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Emile ou de l’éducation Jean-Jacques Rousseau (livre 1 et 2)

Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’éducation (livre 1 et 2), 1762

Table des matières
Préface 3
Livre premier : L’âge de nature : le nourrisson (infans)8
Livre second : L’âge de nature : de 2 à 12 ans (puer) .. 86
Livre troisième : L’âge de force : de 12 à 15 ans 264
Livre quatrième : L’âge de raison et des passions (de
15 à 20 ans) 355
Profession de foi du vicaire savoyard 461
Livre cinquième : L’âge de sagesse et du mariage (de
20 à 25 ans) 639
Sophie ou la femme 639
Des voyages 822

2

Préface
Ce recueil de réflexions et d’observations, sans ordre et
presque sans suite, fut commencé pour complaire à une
bonne mère qui sait penser. Je n’avais d’abord projeté
qu’un mémoire de quelques pages ; mon sujet
m’entraînant malgré moi, ce mémoire devint insensible-
ment une espèce d’ouvrage trop gros, sans doute, pour ce
qu’il contient, mais trop petit pour la matière qu’il traite.
J’ai balancé longtemps à le publier ; et souvent il m’a fait
sentir, en y travaillant, qu’il ne suffit pas d’avoir écrit
quelques brochures pour savoir composer un livre. Après
de vains efforts pour mieux faire, je crois devoir le donner
tel qu’il est, jugeant qu’il importe de tourner l’attention
publique de ce côté-là ; et que, quand mes idées seraient
mauvaises, si j’en fais naître de bonnes à d’autres, je
n’aurai pas tout à fait perdu mon temps. Un homme qui,
de sa retraite, jette ses feuilles dans le public, sans prô-
neurs, sans parti qui les défende, sans savoir même ce
qu’on en pense ou ce qu’on en dit, ne doit pas craindre
que, s’il se trompe, on admette ses erreurs sans examen.
Je parlerai peu de l’importance d’une bonne éduca-
tion ; je ne m’arrêterai pas non plus à prouver que celle
qui est en usage est mauvaise ; mille autres l’ont fait avant
moi, et je n’aime point à remplir un livre de choses que
tout le monde sait. Je remarquerai seulement que, depuis
des temps infinis, il n’y a qu’un cri contre la pratique éta-
3

blie, sans que personne s’avise d’en proposer une meil-
leure. La littérature et le savoir de notre siècle tendent
beaucoup plus à détruire qu’à édifier. On censure d’un ton
de maître ; pour proposer, il en faut prendre un autre,
auquel la hauteur philosophique se complaît moins. Mal-
gré tant d’écrits, qui n’ont, dit-on, pour but que l’utilité
publique, la première de toutes les utilités, qui est l’art de
former des hommes, est encore oubliée. Mon sujet était
tout neuf après le livre de Locke, et je crains fort qu’il ne le
soit encore après le mien.
On ne connaît point l’enfance : sur les fausses idées
qu’on en a, plus on va, plus on s’égare. Les plus sages
s’attachent à ce qu’il importe aux hommes de savoir, sans
considérer ce que les enfants sont en état d’apprendre. Ils
cherchent toujours l’homme dans l’enfant, sans penser à
ce qu’il est avant que d’être homme. Voilà l’étude à la-
quelle je me suis le plus appliqué, afin que, quand toute
ma méthode serait chimérique et fausse, on pût toujours
profiter de mes observations. Je puis avoir très mal vu ce
qu’il faut faire ; mais je crois avoir bien vu le sujet sur le-
quel on doit opérer. Commencez donc par mieux étudier
vos élèves ; car très assurément vous ne les connaissez
point ; or, si vous lisez ce livre dans cette vue, je ne le crois
pas sans utilité pour vous.
A l’égard de ce qu’on appellera la partie systématique,
qui n’est autre chose ici que la marche de la nature, c’est là
ce qui déroutera le plus le lecteur ; c’est aussi par là qu’on
m’attaquera sans doute, et peut-être n’aura-t-on pas tort.
On croira moins lire un traité d’éducation que les rêveries
d’un visionnaire sur l’éducation. Qu’y faire ? Ce n’est pas
4

sur les idées d’autrui que j’écris ; c’est sur les miennes. Je
ne vois point comme les autres hommes ; il y a longtemps
qu’on me l’a reproché. Mais dépend-il de moi de me don-
ner d’autres yeux, et de m’affecter d’autres idées ? non. Il
dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne
point croire être seul plus sage que tout le monde ; il dé-
pend de moi, non de changer de sentiment, mais de me
défier du mien : voilà tout ce que je puis faire, et ce que je
fais. Que si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n’est
point pour en imposer au lecteur ; c’est pour lui parler
comme je pense. Pourquoi proposerais-je par forme de
doute ce dont, quant à moi, je ne doute point ? je dis exac-
tement ce qui se passe dans mon esprit.
En exposant avec liberté mon sentiment, j’entends si
peu qu’il fasse autorité, que j’y joins toujours mes raisons,
afin qu’on les pèse et qu’on me juge : mais, quoique je ne
veuille point m’obstiner à défendre mes idées, je ne me
crois pas moins obligé de les proposer ; car les maximes
sur lesquelles je suis d’un avis contraire à celui des autres
ne sont point indifférentes. Ce sont de celles dont la vérité
ou la fausseté importe à connaître, et qui font le bonheur
ou le malheur du genre humain.
Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on de me répé-
ter. C’est comme si l’on me disait : Proposez de faire ce
qu’on fait ; ou du moins proposez quelque bien qui s’allie
avec le mal existant. Un tel projet, sur certaines matières,
est beaucoup plus chimérique que les miens ; car, dans cet
alliage, le bien se gâte, et le mal ne se guérit pas.
J’aimerais mieux suivre en tout la pratique établie, que
d’en prendre une bonne à demi ; il y aurait moins de con-
5

tradiction dans l’homme ; il ne peut tendre à la fois à deux
buts opposés. Pères et mères, ce qui est faisable est ce que
vous voulez faire. Dois-je répondre de votre volonté ?
En toute espèce de projet, il y a deux choses à considé-
rer : premièrement, la bonté absolue du projet ; en second
lieu, la facilité de l’exécution.
Au premier égard, il suffit, pour que le projet soit ad-
missible et praticable en lui-même, que ce qu’il a de bon
soit dans la nature de la chose ; ici, par exemple, que
l’éducation proposée soit convenable à l’homme, et bien
adaptée au cœur humain.
La seconde considération dépend de rapports donnés
dans certaines situations ; rapports accidentels à la chose,
lesquels, par conséquent, ne sont point nécessaires, et
peuvent varier à l’infini. Ainsi telle éducation peut être
praticable en Suisse, et ne l’être pas en France ; telle autre
peut l’être chez les bourgeois, et telle autre parmi les
grands. La facilité plus ou moins grande de l’exécution
dépend de mille circonstances qu’il est impossible de dé-
terminer autrement que dans une application particulière
de la méthode à tel ou tel pays, à telle ou telle condition.
Or, toutes ces applications particulières, n’étant pas essen-
tielles à mon sujet, n’entrent point dans mon plan.
D’autres pourront s’en occuper s’ils veulent, chacun pour
le pays où l’État qu’il aura en vue. Il me suffit que, partout
où naîtront des hommes, on puisse en faire ce que je pro-
pose ; et qu’ayant fait d’eux ce que je propose, on ait fait ce
qu’il y a de meilleur et pour eux-mêmes et pour autrui. Si
je ne remplis pas cet engagement, j’ai tort sans doute ;
6

mais si je le remplis, on aurait tort aussi d’exiger de moi
davantage, car je ne promets que cela.
7

Livre premier : L’âge de nature : le
nourrisson (infans)
Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses,
tout dégénère entre les mains de l’homme. Il force une
terre à nourrir les productions d’une autre, un arbre à
porter les fruits d’un autre ; il mêle et confond les climats,
les éléments, les saisons ; il mutile son chien, son cheval,
son esclave ; il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la
difformité, les monstres ; il ne veut rien tel que l’a fait la
nature, pas même l’homme ; il le faut dresser pour lui,
comme un cheval de manège ; il le faut contourner à sa
mode, comme un arbre de son jardin.
Sans cela, tout irait plus mal encore, et notre espèce ne
veut pas être façonnée à demi. Dans l’état où sont désor-
mais les choses, un homme abandonné dès sa naissance à
lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous.
Les préjugés, l’autorité, la nécessité, l’exemple, toutes les
institutions sociales, dans lesquelles nous nous trouvons
submergés, étoufferaient en lui la nature, et ne mettraient
rien à la place. Elle y serait comme un arbrisseau que le
hasard fait naître au milieu d’un chemin, et que les pas-
sants font bientôt périr, en le heurtant de toutes parts et le
pliant dans tous les sens.
8

C’est à toi que je m’adresse, tendre et prévoyante
mère1, qui sus t’écarter de la grande route, et garantir
l’arbrisseau naissant du choc des opinions humaines !
1 La première éducation est celle qui importe le plus, et cette
première éducation appartient incontestablement aux femmes – si
l’Auteur de la nature eût voulu qu’elle appartînt aux hommes, il leur
eût donné du lait pour nourrir les enfants. Parlez donc toujours aux
femmes par préférence dans vos traités d’éducation ; car, outre
qu’elles sont à portée d’y veiller de plus près que les hommes, et
qu’elles y influent toujours davantage, le succès les intéresse aussi
beaucoup plus, puisque la plupart des veuves se trouvent presque à
la merci de leurs enfants, et qu’alors ils leur font vivement sentir en
bien ou en mal l’effet de la manière dont elles les ont élevés. Les lois,
toujours si occupées des biens et si peu des personnes, parce qu’elles
ont pour objet la paix et non la vertu, ne donnent pas assez
d’autorité aux mères. Cependant leur état est plus sûr que celui des
pères, leurs devoirs sont plus pénibles ; leurs soins importent plus
au bon ordre de la famille ; généralement elles ont plus
d’attachement pour les enfants. Il y a des occasions où un fils qui
manque de respect à son père peut en quelque sorte être excusé ;
mais si, dans quelque occasion que ce fût, un enfant était assez dé-
naturé pour en manquer à sa mère, à celle qui l’a porté dans son
sein, qui l’a nourri de son lait, qui, durant des années, s’est oubliée
elle-même pour ne s’occuper que de lui, on devrait se hâter
d’étouffer ce misérable comme un monstre indigne de voir le jour.
Les mères, dit-on, gâtent leurs enfants. En cela sans doute elles ont
tort, mais moins de tort que vous peut-être qui les dépravez. La
mère veut que son enfant soit heureux, qu’il le soit dès à présent. En
cela elle a raison : quand elle se trompe sur les moyens, il faut
l’éclairer. L’ambition, l’avarice, la tyrannie, la fausse prévoyance des
pères, leur négligence, leur dure insensibilité, sont cent fois plus
funestes aux enfants que l’aveugle tendresse des mères. Au reste, il
faut expliquer le sens que je donne à ce nom de mère, et c’est ce qui
sera fait ci-après.
9

Cultive, arrose la jeune plante avant qu’elle meure : ses
fruits feront un jour tes délices. Forme de bonne heure
une enceinte autour de l’âme de ton enfant ; un autre en
peut marquer le circuit, mais toi seule y dois poser la bar-
rière 2.
On façonne les plantes par la culture, et les hommes
par l’éducation. Si l’homme naissait grand et fort, sa taille
et sa force lui seraient inutiles jusqu’à ce qu’il eût appris à
s’en servir ; elles lui seraient préjudiciables, en empêchant
les autres de songer à l’assister3 ; et, abandonné à lui-
même, il mourrait de misère avant d’avoir connu ses be-
soins. On se plaint de l’état de l’enfance ; on ne voit pas
que la race humaine eût péri, si l’homme n’eût commencé
par être enfant.
Nous naissons faibles, nous avons besoin de force ;
nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoin
d’assistance ; nous naissons stupides, nous avons besoin
de jugement. Tout ce que nous n’avons pas à notre nais-
sance et dont nous avons besoin étant grands, nous est
donné par l’éducation.
2 On m’assure que M. Formey a cru que je voulais ici parler de
ma mère, et qu’il l’a dit dans quelque ouvrage. C’est se moquer
cruellement de M. Formey ou de moi.
3 Semblable à eux à l’extérieur, et privé de la parole ainsi que
des idées qu’elle exprime, il serait hors d’état de leur faire entendre
le besoin qu’il aurait de leurs secours, et rien en lui ne leur manifes-
terait ce besoin.
10

Cette éducation nous vient de la nature, ou des
hommes ou des choses. Le développement interne de nos
facultés et de nos organes est l’éducation de la nature ;
l’usage qu’on nous apprend à faire de ce développement
est l’éducation des hommes ; et l’acquis de notre propre
expérience sur les objets qui nous affectent est l’éducation
des choses.
Chacun de nous est donc formé par trois sortes de
maîtres. Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se
contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d’accord avec
lui-même ; celui dans lequel elles tombent toutes sur les
mêmes points, et tendent aux mêmes fins, va seul à son
but et vit conséquemment. Celui-là seul est bien élevé.
Or, de ces trois éducations différentes, celle de la na-
ture ne dépend point de nous ; celle des choses n’en dé-
pend qu’à certains égards. Celle des hommes est la seule
dont nous soyons vraiment les maîtres ; encore ne le
sommes-nous que par supposition ; car qui est-ce qui peut
espérer de diriger entièrement les discours et les actions
de tous ceux qui environnent un enfant ?
Sitôt donc que l’éducation est un art, il est presque im-
possible qu’elle réussisse, puisque le concours nécessaire à
son succès ne dépend de personne. Tout ce qu’on peut
faire à force de soins est d’approcher plus ou moins du
but, mais il faut du bonheur pour l’atteindre.
Quel est ce but ? c’est celui même de la nature ; cela
vient d’être prouvé. Puisque le concours des trois éduca-
tions est nécessaire à leur perfection, c’est sur celle à la-
quelle nous ne pouvons rien qu’il faut diriger les deux
11

autres. Mais peut-être ce mot de nature a-t-il un sens trop
vague ; il faut tâcher ici de le fixer.
La nature, nous dit-on, n’est que l’habitude4. Que si-
gnifie cela ? N’y a-t-il pas des habitudes qu’on ne contracte
que par force, et qui n’étouffent jamais la nature ? Telle
est, par exemple, l’habitude des plantes dont on gêne la
direction verticale. La plante mise en liberté garde
l’inclinaison qu’on l’a forcée à prendre ; mais la sève n’a
point changé pour cela sa direction primitive ; et, si la
plante continue à végéter, son prolongement redevient
vertical. Il en est de même des inclinations des hommes.
Tant qu’on reste dans le même état, on peut garder celles
qui résultent de l’habitude, et qui nous sont le moins natu-
relles ; mais, sitôt que la situation change, l’habitude cesse
et le naturel revient. L’éducation n’est certainement
qu’une habitude. Or, n’y a-t-il pas des gens qui oublient et
perdent leur éducation, d’autres qui la gardent ? D’où
vient cette différence ? S’il faut borner le nom de nature
aux habitudes conformes à la nature, on peut s’épargner
ce galimatias.
4 M. Formey nous assure qu’on ne dit pas précisément cela. Ce-
la me paraît pourtant très précisément dit dans ce vers auquel je me
proposais de répondre :
La nature, crois-moi, n’est rien que l’habitude.
M. Formey, qui ne veut pas enorgueillir ses semblables, nous
donne modestement la mesure de sa cervelle pour celle de
l’entendement humain.
12

Nous naissons sensibles, et, dès notre naissance, nous
sommes affectés de diverses manières par les objets qui
nous environnent. Sitôt que nous avons pour ainsi dire la
conscience de nos sensations, nous sommes disposés à
rechercher ou à fuir les objets qui les produisent, d’abord,
selon qu’elles nous sont agréables ou déplaisantes, puis,
selon la convenance ou disconvenance que nous trouvons
entre nous et ces objets, et enfin, selon les jugements que
nous en portons sur l’idée de bonheur ou de perfection
que la raison nous donne. Ces dispositions s’étendent et
s’affermissent à mesure que nous devenons plus sensibles
et plus éclairés ; mais, contraintes par nos habitudes, elles
s’altèrent plus ou moins par nos opinions. Avant cette
altération, elles sont ce que j’appelle en nous la nature.
C’est donc à ces dispositions primitives qu’il faudrait
tout rapporter ; et cela se pourrait, si nos trois éducations
n’étaient que différentes : mais que faire quand elles sont
opposées ; quand, au lieu d’élever un homme pour lui-
même, on veut l’élever pour les autres ? Alors le concert
est impossible. Forcé de combattre la nature ou les institu-
tions sociales, il faut opter entre faire un homme ou un
citoyen : car on ne peut faire à la fois l’un et l’autre.
Toute société partielle, quand elle est étroite et bien
unie, s’aliène de la grande. Tout patriote est dur aux
étrangers : ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses
yeux5. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible.
5 Aussi les guerres des républiques sont-elles plus cruelles que
celles des monarchies. Mais, si la guerre des rois est modérée, c’est
13

L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit. Au
dehors le Spartiate était ambitieux, avare, inique ; mais le
désintéressement, l’équité, la concorde régnaient dans ses
murs. Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher
loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de
remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares,
pour être dispensé d’aimer ses voisins.
L’homme naturel est tout pour lui ; il est l’unité numé-
rique, l’entier absolu, qui n’a de rapport qu’à lui-même ou
à son semblable. L’homme civil n’est qu’une unité frac-
tionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est
dans son rapport avec l’entier, qui est le corps social, Les
bonnes institutions sociales sont celles, qui savent le
mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue
pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans
l’unité commune ; en sorte que chaque particulier ne se
croie plus un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sen-
sible que dans le tout. Un citoyen de Rome n’était ni Caïus,
ni Lucius ; c’était un Romain ; même il aimait la patrie
exclusivement à lui. Régulus se prétendait Carthaginois,
comme étant devenu le bien de ses maîtres. En sa qualité
d’étranger, il refusait de siéger au sénat de Rome ; il fallut
qu’un Carthaginois le lui ordonnât. Il s’indignait qu’on
voulût lui sauver la vie. Il vainquit, et s’en retourna triom-
phant mourir dans les supplices. Cela n’a pas grand rap-
port, ce me semble, aux hommes que nous connaissons.
leur paix qui est terrible : il vaut mieux être leur ennemi que leur
sujet.
14

Le Lacédémonien Pédarète se présente pour être ad-
mis au conseil des trois cents ; il est rejeté : il s’en retourne
tout joyeux de ce qu’il s’est trouvé dans Sparte trois cents
hommes valant mieux que lui. Je suppose cette démons-
tration sincère ; et il y a lieu de croire qu’elle l’était : voilà
le citoyen.
Une femme de Sparte avait cinq fils à l’armée, et at-
tendait des nouvelles de la bataille. Un ilote arrive ; elle lui
en demande en tremblant : « Vos cinq fils ont été tués. –
Vil esclave, t’ai-je demandé cela ? – Nous avons gagné la
victoire ! » La mère court au temple, et rend grâces aux
dieux. Voilà la citoyenne.
Celui qui, dans l’ordre civil, veut conserver la primauté
des sentiments de la nature ne sait ce qu’il veut. Toujours
en contradiction avec lui-même, toujours flottant entre ses
penchants et ses devoirs, il ne sera jamais ni homme ni
citoyen ; il ne sera bon ni pour lui ni pour les autres. Ce
sera un de ces hommes de nos jours, un Français, un An-
glais, un bourgeois ; ce ne sera rien.
Pour être quelque chose, pour être soi-même et tou-
jours un, il faut agir comme on parle ; il faut être toujours
décidé sur le parti que l’on doit prendre, le prendre hau-
tement, et le suivre toujours. J’attends qu’on me montre
ce prodige pour savoir s’il est homme ou citoyen, ou com-
ment il s’y prend pour être à la fois l’un et l’autre.
De ces objets nécessairement opposés viennent deux
formes d’institutions contraires : l’une publique et com-
mune, l’autre particulière et domestique.
15

Voulez-vous prendre une idée de l’éducation publique,
lisez la République de Platon. Ce n’est point un ouvrage de
politique, comme le pensent ceux qui ne jugent des livres
que par leurs titres : c’est le plus beau traité d’éducation
qu’on ait jamais fait.
Quand on veut renvoyer au pays des chimères, on
nomme l’institution de Platon : si Lycurgue n’eût mis la
sienne que par écrit, je la trouverais bien plus chimérique.
Platon n’a fait qu’épurer le cœur de l’homme ; Lycurgue l’a
dénaturé.
L’institution publique n’existe plus, et ne peut plus
exister, parce qu’où il n’y a plus de patrie, il ne peut plus y
avoir de citoyens. Ces deux mots patrie et citoyen doivent
être effacés des langues modernes. J’en sais bien la raison,
mais je ne veux pas la dire ; elle ne fait rien à mon sujet.
Je n’envisage pas comme une institution publique ces
risibles établissements qu’on appelle collèges6. Je ne
compte pas non plus l’éducation du monde, parce que
cette éducation tendant à deux fins contraires, les manque
toutes deux : elle n’est propre qu’à faire des hommes
doubles paraissant toujours rapporter tout aux autres, et
ne rapportant jamais rien qu’à eux seuls. Or ces démons-
6 Il y a dans plusieurs écoles, et surtout dans l’Université de Pa-
ris, des professeurs que j’aime, que j’estime beaucoup, et que je crois
très capables de bien instruire la jeunesse, s’ils n’étaient forcés de
suivre l’usage établi. J’exhorte l’un d’entre eux à publier le projet de
réforme qu’il a conçu. L’on sera peut-être enfin tenté de guérir le
mal en voyant qu’il n’est pas sans remède.
16

trations, étant communes à tout le monde, n’abusent per-
sonne. Ce sont autant de soins perdus.
De ces contradictions naît celle que nous éprouvons
sans cesse en nous-mêmes. Entraînés par la nature et par
les hommes dans des routes contraires, forcés de nous
partager entre ces diverses impulsions, nous en suivons
une composée qui ne nous mène ni à l’un ni à l’autre but.
Ainsi combattus et flottants durant tout le cours de notre
vie, nous la terminons sans avoir pu nous accorder avec
nous, et sans avoir été bons ni pour nous ni pour les
autres.
Reste enfin l’éducation domestique ou celle de la na-
ture, mais que deviendra pour les autres un homme uni-
quement élevé pour lui ? Si peut-être le double objet qu’on
se propose pouvait se réunir en un seul, en ôtant les con-
tradictions de l’homme on ôterait un grand obstacle à son
bonheur. Il faudrait, pour en juger, le voir tout formé ; il
faudrait avoir observé ses penchants, vu ses progrès, suivi
sa marche ; il faudrait, en un mot, connaître l’homme na-
turel. Je crois qu’on aura fait quelques pas dans ces re-
cherches après avoir lu cet écrit.
Pour former cet homme rare, qu’avons-nous à faire ?
beaucoup, sans doute : c’est d’empêcher que rien ne soit
fait. Quand il ne s’agit que d’aller contre le vent, on lou-
voie ; mais si la mer est forte et qu’on veuille rester en
place, il faut jeter l’ancre. Prends garde, jeune pilote, que
ton câble ne file ou que ton ancre ne laboure, et que le
vaisseau ne dérive avant que tu t’en sois aperçu.
17

Dans l’ordre social, où toutes les places sont marquées,
chacun doit être élevé pour la sienne. Si un particulier
formé pour sa place en sort, il n’est plus propre à rien.
L’éducation n’est utile qu’autant que la fortune s’accorde
avec la vocation des parents ; en tout autre cas elle est
nuisible à l’élève, ne fût-ce que par les préjugés qu’elle lui
a donnés. En Égypte, où le fils était obligé d’embrasser
l’état de son père, l’éducation du moins avait un but assu-
ré ; mais, parmi nous, où les rangs seuls demeurent, et où
les hommes en changent sans cesse, nul ne sait si, en éle-
vant son fils pour le sien, il ne travaille pas contre lui.
Dans l’ordre naturel, les hommes étant tous égaux,
leur vocation commune est l’état d’homme ; et quiconque
est bien élevé pour celui-là ne peut mal remplir ceux qui
s’y rapportent. Qu’on destine mon élève à l’épée, à l’église,
au barreau, peu m’importe. Avant la vocation des parents,
la nature l’appelle à la vie humaine. Vivre est le métier que
je lui veux apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera,
j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre ; il sera
premièrement homme : tout ce qu’un homme doit être, il
saura l’être au besoin tout aussi bien que qui que ce soit ;
et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera
toujours à la sienne. Occupavi te, Fortuna, atque cepi ;
omnesque aditus tuos interclusi, ut ad me aspirare non
posses.
Notre véritable étude est celle de la condition hu-
maine. Celui d’entre nous qui sait le mieux supporter les
biens et les maux de cette vie est à mon gré le mieux éle-
vé ; d’où il suit que la véritable éducation consiste moins
en préceptes qu’en exercices. Nous commençons à nous
18

instruire en commençant à vivre ; notre éducation com-
mence avec nous ; notre premier précepteur est notre
nourrice. Aussi ce mot éducation avait-il chez les anciens
un autre sens que nous ne lui donnons plus : il signifiait
nourriture. Educit obstetrix, dit Varron ; educat nutrix,
instituit paedagogus, docet magister. Ainsi l’éducation,
l’institution, l’instruction, sont trois choses aussi diffé-
rentes dans leur objet que la gouvernante, le précepteur et
le maître. Mais ces distinctions sont mal entendues ; et,
pour être bien conduit, l’enfant ne doit suivre qu’un seul
guide.
Il faut donc généraliser nos vues, et considérer dans
notre élève l’homme abstrait, l’homme exposé à tous les
accidents de la vie humaine. Si les hommes naissaient
attachés au sol d’un pays, si la même saison durait toute
l’année, si chacun tenait à sa fortune de manière à n’en
pouvoir jamais changer, la pratique établie serait bonne à
certains égards ; l’enfant élevé pour son état, n’en sortant
jamais, ne pourrait être exposé aux inconvénients d’un
autre. Mais, vu la mobilité des choses humaines, vu l’esprit
inquiet et remuant de ce siècle qui bouleverse tout à
chaque génération, peut-on concevoir une méthode plus
insensée que d’élever un enfant comme n’ayant jamais à
sortir de sa chambre, comme devant être sans cesse en-
touré de ses gens ? Si le malheureux fait un seul pas sur la
terre, s’il descend d’un seul degré, il est perdu. Ce n’est pas
lui apprendre à supporter la peine ; c’est l’exercer à la sen-
tir.
On ne songe qu’à conserver son enfant ; ce n’est pas
assez ; on doit lui apprendre à se conserver étant homme,
19

à supporter les coups du sort, à braver l’opulence et la
misère, à vivre, s’il le faut, dans les glaces d’Islande ou sur
le brûlant rocher de Malte. Vous avez beau prendre des
précautions pour qu’il ne meure pas, il faudra pourtant
qu’il meure ; et, quand sa mort ne serait pas l’ouvrage de
vos soins, encore seraient-ils mal entendus. Il s’agit moins
de l’empêcher de mourir que de le faire vivre. Vivre, ce
n’est pas respirer, c’est agir ; c’est faire usage de nos or-
ganes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de
nous-mêmes, qui nous donnent le sentiment de notre
existence. L’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a
compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la
vie. Tel s’est fait enterrer à cent ans, qui mourut dès sa
naissance. Il eût gagné d’aller au tombeau dans sa jeu-
nesse, s’il eût vécu du moins jusqu’à ce temps-là.
Toute notre sagesse consiste en préjugés serviles ; tous
nos usages ne sont qu’assujettissement, gêne et contrainte.
L’homme civil naît, vit et meurt dans l’esclavage : à sa
naissance on le coud dans un maillot ; à sa mort on le
cloue dans une bière ; tant qu’il garde la figure humaine, il
est enchaîné par nos institutions.
On dit que plusieurs sages-femmes prétendent, en pé-
trissant la tête des enfants nouveau-nés, lui donner une
forme plus convenable, et on le souffre ! Nos têtes seraient
mal de la façon de l’Auteur de notre être : il nous les faut
façonner au dehors par les sages-femmes, et au dedans
par les philosophes. Les Caraïbes sont de la moitié plus
heureux que nous.
« A peine l’enfant est-il sorti du sein de la mère, et à peine
jouit-il de la liberté de mouvoir et d’étendre ses membres,
20

qu’on lui donne de nouveaux liens. On l’emmaillote, on le
couche la tête fixée et les jambes allongées, les bras pendants
à côté du corps ; il est entouré de linges et de bandages de
toute espèce, qui ne lui permettent pas de changer de situa-
tion. Heureux si on ne l’a pas serré au point de l’empêcher de
respirer, et si on a eu la précaution de le coucher sur le côté,
afin que les eaux qu’il doit rendre par la bouche puissent
tomber d’elles-mêmes ! car il n’aurait pas la liberté de tour-
ner la tête sur le côté pour en faciliter l’écoulement. »
L’enfant nouveau-né a besoin d’étendre et de mouvoir
ses membres, pour les tirer de l’engourdissement où, ras-
semblés en un peloton, ils ont resté si longtemps. On les
étend, il est vrai, mais on les empêche de se mouvoir ; on
assujettit la tête même par des têtières : il semble qu’on a
peur qu’il n’ait l’air d’être en vie.
Ainsi l’impulsion des parties internes d’un corps qui
tend à l’accroissement trouve un obstacle insurmontable
aux mouvements qu’elle lui demande. L’enfant fait conti-
nuellement des efforts inutiles qui épuisent ses forces ou
retardent leur progrès. Il était moins à l’étroit, moins gêné,
moins comprimé dans l’amnios qu’il n’est dans ses langes ;
je ne vois pas ce qu’il a gagné de naître.
L’inaction, la contrainte où l’on retient les membres
d’un enfant, ne peuvent que gêner la circulation du sang,
des humeurs, empêcher l’enfant de se fortifier, de croître,
et altérer sa constitution. Dans les lieux où l’on n’a point
ces précautions extravagantes, les hommes sont tous
grands, forts, bien proportionnés. Les pays où l’on em-
maillote les enfants sont ceux qui fourmillent de bossus,
de boiteux, de cagneux, de noués, de rachitiques, de gens
contrefaits de toute espèce. De peur que les corps ne se
21

déforment par des mouvements libres, on se hâte de les
déformer en les mettant en presse. On les rendrait volon-
tiers perclus pour les empêcher de s’estropier.
Une contrainte si cruelle pourrait-elle ne pas influer
sur leur humeur ainsi que sur leur tempérament ? Leur
premier sentiment est un sentiment de douleur et de
peine : ils ne trouvent qu’obstacles à tous les mouvements
dont ils ont besoin : plus malheureux qu’un criminel aux
fers, ils font de vains efforts, ils s’irritent, ils crient. Leurs
premières voix, dites-vous, sont des pleurs ? Je le crois
bien : vous les contrariez dès leur naissance ; les premiers
dons qu’ils reçoivent de vous sont des chaînes ; les pre-
miers traitements qu’ils éprouvent sont des tourments.
N’ayant rien de libre que la voix, comment ne s’en servi-
raient-ils pas pour se plaindre ? Ils crient du mal que vous
leur faites : ainsi garrottés, vous crieriez plus fort qu’eux.
D’où vient cet usage déraisonnable ? d’un usage déna-
turé. Depuis que les mères, méprisant leur premier devoir,
n’ont plus voulu nourrir leurs enfants, il a fallu les confier
à des femmes mercenaires, qui, se trouvant ainsi mères
d’enfants étrangers pour qui la nature ne leur disait rien,
n’ont cherché qu’à s’épargner de la peine. Il eût fallu veil-
ler sans cesse sur un enfant en liberté ; mais, quand il est
bien lié, on le jette dans un coin sans s’embarrasser de ses
cris. Pourvu qu’il n’y ait pas de preuves de la négligence de
la nourrice, pourvu que le nourrisson ne se casse ni bras ni
jambe, qu’importe, au surplus, qu’il périsse ou qu’il de-
meure infirme le reste de ses jours ? On conserve ses
membres aux dépens de son corps, et, quoi qu’il arrive, la
nourrice est disculpée.
22

Ces douces mères qui, débarrassées de leurs enfants,
se livrent gaiement aux amusements de la ville, savent-
elles cependant quel traitement l’enfant dans son maillot
reçoit au village ? Au moindre tracas qui survient, on le
suspend à un clou comme un paquet de hardes ; et tandis
que, sans se presser, la nourrice vaque à ses affaires, le
malheureux reste ainsi crucifié. Tous ceux qu’on a trouvés
dans cette situation avaient le visage violet ; la poitrine
fortement comprimée ne laissant pas circuler le sang, il
remontait à la tête ; et l’on croyait le patient fort tran-
quille, parce qu’il n’avait pas la force de crier. J’ignore
combien d’heures un enfant peut rester en cet état sans
perdre la vie, mais je doute que cela puisse aller fort loin.
Voilà, je pense, une des plus grandes commodités du mail-
lot.
On prétend que les enfants en liberté pourraient pren-
dre de mauvaises situations, et se donner des mouvements
capables de nuire à la bonne conformation de leurs
membres. C’est là un de ces vains raisonnements de notre
fausse sagesse, et que jamais aucune expérience n’a con-
firmés. De cette multitude d’enfants qui, chez des peuples
plus sensés que nous, sont nourris dans toute la liberté de
leurs membres, on n’en voit pas un seul qui se blesse ni
s’estropie ; ils ne sauraient donner à leurs mouvements la
force qui peut les rendre dangereux ; et quand ils prennent
une situation violente, la douleur les avertit bientôt d’en
changer.
Nous ne nous sommes pas encore avisés de mettre au
maillot les petits des chiens ni des chats ; voit-on qu’il
résulte pour eux quelque inconvénient de cette négli-
23

gence ? Les enfants sont plus lourds ; d’accord : mais à
proportion ils sont aussi plus faibles. A peine peuvent-ils
se mouvoir ; comment s’estropieraient-ils ? Si on les éten-
dait sur le dos, ils mourraient dans cette situation, comme
la tortue, sans pouvoir jamais se retourner.
Non contentes d’avoir cessé d’allaiter leurs enfants, les
femmes cessent d’en vouloir faire ; la conséquence est
naturelle. Dès que l’état de mère est onéreux, on trouve
bientôt le moyen de s’en délivrer tout à fait ; on veut faire
un ouvrage inutile, afin de le recommencer toujours, et
l’on tourne au préjudice de l’espèce l’attrait donné pour la
multiplier. Cet usage, ajouté aux autres causes de dépopu-
lation, nous annonce le sort prochain de l’Europe. Les
sciences, les arts, la philosophie et les mœurs qu’elle en-
gendre ne tarderont pas d’en faire un désert. Elle sera
peuplée de bêtes féroces : elle n’aura pas beaucoup changé
d’habitants.
J’ai vu quelquefois le petit manège des jeunes femmes
qui feignent de vouloir nourrir leurs enfants. On sait se
faire presser de renoncer à cette fantaisie : on fait adroi-
tement intervenir les époux, les médecins7, surtout les
mères. Un mari qui oserait consentir que sa femme nour-
rît son enfant serait un homme perdu ; l’on en ferait un
7 La ligue des femmes et des médecins m’a toujours paru l’une
des plus plaisantes singularités de Paris. C’est par les femmes que
les médecins acquièrent leur réputation, et c’est par les médecins
que les femmes font leurs volontés. On se doute bien par là quelle
est la sorte d’habileté qu’il faut à un médecin de Paris pour devenir
célèbre.
24

assassin qui veut se défaire d’elle. Maris prudents, il faut
immoler à la paix l’amour paternel. Heureux qu’on trouve
à la campagne des femmes plus continentes que les
vôtres ! Plus heureux si le temps que celles-ci gagnent
n’est pas destiné pour d’autres que vous.
Le devoir des femmes n’est pas douteux : mais on dis-
pute si, dans le mépris qu’elles en font, il est égal pour les
enfants d’être nourris de leur lait ou d’un autre. Je tiens
cette question, dont les médecins sont les juges, pour dé-
cidée au souhait des femmes ; et pour moi, je penserais
bien aussi qu’il vaut mieux que l’enfant suce le lait d’une
nourrice en santé, que d’une mère gâtée, s’il avait quelque
nouveau mal à craindre du même sang dont il est formé.
Mais la question doit-elle s’envisager seulement par le
côté physique ? Et l’enfant a-t-il moins besoin des soins
d’une mère que de sa mamelle ? D’autres femmes, des
bêtes même, pourront lui donner le lait qu’elle lui refuse :
la sollicitude maternelle ne se supplée point. Celle qui
nourrit l’enfant d’une autre au lieu du sien est une mau-
vaise mère : comment sera-t-elle une bonne nourrice ?
Elle pourra le devenir, mais lentement ; il faudra que
l’habitude change la nature : et l’enfant mal soigné aura le
temps de périr cent fois avant que sa nourrice ait pris pour
lui une tendresse de mère.
De cet avantage même résulte un inconvénient qui seul
devrait ôter à toute femme sensible le courage de faire
nourrir son enfant par une autre, c’est celui de partager le
droit de mère, ou plutôt de l’aliéner ; de voir son enfant
aimer une autre femme autant et plus qu’elle ; de sentir
25

que la tendresse qu’il conserve pour sa propre mère est
une grâce, et que celle qu’il a pour sa mère adoptive est un
devoir : car, où j’ai trouvé les soins d’une mère, ne dois-je
pas l’attachement d’un fils ?
La manière dont on remédie à cet inconvénient est
d’inspirer aux enfants du mépris pour leurs nourrices en
les traitant en véritables servantes. Quand leur service est
achevé, on retire l’enfant, ou l’on congédie la nourrice ; à
force de la mal recevoir, on la rebute de venir voir son
nourrisson. Au bout de quelques années il ne la voit plus,
il ne la connaît plus. La mère, qui croit se substituer à elle
et réparer sa négligence par sa cruauté, se trompe. Au lieu
de faire un tendre fils d’un nourrisson dénaturé, elle
l’exerce à l’ingratitude ; elle lui apprend à mépriser un jour
celle qui lui donna la vie, comme celle qui l’a nourri de son
lait.
Combien j’insisterais sur ce point, s’il était moins dé-
courageant de rebattre en vain des sujets utiles ! Ceci tient
à plus de choses qu’on ne pense. Voulez-vous rendre cha-
cun à ses premiers devoirs ? Commencez par les mères ;
vous serez étonné des changements que vous produirez.
Tout vient successivement de cette première dépravation :
tout l’ordre moral s’altère ; le naturel s’éteint dans tous les
cœurs ; l’intérieur des maisons prend un air moins vivant ;
le spectacle touchant d’une famille naissante n’attache
plus les maris, n’impose plus d’égards aux étrangers ; on
respecte moins la mère dont on ne voit pas les enfants ; il
n’y a point de résidence dans les familles ; l’habitude ne
renforce plus les liens du sang ; il n’y a plus ni pères ni
mères, ni enfants, ni frères, ni sœurs ; tous se connaissent
26

à peine ; comment s’aimeraient-ils ? Chacun ne songe plus
qu’à soi. Quand la maison n’est qu’une triste solitude, il
faut bien aller s’égayer ailleurs.
Mais que les mères daignent nourrir leurs enfants, les
mœurs vont se réformer d’elles-mêmes, les sentiments de
la nature se réveiller dans tous les cœurs ; l’État va se re-
peupler : ce premier point, ce point seul va tout réunir.
L’attrait de la vie domestique est le meilleur contre-poison
des mauvaises mœurs. Le tracas des enfants, qu’on croit
importun, devient agréable ; il rend le père et la mère plus
nécessaires, plus chers l’un à l’autre ; il resserre entre eux
le lien conjugal. Quand la famille est vivante et animée, les
soins domestiques font la plus chère occupation de la
femme et le plus doux amusement du mari. Ainsi de ce
seul abus corrigé résulterait bientôt une réforme générale,
bientôt la nature aurait repris tous ses droits. Qu’une fois
les femmes redeviennent mères, bientôt les hommes rede-
viendront pères et maris.
Discours superflus ! l’ennui même des plaisirs du
monde ne ramène jamais à ceux-là. Les femmes ont cessé
d’être mères ; elles ne le seront plus ; elles ne veulent plus
l’être. Quand elles le voudraient, à peine le pourraient-
elles ; aujourd’hui que l’usage contraire est établi, chacune
aurait à combattre l’opposition de toutes celles qui
l’approchent, liguées contre un exemple que les unes n’ont
pas donné et que les autres ne veulent pas suivre.
Il se trouve pourtant quelquefois encore de jeunes per-
sonnes d’un bon naturel qui, sur ce point osant braver
l’empire de la mode et les clameurs de leur sexe, remplis-
27

sent avec une vertueuse intrépidité ce devoir si doux que
la nature leur impose. Puisse leur nombre augmenter par
l’attrait des biens destinés à celles qui s’y livrent ! Fondé
sur des conséquences que donne le plus simple raisonne-
ment, et sur des observations que je n’ai jamais vues dé-
menties, j’ose promettre à ces dignes mères un attache-
ment solide et constant de la part de leurs maris, une ten-
dresse vraiment filiale de la part de leurs enfants, l’estime
et le respect du public, d’heureuses couches sans accident
et sans suite, une santé ferme et vigoureuse, enfin le plai-
sir de se voir un jour imiter par leurs filles, et citer en
exemple à celles d’autrui.
Point de mère, point d’enfant. Entre eux les devoirs
sont réciproques ; et s’ils sont mal remplis d’un côté, ils
seront négligés de l’autre. L’enfant doit aimer sa mère
avant de savoir qu’il le doit. Si la voix du sang n’est forti-
fiée par l’habitude et les soins, elle s’éteint dans les pre-
mières années, et le cœur meurt pour ainsi dire avant que
de naître. Nous voilà dès les premiers pas hors de la na-
ture.
On en sort encore par une route opposée, lorsqu’au
lieu de négliger les soins de mère, une femme les porte à
l’excès ; lorsqu’elle fait de son enfant son idole, qu’elle
augmente et nourrit sa faiblesse pour l’empêcher de la
sentir, et qu’espérant le soustraire aux lois de la nature,
elle écarte de lui des atteintes pénibles, sans songer com-
bien, pour quelques incommodités dont elle le préserve un
moment, elle accumule au loin d’accidents et de périls sur
sa tête, et combien c’est une précaution barbare de pro-
longer la faiblesse de l’enfance sous les fatigues des
28

hommes faits. Thétis, pour rendre son fils invulnérable, le
plongea, dit la fable, dans l’eau du Styx. Cette allégorie est
belle et claire. Les mères cruelles dont je parle font autre-
ment ; à force de plonger leurs enfants dans la mollesse,
elles les préparent à la souffrance ; elles ouvrent leurs
pores aux maux de toute espèce, dont ils ne manqueront
pas d’être la proie étant grands.
Observez la nature, et suivez la route qu’elle vous
trace. Elle exerce continuellement les enfants ; elle endur-
cit leur tempérament par des épreuves de toute espèce ;
elle leur apprend de bonne heure ce que c’est que peine et
douleur. Les dents qui percent leur donnent la fièvre ; des
coliques aiguës leur donnent des convulsions ; de longues
toux les suffoquent ; les vers les tourmentent ; la pléthore
corrompt leur sang ; des levains divers y fermentent, et
causent des éruptions périlleuses. Presque tout le premier
âge est maladie et danger : la moitié des enfants qui nais-
sent périt avant la huitième année. Les épreuves faites,
l’enfant a gagné des forces ; et sitôt qu’il peut user de la
vie, le principe en devient plus assuré.
Voilà la règle de la nature. Pourquoi la contrariez-
vous ? Ne voyez-vous pas qu’en pensant la corriger, vous
détruisez son ouvrage, vous empêchez l’effet de ses soins ?
Faire au dehors ce qu’elle fait au dedans, c’est, selon vous,
redoubler le danger ; et au contraire c’est y faire diversion,
c’est l’exténuer. L’expérience apprend qu’il meurt encore
plus d’enfants élevés délicatement que d’autres. Pourvu
qu’on ne passe pas la mesure de leurs forces, on risque
moins à les employer qu’à les ménager. Exercez-les donc
aux atteintes qu’ils auront à supporter un jour. Endurcis-
29

sez leurs corps aux intempéries des saisons, des climats,
des éléments, à la faim, à la soif, à la fatigue ; trempez-les
dans l’eau du Styx. Avant que l’habitude du corps soit ac-
quise, on lui donne celle qu’on veut, sans danger ; mais,
quand une fois il est dans sa consistance, toute altération
lui devient périlleuse. Un enfant supportera des change-
ments que ne supporterait pas un homme : les fibres du
premier, molles et flexibles, prennent sans effort le pli
qu’on leur donne ; celles de l’homme, plus endurcies, ne
changent plus qu’avec violence le pli qu’elles ont reçu. On
peut donc rendre un enfant robuste sans exposer sa vie et
sa santé ; et quand il y aurait quelque risque, encore ne
faudrait-il pas balancer. Puisque ce sont des risques insé-
parables de la vie humaine, peut-on mieux faire que de les
rejeter sur le temps de sa durée où ils sont le moins désa-
vantageux ?
Un enfant devient plus précieux en avançant en âge.
Au prix de sa personne se joint celui des soins qu’il a coû-
tés ; à la perte de sa vie se joint en lui le sentiment de la
mort. C’est donc surtout à l’avenir qu’il faut songer en
veillant à sa conservation ; c’est contre les maux de la jeu-
nesse qu’il faut l’armer avant qu’il y soit parvenu : car, si le
prix de la vie augmente jusqu’à l’âge de la rendre utile,
quelle folie n’est-ce point d’épargner quelques maux à
l’enfance en les multipliant sur l’âge de raison ! Sont-ce là
les leçons du maître ?
Le sort de l’homme est de souffrir dans tous les temps.
Le soin même de sa conservation est attaché à la peine.
Heureux de ne connaître dans son enfance que les maux
physiques, maux bien moins cruels, bien moins doulou-
30

reux que les autres, et qui bien plus rarement qu’eux nous
font renoncer à la vie ! On ne se tue point pour les dou-
leurs de la goutte ; il n’y a guère que celles de l’âme qui
produisent le désespoir. Nous plaignons le sort de
l’enfance, et c’est le nôtre qu’il faudrait plaindre. Nos plus
grands maux nous viennent de nous.
En naissant, un enfant crie ; sa première enfance se
passe à pleurer. Tantôt on l’agite, on le flatte pour
l’apaiser ; tantôt on le menace, on le bat pour le faire taire.
Ou nous faisons ce qu’il lui plaît, ou nous en exigeons ce
qu’il nous plaît ; ou nous nous soumettons à ses fantaisies,
ou nous le -soumettons aux nôtres : point de milieu, il faut
qu’il donne des ordres ou qu’il en reçoive. Ainsi ses pre-
mières idées sont celles d’empire et de servitude. Avant de
savoir parler il commande, avant de pouvoir agir il obéit ;
et quelquefois on le châtie avant qu’il puisse connaître ses
fautes, ou plutôt en commettre.
C’est ainsi qu’on verse de bonne heure dans son jeune
cœur les passions qu’on impute ensuite à la nature, et
qu’après avoir pris peine à le rendre méchant, on se plaint
de le trouver tel.
Un enfant passe six ou sept ans de cette manière entre
les mains des femmes, victime de leur caprice et du sien ;
et après lui avoir fait apprendre ceci et cela, c’est-à-dire
après avoir chargé sa mémoire ou de mots qu’il ne peut
entendre, ou de choses qui ne lui sont bonnes à rien ;
après avoir étouffé le naturel par les passions qu’on a fait
naître, on remet cet être factice entre les mains d’un pré-
cepteur, lequel achève de développer les germes artificiels
31

qu’il trouve déjà tout formés, et lui apprend tout, hors à se
connaître, hors à tirer parti de lui-même, hors à savoir
vivre et se rendre heureux. Enfin, quand cet enfant, es-
clave et tyran, plein de science et dépourvu de sens, éga-
lement débile de corps et d’âme, est jeté dans le monde en
y montrant son ineptie, son orgueil et tous ses vices, il fait
déplorer la misère et la perversité humaines. On se
trompe ; c’est là l’homme de nos fantaisies : celui de la
nature est fait autrement.
Voulez-vous donc qu’il garde sa forme originelle, con-
servez-la dès l’instant qu’il vient au monde. Sitôt qu’il naît,
emparez-vous de lui, et ne le quittez plus qu’il ne soit
homme : vous ne réussirez jamais sans cela. Comme la
véritable nourrice est la mère, le véritable précepteur est le
père. Qu’ils s’accordent dans l’ordre de leurs fonctions
ainsi que dans leur système ; que des mains de l’une
l’enfant passe dans celles de l’autre. Il sera mieux élevé par
un père judicieux et borné que par le plus habile maître du
monde ; car le zèle suppléera mieux au talent que le talent
au zèle.
Mais les affaires, les fonctions, les devoirs… Ah ! les
devoirs, sans doute le dernier est celui du père8 ! Ne nous
8 Quand on lit dans Plutarque que Caton le censeur, qui gou-
verna Rome avec tant de gloire, éleva lui-même son fils dès le ber-
ceau, et avec un tel soin, qu’il quittait tout pour être présent quand
la nourrice, c’est-à-dire la mère, le remuait et le lavait ; quand on lit
dans Suétone qu’Auguste, maître du monde, qu’il avait conquis et
qu’il régissait lui-même, enseignait lui-même à ses petits-fils à
écrire, à nager, les éléments des sciences, et qu’il les avait sans cesse
32

étonnons pas qu’un homme dont la femme a dédaigné de
nourrir le fruit de leur union, dédaigne de l’élever. Il n’y a
point de tableau plus charmant que celui de la famille ;
mais un seul trait manqué défigure tous les autres. Si la
mère a trop peu de santé pour être nourrice, le père aura
trop d’affaires pour être précepteur. Les enfants, éloignés,
dispersés dans des pensions, dans des couvents, dans des
collèges, porteront ailleurs l’amour de la maison pater-
nelle, ou, pour mieux dire, ils y rapporteront l’habitude de
n’être attachés à rien. Les frères et les sœurs se connaî-
tront à peine. Quand tous seront rassemblés en cérémo-
nie, ils pourront être fort polis entre eux ; ils se traiteront
en étrangers. Sitôt qu’il n’y a plus d’intimité entre les pa-
rents, sitôt que la société de la famille ne fait plus la dou-
ceur de la vie, il faut bien recourir aux mauvaises mœurs
pour y suppléer. Où est l’homme assez stupide pour ne pas
voir la chaîne de tout cela ?
Un père, quand il engendre et nourrit des enfants, ne
fait en cela que le tiers de sa tâche. Il doit des hommes à
son espèce, il doit à la société des hommes sociables ; il
doit des citoyens à l’État. Tout homme qui peut payer cette
triple dette et ne le fait pas est coupable, et plus coupable
peut-être quand il la paye à demi. Celui qui ne peut rem-
plir les devoirs de père n’a point le droit de le devenir. Il
n’y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain, qui le
autour de lui, on ne peut s’empêcher de rire des petites bonnes gens
de ce temps-là, qui s’amusaient de pareilles niaiseries ; trop bornés,
sans doute, pour savoir vaquer aux grandes affaires des grands
hommes de nos jours.
33

dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-
même. Lecteurs, vous pouvez m’en croire. Je prédis à qui-
conque a des entrailles et néglige de si saints devoirs, qu’il
versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n’en
sera jamais consolé.
Mais que fait cet homme riche, ce père de famille si af-
fairé, et forcé, selon lui, de laisser ses enfants à
l’abandon ? il paye un autre homme pour remplir ces soins
qui lui sont à charge. Âme vénale ! crois-tu donner à ton
fils un autre père avec de l’argent ? Ne t’y trompe point ; ce
n’est pas même un maître que tu lui donnes, c’est un valet.
Il en formera bientôt un second.
On raisonne beaucoup sur les qualités d’un bon gou-
verneur. La première que j’en exigerais, et celle-là seule en
suppose beaucoup d’autres, c’est de n’être point un
homme à vendre. Il y a des métiers si nobles, qu’on ne
peut les faire pour de l’argent sans se montrer indigne de
les faire ; tel est celui de l’homme de guerre ; tel est celui
de l’instituteur. Qui donc élèvera mon enfant ? je te l’ai
déjà dit, toi-même. Je ne le peux. Tu ne le peux ?… Fais-toi
donc un ami. Je ne vois pas d’autre ressource.
Un gouverneur ! ô quelle âme sublime !… En vérité,
pour faire un homme, il faut être ou père ou plus
qu’homme soi-même. Voilà la fonction que vous confiez
tranquillement à des mercenaires.
Plus on y pense, plus on aperçoit de nouvelles difficul-
tés. Il faudrait que le gouverneur eût été élevé pour son
élève, que ses domestiques eussent été élevés pour leur
maître, que tous ceux qui l’approchent eussent reçu les
34

impressions qu’ils doivent lui communiquer ; il faudrait,
d’éducation en éducation, remonter jusqu’on ne sait où.
Comment se peut-il qu’un enfant soit bien élevé par qui
n’a pas été bien élevé lui-même ?
Ce rare mortel est-il introuvable ? Je l’ignore. En ces
temps d’avilissement, qui sait à quel point de vertu peut
atteindre encore une âme humaine ? Mais supposons ce
prodige trouvé. C’est en considérant ce qu’il doit faire que
nous verrons ce qu’il doit être. Ce que je crois voir
d’avance est qu’un père qui sentirait tout le prix d’un bon
gouverneur prendrait le parti de s’en passer ; car il met-
trait plus de peine à l’acquérir qu’à le devenir lui-même.
Veut-il donc se faire un ami ? qu’il élève son fils pour
l’être ; le voilà dispensé de le chercher ailleurs, et la nature
a déjà fait la moitié de l’ouvrage.
Quelqu’un dont je ne connais que le rang m’a fait pro-
poser d’élever son fils. Il m’a fait beaucoup d’honneur sans
doute ; mais, loin de se plaindre de mon refus, il doit se
louer de ma discrétion. Si j’avais accepté son offre, et que
j’eusse erré dans ma méthode, c’était une éducation man-
quée ; si j’avais réussi, c’eût été bien pis, son fils aurait
renié son titre, il n’eût plus voulu être prince.
Je suis trop pénétré de la grandeur des devoirs d’un
précepteur, et je sens trop mon incapacité, pour accepter
jamais un pareil emploi de quelque part qu’il me soit of-
fert ; et l’intérêt de l’amitié même ne serait pour moi qu’un
nouveau motif de refus. Je crois qu’après avoir lu ce livre,
peu de gens seront tentés de me faire cette offre ; et je prie
ceux qui pourraient l’être, de n’en plus prendre l’inutile
35

peine. J’ai fait autrefois un suffisant essai de ce métier
pour être assuré que je n’y suis pas propre, et mon état
m’en dispenserait, quand mes talents m’en rendraient
capable. J’ai cru devoir cette déclaration publique à ceux
qui paraissent ne pas m’accorder assez d’estime pour me
croire sincère et fondé dans mes résolutions.
Hors d’état de remplir la tâche la plus utile, j’oserai du
moins essayer de la plus aisée : à l’exemple de tant
d’autres, je ne mettrai point la main à l’œuvre, mais à la
plume ; et au lieu de faire ce qu’il faut, je m’efforcerai de le
dire.
Je sais que, dans les entreprises pareilles à celle-ci,
l’auteur, toujours à son aise dans des systèmes qu’il est
dispensé de mettre en pratique, donne sans peine beau-
coup de beaux préceptes impossibles à suivre, et que, faute
de détails et d’exemples, ce qu’il dit même de praticable
reste sans usage quand il n’en a pas montré l’application.
J’ai donc pris le parti de me donner un élève imagi-
naire, de me supposer l’âge, la santé, les connaissances et
tous les talents convenables pour travailler à son éduca-
tion, de la conduire depuis le moment de sa naissance
jusqu’à celui où, devenu homme fait, il n’aura plus besoin
d’autre guide que lui-même. Cette méthode me paraît utile
pour empêcher un auteur qui se défie de lui de s’égarer
dans des visions ; car, dès qu’il s’écarte de la pratique or-
dinaire, il n’a qu’à faire l’épreuve de la sienne sur son
élève, il sentira bientôt, ou le lecteur sentira pour lui, s’il
suit le progrès de l’enfance et la marche naturelle au cœur
humain.
36

Voilà ce que j’ai tâché de faire dans toutes les difficul-
tés qui se sont présentées. Pour ne pas grossir inutilement
le livre, je me suis contenté de poser les principes dont
chacun devait sentir la vérité. Mais quant aux règles qui
pouvaient avoir besoin de preuves, je les ai toutes appli-
quées à mon Émile ou à d’autres exemples, et j’ai fait voir
dans des détails très étendus comment ce que j’établissais
pouvait être pratiqué ; tel est du moins le plan que je me
suis proposé de suivre. C’est au lecteur à juger si j’ai réus-
si.
Il est arrivé de là que j’ai d’abord peu parlé d’Émile,
parce que mes premières maximes d’éducation, bien que
contraires à celles qui sont établies, sont d’une évidence à
laquelle il est difficile à tout homme raisonnable de refuser
son consentement. Mais à mesure que j’avance, mon élève,
autrement conduit que les vôtres, n’est plus un enfant
ordinaire ; il lui faut un régime exprès pour lui. Alors il
paraît plus fréquemment sur la scène, et vers les derniers
temps je ne le perds plus un moment de vue, jusqu’à ce
que, quoi qu’il en dise, il n’ait plus le moindre besoin de
moi.
Je ne parle point ici des qualités d’un bon gouverneur ;
je les suppose, et je me suppose moi-même doué de toutes
ces qualités. En lisant cet ouvrage, on verra de quelle libé-
ralité j’use envers moi.
Je remarquerai seulement, contre l’opinion commune,
que le gouverneur d’un enfant doit être jeune, et même
aussi jeune que peut l’être un homme sage. Je voudrais
qu’il fût lui-même enfant, s’il était possible, qu’il pût deve-
37

nir le compagnon de son élève, et s’attirer sa confiance en
partageant ses amusements. Il n’y a pas assez de choses
communes entre l’enfance et l’âge mûr pour qu’il se forme
jamais un attachement bien solide à cette distance. Les
enfants flattent quelquefois les vieillards, mais ils ne les
aiment jamais.
On voudrait que le gouverneur eût déjà fait une éduca-
tion. C’est trop ; un même homme n’en peut faire qu’une :
s’il en fallait deux pour réussir, de quel droit entrepren-
drait-on la première ?
Avec plus d’expérience on saurait mieux faire, mais on
ne le pourrait plus. Quiconque a rempli cet état une fois
assez bien pour en sentir toutes les peines, ne tente point
de s’y rengager ; et s’il l’a mal rempli la première fois, c’est
un mauvais préjugé pour la seconde.
Il est fort différent, j’en conviens, de suivre un jeune
homme durant quatre ans, ou de le conduire durant vingt-
cinq. Vous donnez un gouverneur à votre fils déjà tout
formé ; moi, je veux qu’il en ait un avant que de naître.
Votre homme à chaque lustre peut changer d’élève ; le
mien n’en aura jamais qu’un. Vous distinguez le précep-
teur du gouverneur : autre folie ! Distinguez-vous le dis-
ciple de l’élève ? Il n’y a qu’une science à enseigner aux
enfants : c’est celle des devoirs de l’homme. Cette science
est une ; et, quoi qu’ait dit Xénophon de l’éducation des
Perses, elle ne se partage pas. Au reste, j’appelle plutôt
gouverneur que précepteur le maître de cette science,
parce qu’il S’agit moins pour lui d’instruite que de con-
38

duire. Il ne doit point donner de préceptes, il doit les faire
trouver.
S’il faut choisir avec tant de soin le gouverneur, il lui
est bien permis de choisir aussi son élève, surtout quand il
s’agit d’un modèle à proposer. Ce choix ne peut tomber ni
sur le génie ni sur le caractère de l’enfant, qu’on ne con-
naît qu’à la fin de l’ouvrage, et que j’adopte avant qu’il soit
né. Quand je pourrais choisir, je ne prendrais qu’un esprit
commun, tel que je suppose mon élève. On n’a besoin
d’élever que les hommes vulgaires ; leur éducation doit
seule servir d’exemple à celle de leurs semblables. Les
autres s’élèvent malgré qu’on en ait.
Le pays n’est pas indifférent à la culture des hommes ;
ils ne sont tout ce qu’ils peuvent être que dans les climats
tempérés. Dans les climats extrêmes le désavantage est
visible. Un homme n’est pas planté comme un arbre dans
un pays pour y demeurer toujours ; et celui qui part d’un
des extrêmes pour arriver à l’autre, est forcé de faire le
double du chemin que fait pour arriver au même terme
celui qui part du terme moyen.
Que l’habitant d’un pays tempéré parcoure successi-
vement les deux extrêmes, son avantage est encore évi-
dent ; car, bien qu’il soit autant modifié que celui qui va
d’un extrême à l’autre, il s’éloigne pourtant de la moitié
moins de sa constitution naturelle. Un Français vit en
Guinée et en Laponie ; mais un Nègre ne vivra pas de
même à Tornea, ni un Samoïède au Benin. Il paraît encore
que l’organisation du cerveau est moins parfaite aux deux
extrêmes. Les Nègres ni les Lapons n’ont pas le sens des
39

Européens. Si je veux donc que mon élève puisse être ha-
bitant de la terre, je le prendrai dans une zone tempérée ;
en France, par exemple, plutôt qu’ailleurs.
Dans le nord les hommes consomment beaucoup sur
un sol ingrat ; dans le midi ils consomment peu sur un sol
fertile : de là naît une nouvelle différence qui rend les uns
laborieux et les autres contemplatifs. La société nous offre
en un même lieu l’image de ces différences entre les
pauvres et les riches : les premiers habitent le sol ingrat, et
les autres le pays fertile.
Le pauvre n’a pas besoin d’éducation ; celle de son état
est forcée, il n’en saurait avoir d’autre ; au contraire,
l’éducation que le riche reçoit de son état est celle qui lui
convient le moins et pour lui-même et pour la société.
D’ailleurs l’éducation naturelle doit rendre un homme
propre à toutes les conditions humaines : or il est moins
raisonnable d’élever un pauvre pour être riche qu’un riche
pour être pauvre ; car à proportion du nombre des deux
états, il y a plus de ruinés que de parvenus. Choisissons
donc un riche ; nous serons sûrs au moins d’avoir fait un
homme de plus, au lieu qu’un pauvre peut devenir homme
de lui-même.
Par la même raison, je ne serai pas fâché qu’Émile ait
de la naissance. Ce sera toujours une victime arrachée au
préjuge.
Émile est orphelin. Il n’importe qu’il ait son père et sa
mère. Chargé de leurs devoirs, je succède à tous leurs
droits. Il doit honorer ses parents, mais il ne doit obéir
qu’à moi. C’est ma première ou plutôt ma seule condition.
40

J’y dois ajouter celle-ci, qui n’en est qu’une suite,
qu’on ne nous ôtera jamais l’un à l’autre que de notre con-
sentement. Cette clause est essentielle, et je voudrais
même que l’élève et le gouverneur se regardassent telle-
ment comme inséparables, que le sort de leurs jours fût
toujours entre eux un objet commun. Sitôt qu’ils envisa-
gent dans l’éloignement leur séparation, sitôt qu’ils pré-
voient le moment qui doit les rendre étrangers l’un à
l’autre, ils le sont déjà ; chacun fait son petit système à
part ; et tous deux, occupés du temps où ils ne seront plus
ensemble, n’y restent qu’à contre-cœur. Le disciple ne
regarde le maître que comme l’enseigne et le fléau de
l’enfance ; le maître ne regarde le disciple que comme un
lourd fardeau dont il brûle d’être déchargé ; ils aspirent de
concert au moment de se voir délivrés l’un de l’autre ; et,
comme il n’y a jamais entre eux de véritable attachement,
l’un doit avoir peu de vigilance, l’autre peu de docilité.
Mais, quand ils se regardent comme devant passer
leurs jours ensemble, il leur importe de se faire aimer l’un
de l’autre, et par cela même ils se deviennent chers.
L’élève ne rougit point de suivre dans son enfance l’ami
qu’il doit avoir étant grand ; le gouverneur prend intérêt à
des soins dont il doit recueillir le fruit, et tout le mérite
qu’il donne à son élève est un fonds qu’il place au profit de
ses vieux jours.
Ce traité fait d’avance suppose un accouchement heu-
reux, un enfant bien formé, vigoureux et sain. Un père n’a
point de choix et ne doit point avoir de préférence dans la
famille que Dieu lui donne : tous ses enfants sont égale-
ment ses enfants ; il leur doit à tous les mêmes soins et la
41

même tendresse. Qu’ils soient estropiés ou non, qu’ils
soient languissants ou robustes, chacun d’eux est un dépôt
dont il doit compte à la main dont il le tient, et le mariage
est un contrat fait avec la nature aussi bien qu’entre les
conjoints.
Mais quiconque s’impose un devoir que la nature ne
lui a point imposé, doit s’assurer auparavant des moyens
de le remplir ; autrement il se rend comptable même de ce
qu’il n’aura pu faire. Celui qui se charge d’un élève infirme
et valétudinaire change sa fonction de gouverneur en celle
de garde-malade ; il perd à soigner une vie inutile le temps
qu’il destinait à en augmenter le prix ; il s’expose à voir
une mère éplorée lui reprocher un jour la mort d’un fils
qu’il lui aura longtemps conservé.
Je ne me chargerais pas d’un enfant maladif et caco-
chyme, dût-il vivre quatre-vingts ans. Je ne veux point
d’un élève toujours inutile à lui-même et aux autres, qui
s’occupe uniquement à se conserver, et dont le corps nuise
à l’éducation de l’âme. Que ferais-je en lui prodiguant vai-
nement mes soins, sinon doubler la perte de la société et
lui ôter deux hommes pour un ? Qu’un autre à mon défaut
se charge de cet infirme, j’y consens, et j’approuve sa cha-
rité ; mais mon talent à moi n’est pas celui-là : je ne sais
point apprendre à vivre à qui ne songe qu’à s’empêcher de
mourir.
Il faut que le corps ait de la vigueur pour obéir à
l’âme : un bon serviteur doit être robuste. Je sais que
l’intempérance excite les passions ; elle exténue aussi le
corps à la longue ; les macérations, les jeûnes, produisent
42

souvent le même effet par une cause opposée. Plus le
corps est faible, plus il commande ; plus il est fort, plus il
obéit. Toutes les passions sensuelles logent dans des corps
efféminés ; ils s’en irritent d’autant plus qu’ils peuvent
moins les satisfaire.
Un corps débile affaiblit l’âme. De là l’empire de la
médecine, art plus pernicieux aux hommes que tous les
maux qu’il prétend guérir. Je ne sais, pour moi, de quelle
maladie nous guérissent les médecins, mais je sais qu’ils
nous en donnent de bien funestes : la lâcheté, la pusilla-
nimité, la crédulité, la terreur de la mort : s’ils guérissent
le corps, ils tuent le courage. Que nous importe qu’ils fas-
sent marcher des cadavres ? ce sont des hommes qu’il
nous faut, et l’on n’en voit point sortir de leurs mains.
La médecine est à la mode parmi nous ; elle doit l’être.
C’est l’amusement des gens oisifs et désœuvrés, qui, ne
sachant que faire de leur temps, le passent à se conserver.
S’ils avaient eu le malheur de naître immortels, ils seraient
les plus misérables des êtres : une vie qu’ils n’auraient
jamais peur de perdre ne serait pour eux d’aucun prix. Il
faut à ces gens-là des médecins qui les menacent pour les
flatter, et qui leur donnent chaque jour le seul plaisir dont
ils soient susceptibles, celui de n’être pas morts.
je n’ai nul dessein de m’étendre ici sur la vanité de la
médecine. Mon objet n’est que de la considérer par le côté
moral. Je ne puis pourtant m’empêcher d’observer que les
hommes font sur son usage les mêmes sophismes que sur
la recherche de la vérité. Ils supposent toujours qu’en trai-
tant un malade on le guérit, et qu’en cherchant une vérité
43

on la trouve. Ils ne voient pas qu’il faut balancer l’avantage
d’une guérison que le médecin opère, par la mort de cent
malades qu’il a tués, et l’utilité d’une vérité découverte par
le tort que font les erreurs qui passent en même temps. La
science qui instruit et la médecine qui guérit sont fort
bonnes sans doute ; mais la science qui trompe et la mé-
decine qui tue sont mauvaises. Apprenez-nous donc à les
distinguer. Voilà le nœud de la question. Si nous savions
ignorer la vérité, nous ne serions jamais les dupes du
mensonge ; si nous savions ne vouloir pas guérir malgré la
nature, nous ne mourrions jamais par la main du méde-
cin : ces deux abstinences seraient sages ; on gagnerait
évidemment à s’y soumettre. Je ne dispute donc pas que la
médecine ne soit utile à quelques hommes, mais je dis
qu’elle est funeste au genre humain.
On me dira, comme on fait sans cesse, que les fautes
sont du médecin, mais que la médecine en elle-même est
infaillible. A la bonne heure ; mais qu’elle vienne donc
sans médecin ; car, tant qu’ils viendront ensemble, il y
aura cent fois plus à craindre des erreurs de l’artiste qu’à
espérer du secours de l’art.
Cet art mensonger, plus fait pour les maux de l’esprit
que pour ceux du corps, n’est pas plus utile aux uns qu’aux
autres : il nous guérit moins de nos maladies qu’il ne nous
en imprime l’effroi ; il recule moins la mort qu’il ne la fait
sentir d’avance ; il use la vie au lieu de la prolonger ; et,
quand il la prolongerait, ce serait encore au préjudice de
l’espèce, puisqu’il nous ôte à la société par les soins qu’il
nous impose, et à nos devoirs par les frayeurs qu’il nous
donne. C’est la connaissance des dangers qui nous les fait
44

craindre : celui qui se croirait invulnérable n’aurait peur
de rien. A force d’armer Achille contre le péril, le poète lui
ôte le mérite de la valeur ; tout autre à sa place eût été un
Achille au même prix.
Voulez-vous trouver des hommes d’un vrai courage,
cherchez-les dans les lieux où il n’y a point de médecins,
où l’on ignore les conséquences des maladies, et où l’on ne
songe guère à la mort. Naturellement l’homme sait souf-
frir constamment et meurt en paix. Ce sont les médecins
avec leurs ordonnances, les philosophes avec leurs pré-
ceptes, les prêtres avec leurs exhortations, qui l’avilissent
de cœur et lui font désapprendre à mourir.
Qu’on me donne un élève qui n’ait pas besoin de tous
ces gens-là, ou je le refuse. Je ne veux point que d’autres
gâtent mon ouvrage ; je veux l’élever seul, ou ne m’en pas
mêler, Le sage Locke, qui avait passé une partie de sa vie à
l’étude de la médecine, recommande fortement de ne ja-
mais droguer les enfants, ni par précaution ni pour de
légères incommodités. J’irai plus loin, et je déclare que,
n’appelant jamais de médecins pour moi, je n’en appelle-
rai jamais pour mon Émile, à moins que sa vie ne soit dans
un danger évident ; car alors il ne peut pas lui faire pis que
de le tuer.
Je sais bien que le médecin ne manquera pas de tirer
avantage de ce délai. Si l’enfant meurt, on l’aura appelé
trop tard ; s’il réchappe, ce sera lui qui l’aura sauvé. Soit :
que le médecin triomphe ; mais surtout qu’il ne soit appelé
qu’à l’extrémité.
45

Faute de savoir se guérir, que l’enfant sache être ma-
lade : cet art supplée à l’autre, et souvent réussit beaucoup
mieux ; c’est l’art de la nature. Quand l’animal est malade,
il souffre en silence et se tient coi : or on ne voit pas plus
d’animaux languissants que d’hommes. Combien
l’impatience, la crainte, l’inquiétude, et surtout les re-
mèdes, ont tué de gens que leur maladie aurait épargnés et
que le temps seul aurait guéris ! On me dira que les ani-
maux, vivant d’une manière plus conforme à la nature,
doivent être sujets à moins de maux que nous. Eh bien !
cette manière de vivre est précisément celle que je veux
donner à mon élève ; il en doit donc tirer le même profit.
La seule partie utile de la médecine est l’hygiène ; en-
core l’hygiène est-elle moins une science qu’une vertu.
La tempérance et le travail sont les deux vrais méde-
cins de l’homme : le travail aiguise son appétit, et la tem-
pérance l’empêche d’en abuser.
Pour savoir quel régime est le plus utile à la vie et à la
santé, il ne faut que savoir quel régime observent les
peuples qui se portent le mieux, sont les plus robustes, et
vivent le plus longtemps. Si par les observations générales
on ne trouve pas que l’usage de la médecine donne aux
hommes une santé plus ferme ou une plus longue vie, par
cela même que cet art n’est pas utile, il est nuisible,
puisqu’il emploie le temps, les hommes et les choses à
pure perte. Non seulement le temps qu’on passe à conser-
ver la vie étant perdu pour en user, il l’en faut déduire ;
mais, quand ce temps est employé à nous tourmenter, il
est pis que nul, il est négatif ; et, pour calculer équitable-
46

ment, il en faut ôter autant de celui qui nous reste. Un
homme qui vit dix ans sans médecin vit plus pour lui-
même et pour autrui que celui qui vit trente ans leur vic-
time. Ayant fait l’une et l’autre épreuve, je me crois plus en
droit que personne d’en tirer la conclusion.
Voilà mes raisons pour ne vouloir qu’un élève robuste
et sain, et mes principes pour le maintenir tel. Je ne
m’arrêterai pas à prouver au long l’utilité des travaux ma-
nuels et des exercices du corps pour renforcer le tempé-
rament et la santé ; c’est ce que personne ne dispute : les
exemples des plus longues vies se tirent presque tous
d’hommes qui ont fait le plus d’exercice, qui ont supporté
le plus de fatigue et de travail9. Je n’entrerai pas non plus
dans de longs détails sur les soins que je prendrai pour ce
9 En voici un exemple tiré des papiers anglais, lequel je ne puis
m’empêcher de rapporter, tant il offre de réflexions à faire relatives
à mon sujet.
« Un particulier nommé Patrice Oneil, né en 1647, vient de se
marier en 1760 pour la septième fois. Il servit dans les dragons la
dix-septième année du règne de Charles Il, et dans différents corps
jusqu’en 1740, qu’il obtint son congé. Il a fait toutes les campagnes
du roi Guillaume et du duc de Marlborough. Cet homme n’a jamais
bu que de la bière ordinaire ; il s’est toujours nourri de végétaux, et
n’a mangé de la viande que dans quelques repas qu’il donnait à sa
famille. Son usage a toujours été de se lever et de se coucher avec le
soleil, à moins que ses devoirs ne l’en aient empêché. Il est à présent
dans sa cent-treizième année, entendant bien, se portant bien, et
marchant sans canne. Malgré son grand âge, il ne reste pas un seul
moment oisif ; et tous les dimanches il va à sa paroisse, accompagné
de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. »
47

seul objet ; on verra qu’ils entrent si nécessairement dans
ma pratique, qu’il suffit d’en prendre l’esprit pour n’avoir
pas besoin d’autre explication.
Avec la vie commencent les besoins. Au nouveau-né il
faut une nourrice. Si la mère consent à remplir son devoir,
à la bonne heure : on lui donnera ses directions par écrit ;
car cet avantage a son contrepoids et tient le gouverneur
un peu éloigné de son élève. Mais il. est à croire que
l’intérêt de l’enfant et l’estime pour celui à qui elle veut
bien confier un dépôt si cher rendront la mère attentive
aux avis du maître ; et tout ce qu’elle voudra faire, on est
sûr qu’elle le fera mieux qu’une autre. S’il nous faut une
nourrice étrangère, commençons par la bien choisir.
Une des misères des gens riches est d’être trompés en
tout. S’ils jugent mal des hommes, faut-il s’en étonner ? Ce
sont les richesses qui les corrompent ; et, par un juste re-
tour, ils sentent les premiers le défaut du seul instrument
qui leur soit connu. Tout est mal fait chez eux, excepté ce
qu’ils y font eux-mêmes ; et ils n’y font presque jamais
rien. S’agit-il de chercher une nourrice, on la fait choisir
par l’accoucheur. Qu’arrive-t-il de là ? Que la meilleure est
toujours celle qui l’a le mieux payé. Je n’irai donc pas con-
sulter un accoucheur pour celle d’Émile ; j’aurai soin de la
choisir moi-même. Je ne raisonnerai peut-être pas là-
dessus si disertement qu’un chirurgien, mais à coup sûr je
serai de meilleure foi, et mon zèle me trompera moins que
son avarice.
Ce choix n’est point un si grand mystère ; les règles en
sont connues ; mais je ne sais si l’on ne devrait pas faire
48

un peu plus d’attention à l’âge du lait aussi bien qu’à sa
qualité. Le nouveau lait est tout à fait séreux, il doit
presque être apéritif pour purger le reste du meconium
épaissi dans les intestins de l’enfant qui vient de naître.
Peu à peu le lait prend de la consistance et fournit une
nourriture plus solide à l’enfant devenu plus fort pour la
digérer. Ce n’est sûrement pas pour rien que dans les fe-
melles de toute espèce la nature charge la consistance du
lait selon l’âge du nourrisson.
Il faudrait donc une nourrice nouvellement accouchée
à un enfant nouvellement né. Ceci a son embarras, je le
sais ; mais sitôt qu’on sort de l’ordre naturel, tout a ses
embarras pour bien faire. Le seul expédient commode est
de faire mal ; c’est aussi celui qu’on choisit.
Il faudrait une nourrice aussi saine de cœur que de
corps : l’intempérie des passions peut, comme celle des
humeurs, altérer son lait ; de plus, s’en tenir uniquement
au physique, c’est ne voir que la moitié de l’objet. Le lait
peut être bon et la nourrice mauvaise ; un bon caractère
est aussi essentiel qu’un bon tempérament. Si l’on prend
une femme vicieuse, je ne dis pas que son nourrisson con-
tractera ses vices, mais je dis qu’il en pâtira. Ne lui doit-
elle pas, avec son lait, des soins qui demandent du zèle, de
la patience, de la douceur, de la propreté ? Si elle est
gourmande, intempérante, elle aura bientôt gâté son lait ;
si elle est négligente ou emportée, que va devenir à sa
merci un pauvre malheureux qui ne peut ni se défendre ni
se plaindre ? jamais en quoi que ce puisse être les mé-
chants ne sont bons à rien de bon.
49

Le choix de la nourrice importe d’autant plus que son
nourrisson ne doit point avoir d’autre gouvernante qu’elle,
comme il ne doit point avoir d’autre précepteur que son
gouverneur. Cet usage était celui des anciens, moins rai-
sonneurs et plus sages que nous. Après avoir nourri des
enfants de leur sexe, les nourrices ne les quittaient plus.
Voilà pourquoi, dans leurs pièces de théâtre la plupart des
confidentes sont des nourrices. Il est impossible qu’un
enfant qui passe successivement par tant de mains diffé-
rentes soit jamais bien élevé. A chaque changement il fait
de secrètes comparaisons qui tendent toujours à diminuer
son estime pour ceux qui le gouvernent, et conséquem-
ment leur autorité sur lui. S’il vient une fois à penser qu’il
y a de grandes personnes qui n’ont pas plus de raison que
des enfants, toute l’autorité de l’âge est perdue et
l’éducation manquée. Un enfant ne doit connaître d’autres
supérieurs que son père et sa mère, ou, à leur défaut, sa
nourrice et son gouverneur ; encore est-ce déjà trop d’un
des deux ; mais ce partage est inévitable ; et tout ce qu’on
peut faire pour y remédier est que les personnes des deux
sexes qui le gouvernent soient si bien d’accord sur son
compte, que les deux ne soient qu’un pour lui.
Il faut que la nourrice vive un peu plus commodément,
qu’elle prenne des aliments un peu plus substantiels, mais
non qu’elle change tout à fait de manière de vivre ; car un
changement prompt et total, même de mal en mieux, est
toujours dangereux pour la santé ; et puisque son régime
ordinaire l’a laissée ou rendue saine et bien constituée, à
quoi bon lui en faire changer ?
50

Les paysannes mangent moins de viande et plus de lé-
gumes que les femmes de la ville ; et ce régime végétal
paraît plus favorable que contraire à elles et à leurs en-
fants. Quand elles ont des nourrissons bourgeois, on leur
donne des pots-au-feu, persuadé que le potage et le bouil-
lon de viande leur font un meilleur chyle et fournissent
plus de lait. Je ne suis point du tout de ce sentiment ; et
j’ai pour moi l’expérience qui nous apprend que les en-
fants ainsi nourris sont plus sujets à la colique et aux vers
que les autres.
Cela n’est guère étonnant, puisque la substance ani-
male en putréfaction fourmille de vers ; ce qui n’arrive pas
de même à la substance végétale. Le lait, bien qu’élaboré
dans le corps de l’animal, est une substance végétale10 ;
son analyse le démontre, il tourne facilement à l’acide ; et,
loin de donner aucun vestige d’alcali volatil, comme font
les substances animales, il donne, comme les plantes, un
sel neutre essentiel.
Le lait des femelles herbivores est plus doux et plus sa-
lutaire que celui des carnivores. Formé d’une substance
homogène à la sienne, il en conserve mieux sa nature, et
devient moins sujet à la putréfaction. Si l’on regarde à la
quantité, chacun sait que les farineux font plus de sang
que la viande ; ils doivent donc aussi faire plus de lait. Je
10 Les femmes mangent du pain, des légumes, du laitage : les
femelles des chiens et des chats en mangent aussi ; les louves même
paissent. Voilà des sucs végétaux pour leur lait. Reste à examiner
celui des espèces qui ne peuvent absolument se nourrir que de chair,
s’il y en a de telles : de quoi je doute.
51

ne puis croire qu’un enfant qu’on ne sèvrerait point trop
tôt, ou qu’on ne sèvrerait qu’avec des nourritures végé-
tales, et dont la nourrice ne vivrait aussi que de végétaux,
fût jamais sujet aux vers.
Il se peut que les nourritures végétales donnent un lait
plus prompt à s’aigrir ; mais je suis fort éloigné de regar-
der le lait aigri comme une nourriture malsaine : des
peuples entiers qui n’en ont point d’autre s’en trouvent
fort bien, et tout cet appareil d’absorbants me paraît une
pure charlatanerie. Il y a des tempéraments auxquels le
lait ne convient point, et alors nul absorbant ne le leur
rend supportable ; les autres le supportent sans absor-
bants. On craint le lait trié ou caillé : c’est une folie,
puisqu’on sait que le lait se caille toujours dans l’estomac.
C’est ainsi qu’il devient un aliment assez solide pour nour-
rir les enfants et les petits des animaux : s’il ne se caillait
point, il ne ferait que passer, il ne les nourrirait pas11. On a
beau couper le lait de mille manières, user de mille absor-
bants, quiconque mange du lait digère du fromage ; cela
est sans exception. L’estomac est si bien fait pour cailler le
lait, que c’est avec l’estomac de veau que se fait la présure.
Je pense donc qu’au lieu de changer la nourriture or-
dinaire des nourrices, il suffit de la leur donner plus abon-
dante et mieux choisie dans son espèce. Ce n’est pas par la
11 Bien que les sucs qui nous nourrissent soient en liqueur, ils
doivent être exprimés d’aliments solides. Un homme au travail qui
ne vivrait que de bouillon dépérirait très promptement. Il se sou-
tiendrait beaucoup mieux avec du lait, parce qu’il se caille.
52

nature des aliments que le maigre échauffe, c’est leur as-
saisonnement seul qui les rend malsains. Réformez les
règles de votre cuisine, n’ayez ni roux ni friture ; que le
beurre, ni le sel, ni le laitage, ne passent point sur le feu ;
que vos légumes cuits à l’eau ne soient assaisonnés
qu’arrivant tout chauds sur la table : le maigre, loin
d’échauffer la nourrice, lui fournira du lait en abondance
et de la meilleure qualité12. Se pourrait-il que le régime
végétal étant reconnu le meilleur pour l’enfant, le régime
animal fût le meilleur pour la nourrice ? Il y a de la con-
tradiction à cela.
C’est surtout dans les premières années de la vie que
l’air agit sur la constitution des enfants. Dans une peau
délicate et molle il pénètre par tous les pores, il affecte
puissamment ces corps naissants, il leur laisse des impres-
sions qui ne s’effacent point. Je ne serais donc pas d’avis
qu’on tirât une paysanne de son village pour l’enfermer en
ville dans une chambre et faire nourrir l’enfant chez soi ;
j’aime mieux qu’il aille respirer le bon air de la campagne,
qu’elle le mauvais air de la ville. Il prendra l’état de sa
nouvelle mère, il habitera sa maison rustique, et son gou-
verneur l’y suivra. Le lecteur se souviendra bien que ce
gouverneur n’est pas un homme à gages ; c’est l’ami du
père. Mais quand cet ami ne se trouve pas, quand ce
transport n’est pas facile, quand rien de ce que vous con-
12 Ceux qui voudront discuter plus au long les avantages et les
inconvénients du régime pythagoricien pourront consulter les trai-
tés que les docteurs Cocchi et Bianchi, son adversaire, ont faits sur
cet important sujet.
53

seillez n’est faisable, que faire à la place, me dira-t-on ?…
Je vous l’ai déjà dit, ce que vous faites ; on n’a pas besoin
de conseil pour cela.
Les hommes ne sont point faits pour être entassés en
fourmilières, mais épars sur la terre qu’ils doivent cultiver.
Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent. Les infir-
mités du corps, ainsi que les vices de l’âme, sont
l’infaillible effet de ce concours trop nombreux. L’homme
est de tous les animaux celui qui peut le moins vivre en
troupeaux. Des hommes entassés comme des moutons
périraient tous en très peu de temps. L’haleine de l’homme
est mortelle à ses semblables : cela n’est pas moins vrai au
propre qu’au figuré.
Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine. Au bout
de quelques générations les races périssent ou dégénè-
rent ; il faut les renouveler, et c’est toujours la campagne
qui fournit à ce renouvellement. Envoyez donc vos enfants
se renouveler, pour ainsi dire, eux-mêmes, et reprendre,
au milieu des champs, la vigueur qu’on perd dans l’air
malsain des lieux trop peuplés. Les femmes grosses qui
sont à la campagne se hâtent de revenir accoucher à la
ville : elles devraient faire tout le contraire, celles surtout
qui veulent nourrir leurs enfants. Elles auraient moins a
regretter qu’elles ne pensent ; et, dans un séjour plus na-
turel à l’espèce, les plaisirs attachés aux devoirs de la na-
ture leur ôteraient bientôt le goût de ceux qui ne s’y rap-
portent pas.
D’abord, après l’accouchement, on lave l’enfant avec
quelque eau tiède où l’on mêle ordinairement du vin. Cette
54

addition du vin me paraît peu nécessaire. Comme la na-
ture ne produit rien de fermenté, il n’est pas à croire que
l’usage d’une liqueur artificielle importe à la vie de ses
créatures.
Par la même raison, cette précaution de faire tiédir
l’eau n’est pas non plus indispensable ; et en effet des mul-
titudes de peuples lavent les enfants nouveau-nés dans les
rivières ou à la mer sans autre façon. Mais les nôtres,
amollis avant que de naître par la mollesse des pères et
des mères, apportent en venant au monde un tempéra-
ment déjà gâté, qu’il ne faut pas exposer d’abord à toutes
les épreuves qui doivent le rétablir. Ce n’est que par degrés
qu’on peut les ramener à leur vigueur primitive. Commen-
cez donc d’abord par suivre l’usage, et ne vous en écartez
que peu à peu. Lavez souvent les enfants ; leur malpropre-
té en montre le besoin. Quand on ne fait que les essuyer,
on les déchire ; mais, à mesure qu’ils se renforcent, dimi-
nuez par degré la tiédeur de l’eau, jusqu’à ce qu’enfin vous
les laviez été et hiver à l’eau froide et même glacée.
Comme, pour ne pas les exposer, il importe que cette di-
minution soit lente, successive et insensible, on peut se
servir du thermomètre pour la mesurer exactement.
Cet usage du bain une fois établi ne doit plus être in-
terrompu, et il importe de le garder toute sa vie. Je le con-
sidère non seulement du côté de la propreté et de la santé
actuelle, mais aussi comme une précaution salutaire pour
rendre plus flexible la texture des fibres, et les faire céder
sans effort et sans risque aux divers degrés de chaleur et
de froid. Pour cela je voudrais qu’en grandissant on
s’accoutumât peu à peu à se baigner quelquefois dans des
55

eaux chaudes à tous les degrés supportables, et souvent
dans des eaux froides à tous les degrés possibles. Ainsi,
après s’être habitué à supporter les diverses températures
de l’eau, qui, étant un fluide plus dense, nous touche par
plus de points et nous affecte davantage, on deviendrait
presque insensible à celles de l’air.
Au moment où l’enfant respire en sortant de ses enve-
loppes, ne souffrez pas qu’on lui en donne d’autres qui le
tiennent plus à l’étroit. Point de têtières, point de bandes,
point de maillot ; des langes flottants et larges, qui laissent
tous ses membres en liberté, et ne soient ni assez pesants
pour gêner ses mouvements, ni assez chauds pour empê-
cher qu’il ne sente les impressions de l’air13. Placez-le dans
un grand berceau14 bien rembourré, où il puisse se mou-
voir à l’aise et sans danger. Quand il commence à se forti-
fier, laissez-le ramper par la chambre ; laissez-lui dévelop-
per, étendre ses petits membres ; vous les verrez se ren-
forcer de jour en jour. Comparez-le avec un enfant bien
emmailloté du même âge ; vous serez étonné de la diffé-
rence de leurs progrès15.
13 On étouffe les enfants dans les villes à force de les tenir en-
fermés et vêtus. Ceux qui les gouvernent en sont encore à savoir que
l’air froid, loin de leur faire du mal, les renforce, et que l’air chaud
les affaiblit, leur donne la fièvre et les tue.
14 Je dis un berceau, pour employer un mot usité, faute d’autre
car d’ailleurs je suis persuadé qu’il n’est jamais nécessaire de bercer
les enfants, et que cet usage leur est souvent pernicieux.
15 « Les anciens Péruviens laissaient les bras libres aux enfants
dans un maillot fort large ; lorsqu’ils les en tiraient, ils les mettaient
56

On doit s’attendre à de grandes oppositions de la part
des nourrices, à qui l’enfant bien garrotté donne moins de
peine que celui qu’il faut veiller incessamment. D’ailleurs
sa malpropreté devient plus sensible dans un habit ou-
vert ; il faut le nettoyer plus souvent. Enfin la coutume est
un argument qu’on ne réfutera jamais en certains pays, au
gré du peuple de tous les États.
Ne raisonnez point avec les nourrices ; ordonnez,
voyez faire, et n’épargnez rien pour rendre aisés dans la
en liberté dans un trou fait en terre et garni de linges, dans lequel ils
les descendaient jusqu’à la moitié du corps ; de cette façon, ils
avaient les bras libres, et ils pouvaient mouvoir leur tête et fléchir
leur corps à leur gré, sans tomber et sans se blesser. Dès. qu’ils pou-
vaient faire un pas, on leur présentait la mamelle d’un peu loin,
comme un appât pour les obliger à marcher. Les petits nègres sont
quelquefois dans une situation bien plus fatigante pour téter : ils
embrassent l’une des hanches de la mère avec leurs genoux et leurs
pieds, et ils la serrent si bien qu’ils peuvent s’y soutenir sans le se-
cours des bras de la mère. Ils s’attachent à la mamelle avec leurs
mains, et ils la sucent constamment sans se déranger et sans tom-
ber, malgré les différents mouvements de la mère, qui, pendant ce
temps, travaille à son ordinaire. Ces enfants commencent à marcher
dès le second mois, ou plutôt à se traîner sur les genoux et sur les
mains. Cet exercice leur donne pour la suite la facilité de courir,
dans cette situation, presque aussi vite que s’ils étaient sur leurs
pieds. » (Hist. nat., tome IV in-12, p. 192.)
A ces exemples, M. de Buffon aurait pu ajouter celui de
l’Angleterre où l’extravagante et barbare pratique du maillot s’abolit
de jour en jour. Voyez aussi La Loubère, Voyage de Siam ; le sieur
Le Beau, Voyage du Canada, etc. Je remplirais vingt pages de cita-
tions, si j’avais besoin de confirmer ceci par des faits.
57

pratique les soins que vous aurez prescrits. Pourquoi ne
les partageriez-vous pas ? Dans les nourritures ordinaires,
où l’on ne regarde qu’au physique, pourvu que l’enfant
vive et qu’il ne dépérisse point, le reste n’importe guère ;
mais ici, où l’éducation commence avec la vie, en naissant
l’enfant est déjà disciple, non du gouverneur, mais de la
nature. Le gouverneur ne fait qu’étudier sous ce premier
maître et empêcher que ses soins ne soient contrariés. Il
veille le nourrisson, il l’observe, il le suit, il épie avec vigi-
lance la première lueur de son faible entendement,
comme, aux approches du premier quartier, les musul-
mans épient l’instant du lever de la lune.
Nous naissons capables d’apprendre, mais ne sachant
rien, ne connaissant rien. L’âme, enchaînée dans des or-
ganes imparfaits et demi-formés, n’a pas même le senti-
ment de sa propre existence. Les mouvements, les cris de
l’enfant qui vient de naître, sont des effets purement mé-
caniques, dépourvus de connaissance et de volonté.
Supposons qu’un enfant eût à sa naissance la stature et
la force d’un homme fait, qu’il sortît, pour ainsi dire, tout
armé du sein de sa mère, comme Pallas sortit du cerveau
de Jupiter ; cet homme-enfant serait un parfait imbécile,
un automate, une statue immobile et presque insensible :
il ne verrait rien, il n’entendrait rien, il ne connaîtrait per-
sonne, il ne saurait pas tourner les yeux vers ce qu’il aurait
besoin de voir ; non seulement il n’apercevrait aucun objet
hors de lui, il n’en rapporterait même aucun dans l’organe
du sens qui le lui ferait apercevoir ; les couleurs ne se-
raient point dans ses yeux, les sons ne seraient point dans
ses oreilles, les corps qu’il toucherait ne seraient point sur
58

le sien, il ne saurait pas même qu’il en a un ; le contact de
ses mains serait dans son cerveau ; toutes ses sensations
se réuniraient dans un seul point ; il n’existerait que dans
le commun sensorium ; il n’aurait qu’une seule idée, sa-
voir celle du moi, à laquelle il rapporterait toutes ses sen-
sations ; et cette idée ou plutôt ce sentiment, serait la seule
chose qu’il aurait de plus qu’un enfant ordinaire.
Cet homme, formé tout à coup, ne saurait pas non plus
se redresser sur ses pieds ; il lui faudrait beaucoup de
temps pour apprendre à s’y soutenir en équilibre ; peut-
être n’en ferait-il pas même l’essai, et vous verriez ce
grand corps, fort et robuste, rester en place comme une
pierre, ou ramper et se traîner comme un jeune chien.
Il sentirait le malaise des besoins sans les connaître, et
sans imaginer aucun moyen d’y pourvoir. Il n’y a nulle
immédiate communication entre les muscles de l’estomac
et ceux des bras et des jambes, qui, même entouré
d’aliments, lui fît faire un pas pour en approcher ou
étendre la main pour les saisir ; et, comme son corps au-
rait pris son accroissement, que ses membres seraient tout
développés, qu’il n’aurait par conséquent ni les inquié-
tudes ni les mouvements continuels des enfants, il pour-
rait mourir de faim avant de s’être mû pour chercher sa
subsistance. Pour peu qu’on ait réfléchi sur l’ordre et le
progrès de nos connaissances, on ne peut nier que tel ne
fût à peu près l’état primitif d’ignorance et de stupidité
naturel à l’homme avant qu’il eût rien appris de
l’expérience ou de ses semblables.
59

On connaît donc, ou l’on peut connaître le premier
point d’où part chacun de nous pour arriver au degré
commun de l’entendement ; mais qui est-ce qui connaît
l’autre extrémité ? Chacun avance plus ou moins selon son
génie, son goût, ses besoins, ses talents, son zèle, et les
occasions qu’il a de s’y livrer. Je ne sache pas qu’aucun
philosophe ait encore été assez hardi pour dire : Voilà le
terme où l’homme peut parvenir et qu’il ne saurait passer.
Nous ignorons ce que notre nature nous permet d’être ;
nul de nous n’a mesuré la distance qui peut se trouver
entre un homme et un autre homme. Quelle est l’âme
basse que cette idée n’échauffa jamais, et qui ne se dit pas
quelquefois dans son orgueil : Combien j’en ai déjà passé !
combien j’en puis encore atteindre ! pourquoi mon égal
irait-il plus loin que moi ?
Je le répète, l’éducation de l’homme commence à sa
naissance ; avant de parler, avant que d’entendre, il
s’instruit déjà. L’expérience prévient les leçons ; au mo-
ment qu’il connaît sa nourrice, il a déjà beaucoup acquis.
On serait surpris des connaissances de l’homme le plus
grossier, si l’on suivait son progrès depuis le moment où il
est né jusqu’à celui où il est parvenu. Si l’on partageait
toute la science humaine en deux parties, l’une commune
à tous les hommes, l’autre particulière aux savants, celle-ci
serait très petite en comparaison de l’autre. Mais nous ne
songeons guère aux acquisitions générales, parce qu’elles
se font sans qu’on y pense et même avant l’âge de raison ;
que d’ailleurs le savoir ne se fait remarquer que par ses
différences, et que, comme dans les équations d’algèbre,
les quantités communes se comptent pour rien.
60

Les animaux mêmes acquièrent beaucoup. Ils ont des
sens, il faut qu’ils apprennent à en faire usage ; ils ont des
besoins, il faut qu’ils apprennent à y pourvoir ; il faut
qu’ils apprennent à manger, à marcher, à voler. Les qua-
drupèdes qui se tiennent sur leurs pieds dès leur naissance
ne savent pas marcher pour cela ; on voit à leurs premiers
pas que ce sont des essais mal assurés. Les serins échap-
pés de leurs cages ne savent point voler, parce qu’ils n’ont
jamais volé. Tout est instruction pour les êtres animés et
sensibles. Si les plantes avaient un mouvement progressif,
il faudrait qu’elles eussent des sens et qu’elles acquissent
des connaissances ; autrement les espèces périraient bien-
tôt.
Les premières sensations des enfants sont purement
affectives ; ils n’aperçoivent que le plaisir et la douleur.
Ne pouvant ni marcher ni saisir, ils ont besoin de
beaucoup de temps pour se former peu à peu les sensa-
tions représentatives qui leur montrent les objets hors
d’eux-mêmes ; mais, en attendant que ces objets
s’étendent, s’éloignent pour ainsi dire de leurs yeux, et
prennent pour eux des dimensions et des figures, le retour
des sensations affectives commence à les soumettre à
l’empire de l’habitude ; on voit leurs yeux se tourner sans
cesse vers la lumière, et, si elle leur vient de côté, prendre
insensiblement cette direction ; en sorte qu’on doit avoir
soin de leur opposer le visage au jour, de peur qu’ils ne
deviennent louches ou ne s’accoutument à regarder de
travers. Il faut aussi qu’ils s’habituent de bonne heure aux
ténèbres ; autrement ils pleurent et crient sitôt qu’ils se
trouvent à l’obscurité. La nourriture et le sommeil, trop
61

exactement mesurés, leur deviennent nécessaires au bout
des mêmes intervalles ; et bientôt le désir ne vient-plus du
besoin, mais de l’habitude, ou plutôt l’habitude ajoute un
nouveau besoin à celui de la nature : voilà ce qu’il faut
prévenir.
La seule habitude qu’on doit laisser prendre à l’enfant
est de n’en contracter aucune ; qu’on ne le porte pas plus
sur un bras que sur l’autre ; qu’on ne l’accoutume pas à
présenter une main plutôt que l’autre, à s’en servir plus
souvent, à vouloir manger, dormir, agir aux mêmes
heures, à ne pouvoir rester seul ni nuit ni jour. Préparez de
loin le règne de sa liberté et l’usage de ses forces, en lais-
sant à son corps l’habitude naturelle, en le mettant en état
d’être toujours maître de lui-même, et de faire en toute
chose sa volonté, sitôt qu’il en aura une.
Dès que l’enfant commence à distinguer les objets, il
importe de mettre du choix dans ceux qu’on lui montre.
Naturellement tous les nouveaux objets intéressent
l’homme. Il se sent si faible qu’il craint tout ce qu’il ne
connaît pas : l’habitude de voir des objets nouveaux sans
en être affecté détruit cette crainte. Les enfants élevés
dans des maisons propres, où l’on ne souffre point
d’araignées, ont peur des araignées et cette peur leur de-
meure souvent étant grands. Je n’ai jamais vu de paysans,
ni homme, ni femme, ni enfant, avoir peur des araignées.
Pourquoi donc l’éducation d’un enfant ne commence-
rait-elle pas avant qu’il parle et qu’il entende, puisque le
seul choix des objets qu’on lui présente est propre à le
rendre timide ou courageux ? Je veux qu’on l’habitue à
62

voir des objets nouveaux, des animaux laids, dégoûtants,
bizarres, mais peu à peu, de loin, jusqu’à ce qu’il y soit
accoutumé, et qu’à force de les voir manier à d’autres, il
les manie enfin lui-même. Si, durant son enfance, il a vu
sans effroi des crapauds, des serpents, des écrevisses, il
verra sans horreur, étant grand, quelque animal que ce
soit. Il n’y a plus d’objets affreux pour qui en voit tous les
jours.
Tous les enfants ont peur des masques. Je commence
par montrer à Émile un masque d’une figure agréable ;
ensuite quelqu’un s’applique devant lui ce masque sur le
visage : je me mets à rire, tout le monde rit, et l’enfant rit
comme les autres. Peu à peu je l’accoutume à des masques
moins agréables, et enfin à des figures hideuses. Si j’ai
bien ménagé ma gradation, loin de s’effrayer au dernier
masque, il en rira comme du premier. Après cela je ne
crains plus qu’on l’effraye avec des masques.
Quand, dans les adieux d’Andromaque et d’Hector, le
petit Astyanax, effrayé du panache qui flotte sur le casque
de son père, le méconnaît, se jette en criant sur le sein de
sa nourrice, et arrache à sa mère un sourire mêlé de
larmes, que faut-il faire pour guérir cet effroi ? Précisé-
ment ce que fait Hector, poser le casque à terre, et puis
caresser l’enfant. Dans un moment plus tranquille on ne
s’en tiendrait pas là ; on s’approcherait du casque, on
jouerait avec les plumes, on les ferait manier à l’enfant ;
enfin la nourrice prendrait le casque et le poserait en riant
sur sa propre tête, si toutefois la main d’une femme osait
toucher aux armes d’Hector.
63

S’agit-il d’exercer Émile au bruit d’une arme à feu, je
brûle d’abord une amorce dans un pistolet. Cette flamme
brusque et passagère, cette espèce d’éclair le réjouit ; je
répète la même chose avec plus de poudre ; peu à peu
j’ajoute au pistolet une petite charge sans bourre, puis une
plus grande, enfin je l’accoutume aux coups de fusil, aux
boîtes, aux canons, aux détonations les plus terribles.
J’ai remarqué que les enfants ont rarement peur du
tonnerre, à moins que les éclats ne soient affreux et ne
blessent réellement l’organe de l’ouïe ; autrement cette
peur ne leur vient que quand ils ont appris que le tonnerre
blesse ou tue quelquefois. Quand la raison commence à les
effrayer, faites que l’habitude les rassure. Avec une grada-
tion lente et ménagée on rend l’homme et l’enfant intré-
pides à tout.
Dans le commencement de la vie, où la mémoire et
l’imagination sont encore inactives, l’enfant n’est attentif
qu’à ce qui affecte actuellement ses sens ; ses sensations
étant les premiers matériaux de ses connaissances, les lui
offrir dans un ordre convenable, c’est préparer sa mémoire
à les fournir un jour dans le même ordre à son entende-
ment ; mais, comme il n’est attentif qu’à ses sensations, il
suffit d’abord de lui montrer bien distinctement la liaison
de ces mêmes sensations avec les objets qui les causent. Il
veut tout toucher, tout manier : ne vous opposez point à
cette inquiétude ; elle lui suggère un apprentissage très
nécessaire. C’est ainsi qu’il apprend à sentir la chaleur, le
froid, la dureté, la mollesse, la pesanteur, la légèreté des
64

corps, à juger de leur grandeur, de leur figure, et de toutes
leurs qualités sensibles, en regardant, palpant16, écoutant,
surtout en comparant la vue au toucher, en estimant à
l’œil la sensation qu’ils feraient sous ses doigts.
Ce n’est que par le mouvement que nous apprenons
qu’il y a des choses qui ne sont pas nous ; et ce n’est que
par notre propre mouvement que nous acquérons l’idée de
l’étendue. C’est parce que l’enfant n’a point cette idée, qu’il
tend indifféremment la main pour saisir l’objet qui le
touche, ou l’objet qui est à cent pas de lui. Cet effort qu’il
fait vous paraît un signe d’empire, un ordre qu’il donne à
l’objet de s’approcher, ou à vous de le lui apporter ; et
point du tout, c’est seulement que les mêmes objets qu’il
voyait d’abord dans son cerveau, puis sur ses yeux, il les
voit maintenant au bout de ses bras, et n’imagine
d’étendue que celle où il peut atteindre. Ayez donc soin de
le promener souvent, de le transporter d’une place à
l’autre, de lui faire sentir le changement de lieu, afin de lui
apprendre à juger des distances. Quand il commencera de
les connaître, alors il faut changer de méthode, et ne le
porter que comme il vous plaît, et non comme il lui plaît ;
car sitôt qu’il n’est plus abusé par le sens, son effort
change de cause : ce changement est remarquable, et de-
mande explication.
16 L’odorat est de tous les sens celui qui se développe le plus
tard dans les enfants : jusqu’à l’âge de deux ou trois ans il ne paraît
pas qu’ils soient sensibles ni aux bonnes ni aux mauvaises odeurs ;
ils ont à cet égard l’indifférence ou plutôt l’insensibilité qu’on re-
marque dans plusieurs animaux.
65

Le malaise des besoins s’exprime par des signes quand
le secours d’autrui est nécessaire pour y pourvoir : de là les
cris des enfants. Ils pleurent beaucoup ; cela doit être.
Puisque toutes leurs sensations sont affectives, quand elles
sont agréables, ils -en jouissent en silence ; quand elles
sont pénibles, ils le disent dans leur langage, et deman-
dent du soulagement. Or, tant qu’ils sont éveillés, ils ne
peuvent presque rester dans un état d’indifférence ; ils
dorment, ou sont affectés.
Toutes nos langues sont des ouvrages de l’art. On a
longtemps cherché s’il y avait une langue naturelle et
commune à tous les hommes ; sans doute, il y en a une ; et
c’est celle que les enfants parlent avant de savoir parler.
Cette langue n’est pas articulée, mais elle est accentuée,
sonore, intelligible. L’usage des nôtres nous l’a fait négli-
ger au point de l’oublier tout à fait. Étudions les enfants, et
bientôt nous la rapprendrons auprès d’eux. Les nourrices
sont nos maîtres dans cette langue ; elles entendent tout
ce que disent leurs nourrissons ; elles leur répondent, elles
ont avec eux des dialogues très bien suivis ; et quoiqu’elles
prononcent des mots, ces mots sont parfaitement inutiles ;
ce n’est point le sens du mot qu’ils entendent, mais
l’accent dont il est accompagné.
Au langage de la voix se joint celui du geste, non moins
énergique. Ce geste n’est pas dans les faibles mains des
enfants, il est sur leurs visages. Il est étonnant combien
ces physionomies mal formées ont déjà d’expression ;
leurs traits changent d’un instant à l’autre avec une incon-
cevable rapidité : vous y voyez le sourire, le désir, l’effroi
naître et passer comme autant d’éclairs : à chaque fois
66

vous croyez voir un autre visage. Ils ont certainement les
muscles de la face plus mobiles que nous. En revanche,
leurs yeux ternes ne disent presque rien. Tel doit être le
genre de leurs signes dans un âge où l’on n’a que des be-
soins corporels ; l’expression des sensations est dans les
grimaces, l’expression des sentiments est dans les regards.
Comme le premier état de l’homme est la misère et la
faiblesse, ses premières voix sont la plainte et les pleurs.
L’enfant sent ses besoins, et ne les peut satisfaire, il im-
plore le secours d’autrui par des cris : s’il a faim ou soif, il
pleure ; s’il a trop froid ou trop chaud, il pleure ; s’il a be-
soin de mouvement et qu’on le tienne en repos, il pleure ;
s’il veut dormir et qu’on l’agite, il pleure. Moins sa ma-
nière d’être est à sa disposition, plus il demande fré-
quemment qu’on la change. Il n’a qu’un langage, parce
qu’il n’a, pour ainsi dire, qu’une sorte de mal-être : dans
l’imperfection de ses organes, il ne distingue point leurs
impressions diverses ; tous les maux ne forment pour lui
qu’une sensation de douleur.
De ces pleurs, qu’on croirait si peu dignes d’attention,
naît le premier rapport de l’homme à tout ce qui
l’environne : ici se forge le premier anneau de cette longue
chaîne dont l’ordre social est formé.
Quand l’enfant pleure, il est mal à son aise, il a quelque
besoin, qu’il ne saurait satisfaire : on examine, on cherche
ce besoin, on le trouve, on y pourvoit. Quand on ne le
trouve pas ou quand on n’y peut pourvoir, les pleurs con-
tinuent, on en est importuné : on flatte l’enfant pour le
faire taire, on le berce, on lui chante pour l’endormir : s’il,
67

s’opiniâtre, on s’impatiente, on le menace : des nourrices
brutales le frappent quelquefois. Voilà d’étranges leçons
pour son entrée à la vie.
Je n’oublierai jamais d’avoir vu un de ces incommodes
pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur-le-
champ : je le crus intimidé. Je me disais : ce sera une âme
servile dont on n’obtiendra rien que par la rigueur. Je me
trompais : le malheureux suffoquait de colère, il avait per-
du la respiration ; je le vis devenir violet. Un moment
après vinrent les cris aigus ; tous les signes du ressenti-
ment, de la fureur, du désespoir de cet âge, étaient dans
ses accents. Je craignis qu’il n’expirât dans cette agitation.
Quand j’aurais douté que le sentiment du juste et de
l’injuste fût inné dans le cœur de l’homme, cet exemple
seul m’aurait convaincu. Je suis sûr qu’un tison ardent
tombé par hasard sur la main de cet enfant lui eût été
moins sensible que ce coup assez léger, mais donné dans
l’intention manifeste de l’offenser.
Cette disposition des enfants à l’emportement, au dé-
pit, à la colère, demande des ménagements excessifs.
Bœrhaave pense que leurs maladies sont pour la plupart
de la classe des convulsives, parce que la tête étant propor-
tionnellement plus grosse et le système des nerfs plus
étendu que dans les adultes, le genre nerveux est plus sus-
ceptible d’irritation. Éloignez d’eux avec le plus grand soin
les domestiques qui les agacent, les irritent, les impatien-
tent : ils leur sont cent fois plus dangereux, plus funestes
que les injures de l’air et des saisons. Tant que les enfants
ne trouveront de résistance que dans les choses et jamais
dans les volontés, ils ne deviendront ni mutins ni colères,
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et se conserveront mieux en santé. C’est ici une des rai-
sons pourquoi les enfants du peuple, plus libres, plus in-
dépendants, sont généralement moins infirmes, moins
délicats, plus robustes que ceux qu’on prétend mieux éle-
ver en les contrariant sans cesse ; mais il faut songer tou-
jours qu’il y a bien de la différence entre leur obéir et ne
pas les contrarier.
Les premiers pleurs des enfants sont des prières : si
l’on n’y prend garde, ils deviennent bientôt des ordres ; ils
commencent par se faire assister, ils finissent par se faire
servir. Ainsi de leur propre faiblesse, d’où vient d’abord le
sentiment de leur dépendance, naît ensuite l’idée de
l’empire et de la domination ; mais cette idée étant moins
excitée par leurs besoins que par nos services, ici com-
mencent à se faire apercevoir les effets moraux dont la
cause immédiate n’est pas dans la nature ; et l’on voit déjà
pourquoi, dès ce premier âge, il importe de démêler
l’intention secrète qui dicte le geste ou le cri.
Quand l’enfant tend la main avec effort sans rien dire,
il croit atteindre à l’objet parce qu’il n’en estime pas la
distance ; il est dans l’erreur ; mais quand il se plaint et
crie en tendant la main, alors il ne s’abuse plus sur la dis-
tance, il commande à l’objet de s’approcher, ou à vous de
le lui apporter. Dans le premier cas, portez-le à l’objet len-
tement et à petits pas ; dans le second, ne faites pas seu-
lement semblant de l’entendre : plus il criera, moins vous
devez l’écouter. Il importe de l’accoutumer de bonne heure
à ne commander ni aux hommes, car il n’est pas leur
maître, ni aux choses, car elles ne l’entendent point. Ainsi
quand un enfant désire quelque chose qu’il voit et qu’on
69

veut lui donner, il vaut mieux porter l’enfant à l’objet, que
d’apporter l’objet à l’enfant : il tire de cette pratique une
conclusion qui est de son âge, et il n’y a point d’autre
moyen de la lui suggérer.
L’abbé de Saint-Pierre appelait les hommes de grands
enfants ; on pourrait appeler réciproquement les enfants
de petits hommes. Ces propositions ont leur vérité comme
sentences ; comme principes, elles ont besoin
d’éclaircissement. Mais quand Hobbes appelait le méchant
un enfant robuste, il disait une chose absolument contra-
dictoire. Toute méchanceté vient de faiblesse ; l’enfant
n’est méchant que parce qu’il est faible ; rendez-le fort, il
sera bon : celui qui pourrait tout ne ferait jamais de mal.
De tous les attributs de la Divinité toute-puissante, la bon-
té est celui sans lequel on la peut le moins concevoir. Tous
les peuples qui ont reconnu deux principes ont toujours
regardé le mauvais comme inférieur au bon ; sans quoi ils
auraient fait une supposition absurde. Voyez ci-après la
Profession de foi du Vicaire savoyard.
La raison seule nous apprend à connaître le bien et le
mal. La conscience qui nous fait aimer l’un et haïr l’autre,
quoique indépendante de la raison, ne peut donc se déve-
lopper sans elle. Avant l’âge de raison, nous faisons le bien
et le mal sans le connaître ; et il n’y a point de moralité
dans nos actions, quoiqu’il y en ait quelquefois dans le
sentiment des actions d’autrui qui ont rapport à nous. Un
enfant veut déranger tout ce qu’il voit : il casse, il brise
tout ce qu’il peut atteindre ; il empoigne un oiseau comme
il empoignerait une pierre, et l’étouffe sans savoir ce qu’il
fait.
70

Pourquoi cela ? D’abord la philosophie en va rendre
raison par des vices naturels : l’orgueil, l’esprit de domina-
tion, l’amour-propre, la méchanceté de l’homme ; le sen-
timent de sa faiblesse, pourra-t-elle ajouter, rend l’enfant
avide de faire des actes de force, et de se prouver à lui-
même son propre pouvoir. Mais voyez ce vieillard infirme
et cassé, ramené par le cercle de la vie humaine à la fai-
blesse de l’enfance : non seulement il reste immobile et
paisible, il veut encore que tout y reste autour de lui ; le
moindre changement le trouble et l’inquiète, il voudrait
voir régner un calme universel. Comment la même im-
puissance jointe aux mêmes passions produirait-elle des
effets si différents dans les deux âges, si la cause primitive
n’était changée ? Et où peut-on chercher cette diversité de
causes, si ce n’est dans l’état physique des deux individus ?
Le principe actif, commun à tous deux, se développe dans
l’un et s’éteint dans l’autre ; l’un se forme, et l’autre se
détruit ; l’un tend à la vie, et l’autre à la mort. L’activité
défaillante se concentre dans le cœur du vieillard ; dans
celui de l’enfant, elle est surabondante et s’étend au de-
hors ; il se sent, pour ainsi dire, assez de vie pour animer
tout ce qui l’environne. Qu’il fasse ou qu’il défasse, il
n’importe ; il suffit qu’il change l’état des choses, et tout
changement est une action. Que s’il semble avoir plus de
penchant à détruire, ce n’est point par méchanceté, c’est
que l’action qui forme est toujours lente, et que celle qui
détruit, étant plus rapide, convient mieux à sa vivacité.
En même temps que l’Auteur de la nature donne aux
enfants ce principe actif, il prend soin qu’il soit peu nui-
sible, en leur laissant peu de force pour s’y livrer. Mais
sitôt qu’ils peuvent considérer les gens qui les environnent
71

comme des instruments qu’il dépend d’eux de faire agir,
ils s’en servent pour suivre leur penchant et suppléer à
leur propre faiblesse. Voilà comment ils deviennent in-
commodes, tyrans, impérieux, méchants, indomptables ;
progrès qui ne vient pas d’un esprit naturel de domina-
tion, mais qui le leur donne ; car il ne faut pas une longue
expérience pour sentir combien il est agréable d’agir par
les mains d’autrui, et de n’avoir besoin que de remuer la
langue pour faire mouvoir l’univers.
En grandissant, on acquiert des forces, on devient
moins inquiet, moins remuant, on se renferme davantage
en soi-même. L’âme et le corps se mettent, pour ainsi dire,
en équilibre, et la nature ne nous demande plus que le
mouvement nécessaire à notre conservation. Mais le désir
de commander ne s’éteint pas avec le besoin qui l’a fait
naître ; l’empire éveille et flatte l’amour-propre, et
l’habitude le fortifie : ainsi succède la fantaisie au besoin,
ainsi prennent leurs premières racines les préjugés de
l’opinion.
Le principe une fois connu, nous voyons clairement le
point où l’on quitte la route de la nature ; voyons ce qu’il
faut faire pour s’y maintenir.
Loin d’avoir des forces superflues, les enfants n’en ont
pas même de suffisantes pour tout ce que leur demande la
nature ; il faut donc leur laisser l’usage de toutes celles
qu’elle leur donne et dont ils ne sauraient abuser. Pre-
mière maxime.
72

Il faut les aider et suppléer à ce qui leur manque, soit
en intelligence, soit en force, dans tout ce qui est du besoin
physique. Deuxième maxime.
Il faut, dans le secours qu’on leur donne, se borner
uniquement à l’utile réel, sans rien accorder à la fantaisie
ou au désir sans raison ; car la fantaisie ne les tourmentera
point quand on ne l’aura pas fait naître, attendu qu’elle
n’est pas de la nature. Troisième maxime.
Il faut étudier avec soin leur langage et leurs signes,
afin que, dans un âge où ils ne savent point dissimuler, on
distingue dans leurs désirs ce qui vient immédiatement de
la nature et ce qui vient de l’opinion. Quatrième maxime.
L’esprit de ces règles est d’accorder aux enfants plus de
liberté véritable et moins d’empire, de leur laisser plus
faire par eux-mêmes et moins exiger d’autrui. Ainsi,
s’accoutumant de bonne heure à borner leurs désirs à
leurs forces, ils sentiront peu la privation de ce qui ne sera
pas en leur pouvoir.
Voilà donc une raison nouvelle et très importante pour
laisser les corps et les membres des enfants absolument
libres, avec la seule précaution de les éloigner du danger
des chutes, et d’écarter de leurs mains tout ce qui peut les
blesser.
Infailliblement un enfant dont le corps et les bras sont
libres pleurera moins qu’un enfant embandé dans un
maillot. Celui qui ne connaît que les besoins physiques ne
pleure que quand il souffre, et c’est un très grand avan-
tage ; car alors on sait à point nommé quand il a besoin de
73

secours, et l’on ne doit pas tarder un moment à le lui don-
ner, s’il est possible. Mais si vous ne pouvez le soulager,
restez tranquille, sans le flatter pour l’apaiser ; vos ca-
resses ne guériront pas sa colique. Cependant il se sou-
viendra de ce qu’il faut faire pour être flatté ; et s’il sait
une fois vous occuper de lui à sa volonté, le voilà devenu
votre maître : tout est perdu.
Moins contrariés dans leurs mouvements, les enfants
pleureront moins ; moins importuné de leurs pleurs, on se
tourmentera moins pour les faire taire ; menacés ou flattés
moins souvent, ils seront moins craintifs ou moins opi-
niâtres, et resteront mieux dans leur état naturel. C’est
moins en laissant pleurer les enfants qu’en s’empressant
pour les apaiser, qu’on leur fait gagner des descentes ; et
ma preuve est que les enfants les plus négligés y sont bien
moins sujets que les autres. Je suis fort éloigné de vouloir
pour cela qu’on les néglige ; au contraire, il importe qu’on
les prévienne, et qu’on ne se laisse pas avertir de leurs
besoins par leurs cris. Mais je ne veux pas non plus que les
soins qu’on leur rend soient mal entendus. Pourquoi se
feraient-ils faute de pleurer dès qu’ils voient que leurs
pleurs sont bons à tant de choses ? Instruits du prix qu’on
met à leur silence, ils se gardent bien de le prodiguer. Ils le
font à la fin tellement valoir qu’on ne peut plus le payer ;
et c’est alors qu’à force de pleurer sans succès ils
s’efforcent, s’épuisent, et se tuent.
Les longs pleurs d’un enfant qui n’est ni lié ni malade,
et qu’on ne laisse manquer de rien, ne sont que des pleurs
d’habitude et d’obstination. Ils ne sont point l’ouvrage de
la nature, mais de la nourrice, qui, pour n’en savoir endu-
74

rer l’importunité, la multiplie, sans songer qu’en faisant
taire l’enfant aujourd’hui on l’excite à pleurer demain da-
vantage.
Le seul moyen de guérir ou de prévenir cette habitude
est de n’y faire aucune attention. Personne n’aime à pren-
dre une peine inutile, pas même les enfants. Ils sont obsti-
nés dans leurs tentatives ; mais si vous avez plus de cons-
tance qu’eux d’opiniâtreté, ils se rebutent et n’y reviennent
plus. C’est ainsi qu’on leur épargne des pleurs et qu’on les
accoutume à n’en verser que quand la douleur les y force.
Au reste, quand ils pleurent par fantaisie ou par obsti-
nation, un moyen sûr pour les empêcher de continuer est
de les distraire par quelque objet agréable et frappant qui
leur fasse oublier qu’ils voulaient pleurer. La plupart des
nourrices excellent dans cet art, et, bien ménagé, il est très
utile ; mais il est de la dernière importance que l’enfant
n’aperçoive pas l’intention de le distraire, et qu’il s’amuse
sans croire qu’on songe à lui : or voilà sur quoi toutes les
nourrices sont maladroites.
On sèvre trop tôt tous les enfants. Le temps où l’on
doit les sevrer est indiqué par l’éruption des dents, et cette
éruption est communément pénible et douloureuse. Par
un instinct machinal, l’enfant porte alors fréquemment à
sa bouche tout ce qu’il tient, pour le mâcher. On pense
faciliter l’opération en lui donnant pour hochet quelque
corps dur, comme l’ivoire ou la dent de loup. Je crois
qu’on se trompe. Ces corps durs, appliqués sur les gen-
cives, loin de les ramollir, les rendent calleuses, les endur-
cissent, préparent un déchirement plus pénible et plus
75

douloureux. Prenons toujours l’instinct pour exemple. On
ne voit point les jeunes chiens exercer leurs dents nais-
santes sur des cailloux, sur du fer, sur des os, mais sur du
bois, du cuir, des chiffons, des matières molles qui cèdent,
et où la dent s’imprime.
On ne sait plus être simple en rien, pas même autour
des enfants. Des grelots d’argent, d’or, du corail, des cris-
taux à facettes, des hochets de tout prix et de toute es-
pèce : que d’apprêts inutiles et pernicieux ! Rien de tout
cela. Point de grelots, points de hochets ; de petites
branches d’arbre avec leurs fruits et leurs feuilles, une tête
de pavot dans laquelle on entend sonner les graines, un
bâton de réglisse qu’il peut sucer et mâcher, l’amuseront
autant que ces magnifiques colifichets, et n’auront pas
l’inconvénient de l’accoutumer au luxe dès sa naissance.
Il a été reconnu que la bouillie n’est pas une nourriture
fort saine. Le lait cuit et la farine crue font beaucoup de
saburre, et conviennent mal à notre estomac. Dans la
bouillie, la farine est moins cuite que dans le pain, et de
plus elle n’a pas fermenté ; la panade, la crème de riz me
paraissent préférables. Si l’on veut absolument faire de la
bouillie, il convient de griller un peu la farine auparavant.
On fait dans mon pays, de la farine ainsi torréfiée, une
soupe fort agréable et fort saine. Le bouillon de viande et
le potage sont encore un médiocre aliment, dont il ne faut
user que le moins qu’il est possible. Il importe que les en-
fants s’accoutument d’abord à mâcher ; c’est le vrai moyen
de faciliter l’éruption des dents ; et quand ils commencent
d’avaler, les sucs salivaires mêlés avec les aliments en faci-
litent la digestion.
76

Je leur ferais donc mâcher des fruits secs, des croûtes.
Je leur donnerais pour jouer de petits bâtons de pain dur
ou de biscuit semblable au pain de Piémont, qu’on appelle
dans le pays des grisses. À force de ramollir ce pain dans
leur bouche, ils en avaleraient enfin quelque peu : leurs
dents se trouveraient sorties, et ils se trouveraient sevrés
presque avant qu’on s’en fût aperçu. Les paysans ont pour
l’ordinaire l’estomac fort bon, et on ne les sèvre pas avec
plus de façon que cela.
Les enfants entendent parler dès leur naissance ; on
leur parle non seulement avant qu’ils comprennent ce
qu’on leur dit, mais avant qu’ils puissent rendre les voix
qu’ils entendent. Leur organe encore engourdi ne se prête
que peu à peu aux imitations des sons qu’on leur dicte, et
il n’est pas même assuré que ces sons se portent d’abord à
leur oreille aussi distinctement qu’à la nôtre. Je ne désap-
prouve pas que la nourrice amuse l’enfant par des chants
et des accents très gais et très variés ; mais je désapprouve
qu’elle l’étourdisse incessamment d’une multitude de pa-
roles inutiles auxquelles il ne comprend rien que le ton
qu’elle y met. Je voudrais que les premières articulations
qu’on lui fait entendre fussent rares, faciles, distinctes,
souvent répétées et que les mots qu’elles expriment ne se
rapportassent qu’à des objets sensibles qu’on pût d’abord
montrer à l’enfant. La malheureuse facilité que nous avons
à nous payer de mots que nous n’entendons point com-
mence plus tôt qu’on ne pense. L’écolier écoute en classe
le verbiage de son régent, comme il écoutait au maillot le
babil de sa nourrice. Il me semble que ce serait l’instruire
fort utilement que de l’élever à n’y rien comprendre.
77

Les réflexions naissent en foule quand on veut
s’occuper de la formation du langage et des premiers dis-
cours des enfants. Quoi qu’on fasse, ils apprendront tou-
jours à parler de la même manière, et toutes les spécula-
tions philosophiques sont ici de la plus grande inutilité.
D’abord ils ont, pour ainsi dire, une grammaire de leur
âge, dont la syntaxe a des règles plus générales que la
nôtre ; et si l’on y faisait bien attention, l’on serait étonné
de l’exactitude avec laquelle ils suivent certaines analogies,
très vicieuses si l’on veut, mais très régulières, et qui ne
sont choquantes que par leur dureté ou parce que l’usage
ne les admet pas. Je viens d’entendre un pauvre enfant
bien grondé par son père pour lui avoir dit : Mon père
irai-je-t-y ? Or on voit que cet enfant suivait mieux
l’analogie que nos grammairiens, car puisqu’on lui disait
Va-s-y, pourquoi n’aurait-il pas dit Irai-je-t-y ? Remar-
quez de plus avec quelle adresse il évitait l’hiatus de irai-
je-y ou y irai-je ? Est-ce la faute du pauvre enfant si nous
avons mal à propos ôté de la phrase cet adverbe détermi-
nant y, parce que nous n’en savions que faire ? C’est une
pédanterie insupportable et un soin des plus superflus de
s’attacher a corriger dans les enfants toutes ces petites
fautes contre l’usage, desquelles ils ne manquent jamais
de se corriger d’eux-mêmes avec le temps. Parlez toujours
correctement devant eux, faites qu’ils ne se plaisent avec
personne autant qu’avec vous, et soyez sûrs
qu’insensiblement leur langage s’épurera sur le vôtre sans
que vous les ayez jamais repris.
Mais un abus de tout autre importance, et qu’il n’est
pas moins aisé de prévenir, est qu’on se presse trop de les
78

faire parler, comme si l’on avait peur qu’ils n’apprissent
pas à parler d’eux-mêmes. Cet empressement indiscret
produit un effet directement contraire à celui qu’on
cherche. Ils en parlent plus tard, plus confusément :
l’extrême attention qu’on donne à tout ce qu’ils disent les
dispense de bien articuler ; et comme ils daignent à peine
ouvrir la bouche, plusieurs d’entre eux en conservent toute
leur vie un vice de prononciation et un parler confus qui
les rend presque inintelligibles.
J’ai beaucoup vécu parmi les paysans, et n’en ai ouï
jamais grasseyer aucun, ni homme, ni femme, ni fille, ni
garçon. D’où vient cela ? Les organes des paysans sont-ils
autrement construits que les nôtres ? Non, mais ils sont
autrement exercés. Vis-à-vis de ma fenêtre est un tertre
sur lequel se rassemblent, pour jouer, les enfants du lieu.
Quoiqu’ils soient assez éloignés de moi, je distingue par-
faitement tout ce qu’ils disent, et j’en tire souvent de bons
mémoires pour cet écrit. Tous les jours mon oreille me
trompe sur leur âge ; j’entends des voix d’enfants de dix
ans ; je regarde, je vois la stature et les traits d’enfants de
trois à quatre. Je ne borne pas à moi seul cette expé-
rience ; les urbains qui me viennent voir, et que je consulte
là-dessus, tombent tous dans la même erreur.
Ce qui la produit est que, jusqu’à cinq ou six ans, les
enfants des villes, élevés dans la chambre et sous l’aile
d’une gouvernante, n’ont besoin que de marmotter pour se
faire entendre : sitôt qu’ils remuent les lèvres on prend
peine à les écouter ; on leur dicte des mots qu’ils rendent
mal, et, à force d’y faire attention, les mêmes gens étant
79

sans cesse autour d’eux devinent ce qu’ils ont voulu dire,
plutôt que ce qu’ils ont dit.
A la campagne, c’est tout autre chose. Une paysanne
n’est pas sans cesse autour de son enfant ; il est forcé
d’apprendre à dire très nettement et très haut ce qu’il a
besoin de lui faire entendre. Aux champs, les enfants
épars, éloignés du père, de la mère et des autres enfants,
s’exercent à se faire entendre à distance, et à mesurer la
force de la voix sur l’intervalle qui les sépare de ceux dont
ils veulent être entendus. Voilà comment on apprend véri-
tablement à prononcer, et non pas en bégayant quelques
voyelles à l’oreille d’une gouvernante attentive. Aussi,
quand on interroge l’enfant d’un paysan, la honte peut
l’empêcher de répondre ; mais ce qu’il dit, il le dit nette-
ment ; au lieu qu’il faut que la bonne serve d’interprète à
l’enfant de la ville ; sans quoi l’on n’entend rien à ce qu’il
grommelle entre ses dents17.
En grandissant, les garçons devraient se corriger de ce
défaut dans les collèges, et les filles dans les couvents ; en
effet, les uns et les autres parlent en général plus distinc-
tement que ceux qui ont été toujours élevés dans la mai-
17 Ceci n’est pas sans exception ; et souvent les enfants qui se
font d’abord le moins entendre deviennent ensuite les plus étourdis-
sants quand ils ont commencé d’élever la voix. Mais s’il fallait entrer
dans toutes ces minuties, je ne finirais pas ; tout lecteur sensé doit
voir que l’excès et le défaut, dérivés du même abus, sont également
corrigés par ma méthode. Je regarde ces deux maximes comme
inséparables : toujours assez, et jamais trop. De la première bien
établie l’autre s’ensuit nécessairement.
80

son paternelle. Mais – ce qui les empêche d’acquérir ja-
mais une prononciation aussi nette que celle des paysans,
c’est la nécessité d’apprendre par cœur beaucoup de
choses, et de réciter tout haut ce qu’ils ont appris ; car, en
étudiant, ils s’habituent à barbouiller, à prononcer négli-
gemment et mal ; en récitant, c’est pis encore ; ils recher-
chent leurs mots avec effort, ils traînent et allongent leurs
syllabes ; il n’est pas possible que, quand la mémoire va-
cille, la langue ne balbutie aussi. Ainsi se contractent ou se
conservent les vices de la prononciation. On verra ci-après
que mon Émile n’aura pas ceux-là, ou du moins qu’il ne les
aura pas contractés par les mêmes causes.
Je conviens que le peuple et les villageois tombent
dans une autre extrémité, qu’ils parlent presque toujours
plus haut qu’il ne faut, qu’en prononçant trop exactement,
ils ont les articulations fortes et rudes, qu’ils ont trop
d’accent, qu’ils choisissent mal leurs termes, etc.
Mais, premièrement, cette extrémité me paraît beau-
coup moins vicieuse que l’autre, attendu que la première
loi du discours étant de se faire entendre, la plus grande
faute qu’on puisse faire est de parler sans être entendu. Se
piquer de n’avoir point d’accent, c’est se piquer d’ôter aux
phrases leur grâce et leur énergie. L’accent est l’âme du
discours, il lui donne le sentiment et la vérité. L’accent
ment moins que la parole ; c’est peut-être pour cela que les
gens bien élevés le craignent tant. C’est de l’usage de tout
dire sur le même ton qu’est venu celui de persifler les gens
sans qu’ils le sentent. A l’accent proscrit succèdent des
manières de prononcer ridicules, affectées, et sujettes à la
mode, telles qu’on les remarque surtout dans les jeunes
81

gens de la cour. Cette affectation de parole et de maintien
est ce qui rend généralement l’abord du Français repous-
sant et désagréable aux autres nations. Au lieu de mettre
de l’accent dans son parler, il y met de l’air. Ce n’est pas le
moyen de prévenir en sa faveur.
Tous ces petits défauts de langage qu’on craint tant de
laisser contracter aux enfants ne sont rien ; on les prévient
ou on les corrige avec la plus grande facilité ; mais ceux
qu’on leur fait contracter en rendant leur parler sourd,
confus, timide, en critiquant incessamment leur ton, en
épluchant tous leurs mots, ne se corrigent jamais. Un
homme qui n’apprit à parler que dans les ruelles se fera
mal entendre à la tête d’un bataillon, et n’en imposera
guère au peuple dans une émeute. Enseignez première-
ment aux enfants à parler aux hommes, ils sauront bien
parler aux femmes quand il faudra.
Nourris à la campagne dans toute la rusticité cham-
pêtre, vos enfants y prendront une voix plus sonore ; ils
n’y contracteront point le confus bégayement des enfants
de la ville ; ils n’y contracteront pas non plus les expres-
sions ni le ton du village, ou du moins ils les perdront ai-
sément, lorsque le maître, vivant avec eux dès leur nais-
sance, et y vivant de jour en jour plus exclusivement, pré-
viendra ou effacera, par la correction de son langage,
l’impression du langage des paysans. Émile parlera un
français tout aussi pur que je peux le savoir, mais il le par-
lera plus distinctement, et l’articulera beaucoup mieux que
moi.
82

L’enfant qui veut parler ne doit écouter que les mots
qu’il peut entendre, ne dire que ceux qu’il peut articuler.
Les efforts qu’il fait pour cela le portent à redoubler la
même syllabe, comme pour s’exercer à la prononcer plus
distinctement. Quand il commence à balbutier, ne vous
tourmentez pas si fort à deviner ce qu’il dit. Prétendre être
toujours écouté est encore une sorte d’empire, et l’enfant
n’en doit exercer aucun. Qu’il vous suffise de pourvoir très
attentivement au nécessaire ; c’est à lui de tâcher de vous
faire entendre ce qui ne l’est pas. Bien moins encore faut-il
se hâter d’exiger qu’il parle ; il saura bien parler de lui-
même à mesure qu’il en sentira l’utilité.
On remarque, il est vrai, que ceux qui commencent à
parler fort tard ne parlent jamais si distinctement que les
autres ; mais ce n’est pas parce qu’ils ont parlé tard que
l’organe reste embarrassé, c’est au contraire parce qu’ils
sont nés avec un organe embarrassé qu’ils commencent
tard à parler ; car, sans cela, pourquoi parleraient-ils plus
tard que les autres ? Ont-ils moins l’occasion de parler ? et
les y excite-t-on moins ? Au contraire, l’inquiétude que
donne ce retard, aussitôt qu’on s’en aperçoit, fait qu’on se
tourmente beaucoup plus à les faire balbutier que ceux qui
ont articulé de meilleure heure ; et cet empressement mal
entendu peut contribuer beaucoup à rendre confus leur
parler, qu’avec moins de précipitation ils auraient eu le
temps de perfectionner davantage.
Les enfants qu’on presse trop de parler n’ont le temps
ni d’apprendre à bien prononcer, ni de bien concevoir ce
qu’on leur fait dire : au lieu que, quand on les laisse aller
d’eux-mêmes, ils s’exercent d’abord aux syllabes les plus
83

faciles à prononcer ; et y joignant peu à peu quelque signi-
fication qu’on entend par leurs gestes, ils vous donnent
leurs mots avant de recevoir les vôtres : cela fait qu’ils ne
reçoivent ceux-ci qu’après les avoir entendus. N’étant
point pressés de s’en servir, ils commencent par bien ob-
server quel sens vous leur donnez ; et quand ils s’en sont
assurés, ils les adoptent.
Le plus grand mal de la précipitation avec laquelle on
fait parler les enfants avant l’âge, n’est pas que les pre-
miers discours qu’on leur tient et les premiers mots qu’ils
disent n’aient aucun sens pour eux, mais qu’ils aient un
autre sens que le nôtre, sans que nous sachions nous en
apercevoir ; en sorte que, paraissant nous répondre fort
exactement, ils nous parlent sans nous entendre et sans
que nous les entendions. C’est pour l’ordinaire à de pa-
reilles équivoques qu’est due la surprise où nous jettent
quelquefois leurs propos, auxquels nous prêtons des idées
qu’ils n’y ont point jointes. Cette inattention de notre part
au véritable sens que les mots ont pour les enfants, me
parait être la cause de leurs premières erreurs ; et ces er-
reurs, même après qu’ils en sont guéris, influent sur leur
tour d’esprit pour le reste de leur vie. J’aurai plus d’une
occasion dans la suite d’éclaircir ceci par des exemples.
Resserrez donc le plus qu’il est possible le vocabulaire
de l’enfant. C’est un très grand inconvénient qu’il ait plus
de mots que d’idées, et qu’il sache dire plus de choses qu’il
n’en peut penser. Je crois qu’une des raisons pourquoi les
paysans ont généralement l’esprit plus juste que les gens
de la ville, est que leur dictionnaire est moins étendu. Ils
ont peu d’idées, mais ils les comparent très bien.
84

Les premiers développements de l’enfance se font
presque tous à la fois. L’enfant apprend à parler, à man-
ger, à marcher à peu près dans le même temps. C’est ici
proprement la première époque de sa vie. Auparavant il
n’est rien de plus que ce qu’il était dans le sein de sa mère ;
il n’a nul sentiment, nulle idée ; à peine a-t-il des sensa-
tions ; il ne sent pas même sa propre existence :
Vivit, et est vitae nescius ipse suae.
85

Livre second : L’âge de nature : de 2
à 12 ans (puer)
C’est ici le second terme de la vie, et celui auquel pro-
prement finit l’enfance ; car les mots infans et puer ne
sont pas synonymes. Le premier est compris dans l’autre,
et signifie qui ne peut parler : d’où vient que dans Valère
Maxime on trouve puerum infantem. Mais je continue à
me servir de ce mot selon l’usage de notre langue, jusqu’à
l’âge pour lequel elle a d’autres noms.
Quand les enfants commencent à parler, ils pleurent
moins. Ce progrès est naturel : un langage est substitué à
l’autre. Sitôt qu’ils peuvent dire qu’ils souffrent avec des
paroles, pourquoi le diraient-ils avec des cris, si ce n’est
quand la douleur est trop vive pour que la parole puisse
l’exprimer ? S’ils continuent alors à pleurer, c’est la faute
des gens qui sont autour d’eux. Dès qu’une fois Émile aura
dit : J’ai mal, il faudra des douleurs bien vives pour le for-
cer de pleurer.
Si l’enfant est délicat, sensible, que naturellement il se
mette à crier pour rien, en rendant ces cris inutiles et sans
effet, j’en taris bientôt la source. Tant qu’il pleure, je ne
vais point à lui ; j’y cours sitôt qu’il s’est tu. Bientôt sa ma-
nière de m’appeler sera de se taire, ou tout au plus de jeter
un seul cri. C’est par l’effet sensible des signes que les en-
fants jugent de leur sens, il n’y a point d’autre convention
86

pour eux : quelque mal qu’un enfant se fasse, il est très
rare qu’il pleure quand il est seul, à moins qu’il n’ait
l’espoir d’être entendu.
S’il tombe, s’il se fait une bosse à la tête, s’il saigne du
nez, s’il se coupe les doigts, au lieu de m’empresser autour
de lui d’un air alarmé, je resterai tranquille, au moins pour
un peu de temps. Le mal est fait, c’est une nécessité qu’il
l’endure ; tout mon empressement ne servirait qu’à
l’effrayer davantage et augmenter sa sensibilité. Au fond,
c’est moins le coup que la crainte qui tourmente, quand on
s’est blessé. Je lui épargnerai du moins cette dernière an-
goisse ; car très sûrement il jugera de son mal comme il
verra que j’en juge : s’il me voit accourir avec inquiétude,
le consoler, le plaindre, il s’estimera perdu ; s’il me voit
garder mon sang-froid, il reprendra bientôt le sien, et croi-
ra le mal guéri quand il ne le sentira plus. C’est à cet âge
qu’on prend les premières leçons de courage, et que, souf-
frant sans effroi de légères douleurs, on apprend par de-
grés à supporter les grandes.
Loin d’être attentif à éviter qu’Émile ne se blesse, je se-
rais fort fâché qu’il ne se blessât jamais, et qu’il grandît
sans connaître la douleur. Souffrir est la première chose
qu’il doit apprendre, et celle qu’il aura le plus grand besoin
de savoir. Il semble que les enfants ne soient petits et
faibles que pour prendre ces importantes leçons sans dan-
ger. Si l’enfant tombe de son haut, il ne se cassera pas la
jambe ; s’il se frappe avec un bâton, il ne se cassera pas le
bras ; s’il saisit un fer tranchant, il ne serrera guère, et ne
se coupera pas bien avant. Je ne sache pas qu’on ait jamais
vu d’enfant en liberté se tuer, s’estropier, ni se faire un mal
87

considérable, à moins qu’on ne l’ait indiscrètement exposé
sur des lieux élevés, ou seul autour du feu, ou qu’on n’ait
laissé des instruments dangereux à sa portée. Que dire de
ces magasins de machines qu’on rassemble autour d’un
enfant pour l’armer de toutes pièces contre la douleur,
jusqu’à ce que, devenu grand, il reste à sa merci, sans cou-
rage et sans expérience, qu’il se croie mort à la première
piqûre et s’évanouisse en voyant la première goutte de son
sang ?
Notre manie enseignante et pédantesque est toujours
d’apprendre aux enfants ce qu’ils apprendraient beaucoup
mieux d’eux-mêmes, et d’oublier ce que nous aurions pu
seuls leur enseigner. Y a-t-il rien de plus sot que la peine
qu’on prend pour leur apprendre à marcher, comme si l’on
en avait vu quelqu’un qui, par la négligence de sa nourrice,
ne sût pas marcher étant grand ? Combien voit-on de gens
au contraire marcher mal toute leur vie, parce qu’on leur a
mal appris à marcher !
Émile n’aura ni bourrelets, ni paniers roulants, ni cha-
riots, ni lisières ; ou du moins, dès qu’il commencera de
savoir mettre un pied devant l’autre, on ne le soutiendra
que sur les lieux pavés, et l’on ne fera qu’y passer en
hâte18. Au lieu de le laisser croupir dans l’air usé d’une
chambre, qu’on le mène journellement au milieu d’un pré.
18 Il n’y a rien de plus ridicule et de plus mal assuré que la dé-
marche des gens qu’on a trop menés par la lisière étant petits : c’est
encore une de ces observations triviales à force d’être justes et qui
sont justes en plus d’un sens.
88

Là, qu’il coure, qu’il s’ébatte, qu’il tombe cent fois le jour,
tant mieux : il en apprendra plus tôt à se relever. Le bien-
être de la liberté rachète beaucoup de blessures. Mon élève
aura souvent des contusions ; en revanche, il sera toujours
gai. Si les vôtres en ont moins, ils sont toujours contrariés,
toujours enchaînés, toujours tristes. Je doute que le profit
soit de leur côté.
Un autre progrès rend aux enfants la plainte moins né-
cessaire : c’est celui de leurs forces. Pouvant plus par eux-
mêmes, ils ont un besoin moins fréquent de recourir à
autrui. Avec leur force se développe la connaissance qui
les met en état de la diriger. C’est à ce second degré que
commence proprement la vie de l’individu ; c’est alors
qu’il prend la conscience de lui-même. La mémoire étend
le sentiment de l’identité sur tous les moments de son
existence ; il devient véritablement un, le même, et par
conséquent déjà capable de bonheur ou de misère. Il im-
porte donc de commencer à le considérer ici comme un
être moral.
Quoiqu’on assigne à peu près le plus long terme de la
vie humaine et les probabilités qu’on a d’approcher de ce
terme à chaque âge, rien n’est plus incertain que la durée
de la vie de chaque homme en particulier ; très peu par-
viennent à ce plus long terme. Les plus grands risques de
la vie sont dans son commencement ; moins on a vécu,
moins on doit espérer de vivre. Des enfants qui naissent,
la moitié, tout au plus, parvient à l’adolescence ; et il est
probable que votre élève n’atteindra pas l’âge d’homme.
89

