaevna nedétachait pas de lui son regard toujours plus clair et plus fixe,et ses lèvres remuaient imperceptiblement sans sourire ; elleles mordillait.

Sanine se sentit mal à l’aise ; il se tut de nouveau.

– Dmitri Pavlovitch, commença Maria Nicolaevna, puis elles’interrompit.

– Dmitri Pavlovitch, reprit-elle au bout d’un instant…,savez-vous…, je suis sûre que l’acquisition de votre propriété serapour moi une affaire avantageuse, et que nous nous entendrons surle prix… Mais il faut me donner un peu de temps…, deux jours, pourprendre une décision… Vous pouvez supporter de rester deux joursséparé de votre fiancée ?… Je ne vous retiendrai pas un momentde plus… contre votre gré… je vous en donne ma parole… Mais si vousavez besoin immédiatement de cinq ou six mille francs… je vous lesavancerai avec plaisir…

Sanine se leva.

– Je vous remercie d’abord pour votre aimable propositionde me rendre service, à moi, qui suis presque un inconnu pour vous…Mais puisque vous y tenez absolument, je préfère attendre votredécision au sujet de ma propriété… Je peux rester ici encore deuxjours.

– Oui, Dmitri Pavlovitch, je le désire… Et cela vous serapénible, très pénible ? Avouez-le-moi ?…

– Mais j’aime ma fiancée… et il ne m’est pas indifférentd’être séparé d’elle.

– Ah ! vous êtes vraiment un homme d’or, s’écria MariaNicolaevna avec un soupir… Je vous promets de ne pas traînerl’affaire en longueur… Vous vous retirez déjà ?

– Il est très tard, remarqua Sanine.

– Et vous avez besoin de repos après le voyage… et aprèsvotre partie de douratchki avec mon mari ?…Dites-moi, vous êtes un grand ami de mon mari ?

– Nous avons été élevés dans le même pensionnat.

– Et déjà alors il était comme cela ?

– Comment « comme cela ? » demandaSanine.

Maria Nicolaevna partit d’un grand éclat de rire, elle ritjusqu’à en devenir toute rouge, puis elle porta son mouchoir à seslèvres, se leva, et se balançant comme si elle était fatiguée, elles’approcha de Sanine et lui tendit la main.

Il salua et se dirigea vers la porte.

– Tâchez demain de vous présenter de très bonne heure… Vousm’entendez ? lui cria-t-elle, comme il sortait du salon.

Il se retourna et vit que Maria Nicolaevna s’était renversée denouveau dans le fauteuil, les deux mains jointes derrière satête.

Les larges manches de sa blouse s’étaient ouvertes jusqu’auxépaules – et il était impossible de ne pas reconnaître que cettepose et que toute la personne étaient d’une beautéensorcelante…

Chapitre 36

 

Minuit avait sonné depuis longtemps, et la lampe brûlait encoredans la chambre de Sanine Il était assis devant sa table etécrivait à « sa Gemma ».

Il lui raconta tout ce qui s’était passé, décrivit les Polosov –le mari et la femme – mais en somme parla davantage de sessentiments et finit par donner rendez-vous à sa fiancée dans troisjours ! ! ! accompagnés de trois pointsd’exclamation.

Le lendemain matin de bonne heure il porta la lettre à la posteet alla faire un tour dans le jardin du Kurhause où il yavait déjà de la musique.

Il n’y avait encore que peu de monde ; Sanine resta unmoment devant le pavillon où se trouvait l’orchestre, écouta unpot-pourri de Robert le Diable et après avoir pris ducafé, suivit une allée écartée et s’assit sur un banc. Tout à sespensées.

Le manche d’une ombrelle le frappa tout à coup assez fort surl’épaule. Il tressaillit…

Vêtue d’une robe légère gris-vert avec un chapeau de tulle blancet des gants de Suède, fraîche et rose comme une matinée d’été,mais ayant encore la langueur d’un sommeil paisible dans sesmouvements et dans ses regards, Maria Nicolaevna se tenait devantlui.

– Bonjour, dit-elle. J’ai envoyé à votre recherche, maisvous étiez déjà parti : – Je viens de boire mon second verre.– Vous savez, on me force ici de boire de l’eau. – Dieu saitpourquoi… Est-ce que je suis malade, moi ?… Et après avoir bude l’eau, je dois me promener pendant une heure entière !Voulez-vous être mon cavalier ?… Et ensuite nous prendrons lecafé…

– J’ai déjà pris le café, dit-il en se levant, mais jeserai heureux de me promener avec vous.

– Alors donnez-moi le bras… Ne craignez rien… Votre fiancéen’est pas ici… elle ne vous verra pas.

Sanine eut un sourire forcé.

Chaque fois que madame Polosov parlait de Gemma, il éprouvaitune sensation pénible. Mais il obéit et s’inclina avecempressement… Le bras de Maria Nicolaevna entoura lentement etmollement le bras du jeune homme, glissa contre lui et l’enlaçapresque.

– Allons par ici, lui dit-elle, en rejetant sur son épaulel’ombrelle ouverte. Je suis dans ce parc comme chez moi, je vaisvous montrer les plus jolis endroits… Et savez-vous – elleemployait fréquemment cette expression – pour le moment nous neparlerons pas de votre propriété… Après le déjeuner nousexaminerons l’affaire à loisir… Maintenant vous devez me parler devous… afin que je sache à qui j’ai affaire… Après, si cela vousintéresse, je vous raconterai mon histoire… voulez-vous ?

– Mais, Maria Nicolaevna, il n’y a rien à raconter dans mavie…

– Permettez, permettez, vous ne m’avez pas bien comprise…Je n’ai pas l’intention de faire la coquette avec vous.

Elle haussa les épaules.

– Il a une fiancée belle comme une statue antique, et jeperdrais mon temps à faire la coquette avec lui ?… Mais vousdétenez la marchandise et je suis acquéreur… Je veux savoir à quoiressemble cette marchandise ?… C’est à vous de me la fairevoir… Je veux savoir non seulement ce que j’achète mais à qui jel’achète… En affaires c’était une règle pour mon père… Ehbien ! commencez, vous pouvez passer l’enfance… commencezvotre récit du jour où vous êtes débarqué à l’étranger. Oùavez-vous été avant de venir en Allemagne ?… Mais ralentissezdonc le pas, rien ne nous presse…

– Je suis venu ici d’Italie où j’ai passé plusieursmois.

– Vous avez donc un faible pour tout ce qui estitalien ? La seule chose qui m’étonne c’est que vous n’ayezpas trouvé votre fiancée là-bas… Vous aimez lesarts ? les tableaux ? Ou peut-être préférez-vous lamusique ?

– J’aime les arts… J’aime tout ce qui est beau.

– La musique aussi ?

– La musique aussi.

– Et moi je ne l’aime pas du tout. Je n’aime que leschansons russes… et encore au village, au printemps, avec desdanses… Vous savez ce que j’entends ! Les moujiks en chemisesrouges… dans les prairies d’herbe tendre… délicieux !… Parlezdonc…

Tout en marchant, Maria Nicolaevna regardait Sanine avecpersistance.

Elle était de taille élevée, et son visage se trouvait presqueau niveau de celui du jeune homme.

Il se mit à raconter ses faits et gestes d’abord par devoir,gauchement – mais peu à peu il s’anima et parla avec volubilité.Maria Nicolaevna savait écouter, puis elle paraissait si sincèrequ’elle obligeait involontairement les autres à la mêmesincérité.

Elle possédait ce « terrible don de la familiarité »dont parle le cardinal de Retz.

Sanine raconta ses voyages, sa vie à Saint-Pétersbourg et sajeunesse. Si Maria Nicolaevna eût été une grande dame avec desmanières raffinées, il ne se serait pas laissé aller à tantd’intimité, mais elle s’appelait elle-même « un bon garçon quin’aime pas les manières » et marchait à côté du jeune hommed’une allure féline, s’appuyant un peu sur le bras de soncompagnon, et le regardant dans les yeux… Ce « bongarçon » marchait à côté de Sanine sous la forme d’un jeuneêtre féminin, qui respirait cette séduction enivrante etalanguissante, calme et dévorante, qu’exercent sur les faibleshommes certaines natures slaves qui ne sont pas de race pure, maisqui ont subi un fort croisement.

Cette promenade dans le parc et cette conversation durèrent unebonne heure. Le couple ne s’arrêta pas une seule fois, marchanttoujours en avant, en avant… dans les avenues sans fond duparc ; ils gravissaient la colline et admiraient la vue, ilsdescendaient dans les vallons, disparaissaient dans l’ombreimpénétrable en restant toujours bras dessus, bras dessous.

Par moment Sanine s’en voulait : il ne s’était jamaispromené si longuement avec sa chère Gemma, et décidément cette damel’accaparait.

– N’êtes-vous pas fatiguée ? lui avait-il demandéplusieurs fois.

– Je ne suis jamais fatiguée ! avait-elle répondu.

Il leur arrivait de rencontrer des promeneurs, presque toussaluaient madame Polosov ; les uns respectueusement etd’autres presque servilement. À l’un de ces derniers, un très beaubrun, mis en vrai dandy, elle cria de loin avec le plus pur accentparisien :

– Comte, vous savez, il ne faut pas venir me voir niaujourd’hui ni demain.

Le comte, sans mot dire, leva son chapeau et s’inclinaprofondément.

– Qui est-ce ce jeune homme ? demanda Sanine, possédécomme tous les Russes du démon de la curiosité.

– Qui c’est ? Un petit Français ! Il n’en manquepas ici… Il me fait aussi la cour… Mais il est temps de prendre lecafé. Rentrons. Je suis sûre que vous avez déjà faim ? Monépoux a sans doute décollé ses yeux.

« Époux ! décollé ses yeux ! » se dit Sanineà lui-même… Et avec cela elle a le plus pur accent parisien !Quelle étrange créature ! »

Maria Nicolaevna ne s’était pas trompée. Quand ils rentrèrent àl’hôtel, ils trouvèrent son « époux » ou sa « petitecrêpe » assis, son fez sur la tête, devant la table mise.

– Je suis déjà las d’attendre, dit-il avec aigreur… J’étaissur le point de prendre le café sans toi.

– Bon, bon !… s’écria gaîment Maria Nicolaevna, tut’es fâché ? Cela te fera du bien. Sans cela tu seraiscomplètement figé… Je t’amène un convive ! Sonne vite pour lecafé. Et maintenant prenons du café – le meilleur café qu’il y aiten ce monde, dans des tasses de Saxe, sur une nappe blanche commela neige.

Elle enleva son chapeau, ses gants, et se mit à battre desmains.

Polosov la regarda sous les sourcils :

– Qu’est-ce qui vous met en gaîté aujourd’hui, MariaNicolaevna ? demanda-t-il à demi-voix.