Que faut-il donc penser de cette éducation barbare qui
sacrifie le présent à un avenir incertain, qui charge un
enfant de chaînes de toute espèce, et commence par le
rendre misérable, pour lui préparer au loin je ne sais quel
prétendu bonheur dont il est à croire qu’il ne jouira ja-
mais ? Quand je supposerais cette éducation raisonnable
dans son objet, comment voir sans indignation de pauvres
infortunés soumis à un joug insupportable et condamnés à
des travaux continuels comme des galériens, sans être
assuré que tant de soins leur seront jamais utiles ! L’âge de
la gaieté se passe au milieu des pleurs, des châtiments, des
menaces, de l’esclavage. On tourmente le malheureux
pour son bien ; et l’on ne voit pas la mort qu’on appelle, et
qui va le saisir au milieu de ce triste appareil. Qui sait
combien d’enfants périssent victimes de l’extravagante
sagesse d’un père ou d’un maître ? Heureux d’échapper à
sa cruauté, le seul avantage qu’ils tirent des maux qu’il
leur a fait souffrir est de mourir sans regretter la vie, dont
ils n’ont connu que les tourments.
Hommes, soyez humains, c’est votre premier devoir ;
soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout
ce qui n’est pas étranger à l’homme. Quelle sagesse y a-t-il
pour vous hors de l’humanité ? Aimez l’enfance ; favorisez
ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n’a
pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur
les lèvres, et où l’âme est toujours en paix ? Pourquoi vou-
lez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d’un
temps si court qui leur échappe, et d’un bien si précieux
dont ils ne sauraient abuser ? Pourquoi voulez-vous rem-
plir d’amertume et de douleurs ces premiers ans si ra-
pides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu’ils ne peu-
90

vent revenir pour vous ? Pères, savez-vous le moment où
la mort attend vos enfants ? Ne vous préparez pas des re-
grets en leur ôtant le peu d’instants que la nature leur
donne : aussitôt qu’ils peuvent sentir le plaisir d’être,
faites qu’ils en jouissent ; faites qu’à quelque heure que
Dieu les appelle, ils ne meurent point sans avoir goûté la
vie.
Que de voix vont s’élever contre moi ! J’entends de
loin les clameurs de cette fausse sagesse qui nous jette
incessamment hors de nous, qui compte toujours le pré-
sent pour rien, et, poursuivant sans relâche un avenir qui
fuit à mesure qu’on avance, à force de nous transporter où
nous ne sommes Pas, nous transporte où nous ne serons
jamais.
C’est, me répondez-vous, le temps de corriger les mau-
vaises inclinations de l’homme ; c’est dans l’âge de
l’enfance, où les peines sont le moins sensibles, qu’il faut
les multiplier, pour les épargner dans l’âge de raison. Mais
qui vous dit que tout cet arrangement est à votre disposi-
tion, et que toutes ces belles instructions dont vous acca-
blez le faible esprit d’un enfant ne lui seront pas un jour
plus pernicieuses qu’utiles ? Qui vous assure que vous
épargnez quelque chose par les chagrins que vous lui pro-
diguez ? Pourquoi lui donnez-vous plus de maux que son
état n’en comporte, sans être sûr que ces maux présents
sont à la décharge de l’avenir ? Et comment me prouverez-
vous que ces mauvais penchants dont vous prétendez le
guérir ne lui viennent pas de vos soins mal entendus, bien
plus que de la nature ? Malheureuse prévoyance, qui rend
un être actuellement misérable, sur l’espoir bien ou mal
91

fondé de le rendre heureux un jour ! Que si ces raison-
neurs vulgaires confondent la licence avec la liberté, et
l’enfant qu’on rend heureux avec l’enfant qu’on gâte, ap-
prenons-leur à les distinguer.
Pour ne point courir après des chimères, n’oublions
pas ce qui convient à notre condition. L’humanité a sa
place dans l’ordre des choses ; l’enfance a la sienne dans
l’ordre de la vie humaine : il faut considérer l’homme dans
l’homme, et l’enfant dans l’enfant. Assigner à chacun sa
place et l’y fixer, ordonner les passions humaines selon la
constitution de l’homme, est tout ce que nous pouvons
faire pour son bien-être. Le reste dépend de causes étran-
gères qui ne sont point en notre pouvoir.
Nous ne savons ce que c’est que bonheur ou malheur
absolu. Tout est mêlé dans cette vie ; on n’y goûte aucun
sentiment pur, on n’y reste pas deux moments dans le
même état. Les affections de nos âmes, ainsi que les modi-
fications de nos corps, sont dans un flux continuel. Le bien
et le mal nous sont communs à tous, mais en différentes
mesures. Le plus heureux est celui qui sent le moins de
peines ; le plus misérable est celui qui sent le moins de
plaisirs. Toujours plus de souffrances que de jouissances :
voilà la différence commune à tous. La félicité de l’homme
ici-bas n’est donc qu’un état négatif ; on doit la mesurer
par la moindre quantité de maux qu’il souffre.
Tout sentiment de peine est inséparable du désir de
s’en délivrer ; toute idée de plaisir est inséparable du désir
d’en jouir ; tout désir suppose privation, et toutes les pri-
vations qu’on sent sont pénibles ; c’est donc dans la dis-
92

proportion de nos désirs et de nos facultés que consiste
notre misère. Un être sensible dont les facultés égaleraient
les désirs serait un être absolument heureux.
En quoi donc consiste la sagesse humaine ou la route
du vrai bonheur ? Ce n’est pas précisément à diminuer nos
désirs ; car, s’ils étaient au-dessous de notre puissance,
une partie de nos facultés resterait oisive, et nous ne joui-
rions pas de tout notre être. Ce n’est pas non plus à
étendre nos facultés, car si nos désirs s’étendaient à la fois
en plus grand rapport, nous n’en deviendrions que plus
misérables : mais c’est à diminuer l’excès des désirs sur les
facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la
volonté. C’est alors seulement que, toutes les forces étant
en action, l’âme cependant restera paisible, et que
l’homme se trouvera bien ordonné.
C’est ainsi que la nature, qui fait tout pour le mieux, l’a
d’abord institué. Elle ne lui donne immédiatement que les
désirs nécessaires à sa conservation et les facultés suffi-
santes pour les satisfaire. Elle a mis toutes les autres
comme en réserve au fond de son âme, pour s’y dévelop-
per au besoin. Ce n’est que dans cet état primitif que
l’équilibre du pouvoir et du désir se rencontre, et que
l’homme n’est pas malheureux. Sitôt que ses facultés vir-
tuelles se mettent en action, l’imagination, la plus active
de toutes, s’éveille et les devance. C’est l’imagination qui
étend pour nous la mesure des possibles, soit en bien, soit
en mal, et qui, par conséquent, excite et nourrit les désirs
par l’espoir de les satisfaire. Mais l’objet qui paraissait
d’abord sous la main fuit plus vite qu’on ne peut le pour-
suivre ; quand on croit l’atteindre. il se transforme et se
93

montre au loin devant nous. Ne voyant plus le pays déjà
parcouru, nous le comptons pour rien ; celui qui reste à
parcourir s’agrandit, s’étend sans cesse. Ainsi l’on s’épuise
sans arriver au terme ; et plus nous gagnons sur la jouis-
sance, plus le bonheur s’éloigne de nous.
Au contraire, plus l’homme est resté près de sa condi-
tion naturelle, plus la différence de ses facultés à ses désirs
est petite, et moins par conséquent il est éloigné d’être
heureux. Il n’est jamais moins misérable que quand il pa-
raît dépourvu de tout ; car la misère ne consiste pas dans
la privation des choses, mais dans le besoin qui s’en fait
sentir.
Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est
infini ; ne pouvant élargir l’un, rétrécissons l’autre ; car
c’est de leur seule différence que naissent toutes les peines
qui nous rendent vraiment malheureux. Otez la force, la
santé, le bon témoignage de soi, tous les biens de cette vie
sont dans l’opinion ; ôtez les douleurs du corps et les re-
mords de la conscience, tous nos maux sont imaginaires.
Ce principe est commun, dira-t-on ; j’en conviens ; mais
l’application pratique n’en est pas commune ; et c’est uni-
quement de la pratique qu’il s’agit ici.
Quand on dit que l’homme est faible, que veut-on
dire ? Ce mot de faiblesse indique un rapport, un rapport
de l’être auquel on l’applique. Celui dont la force passe les
besoins, fût-il un insecte, un ver, est un être fort ; celui
dont les besoins passent la force, fût-il un éléphant, un
lion ; fût-il un conquérant, un héros ; fût-il un dieu ; c’est
un être faible. L’ange rebelle qui méconnut sa nature était
94

plus faible que l’heureux mortel qui vit en paix selon la
sienne. L’homme est très fort quand il se contente d’être
ce qu’il est ; il est très faible quand il veut s’élever au-
dessus de l’humanité. N’allez donc pas vous figurer qu’en
étendant vos facultés vous étendez vos forces ; vous les
diminuez, au contraire, si votre orgueil s’étend plus
qu’elles. Mesurons le rayon de notre sphère, et restons au
centre comme l’insecte au milieu de sa toile ; nous nous
suffirons toujours a nous-mêmes, et nous n’aurons point à
nous plaindre de notre faiblesse, car nous ne la sentirons
jamais.
Tous les animaux ont exactement les facultés néces-
saires pour se conserver. L’homme seul en a de superflues.
N’est-il pas bien étrange que ce superflu soit l’instrument
de sa misère ? Dans tout pays les bras d’un homme valent
plus que sa subsistance. S’il était assez sage pour compter
ce surplus pour rien, il aurait toujours le nécessaire, parce
qu’il n’aurait jamais rien de trop. Les grands besoins, di-
sait Favorin, naissent des grands biens ; et souvent le
meilleur moyen de se donner les choses dont on manque
est de s’ôter celles qu’on a. C’est à force de nous travailler
pour augmenter notre bonheur, que nous le changeons en
misère. Tout homme qui ne voudrait que vivre, vivrait
heureux ; par conséquent il vivrait bon ; car où serait pour
lui l’avantage d’être méchant ?
Si nous étions immortels, nous serions des êtres très
misérables. Il est dur de mourir, sans doute ; mais il est
doux d’espérer qu’on ne vivra pas toujours, et qu’une meil-
95

leure vie finira les peines de celle-ci. Si l’on nous offrait
l’immortalité sur la terre, qui est-ce19 qui voudrait accep-
ter ce triste présent ? Quelle ressource, quel espoir, quelle
consolation nous resterait-il contre les rigueurs du sort et
contre les injustices des hommes ? L’ignorant, qui ne pré-
voit rien, sent peu le prix de la vie, et craint peu de la
perdre ; l’homme éclairé voit des biens d’un plus grand
prix, qu’il préfère à celui-là. Il n’y a que le demi-savoir et la
fausse sagesse qui, prolongeant nos vues jusqu’à la mort,
et pas au-delà, en font pour nous le pire des maux. La né-
cessité de mourir n’est à l’homme sage qu’une raison pour
supporter les peines de la vie. Si l’on n’était pas sûr de la
perdre une fois, elle coûterait trop à conserver.
Nos maux moraux sont tous dans l’opinion, hors un
seul, qui est le crime ; et celui-là dépend de nous : nos
maux physiques se détruisent ou nous détruisent. Le
temps ou la mort sont nos remèdes ; mais nous souffrons
d’autant plus que nous savons moins souffrir ; et nous
nous donnons plus de tourment pour guérir nos maladies,
que nous n’en aurions à les supporter. Vis selon la nature,
sois patient, et chasse les médecins ; tu n’éviteras pas la
mort, mais tu ne la sentiras qu’une fois, tandis qu’ils la
portent chaque jour dans ton imagination troublée, et que
leur art mensonger, au lieu de prolonger tes jours, t’en ôte
la jouissance. Je demanderai toujours quel vrai bien cet
art a fait aux hommes. Quelques-uns de ceux qu’il guérit
mourraient, il est vrai ; mais des millions qu’il tue reste-
19 On conçoit que je parle ici des hommes qui réfléchissent, et
non pas de tous les hommes.
96

raient en vie. Homme sensé, ne mets point à cette loterie,
où trop de chances sont contre toi. Souffre, meurs ou gué-
ris ; mais surtout vis jusqu’à ta dernière heure.
Tout n’est que folie et contradiction dans les institu-
tions humaines. Nous nous inquiétons plus de notre vie à
mesure qu’elle perd de son prix. Les vieillards la regrettent
plus que les jeunes gens ; ils ne veulent pas perdre les ap-
prêts qu’ils ont faits pour en jouir ; à soixante ans, il est
bien cruel de mourir avant d’avoir commencé de vivre. On
croit que l’homme a un vif amour pour sa conservation, et
cela est vrai ; mais on ne voit pas que cet amour, tel que
nous le sentons, est en grande partie l’ouvrage des
hommes. Naturellement l’homme ne s’inquiète pour se
conserver qu’autant que les moyens en sont en son pou-
voir ; sitôt que ces moyens lui échappent, il se tranquillise
et meurt sans se tourmenter inutilement. La première loi
de la résignation nous vient de la nature. Les sauvages,
ainsi que les bêtes, se débattent fort peu contre la mort, et
l’endurent presque sans se plaindre. Cette loi détruite, il
s’en forme une autre qui vient de la raison ; mais peu sa-
vent l’en tirer, et cette résignation factice n’est jamais aus-
si pleine et entière que la première.
La prévoyance ! la prévoyance qui nous porte sans
cesse au-delà de nous, et souvent nous place où nous
n’arriverons point, voilà la véritable source de toutes nos
misères. Quelle manie a un être aussi passager que
l’homme de regarder toujours au loin dans un avenir qui
vient si rarement, et de négliger le présent dont il est sûr !
manie d’autant plus funeste qu’elle augmente incessam-
ment avec l’âge, et que les vieillards, toujours défiants,
97

prévoyants, avares, aiment mieux se refuser aujourd’hui le
nécessaire que de manquer du superflu dans cent ans.
Ainsi nous tenons à tout, nous nous accrochons à tout ; les
temps, les lieux, les hommes, les choses, tout ce qui est,
tout ce qui sera, importe à chacun de nous ; notre individu
n’est plus que la moindre partie de nous-mêmes. Chacun
s’étend, pour ainsi dire, sur la terre entière, et devient sen-
sible sur toute cette grande surface. Est-il étonnant que
nos maux se multiplient dans tous les points par où l’on
peut nous blesser ? Que de princes se désolent pour la
perte d’un pays qu’ils n’ont jamais vu ! Que de marchands
il suffit de toucher aux Indes, pour les faire crier à Paris !
Est-ce la nature qui porte ainsi les hommes si loin
d’eux-mêmes ? Est-ce elle qui veut que chacun apprenne
son destin des autres, et quelquefois l’apprenne le dernier,
en sorte que tel est mort heureux ou misérable, sans en
avoir jamais rien su ? je vois un homme frais, gai, vigou-
reux, bien portant ; sa présence inspire la joie ; ses yeux
annoncent le contentement, le bien-être ; il porte avec lui
l’image du bonheur. Vient une lettre de la poste ; l’homme
heureux la regarde, elle est à son adresse, il l’ouvre, il la lit.
A l’instant son air change ; il pâlit, il tombe en défaillance.
Revenu à lui, il pleure, il s’agite, il gémit, il s’arrache les
cheveux, il fait retentir l’air de ses cris, il semble attaqué
d’affreuses convulsions. Insensé ! quel mal t’a donc fait ce
papier ? quel membre t’a-t-il ôté ? quel crime t’a-t-il fait
commettre ? enfin qu’a-t-il changé dans toi-même pour te
mettre dans l’état où je te vois ?
Que la lettre se fût égarée, qu’une main charitable l’eût
jetée au feu, le sort de ce mortel, heureux et malheureux à
98

la fois, eût été, ce me semble, un étrange problème. Son
malheur, direz-vous, était réel. Fort bien, mais il ne le sen-
tait pas. Où était-il donc ? Son bonheur était imaginaire.
J’entends, la santé, la gaieté, le bien-être, le contentement
d’esprit, ne sont plus que des visions. Nous n’existons plus
où nous sommes, nous n’existons qu’où nous ne sommes
pas. Est-ce la peine d’avoir une si grande peur de la mort,
pourvu que ce en quoi nous vivons reste ?
O homme ! resserre ton existence au dedans de toi, et
tu ne seras plus misérable. Reste à la place que la nature
t’assigne dans la chaîne des êtres, rien ne t’en pourra faire
sortir ; ne regimbe point contre la dure loi de la nécessité,
et n’épuise pas, à vouloir lui résister, des forces que le ciel
ne t’a point données pour étendre ou prolonger ton exis-
tence, mais seulement pour la conserver comme il lui plaît
et autant qu’il lui plaît. Ta liberté, ton pouvoir, ne
s’étendent qu’aussi loin que tes forces naturelles, et pas
au-delà ; tout le reste n’est qu’esclavage, illusion, prestige.
La domination même est servile, quand elle tient à
l’opinion ; car tu dépends des préjugés de ceux que tu gou-
vernes par les préjugés. Pour les conduire comme il te
plaît, il faut te conduire comme il leur plaît. Ils n’ont qu’à
changer de manière de penser, il faudra bien par force que
tu changes de manière d’agir. Ceux qui t’approchent n’ont
qu’à savoir gouverner les opinions du peuple que tu crois
gouverner, ou des favoris qui te gouvernent ou celles de ta
famille, ou les tiennes propres : ces visirs, ces courtisans,
ces prêtres, ces soldats, ces valets, ces caillettes, et jusqu’à
99

des enfants, quand tu serais un Thémistocle en génie20,
vont te mener, comme un enfant toi-même au milieu de
tes légions. Tu as beau faire, jamais ton autorité réelle
n’ira plus loin que tes facultés réelles. Sitôt qu’il faut voir
par les yeux des autres, il faut vouloir par leurs volontés.
Mes peuples sont mes sujets, dis-tu fièrement. Soit. Mais
toi, qu’es-tu ? le sujet de tes ministres. Et tes ministres à
leur tour, que sont-ils ? les sujets de leurs commis, de
leurs maîtresses, les valets de leurs valets. Prenez tout,
usurpez tout, et puis versez l’argent à pleines mains ; dres-
sez des batteries de canon ; élevez des gibets, des roues ;
donnez des lois, des édits ; multipliez les espions, les sol-
dats, les bourreaux, les prisons, les chaînes : pauvres petits
hommes, de quoi vous sert tout cela ? vous n’en serez ni
mieux servis, ni moins volés, ni moins trompés, ni plus
absolus. Vous direz toujours : nous voulons ; et vous ferez
toujours ce que voudront les autres.
Le seul qui fait sa volonté est celui qui n’a pas besoin,
pour la faire, de mettre les bras d’un autre au bout des
siens : d’où il suit que le premier de tous les biens n’est pas
l’autorité, mais la liberté. L’homme vraiment libre ne veut
que ce qu’il peut, et fait ce qu’il lui plaît. Voilà ma maxime
20 Ce petit garçon que vous voyez là, disait Thémistocle à ses
amis, est l’arbitre de la Grèce ; car il gouverne sa mère, sa mère me
gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent les
Grecs. Oh! quels petits conducteurs on trouverait souvent aux plus
grands empires, si du prince on descendait par degrés jusqu’à la
première main qui donne le branle en secret.
100

fondamentale. Il ne s’agit que de l’appliquer à l’enfance, et
toutes les règles de l’éducation vont en découler.
La société a fait l’homme plus faible, non seulement en
lui ôtant le droit qu’il avait sur ses propres forces, mais
surtout en les lui rendant insuffisantes. Voilà pourquoi ses
désirs se multiplient avec sa faiblesse, et voilà ce qui fait
celle de l’enfance, comparée à l’âge d’homme. Si l’homme
est un être fort, et si l’enfant est un être faible, ce n’est pas
parce que le premier a plus de force absolue que le second,
mais c’est parce que le premier peut naturellement se suf-
fire à lui-même et que l’autre ne le peut. L’homme doit
donc avoir plus de volontés, et l’enfant plus de fantaisies ;
mot par lequel j’entends tous les désirs qui ne sont pas de
vrais besoins, et qu’on ne peut contenter qu’avec le se-
cours d’autrui.
J’ai dit la raison de cet état de faiblesse. La nature y
pourvoit par l’attachement des pères et des mères : mais
cet attachement peut avoir son excès, son défaut, ses abus.
Des parents qui vivent dans l’état civil y transportent leur
enfant avant l’âge. En lui donnant plus de besoins qu’il
n’en a, ils ne soulagent pas sa faiblesse, ils l’augmentent.
Ils l’augmentent encore en exigeant de lui ce que la nature
n’exigeait pas, en soumettant à leurs volontés le peu de
forces qu’il a pour servir les siennes, en changeant de part
ou d’autre en esclavage la dépendance réciproque où le
tient sa faiblesse et où les tient leur attachement.
L’homme sage sait rester à sa place ; mais l’enfant, qui
ne connaît pas la sienne, ne saurait s’y maintenir. Il a
parmi nous mille issues pour en sortir ; c’est à ceux qui le
101

gouvernent à l’y retenir, et cette tâche n’est pas facile. Il ne
doit être ni bête ni homme, mais enfant ; il faut qu’il sente
sa faiblesse et non qu’il en souffre ; il faut qu’il dépende et
non qu’il obéisse ; il faut qu’il demande et non qu’il com-
mande. Il n’est soumis aux autres qu’à cause de ses be-
soins, et parce qu’ils voient mieux que lui ce qui lui est
utile, ce qui peut contribuer ou nuire à sa conservation.
Nul n’a droit, pas même le père, de commander à l’enfant
ce qui ne lui est bon à rien.
Avant que les préjugés et les institutions humaines
aient altéré nos penchants naturels, le bonheur des en-
fants ainsi que des hommes consiste dans l’usage de leur
liberté ; mais cette liberté dans les premiers est bornée par
leur faiblesse. Quiconque fait ce qu’il veut est heureux, s’il
se suffit à lui-même ; c’est le cas de l’homme vivant dans
l’état de nature. Quiconque fait ce qu’il veut n’est pas heu-
reux, si ses besoins passent ses forces : c’est le cas de
l’enfant dans le même état. Les enfants ne jouissent même
dans l’état de nature que d’une liberté imparfaite, sem-
blable à celle dont jouissent les hommes dans l’état civil.
Chacun de nous, ne pouvant plus se passer des autres,
redevient à cet égard faible et misérable. Nous étions faits
pour être hommes ; les lois et la société nous ont replon-
gés dans l’enfance. Les riches, les grands, les rois sont tous
des enfants qui, voyant qu’on s’empresse à soulager leur
misère tirent de cela même une vanité puérile, et sont tout
fiers des soins qu’on ne leur rendrait pas s’ils étaient
hommes faits.
Ces considérations sont importantes, et servent à ré-
soudre toutes les contradictions du système social. Il y a
102

deux sortes de dépendances : celle des choses, qui est de la
nature ; celle des hommes, qui est de la société. La dépen-
dance des choses, n’ayant aucune moralité, ne nuit point à
la liberté, et n’engendre point de vices ; la dépendance des
hommes étant désordonnée21 les engendre tous, et c’est
par elle que le maître et l’esclave se dépravent mutuelle-
ment. S’il y a quelque moyen de remédier à ce mal dans la
société, c’est de substituer la loi à l’homme, et d’armer les
volontés générales d’une force réelle, supérieure à l’action
de toute volonté particulière. Si les lois des nations pou-
vaient avoir, comme celles de la nature, une inflexibilité
que jamais aucune force humaine ne pût vaincre, la dé-
pendance des hommes redeviendrait alors celle des
choses ; on réunirait dans la république tous les avantages
de l’état naturel à ceux de l’état civil ; on joindrait à la li-
berté qui maintient l’homme exempt de vices, la moralité
qui l’élève à la vertu.
Maintenez l’enfant dans la seule dépendance des
choses, vous aurez suivi l’ordre de la nature dans le pro-
grès de son éducation. N’offrez jamais à ses volontés in-
discrètes que des obstacles physiques ou des punitions qui
naissent des actions mêmes, et qu’il se rappelle dans
l’occasion ; sans lui défendre de mal faire, il suffit de l’en
empêcher. L’expérience ou l’impuissance doivent seules
lui tenir lieu de loi. N’accordez rien à ses désirs parce qu’il
le demande, mais parce qu’il en a besoin. Qu’il ne sache ce
21 Dans mes Principes du Droit politique, il est démontré que
nulle volonté particulière ne peut être ordonnée dans le système
social.
103

que c’est qu’obéissance quand il agit, ni ce que c’est
qu’empire quand on agit pour lui. Qu’il sente également sa
liberté dans ses actions et dans les vôtres. Suppléez à la
force qui lui manque, autant précisément qu’il en a besoin
pour être libre et non pas impérieux ; qu’en recevant vos
services avec une sorte d’humiliation, il aspire au moment
où il pourra s’en passer, et où il aura l’honneur de se servir
lui-même.
La nature a, pour fortifier le corps et le faire croître,
des moyens qu’on ne doit jamais contrarier. Il ne faut
point contraindre un enfant de rester quand il veut aller,
ni d’aller quand il veut rester en place. Quand la volonté
des enfants n’est point gâtée par notre faute, ils ne veulent
rien inutilement. Il faut qu’ils sautent, qu’ils courent,
qu’ils crient, quand ils en ont envie. Tous leurs mouve-
ments sont des besoins de leur constitution, qui cherche à
se fortifier ; mais on doit se défier de ce qu’ils désirent
sans le pouvoir faire eux-mêmes, et que d’autres sont obli-
gés de faire pour eux. Alors il faut distinguer avec soin le
vrai besoin, le besoin naturel, du besoin de fantaisie qui
commence à naître, ou de celui qui ne vient que de la su-
rabondance de vie dont j’ai parlé.
J’ai déjà dit ce qu’il faut faire quand un enfant pleure
pour avoir ceci ou cela. J’ajouterai seulement que, dès qu’il
peut demander en parlant ce qu’il désire, et que, pour
l’obtenir plus vite ou pour vaincre un refus, il appuie de
pleurs sa demande, elle lui doit être irrévocablement refu-
sée. Si le besoin l’a fait parler, vous devez le savoir, et faire
aussitôt ce qu’il demande ; mais céder quelque chose à ses
larmes, c’est l’exciter à en verser, c’est lui apprendre à
104

douter de votre bonne volonté, et à croire que
l’importunité peut plus sur vous que la bienveillance. S’il
ne vous croit pas bon, bientôt il sera méchant ; s’il vous
croit faible, il sera bientôt opiniâtre ; il importe d’accorder
toujours au premier signe ce qu’on ne veut pas refuser. Ne
soyez point prodigue en refus, mais ne les révoquez ja-
mais.
Gardez-vous surtout de donner à l’enfant de vaines
formules de politesse, qui lui servent au besoin de paroles
magiques pour soumettre à ses volontés tout ce qui
l’entoure, et obtenir à l’instant ce qu’il lui plaît. Dans
l’éducation façonnière des riches on ne manque jamais de
les rendre poliment impérieux, en leur prescrivant les
termes dont ils doivent se servir pour que personne n’ose
leur résister ; leurs enfants n’ont ni ton ni tours sup-
pliants ; ils sont aussi arrogants, même plus, quand ils
prient que quand ils commandent, comme étant bien plus
sûrs d’être obéis. On voit d’abord que s’il vous plaît signi-
fie dans leur bouche il me plaît, et que je vous prie signifie
je vous ordonne. Admirable politesse, qui n’aboutit pour
eux qu’à changer le sens des mots, et à ne pouvoir jamais
parler autrement qu’avec empire ! Quant à moi, qui crains
moins qu’Émile ne soit grossier qu’arrogant, j’aime beau-
coup mieux qu’il dise en priant, faites cela, qu’en com-
mandant, je vous prie. Ce n’est pas le terme dont il se sert
qui m’importe, mais bien l’acception qu’il y joint.
Il y a un excès de rigueur et un excès d’indulgence,
tous deux également à éviter. Si vous laissez pâtir les en-
fants, vous exposez leur santé, leur vie ; vous les rendez
actuellement misérables ; si vous leur épargnez avec trop
105

de soin toute espèce de mal-être, vous leur préparez de
grandes misères ; vous les rendez délicats, sensibles ; vous
les sortez de leur état d’hommes dans lequel ils rentreront
un jour malgré vous. Pour ne les pas exposer à quelques
maux de la nature, vous êtes l’artisan de ceux qu’elle ne
leur a pas donnés. Vous me direz que je tombe dans le cas
de ces mauvais pères auxquels je reprochais de sacrifier le
bonheur des enfants à la considération d’un temps éloigné
qui peut ne jamais être.
Non pas : car la liberté que je donne à mon élève le dé-
dommage amplement des légères incommodités aux-
quelles je le laisse exposé. Je vois de petits polissons jouer
sur la neige, violets, transis, et pouvant à peine remuer les
doigts. Il ne tient qu’à eux de s’aller chauffer, ils n’en font
rien ; si on les y forçait, ils sentiraient cent fois plus les
rigueurs de la contrainte, qu’ils ne sentent celles du froid.
De quoi donc vous plaignez-vous ? Rendrai-je votre enfant
misérable en ne l’exposant qu’aux incommodités qu’il veut
bien souffrir ? Je fais son bien dans le moment présent, en
le laissant libre ; je fais son bien dans l’avenir, en l’armant
contre les maux qu’il doit supporter. S’il avait le choix
d’être mon élève ou le vôtre, pensez-vous qu’il balançât un
instant ?
Concevez-vous quelque vrai bonheur possible pour au-
cun être hors de sa constitution ? et n’est-ce pas sortir
l’homme de sa constitution, que de vouloir l’exempter
également de tous les maux de son espèce ? Oui, je le sou-
tiens : pour sentir les grands biens, il faut qu’il connaisse
les petits maux ; telle est sa nature. Si le physique va trop
bien, le moral se corrompt. L’homme qui ne connaîtrait
106

pas la douleur, ne connaîtrait ni l’attendrissement de
l’humanité, ni la douceur de la commisération ; son cœur
ne serait ému de rien, il ne serait pas sociable, il serait un
monstre parmi ses semblables.
Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre
enfant misérable ? c’est de l’accoutumer à tout obtenir ;
car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les
satisfaire, tôt ou tard l’impuissance vous forcera malgré.
vous d’en venir au refus ; et ce refus inaccoutumé lui don-
nera plus de tourment que la privation même de ce qu’il
désire. D’abord il voudra la canne que vous tenez ; bientôt
il voudra votre montre ; ensuite il voudra l’oiseau qui
vole ; il voudra l’étoile qu’il voit briller ; il voudra tout ce
qu’il verra : à moins d’être Dieu, comment le contenterez-
vous ?
C’est une disposition naturelle à l’homme de regarder
comme sien tout ce qui est en son pouvoir. En ce sens le
principe de Hobbes est vrai jusqu’à certain point : multi-
pliez avec nos désirs les moyens de les satisfaire, chacun se
fera le maître de tout. L’enfant donc qui n’a qu’à vouloir
pour obtenir se croit le propriétaire de l’univers ; il re-
garde tous les hommes comme ses esclaves : et quand
enfin l’on est forcé de lui refuser quelque chose, lui,
croyant tout possible quand il commande, prend ce refus
pour un acte de rébellion ; toutes les raisons qu’on lui
donne dans un âge incapable de raisonnement ne sont à
son gré que des prétextes ; il voit partout de la mauvaise
volonté : le sentiment d’une injustice prétendue aigrissant
son naturel, il prend tout le monde en haine, et sans ja-
107

mais savoir gré de la complaisance, il s’indigne de toute
opposition.
Comment concevrais-je qu’un enfant, ainsi dominé par
la colère et dévoré des passions les plus irascibles, puisse
jamais être heureux ? Heureux, lui ! c’est un despote ; c’est
à la fois le plus vil des esclaves et la plus misérable des
créatures. J’ai vu des enfants élevés de cette manière, qui
voulaient qu’on renversât la maison d’un coup d’épaule,
qu’on leur donnât le coq qu’ils voyaient sur un clocher,
qu’on arrêtât un régiment en marche pour entendre les
tambours plus longtemps, et qui perçaient l’air de leurs
cris, sans vouloir écouter personne, aussitôt qu’on tardait
à leur obéir. Tout s’empressait vainement à leur com-
plaire ; leurs désirs s’irritant par la facilité d’obtenir, ils
s’obstinaient aux choses impossibles, et ne trouvaient par-
tout que contradictions, qu’obstacles, que peines, que dou-
leurs. Toujours grondants, toujours mutins, toujours fu-
rieux, ils passaient les jours à crier, à se plaindre. Étaient-
ce là des êtres bien fortunés ? La faiblesse et la domination
réunies n’engendrent que folie et misère. De deux enfants
gâtés, l’un bat la table, et l’autre fait fouetter la mer ; ils
auront bien à fouetter et à battre avant de vivre contents.
Si ces idées d’empire et de tyrannie les rendent misé-
rables dès leur enfance, que sera-ce quand ils grandiront,
et que leurs relations avec les autres hommes commence-
ront à s’étendre et se multiplier ? Accoutumés à voir tout
fléchir devant eux, quelle surprise, en entrant dans le,
monde, de sentir que tout leur résiste, et de se trouver
écrasés du poids de cet univers qu’ils pensaient mouvoir à
leur gré !
108

Leurs airs insolents, leur puérile vanité, ne leur atti-
rent que mortifications, dédains, railleries ; ils boivent les
affronts comme l’eau ; de cruelles épreuves leur appren-
nent bientôt qu’ils ne connaissent ni leur état ni leurs
forces ; ne pouvant tout, ils croient ne rien pouvoir. Tant
d’obstacles inaccoutumés les rebutent, tant de mépris les
avilissent : ils deviennent lâches, craintifs, rampants, et
retombent autant au-dessous d’eux-mêmes, qu’ils s’étaient
élevés au-dessus.
Revenons à la règle primitive. La nature a fait les en-
fants pour être aimés et secourus ; mais les a-t-elle faits
pour être obéis et craints ? Leur a-t-elle donné un air im-
posant, un œil sévère, une voix rude et menaçante, pour se
faire redouter ? je comprends que le rugissement d’un lion
épouvante les animaux, et qu’ils tremblent en voyant sa
terrible hure ; mais si jamais on vit un spectacle indécent,
odieux, risible, c’est un corps de magistrats, le chef à la
tête, en habit de cérémonie, prosternés devant un enfant
au maillot, qu’ils haranguent en termes pompeux, et qui
crie et bave pour toute réponse.
A considérer l’enfance en elle-même, y a-t-il au monde
un être plus faible, plus misérable, plus à la merci de tout
ce qui l’environne, qui ait si grand besoin de pitié, de
soins, de protection, qu’un enfant ? Ne semble-t-il pas
qu’il ne montre une figure si douce et un air si touchant
qu’afin que tout ce qui l’approche s’intéresse à sa faiblesse
et s’empresse à le secourir ? Qu’y a-t-il donc de plus cho-
quant, de plus contraire à l’ordre, que de voir un enfant
impérieux et mutin commander à tout ce qui l’entoure et
109

prendre impudemment le ton de maître avec ceux qui
n’ont qu’à l’abandonner pour le faire périr ?
D’autre part, qui ne voit que la faiblesse du premier
âge enchaîne les enfants de tant de manières, qu’il est bar-
bare d’ajouter à cet assujettissement celui de nos caprices,
en leur ôtant une liberté si bornée, de laquelle ils peuvent
si peu abuser, et dont il est peu utile à eux et à nous qu’on
les prive ? S’il n’y a point d’objet si digne de risée qu’un
enfant hautain, il n’y a point d’objet si digne de pitié qu’un
enfant craintif. Puisque avec l’âge de raison commence la
servitude civile, pourquoi la prévenir par la servitude pri-
vée ? Souffrons qu’un moment de la vie soit exempt de ce
joug que la nature ne nous a pas imposé, et laissons à
l’enfance l’exercice de la liberté naturelle, qui l’éloigne au
moins pour un temps des vices que l’on contracte dans
l’esclavage. Que ces instituteurs sévères, que ces pères
asservis à leurs enfants viennent donc les uns et les autres
avec leurs frivoles objections, et qu’avant de vanter leurs
méthodes, ils apprennent une fois celle de la nature.
Je reviens à la pratique. J’ai déjà dit que votre enfant
ne doit rien obtenir parce qu’il le demande, mais parce
qu’il en a besoin22 ni rien faire par obéissance, mais seu-
22 On doit sentir que, comme la peine est souvent une nécessité,
le plaisir est quelquefois un besoin. Il n’y a donc qu’un seul désir des
enfants auquel on ne doive jamais complaire : c’est celui de se faire
obéir. D’où il suit que, dans tout ce qu’ils demandent, c’est surtout
au motif qui les porte à demander qu’il faut faire attention. Accor-
dez-leur, tant qu’il est possible, tout ce qui peut leur faire un plaisir
110

lement par nécessité. Ainsi les mots d’obéir et de com-
mander seront proscrits de son dictionnaire, encore plus
ceux de devoir et d’obligation ; mais ceux de force, de né-
cessité, d’impuissance et de contrainte y doivent tenir une
grande place. Avant l’âge de raison, l’on ne saurait avoir
aucune idée des êtres moraux ni des relations sociales ; il
faut donc éviter, autant qu’il se peut, d’employer des mots
qui les expriment, de peur que l’enfant n’attache d’abord à
ces mots de fausses idées qu’on ne saura point ou qu’on ne
pourra plus détruire. La première fausse idée qui entre
dans sa tête est en lui le germe de l’erreur et du vice ; c’est
à ce premier pas qu’il faut surtout faire attention. Faites
que tant qu’il n’est frappé que des choses sensibles, toutes
ses idées s’arrêtent aux sensations ; faites que de toutes
parts il n’aperçoive autour de lui que le monde physique :
sans quoi soyez sûr qu’il ne vous écoutera point du tout,
ou qu’il se fera du monde moral, dont vous lui parlez, des
notions fantastiques que vous n’effacerez de la vie.
Raisonner avec les enfants était la grande maxime de
Locke ; c’est la plus en vogue aujourd’hui ; son succès ne
me paraît pourtant pas fort propre à la mettre en crédit ;
et pour moi je ne vois rien de plus sot que ces enfants avec
qui l’on a tant raisonné. De toutes les facultés de l’homme,
la raison, qui n’est, pour ainsi dire, qu’un composé de
toutes les autres, est celle qui se développe le plus diffici-
lement et le plus tard ; et c’est de celle-là qu’on veut se
servir pour développer les premières ! Le chef-d’œuvre
réel ; refusez-leur toujours ce qu’ils ne demandent que par fantaisie
ou pour faire un acte d’autorité.
111

d’une bonne éducation est de faire un homme raison-
nable : et l’on prétend élever un enfant par la raison ! C’est
commencer par la fin, c’est vouloir faire l’instrument de
l’ouvrage. Si les enfants entendaient raison, ils n’auraient
pas besoin d’être élevés ; mais en leur parlant dès leur bas
âge une langue qu’ils n’entendent point, on les accoutume
à se payer de mots, à contrôler tout ce qu’on leur dit, à se
croire aussi sages que leurs maîtres, à devenir disputeurs
et mutins ; et tout ce qu’on pense obtenir d’eux par des
motifs raisonnables, on ne l’obtient jamais que par ceux de
convoitise, ou de crainte, ou de vanité, qu’on est toujours
forcé d’y joindre.
Voici la formule à laquelle peuvent se réduire à peu
près toutes les leçons de morale qu’on fait et qu’on peut
faire aux enfants.
LE MAÎTRE
Il ne faut pas faire cela.
L’ENFANT
Et pourquoi ne faut-il pas faire cela ?
LE MAÎTRE
Parce que c’est mal fait.
L’ENFANT
Mal fait ! Qu’est-ce qui est mal fait ?
LE MAÎTRE
112

Ce qu’on vous défend.
L’ENFANT
Quel mal y a-t-il à faire ce qu’on me défend.
LE MAÎTRE
On vous punit pour avoir désobéi.
L’ENFANT
Je ferai en sorte qu’on n’en sache rien.
LE MAÎTRE
On vous épiera.
L’ENFANT
Je me cacherai.
LE MAÎTRE
On vous questionnera.
L’ENFANT
Je mentirai.
LE MAÎTRE
Il ne faut pas mentir.
L’ENFANT
Pourquoi ne faut-il pas mentir ?
113

LE MAÎTRE
Parce que c’est mal fait, etc.
Voilà le cercle inévitable. Sortez-en, l’enfant ne vous
entend plus. Ne sont-ce pas là des instructions fort utiles ?
je serais bien curieux de savoir ce qu’on pourrait mettre à
la place de ce dialogue. Locke lui-même y eût à coup sûr
été fort embarrassé. Connaître le bien et le mal, sentir la
raison des devoirs de l’homme, n’est pas l’affaire d’un en-
fant.
La nature veut que les enfants soient enfants avant que
d’être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous
produirons des fruits précoces, qui n’auront ni maturité ni
saveur, et ne tarderont pas à se corrompre ; nous aurons
de jeunes docteurs et de vieux enfants. L’enfance a des
manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont
propres ; rien n’est moins sensé que d’y vouloir substituer
les nôtres ; et j’aimerais autant exiger qu’un enfant eût
cinq pieds de haut, que du jugement à dix ans. En effet, à
quoi lui servirait la raison à cet âge ? Elle est le frein de la
force, et l’enfant n’a pas besoin de ce frein.
En essayant de persuader à vos élèves le devoir de
l’obéissance, vous joignez à cette prétendue persuasion la
force et les menaces, ou, qui pis est, la flatterie et les pro-
messes. Ainsi donc, amorcés par l’intérêt ou contraints par
la force, ils font semblant d’être convaincus par la raison.
Ils voient très bien que l’obéissance leur est avantageuse,
et la rébellion nuisible, aussitôt que vous vous apercevez
de l’une ou de l’autre. Mais comme vous n’exigez rien
d’eux qui ne leur soit désagréable, et qu’il est toujours
114

pénible de faire les volontés d’autrui, ils se cachent pour
faire les leurs, persuadés qu’ils font bien si l’on ignore leur
désobéissance, mais prêts à convenir qu’ils font mal, s’ils
sont découverts, de crainte d’un plus grand mal. La raison
du devoir n’étant pas de leur âge, il n’y a homme au
monde qui vînt à bout de la leur rendre vraiment sensible ;
mais la crainte du châtiment, l’espoir du pardon,
l’importunité, l’embarras, de répondre leur arrachent tous
les aveux qu’on exige ; et l’on croit les avoir convaincus,
quand on ne les a qu’ennuyés ou intimidés.
Qu’arrive-t-il de là ? Premièrement, qu’en leur impo-
sant un devoir qu’ils ne sentent pas, vous les indisposez
contre votre tyrannie et les détournez de vous aimer ; que
vous leur apprenez à devenir dissimulés, faux, menteurs,
pour extorquer des récompenses ou se dérober aux châti-
ments ; qu’enfin, les accoutumant à couvrir toujours d’un
motif apparent un motif secret, vous leur donnez vous-
même le moyen de vous abuser sans cesse, de vous ôter la
connaissance de leur vrai caractère, et de payer vous et les
autres de vaines paroles dans l’occasion. Les lois, direz-
vous, quoique obligatoires pour la conscience, usent de
même de contrainte avec les hommes faits. J’en conviens.
Mais que sont ces hommes, sinon des enfants gâtés par
l’éducation ? Voilà précisément ce qu’il faut prévenir. Em-
ployez la force avec les enfants et la raison avec les
hommes ; tel est l’ordre naturel ; le sage n’a pas besoin de
lois.
Traitez votre élève selon son âge. Mettez-le d’abord à
sa place, et tenez-l’y si bien, qu’il ne tente plus d’en sortir.
Alors, avant de savoir ce que c’est que sagesse, il en prati-
115

quera la plus importante leçon. Ne lui commandez jamais
rien, quoi que ce soit au monde, absolument rien. Ne lui
laissez pas même imaginer que vous prétendiez avoir au-
cune autorité sur lui. Qu’il sache seulement qu’il est faible
et que vous êtes fort ; que, par son état et le vôtre, il est
nécessairement à votre merci ; qu’il le sache, qu’il
l’apprenne, qu’il le sente ; qu’il sente de bonne heure sur
sa tête altière le dur joug que la nature impose à l’homme,
le pesant joug de la nécessité, sous lequel il faut que tout
être fini ploie ; qu’il voie cette nécessité dans les choses,
jamais dans le caprice23 des hommes ; que le frein qui le
retient soit la force, et non l’autorité. Ce dont il doit
s’abstenir, ne le lui défendez pas ; empêchez-le de le faire,
sans explications, sans raisonnements ; ce que vous lui
accordez, accordez-le à son premier mot, sans sollicita-
tions, sans prières, surtout sans conditions. Accordez avec
plaisir, ne refusez qu’avec répugnance ; mais que tous vos
refus soient irrévocables ; qu’aucune importunité ne vous
ébranle ; que le non prononcé soit un mur d’airain, contre
lequel l’enfant n’aura pas épuisé cinq ou six fois ses forces,
qu’il ne tentera plus de le renverser.
C’est ainsi que vous le rendrez patient, égal, résigné,
paisible, même quand il n’aura pas ce qu’il a voulu ; car il
est dans la nature de l’homme d’endurer patiemment la
nécessité des choses, mais non la mauvaise volonté
d’autrui. Ce mot : il n’y en a plus, est une réponse contre
23 On doit être sûr que l’enfant traitera de caprice toute volonté
contraire à la sienne, et dont il ne sentira pas la raison. Or, un en-
fant ne sent la raison de rien dans tout ce qui choque ses fantaisies.
116

laquelle jamais enfant ne s’est mutiné, à moins qu’il ne
crût que c’était un mensonge. Au reste, il n’y a point ici de
milieu ; il faut n’en rien exiger du tout, ou le plier d’abord
à la plus parfaite obéissance. La pire éducation est de le
laisser flottant entre ses volontés et les vôtres, et de dispu-
ter sans cesse entre vous et lui a qui des deux sera le
maître ; j’aimerais cent fois mieux qu’il le fût toujours.
Il est bien étrange que, depuis qu’on se mêle d’élever
des enfants, on n’ait imaginé d’autre instrument pour les
conduire que l’émulation, la jalousie, l’envie, la vanité,
l’avidité, la vile crainte, toutes les passions les plus dange-
reuses, les plus promptes à fermenter, et les plus propres à
corrompre l’âme, même avant que le corps soit formé. A
chaque instruction précoce qu’on veut faire entrer dans
leur tête, on plante un vice au fond de leur cœur ;
d’insensés instituteurs pensent faire des merveilles en les
rendant méchants pour leur apprendre ce que c’est que
bonté ; et puis ils nous disent gravement : Tel est l’homme,
Oui, tel est l’homme que vous avez fait.
On a essayé tous les instruments, hors un, le seul pré-
cisément qui peut réussir : la liberté bien réglée. Il ne faut
point se mêler d’élever un enfant quand on ne sait pas le
conduire où l’on veut par les seules lois du possible et de
l’impossible. La sphère de l’un et de l’autre lui étant éga-
lement inconnue, on l’étend, on la resserre autour de lui
comme on veut. On l’enchaîne, on le pousse, on le retient,
avec le seul lien de la nécessité, sans qu’il en murmure : on
le rend souple et docile par la seule force des choses, sans
qu’aucun vice ait l’occasion de germer en lui ; car jamais
les passions ne s’animent, tant qu’elles sont de nul effet.
117

Ne donnez à votre élève aucune espèce de leçon ver-
bale ; il n’en doit recevoir que de l’expérience : ne lui infli-
gez aucune espèce de châtiment, car il ne sait ce que c’est
qu’être en faute : ne lui faites jamais demander pardon,
car il ne saurait vous offenser. Dépourvu de toute moralité
dans ses actions, il ne peut rien faire qui soit moralement
mal, et qui mérite ni châtiment ni réprimande.
je vois déjà le lecteur effrayé juger de cet enfant par les
nôtres : il se trompe. La gêne perpétuelle où vous tenez
vos élèves irrite leur vivacité ; plus ils sont contraints sous
vos yeux, plus ils sont turbulents au moment qu’ils
s’échappent ; il faut bien qu’ils se dédommagent quand ils
peuvent de la dure contrainte où vous les tenez. Deux éco-
liers de la ville feront plus de dégât dans un pays que la
jeunesse de tout un village. Enfermez un petit monsieur et
un petit paysan dans une chambre ; le premier aura tout
renversé, tout brisé, avant que le second soit sorti de sa
place. Pourquoi cela, si ce n’est que l’un se hâte d’abuser
d’un moment de licence, tandis que l’autre, toujours sûr de
sa liberté, ne se presse jamais d’en user ? Et cependant les
enfants des villageois, souvent flattés ou contrariés, sont
encore bien loin de l’état où je veux qu’on les tienne.
Posons pour maxime incontestable que les premiers
mouvements de la nature sont toujours droits : il n’y a
point de perversité originelle dans le cœur humain ; il ne
s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment
et par où il y est entré. La seule passion naturelle à
l’homme est l’amour de soi-même, ou l’amour-propre pris
dans un sens étendu. Cet amour-propre en soi ou relati-
vement à nous est bon et utile ; et, comme il n’a point de
118

rapport nécessaire à autrui, il est à cet égard naturelle-
ment indifférent ; il ne devient bon ou mauvais que par
l’application qu’on en fait et les relations qu’on lui donne.
Jusqu’à ce que le guide de l’amour-propre, qui est la rai-
son, puisse naître, il importe donc qu’un enfant ne fasse
rien parce qu’il est vu ou entendu, rien en un mot par rap-
port aux autres, mais seulement ce que la nature lui de-
mande ; et alors il ne fera rien que de bien.
Je n’entends pas qu’il ne fera jamais de dégât, qu’il ne
se blessera point, qu’il ne brisera pas peut-être un meuble
de prix s’il le trouve à sa portée. Il pourrait faire beaucoup
de mal sans mal faire, parce que la mauvaise action dé-
pend de l’intention de nuire, et qu’il n’aura jamais cette
intention. S’il l’avait une seule fois, tout serait déjà perdu ;
il serait méchant presque sans ressource.
Telle chose est mal aux yeux de l’avarice, qui ne l’est
pas aux yeux de la raison. En laissant les enfants en pleine
liberté d’exercer leur étourderie, il convient d’écarter d’eux
tout ce qui pourrait la rendre coûteuse, et de ne laisser à
leur portée rien de fragile et de précieux. Que leur appar-
tement soit garni de meubles grossiers et solides ; point de
miroirs, point de porcelaines, point d’objets de luxe.
Quant à mon Émile que j’élève à la campagne, sa chambre
n’aura rien qui la distingue de celle d’un paysan. A quoi
bon la parer avec tant de soin, puisqu’il y doit rester si
peu ? Mais je me trompe ; il la parera lui-même, et nous
verrons bientôt de quoi.
Que si, malgré vos précautions, l’enfant vient à faire
quelque désordre, à casser quelque pièce utile, ne le pu-
119

nissez point de votre négligence, ne le grondez point ; qu’il
n’entende pas un seul mot de reproche ; ne lui laissez pas
même entrevoir qu’il vous ait donné du chagrin ; agissez
exactement comme si le meuble se fût cassé de lui-même ;
enfin croyez avoir beaucoup fait si vous pouvez ne rien
dire.
Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus impor-
tante, la plus utile règle de toute l’éducation ? ce n’est pas
de gagner du temps, c’est d’en perdre. Lecteurs vulgaires,
pardonnez-moi mes paradoxes : il en faut faire quand on
réfléchit ; et, quoi que vous puissiez dire, j’aime mieux être
homme à paradoxes qu’homme à préjugés. Le plus dange-
reux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à
l’âge de douze ans. C’est le temps où germent les erreurs et
les vices, sans qu’on ait encore aucun instrument pour les
détruire ; et quand l’instrument vient, les racines sont si
profondes, qu’il n’est plus temps de les arracher. Si les
enfants sautaient tout d’un coup de la mamelle à l’âge de
raison, l’éducation qu’on leur donne pourrait leur conve-
nir ; mais, selon le progrès naturel, il leur en faut une
toute contraire. Il faudrait qu’ils ne fissent rien de leur
âme jusqu’à ce qu’elle eût toutes ses facultés ; car il est
impossible qu’elle aperçoive le flambeau que vous lui pré-
sentez tandis qu’elle est aveugle, et qu’elle suive, dans
l’immense plaine des idées, une route que la raison trace
encore si légèrement pour les meilleurs yeux.
La première éducation doit donc être purement néga-
tive. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la véri-
té, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur. Si
vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire ; si vous
120

pouviez amener votre élève sain et robuste à l’âge de douze
ans, sans qu’il sût distinguer sa main droite de sa main
gauche, dès vos premières leçons les yeux de son enten-
dement s’ouvriraient à la raison ; sans préjugés, sans habi-
tudes, il n’aurait rien en lui qui pût contrarier l’effet de vos
soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage
des hommes ; et en commençant par ne rien faire, vous
auriez fait un prodige d’éducation.
Prenez bien le contre-pied de l’usage, et vous ferez
presque toujours bien. Comme on ne veut pas faire d’un
enfant un enfant, mais un docteur, les pères et les maîtres
n’ont jamais assez tôt tancé, corrigé, réprimandé, flatté,
menacé, promis, instruit, parlé raison. Faites mieux :
soyez raisonnable, et ne raisonnez point avec votre élève,
surtout pour lui faire approuver ce qui lui déplaît ; car
amener ainsi toujours la raison dans les choses désa-
gréables, ce n’est que la lui rendre ennuyeuse, et la décré-
diter de bonne heure dans un esprit qui n’est pas encore
en état de l’entendre. Exercez son corps, ses organes, ses
sens, ses forces, mais tenez son âme oisive aussi long-
temps qu’il se pourra. Redoutez tous les sentiments anté-
rieurs au jugement qui les apprécie. Retenez, arrêtez les
impressions étrangères : et, pour empêcher le mal de
naître, ne vous pressez point de faire le bien ; car il n’est
jamais tel que quand la raison l’éclaire. Regardez tous les
délais comme des avantages : c’est gagner beaucoup que
d’avancer vers le terme sans rien perdre ; laissez mûrir
l’enfance dans les enfants. Enfin, quelque leçon leur de-
vient-elle nécessaire ? gardez-vous de la donner au-
jourd’hui, si vous pouvez différer jusqu’à demain sans
danger.
121

Une autre considération qui confirme l’utilité de cette
méthode, est celle du génie particulier de l’enfant, qu’il
faut bien connaître pour savoir quel régime moral lui con-
vient. Chaque esprit a sa forme propre, selon laquelle il a
besoin d’être gouverné ; et il importe au succès des soins
qu’on prend qu’il soit gouverné par cette forme, et non par
une autre. Homme prudent, épiez longtemps la nature,
observez bien votre élève avant de lui dire le premier mot ;
laissez d’abord le germe de son caractère en pleine liberté
de se montrer, ne le contraignez en quoi que ce puisse
être, afin de le mieux voir tout entier. Pensez-vous que ce
temps de liberté soit perdu pour lui ? tout au contraire, il
sera le mieux employé ; car c’est ainsi que vous appren-
drez à ne pas perdre un seul moment dans un temps pré-
cieux : au lieu que, si vous commencez d’agir avant de
savoir ce qu’il faut faire, vous agirez au hasard ; sujet à
vous tromper, il faudra revenir sur vos pas ; vous serez
plus éloigné du but que si vous eussiez été moins pressé de
l’atteindre. Ne faites donc pas comme l’avare qui perd
beaucoup pour ne vouloir rien perdre. Sacrifiez dans le
premier âge un temps que vous regagnerez avec usure
dans un âge plus avancé. Le sage médecin ne donne pas
étourdiment des ordonnances à la première vue, mais il
étudie premièrement le tempérament du malade avant de
lui rien prescrire ; il commence tard à le traiter, mais il le
guérit, tandis que le médecin trop pressé le tue.
Mais où placerons-nous cet enfant pour l’élever ainsi
comme un être insensible, comme un automate ? Le tien-
drons-nous dans le globe de la lune, dans une île déserte ?
L’écarterons-nous de tous les humains ? N’aura-t-il pas
continuellement dans le monde le spectacle et l’exemple
122

des passions d’autrui ? Ne verra-t-il jamais d’autres en-
fants de son âge ? Ne verra-t-il pas ses parents, ses voisins,
sa nourrice, sa gouvernante, son laquais, son gouverneur
même, qui après tout ne sera pas un ange ?
Cette objection est forte et solide. Mais vous ai-je dit
que ce fût une entreprise aisée qu’une éducation natu-
relle ? O hommes ! est-ce ma faute si vous avez rendu dif-
ficile tout ce qui est bien ? Je sens ces difficultés, j’en con-
viens : peut-être sont-elles insurmontables ; mais toujours
est-il sûr qu’en s’appliquant à les prévenir on les prévient
jusqu’à certain point. Je montre le but qu’il faut qu’on se
propose : je ne dis pas qu’on y puisse arriver ; mais je dis
que celui qui en approchera davantage aura le mieux réus-
si.
Souvenez-vous qu’avant d’oser entreprendre de former
un homme, il faut s’être fait homme soi-même ; il faut
trouver en soi l’exemple qu’il se doit proposer. Tandis que
l’enfant est encore sans connaissance, on a le temps de
préparer tout ce qui l’approche à ne frapper ses premiers
regards que des objets qu’il lui convient de voir. Rendez-
vous respectable à tout le monde, commencez par vous
faire aimer, afin que chacun cherche à vous complaire.
Vous ne serez point maître de l’enfant, si vous ne l’êtes de
tout ce qui l’entoure ; et cette autorité ne sera jamais suffi-
sante, si elle n’est fondée sur l’estime de la vertu. Il ne
s’agit point d’épuiser sa bourse et de verser l’argent à
pleines mains ; je n’ai jamais vu que l’argent fît aimer per-
sonne. Il ne faut point être avare et dur, ni plaindre la mi-
sère qu’on peut soulager ; mais vous aurez beau ouvrir vos
coffres, si vous n’ouvrez aussi votre cœur, celui des autres
123

vous restera toujours fermé. C’est votre temps, ce sont vos
soins, vos affections, c’est vous-même qu’il faut donner ;
car, quoi que vous puissiez faire, on sent toujours que
votre argent n’est point vous. Il y a des témoignages
d’intérêt et de bienveillance qui font plus d’effet, et sont
réellement plus utiles que tous les dons : combien de mal-
heureux, de malades, ont plus besoin de consolations que
d’aumônes ! combien d’opprimés à qui la protection sert
plus que l’argent 1 Raccommodez les gens qui se brouil-
lent, prévenez les procès ; portez les enfants au devoir, les
pères à l’indulgence ; favorisez d’heureux mariages ; em-
pêchez les vexations ; employez, prodiguez le crédit des
parents de votre élève en faveur du faible à qui on refuse
justice, et que le puissant accable. Déclarez-vous haute-
ment le protecteur des malheureux. Soyez juste, humain,
bienfaisant. Ne faites pas seulement l’aumône, faites la
charité ; les œuvres de miséricorde soulagent plus de
maux que l’argent ; aimez les autres, et ils vous aimeront ;
servez-les et ils vous serviront ; soyez leur frère, et ils se-
ront vos enfants.
C’est encore ici une des raisons pourquoi je veux élever
Émile à la campagne, loin de la canaille des valets, les der-
niers des hommes après leurs maîtres ; loin des noires
mœurs des villes, que le vernis dont on les couvre rend
séduisantes et contagieuses pour les enfants ; au lieu que
les vices des paysans, sans apprêt et dans toute leur gros-
sièreté, sont plus propres à rebuter qu’à séduire, quand on
n’a nul intérêt à les imiter.
Au village, un gouverneur sera beaucoup plus maître
des objets qu’il voudra présenter à l’enfant ; sa réputation,
124

ses discours, son exemple, auront une autorité qu’ils ne
sauraient avoir à la ville ; étant utile à tout le monde, cha-
cun s’empressera de l’obliger, d’être estimé de lui, de se
montrer au disciple tel que le maître voudrait qu’on fût en
effet ; et si l’on ne se corrige pas du vice, on s’abstiendra
du scandale ; c’est tout ce dont nous avons besoin pour
notre objet.
Cessez de vous en prendre aux autres de vos propres
fautes : le mal que les enfants voient les corrompt moins
que celui que vous leur apprenez. Toujours sermonneurs,
toujours moralistes, toujours pédants, pour une idée que
vous leur donnez la croyant bonne, vous leur en donnez à
la fois vingt autres qui ne valent rien : pleins de ce qui se
passe dans votre tête, vous ne voyez pas l’effet que vous
produisez dans la leur. Parmi ce long flux de paroles dont
vous les excédez incessamment, pensez-vous qu’il n’y en
ait pas une qu’ils saisissent à faux ? Pensez-vous qu’ils ne
commentent pas à leur manière vos explications diffuses,
et qu’ils n’y trouvent pas de quoi se faire un système à leur
portée, qu’ils sauront vous opposer dans l’occasion ?
Écoutez un petit bonhomme qu’on vient
d’endoctriner ; laissez-le jaser, questionner, extravaguer à
son aise, et vous allez être surpris du tour étrange qu’ont
pris vos raisonnements dans son esprit : il confond tout, il
renverse tout, il vous impatiente, il vous désole quelque-
fois par des objections imprévues ; il vous réduit à vous
taire, ou à le faire taire ; et que peut-il penser de ce silence
de la part d’un homme qui aime tant à parler ? Si jamais il
remporte cet avantage, et qu’il ne s’en aperçoive, adieu
125

l’éducation ; tout est fini dès ce moment, il ne cherche plus
à s’instruire, il cherche à vous réfuter.
Maîtres zélés, soyez simples, discrets, retenus : ne vous
hâtez jamais d’agir que pour empêcher d’agir les autres ; je
le répéterai sans cesse, renvoyez, s’il se peut, une bonne
instruction, de peur d’en donner une mauvaise. Sur cette
terre, dont la nature eût fait le premier paradis de
l’homme, craignez d’exercer l’emploi du tentateur en vou-
lant donner à l’innocence la connaissance du bien et du
mal ; ne pouvant empêcher que l’enfant ne s’instruise au
dehors par des exemples, bornez toute votre vigilance à
imprimer ces exemples dans son esprit sous l’image qui lui
convient.
Les passions impétueuses produisent un grand effet
sur l’enfant qui en est témoin, parce qu’elles ont des signes
très sensibles qui le frappent et le forcent d’y faire atten-
tion. La colère surtout est si bruyante dans ses emporte-
ments, qu’il est impossible de ne pas s’en apercevoir étant
à portée. Il ne faut pas demander si c’est là pour un péda-
gogue l’occasion d’entamer un beau discours. Eh ! point de
beaux discours, rien du tout, pas un seul mot. Laissez ve-
nir l’enfant : étonné du spectacle, il ne manquera pas de
vous questionner. La réponse est simple ; elle se tire des
objets mêmes qui frappent ses sens. Il voit un visage en-
flammé, des yeux étincelants, un geste menaçant, il entend
des cris ; tous signes que le corps n’est pas dans son as-
siette. Dites-lui posément, sans mystère : Ce pauvre
homme est malade, il est dans un accès de fièvre. Vous
pouvez de là tirer occasion de lui donner, mais en peu de
mots, une idée des maladies et de leurs effets ; car cela
126

aussi est de la nature, et c’est un des liens de la nécessité
auxquels il se doit sentir assujetti.
Se peut-il que sur cette idée, qui n’est pas fausse, il ne
contracte pas de bonne heure une certaine répugnance à
se livrer aux excès des passions, qu’il regardera comme
des maladies ? Et croyez-vous qu’une pareille notion,
donnée à propos, ne produira pas un effet aussi salutaire
que le plus ennuyeux sermon de morale ? Mais voyez dans
l’avenir les conséquences de cette notion : vous voilà auto-
risé, si jamais vous y êtes contraint, à traiter un enfant
mutin comme un enfant malade ; à l’enfermer dans sa
chambre, dans son lit s’il le faut, à le tenir au régime, à
l’effrayer lui-même de ses vices naissants, à les lui rendre
odieux et redoutables, sans que jamais il puisse regarder
comme un châtiment la sévérité dont vous serez peut-être
forcé d’user pour l’en guérir. Que s’il vous arrive à vous-
même, dans quelque moment de vivacité, de sortir du
sang-froid et de la modération dont vous devez faire votre
étude, ne cherchez point à lui déguiser votre faute ; mais
dites-lui franchement, avec un tendre reproche : Mon ami,
vous m’avez fait mal.
Au reste, il importe que toutes les naïvetés que peut
produire dans un enfant la simplicité des idées dont il est
nourri, ne soient jamais relevées en sa présence, ni citées
de manière qu’il puisse l’apprendre. Un éclat de rire indis-
cret peut gâter le travail de six mois, et faire un tort irrépa-
rable pour toute la vie. Je ne puis assez redire que pour
être le maître de l’enfant, il faut être son propre maître. Je
me représente mon petit Émile, au fort d’une rixe entre
deux voisines, s’avançant vers la plus furieuse, et lui disant
127

d’un ton de commisération : Ma bonne, vous êtes malade,
j’en suis bien fâché. A coup sûr, cette saillie ne restera pas
sans effet sur les spectateurs, ni peut-être sur les actrices.
Sans rire, sans le gronder, sans le louer, je l’emmène de
gré ou de force avant qu’il puisse apercevoir cet effet, ou
du moins avant qu’il y pense, et je me hâte de le distraire
sur d’autres objets qui le lui fassent bien vite oublier.
Mon dessein n’est point d’entrer dans tous les détails,
mais seulement d’exposer les maximes générales, et de
donner des exemples dans les occasions difficiles. Je tiens
pour impossible qu’au sein de la société l’on puisse ame-
ner un enfant à l’âge de douze ans, sans lui donner
quelque idée des rapports d’homme à homme, et de la
moralité des actions humaines. Il suffit qu’on s’applique à
lui rendre ces notions nécessaires le plus tard qu’il se
pourra, et que, quand elles deviendront inévitables, on les
borne à l’utilité présente, seulement pour qu’il ne se croie
pas le maître de tout, et qu’il ne fasse pas du mal à autrui
sans scrupule et sans le savoir. Il y a des caractères doux et
tranquilles qu’on peut mener loin sans danger dans leur
première innocence ; mais il y a aussi des naturels violents
dont la férocité se développe de bonne heure, et qu’il faut
se hâter de faire hommes, pour n’être pas obligé de les
enchaîner.
Nos premiers devoirs sont envers nous ; nos senti-
ments primitifs se concentrent en nous-mêmes ; tous nos
mouvements naturels se rapportent d’abord à notre con-
servation et à notre bien-être. Ainsi le premier sentiment
de la justice ne nous vient pas de celle que nous devons,
mais de celle qui nous est due ; et c’est encore un des
128

contre-sens des éducations communes, que, parlant
d’abord aux enfants de leurs devoirs, jamais de leurs
droits, on commence par leur dire le contraire de ce qu’il
faut, ce qu’ils ne sauraient entendre, et ce qui ne peut les
intéresser.
Si j’avais donc à conduire un de ceux que je viens de
supposer, je me dirais : Un enfant ne s’attaque pas aux
personnes24, mais aux choses ; et bientôt il apprend par
l’expérience à respecter quiconque le passe en âge et en
force ; mais les choses ne se défendent pas elles-mêmes.
La première idée qu’il faut lui donner est donc moins celle
de la liberté que de la propriété ; et, pour qu’il puisse avoir
cette idée, il faut qu’il ait quelque chose en propre. Lui
citer ses hardes, ses meubles, ses jouets, c’est ne lui rien
dire ; puisque, bien qu’il dispose de ces choses, il ne sait ni
pourquoi ni comment il les a. Lui dire qu’il les a parce
qu’on les lui a données, c’est ne faire guère mieux ; car,
pour donner il faut avoir : voilà donc une propriété anté-
rieure à la sienne ; et c’est le principe de la propriété qu’on
lui veut expliquer ; sans compter que le don est une con-
24 On ne doit jamais souffrir qu’un enfant se joue aux grandes
personnes comme avec ses inférieurs, ni même comme avec ses
égaux. S’il osait frapper sérieusement quelqu’un, fût-ce son laquais,
fût-ce le bourreau, faites qu’on lui rende toujours ses coups avec
usure, et de manière à lui ôter l’envie d’y revenir. J’ai vu
d’imprudentes gouvernantes animer la mutinerie d’un enfant,
l’exciter à battre, s’en laisser battre elles-mêmes, et rire de ses
faibles coups, sans songer qu’ils étaient autant de meurtres dans
l’intention du petit furieux, et que celui qui veut battre étant jeune,
voudra tuer étant grand.
129

vention, et que l’enfant ne peut savoir encore ce que c’est
que convention25. Lecteurs, remarquez, je vous prie, dans
cet exemple et dans cent mille autres, comment, fourrant
dans la tête des enfants des mots qui n’ont aucun sens à
leur portée, on croit pourtant les avoir fort bien instruits.
Il s’agit donc de remonter à l’origine de la propriété ;
car c’est de là que la première idée en doit naître. L’enfant,
vivant à la campagne, aura pris quelque notion des tra-
vaux champêtres ; il ne faut pour cela que des yeux, du
loisir, et il aura l’un et l’autre. Il est de tout âge, surtout du
sien, de vouloir créer, imiter, produire, donner des signes
de puissance et d’activité. Il n’aura pas vu deux fois labou-
rer un jardin, semer, lever, croître des légumes, qu’il vou-
dra jardiner à son tour.
Par les principes ci-devant établis, je ne m’oppose
point à son envie ; au contraire, je la favorise, je partage
son goût, je travaille avec lui, non pour son plaisir, mais
pour le mien ; du moins il le croit ainsi ; je deviens son
garçon jardinier ; en attendant qu’il ait des bras, je laboure
pour lui la terre ; il en prend possession en y plantant une
fève ; et sûrement cette possession est plus sacrée et plus
respectable que celle que prenait Nuñes Balboa de
l’Amérique méridionale au nom du roi d’Espagne, en plan-
tant son étendard sur les côtes de la mer du Sud.
25 Voilà pourquoi la plupart des enfants veulent ravoir ce qu’ils
ont donné, et pleurent quand on ne le leur veut pas rendre. Cela ne
leur arrive plus quand ils ont bien conçu ce que c’est que don ; seu-
lement ils sont alors plus circonspects à donner.
130

On vient tous les jours arroser les fèves, on les voit le-
ver dans des transports de joie. J’augmente cette joie en
lui disant : Cela vous appartient ; et lui expliquant alors ce
terme d’appartenir, je lui fais sentir qu’il a mis là son
temps, son travail, sa peine, sa personne enfin ; qu’il y a
dans cette terre quelque chose de lui-même qu’il peut ré-
clamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer
son bras de la main d’un autre homme qui voudrait le re-
tenir malgré lui.
Un beau jour il arrive empressé, et l’arrosoir à la main.
O spectacle ! ô douleur ! toutes les fèves sont arrachées,
tout le terrain est bouleversé, la place même ne se recon-
naît plus. Ah ! qu’est devenu mon travail, mon ouvrage, le
doux fruit de mes soins et de mes sueurs ? Qui m’a ravi
mon bien ? qui m’a pris mes fèves ? Ce jeune cœur se sou-
lève ; le premier sentiment de l’injustice y vient verser sa
triste amertume ; les larmes coulent en ruisseaux ; l’enfant
désolé remplit l’air de gémissements et de cris. On prend
part à sa peine, à son indignation ; on cherche, on
s’informe, on fait des perquisitions. Enfin l’on découvre
que le jardinier a fait le coup : on le fait venir.
Mais nous voici bien loin de compte. Le jardinier, ap-
prenant de quoi on se plaint, commence à se plaindre plus
haut que nous. Quoi ! messieurs, c’est vous qui m’avez
ainsi gâté mon ouvrage ! J’avais semé là des melons de
Malte dont la graine m’avait été donnée comme un trésor,
et desquels j’espérais vous régaler quand ils seraient
mûrs ; mais voilà que, pour y planter vos misérables fèves,
vous m’avez détruit mes melons déjà tout levés, et que je
ne remplacerai jamais. Vous m’avez fait un tort irrépa-
131

rable, et vous vous êtes prives vous-mêmes du plaisir de
manger des melons exquis.
JEAN-JACQUES
Excusez-nous, mon pauvre Robert. Vous aviez mis là
votre travail, votre peine. Je vois bien que nous avons eu
tort de gâter votre ouvrage ; mais nous vous ferons venir
d’autre graine de Malte, et nous ne travaillerons plus la
terre avant de savoir si quelqu’un n’y a point mis la main
avant nous.
ROBERT
Oh ! bien, messieurs, vous pouvez donc vous reposer,
car il n’y a plus guère de terre en friche. Moi, je travaille
celle que mon père a bonifiée ; chacun en fait autant de
son côté, et toutes les terres que vous voyez sont occupées
depuis longtemps.
ÉMILE
Monsieur Robert, il y a donc souvent de la graine de
melon perdue ?
ROBERT
Pardonnez-moi, mon jeune cadet ; car il ne nous vient
pas souvent de petits messieurs aussi étourdis que vous.
Personne ne touche au jardin de son voisin ; chacun res-
pecte le travail des autres, afin que le sien soit en sûreté.
ÉMILE
Mais moi je n’ai point de jardin.
132

ROBERT
Que m’importe ? si vous gâtez le mien, je ne vous y
laisserai plus promener ; car, voyez-vous, je ne veux pas
perdre ma peine.
JEAN-JACQUES
Ne pourrait-on pas proposer un arrangement au bon
Robert ? Qu’il nous accorde, à mon petit ami et à moi, un
coin de son jardin pour le cultiver, à condition qu’il aura la
moitié du produit.
ROBERT
Je vous l’accorde sans condition. Mais souvenez-vous
que j’irai labourer vos fèves, si vous touchez à mes melons.
Dans cet essai de la manière d’inculquer aux enfants
les notions primitives, on voit comment l’idée de la pro-
priété remonte naturellement au droit du premier occu-
pant par le travail. Cela est clair, net, simple, et toujours à
la portée de. l’enfant. De là jusqu’au droit de propriété et
aux échanges, il n’y a plus qu’un pas, après lequel il faut
s’arrêter tout court.
On voit encore qu’une explication que je renferme ici
dans deux pages d’écriture sera peut-être l’affaire d’un an
pour la pratique ; car, dans la carrière des idées morales,
on ne peut avancer trop lentement, ni trop bien s’affermir
à chaque pas. Jeunes maîtres, pensez, je vous prie, à cet
exemple, et souvenez-vous qu’en toute chose vos leçons
doivent être plus en actions qu’en discours ; car les enfants
133

oublient aisément ce qu’ils ont dit et ce qu’on leur a dit,
mais non pas ce qu’ils ont fait et ce qu’on leur a fait.
De pareilles instructions se doivent donner, comme je
l’ai dit, plus tôt ou plus tard, selon que le naturel paisible
ou turbulent de l’élève en accélère ou retarde le besoin ;
leur usage est d’une évidence qui saute aux yeux ; mais,
pour ne rien omettre d’important dans les choses diffi-
ciles, donnons encore un exemple.
Votre enfant dyscole gâte tout ce qu’il touche : ne vous
fâchez point ; mettez hors de sa portée ce qu’il peut gâter.
Il brise les meubles dont il se sert ; ne vous hâtez point de
lui en donner d’autres : laissez-lui sentir le préjudice de la
privation. Il casse les fenêtres de sa chambre ; laissez le
vent souffler sur lui nuit et jour sans vous soucier des
rhumes ; car il vaut mieux qu’il soit enrhumé que fou. Ne
vous plaignez jamais des incommodités qu’il vous cause,
mais faites qu’il les sente le premier. A la fin vous faites
raccommoder les vitres, toujours sans rien dire. Il les
casse encore ? changez alors de méthode ; dites-lui sè-
chement, mais sans colère : Les fenêtres sont à moi ; elles
ont été mises là par mes soins ; je veux les garantir. Puis
vous l’enfermerez à l’obscurité dans un lieu sans fenêtre. A
ce procédé si nouveau il commence par crier, tempêter ;
personne ne l’écoute. Bientôt il se lasse et change de ton ;
il se plaint, il gémit : un domestique se présente, le mutin
le prie de le délivrer. Sans chercher de prétexte pour n’en
rien faire, le domestique répond : J’ai aussi des vitres à
conserver, et s’en va. Enfin, après que l’enfant aura de-
meuré là plusieurs heures, assez longtemps pour s’y en-
nuyer et s’en souvenir, quelqu’un lui suggérera de vous
134

proposer un accord au moyen duquel vous lui rendriez la
liberté, et il ne casserait plus de vitres. Il ne demandera
pas mieux. Il vous fera prier de le venir voir : vous vien-
drez ; il vous fera sa proposition, et vous l’accepterez à
l’instant en lui disant C’est très bien pensé ; nous y gagne-
rons tous deux que n’avez-vous eu plus tôt cette bonne
idée ! Et puis, sans lui demander ni protestation ni con-
firmation de sa promesse, vous l’embrasserez avec joie et
l’emmènerez sur-le-champ dans sa chambre, regardant cet
accord comme sacré et inviolable autant que si le serment
y avait passé. Quelle idée pensez-vous qu’il prendra, sur ce
procédé, de la foi des engagements et de leur utilité ? je
suis trompé s’il y a sur la terre un seul enfant, non déjà
gâté, à l’épreuve de cette conduite, et qui s’avise après cela
de casser une fenêtre à dessein. Suivez la chaîne de tout
cela. Le petit méchant ne songeait guère, en faisant un
trou pour planter sa fève, qu’il se creusait un cachot où sa
science ne tarderait pas à le faire enfermer26.
26 Au reste, quand ce devoir de tenir ses engagements ne serait
pas affermi dans l’esprit de l’enfant par le poids de son utilité, bien-
tôt le sentiment intérieur, commençant à poindre, le lui imposerait
comme une loi de la conscience, comme un principe inné qui
n’attend pour se développer que les connaissances auxquelles il
s’applique. Ce premier trait n’est point marqué par la main des
hommes, mais gravé dans nos cœurs par l’auteur de toute justice.
Otez la loi primitive des conventions et l’obligation qu’elle impose,
tout est illusoire et vain dans la société humaine. Qui ne tient que
par son profit à sa promesse n’est guère plus lié que s’il n’eût rien
promis ; ou tout au plus il en sera du pouvoir de la violer comme de
la bisque des joueurs, qui ne tardent à s’en prévaloir que pour at-
tendre le moment de s’en prévaloir avec plus d’avantage. Ce principe
135

Nous voilà dans le monde moral, voilà la porte ouverte
au vice. Avec les conventions et les devoirs naissent la
tromperie et le mensonge. Dès qu’on peut faire ce qu’on ne
doit pas, on veut cacher ce qu’on n’a pas dû taire. Dès
qu’un intérêt fait promettre, un intérêt plus grand peut
faire violer la promesse ; il ne s’agit plus de la violer impu-
nément : la ressource est naturelle ; on se cache et l’on
ment. N’ayant pu prévenir le vice, nous voici déjà dans le
cas de le punir. Voilà les misères de la vie humaine qui
commencent avec ses erreurs.
J’en ai dit assez pour faire entendre qu’il ne faut ja-
mais infliger aux enfants le châtiment comme châtiment,
mais qu’il doit toujours leur arriver comme une suite na-
turelle de leur mauvaise action. Ainsi vous ne déclamerez
point contre le mensonge, vous ne les punirez point préci-
sément pour avoir menti ; mais vous ferez que tous les
mauvais effets du mensonge, comme de n’être point cru
quand on dit la vérité, d’être accusé du mal qu’on n’a point
fait, quoiqu’on s’en défende, se rassemblent sur leur tête
quand ils ont menti. Mais expliquons ce que c’est que
mentir pour les enfants.
Il y a deux sortes de mensonges : celui de fait qui re-
garde le passé, celui de droit qui regarde l’avenir. Le pre-
mier a lieu quand on nie d’avoir fait ce qu’on a fait, ou
quand on affirme avoir fait ce qu’on n’a pas fait, et en gé-
est de la dernière importance, et mérite d’être approfondi ; car c’est
ici que l’homme commence à se mettre en contradiction avec lui-
même.
136

néral quand on parle sciemment contre la vérité des
choses. L’autre a lieu quand on promet ce qu’on n’a pas
dessein de tenir, et en général quand on montre une inten-
tion contraire à celle qu’on a. Ces deux mensonges peu-
vent quelquefois se rassembler dans le même27 ; mais je
les considère ici par ce qu’ils ont de différent.
Celui qui sent le besoin qu’il a du secours des autres, et
qui ne cesse d’éprouver leur bienveillance, n’a nul intérêt
de les tromper ; au contraire, il a un intérêt sensible qu’ils
voient les choses comme elles sont, de peur qu’ils ne se
trompent à son préjudice. Il est donc clair que le men-
songe de fait n’est pas naturel aux enfants ; mais c’est la
loi de l’obéissance qui produit la nécessité de mentir,
parce que l’obéissance étant pénible, on s’en dispense en
secret le plus qu’on peut, et que l’intérêt présent d’éviter le
châtiment ou le reproche l’emporte sur l’intérêt éloigné
d’exposer la vérité. Dans l’éducation naturelle et libre,
pourquoi donc votre enfant vous mentirait-il ? Qu’a-t-il à
vous cacher ? Vous ne le reprenez point, vous ne le punis-
sez de rien, vous n’exigez rien de lui. Pourquoi ne vous
dirait-il pas tout ce qu’il a fait aussi naïvement qu’à son
petit camarade ? Il ne peut voir à cet aveu plus de danger
d’un côté que de l’autre.
Le mensonge de droit est moins naturel encore,
puisque les promesses de faire ou de s’abstenir sont des
27 Comme, lorsque accusé d’une mauvaise action, le coupable
s’en défend en se disant honnête homme. Il ment alors dans le fait
et dans le droit.
137

actes conventionnels, qui sortent de l’état de nature et
dérogent à la liberté. Il y a plus : tous les engagements des
enfants sont nuls par eux-mêmes, attendu que leur vue
bornée ne pouvant s’étendre au-delà du présent, en
s’engageant ils ne savent ce qu’ils font. A peine l’enfant
peut-il mentir quand il s’engage ; car, ne songeant qu’à se
tirer d’affaire dans le moment présent, tout moyen qui n’a
pas un effet présent lui devient égal ; en promettant pour
un temps futur, il ne promet rien, et son imagination en-
core endormie ne sait point étendre son être sur deux
temps différents. S’il pouvait éviter le fouet ou obtenir un
cornet de dragées en promettant de se jeter demain par la
fenêtre, il le promettrait à l’instant. Voilà pourquoi les lois
n’ont aucun égard aux engagements des enfants ; et quand
les pères et les maîtres plus sévères exigent qu’ils les rem-
plissent, c’est seulement dans ce que l’enfant devrait faire,
quand même il ne l’aurait pas promis.
L’enfant, ne sachant ce qu’il fait quand il s’engage, ne
peut donc mentir en s’engageant. Il n’en est pas de même
quand il manque à sa promesse, ce qui est encore une es-
pèce de mensonge rétroactif : car il se souvient très bien
d’avoir fait cette promesse ; mais ce qu’il ne voit pas, c’est
l’importance de la tenir. Hors d’état de lire dans l’avenir, il
ne peut prévoir les conséquences des choses ; et quand il
viole ses engagements, il ne fait rien contre la raison de
son âge.
Il suit de là que les mensonges des enfants sont tous
l’ouvrage des maîtres, et que vouloir leur apprendre à dire
la vérité n’est autre chose que leur apprendre à mentir.
Dans l’empressement qu’on a de les régler, de les gouver-
138

ner, de les instruire, on ne se trouve jamais assez
d’instruments pour en venir à bout. On veut se donner de
nouvelles prises dans leur esprit par des maximes sans
fondement, par des préceptes sans raison, et l’on aime
mieux qu’ils sachent leurs leçons et qu’ils mentent, que
s’ils demeuraient ignorants et vrais.
Pour nous, qui ne donnons à nos élèves que des leçons
de pratique, et qui aimons mieux qu’ils soient bons que
savants, nous n’exigeons point d’eux la vérité, de peur
qu’ils ne la déguisent, et nous ne leur faisons rien pro-
mettre qu’ils soient tentés de ne pas tenir. S’il s’est fait en
mon absence quelque mal dont j’ignore l’auteur, je me
garderai d’en accuser Émile, ou de lui dire : Est-ce
vous28 ? Car en cela que ferais-je autre chose, sinon lui
apprendre à le nier ? Que si son naturel difficile me force à
faire avec lui quelque convention, je prendrai si bien mes
mesures que la proposition en vienne toujours de lui, ja-
mais de moi ; que, quand il s’est engagé, il ait toujours un
intérêt présent et sensible à remplir son engagement ; et
que, si jamais il y manque, ce mensonge attire sur lui des
maux qu’il voie sortir de l’ordre même des choses, et non
pas de la vengeance de son gouverneur. Mais, loin d’avoir
besoin de recourir à de si cruels expédients, je suis
28 Rien n’est plus indiscret qu’une pareille question, surtout
quand l’enfant est coupable : alors, s’il croit que vous savez ce qu’il a
fait, il verra que vous lui tendez un piège, et cette opinion ne peut
manquer de l’indisposer contre vous. S’il ne le croit pas, il se dira :
Pourquoi découvrirais-je ma faute? Et voilà la première tentation du
mensonge devenue l’effet de votre imprudente question.
139

presque sûr qu’Émile apprendra fort tard ce que c’est que
mentir, et qu’en l’apprenant il sera fort étonné, ne pouvant
concevoir à quoi peut être bon le mensonge. Il est très clair
que plus je rends son bien-être indépendant, soit des vo-
lontés, soit des jugements des autres, plus je coupe en lui
tout intérêt de mentir.
Quand on n’est point pressé d’instruire, on n’est point
pressé d’exiger, et l’on prend son temps pour ne rien exi-
ger qu’à propos. Alors l’enfant se forme, en ce qu’il ne se
gâte point. Mais, quand un étourdi de précepteur, ne sa-
chant comment s’y prendre, lui fait à chaque instant pro-
mettre ceci ou cela, sans distinction, sans choix, sans me-
sure, l’enfant, ennuyé, surchargé de toutes ces promesses,
les néglige, les oublie, les dédaigne enfin, et, les regardant
comme autant de vaines formules, se fait un jeu de les
faire et de les violer. Voulez-vous donc qu’il soit fidèle à
tenir sa parole, soyez discret à l’exiger.
Le détail dans lequel je viens d’entrer sur le mensonge
peut à bien des égards s’appliquer à tous les autres de-
voirs, qu’on ne prescrit aux enfants qu’en les leur rendant
non seulement haïssables, mais impraticables. Pour pa-
raître leur prêcher la vertu, on leur fait aimer tous les
vices : on les leur donne, en leur défendant de les avoir.
Veut-on les rendre pieux, on les mène s’ennuyer à l’église ;
en leur faisant incessamment marmotter des prières, on
les force d’aspirer au bonheur de ne plus prier Dieu. Pour
leur inspirer la charité, on leur fait donner l’aumône,
comme si l’on dédaignait de la donner soi-même. Eh ! ce
n’est pas l’enfant qui doit donner, c’est le maître : quelque
attachement qu’il ait pour son élève, il doit lui disputer cet
140

honneur ; il doit lui faire juger qu’à son âge on n’en est
point encore digne. L’aumône est une action d’homme qui
connaît la valeur de ce qu’il donne, et le besoin que son
semblable en a. L’enfant, qui ne connaît rien de cela, ne
peut avoir aucun mérite à donner ; il donne sans charité,
sans bienfaisance ; il est presque honteux de donner,
quand, fondé sur son exemple et le vôtre, il croit qu’il n’y a
que les enfants qui donnent, et qu’on ne fait plus l’aumône
étant grand.
Remarquez qu’on ne fait jamais donner par l’enfant
que des choses dont il ignore la valeur, des pièces de métal
qu’il a dans sa poche, et qui ne lui -servent qu’à cela. Un
enfant donnerait plutôt cent louis qu’un gâteau. Mais en-
gagez ce prodigue distributeur à donner les choses qui lui
sont chères, des jouets, des bonbons, son goûter, et nous
saurons bientôt si vous l’avez rendu vraiment libéral.
On trouve encore un expédient à cela, c’est de rendre
bien vite à l’enfant ce qu’il a donné, de sorte qu’il
s’accoutume à donner tout ce qu’il sait bien qui lui va re-
venir. Je n’ai guère vu dans les enfants que ces deux es-
pèces de générosité : donner ce qui ne leur est bon à rien,
ou donner ce qu’ils sont sûrs qu’on va leur rendre. Faites
en sorte, dit Locke, qu’ils soient convaincus par expérience
que le plus libéral est toujours le mieux partagé. C’est là
rendre un enfant libéral en apparence et avare en effet. Il
ajoute que les enfants contracteront ainsi l’habitude de la
libéralité. Oui, d’une libéralité usurière, qui donne un œuf
pour avoir un bœuf. Mais, quand il s’agira de donner tout
de bon, adieu l’habitude ; lorsqu’on cessera de leur rendre,
ils cesseront bientôt de donner. Il faut regarder à
141

l’habitude de l’âme plutôt qu’à celle des mains. Toutes les
autres vertus qu’on apprend aux enfants ressemblent à
celle-là. Et c’est à leur prêcher ces solides vertus qu’on use
leurs jeunes ans dans la tristesse ! Ne voilà-t-il pas une
savante éducation !
Maîtres, laissez les simagrées, soyez vertueux et bons,
que vos exemples se gravent dans la mémoire de vos
élèves, en attendant qu’ils puissent entrer dans leurs
cœurs. Au lieu de me hâter d’exiger du mien des actes de
charité, j’aime mieux en faire en sa présence, et lui ôter
même le moyen de m’imiter en cela, comme un honneur
qui n’est pas de son âge ; car il importe qu’il ne
s’accoutume pas à regarder les devoirs des hommes seu-
lement comme des devoirs d’enfants. Que si, me voyant
assister les pauvres, il me questionne là-dessus, et qu’il
soit temps de lui répondre29, je lui dirai : « Mon ami, c’est
que, quand les pauvres ont bien voulu qu’il y eût des
riches, les riches ont promis de nourrir tous ceux qui
n’auraient de quoi vivre ni par leur bien ni par leur tra-
vail. » « Vous avez donc aussi promis cela ? » reprendra-t-
il. « Sans doute ; je ne suis maître du bien qui passe par
mes mains qu’avec la condition qui est attachée à sa pro-
priété. »
29 On doit concevoir que je ne résous pas ses questions quand il
lui plaît, mais quand il me plaît ; autrement ce serait m’asservir à ses
volontés, et me mettre dans la plus dangereuse dépendance où un
gouverneur puisse être de son élève.
142

Après avoir entendu ce discours, et l’on a vu comment
on peut mettre un enfant en état de l’entendre, un autre
qu’Émile serait tenté de m’imiter et de se conduire en
homme riche ; en pareil cas, j’empêcherais au moins que
ce ne fût avec ostentation ; j’aimerais mieux qu’il me déro-
bât mon droit et se cachât pour donner. C’est une fraude
de son âge, et la seule que je lui pardonnerais.
Je sais que toutes ces vertus par imitation sont des
vertus de singe, et que nulle bonne action n’est morale-
ment bonne que quand on la fait comme telle, et non
parce que d’autres la font. Mais, dans un âge où le cœur ne
sent rien encore, il faut bien faire imiter aux enfants les
actes dont on veut leur donner l’habitude, en attendant
qu’ils les puissent faire par discernement et par amour du
bien. L’homme est imitateur, l’animal même l’est ; le goût
de l’imitation est de la nature bien ordonnée ; mais il dé-
génère en vice dans la société. Le singe imite l’homme qu’il
craint, et n’imite pas les animaux qu’il méprise ; il juge
bon ce que fait un être meilleur que lui. Parmi nous, au
contraire, nos arlequins de toute espèce imitent le beau
pour le dégrader, pour le rendre ridicule ; ils cherchent
dans le sentiment de leur bassesse à s’égaler ce qui vaut
mieux qu’eux ; ou, s’ils s’efforcent d’imiter ce qu’ils admi-
rent, on voit dans le choix des objets le faux goût des imi-
tateurs : ils veulent bien plus en imposer aux autres ou
faire applaudir leur talent, que se rendre meilleurs ou plus
sages. Le fondement de l’imitation parmi nous vient du
désir de se transporter toujours hors de soi. Si je réussis
dans mon entreprise, Émile n’aura sûrement pas ce désir.
Il faut donc nous passer du bien apparent qu’il peut pro-
duire.
143

Approfondissez toutes les règles de votre éducation,
vous les trouverez ainsi toutes à contresens, surtout en ce
qui concerne les vertus et les mœurs. La seule leçon de
morale qui convienne à l’enfance, et la plus importante à
tout âge, est de ne jamais faire de mai à personne. Le pré-
cepte même de faire du bien, s’il n’est subordonné à celui-
là, est dangereux, faux, contradictoire. Qui est-ce qui ne
fait pas du bien ? tout le monde en fait, le méchant comme
les autres ; il fait un heureux aux dépens de cent misé-
rables ; et de là viennent toutes nos calamités. Les plus
sublimes vertus sont négatives : elles sont aussi les plus
difficiles, parce qu’elles sont sans ostentation, et a -dessus
même de ce plaisir si doux au cœur de l’homme, d’en ren-
voyer un autre content de nous. 0 quel bien fait nécessai-
rement à ses semblables celui d’entre eux, s’il en est un,
qui ne leur fait jamais de mal ! De quelle intrépidité d’âme,
de quelle vigueur de caractère il a besoin pour cela ! Ce
n’est pas en raisonnant sur cette maxime, c’est en tâchant
de la pratiquer, qu’on sent combien il est grand et pénible
d’y réussir30.
30 Le précepte de ne jamais nuire à autrui emporte celui de te-
nir à la société humaine le moins qu’il est possible ; car, dans l’état
social, le bien de l’un fait nécessairement le mal de l’autre. Ce rap-
port est dans l’essence de la chose, et rien ne saurait le changer.
Qu’on cherche sur ce principe lequel est le meilleur, de l’homme
social ou du solitaire. Un auteur illustre dit qu’il n’y a que le mé-
chant qui soit seul ; moi je dis qu’il n’y a que le bon qui soit seul. Si
cette proposition est moins sentencieuse, elle est plus vraie et mieux
raisonnée que la précédente. Si le méchant était seul, quel mal fe-
rait-il? C’est dans la société qu’il dresse ses machines pour nuire aux
144

Voilà quelques faibles idées des précautions avec les-
quelles je voudrais qu’on donnât aux enfants les instruc-
tions qu’on ne peut quelquefois leur refuser sans les expo-
ser à nuire à eux-mêmes ou aux autres, et surtout à con-
tracter de mauvaises habitudes dont on aurait peine en-
suite à les corriger : mais soyons sûrs que cette nécessité
se présentera rarement pour les enfants élevés comme ils
doivent l’être, parce qu’il est impossible qu’ils deviennent
indociles, méchants, menteurs, avides, quand on n’aura
pas semé dans leurs cœurs les vices qui les rendent tels.
Ainsi ce que j’ai dit sur ce point sert plus aux exceptions
qu’aux règles ; mais ces exceptions sont plus fréquentes à
mesure que les enfants ont plus d’occasions de sortir de
leur état et de contracter les vices des hommes. Il faut
nécessairement, à ceux qu’on élève au milieu du monde,
des instructions plus précoces qu’à ceux qu’on élève dans
la retraite. Cette éducation solitaire serait donc préférable,
quand elle ne ferait que donner à l’enfance le temps de
mûrir.
Il est un autre genre d’exceptions contraires pour ceux
qu’un heureux naturel élève au-dessus de leur âge.
Comme il y a des hommes qui ne sortent jamais de
l’enfance, il y en a d’autres qui, pour ainsi dire, n’y passent
point, et sont hommes presque en naissant. Le mal est que
cette dernière exception est très rare, très difficile à con-
naître, et que chaque mère, imaginant qu’un enfant peut
être un prodige, ne doute point que le sien n’en soit un.
autres. Si l’on veut rétorquer cet argument pour l’homme de bien, je
réponds par l’article auquel appartient cette note.
145

Elles font plus, elles prennent pour des indices extraordi-
naires ceux mêmes qui marquent l’ordre accoutumé : la
vivacité, les saillies, l’étourderie, la piquante naïveté ; tous
signes caractéristiques de l’âge, et qui montrent le mieux
qu’un enfant n’est qu’un enfant. Est-il étonnant que celui
qu’on fait beaucoup parler et à qui l’on permet de tout
dire, qui n’est gêné par aucun égard, par aucune bien-
séance, fasse par hasard quelque heureuse rencontre ? Il le
serait bien plus qu’il n’en fît jamais, comme il le serait
qu’avec mille mensonges un astrologue ne prédît jamais
aucune vérité. Ils mentiront tant, disait Henri IV, qu’à la
fin ils diront vrai. Quiconque veut trouver quelques bons
mots n’a qu’à dire beaucoup de sottises. Dieu garde de mal
les gens à la mode, qui n’ont pas d’autre mérite pour être
fêtés !
Les pensées les plus brillantes peuvent tomber dans le
cerveau des enfants, ou plutôt les meilleurs mots dans leur
bouche, comme les diamants du plus grand prix sous leurs
mains, sans que pour cela ni les pensées ni les diamants
leur appartiennent ; il n’y a point de véritable propriété
pour cet âge en aucun genre. Les choses que dit un enfant
ne sont pas pour lui ce qu’elles sont pour nous ; il n’y joint
pas les mêmes idées. Ces idées, si tant est qu’il en ait,
n’ont dans sa tête ni suite ni liaison ; rien de fixe, rien
d’assuré dans tout ce qu’il pense. Examinez votre prétendu
prodige. En de certains moments vous lui trouverez un
ressort d’une extrême activité, une clarté d’esprit à percer
les nues. Le plus souvent ce même esprit vous paraît lâche,
moite, et comme environné d’un épais brouillard. Tantôt il
vous devance, et tantôt il reste immobile. Un instant vous
diriez : c’est un génie, et l’instant d’après : c’est un sot.
146

Vous vous tromperiez toujours ; c’est un enfant. C’est un
aiglon qui fend l’air un instant, et retombe l’instant
d’après dans son aire.
Traitez-le donc selon son âge malgré les apparences, et
craignez d’épuiser ses forces pour les avoir voulu trop
exercer. Si ce jeune cerveau s’échauffe, si vous voyez qu’il
commence à bouillonner, laissez-le d’abord fermenter en
liberté, mais ne l’excitez jamais, de peur que tout ne
s’exhale ; et quand les premiers esprits se seront évaporés,
retenez, comprimez les autres, jusqu’à ce qu’avec les an-
nées tout se tourne en chaleur vivifiante et en véritable
force. Autrement vous perdrez votre temps et vos soins,
vous détruirez votre propre ouvrage ; et après vous être
indiscrètement enivrés de toutes ces vapeurs inflam-
mables, il ne vous restera qu’un marc sans vigueur.
Des enfants étourdis viennent les hommes vulgaires je
ne sache point d’observation plus générale et plus certaine
que celle-là. Rien n’est plus difficile que de distinguer dans
l’enfance la stupidité réelle, de cette apparente et trom-
peuse stupidité qui est l’annonce des âmes fortes. Il paraît
d’abord étrange que les deux extrêmes aient des signes si
semblables : et cela doit pourtant être ; car, dans un âge où
l’homme n’a encore nulles véritables idées, toute la diffé-
rence qui se trouve entre celui qui a du génie et celui qui
n’en a pas, est que le dernier n’admet que de fausses idées,
et que le premier, n’en trouvant que de telles, n’en admet
aucune : il ressemble donc au stupide en ce que l’un n’est
capable de rien, et que rien ne convient à l’autre. Le seul
signe qui peut les distinguer dépend du hasard, qui peut
offrir au dernier quelque idée à sa portée, au lieu que le
147

premier est toujours le même partout. Le jeune Caton,
durant son enfance, semblait un imbécile dans la maison.
Il était taciturne et opiniâtre, voilà tout le jugement qu’on
portait de lui. Ce ne fut que dans l’antichambre de Sylla
que son oncle apprit à le connaître. S’il ne fût point entré
dans cette antichambre, peut-être eût-il passé pour une
brute jusqu’à l’âge de raison. Si César n’eût point vécu,
peut-être eût-on toujours traité de visionnaire ce même
Caton qui pénétra son funeste génie, et prévit tous ses
projets de si loin. 0 que ceux qui jugent si précipitamment
les enfants sont sujets à se tromper ! Ils sont souvent plus
enfants qu’eux. J’ai vu, dans un âge assez avancé, un
homme qui m’honorait de son amitié passer dans sa fa-
mille et chez ses amis pour un esprit borné : cette excel-
lente tête se mûrissait en silence. Tout à coup il s’est mon-
tré philosophe, et je ne doute pas que la postérité ne lui
marque une place honorable et distinguée parmi les meil-
leurs raisonneurs et les plus profonds métaphysiciens de
son siècle.
Respectez l’enfance, et ne vous pressez point de la ju-
ger, soit en bien, soit en mal. Laissez les exceptions
s’indiquer, se prouver, se confirmer longtemps avant
d’adopter pour elles des méthodes particulières. Laissez
longtemps agir la nature, avant de vous mêler d’agir à sa
place, de peur de contrarier ses opérations. Vous connais-
sez, dites-vous, le prix du temps et n’en voulez point
perdre. Vous ne voyez pas que c’est bien plus le perdre
d’en mal user que de n’en rien faire, et qu’un enfant mal
instruit est plus loin de la sagesse que celui qu’on n’a point
instruit du tout. Vous êtes alarmé de le voir consumer ses
premières années à ne rien faire. Comment ! n’est-ce rien
148

que d’être heureux ? n’est-ce rien que de sauter, jouer,
courir toute la journée ? De sa vie il ne sera si occupé. Pla-
ton, dans sa République, qu’on croit si austère, n’élève les
enfants qu’en fêtes, jeux, chansons, passe-temps ; on dirait
qu’il a tout fait quand il leur a bien appris à se réjouir ; et
Sénèque, parlant de l’ancienne jeunesse romaine : Elle
était, dit-il, toujours debout, on ne lui enseignait rien
qu’elle dût apprendre assise. En valait-elle moins, parve-
nue à l’âge viril ? Effrayez-vous donc peu de cette oisiveté
prétendue. Que diriez-vous d’un homme qui, pour mettre
toute la vie à profit, ne voudrait jamais dormir ? Vous di-
riez : Cet homme est insensé ; il ne jouit pas du temps, il se
l’ôte ; pour fuir le sommeil, il court à la mort. Songez donc
que c’est ici la même chose, et que l’enfance est le sommeil
de la raison.
L’apparente facilité d’apprendre est cause de la perte
des enfants. On ne voit pas que cette facilité même est la
preuve qu’ils n’apprennent rien. Leur cerveau lisse et poli
rend comme un miroir les objets qu’on lui présente ; mais
rien ne reste, rien ne pénètre. L’enfant retient les mots, les
idées se réfléchissent ; ceux qui l’écoutent les entendent,
lui seul ne les entend point.
Quoique la mémoire et le raisonnement soient deux
facultés essentiellement différentes, cependant l’une ne se
développe véritablement qu’avec l’autre. Avant l’âge de
raison l’enfant ne reçoit pas des idées, mais des images ; et
il y a cette différence entre les unes et les autres, que les
images ne sont que des peintures absolues des objets sen-
sibles, et que les idées sont des notions des objets, déter-
minées par des rapports. Une image peut être seule dans
149

l’esprit qui se la représente ; mais toute idée en suppose
d’autres. Quand on imagine, on ne fait que voir ; quand on
conçoit, on compare. Nos sensations sont purement pas-
sives, au lieu que toutes nos perceptions ou idées naissent
d’un principe actif qui juge. Cela sera démontré ci-après.
Je dis donc que les enfants, n’étant pas capables de ju-
gement, n’ont point de véritable mémoire. Ils retiennent
des sons, des figures, des sensations, rarement des idées,
plus rarement leurs liaisons. En m’objectant qu’ils ap-
prennent quelques éléments de géométrie, on croit bien
prouver contre moi ; et tout au contraire, c’est pour moi
qu’on prouve : on montre que, loin de savoir raisonner
d’eux-mêmes, ils ne savent pas même retenir les raison-
nements d’autrui ; car suivez ces petits géomètres dans
leur méthode, vous voyez aussitôt qu’ils n’ont retenu que
l’exacte impression de la figure et les termes de la démons-
tration. A la moindre objection nouvelle, ils n’y sont plus ;
renversez la figure, ils n’y sont plus, Tout leur savoir est
dans la sensation, rien n’a passé jusqu’à l’entendement.
Leur mémoire elle-même n’est guère plus parfaite que
leurs autres facultés, puisqu’il faut presque toujours qu’ils
rapprennent, étant grands, les choses dont ils ont appris
les mots dans l’enfance.
Je suis cependant bien éloigné de penser que les en-
fants n’aient aucune espèce de raisonnement31. Au con-
31 J’ai fait cent fois réflexion, en écrivant, qu’il est impossible,
dans un long ouvrage, de donner toujours les mêmes sens aux
mêmes mots. Il n’y a point de langue assez riche pour fournir autant
de termes, de tours et de phrases que nos idées peuvent avoir de
150

traire, je vois qu’ils raisonnent très bien dans tout ce qu’ils
connaissent et qui se rapporte à leur intérêt présent et
sensible. Mais c’est sur leurs connaissances que l’on se
trompe en leur prêtant celles qu’ils n’ont pas, et les faisant
raisonner sur ce qu’ils ne sauraient comprendre. On se
trompe encore en voulant les rendre attentifs à des consi-
dérations qui ne les touchent en aucune manière, comme
celle de leur intérêt à venir, de leur bonheur étant
hommes, de l’estime qu’on aura pour eux quand ils seront
grands ; discours qui, tenus à des êtres dépourvus de toute
prévoyance, ne signifient absolument rien pour eux. Or,
toutes les études forcées de ces pauvres infortunés tendent
à ces objets entièrement étrangers à leurs esprits. Qu’on
juge de l’attention qu’ils y peuvent donner.
Les pédagogues qui nous étalent en grand appareil les
instructions qu’ils donnent à leurs disciples sont payés
pour tenir un autre langage : cependant on voit, par leur
modifications. La méthode de définir tous les termes, et de substi-
tuer sans cesse la définition à la place du défini, est belle, mais im-
praticable ; car comment éviter le cercle? Les définitions pourraient
être bonnes si l’on n’employait pas des mots pour les faire. Malgré
cela, je suis persuadé qu’on peut être clair, même dans la pauvreté
de notre langue, non pas en donnant toujours les mêmes acceptions
aux mêmes mots, mais en faisant en sorte, autant de fois qu’on
emploie chaque mot, que l’acception qu’on lui donne soit suffisam-
ment déterminée par les idées qui s’y rapportent, et que chaque
période où ce mot se trouve lui serve, pour ainsi dire, de définition.
Tantôt je dis que les enfants sont incapables de raisonnement, et
tantôt je les fais raisonner avec assez de finesse. Je ne crois pas en
cela me contredire dans mes idées, mais je ne puis disconvenir que
je ne me contredise souvent dans mes expressions.
151

propre conduite, qu’ils pensent exactement comme moi.
Car, que leur apprennent-ils, enfin ? Des mots, encore des
mots, et toujours des mots. Parmi les diverses sciences
qu’ils se vantent de leur enseigner, ils se gardent bien de
choisir celles qui leur seraient véritablement utiles, parce
que ce seraient des sciences de choses, et qu’ils n’y réussi-
raient pas ; mais celles qu’on paraît savoir quand on en
sait les termes, le blason, la géographie, la chronologie, les
langues, etc. ; toutes études si loin de l’homme, et surtout
de l’enfant, que c’est une merveille si rien de tout cela lui
peut être utile une seule fois en sa vie.
On sera surpris que je compte l’étude des langues au
nombre des inutilités de l’éducation : mais on se souvien-
dra que je ne parle ici que des études du premier âge ; et,
quoi qu’on puisse dire, je ne crois pas que, jusqu’à l’âge de
douze ou quinze ans, nul enfant, les prodiges à part, ait
jamais vraiment appris deux langues.
Je conviens que si l’étude des langues n’était que celle
des mots, c’est-à-dire des figures ou des sons qui les ex-
priment, cette étude pourrait convenir aux enfants : mais
les langues, en changeant les signes, modifient aussi les
idées qu’ils représentent. Les têtes se forment sur les lan-
gages, les pensées prennent la teinte des idiomes. La rai-
son seule est commune, l’esprit en chaque langue a sa
forme particulière ; différence qui pourrait bien être en
partie la cause ou l’effet des caractères nationaux ; et, ce
qui paraît confirmer cette conjecture est que, chez toutes
les nations du monde, la langue suit les vicissitudes des
mœurs, et se conserve ou s’altère comme elles.
152

De ces formes diverses l’usage en donne une à l’enfant,
et c’est la seule qu’il garde jusqu’à l’âge de raison. Pour en
avoir deux, il faudrait qu’il sût comparer des idées ; et
comment les comparerait-il, quand il est à peine en état de
les concevoir ? Chaque chose peut avoir pour lui mille
signes différents ; mais chaque idée ne peut avoir qu’une
forme : il ne peut donc apprendre à parler qu’une langue.
Il en apprend cependant plusieurs, me dit-on : je le nie.
J’ai vu de ces petits prodiges, qui croyaient parler cinq ou
six langues. Je les ai entendus successivement parler alle-
mand, en termes latins, en termes français, en termes ita-
liens ; ils se servaient à la vérité de cinq ou six diction-
naires, mais ils ne parlaient toujours qu’allemand. En un
mot, donnez aux enfants tant de synonymes qu’il vous
plaira : vous changerez les mots, non la langue ; ils n’en
sauront jamais qu’une.
C’est pour cacher en ceci leur inaptitude qu’on les
exerce par préférence sur les langues mortes, dont il n’y a
plus de juges qu’on ne puisse récuser. L’usage familier de
ces langues étant perdu depuis longtemps, on se contente
d’imiter ce qu’on en trouve écrit dans les livres ; et l’on
appelle cela les parler. Si tel est le grec et le latin des
maîtres, qu’on juge de celui des enfants ! A peine ont-ils
appris par cœur leur rudiment, auquel ils n’entendent
absolument rien, qu’on leur apprend d’abord à rendre un
discours français en mots latins ; puis, quand ils sont plus
avancés, à coudre en prose des phrases de Cicéron, et en
vers des centons de Virgile. Alors ils croient parler latin :
qui est-ce qui viendra les contredire ?
153

En quelque étude que ce puisse être, sans l’idée des
choses représentées, les signes représentants ne sont rien.
On borne pourtant toujours l’enfant à ces signes, sans
jamais pouvoir lui faire comprendre aucune des choses
qu’ils représentent. En pensant lui apprendre la descrip-
tion de la terre, on ne lui apprend qu’à connaître des
cartes ; on lui apprend des noms de villes, de pays, de ri-
vières, qu’il ne conçoit pas exister ailleurs que sur le pa-
pier où on les lui montre. Je me souviens d’avoir vu
quelque part une géographie qui commençait ainsi :
Qu’est-ce que le monde ? C’est un globe de carton. Telle
est précisément la géographie des enfants. Je pose en fait
qu’après deux ans de sphère et de cosmographie, il n’y a
pas un seul enfant de dix ans qui, sur les règles qu’on lui a
données, sût se conduire de Paris à Saint-Denis. Je pose
en fait qu’il n’y en a pas un qui, sur un plan du jardin de
son père, fût en état d’en suivre les détours sans s’égarer.
Voilà ces docteurs qui savent à point nommé où sont Pé-
kin, Ispahan, le Mexique, et tous les pays de la terre.
J’entends dire qu’il convient d’occuper les enfants à
des études où il ne faille que des yeux : cela pourrait être
s’il y avait quelque étude où il ne fallût que des yeux ; mais
je n’en connais point de telle.
Par une erreur encore plus ridicule, on leur fait étudier
l’histoire : on s’imagine que l’histoire est à leur portée,
parce qu’elle n’est qu’un recueil de faits. Mais qu’entend-
on par ce mot de faits ? Croit-on que les rapports qui dé-
terminent les faits historiques soient si faciles à saisir, que
les idées s’en forment sans peine dans l’esprit des en-
fants ? Croit-on que la véritable connaissance des événe-
154

ments soit séparable de celle de leurs causes, de celle de
leurs effets, et que l’historique tienne si peu au moral
qu’on puisse connaître l’un sans l’autre ? Si vous ne voyez
dans les actions des hommes que les mouvements exté-
rieurs et purement physiques, qu’apprenez-vous dans
l’histoire ? Absolument rien ; et cette étude, dénuée de
tout intérêt, ne vous donne pas plus de plaisir que
d’instruction. Si vous voulez apprécier ces actions par
leurs rapports moraux, essayez de faire entendre ces rap-
ports à vos élèves, et vous verrez alors si l’histoire est de
leur âge.
Lecteurs, souvenez-vous toujours que celui qui vous
parle n’est ni un savant ni un philosophe, mais un homme
simple, ami de la vérité, sans parti, sans système ; un soli-
taire qui, vivant peu avec les hommes, a moins d’occasions
de s’imboire de leurs préjugés, et plus de temps pour réflé-
chir sur ce qui le frappe quand il commerce avec eux. Mes
raisonnements sont moins fondés sur des principes que
sur des faits ; et je crois ne pouvoir mieux vous mettre à
portée d’en juger, que de vous rapporter souvent quelque
exemple des observations qui me les suggèrent.
J’étais allé passer quelques jours à la campagne chez
une bonne mère de famille qui prenait grand soin de ses
enfants et de leur éducation. Un matin que j’étais présent
aux leçons de l’aîné, son gouverneur, qui l’avait très bien
instruit de l’histoire ancienne, reprenant celle
d’Alexandre, tomba sur le trait connu du médecin Phi-
lippe, qu’on a mis en tableau, et qui sûrement en valait
bien la peine. Le gouverneur, homme de mérite, fit sur
l’intrépidité d’Alexandre plusieurs réflexions qui ne me
155

plurent point, mais que j’évitai de combattre, pour ne pas
le décréditer dans l’esprit de son élève. A table, on ne
manqua pas, selon la méthode française, de faire beau-
coup babiller le petit bonhomme. La vivacité naturelle à
son âge, et l’attente d’un applaudissement sûr, lui firent
débiter mille sottises, tout à travers lesquelles partaient de
temps en temps quelques mots heureux qui faisaient ou-
blier le reste. Enfin vint l’histoire du médecin Philippe : il
la raconta fort nettement et avec beaucoup de grâce. Après
l’ordinaire tribut d’éloges qu’exigeait la mère et
qu’attendait le fils, on raisonna sur ce qu’il avait dit. Le
plus grand nombre blâma la témérité d’Alexandre ;
quelques-uns, à l’exemple du gouverneur, admiraient sa
fermeté, son courage : ce qui me fit comprendre qu’aucun
de ceux qui étaient présents ne voyait en quoi consistait la
véritable beauté de ce trait. Pour moi, leur dis-je, il me
paraît que s’il y a le moindre courage, la moindre fermeté
dans l’action d’Alexandre, elle n’est qu’une extravagance.
Alors tout le monde se réunit, et convint que c’était une
extravagance. J’allais répondre et m’échauffer, quand une
femme qui était à côté de moi, et qui n’avait pas ouvert la
bouche, se pencha vers mon oreille, et me dit tout bas :
Tais-toi, Jean-Jacques, ils ne t’entendront pas. Je la re-
gardai, je fus frappé, et je me tus.
Après le dîner, soupçonnant sur plusieurs indices que
mon jeune docteur n’avait rien compris du tout à l’histoire
qu’il avait si bien racontée, je le pris par la main, je fis avec
lui un tour de parc, et l’ayant questionné tout à mon aise,
je trouvai qu’il admirait plus que personne le courage si
vanté d’Alexandre : mais savez-vous où il voyait ce cou-
rage ? uniquement dans celui d’avaler d’un seul trait un
156

breuvage de mauvais goût, sans hésiter, sans marquer la
moindre répugnance. Le pauvre enfant, a qui l’on avait fait
prendre médecine il n’y avait pas quinze jours, et qui ne
l’avait prise qu’avec une peine infinie, en avait encore le
déboire à la bouche. La mort, l’empoisonnement, ne pas-
saient dans son esprit que pour des sensations désa-
gréables, et il ne concevait pas, pour lui, d’autre poison
que du séné. Cependant il faut avouer que la fermeté du
héros avait fait une grande impression sur son jeune cœur,
et qu’à la première médecine qu’il faudrait avaler il avait
bien résolu d’être un Alexandre. Sans entrer dans des
éclaircissements qui passaient évidemment sa portée, je le
confirmai dans ces dispositions louables, et je m’en re-
tournai riant en moi-même de la haute sagesse des pères
et des maîtres, qui pensent apprendre l’histoire aux en-
fants.
Il est aisé de mettre dans leurs bouches les mots de
rois, d’empires, de guerres, de conquêtes, de révolutions,
de lois ; mais quand il sera question d’attacher à ces mots
des idées nettes, il y aura loin de l’entretien du jardinier
Robert à toutes ces explications.
Quelques lecteurs, mécontents du Tais-toi, Jean-
Jacques, demanderont, je le prévois, ce que je trouve enfin
de si beau dans l’action d’Alexandre. Infortunés ! s’il faut
vous le dire, comment le comprendrez-vous ? C’est
qu’Alexandre croyait à la vertu ; c’est qu’il y croyait sur sa
tête, sur sa propre vie ; c’est que sa grande âme était faite
pour y croire. O que cette médecine avalée était une belle
profession de foi ! Non, jamais mortel n’en fit une si su-
157

blime. S’il est quelque moderne Alexandre, qu’on me le
montre à de pareils traits.
S’il n’y a point de science de mots, il n’y a point d’étude
propre aux enfants. S’ils n’ont pas de vraies idées, ils n’ont
point de véritable mémoire ; car je n’appelle pas ainsi celle
qui ne retient que des sensations. Que sert d’inscrire dans
leur tête un catalogue de signes qui ne représentent rien
pour eux ? En apprenant les choses, n’apprendront-ils pas
les signes ? Pourquoi leur donner la peine inutile de les
apprendre deux fois ? Et cependant quels dangereux pré-
jugés ne commence-t-on pas à leur inspirer, en leur faisant
prendre pour de la science des mots qui n’ont aucun sens
pour eux ! C’est du premier mot dont l’enfant se paye, c’est
de la première chose qu’il apprend sur la parole d’autrui,
sans en voir l’utilité lui-même, que son jugement est per-
du : il aura longtemps à briller aux yeux des sots avant
qu’il répare une telle perte32.
32 La plupart des savants le sont à la manière des enfants. La
vaste érudition résulte moins d’une multitude d’idées que d’une
multitude d’images. Les dates, les noms propres, les lieux, tous les
objets isolés ou dénués d’idées, se retiennent uniquement par la
mémoire des signes, et rarement se rappelle-t-on quelqu’une de ces
choses sans voir en même temps le recto ou le verso de la page où
on l’a lue, ou la figure sous laquelle on la vit la première fois. Telle
était à peu près la science à la mode des siècles derniers. Celle de
notre siècle est autre chose: on n’étudie plus, on n’observe plus ; on
rêve, et l’on nous donne gravement pour de la philosophie les rêves
de quelques mauvaises nuits. On me dira que je rêve aussi ; j’en
conviens : mais ce que les autres n’ont garde de faire, je donne mes
158

Non, si la nature donne au cerveau d’un enfant cette
souplesse qui le rend propre à recevoir toutes sortes
d’impressions, ce n’est pas pour qu’on y grave des noms de
rois, des dates, des termes de blason, de sphère, de géo-
graphie, et tous ces mots sans aucun sens pour son âge et
sans aucune utilité pour quelque âge que ce soit, dont on
accable sa triste et stérile enfance ; mais c’est pour que
toutes les idées qu’il peut concevoir et qui lui sont utiles,
toutes celles qui se rapportent à son bonheur et doivent
l’éclairer un jour sur ses devoirs, s’y tracent de bonne
heure en caractères ineffaçables, et lui servent à se con-
duire pendant sa vie d’une manière convenable à son être
et à ses facultés.
Sans étudier dans les livres, l’espèce de mémoire que
peut avoir un enfant ne reste pas pour cela oisive ; tout ce
qu’il voit, tout ce qu’il entend le frappe, et il s’en souvient ;
il tient registre en lui-même des actions, des discours des
hommes ; et tout ce qui l’environne est le livre dans lequel,
sans y songer, il enrichit continuellement sa mémoire en
attendant que son jugement puisse en profiter. C’est dans
le choix de ces objets, c’est dans le soin de lui présenter
sans cesse ceux qu’il peut connaître et de lui cacher ceux
qu’il doit ignorer, que consiste le véritable art de cultiver
en lui cette première faculté ; et c’est par là qu’il faut tâ-
cher de lui former un magasin de connaissances qui ser-
vent à son éducation durant sa jeunesse, et à sa conduite
dans tous les temps. Cette méthode, il est vrai, ne forme
rêves pour des rêves, laissant chercher au lecteur s’ils ont quelque
chose d’utile aux gens éveillés.
159

point de petits prodiges et ne fait pas briller les gouver-
nantes et les précepteurs ; mais elle forme des hommes
judicieux, robustes, sains de corps et d’entendement, qui,
sans s’être fait admirer étant jeunes, se font honorer étant
grands.
Émile n’apprendra jamais rien par cœur, pas même
des fables, pas même celles de La Fontaine, toutes naïves,
toutes charmantes qu’elles sont ; car les mots des fables ne
sont pas plus les fables que les mots de l’histoire ne sont
l’histoire. Comment peut-on s’aveugler assez pour appeler
les fables la morale des enfants, sans songer que
l’apologue, en les amusant, les abuse ; que, séduits par le
mensonge, ils laissent échapper la vérité, et que ce qu’on
fait pour leur rendre l’instruction agréable les empêche
d’en profiter ? Les fables peuvent instruire les hommes ;
mais il faut dire la vérité nue aux enfants : sitôt qu’on la
couvre d’un voile, ils ne se donnent plus la peine de le le-
ver.
On fait apprendre les fables de La Fontaine à tous les
enfants, et il n’y en a pas un seul qui les entende. Quand ils
les entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est
tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu’elle
les porterait plus au vice qu’à la vertu. Ce sont encore là,
direz-vous, des paradoxes. Soit ; mais voyons si ce sont
des vérités.
Je dis qu’un enfant n’entend point les fables qu’on lui
fait apprendre, parce que quelque effort qu’on fasse pour
les rendre simples, l’instruction qu’on en veut tirer force
d’y faire entrer des idées qu’il ne peut saisir, et que le tour
160

même de la poésie, en les lui rendant plus faciles à retenir,
les lui rend plus difficiles à concevoir, en sorte qu’on
achète l’agrément aux dépens de la clarté. Sans citer cette
multitude de fables qui n’ont rien d’intelligible ni d’utile
pour les enfants, et qu’on leur fait indiscrètement ap-
prendre avec les autres, parce qu’elles s’y trouvent mêlées,
bornons-nous à celles que l’auteur semble avoir faites spé-
cialement pour eux.
Je ne connais dans tout le recueil de La Fontaine que
cinq ou six fables où brille éminemment la naïveté pué-
rile ; de ces -cinq ou six je prends pour exemple la pre-
mière de toutes33, parce que c’est celle dont la morale est
le plus de tout âge, celle que les enfants saisissent le
mieux, celle qu’ils apprennent avec le plus de plaisir, enfin
celle que pour cela même l’auteur a mise par préférence à
la tête de son livre. En lui supposant réellement l’objet
d’être entendue des enfants, de leur plaire et de les ins-
truire, cette fable est assurément son chef-d’œuvre : qu’on
me permette donc de la suivre et de l’examiner en peu de
mots.
Le corbeau et le renard
FABLE
Maître corbeau, sur un arbre perché,
33 C’est la seconde, et non la première, comme l’a très bien re-
marqué M. Formey.
161

Maître ! que signifie ce mot en lui-même ? que signi-
fie-t-il au-devant d’un nom propre ? quel sens a-t-il dans
cette occasion ?
Qu’est-ce qu’un corbeau ?
Qu’est-ce qu’un arbre perché ? L’on ne dit pas sur un
arbre perché, l’on dit perché sur un arbre. Par consé-
quent, il faut parler des inversions de la poésie ; il faut dire
ce que c’est que prose et que vers.
Tenait dans son bec un fromage.
Quel fromage ? était-ce un fromage de Suisse, de Brie,
ou de Hollande ? Si l’enfant n’a point vu de corbeaux, que
gagnez-vous à lui en parler ? s’il en a vu, comment conce-
vra-t-il qu’ils tiennent un fromage à leur bec ? Faisons
toujours des images d’après nature.
Maître renard, par l’odeur alléché,
Encore un maître ! mais pour celui-ci c’est à bon titre :
il est maître passé dans les tours de son métier. Il faut dire
ce que c’est qu’un renard, et distinguer son vrai naturel du
caractère de convention qu’il a dans les fables.
Alléché. Ce mot n’est pas usité. Il le faut expliquer ; il
faut dire qu’on ne s’en sert plus qu’en vers. L’enfant de-
mandera pourquoi l’on parle autrement en vers qu’en
prose. Que lui répondrez-vous ?
Alléché par l’odeur d’un fromage ! Ce fromage, tenu
par un corbeau perché sur un arbre, devait avoir beaucoup
d’odeur pour être senti par le renard dans un taillis ou
162

dans son terrier ! Est-ce ainsi que vous exercez votre élève
à cet esprit de critique judicieuse qui ne s’en laisse impo-
ser qu’à bonnes enseignes, et sait discerner la vérité du
mensonge dans les narrations d’autrui ?
Lui tint à peu près ce langage :
Ce langage ! Les renards parlent donc ? ils parlent
donc la même langue que les corbeaux ? Sage précepteur,
prends garde à toi ; pèse bien ta réponse avant de la faire ;
elle importe plus que tu n’as pensé.
Eh ! bonjour, monsieur le corbeau !
Monsieur ! titre que l’enfant voit tourner en dérision,
même avant qu’il sache que c’est un titre d’honneur. Ceux
qui disent monsieur du Corbeau auront bien d’autres af-
faires avant que d’avoir expliqué ce du.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Cheville, redondance inutile. L’enfant, voyant répéter
la même chose en d’autres termes, apprend à parler lâ-
chement. Si vous dites que cette redondance est un art de
l’auteur, qu’elle entre dans le dessein du renard qui veut
paraître multiplier les éloges avec des paroles, cette excuse
sera bonne pour moi, mais non pas pour mon élève.
Sans mentir, si votre ramage
Sans mentir ! on ment donc quelquefois ? Où en sera
l’enfant si vous lui apprenez que le renard ne dit sans
mentir que parce qu’il ment ?
Répondait à votre plumage,
163

Répondait ! que signifie ce mot ? Apprenez à l’enfant à
comparer des qualités aussi différentes que la voix et le
plumage ; vous verrez comme il vous entendra.
Vous seriez le phénix des hôtes de ces bois.
Le phénix ! Qu’est-ce qu’un phénix ? Nous voici tout à
coup jetés dans la menteuse antiquité, presque dans la
mythologie.
Les hôtes de ces bois ! Quel discours figuré ! Le flatteur
ennoblit son langage et lui donne plus de dignité pour le
rendre plus séduisant. Un enfant entendra-t-il cette fi-
nesse ? sait-il seulement, peut-il savoir ce que c’est qu’un
style noble et un style bas ?
A ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie,
Il faut avoir éprouvé déjà des passions bien vives pour
sentir cette expression proverbiale.
Et, pour montrer sa belle voix,
N’oubliez pas que, pour entendre ce vers et toute la
fable, l’enfant doit savoir ce que c’est que la belle voix du
corbeau.
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Ce vers est admirable, l’harmonie seule en fait image.
Je vois un grand vilain bec ouvert ; j’entends tomber le
fromage à travers les branches : mais ces sortes de beautés
sont perdues pour les enfants.
Le renard s’en saisit, et dit : Mon bon monsieur,
164

Voilà donc la bonté transformée en bêtise. Assurément
on ne perd pas de temps pour instruire les enfants.
Apprenez que tout flatteur
Maxime générale ; nous n’y sommes plus.
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Jamais enfant de dix ans n’entendit ce vers-là.
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.
Ceci s’entend, et la pensée est très bonne. Cependant il
y aura encore bien peu d’enfants qui sachent comparer
une leçon à un fromage, et qui ne préférassent le fromage
à la leçon. Il faut donc leur faire entendre que ce propos
n’est qu’une raillerie. Que de finesse pour des enfants !
Le corbeau, honteux et confus,
Autre pléonasme ; mais celui-ci est inexcusable.
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
Jura ! Quel est le sot de maître qui ose expliquer à
l’enfant ce que c’est qu’un serment ?
Voilà bien des détails, bien moins cependant qu’il n’en
faudrait pour analyser toutes les idées de cette fable, et les
réduire aux idées simples et élémentaires dont chacune
d’elles est composée. Mais qui est-ce qui croit avoir besoin
de cette analyse pour se faire entendre à la jeunesse ? Nul
de nous n’est assez philosophe pour savoir se mettre à la
place d’un enfant. Passons maintenant à la morale.
165

Je demande si c’est à des enfants de dix ans qu’il faut
apprendre qu’il y a des hommes qui flattent et mentent
pour leur profit ? On pourrait tout au plus leur apprendre
qu’il y a des railleurs qui persiflent les petits garçons, et se
moquent en secret de leur sotte vanité ; mais le fromage
gâte tout ; on leur apprend moins à ne pas le laisser tom-
ber de leur bec qu’à le faire tomber du bec d’un autre. C’est
ici mon second paradoxe, et ce n’est pas le moins impor-
tant.
Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous ver-
rez que, quand ils sont en état d’en faire l’application, ils
en font presque toujours une contraire à l’intention de
l’auteur, et qu’au lieu de s’observer sur le défaut dont on
les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice
avec lequel on tire parti des défauts des autres. Dans la
fable précédente, les enfants se moquent du corbeau, mais
ils s’affectionnent tous au renard ; dans la fable qui suit,
vous croyez leur donner la cigale pour exemple ; et point
du tout, c’est la fourmi qu’ils choisiront. On n’aime point à
s’humilier : ils prendront toujours le beau rôle ; c’est le
choix de l’amour-propre, c’est un choix très naturel. Or,
quelle horrible leçon pour l’enfance ! Le plus odieux de
tous les monstres serait un enfant avare et dur, qui saurait
ce qu’on lui demande et ce qu’il refuse. La fourmi fait plus
encore, elle lui apprend à railler dans ses refus.
Dans toutes les fables où le lion est un des person-
nages, comme c’est d’ordinaire le plus brillant, l’enfant ne
manque point de se faire lion ; et quand il préside à
quelque partage, bien instruit par son modèle, il a grand
soin de s’emparer de tout. Mais, quand le moucheron ter-
166

rasse le lion, c’est une autre affaire ; alors l’enfant n’est
plus lion, il est moucheron. Il apprend à tuer un jour à
coups d’aiguillon ceux qu’il n’oserait attaquer de pied
ferme.
Dans la fable du loup maigre et du chien gras, au lieu
d’une leçon de modération qu’on prétend lui donner, il en
prend une de licence. Je n’oublierai jamais d’avoir vu
beaucoup pleurer une petite fille qu’on avait désolée avec
cette fable, tout en lui prêchant toujours la docilité. On eut
peine à savoir la cause de ses pleurs ; on la sut enfin. La
pauvre enfant s’ennuyait d’être à la chaîne, elle se sentait
le cou pelé ; elle pleurait de n’être pas loup.
Ainsi donc la morale de la première fable citée est pour
l’enfant une leçon de la plus basse flatterie ; celle de la
seconde, une leçon d’inhumanité ; celle de la troisième,
une leçon d’injustice ; celle de la quatrième, une leçon de
satire ; celle de la cinquième, une leçon d’indépendance.
Cette dernière leçon, pour être superflue à mon élève, n’en
est pas plus convenable aux vôtres. Quand vous leur don-
nez des préceptes qui se contredisent, quel fruit espérez-
vous de vos soins ? Mais peut-être, à cela près, toute cette
morale qui me sert d’objection contre les fables fournit-
elle autant de raisons de les conserver. Il faut une morale
en paroles et une en actions dans la société, et ces deux
morales ne se ressemblent point. La première est dans le
catéchisme, où on la laisse ; l’autre est dans les fables de
La Fontaine pour les enfants, et dans ses contes pour les
mères. Le même auteur suffit à tout.
167

Composons, monsieur de La Fontaine. Je promets,
quant à moi, de vous lire avec choix, de vous aimer, de
m’instruire dans vos fables ; car j’espère ne pas me trom-
per sur leur objet ; mais, pour mon élève, permettez que je
ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu’à ce que vous
m’ayez prouvé qu’il est bon pour lui d’apprendre des
choses dont il ne comprendra pas le quart ; que, dans
celles qu’il pourra comprendre, il ne prendra jamais le
change, et qu’au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se
formera pas sur le fripon.
En ôtant ainsi tous les devoirs des enfants, j’ôte les ins-
truments de leur plus grande misère, savoir les livres. La
lecture est le fléau de l’enfance, et presque la seule occupa-
tion qu’on lui sait donner. A peine à douze ans Émile sau-
ra-t-il ce que c’est qu’un livre. Mais il faut bien au moins,
dira-t-on, qu’il sache lire. J’en conviens : il faut qu’il sache
lire quand la lecture lui est utile ; jusqu’alors elle n’est
bonne qu’à l’ennuyer.
Si l’on ne doit rien exiger des enfants par obéissance, il
s’ensuit qu’ils ne peuvent rien apprendre dont ils ne sen-
tent l’avantage actuel et présent, soit d’agrément, soit
d’utilité ; autrement quel motif les porterait à
l’apprendre ? L’art de parler aux absents et de les en-
tendre, l’art de leur communiquer au loin sans médiateur
nos sentiments, nos volontés, nos désirs, est un art dont
l’utilité peut être rendue sensible à tous les âges. Par quel
prodige cet art si utile et si agréable est-il devenu un
tourment pour l’enfance ? Parce qu’on la contraint de s’y
appliquer malgré elle, et qu’on le met à des usages aux-
quels elle ne comprend rien. Un enfant n’est pas fort cu-
168

rieux de perfectionner l’instrument avec lequel on le
tourmente ; mais faites que cet instrument serve à ses
plaisirs, et bientôt il s’y appliquera malgré vous.
On se fait une grande affaire de chercher les meilleures
méthodes d’apprendre à lire ; on invente des bureaux, des
cartes ; on fait de la chambre d’un enfant un atelier
d’imprimerie. Locke veut qu’il apprenne à lire avec des
dés. Ne voilà-t-il pas une invention bien trouvée ? Quelle
pitié ! Un moyen plus sûr que tout cela, et celui qu’on ou-
blie toujours, est le désir d’apprendre. Donnez à l’enfant ce
désir, puis laissez là vos bureaux et vos dés, toute méthode
lui sera bonne.
L’intérêt présent, voilà le grand mobile, le seul qui
mène sûrement et loin. Émile reçoit quelquefois de son
père, de sa mère, de ses parents, de ses amis, des billets
d’invitation pour un dîner, pour une promenade, pour une
partie sur l’eau, pour voir quelque fête publique. Ces bil-
lets sont courts, clairs, nets, bien écrits. Il faut trouver
quelqu’un qui les lui lise ; ce quelqu’un ou ne se trouve pas
toujours à point nommé, ou rend à l’enfant le peu de com-
plaisance que l’enfant eut pour lui la veille. Ainsi
l’occasion, le moment se passe. On lui lit enfin le billet,
mais il n’est plus temps. Ah ! si l’on eût su lire soi-même !
On en reçoit d’autres : ils sont si courts ! le sujet en est si
intéressant ! on voudrait essayer de les déchiffrer ; on
trouve tantôt de l’aide et tantôt des refus. On s’évertue, on
déchiffre enfin la moitié d’un billet : il s’agit d’aller demain
manger de la crème… on ne sait où ni avec qui… Combien
on fait d’efforts pour lire le reste ! je ne crois pas qu’Émile
ait besoin du bureau. Parlerai-je à présent de l’écriture ?
169

Non, j’ai honte de m’amuser à ces niaiseries dans un traité
de l’éducation.
J’ajouterai ce seul mot qui fait une importante
maxime : c’est que, d’ordinaire, on obtient très sûrement
et très vite ce qu’on n’est pas pressé d’obtenir. Je suis
presque sûr qu’Émile saura parfaitement lire et écrire
avant l’âge de dix ans, précisément parce qu’il m’importe
fort peu qu’il le sache avant quinze ; mais j’aimerais mieux
qu’il ne sût jamais lire que d’acheter cette science au prix
de tout ce qui peut la rendre utile : de quoi lui servira la
lecture quand on l’en aura rebuté pour jamais ? Id impri-
mis cavere oportebit, ne studia, qui amare nondum po-
test, oderit, et amaritudinem semel perceptam etiam ul-
tra rudes annos reformidet.
Plus j’insiste sur ma méthode inactive, plus je sens les
objections se renforcer. Si votre élève n’apprend rien de
vous, il apprendra des autres. Si vous ne prévenez l’erreur
par la vérité, il apprendra des mensonges ; les préjugés
que vous craignez de lui donner, il les recevra de tout ce
qui l’environne, ils entreront par tous ses sens ; ou ils cor-
rompront sa raison, même avant qu’elle soit formée, ou
son esprit, engourdi par une longue inaction, s’absorbera
dans la matière. L’inhabitude de penser dans l’enfance en
ôte la faculté durant le reste de la vie.
Il me semble que je pourrais aisément répondre à ce-
la ; mais pourquoi toujours des réponses ? Si ma méthode
répond d’elle-même aux objections, elle est bonne ; si elle
n’y répond pas, elle ne vaut rien. Je poursuis.
170

Si, sur le plan que j’ai commencé de tracer, vous suivez
des règles directement contraires à celles qui sont éta-
blies ; si, au lieu de porter au loin l’esprit de votre élève ;
si, au lieu de l’égarer sans cesse en d’autres lieux, en
d’autres climats, en d’autres siècles, aux extrémités de la
terre, et jusque dans les cieux, vous vous appliquez à le
tenir toujours en lui-même et attentif à ce qui le touche
immédiatement, alors vous le trouverez capable de per-
ception, de mémoire, et même de raisonnement ; c’est
l’ordre de la nature. A mesure que l’être sensitif devient
actif, il acquiert un discernement proportionnel à ses
forces ; et ce n’est qu’avec la force surabondante à celle
dont il a besoin pour se conserver, que se développe en lui
la faculté spéculative propre à employer cet excès de force
à d’autres usages. Voulez-vous donc cultiver l’intelligence
de votre élève ; cultivez les forces qu’elle doit gouverner.
Exercez continuellement son corps ; rendez-le robuste et
sain, pour le rendre sage et raisonnable ; qu’il travaille,
qu’il agisse, qu’il coure, qu’il crie, qu’il soit toujours en
mouvement ; qu’il soit homme par la vigueur, et bientôt il
le sera par la raison.
Vous l’abrutiriez, il est vrai, par cette méthode, si vous
alliez toujours le dirigeant, toujours lui disant : Va, viens,
reste, fais ceci, ne fais pas cela. Si votre tête conduit tou-
jours ses bras, la sienne lui devient inutile. Mais souvenez-
vous de nos conventions : si vous n’êtes qu’un pédant, ce
n’est pas la peine de me lire.
C’est une erreur bien pitoyable d’imaginer que
l’exercice du corps nuise aux opérations de l’esprit ;
171

comme si ces deux actions ne devaient pas marcher de
concert, et que l’une ne dût pas toujours diriger l’autre !
Il y a deux sortes d’hommes dont les corps sont dans
un exercice continuel, et qui sûrement songent aussi peu
les uns que les autres à cultiver leur âme, savoir, les Pay-
sans et les sauvages. Les premiers sont rustres, grossiers,
maladroits ; les autres, connus par leur grand sens, le sont
encore par la subtilité de leur esprit ; généralement il n’y a
rien de plus lourd qu’un paysan, ni rien de plus fin qu’un
sauvage. D’où vient cette différence ? C’est que le premier,
faisant toujours ce qu’on lui commande, ou ce qu’il a vu
faire à son père, ou ce qu’il a fait lui-même dès sa jeu-
nesse, ne va jamais que par routine ; et, dans sa vie
presque automate, occupé sans cesse des mêmes travaux,
l’habitude et l’obéissance lui tiennent lieu de raison.
Pour le sauvage, c’est autre chose : n’étant attaché à
aucun lieu, n’ayant point de tâche prescrite, n’obéissant à
personne, sans autre loi que sa volonté, il est forcé de rai-
sonner à chaque action de sa vie ; il ne fait pas un mouve-
ment, pas un pas, sans en avoir d’avance envisagé les
suites. Ainsi, plus son corps s’exerce, plus son esprit
s’éclaire ; sa force et sa raison croissent à la fois et
s’étendent l’une par l’autre.
Savant précepteur, voyons lequel de nos élèves res-
semble au sauvage, et lequel ressemble au paysan. Soumis
en tout à une autorité toujours enseignante, le vôtre ne fait
rien que sur parole ; il n’ose manger quand il a faim, ni
rire quand il est gai, ni pleurer quand il est triste, ni pré-
senter une main pour l’autre, ni remuer le pied que
172

comme on le lui prescrit ; bientôt il n’osera respirer que
sur vos règles. A quoi voulez-vous qu’il pense, quand vous
pensez à tout pour lui ? Assuré de votre prévoyance, qu’a-
t-il besoin d’en avoir ? Voyant que vous vous chargez de sa
conservation, de son bien-être, il se sent délivré de ce
soin ; son jugement se repose sur le vôtre ; tout ce que
vous ne lui défendez pas, il le fait sans réflexion, sachant
bien qu’il le fait sans risque. Qu’a-t-il besoin d’apprendre à
prévoir la pluie ? il sait que vous regardez au ciel pour lui.
Qu’a-t-il besoin de régler sa promenade ? il ne craint pas
que vous lui laissiez passer l’heure du dîner. Tant que vous
ne lui défendez pas de manger, il mange ; quand vous le
lui défendez, il ne mange plus ; il n’écoute plus les avis de
son estomac, mais les vôtres. Vous avez beau ramollir son
corps dans l’inaction, vous n’en rendez pas son entende-
ment plus flexible. Tout au contraire, vous achevez de dé-
créditer la raison dans son esprit, en lui faisant user le peu
qu’il en a sur les choses qui paraissent le plus inutiles. Ne
voyant jamais à quoi elle est bonne, il juge enfin qu’elle
n’est bonne à rien. Le pis qui pourra lui arriver de mal
raisonner sera d’être, repris, et il l’est si souvent qu’il n’y
songe guère ; un danger si commun ne l’effraye plus.
Vous lui trouvez pourtant de l’esprit ; et il en a pour
babiller avec les femmes, sur le ton dont j’ai déjà parlé ;
mais qu’il soit dans le cas d’avoir à payer de sa personne, à
prendre un parti dans quelque occasion difficile, vous le
verrez cent fois plus stupide et plus bête que le fils du plus
gros manant.
Pour mon élève, ou plutôt celui de la nature, exercé de
bonne heure à se suffire à lui-même autant qu’il est pos-
173

sible., il ne s’accoutume point à recourir sans cesse aux
autres, encore moins à leur étaler son grand savoir. En
revanche, il juge, il prévoit, il raisonne en tout ce qui se
rapporte immédiatement à lui. Il ne jase pas, il agit ; il ne
sait pas un mot de ce qui se fait dans le monde ; mais il
sait fort bien faire ce qui lui convient. Comme il est sans
cesse en mouvement, il est forcé d’observer beaucoup de
choses, de connaître beaucoup d’effets ; il acquiert de
bonne heure une grande expérience : il prend ses leçons
de la nature et non pas des hommes ; il s’instruit d’autant
mieux qu’il ne voit nulle part l’intention de l’instruire.
Ainsi son corps et son esprit s’exercent à la fois. Agissant
toujours d’après sa pensée, et non d’après celle d’un autre,
il unit continuellement deux opérations ; plus il se rend
fort et robuste, plus il devient sensé et judicieux. C’est le
moyen d’avoir un jour ce qu’on croit incompatible, et ce
que presque tous les grands hommes ont réuni, la force du
corps et celle de l’âme, la raison d’un sage et la vigueur
d’un athlète.
jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est
de gouverner sans préceptes, et de tout faire en ne faisant
rien. Cet art, j’en conviens, n’est pas de votre âge ; il n’est
pas propre à faire briller d’abord vos talents, ni à vous
faire valoir auprès des pères : mais c’est le seul propre à
réussir. Vous ne parviendrez jamais à faire des sages si
vous ne faites d’abord des polissons ; c’était l’éducation
des Spartiates : au lieu de les coller sur des livres, on
commençait par leur apprendre à voler leur dîner. Les
Spartiates étaient-ils pour cela grossiers étant grands ?
Qui ne connaît la force et le sel de leurs reparties ? Tou-
jours faits pour vaincre, ils écrasaient leurs ennemis en
174

toute espèce de guerre, et les babillards Athéniens crai-
gnaient autant leurs mots que leurs coups.
Dans les éducations les plus soignées, le maître com-
mande et croit gouverner : c’est en effet l’enfant qui gou-
verne. Il se sert de ce que vous exigez de lui pour obtenir
de vous ce qu’il lui plait ; et il sait toujours vous faire payer
une heure d’assiduité par huit jours de complaisance. A
chaque instant il faut pactiser avec lui.
Ces traités, que vous proposez à votre mode, et qu’il
exécute à la sienne, tournent toujours au profit de ses fan-
taisies, surtout quand on a la maladresse de mettre en
condition pour son profit ce qu’il est bien sûr d’obtenir,
soit qu’il remplisse ou non la condition qu’on lui impose
en échange. L’enfant, pour l’ordinaire, lit beaucoup mieux
dans l’esprit du maître que le maître dans le cœur de
l’enfant. Et cela doit être : car toute la sagacité qu’eût em-
ployée l’enfant livré à lui-même à pourvoir à la conserva-
tion de sa personne, il l’emploie à sauver sa liberté natu-
relle des chaînes de son tyran ; au lieu que celui-ci, n’ayant
nul intérêt si pressant à pénétrer l’autre, trouve quelque-
fois mieux son compte à lui laisser sa paresse ou sa vanité.
Prenez une route opposée avec votre élève ; qu’il croie
toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le
soyez. Il n’y a point d’assujettissement si parfait que celui
qui garde l’apparence de la liberté ; on captive ainsi la vo-
lonté même. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut
rien, qui ne connaît rien, n’est-il pas à votre merci ? Ne
disposez-vous pas, par rapport à lui, de tout ce qui
l’environne ? N’êtes-vous pas le maître de l’affecter
175

comme il vous plaît ? Ses travaux, ses jeux, ses plaisirs, ses
peines, tout n’est-il pas dans vos mains sans qu’il le
sache ? Sans doute il ne doit faire que ce qu’il veut ; mais il
ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne
doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu ; il ne doit
pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire.
C’est alors qu’il pourra se livrer aux exercices du corps
que lui demande son âge, sans abrutir son esprit ; c’est
alors qu’au lieu d’aiguiser sa ruse à éluder un incommode
empire, vous le verrez s’occuper uniquement à tirer de
tout ce qui l’environne le parti le plus avantageux pour son
bien-être actuel ; c’est alors que vous serez étonné de la
subtilité de ses inventions pour s’approprier tous les objets
auxquels il peut atteindre, et pour jouir vraiment des
choses sans le secours de l’opinion.
En le laissant ainsi maître de ses volontés, vous ne fo-
menterez point ses caprices. En ne faisant jamais que ce
qui lui convient, il ne fera bientôt que ce qu’il doit faire ;
et, bien que son corps soit dans un mouvement continuel,
tant qu’il s’agira de son intérêt présent et sensible, vous
verrez toute la raison dont il est capable se développer
beaucoup mieux et d’une manière beaucoup plus appro-
priée à lui, que dans des études de pure spéculation.
Ainsi, ne vous voyant point attentif à le contrarier, ne
se défiant point de vous, n’ayant rien à vous cacher, il ne
vous trompera point, il ne vous mentira point ; il se mon-
trera tel qu’il est sans crainte ; vous pourrez l’étudier tout
à votre aise, et disposer tout autour de lui les leçons que
176

vous voulez lui donner, sans qu’il pense jamais en recevoir
aucune.
Il n’épiera point non plus vos mœurs avec une curieuse
jalousie, et ne se fera point un plaisir secret de vous pren-
dre en faute. Cet inconvénient que nous prévenons est très
grand. Un des premiers soins des enfants est, comme je
l’ai dit, de découvrir le faible de ceux qui les gouvernent.
Ce penchant porte à la méchanceté, mais il n’en vient pas :
il vient du besoin d’éluder une autorité qui les importune.
Surchargés du joug qu’on leur impose, ils cherchent à le
secouer ; et les défauts qu’ils trouvent dans les maîtres
leur fournissent de bons moyens pour cela. Cependant
l’habitude se prend d’observer les gens par leurs défauts,
et de se plaire à leur en trouver. Il est clair que voilà en-
core une source de vices bouchée dans le cœur d’Émile ;
n’ayant nul intérêt à me trouver des défauts, il ne m’en
cherchera pas, et sera peu tenté d’en chercher à d’autres.
Toutes ces pratiques semblent difficiles, parce qu’on
ne s’en avise pas ; mais dans le fond elles ne doivent point
l’être. On est en droit de vous supposer les lumières néces-
saires pour exercer le métier que vous avez choisi ; on doit
présumer que vous connaissez la marche naturelle du
cœur humain, que vous savez étudier l’homme et
l’individu ; que vous savez d’avance à quoi se pliera la vo-
lonté de votre élève à l’occasion de tous les objets intéres-
sants pour son âge que vous ferez passer sous ses yeux. Or,
avoir les instruments, et bien savoir leur usage, n’est-ce
pas être maître de l’opération ?
177

Vous objecterez les caprices de l’enfant ; et vous avez
tort. Le caprice des enfants n’est jamais l’ouvrage de la
nature, mais d’une mauvaise discipline : c’est qu’ils ont
obéi ou commandé ; et j’ai dit cent fois qu’il ne fallait ni
l’un ni l’autre. Votre élève n’aura donc de caprices que
ceux que vous lui aurez donnés : il est juste que vous por-
tiez la peine de vos fautes. Mais, direz-vous, comment y
remédier ? Cela se peut encore, avec une meilleure con-
duite et beaucoup de patience.
Je m’étais chargé, durant quelques semaines, d’un en-
fant accoutumé non seulement à faire ses volontés, mais
encore à les faire faire à tout le monde, par conséquent
plein de fantaisie. Dès le premier jour, pour mettre à
l’essai ma complaisance, il voulut se lever à minuit. Au
plus fort de mon sommeil, il saute à bas de son lit, prend
sa robe de chambre et m’appelle. Je me lève, j’allume la
chandelle ; il n’en voulait pas davantage ; au bout d’un
quart d’heure le sommeil le gagne, et il se recouche, con-
tent de son épreuve. Deux jours après, il la réitère avec le
même succès, et de ma part sans le moindre signe
d’impatience. Comme il m’embrassait en se recouchant, je
lui dis très posément : Mon petit ami, cela va fort bien,
mais n’y revenez plus. Ce mot excita sa curiosité, et dès le
lendemain, voulant voir un peu comment j’oserais lui dé-
sobéir, il ne manqua pas de se relever à la même heure, et
de m’appeler. Je lui demandai ce qu’il voulait. Il me dit
qu’il ne pouvait dormir. Tant pis, repris-je, et je me tins
coi. Il me pria d’allumer la chandelle. Pourquoi faire ? et
je me tins coi. Ce ton laconique commençait à
l’embarrasser. Il s’en fut à tâtons chercher le fusil qu’il fit
semblant de battre, et je ne pouvais m’empêcher de rire en
178

l’entendant se donner des coups sur les doigts. Enfin, bien
convaincu qu’il n’en viendrait pas à bout, il m’apporta le
briquet à mon lit ; je lui dis que je n’en avais que faire, et
me tournai de l’autre côté. Alors il se mit à courir étour-
diment par la chambre, criant, chantant, faisant beaucoup
de bruit, se donnant, à la table et aux chaises, des coups
qu’il avait grand soin de modérer, et dont il ne laissait pas
de crier bien fort, espérant me causer de l’inquiétude. Tout
cela ne prenait point ; et je vis que, comptant sur de belles
exhortations ou sur de la colère, il ne s’était nullement
arrangé pour ce sang-froid.
Cependant, résolu de vaincre ma patience à force
d’opiniâtreté, il continua son tintamarre avec un tel suc-
cès, qu’à la fin je m’échauffai ; et, pressentant que j’allais
tout gâter par un emportement hors de propos, je pris
mon parti d’une autre manière. Je me levai sans rien dire,
j’allai au fusil que je ne trouvai point ; je le lui demande, il
me le donne, pétillant de joie d’avoir enfin triomphé de
moi. Je bats le fusil, j’allume la chandelle, je prends par la
main mon petit bonhomme, je le mène tranquillement
dans un cabinet voisin dont les volets étaient bien fermés,
et où il n’y avait rien à casser : je l’y laisse sans lumière ;
puis, fermant sur lui la porte à la clef, je retourne me cou-
cher sans lui avoir dit un seul mot. Il ne faut pas deman-
der si d’abord il y eut du vacarme, je m’y étais attendu : je
ne m’en émus point. Enfin le bruit s’apaise ; j’écoute, je
l’entends s’arranger, je me tranquillise. Le lendemain,
j’entre au jour dans le cabinet ; je trouve mon petit mutin
couché sur un lit de repos, et dormant d’un profond som-
meil, dont, après tant de fatigue, il devait avoir grand be-
soin.
179

L’affaire ne finit pas là. La mère apprit que l’enfant
avait passé les deux tiers de la nuit hors de son lit. Aussitôt
tout fut perdu, c’était un enfant autant que mort. Voyant
l’occasion bonne pour se venger, il fit le malade, sans pré-
voir qu’il n’y gagnerait rien. Le médecin fut appelé. Mal-
heureusement pour la mère, ce médecin était un plaisant,
qui, pour s’amuser de ses frayeurs, s’appliquait à les aug-
menter. Cependant il me dit à l’oreille : Laissez-moi faire,
je vous promets que l’enfant sera guéri pour quelque
temps de la fantaisie d’être malade. En effet, la diète et la
chambre furent prescrites, et il fut recommandé à
l’apothicaire. Je soupirais de voir cette pauvre mère ainsi
la dupe de tout ce qui l’environnait, excepté moi seul,
qu’elle prit en haine, précisément parce que je ne la trom-
pais pas.
Après des reproches assez durs, elle me dit que son fils
-tait délicat, qu’il était l’unique héritier de sa famille, qu’il
fallait le conserver à quelque prix que ce fût, et qu’elle ne
voulait pas qu’il fût contrarié. En cela j’étais bien d’accord
avec elle ; mais elle entendait par le contrarier ne lui pas
obéir en tout. Je vis qu’il fallait prendre avec la mère le
même ton qu’avec l’enfant. Madame, lui dis-je assez froi-
dement, je ne sais point comment on élève un héritier, et,
qui plus est, je ne veux pas l’apprendre ; vous pouvez vous
arranger là-dessus. On avait besoin de moi pour quelque
temps encore : le père apaisa tout ; la mère écrivit au pré-
cepteur de hâter son retour ; et l’enfant, voyant qu’il ne
gagnait rien à troubler mon sommeil ni à être malade, prit
enfin le parti de dormir lui-même et de se bien porter.
180

On ne saurait imaginer à combien de pareils caprices
le petit tyran avait asservi son malheureux gouverneur ;
car l’éducation se faisait sous les yeux de la mère, qui ne
souffrait pas que l’héritier fût désobéi en rien. A quelque
heure qu’il voulût sortir, il fallait être prêt pour le mener,
ou plutôt pour le suivre, et il avait toujours grand soin de
choisir le moment où il voyait son gouverneur le plus oc-
cupé. Il voulut user sur moi du même empire, et se venger
le jour du repos qu’il était forcé de me laisser la nuit. Je
me prêtai de bon cœur à tout, et je commençai par bien
constater à ses propres yeux le plaisir que j’avais à lui
complaire ; après cela, quand il fut question de le guérir de
sa fantaisie, je m’y pris autrement.
Il fallut d’abord le mettre dans son tort, et cela ne fut
pas difficile. Sachant que les enfants ne songent jamais
qu’au présent, je pris sur lui le facile avantage de la pré-
voyance ; j’eus soin de lui procurer au logis un amusement
que je savais être extrêmement de son goût ; et, dans le
moment où je l’en vis le plus engoué, j’allai lui proposer un
tour de promenade ; il me renvoya bien loin ; j’insistai, il
ne m’écouta pas ; il fallut me rendre, et il nota précieuse-
ment en lui-même ce signe d’assujettissement.
Le lendemain ce fut mon tour. Il s’ennuya, j’y avais
pourvu ; moi, au contraire, je paraissais profondément
occupé. Il n’en fallait pas tant pour le déterminer. Il ne
manqua pas de venir m’arracher à mon travail pour le
mener promener au plus vite. Je refusai ; il s’obstina. Non,
lui dis-je ; en faisant votre volonté vous m’avez appris à
faire la mienne ; je ne veux pas sortir. Eh bien, reprit-il
181

vivement, je sortirai tout seul. Comme vous voudrez. Et je
reprends mon travail.
Il s’habille, un peu inquiet de voir que je le laissais
faire et que je ne l’imitais pas. Prêt à sortir, il vient me
saluer ; je le salue ; il tâche de m’alarmer par le récit des
courses qu’il va faire ; à l’entendre, on eût cru qu’il allait
au bout du monde. Sans m’émouvoir, je lui souhaite un
bon voyage. Son embarras redouble. Cependant il fait
bonne contenance, et, prêt à sortir, il dit à son laquais de
le suivre. Le laquais, déjà prévenu, répond qu’il n’a pas le
temps, et qu’occupé par mes ordres, il doit m’obéir plutôt
qu’à lui. Pour le coup l’enfant n’y est plus. Comment con-
cevoir qu’on le laisse sortir seul, lui qui se croit l’être im-
portant à tous les autres, et pense que le ciel et la terre
sont intéressés à sa conservation ? Cependant il com-
mence à sentir sa faiblesse ; il comprend qu’il se va trouver
seul au milieu de gens qui ne le connaissent pas ; il voit
d’avance les risques qu’il va courir ; l’obstination seule le
soutient encore ; il descend l’escalier lentement et fort
interdit. Il entre enfin dans la rue, se consolant un peu du
mal qui lui peut arriver par l’espoir qu’on m’en rendra
responsable.
C’était là que je l’attendais. Tout était préparé
d’avance ; et comme il s’agissait d’une espèce de scène
publique, je m’étais muni du consentement du père. A
peine avait-il fait quelques pas, qu’il entend à droite et à
gauche différents propos sur son compte. Voisin, le joli
monsieur ! où va-t-il ainsi tout seul ? il va se perdre ; je
veux le prier d’entrer chez nous. Voisine, gardez-vous-en
bien. Ne voyez-vous pas que c’est un petit libertin qu’on a
182

chassé de la maison de son père parce qu’il ne voulait rien
valoir ? Il ne faut pas retirer les libertins ; laissez-le aller
où il voudra. Eh bien donc ! que Dieu le conduise ! je se-
rais fâchée qu’il lui arrivât malheur. Un peu plus loin, il
rencontre des polissons à peu près de son âge, qui
l’agacent et se moquent de lui. Plus il avance, plus il trouve
d’embarras. Seul et sans protection, il se voit le jouet de
tout le monde, et il éprouve avec beaucoup de surprise que
son nœud d’épaule et son parement d’or ne le font pas
plus respecter.
Cependant un de mes amis, qu’il ne connaissait point,
et que j’avais chargé de veiller sur lui, le suivait pas à pas
sans qu’il y prît garde, et l’accosta quand il en fut temps.
Ce rôle, qui ressemblait à celui de Sbrigani dans Pour-
ceaugnac, demandait un homme d’esprit, et fut parfaite-
ment rempli. Sans rendre l’enfant timide et craintif en le
frappant d’un trop grand effroi, il lui fit si bien sentir
l’imprudence de son équipée, qu’au bout d’une demi-
heure il me le ramena souple, confus, et n’osant lever les
yeux.
Pour achever le désastre de son expédition, précisé-
ment au moment qu’il rentrait, son père descendait pour
sortir, et le rencontra dans l’escalier. Il fallut dire d’où il
venait et pourquoi je n’étais pas avec lui34. Le pauvre en-
fant eût voulu être cent pieds sous terre. Sans s’amuser à
34 En cas pareil, on peut sans risque exiger d’un enfant la vérité,
car il sait bien alors qu’il ne saurait la déguiser, et que, s’il osait dire
un mensonge, il en serait à l’instant convaincu.
183

lui faire une longue réprimande, le père lui dit plus sè-
chement que je ne m’y serais attendu : Quand vous vou-
drez sortir seul, vous en êtes le maître ; mais, comme je ne
veux point d’un bandit dans ma maison, quand cela vous
arrivera, ayez soin de n’y plus rentrer.
Pour moi, je le reçus sans reproche et sans raillerie,
mais avec un peu de gravité ; et de peur qu’il ne soupçon-
nât que tout ce qui s’était passé n’était qu’un jeu, je ne
voulus point le mener promener le même jour. Le lende-
main je vis avec grand plaisir qu’il passait avec moi d’un
air de triomphe devant les mêmes gens qui s’étaient mo-
qués de lui la veille pour l’avoir rencontré tout seul. On
conçoit bien qu’il ne me menaça plus de sortir sans moi.
C’est par ces moyens et d’autres semblables que, du-
rant le peu de temps que je fus avec lui, je vins à bout de
lui faire faire tout ce que je voulais sans lui rien prescrire,
sans lui rien défendre, sans sermons, sans exhortations,
sans l’ennuyer de leçons inutiles. Aussi, tant que je parlais,
il était content ; mais mon silence le tenait en crainte ; il
comprenait que quelque chose n’allait pas bien, et tou-
jours la leçon lui venait de la chose même. Mais revenons.
Non seulement ces exercices continuels, ainsi laissés à
la seule direction de la nature, en fortifiant le corps,
n’abrutissent point l’esprit ; mais au contraire ils forment
en nous la seule espèce de raison dont le premier âge soit
susceptible, et la plus nécessaire à quelque âge que ce soit.
Ils nous apprennent à bien connaître l’usage de nos forces,
les rapports de nos corps aux corps environnants, l’usage
des instruments naturels qui sont à notre portée et qui
184

conviennent à nos organes. Y a-t-il quelque stupidité pa-
reille à celle d’un enfant élevé toujours dans la chambre et
sous les yeux de sa mère, lequel, ignorant ce que c’est que
poids et que résistance, veut arracher un grand arbre, ou
soulever un rocher ? La première fois que je sortis de Ge-
nève, je voulais suivre un cheval au galop, je jetais des
pierres contre la montagne de Salève qui était à deux
lieues de moi ; jouet de tous les enfants du village, j’étais
un véritable idiot pour eux. A dix-huit ans on apprend en
philosophie ce que c’est qu’un levier : il n’y a point de petit
paysan à douze qui ne sache se servir d’un levier mieux
que le premier mécanicien de l’Académie. Les leçons que
les écoliers prennent entre eux dans la cour du collège leur
sont cent fois plus utiles que tout ce qu’on leur dira jamais
dans la classe.
Voyez un chat entrer pour la première fois dans une
chambre ; il visite, il regarde, il flaire, il ne reste pas un
moment en repos, il ne se fie à rien qu’après avoir tout
examiné, tout connu. Ainsi fait un enfant commençant à
marcher, et entrant pour ainsi dire dans l’espace du
monde. Toute la différence est qu’à la vue, commune à
l’enfant et au chat, le premier joint, pour observer, les
mains que lui donna la nature, et l’autre l’odorat subtil
dont elle l’a doué. Cette disposition, bien ou mal cultivée,
est ce qui rend les enfants adroits ou lourds, pesants ou
dispos, étourdis ou prudents.
Les premiers mouvements naturels de l’homme étant
donc de se mesurer avec tout ce qui l’environne, et
d’éprouver dans chaque objet qu’il aperçoit toutes les qua-
lités sensibles qui peuvent se rapporter à lui, sa première
185

étude est une sorte de physique expérimentale relative à sa
propre conservation, et dont on le détourne par des études
spéculatives avant qu’il ait reconnu sa place ici-bas. Tan-
dis que ses organes délicats et flexibles peuvent s’ajuster
aux corps sur lesquels ils doivent agir, tandis que ses sens
encore purs sont exempts d’illusion, c’est le temps
d’exercer les uns et les autres aux fonctions qui leur sont
propres ; c’est le temps d’apprendre à connaître les rap-
ports sensibles que les choses ont avec nous. Comme tout
ce qui entre dans l’entendement humain y vient par les
sens, la première raison de l’homme est une raison sensi-
tive ; c’est elle qui sert de base à la raison intellectuelle :
nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos
mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n’est
pas nous apprendre à raisonner, c’est nous apprendre à
nous servir de la raison d’autrui ; c’est nous apprendre à
beaucoup croire, et à ne jamais rien savoir.
Pour exercer un art, il faut commencer par s’en procu-
rer les instruments, et, pour pouvoir employer utilement
ces instruments, il faut les faire assez solides pour résister
à leur usage. Pour apprendre à penser, il faut donc exercer
nos membres, nos sens, nos organes, qui sont les instru-
ments de notre intelligence ; et pour tirer tout le parti pos-
sible de ces instruments, il faut que le corps, qui les four-
nit, soit robuste et sain. Ainsi, loin que la véritable raison
de l’homme se forme indépendamment du corps, c’est la
bonne constitution du corps qui rend les opérations de
l’esprit faciles et sûres.
En montrant à quoi l’on doit employer la longue oisi-
veté de l’enfance, j’entre dans un détail qui paraîtra ridi-
186

cule. Plaisantes leçons, me dira-t-on, qui, retombant sous
votre propre critique, se bornent à enseigner ce que nul
n’a besoin d’apprendre ! Pourquoi consumer le temps à
des instructions qui viennent toujours d’elles-mêmes, et
ne coûtent ni peines ni soins ? Quel enfant de douze ans
ne sait pas tout ce que vous voulez apprendre au vôtre, et,
de plus, ce que ses maîtres lui ont appris ?
Messieurs, vous vous trompez : j’enseigne à mon élève
un art très long, très pénible, et que n’ont assurément pas
les vôtres ; c’est celui d’être ignorant : car la science de
quiconque ne croit savoir que ce qu’il sait se réduit à bien
peu de chose. Vous donnez la science, à la bonne heure ;
moi je m’occupe de l’instrument propre à l’acquérir. On dit
qu’un jour, les Vénitiens montrant en grande pompe leur
trésor de Saint-Marc à un ambassadeur d’Espagne, celui-
ci, pour tout compliment, ayant regardé sous les tables,
leur dit : Qui non c’è la radice. Je ne vois jamais un pré-
cepteur étaler le savoir de son disciple, sans être tenté de
lui en dire autant.
Tous ceux qui ont réfléchi sur la manière de vivre des
anciens attribuent aux exercices de la gymnastique cette
vigueur de corps et d’âme qui les distingue le plus sensi-
blement des modernes. La manière dont Montaigne ap-
puie ce sentiment montre qu’il en était fortement pénétré ;
il y revient sans cesse et de mille façons. En parlant de
l’éducation d’un enfant, pour lui raidir l’âme, il faut, dit-il,
lui durcir les muscles ; en l’accoutumant au travail, on
l’accoutume à la douleur ; il le faut rompre à l’âpreté des
exercices, pour le dresser à l’âpreté de la dislocation, de la
colique et de tous les maux. Le sage Locke, le bon Rollin,
187

le savant Fleury, le pédant de Crouzas, si différents entre
eux dans tout le reste, s’accordent tous en ce seul point
d’exercer beaucoup les corps des enfants. C’est le plus
judicieux de leurs préceptes ; c’est celui qui est et sera
toujours le plus négligé. J’ai déjà suffisamment parlé de
son importance, et comme on ne peut là-dessus donner de
meilleures raisons ni des règles plus sensées que celles
qu’on trouve dans le livre de Locke, je me contenterai d’y
renvoyer, après avoir pris la liberté d’ajouter quelques
observations aux siennes.
Les membres d’un corps qui croît doivent être tous au
large dans leur vêtement ; rien ne doit gêner leur mouve-
ment ni leur accroissement, rien de trop juste, rien qui
colle au corps ; point de ligatures. L’habillement français,
gênant et malsain pour les hommes, est pernicieux surtout
aux enfants. Les humeurs, stagnantes, arrêtées dans leur
circulation, croupissent dans un repos qu’augmente la vie
inactive et sédentaire, se corrompent et causent le scorbut,
maladie tous les jours plus commune parmi nous, et
presque ignorée des anciens, que leur manière de se vêtir
et de vivre en préservait. L’habillement de houssard, loin
de remédier à cet inconvénient, l’augmente, et pour sauver
aux enfants quelques ligatures, les presse par tout le corps.
Ce qu’il y a de mieux à faire est de les laisser en jaquette
aussi longtemps qu’il est possible, puis de leur donner un
vêtement fort large, et de ne se point piquer de marquer
leur taille, ce qui ne sert qu’à la déformer. Leurs défauts
du corps et de l’esprit viennent presque tous de la même
cause ; on les veut faire hommes avant le temps.
188