– Cela ne vous regarde pas, Hippolyte Sidorovitch.Sonne ! Asseyez-vous, monsieur Sanine, et prenez du café pourla seconde fois ce matin ! Ah ! que j’aime à commander,c’est mon plus grand plaisir !

– Quand on vous obéit, marmotta de nouveau Polosov.

– Naturellement, quand on m’obéit. C’est pourquoi je suissi heureuse avec toi… N’est-ce pas, ma petite crêpe ?… Etvoici le café.

Sur le vaste plateau qu’apporta le garçon se trouvait leprogramme du spectacle du soir. Maria Nicolaevna s’en emparaaussitôt.

– Un drame ! dit-elle avec colère, un drame allemand.En tout cas cela vaut encore mieux qu’une comédie allemande !…Retenez pour moi une loge… une baignoire… Non… Je préfère laFremden-loge (la loge des étrangers)… Vous entendez,garçon, la Fremden-loge.

– Mais si la Fremden-loge est déjàretenue par Son Excellence le Stadt-Director…

– Vous donnerez à Son Excellence dix thalers et laloge m’appartiendra ! Vous entendez !

Le garçon baissa tristement la tête d’un air soumis.

– Dmitri Pavlovitch, vous m’accompagnerez au théâtre ?Les acteurs allemands sont détestables ! – Mais vousm’accompagnerez ? Oui ? Oui ? Que vous êtesaimable !… Et toi, ma petite crêpe, tu ne viendraspas ?

– Comme tu voudras, répondit Polosov du fond de sa tassequ’il tenait entre ses lèvres.

– Sais-tu… reste à la maison. Tu dors toujours au théâtre…Et tu comprends mal l’allemand… Voici ce que tu feras : Tuécriras au gérant pour lui donner une réponse au sujet du moulin…Puis au sujet de la farine des moujiks… Écris-lui que je ne veuxpas, je ne veux pas, je ne veux pas !… Voilà de quoi t’occupertoute la soirée…

– Bon, ce sera fait ! répondit Palosov.

– Tu es un brave garçon… Et maintenant, puisque j’ai parléde régisseurs, abordons la question principale… Oui, dis au garçond’emporter tout cela… Maintenant exposez-nous votre affaire,continua-t-elle s’adressant à Sanine. Vous nous direz quel prixvous demandez, et quels arrhes vous désirez.

« Enfin, pensa Sanine, nous allons aborder laquestion. »

– Vous m’avez déjà parlé, reprit madame Polosov, vousm’avez admirablement décrit votre jardin, mais « petitecrêpe » n’était pas là… Il faut qu’il entende aussi quelquechose… Je suis heureuse de penser qu’il est en mon pouvoir defaciliter votre mariage. Puis je vous ai promis de m’occuper devotre affaire après le déjeuner, et je tiens toujours mespromesses ? N’est-ce pas, mon ami ?

Polosov, de la paume de ses mains, se frotta le visage…

– C’est la vérité même !… Vous ne trompez jamaispersonne.

– Jamais ! Et je ne tromperai jamais personne… Ehbien ! monsieur Sanine, « défendez votre cause »,comme on dit devant les tribunaux…

Chapitre 37

 

Sanine « défendit sa cause », c’est-à-dire que, pourla seconde fois, il se mit à décrire sa propriété, mais sans faireallusion aux beautés de la nature. De temps en temps il en appelaità Polosov qui devait confirmer « les faits et leschiffres ».

Mais Polosov se contentait de marmotter en branlant la tête.Approuvait-il ? Désapprouvait-il ? Bien habile eût étécelui qui aurait pu le dire !

D’ailleurs, Maria Nicolaevna n’avait pas besoin de son concours.Elle fit preuve de qualités administratives et économiquessurprenantes. Tous les détails de l’administration d’une propriétélui étaient familiers. Elle s’enquérait de tout, entrait dans lesplus minimes détails, mettait les points sur les i.

Cet examen dura pourtant une heure et demie. Sanine ressentittous les tourments d’un accusé assis sur le banc étroit, devant unjuge sévère et pénétrant.

– Mais c’est un interrogatoire ? disait-ildouloureusement.

Maria Nicolaevna ne cessait de sourire, comme pour montrerqu’elle badinait. Mais Sanine n’en souffrait pas moins.

Lorsqu’il devint évident au cours de l’interrogatoire que lejeune homme ne distinguait pas assez clairement la significationdes mots « nouveau partage » et « le labour »,Sanine sentit la sueur humecter son front.

– Bien, c’est bien, dit Maria Nicolaevna… Je connaismaintenant votre propriété comme vous la connaissez vous-même…Combien me demandez-vous par âme ?

À cette époque on vendait en Russie les propriétés à tant partête de serf attaché à la propriété !

– Mais… je suppose… pas moins de cinq cents roubles ?dit Sanine avec effort.

Oh ! Pantaleone, Pantaleone… Pourquoi n’étais-tu pas làpour lui crier encore : barbari !

Maria Nicolaevna leva les yeux au ciel comme si elle faisait uncalcul.

– Bien ! dit-elle… cela me semble raisonnable… Mais jevous ai demandé deux jours de réflexion… Et vous devez attendrejusqu’à demain… Je crois que nous nous entendrons – et alors vousme direz combien vous désirez pour les arrhes…

» Et maintenant, basta cosi ! ajouta-t-elleen voyant que Sanine se disposait à lui répondre… Nous nous sommesassez occupés comme ça du vil métal… À demain les affaires !Savez-vous… Je vous rends votre liberté…

Madame Polosov consulta la petite montre émaillée qu’elle tenaitdans sa ceinture.

– Je vous laisse votre liberté jusqu’à trois heures… Vousavez besoin d’un peu de repos… Allez jouer à la roulette.

– Je ne joue à aucun jeu de hasard.

– Vraiment ? Mais vous êtes la perfection même… Aureste, je ne joue pas non plus… C’est bête de jeter son argent auvent… de perdre sûrement… Entrez pourtant dans la salle, rien quepour regarder les têtes… Il y en a de très drôles… Il y a unevieille dame qui porte une ferronnière et qui a desmoustaches !… L’ensemble est délicieux ! Il y a aussi unprince russe – il est beau dans son genre… Une figure majestueuse,le nez recourbé comme un bec d’aigle, et quand il risque un thaler,il fait le signe de la croix sous son gilet… Enfin, lisez lesjournaux…, Promenez-vous, faites ce que bon vous semble… Seulementn’oubliez pas qu’à trois heures, je vous attends… de pied ferme…Nous dînerons de bonne heure ; ces ridicules Allemandscommencent le spectacle à six heures et demie !

Madame Polosov tendit la main à Sanine.

– Sans rancune, n’est-ce pas ?

– Mais, Maria Nicolaevna, pourquoi vous envoudrais-je ?

– Mais parce que je vous ai tourmenté… Et ce n’est pasfini, vous verrez ce qui vous attend.

Maria Nicolaevna cligna des yeux – et toutes ses petitesfossettes éclatèrent sur ses joues devenues rosées.

– Au revoir !

Sanine salua et sortit du salon.

Un rire bruyant éclata derrière lui, et la glace devant laquelleil passa refléta la scène suivante : Maria Nicolaevna avaitenfoncé le fez de son mari jusqu’au nez et Polosov agitaitdésespérément ses deux bras pour se dégager les yeux.

Chapitre 38

 

Oh ! quel profond soupir de joie poussa Sanine dès qu’il seretrouva dans sa chambre.

En effet, Maria Nicolaevna avait dit vrai : il avait besoinde repos, besoin de se reposer des nouvelles relations, desrencontres, des conversations, de tout le brouhaha qui s’étaitglissé dans sa tête et dans son âme, – de ce rapprochement imprévu,qu’il n’avait pas souhaité, avec une femme qui était pour lui uneétrangère.

Et il lui avait fallu subir cette épreuve le lendemain du jouroù il avait appris que Gemma l’aimait, et où elle était devenue safiancée !…

N’était-ce pas un sacrilège ?

Mentalement, il demanda mille fois pardon à sa pure, à sonimmaculée tourterelle, bien qu’il ne comprît pas de quoi il sesentait coupable. Il baisa encore et encore la petite croix queGemma lui avait donnée.

S’il n’avait pas eu l’espoir de boucler promptement l’affairequi l’avait amené à Wiesbaden, il se serait enfui de là, au galop,pour retourner à son cher Francfort, dans cette maison aimée qu’ilregardait déjà comme un peu sienne, aux pieds de Gemma.

Mais il n’y avait pas de remède à son mal ! Il fallaitboire le calice jusqu’au fond, s’habiller, aller dîner, et de là authéâtre…

– Pourvu, se disait-il, qu’elle me laisse partirdemain !

Il y avait encore une chose qui le troublait et le mettait encolère… Il pensait, sans doute, avec amour, avec attendrissement,avec extase, avec reconnaissance à Gemma, à la vie qu’ilsmèneraient à eux deux, au bonheur qui l’attendait dans l’avenir, etpourtant cette femme étrange, cette madame Polosov, était sanscesse devant ses yeux, « un crampon », s’avouait-il aveccolère. Et il ne pouvait pas se débarrasser de l’image de MariaNicolaevna, s’empêcher d’entendre sa voix, chasser le souvenir deses paroles, il ne pouvait se délivrer du parfum particulier, fin,frais, si pénétrant, comme le parfum d’un lis jaune, qu’exhalaientles vêtements de madame Polosov.

C’était évident, cette femme se moquait de lui… elle tâchait des’emparer de lui de mille façons.

Dans quelle intention ? Que lui voulait-elle ?Était-ce simplement le caprice d’une femme riche, gâtée… et sansscrupules ?…

Et le mari ? Quel être ! Quelles sont donc sesrelations avec sa femme ?

Pourquoi Sanine ne parvenait-il pas à refouler toutes cesquestions qui assiégeaient sa pauvre tête ? En réalité nepouvait-il penser à autre chose qu’à M. et madamePolosov ? Pourquoi lui était-il impossible de chasser cetteimage qui le hantait sans cesse, même quand toute son âme setournait vers une autre image, lumineuse et claire comme lejour ?

Comment le visage de cette femme ose-t-il venir s’interposerentre lui et les traits divins de l’aimée ? Non seulement cevisage s’interpose, mais il lui sourit effrontément.

Ces yeux gris, ces yeux d’oiseau de proie, ces fossettes dansles joues, ces tresses serpentines, est-il possible que tout celal’enlace, et qu’il n’ait plus la force de le repousser loin delui ?

Oh ! non ! C’est insensé ! Demain tout cela auradisparu sans même laisser une trace.

Cependant le laissera-t-elle partir demain ?

Oui…

Sanine se posait toutes ces questions et l’heure où il devait serendre auprès de Marie Nicolaevna approchait. Il passa son habit,et après avoir fait un tour ou deux dans le parc, il se présentachez M. Polosov.

Il trouva dans le salon le secrétaire de l’ambassade russe, unlong, long Allemand, très blond, avec un profil chevalin et la raiederrière la tête, – mode alors toute nouvelle ; et oh !miracle ! qui encore ? – le baron von Daenhoff,l’officier avec lequel Sanine s’était battu trois joursauparavant ! Sanine ne s’attendait pas à le rencontrer chezmadame Polosov, et involontairement il se troubla tout en saluantl’officier.

– Vous connaissez ce monsieur ? demanda MarieNicolaevna, à qui l’embarras de Sanine n’avait pas échappé.

– Oui… J’ai déjà eu l’honneur…, répondit Daenhoff.

Et se penchant vers madame Polosov, il ajouta àdemi-voix :

– C’est lui… votre compatriote… ce Russe…

– Vraiment ? s’exclama la jeune femme à demi-voix,puis elle menaça l’officier du doigt et commença aussitôt à luifaire ses adieux ainsi qu’au long secrétaire d’ambassade. Cediplomate était évidemment fou de Marie Nicolaevna, à tel pointqu’il ouvrait la bouche d’admiration, chaque fois qu’il laregardait.

Daenhoff se retira aussitôt avec une docilité aimable, comme unami de la maison qui comprend à demi-mot ce qu’on attend delui ; le secrétaire fit mine de vouloir s’éterniser, maisMarie Nicolaevna le congédia sans cérémonie.

– Allez retrouver votre Altesse, lui dit-elle, quefaites-vous chez une plébéienne comme moi ?

À cette époque vivait à Wiesbaden une principessa diMonaco, qui ressemblait à s’y méprendre à une demi-mondaine demauvais aloi.

– Mais, madame, toutes les princesses au monde…, commençale malheureux secrétaire.

Cependant Maria Nicolaevna se montra impitoyable et lesecrétaire, malgré sa raie, fut obligé de partir.

Madame Polosov était habillée ce jour-là « à sonavantage », comme disaient nos aïeules.

Elle portait une robe de soie rose glacée avec des manches à laFontanges et un gros diamant à chaque oreille. Ses yeux brillaientà l’égal de ses diamants. Elle était de très bonne humeur et enverve.

À table, Maria Nicolaevna plaça Sanine à côté d’elle et luiparla de Paris, où elle pensait se rendre dans quelques jours, etdéclara qu’elle en avait assez des Allemands, qu’ils sont bêtesquand ils veulent faire de l’esprit, et spirituels hors de proposquand ils disent des bêtises, puis, tout à coup, à brûle-pourpoint,elle demanda à son voisin :

– Est-il vrai que vous vous êtes battu avec l’officier quevous avez rencontré ici, il y a un instant ?

– Comment le savez-vous ? s’écria Sanine pris audépourvu.

– Eh ! tout finit par se savoir, Dmitri Pavlovitch… jesais aussi que vous aviez raison, mille fois raison… je sais quevous vous êtes conduit en preux chevalier… Dites-moi, la dame enquestion était votre fiancée ?…

Sanine fronça légèrement les sourcils.

– Ne me répondez pas, ne me répondez pas, ajouta-t-ellevivement, je vois que cela vous est désagréable… Pardonnez-moi… jene demande rien ! Ne vous fâchez pas.

À ce moment Polosov entra de la chambre voisine, un journal à lamain.

– Qu’est-ce qui t’amène ? Est-ce que le dîner estservi ? demanda madame Polosov.

– On va servir le dîner… Sais-tu quelle nouvelle je trouvedans l’Abeille du Nord ?… Le prince Gromoboï estmort.

Maria Nicolaevna leva la tête.

– Ah ! que le Seigneur donne le repos à sonâme !

Puis se tournant vers Sanine, elle ajouta :

– Toutes les années, au mois de février, le jouranniversaire de ma naissance, ce prince ornait mon appartement decamélias… Cependant, ce n’est pas la peine de rester àSaint-Pétersbourg tout l’hiver en prévision de cettesurprise ?… Il devait avoir au moins soixante-et-dixans ? demanda-t-elle à son mari.

– Oh oui ! Mais quelles funérailles ! Toute laCour ! Le journal publie aussi des vers du prince Kovrijkine àla mémoire du prince Gromoboï.

– Tant mieux !

– Veux-tu que je te les lise ?

– Non, je n’y tiens pas… Allons dîner. Le vivant pense à lavie ! Votre main, Dmitri Pavlovitch.

Le dîner était irréprochable comme la veille, et fut plusanimé.

Maria Nicolaevna savait raconter, don rare chez une femme etsurtout chez une femme russe. Elle ne choisissait pas sesexpressions, et surtout n’épargnait pas ses compatriotes. Sanineéclata de rire plus d’une fois à ses mots à l’emporte-pièce quifrappaient toujours juste.

Maria Nicolaevna détestait par-dessus tout les dévots, lesphraseurs et les menteurs. Et elle en trouvait partout…

On aurait dit qu’elle se glorifiait d’être née dans un milieubas ; elle racontait des anecdotes assez étranges sur sesparents quand elle était enfant.

Sanine comprit que Maria Nicolaevna avait souffert dans sa vieplus que la plupart des jeunes femmes de son âge.

Quant à Polosov il mangeait avec réflexion, buvait attentivementet de loin en loin seulement levait sur sa femme et Sanine sespetits yeux blanchâtres qui paraissaient aveugles, mais qui enréalité voyaient très bien.

– Tu es bien sage, dit Anna Nicolaevna tout à coup à sonmari… tu t’es si bien acquitté de toutes mes commissions àFrancfort… Je t’embrasserais sur ton cher front, mais tu n’aimespas cela…

– Non, je n’y tiens pas… répondit Polosov en coupantl’ananas avec un couteau d’argent.

Maria Nicolaevna le regarda et frappa sur la table avec sesdoigts.

– Eh bien ! notre pari, le tiens-tu ?

– Oui, je le tiens !

– Bien, mais tu le perdras.

Polosov poussa son menton en avant.

– Eh bien ! cette fois quelles que soient tesressources, Maria Nicolaevna, je crois, que c’est toi quiperdras.

– Un pari ? Sur quoi ? Est-ce un secret ?demanda Sanine.

– Non… je ne peux pas vous en parler maintenant… plus tard,répondit Maria Nicolaevna, et elle rit.

Sept heures sonnèrent. Le garçon vint annoncer que la voitureétait avancée.

Polosov reconduisit sa femme jusqu’à la porte, puis retournaaussitôt dans son fauteuil.

– N’oublie pas la lettre au régisseur ! lui criamadame Polosov de l’antichambre.

– Ne crains rien ! J’écrirai… je suis un hommeponctuel.

Chapitre 39

 

En 1840, le théâtre de Wiesbaden était un édifice des pluslaids, et sa troupe, par sa médiocrité prétentieuse et misérable,par sa routine banale et voulue ne s’élevait en rien au-dessus duniveau des théâtres allemands de l’époque… Le théâtre de Carlsruheet sa troupe, sous la direction du « célèbre » Devrient,peut être regardé comme le modèle du genre.

Derrière la loge retenue par « Son Excellence madame vonPolosov » – et Dieu sait comment le garçon avait pu louercette loge ! – il est évident qu’il ne s’était pas aviséd’offrir un pourboire au Stadt-Director, toujours est-ilque derrière cette loge se trouvait un petit salon entouré dedivans.

Avant d’entrer dans sa loge, Maria Nicolaevna pria Sanine delever les écrans qui séparaient la loge du théâtre.

– Je ne veux pas qu’on me voie, dit-elle. – Ils viendraienttous m’ennuyer l’un après l’autre.

Elle fit placer Sanine à côté d’elle, le dos à la salle, afinque la loge semblât vide.

L’orchestre joua l’ouverture des Noces de Figaro… Lerideau se leva. On donnait, ce soir-là, une de ces piècesallemandes dans lesquelles les auteurs qui avaient de la lecturemais pas de talent, dans une langue choisie mais morte, traitaientdiligemment mais sans adresse une idée « profonde » ou« palpitante d’intérêt » représentant le « conflittragique » et exhalant un ennui… asiatique, comme il existe uncholéra asiatique.

Maria Nicolaevna écouta patiemment la moitié de l’acte, maisquand le jeune premier ayant appris la trahison de son amoureuse(ce jeune premier était revêtu d’une redingote couleur cannelleavec des bouffants et un col de peluche, un gilet rayé avec desboutons de nacre, un pantalon vert à sous-pieds de cuir laqués, etdes gants blancs de peau de chamois) quand ce jeune premier,appuyant les deux poings sur sa poitrine et écartant les coudes enavant, formant un angle aigu, se mit à hurler comme un chien, MariaNicolaevna n’y put plus tenir.

– Le dernier acteur français, s’écria-t-elle avecindignation, dans la dernière ville de province, joue mieux et avecplus de naturel que cette célébrité allemande.

Madame Polosov passa dans le salon attenant à la loge.

– Venez ici, dit-elle à Sanine, indiquant de la main laplace vacante à côté d’elle sur le divan. Venez, nouscauserons.

Sanine obéit.

Maria Nicolaevna le regarda.

– Vous êtes vraiment obéissant ! Votre femme aura unevie facile avec vous. Cet imbécile, continua-t-elle en désignant dubout de son éventail l’acteur qui hurlait toujours (il jouait lerôle du gouverneur dans une famille) me rappelle ma jeunesse. Moiaussi, j’ai été amoureuse de mon gouverneur… c’était ma première…non, ma seconde passion… La première fois j’étais amoureuse dufrère convers du couvent de Don. J’avais douze ans. Je ne le voyaisque le dimanche. Il portait une soutanelle de velours, se parfumaitd’eau de lavande, et se frayait un passage dans l’assemblée entenant l’encensoir et il disait aux dames en français :« Pardon, excusez ! » Il ne levait jamais les yeuxet il avait les cils longs comme cela.

Maria Nicolaevna montra son petit doigt à Sanine, et avecl’ongle du pouce indiqua la moitié de sa longueur.

– Quant à mon gouverneur, continua madame Polosov, ils’appelait monsieur Gaston !… Je dois vous dire qu’il étaittrès savant et très sévère, il était Suisse… il avait une tête trèsénergique… des favoris noirs comme la poix… un profil grec… et deslèvres qui semblaient coulées en bronze !… Je lecraignais ! C’est le seul homme que j’aie craint depuis que jesuis au monde ! Il était le gouverneur de mon frère, qui estmort depuis… Il s’est noyé… Une bohémienne m’a prédit aussi unemort violente… mais ces prédictions sont des enfantillages… Je n’ycrois pas… Pouvez-vous vous figurer mon mari armé d’unstylet ?…

– La mort violente peut survenir autrement, remarquaSanine.