Il y a des couleurs gaies et des couleurs tristes : les
premières sont plus du goût des enfants ; elles leur siéent
mieux aussi ; et je ne vois pas pourquoi l’on ne consulte-
rait pas en ceci des convenances si naturelles ; mais du
moment qu’ils préfèrent une étoffe parce qu’elle est riche,
leurs cœurs sont déjà livrés au luxe, à toutes les fantaisies
de l’opinion ; et ce goût ne leur est sûrement pas venu
d’eux-mêmes. On ne saurait dire combien le choix des
vêtements et les motifs de ce choix influent sur
l’éducation. Non seulement d’aveugles mères promettent à
leurs enfants des parures pour récompenses, on voit
même d’insensés gouverneurs menacer leurs élèves d’un
habit plus grossier et plus simple, comme d’un châtiment.
Si vous n’étudiez mieux, si vous ne conservez mieux vos
hardes, on vous habillera comme ce petit paysan. C’est
comme s’ils leur disaient : Sachez que l’homme n’est rien
que par ses habits, que votre prix est tout dans les vôtres.
Faut-il s’étonner que de si sages leçons profitent à la jeu-
nesse, qu’elle n’estime que la parure, et qu’elle ne juge du
mérite que sur le seul extérieur ?
Si j’avais à remettre la tête d’un enfant ainsi gâté,
j’aurais soin que ses habits les plus riches fussent les plus
incommodes, qu’il y fût toujours gêné, toujours contraint,
toujours assujetti de mille manières, je ferais fuir la liber-
té, la gaieté devant sa magnificence ; s’il voulait se mêler
aux jeux d’autres enfants plus simplement mis, tout cesse-
rait, tout disparaîtrait à l’instant. Enfin je l’ennuierais, je le
rassasierais tellement de son faste, je le rendrais tellement
l’esclave de son habit doré, que j’en ferais le fléau de sa vie,
et qu’il verrait avec moins d’effroi le plus noir cachot que
les apprêts de sa parure. Tant qu’on n’a pas asservi
189

l’enfant à nos préjugés, être à son aise et libre est toujours
son premier désir ; le vêtement le plus simple, le plus
commode, celui qui l’assujettit le moins, est toujours le
plus précieux pour lui.
Il y a une habitude du corps convenable aux exercices,
et une autre plus convenable à l’inaction. Celle-ci, laissant
aux humeurs un cours égal et uniforme, doit garantir le
corps des altérations de l’air ; l’autre le faisant passer sans
cesse de l’agitation au repos et de la chaleur au froid, doit
l’accoutumer aux mêmes altérations. Il suit de là que les
gens casaniers et sédentaires doivent s’habiller chaude-
ment en tout temps, afin de se conserver le corps dans une
température uniforme, la même à peu près dans toutes les
saisons et à toutes les heures du jour. Ceux, au contraire,
qui vont et viennent, au vent, au soleil, à la pluie, qui agis-
sent beaucoup et passent la plupart de leur temps sub dio
doivent être toujours vêtus légèrement, afin de s’habituer
à toutes les vicissitudes de l’air et à tous les degrés de tem-
pérature, sans en être incommodés. Je conseillerais aux
uns et aux autres de ne point changer d’habits selon les
saisons, et ce sera la pratique constante de mon Émile ; en
quoi je n’entends pas qu’il porte l’été ses habits d’hiver,
comme les gens sédentaires, mais qu’il porte l’hiver ses
habits d’été, comme les gens laborieux. Ce dernier usage a
été celui du chevalier Newton pendant toute sa vie, et il a
vécu quatre-vingts ans.
Peu ou point de coiffure en toute saison. Les anciens
Égyptiens avaient toujours la tête nue ; les Perses la cou-
vraient de grosses tiares, et la couvrent encore de gros
turbans, dont, selon Chardin, l’air du pays leur rend
190

l’usage nécessaire. J’ai remarqué dans un autre endroit la
distinction que fit Hérodote sur un champ de bataille
entre les crânes des Perses et ceux des Égyptiens. Comme
donc il importe que les os de la tête deviennent plus durs,
plus compacts, moins fragiles et moins poreux, pour
mieux armer le cerveau non seulement contre les bles-
sures, mais contre les rhumes, les fluxions, et toutes les
impressions de l’air, accoutumez vos enfants à demeurer
été et hiver, jour et nuit toujours tête nue. Que si, pour la
propreté et pour tenir leurs cheveux en ordre, vous leur
voulez donner une coiffure durant la nuit, que ce soit un
bonnet mince à claire-voie, et semblable au réseau dans
lequel les Basques enveloppent leurs cheveux. Je sais bien
que la plupart des mères, plus frappées de l’observation de
Chardin que de mes raisons, croiront trouver partout l’air
de Perse ; mais moi je n’ai pas choisi mon élève Européen
pour en faire un Asiatique.
En général, on habille trop les enfants, et surtout du-
rant le premier âge. Il faudrait plutôt les endurcir au froid
qu’au chaud : le grand froid ne les incommode jamais,
quand on les y laisse exposés de bonne heure ; mais le
tissu de leur peau, trop tendre et trop lâche encore, lais-
sant un trop libre passage à la transpiration, les livre par
l’extrême chaleur à un épuisement inévitable. Aussi re-
marque-t-on qu’il en meurt plus dans le mois d’août que
dans aucun autre mois. D’ailleurs il paraît constant, par la
comparaison des peuples du Nord et de ceux du Midi,
qu’on se rend plus robuste en supportant l’excès du froid
que l’excès de la chaleur. Mais, a mesure que l’enfant
grandit et que ses fibres se fortifient, accoutumez-le peu à
peu à braver les rayons du soleil ; en allant par degrés,
191

vous l’endurcirez sans danger aux ardeurs de la zone tor-
ride.
Locke, au milieu des préceptes mâles et sensés qu’il
nous donne, retombe dans des contradictions qu’on
n’attendrait pas d’un raisonneur aussi exact. Ce même
homme, qui veut que les enfants se baignent l’été dans
l’eau glacée, ne veut pas, quand ils sont échauffés, qu’ils
boivent frais, ni qu’ils se couchent par terre dans des en-
droits humides35. Mais puisqu’il veut que les souliers des
enfants prennent l’eau dans tous les temps, la prendront-
ils moins quand l’enfant aura chaud ? et ne peut-on pas lui
faire du corps, par rapport aux pieds, les mêmes induc-
tions qu’il fait des pieds par rapport aux mains, et du
corps par rapport au visage ? Si vous voulez, lui dirai-je,
que l’homme soit tout visage, pourquoi me blâmez-vous
de vouloir qu’il soit tout pieds ?
Pour empêcher les enfants de boire quand ils ont
chaud, il prescrit de les accoutumer à manger préalable-
ment un morceau de pain avant que de boire. Cela est bien
étrange que, quand l’enfant a soif, il faille lui donner à
manger ; j’aimerais autant, quand il a faim, lui donner à
boire. Jamais on ne me persuadera que nos premiers ap-
pétits soient si déréglés, qu’on ne puisse les satisfaire sans
nous exposer à périr. Si cela était, le genre humain se fût
35 Comme si les petits paysans choisissaient la terre bien sèche
pour s’y asseoir ou pour s’y coucher, et qu’on eût jamais oui dire que
l’humidité de la terre eût fait du mal à pas un d’eux. A écouter là-
dessus les médecins, on croirait les sauvages tout perclus de rhuma-
tismes.
192

cent fois détruit avant qu’on eût appris ce qu’il faut faire
pour le conserver.
Toutes les fois qu’Émile aura soif, je veux qu’on lui
donne à boire ; je veux qu’on lui donne de l’eau pure et
sans aucune préparation, pas même de la faire dégourdir,
fût-il tout en nage, et fût-on dans le cœur de l’hi et. Le seul
soin que je recommande est de distinguer la qualité des
eaux. Si c’est de l’eau de rivière, donnez-la-lui sur-le-
champ telle qu’elle sort de la rivière ; si c’est de l’eau de
source, il la faut laisser quelque temps à l’air avant qu’il la
boive. Dans les saisons chaudes, les rivières sont chaudes ;
il n’en est pas de même des sources, qui n’ont pas reçu le
contact de l’air ; il faut attendre qu’elles soient à la tempé-
rature de l’atmosphère. L’hiver, au contraire, l’eau de
source est à cet égard moins dangereuse que l’eau de ri-
vière. Mais il n’est ni naturel ni fréquent qu’on se mette
l’hiver en sueur, surtout en plein air ; car l’air froid, frap-
pant incessamment sur la peau, répercute en dedans la
sueur et empêche les pores de s’ouvrir assez pour lui don-
ner un passage libre. Or, je ne prétends pas qu’Émile
s’exerce l’hiver au coin d’un bon feu, mais dehors, en
pleine campagne, au milieu des glaces. Tant qu’il ne
s’échauffera qu’à faire et lancer des balles de neige, lais-
sons-le boire quand il aura soif ; qu’il continue de s’exercer
après avoir bu, et n’en craignons aucun accident. Que si
par quelque autre exercice il se met en sueur et qu’il ait
soif, qu’il boive froid, même en ce temps-là. Faites seule-
ment en sorte de le mener au loin et à petits pas chercher
son eau. Par le froid qu’on suppose, il sera suffisamment
rafraîchi en arrivant pour la boire sans aucun danger. Sur-
tout prenez ces précautions sans qu’il s’en aperçoive.
193

J’aimerais mieux qu’il fût quelquefois malade que sans
cesse attentif à sa santé.
Il faut un long sommeil aux enfants, parce qu’ils font –
un extrême exercice. L’un sert de correctif à l’autre ; aussi
voit-on qu’ils ont besoin de tous deux. Le temps du repos
est celui de la nuit, il est marqué par la nature. C’est une
observation constante que le sommeil est plus tranquille
et plus doux tandis que le soleil est sous l’horizon, et que
l’air échauffé de ses rayons ne maintient pas nos sens dans
un si grand calme. Ainsi l’habitude la plus salutaire est
certainement de se lever et de se coucher avec le soleil.
D’où il suit que dans nos climats l’homme et tous les ani-
maux ont en général besoin de dormir plus longtemps
l’hiver que l’été. Mais la vie civile n’est pas assez simple,
assez naturelle, assez exempte de révolutions, d’accidents,
pour qu’on doive accoutumer l’homme à cette uniformité,
au point de la lui rendre nécessaire. Sans doute il faut
s’assujettir aux règles ; mais la première est de pouvoir les
enfreindre sans risque quand la nécessité le veut. N’allez
donc pas amollir indiscrètement votre élève dans la conti-
nuité d’un paisible sommeil, qui ne soit jamais interrom-
pu. Livrez-le d’abord sans gêne à la loi de la nature ; mais
n’oubliez pas que parmi nous il doit être au-dessus de
cette loi ; qu’il doit pouvoir se coucher tard, se lever matin,
être éveillé brusquement, passer les nuits debout, sans en
être incommodé. En s’y prenant assez tôt, en allant tou-
jours doucement et par degrés, on forme le tempérament
aux mêmes choses qui le détruisent quand on l’y soumet
déjà tout formé.
194

Il importe de s’accoutumer d’abord à être mal couché ;
c’est le moyen de ne plus trouver de mauvais lit. En géné-
ral, la vie dure, une fois tournée en habitude, multiplie les
sensations agréables ; la vie molle en prépare une infinité
de déplaisantes. Les gens élevés trop délicatement ne
trouvent plus le sommeil que sur le duvet ; les gens accou-
tumés à dormir sur des planches le trouvent partout : il n’y
a point de lit dur pour qui s’endort en se couchant.
Un lit mollet, où l’on s’ensevelit dans la plume ou dans
l’édredon, fond et dissout le corps pour ainsi dire. Les
reins enveloppés trop chaudement s’échauffent. De là ré-
sultent souvent la pierre ou d’autres incommodités, et
infailliblement une complexion délicate qui les nourrit
toutes.
Le meilleur lit est celui qui procure un meilleur som-
meil. Voilà celui que nous nous préparons Émile et moi
pendant la journée. Nous n’avons pas besoin qu’on nous
amène des esclaves de Perse pour faire nos lits ; en labou-
rant la terre nous remuons nos matelas.
Je sais par expérience que quand un enfant est en san-
té, l’on est maître de le faire dormir et veiller presque à
volonté. Quand l’enfant est couché, et que de son babil il
ennuie sa bonne, elle lui dit : Dormez ; c’est comme si elle
lui disait : Portez-vous bien ! quand il est malade. Le vrai
moyen de le faire dormir est de l’ennuyer lui-même. Parlez
tant qu’il soit forcé de se taire, et bientôt il dormira : les
sermons sont toujours bons à quelque chose ; autant vaut
le prêcher que le bercer ; niais si vous employez le soir ce
narcotique, gardez-vous de l’employer le jour.
195

J’éveillerai quelquefois Émile, moins de peur qu’il ne
prenne l’habitude de dormir trop longtemps que pour
l’accoutumer à tout, même à être éveillé brusquement. Au
surplus, j’aurais bien peu de talent pour mon emploi, si je
ne savais pas le forcer à s’éveiller de lui-même, et à se le-
ver, pour ainsi dire, à ma volonté, sans que je lui dise un
seul mot.
S’il ne dort pas assez, je lui laisse entrevoir pour le len-
demain une matinée ennuyeuse, et lui-même regardera
comme autant de gagné tout ce qu’il en pourra laisser au
sommeil ; s’il dort trop, je lui montre à son réveil un amu-
sement de son goût. Veux-je qu’il s’éveille à point nommé,
je lui dis : Demain à six heures on part pour la pêche, on se
va promener à tel endroit ; voulez-vous en être ? Il con-
sent, il me prie de l’éveiller : je promets, ou je ne promets
point, selon le besoin ; s’il s’éveille trop tard, il me trouve
parti. Il y aura du malheur si bientôt il n’apprend à
s’éveiller de lui-même.
Au reste, s’il arrivait, ce qui est rare, que quelque en-
fant indolent eût du penchant à croupir dans la paresse, il
ne faut point le livrer à ce penchant, dans lequel il
s’engourdirait tout à fait, mais lui administrer quelque
stimulant qui l’éveille. On conçoit bien qu’il n’est pas ques-
tion de le faire agir par force, mais de l’émouvoir par
quelque appétit qui l’y porte ; et cet appétit, pris avec
choix dans l’ordre de la nature, nous mène à la fois à deux
fins.
Je n’imagine rien dont, avec un peu d’adresse, on ne
pût inspirer le goût, même la fureur, aux enfants, sans
196

vanité, sans émulation, sans jalousie. Leur vivacité, leur
esprit imitateur, suffisent ; surtout leur gaieté naturelle,
instrument dont la prise est sûre, et dont jamais précep-
teur ne sut s’aviser. Dans tous les jeux où ils sont bien
persuadés que ce n’est que jeu, ils souffrent sans se
plaindre, et même en riant, ce qu’ils ne souffriraient ja-
mais autrement sans verser des torrents de larmes. Les
longs jeûnes, les coups, la brûlure, les fatigues de toute
espèce, sont les amusements des jeunes sauvages ; preuve
que la douleur même a son assaisonnement qui peut en
ôter l’amertume ; mais il n’appartient pas à tous les
maîtres de savoir apprêter ce ragoût, ni peut-être à tous
les disciples de le savourer sans grimace. Me voilà de nou-
veau, si je n’y prends garde, égaré dans les exceptions.
Ce qui n’en souffre point est cependant
l’assujettissement de l’homme à la douleur, aux maux de
son espèce, aux accidents, aux périls de la vie, enfin à la
mort ; plus on le familiarisera avec toutes ces idées, plus
on le guérira de l’importune sensibilité qui ajoute au mal
l’impatience de l’endurer ; plus on l’apprivoisera avec les
souffrances qui peuvent l’atteindre, plus on leur ôtera,
comme eût dit Montaigne, la pointure de l’étrangeté ; et
plus aussi l’on rendra son âme invulnérable et dure ; son
corps sera la cuirasse qui rebouchera tous les traits dont il
pourrait être atteint au vif. Les approches mêmes de la
mort n’étant point la mort, à peine la sentira-t-il comme
telle ; il ne mourra pas, pour ainsi dire, il sera vivant ou
mort, rien de plus. C’est de lui que le même Montaigne eût
pu dire, comme il a dit d’un roi de Maroc, que nul homme
n’a vécu si avant dans la mort, La constance et la fermeté
sont, ainsi que les autres vertus, des apprentissages de
197

l’enfance ; mais ce n’est pas en apprenant leurs noms aux
enfants qu’on les leur enseigne, c’est en les leur faisant
goûter, sans qu’ils sachent ce que c’est.
Mais, à propos de mourir, comment nous conduirons-
nous avec notre élève relativement au danger de la petite
vérole ? La lui ferons-nous inoculer en bas âge, ou si nous
attendrons qu’il la prenne naturellement ? Le premier
parti, plus conforme à notre pratique, garantit du péril
l’âge où la vie est la plus précieuse, au risque de celui où
elle l’est le moins, si toutefois on peut donner le nom de
risque à l’inoculation bien administrée.
Mais le second est plus dans nos principes généraux,
de laisser faire en tout la nature dans les soins qu’elle aime
a prendre seule, et qu’elle abandonne aussitôt que
l’homme veut s’en mêler. L’homme de la nature est tou-
jours préparé : laissons-le inoculer par ce maître, il choisi-
ra mieux le moment que nous.
N’allez pas de là conclure que je blâme l’inoculation ;
car le raisonnement sur lequel j’en exempte mon élève
irait très mal aux vôtres. Votre éducation les prépare à ne
point échapper à la petite vérole au moment qu’ils en se-
ront attaqués ; si vous la laissez venir au hasard, il est pro-
bable qu’ils en périront. Je vois que dans les différents
pays on résiste d’autant plus à l’inoculation qu’elle y de-
vient plus nécessaire ; et la raison de cela se sent aisément.
A peine aussi daignerai-je traiter cette question pour mon
Émile. Il sera inoculé, ou il ne le sera pas, selon les temps,
les lieux, les circonstances : cela est presque indifférent
pour lui. Si on lui donne la petite vérole, on aura
198

l’avantage de prévoir et connaître son mal d’avance ; c’est
quelque chose ; mais s’il la prend naturellement, nous
l’aurons préservé du médecin, c’est encore plus.
Une éducation exclusive, qui tend seulement à distin-
guer du peuple ceux qui l’ont reçue, préfère toujours les
instructions les plus coûteuses aux plus communes, et par
cela même aux plus utiles. Ainsi les jeunes gens élevés
avec soin apprennent tous à monter à cheval, parce qu’il
en coûte beaucoup pour cela ; mais presque aucun d’eux
n’apprend à nager, parce qu’il n’en coûte rien, et qu’un
artisan peut savoir nager aussi bien que qui que ce soit.
Cependant, sans avoir fait son académie, un voyageur
monte à cheval, s’y tient, et s’en sert assez pour le besoin ;
mais, dans l’eau, si l’on ne nage on se noie, et l’on ne nage
point sans l’avoir appris. Enfin l’on n’est pas obligé de
monter à cheval sous peine de la vie, au lieu que nul n’est
sûr d’éviter un danger auquel on est si souvent exposé.
Émile sera dans l’eau comme sur la terre. Que ne peut-il
vivre dans tous les éléments ! Si l’on pouvait apprendre à
voler dans les airs, j’en ferais un aigle ; j’en ferais une sa-
lamandre, si l’on pouvait s’endurcir au feu.
On craint qu’un enfant ne se noie en apprenant à na-
ger ; qu’il se noie en apprenant ou pour n’avoir pas appris,
ce sera toujours votre faute. C’est la seule vanité qui nous
rend téméraires ; on ne l’est point quand on n’est vu de
personne : Émile ne le serait pas, quand il serait vu de tout
l’univers. Comme l’exercice ne dépend pas du risque, dans
un canal du parc de son père il apprendrait à traverser
l’Hellespont ; mais il faut s’apprivoiser au risque même,
pour apprendre à ne s’en pas troubler ; c’est une partie
199

essentielle de l’apprentissage dont je parlais tout à l’heure.
Au reste, attentif à mesurer le danger à ses forces et à le
partager toujours avec lui, je n’aurai guère d’imprudence à
craindre, quand je réglerai le soin de sa conservation sur
celui que je dois à la mienne.
Un enfant est moins grand qu’un homme ; il n’a ni sa
force ni sa raison : mais il voit et entend aussi bien que lui,
ou à très peu près ; il a le goût aussi sensible, quoiqu’il l’ait
moins délicat, et distingue aussi bien les odeurs, quoiqu’il
n’y mette pas la même sensualité. Les premières facultés
qui se forment et se perfectionnent en nous sont les sens.
Ce sont donc les premières qu’il faudrait cultiver ; ce sont
les seules qu’on oublie, ou celles qu’on néglige le plus.
Exercer les sens n’est pas seulement en faire usage,
c’est apprendre à bien juger par eux, c’est apprendre, pour
ainsi dire, à sentir ; car nous ne savons ni toucher, ni voir,
ni entendre, que comme nous avons appris.
Il y a un exercice purement naturel et mécanique, qui
sert à rendre le corps robuste sans donner aucune prise au
jugement : nager, courir, sauter, fouetter un sabot, lancer
des pierres ; tout cela est fort bien ; mais n’avons-nous que
des bras et des jambes ? n’avons-nous pas aussi des yeux,
des oreilles ? et ces organes sont-ils superflus à l’usage des
premiers ? N’exercez donc pas seulement les forces, exer-
cez tous les sens qui les dirigent ; tirez de chacun d’eux
tout le parti possible, puis vérifiez l’impression de l’un par
l’autre. Mesurez, comptez, pesez, comparez. N’employez la
force qu’après avoir estimé la résistance ; faites toujours
en sorte que l’estimation de l’effet précède l’usage des
200

moyens. Intéressez l’enfant à ne jamais faire d’efforts in-
suffisants ou superflus. Si vous l’accoutumez à prévoir
ainsi l’effet de tous ses mouvements, et à redresser ses
erreurs par l’expérience, n’est-il pas clair que plus il agira,
plus il deviendra judicieux ?
S’agit-il d’ébranler une masse ; s’il prend un levier trop
long, il dépensera trop de mouvement ; s’il le prend trop
court, il n’aura pas assez de force ; l’expérience lui peut
apprendre à choisir précisément le bâton qu’il lui faut.
Cette sagesse n’est donc pas au-dessus de son âge. S’agit-il
de porter un fardeau ; s’il veut le prendre aussi pesant qu’il
peut le porter et n’en point essayer qu’il ne soulève, ne
sera-t-il pas forcé d’en estimer le poids à la vue ? Sait-il
comparer des masses de même matière et de différentes
grosseurs, qu’il choisisse entre des masses de même gros-
seur et de différentes matières ; il faudra bien qu’il
s’applique à comparer leurs poids spécifiques. J’ai vu un
jeune homme, très bien élevé, qui ne voulut croire
qu’après l’épreuve qu’un seau plein de gros copeaux de
bois de chêne fût moins pesant que le même seau rempli
d’eau.
Nous ne sommes pas également maîtres de l’usage de
tous nos sens. Il y en a un, savoir, le toucher, dont l’action
n’est jamais suspendue durant la veille ; il a été répandu
sur la surface entière de notre corps, comme une garde
continuelle pour nous avertir de tout ce qui peut l’offenser.
C’est aussi celui dont, bon gré, mal gré, nous acquérons le
plus tôt l’expérience par cet exercice continuel, et auquel,
par conséquent, nous avons moins besoin de donner une
culture particulière. Cependant nous observons que les
201

aveugles ont le tact plus sûr et plus fin que nous, parce
que, n’étant pas guidés par la vue, ils sont forcés
d’apprendre à tirer uniquement du premier sens les juge-
ments que nous fournit l’autre. Pourquoi donc ne nous
exerce-t-on pas à marcher comme eux dans l’obscurité, à
connaître les corps que nous pouvons atteindre, à juger
des objets qui nous environnent, à faire, en un mot, de
nuit et sans lumière, tout ce qu’ils font de jour et sans
yeux ? Tant que le soleil luit, nous avons sur eux
l’avantage ; dans les ténèbres, ils sont nos guides à leur
tour. Nous sommes aveugles la moitié de la vie ; avec la
différence que les vrais aveugles savent toujours se con-
duire ; et que nous n’osons faire un pas au cœur de la nuit.
On a de la lumière, me dira-t-on. Eh quoi ! toujours des
machines ! Qui vous répond qu’elles vous suivront partout
au besoin ? Pour moi, j’aime mieux qu’Émile ait des yeux
au bout de ses doigts que dans la boutique d’un chande-
lier.
Êtes-vous enfermé dans un édifice au milieu de la nuit,
frappez des mains ; vous apercevrez, au résonnement du
lieu, si l’espace est grand ou petit, si vous êtes au milieu ou
dans un coin. A demi-pied d’un mur, l’air moins ambiant
et plus réfléchi vous porte une autre sensation au visage.
Restez en place, et tournez-vous successivement de tous
les côtés ; s’il y a une porte ouverte, un léger courant d’air
vous l’indiquera. Êtes-vous dans un bateau, vous connaî-
trez, à la manière dont l’air vous frappera le visage, non
seulement en quel sens vous allez, mais si le fil de la ri-
vière vous entraîne lentement ou vite. Ces observations, et
mille autres semblables, ne peuvent bien se faire que de
nuit ; quelque attention que nous voulions leur donner en
202

plein jour, nous serons aidés ou distraits par la vue, elles
nous échapperont.
Cependant il n’y a encore ici ni mains ni bâton. Que de
connaissances oculaires on peut acquérir par le toucher
même sans rien toucher du tout 1
Beaucoup de jeux de nuit. Cet avis est plus important
qu’il ne semble. La nuit effraye naturellement les hommes,
et quelquefois les animaux36. La raison, les connaissances,
l’esprit, le courage, délivrent peu de gens de ce tribut. J’ai
vu des raisonneurs, des esprits forts, des philosophes, des
militaires intrépides en plein jour, trembler la nuit comme
des femmes au bruit d’une feuille d’arbre. On attribue cet
effroi aux contes des nourrices ; on se trompe : il a une
cause naturelle. Quelle est cette cause ? la même qui rend
les sourds défiants et le peuple superstitieux, l’ignorance
des choses qui nous environnent et de ce qui se passe au-
tour de nous37.
36 Cet effroi devient très manifeste dans les grandes éclipses de
soleil.
37 En voici encore une autre cause bien expliquée par un philo-
sophe dont je cite souvent le livre, et dont les grandes vues
m’instruisent encore plus souvent.
« Lorsque, par des circonstances particulières, nous ne pouvons
avoir une idée juste de la distance, et que nous ne pouvons juger des
objets que par la grandeur de l’angle ou plutôt de l’image qu’ils
forment dans nos yeux, nous nous trompons alors nécessairement
sur la grandeur de ces objets. Tout le monde a éprouvé qu’en voya-
geant la nuit on prend un buisson dont on est près pour un grand
203

arbre dont on est loin, ou bien on prend un grand arbre éloigné pour
un buisson qui est voisin ; de même, si on ne connaît pas les objets
par leur forme, et qu’on ne puisse avoir par ce moyen aucune idée
de distance, on se trompera encore nécessairement. Une mouche
qui passera avec rapidité à quelques pouces de distance de nos yeux
nous paraîtra dans ce cas être un oiseau qui en serait à une très
grande distance ; un cheval qui serait sans mouvement dans le mi-
lieu d’une campagne, et qui serait dans une attitude semblable, par
exemple, à celle d’un mouton, ne nous paraîtra plus qu’un gros
mouton, tant que nous ne reconnaîtrons pas que c’est un cheval ;
mais, dès que nous l’aurons reconnu, il nous paraîtra dans l’instant
gros comme un cheval, et nous rectifierons sur-le-champ notre
premier jugement.
« Toutes les fois qu’on se trouvera dans la nuit dans des lieux
inconnus où l’on ne pourra juger de la distance, et où l’on pourra
reconnaître la forme des choses à cause de l’obscurité, on sera en
danger de tomber à tout instant dans l’erreur au sujet des jugements
que l’on fera sur les objets qui se présenteront. C’est de là que vient
la frayeur et l’espèce de crainte intérieure que l’obscurité de la nuit
fait sentir à presque tous les hommes ; c’est sur cela qu’est fondée
l’apparence des spectres et des figures gigantesques et épouvan-
tables que tant de gens disent avoir vus. On leur répond communé-
ment que ces figures étaient dans leur imagination ; cependant elles
pouvaient être réellement dans leurs yeux, et il est très possible
qu’ils aient en effet vu ce qu’ils disent avoir vu ; car il doit arriver
nécessairement, toutes les fois qu’on ne pourra juger d’un objet que
par l’angle qu’il forme dans l’œil, que cet objet inconnu grossira et
grandira à mesure qu’on en sera plus voisin ; et que s’il a d’abord
paru au spectateur, qui ne peut connaître ce qu’il voit ni juger à
quelle distance il le voit ; que s’il a paru, dis-je, d’abord de la hauteur
de quelques pieds lorsqu’il était à la distance de vingt ou trente pas,
il doit paraître haut de plusieurs toises lorsqu’il n’en sera plus éloi-
gné que de quelques pieds ; ce qui doit en effet l’étonner et l’effrayer
jusqu’à ce qu’enfin il vienne à toucher l’objet ou à le reconnaître ;
204

Accoutumé d’apercevoir de loin les objets et de prévoir
leurs impressions d’avance, comment, ne voyant plus rien
de ce qui m’entoure, n’y supposerais-je pas mille êtres,
mille mouvements qui peuvent me nuire, et dont il m’est
impossible de me garantir ? J’ai beau savoir que je suis en
sûreté dans le lieu où je me trouve, je ne le sais jamais
aussi bien que si je le voyais actuellement : j’ai donc tou-
jours un sujet de crainte que je n’avais pas en plein jour.
Je sais, il est vrai, qu’un corps étranger ne peut guère agir
sur le mien sans s’annoncer par quelque bruit ; aussi,
combien j’ai sans cesse l’oreille alerte ! Au moindre bruit
car, dans l’instant même qu’il reconnaîtra ce que c’est, cet objet, qui
lui paraissait gigantesque, diminuera tout à coup, et ne lui paraîtra
plus avoir que sa grandeur réelle ; mais, si l’on fuit ou qu’on n’ose
approcher, il est certain qu’on n’aura d’autre idée de cet objet que
celle de l’image qu’il formait dans l’œil, et qu’on aura réellement vu
une figure gigantesque ou épouvantable par la grandeur et par la
forme. Le préjugé des spectres est donc fondé dans la nature, et ces
apparences ne dépendent pas, comme le croient les philosophes,
uniquement de l’imagination. » (Hist. nat., t. VI, p. 22, in-12.)
J’ai tâché de montrer dans le texte comment il en dépend tou-
jours en partie, et, quant à la cause expliquée dans ce passage, on
voit que l’habitude de marcher la nuit doit nous apprendre à distin-
guer les apparences que la ressemblance des formes et la diversité
des distances font prendre aux objets à nos yeux dans l’obscurité ;
car, lorsque l’air est encore assez éclairé pour nous laisser aperce-
voir les contours des objets, comme il y a plus d’air interposé dans
un plus grand éloignement, nous devons toujours voir ces contours
moins marqués quand l’objet est plus loin de nous ; ce qui suffit à
force d’habitude pour nous garantir de l’erreur qu’explique ici M. de
Buffon, Quelque explication qu’on préfère, ma méthode est donc
toujours efficace, et c’est ce que l’expérience confirme parfaitement.
205

dont je ne puis discerner la cause, l’intérêt de ma conser-
vation me fait d’abord supposer tout ce qui doit le plus
m’engager à me tenir sur mes gardes, et par conséquent
tout ce qui est le plus propre à m’effrayer.
N’entends-je absolument rien, je ne suis pas pour cela
tranquille ; car enfin sans bruit on peut encore me sur-
prendre. Il faut que je suppose les choses telles qu’elles
étaient auparavant, telles qu’elles doivent encore être, que
je voie ce que je ne vois pas. Ainsi, forcé de mettre en jeu
mon imagination, bientôt je n’en suis plus le maître, et ce
que j’ai fait pour me rassurer ne sert qu’à m’alarmer da-
vantage. Si j’entends du bruit, j’entends des voleurs ; si je
n’entends rien, je vois des fantômes ; la vigilance que
m’inspire le soin de me conserver ne me donne que sujets
de crainte. Tout ce qui doit me rassurer n’est que dans ma
raison, l’instinct plus fort me parle tout autrement qu’elle.
A quoi bon penser qu’on n’a rien à craindre, puisque alors
on n’a rien à faire ?
La cause du mal trouvée indique le remède. En toute
chose l’habitude tue l’imagination ; il n’y a que les objets
nouveaux qui la réveillent. Dans ceux que l’on voit tous les
jours, ce n’est plus l’imagination qui agit, c’est la mé-
moire ; et voilà la raison de l’axiome : Ab assuetis non fit
passio, car ce n’est qu’au feu de l’imagination que les pas-
sions s’allument. Ne raisonnez donc pas avec celui que
vous voulez guérir de l’horreur des ténèbres ; menez l’y
souvent, et soyez sûr que tous les arguments de la philo-
sophie ne vaudront pas cet usage. La tête ne tourne point
aux couvreurs sur les toits, et l’on ne voit plus avoir peur
dans l’obscurité quiconque est accoutumé d’y être.
206

Voilà donc pour nos jeux de nuit un autre avantage
ajouté au premier ; mais pour que ces jeux réussissent, je
n’y puis trop recommander la gaieté. Rien n’est si triste
que les ténèbres ; n’allez pas enfermer votre enfant dans
un cachot. Qu’il rie en entrant dans l’obscurité ; que le rire
le reprenne avant qu’il en sorte ; que, tandis qu’il y est,
l’idée des amusements qu’il quitte, et de ceux qu’il va re-
trouver, le défende des imaginations fantastiques qui
pourraient l’y venir chercher.
Il est un terme de la vie au-delà duquel on rétrograde
en avançant. Je sens que j’ai passé ce terme. Je recom-
mence, pour ainsi dire, une autre carrière. Le vide de l’âge
mûr, qui s’est fait sentir à moi, me retrace le doux temps
du premier âge. En vieillissant, je redeviens enfant, et je
me rappelle plus volontiers ce que j’ai fait à dix ans qu’à
trente. Lecteurs, pardonnez-moi donc de tirer quelquefois
mes exemples de moi-même ; car, pour bien faire ce livre,
il faut que je le fasse avec plaisir.
J’étais à la campagne en pension chez un ministre ap-
pelé M. Lambercier. J’avais pour camarade un cousin plus
riche que moi, et qu’on traitait en héritier, tandis que,
éloigné de mon père, je n’étais qu’un pauvre orphelin.
Mon grand cousin Bernard était singulièrement poltron,
surtout la nuit. Je me moquai tant de sa frayeur, que
M. Lambercier, ennuyé de mes vanteries, voulut mettre
mon courage à l’épreuve. Un soir d’automne, qu’il faisait
très obscur, il me donna la clef du temple, et me dit d’aller
chercher dans la chaire la Bible qu’on y avait laissée. Il
ajouta, pour me piquer d’honneur, quelques mots qui me
mirent dans l’impuissance de reculer.
207

Je partis sans lumière ; si j’en avais eu, ç’aurait peut-
être été pis encore. Il fallait passer par le cimetière : je le
traversai gaillardement ; car, tant que je me sentais en
plein air, je n’eus jamais de frayeurs nocturnes.
En ouvrant la porte, j’entendis à la voûte un certain re-
tentissement que je crus ressembler à des voix, et qui
commença d’ébranler ma fermeté romaine. La porte ou-
verte, je voulus entrer ; mais à peine eus-je fait quelques
pas, que je m’arrêtai. En apercevant l’obscurité profonde
qui régnait dans ce vaste lieu, je fus saisi d’une terreur qui
me fit dresser les cheveux : je rétrograde, je sors, je me
mets à fuir tout tremblant. Je trouvai dans la cour un petit
chien nommé Sultan, dont les caresses me rassurèrent.
Honteux de ma frayeur, je revins sur mes pas, tâchant
pourtant d’emmener avec moi Sultan, qui ne voulut pas
me suivre. Je franchis brusquement la porte, j’entre dans
l’église. A peine y fus-je rentré, que la frayeur me reprit,
mais si fortement, que je perdis la tête ; et, quoique la
chaire fût à droite, et que je le susse très bien, ayant tour-
né sans m’en apercevoir, je la cherchai longtemps à
gauche, je m’embarrassai dans les bancs, je ne savais plus
où j’étais, et, ne pouvant trouver ni la chaire ni la porte, je
tombai dans un bouleversement inexprimable. Enfin,
j’aperçois la porte, je viens à bout de sortir du temple, et je
m’en éloigne comme la première fois, bien résolu de n’y
jamais rentrer seul qu’en plein jour.
Je reviens jusqu’à la maison. Prêt à entrer, je distingue
la voix de M. Lambercier à de grands éclats de rire. Je les
prends pour moi d’avance, et, confus de m’y voir exposé,
j’hésite à ouvrir la porte. Dans cet intervalle, j’entends
208

Mlle Lambercier s’inquiéter de moi, dire à la servante de
prendre la lanterne, et M. Lambercier se disposer à me
venir chercher, escorté de mon intrépide cousin, auquel
ensuite on n’aurait pas manqué de faire tout l’honneur de
l’expédition. A l’instant toutes mes frayeurs cessent, et ne
me laissent que celle d’être surpris dans ma fuite : je
cours, je vole au temple ; sans m’égarer, sans tâtonner,
j’arrive à la chaire ; j’y monte, je prends la Bible, je
m’élance en bas ; dans trois sauts je suis hors du temple,
dont j’oubliai même de fermer la porte ; j’entre dans la
chambre, hors d’haleine, je jette la Bible sur la table, effa-
ré, mais palpitant d’aise d’avoir prévenu le secours qui
m’était destiné.
On me demandera si je donne ce trait pour un modèle
à suivre, et pour un exemple de la gaieté que j’exige dans
ces sortes d’exercices. Non ; mais je le donne pour preuve
que rien n’est plus capable de rassurer quiconque est ef-
frayé des ombres de la nuit, que d’entendre dans une
chambre voisine une compagnie assemblée rire et causer
tranquillement. Je voudrais qu’au lieu de s’amuser ainsi
seul avec son élève, on rassemblât les soirs beaucoup
d’enfants de bonne humeur ; qu’on ne les envoyât pas
d’abord séparément, mais plusieurs ensemble, et qu’on
n’en hasardât aucun parfaitement seul, qu’on ne se fût
bien assuré d’avance qu’il n’en serait pas trop effrayé.
Je n’imagine rien de si plaisant et de si utile que de pa-
reils jeux, pour peu qu’on voulût user d’adresse à les or-
donner. Je ferais dans une grande salle une espèce de la-
byrinthe avec des tables, des fauteuils, des chaises, des
paravents. Dans les inextricables tortuosités de ce laby-
209

rinthe j’arrangerais, au milieu de huit ou dix boîtes
d’attrapes, une autre boîte presque semblable, bien garnie
de bonbons ; je désignerais en termes clairs, mais suc-
cincts, le lieu précis où se trouve la bonne boîte ; je donne-
rais le renseignement suffisant pour la distinguer à des
gens plus attentifs et moins étourdis que des enfants38,
puis, après avoir fait tirer au sort les petits concurrents, je
les enverrais tous l’un après l’autre, jusqu’à ce que la
bonne boîte fût trouvée : ce que j’aurais soin de rendre
difficile à proportion de leur habileté.
Figurez-vous un petit Hercule arrivant une boîte à la
main, tout fier de son expédition. La boîte se met sur la
table, on l’ouvre en cérémonie. J’entends d’ici les éclats de
rire, les huées de la bande joyeuse, quand, au lieu des con-
fitures qu’on attendait, on trouve, bien proprement arran-
gés sur de la mousse ou sur du coton, un hanneton, un
escargot, du charbon, du gland, un navet, ou quelque autre
pareille denrée. D’autres fois, dans une pièce nouvelle-
ment blanchie, on suspendra près du mur quelque jouet,
quelque petit meuble qu’il s’agira d’aller chercher sans
toucher au mur. A peine celui qui l’apportera sera-t-il ren-
tré, que, pour peu qu’il ait manqué à la condition, le bout
de son chapeau blanchi, le bout de ses souliers, la basque
de son habit, sa manche trahiront sa maladresse. En voilà
bien assez, trop peut-être, pour faire entendre l’esprit de
38 Pour les exercer à l’attention, ne leur dites jamais que des
choses qu’ils aient un intérêt sensible et présent à bien entendre ;
surtout point de longueurs, jamais un mot superflu ; mais aussi ne
laissez dans vos discours ni obscurité ni équivoque.
210

ces sortes de jeux. S’il faut tout vous dire, ne me lisez
point.
Quels avantages un homme ainsi élevé n’aura-t-il pas
la nuit sur les autres hommes ? Ses pieds accoutumés à
s’affermir dans les ténèbres, ses mains exercées à
s’appliquer aisément à tous les corps environnants, le
conduiront sans peine dans la plus épaisse obscurité. Son
imagination, pleine des jeux nocturnes de sa jeunesse, se
tournera difficilement sur des objets effrayants. S’il croit
entendre des éclats de rire, au lieu de ceux des esprits fol-
lets, ce seront ceux de ses anciens camarades ; s’il se peint
une assemblée, ce ne sera point pour lui le sabbat, mais la
chambre de son gouverneur. La nuit, ne lui rappelant que
des idées gaies, ne lui sera jamais affreuse ; au lieu de la
craindre, il l’aimera. S’agit-il d’une expédition militaire, il
sera prêt à toute heure, aussi bien seul qu’avec sa troupe.
Il entrera dans le camp de Saül, il le parcourra sans
s’égarer, il ira jusqu’à la tente du roi sans éveiller per-
sonne, il s’en retournera sans être aperçu. Faut-il enlever
les chevaux de Rhésus, adressez-vous à lui sans crainte.
Parmi les gens autrement élevés, vous trouverez difficile-
ment un Ulysse.
J’ai vu des gens vouloir, par des surprises, accoutumer
les enfants à ne s’effrayer de rien la nuit. Cette méthode
est très mauvaise ; elle produit un effet tout contraire à
celui qu’on cherche, et ne sert qu’à les rendre toujours
plus craintifs. Ni la raison ni l’habitude ne peuvent rassu-
rer sur l’idée d’un danger présent dont on ne peut con-
naître le degré ni l’espèce, ni sur la crainte des surprises
qu’on a souvent éprouvées. Cependant, comment s’assurer
211

de tenir toujours votre élève exempt de pareils accidents ?
Voici le meilleur avis, ce me semble, dont on puisse le pré-
venir là-dessus. Vous êtes alors, dirais-je à mon Émile,
dans le cas d’une juste défense ; car l’agresseur ne vous
laisse pas juger s’il veut vous faire mal ou peur, et, comme
il a pris ses avantages, la fuite même n’est pas un refuge
pour vous. Saisissez donc hardiment celui qui vous sur-
prend de nuit, homme ou bête, il n’importe ; serrez-le,
empoignez-le de toute votre force ; s’il se débat, frappez,
ne marchandez point les coups ; et, quoi qu’il puisse dire
ou faire, ne lâchez jamais prise que vous ne sachiez bien ce
que c’est. L’éclaircissement vous apprendra probablement
qu’il n’y avait pas beaucoup à craindre, et cette manière de
traiter les plaisants doit naturellement les rebuter d’y re-
venir.
Quoique le toucher soit de tous nos sens celui dont
nous avons le plus continuel exercice, ses jugements res-
tent pourtant, comme je l’ai dit, imparfaits et grossiers
plus que ceux d’aucun autre, parce que nous mêlons con-
tinuellement à son usage celui de la vue, et que, l’œil attei-
gnant à l’objet plus tôt que la main, l’esprit juge presque
toujours sans elle. En revanche, les jugements du tact sont
les plus sûrs, précisément parce qu’ils sont les plus bor-
nés ; car, ne s’étendant qu’aussi loin que nos mains peu-
vent atteindre, ils rectifient l’étourderie des autres sens,
qui s’élancent au loin sur des objets qu’ils aperçoivent à
peine, au lieu que tout ce qu’aperçoit le toucher, il
l’aperçoit bien. Ajoutez que, joignant, quand il nous plaît,
la force des muscles à l’action des nerfs, nous unissons,
par une sensation simultanée, au jugement de la tempéra-
ture, des grandeurs, des figures, le jugement du poids et
212

de la solidité. Ainsi le toucher, étant de tous les sens celui
qui nous instruit le mieux de l’impression que les corps
étrangers peuvent faire sur le nôtre, est celui dont l’usage
est le plus fréquent, et nous donne le plus immédiatement
la connaissance nécessaire à notre conservation.
Comme le toucher exercé supplée à la vue, pourquoi ne
pourrait-il pas aussi suppléer à l’ouïe jusqu’à certain point,
puisque les sons excitent dans les corps sonores des
ébranlements sensibles au tact ? En posant une main sur
le corps d’un violoncelle, on peut, sans le secours des yeux
ni des oreilles, distinguer, à la seule manière dont le bois
vibre et frémit, si le son qu’il rend est grave ou aigu, s’il est
tiré de la chanterelle ou du bourdon. Qu’on exerce le sens
à ces différences, je ne doute pas qu’avec le temps on n’y
pût devenir sensible au point d’entendre un air entier par
les doigts. Or, ceci supposé, il est clair qu’on pourrait ai-
sément parler aux sourds en musique ; car les tons et les
temps, n’étant pas moins susceptibles de combinaisons
régulières que les articulations et les voix, peuvent être
pris de même pour les éléments du discours.
Il y a des exercices qui émoussent le sens du toucher et
le rendent plus obtus ; d’autres, au contraire, l’aiguisent et
le rendent plus délicat et plus fin. Les premiers, joignant
beaucoup de mouvement et de force à la continuelle im-
pression des corps durs, rendent la peau rude, calleuse, et
lui ôtent le sentiment naturel ; les seconds sont ceux qui
varient ce même sentiment par un tact léger et fréquent,
en sorte que l’esprit, attentif à des impressions incessam-
ment répétées, acquiert la facilité de juger toutes leurs
modifications. Cette différence est sensible dans l’usage
213

des instruments de musique : le toucher dur et meurtris-
sant du violoncelle, de la contre-basse, du violon même,
en rendant les doigts plus flexibles, racornit leurs extrémi-
tés. Le toucher lisse et poli du clavecin les rend aussi
flexibles et plus sensibles en même temps. En ceci donc le
clavecin est à préférer.
Il importe que la peau s’endurcisse aux impressions de
l’air et puisse braver ses altérations ; car c’est elle qui dé-
fend tout le reste. A cela près, je ne voudrais pas que la
main, trop servilement appliquée aux mêmes travaux, vînt
à s’endurcir, ni que sa peau devenue presque osseuse per-
dît ce sentiment exquis qui donne à connaître quels sont
les corps sur lesquels on la passe, et, selon l’espèce de con-
tact, nous fait quelquefois, dans l’obscurité, frissonner en
diverses manières.
Pourquoi faut-il que mon élève soit forcé d’avoir tou-
jours sous ses pieds une peau de bœuf ? Quel mal y aurait-
il que la sienne propre pût au besoin lui servir de semelle ?
Il est clair qu’en cette partie la délicatesse de la peau ne
peut jamais être utile à rien, et peut souvent beaucoup
nuire. Éveillés à minuit au cœur de l’hiver par l’ennemi
dans leur ville, les Genevois trouvèrent plus tôt leurs fusils
que leurs souliers. Si nul d’eux n’avait su marcher nu-
pieds, qui sait si Genève n’eût point été prise ?
Armons toujours l’homme contre les accidents impré-
vus. Qu’Émile coure les matins à pieds nus, en toute sai-
son, par la chambre, par l’escalier, par le jardin ; loin de
l’en gronder, je l’imiterai ; seulement j’aurai soin d’écarter
214

le verre. Je parlerai bientôt des travaux et des jeux ma-
nuels.
Du reste, qu’il apprenne à faire tous les pas qui favori-
sent les évolutions du corps, à prendre dans toutes les
attitudes une position aisée et solide ; qu’il sache sauter en
éloignement, en hauteur, grimper sur un arbre, franchir
un mur ; qu’il trouve toujours son équilibre ; que tous ses
mouvements, ses gestes soient ordonnés selon les lois de
la pondération, longtemps avant que la statique se mêle de
les lui expliquer. A la manière dont son pied pose à terre et
son corps porte sur sa jambe, il doit sentir s’il est bien ou
mal. Une assiette assurée a toujours de la grâce, et les pos-
tures les plus fermes sont aussi les plus élégantes. Si j’étais
maître à danser, je ne ferais pas toutes les singeries de
Marcel39, bonnes pour le pays où il les fait ; mais, au lieu
d’occuper éternellement mon élève à des gambades, je le
mènerais au pied d’un rocher ; là, je lui montrerais quelle
attitude il faut prendre, comment il faut porter le corps et
la tête, quel mouvement il faut faire, de quelle manière il
faut poser, tantôt le pied, tantôt la main, pour suivre légè-
rement les sentiers escarpés, raboteux et rudes, et
39 Célèbre maître à danser de Paris, lequel, connaissant bien
son monde, faisait l’extravagant par ruse, et donnait à son art une
importance qu’on feignait de trouver ridicule, mais pour laquelle on
lui portait au fond le plus grand respect. Dans un autre art non
moins frivole, on voit encore aujourd’hui un artiste comédien faire
ainsi l’important et le fou, et ne réussir pas moins bien. Cette mé-
thode est toujours sûre en France. Le vrai talent, plus simple et
moins charlatan, n’y fait point fortune. La modestie y est la vertu
des sots.
215

s’élancer de pointe en pointe tant en montant qu’en des-
cendant. J’en ferais l’émule d’un chevreuil plutôt qu’un
danseur de l’Opéra.
Autant le toucher concentre ses opérations autour de
l’homme, autant la vue étend les siennes au-delà de lui ;
c’est là ce qui rend celles-ci trompeuses : d’un coup d’œil
un homme embrasse la moitié de son horizon. Dans cette
multitude de sensations simultanées et de jugements
qu’elles excitent, comment ne se tromper sur aucun ? Ain-
si la vue est de tous nos sens le plus fautif, précisément
parce qu’il est le plus étendu, et que, précédant de bien
loin tous les autres, ses opérations sont trop promptes et
trop vastes pour pouvoir être rectifiées par eux. Il y a plus,
les illusions mêmes de la perspective nous sont néces-
saires pour parvenir à connaître l’étendue et à comparer
ses parties. Sans les fausses apparences, nous ne verrions
rien dans l’éloignement ; sans les gradations de grandeur
et de lumière, nous ne pourrions estimer aucune distance,
ou plutôt, il n’y en aurait point pour nous. Si de deux
arbres égaux celui qui est à cent pas de nous nous parais-
sait aussi grand et aussi distinct que celui qui est à dix,
nous les placerions à côté l’un de l’autre. Si nous aperce-
vions toutes les dimensions des objets sous leur véritable
mesure, nous ne verrions aucun espace, et tout nous pa-
raîtrait sur notre œil.
Le sens de la vue n’a, pour juger la grandeur des objets
et leur distance, qu’une même mesure, savoir, l’ouverture
de l’angle qu’ils font dans notre œil ; et comme cette ou-
verture est un effet simple d’une cause composée, le juge-
ment qu’il excite en nous laisse chaque cause particulière
216

indéterminée, ou devient nécessairement fautif Car, com-
ment distinguer à la simple vue si l’angle sous lequel je
vois un objet plus petit qu’un autre est tel parce que ce
premier objet est en effet plus petit, ou parce qu’il est plus
éloigné ?
Il faut donc suivre ici une méthode contraire à la pré-
cédente ; au lieu de simplifier la sensation, la doubler, la
vérifier toujours par une autre, assujettir l’organe visuel à
l’organe tactile, et réprimer, pour ainsi dire, l’impétuosité
du premier sens par la marche pesante et réglée du se-
cond. Faute de nous asservir à cette pratique, nos mesures
par estimation sont très inexactes. Nous n’avons nulle
précision dans le coup d’œil pour juger les hauteurs, les
longueurs, les profondeurs, les distances ; et la preuve que
ce n’est pas tant la faute du sens que de son usage, c’est
que les ingénieurs, les arpenteurs, les architectes, les ma-
çons, les peintres ont en général le coup d’œil beaucoup
plus sûr que nous, et apprécient les mesures de l’étendue
avec plus de justesse ; parce que leur métier leur donnant
en ceci l’expérience que nous négligeons d’acquérir, ils
ôtent l’équivoque de l’angle par les apparences qui
l’accompagnent, et qui déterminent plus exactement à
leurs yeux le rapport des deux causes de cet angle.
Tout ce qui donne du mouvement au corps sans le con-
traindre est toujours facile à obtenir des enfants. Il y a
mille moyens de les intéresser à mesurer, à connaître, à
estimer les distances. Voilà un cerisier fort haut, comment
ferons-nous pour cueillir des cerises ? L’échelle de la
grange est-elle bonne pour cela ? Voilà un ruisseau fort
large, comment le traverserons-nous ? une des planches
217

de la cour posera-t-elle sur les deux bords ? Nous vou-
drions, de nos fenêtres, pêcher dans les fossés du château ;
combien de brasses doit avoir notre ligne ? Je voudrais
faire une balançoire entre ces deux arbres ; une corde de
deux toises nous suffira-t-elle ? On me dit que dans l’autre
maison notre chambre aura vingt-cinq pieds carrés ;
croyez-vous qu’elle nous convienne ? sera-t-elle plus
grande que celle-ci ? Nous avons grand-faim ; voilà deux
villages ; auquel des deux serons-nous plus tôt pour dî-
ner ? etc.
Il s’agissait d’exercer à la course un enfant indolent et
paresseux, qui ne se portait pas de lui-même à cet exercice
ni à aucun autre, quoiqu’on le destinât à l’état militaire ; il
s’était persuadé, je ne sais comment, qu’un homme de son
rang ne devait rien faire ni rien savoir, et que sa noblesse
devait lui tenir lieu de bras, de jambes, ainsi que de toute
espèce de mérite. A faire d’un tel gentilhomme un Achille
au pied léger, l’adresse de Chiron même eût eu peine à
suffire. La difficulté était d’autant plus grande que je ne
voulais lui prescrire absolument rien ; j’avais banni de mes
droits les exhortations, les promesses, les menaces,
l’émulation, le désir de briller ; comment lui donner celui
de courir sans lui rien dire ? Courir moi-même eût été un
moyen peu sûr et sujet à inconvénient. D’ailleurs il
s’agissait encore de tirer de cet exercice quelque objet
d’instruction pour lui, afin d’accoutumer les opérations de
la machine et celles du jugement à marcher toujours de
concert. Voici comment je m’y pris : moi, c’est-à-dire celui
qui parle dans cet exemple.
218

En m’allant promener avec lui les après-midi, je met-
tais quelquefois dans ma poche deux gâteaux d’une espèce
qu’il aimait beaucoup ; nous en mangions chacun un à la
promenade40, et nous revenions fort contents. Un jour il
s’aperçut que j’avais trois gâteaux ; il en aurait pu manger
six sans s’incommoder ; il dépêche promptement le sien
pour me demander le troisième. Non, lui dis-je : je le
mangerais fort bien moi-même, ou nous le partagerions ;
mais j’aime mieux le voir disputer à la course par ces deux
petits garçons que voilà. Je les appelai, je leur montrai le
gâteau et leur proposai la condition. Ils ne demandèrent
pas mieux. Le gâteau fut posé sur une grande pierre qui
servit de but ; la carrière fut marquée : nous allâmes nous
asseoir ; au signal donné, les petits garçons partirent ; le
victorieux se saisit du gâteau, et le mangea sans miséri-
corde aux yeux des spectateurs et du vaincu.
Cet amusement valait mieux que le gâteau ; mais il ne
prit pas d’abord et ne produisit rien. Je ne me rebutai ni
ne me pressai : l’instruction des enfants est un métier où il
faut savoir perdre du temps pour en gagner. Nous conti-
nuâmes nos promenades ; souvent on prenait trois gâ-
teaux, quelquefois quatre, et de temps à autre il y en avait
un, même deux pour les coureurs. Si le prix n’était pas
40 Promenade champêtre, comme on verra dans l’instant. Les
promenades publiques des villes sont pernicieuses aux enfants de
l’un et de l’autre sexe. C’est là qu’ils commencent à se rendre vains
et à vouloir être regardés : c’est au Luxembourg, aux Tuileries, sur-
tout au Palais-Royal, que la belle jeunesse de Paris va prendre cet air
impertinent et fat qui la rend si ridicule, et la fait huer et détester
dans toute l’Europe.
219

grand, ceux qui le disputaient n’étaient pas ambitieux :
celui qui le remportait était loué, fêté ; tout se faisait avec
appareil. Pour donner lieu aux révolutions et augmenter
l’intérêt, je marquais la carrière plus longue, j’y souffrais
plusieurs concurrents. A peine étaient-ils dans la lice, que
tous les passants s’arrêtaient pour les voir ; les acclama-
tions, les cris, les battements de mains les animaient ; je
voyais quelquefois mon petit bonhomme tressaillir, se
lever, s’écrier quand l’un était près d’atteindre ou de pas-
ser l’autre ; c’étaient pour lui les jeux olympiques.
Cependant les concurrents usaient quelquefois de su-
percherie ; ils se retenaient mutuellement, ou se faisaient
tomber, ou poussaient des cailloux au passage l’un de
l’autre. Cela me fournit un sujet de les séparer, et de les
faire partir de différents termes, quoique également éloi-
gnés du but : on verra bientôt la raison de cette pré-
voyance ; car je dois traiter cette importante affaire dans
un grand détail.
Ennuyé de voir toujours manger sous ses yeux des gâ-
teaux qui lui faisaient grande envie, monsieur le chevalier
s’avisa de soupçonner enfin que bien courir pouvait être
bon à quelque chose et voyant qu’il avait aussi deux
jambes, il commença de s’essayer en secret. Je me gardai
d’en rien voir ; mais je compris que mon stratagème avait
réussi. Quand il se crut assez fort, et je lus avant lui dans
sa pensée, il affecta de m’importuner pour avoir le gâteau
restant. Je le refuse, il s’obstine, et d’un air dépité il me dit
à la fin : Eh bien ! mettez-le sur la pierre, marquez le
champ, et nous verrons. Bon ! lui dis-je en riant, est-ce
qu’un chevalier sait courir ? Vous gagnerez plus d’appétit,
220

et non de quoi le satisfaire. Piqué de ma raillerie, il
s’évertue, et remporte le prix d’autant plus aisément, que
j’avais fait la lice très courte et pris soin d’écarter le meil-
leur coureur. On conçoit comment, ce premier pas étant
fait, il me fut aisé de le tenir en haleine. Bientôt il prit un
tel goût à cet exercice, que, sans faveur, il était presque sûr
de vaincre mes polissons à la course, quelque longue que
fût la carrière.
Cet avantage obtenu en produisit un autre auquel je
n’avais pas songé. Quand il remportait rarement le prix, il
le mangeait presque toujours seul, ainsi que faisaient ses
concurrents ; mais en s’accoutumant à la victoire, il devint
généreux et partageait souvent avec les vaincus. Cela me
fournit à moi-même une observation morale, et j’appris
par là quel était le vrai principe de la générosité.
En continuant avec lui de marquer en différents lieux
les termes d’où chacun devait partir à la fois, je fis, sans
qu’il s’en aperçût, les distances inégales, de sorte que l’un,
ayant à faire plus de chemin que l’autre pour arriver au
même but, avait un désavantage visible ; mais, quoique je
laissasse le choix à mon disciple, il ne savait pas s’en pré-
valoir. Sans s’embarrasser de la distance, il préférait tou-
jours le plus beau chemin ; de sorte que, prévoyant aisé-
ment son choix, j’étais à peu près le maître de lui faire
perdre ou gagner le gâteau à ma volonté ; et cette adresse
avait aussi son usage à plus d’une fin. Cependant, comme
mon dessein était qu’il s’aperçût de la différence, je tâchais
de la lui rendre sensible ; mais, quoique indolent dans le
calme, il était si vif dans ses jeux, et se défiait si peu de
moi, que j’eus toutes les peines du monde à lui faire aper-
221

cevoir que je le trichais. Enfin j’en vins à bout malgré son
étourderie ; il m’en fit des reproches. Je lui dis : De quoi
vous plaignez-vous ? dans un don que le veux bien faire,
ne suis-je pas maître de mes conditions ? Qui vous force à
courir ? vous ai-je promis de faire les lices égales ? n’avez-
vous pas le choix ? Prenez la plus courte, on ne vous en
empêche point. Comment ne voyez-vous pas que c’est
vous que je favorise, et que l’inégalité dont vous murmurez
est tout à votre avantage si vous savez vous en prévaloir ?
Cela était clair ; il le comprit, et, pour choisir, il fallut y
regarder de plus près. D’abord on voulut compter les pas ;
mais la mesure des pas d’un enfant est lente et fautive ; de
plus, je m’avisai de multiplier les courses dans un même
jour ; et alors, l’amusement devenant une espèce de pas-
sion, l’on avait regret de perdre à mesurer les lices le
temps destiné à les parcourir. La vivacité de l’enfance
s’accommode mal de ces lenteurs ; on s’exerça donc à
mieux voir, à mieux estimer une distance à la vue. Alors
j’eus peu de peine à étendre et nourrir ce goût. Enfin,
quelques mois d’épreuves et d’erreurs corrigées lui formè-
rent tellement le compas visuel, que, quand je lui mettais
par la pensée un gâteau sur quelque objet éloigné, il avait
le coup d’œil presque aussi sûr que la chaîne d’un arpen-
teur.
Comme la vue est de tous les sens celui dont on peut le
moins séparer les jugements de l’esprit, il faut beaucoup
de temps pour apprendre à voir ; il faut avoir longtemps
comparé la vue au toucher pour accoutumer le premier de
ces deux sens à nous faire un rapport fidèle des figures et
des distances ; sans le toucher, sans le mouvement pro-
gressif, les yeux du monde les plus perçants ne sauraient
222

nous donner aucune idée de l’étendue. L’univers entier ne
doit être qu’un point pour une huître ; il ne lui paraîtrait
rien de plus quand même une âme humaine informerait
cette huître. Ce n’est qu’à force de marcher, de palper, de
nombrer, de mesurer les dimensions, qu’on apprend à les
estimer ; mais aussi, si l’on mesurait toujours, le sens, se
reposant sur l’instrument, n’acquerrait aucune justesse. Il
ne faut pas non plus que l’enfant passe tout d’un coup de
la mesure à l’estimation ; il faut d’abord que, continuant à
comparer par parties ce qu’il ne saurait comparer tout
d’un coup, à des aliquotes précises il substitue des ali-
quotes par appréciation, et qu’au lieu d’appliquer toujours
avec la main la mesure, il s’accoutume à l’appliquer seu-
lement avec les yeux. Je voudrais pourtant qu’on vérifiât
ses premières opérations par des mesures réelles, afin
qu’il corrigeât ses erreurs, et que, s’il reste dans le sens
quelque fausse apparence, il apprît à la rectifier par un
meilleur jugement. On a des mesures naturelles qui sont à
peu près les mêmes en tous lieux : les pas d’un homme,
l’étendue de ses bras, sa stature. Quand l’enfant estime la
hauteur d’un étage, son gouverneur peut lui servir de
toise : s’il estime la hauteur d’un clocher, qu’il le toise avec
les maisons ; s’il veut savoir les lieues de chemin, qu’il
compte les heures de marche ; et surtout qu’on ne fasse
rien de tout cela pour lui, mais qu’il le fasse lui-même.
On ne saurait apprendre à bien juger de l’étendue et de
la grandeur des corps, qu’on n’apprenne à connaître aussi
leurs figures et même à les imiter ; car au fond cette imita-
tion ne tient absolument qu’aux lois de la perspective ; et
l’on ne peut estimer l’étendue sur ses apparences, qu’on
n’ait quelque sentiment de ces lois. Les enfants, grands
223

imitateurs, essayent tous de dessiner : je voudrais que le
mien cultivât cet art, non précisément pour l’art même,
mais pour se rendre l’œil juste et la main flexible ; et, en
général, il importe fort peu qu’il sache tel ou tel exercice,
pourvu qu’il acquière la perspicacité du sens et la bonne
habitude du corps qu’on gagne par cet exercice. Je me
garderai donc bien de lui donner un maître à dessiner, qui
ne lui donnerait à imiter que des imitations, et ne le ferait
dessiner que sur des dessins : je veux qu’il n’ait d’autre
maître que la nature, ni d’autre modèle que les objets. Je
veux qu’il ait sous les yeux l’original même et non pas le
papier qui le représente, qu’il crayonne une maison sur
une maison, un arbre sur un arbre, un homme sur un
homme, afin qu’il s’accoutume à bien observer les corps et
leurs apparences, et non pas à prendre des imitations
fausses et conventionnelles pour de véritables imitations.
Je le détournerai même de rien tracer de mémoire en
l’absence des objets, jusqu’à ce que, par des observations
fréquentes, leurs figures exactes s’impriment bien dans
son imagination ; de peur que, substituant à la vérité des
choses des figures bizarres et fantastiques, il ne perde la
connaissance des proportions et le goût des beautés de la
nature.
Je sais bien que de cette manière il barbouillera long-
temps sans rien faire de reconnaissable, qu’il prendra tard
l’élégance des contours et le trait léger des dessinateurs,
peut-être jamais le discernement des effets pittoresques et
le bon goût du dessin ; en revanche, il contractera certai-
nement un coup d’œil plus juste, une main plus sûre, la
connaissance des vrais rapports de grandeur et de figure
qui sont entre les animaux, les plantes, les corps naturels,
224

et une plus prompte expérience du jeu de la perspective.
Voilà précisément ce que j’ai voulu faire, et mon intention
n’est pas tant qu’il sache imiter les objets que les con-
naître ; j’aime mieux qu’il me montre une plante
d’acanthe, et qu’il trace moins bien le feuillage d’un chapi-
teau.
Au reste, dans cet exercice, ainsi que dans tous les
autres, je ne prétends pas que mon élève en ait seul
l’amusement. Je veux le lui rendre plus agréable encore en
le partageant sans cesse avec lui. Je ne veux point qu’il ait
d’autre émule que moi, mais je serai son émule sans re-
lâche et sans risque ; cela mettra de l’intérêt dans ses oc-
cupations, sans causer de jalousie entre nous. Je prendrai
le crayon à son exemple ; je l’emploierai d’abord aussi
maladroitement que lui. Je serais un Apelle, que je ne me
trouverai qu’un barbouilleur. Je commencerai par tracer
un homme comme les laquais les tracent contre les murs ;
une barre pour chaque bras, une barre pour chaque jambe,
et des doigts plus gros que le bras. Bien longtemps après
nous nous apercevrons l’un ou l’autre de cette dispropor-
tion ; nous remarquerons qu’une jambe a de l’épaisseur,
que cette épaisseur n’est pas partout la même ; que le bras
a sa longueur déterminée par rapport au corps, etc. Dans
ce progrès, je marcherai tout au plus à côté de lui, ou je le
devancerai de si peu, qu’il lui sera toujours aisé de
m’atteindre, et souvent de me surpasser. Nous aurons des
couleurs, des pinceaux ; nous tâcherons d’imiter le coloris
des objets et toute leur apparence aussi bien que leur fi-
gure. Nous enluminerons, nous peindrons, nous barbouil-
lerons ; mais, dans tous nos barbouillages, nous ne cesse-
225

rons d’épier la nature ; nous ne ferons jamais rien que
sous les yeux du maître.
Nous étions en peine d’ornements pour notre
chambre, en voilà de tout trouvés. Je fais encadrer nos
dessins ; je les fais couvrir de beaux verres, afin qu’on n’y
touche plus, et que, les voyant rester dans l’état où nous
les avons mis, chacun ait intérêt de ne pas négliger les
siens. Je les arrange par ordre autour de la chambre,
chaque dessin répété vingt, trente fois, et montrant à
chaque exemplaire le progrès de l’auteur, depuis le mo-
ment où la maison n’est qu’un carré presque informe,
jusqu’à celui où sa façade, son profil, ses proportions, ses
ombres, sont dans la plus exacte vérité. Ces gradations ne
peuvent manquer de nous offrir sans cesse des tableaux
intéressants pour nous, curieux pour d’autres, et d’exciter
toujours plus notre émulation. Aux premiers, aux plus
grossiers de ces dessins, je mets des cadres bien brillants,
bien dorés, qui les rehaussent ; mais quand l’imitation
devient plus exacte et que le dessin est véritablement bon,
alors je ne lui donne plus qu’un cadre noir très simple ; il
n’a plus besoin d’autre ornement que lui-même, et ce se-
rait dommage que la bordure partageât l’attention que
mérite l’objet. Ainsi chacun de nous aspire à l’honneur du
cadre uni ; et quand l’un veut dédaigner un dessin de
l’autre, il le condamne au cadre doré. Quelque jour, peut-
être, ces cadres dorés passeront entre nous en proverbe, et
nous admirerons combien d’hommes se rendent justice en
se faisant encadrer ainsi.
J’ai dit que la géométrie n’était pas à la portée des en-
fants ; mais c’est notre faute. Nous ne sentons pas que leur
226

méthode n’est point la nôtre, et que ce qui devient pour
nous l’art de raisonner ne doit être pour eux que l’art de
voir. Au lieu de leur donner notre méthode, nous ferions
mieux de prendre la leur ; car notre manière d’apprendre
la géométrie est bien autant une affaire d’imagination que
de raisonnement. Quand la proposition est énoncée, il faut
en imaginer la démonstration, c’est-à-dire trouver de
quelle proposition déjà sue celle-là doit être une consé-
quence, et, de toutes les conséquences qu’on peut tirer de
cette même proposition, choisir précisément celle dont il
s’agit.
De cette manière, le raisonneur le plus exact, s’il n’est
pas inventif, doit rester court. Aussi qu’arrive-t-il de là ?
Qu’au lieu de nous faire trouver les démonstrations, on
nous les dicte ; qu’au lieu de nous apprendre à raisonner,
le maître raisonne pour nous et n’exerce que notre mé-
moire.
Faites des figures exactes, combinez-les, posez-les
l’une sur l’autre, examinez leurs rapports ; vous trouverez
toute la géométrie élémentaire en marchant d’observation
en observation, sans qu’il soit question ni de définitions,
ni de problèmes, ni d’aucune autre forme démonstrative
que la simple superposition. Pour moi, je ne prétends
point apprendre la géométrie à Émile, c’est lui qui me
l’apprendra, je chercherai les rapports, et il les trouvera ;
car je les chercherai de manière à les lui faire trouver. Par
exemple, au lieu de me servir d’un compas pour tracer un
cercle, je le tracerai avec une pointe au bout d’un fil tour-
nant sur un pivot. Après cela, quand je voudrai comparer
les rayons entre eux, Émile se moquera de moi, et il me
227

fera comprendre que le même fils toujours tendu ne peut
avoir tracé des distances inégales.
Si je veux mesurer un angle de soixante degrés, je dé-
cris du sommet de cet angle, non pas un arc, mais un
cercle entier ; car avec les enfants il ne faut jamais rien
sous-entendre. Je trouve que la portion du cercle comprise
entre les deux côtés de l’angle est la sixième partie du
cercle. Après cela je décris du même sommet un autre plus
grand cercle, et je trouve que ce second arc est encore la
sixième partie de son cercle. Je décris un troisième cercle
concentrique sur lequel je fais la même épreuve ; et je la
continue sur de nouveaux cercles, jusqu’à ce qu’Émile,
choqué de ma stupidité, m’avertisse que chaque arc, grand
ou petit, compris par le même angle, sera toujours la
sixième partie de son cercle, etc. Nous voilà tout à l’heure
à l’usage du rapporteur.
Pour prouver que les angles de suite sont égaux à deux
droits, on décrit un cercle ; moi, tout au contraire, je fais
en sorte qu’Émile remarque cela premièrement dans le
cercle, et puis je lui dis : Si l’on ôtait le cercle et les lignes
droites, les angles auraient-ils changé de grandeur, etc.
On néglige la justesse des figures, on la suppose, et l’on
s’attache à la démonstration. Entre nous, au contraire, il
ne sera jamais question de démonstration ; notre plus
importante affaire sera de tirer des lignes bien droites,
bien justes, bien égales ; de faire un carré bien parfait, de
tracer un cercle bien rond. Pour vérifier la justesse de la
figure, nous l’examinerons par toutes ses propriétés sen-
sibles ; et cela nous donnera occasion d’en découvrir
228

chaque jour de nouvelles. Nous plierons par le diamètre
les deux demi-cercles ; par la diagonale, les deux moitiés
du carré ; nous comparerons nos deux figures pour voir
celle dont les bords conviennent le plus exactement, et par
conséquent la mieux faite ; nous disputerons si cette égali-
té de partage doit avoir toujours lieu dans les parallélo-
grammes, dans les trapèzes, etc. On essayera quelquefois
de prévoir le succès de l’expérience avant de la faire ; on
tâchera de trouver des raisons, etc.
La géométrie n’est pour mon élève que l’art de se bien
servir de la règle et du compas ; il ne doit point la con-
fondre avec le dessin, où il n’emploiera ni l’un ni l’autre de
ces instruments. La règle et le compas seront enfermés
sous la clef, et l’on ne lui en accordera que rarement
l’usage et pour peu de temps, afin qu’il ne s’accoutume pas
à barbouiller ; mais nous pourrons quelquefois porter nos
figures à la promenade, et causer de ce que nous aurons
fait ou de ce que nous voudrons faire.
Je n’oublierai jamais d’avoir vu à Turin un jeune
homme à qui, dans son enfance, on avait appris les rap-
ports des contours et des surfaces en lui donnant chaque
jour à choisir dans toutes les figures géométriques des
gaufres isopérimètres. Le petit gourmand avait épuisé l’art
d’Archimède pour trouver dans laquelle il y avait le plus à
manger.
Quand un enfant joue au volant, il s’exerce l’œil et le
bras à la justesse ; quand il fouette un sabot, il accroît sa
force en s’en servant, mais sans rien apprendre. J’ai de-
mandé quelquefois pourquoi l’on n’offrait pas aux enfants
229

les mêmes jeux d’adresse qu’ont les hommes : la paume, le
mail, le billard, l’arc, le ballon, les instruments de mu-
sique. On m’a répondu que quelques-uns de ces jeux
étaient au-dessus de leurs forces, et que leurs membres et
leurs organes n’étaient pas assez formés pour les autres.
Je trouve ces raisons mauvaises : un enfant n’a pas la taille
d’un homme, et ne laisse pas de porter un habit fait
comme le sien. Je n’entends pas qu’il joue avec nos masses
sur un billard haut de trois pieds ; je n’entends pas qu’il
aille peloter dans nos tripots, ni qu’on charge sa petite
main d’une raquette de paumier ; mais qu’il joue dans une
salle dont on aura garanti les fenêtres ; qu’il ne se serve
d’abord que de balles molles ; que ses premières raquettes
soient de bois, puis de parchemin, et enfin de corde à
boyau bandée à proportion de son progrès. Vous préférez
le volant, parce qu’il fatigue moins et qu’il est sans danger.
Vous avez tort par ces deux raisons. Le volant est un jeu de
femmes ; mais il n’y en a pas une que ne fît fuir une balle
en mouvement. Leurs blanches peaux ne doivent pas
s’endurcir aux meurtrissures, et ce ne sont pas des contu-
sions qu’attendent leurs visages. Mais nous, faits pour être
vigoureux, croyons-nous le devenir sans peine ? et de
quelle défense serons-nous capables, si nous ne sommes
jamais attaqués ? On joue toujours lâchement les jeux où
l’on peut être maladroit sans risque : un volant qui tombe
ne fait de mal à personne ; mais rien ne dégourdit les bras
comme d’avoir à couvrir la tête, rien ne rend le coup d’œil
si juste que d’avoir à garantir les yeux. S’élancer du bout
d’une salle à l’autre, juger le bond d’une balle encore en
l’air, la renvoyer d’une main forte et sûre ; de tels jeux
230

conviennent moins à l’homme qu’ils ne servent à le for-
mer.
Les fibres d’un enfant, dit-on, sont trop molles ! Elles
ont moins de ressort, mais elles en sont plus flexibles ; son
bras est faible, mais enfin c’est un bras ; on en doit faire,
proportion gardée, tout ce qu’on fait d’une autre machine
semblable. Les enfants n’ont dans les mains nulle adresse ;
c’est pour cela que je veux qu’on leur en donne : un
homme aussi peu exercé qu’eux n’en aurait pas davan-
tage ; nous ne pouvons connaître l’usage de nos organes
qu’après les avoir employés. Il n’y a qu’une longue expé-
rience qui nous apprenne à tirer parti de nous-mêmes, et
cette expérience est la véritable étude à laquelle on ne peut
trop tôt nous appliquer.
Tout ce qui se fait est faisable. Or, rien n’est plus
commun que de voir des enfants adroits et découplés avoir
dans les membres la même agilité que peut avoir un
homme. Dans presque toutes les foires on en voit faire des
équilibres, marcher sur les mains, sauter, danser sur la
corde. Durant combien d’années des troupes d’enfants
n’ont-elles pas attiré par leurs ballets des spectateurs à la
Comédie italienne ! Qui est-ce qui n’a pas ouï parler en
Allemagne et en Italie de la troupe pantomime du célèbre
Nicolini ? Quelqu’un a-t-il jamais remarqué dans ces en-
fants des mouvements moins développés, des attitudes
moins gracieuses, une oreille moins juste, une danse
moins légère que dans les danseurs tout formés ? Qu’on
ait d’abord les doigts épais, courts, peu mobiles, les mains
potelées et peu capables de rien empoigner ; cela em-
pêche-t-il que plusieurs enfants ne sachent écrire ou des-
231

siner à l’âge où d’autres ne savent pas encore tenir le
crayon ni la plume ? Tout Paris se souvient encore de la
petite Anglaise qui faisait à dix ans des prodiges sur le
clavecin41. J’ai vu chez un magistrat, son fils, petit bon-
homme de huit ans, qu’on mettait sur la table au dessert,
comme un statue au milieu des plateaux, jouer là d’un
violon presque aussi grand que lui, et surprendre par son
exécution les artistes mêmes.
Tous ces exemples et cent mille autres Prouvent, ce me
semble, que l’inaptitude qu’on suppose aux enfants pour
nos exercices est imaginaire, et que, si on ne les voit point
réussir dans quelques-uns, c’est qu’on ne les y a jamais
exercés.
On me dira que je tombe ici, par rapport au corps,
dans le défaut de la culture prématurée que je blâme dans
les enfants par rapport à l’esprit. La différence est très
grande ; car l’un de ces progrès n’est qu’apparent, mais
l’autre est réel. J’ai prouvé que l’esprit qu’ils paraissent
avoir, ils ne l’ont pas, au lieu que tout ce qu’ils paraissent
faire ils le font. D’ailleurs, on doit toujours songer que tout
ceci n’est ou ne doit être que jeu, direction facile et volon-
taire des mouvements que la nature leur demande, art de
varier leurs amusements pour les leur rendre plus
agréables, sans que jamais la moindre contrainte les
tourne en travail ; car enfin, de quoi s’amuseront-ils dont
je ne puisse faire un objet d’instruction pour eux ? et
41 Un petit garçon de sept ans en a fait depuis ce temps-là de
plus étonnants encore.
232

quand je ne le pourrais pas, pourvu qu’ils s’amusent sans
inconvénient, et que le temps se passe, leur progrès en
toute chose n’importe pas quant à présent ; au lieu que,
lorsqu’il faut nécessairement leur apprendre ceci ou cela,
comme qu’on s’y prenne, il est toujours impossible qu’on
en vienne à bout sans contrainte, sans fâcherie, et sans
ennui.
Ce que j’ai dit sur les deux sens dont l’usage est le plus
continu et le plus important, peut servir d’exemple de la
manière d’exercer les autres. La vue et le toucher
s’appliquent également sur les corps en repos et sur les
corps qui se meuvent ; mais comme il n’y a que
l’ébranlement de l’air qui puisse émouvoir le sens de
l’ouïe, il n’y a qu’un corps en mouvement qui fasse du
bruit ou du son ; et, si tout était en repos, nous
n’entendrions jamais rien. La nuit donc, où, ne nous mou-
vant nous-mêmes qu’autant qu’il nous plaît, nous n’avons
à craindre que les corps qui se meuvent, il nous importe
d’avoir l’oreille alerte, et de pouvoir juger, par la sensation
qui nous frappe, si le corps qui la cause est grand ou petit,
éloigné ou proche ; si son ébranlement est violent ou
faible. L’air ébranlé est sujet à des répercussions qui le
réfléchissent, qui, produisant des échos, répètent la sensa-
tion, et font entendre le corps bruyant ou sonore en un
autre lieu que celui où il est. Si dans une plaine ou dans
une vallée on met l’oreille à terre, on entend la voix des
hommes et le pas des chevaux de beaucoup plus loin qu’en
restant debout.
Comme nous avons comparé la vue au toucher, il est
bon de la comparer de même à l’ouïe, et de savoir laquelle
233

des deux impressions, partant à la fois du même corps,
arrivera le plus tôt à son organe. Quand on voit le feu d’un
canon, l’on peut encore se mettre à l’abri du coup ; mais
sitôt qu’on entend le bruit, il n’est plus temps, le boulet est
là. On peut juger de la distance où se fait le tonnerre par
l’intervalle de temps qui se passe de l’éclair au coup. Faites
en sorte que l’enfant connaisse toutes ces expériences ;
qu’il fasse celles qui sont à sa portée, et qu’il trouve les
autres par induction, mais j’aime cent fois mieux qu’il les
ignore que s’il faut que vous les lui disiez.
Nous avons un organe qui répond à l’ouïe, savoir, celui
de la voix ; nous n’en avons pas de même qui réponde à la
vue, et nous ne rendons pas les couleurs comme les sons.
C’est un moyen de plus pour cultiver le premier sens, en
exerçant l’organe actif et l’organe passif l’un par l’autre.
L’homme a trois sortes de voix, savoir, la voix parlante
ou articulée, la voix chantante ou mélodieuse, et la voix
pathétique ou accentuée, qui sert de langage aux passions,
et qui anime le chant et la parole. L’enfant a ces trois
sortes de voix ainsi que l’homme, sans les savoir allier de
même ; il a comme nous le rire, les cris, les plaintes,
l’exclamation, les gémissements, mais il ne sait pas en
mêler les inflexions aux deux autres voix. Une musique
parfaite est celle qui réunit le mieux ces trois voix. Les
enfants sont incapables de cette musique-là, et leur chant
n’a jamais d’âme. De même, dans la voix parlante, leur
langage n’a point d’accent ; ils crient, mais ils n’accentuent
pas ; et comme dans leur discours il y a peu d’accent, il y a
peu d’énergie dans leur voix. Notre élève aura le parler
plus uni, plus simple encore, parce que ses passions,
234

n’étant pas éveillées, ne mêleront point leur langage au
sien. N’allez donc pas lui donner a réciter des rôles de tra-
gédie et de comédie, ni vouloir lui apprendre, comme on
dit, à déclamer. Il aura trop de sens pour savoir donner un
ton à des choses qu’il ne peut entendre, et de l’expression
à des sentiments qu’il n’éprouvera jamais.
Apprenez-lui à parler uniment, clairement, à bien arti-
culer, à prononcer exactement et sans affectation, à con-
naître et à suivre l’accent grammatical et la prosodie, à
donner toujours assez de voix pour être entendu, mais à
n’en donner jamais plus qu’il ne faut ; défaut ordinaire aux
enfants élevés dans les collèges : en toute chose rien de
superflu.
De même, dans le chant, rendez sa voix juste, égale,
flexible, sonore ; son oreille sensible à la mesure et à
l’harmonie, mais rien de plus. La musique imitative et
théâtrale n’est pas de son âge ; je ne voudrais pas même
qu’il chantât des paroles ; s’il en voulait chanter, je tâche-
rais de lui faire des chansons exprès, intéressantes pour
son âge, et aussi simples que ses idées.
On pense bien qu’étant si peu pressé de lui apprendre
à lire l’écriture, je ne le serai pas non plus de lui apprendre
à lire la musique. Écartons de son cerveau toute attention
trop pénible, et ne nous hâtons point de fixer son esprit
sur des signes de convention. Ceci, je l’avoue, semble avoir
sa difficulté ; car, si la connaissance des notes ne paraît
pas d’abord plus nécessaire pour savoir chanter que celle
des lettres pour savoir parler, il y a pourtant cette diffé-
rence, qu’en parlant nous rendons nos propres idées, et
235

qu’en chantant nous ne rendons guère que celles d’autrui.
Or, pour les rendre, il faut les lire.
Mais, premièrement, au lieu de les lire on peut les
ouïr, et un chant se rend à l’oreille encore plus fidèlement
qu’à l’œil. De plus, pour bien savoir la musique, il ne suffit
pas de la rendre, il la faut composer, et l’un doit
s’apprendre avec l’autre, sans quoi l’on ne la sait jamais
bien. Exercez votre petit musicien d’abord à faire des
phrases bien régulières, bien cadencées ; ensuite à les lier
entre elles par une modulation très simple, enfin à mar-
quer leurs différents rapports par une ponctuation cor-
recte ; ce qui se fait par le bon choix des cadences et des
repos. Surtout jamais de chant bizarre, jamais de pathé-
tique ni d’expression. Une mélodie toujours chantante et
simple, toujours dérivante des cordes essentielles du ton,
et toujours indiquant tellement la basse qu’il la sente et
l’accompagne sans peine ; car, pour se former la voix et
l’oreille, il ne doit jamais chanter qu’au clavecin.
Pour mieux marquer les sons, on les articule en les
prononçant ; de là l’usage de solfier avec certaines syl-
labes. Pour distinguer les degrés, il faut donner des noms
et à ces degrés et à leurs différents termes fixes ; de là les
noms des intervalles, et aussi des lettres de l’alphabet dont
on marque les touches du clavier et les notes de la gamme.
C et A désignent des sons fixes invariables, toujours ren-
dus par les mêmes touches. Ut et la sont autre chose. Ut
est constamment la tonique d’un mode majeur, ou la mé-
diante d’un mode mineur. La est constamment la tonique
d’un mode mineur, ou la sixième note d’un mode majeur.
Ainsi les lettres marquent les termes immuables des rap-
236

ports de notre système musical, et les syllabes marquent
les termes homologues des rapports semblables en divers
tons. Les lettres indiquent les touches du clavier, et les
syllabes les degrés du mode. Les musiciens français ont
étrangement brouillé ces distinctions ; ils ont confondu le
sens des syllabes avec le sens des lettres ; et, doublant
inutilement les signes des touches, ils n’en ont point laissé
pour exprimer les cordes des tons ; en sorte que pour eux
ut et C sont toujours la même chose ; ce qui n’est pas, et ne
doit pas être, car alors de quoi servirait C ? Aussi leur ma-
nière de solfier est-elle d’une difficulté excessive sans être
d’aucune utilité, sans porter aucune idée nette à l’esprit,
puisque, par cette méthode, ces deux syllabes ut et mi, par
exemple, peuvent également signifier une tierce majeure,
mineure, superflue, ou diminuée. Par quelle étrange fatali-
té le pays du monde où l’on écrit les plus beaux livres sur
la musique est-il précisément celui où on l’apprend le plus
difficilement ?
Suivons avec notre élève une pratique plus simple et
plus claire ; qu’il n’y ait pour lui que deux modes, dont les
rapports soient toujours les mêmes et toujours indiqués
par les mêmes syllabes. Soit qu’il chante ou qu’il joue d’un
instrument, qu’il sache établir son mode sur chacun des
douze tons qui peuvent lui servir de base, et que, soit
qu’on module en D, en C, en G, etc., le finale soit toujours
la ou ut, selon le mode. De cette manière, il vous concevra
toujours ; les rapports essentiels du mode pour chanter et
jouer juste seront toujours présents à son esprit, son exé-
cution sera plus nette et son progrès plus rapide. Il n’y a
rien de plus bizarre que ce que les Français appellent sol-
fier au naturel ; c’est éloigner les idées de la chose pour en
237

substituer d’étrangères qui ne font qu’égarer. Rien n’est
plus naturel que de solfier par transposition, lorsque le
mode est transposé. Mais c’en est trop sur la musique :
enseignez-la comme vous voudrez, pourvu qu’elle ne soit
jamais qu’un amusement.
Nous voilà bien avertis de l’état des corps étrangers
par rapport au nôtre, de leur poids, de leur figure, de leur
couleur, de leur solidité, de leur grandeur, de leur dis-
tance, de leur température, de leur repos, de leur mouve-
ment. Nous sommes instruits de ceux qu’il nous convient
d’approcher ou d’éloigner de nous, de la manière dont il
faut nous y prendre pour vaincre leur résistance, ou pour
leur en opposer une qui nous préserve d’en être offensés,
mais ce n’est pas assez ; notre propre corps s’épuise sans
cesse, il a besoin d’être sans cesse renouvelé. Quoique
nous ayons la faculté d’en changer d’autres en notre
propre substance, le choix n’est pas indifférent : tout n’est
pas aliment pour l’homme ; et des substances qui peuvent
l’être, il y en a de plus ou de moins convenables, selon la
constitution de son espèce, selon le climat qu’il habite,
selon son tempérament particulier, et selon la manière de
vivre que lui prescrit son état.
Nous mourrions affamés ou empoisonnés, s’il fallait
attendre, pour choisir les nourritures qui nous convien-
nent, que l’expérience nous eût appris à les connaître et à
les choisir ; mais la suprême bonté, qui a fait du plaisir des
êtres sensibles l’instrument de leur conservation, nous
avertit, par ce qui plaît à notre palais, de ce qui convient a
notre estomac. Il n’y a point naturellement pour l’homme
de médecin plus sûr que son propre appétit ; et, à le pren-
238

dre dans son état primitif, je ne doute point qu’alors les
aliments qu’il trouvait les plus agréables ne lui fussent
aussi les plus sains.
Il y a plus. L’Auteur des choses ne pourvoit pas seule-
ment aux besoins qu’il nous donne, mais encore à ceux
que nous nous donnons nous-mêmes ; et c’est pour nous
mettre toujours le désir à côté du besoin, qu’il fait que nos
goûts changent et s’altèrent avec nos manières de vivre.
Plus nous nous éloignons de l’état de nature, plus nous
perdons de nos goûts naturels ; ou plutôt l’habitude nous
fait une seconde nature que nous substituons tellement à
la première, que nul d’entre nous ne connaît plus celle-ci.
Il suit de là que les goûts les plus naturels doivent être
aussi les plus simples ; car ce sont ceux qui se transfor-
ment le plus aisément ; au lieu qu’en s’aiguisant, en
s’irritant par nos fantaisies, ils prennent une forme qui ne
change plus. L’homme qui n’est encore d’aucun pays se
fera sans peine aux usages de quelque pays que ce soit ;
mais l’homme d’un pays ne devient plus celui d’un autre.
Ceci me paraît vrai dans tous les sens, et bien plus en-
core, appliqué au goût proprement dit. Notre premier ali-
ment est le lait ; nous ne nous accoutumons que par de-
grés aux saveurs fortes ; d’abord elles nous répugnent. Des
fruits, des légumes, des herbes, et enfin quelques viandes
grillées, sans assaisonnement et sans sel, firent les festins
des premiers hommes42. La première fois qu’un sauvage
42 Voyez l’Arcadie de Pausanias ; voyez aussi le morceau de Plu-
tarque, transcrit ci-après.
239

boit du vin, il fait la grimace et le rejette ; et même parmi
nous, quiconque a vécu jusqu’à vingt ans sans goûter de
liqueurs fermentées ne peut plus s’y accoutumer ; nous
serions tous abstèmes si l’on ne nous eût donné du vin
dans nos jeunes ans. Enfin, plus nos goûts sont simples,
plus ils sont universels ; les répugnances les plus com-
munes tombent sur des mets composés. Vit-on jamais
personne avoir en dégoût l’eau ni le pain ? Voilà la trace de
la nature, voilà donc aussi notre règle. Conservons à
l’enfant son goût primitif le plus qu’il est possible ; que sa
nourriture soit commune et simple, que son palais ne se
familiarise qu’à des saveurs peu relevées, et ne se forme
point un goût exclusif.
Je n’examine pas ici si cette manière de vivre est plus
saine ou non, ce n’est pas ainsi que je l’envisage. Il me
suffit de savoir, pour la préférer, que c’est la plus con-
forme à la nature, et celle qui peut le plus aisément se plier
à tout autre. Ceux qui disent qu’il faut accoutumer les en-
fants aux aliments dont ils useront étant grands, ne rai-
sonnent pas bien, ce me semble. Pourquoi leur nourriture
doit-elle être la même, tandis que leur manière de vivre est
si différente ? Un homme épuisé de travail, de soucis, de
peines, a besoin d’aliments succulents qui lui portent de
nouveaux esprits au cerveau ; un enfant qui vient de
s’ébattre, et dont le corps croît, a besoin d’une nourriture
abondante qui lui fasse beaucoup de chyle. D’ailleurs
l’homme fait a déjà son état, son emploi, son domicile ;
mais qui est-ce qui peut être sûr de ce que la fortune ré-
serve à l’enfant ? En toute chose ne lui donnons point une
forme si déterminée, qu’il lui en coûte trop d’en changer
au besoin. Ne faisons pas qu’il meure de faim dans
240

d’autres pays, s’il ne traîne partout à sa suite un cuisinier
français, ni qu’il dise un jour qu’on ne sait manger qu’en
France. Voilà, par parenthèse, un plaisant éloge ! Pour
moi, je dirais au contraire qu’il n’y a que les Français qui
ne savent pas manger, puisqu’il faut un art si particulier
pour leur rendre les mets mangeables.
De nos sensations diverses, le goût donne celles qui
généralement nous affectent le plus. Aussi sommes-nous
plus intéressés à bien juger des substances qui doivent
faire partie de la nôtre, que de celles qui ne font que
l’environner. Mille choses sont indifférentes au toucher, à
l’ouïe, à la vue ; mais il n’y a presque rien d’indifférent au
goût.
De plus, l’activité de ce sens est toute physique et ma-
térielle ; il est le seul qui ne dit rien à l’imagination, du
moins celui dans les sensations duquel elle entre le
moins ; au lieu que l’imitation et l’imagination mêlent
souvent du moral à l’impression de tous les autres. Aussi,
généralement, les cœurs tendres et voluptueux, les carac-
tères passionnés et vraiment sensibles, faciles à émouvoir
par les autres sens, sont-ils assez tièdes sur celui-ci. De
cela même qui semble mettre le goût au-dessous d’eux, et
rendre plus méprisable le penchant qui nous y livre, je
conclurais au contraire que le moyen le plus convenable
pour gouverner les enfants est de les mener par leur
bouche. Le mobile de la gourmandise est surtout préfé-
rable à celui de la vanité, en ce que la première est un ap-
pétit de la nature, tenant immédiatement au sens, et que
la seconde est un ouvrage de l’opinion, sujet au caprice des
hommes et à toutes sortes d’abus. La gourmandise est la
241

passion de l’enfance ; cette passion ne tient devant aucune
autre ; à la moindre concurrence elle disparaît. Eh !
croyez-moi, l’enfant ne cessera que trop tôt de songer à ce
qu’il mange ; et quand son cœur sera trop occupé, son
palais ne l’occupera guère. Quand il sera grand, mille sen-
timents impétueux donneront le change à la gourmandise,
et ne feront qu’irriter la vanité ; car cette dernière passion
seule fait son profit des autres, et à la fin les engloutit
toutes. J’ai quelquefois examiné ces gens qui donnaient de
l’importance aux bons morceaux, qui songeaient, en
s’éveillant, à ce qu’ils mangeraient dans la journée, et dé-
crivaient un repas avec plus d’exactitude que n’en met
Polybe à décrire un combat ; j’ai trouvé que tous ces pré-
tendus hommes n’étaient que des enfants de quarante ans,
sans vigueur et sans consistance, fruges consumere nati.
La gourmandise est le vice des cœurs qui n’ont point
d’étoffe. L’âme d’un gourmand est toute dans son palais ;
il n’est fait que pour manger ; dans sa stupide incapacité, il
n’est qu’à table à sa place, il ne sait juger que des plats ;
laissons-lui sans regret cet emploi ; mieux lui vaut celui-là
qu’un autre, autant pour nous que pour lui.
Craindre que la gourmandise ne s’enracine dans un
enfant capable de quelque chose est une précaution de
petit esprit. Dans l’enfance on ne songe qu’à ce qu’on
mange ; dans l’adolescence on n’y songe plus ; tout nous
est bon, et l’on a bien d’autres affaires. Je ne voudrais
pourtant pas qu’on allât faire un usage indiscret d’un res-
sort si bas, ni étayer d’un bon morceau l’honneur de faire
une belle action. Mais -je ne vois pas pourquoi, toute
l’enfance n’étant ou ne devant être que jeux et folâtres
amusements, des exercices purement corporels n’auraient
242

pas un prix matériel et sensible. Qu’un petit Majorquin,
voyant un panier sur le haut d’un arbre, l’abatte à coup de
fronde, n’est-il pas bien juste qu’il en profite, et qu’un bon
déjeuner répare la force qu’il use à le gagner43 ? Qu’un
jeune Spartiate, à travers les risques de cent coups de
fouet, se glisse habilement dans une, cuisine ; qu’il y vole
un renardeau tout vivant, qu’en l’emportant dans sa robe
il en soit égratigné, mordu, mis en sang, et que, pour
n’avoir pas la honte d’être surpris, l’enfant se laisse déchi-
rer les entrailles sans sourciller, sans pousser un seul cri,
n’est-il pas juste qu’il profite enfin de sa proie, et qu’il la
mange aptes en avoir été mangé ? jamais un bon repas ne
doit être une récompense ; mais pourquoi ne serait-il pas
quelquefois l’effet des soins qu’on a pris pour se le procu-
rer ? Émile ne regarde point le gâteau que j’ai mis sur la
pierre comme le prix d’avoir bien couru ; il sait seulement
que le seul moyen d’avoir ce gâteau est d’y arriver plus tôt
qu’un autre.
Ceci ne contredit point les maximes que j’avançais tout
à l’heure sur la simplicité des mets, car, pour flatter
l’appétit des enfants, il ne s’agit pas d’exciter leur sensuali-
té, mais seulement de la satisfaire ; et cela s’obtiendra par
les choses du monde les plus communes, si l’on ne tra-
vaille pas à leur raffiner le goût. Leur appétit continuel,
qu’excite le besoin de croître, est un assaisonnement sûr
qui leur tient lieu de beaucoup d’autres. Des fruits, du
laitage, quelque pièce de four un peu plus délicate que le
43 Il y a bien des siècles que les Majorquins ont perdu cet
usage ; il est du temps de la célébrité de leurs frondeurs.
243

pain ordinaire, surtout l’art de dispenser sobrement tout
cela : voilà de quoi mener des armées d’enfants au bout du
monde sans leur donner du goût pour les saveurs vives, ni
risquer de leur blaser le palais.
Une des preuves que le goût de la viande n’est pas na-
turel à l’homme, est l’indifférence que les enfants ont pour
ce mets-là, et la préférence qu’ils donnent tous à des nour-
ritures végétales, telles que le laitage, la pâtisserie, les
fruits, etc. Il importe surtout de ne pas dénaturer ce goût
primitif, et de ne point rendre les enfants carnassiers ; si
ce n’est pour leur santé, c’est pour leur caractère ; car, de
quelque manière qu’on explique l’expérience, il est certain
que les grands mangeurs de viande sont en général cruels
et féroces plus que les autres hommes ; cette observation
est de tous les lieux et de tous les temps. La barbarie an-
glaise est connue44 ; les Gaures, au contraire, sont les plus
doux des hommes45. Tous les sauvages sont cruels ; et
leurs mœurs ne les portent point à l’être : cette cruauté
vient de leurs aliments. Ils vont à la guerre comme à la
chasse, et traitent les hommes comme des ours. En Angle-
terre même les bouchers ne sont pas reçus en témoi-
44 Je sais que les Anglais vantent beaucoup leur humanité et le
bon naturel de leur nation, qu’ils appellent good natured people ;
mais ils ont beau crier cela tant qu’ils peuvent, personne ne le répète
après eux.
45 Les Banians, qui s’abstiennent de toute chair plus sévère-
ment que les Gaures, sont presque aussi doux qu’eux ; mais comme
leur morale est moins pure et leur culte moins raisonnable, ils ne
sont pas si honnêtes gens.
244

gnage46, non plus que les chirurgiens. Les grands scélérats
s’endurcissent au meurtre en buvant du sang. Homère fait
des Cyclopes, mangeurs de chair, des hommes affreux, et
des Lotophages un peuple si aimable, qu’aussitôt qu’on
avait essayé de leur commerce, on oubliait jusqu’à son
pays pour vivre avec eux.
« Tu me demandes, disait Plutarque, pourquoi Pythagore
s’abstenait de manger de la chair des bêtes ; mais moi je te
demande au contraire quel courage d’homme eut le premier
qui approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui brisa de sa
dent les os d’une bête expirante, qui fit servir devant lui des
corps morts, des cadavres et engloutit dans son estomac des
membres qui, le moment d’auparavant, bêlaient, mugis-
saient, marchaient et voyaient. Comment sa main put-elle en-
foncer un fer dans le cœur d’un être sensible ? Comment ses
yeux purent-ils supporter un meurtre ? Comment put-il voir
saigner, écorcher, démembrer un pauvre animal sans dé-
fense ? Comment put-il supporter l’aspect des chairs pante-
lantes ? Comment leur odeur ne lui fit-elle pas soulever le
cœur ? Comment ne fut-il pas dégoûté, repoussé, saisi
d’horreur, quand il vint à manier l’ordure de ces blessures, à
nettoyer le sang noir et figé qui les couvrait ?
Les peaux rampaient sur la terre écorchées,
Les chairs au feu mugissaient embrochées ;
L’homme ne put les manger sans frémir,
46 Un des traducteurs anglais de ce livre a relevé ici ma méprise,
et tous deux l’ont corrigée. Les bouchers et les chirurgiens sont
reçus en témoignage ; mais les premiers ne sont point admis comme
jurés ou pairs au jugement des crimes, et les chirurgiens le sont.
245

Et dans son sein les entendit gémir.
« Voilà ce qu’il dut imaginer et sentir la première fois qu’il
surmonta la nature pour faire cet horrible repas, la première
fois qu’il eut faim d’une bête en vie, qu’il voulut se nourrir
d’un animal qui paissait encore, et qu’il dit comment il fallait
égorger, dépecer, cuire la brebis qui lui léchait les mains.
C’est de ceux qui commencèrent ces cruels festins, et non de
ceux qui les quittent, qu’on a lieu de s’étonner : encore ces
premiers-là pourraient-ils justifier leur barbarie par des ex-
cuses qui manquent à la nôtre, et dont le défaut nous rend
cent fois plus barbares qu’eux.
« Mortels bien-aimés des dieux, nous diraient ces pre-
miers hommes, comparez les temps, voyez combien vous êtes
heureux et combien nous étions misérables ! La terre nouvel-
lement formée et l’air chargé de vapeurs étaient encore indo-
ciles à l’ordre des saisons ; le cours incertain des fleuves dé-
gradait leurs rives de toutes parts ; des étangs, des lacs, de
profonds marécages inondaient les trois quarts de la surface
du monde ; l’autre quart était couvert de bois et de forêts sté-
riles. La terre ne produisait nuls bons fruits ; nous n’avions
nuls instruments de labourage ; nous ignorions l’art de nous
en servir, et le temps de la moisson ne venait jamais pour qui
n’avait rien semé. Ainsi la faim ne nous quittait point.
L’hiver, la mousse et l’écorce des arbres étaient nos mets or-
dinaires. Quelques racines vertes de chiendent et de bruyères
étaient pour nous un régal ; et quand les hommes avaient pu
trouver des faînes, des noix ou du gland, ils en dansaient de
joie autour d’un chêne ou d’un hêtre au son de quelque chan-
son rustique, appelant la terre leur nourrice et leur mère :
c’était là leur seule fête ; c’étaient leurs uniques jeux ; tout le
reste de la vie humaine n’était que douleur, peine et misère.
« Enfin, quand la terre dépouillée et nue ne nous offrait plus
rien, forcés d’outrager la nature pour nous conserver, nous
mangeâmes les compagnons de notre misère plutôt que de
246

périr avec eux. Mais vous, hommes cruels, qui vous force à
verser du sang ? Voyez quelle affluence de biens vous envi-
ronne ! combien de fruits vous produit la terre ! que de ri-
chesses vous donnent les champs et les vignes ! que
d’animaux vous offrent leur lait pour vous nourrir et leur toi-
son pour vous habiller ! Que leur demandez-vous de plus ? et
quelle rage vous porte à commettre tant de meurtres, rassa-
siés de biens et regorgeant de vivres ? Pourquoi mentez-vous
contre votre mère en l’accusant de ne pouvoir vous nourrir ?
Pourquoi péchez-vous contre Cérès, inventrice des saintes
lois, et contre le gracieux Bacchus, consolateur des hommes ?
comme si leurs dons prodigués ne suffisaient pas à la conser-
vation du genre humain ! Comment avez-vous le cœur de mê-
ler avec leurs doux fruits des ossements sur vos tables, et de
manger avec le lait le sang des bêtes qui vous le donnent ?
Les panthères et les lions, que vous appelez bêtes féroces,
suivent leur instinct par force, et tuent les autres animaux
pour vivre. Mais vous, cent fois plus féroces qu’elles, vous
combattez l’instinct sans nécessité, pour vous livrer à vos
cruelles délices. Les animaux que vous mangez ne sont pas
ceux qui mangent les autres : vous ne les mangez pas, ces
animaux carnassiers, vous les imitez ; vous n’avez faim que
des bêtes innocentes et douces qui ne font de mal à personne,
qui s’attachent à vous, qui vous servent, et que vous dévorez
pour prix de leurs services.
« O meurtrier contre nature ! si tu t’obstines à soutenir
qu’elle t’a fait pour dévorer tes semblables, des êtres de chair
et d’os, sensibles et vivants comme toi, étouffe donc l’horreur
qu’elle t’inspire pour ces affreux repas ; tue les animaux toi-
même, je dis de tes propres mains, sans ferrements, sans cou-
telas ; déchire-les avec tes ongles, comme font les lions et les
ours ; mords ce bœuf et le mets en pièces ; enfonce tes griffes
dans sa peau ; mange cet agneau tout vif, dévore ses chairs
toutes chaudes, bois son âme avec son sang. Tu frémis ! tu
n’oses sentir palpiter sous ta dent une chair vivante ! Homme
pitoyable ! tu commences par tuer l’animal, et puis tu le
247

manges, comme pour le faire mourir deux fois. Ce n’est pas
assez : la chair morte te répugne encore, tes entrailles ne
peuvent la supporter ; il la faut transformer par le feu, la
bouillir, la rôtir, l’assaisonner de drogues qui la déguisent : il
te faut des charcutiers, des cuisiniers, des rôtisseurs, des gens
pour t’ôter l’horreur du meurtre et t’habiller des corps morts,
afin que le sens du goût, trompé par ces déguisements, ne re-
jette point ce qui lui est étrange, et savoure avec plaisir des
cadavres dont l’œil même eût eu peine à souffrir l’aspect. »
Quoique ce morceau soit étranger à mon sujet, je n’ai
pu résister à la tentation de le transcrire, et je crois que
peu de lecteurs m’en sauront mauvais gré.
Au reste, quelque sorte de régime que vous donniez
aux enfants, pourvu que vous ne les accoutumiez qu’à des
mets communs et simples, laissez-les manger, courir et
jouer tant qu’il leur plaît ; puis soyez sûrs qu’ils ne mange-
ront jamais trop et n’auront point d’indigestions ; mais si
vous les affamez la moitié du temps, et qu’ils trouvent le
moyen d’échapper à votre vigilance, ils se dédommageront
de toute leur force, ils mangeront jusqu’à regorger, jusqu’à
crever. Notre appétit n’est démesuré que parce que nous
voulons lui donner d’autres règles que celles de la nature ;
toujours réglant, prescrivant, ajoutant, retranchant nous
ne faisons rien que la balance à la main ; mais cette ba-
lance est à la mesure de nos fantaisies, et non pas à celle
de notre estomac. J’en reviens toujours à mes exemples.
Chez les paysans, la huche et le fruitier sont toujours ou-
verts, et les enfants, non plus que les hommes, n’y savent
ce que c’est qu’indigestions.
S’il arrivait pourtant qu’un enfant mangeât trop, ce
que je ne crois pas possible par ma méthode, avec des
248

amusements de son goût il est si aisé de le distraire, qu’on
parviendrait à l’épuiser d’inanition sans qu’il y songeât.
Comment des moyens si sûrs et si faciles échappent-ils à
tous les instituteurs ? Hérédote raconte que les Lydiens,
pressés d’une extrême disette, s’avisèrent d’inventer les
jeux et d’autres divertissements avec lesquels ils don-
naient le change à leur faim, et passaient des jours entiers
sans songer à manger47. Vos savants instituteurs ont peut-
être lu cent fois ce passage, sans voir l’application qu’on
peut en faire aux enfants. Quelqu’un d’eux me dira peut-
être qu’un enfant ne quitte pas volontiers son dîner pour
aller étudier sa leçon. Maître, vous avez raison : je ne pen-
sais pas à cet amusement-là.
Le sens de l’odorat est au goût ce que celui de la vue
est au toucher ; il le prévient, il l’avertit de la manière dont
telle ou telle substance doit l’affecter, et dispose à la re-
chercher ou à la fuir, selon l’impression qu’on en reçoit
d’avance. J’ai ouï dire que les sauvages avaient l’odorat
tout autrement affecté que le nôtre, et jugeaient tout diffé-
remment des bonnes et des mauvaises odeurs. Pour moi,
je le croirais bien. Les odeurs par elles-mêmes sont des
sensations faibles ; elles ébranlent plus l’imagination que
le sens, et n’affectent pas tant par ce qu’elles donnent que
47 Les anciens historiens sont remplis de vues dont on pourrait
faire usage, quand même les faits qui les présentent seraient faux.
Mais nous ne savons tirer aucun vrai parti de l’histoire ; la critique
d’érudition absorbe tout ; comme s’il importait beaucoup qu’un fait
fût vrai, pourvu qu’on en pût tirer une instruction utile. Les hommes
sensés doivent regarder l’histoire comme un tissu de fables, dont la
morale est très appropriée au cœur humain.
249

par ce qu’elles font attendre. Cela supposé, les goûts des
uns, devenus, par leurs manières de vivre, si différents des
goûts des autres, doivent leur faire porter des jugements
bien opposés des saveurs, et par conséquent des odeurs
qui les annoncent. Un Tartare doit flairer avec autant de
plaisir un quartier puant de cheval mort, qu’un de nos
chasseurs, une perdrix à moitié pourrie.
Nos sensations oiseuses, comme d’être embaumés des
fleurs d’un parterre, doivent être insensibles à des
hommes qui marchent trop pour aimer à se promener, et
qui ne travaillent pas assez pour se faire une volupté du
repos. Des gens toujours affamés ne sauraient prendre un
grand plaisir à des parfums qui n’annoncent rien à man-
ger.
L’odorat est le sens de l’imagination ; donnant aux
nerfs un ton plus fort, il doit beaucoup agiter le cerveau ;
c’est pour cela qu’il ranime un moment le tempérament, et
l’épuise à la longue. Il a dans l’amour des effets assez con-
nus ; le doux parfum d’un cabinet de toilette n’est pas un
piège aussi faible qu’on pense ; et je ne sais s’il faut félici-
ter ou plaindre l’homme sage et peu sensible que l’odeur
des fleurs que sa maîtresse a sur le sein ne fit jamais palpi-
ter.
L’odorat ne doit donc pas être fort actif dans le pre-
mier âge, où l’imagination, que peu de passions ont encore
animée, n’est guère susceptible d’émotion, et où l’on n’a
pas encore assez d’expérience pour prévoir avec un sens ce
que nous en promet un autre. Aussi cette conséquence est-
elle parfaitement confirmée par l’observation ; et il est
250

certain que ce sens est encore obtus et presque hébété
chez la plupart des enfants. Non que la sensation ne soit
en eux aussi fine et peut-être plus que dans les hommes,
mais parce que, n’y joignant aucune autre idée, ils ne s’en
affectent pas aisément d’un sentiment de plaisir ou de
peine, et qu’ils n’en sont ni flattés ni blessés comme nous.
Je crois que, sans sortir du même système, et sans recourir
à l’anatomie comparée des deux sexes, on trouverait aisé-
ment la raison pourquoi les femmes en général s’affectent
plus vivement des odeurs que les hommes.
On dit que les sauvages du Canada se rendent dès leur
jeunesse l’odorat si subtil, que, quoiqu’ils aient des chiens,
ils ne daignent pas s’en servir à la chasse, et se servent de
chiens à eux-mêmes. Je conçois, en effet, que si l’on éle-
vait les enfants à éventer leur dîner, comme le chien
évente le gibier, on parviendrait peut-être à leur perfec-
tionner l’odorat au même point ; mais je ne vois pas au
fond qu’on puisse en eux tirer de ce sens un usage fort
utile, si ce n’est pour leur faire connaître ses rapports avec
celui du goût. La nature a pris soin de nous forcer à nous
mettre au fait de ces rapports. Elle a rendu l’action de ce
dernier sens presque inséparable de celle de l’autre, en
rendant leurs organes voisins, et plaçant dans la bouche
une communication immédiate entre les deux, en sorte
que nous ne goûtons rien sans le flairer. Je voudrais seu-
lement qu’on n’altérât pas ces rapports naturels pour
tromper un enfant, en couvrant, par exemple, d’un aro-
mate agréable le déboire d’une médecine ; car la discorde
des deux sens est trop grande alors pour pouvoir l’abuser ;
le sens le plus actif absorbant l’effet de l’autre, il n’en
prend pas la médecine avec moins de dégoût ; ce dégoût
251

s’étend à toutes les sensations qui le frappent en même
temps ; à la présence de la plus faible, son imagination lui
rappelle aussi l’autre ; un parfum très suave n’est plus
pour lui qu’une odeur dégoûtante ; et c’est ainsi que nos
indiscrètes précautions augmentent la somme des sensa-
tions déplaisantes aux dépens des agréables.
Il me reste à parler dans les livres suivants de la cul-
ture d’une espèce de sixième sens, appelé sens commun,
moins parce qu’il est commun à tous les hommes, que
parce qu’il résulte de l’usage bien réglé des autres sens, et
qu’il nous instruit de la nature des choses par le concours
de toutes leurs apparences. Ce sixième sens n’a point par
conséquent d’organe particulier : il ne réside que dans le
cerveau, et ses sensations, purement internes, s’appellent
perceptions ou idées. C’est par le nombre de ces idées que
se mesure l’étendue de nos connaissances : c’est leur net-
teté, leur clarté, qui fait la justesse de l’esprit ; c’est l’art de
les comparer entre elles qu’on appelle raison humaine.
Ainsi ce que j’appelais raison sensitive ou puérile consiste
à former des idées simples par le concours de plusieurs
sensations ; et ce que j’appelle raison intellectuelle ou hu-
maine consiste à former des idées complexes par le con-
cours de plusieurs idées simples.
Supposant donc que ma méthode soit celle de la na-
ture, et que je ne me sois pas trompé dans l’application,
nous avons amené notre élève, à travers les pays des sen-
sations, jusqu’aux confins de la raison puérile : le premier
pas que nous allons faire au-delà doit être un pas
d’homme. Mais, avant d’entrer dans cette nouvelle car-
rière, jetons un moment les yeux sur celle que nous ve-
252

nons de parcourir. Chaque âge, chaque état de la vie a sa
perfection convenable, sa sorte de maturité qui lui est
propre. Nous avons souvent ouï parler d’un homme fait ;
mais considérons un enfant fait : ce spectacle sera plus
nouveau pour nous, et ne sera peut-être pas moins
agréable.
L’existence des êtres finis est si pauvre et si bornée
que, quand nous ne voyons que ce qui est, nous ne
sommes jamais émus. Ce sont les chimères qui ornent les
objets réels ; et si l’imagination n’ajoute un charme à ce
qui nous frappe, le stérile plaisir qu’on y prend se borne à
l’organe, et laisse toujours le cœur froid. La terre, parée
des trésors de l’automne, étale une richesse que l’œil ad-
mire : mais cette admiration n’est point touchante ; elle
vient plus de la réflexion que du sentiment. Au printemps,
la campagne presque nue n’est encore couverte de rien, les
bois n’offrent point d’ombre, la verdure ne fait que de
poindre, et le cœur est touché à son aspect. En voyant re-
naître ainsi la nature, on se sent ranimer soi-même ;
l’image du plaisir nous environne ; ces compagnes de la
volupté, ces douces larmes, toujours prêtes à se joindre à
tout sentiment délicieux, sont déjà sur le bord de nos pau-
pières ; mais l’aspect des vendanges a beau être animé,
vivant, agréable, on le voit toujours d’un œil sec.
Pourquoi cette différence ? C’est qu’au spectacle du
printemps l’imagination joint celui des saisons qui le doi-
vent suivre ; à ces tendres bourgeons que l’œil aperçoit,
elle ajoute les fleurs, les fruits, les ombrages, quelquefois
les mystères qu’ils peuvent couvrir. Elle réunit en un point
des temps qui doivent se succéder, et voit moins les objets
253

comme ils seront que comme elle les désire, parce qu’il
dépend d’elle de les choisir. En automne, au contraire, on
n’a plus à voir que ce qui est. Si l’on veut arriver au prin-
temps, l’hiver nous arrête, et l’imagination glacée expire
sur la neige et sur les frimas.
Telle est la source du charme qu’on trouve à contem-
pler une belle enfance préférablement à la perfection de
l’âge mûr. Quand est-ce que nous goûtons un vrai plaisir à
voir un homme ? c’est quand la mémoire de ses actions
nous fait rétrograder sur sa vie, et le rajeunit, pour ainsi
dire, à nos yeux. Si nous sommes réduits à le considérer
tel qu’il est, ou à le supposer tel qu’il sera dans sa vieil-
lesse, l’idée de la nature déclinante efface tout notre plai-
sir. Il n’y en a point à voir avancer un homme à grands pas
vers sa tombe, et l’image de la mort enlaidit tout.
Mais quand je me figure un enfant de dix à douze ans,
sain, vigoureux, bien formé pour son âge, il ne me fait pas
naître une idée qui ne soit agréable, soit pour le présent,
soit pour l’avenir : je le vois bouillant, vif, animé, sans
souci rongeant, sans longue et pénible prévoyance, tout
entier à son être actuel, et jouissant d’une plénitude de vie
qui semble vouloir s’étendre hors de lui. Je le prévois dans
un autre âge, exerçant le sens, l’esprit, les forces qui se
développent en lui de jour en jour, et dont il donne à
chaque instant de nouveaux indices ; je le contemple en-
fant, et il me plaît ; je l’imagine homme, et il me plait da-
vantage ; son sang ardent semble réchauffer le mien ; je
crois vivre de sa vie, et sa vivacité me rajeunit.
254

L’heure sonne, quel changement ! A l’instant son œil
se ternit, sa gaieté s’efface ; adieu la joie, adieu les folâtres
jeux. Un homme sévère et fâché le prend par la main, lui
dit gravement – Allons, monsieur, et l’emmène. Dans la
chambre où ils entrent j’entrevois des livres. Des livres !
quel triste ameublement pour son âge ! Le pauvre enfant
se laisse entraîner, tourne un œil de regret sur tout ce qui
l’environne, se tait, et part, les yeux gonflés de pleurs qu’il
n’ose répandre, et le cœur gros de soupirs qu’il n’ose exha-
ler.
O toi qui n’as rien de pareil à craindre, toi pour qui nul
temps de la vie n’est un temps de gêne et d’ennui, toi qui
vois venir le jour sans inquiétude, la nuit sans impatience,
et ne comptes les heures que par tes plaisirs, viens, mon
heureux, mon aimable élève, nous consoler par ta pré-
sence du départ de cet infortuné ; viens… Il arrive, et je
sens à son approche un mouvement de joie que je lui vois
partager. C’est son ami, son camarade, c’est le compagnon
de ses jeux qu’il aborde ; il est bien sûr, en me voyant, qu’il
ne restera pas longtemps sans amusement ; nous ne dé-
pendons jamais l’un de l’autre, mais nous nous accordons
toujours, et nous ne sommes avec personne aussi bien
qu’ensemble.
Sa figure, son port, sa contenance, annoncent
l’assurance et le contentement ; la santé brille sur son vi-
sage ; ses pas affermis lui donnent un air de vigueur ; son
teint, délicat encore sans être fade, n’a rien d’une mollesse
efféminée ; l’air et le soleil y ont déjà mis l’empreinte ho-
norable de son sexe ; ses muscles, encore arrondis, com-
mencent à marquer quelques traits d’une physionomie
255

naissante ; ses yeux, que le feu du sentiment n’anime point
encore, ont au moins toute leur sérénité native48, de longs
chagrins ne les ont point obscurcis, des pleurs sans fin
n’ont point sillonné ses joues. Voyez dans ses mouvements
prompts, mais sûrs, la vivacité de son âge, la fermeté de
l’indépendance, l’expérience des exercices multipliés. il a
l’air ouvert et libre, mais non pas insolent ni vain : son
visage, qu’on n’a pas collé sur des livres, ne tombe point
sur son estomac ; on n’a pas besoin de lui dire : Levez la
tête ; la honte ni la crainte ne la lui firent jamais baisser.
Faisons-lui place au milieu de l’assemblée : messieurs,
examinez-le, interrogez-le en toute confiance ; ne craignez
ni ses importunités, ni son babil, ni ses questions indis-
crètes. N’ayez pas peur qu’il s’empare de vous, qu’il pré-
tende vous occuper de lui seul, et que vous ne puissiez plus
vous en défaire.
N’attendez pas non plus de lui des propos agréables, ni
qu’il vous dise ce que je lui aurai dicté ; n’en attendez que
la vérité naïve et simple, sans ornement, sans apprêt, sans
vanité. Il vous dira le mal qu’il a fait ou celui qu’il pense,
tout aussi librement que le bien, sans s’embarrasser en
aucune sorte de l’effet que fera sur vous ce qu’il aura dit : il
usera de la parole dans toute la simplicité de sa première
institution.
48 Natia. J’emploie ce mot dans une acception italienne, faute
de lui trouver un synonyme en français. Si j’ai tort, peu importe,
pourvu qu’on m’entende.
256

L’on aime à bien augurer des enfants, et l’on a toujours
regret à ce flux d’inepties qui vient presque toujours ren-
verser les espérances qu’on voudrait tirer de quelque heu-
reuse rencontre qui par hasard leur tombe sur la langue. Si
le mien donne rarement de telles espérances, il ne donne-
ra jamais ce regret ; car il ne dit jamais un mot inutile, et
ne s’épuise pas sur un babil qu’il sait qu’on n’écoute point.
Ses idées sont bornées, mais nettes ; s’il ne sait rien par
cœur, il sait beaucoup par expérience ; s’il lit moins bien
qu’un autre enfant dans nos livres, il lit mieux dans celui
de la nature ; son esprit n’est pas dans sa langue, mais
dans sa tête ; il a moins de mémoire que de jugement ; il
ne sait parler qu’un langage, mais il entend ce qu’il dit ; et
s’il ne dit pas si bien que les autres disent, en revanche, il
fait mieux qu’ils ne font.
Il ne sait ce que c’est que routine, usage, habitude ; ce
qu’il fit hier n’influe point sur ce qu’il fait aujourd’hui49 : il
ne suit jamais de formule, ne cède point à l’autorité ni à
l’exemple, et n’agit ni ne parle que comme il lui convient.
Ainsi n’attendez pas de lui des discours dictés ni des ma-
49 L’attrait de l’habitude vient de la paresse naturelle à
l’homme, et cette paresse augmente en s’y livrant : on fait plus ai-
sément ce qu’on a déjà fait : la route étant frayée en devient plus
facile à suivre. Aussi peut-on remarquer que l’empire de l’habitude
est très grand sur les vieillards et sur les gens indolents, très petit
sur la jeunesse et sur les gens vifs. Ce régime n’est bon qu’aux âmes
faibles, et les affaiblit davantage de jour en jour. La seule habitude
utile aux enfants est de s’asservir sans peine à la nécessité des
choses, et la seule habitude utile aux hommes est de s’asservir sans
peine à la raison. Toute autre habitude est un vice.
257

nières étudiées, mais toujours l’expression fidèle de ses
idées et la conduite qui naît de ses penchants.
Vous lui trouvez un petit nombre de notions morales
qui se rapportent à son état actuel, aucune sur l’état relatif
des hommes : et de quoi lui serviraient-elles, puisqu’un
enfant n’est pas encore un membre actif de la société ?
Parlez-lui de liberté, de propriété, de convention même ; il
peut en savoir jusque-là, il sait pourquoi ce qui est à lui est
à lui, et pourquoi ce qui n’est pas à lui n’est pas à lui : pas-
sé cela, il ne sait plus rien. Parlez-lui de devoir,
d’obéissance, il ne sait ce que vous voulez dire ; comman-
dez-lui quelque chose, il ne vous entendra pas ; mais dites-
lui : Si vous me faisiez tel plaisir, je vous le rendrais dans
l’occasion ; à l’instant il s’empressera de vous complaire,
car il ne demande pas mieux que d’étendre son domaine,
et d’acquérir sur vous des droits qu’il sait être inviolables.
Peut-être même n’est-il pas fâché de tenir une place, de
faire nombre, d’être compté pour quelque chose ; mais s’il
a ce dernier motif, le voilà déjà sorti de la nature, et vous
n’avez pas bien bouché d’avance toutes les portes de la
vanité.
De son côté, s’il a besoin de quelque assistance, il la
demandera indifféremment au premier qu’il rencontre ; il
la demanderait au roi comme à son laquais : tous les
hommes sont encore égaux à ses yeux. Vous voyez, à l’air
dont il prie, qu’il sent qu’on ne lui doit rien ; il sait que ce
qu’il demande est une grâce. Il sait aussi que l’humanité
porte à en accorder. Ses expressions sont simples et laco-
niques. Sa voix, son regard, son geste sont d’un être éga-
lement accoutumé à la complaisance et au refus. Ce n’est
258

ni la rampante et servile soumission d’un esclave, ni
l’impérieux accent d’un maître ; c’est une modeste con-
fiance en son semblable, c’est la noble et touchante dou-
ceur d’un être libre, mais sensible et faible, qui implore
l’assistance d’un être libre, mais fort et bienfaisant. Si vous
lui accordez ce qu’il vous demande, il ne vous remerciera
pas, mais il sentira qu’il a contracté une dette. Si vous le
lui refusez, il ne se plaindra point, il n’insistera point, il
sait que cela serait inutile. Il ne se dira point : On m’a re-
fusé ; mais il se dira : Cela ne pouvait pas être ; et, comme
je l’ai déjà dit, on ne se mutine guère contre la nécessité
bien reconnue.
Laissez-le seul en liberté, voyez-le agir sans lui rien
dire ; considérez ce qu’il fera et comment il s’y prendra.
N’ayant pas besoin de se prouver qu’il est libre, il ne fait
jamais rien par étourderie, et seulement pour faire un acte
de pouvoir sur lui-même ; ne sait-il pas qu’il est toujours
maître de lui ? Il est alerte, léger, dispos ; ses mouvements
ont toute la vivacité de son âge, mais vous n’en voyez pas
un qui n’ait une fin. Quoi qu’il veuille faire, il
n’entreprendra jamais rien qui soit au-dessus de ses
forces, car il les a bien éprouvées et les connaît ; ses
moyens seront toujours appropriés à ses desseins, et ra-
rement il agira sans être assuré du succès. Il aura l’œil
attentif et judicieux ; il n’ira pas niaisement interrogeant
les autres sur tout ce qu’il voit ; mais il l’examinera lui-
même et se fatiguera pour trouver ce qu’il veut apprendre,
avant de le demander. S’il tombe dans des embarras im-
prévus, il se troublera moins qu’un autre ; s’il y a du
risque, il s’effrayera moins aussi. Comme son imagination
reste encore inactive, et qu’on n’a rien fait pour l’animer, il
259

ne voit que ce qui est, n’estime les dangers que ce qu’ils
valent, et garde toujours son sang-froid. La nécessité
s’appesantit trop souvent sur lui pour qu’il regimbe encore
contre elle ; il en porte le joug dès sa naissance, l’y voilà
bien accoutumé ; il est toujours prêt à tout.
Qu’il s’occupe ou qu’il s’amuse, l’un et l’autre est égal
pour lui ; ses jeux sont ses occupations, il n’y sent point de
différence. Il met à tout ce qu’il fait un intérêt qui fait rire
et une liberté qui plaît, en montrant à la fois le tour de son
esprit et la sphère de ses connaissances. N’est-ce pas le
spectacle de cet âge, un spectacle charmant et doux, de
voir un joli enfant, l’œil vif et gai, l’air content et serein, la
physionomie ouverte et riante, faire, en se jouant, les
choses les plus sérieuses, ou profondément occupé des
plus frivoles amusements ?
Voulez-vous à présent le juger par comparaison ? Mê-
lez-le avec d’autres enfants, et laissez-le faire. Vous verrez
bientôt lequel est le plus vraiment formé, lequel approche
le mieux de la perfection de leur âge. Parmi les enfants de
la ville, nul n’est plus adroit que lui, mais il est plus fort
qu’aucun autre. Parmi de jeunes paysans, il les égale en
force et les passe en adresse. Dans tout de qui est à portée
de l’enfance, il juge, il raisonne, il prévoit mieux qu’eux
tous. Est-il question d’agir, de courir, de sauter, d’ébranler
des corps, d’enlever des masses, d’estimer des distances,
d’inventer des jeux, d’emporter des prix ? on dirait que la
nature est à ses ordres, tant il sait aisément plier toute
chose à ses volontés. Il est fait pour guider, pour gouver-
ner ses égaux : le talent, l’expérience, lui tiennent lieu de
droit et d’autorité. Donnez-lui l’habit et le nom qu’il vous
260

plaira, peu importe, il primera partout, il deviendra par-
tout le chef des autres ; ils sentiront toujours sa supériori-
té sur eux ; sans vouloir commander, il sera le maître ;
sans croire obéir, ils obéiront.
Il est parvenu à la maturité de l’enfance, il a vécu de la
vie d’un enfant, il n’a point acheté sa perfection aux dé-
pens de son bonheur ; au contraire, ils ont concouru l’un à
l’autre. En acquérant toute la raison de son âge, il a été
heureux et libre autant que sa constitution lui permettait
de l’être. Si la fatale faux vient moissonner en lui la fleur
de nos espérances, nous n’aurons point à pleurer à la fois
sa vie et sa mort, nous n’aigrirons point nos douleurs du
souvenir de celles que nous lui aurons causées ; nous nous
dirons : Au moins il a joui de son enfance ; nous ne lui
avons rien fait perdre de ce que la nature lui avait donné.
Le grand inconvénient de cette première éducation est
qu’elle n’est sensible qu’aux hommes clairvoyants et, que,
dans un enfant élevé avec tant de soin, des yeux vulgaires
ne voient qu’un polisson. Un précepteur songe a son inté-
rêt plus qu’à celui de son disciple ; il s’attache à prouver
qu’il ne perd pas son temps, et qu’il gagne bien l’argent
qu’on lui donne ; il le pourvoit d’un acquis de facile étalage
et qu’on puisse montrer quand on veut ; il n’importe que
ce qu’il lui apprend soit utile, pourvu qu’il se voie aisé-
ment. Il accumule, sans choix, sans discernement, cent
fatras dans sa mémoire. Quand il s’agit d’examiner
l’enfant, on lui fait déployer sa marchandise ; il l’étale, on
est content ; puis il replie son ballot, et s’en va. Mon élève
n’est pas si riche, il n’a point de ballot à déployer, il n’a
rien à montrer que lui-même. Or un enfant, non plus
261

qu’un homme, ne se voit pas en un moment. Où sont les
observateurs qui sachent saisir au premier coup d’œil les
traits qui le caractérisent ? Il en est, mais il en est peu ; et
sur cent mille pères, il ne s’en trouvera pas un de ce
nombre.
Les questions trop multipliées ennuient et rebutent
tout le monde, à plus forte raison les enfants. Au bout de
quelques minutes leur attention se lasse, ils n’écoutent
plus ce qu’un obstiné questionneur leur demande, et ne
répondent plus qu’au hasard. Cette manière de les exami-
ner est vaine et pédantesque ; souvent un mot pris à la
volée peint mieux leur sens et leur esprit que ne feraient
de longs discours ; mais il faut prendre garde que ce mot
ne soit ni dicté ni fortuit. Il faut avoir beaucoup de juge-
ment soi-même pour apprécier celui d’un enfant.
J’ai ouï raconter à feu milord Hyde qu’un de ses amis,
revenu d’Italie après trois ans d’absence, voulut examiner
les progrès de son fils âgé de neuf à dix ans. Ils vont un
soir se promener avec son gouverneur et lui dans une
plaine où des écoliers s’amusaient à guider des cerfs-
volants. Le père en passant dit à son fils : Où est le cerf-
volant dont voilà l’ombre. Sans hésiter, sans lever la tête,
l’enfant dit : Sur le grand chemin. Et en effet, ajoutait mi-
lord Hyde, le grand chemin était entre le soleil et nous. Le
père, à ce mot, embrasse son fils, et, finissant là son exa-
men, s’en va sans rien dire. Le lendemain il envoya au
gouverneur l’acte d’une pension viagère outre ses appoin-
tements.
262

Quel homme que ce père-là ! et quel fils lui était pro-
mis ! La question est précisément de l’âge : la réponse est
bien simple ; mais voyez quelle netteté de judiciaire enfan-
tine elle suppose ! C’est ainsi que l’élève d’Aristote appri-
voisait ce coursier célèbre qu’aucun écuyer n’avait pu
dompter.
263

Livre troisième : L’âge de force : de
12 à 15 ans.
Quoique jusqu’à l’adolescence tout le cours de la vie
soit un temps de faiblesse, il est un point, dans la durée de
ce premier âge, où, le progrès des forces ayant passé celui
des besoins, l’animal croissant, encore absolument faible,
devient fort par relation. Ses besoins n’étant pas tous dé-
veloppés, ses forces actuelles sont plus que suffisantes
pour pourvoir à ceux qu’il a. Comme homme il serait très
faible, comme enfant il est très fort.
D’où vient la faiblesse de l’homme ? De l’inégalité qui
se trouve entre sa force et ses désirs. Ce sont nos passions
qui nous rendent faibles, parce qu’il faudrait pour les con-
tenter plus de forces que ne nous en donna la nature. Di-
minuez donc les désirs, c’est comme si vous augmentiez
les forces : celui qui peut plus qu’il ne désire en a de reste ;
il est certainement un être très fort. Voilà le troisième état
de l’enfance, et celui dont j’ai maintenant à parler. Je con-
tinue à l’appeler enfance, faute de terme propre à
l’exprimer ; car cet âge approche de l’adolescence, sans
être encore celui de la puberté.
A douze ou treize ans les forces de l’enfant se dévelop-
pent bien plus rapidement que ses besoins. Le plus vio-
lent, le plus terrible, ne s’est pas encore fait sentir à lui ;
l’organe même en reste dans l’imperfection, et semble,
264

pour en sortir, attendre que sa volonté l’y force. Peu sen-
sible aux injures de l’air et des saisons, il les brave sans
peine, sa chaleur naissante lui tient lieu d’habit ; son appé-
tit lui tient lieu d’assaisonnement ; tout ce qui peut nourrir
est bon à son âge ; s’il a sommeil, il s’étend sur la terre et
dort : il se voit partout entouré de tout ce qui lui est néces-
saire ; aucun besoin imaginaire ne le tourmente ; l’opinion
ne peut rien sur lui ; ses désirs ne vont pas plus loin que
ses bras : non seulement il peut se suffire à lui-même, il a
de la force au-delà de ce qu’il lui en faut ; c’est le seul
temps de sa vie où il sera dans ce cas.
Je pressens l’objection. L’on ne dira pas que l’enfant a
plus de besoins que je ne lui en donne, mais on niera qu’il
ait la force que je lui attribue : on ne songera pas que je
parle de mon élève, non de ces poupées ambulantes qui
voyagent d’une chambre à l’autre, qui labourent dans une
caisse et portent des fardeaux de carton. L’on me dira que
la force virile ne se manifeste qu’avec la virilité ; que les
esprits vitaux, élaborés dans les vaisseaux convenables, et
répandus dans tout le corps, peuvent seuls donner aux
muscles la consistance, l’activité, le ton, le ressort, d’où
résulte une véritable force. Voilà la philosophie du cabi-
net ; mais moi j’en appelle à l’expérience. Je vois dans vos
campagnes de grands garçons labourer, biner, tenir la
charrue, charger un tonneau de vin, mener la voiture tout
comme leur père ; on les prendrait pour des hommes, si le
son de leur voix ne les trahissait pas. Dans nos villes
mêmes, de jeunes ouvriers, forgerons, taillandiers, maré-
chaux, sont presque aussi robustes que les maîtres, et ne
seraient guère moins adroits, si on les eût exercés à temps.
S’il y a de la différence, et je conviens qu’il y en a, elle y est
265

beaucoup moindre, je le répète, que celle des désirs fou-
gueux d’un homme aux désirs bornés d’un enfant.
D’ailleurs il n’est pas ici question seulement de forces phy-
siques, mais surtout de la force et capacité de l’esprit qui
les supplée ou qui les dirige.
Cet intervalle où l’individu peut plus qu’il ne désire,
bien qu’il ne soit pas le temps de sa plus grande force ab-
solue, est, comme je l’ai dit, celui de sa plus grande force
relative. Il est le temps le plus précieux de la vie, temps qui
ne vient qu’une seule fois ; temps très court, et d’autant
plus court, comme on verra dans la suite, qu’il lui importe
plus de le bien employer.
Que fera-t-il donc de cet excédent de facultés et de
forces qu’il a de trop à présent, et qui lui manquera dans
un autre âge ? Il tâchera de l’employer à des soins qui lui
puissent profiter au besoin ; il jettera, pour ainsi dire, dans
l’avenir le superflu de son être actuel ; l’enfant robuste fera
des provisions pour l’homme faible ; mais il n’établira ses
magasins ni dans des coffres qu’on peut lui voler, ni dans
des granges qui lui sont étrangères ; pour s’approprier
véritablement son acquis, c’est dans ses bras, dans sa tête,
c’est dans lui qu’il le logera. Voici donc le temps des tra-
vaux, des instructions, des études, et remarquez que ce
n’est pas moi qui fais arbitrairement ce choix, c’est la na-
ture elle-même qui l’indique.
L’intelligence humaine a ses bornes ; et non seulement
un homme ne peut pas tout savoir, il ne peut pas même
savoir en entier le peu que savent les autres hommes.
Puisque la contradictoire de chaque position fausse est
266

une vérité, le nombre des vérités est inépuisable comme
celui des erreurs. Il y a donc un choix dans les choses
qu’on doit enseigner ainsi que dans le temps propre à les
apprendre. Des connaissances qui sont à notre portée, les
unes sont fausses, les autres sont inutiles, les autres ser-
vent à nourrir l’orgueil de celui qui les a. Le petit nombre
de celles qui contribuent réellement à notre bien-être est
seul digne des recherches d’un homme sage, et par consé-
quent d’un enfant qu’on veut rendre tel. Il ne s’agit point
de savoir ce qui est, mais seulement ce qui est utile.
De ce petit nombre, il faut ôter encore ici les vérités
qui demandent, pour être comprises, un entendement déjà
tout formé ; celles qui supposent la connaissance des rap-
ports de l’homme, qu’un enfant ne peut acquérir ; celles
qui, bien que vraies en elles-mêmes, disposent une âme
inexpérimentée à penser faux sur d’autres sujets.
Nous voilà réduits à un bien petit cercle relativement à
l’existence des choses ; mais que ce cercle forme encore
une sphère immense pour la mesure de l’esprit d’un en-
fant ! Ténèbres de l’entendement humain, quelle main
téméraire osa toucher à votre voile ? Que d’abîmes je vois
creuser par nos vaines sciences autour de ce jeune infor-
tuné ! 0 toi qui vas le conduire dans ces périlleux sentiers,
et tirer devant ses yeux le rideau sacré de la nature,
tremble. Assure-toi bien premièrement de sa tête et de la
tienne, crains qu’elle ne tourne à l’un ou à l’autre, et peut-
être à tous les deux. Crains l’attrait spécieux du mensonge
et les vapeurs enivrantes de l’orgueil. Souviens-toi, sou-
viens-toi sans cesse que l’ignorance n’a jamais fait de mal,
267

que l’erreur seule est funeste, et qu’on ne s’égare point par
ce qu’on ne sait pas, mais par ce qu’on croit savoir.
Ses progrès dans la géométrie vous pourraient servir
d’épreuve et de mesure certaine pour lé développement de
son intelligence : mais sitôt qu’il peut discerner ce qui est
utile et ce qui ne l’est pas, il importe d’user de beaucoup
de ménagement et d’art pour l’amener aux études spécula-
tives. Voulez-vous, par exemple, qu’il cherche une
moyenne proportionnelle entre deux lignes ; commencez
par faire en sorte qu’il ait besoin de trouver un carré égal à
un rectangle donné – s’il s’agissait de deux moyennes pro-
portionnelles, il faudrait d’abord lui rendre le problème de
la duplication du cube intéressant, etc. Voyez comment
nous approchons par degrés des notions morales qui dis-
tinguent le bien et le mal. Jusqu’ici nous n’avons connu de
loi que celle de la nécessité : maintenant nous avons égard
à ce qui est utile ; nous arriverons bientôt à ce qui est con-
venable et bon.
Le même instinct anime les diverses facultés de
l’homme. A l’activité du corps, qui cherche à se dévelop-
per, succède l’activité de l’esprit, qui cherche à s’instruire.
D’abord les enfants ne sont que remuants, ensuite ils sont
curieux ; et cette curiosité bien dirigée est le mobile de
l’âge ou nous voilà parvenus. Distinguons toujours les
penchants qui viennent de la nature de ceux qui viennent
de l’opinion. Il est une ardeur de savoir qui n’est fondée
que sur le désir d’être estimé savant ; il en est une autre
qui naît d’une curiosité naturelle à l’homme pour tout ce
qui peut l’intéresser de près ou de loin. Le désir inné du
bien-être et l’impossibilité de contenter pleinement ce
268

désir lui font rechercher sans cesse de nouveaux moyens
d’y contribuer. Tel est le premier principe de la curiosité ;
principe naturel au cœur humain, mais dont le dévelop-
pement ne se fait qu’en proportion de nos passions et de
nos lumières. Supposez un philosophe relégué dans une île
déserte avec des instruments et des livres, sûr d’y passer
seul le reste de ses jours ; il ne s’embarrassera plus guère
du système du monde, des lois de l’attraction, du calcul
différentiel : il n’ouvrira peut-être de sa vie un seul livre,
mais jamais il ne s’abstiendra de visiter son île jusqu’au
dernier recoin, quelque grande qu’elle puisse être. Reje-
tons donc encore de nos premières études les connais-
sances dont le goût n’est point naturel à l’homme, et bor-
nons-nous à celles que l’instinct nous porte à chercher.
L’île du genre humain, c’est la terre ; l’objet le plus
frappant pour nos yeux, c’est le soleil. Sitôt que nous
commençons à nous éloigner de nous, nos premières ob-
servations doivent tomber sur l’une et sur l’autre. Aussi la
philosophie de presque tous les peuples sauvages roule-t-
elle uniquement sur d’imaginaires divisions de la terre et
sur la divinité du soleil.
Quel écart ! dira-t-on peut-être. Tout à l’heure nous
n’étions occupés que de ce qui nous touche, de ce qui nous
entoure immédiatement ; tout à coup nous voilà parcou-
rant le globe et sautant aux extrémités de l’univers ! Cet
écart est l’effet du progrès de nos forces et de la pente de
notre esprit. Dans l’état de faiblesse et d’insuffisance, le
soin de nous conserver nous concentre au-dedans de
nous ; dans l’état de puissance et de force, le désir
d’étendre notre être nous porte au-delà, et nous fait élan-
269

cer aussi loin qu’il nous est possible ; mais, comme le
monde intellectuel nous est encore inconnu, notre pensée
ne va pas plus loin que nos yeux, et notre entendement ne
s’étend qu’avec l’espace qu’il mesure.
Transformons nos sensations en idées, mais ne sau-
tons pas tout d’un coup des objets sensibles aux objets
intellectuels. C’est par les premiers que nous devons arri-
ver aux autres. Dans les premières opérations de l’esprit,
que les sens soient toujours ses guides : point d’autre livre
que le monde, point d’autre instruction que les faits.
L’enfant qui lit ne pense pas, il ne fait que lire ; il ne
s’instruit pas, il apprend des mots.
Rendez votre élève attentif aux phénomènes de la na-
ture, bientôt vous le rendrez curieux ; mais, pour nourrir
sa curiosité, ne vous pressez jamais de la satisfaire. Mettez
les questions à sa portée, et laissez-les lui résoudre. Qu’il
ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce
qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la
science, qu’il l’invente. Si jamais vous substituez dans son
esprit l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus ; il ne sera
plus que le jouet de l’opinion des autres.
Vous voulez apprendre la géographie à cet enfant, et
vous lui allez chercher des globes, des sphères, des cartes :
que de machines ! Pourquoi toutes ces représentations ?
que ne commencez-vous par lui montrer l’objet même,
afin qu’il sache au moins de quoi vous lui parlez !
Une belle soirée on va se promener dans un lieu favo-
rable, où l’horizon bien découvert laisse voir à plein le
soleil couchant, et l’on observe les objets qui rendent re-
270

connaissable le heu de son coucher. Le lendemain, pour
respirer le frais, on retourne au même lieu avant que le
soleil se lève. On le voit s’annoncer de loin par les traits de
feu qu’il lance au-devant de lui. L’incendie augmente,
l’orient paraît tout en flammes ; à leur éclat on attend
l’astre longtemps avant qu’il se montre ; à chaque instant
on croit le voir paraître ; on le voit enfin. Un point brillant
part comme un éclair et remplit aussitôt tout l’espace ; le
voile des ténèbres s’efface et tombe. L’homme reconnaît
son séjour et le trouve embelli. La verdure a pris durant la
nuit une vigueur nouvelle ; le jour naissant qui l’éclaire, les
premiers rayons qui la dorent, la montrent couverte d’un
brillant réseau de rosée, qui réfléchit à l’œil la lumière et
les couleurs. Les oiseaux en chœur se réunissent et saluent
de concert le père de la vie ; en ce moment pas un seul ne
se tait ; leur gazouillement, faible encore, est plus lent et
plus doux que dans le reste de la journée, il se sent de la
langueur d’un paisible réveil. Le concours de tous ces ob-
jets porte au sens une impression de fraîcheur qui semble
pénétrer jusqu’à l’âme. Il y a là une demi-heure
d’enchantement auquel nul homme ne résiste ; un spec-
tacle si grand, si beau, si délicieux, n’en laisse aucun de
sang-froid.
Plein de l’enthousiasme qu’il éprouve, le maître veut le
communiquer à l’enfant : il croit l’émouvoir en le rendant
attentif aux sensations dont il est ému lui-même. Pure
bêtise ! c’est dans le cœur de l’homme qu’est la vie du
spectacle de la nature ; pour le voir, il faut le sentir.
L’enfant aperçoit les objets, mais il ne peut apercevoir les
rapports qui les lient, il ne peut entendre la douce harmo-
nie de leur concert. Il faut une expérience qu’il n’a point
271

acquise, il faut des sentiments qu’il n’a point éprouvés,
pour sentir l’impression composée qui résulte à la fois de
toutes ces sensations. S’il n’a longtemps parcouru des
plaines arides, si des sables ardents n’ont brûlé ses pieds,
si la réverbération suffocante des rochers frappés du soleil
ne l’oppressa jamais, comment goûtera-t-il l’air frais d’une
belle matinée ? comment le parfum des fleurs, le charme
de la verdure, l’humide vapeur de la rosée, le marcher mol
et doux sur la pelouse, enchanteront-ils ses sens ? Com-
ment le chant des oiseaux lui causera-t-il une émotion
voluptueuse, si les accents de l’amour et du plaisir lui sont
encore inconnus ? Avec quels transports verra-t-il naître
une si belle journée, si son imagination ne sait pas lui
peindre ceux dont on peut la remplir ? Enfin comment
s’attendrira-t-il sur la beauté du spectacle de la nature, s’il
ignore quelle main prit soin de l’orner ?
Ne tenez point à l’enfant des discours qu’il ne peut en-
tendre. Point de descriptions, point d’éloquence, point de
figures, point de poésie. Il n’est pas maintenant question
de sentiment ni de goût. Continuez d’être clair, simple et
froid ; le temps ne viendra que trop tôt de prendre un
autre langage.
Élevé dans l’esprit de nos maximes, accoutumé à tirer
tous ses instruments de lui-même, et à ne recourir jamais
à autrui qu’après avoir reconnu son insuffisance, à chaque
nouvel objet qu’il voit il l’examine longtemps sans rien
dire. Il est pensif et non questionneur. Contentez-vous de
lui présenter à propos les objets ; puis, quand vous verrez
sa curiosité suffisamment occupée, faites-lui quelque
question laconique qui le mette sur la voie de la résoudre.
272

Dans cette occasion, après avoir bien contemplé avec
lui le soleil levant, après lui avoir fait remarquer du même
côté les montagnes et les autres objets voisins, après
l’avoir laissé causer là-dessus tout à son aise, gardez
quelques moments le silence comme un homme qui rêve,
et puis vous lui direz : je songe qu’hier au soir le soleil s’est
couché là, et qu’il s’est levé là ce matin. Comment cela
peut-il se faire ? N’ajoutez rien de plus : s’il vous fait des
questions, n’y répondez point ; parlez d’autre chose. Lais-
sez-le à lui-même, et soyez sûr qu’il y pensera.
Pour qu’un enfant s’accoutume à être attentif, et qu’il
soit bien frappé de quelque vérité sensible, il faut bien
qu’elle lui donne quelques jours d’inquiétude avant de la
découvrir. S’il ne conçoit pas assez celle-ci de cette ma-
nière, il y a moyen de la lui rendre plus sensible encore, et
ce moyen c’est de retourner la question. S’il ne sait pas
comment le soleil parvient de son coucher à son lever, il
sait au moins comment il parvient de son lever à son cou-
cher, ses yeux seuls le lui apprennent. Éclaircissez donc la
première question par l’autre : ou votre élève est absolu-
ment stupide, ou l’analogie est trop claire pour lui pouvoir
échapper. Voilà sa première leçon de cosmographie.
Comme nous procédons toujours lentement d’idée
sensible en idée sensible, que nous nous familiarisons
longtemps avec la même avant de passer à une autre, et
qu’enfin nous ne forçons jamais notre élève d’être attentif,
il y a loin de cette première leçon à la connaissance du
cours du soleil et de la figure de la terre : mais comme tous
les mouvements apparents des corps célestes tiennent au
même principe, et que la première observation mène à
273

toutes les autres, il faut moins d’effort, quoiqu’il faille plus
de temps, pour arriver d’une révolution diurne au calcul
des éclipses, que pour bien comprendre le jour et la nuit.
Puisque le soleil tourne autour du monde, il décrit un
cercle et tout cercle doit avoir un centre ; nous savons déjà
cela. Ce centre ne saurait se voir, car il est au cœur de la
terre, mais on peut sur la surface marquer deux points
opposées qui lui correspondent. Une broche passant par
les trois points et prolongée jusqu’au ciel de part et d’autre
sera l’axe du monde et du mouvement journalier du. soleil.
Un toton rond tournant sur sa pointe représente le ciel
tournant sur son axe ; les deux pointes du toton sont les
deux pôles : l’enfant sera fort aise d’en connaître un ; je le
lui montre à la queue de la Petite Ourse. Voilà de
l’amusement pour la nuit ; peu à peu l’on se familiarise
avec les étoiles, et de là naît le premier goût de connaître
les planètes et d’observer les constellations.
Nous avons vu lever le soleil à la Saint-Jean ; nous
l’allons voir aussi lever à Noël ou quelque autre beau jour
d’hiver ; car on sait que nous ne sommes pas paresseux, et
que nous nous faisons un jeu de braver le froid. J’ai soin
de faire cette seconde observation dans le même lieu où
nous avons fait la première ; et moyennant quelque
adresse pour préparer la remarque, l’un ou l’autre ne
manquera pas de s’écrier : Oh ! oh ! voilà qui est plaisant !
le Soleil ne se lève plus à la même place ! ici sont nos an-
ciens renseignements, et à présent il s’est levé là, etc. Il y a
donc un orient d’été, et un orient d’hiver, etc. Jeune
maître, vous voilà sur la voie. Ces exemples vous doivent
274

suffire pour enseigner très clairement la sphère, en pre-
nant le monde pour le monde, et le soleil pour le soleil.
En général, ne substituez jamais le signe à la chose que
quand il vous est impossible de la montrer ; car le signe
absorbe l’attention de l’enfant et lui fait oublier la chose
représentée.
La sphère armillaire me paraît une machine mal com-
posée et exécutée dans de mauvaises proportions. Cette
confusion de cercles et les bizarres figures qu’on y marque
lui donnent un air de grimoire qui effarouche l’esprit des
enfants. La terre est trop petite, les cercles sont trop
grands, trop nombreux ; quelques-uns, comme les colures,
sont parfaitement inutiles ; chaque cercle est plus large
que la terre ; l’épaisseur du carton leur donne un air de
solidité qui les fait prendre pour des masses circulaires
réellement existantes ; et quand vous dites à l’enfant que
ces cercles sont imaginaires, il ne sait ce qu’il voit, il
n’entend plus rien.
Nous ne savons jamais nous mettre à la place des en-
fants ; nous n’entrons pas dans leurs idées, nous leur prê-
tons les nôtres ; et suivant toujours nos propres raisonne-
ments, avec des chaînes de vérités nous n’entassons
qu’extravagances et qu’erreurs dans leur tête.
On dispute sur le choix de l’analyse ou de la synthèse
pour étudier les sciences ; il n’est pas toujours besoin de
choisir. Quelquefois on peut résoudre et composer dans
les mêmes recherches, et guider l’enfant par la méthode
enseignante lorsqu’il croit ne faire qu’analyser. Alors, en
employant en même temps l’une et l’autre, elles se servi-
275

raient mutuellement de preuves. Partant à la fois des deux
points opposés, sans penser faire la même route, il serait
tout surpris de se rencontrer, et cette surprise ne pourrait
qu’être fort agréable. Je voudrais, par exemple, prendre la
géographie par ces deux termes, et joindre à l’étude des
révolutions du globe la mesure de ses parties, à commen-
cer du lieu qu’on habite. Tandis que l’enfant étudie la
sphère et se transporte ainsi dans les cieux, ramenez-le à
la division de la terre, et montrez-lui d’abord son propre
séjour.
Ses deux premiers points de géographie seront la ville
où il demeure et la maison de campagne de son père, en-
suite les lieux intermédiaires, ensuite les rivières du voisi-
nage, enfin l’aspect du soleil et la manière de s’orienter.
C’est ici le point de réunion. Qu’il fasse lui-même la carte
de tout cela ; carte très simple et d’abord formée de deux
seuls objets, auxquels il ajoute peu à peu les autres, à me-
sure qu’il sait ou qu’il estime leur distance et leur position.
Vous voyez déjà quel avantage nous lui avons procuré
d’avance en lui mettant un compas dans les yeux.
Malgré cela, sans doute, il faudra le guider un peu ;
mais très peu, sans qu’il y paraisse. S’il se trompe, laissez-
le faire, ne corrigez point ses erreurs, attendez en silence
qu’il soit en état de les voir et de les corriger lui-même ; ou
tout au plus, dans une occasion favorable, amenez quelque
opération qui les lui fasse sentir. S’il ne se trompait ja-
mais, il n’apprendrait pas si bien. Au reste, il ne s’agit as
qu’il sache exactement la topographie du pays, mais le
moyen de s’en instruire ; peu importe qu’il ait des cartes
dans la tête pourvu qu’il conçoive bien ce qu’elles repré-
276

sentent, et qu’il ait une idée nette de l’art qui sert à les
dresser. Voyez déjà la différence qu’il y a du savoir de vos
élèves à l’ignorance du mien ! Ils savent les cartes, et lui
les fait. Voici de nouveaux ornements pour sa chambre.
Souvenez-vous toujours que l’esprit de mon institution
n’est pas d’enseigner à l’enfant beaucoup de choses, mais
de ne laisser jamais entrer dans son cerveau que des idées
justes et claires. Quand il ne saurait rien, peu m’importe,
pourvu qu’il ne se trompe pas, et je ne mets des vérités
dans sa tête que pour le garantir des erreurs qu’il appren-
drait à leur place. La raison, le jugement, viennent lente-
ment, les préjugés accourent en foule ; c’est d’eux qu’il le
faut préserver. Mais si vous regardez la science en elle-
même, vous entrez dans une mer sans fond, sans rive,
toute pleine d’écueils ; vous ne vous en tirerez jamais.
Quand je vois un homme épris de l’amour des connais-
sances se laisser séduire à leur charme et courir de l’une à
l’autre sans savoir s’arrêter, je crois voir un enfant sur le
rivage amassant des coquilles, et commençant par s’en
charger, puis, tenté par celles qu’il voit encore, en rejeter,
en reprendre, jusqu’à ce qu’accablé de leur multitude et ne
sachant plus que choisir, il finisse par tout jeter et re-
tourne à vide.
Durant le premier âge, le temps était long : nous ne
cherchions qu’à le perdre, de peur de le mal employer. Ici
c’est tout le contraire, et nous n’en avons pas assez pour
faire tout ce qui serait utile. Songez que les passions ap-
prochent, et que, sitôt qu’elles frapperont à la porte, votre
élève n’aura plus d’attention que pour elles. L’âge paisible
d’intelligence est si court, il passe si rapidement, il a tant
277

d’autres usages nécessaires, que c’est une folie de vouloir
qu’il suffise à rendre un enfant savant. Il ne s’agit point de
lui enseigner les sciences, mais de lui donner du goût pour
les aimer et des méthodes pour les apprendre, quand ce
goût sera mieux développé. C’est là très certainement un
principe fondamental de toute bonne éducation.
Voici le temps aussi de l’accoutumer peu à peu à don-
ner une attention suivie au même objet : mais ce n’est
jamais la contrainte, c’est toujours le plaisir ou le désir qui
doit produire cette attention ; il faut avoir grand soin
qu’elle ne l’accable point et n’aille pas jusqu’à l’ennui. Te-
nez donc toujours l’œil au guet ; et, quoi qu’il arrive, quit-
tez tout avant qu’il s’ennuie ; car il n’importe jamais au-
tant qu’il apprenne, qu’il importe qu’il ne fasse rien malgré
lui.
S’il vous questionne lui-même, répondez autant qu’il
faut pour nourrir sa curiosité, non pour la rassasier : sur-
tout quand vous voyez qu’au lieu de questionner pour
s’instruire, il se met à battre la campagne et à vous acca-
bler de sottes questions, arrêtez-vous à l’instant, sûr
qu’alors il ne se soucie plus de la chose, mais seulement de
vous asservir à ses interrogations. Il faut avoir moins
d’égard aux mots qu’il prononce qu’au motif qui le fait
parler. Cet avertissement, jusqu’ici moins nécessaire, de-
vient de la dernière importance aussitôt que l’enfant
commence à raisonner.
Il y a une chaîne de vérités générales par laquelle
toutes les sciences tiennent à des principes communs et se
développent successivement : cette chaîne est la méthode
278

des philosophes. Ce n’est point de celle-là qu’il s’agit ici. Il
y en a une toute différente, par laquelle chaque objet par-
ticulier en attire un autre et montre toujours celui qui le
suit. Cet ordre, qui nourrit, par une curiosité continuelle,
l’attention qu’ils exigent tous, est celui que suivent la plu-
part des hommes, et surtout celui qu’il faut aux enfants.
En nous orientant pour lever nos cartes, il a fallu tracer
des méridiennes. Deux points d’intersection entre les
ombres égales du matin et du soir donnent une méri-
dienne excellente pour un astronome de treize ans. Mais
ces méridiennes s’effacent, il faut du temps pour les tra-
cer ; elles assujettissent à travailler toujours dans le même
lieu : tant de soins, tant de gêne, l’ennuieraient à la fin.
Nous l’avons prévu ; nous y pourvoyons d’avance.
Me voici de nouveau dans mes longs et minutieux dé-
tails. Lecteurs, j’entends vos murmures, et je les brave : je
ne veux point sacrifier à votre impatience la partie la plus
utile de ce livre. Prenez votre parti sur mes longueurs ; car
pour moi j’ai pris le mien sur vos plaintes.
Depuis longtemps nous nous étions aperçus, mon
élève et moi, que l’ambre, le verre, la cire, divers corps
frottés attiraient les pailles, et que d’autres ne les atti-
raient pas. Par hasard nous en trouvons un qui a une vertu
plus singulière encore ; c’est d’attirer à quelque distance,
et sans être frotté, la limaille et d’autres brins de fer. Com-
bien de temps cette qualité nous amuse, sans que nous
puissions y rien voir de plus ! Enfin nous trouvons qu’elle
se communique au fer même, aimanté dans un certain
279

sens. Un jour nous allons à la foire50 ; un joueur de gobe-
lets attire avec un morceau de pain un canard de cire flot-
tant sur un bassin d’eau. Fort surpris, nous ne disons
pourtant pas : c’est un sorcier ; car nous ne savons ce que
c’est qu’un sorcier. Sans cesse frappés d’effets dont nous
ignorons les causes, nous ne nous pressons de juger de
rien, et nous restons en repos dans notre ignorance
jusqu’à ce que nous trouvions l’occasion d’en sortir.
De retour au logis, à force de parler du canard de la
foire, nous allons nous mettre en tête de l’imiter : nous
prenons une bonne aiguille bien aimantée, nous
l’entourons de cire blanche, que nous façonnons de notre
mieux en forme de canard, de sorte que l’aiguille traverse
le corps et que la tête fasse le bec. Nous posons sur l’eau le
canard, nous approchons du bec un anneau de clef, et
nous voyons, avec une joie facile à comprendre, que notre
canard suit la clef précisément comme celui de la foire
suivait le morceau de pain. Observer dans quelle direction
le canard s’arrête sur l’eau quand on l’y laisse en repos,
c’est ce que nous pourrons faire une autre fois. Quant à
présent, tout occupés de notre objet, nous n’en voulons
pas davantage.
50 Je n’ai pu m’empêcher de rire en lisant une fine critique de
M. Fromey sur ce petit conte : « Ce joueur de gobelets, dit-il, qui se
pique d’émulation contre un enfant et sermonne gravement son
instituteur est un individu du monde des Émiles. Le spirituel M.
Formey n’a pu supposer que cette petite scène était arrangée, et que
le bateleur était instruit du rôle qu’il avait à faire ; car c’est en effet
ce que je n’ai point dit. Mais combien de fois, en revanche, ai-je
déclaré que je n’écrivais point pour les gens à qui il fallait tout dire!
280