– Bêtises que tout cela ! Niaiseries !… Vous êtessuperstitieux ?… Je ne le suis pas du tout… Ce qui doitarriver, arrivera… Monsieur Gaston demeurait chez nous et occupaitla chambre au-dessus de la mienne. Souvent, la nuit je meréveillais et je l’entendais marcher au-dessus de ma tête… il secouchait tard et mon cœur se pâmait alors de vénération ou d’unautre sentiment… Mon père savait à peine lire et écrire… mais ilnous a donné une bonne instruction… Vous ne vous doutez pas que jesais un peu de latin ?

– Vous savez le latin ?

– Oui, moi… C’est monsieur Gaston qui me l’a enseigné,…j’ai lu avec lui l’Énéide… c’est bien ennuyeux quoiqu’il y ait debeaux passages… Vous rappelez-vous quand Didon et Énée sont dans laforêt…

– Je me le rappelle, je me le rappelle, dit précipitammentSanine.

Il avait depuis longtemps oublié son latin et n’avait conservéqu’une idée très vague de l’Énéide.

Maria Nicolaevna le regarda selon son habitude un peu de côté eten dessous.

– N’allez pas en conclure que je suis très savante…Eh ! mon Dieu, non, je ne suis pas savante du tout et je nepossède aucun talent… C’est à peine si je sais écrire… et je nesuis pas capable de lire à haute voix… je ne sais pas jouer dupiano, ni dessiner, ni coudre… Voilà comment je suis, – rien deplus, rien de moins !

Elle écarta les bras.

– Je vous raconte tout cela, continua-t-elle, d’abord pourne pas écouter ces imbéciles (elle indiqua la scène, où à ce momentà la place du jeune premier hurlait l’actrice, aussi les coudes enavant) et secondement parce que je suis en arrière avec vous… Vousm’avez raconté hier votre vie.

– Vous avez bien voulu m’interroger, dit Sanine.

Maria Nicolaevna se tourna brusquement vers lui etdit :

– Et vous, vous ne tenez pas à savoir quelle femme jesuis ? D’ailleurs, cela ne m’étonne pas, ajouta-t-elle ens’appuyant de nouveau contre les coussins du divan. Un homme quiest à la veille de faire un mariage d’amour et après un duel…,peut-il penser à autre chose ?

Maria Nicolaevna resta pensive et se mit à mordiller le manchede son éventail, de ses dents grandes, mais égales et blanchescomme le lait.

Sanine sentit de nouveau dans sa tête ce brouillard dont il neparvenait pas à se débarrasser depuis deux jours.

Cette conversation à demi-voix, presque comme un murmure,l’excitait et achevait de le troubler.

– Quand donc tout cela finira-t-il ? se demandaSanine.

Les hommes faibles ne dénouent jamais eux-mêmes la situation, –ils attendent toujours que le dénoûment vienne de lui-même.Quelqu’un éternua sur la scène. Les auteurs avaient introduit cetéternûment en guise de « moment » ou « d’élémentcomique ! » C’était d’ailleurs le seul élément comique detoute la pièce, et les spectateurs leur en surent gré et se mirentà rire.

Cette hilarité ne fit qu’irriter encore plus Sanine.

Il y avait des instants où il ne savait s’il était fâché ou s’ilétait content, s’il s’ennuyait ou s’il s’amusait.

Oh ! si Gemma le voyait !

– Vraiment, c’est étrange, dit tout à coup MariaNicolaevna, on vous annonce toujours et de la voix la pluscalme : « Je vais me marier » et personne ne songe àvous dire calmement : « Je vais me jeter àl’eau ! » Et pourtant où est la différence ?…Vraiment, c’est étrange.

Sanine éprouva un sentiment de dépit.

– Il y a une grande différence, Maria Nicolaevna… Il y ades gens qui n’ont pas peur de se jeter à l’eau : ils saventnager !… Puis si vous voulez parler de mariages étranges…

Il se tut subitement et se mordit la langue…

Maria Nicolaevna donna un petit coup d’éventail dans la paume desa main.

– Continuez, Dmitri Pavlovitch, continuez… Je comprends ceque vous avez voulu dire : « Si nous parlons de mariage,madame, avez-vous pensé, je ne peux pas m’imaginer un mariage plusétrange que le vôtre… Je connais bien votre époux… je le connaisdepuis l’enfance !… » Voilà, ce que vous avez voulu dire,vous qui savez nager…

– Permettez, dit Sanine !…

– N’ai-je pas raison ? Avouez que j’ai deviné ?reprit Maria Nicolaevna avec insistance… Regardez-moi bien en face,et dites-moi que je n’ai pas deviné juste !

Sanine ne savait plus que faire de ses yeux.

– Oui, j’avoue que vous avez deviné, puisque vous le voulezabsolument, dit-il enfin.

Maria Nicolaevna branla la tête.

– Oui, oui… Et vous vous demandiez, vous qui savez nager,quelle est la raison de cet acte étrange, de la part d’une femmequi n’est ni pauvre, ni bête… et pas trop mal ?… Peut-être nevous souciez-vous pas de le savoir ?… Mais c’est égal… Je vousen dirai la raison, seulement pas tout de suite… après la fin del’entr’acte… Je crains qu’on ne vienne nous déranger…

Maria Nicolaevna n’avait pas achevé sa phrase que la porte de laloge s’ouvrit à moitié, et une face rouge, couverte de sueurhuileuse, encore jeune, mais déjà édentée, encadrée de longscheveux lisses, avec un nez aplati, flanquée d’énormes oreilles,comme des ailes de chauve-souris, portant des lunettes d’or sur depetits yeux curieux et obtus, et un pince-nez par dessus leslunettes, – apparut dans l’entrebâillement de la porte en unsourire répugnant… Cette tête salua, et un cou musculeux saillit del’ouverture.

Maria Nicolaevna lui fit signe avec son mouchoir :

– Je n’y suis pas ! Ich bin nicht zuhause !… Kchch… Kchkch…

La tête sembla surprise, eut un sourire forcé et dit comme ensanglotant, pour imiter Liszt dont autrefois il léchait lespieds : sehr Gu ! sehr Gut ! – etdisparut.

– Qu’est-ce que c’est que cette apparition ? demandaSanine.

– Ça ? c’est le critique de Wiesbaden, « homme delettres ou lohn-laquai (valet à gages) si vous voulez… Ilest payé par l’entrepreneur du théâtre et il est obligé de trouvertout ce qu’on joue admirable, splendide, bien qu’il regorge de fielqu’il n’ose pas répandre… Il aime par-dessus tout papoter, et j’aipeur qu’il publie dans tout le théâtre que j’y suis… Après tout,cela m’est égal…

L’orchestre joua une valse et le rideau se leva denouveau !…

Sur la scène les grimaces et les hurlements reprirent de plusbelle.

– Eh bien ! dit Maria Nicolaevna en se laissant choirsur le divan : puisque vous êtes captif, et obligé de resterauprès de moi au lieu d’admirer votre fiancée, – non, non,n’écarquillez pas les yeux, ne vous fâchez pas – je vous comprendset je vous ai déjà promis de vous laisser aller où bon vous plaira…Maintenant écoutez ma confession… Voulez-vous savoir ce que j’aimele plus au monde ?

– La liberté ! dit Sanine.

Maria Nicolaevna posa sa main sur la main du jeune homme.

– Oui, Dmitri Pavlovitch – dit-elle très sérieusement, etsa voix vibra avec un accent de sincérité irrécusable… la libertéavant tout et par-dessus tout !… Et ne croyez pas que je m’enfasse un mérite, il n’y a rien là de méritoire – mais c’est ainsi,et il en sera ainsi jusqu’à ma mort. Il faut croire que dans monenfance j’ai vu l’esclavage de trop près, et j’en ai trop souffert.Puis M. Gaston, mon gouverneur, a contribué aussi à m’ouvrirles yeux… Maintenant vous comprenez pourquoi j’ai épousé Polosov…avec lui je suis libre, tout à fait libre, comme l’air, libre commele vent !… Et je le savais avant de me marier, je savaisqu’avec un tel mari je serais une libre Cosaque…

Elle se tut et jeta de côté son éventail.

– Je vous dirai encore une chose : je ne crains pas deréfléchir un peu… c’est amusant ; nous avons une intelligencepour penser… mais je ne réfléchis jamais aux conséquences de mesactes… et quand il le faut, je me laisse aller… et ne m’inquièteplus de rien… J’ai encore un dicton favori : « cela netire pas à conséquence ». Ici bas, Je n’ai pas de comptes àrendre… et là-haut, (elle leva le doigt vers le plafond), ehbien ! là-haut qu’on fasse de moi ce qu’on voudra… lorsqu’onme jugera là-haut, – moi, je ne serai plus moi !… Vousm’écoutez ? Je ne vous ennuie pas ?

Sanine était assis, penché en avant. Il leva la tête :

– Cela ne m’ennuie pas du tout, dit-il, et je vous écouteavec curiosité… seulement, je vous avoue que je me demande pourquoivous me racontez tout cela ?

Maria Nicolaevna se rapprocha légèrement de lui sur ledivan.

– Vous vous le demandez ? Avez-vous si peu depénétration ou tant de modestie ?

Sanine leva la tête encore un peu plus haut.

– Je vous raconte tout cela, continua madame Polosov d’unevoix calme, mais qui n’était pas d’accord avec l’expression de sonvisage – parce que vous me plaisez beaucoup ; oui, ne faitespas l’étonné, je ne plaisante pas… Je serais très peinée si vousgardiez de moi, après notre rencontre, une mauvaise impression, oumême, sans être mauvaise, une impression fausse… C’est pour cetteraison que je vous ai amené ici, que je reste seule avec vous, etque je vous parle avec cette sincérité, oui, oui, sincèrement. Jene mens pas. Remarquez… je sais que vous aimez une autre femme etque vous allez vous marier… Vous voyez bien que je suisdésintéressée… Pourtant… voilà une bonne occasion pour vous dedire : cela ne tire pas à conséquence.

Elle rit, mais s’interrompit brusquement au milieu d’un éclat derire – et resta immobile, comme si ses paroles l’étonnaientelle-même, puis dans ses yeux si gais d’ordinaire, si hardis, passaquelque chose qui ressemblait à de la timidité, et même à de latristesse.

« Serpent ! Oh ! elle est unserpent ! » pensa Sanine, « mais quel beauserpent ! »

– Donnez-moi ma lorgnette, dit tout à coup MariaNicolaevna. Je désire voir cette scène, est-il possible que lajeune première soit aussi laide qu’elle semble d’ici ?Vraiment, à la voir, on croirait que le gouvernement l’a choisiedans un but moral : pour ne pas séduire les jeunes gens.

Sanine lui remit la lorgnette, elle la prit, puis vivement et deses deux mains effleura les doigts du jeune homme.

– Ne prenez pas cet air sérieux ? lui dit-elle, voussavez… je ne me laisse pas mettre des chaînes, mais aussi je n’enmets à personne. J’aime la liberté, et je ne reconnais pas dedevoirs pour les autres, pas plus que pour moi… Et maintenanttirez-vous un peu de côté et écoutons la pièce.

Maria Nicolaevna regarda la scène à travers sa lorgnette – etSanine suivit son exemple. Assis à côté d’elle dans lademi-obscurité de la loge il respirait, respirait involontairementla chaleur et le parfum de ce corps de femme luxuriant, etinvolontairement encore il réfléchissait à tout ce qu’elle luiavait dit pendant toute cette soirée, et surtout pendant lesdernières minutes.

Chapitre 40

 

Le drame dura encore toute une heure, mais Maria Nicolaevna etSanine au bout d’un moment cessèrent de regarder la scène. Ilsrecommencèrent à parler et toujours dans le même sens ;seulement, cette fois, Sanine se montra beaucoup moinstaciturne.

Il était mécontent de lui-même et de Maria Nicolaevna ; ils’efforça de lui prouver que « ses théories » ne valaientrien, comme si Maria Nicolaevna tenait à des« théories ».

Sanine fit grand plaisir à madame Polosov en réfutant lesarguments de la jeune femme : « S’il discute, sedit-elle, c’est qu’il capitule ou capitulera. Il a mordu àl’hameçon, il s’assouplit, il perd de sasauvagerie !… »

Elle répliquait, riait, convenait avec lui qu’il avait raison,restait absorbée, et tout à coup reprenait l’offensive… Et pendantce temps leurs visages se rapprochèrent, et les yeux du jeune hommene se détournaient plus des yeux de la jeune femme, qui erraient,se promenaient sur ses traits, et Sanine souriait en réponse,poliment, il est vrai, mais il souriait…

Elle était ravie de le voir discuter les questions abstraites,discourir de l’honneur dans les relations intimes, du devoir, de lasainteté de l’amour et du mariage… C’est un lieu commun :toutes ces abstractions sont bonnes et très bonnes pour le début,comme point de départ.

Les hommes de l’intimité de Maria Nicolaevna assuraient quelorsque dans cet être vigoureux et fort pointaient la modestie, latendresse et la pudeur virginale, – Dieu sait d’où ces vertus luivenaient – alors, oui alors seulement, les choses prenaient unetournure dangereuse.

L’entretien de Sanine et de Maria Nicolaevna prenait cettetournure fâcheuse.

Il aurait ressenti un grand mépris de soi, s’il avait pu unmoment se concentrer en lui-même, mais il n’eut le loisir ni de seconcentrer, ni de se juger.

Maria Nicolaevna ne perdait pas non plus son temps.

Et tout cela, parce qu’elle trouvait Sanine très bien !Involontairement on se dit : « comment savoir de quoipeut dépendre notre perte ou notre salut. »

Enfin, la pièce finit ! Maria Nicolaevna pria Sanine de luimettre son châle, et resta immobile pendant qu’il enveloppait dansles plis moelleux du cachemire des épaules vraiment royales. Elleprit le bras du jeune bomme et laissa presque échapper uncri : derrière la porte de la loge se tenait, avec un air derevenant, Daenhoff, et par-dessus son dos le vilain museau ducritique de Wiesbaden guettait la sortie de Maria Nicolaevna. Levisage huileux de « l’homme de lettres » rayonna demalice.

– Me permettez-vous, madame, de faire avancer votrevoiture ? demanda le jeune officier à madame Polosov, avec untremblement de colère mal dissimulée dans la voix.

– Non, merci ; répondit-elle, mon laquais s’en occupe…Restez ! ajouta-t-elle d’une voix impérative.

Et elle sortit vivement en entraînant Sanine.

– Allez-vous-en au diable ! Qu’avez-vous besoin d’êtretoujours sur mes talons ! cria Daenhoff au critique.

Il avait besoin de déverser sur quelqu’un sa colère.

– Sehr gût, sehr gût, murmura le critique, et ildisparut.

Le valet de Maria Nicolaevna, qui l’attendait dans le vestibule,en un clin d’œil trouva la voiture. Elle s’y blottitlestement ; Sanine sauta après elle. La portière était à peinerefermée que madame Polosov partit d’un éclat de rire.

– De quoi riez-vous ? demanda Sanine.

– Oh ! excusez-moi, je vous en prie… mais il m’estvenu à l’esprit que Daenhoff pourrait vous provoquer encore unefois à cause de moi ?… N’est-ce pas drôle ?

– Vous le connaissez intimement ? demanda Sanine.

– Ce gamin ? Il sert à faire mes commissions ! Nevous en inquiétez pas.

– Je ne m’en inquiète nullement.

Maria Nicolaevna soupira.

– Ah ! Je sais bien que cela ne vous inquiètepas !… Écoutez pourtant… Vous êtes si gentil que vous nerefuserez pas ma dernière prière ?… N’oubliez pas que danstrois jours je pars pour Paris et vous retournez à Francfort… Nousreverrons-nous jamais ?

– En quoi puis-je vous être agréable ?

– Vous savez sans doute monter à cheval ?

– Oui, madame.

– Eh bien ! voici de quoi il s’agit. Demain matin nousferons une promenade à cheval, et nous irons hors la ville. Nousaurons d’admirables chevaux… À notre retour nous terminerons notreaffaire… et amen !… Ne me répondez pas que c’est un caprice etque je suis folle – c’est peut-être la vérité ! – maisdites-moi tout de suite : J’accepte !

Elle tourna vers Sanine son visage. Il faisait obscur dans lavoiture, mais les yeux de Maria Nicolaevna brillèrent dans lanuit.

– Bien, j’accepte ! dit Sanine avec un soupir.

– Ah ! vous avez soupiré ! s’écria MariaNicolaevna en contrefaisant Sanine…, Voilà ce que c’est : lebouchon est tiré, il faut boire le vin… Mais non, non… Vous êtescharmant ! Vous êtes un brave garçon ! Et ma promesse jela tiendrai ! Voici ma main, sans gant, ma main droite, cellequi conclut les affaires… Prenez-la et croyez à ce serrement demain. Je ne sais pas trop quelle sorte de femme je suis… mais jesuis un honnête homme, et l’on peut traiter des affaires avecmoi.

Sans bien se rendre compte de ce qu’il faisait, Sanine portacette main à ses lèvres.

Maria Nicolaevna retira lentement sa main et se tut, elle restasilencieuse jusqu’à ce que la voiture stoppât devant l’hôtel.

Elle se disposa à descendre… Sanine sentit sur sa joue unattouchement rapide et brûlant ; l’avait-il rêvé ?

– À demain ! murmura madame Polosov dans l’escalier,éclairée par les quatre bougies du candélabre que le portier toutchamarré d’or avait saisi entre ses mains, dès qu’il l’avaitaperçue.

Elle tenait les yeux baissés : « Àdemain ! »

En rentrant dans sa chambre Sanine trouva sur sa table unelettre de Gemma… Il eut un mouvement d’effroi, mais il souritaussitôt pour se dissimuler à lui-même cette impression.

La lettre de Gemma ne contenait que quelques lignes.

Elle était heureuse d’apprendre que « l’affaire avait sibien commencé », elle exhortait Sanine à la patience,l’assurait que tout irait bien et d’avance se réjouissait de sonretour.

Sanine trouva cette lettre un peu sèche, mais il prit quand mêmeune feuille de papier et une plume… puis il les jeta de côté.

– À quoi bon écrire… je retournerai demain… Il en esttemps ! Il en est grand temps !

Il se coucha aussitôt et s’efforça de s’endormir tout desuite.

S’il avait essayé de veiller, il aurait sans doute pensé àGemma, mais, sans savoir pourquoi, il avait honte de penser à elle.Sa conscience n’était pas tranquille… Mais il la calmait en sedisant que le lendemain tout serait fini pour toujours, qu’il sedélivrerait pour toujours de cette folle – et qu’il oublieraittoutes ces intrigues.

Les hommes faibles, quand ils se parlent à eux-mêmes, emploientvolontiers des mots énergiques !

Et puis… cela ne tire pas àconséquence !

Chapitre 41

 

Telles étaient les réflexions que faisait Sanine en se couchant.Mais quelles furent ses impressions quand le lendemain matin MariaNicolaevna heurta à sa porte avec le manche de corail de sacravache, et qu’il la vit sur le seuil de sa chambre, tenant d’unemain la traîne de son amazone bleu sombre, avec un petit chapeaud’homme posé sur les lourdes tresses de ses cheveux, le voileflottant sur l’épaule, et un sourire provocant sur les lèvres, dansles yeux, sur tout le visage.

Que se dit Sanine en ce moment ?…

– Eh bien ! êtes-vous prêt, lui cria gaîment madamePolosov.

Sanine boutonna sa redingote et prit sans mot dire sonchapeau.

Maria Nicolaevna lui jeta un regard joyeux, lui fit un petitsigne de tête et descendit en courant l’escalier.

Il la suivit à la hâte.

Les chevaux attendaient déjà dans la rue devant le perron. Ilsétaient trois ; une cavale pur-sang d’un roux doré, avec desnaseaux secs et découvrant les dents, des yeux noirs à fleur detête, des jambes de cerf, un peu grêle, mais élégante et chaudecomme le feu – elle était destinée à Maria Nicolaevna ; lecheval de Sanine était vigoureux, large, un peu lourd, sansmarques ; le troisième cheval était pour le groom.

Maria Nicolaevna sauta légèrement sur son coursier. La cavalepiaffa, se tourna de tous côtés, relevant la queue et ployant lacroupe, mais Maria Nicolaevna, excellente écuyère, la maintint surplace.

Elle voulait dire adieu à Polosov, qui sortit sur le balconcoiffé de son fez et dans sa robe de chambre ouverte ; ilagita son mouchoir de batiste, sans sourire, mais au contraire ense renfrognant.

Sanine se mit en selle et Maria Nicolaevna du bout de sacravache esquissa un salut à l’adresse de Polosov, puis cingla d’uncoup l’encolure ambrée et plate de son cheval. La cavale se dressasur ses jambes de derrière, bondit en avant et partit d’une allureélégante et matée, frémissant dans toutes ses fibres et portant surle mors, humant l’air et reniflant avec impétuosité…

Sanine suivait en regardant l’amazone ; sa taille fine etflexible se balançait d’aplomb avec souplesse et harmonie,étroitement soutenue et dégagée par le corset.

Madame Polosov retourna la tête et du regard appela Sanine. Ilscheminèrent de front.

– Voyez comme il fait beau ! s’écria-t-elle… Je vousle dis pour la dernière fois avant de nous séparer – vous êtesadorable – et vous ne vous repentirez pas d’être venu.