Dès le même soir nous retournons à la foire avec du
pain préparé dans nos poches ; et, sitôt que le joueur de
gobelets a fait son tour, mon petit docteur, qui se conte-
nait à peine, lui dit que ce tour n’est pas difficile, et que
lui-même en fera bien autant. Il est pris au mot : à
l’instant, il tire de sa poche le pain où est caché le morceau
de fer ; en approchant de la table, le cœur lui bat ; il pré-
sente le pain presque en tremblant ; le canard vient et le
suit ; l’enfant s’écrie et tressaillit d’aise. Aux battements de
mains, aux acclamations de l’assemblée la tête lui tourne,
il est hors de lui, Le bateleur interdit vient pourtant
l’embrasser, le féliciter, et le prie de l’honorer encore le
lendemain de sa présence, ajoutant qu’il aura soin
d’assembler plus de monde encore pour applaudir à son
habileté. Mon petit naturaliste enorgueilli veut babiller,
mais sur-le-champ je lui ferme la bouche, et l’emmène
comblé d’éloges.
L’enfant, jusqu’au lendemain, compte les minutes avec
une risible inquiétude. Il invite tout ce qu’il rencontre ; il
voudrait que tout le genre humain fût témoin de sa gloire ;
il attend l’heure avec peine, il la devance ; on vole au ren-
dez-vous ; la salle est déjà pleine. En entrant, son jeune
cœur s’épanouit. D’autres jeux doivent précéder ; le joueur
de gobelets se surpasse et fait des choses surprenantes.
L’enfant ne voit rien de tout cela ; il s’agite, il sue, il res-
pire à peine ; il passe son temps à manier dans sa poche
son morceau de pain d’une main tremblante d’impatience.
Enfin son tour vient ; le maître l’annonce au public avec
pompe. Il s’approche un peu honteux, il tire son pain…
Nouvelle vicissitude des choses humaines ! Le canard, si
privé la veille, est devenu sauvage aujourd’hui ; au lieu de
281

présenter le bec, il tourne la queue et s’enfuit ; il évite le
pain et la main qui le présente avec autant de soin qu’il les
suivait auparavant. Après mille essais inutiles et toujours
hués, l’enfant se plaint, dit qu’on le trompe, que c’est un
autre canard qu’on a substitué au premier, et défie le
joueur de gobelets d’attirer celui-ci.
Le joueur de gobelets, sans répondre, prend un mor-
ceau de pain, le présente au canard ; à l’instant le canard
suit le pain, et vient à la main qui le retire. L’enfant prend
le même morceau de pain ; mais loin de réussir mieux
qu’auparavant, il voit le canard se moquer de lui et faire
des pirouettes tout autour du bassin : il s’éloigne enfin
tout confus, et n’ose plus s’exposer aux huées.
Alors le joueur de gobelets prend le morceau de pain
que l’enfant avait apporté, et s’en sert avec autant de suc-
cès que du sien : il en tire le fer devant tout le monde,
autre risée à nos dépens ; puis de ce pain ainsi vidé, il at-
tire le canard comme auparavant. Il fait la même chose
avec un autre morceau coupé devant tout le monde par
une main tierce, il en fait autant avec son gant, avec le
bout de son doigt ; enfin il s’éloigne au milieu de la
chambre, et, du ton d’emphase propre à ces gens-là, décla-
rant que son canard n’obéira pas moins à sa voix qu’à son
geste, il lui parle et le canard obéit ; il lui dit d’aller à
droite et il va à droite, de revenir et il revient, de tourner et
il tourne : le mouvement est aussi prompt que l’ordre. Les
applaudissements redoublés sont autant d’affronts pour
nous. Nous nous évadons sans être aperçus, et nous nous
renfermons dans notre chambre, sans aller raconter nos
succès à tout le monde comme nous l’avions projeté.
282

Le lendemain matin l’on frappe à notre porte ; j’ouvre :
c’est l’homme aux gobelets. Il se plaint modestement de
notre conduite. Que nous avait-il fait pour nous engager à
vouloir décréditer ses jeux et lui ôter son gagne-pain ?
Qu’y a-t-il donc de si merveilleux dans l’art d’attirer un
canard de cire, pour acheter cet honneur aux dépens de la
subsistance d’un honnête homme ? Ma foi, messieurs, si
j’avais quelque autre talent pour vivre, je ne me glorifierais
guère de celui-ci. Vous deviez croire qu’un homme qui a
passé sa vie à s’exercer à cette chétive industrie en sait là-
dessus plus que vous, qui ne vous en occupez que quelques
moments. Si je ne vous ai pas d’abord montré mes coups
de maître, c’est qu’il ne faut pas se presser d’étaler étour-
diment ce qu’on sait ; j’ai toujours soin de conserver mes
meilleurs tours pour l’occasion, et après celui-ci, j’en ai
d’autres encore pour arrêter de jeunes indiscrets. Au reste,
messieurs,’je viens de bon cœur vous apprendre ce secret
qui vous a tant embarrassés, vous priant de n’en pas abu-
ser pour me nuire, et d’être plus retenus une autre fois.
Alors il nous montre sa machine, et nous voyons avec
la dernière surprise qu’elle ne consiste qu’en un aimant
fort et bien armé, qu’un enfant caché sous la table faisait
mouvoir sans qu’on s’en aperçût.
L’homme replie sa machine ; et, après lui avoir fait nos
remerciements et nos excuses, nous voulons lui faire un
présent ; il le refuse. « Non, messieurs, je n’ai pas assez a
me louer de vous pour accepter vos dons ; je vous laisse
obligés à moi malgré vous ; c’est ma seule vengeance. Ap-
prenez qu’il y a de la générosité dans tous les états ; je fais
payer mes tours et non mes leçons. »
283

En sortant, il m’adresse à moi nommément et tout
haut une réprimande. J’excuse volontiers, me dit-il, cet
enfant ; il n’a péché que par ignorance. Mais vous, mon-
sieur, qui deviez connaître sa faute, pourquoi la lui avoir
laissé faire ? Puisque vous vivez ensemble, comme le plus
âgé vous lui devez vos soins, vos conseils ; votre expé-
rience est l’autorité qui doit le conduire. En se reprochant,
étant grand, les torts de sa jeunesse, il vous reprochera
sans doute ceux dont vous ne l’aurez pas averti51.
Il part et nous laisse tous deux très confus. Je me
blâme de ma molle facilité ; je promets à l’enfant de la
sacrifier une autre fois à son intérêt, et de l’avertir de ses
fautes avant qu’il en fasse ; car le temps approche où nos
rapports vont changer, et où la sévérité du maître doit
succéder à la complaisance du camarade ; ce changement
doit s’amener par degrés ; il faut tout prévoir, et tout pré-
voir de fort loin.
Le lendemain nous retournons à la foire pour revoir le
tour dont nous avons appris le secret. Nous abordons avec
un profond respect notre bateleur Socrate ; à peine osons-
nous lever les yeux sur lui : il nous comble d’honnêtetés, et
51 Ai-je dû supposer quelque lecteur assez stupide pour ne pas
sentir dans cette réprimande un discours dicté mot à mot par le
gouverneur pour aller à ses vues? A-t-on dû me supposer assez stu-
pide moi-même pour donner naturellement ce langage à un bate-
leur? je croyais avoir fait preuve au moins du talent assez médiocre
de faire parler les gens dans l’esprit de leur état. Voyez encore la fin
de l’alinéa suivant. N’était-ce pas tout dire pour tout autre que M.
Formey?
284

nous place avec une distinction qui nous humilie encore. Il
fait ses tours comme à l’ordinaire ; mais il s’amuse et se
complaît longtemps à celui du canard, en nous regardant
souvent d’un air assez fier. Nous savons tout, et nous ne
soufflons pas. Si mon élève osait seulement ouvrir la
bouche, ce serait un enfant à écraser.
Tout le détail de cet exemple importe plus qu’il ne
semble. Que de leçons dans une seule ! Que de suites mor-
tifiantes attire le premier mouvement de vanité ! jeune
maître, épiez ce premier mouvement avec soin. Si vous
savez en faire sortir ainsi l’humiliation, les disgrâces52,
soyez sûr qu’il n’en reviendra de longtemps un second.
Que d’apprêts ! direz-vous. J’en conviens, et le tout pour
nous faire une boussole qui nous tienne lieu de méri-
dienne.
Ayant appris que l’aimant agit à travers les autres
corps, nous n’avons rien de plus pressé que de faire une
machine semblable à celle que nous avons vue : une table
évidée, un bassin très plat ajusté sur cette table, et rempli
de quelques lignes d’eau, un canard fait avec un peu plus
de soin, etc. Souvent attentifs autour du bassin, nous re-
marquons enfin que le canard en repos affecte toujours à
peu près la même direction. Nous suivons cette expé-
rience, nous examinons cette direction : nous trouvons
52 Cette humiliation, ces disgrâces sont donc de ma façon, et
non pas de celle du bateleur. Puisque M. Formey voulait de mon
vivant s’emparer de mon livre, et le faire imprimer sans autre façon
que d’en ôter mon nom pour y mettre le sien, il devait du moins
prendre la peine, je ne dis pas de le composer, mais de le lire.
285

qu’el1e est du midi au nord. Il n’en faut pas davantage :
notre boussole est trouvée, ou autant vaut ; nous voilà
dans la physique.
Il y a divers climats sur la terre, et diverses tempéra-
tures à ces climats. Les saisons varient plus sensiblement à
mesure qu’on approche du pôle ; tous les corps se resser-
rent au froid et se dilatent à la chaleur ; cet effet est plus
mesurable dans les liqueurs, et plus sensible dans les li-
queurs spiritueuses ; de là le thermomètre. Le vent frappe
le visage ; l’air est donc un corps, un fluide ; on le sent,
quoiqu’on n’ait aucun moyen de le voir. Renversez un
verre dans l’eau, l’eau ne le remplira pas à moins que vous
ne laissiez à l’air une issue ; l’air est donc capable de résis-
tance. Enfoncez le verre davantage, l’eau gagnera dans
l’espace l’air, sans pouvoir remplir tout à fait cet espace ;
l’air est donc capable de compression jusqu’à certain
point. Un ballon rempli d’air comprimé bondit mieux que
rempli de toute autre matière ; l’air est donc un corps élas-
tique. Étant étendu dans le bain, soulevez horizontalement
le bras hors de l’eau, vous le sentirez chargé d’un poids
terrible ; l’air est donc un corps pesant. En mettant l’air en
équilibre avec d’autres fluides, on peut mesurer son
poids : de là le baromètre, le siphon, la canne à vent, la
machine pneumatique. Toutes les lois de la statique et de
l’hydrostatique se trouvent par des expériences tout aussi
grossières. Je ne veux pas qu’on. entre pour rien de tout
cela dans un cabinet de physique expérimentale : tout cet
appareil d’instruments et de machines me déplaît. L’air
scientifique tue la science. Ou toutes ces machines ef-
frayent un enfant, ou leurs figures partagent et dérobent
l’attention qu’il devrait à leurs effets.
286

Je veux que nous fassions nous-mêmes toutes nos ma-
chines ; et je ne veux pas commencer par faire
l’instrument avant l’expérience ; mais je veux qu’après
avoir entrevu l’expérience comme par hasard, nous inven-
tions peu à peu l’instrument qui doit la vérifier. J’aime
mieux que nos instruments ne soient point si parfaits et si
justes, et que nous ayons des idées plus nettes de ce qu’ils
doivent être, et des opérations qui doivent en résulter.
Pour ma première leçon de statique, au lieu d’aller cher-
cher des balances, je mets un bâton en travers sur le dos
d’une chaise, je mesure la longueur des deux parties du
bâton en équilibre, j’ajoute de part et d’autre des poids,
tantôt égaux, tantôt inégaux ; et, le tirant ou le poussant
autant qu’il est nécessaire, je trouve enfin que l’équilibre
résulte d’une proportion réciproque entre la quantité des
poids et la longueur des leviers. Voilà déjà mon petit phy-
sicien capable de rectifier des balances avant que d’en
avoir vu.
Sans contredit on prend des notions bien plus claires
et bien plus sûres des choses qu’on apprend ainsi de soi-
même, que de celles qu’on tient des enseignements
d’autrui ; et, outre qu’on n’accoutume point sa raison à se
soumettre servilement à l’autorité, l’on se rend plus ingé-
nieux à trouver des rapports, à lier des idées, à inventer
des instruments, que quand, adoptant tout cela tel qu’on
nous le donne, nous laissons affaisser notre esprit dans la
nonchalance, comme le corps d’un homme qui, toujours
habillé, chaussé, servi par ses gens et traîné par ses che-
vaux, perd à la fin la force et l’usage de ses membres. Boi-
leau se vantait d’avoir appris à Racine à rimer difficile-
ment. Parmi tant d’admirables méthodes pour abréger
287

l’étude des sciences, nous aurions grand besoin que
quelqu’un nous en donnât une pour les apprendre avec
effort.
L’avantage le plus sensible de ces lentes et laborieuses
recherches est de maintenir, au milieu des études spécula-
tives, le corps dans son activité, les membres dans leur
souplesse, et de former sans cesse les mains au travail et
aux usages utiles à l’homme. Tant d’instruments inventés
pour nous guider dans nos expériences et suppléer à la
justesse des sens, en font négliger l’exercice. Le grapho-
mètre dispense d’estimer la grandeur des angles ; l’œil qui
mesurait avec précision les distances s’en fie à la chaîne
qui les mesure pour lui ; la romaine m’exempte de juger à
la main le poids que je connais par elle. Plus nos outils
sont ingénieux, plus nos organes deviennent grossiers et
maladroits : à force de rassembler des machines autour de
nous, nous n’en trouvons plus en nous-mêmes.
Mais, quand nous mettons à fabriquer ces machines
l’adresse qui nous en tenait lieu, quand nous employons à
les faire la sagacité qu’il fallait pour nous en passer, nous
gagnons sans rien perdre, nous ajoutons l’art à la nature,
et nous devenons plus ingénieux, sans devenir moins
adroits. Au lieu de coller un enfant sur des livres, si je
l’occupe dans un atelier, ses mains travaillent au profit de
son esprit : il devient philosophe et croit n’être qu’un ou-
vrier. Enfin cet exercice a d’autres usages dont je parlerai
ci-après ; et l’on verra comment des jeux de la philosophie
on peut s’élever aux véritables fonctions de l’homme.
288

J’ai déjà dit que les connaissances purement spécula-
tives ne convenaient guère aux enfants, même approchant
de l’adolescence ; mais sans les faire entrer bien avant
dans la physique systématique, faites pourtant que toutes
leurs expériences se lient l’une à l’autre par quelque sorte
de déduction, afin qu’à l’aide de cette chaîne ils puissent
les placer par ordre dans leur esprit, et se les rappeler au
besoin ; car il est bien difficile que des faits et même des
raisonnements isolés tiennent longtemps dans la mé-
moire, quand on manque de prise pour les y ramener.
Dans la recherche des lois de la nature, commencez
toujours par les phénomènes les plus communs et les plus
sensibles, et accoutumez votre élève à ne pas prendre ces
phénomènes pour des raisons, mais pour des faits. Je
prends une pierre, je feins de la poser en l’air ; j’ouvre la
main, la pierre tombe. Je regarde Émile attentif à ce que je
fais, et je lui dis : Pourquoi cette pierre est-elle tombée ?
Quel enfant restera court à cette question ? Aucun, pas
même Émile, si je n’ai pris grand soin de le préparer à n’y
savoir pas répondre. Tous diront que la pierre tombe
parce qu’elle est pesante. Et qu’est-ce qui est pesant ? C’est
ce qui tombe. La pierre tombe donc parce qu’elle tombe ?
Ici mon petit philosophe est arrêté tout de bon. Voilà sa
première leçon de physique systématique, et soit qu’elle
lui profite ou non dans, ce genre, ce sera toujours une le-
çon de bon sens.
A mesure que l’enfant avance en intelligence, d’autres
considérations importantes nous obligent à plus de choix
dans ses occupations. Sitôt qu’il parvient à se connaître
289

assez lui-même pour concevoir en quoi consiste son bien-
être, sitôt qu’il peut saisir des rapports assez étendus pour
juger de ce qui lui convient et de ce qui ne lui convient pas,
dès lors il est en état de sentir la différence du travail à
l’amusement, et de ne regarder celui-ci que comme le dé-
lassement de l’autre. Alors des objets d’utilité réelle peu-
vent entrer dans ses études, et l’engager à y donner une
application plus constante qu’il n’en donnait à de simples
amusements. La loi de la nécessité, toujours renaissante,
apprend de bonne heure
à l’homme à faire ce qui ne lui plaît pas pour prévenir
un mal qui lui déplairait davantage. Tel est l’usage de la
prévoyance ; et, de cette prévoyance bien ou mal réglée,
naît toute la sagesse ou toute la misère humaine.
Tout homme veut être heureux ; mais, pour parvenir à
l’être, il faudrait commencer par savoir ce que c’est que le
bonheur. Le bonheur de l’homme naturel est aussi simple
que sa vie ; il consiste à ne pas souffrir : la santé, la liberté,
le nécessaire le constituent. Le bonheur de l’homme moral
est autre chose ; mais ce n’est pas de celui-là qu’il est ici
question. Je ne saurais trop répéter qu’il n’y a que des
objets purement physiques qui puissent intéresser les en-
fants, surtout ceux dont on n’a pas éveillé la vanité, et
qu’on n’a point corrompus d’avance par le poison de
l’opinion.
Lorsque avant de sentir leurs besoins ils les prévoient,
leur intelligence est déjà fort avancée, ils commencent à
connaître le prix du temps. Il importe alors de les accou-
tumer à en diriger l’emploi sur des objets utiles, mais
290

d’une utilité sensible à leur âge, et à la portée de leurs lu-
mières. Tout ce qui tient à l’ordre moral et à l’usage de la
société ne doit point sitôt leur être présenté, parce qu’ils
ne sont pas en état de l’entendre. C’est une ineptie d’exiger
d’eux qu’ils s’appliquent à des choses qu’on leur dit va-
guement être pour leur bien, sans qu’ils sachent quel est ce
bien, et dont on les assure qu’ils tireront du profit étant
grands, sans qu’ils prennent maintenant aucun intérêt à ce
prétendu profit, qu’ils ne sauraient comprendre.
Que l’enfant ne fasse rien sur parole : rien n’est bien
pour lui que ce qu’il sent être tel. En le jetant toujours en
avant de ses lumières, vous croyez user de prévoyance, et
vous en manquez. Pour l’armer de quelques vains instru-
ments dont il ne fera peut-être jamais d’usage, vous lui
ôtez l’instrument le plus universel de l’homme, qui est le
bon sens ; vous l’accoutumez à se laisser toujours con-
duire, à n’erre jamais qu’une machine entre les mains
d’autrui. Vous voulez qu’il soit docile étant petit : c’est
vouloir qu’il soit crédule et dupe étant grand. Vous lui
dites sans cesse : « Tout ce que je vous demande est pour
votre avantage ; mais vous n’êtes pas en état de le con-
naître. Que m’importe à moi que vous fassiez ou non ce
que j’exige ? c’est pour vous seul que vous travaillez. »
Avec tous ces beaux discours que vous lui tenez main-
tenant pour le rendre sage, vous préparez le succès de
ceux que lui tiendra quelque jour un visionnaire, un souf-
fleur, un charlatan, un fourbe, ou un fou de toute espèce,
pour le prendre à son piège ou pour lui faire adopter sa
folie.
291

Il importe qu’un homme sache bien des choses dont
un enfant ne saurait comprendre l’utilité ; mais faut-il et
se peut-il qu’un enfant apprenne tout ce qu’il importe à un
homme de savoir ? Tâchez d’apprendre à l’enfant tout ce
qui est utile à son âge, et vous verrez que tout son temps
sera plus que rempli. Pourquoi voulez-vous, au préjudice
des études qui lui conviennent aujourd’hui, l’appliquer à
celles d’un âge auquel il est si peu sûr qu’il parvienne ?
Mais, direz-vous, sera-t-il temps d’apprendre ce qu’on doit
savoir quand le moment sera venu d’en faire usage ? le
l’ignore : mais ce que je sais, c’est qu’il m’est impossible de
l’apprendre plus tôt ; car nos vrais maîtres sont
l’expérience et le sentiment, et jamais l’homme ne sent
bien ce qui convient à l’homme que dans les rapports où il
s’est trouvé. Un enfant sait qu’il est fait pour devenir
homme, toutes les idées qu’il peut avoir de l’état d’homme
sont des occasions d’instruction pour lui ; mais sur les
idées de cet état qui ne sont pas à sa portée il doit rester
dans une ignorance absolue. Tout mon livre n’est qu’une
preuve continuelle de ce principe d’éducation.
Sitôt que nous sommes parvenus à donner à notre
élève une idée du mot utile, nous avons une grande prise
de plus pour le gouverner ; car ce mot le frappe beaucoup,
attendu qu’il n’a pour lui qu’un sens relatif à son âge, et
qu’il en voit clairement le rapport à son bien-être actuel.
Vos enfants ne sont point frappés de ce mot parce que
vous n’avez pas eu soin de leur en donner une idée qui soit
à leur portée, et que d’autres se chargeant toujours de
pourvoir à ce qui leur est utile, ils n’ont jamais besoin d’y
songer eux-mêmes, et ne savent ce que c’est qu’utilité.
292

A quoi cela est-il bon ? Voilà désormais le mot sacré, le
mot déterminant entre lui et moi dans toutes les actions
de notre vie : voilà la question qui de ma part suit infailli-
blement toutes ses questions, et qui sert de frein à ces
multitudes d’interrogations sottes et fastidieuses dont les
enfants fatiguent sans relâche et sans fruit tous ceux qui
les environnent, plus pour exercer sur eux quelque espèce
d’empire que pour en tirer quelque profit. Celui à qui,
pour sa plus importante leçon, l’on apprend à ne vouloir
rien savoir que d’utile, interroge comme Socrate ; il ne fait
pas une question sans s’en rendre à lui-même la raison
qu’il sait qu’on lui en va demander avant que de la ré-
soudre.
Voyez quel puissant instrument je vous mets entre les
mains pour agir sur votre élève. Ne sachant les raisons de
rien, le voilà presque réduit au silence quand il vous plaît ;
et vous, au contraire, quel avantage vos connaissances et
votre expérience ne vous donnent-elles point pour lui
montrer l’utilité de tout ce que vous lui proposez ! Car, ne
vous y trompez pas, lui faire cette question, c’est lui ap-
prendre à vous la faire à son tour ; et vous devez compter,
sur tout ce que vous lui proposerez dans la suite, qu’à
votre exemple il ne manquera pas de dire : A quoi cela est-
il bon ?
C’est ici peut-être le piège le plus difficile à éviter pour
un gouverneur. Si, sur la question de l’enfant, ne cher-
chant qu’à vous tirer d’affaire, vous lui donnez une seule
raison qu’il ne soit pas en état d’entendre, voyant que vous
raisonnez sur vos idées et non sur les siennes, il croira ce
que vous lui dites bon pour votre âge, et non pour le sien ;
293

il ne se fiera plus à vous, et tout est perdu. Mais où est le
maître qui veuille bien rester court et convenir de ses torts
avec son élève ? tous se font une loi de ne pas convenir
même de ceux qu’ils ont ; et moi je m’en ferais une de con-
venir même de ceux que je n’aurais pas, quand je ne pour-
rais mettre mes raisons à sa portée : ainsi ma conduite,
toujours nette dans son esprit, ne lui serait jamais sus-
pecte, et je me conserverais plus de crédit en me suppo-
sant des fautes, qu’ils ne font en cachant les leurs.
Premièrement, songez bien que c’est rarement à vous
de lui proposer ce qu’il doit apprendre ; c’est à lui de le
désirer, de le chercher, de le trouver ; à vous de le mettre à
sa portée, de faire naître adroitement ce désir et de lui
fournir les moyens de le satisfaire. Il suit de là que vos
questions doivent être peu fréquentes, mais bien choisies ;
et que, comme il en aura beaucoup plus à vous faire que
vous à lui, vous serez toujours moins à découvert, et plus
souvent dans le cas de lui dire : En quoi ce que vous me
demandez est-il utile à savoir ?
De plus, comme il importe peu qu’il apprenne ceci ou
cela, pourvu qu’il conçoive bien ce qu’il apprend, et l’usage
de ce qu’il apprend, sitôt que vous n’avez pas à lui donner
sur ce que vous lui dites un éclaircissement qui soit bon
pour lui, ne lui en donnez point du tout. Dites-lui sans
scrupule : je n’ai pas de bonne réponse à vous faire ; j’avais
tort, laissons cela. Si votre instruction était réellement
déplacée, il n’y a pas de mal à l’abandonner tout à fait ; si
elle ne l’était pas, avec un peu de soin vous trouverez bien-
tôt l’occasion de lui en rendre l’utilité sensible.
294

Je n’aime point les explications en discours ; les jeunes
gens y font peu d’attention et ne les retiennent guère. Les
choses ! les choses ! je ne répéterai jamais assez que nous
donnons trop de pouvoir aux mots ; avec notre éducation
babillarde nous ne faisons que des babillards.
Supposons que, tandis que j’étudie avec mon élève le
cours du soleil et la manière de s’orienter, tout à coup il
m’interrompe pour me demander à quoi sert tout cela.
Quel beau discours je vais lui faire ! de combien de choses
je saisis l’occasion de l’instruire en répondant à sa ques-
tion, surtout si nous avons des témoins de notre entre-
tien53. Je lui parlerai de l’utilité des voyages, des avantages
du commerce, des productions particulières à chaque cli-
mat, des mœurs des différents peuples, de l’usage du ca-
lendrier, de la supputation du retour des saisons pour
l’agriculture, de l’art de la navigation, de la manière de se
conduire sur mer et de suivre exactement sa route, sans
savoir où l’on est. La politique, l’histoire naturelle,
l’astronomie, la morale même et le droit des gens entre-
ront dans mon explication, de manière à donner à mon
élève une grande idée de toutes ces sciences et un grand
désir de les apprendre. Quand j’aurai tout dit, j’aurai fait
l’étalage d’un vrai pédant, auquel il n’aura pas compris
une seule idée. Il aurait grande envie de me demander
comme auparavant à quoi sert de s’orienter ; mais il n’ose,
53 J’ai souvent remarqué que, dans les doctes instructions qu’on
donne aux enfants, on songe moins à se faire écouter d’eux que des
grandes personnes qui sont présentes. Je suis très sûr de ce que je
dis là, car j’en ai fait l’observation sur moi-même.
295

de peur que je me fâche. Il trouve mieux son compte à
feindre d’entendre ce qu’on l’a forcé d’écouter. Ainsi se
pratiquent les belles éducations.
Mais notre Émile, plus rustiquement élevé, et à qui
nous donnons avec tant de peine une conception dure,
n’écoutera rien de tout cela. Du premier mot qu’il
n’entendra pas, il va s’enfuir, il va folâtrer par la chambre,
et me laisser pérorer tout seul. Cherchons une solution
plus grossière ; mon appareil scientifique ne vaut rien
pour lui.
Nous observions la position de la forêt au nord de
Montmorency, quand il m’a interrompu par son impor-
tune question : A quoi sert cela ? Vous avez raison, lui dis-
je, il y faut penser à loisir ; et si nous trouvons que ce tra-
vail n’est bon à rien, nous ne le reprendrons plus, car nous
ne manquons pas d’amusements utiles. On s’occupe
d’autre chose, et il n’est plus question de géographie du
reste de la journée.
Le lendemain matin, je lui propose un tour de prome-
nade avant le déjeuner ; il ne demande pas mieux ; pour
courir, les enfants sont toujours prêts, et celui-ci a de
bonnes jambes. Nous montons dans la forêt, nous parcou-
rons les Champeaux, nous nous égarons, nous ne savons,
plus où nous sommes ; et, quand il s’agit de revenir, nous
ne pouvons plus retrouver notre chemin. Le temps se
passe, la chaleur vient, nous avons faim ; nous nous pres-
sons, nous errons vainement de côté et d’autre, nous ne
trouvons partout que des bois, des carrières, des plaines,
nul renseignement pour nous reconnaître. Bien échauffés,
296

bien recrus, bien affamés, nous ne faisons avec nos
courses que nous égarer davantage. Nous nous asseyons
enfin pour nous reposer, pour délibérer. Émile, que je
suppose élevé comme un autre enfant, ne délibère point, il
pleure ; il ne sait pas que nous sommes à la porte de
Montmorency, et qu’un simple taillis nous le cache ; mais
ce taillis est une forêt pour lui, un homme de sa stature est
enterré dans des buissons.
Après quelques moments de silence, je lui dis d’un air
inquiet : Mon cher Émile, comment ferons-nous pour sor-
tir d’ici ?
ÉMILE, en nage, et pleurant à chaudes larmes.
Je n’en sais rien. Je suis las ; j’ai faim ; j’ai soif ; je n’en
puis plus.
JEAN-JACQUES
Me croyez-vous en meilleur état que vous ? et pensez-
vous que je me fisse faute de pleurer, si je pouvais déjeu-
ner de mes larmes ? Il ne s’agit pas de pleurer, il s’agit de
se reconnaître. Voyons votre montre ; quelle heure est-il ?
ÉMILE
Il est midi, et je suis à jeun.
JEAN-JACQUES
Cela est vrai, il est midi, et je suis à jeun.
ÉMILE
297

Oh ! que vous devez avoir faim !
JEAN-JACQUES
Le malheur est que mon dîner ne viendra pas me cher-
cher ici. Il est midi : c’est justement l’heure où nous obser-
vions hier de Montmorency la position de la forêt. Si nous
pouvions de même observer de la forêt la position de
Montmorency !…
ÉMILE
Oui ; mais hier nous voyions la forêt, et d’ici nous ne
voyons pas la ville.
JEAN-JACQUES
Voilà le mal… Si nous pouvions nous passer de la voir
pour trouver sa position !…
ÉMILE
O mon bon ami !
JEAN-JACQUES
Ne disions-nous pas que la forêt était…
ÉMILE
Au nord de Montmorency.
JEAN-JACQUES
Par conséquent Montmorency doit être…
ÉMILE
298

Au sud de la forêt.
JEAN-JACQUES
Nous avons un moyen de trouver le nord à midi ?
ÉMILE
Oui, par la direction de l’ombre.
JEAN-JACQUES
Mais le sud ?
ÉMILE
Comment faire ?
LIVRE TROISIÈME 235
JEAN-JACQUES
Le sud est l’opposé du nord.
ÉMILE
Cela est vrai ; il n’y a qu’à chercher l’opposé de
l’ombre. Oh ! voilà le sud ! voilà le sud ! sûrement Mont-
morency est de ce côté.
JEAN-JACQUES
Vous pouvez avoir raison : prenons ce sentier à travers
le bois.
ÉMILE, frappant des mains, et poussant un cri de
joie.
299

Ah ! je vois Montmorency ! le voilà tout devant nous,
tout à découvert. Allons déjeuner, allons dîner, courons
vite : l’astronomie est bonne à quelque chose.
Prenez garde que, s’il ne dit pas cette dernière phrase,
il la pensera ; peu importe, pourvu que ce ne soit pas moi
qui la dise. Or soyez sûr qu’il n’oubliera de sa vie la leçon
de cette journée ; au lieu que, si je n’avais fait que lui sup-
poser tout cela dans sa chambre, mon discours eût été
oublié dès le lendemain. Il faut parler tant qu’on peut par
les actions, et ne dire que ce qu’on ne saurait faire.
Le lecteur ne s’attend pas que je le méprise assez pour
lui-donner un exemple sur chaque espèce d’étude : mais,
de quoi qu’il soit question, je ne puis trop exhorter le gou-
verneur à bien mesurer sa preuve sur la capacité de
l’élève ; car, encore une fois, le mal n’est pas dans ce qu’il
n’entend point, mais dans ce qu’il croit entendre.
Je me souviens que, voulant donner à un enfant du
goût pour la chimie, après lui avoir montré plusieurs pré-
cipitations métalliques, je lui expliquais comment se fai-
sait l’encre. Je lui disais que sa noirceur ne venait que d’un
fer très divisé, détaché du vitriol, et précipité par une li-
queur alcaline. Au milieu de ma docte explication, le petit
traître m’arrêta tout court avec ma question que je lui
avais apprise : me voilà fort embarrassé.
Après avoir un peu rêvé, je pris mon parti ; j’envoyai
chercher du vin dans la cave du maître de la maison, et
d’autre vin à huit sous chez un marchand de vin. Je pris
dans un petit flacon de la dissolution d’alcali fixe ; puis,
300

ayant devant moi, dans deux verres, de ces deux différents
vins54, je lui parlai ainsi :
On falsifie plusieurs denrées pour les faire paraître
meilleures qu’elles ne sont. Ces falsifications trompent
l’œil et le goût ; mais elles sont nuisibles, et rendent la
chose falsifiée pire, avec sa belle apparence, qu’elle n’était
auparavant.
On falsifie surtout les boissons, et surtout les vins,
parce que la tromperie est plus difficile à connaître, et
donne plus de profit au trompeur.
La falsification des vins verts ou aigres se fait avec de
la litharge, la litharge est une préparation de plomb. Le
plomb uni aux acides fait un sel fort doux, qui corrige au
goût la verdeur du vin, mais qui est un poison pour ceux
qui le boivent. Il importe donc, avant de boire du vin sus-
pect, de savoir s’il est lithargiré ou s’il ne l’est pas. Or voici
comment je raisonne pour découvrir cela.
La liqueur du vin ne contient pas seulement de l’esprit
inflammable, comme vous l’avez vu par l’eau-de-vie qu’on
en tire ; elle contient encore de l’acide, comme vous pou-
vez le connaître par le vinaigre et le tartre qu’on en tire
aussi.
L’acide a du rapport aux substances métalliques, et
s’unit avec elles par dissolution pour former un sel compo-
54 A chaque explication qu’on veut donner à l’enfant, un petit
appareil qui la précède sert beaucoup à le rendre attentif.
301

sé, tel, par exemple, que la rouille, qui n’est qu’un fer dis-
sous par l’acide contenu dans l’air ou dans l’eau, et tel aus-
si que le vert-de-gris, qui n’est qu’un cuivre dissous par le
vinaigre.
Mais ce même acide a plus de rapport encore aux subs-
tances alcalines qu’aux substances métalliques, en sorte
que, par l’intervention des premières dans les sels compo-
sés dont je viens de vous parler, l’acide est forcé de lâcher
le métal auquel il est uni, pour s’attacher à l’alcali.
Alors la substance métallique, dégagée de l’acide qui la
tenait dissoute, se précipite et rend la liqueur opaque.
Si donc un de ces deux vins est lithargiré, son acide
tient la litharge en dissolution. Que j’y verse de la liqueur
alcaline, elle forcera l’acide de quitter prise pour s’unir à
elle ; le plomb, n’étant plus tenu en dissolution, reparaîtra,
troublera la liqueur, et se précipitera enfin dans le fond du
verre.
S’il n’y a point de plomb55 ni d’aucun métal dans le vin,
l’alcali s’unira paisiblement56 avec l’acide, le tout restera
dissous, et il ne se fera aucune précipitation.
55 Les vins qu’on vend en détail chez les marchands de vins de
Paris, quoiqu’ils ne soient pas tous lithargirés, sont rarement
exempts de plomb, parce que les comptoirs de ces marchands sont
garnis de ce métal, et que le vin qui se répand de la mesure, en pas-
sant et séjour nant sur ce plomb en dissout toujours quelque partie.
Il est étrange qu’un abus si manifeste et si dangereux soit souffert
par la police. Mais il est vrai que les gens aisés, ne buvant guère de
ces vins-là, sont peu sujets à en être empoisonnés.
302

Ensuite je versai de ma liqueur alcaline successive-
ment dans les deux verres : celui du vin de la maison resta
clair et diaphane ; l’autre en un moment fut trouble, et au
bout d’une heure on vit clairement le plomb précipité dans
le fond du verre.
Voilà, repris-je, le vin naturel et pur dont on peut
boire, et voici le vin falsifié qui empoisonne. Cela se dé-
couvre par les mêmes connaissances dont vous me de-
mandiez l’utilité : celui qui sait bien comment se fait
l’encre sait connaître aussi les vins frelatés.
J’étais fort content de mon exemple, et cependant je
m’aperçus que l’enfant n’en était point frappé. J’eus be-
soin d’un peu de temps pour sentir que je n’avais fait
qu’une sottise : car, sans parler de l’impossibilité qu’à
douze ans un enfant pût suivre mon explication, l’utilité de
cette expérience n’entrait pas dans son esprit, parce
qu’ayant goûté des deux vins, et les trouvant bons tous
deux, il ne joignait aucune idée à ce mot de falsification
que je pensais lui avoir si bien expliqué. Ces autres mots
malsain, poison, n’avaient même aucun sens pour lui ; il
était là-dessus dans le cas de l’historien du médecin Phi-
lippe : c’est le cas de tous les enfants.
Les rapports des effets aux causes dont nous
n’apercevons pas la liaison, les biens et les maux dont
nous n’avons aucune idée, les besoins que nous n’avons
jamais sentis, sont nuls pour nous ; il est impossible de
56 L’acide végétal est fort doux. Si c’était un acide minéral, et
qu’il fût moins étendu, l’union ne se ferait pas sans effervescence.
303

nous intéresser par eux à rien faire qui s’y rapporte. On
voit à quinze ans le bonheur d’un homme sage, comme à
trente la gloire du paradis. Si l’on ne conçoit bien l’un et
l’autre, on fera peu de chose pour les acquérir ; et quand
même on les concevrait, on fera peu de chose encore si on
ne les désire, si on ne les sent convenables à soi. Il est aisé
de convaincre un enfant que ce qu’on lui veut enseigner
est utile : mais ce n’est rien de le convaincre, si l’on ne sait
le persuader. En vain la tranquille raison nous fait ap-
prouver ou blâmer ; il n’y a que la passion qui nous fasse
agir ; et comment se passionner pour des intérêts qu’on
n’a point encore ?
Ne montrez jamais rien à l’enfant qu’il ne puisse voir.
Tandis que l’humanité lui est presque étrangère, ne pou-
vant l’élever à l’état d’homme, rabaissez pour lui l’homme
à l’état d’enfant. En songeant à ce qui lui peut être utile
dans un autre âge, ne lui parlez que de ce dont il voit dès à
présent l’utilité. Du reste, jamais de comparaisons avec
d’autres enfants, point de rivaux, point de concurrents,
même à la course, aussitôt qu’il commence à raisonner ;
j’aime cent fois mieux qu’il n’apprenne point ce qu’il
n’apprendrait que par jalousie ou par vanité. Seulement je
marquerai tous les ans les progrès qu’il aura faits ; je les
comparerai à ceux qu’il fera l’année suivante ; je lui dirai :
Vous êtes grandi de tant de lignes ; voilà le fossé que vous
sautiez, le fardeau que vous portiez ; voici la distance où
vous lanciez un caillou, la carrière que vous parcouriez
d’une haleine, etc. ; voyons maintenant ce que vous ferez.
Je l’excite ainsi sans le rendre jaloux de personne. Il vou-
dra se surpasser, il le doit ; je ne vois nul inconvénient
qu’il soit émule de lui-même.
304

Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce
qu’on ne sait pas. On dit qu’Hermès grava sur des co-
lonnes les éléments des sciences, pour mettre ses décou-
vertes à l’abri d’un déluge. S’il les eût bien imprimées dans
la tête des hommes, elles s’y seraient conservées par tradi-
tion. Des cerveaux bien préparés sont les monuments où
se gravent le plus sûrement les connaissances humaines.
N’y aurait-il point moyen de rapprocher tant de leçons
éparses dans tant de livres, de les réunir sous un objet
commun qui pût être facile à voir, intéressant à suivre, et
qui pût servir de stimulant, même à cet âge ? Si l’on peut
inventer une situation où tous les besoins naturels de
l’homme se montrent d’une manière sensible à l’esprit
d’un enfant, et où les moyens de pourvoir à ces mêmes
besoins se développent successivement avec la même faci-
lité, c’est par la peinture vive et naïve de cet état qu’il faut
donner le premier exercice à son imagination.
Philosophe ardent, je vois déjà s’allumer la vôtre. Ne
vous mettez pas en frais ; cette situation est trouvée, elle
est décrite, et, sans vous faire tort, beaucoup mieux que
vous ne la décririez vous-même, du moins avec plus de
vérité et de simplicité. Puisqu’il nous faut absolument des
livres, il en existe un qui fournit, à mon gré, le plus heu-
reux traité d’éducation naturelle. Ce livre sera le premier
que lira mon Émile ; seul il composera durant longtemps
toute sa bibliothèque, et il y tiendra toujours une place
distinguée. Il sera le texte auquel tous nos entretiens sur
les sciences naturelles ne serviront que de commentaire. Il
servira d’épreuve durant nos progrès à l’état de notre ju-
gement ; et, tant que notre goût ne sera pas gâté, sa lecture
nous plaira toujours. Quel est donc ce merveilleux livre ?
305

Est-ce Aristote ? est-ce Pline ? est-ce Buffon ? Non ; c’est
Robinson Crusoé.
Robinson Crusoé dans son île, seul, dépourvu de
l’assistance de ses semblables et des instruments de tous
les arts, pourvoyant cependant à sa subsistance, à sa con-
servation, et se procurant même une sorte de bien-être,
voilà un objet intéressant pour tout âge, et qu’on a mille
moyens de rendre agréable aux enfants. Voilà comment
nous réalisons l’île déserte qui me servait d’abord de com-
paraison. Cet état n’est pas, j’en conviens, celui de
l’homme social ; vraisemblablement il ne doit pas être
celui d’Émile : mais c’est sur ce même état qu’il doit ap-
précier tous les autres. Le plus sûr moyen de s’élever au-
dessus des préjugés et d’ordonner ses jugements sur les
vrais rapports des choses, est de se mettre à la place d’un
homme isolé, et de juger de tout comme cet homme en
doit juger lui-même, eu égard à sa propre utilité.
Ce roman, débarrassé de tout son fatras, commençant
au naufrage de Robinson près de son île, et finissant à
l’arrivée du vaisseau qui vient l’en tirer, sera tout à la fois
l’amusement et l’instruction d’Émile durant l’époque dont
il est ici question. Je veux que la tête lui en tourne, qu’il
s’occupe sans cesse de son château, de ses chèvres, de ses
plantations ; qu’il apprenne en détail, non dans ses livres,
mais sur les choses, tout ce qu’il faut savoir en pareil cas ;
qu’il pense être Robinson lui-même ; qu’il se voie habillé
de peaux, portant un grand bonnet, un grand sabre, tout le
grotesque équipage de la figure, au parasol près, dont il
n’aura pas besoin. Je veux qu’il s’inquiète des mesures à
prendre, si ceci ou cela venait à lui manquer, qu’il examine
306

la conduite de son héros, qu’il cherche s’il n’a rien omis,
s’il n’y avait rien de mieux à faire ; qu’il marque attentive-
ment ses fautes, et qu’il en profite pour n’y pas tomber lui-
même en pareil cas ; car ne doutez point qu’il ne projette
d’aller faire un établissement semblable ; c’est le vrai châ-
teau en Espagne de cet heureux âge, où l’on ne connaît
d’autre bonheur que le nécessaire et la liberté.
Quelle ressource que cette folie pour un homme ha-
bile, qui n’a su la faire naître qu’afin de la mettre à profit 1
L’enfant, pressé de se faire un magasin pour son île, sera
plus ardent pour apprendre que le maître pour enseigner.
Il voudra savoir -tout ce qui est utile, et ne voudra savoir
que cela ; vous n’aurez plus besoin de le guider, vous
n’aurez qu’à le retenir. Au reste, dépêchons-nous de
l’établir dans cette île, tandis qu’il y borne sa félicité ; car
le jour approche où, s’il y veut vivre encore, il n’y voudra
plus vivre seul, et où Vendredi, qui maintenant ne le
touche guère, ne lui suffira pas longtemps.
La pratique des arts naturels, auxquels peut suffire un
seul homme, mène à la recherche des arts d’industrie, et
qui ont besoin du concours de plusieurs mains. Les pre-
miers peuvent s’exercer par des solitaires, par des sau-
vages ; mais les autres ne peuvent naître que dans la socié-
té, et la rendent nécessaire. Tant qu’on ne connaît que le
besoin physique, chaque homme se suffit à lui-même ;
l’introduction du superflu rend indispensable le partage et
la distribution du travail ; car, bien qu’un homme travail-
lant seul ne gagne que la subsistance d’un homme, cent
hommes, travaillant de concert, gagneront de quoi en faire
subsister deux cents. Sitôt donc qu’une partie des hommes
307

se repose, il faut que le concours des bras de ceux qui tra-
vaillent supplée à l’oisiveté de ceux qui ne font rien.
Votre plus grand soin doit être d’écarter de l’esprit de
votre élève toutes les notions des relations sociales qui ne
sont pas à sa portée ; mais, quand l’enchaînement des
connaissances vous force à lui montrer la mutuelle dépen-
dance des hommes, au heu de la lui montrer par le côté
moral, tournez d’abord toute son attention vers l’industrie
et les arts mécaniques, qui les rendent utiles les uns aux
autres. En le promenant d’atelier en atelier, ne souffrez
jamais qu’il voie aucun travail sans mettre lui-même la
main à l’œuvre, ni qu’il en sorte sans savoir parfaitement
la raison de tout ce qui s’y fait, ou du moins de tout ce qu’il
a observé. Pour cela, travaillez vous-même, donnez-lui
partout l’exemple ; pour le rendre maître, soyez partout
apprenti, et comptez qu’une heure de travail lui apprendra
plus de choses qu’il n’en retiendrait d’un jour
d’explications.
Il y a une estime publique attachée aux différents arts
en raison inverse de leur utilité réelle. Cette estime se me-
sure directement sur leur inutilité même, et cela doit être.
Les arts les plus utiles sont ceux qui gagnent le moins,
parce que le nombre des ouvriers se proportionne au be-
soin des hommes, et que le travail nécessaire à tout le
monde reste forcément à un prix que le pauvre peut payer.
Au contraire, ces importants qu’on n’appelle pas artisans,
mais artistes, travaillant uniquement pour les oisifs et les
riches, mettent un prix arbitraire à leurs babioles ; et,
comme le mérite de ces vains travaux n’est que dans
l’opinion, leur prix même fait partie de ce mérite, et on les
308

estime à proportion de ce qu’ils coûtent. Le cas qu’en fait
le riche ne vient pas de leur usage, mais de ce que le
pauvre ne les peut payer. Nolo habere bona nisi quibus
populus inviderit.
Que deviendront vos élèves, si vous leur laissez adop-
ter ce sot préjugé, si vous le favorisez vous-même, s’ils
vous voient, par exemple, entrer avec plus d’égards dans la
boutique d’un orfèvre que dans celle d’un serrurier ? Quel
jugement porteront-ils du vrai mérite des arts et de la véri-
table valeur des choses, quand ils verront partout le prix
de fantaisie en contradiction avec le prix tiré de l’utilité
réelle, et que plus la chose coûte, moins elle vaut ? Au
premier moment que vous laisserez entrer ces idées dans
leur tête, abandonnez le reste de leur éducation ; malgré
vous ils seront élevés comme tout le monde ; vous avez
perdu quatorze ans de soins.
Émile songeant à meubler son île aura d’autres ma-
nières de voir. Robinson eût fait beaucoup plus de cas de
la boutique d’un taillandier que de tous les colifichets de
Saïde. Le premier lui eût paru un homme très respectable,
et l’autre un petit charlatan.
« Mon fils est fait pour vivre dans le monde ; il ne vivra
pas avec des sages, mais avec des fous ; il faut donc qu’il con-
naisse leurs folies, puisque c’est par elles qu’ils veulent être
conduits. La connaissance réelle des choses peut être bonne,
mais celle des hommes et de leurs jugements vaut encore
mieux ; car, dans la société humaine, le plus grand instru-
ment de l’homme est l’homme, et le plus sage est celui qui se
sert le mieux de cet instrument. A quoi bon donner aux en-
fants l’idée d’un ordre imaginaire tout contraire à celui qu’ils
trouveront établi, et sur lequel il faudra qu’ils se règlent ?
309

Donnez-leur premièrement des leçons pour être sages, et
puis vous leur en donnerez pour juger en quoi les autres sont
fous. »
Voilà les spécieuses maximes sur lesquelles la fausse
prudence des pères travaille à rendre leurs enfants es-
claves des préjugés dont ils les nourrissent, et jouets eux-
mêmes de la tourbe insensée dont ils pensent faire
l’instrument de leurs passions. Pour parvenir à connaître
l’homme, que de choses il faut connaître avant lui !
L’homme est la dernière étude du sage, et vous prétendez
en faire la première d’un enfant ! Avant de l’instruire de
nos sentiments, commencez par lui apprendre à les appré-
cier. Est-ce connaître une folie que de la prendre pour la
raison ! Pour être sage il faut discerner ce qui ne l’est pas.
Comment votre enfant connaîtra-t-il les hommes, s’il ne
sait ni juger leurs jugements ni démêler leurs erreurs ?
C’est un mal de savoir ce qu’ils pensent, quand on ignore
si ce qu’ils pensent est vrai ou faux. Apprenez-lui donc
premièrement ce que sont les choses en elles-mêmes, et
vous lui apprendrez après ce qu’elles sont à nos yeux ; c’est
ainsi qu’il saura comparer l’opinion à la vérité, et s’élever
au-dessus du vulgaire ; car on ne connaît point les préju-
gés quand on les adopte, et l’on ne mène point le peuple
quand on lui ressemble. Mais si vous commencez par
l’instruire de l’opinion publique avant de lui apprendre à
l’apprécier, assurez-vous que, quoi que vous puissiez faire,
elle deviendra la sienne, et que vous ne la détruirez plus.
Je conclus que, pour rendre un jeune homme judicieux, il
faut bien former ses jugements, au lieu de lui dicter les
nôtres.
310

Vous voyez que jusqu’ici je n’ai point parlé des
hommes à mon élève, il aurait eu trop de bon sens pour
m’entendre ; ses relations avec son espèce ne lui sont pas
encore assez sensibles pour qu’il puisse juger des autres
par lui. Il ne connaît d’être humain que lui seul, et même il
est bien éloigné de se connaître ; mais s’il porte peu de
jugements sur sa personne, au moins il n’en porte que de
justes. Il ignore quelle est la place des autres, mais il sent
la sienne et s’y tient. Au lieu des lois sociales qu’il ne peut
connaître, nous l’avons lié des chaînes de la nécessité. Il
n’est presque encore qu’un être physique, continuons de le
traiter comme tel.
C’est par leur rapport sensible avec son utilité, sa sûre-
té, sa conservation, son bien-être, qu’il doit apprécier tous
les corps de la nature et tous les travaux des hommes. Ain-
si le fer doit être à ses yeux d’un beaucoup plus grand prix
que l’or, et le verre que le diamant ; de même, il honore
beaucoup plus un cordonnier, un maçon, qu’un Lempe-
reur, un Le Blanc, et tous les joailliers de l’Europe ; un
pâtissier est surtout à ses yeux une homme très important,
et il donnerait toute l’académie des sciences pour le
moindre confiseur de la rue des Lombards. Les orfèvres,
les graveurs, les doreurs, les brodeurs, ne sont à son avis
que des fainéants qui s’amusent à des jeux parfaitement
inutiles ; il ne fait pas même un grand cas de l’horlogerie.
L’heureux enfant jouit du temps sans en être esclave : il en
profite et n’en connaît pas le prix. Le calme des passions
qui rend pour lui sa succession toujours égale lui tient lieu
311

d’instrument pour le mesurer au besoin57. En lui suppo-
sant une montre, aussi bien qu’en le faisant pleurer, je me
donnais un Émile vulgaire, pour être utile et me faire en-
tendre ; car, quant au véritable, un enfant si différent des
autres ne servirait d’exemple à rien.
Il y a un ordre non moins naturel et plus judicieux en-
core, par lequel on considère les arts selon les rapports de
nécessité qui les lient, mettant au premier rang les plus
indépendants, et au dernier ceux qui dépendent d’un plus
grand nombre d’autres. Cet ordre, qui fournit
d’importantes considérations sur celui de la société géné-
rale, est semblable au précédent, et soumis au même ren-
versement dans l’estime des hommes ; en sorte que
l’emploi des matières premières se fait dans des métiers
sans honneur, presque sans profit, et que plus elles chan-
gent de mains, plus la main-d’œuvre augmente de prix et
devient honorable. Je n’examine pas s’il est vrai que
l’industrie soit plus grande et mérite plus de récompense
dans les arts minutieux qui donnent la dernière forme à
ces matières, que dans le premier travail qui les convertit à
l’usage des hommes : mais je dis qu’en chaque chose l’art
dont l’usage est le plus général et le plus indispensable est
incontestablement celui qui mérite le plus d’estime, et que
celui à qui moins d’autres arts sont nécessaires, la mérite
encore par-dessus les plus subordonnés, parce qu’il est
57 Le temps perd pour nous sa mesure, quand nos passions veu-
lent régler son cours à leur gré. La montre du sage est l’égalité
d’humeur et la paix de l’âme : il est toujours à son heure, et il la
connaît toujours.
312

plus libre et plus près de l’indépendance. Voilà les véri-
tables règles de l’appréciation des arts et de l’industrie ;
tout le reste est arbitraire et dépend de l’opinion.
Le premier et le plus respectable de tous les arts est
l’agriculture : je mettrais la forge au second rang, la char-
pente au troisième, et ainsi de suite. L’enfant qui n’aura
point été séduit par les préjugés vulgaires en jugera préci-
sément ainsi. Que de réflexions importantes notre Émile
ne tirera-t-il point là-dessus de son Robinson ! Que pense-
ra-t-il en voyant que les arts ne se perfectionnent qu’en se
subdivisant, en multipliant à l’infini les instruments des
uns et des autres ? Il se dira : Tous ces gens-là sont sotte-
ment ingénieux : on croirait qu’ils ont peur que leurs bras
et leurs doigts ne leur servent à quelque chose, tant ils
inventent d’instruments pour s’en passer. Pour exercer un
seul art ils sont asservis à mille autres ; il faut une ville à
chaque ouvrier. Pour mon camarade et moi, nous mettons
notre génie dans notre adresse ; nous nous faisons des
outils que nous puissions porter partout avec nous. Tous
ces gens si fiers de leurs talents dans Paris ne sauraient
rien dans notre île, et seraient nos apprentis à leur tour.
Lecteur, ne vous arrêtez pas à voir ici l’exercice du
corps et l’adresse des mains de notre élève ; mais considé-
rez quelle direction nous donnons à ses curiosités enfan-
tines ; considérez le sens, l’esprit inventif, la prévoyance ;
considérez quelle tête nous allons lui former. Dans tout ce
qu’il verra, dans tout ce qu’il fera, il voudra tout connaître,
il voudra savoir la raison de tout ; d’instrument en instru-
ment, il voudra toujours remonter au premier ; il
n’admettra rien par supposition ; il refuserait d’apprendre
313

ce qui demanderait une connaissance antérieure qu’il
n’aurait pas : s’il voit faire un ressort, il voudra savoir
comment l’acier a été tiré de la mine ; s’il voit assembler
les pièces d’un coffre, il voudra savoir comment l’arbre a
été coupé ; s’il travaille lui-même, à chaque outil dont il se
sert, il ne manquera pas de se dire : Si je n’avais pas cet
outil, comment m’y prendrais-je pour en faire un sem-
blable ou pour m’en passer ?
Au reste, une erreur difficile à éviter dans les occupa-
tions pour lesquelles le maître se passionne est de suppo-
ser toujours le même goût à l’enfant : gardez, quand
l’amusement du travail vous emporte, que lui cependant
ne s’ennuie sans vous l’oser témoigner. L’enfant doit être
tout à la chose ; mais vous devez être tout à l’enfant,
l’observer, l’épier sans relâche et sans qu’il y paraisse,
pressentir tous ses sentiments d’avance, et prévenir ceux
qu’il ne doit pas avoir, l’occuper enfin de manière que non
seulement il se sente utile à la chose, mais qu’il s’y plaise à
force de bien comprendre à quoi sert ce qu’il fait.
La société des arts consiste en, échanges d’industrie,
celle du commerce en échanges de choses, celle des
banques en échanges de signes et d’argent : toutes ces
idées se tiennent, et les notions élémentaires sont déjà
prises ; nous avons jeté les fondements de tout cela dès le
premier âge, à l’aide du jardinier Robert. Il ne nous reste
maintenant qu’à généraliser ces mêmes idées, et les
étendre à plus d’exemples, pour lui faire comprendre le
jeu du trafic pris en lui-même, et rendu sensible par les
détails d’histoire naturelle qui regardent les productions
particulières à chaque pays, par les détails d’arts et de
314

sciences qui regardent la navigation, enfin, par le plus
grand ou moindre embarras du transport, selon
l’éloignement des lieux, selon la situation des terres, des
mers, des rivières, etc.
Nulle société ne peut exister sans échange, nul échange
sans mesure commune, et nulle mesure commune sans
égalité. Ainsi, toute société a pour première loi quelque
égalité conventionnelle, soit dans les hommes, soit dans
les choses.
L’égalité conventionnelle entre les hommes, bien diffé-
rente de l’égalité naturelle, rend nécessaire le droit positif,
c’est-à-dire le gouvernement et les lois. Les connaissances
politiques d’un enfant doivent être nettes et bornées ; il ne
doit connaître du gouvernement en général que ce qui se
rapporte au droit de propriété, dont il a déjà quelque idée.
L’égalité conventionnelle entre les choses a fait inven-
ter la monnaie ; car la monnaie n’est qu’un terme de com-
paraison pour la valeur des choses de différentes espèces ;
et en ce sens la monnaie est le vrai lien de la société ; mais
tout peut être monnaie ; autrefois le bétail l’était, des co-
quillages le sont encore chez plusieurs peuples ; le fer fut
monnaie à Sparte, le cuir l’a été en Suède, l’or et l’argent le
sont parmi nous.
Les métaux, comme plus faciles à transporter, ont été
généralement choisis pour termes moyens de tous les
échanges ; et l’on a converti ces métaux en monnaie, pour
épargner la mesure ou le poids à chaque échange : car la
marque de la monnaie n’est qu’une attestation que la pièce
ainsi marquée est d’un tel poids ; et le prince seul a droit
315

de battre monnaie, attendu que lui seul a droit d’exiger
que son témoignage fasse autorité parmi tout un peuple.
L’usage de cette invention ainsi expliqué se fait sentir
au plus stupide. Il est difficile de comparer immédiate-
ment des choses de différentes natures, du drap, par
exemple, avec du blé ; mais, quand on a trouvé une me-
sure commune, savoir la monnaie, il est aisé au fabricant
et au laboureur de rapporter la valeur des choses qu’ils
veulent échanger à cette mesure commune. Si telle quanti-
té de drap vaut une telle somme d’argent et que telle quan-
tité de blé vaille aussi la même somme d’argent, il s’ensuit
que le marchand, recevant ce blé pour son drap, fait un
échange équitable. Ainsi, c’est par la monnaie que les
biens d’espèces diverses deviennent commensurables et
peuvent se comparer.
N’allez pas plus loin que cela, et n’entrez point dans
l’explication des effets moraux de cette institution. En
toute chose il importe de bien exposer les usages avant de
montrer les abus. Si vous prétendiez expliquer aux enfants
comment les signes font négliger les choses, comment de
la monnaie sont nées toutes les chimères de l’opinion,
comment les pays riches d’argent doivent être pauvres de
tout, vous traiteriez ces enfants non seulement en philo-
sophes, mais en hommes sages, et vous prétendriez leur
faire entendre ce que peu de philosophes même ont bien
conçu.
Sur quelle abondance d’objets intéressants ne peut-on
point tourner ainsi la curiosité d’un élève, sans jamais
quitter les rapports réels et matériels qui sont à sa portée,
316

ni souffrir qu’il s’élève dans son esprit une seule idée qu’il
ne puisse pas concevoir ! L’art du maître est de ne laisser
jamais appesantir ses observations sur des minuties qui ne
tiennent à rien, mais de le rapprocher sans cesse des
grandes relations qu’il doit connaître un jour pour bien
juger du bon et du mauvais ordre de la société civile. Il
faut savoir assortir les entretiens dont on l’amuse au tour
d’esprit qu’on lui a donné. Telle question, qui ne pourrait
pas même effleurer l’attention d’un autre, va tourmenter
Émile pendant six mois.
Nous allons dîner dans une maison opulente ; nous
trouvons les apprêts d’un festin, beaucoup de monde,
beaucoup de laquais, beaucoup de plats, un service élégant
et fin. Tout cet appareil de plaisir et de fête a quelque
chose d’enivrant qui porte à la tête quand on n’y est pas
accoutumé. Je pressens l’effet de tout cela sur mon jeune
élève. Tandis que le repas se prolonge, tandis que les ser-
vices se succèdent, tandis qu’autour de la table règnent
mille propos bruyants, je m’approche de son oreille, et je
lui dis : Par combien de mains estimeriez-vous bien qu’ait
passé tout ce que vous voyez sur cette table avant que d’y
arriver ? Quelle foule d’idées j’éveille dans son cerveau par
ce peu de mots ! A l’instant voilà toutes les vapeurs du
délire abattues. Il rêve, il réfléchit, il calcule, il s’inquiète.
Tandis que les philosophes, égayés par le vin, peut-être
par leurs voisines, radotent et font les enfants, le voilà, lui,
philosophant tout seul dans son coin ; il m’interroge ; je
refuse de répondre, je le renvoie à un autre temps ; il
s’impatiente, il oublie de manger et de boire, il brûle d’être
hors de table pour m’entretenir à son aise. Quel objet pour
sa curiosité ! Quel texte pour son instruction ! Avec un
317

jugement sain que rien n’a pu corrompre, que pensera-t-il
du luxe, quand il trouvera que toutes les régions du monde
ont été mises à contribution, que vingt millions de mains
ont peut-être, ont longtemps travaillé, qu’il en a coûté la
vie peut-être à des milliers d’hommes, et tout cela pour lui
présenter en pompe à midi ce qu’il va déposer le soir dans
sa garde-robe ?
Épiez avec soin les conclusions secrètes qu’il tire en
son cœur de toutes ces observations. Si vous l’avez moins
bien gardé que je ne le suppose, il peut être tenté de tour-
ner ses réflexions dans un autre sens, et de se regarder
comme un personnage important au monde, en voyant
tant de soins concourir pour apprêter son dîner. Si vous
pressentez ce raisonnement, vous pouvez aisément le pré-
venir avant qu’il le fasse, ou du moins en effacer aussitôt
l’impression. Ne sachant encore s’approprier les choses
que par une jouissance matérielle, il ne peut juger de leur
convenance ou disconvenance avec lui que par des rap-
ports sensibles. La comparaison d’un dîner simple et rus-
tique, préparé par l’exercice, assaisonné par la faim, par la
liberté, par la joie, avec son festin si magnifique et si com-
passé, suffira pour lui faire sentir que tout l’appareil du
festin ne lui ayant donné aucun profit réel, et son estomac
sortant tout aussi content de la table du paysan que de
celle du financier, il n’y avait rien à l’un de plus qu’à l’autre
qu’il pût appeler véritablement sien.
Imaginons ce qu’en pareil cas un gouverneur pourra
lui dire. Rappelez-vous bien ces deux repas, et décidez en
vous-même lequel vous avez fait avec le plus de plaisir ;
auquel avez-vous remarqué le plus de joie ? auquel a-t-on
318

mangé de plus grand appétit, bu plus gaiement, ri de meil-
leur cœur ? lequel a duré le plus longtemps sans ennui, et
sans avoir besoin d’être renouvelé par d’autres services ?
Cependant voyez la différence : ce pain bis, que vous trou-
vez si bon, vient du blé recueilli par ce paysan ; son vin
noir et grossier, mais désaltérant et sain, est du cru de sa
vigne ; le linge vient de son chanvre, filé l’hiver par sa
femme, par ses filles, par sa servante ; nulles autres mains
que celles de sa famille n’ont fait les apprêts de sa table ; le
moulin le plus proche et le marché voisin sont les bornes
de l’univers pour lui. En quoi donc avez-vous réellement
joui de tout ce qu’ont fourni de plus la terre éloignée et la
main des hommes sur l’autre table ? Si tout cela ne vous a
pas fait faire un meilleur repas, qu’avez-vous gagné à cette
abondance ? qu’y avait-il là qui fût fait pour vous ? Si vous
eussiez été le maître de la maison, pourra-t-il ajouter, tout
cela vous fût resté plus étranger encore : car le soin
d’étaler aux yeux des autres votre jouissance eût achevé de
vous l’ôter : vous auriez eu la peine, et eux le plaisir.
Ce discours peut être fort beau ; mais il ne vaut rien
pour Émile, dont il passe la portée, et à qui l’on ne dicte
point ses réflexions. Parlez-lui donc plus simplement.
Après ces deux épreuves, dites-lui quelque matin : Où
dînerons-nous aujourd’hui ? autour de cette montagne
d’argent qui couvre les trois quarts de la table, et de ces
parterres de fleurs de papier qu’on sert au dessert sur des
miroirs, parmi ces femmes en grand panier qui vous trai-
tent en marionnette, et veulent que vous ayez dit ce que
vous ne savez pas ; ou bien dans ce village à deux lieues
d’ici, chez ces bonnes gens qui nous reçoivent si joyeuse-
ment et nous donnent de si bonne crème ? Le choix
319

d’Émile n’est pas douteux ; car il n’est ni babillard ni vain ;
il ne peut souffrir la gêne, et tous nos ragoûts fins ne lui
plaisent point : mais il est toujours prêt à courir en cam-
pagne, et il aime fort les bons fruits, les bons légumes, la
bonne crème, et les bonnes gens58. Chemin faisant, la ré-
flexion vient d’elle-même. Je vois que ces foules d’hommes
qui travaillent à ces grands repas perdent bien leurs
peines, ou qu’ils ne songent guère à nos plaisirs.
Mes exemples, bons peut-être pour un sujet, seront
mauvais pour mille autres. Si l’on en prend l’esprit, on
saura bien les varier au besoin ; le choix tient à l’étude du
génie propre à chacun, et cette étude tient aux occasions
qu’on leur offre de se montrer. On n’imaginera pas que,
dans l’espace de trois ou quatre ans que nous avons à
remplir ici, nous puissions donner à l’enfant le plus heu-
reusement né une idée de tous les arts et de toutes les
sciences naturelles, suffisante pour les apprendre un jour
lui-même ; mais en faisant ainsi passer devant lui tous les
58 Le goût que je suppose à mon élève pour, la campagne est un
fruit naturel de son éducation. D’ailleurs, n’ayant rien de cet air fat
et requinqué qui plaît tant aux femmes, il en est moins fêté que
d’autres enfants ; par conséquent il se plaît moins avec elles, et se
gâte moins dans leur société dont il n’est pas encore en état de sentir
le charme.
Je me suis gardé de lui apprendre à leur baiser la main, à leur
dire des fadeurs, pas même à leur marquer préférablement aux
hommes les égards qui leur sont dus ; je me suis fait une inviolable
loi de n’exiger rien de lui dont la raison ne fût à sa portée ; et il n’y a
point de bonne raison pour un enfant de traiter un sexe autrement
que l’autre.
320

objets qu’il lui importe de connaître, nous le mettons dans
le cas de développer son goût, son talent, de faire les pre-
miers pas vers l’objet où le porte son génie, et de nous
indiquer la route qu’il lui faut ouvrir pour seconder la na-
ture.
Un autre avantage de cet enchaînement de connais-
sances bornées, mais justes, est de les lui montrer par
leurs liaisons, par leurs rapports, de les mettre toutes à
leur place dans son estime, et de prévenir en lui les préju-
gés qu’ont la plupart des hommes pour les talents qu’ils
cultivent, contre ceux qu’ils ont négligés. Celui qui voit
bien l’ordre du tout voit la place où doit être chaque par-
tie ; celui qui voit bien une partie, et qui la connaît à fond,
peut être un savant homme : l’autre est un homme judi-
cieux ; et vous vous souvenez que ce que nous nous propo-
sons d’acquérir est moins la science que le jugement.
Quoi qu’il en soit, ma méthode est indépendante de
mes exemples ; elle est fondée sur la mesure des facultés
de l’homme à ses différents âges, et sur le choix des occu-
pations qui conviennent à ses facultés. Je crois qu’on trou-
verait aisément une autre méthode avec laquelle on paraî-
trait faire mieux ; mais si elle était moins appropriée à
l’espèce, à l’âge, au sexe, je doute qu’elle eût le même suc-
cès.
En commençant cette seconde période, nous avons
profité de la surabondance de nos forces sur nos besoins
pour nous porter hors de nous ; nous nous sommes élan-
cés dans les cieux ; nous avons mesuré la terre ; nous
avons recueilli les lois de la nature, en un mot nous avons
321

parcouru l’île entière : maintenant nous revenons à nous ;
nous nous rapprochons insensiblement de notre habita-
tion. Trop heureux, en y rentrant, de n’en pas trouver en-
core en possession l’ennemi qui nous menace, et qui
s’apprête à s’en emparer !
Que nous reste-t-il à faire après avoir observé tout ce
qui nous environne> d’en convertir à notre usage tout ce
que nous pouvons nous approprier, et de tirer parti de
notre curiosité pour l’avantage de notre bien-être.
Jusqu’ici nous avons fait provision d’instruments de toute
espèce, sans savoir desquels nous aurions besoin. Peut-
être, inutiles à nous-mêmes, les nôtres pourront-ils servir
à d’autres ; et peut-être, à notre tour, aurons-nous besoin
des leurs. Ainsi nous trouverions tous notre compte à ces
échanges : mais, pour les faire, il faut connaître nos be-
soins mutuels, il faut que chacun sache ce que d’autres ont
à son usage, et ce qu’il peut leur offrir en retour. Suppo-
sons dix hommes, dont chacun a dix sortes de besoins. Il
faut que chacun, pour son nécessaire, s’applique à dix
sortes de travaux ; mais, vu la différence de génie et de
talent, l’un réussira moins à quelqu’un de ces travaux,
l’autre à un autre. Tous, propres à diverses choses, feront
les mêmes, et seront mai servis. Formons une société de
ces dix hommes, et que chacun s’applique, pour lui seul et
pour les neuf autres, au genre d’occupation qui lui con-
vient le mieux ; chacun profitera des talents des autres
comme si lui seul les avait tous ; chacun perfectionnera le
sien par un continuel exercice ; et il arrivera que tous les
dix, parfaitement bien pourvus, auront encore du sura-
bondant pour d’autres. Voilà le principe apparent de
toutes nos institutions. Il n’est pas de mon sujet d’en exa-
322

miner ici les conséquences : c’est ce que j’ai fait dans un
autre écrit.
Sur ce principe, un homme qui voudrait se regarder
comme un être isolé, ne tenant du tout à rien et se suffi-
sant à lui-même, ne pourrait être que misérable. Il lui se-
rait même impossible de subsister ; car, trouvant la terre
entière couverte du tien et du mien, et n’ayant rien à lui
que son corps, d’où tirerait-il son nécessaire ? En sortant
de l’état de nature, nous forçons nos semblables d’en sortir
aussi ; nul n’y peut demeurer malgré les autres ; et ce se-
rait réellement en sortir, que d’y vouloir rester dans
l’impossibilité d’y vivre ; car la première loi de la nature
est le soin de se conserver.
Ainsi se forment peu à peu dans l’esprit d’un enfant les
idées des relations sociales, même avant qu’il puisse être
réellement membre actif de la société. Émile voit que,
pour avoir des instruments à son usage, il lui en faut en-
core à l’usage des autres, par lesquels il puisse obtenir en
échange les choses qui lui sont nécessaires et qui sont en
leur pouvoir. Je l’amène aisément à sentir le besoin de ces
échanges, et à se mettre en état d’en profiter.
Monseigneur, il faut que je vive, disait un malheureux
auteur satirique au ministre qui lui reprochait l’infamie de
ce métier. – le n’en vois pas la nécessité, lui repartit froi-
dement l’homme en place. Cette réponse, excellente pour
un ministre, eût été barbare et fausse en toute autre
bouche. Il faut que tout homme vive. Cet argument, au-
quel chacun donne plus ou moins de force à proportion
qu’il a plus ou moins d’humanité, me paraît sans réplique
323

pour celui qui le fait relativement à lui-même. Puisque, de
toutes les aversions que nous donne la nature, la plus forte
est celle de mourir, il s’ensuit que tout est permis par elle à
quiconque n’a nul autre moyen possible pour vivre. Les
principes sur lesquels l’homme vertueux apprend à mépri-
ser sa vie et à l’immoler à son devoir sont bien loin de cette
simplicité primitive. Heureux les peuples chez lesquels on
peut être bon sans effort et juste sans vertu ! S’il est
quelque misérable état au monde où chacun ne puisse pas
vivre sans mal faire et où les citoyens soient fripons par
nécessité, ce n’est pas le malfaiteur qu’il faut pendre, c’est
celui qui le force à le devenir.
Sitôt qu’Émile saura ce que c’est que la vie, mon pre-
mier soin sera de lui apprendre à la conserver. Jusqu’ici je
n’ai point distingué les états, les rangs, les fortunes ; et je
ne les distinguerai guère plus dans la suite, parce que
l’homme est le même dans tous les états ; que le riche n’a
pas l’estomac plus grand que le pauvre et ne digère pas
mieux que lui ; que le maître n’a pas les bras plus longs ni
plus forts que ceux de son esclave ; qu’un grand n’est pas
plus grand qu’un homme du peuple ; et qu’enfin les be-
soins naturels étant partout les mêmes, les moyens d’y
pourvoir doivent être partout égaux. Appropriez
l’éducation de l’homme à l’homme, et non pas à ce qui
n’est point lui. Ne voyez-vous pas qu’en travaillant à le
former exclusivement pour un état, vous le rendez inutile
à tout autre, et que, s’il plaît à la fortune, vous n’aurez
travaillé qu’à le rendre malheureux ? Qu’y a-t-il de plus
ridicule qu’un grand seigneur devenu gueux, qui porte
dans sa misère les préjugés de sa naissance ? Qu’y a-t-il de
plus vil qu’un riche appauvri, qui, se souvenant du mépris
324

qu’on doit à la pauvreté, se sent devenu le dernier des
hommes ? L’un a pour toute ressource le métier de fripon
public, l’autre celui de valet rampant avec ce beau mot : Il
faut que je vive.
Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société sans songer
que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et
qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui
peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche
devient pauvre, le monarque devient sujet : les coups du
sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être
exempt ? Nous approchons de l’état de crise et du siècle
des révolutions59. Qui peut vous répondre de ce que vous
deviendrez alors ? Tout ce qu’ont fait les hommes, les
hommes peuvent le détruire : il n’y a de caractères ineffa-
çables que ceux qu’imprime la nature, et la nature ne fait
ni princes, ni riches, ni grands seigneurs. Que fera donc
dans la bassesse ce satrape que vous n’avez élevé que pour
la grandeur ? Que fera, dans la pauvreté, ce publicain qui
ne sait vivre que d’or ? Que fera, dépourvu de tout, ce fas-
tueux imbécile qui ne sait point user de lui-même, et ne
met son être que dans ce qui est étranger à lui ? Heureux
celui qui sait quitter alors l’état qui le quitte, et rester
homme en dépit du sort ! Qu’on loue tant qu’on voudra ce
roi vaincu qui veut s’enterrer en furieux sous les débris de
59 Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de
l’Europe aient encore longtemps à durer : toutes ont brillé, et tout
état qui brille est sur son déclin. J’ai de mon opinion des raisons
plus particulières que cette maxime ; mais il n’est pas à propos de
les dire, et chacun ne les voit que trop.
325

son trône ; moi je le méprise ; je vois qu’il n’existe que par
sa couronne, et qu’il n’est rien du tout s’il n’est roi : mais
celui qui la perd et s’en passe est alors au-dessus d’elle. Du
rang de, roi, qu’un lâche, un méchant, un fou peut remplir
comme un autre, il monte à l’état d’homme, que si peu
d’hommes savent remplir. Alors il triomphe de la fortune,
il la brave ; il ne doit rien qu’à lui seul ; et, quand il ne lui
reste à montrer que lui, il n’est point nul ; il est quelque
chose. Oui, j’aime mieux cent fois le roi de Syracuse maître
d’école à Corinthe, et le roi de Macédoine greffier à Rome,
qu’un malheureux Tarquin, ne sachant que devenir s’il ne
règne pas, que l’héritier du possesseur de trois royaumes,
jouet de quiconque ose insulter à sa misère, errant de cour
en cour, cherchant partout des secours, et trouvant par-
tout des affronts, faute de savoir faire autre chose qu’un
métier qui n’est plus en son pouvoir.
L’homme et le citoyen, quel qu’il soit, n’a d’autre bien
à mettre dans la société que lui-même ; tous ses autres
biens y sont malgré lui ; et quand un homme est riche, ou
il ne jouit pas de sa richesse, ou le public en jouit aussi.
Dans le premier cas il vole aux autres ce dont il se prive ;
et dans le second, il ne leur donne rien. Ainsi la dette so-
ciale lui reste tout entière tant qu’il ne paye que de son
bien. Mais mon père, en le gagnant, a servi la société…
Soit, il a payé sa dette, mais non pas la vôtre. Vous devez
plus aux autres que si vous fussiez né sans bien, puisque
vous êtes né favorisé. Il n’est point juste que ce qu’un
homme a fait pour la société en décharge un autre de ce
qu’il lui doit ; car chacun, se devant tout entier, ne peut
payer que pour lui, et nul père ne peut transmettre à son
fils le droit d’être inutile à ses semblables ; or, c’est pour-
326

tant ce qu’il fait, selon vous, en lui transmettant ses ri-
chesses, qui sont la preuve et le prix du travail. Celui qui
mange dans l’oisiveté ce qu’il n’a pas gagné lui-même le
vole ; et un rentier que l’État paye pour ne rien faire ne
diffère guère, à mes yeux, d’un brigand qui vit aux dépens
des passants. Hors de la société, l’homme isolé, ne devant
rien à personne, a droit de vivre comme il lui plaît ; mais
dans la société, où il vit nécessairement aux dépens des
autres, il leur doit en travail le prix de son entretien ; cela
est sans exception. Travailler est donc un devoir indispen-
sable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou
faible, tout citoyen oisif est un fripon.
Or, de toutes les occupations. qui peuvent fournir la
subsistance à l’homme, celle qui le rapproche le plus de
l’état de nature est le travail des mains : de toutes les con-
ditions, la plus indépendante de la fortune et des hommes
est celle de l’artisan. L’artisan ne dépend que de son tra-
vail ; il est libre, aussi libre que le laboureur est esclave ;
car celui-ci tient à son champ, dont la récolte est à la dis-
crétion d’autrui. L’ennemi, le prince, un voisin puissant,
un procès, lui peut enlever ce champ ; par ce champ on
peut le vexer en mille manières ; mais partout où l’on veut
vexer l’artisan, son bagage est bientôt fait ; il emporte ses
bras et s’en va. Toutefois, l’agriculture est le premier mé-
tier de l’homme : c’est le plus honnête, le plus utile, et par
conséquent le plus noble qu’il puisse exercer. Je ne dis pas
à Émile : Apprends l’agriculture ; il la sait. Tous les tra-
vaux rustiques lui sont familiers ; c’est par eux qu’il a
commencé, c’est à eux qu’il revient sans cesse. Je lui dis
donc : Cultive l’héritage de tes pères. Mais si tu perds cet
327

héritage, ou si tu n’en as point, que faire ? Apprends un
métier.
Un métier à mon fils ! mon fils artisan ! Monsieur, y
pensez-vous ? J’y pense mieux que vous, madame, qui
voulez le réduire à ne pouvoir jamais être qu’un lord, un
marquis, un prince, et peut-être un jour moins que rien :
moi, je lui veux donner un rang qu’il ne puisse perdre, un
rang qui l’honore dans tous les temps ; je veux l’élever à
l’état d’homme ; et, quoi que vous en puissiez dire, il aura
moins d’égaux à ce titre qu’à tous ceux qu’il tiendra de
vous.
La lettre tue, et l’esprit vivifie. Il s’agit moins
d’apprendre un métier pour savoir un métier, que pour
vaincre les préjugés qui le méprisent. Vous ne serez jamais
réduit à travailler pour vivre. Eh ! tant pis, tant pis pour
vous ! Mais n’importe ; ne travaillez point par nécessité,
travaillez par gloire. Abaissez-vous à l’état d’artisan, pour
être au-dessus du vôtre. Pour vous soumettre la fortune et
les choses, commencez par vous en rendre indépendant.
Pour régner par l’opinion, commencez par régner sur elle.
Souvenez-vous que ce n’est point un talent que je vous
demande : c’est un métier, un vrai métier, un art pure-
ment mécanique, où les mains travaillent plus que la tête,
et qui ne mène point à la fortune, mais avec lequel on peut
s’en passer. Dans des maisons fort au-dessus du danger de
manquer de pain, j’ai vu des pères pousser la prévoyance
jusqu’à joindre au soin d’instruire leurs enfants celui de
les pourvoir de connaissances dont, à tout événement, ils
pussent tirer parti pour vivre. Ces pères prévoyants
328

croient beaucoup faire ; ils ne font rien, parce que les res-
sources qu’ils pensent ménager à leurs enfants dépendent
de cette même fortune au-dessus de laquelle ils les veulent
mettre. En sorte qu’avec tous ces beaux talents, si celui qui
les a ne se trouve dans des circonstances favorables pour
en faire usage, il périra de misère comme s’il n’en avait
aucun.
Dès qu’il est question de manège et d’intrigues, autant
vaut les employer à se maintenir dans l’abondance qu’à
regagner, du sein de la misère, de quoi remonter à son
premier état. Si vous cultivez des arts dont le succès tient à
la réputation de l’artiste ; si vous vous rendez propre à des
emplois qu’on n’obtient que par la faveur, que vous servira
tout cela, quand, justement dégoûté du monde, vous dé-
daignerez les moyens sans lesquels on n’y peut réussir ?
Vous avez étudié la politique et les intérêts des princes.
Voilà qui va fort bien ; mais que ferez-vous de ces connais-
sances, si vous ne savez parvenir aux ministres, aux
femmes de la cour, aux chefs des bureaux ; si vous n’avez
le secret de leur plaire, si tous ne trouvent en vous le fri-
pon qui leur convient ? Vous êtes architecte ou peintre :
soit, mais il faut faire connaître votre talent. Pensez-vous
aller de but en blanc exposer un ouvrage au Salon ? Oh !
qu’il n’en va pas ainsi ! Il faut être de l’Académie ; il y faut
même être protégé pour obtenir au coin d’un mur quelque
place obscure. Quittez-moi la règle et le pinceau ; prenez
un fiacre, et courez de porte en porte : c’est ainsi qu’on
acquiert la célébrité. Or vous devez savoir que toutes ces
illustres portes ont des suisses ou des portiers qui
n’entendent que par geste, et dont les oreilles sont dans
leurs mains. Voulez-vous enseigner ce que vous avez ap-
329

pris, et devenir maître de géographie, ou de mathéma-
tiques, ou de langues, ou de musique, ou de dessin ? pour
cela même il faut trouver des écoliers, par conséquent des
prôneurs. Comptez qu’il importe plus d’être charlatan
qu’habile, et que, si vous ne savez de métier que le vôtre,
jamais vous ne serez qu’un ignorant.
Voyez donc combien toutes ces brillantes ressources
sont peu solides, et combien d’autres ressources vous sont
nécessaires pour tirer parti de celles-là. Et puis, que de-
viendrez-vous dans ce lâche abaissement ? Les revers,
sans vous instruire, vous avilissent ; jouet plus que jamais
de l’opinion publique, comment vous élèverez-vous au-
dessus des préjugés, arbitres de votre sort ? Comment
mépriserez-vous la bassesse et les vices dont vous avez
besoin pour subsister ? Vous ne dépendiez que des ri-
chesses, et maintenant vous dépendez des riches ; vous
n’avez fait qu’empirer votre esclavage et le surcharger de
votre misère. Vous voilà pauvre sans être libre ; c’est le
pire état où l’homme puisse tomber.
Mais, au lieu de recourir pour vivre à ces hautes con-
naissances qui sont faites pour nourrir l’âme et non le
corps, si vous recourez, au besoin, à vos mains et à l’usage
que vous en savez faire, toutes les difficultés disparaissent,
tous les manèges deviennent inutiles ; la ressource est
toujours prête au moment d’en user ; la probité, l’honneur,
ne sont plus obstacle à la vie ; vous n’avez plus besoin
d’être lâche et menteur devant les grands, souple et ram-
pant devant les fripons, vil complaisant de tout le monde,
emprunteur ou voleur, ce qui est à peu près la même chose
quand on n’a rien ; l’opinion des autres ne vous touche
330

point ; vous n’avez à faire votre cour à personne, point de
sot à flatter, point de suisse à fléchir, point de courtisane à
payer, et, qui pis est, à encenser. Que des coquins mènent
les grandes affaires, peu vous importe ; cela ne vous em-
pêchera pas, vous, dans votre vie obscure, d’être honnête
homme et d’avoir du pain. Vous entrez dans la première
boutique du métier que vous avez appris : Maître, j’ai be-
soin d’ouvrage. Compagnon, mettez-vous là, travaillez.
Avant que l’heure du dîner soit venue, vous avez gagné
votre dîner ; si vous êtes diligent et sobre, avant que huit
jours se passent, vous aurez de quoi vivre huit autres
jours : vous aurez vécu libre, sain, vrai, laborieux, juste. Ce
n’est pas perdre son temps que d’en gagner ainsi.
Je veux absolument qu’Émile apprenne un métier. Un
métier honnête, au moins, direz-vous ? Que signifie ce
mot ? Tout métier utile au public n’est-il pas honnête ? je
ne veux point qu’il soit brodeur, ni doreur, ni vernisseur,
comme le gentilhomme de Locke ; je ne veux qu’il soit ni
musicien, ni comédien, ni faiseur de livres60. A ces profes-
sions près et les autres qui leur ressemblent, qu’il prenne
celle qu’il voudra ; je ne prétends le gêner en rien. J’aime
mieux qu’il soit cordonnier que poète ; j’aime mieux qu’il
pave les grands chemins que de faire des fleurs de porce-
laine. Mais, direz-vous, les archers, les espions, les bour-
60 Vous l’êtes bien, vous, me dira-t-on. Je le suis pour mon
malheur, je l’avoue ; et mes torts, que je pense avoir assez expiés, ne
sont pas pour autrui des raisons d’en avoir de semblables. Je n’écris
pas pour excuser mes fautes. mais pour empêcher mes lecteurs de
les imiter.
331

reaux sont des gens utiles. Il ne tient qu’au gouvernement
qu’ils ne le soient point. Mais passons ; j’avais tort : il ne
suffit pas de choisir un métier utile, il faut encore qu’il
n’exige pas des gens qui l’exercent des qualités d’âme
odieuses et incompatibles avec l’humanité. Ainsi, revenant
au premier mot, prenons un métier honnête ; mais souve-
nons-nous toujours qu’il n’y a point d’honnêteté sans
l’utilité.
Un célèbre auteur de ce siècle61, dont les livres sont
pleins de grands projets et de petites vues, avait fait vœu,
comme tous les prêtres de sa communion, de n’avoir point
de femme en propre ; mais, se trouvant plus scrupuleux
que les autres sur l’adultère, on dit qu’il prit le parti
d’avoir de jolies servantes, avec lesquelles il réparait de
son mieux l’outrage qu’il avait fait à son espèce par ce té-
méraire engagement. Il regardait comme un devoir du
citoyen d’en donner d’autres à la patrie, et du tribut qu’il
lui payait en ce genre il peuplait la classe des artisans.
Sitôt que ces enfants étaient en âge, il leur faisait ap-
prendre à tous un métier de leur goût, n’excluant que les
professions oiseuses, futiles ou sujettes à la mode, telles,
par exemple, que celle de perruquier, qui n’est jamais né-
cessaire, et qui peut devenir inutile d’un jour à l’autre, tant
que la nature ne se rebutera pas de nous donner des che-
veux.
Voilà l’esprit qui doit nous guider dans le choix du mé-
tier d’Émile, ou plutôt ce n’est pas à nous de faire ce choix,
61 L’abbé de Saint-Pierre.
332

c’est à lui ; car les maximes dont il est imbu conservant en
lui le mépris naturel des choses inutiles, jamais il ne vou-
dra consumer son temps en travaux de nulle valeur et il ne
connaît de valeur aux choses que celle de leur utilité ré-
elle ; il lui faut un métier qui pût servir à Robinson dans
son île.
En faisant passer en revue devant un enfant les pro-
ductions de la nature et de l’art, en irritant sa curiosité, en
le suivant où elle le porte, on a l’avantage d’étudier ses
goûts, ses inclinations, ses penchants, et de voir briller la
première étincelle de son génie, s’il en a quelqu’un qui soit
bien décidé. Mais une erreur commune et dont il faut vous
préserver, c’est d’attribuer à l’ardeur du talent l’effet de
l’occasion, et de prendre pour une inclination marquée
vers tel ou tel art l’esprit imitatif commun à l’homme et au
singe, et qui porte machinalement l’un et l’autre à vouloir
faire tout ce qu’il voit faire, sans trop savoir à quoi cela est
bon. Le monde est plein d’artisans, et surtout d’artistes,
qui n’ont point le talent naturel de l’art qu’ils exercent, et
dans lequel on les a poussés dès leur bas âge, soit déter-
miné par d’autres convenances, soit trompé par un zèle
apparent qui les eût portés de même vers tout autre art,
s’ils l’avaient vu pratiquer aussitôt. Tel entend un tambour
et se croit général ; tel voit bâtir et veut être architecte.
Chacun est tenté du métier qu’il voit faire, quand il le croit
estimé.
J’ai connu un laquais qui, voyant peindre et dessiner
son maître, se mit dans la tête d’être peintre et dessina-
teur. Dès l’instant qu’il eut formé cette résolution, il prit le
crayon, qu’il n’a plus quitté que pour reprendre le pinceau,
333

qu’il ne quittera de sa vie. Sans leçons et sans règles, il se
mit à dessiner tout ce qui lui tombait sous la main. Il passa
trois ans entiers collé sur ses barbouillages, sans que ja-
mais rien pût l’en arracher que son service, et sans jamais
se rebuter du peu de progrès que de médiocres disposi-
tions lui laissaient faire. Je l’ai vu durant six mois d’un été
très ardent, dans une petite antichambre au midi, où l’on
suffoquait au passage, assis, ou plutôt cloué tout le jour
sur sa chaise, devant un globe, dessiner ce globe, le redes-
siner, commencer et recommencer sans cesse avec une
invincible obstination, jusqu’à ce qu’il eût rendu la ronde-
bosse assez bien pour être content de son travail. Enfin,
favorisé de son maître et guidé par un artiste, il est parve-
nu au point de quitter la livrée et de vivre de son pinceau.
Jusqu’à certain terme la persévérance supplée au talent : il
a atteint ce terme et ne le passera jamais. La constance et
l’émulation de cet honnête garçon sont louables. Il se fera
toujours estimer par son assiduité, par sa fidélité, par ses
mœurs ; mais il ne peindra jamais que des dessus de
porte. Qui est-ce qui n’eût pas été trompé par son zèle et
ne l’eût pas pris pour un vrai talent ? Il y a bien de la diffé-
rence entre se plaire à un travail et y être propre. Il faut
des observations plus fines qu’on ne pense pour s’assurer
du vrai génie et du vrai goût d’un enfant qui montre bien
plus ses désirs que ses dispositions, et qu’on juge toujours
par les premiers, faute de savoir étudier les autres. Je vou-
drais qu’un homme judicieux nous donnât un traité de
l’art d’observer les enfants. Cet art serait très important à
connaître : les pères et les maîtres n’en ont pas encore les
éléments.
334

Mais peut-être donnons-nous ici trop d’importance au
choix d’un métier. Puisqu’il ne s’agit que d’un travail des
mains, ce choix n’est rien pour Émile ; et son apprentis-
sage est déjà plus d’à moitié fait, par les exercices dont
nous l’avons occupé jusqu’à présent. Que voulez-vous qu’il
fasse ? Il est prêt à tout : il sait déjà manier la bêche et la
houe ; il sait se servir du tour, du marteau, du rabot, de la
lime ; les outils de tous les métiers lui sont déjà familiers.
Il ne s’agit plus que d’acquérir de quelqu’un de ces outils
un usage assez prompt, assez facile, pour égaler en dili-
gence les bons ouvriers qui s’en servent ; et il a sur ce
point un grand avantage par-dessus tous, c’est d’avoir le
corps agile, les membres flexibles, pour prendre sans
peine toutes sortes d’attitudes et prolonger sans effort
toutes sortes de mouvements. De plus, il a les organes
justes et bien exercés ; toute la mécanique des arts lui est
déjà connue. Pour savoir travailler en maître, il ne lui
manque que de l’habitude, et l’habitude ne se gagne
qu’avec le temps. Auquel des métiers, dont le choix nous
reste à faire, donnera-t-il donc assez de temps pour s’y
rendre diligent ? Ce n’est plus que de cela qu’il s’agit.
Donnez à l’homme un métier qui convienne à son sexe,
et au jeune homme un métier qui convienne à son âge :
toute profession sédentaire et casanière, qui effémine et
ramollit le corps, ne lui plaît ni ne lui convient. Jamais
jeune garçon n’aspira de lui-même à être tailleur ; il faut
de l’art pour porter à ce métier de femmes le sexe pour
335

lequel il n’est pas fait62. L’aiguille et l’épée ne sauraient
être maniées par les mêmes mains. Si j’étais souverain, je
ne permettrais la couture et les métiers à l’aiguille qu’aux
femmes et aux boiteux réduits à s’occuper comme elles. En
supposant les eunuques nécessaires, je trouve les Orien-
taux bien fous d’en faire exprès. Que ne se contentent-ils
de ceux qu’a faits la nature, de ces foules d’hommes lâches
dont elle a mutilé le cœur ? ils en auraient de reste pour le
besoin. Tout homme faible, délicat, craintif, est condamné
par elle à la vie sédentaire ; il est fait pour vivre avec les
femmes ou à leur manière. Qu’il exerce quelqu’un des mé-
tiers qui leur sont propres, à la bonne heure ; et, s’il faut
absolument de vrais eunuques, qu’on réduise à cet état les
hommes qui déshonorent leur sexe en prenant des em-
plois qui ne lui conviennent pas. Leur choix annonce
l’erreur de la nature : corrigez cette erreur de manière ou
d’autre, vous n’aurez fait que du bien.
J’interdis à mon élève les métiers malsains, mais non
pas les métiers pénibles, ni même les métiers périlleux. Ils
exercent à la fois la force et le courage ; ils sont propres
aux hommes seuls ; les femmes n’y prétendent point :
comment n’ont-ils pas honte d’empiéter sur ceux qu’elles
font ?
Luctantur paucae, comedunt coliphia paucae.
Vos lanam trahitis, calathisque peracta refertis
62 Il n’y avait point de tailleurs parmi les anciens : les habits des
hommes se faisaient dans la maison par les femmes.
336

Vellera…
En Italie on ne voit point de femmes dans les bou-
tiques ; et l’on ne peut rien imaginer de plus triste que le
coup d’œil des rues de ce pays-là pour ceux qui sont ac-
coutumés à celles de France et d’Angleterre. En voyant des
marchands de modes vendre aux dames des rubans, des
pompons, du réseau, de la chenille, je trouvais ces parures
délicates bien ridicules dans de grosses mains, laites pour
souffler la forge et frapper sur l’enclume. Je me disais :
Dans ce pays les femmes devraient, par représailles, lever
des boutiques de fourbisseurs et d’armuriers. Eh ! que
chacun fasse et vende les armes de son sexe. Pour les con-
naître, il les faut employer.
Jeune homme, imprime à tes travaux la main de
l’homme. Apprends à manier d’un bras vigoureux la hache
et la scie, à équarrir une poutre, à monter sur un comble, à
poser le faîte, à l’affermir de jambes de force et d’entraits ;
puis crie à ta sœur de venir t’aider à ton ouvrage, comme
elle te disait de travailler à son point croisé.
J’en dis trop pour mes agréables contemporains, je le
sens ; mais je nie laisse quelquefois entraîner à la force des
conséquences. Si quelque homme que ce soit a honte de
travailler en public armé d’une doloire et ceint d’un tablier
de peau, je ne vois plus en lui qu’un esclave de l’opinion,
prêt à rougir de bien faire, sitôt qu’on se rira des honnêtes
gens. Toutefois cédons au préjugé des pères tout ce qui ne
peut nuire au jugement des enfants. Il n’est pas nécessaire
d’exercer toutes les professions utiles pour les honorer
toutes ; il suffit de n’en estimer aucune au-dessous de soi.
337

Quand on a le choix et que rien d’ailleurs ne nous déter-
mine, pourquoi ne consulterait-on pas l’agrément,
l’inclination, la convenance entre les professions de même
rang ? Les travaux des métaux sont utiles, et même les
plus utiles de tous ; cependant, à moins qu’une raison par-
ticulière ne m’y porte, je ne ferai point de votre fils un ma-
réchal, un serrurier, un forgeron ; je n’aimerais pas à lui
voir dans sa forge la figure d’un cyclope. De même je n’en
ferai pas un maçon, encore moins un cordonnier. Il faut
que tous les métiers se fassent ; mais qui peut choisir doit
avoir égard à la propreté, car il n’y a point là d’opinion ;
sur ce point les sens nous décident. Enfin je n’aimerais pas
ces stupides professions dont les ouvriers, sans industrie
et presque automates, n’exercent jamais leurs mains qu’au
même travail ; les tisserands, les faiseurs de bas, les
scieurs de pierres : à quoi sert d’employer à ces métiers
des hommes de sens ? c’est une machine qui en mène une
autre.
Tout bien considéré, le métier que j’aimerais le mieux
qui fût du goût de mon élève est celui de menuisier. Il est
propre, il est utile, il peut s’exercer dans la maison ; il tient
suffisamment le corps en haleine ; il exige dans l’ouvrier
de l’adresse et l’industrie, et dans la forme des ouvrages
que l’utilité détermine, l’élégance et le goût ne sont pas
exclus.
Que si par hasard le génie de votre élève était décidé-
ment tourné vers les sciences spéculatives, alors je ne
blâmerais pas qu’on lui donnât un métier conforme à ses
inclinations ; qu’il apprît, par exemple, à faire des instru-
ments de mathématiques, des lunettes, des télescopes, etc.
338

Quand Émile apprendra son métier, je veux
l’apprendre avec lui ; car je suis convaincu qu’il
n’apprendra jamais bien que ce que nous apprendrons
ensemble. Nous nous mettrons donc tous deux en appren-
tissage, et nous ne prétendrons point être traités en mes-
sieurs, mais en vrais apprentis qui ne le sont pas pour
rire ; pourquoi ne le serions-nous pas tout de bon ? Le czar
Pierre était charpentier au chantier, et tambour dans ses
propres troupes ; pensez-vous que ce prince ne vous valût
pas par la naissance ou par le mérite ? Vous comprenez
que ce n’est point à Émile que je dis cela ; c’est à vous, qui
que vous puissiez être.
Malheureusement nous ne pouvons passer tout notre
temps à l’établi. Nous ne sommes pas apprentis ouvriers,
nous sommes apprentis hommes ; et l’apprentissage de ce
dernier métier est plus pénible et plus long que l’autre.
Comment ferons-nous donc ? Prendrons-nous un maître
de rabot une heure par jour, comme on prend un maître à
danser ? Non. Nous ne serions pas des apprentis, mais des
disciples ; et notre ambition n’est pas tant d’apprendre la
menuiserie que de nous élever à l’état de menuisier. Je
suis donc d’avis que nous allions toutes les semaines une
ou deux fois au moins passer la journée entière chez le
maître, que nous nous levions à son heure, que nous
soyons à l’ouvrage avant lui, que nous mangions à sa table,
que nous travaillions sous ses ordres, et qu’après avoir eu
l’honneur de souper avec sa famille, nous retournions, si
nous voulons, coucher dans nos lits durs. Voilà comment
on apprend plusieurs métiers à la fois, et comment on
s’exerce au travail des mains sans négliger l’autre appren-
tissage.
339

Soyons simples en faisant bien. N’allons pas repro-
duire la vanité par nos soins pour la combattre.
S’enorgueillir d’avoir vaincu les préjugés, c’est s’y sou-
mettre. On dit que, par un ancien usage de la maison ot-
tomane, le Grand Seigneur est obligé de travailler de ses
mains ; et chacun sait que les ouvrages d’une main royale
ne peuvent être que des chefs-d’œuvre. Il distribue donc
magnifiquement ces chefs-d’œuvre aux grands de la
Porte ; et l’ouvrage est payé selon la qualité de l’ouvrier. Ce
que je vois de mal à cela n’est pas cette prétendue vexa-
tion ; car, au contraire, elle est un bien. En forçant les
grands de partager avec lui les dépouilles du peuple, le
prince est d’autant moins obligé de piller le peuple direc-
tement. C’est un soulagement nécessaire au despotisme, et
sans lequel cet horrible gouvernement ne saurait subsis-
ter.
Le vrai mal d’un pareil usage est l’idée qu’il donne à ce
pauvre homme de son mérite. Comme le roi Midas, il voit
changer en or tout ce qu’il touche, mais il n’aperçoit pas
quelles oreilles cela fait pousser. Pour en conserver de
courtes à notre Émile, préservons ses mains de ce riche
talent ; que ce qu’il fait ne tire pas son prix de l’ouvrier,
mais de l’ouvrage. Ne souffrons jamais qu’on juge du sien
qu’en le comparant à celui des bons maîtres. Que son tra-
vail soit prisé par le travail même, et non parce qu’il est de
lui. Dites de ce qui est bien fait : Voilà qui est bienfait ;
mais n’ajoutez point : Qui est-ce qui a fait cela ? S’il dit
lui-même d’un air fier et content de lui : C’est moi qui l’ai
fait, ajoutez froidement : Vous ou un autre, il n’importe ;
c’est toujours un travail bien fait.
340

Bonne mère, préserve-toi. surtout des mensonges
qu’on te prépare. Si ton fils sait beaucoup de choses, défie-
toi de tout ce qu’il sait ; s’il a le malheur d’être élevé dans
Paris, et d’être riche, il est perdu. Tant qu’il s’y trouvera
d’habiles artistes, il aura tous leurs talents ; mais loin
d’eux il n’en aura plus. A Paris, le riche sait tout ; il n’y a
d’ignorant que le pauvre. Cette capitale est pleine
d’amateurs, et surtout d’amatrices, qui font leurs ouvrages
comme M. Guillaume inventait ses couleurs. Je connais à
ceci trois exceptions honorables parmi les hommes, il y en
peut avoir davantage ; mais je n’en connais aucune parmi
les femmes, et je doute qu’il y en ait. En général, on ac-
quiert un nom dans les arts comme dans la robe ; on de-
vient artiste et juge des artistes comme on devient docteur
en droit et magistrat.
Si donc il était une fois établi qu’il est beau de savoir
un métier, vos enfants le sauraient bientôt sans
l’apprendre ; ils passeraient maîtres comme les conseillers
de Zurich. Point de tout ce cérémonial pour Émile ; point
d’apparence, et toujours de la réalité. Qu’on ne dise pas
qu’il sait, mais qu’il apprenne en silence. Qu’il fasse tou-
jours son chef-d’œuvre, et que jamais il ne passe maître ;
qu’il ne se montre pas ouvrier par son titre, mais par son
travail.
Si jusqu’ici je me suis fait entendre, on doit concevoir
comment avec l’habitude de l’exercice du corps et du tra-
vail des mains, je donne insensiblement à mon élève le
goût de la réflexion et de la méditation, pour balancer en
lui la paresse qui résulterait de son indifférence pour les
jugements des hommes et du calme de ses passions. Il faut
341

qu’il travaille en paysan et qu’il pense en philosophe, pour
n’être pas aussi fainéant qu’un sauvage. Le grand secret de
l’éducation est de faire que les exercices du corps et ceux
de l’esprit servent toujours de délassement les uns aux
autres.
Mais gardons-nous d’anticiper sur les instructions qui
demandent un esprit plus mûr. Émile ne sera pas long-
temps ouvrier, sans ressentir par lui-même l’inégalité des
conditions, qu’il n’avait d’abord qu’aperçue. Sur les
maximes que je lui donne et qui sont à sa portée, il voudra
m’examiner à mon tour. En recevant tout de moi seul, en
se voyant si près de l’état des pauvres, il voudra savoir
pourquoi j’en suis si loin. Il me fera peut-être, au dépour-
vu, des questions scabreuses : « Vous êtes riche, vous me
l’avez dit, et je le vois. Un riche doit aussi son travail à la
société, puisqu’il est homme.
Mais vous, que faites-vous donc pour elle ? » Que di-
rait à cela un beau gouverneur ? je l’ignore. Il serait peut-
être assez sot pour parler à l’enfant des soins qu’il lui rend.
Quant à moi, l’atelier me tire d’affaire : « Voilà, cher
Émile, une excellente question ; je vous promets d’y ré-
pondre pour moi, quand vous y ferez pour vous-même une
réponse dont vous soyez content. En attendant, j’aurai
soin de rendre à vous et aux pauvres ce que j’ai de trop, et
de faire une table ou un banc par semaine, afin de n’être
pas tout à fait inutile à tout. »
Nous voici revenus à nous-mêmes. Voilà notre enfant
prêt à cesser de l’être, rentré dans son individu. Le voilà
sentant plus que jamais la nécessité qui l’attache aux
342

choses. Après avoir commencé par exercer son corps et ses
sens, nous avons exercé son esprit et son jugement. Enfin
nous avons réuni l’usage de ses membres à celui de ses
facultés ; nous avons fait un être agissant et pensant ; il ne
nous reste plus, pour achever l’homme, que de faire un
être aimant et sensible, c’est-à-dire de perfectionner la
raison par le sentiment. Mais avant d’entrer dans ce nou-
vel ordre de choses, jetons les yeux sur celui d’où nous
sortons et voyons, le plus exactement qu’il est possible,
jusqu’où nous sommes parvenus.
Notre élève n’avait d’abord que des sensations, main-
tenant il a des idées : il ne faisait que sentir, maintenant il
juge. Car de la comparaison de plusieurs sensations suc-
cessives ou simultanées, et du jugement qu’on en porte,
naît une sorte de sensation mixte ou complexe, que
j’appelle idée.
La manière de former les idées est ce. qui donne un ca-
ractère à l’esprit humain. L’esprit qui ne forme ses idées
que sur des rapports réels est un esprit solide ; celui qui se
contente des rapports apparents est un esprit superficiel ;
celui qui voit les rapports tels qu’ils sont est un esprit
juste ; celui qui les apprécie mal est un esprit faux ; celui
qui controuve des rapports imaginaires qui n’ont ni réalité
ni apparence est un fou ; celui qui ne compare point est un
imbécile. L’aptitude plus ou moins grande à comparer des
idées et à trouver des rapports est ce qui fait dans les
hommes le plus ou le moins d’esprit, etc.
Les idées simples ne sont que des sensations compa-
rées. Il y a des jugements dans les simples sensations aussi
343

bien que dans les sensations complexes, que j’appelle
idées simples. Dans la sensation, le jugement est pure-
ment passif, il affirme qu’on sent ce qu’on sent. Dans la
perception ou idée, le jugement est actif ; il rapproche, il
compare, il détermine des rapports que le sens ne déter-
mine pas. Voilà toute la différence ; mais elle est grande.
Jamais la nature ne nous trompe ; c’est toujours nous qui
nous trompons.
Je vois servir à un enfant de huit ans d’un fromage gla-
cé ; il porte la cuiller à sa bouche, sans savoir ce que c’est,
et, saisi de froid, s’écrie : Ah ! cela me brûle ! Il éprouve
une sensation très vive ; il n’en connaît point de plus vive
que la chaleur du feu, et il croit sentir celle là. Cependant il
s’abuse ; le saisissement du froid le blesse, mais il ne le
brûle pas ; et ces deux sensations ne sont pas semblables,
puisque ceux qui ont éprouvé l’une et l’autre ne les con-
fondent point. Ce n’est donc pas la sensation qui le
trompe, mais le jugement qu’il en porte.
Il en est de même de celui qui voit pour la première
fois un miroir ou une machine d’optique, ou qui entre
dans une cave profonde au cœur de l’hiver ou de l’été, ou
qui trempe dans l’eau tiède une main très chaude ou très
froide, ou qui fait rouler entre deux doigts croisés une
petite boule, etc. S’il se contente de dire ce qu’il aperçoit,
ce qu’il sent, son jugement étant purement passif, il est
impossible qu’il se trompe ; mais quand il juge de la chose
par l’apparence, il est actif, il compare, il établit par induc-
tion des rapports qu’il n’aperçoit pas ; alors il se trompe
ou peut se tromper. Pour corriger ou prévenir l’erreur, il a
besoin de l’expérience.
344

Montrez de nuit à votre élève des nuages passant entre
la lune et lui, il croira que c’est la lune qui passe en sens
contraire et que les nuages sont arrêtés. Il le croira par une
induction précipitée, parce qu’il voit ordinairement les
petits objets se mouvoir préférablement aux grands, et que
les nuages lui semblent plus grands que la lune, dont il ne
peut estimer l’éloignement. Lorsque, dans un bateau qui
vogue, il regarde d’un peu loin le rivage, il tombe dans
l’erreur contraire, et croit voir courir la terre, parce que, ne
se sentant point en mouvement, il regarde le bateau, la
mer ou la rivière, et tout son horizon, comme un tout im-
mobile, dont le rivage qu’il voit courir ne lui semble
qu’une partie.
La première fois qu’un enfant voit un bâton à moitié
plongé dans l’eau, il voit un bâton brisé : la sensation est
vraie ; et elle ne laisserait pas de l’être, quand même nous
ne saurions point la raison de cette apparence. Si donc
vous lui demandez ce qu’il voit, il dit : Un bâton brisé, et il
dit vrai, car il est très sûr qu’il a la sensation d’un bâton
brisé. Mais quand, trompé par son jugement, il va plus
loin, et qu’après avoir affirmé qu’il voit un bâton brisé, il
affirme encore que ce qu’il voit est en effet un bâton brisé,
alors il dit faux. Pourquoi cela ? parce qu’alors il devient
actif ; et qu’il ne juge plus par inspection, mais par induc-
tion, en affirmant ce qu’il ne sent pas, savoir que le juge-
ment qu’il reçoit par un sens serait confirmé par un autre.
Puisque toutes nos erreurs viennent de nos jugements,
il est clair que si nous n’avions jamais besoin de juger,
nous n’aurions nul besoin d’apprendre ; nous ne serions
jamais dans le cas de nous tromper ; nous serions plus
345

heureux de notre ignorance que nous ne pouvons l’être de
notre savoir. Qui est-ce qui nie que les savants ne sachent
mille choses vraies que les ignorants ne sauront jamais ?
Les savants sont-ils pour cela plus près de la vérité ? Tout
au contraire, ils s’en éloignent en avançant ; parce que, la
vanité de juger faisant encore plus de progrès que les lu-
mières, chaque vérité qu’ils apprennent ne vient qu’avec
cent jugements faux. Il est de la dernière évidence que les
compagnies savantes de l’Europe ne sont que des écoles
publiques de mensonges ; et très sûrement il y a plus
d’erreurs dans l’Académie des sciences que dans tout un
peuple de Hurons.
Puisque plus les hommes savent, plus ils se trompent,
le seul moyen d’éviter l’erreur est l’ignorance. Ne jugez
point, vous ne vous abuserez jamais. C’est la leçon de la
nature aussi bien que de la raison. Hors les rapports im-
médiats en très petit nombre et très sensibles que les
choses ont avec nous, nous n’avons naturellement qu’une
profonde indifférence pour tout le reste. Un sauvage ne
tournerait pas le pied pour aller voir le jeu de la plus belle
machine et tous les prodiges de l’électricité. Que
m’importe ? est le mot le plus familier à l’ignorant et le
plus convenable au sage.
Mais malheureusement ce mot ne nous va plus. Tout
nous importe, depuis que nous sommes dépendants de
tout ; et notre curiosité s’étend nécessairement avec nos
besoins. Voilà pourquoi j’en donne une très grande au
philosophe, et n’en donne point au sauvage. Celui-ci n’a
besoin de personne ; l’autre a besoin de tout le monde, et
surtout d’admirateurs.
346

On me dira que je sors de la nature ; je n’en crois rien.
Elle choisit ses instruments, et les règle, non sur
l’opinion, mais sur le besoin. Or, les besoins changent se-
lon la situation des hommes. Il y a bien de la différence
entre l’homme naturel vivant dans l’état de nature, et
l’homme naturel vivant dans l’état de société. Émile n’est
pas un sauvage à reléguer dans les déserts, c’est un sau-
vage fait pour habiter les villes. Il faut qu’il sache y trouver
son nécessaire, tirer parti de leurs habitants, et vivre, si-
non comme eux, du moins avec eux.
Puisque, au milieu de tant de rapports nouveaux dont
il va dépendre, il faudra malgré lui qu’il juge, apprenons
lui donc à bien juger.
La meilleure manière d’apprendre à bien juger est celle
qui tend le plus à simplifier nos expériences, et à pouvoir
même nous en passer sans tomber dans l’erreur. D’où il
suit qu’après avoir longtemps vérifié les rapports des sens
l’un par l’autre, il faut encore apprendre à vérifier les rap-
ports de chaque sens par lui-même, sans avoir besoin de
recourir à un autre sens ; alors chaque sensation devien-
dra pour nous une idée, et cette idée sera toujours con-
forme à la vérité. Telle est la sorte d’acquis dont j’ai tâché
de remplir ce troisième âge de la vie humaine.
Cette manière de procéder exige une patience et une
circonspection dont peu de maîtres sont capables, et sans
laquelle jamais le disciple n’apprendra à juger. Si, par
exemple, lorsque celui-ci s’abuse sur l’apparence du bâton
brisé, pour lui montrer son erreur vous vous pressez de
tirer le bâton hors de l’eau, vous le détromperez peut-être ;
347

mais que lui apprendrez-vous ? rien que ce qu’il aurait
bientôt appris de lui-même. Oh ! que ce n’est pas là ce
qu’il faut faire ! Il s’agit moins de lui apprendre une vérité
que de lui montrer comment il -faut s’y prendre pour dé-
couvrir toujours la vérité. Pour mieux l’instruire, il ne faut
pas le détromper sitôt. Prenons Émile et moi pour
exemple.
Premièrement, à la seconde des deux questions suppo-
sées, tout enfant élevé à l’ordinaire ne manquera pas de
répondre affirmativement. C’est sûrement, dira-t-il, un
bâton brisé. Je doute fort qu’Émile me fasse la même ré-
ponse. Ne voyant point la nécessité d’être savant ni de le
paraître, il n’est jamais pressé de juger ; il ne juge que sur
l’évidence ; et il est bien éloigné de la trouver dans cette
occasion, lui qui sait combien nos jugements sur les appa-
rences sont sujets à l’illusion, ne fût-ce que dans la pers-
pective.
D’ailleurs, comme il sait par expérience que mes ques-
tions les plus frivoles ont toujours quelque objet qu’il
n’aperçoit pas d’abord, il n’a point pris l’habitude d’y ré-
pondre étourdiment ; au contraire, il s’en défie, il s’y rend
attentif, il les examine avec grand soin avant d’y répondre.
Jamais il ne me fait de réponse qu’il n’en soit content lui-
même ; et il est difficile à contenter. Enfin nous ne nous
piquons ni lui ni moi de savoir la vérité des choses, mais
seulement de ne pas donner dans l’erreur. Nous serions
bien plus confus de nous payer d’une raison qui n’est pas
bonne, que de n’en point trouver du tout. ne sais est un
mot qui nous va si bien à tous deux, et que nous répétons
si souvent, qu’il ne coûte plus rien à l’un ni à l’autre. Mais,
348

soit que cette étourderie lui échappe, ou qu’il l’évite par
notre commode le ne sais, ma réplique est la même :
Voyons, examinons.
Ce bâton qui trempe à moitié dans l’eau est fixé dans
une situation perpendiculaire. Pour savoir s’il est brisé,
comme il le paraît, que de choses n’avons-nous pas à faire
avant de le tirer de l’eau ou avant d’y porter la main !
1° D’abord nous tournons tout autour du bâton et nous
voyons que la brisure tourne comme nous. C’est donc
notre œil seul qui la change, et les regards ne remuent pas
les corps.
2° Nous regardons bien à plomb sur le bout du bâton
qui est hors de l’eau ; alors le bâton n’est plus courbe, le
bout voisin de notre œil nous cache exactement l’autre
bout63. Notre œil a-t-il redressé le bâton ?
3° Nous agitons la surface de l’eau ; nous voyons le bâ-
ton se plier en plusieurs pièces, se mouvoir en zigzag, et
suivre les ondulations de l’eau. Le mouvement que nous
donnons à cette eau suffit-il pour briser, amollir, et fondre
ainsi le bâton ?
4° Nous faisons écouler l’eau, et nous voyons le bâton
se redresser peu à peu, à mesure que l’eau baisse, N’en
voilà-t-il pas plus qu’il ne faut pour éclaircir le fait et trou-
63 J’ai depuis trouvé le contraire par une expérience plus exacte.
La réfraction agit circulairement, et le bâton paraît plus gros par le
bout qui est dans l’eau que par l’autre ; mais cela ne change rien à la
force du raisonnement, et la conséquence n’en est pas moins juste.
349

ver la réfraction ? Il n’est donc pas vrai que la vue nous
trompe, puisque nous n’avons besoin que d’elle seule pour
rectifier les erreurs que nous lui attribuons.
Supposons l’enfant assez stupide pour ne pas sentir le
résultat de ces expériences ; c’est alors qu’il faut appeler le
toucher au secours de la vue. Au lieu de tirer le bâton hors
de l’eau, laissez-le dans sa situation, et que l’enfant y passe
la main d’un bout à l’autre, il ne sentira point d’angle ; le
bâton n’est donc pas brisé.
Vous me direz qu’il n’y a pas seulement ici des juge-
ments, mais des raisonnements en forme. Il est vrai ; mais
ne voyez-vous pas que, sitôt que l’esprit est parvenu
jusqu’aux idées, tout jugement est un raisonnement ? La
conscience de toute sensation est une proposition, un ju-
gement. Donc, sitôt que l’on compare une sensation à une
autre, on raisonne. L’art de juger et l’art de raisonner sont
exactement le même.
Émile ne saura jamais la dioptrique, ou je veux qu’il
l’apprenne autour de ce bâton. Il n’aura point disséqué
d’insectes ; il n’aura point compté les taches du soleil ; il
ne saura ce que c’est qu’un microscope et un télescope.
Vos doctes élèves se moqueront de son ignorance. Ils
n’auront pas tort ; car avant de se servir de ces instru-
ments, j’entends qu’il les invente, et vous vous doutez bien
que cela ne viendra pas si tôt.
Voilà l’esprit de toute ma méthode dans cette partie. Si
l’enfant fait rouler une petite boule entre deux doigts croi-
sés, et qu’il croie sentir deux boules, je ne lui permettrai
350

point d’y regarder, qu’auparavant il ne soit convaincu qu’il
-n’y en a qu’une.
Ces éclaircissements suffiront, je pense, pour marquer
nettement le progrès qu’a fait jusqu’ici l’esprit de mon
élève, et la route par laquelle il a suivi ce progrès. Mais
vous êtes effrayés peut-être de la quantité de choses que
j’ai fait passer devant lui. Vous craignez que je n’accable
son esprit sous ces multitudes de connaissances. C’est tout
le contraire ; je lui apprends bien plus à les ignorer qu’à les
savoir. Je lui montre la route de la science, aisée à la véri-
té, mais longue, immense, lente à parcourir. Je lui fais
faire les premiers pas pour qu’il reconnaisse l’entrée, mais
je ne lui permets jamais d’aller loin.
Forcé d’apprendre de lui-même, il use de sa raison et
non de celle d’autrui ; car, pour ne rien donner à l’opinion,
il ne faut rien donner à l’autorité ; et la plupart de nos er-
reurs nous viennent bien moins de nous que des autres.
De cet exercice continuel il doit résulter une vigueur
d’esprit semblable à celle qu’on donne au corps par le tra-
vail et par la fatigue. Un autre avantage est qu’on n’avance
qu’à proportion de ses forces. L’esprit, non plus que le
corps, ne porte que ce qu’il peut porter. Quand
l’entendement s’approprie les choses avant de les déposer
dans la mémoire, ce qu’il en tire ensuite est à lui ; au lieu
qu’en surchargeant la mémoire à son insu, on s’expose à
n’en jamais rien tirer qui lui soit propre.
Émile a peu de connaissances, mais celles qu’il a sont
véritablement siennes ; il ne sait rien à demi. Dans le petit
nombre des choses qu’il sait et qu’il sait bien, la plus im-
351

portante est qu’il y en a beaucoup qu’il ignore et qu’il peut
savoir un jour, beaucoup plus que d’autres hommes savent
et qu’il ne saura de sa vie, et une infinité d’autres qu’aucun
homme ne saura jamais. Il a un esprit universel, non par
les lumières, mais par la faculté d’en acquérir ; un esprit
ouvert, intelligent, prêt à tout, et, comme dit Montaigne,
sinon instruit, du moins instruisable. Il me suffit qu’il
sache trouver l’à quoi bon sur tout ce qu’il fait, et le pour-
quoi sur tout ce qu’il croit. Car encore une fois, mon objet
n’est point de lui donner la science, mais de lui apprendre
à l’acquérir au besoin, de la lui faire estimer exactement ce
qu’elle vaut, et de lui faire aimer la vérité par-dessus tout.
Avec cette méthode on avance peu, mais on ne fait jamais
un pas inutile, et l’on n’est point forcé de rétrograder.
Émile n’a que des connaissances naturelles et pure-
ment physiques. Il ne sait pas même le nom de l’histoire,
ni ce que c’est que métaphysique et morale. Il connaît les
rapports essentiels de l’homme aux choses, mais nul des
rapports moraux de l’homme à l’homme. Il sait peu géné-
raliser d’idées, peu faire d’abstractions. Il voit des qualités
communes à certains corps sans raisonner sur ces qualités
en elles-mêmes. Il connaît l’étendue abstraite à l’aide des
figures de la géométrie ; il connaît la quantité abstraite à
l’aide des signes de l’algèbre. Ces figures et ces signes sont
les supports de ces abstractions, sur lesquels ses sens se
reposent. Il ne cherche point à connaître les choses par
leur nature, mais seulement par les relations qui
l’intéressent. Il n’estime ce qui lui est étranger que par
rapport à lui ; mais cette estimation est exacte et sure. La
fantaisie, la convention, n’y entrent pour rien. Il fait plus
352

de cas de ce qui lui est plus utile ; et ne se départant jamais
de cette manière d’apprécier, il ne donne rien à l’opinion.
Émile est laborieux, tempérant, patient, ferme, plein
de courage. Son imagination, nullement allumée, ne lui
grossit jamais les dangers ; il est sensible à peu de maux et
il sait souffrir avec constance, parce qu’il n’a point appris à
disputer contre la destinée. A l’égard de la mort, il ne sait
pas encore bien ce que c’est ; mais, accoutumé à subir sans
résistance la loi de la nécessité, quand il faudra mourir il
mourra sans gémir et sans se débattre ; c’est tout ce que la
nature permet dans ce moment abhorré de tous. Vivre
libre et peu tenir aux choses humaines est le meilleur
moyen d’apprendre à mourir.
En un mot, Émile a de la vertu tout ce qui se rapporte
à lui-même. Pour avoir aussi les vertus sociales, il lui
manque uniquement de connaître les relations qui les
exigent ; il lui manque uniquement des lumières que son
esprit est tout prêt à recevoir.
Il se considère sans égard aux autres, et trouve bon
que les autres ne pensent point à lui. Il n’exige rien de
personne, et ne croit rien devoir à personne. Il est seul
dans la société humaine, il ne compte que sur lui seul. Il a
droit aussi plus qu’un autre de compter sur lui-même, car
il est tout ce qu’on peut être à son âge. Il n’a point
d’erreurs, ou n’a que celles qui nous sont inévitables ; il n’a
point de vices, ou n’a que ceux dont nul homme ne peut se
garantir. Il a le corps sain, les membres agiles, l’esprit
juste et sans préjugés, le cœur libre et sans passions.
L’amour-propre, la première et la plus naturelle de toutes,
353

y est encore à peine exalté. Sans troubler le repos de per-
sonne, il a vécu content, heureux et libre, autant que la
nature l’a permis. Trouvez-vous qu’un enfant ainsi parve-
nu à sa quinzième année ait perdu les précédentes ?
354

Livre quatrième : L’âge de raison et
des passions (de 15 à 20 ans)
Que nous passons rapidement sur cette terre ! le pre-
mier quart de la vie est écoulé avant qu’on en connaisse
l’usage ; le dernier quart s’écoule encore après qu’on a
cessé d’en jouir. D’abord nous ne savons point vivre ; bien-
tôt nous ne le pouvons plus ; et, dans l’intervalle qui sé-
pare ces deux extrémités inutiles, les trois quarts du temps
qui nous reste sont consumés par le sommeil, par le tra-
vail, par la douleur, par la contrainte, par les peines de
toute espèce. La vie est courte, moins par le peu de temps
qu’elle dure, que parce que de ce peu de temps, nous n’en
avons presque point pour la goûter. L’instant de la mort a
beau être éloigné de celui de la naissance, la vie est tou-
jours trop courte quand cet espace est mal rempli.
Nous naissons, pour ainsi dire, en deux fois : l’une
pour exister, et l’autre pour vivre ; l’une pour l’espèce, et
l’autre pour le sexe. Ceux qui regardent la femme comme
un homme imparfait ont tort sans doute : mais l’analogie
extérieure est pour eux. Jusqu’à l’âge nubile, les enfants
des deux sexes n’ont rien d’apparent qui les distingue ;
même visage, même figure, même teint, même voix, tout
est égal : les filles sont des enfants, les garçons sont des
enfants ; le même nom suffit à des êtres si semblables. Les
mâles en qui l’on empêche le développement ultérieur du
sexe gardent cette conformité toute leur vie ; ils sont tou-
355

jours de grands enfants, et les femmes, ne perdant point
cette même conformité, semblent, à bien des égards, ne
jamais être autre chose.
Mais l’homme, en général, n’est pas fait pour rester
toujours dans l’enfance. Il en sort au temps prescrit par la
nature ; et ce moment de crise, bien qu’assez court, a de
longues influences.
Comme le mugissement de la mer précède de loin la
tempête, cette orageuse révolution s’annonce par le mur-
mure des passions naissantes ; une fermentation sourde
avertit de l’approche du danger. Un changement dans
l’humeur, des emportements fréquents, une continuelle
agitation d’esprit, rendent l’enfant presque indisciplinable.
Il devient sourd à la voix qui le rendait docile ; c’est un
lion dans sa fièvre ; il méconnaît son guide, il ne veut plus
être gouverné.
Aux signes moraux d’une humeur qui s’altère se joi-
gnent des changements sensibles dans la figure. Sa phy-
sionomie se développe et s’empreint d’un caractère ; le
coton rare et doux qui croît au bas de ses joues brunit et
prend de la consistance. Sa voix mue, ou plutôt il la perd :
il n’est ni enfant ni homme et ne peut prendre le ton
d’aucun des deux. Ses yeux, ces organes de l’âme, qui
n’ont rien dit jusqu’ici, trouvent un langage et de
l’expression ; un feu naissant les anime, leurs regards plus
vifs ont encore une sainte innocence, mais ils n’ont plus
leur première imbécillité : il sent déjà qu’ils peuvent trop
dire ; il commence à savoir les baisser et rougir ; il devient
sensible avant de savoir ce qu’il sent ; il est inquiet sans
356

raison de l’être. Tout cela peut venir lentement et vous
laisser du temps encore : mais si sa vivacité se rend trop
impatiente, si son emportement se change en fureur, s’il
s’irrite et s’attendrit d’un instant à l’autre, s’il verse des
pleurs sans sujet, si, près des objets qui commencent à
devenir dangereux pour lui, son pouls s’élève et son œil
s’enflamme, si la main d’une femme se posant sur la
sienne le fait frissonner, s’il se trouble ou s’intimide au-
près d’elle, Ulysse, ô sage Ulysse, prends garde à toi ; les
outres que tu fermais avec tant de soin sont ouvertes ; les
vents sont déjà déchaînés ; ne quitte plus un moment le
gouvernail, ou tout est perdu.
C’est ici la seconde naissance dont j’ai parlé ; c’est ici
que l’homme naît véritablement à la vie, et que rien
d’humain n’est étranger à lui. Jusqu’ici nos soins n’ont été
que des jeux d’enfant ; ils ne prennent qu’à présent une
véritable importance. Cette époque où finissent les éduca-
tions ordinaires est proprement celle où la nôtre doit
commencer ; mais, pour bien exposer ce nouveau plan,
reprenons de plus haut l’état des choses qui s’y rapportent.
Nos passions sont les principaux instruments de notre
conservation : c’est donc une entreprise aussi vaine que
ridicule de vouloir les détruire ; c’est contrôler la nature,
c’est réformer l’ouvrage de Dieu. Si Dieu disait à l’homme
d’anéantir les passions qu’il lui donne, Dieu voudrait et ne
voudrait pas ; il se contredirait lui-même. Jamais il n’a
donné cet ordre insensé, rien de pareil n’est écrit dans le
cœur humain ; et ce que Dieu veut qu’un homme fasse, il
ne le lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit lui-
même, il l’écrit au fond de son cœur.
357

Or je trouverais celui qui voudrait empêcher les pas-
sions de naître presque aussi fou que celui qui voudrait les
anéantir ; et ceux qui croiraient que tel a été mon projet
jusqu’ici m’auraient sûrement fort mal entendu.
Mais raisonnerait-on bien, si, de ce qu’il est dans la na-
ture de l’homme d’avoir des passions, on allait conclure
que toutes les passions que nous sentons en nous et que
nous voyons dans les autres sont naturelles ? Leur source
est naturelle, il est vrai ; mais mille ruisseaux étrangers
l’ont grossie ; c’est un grand fleuve qui s’accroît sans cesse,
et dans lequel on retrouverait à peine quelques gouttes de
ses premières eaux. Nos passions naturelles sont très bor-
nées ; elles sont les instruments de notre liberté, elles ten-
dent à nous conserver. Toutes celles qui nous subjuguent
et nous détruisent nous viennent d’ailleurs ; la nature ne
nous les donne pas, nous nous les approprions à son pré-
judice.
La source de nos passions, l’origine et le principe de
toutes les autres, la seule qui naît avec l’homme et ne le
quitte Jamais tant qu’il vit, est l’amour de soi : passion
primitive, innée, antérieure à toute autre, et dont toutes
les autres ne sont, en un sens, que des modifications. En
ce sens, toutes, si l’on veut, sont naturelles. Mais la plupart
de ces modifications ont des causes étrangères sans les-
quelles elles n’auraient jamais lieu ; et ces mêmes modifi-
cations, loin de nous être avantageuses, nous sont nui-
sibles ; elles changent le premier objet et vont contre leur
principe : c’est alors que l’homme se trouve hors de la na-
ture, et se met en contradiction avec soi.
358

L’amour de soi-même est toujours bon, et toujours
conforme à l’ordre. Chacun étant chargé spécialement de
sa propre conservation, le premier et le plus important de
ses soins est et doit être d’y veiller sans cesse : et comment
y veillerait-il ainsi, s’il n’y prenait le plus grand intérêt ?
Il faut donc que nous nous aimions pour nous conser-
ver, il faut que nous nous aimions plus que toute chose ;
et, par une suite immédiate du même sentiment, nous
aimons ce qui nous conserve. Tout enfant s’attache à sa
nourrice : Romulus devait s’attacher à la louve qui l’avait
allaité. D’abord cet attachement est purement machinal.
Ce qui favorise le bien-être d’un individu l’attire ; ce qui lui
nuit le repousse : ce n’est là qu’un instinct aveugle. Ce qui
transforme cet instinct en sentiment, l’attachement en
amour, l’aversion en haine, c’est l’intention manifestée de
nous nuire ou de nous être utile. On ne se passionne pas
pour les êtres insensibles qui ne suivent que l’impulsion
qu’on leur donne ; mais ceux dont on attend du bien ou du
mal par leur disposition intérieure, par leur volonté, ceux
que nous voyons agir librement pour ou contre, nous ins-
pirent des sentiments semblables à ceux qu’ils nous mon-
trent. Ce qui nous sert, on le cherche ; mais ce qui nous
veut servir, on l’aime. Ce qui nous nuit, on le fuit ; mais ce
qui nous veut nuire, on le hait.
Le premier sentiment d’un enfant est de s’aimer lui-
même ; et le second, qui dérive du premier, est d’aimer
ceux qui l’approchent ; car, dans l’état de faiblesse où il
est, il ne connaît personne que par l’assistance et les soins
qu’il reçoit. D’abord l’attachement qu’il a pour sa nourrice
et sa gouvernante n’est qu’habitude. Il les cherche, parce
359

qu’il a besoin d’elles et qu’il se trouve bien de les avoir ;
c’est plutôt de connaissance que bienveillance. Il lui faut
beaucoup de temps pour comprendre que non seulement
elles lui sont utiles, mais qu’elles veulent l’être ; et c’est
alors qu’il commence à les aimer.
Un enfant est donc naturellement enclin à la bienveil-
lance, parce qu’il voit que tout ce qui l’approche est porté à
l’assister, et qu’il prend de cette observation l’habitude
d’un sentiment favorable à son espèce ; mais, à mesure
qu’il étend ses relations, ses besoins, ses dépendances
actives ou passives, le sentiment de ses rapports à autrui
s’éveille, et produit celui des devoirs et des préférences.
Alors l’enfant devient impérieux, jaloux, trompeur, vindi-
catif. Si on le plie à l’obéissance, ne voyant point l’utilité de
ce qu’on lui commande, il l’attribue au caprice, à
l’intention de le tourmenter, et il se mutine. Si on lui obéit
à lui-même, aussitôt que quelque chose lui résiste, il y voit
une rébellion, une intention de lui résister ; il bat la chaise
ou la table pour avoir désobéi. L’amour de soi, qui ne re-
garde qu’à nous, est content quand nos vrais besoins sont
satisfaits ; mais l’amour-propre, qui se compare, n’est ja-
mais content et ne saurait l’être, parce que ce sentiment,
en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres
nous préfèrent à eux ; ce qui est impossible. Voilà com-
ment les passions douces et affectueuses naissent de
l’amour de soi, et comment les passions haineuses et iras-
cibles naissent de l’amour-propre. Ainsi, ce qui rend
l’homme essentiellement bon est d’avoir peu de besoins, et
de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend essentielle-
ment méchant est d’avoir beaucoup de besoins, et de tenir
beaucoup à l’opinion. Sur ce principe il est aisé de voir
360

comment on peut diriger au bien ou au mal toutes les pas-
sions des enfants et des hommes. Il est vrai que, ne pou-
vant vivre toujours seuls, ils vivront difficilement toujours
bons : cette difficulté même augmentera nécessairement
avec leurs relations ; et c’est en ceci surtout que les dan-
gers de la société nous rendent l’art et les soins plus indis-
pensables pour prévenir dans le cœur humain la déprava-
tion qui naît de ses nouveaux besoins.
L’étude convenable à l’homme est celle de ses rap-
ports. Tant qu’il ne se connaît que paf son être physique, il
doit s’étudier par ses rapports avec les choses : c’est
l’emploi de son enfance ; quand il commence à sentir son
être moral, il doit s’étudier par ses rapports avec les
hommes : c’est l’emploi de sa vie entière, à commencer au
point où nous voilà parvenus.
Sitôt que l’homme a besoin d’une compagne, il n’est
plus un être isolé, son cœur n’est plus seul. Toutes ses
relations avec son espèce, toutes les affections de son âme
naissent avec celle-là. Sa première passion fait bientôt
fermenter les autres.
Le penchant de l’instinct est indéterminé. Un sexe est
attiré vers l’autre : voilà le mouvement de la nature. Le
choix, les préférences, l’attachement personnel, sont
l’ouvrage des lumières, des préjugés, de l’habitude : il faut
du temps et des connaissances pour nous rendre capables
d’amour : on n’aime qu’après avoir jugé, on ne préfère
qu’après avoir comparé. Ces jugements se font sans qu’on
s’en aperçoive, mais ils n’en sont pas moins réels. Le véri-
table amour, quoi qu’on en dise, sera toujours honoré des
361

hommes : car, bien que ses emportements nous égarent,
bien qu’il n’exclue pas du cœur qui le sent des qualités
odieuses, et même qu’il en produise, il en supporte pour-
tant toujours d’estimables, sans lesquelles on serait hors
d’état de le sentir. Ce choix qu’on met en opposition avec
la raison nous vient d’elle. On a fait l’amour aveugle, parce
qu’il a de meilleurs yeux que nous, et. qu’il voit des rap-
ports que nous ne pouvons apercevoir. Pour qui n’aurait
nulle idée de mérite ni de beauté, toute femme serait éga-
lement bonne, et la première venue serait toujours la plus
aimable. Loin que l’amour vienne de la nature, il est la
règle et le frein de ses penchants : c’est par lui qu’excepté
l’objet aimé, un sexe n’est plus rien pour l’autre.
La préférence qu’on accorde, on veut l’obtenir ;
l’amour doit être réciproque. Pour être aimé, il faut se
rendre aimable ; pour être préféré, il faut se rendre plus
aimable qu’un autre, plus aimable que tout autre, au
moins aux yeux de l’objet aimé. De là les premiers regards
sur ses semblables ; de là les premières comparaisons avec
eux, de là l’émulation, les rivalités, la jalousie. Un cœur
plein d’un sentiment qui déborde aime à s’épancher : du
besoin d’une maîtresse naît bientôt celui d’un ami. Celui
qui sent combien il est doux d’être aimé voudrait l’être de
tout le monde, et tous ne sauraient vouloir des préfé-
rences, qu’il n’y ait beaucoup de mécontents. Avec l’amour
et l’amitié naissent les dissensions, l’inimitié, la haine. Du
sein de tant de passions diverses je vois l’opinion s’élever
un trône inébranlable, et les stupides mortels, asservis à
son empire, ne fonder leur propre existence que sur les
jugements d’autrui.
362

Étendez ces idées, et vous verrez d’où vient à notre
amour-propre la forme que nous lui croyons naturelle ; et
comment l’amour de soi, cessant d’être un sentiment ab-
solu, devient orgueil dans les grandes âmes, vanité dans
les petites, et dans toutes se nourrit sans cesse aux dépens
du prochain. L’espèce de ces passions, n’ayant point son
germe dans le cœur des enfants, n’y peut naître d’elle-
même ; c’est nous seuls qui l’y portons, et jamais elles n’y
prennent racine que par notre faute ; mais il n’en est plus
ainsi du cœur du jeune homme : quoi que nous puissions
faire, elles y naîtront malgré nous. Il est donc temps de
changer de méthode.
Commençons par quelques réflexions importantes sur
l’état critique dont il s’agit ici. Le passage de l’enfance à la
puberté n’est pas tellement déterminé par la nature qu’il
ne varie dans les individus selon les tempéraments, et
dans les peuples selon les climats. Tout le monde sait les
distinctions observées sur ce point entre les pays chauds et
les pays froids, et chacun voit que les tempéraments ar-
dents sont formés plus tôt que les autres : mais on peut se
tromper sur les causes, et souvent attribuer au physique ce
qu’il faut imputer au moral ; c’est un des abus les plus
fréquents de la philosophie de notre siècle. Les instruc-
tions de la nature sont tardives et lentes ; celles des
hommes sont presque toujours prématurées. Dans le pre-
mier cas, les sens éveillent l’imagination ; dans le second,
l’imagination éveille les sens ; elle leur donne une activité
précoce qui ne peut manquer d’énerver, d’affaiblir d’abord
les individus, puis l’espèce même à la longue. Une obser-
vation plus générale et plus sûre que celle de l’effet des
climats est que la puberté et la puissance du sexe est tou-
363

jours plus hâtive chez les peuples instruits et policés que
chez les peuples ignorants et barbares64. Les enfants ont
une sagacité singulière pour démêler à travers toutes les
singeries de la décence les mauvaises mœurs qu’elle
couvre. Le langage épuré qu’on leur dicte, les leçons
d’honnêteté qu’on leur donne, le voile du mystère qu’on
affecte de tendre devant leurs yeux, sont autant
d’aiguillons à leur curiosité. A la manière dont on s’y
prend, il est clair que ce qu’on feint de leur cacher n’est
que pour le leur apprendre ; et c’est, de toutes les instruc-
tions qu’on leur donne, celle qui leur profite le mieux.
64 « Dans les villes, dit M. de Buffon, et chez les gens aisés, les
enfants, accoutumés à des nourritures abondantes et succulentes,
arrivent plus tôt à cet état ; à la campagne et dans le pauvre peuple,
les enfants sont plus tardifs, parce qu’ils sont mal et trop peu nour-
ris ; il leur faut deux ou trois années de plus. » (Hist. nat., t. IV, p.
238, in-12.) J’admets l’observation, mais non l’explication, puisque,
dans le pays où le villageois se nourrit très bien et mange beaucoup,
comme dans le Valais, et même en certains cantons montueux de
l’Italie, comme le Frioul, l’âge de puberté dans les deux sexes est
également plus tardif qu’au sein des villes, où, pour satisfaire la
vanité, l’on met souvent dans le manger une extrême parcimonie, et
où la plupart font, comme dit le proverbe, habits de velours et
ventre de son. On est étonné, dans ces montagnes, de voir de grands
garçons forts comme des hommes avoir encore la voix aiguë et le
menton sans barbe, et de grandes filles, d’ailleurs très formées,
n’avoir aucun signe périodique de leur sexe. Différence qui me pa-
raît venir uniquement de ce que, dans la simplicité de leurs mœurs,
leur imagination, plus longtemps paisible et calme, fait plus tard
fermenter leur sang, et rend leur tempérament moins précoce.
364

Consultez l’expérience, vous comprendrez à quel point
cette méthode insensée accélère l’ouvrage de la nature et
ruine le tempérament. C’est ici l’une des principales
causes qui font dégénérer les races dans les villes. Les
jeunes gens, épuisés de bonne heure, restent petits,
faibles, mal faits, vieillissent au lieu de grandir, comme la
vigne à qui l’on fait porter du fruit au printemps languit et
meurt avant l’automne.
Il faut avoir vécu chez des peuples grossiers et simples
pour connaître jusqu’à quel âge une heureuse ignorance y
peut prolonger l’innocence des enfants. C’est un spectacle
à la fois touchant et risible d’y voir les deux sexes, livrés à
la sécurité de leurs cœurs, prolonger dans la fleur de l’âge
et de la beauté les jeux naïfs de l’enfance, et montrer par
leur familiarité même la pureté de leurs plaisirs. Quand
enfin cette aimable jeunesse vient à se marier, les deux
époux, se donnant mutuellement les prémices de leur per-
sonne, en sont plus chers l’un à l’autre ; des multitudes
d’enfants, sains et robustes, deviennent le gage d’une
union que rien n’altère, et le fruit de la sagesse de leurs
premiers ans.
Si l’âge où l’homme acquiert la conscience de son sexe
diffère autant par l’effet de l’éducation que par l’action de
la nature, il suit de là qu’on peut accélérer et retarder cet
âge selon la manière dont on élèvera les enfants ; et si le
corps gagne ou perd de la consistance à mesure qu’on re-
tarde ou qu’on accélère ce progrès, il suit aussi que, plus
on s’applique à le retarder, plus un jeune homme acquiert
de vigueur et de force. Je ne parle encore que des effets
365

purement physiques : on verra bientôt qu’ils ne se bornent
pas là.
De ces réflexions je tire la solution de cette question si
souvent agitée, s’il convient d’éclairer les enfants de bonne
heure sur les objets de leur curiosité, ou s’il vaut mieux
leur donner le change par de modestes erreurs. Je pense
qu’il ne faut faire ni l’un ni l’autre. Premièrement, cette
curiosité ne leur vient point sans qu’on y ait donné lieu. Il
faut donc faire en sorte qu’ils ne l’aient pas. En second
lieu, des questions qu’on n’est pas forcé de résoudre
n’exigent point qu’on trompe celui qui les fait : il vaut
mieux lui imposer silence que de lui répondre en mentant.
Il sera peu surpris de cette loi, si l’on a pris soin de l’y as-
servir dans les choses indifférentes. Enfin, si l’on prend le
parti de répondre, que ce soit avec la plus grande simplici-
té, sans mystère, sans embarras, sans sourire. Il y a beau-
coup moins de danger à satisfaire la curiosité de l’enfant
qu’à l’exciter.
Que vos réponses soient toujours graves, courtes, dé-
cidées, et sans jamais paraître hésiter. Je n’ai pas besoin
d’ajouter qu’elles doivent être vraies. On ne peut ap-
prendre aux enfants le danger de mentir aux hommes,
sans sentir, de la part des hommes, le danger plus grand
de mentir aux enfants. Un seul mensonge avéré du maître
à l’élève ruinerait à jamais tout le fruit de l’éducation.
Une ignorance absolue sur certaines matières est peut-
être ce qui conviendrait le mieux aux enfants : mais qu’ils
apprennent de bonne heure ce qu’il est impossible de leur
cacher toujours. Il faut, ou que leur curiosité ne s’éveille
366

en aucune manière, ou qu’elle soit satisfaite avant l’âge où
elle n’est plus sans danger. Votre conduite avec votre élève
dépend beaucoup en ceci de sa situation particulière, des
sociétés qui l’environnent, des circonstances où l’on pré-
voit qu’il pourra se trouver, etc. Il importe ici de ne rien
donner au hasard ; et si vous n’êtes pas sûr de lui faire
ignorer jusqu’à seize ans la différence des sexes, ayez soin
qu’il l’apprenne avant dix.
Je n’aime point qu’on affecte avec les enfants un lan-
gage trop épuré, ni qu’on fasse de longs détours, dont ils
s’aperçoivent, pour éviter de donner aux choses leur véri-
table nom. Les bonnes mœurs, en ces matières, ont tou-
jours beaucoup de simplicité ; mais des imaginations
souillées par le vice rendent l’oreille délicate, et forcent de
raffiner sans cesse sur les expressions. Les termes gros-
siers sont sans conséquence ; ce sont les idées lascives
qu’il faut écarter.
Quoique la pudeur soit naturelle à l’espèce humaine,
naturellement les enfants n’en ont point. La pudeur ne
naît qu’avec la connaissance du mal : et comment les en-
fants, qui n’ont ni ne doivent avoir cette connaissance,
auraient-ils le sentiment qui en est l’effet ? Leur donner
des leçons de pudeur et d’honnêteté, c’est leur apprendre
qu’il y a des choses honteuses et déshonnêtes, c’est leur
donner un désir secret de connaître ces choses-là. Tôt ou
tard ils en viennent à bout, et la première étincelle qui
touche à l’imagination accélère à coup sûr l’embrasement
des sens. Quiconque rougit est déjà coupable ; la vraie
innocence n’a honte de rien.
367

Les enfants n’ont pas les mêmes désirs que les
hommes ; mais, sujets comme eux à la malpropreté qui
blesse les sens, ils peuvent de ce seul assujettissement
recevoir les mêmes leçons de bienséance. Suivez l’esprit de
la nature, qui, plaçant dans les mêmes lieux les organes
des plaisirs secrets et ceux des besoins dégoûtants, nous
inspire les mêmes soins à différents âges, tantôt par une
idée et tantôt par une autre ; à l’homme par la modestie, à
l’enfant par la propreté.
Je ne vois qu’un bon moyen de conserver aux enfants
leur innocence ; c’est que tous ceux qui les entourent la
respectent et l’aiment. Sans cela, toute la retenue dont on
tâche d’user avec eux se dément tôt ou tard ; un sourire,
un clin d’œil, un geste échappé, leur disent tout ce qu’on
cherche à leur taire ; il leur suffit, pour l’apprendre, de
voir qu’on le leur a voulu cacher. La délicatesse de tours et
d’expressions dont se servent entre eux les gens polis,
supposant des lumières que les enfants ne doivent pas
avoir, est tout à fait déplacée avec eux ; mais quand on
honore vraiment leur simplicité, l’on prend aisément, en
leur parlant, celle des termes qui leur conviennent. Il y a
une certaine naïveté de langage qui sied et qui plaît à
l’innocence : voilà le vrai ton qui détourne un enfant d’une
dangereuse curiosité. En lui parlant simplement de tout,
on ne lui laisse pas soupçonner qu’il reste rien de plus à lui
dire. En joignant aux mots grossiers les idées déplaisantes
qui leur conviennent, on étouffe le premier feu de
l’imagination : on ne lui défend pas de prononcer ces mots
et d’avoir ces idées ; mais on lui donne, sans qu’il y songe,
de la répugnance à les rappeler. Et combien d’embarras
cette liberté naïve ne sauve-t-elle point à ceux qui, la tirant
368

de leur propre cœur, disent toujours ce qu’il faut dire, et le
disent toujours comme ils l’ont senti !
Comment se font les enfants ? Question embarras-
sante qui vient assez naturellement aux enfants, et dont la
réponse indiscrète ou prudente décide quelquefois de
leurs mœurs et de leur santé pour toute leur vie. La ma-
nière la plus courte qu’une mère imagine pour s’en débar-
rasser sans tromper son fils, est de lui imposer silence.
Cela serait bon, si on l’y eût accoutumé de longue main
dans des questions indifférentes, et qu’il ne soupçonnât
pas du mystère à ce nouveau ton. Mais rarement elle s’en
tient là. C’est le secret des gens mariés, lui dira-t-elle ; de
petits garçons ne doivent point être si curieux. Voilà qui
est fort bien pour tirer d’embarras la mère : mais qu’elle
sache que, piqué de cet air de mépris, le petit garçon
n’aura pas un moment de repos qu’il n’ait appris le secret
des gens mariés, et qu’il ne tardera pas de l’apprendre.
Qu’on me permette de rapporter une réponse bien dif-
férente que j’ai entendu faire à la même question, et qui
me frappa d’autant plus, qu’elle partait d’une femme aussi
modeste dans ses discours que dans ses manières, mais
qui savait au besoin fouler aux pieds, pour le bien de son
fils et pour la vertu, la fausse crainte du blâme et les vains
propos des plaisants. Il n’y avait pas long
temps que l’enfant avait jeté par les urines une petite
pierre qui lui avait déchiré l’urètre ; mais le mal passé était
oublié. Maman, dit le petit étourdi, comment se font les
enfants ? – Mon fils, répond la mère sans hésiter, les
femmes les pissent avec des douleurs qui leur coûtent
369

quelquefois la vie. Que les fous rient, et que les sots soient
scandalisés : mais que les sages cherchent si jamais ils
trouveront une réponse plus judicieuse et qui aille mieux à
ses fins.
D’abord l’idée d’un besoin naturel et connu de l’enfant
détourne celle d’une opération mystérieuse. Les idées ac-
cessoires de la douleur et de la mort couvrent celle-là d’un
voile de tristesse qui amortit l’imagination et réprime la
curiosité ; tout porte l’esprit sur les suites de
l’accouchement, et non pas sur ses causes. Les infirmités
de la nature humaine, des objets dégoûtants, des images
de souffrance, voilà les éclaircissements où mène cette
réponse, si la répugnance qu’elle inspire permet à l’enfant
de les demander. Par où l’inquiétude des désirs aura-t-elle
occasion de naître dans des entretiens ainsi dirigés ? Et
cependant vous voyez que la vérité n’a point été altérée, et
qu’on n’a point eu besoin d’abuser son élève au lieu de
l’instruire.
Vos enfants lisent ; ils prennent dans leurs lectures des
connaissances qu’ils n’auraient pas s’ils n’avaient point lu.
S’ils étudient, l’imagination s’allume et s’aiguise dans le
silence du cabinet. S’ils vivent dans le monde, ils enten-
dent un jargon bizarre, ils voient des exemples dont ils
sont frappés : on leur a si bien persuadé qu’ils étaient
hommes, que, dans tout ce que font les hommes en leur
présence, ils cherchent aussitôt comment cela peut leur
convenir : il faut bien que les actions d’autrui leur servent
de modèle, quand les jugements d’autrui leur servent de
loi. Des domestiques qu’on fait dépendre d’eux, par con-
séquent intéressés à leur plaire, leur font leur cour aux
370

dépens des bonnes mœurs ; des gouvernantes rieuses leur
tiennent à quatre ans des propos que la plus effrontée
n’oserait leur tenir à quinze. Bientôt elles oublient ce
qu’elles ont dit ; mais ils n’oublient pas ce qu’ils ont en-
tendu. Les entretiens polissons préparent les mœurs liber-
tines : le laquais fripon rend l’enfant débauché ; et le se-
cret de l’un sert de garant à celui de l’autre.
L’enfant élevé selon son âge est seul. Il ne connaît
d’attachements que ceux de l’habitude ; il aime sa sœur
comme sa montre, et son ami comme son chien. Il ne se
sent d’aucun sexe, d’aucune espèce : l’homme et la femme
lui sont également étrangers ; il ne rapporte à lui rien de
ce qu’ils font ni de ce qu’ils disent : il ne le voit ni ne
l’entend, ou n’y fait nulle attention ; leurs discours ne
l’intéressent pas plus que leurs exemples : tout cela n’est
point fait pour lui. Ce n’est pas une erreur artificieuse
qu’on lui donne par cette méthode, c’est l’ignorance de la
nature. Le temps vient où la même nature prend soin
d’éclairer son élève ; et c’est alors seulement qu’elle l’a mis
en état de profiter sans risque des leçons qu’elle lui donne.
Voilà le principe : le détail des règles n’est pas de mon
sujet ; et les moyens que je propose en vue d’autres objets
servent encore d’exemple pour celui-ci.
Voulez-vous mettre l’ordre et la règle dans les passions
naissantes, étendez l’espace durant lequel elles se déve-
loppent, afin qu’elles aient le temps de s’arranger à me-
sure qu’elles naissent. Alors ce n’est pas l’homme qui les
ordonne, c’est la nature elle-même ; votre soin n’est que
de la laisser arranger son travail. Si votre élève était seul,
vous n’auriez rien à faire ; mais tout ce qui l’environne
371

enflamme son imagination. Le torrent des préjugés
l’entraîne : pour le retenir, il faut le pousser en sens con-
traire. Il faut que le sentiment enchaîne l’imagination, et
que la raison fasse taire l’opinion des hommes. La source
de toutes les passions est la sensibilité, l’imagination dé-
termine leur pente. Tout être qui sent ses rapports doit
être affecté quand ces rapports s’altèrent et qu’il en ima-
gine ou qu’il en croit imaginer de plus convenables à sa
nature. Ce sont les erreurs de l’imagination qui transfor-
ment en vices les passions de tous les êtres bornés, même
des anges, s’ils en ont ; car il faudrait qu’ils connussent la
nature de tous les êtres, pour savoir quels rapports con-
viennent le mieux à la leur.
Voici donc le sommaire de toute la sagesse humaine
dans l’usage des passions : 1˚ sentir les vrais rapports de
l’homme tant dans l’espèce que dans l’individu ; 2˚ or-
donner toutes les affections de l’âme selon ces rapports.
Mais l’homme est-il maître d’ordonner ses affections
selon tels ou tels rapports ? Sans doute, s’il est maître de
diriger son imagination sur tel ou tel objet, ou de lui don-
ner telle ou telle habitude. D’ailleurs, il s’agit moins ici de
ce qu’un homme peut faire sur lui-même que de ce que
nous pouvons faire sur notre élève par le choix des cir-
constances où nous le plaçons. Exposer les moyens
propres à maintenir dans l’ordre de la nature, c’est dire
assez comment il en peut sortir.
Tant que sa sensibilité reste bornée à son individu, il
n’y a rien de moral dans ses actions ; ce n’est que quand
elle commence à s’étendre hors de lui, qu’il prend d’abord
372

les sentiments, ensuite les notions du bien et du mal, qui
le constituent véritablement homme et partie intégrante
de son espèce. C’est donc à ce premier point qu’il faut
d’abord fixer nos observations.
Elles sont difficiles en ce que, pour les faire, il faut re-
jeter les exemples qui sont sous nos yeux, et chercher ceux
où les développements successifs se font selon l’ordre de la
nature.
Un enfant façonné, poli, civilisé, qui n’attend que la
puissance de mettre en œuvre les instructions prématu-
rées qu’il a reçues, ne se trompe jamais sur le moment où
cette puissance lui survient. Loin de l’attendre, il
l’accélère, il donne à son sang une fermentation précoce, il
sait quel doit être l’objet de ses désirs, longtemps même
avant qu’il les éprouve. Ce n’est pas la nature qui l’excite,
c’est lui qui la force : elle n’a plus rien à lui apprendre, en
le faisant homme ; il l’était par la pensée longtemps avant
de l’être en effet.
La véritable marche de la nature est plus graduelle et
plus lente. Peu à peu le sang s’enflamme, les esprits
s’élaborent, le tempérament se forme. Le sage ouvrier qui
dirige la fabrique a soin de perfectionner tous ses instru-
ments avant de les mettre en œuvre : une longue inquié-
tude précède les premiers désirs, une longue ignorance
leur donne le change ; on désire sans savoir quoi. Le sang
fermente et s’agite ; une surabondance de vie cherche à
s’étendre au dehors. L’œil s’anime et parcourt les autres
êtres, on commence à prendre intérêt à ceux qui nous en-
vironnent, on commence à sentir qu’on n’est pas fait pour
373

vivre seul : c’est ainsi que le cœur s’ouvre aux affections
humaines, et devient capable d’attachement.
Le premier sentiment dont un jeune homme élevé soi-
gneusement est susceptible n’est pas l’amour, c’est
l’amitié. Le premier acte de son imagination naissante est
de lui apprendre qu’il a des semblables, et l’espèce l’affecte
avant le sexe. Voilà donc un autre avantage de l’innocence
prolongée : c’est de profiter de la sensibilité naissante
pour jeter dans le cœur du jeune adolescent les premières
semences de l’humanité : avantage d’autant plus précieux
que c’est le seul temps de la vie où les mêmes soins puis-
sent avoir un vrai succès.
J’ai toujours vu que les jeunes gens corrompus de
bonne heure, et livrés aux femmes et à la débauche,
étaient inhumains et cruels ; la fougue du tempérament les
rendait impatients, vindicatifs, furieux ; leur imagination,
pleine d’un seul objet, se refusait à tout le reste ; ils ne
connaissaient ni pitié ni miséricorde ; ils auraient sacrifié
père, mère, et l’univers entier au moindre de leurs plaisirs.
Au contraire, un jeune homme élevé dans une heureuse
simplicité est porté par les premiers mouvements de la
nature vers les passions tendres et affectueuses : son cœur
compatissant s’émeut sur les peines de ses semblables ; il
tressaille d’aise quand il revoit son camarade, ses bras
savent trouver des étreintes caressantes, ses yeux savent
verser des larmes d’attendrissement ; il est sensible à la
honte de déplaire, au regret d’avoir offensé. Si l’ardeur
d’un sang qui s’enflamme le rend vif, emporté, colère, on
voit le moment d’après toute la bonté de son cœur dans
l’effusion de son repentir ; il pleure, il gémit sur la blessure
374

qu’il a faite ; il voudrait au prix de son sang racheter celui
qu’il a versé ; tout son emportement s’éteint, toute sa fier-
té s’humilie devant le sentiment de sa faute. Est-il offensé
lui-même : au fort de sa fureur, une excuse, un mot le dé-
sarme ; il pardonne les torts d’autrui d’aussi bon cœur
qu’il répare les siens. L’adolescence n’est l’âge ni de la
vengeance ni de la haine ; elle est celui de la commiséra-
tion, de la clémence, de la générosité. Oui, je le soutiens et
je ne crains point d’être démenti par l’expérience, un en-
fant qui n’est pas mal né, et qui a conservé jusqu’à vingt
ans son innocence, est à cet âge le plus généreux, le meil-
leur, le plus aimant et le plus aimable des hommes. On ne
vous a jamais rien dit de semblable ; je le crois bien ; vos
philosophes, élevés dans toute la corruption des collèges,
n’ont garde de savoir cela.
C’est la faiblesse de l’homme qui le rend sociable ; ce
sont nos misères communes qui portent nos cœurs à
l’humanité : nous ne lui devrions rien si nous n’étions pas
hommes. Tout attachement est un signe d’insuffisance : si
chacun de nous n’avait nul besoin des autres, il ne songe-
rait guère à s’unir à eux. Ainsi de notre infirmité même
naît notre frêle bonheur. Un être vraiment heureux est un
être solitaire ; Dieu seul jouit d’un bonheur absolu ; mais
qui de nous en a l’idée ? Si quelque être imparfait pouvait
se suffire à lui-même, de quoi jouirait-il selon nous ? Il
serait seul, il serait misérable. Je ne conçois pas que celui
qui n’a besoin de rien puisse aimer quelque chose : je ne
conçois pas que celui qui n’aime rien puisse être heureux.
Il suit de là que nous nous attachons à nos semblables
moins par le sentiment de leurs plaisirs que par celui de
375

leurs peines ; car nous y voyons bien mieux l’identité de
notre nature et les garants de leur attachement pour nous.
Si nos besoins communs nous unissent par intérêt, nos
misères communes nous unissent par affection. L’aspect
d’un homme heureux inspire aux autres moins d’amour
que d’envie ; on l’accuserait volontiers d’usurper un droit
qu’il n’a pas en se faisant un bonheur exclusif ; et l’amour-
propre souffre encore en nous faisant sentir que cet
homme n’a nul besoin de nous. Mais qui est-ce qui ne
plaint pas le malheureux qu’il voit souffrir ? Qui est-ce qui
ne voudrait pas le délivrer de ses maux s’il n’en coûtait
qu’un souhait pour cela ? L’imagination nous met à la
place du misérable plutôt qu’à celle de l’homme heureux ;
on sent que l’un de ces états nous touche de plus près que
l’autre. La pitié est douce, parce qu’en se mettant à la place
de celui qui souffre, on sent pourtant le plaisir de ne pas
souffrir comme lui. L’envie est amère, en ce que l’aspect
d’un homme heureux, loin de mettre l’envieux à sa place,
lui donne le regret de n’y pas être. Il semble que l’un nous
exempte des maux qu’il souffre, et que l’autre nous ôte les
biens dont il jouit.
Voulez-vous donc exciter et nourrir dans le cœur d’un
jeune homme les premiers mouvements de la sensibilité
naissante, et tourner son caractère vers la bienfaisance et
vers la bonté ; n’allez point faire germer en lui l’orgueil, la
vanité, l’envie, par la trompeuse image du bonheur des
hommes ; n’exposez point d’abord à ses yeux la pompe des
cours, le faste des palais, l’attrait des spectacles ; ne le
promenez point dans les cercles, dans les brillantes as-
semblées, ne lui montrez l’extérieur de la grande société
qu’après l’avoir mis en état de l’apprécier en elle-même.
376