En prononçant ces mots elle les accompagna de plusieursmouvements de tête affirmatifs, comme pour renforcer lasignification de ces paroles et les rendre plus pénétrantes.

Maria Nicolaevna semblait si heureuse que Sanine en futétonné : son visage avait cette expression posée que prennentles enfants quand ils sont très, très sages.

Les chevaux allèrent au pas jusqu’à la barrière, assezrapprochée, puis ils partirent d’un grand trot.

Le temps était beau ; un vrai ciel d’été ; le ventvenait à leur rencontre et bruissait et sifflait agréablement auxoreilles.

Ils éprouvaient un sentiment de bien-être : la conscienced’une vie jeune et puissante s’emparait d’eux dans cette courselibre et fougueuse ; ce sentiment grandissait de minute enminute.

Maria Nicolaevna ralentit l’allure de son cheval et se remit aupas ; Sanine suivit son exemple.

– Voilà pourquoi il vaut la peine de vivre ! s’écrial’amazone avec un soupir profond et heureux. Quant on réussit àfaire ce qui semblait impossible, il faut s’en saoulerjusque-là !

Elle passa rapidement la main sous son menton.

– Et comme nous nous sentons meilleurs ! Regardezcomme je suis bonne en ce moment… Il me semble que j’embrasseraisle monde entier !… Non, pas tout entier… En voilà un que jen’embrasserais pas…

Du bout de sa cravache, elle indiqua un vieillard, pauvrementvêtu et qui suivait le bord de la route à côté d’eux.

– Mais je suis prête à le rendre heureux… Voici pour vous,eh ! cria-t-elle en allemand.

Elle jeta sa bourse aux pieds du vieillard. On ne connaissaitpas encore les porte-monnaie, et le petit filet tomba lourdementsur le chemin avec un bruit sec.

Le passant étonné s’arrêta.

Maria Nicolaevna éclata de rire et mit son cheval au galop.

– Êtes-vous toujours aussi gaie quand vous allez àcheval ? demanda Sanine à madame Polosov quand il l’eutrejointe.

Maria Nicolaevna tira brusquement les rênes, elle n’arrêtaitjamais autrement son cheval.

– Je voulais seulement échapper aux remerciements… Lesremerciements gâtent mon plaisir… Ce n’est pas pour son plaisir queje lui ai laissé ma bourse, mais pour le mien… Pourquoi meremercierait-il ?… Qu’est-ce que vous m’avez demandé tout àl’heure ? Je n’ai pas entendu.

– Je vous ai demandé… j’ai voulu savoir pourquoi vous êtessi gaie aujourd’hui ?

Mais soit que Maria Nicolaevna de nouveau n’eût pas entendu laquestion, soit qu’elle jugeât inutile de répondre, elledit :

– Savez-vous… ce groom qui se balance derrière nous,m’agace… Comment nous débarrasser de lui ?

Elle sortit vivement un carnet de sa poche.

– Je vais lui remettre une lettre à porter à la ville… Non,cela ne va pas… Ah ! cette fois j’ai trouvé !… N’est-cepas un traiteur, là-bas, devant vous ?

Sanine regarda dans la direction indiquée.

– Oui, c’est un restaurant, il me semble.

– Parfait !… Je vais lui dire de rester là et de boirede la bière jusqu’à notre retour.

– Mais qu’est-ce qu’il pensera ?

– Qu’est-ce que cela peut nous faire ? Puis, il nepensera rien du tout, il boira de la bière, et voilà tout… Allons,Sanine – elle l’appelait pour la première fois Sanine tout court –en route, au trot !

Quand les cavaliers se trouvèrent devant le restaurant, MariaNicolaevna appela le groom : et lui donna ses ordres. Legroom, Anglais de naissance et de tempérament, porta sans dire unmot la main à la visière de sa casquette, sauta de cheval et pritl’animal par la bride.

– Maintenant, nous sommes des oiseaux libres ! criaMaria Nicolaevna. Où irons-nous ? Au nord, au midi, àl’occident, à l’orient ?… Regardez, je suis comme le roi deHongrie lors de son couronnement (elle indiqua du bout de sacravache les quatre points cardinaux). L’univers est à nous. Ehbien ! vous voyez ces montagnes. – Ah ! quellesforêts ! Là-bas, dans les monts, dans les monts… In dieBerge, In die Berge, wo die Freiheit thront. – (Dans lesmonts, dans les monts où règne la liberté.)

Maria Nicolaevna quitta la route et galopa dans un étroit cheminà peine frayé qui semblait, en effet, conduire directement à lamontagne. Sanine s’élança sur ses pas.

Chapitre 42

 

L’étroit chemin devint bientôt un sentier à peine visible etfinit par s’effacer complètement, coupé par un fossé.

Sanine était d’avis de rebrousser chemin, mais Maria Nicolaevnase récria :

– Non, non, je veux aller à la montagne. Allons à traverschamps, tout droit, comme les oiseaux volent.

Elle obligea son cheval à sauter par-dessus le fossé. Sanine enfit autant.

De l’autre côté s’étendait une prairie, d’abord sèche, ensuitehumide et qui finit dans un marécage ; on voyait l’eau sourdrepartout et former par place des mares.

Maria Nicolaevna conduisit exprès son cheval en plein dans lemarais, et se mit à rire en criant :

– Faisons l’école buissonnière ! Vous savez ce quec’est que de chasser au moment des eaux printanières,demanda-t-elle à Sanine.

– Je le sais, répondit le jeune homme.

– J’avais un oncle, continua-t-elle, qui aimait beaucoup lachasse. Je l’accompagnais souvent… au printemps, c’estadorable !… Nous aussi, aujourd’hui, nous nous retrempons dansles eaux printanières… Seulement je vois que vous êtes un vraiRusse, et vous voulez épouser une Italienne… Enfin, c’est votresort !… Tiens ! encore un fossé ! Hop, hop,hop !…

La cavale franchit le ravin, et le chapeau de Maria Nicolaevnas’envola, ses cheveux se déroulèrent sur son dos.

Sanine voulut sauter à bas de son cheval pour ramasser lechapeau, mais l’amazone le retint :

– Ne descendez pas de cheval, je le reprendraimoi-même…

Elle se pencha très bas tout en restant en selle, accrocha levoile avec le manche de sa cravache et ramassa son chapeau ;elle le remit sans relever ses cheveux et reprit sa course encriant : Hip ! hip !

Sanine galopait à côté de Maria Nicolaevna ; avec elle ilsautait les fossés, les haies, les ruisseaux ; il montait etdescendait, gravissant la montagne, redescendant le versant opposé,et tout le temps il gardait les yeux attachés sur le visage de sacompagne.

Quel éclat ! tout ce visage s’épanouissait : les yeuxse dilataient, avides, clairs, sauvages ; les lèvress’ouvraient, les narines palpitaient et humaient l’air avidement.Maria Nicolaevna regardait droit devant elle, embrassant toutl’horizon du regard, son âme semblait s’emparer de tout ce qu’ellevoyait, prenait possession de la terre, du ciel, du soleil et mêmede l’air ; elle n’avait qu’un regret : pourquoirencontrait-elle si peu d’obstacles, elle voudrait vaincre encore,encore…

– Sanine, cria-t-elle… c’est tout à fait comme dans laLénore de Burger ; seulement vous n’êtes pasmort ? N’est-ce pas, vous n’êtes pas mort ? Moi, je suisbien vivante…

Ce n’était plus une amazone qui galopait, c’était un jeunecentaure féminin – demi-animal, demi-Dieu ! – Et cette terredocile et bien disciplinée s’étonne devant la bacchante qui lapiétine.

Enfin, Maria Nicolaevna arrêta son cheval trempé de sueur etcouvert de boue.

La cavale fléchissait sous l’écuyère, et le puissant et lourdétalon de Sanine perdait son souffle.

– Eh bien ? c’est beau ? demanda Maria Nicolaevnadans un murmure d’extase.

– C’est beau ! répondit avec transport Sanine.

Son sang bouillonnait aussi.

– Attendez ! vous verrez ce qui nous attendencore !

Elle lui tendit la main, son gant était déchiré.

– Je vous ai dit que je vous amènerais dans la forêt,« vers les monts ! vers les montagnes ! »

En effet, couronnée par un mont altier, la montagne se dressaità deux cents pas du lieu où se trouvaient les sauvagescavaliers.

– Regardez, voici le chemin… Rajustons-nous un peu… et enroute ! Mais au pas !… Il faut permettre à nos chevaux derespirer un peu.

Ils se remirent en marche. D’un grand coup de main, MariaNicolaevna rejeta en arrière ses cheveux. Elle examina ses gants etles retira.

– Mes mains sentiront le cuir, dit-elle… Mais cela nous estégal.

Elle souriait et Sanine souriait aussi. Cette course écheveléeles avait rapprochés et unis.

– Quel âge avez-vous ? demanda-t-elle tout à coup.

– Vingt-deux ans.

– Est-ce possible ?… Moi aussi j’ai vingt-deux ans…C’est un bon âge… Additionnez toutes nos années et vous serezencore loin de la vieillesse… Pourtant il fait chaud… Dites-moi,est-ce que je suis rouge ?

– Comme une fleur de pavot !…

Elle passa son mouchoir sur son visage.

– Dès que nous serons dans le bois, il fera frais… C’est unvieux bois… comme qui dirait un vieil ami… Avez-vous desamis ?…

Sanine réfléchit un instant.

– Oui, j’en ai… mais peu… De vrais amis, je n’en aipas…

– Moi, j’ai de vrais amis, mais ils ne sont pas vieux… cecheval, par exemple, c’est aussi un ami… Comme il me portedélicatement ! Ah ! oui, l’on est très bien ici !Est-il possible que je parte pour Paris après-demain ?

– Est-ce possible ? répéta Sanine.

– Et vous, vous partirez pour Francfort !

– Oh ! moi, certainement, je retournerai àFrancfort.

– Eh bien ! allez-y… Je vous donnerai ma bénédiction…Mais aujourd’hui, c’est notre jour, à nous, à nous… rien qu’ànous !

Les chevaux avaient atteint la lisière du bois et ilspénétrèrent dans la forêt. L’ombre fraîche les enveloppa doucementde toutes parts.

– Oh ! mais c’est le paradis ici ! cria MariaNicolaevna… Allons au plus profond, plongeons-nous dans cetteombre, Sanine.

Les chevaux avançaient lentement dans les profondeurs de laforêt, se balançant et reniflant.

Le sentier qu’ils suivaient changea subitement de direction ets’engagea dans un défilé très étroit. L’odeur de la bruyère, desfougères, de la résine de pin, de la fane de l’année précédentemontait du sol… des crevasses de rochers bruns s’exhalait unefraîcheur pénétrante… Des deux côtés du chemin s’élevaient desmonticules couverts de mousse verte.