Lui montrer le monde avant qu’il connaisse les hommes,
ce n’est pas le former, c’est le corrompre ; ce n’est pas
l’instruire, c’est le tromper.
Les hommes ne sont naturellement ni rois, ni grands,
ni courtisans, ni riches ; tous sont nés nus et pauvres, tous
sujets aux misères de la vie, aux chagrins, aux maux, aux
besoins, aux douleurs de toute espèce ; enfin, tous sont
condamnés à la mort. Voilà ce qui est vraiment de
l’homme ; voilà de quoi nul mortel n’est exempt. Com-
mencez donc par étudier de la nature humaine ce qui en
est le plus inséparable, ce qui constitue le mieux
l’humanité.
A seize ans l’adolescent sait ce que c’est que souffrir ;
car il a souffert lui-même ; mais à peine sait-il que d’autres
êtres souffrent aussi ; le voir sans le sentir n’est pas le sa-
voir, et, comme je l’ai dit cent fois, l’enfant n’imaginant
point ce que sentent les autres ne connaît de maux que les
siens : mais quand le premier développement des sens
allume en lui le feu de l’imagination, il commence à se
sentir dans ses semblables, à s’émouvoir de leurs plaintes
et à souffrir de leurs douleurs. C’est alors que le triste ta-
bleau de l’humanité souffrante doit porter à son cœur le
premier attendrissement qu’il ait jamais éprouvé.
Si ce moment n’est pas facile à remarquer dans vos en-
fants, à qui vous en prenez-vous ? Vous les instruisez de si
bonne heure à jouer le sentiment, vous leur en apprenez si
tôt le langage, que parlant toujours sur le même ton, ils
tournent vos leçons contre vous-même, et ne vous laissent
nul moyen de distinguer quand, cessant de mentir, ils
377

commencent à sentir ce qu’ils disent. Mais voyez mon
Émile ; à l’âge où je l’ai conduit il n’a ni senti ni menti.
Avant de savoir ce que c’est qu’aimer, il n’a dit à per-
sonne : Je vous aime bien ; on ne lui a point prescrit la
contenance qu’il devait prendre en entrant dans la
chambre de son père, de sa mère, ou de son gouverneur
malade ; on ne lui a point montré l’art d’affecter la tris-
tesse qu’il n’avait pas. Il n’a feint de pleurer sur la mort de
personne ; car il ne sait ce que c’est que mourir. La même
insensibilité qu’il a dans le cœur est aussi dans ses ma-
nières. Indifférent à tout, hors à lui-même, comme tous les
autres enfants, il ne prend intérêt à personne ; tout ce qui
le distingue est qu’il ne veut point paraître en prendre, et
qu’il n’est pas faux comme eux.
Émile, ayant peu réfléchi sur les êtres sensibles, saura
tard ce que c’est que souffrir et mourir. Les plaintes et les
cris commenceront d’agiter ses entrailles ; l’aspect du sang
qui coule lui fera détourner les yeux ; les convulsions d’un
animal expirant lui donneront je ne sais quelle angoisse
avant qu’il sache d’où lui viennent ces nouveaux mouve-
ments. S’il était resté stupide et barbare, il ne les aurait
pas ; s’il était plus instruit, il en connaîtrait la source : il a
déjà trop comparé d’id es pour ne rien sentir, et pas assez
pour concevoir ce qu’il sent.
Ainsi naît la pitié, premier sentiment relatif qui touche
le cœur humain selon l’ordre de la nature. Pour devenir
sensible et pitoyable, il faut que l’enfant sache qu’il y a des
êtres semblables à lui qui souffrent ce qu’il a souffert, qui
sentent les douleurs qu’il a senties, et d’autres dont il doit
avoir l’idée comme pouvant les sentir aussi. En effet,
378

comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce
n’est en nous transportant hors de nous et nous identifiant
avec l’animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre
être pour prendre le sien ? Nous ne souffrons qu’autant
que nous jugeons qu’il souffre ; ce n’est pas dans nous,
c’est dans lui que nous souffrons. Ainsi nul ne devient
sensible que quand son imagination s’anime et commence
à le transporter hors de lui.
Pour exciter et nourrir cette sensibilité naissante, pour
la guider ou la suivre dans sa pente naturelle, qu’avons-
nous donc à faire, si ce n’est d’offrir au jeune homme des
objets sur lesquels puisse agir la force expansive de son
cœur, qui le dilatent, qui l’étendent sur les autres êtres,
qui le fassent partout retrouver hors de lui ; d’écarter avec
soin ceux qui le resserrent, le concentrent, et tendent le
ressort du moi humain ; c’est-à-dire, en d’autres termes,
d’exciter en lui la bonté, l’humanité, la commisération, la
bienfaisance, toutes les passions attirantes et douces qui
plaisent naturellement aux hommes, et d’empêcher de
naître l’envie, la convoitise, la haine, toutes les passions
repoussantes et cruelles, qui rendent, pour ainsi dire, la
sensibilité non seulement nulle, mais négative, et font le
tourment de celui qui les éprouve ?
Je crois pouvoir résumer toutes les réflexions précé-
dentes en deux ou trois maximes précises, claires et faciles
à saisir.
PREMIÈRE MAXIME
Il n’est pas dans le cœur humain de se mettre à la place
des gens qui sont plus heureux que nous,
379

mais seulement de ceux qui sont plus à plaindre.
Si l’on trouve des exceptions à cette maxime, elles sont
plus apparentes que réelles. Ainsi l’on ne se met pas à la
place du riche ou du grand auquel on s’attache ; même en
s’attachant sincèrement, on ne fait que s’approprier une
partie de son bien-être. Quelquefois on l’aime dans ses
malheurs ; mais, tant qu’il prospère, il n’a de véritable ami
que celui qui n’est pas la dupe des apparences, et qui le
plaint plus qu’il ne l’envie, malgré sa prospérité.
On est touché du bonheur de certains états, par
exemple de la vie champêtre et pastorale. Le charme de
voir ces bonnes gens heureux n’est point empoisonné par
l’envie ; on s’intéresse à eux véritablement. Pourquoi ce-
la ? Parce qu’on se sent maître de descendre à cet état de
paix et d’innocence, et de jouir de la même félicité ; c’est
un pis-aller qui ne donne que des idées agréables, attendu
qu’il suffit d’en vouloir jouir pour le pouvoir. Il y a tou-
jours du plaisir à voir ses ressources, à contempler son
propre bien, même quand on n’en veut pas user.
Il suit de là que, pour porter un jeune homme à
l’humanité, loin de lui faire admirer le sort brillant des
autres, il faut le lui montrer par les côtés tristes ; il faut le
lui faire craindre. Alors, par une conséquence évidente, il
doit se frayer une route au bonheur, qui ne soit sur les
traces de personne.
DEUXIÈME MAXIME
On ne plaint jamais dans autrui que les maux
dont on ne se croit pas exempt soi-même.
380

« Non ignara mali, miseris succurrere disco. »
Je ne connais rien de si beau, de si profond, de si tou-
chant, de si vrai, que ce vers-là.
Pourquoi les rois sont-ils sans pitié pour leurs sujets ?
C’est qu’ils comptent de n’être jamais hommes. Pourquoi
les riches sont-ils si durs pour les pauvres ? C’est qu’ils
n’ont pas peur de le devenir. Pourquoi la noblesse a-t-elle
un si grand mépris pour le peuple ? C’est qu’un noble ne
sera jamais roturier. Pourquoi les Turcs sont-ils générale-
ment plus humains, plus hospitaliers que nous ? C’est que,
dans leur gouvernement tout à fait arbitraire, la grandeur
et la fortune des particuliers étant toujours précaires et
chancelantes, ils ne regardent point l’abaissement et la
misère comme un état étranger à eux65 ; chacun peut être
demain ce qu’est aujourd’hui celui qu’il assiste. Cette ré-
flexion, qui revient sans cesse dans les romans orientaux,
donne à leur lecture je ne sais quoi d’attendrissant que n’a
point tout l’apprêt de notre sèche morale.
N’accoutumez donc pas votre élève à regarder du haut
de sa gloire les peines des infortunés, les travaux des misé-
rables ; et n’espérez pas lui apprendre à les plaindre, s’il
les considère comme lui étant étrangers. Faites-lui bien
comprendre que le sort de ces malheureux peut être le
sien, que tous leurs maux sont sous ses pieds, que mille
événements imprévus et inévitables peuvent l’y plonger
d’un moment à l’autre. Apprenez-lui à ne compter ni sur la
65 Cela parait changer un peu maintenant : les états semblent
devenir plus fixes, et les hommes deviennent aussi plus durs.
381

naissance, ni sur la santé, ni sur les richesses ; montrez-lui
toutes les vicissitudes de la fortune ; cherchez lui les
exemples toujours trop fréquents de gens qui, d’un état
plus élevé que le sien, sont tombés au-dessous de celui de
ces malheureux ; que ce soit par leur faute ou non, ce n’est
pas maintenant de quoi il est question ; sait-il seulement
ce que c’est que faute ? N’empiétez jamais sur l’ordre de
ses connaissances, et ne l’éclairez que par les lumières qui
sont à sa portée : il n’a pas besoin d’être fort savant pour
sentir que toute la prudence humaine ne peut lui répondre
si dans une heure il sera vivant ou mourant ; si les dou-
leurs de la néphrétique ne lui feront point grincer les dents
avant la nuit ; si dans un mois il sera riche ou pauvre, si
dans un an peut-être il ne ramera point sous le nerf de
bœuf dans les galères d’Alger. Surtout n’allez pas lui dire
tout cela froidement comme son catéchisme ; qu’il voie,
qu’il sente les calamités humaines : ébranlez, effrayez son
imagination des périls dont tout homme est sans cesse
environné ; qu’il voie autour de lui tous ces abîmes, et qu’à
vous les entendre décrire, il se presse contre vous de peur
d’y tomber. Nous le rendrons timide et poltron, direz-
vous. Nous verrons dans la suite ; mais quant à présent,
commençons par le rendre humain ; voilà surtout ce qui
nous importe.
TROISIÈME MAXIME
La pitié qu’on a du mal d’autrui ne se mesure pas
sur la quantité de ce mal, mais sur le sentiment
qu’on prête à ceux qui le souffrent.
382

On ne plaint un malheureux qu’autant qu’on croit qu’il
se trouve à plaindre. Le sentiment physique de nos maux
est plus borné qu’il ne semble ; mais c’est par la mémoire
qui nous en fait sentir la continuité, c’est par l’imagination
qui les étend sur l’avenir, qu’ils nous rendent vraiment à
plaindre. Voilà, je pense, une des causes qui nous endur-
cissent plus aux maux des animaux qu’à ceux des
hommes, quoique la sensibilité commune dût également
nous identifier avec eux. On ne plaint guère un cheval de
charretier dans son écurie, parce qu’on ne présume pas
qu’en mangeant son foin il songe aux coups qu’il a reçus et
aux fatigues qui l’attendent. On ne plaint pas non plus un
mouton qu’on voit paître, quoiqu’on sache qu’il sera bien-
tôt égorgé, parce qu’on juge qu’il ne prévoit pas son sort.
Par extension l’on s’endurcit ainsi sur le sort des hommes ;
et les riches se consolent du mal qu’ils font aux pauvres,
en les supposant assez stupides pour n’en rien sentir. En
général je juge du prix que chacun met au bonheur de ses
semblables par le cas qu’il paraît faire d’eux. Il est naturel
qu’on fasse bon marché du bonheur des gens qu’on mé-
prise. Ne vous étonnez donc plus si les politiques parlent
du peuple avec tant de dédain, ni si la plupart des philo-
sophes affectent de faire l’homme si méchant.
C’est le peuple qui compose le genre humain ; ce qui
n’est pas peuple est si peu de chose que ce n’est pas la
peine de le compter. L’homme est le même dans tous les
états : si cela est, les états les plus nombreux méritent le
plus de respect. Devant celui qui pense, toutes les distinc-
tions civiles disparaissent : il voit les mêmes passions, les
mêmes sentiments dans le goujat et dans l’homme il-
lustre ; il n’y discerne que leur langage, qu’un coloris plus
383

ou moins apprêté ; et si quelque différence essentielle les
distingue, elle est au préjudice des plus dissimulés. Le
peuple se montre tel qu’il est, et n’est pas aimable : mais il
faut bien que les gens du monde se déguisent ; s’ils se
montraient tels qu’ils sont, ils feraient horreur.
Il y a, disent encore nos sages, même dose de bonheur
et de peine dans tous les états. Maxime aussi funeste
qu’insoutenable : car, si tous sont également heureux,
qu’ai-je besoin de m’incommoder pour personne ? Que
chacun reste comme il est : que l’esclave soit maltraité,
que l’infirme souffre, que le gueux périsse ; il n’y a rien à
gagner pour eux à changer d’état. Ils font l’énumération
des peines du riche, et montrent l’inanité de ses vains plai-
sirs : quel grossier sophisme ! les peines du riche ne lui
viennent point de son état, mais de lui seul, qui en abuse.
Fût-il plus malheureux que le pauvre même, il n’est point
à plaindre, parce que ses maux sont tous son ouvrage, et
qu’il ne tient qu’à lui d’être heureux. Mais la peine du mi-
sérable lui vient des choses, de la rigueur du sort qui
s’appesantit sur lui. Il n’y a point d’habitude qui lui puisse
ôter le sentiment physique de la fatigue, de l’épuisement,
de la faim : le bon esprit ni la sagesse ne servent de rien
pour l’exempter des maux de son état. Que gagne Épictète
de prévoir que son maître va lui casser la jambe ? la lui
casse-t-il moins pour cela ? il a par-dessus son mal le mal
de la prévoyance. Quand le peuple serait aussi sensé que
nous le supposons stupide, que pourrait-il être autre que
ce qu’il est ? que pourrait-il faire autre que ce qu’il fait ?
Étudiez les gens de cet ordre, vous verrez que, sous un
autre langage, ils ont autant d’esprit et plus de bon sens
que vous. Respectez donc votre espèce ; songez qu’elle est
384

composée essentiellement de la collection des peuples ;
que, quand tous les rois et tous les philosophes en seraient
ôtés, il n’y paraîtrait guère, et que les choses n’en iraient
pas plus mal. En un mot, apprenez à votre élève à aimer
tous les hommes, et même ceux qui les déprisent ; faites
en sorte qu’il ne se place dans aucune classe, mais qu’il se
retrouve dans toutes ; parlez devant lui du genre humain
avec attendrissement, avec pitié même, mais jamais avec
mépris. Homme, ne déshonore point l’homme.
C’est par ces routes et d’autres semblables, bien con-
traires à celles qui sont frayées, qu’il convient de pénétrer
dans le cœur d’un jeune adolescent pour y exciter les pre-
miers mouvements de la nature, le développer et l’étendre
sur ses semblables ; à quoi j’ajoute qu’il importe de mêler
à ces mouvements le moins d’intérêt personnel qu’il est
possible ; surtout point de vanité, point d’émulation, point
de gloire, point de ces sentiments qui nous forcent de nous
comparer aux autres ; car ces comparaisons ne se font
jamais sans quelque impression de haine contre ceux qui
nous disputent la préférence, ne fût-ce que dans notre
propre estime. Alors il faut s’aveugler ou s’irriter, être un
méchant ou un sot : tâchons d’éviter cette alternative. Ces
passions si dangereuses naîtront tôt ou tard, me dit-on,
malgré nous. Je ne le nie pas : chaque chose a son temps
et son lieu ; je dis seulement qu’on ne doit pas leur aider à
naître.
Voilà l’esprit de la méthode qu’il faut se prescrire. Ici
les exemples et les détails sont inutiles, parce qu’ici com-
mence la division presque infinie des caractères, et que
chaque exemple que je donnerais ne conviendrait pas
385

peut-être à un sur cent mille. C’est à cet âge aussi que
commence, dans l’habile maître, la véritable fonction de
l’observateur et du philosophe, qui sait l’art de sonder les
cœurs en travaillant à les former. Tandis que le jeune
homme ne songe point encore à se contrefaire, et ne l’a
point encore appris, à chaque objet qu’on lui présente on
voit dans son air, dans ses yeux, dans son geste,
l’impression qu’il en reçoit : on lit sur son visage tous les
mouvements de son âme ; à force de les épier, on parvient
à les prévoir, et enfin à les diriger.
On remarque en général que le sang, les blessures, les
cris, les gémissements, l’appareil des opérations doulou-
reuses, et tout ce qui porte aux sens des objets de souf-
france, saisit plus tôt et plus généralement tous les
hommes. L’idée de destruction, étant plus composée, ne
frappe pas de même ; l’image de la mort touche plus tard
et plus faiblement, parce que nul n’a par devers soi
l’expérience de mourir : il faut avoir vu des cadavres pour
sentir les angoisses des agonisants. Mais quand une fois
cette image s’est bien formée dans notre esprit, il n’y a
point de spectacle plus horrible à nos yeux, soit à cause de
l’idée de destruction totale qu’elle donne alors par les sens,
soit parce que, sachant que ce moment est inévitable pour
tous les hommes, on se sent plus vivement affecté ci une
situation à laquelle on est sûr de ne pouvoir échapper.
Ces impressions diverses ont leurs modifications et
leurs degrés, qui dépendent du caractère particulier de
chaque individu et de ses habitudes antérieures ; mais
elles sont universelles, et nul n’en est tout à fait exempt. Il
en est de plus tardives et de moins générales, qui sont plus
386

propres aux âmes sensibles ; ce sont celles qu’on reçoit des
peines morales, des douleurs internes, des afflictions, des
langueurs, de la tristesse. Il y a des gens qui ne savent être
émus que par des cris et des pleurs ; les longs et sourds
gémissements d’un cœur serré de détresse ne leur ont
jamais arraché des soupirs ; jamais l’aspect d’une conte-
nance abattue, d’un visage hâve et plombé, d’un œil éteint
et qui ne peut plus pleurer, ne les fit pleurer eux-mêmes,
les maux de l’âme ne sont rien pour eux : ils sont jugés, la
leur ne sent rien ; n’attendez d’eux que rigueur inflexible,
endurcissement, cruauté. Ils pourront être intègres et
justes, jamais cléments, généreux, pitoyables. Je dis qu’ils
pourront être justes, si toutefois un homme peut l’être
quand il n’est pas miséricordieux.
Mais ne vous pressez pas de juger les jeunes gens par
cette règle, surtout ceux qui, ayant été élevés comme ils
doivent l’être, n’ont aucune idée des peines morales qu’on
ne leur a jamais fait éprouver, car, encore une fois, ils ne
peuvent plaindre que les maux qu’ils connaissent ; et cette
apparente insensibilité, qui ne vient que de l’ignorance, se
change bientôt en attendrissement, quand ils commencent
à sentir qu’il y a dans la vie humaine mille douleurs qu’ils
ne connaissaient pas. Pour mon Émile, s’il a eu de la sim-
plicité et du bon sens dans son enfance, je suis sûr qu’il
aura de l’âme et de la sensibilité dans sa jeunesse ; car la
vérité des sentiments tient beaucoup à la justesse des
idées.
Mais pourquoi le rappeler ici ? Plus d’un lecteur me
reprochera sans doute l’oubli de mes premières résolu-
tions et du bonheur constant que j’avais promis à mon
387

élève. Des malheureux, des mourants, des spectacles de
douleur et de misère ! quel bonheur, quelle jouissance
pour un jeune cœur qui naît à la vie ! Son triste instituteur,
qui lui destinait une éducation si douce, ne le fait naître
que pour souffrir. Voilà ce qu’on dira : que m’importe ? j’ai
promis de le rendre heureux, non de faire qu’il parût l’être.
Est-ce ma faute si, toujours dupe de l’apparence, vous la
prenez pour la réalité ?
Prenons deux jeunes gens sortant de la première édu-
cation et entrant dans le monde par deux portes directe-
ment opposées. L’un monte tout à coup sur l’Olympe et se
répand dans la plus brillante société ; on le mène à la
cour, chez les grands, chez les riches, chez les jolies
femmes. Je le suppose fêté partout, et je n’examine pas
l’effet de cet accueil sur sa raison ; je suppose qu’elle y
résiste. Les plaisirs volent au-devant de lui, tous les jours
de nouveaux objets l’amusent ; il se livre à tout avec un
intérêt qui vous séduit. Vous le voyez attentif, empresse,
curieux ; sa première admiration vous frappe ; vous
l’estimez content : mais voyez l’état de son âme ; vous
croyez qu’il jouit ; moi, je crois qu’il souffre.
Qu’aperçoit-il d’abord en ouvrant les yeux ? des multi-
tudes de prétendus biens qu’il ne connaissait pas, et dont
la plupart, n’étant qu’un moment à sa portée, ne semblent
se montrer à lui que pour lui donner le regret d’en être
privé. Se promène-t-il dans un palais, vous voyez à son
inquiète curiosité qu’il se demande pourquoi sa maison
paternelle n’est pas ainsi. Toutes ses questions vous disent
qu’il se compare sans cesse au maître de cette maison, et
388

tout ce qu’il trouve de mortifiant pour lui dans ce parallèle
aiguise sa vanité en la révoltant. S’il rencontre un jeune
homme mieux mis que lui, je le vois murmurer en secret
contre l’avarice de ses parents. Est-il plus paré qu’un
autre, il a la douleur de voir cet autre l’effacer ou par sa
naissance ou par son esprit, et toute sa dorure humiliée
devant un simple habit de drap. Brille-t-il seul dans une
assemblée, s’élève-t-il sur la pointe du pied pour être
mieux vu ; qui est-ce qui n’a pas une disposition secrète à
rabaisser l’air superbe et vain d’un jeune fat ? Tout s’unit
bientôt comme de concert ; les regards inquiétants d’un
homme grave, les mots railleurs d’un caustique ne tardent
pas d’arriver jusqu’à lui ; et, ne fût-il dédaigné que d’un
seul homme, le mépris de cet homme empoisonne à
l’instant les applaudissements des autres.
Donnons-lui tout, prodiguons-lui les agréments, le
mérite ; qu’il soit bien fait, plein d’esprit, aimable : il sera
recherché des femmes ; mais en le recherchant avant qu’il
les aime, elles le rendront plutôt fou qu’amoureux : il aura
de bonnes fortunes ; mais il n’aura ni transports ni pas-
sion pour les goûter. Ses désirs toujours prévenus, n’ayant
jamais le temps de naître, au sein des plaisirs il ne sent
que l’ennui de la gêne : le sexe fait pour le bonheur du sien
le dégoûte et le rassasie même avant qu’il le connaisse ; s’il
continue à le voir, ce n’est plus que par vanité ; et quand il
s’y attacherait par un goût véritable, il ne sera pas seul
jeune, seul brillant, seul aimable, et ne trouvera pas tou-
jours dans ses maîtresses des prodiges de fidélité.
Je ne dis rien des tracasseries, des trahisons, des noir-
ceurs, des repentirs de toute espèce inséparables d’une
389

pareille vie. L’expérience du monde en dégoûte, on le sait ;
je ne parle que des ennuis attachés à la première illusion.
Quel contraste pour celui qui, renfermé jusqu’ici dans
le sein de sa famille et de ses amis, s’est vu l’unique objet
de toutes leurs attentions, d’entrer tout à coup dans un
ordre de choses où il est compté pour si peu ; de se trouver
comme noyé dans une sphère étrangère, lui qui fit si long-
temps le centre de la sienne ! Que d’affronts, que
d’humiliations ne faut-il pas qu’il essuie, avant de perdre,
parmi les inconnus, les préjugés de son importance pris et
nourris parmi les siens ! Enfant, tout lui cédait, tout
s’empressait autour de lui : jeune homme, il faut qu’il cède
à tout le monde ; ou pour peu qu’il s’oublie et conserve ses
anciens airs, que de dures leçons vont le faire rentrer en
lui-même ! L’habitude d’obtenir aisément les objets de ses
désirs le porte à beaucoup désirer, et lui fait sentir des
privations continuelles. Tout ce qui le flatte le tente ; tout
ce que d’autres ont, il voudrait l’avoir : il convoite tout, il
porte envie à tout le monde, il voudrait dominer partout ;
la vanité le ronge, l’ardeur des désirs effrénés enflamme
son jeune cœur ; la jalousie et la haine y naissent avec
eux ; toutes les passions dévorantes y prennent à la fois
leur essor ; il en porte l’agitation dans le tumulte du
monde ; il la rapporte avec lui tous les soirs ; il rentre mé-
content de lui et des autres ; il s’endort plein de mille vains
projets, troublé de mille fantaisies, et son orgueil lui peint
jusque dans ses songes les chimériques biens dont le désir
le tourmente, et qu’il ne possédera de sa vie. Voilà votre
élève ! voyons le mien.
390

Si le premier spectacle qui le frappe est un objet de
tristesse, le premier retour sur lui-même est un sentiment
de plaisir. En voyant de combien de maux il est exempt, il
se sent plus heureux qu’il ne pensait l’être. Il partage les
peines de ses semblables ; mais ce partage est volontaire et
doux. Il jouit à la fois de la pitié qu’il a pour leurs maux, et
du bonheur qui l’en exempte ; il se sent dans cet état de
force qui nous étend au-delà de nous, et nous fait porter
ailleurs l’activité superflue à notre bien-être. Pour plaindre
le mal d’autrui, sans doute il faut le connaître, mais il ne
faut pas le sentir. Quand on a souffert, ou qu’on craint de
souffrir, on plaint ceux qui souffrent ; mais tandis qu’on
souffre, on ne plaint que soi. Or si, tous étant assujettis
aux misères de la vie, nul n’accorde aux autres que la sen-
sibilité dont il n’a pas actuellement besoin pour lui-même,
il s’ensuit que la commisération doit être un sentiment
très doux, puisqu’elle dépose en notre faveur, et qu’au
contraire un homme dur est toujours malheureux, puisque
l’état de son cœur ne lui laisse aucune sensibilité surabon-
dante qu’il puisse accorder aux peines d’autrui.
Nous jugeons trop du bonheur sur les apparences nous
le supposons où il est le moins ; nous le cherchons où il ne
saurait être : la gaieté n’en est qu’un signe très équivoque.
Un homme gai n’est souvent qu’un infortuné qui cherche à
donner le change aux autres et à s’étourdir lui-même. Ces
gens si riants, si ouverts, si sereins dans un cercle, sont
presque tous tristes et grondeurs chez eux, et leurs domes-
tiques portent la peine de l’amusement qu’ils donnent à
leurs sociétés. Le vrai contentement n’est ni gai ni folâtre ;
jaloux d’un sentiment si doux, en le goûtant on y pense, on
le savoure, on craint de l’évaporer. Un homme vraiment
391

heureux ne parle guère et ne rit guère ; il resserre, pour
ainsi dire, le bonheur autour de son cœur. Les jeux
bruyants, la turbulente joie, voilent les dégoûts et l’ennui.
Mais la mélancolie est amie de la volupté :
l’attendrissement et les larmes accompagnent les plus
douces jouissances, et l’excessive joie elle-même arrache
plutôt des pleurs que des cris.
Si d’abord la multitude et la variété des amusements
paraissent contribuer au bonheur, si l’uniformité d’une vie
égale paraît d’abord ennuyeuse, en y regardant mieux, on
trouve, au contraire, que la plus douce habitude de l’âme
consiste dans une modération de jouissance qui laisse peu
de prise au désir et au dégoût. L’inquiétude des désirs
produit la curiosité, l’inconstance : le vide des turbulents
plaisirs produit l’ennui. On ne s’ennuie jamais de son état
quand on n’en connaît point de plus agréable. De tous les
hommes du monde, les sauvages sont les moins curieux et
les moins ennuyés ; tout leur est indifférent : ils ne jouis-
sent pas des choses, mais d’eux ; ils passent leur vie à ne
rien faire, et ne s’ennuient jamais.
L’homme du monde est tout entier dans son masque.
N’étant presque jamais en lui-même, il y est toujours
étranger, et mal à son aise quand il est forcé d’y rentrer. Ce
qu’il est n’est rien, ce qu’il paraît est tout pour lui.
Je ne puis m’empêcher de me représenter, sur le vi-
sage du jeune homme dont j’ai parlé ci-devant, je ne sais
quoi d’impertinent, de doucereux, d’affecté, qui déplaît,
qui rebute les gens unis, et sur celui-ci du mien, une phy-
sionomie intéressante et simple, qui montre le contente-
392

ment, la véritable sérénité de l’âme, qui inspire l’estime, la
confiance, et qui semble n’attendre que l’épanchement de
l’amitié pour donner la sienne à ceux qui l’approchent. On
croit que la physionomie n’est qu’un simple développe-
ment de traits déjà marqués par la nature. Pour moi, je
penserais qu’outre ce développement, les traits du visage
d’un homme viennent insensiblement à se former et pren-
dre de la physionomie par l’impression fréquente et habi-
tuelle de certaines affections de l’âme. Ces affections se
marquent sur le visage, rien n’est plus certain ; et quand
elles tournent en habitude, elles y doivent laisser des im-
pressions durables. Voilà comment je conçois que la phy-
sionomie annonce le caractère, et qu’on peut quelquefois
juger de l’un par l’autre, sans aller chercher des explica-
tions mystérieuses qui supposent des connaissances que
nous n’avons pas.
Un enfant n’a que deux affections bien marquées, la
joie et la douleur : il rit ou il pleure ; les intermédiaires ne
sont rien pour lui ; sans cesse il passe de l’un de ces mou-
vements à l’autre. Cette alternative continuelle empêche
qu’ils ne fassent sur son visage aucune impression cons-
tante, et qu’il ne prenne de la physionomie : mais dans
l’âge où, devenu plus sensible, il est plus vivement, ou plus
constamment affecté, les impressions plus profondes lais-
sent des traces plus difficiles à détruire ; et de l’état habi-
tuel de l’âme résulte un arrangement de traits que le
temps rend ineffaçables. Cependant il n’est pas rare de
voir des hommes changer de physionomie à différents
âges. J’en ai vu plusieurs dans ce cas ; et j’ai toujours trou-
vé que ceux que j’avais pu bien observer et suivre avaient
aussi changé de passions habituelles. Cette seule observa-
393

tion, bien confirmée, me paraîtrait décisive, et n’est pas
déplacée dans un traité d’éducation, où il importe
d’apprendre à juger des mouvements de l’âme par les
signes extérieurs.
Je ne sais si, pour n’avoir pas appris à imiter des ma-
nières de convention et à feindre des sentiments qu’il n’a
pas, mon jeune homme sera moins aimable, ce n’est pas
de cela qu’il s’agit ici : je sais seulement qu’il sera plus
aimant, et j’ai bien de la peine à croire que celui qui n’aime
que lui puisse assez bien se déguiser pour plaire autant
que celui qui tire de son attachement pour les autres un
nouveau sentiment de bonheur. Mais, quant à ce senti-
ment même, je crois en avoir assez dit pour guider sur ce
point un lecteur raisonnable, et montrer que je ne me suis
pas contredit.
Je reviens donc à ma méthode, et je dis : Quand l’âge
critique approche, offrez aux jeunes gens des spectacles
qui les retiennent, et non des spectacles qui les excitent ;
donnez le change à leur imagination naissante par des
objets qui, loin d’enflammer leurs sens, en répriment
l’activité. Éloignez-les des grandes villes, où la parure et
l’immodestie des femmes hâtent et préviennent les leçons
de la nature, où tout présente à leurs yeux des plaisirs
qu’ils ne doivent connaître que quand ils sauront les choi-
sir.
Ramenez-les dans leurs premières habitations, où la
simplicité champêtre laisse les passions de leur âge se
développer moins rapidement ; ou si leur goût pour les
arts les attache encore à la ville, prévenez en eux, par ce
394

goût même, une dangereuse oisiveté. Choisissez avec soin
leurs sociétés, leurs occupations, leurs plaisirs : ne leur
montrez que des tableaux touchants, mais modestes, qui
les remuent sans les séduire, et qui nourrissent leur sensi-
bilité sans émouvoir leurs sens. Songez aussi qu’il y a par-
tout quelques excès à craindre, et que les passions immo-
dérées font toujours plus de mal qu’on n’en veut éviter. Il
ne s’agit pas de faire de votre élève un garde-malade, un
frère de la charité, d’affliger ses regards par des objets
continuels de douleurs et de souffrances, de le promener
d’infirme en infirme, d’hôpital en hôpital, et de la Grève
aux prisons ; il faut le toucher et non l’endurcir à l’aspect
des misères humaines. Longtemps frappé des mêmes
spectacles, on n’en sent plus les impressions ; l’habitude
accoutume à tout ; ce qu’on voit trop on ne l’imagine plus,
et ce n’est que l’imagination qui nous fait sentir les maux
d’autrui : c’est ainsi qu’à force de voir mourir et souffrir,
les prêtres et les médecins deviennent impitoyables. Que
votre élève connaisse donc le sort de l’homme et les mi-
sères de ses semblables ; mais qu’il n’en soit pas trop sou-
vent le témoin. Un seul objet bien choisi, et montré dans
un jour convenable, lui donnera pour un mois
d’attendrissement et de réflexions. Ce n’est pas tant ce
qu’il voit, que son retour sur ce qu’il a vu, qui détermine le
jugement qu’il en porte ; et l’impression durable qu’il re-
çoit d’un objet lui vient moins de l’objet même que du
point de vue sous lequel on le porte à se le rappeler. C’est
ainsi qu’en ménageant les exemples, les leçons, les images,
vous émousserez longtemps l’aiguillon des sens, et donne-
rez le change à la nature en suivant ses propres directions.
395

A mesure qu’il acquiert des lumières, choisissez les
idées qui s’y rapportent ; à mesure que nos désirs
s’allument, choisissez des tableaux propres à les réprimer.
Un vieux militaire, qui s’est distingué par ses mœurs au-
tant que par son courage, m’a raconté que, dans sa pre-
mière jeunesse, son père, homme de sens, mais très dévot,
voyant son tempérament naissant le livrer aux femmes,
n’épargna rien pour le contenir ; mais enfin, malgré tous
ses soins, le sentant prêt à lui échapper, il s’avisa de le
mener dans un hôpital de vérolés, et, sans le prévenir de
rien, le fit entrer dans une salle où une troupe de ces mal-
heureux expiaient, par un traitement effroyable, le dé-
sordre qui les y avait exposés. A ce hideux aspect, qui ré-
voltait à la fois tous les sens, le jeune homme faillit se
trouver mal. « Va, misérable débauché, lui dit alors le père
d’un ton véhément, suis le vil penchant qui t’entraîne ;
bientôt tu seras trop heureux d’être admis dans cette salle,
où, victime des plus infâmes douleurs, tu forceras ton père
à remercier Dieu de ta mort. »
Ce peu de mots, joints à l’énergique tableau qui frap-
pait le jeune homme, lui firent une impression qui ne
s’effaça jamais. Condamné par son état à passer sa jeu-
nesse dans les garnisons, il aima mieux essuyer toutes les
railleries de ses camarades que d’imiter leur libertinage.
« J’ai été homme, me dit-il, j’ai eu des faiblesses ; mais
parvenu jusqu’à mon âge, je n’ai jamais pu voir une fille
publique sans horreur. » Maître, peu de discours ; mais
apprenez à choisir les lieux, les temps, les personnes, puis
donnez toutes vos leçons en exemples, et soyez sûr de leur
effet.
396

L’emploi de l’enfance est peu de chose : le mal oui s’y
glisse n’est point sans remède ; et le bien qui s’y fait peut
venir plus tard. Mais il n’en est pas ainsi du premier âge
où l’homme commence véritablement à vivre. Cet âge ne
dure jamais assez pour l’usage qu’on en doit faire, et son
importance exige une attention sans relâche : voilà pour-
quoi j’insiste sur l’art de le prolonger. Un des meilleurs
préceptes de la bonne culture est de tout retarder tant qu’il
est possible. Rendez les progrès lents et sûrs ; empêchez
que l’adolescent ne devienne homme au moment où rien
ne lui reste à faire pour le devenir. Tandis que le corps
croît, les esprits destinés à donner du baume au sang et de
la force aux fibres se forment et s’élaborent. Si vous leur
faites prendre un cours différent, et que ce qui est destiné
à perfectionner un individu serve à la formation d’un
autre, tous deux restent dans un état de faiblesse, et
l’ouvrage de la nature demeure imparfait. Les opérations
de l’esprit se sentent à leur tour de cette altération ; et
Pâme, aussi débile que le corps, n’a que des fonctions
faibles et languissantes. Des membres gros et robustes ne
font ni le courage ni le génie ; et je conçois que la force de
l’âme n’accompagne pas celle du corps, quand d’ailleurs
les organes de la communication des deux substances sont
mal disposés. Mais, quelque bien disposés qu’ils puissent
être, ils agiront toujours faiblement, s’ils n’ont pour prin-
cipe qu’un sang épuisé, appauvri, et dépourvu de cette
substance qui donne de la force et du jeu à tous les res-
sorts de la machine. Généralement on aperçoit plus de
vigueur d’âme dans les hommes dont les jeunes ans ont
été préservés d’une corruption prématurée, que dans ceux
dont le désordre a commencé avec le pouvoir de s’y livrer ;
397

et c’est sans doute une des raisons pourquoi les peuples
qui ont des mœurs surpassent ordinairement en bon sens
et en courage les peuples qui n’en ont pas. Ceux-ci brillent
uniquement par je ne sais quelles petites qualités déliées,
qu’ils appellent esprit, sagacité, finesse ; mais ces grandes
et nobles fonctions de sagesse et de raison, qui distinguent
et honorent l’homme par de belles actions, par des vertus,
par des soins véritablement utiles, ne se trouvent guère
que dans les premiers.
Les maîtres se plaignent que le feu de cet âge rend la
jeunesse indisciplinable, et je le vois : mais n’est-ce pas
leur faute ? Sitôt qu’ils ont laissé prendre à ce feu son
cours par les sens, ignorent-ils qu’on ne peut plus lui en
donner un autre ? Les longs et froids sermons d’un pédant
effaceront-ils dans l’esprit de son élève l’image des plaisirs
qu’il a conçus ? banniront-ils de son cœur les désirs qui le
tourmentent ? amortiront-ils l’ardeur d’un tempérament
dont il sait l’usage ? ne s’irritera-t-il pas contre les obs-
tacles qui s’opposent au seul bonheur dont il ait l’idée ? Et,
dans la dure loi qu’on lui prescrit sans pouvoir la lui faire
entendre, que verra-t-il, sinon le caprice et la haine d’un
homme qui cherche à le tourmenter ? Est-il étrange qu’il
se mutine et le haïsse à son tour ?
Je conçois bien qu’en se rendant facile on peut se
rendre plus supportable, et conserver une apparente auto-
rité. Mais je ne vois pas trop à quoi sert l’autorité qu’on ne
garde sur son élève qu’en fomentant les vices qu’elle de-
vrait réprimer ; c’est comme si, pour calmer un cheval
fougueux, l’écuyer le faisait sauter dans un précipice.
398

Loin que ce feu de l’adolescent soit un obstacle à
l’éducation, c’est par lui qu’elle se consomme et s’achève ;
c’est lui qui vous donne une prise sur le cœur d’un jeune
homme, quand il cesse d’être moins fort que vous. Ses
premières affections sont les rênes avec lesquelles vous
dirigez tous ses mouvements : il était libre, et je le vois
asservi. Tant qu’il n’aimait rien, il ne dépendait que de lui-
même et de ses besoins ; sitôt qu’il aime, il dépend de ses
attachements. Ainsi se forment les premiers liens qui
l’unissent à son espèce. En dirigeant sur elle sa sensibilité
naissante, ne croyez pas qu’elle embrassera d’abord tous
les hommes., et que ce mot de genre humain signifiera
pour lui quelque chose. Non, cette sensibilité se bornera
premièrement à ses semblables ; et ses semblables ne se-
ront point pour lui des inconnus, mais ceux avec lesquels
il a des liaisons, ceux que l’habitude lui a rendus chers ou
nécessaires, ceux qu’il voit évidemment avoir avec lui des
manières de penser et de sentir communes, ceux qu’il voit
exposés aux peines qu’il a souffertes et sensibles aux plai-
sirs qu’il a goûtés, ceux, en un mot, en qui l’identité de
nature plus manifestée lui donne une plus grande disposi-
tion à s’aimer. Ce ne sera qu’après avoir cultivé son natu-
rel en mille manières, après bien des réflexions sur ses
propres sentiments et sur ceux qu’il observera dans les
autres, qu’il pourra parvenir à généraliser ses notions in-
dividuelles sous l’idée abstraite d’humanité, et joindre à
ses affections particulières celles qui peuvent l’identifier
avec son espèce.
399

En devenant capable d’attachement, il devient sensible
à celui des autres66, et par là même attentif aux signes de
cet attachement. Voyez-vous quel nouvel empire vous allez
acquérir sur lui ? Que de chaînes vous avez mises autour
de son cœur avant qu’il s’en aperçût ! Que ne sentira-t-il
point quand, ouvrant les yeux sur lui-même, il verra ce
que vous avez fait pour lui ; quand il pourra se comparer
aux autres jeunes gens de son âge, et vous comparer aux
autres gouverneurs ! je dis quand il le verra, mais gardez-
vous de le lui dire ; si vous le lui dites, il ne le verra plus. Si
vous exigez de lui de l’obéissance en retour des soins que
vous lui avez rendus, il croira que vous l’avez surpris : il se
dira qu’en feignant de l’obliger gratuitement, vous avez
prétendu le charger d’une dette, et le lier par un contrat
auquel il n’a point consenti. En vain vous ajouterez que ce
que vous exigez de lui n’est que pour lui-même : vous exi-
gez enfin, et vous exigez en vertu de ce que vous avez fait
sans son aveu. Quand un malheureux prend l’argent qu’on
feint de lui donner, et se trouve enrôlé malgré lui, vous
criez à l’injustice : n’êtes-vous pas plus injuste encore de
demander à votre élève le prix des soins qu’il n’a point
acceptés ?
66 L’attachement peut se passer de retour, jamais l’amitié. Elle
est un échange, un contrat comme les autres ; mais elle est le plus
saint de tous. Le mot d’ami n’a point d’autre corrélatif que lui-
même. Tout homme qui n’est pas l’ami de son ami est très sûrement
un fourbe ; car ce n’est qu’en rendant ou feignant de rendre l’amitié
qu’on peut l’obtenir.
400

L’ingratitude serait plus rare si les bienfaits à usure
étaient moins connus. On aime ce qui nous fait du bien ;
c’est un sentiment si naturel ! L’ingratitude n’est pas dans
le cœur de l’homme, mais l’intérêt y est : il y a moins
d’obligés ingrats que de bienfaiteurs intéressés. Si vous me
vendez vos dons, je marchanderai sur le prix ; mais si vous
feignez de donner pour vendre ensuite à votre mot, vous
usez de fraude : c’est d’être gratuits qui les rend inesti-
mables. Le cœur ne reçoit de lois que de lui-même ; en
voulant l’enchaîner on le dégage ; on l’enchaîne en le lais-
sant libre.
Quand le pêcheur amorce l’eau, le poisson vient, et
reste autour de lui sans défiance ; mais quand, pris à
l’hameçon caché sous l’appât, il sent retirer la ligne, il
tâche de fuir. Le pêcheur est-il le bienfaiteur ? le poisson
est-il l’ingrat ? Voit-on jamais qu’un homme oublié par
son bienfaiteur l’oublie ? Au contraire, il en parle toujours
avec plaisir, il n’y songe point sans attendrissement : s’il
trouve occasion de lui montrer par quelque service inat-
tendu qu’il se ressouvient des siens, avec quel contente-
ment intérieur il satisfait alors sa gratitude ! Avec quelle
douce joie il se fait reconnaître ! Avec quel transport il lui
dit : Mon tour est venu ! Voilà vraiment la voix de nature ;
jamais un vrai bienfait ne fit d’ingrat.
Si donc la reconnaissance est un sentiment naturel, et
que vous n’en détruisiez pas l’effet par votre faute, assu-
rez-vous que votre élève, commençant à voir le prix de vos
soins, y sera sensible, pourvu que vous ne les ayez point
mis vous-même à prix, et qu’ils vous donneront dans son
cœur une autorité que rien ne pourra détruire. Mais, avant
401

de vous être bien assuré de cet avantage, gardez de vous
l’ôter en vous faisant valoir auprès de lui. Lui vanter vos
services, c’est les lui rendre insupportables ; les oublier,
c’est l’en faire souvenir. Jusqu’à ce qu’il soit temps de le
traiter en homme, qu’il ne soit jamais question de ce qu’il
vous doit, mais de ce qu’il se doit. Pour le rendre docile,
laissez-lui toute sa liberté ; dérobez-vous pour qu’il vous
cherche ; élevez son âme au noble sentiment de la recon-
naissance, en ne lui parlant jamais que de son intérêt. Je
n’ai point voulu qu’on lui dît que ce qu’on faisait était pour
son bien, avant qu’il fût en état de l’entendre ; dans ce
discours il n’eût vu que votre dépendance, et il ne vous eût
pris que pour son valet. Mais maintenant qu’il commence
à sentir ce que c’est qu’aimer, il sent aussi quel doux lien
peut unir un homme à ce qu’il aime ; et, dans le zèle qui
vous fait occuper de lui sans cesse, il ne voit plus
l’attachement d’un esclave, mais l’affection d’un ami. Or
rien n’a tant de poids sur le cœur humain que la voix de
l’amitié bien reconnue ; car on sait qu’elle ne nous parle
jamais que pour notre intérêt. On peut croire qu’un ami se
trompe, mais non qu’il veuille nous tromper. Quelquefois
on résiste à ses conseils, mais jamais on ne les méprise.
Nous entrons enfin dans l’ordre moral : nous venons
de faire un second pas d’homme. Si c’en était ici le lieu,
j’essayerais de montrer comment des premiers mouve-
ments du cœur s’élèvent les premières voix de la cons-
cience, et comment des sentiments d’amour et de haine
naissent les premières notions du bien et du mal : je ferais
voir que justice et bonté ne sont point seulement des mots
abstraits, de purs êtres moraux formés par l’entendement,
mais de véritables affections de l’âme éclairée par la rai-
402

son, et qui ne sont qu’un progrès ordonné de nos affec-
tions primitives ; que, par la raison seule, indépendam-
ment de la conscience, on ne peut établir aucune loi natu-
relle ; et que tout le droit de la nature n’est qu’une chi-
mère, s’il n’est fondé sur un besoin naturel au cœur hu-
main67. Mais je songe que je n’ai point à faire ici des trai-
tés de métaphysique et de morale, ni des cours d’étude
d’aucune espèce ; il me suffit de marquer l’ordre et le pro-
grès de nos sentiments et de nos connaissances relative-
ment à notre constitution. D’autres démontreront peut-
être ce que je ne fais qu’indiquer ici.
67 Le précepte même d’agir avec autrui comme nous voulons
qu’on agisse avec nous n’a de vrai fondement que la conscience et le
sentiment ; car où est la raison précise d’agir, étant moi, comme si
j’étais un autre, surtout quand je suis moralement sûr de ne jamais
me trouver dans le même cas ? et qui me répondra qu’en suivant
bien fidèlement cette maxime, j’obtiendrai qu’on la suive de même
avec moi ? Le méchant tire avantage de la probité du juste et de sa
propre injustice ; il est bien aise que tout le monde soit juste, excep-
té lui. Cet accord-là, quoi qu’on en dise, n’est pas fort avantageux
aux gens de bien. Mais quand la force d’une âme expansive
m’identifie avec mon semblable, et que je me sens pour ainsi dire en
lui, c’est pour ne pas souffrir que je ne veux pas qu’il souffre ; je
m’intéresse à lui pour l’amour de moi, et la raison du précepte est
dans la nature elle-même qui m’inspire le désir de mon bien-être en
quelque lieu que je me sente exister. D’où je conclus qu’il n’est pas
vrai que les préceptes de la loi naturelle soient fondés sur la raison
seule, ils ont une base plus solide et plus sûre. L’amour des hommes
dérivés de l’amour de soi est le principe de la justice humaine. Le
sommaire de toute la morale est donné dans l’Évangile par celui de
la loi.
403

Mon Émile n’ayant jusqu’à présent regardé que lui-
même, le premier regard qu’il jette sur ses semblables le
porte à se comparer avec eux ; et le premier sentiment
qu’excite en lui cette comparaison est de désirer la pre-
mière place. Voilà le point où l’amour de soi se change en
amour-propre, et où commencent à naître toutes les pas-
sions qui tiennent à celle-là. Mais pour décider si celles de
ces passions qui domineront dans son caractère seront
humaines et douces, ou cruelles et malfaisantes, si ce se-
ront des passions de bienveillance et de commisération,
ou d’envie et de convoitise, il faut savoir à quelle place il se
sentira parmi les hommes, et quels genres d’obstacles il
pourra croire avoir à vaincre pour parvenir à celle qu’il
veut occuper.
Pour le guider dans cette recherche, après lui avoir
montré les hommes par les accidents communs à l’espèce,
il faut maintenant les lui montrer par leurs différences. Ici
vient la mesure de l’inégalité naturelle et civile, et le ta-
bleau de tout l’ordre social.
Il faut étudier la société par les hommes, et les
hommes par la société : ceux qui voudront traiter séparé-
ment la politique et la morale n’entendront jamais rien à
aucune des deux. En s’attachant d’abord aux relations
primitives, on voit comment les hommes en doivent être
affectés, et quelles passions en doivent naître : on voit que
c’est réciproquement par le progrès des passions que ces
relations se multiplient et se resserrent. C’est moins la
force des bras que la modération des cœurs qui rend les
hommes indépendants et libres. Quiconque désire peu de
chose tient à peu de gens ; mais confondant toujours nos
404

vains désirs avec nos besoins physiques, ceux qui ont fait
de ces derniers les fondements de la société humaine ont
toujours pris les effets pour les causes, n’ont fait que
s’égarer dans tous leurs raisonnements.
Il y a dans l’état de nature une égalité de fait réelle et
indestructible, parce qu’il est impossible dans cet état que
la seule différence d’homme à homme soit assez grande
pour rendre l’un dépendant de l’autre. Il y a dans l’état
civil une égalité de droit chimérique et vaine, parce que les
moyens destinés à la maintenir servent eux-mêmes à la
détruire, et que la force publique ajoutée au plus fort pour
opprimer le faible rompt l’espèce d’équilibre que la nature
avait mis entre eux68. De cette première contradiction
découlent toutes celles qu’on remarque dans l’ordre civil
entre l’apparence et la réalité. Toujours la multitude sera
sacrifiée au petit nombre, et l’intérêt public à l’intérêt par-
ticulier ; toujours ces noms spécieux de justice et de su-
bordination serviront d’instruments à la violence et
d’armes à l’iniquité : d’où il suit que les ordres distingués
qui se prétendent utiles aux autres ne sont en effet utiles
qu’à eux-mêmes aux dépens des autres ; par où l’on doit
juger de la considération qui leur est due selon la justice et
la raison. Reste à voir si le rang qu’ils se sont donné est
plus favorable au bonheur de ceux qui l’occupent, pour
savoir quel jugement chacun de nous doit porter de son
propre sort. Voilà maintenant l’étude qui nous importe ;
68 L’esprit universel des lois de tous les pays est de favoriser
toujours le fort contre le faible, et celui qui a contre celui qui n’a
rien : cet inconvénient est inévitable et il est sans exception.
405

mais pour la bien faire, il faut commencer par connaître le
cœur humain.
S’il ne s’agissait que de montrer aux jeunes gens
l’homme par son masque, on n’aurait pas besoin de le leur
montrer, ils le verraient toujours de reste ; mais, puisque
le masque n’est pas l’homme, et qu’il ne faut pas que son
vernis le séduise, en leur peignant les hommes, peignez-
les leur tels qu’ils sont, non pas afin qu’ils les haïssent,
mais afin qu’ils les plaignent et ne leur veuillent pas res-
sembler. C’est, à mon gré, le sentiment le mieux entendu
que l’homme puisse avoir sur son espèce.
Dans cette vue, il importe ici de prendre une route op-
posée à celle que nous avons suivie jusqu’à présent, et
d’instruire plutôt le jeune homme par l’expérience d’autrui
que par la sienne. Si les hommes le trompent, il les pren-
dra en haine ; mais si, respecté d’eux, il les voit se tromper
mutuellement, il en aura pitié. Le spectacle du monde,
disait Pythagore, ressemble à celui des jeux olympiques :
les uns y tiennent boutique et ne songent qu’à leur profit ;
les autres y payent de leur personne et cherchent la gloire ;
d’autres se contentent de voir les jeux, et ceux-ci ne sont
pas les pires.
Je voudrais qu’on choisît tellement les sociétés d’un
jeune homme, qu’il pensât bien de ceux qui vivent avec
lui ; et qu’on lui apprît à si bien connaître le monde, qu’il
pensât mal de tout ce qui s’y fait. Qu’il sache que l’homme
est naturellement bon, qu’il le sente, qu’il juge de son pro-
chain par lui-même ; mais qu’il voie comment la société
déprave et pervertit les hommes ; qu’il trouve dans leurs
406

préjugés la source de tous leurs vices ; qu’il soit porté à
estimer chaque individu, mais qu’il méprise la multitude ;
qu’il voie que tous les hommes portent à peu près le même
masque, mais qu’il sache aussi qu’il y a des visages plus
beaux que le masque qui les couvre.
Cette méthode, il faut l’avouer, a ses inconvénients et
n’est pas facile dans la pratique ; car, s’il devient observa-
teur de trop bonne heure, si vous l’exercez à épier de trop
près les actions d’autrui, vous le rendrez médisant et sati-
rique, décisif et prompt à juger ; il se fera un odieux plaisir
de chercher à tout de sinistres interprétations, et à ne voir
en bien rien même de ce qui est bien. Il s’accoutumera du
moins au spectacle du vice, et à voir les méchants sans
horreur, comme on s’accoutume à voir les malheureux
sans pitié. Bientôt la perversité générale lui servira moins
de leçon que d’excuse : il se dira que si l’homme est ainsi,
il ne doit pas vouloir être autrement.
Que si vous voulez l’instruire par principe et lui faire
connaître, avec la nature du cœur humain, l’application
des causes externes qui tournent nos penchants en vices,
en le transportant ainsi tout d’un coup des objets sensibles
aux objets intellectuels, vous employez une métaphysique
qu’il n’est point en état de comprendre ; vous retombez
dans l’inconvénient, évité si soigneusement jusqu’ici, de
lui donner des leçons qui ressemblent à des leçons, de
substituer dans son esprit l’expérience et l’autorité du
maître à sa propre expérience et au progrès de sa raison.
Pour lever à la fois ces deux obstacles et pour mettre le
cœur humain à sa portée sans risquer de gâter le sien, je
407

voudrais lui montrer les hommes au loin, les lui montrer
dans d’autres temps ou dans d’autres lieux, et de sorte
qu’il pût voir la scène sans jamais y pouvoir agir. Voilà le
moment de l’histoire ; c’est par elle qu’il lira dans les
cœurs sans les leçons de la philosophie ; c’est par elle qu’il
les verra, simple spectateur, sans intérêt et sans Passion,
comme leur juge, non comme leur complice ni comme leur
accusateur.
Pour connaître les hommes il faut les voir agir. Dans le
monde on les entend parler ; ils montrent leurs discours et
cachent leurs actions : mais dans l’histoire elles sont dé-
voilées, et on les juge sur les faits. Leurs propos même
aident à les apprécier ; car, comparant ce qu’ils font à ce
qu’ils disent, on voit à la fois ce qu’ils sont et ce qu’ils veu-
lent paraître : plus ils se déguisent, mieux on les connaît.
Malheureusement cette étude a ses dangers, ses incon-
vénients de plus d’une espèce. Il est difficile de se mettre
dans un point de vue d’où l’on puisse juger ses semblables
avec équité. Un des grands vices de l’histoire est qu’elle
peint beaucoup plus les hommes par leurs mauvais côtés
que par les bons ; comme elle n’est intéressante que par
les révolutions, les catastrophes, tant qu’un peuple croît et
prospère dans le calme d’un paisible gouvernement, elle
n’en dit rien ; elle ne commence à en parler que quand, ne
pouvant plus se suffire à lui-même, il prend part aux af-
faires de ses voisins, ou les laisse prendre part aux
siennes ; elle ne l’illustre que quand il est déjà sur son dé-
clin : toutes nos histoires commencent où elles devraient
finir. Nous avons fort exactement celle des peuples qui se
détruisent ; ce qui nous manque est celle des peuples qui
408

se multiplient ; ils sont assez heureux et assez sages pour
qu’elle n’ait rien à dire d’eux : et en effet nous voyons,
même de nos jours, que les gouvernements qui se condui-
sent le mieux sont ceux dont on parle le moins. Nous ne
savons donc que le mal ; à peine le bien fait-il époque. Il
n’y a que les méchants de célèbres, les bons sont oubliés
ou tournés en ridicule : et voilà comment l’histoire, ainsi
que la philosophie, calomnie sans cesse le genre humain.
De plus, il s’en faut bien que les faits décrits dans
l’histoire soient la peinture exacte des mêmes faits tels
qu’ils sont arrivés : ils changent de forme dans la tête de
l’historien, ils se moulent sur ses intérêts, ils prennent la
teinte de ses préjugés. Qui est-ce qui sait mettre exacte-
ment le lecteur au lieu de la scène pour voir un événement
tel qu’il s’est passé ? L’ignorance ou la partialité déguise
tout. Sans altérer même un trait historique, en étendant
ou resserrant des circonstances qui s’y rapportent, que de
faces différentes on peut lui donner ! Mettez un même
objet à divers points de vue, à peine paraîtra-t-il le même,
et pourtant rien n’aura changé que l’œil du spectateur.
Suffit-il, pour l’honneur de la vérité, de me dire un fait
véritable en me le faisant voir tout autrement qu’il n’est
arrivé ? Combien de fois un arbre de plus ou de moins, un
rocher à droite ou à gauche, un tourbillon de poussière
élevé par le vent ont décidé de l’événement d’un combat
sans que personne s’en soit aperçu ! Cela empêche-t-il que
l’historien ne vous dise la cause de la défaite ou de la vic-
toire avec autant d’assurance que s’il eût été partout ? Or
que m’importent les faits en eux-mêmes, quand la raison
m’en reste inconnue ? et quelles leçons puis-je tirer d’un
événement dont j’ignore la vraie cause ? L’historien m’en
409

donne une, mais il la controuve ; et la critique elle-même,
dont on fait tant de bruit, n’est qu’un art de conjecturer,
l’art de choisir entre plusieurs mensonges celui qui res-
semble le mieux à la vérité.
N’avez-vous jamais lu Cléopâtre ou Cassandre, ou
d’autres livres de cette espèce ? L’auteur choisit un évé-
nement connu, puis, l’accommodant à ses vues, l’ornant
de détails de son invention, de personnages qui n’ont ja-
mais existé, et de portraits imaginaires, entasse fictions
sur fictions pour rendre sa lecture agréable. Je vois peu de
différence entre ces romans et vos histoires, si ce n’est que
le romancier se livre davantage à sa propre imagination, et
que l’historien s’asservit plus à celle d’autrui : à quoi
j’ajouterai, si l’on veut, que le premier se propose un objet
moral, bon ou mauvais, dont l’autre ne se soucie guère.
On me dira que la fidélité de l’histoire intéresse moins
que la vérité des mœurs et des caractères ; pourvu que le
cœur humain soit bien peint, il importe peu que les évé-
nements soient fidèlement rapportés : car, après tout,
ajoute-t-on, que nous font des faits arrivés il y a deux mille
ans ? On a raison si les portraits sont bien rendus d’après
nature ; mais si la plupart n’ont leur modèle que dans
l’imagination de l’historien, n’est-ce pas retomber dans
l’inconvénient que l’on voulait fuir, et rendre à l’autorité
des écrivains ce qu’on veut ôter à celle du maître ? Si mon
élève ne doit voir que des tableaux de fantaisie, j’aime
mieux qu’ils soient tracés de ma main que d’une autre ; ils
lui seront du moins mieux appropriés.
410

Les pires historiens pour un jeune homme sont ceux
qui jugent. Les faits ! les faits ! et qu’il juge lui-même ;
c’est ainsi qu’il apprend à connaître les hommes. Si le ju-
gement de l’auteur le guide sans cesse, il ne fait que voir
par l’œil d’un autre ; et quand cet œil lui manque, il ne voit
plus rien.
Je laisse à part l’histoire moderne, non seulement
parce qu’elle n’a plus de physionomie et que nos hommes
se ressemblent tous, mais parce que nos historiens, uni-
quement attentifs à briller, ne songent qu’à faire des por-
traits fortement coloriés, et qui souvent ne représentent
rien69. Généralement les anciens font moins de portraits,
mettent moins d’esprit et plus de sens dans leurs juge-
ments ; encore y a-t-il entre eux un grand choix à faire, et
il ne faut pas d’abord prendre les plus judicieux, mais les
plus simples. Je ne voudrais mettre dans la main d’un
jeune homme ni Polybe ni Salluste ; Tacite est le livre des
vieillards ; les jeunes gens ne sont pas faits pour
l’entendre : il faut apprendre à voir dans les actions hu-
maines les premiers traits du cœur de l’homme, avant d’en
vouloir sonder les profondeurs ; il faut savoir bien lire
dans les faits avant de lire dans les maximes. La philoso-
phie en maximes ne convient qu’à l’expérience. La jeu-
nesse ne doit rien généraliser : toute son instruction doit
être en règles particulières.
69 Voyez Davila, Guicciardini, Strada, Solis, Machiavel, et quel-
quefois de Thou lui-même: Vertot est presque le seul qui savait
peindre sans faire de portraits.
411

Thucydide est, à mon gré, le vrai modèle des histo-
riens. Il rapporte les faits sans les juger ; mais il n’omet
aucune des circonstances propres à nous en faire juger
nous-mêmes. Il met tout ce qu’il raconte sous les yeux du
lecteur ; loin de s’interposer entre les événements et les
lecteurs, il se dérobe ; on ne croit plus lire, on croit voir.
Malheureusement il parle toujours de guerre, et l’on ne
voit presque dans ses récits que la chose du monde la
moins instructive, savoir les combats. La Retraite des Dix
mille et les Commentaires de César ont à peu près la
même sagesse et le même défaut. Le bon Hérodote, sans
portraits, sans maximes, mais coulant, naïf, plein de dé-
tails les plus capables d’intéresser et de plaire, serait peut-
être le meilleur des historiens, si ces mêmes détails ne
dégénéraient souvent en simplicités puériles, plus propres
à gâter le goût de la jeunesse qu’à le former : il faut déjà du
discernement pour le lire. Je ne dis rien de Tite-Live, son
tour viendra ; mais il est politique, il est rhéteur, il est tout
ce qui ne convient pas à cet âge.
L’histoire en général est défectueuse, en ce qu’elle ne
tient registre que de faits sensibles et marqués, qu’on peut
fixer par des noms, des lieux, des dates ; mais les causes
lentes et progressives de ces faits, lesquelles ne peuvent
s’assigner de même, restent toujours inconnues. On trouve
souvent dans une bataille gagnée ou perdue la raison
d’une révolution qui, même avant cette bataille, était déjà
devenue inévitable. La guerre ne fait guère que manifester
des événements déjà déterminés par des causes morales
que les historiens savent rarement voir.
412

L’esprit philosophique a tourné de ce côté les ré-
flexions de plusieurs écrivains de ce siècle ; mais je doute
que la vérité gagne à leur travail. La fureur des systèmes
s’étant emparée d’eux tous, nul ne cherche à voir les
choses comme elles sont, mais comme elles s’accordent
avec son système.
Ajoutez à toutes ces réflexions que l’histoire montre
bien plus les actions que les hommes, parce qu’elle ne sai-
sit ceux-ci que dans certains moments choisis, dans leurs
vêtements de parade ; elle n’expose que l’homme public
qui s’est arrangé pour être vu : elle ne le suit point dans sa
maison, dans son cabinet, dans sa famille, au milieu de ses
amis ; elle ne le peint que quand il représente : c’est bien
plus son habit que sa personne qu’elle peint.
J’aimerais mieux la lecture des vies particulières pour
commencer l’étude du cœur humain ; car alors l’homme a
beau se dérober, l’historien le poursuit partout ; il ne lui
laisse aucun moment de relâche, aucun recoin pour éviter
l’œil perçant du spectateur ; et c’est quand l’un croit mieux
se cacher, que l’autre le fait mieux connaître. « Ceux, dit
Montaigne, qui écrivent les vies, d’autant qu’ils s’amusent
plus aux conseils qu’aux événements, plus à ce qui part du
dedans qu’à ce qui arrive au dehors, ceux-là me sont plus
propres : voilà pourquoi, en toutes sortes, c’est mon
homme que Plutarque. »
Il est vrai que le génie des hommes assemblés ou des
peuples est fort différent du caractère de l’homme en par-
ticulier, et que ce serait connaître très imparfaitement le
cœur humain que de ne pas l’examiner aussi dans la mul-
413

titude ; mais il n’est pas moins vrai qu’il faut commencer
par étudier l’homme pour juger les hommes, et que qui
connaîtrait parfaitement les penchants de chaque individu
pourrait prévoir tous leurs effets combinés dans le corps
du peuple.
Il faut encore ici recourir aux anciens par les raisons
que j’ai déjà dites, et de plus, parce que tous les détails
familiers et bas, mais vrais et caractéristiques, étant ban-
nis du style moderne, les hommes sont aussi parés par nos
auteurs dans leurs vies privées que sur la scène du monde.
La décence, non moins sévère dans les écrits que dans les
actions, ne permet plus de dire en public que ce qu’elle
permet d’y faire, et, comme on ne peut montrer les
hommes que représentant toujours, on ne les connaît pas
plus dans nos livres que sur nos théâtres. On aura beau
faire et refaire cent fois la vie des rois, nous n’aurons plus
de Suétones70.
Plutarque excelle par ces mêmes détails dans lesquels
nous n’osons plus entrer. Il a une grâce inimitable à
peindre les grands hommes dans les petites choses ; et il
est si heureux dans le choix de ses traits, que souvent un
mot, un sourire, un geste lui suffit pour caractériser son
héros. Avec un mot plaisant Annibal rassure son armée
effrayée, et la fait marcher en riant à la bataille qui lui livra
70 Un seul de nos historiens, qui a imité Tacite dans les grands
traits, a osé imiter Suétone et quelquefois transcrire Comines dans
les petits ; et cela même, qui ajoute au prix de son livre, l’a fait criti-
quer parmi nous.
414

l’Italie ; Agésilas, à cheval sur un bâton, me fait aimer le
vainqueur du grand roi ; César, traversant un pauvre vil-
lage et causant avec ses amis, décèle, sans y penser, le
fourbe qui disait ne vouloir qu’être l’égal de Pompée ;
Alexandre avale une médecine et ne dit pas un seul mot :
c’est le plus beau moment de sa vie ; Aristide écrit son
propre nom sur une coquille, et justifie ainsi son surnom ;
Philopœmen, le manteau bas, coupe du bois dans la cui-
sine de son hôte. Voilà le véritable art de peindre. La phy-
sionomie ne se montre pas dans les grands traits, ni le
caractère dans les grandes actions ; c’est dans les baga-
telles que le naturel se découvre. Les choses publiques
sont ou trop communes ou trop apprêtées, et c’est presque
uniquement à celles-ci que la dignité moderne permet à
nos auteurs de s’arrêter.
Un des plus grands hommes du siècle dernier fut in-
contestablement M. de Turenne. On a eu le courage de
rendre sa vie intéressante par de petits détails qui le font
connaître et aimer ; mais combien s’est-on vu forcé d’en
supprimer qui l’auraient fait connaître et aimer davan-
tage ! je n’en citerai qu’un, que je tiens de bon lieu, et que
Plutarque n’eût eu garde d’omettre, mais que Ramsai n’eût
eu garde d’écrire quand il l’aurait su.
Un jour d’été qu’il faisait fort chaud, le vicomte de Tu-
renne, en petite veste blanche et en bonnet, était à la fe-
nêtre dans son antichambre : un de ses gens survient, et,
trompé par l’habillement, le prend pour un aide de cuisine
avec lequel ce domestique était familier. Il s’approche
doucement par derrière, et d’une main qui n’était pas lé-
gère lui applique un grand coup sur les fesses. L’homme
415

frappé se retourne à l’instant. Le valet voit en frémissant le
visage de son maître. Il se jette à genoux tout éperdu :
Monseigneur, j’ai cru que c’était George. – Et quand c’eût
été George, s’écrie Turenne en se frottant le derrière, il ne
fallait pas frapper si fort. Voilà donc ce que vous n’osez
dire, misérables ? Soyez donc à jamais sans naturel, sans
entrailles ; trempez, durcissez vos cœurs de fer dans votre
vile décence ; rendez-vous méprisables à force de dignité.
Mais toi, bon jeune homme qui lis ce trait, et qui sens avec
attendrissement toute la douceur d’âme qu’il montre,
même dans le premier mouvement, lis aussi les petitesses
de ce grand homme, dès qu’il était question de sa nais-
sance et de son nom. Songe que c’est le même Turenne qui
affectait de céder partout le pas à son neveu, afin qu’on vit
bien que cet enfant était le chef d’une maison souveraine.
Rapproche ces contrastes, aime la nature, méprise
l’opinion, et connais l’homme.
Il y a bien peu de gens en état de concevoir les effets
que des lectures ainsi dirigées peuvent opérer sur l’esprit
tout neuf d’un jeune homme. Appesantis sur des livres dès
notre enfance, accoutumés à lire sans penser, ce que nous
lisons nous frappe d’autant moins que, portant déjà dans
nous-mêmes les passions et les préjugés qui remplissent
l’histoire et les vies des hommes, tout ce qu’ils font nous
paraît naturel, parce que nous sommes hors de la nature,
et que nous jugeons des autres par nous. Mais qu’on se
représente un jeune homme élevé selon mes maximes,
qu’on se figure mon Émile, auquel dix-huit ans de soins
assidus n’ont eu pour objet que de conserver un jugement
intègre et un cœur sain ; qu’on se le figure, au lever de la
toile, jetant pour la première fois les yeux sur la scène du
416

monde, ou plutôt, placé derrière le théâtre, voyant les ac-
teurs prendre et poser leurs habits, et comptant les cordes
et les poulies dont le grossier prestige abuse les yeux des
spectateurs : bientôt à sa première surprise succéderont
des mouvements de honte et de dédain pour son espèce ; il
s’indignera de voir ainsi tout le genre humain, dupe de lui-
même, s’avilir à ces jeux d’enfants ; il s’affligera de voir ses
frères s’entre-déchirer pour des rêves, et se changer en
bêtes féroces pour n’avoir pas su se contenter d’être
hommes.
Certainement, avec les dispositions naturelles de
l’élève, pour peu que le maître apporte de prudence et de
choix dans ses lectures, pour peu qu’il le mette sur la voie
des réflexions qu’il en doit tirer, cet exercice sera pour lui
un cours de philosophie pratique, meilleur sûrement et
mieux entendu que toutes les vaines spéculations dont on
brouille l’esprit des jeunes gens dans nos écoles. Qu’après
avoir suivi les romanesques projets de Pyrrhus, Cynéas lui
demande quel bien réel lui procurera la conquête du
monde, dont il ne puisse jouir dès à présent sans tant de
tourments ; nous ne voyons là qu’un bon mot qui passe.
Mais Émile y verra une réflexion très sage, qu’il eût faite le
premier, et qui ne s’effacera jamais de son esprit, parce
qu’elle n’y trouve aucun préjugé contraire qui puisse en
empêcher l’impression. Quand ensuite, en lisant la vie de
cet insensé, il trouvera que tous ses grands desseins ont
abouti à s’aller faire tuer par la main d’une femme au lieu
d’admirer cet héroïsme prétendu, que verra-t-il dans tous
les exploits d’un si grand capitaine, dans toutes les in-
trigues d’un si grand politique, si ce n’est autant de pas
417

pour aller chercher cette malheureuse tuile qui devait
terminer sa vie et ses projets par une mort déshonorante ?
Tous les conquérants n’ont pas été tués ; tous les usur-
pateurs n’ont pas échoué dans leurs entreprises, plusieurs
paraîtront heureux aux esprits prévenus des opinions vul-
gaires : mais celui qui, sans s’arrêter aux apparences, ne
juge du bonheur des hommes que par l’état de leurs
cœurs, verra leurs misères dans leurs succès mêmes ; il
verra leurs désirs et leurs soucis rongeants s’étendre et
s’accroître avec leur fortune ; il les verra perdre haleine en
avançant, sans jamais parvenir à leurs termes, il les verra
semblables à ces voyageurs inexpérimentés qui,
s’engageant pour la première fois dans les Alpes, pensent
les franchir à chaque montagne, et, quand ils sont au
sommet, trouvent avec découragement de plus hautes
montagnes au-devant d’eux.
Auguste, après avoir soumis ses concitoyens et détruit
ses rivaux, régit durant quarante ans le plus grand empire
qui ait existé : mais tout cet immense pouvoir l’empêchait-
il de frapper les murs de sa tête et de remplir son vaste
palais de ses cris, en redemandant à Varus ses légions
exterminées ? Quand il aurait vaincu tous ses ennemis, de
quoi lui auraient servi ses vains triomphes, tandis que les
peines de toute espèce naissaient sans cesse autour de lui,
tandis que ses plus chers amis attentaient à sa vie et qu’il
était réduit à pleurer la honte ou la mort de tous ses
proches ? L’infortuné voulut gouverner le monde, et ne sut
pas gouverner sa maison ! Qu’arriva-t-il de cette négli-
gence ? Il vit périr à la fleur de l’âge son neveu, son fils
adoptif, son gendre ; son petit-fils fut réduit à manger la
418

bourre de son lit pour prolonger de quelques heures sa
misérable vie ; sa fille et sa petite-fille, après l’avoir cou-
vert de leur infamie, moururent l’une de misère et de faim
dans une île déserte, l’autre en prison par la main d’un
archer. Lui-même enfin, dernier reste de sa malheureuse
famille, fut réduit par sa propre femme à ne laisser après
lui qu’un monstre pour lui succéder. Tel fut le sort de ce
maître du monde tant célébré pour sa gloire et son bon-
heur. Croirai-je qu’un seul de ceux qui les admirent les
voulût acquérir au même prix ?
J’ai pris l’ambition pour exemple ; mais le jeu de
toutes les passions humaines offre de semblables leçons à
qui veut étudier l’histoire pour se connaître et se rendre
sage aux dépens des morts. Le temps approche où la vie
d’Antoine aura pour le jeune homme une instruction plus
prochaine que celle d’Auguste. Émile ne se reconnaîtra
guère dans les étranges objets qui frapperont ses regards
durant ses nouvelles études ; mais il saura d’avance écar-
ter l’illusion des passions avant qu’elles naissent ; et,
voyant que de tous les temps elles ont aveuglé les
hommes, il sera prévenu de la manière dont elles pourront
l’aveugler à son tour, si jamais il s’y livre71.
Ces leçons, je le sais, lui sont mal appropriées ; peut-
être au besoin seront-elles tardives, insuffisantes : mais
71 C’est toujours le préjugé qui fomente dans nos cœurs
l’impétuosité des passions. Celui qui ne voit que ce qui est, et
n’estime que ce qu’il connaît, ne se passionne guère. Les erreurs de
nos jugements produisent l’ardeur de tous nos désirs. (Note du
manuscrit autographe.)
419

souvenez-vous que ce ne sont point celles que j’ai voulu
tirer de cette étude. En la commençant, je me proposais
un autre objet ; et sûrement, si cet objet est mal rempli, ce
sera la faute du maître.
Songez qu’aussitôt que l’amour-propre est développé,
le moi relatif se met en jeu sans cesse, et que jamais le
jeune homme n’observe les autres sans revenir sur lui-
même et se comparer avec eux. Il s’agit donc de savoir à
quel rang il se mettra parmi ses semblables après les avoir
examinés. Je vois, à la manière dont on fait lire l’histoire
aux jeunes gens, qu’on les transforme, pour ainsi dire,
dans tous les personnages qu’ils voient, qu’on s’efforce de
les faire devenir tantôt Cicéron, tantôt Trajan, tantôt
Alexandre ; de les décourager lorsqu’ils rentrent dans eux-
mêmes ; de donner à chacun le regret de n’être que soi.
Cette méthode a certains avantages dont je ne disconviens
pas ; mais, quant à mon Émile, s’il arrive une seule fois,
dans ces parallèles, qu’il aime mieux être un autre que lui,
cet autre fût-il Socrate, fût-il Caton, tout est manqué : ce-
lui qui commence à se, rendre étranger à lui-même ne
tarde pas à s’oublier tout à fait.
Ce ne sont point les philosophes qui connaissent le
mieux les hommes ; ils ne les voient qu’à travers les préju-
gés de la philosophie ; et je ne sache aucun état où l’on en
ait tant. Un sauvage nous juge plus sainement que ne fait
un philosophe. Celui-ci sent ses vices, s’indigne des nôtres,
et dit en lui-même : Nous sommes tous méchants ; l’autre
nous regarde sans s’émouvoir, et dit : Vous êtes des fous.
Il a raison, car nul ne fait le mal pour le mal. Mon élève est
ce sauvage, avec cette différence qu’Émile, ayant plus ré-
420

fléchi, plus comparé d’idées, vu nos erreurs de plus près,
se tient plus en garde contre lui-même et ne juge que de ce
qu’il connaît.
Ce sont nos passions qui nous irritent contre celles des
autres ; c’est notre intérêt qui nous fait haïr les méchants ;
s’ils ne nous faisaient aucun mal, nous aurions pour eux
plus de pitié que de haine. Le mal que nous font les mé-
chants nous fait oublier celui qu’ils se font à eux-mêmes.
Nous leur pardonnerions plus aisément leurs vices, si
nous pouvions connaître combien leur propre cœur les en
punit. Nous sentons l’offense et nous ne voyons pas le
châtiment ; les avantages sont apparents, la peine est inté-
rieure. Celui qui croit jouir du fruit de ses vices n’est pas
moins tourmenté que s’il n’eût point réussi ; l’objet est
changé, l’inquiétude est la même ; ils ont beau montrer
leur fortune et cacher leur cœur, leur conduite le montre
en dépit d’eux : mais pour le voir, il n’en faut pas avoir un
semblable.
Les passions que nous partageons nous séduisent ;
celles qui choquent nos intérêts nous révoltent, et, par une
inconséquence qui nous vient d’elles, nous blâmons dans
les autres ce que nous voudrions imiter. L’aversion et
l’illusion sont inévitables, quand on est forcé de souffrir de
la part d’autrui le mal qu’on ferait si l’on était à sa place.
Que faudrait-il donc pour bien observer les hommes ?
Un grand intérêt à les connaître, une grande impartialité à
les juger, un cœur assez sensible pour concevoir toutes les
passions humaines, et assez calme pour ne les pas éprou-
ver. S’il est dans la vie un moment favorable à cette étude,
421

c’est celui que j’ai choisi pour Émile : plus tôt, ils lui eus-
sent été étrangers, plus tard, il leur eût été semblable.
L’opinion dont il voit le jeu n’a point encore acquis sur lui
d’empire ; les passions dont il sent l’effet n’ont point agité
son cœur. Il est homme, il s’intéresse à ses frères ; il est
équitable, il juge ses pairs. Or, sûrement, s’il les juge bien,
il ne voudra être à la place d’aucun d’eux ; car le but de
tous les tourments qu’ils se donnent, étant fondé sur des
préjugés qu’il n’a pas, lui paraît un but en l’air. Pour lui,
tout ce qu’il désire est à sa portée. De qui dépendrait-il, se
suffisant à lui-même et libre de préjugés ? Il a des bras, de
la santé72, de, la modération, peu de besoins et de quoi les
satisfaire. Nourri dans la plus absolue liberté, le plus
grand des maux qu’il conçoit est la servitude. Il plaint ces
misérables rois, esclaves de tout ce qui leur obéit ; il plaint
ces faux sages enchaînés à leur vaine réputation ; il plaint
ces riches sots, martyrs de leur faste ; il plaint ces volup-
tueux de parade qui livrent leur vie entière à l’ennui pour
paraître avoir du plaisir. Il plaindrait l’ennemi qui lui fe-
rait du mal à lui-même ; car, dans ses méchancetés, il ver-
rait sa misère. Il se dirait : En se donnant le besoin de me
nuire, cet homme a fait dépendre son sort du mien.
Encore un pas et nous touchons au but. L’amour-
propre est un instrument utile, mais dangereux ; souvent
il blesse la main qui s’en sert, et fait rarement du bien sans
72 Je crois pouvoir compter hardiment la santé et la bonne
constitution au nombre des avantages acquis par son éducation, ou
plutôt au nombre des dons de la nature que son éducation lui a
conservés.
422

mal. Émile, en considérant son rang dans l’espèce hu-
maine et s’y voyant si heureusement placé, sera tenté de
faire honneur à sa raison de l’ouvrage de la vôtre, et
d’attribuer à son mérite l’effet de son bonheur. Il se dira :
je suis sage, et les hommes sont fous. En les plaignant il
les méprisera, en se félicitant il s’estimera davantage ; et,
se sentant plus heureux qu’eux, il se croira plus digne de
l’être. Voilà l’erreur la plus à craindre, parce qu’elle est la
plus difficile à détruire. S’il restait dans cet état il aurait
peu gagné à tous nos soins : et s’il fallait opter, je ne sais si
je n’aimerais pas mieux encore l’illusion des préjugés que
celle de l’orgueil.
Les grands hommes ne s’abusent point sur leur supé-
riorité ; ils la voient, la sentent, et n’en sont pas moins
modestes. Plus ils ont, plus ils connaissent tout ce qui leur
manque. Ils sont moins vains de leur élévation sur nous
qu’humiliés du sentiment de leur misère ; et, dans les
biens exclusifs qu’ils possèdent, ils sont trop sensés pour
tirer vanité d’un don qu’ils ne se sont pas fait. L’homme de
bien peut être fier de sa vertu, parce qu’elle est à lui ; mais
de quoi l’homme d’esprit est-il fier ? Qu’a fait Racine pour
n’être pas Pradon ? Qu’a fait Boileau pour n’être par Co-
tin ?
Ici c’est tout autre chose encore. Restons toujours dans
l’ordre commun. Je n’ai supposé dans mon élève ni un
génie transcendant, ni un entendement bouché. Je l’ai
choisi parmi les esprits vulgaires pour montrer ce que peut
l’éducation sur l’homme. Tous les cas rares sont hors des
règles. Quand donc, en conséquence de mes soins, Émile
préfère sa manière d’être, de voir, de sentir, à celle des
423

autres hommes, Émile a raison ; mais quand il se croit
pour cela d’une nature plus excellente, et plus heureuse-
ment né qu’eux, Émile a tort : il se trompe ; il faut le dé-
tromper, ou plutôt prévenir l’erreur, de peur qu’il ne soit
trop tard ensuite pour la détruire.
Il n’y a point de folie dont on ne puisse guérir un
homme qui n’est pas fou, hors la vanité ; pour celle-ci, rien
n’en corrige que l’expérience, si toutefois quelque chose en
peut corriger ; à sa naissance, au moins, on peut
l’empêcher de croître. N’allez donc pas vous perdre en
beaux raisonnements pour prouver à l’adolescent qu’il est
homme comme les autres et sujet aux mêmes faiblesses.
Faites-le lui sentir, ou jamais il ne le saura. C’est encore ici
un cas d’exception à mes propres règles ; c’est le cas
d’exposer volontairement mon élève à tous les accidents
qui peuvent lui prouver qu’il n’est pas plus sage que nous.
L’aventure du bateleur serait répétée en mille manières, je
laisserais aux flatteurs prendre tout leur avantage sur lui :
si des étourdis l’entraînaient dans quelque extravagance,
je lui en laisserais courir le danger ; si des filous
l’attaquaient au jeu, je le leur livrerais pour en faire leur
dupe73 ; je le laisserais encenser, plumer, dévaliser par
73 Au reste, notre élève donnera peu dans ce piège, lui que tant
d’amusements environnent, lui qui ne s’ennuya de sa vie, et qui sait
à peine à quoi sert l’argent. Les deux mobiles avec lesquels on con-
duit les enfants étant l’intérêt et la vanité, ces deux mêmes mobiles
servent aux courtisanes et aux escrocs pour s’emparer d’eux dans la
suite. Quand vous voyez exciter leur avidité par des prix, par des
récompenses, quand vous les voyez applaudir à dix ans dans un acte
public au collège, vous voyez comment on leur fera laisser à vingt
424

eux ; et quand, l’ayant mis à sec, ils finiraient par se mo-
quer de lui, je les remercierais encore en sa présence des
leçons qu’ils ont bien voulu lui donner. Les seuls pièges
dont je le garantirais avec soin seraient ceux des courti-
sanes. Les seuls ménagements que j’aurais pour lui se-
raient de partager tous les dangers que je lui laisserais
courir et tous les affronts que je lui laisserais recevoir.
J’endurerais tout en silence, sans plainte, sans reproche,
sans jamais lui en dire un seul mot, et soyez sûr qu’avec
cette discrétion bien soutenue, tout ce qu’il m’aura vu
souffrir pour lui fera plus d’impression sur son cœur que
ce qu’il aura souffert lui-même.
Je ne puis m’empêcher de relever ici la fausse dignité
des gouverneurs qui, pour jouer sottement les sages, ra-
baissent leurs élèves, affectent de les traiter toujours en
enfants, et de se distinguer toujours d’eux dans tout ce
qu’ils leur font faire. Loin de ravaler ainsi leurs jeunes
courages, n’épargnez rien pour leur élever l’âme ; faites-en
vos égaux afin qu’ils le deviennent ; et, s’ils ne peuvent
encore s’élever à vous, descendez à eux sans honte, sans
scrupule. Songez que votre honneur n’est plus dans vous,
mais dans votre élève ; partagez ses fautes pour l’en corri-
ger ; chargez-vous de sa honte pour l’effacer ; imitez ce
leur bourse dans un brelan, et leur santé dans un mauvais lieu. Il y a
toujours à parier que le plus savant de sa classe deviendra le plus
joueur et le plus débauché. Or les moyens dont on n’usa point dans
l’enfance n’ont point dans la jeunesse le même abus. Mais on doit se
souvenir qu’ici ma constante maxime est de mettre partout la chose
au pis. Je cherche d’abord à prévenir le vice ; et puis je le suppose
afin d’y remédier.
425

brave Romain qui, voyant fuir son armée et ne pouvant la
rallier, se mit à fuir à la tête de ses soldats, en criant : ils
ne fuient pas, ils suivent leur capitaine. Fut-il déshonoré
pour cela ? Tant s’en faut : en sacrifiant ainsi sa gloire, il
l’augmenta. La force du devoir, la beauté de la vertu en-
traînent malgré nous nos suffrages et renversent nos in-
sensés préjugés. Si je recevais un soufflet en remplissant
mes fonctions auprès d’Émile, loin de me venger de ce
soufflet, j’irais partout m’en vanter ; et je doute qu’il y eût
dans le monde un homme assez vil74 pour ne pas m’en
respecter davantage.
Ce n’est pas que l’élève doive supposer dans le maître
des lumières aussi bornées que les siennes et la même
facilité à se laisser séduire. Cette opinion est bonne pour
un enfant, qui, ne sachant rien voir, rien comparer, met
tout le monde à sa portée, et ne donne sa confiance qu’à
ceux qui savent s’y mettre en effet. Mais un jeune homme
de l’âge d’Émile, et aussi sensé que lui, n’est plus assez sot
pour prendre ainsi le change, et il ne serait pas bon qu’il le
prît. La confiance qu’il doit avoir en son gouverneur est
d’une autre espèce : elle doit porter sur l’autorité de la
raison, sur la supériorité des lumières, sur les avantages
que le jeune homme est en état de connaître, et dont il
sent l’utilité pour lui. Une longue expérience l’a convaincu
qu’il est aimé de son conducteur ; que ce conducteur est
un homme sage, éclairé, qui, voulant son bonheur, sait ce
qui peut le lui procurer. Il doit savoir que, pour son propre
intérêt, il lui convient d’écouter ses avis. Or. si le maître se
74 Je me trompais, j’en ai découvert un : c’est M. Formey.
426

laissait tromper comme le disciple, il perdrait le droit d’en
exiger de la déférence et de lui donner des leçons. Encore
moins l’élève doit-il supposer que le maître le laisse à des-
sein tomber dans des pièges, et tend des embûches à sa
simplicité. Que faut-il donc faire pour éviter à la fois ces
deux inconvénients ? Ce qu’il y a de meilleur et de plus
naturel : être simple et vrai comme lui ; l’avertir des périls
auxquels il s’expose ; les lui montrer clairement, sensible-
ment, mais sans exagération, sans humeur, sans pédan-
tesque étalage, surtout sans lui donner vos avis pour des
ordres, jusqu’à ce qu’ils le soient devenus, et que ce ton
impérieux soit absolument nécessaire. S’obstine-t-il après
cela, comme il fera très souvent ? alors ne lui dites plus
rien ; laissez-le en liberté suivez-le, imitez-le, et cela gaie-
ment, franchement ; livrez-vous, amusez-vous autant que
lui, s’il est possible. Si les conséquences deviennent trop
fortes, vous êtes toujours là pour les arrêter ; et cependant
combien le jeune homme, témoin de votre prévoyance et
de votre complaisance, ne doit-il pas être à la fois frappé
de l’une et touché de l’autre ! Toutes ses fautes sont autant
de liens, qu’il vous fournit pour le retenir au besoin. Or, ce
qui fait ici le plus grand art du maître, c’est d’amener les
occasions et de diriger les exhortations de manière qu’il
sache d’avance quand le jeune homme cédera, et quand il
s’obstinera, afin de l’environner partout des leçons de
l’expérience, sans jamais l’exposer à de trop grands dan-
gers.
Avertissez-le de ses fautes avant qu’il y tombe : quand
il y est tombé, ne les lui reprochez point ; vous ne feriez
qu’enflammer et mutiner son amour-propre. Une leçon
qui révolte ne profite pas. Je ne connais rien de plus
427

inepte que ce mot : je vous l’avais bien dit. Le meilleur
moyen de faire qu’il se souvienne de ce qu’on lui a dit est
de paraître l’avoir oublié. Tout au contraire, quand vous le
verrez honteux de ne vous avoir pas cru, effacez douce-
ment cette humiliation par de bonnes paroles. Il
s’affectionnera sûrement à vous en voyant que vous vous
oubliez pour lui, et qu’au lieu d’achever de l’écraser, vous
le consolez. Mais si à son chagrin vous ajoutez des re-
proches, il vous prendra en haine, et se fera une loi de ne
vous plus écouter, comme pour vous prouver qu’il ne
pense pas comme vous sur l’importance de vos avis.
Le tour de vos consolations peut encore être pour lui
une instruction d’autant plus utile qu’il ne s’en défiera pas.
En lui disant, je suppose, que mille autres font les mêmes
fautes, vous le mettez loin de son compte ; vous le corrigez
en ne paraissant que le plaindre : car, pour celui qui croit
valoir mieux que les autres hommes, c’est une excuse bien
mortifiante que de se consoler par leur exemple ; c’est
concevoir que le plus qu’il peut prétendre est qu’ils ne
valent pas mieux que lui.
Le temps des fautes est celui des fables. En censurant
le coupable sous un masque étranger, on l’instruit sans
l’offenser ; et il comprend alors que l’apologue n’est pas un
mensonge, par la vérité dont il se fait l’application.
L’enfant qu’on n’a jamais trompé par des louanges
n’entend rien à la fable que j’ai ci-devant examinée, mais
l’étourdi qui vient d’être la dupe d’un flatteur conçoit à
merveille que le corbeau n’était qu’un sot. Ainsi, d’un fait
il tire une maxime ; et l’expérience qu’il eût bientôt oubliée
se grave, au moyen de la fable, dans son jugement. Il n’y a
428

point de connaissance morale qu’on ne puisse acquérir par
l’expérience d’autrui ou par la sienne. Dans les cas où cette
expérience est dangereuse, au lieu de la faire soi-même, on
tire sa leçon de l’histoire. Quand l’épreuve est sans consé-
quence, il est bon que le jeune homme y reste exposé ;
puis, au moyen de l’apologue, on rédige en maximes les
cas particuliers qui lui sont connus.
Je n’entends pas pourtant que ces maximes doivent
être développées, ni même énoncées. Rien n’est si vain, si
mal entendu, que la morale par laquelle on termine la
plupart des fables ; comme si cette morale n’était pas ou
ne devait pas être entendue dans la fable même, de ma-
nière à la rendre sensible au lecteur ! Pourquoi donc, en
ajoutant cette morale à la fin, lui ôter le plaisir de la trou-
ver de son chef ? Le talent d’instruire est de faire que le
disciple se plaise à l’instruction. Or, pour qu’il s’y plaise, il
ne faut pas que son esprit reste tellement passif à tout ce
que vous lui dites, qu’il n’ait absolument rien à faire pour
vous entendre. Il faut que l’amour-propre du maître laisse
toujours quelque prise au sien ; il faut qu’il se puisse dire :
je conçois, je pénètre, j’agis, je m’instruis. Une des choses
qui rendent ennuyeux le Pantalon de la comédie italienne,
est le soin qu’il prend d’interpréter au parterre des plaises
qu’on n’entend déjà que trop. Je ne veux point qu’un gou-
verneur soit Pantalon, encore moins un auteur. Il faut
toujours se faire entendre ; mais il ne faut pas toujours
tout dire : celui qui dit tout dit peu de choses, car à la fin
on ne l’écoute plus. Que signifient ces quatre vers que La
Fontaine ajoute à la fable de la grenouille qui s’enfle ? A-t-
il peur qu’on ne l’ait pas compris ? A-t-il besoin, ce grand
peintre, d’écrire les noms au-dessous des objets qu’il
429

peint ? Loin de généraliser par là sa morale, il la particula-
rise, il la restreint en quelque sorte aux exemples cités, et
empêche qu’on ne l’applique à d’autres. Je voudrais
qu’avant de mettre les fables de cet auteur inimitable entre
les mains d’un jeune homme, on en retranchât toutes ces
conclusions par lesquelles il prend la peine d’expliquer ce
qu’il vient de dire aussi clairement qu’agréablement. Si
votre élève n’entend la fable qu’à l’aide de l’explication,
soyez sûr qu’il ne l’entendra pas même ainsi.
Il importerait encore de donner à ces fables un ordre
plus didactique et plus conforme aux progrès des senti-
ments et des lumières du jeune adolescent. Conçoit-on
rien de moins raisonnable que d’aller suivre exactement
l’ordre numérique du livre, sans égard au besoin ni à
l’occasion ? D’abord le corbeau, puis la cigale75, puis la
grenouille, puis les deux mulets, etc. J’ai sur le cœur ces
deux mulets, parce que je me souviens d’avoir vu un
enfant élevé pour la finance, et qu’on étourdissait de
l’emploi qu’il allait remplir, lire cette fable, l’apprendre,
la dire, la redire cent et cent fois, sans en tirer jamais la
moindre objection contre le métier auquel il était desti-
né. Non seulement je n’ai jamais vu d’enfants faire au-
cune application solide des fables qu’ils apprenaient,
mais je n’ai jamais vu que personne se souciât de leur
75 Il faut encore appliquer ici la correction de M. Formey. C’est
la cigale, puis le corbeau, etc.
430

faire faire cette application. Le prétexte de cette étude
est l’instruction morale ; mais le véritable objet de la
mère et de l’enfant n’est que d’occuper de lui toute une
compagnie, tandis qu’il récite ses fables ; aussi les ou-
blie-t-il toutes en grandissant, lorsqu’il n’est plus ques-
tion de les réciter, mais d’en profiter. Encore une fois, il
n’appartient qu’aux hommes de s’instruire dans les
fables ; et voici pour Émile le temps de commencer.
Je montre de loin, car je ne veux pas non plus tout
dire, les routes qui détournent de la bonne, afin qu’on
apprenne à les éviter. Je crois qu’en suivant celle que j’ai
marquée, votre élève achètera la connaissance des
hommes et de soi-même au meilleur marché qu’il est pos-
sible ; que vous le mettrez au point de contempler les jeux
de la fortune sans envier le sort de ses favoris, et d’être
content de lui sans se croire plus sage que les autres. Vous
avez aussi commencé à le rendre acteur pour le rendre
spectateur : il faut achever ; car du parterre on voit les
objets tels qu’ils paraissent, mais de la scène on les voit
tels qu’ils sont. Pour embrasser le tout, il faut se mettre
dans le point de vue ; il faut approcher pour voir les dé-
tails. Mais à quel titre un jeune homme entrera-t-il dans
les affaires du monde ? Quel droit a-t-il d’être initié dans
ces mystères ténébreux ? Des intrigues de plaisir bornent
les intérêts de son âge ; il ne dispose encore que de lui-
même ; c’est comme s’il ne disposait de rien. L’homme est
la plus vile des marchandises, et, parmi nos importants
droits de propriété, celui de la personne est toujours le
moindre de tous.
431

Quand je vois que, dans l’âge de la plus grande activité,
l’on borne les jeunes gens à des études purement spécula-
tives, et qu’après, sans la moindre expérience, ils sont tout
d’un coup jetés dans le monde et dans les affaires, je
trouve qu’on ne choque pas moins la raison que la nature,
et je ne suis plus surpris que si peu de gens sachent se
conduire. Par quel bizarre tour d’esprit nous apprend-on
tant de choses inutiles, tandis que l’art d’agir est compté
pour rien ? On prétend nous former pour là société, et l’on
nous instruit comme si chacun de nous devait passer sa
vie à penser seul dans sa cellule, ou à traiter des sujets en
l’air avec des indifférents. Vous croyez apprendre à vivre à
vos enfants, en leur enseignant certaines contorsions du
corps et certaines formules de paroles qui ne signifient
rien. Moi aussi, j’ai appris à vivre à mon Émile ; car je lui
ai appris à vivre avec lui-même, et, de plus, à savoir gagner
son pain. Mais ce n’est pas assez. Pour vivre dans le
monde, il faut savoir traiter avec les hommes, il faut con-
naître les instruments qui donnent prise sur eux ; il faut
calculer l’action et réaction de l’intérêt particulier dans la
société civile, et prévoir si juste les événements, qu’on soit
rarement trompé dans ses entreprises, ou qu’on ait du
moins toujours pris les meilleurs moyens pour réussir. Les
lois ne permettent pas aux jeunes gens de faire leurs
propres affaires, et de disposer de leur propre bien : mais
que leur serviraient ces précautions, si, jusqu’à l’âge pres-
crit, ils ne pouvaient acquérir aucune expérience ? Ils
n’auraient rien gagné d’attendre, et seraient tout aussi
neufs à vingt-cinq ans qu’à quinze. Sans doute il faut em-
pêcher qu’un jeune homme, aveuglé par son ignorance, ou
trompé par ses passions, ne se fasse du mal à lui-même ;
432

mais à tout âge il est permis d’être bienfaisant, à tout âge
on peut protéger, sous la direction d’un homme sage, les
malheureux qui n’ont besoin que d’appui.
Les nourrices, les mères s’attachent aux enfants par les
soins qu’elles leur rendent ; l’exercice des vertus sociales
porte au fond des cœurs l’amour de l’humanité : c’est en
faisant le bien qu’on devient bon ; je ne connais point de
pratique plus sûre. Occupez votre élève à toutes les bonnes
actions qui sont à sa portée ; que l’intérêt des indigents
soit toujours le sien ; qu’il ne les assiste pas seulement de
sa bourse, mais de ses soins ; qu’il les serve, qu’il les pro-
tège, qu’il leur consacre sa personne et son temps ; qu’il se
fasse leur homme d’affaires : il ne remplira de sa vie un si
noble emploi. Combien d’opprimés, qu’on n’eût jamais
écoutés, obtiendront justice, quand il la demandera pour
eux avec cette intrépide fermeté que donne l’exercice de la
vertu ; quand il forcera les portes des grands et des riches,
quand il ira, s’il le faut, jusqu’au pied du trône faire en-
tendre la voix des infortunés, à qui tous les abords sont
fermés par leur misère, et que la crainte d’être punis des
maux qu’on leur fait empêche même d’oser s’en plaindre !
Mais ferons-nous d’Émile un chevalier errant, un re-
dresseur de torts, un paladin ? Ira-t-il s’ingérer dans les
affaires publiques, faire le sage et le défenseur des lois
chez les grands, chez les magistrats, chez le prince, faire le
solliciteur chez les juges et l’avocat dans les tribunaux ? je
ne sais rien de tout cela. Les noms badins et ridicules ne
changent rien à la nature des choses. Il fera tout ce qu’il
sait être utile et bon. Il ne fera rien de plus, et il sait que
rien n’est utile et bon pour lui de ce qui ne convient pas à
433

son âge ; il sait que son premier devoir est envers lui-
même ; que les jeunes gens doivent se défier d’eux, être
circonspects dans leur conduite, respectueux devant les
gens plus âgés, retenus et discrets à parler sans sujet, mo-
destes dans les choses indifférentes, mais hardis à bien
faire, et courageux à dire la vérité. Tels étaient ces illustres
Romains qui, avant d’être admis dans les charges, pas-
saient leur jeunesse à poursuivre le crime et à défendre
l’innocence, sans autre intérêt que celui de s’instruire en
servant la justice et protégeant les bonnes mœurs.
Émile n’aime ni le bruit ni les querelles, non seulement
entre les hommes76, pas même entre les animaux. Il
76 Mais si on lui cherche querelle à lui-même, comment se con-
duira-t-il? Je réponds qu’il n’aura jamais de querelle, qu’il ne s’y
prêtera jamais assez pour en avoir. Mais enfin, poursuivra-t-on, qui
est-ce qui est à l’abri d’un soufflet ou d’un démenti de la part d’un
brutal, d’un ivrogne, ou d’un brave coquin, qui, pour avoir le plaisir
de tuer son homme, commence par le déshonorer? C’est autre
chose ; il ne faut point que l’honneur des citoyens ni leur vie soit à la
merci d’un brutal, d’un ivrogne, ou d’un brave coquin ; et l’on ne
peut pas plus se préserver d’un pareil accident que de la chute d’une
tuile. Un soufflet et un démenti reçus et endurés ont des effets civils
que nulle sagesse ne peut prévenir, et dont nul tribunal ne peut
venger l’offensé. L’insuffisance des lois lui rend donc en cela son
indépendance ; il est alors seul magistrat, seul juge entre l’offenseur
et lui ; il est seul interprète et ministre de la loi naturelle ; il se doit
justice et peut seul se la rendre, et il n’y a sur la terre nul gouverne-
ment assez insensé pour le punir de se l’être faite en pareil cas. Je ne
dis pas qu’il doive s’aller battre ; c’est une extravagance ; je dis qu’il
se doit justice, et qu’il en est le seul dispensateur. Sans tant de vains
édits contre les duels, si j’étais souverain, je réponds qu’il n’y aurait
jamais ni soufflet ni démenti donné dans mes États, et cela par un
434

n’excita jamais deux chiens à se battre ; jamais il ne fit
poursuivre un chat par un chien. Cet esprit de paix est un
effet de son éducation, qui n’ayant point fomenté l’amour-
propre et la haute opinion de lui-même, l’a détourné de
chercher ses plaisirs dans la domination et dans le mal-
heur d’autrui. Il souffre quand il voit souffrir ; c’est un
sentiment naturel. Ce qui fait qu’un jeune homme
s’endurcit et se complaît à voir tourmenter un être sen-
sible, c’est quand un retour de vanité le fait se regarder
comme exempt des mêmes peines par sa sagesse ou par sa
supériorité. Celui qu’on a garanti de ce tour d’esprit ne
saurait tomber dans le vice qui en est l’ouvrage. Émile
aime donc la paix. L’image du bonheur le flatte, et quand il
peut contribuer à le produire, c’est un moyen de plus de le
partager. Je n’ai pas supposé qu’en voyant des malheureux
il n’aurait pour eux que cette pitié stérile et cruelle qui se
contente de plaindre les maux qu’elle peut guérir. Sa bien-
faisance active lui donne bientôt des lumières qu’avec un
cœur plus dur il n’eût point acquises, ou qu’il eût acquises
beaucoup plus tard. S’il voit régner la discorde entre ses
camarades, il cherche à les réconcilier ; s’il voit des affli-
gés, il s’informe du sujet de leurs peines ; s’il voit deux
hommes se haïr, il veut connaître la cause de leur inimi-
tié ; s’il voit un opprimé gémir des vexations du puissant
moyen fort simple dont les tribunaux ne se mêleraient point. Quoi
qu’il en soit, Émile sait en pareil cas la justice qu’il se doit à lui-
même, et l’exemple qu’il doit à la sûreté des gens d’honneur. Il ne
dépend pas de l’homme le plus ferme d’empêcher qu’on ne l’insulte,
mais il dépend de lui d’empêcher qu’on ne se vante longtemps de
l’avoir insulté.
435

et du riche, il cherche de quelles manœuvres se couvrent
ces vexations ; et, dans l’intérêt qu’il prend à tous les misé-
rables, les moyens de finir leurs maux ne sont jamais in-
différents pour lui. Qu’avons-nous donc à faire pour tirer
parti de ces dispositions d’une manière convenable à son
âge ? De régler ses soins et ses connaissances, et
d’employer son zèle à les augmenter.
Je ne me lasse point de le redire : mettez toutes les le-
çons des jeunes gens en action plutôt qu’en discours ;
qu’ils n’apprennent rien dans les livres de ce que
l’expérience peut leur enseigner. Quel extravagant projet
de les exercer à parler sans sujet de rien dire ; de croire
leur faire sentir, sur les bancs d’un collège, l’énergie du
langage des passions et toute la force de l’art de persuader
sans intérêt de rien persuader à personne ! Tous les pré-
ceptes de la rhétorique ne semblent qu’un pur verbiage à
quiconque n’en sent pas l’usage pour son profit.
Qu’importe à un écolier de savoir comment s’y prit Anni-
bal pour déterminer ses soldats à passer les Alpes ? Si, au
lieu de ces magnifiques harangues, vous lui disiez com-
ment il doit s’y prendre pour porter son préfet à lui donner
congé, soyez sûr qu’il serait plus attentif à vos règles.
Si je voulais enseigner la rhétorique à un jeune homme
dont toutes les passions fussent déjà développées, je lui
présenterais sans cesse des objets propres à flatter ses
passions, et j’examinerais avec lui quel langage il doit tenir
aux autres hommes pour les engager à favoriser ses désirs.
Mais mon Émile n’est pas dans une situation si avanta-
geuse à l’art oratoire ; borné presque au seul nécessaire
physique, il a moins besoin des autres que les autres n’ont
436

besoin de lui ; et n’ayant rien à leur demander pour lui-
même, ce qu’il veut leur persuader ne le touche pas d’assez
près pour l’émouvoir excessivement. Il suit de là qu’en
général il doit avoir un langage simple et peu figuré. Il
parle ordinairement au propre et seulement pour être
entendu. Il est peu sentencieux, parce qu’il n’a pas appris à
généraliser ses idées : il a peu d’images, parce qu’il est
rarement passionné.
Ce n’est pas pourtant qu’il soit tout à fait flegmatique
et froid ; ni son âge, ni ses mœurs, ni ses goûts ne le per-
mettent : dans le feu de l’adolescence, les esprits vivifiants,
retenus, et cohobés dans son sang, portent à son jeune
cœur une chaleur qui brille dans ses regards, qu’on sent
dans ses discours, qu’on voit dans ses actions. Son langage
a pris de l’accent, et quelquefois de la véhémence. Le noble
sentiment qui l’inspire lui donne de la force et de
l’élévation : pénétré du tendre amour de l’humanité, il
transmet en parlant les mouvements de son âme ; sa géné-
reuse franchise a je ne sais quoi de plus enchanteur que
l’artificieuse éloquence des autres ; ou plutôt lui seul est
véritablement éloquent, puisqu’il n’a qu’à montrer ce qu’il
sent pour le communiquer à ceux qui l’écoutent.
Plus j’y pense, plus je trouve qu’en mettant ainsi la
bienfaisance en action et tirant de nos bons ou mauvais
succès des réflexions sur leurs causes, il y a peu de con-
naissances utiles qu’on ne puisse cultiver dans l’esprit d’un
jeune homme, et qu’avec tout le vrai savoir qu’on peut
acquérir dans les collèges, il acquerra de plus une science
plus importante encore, qui est l’application de cet acquis
aux usages de la vie. Il n’est pas possible que, prenant tant
437

d’intérêt à ses semblables, il n’apprenne de bonne heure à
peser et apprécier leurs actions, leurs goûts, leurs plaisirs,
et à donner en général une plus juste valeur à ce qui peut
contribuer ou nuire au bonheur des hommes, que ceux
qui, ne s’intéressant à personne, ne font jamais rien pour
autrui. Ceux qui ne traitent jamais que leurs propres af-
faires se passionnent trop pour juger sainement des
choses. Rapportant tout à eux seuls, et réglant sur leur
seul intérêt les idées du bien et du mal, ils se remplissent
l’esprit de mille préjugés ridicules, et dans tout ce qui
porte atteinte à leur moindre avantage, ils voient aussitôt
le bouleversement de tout l’univers.
Étendons l’amour-propre sur les autres êtres, nous le
transformerons en vertu, et il n’y a point de cœur
d’homme dans lequel cette vertu n’ait sa racine. Moins
l’objet de nos soins tient immédiatement à nous-mêmes,
moins l’illusion de l’intérêt particulier est à craindre, plus
on généralise cet intérêt, plus il devient équitable ; et
l’amour du genre humain n’est autre chose en nous que
l’amour de la justice. Voulons-nous donc qu’Émile aime la
vérité, voulons-nous qu’il la connaisse ; dans les affaires
tenons-le toujours loin de lui. Plus ses soins seront consa-
crés au bonheur d’autrui, plus ils seront éclairés et sages,
et moins il se trompera sur ce qui est bien ou mal ; mais ne
souffrons jamais en lui de préférence aveugle, fondée uni-
quement sur des acceptions de personnes ou sur d’injustes
préventions. Et pourquoi nuirait-il à l’un pour servir
l’autre ? Peu lui importe à qui tombe un plus grand bon-
heur en partage, pourvu qu’il concoure au plus grand bon-
heur de tous : c’est là le premier intérêt du sage après
438

l’intérêt privé ; car chacun est partie de son espèce et non
d’un autre individu.
Pour empêcher la pitié de dégénérer en faiblesse, il
faut donc la généraliser et l’étendre sur tout le genre hu-
main. Alors on ne s’y livre qu’autant qu’elle est d’accord
avec la justice, parce que, de toutes les vertus, la justice est
celle qui concourt le plus au bien commun des hommes. Il
faut par raison, par amour pour nous, avoir pitié de notre
espèce encore plus que de notre prochain ; et c’est une très
grande cruauté envers les hommes que la pitié pour les
méchants.
Au reste, il faut se souvenir que tous ces moyens, par
lesquels je jette ainsi mon élève hors de lui-même, ont
cependant toujours un rapport direct à lui, puisque non
seulement il en résulte une jouissance intérieure, mais
qu’en le rendant bienfaisant au profit des autres, je tra-
vaille à sa propre instruction.
J’ai d’abord donné les moyens, et maintenant j’en
montre l’effet. Quelles grandes vues je vois s’arranger peu
à peu dans sa tête ! Quels sentiments sublimes étouffent
dans son cœur le germe des petites passions ! Quelle net-
teté de judiciaire, quelle justesse de raison je vois se for-
mer en lui de ses penchants cultivés, de l’expérience qui
concentre les vœux d’une âme grande dans l’étroite borne
des possibles, et fait qu’un homme supérieur aux autres,
ne pouvant les élever à sa mesure, sait s’abaisser à la leur !
Les vrais principes du juste, les vrais modèles du beau,
tous les rapports moraux des êtres, toutes les idées de
l’ordre, se gravent dans son entendement ; il voit la place
439

de chaque chose et la cause qui l’en écarte : il voit ce qui
peut faire le bien et ce qui l’empêche. Sans avoir éprouvé
les passions humaines, il connaît leurs illusions et leur jeu.
J’avance, attiré par la force des choses, mais sans m’en
imposer sur les jugements des lecteurs. Depuis longtemps
ils me voient dans le pays des chimères ; moi, je les vois
toujours dans le pays des préjugés. En m’écartant si fort
des opinions vulgaires, je ne cesse de les avoir présentes à
mon esprit : je les examine, je les médite, non pour les
suivre ni pour les fuir, mais pour les peser à la balance du
raisonnement. Toutes les fois qu’il me force à m’écarter
d’elles, instruit par l’expérience, je me tiens déjà pour dit
qu’ils ne m’imiteront pas : je sais que, s’obstinant à
n’imaginer possible que ce qu’ils voient, ils prendront le
jeune homme que je figure pour un être imaginaire et fan-
tastique, parce qu’il diffère de ceux auxquels ils le compa-
rent ; sans songer qu’il faut bien qu’il en diffère, puisque,
élevé tout différemment, affecté de sentiments tout con-
traires, instruit tout autrement qu’eux, il serait beaucoup
plus surprenant qu’il leur ressemblât que d’être tel que je
le suppose. Ce n’est pas l’homme de l’homme, c’est
l’homme de la nature. Assurément il doit être fort étranger
à leurs yeux.
En commençant cet ouvrage, je ne supposais rien que
tout le monde ne pût observer ainsi que moi, parce qu’il
est un point, savoir la naissance de l’homme, duquel nous
partons tous égaiement : mais plus nous avançons, moi
pour cultiver la nature, et vous pour la dépraver, plus nous
nous éloignons les uns des autres. Mon élève, à six ans,
différait peu des vôtres, que vous n’aviez pas encore eu le
440

temps de défigurer ; maintenant ils n’ont plus rien de
semblable ; et l’âge de l’homme fait, dont il approche, doit
le montrer sous une forme absolument différente, si je n’ai
pas perdu tous mes soins. La quantité d’acquis est peut-
être assez égale de part et d’autre ; mais les choses ac-
quises ne se ressemblent point. Vous êtes étonnés de trou-
ver à l’un des sentiments sublimes dont les autres n’ont
pas le moindre germe ; mais considérez aussi que ceux-ci
sont déjà tous philosophes et théologiens, avant qu’Émile
sache seulement ce que c’est que philosophie et qu’il ait
même entendu parler de Dieu.
Si donc on venait me dire : Rien de ce que vous suppo-
sez n’existe ; les jeunes gens ne sont point faits ainsi ; ils
ont telle ou telle passion ; ils font ceci ou cela : c’est
comme si l’on niait que jamais poirier fût un grand arbre,
parce qu’on n’en voit que de nains dans nos jardins.
je prie ces juges, si prompts à la censure, de considérer
que ce qu’ils disent là, je le sais tout aussi bien qu’eux, que
j’y ai probablement réfléchi plus longtemps, et que,
n’ayant nul intérêt à leur en imposer, j’ai droit d’exiger
qu’ils se donnent au moins le temps de chercher en quoi je
me trompe. Qu’ils examinent bien la constitution de
l’homme, qu’ils suivent les premiers développements du
cœur dans telle ou telle circonstance, afin de voir combien
un individu peut différer d’un autre par la force de
l’éducation ; qu’ensuite ils comparent la mienne aux effets
que je lui donne ; et qu’ils disent en quoi j’ai mal raison-
né : je n’aurai rien à répondre.
441

Ce qui me rend plus affirmatif, et, je crois, plus excu-
sable de l’être, c’est qu’au lieu de me livrer à l’esprit de
système, je donne le moins qu’il est possible au raisonne-
ment et ne me fie qu’à l’observation. Je ne me fonde point
sur ce que j’ai imaginé, mais sur ce que j’ai vu. Il est vrai
que je n’ai pas renfermé mes expériences dans l’enceinte
des murs d’une ville ni dans un seul ordre de gens ; mais,
après avoir comparé tout autant de rangs et de peuples
que j’en ai pu voir dans une vie passée à les observer, j’ai
retranché comme artificiel ce qui était d’un peuple et non
pas d’un autre, d’un état et non pas d’un autre, et n’ai re-
gardé comme appartenant incontestablement à l’homme,
que ce qui était commun à tous, à quelque âge, dans
quelque rang, et dans quelque nation que ce fût.
Or, si, selon cette méthode, vous suivez dès l’enfance
un jeune homme qui n’aura point reçu de forme particu-
lière, et qui tiendra le moins qu’il est possible à l’autorité
et à l’opinion d’autrui, à qui, de mon élève ou des vôtres,
pensez-vous qu’il ressemblera le plus ? Voilà, ce me
semble, la question qu’il faut résoudre pour savoir si je me
suis égaré.
L’homme ne commence pas aisément à penser, mais
sitôt qu’il commence, il ne cesse plus. Quiconque a pensé
pensera toujours, et l’entendement une fois exercé à la
réflexion ne peut plus rester en repos. On pourrait donc
croire que j’en fais trop ou trop peu, que l’esprit humain
n’est point naturellement si prompt à s’ouvrir, et qu’après
lui avoir donné des facilités qu’il n’a pas, je le tiens trop
longtemps inscrit dans un cercle d’idées qu’il doit avoir
franchi.
442

Mais considérez premièrement que, voulant former
l’homme de la nature, il ne s’agit pas pour cela d’en faire
un sauvage et de le reléguer au fond des bois ; mais
qu’enfermé dans le tourbillon social, il suffit qu’il ne s’y
laisse entraîner ni par les passions ni par les opinions des
hommes ; qu’il voie par ses yeux, qu’il sente par son cœur ;
qu’aucune autorité ne le gouverne, hors celle de sa propre
raison. Dans cette position, il est clair que la multitude
d’objets qui le frappent, les fréquents sentiments dont il
est affecté, les divers moyens de pourvoir à ses besoins
réels, doivent lui donner beaucoup d’idées qu’il n’aurait
jamais eues, ou qu’il eût acquises plus lentement. Le pro-
grès naturel à l’esprit est accéléré, mais non renversé. Le
même homme qui doit rester stupide dans les forêts doit
devenir raisonnable et sensé dans les villes, quand il y sera
simple spectateur. Rien n’est plus propre à rendre sage
que les folies qu’on voit sans les partager ; et celui même
qui les partage s’instruit encore, pourvu qu’il n’en soit pas
la dupe et qu’il n’y porte pas l’erreur de ceux qui les font.
Considérez aussi que, bornés par nos facultés aux
choses sensibles, nous n’offrons presque aucune prise aux
notions abstraites de la philosophie et aux idées purement
intellectuelles. Pour y atteindre il faut, ou nous dégager du
corps auquel nous sommes si fortement attachés, ou faire
d’objet en objet un progrès graduel et lent, ou enfin fran-
chir rapidement et presque d’un saut l’intervalle par un
pas de géant dont l’enfance n’est pas capable, et pour le-
quel il faut même aux hommes bien des échelons faits
exprès pour eux. La première idée abstraite est le premier
de ces échelons ; mais j’ai bien de la peine à voir comment
on s’avise de les construire.
443

L’Être incompréhensible qui embrasse tout, qui donne
le mouvement au monde et forme tout le système des
êtres, n’est ni visible à nos yeux, ni palpable à nos mains ;
il échappe à tous nos sens : l’ouvrage se montre, mais
l’ouvrier se cache. Ce n’est pas une petite affaire de con-
naître enfin qu’il existe, et quand nous sommes parvenus
là, quand nous nous demandons : quel est-il ? où est-il ?
notre esprit se confond, s’égare, et nous ne savons plus
que penser.
Locke veut qu’on commence par l’étude des esprits, et
qu’on passe ensuite à celle des corps. Cette méthode est
celle de la superstition, de préjugés, de l’erreur : ce n’est
point celle de la raison, ni même de la nature bien ordon-
née ; c’est se boucher les yeux pour apprendre à voir. Il
faut avoir longtemps étudié les corps pour se faire une
véritable notion des esprits, et soupçonner qu’ils existent.
L’ordre contraire ne sert qu’à établir le matérialisme.
Puisque nos sens sont les premiers instruments de nos
connaissances, les êtres corporels et sensibles sont les
seuls dont nous ayons immédiatement l’idée. Ce mot es-
prit n’a aucun sens pour quiconque n’a pas philosophé. Un
esprit n’est qu’un corps pour le peuple et pour les enfants.
N’imaginent-ils pas des esprits qui crient, qui parlent, qui
battent, qui font du bruit ? Or on m’avouera que des es-
prits qui ont des bras et des langues ressemblent beaucoup
à des corps. Voilà pourquoi tous les peuples du monde,
sans excepter les Juifs, se sont fait des dieux corporels.
Nous-mêmes, avec nos termes d’Esprit, de Trinité, de Per-
sonnes, sommes pour la plupart de vrais anthropomor-
phites. J’avoue qu’on nous apprend à dire que Dieu est
444

partout : mais nous croyons aussi que l’air est partout, au
moins dans notre atmosphère ; et le mot esprit, dans son
origine, ne signifie lui-même que souffle et vent. Sitôt
qu’on accoutume les gens à dire des mots sans les en-
tendre, il est facile après cela de leur faire dire tout ce
qu’on veut.
Le sentiment de notre action sur les autres corps a dû
d’abord nous faire croire que, quand ils agissaient sur
nous, c’était d’une manière semblable à celle dont nous
agissons sur eux. Ainsi l’homme a commencé par animer
tous les êtres dont il sentait l’action. Se sentant moins fort
que la plupart de ces êtres, faute de connaître les bornes
de leur puissance, il l’a supposée illimitée, et il en fit des
dieux aussitôt qu’il en fit des corps. Durant les premiers
âges, les hommes, effrayés de tout, n’ont rien vu de mort
dans la nature. L’idée de la matière n’a pas été moins lente
à se former en eux que celle de l’esprit, puisque cette pre-
mière idée est une abstraction elle-même. Ils ont ainsi
rempli l’univers de dieux sensibles. Les astres, les vents,
les montagnes, les fleuves, les arbres, les villes, les mai-
sons même, tout avait son âme, son dieu, sa vie. Les mar-
mousets de Laban, les manitous des sauvages, les fétiches
des Nègres, tous les ouvrages de la nature et des hommes
ont été les premières divinités des mortels ; le polythéisme
a été leur première religion, l’idolâtrie leur premier culte.
Ils n’ont pu reconnaître un seul Dieu que quand, générali-
sant de plus en plus leurs idées, ils ont été en état de re-
monter à une première cause, de réunir le système total
des êtres sous une seule idée, et de donner un sens au mot
substance, lequel est au fond la plus grande des abstrac-
tions. Tout enfant qui croit en Dieu est donc nécessaire-
445

ment idolâtre, ou du moins anthropomorphite ; et quand
une fois l’imagination a vu Dieu, il est bien rare que
l’entendement le conçoive. Voilà précisément l’erreur où
mène l’ordre de Locke.
Parvenu, je ne sais comment, à l’idée abstraite de la
substance, on voit que, pour admettre une substance
unique, il lui faudrait supposer des qualités incompatibles
qui s’excluent mutuellement, telles que la pensée et
l’étendue, dont l’une est essentiellement divisible, et dont
l’autre exclut toute divisibilité. On conçoit d’ailleurs que la
pensée, ou si l’on veut le sentiment, est une qualité primi-
tive et inséparable de la substance à laquelle eue appar-
tient ; qu’il en est de même de l’étendue par rapport à sa
substance. D’où l’on conclut que les êtres qui perdent une
de ces qualités perdent la substance à laquelle elle appar-
tient, que par conséquent la mort n’est qu’une séparation
de substances, et que les êtres où ces deux qualités sont
réunies sont composés de deux substances auxquelles ces
deux qualités appartiennent.
Or considérez maintenant quelle distance reste encore
entre la notion des deux substances et celle de la nature
divine ; entre l’idée incompréhensible de l’action de notre
âme sur notre corps et l’idée de l’action de Dieu sur tous
les êtres. Les idées de création, d’annihilation, d’ubiquité,
d’éternité, de toute-puissance, celle des attributs divins,
toutes ces idées qu’il appartient à si peu d’hommes de voir
aussi confuses et aussi obscures qu’elles le sont, et qui
n’ont rien d’obscur pour le peuple, parce qu’il n’y com-
prend rien du tout, comment se présenteront-elles dans
toute leur force, c’est-à-dire dans toute leur obscurité, à de
446

jeunes esprits encore occupés aux premières opérations
des sens et qui ne conçoivent que ce qu’ils touchent ? C’est
en vain que les abîmes de l’infini sont ouverts tout autour
de nous ; un enfant n’en sait point être épouvanté ; ses
faibles yeux n’en peuvent sonder la profondeur. Tout est
infini pour les enfants ; ils ne savent mettre de bornes à
rien ; non qu’ils fassent la mesure fort longue, mais parce
qu’ils ont l’entendement court. J’ai même remarqué qu’ils
mettent l’infini moins au-delà qu’en deçà des dimensions
qui leur sont connues. Ils estimeront un espace immense
bien plus par leurs pieds que par leurs yeux ; il ne
s’étendra pas pour eux plus loin qu’ils ne pourront voir,
mais plus loin qu’ils ne pourront aller. Si on leur parle de
la puissance de Dieu, ils l’estimeront presque aussi fort
que leur père. En toute chose, leur connaissance étant
pour eux la mesure des possibles, ils jugent ce qu’on leur
dit toujours moindre que ce qu’ils savent. Tels sont les
jugements naturels à l’ignorance et à la faiblesse d’esprit.
Ajax eût craint de se mesurer avec
Achille, et défie Jupiter au combat, parce qu’il connaît
Achille et ne connaît pas Jupiter. Un paysan suisse qui se
croyait le plus riche des hommes, et à qui l’on tâchait
d’expliquer ce que c’était qu’un roi, demandait d’un air fier
si le roi pourrait bien avoir cent vaches à la montagne.
Je prévois combien de lecteurs seront surpris de me
voir suivre tout le premier âge de mon élève sans lui parler
de religion. A quinze ans il ne savait s’il avait une âme, et
peut-être à dix-huit n’est-il pas encore temps qu’il
l’apprenne ; car, s’il l’apprend plus tôt qu’il ne faut, il court
risque de ne le savoir jamais.
447

Si j’avais à peindre la stupidité fâcheuse, je peindrais
un pédant enseignant le catéchisme à des enfants ; si je
voulais rendre un enfant fou, je l’obligerais d’expliquer ce
qu’il dit en disant son catéchisme. On m’objectera que, la
plupart des dogmes du christianisme étant des mystères,
attendre que l’esprit humain soit capable de les concevoir,
ce n’est pas attendre que l’enfant soit homme, c’est at-
tendre que l’homme ne soit plus. A cela je réponds pre-
mièrement qu’il y a des mystères qu’il est non seulement
impossible à l’homme de concevoir, mais de croire, et que
je ne vois pas ce qu’on gagne à les enseigner aux enfants, si
ce n’est de leur apprendre à mentir de bonne heure. Je dis
de plus que, pour admettre les mystères, il faut com-
prendre au moins qu’ils sont incompréhensibles ; et les
enfants ne sont pas même capables de cette conception-là.
Pour l’âge où tout est mystère, il n’y a pas de mystères
proprement dits.
Il faut croire en Dieu pour être sauvé. Ce dogme mal
entendu est le principe de la sanguinaire intolérance, et la
cause de toutes ces vaines instructions qui portent le coup
mortel à la raison humaine en l’accoutumant à se payer de
mots. Sans doute il n’y a pas un moment à perdre pour
mériter le salut éternel : mais si, pour l’obtenir, il suffit de
répéter certaines paroles, je ne vois pas ce qui nous em-
pêche de peupler le ciel de sansonnets et de pies, tout aus-
si bien que d’enfants.
L’obligation de croire en suppose la possibilité. Le phi-
losophe qui ne croit pas a tort, parce qu’il use mal de la
raison qu’il a cultivée, et qu’il est en état d’entendre les
vérités qu’il rejette. Mais l’enfant qui professe la religion
448

chrétienne, que croit-il ? ce qu’il conçoit ; et il conçoit si
peu ce qu’on lui fait dire, que si vous lui dites le contraire,
il l’adoptera tout aussi volontiers. La foi des enfants et de
beaucoup d’hommes est une affaire de géographie. Seront-
ils récompensés d’être nés à Rome plutôt qu’à la Mecque ?
On dit à l’un que Mahomet est le prophète de Dieu, et il dit
que Mahomet est le prophète de Dieu ; on dit à l’autre que
Mahomet est un fourbe, et il dit que Mahomet est un
fourbe. Chacun des deux eût affirmé ce qu’affirme l’autre,
s’ils se fussent trouvés transposés. Peut-on partir de deux
dispositions si semblables pour envoyer l’un en paradis,
l’autre en enfer ? Quand un enfant dit qu’il croit en Dieu,
ce n’est pas en Dieu qu’il croit, c’est à Pierre ou à Jacques
qui lui disent qu’il y a quelque chose qu’on appelle Dieu ;
et il le croit à la manière d’Euripide :
O Jupiter ! car de toi rien sinon
Je ne connais seulement que le nom 77
Nous tenons que nul enfant mort avant l’âge de raison
ne sera privé du bonheur éternel ; les catholiques croient
la même chose de tous les enfants qui ont reçu le baptême,
quoiqu’ils n’aient jamais entendu parler de Dieu. Il y a
donc des cas où l’on peut être sauvé sans croire en Dieu, et
ces cas ont lieu, soit dans l’enfance, soit dans la démence,
quand l’esprit humain est incapable des opérations néces-
77 PLUTARQUE, Traité de l’Amour, traduction d’Amyot. C’est
ainsi que commençait d’abord la tragédie de Ménalippe ; mais les
clameurs du peuple d’Athènes forcèrent Euripide à changer ce
commencement.
449

saires pour reconnaître la Divinité. Toute la différence que
je vois ici entre vous et moi est que vous prétendez que les
enfants ont à sept ans cette capacité, et que je ne la leur
accorde pas même à quinze. Que j’aie tort ou raison, il ne
s’agit pas ici d’un article de foi, mais d’une simple observa-
tion d’histoire naturelle.
Par le même principe, il est clair que tel homme, par-
venu jusqu’à la vieillesse sans croire en Dieu, ne sera pas
pour cela privé de sa présence dans l’autre vie si son aveu-
glement n’a pas été volontaire ; et je dis qu’il ne l’est pas
toujours. Vous en convenez pour les insensés qu’une ma-
ladie prive de leurs facultés spirituelles, mais non de leur
qualité d’homme, ni par conséquent du droit aux bienfaits
de leur Créateur. Pourquoi donc n’en pas convenir pour
ceux qui, séquestrés de toute société dès leur enfance, au-
raient mené une vie absolument sauvage, privés des lu-
mières qu’on n’acquiert que dans le commerce des
hommes78 ? Car il est d’une impossibilité démontrée qu’un
pareil sauvage pût jamais élever ses réflexions jusqu’à la
connaissance du vrai Dieu. La raison nous dit qu’un
homme n’est punissable que par les fautes de sa volonté,
et qu’une ignorance invincible ne lui saurait être imputée à
crime. D’où il suit que, devant la justice éternelle, tout
homme qui croirait, s’il avait des lumières nécessaires, est
réputé croire, et qu’il n’y aura d’incrédules punis que ceux
dont le cœur se ferme à la vérité.
78 Sur l’état naturel de l’esprit humain et sur la lenteur de ses
progrès, voyez la première partie du Discours sur l’inégalité.
450

Gardons-nous d’annoncer la vérité à ceux qui ne sont
pas en état de l’entendre, car c’est vouloir y substituer
l’erreur. Il vaudrait mieux n’avoir aucune idée de la Divini-
té que d’en avoir des idées basses, fantastiques, inju-
rieuses, indignes d’elle ; c’est un moindre mal de la mé-
connaître que de l’outrager. J’aimerais mieux, dit le bon
Plutarque, qu’on crût qu’il n’y a point de Plutarque au
monde, que si l’on disait que Plutarque est injuste, en-
vieux, jaloux, et si tyran, qu’il exige plus qu’il ne laisse le
pouvoir de faire.
Le grand mal des images difformes de la Divinité
qu’on trace dans l’esprit des enfants est qu’elles y restent
toute leur vie, et qu’ils ne conçoivent plus, étant hommes,
d’autre Dieu que celui des enfants. J’ai vu en Suisse une
bonne et pieuse mère de famille tellement convaincue de
cette maxime, qu’elle ne voulut point instruire son fils de
la religion dans le premier âge, de peur que, content de
cette instruction grossière, il n’en négligeât une meilleure
à l’âge de raison. Cet enfant n’entendait jamais parler de
Dieu qu’avec recueillement et révérence, et, sitôt qu’il en
voulait parler lui-même, on lui imposait silence, comme
sur un sujet trop sublime et trop grand pour lui. Cette ré-
serve excitait sa curiosité, et son amour-propre aspirait au
moment de connaître ce mystère qu’on lui cachait avec
tant de soin. Moins on lui parlait de Dieu, moins on souf-
frait qu’il en parlât lui-même, et plus il s’en occupait : cet
enfant voyait Dieu partout. Et ce que je craindrais de cet
air de mystère indiscrètement affecté, serait qu’en allu-
mant trop l’imagination d’un jeune homme on n’altérât sa
tète, et qu’enfin l’on n’en fît un fanatique, au lieu d’en faire
un croyant.
451

Mais ne craignons rien de semblable pour mon Émile,
qui, refusant constamment son attention à tout ce qui est
au-dessus de sa portée, écoute avec la plus profonde indif-
férence les choses qu’il n’entend pas. Il y en a tant sur les-
quelles il est habitué à dire : Cela n’est pas de mon ressort,
qu’une de plus ne l’embarrasse guère ; et, quand il com-
mence à s’inquiéter de ces grandes questions, ce n’est pas
pour les avoir entendu proposer, mais c’est quand le pro-
grès naturel de ses lumières porte ses recherches de ce
côté-là.
Nous avons vu par quel chemin l’esprit humain cultivé
s’approche de ces mystères ; et je conviendrai volontiers
qu’il n’y parvient naturellement, au sein de la société
même, que dans un âge plus avancé. Mais comme il y a
dans la même société des causes inévitables par lesquelles
le progrès des passions est accéléré, si l’on n’accélérait de
même le progrès des lumières qui servent à régler ces pas-
sions, c’est alors qu’on sortirait véritablement de l’ordre de
la nature, et que l’équilibre serait rompu. Quand on n’est
pas maître de modérer un développement trop rapide, il
faut mener avec la même rapidité ceux qui doivent y cor-
respondre ; en sorte que l’ordre ne soit point interverti,
que ce qui doit marcher ensemble ne soit point séparé, et
que l’homme, tout entier à tous les moments de sa vie, ne
soit pas à tel point par une de ses facultés, et à tel autre
point par les autres.
Quelle difficulté je vois s’élever ici ! difficulté d’autant
plus grande qu’elle est moins dans les choses que dans la
pusillanimité de ceux qui n’osent la résoudre. Commen-
çons au moins par oser la proposer. Un enfant doit être
452

élevé dans la religion de son père : on lui prouve toujours
très bien que cette religion, quelle qu’elle soit, est la seule
véritable : que toutes les autres ne sont qu’extravagance et
absurdité. La force des arguments dépend absolument sur
ce point du pays où l’on les propose. Qu’un Turc, qui
trouve le christianisme si ridicule à Constantinople, aille
voir comment on trouve le mahométisme à Paris ! C’est
surtout en matière de religion que l’opinion triomphe.
Mais nous qui prétendons secouer son joug en toute
chose, nous qui ne voulons rien donner à l’autorité, nous
qui ne voulons rien enseigner à notre Émile qu’il ne pût
apprendre de lui-même par tout pays, dans quelle religion
l’élèverons-nous ? à quelle secte agrégerons-nous l’homme
de la nature ? La réponse est fort simple, ce me semble ;
nous ne l’agrégerons ni à celle-ci ni à celle-là, mais nous le
mettrons en état de choisir celle où le meilleur usage de sa
raison doit le conduire.
Incedo per ignes
Suppositos cineri doloso.
N’importe : le zèle et la bonne foi m’ont jusqu’ici tenu
lieu de prudence : j’espère que ces garants ne
m’abandonneront point au besoin. Lecteurs, ne craignez
pas de moi des précautions indignes d’un ami de la vérité :
je n’oublierai jamais ma devise ; mais il m’est trop permis
de me défier de mes jugements. Au lieu de vous dire ici de
mon chef ce que je pense, je vous dirai ce que pensait un
homme qui valait mieux que moi. Je garantis la vérité des
faits qui vont être rapportés, ils sont réellement arrivés à
l’auteur du papier que je vais transcrire : c’est à vous de
453

voir si l’on peut en tirer des réflexions utiles sur le sujet
dont il s’agit. Je ne vous propose point le sentiment d’un
autre ou le mien pour règle ; je vous l’offre à examiner.
« Il y a trente ans que, dans une ville d’Italie, un jeune
homme expatrié se voyait réduit à la dernière misère. Il était
né calviniste ; mais, par les suites d’une étourderie, se trou-
vant fugitif, en pays étranger, sans ressource, il changea de
religion pour avoir du pain. Il y avait dans cette ville un hos-
pice pour les prosélytes : il y fut admis. En l’instruisant sur la
controverse, on lui donna des doutes qu’il n’avait pas, et on
lui apprit le mal qu’il ignorait : il entendit des dogmes nou-
veaux, il vit des mœurs encore plus nouvelles ; il les vit, et
faillit en être la victime. Il voulut fuir, on l’enferma ; il se
plaignit, on le punit de ses plaintes : à la merci de ses tyrans,
il se vit traiter en criminel pour n’avoir pas voulu céder au
crime. Que ceux qui savent combien la première épreuve de
la violence et de l’injustice irrite un jeune cœur sans expé-
rience se figurent l’état du sien. Des larmes de rage coulaient
de ses yeux, l’indignation l’étouffait : il implorait le ciel et les
hommes, il se confiait à tout le monde, et n’était écouté de
personne. Il ne voyait que de vils domestiques soumis à
l’infâme qui l’outrageait, ou des complices du même crime
qui se raillaient de sa résistance et l’excitaient à les imiter. Il
était perdu sans un honnête ecclésiastique qui vint à l’hospice
pour quelque affaire, et qu’il trouva le moyen de consulter en
secret. L’ecclésiastique était pauvre et avait besoin de tout le
monde – mais l’opprimé avait encore plus besoin de lui ; et il
n’hésita pas à favoriser son évasion, au risque de se faire un
dangereux ennemi.
« Échappé au vice pour rentrer dans l’indigence, le jeune
homme luttait sans succès contre sa destinée : un moment il
se crut au-dessus d’elle. A la première lueur de fortune ses
maux et son protecteur furent oubliés. Il fut bientôt puni de
cette ingratitude : toutes ses espérances s’évanouirent ; sa
jeunesse avait beau le favoriser, ses idées romanesques gâ-
454

taient tout. N’ayant ni assez de talents, ni assez d’adresse
pour se faire un chemin facile, ne sachant être ni modéré ni
méchant, il prétendit à tant de choses qu’il ne sut parvenir à
rien. Retombé dans sa première détresse, sans pain, sans
asile, prêt à mourir de faim, il se ressouvint de son bienfai-
teur.
« Il y retourne, il le trouve, il en est bien reçu : sa vue rap-
pelle à l’ecclésiastique une bonne action qu’il avait faite ; un
tel souvenir réjouit toujours l’âme. Cet homme était naturel-
lement humain, compatissant ; il sentait les peines d’autrui
par les siennes, et le bien-être n’avait point endurci son
cœur ; enfin les leçons de la sagesse et une vertu éclairée
avaient affermi son bon naturel. Il accueille le jeune homme,
lui cherche un gîte, l’y recommande ; il partage avec lui son
nécessaire, à peine suffisant pour deux. Il fait plus, il
l’instruit, le console, il lui apprend l’art difficile de supporter
patiemment l’adversité. Gens à préjugés, est-ce d’un prêtre,
est-ce en Italie que vous eussiez espéré tout cela ?
« Cet honnête ecclésiastique était un pauvre vicaire sa-
voyard, qu’une aventure de jeunesse avait mis mal avec son
évêque, et qui avait passé les monts pour chercher les res-
sources qui lui manquaient dans son pays. Il n’était ni sans
esprit ni sans lettres ; et avec une figure intéressante il avait
trouvé des protecteurs qui le placèrent chez un ministre pour
élever son fils. Il préférait la pauvreté à la dépendance, et il
ignorait comment il faut se conduire chez les grands. Il ne
resta pas longtemps chez celui-ci ; en le quittant, il ne perdit
point son estime, et comme il vivait sagement et se faisait ai-
mer de tout le monde, il se flattait de rentrer en grâce auprès
de son évêque, et d’en obtenir quelque petite cure dans les
montagnes pour y passer le reste de ses jours. Tel était le
dernier terme de son ambition.
« Un penchant naturel l’intéressait au jeune fugitif, et le
lui fit examiner avec soin. Il vit que la mauvaise fortune avait
455

déjà flétri son cœur, que l’opprobre et le mépris avaient abat-
tu son courage, et que sa fierté, changée en dépit amer, ne lui
montrait dans l’injustice et la dureté des hommes que le vice
de leur nature et la chimère de la vertu. Il avait vu que la reli-
gion ne sert que de masque à l’intérêt, et le culte sacré de
sauvegarde à l’hypocrisie ; il avait vu, dans la subtilité des
vaines disputes, le paradis et l’enfer mis pour prix à des jeux
de mots ; il avait vu la sublime et primitive idée de la Divinité
défigurée par les fantasques imaginations des hommes ; et,
trouvant que pour croire en Dieu il fallait renoncer au juge-
ment qu’on avait reçu de lui, il prit dans le même dédain nos
ridicules rêveries et l’objet auquel nous les appliquons. Sans
rien savoir de ce qui est, sans rien imaginer sur la génération
des choses, il se plongea dans sa stupide ignorance avec un
profond mépris pour tous ceux qui pensaient en savoir plus
que lui.
« L’oubli de toute religion conduit à l’oubli des devoirs de
l’homme. Ce progrès était déjà plus d’à moitié fait dans le
cœur du libertin. Ce n’était pas pourtant un enfant mai né ;
mais l’incrédulité, la misère, étouffant peu à peu le naturel,
l’entraînaient rapidement à sa perte, et ne lui préparaient que
les mœurs d’un gueux et la morale d’un athée.
« Le mal, presque inévitable, n’était pas absolument con-
sommé. Le jeune homme avait des connaissances, et son
éducation n’avait pas été négligée. Il était dans cet âge heu-
reux où le sang en fermentation commence d’échauffer l’âme
sans l’asservir aux fureurs des sens. La sienne avait encore
tout son ressort. Une honte native, un caractère timide sup-
pléaient à la gêne et prolongeaient pour lui cette époque dans
laquelle vous maintenez votre élève avec tant de soins.
L’exemple odieux d’une dépravation brutale et d’un vice sans
charme, loin d’animer son imagination, l’avait amortie. Long-
temps le dégoût lui tint lieu de vertu pour conserver son in-
nocence ; elle ne devait succomber qu’à de plus douces séduc-
tions.
456

« L’ecclésiastique vit le danger et les ressources. Les diffi-
cultés ne le rebutèrent point : il se complaisait dans son ou-
vrage ; il résolut de l’achever, et de rendre à la vertu la vic-
time qu’il avait arrachée à l’infamie. Il s’y prit de loin pour
exécuter son projet : la beauté du motif animait son courage
et lui inspirait des moyens dignes de son zèle. Quel que fût le
succès, il était sûr de n’avoir pas perdu son temps. On réussit
toujours quand on ne veut que bien faire.
« Il commença par gagner la confiance du prosélyte en ne
lui vendant point ses bienfaits, en ne se rendant point impor-
tun, en ne lui faisant point de sermons, en se mettant tou-
jours à sa portée, en se faisant petit pour s’égaler à lui. C’était,
ce me semble, un spectacle assez touchant de voir un homme
grave devenir le camarade d’un polisson, et la vertu se prêter
au ton de la licence pour en triompher plus sûrement. Quand
l’étourdi venait lui faire ses folles confidences, et s’épancher
avec lui, le prêtre l’écoutait, le mettait à son aise ; sans ap-
prouver le mal il s’intéressait à tout : jamais une indiscrète
censure ne venait arrêter son babil et resserrer son cœur ; le
plaisir avec lequel il se croyait écouté augmentait celui qu’il
prenait à tout dire. Ainsi se fit sa confession générale sans
qu’il songeât à rien confesser.
« Après avoir bien étudié ses sentiments et son caractère,
le prêtre vit clairement que, sans être ignorant pour son âge,
il avait oublié tout ce qu’il lui importait de savoir, et que
l’opprobre où l’avait réduit la fortune étouffait en lui tout vrai
sentiment du bien et du mal. Il est un degré d’abrutissement
qui ôte la vie à l’âme ; et la voix intérieure ne sait point se
faire entendre à celui qui ne songe qu’à se nourrir. Pour ga-
rantir le jeune infortuné de cette mort morale dont il était si
près, il commença par réveiller en lui l’amour-propre et
l’estime de soi-même : il lui montrait un avenir plus heureux
dans le bon emploi de ses talents ; il ranimait dans son cœur
une ardeur généreuse par le récit des belles actions d’autrui ;
en lui faisant admirer ceux qui les avaient faites, il lui rendait
457

le désir d’en faire de semblables. Pour le détacher insensi-
blement de sa vie oisive et vagabonde, il lui faisait faire des
extraits de livres choisis ; et, feignant d’avoir besoin de ces
extraits, il nourrissait en lui le noble sentiment de la recon-
naissance. Il l’instruisait directement par ces livres ; il lui fai-
sait reprendre assez bonne opinion de lui-même pour ne pas
se croire un être inutile à tout bien, et pour ne vouloir plus se
rendre méprisable à ses propres yeux.
« Une bagatelle fera juger de l’art qu’employait cet
homme bienfaisant pour élever insensiblement le cœur de
son disciple au-dessus de la bassesse, sans paraître songer à
son instruction. L’ecclésiastique avait une probité si bien re-
connue et un discernement si sûr, que plusieurs personnes
aimaient mieux faire passer leurs aumônes par ses mains que
par celles des riches curés des villes. Un jour qu’on lui avait
donné quelque argent à distribuer aux pauvres, le jeune
homme eut, à ce titre, la lâcheté de lui en demander. Non,
dit-il, nous sommes frères, vous m’appartenez, et je ne dois
pas toucher à ce dépôt pour mon usage. Ensuite il lui donna
de son propre argent autant qu’il en avait demandé. Des le-
çons de cette espèce sont rarement perdues dans le cœur des
jeunes gens qui ne sont pas tout à fait corrompus.
« Je me lasse de parler en tierce personne ; et c’est un
soin fort superflu ; car vous sentez bien, cher concitoyen, que
ce malheureux fugitif c’est moi-même : je me crois assez loin
des désordres de ma jeunesse pour oser les avouer, et la main
qui m’en tira mérite bien qu’aux dépens d’un peu de honte je
rende au moins quelque honneur à ses bienfaits.
« Ce qui me frappait le plus était de voir, dans la vie pri-
vée de mon digne maître, la vertu sans hypocrisie, l’humanité
sans faiblesse, des discours toujours droits et simples, et une
conduite toujours conforme à ces discours. Je ne le voyais
point s’inquiéter si ceux qu’il aidait allaient à vêpres, s’ils se
confessaient souvent, s’ils jeûnaient les jours prescrits, s’ils
458

faisaient maigre, ni leur imposer d’autres conditions sem-
blables, sans lesquelles, dût-on mourir de misère, on n’a nulle
assistance à espérer des dévots.
« Encouragé par ses observations, loin d’étaler moi-même
à ses yeux le zèle affecté d’un nouveau converti, je ne lui ca-
chais point trop mes manières de penser, et ne l’en voyais pas
plus scandalisé. Quelquefois j’aurais pu me dire : il me passe
mon indifférence pour le culte que j’ai embrassé en faveur de
celle qu’il me voit aussi pour le culte dans lequel je suis né ; il
sait que mon dédain n’est plus une affaire de parti. Mais que
devais-je penser quand je l’entendais quelquefois approuver
des dogmes contraires à ceux de l’Église romaine, et paraître
estimer médiocrement toutes ses cérémonies ? je l’aurais cru
protestant déguisé si je l’avais vu moins fidèle à ces mêmes
usages dont il semblait faire assez peu de cas ; mais, sachant
qu’il s’acquittait sans témoin de ses devoirs de prêtre aussi
ponctuellement que sous les yeux du public, je ne savais plus
que juger de ces contradictions. Au défaut près qui jadis avait
attiré sa disgrâce et dont il n’était pas trop bien corrigé, sa vie
était exemplaire, ses mœurs étaient irréprochables, ses dis-
cours honnêtes et judicieux. En vivant avec lui dans la plus
grande intimité, j’apprenais à le respecter chaque jour davan-
tage ; et tant de bontés m’ayant tout à fait gagné le cœur,
j’attendais avec une curieuse inquiétude le moment
d’apprendre sur quel principe il fondait l’uniformité d’une vie
aussi singulière.
« Ce moment ne vint pas sitôt. Avant de s’ouvrir à son
disciple, il s’efforça de faire germer les semences de raison et
de bonté qu’il jetait dans son âme. Ce qu’il y avait en moi de
plus difficile à détruire était une orgueilleuse misanthropie,
une certaine aigreur contre les riches et les heureux du
monde, comme s’ils l’eussent été à mes dépens, et que leur
prétendu bonheur eût été usurpé sur le mien. La folle vanité
de la jeunesse, qui regimbe contre l’humiliation, ne me don-
nait que trop de penchant à cette humeur colère, et l’amour-
459

propre, que mon mentor tâchait de réveiller en moi, me por-
tant à la fierté, rendait les hommes encore plus vils à mes
yeux, et ne faisait qu’ajouter pour eux le mépris à la haine.
« Sans combattre directement cet orgueil, il l’empêcha de
se tourner en dureté d’âme ; et sans m’ôter l’estime de moi-
même, il la rendit moins dédaigneuse pour mon prochain. En
écartant toujours la vaine apparence et me montrant les
maux réels qu’elle couvre, il m’apprenait à déplorer les er-
reurs de mes semblables, à m’attendrir sur leurs misères, et à
les plaindre plus qu’à les envier. Ému de compassion sur les
faiblesses humaines par le profond sentiment des siennes, il
voyait partout des hommes victimes de leurs propres vices et
de ceux d’autrui ; il voyait les pauvres gémir sous le joug des
riches, et les riches sous le joug des préjugés. Croyez-moi, di-
sait-il, nos illusions, loin de nous cacher nos maux, les aug-
mentent, en donnant un prix à ce qui n’en a point, et nous
rendant sensibles à mille fausses privations que nous ne sen-
tirions pas sans elles. La paix de l’âme consiste dans le mé-
pris de tout ce qui peut la troubler : l’homme qui fait le plus
cas de la vie est celui qui sait le moins en jouir et celui qui as-
pire le plus avidement au bonheur est toujours le plus misé-
rable.
« Ah ! quels tristes tableaux ! m’écriais-je avec amertume :
s’il faut se refuser à tout, que nous a donc servi de naître ? et
s’il faut mépriser le bonheur même, qui est-ce qui sait être
heureux ? C’est moi, répondit un jour le prêtre d’un ton dont
je fus frappé. Heureux, vous ! si peu fortuné, si pauvre, exilé,
persécuté, vous êtes heureux ! Et qu’avez-vous fait pour
l’être ? Mon enfant, reprit-il, je vous le dirai volontiers.
« Là-dessus il me fit entendre qu’après avoir reçu mes con-
fessions il voulait me faire les siennes. J’épancherai dans
votre sein, me dit-il en m’embrassant, tous les sentiments de
mon cœur. Vous me verrez, sinon tel que je suis, au moins tel
que je me vois moi-même. Quand vous aurez reçu mon en-
460

tière profession de foi, quand vous connaîtrez bien l’état de
mon âme, vous saurez pourquoi le m’estime heureux, et, si
vous pensez comme moi, ce que vous avez à faire pour l’être.
Mais ces aveux ne sont pas l’affaire d’un moment ; il faut du
temps pour vous exposer tout ce que je pense sur le sort de
l’homme et sur le vrai prix de la vie : prenons une heure, un
lieu commode pour nous livrer paisiblement à cet entretien.
« Je marquai de l’empressement à l’entendre. Le rendez-
vous ne fut pas renvoyé plus tard qu’au lendemain matin. On
était en été, nous nous levâmes à la pointe du jour. Il me me-
na hors de la ville, sur une haute colline, au-dessous de la-
quelle passait le Pô, dont on voyait le cours à travers les fer-
tiles rives qu’il baigne ; dans l’éloignement, l’immense chaîne
des Alpes couronnait le paysage ; les rayons du soleil levant
rasaient déjà les plaines, et projetant sur les champs par
longues ombres les arbres, les coteaux, les maisons, enrichis-
saient de mille accidents de lumière le plus beau tableau dont
l’œil humain puisse être frappé. On eût dit que la nature éta-
lait à nos yeux toute sa magnificence pour en offrir le texte à
nos entretiens. Ce fut là qu’après avoir quelque temps con-
templé ces objets en silence, l’homme de paix me parla ain-
si : »
Profession de foi du vicaire savoyard
Mon enfant, n’attendez de moi ni des discours savants
ni de profonds raisonnements. Je ne suis pas un grand
philosophe, et je me soucie peu de l’être. Mais j’ai quelque-
fois du bon sens, et j’aime toujours la vérité. Je ne veux
pas argumenter avec vous, ni même tenter de vous con-
vaincre ; il me suffit de vous exposer ce que je pense dans
la simplicité de mon cœur. Consultez le vôtre durant mon
discours ; c’est tout ce que je vous demande. Si je me
trompe, c’est de bonne foi ; cela suffit pour que mon er-
461

reur ne me soit point imputée à crime : quand vous vous
tromperiez de même, il y aurait peu de mal à cela. Si je
pense bien, la raison nous est commune, et nous avons le
même intérêt à l’écouter ; pourquoi ne penseriez-vous pas
comme moi ?
Je suis né pauvre et paysan, destiné par mon état à
cultiver la terre ; mais on crut plus beau que j’apprisse à
gagner mon pain dans le métier de prêtre, et l’on trouva le
moyen de me faire étudier. Assurément ni mes parents ni
moi ne songions guère à chercher en cela ce qui était bon,
véritable, utile, mais ce qu’il fallait savoir pour être ordon-
né. J’appris ce qu’on voulait que j’apprisse, je dis ce qu’on
voulait que je disse, je m’engageai comme on voulut, et je
fus fait prêtre. Mais je ne tardai pas à sentir qu’en
m’obligeant de n’être pas homme j’avais promis plus que
je ne pouvais tenir.
On nous dit que la conscience est l’ouvrage des préju-
gés ; cependant, je sais par mon expérience qu’elle
s’obstine à suivre l’ordre de la nature contre toutes les lois
des hommes. On a beau nous défendre ceci ou cela, le re-
mords nous reproche toujours faiblement ce que nous
permet la nature bien ordonnée, à plus forte raison ce
qu’elle nous prescrit. O bon jeune homme, elle n’a rien dit
encore à vos sens : vivez longtemps dans l’état heureux où
sa voix est celle de l’innocence. Souvenez-vous qu’on
l’offense encore plus quand on la prévient que quand on la
combat ; il faut commencer par apprendre à résister pour
savoir quand on peut céder sans crime.
462

Dès ma jeunesse j’ai respecté le mariage comme la
première et la plus sainte institution de la nature. M’étant
ôté le droit de m’y soumettre, je résolus de ne le point pro-
faner ; car, malgré mes classes et mes études, ayant tou-
jours mené une vie uniforme et simple, j’avais conservé
dans mon esprit toute la clarté des lumières primitives :
les maximes du monde ne les avaient point obscurcies, et
ma pauvreté m’éloignait des tentations qui dictent les so-
phismes du vice.
Cette résolution fut précisément ce qui me perdit ;
mon respect pour le lit d’autrui laissa mes fautes à décou-
vert. Il fallut expier le scandale : arrêté, interdit, chassé, je
fus bien plus la victime de mes scrupules que de mon in-
continence ; et j’eus lieu de comprendre, aux reproches
dont ma disgrâce fut accompagnée, qu’il ne faut souvent
qu’aggraver la faute pour échapper au châtiment.
Peu d’expériences pareilles mènent loin un esprit qui
réfléchit. Voyant par de tristes observations renverser les
idées que j’avais du juste, de l’honnête, et de tous les de-
voirs de l’homme, je perdais chaque jour quelqu’une des
opinions que j’avais reçues ; celles qui me restaient ne
suffisant plus pour faire ensemble un corps qui pût se sou-
tenir par lui-même, je sentis peu à peu s’obscurcir dans
mon esprit l’évidence des principes, et, réduit enfin à ne
savoir plus que penser, je parvins au même point où vous
êtes ; avec cette différence, que mon incrédulité, fruit tar-
dif d’un âge plus mûr, s’était formée avec plus de peine, et
devait être plus difficile à détruire.
463

J’étais dans ces dispositions d’incertitude et de doute
que Descartes exige pour la recherche de la vérité. Cet état
est peu fait pour durer, il est inquiétant et pénible ; il n’y a
que l’intérêt du vice ou la paresse de l’âme qui nous y
laisse. Je n’avais point le cœur assez corrompu pour m’y
plaire ; et rien ne conserve mieux l’habitude de réfléchir
que d’être plus content de soi que de sa fortune.
Je méditais donc sur le triste sort des mortels flottant
sur cette mer des opinions humaines, sans gouvernail,
sans boussole, et livrés à leurs passions orageuses, sans
autre guide qu’un pilote inexpérimenté qui méconnaît sa
route, et qui ne sait ni d’où il vient ni où il va. Je me di-
sais : J’aime la vérité, je la cherche, et ne puis la recon-
naître ; qu’on me la montre et j’y demeure attaché : pour-
quoi faut-il qu’elle se dérobe à l’empressement d’un cœur
fait pour l’adorer ?
Quoique j’aie souvent éprouvé de plus grands maux, je
n’ai jamais mené une vie aussi constamment désagréable
que dans ces temps de trouble et d’anxiétés, où, sans cesse
errant de doute en doute, je ne rapportais de mes longues
méditations qu’incertitude, obscurité, contradictions sur
la cause de mon être et sur la règle de mes devoirs.
Comment peut-on être sceptique par système et de
bonne foi ? je ne saurais le comprendre. Ces philosophes,
ou n’existent pas, ou sont les plus malheureux des
hommes. Le doute sur les choses qu’il nous importe de
connaître est un état trop violent pour l’esprit humain : il
n’y résiste pas longtemps ; il se décide malgré lui de ma-
464

nière ou d’autre, et il aime mieux se tromper que ne rien
croire.
Ce qui redoublait mon embarras, était qu’étant né
dans une Eglise qui décide tout, qui ne permet aucun
doute, un seul point rejeté me faisait rejeter tout le reste,
et que l’impossibilité d’admettre tant de décisions ab-
surdes me détachait aussi de celles qui ne l’étaient pas. En
me disant : Croyez tout, on m’empêchait de rien croire, et
je ne savais plus où m’arrêter.
Je consultai les philosophes, je feuilletai leurs livres,
j’examinai leurs diverses opinions ; je les trouvai tous
fiers, affirmatifs, dogmatiques, même dans leur scepti-
cisme prétendu, n’ignorant rien, ne prouvant rien, se mo-
quant les uns des autres ; et ce point commun à tous me
parut le seul sur lequel ils ont tous raison. Triomphants
quand ils attaquent, ils sont sans vigueur en se défendant.
Si vous pesez les raisons, ils n’en ont que pour détruire ; si
vous comptez les voies, chacun est réduit à la sienne ; ils
ne s’accordent que pour disputer ; les écouter n’était pas le
moyen de sortir de mon incertitude.
Je conçus que l’insuffisance de l’esprit humain est la
première cause de cette prodigieuse diversité de senti-
ments, et que l’orgueil est la seconde. Nous n’avons point
la mesure de cette machine immense, nous n’en pouvons
calculer les rapports ; nous n’en connaissons ni les pre-
mières lois ni la cause finale ; nous nous ignorons nous-
mêmes ; nous ne connaissons ni notre nature ni notre
principe actif ; à peine savons-nous si l’homme est un être
simple ou composé : des mystères impénétrables nous
465

environnent de toutes parts ; ils sont au-dessus de la ré-
gion sensible ; pour les percer nous croyons avoir de
l’intelligence, et nous n’avons que de l’imagination. Cha-
cun se fraye, à travers ce monde imaginaire, une route
qu’il croit la bonne ; nul ne peut savoir si la sienne mène
au but. Cependant nous voulons tout pénétrer, tout con-
naître. La seule chose que nous ne savons point, est
d’ignorer ce que nous ne pouvons savoir. Nous aimons
mieux nous déterminer au hasard, et croire ce qui n’est
pas, que d’avouer qu’aucun de nous ne peut voir ce qui est.
Petite partie d’un grand tout dont les bornes nous échap-
pent, et que son auteur livre à nos folles disputes, nous
sommes assez vains pour vouloir décider ce qu’est ce tout
en lui-même, et ce que nous sommes par rapport à lui.
Quand les philosophes seraient en état de découvrir la
vérité, qui d’entre eux prendrait intérêt à elle ? Chacun sait
bien que son système n’est pas mieux fondé que les
autres ; mais il le soutient parce qu’il est à lui. Il n’y en a
pas un seul qui, venant à connaître le vrai et le faux, ne
préférât le mensonge qu’il a trouvé à la vérité découverte
par un autre. Où est le philosophe qui, pour sa gloire, ne
tromperait pas volontiers le genre humain ? Où est celui
qui, dans le secret de son cœur, se propose un autre objet
que de se distinguer ? Pourvu qu’il s’élève au-dessus du
vulgaire, pourvu qu’il efface l’éclat de ses concurrents, que
demande-t-il de plus ? L’essentiel est de penser autrement
que les autres. Chez les croyants il est athée, chez les
athées il serait croyant.
Le premier fruit que je tirai de ces réflexions fut
d’apprendre à borner mes recherches à ce qui
466

m’intéressait immédiatement, à me reposer dans une pro-
fonde ignorance sur tout le reste, et à ne m’inquiéter,
jusqu’au doute, que des choses qu’il m’importait de savoir.
Je compris encore que, loin de me délivrer de mes
doutes inutiles, les philosophes ne feraient que multiplier
ceux qui me tourmentaient et n’en résoudraient aucun. Je
pris donc un autre guide et je me dis : Consultons la lu-
mière intérieure, elle m’égarera moins qu’ils ne m’égarent,
ou, du moins, mon erreur sera la mienne, et je me dépra-
verai moins en suivant mes propres illusions qu’en me
livrant à leurs mensonges.
Alors, repassant dans mon esprit les diverses opinions
qui m’avaient tour à tour entraîné depuis ma naissance, je
vis que, bien qu’aucune d’elles ne fût assez évidente pour
produire immédiatement la conviction, elles avaient divers
degrés de vraisemblance, et que l’assentiment intérieur s’y
prêtait ou s’y refusait à différentes mesures. Sur cette
première observation, comparant entre elles toutes ces
différentes idées dans le silence des préjugés, je trouvai
que la première et la plus commune était aussi la plus
simple et la plus raisonnable, et qu’il ne lui manquait,
pour réunir tous les suffrages, que d’avoir été proposée la
dernière. Imaginez tous vos philosophes anciens et mo-
dernes ayant d’abord épuisé leurs bizarres systèmes de
force, de chances, de fatalité, de nécessité, d’atomes, de
monde animé, de matière vivante, de matérialisme de
toute espèce, et après eux tous, l’illustre Clarke éclairant le
monde, annonçant enfin l’Etre des êtres et le dispensateur
des choses : avec quelle universelle admiration, avec quel
applaudissement unanime n’eût point été reçu ce nouveau
467

système, si grand, si consolant, si sublime, si propre à éle-
ver l’âme, à donner une base à la vertu, et en même temps
si frappant, si lumineux, si simple, et, ce me semble, of-
frant moins de choses incompréhensibles à l’esprit hu-
main qu’il n’en trouve d’absurdes en tout autre système !
Je me disais : Les objections insolubles sont communes à
tous, parce que l’esprit de l’homme est trop borné pour les
résoudre ; elles ne prouvent donc contre aucun par préfé-
rence : mais quelle différence entre les preuves directes !
celui-là seul qui explique tout ne doit-il pas être préféré
quand il n’a pas plus de difficulté que les autres ?
Portant donc en moi l’amour de la vérité pour toute
philosophie, et pour toute méthode une règle facile et
simple qui me dispense de la vaine subtilité des argu-
ments, je reprends sur cette règle l’examen des connais-
sances qui m’intéressent, résolu d’admettre pour évidentes
toutes celles auxquelles, dans la sincérité de mon cœur, je
ne pourrai refuser mon consentement, pour vraies toutes
celles qui me paraîtront avoir une liaison nécessaire avec
ces premières, et de laisser toutes les autres dans
l’incertitude, sans les rejeter ni les admettre, et sans me
tourmenter à les éclaircir quand elles ne mènent à rien
d’utile pour la pratique.
Mais qui suis-je ? quel droit ai-je de juger les choses ?
et qu’est-ce qui détermine mes jugements ? S’ils sont en-
traînés, forcés par les impressions que je reçois, je me fa-
tigue en vain à ces recherches, elles ne se feront point, ou
se feront d’elles-mêmes sans que je me mêle de les diriger.
Il faut donc tourner d’abord mes regards sur moi pour
468

connaître l’instrument dont je veux me servir, et jusqu’à
quel point je puis me fier à son usage.
J’existe, et j’ai des sens par lesquels je suis affecté. Voi-
là la première vérité qui me frappe et à laquelle je suis
forcé d’acquiescer. Ai-je un sentiment propre de mon exis-
tence, ou ne la sens-je que par mes sensations ? Voilà mon
premier doute, qu’il m’est, quant à présent, impossible de
résoudre. Car, étant continuellement affecté de sensations,
ou immédiatement, ou par la mémoire, comment puis-je
savoir si le sentiment du moi est quelque chose hors de ces
mêmes sensations, et s’il peut être indépendant d’elles ?
Mes sensations se passent en moi, puisqu’elles me font
sentir mon existence ; mais leur cause m’est étrangère,
puisqu’elles m’affectent malgré que j’en aie, et qu’il ne
dépend de moi ni de les produire ni de les anéantir. Je
conçois donc clairement que ma sensation qui est en moi,
et sa cause ou son objet qui est hors de moi, ne sont pas la
même chose.
Ainsi, non seulement j’existe, mais il existe d’autres
êtres, savoir, les objets de mes sensations ; et quand ces
objets ne seraient que des idées, toujours est-il vrai que
ces idées ne sont pas moi.
Or, tout ce que je sens hors de moi et qui agit sur mes
sens, je l’appelle matière ; et toutes les portions de matière
que je conçois réunies en êtres individuels, je les appelle
des corps. Ainsi toutes les disputes des idéalistes et des
matérialistes ne signifient rien pour moi : leurs distinc-
tions sur l’apparence et la réalité des corps sont des chi-
mères.
469

Me voici déjà tout aussi sûr de l’existence de l’univers
que de la mienne. Ensuite je réfléchis sur les objets de mes
sensations ; et, trouvant en moi la faculté de les comparer,
je me sens doué d’une force active que je ne savais pas
avoir auparavant.
Apercevoir, c’est sentir ; comparer, c’est juger ; juger et
sentir ne sont pas la même chose. Par la sensation, les
objets s’offrent à moi séparés, isolés, tels qu’ils sont dans
la nature ; par la comparaison, je les remue, je les trans-
porte pour ainsi dire, je les pose l’un sur l’autre pour pro-
noncer sur leur différence ou sur leur similitude, et géné-
ralement sur tous leurs rapports. Selon moi la faculté dis-
tinctive de l’être actif ou intelligent est de pouvoir donner
un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans l’être pure-
ment sensitif cette force intelligente qui superpose et puis
qui prononce ; je ne la saurais voir dans sa nature. Cet être
passif sentira chaque objet séparément, ou même il sentira
l’objet total formé des deux ; mais, n’ayant aucune force
pour les replier l’un sur l’autre, il ne les comparera jamais,
il ne les jugera point.
Voir deux objets à la fois, ce n’est pas voir leurs rap-
ports ni juger de leurs différences ; apercevoir plusieurs
objets les uns hors des autres n’est pas les nombrer. Je
puis avoir au même instant l’idée d’un grand bâton et d’un
petit bâton sans les comparer, sans juger que l’un est plus
petit que l’autre, comme je puis voir à la fois ma main en-
tière, sans faire le compte de mes doigts79. Ces idées com-
79 Les relations de M. de la Condamine nous parlent d’un
peuple qui ne savait compter que jusqu’à trois. Cependant les
470

paratives, plus grand, plus petit, de même que les idées
numériques d’un, de deux, etc., ne sont certainement pas
des sensations, quoique mon esprit ne les produise qu’à
l’occasion de mes sensations.
On nous dit que l’être sensitif distingue les sensations
les unes des autres par les différences qu’ont entre elles
ces mêmes sensations : ceci demande explication. Quand
les sensations sont différentes, l’être sensitif les distingue
par leurs différences : quand elles sont semblables, il les
distingue parce qu’il sent les unes hors des autres. Autre-
ment, comment dans une sensation simultanée distingue-
rait-il deux objets égaux ? il faudrait nécessairement qu’il
confondît ces deux objets et les prît pour le même, surtout
dans un système où l’on prétend que les sensations repré-
sentatives de l’étendue ne sont point étendues.
Quand les deux sensations à comparer sont aperçues,
leur impression est faite, chaque objet est senti, les deux
sont sentis, mais leur rapport n’est pas senti pour cela. Si
le jugement de ce rapport n’était qu’une sensation, et me
venait uniquement de l’objet, mes jugements ne me trom-
peraient jamais, puisqu’il n’est jamais faux que je sente ce
que je sens.
Pourquoi donc est-ce que je me trompe sur le rapport
de ces deux bâtons, surtout s’ils ne sont pas parallèles ?
Pourquoi, dis-je, par exemple, que le petit bâton est le
tiers du grand, tandis qu’il n’en est que le quart ? Pourquoi
hommes qui composaient ce peuple, ayant des mains, avaient sou-
vent aperçu leurs doigts sans savoir compter jusqu’à cinq.
471

l’image, qui est la sensation, n’est-elle pas conforme à son
modèle, qui est l’objet ? C’est que je suis actif quand je
juge, que l’opération qui compare est fautive, et que mon
entendement, qui juge les rapports, mêle ses erreurs à la
vérité des sensations qui ne montrent que les objets.
Ajoutez à cela une réflexion qui vous frappera, je
m’assure, quand vous y aurez pensé ; c’est que, si nous
étions purement passifs dans l’usage de nos sens, il n’y
aurait entre eux aucune communication ; il nous serait
impossible de connaître que le corps que nous touchons et
l’objet que nous voyons sont le même. Ou nous ne senti-
rions jamais rien hors de nous, ou il y aurait pour nous
cinq substances sensibles, dont nous n’aurions nul moyen
d’apercevoir l’identité.
Qu’on donne tel ou tel nom à cette force de mon esprit
qui rapproche et compare mes sensations ; qu’on l’appelle
attention, méditation, réflexion, ou comme on voudra ;
toujours est-il vrai qu’elle est en moi et non dans les
choses, que c’est moi seul qui la produis, quoique je ne la
produise qu’à l’occasion de l’impression que font sur moi
les objets. Sans être maître de sentir ou de ne pas sentir, je
le suis d’examiner plus ou moins ce que je sens.
Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et pas-
sif, mais un être actif et intelligent, et, quoi qu’en dise la
philosophie, j’oserai prétendre à l’honneur de penser. Je
sais seulement que la vérité est dans les choses et non pas
dans mon esprit qui les juge, et que moins je mets du mien
dans les jugements que j’en porte, plus je suis sûr
d’approcher de la vérité : ainsi ma règle de me livrer au
472

sentiment plus qu’à la raison est confirmée par la raison
même.
M’étant, pour ainsi dire, assuré de moi-même, je
commence à regarder hors de moi, et je me considère avec
une sorte de frémissement, jeté, perdu dans ce vaste uni-
vers, et comme noyé dans l’immensité des êtres, sans rien
savoir de ce qu’ils sont, ni entre eux, ni par rapport à moi.
Je les étudie, je les observe ; et, le premier objet qui se
présente à moi pour les comparer, c’est moi-même.
Tout ce que j’aperçois par les sens est matière, et je
déduis toutes les propriétés essentielles de la matière des
qualités sensibles qui me la font apercevoir, et qui en sont
inséparables. Je la vois tantôt en mouvement et tantôt en
repos80, d’où j’infère que ni le repos ni le mouvement ne
lui sont essentiels ; mais le mouvement étant une action,
est l’effet d’une cause dont le repos n’est que l’absence.
Quand donc rien n’agit sur la matière, elle ne se meut
point, et, par cela même qu’elle est indifférente au repos et
au mouvement, son état naturel est d’être en repos.
J’aperçois dans les corps deux sortes de mouvements,
savoir, mouvement communiqué, et mouvement spontané
80 Ce repos n’est, si l’on veut, que relatif ; mais puisque nous
observons du plus ou du moins dans le mouvement, nous concevons
très clairement un des deux termes extrêmes, qui est le repos, et
nous le concevons si bien, que nous sommes enclins même à pren-
dre pour absolu le repos qui n’est que relatif. Or il n’est pas vrai que
le mouvement soit de l’essence de la matière, si elle peut être conçue
en repos.
473

ou volontaire. Dans le premier, la cause motrice est étran-
gère au corps mû, et dans le second elle est en lui-même.
Je ne conclurai pas de là que le mouvement d’une montre,
par exemple, est spontané ; car si rien d’étranger au res-
sort n’agissait sur lui, il ne tendrait point à se redresser, et
ne tirerait pas la chaîne. Par la même raison, je
n’accorderai point non plus la spontanéité aux fluides, ni
au feu même qui fait leur fluidité81.
Vous me demanderez si les mouvements des animaux
sont spontanés ; je vous dirai que je n’en sais rien, mais
que l’analogie est pour l’affirmative. Vous me demanderez
encore comment je sais donc qu’il y a des mouvements
spontanés ; je vous dira que je le sais parce que je le sens.
Je veux mouvoir mon bras et je le meus, sans que ce mou-
vement ait d’autre cause immédiate que ma volonté. C’est
en vain qu’on voudrait raisonner pour détruire en moi ce
sentiment, il est plus fort que toute évidence ; autant vau-
drait me prouver que je n’existe pas.
S’il n’y avait aucune spontanéité dans les actions des
hommes, ni dans rien de ce qui se fait sur la terre, on n’en
serait que plus embarrassé à imaginer la première cause
de tout mouvement. Pour moi, je me sens tellement per-
suadé que l’état naturel de la matière est d’être en repos, et
qu’elle n’a par elle-même aucune force pour agir, qu’en
81 Les chimistes regardent le phlogistique ou l’élément du feu
comme épars, immobile, et stagnant dans les mixtes dont il fait
partie, jusqu’à ce que des causes étrangères le dégagent, le réunis-
sent, le mettent en mouvement, et le changent en feu.
474

voyant un corps en mouvement je juge aussitôt, ou que
c’est un corps animé, ou que ce mouvement lui a été com-
muniqué. Mon esprit refuse tout acquiescement à l’idée de
la matière non organisée se mouvant d’elle-même, ou pro-
duisant quelque action.
Cependant cet univers visible est matière, matière
éparse et morte82, qui n’a rien dans son tout de l’union, de
l’organisation, du sentiment commun des parties d’un
corps animé, puisqu’il est certain que nous qui sommes
parties ne nous sentons nullement dans le tout. Ce même
univers est en mouvement, et dans ses mouvements ré-
glés, uniformes, assujettis à des lois constantes, il n’a rien
de cette liberté qui paraît dans les mouvements spontanés
de l’homme et des animaux. Le monde n’est donc pas un
grand animal qui se meuve de lui-même ; il y a donc de ses
mouvements quelque cause étrangère à lui, laquelle je
n’aperçois pas ; mais la persuasion intérieure me rend
cette cause tellement sensible, que je ne puis voir rouler le
soleil sans imaginer une force qui le pousse, ou que ; si la
terre tourne, je crois sentir une main qui la fait tourner.
S’il faut admettre des lois générales dont je n’aperçois
point les rapports essentiels avec la matière, de quoi serai-
je avancé ? Ces lois, n’étant point des êtres réels, des subs-
tances, ont donc quelque autre fondement qui m’est in-
82 J’ai fait tous mes efforts pour concevoir une molécule vi-
vante, sans pouvoir en venir à bout. L’idée de la matière sentant
sans avoir des sens me paraît inintelligible et contradictoire. Pour
adopter ou rejeter cette idée, il faudrait commencer par la com-
prendre, et j’avoue que je n’ai pas ce bonheur-là.
475

connu. L’expérience et l’observation nous ont fait con-
naître les lois du mouvement ; ces lois déterminent les
effets sans montrer les causes ; elles ne suffisent point
pour expliquer le système du monde et la marche de
l’univers. Descartes avec des dés fermait le ciel et la terre ;
mais il ne put donner le premier branle à ces dés, ni
mettre en jeu sa force centrifuge qu’à l’aide d’un mouve-
ment de rotation. Newton a trouvé la loi de l’attraction ;
mais l’attraction seule réduirait bientôt l’univers en une
masse immobile : à cette loi il a fallu joindre une force
projectile pour faire décrire des courbes aux corps cé-
lestes. Que Descartes nous dise quelle loi physique a fait
tourner ses tourbillons ; que Newton nous montre la main
qui lança les planètes sur la tangente de leurs orbites.
Les premières causes du mouvement ne sont point
dans la matière ; elle reçoit le mouvement et le commu-
nique, mais elle ne le produit pas. Plus j’observe l’action et
réaction des forces de la nature agissant les unes sur les
autres, plus je trouve que, d’effets en effets, il faut toujours
remonter à quelque volonté pour première cause ; car
supposer un progrès de causes à l’infini, c’est n’en point
supposer du tout. En un mot, tout mouvement qui n’est
pas produit par un autre ne peut venir que d’un acte spon-
tané, volontaire ; les corps inanimés n’agissent que par le
mouvement, et il n’y a point de véritable action sans vo-
lonté. Voilà mon premier principe. Je crois donc qu’une
volonté meut l’univers et anime la nature. Voilà mon pre-
mier dogme, ou mon premier article de foi.
Comment une volonté produit-elle une action phy-
sique et corporelle ? je n’en sais rien, mais j’éprouve en
476

moi qu’elle la produit. Je veux agir, et j’agis ; je veux mou-
voir mon corps, et mon corps se meut ; mais qu’un corps
inanimé et en repos vienne à se mouvoir de lui-même ou
produise le mouvement, cela est incompréhensible et sans
exemple. La volonté m’est connue par ses actes, non par sa
nature. Je connais cette volonté comme cause motrice ;
mais concevoir la matière productrice du mouvement,
c’est clairement concevoir un effet sans cause, c’est ne
concevoir absolument rien.
Il ne m’est pas plus possible de concevoir comment ma
volonté meut mon corps, que comment mes sensations
affectent mon âme. Je ne sais pas même pourquoi l’un de
ces mystères a paru plus explicable que l’autre. Quant à
moi, soit quand je suis passif, soit quand je suis actif, le
moyen d’union des deux substances me paraît absolument
incompréhensible. Il est bien étrange qu’on parte de cette
incompréhensibilité même pour confondre les deux subs-
tances, comme si des opérations de natures si différentes
s’expliquaient mieux dans un seul sujet que dans deux.
Le dogme que je viens d’établir est obscur, il est vrai ;
mais enfin il offre un sens, et il n’a rien qui répugne à la
raison ni à l’observation : en peut-on dire autant du maté-
rialisme ? N’est-il pas clair que si le mouvement était es-
sentiel à la matière, il en serait inséparable, il y serait tou-
jours en même degré, toujours le même dans chaque por-
tion de matière, il serait incommunicable, il ne pourrait ni
augmenter ni diminuer, et l’on ne pourrait pas même con-
cevoir la matière en repos ? Quand on me dit que le mou-
vement ne lui est pas essentiel, mais nécessaire, on veut
me donner le change par des mots qui seraient plus aisés à
477

réfuter s’ils avaient un peu plus de sens. Car, ou le mou-
vement de la matière lui vient d’elle-même, et alors il lui
est essentiel, ou, s’il lui vient d’une cause étrangère, il n’est
nécessaire à la matière qu’autant que la cause motrice agit
sur elle : nous rentrons dans la première difficulté.
Les idées générales et abstraites sont la source des plus
grandes erreurs des hommes ; jamais le jargon de la méta-
physique n’a fait découvrir une seule vérité, et il a rempli
la philosophie d’absurdités dont on a honte, sitôt qu’on les
dépouille de leurs grands mots. Dites-moi, mon ami, si,
quand on vous parle d’une force aveugle répandue dans
toute la nature, on porte quelque véritable idée à votre
esprit. On croit dire quelque chose par ces mots vagues de
force universelle, de mouvement nécessaire, et l’on ne dit
rien du tout. L’idée du mouvement n’est autre chose que
l’idée du transport d’un lieu à un autre : il n’y a point de
mouvement sans quelque direction ; car un être individuel
ne saurait se mouvoir à la fois dans tous les sens. Dans
quel sens donc la matière se meut-elle nécessairement ?
Toute la matière en corps a-t-elle un mouvement uni-
forme, ou chaque atome a-t-elle un mouvement propre ?
Selon la première idée, l’univers entier doit former une
masse solide et indivisible ; selon la seconde, il ne doit
former qu’un fluide épars et incohérent, sans qu’il soit
jamais possible que deux atomes se réunissent. Sur quelle
direction se fera ce mouvement commun de toute la ma-
tière ? Sera-ce en droite ligne, en haut, en bas, à droite ou
à gauche ? Si chaque molécule de matière a sa direction
particulière, quelles seront les causes de toutes ces direc-
tions et de toutes ces différences ? Si chaque atome ou
molécule de matière ne faisait que tourner sur son propre
478

centre, jamais rien ne sortirait de sa place, et il n’y aurait
point de mouvement communiqué ; encore même fau-
drait-il que ce mouvement circulaire fût déterminé dans
quelque sens. Donner à la matière le mouvement par abs-
traction, c’est dire des mots qui ne signifient rien ; et lui
donner un mouvement déterminé, c’est supposer une
cause qui le détermine. Plus je multiplie les forces particu-
lières, plus j’ai de nouvelles causes à expliquer, sans ja-
mais trouver aucun agent commun qui les dirige. Loin de
pouvoir imaginer aucun ordre dans le concours fortuit des
éléments, je n’en puis pas même imaginer le combat, et le
chaos de l’univers m’est plus inconcevable que son har-
monie. Je comprends que le mécanisme du monde peut
n’être pas intelligible à l’esprit humain ; mais sitôt qu’un
homme se mêle de l’expliquer, il doit dire des choses que
les hommes entendent.
Si la matière mue me montre une volonté, la matière
mue selon de certaines lois me montre une intelligence :
c’est mon second article de foi. Agir, comparer, choisir,
sont les opérations d’un être actif et pensant : donc cet
être existe. Où le voyez-vous exister ? m’allez-vous dire.
Non seulement dans les cieux qui roulent, dans l’astre qui
nous éclaire ; non seulement dans moi-même, mais dans
la brebis qui paît, dans l’oiseau qui vole, dans la pierre qui
tombe, dans la feuille qu’emporte le vent.
Je juge de l’ordre du monde quoique j’en ignore la fin,
parce que pour juger de cet ordre il me suffit de comparer
les parties entre elles, d’étudier leur concours, leurs rap-
ports, d’en remarquer le concert. J’ignore pourquoi
l’univers existe ; mais je ne laisse pas de voir comment il
479

est modifié : je ne laisse pas d’apercevoir l’intime corres-
pondance par laquelle les êtres qui le composent se prê-
tent un secours mutuel. Je suis comme un homme qui
verrait pour la première fois une montre ouverte, et qui ne
laisserait pas d’en admirer l’ouvrage, quoiqu’il ne connût
pas l’usage de la machine et qu’il n’eût point vu le cadran.
Je ne sais, dirait-il, à quoi le tout est bon ; mais je vois que
chaque pièce est faite pour les autres ; j’admire l’ouvrier
dans le détail de son ouvrage, et je suis bien sûr que tous
ces rouages ne marchent ainsi de concert que pour une fin
commune qu’il m’est impossible d’apercevoir.
Comparons les fins particulières, les moyens, les rap-
ports ordonnés de toute espèce, puis écoutons le senti-
ment intérieur ; quel esprit sain peut se refuser à son té-
moignage ? À quels yeux non prévenus l’ordre sensible de
l’univers n’annonce-t-il pas une suprême intelligence ? Et
que de sophismes ne faut-il point entasser pour mécon-
naître l’harmonie des êtres et l’admirable concours de
chaque pièce pour la conservation des autres ? Qu’on me
parle tant qu’on voudra de combinaisons et de chances ;
que vous sert de me réduire au silence, si vous ne pouvez
m’amener à la persuasion ? Et comment m’ôterez-vous le
sentiment involontaire qui vous dément toujours malgré
moi ? Si les corps organisés se sont combinés fortuitement
de mille manières avant de prendre des formes constantes,
s’il s’est formé d’abord des estomacs sans bouches, des
pieds sans têtes, des mains sans bras, des organes impar-
faits de toute espèce qui sont péris faute de pouvoir se
conserver, pourquoi nul de ces informes essais ne frappe-
t-il plus nos regards ? Pourquoi la nature s’est-elle enfin
prescrit des lois auxquelles elle n’était pas d’abord assujet-
480

tie ? Je ne dois point être surpris qu’une chose arrive lors-
qu’elle est possible, et que la difficulté de l’événement est
compensée par la quantité des jets ; j’en conviens. Cepen-
dant, si l’on venait me dire que des caractères
d’imprimerie projetés au hasard ont donné l’Enéide tout
arrangée, je ne daignerais pas faire un pas pour aller véri-
fier le mensonge. Vous oubliez, me dira-t-on, la quantité
des jets. Mais de ces jets-là combien faut-il que j’en sup-
pose pour rendre la combinaison vraisemblable ? Pour
moi, qui n’en vois qu’un seul, j’ai l’infini à parier contre un
que son produit n’est point l’effet du hasard. Ajoutez que
des combinaisons et des chances ne donneront jamais que
des produits de même nature que les éléments combinés,
que l’organisation et la vie ne résulteront point d’un jet
d’atomes, et qu’un chimiste combinant des mixtes ne les
fera point sentir et penser dans son creuset83.
J’ai lu Nieuwentit avec surprise, et presque avec scan-
dale. Comment cet homme a-t-il pu vouloir faire un livre
des merveilles de la nature, qui montent la sagesse de son
83 Croirait-on, si l’on n’en avait la preuve, que l’extravagance
humaine put être portée à ce point ? Amatus Lusitanus assurait
avoir vu un petit homme long d’un pouce enfermé dans un verre,
que Julius Camillus, comme un autre Prométhée, avait fait par la
science alchimique. Paracelse, de Natura rerum, enseigne la façon
de produire ces petits hommes, et soutient que les pygmées, les
faunes, les satyres et les nymphes ont été engendrés par la chimie.
En effet, je ne vois pas trop qu’il reste désormais autre chose à faire,
pour établir la possibilité de ces faits, si ce n’est d’avancer que la
matière organique résiste à l’ardeur du feu, et que ses molécules
peuvent se conserver en vie dans un fourneau de réverbère.
481

auteur ? Son livre serait aussi gros que le monde, qu’il
n’aurait pas épuisé son sujet ; et sitôt qu’on veut entrer
dans les détails, la plus grande merveille échappe, qui est
l’harmonie et l’accord du tout. La seule génération des
corps vivants et organisés est l’abîme de l’esprit humain ;
la barrière insurmontable que la nature a mise entre les
diverses espèces, afin qu’elles ne se confondissent pas,
montre ses intentions avec la dernière évidence. Elle ne
s’est pas contentée d’établir l’ordre, elle a pris des mesures
certaines pour que rien ne pût le troubler.
Il n’y a pas un être dans l’univers qu’on ne puisse, à
quelque égard, regarder comme le centre commun de tous
les autres, autour duquel ils sont tous ordonnés, en sorte
qu’ils sont tous réciproquement fins et moyens les uns
relativement aux autres. L’esprit se confond et se perd
dans cette infinité de rapports, dont pas un n’est confondu
ni perdu dans la foule. Que d’absurdes suppositions pour
déduire toute cette harmonie de l’aveugle mécanisme de la
matière mue fortuitement ! Ceux qui nient l’unité
d’intention qui se manifeste dans les rapports de toutes les
parties de ce grand tout, ont beau couvrir leur galimatias
d’abstractions, de coordinations, de principes généraux,
de termes emblématiques ; quoi qu’ils fassent, il m’est
impossible de concevoir un système d’êtres si constam-
ment ordonnés, que je ne conçoive une intelligence qui
l’ordonne. Il ne dépend pas de moi de croire que la ma-
tière passive et morte a pu produire des êtres vivants et
sentants, qu’une fatalité aveugle a pu produire des êtres
intelligents, que ce qui ne pense point a pu produire des
êtres qui pensent.
482

Je crois donc que le monde est gouverné par une vo-
lonté puissante et sage ; je le vois, ou plutôt je le sens, et
cela m’importe à savoir. Mais ce même monde est-il éter-
nel ou créé ? Y a-t-il un principe unique des choses ? Y en
a-t-il deux ou plusieurs ? Et quelle est leur nature ? Je n’en
sais rien, et que m’importe. À mesure que ces connais-
sances me deviendront intéressantes, je m’efforcerai de les
acquérir ; jusque-là je renonce à des questions oiseuses
qui peuvent inquiéter mon amour-propre, mais qui sont
inutiles à ma conduite et supérieures à ma raison.
Souvenez-vous toujours que je n’enseigne point mon
sentiment, je l’expose. Que la matière soit éternelle ou
créée, qu’il y ait un principe passif ou qu’il n’y en ait
point ; toujours est-il certain que le tout est un, et annonce
une intelligence unique ; car je ne vois rien qui ne soit
ordonné dans le même système, et qui ne concoure à la
même fin, savoir la conservation du tout dans l’ordre éta-
bli. Cet être qui veut et qui peut, cet être actif par lui-
même, cet être enfin, quel qu’il soit, qui meut l’univers et
ordonne toutes choses, je l’appelle Dieu. Je joins à ce nom
les idées d’intelligence, de puissance, de volonté, que j’ai
rassemblées, et celle de bonté qui en est une suite néces-
saire ; mais je n’en connais pas mieux l’être auquel je l’ai
donné ; il se dérobe également à mes sens et à mon enten-
dement ; plus j’y pense, plus je me confonds ; je sais très
certainement qu’il existe, et qu’il existe par lui-même : je
sais que mon existence est subordonnée à la sienne, et que
toutes les choses qui me sont connues sont absolument
dans le même cas. J’aperçois Dieu partout dans ses
œuvres ; je le sens en moi, je le vois tout autour de moi ;
mais sitôt que je veux le contempler en lui-même, sitôt
483

que je veux chercher où il est, ce qu’il est, quelle est sa
substance, il m’échappe et mon esprit troublé n’aperçoit
plus rien.
Pénétré de mon insuffisance, je ne raisonnerai jamais
sur la nature de Dieu, que je n’y sois forcé par le sentiment
de ses rapports avec moi. Ces raisonnements sont toujours
téméraires, un homme sage ne doit s’y livrer qu’en trem-
blant et sûr qu’il n’est pas fait pour les approfondir : car ce
qu’il y a de plus injurieux à la Divinité n’est pas de n’y
point penser, mais d’en mal penser.
Après avoir découvert ceux de ses attributs par les-
quels je conçois mon existence, je reviens à moi, et je
cherche quel rang j’occupe dans l’ordre des choses qu’elle
gouverne, et que je puis examiner. Je me trouve incontes-
tablement au premier par mon espèce ; car, par ma volon-
té et par les instruments qui sont en mon pouvoir pour
l’exécuter, j’ai plus de force pour agir sur tous les corps qui
m’environnent, ou pour me prêter ou me dérober comme
il me plaît à leur action, qu’aucun d’eux n’en a pour agir
sur moi malgré moi par la seule impulsion physique ; et,
par mon intelligence, je suis le seul qui ait inspection sur
le tout. Quel être ici-bas, hors l’homme, sait observer tous
les autres, mesurer, calculer, prévoir leurs mouvements,
leurs effets, et joindre, pour ainsi dire, le sentiment de
l’existence commune à celui de son existence indivi-
duelle ? Qu’y a-t-il de si ridicule à penser que tout est fait
pour moi, si je suis le seul qui sache tout rapporter à lui ?
Il est donc vrai que l’homme est le roi de la terre qu’il
habite ; car non seulement il dompte tous les animaux,
484

non seulement il dispose des éléments par son industrie,
mais lui seul sur la terre en sait disposer, et il s’approprie
encore, par la contemplation, les astres mêmes dont il ne
peut approcher. Qu’on me montre un autre animal sur la
terre qui sache faire usage du feu, et qui sache admirer le
soleil. Quoi ! je puis observer, connaître les êtres et leurs
rapports ? je puis sentir ce que c’est qu’ordre, beauté, ver-
tu ; je puis contempler l’univers, m’élever à la main qui le
gouverne ; je puis aimer le bien, le faire ; et je me compa-
rerais aux bêtes ! Ame abjecte, c’est ta triste philosophie
qui te rend semblable à elles : ou plutôt tu veux en vain
t’avilir, ton génie dépose contre tes principes, ton cœur
bienfaisant dément ta doctrine, et l’abus même de tes fa-
cultés prouve leur excellence en dépit de toi.
Pour moi qui n’ai point de système à soutenir, moi,
homme simple et vrai, que la fureur d’aucun parti
n’entraîne et qui n’aspire point à l’honneur d’être chef de
secte, content de la place où Dieu m’a mis, je ne vois rien,
après lui, de meilleur que mon espèce ; et si j’avais choisir
ma place dans l’ordre des êtres, que pourrais-je choisir de
plus que d’être homme ?
Cette réflexion m’enorgueillit moins qu’elle ne me
touche ; car cet état n’est point de mon choix, et il n’était
pas dû au mérite d’un être qui n’existait pas encore. Puis-
je me voir ainsi distingué sans me féliciter de remplir ce
poste honorable, et sans bénir la main qui m’y a placé ? De
mon premier retour sur moi naît dans mon cœur un sen-
timent de reconnaissance et de bénédiction pour l’auteur
de mon espèce, et de ce sentiment mon premier hommage
à la Divinité bienfaisante. J’adore la puissance suprême et
485

je m’attendris sur ses bienfaits. Je n’ai pas besoin qu’on
m’enseigne ce culte, il m’est dicté par la nature elle-même.
N’est-ce pas une conséquence naturelle de l’amour de soi,
d’honorer ce qui nous protège, et d’aimer ce qui nous veut
du bien ?
Mais quand, pour connaître ensuite ma place indivi-
duelle dans mon espèce, j’en considère les divers rangs et
les hommes qui les remplissent, que deviens-je ? Quel
spectacle ! Où est l’ordre que j’avais observé ? Le tableau
de la nature ne m’offrait qu’harmonie et proportions, celui
du genre humain ne m’offre que confusion, désordre ! Le
concert règne entre les éléments, et les hommes sont dans
le chaos ! Les animaux sont heureux, leur roi seul est mi-
sérable ! O sagesse, où sont tes lois ? O Providence, est-ce
ainsi que tu régis le monde ? Etre bienfaisant, qu’est deve-
nu ton pouvoir ? Je vois le mal sur la terre.
Croiriez-vous, mon bon ami, que de ces tristes ré-
flexions et de ces contradictions apparentes se formèrent
dans mon esprit les sublimes idées de l’âme, qui n’avaient
point jusque-là résulté de mes recherches ? En méditant
sur la nature de l’homme, j’y crus découvrir deux principes
distincts, dont l’un l’élevait à l’étude des vérités éternelles,
à l’amour de la justice et du beau moral, aux régions du
monde intellectuel dont la contemplation fait les délices
du sage, et dont l’autre le ramenait bassement en lui-
même, l’asservissait à l’empire des sens, aux passions qui
sont leurs ministres, et contrariait par elles tout ce que lui
inspirait le sentiment du premier. En me sentant entraîné,
combattu par ces deux mouvements contraires je me di-
sais : Non, l’homme n’est point un : je veux et je ne veux
486

pas, je me sens à la fois esclave et libre ; je vois le bien, je
l’aime, et je fais le mal ; je suis actif quand j’écoute la rai-
son, passif quand mes passions m’entraînent ; et mon pire
tourment quand je succombe est de sentir que j’ai pu ré-
sister.
Jeune homme, écoutez avec confiance, je serai tou-
jours de bonne foi. Si la conscience est l’ouvrage des pré-
jugés, j’ai tort, sans doute, et il n’y a point de morale dé-
montrée ; mais si se préférer à tout est un penchant natu-
rel à l’homme, et si pourtant le premier sentiment de la
justice est inné dans le cœur humain, que celui qui fait de
l’homme un être simple lève ces contradictions, et je ne
reconnais plus qu’une substance.
Vous remarquerez que, par ce mot de substance,
j’entends en général l’être doué de quelque qualité primi-
tive, et abstraction faite de toutes modifications particu-
lières ou secondaires. Si donc toutes les qualités primitives
qui nous sont connues peuvent se réunir dans un même
être, on ne doit admettre qu’une substance ; mais s’il y en
a qui s’excluent mutuellement, il y a autant de diverses
substances qu’on peut faire de pareilles exclusions. Vous
réfléchirez sur cela ; pour moi, je n’ai besoin, quoi qu’en
dise Locke, de connaître la matière que comme étendue et
divisible, pour être assuré qu’elle ne peut penser ; et
quand un philosophe viendra me dire que les arbres sen-
tent et que les roches pensent84, il aura beau
84 Il me semble que, loin de dire que les rochers pensent, la phi-
losophie moderne a découvert au contraire que les hommes ne pen-
sent point. Elle ne reconnaît plus que des êtres sensitifs dans la
487

m’embarrasser dans ses arguments subtils, je ne puis voir
en lui qu’un sophiste de mauvaise foi, qui aime mieux
donner le sentiment aux pierres que d’accorder une âme à
l’homme.
Supposons un sourd qui nie l’existence des sons, parce
qu’ils n’ont jamais frappé son oreille. Je mets sous ses
yeux un instrument à corde, dont je fais sonner l’unisson
nature ; et toute la différence qu’elle trouve entre un homme et une
pierre, est que l’homme est un être sensitif qui a des sensations, et la
pierre un être sensitif qui n’en a pas. Mais s’il est vrai que toute
matière sente, où concevrai-je l’unité sensitive ou le moi individuel ?
Sera-ce dans chaque molécule de matière ou dans des corps agréga-
tifs ? Placerai-je également cette unité dans les fluides et dans les
solides, dans les mixtes et dans les éléments ? Il n’y a, dit-on, que
des individus dans la nature ! Mais quels sont ces individus ? Cette
pierre est-elle un individu ou une agrégation d’individus ? Est-elle
un seul être sensitif, ou en contient-elle autant que de grains de
sable ? Si chaque atome élémentaire est un être sensitif, comment
concevrai-je cette intime communication par laquelle l’un se sent
dans l’autre, en sorte que leurs deux moi se confondent en un ?
L’attraction peut être une loi de la nature dont le mystère nous est
inconnu ; mais nous concevons au moins que l’attraction, agissant
selon les masses, il a rien d’incompatible avec l’étendue et la divisi-
bilité. Concevez-vous la même chose du sentiment ? Les parties
sensibles sont étendues, mais l’être sensitif est invisible et un ; il ne
se partage pas, il est tout entier ou nul ; l’être sensitif n’est donc pas
un corps. je ne sais comment l’entendent nos matérialistes, mais il
me semble que les mêmes difficultés qui leur ont fait rejeter la pen-
sée leur devraient faire aussi rejeter le sentiment ; et je ne vois pas
pourquoi, ayant fait le premier pas, ils ne feraient pas aussi l’autre ;
que leur en coûterait-il de plus ? et puisqu’ils sont sûrs qu’ils ne
pensent pas, comment osent-ils affirmer qu’ils sentent ?
488

par un autre instrument caché : le sourd voit frémir la
corde ; je lui dis : C’est le son qui fait cela. Point du tout,
répond-il ; la cause du frémissement de la corde est en
elle-même ; c’est une qualité commune à tous les corps de
frémir ainsi. Montrez-moi donc, reprends-je, ce frémisse-
ment dans les autres corps, ou du moins sa cause dans
cette corde. Je ne puis, réplique le sourd ; mais, parce que
je ne conçois pas comment frémit cette corde, pourquoi
faut-il que j’aille expliquer cela par vos sons, dont je n’ai
pas la moindre idée ? C’est expliquer un fait obscur par
une cause encore plus obscure. Ou rendez-moi vos sons
sensibles, ou je dis qu’ils n’existent pas.
Plus je réfléchis sur la pensée et sur la nature de
l’esprit humain, plus je trouve que le raisonnement des
matérialistes ressemble à celui de ce sourd. Ils sont
sourds, en effet, à la voix intérieure qui leur crie d’un ton
difficile à méconnaître : Une machine ne pense point, il
n’y a ni mouvement ni figure qui produise la réflexion :
quelque chose en toi cherche à briser les liens qui le com-
priment ; l’espace n’est pas ta mesure, l’univers entier
n’est pas assez grand pour toi : tes sentiments, tes désirs,
ton inquiétude, ton orgueil même, ont un autre principe
que ce corps étroit dans lequel tu te sens enchaîné.
Nul être matériel n’est actif par lui-même, et moi je le
suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et ce sentiment
qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. J’ai
un corps sur lequel les autres agissent et qui agit sur eux ;
cette action réciproque n’est pas douteuse ; mais ma vo-
lonté est indépendante de mes sens ; je consens ou je ré-
siste, je succombe ou je suis vainqueur, et je sens parfai-
489

tement en moi-même quand je fais ce que j’ai voulu faire,
ou quand je ne fais que céder à mes passions. J’ai toujours
la puissance de vouloir, non la force d’exécuter. Quand je
me livre aux tentations, j’agis selon l’impulsion des objets
externes. Quand je me reproche cette faiblesse, je n’écoute
que ma volonté ; je suis esclave par mes vices, et libre par
mes remords ; le sentiment de ma liberté ne s’efface en
moi que quand je me déprave, et que j’empêche enfin la
voix de l’âme de s’élever contre la loi du corps.
Je ne connais la volonté que par le sentiment de la
mienne, et l’entendement ne m’est pas mieux connu.
Quand on me demande quelle est la cause qui détermine
ma volonté, je demande à mon tour quelle est la cause qui
détermine mon jugement : car il est clair que ces deux
causes n’en font qu’une ; et si l’on comprend bien que
l’homme est actif dans ses jugements, que son entende-
ment n’est que le pouvoir de comparer et de juger, on ver-
ra que sa fierté n’est qu’un pouvoir semblable, ou dérivé
de celui-là ; il choisit le bon comme il a jugé le vrai ; s’il
juge faux, il choisit mal. Quelle est donc la cause qui dé-
termine sa volonté ? C’est son jugement. Et quelle est la
cause qui détermine son jugement ? C’est sa faculté intel-
ligente, c’est sa puissance de juger ; la cause déterminante
est en lui-même. Passé cela, je n’entends plus rien.
Sans doute je ne suis pas libre de ne pas vouloir mon
propre bien, je ne suis pas libre de vouloir mon mal ; mais
ma liberté consiste en cela même que je ne puis vouloir
que ce qui m’est convenable, ou que j’estime tel, sans que
rien d’étranger à moi me détermine. S’ensuit-il que je ne
490

sois pas mon maître, parce que je ne suis pas le maître
d’être un autre que moi ?
Le principe de toute action est dans la volonté d’un
être libre ; on ne saurait remonter au delà. Ce n’est pas le
mot de liberté qui ne signifie rien, c’est celui de nécessité.
Supposer quelque acte, quelque effet qui ne dérive pas
d’un principe actif, c’est vraiment supposer des effets sans
cause, c’est tomber dans le cercle vicieux. Ou il n’y a point
de première impulsion, ou toute première impulsion n’a
nulle cause antérieure, et il n’y a point de véritable volonté
sans liberté. L’homme est donc libre dans ses actions, et,
comme tel, animé d’une substance immatérielle, c’est mon
troisième article de foi. De ces trois premiers vous dédui-
rez aisément tous les autres, sans que je continue à les
compter.
Si l’homme est actif et libre, il agit de lui-même ; tout
ce qu’il fait librement n’entre point dans le système or-
donné de la Providence, et ne peut lui être imputé. Elle ne
veut point le mal que fait l’homme, en abusant de la liberté
qu’elle lui donne ; mais elle ne l’empêche pas de le faire,
soit que de la part d’un être si faible ce mal soit nul à ses
yeux, soit qu’elle ne pût l’empêcher sans gêner sa liberté et
faire un mal plus grand en dégradant sa nature. Elle l’a fait
libre afin qu’il fît non le mal, mais le bien par choix. Elle l’a
mis en état de faire ce choix en usant bien des facultés
dont elle l’a doué ; mais elle a tellement borné ses forces,
que l’abus de la liberté qu’elle lui laisse ne peut troubler
l’ordre général. Le mal que l’homme fait retombe sur lui
sans rien changer au système du monde, sans empêcher
que l’espèce humaine elle-même ne se conserve malgré
491

qu’elle en ait. Murmurer de ce que Dieu ne l’empêche pas
de faire le mal, c’est murmurer de ce qu’il la fit d’une na-
ture excellente, de ce qu’il mit à ses actions la moralité qui
les ennoblit, de ce qu’il lui donna droit à la vertu. La su-
prême jouissance est dans le contentement de soi-même ;
c’est pour mériter ce contentement que nous sommes pla-
cés sur la terre et doués de la liberté, que nous sommes
tentés par les passions et retenus par la conscience. Que
pouvait de plus en notre faveur la puissance divine elle-
même ? Pouvait-elle mettre de la contradiction dans notre
nature et donner le prix d’avoir bien fait à qui n’eut pas le
pouvoir de mal faire ? Quoi ! pour empêcher l’homme
d’être méchant, fallait-il le borner à l’instinct et le faire
bête ? Non, Dieu de mon âme, je ne te reprocherai jamais
de l’avoir faite à ton image, afin que je pusse être libre,
bon et heureux comme toi.
C’est l’abus de nos facultés qui nous rend malheureux
et méchants. Nos chagrins, nos soucis, nos peines, nous
viennent de nous. Le mal moral est incontestablement
notre ouvrage, et le mal physique ne serait rien sans nos
vices, qui nous l’ont rendu sensible. N’est-ce pas pour
nous conserver que la nature nous fait sentir nos besoins ?
La douleur du corps n’est-elle pas un signe que la machine
se dérange, et un avertissement d’y pourvoir ? La mort…
Les méchants n’empoisonnent-ils pas leur vie et la nôtre ?
Qui est-ce qui voudrait toujours vivre ? La mort est le re-
mède aux maux que vous vous faites ; la nature a voulu
que vous ne souffrissiez pas toujours. Combien l’homme
vivant dans la simplicité primitive est sujet à peu de
maux ! Il vit presque sans maladies ainsi que sans pas-
sions, et ne prévoit ni ne sent la mort ; quand il la sent, ses
492

misères la lui rendent désirable : dès lors elle n’est plus un
mal pour lui. Si nous nous contentions d’être ce que nous
sommes, nous n’aurions point à déplorer notre sort ; mais
pour chercher un bien-être imaginaire, nous nous don-
nons mille maux réels. Qui ne sait pas supporter un peu de
souffrance doit s’attendre à beaucoup souffrir. Quand on a
gâté sa constitution par une vie déréglée, on la veut réta-
blir par des remèdes ; au mal qu’on sent on ajoute celui
qu’on craint ; la prévoyance de la mort la rend horrible et
l’accélère ; plus on la veut fuir, plus on la sent ; et l’on
meurt de frayeur durant toute sa vie, en murmurant
contre la nature des maux qu’on s’est faits en l’offensant.
Homme, ne cherche plus l’auteur du mal ; cet auteur,
c’est toi-même. Il n’existe point d’autre mal que celui que
tu fais ou que tu souffres, et l’un et l’autre te vient de toi.
Le mal général ne peut être que dans le désordre, et je vois
dans le système du monde un ordre qui ne se dément
point. Le mal particulier n’est que dans le sentiment de
l’être qui souffre ; et ce sentiment, l’homme ne l’a pas reçu
de la nature, il se l’est donné. La douleur a peu de prise sur
quiconque, ayant peu réfléchi, n’a ni souvenir ni pré-
voyance. Otez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos
vices, ôtez l’ouvrage de l’homme, et tout est bien.
Où tout est bien, rien n’est injuste. La justice est insé-
parable de la bonté ; or la bonté est l’effet nécessaire d’une
puissance sans borne et de l’amour de soi, essentiel à tout
être qui se sent. Celui qui peut tout étend, pour ainsi dire,
son existence avec celle des êtres. Produire et conserver
sont l’acte perpétuel de la puissance ; elle n’agit point sur
ce qui n’est pas ; Dieu n’est pas le Dieu des morts, il ne
493

pourrait être destructeur et méchant sans se nuire. Celui
qui peut tout ne peut vouloir que ce qui est bien85. Donc
l’Etre souverainement bon parce qu’il est souverainement
puissant, doit être aussi souverainement juste, autrement
il se contredirait lui-même ; car l’amour de l’ordre qui le
produit s’appelle bonté, et l’amour de l’ordre qui le con-
serve s’appelle justice.
Dieu, dit-on, ne doit rien à ses créatures. Je crois qu’il
leur doit tout ce qu’il leur promit en leur donnant l’être. Or
c’est leur promettre un bien que de leur en donner l’idée et
de leur en faire sentir le besoin. Plus je rentre en moi, plus
je me consulte, et plus je lis ces mots écrits dans mon
âme : Sois juste, et tu seras heureux. Il n’en est rien pour-
tant, à considérer l’état présent des choses ; le méchant
prospère, et le juste reste opprimé. Voyez aussi quelle in-
dignation s’allume en nous quand cette attente est frus-
trée ! La conscience s’élève et murmure contre son auteur ;
elle lui crie en gémissant : Tu m’as trompé !
Je t’ai trompé, téméraire ! et qui te l’a dit ? Ton âme
est-elle anéantie ? As-tu cessé d’exister ? O Brutus, ô mon
fils ! ne souille point ta noble vie en la finissant ; ne laisse
point ton espoir et ta gloire avec ton corps aux champs de
Philippes. Pourquoi dis-tu : La vertu n’est rien, quand tu
vas jouir du prix de la tienne ? Tu vas mourir, penses-tu :
85 Quand les anciens appelaient optimus maximus le Dieu su-
prême, ils disaient très vrai ; mais en disant maximus optimus, ils
auraient parlé plus exactement puisque sa bonté vient de sa puis-
sance ; il est bon parce qu’il est grand.
494

non, tu vas vivre, et c’est alors que je tiendrai tout ce que
je t’ai promis.
On dirait, aux murmures des impatients mortels, que
Dieu leur doit la récompense avant le mérite, et qu’il est
obligé de payer leur vertu d’avance. Oh ! soyons bons
premièrement, et puis nous serons heureux. N’exigeons
pas le prix avant la victoire, ni le salaire avant le travail. Ce
n’est point dans la lice, disait Plutarque, que les vain-
queurs de nos jeux sacrés sont couronnés, c’est après
qu’ils l’ont parcourue.
Si l’âme est immatérielle, elle peut survivre au corps ;
et si elle lui survit, la Providence est justifiée. Quand je
n’aurais d’autre preuve de l’immatérialité de l’âme que le
triomphe du méchant et l’oppression du juste en ce
monde, cela seul m’empêcherait d’en douter. Une si cho-
quante dissonance dans l’harmonie universelle me ferait
chercher à la résoudre. Je me dirais : Tout ne finit pas
pour nous avec la vie, tout rentre dans l’ordre à la mort.
J’aurais, à la vérité, l’embarras de me demander où est
l’homme, quand tout ce qu’il avait de sensible est détruit.
Cette question n’est plus une difficulté pour moi, sitôt que
j’ai reconnu deux substances. Il est très simple que, durant
ma vie corporelle, n’apercevant rien que par mes sens, ce
qui ne leur est point soumis m’échappe. Quand l’union du
corps et de l’âme est rompue, je conçois que l’un peut se
dissoudre, et l’autre se conserver. Pourquoi la destruction
de l’un entraînerait-elle la destruction de l’autre ? Au con-
traire, étant de natures si différentes, ils étaient, par leur
union, dans un état violent ; et quand cette union cesse, ils
rentrent tous deux dans leur état naturel : la substance
495

active et vivante regagne toute la force qu’elle employait à
mouvoir la substance passive et morte. Hélas ! je le sens
trop par mes vices, l’homme ne vit qu’à moitié durant sa
vie, et la vie de l’âme ne commence qu’à la mort du corps.
Mais quelle est cette vie ? et l’âme est-elle immortelle
par sa nature ? Mon entendement borné ne conçoit rien
sans bornes : tout ce qu’on appelle infini m’échappe. Que
puis-je nier, affirmer ? quels raisonnements puis-je faire
sur ce que je ne puis concevoir ? Je crois que l’âme survit
au corps assez pour le maintien de l’ordre : qui sait si c’est
assez pour durer toujours ? Toutefois je conçois comment
le corps s’use et se détruit par la division des parties : mais
je ne puis concevoir une destruction pareille de l’être pen-
sant ; et n’imaginant point comment il peut mourir, je
présume qu’il ne meurt pas. Puisque cette présomption
me console et n’a rien de déraisonnable, pourquoi crain-
drais-je de m’y livrer ?
Je sens mon âme, je la connais par le sentiment et par
la pensée, je sais qu’elle est, sans savoir quelle est son es-
sence ; je ne puis raisonner sur des idées que je n’ai pas.
Ce que je sais bien, c’est que l’identité du moi ne se pro-
longe que par la mémoire, et que, pour être le même en
effet, il faut que je me souvienne d’avoir été. Or, je ne sau-
rais me rappeler, après ma mort, ce que j’ai été durant ma
vie, que je ne me rappelle aussi ce que j’ai senti, par con-
séquent ce que j’ai fait ; et je ne doute point que ce souve-
nir ne fasse un jour la félicité des bons et le tourment des
méchants. Ici-bas, mille passions ardentes absorbent le
sentiment interne, et donnent le change aux remords. Les
humiliations, les disgrâces qu’attire l’exercice des vertus,
496

empêchent d’en sentir tous les charmes. Mais quand, déli-
vrés des illusions que nous font le corps et les sens, nous
jouirons de la contemplation de l’Etre suprême et des véri-
tés éternelles dont il est la source, quand la beauté de
l’ordre frappera toutes les puissances de notre âme, et que
nous serons uniquement occupés à comparer ce que nous
avons fait avec ce que nous avons dû faire, c’est alors que
la voix de la conscience reprendra sa force et son empire,
c’est alors que la volupté pure qui naît du contentement de
soi-même, et le regret amer de s’être avili, distingueront
par des sentiments inépuisables le sort que chacun se sera
préparé. Ne me demandez point, ô mon bon ami, s’il y
aura d’autres sources de bonheur et de peines ; je l’ignore ;
et c’est assez de celles que j’imagine pour me consoler de
cette vie, et m’en faire espérer une autre. Je ne dis point
que les bons seront récompensés ; car quel autre bien peut
attendre un être excellent que d’exister selon sa nature ?
Mais je dis qu’ils seront heureux, parce que leur auteur,
l’auteur de toute justice, les ayant faits sensibles, ne les a
pas faits pour souffrir ; et que, n’ayant point abusé de leur
liberté sur la terre, ils n’ont pas trompé leur destination
par leur faute : ils ont souffert pourtant dans cette vie, ils
seront donc dédommagés dans une autre. Ce sentiment
est moins fondé sur le mérite de l’homme que sur la no-
tion de bonté qui me semble inséparable de l’essence di-
vine. Je ne fais que supposer les lois de l’ordre observées,
et Dieu constant à lui-même86.
86 Non pas pour nous, non pas pour nous, Seigneur,
Mais pour ton nom, mais pour ton propre honneur,
497

Ne me demandez pas non plus si les tourments des
méchants seront éternels ; je l’ignore encore, et n’ai point
la vaine curiosité d’éclaircir des questions inutiles. Que
m’importe ce que deviendront les méchants ? Je prends
peu d’intérêt à leur sort. Toutefois j’ai peine à croire qu’ils
soient condamnés à des tourments sans fin. Si la suprême
justice se venge, elle se venge dès cette vie. Vous et vos
erreurs, ô nations ! êtes ses ministres. Elle emploie les
maux que vous vous faites à punir les crimes qui les ont
attirés. C’est dans vos cœurs insatiables, rongés d’envie,
d’avarice et d’ambition, qu’au sein de vos fausses prospéri-
tés les passions vengeresses punissent vos forfaits. Qu’est-
il besoin d’aller chercher l’enfer dans l’autre vie ? il est dès
celle-ci dans le cœur des méchants.
Où finissent nos besoins périssables, où cessent nos
désirs insensés doivent cesser aussi nos passions et nos
crimes. De quelle perversité de purs esprits seraient-ils
susceptibles ? N’ayant besoin de rien, pourquoi seraient-
ils méchants ? Si, destitués de nos sens grossiers, tout leur
bonheur est dans la contemplation des êtres, ils ne sau-
raient vouloir que le bien ; et quiconque cesse d’être mé-
chant peut-il être à jamais misérable ? Voilà ce que j’ai du
penchant à croire, sans prendre peine à me décider là-
dessus. O Etre clément et bon ! quels que soient tes dé-
crets, je les adore ; si tu punis les méchants, j’anéantis ma
faible raison devant ta justice. Mais si les remords de ces
infortunés doivent s’éteindre avec le temps, si leurs maux
O Dieu ! fais-nous revivre !
(Psaumes, 115).
498

doivent finir, et si la même paix nous attend tous égale-
ment un jour, je t’en loue. Le méchant n’est-il pas mon
frère ? Combien de fois j’ai été tenté de lui ressembler !
Que, délivré de sa misère, il perde aussi la malignité qui
l’accompagne ; qu’il soit heureux ainsi que moi : loin
d’exciter ma jalousie, son bonheur ne fera qu’ajouter au
mien.
C’est ainsi que, contemplant Dieu dans ses œuvres, et
l’étudiant par ceux de ses attributs qu’il m’importait de
connaître, je suis parvenu à étendre et augmenter par de-
grés l’idée, d’abord imparfaite et bornée, que je me faisais
de cet être immense. Mais si cette idée est devenue plus
noble et plus grande, elle est aussi moins proportionnée à
la raison humaine. À mesure que j’approche en esprit de
l’éternelle lumière, son éclat m’éblouit, me trouble, et je
suis forcé d’abandonner toutes les notions terrestres qui
m’aidaient à l’imaginer. Dieu n’est plus corporel et sen-
sible ; la suprême Intelligence qui régit le monde n’est plus
le monde même : j’élève et fatigue en vain mon esprit à
concevoir son essence. Quand je pense que c’est elle qui
donne la vie et l’activité à la substance vivante et active qui
régit les corps animés ; quand j’entends dire que mon âme
est spirituelle et que Dieu est un esprit, je m’indigne
contre cet avilissement de l’essence divine ; comme si Dieu
et mon âme étaient de même nature ; comme si Dieu
n’était pas le seul être absolu, le seul vraiment actif, sen-
tant, pensant, voulant par lui-même, et duquel nous te-
nons la pensée, le sentiment, l’activité, la volonté, la liber-
té, l’être ! Nous ne sommes libres que parce qu’il veut que
nous le soyons, et sa substance inexplicable est à nos âmes
ce que nos âmes sont à nos corps. S’il a créé la matière, les
499

corps, les esprits, le monde, je n’en sais rien. L’idée de
création me confond et passe ma portée : je la crois autant
que je la puis concevoir ; mais je sais qu’il a formé
l’univers et tout ce qui existe, qu’il a tout fait, tout ordon-
né. Dieu est éternel, sans doute ; mais mon esprit peut-il
embrasser l’idée de l’éternité ? Pourquoi me payer de mots
sans idée ? Ce que je conçois, c’est qu’il est avant les
choses, qu’il sera tant qu’elles subsisteront, et qu’il serait
même au delà, si tout devait finir un jour. Qu’un être que
je ne conçois pas donne l’existence à d’autres êtres, cela
n’est qu’obscur et incompréhensible ; mais que l’être et le
néant se convertissent d’eux-mêmes l’un dans l’autre, c’est
une contradiction palpable, c’est une claire absurdité.
Dieu est intelligent ; mais comment l’est-il ? l’homme
est intelligent quand il raisonne, et la suprême Intelligence
n’a pas besoin de raisonner ; il n’y a pour elle ni prémisses
ni conséquences, il n’y a pas même de proposition : elle est
purement intuitive, elle voit également tout ce qui est et
tout ce qui peut être ; toutes les vérités ne sont pour elle
qu’une seule idée, comme tous les lieux un seul point, et
tous les temps un seul moment. La puissance humaine
agit par des moyens, la puissance divine agit par elle-
même. Dieu peut parce qu’il veut ; sa volonté fait son pou-
voir. Dieu est bon ; rien n’est plus manifeste : mais la bon-
té dans l’homme est l’amour de ses semblables, et la bonté
de Dieu est l’amour de l’ordre ; car c’est par l’ordre qu’il
maintient ce qui existe, et lie chaque partie avec le tout.
Dieu est juste ; j’en suis convaincu, c’est une suite de sa
bonté ; l’injustice des hommes est leur œuvre et non pas la
sienne ; le désordre moral, qui dépose contre la Provi-
dence aux yeux des philosophes, ne fait que la démontrer
500

aux miens. Mais la justice de l’homme est de rendre à cha-
cun ce qui lui appartient, et la justice de Dieu, de deman-
der compte à chacun de ce qu’il lui a donné.
Que si je viens à découvrir successivement ces attri-
buts dont je n’ai nulle idée absolue, c’est par des consé-
quences forcées, c’est par le bon usage de ma raison ; mais
je les affirme sans les comprendre, et, dans le fond, c’est
n’affirmer rien. J’ai beau me dire : Dieu est ainsi, je le
sens, je me le prouve ; je n’en conçois pas mieux comment
Dieu peut être ainsi.
Enfin, plus je m’efforce de contempler son essence in-
finie, moins je la conçois ; mais elle est, cela me suffit ;
moins je la conçois, plus je l’adore. Je m’humilie, et lui
dis : Etre des êtres, je suis parce que tu es ; c’est m’élever à
ma source que de te méditer sans cesse. Le plus digne
usage de ma raison est de s’anéantir devant toi : c’est mon
ravissement d’esprit, c’est le charme de ma faiblesse, de
me sentir accablé de ta grandeur.
Après avoir ainsi, de l’impression des objets sensibles
et du sentiment intérieur qui me porte à juger des causes
selon mes lumières naturelles, déduit les principales véri-
tés qu’il m’importait de connaître, il me reste à chercher
quelles maximes j’en dois tirer pour ma conduite, et
quelles règles je dois me prescrire pour remplir ma desti-
nation sur la terre, selon l’intention de celui qui m’y a pla-
cé. En suivant toujours ma méthode, je ne tire point ces
règles des principes d’une haute philosophie, mais je les
trouve au fond de mon cœur écrites par la nature en carac-
tères ineffaçables. Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je
501

veux faire : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce
que je sens être mal est mal : le meilleur de tous les ca-
suistes est la conscience ; et ce n’est que quand on mar-
chande avec elle qu’on a recours aux subtilités du raison-
nement. Le premier de tous les soins est celui de soi-
même : cependant combien de fois la voix intérieure nous
dit qu’en faisant notre bien aux dépens d’autrui nous fai-
sons mal ! Nous croyons suivre l’impulsion de la nature, et
nous lui résistons ; en écoutant ce qu’elle dit à nos sens,
nous méprisons ce qu’elle dit à nos cœurs ; l’être actif
obéit, l’être passif commande. La conscience est la voix de
l’âme, les passions sont la voix du corps. Est-il étonnant
que souvent ces deux langages se contredisent ? et alors
lequel faut-il écouter ? Trop souvent la raison nous
trompe, nous n’avons que trop acquis le droit de la récu-
ser ; mais la conscience ne trompe jamais ; elle est le vrai
guide de l’homme : elle est à l’âme ce que l’instinct est au
corps87 ; qui la suit obéit à la nature, et ne craint point de
87 La philosophie moderne, qui n’admet que ce qu’elle explique,
n’a garde d’admettre cette obscure faculté appelée instinct, qui pa-
raît guider, sans aucune connaissance acquise, les animaux vers
quelque fin. L’instinct, selon l’un de nos plus sages philosophes
(Condillac), n’est qu’une habitude privée de réflexion, mais acquise
en réfléchissant ; et de la manière dont il explique ce progrès, on
doit conclure que les enfants réfléchissent plus que les hommes ;
paradoxe assez étrange pour valoir la peine d’être examiné. Sans
entrer ici dans cette discussion, je demande quel nom je dois donner
à l’ardeur avec laquelle mon chien fait la guerre aux taupes qu’il ne
mange point, à la patience avec laquelle il les guette quelquefois des
heures entières, et à l’habileté avec laquelle il les saisit, les jette hors
terre au moment qu’elles poussent, et les tue ensuite pour les laisser
là, sans que jamais personne l’ait dressé à cette chasse, et lui ait
502

s’égarer. Ce point est important, poursuivit mon bienfai-
teur, voyant que j’allais l’interrompre : souffrez que je
m’arrête un peu plus à l’éclaircir.
Toute la moralité de nos actions est dans le jugement
que nous en portons nous-mêmes. S’il est vrai que le bien
soit bien, il doit l’être au fond de nos cœurs comme dans
nos œuvres, et le premier prix de la justice est de sentir
qu’on la pratique. Si la bonté morale est conforme à notre
nature, l’homme ne saurait être sain d’esprit ni bien cons-
titué qu’autant qu’il est bon. Si elle ne l’est pas, et que
l’homme soit méchant naturellement, il ne peut cesser de
l’être sans se corrompre, et la bonté n’est en lui qu’un vice
contre nature. Fait pour nuire à ses semblables comme le
loup pour égorger sa proie, un homme humain serait un
appris qu’il y avait là des taupes. Je demande encore, et ceci est plus
important, pourquoi, la première fois que j’ai menacé ce même
chien, il s’est jeté le dos contre terre, les pattes repliées, dans une
attitude suppliante et la plus propre à me toucher ; posture dans
laquelle il se fût bien gardé de rester, si, sans me laisser fléchir, je
l’eusse battu dans cet état. Quoi ! mon chien, tout petit encore, et ne
faisant presque que de naître, avait-il acquis déjà des idées mo-
rales ? savait-il ce que c’était que clémence et générosité ? sur
quelles lumières acquises espérait-il m’apaiser en s’abandonnant
ainsi à ma discrétion ? Tous les chiens du monde font à peu près la
même chose dans le même cas et je ne dis rien ici que chacun ne
puisse vérifier. Que les philosophes, qui rejettent si dédaigneuse-
ment l’instinct, veuillent bien expliquer ce fait par le seul jeu des
sensations et des connaissances qu’elles nous font acquérir ; qu’ils
l’expliquent d’une manière satisfaisante pour tout homme sensé ;
alors je n’aurai plus rien à dire, et je ne parlerai plus d’instinct.
503

animal aussi dépravé qu’un loup pitoyable ; et la vertu
seule nous laisserait des remords.
Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami ! exami-
nons, tout intérêt personnel à part, à quoi nos penchants
nous portent. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des
tourments ou du bonheur d’autrui ? Qu’est-ce qui nous est
le plus doux à faire, et nous laisse une impression plus
agréable après l’avoir fait, d’un acte de bienfaisance ou
d’un acte de méchanceté ? Pour qui vous intéressez-vous
sur vos théâtres ? Est-ce aux forfaits que vous prenez plai-
sir ? est-ce à leurs auteurs punis que vous donnez des
larmes ? Tous nous est indifférent, disent-ils, hors notre
intérêt : et, tout au contraire, les douceurs de l’amitié, de
l’humanité, nous consolent dans nos peines : et, même
dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables,
si nous n’avions avec qui les partager. S’il n’y a rien de
moral dans le cœur de l’homme, d’où lui viennent donc ces
transports d’admiration pour les actions héroïques, ces
ravissements d’amour pour les grandes âmes ? Cet en-
thousiasme de la vertu, quel rapport a-t-il avec notre inté-
rêt privé ? Pourquoi voudrais-je être Caton qui déchire ses
entrailles, plutôt que César triomphant ? Otez de nos
cœurs cet amour du beau, vous ôtez tout le charme de la
vie. Celui dont les viles passions ont étouffé dans son âme
étroite ces sentiments délicieux ; celui qui, à force de se
concentrer au dedans de lui, vient à bout de n’aimer que
lui-même, n’a plus de transports, son cœur glacé ne pal-
pite plus de joie ; un doux attendrissement n’humecte
jamais ses yeux ; il ne jouit plus de rien ; le malheureux ne
sent plus, ne vit plus ; il est déjà mort.
504

Mais, quel que soit le nombre des méchants sur la
terre, il est peu de ces âmes cadavéreuses devenues insen-
sibles, hors leur intérêt, à tout ce qui est juste et bon.
L’iniquité ne plaît qu’autant qu’on en profite ; dans tout le
reste on veut que l’innocent soit protégé. Voit-on dans une
rue ou sur un chemin quelque acte de violence et
d’injustice ; à l’instant un mouvement de colère et
d’indignation s’élève au fond du cœur, et nous porte à
prendre la défense de l’opprimé : mais un devoir plus
puissant nous retient, et les lois nous ôtent le droit de pro-
téger l’innocence. Au contraire, si quelque acte de clé-
mence ou de générosité frappe nos yeux, quelle admira-
tion, quel amour il nous inspire ! Qui est-ce qui ne se dit
pas : J’en voudrais avoir fait autant ? Il nous importe sû-
rement fort peu qu’un homme ait été méchant ou juste il y
a deux mille ans ; et cependant le même intérêt nous af-
fecte dans l’histoire ancienne, que si tout cela s’était passé
de nos jours. Que me font à moi les crimes de Catilina ? ai-
je peur d’être sa victime ? Pourquoi donc ai-je de lui la
même horreur que s’il était mon contemporain ? Nous ne
haïssons pas seulement les méchants parce qu’ils nous
nuisent, mais parce qu’ils sont méchants. Non seulement
nous voulons être heureux, nous voulons aussi le bonheur
d’autrui, et quand ce bonheur ne coûte rien au nôtre, il
l’augmente. Enfin l’on a, malgré soi, pitié des infortunés ;
quand on est témoin de leur mal, on en souffre. Les plus
pervers ne sauraient perdre tout à fait ce penchant ; sou-
vent il les met en contradiction avec eux-mêmes. Le voleur
qui dépouille les passants couvre encore la nudité du
pauvre ; et le plus féroce assassin soutient un homme
tombant en défaillance.
505

On parle du cri des remords, qui punit en secret les
crimes cachés et les met si souvent en évidence. Hélas !
qui de nous n’entendit jamais cette importune voix ? On
parle par expérience ; et l’on voudrait étouffer ce senti-
ment tyrannique qui nous donne tant de tourment. Obéis-
sons à la nature, nous connaîtrons avec quelle douceur elle
règne, et quel charme on trouve, après l’avoir écoutée, à se
rendre un bon témoignage de soi. Le méchant se craint et
se fuit ; il s’égaye en se jetant hors de lui-même ; il tourne
autour de lui des yeux inquiets, et cherche un objet qui
l’amuse ; sans la satire amère, sans la raillerie insultante, il
serait toujours triste ; le ris moqueur est son seul plaisir.
Au contraire, la sérénité du juste est intérieure ; son ris
n’est point de malignité, mais de joie ; il en porte la source
en lui-même ; il est aussi gai seul qu’au milieu d’un cercle ;
il ne tire pas son consentement de ceux qui l’approchent, il
le leur communique.
Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, par-
courez toutes les histoires. Parmi tant de cultes inhumains
et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et
de caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de
justice et d’honnêteté, partout les mêmes notions de bien
et de mal. L’ancien paganisme enfanta des dieux abomi-
nables, qu’on eût punis ici-bas comme des scélérats, et qui
n’offraient pour tableau du bonheur suprême que des for-
faits à commettre et des passions à contenter. Mais le vice,
armé d’une autorité sacrée, descendait en vain du séjour
éternel, l’instinct moral le repoussait du cœur des hu-
mains. En célébrant les débauches de Jupiter, on admirait
la continence de Xénocrate ; la chaste Lucrèce adorait
l’impudique Vénus ; l’intrépide Romain sacrifiait à la
506

Peur ; il invoquait le dieu qui mutila son père et mourait
sans murmure de la main du sien. Les plus méprisables
divinités furent servies par les plus grands hommes. La
sainte voix de la nature, plus forte que celle des dieux, se
faisait respecter sur la terre, et semblait reléguer dans le
ciel le crime avec les coupables.
Il est donc au fond des âmes un principe inné de jus-
tice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes,
nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonne
ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de
conscience.
Mais à ce mot j’entends s’élever de toutes parts la cla-
meur des prétendus sages : Erreurs de l’enfance, préjugés
de l’éducation ! s’écrient-ils tous de concert. Il n’y a rien
dans l’esprit humain que ce qui s’y introduit par
l’expérience, et nous ne jugeons d’aucune chose que sur
des idées acquises. Ils font plus : cet accord évident et uni-
versel de toutes les nations, ils l’osent rejeter ; et, contre
l’éclatante uniformité du jugement des hommes, ils vont
chercher dans les ténèbres quelque exemple obscur et
connu d’eux seuls ; comme si tous les penchants de la na-
ture étaient anéantis par la dépravation d’un peuple, et
que, sitôt qu’il est des monstres, l’espèce ne fût plus rien.
Mais que servent au sceptique Montaigne les tourments
qu’il se donne pour déterrer en un coin du monde une
coutume opposée aux notions de la justice ? Que lui sert
de donner aux plus suspects voyageurs l’autorité qu’il re-
fuse aux écrivains les plus célèbres ? Quelques usages in-
certains et bizarres fondés sur des causes locales qui nous
sont inconnues, détruiront-ils l’induction générale tirée du
507

concours de tous les peuples, opposés en tout le reste, et
d’accord sur ce seul point ? O Montaigne ! toi qui te piques
de franchise et de vérité, sois sincère et vrai, si un philo-
sophe peut l’être, et dis-moi s’il est quelque pays sur la
terre où ce soit un crime de garder sa foi, d’être clément,
bienfaisant, généreux ; où l’homme de bien soit mépri-
sable, et le perfide honoré.
Chacun, dit-on, concourt au bien public pour son inté-
rêt. Mais d’où vient donc que le juste y concourt à son pré-
judice ? Qu’est-ce qu’aller à la mort pour son intérêt ?
Sans doute nul n’agit que pour son bien ; mais s’il est un
bien moral dont il faut tenir compte, on n’expliquera ja-
mais par l’intérêt propre que les actions des méchants. Il
est même à croire qu’on ne tentera point d’aller plus loin.
Ce serait une trop abominable philosophie que celle où
l’on serait embarrassé des actions vertueuses ; où l’on ne
pourrait se tirer d’affaire qu’en leur controuvant des inten-
tions basses et des motifs sans vertu ; où l’on serait forcé
d’avilir Socrate et de calomnier Régulus. Si jamais de pa-
reilles doctrines pouvaient germer parmi nous, la voix de
la nature, ainsi que celle de la raison, s’élèveraient inces-
samment contre elles, et ne laisseraient jamais à un seul
de leurs partisans l’excuse de l’être de bonne foi.
Mon dessein n’est pas d’entrer ici dans des discussions
métaphysiques qui passent ma portée et la vôtre, et qui,
dans le fond, ne mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je
ne voulais pas philosopher avec vous, mais vous aider à
consulter votre cœur. Quand tous les philosophes prouve-
raient que j’ai tort, si vous sentez que j’ai raison, je n’en
veux pas davantage.
508

Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos idées
acquises de nos sentiments naturels ; car nous sentons
avant de connaître ; et comme nous n’apprenons point à
vouloir notre bien et à fuir notre mal, mais que nous te-
nons cette volonté de la nature, de même l’amour du bon
et la haine du mauvais nous sont aussi naturels que
l’amour de nous-mêmes. Les actes de la conscience ne
sont pas des jugements, mais des sentiments. Quoique
toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments
qui les apprécient sont au dedans de nous, et c’est par eux
seuls que nous connaissons la convenance ou disconve-
nance qui existe entre nous et les choses que nous devons
respecter ou fuir.
Exister pour nous, c’est sentir ; notre sensibilité est in-
contestablement antérieure à notre intelligence, et nous
avons eu des sentiments avant des idées88. Quelle que soit
la cause de notre être, elle a pourvu à notre conservation
en nous donnant des sentiments convenables à notre na-
ture ; et l’on ne saurait nier qu’au moins ceux-là ne soient
innés. Ces sentiments, quant à l’individu, sont l’amour de
soi, la crainte de la douleur, l’horreur de la mort, le désir
88 À certains égards les idées sont des sentiments et les senti-
ments sont des idées. Les deux noms conviennent à toute perception
qui nous occupe et de son objet, et de nous-mêmes qui en sommes
affectés : il n’y a que l’ordre de cette affection qui détermine le nom
qui lui convient. Lorsque, premièrement occupé de l’objet, nous ne
pensons à nous que par réflexion, c’est une idée ; au contraire,
quand l’impression reçue excite notre première attention, et que
nous ne pensons que par réflexion à l’objet qui la cause, c’est un
sentiment.
509

du bien-être. Mais si, comme on n’en peut douter,
l’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour
le devenir, il ne peut l’être que par d’autres sentiments
innés, relatifs à son espèce ; car, à ne considérer que le
besoin physique, il doit certainement disperser les
hommes au lieu de les rapprocher. Or c’est du système
moral formé par ce double rapport à soi-même et à ses
semblables que naît l’impulsion de la conscience. Con-
naître le bien, ce n’est pas l’aimer : l’homme n’en a pas la
connaissance innée, mais sitôt que sa raison le lui fait
connaître, sa conscience le porte à l’aimer : c’est ce senti-
ment qui est inné.
Je ne crois donc pas, mon ami, qu’il soit impossible
d’expliquer par des conséquences de notre nature le prin-
cipe immédiat de la conscience, indépendant de la raison
même. Et quand cela serait impossible, encore ne serait-il
pas nécessaire : car, puisque ceux qui nient ce principe
admis et reconnu par tout le genre humain ne prouvent
point qu’il n’existe pas, mais se contentent de l’affirmer ;
quand nous affirmons qu’il existe, nous sommes tout aussi
bien fondés qu’eux, et nous avons de plus le témoignage
intérieur, et la voix de la conscience qui dépose pour elle-
même. Si les premières lueurs du jugement nous éblouis-
sent et confondent d’abord les objets à nos regards, atten-
dons que nos faibles yeux se rouvrent, se raffermissent ; et
bientôt nous reverrons ces mêmes objets aux lumières de
la raison, tels que nous les montrait d’abord la nature : ou
plutôt soyons plus simples et moins vains ; bornons-nous
aux premiers sentiments que nous trouvons en nous-
mêmes, puisque c’est toujours à eux que l’étude nous ra-
mène quand elle ne nous a point égarés.
510

Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et
céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné,
mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal,
qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais
l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans
toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes,
que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à
l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans
principe.
Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant
appareil de philosophie : nous pouvons être hommes sans
être savants ; dispensés de consumer notre vie à l’étude de
la morale, nous avons à moindres frais un guide plus assu-
ré dans ce dédale immense des opinions humaines. Mais
ce n’est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le re-
connaître et le suivre. S’il parle à tous les cœurs, pourquoi
donc y en a-t-il si peu qui l’entendent ? Eh ! c’est qu’il
nous parle la langue de la nature, que tout nous a fait ou-
blier. La conscience est timide, elle aime la retraite et la
paix ; le monde et le bruit l’épouvantent : les préjugés dont
on la fait naître sont ses plus cruels ennemis ; elle fuit ou
se tait devant eux : leur voix bruyante étouffe la sienne et
l’empêche de se faire entendre ; le fanatisme ose la contre-
faire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin à
force d’être éconduite ; elle ne nous parle plus, elle ne
nous répond plus, et, après de si longs mépris pour elle, il
en coûte autant de la rappeler qu’il en coûta de la bannir.
Combien de fois je me suis lassé dans mes recherches
de la froideur que je sentais en moi ! Combien de fois la
tristesse et l’ennui, versant leur poison sur mes premières
511

méditations, me les rendirent insupportables ? Mon cœur
aride ne donnait qu’un zèle languissant et tiède à l’amour
de la vérité. Je me disais : Pourquoi me tourmenter à
chercher ce qui n’est pas ? Le bien moral n’est qu’une chi-
mère ; il n’y a rien de bon que les plaisirs des sens. O
quand on a une fois perdu le goût des plaisirs de l’âme,
qu’il est difficile de le reprendre ! Qu’il est plus difficile
encore de le prendre quand on ne l’a jamais eu ! S’il exis-
tait un homme assez misérable pour n’avoir rien fait en
toute sa vie dont le souvenir le rendît content de lui-même
et bien aise d’avoir vécu, cet homme serait incapable de
jamais se connaître ; et, faute de sentir quelle bonté con-
vient à sa nature, il resterait méchant par force et serait
éternellement malheureux. Mais croyez-vous qu’il y ait sur
la terre entière un seul homme assez dépravé pour n’avoir
jamais livré son cœur à la tentation de bien faire ? Cette
tentation est si naturelle et si douce, qu’il est impossible
de lui résister toujours ; et le souvenir du plaisir qu’elle a
produit une fois suffit pour la rappeler sans cesse. Mal-
heureusement elle est d’abord pénible à satisfaire ; on a
mille raisons pour se refuser au penchant de son cœur ; la
fausse prudence le resserre dans les bornes du moi hu-
main ; il faut mille efforts de courage pour oser les fran-
chir. Se plaire à bien faire est le prix d’avoir bien fait, et ce
prix ne s’obtient qu’après l’avoir mérité. Rien n’est plus
aimable que la vertu ; mais il en faut jouir pour la trouver
telle. Quand on la veut embrasser, semblable au Protée de
la fable, elle prend d’abord mille formes effrayantes, et ne
se montre enfin sous la sienne qu’à ceux qui n’ont point
lâché prise.
512

Combattu sans cesse par mes sentiments naturels qui
parlaient pour l’intérêt commun, et par ma raison qui rap-
portait tout à moi, j’aurais flotté toute ma vie dans cette
continuelle alternative, faisant le mal, aimant le bien, et
toujours contraire à moi-même, si de nouvelles lumières
n’eussent éclairé mon cœur, si la vérité, qui fixa mes opi-
nions, n’eût encore assuré ma conduite et ne m’eût mis
d’accord avec moi. On a beau vouloir établir la vertu par la
raison seule, quelle solide base peut-on lui donner ? La
vertu, disent-ils, est l’amour de l’ordre. Mais cet amour
peut-il donc et doit-il l’emporter en moi sur celui de mon
bien-être ? Qu’ils me donnent une raison claire et suffi-
sante pour le préférer. Dans le fond leur prétendu principe
est un pur jeu de mots ; car je dis aussi, moi, que le vice est
l’amour de l’ordre, pris dans un sens différent. Il y a
quelque ordre moral partout où il y a sentiment et intelli-
gence. La différence est que le bon s’ordonne par rapport
au tout, et que le méchant ordonne le tout par rapport à
lui. Celui-ci se fait le centre de toutes choses ; l’autre me-
sure son rayon et se tient à la circonférence. Alors il est
ordonné par rapport au centre commun, qui est Dieu, et
par rapport à tous les cercles concentriques, qui sont les
créatures. Si la Divinité n’est pas, il n’y a que le méchant
qui raisonne, le bon n’est qu’un insensé.
O mon enfant, puissiez-vous sentir un jour de quel
poids on est soulagé, quand, après avoir épuisé la vanité
des opinions humaines et goûté l’amertume des passions,
on trouve enfin si près de soi la route de la sagesse, le prix
des travaux de cette vie, et la source du bonheur dont on a
désespéré ! Tous les devoirs de la loi naturelle, presque
effacés de mon cœur par l’injustice des hommes, s’y retra-
513

cent au nom de l’éternelle justice qui me les impose et qui
me les voit remplir. Je ne sens plus en moi que l’ouvrage
et l’instrument du grand Etre qui veut le bien, qui le fait,
qui fera le mien par le concours de mes volontés aux
siennes et par le bon usage de ma liberté : j’acquiesce à
l’ordre qu’il établit, sûr de jouir moi-même un jour de cet
ordre et d’y trouver ma félicité ; car quelle félicité plus
douce que de se sentir ordonné dans un système où tout
est bien ? En proie à la douleur, je la supporte avec pa-
tience, en songeant qu’elle est passagère et qu’elle vient
d’un corps qui n’est point à moi. Si je fais une bonne ac-
tion sans témoin, je sais qu’elle est vue, et je prends acte
pour l’autre vie de ma conduite en celle-ci. En souffrant
une injustice, je me dis : l’Etre juste qui régit tout saura
bien m’en dédommager, les besoins de mon corps, les
misères de ma vie me rendent l’idée de la mort plus sup-
portable. Ce seront autant de liens de moins à rompre
quand il faudra tout quitter.
Pourquoi mon âme est-elle soumise à mes sens et en-
chaînée à ce corps qui l’asservit et la gêne ? Je n’en sais
rien : suis-je entré dans les décrets de Dieu ? Mais je puis,
sans témérité, former de modestes conjectures. Je me dis :
Si l’esprit de l’homme fût resté libre et pur, quel mérite
aurait-il d’aimer et suivre l’ordre qu’il verrait établi et qu’il
n’aurait nul intérêt à troubler ? Il serait heureux, il est
vrai ; mais il manquerait à son bonheur le degré le plus
sublime, la gloire de la vertu et le bon témoignage de soi ;
il ne serait que comme les anges ; et sans doute l’homme
vertueux sera plus qu’eux. Unie à un corps mortel par des
liens non moins puissants qu’incompréhensibles, le soin
de la conservation de ce corps excite l’âme à rapporter tout
514

à lui, et lui donne un intérêt contraire à l’ordre général,
qu’elle est pourtant capable de voir et d’aimer ; c’est alors
que le bon usage de sa liberté devient à la fois le mérite et
la récompense, et qu’elle se prépare un bonheur inalté-
rable en combattant ses passions terrestres et se mainte-
nant dans sa première volonté.
Que si, même dans l’état d’abaissement où nous
sommes durant cette vie, tous nos premiers penchants
sont légitimes ; si tous nos vices nous viennent de nous,
pourquoi nous plaignons-nous d’être subjugués par eux ?
pourquoi reprochons-nous à l’auteur des choses les maux
que nous nous faisons et les ennemis que nous armons
contre nous-mêmes ? Ah ! ne gâtons point l’homme ; il
sera toujours bon sans peine, et toujours heureux sans
remords. Les coupables qui se disent forcés au crime sont
aussi menteurs que méchants : comment ne voient-ils
point que la faiblesse dont ils se plaignent est leur propre
ouvrage ; que leur première dépravation vient de leur vo-
lonté ; qu’à force de vouloir céder à leurs tentations, ils
leur cèdent enfin malgré eux et les rendent irrésistibles ?
Sans doute il ne dépend plus d’eux de n’être pas méchants
et faibles, mais il dépendit d’eux de ne le pas devenir. O
que nous resterions aisément maîtres de nous et de nos
passions, même durant cette vie, si, lorsque nos habitudes
ne sont point encore acquises, lorsque notre esprit com-
mence à s’ouvrir, nous savions l’occuper des objets qu’il
doit connaître pour apprécier ceux qu’il ne connaît pas ; si
nous voulions sincèrement nous éclairer, non pour briller
aux yeux des autres, mais pour être bons et sages selon
notre nature, pour nous rendre heureux en pratiquant nos
devoirs ! Cette étude nous paraît ennuyeuse et pénible,
515

parce que nous n’y songeons que déjà corrompu par le
vice, déjà livrés à nos passions. Nous fixons nos jugements
et notre estime avant de connaître le bien et le mal ; et
puis, rapportant tout à cette fausse mesure, nous ne don-
nons à rien sa juste valeur.
Il est un âge où le cœur, libre encore, mais ardent, in-
quiet, avide du bonheur qu’il ne connaît pas, le cherche
avec une curieuse incertitude, et, trompé par les sens, se
fixe enfin sur sa vaine image, et croit le trouver où il n’est
point. Ces illusions ont duré trop longtemps pour moi.
Hélas ! je les ai trop tard connues, et n’ai pu tout à fait les
détruire : elles dureront autant que ce corps mortel qui les
cause. Au moins elles ont beau me séduire, elles ne
m’abusent pas ; je les connais pour ce qu’elles sont ; en les
suivant je les méprise ; loin d’y voir l’objet de mon bon-
heur, j’y vois son obstacle. J’aspire au moment où, délivré
des entraves du corps, je serai moi sans contradiction,
sans partage, et n’aurai besoin que de moi pour être heu-
reux ; en attendant, je le suis dès cette vie, parce que j’en
compte pour peu tous les maux, que je la regarde comme
presque étrangère à mon être, et que tout le vrai bien que
j’en peux retirer dépend de moi.
Pour m’élever d’avance autant qu’il se peut à cet état
de bonheur, de force et de liberté, je m’exerce aux su-
blimes contemplations. Je médite sur l’ordre de l’univers,
non pour l’expliquer par de vains systèmes, mais pour
l’admirer sans cesse, pour adorer le sage auteur qui s’y fait
sentir. Je converse avec lui, je pénètre toutes mes facultés
de sa divine essence ; je m’attendris à ses bienfaits, je le
bénis de ses dons ; mais je ne le prie pas. Que lui deman-
516

derais-je ? qu’il changeât pour moi le cours des choses,
qu’il fît des miracles en ma faveur ? Moi qui dois aimer
par-dessus tout l’ordre établi par sa sagesse et maintenu
par sa providence, voudrais-je que cet ordre fût troublé
pour moi ? Non, ce vœu téméraire mériterait d’être plutôt
puni qu’exaucé. Je ne lui demande pas non plus le pouvoir
de bien faire : pourquoi lui demander ce qu’il m’a donné ?
Ne m’a-t-il pas donné la conscience pour aimer le bien, la
raison pour le connaître, la liberté pour le choisir ? Si je
fais le mal, je n’ai point d’excuse ; je le fais parce que je le
veux : lui demander de changer ma volonté, c’est lui de-
mander ce qu’il me demande ; c’est vouloir qu’il fasse mon
œuvre et que j’en recueille le salaire ; n’être pas content de
mon état, c’est ne vouloir plus être homme, c’est vouloir
autre chose que ce qui est, c’est vouloir le désordre et le
mal. Source de justice et de vérité, Dieu clément et bon !
dans ma confiance en toi, le suprême vœu de mon cœur
est que ta volonté soit faite. En y joignant la mienne, je fais
ce que tu fais, j’acquiesce à ta bonté ; je crois partager
d’avance la suprême félicité qui en est le prix.
Dans la juste défiance de moi-même, la seule chose
que je lui demande, ou plutôt que j’attends de sa justice,
est de redresser mon erreur si je m’égare et si cette erreur
m’est dangereuse. Pour être de bonne foi je ne me crois
pas infaillible : mes opinions qui me semblent les plus
vraies sont peut-être autant de mensonges ; car quel
homme ne tient pas aux siennes ? et combien d’hommes
sont d’accord en tout ? L’illusion qui m’abuse a beau me
venir de moi, c’est lui seul qui m’en peut guérir. J’ai fait ce
que j’ai pu pour atteindre à la vérité ; mais sa source est
trop élevée : quand les forces me manquent pour aller plus
517

loin, de quoi puis-je être coupable ? c’est à elle à
s’approcher.
Le bon prêtre avait parlé avec véhémence ; il était ému,
je l’étais aussi. Je croyais entendre le divin Orphée chanter
les premiers hymnes, et apprendre aux hommes le culte
des dieux. Cependant je voyais des foules d’objections à lui
faire : je n’en fis pas une, parce qu’elles étaient moins so-
lides qu’embarrassantes, et que la persuasion était pour
lui. À mesure qu’il me parlait selon sa conscience, la
mienne semblait me confirmer ce qu’il m’avait dit.
Les sentiments que vous venez de m’exposer, lui dis-je,
me paraissent plus nouveaux par ce que vous avouez igno-
rer que par ce que vous dites croire. J’y vois, à peu de
chose près, le théisme ou la religion naturelle, que les
chrétiens affectent de confondre avec l’athéisme ou
l’irréligion, qui est la doctrine directement opposée. Mais,
dans l’état actuel de ma foi, j’ai plus à remonter qu’à des-
cendre pour adopter vos opinions, et je trouve difficile de
rester précisément au point où vous êtes, à moins d’être
aussi sage que vous. Pour être au moins aussi sincère, je
veux consulter avec moi. C’est le sentiment intérieur qui
doit me conduire à votre exemple ; et vous m’avez appris
vous-même qu’après lui avoir longtemps imposé silence,
le rappeler n’est pas l’affaire d’un moment. J’emporte vos
discours dans mon cœur, il faut que je les médite. Si, après
m’être bien consulté, j’en demeure aussi convaincu que
vous, vous serez mon dernier apôtre, et je serai votre pro-
sélyte jusqu’à la mort. Continuez cependant à m’instruire,
vous ne m’avez dit que la moitié de ce que je dois savoir.
Parlez-moi de la révélation, des écritures, de ces dogmes
518

obscurs sur lesquels je vais errant dès mon enfance, sans
pouvoir les concevoir ni les croire, et sans savoir ni les
admettre ni les rejeter.
Oui, mon enfant, dit-il en m’embrassant, j’achèverai de
vous dire ce que je pense ; je ne veux point vous ouvrir
mon cœur à demi : mais le désir que vous me témoignez
était nécessaire pour m’autoriser à n’avoir aucune réserve
avec vous. Je ne vous ai rien dit jusqu’ici que je ne crusse
pouvoir vous être utile et dont je ne fusse intimement per-
suadé. L’examen qui me reste à faire est bien différent ; je
n’y vois qu’embarras, mystère, obscurité ; je n’y porte
qu’incertitude et défiance. Je ne me détermine qu’en
tremblant et je vous dis plutôt mes doutes que mon avis.
Si vos sentiments étaient plus stables, j’hésiterais de vous
exposer les miens ; mais, dans l’état où vous êtes, vous
gagnerez à penser comme moi89. Au reste, ne donnez à
mes discours que l’autorité de la raison ; j’ignore si je suis
dans l’erreur. Il est difficile, quand on discute, de ne pas
prendre quelquefois le ton affirmatif ; mais souvenez-vous
qu’ici toutes mes affirmations ne sont que des raisons de
douter. Cherchez la vérité vous-même : pour moi, je ne
vous promets que de la bonne foi.
Vous ne voyez dans mon exposé que la religion natu-
relle : il est bien étrange qu’il en faille une autre. Par où
connaîtrai-je cette nécessité ? De quoi puis-je être cou-
pable en servant Dieu selon les lumières qu’il donne à mon
89 Voilà, je crois, ce que le bon vicaire pourrait dire à présent au
public.
519

esprit et selon les sentiments qu’il inspire à mon cœur ?
Quelle pureté de morale, quel dogme utile à l’homme et
honorable à son auteur puis-je tirer d’une doctrine posi-
tive, que je ne puisse tirer sans elle du bon usage de mes
facultés ? Montrez-moi ce qu’on peut ajouter, pour la
gloire de Dieu, pour le bien de la société, et pour mon
propre avantage, aux devoirs de la loi naturelle, et quelle
vertu vous ferez naître d’un nouveau culte, qui ne soit pas
une conséquence du mien. Les plus grandes idées de la
divinité nous viennent par la raison seule. Voyez le spec-
tacle de la nature, écoutez la voix intérieure. Dieu n’a-t-il
pas tout dit à nos yeux, à notre conscience, à notre juge-
ment ? Qu’est-ce que les hommes nous diront de plus ?
Leurs révélations ne font que dégrader Dieu, en lui don-
nant les passions humaines. Loin d’éclaircir les notions du
grand Etre, je vois que les dogmes particuliers les em-
brouillent ; que loin de les ennoblir, ils les avilissent ;
qu’aux mystères inconcevables qui l’environnent ils ajou-
tent des contradictions absurdes ; qu’ils rendent l’homme
orgueilleux, intolérant, cruel ; qu’au lieu d’établir la paix
sur la terre, ils y portent le fer et le feu. Je me demande à
quoi bon tout cela sans savoir me répondre. Je n’y vois que
les crimes des hommes et les misères du genre humain.
On me dit qu’il fallait une révélation pour apprendre
aux hommes la manière dont Dieu voulait être servi ; on
assigne en preuve la diversité des cultes bizarres qu’ils ont
institués, et l’on ne voit pas que cette diversité même vient
de la fantaisie des révélations. Dès que les peuples se sont
avisés de faire parler Dieu, chacun l’a fait parler à sa mode
et lui a fait dire ce qu’il a voulu. Si l’on n’eût écouté que ce
520

que Dieu dit au cœur de l’homme, il n’y aurait jamais eu
qu’une religion sur la terre.
Il fallait un culte uniforme ; je le veux bien : mais ce
point était-il donc si important qu’il fallût tout l’appareil
de la puissance divine pour l’établir ? Ne confondons point
le cérémonial de la religion avec la religion. Le culte que
Dieu demande est celui du cœur ; et celui-là, quand il est
sincère, est toujours uniforme. C’est avoir une vanité bien
folle de s’imaginer que Dieu prenne un si grand intérêt à la
forme de l’habit du prêtre, à l’ordre des mots qu’il pro-
nonce, aux gestes qu’il fait à l’autel, et à toutes ses génu-
flexions. Eh ! mon ami, reste de toute ta hauteur, tu seras
toujours assez près de terre. Dieu veut être adoré en esprit
et en vérité : ce devoir est de toutes les religions, de tous
les pays, de tous les hommes. Quant au culte extérieur, s’il
doit être uniforme pour le bon ordre, c’est purement une
affaire de police ; il ne faut point de révélation pour cela.
Je ne commençai pas par toutes ces réflexions. Entraî-
né par les préjugés de l’éducation et par ce dangereux
amour-propre qui veut toujours porter l’homme au-dessus
de sa sphère, ne pouvant élever mes faibles conceptions
jusqu’au grand Etre, je m’efforçais de le rabaisser jusqu’à
moi. Je rapprochais les rapports infiniment éloignés qu’il
a mis entre sa nature et la mienne. Je voulais des commu-
nications plus immédiates, des instructions plus particu-
lières ; et non content de faire Dieu semblable à l’homme,
pour être privilégié moi-même parmi mes semblables, je
voulais des lumières surnaturelles ; je voulais un culte
exclusif ; je voulais que Dieu m’eût dit ce qu’il n’avait pas
521

dit à d’autres, ou ce que d’autres n’auraient pas entendu
comme moi.
Regardant le point où j’étais parvenu comme le point
commun d’où partaient tous les croyants pour arriver à un
culte plus éclairé, je ne trouvais dans les dogmes de la
religion naturelle que les éléments de toute religion. Je
considérais cette diversité de sectes qui règnent sur la
terre et qui s’accusent mutuellement de mensonge et
d’erreur ; je demandais : Quelle est la bonne ? Chacun me
répondait : C’est la mienne ; chacun disait : Moi seul et
mes partisans pensons juste ; tous les autres sont dans
l’erreur. Et comment savez-vous que votre secte est la
bonne ? Parce que Dieu l’a dit90. Et qui vous dit que Dieu
90 « Tous, dit un bon et sage prêtre, disent qu’ils la tiennent et
la croient (et tous usent de ce jargon), que non des hommes, ne
d’aucune créature, mais de Dieu.
« Mais, à dire vrai sans rien flatter ni déguiser, il n’en est rien,
elles sont, quoi qu’on dise, tenues par mains et moyens humains ;
témoin premièrement la manière que les religions ont été reçues au
monde et sont encore tous les jours par les particuliers : la nation, le
pays, le lieu donne la religion : l’on est de celle que le lieu auquel on
est né et élevé tient : nous sommes circoncis, baptisés, juifs, maho-
métans, chrétiens, avant que nous sachions que nous sommes
hommes : la religion n’est pas de notre choix et élection ; témoin,
après, la vie et les mœurs si mal accordantes avec la religion ; té-
moin que par occasions humaines et bien légères, l’on va contre la
teneur de sa religion. » Charron, De la Sagesse, liv. II, chap. v, p.
257, édit. Bordeaux, 1601.
Il y a grande apparence que la sincère profession de foi du ver-
tueux théologal de Condom n’eût pas été fort différente de celle du
vicaire savoyard.
522

l’a dit ? Mon pasteur, qui le sait bien. Mon pasteur me dit
d’ainsi croire, et ainsi je crois : il m’assure que tous ceux
qui disent autrement que lui mentent, et je ne les écoute
pas.
Quoi ! pensais-je, la vérité n’est-elle pas une ? et ce qui
est vrai chez moi peut-il être faux chez vous ? Si la mé-
thode de celui qui suit la bonne route et celle de celui qui
s’égare est la même, quel mérite ou quel tort a l’un de plus
que l’autre ? Leur choix est l’effet du hasard ; le leur impu-
ter est iniquité, c’est récompenser ou punir pour être né
dans tel ou tel pays. Oser dire que Dieu nous juge ainsi,
c’est outrager sa justice.
Ou toutes les religions sont bonnes et agréables à Dieu,
ou, s’il en est une qu’il prescrive aux hommes, et qu’il les
punisse de méconnaître, il lui a donné des signes certains
et manifestes pour être distinguée et connue pour la seule
véritable. Ces signes sont de tous les temps et de tous les
lieux, également sensibles à tous les hommes, grands et
petits, savants et ignorants, Européens, Indiens, Africains,
Sauvages. S’il était une religion sur la terre hors de la-
quelle il n’y eût que peine éternelle, et qu’en quelque lieu
du monde un seul mortel de bonne foi n’eût pas été frappé
de son évidence, le Dieu de cette religion serait le plus
inique et le plus cruel des tyrans.
Cherchons-nous donc sincèrement la vérité ? Ne don-
nons rien au droit de la naissance et à l’autorité des pères
et des pasteurs, mais rappelons à l’examen de la cons-
cience et de la raison tout ce qu’ils nous ont appris dès
notre enfance. Ils ont beau me crier : Soumets ta raison ;
523

autant m’en peut dire celui qui me trompe : il me faut des
raisons pour soumettre ma raison.
Toute la théologie que je puis acquérir de moi-même
par l’inspection de l’univers, et par le bon usage de mes
facultés, se borne à ce que je vous ai ci-devant expliqué.
Pour en savoir davantage, il faut recourir à des moyens
extraordinaires. Ces moyens ne sauraient être l’autorité
des hommes ; car, nul homme n’étant d’une autre espèce
que moi, tout ce qu’un homme connaît naturellement, je
puis aussi le connaître, et un autre homme peut se trom-
per aussi bien que moi : quand je crois ce qu’il dit, ce n’est
pas parce qu’il le dit, mais parce qu’il le prouve. Le témoi-
gnage des hommes n’est donc au fond que celui de ma
raison même, et n’ajoute rien aux moyens naturels que
Dieu m’a donnés de connaître la vérité.
Apôtre de la vérité, qu’avez-vous donc à me dire dont
je ne reste pas le juge ? Dieu lui-même a parlé : écoutez sa
révélation. C’est autre chose. Dieu a parlé ! voilà certes un
grand mot. Et à qui a-t-il parlé ? Il a parlé aux hommes.
Pourquoi donc n’en ai-je rien entendu ? Il a chargé
d’autres hommes de vous rendre sa parole. J’entends ! ce
sont des hommes qui vont me dire ce que Dieu a dit.
J’aimerais mieux avoir entendu Dieu lui-même ; il ne lui
en aurait pas coûté davantage, et j’aurais été à l’abri de la
séduction. Il vous en garantit en manifestant la mission de
ses envoyés. Comment cela ? Par des prodiges. Et où sont
ces prodiges ? Dans les livres. Et qui a fait ces livres ? Des
hommes. Et qui a vu ces prodiges ? Des hommes qui les
attestent. Quoi ! toujours des témoignages humains ! tou-
jours des hommes qui me rapportent ce que d’autres
524

hommes ont rapporté ! que d’hommes entre Dieu et moi !
Voyons toutefois, examinons, comparons, vérifions. O si
Dieu eût daigné me dispenser de tout ce travail, l’en au-
rais-je servi de moins bon cœur ?
Considérez, mon ami, dans quelle horrible discussion
me voilà engagé ; de quelle immense érudition j’ai besoin
pour remonter dans les plus hautes antiquités, pour exa-
miner, peser, confronter les prophéties, les révélations, les
faits, tous les monuments de foi proposés dans tous les
pays du monde, pour en assigner les temps, les lieux, les
auteurs, les occasions ! Quelle justesse de critique m’est
nécessaire pour distinguer les pièces authentiques des
pièces supposées ; pour comparer les objections aux ré-
ponses, les traductions aux originaux ; pour juger de
l’impartialité des témoins, de leur bon sens, de leurs lu-
mières ; pour savoir si l’on n’a rien supprimé, rien ajouté,
rien transposé, changé, falsifié ; pour lever les contradic-
tions qui restent, pour juger quel poids doit avoir le silence
des adversaires dans les faits allégués contre eux ; si ces
allégations leur ont été connues ; s’ils en ont fait assez de
cas pour daigner y répondre ; si les livres étaient assez
communs pour que les nôtres leur parvinssent ; si nous
avons été d’assez bonne foi pour donner cours aux leurs
parmi nous, et pour y laisser leurs plus fortes objections
telles qu’ils les avaient faites.
Tous ces monuments reconnus pour incontestables, il
faut passer ensuite aux preuves de la mission de leurs au-
teurs ; il faut bien savoir les lois des sorts, les probabilités
éventives, pour juger quelle prédiction ne peut s’accomplir
sans miracle ; le génie des langues originales pour distin-
525

guer ce qui est prédiction dans ces langues, et ce qui n’est
que figure oratoire ; quels faits sont dans l’ordre de la na-
ture, et quels autres faits n’y sont pas ; pour dire jusqu’à
quel point un homme adroit peut fasciner les yeux des
simples, peut étonner même les gens éclairés ; chercher de
quelle espèce doit être un prodige, et quelle authenticité il
doit avoir, non seulement pour être cru, mais pour qu’on
soit punissable d’en douter ; comparer les preuves des
vrais et des faux prodiges, et trouver les règles sûres pour
les discerner ; dire enfin pourquoi Dieu choisit, pour attes-
ter sa parole, des moyens qui ont eux-mêmes si grand
besoin d’attestation, comme s’il se jouait de la crédulité
des hommes, et qu’il évitât à dessein les vrais moyens de
les persuader.
Supposons que la majesté divine daigne s’abaisser as-
sez pour rendre un homme l’organe de ses volontés sa-
crées ; est-il raisonnable, est-il juste d’exiger que tout le
genre humain obéisse à la voix de ce ministre sans le lui
faire connaître pour tel ? Y a-t-il de l’équité à ne lui don-
ner, pour toutes lettres de créance, que quelques signes
particulier faits devant peu de gens obscurs, et dont tout le
reste des hommes ne saura jamais rien que par ouï-dire ?
Par tous les pays du monde, si l’on tenait pour vrais tous
les prodiges que le peuple et les simples disent avoir vus,
chaque secte serait la bonne ; il y aurait plus de prodiges
que d’événements naturels ; et le plus grand de tous les
miracles serait que là où il y a des fanatiques persécutés, il
n’y eût point de miracles. C’est l’ordre inaltérable de la
nature qui montre le mieux la sage main qui la régit ; s’il
arrivait beaucoup d’exceptions, je ne saurais plus qu’en
526

penser ; et pour moi, je crois trop en Dieu pour croire à
tant de miracles si peu dignes de lui.
Qu’un homme vienne nous tenir ce langage : Mortels,
je vous annonce la volonté du Très-Haut ; reconnaissez à
ma voix celui qui m’envoie ; j’ordonne au soleil de changer
sa course, aux étoiles de former un autre arrangement, aux
montagnes de s’aplanir, aux flots de s’élever, à la terre de
prendre un autre aspect. À ces merveilles, qui ne reconnaî-
tra pas à l’instant le maître de la nature ! Elle n’obéit point
aux imposteurs ; leurs miracles se font dans des carre-
fours, dans des déserts, dans des chambres ; et c’est là
qu’ils ont bon marché d’un petit nombre de spectateurs
déjà disposés à tout croire. Qui est-ce qui m’osera dire
combien il faut de témoins oculaires pour rendre un pro-
dige digne de foi ? Si vos miracles, faits pour prouver votre
doctrine, ont eux-mêmes besoin d’être prouvés, de quoi
servent-ils ? autant valait n’en point faire.
Reste enfin l’examen le plus important dans la doc-
trine annoncée ; car, puisque ceux qui disent que Dieu fait
ici-bas des miracles prétendent que le diable les imite
quelquefois, avec les prodiges les mieux attestés, nous ne
sommes pas plus avancés qu’auparavant ; et puisque les
magiciens de Pharaon osaient, en présence même de
Moïse, faire les mêmes signes qu’il faisait par l’ordre ex-
près de Dieu, pourquoi, dans son absence, n’eussent-ils
pas, aux mêmes titres, prétendu la même autorité ? Ainsi
donc, après avoir prouvé la doctrine par le miracle, il faut
527

prouver le miracle par la doctrine91, de peur de prendre
l’œuvre du démon pour l’œuvre de Dieu. Que pensez-vous
de ce diallèle ?
Cette doctrine, venant de Dieu, doit porter le sacré ca-
ractère de la Divinité ; non seulement elle doit nous éclair-
cir les idées confuses que le raisonnement en trace dans
notre esprit, mais elle doit aussi nous proposer un culte,
une morale et des maximes convenables aux attributs par
lesquels seuls nous concevons son essence. Si donc elle ne
nous apprenait que des choses absurdes et sans raison, si
elle ne nous inspirait que des sentiments d’aversion pour
91 Cela est formel en mille endroits de l’Écriture, et entre autres
dans le Deutéronome, chapitre XIII, où il est dit que, si un prophète
annonçant des dieux étrangers confirme ses discours par des pro-
diges, et que ce qu’il prédit arrive, loin d’y avoir aucun égard, on doit
mettre ce prophète à mort. Quand donc les païens mettaient à mort
les apôtres leur annonçant un dieu étranger, et prouvant leur mis-
sion pu des prédictions et des miracles, je ne vois pas ce qu’on avait
à leur objecter de solide, qu’ils ne pussent à l’instant rétorquer
contre nous. Or, que faire en pareil cas ? une seule chose : revenir au
raisonnement, et laisser là les miracles. Mieux eût valu n’y pas re-
courir. C’est là du bon sens le plus simple, qu’on n’obscurcit qu’à
force de distinctions tout au moins très subtiles. Des subtilités dans
le christianisme ! Mais Jésus-Christ a donc eu tort de promettre le
royaume des cieux aux simples ; il a donc eu tort de commencer le
plus beau de ses discours par féliciter les pauvres d’esprit, s’il faut
tant d’esprit pour entendre sa doctrine et pour apprendre à croire en
lui. Quand vous m’aurez prouvé que je dois me soumettre, tout ira
fort bien : mais pour me prouver cela, mettez-vous à ma portée ;
mesurez vos raisonnements à la capacité d’un pauvre d’esprit, ou je
ne reconnais plus en vous le vrai disciple de votre maître, et ce n’est
pas sa doctrine que vous m’annoncez.
528

nos semblables et de frayeur pour nous-mêmes, si elle ne
nous peignait qu’un Dieu colère, jaloux, vengeur, partial,
haïssant les hommes, un Dieu de la guerre et des combats,
toujours prêt à détruire et foudroyer, toujours parlant de
tourments, de peines, et se vantant de punir même les
innocents, mon cœur ne serait point attiré vers ce Dieu
terrible, et je me garderais de quitter la religion naturelle
pour embrasser celle-là ; car vous voyez bien qu’il faudrait
nécessairement opter. Votre Dieu n’est pas le nôtre, dirais-
je à ses sectateurs. Celui qui commence par se choisir un
seul peuple et proscrire le reste du genre humain, n’est pas
le père commun des hommes ; celui qui destine au sup-
plice éternel le plus grand nombre de ses créatures n’est
pas le Dieu clément et bon que ma raison m’a montré.
À l’égard des dogmes, elle me dit qu’ils doivent être
clairs, lumineux, frappants par leur évidence. Si la religion
naturelle est insuffisante, c’est par l’obscurité qu’elle laisse
dans les grandes vérités qu’elle nous enseigne : c’est à la
révélation de nous enseigner ces vérités d’une manière
sensible à l’esprit de l’homme, de les mettre à sa portée, de
les lui faire concevoir, afin qu’il les croie. La foi s’assure et
s’affermit par l’entendement ; la meilleure de toutes les
religions est infailliblement la plus claire : celui qui charge
de mystères, de contradictions le culte qu’il me prêche,
m’apprend par cela même à m’en défier. Le Dieu que
j’adore n’est point un Dieu de ténèbres, il ne m’a point
doué d’un entendement pour m’en interdire l’usage : me
dire de soumettre ma raison, c’est outrager son auteur. Le
ministre de la vérité ne tyrannise point ma raison, il
l’éclaire.
529

Nous avons mis à part toute autorité humaine ; et,
sans elle, je ne saurais voir comment un homme en peut
convaincre un autre en lui prêchant une doctrine dérai-
sonnable. Mettons un moment ces deux hommes aux
prises, et cherchons ce qu’ils pourront se dire dans cette
âpreté de langage ordinaire aux deux partis.
L’inspiré
La raison vous apprend que le tout est plus grand que
sa partie ; mais moi je vous apprends, de la part de Dieu,
que c’est la partie qui est plus grande que le tout.
Le raisonneur
Et qui êtes-vous pour m’oser dire que Dieu se contre-
dit ? et à qui croirai-je par préférence, de lui qui
m’apprend par la raison les vérités éternelles, ou de vous
qui m’annoncez de sa part une absurdité ?
L’inspiré
À moi, car mon instruction est plus positive ; et je vais
vous prouver invinciblement que c’est lui qui m’envoie.
Le raisonneur
Comment ? vous me prouverez que c’est Dieu qui vous
envoie déposer contre lui ? Et de quel genre seront vos
preuves pour me convaincre qu’il est plus certain que Dieu
me parle par votre bouche que par l’entendement qu’il m’a
donné ?
530

L’inspiré
L’entendement qu’il vous a donné ! Homme petit et
vain ! comme si vous étiez le premier impie qui s’égare
dans sa raison corrompue par le péché !
Le raisonneur
Homme de Dieu, vous ne seriez pas non plus le pre-
mier fourbe qui donne son arrogance pour preuve de sa
mission.
L’inspiré
Quoi ! les philosophes disent aussi des injures !
Le raisonneur
Quelquefois, quand les saints leur en donnent
l’exemple.
L’inspiré
Oh ! moi, j’ai le droit d’en dire, je parle de la part de
Dieu.
Le raisonneur
Il serait bon de montrer vos titres avant d’user de vos
privilèges.
L’inspiré
Mes titres sont authentiques, la terre et les cieux dépo-
seront pour moi Suivez bien mes raisonnements je vous
prie.
531

Le raisonneur
Vos raisonnements ! vous n’y pensez pas. M’apprendre
que ma raison me trompe, n’est-ce pas réfuter ce qu’elle
m’aura dit pour vous ? Quiconque veut récuser la raison
doit convaincre sans servir d’elle. Car, supposons qu’en
raisonnant vous m’ayez convaincu ; comment saurai-je si
ce n’est point ma raison corrompue par le péché qui me
fait acquiescer à ce que vous me dites ? D’ailleurs, quelle
preuve, quelle démonstration pourrez-vous jamais em-
ployer plus évidente que l’axiome qu’elle doit détruire ? Il
est tout aussi croyable qu’un bon syllogisme est un men-
songe, qu’il l’est que la partie est plus grande que le tout.
L’inspiré
Quelle différence ! Mes preuves sont sans réplique ;
elles sont d’un ordre surnaturel.
Le raisonneur
Surnaturel ! Que signifie ce mot ? Je ne l’entends pas.
L’inspiré
Des changements dans l’ordre de la nature, des pro-
phéties, des miracles, des prodiges de toute espèce.
Le raisonneur
Des prodiges ! des miracles ! Je n’ai jamais rien vu de
tout cela.
532

L’inspiré
D’autres l’ont vu pour vous. Des nuées de témoins… le
témoignage des peuples…
Le raisonneur
Le témoignage des peuples est-il d’un ordre surnatu-
rel ?
L’inspiré
Non ; mais quand il est unanime, il est incontestable.
Le raisonneur
Il n’y a rien de plus incontestable que les principes de
la raison, et l’on ne peut autoriser une absurdité sur le
témoignage des hommes. Encore une fois, voyons des
preuves surnaturelles, car l’attestation du genre humain
n’en est pas une.
L’inspiré
O cœur endurci ! la grâce ne vous parle point.
Le raisonneur
Ce n’est pas ma faute ; car, selon vous, il faut avoir déjà
reçu la grâce pour savoir la demander. Commencez donc à
me parler au lieu d’elle.
L’inspiré
Ah ! c’est ce que je fais, et vous ne m’écoutez pas. Mais
que dites-vous des prophéties ?
533

Le raisonneur
Je dis premièrement que je n’ai pas plus entendu de
prophéties que je n’ai vu de miracles. Je dis de plus
qu’aucune prophétie ne saurait faire autorité pour moi.
L’inspiré
Satellite du démon ! et pourquoi les prophéties ne
font-elles pas autorité pour vous ?
Le raisonneur
Parce que, pour qu’elles la fissent, il faudrait trois
choses dont le concours est impossible ; savoir que j’eusse
été témoin de la prophétie, que je fusse témoin de
l’événement, et qu’il me fût démontré que cet événement
n’a pu cadrer fortuitement avec la prophétie ; car, fût-elle
plus précise, plus claire, plus lumineuse qu’un axiome de
géométrie, puisque la clarté d’une prédiction faite au ha-
sard n’en rend pas l’accomplissement impossible, cet ac-
complissement, quand il a lieu, ne prouve rien à la rigueur
pour celui qui l’a prédit.
Voyez donc à quoi se réduisent vos prétendues preuves
surnaturelles, vos miracles, vos prophéties. À croire tout
cela sur la foi d’autrui, et à soumettre à l’autorité des
hommes l’autorité de Dieu parlant à ma raison. Si les véri-
tés éternelles que mon esprit conçoit pouvaient souffrir
quelque atteinte, il n’y aurait plus pour moi nulle espèce
de certitude ; et, loin d’être sûr que vous me parlez de la
part de Dieu, je ne serais pas même assuré qu’il existe.
534

Voilà bien des difficultés, mon enfant, et ce n’est pas
tout. Parmi tant de religions diverses qui se proscrivent et
s’excluent mutuellement, une seule est la bonne, si tant est
qu’une le soit. Pour la reconnaître il ne suffit pas d’en
examiner une, il faut les examiner toutes ; et, dans
quelque matière que ce soit, on ne doit pas condamner
sans entendre92 ; il faut comparer les objections aux
preuves ; il faut savoir ce que chacun oppose aux autres, et
ce qu’il leur répond. Plus un sentiment nous paraît dé-
montré, plus nous devons chercher sur quoi tant
d’hommes se fondent pour ne pas le trouver tel. Il faudrait
être bien simple pour croire qu’il suffit d’entendre les doc-
teurs de son parti pour s’instruire des raisons du parti
contraire. Où sont les théologiens qui se piquent de bonne
foi ? Où sont ceux qui, pour réfuter les raisons de leurs
adversaires, ne commencent pas par les affaiblir ? Chacun
brille dans son parti : mais tel au milieu des siens est tout
fier de ses preuves qui ferait un fort sot personnage avec
ces mêmes preuves parmi des gens d’un autre parti. Vou-
lez-vous instruire dans les livres ; quelle érudition il faut
acquérir ! que de langues il faut apprendre ! que de biblio-
92 Plutarque rapporte que les stoïciens, entre autres bizarres
paradoxes, soutenaient que dans un jugement contradictoire, il était
inutile d’entendre les deux parties. Car, disaient-ils, ou le premier a
prouvé son dire, ou il ne l’a pas prouvé : s’il l’a prouvé, tout est dit, et
la partie adverse doit être condamnée ; s’il ne l’a pas prouvé, il a
tort, et doit être débouté. Je trouve que la méthode de tous ceux qui
admettent une révélation exclusive ressemble beaucoup à celle de
ces stoïciens. Sitôt que chacun prétend avoir seul raison, pour choi-
sir entre tant de partis, il les faut tous écouter, ou l’on est injuste.
535

thèques il faut feuilleter ! quelle immense lecture il faut
faire ! Qui me guidera dans le choix ? Difficilement trouve-
ra-t-on dans un pays les meilleurs livres du parti con-
traire, à plus forte raison ceux de tous les partis : quand on
les trouverait, ils seraient bientôt réfutés. L’absent a tou-
jours tort, et de mauvaises raisons dites avec assurance
effacent aisément les bonnes exposées avec mépris.
D’ailleurs souvent rien n’est plus trompeur que les livres et
ne rend moins fidèlement les sentiments de ceux qui les
ont écrits. Quand vous avez voulu juger de la foi catho-
lique sur le livre de Bossuet, vous vous êtes trouvé loin de
compte après avoir vécu parmi nous. Vous avez vu que la
doctrine avec laquelle on répond aux protestants n’est
point celle qu’on enseigne au peuple, et que le livre de
Bossuet ne ressemble guère aux instructions du prône.
Pour bien juger d’une religion, il ne faut pas l’étudier dans
les livres de ses sectateurs, il faut aller l’apprendre chez
eux ; cela est fort différent. Chacun a ses traditions, son
sens, ses coutumes, ses préjugés, qui font l’esprit de sa
croyance, et qu’il y faut joindre pour en juger.
Combien de grands peuples n’impriment point de
livres et ne lisent pas les nôtres ! Comment jugeront-ils de
nos opinions ? comment jugerons-nous des leurs ? Nous
les raillons, ils nous méprisent, et, si nos voyageurs les
tournent en ridicule, il ne leur manque, pour nous le
rendre, que de voyager parmi nous. Dans quel pays n’y a-
t-il pas des gens sensés, des gens de bonne foi, d’honnêtes
gens amis de la vérité, qui, pour la professer, ne cherchent
qu’à la connaître ? Cependant chacun la voit dans son
culte, et trouve absurdes les cultes des autres nations :
donc ces cultes étrangers ne sont pas si extravagants qu’ils
536

nous semblent, ou la raison que nous trouvons dans les
nôtres ne prouve rien.
Nous avons trois principales religions en Europe.
L’une admet une seule révélation, l’autre en admet deux,
l’autre en admet trois. Chacune déteste, maudit les autres,
les accuse d’aveuglement, d’endurcissement, d’opiniâtreté,
de mensonge. Quel homme impartial osera juger entre
elles, s’il n’a premièrement bien pesé leurs preuves, bien
écouté leurs raisons ? Celle qui n’admet qu’une révélation
est la plus ancienne, et paraît la plus sûre ; celle qui en
admet trois est la plus moderne, et paraît la plus consé-
quente ; celle qui en admet deux, et rejette la troisième,
peut bien être la meilleure, mais elle a certainement tous
les préjugés contre elle, l’inconséquence saute aux yeux.
Dans les trois révélations, les livres sacrés sont écrits
en des langues inconnues aux peuples qui les suivent. Les
Juifs n’entendent plus l’hébreu, les Chrétiens n’entendent
ni l’hébreu ni le grec ; les Turcs ni les Persans n’entendent
point l’arabe ; et les Arabes modernes eux-mêmes ne par-
lent plus la langue de Mahomet. Ne voilà-t-il pas une ma-
nière bien simple d’instruire les hommes, de leur parler
toujours une langue qu’ils n’entendent point ? On traduit
ces livres, dira-t-on. Belle réponse ! Qui m’assurera que
ces livres sont fidèlement traduits, qu’il est même possible
qu’ils le soient ? Et quand Dieu fait tant que de parler aux
hommes, pourquoi faut-il qu’il ait besoin d’interprète ?
Je ne concevrai jamais que ce que tout homme est
obligé de savoir soit enfermé dans des livres, et que celui
qui n’est à portée ni de ces livres, ni de gens qui les enten-
537

dent soit puni d’une ignorance involontaire. Toujours des
livres ! quelle manie ! Parce que l’Europe est pleine de
livres, les Européens les regardent comme indispensables,
sans songer que, sur les trois quarts de la terre, on n’en a
jamais vu. Tous les livres n’ont-ils pas été écrits par des
hommes ? Comment donc l’homme en aurait-il besoin
pour connaître ses devoirs ? Et quels moyens avait-il de
les connaître avant que ces livres fussent faits ? Ou il ap-
prendra ses devoirs de lui-même, ou il est dispensé de les
savoir.
Nos catholiques font grand bruit de l’autorité de
l’Eglise ; mais que gagnent-ils à cela, s’il leur faut un aussi
grand appareil de preuves pour établir cette autorité,
qu’aux autres sectes pour établir directement leur doc-
trine ? L’Eglise décide que l’Eglise a droit de décider. Ne
voilà-t-il pas une autorité bien prouvée ? Sortez de là, vous
rentrez dans toutes nos discussions.
Connaissez-vous beaucoup de chrétiens qui aient pris
la peine d’examiner avec soin ce que le judaïsme allègue
contre eux ? Si quelques-uns en ont vu quelque chose,
c’est dans les livres des chrétiens. Bonne manière de
s’instruire des raisons de leurs adversaires ! Mais com-
ment faire ? Si quelqu’un osait publier parmi nous des
livres où l’on favoriserait ouvertement le judaïsme, nous
punirions l’auteur, l’éditeur, le libraire93. Cette police est
93 Entre mille faits connus, en voici un qui n’a pas besoin de
commentaire. Dans le XVIe siècle, les théologiens catholiques ayant
condamné au feu tous les livres des Juifs, sans distinction, l’illustre
et savant Reuchlin, consulté sur cette affaire, s’en attira de terribles
538

commode et sûre, pour avoir toujours raison. Il y a plaisir
à réfuter des gens qui n’osent parler.
Ceux d’entre nous qui sont à portée de converser avec
des Juifs ne sont guère plus avancés. Les malheureux se
sentent à notre discrétion ; la tyrannie qu’on exerce envers
eux les rend craintifs ; ils savent combien peu l’injustice et
la cruauté coûtent à la charité chrétienne : qu’oseront-ils
dire sans s’exposer à nous faire crier au blasphème ?
L’avidité nous donne du zèle, et ils sont trop riches pour
n’avoir pas tort. Les plus savants, les plus éclairés sont
toujours les plus circonspects. Vous convertirez quelque
misérable, payé pour calomnier sa secte ; vous ferez parler
quelques vils fripiers, qui céderont pour vous flatter ; vous
triompherez de leur ignorance ou de leur lâcheté, tandis
que leurs docteurs souriront en silence de votre ineptie.
Mais croyez-vous que dans des lieux où ils se sentiraient
en sûreté l’on eût aussi bon marché d’eux ? En Sorbonne,
il est clair comme le jour que les prédictions du Messie se
rapportent à Jésus-Christ. Chez les rabbins d’Amsterdam,
il est tout aussi clair qu’elles n’y ont pas le moindre rap-
port. Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons
des Juifs, qu’ils n’aient un Etat libre, des écoles, des uni-
versités, où ils puissent parler et disputer sans risque.
Alors seulement nous pourrons savoir ce qu’ils ont à dire.
qui faillirent le perdre, pour avoir seulement été d’avis qu’on pouvait
conserver ceux de ces livres qui ne faisaient rien contre le christia-
nisme, et qui traitaient de matières indifférentes à la religion.
539

À Constantinople les Turcs disent leurs raisons, mais
nous n’osons dire les nôtres ; là c’est notre tour de ramper.
Si les Turcs exigent de nous pour Mahomet, auquel nous
ne croyons point, le même respect que nous exigeons pour
Jésus-Christ des Juifs qui n’y croient pas davantage, les
Turcs ont-ils tort ? avons-nous raison ? sur quel principe
équitable résoudrons-nous cette question ?
Les deux tiers du genre humain ne sont ni Juifs, ni
Mahométans, ni Chrétiens ; et combien de millions
d’hommes n’ont jamais ouï parler de Moïse, de Jésus-
Christ, ni de Mahomet ! On le nie ; on soutient que nos
missionnaires vont partout. Cela est bientôt dit. Mais
vont-ils dans le cœur de l’Afrique encore inconnue, et où
jamais Européen n’a pénétré jusqu’à présent ? Vont-ils
dans la Tartarie méditerranée suivre à cheval les hordes
ambulantes, dont jamais étranger n’approche, et qui, loin
d’avoir ouï parler du pape, connaissent à peine le grand
lama ? Vont-ils dans les continents immenses de
l’Amérique, où des nations entières ne savent pas encore
que des peuples d’un autre monde ont mis les pieds dans
le leur ? Vont-ils au Japon, dont leurs manœuvres les ont
fait chasser pour jamais, et où leurs prédécesseurs ne sont
connus des générations qui naissent que comme des intri-
gants rusés, venus un zèle hypocrite pour s’emparer dou-
cement de l’empire ? Vont-ils dans les harems des princes
de l’Asie annoncer l’Évangile à des milliers de pauvres
esclaves ? Qu’ont fait les femmes de cette partie du monde
pour qu’aucun missionnaire ne puisse leur prêcher la foi ?
Iront-elles toutes en enfer pour avoir été recluses ?
540

Quand il serait vrai que l’Évangile est annoncé par
toute la terre, qu’y gagnerait-on ? la veille du jour que le
premier missionnaire est arrivé dans un pays, il y est sû-
rement mort quelqu’un qui n’a pu l’entendre. Or, dites-
moi ce que nous ferons de ce quelqu’un-là. N’y eût-il dans
tout l’univers qu’un seul homme à qui l’on n’aurait jamais
prêché Jésus-Christ, l’objection serait aussi forte pour ce
seul homme que pour le quart du genre humain.
Quand les ministres de l’Évangile se sont fait entendre
aux peuples éloignés, que leur ont-ils dit qu’on pût raison-
nablement admettre sur leur parole, et qui ne demandât
pas la plus exacte vérification ? Vous m’annoncez un Dieu
né et mort il y a deux mille ans, à l’autre extrémité du
monde, dans je ne sais quelle petite ville, et vous me dites
que tous ceux qui n’auront point cru à ce mystère seront
damnés. Voilà des choses bien étranges pour les croire si
vite sur la seule autorité d’un homme que je ne connais
point ! Pourquoi votre Dieu a-t-il fait arriver si loin de moi
les événements dont il voulait m’obliger d’être instruit ?
Est-ce un crime d’ignorer ce qui se passe aux antipodes ?
Puis-je deviner qu’il y a eu dans un autre hémisphère un
peuple hébreu et une ville de Jérusalem ? Autant vaudrait
m’obliger de savoir ce qui se fait dans la lune. Vous venez,
dites-vous, me l’apprendre ; mais pourquoi n’êtes-vous
pas venu l’apprendre à mon père ? ou pourquoi damnez-
vous ce bon vieillard pour n’en avoir jamais rien su ? Doit-
il être éternellement puni de votre paresse, lui qui était si
bon, si bienfaisant, et qui ne cherchait que la vérité ?
Soyez de bonne foi, puis mettez-vous à ma place : voyez si
je dois, sur votre seul témoignage, croire toutes les choses
incroyables que vous me dites, et concilier tant d’injustices
541

avec le Dieu juste que vous m’annoncez. Laissez-moi, de
grâce, aller voir ce pays lointain où s’opérèrent tant de
merveilles inouïes dans celui-ci, que j’aille savoir pourquoi
les habitants de cette Jérusalem ont traité Dieu comme un
brigand. Ils ne l’ont pas, dites-vous, reconnu pour Dieu.
Que ferai-je donc, moi qui n’en ai jamais entendu parler
que par vous ? Vous ajoutez qu’ils ont été punis, dispersés,
opprimés, asservis, qu’aucun d’eux n’approche plus de la
même ville. Assurément ils ont bien mérité tout cela ; mais
les habitants d’aujourd’hui, que disent-ils du déicide de
leurs prédécesseurs ? Ils le nient, ils ne reconnaissent pas
non plus Dieu pour Dieu. Autant valait donc laisser les
enfants des autres.
Quoi ! dans cette même ville où Dieu est mort, les an-
ciens ni les nouveaux habitants ne l’ont point reconnu, et
vous voulez que je le reconnaisse, moi qui suis né deux
mille ans après à deux mille lieues de là ! Ne voyez-vous
pas qu’avant que j’ajoute foi à ce livre que vous appelez
sacré, et auquel je ne comprends rien, je dois savoir par
d’autres que vous quand et par qui il a été fait, comment il
s’est conservé, comment il vous est parvenu, ce que disent
dans le pays, pour leurs raisons, ceux qui le rejettent,
quoiqu’ils sachent aussi bien que vous tout ce que vous
m’apprenez ? Vous sentez bien qu’il faut nécessairement
que j’aille en Europe, en Asie, en Palestine, examiner tout
par moi-même : il faudrait que je fusse fou pour vous
écouter avant ce temps-là.
Non seulement ce discours me paraît raisonnable,
mais je soutiens que tout homme sensé doit, en pareil cas,
parler ainsi et renvoyer bien loin le missionnaire qui,
542

avant la vérification des preuves, veut se dépêcher de
l’instruire et de le baptiser. Or, je soutiens qu’il n’y a pas
de révélation contre laquelle les mêmes objections n’aient
autant et plus de force que contre le christianisme. D’où il
suit que s’il n’y a qu’une religion véritable, et que tout
homme soit obligé de la suivre sous peine de damnation, il
faut passer sa vie à les étudier toutes, à les approfondir, à
les comparer, à parcourir les pays où elles sont établies.
Nul n’est exempt du premier devoir de l’homme, nul n’a
droit de se fier au jugement d’autrui. L’artisan qui ne vit
que de son travail, le laboureur qui ne sait pas lire, la
jeune fille délicate et timide, l’infirme qui peut à peine
sortir de son lit, tous, sans exception, doivent étudier, mé-
diter, disputer, voyager, parcourir le monde : il n’y aura
plus de peuple fixe et stable ; la terre entière ne sera cou-
verte que de pèlerins allant à grands frais, et avec de
longues fatigues, vérifier, comparer, examiner par eux-
mêmes les cultes divers qu’on y suit. Alors, adieu les mé-
tiers, les arts, les sciences humaines, et toutes les occupa-
tions civiles : il ne peut plus y avoir d’autre étude que celle
de la religion : à grand’peine celui qui aura joui de la santé
la plus robuste, le mieux employé son temps, le mieux usé
de sa raison, vécu le plus d’années, saura-t-il dans sa vieil-
lesse à quoi s’en tenir ; et ce sera beaucoup s’il apprend
avant sa mort dans quel culte il aurait dû vivre.
Voulez-vous mitiger cette méthode, et donner la
moindre prise à l’autorité des hommes ? À l’instant vous
lui rendez tout ; et si le fils d’un Chrétien fait bien de
suivre, sans un examen profond et impartial, la religion de
son père, pourquoi le fils d’un Turc ferait-il mal de suivre
543

de même la religion du sien ? Je défie tous les intolérants
de répondre à cela rien qui contente un homme sensé.
Pressés par ces raisons, les uns aiment mieux faire
Dieu injuste, et punir les innocents du péché de leur père,
que de renoncer à leur barbare dogme. Les autres se tirent
d’affaire en envoyant obligeamment un ange instruire
quiconque, dans une ignorance invincible, aurait vécu
moralement bien. La belle invention que cet ange ! Non
contents de nous asservir à leurs machines, ils mettent
Dieu lui-même dans la nécessité d’en employer.
Voyez, mon fils, à quelle absurdité mènent l’orgueil et
l’intolérance, quand chacun veut abonder dans son sens,
et croire avoir raison exclusivement au reste du genre hu-
main. Je prends à témoin ce Dieu de paix que j’adore et
que je vous annonce, que toutes mes recherches ont été
sincères ; mais voyant qu’elles étaient, qu’elles seraient
toujours sans succès, et que je m’abîmais dans un océan
sans rives, je suis revenu sur mes pas, et j’ai resserré ma
foi dans mes notions primitives. Je n’ai jamais pu croire
que Dieu m’ordonnât, sous peine de l’enfer, d’être savant.
J’ai donc refermé tous les livres. Il en est un seul ouvert à
tous les yeux, c’est celui de la nature. C’est dans ce grand
et sublime livre que j’apprends à servir et adorer son divin
auteur. Nul n’est excusable de n’y pas lire, parce qu’il parle
à tous les hommes une langue intelligible à tous les es-
prits. Quand je serais né dans une île déserte, quand je
n’aurais point vu d’autre homme que moi, quand je
n’aurais jamais appris ce qui s’est fait anciennement dans
un coin du monde ; si j’exerce ma raison, si je la cultive, si
j’use bien des facultés immédiates que Dieu me donne,
544

j’apprendrai de moi-même à le connaître, à l’aimer, à ai-
mer ses œuvres, à vouloir le bien qu’il veut, et à remplir
pour lui plaire tous mes devoirs sur la terre. Qu’est-ce que
tout le savoir des hommes m’apprendra de plus ?
À l’égard de la révélation, si j’étais meilleur raisonneur
ou mieux instruit, peut-être sentirais-je sa vérité, son utili-
té pour ceux qui ont le bonheur de la reconnaître ; mais si
je vois en sa faveur des preuves que je ne puis combattre,
je vois aussi contre elle des objections que je ne puis ré-
soudre. Il y a tant de raisons solides pour et contre, que,
ne sachant à quoi me déterminer, je ne l’admets ni ne la
rejette ; je rejette seulement l’obligation de la reconnaître,
parce que cette obligation prétendue est incompatible avec
la justice de Dieu, et que, loin de lever par là les obstacles
au salut, il les eût multipliés, il les eût rendus insurmon-
tables pour la grande partie du genre humain. À cela près,
je reste sur ce point dans un doute respectueux. Je n’ai pas
la présomption de me croire infaillible : d’autres hommes
ont pu décider ce qui me semble indécis ; je raisonne pour
moi et non pas pour eux ; je ne les blâme ni ne les imite :
leur jugement peut être meilleur que le mien ; mais il n’y a
pas de ma faute si ce n’est pas le mien.
Je vous avoue aussi que la majesté des Ecritures
m’étonne, que la sainteté de l’Évangile parle à mon cœur.
Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe :
qu’ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu’un livre à
la fois si sublime et si simple soit l’ouvrage des hommes ?
Se peut-il que celui dont il fait l’histoire ne soit qu’un
homme lui-même ? Est-ce là le ton d’un enthousiaste ou
d’un ambitieux sectaire ? Quelle douceur, quelle pureté
545

dans ses mœurs ! quelle grâce touchante dans ses instruc-
tions ! quelle élévation dans ses maximes ! quelle profonde
sagesse dans ses discours ! quelle présence d’esprit, quelle
finesse et quelle justesse dans ses réponses ! quel empire
sur ses passions ! Où est l’homme, où est le sage qui sait
agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation ?
Quand Platon peint son juste imaginaire couvert de tout
l’opprobre du crime, et digne de tous les prix de la vertu, il
peint trait pour trait Jésus-Christ : la ressemblance est si
frappante, que tous les Pères l’ont sentie, et qu’il n’est pas
possible de s’y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement
ne faut-il point avoir pour oser comparer le fils de So-
phronisque au fils de Marie ? Quelle distance de l’un à
l’autre ! Socrate, mourant sans douleur, sans ignominie,
soutint aisément jusqu’au bout son personnage ; et si cette
facile mort n’eût honoré sa vie, on douterait si Socrate,
avec tout son esprit, fut autre chose qu’un sophiste. Il in-
venta, dit-on, la morale ; d’autres avant lui l’avaient mise
en pratique ; il ne fit que dire ce qu’ils avaient fait, il ne fit
que mettre en leçons leurs exemples. Aristide avait été
juste avant que Socrate eût dit ce que c’était que justice ;
Léonidas était mort pour son pays avant que Socrate eût
fait un devoir d’aimer la patrie ; Sparte était sobre avant
que Socrate eût loué la sobriété ; avant qu’il eût défini la
vertu, la Grèce abondait en hommes vertueux.
Mais où Jésus avait-il pris chez les siens cette morale
élevée et pure dont lui seul a donné les leçons et
546

l’exemple94 ? Du sein du plus furieux fanatisme la plus
haute sagesse se fit entendre ; et la simplicité des plus
héroïques vertus honora le plus vil de tous les peuples. La
mort de Socrate, philosophant tranquillement avec ses
amis, est la plus douce qu’on puisse désirer ; celle de Jésus
expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout
un peuple, est la plus horrible qu’on puisse craindre. So-
crate prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui la lui
présente et qui pleure ; Jésus, au milieu d’un supplice af-
freux, prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la
mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus
sont d’un Dieu. Dirons-nous que l’histoire de l’Évangile est
inventée à plaisir ? Mon ami, ce n’est pas ainsi qu’on in-
vente ; et les faits de Socrate, dont personne ne doute, sont
moins attestés que ceux de Jésus-Christ. Au fond c’est
reculer la difficulté sans la détruire ; il serait plus inconce-
vable que plusieurs hommes d’accord eussent fabriqué ce
livre, qu’il ne l’est qu’un seul en ait fourni le sujet. Jamais
les auteurs juifs n’eussent trouvé ni ce ton ni cette morale ;
et l’Évangile a des caractères de vérité si grands, si frap-
pants, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en se-
rait plus étonnant que le héros. Avec tout cela, ce même
Évangile est plein de choses incroyables, de choses qui
répugnent à la raison, et qu’il est impossible à tout homme
sensé de concevoir ni d’admettre. Que faire au milieu de
toutes ces contradictions ? Etre toujours modeste et cir-
conspect, mon enfant ; respecter en silence ce qu’on ne
94 Voyez, dans le Discours sur la montagne, le parallèle qu’il fait
lui-même de la morale de Moïse à la sienne. (Matth., cap. v, vers. 21
et seq.)
547

saurait ni rejeter, ni comprendre, et s’humilier devant le
grand Etre qui seul sait la vérité.
Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté ; mais
ce scepticisme ne m’est nullement pénible, parce qu’il ne
s’étend pas aux points essentiels à la pratique, et que je
suis bien décidé sur les principes de tous mes devoirs. Je
sers Dieu dans la simplicité de mon cœur. Je ne cherche à
savoir que ce qui importe à ma conduite. Quant aux
dogmes qui n’influent ni sur les actions ni sur la morale, et
dont tant de gens se tourmentent, je ne m’en mets nulle-
ment en peine. Je regarde toutes les religions particulières
comme autant d’institutions salutaires qui prescrivent
dans chaque pays une manière uniforme d’honorer Dieu
par un culte public, et qui peuvent toutes avoir leurs rai-
sons dans le climat, dans le gouvernement, dans le génie
du peuple, ou dans quelque autre cause locale qui rend
l’une préférable à l’autre, selon les temps et les lieux. Je les
crois toutes bonnes quand on y sert Dieu convenablement.
Le culte essentiel est celui du cœur. Dieu n’en rejette point
l’hommage, quand il est sincère, sous quelque forme qu’il
lui soit offert. Appelé dans celle que je professe au service
de l’Eglise, j’y remplis avec toute l’exactitude possible les
soins qui me sont prescrits, et ma conscience me repro-
cherait d’y manquer volontairement en quelque point.
Après un long interdit vous savez que j’obtins, par le crédit
de M. de Mellarède, la permission de reprendre mes fonc-
tions pour m’aider à vivre. Autrefois je disais la messe avec
la légèreté qu’on met à la longue aux choses les plus graves
quand on les fait trop souvent ; depuis mes nouveaux
principes, je la célèbre avec plus de vénération : je me pé-
nètre de la majesté de l’Etre suprême, de sa présence, de
548

l’insuffisance de l’esprit humain, qui conçoit si peu ce qui
se rapporte à son auteur. En songeant que je lui porte les
vœux du peuple sous une forme prescrite, je suis avec soin
tous les rites ; je récite attentivement, je m’applique à
n’omettre jamais ni le moindre mot ni la moindre cérémo-
nie : quand j’approche du moment de la consécration, je
me recueille pour la faire avec toutes les dispositions
qu’exige l’Eglise et la grandeur du sacrement ; je tâche
d’anéantir ma raison devant la suprême intelligence ; je
me dis : Qui es-tu pour mesurer la puissance infinie ? Je
prononce avec respect les mots sacramentaux, et je donne
à leur effet toute la foi qui dépend de moi. Quoi qu’il en
soit de ce mystère inconcevable, je ne crains pas qu’au jour
du jugement je sois puni pour l’avoir jamais profané dans
mon cœur.
Honoré du ministère sacré, quoique dans le dernier
rang, je ne ferai ni ne dirai jamais rien qui me rende in-
digne d’en remplir les sublimes devoirs. Je prêcherai tou-
jours la vertu aux hommes, je les exhorterai toujours à
bien faire ; et, tant que je pourrai, je leur en donnerai
l’exemple. Il ne tiendra pas à moi de leur rendre la religion
aimable ; il ne tiendra pas à moi d’affermir leur foi dans
les dogmes vraiment utiles et que tout homme est obligé
de croire : mais à Dieu ne plaise que jamais je leur prêche
le dogme cruel de l’intolérance ; que jamais je les porte à
détester leur prochain, à dire à d’autres hommes : Vous
serez damnés95. Si j’étais dans un rang plus remarquable,
95 Le devoir de suivre et d’aimer la religion de son pays ne
s’étend pas jusqu’aux dogmes contraires à la bonne morale, tels que
549

cette réserve pourrait m’attirer des affaires ; mais je suis
trop petit pour avoir beaucoup à craindre, et je ne puis
guère tomber plus bas que je ne suis. Quoi qu’il arrive, je
ne blasphémerai point contre la justice divine, et ne men-
tirai point contre le Saint-Esprit.
J’ai longtemps ambitionné l’honneur d’être curé ; je
l’ambitionne encore, mais je ne l’espère plus. Mon bon
ami, je ne trouve rien de si beau que d’être curé. Un bon
curé est un ministre de bonté, comme un bon magistrat
est un ministre de justice. Un curé n’a jamais de mal à
faire ; s’il ne peut pas toujours faire le bien par lui-même,
il est toujours à sa place quand il le sollicite, et souvent il
l’obtient quand il sait se faire respecter. O si jamais dans
nos montagnes j’avais quelque cure de bonnes gens à des-
servir ! je serais heureux, car il me semble que je ferais le
bonheur de mes paroissiens. Je ne les rendrais pas riches,
mais je partagerais leur pauvreté ; j’en ôterais la flétrissure
et le mépris, plus insupportable que l’indigence. Je leur
ferais aimer la concorde et l’égalité, qui chassent souvent
la misère, et la font toujours supporter. Quand ils ver-
raient que je ne serais en rien mieux qu’eux, et que pour-
tant je vivrais content, ils apprendraient à se consoler de
leur sort et à vivre contents comme moi. Dans mes ins-
celui de l’intolérance. C’est ce dogme horrible qui arme les hommes
les uns contre les autres, et les rend tous ennemis du genre humain.
La distinction entre la tolérance civile et la tolérance théologique est
puérile et vaine. Ces deux tolérances sont inséparables, et l’on ne
peut admettre l’une sans l’autre. Des anges mêmes ne vivraient pas
en paix avec des hommes qu’ils regarderaient comme les ennemis
de Dieu.
550

tructions je m’attacherais moins à l’esprit de l’Eglise qu’à
l’esprit de l’Évangile, où le dogme est simple et la morale
sublime, où l’on voit peu de pratiques religieuses et beau-
coup d’œuvres de charité. Avant de leur enseigner ce qu’il
faut faire, je m’efforcerais toujours de le pratiquer afin
qu’ils vissent bien tout ce que je leur dis, je le pense. Si
j’avais des protestants dans mon voisinage ou dans ma
paroisse, je ne les distinguerais point de mes vrais parois-
siens en tout ce qui tient à la charité chrétienne ; je les
porterais tous également à s’entr’aimer, à se regarder
comme frères, à respecter toutes les religions, et à vivre en
paix chacun dans la sienne. Je pense que solliciter
quelqu’un de quitter celle où il est né, c’est le solliciter de
mal faire, et par conséquent faire mal soi-même. En at-
tendant de plus grandes lumières, gardons l’ordre public ;
dans tout pays respectons les lois, ne troublons point le
culte qu’elles prescrivent ; ne portons point les citoyens à
la désobéissance ; car nous ne savons point certainement
si c’est un bien pour eux de quitter leurs opinions pour
d’autres, et nous savons très certainement que c’est un
mal de désobéir aux lois.
Je viens, mon jeune ami, de vous réciter de bouche ma
profession de foi telle que Dieu la lit dans mon cœur : vous
êtes le premier à qui je l’aie faite ; vous êtes le seul peut-
être à qui je la ferai jamais. Tant qu’il reste quelque bonne
croyance parmi les hommes, il ne faut point troubler les
âmes paisibles, ni alarmer la foi des simples par des diffi-
cultés qu’ils ne peuvent résoudre et qui les inquiètent sans
les éclairer. Mais quand une fois tout est ébranlé, on doit
conserver le tronc aux dépens des branches. Les cons-
ciences agitées, incertaines, presque éteintes, et dans l’état
551

où j’ai vu la vôtre, ont besoin d’être affermies et réveillées ;
et, pour les établir sur la base des vérités éternelles, il faut
achever d’arracher les piliers flottants auxquels elles pen-
sent tenir encore.
Vous êtes dans l’âge critique où l’esprit s’ouvre à la cer-
titude, où le cœur reçoit sa forme et son caractère, et où
l’on se détermine pour toute la vie, soit en bien, soit en
mal. Plus tard, la substance est durcie, et les nouvelles
empreintes ne marquent plus. Jeune homme, recevez dans
votre âme, encore flexible, le cachet de la vérité. Si j’étais
plus sûr de moi-même, j’aurais pris avec vous un ton
dogmatique et décisif : mais je suis homme, ignorant, sujet
à l’erreur ; que pouvais-je faire ? Je vous ai ouvert mon
cœur sans réserve ; ce que je tiens pour sûr, je vous l’ai
donné pour tel ; je vous ai donné mes doutes pour des
doutes, mes opinions pour des opinions ; je vous ai dit
mes raisons de douter et de croire. Maintenant, c’est à
vous de juger : vous avez pris du temps ; cette précaution
est sage et me fait bien penser de vous. Commencez par
mettre votre conscience en état de vouloir être éclairée.
Soyez sincère avec vous-même. Appropriez-vous de mes
sentiments ce qui vous aura persuadé, rejetez le reste.
Vous n’êtes pas encore assez dépravé par le vice pour ris-
quer de mal choisir. Je vous proposerais d’en conférer
entre nous ; mais sitôt qu’on dispute on s’échauffe ; la
vanité, l’obstination s’en mêlent, la bonne foi n’y est plus.
Mon ami, ne disputez jamais, car on n’éclaire par la dis-
pute ni soi ni les autres. Pour moi, ce n’est qu’après bien
des années de méditation que j’ai pris mon parti : je m’y
tiens ; ma conscience est tranquille, mon cœur est content.
Si je voulais recommencer un nouvel examen de mes sen-
552

timents, je n’y porterais pas un plus pur amour de la véri-
té ; et mon esprit, déjà moins actif, serait moins en état de
la connaître. Je resterai comme je suis, de peur
qu’insensiblement le goût de la contemplation, devenant
une passion oiseuse, ne m’attiédît sur l’exercice de mes
devoirs, et de peur de retomber dans mon premier pyr-
rhonisme, sans retrouver la force d’en sortir. Plus de la
moitié de ma vie est écoulée ; je n’ai plus que le temps qu’il
me faut pour en mettre à profit le reste, et pour effacer
mes erreurs par mes vertus. Si je me trompe, c’est malgré
moi. Celui qui lit au fond de mon cœur sait bien que je
n’aime pas mon aveuglement. Dans l’impuissance de m’en
tirer par mes propres lumières, le seul moyen qui me reste
pour en sortir est une bonne vie ; et si des pierres mêmes
Dieu peut susciter des enfants à Abraham, tout homme a
droit d’espérer d’être éclairé lorsqu’il s’en rend digne.
Si mes réflexions vous amènent à penser comme je
pense, que mes sentiments soient les vôtres, et que nous
ayons la même profession de foi, voici le conseil que je
vous donne : N’exposez plus votre vie aux tentations de la
misère et du désespoir ; ne la traînez plus avec ignominie à
la merci des étrangers, et cessez de manger le vil pain de
l’aumône. Retournez dans votre patrie, reprenez la reli-
gion de vos pères, suivez-la dans la sincérité de votre
cœur, et ne la quittez plus : elle est très simple et très
sainte ; je la crois de toutes les religions qui sont sur la
terre celle dont la morale est la plus pure et dont la raison
se contente le mieux. Quant aux frais du voyage, n’en
soyez point en peine, on y pourvoira. Ne craignez pas non
plus la mauvaise honte d’un retour humiliant ; il faut rou-
gir de faire une faute, et non de la réparer. Vous êtes en-
553

core dans l’âge où tout se pardonne, mais où l’on ne pèche
plus impunément. Quand vous voudrez écouter votre
conscience, mille vains obstacles disparaîtront à sa voix.
Vous sentirez que, dans l’incertitude où nous sommes,
c’est une inexcusable présomption de professer une autre
religion que celle où l’on est né, et une fausseté de ne pas
pratiquer sincèrement celle qu’on professe. Si l’on s’égare,
on s’ôte une grande excuse au tribunal du souverain juge.
Ne pardonnera-t-il pas plutôt l’erreur où l’on fut nourri,
que celle qu’on osa choisir soi-même ?
Mon fils, tenez votre âme en état de désirer toujours
qu’il y ait un Dieu, et vous n’en douterez jamais. Au sur-
plus, quelque parti que vous puissiez prendre, songez que
les vrais devoirs de la religion sont indépendants des insti-
tutions des hommes ; qu’un cœur juste est le vrai temple
de la Divinité ; qu’en tout pays et dans toute secte, aimer
Dieu par-dessus tout et son prochain comme soi-même,
est le sommaire de la loi ; qu’il n’y a point de religion qui
dispense des devoirs de la morale ; qu’il n’y a de vraiment
essentiels que ceux-là ; que le culte intérieur est le premier
de ces devoirs, et que sans la foi nulle véritable vertu
n’existe.
Fuyez ceux qui, sous prétexte d’expliquer la nature,
sèment dans les cœurs des hommes de désolantes doc-
trines, et dont le scepticisme apparent est cent fois plus
affirmatif et plus dogmatique que le ton décidé de leurs
adversaires. Sous le hautain prétexte qu’eux seuls sont
éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous soumettent impérieu-
sement à leurs décisions tranchantes, et prétendent nous
donner pour les vrais principes des choses les inintelli-
554

gibles systèmes qu’ils ont bâtis dans leur imagination. Du
reste, renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que
les hommes respectent, ils ôtent aux affligés la dernière
consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le
seul frein de leurs passions ; ils arrachent du fond des
cœurs le remords du crime, l’espoir de la vertu, et se van-
tent encore d’être les bienfaiteurs du genre humain. Ja-
mais, disent-ils, la vérité n’est nuisible aux hommes. Je le
crois comme eux, et, c’est, à mon avis, une grande preuve
que ce qu’ils enseignent n’est pas la vérité96.
96 Les deux partis s’attaquent réciproquement par tant de so-
phismes, que ce serait une entreprise immense et téméraire de vou-
loir les relever tous ; c’est déjà beaucoup d’en noter quelques-uns à
mesure qu’ils se présentent. Un des plus familiers au parti philoso-
phiste est d’opposer un peuple supposé de bons philosophes à un
peuple de mauvais chrétiens : comme si un peuple de vrais philo-
sophes était plus facile à faire qu’un peuple de vrais chrétiens ! Je ne
sais si, parmi les individus, l’un est plus facile à trouver que l’autre ;
mais je sais bien que, dès qu’il est question de peuples, il en faut
supposer qui abuseront de la philosophie sans religion, comme les
nôtres abusent de la religion sans philosophie ; et cela me paraît
changer beaucoup l’état de la question.
Bayle a très bien prouvé que le fanatisme est plus pernicieux
que l’athéisme, et cela est incontestable ; mais ce qu’il n’a eu garde
de dire, et qui n’est pas moins vrai, c’est que le fanatisme, quoique
sanguinaire et cruel, est pourtant une passion grande et forte, qui
élève le cœur de l’homme, qui lui fait mépriser la mort, qui lui
donne un ressort prodigieux, et qu’il ne faut que mieux diriger pour
en tirer les plus sublimes vertus : au lieu que l’irréligion, et en géné-
ral l’esprit raisonneur et philosophique, attache à la vie, effémine,
avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de
l’intérêt particulier, dans l’abjection du moi humain, et sape ainsi à
555

petit bruit les vrais fondements de toute société ; car ce que les inté-
rêts particuliers ont de commun est si peu de chose, qu’il ne balan-
cera jamais ce qu’ils ont d’opposé.
Si l’athéisme ne fait pas verser le sang des hommes, c’est moins
par amour pour la paix que par indifférence pour le bien : comme
que tout aille, peu importe au prétendu sage, pourvu qu’il reste en
repos dans son cabinet. Ses principes ne font pas tuer les hommes,
mais ils les empêchent de naître, en détruisant les mœurs qui les
multiplient, en les détachant de leur espèce, en réduisant toutes
leurs affections à un secret égoïsme, aussi funeste à la population
qu’à la vertu. L’indifférence philosophique ressemble à la tranquilli-
té de l’État sous le despotisme ; c’est la tranquillité de la mort : elle
est plus destructive que la guerre même.
Ainsi le fanatisme, quoique plus funeste dans ses effets immé-
diats que ce qu’on appelle aujourd’hui l’esprit philosophique, l’est
beaucoup moins dans ses conséquences. D’ailleurs il est aisé d’étaler
de belles maximes dans des livres ; mais la question est de savoir si
elles tiennent bien à la doctrine, si elles en découlent nécessaire-
ment ; et c’est ce qui n’a point paru clair jusqu’ici. Reste à savoir
encore si la philosophie, à son aise et sur le trône, commanderait
bien à la gloriole, à l’intérêt, à l’ambition, aux petites passions de
l’homme, et si elle pratiquerait cette humanité si douce qu’elle nous
vante la plume à la main.
Par les principes, la philosophie ne peut faire aucun bien que la
religion ne le fasse encore mieux, et la religion en fait beaucoup que
la philosophie ne saurait faire.
Par la pratique, c’est autre chose ; mais encore faut-il examiner.
Nul homme ne suit de tout point sa religion quand il en a une : cela
est vrai ; la plupart n’en ont guère, et ne suivent point du tout celle
qu’ils ont : cela est encore vrai ; mais enfin quelques-uns en ont une,
la suivent du moins en partie ; et il est indubitable que des motifs de
religion les empêchent souvent de mal faire, et obtiennent d’eux des
556

vertus, des actions louables, qui n’auraient point eu lieu sans ces
motifs.
Qu’un moine nie un dépôt ; que s’ensuit-il, sinon qu’un sot le lui
avait confié ? Si Pascal en eût nié un, cela prouverait que Pascal était
un hypocrite, et rien de plus. Mais un moine !… Les gens qui font
trafic de la religion sont-ils donc ceux qui en ont ? Tous les crimes
qui se font dans le clergé, comme ailleurs, ne prouvent point que la
religion soit inutile, mais que très peu de gens ont de la religion.
Nos gouvernements modernes doivent incontestablement au
christianisme leur plus solide autorité et leurs révolutions moins
fréquentes ; il les a rendus eux-mêmes moins sanguinaires : cela se
prouve par le fait en les comparant aux gouvernements anciens. La
religion mieux connue, écartant le fanatisme, a donné plus de dou-
ceur aux mœurs chrétiennes. Ce changement n’est point l’ouvrage
des lettres ; car partout où elles ont brillé, l’humanité n’en a pas été
plus respectée ; les cruautés des Athéniens, des Égyptiens, des em-
pereurs de Rome, des Chinois, en font foi. Que d’œuvres de miséri-
corde sont l’ouvrage de l’Évangile ! Que de restitutions, de répara-
tions, la confession ne fait-elle point faire chez les catholiques ! Chez
nous combien les approches des temps de communion n’opèrent-
elles point de réconciliations et d’aumônes ! Combien le jubilé des
Hébreux ne rendait-il pas les usurpateurs moins avides ! Que de
misères ne prévenait-il pas ! La fraternité légale unissait toute la
nation : on ne voyait pas un mendiant chez eux. On n’en voit point
non plus chez les Turcs, où les fondations pieuses sont innom-
brables ; ils sont, par principe de religion, hospitaliers, même envers
les ennemis de leur culte.
« Les mahométans disent, selon Chardin, qu’après l’examen qui
suivra la résurrection universelle, tous les corps iront passer un pont
appelé Poul-Serrho, qui est jeté sur le feu éternel, pont qu’on peut
appeler, disent-ils, le troisième et dernier examen et le vrai juge-
ment final, parce que c’est là où se fera la séparation des bons d’avec
les méchants… etc.
557