– Arrêtons-nous ! cria Maria Nicolaevna, je veux mereposer sur ce velours. Aidez-moi à descendre de cheval.

Sanine mit pied à terre et courut auprès de madame Polosov. Elles’appuya sur ses épaules, sauta vivement à terre, et s’assit sur untertre de mousse.

Sanine resta debout devant elle, tenant les deux chevaux par labride.

Maria Nicolaevna leva les yeux sur lui.

– Sanine, savez-vous oublier ?

Sanine se rappela ce qui s’était passé la veille en voiture…

– Est-ce une question… ou un reproche ?demanda-t-il.

– De ma vie je n’ai adressé un reproche à quelqu’un…Croyez-vous aux ensorcellements ?

– Comment ?

– Par des enchantements… comme disent chez nous les moujiksdans leurs chansons.

– Ah ! voilà ce que vous voulez dire.

– Oui… c’est cela… j’y crois… y croyez-vous ?

– L’ensorcellement… l’enchantement… répéta Sanine… Tout estpossible dans ce monde… Autrefois je n’y croyais pas, maintenantj’y crois… Je ne me reconnais plus…

Maria Nicolaevna réfléchit un instant puis regarda autourd’elle.

– Il me semble que je connais cet endroit… Sanine, regardezs’il n’y a pas une croix rouge sur le tronc de ce grand chêne,derrière… Y est-elle ?

Sanine s’approcha de l’arbre…

– Oui, il y a une croix.

Maria Nicolaevna sourit :

– Ah bon ! Je sais maintenant où nous nous trouvons…Nous ne nous sommes pas écartés de notre route… Qui est-ce quicogne comme ça ?… Un bûcheron ?

Sanine regarda dans la direction du bruit.

– Oui… un homme coupe les branches mortes…

– Je veux mettre mes cheveux en ordre… On peut me voir etme juger…

Elle souleva son chapeau et se mit à natter ses longues tresses,gravement et sans prononcer une parole.

Sanine restait toujours debout devant elle.

Les formes élégantes de la jeune femme se dessinaient nettementsous les plis sombres du drap, auquel ici et là se collaient desbrins de mousse.

Un des chevaux tout à coup se secoua derrière Sanine. Le jeunehomme tressaillit de la tête aux pieds ; tout se brouillaitdevant ses yeux, ses nerfs étaient tendus comme des cordes deviolon.

Il disait la vérité en assurant qu’il ne se reconnaissait plus.En effet, il était ensorcelé… Tout son être était possédé d’uneseule pensée, d’un seul désir.

Maria Nicolaevna jeta sur lui un regard pénétrant.

– Maintenant tout est en ordre, dit-elle en remettant sonchapeau… Pourquoi restez-vous debout ? Asseyez-vous ici… Non…attendez !… Ne vous éloignez pas… Qu’est-ce qu’onentend ?

Un bruit sourd roula par-dessus les cimes des arbres, ébranlantl’air dans le bois.

– Est-ce possible ? Le tonnerre ?

– On dirait, en effet, que c’est le tonnerre…

– Mais c’est une véritable fête… Quelle fête… C’est laseule chose qui nous manquait…

Pour la seconde fois un bruit sourd retentit et s’abattit enlongs roulements.

– Bravo, bis ! Vous rappelez-vous ce que je vousdisais hier de l’Énéide ?… Eux aussi ils ont étésurpris par l’orage dans une forêt… Maintenant, sauvons-nous.

Elle se releva d’un bond.

– Amenez-moi mon cheval… Présentez-moi votre main… Ainsi…Je ne suis pas lourde.

Elle s’élança en selle, légère comme un oiseau.

Sanine remonta à cheval.

– Vous voulez rentrer ? demanda-t-il d’une voix malassurée.

– Rentrer ! dit-elle en accentuant lentement lessyllabes tout en rassemblant les brides.

– Suivez-moi, cria-t-elle à Sanine d’un ton decommandement.

Elle rejoignit le sentier et après avoir passé la croix rouge,elle descendit dans un chemin enfoncé, arriva à un carrefour,tourna à droite, et de nouveau gravit la montagne.

L’amazone savait évidemment où elle allait, le chemin qu’elleavait choisi pénétrait toujours plus dans les profondeurs de laforêt.

Maria Nicolaevna ne parlait pas, ne regardait pas soncompagnon ; elle avançait d’un air impérieux, et Sanine lasuivait docilement sans une étincelle de volonté dans son cœur quise pâmait.

Une pluie fine commença à tomber. Maria Nicolaevna accéléra lamarche de son cheval et Sanine en fit autant.

Enfin, à travers la verdure sombre des sapins, Sanine aperçut àl’abri du rocher gris une misérable hutte avec une porte dans lemur formé de branches entrelacées.

Maria Nicolaevna obligea son cheval à se frayer un passage entreles sapins, puis elle sauta à terre, et courut devant l’entrée dela guérite. Alors, se tournant vers Sanine, elle murmura :Énée !

…  …  …  …  … … .

Quatre heures plus tard, Maria Nicolaevna et Sanine accompagnésdu groom, qui dormait en selle, rentraient dans leur hôtel àWiesbaden.

Polosov vint au-devant de sa femme en tenant à la main la lettrequ’il avait écrite au régisseur, mais ayant regardé avec attentionMaria Nicolaevna, son visage exprima du mécontentement et il dit àdemi-voix :

– Est-il possible que j’aie perdu mon pari ?

Pour toute réponse madame Polosov haussa les épaules.

 

Le même jour, deux heures plus tard, Sanine, dans la chambre deMaria Nicolaevna, se tenait devant elle, éperdu, comme un homme quisombre.

– Alors, où vas-tu ? lui demanda-t-elle, à Paris ou àFrancfort ?

– Je vais où tu seras, – et je resterai près de toi jusqu’àce que tu me chasses, répondit-il avec désespoir en baisant lesmains de sa dominatrice.

Maria Nicolaevna retira ses mains, les posa sur la tête du jeunehomme et empoigna les cheveux de ses dix doigts. Elle caressait ettournait lentement ces pauvres boucles puis se redressa toutedroite, avec un sifflement de serpent triomphant sur les lèvres –tandis que ses yeux larges et clairs jusqu’à devenir blancsn’exprimaient que le rassasiement et la férocité impitoyable de lavictoire.

Le vautour quand il dépèce sa proie a ces yeux-là.

Chapitre 43

 

Voilà les souvenirs qui assaillirent Sanine quand en rangeantses papiers dans le silence du cabinet, il retrouva la petite croixde grenat.

Tous ces événements se retracèrent nettement et avec suite danssa mémoire.

Mais quand il arriva au moment où il se revit adressant à madamePolosov des supplications humiliantes, se laissant fouler auxpieds, quand il revécut ses jours d’esclavage, il se détourna desimages évoquées, et ne voulut plus se souvenir.

Ce n’est pas que sa mémoire lui fit défaut… Oh, non ! Ilsavait, il ne savait que trop bien tout ce qui s’était passé depuisce moment, mais la honte l’étouffait – même en ce jour, après tantd’années écoulées, il a peur de ce sentiment de mépris pourlui-même qui reviendra, il le sait, noyer sous sa vague toutes lesautres impressions, s’il n’ordonne pas à sa mémoire de setaire.

Mais il a beau se détourner de ces souvenirs, il ne parvient pasà les effacer complètement.

Il se rappelle la vilaine lettre, fausse et pleurnichante, qu’ila envoyée à Gemma et pour laquelle il n’a pas reçu de réponse…

Après une pareille trahison pouvait-il la revoir, retourner chezelle ?… Non ! non ! Il avait encore assez deconscience et d’honnêteté pour ne pas commettre une telle action.Il avait perdu toute confiance en lui, tout respect de soi-même, ilne pouvait plus rien garantir.

Sanine se rappela encore comment, après – ô honte ! – ilenvoya le valet de Polosov à Francfort pour prendre seseffets ; et lui, il avait peur, il ne pensait qu’à une chose,partir le plus vite possible pour Paris, pour Paris ! Il revitcomment, sur l’ordre de Maria Nicolaevna, il fit la cour à sonmari, et l’aimable avec Daenhoff, qui avait au doigt une bague defer comme celle que Maria Nicolaevna avait donnée àSanine ! ! !

Ensuite vinrent des souvenirs plus tristes, plus honteuxencore.

Un matin le garçon lui remit une carte de visite portant le nomde Pantaleone Cippatola, chanteur italien de S. A. R. le duc deModène. Et Sanine refusa de voir le vieillard, mais il ne putéchapper à une rencontre dans le couloir. Il revoit le visageirrité de l’ex-chanteur dont le toupet se hérissait encore et sesyeux brillaient comme des tisons ; et il entend encore sesexclamations et ses malédictions :Maledizione !

Ces mots affreux retentissent encore à ses oreilles :Codardo ! Infame traditor ! (Lâche, traîtreinfâme.)

Sanine ferme les yeux et secoue la tête, il regarde à droite, àgauche, mais malgré lui il se voit de nouveau dans la dormeuse, surl’étroite banquette de devant ; sur les sièges du fond sontconfortablement assis Maria Nicolaevna et Polosov ; quatrechevaux emportent joyeusement la voiture loin de Wiesbaden… àParis ! à Paris !

Polosov mange une poire que Sanine lui a préparée, et MariaNicolaevna le regarde, lui, son serf, avec ce sourire qu’il connaîtdéjà, le sourire du propriétaire, du seigneur…

Mais, ô Dieu ! là, au coin de la rue, un peu après lasortie de la ville – n’est-ce pas de nouveau Pantaleone ? Etqui est avec lui ? Emilio ! Oui, ce beau garçonenthousiaste, qui lui était si fort attaché.

Y a-t-il longtemps que ce jeune cœur adorait en lui un héros, unidéal ? – Et maintenant son pâle et beau visage, si beau queMaria Nicolaevna l’a remarqué et se met à la portière pour leregarder, – ce visage est plein de rage et de mépris. Les yeux, quiont tant de ressemblance avec d’autres yeux, s’attachent sur Sanineet les lèvres se serrent… puis s’ouvrent brusquement pour lancerl’injure…

Et Pantaleone étend la main et désigne Sanine – à qui ? ÀTartaglia qui est là, lui aussi, et Tartaglia aboie contre Sanine,et l’aboiement de cet honnête chien résonne à ses oreilles commeune injure intolérable… Quelle honte !

Enfin – la vie de Sanine à Paris et toutes les humiliations,toutes les viles tortures de l’esclave, à qui l’on ne permet nid’être jaloux ni de se plaindre, et qu’on abandonne un jour commeun vêtement usé.

Ensuite vient le retour dans la patrie – la vie brisée,vidée ; le petit train des petites choses, l’amer repentirinutile, et l’oubli non moins amer et non moins inutile.