Bon jeune homme, soyez sincère et vrai sans orgueil ;
sachez être ignorant : vous ne tromperez ni vous ni les
autres. Si jamais vos talents cultivés vous mettent en état
« Les Persans, poursuit Chardin, sont fort infatués de ce pont ;
et lorsque quelqu’un souffre une injure dont, par aucune voie ni
dans aucun temps, il ne peut avoir raison, sa dernière consolation
est de dire : Eh bien ! par le Dieu vivant, tu me le payeras au double
au dernier jour ; tu ne passeras point le Poul-Serrho que tu ne me
satisfasses auparavant ; je m’attacherai au bord de ta veste et me
jetterai à tes jambes. J’ai vu beaucoup de gens éminents, et de
toutes sortes de professions, qui, appréhendant qu’on ne criât ainsi
haro sur eux au passage de ce pont redoutable, sollicitaient ceux qui
se plaignaient d’eux de leur pardonner : cela m’est arrive cent fois à
moi-même. Des gens de qualité, qui m’avaient fait faire, par impor-
tunité, des démarches autrement que je n’eusse voulu, m’abordaient
au bout de quelque temps qu’ils pensaient que le chagrin en était
passé, et me disaient : Je te prie, halal becon antchifra, c’est-à-dire
rends-moi cette affaire licite ou juste. Quelques-uns même m’ont
fait des présents et rendu des services, afin que je leur pardonnasse
en déclarant que je le faisais de bon cœur : de quoi la cause n’est
autre que cette créance qu’on ne passera point le pont de l’enfer
qu’on n’ait rendu le dernier quatrain à ceux qu’on a oppressés. »
(Tome VII, in-12, page 50.)
Croirai-je que l’idée de ce pont qui répare tant d’iniquités n’en
prévient jamais ? Que si l’on ôtoit aux Persans cette idée, en leur
persuadant qu’il n’y a ni Poul-Serrho, ni rien de semblable, où les
opprimés soient vengés de leurs tyrans après la mort, n’est-il pas
clair que cela mettrait ceux-ci fort à leur aise, et les délivrerait du
soin d’apaiser ces malheureux ? Il est donc faux que cette doctrine
ne fût pas nuisible ; elle ne serait donc pas la vérité.
Philosophe, tes lois morales sont fort belles ; mais montre-m’en,
de grâce, la sanction. Cesse un moment de battre la campagne, et
dis-moi nettement ce que tu mets à la place du Poul-Serrho.
558

de parler aux hommes, ne leur parlez jamais que selon
votre conscience, sans vous embarrasser s’ils vous applau-
diront. L’abus du savoir produit l’incrédulité. Tout savant
dédaigne le sentiment vulgaire ; chacun en veut avoir un à
soi. L’orgueilleuse philosophie mène au fanatisme. Evitez
ces extrémités ; restez toujours ferme dans la voie de la
vérité, ou de ce qui vous paraîtra l’être dans la simplicité
de votre cœur, sans jamais vous en détourner par vanité ni
par faiblesse. Osez confesser Dieu chez les philosophes ;
osez prêcher l’humanité aux intolérants. Vous serez seul
de votre parti peut-être ; mais vous porterez en vous-
même un témoignage qui vous dispensera de ceux des
hommes. Qu’ils vous aiment ou vous haïssent, qu’ils lisent
ou méprisent vos écrits, il n’importe. Dites ce qui est vrai,
faites ce qui est bien ; ce qui importe à l’homme est de
remplir ses devoirs sur la terre ; et c’est en s’oubliant
qu’on travaille pour soi. Mon enfant, l’intérêt particulier
nous trompe ; il n’y a que l’espoir du juste qui ne trompe
point.
J’ai transcrit cet écrit, non comme une règle des sen-
timents qu’on doit suivre en matière de religion, mais
comme un exemple de la manière dont on peut raisonner
avec son élève, pour ne point s’écarter de la méthode que
j’ai tâché d’établir. Tant qu’on ne donne rien à l’autorité
des hommes, ni aux préjugés du pays où l’on est né, les
seules lumières de la raison ne peuvent, dans l’institution
de la nature, nous mener plus loin que la religion natu-
relle ; c’est à quoi je me borne avec mon Émile. S’il en doit
avoir une autre, je n’ai plus en cela le droit d’être son
guide ; c’est à lui seul de la choisir.
559

Nous travaillons de concert avec la nature, et tandis
qu’elle forme l’homme physique, nous tâchons de former
l’homme moral ; mais nos progrès ne sont pas les mêmes.
Le corps est déjà robuste et fort, que l’âme est encore lan-
guissante et faible ; et quoi que l’art humain puisse faire, le
tempérament précède toujours la raison. C’est à retenir
l’un et à exciter l’autre que nous avons jusqu’ici donné
tous nos soins, afin que l’homme fût toujours un, le plus
qu’il était possible. En développant le naturel, nous avons
donné le change à sa sensibilité naissante ; nous l’avons
réglé en cultivant la raison. Les objets intellectuels modé-
raient l’impression des objets sensibles. En remontant au
principe des choses, nous l’avons soustrait à l’empire des
sens ; il était simple de s’élever de l’étude de la nature à la
recherche de son auteur.
Quand nous en sommes venus là, quelles nouvelles
prises nous nous sommes données sur notre élève ! que de
nouveaux moyens nous avons de parler à son cœur ! C’est
alors seulement qu’il trouve son véritable intérêt à être
bon, à faire le bien loin des regards des hommes, et sans y
être forcé par les lois, à être juste entre Dieu et lui, à rem-
plir son devoir, même aux dépens de sa vie, et à porter
dans son cœur la vertu, non seulement pour l’amour de
l’ordre, auquel chacun préfère toujours l’amour de soi,
mais pour l’amour de l’auteur de son être, amour qui se
confond avec ce même amour de soi, pour jouir enfin du
bonheur durable que le repos d’une bonne conscience et la
contemplation de cet Etre suprême lui promettent dans
l’autre vie, après avoir bien usé de celle-ci. Sortez de là, je
ne vois plus qu’injustice, hypocrisie et mensonge parmi les
hommes. L’intérêt particulier, qui, dans la concurrence,
560

l’emporte nécessairement sur toutes choses, apprend à
chacun d’eux à parer le vice du masque de la vertu. Que
tous les autres hommes fassent mon bien aux dépens du
leur ; que tout se rapporte à moi seul ; que tout le genre
humain meure, s’il le faut, dans la peine et dans la misère
pour m’épargner un moment de douleur ou de faim : tel
est le langage intérieur de tout incrédule qui raisonne.
Oui, je le soutiendrai toute ma vie, quiconque a dit dans
son cœur : il n’y a point de Dieu, et parle autrement, n’est
qu’un menteur ou un insensé.
Lecteur, j’aurai beau faire, je sens bien que vous et moi
ne verrons jamais mon Émile sous les mêmes traits ; vous
vous le figurez toujours semblable à vos jeunes gens, tou-
jours étourdi, pétulant, volage, errant de fête en fête,
d’amusement en amusement, sans jamais pouvoir se fixer
à rien. Vous rirez de me voir faire un contemplatif, un
philosophe, un vrai théologien, d’un jeune homme ardent,
vif, emporté, fougueux, dans l’âge le plus bouillant de la
vie. Vous direz : Ce rêveur poursuit toujours sa chimère ;
en nous donnant un élève de sa façon, il ne le forme pas
seulement, il le crée, il le tire de son cerveau ; et, croyant
toujours suivre la nature, il s’en écarte à chaque instant.
Moi, comparant mon élève aux vôtres, je trouve à peine ce
qu’ils peuvent avoir de commun. Nourri si différemment,
c’est presque un miracle s’il leur ressemble en quelque
chose. Comme il a passé son enfance dans toute la liberté
qu’ils prennent dans leur jeunesse, il commence à prendre
dans sa jeunesse la règle à laquelle on les a soumis en-
fants : cette règle devient leur fléau, ils la prennent en
horreur, ils n’y voient que la longue tyrannie des maîtres,
ils croient ne sortir de l’enfance qu’en secouant toute es-
561

pèce de joug97, ils se dédommagent alors de la longue con-
trainte où on les a tenus, comme un prisonnier, délivré des
fers, étend, agite et fléchit ses membres.
Émile, au contraire, s’honore de se faire homme, et de
s’assujettir au joug de la raison naissante ; son corps, déjà
formé, n’a plus besoin des mêmes mouvements, et com-
mence à s’arrêter de lui-même, tandis que son esprit, à
moitié développé, cherche à son tour à prendre l’essor.
Ainsi l’âge de raison n’est pour les uns que l’âge de la li-
cence ; pour l’autre, il devient l’âge du raisonnement.
Voulez-vous savoir lesquels d’eux ou de lui sont mieux
en cela dans l’ordre de la nature ? considérez les diffé-
rences dans ceux qui en sont plus ou moins éloignés : ob-
servez les jeunes gens chez les villageois, et voyez s’ils sont
aussi pétulants que les vôtres. « Durant l’enfance des sau-
vages, dit le sieur Le Beau, on les voit toujours actifs, et
s’occupant sans cesse à différents jeux qui leur agitent le
corps ; mais à peine ont-ils atteint l’âge de l’adolescence,
qu’ils deviennent tranquilles, rêveurs ; ils ne s’appliquent
plus guère qu’à des jeux sérieux ou de hasard.98 » Émile,
ayant été élevé dans toute la liberté des jeunes paysans et
97 Il n’y a personne qui voie l’enfance avec tant de mépris que
ceux qui en sortent, comme il n’y a pas de pays où les rangs soient
gardés avec plus d’affectation que ceux où l’inégalité n’est pas
grande, et où chacun craint toujours d’être confondu avec son infé-
rieur.
98 Aventures du sieur C. Le Beau, avocat au parlement 161 bis,
t.II, p. 70.
562

des jeunes sauvages, doit changer et s’arrêter comme eux
en grandissant. Toute la différence est qu’au lieu d’agir
uniquement pour jouer ou pour se nourrir, il a, dans ses
travaux et dans ses jeux, appris à penser. Parvenu donc à
ce terme par cette route, il se trouve tout disposé pour
celle où je l’introduis : les sujets de réflexion que je lui
présente irritent sa curiosité, parce qu’ils sont beaux par
eux-mêmes, qu’ils sont tout nouveaux pour lui, et qu’il est
en état de les comprendre. Au contraire, ennuyés, excédés
de vos fades leçons, de vos longues morales, de vos éter-
nels catéchismes, comment vos jeunes gens ne se refuse-
raient-ils pas à l’application d’esprit qu’on leur a rendue
triste, aux lourds préceptes dont on n’a cessé de les acca-
bler, aux méditations sur l’auteur de leur être, dont on a
fait l’ennemi de leurs plaisirs ? Ils n’ont conçu pour tout
cela qu’aversion, dégoût, ennui ; la contrainte les en a re-
butés : le moyen désormais qu’ils s’y livrent quand ils
commencent à disposer d’eux ? Il leur faut du nouveau
pour leur plaire, il ne leur faut plus rien de ce qu’on dit
aux enfants. C’est la même chose pour mon élève ; quand
il devient homme, je lui parle comme à un homme, et ne
lui dis que des choses nouvelles ; c’est précisément parce
qu’elles ennuient les autres qu’il doit les trouver de son
goût.
Voilà comme je lui fais doublement gagner du temps,
en retardant au profit de la raison le progrès de la nature.
Mais ai-je en effet retardé ce progrès ? Non ; je n’ai fait
qu’empêcher l’imagination de l’accélérer ; j’ai balancé par
des leçons d’une autre espèce des leçons précoces que le
jeune homme reçoit d’ailleurs. Tandis que le torrent de
nos institutions l’entraîne, l’attirer en sens contraire par
563

d’autres institutions, ce n’est pas l’ôter de sa place, c’est l’y
maintenir.
Le vrai moment de la nature arrive enfin, il faut qu’il
arrive. Puisqu’il faut que l’homme meure, il faut qu’il se
reproduise, afin que l’espèce dure et que l’ordre du monde
soit conservé. Quand, par les signes dont j’ai parlé, vous
pressentirez le moment critique, à l’instant quittez avec lui
pour jamais votre ancien ton. C’est votre disciple encore,
mais ce n’est plus votre élève. C’est votre ami, c’est un
homme, traitez-le désormais comme tel.
Quoi ! faut-il abdiquer mon autorité lorsqu’elle m’est
le plus nécessaire ? Faut-il abandonner l’adulte à lui-
même au moment qu’il sait le moins se conduire, et qu’il
fait les plus grands écarts ? Faut-il renoncer à mes droits
quand il lui importe le plus que j’en use ? Vos droits ! Qui
vous dit d’y renoncer ? ce n’est qu’à présent qu’ils com-
mencent pour lui. Jusqu’ici vous n’en obteniez rien que
par force ou par ruse ; l’autorité, la loi du devoir lui étaient
inconnues ; il fallait le contraindre ou le tromper pour
vous faire obéir. Mais vous voyez de combien de nouvelles
chaînes vous avez environné son cœur. La raison, l’amitié,
la reconnaissance, mille affections, lui parlent d’un ton
qu’il ne peut méconnaître. Le vice ne l’a point encore ren-
du sourd à leur voix. Il n’est sensible encore qu’aux pas-
sions de la nature. La première de toutes, qui est l’amour
de soi, le livre à vous ; l’habitude vous le livre encore. Si le
transport d’un moment vous l’arrache, le regret vous le
ramène à l’instant ; le sentiment qui l’attache à vous est le
seul permanent ; tous les autres passent et s’effacent mu-
tuellement. Ne le laissez point corrompre, il sera toujours
564

docile, il ne commence d’être rebelle que quand il est déjà
perverti.
J’avoue bien que si, heurtant de front ses désirs nais-
sants, vous alliez sottement traiter de crimes les nouveaux
besoins qui se font sentir à lui, vous ne seriez pas long-
temps écouté ; mais sitôt que vous quitterez ma méthode,
je ne vous réponds plus de rien. Songez toujours que vous
êtes le ministre de la nature ; vous n’en serez jamais
l’ennemi.
Mais quel parti prendre ? On ne s’attend ici qu’à
l’alternative de favoriser ses penchants ou de les com-
battre, d’être son tyran ou son complaisant ; et tous deux
ont de si dangereuses conséquences, qu’il n’y a que trop à
balancer sur le choix.
Le premier moyen qui s’offre pour résoudre cette diffi-
culté est de le marier bien vite ; c’est incontestablement
l’expédient le plus sûr et le plus naturel. Je doute pourtant
que ce soit le meilleur, ni le plus utile. Je dirai ci-après
mes raisons ; en attendant, je conviens qu’il faut marier
les jeunes gens à l’âge nubile. Mais cet âge vient pour eux
avant le temps ; c’est nous qui l’avons rendu précoce ; on
doit le prolonger jusqu’à la maturité.
S’il ne fallait qu’écouter les penchants et suivre les in-
dications, cela serait bientôt fait : mais il y a tant de con-
tradictions entre les droits de la nature et nos lois sociales,
que pour les concilier il faut gauchir et tergiverser sans
cesse : il faut employer beaucoup d’art pour empêcher
l’homme social d’être tout à fait artificiel.
565

Sur les raisons ci-devant exposées, j’estime que, par les
moyens que j’ai donnés, et d’autres semblables, on peut au
moins étendre jusqu’à vingt ans l’ignorance des désirs et la
pureté des sens : cela est si vrai, que, chez les Germains,
un jeune homme qui perdait sa virginité avant cet âge en
restait diffamé : et les auteurs attribuent, avec raison, à la
continence de ces peuples durant leur jeunesse la vigueur
de leur constitution et la multitude de leurs enfants.
On peut même beaucoup prolonger cette époque, et il
y a peu de siècles que rien n’était plus commun dans la
France même. Entre autres exemples connus, le père de
Montaigne, homme non moins scrupuleux et vrai que fort
et bien constitué, jurait s’être marié vierge à trente-trois
ans, après avoir servi longtemps dans les guerres d’Italie ;
et l’on peut voir dans les écrits du fils quelle vigueur et
quelle gaîté conservait le père à plus de soixante ans. Cer-
tainement l’opinion contraire tient plus à nos mœurs et à
nos préjugés, qu’à la connaissance de l’espèce en général.
Je puis donc laisser à part l’exemple de notre jeu-
nesse : il ne prouve rien pour qui n’a pas été élevé comme
elle. Considérant que la nature n’a point là-dessus de
terme fixe qu’on ne puisse avancer ou retarder, je crois
pouvoir, sans sortir de sa loi, supposer Émile resté jusque-
là par mes soins dans sa primitive innocence, et je vois
cette heureuse époque prête à finir. Entouré de périls tou-
jours croissants, il va m’échapper, quoi que je fasse, à la
première occasion, et cette occasion ne tardera pas à
naître ; il va suivre l’aveugle instinct des sens ; il y a mille à
parier contre un qu’il va se perdre. J’ai trop réfléchi sur les
mœurs des hommes pour ne pas voir l’influence invincible
566

de ce premier moment sur le reste de sa vie. Si je dissi-
mule et feins de ne rien voir, il se prévaut de ma faiblesse ;
croyant me tromper, il me méprise, et je suis le complice
de sa perte. Si j’essaye de le ramener, il n’est plus temps, il
ne m’écoute plus ; je lui deviens incommode, odieux, in-
supportable ; il ne tardera guère à se débarrasser de moi.
Je n’ai donc plus qu’un parti raisonnable à prendre ; c’est
de le rendre comptable de ses actions à lui-même, de le
garantir au moins des surprises de l’erreur, et de lui mon-
trer à découvert les périls dont il est environné. Jusqu’ici
je l’arrêtais par son ignorance ; c’est maintenant par des
lumières qu’il faut l’arrêter.
Ces nouvelles instructions sont importantes, et il con-
vient de reprendre les choses de plus haut. Voici l’instant
de lui rendre, pour ainsi dire, mes comptes ; de lui mon-
trer l’emploi de son temps et du mien ; de lui déclarer ce
qu’il est et ce que je suis ; ce que j’ai fait, ce qu’il a fait ; ce
que nous nous devons l’un à l’autre ; toutes ses relations
morales, tous les engagements qu’il a contractés, tous ceux
qu’on a contractés avec lui, à quel point il est parvenu
dans le progrès de ses facultés, quel chemin lui reste à
faire, les difficultés qu’il y trouvera, les moyens de franchir
ces difficultés ; en quoi je lui puis aider encore, en quoi lui
seul peut désormais s’aider, enfin le point critique où il se
trouve, les nouveaux périls qui l’environnent, et toutes les
solides raisons qui doivent l’engager à veiller attentive-
ment sur lui-même avant d’écouter ses désirs naissants.
Songez que, pour conduire un adulte, il faut prendre le
contrepied de tout ce que vous avez fait pour conduire un
enfant. Ne balancez point à l’instruire de ces dangereux
567

mystères que vous lui avez cachés si longtemps avec tant
de soin. Puisqu’il faut enfin qu’il les sache, il importe qu’il
ne les apprenne ni d’un autre, ni de lui-même, mais de
vous seul : puisque le voilà désormais forcé de combattre,
il faut, de peur de surprise, qu’il connaisse son ennemi.
Jamais les jeunes gens qu’on trouve savants sur ces
matières, sans savoir comment ils le sont devenus, ne le
sont devenus impunément. Cette indiscrète instruction, ne
pouvant avoir un objet honnête, souille au moins
l’imagination de ce qui la reçoivent, et les dispose aux
vices de ceux qui la donnent. Ce n’est pas tout ; des do-
mestiques s’insinuent ainsi dans l’esprit d’un enfant, ga-
gnent sa confiance, lui font envisager son gouverneur
comme un personnage triste et fâcheux ; et l’un des sujets
favoris de leurs secrets colloques est de médire de lui.
Quand l’élève en est là, le maître peut se retirer, il n’a plus
rien de bon à faire.
Mais pourquoi l’enfant se choisit-il des confidents par-
ticuliers ? Toujours par la tyrannie de ceux qui le gouver-
nent. Pourquoi se cacherait-il d’eux, s’il n’était forcé de
s’en cacher ? Pourquoi s’en plaindrait-il, s’il n’avait nul
sujet de s’en plaindre ? Naturellement ils sont ses pre-
miers confidents ; on voit, à l’empressement avec lequel il
vient leur dire ce qu’il pense, qu’il croit ne l’avoir pensé
qu’à moitié jusqu’à ce qu’il le leur ait dit. Comptez que si
l’enfant ne craint de votre part ni sermon ni réprimande, il
vous dira toujours tout, et qu’on n’osera lui rien confier
qu’il vous doive taire, quand on sera bien sûr qu’il ne vous
taira rien.
568

Ce qui me fait le plus compter sur ma méthode, c’est
qu’en suivant ses effets le plus exactement qu’il m’est pos-
sible, je ne vois pas une situation dans la vie de mon élève
qui ne me laisse de lui quelque image agréable. Au mo-
ment même où les fureurs du tempérament l’entraînent, et
où, révolté contre la main qui l’arrête, il se débat et com-
mence à m’échapper, dans ses agitations, dans ses empor-
tements, je retrouve encore sa première simplicité ; son
cœur, aussi pur que son corps, ne connaît pas plus le dé-
guisement que le vice ; les reproches ni le mépris ne l’ont
point rendu lâche ; jamais la vile crainte ne lui apprit à se
déguiser. Il a toute l’indiscrétion de l’innocence ; il est naïf
sans scrupule ; il ne sait encore à quoi sert de tromper. Il
ne se passe pas un mouvement dans son âme que sa
bouche ou ses yeux ne le disent ; et souvent les sentiments
qu’il éprouve me sont connus plus tôt qu’à lui.
Tant qu’il continue de m’ouvrir ainsi librement son
âme, et de me dire avec plaisir ce qu’il sent, je n’ai rien à
craindre, le péril n’est pas encore proche ; mais s’il devient
plus timide, plus réservé, que j’aperçoive dans ses entre-
tiens le premier embarras de la honte, déjà l’instinct se
développe, déjà la notion du mal commence à s’y joindre,
il n’y a plus un moment à perdre ; et, si je ne me hâte de
l’instruire, il sera bientôt instruit malgré moi.
Plus d’un lecteur, même en adoptant mes idées, pense-
ra qu’il ne s’agit ici que d’une conversation prise au hasard
avec le jeune homme, et que tout est fait. Oh ! que ce n’est
pas ainsi que le cœur humain se gouverne ! Ce qu’on dit ne
signifie rien si l’on n’a préparé le moment de le dire. Avant
de semer, il faut labourer la terre : la semence de la vertu
569

lève difficilement ; il faut de longs apprêts pour lui faire
prendre racine. Une des choses qui rendent les prédica-
tions le plus inutiles est qu’on les fait indifféremment à
tout le monde sans discernement et sans choix. Comment
peut-on penser que le même sermon convienne à tant
d’auditeurs si diversement disposés, si différents d’esprit,
d’humeurs, d’âges, de sexes, d’états et d’opinions ? Il n’y
en a peut-être pas deux auxquels ce qu’on dit à tous puisse
être convenable ; et toutes nos affections ont si peu de
constance, qu’il n’y a peut-être pas deux moments dans la
vie de chaque homme où le même discours fît sur lui la
même impression. Jugez si, quand les sens enflammés
aliènent l’entendement et tyrannisent la volonté, c’est le
temps d’écouter les graves leçons de la sagesse. Ne parlez
donc jamais raison aux jeunes gens, même en âge de rai-
son, que vous ne les ayez premièrement mis en état de
l’entendre. La plupart des discours perdus le sont bien
plus par la faute des maîtres que par celle des disciples. Le
pédant et l’instituteur disent à peu près les mêmes choses :
mais le premier les dit à tout propos ; le second ne les dit
que quand il est sûr de leur effet.
Comme un somnambule, errant durant son sommeil,
marche en dormant sur les bords d’un précipice, dans
lequel il tomberait s’il était éveillé tout à coup ; ainsi mon
Émile, dans le sommeil de l’ignorance, échappe à des pé-
rils qu’il n’aperçoit point : si je l’éveille en sursaut, il est
perdu. Tâchons premièrement de l’éloigner du précipice,
et puis nous l’éveillerons pour le lui montrer de plus loin.
La lecture, la solitude, l’oisiveté, la vie molle et séden-
taire, le commerce des femmes et des jeunes gens : voilà
570

les sentiers dangereux à frayer à son âge, et qui le tiennent
sans cesse à côté du péril. C’est par d’autres objets sen-
sibles que je donne le change à ses sens, c’est en traçant un
autre cours aux esprits que je les détourne de celui qu’ils
commençaient à prendre ; c’est en exerçant son corps à
des travaux pénibles que j’arrête l’activité de l’imagination
qui l’entraîne. Quand les bras travaillent beaucoup,
l’imagination se repose ; quand le corps est bien las, le
cœur ne s’échauffe point. La précaution la plus prompte et
la plus facile est de l’arracher au danger local. Je l’emmène
d’abord hors des villes, loin des objets capables de le ten-
ter. Mais ce n’est pas assez ; dans quel désert, dans quel
sauvage asile échappera-t-il aux images qui le poursui-
vent ? Ce n’est rien d’éloigner les objets dangereux, si je
n’en éloigne aussi le souvenir ; si je ne trouve l’art de le
détacher de tout, si je ne le distrais de lui-même, autant
valait le laisser où il était.
Émile sait un métier, mais ce métier n’est pas ici notre
ressource ; il aime et entend l’agriculture, mais
l’agriculture ne nous suffit pas : les occupations qu’il con-
naît deviennent une routine ; en s’y livrant, il est comme
ne faisant rien ; il pense à toute autre chose ; la tête et les
bras agissent séparément. Il lui faut une occupation nou-
velle qui l’intéresse par sa nouveauté, qui le tienne en ha-
leine, qui lui plaise, qui l’applique, qui l’exerce, une occu-
pation dont il se passionne, et à laquelle il soit tout entier.
Or, la seule qui me paraît réunir toutes ces conditions est
la chasse. Si la chasse est jamais un plaisir innocent, si
jamais elle est convenable à l’homme, c’est à présent qu’il
y faut avoir recours. Émile a tout ce qu’il faut pour y réus-
sir ; il est robuste, adroit, patient, infatigable. Infaillible-
571

ment il prendra du goût pour cet exercice ; il y mettra
toute l’ardeur de son âge ; il y perdra, du moins pour un
temps, les dangereux penchants qui naissent de la mol-
lesse. La chasse endurcit le cœur aussi bien que le corps ;
elle accoutume au sang, à la cruauté. On a fait Diane en-
nemie de l’amour ; et l’allégorie est très juste : les lan-
gueurs de l’amour ne naissent que dans un doux repos ; un
violent exercice étouffe les sentiments tendres. Dans les
bois, dans les lieux champêtres, l’amant, le chasseur sont
si diversement affectés, que sur les mêmes objets ils por-
tent des images toutes différentes. Les ombrages frais, les
bocages, les doux asiles du premier, ne sont pour l’autre
que des viandis, des forts, des remises ; où l’un n’entend
que chalumeaux, que rossignols, que ramages, l’autre se
figure les cors et les cris des chiens ; l’un n’imagine que
dryades et nymphes, l’autre que piqueurs, meutes et che-
vaux. Promenez-vous en campagne avec ces deux sortes
d’hommes ; à la différence de leur langage, vous connaî-
trez bientôt que la terre n’a pas pour eux un aspect sem-
blable, et que le tour de leurs idées et aussi divers que le
choix de leurs plaisirs.
Je comprends comment ces goûts se réunissent et
comment on trouve enfin du temps pour tout. Mais les
passions de la jeunesse ne se partagent pas ainsi : donnez-
lui une seule occupation qu’elle aime, et tout le reste sera
bientôt oublié. La variété des désirs vient de celle des con-
naissances, et les premiers plaisirs qu’on connaît sont
longtemps les seuls qu’on recherche. Je ne veux pas que
toute la jeunesse d’Émile se passe à tuer des bêtes, et je ne
prétends pas même justifier en tout cette féroce passion ;
il me suffit qu’elle serve assez à suspendre une passion
572

plus dangereuse pour me faire écouter de sang-froid par-
lant d’elle, et me donner le temps de la peindre sans
l’exciter.
Il est des époques dans la vie humaine qui sont faites
pour n’être jamais oubliées. Telle est, pour Émile, celle de
l’instruction dont je parle ; elle doit influer sur le reste de
ses jours. Tâchons donc de la graver dans sa mémoire en
sorte qu’elle ne s’en efface point. Une des erreurs de notre
âge est d’employer la raison trop nue, comme si les
hommes n’étaient qu’esprit. En négligeant la langue des
signes qui parlent à l’imagination, l’on a perdu le plus
énergique des langages. L’impression de la parole est tou-
jours faible, et l’on parle au cœur par les yeux bien mieux
que par les oreilles. En voulant tout donner au raisonne-
ment, nous avons réduit en mots nos préceptes ; nous
n’avons rien mis dans les actions. La seule raison n’est
point active ; elle retient quelquefois, rarement elle excite,
et jamais elle n’a rien fait de grand. Toujours raisonner est
la manie des petits esprits. Les âmes fortes ont bien un
autre langage ; c’est par ce langage qu’on persuade et
qu’on fait agir.
J’observe que, dans les siècles modernes, les hommes
n’ont plus de prise les uns sur les autres que par la force et
par l’intérêt, au lieu que les anciens agissaient beaucoup
plus par la persuasion, par les affections de l’âme, parce
qu’ils ne négligeaient pas la langue des signes. Toutes les
conventions se passaient avec solennité pour les rendre
plus inviolables : avant que la force fût établie, les dieux
étaient les magistrats du genre humain ; c’est par-devant
eux que les particuliers faisaient leurs traités, leurs al-
573

liances, prononçaient leurs promesses ; la face de la terre
était le livre où s’en conservaient les archives. Des rochers,
des arbres, des monceaux de pierres consacrés par ces
actes, et rendus respectables aux hommes barbares étaient
les feuillets de ce livre, ouvert sans cesse à tous les yeux.
Le puits du serment, le puits du vivant et du voyant, le
vieux chêne de Mambré, le monceau du témoin ; voilà
quels étaient les monuments grossiers, mais augustes, de
la sainteté des contrats ; nul n’eût osé d’une main sacrilège
attenter à ces monuments ; et la foi des hommes était plus
assurée par la garantie de ces témoins muets, qu’elle ne
l’est aujourd’hui par toute la vaine rigueur des lois.
Dans le gouvernement, l’auguste appareil de la puis-
sance royale en imposait aux peuples. Des marques de
dignité, un trône, un sceptre, une robe de pourpre, une
couronne, un bandeau, étaient pour eux des choses sa-
crées. Ces signes respectés leur rendaient vénérable
l’homme qu’ils en voyaient orné : sans soldats, sans me-
naces, sitôt qu’il parlait il était obéi. Maintenant qu’on
affecte d’abolir ces signes99, qu’arrive-t-il de ce mépris ?
99 Le clergé romain les a très habilement conservés, et, à son
exemple, quelques républiques, entre autres celle de Venise. Aussi le
gouvernement vénitien, malgré la chute de l’État, jouit-il encore,
sous l’appareil de son antique majesté, de toute l’affection, de toute
l’adoration du peuple ; et, après le pape orné de sa tiare, il n’y a
peut-être ni roi, ni potentat, ni homme au monde aussi respecté que
le doge de Venise, sans pouvoir, sans autorité, mais rendu sacré par
sa pompe, et paré sous sa corne ducale d’une coiffure de femme.
Cette cérémonie du Bucentaure, qui fait tant rire les sots, ferait
574

Que la majesté royale s’efface de tous les cœurs, que les
rois ne se font plus obéir qu’à force de troupes, et que le
respect des sujets n’est que dans la crainte du châtiment.
Les rois n’ont plus la peine de porter leur diadème, ni les
grands les marques de leurs dignités ; mais il faut avoir
cent mille bras toujours prêts pour faire exécuter leurs
ordres. Quoique cela leur semble plus beau peut-être, il est
aisé de voir qu’à la longue cet échange ne leur tournera
pas à profit.
Ce que les anciens ont fait avec l’éloquence est prodi-
gieux : mais cette éloquence ne consistait pas seulement
en beaux discours bien arrangés ; et jamais elle n’eut plus
d’effet que quand l’orateur parlait le moins. Ce qu’on di-
sait le plus vivement ne s’exprimait pas par des mots, mais
par des signes ; on ne le disait pas, on le montrait. L’objet
qu’on expose aux yeux ébranle l’imagination, excite la
curiosité, tient l’esprit dans l’attente de ce qu’on va dire :
et souvent cet objet seul a tout dit. Thrasybule et Tarquin
coupant des têtes de pavots, Alexandre appliquant son
sceau sur la bouche de son favori, Diogène marchant de-
vant Zénon, ne parlaient-ils pas mieux que s’ils avaient fait
verser à la populace de Venise tout son sang pour le maintien de son
tyrannique gouvernement*.

  • (Le Bucentaure était le nom donné à un gros et magnifique
    bâtiment sans mâts et sans voiles, assez semblable à un galion, et
    que montait le doge de Venise, lorsque chaque année, au jour de
    l’Ascension, il épousait la mer. Cette cérémonie a cessé vers l’époque
    où Venise passa au pouvoir de l’Autriche, par le traité de Campo-
    Formio, en 1797.)
    575

de longs discours ? Quel circuit de paroles eût aussi bien
rendu les mêmes idées ? Darius, engagé dans la Scythie
avec son armée, reçoit de la part du roi des Scythes un
oiseau, une grenouille, une souris et cinq flèches.
L’ambassadeur remet son présent, et s’en retourne sans
rien dire. De nos jours cet homme eût passé pour fou.
Cette terrible harangue fut entendue, et Darius n’eut plus
grande hâte que de regagner son pays comme il put. Subs-
tituez une lettre à ces signes ; plus elle sera menaçante, et
moins elle effrayera ; ce ne sera qu’une fanfaronnade dont
Darius n’eût fait que rire.
Que d’attention chez les Romains à la langue des
signes ! Des vêtements divers selon les âges, selon les con-
ditions ; des toges, des saies, des prétextes, des bulles, des
laticlaves, des chaires, des licteurs, des faisceaux, des
haches, des couronnes d’or, d’herbes, de feuilles, des ova-
tions, des triomphes : tout chez eux était appareil, repré-
sentation, cérémonie, et tout faisait impression sur les
cœurs des citoyens. Il importait à l’Etat que le peuple
s’assemblât en tel lieu plutôt qu’en tel autre ; qu’il vît ou
ne vît pas le Capitole ; qu’il fût ou ne fût pas tourné du
côté du sénat ; qu’il délibérât tel ou tel jour par préférence.
Les accusés changeaient d’habit, les candidats en chan-
geaient ; les guerriers ne vantaient pas leurs exploits, ils
montraient leurs blessures. À la mort de César, j’imagine
un de nos orateurs, voulant émouvoir le peuple, épuiser
tous les lieux communs de l’art pour faire une pathétique
description de ses plaies, de son sang, de son cadavre :
Antoine, quoique éloquent, ne dit point tout cela ; il fait
apporter le corps. Quelle rhétorique !
576

Mais cette digression m’entraîne insensiblement loin
de mon sujet, ainsi que font beaucoup d’autres, et mes
écarts sont trop fréquents pour pouvoir être longs et tolé-
rables : je reviens donc.
Ne raisonnez jamais sèchement avec la jeunesse. Revê-
tez la raison d’un corps si vous voulez la lui rendre sen-
sible. Faites passer par le cœur le langage de l’esprit, afin
qu’il se fasse entendre. Je le répète, les arguments froids
peuvent déterminer nos opinions, non nos actions ; ils
nous font croire et non pas agir ; on démontre ce qu’il faut
penser, et non ce qu’il faut faire. Si cela est vrai pour tous
les hommes, à plus forte raison l’est-il pour les jeunes gens
encore enveloppés dans leurs sens, et qui ne pensent
qu’autant qu’ils imaginent.
Je me garderai donc bien, même après les prépara-
tions dont j’ai parlé, d’aller tout d’un coup dans la
chambre d’Émile lui faire lourdement un long discours sur
le sujet dont je veux l’instruire. Je commencerai par
émouvoir son imagination ; je choisirai le temps, le lieu,
les objets les plus favorables à l’impression que je veux
faire ; j’appellerai, pour ainsi dire, toute la nature à témoin
de nos entretiens ; j’attesterai l’Etre éternel, dont elle est
l’ouvrage, de la vérité de mes discours ; je le prendrai pour
juge entre Émile et moi ; je marquerai la place où nous
sommes, les rochers, les bois, les montagnes qui nous en-
tourent pour monuments de ses engagements et des
miens ; je mettrai dans mes yeux, dans mon accent, dans
mon geste, l’enthousiasme et l’ardeur que je lui veux inspi-
rer. Alors je lui parlerai et il m’écoutera, je m’attendrirai et
il sera ému. En me pénétrant de la sainteté de mes devoirs
577

je lui rendrai les siens plus respectables ; j’animerai la
force du raisonnement d’images et de figures ; je ne serai
point long et diffus en froides maximes, mais abondant en
sentiments qui débordent ; ma raison sera grave et sen-
tencieuse, mais mon cœur n’aura jamais assez dit. C’est
alors qu’en lui montrant tout ce que j’ai fait pour lui, je le
lui montrerai comme fait pour moi-même, il verra dans
ma tendre affection la raison de tous mes soins. Quelle
surprise, quelle agitation je vais lui donner en changeant
tout à coup de langage ! au lieu de lui rétrécir l’âme en lui
parlant toujours de son intérêt, c’est du mien seul que je
lui parlerai désormais, et je le toucherai davantage ;
j’enflammerai son jeune cœur de tous les sentiments
d’amitié, de générosité, de reconnaissance, que j’ai fait
naître, et qui sont si doux à nourrir. Je le presserai contre
mon sein en versant sur lui des larmes d’attendrissement ;
je lui dirai : Tu es mon bien, mon enfant, mon ouvrage ;
c’est de ton bonheur que j’attends le mien : si tu frustres
mes espérances, tu me voles vingt ans de ma vie, et tu fais
le malheur de mes vieux jours. C’est ainsi qu’on se fait
écouter d’un jeune homme, et qu’on grave au fond de son
cœur le souvenir de ce qu’on lui dit.
Jusqu’ici j’ai tâché de donner des exemples dans la
manière dont un gouverneur doit instruire son disciple
dans les occasions difficiles. J’ai tenté d’en faire autant
dans celle-ci ; mais, après bien des essais, j’y renonce,
convaincu que la langue française est trop précieuse pour
supporter jamais dans un livre la naïveté des premières
instructions sur certains sujets.
578

La langue française est, dit-on, la plus chaste des
langues ; je la crois, moi, la plus obscène : car il me semble
que la chasteté d’une langue ne consiste pas à éviter avec
soin les tours déshonnêtes, mais à ne les pas avoir. En
effet, pour les éviter, il faut qu’on y pense ; et il n’y a point
de langue où il soit plus difficile de parler purement en
tout sens que la française. Le lecteur, toujours plus habile
à trouver des sens obscènes que l’auteur à les écarter, se
scandalise et s’effarouche de tout. Comment ce qui passe
par des oreilles impures ne contracterait-il pas leur souil-
lure ? Au contraire, un peuple de bonnes mœurs a des
termes propres pour toutes choses ; et ces termes sont
toujours honnêtes, parce qu’ils sont toujours employés
honnêtement. Il est impossible d’imaginer un langage plus
modeste que celui de la Bible, précisément parce que tout
y est dit avec naïveté. Pour rendre immodestes les mêmes
choses, il suffit de les traduire en français. Ce que je dois
dire à mon Émile n’aura rien que d’honnête et de chaste à
son oreille ; mais, pour le trouver tel à la lecture, il fau-
drait avoir un cœur aussi pur que le sien.
Je penserais même que des réflexions sur la véritable
pureté du discours et sur la fausse délicatesse du vice
pourraient tenir une place utile dans les entretiens de mo-
rale où ce sujet nous conduit ; car, en apprenant le langage
de l’honnêteté, il doit apprendre aussi celui de la décence,
et il faut bien qu’il sache pourquoi ces deux langages sont
si différents. Quoi qu’il en soit, je soutiens qu’au lieu des
vains préceptes, dont on rebat avant le temps les oreilles
de la jeunesse, et dont elle se moque à l’âge où ils seraient
de raison ; si l’on attend, si l’on prépare le moment de se
faire entendre ; qu’alors on lui expose les lois de la nature
579

dans toute leur vérité ; qu’on lui montre la sanction de ces
mêmes lois dans les maux physiques et moraux qu’attire
leur infractions sur les coupables ; qu’en lui parlant de cet
inconcevable mystère de la génération, l’on joigne à l’idée
de l’attrait que l’auteur de la nature donne à cet acte celle
de l’attachement exclusif qui le rend délicieux, celle des
devoirs de fidélité, de pudeur, qui l’environnent, et qui
redoublent son charme en remplissant son objet ; qu’en
lui peignant le mariage, non seulement comme la plus
douce des sociétés, mais comme le plus inviolable et le
plus saint de tous les contrats, on lui dise avec force toutes
les raisons qui rendent un nœud si sacré respectable à tous
les hommes, et qui couvrent de haine et de malédictions
quiconque ose en souiller la pureté ; qu’on lui fasse un
tableau frappant et vrai des horreurs de la débauche, de
son stupide abrutissement, de la pente insensible par la-
quelle un premier désordre conduit à tous, et traîne enfin
celui qui s’y livre à sa perte ; si, dis-je, on lui montre avec
évidence comment au goût de la chasteté tiennent la santé,
la force, le courage, les vertus, l’amour même, et tous les
vrais biens de l’homme ; je soutiens qu’alors on lui rendra
cette même chasteté désirable et chère, et qu’on trouvera
son esprit docile aux moyens qu’on lui donnera pour la
conserver : car tant qu’on la conserve, on la respecte ; on
ne la méprise qu’après l’avoir perdue.
Il n’est point vrai que le penchant au mal soit indomp-
table, et qu’on ne soit pas maître de le vaincre avant
d’avoir pris l’habitude d’y succomber. Aurélius Victor dit
que plusieurs hommes transportés d’amour achetèrent
volontairement de leur vie une nuit de Cléopâtre, et ce
sacrifice n’est pas impossible à l’ivresse de la passion. Mais
580

supposons que l’homme le plus furieux, et qui commande
le moins à ses sens, vît l’appareil du supplice, sûr d’y périr
dans les tourments un quart d’heure après ; non seule-
ment cet homme, dès cet instant, deviendrait supérieur
aux tentations, il lui en coûterait même peu de leur résis-
ter : bientôt l’image affreuse dont elles seraient accompa-
gnées le distrairait d’elles ; et, toujours rebutées, elles se
lasseraient de revenir. C’est la seule tiédeur de notre vo-
lonté qui fait toute notre faiblesse, et l’on est toujours fort
pour faire ce qu’on veut fortement ; volenti nihil difficile.
Oh ! si nous détestions le vice autant que nous aimons la
vie, nous nous abstiendrions aussi aisément d’un crime
agréable que d’un poison mortel dans un mets délicieux.
Comment ne voit-on pas que, si toutes les leçons qu’on
donne sur ce point à un jeune homme sont sans succès,
c’est qu’elles sont sans raison pour son âge, et qu’il im-
porte à tout âge de revêtir la raison des formes qui la fas-
sent aimer ? Parlez-lui gravement quand il le faut ; mais
que ce que vous lui dites ait toujours un attrait qui le force
à vous écouter. Ne combattez pas ses désirs avec séche-
resse ; n’étouffez pas son imagination, guidez-la de peur
qu’elle n’engendre des monstres. Parlez-lui de l’amour,
des femmes, des plaisirs ; faites qu’il trouve dans vos con-
versations un charme qui flatte son jeune cœur ;
n’épargnez rien pour devenir son confident : ce n’est qu’à
ce titre que vous serez vraiment son maître. Alors ne crai-
gnez plus que vos entretiens l’ennuient ; il vous fera parler
plus que vous ne voudrez.
Je ne doute pas un instant que, si sur ces maximes j’ai
su prendre toutes les précautions nécessaires, et tenir à
581

mon Émile les discours convenables à la conjoncture où le
progrès des ans l’a fait arriver, il ne vienne de lui-même au
point où je veux le conduire, qu’il ne se mette avec em-
pressement sous ma sauvegarde, et qu’il ne me dise avec
toute la chaleur de son âge, frappé des dangers dont il se
voit environné : O mon ami, mon protecteur, mon maître,
reprenez l’autorité que vous voulez déposer au moment
qu’il m’importe le plus qu’elle vous reste ; vous ne l’aviez
jusqu’ici que par ma faiblesse, vous l’aurez maintenant par
ma volonté, et elle m’en sera plus sacrée. Défendez-moi de
tous les ennemis qui m’assiègent, et surtout de ceux que je
porte avec moi, et qui me trahissent ; veillez sur votre ou-
vrage, afin qu’il demeure digne de vous. Je veux obéir à
vos lois, je le veux toujours, c’est ma volonté constante ; si
jamais je vous désobéis, ce sera malgré moi : rendez-moi
libre en me protégeant contre mes passions qui me font
violence ; empêchez-moi d’être leur esclave, et forcez-moi
d’être mon propre maître en n’obéissant point à mes sens,
mais à ma raison.
Quand vous aurez amené votre élève à ce point (et s’il
n’y vient pas, ce sera votre faute), gardez-vous de le pren-
dre trop vite au mot, de peur que, si jamais votre empire
lui paraît trop rude, il ne se croie en droit de s’y soustraire
en vous accusant de l’avoir surpris. C’est en ce moment
que la réserve et la gravité sont à leur place ; et ce ton lui
en imposera d’autant plus, que ce sera la première fois
qu’il vous l’aura vu prendre.
Vous lui direz donc : « Jeune homme, vous prenez lé-
gèrement des engagements pénibles ; il faudrait les con-
naître pour être en droit de les former : vous ne savez pas
582

avec quelle fureur les sens entraînent vos pareils dans le
gouffre des vices, sous l’attrait du plaisir. Vous n’avez
point une âme abjecte, je le sais bien ; vous ne violerez
jamais votre foi ; mais combien de fois peut-être vous vous
repentirez de l’avoir donnée ! combien de fois vous maudi-
rez celui qui vous aime, quand, pour vous dérober aux
maux qui vous menacent, il se verra forcé de vous déchirer
le cœur ! Tel qu’Ulysse, ému du chant des Sirènes, criait à
ses conducteurs de le déchaîner, séduit par l’attrait des
plaisirs, vous voudrez briser les liens qui vous gênent ;
vous m’importunerez de vos plaintes ; vous me reproche-
rez ma tyrannie quand je serai le plus tendrement occupé
de vous ; en ne songeant qu’à vous rendre heureux, je
m’attirerai votre haine. O mon Émile, je ne supporterai
jamais la douleur de t’être odieux ; ton bonheur même est
trop cher à ce prix. Bon jeune homme, ne voyez-vous pas
qu’en vous obligeant à m’obéir, vous m’obligez à vous
conduire, à m’oublier pour me dévouer à vous, à n’écouter
ni vos plaintes, ni vos murmures, à combattre incessam-
ment vos désirs et les miens. Vous m’imposez un joug plus
dur que le vôtre. Avant de nous en charger tous deux, con-
sultons nos forces ; prenez du temps, donnez-m’en pour y
penser, et sachez que le plus lent à promettre est toujours
le plus fidèle à tenir. »
Sachez aussi vous-même que plus vous vous rendez
difficile sur l’engagement, et plus vous en facilitez
l’exécution. Il importe que le jeune homme sente qu’il
promet beaucoup, et que vous promettez encore plus.
Quand le moment sera venu, et qu’il aura, pour ainsi dire,
signé le contrat, changez alors de langage, mettez autant
de douceur dans votre empire que vous avez annoncé de
583

sévérité. Vous lui direz : Mon jeune ami, l’expérience vous
manque, mais j’ai fait en sorte que la raison ne vous man-
quât pas. Vous êtes en état de voir partout les motifs de
ma conduite ; il ne faut pour cela qu’attendre que vous
soyez de sang-froid. Commencez toujours par obéir, et
puis demandez-moi compte de mes ordres ; je serai prêt, à
vous en rendre raison sitôt que vous serez en état de
m’entendre, et je ne craindrai jamais de vous prendre pour
juge entre vous et moi. Vous promettez d’être docile, et
moi je promets de n’user de cette docilité que pour vous
rendre le plus heureux des hommes. J’ai pour garant de
ma promesse le sort dont vous avez joui jusqu’ici. Trouvez
quelqu’un de votre âge qui ait passé une vie aussi douce
que la vôtre, et je ne vous promets plus rien.
Après l’établissement de mon autorité, mon premier
soin sera d’écarter la nécessité d’en faire usage. Je
n’épargnerai rien pour m’établir de plus en plus dans sa
confiance, pour me rendre de plus en plus le confident de
son cœur et l’arbitre de ses plaisirs. Loin de combattre les
penchants de son âge, je les consulterai pour en être le
maître ; j’entrerai dans ses vues pour les diriger, je ne lui
chercherai point aux dépens du présent un bonheur éloi-
gné. Je ne veux point qu’il soit heureux une fois, mais tou-
jours, s’il est possible.
Ceux qui veulent conduire sagement la jeunesse pour
la garantir des pièges des sens lui font horreur de l’amour,
et lui feraient volontiers un crime d’y songer à son âge,
comme si l’amour était fait pour les vieillards. Toutes ces
leçons trompeuses que le cœur dément ne persuadent
point. Le jeune homme, conduit par un instinct plus sûr,
584

rit en secret des tristes maximes auxquelles il feint
d’acquiescer, et n’attend que le moment de les rendre
vaines. Tout cela est contre la nature. En suivant une route
opposée, j’arriverai plus sûrement au même but. Je ne
craindrai point de flatter en lui le doux sentiment dont il
est avide ; je le lui peindrai comme le suprême bonheur de
la vie, parce qu’il l’est en effet ; en le lui peignant, je veux
qu’il s’y livre ; en lui faisant sentir quel charme ajoute à
l’attrait des sens l’union des cœurs, je le dégoûterai du
libertinage, et je le rendrai sage en le rendant amoureux.
Qu’il faut être borné pour ne voir dans les désirs nais-
sants d’un jeune homme qu’un obstacle aux leçons de la
raison ! Moi, j’y vois le vrai moyen de le rendre docile à ces
mêmes leçons. On n’a de prise sur les passions que par les
passions ; c’est par leur empire qu’il faut combattre leur
tyrannie, et c’est toujours de la nature elle-même qu’il faut
tirer les instruments propres à la régler.
Émile n’est pas fait pour rester toujours solitaire ;
membre de la société, il en doit remplir les devoirs. Fait
pour vivre avec les hommes, il doit les connaître. Il con-
naît l’homme en général ; il lui reste à connaître les indivi-
dus. Il sait ce qu’on fait dans le monde : il lui reste à voir
comment on y vit. Il est temps de lui montrer l’extérieur
de cette grande scène dont il connaît déjà tous les jeux
cachés. Il n’y portera plus l’admiration stupide d’un jeune
étourdi, mais le discernement d’un esprit droit et juste.
Ses passions pourront l’abuser, sans doute ; quand est-ce
qu’elles n’abusent pas ceux qui s’y livrent ? mais au moins
il ne sera point trompé par celles des autres. S’il les voit, il
585

les verra de l’œil du sage, sans être entraîné par leurs
exemples ni séduit par leurs préjugés.
Comme il y a un âge propre à l’étude des sciences, il y
en a un pour bien saisir l’usage du monde. Quiconque
apprend cet usage trop jeune le suit toute sa vie, sans
choix, sans réflexion, et, quoique avec suffisance, sans
jamais bien savoir ce qu’il fait. Mais celui qui l’apprend et
qui en voit les raisons, le suit avec plus de discernement,
et par conséquent avec plus de justesse et de grâce. Don-
nez-moi un enfant de douze ans qui ne sache rien du tout,
à quinze ans je dois vous le rendre aussi savant que celui
que vous avez instruit dès le premier âge, avec la diffé-
rence que le savoir du vôtre ne sera que dans sa mémoire,
et que celui du mien sera dans son jugement. De même,
introduisez un jeune homme de vingt ans dans le monde ;
bien conduit, il sera dans un an plus aimable et plus judi-
cieusement poli que celui qu’on y aura nourri dès son en-
fance : car le premier, étant capable de sentir les raisons
de tous les procédés relatifs à l’âge, à l’état, au sexe, qui
constituent cet usage, les peut réduire en principes, et les
étendre aux cas non prévus ; au lieu que l’autre, n’ayant
que sa routine pour toute règle, est embarrassé sitôt qu’on
l’en sort.
Les jeunes demoiselles françaises sont toutes élevées
dans des couvents jusqu’à ce qu’on les marie. S’aperçoit-
on qu’elles aient peine alors à prendre ces manières qui
leur sont si nouvelles ? et accusera-t-on les femmes de
Paris d’avoir l’air gauche, embarrassé, et d’ignorer l’usage
du monde pour n’y avoir pas été mises dès leur enfance ?
Ce préjugé vient des gens du monde eux-mêmes, qui, ne
586

connaissant rien de plus important que cette petite
science, s’imaginent faussement qu’on ne peut s’y prendre
de trop bonne heure pour l’acquérir.
Il est vrai qu’il ne faut pas non plus trop attendre. Qui-
conque a passé toute sa jeunesse loin du grand monde y
porte le reste de sa vie un air embarrassé, contraint, un
propos toujours hors de propos, des manières lourdes et
maladroites, dont l’habitude d’y vivre ne le défait plus, et
qui n’acquièrent qu’un nouveau ridicule par l’effort de s’en
délivrer. Chaque sorte d’instruction a son temps propre
qu’il faut connaître, et ses dangers qu’il faut éviter. C’est
surtout pour celle-ci qu’ils se réunissent ; mais je n’y ex-
pose pas non plus mon élève sans précaution pour l’en
garantir.
Quand ma méthode remplit d’un même objet toutes
les vues, et quand, parant un inconvénient, elle en pré-
vient un autre, je juge alors qu’elle est bonne, et que je suis
dans le vrai. C’est ce que je crois voir dans l’expédient
qu’elle me suggère ici. Si je veux être austère et sec avec
mon disciple, je perdrai sa confiance, et bientôt il se ca-
chera de moi. Si je veux être complaisant, facile, ou fermer
les yeux, de quoi lui sert d’être sous ma garde ? Je ne fais
qu’autoriser son désordre, et soulager sa conscience aux
dépens de la mienne. Si je l’introduis dans le monde avec
le seul projet de l’instruire, il s’instruira plus que je ne
veux. Si je l’en tiens éloigné jusqu’à la fin, qu’aura-t-il ap-
pris de moi ? Tout, peut-être, hors l’art le plus nécessaire à
l’homme et au citoyen, qui est de savoir vivre avec ses
semblables. Si je donne à ces soins une utilité trop éloi-
gnée, elle sera pour lui comme nulle, il ne fait cas que du
587

présent. Si je me contente de lui fournir des amusements,
quel bien lui fais-je ? il s’amollit et ne s’instruit point.
Rien de tout cela. Mon expédient seul pourvoit à tout.
Ton cœur, dis-je au jeune homme, a besoin d’une com-
pagne ; allons chercher celle qui te convient : nous ne la
trouverons pas aisément peut-être, le vrai mérite est tou-
jours rare ; mais ne nous pressons ni ne nous rebutons
point. Sans doute il en est une et nous la trouverons à la
fin, ou du moins celle qui en approche le plus. Avec un
projet si flatteur pour lui je l’introduis dans le monde.
Qu’ai-je besoin d’en dire davantage ? Ne voyez-vous pas
que j’ai tout fait ?
En lui peignant la maîtresse que je lui destine, imagi-
nez si je saurai m’en faire écouter, si je saurai lui rendre
agréables et chères les qualités qu’il doit aimer, si je saurai
disposer tous ses sentiments à ce qu’il doit rechercher ou
fuir. Il faut que je sois le plus maladroit des hommes, si je
ne le rends d’avance passionné sans savoir de qui. Il
n’importe que l’objet que je lui peindrai soit imaginaire, il
suffit qu’il le dégoûte de ceux qui pourraient le tenter, il
suffit qu’il trouve partout des comparaisons qui lui fassent
préférer sa chimère aux objets réels qui le frapperont : et
qu’est-ce que le véritable amour lui-même, si ce n’est chi-
mère, mensonge, illusion ? On aime bien plus l’image
qu’on se fait que l’objet auquel on l’applique. Si l’on voyait
ce qu’on aime exactement tel qu’il est, il n’y aurait plus
d’amour sur la terre. Quand on cesse d’aimer, la personne
qu’on aimait reste la même qu’auparavant, mais on ne la
voit plus la même ; le voile du prestige tombe, et l’amour
s’évanouit. Or, en fournissant l’objet imaginaire, je suis
588

maître des comparaisons, et j’empêche aisément l’illusion
des objets réels.
Je ne veux pas pour cela qu’on trompe un jeune
homme en peignant un modèle de perfection qui ne puisse
exister ; mais je choisirai tellement les défauts de sa maî-
tresse, qu’ils lui conviennent, qu’ils lui plaisent, et qu’ils
servent à corriger les siens. Je ne veux pas non plus qu’on
lui mente, en affirmant faussement que l’objet qu’on lui
peint existe ; mais s’il se complaît à l’image, il lui souhaite-
ra bientôt un original. Du souhait à la supposition, le trajet
est facile ; c’est l’affaire de quelques descriptions adroites
qui, sous des traits plus sensibles, donneront à cet objet
imaginaire un plus grand air de vérité. Je voudrais aller
jusqu’à le nommer ; je dirais en riant : Appelons Sophie
votre future maîtresse : Sophie est un nom de bon augure :
si celle que vous choisirez ne le porte pas, elle sera digne
au moins de le porter ; nous pouvons lui en faire honneur
d’avance. Après tous ces détails, si, sans affirmer, sans
nier, on s’échappe par des défaites, ses soupçons se chan-
geront en certitude ; il croira qu’on lui fait mystère de
l’épouse qu’on lui destine, et qu’il la verra quand il sera
temps. S’il en est une fois là, et qu’on ait bien choisi les
traits qu’il faut lui montrer, tout le reste est facile ; on peut
l’exposer dans le monde presque sans risque : défendez-le
seulement de ses sens, son cœur est en sûreté.
Mais, soit qu’il personnifie ou non le modèle que
j’aurai su lui rendre aimable, ce modèle, s’il est bien fait,
ne l’attachera pas moins à tout ce qui lui ressemble, et ne
lui donnera pas moins d’éloignement pour tout ce qui ne
lui ressemble pas, que s’il avait un objet réel. Quel avan-
589

tage pour préserver son cœur des dangers auxquels sa
personne doit être exposée, pour réprimer ses sens par
son imagination, pour l’arracher surtout à ces donneuses
d’éducation qui la font payer si cher, et ne forment un
jeune homme à la politesse qu’en lui ôtant toute honnête-
té ! Sophie est si modeste ! de quel œil verra-t-il leurs
avances ? Sophie a tant de simplicité ! comment aimera-t-
il leurs airs ? il y a trop loin de ses idées à ses observations,
pour que celles-ci lui soient jamais dangereuses.
Tous ceux qui parlent du gouvernement des enfants
suivent les mêmes préjugés et les mêmes maximes, parce
qu’ils observent mal et réfléchissent plus mal encore. Ce
n’est ni par le tempérament ni par le sens que commence
l’égarement de la jeunesse, c’est par l’opinion. S’il était ici
question des garçons qu’on élève dans les collèges, et des
filles qu’on élève dans les couvents, je ferais voir que cela
est vrai, même à leur égard ; car les premières leçons que
prennent les uns et les autres, les seules qui fructifient
sont celles du vice ; et ce n’est pas la nature qui les cor-
rompt, c’est l’exemple. Mais abandonnons les pension-
naires des collèges et des couvents à leurs mauvaises
mœurs ; elles seront toujours sans remède. Je ne parle que
de l’éducation domestique. Prenez un jeune homme élevé
sagement dans la maison de son père en province, et
l’examinez au moment qu’il arrive à Paris, ou qu’il entre
dans le monde ; vous le trouverez pensant bien sur les
choses honnêtes, et ayant la volonté même aussi saine que
la raison ; vous lui trouverez du mépris pour le vice et de
l’horreur pour la débauche ; au nom seul d’une prostituée,
vous verrez dans ses yeux le scandale de l’innocence. Je
soutiens qu’il n’y en a pas un qui pût se résoudre à entrer
590

seul dans les tristes demeures de ces malheureuses, quand
même il en saurait l’usage, et qu’il en sentirait le besoin.
À six mois de là, considérez de nouveau le même jeune
homme, vous ne le reconnaîtrez plus ; des propos libres,
des maximes du haut ton, des airs dégagés le feraient
prendre pour un autre homme, si ses plaisanteries sur sa
première simplicité, sa honte quand on la lui rappelle, ne
montraient qu’il est le même et qu’il en rougit. O combien
il s’est formé dans peu de temps ! D’où vient un change-
ment si grand et si brusque ? Du progrès du tempéra-
ment ? Son tempérament n’eût-il pas fait le même progrès
dans la maison paternelle ? et sûrement il n’y eût pris ni ce
ton ni ces maximes. Des premiers plaisirs des sens ? Tout
au contraire : quand on commence à s’y livrer, on est
craintif, inquiet, on fuit le grand jour et le bruit. Les pre-
mières voluptés sont toujours mystérieuses, la pudeur les
assaisonne et les cache : la première maîtresse ne rend pas
effronté, mais timide. Tout absorbé dans un état si nou-
veau pour lui, le jeune homme se recueille pour le goûter,
et tremble toujours de le perdre. S’il est bruyant, il n’est ni
voluptueux ni tendre ; tant qu’il se vante, il n’a pas joui.
D’autres manières de penser ont produit seules ces dif-
férences. Son cœur est encore le même, mais ses opinions
ont changé. Ses sentiments, plus lents à s’altérer,
s’altéreront enfin par elles ; et c’est alors seulement qu’il
sera véritablement corrompu. À peine est-il entré dans le
monde qu’il y prend une seconde éducation tout opposée à
la première, par laquelle il apprend à mépriser ce qu’il
estimait et à estimer ce qu’il méprisait : on lui fait regarder
les leçons de ses parents et de ses maîtres comme un jar-
591

gon pédantesque, et les devoirs qu’ils lui ont prêchés
comme une morale puérile qu’on doit dédaigner étant
grand. Il se croit obligé par honneur à changer de con-
duite ; il devient entreprenant sans désirs et fat par mau-
vaise honte. Il raille les bonnes mœurs avant d’avoir pris
du goût pour les mauvaises, et se pique de débauche sans
savoir être débauché. Je n’oublierai jamais l’aveu d’un
jeune officier aux gardes suisses, qui s’ennuyait beaucoup
des plaisirs bruyants de ses camarades, et n’osait s’y refu-
ser de peur d’être moqué d’eux : « Je m’exerce à cela, di-
sait-il, comme à prendre du tabac malgré ma répugnance :
le goût viendra par l’habitude ; il ne faut pas toujours être
enfant. »
Ainsi donc, c’est bien moins de la sensualité que de la
vanité qu’il faut préserver un jeune homme entrant dans le
monde : il cède plus aux penchants d’autrui qu’aux siens,
et l’amour-propre fait plus de libertins que l’amour.
Cela posé, je demande s’il en est un sur la terre entière
mieux armé que le mien contre tout ce qui peut attaquer
ses mœurs, ses sentiments, ses principes ; s’il en est un
plus en état de résister au torrent. Car contre quelle séduc-
tion n’est-il pas en défense ? Si ses désirs l’entraînent vers
le sexe, il n’y trouve point ce qu’il cherche, et son cœur
préoccupé le retient. Si ses sens l’agitent et le pressent, où
trouvera-t-il à les contenter ? L’horreur de l’adultère et de
la débauche l’éloigne également des filles publiques et des
femmes mariées, et c’est toujours par l’un de ces deux
états que commencent les désordres de la jeunesse. Une
fille à marier peut être coquette ; mais elle ne sera pas
effrontée, elle n’ira pas se jeter à la tête d’une jeune
592

homme qui peut l’épouser s’il la croit sage ; d’ailleurs elle
aura quelqu’un pour la surveiller. Émile, de son côté, ne
sera pas tout à fait livré à lui-même ; tous deux auront au
moins pour gardes la crainte et la honte, inséparables des
premiers désirs ; ils ne passeront point tout d’un coup aux
dernières familiarités, et n’auront pas le temps d’y venir
par degrés sans obstacles. Pour s’y prendre autrement, il
faut qu’il ait déjà pris leçon de ses camarades, qu’il ait
appris d’eux à se moquer de sa retenue, à devenir insolent
à leur imitation. Mais quel homme au monde est moins
imitateur qu’Émile ? Quel homme se mène moins par le
ton plaisant que celui qui n’a point de préjugés et ne sait
rien donner à ceux des autres ? J’ai travaillé vingt ans à
l’armer contre les moqueurs : il leur faudra plus d’un jour
pour en faire leur dupe ; car le ridicule n’est à ses yeux que
la raison des sots, et rien ne rend plus insensible à la rail-
lerie que d’être au-dessus de l’opinion. Au lieu de plaisan-
teries, il lui faut des raisons ; et, tant qu’il en sera là, je n’ai
pas peur que de jeunes fous me l’enlèvent ; j’ai pour moi la
conscience et la vérité. S’il faut que le préjugé s’y mêle, un
attachement de vingt ans est aussi quelque chose : on ne
lui fera jamais croire que je l’aie ennuyé de vaines leçons ;
et dans un cœur droit et sensible, la voix d’un ami fidèle et
vrai saura bien effacer les cris de vingt séducteurs. Comme
il n’est alors question que de lui montrer qu’ils le trom-
pent, et qu’en feignant de le traiter en homme ils le trai-
tent réellement en enfant, j’affecterai d’être toujours
simple, mais grave et clair dans mes raisonnements, afin
qu’il sente que c’est moi qui le traite en homme. Je lui
dirai : Vous voyez que votre seul intérêt, qui est le mien,
dicte mes discours, je n’en peux avoir aucun autre. Mais
593

pourquoi ces jeunes gens veulent-ils vous persuader ?
C’est qu’ils veulent vous séduire : ils ne vous aiment point,
ils ne prennent aucun intérêt à vous ; ils ont pour tout
motif un dépit secret de voir que vous valez mieux qu’eux ;
ils veulent vous rabaisser à leur petite mesure, et ne vous
reprochent de vous laisser gouverner qu’afin de vous gou-
verner eux-mêmes. Pouvez-vous croire qu’il y eût à gagner
pour vous dans ce changement ? Leur sagesse est-elle
donc si supérieure, et leur attachement d’un jour est-il
plus fort que le mien ? Pour donner quelque poids à leur
raillerie, il faudrait en pouvoir donner à leur autorité ; et
quelle expérience ont-ils pour élever leurs maximes au-
dessus des nôtres ? Ils n’ont fait qu’imiter d’autres étour-
dis, comme ils veulent être imités à leur tour. Pour se
mettre au-dessus des prétendus préjugés de leurs pères,
ils s’asservissent à ceux de leurs camarades. Je ne vois
point ce qu’ils gagnent à cela : mais je vois qu’ils y perdent
sûrement deux grands avantages, celui de l’affection pa-
ternelle, dont les conseils sont tendres et sincères, et celui
de l’expérience, qui fait juger de ce qu’on connaît ; car les
pères ont été enfants, et les enfants n’ont pas été pères.
« Mais les croyez-vous sincères au moins dans leurs
folles maximes ? Pas même cela, cher Émile ; ils se trom-
pent pour vous tromper ; ils ne sont point d’accord avec
eux-mêmes : leur cœur les dément sans cesse, et souvent
leur bouche les contredit. Tel d’entre eux tourne en déri-
sion tout ce qui est honnête, qui serait au désespoir que sa
femme pensât comme lui. Tel autre poussera cette indiffé-
rence de mœurs jusqu’à celles de la femme qu’il n’a point
encore, ou, pour comble d’infamie, à celles de la femme
qu’il a déjà. Mais allez plus loin, parlez-lui de sa mère, et
594

voyez s’il passera volontiers pour être un enfant d’adultère
et le fils d’une femme de mauvaise vie, pour prendre à
faux le nom d’une famille, pour en voler le patrimoine à
l’héritier naturel ; enfin s’il se laissera patiemment traiter
de bâtard. Qui d’entre eux voudra qu’on rende à sa fille le
déshonneur dont il couvre celle d’autrui ? Il n’y en a pas
un qui n’attentât même à votre vie, si vous adoptiez avec
lui, dans la pratique, tous les principes qu’il s’efforce de
vous donner. C’est ainsi qu’ils décèlent enfin leur inconsé-
quence, et qu’on sent qu’aucun d’eux ne croit ce qu’il dit.
Voilà des raisons, cher Émile : pesez les leurs, s’ils en ont,
et comparez. Si je voulais user comme eux de mépris et de
raillerie, vous les verriez prêter le flanc au ridicule autant
peut-être et plus que moi. Mais je n’ai pas peur d’un exa-
men sérieux. Le triomphe des moqueurs est de courte du-
rée ; la vérité demeure, et leur rire insensé s’évanouit. »
Vous n’imaginez pas comment, à vingt ans, Émile peut
être docile. Que nous pensons différemment ! Moi, je ne
conçois pas comment il a pu l’être à dix ; car quelle prise
avais-je sur lui à cet âge ? Il m’a fallu quinze ans de soins
pour me ménager cette prise. Je ne l’élevais pas alors, je le
préparais pour être élevé. Il l’est maintenant assez pour
être docile ; il reconnaît la voix de l’amitié, et il sait obéir à
la raison. Je lui laisse, il est vrai, l’apparence de
l’indépendance, mais jamais il ne me fut mieux assujetti,
car il l’est parce qu’il veut l’être. Tant que je n’ai pu me
rendre maître de sa volonté, je le suis demeuré de sa per-
sonne ; je ne le quittais pas d’un pas. Maintenant je le
laisse quelquefois à lui-même, parce que je le gouverne
toujours. En le quittant je l’embrasse, et je lui dis d’un air
595

assuré : Émile, je te confie à mon ami ; je te livre à son
cœur honnête ; c’est lui qui me répondra de toi.
Ce n’est pas l’affaire d’un moment de corrompre des
affections saines qui n’ont reçu nulle altération précé-
dente, et d’effacer des principes dérivés immédiatement
des premières lumières de la raison. Si quelque change-
ment s’y fait durant mon absence, elle ne sera jamais assez
longue, il ne saura jamais assez bien se cacher de moi pour
que je n’aperçoive pas le danger avant le mal, et que je ne
sois pas à temps d’y porter remède. Comme on ne se dé-
prave pas tout d’un coup, on n’apprend pas tout d’un coup
à dissimuler ; et si jamais homme est maladroit en cet art,
c’est Émile, qui n’eut de sa vie une seule occasion d’en
user.
Par ces soins et d’autres semblables je le crois si bien
garanti des objets étrangers et des maximes vulgaires, que
j’aimerais mieux le voir au milieu de la plus mauvaise so-
ciété de Paris, que seul dans sa chambre ou dans un parc,
livré à toute l’inquiétude de son âge. On a beau faire, de
tous les ennemis qui peuvent attaquer un jeune homme, le
plus dangereux et le seul qu’on ne peut écarter, c’est lui-
même : cet ennemi pourtant n’est dangereux que par
notre faute ; car, comme je l’ai dit mille fois, c’est par la
seule imagination que s’éveillent les sens. Leur besoin
proprement n’est point un besoin physique : il n’est pas
vrai que ce soit un vrai besoin. Si jamais objet lascif n’eût
frappé nos yeux, si jamais idée déshonnête ne fût entrée
dans notre esprit, jamais peut-être ce prétendu besoin ne
fût fait sentir à nous ; et nous serions demeurés chastes,
sans tentations, sans efforts et sans mérite. On ne sait pas
596

quelles fermentations sourdes certaines situations et cer-
tains spectacles excitent dans le sang de la jeunesse, sans
qu’elle sache démêler elle-même la cause de cette pre-
mière inquiétude, qui n’est pas facile à calmer, et qui ne
tarde pas à renaître. Pour moi, plus je réfléchis à cette
importante crise et à ses causes prochaines ou éloignées,
plus je me persuade qu’un solitaire élevé dans un désert,
sans livres, sans instruction et sans femmes, y mourrait
vierge à quelque âge qu’il fût parvenu.
Mais il n’est pas ici question d’un sauvage de cette es-
pèce. En élevant un homme parmi ses semblables et pour
la société, il est impossible, il n’est même pas à propos de
le nourrir toujours dans cette salutaire ignorance ; et ce
qu’il y a de pis pour la sagesse est d’être savant à demi. Le
souvenir des objets qui nous ont frappés, les idées que
nous avons acquises, nous suivent dans la retraite, la peu-
plent, malgré nous, d’images plus séduisantes que les ob-
jets mêmes, et rendent la solitude aussi funeste à celui qui
les y porte, qu’elle est utile à celui qui s’y maintient tou-
jours seul.
Veillez donc avec soin sur le jeune homme, il pourra se
garantir de tout le reste ; mais c’est à vous de le garantir de
lui. Ne le laissez seul ni jour ni nuit, couchez tout au moins
dans sa chambre : qu’il ne se mette au lit qu’accablé de
sommeil et qu’il en sorte à l’instant qu’il s’éveille. Défiez-
vous de l’instinct sitôt que vous ne vous y bornez plus : il
est bon tant qu’il agit seul ; il est suspect dès qu’il se mêle
aux institutions des hommes : il ne faut pas le détruire, il
faut le régler ; et cela peut-être est plus difficile que de
l’anéantir. Il serait très dangereux qu’il apprît à votre élève
597

à donner le change à ses sens et à suppléer aux occasions
de les satisfaire : s’il connaît une fois ce dangereux sup-
plément, il est perdu. Dès lors il aura toujours le corps et
le cœur énervés ; il portera jusqu’au tombeau les tristes
effets de cette habitude, la plus funeste à laquelle un jeune
homme puisse être assujetti. Sans doute il vaudrait mieux
encore… Si les fureurs d’un tempérament ardent devien-
nent invincibles, mon cher Émile, je te plains ; mais je ne
balancerai pas un moment, je ne souffrirai point que la fin
de la nature soit éludée. S’il faut qu’un tyran te subjugue,
je te livre par préférence à celui dont je peux te délivrer :
quoi qu’il arrive, je t’arracherai plus aisément aux femmes
qu’à toi.
Jusqu’à vingt ans le corps croît, il a besoin de toute sa
substance : la continence est alors dans l’ordre de la na-
ture, et l’on n’y manque guère qu’aux dépens de sa consti-
tution. Depuis vingt ans la continence est un devoir de
morale ; elle importe pour apprendre à régner sur soi-
même, à rester le maître de ses appétits. Mais les devoirs
moraux ont leurs modifications, leurs exceptions, leurs
règles. Quand la faiblesse humaine rend une alternative
inévitable, de deux maux préférons le moindre ; en tout
état de cause il vaut mieux commettre une faute que de
contracter un vice.
Souvenez-vous que ce n’est plus de mon élève que je
parle ici, c’est du vôtre. Ses passions, que vous avez lais-
sées fermenter, vous subjuguent : cédez-leur donc ouver-
tement, et sans lui déguiser sa victoire. Si vous savez la lui
montrer dans son vrai, il en sera moins fier que honteux,
et vous vous ménagerez le droit de le guider durant son
598

égarement, pour lui faire au moins éviter les précipices. Il
importe que le disciple ne fasse rien que le maître ne le
sache et ne le veuille, pas même ce qui est mal ; et il vaut
cent fois mieux que le gouverneur approuve une faute et se
trompe, que s’il était trompé par son élève, et que la faute
se fît sans qu’il en sût rien. Qui croit devoir fermer les yeux
sur quelque chose se voit bientôt forcé de les fermer sur
tout : le premier abus toléré en amène un autre ; et cette
chaîne ne finit plus qu’au renversement de tout ordre et au
mépris de toute loi.
Une autre erreur que j’ai déjà combattue, mais qui ne
sortira jamais des petits esprits, c’est d’affecter toujours la
dignité magistrale, et de vouloir passer pour un homme
parfait dans l’esprit de son disciple. Cette méthode est à
contresens. Comment ne voient-ils pas qu’en voulant af-
fermir leur autorité ils la détruisent ; que pour faire écou-
ter ce qu’on dit il faut se mettre à la place de ceux à qui
l’on s’adresse, et qu’il faut être homme pour savoir parler
au cœur humain ? Tous ces gens parfaits ne touchent ni ne
persuadent : on se dit toujours qu’il leur est bien aisé de
combattre des passions qu’ils ne sentent pas. Montrez vos
faiblesses à votre élève, si vous voulez le guérir des
siennes : qu’il voie en vous les mêmes combats qu’il
éprouve, qu’il apprenne à se vaincre à votre exemple, et
qu’il ne dise pas comme les autres : Ces vieillards, dépités
de n’être plus jeunes, veulent traiter les jeunes gens en
vieillards : et parce que tous leurs désirs sont éteints, ils
nous font un crime des nôtres.
Montaigne dit qu’il demandait un jour au seigneur de
Langey combien de fois, dans ses négociations
599

d’Allemagne, il s’était enivré pour le service du roi. Je de-
manderais volontiers au gouverneur de certain jeune
homme combien de fois il est entré dans un mauvais lieu
pour le service de son élève. Combien de fois ? Je me
trompe. Si la première n’ôte à jamais au libertin le désir
d’y rentrer, s’il n’en rapporte le repentir et la honte, s’il ne
verse dans votre sein des torrents de larmes, quittez-le à
l’instant ; il n’est qu’un monstre, ou vous n’êtes qu’un im-
bécile ; vous ne lui servirez jamais à rien. Mais laissons ces
expédients extrêmes, aussi tristes que dangereux, et qui
n’ont aucun rapport à notre éducation.
Que de précautions à prendre avec un jeune homme
bien né avant de l’exposer au scandale des mœurs du
siècle ! Ces précautions sont pénibles, mais elles sont in-
dispensables ; c’est la négligence en ce point qui perd
toute la jeunesse ; c’est par le désordre du premier âge que
les hommes dégénèrent, et qu’on les voit devenir ce qu’ils
sont aujourd’hui. Vils et lâches dans leurs vices mêmes, ils
n’ont que de petites âmes, parce que leurs corps usés ont
été corrompus de bonne heure ; à peine leur reste-t-il as-
sez de vie pour se mouvoir. Leurs subtiles pensées mar-
quent des esprits sans étoffe ; ils ne savent rien sentir de
grand et de noble ; ils n’ont ni simplicité ni vigueur ; ab-
jects en toute chose, et bassement méchants, ils ne sont
que vains, fripons, faux ; ils n’ont pas même assez de cou-
rage pour être d’illustres scélérats. Tels sont les mépri-
sables hommes que forme la crapule de la jeunesse : s’il
s’en trouvait un seul qui sût être tempérant et sobre, qui
sût, au milieu d’eux, préserver son cœur, son sang, ses
mœurs, de la contagion de l’exemple, à trente ans il écra-
600

serait tous ces insectes, et deviendrait leur maître avec
moins de peine qu’il n’en eut à rester le sien.
Pour peu que la naissance ou la fortune eût fait pour
Émile, il serait cet homme s’il voulait l’être : mais il les
mépriserait trop pour daigner les asservir. Voyons-le
maintenant au milieu d’eux, entrant dans le monde, non
pour y primer, mais pour le connaître et pour y trouver
une compagne digne de lui.
Dans quelque rang qu’il puisse être né, dans quelque
société qu’il commence à s’introduire, son début sera
simple et sans éclat : à Dieu ne plaise qu’il soit assez mal-
heureux pour y briller ! Les qualités qui frappent au pre-
mier coup d’œil ne sont pas les siennes ; il ne les a ni ne les
veut avoir. Il met trop peu de prix aux jugements des
hommes pour en mettre à leurs préjugés, et ne se soucie
point qu’on l’estime avant que de le connaître. Sa manière
de se présenter n’est ni modeste ni vaine, elle est naturelle
et vraie ; il ne connaît ni gêne ni déguisement, et il est au
milieu d’un cercle ce qu’il est seul et sans témoin. Sera-t-il
pour cela grossier, dédaigneux, sans attention pour per-
sonne ? Tout au contraire ; si seul il ne compte pas pour
rien les autres hommes, pourquoi les compterait-il pour
rien, vivant avec eux ? Il ne les préfère point à lui dans ses
manières, parce qu’il ne les préfère pas à lui dans son
cœur ; mais il ne leur montre pas non plus une indiffé-
rence qu’il est bien éloigné d’avoir ; s’il n’a pas les for-
mules de la politesse, il a les soins de l’humanité. Il n’aime
à voir souffrir personne ; il n’offrira pas sa place à un autre
par simagrée, mais il la lui cédera volontiers par bonté, si,
le voyant oublié, il juge que cet oubli le mortifie ; car il en
601

coûtera moins à mon jeune homme de rester debout vo-
lontairement, que de voir l’autre y rester par force.
Quoique en général Émile n’estime pas les hommes, il
ne leur montrera point de mépris, parce qu’il les plaint et
s’attendrit sur eux. Ne pouvant leur donner le goût des
biens réels, il leur laisse les biens de l’opinion dont ils se
contentent, de peur que, les leur ôtant à pure perte, il ne
les rendît plus malheureux qu’auparavant. Il n’est donc
point disputeur ni contredisant ; il n’est pas non plus
complaisant et flatteur ; il dit son avis sans combattre ce-
lui de personne, parce qu’il aime la liberté par-dessus
toute chose, et que la franchise en est un des plus beaux
droits.
Il parle peu, parce qu’il ne se soucie guère qu’on
s’occupe de lui, par la même raison il ne dit que des choses
utiles : autrement, qu’est-ce qui l’engagerait à parler ?
Émile est trop instruit pour être jamais babillard. Le grand
caquet vient nécessairement, ou de la prétention à l’esprit,
dont je parlerai ci-après, ou du prix qu’on donne à des
bagatelles ; dont on croit sottement que les autres font
autant de cas que nous. Celui qui connaît assez de choses
pour donner à toutes leur véritable prix, ne parle jamais
trop ; car il sait apprécier aussi l’attention qu’on lui donne
et l’intérêt qu’on peut prendre à ses discours. Générale-
ment les gens qui savent peu parlent beaucoup, et les gens
qui savent beaucoup parlent peu. Il est simple qu’un igno-
rant trouve important tout ce qu’il sait, et le dise à tout le
monde. Mais un homme instruit n’ouvre pas aisément son
répertoire ; il aurait trop à dire, et il voit encore plus à dire
après lui ; il se tait.
602

Loin de choquer les manières des autres, Émile s’y
conforme assez volontiers, non pour paraître instruit des
usages, ni pour affecter les airs d’un homme poli, mais au
contraire de peur qu’on ne le distingue, pour éviter d’être
aperçu ; et jamais il n’est plus à son aise que quand on ne
prend pas garde à lui.
Quoique entrant dans le monde, il en ignore absolu-
ment les manières ; il n’est pas pour cela timide et crain-
tif ; s’il se dérobe, ce n’est point par embarras, c’est que
pour bien voir, il faut n’être pas vu ; car ce qu’on pense de
lui ne l’inquiète guère, et le ridicule ne lui fait pas la
moindre peur. Cela fait qu’étant toujours tranquille et de
sang-froid, il ne se trouble point par la mauvaise honte.
Soit qu’on le regarde ou non, il fait toujours de son mieux
ce qu’il fait ; et, toujours tout à lui pour bien observer les
autres, il saisit leurs manières avec une aisance que ne
peuvent avoir les esclaves de l’opinion. On peut dire qu’il
prend plutôt l’usage du monde, précisément parce qu’il en
fait peu de cas.
Ne vous trompez pas cependant sur sa contenance, et
n’allez pas la comparer à celle de vos jeunes agréables. Il
est ferme et non suffisant ; ses manières sont libres et non
dédaigneuses : l’air insolent n’appartient qu’aux esclaves,
l’indépendance n’a rien d’affecté. Je n’ai jamais vu
d’homme ayant de la fierté dans l’âme en montrer dans
son maintien : cette affectation est bien plus propre aux
âmes viles et vaines, qui ne peuvent en imposer que par là.
Je lis dans un livre qu’un étranger se présentant un jour
dans la salle du fameux Marcel, celui-ci lui demanda de
quel pays il était : « Je suis Anglais, répond l’étranger. –
603

Vous, Anglais ! réplique le danseur ; vous seriez de cette
île où les citoyens ont part à l’administration publique, et
sont une portion de la puissance souveraine100 ! Non,
monsieur ; ce front baissé, ce regard timide, cette dé-
marche incertaine, ne m’annoncent que l’esclave titré d’un
électeur. »
Je ne sais si ce jugement montre une grande connais-
sance du vrai rapport qui est entre le caractère d’un
homme et son extérieur. Pour moi, qui n’ai pas l’honneur
d’être maître à danser, j’aurais pensé tout le contraire.
J’aurais dit : « Cet Anglais n’est pas courtisan, je n’ai ja-
mais ouï dire que les courtisans eussent le front baissé et
la démarche incertaine : un homme timide chez un dan-
seur pourrait bien ne l’être pas dans la chambre des
Communes. » Assurément, ce M. Marcel-là doit prendre
ses compatriotes pour autant de Romains.
Quand on aime, on veut être aimé. Émile aime les
hommes, il veut donc leur plaire. À plus forte raison il veut
plaire aux femmes ; son âge, ses mœurs, son projet, tout
concourt à nourrir en lui ce désir. Je dis ses mœurs, car
elles y font beaucoup ; les hommes qui en ont sont les
100 Comme s’il y avait des citoyens qui ne fussent pas membres
de la cité et qui n’eussent pas, comme tels, part à l’autorité souve-
raine ! Mais les Français, ayant jugé à propos d’usurper ce respec-
table nom de citoyens, dû jadis aux membres des cités gauloises, en
ont dénaturé l’idée, au point qu’on n’y conçoit plus rien. Un homme
qui vient de m’écrire beaucoup de bêtises contre la Nouvelle Hé-
loise, a orné sa signature du titre de citoyen de Paimbeuf, et a cru
me faire une plaisanterie.
604

vrais adorateurs des femmes. Ils n’ont pas comme les
autres je ne sais quel jargon moqueur de galanterie ; mais
ils ont un empressement plus vrai, plus tendre, et qui part
du cœur. Je connaîtrais près d’une jeune femme un
homme qui a des mœurs et qui commande à la nature,
entre cent mille débauchés. Jugez de ce que doit être
Émile avec un tempérament tout neuf, et tant de raisons
d’y résister ! Pour auprès d’elles, je crois qu’il sera quel-
quefois timide et embarrassé ; mais sûrement cet embar-
ras ne leur déplaira pas, et les moins friponnes n’auront
encore que trop souvent l’art d’en jouir et de l’augmenter.
Au reste, son empressement changera sensiblement de
forme selon les états. Il sera plus modeste et plus respec-
tueux pour les femmes, plus vif et plus tendre auprès des
filles à marier. Il ne perd point de vue l’objet de ses re-
cherches, et c’est toujours à ce qui les lui rappelle qu’il
marque le plus d’attention.
Personne ne sera plus exact à tous les égards fondés
sur l’ordre de la nature, et même sur le bon ordre de la
société ; mais les premiers seront toujours préférés aux
autres ; et il respectera davantage un particulier plus vieux
que lui, qu’un magistrat de son âge. Etant donc pour
l’ordinaire un des plus jeunes des sociétés où il se trouve-
ra, il sera toujours un des plus modestes, non par la vanité
de paraître humble, mais par un sentiment naturel et fon-
dé sur la raison. Il n’aura point l’impertinent savoir-vivre
d’un jeune fat, qui, pour amuser la compagnie, parle plus
haut que les sages et coupe la parole aux anciens : il
n’autorisera point, pour sa part, la réponse d’un vieux gen-
tilhomme à Louis XV, qui lui demandait lequel il préférait
de son siècle ou de celui-ci : « Sire, j’ai passé ma jeunesse
605

à respecter les vieillards, et il faut que je passe ma vieil-
lesse à respecter les enfants. »
Ayant une âme tendre et sensible, mais n’appréciant
rien sur le taux de l’opinion, quoiqu’il aime à plaire aux
autres, il se souciera peu d’en être considéré. D’où il suit
qu’il sera plus affectueux que poli, qu’il n’aura jamais
d’airs ni de faste, et qu’il sera plus touché d’une caresse
que de mille éloges. Par les mêmes raisons il ne négligera
ni ses manières ni son maintien ; il pourra même avoir
quelque recherche dans sa parure, non pour paraître un
homme de goût, mais pour rendre sa figure agréable ; il
n’aura point recours au cadre doré, et jamais l’enseigne de
la richesse ne souillera son ajustement.
On voit que tout cela n’exige point de ma part un éta-
lage de préceptes, et n’est qu’un effet de sa première édu-
cation. On nous fait un grand mystère de l’usage du
monde ; comme si, dans l’âge où l’on prend cet usage, on
ne le prenait pas naturellement, et comme si ce n’était pas
dans un cœur honnête qu’il faut chercher ses premières
lois ! La véritable politesse consiste à marquer de la bien-
veillance aux hommes ; elle se montre sans peine quand
on en a ; c’est pour celui qui n’en a pas qu’on est forcé de
réduire en art ses apparences.
« Le plus malheureux effet de la politesse d’usage est
d’enseigner l’art de se passer des vertus qu’elle imite.
Qu’on nous inspire dans l’éducation l’humanité et la bien-
faisance, nous aurons la politesse, ou nous n’en aurons
plus besoin.
606

« Si nous n’avons pas celle qui s’annonce par les
grâces, nous aurons celle qui annonce l’honnête homme et
le citoyen ; nous n’aurons pas besoin de recourir à la faus-
seté.
« Au lieu d’être artificieux pour plaire, il suffira d’être
bon ; au lieu d’être faux pour flatter les faiblesses des
autres, il suffira d’être indulgent.
« Ceux avec qui l’on aura de tels procédés n’en seront
ni enorgueillis ni corrompus ; ils n’en seront que recon-
naissants, et en deviendront meilleurs101. »
Il me semble que si quelque éducation doit produire
l’espèce de politesse qu’exige ici M. Duclos, c’est celle dont
j’ai tracé le plan jusqu’ici.
Je conviens pourtant qu’avec des maximes si diffé-
rentes, Émile ne sera point comme tout le monde, et Dieu
le préserve de l’être jamais ! Mais, en ce qu’il sera différent
des autres, il ne sera ni fâcheux, ni ridicule : la différence
sera sensible sans être incommode. Émile sera, si l’on
veut, un aimable étranger. D’abord on lui pardonnera ses
singularités en disant : Il se formera. Dans la suite on sera
tout accoutumé à ses manières ; et voyant qu’il n’en
change pas, on les lui pardonnera encore en disant : Il est
fait ainsi.
101 Considérations sur les mœurs de ce siècle, par M. Duclos, p.
65.
607

Il ne sera point fêté comme un homme aimable, mais
on l’aimera sans savoir pourquoi ; personne ne vantera
son esprit, mais on le prendra volontiers pour juge entre
les gens d’esprit : le sien sera net et borné, il aura le sens
droit et le jugement sain. Ne courant jamais après les idées
neuves, il ne saurait se piquer d’esprit. Je lui ai fait sentir
que toutes les idées salutaires et vraiment utiles aux
hommes ont été les premières connues, qu’elles font de
tout temps les seuls vrais liens de la société, et qu’il ne
reste aux esprits transcendants qu’à se distinguer par des
idées pernicieuses et funestes au genre humain. Cette ma-
nière de se faire admirer ne le touche guère : il sait où il
doit trouver le bonheur de sa vie, et en quoi il peut contri-
buer au bonheur d’autrui. La sphère de ses connaissances
ne s’étend pas plus loin que ce qui est profitable. Sa route
est étroite et bien marquée ; n’étant point tenté d’en sortir,
il reste confondu avec ceux qui la suivent ; il ne veut ni
s’égarer ni briller. Émile est un homme de bon sens, et ne
veut pas être autre chose : on aura beau vouloir l’injurier
par ce titre, il s’en tiendra toujours honoré.
Quoique le désir de plaire ne le laisse plus absolument
indifférent sur l’opinion d’autrui, il ne prendra de cette
opinion que ce qui se rapporte immédiatement à sa per-
sonne, sans se soucier des appréciations arbitraires qui
n’ont de loi que la mode ou les préjugés. Il aura l’orgueil
de vouloir bien faire tout ce qu’il fait, même de le vouloir
faire mieux qu’un autre : à la course il voudra être le plus
léger ; à la lutte, le plus fort ; au travail, le plus habile ; aux
jeux d’adresse, le plus adroit ; mais il cherchera peu les
avantages qui ne sont pas clairs par eux-mêmes, et qui ont
besoin d’être constatés par le jugement d’autrui, comme
608

d’avoir plus d’esprit qu’un autre, de parler mieux, d’être
plus savant, etc. ; encore moins ceux qui ne tiennent point
du tout à la personne, comme d’être d’une plus grande
naissance, d’être estimé plus riche, plus en crédit, plus
considéré, d’en imposer par un plus grand faste.
Aimant les hommes parce qu’ils sont ses semblables, il
aimera surtout ceux qui lui ressemblent le plus, parce qu’il
se sentira bon ; et, jugeant de cette ressemblance par la
conformité des goûts dans les choses morales, en tout ce
qui tient au bon caractère, il sera fort aise d’être approuvé.
Il ne se dira pas précisément : Je me réjouis parce qu’on
m’approuve ; mais, je me réjouis parce qu’on approuve ce
que j’ai fait de bien ; je me réjouis de ce que les gens qui
m’honorent se font honneur : tant qu’ils jugeront aussi
sainement, il sera beau d’obtenir leur estime.
Etudiant les hommes par leurs mœurs dans le monde,
comme il les étudiait ci-devant par leurs passions dans
l’histoire, il aura souvent lieu de réfléchir sur ce qui flatte
ou choque le cœur humain. Le voilà philosophant sur les
principes du goût ; et voilà l’étude qui lui convient durant
cette époque.
Plus on va chercher loin les définitions du goût, et plus
on s’égare : le goût n’est que la faculté de juger ce qui plaît
ou déplaît au plus grand nombre. Sortez de là, vous ne
savez plus ce que c’est que le goût. Il ne s’ensuit pas qu’il y
ait plus de gens de goût que d’autres ; car, bien que la plu-
ralité juge sainement de chaque objet, il y a peu d’hommes
qui jugent comme elle sur tous ; et, bien que le concours
des goûts les plus généraux fasse le bon goût, il y a peu de
609

gens de goût, de même qu’il y a peu de belles personnes,
quoique l’assemblage des traits les plus communs fasse la
beauté.
Il faut remarquer qu’il ne s’agit pas ici de ce qu’on
aime parce qu’il nous est utile, ni de ce qu’on hait parce
qu’il nous nuit. Le goût ne s’exerce que sur les choses in-
différentes ou d’un intérêt d’amusement tout au plus, et
non sur celles qui tiennent à nos besoins : pour juger de
celles-ci, le goût n’est pas nécessaire, le seul appétit suffit.
Voilà ce qui rend si difficiles, et, ce semble, si arbitraires
les pures décisions du goût ; car, hors l’instinct qui le dé-
termine, on ne voit plus la raison de ses décisions. On doit
distinguer encore ses lois dans les choses morales et ses
lois dans les choses physiques. Dans celles-ci, les principes
du goût semblent absolument inexplicables. Mais il im-
porte d’observer qu’il entre du moral dans tout ce qui tient
à l’imitation102 : ainsi l’on explique des beautés qui parais-
sent physiques et qui ne le sont réellement point.
J’ajouterai que le goût a des règles locales qui le rendent
en mille choses dépendant des climats, des mœurs, du
gouvernement, des choses d’institution ; qu’il en a d’autres
qui tiennent à l’âge, au sexe, au caractère, et que c’est en
ce sens qu’il ne faut pas disputer des goûts.
Le goût est naturel à tous les hommes, mais ils ne l’ont
pas tous en même mesure, il ne se développe pas dans
tous au même degré, et, dans tous, il est sujet à s’altérer
102 Cela est prouvé dans un Essai sur l’origine des langues,
qu’on trouvera dans le recueil de mes écrits.
610

par diverses causes. La mesure du goût qu’on peut avoir
dépend de la sensibilité qu’on a reçue ; sa culture et sa
forme dépendent des sociétés où l’on a vécu. Première-
ment il faut vivre dans des sociétés nombreuses pour faire
beaucoup de comparaisons. Secondement il faut des socié-
tés d’amusement et d’oisiveté ; car, dans celles d’affaires,
on a pour règle, non le plaisir, mais l’intérêt. En troisième
lieu il faut des sociétés où l’inégalité ne soit pas trop
grande, où la tyrannie de l’opinion soit modérée, et où
règne la volupté plus que la vanité ; car, dans le cas con-
traire, la mode étouffe le goût ; et l’on ne cherche plus ce
qui plaît, mais ce qui distingue.
Dans ce dernier cas, il n’est plus vrai que le bon goût
est celui du plus grand nombre. Pourquoi cela ? Parce que
l’objet change. Alors la multitude n’a plus de jugement à
elle, elle ne juge plus que d’après ceux qu’elle croit plus
éclairés qu’elle ; elle approuve, non ce qui est bien, mais ce
qu’ils ont approuvé. Dans tous les temps, faites que
chaque homme ait son propre sentiment ; et ce qui est le
plus agréable en soi aura toujours la pluralité des suf-
frages.
Les hommes, dans leurs travaux, ne font rien de beau
que par imitation. Tous les vrais modèles du goût sont
dans la nature. Plus nous nous éloignons du maître, plus
nos tableaux sont défigurés. C’est alors des objets que
nous aimons que nous tirons nos modèles ; et le beau de
fantaisie, sujet au caprice et à l’autorité, n’est plus rien que
ce qui plaît à ceux qui nous guident.
611

Ceux qui nous guident sont les artistes, les grands, les
riches ; et ce qui les guide eux-mêmes est leur intérêt ou
leur vanité. Ceux-ci, pour étaler leurs richesses, et les
autres pour en profiter, cherchent à l’envi de nouveaux
moyens de dépense. Par là le grand luxe établit son em-
pire, et fait aimer ce qui est difficile et coûteux : alors le
prétendu beau, loin d’imiter la nature, n’est tel qu’à force
de la contrarier. Voilà comment le luxe et le mauvais goût
sont inséparables. Partout où le goût est dispendieux, il est
faux.
C’est surtout dans le commerce des deux sexes que le
goût, bon ou mauvais, prend sa forme ; sa culture est un
effet nécessaire de l’objet de cette société. Mais, quand la
facilité de jouir attiédit le désir de plaire, le goût doit dé-
générer ; et c’est là, ce me semble, une autre raison des
plus sensibles, pourquoi le bon goût tient aux bonnes
mœurs.
Consultez le goût des femmes dans les choses phy-
siques et qui tiennent au jugement des sens ; celui des
hommes dans les choses morales et qui dépendent plus de
l’entendement. Quand les femmes seront ce qu’elles doi-
vent être, elles se borneront aux choses de leur compé-
tence, et jugeront toujours bien ; mais depuis qu’elles se
sont établies les arbitres de la littérature, depuis qu’elles
se sont mises à juger les livres et à en faire à toute force,
elles ne connaissent plus rien. Les auteurs qui consultent
les savantes sur leurs ouvrages sont toujours sûrs d’être
mal conseillés : les galants qui les consultent sur leur pa-
rure sont toujours ridiculement mis. J’aurai bientôt occa-
sion de parler des vrais talents de ce sexe, de la manière de
612

les cultiver, et des choses sur lesquelles ses décisions doi-
vent alors être écoutées.
Voilà les considérations élémentaires que je poserai
pour principes en raisonnant avec mon Émile sur une
matière qui ne lui est rien moins qu’indifférente dans la
circonstance où il se trouve, et dans la recherche dont il
est occupé. Et à qui doit-elle être indifférente ? La con-
naissance de ce qui peut être agréable ou désagréable aux
hommes n’est pas seulement nécessaire à celui qui a be-
soin d’eux, mais encore à celui qui veut leur être utile : il
importe même de leur plaire pour les servir ; et l’art
d’écrire n’est rien moins qu’une étude oiseuse quand on
l’emploie à faire écouter la vérité.
Si, pour cultiver le goût de mon disciple, j’avais à choi-
sir entre des pays où cette culture est encore à naître et
d’autres où elle aurait déjà dégénéré, je suivrais l’ordre
rétrograde ; je commencerais sa tournée par ces derniers,
et je finirais par les premiers. La raison de ce choix est que
le goût se corrompt par une délicatesse excessive qui rend
sensible à des choses que le gros des hommes n’aperçoit
pas ; cette délicatesse mène à l’esprit de discussion ; car
plus on subtilise les objets, plus ils se multiplient : cette
subtilité rend le tact plus délicat et moins uniforme. Il se
forme alors autant de goûts qu’il y a de têtes. Dans les
disputes sur la préférence, la philosophie et les lumières
s’étendent ; et c’est ainsi qu’on apprend à penser. Les ob-
servations fines ne peuvent guère être faites que par des
gens très répandus, attendu qu’elles frappent après toutes
les autres, et que les gens peu accoutumés aux sociétés
nombreuses y épuisent leur attention sur les grands traits.
613

Il n’y a pas peut-être à présent un lieu policé sur la terre
où le goût général soit plus mauvais qu’à Paris. Cependant
c’est dans cette capitale que le bon goût se cultive ; et il
paraît peu de livres estimés dans l’Europe dont l’auteur
n’ait été se former à Paris. Ceux qui pensent qu’il suffit de
lire les livres qui s’y font se trompent : on apprend beau-
coup plus dans la conversation des auteurs que dans leurs
livres ; et les auteurs eux-mêmes ne sont pas ceux avec qui
l’on apprend le plus. C’est l’esprit des sociétés qui déve-
loppe une tête pensante, et qui porte la vue aussi loin
qu’elle peut aller. Si vous avez une étincelle de génie, allez
passer une année à Paris : bientôt vous serez tout ce que
vous pouvez être, ou vous ne serez jamais rien.
On peut apprendre à penser dans les lieux où le mau-
vais goût règne ; mais il ne faut pas penser comme ceux
qui ont ce mauvais goût, et il est bien difficile que cela
n’arrive quand on reste avec eux trop longtemps. Il faut
perfectionner par leurs soins l’instrument qui juge, en
évitant de l’employer comme eux. Je me garderai de polir
le jugement d’Émile jusqu’à l’altérer ; et, quand il aura le
tact assez fin pour sentir et comparer les divers goûts des
hommes, c’est sur des objets plus simples que je le ramè-
nerai fixer le sien.
Je m’y prendrai de plus loin encore pour lui conserver
un goût pur et sain. Dans le tumulte de la dissipation je
saurai me ménager avec lui des entretiens utiles ; et, les
dirigeant toujours sur des objets qui lui plaisent, j’aurai
soin de les lui rendre aussi amusants qu’instructifs. Voici
le temps de la lecture et des livres agréables ; voici le
temps de lui apprendre à faire l’analyse du discours, de le
614

rendre sensible à toutes les beautés de l’éloquence et de la
diction. C’est peu de chose d’apprendre les langues pour
elles-mêmes ; leur usage n’est pas si important qu’on
croit ; mais l’étude des langues mène à celle de la gram-
maire générale. Il faut apprendre le latin pour bien savoir
le français ; il faut étudier et comparer l’un et l’autre pour
entendre les règles de l’art de parler.
Il y a d’ailleurs une certaine simplicité de goût qui va
au cœur, et qui ne se trouve que dans les écrits des an-
ciens. Dans l’éloquence, dans la poésie, dans toute espèce
de littérature, il les retrouvera, comme dans l’histoire,
abondants en choses, et sobres à juger. Nos auteurs, au
contraire, disent peu et prononcent beaucoup. Nous don-
ner sans cesse leur jugement pour loi n’est pas le moyen
de former le nôtre. La différence des deux goûts se fait
sentir dans tous les monuments et jusque sur les tom-
beaux. Les nôtres sont couverts d’éloges ; sur ceux des
anciens on lisait des faits.
Sta, viator ; heroem calcas.
Quand j’aurais trouvé cette épitaphe sur un monument
antique, j’aurais d’abord deviné qu’elle était moderne ; car
rien n’est si commun que des héros parmi nous ; mais
chez les anciens ils étaient rares. Au lieu de dire qu’un
homme était un héros, ils auraient dit ce qu’il avait fait
pour l’être. À l’épitaphe de ce héros comparez celle de
l’efféminé Sardanapale :
J’ai bâti Tarse et Anchiale en un jour, et maintenant je
suis mort.
615

Laquelle dit plus, à votre avis ? Notre style lapidaire,
avec son enflure, n’est bon qu’à souffler des nains. Les
anciens montraient les hommes au naturel, et l’on voyait
que c’étaient des hommes. Xénophon honorant la mé-
moire de quelques guerriers tués en trahison dans la re-
traite des dix mille : Ils moururent, dit-il, irréprochables
dans la guerre et dans l’amitié. Voilà tout : mais considé-
rez, dans cet éloge si court et si simple, de quoi l’auteur
devait avoir le cœur plein. Malheur à qui ne trouve pas
cela ravissant !
On lisait ces mots gravés sur un marbre aux Thermo-
pyles :
Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts ici
pour obéir à ses saintes lois.
On voit bien que ce n’est pas l’Académie des inscrip-
tions qui a composé celle-là.
Je suis trompé si mon élève, qui donne si peu de prix
aux paroles, ne porte sa première attention sur ces diffé-
rences, et si elles n’influent sur le choix de ses lectures.
Entraîné par la mâle éloquence de Démosthène, il dira :
C’est un orateur ; mais en lisant Cicéron, il dira : C’est un
avocat.
En général, Émile prendra plus de goût pour les livres
des anciens que pour les nôtres ; par cela seul qu’étant les
premiers, les anciens sont les plus près de la nature, et que
leur génie est plus à eux. Quoi qu’en aient pu dire La
Motte et l’abbé Terrasson, il n’y a point de vrai progrès de
raison dans l’espèce humaine, parce que tout ce qu’on
616

gagne d’un côté on le perd de l’autre ; que tous les esprits
partent toujours du même point, et que le temps qu’on
emploie à savoir ce que d’autres ont pensé étant perdu
pour apprendre à penser soi-même, on a plus de lumières
acquises et moins de vigueur d’esprit. Nos esprits sont
comme nos bras, exercés à tout faire avec des outils, et
rien par eux-mêmes. Fontenelle disait que toute cette dis-
pute sur les anciens et les modernes se réduisait à savoir si
les arbres d’autrefois étaient plus grands que ceux
d’aujourd’hui. Si l’agriculture avait changé, cette question
ne serait pas impertinente à faire.
Après l’avoir ainsi fait remonter aux sources de la pure
littérature, je lui en montre aussi les égouts dans les réser-
voirs des modernes compilateurs : journaux, traductions,
dictionnaires ; il jette un coup d’œil sur tout cela, puis le
laisse pour n’y jamais revenir. Je lui fais entendre, pour le
réjouir, le bavardage des académies ; je lui fais remarquer
que chacun de ceux qui les composent vaut toujours mieux
seul qu’avec le corps : là-dessus il tirera de lui-même la
conséquence de l’utilité de tous ces beaux établissements.
Je le mène aux spectacles ; pour étudier, non les
mœurs, mais le goût ; car c’est là surtout qu’il se montre à
ceux qui savent réfléchir. Laissez les préceptes et la mo-
rale, lui dirais-je ; ce n’est pas ici qu’il faut les apprendre.
Le théâtre n’est pas fait pour la vérité ; il est fait pour flat-
ter, pour amuser les hommes ; il n’y a point d’école où l’on
apprenne si bien l’art de leur plaire et d’intéresser le cœur
humain. L’étude du théâtre mène à celle de la poésie ; elles
ont exactement le même objet. Qu’il ait une étincelle de
goût pour elle, avec quel plaisir il cultivera les langues des
617

poètes, le grec, le latin, l’italien ! Ces études seront pour lui
des amusements sans contrainte, et n’en profiteront que
mieux ; elles lui seront délicieuses dans un âge et des cir-
constances où le cœur s’intéresse avec tant de charme à
tous les genres de beauté faits pour le toucher. Figurez-
vous d’un côté mon Émile, et de l’autre un polisson de
collège, lisant le quatrième livre de l’Enéide, ou Tibulle, ou
le Banquet de Platon : quelle différence ! Combien le cœur
de l’un est remué de ce qui n’affecte pas même l’autre ! O
bon jeune homme ! arrête, suspends ta lecture, je te vois
trop ému ; je veux bien que le langage de l’amour te plaise,
mais non pas qu’il t’égare ; sois homme sensible, mais sois
homme sage. Si tu n’es que l’un des deux, tu n’es rien. Au
reste, qu’il réussisse ou non dans les langues mortes, dans
les belles-lettres, dans la poésie, peu m’importe. Il n’en
vaudra pas moins s’il ne sait rien de tout cela, et ce n’est
pas de tous ces badinages qu’il s’agit dans son éducation.
Mon principal objet, en lui apprenant à sentir et aimer
le beau dans tous les genres, est d’y fixer ses affections et
ses goûts, d’empêcher que ses appétits naturels ne
s’altèrent, et qu’il ne cherche un jour dans sa richesse les
moyens d’être heureux, qu’il doit trouver plus près de lui.
J’ai dit ailleurs que le goût n’était que l’art de se connaître
en petites choses et cela est très vrai ; mais puisque c’est
d’un tissu de petites choses que dépend l’agrément de la
vie, de tels soins ne sont rien moins qu’indifférents ; c’est
par eux que nous apprenons à la remplir des biens mis à
notre portée, dans toute la vérité qu’ils peuvent avoir pour
nous. Je n’entends point ici les biens moraux qui tiennent
à la bonne disposition de l’âme, mais seulement ce qui est
618

de sensualité, de volupté réelle, mis à part les préjugés et
l’opinion.
Qu’on me permette, pour mieux développer mon idée,
de laisser un moment Émile, dont le cœur pur et sain ne
peut plus servir de règle à personne, et de chercher en
moi-même un exemple plus sensible et plus rapproché des
mœurs du lecteur.
Il y a des états qui semblent changer la nature, et re-
fondre, soit en mieux, soit en pis, les hommes qui les rem-
plissent. Un poltron devient brave en entrant dans le ré-
giment de Navarre. Ce n’est pas seulement dans le mili-
taire que l’on prend l’esprit de corps, et ce n’est pas tou-
jours en bien que ses effets se font sentir. J’ai pensé cent
fois avec effroi que si j’avais le malheur de remplir au-
jourd’hui tel emploi que je pense en certains pays, demain
je serais presque inévitablement tyran, concussionnaire,
destructeur du peuple, nuisible au prince, ennemi par état
de toute humanité, de toute équité, de toute espèce de
vertu.
De même, si j’étais riche, j’aurais fait tout ce qu’il faut
pour le devenir ; je serais donc insolent et bas, sensible et
délicat pour moi seul, impitoyable et dur pour tout le
monde, spectateur dédaigneux des misères de la canaille,
car je ne donnerais plus d’autre nom aux indigents, pour
faire oublier qu’autrefois je fus de leur classe. Enfin je
ferais de ma fortune l’instrument de mes plaisirs, dont je
serais uniquement occupé ; et jusque-là je serais comme
tous les autres.
619

Mais en quoi je crois que j’en différerais beaucoup,
c’est que je serais sensuel et voluptueux plutôt
qu’orgueilleux et vain, et que je me livrerais au luxe de
mollesse bien plus qu’au luxe d’ostentation. J’aurais même
quelque honte d’étaler trop ma richesse, et je croirais tou-
jours voir l’envieux que j’écraserais de mon faste dire à ses
voisins à l’oreille : Voilà un fripon qui a grand’peur de
n’être pas connu pour tel.
De cette immense profusion de biens qui couvrent la
terre, je chercherais ce qui m’est le plus agréable et que je
puis le mieux m’approprier. Pour cela, le premier usage de
ma richesse serait d’en acheter du loisir et la liberté, à quoi
j’ajouterais la santé, si elle était à prix ; mais comme elle
ne s’achète qu’avec la tempérance, et qu’il n’y a point sans
la santé de vrai plaisir dans la vie, je serais tempérant par
sensualité.
Je resterais toujours aussi près de la nature qu’il serait
possible pour flatter les sens que j’ai reçus d’elle, bien sûr
que plus elle mettrait du sien dans mes jouissances, plus
j’y trouverais de réalité. Dans le choix des objets
d’imitation je la prendrais toujours pour modèle ; dans
mes appétits je lui donnerais la préférence ; dans mes
goûts je la consulterais toujours ; dans les mets je voudrais
toujours ceux dont elle fait le meilleur apprêt et qui pas-
sent par le moins de mains pour parvenir sur nos tables.
Je préviendrais les falsifications de la fraude, j’irais au-
devant du plaisir. Ma sotte et grossière gourmandise
n’enrichirait point un maître d’hôtel ; il ne me vendrait
point au poids de l’or du poison pour du poisson ; ma table
ne serait point couverte avec appareil de magnifiques or-
620

dures et charognes lointaines ; je prodiguerais ma propre
peine pour satisfaire ma sensualité, puisque alors cette
peine est un plaisir elle-même, et qu’elle ajoute à celui
qu’on en attend. Si je voulais goûter un mets du bout du
monde, j’irais, comme Apicius, plutôt l’y chercher, que de
l’en faire venir, car les mets les plus exquis manquent tou-
jours d’un assaisonnement qu’on n’apporte pas avec eux et
qu’aucun cuisinier ne leur donne, l’air du climat qui les a
produits.
Par la même raison, je n’imiterais pas ceux qui, ne se
trouvant bien qu’où ils ne sont point, mettent toujours les
saisons en contradiction avec elles-mêmes, et les climats
en contradiction avec les saisons ; qui, cherchant l’été en
hiver, et l’hiver en été, vont avoir froid en Italie et chaud
dans le nord, sans songer qu’en croyant fuir la rigueur des
saisons, ils la trouvent dans les lieux où l’on n’a point ap-
pris à s’en garantir. Moi, je resterais en place, ou je pren-
drais tout le contre-pied : je voudrais tirer d’une saison
tout ce qu’elle a d’agréable, et d’un climat tout ce qu’il a de
particulier. J’aurais une diversité de plaisirs et d’habitudes
qui ne se ressembleraient point, et qui seraient toujours
dans la nature, j’irais passer l’été à Naples, et l’hiver à Pé-
tersbourg ; tantôt respirant un doux zéphyr, à demi cou-
ché dans les fraîches grottes de Tarente ; tantôt dans
l’illumination d’un palais de glace, hors d’haleine, et fati-
gué des plaisirs du bal.
Je voudrais dans le service de ma table, dans la parure
de mon logement, imiter par des ornements très simples
la variété des saisons, et tirer de chacune toutes ses dé-
lices, sans anticiper sur celles qui la suivront. Il y a de la
621

peine et non du goût à troubler ainsi l’ordre de la nature, à
lui arracher des productions involontaires qu’elle donne à
regret dans sa malédiction, et qui, n’ayant ni qualité ni
saveur, ne peuvent ni nourrir l’estomac, ni flatter le palais.
Rien n’est plus insipide que les primeurs ; ce n’est qu’à
grands frais que tel riche de Paris, avec ses fourneaux et
ses serres chaudes, vient à bout de n’avoir sur sa table
toute l’année que de mauvais légumes et de mauvais fruits.
Si j’avais des cerises quand il gèle, et des melons ambrés
au cœur de l’hiver, avec quel plaisir les goûterais-je, quand
mon palais n’a besoin d’être humecté ni rafraîchi ? Dans
les ardeurs de la canicule, le lourd marron me serait-il fort
agréable ? Le préférerais-je sortant de la poêle, à la gro-
seille, à la fraise et aux fruits désaltérants qui me sont of-
ferts sur la terre sans tant de soins ? Couvrir sa cheminée
au mois de janvier de végétations forcées, de fleurs pâles
et sans odeur, c’est moins parer l’hiver que déparer le
printemps : c’est s’ôter le plaisir d’aller dans les bois cher-
cher la première violette, épier le premier bourgeon, et
s’écrier dans un saisissement de joie : Mortels, vous n’êtes
pas abandonnées, la nature vit encore.
Pour être bien servi, j’aurais peu de domestiques : cela
a déjà été dit, et cela est bon à redire encore. Un bourgeois
tire plus de vrai service de son seul laquais qu’un duc des
dix messieurs qui l’entourent. J’ai pensé cent fois qu’ayant
à table mon verre à côté de moi, je bois à l’instant qu’il me
plaît, au lieu que, si j’avais un grand couvert, il faudrait
que vingt voix répétassent : à boire, avant que je pusse
étancher ma soif. Tout ce qu’on fait par autrui se fait mal,
comme qu’on s’y prenne. Je n’enverrais pas chez les mar-
chands, j’irais moi-même ; j’irais pour que mes gens ne
622

traitassent pas avec eux avant moi, pour choisir plus sû-
rement, et payer moins chèrement ; j’irais pour faire un
exercice agréable, pour voir un peu ce qui se fait hors de
chez moi ; cela récrée, et quelquefois cela instruit ; enfin
j’irais pour aller, c’est toujours quelque chose. L’ennui
commence par la vie trop sédentaire ; quand on va beau-
coup, on s’ennuie peu. Ce sont de mauvais interprètes
qu’un portier et des laquais ; je ne voudrais point avoir
toujours ces gens-là entre moi et le reste du monde, ni
marcher toujours avec le fracas d’un carrosse, comme si
j’avais peur d’être abordé. Les chevaux d’un homme qui se
sert de ses jambes sont toujours prêts ; s’ils sont fatigués
ou malades, il le sait avant tout autre ; et il n’a pas peur
d’être obligé de garder le logis sous ce prétexte, quand son
cocher veut se donner du bon temps ; en chemin mille
embarras ne le font point sécher d’impatience, ni rester en
place au moment qu’il voudrait voler. Enfin, si nul ne nous
sert jamais si bien que nous-mêmes, fût-on plus puissant
qu’Alexandre et plus riche que Crésus, on ne doit recevoir
des autres que les services qu’on ne peut tirer de soi.
Je ne voudrais point avoir un palais pour demeure ;
car dans ce palais je n’habiterais qu’une chambre ; toute
pièce commune n’est à personne, et la chambre de chacun
de mes gens me serait aussi étrangère que celle de mon
voisin. Les Orientaux, bien que très voluptueux, sont tous
logés et meublés simplement. Ils regardent la vie comme
un voyage, et leur maison comme un cabaret. Cette raison
prend peu sur nous autres riches, qui nous arrangeons
pour vivre toujours : mais j’en aurais une différente qui
produirait le même effet. Il me semblerait que m’établir
avec tant d’appareil dans un lieu serait me bannir de tous
623

les autres, et m’emprisonner pour ainsi dire dans mon
palais. C’est un assez beau palais que le monde ; tout n’est-
il pas au riche quand il veut jouir ? Ubi bene, ibi patria ;
c’est là sa devise ; ses lares sont les lieux où l’argent peut
tout, son pays est partout où peut passer son coffre-fort,
comme Philippe tenait à lui toute place forte où pouvait
entrer un mulet chargé d’argent. Pourquoi donc s’aller
circonscrire par des murs et par des portes pour n’en sor-
tir jamais ? Une épidémie, une guerre, une révolte me
chasse-t-elle d’un lieu, je vais dans un autre, et j’y trouve
mon hôtel arrivé avant moi. Pourquoi prendre le soin de
m’en faire un moi-même, tandis qu’on en bâtit pour moi
par tout l’univers ? Pourquoi, si pressé de vivre,
m’apprêter de si loin des jouissances que je puis trouver
dès aujourd’hui ? L’on ne saurait se faire un sort agréable
en se mettant sans cesse en contradiction avec soi. C’est
ainsi qu’Empédocle reprochait aux Agrigentins d’entasser
les plaisirs comme s’ils n’avaient qu’un jour à vivre et de
bâtir comme s’ils ne devaient jamais mourir.
D’ailleurs, que me sert un logement si vaste, ayant si
peu de quoi le peupler, et moins de quoi le remplir ? Mes
meubles seraient simples comme mes goûts ; je n’aurais ni
galerie ni bibliothèque, surtout si j’aimais la lecture et que
je me connusse en tableaux. Je saurais alors que de telles
collections ne sont jamais complètes, et que le défaut de ce
qui leur manque donne plus de chagrin que de n’avoir
rien. En ceci l’abondance fait la misère : il n’y a pas un
faiseur de collections qui ne l’ait éprouvé. Quand on s’y
connaît, on n’en doit point faire ; on n’a guère un cabinet à
montrer aux autres quand on sait s’en servir pour soi.
624

Le jeu n’est point un amusement d’homme riche, il est
la ressource d’un désœuvré ; et mes plaisirs me donne-
raient trop d’affaires pour me laisser bien du temps à si
mal remplir. Je ne joue point du tout, étant solitaire et
pauvre, si ce n’est quelquefois aux échecs, et cela de trop.
Si j’étais riche, je jouerais moins encore, et seulement un
très petit jeu, pour ne voir point de mécontent, ni l’être.
L’intérêt du jeu, manquant de motif dans l’opulence, ne
peut jamais se changer en fureur que dans un esprit mal
fait. Les profits qu’un homme riche peut faire au jeu lui
sont toujours moins sensibles que les pertes ; et comme la
forme des jeux modérés, qui en use le bénéfice à la longue,
fait qu’en général ils vont plus en pertes qu’en gains, on ne
peut, en raisonnant bien, s’affectionner beaucoup à un
amusement où les risques de toute espèce sont contre soi.
Celui qui nourrit sa vanité des préférences de la fortune les
peut chercher dans des objets beaucoup plus piquants, et
ces préférences ne se marquent pas moins dans le plus
petit jeu que dans le plus grand. Le goût du jeu, fruit de
l’avarice et de l’ennui, ne prend que dans un esprit et dans
un cœur vides ; et il me semble que j’aurais assez de sen-
timent et de connaissances pour me passer d’un tel sup-
plément. On voit rarement les penseurs se plaire beaucoup
au jeu, qui suspend cette habitude, ou la tourne sur
d’arides combinaisons ; aussi l’un des biens, et peut-être le
seul qu’ait produit le goût des sciences, est d’amortir un
peu cette passion sordide ; on aimera mieux s’exercer à
prouver l’utilité du jeu que de s’y livrer. Moi, je le combat-
trais parmi les joueurs, et j’aurais plus de plaisir à me mo-
quer d’eux en les voyant perdre, qu’à leur gagner leur ar-
gent.
625

Je serais le même dans ma vie privée et dans le com-
merce du monde. Je voudrais que ma fortune mît partout
de l’aisance, et ne fît jamais sentir d’inégalité. Le clinquant
de la parure est incommode à mille égards. Pour garder
parmi les hommes toute la liberté possible, je voudrais
être mis de manière que dans tous les rangs je parusse à
ma place, et qu’on ne me distinguât dans aucun ; que, sans
affectation, sans changement sur ma personne, je fusse
peuple à la guinguette et bonne compagnie au Palais-
Royal. Par là plus maître de ma conduite, je mettrais tou-
jours à ma portée les plaisirs de tous les états. Il y a, dit-
on, des femmes qui ferment leur porte aux manchettes
brodées, et ne reçoivent personne qu’en dentelle ; j’irais
donc passer ma journée ailleurs ; mais si ces femmes
étaient jeunes et jolies, je pourrais quelquefois prendre de
la dentelle pour y passer la nuit tout au plus.
Le seul lien de mes sociétés serait l’attachement mu-
tuel, la conformité des goûts, la convenance des carac-
tères ; je m’y livrerais comme homme et non comme
riche ; je ne souffrirais jamais que leur charme fût empoi-
sonné par l’intérêt. Si mon opulence m’avait laissé quelque
humanité, j’étendrais au loin mes services et mes bien-
faits ; mais je voudrais avoir autour de moi une société et
non une cour, des amis et non des protégés ; je ne serais
point le patron de mes convives, je serais leur hôte.
L’indépendance et l’égalité laisseraient à mes liaisons
toute la candeur de la bienveillance ; et où le devoir ni
l’intérêt n’entreraient pour rien, le plaisir et l’amitié fe-
raient seuls la loi.
626

On n’achète ni son ami ni sa maîtresse. Il est aisé
d’avoir des femmes avec de l’argent ; mais c’est le moyen
de n’être jamais l’amant d’aucune. Loin que l’amour soit à
vendre, l’argent le tue infailliblement. Quiconque paye,
fût-il le plus aimable des hommes, par cela seul qu’il paye,
ne peut être longtemps aimé. Bientôt il payera pour un
autre, ou plutôt cet autre sera payé de son argent ; et, dans
ce double lien, formé par l’intérêt, par la débauche, sans
amour, sans honneur, sans vrai plaisir, la femme avide,
infidèle et misérable, traitée par le vil qui reçoit comme
elle traite le sot qui donne, reste ainsi quitte envers tous
les deux. Il serait doux d’être libéral envers ce qu’on aime,
si cela ne faisait un marché. Je ne connais qu’un moyen de
satisfaire ce penchant avec sa maîtresse, sans empoison-
ner l’amour : c’est de lui tout donner et d’être ensuite
nourri par elle. Reste à savoir où est la femme avec qui ce
procédé ne fût pas extravagant.
Celui qui disait : Je possède Laïs sans qu’elle me pos-
sède, disait un mot sans esprit. La possession qui n’est pas
réciproque n’est rien : c’est tout au plus la possession du
sexe, mais non pas de l’individu. Or, où le moral de
l’amour n’est pas, pourquoi faire une si grande affaire du
reste ? Rien n’est si facile à trouver. Un muletier est là-
dessus plus près du bonheur qu’un millionnaire.
Oh ! si l’on pouvait développer assez les inconsé-
quences du vice, combien, lorsqu’il obtient ce qu’il a voulu,
on le trouverait loin de son compte ! Pourquoi cette bar-
bare avidité de corrompre l’innocence, de se faire une vic-
time d’un jeune objet qu’on eût dû protéger, et que de ce
premier pas on traîne inévitablement dans un gouffre de
627

misère dont il ne sortira qu’à la mort ? Brutalité, vanité,
sottise, erreur, et rien davantage. Ce plaisir même n’est
pas de la nature ; il est de l’opinion, et de l’opinion la plus
vile, puisqu’elle tient au mépris de soi. Celui qui se sent le
dernier des hommes craint la comparaison de tout autre,
et veut passer le premier pour être moins odieux. Voyez si
les plus avides de ce ragoût imaginaire sont jamais de
jeunes gens aimables, dignes de plaire, et qui seraient plus
excusables d’être difficiles. Non : avec de la figure, du mé-
rite et des sentiments, on craint peu l’expérience de sa
maîtresse ; dans une juste confiance, on lui dit : Tu con-
nais les plaisirs, n’importe ; mon cœur t’en promet que tu
n’as jamais connus.
Mais un vieux satyre usé de débauche, sans agrément,
sans ménagement, sans égard, sans aucune espèce
d’honnêteté, incapable, indigne de plaire à toute femme
qui se connaît en gens aimables, croit suppléer à tout cela
chez une jeune innocente, en gagnant de vitesse sur
l’expérience, et lui donnant la première émotion des sens.
Son dernier espoir est de plaire à la faveur de la nouveau-
té ; c’est incontestablement là le motif secret de cette fan-
taisie ; mais il se trompe, l’horreur qu’il fait n’est pas
moins de la nature que n’en sont les désirs qu’il voudrait
exciter. Il se trompe aussi dans sa folle attente : cette
même nature a soin de revendiquer ses droits : toute fille
qui se vend s’est déjà donnée ; et s’étant donnée à son
choix, elle a fait la comparaison qu’il craint. Il achète donc
un plaisir imaginaire, et n’en est pas moins abhorré.
Pour moi, j’aurais beau changer étant riche, il est un
point où je ne changerai jamais. S’il ne me reste ni mœurs
628

ni vertu, il me restera du moins quelque goût, quelque
sens, quelque délicatesse ; et cela me garantira d’user ma
fortune en dupe à courir après des chimères, d’épuiser ma
bourse et ma vie à me faire trahir et moquer par des en-
fants. Si j’étais jeune, je chercherais les plaisirs de la jeu-
nesse ; et, les voulant dans toute leur volupté, je ne les
chercherais pas en homme riche. Si je restais tel que je
suis, ce serait autre chose ; je me bornerais prudemment
aux plaisirs de mon âge ; je prendrais les goûts dont je
peux jouir, et j’étoufferais ceux qui ne feraient plus que
mon supplice. Je n’irais point offrir ma barbe grise aux
dédains railleurs des jeunes filles ; je ne supporterais point
de voir mes dégoûtantes caresses leur faire soulever le
cœur, de leur préparer à mes dépens les récits les plus
ridicules, de les imaginer décrivant les vilains plaisirs du
vieux singe, de manière à se venger de les avoir endurés.
Que si des habitudes mal combattues avaient tourné mes
anciens désirs en besoins, j’y satisferais peut-être, mais
avec honte, mais en rougissant de moi. J’ôterais la passion
du besoin, je m’assortirais le mieux qu’il me serait pos-
sible, et m’en tiendrais là : je ne me ferais plus une occu-
pation de ma faiblesse, et je voudrais surtout n’en avoir
qu’un seul témoin. La vie humaine a d’autres plaisirs,
quand ceux-là lui manquent ; en courant vainement après
ceux qui fuient, on s’ôte encore ceux qui nous sont laissés.
Changeons de goûts avec les années, ne déplaçons pas
plus les âges que les saisons : il faut être soi dans tous les
temps, et ne point lutter contre la nature : ces vains efforts
usent la vie et nous empêchent d’en user.
Le peuple ne s’ennuie guère, sa vie est active ; si ses
amusements ne sont pas variés, ils sont rares ; beaucoup
629

de jours de fatigue lui font goûter avec délices quelques
jours de fêtes. Une alternative de longs travaux et de
courts loisirs tient lieu d’assaisonnement aux plaisirs de
son état. Pour les riches, leur grand fléau, c’est l’ennui ; au
sein de tant d’amusements rassemblés à grands frais, au
milieu de tant de gens concourant à leur plaire, l’ennui ;
les consume et les tue, ils passent leur vie à le fuir et à en
être atteints : ils sont accablés de son poids insuppor-
table : les femmes surtout, qui ne savent plus ni s’occuper
ni s’amuser, en sont dévorées sous le nom de vapeurs ; il
se transforme pour elles en un mal horrible, qui leur ôte
quelquefois la raison, et enfin la vie. Pour moi, je ne con-
nais point de sort plus affreux que celui d’une jolie femme
de Paris, après celui du petit agréable qui s’attache à elle,
qui, changé de même en femme oisive, s’éloigne ainsi
doublement de son état, et à qui la vanité d’être homme à
bonnes fortunes fait supporter la langueur des plus tristes
jours qu’ait jamais passés créature humaine.
Les bienséances, les modes, les usages qui dérivent du
luxe et du bon air, renferment le cours de la vie dans la
plus maussade uniformité. Le plaisir qu’on veut avoir aux
yeux des autres est perdu pour tout le monde : on ne l’a ni
pour eux ni pour soi103. Le ridicule, que l’opinion redoute
103 Deux femmes du monde, pour avoir l’air de s’amuser beau-
coup, se font une loi de ne jamais se coucher qu’à cinq heures du
matin. Dans la rigueur de l’hiver, leurs gens passent la nuit dans la
rue à les attendre, fort embarrassés à s’y garantir d’être gelés. On
entre un soir, ou pour mieux dire, un matin, dans l’appartement où
ces deux personnes si amusées laissaient couler les heures sans les
630

sur toute chose, est toujours à côté d’elle pour la tyranni-
ser et pour la punir. On n’est jamais ridicule que par des
formes déterminées : celui qui sait varier ses situations et
ses plaisirs efface aujourd’hui l’impression d’hier : il est
comme nul dans l’esprit des hommes ; mais il jouit, car il
est tout entier à chaque heure et à chaque chose. Ma seule
forme constante serait celle-là ; dans chaque situation je
ne m’occuperais d’aucune autre, et je prendrais chaque
jour en lui-même, comme indépendant de la veille et du
lendemain. Comme je serais peuple avec le peuple, je se-
rais campagnard aux champs ; et quand je parlerais
d’agriculture, le paysan ne se moquerait pas de moi. Je
n’irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au
fond d’une province les Tuileries devant mon apparte-
ment. Sur le penchant de quelque agréable colline bien
ombragée, j’aurais une petite maison rustique, une maison
blanche avec des contrevents verts ; et quoique une cou-
verture de chaume soit en toute saison la meilleure, je
préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la
tuile, parce qu’elle a l’air plus propre et plus gai que le
chaume, qu’on ne couvre pas autrement les maisons dans
mon pays, et que cela me rappellerait un peu l’heureux
temps de ma jeunesse. J’aurais pour cour une basse-cour,
et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du
laitage que j’aime beaucoup. J’aurais un potager pour jar-
din, et pour parc un joli verger semblable à celui dont il
sera parlé ci-après. Les fruits, à la discrétion des prome-
neurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardi-
compter : On les trouve exactement seules, dormant chacune dans
son fauteuil.
631

nier ; et mon avare magnificence n’étalerait point aux yeux
des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher.
Or, cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que
j’aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée
où l’on voit peu d’argent et beaucoup de denrées, et où
règnent l’abondance et la pauvreté.
Là, je rassemblerais une société, plus choisie que
nombreuse, d’amis aimant le plaisir et s’y connaissant, de
femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux
jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la na-
vette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des fa-
neuses, et le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la
ville seraient oubliés, et, devenus villageois au village,
nous nous trouverions livrés à des foules d’amusements
divers qui ne nous donneraient chaque soir que l’embarras
du choix pour le lendemain. L’exercice et la vie active nous
feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous
nos repas seraient des festins, où l’abondance plairait plus
que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les fo-
lâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les
ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine de-
puis le lever du soleil. Le service n’aurait pas plus d’ordre
que d’élégance ; la salle à manger serait partout, dans le
jardin, dans un bateau, sous un arbre ; quelquefois au loin,
près d’une source vive, sur l’herbe verdoyante et fraîche,
sous des touffes d’aunes et de coudriers ; une longue pro-
cession de gais convives porterait en chantant l’apprêt du
festin ; on aurait le gazon pour table et pour chaise ; le
bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert
pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre,
l’appétit dispenserait des façons ; chacun se préférant ou-
632

vertement à tout autre, trouverait bon que tout autre se
préférât de même à lui : de cette familiarité cordiale et
modérée naîtrait, sans grossièreté, sans fausseté, sans
contrainte, un conflit badin plus charmant cent fois que la
politesse, et plus fait pour lier les cœurs. Point d’importun
laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos main-
tiens, comptant nos morceaux d’un œil avide, s’amusant à
nous faire attendre à boire, et murmurant d’un trop long
dîner. Nous serions nos valets pour être nos maîtres, cha-
cun serait servi par tous ; le temps passerait sans le comp-
ter ; le repas serait le repos, et durerait autant que l’ardeur
du jour. S’il passait près de nous quelque paysan retour-
nant au travail, ses outils sur l’épaule, je lui réjouirais le
cœur par quelque bons propos, par quelques coups de bon
vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misère ; et moi
j’auras aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les
entrailles, et de me dire en secret : Je suis encore homme.
Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du
lieu, j’y serais des premiers avec ma troupe ; si quelques
mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se fai-
saient à mon voisinage, on saurait que j’aime la joie, et j’y
serais invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons
simples comme eux, qui contribueraient à la fête ; et j’y
trouverais en échange des biens d’un prix inestimable, des
biens si peu connus de mes égaux, la franchise et le vrai
plaisir. Je souperais gaiement au bout de leur longue
table ; j’y ferais chorus au refrain d’une vieille chanson
rustique, et je danserais dans leur grange de meilleur cœur
qu’au bal de l’Opéra.
633

Jusqu’ici tout est à merveille, me dira-t-on ; mais la
chasse ? est-ce être en campagne que de n’y pas chasser ?
J’entends : je ne voulais qu’une métairie, et j’avais tort. Je
me suppose riche, il me faut donc des plaisirs exclusifs,
des plaisirs destructifs : voici de tout autres affaires. Il me
faut des terres, des bois, des gardes, des redevances, des
honneurs seigneuriaux, surtout de l’encens et de l’eau bé-
nite.
Fort bien. Mais cette terre aura des voisins jaloux de
leurs droits et désireux d’usurper ceux des autres ; nos
gardes se chamailleront, et peut-être les maîtres : voilà des
altercations, des querelles, des haines, des procès tout au
moins : cela n’est déjà pas fort agréable. Mes vassaux ne
verront point avec plaisir labourer leurs blés par mes
lièvres, et leurs fèves par mes sangliers ; chacun, n’osant
tuer l’ennemi qui détruit son travail, voudra du moins le
chasser de son champ ; après avoir passé le jour à cultiver
leurs terres, il faudra qu’ils passent la nuit à les garder, ils
auront des mâtins, des tambours, des cornets, des son-
nettes : avec tout ce tintamarre ils troubleront mon som-
meil. Je songerai malgré moi à la misère de ces pauvres
gens, et ne pourrai m’empêcher de me la reprocher. Si
j’avais l’honneur d’être prince, tout cela ne me toucherait
guère ; mais moi, nouveau parvenu, nouveau riche,
j’aurais le cœur encore un peu roturier.
Ce n’est pas tout ; l’abondance du gibier tentera les
chasseurs ; j’aurai bientôt des braconniers à punir ; il me
faudra des prisons, des geôliers, des archers, des galères :
tout cela me paraît assez cruel. Les femmes de ces malheu-
reux viendront assiéger ma porte et m’importuner de leurs
634

cris, ou bien il faudra qu’on les chasse, qu’on les maltraite.
Les pauvres gens qui n’auront point braconné, et dont
mon gibier aura fourragé la récolte, viendront se plaindre
de leur côté : les uns seront punis pour avoir tué le gibier,
les autres ruinés pour l’avoir épargné : quelle triste alter-
native ! Je ne verrai de tous côtés qu’objets de misère, je
n’entendrai que gémissements : cela doit troubler beau-
coup, ce me semble, le plaisir de massacrer à son aise des
foules de perdrix et de lièvres presque sous ses pieds.
Voulez-vous dégager les plaisirs de leurs peines, ôtez
en l’exclusion : plus vous les laisserez communs aux
hommes, plus vous les goûterez toujours purs. Je ne ferai
donc point tout ce que je viens de dire ; mais, sans changer
de goûts, je suivrai celui que je me suppose à moindres
frais. J’établirai mon séjour champêtre dans un pays où la
chasse soit libre à tout le monde, et où j’en puisse avoir
l’amusement sans embarras. Le gibier sera plus rare ; mais
il y aura plus d’adresse à le chercher et de plaisir à
l’atteindre. Je me souviendrai des battements de cœur
qu’éprouvait mon père au vol de la première perdrix, et
des transports de joie avec lesquels il trouvait le lièvre qu’il
avait cherché tout le jour. Oui, je soutiens que, seul avec
son chien, chargé de son fusil, de son carnier, de son four-
niment, de sa petite proie, il revenait le soir, rendu de fa-
tigue et déchiré des ronces, plus content de sa journée que
tous vos chasseurs de ruelle, qui, sur un bon cheval, suivis
de vingt fusils chargés, ne font qu’en changer, tirer, et tuer
autour d’eux, sans art, sans gloire, et presque sans exer-
cice. Le plaisir n’est donc pas moindre, et l’inconvénient
est ôté quand on n’a ni terre à garder, ni braconnier à pu-
nir, ni misérable à tourmenter : voilà donc une solide rai-
635

son de préférence. Quoi qu’on fasse, on ne tourmente
point sans fin les hommes qu’on n’en reçoive aussi
quelque malaise ; et les longues malédictions du peuple
rendent tôt ou tard le gibier amer.
Encore un coup, les plaisirs exclusifs sont la mort du
plaisir. Les vrais amusements sont ceux qu’on partage
avec le peuple ; ceux qu’on veut avoir à soi seul, on ne les a
plus. Si les murs que j’élève autour de mon parc m’en font
une triste clôture, je n’ai fait à grands frais que m’ôter le
plaisir de la promenade : me voilà forcé de l’aller chercher
au loin. Le démon de la propriété infecte tout ce qu’il
touche. Un riche veut être partout le maître et ne se trouve
bien qu’où il ne l’est pas : il est forcé de se fuir toujours.
Pour moi, je ferai là-dessus dans ma richesse, ce que j’ai
fait dans ma pauvreté. Plus riche maintenant du bien des
autres que je ne serai jamais du mien, je m’empare de tout
ce qui me convient dans mon voisinage : il n’y a pas de
conquérant plus déterminé que moi ; j’usurpe sur les
princes mêmes ; je m’accommode sans distinction de tous
les terrains ouverts qui me plaisent ; je leur donne des
noms ; je fais de l’un mon parc, de l’autre ma terrasse, et
m’en voilà le maître ; dès lors, je m’y promène impuné-
ment ; j’y reviens souvent pour maintenir la possession ;
j’use autant que je veux le sol à force d’y marcher ; et l’on
ne me persuadera jamais que le titulaire du fonds que je
m’approprie tire plus d’usage de l’argent qu’il lui produit
que j’en tire de son terrain. Que si l’on vient à me vexer
par des fossés, par des haies, peu m’importe ; je prends
mon parc sur mes épaules, et je vais le poser ailleurs ; les
emplacements ne manquent pas aux environs, et j’aurai
longtemps à piller mes voisins avant de manquer d’asile.
636

Voilà quelque essai du vrai goût dans le choix des loi-
sirs agréables : voilà dans quel esprit on jouit ; tout le reste
n’est qu’illusion, chimère, sotte vanité. Quiconque
s’écartera de ces règles, quelque riche qu’il puisse être,
mangera son or en fumier, et ne connaîtra jamais le prix
de la vie.
On m’objectera sans doute que de tels amusements
sont à la portée de tous les hommes, et qu’on n’a pas be-
soin d’être riche pour les goûter. C’est précisément à quoi
j’en voulais venir. On a du plaisir quand on en veut avoir :
c’est l’opinion seule qui rend tout difficile, qui chasse le
bonheur devant nous ; et il est cent fois plus aisé d’être
heureux que de le paraître. L’homme de goût et vraiment
voluptueux n’a que faire de richesse ; il lui suffit d’être
libre et maître de lui. Quiconque jouit de la santé et ne
manque pas du nécessaire, s’il arrache de son cœur les
biens de l’opinion, est assez riche ; c’est l’aurea mediocri-
tas d’Horace. Gens à coffres-forts, cherchez donc quelque
autre emploi de votre opulence, car pour le plaisir elle
n’est bonne à rien. Émile ne saura pas tout cela mieux que
moi ; mais, ayant le cœur plus pur et plus sain, il le sentira
mieux encore, et toutes ses observations dans le monde ne
feront que le lui confirmer.
En passant ainsi le temps, nous cherchons toujours
Sophie, et nous ne la trouvons point. Il importait qu’elle
637

ne se trouvât pas si vite, et nous l’avons cherchée où j’étais
bien sûr qu’elle n’était pas104.
Enfin le moment presse ; il est temps de la chercher
tout de bon, de peur qu’il ne s’en fasse une qu’il prenne
pour elle, et qu’il ne connaisse trop tard son erreur. Adieu
donc, Paris, ville célèbre, ville de bruit, de fumée et de
boue, où les femmes ne croient plus à l’honneur ni les
hommes à la vertu. Adieu, Paris : nous cherchons l’amour,
le bonheur, l’innocence ; nous ne serons jamais assez loin
de toi.
104 Mulierem fortem quis inveniet ? Procul, et de ultimis fini-
bus pretium ejus. Prov.XXXI, 10.
638

Livre cinquième : L’âge de sagesse et
du mariage (de 20 à 25 ans)
Nous voici parvenus au dernier acte de la jeunesse,
mais nous ne sommes pas encore au dénouement.
Il n’est pas bon que l’homme soit seul, Émile est
homme ; nous lui avons promis une compagne, il faut la
lui donner. Cette compagne est Sophie. En quels lieux est
son asile ? où la trouverons-nous ? Pour la trouver, il la
faut connaître. Sachons premièrement ce qu’elle est, nous
jugerons mieux des lieux qu’elle habite ; et quand nous
l’aurons trouvée, encore tout ne sera-t-il pas fait. Puisque
notre jeune gentilhomme, dit Locke, est prêt à se marier,
il est temps de le laisser auprès de sa maîtresse. Et là-
dessus il finit son ouvrage. Pour moi, qui n’ai pas
l’honneur d’élever un gentilhomme, je me garderai
d’imiter Locke en cela.
Sophie ou la femme
Sophie doit être femme comme Émile est homme,
c’est-à-dire avoir tout ce qui convient à la constitution de
son espèce et de son sexe pour remplir sa place dans
l’ordre physique et moral. Commençons donc par exami-
ner les conformités et les différences de son sexe et du
nôtre.
639

En tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est
homme : elle a les mêmes organes, les mêmes besoins, les
mêmes facultés ; la machine est construite de la même
manière, les pièces en sont les mêmes, le jeu de l’une est
celui de l’autre, la figure est semblable ; et, sous quelque
rapport qu’on les considère, ils ne diffèrent entre eux que
du plus au moins.
En tout ce qui tient au sexe, la femme et l’homme ont
partout des rapports et partout des différences : la difficul-
té de les comparer vient de celle de déterminer dans la
constitution de l’un et de l’autre ce qui est du sexe et ce qui
n’en est pas. Par l’anatomie comparée, et même à la seule
inspection, l’on trouve entre eux des différences générales
qui paraissent ne point tenir au sexe ; elles y tiennent
pourtant, mais par des liaisons que nous sommes hors
d’état d’apercevoir : nous ne savons jusqu’où ces liaisons
peuvent s’étendre ; la seule chose que nous savons avec
certitude est que tout ce qu’ils ont de commun est de
l’espèce, et que tout ce qu’ils ont de différent est du sexe.
Sous ce double point de vue, nous trouvons entre eux tant
de rapports et tant d’oppositions, que c’est peut-être une
des merveilles de la nature d’avoir pu faire deux êtres si
semblables en les constituant si différemment.
Ces rapports et ces différences doivent influer sur le
moral ; cette conséquence est sensible, conforme à
l’expérience, et montre la vanité des disputes sur la préfé-
rence ou l’égalité des sexes : comme si chacun des deux,
allant aux fins de la nature selon sa destination particu-
lière, n’était pas plus parfait en cela que s’il ressemblait
davantage à l’autre ! En ce qu’ils ont de commun ils sont
640