C’est le châtiment secret mais continuel, de chaque instant,comme une douleur sourde mais inguérissable, l’acquittement sou parsou d’une dette dont on ne peut même pas mesurer l’étendue.

Le calice est rempli… Assez !

Comment se fait-il que la petite croix que Gemma a donnée àSanine soit encore là ? Pourquoi ne l’a-t-il pas rendue ?Pourquoi jusqu’à ce jour ne l’a-t-il pas retrouvée ?

Sanine resta longtemps, bien longtemps absorbé dans cesréflexions, – et déjà assagi par l’expérience de l’âge, il necomprend pas comment il a pu abandonner Gemma qu’il a aimée sitendrement et avec tant de passion… pour une femme qu’il n’a jamaisaimée ?…

Le lendemain, Sanine étonna fortement ses amis et ses relationsen leur annonçant qu’il partait pour l’étranger.

Dans le monde cette nouvelle intrigua beaucoup : Saninequittait Saint-Pétersbourg au milieu de l’hiver, quand il venait demeubler un appartement confortable et de prendre un abonnement àl’Opéra-Italien où devait chanter la Patti en personne… Oui, laPatti, la Patti elle-même !…

Les amis de Sanine recherchèrent les causes de son départ, maisles hommes n’ont pas beaucoup de temps pour s’occuper des affairesd’autrui, et le jour où Sanine partit pour l’étranger, une seulepersonne l’accompagna à la gare ; c’était son tailleur, unFrançais, qui avait l’espoir de faire régler une note en souffrance« pour un saute-en-barque en velours noir… et tout à faitchic. »

Chapitre 44

 

Sanine avait annoncé à ses amis qu’il partait pour l’étranger,mais il ne leur avait pas dit où il allait.

Il se rendit directement à Francfort. Le quatrième jour ilarriva dans cette ville où il n’était pas revenu depuis 1840.

L’hôtel du « Cygne Blanc » était toujours à la mêmeplace, mais n’était plus un hôtel de premier ordre.

La Zeile, la rue principale de Francfort, avait peuchangé, mais il ne restait plus trace de la rue où se trouvaitjadis la confiserie Roselli.

Sanine erra comme un fou dans ces lieux si familiers autrefoiset où il ne reconnaissait plus rien ; les anciennes maisonsavaient disparu pour faire place à de hautes constructions et àd’élégantes villas ; même le jardin public où Sanine avait euun rendez-vous avec Gemma, s’était agrandi et avait changé au pointque Sanine se demanda s’il ne s’était pas trompé dejardin ?

Comment se retrouver ? À qui s’adresser ? Trente anss’étaient écoulés.

Les personnes que Sanine avait interrogées n’avaient jamaisentendu le nom de Roselli ; le maître d’hôtel lui avaitconseillé de prendre des renseignements à la Bibliothèque publique,où il trouverait de vieux journaux, mais comment ces vieux journauxlui fourniraient-ils les indications qu’il cherchait ?Personne ne put le lui expliquer.

Dans son désespoir, Sanine demanda des nouvelles deM. Kluber.

Oh ! celui-là, tout le monde le connaissait, mais cesrenseignements n’éclairèrent pas Sanine sur ce qu’il désiraitsavoir. L’élégant commis, sa fortune faite, s’était livré à desspéculations, avait fait faillite et était mort en prison…

Ces nouvelles d’ailleurs laissèrent Sanine très indifférent, etil commençait à se dire qu’il avait agi précipitamment en venantcomme cela à Francfort, lorsqu’un jour en feuilletant un livred’adresses, il tomba sur le nom de von Daenhoff, major enretraite.

Il s’empressa de prendre une voiture et de se faire conduire àl’adresse indiquée, sans savoir si ce Daenhoff était l’officierqu’il avait connu, ou, dans le cas où ce serait bien lui, s’ilpourrait lui dire ce que la famille Roselli était devenue.

Mais le noyé s’accroche à une paille.

Sanine trouva le major von Daenhoff chez lui, et dans cet hommeà tête blanche il reconnut d’emblée son ancien adversaire.

Daenhoff le reconnut également et fut très content de le voir,cela lui rappelait sa jeunesse et ses aventures.

Sanine put apprendre enfin de lui que la famille Roselli avaitdepuis longtemps émigré en Amérique, à New-York, que Gemma avaitépousé un négociant et que le major connaissait un marchand deFrancfort qui devait avoir l’adresse du mari de Gemma, car il avaitdes relations avec l’Amérique.

Sanine pria le major Daenhoff de lui procurer cette adresse –et, ô joie ! son ancien adversaire la lui rapporta :M. Jeremiah Slocum, New-York, Broadway n° 501.

Il est vrai qu’elle datait de 1863.

– Espérons, s’écria Daenhoff, que notre beauté de Francfortest encore de ce monde et qu’elle demeure toujours à New York.

Puis, baissant la voix, il ajouta :

– À propos, et cette dame russe, vous savez qui je veuxdire, qui était à Wiesbaden – madame von Bo… von Bozolov. – Ellevit toujours ?

– Non, répondit Sanine, il y a longtemps qu’elle estmorte.

Daenhoff baissa les yeux, mais voyant que Sanine détournait latête et se renfrognait, il ne dit plus rien et se retira.

Le jour même Sanine envoya une lettre à madame Gemma Slocum àNew-York. Il lui dit qu’il lui écrivait de Francfort où il étaitvenu à sa recherche ; qu’il comprenait parfaitement qu’iln’avait pas le droit d’espérer une réponse, car il ne méritait passon pardon ; il n’avait qu’un espoir, c’est qu’au sein de sonbonheur elle avait depuis longtemps oublié jusqu’à sonexistence.

Il ajouta qu’il s’était décidé subitement à lui écrire à lasuite d’une circonstance qui avait évoqué devant lui les images dupassé avec une force extraordinaire.

Il raconta sa vie solitaire, sans famille, sans joie, et la priade ne pas se méprendre sur les motifs qui l’avaient déterminé àécrire cette lettre ; il ne voulait pas emporter dans la tombela conscience qu’une faute, qu’il avait cruellement expiée, n’avaitpas été pardonnée. Il l’implorait de lui écrire seulement deux motspour lui dire comment elle se trouvait dans la nouvelle patriequ’elle s’était choisie.

« En m’envoyant ne fût-ce qu’un mot, ajoutait Sanine enterminant sa lettre, vous ferez une bonne action, digne de votrebelle âme, et je vous en serai reconnaissant jusqu’à mon derniersoupir. Je suis actuellement à l’hôtel du Cygne Blanc, àFrancfort, et j’attendrai ici votre réponse jusqu’auprintemps. » Il souligna ces derniers mots.

Sanine expédia sa lettre et l’attente commença.

Il passa six semaines à l’hôtel sans sortir de sa chambre et nevoyant personne. Ses amis de Russie ne pouvaient pas lui écriren’ayant pas son adresse, et Sanine s’en félicitait ; il savaitque lorsqu’il recevrait une lettre, il saurait de qui ellevient.

Il lisait du matin au soir, non des journaux mais des livressérieux, des livres d’histoire.

Ces lectures prolongées, ce silence, cette vie repliée sursoi-même répondait à son état d’âme. Il savait gré à Gemma de lalui avoir indirectement procurée.

Mais est-elle vivante ? Lui répondra-t-elle ?

Enfin, la lettre si longtemps attendue arriva, portant un timbreaméricain et venant de New-York ! La suscription del’enveloppe était d’écriture anglaise.

Sanine ne reconnut pas cette écriture et son cœur se serra. Ilavait peur d’ouvrir cette lettre. Il regarda la signature :Gemma !

Il fondit en larmes.

Ce nom écrit au bas de la page sans être accompagné du nom defamille était un gage de pardon.

Il déplia une fine feuille de papier à lettres bleu – unephotographie tomba sur le plancher. Il la releva précipitamment, etresta ébahi : Gemma, Gemma jeune, comme il l’a connue il y atrente ans. Les mêmes yeux, la même bouche, le même type devisage.

Sur l’envers de la carte était écrit : « Ma filleMarianna. »

La lettre était simple et pleine de bonté.

Gemma remerciait Sanine de ne pas avoir douté d’elle, d’avoir euconfiance en elle. Elle ne lui cacha pas qu’elle avait cruellementsouffert après la fuite de son fiancé, mais elle ajouta qu’elleavait regardé et regarderait toujours sa rencontre avec Saninecomme un bonheur, car cette rencontre l’avait empêchée d’épouserKluber, et de cette façon bien qu’indirectement avait été la causede son mariage avec M. Slocum, avec qui depuis vingt-huit anselle vit heureuse et dans l’abondance.

Leur maison est connue de tout New-York.

Gemma annonça ensuite qu’elle avait cinq enfants : quatrefils et une fille de dix-huit ans, qui est déjà fiancée. Elle luienvoie la photographie de sa fille, parce qu’au dire de tous elleressemble à sa mère.

Gemma avait réservé les nouvelles tristes pour la fin de salettre.

Frau Lénore était morte à New-York où elle avait accompagné safille et son gendre. Elle a vécu assez longtemps pour pouvoir jouirdu bonheur de ses enfants et élever ses petits-enfants.

Pantaleone voulait les accompagner en Amérique, mais il étaitmort la veille du jour fixé pour le départ de Francfort.

« Et Emilio, notre cher, incomparable Emilio, il est mortde la belle mort, pour la liberté de sa patrie, en Sicile, où ilest allé dans les rangs des Mille avec le grand Garibaldià sa tête. Nous avons pleuré chaudement la mort de notre cherfrère, mais en le pleurant nous en étions fiers, – et nous enserons fiers toujours. Sa mémoire nous est sacrée ! Sa grandeâme désintéressée méritait la couronne du martyre ! »

En terminant sa lettre, Gemma exprimait le regret de savoir quela vie de Sanine avait été si peu satisfaisante, elle luisouhaitait avant tout la paix de l’âme, et ajoutait qu’elle eût étéheureuse de le revoir, bien qu’une telle rencontre fût peuprobable.

Il est impossible d’exprimer ce que Sanine ressentit en lisantcette lettre. Il n’y a pas de mots pour rendre des sentimentssemblables. Ces sentiments sont plus profonds, plus forts, plusvagues que la parole. La musique seule pourrait les exprimer.

Sanine répondit immédiatement et envoya à Mariana Slocum« d’un ami inconnu », comme cadeau de noces, la petitecroix de grenat superbement enchâssée de perles fines. Bien que ceprésent fût d’une grande valeur, il ne ruina pas Sanine. Pendantles trente années qui s’étaient écoulées depuis son séjour àFrancfort, il avait gagné une fortune considérable. Il revint àSaint-Pétersbourg au commencement du mois de mai – mais pas pourlongtemps probablement.

On assure qu’il cherche à vendre son domaine et qu’il pensepartir pour l’Amérique.

FIN

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