égaux ; en ce qu’ils ont de différent ils ne sont pas compa-
rables. Une femme parfaite et un homme parfait ne doi-
vent pas plus se ressembler d’esprit que de visage, et la
perfection n’est pas susceptible de plus et de moins.
Dans l’union des sexes chacun concourt également à
l’objet commun, mais non pas de la même manière. De
cette diversité naît la première différence assignable entre
les rapports moraux de l’un et de l’autre. L’un doit être
actif et fort, l’autre passif et faible : il faut nécessairement
que l’un veuille et puisse, il suffit que l’autre résiste peu.
Ce principe établi, il s’ensuit que la femme est faite
spécialement pour plaire à l’homme. Si l’homme doit lui
plaire à son tour, c’est d’une nécessité moins directe : son
mérite est dans sa puissance ; il plaît par cela seul qu’il est
fort. Ce n’est pas ici la loi de l’amour, j’en conviens ; mais
c’est celle de la nature, antérieure à l’amour même,
Si la femme est faite pour plaire et pour être subju-
guée, elle doit se rendre agréable à l’homme au lieu de le
provoquer ; sa violence à elle est dans ses charmes ; c’est
par eux qu’elle doit le contraindre à trouver sa force et à en
user. L’art le plus sûr d’animer cette force est de la rendre
nécessaire par la résistance. Alors l’amour-propre se joint
au désir, et l’un triomphe de la victoire que l’autre lui fait
remporter. De là naissent l’attaque et la défense, l’audace
d’un sexe et la timidité de l’autre, enfin la modestie et la
honte dont la nature arma le faible pour asservir le fort.
Qui est-ce qui peut penser qu’elle ait prescrit indiffé-
remment les mêmes avances aux uns et aux autres, et que
le premier à former des désirs doive être aussi le premier à
641

les témoigner ? Quelle étrange dépravation de jugement !
L’entreprise ayant des conséquences si différentes pour les
deux sexes, est-il naturel qu’ils aient la même audace à s’y
livrer ? Comment ne voit-on pas qu’avec une si grande
inégalité dans la mise commune, si la réserve n’imposait à
l’un la modération que la nature impose à l’autre, il en
résulterait bientôt la ruine de tous deux, et que le genre
humain périrait par les moyens établis pour le conserver ?
Avec la facilité qu’ont les femmes d’émouvoir les sens des
hommes, et d’aller réveiller au fond de leurs cœurs les
restes d’un tempérament presque éteint, s’il était quelque
malheureux climat sur la terre où la philosophie eût intro-
duit cet usage, surtout dans les pays chauds, où il naît plus
de femmes que d’hommes, tyrannisés par elles, ils seraient
enfin leurs victimes, et se verraient tous traîner à la mort
sans qu’ils pussent jamais s’en défendre.
Si les femelles des animaux n’ont pas la même honte,
que s’ensuit-il ? Ont-elles, comme les femmes, les désirs
illimités auxquels cette honte sert de frein ? Le désir ne
vient pour elles qu’avec le besoin ; le besoin satisfait, le
désir cesse ; elles ne repoussent plus le mâle par feinte105,
mais tout de bon : elles font tout le contraire de ce que
faisait la fille d’Auguste ; elles ne reçoivent plus de passa-
gers quand le navire a sa cargaison. Même quand elles
sont libres, leurs temps de bonne volonté sont courts et
105 J’ai déjà remarqué que les refus de simagrée et d’agacerie
sont communs à presque toutes les femelles, même parmi les ani-
maux, et même quand elles sont plus disposées à se rendre ; il faut
n’avoir jamais observé leur manège pour disconvenir de cela.
642

bientôt passés ; l’instinct les pousse et l’instinct les arrête.
Où sera le supplément de cet instinct négatif dans les
femmes, quand vous leur aurez ôté la pudeur ? Attendre
qu’elles ne se soucient plus des hommes, c’est attendre
qu’ils ne soient plus bons à rien.
L’Être suprême a voulu faire en tout honneur à
l’espèce humaine : en donnant à l’homme des penchants
sans mesure, il lui donne en même temps la loi qui les
règle, afin qu’il soit libre et se commande à lui-même ; en
le livrant à des passions immodérées, il joint à ces pas-
sions la raison pour les gouverner ; en livrant la femme à
des désirs illimités, il joint à ces désirs la pudeur pour les
contenir. Pour surcroît, il ajoute encore une récompense
actuelle au bon usage de ses facultés, savoir le goût qu’on
prend aux choses honnêtes lorsqu’on en fait la règle de ses
actions. Tout cela vaut bien, ce me semble, l’instinct des
bêtes.
Soit donc que la femelle de l’homme partage ou non
ses désirs et veuille ou non les satisfaire, elle le repousse et
se défend toujours, mais non pas toujours avec la même
force, ni par conséquent avec le même succès. Pour que
l’attaquant soit victorieux, il faut que l’attaqué le permette
ou l’ordonne ; car que de moyens adroits n’a-t-il pas pour
forcer l’agresseur d’user de force ! Le plus libre et le plus
doux de tous les actes n’admet point de violence réelle, la
nature et la raison s’y opposent : la nature, en ce qu’elle a
pourvu le plus faible d’autant de force qu’il en faut pour
résister quand il lui plaît ; la raison, en ce qu’une violence
réelle est non seulement le plus brutal de tous les actes,
mais le plus contraire à sa fin, soit parce que l’homme
643

déclare ainsi la guerre à sa compagne, et l’autorise à dé-
fendre sa personne et sa liberté aux dépens même de la vie
de l’agresseur, soit parce que la femme seule est juge de
l’état où elle se trouve, et qu’un enfant n’aurait point de
père si tout homme en pouvait usurper les droits.
Voici donc une troisième conséquence de la constitu-
tion des sexes, c’est que le plus fort soit le maître en appa-
rence, et dépende en effet du plus faible ; et cela non par
un frivole usage de galanterie, ni par une orgueilleuse gé-
nérosité de protecteur, mais par une invariable loi de la
nature, qui, donnant à la femme plus de facilité d’exciter
les désirs qu’à l’homme de les satisfaire, fait dépendre
celui-ci, malgré qu’il en ait, du bon plaisir de l’autre, et le
contraint de chercher à son tour à lui plaire pour obtenir
qu’elle consente à le laisser être le plus fort. Alors ce qu’il y
a de plus doux pour l’homme dans sa victoire est de douter
si c’est la faiblesse qui cède à la force, ou si c’est la volonté
qui se rend ; et la ruse ordinaire de la femme est de laisser
toujours ce doute entre elle et lui. L’esprit des femmes
répond en ceci parfaitement à leur constitution : loin de
rougir de leur faiblesse, elles en font gloire : leurs tendres
muscles sont sans résistance : elles affectent de ne pouvoir
soulever les plus légers fardeaux ; elles auraient honte
d’être fortes. Pourquoi cela ? Ce n’est pas seulement pour
paraître délicates, c’est par une précaution plus adroite ;
elles se ménagent de loin des excuses et le droit d’être
faibles au besoin.
Le progrès des lumières acquises par nos vices a beau-
coup changé sur ce point les anciennes opinions parmi
nous, et l’on ne parle plus guère de violences depuis
644

qu’elles sont si peu nécessaires et que les hommes n’y
croient plus106 ; au lieu qu’elles sont très communes dans
les hautes antiquités grecques et juives, parce que ces
mêmes opinions sont dans la simplicité de la nature, et
que la seule expérience du libertinage a pu les déraciner.
Si l’on cite de nos jours moins d’actes de violence, ce n’est
sûrement pas que les hommes soient plus tempérants,
mais c’est qu’ils ont moins de crédulité, et que telle
plainte, qui jadis eût persuadé des peuples simples, ne
ferait de nos jours qu’attirer les ris des moqueurs ; on
gagne davantage à se taire. Il y a dans le Deutéronome une
loi par laquelle une fille abusée était punie avec le séduc-
teur, si le délit avait été commis dans la ville ; mais s’il
avait été commis à la campagne ou dans des lieux écartés,
l’homme seul était puni ; Car, dit la loi, la fille a crié et n’a
point été entendue. Cette bénigne interprétation apprenait
aux filles à ne pas se laisser surprendre en des lieux fré-
quentés.
L’effet de ces diversités d’opinions sur les mœurs est
sensible. La galanterie moderne en est l’ouvrage. Les
hommes, trouvant que leurs plaisirs dépendaient plus de
la volonté du beau sexe qu’ils n’avaient cru, ont captivé
cette volonté par des complaisances dont il les a bien dé-
dommagés.
106 Il peut y avoir une telle disproportion d’âge et de force
qu’une violence réelle ait lieu : mais traitant ici de l’état relatif des
sexes selon l’ordre de la nature, je les prends tous deux dans le rap-
port commun qui constitue cet état.
645

Voyez comment le physique nous amène insensible-
ment au moral, et comment de la grossière union des
sexes naissent peu à peu les plus douces lois de l’amour.
L’empire des femmes n’est point à elles parce que les
hommes l’ont voulu, mais parce que ainsi le veut la na-
ture : il était à elles avant qu’elles parussent l’avoir. Ce
même Hercule, qui crut faire violence aux cinquante filles
de Thespius, fut pourtant contraint de filer près
d’Omphale ; et le fort Samson n’était pas si fort que Dalila.
Cet empire est aux femmes, et ne peut leur être ôté, même
quand elles en abusent : si jamais elles pouvaient le
perdre, il y a longtemps qu’elles l’auraient perdu.
Il n’y a nulle parité entre les deux sexes quant à la con-
séquence du sexe. Le mâle n’est mâle qu’en certains ins-
tants, la femelle est femelle toute sa vie, ou du moins toute
sa jeunesse ; tout la rappelle sans cesse à son sexe, et, pour
en bien remplir les fonctions, il lui faut une constitution
qui s’y rapporte. Il lui faut du ménagement durant sa gros-
sesse ; il lui faut du repos dans ses couches ; il lui faut une
vie molle et sédentaire pour allaiter ses enfants ; il lui faut,
pour les élever, de la patience et de la douceur, un zèle,
une affection que rien ne rebute ; elle sert de liaison entre
eux et leur père, elle seule les lui fait aimer et lui donne la
confiance de les appeler siens. Que de tendresse et de soin
ne lui faut-il point pour maintenir dans l’union toute la
famille ! Et enfin tout cela ne doit pas être des vertus, mais
des goûts, sans quoi l’espèce humaine serait bientôt
éteinte.
La rigidité des devoirs relatifs des deux sexes n’est ni
ne peut être la même. Quand la femme se plaint là-dessus
646

de l’injuste inégalité qu’y met l’homme, elle a tort ; cette
inégalité n’est point une institution humaine, ou du moins
elle n’est point l’ouvrage du préjugé, mais de la raison :
c’est à celui des deux que la nature a chargé du dépôt des
enfants d’en répondre à l’autre. Sans doute il n’est permis
à personne de violer sa foi, et tout mari infidèle qui prive
sa femme du seul prix des austères devoirs de son sexe est
un homme injuste et barbare ; mais la femme infidèle fait
plus, elle dissout la famille et brise tous les liens de la na-
ture ; en donnant à l’homme des enfants qui ne sont pas à
lui, elle trahit les uns et les autres, elle joint la perfidie à
l’infidélité. J’ai peine à voir quel désordre et quel crime ne
tient pas à celui-là. S’il est un état affreux au monde, c’est
celui d’un malheureux père qui, sans confiance en sa
femme, n’ose se livrer aux plus doux sentiments de son
cœur, qui doute, en embrassant son enfant, s’il n’embrasse
point l’enfant d’un autre, le gage de son déshonneur, le
ravisseur du bien de ses propres enfants. Qu’est-ce alors
que la famille, si ce n’est une société d’ennemis secrets
qu’une femme coupable arme l’un contre l’autre, en les
forçant de feindre de s’entr’aimer ?
Il n’importe donc pas seulement que la femme soit fi-
dèle, mais qu’elle soit jugée telle par son mari, par ses
proches, par tout le monde ; il importe qu’elle soit mo-
deste, attentive, réservée, et qu’elle porte aux yeux
d’autrui, comme en sa propre conscience, le témoignage
de sa vertu. Enfin s’il importe qu’un père aime ses enfants,
il importe qu’il estime leur mère. Telles sont les raisons
qui mettent l’apparence même au nombre des devoirs des
femmes, et leur rendent l’honneur et la réputation non
moins indispensables que la chasteté. De ces principes
647

dérive, avec la différence morale des sexes, un motif nou-
veau de devoir et de convenance, qui prescrit spécialement
aux femmes l’attention la plus scrupuleuse sur leur con-
duite, sur leurs manières, sur leur maintien. Soutenir va-
guement que les deux sexes sont égaux, et que leurs devoir
sont les mêmes, c’est se perdre en déclamations vaines,
c’est ne rien dire tant qu’on ne répondra pas à cela.
N’est-ce pas une manière de raisonner bien solide, de
donner des exceptions pour réponse à des lois générales
aussi bien fondées ? Les femmes, dites-vous, ne font pas
toujours des enfants ! Non, mais leur destination propre
est d’en faire. Quoi ! parce qu’il y a dans l’univers une cen-
taine de grandes villes où les femmes, vivant dans la li-
cence, font peu d’enfants, vous prétendez que l’état des
femmes est d’en faire peu ! Et que deviendraient vos villes,
si les campagnes éloignées, ou les femmes vivent plus
simplement et plus chastement, ne réparaient la stérilité
des dames ? Dans combien de provinces les femmes qui
n’ont fait que quatre ou cinq enfants passent pour peu
fécondes107 ! Enfin, que telle ou telle femme fasse peu
d’enfants, qu’importe ? L’état de la femme est-il moins
d’être mère ? et n’est-ce pas par des lois générales que la
nature et les mœurs doivent pourvoir à cet état ?
107 Sans cela l’espèce dépérirait nécessairement : pour qu’elle se
conserve, il faut, tout compensé, que chaque femme fasse à peu près
quatre enfants : car des enfants qui naissent il en meurt près de la
moitié avant qu’ils puissent en avoir d’autres, et il en faut deux res-
tants pour représenter le père et la mère. Voyez si les villes vous
fourniront cette population-là.
648

Quand il y aurait entre les grossesses d’aussi longs in-
tervalles qu’on le suppose, une femme changera-t-elle
ainsi brusquement et alternativement de manière de vivre
sans péril et sans risque ? Sera-t-elle aujourd’hui nourrice
et demain guerrière ? Changera-t-elle de tempérament et
de goûts comme un caméléon de couleurs ? Passera-t-elle
tout à coup de l’ombre de la clôture et des soins domes-
tiques aux injures de l’air, aux travaux, aux fatigues, aux
périls de la guerre ? Sera-t-elle tantôt craintive108 et tantôt
brave, tantôt délicate et tantôt robuste ? Si les jeunes gens
élevés dans Paris ont peine à supporter le métier des
armes, des femmes qui n’ont jamais affronté le soleil, et
qui savent à peine marcher, le supporteront-elles après
cinquante ans de mollesse ? Prendront-elles ce dur métier
à l’âge où les hommes le quittent ?
Il y a des pays où les femmes accouchent presque sans
peine et nourrissent leurs enfants presque sans soin ; j’en
conviens : mais dans ces mêmes pays les hommes vont
demi-nus en tout temps, terrassent les bêtes féroces, por-
tent un canot comme un havresac, font des chasses de sept
ou huit cent lieues, dorment à l’air à plate terre, suppor-
tent des fatigues incroyables, et passent plusieurs jours
sans manger. Quand les femmes deviennent robustes, les
hommes le deviennent encore plus ; quand les hommes
s’amollissent, les femmes s’amollissent davantage ; quand
les deux termes changent également, la différence reste la
même.
108 La timidité des femmes est encore un instinct de la nature
contre le double risque qu’elles courent durant leur grossesse.
649

Platon, dans sa République, donne aux femmes les
mêmes exercices qu’aux hommes ; je le crois bien. Ayant
ôté de son gouvernement les familles particulières, et ne
sachant plus que faire des femmes, il se vit forcé de les
faire hommes. Ce beau génie avait tout combiné, tout pré-
vu : il allait au-devant d’une objection que personne peut-
être n’eût songé à lui faire ; mais il a mal résolu celle qu’on
lui fait. Je ne parle point de cette prétendue communauté
de femmes, dont le reproche tant répété prouve que ceux
qui le lui font ne l’ont jamais lu ; je parle de cette promis-
cuité civile qui confond partout les deux sexes dans les
mêmes emplois, dans les mêmes travaux, et ne peut man-
quer d’engendrer les plus intolérables abus ; je parle de
cette subversion des plus doux sentiments de la nature,
immolés à un sentiment artificiel qui ne peut subsister que
par eux : comme s’il ne fallait pas une prise naturelle pour
former des liens de convention ! comme si l’amour qu’on a
pour ses proches n’était pas le principe de celui qu’on doit
à l’Etat ! comme si ce n’était pas par la petite patrie, qui
est la famille, que le cœur s’attache à la grande ! comme si
ce n’était pas le bon fils, le bon mari, le bon père, qui font
le bon citoyen !
Dès qu’une fois il est démontré que l’homme et la
femme ne sont ni ne doivent être constitués de même, de
caractère ni de tempérament, il s’ensuit qu’ils ne doivent
pas avoir la même éducation. En suivant les directions de
la nature, ils doivent agir de concert, mais ils ne doivent
pas faire les mêmes choses ; la fin des travaux est com-
mune, mais les travaux sont différents, et par conséquent
les goûts qui les dirigent. Après avoir tâché de former
l’homme naturel, pour ne pas laisser imparfait notre ou-
650

vrage, voyons comment doit se former aussi la femme qui
convient à cet homme.
Voulez-vous toujours être bien guidé, suivez toujours
les indications de la nature. Tout ce qui caractérise le sexe
doit être respecté comme établi par elle. Vous dites sans
cesse : les femmes ont tel et tel défaut que nous n’avons
pas. Votre orgueil vous trompe ; ce seraient des défauts
pour vous, ce sont des qualités pour elles ; tout irait moins
bien si elles ne les avaient pas. Empêchez ces prétendus
défauts de dégénérer, mais gardez-vous de les détruire.
Les femmes, de leur côté, ne cessent de crier que nous
les élevons pour être vaines et coquettes, que nous les
amusons sans cesse à des puérilités pour rester plus faci-
lement les maîtres ; elles s’en prennent à nous des défauts
que nous leur reprochons. Quelle folie ! Et depuis quand
sont-ce les hommes qui se mêlent de l’éducation des
filles ? Qui est-ce qui empêche les mères de les élever
comme il leur plaît ? Elles n’ont point de collèges : grand
malheur ! Eh ! plût à Dieu qu’il n’y en eût point pour les
garçons ! ils seraient plus sensément et plus honnêtement
élevés. Force-t-on vos filles à perdre leur temps en niaise-
ries ? Leur fait-on malgré elles passer la moitié de leur vie
à leur toilette, à votre exemple ? Vous empêche-t-on de les
instruire et faire instruire à votre gré ? Est-ce notre faute
si elles nous plaisent quand elles sont belles, si leurs mi-
nauderies nous séduisent, si l’art qu’elles apprennent de
vous nous attire et nous flatte, si nous aimons à les voir
mises avec goût, si nous leur laissons affiler à loisir les
armes dont elles nous subjuguent ? Eh ! prenez le parti de
les élever comme des hommes ; ils y consentiront de bon
651

cœur. Plus elles voudront leur ressembler, moins elles les
gouverneront, et c’est alors qu’ils seront vraiment les
maîtres.
Toutes les facultés communes aux deux sexes ne leur
sont pas également partagées ; mais prises en tout, elles se
compensent. La femme vaut mieux comme femme et
moins comme homme ; partout où elle fait valoir ses
droits, elle a l’avantage ; partout où elle veut usurper les
nôtres, elle reste au-dessous de nous. On ne peut répondre
à cette vérité générale que par des exceptions ; constante
manière d’argumenter des galants partisans du beau sexe.
Cultiver dans les femmes les qualités de l’homme, et
négliger celles qui leur sont propres, c’est donc visible-
ment travailler à leur préjudice. Les rusées le voient trop
bien pour en être les dupes ; en tâchant d’usurper nos
avantages, elles n’abandonnent pas les leurs ; mais il ar-
rive de là que, ne pouvant bien ménager les uns et les
autres parce qu’ils sont incompatibles, elles restent au-
dessous de leur portée sans se mettre à la nôtre, et perdent
la moitié de leur prix. Croyez-moi, mère judicieuse, ne
faites point de votre fille un honnête homme, comme pour
donner un démenti à la nature ; faites-en une honnête
femme, et soyez sûre qu’elle en vaudra mieux pour elle et
pour nous.
S’ensuit-il qu’elle doive être élevée dans l’ignorance de
toute chose, et bornée aux seules fonctions du ménage ?
L’homme fera-t-il sa servante de sa compagne ? Se prive-
ra-t-il auprès d’elle du plus grand charme de la société ?
Pour mieux l’asservir l’empêchera-t-il de rien sentir, de
652

rien connaître ? En fera-t-il un véritable automate ? Non,
sans doute ; ainsi ne l’a pas dit la nature, qui donne aux
femmes un esprit si agréable et si délié ; au contraire, elle
veut qu’elles pensent, qu’elles jugent, qu’elles aiment,
qu’elles connaissent, qu’elles cultivent leur esprit comme
leur figure ; ce sont les armes qu’elle leur donne pour sup-
pléer à la force qui leur manque et pour diriger la nôtre.
Elles doivent apprendre beaucoup de choses, mais seule-
ment celles qu’il leur convient de savoir.
Soit que je considère la destination particulière du
sexe, soit que j’observe ses penchants, soit que je compte
ses devoirs, tout concourt également à m’indiquer la forme
d’éducation qui lui convient. La femme et l’homme sont
faits l’un pour l’autre, mais leur mutuelle dépendance n’est
pas égale : les hommes dépendent des femmes par leurs
désirs ; les femmes dépendent des hommes et par leurs
désirs et par leurs besoins ; nous subsisterions plutôt sans
elles qu’elles sans nous. Pour qu’elles aient le nécessaire,
pour qu’elles soient dans leur état, il faut que nous le leur
donnions, que nous voulions le leur donner, que nous les
en estimions dignes ; elles dépendent de nos sentiments,
du prix que nous mettons à leur mérite, du cas que nous
faisons de leurs charmes et de leurs vertus. Par la loi
même de la nature, les femmes, tant pour elles que pour
leurs enfants, sont à la merci des jugements des hommes :
il ne suffit pas qu’elles soient estimables, il faut qu’elles
soient estimées ; il ne leur suffit pas d’être belles, il faut
qu’elles plaisent ; il ne leur suffit pas d’être sages, il faut
qu’elles soient reconnues pour telles ; leur honneur n’est
pas seulement dans leur conduite, mais dans leur réputa-
tion, et il n’est pas possible que celle qui consent à passer
653

pour infâme puisse jamais être honnête. L’homme, en bien
faisant, ne dépend que de lui-même, et peut braver le ju-
gement public ; mais la femme en bien faisant, n’a fait que
la moitié de sa tâche, et ce que l’on pense d’elle ne lui im-
porte pas moins que ce qu’elle est en effet. Il suit de là que
le système de son éducation doit être à cet égard contraire
à celui de la nôtre : l’opinion est le tombeau de la vertu
parmi les hommes, et son trône parmi les femmes.
De la bonne constitution des mères dépend d’abord
celle des enfants ; du soin des femmes dépend la première
éducation des hommes ; des femmes dépendent encore
leurs mœurs, leurs passions, leurs goûts, leurs plaisirs,
leur bonheur même. Ainsi toute l’éducation des femmes
doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles,
se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soi-
gner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie
agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous
les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur en-
fance. Tant qu’on ne remontera pas à ce principe, on
s’écartera du but, et tous les préceptes qu’on leur donnera
ne serviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre.
Mais, quoique toute femme veuille plaire aux hommes
et doive le vouloir, il y a bien de la différence entre vouloir
plaire à l’homme de mérite, à l’homme vraiment aimable,
et vouloir plaire à ces petits agréables qui déshonorent
leur sexe et celui qu’ils imitent. Ni la nature ni la raison ne
peuvent porter la femme à aimer dans les hommes ce qui
lui ressemble, et ce n’est pas non plus en prenant leurs
manières qu’elle doit chercher à s’en faire aimer.
654

Lors donc que, quittant le ton modeste et posé de leur
sexe, elles prennent les airs de ces étourdis, loin de suivre
leur vocation, elles y renoncent ; elles s’ôtent à elles-
mêmes les droits qu’elles pensent usurper. Si nous étions
autrement, disent-elles, nous ne plairions point aux
hommes. Elles mentent. Il faut être folle pour aimer les
fous ; le désir d’attirer ces gens-là montre le goût de celle
qui s’y livre. S’il n’y avait point d’hommes frivoles, elles se
presserait d’en faire ; et leurs frivolités sont bien plus son
ouvrage que les siennes ne sont le leur. La femme qui aime
les vrais hommes, et qui veut leur plaire, prend des
moyens assortis à son dessein. La femme est coquette par
état ; mais sa coquetterie change de forme et d’objet selon
ses vues ; réglons ces vues sur celles de la nature, la femme
aura l’éducation qui lui convient.
Les petites filles, presque en naissant, aiment la pa-
rure : non contentes d’être jolies, elles veulent qu’on les
trouve telles : on voit dans leurs petits airs que ce soin les
occupe déjà ; et à peine sont-elles en état d’entendre ce
qu’on leur dit, qu’on les gouverne en leur parlant de ce
qu’on pensera d’elles. Il s’en faut bien que le même motif
très indiscrètement proposé aux petits garçons n’ait sur
eux le même empire. Pourvu qu’ils soient indépendants et
qu’ils aient du plaisir, ils se soucient fort peu de ce qu’on
pourra penser d’eux. Ce n’est qu’à force de temps et de
peine qu’on les assujettit à la même loi.
De quelque part que vienne aux filles cette première
leçon, elle est très bonne. Puisque le corps naît pour ainsi
dire avant l’âme, la première culture doit être celle du
corps : cet ordre est commun aux deux sexes. Mais l’objet
655

de cette culture est différent ; dans l’un cet objet est le
développement des forces, dans l’autre il est celui des
agréments : non que ces qualités doivent être exclusives
dans chaque sexe, l’ordre seulement est renversé ; il faut
assez de force aux femmes pour faire tout ce qu’elles font
avec grâce ; il faut assez d’adresse aux hommes pour faire
tout ce qu’ils font avec facilité.
Par l’extrême mollesse des femmes commence celle
des hommes. Les femmes ne doivent pas être robustes
comme eux, mais pour eux, pour que les hommes qui naî-
tront d’elles le soient aussi. En ceci, les couvents, où les
pensionnaires ont une nourriture grossière, mais beau-
coup d’ébats, de courses, de jeux en plein air et dans des
jardins, sont à préférer à la maison paternelle, où une fille,
délicatement nourrie, toujours flattée ou tancée, toujours
assise sous les yeux de sa mère dans une chambre bien
close, n’ose se lever, ni marcher, ni parler, ni souffler, et
n’a pas un moment de liberté pour jouer, sauter, courir,
crier, se livrer à la pétulance naturelle à son âge : toujours
ou relâchement dangereux ou sévérité mal entendue ; ja-
mais rien selon la raison. Voilà comment on ruine le corps
et le cœur de la jeunesse.
Les filles de Sparte s’exerçaient, comme les garçons,
aux jeux militaires, non pour aller à la guerre, mais pour
porter un jour des enfants capables d’en soutenir les fa-
tigues. Ce n’est pas là ce que j’approuve : il n’est pas né-
cessaire pour donner des soldats à l’Etat que les mères
aient porté le mousquet et fait l’exercice à la prussienne ;
mais je trouve qu’en général l’éducation grecque était très
bien entendue en cette partie. Les jeunes filles parais-
656

saient souvent en public, non pas mêlées avec les garçons,
mais rassemblées entre elles. Il n’y avait presque pas une
fête, pas un sacrifice, pas une cérémonie, où l’on ne vît des
bandes de filles des premiers citoyens couronnées de
fleurs, chantant des hymnes, formant des chœurs de
danses, portant des corbeilles, des vases, des offrandes, et
présentant aux sens dépravés des Grecs un spectacle
charmant et propre à balancer le mauvais effet de leur
indécente gymnastique. Quelque impression que fît cet
usage sur les cœurs des hommes, toujours était-il excellent
pour donner au sexe une bonne constitution dans la jeu-
nesse par des exercices agréables, modérés, salutaires, et
pour aiguiser et former son goût par le désir continuel de
plaire, sans jamais exposer ses mœurs.
Sitôt que ces jeunes personnes étaient mariées, on ne
les voyait plus en public ; renfermées dans leurs maisons,
elles bornaient tous leurs soins à leur ménage et à leur
famille. Telle est la manière de vivre que la nature et la
raison prescrivent au sexe. Aussi de ces mères-là nais-
saient les hommes les plus sains, les plus robustes, les
mieux faits de la terre ; et malgré le mauvais renom de
quelques îles, il est constant que de tous les peuples du
monde, sans en excepter même les Romains, on n’en cite
aucun où les femmes aient été à la fois plus sages et plus
aimables, et aient mieux réuni les mœurs à la beauté, que
l’ancienne Grèce.
On sait que l’aisance des vêtements qui ne gênaient
point le corps contribuait beaucoup à lui laisser dans les
deux sexes ces belles proportions qu’on voit dans leurs
statues, et qui servent encore de modèle à l’art quand la
657

nature défigurée a cessé de lui en fournir parmi nous. De
toutes ces entraves gothiques, de ces multitudes de liga-
tures qui tiennent de toutes parts nos membres en presse,
ils n’en avaient pas une seule. Leurs femmes ignoraient
l’usage de ces corps de baleine par lesquels les nôtres con-
trefont leur taille plutôt qu’elles ne la marquent. Je ne puis
concevoir que cet abus, poussé en Angleterre à un point
inconcevable, n’y fasse pas à la fin dégénérer l’espèce, et je
soutiens même que l’objet d’agrément qu’on se propose en
cela est de mauvais goût. Il n’est point agréable de voir
une femme coupée en deux comme une guêpe ; cela
choque la vue et fait souffrir l’imagination. La finesse de la
taille a, comme tout le reste, ses proportions, sa mesure,
passé laquelle elle est certainement un défaut : ce défaut
serait même frappant à l’œil sur le nu : pourquoi serait-il
une beauté sous le vêtement !
Je n’ose presser les raisons sur lesquelles les femmes
s’obstinent à s’encuirasser ainsi : un sein qui tombe, un
ventre qui grossit, etc., cela déplaît fort, j’en conviens,
dans une personne de vingt ans, mais cela ne choque plus
à trente ; et comme il faut en dépit de nous être en tout
temps ce qu’il plaît à la nature, et que l’œil de l’homme ne
s’y trompe point, ces défauts sont moins déplaisants à tout
âge que la sotte affectation d’une petite fille de quarante
ans.
Tout ce qui gêne et contraint la nature est de mauvais
goût ; cela est vrai des parures du corps comme des orne-
ments de l’esprit. La vie, la santé, la raison, le bien-être
doivent aller avant tout ; la grâce ne va point sans
l’aisance ; la délicatesse n’est pas la langueur, et il ne faut
658

pas être malsaine pour plaire. On excite la pitié quand on
souffre ; mais le plaisir et le désir cherchent la fraîcheur de
la santé.
Les enfants des deux sexes ont beaucoup
d’amusements communs, et cela doit être ; n’en ont-ils pas
de même étant grands ? Ils ont aussi des goûts propres qui
les distinguent. Les garçons cherchent le mouvement et le
bruit ; des tambours, des sabots, de petits carrosses : les
filles aiment mieux ce qui donne dans la vue et sert à
l’ornement ; des miroirs, des bijoux, des chiffons, surtout
des poupées : la poupée est l’amusement spécial de ce
sexe ; voilà très évidemment son goût déterminé sur sa
destination. Le physique de l’art de plaire est dans la pa-
rure : c’est tout ce que des enfants peuvent cultiver de cet
art.
Voyez une petite fille passer la journée autour de sa
poupée, lui changer sans cesse d’ajustement, l’habiller, la
déshabiller cent et cent fois, chercher continuellement de
nouvelles combinaisons d’ornements bien ou mal assortis,
il n’importe ; les doigts manquent d’adresse, le goût n’est
pas formé, mais déjà le penchant se montre ; dans cette
éternelle occupation le temps coule sans qu’elle y songe ;
les heures passent, elle n’en sait rien ; elle oublie les repas
mêmes, elle a plus faim de parure que d’aliment. Mais,
direz-vous, elle pare sa poupée et non sa personne. Sans
doute ; elle voit sa poupée et ne se voit pas, elle ne peut
rien faire pour elle-même, elle n’est pas formée, elle n’a ni
talent ni force, elle n’est rien encore, elle est toute dans sa
poupée, elle y met toute sa coquetterie. Elle ne l’y laissera
659

pas toujours, elle attend le moment d’être sa poupée elle-
même.
Voilà donc un premier goût bien décidé : vous n’avez
qu’à le suivre et le régler. Il est sûr que la petite voudrait
de tout son cœur savoir orner sa poupée, faire ses nœuds
de manche, son fichu, son falbala, sa dentelle ; en tout cela
on la fait dépendre si durement du bon plaisir d’autrui,
qu’il lui serait bien plus commode de tout devoir à son
industrie. Ainsi vient la raison des premières leçons qu’on
lui donne : ce ne sont pas des tâches qu’on lui prescrit, ce
sont des bontés qu’on a pour elle. Et en effet, presque
toutes les petites filles apprennent avec répugnance à lire
et à écrire ; mais, quant à tenir l’aiguille, c’est ce qu’elles
apprennent toujours volontiers. Elles s’imaginent d’avance
être grandes, et songent avec plaisir que ces talents pour-
ront un jour leur servir à se parer.
Cette première route ouverte est facile à suivre : la
couture, la broderie, la dentelle viennent d’elles-mêmes.
La tapisserie n’est plus si fort à leur gré : les meubles sont
trop loin d’elles, ils ne tiennent point à la personne, ils
tiennent à d’autres opinions. La tapisserie est
l’amusement des femmes ; de jeunes filles n’y prendront
jamais un fort grand plaisir.
Ces progrès volontaires s’étendront aisément jusqu’au
dessin, car cet art n’est pas indifférent à celui de se mettre
avec goût : mais je ne voudrais point qu’on les appliquât
au paysage, encore moins à la figure. Des feuillages, des
fruits, des fleurs, des draperies, tout ce qui peut servir à
donner un contour élégant aux ajustements, et à faire soi-
660

même un patron de broderie quand on n’en trouve pas à
son gré, cela leur suffit. En général, s’il importe aux
hommes de borner leurs études à des connaissances
d’usage, cela importe encore plus aux femmes, parce que
la vie de celles-ci, bien que moins laborieuse, étant ou de-
vant être plus assidue à leurs soins, et plus entrecoupée de
soins divers, ne leur permet de se livrer par choix à aucun
talent au préjudice de leurs devoirs.
Quoi qu’en disent les plaisants, le bon sens est égale-
ment des deux sexes. Les filles en général sont plus dociles
que les garçons, et l’on doit même user sur elles de plus
d’autorité, comme je le dirai tout à l’heure ; mais il ne
s’ensuit pas que l’on doive exiger d’elles rien dont elles ne
puissent voir l’utilité ; l’art des mères est de la leur mon-
trer dans tout ce qu’elles leur prescrivent, et cela est
d’autant plus aisé, que l’intelligence dans les filles est plus
précoce que dans les garçons. Cette règle bannit de leur
sexe, ainsi que du nôtre, non seulement toutes les études
oisives qui n’aboutissent à rien de bon et ne rendent pas
même plus agréables aux autres ceux qui les ont faites,
mais même toutes celles dont l’utilité n’est pas de l’âge, et
où l’enfant ne peut la prévoir dans un âge plus avancé. Si
je ne veux pas qu’on presse un garçon d’apprendre à lire, à
plus forte raison je ne veux pas qu’on y force de jeunes
filles avant de leur faire bien sentir à quoi sert la lecture ;
et, dans la manière dont on leur montre ordinairement
cette utilité, on suit bien plus sa propre idée que la leur.
Après tout, où est la nécessité qu’une fille sache lire et
écrire de si bonne heure ? Aura-t-elle si tôt un ménage à
gouverner ? Il y en a bien peu qui ne fassent plus d’abus
que d’usage de cette fatale science ; et toutes sont un peu
661

trop curieuses pour ne pas l’apprendre sans qu’on les y
force, quand elles en auront le loisir et l’occasion. Peut-
être devraient-elles apprendre à chiffrer avant tout ; car
rien n’offre une utilité plus sensible en tout temps, ne de-
mande un plus long usage, et ne laisse tant de prise à
l’erreur que les comptes. Si la petite n’avait les cerises de
son goûter que par une opération d’arithmétique, je vous
réponds qu’elle saurait bientôt calculer.
Je connais une jeune personne qui apprit à écrire plus
tôt qu’à lire, et qui commença d’écrire avec l’aiguille avant
que d’écrire avec la plume. De toute l’écriture elle ne vou-
lut d’abord faire des O. Elle faisait incessamment des O
grands et petits, des O de toutes les tailles, des O les uns
dans les autres, et toujours tracés à rebours. Malheureu-
sement un jour qu’elle était occupée à cet utile exercice,
elle se vit dans un miroir ; et, trouvant que cette attitude
contrainte lui donnait mauvaise grâce, comme une autre
Minerve, elle jeta la plume, et ne voulut plus faire des O.
Son frère n’aimait pas plus à écrire qu’elle ; mais ce qui le
fâchait était la gêne, et non pas l’air qu’elle lui donnait. On
prit un autre tour pour la ramener à l’écriture ; la petite
fille était délicate et vaine, elle n’entendait point que son
linge servît à ses sœurs ; on le marquait, on ne voulut plus
le marquer ; il fallut le marquer elle-même : on conçoit le
reste du progrès.
Justifiez toujours les soins que vous imposez aux
jeunes filles, mais imposez-leur-en toujours. L’oisiveté et
l’indocilité sont les deux défauts les plus dangereux pour
elles, et dont on guérit le moins quand on les a contractés.
Les filles doivent être vigilantes et laborieuses ; ce n’est
662

pas tout : elles doivent être gênées de bonne heure. Ce
malheur, si c’en est un pour elles, est inséparable de leur
sexe ; et jamais elles ne s’en délivrent que pour en souffrir
de bien plus cruels. Elles seront toute leur vie asservies à
la gêne la plus continuelle et la plus sévère, qui est celle
des bienséances. Il faut les exercer d’abord à la contrainte,
afin qu’elle ne leur coûte jamais rien ; à dompter toutes
leurs fantaisies, pour les soumettre aux volontés d’autrui.
Si elles voulaient toujours travailler, on devrait quelque-
fois les forcer à ne rien faire. La dissipation, la frivolité,
l’inconstance, sont des défauts qui naissent aisément de
leurs premiers goûts corrompus et toujours suivis. Pour
prévenir cet abus, apprenez-leur surtout à se vaincre.
Dans nos insensés établissements, la vie de l’honnête
femme est un combat perpétuel contre elle-même ; il est
juste que ce sexe partage la peine des maux qu’il nous a
causés.
Empêchez que les filles ne s’ennuient dans leurs occu-
pations et ne se passionnent dans leurs amusements,
comme il arrive toujours dans les éducations vulgaires, où
l’on met, comme dit Fénelon, tout l’ennui d’un côté et tout
le plaisir de l’autre. Le premier de ces deux inconvénients
n’aura lieu, si on suit les règles précédentes, que quand les
personnes qui seront avec elles leur déplairont. Une petite
fille qui aimera sa mère ou sa mie travaillera tout le jour à
ses côtés sans ennui ; le babil seul la dédommagera de
toute sa gêne. Mais, si celle qui la gouverne lui est insup-
portable, elle prendra dans le même dégoût tout ce qu’elle
fera sous ses yeux. Il est très difficile que celles qui ne se
plaisent pas avec leurs mères plus qu’avec personne au
monde puissent un jour tourner à bien ; mais, pour juger
663

de leurs vrais sentiments, il faut les étudier, et non pas se
fier à ce qu’elles disent ; car elles sont flatteuses, dissimu-
lées, et savent de bonne heure se déguiser. On ne doit pas
non plus leur prescrire d’aimer leur mère ; l’affection ne
vient point par devoir, et ce n’est pas ici que sert la con-
trainte. L’attachement, les soins, la seule habitude, feront
aimer la mère de la fille, si elle ne fait rien pour s’attirer sa
haine. La gêne même où elle la tient, bien dirigée, loin
d’affaiblir cet attachement, ne fera que l’augmenter, parce
que la dépendance étant un état naturel aux femmes, les
filles se sentent faites pour obéir.
Par la même raison qu’elles ont ou doivent avoir peu
de liberté, elles portent à l’excès celle qu’on leur laisse ;
extrêmes en tout, elles se livrent à leurs jeux avec plus
d’emportement encore que les garçons : c’est le second des
inconvénients dont je viens de parler. Cet emportement
doit être modéré ; car il est la cause de plusieurs vices par-
ticuliers aux femmes, comme, entre autres, le caprice de
l’engouement, par lequel une femme se transporte au-
jourd’hui pour tel objet qu’elle ne regardera pas demain.
L’inconstance des goûts leur est aussi funeste que leur
excès, et l’un et l’autre leur vient de la même source. Ne
leur ôtez pas la gaieté, les ris, le bruit, les folâtres jeux ;
mais empêchez qu’elles ne se rassasient de l’un pour cou-
rir à l’autre ; ne souffrez pas qu’un seul instant dans leur
vie elles ne connaissent plus de frein. Accoutumez-les à se
voir interrompre au milieu de leurs jeux, et ramener à
d’autres soins sans murmurer. La seule habitude suffit
encore en ceci, parce qu’elle ne fait que seconder la nature.
664

Il résulte de cette contrainte habituelle une docilité
dont les femmes ont besoin toute leur vie, puisqu’elles ne
cessent jamais d’être assujetties ou à un homme, ou aux
jugements des hommes, et qu’il ne leur est jamais permis
de se mettre au-dessus de ces jugements. La première et la
plus importante qualité d’une femme est la douceur : faite
pour obéir à un être aussi imparfait que l’homme, souvent
si plein de vices, et toujours si plein de défauts, elle doit
apprendre de bonne heure à souffrir même l’injustice et à
supporter les torts d’un mari sans se plaindre ; ce n’est pas
pour lui, c’est pour elle qu’elle doit être douce. L’aigreur et
l’opiniâtreté des femmes ne font jamais qu’augmenter
leurs maux et les mauvais procédés des maris ; ils sentent
que ce n’est pas avec ces armes-là qu’elles doivent les
vaincre. Le ciel ne les fit point insinuantes et persuasives
pour devenir acariâtres ; il ne les fit point faibles pour être
impérieuses ; il ne leur donna point une voix si douce pour
dire des injures ; il ne leur fit point des traits si délicats
pour les défigurer par la colère. Quand elles se fâchent,
elle s’oublient : elles ont souvent raison de se plaindre,
mais elles ont toujours tort de gronder. Chacun doit gar-
der le ton de son sexe ; un mari trop doux peut rendre une
femme impertinente ; mais, à moins qu’un homme ne soit
un monstre, la douceur d’une femme le ramène, et
triomphe de lui tôt ou tard.
Que les filles soient toujours soumises, mais que les
mères ne soient pas toujours inexorables. Pour rendre
docile une jeune personne, il ne faut pas la rendre malheu-
reuse ; pour la rendre modeste, il ne faut pas l’abrutir ; au
contraire, je ne serais pas fâché qu’on lui laissât mettre
quelquefois un peu d’adresse, non pas à éluder la punition
665

dans sa désobéissance, mais à se faire exempter d’obéir. Il
n’est pas question de lui rendre sa dépendance pénible, il
suffit de la lui faire sentir. La ruse est un talent naturel au
sexe ; et, persuadé que tous les penchants naturels sont
bons et droits par eux-mêmes, je suis d’avis qu’on cultive
celui-là comme les autres : il ne s’agit que d’en prévenir
l’abus.
Je m’en rapporte sur la vérité de cette remarque à tout
observateur de bonne foi. Je ne veux point qu’on examine
là-dessus les femmes mêmes : nos gênantes institutions
peuvent les forcer d’aiguiser leur esprit. Je veux qu’on
examine les filles, les petites filles, qui ne font pour ainsi
dire que de naître : qu’on les compare avec les petits gar-
çons de même âge ; et, si ceux-ci ne paraissent lourds,
étourdis, bêtes, auprès d’elles, j’aurai tort incontestable-
ment. Qu’on me permette un seul exemple pris dans toute
la naïveté puérile.
Il est très commun de défendre aux enfants de rien
demander à table ; car on ne croit jamais mieux réussir
dans leur éducation qu’en la surchargeant de préceptes
inutiles, comme si un morceau de ceci ou de cela n’était
pas bientôt accordé ou refusé109, sans faire mourir sans
cesse un pauvre enfant d’une convoitise aiguisée par
l’espérance. Tout le monde sait l’adresse d’un jeune garçon
soumis à cette loi, lequel, ayant été oublié à table, s’avisa
109 Un enfant se rend importun quand il trouve son compte à
l’être ; mais il ne demandera jamais deux fois la même chose, si la
première réponse est toujours irrévocable.
666

de demander du sel, etc. Je ne dirai pas qu’on pouvait le
chicaner pour avoir demandé directement du sel et indi-
rectement de la viande ; l’omission était si cruelle, que,
quand il eût enfreint ouvertement la loi et dit sans détour
qu’il avait faim, je ne puis croire qu’on l’en eût puni. Mais
voici comment s’y prit, en ma présence, une petite fille de
six ans dans un cas beaucoup plus difficile ; car, outre qu’il
lui était rigoureusement défendu de demander jamais rien
ni directement ni indirectement, la désobéissance n’eût
pas été graciable, puisqu’elle avait mangé de tous les plats,
hormis un seul, dont on avait oublié de lui donner, et
qu’elle convoitait beaucoup.
Or, pour obtenir qu’on réparât cet oubli sans qu’on pût
l’accuser de désobéissance, elle fit en avançant son doigt la
revue de tous les plats, disant tout haut, à mesure qu’elle
les montrait : J’ai mangé de ça, j’ai mangé de ça ; mais
elle affecta si visiblement de passer sans rien dire celui
dont elle n’avait point mangé, que quelqu’un s’en aperce-
vant lui dit : Et de cela, en avez-vous mangé ? Oh ! non,
reprit doucement la petite gourmande en baissant les
yeux. Je n’ajouterai rien ; comparez : ce tour-ci est une
ruse de fille, l’autre est une ruse de garçon.
Ce qui est bien, et aucune loi générale n’est mauvaise.
Cette adresse particulière donnée au sexe est un dédom-
magement très équitable de la force qu’il a de moins ; sans
quoi la femme ne serait pas la compagne de l’homme, elle
serait son esclave : c’est par cette supériorité de talent
qu’elle se maintient son égale, et qu’elle le gouverne en lui
obéissant. La femme a tout contre elle, nos défauts, sa
timidité, sa faiblesse ; elle n’a pour elle que son art et sa
667

beauté. N’est-il pas juste qu’elle cultive l’un et l’autre ?
Mais la beauté n’est pas générale ; elle périt par mille acci-
dents, elle passe avec les années ; l’habitude en détruit
l’effet. L’esprit seul est la véritable ressource du sexe : non
ce sot esprit auquel on donne tant de prix dans le monde,
et qui ne sert à rien pour rendre la vie heureuse, mais
l’esprit de son état, l’art de tirer parti du nôtre, et de se
prévaloir de nos propres avantages. On ne sait pas com-
bien cette adresse des femmes nous est utile à nous-
mêmes, combien elle ajoute de charme à la société des
deux sexes, combien elle sert à réprimer la pétulance des
enfants, combien elle contient de maris brutaux, combien
elle maintient de bons ménages, que la discorde trouble-
rait sans cela. Les femmes artificieuses et méchantes en
abusent, je le sais bien ; mais de quoi le vice n’abuse-t-il
pas ? Ne détruisons point les instruments du bonheur
parce que les méchants s’en servent quelquefois à nuire.
On peut briller par la parure, mais on ne plaît que par
la personne. Nos ajustements ne sont point nous ; souvent
ils déparent à force d’être recherchés, et souvent ceux qui
font le plus remarquer celle qui les porte sont ceux qu’on
remarque le moins. L’éducation des jeunes filles est en ce
point tout à fait à contresens. On leur promet des orne-
ments pour récompense, on leur fait aimer les atours re-
cherchés : Qu’elle est belle ! leur dit-on quand elles sont
fort parées. Et tout au contraire on devrait leur faire en-
tendre que tant d’ajustement n’est fait que pour cacher des
défauts, et que le vrai triomphe de la beauté est de briller
par elle-même. L’amour des modes est de mauvais goût,
parce que les visages ne changent pas avec elles, et que la
668

figure restant la même, ce qui lui sied une fois lui sied
toujours.
Quand je verrais la jeune fille se pavaner dans ses
atours, je paraîtrais inquiet de sa figure ainsi déguisée et
de ce qu’on en pourra penser ; je dirais : Tous ces orne-
ments la parent trop, c’est dommage : croyez-vous qu’elle
en pût supporter de plus simples ? est-elle assez belle pour
se passer de ceci ou de cela ? Peut-être sera-t-elle alors la
première à prier qu’on lui ôte cet ornement, et qu’on juge :
c’est le cas de l’applaudir, s’il y a lieu. Je ne la louerais
jamais tant que quand elle serait le plus simplement mise.
Quand elle ne regardera la parure que comme un supplé-
ment aux grâces de la personne et comme un aveu tacite
qu’elle a besoin de secours pour plaire, elle ne sera point
fière de son ajustement, elle en sera humble ; et si, plus
parée que de coutume, elle s’entend dire : Qu’elle est
belle ! elle en rougira de dépit.
Au reste, il y a des figures qui ont besoin de parure,
mais il n’y en a point qui exigent de riches atours. Les pa-
rures ruineuses sont la vanité du rang et non de la per-
sonne, elles tiennent uniquement au préjugé. La véritable
coquetterie est quelquefois recherchée, mais elle n’est
jamais fastueuse ; et Junon se mettait plus superbement
que Vénus. Ne pouvant la faire belle, tu la fais riche, di-
sait Apelle à un mauvais peintre qui peignait Hélène fort
chargée d’atours. J’ai aussi remarqué que les plus pom-
peuses parures annonçaient le plus souvent de laides
femmes ; on ne saurait avoir une vanité plus maladroite.
Donnez à une jeune fille qui ait du goût, et qui méprise la
mode, des rubans, de la gaze, de la mousseline et des
669

fleurs ; sans diamants, sans pompons, sans dentelles110,
elle va se faire un ajustement qui la rendra cent fois plus
charmante que n’eussent fait tous les brillants chiffons de
la Duchapt.
Comme ce qui est bien est toujours bien, et qu’il faut
être toujours le mieux qu’il est possible, les femmes qui se
connaissent en ajustements choisissent les bons, s’y tien-
nent ; et, n’en changeant pas tous les jours, elles en sont
moins occupées que celles qui ne savent à quoi se fixer. Le
vrai soin de la parure demande peu de toilette. Les jeunes
demoiselles ont rarement des toilettes d’appareil ; le tra-
vail, les leçons, remplissent leur journée ; cependant, en
général, elles sont mises, au rouge près, avec autant de
soin que les dames, et souvent de meilleur goût. L’abus de
la toilette n’est pas ce qu’on pense, il vient bien plus
d’ennui que de vanité. Une femme qui passe six heures à
sa toilette n’ignore point qu’elle n’en sort pas mieux mise
que celle qui n’y passe qu’une demi-heure ; mais c’est au-
tant de pris sur l’assommante longueur du temps, et il
vaut mieux s’amuser de soi que de s’ennuyer de tout. Sans
la toilette, que ferait-on de la vie depuis midi jusqu’à neuf
heures ? En rassemblant des femmes autour de soi, on
s’amuse à les impatienter, c’est déjà quelque chose ; on
évite les tête-à-tête avec un mari qu’on ne voit qu’à cette
heure-là, c’est beaucoup plus ; et puis viennent les mar-
110 Les femmes qui ont la peau assez blanche pour se passer de
dentelle donneraient bien du dépit aux autres, si elles n’en portaient
pas. Ce sont presque toujours de laides personnes qui amènent les
modes, auxquelles les belles ont la bêtise de s’assujettir.
670

chandes, les brocanteurs, les petits messieurs, les petits
auteurs, les vers, les chansons, les brochures : sans la toi-
lette on ne réunirait jamais si bien tout cela. Le seul profit
réel qui tienne à la chose est le prétexte de s’étaler un peu
plus que quand on est vêtue ; mais ce profit n’est peut-être
pas si grand qu’on pense, et les femmes à toilette n’y ga-
gnent pas tant qu’elles diraient bien. Donnez sans scru-
pule une éducation de femme aux femmes, faites qu’elles
aiment les soins de leur sexe, qu’elles aient de la modestie,
qu’elles sachent veiller à leur ménage et s’occuper dans
leur maison ; la grande toilette tombera d’elle-même, et
elles n’en seront mises que de meilleur goût.
La première chose que remarquent en grandissant les
jeunes personnes, c’est que tous ces agréments étrangers
ne leur suffisent pas, si elles n’en ont qui soient à elle. On
ne peut jamais se donner la beauté, et l’on n’est pas si tôt
en état d’acquérir la coquetterie ; mais on peut déjà cher-
cher à donner un tour agréable à ses gestes, un accent
flatteur à sa voix, à composer son maintien, à marcher
avec légèreté, à prendre des attitudes gracieuses, et à choi-
sir partout ses avantages. La voix s’étend, s’affermit, et
prend du timbre ; les bras se développent, la démarche
s’assure, et l’on s’aperçoit que, de quelque manière qu’on
soit mise, il y a un art de se faire regarder. Dès lors il ne
s’agit plus seulement d’aiguille et d’industrie ; de nou-
veaux talents se présentent, et font déjà sentir leur utilité.
Je sais que les sévères instituteurs veulent qu’on
n’apprenne aux jeunes filles ni chant, ni danse, ni aucun
des arts agréables. Cela me paraît plaisant ; et à qui veu-
lent-ils donc qu’on les apprenne ? Aux garçons ? À qui des
671

hommes ou des femmes appartient-il d’avoir ces talents
par préférence ? À personne, répondront-ils ; les chansons
profanes sont autant de crimes ; la danse est une invention
du démon, une jeune fille ne doit avoir d’amusement que
son travail et la prière. Voilà d’étranges amusements pour
un enfant de dix ans ! Pour moi, j’ai grand’peur que toutes
ces petites saintes qu’on force de passer leur enfance à
prier Dieu ne passent leur jeunesse à tout autre chose, et
ne réparent de leur mieux, étant mariées, le temps qu’elles
pensent avoir perdu filles. J’estime qu’il faut avoir égard à
ce qui convient à l’âge aussi bien qu’au sexe ; qu’une jeune
fille ne doit pas vivre comme sa grand’mère ; qu’elle doit
être vive, enjouée, folâtre, chanter, danser autant qu’il lui
plaît, et goûter tous les innocents plaisirs de son âge ; le
temps ne viendra que trop tôt d’être posée et de prendre
un maintien plus sérieux.
Mais la nécessité de ce changement même est-elle bien
réelle ? n’est-elle point peut-être encore un fruit de nos
préjugés ? En n’asservissant les honnêtes femmes qu’à de
tristes devoirs, on a banni du mariage tout ce qui pouvait
le rendre agréable aux hommes. Faut-il s’étonner si la
taciturnité qu’ils voient régner chez eux les en chasse, ou
s’ils sont peu tentés d’embrasser un état si déplaisant ? À
force d’outrer tous les devoirs, le christianisme les rend
impraticables et vains ; à force d’interdire aux femmes le
chant, la danse, et tous les amusements du monde, il les
rend maussades, grondeuses, insupportables dans leurs
maisons. Il n’y a point de religion où le mariage soit sou-
mis à des devoirs si sévères, et point où un engagement si
saint soit si méprisé. On a tant fait pour empêcher les
femmes d’être aimables, qu’on a rendu les maris indiffé-
672

rents. Cela ne devrait pas être ; j’entends fort bien : mais
moi je dis que cela devait être, puisque enfin les chrétiens
sont hommes. Pour moi, je voudrais qu’une jeune Anglaise
cultivât avec autant de soin les talents agréables pour
plaire au mari qu’elle aura, qu’une jeune Albanaise les
cultive pour le harem d’Ispahan. Les maris, dira-t-on, ne
se soucient point trop de tous ces talents. Vraiment je le
crois, quand ces talents, loin d’être employés à leur plaire,
ne servent que d’amorce pour attirer chez eux de jeunes
impudents qui les déshonorent. Mais pensez-vous qu’une
femme aimable et sage, ornée de pareils talents, et qui les
consacrerait à l’amusement de son mari, n’ajouterait pas
au bonheur de sa vie, et ne l’empêcherait pas, sortant de
son cabinet la tête épuisée, d’aller chercher des récréations
hors de chez lui ? Personne n’a-t-il vu d’heureuses familles
ainsi réunies, où chacun sait fournir du sien aux amuse-
ments communs ? Qu’il dise si la confiance et la familiarité
qui s’y joint, si l’innocence et la douceur des plaisirs qu’on
y goûte, ne rachètent pas bien ce que les plaisirs publics
ont de plus bruyant ?
On a trop réduit en arts les talents agréables ; on les a
trop généralisés ; on a tout fait maxime et précepte, et l’on
a rendu fort ennuyeux aux jeunes personnes ce qui ne doit
être pour elles qu’amusement et folâtres jeux. Je
n’imagine rien de plus ridicule que de voir un vieux maître
à danser ou à chanter aborder d’un air refrogné de jeunes
personnes qui ne cherchent qu’à rire, et prendre pour leur
enseigner sa frivole science un ton plus pédantesque et
plus magistral que s’il s’agissait de leur catéchisme. Est-ce,
par exemple, que l’art de chanter tient à la musique
écrite ? ne saurait-on rendre sa voix flexible et juste, ap-
673

prendre à chanter avec goût, même à s’accompagner, sans
connaître une seule note ? Le même genre de chant va-t-il
à toutes les voix ? la même méthode va-t-elle à tous les
esprits ? On ne me fera jamais croire que les mêmes atti-
tudes, les mêmes pas, les mêmes mouvements, les mêmes
gestes, les mêmes danses conviennent à une petite brune
vive et piquante, et à une grande belle blonde aux yeux
languissants. Quand donc je vois un maître donner exac-
tement à toutes deux les mêmes leçons, je dis : Cet homme
suit sa routine, mais il n’entend rien à son art.
On demande s’il faut aux filles des maîtres ou des maî-
tresses. Je ne sais : je voudrais bien qu’elles n’eussent be-
soin ni des uns ni des autres, qu’elles apprissent librement
ce qu’elles ont tant de penchant à vouloir apprendre, et
qu’on ne vît pas sans cesse errer dans nos villes tant de
baladins chamarrés. J’ai quelque peine à croire que le
commerce de ces gens-là ne soit pas plus nuisible à de
jeunes filles que leurs leçons ne leur sont utiles, et que leur
jargon, leur ton, leurs airs, ne donnent pas à leurs éco-
lières le premier goût des frivolités, pour eux si impor-
tantes, dont elles ne tarderont guère, à leur exemple, de
faire leur unique occupation.
Dans les arts qui n’ont que l’agrément pour objet tout
peut servir de maître aux jeunes personnes : leur père,
leur mère, leur frère, leur sœur, leurs amies, leurs gouver-
nantes, leur miroir, et surtout leur propre goût. On ne doit
point offrir de leur donner leçon, il faut que ce soient elles
qui la demandent ; on ne doit point faire une tâche d’une
récompense ; et c’est surtout dans ces sortes d’études que
le premier succès est de vouloir réussir. Au reste, s’il faut
674

absolument des leçons en règle, je ne déciderai point du
sexe de ceux qui les doivent donner. Je ne sais s’il faut
qu’un maître à danser prenne une jeune écolière par sa
main délicate et blanche, qu’il lui fasse accourcir la jupe,
lever les yeux, déployer les bras, avancer un sein palpi-
tant ; mais je sais bien que pour rien au monde je ne vou-
drais être ce maître-là.
Par l’industrie et les talents le goût se forme ; par le
goût l’esprit s’ouvre insensiblement aux idées du beau
dans tous les genres, et enfin aux notions morales qui s’y
rapportent. C’est peut-être une des raisons pourquoi le
sentiment de la décence et de l’honnêteté s’insinue plus tôt
chez les filles que chez les garçons ; car, pour croire que ce
sentiment précoce soit l’ouvrage des gouvernantes, il fau-
drait être fort mal instruit de la tournure de leurs leçons et
de la marche de l’esprit humain. Le talent de parler tient le
premier rang dans l’art de plaire ; c’est par lui seul qu’on
peut ajouter de nouveaux charmes à ceux auxquels
l’habitude accoutume les sens. C’est l’esprit qui non seu-
lement vivifie le corps, mais qui le renouvelle en quelque
sorte, c’est par la succession des sentiments et des idées
qu’il anime et varie la physionomie ; et c’est par les dis-
cours qu’il inspire que l’attention, tenue en haleine, sou-
tient longtemps le même intérêt sur le même objet. C’est,
je crois, par toutes ces raisons que les jeunes filles acquiè-
rent si vite un petit babil agréable, qu’elles mettent de
l’accent dans leurs propos, même avant que de les sentir,
et que les hommes s’amusent si tôt à les écouter, même
avant qu’elles puissent les entendre ; ils épient le premier
moment de cette intelligence pour pénétrer ainsi celui du
sentiment.
675

Les femmes ont la langue flexible ; elles parlent plus
tôt, plus aisément et plus agréablement que les hommes.
On les accuse aussi de parler davantage : cela doit être, et
je changerais volontiers ce reproche en éloge ; la bouche et
les yeux ont chez elles la même activité, et par la même
raison. L’homme dit ce qu’il sait, la femme dit ce qui plaît ;
l’un pour parler a besoin de connaissance, et l’autre de
goût ; l’un doit avoir pour objet principal les choses utiles,
l’autre les agréables. Leurs discours ne doivent avoir de
formes communes que celles de la vérité.
On ne doit donc pas contenir le babil des filles, comme
celui des garçons, par cette interrogation dure : À quoi
cela est-il bon ? mais par cette autre, à laquelle il n’est pas
plus aisé de répondre : Quel effet cela fera-t-il ? Dans ce
premier âge, où, ne pouvant discerner encore le bien et le
mal, elles ne sont les juges de personne, elles doivent
s’imposer pour loi de ne jamais rien dire que d’agréable à
ceux à qui elles parlent ; et ce qui rend la pratique de cette
règle plus difficile est qu’elle reste toujours subordonnée à
la première, qui est de ne jamais mentir.
J’y vois bien d’autres difficultés encore, mais elles sont
d’un âge plus avancé. Quant à présent, il n’en peut coûter
aux jeunes filles pour être vraies que de l’être sans grossiè-
reté ; et comme naturellement cette grossièreté leur ré-
pugne, l’éducation leur apprend aisément à l’éviter. Je
remarque en général, dans le commerce du monde, que la
politesse des hommes est plus officieuse, et celle des
femmes plus caressante. Cette différence n’est point
d’institution, elle est naturelle. L’homme paraît chercher
davantage à vous servir, et la femme à vous agréer. Il suit
676

de là que, quoi qu’il en soit du caractère des femmes, leur
politesse est moins fausse que la nôtre ; elle ne fait
qu’étendre leur premier instinct ; mais quand un homme
feint de préférer mon intérêt au sien propre, de quelque
démonstration qu’il colore ce mensonge, je suis très sûr
qu’il en fait un. Il n’en coûte donc guère aux femmes d’être
polies, ni par conséquent aux filles d’apprendre à le deve-
nir. La première leçon vient de la nature, l’art ne fait plus
que la suivre, et déterminer suivant nos usages sous quelle
forme elle doit se montrer. À l’égard de leur politesse entre
elles, c’est tout autre chose ; elles y mettent un air si con-
traint et des attentions si froides, qu’en se gênant mutuel-
lement elles n’ont pas grand soin de cacher leur gêne, et
semblent sincères dans leur mensonge on ne cherchant
guère à le déguiser. Cependant les jeunes personnes se
font quelquefois tout de bon des amitiés plus franches. À
leur âge la gaieté tient lieu de bon naturel ; et contentes
d’elles, elles le sont de tout le monde. Il est constant aussi
qu’elles se baisent de meilleur cœur et se caressent avec
plus de grâce devant les hommes, fières d’aiguiser impu-
nément leur convoitise par l’image des faveurs qu’elles
savent leur faire envier.
Si l’on ne doit pas permettre aux jeunes garçons des
questions indiscrètes, à plus forte raison doit-on les inter-
dire à de jeunes filles dont la curiosité satisfaite ou mal
éludée est bien d’une autre conséquence, vu leur pénétra-
tion à pressentir les mystères qu’on leur cache et leur
adresse à les découvrir. Mais sans souffrir leurs interroga-
tions, je voudrais qu’on les interrogeât beaucoup elles-
mêmes, qu’on eût soin de les faire causer, qu’on les agaçât
pour les exercer à parler aisément, pour les rendre vives à
677

la riposte, pour leur délier l’esprit et la langue, tandis
qu’on le peut sans danger. Ces conversations toujours
tournées en gaieté, mais ménagées avec art et bien diri-
gées, feraient un amusement charmant pour cet âge, et
pourraient porter dans les cœurs innocents de ces jeunes
personnes les premières et peut-être les plus utiles leçons
de morale qu’elles prendront de leur vie, en leur appre-
nant, sous l’attrait du plaisir et de la vanité, à quelles qua-
lités les hommes accordent véritablement leur estime, et
en quoi consiste la gloire et le bonheur d’une honnête
femme.
On comprend bien que si les enfants mâles sont hors
d’état de se former aucune véritable idée de religion, à
plus forte raison la même idée est-elle au-dessus de la
conception des filles : c’est pour cela même que je vou-
drais en parler à celles-ci de meilleure heure ; car s’il fal-
lait attendre qu’elles fussent en état de discuter méthodi-
quement ces questions profondes, on courrait risque de ne
leur en parler jamais. La raison des femmes est une raison
pratique qui leur fait trouver très habilement les moyens
d’arriver à une fin connue, mais qui ne leur fait pas trou-
ver cette fin. La relation sociale des sexes est admirable.
De cette société résulte une personne morale dont la
femme est l’œil et l’homme le bras, mais avec une telle
dépendance l’une de l’autre, que c’est l’homme que la
femme apprend ce qu’il faut voir, et de la femme que
l’homme apprend ce qu’il faut faire. Si la femme pouvait
remonter aussi bien que l’homme aux principes, et que
l’homme eût aussi bien qu’elle l’esprit des détails, toujours
indépendants l’un de l’autre, ils vivraient dans une dis-
corde éternelle, et leur société ne pourrait subsister. Mais
678

dans l’harmonie qui règne entre eux, tout tend à la fin
commune ; on ne sait lequel met le plus du sien ; chacun
suit l’impulsion de l’autre ; chacun obéit, et tous deux sont
les maîtres.
Par cela même que la conduite de la femme est asser-
vie à l’opinion publique, sa croyance est asservie à
l’autorité. Toute fille doit avoir la religion de sa mère, et
toute femme celle de son mari. Quand cette religion serait
fausse, la docilité qui soumet la mère et la famille à l’ordre
de la nature efface auprès de Dieu le péché de l’erreur.
Hors d’état d’être juges elles-mêmes, elles doivent recevoir
la décision des pères et des maris comme celle de l’Eglise.
Ne pouvant tirer d’elles seules la règle de leur foi, les
femmes ne peuvent lui donner pour bornes celles de
l’évidence et de la raison ; mais, se laissant entraîner par
mille impulsions étrangères, elles sont toujours en deçà ou
au delà du vrai. Toujours extrêmes, elles sont toutes liber-
tines ou dévotes ; on n’en voit point savoir réunir la sa-
gesse à la piété. La source du mal n’est pas seulement dans
le caractère outré de leur sexe, mais aussi dans l’autorité
mal réglée du nôtre : le libertinage des mœurs la fait mé-
priser, l’effroi du repentir la rend tyrannique, et voilà
comment on en fait toujours trop ou trop peu.
Puisque l’autorité doit régler la religion des femmes, il
ne s’agit pas tant de leur expliquer les raisons qu’on a de
croire, que de leur exposer nettement ce qu’on croit : car la
foi qu’on donne à des idées obscures est la première
source du fanatisme, et celle qu’on exige pour des choses
absurdes mène à la folie ou à l’incrédulité. Je ne sais à
679

quoi nos catéchismes portent le plus, d’être impie ou fana-
tique ; mais je sais bien qu’ils font nécessairement l’un ou
l’autre.
Premièrement, pour enseigner la religion à de jeunes
filles, n’en faites jamais pour elles un objet de tristesse et
de gêne, jamais une tâche ni un devoir ; par conséquent ne
leur faites jamais rien apprendre par cœur qui s’y rap-
porte, pas même les prières. Contentez-vous de faire régu-
lièrement les vôtres devant elles, sans les forcer pourtant
d’y assister. Faites-les courtes, selon l’instruction de Jé-
sus-Christ. Faites-les toujours avec le recueillement et le
respect convenables ; songez qu’en demandant à l’Etre
suprême de l’attention pour nous écouter, cela vaut bien
qu’on en mette à ce qu’on va lui dire.
Il importe moins que de jeunes filles sachent sitôt leur
religion, qu’il n’importe qu’elles la sachent bien, et surtout
qu’elles l’aiment. Quand vous la leur rendez onéreuse,
quand vous leur peignez toujours Dieu fâché contre elles,
quand vous leur imposez en son nom mille devoirs pé-
nibles qu’elles ne vous voient jamais remplir, que peuvent-
elles penser, sinon que savoir son catéchisme et prier Dieu
sont les devoirs des petites filles, et désirer d’être grandes
pour s’exempter comme vous de tout cet assujettisse-
ment ? L’exemple ! l’exemple ! sans cela jamais on ne ré-
ussit à rien auprès des enfants.
Quand vous leur expliquez des articles de foi, que ce
soit en forme d’instruction directe, et non par demandes et
par réponses. Elles ne doivent jamais répondre que ce
qu’elles pensent, et non ce qu’on leur a dicté. Toutes les
680

réponses du catéchisme sont à contresens, c’est l’écolier
qui instruit le maître ; elles sont même des mensonges
dans la bouche des enfants, puisqu’ils expliquent ce qu’ils
n’entendent point, et qu’ils affirment ce qu’ils sont hors
d’état de croire. Parmi les hommes les plus intelligents,
qu’on me montre ceux qui ne mentent pas en disant leur
catéchisme.
La première question que je vois dans le nôtre est
celle-ci : Qui vous a créée et mise au monde ? À quoi la
petite fille, croyant bien que c’est sa mère, dit pourtant
sans hésiter que c’est Dieu. La seule chose qu’elle voit là,
c’est qu’à une demande qu’elle n’entend guère elle fait une
réponse qu’elle n’entend point du tout.
Je voudrais qu’un homme qui connaîtrait bien la
marche de l’esprit des enfants voulût faire pour eux un
catéchisme. Ce serait peut-être le livre le plus utile qu’on
eût jamais écrit, et ce ne serait pas, à mon avis, celui qui
ferait le moins d’honneur à son auteur. Ce qu’il y a de bien
sûr, c’est que, si ce livre était bon, il ne ressemblerait guère
aux nôtres.
Un tel catéchisme ne sera bon que quand, sur les
seules demandes, l’enfant fera de lui-même les réponses
sans les apprendre ; bien entendu qu’il sera quelquefois
dans le cas d’interroger à son tour. Pour faire entendre ce
que je veux dire, il faudrait une espèce de modèle, et je
sens bien ce qui me manque pour le tracer. J’essayerai du
moins d’en donner quelque légère idée.
681

Je m’imagine donc que, pour venir à la première ques-
tion de notre catéchisme, il faudrait que celui-là commen-
çât à peu près ainsi :
La bonne
Vous souvenez-vous du temps que votre mère était
fille ?
La petite
Non, ma bonne.
La bonne
Pourquoi non, vous qui avez si bonne mémoire ?
La petite
C’est que je n’étais pas au monde.
La bonne
Vous n’avez donc pas toujours vécu ?
La petite
Non.
La bonne
Vivrez-vous toujours ?
La petite
Oui.
682

La bonne
Etes-vous jeune ou vieille ?
La petite
Je suis jeune.
La bonne
Et votre grand’maman, est-elle jeune ou vieille ?
La petite
Elle est vieille.
La bonne
A-t-elle été jeune ?
La petite
Oui.
La bonne
Pourquoi ne l’est-elle plus ?
La petite
C’est qu’elle a vieilli.
La bonne
Vieillirez-vous comme elle ?
683

La petite
Je ne sais111.
La bonne
Où sont vos robes de l’année passée ?
La petite
On les a défaites.
La bonne
Et pourquoi les a-t-on défaites ?
La petite
Parce qu’elles m’étaient trop petites.
La bonne
Et pourquoi vous étaient-elles trop petites ?
La petite
Parce que j’ai grandi.
La bonne
Grandirez-vous encore ?
111 Si partout ou j’ai mis je ne sais, la petite répond autrement, il
faut se méfier de sa réponse et la lui faire expliquer avec soin.
684

La petite
Oh ! oui.
La bonne
Et que deviennent les grandes filles ?
La petite
Elles deviennent femmes.
La bonne
Et que deviennent les femmes ?
La petite
Elles deviennent mères.
La bonne
Et les mères, que deviennent-elles ?
La petite
Elles deviennent vieilles.
La bonne
Vous deviendrez donc vieille ?
La petite
Quand je serai mère.
685

La bonne
Et que deviennent les vieilles gens ?
La petite
Je ne sais.
La bonne
Qu’est devenu votre grand-papa ?
La petite
Il est mort112.
La bonne
Et pourquoi est-il mort ?
La petite
Parce qu’il était vieux.
La bonne
Que deviennent donc les vieilles gens ?
112 La petite dira cela parce qu’elle l’a entendu dire ; mais il faut
vérifier si elle a quelque juste idée de la mort, car cette idée n’est pas
si simple ni si à la portée des enfants que l’on pense. On peut voir,
dans le petit poème d’Abel, un exemple de la manière dont on doit la
leur donner. Ce charmant ouvrage respire une simplicité délicieuse
dont on ne peut trop se nourrir pour converser avec les enfants.
686

La petite
Ils meurent.
La bonne
Et, vous, quand vous serez vieille, que…
La petite, l’interrompant.
Oh ! ma bonne, je ne veux pas mourir.
La bonne
Mon enfant, personne ne veut mourir, et tout le
monde meurt.
La petite
Comment ! est-ce que maman mourra aussi !
La bonne
Comme tout le monde. Les femmes vieillissent ainsi
que les hommes, et la vieillesse mène à la mort.
La petite
Que faut-il faire pour vieillir bien tard ?
La bonne
Vivre sagement tandis qu’on est jeune !
La petite
Ma bonne, je serai toujours sage.
687

La bonne
Tant mieux pour vous. Mais, enfin, croyez-vous de
vivre toujours ?
La petite
Quand je serai bien vieille, bien vieille…
La bonne
Eh bien ?
La petite
Enfin, quand on est si vieille, vous dites qu’il faut bien
mourir.
La bonne
Vous mourrez donc une fois ?
La petite
Hélas ! oui.
La bonne
Qui est-ce qui vivait avant vous ?
La petite
Mon père et ma mère.
La bonne
Qui est-ce qui vivait avant eux ?
688

La petite
Leur père et leur mère.
La bonne
Qui est-ce qui vivra après vous ?
La petite
Mes enfants.
La bonne
Qui est-ce qui vivra après eux ?
La petite
Leurs enfants, etc.
En suivant cette route, on trouve à la race humaine,
par des inductions sensibles, un commencement et une
fin, comme à toutes choses, c’est-à-dire un père et une
mère qui n’ont eu ni père ni mère, et des enfants qui
n’auront point d’enfants113.
Ce n’est qu’après une longue suite de questions pa-
reilles que la première demande du catéchisme est suffi-
samment préparée. Mais de là jusqu’à la deuxième ré-
ponse, qui est pour ainsi dire la définition de l’essence
divine, quel saut immense ! Quand cet intervalle sera-t-il
113 L’idée de l’éternité ne saurait s’appliquer aux générations
humaines avec le consentement de l’esprit. Toute succession numé-
rique réduite en acte est incompatible avec cette idée.
689

rempli ? Dieu est un esprit ! Et qu’est-ce qu’un esprit ?
Irai-je embarquer celui d’un enfant dans cette obscure
métaphysique dont les hommes ont tant de peine à se ti-
rer ? Ce n’est pas à une petite fille à résoudre ces ques-
tions, c’est tout au plus à elle à les faire. Alors je lui répon-
drais simplement : Vous me demandez ce que c’est que
Dieu ; cela n’est pas facile à dire : on ne peut entendre, ni
voir, ni toucher Dieu ; on ne le connaît que par ses œuvres.
Pour juger ce qu’il est, attendez de savoir ce qu’il a fait.
Si nos dogmes sont tous de la même vérité, tous ne
sont pas pour cela de la même importance. Il est fort indif-
férent à la gloire de Dieu qu’elle nous soit connue en
toutes choses ; mais il importe à la société humaine et à
chacun de ses membres que tout homme connaisse et
remplisse les devoirs que lui impose la loi de Dieu envers
son prochain et envers soi-même. Voilà ce que nous de-
vons incessamment nous enseigner les uns aux autres, et
voilà surtout de quoi les pères et les mères sont tenus
d’instruire leurs enfants. Qu’une vierge soit la mère de son
créateur, qu’elle ait enfanté Dieu, ou seulement un homme
auquel Dieu s’est joint ; que la substance du père et du fils
soit la même, ou ne soit que semblable ; que l’esprit pro-
cède de l’un des deux qui sont le même, ou de tous deux
conjointement, je ne vois pas que la décision de ces ques-
tions, en apparence essentielles, importe plus à l’espèce
humaine que de savoir quel jour de la lune on doit célébrer
la pâque, s’il faut dire le chapelet, jeûner, faire maigre,
parler latin ou français à l’église, orner les murs d’images,
dire ou entendre la messe, et n’avoir point de femme en
propre. Que chacun pense là-dessus comme il lui plaira :
j’ignore en quoi cela peut intéresser les autres ; quant à
690

moi, cela ne m’intéresse point du tout. Mais ce qui
m’intéresse, moi et tous mes semblables, c’est que chacun
sache qu’il existe un arbitre du sort des humains, duquel
nous sommes tous les enfants, qui nous prescrit à tous
d’être justes, de nous aimer les uns les autres, d’être bien-
faisants et miséricordieux, de tenir nos engagements en-
vers tout le monde, même envers nos ennemis et les
siens ; que l’apparent bonheur de cette vie n’est rien ; qu’il
en est une autre après elle, dans laquelle cet Etre suprême
sera le rémunérateur des bons et le juge des méchants. Ces
dogmes et les dogmes semblables sont ceux qu’il importe
d’enseigner à la jeunesse, et de persuader à tous les ci-
toyens. Quiconque les combat mérite châtiment, sans
doute ; il est le perturbateur de l’ordre et l’ennemi de la
société. Quiconque les passe, et veut nous asservir à ses
opinions particulières, vient au même point par une route
opposée ; pour établir l’ordre à sa manière, il trouble la
paix ; dans son téméraire orgueil, il se rend l’interprète de
la Divinité, il exige en son nom les hommages et les res-
pects des hommes, il se fait Dieu tant qu’il peut à sa place :
on devrait le punir comme sacrilège, quand on ne le puni-
rait pas comme intolérant.
Négligez donc tous ces dogmes mystérieux qui ne sont
pour nous que des mots sans idées, toutes ces doctrines
bizarres dont la vaine étude tient lieu de vertus à ceux qui
s’y livrent, et sert plutôt à les rendre fous que bons. Main-
tenez toujours vos enfants dans le cercle étroit des dogmes
qui tiennent à la morale. Persuadez-leur bien qu’il n’y a
rien pour nous d’utile à savoir que ce qui nous apprend à
bien faire. Ne faites point de vos filles des théologiennes et
des raisonneuses ; ne leur apprenez des choses du ciel que
691

ce qui sert à la sagesse humaine ; accoutumez-les à se sen-
tir toujours sous les yeux de Dieu, à l’avoir pour témoin de
leurs actions, de leurs pensées, de leur vertu, de leurs plai-
sirs, à faire le bien sans ostentation, parce qu’il l’aime ; à
souffrir le mal sans murmure, parce qu’il les en dédom-
magera ; à être enfin tous les jours de leur vie ce qu’elles
seront bien aises d’avoir été lorsqu’elles comparaîtront
devant lui. Voilà la véritable religion, voilà la seule qui
n’est susceptible ni d’abus, ni d’impiété, ni de fanatisme.
Qu’on en prêche tant qu’on voudra de plus sublimes ; pour
moi, je n’en reconnais point d’autre que celle-là.
Au reste, il est bon d’observer que, jusqu’à l’âge où la
raison s’éclaire et où le sentiment naissant fait parler la
conscience, ce qui est bien ou mal pour les jeunes per-
sonnes est ce que les gens qui les entourent ont décidé tel.
Ce qu’on leur commande est bien, ce qu’on leur défend est
mal, elles n’en doivent pas savoir davantage : par où l’on
voit de quelle importance est, encore plus pour elles que
pour les garçons, le choix des personnes qui doivent les
approcher et avoir quelque autorité sur elles. Enfin le
moment vient où elles commencent à juger des choses par
elles-mêmes, et alors il est temps de changer le plan de
leur éducation.
J’en ai trop dit jusqu’ici peut-être. À quoi réduirons-
nous les femmes, si nous ne leur donnons pour loi que les
préjugés publics ? N’abaissons pas à ce point le sexe qui
nous gouverne, et qui nous honore quand nous ne l’avons
pas avili. Il existe pour toute l’espèce humaine une règle
antérieure à l’opinion. C’est à l’inflexible direction de cette
règle que se doivent rapporter toutes les autres : elle juge
692

le préjugé même : et ce n’est qu’autant que l’estime des
hommes s’accorde avec elle, que cette estime doit faire
autorité pour nous.
Cette règle est le sentiment intérieur. Je ne répéterai
point ce qui en a été dit ci-devant ; il me suffit de remar-
quer que si ces deux règles ne concourent à l’éducation des
femmes, elle sera toujours défectueuse. Le sentiment sans
l’opinion ne leur donnera point cette délicatesse d’âme qui
par les bonnes mœurs de l’honneur du monde ; et
l’opinion sans le sentiment n’en fera jamais que des
femmes fausses et déshonnêtes, qui mettent l’apparence à
la place de la vertu.
Il leur importe donc de cultiver une faculté qui serve
d’arbitre entre les deux guides, qui ne laisse point égarer la
conscience, et qui redresse les erreurs du préjugé. Cette
faculté est la raison. Mais à ce mot que de questions
s’élèvent ! Les femmes sont-elles capables d’un solide rai-
sonnement ? importe-t-il qu’elles le cultivent ? le cultive-
ront-elles avec succès ? Cette culture est-elle utile aux
fonctions qui leur sont imposées ? Est-elle compatible
avec la simplicité qui leur convient ?
Les diverses manières d’envisager et de résoudre ces
questions font que, donnant dans les excès contraires, les
uns bornent la femme à coudre et filer dans son ménage
avec ses servantes, et n’en font ainsi que la première ser-
vante du maître ; les autres, non contents d’assurer ses
droits, lui font encore usurper les nôtres ; car la laisser au-
dessus de nous dans les qualités propres à son sexe, et la
rendre notre égale dans tout le reste, qu’est-ce autre chose
693

que transporter à la femme la primauté que la nature
donne au mari ?
La raison qui mène l’homme à la connaissance de ses
devoirs n’est pas fort composée ; la raison qui mène la
femme à la connaissance des siens est plus simple encore.
L’obéissance et la fidélité qu’elle doit à son mari, la ten-
dresse et les soins qu’elle doit à ses enfants, sont des con-
séquences si naturelles et si sensibles de sa condition,
qu’elle ne peut, sans mauvaise foi, refuser son consente-
ment au sentiment intérieur qui la guide, ni méconnaître
le devoir dans le penchant qui n’est point encore altéré.
Je ne blâmerais pas sans distinction qu’une femme fût
bornée aux seuls travaux de son sexe, et qu’on la laissât
dans une profonde ignorance sur tout le reste ; mais il
faudrait pour cela des mœurs publiques très simples, très
saines ou une manière de vivre très retirée. Dans de
grandes villes, et parmi des hommes corrompus, cette
femme serait trop facile à séduire ; souvent sa vertu ne
tiendrait qu’aux occasions. Dans ce siècle philosophe, il lui
en faut une à l’épreuve ; il faut qu’elle sache d’avance et ce
qu’on lui peut dire et ce qu’elle en doit penser.
D’ailleurs, soumise au jugement des hommes, elle doit
mériter leur estime ; elle doit surtout obtenir celle de son
époux ; elle ne doit pas seulement lui faire aimer sa per-
sonne, mais lui faire approuver sa conduite ; elle doit justi-
fier devant le public le choix qu’il a fait, et faire honorer le
mari de l’honneur qu’on rend à la femme. Or, comment s’y
prendra-t-elle pour tout cela, si elle ignore nos institu-
tions, si elle ne sait rien de nos usages, de nos bienséances,
694

si elle ne connaît ni la source des jugements humains, ni
les passions qui les déterminent ? Dès là qu’elle dépend à
la fois de sa propre conscience et des opinions des autres,
il faut qu’elle apprenne à comparer ces deux règles, à les
concilier, et à ne préférer la première que quand elles sont
en opposition. Elle devient le juge de ses juges, elle décide
quand elle doit s’y soumettre et quand elle doit les récuser.
Avant de rejeter ou d’admettre leurs préjugés, elle les
pèse ; elle apprend à remonter à leur source, à les préve-
nir, à se les rendre favorables ; elle a soin de ne jamais
s’attirer le blâme quand son devoir lui permet de l’éviter.
Rien de tout cela ne peut bien se faire sans cultiver son
esprit et sa raison.
Je reviens toujours au principe, et il me fournit la solu-
tion de toutes mes difficultés. J’étudie ce qui est, j’en re-
cherche la cause, et je trouve enfin que ce qui est est bien.
J’entre dans des maisons ouvertes dont le maître et la
maîtresse font conjointement les honneurs. Tous deux ont
eu la même éducation, tous deux sont d’une égale poli-
tesse, tous deux également pourvus de goût et d’esprit,
tous deux animés du même désir de bien recevoir leur
monde, et de renvoyer chacun content d’eux. Le mari
n’omet aucun soin pour être attentif à tout : il va, vient,
fait la ronde et se donne mille peines ; il voudrait être tout
attention. La femme reste à sa place ; un petit cercle se
rassemble autour d’elle, et semble lui cacher le reste de
l’assemblée ; cependant il ne s’y passe rien qu’elle
n’aperçoive, il n’en sort personne à qui elle n’ait parlé ; elle
n’a rien omis de ce qui pouvait intéresser tout le monde ;
elle n’a rien dit à chacun qui ne lui fût agréable ; et sans
rien troubler à l’ordre, le moindre de la compagnie n’est
695

pas plus oublié que le premier. On est servi, l’on se met à
table : l’homme, instruit des gens qui se conviennent, les
placera selon ce qu’il sait ; la femme, sans rien savoir, ne
s’y trompera pas ; elle aura déjà lu dans les yeux, dans le
maintien, toutes les convenances, et chacun se trouvera
placé comme il veut l’être. Je ne dis point qu’au service
personne n’est oublié. Le maître de la maison, en faisant la
ronde, aura pu n’oublier personne ; mais la femme devine
ce qu’on regarde avec plaisir et vous en offre ; en parlant à
son voisin elle a l’œil au bout de la table ; elle discerne
celui qui ne mange point parce qu’il n’a pas faim, et celui
qui n’ose se servir ou demander parce qu’il est maladroit
ou timide. En sortant de table, chacun croit qu’elle n’a
songé qu’à lui ; tous ne pensent pas qu’elle ait eu le temps
de manger un seul morceau ; mais la vérité est qu’elle a
mangé plus que personne.
Quand tout le monde est parti, l’on parle de ce qui s’est
passé. L’homme rapporte ce qu’on lui a dit, ce qu’on dit et
fait ceux avec lesquels il s’est entretenu. Si ce n’est pas
toujours là-dessus que la femme est plus exacte, en re-
vanche elle a vu ce qui s’est dit tout bas à l’autre bout de la
salle ; elle sait ce qu’un tel a pensé, à quoi tenait tel propos
ou tel geste ; il s’est fait à peine un mouvement expressif
dont elle n’ait l’interprétation toute prête, et presque tou-
jours conforme à la vérité.
Le même tour d’esprit qui fait exceller une femme du
monde dans l’art de tenir maison, fait exceller une co-
quette dans l’art d’amuser plusieurs soupirants. Le ma-
nège de la coquetterie exige un discernement encore plus
fin que celui de la politesse : car, pourvu qu’une femme
696

polie le soit envers tout le monde, elle a toujours assez
bien fait ; mais la coquette perdrait bientôt son empire par
cette uniformité maladroite ; à force de vouloir obliger
tous ses amants, elle les rebuterait tous. Dans la société,
les manières qu’on prend avec tous les hommes ne laissent
pas de plaire à chacun ; pourvu qu’on soit bien traité, l’on
y regarde pas de si près sur les préférences ; mais en
amour, une faveur qui n’est pas exclusive est une injure.
Un homme sensible aimerait cent fois mieux être seul
maltraité que caressé avec tous les autres, et ce qui lui
peut arriver de pis est de n’être point distingué. Il faut
donc qu’une femme qui veut conserver plusieurs amants
persuade à chacun d’eux qu’elle le préfère, et qu’elle le lui
persuade sous les yeux de tous les autres, à qui elle en
persuade autant sous les siens.
Voulez-vous voir un personnage embarrassé, placez un
homme entre deux femmes avec chacune desquelles il
aura des liaisons secrètes, puis observez quelle sotte figure
il y fera. Placez en même cas une femme entre deux
hommes, et sûrement l’exemple ne sera pas plus rare ;
vous serez émerveillé de l’adresse avec laquelle elle donne-
ra le change à tous deux, et fera que chacun se rira de
l’autre. Or, si cette femme leur témoignait la même con-
fiance et prenait avec eux la même familiarité, comment
seraient-ils un instant ses dupes ? En les traitant égale-
ment, ne montrerait-elle pas qu’ils ont les mêmes droits
sur elle ? Oh ! qu’elle s’y prend bien mieux que cela ! Loin
de les traiter de la même manière, elle affecte de mettre
entre eux de l’inégalité ; elle fait si bien que celui qu’elle
flatte croit que c’est par tendresse, et que celui qu’elle mal-
traite croit que c’est par dépit. Ainsi chacun, content de
697

son partage, la voit toujours s’occuper de lui, tandis qu’elle
ne s’occupe en effet que d’elle seule.
Dans le désir général de plaire, la coquetterie suggère
de semblables moyens : les caprices ne feraient que rebu-
ter, s’ils n’étaient sagement ménagés ; et c’est en les dis-
pensant avec art qu’elle en fait les plus fortes chaînes de
ses esclaves.
Usa ogn’arte la donna, onde sia colte
Nella sua rete alcun novello amante ;
Nè con tutti, nè sempre un stesso volto
Serba ; ma cangia a tempo atto e sem-
biante.
À quoi tient tout ce art, si ce n’est à des observations
fines et continuelles qui lui font voir à chaque instant ce
qui se passe dans les cœurs des hommes, et qui la dispo-
sent à porter à chaque mouvement secret qu’elle aperçoit
la force qu’il faut pour le suspendre ou l’accélérer ? Or, cet
art s’apprend-il ? Non ; il naît avec les femmes ; elles l’ont
toutes, et jamais les hommes ne l’ont eu au même degré.
Tel est un des caractères distinctifs du sexe. La présence
d’esprit, la pénétration, les observations fines sont la
science des femmes ; l’habileté de s’en prévaloir est leur
talent.
Voilà ce qui est, et l’on a vu pourquoi cela doit être. Les
femmes sont fausses, nous dit-on. Elles le deviennent. Le
don qui leur est propre est l’adresse et non pas la fausseté :
dans les vrais penchants de leur sexe, même en mentant,
698

elles ne sont point fausses. Pourquoi consultez-vous leur
bouche, quand ce n’est pas elle qui doit parler ? Consultez
leurs yeux, leur teint, leur respiration, leur air craintif, leur
molle résistance : voilà le langage que la nature leur donne
pour vous répondre. La bouche dit toujours non, et doit le
dire ; mais l’accent qu’elle y joint n’est pas toujours le
même, et cet accent ne sait point mentir. La femme n’a-t-
elle pas les mêmes besoins que l’homme, sans avoir le
même droit de les témoigner ? Son sort serait trop cruel,
si, même dans les désirs légitimes, elle n’avait un langage
équivalent à celui qu’elle n’ose tenir. Faut-il que sa pudeur
la rende malheureuse ? Ne lui faut-il pas un art de com-
muniquer ses penchants sans les découvrir ? De quelle
adresse n’a-t-elle pas besoin pour faire qu’on lui dérobe ce
qu’elle brûle d’accorder ! Combien ne lui importe-t-il point
d’apprendre à toucher le cœur de l’homme, sans paraître
songer à lui ! Quel discours charmant n’est-ce pas que la
pomme de Galatée et sa fuite maladroite ! Que faudra-t-il
qu’elle ajoute à cela ? Ira-t-elle dire au berger qui la suit
entre les saules qu’elle n’y fuit qu’à dessein de l’attirer ?
Elle mentirait, pour ainsi dire ; car alors elle ne l’attirerait
plus. Plus une femme a de réserve, plus elle doit avoir
d’art, même avec son mari. Oui, je soutiens qu’en tenant la
coquetterie dans ses limites, on la rend modeste et vraie,
on en fait une loi d’honnêteté.
La vertu est une, disait très bien un de mes adver-
saires ; on ne la décompose pas pour admettre une partie
et rejeter l’autre. Quand on l’aime, on l’aime dans toute
son intégrité ; et l’on refuse son cœur quand on peut, et
toujours sa bouche aux sentiments qu’on ne doit point
avoir. La vérité morale n’est pas ce qui est, mais ce qui est
699

bien ; ce qui est mal ne devrait point être, et ne doit point
être avoué, surtout quand cet aveu lui donne un effet qu’il
n’aurait pas eu sans cela. Si j’étais tenté de voler, et qu’en
le disant je tentasse un autre d’être mon complice, lui dé-
clarer ma tentation ne serait-ce pas y succomber ? Pour-
quoi dites-vous que la pudeur rend les femmes fausses ?
Celles qui la perdent le plus sont-elles au reste plus vraies
que les autres ? Tant s’en faut ; elles sont plus fausses
mille fois. On n’arrive à ce point de dépravation qu’à force
de vices, qu’on garde tous, et qui ne règnent qu’à la faveur
de l’intrigue et du mensonge114. Au contraire, celles qui
ont encore de la honte, qui ne s’enorgueillissent point de
leurs fautes, qui savent cacher leurs désirs à ceux mêmes
qui les inspirent, celles dont ils en arrachent les aveux avec
le plus de peine, sont d’ailleurs les plus vraies, les plus
sincères, les plus constantes dans tous leurs engagements,
et celles sur la foi desquelles on peut généralement le plus
compter.
Je ne sache que la seule mademoiselle de l’Enclos
qu’on ait pu citer pour exception connue à ces remarques.
114 Je sais que les femmes qui ont ouvertement pris leur parti
sur un certain point prétendent bien se faire valoir de cette fran-
chise, et jurent qu’à cela près il n’y a rien d’estimable qu’on ne
trouve en elles ; mais je sais bien aussi qu’elles n’ont jamais persua-
dé cela qu’à des sots. Le plus grand frein de leur sexe ôté, que reste-
t-il qui les retienne ? et de quel honneur feront-elles cas après avoir
renoncé à celui qui leur est propre ? Ayant mis une fois leurs pas-
sions à l’aise, elles n’ont plus aucun intérêt d’y résister : « Nec femi-
na, amissa pudicitia, alia abnuerit. » Jamais auteur connut-il
mieux le cœur humain dans les deux sexes que celui qui a dit cela ?
700

Aussi mademoiselle de l’Enclos a-t-elle passé pour un
prodige. Dans le mépris des vertus de son sexe, elle avait,
dit-on, conservé celles du nôtre : on vante sa franchise, sa
droiture, la sûreté de son commerce, sa fidélité dans
l’amitié ; enfin, pour achever le tableau de sa gloire, on dit
qu’elle s’était faite homme. À la bonne heure. Mais, avec
toute sa haute réputation, je n’aurais pas plus voulu de cet
homme-là pour mon ami que pour ma maîtresse.
Tout ceci n’est pas si hors de propos qu’il paraît être.
Je vois où tendent les maximes de la philosophie moderne
en tournant en dérision la pudeur du sexe et sa fausseté
prétendue ; et je vois que l’effet le plus assuré de cette phi-
losophie sera d’ôter aux femmes de notre siècle le peu
d’honneur qui leur est resté.
Sur ces considérations, je crois qu’on peut déterminer
en général quelle espèce de culture convient à l’esprit des
femmes, et sur quels objets on doit tourner leurs ré-
flexions dès leur jeunesse.
Je l’ai déjà dit, les devoirs de leur sexe sont plus aisés à
voir qu’à remplir. La première chose qu’elles doivent ap-
prendre est à les aimer par la considération de leurs avan-
tages ; c’est le seul moyen de les leur rendre faciles.
Chaque état et chaque âge a ses devoirs. On connaît bien-
tôt les siens pourvu qu’on les aime. Honorez votre état de
femme, et dans quelque rang que le ciel vous place, vous
serez toujours une femme de bien. L’essentiel est d’être ce
que nous fit la nature ; on n’est toujours que trop ce que
les hommes veulent que l’on soit.
701

La recherche des vérités abstraites et spéculatives, des
principes, des axiomes dans les sciences, tout ce qui tend à
généraliser les idées n’est point du ressort des femmes,
leurs études doivent se rapporter toutes à la pratique ;
c’est à elles à faire l’application des principes que l’homme
a trouvés, et c’est à elles de faire les observations qui mè-
nent l’homme à l’établissement des principes. Toutes les
réflexions des femmes en ce qui ne tient pas immédiate-
ment à leurs devoirs, doivent tendre à l’étude des hommes
ou aux connaissances agréables qui n’ont que le goût pour
objet ; car, quant aux ouvrages de génie, ils passent leur
portée ; elles n’ont pas non plus assez de justesse et
d’attention pour réussir aux sciences exactes, et, quant aux
connaissances physiques, c’est à celui des deux qui est le
plus agissant, le plus allant, qui voit le plus d’objets ; c’est
à celui qui a le plus de force et qui l’exerce davantage, à
juger des rapports des êtres sensibles et des lois de la na-
ture. La femme, qui est faible et qui ne voit rien au dehors,
apprécie et juge les mobiles qu’elle peut mettre en œuvre
pour suppléer à sa faiblesse, et ces mobiles sont les pas-
sions de l’homme. Sa mécanique à elle est plus forte que la
nôtre, tous ses leviers vont ébranler le cœur humain. Tout
ce que son sexe ne peut faire par lui-même, et qui lui est
nécessaire ou agréable, il faut qu’elle ait l’art de nous le
faire vouloir ; il faut donc qu’elle étudie à fond l’esprit de
l’homme, non par abstraction l’esprit de l’homme en géné-
ral, mais l’esprit des hommes qui l’entourent, l’esprit des
hommes auxquels elle est assujettie, soit par la loi, soit par
l’opinion. Il faut qu’elle apprenne à pénétrer leurs senti-
ments par leurs discours, par leurs actions, par leurs re-
gards, par leurs gestes. Il faut que, par ses discours, par
702

ses actions, par ses regards, par ses gestes, elle sache leur
donner les sentiments qu’il lui plaît, sans même paraître y
songer. Ils philosopheront mieux qu’elle sur le cœur hu-
main ; mais elle lira mieux qu’eux dans le cœur des
hommes. C’est aux femmes à trouver pour ainsi dire la
morale expérimentale, à nous à la réduire en système. La
femme a plus d’esprit, et l’homme plus de génie ; la femme
observe, et l’homme raisonne : de ce concours résultent la
lumière la plus claire et la science la plus complète que
puisse acquérir de lui-même l’esprit humain, la plus sûre
connaissance, en un mot, de soi et des autres qui soit à la
portée de notre espèce. Et voilà comment l’art peut tendre
incessamment à perfectionner l’instrument donné par la
nature.
Le monde est le livre des femmes : quand elles y lisent
mal, c’est leur faute ; ou quelque passion les aveugle. Ce-
pendant la véritable mère de famille, loin d’être une
femme du monde, n’est guère moins recluse dans sa mai-
son que la religieuse dans son cloître. Il faudrait donc
faire, pour les jeunes personnes qu’on marie, comme on
fait ou comme on doit faire pour celles qu’on met dans des
couvents : leur montrer les plaisirs qu’elles quittent avant
de les y laisser renoncer, de peur que la fausse image de
ces plaisirs qui leur sont inconnus ne vienne un jour éga-
rer leurs cœurs et troubler le bonheur de leur retraite. En
France les filles vivent dans des couvents, et les femmes
courent le monde. Chez les anciens, c’était tout le con-
traire ; les filles avaient, comme je l’ai dit, beaucoup de
jeux et de fêtes publiques ; les femmes vivaient retirées.
Cet usage était plus raisonnable et maintenait mieux les
mœurs. Une sorte de coquetterie est permise aux filles à
703

marier ; s’amuser est leur grande affaire. Les femmes ont
d’autres soins chez elles, et n’ont plus de maris à cher-
cher ; mais elles ne trouveraient pas leur compte à cette
réforme, et malheureusement elles donnent le ton. Mères,
faites du moins vos compagnes de vos filles. Donnez-leur
un sens droit et une âme honnête, puis ne leur cachez rien
de ce qu’un œil chaste peut regarder. Le bal, les festins, les
jeux, même le théâtre, tout ce qui, mal vu, fait le charme
d’une imprudente jeunesse, peut être offert sans risque à
des yeux sains. Mieux elles verront ces bruyants plaisirs,
plus tôt elles en seront dégoûtées.
J’entends la clameur qui s’élève contre moi. Quelle fille
résiste à ce dangereux exemple ? À peine ont-elles vu le
monde que la tête leur tourne à toutes ; pas une d’elles ne
veut le quitter. Cela peut être : mais, avant de leur offrir ce
tableau trompeur, les avez-vous bien préparées à le voir
sans émotion ? Leur avez-vous bien annoncé les objets
qu’il représente ? Les leur avez-vous bien peints tels qu’ils
sont ? Les avez-vous bien armées contre les illusions de la
vanité ? Avez-vous porté dans leur jeune cœur le goût des
vrais plaisirs qu’on ne trouve point dans ce tumulte ?
Quelles précautions, quelles mesures avez-vous prises
pour les préserver du faux goût qui les égare ? Loin de rien
opposer dans leur esprit à l’empire des préjugés publics,
vous les avez nourris ; vous leur avez fait aimer d’avance
tous les frivoles amusements qu’elles trouvent. Vous les
leur faites aimer encore en s’y livrant. De jeunes per-
sonnes entrant dans le monde n’ont d’autre gouvernante
que leur mère, souvent plus folle qu’elles, et qui ne peut
leur montrer les objets autrement qu’elle ne les voit. Son
exemple, plus fort que la raison même, les justifie à leurs
704

propres yeux, et l’autorité de la mère est pour la fille une
excuse sans réplique. Quand je veux qu’une mère intro-
duise sa fille dans le monde, c’est en supposant qu’elle le
lui fera voir tel qu’il est.
Le mal commence plus tôt encore. Les couvents sont
de véritables écoles de coquetterie, non de cette coquette-
rie honnête dont j’ai parlé, mais de celle qui produit tous
les travers des femmes et fait les plus extravagantes petites
maîtresses. En sortant de là pour entrer tout d’un coup
dans des sociétés bruyantes, de jeunes femmes s’y sentent
d’abord à leur place. Elles ont été élevées pour y vivre ;
faut-il s’étonner qu’elles s’y trouvent bien ? Je n’avancerai
point ce que je vais dire sans crainte de prendre un préju-
gé pour une observation ; mais il me semble qu’en général,
dans les pays protestants, il y a plus d’attachement de fa-
mille, de plus dignes épouses et de plus tendres mères que
dans les pays catholiques ; et, si cela est, on ne peut douter
que cette différence ne soit due en partie à l’éducation des
couvents.
Pour aimer la vie paisible et domestique il faut la con-
naître ; il faut en avoir senti les douceurs dès l’enfance. Ce
n’est que dans la maison paternelle qu’on prend du goût
pour sa propre maison, et toute femme que sa mère n’a
point élevée n’aimera point élever ses enfants. Malheureu-
sement il n’y a plus d’éducation privée dans les grandes
villes. La société y est si générale et si mêlée, qu’il ne reste
plus d’asile pour la retraite, et qu’on est en public jusque
chez soi. À force de vivre avec tout le monde, on n’a plus
de famille ; à peine connaît-on ses parents : on les voit en
étrangers ; et la simplicité des mœurs domestiques s’éteint
705

avec la douce familiarité qui en faisait le charme. C’est
ainsi qu’on suce avec le lait le goût des plaisirs du siècle et
des maximes qu’on y voit régner.
On oppose aux filles une gêne apparente pour trouver
des dupes qui les épousent sur leur maintien. Mais étudiez
un moment ces jeunes personnes ; sous un air contraint
elles déguisent mal la convoitise qui les dévore, et déjà on
lit dans leurs yeux l’ardent désir d’imiter leurs mères. Ce
qu’elles convoitent n’est pas un mari, mais la licence du
mariage. Qu’a-t-on besoin d’un mari, avec tant de res-
sources pour s’en passer ? Mais on a besoin d’un mari
pour couvrir ces ressources115. La modestie est sur leur
visage, et le libertinage est au fond de leur cœur : cette
feinte modestie elle-même en est un signe ; elles ne
l’affectent que pour pouvoir s’en débarrasser plus tôt.
Femmes de Paris et de Londres, pardonnez-le-moi, je vous
supplie. Nul séjour n’exclut les miracles ; mais pour moi je
n’en connais point ; et si une seule d’entre vous a l’âme
vraiment honnête, je n’entends rien à vos institutions.
Toutes ces éducations diverses livrent également de
jeunes personnes au goût des plaisirs du monde, et aux
passions qui naissent bientôt de ce goût. Dans les grandes
villes la dépravation commence avec la vie, et dans les
petites elle commence avec la raison. De jeunes provin-
115 La voie de l’homme dans sa jeunesse était une des quatre
choses que le sage ne pouvait comprendre ; la cinquième était
l’impudence de la femme adultère. « Quae comedit, et tergens os
suum dicit : Non sum operata malum. » Proverbes xxx, 20.
706

ciales, instruites à mépriser l’heureuse simplicité de leurs
mœurs, s’empressent à venir à Paris partager la corruption
des nôtres ; les vices, ornés du beau nom de talents, sont
l’unique objet de leur voyage ; et, honteuses en arrivant de
se trouver si loin de la noble licence des femmes du pays,
elles ne tardent pas à mériter d’être aussi de la capitale.
Où commence le mal, à votre avis ? dans les lieux où on le
projette, ou dans ceux où on l’accomplit ?
Je ne veux pas que de la province une mère sensée
amène sa fille à Paris pour lui montrer ces tableaux si per-
nicieux pour d’autres ; mais je dis que quand cela serait,
ou cette fille est mal élevée, ou ces tableaux seront peu
dangereux pour elle. Avec du goût, du sens et l’amour des
choses honnêtes, on ne les trouve pas si attrayants qu’ils le
sont pour ceux qui s’en laissent charmer. On remarque à
Paris les jeunes écervelées qui viennent se hâter de pren-
dre le ton du pays, et se mettre à la mode six mois durant
pour se faire siffler le reste de leur vie ; mais qui est-ce qui
remarque celles, qui, rebutées de tout ce fracas, s’en re-
tournent dans leur province, contentes de leur sort, après
l’avoir comparé à celui qu’envient les autres ? Combien j’ai
vu de jeunes femmes, amenées dans la capitale par des
maris, complaisants et maîtres de s’y fixer, les en détour-
ner elles-mêmes, repartir plus volontiers qu’elles n’étaient
venues, et dire avec attendrissement la veille de leur dé-
part : Ah ! retournons dans notre chaumière, on y vit plus
heureux que dans les palais d’ici ! On ne sait pas combien
il reste encore de bonnes gens qui n’ont point fléchi le
genou devant l’idole, et qui méprisent son culte insensé. Il
n’y a de bruyantes que les folles ; les femmes sages ne font
point de sensation.
707

Que si, malgré la corruption générale, malgré les pré-
jugés universels, malgré la mauvaise éducation des filles,
plusieurs gardent encore un jugement à l’épreuve, que
sera-ce quand ce jugement aura été nourri par des instruc-
tions convenables, ou, pour mieux dire, qu’on ne l’aura
point altéré par des instructions vicieuses ? car tout con-
siste toujours à conserver ou rétablir les sentiments natu-
rels. Il ne s’agit point pour cela d’ennuyer de jeunes filles
de vos longs prônes, ni de leur débiter vos sèches morali-
tés. Les moralités pour les deux sexes sont la mort de toute
bonne éducation. De tristes leçons ne sont bonnes qu’à
faire prendre en haine et ceux qui les donnent et tout ce
qu’ils disent. Il ne s’agit point, en parlant à de jeunes per-
sonnes, de leur faire peur de leurs devoirs, ni d’aggraver le
joug qui leur est imposé par la nature. En leur exposant
ces devoirs, soyez précise et facile ; ne leur laissez pas
croire qu’on est chagrine quand on les remplit ; point d’air
fâché, point de morgue. Tout ce qui doit passer au cœur
doit en sortir ; leur catéchisme de morale doit être aussi
court et aussi clair que leur catéchisme de religion, mais il
ne doit pas être aussi grave. Montrez-leur dans les mêmes
devoirs la source de leurs plaisirs et le fondement de leurs
droits. Est-il si pénible d’aimer pour être aimée, de se
rendre aimable pour être heureuse, de se rendre estimable
pour être obéie, de s’honorer pour se faire honorer ? Que
ces droits sont beaux ! qu’ils sont respectables ! qu’ils sont
chers au cœur de l’homme quand la femme sait les faire
valoir ! Il ne faut point attendre les ans ni la vieillesse pour
en jouir. Son empire commence avec ses vertus ; à peine
ses attraits se développent, qu’elle règne déjà par la dou-
ceur de son caractère et rend sa modestie imposante. Quel
708

homme insensible et barbare n’adoucit pas sa fierté et ne
prend pas des manières plus attentives près d’une fille de
seize ans, aimable et sage, qui parle peu, qui écoute, qui
met de la décence dans son maintien et de l’honnêteté
dans ses propos, à qui sa beauté ne fait oublier ni son sexe
ni sa jeunesse, qui sait intéresser par sa timidité même, et
s’attirer le respect qu’elle porte à tout le monde ?
Ces témoignages, bien qu’extérieurs, ne sont point fri-
voles ; ils ne sont point fondés seulement sur l’attrait des
sens ; ils partent de ce sentiment intime que nous avons
tous, que les femmes sont les juges naturels du mérite des
hommes. Qui est-ce qui veut être méprisé des femmes ?
personne au monde, non pas même celui qui ne veut plus
les aimer. Et moi, qui leur dis des vérités si dures, croyez-
vous que leurs jugements me soient indifférents ? Non ;
leurs suffrages me sont plus chers que les vôtres, lecteurs,
souvent plus femmes qu’elles. En méprisant leurs mœurs,
je veux encore honorer leur justice : peu m’importe
qu’elles me haïssent, si je les force à m’estimer.
Que de grandes choses on ferait avec ce ressort, si l’on
savait le mettre en œuvre ? Malheur au siècle où les
femmes perdent leur ascendant et où leurs jugements ne
font plus rien aux hommes ! c’est le dernier degré de la
dépravation. Tous les peuples qui ont eu des mœurs ont
respecté les femmes. Voyez Sparte, voyez les Germains,
voyez Rome, Rome le siège de la gloire et de la vertu, si
jamais elles en eurent un sur la terre. C’est là que les
femmes honoraient les exploits des grands généraux,
qu’elles pleuraient publiquement les pères de la patrie,
que leurs vœux ou leurs deuils étaient consacrés comme le
709

plus solennel jugement de la république. Toutes les
grandes révolutions y vinrent des femmes : par une femme
Rome acquit la liberté, par une femme les plébéiens obtin-
rent le consultat, par une femme finit la tyrannie des dé-
cemvirs, par les femmes Rome assiégée fut sauvée des
mains d’un proscrit. Galants Français, qu’eussiez-vous dit
en voyant passer cette procession si ridicule à vos yeux
moqueurs ? Vous l’eussiez accompagnée de vos huées. Que
nous voyons d’un œil différent les mêmes objets ! et peut-
être avons-nous tous raison. Formez ce cortège de belles
dames françaises, je n’en connais point de plus indécent :
mais composez-le de Romaines, vous aurez tous les yeux
des Volsques et le cœur de Coriolan.
Je dirai davantage, et je soutiens que la vertu n’est pas
moins favorable à l’amour qu’aux autres droits de la na-
ture, et que l’autorité des maîtresses n’y gagne pas moins
que celle des femmes et des mères. Il n’y a point de véri-
table amour sans enthousiasme, et point d’enthousiasme
sans un objet de perfection réel ou chimérique, mais tou-
jours existant dans l’imagination. De quoi s’enflammeront
des amants pour qui cette perfection n’est plus rien, et qui
ne voient dans ce qu’ils aiment que l’objet du plaisir des
sens ? Non, ce n’est pas ainsi que l’âme s’échauffe et se
livre à ces transports sublimes qui font le délire des
amants et le charme de leur passion. Tout n’est qu’illusion
dans l’amour, je l’avoue ; mais ce qui est réel, ce sont les
sentiments dont il nous anime pour le vrai beau qu’il nous
fait aimer. Ce beau n’est point dans l’objet qu’on aime, il
est l’ouvrage de nos erreurs. Eh ! qu’importe ? En sacrifie-
t-on moins tous ses sentiments bas à ce modèle imagi-
naire ? En pénètre-t-on moins son cœur des vertus qu’on
710

prête à ce qu’il chérit ? S’en détache-t-on moins de la bas-
sesse du moi humain ? Où est le véritable amant qui n’est
pas prêt à immoler sa vie à sa maîtresse ? et où est la pas-
sion sensuelle et grossière dans un homme qui veut mou-
rir ? Nous nous moquons des paladins ? c’est qu’ils con-
naissaient l’amour, et que nous ne connaissons plus que la
débauche. Quand ces maximes romanesques commencè-
rent à devenir ridicules, ce changement fut moins
l’ouvrage de la raison que celui des mauvaises mœurs.
Dans quelque siècle que ce soit, les relations naturelles
ne changent point, la convenance ou disconvenance qui en
résulte reste la même, les préjugés sous le vain nom de
raison n’en changent que l’apparence. Il sera toujours
grand et beau de régner sur soi, fût-ce pour obéir à des
opinions fantastiques ; et les vrais motifs d’honneur parle-
ront toujours au cœur de toute femme de jugement qui
saura chercher dans son état le bonheur de la vie. La chas-
teté doit être surtout une vertu délicieuse pour une belle
femme qui a quelque élévation dans l’âme. Tandis qu’elle
voit toute la terre à ses pieds, elle triomphe de tout et
d’elle-même : elle s’élève dans son propre cœur un trône
auquel tout vient rendre hommage ; les sentiments,
tendres ou jaloux, mais toujours respectueux des deux
sexes, l’estime universelle et la sienne propre, lui payent
sans cesse en tribut de gloire les combats de quelques ins-
tants. Les privations sont passagères, mais le prix en est
permanent. Quelle jouissance pour une âme noble, que
l’orgueil de la vertu jointe à la beauté ! Réalisez une hé-
roïne de roman, elle goûtera des voluptés plus exquises
que les Laïs et les Cléopâtre ; et quand sa beauté ne sera
711

plus, sa gloire et ses plaisirs resteront encore ; elle seule
saura jouir du passé.
Plus les devoirs sont grands et pénibles, plus les rai-
sons sur lesquelles on les fonde doivent être sensibles et
fortes. Il y a un certain langage dévot dont, sur les sujets
les plus graves, on rebat les oreilles des jeunes personnes
sans produire la persuasion. De ce langage trop dispropor-
tionné à leurs idées, et du peu de cas qu’elles en font en
secret, naît la facilité de céder à leur penchants, faute de
raisons d’y résister tirées des choses mêmes. Une fille éle-
vée sagement et pieusement a sans doute de fortes armes
contre les tentations ; mais celle dont on nourrit unique-
ment le cœur ou plutôt les oreilles du jargon de la dévotion
devient infailliblement la proie du premier séducteur
adroit qui l’entreprend. Jamais une jeune et belle per-
sonne ne méprisera son corps, jamais elle ne s’affligera de
bonne foi des grands péchés que sa beauté fait com-
mettre ; jamais elle ne pleurera sincèrement et devant
Dieu d’être un objet de convoitise, jamais elle ne pourra
croire en elle-même que le plus doux sentiment du cœur
soit une invention de Satan. Donnez-lui d’autres raisons
en dedans et pour elle-même, car celles-là ne pénétreront
pas. Ce sera pis encore si l’on met, comme on n’y manque
guère, de la contradiction dans ses idées, et qu’après
l’avoir humiliée en avilissant son corps et ses charmes
comme la souillure du péché, on lui fasse ensuite respecter
comme le temple de Jésus-Christ ce même corps qu’on lui
a rendu si méprisable. Les idées trop sublimes et trop
basses sont également insuffisantes et ne peuvent
s’associer : il faut une raison à la portée du sexe et de l’âge.
712

La considération du devoir n’a de force qu’autant qu’on y
joint des motifs qui nous portent à le remplir.
Quae quia non liceat non facit, illa facit.
On ne se douterait pas que c’est Ovide qui porte un ju-
gement si sévère.
Voulez-vous donc inspirer l’amour des bonnes mœurs
aux jeunes personnes ; sans leur dire incessamment :
Soyez sages, donnez-leur un grand intérêt à l’être ; faites-
leur sentir tout le prix de la sagesse, et vous la leur ferez
aimer. Il ne suffit pas de prendre cet intérêt au loin dans
l’avenir, montrez-le-leur dans le moment même, dans les
relations de leur âge, dans le caractère de leurs amants.
Dépeignez-leur l’homme de bien, l’homme de mérite ;
apprenez-leur à le reconnaître, à l’aimer, et à l’aimer pour
elles ; prouvez-leur qu’amies, femmes, ou maîtresses, cet
homme seul peut les rendre heureuses. Amenez la vertu
par la raison ; faites-leur sentir que l’empire de leur sexe et
tous ses avantages ne tiennent pas seulement à sa bonne
conduite, à ses mœurs, mais encore à celles des hommes ;
quelles ont peu de prise sur des âmes viles et basses, et
qu’on ne sait servir sa maîtresse que comme on sait servir
la vertu. Soyez sûr qu’alors, en leur dépeignant les mœurs
de nos jours, vous leur en inspirerez un dégoût sincère ; en
leur montrant les gens à la mode, vous les leur ferez mé-
priser ; vous ne leur donnerez qu’éloignement pour leurs
maximes, aversion pour leurs sentiments, dédain pour
leurs vaines galanteries ; vous leur ferez naître une ambi-
tion plus noble, celle de régner sur des âmes grandes et
fortes, celle des femmes de Sparte, qui était de comman-
der à des hommes. Une femme hardie, effrontée, intri-
713

gante, qui ne sait attirer ses amants que par la coquetterie,
ni les conserver que par les faveurs, les fait obéir comme
des valets dans les choses serviles et communes : dans les
choses importantes et graves elle est sans autorité sur eux.
Mais la femme à la fois honnête, aimable et sage, celle qui
force les siens à la respecter, celle qui a de la réserve et de
la modestie, celle en un mot qui soutient l’amour par
l’estime, les envoie d’un signe au bout du monde, au com-
bat, à la gloire, à la mort, où il lui plaît116. Cet empire est
beau, ce me semble, et vaut bien la peine d’être acheté.
Voilà dans quel esprit Sophie a été élevée, avec plus de
soin que de peine, et plutôt en suivant son goût qu’en le
gênant. Disons maintenant un mot de sa personne, selon
le portrait que j’en ai fait à Émile, et selon qu’il imagine
lui-même l’épouse qui peut le rendre heureux.
Je ne redirai jamais trop que je laisse à part les pro-
diges. Émile n’en est pas un, Sophie n’en est pas un non
plus. Émile est homme, et Sophie est femme ; voilà toute
116 Brantôme dit que, du temps de François Ier, une jeune per-
sonne ayant un amant babillard lui imposa un silence absolu et
illimité, qu’il garda si fidèlement deux ans entiers, qu’on le crut
devenu muet par maladie. Un jour, en pleine assemblée, sa maî-
tresse qui, dans ces temps où l’amour se faisait avec mystère, n’était
point connue pour telle, se vanta de le guérir sur-le-champ, et le fit
avec ce seul mot : Parlez. N’y a-t-il pas quelque chose de grand et
d’héroïque dans cet amour-là ? Qu’eut fait de plus la philosophie de
Pythagore avec tout son faste ? N’imaginerait-on pas une divinité
donnant à un mortel, d’un seul mot, l’organe de la parole ? Quelle
femme aujourd’hui pourrait compter sur un pareil silence un seul
jour, dût-elle le payer de tout le prix qu’elle y peut mettre ?
714

leur gloire. Dans la confusion des sexes qui règne entre
nous, c’est presque un prodige d’être du sien.
Sophie est bien née, elle est d’un bon naturel ; elle a le
cœur très sensible, et cette extrême sensibilité lui donne
quelquefois une activité d’imagination difficile à modérer.
Elle a l’esprit moins juste que pénétrant, l’humeur facile et
pourtant inégale, la figure commune, mais agréable, une
physionomie qui promet une âme et qui ne ment pas ; on
peut l’aborder avec indifférence, mais non pas la quitter
sans émotion. D’autres ont de bonnes qualités qui lui
manquent ; d’autres ont à plus grande mesure celles
qu’elle a ; mais nulle n’a des qualités mieux assorties pour
faire un heureux caractère. Elle sait tirer parti de ses dé-
fauts mêmes ; et si elle était plus parfaite, elle plairait
beaucoup moins.
Sophie n’est pas belle ; mais auprès d’elle les hommes
oublient les belles femmes, et les belles femmes sont mé-
contentes d’elles-mêmes. À peine est-elle jolie au premier
aspect ; mais plus on la voit et plus elle s’embellit ; elle
gagne où tant d’autres perdent ; et ce qu’elle gagne, elle ne
le perd plus. On peut avoir de plus beaux yeux, une plus
belle bouche, une figure plus imposante ; mais on ne sau-
rait avoir une taille mieux prise, un plus beau teint, une
main plus blanche, un pied plus mignon, un regard plus
doux, une physionomie plus touchante. Sans éblouir elle
intéresse ; elle charme, et l’on ne saurait dire pourquoi.
Sophie aime la parure et s’y connaît ; sa mère n’a point
d’autre femme de chambre qu’elle ; elle a beaucoup de
goût pour se mettre avec avantage ; mais elle hait les
715

riches habillements ; on voit toujours dans le sien la sim-
plicité jointe à l’élégance ; elle n’aime point ce qui brille,
mais ce qui sied. Elle ignore quelles sont les couleurs à la
mode, mais elle sait à merveille celles qui lui sont favo-
rables. Il n’y a pas une jeune personne qui paraisse mise
avec moins de recherche et dont l’ajustement soit plus
recherché ; pas une pièce du sien n’est prise au hasard, et
l’art ne paraît dans aucune. Sa parure est très modeste en
apparence, très coquette en effet ; elle n’étale point ses
charmes ; elle les couvre, mais en les couvrant elle sait les
faire imaginer. En la voyant on dit : Voilà une fille mo-
deste et sage ; mais tant qu’on reste auprès d’elle, les yeux
et le cœur errent sur toute sa personne sans qu’on puisse
les en détacher, et l’on dirait que tout cet ajustement si
simple n’est mis à sa place que pour en être ôté pièce à
pièce par l’imagination.
Sophie a des talents naturels ; elle les sent, et ne les a
pas négligés : mais n’ayant pas été à portée de mettre
beaucoup d’art à leur culture, elle s’est contentée d’exercer
sa jolie voix à chanter juste et avec goût, ses petits pieds à
marcher légèrement, facilement, avec grâce, à faire la ré-
vérence en toutes sortes de situations sans gène et sans
maladresse. Du reste, elle n’a eu de maître à chanter que
son père, de maîtresse à danser que sa mère ; et un orga-
niste du voisinage lui a donné sur le clavecin quelques
leçons d’accompagnement qu’elle a depuis cultivé seule.
D’abord elle ne songeait qu’à faire paraître sa main avec
avantage sur ces touches noires, ensuite elle trouva que le
son aigre et sec du clavecin rendait plus doux le son de la
voix ; peu à peu elle devint sensible à l’harmonie ; enfin,
en grandissant, elle a commencé de sentir les charmes de
716

l’expression, et d’aimer la musique pour elle-même. Mais
c’est un goût plutôt qu’un talent ; elle ne sait point déchif-
frer un air sur la note.
Ce que Sophie sait le mieux, et qu’on lui a fait ap-
prendre avec le plus de soin, ce sont les travaux de son
sexe, même ceux dont on ne s’avise point, comme de tail-
ler et coudre ses robes. Il n’y a pas un ouvrage à l’aiguille
qu’elle ne sache faire, et qu’elle ne fasse avec plaisir ; mais
le travail qu’elle préfère à tout autre est la dentelle, parce
qu’il n’y en a pas un qui donne une attitude plus agréable,
et où les doigts s’exercent avec plus de grâce et de légèreté.
Elle s’est appliquée aussi à tous les détails du ménage. Elle
entend la cuisine et l’office ; elle sait le prix des denrées ;
elle en connaît les qualités ; elle sait fort bien tenir les
comptes ; elle sert de maître d’hôtel à sa mère. Faite pour
être un jour mère de famille elle-même, en gouvernant la
maison paternelle, elle apprend à gouverner la sienne ;
elle peut suppléer aux fonctions des domestiques, et le fait
toujours volontiers. On ne sait jamais bien commander
que ce qu’on sait exécuter soi-même : c’est la raison de sa
mère pour l’occuper ainsi. Pour Sophie, elle ne va pas si
loin ; son premier devoir est celui de fille, et c’est mainte-
nant le seul qu’elle songe à remplir. Son unique vue est de
servir sa mère, et de la soulager d’une partie de ses soins.
Il est pourtant vrai qu’elle ne les remplit pas tous avec un
plaisir égal. Par exemple, quoiqu’elle soit gourmande, elle
n’aime pas la cuisine ; le détail en a quelque chose qui la
dégoûte ; elle n’y trouve jamais assez de propreté. Elle est
là-dessus d’une délicatesse extrême, et cette délicatesse
poussée à l’excès est devenue un de ses défauts : elle lais-
serait plutôt aller tout le dîner par le feu, que de tacher sa
717

manchette. Elle n’a jamais voulu de l’inspection du jardin
par la même raison. La terre lui paraît malpropre ; sitôt
qu’elle voit du fumier, elle croit en sentir l’odeur.
Elle doit ce défaut aux leçons de sa mère. Selon elle,
entre les devoirs de la femme, un des premiers est la pro-
preté ; devoir spécial, indispensable, imposé par la nature.
Il n’y a pas au monde un objet plus dégoûtant qu’une
femme malpropre, et le mari qui s’en dégoûte n’a jamais
tort. Elle a tant prêché ce devoir à sa fille dès son enfance,
elle en a tant exigé de propreté sur sa personne, tant pour
ses hardes, pour son appartement, pour son travail, pour
sa toilette, que toutes ces attentions, tournées en habitude
prennent une assez grande partie de son temps et prési-
dent encore à l’autre : en sorte que bien faire ce qu’elle fait
n’est que le second de ses soins ; le premier est toujours de
le faire proprement.
Cependant tout cela n’a point dégénéré en vaine affec-
tation ni en mollesse ; les raffinements du luxe n’y sont
pour rien. Jamais il n’entra dans son appartement que de
l’eau simple ; elle ne connaît d’autre parfum que celui des
fleurs, et jamais son mari n’en respirera de plus doux que
son haleine. Enfin l’attention qu’elle donne à l’extérieur ne
lui fait pas oublier qu’elle doit sa vie et son temps à des
soins plus nobles ; elle ignore ou dédaigne cette excessive
propreté du corps qui souille l’âme ; Sophie est bien plus
que propre, elle est pure.
J’ai dit que Sophie était gourmande. Elle l’était natu-
rellement ; mais elle est devenue sobre par habitude, et
maintenant elle l’est par vertu. Il n’en est pas des filles
718

comme des garçons, qu’on peut jusqu’à certain point gou-
verner par la gourmandise. Ce penchant n’est point sans
conséquence pour le sexe ; il est trop dangereux de le lui
laisser. La petite Sophie, dans son enfance, entrant seule
dans le cabinet de sa mère, n’en revenait pas toujours à
vide, et n’était pas d’une fidélité à toute épreuve sur les
dragées et sur les bonbons. Sa mère la surprit, la reprit, la
punit, la fit jeûner. Elle vint enfin à bout de lui persuader
que les bonbons gâtaient les dents, et que de trop manger
grossissait la taille. Ainsi Sophie se corrigea : en grandis-
sant elle a pris d’autres goûts qui l’ont détournée de cette
sensualité basse. Dans les femmes comme dans les
hommes, sitôt que le cœur s’anime, la gourmandise n’est
plus un vice dominant. Sophie a conservé le goût propre
de son sexe ; elle aime le laitage et les sucreries ; elle aime
la pâtisserie et les entremets, mais fort peu la viande ; elle
n’a jamais goûté ni vin ni liqueurs fortes : au surplus, elle
mange de tout très modérément ; son sexe, moins labo-
rieux que le nôtre, a moins besoin de réparation. En toute
chose, elle aime ce qui est bon et le sait goûter ; elle sait
aussi s’accommoder de ce qui ne l’est pas, sans que cette
privation lui coûte.
Sophie a l’esprit agréable sans être brillant, et solide
sans être profond ; un esprit dont on ne dit rien, parce
qu’on ne lui en trouve jamais ni plus ni moins qu’à soi.
Elle a toujours celui qui plaît aux gens qui lui parlent,
quoiqu’il ne soit pas fort orné, selon l’idée que nous avons
de la culture de l’esprit des femmes ; car le sien ne s’est
point formé par la lecture, mais seulement par les conver-
sations de son père et de sa mère, par ses propres ré-
flexions, et par les observations qu’elle a faites dans le peu
719

de monde qu’elle a vu. Sophie a naturellement de la gaieté,
elle était même folâtre dans son enfance ; mais peu à peu
sa mère a pris soin de réprimer ses airs évaporés, de peur
que bientôt un changement trop subit n’instruisît du mo-
ment qui l’avait rendu nécessaire. Elle est donc devenue
modeste et réservée même avant le temps de l’être ; et
maintenant que ce temps est venu, il lui est plus aisé de
garder le ton qu’elle a pris, qu’il ne lui serait de le prendre
sans indiquer la raison de ce changement. C’est une chose
plaisante de la voir se livrer quelquefois par un reste
d’habitude à des vivacités de l’enfance, puis tout d’un coup
rentrer en elle-même, se taire, baisser les yeux et rougir : il
faut bien que le terme intermédiaire entre les deux âges
participe un peu de chacun des deux.
Sophie est d’une sensibilité trop grande pour conserver
une parfaite égalité d’humeur, mais elle a trop de douceur
pour que cette sensibilité soit fort importune aux autres ;
c’est à elle seule qu’elle fait du mal. Qu’on dise un seul mot
qui la blesse, elle ne boude pas, mais son cœur se gonfle ;
elle tâche de s’échapper pour aller pleurer. Qu’au milieu
de ses pleurs son père ou sa mère la rappelle, et dise un
seul mot, elle vient à l’instant jouer et rire en s’essuyant
adroitement les yeux et tâchant d’étouffer ses sanglots.
Elle n’est pas non plus tout à fait exempte de caprice :
son humeur un peu trop poussée dégénère en mutinerie,
et alors elle est sujette à s’oublier. Mais laissez-lui le temps
de revenir à elle, et sa manière d’effacer son tort lui en fera
presque un mérite. Si on la punit, elle est docile et sou-
mise, et l’on voit que sa honte ne vient pas tant du châti-
ment que de la faute. Si on ne lui dit rien, jamais elle ne
720

manque de la réparer d’elle-même, mais si franchement et
de si bonne grâce, qu’il n’est pas possible d’en garder la
rancune. Elle baiserait la terre devant le dernier domes-
tique, sans que cet abaissement lui fît la moindre peine ; et
sitôt qu’elle est pardonnée, sa joie et ses caresses montrent
de quel poids son bon cœur est soulagé. En un mot, elle
souffre avec patience les torts des autres, et répare avec
plaisir les siens. Tel est l’aimable naturel de son sexe avant
que nous l’ayons gâté. La femme est faite pour céder à
l’homme et pour supporter même son injustice. Vous ne
réduirez jamais les jeunes garçons au même point ; le sen-
timent intérieur s’élève et se révolte en eux contre
l’injustice ; la nature ne les fit pas pour la tolérer.
Gravem
Pelidae stomachum cedere nescii.
Sophie a de la religion, mais une religion raisonnable
et simple, peu de dogmes et moins de pratiques de dévo-
tion ; ou plutôt ne connaissant de pratique essentielle que
la morale, elle dévoue sa vie entière à servir Dieu en fai-
sant le bien. Dans toutes les instructions que ses parents
lui ont données sur ce sujet, ils l’ont accoutumée à une
soumission respectueuse, en lui disant toujours : « Ma
fille, ces connaissances ne sont pas de votre âge ; votre
mari vous en instruira quand il sera temps. » Du reste, au
lieu de longs discours de piété, ils se contentent de la lui
prêcher par leur exemple, et cet exemple est gravé dans
son cœur.
Sophie aime la vertu ; cet amour est devenu sa passion
dominante. Elle l’aime, parce qu’il n’y a rien de si beau que
721

la vertu ; elle l’aime, parce que la vertu fait la gloire de la
femme, et qu’une femme vertueuse lui paraît presque
égale aux anges ; elle l’aime comme la seule route du vrai
bonheur, et parce qu’elle ne voit que misère, abandon,
malheur, opprobre, ignominie, dans la vie d’une femme
déshonnête ; elle l’aime enfin comme chère à son respec-
table père, à sa tendre et digne mère : non contents d’être
heureux de leur propre vertu, ils veulent l’être aussi de la
sienne, et son premier bonheur à elle-même est l’espoir de
faire le leur. Tous ces sentiments lui inspirent un enthou-
siasme qui lui élève l’âme et tient tous ses petits penchants
asservis à une passion si noble. Sophie sera chaste et hon-
nête jusqu’à son dernier soupir ; elle l’a juré dans le fond
de son âme, et elle l’a juré dans un temps où elle sentait
déjà tout ce qu’un tel serment coûte à tenir ; elle l’a juré
quand elle en aurait dû révoquer l’engagement, si ses sens
étaient faits pour régner sur elle.
Sophie n’a pas le bonheur d’être une aimable Fran-
çaise, froide par tempérament et coquette par vanité, vou-
lant plutôt briller que plaire, cherchant l’amusement et
non le plaisir. Le seul besoin d’aimer la dévore, il vient la
distraire et troubler son cœur dans les fêtes ; elle a perdu
son ancienne gaieté ; les folâtres jeux ne sont plus faits
pour elle ; loin de craindre l’ennui de la solitude, elle la
cherche ; elle y pense à celui qui doit la lui rendre douce :
tous les indifférents l’importunent ; il ne lui faut pas une
cour, mais un amant ; elle aime mieux plaire à un seul
honnête homme, et lui plaire toujours, que d’élever en sa
faveur le cri de la mode, qui dure un jour, et le lendemain
se change en huée.
722

Les femmes ont le jugement plus tôt formé que les
hommes : étant sur la défensive presque dès leur enfance,
et chargées d’un dépôt difficile à garder, le bien et le mal
leur sont nécessairement plus tôt connus. Sophie, précoce
en tout, parce que son tempérament la porte à l’être, a
aussi le jugement plus tôt formé que d’autres filles de son
âge. Il n’y a rien à cela de fort extraordinaire ; la maturité
n’est pas partout la même en même temps.
Sophie est instruite des devoirs et des droits de son
sexe et du nôtre. Elle connaît les défauts des hommes et
les vices des femmes ; elle connaît aussi les qualités, les
vertus contraires, et les a toutes empreintes au fond de son
cœur. On ne peut pas avoir une plus haute idée de
l’honnête femme que celle qu’elle en a conçue, et cette idée
ne l’épouvante point ; mais elle pense avec plus de com-
plaisance à l’honnête homme, à l’homme de mérite ; elle
sent qu’elle est faite pour cet homme-là, qu’elle en est
digne, qu’elle peut lui rendre le bonheur qu’elle recevra de
lui ; elle sent qu’elle saura bien le reconnaître ; il ne s’agit
que de le trouver.
Les femmes sont les juges naturels du mérite des
hommes, comme ils le sont du mérite des femmes : cela
est de leur droit réciproque ; et ni les uns ni les autres ne
l’ignorent. Sophie connaît ce droit et en use, mais avec la
modestie qui convient à sa jeunesse, à son inexpérience, à
son état ; elle ne juge que des choses qui sont à sa portée,
et elle n’en juge que quand cela sert à développer quelque
maxime utile. Elle ne parle des absents qu’avec la plus
grande circonspection, surtout si ce sont des femmes. Elle
pense que ce qui les rend médisantes et satiriques est de
723

parler de leur sexe : tant qu’elles se bornent à parler du
nôtre elles ne sont qu’équitables. Sophie s’y borne donc.
Quant aux femmes, elle n’en parle jamais que pour en dire
le bien qu’elle sait : c’est un honneur qu’elle croit devoir à
son sexe ; et pour celles dont elle ne sait aucun bien à dire,
elle n’en dit rien du tout, et cela s’entend.
Sophie a peu d’usage du monde ; mais elle est obli-
geante, attentive, et met de la grâce à tout ce qu’elle fait.
Un heureux naturel la sert mieux que beaucoup d’art. Elle
a une certaine politesse à elle qui ne tient point aux for-
mules, qui n’est point asservie aux modes, qui ne change
point avec elles, qui ne fait rien par usage, mais qui vient
d’un vrai désir de plaire, et qui plaît. Elle ne sait point les
compliments triviaux, et n’en invente point de plus re-
cherchés ; elle ne dit pas qu’elle est très obligée, qu’on lui
fait beaucoup d’honneur, qu’on ne prenne pas la peine,
etc. Elle s’avise encore moins de tourner des phrases. Pour
une attention, pour une politesse établie, elle répond par
une révérence, ou par un simple Je vous remercie ; mais
ce mot, dit de sa bouche, en vaut bien un autre. Pour un
vrai service, elle laisse parler son cœur, et ce n’est pas un
compliment qu’il trouve. Elle n’a jamais souffert que
l’usage français l’asservît au joug des simagrées, comme
d’étendre sa main, en passant d’une chambre à l’autre, sur
un bras sexagénaire qu’elle aurait grande envie de soute-
nir. Quand un galant musqué lui offre cet impertinent
service, elle laisse l’officieux bras sur l’escalier, et s’élance
en deux sauts dans la chambre en disant qu’elle n’est pas
boiteuse. En effet, quoiqu’elle ne soit pas grande, elle n’a
jamais voulu de talons hauts ; elle a les pieds assez petits
pour s’en passer.
724

Non seulement elle se tient dans le silence et dans le
respect avec les femmes, mais même avec les hommes
mariés, ou beaucoup plus âgés qu’elle ; elle n’acceptera
jamais de place au-dessus d’eux que par obéissance, et
reprendra la sienne au-dessous sitôt qu’elle le pourra ; car
elle sait que les droits de l’âge vont avant ceux du sexe,
comme ayant pour eux le préjugé de la sagesse, qui doit
être honorée avant tout.
Avec les jeunes gens de son âge, c’est autre chose ; elle
a besoin d’un ton différent pour leur en imposer, et elle
sait le prendre sans quitter l’air modeste qui lui convient.
S’ils sont modestes et réservés eux-mêmes, elle gardera
volontiers avec eux l’aimable familiarité de la jeunesse ;
leurs entretiens pleins d’innocence seront badins, mais
décents ; s’ils deviennent sérieux, elle veut qu’ils soient
utiles ; s’ils dégénèrent en fadeurs, elle les fera bientôt
cesser, car elle méprise surtout le petit jargon de la galan-
terie, comme très offensant pour son sexe. Elle sait bien
que l’homme qu’elle cherche n’a pas ce jargon-là, et jamais
elle ne souffre volontiers d’un autre ce qui ne convient pas
à celui dont elle a le caractère empreint au fond du cœur.
La haute opinion qu’elle a des droits de son sexe, la fierté
d’âme que lui donne la pureté de ses sentiments, cette
énergie de la vertu qu’elle sent en elle-même et qui la rend
respectable à ses propres yeux, lui font écouter avec indi-
gnation les propos doucereux dont on prétend l’amuser.
Elle ne les reçoit point avec une colère apparente, mais
avec un ironique applaudissement qui déconcerte, ou d’un
ton froid auquel on ne s’attend point. Qu’un beau Phébus
lui débite ses gentillesses, la loue avec esprit sur le sien,
sur sa beauté, sur ses grâces, sur le prix du bonheur de lui
725

plaire, elle est fille à l’interrompre, en lui disant poliment :
« Monsieur, j’ai grand’peur de savoir ces choses-là mieux
que vous ; si nous n’avons rien de plus curieux à nous dire,
je crois que nous pouvons finir ici l’entretien. » Accompa-
gner ces mots d’une grande révérence, et puis se trouver à
vingt pas de lui n’est pour elle que l’affaire d’un instant.
Demandez à vos agréables s’il est aisé d’étaler longtemps
son caquet avec un esprit aussi rebours que celui-là.
Ce n’est pas pourtant qu’elle n’aime fort à être louée,
pourvu que ce soit tout de bon, et qu’elle puisse croire
qu’on pense en effet le bien qu’on lui dit d’elle. Pour pa-
raître touché de son mérite, il faut commencer par en
montrer. Un hommage fondé sur l’estime peut flatter son
cœur altier, mais tout galant persiflage est toujours rebu-
té ; Sophie n’est pas faite pour exercer les petits talents
d’un baladin.
Avec une si grande maturité de jugement, et formée à
tous égards comme une fille de vingt ans, Sophie, à
quinze, ne sera point traitée en enfant par ses parents. À
peine apercevront-ils en elle la première inquiétude de la
jeunesse, qu’avant le progrès ils se hâteront d’y pourvoir ;
ils lui tiendront des discours tendres et sensés. Les dis-
cours tendres et sensés sont de son âge et de son caractère.
Si ce caractère est tel que je l’imagine, pourquoi son père
ne lui parlerait-il pas à peu près ainsi :
« Sophie, vous voilà grande fille, et ce n’est pas pour l’être
toujours qu’on le devient. Nous voulons que vous soyez heu-
reuse : c’est pour nous que nous le voulons, parce que notre
bonheur dépend du vôtre. Le bonheur d’une honnête fille est
de faire celui d’un honnête homme : il faut donc penser à
726

vous marier ; il y faut penser de bonne heure, car du mariage
dépend le sort de la vie, et l’on n’a jamais trop de temps pour
y penser.
« Rien n’est plus difficile que le choix d’un bon mari, si ce
n’est peut-être celui d’une bonne femme. Sophie, vous serez
cette femme rare, vous serez la gloire de notre vie et le bon-
heur de nos vieux jours ; mais, de quelque mérite que vous
soyez pourvue, la terre ne manque pas d’hommes qui en ont
encore plus que vous. Il n’y en a pas un qui ne dût s’honorer
de vous obtenir, il y en a beaucoup qui vous honoreraient da-
vantage. Dans ce nombre il s’agit d’en trouver un qui vous
convienne, de le connaître, et de vous faire connaître à lui.
« Le plus grand bonheur du mariage dépend de tant de con-
venances, que c’est une folie de les vouloir toutes rassembler.
Il faut d’abord s’assurer des plus importantes : quand les
autres s’y trouvent, on s’en prévaut ; quand elles manquent,
on s’en passe. Le bonheur parfait n’est pas sur la terre, mais
le plus grand des malheurs, et celui qu’on peut toujours évi-
ter, est d’être malheureux par sa faute.
« Il y a des convenances naturelles, il y en a d’institution, il y
en a qui ne tiennent qu’à l’opinion seule. Les parents sont
juges des deux dernières espèces, les enfants seuls le sont de
la première. Dans les mariages qui se font par l’autorité des
pères, on se règle uniquement sur les convenances
d’institution et d’opinion : ce ne sont pas les personnes qu’on
marie, ce sont les conditions et les biens ; mais tout cela peut
changer ; les personnes seules restent toujours, elles se por-
tent partout avec elles ; en dépit de la fortune, ce n’est que
par les rapports personnels qu’un mariage peut être heureux
ou malheureux.
« Votre mère était de condition, j’étais riche ; voilà les seules
considérations qui portèrent nos parents à nous unir. J’ai
perdu mes biens, elle a perdu son nom : oubliée de sa famille,
que lui sert aujourd’hui d’être née demoiselle ? Dans nos dé-
727

sastres, l’union de nos cœurs nous a consolés de tout ; la con-
formité de nos goûts nous a fait choisir cette retraite ; nous y
vivons heureux dans la pauvreté, nous nous tenons lieu de
tout l’un à l’autre. Sophie est notre trésor commun ; nous bé-
nissons le ciel de nous avoir donné celui-là et de nous avoir
ôté tout le reste. Voyez, mon enfant, où nous a conduits la
Providence : les convenances qui nous firent marier sont
évanouies ; nous ne sommes heureux que par celles que l’on
compta pour rien.
« C’est aux époux à s’assortir. Le penchant mutuel doit être
leur premier lien ; leurs yeux, leurs cœurs doivent être leurs
premiers guides ; car, comme leur premier devoir, étant unis,
est de s’aimer, et qu’aimer ou n’aimer pas ne dépend point de
nous-mêmes, ce devoir en emporte nécessairement un autre,
qui est de commencer par s’aimer avant de s’unir. C’est là le
droit de la nature, que rien ne peut abroger : ceux qui l’ont
gênée par tant de lois civiles ont eu plus d’égard à l’ordre ap-
parent qu’au bonheur du mariage et aux mœurs des citoyens.
Vous voyez, ma Sophie, que nous ne vous prêchons pas une
morale difficile. Elle ne tend qu’à vous rendre maîtresse de
vous-même, et à nous en rapporter à vous sur le choix de
votre époux.
« Après vous avoir dit nos raisons pour vous laisser une en-
tière liberté, il est juste de vous parler aussi des vôtres pour
en user avec sagesse. Ma fille, vous êtes bonne et raisonnable,
vous avez de la droiture et de la piété, vous avez les talents
qui conviennent à d’honnêtes femmes, et vous n’êtes pas dé-
pourvue d’agréments ; mais vous êtes pauvre ; vous avez les
biens les plus estimables, et vous manquez de ceux qu’on es-
time le plus. N’aspirez donc qu’à ce que vous pouvez obtenir,
et réglez votre ambition, non sur vos jugements ni sur les
nôtres, mais sur l’opinion des hommes. S’il n’était question
que d’une égalité de mérite, j’ignore à quoi je devrais borner
vos espérances ; mais ne les élevez point au-dessus de votre
fortune, et n’oubliez pas qu’elle est au plus bas rang. Bien
728

qu’un homme digne de vous ne compte pas cette inégalité
pour un obstacle, vous devez faire alors ce qu’il ne fera pas :
Sophie doit imiter sa mère, et n’entrer que dans une famille
qui s’honore d’elle. Vous n’avez point vu notre opulence, vous
êtes née durant notre pauvreté ; vous nous la rendez douce et
vous la partagez sans peine. Croyez-moi, Sophie, ne cherchez
point des biens dont nous bénissons le ciel de nous avoir dé-
livrés ; nous n’avons goûté le bonheur qu’après avoir perdu la
richesse.
« Vous êtes trop aimable pour ne plaire à personne, et votre
misère n’est pas telle qu’un honnête homme se trouve embar-
rassé de vous. Vous serez recherchée, et vous pourrez l’être
de gens qui ne nous vaudront pas. S’ils se montraient à vous
tels qu’ils sont, vous les estimeriez ce qu’ils valent ; tout leur
faste ne vous en imposerait pas longtemps ; mais, quoique
vous ayez le jugement bon et que vous vous connaissiez en
mérite, vous manquez d’expérience et vous ignorez jusqu’où
les hommes peuvent se contrefaire. Un fourbe adroit peut
étudier vos goûts pour vous séduire, et feindre auprès de vous
des vertus qu’il n’aura point. Il vous perdrait Sophie, avant
que vous vous en fussiez aperçue, et vous ne connaîtriez votre
erreur que pour la pleurer. Le plus dangereux de tous les
pièges, et le seul que la raison ne peut éviter, est celui des
sens ; si jamais vous avez le malheur d’y tomber, vous ne ver-
rez plus qu’illusions et chimères ; vos yeux se fascineront,
votre jugement se troublera, votre volonté sera corrompue,
votre erreur même vous sera chère ; et quand vous seriez en
état de la connaître, vous n’en voudriez pas revenir. Ma fille,
c’est à la raison de Sophie que je vous livre ; je ne vous livre
point au penchant de son cœur. Tant que vous serez de sang-
froid, restez votre propre juge ; mais sitôt que vous aimerez,
rendez à votre mère le soin de vous.
« Je vous propose un accord qui vous marque notre estime et
rétablisse entre nous l’ordre naturel. Les parents choisissent
l’époux de leur fille, et ne la consultent que pour la forme : tel
729

est l’usage. Nous ferons entre nous tout le contraire : vous
choisirez, et nous serons consultés. Usez de votre droit, So-
phie ; usez-en librement et sagement. L’époux qui vous con-
vient doit être de votre choix et non pas du nôtre. Mais c’est à
nous de juger si vous ne vous trompez pas sur les conve-
nances, et si, sans le savoir, vous ne faites point autre chose
que ce que vous voulez. La naissance, les biens, le rang,
l’opinion, n’entreront pour rien dans nos raisons. Prenez un
honnête homme dont la personne vous plaise et dont le ca-
ractère vous convienne : quel qu’il soit d’ailleurs, nous
l’acceptons pour notre gendre. Son bien sera toujours assez
grand, s’il a des bras, des mœurs, et qu’il aime sa famille. Son
rang sera toujours assez illustre, s’il l’ennoblit par la vertu.
Quand toute la terre nous blâmerait, qu’importe ? Nous ne
cherchons pas l’approbation publique, il nous suffit de votre
bonheur. »
Lecteurs, j’ignore quel effet ferait un pareil discours
sur les filles élevées à votre manière. Quant à Sophie, elle
pourra n’y pas répondre par des paroles ; la honte et
l’attendrissement ne la laisseraient pas aisément
s’exprimer ; mais je suis bien sûr qu’il restera gravé dans
son cœur le reste de sa vie, et que si l’on peut compter sur
quelque résolution humaine, c’est sur celle qu’il lui fera
faire d’être digne de l’estime de ses parents.
Mettons la chose au pis, et donnons-lui un tempéra-
ment ardent qui lui rende pénible une longue attente ; je
dis que son jugement, ses connaissances, son goût, sa déli-
catesse, et surtout les sentiments dont son cœur a été
nourri dans son enfance, opposeront à l’impétuosité de ses
sens un contre-poids qui lui suffira pour les vaincre, ou du
moins pour leur résister longtemps. Elle mourrait plutôt
martyre de son état que d’affliger ses parents, d’épouser
730

un homme sans mérite, et de s’exposer au malheur d’un
mariage mal assorti. La liberté même qu’elle a reçue ne
fait que lui donner une nouvelle élévation d’âme, et la
rendre plus difficile sur le choix de son maître. Avec le
tempérament d’une Italienne et la sensibilité d’une An-
glaise, elle a, pour contenir son cœur et ses sens, la fierté
d’une Espagnole, qui, même en cherchant un amant, ne
trouve pas aisément celui qu’elle estime digne d’elle.
Il n’appartient pas à tout le monde de sentir quel res-
sort l’amour des choses honnêtes peut donner à l’âme, et
quelle force on peut trouver en soi quand on veut être sin-
cèrement vertueux. Il y a des gens à qui tout ce qui est
grand paraît chimérique, et qui, dans leur basse et vile
raison, ne connaîtront jamais ce que peut sur les passions
humaines la folie même de la vertu. Il ne faut parler à ces
gens-là que par des exemples : tant pis pour eux s’ils
s’obstinent à les nier. Si je leur disais que Sophie n’est
point un être imaginaire, que son nom seul est de mon
invention, que son éducation, ses mœurs, son caractère, sa
figure même ont réellement existé, et que sa mémoire
coûte encore des larmes à toute une honnête famille, sans
doute ils n’en croiraient rien ; mais enfin, que risquerai-je
d’achever sans détour l’histoire d’une fille si semblable à
Sophie, que cette histoire pourrait être la sienne sans
qu’on dût en être surpris ? Qu’on la croie véritable ou non,
peu importe ; j’aurai, si l’on veut, raconté des fictions,
mais j’aurai toujours expliqué ma méthode, et j’irai tou-
jours à mes fins.
La jeune personne, avec le tempérament dont je viens
de charger Sophie, avait d’ailleurs avec elle toutes les con-
731

formités qui pouvaient lui en faire mériter le nom, et je le
lui laisse. Après l’entretien que j’ai rapporté, son père et sa
mère, jugeant que les partis ne viendraient pas s’offrir
dans le hameau qu’ils habitaient, l’envoyèrent passer un
hiver à la ville, chez une tante qu’on instruisit en secret du
sujet de ce voyage ; car la fière Sophie portait au fond de
son cœur le noble orgueil de savoir triompher d’elle ; et,
quelque besoin qu’elle eût d’un mari, elle fût morte fille
plutôt que de se résoudre à l’aller chercher.
Pour répondre aux vues de ses parents, sa tante la pré-
senta dans les maisons, la mena dans les sociétés, dans les
fêtes, lui fit voir le monde, ou plutôt l’y fit voir, car Sophie
se souciait peu de tout ce fracas. On remarqua pourtant
qu’elle ne fuyait pas les jeunes gens d’une figure agréable
qui paraissaient décents et modestes. Elle avait dans sa
réserve même un certain art de les attirer, qui ressemblait
assez à de la coquetterie ; mais après s’être entretenue
avec eux deux ou trois fois, elle s’en rebutait. Bientôt, à cet
air d’autorité qui semblait accepter les hommages, elle
substituait un maintien plus humble et une politesse plus
repoussante. Toujours attentive sur elle-même, elle ne
leur laissait plus l’occasion de lui rendre le moindre ser-
vice : c’était dire qu’elle ne voulait pas être leur maîtresse.
Jamais les cœurs sensibles n’aimèrent les plaisirs
bruyants, vain et stérile bonheur des gens qui ne sentent
rien, et qui croient qu’étourdir sa vie c’est en jouir. Sophie,
ne trouvant point ce qu’elle cherchait, et désespérant de le
trouver ainsi, s’ennuya de la ville. Elle aimait tendrement
ses parents, rien ne la dédommageait d’eux, rien n’était
732

propre à les lui faire oublier ; elle retourna les joindre
longtemps avant le terme fixé pour son retour.
À peine eut-elle repris ses fonctions dans la maison pa-
ternelle, qu’on vit qu’en gardant la même conduite elle
avait changé d’humeur. Elle avait des distractions, de
l’impatience, elle était triste et rêveuse, elle se cachait pour
pleurer. On crut d’abord qu’elle aimait et qu’elle en avait
honte : on lui en parla, elle s’en défendit. Elle protesta
n’avoir vu personne qui pût toucher son cœur, et Sophie
ne mentait point.
Cependant, sa langueur augmentait sans cesse, et sa
santé commençait à s’altérer. Sa mère, inquiète de ce
changement, résolut enfin d’en savoir la cause. Elle la prit
en particulier, et mit en œuvre auprès d’elle ce langage
insinuant et ces caresses invincibles que la seule tendresse
maternelle sait employer. Ma fille, toi que j’ai portée dans
mes entrailles et que je porte incessamment dans mon
cœur, verse les secrets du tien dans le sein de ta mère.
Quels sont donc ces secrets qu’une mère ne peut savoir ?
Qui est-ce qui plaint tes peines, qui est-ce qui les partage,
qui est-ce qui veut les soulager, si ce n’est ton père et moi
Ah ! mon enfant, veux-tu que je meure de ta douleur sans
la connaître ?
Loin de cacher ses chagrins à sa mère, la jeune fille ne
demandait pas mieux que de l’avoir pour consolatrice et
pour confidente ; mais la honte l’empêchait de parler, et sa
modestie ne trouvait point de langage pour décrire un état
si peu digne d’elle que l’émotion qui troublait ses sens
malgré qu’elle en eût. Enfin, sa honte même servant
733

d’indice à sa mère, elle lui arracha ces humiliants aveux.
Loin de l’affliger par d’injustes réprimandes, elle la conso-
la, la plaignit, pleura sur elle ; elle était trop sage pour lui
faire un crime d’un mal que sa vertu seule rendait si cruel.
Mais pourquoi supporter sans nécessité un mal dont le
remède était si facile et si légitime ? Que n’usait-elle de la
liberté qu’on lui avait donnée ? Que n’acceptait-elle un
mari ? que ne le choisissait-elle ? Ne savait-elle pas que
son sort dépendait d’elle seule, et que, quel que fût son
choix, il serait confirmé, puisqu’elle n’en pouvait faire un
qui ne fût honnête ? On l’avait envoyée à la ville, elle n’y
avait point voulu rester ; plusieurs partis s’étaient présen-
tés, elle les avait tous rebutés. Qu’attendait-elle donc ? que
voulait-elle ? Quelle inexplicable contradiction !
La réponse était simple. S’il ne s’agissait que d’un se-
cours pour la jeunesse, le choix serait bientôt fait ; mais un
maître pour toute la vie n’est pas si facile à choisir ; et,
puisqu’on ne peut séparer ces deux choix, il faut bien at-
tendre, et souvent perdre sa jeunesse, avant de trouver
l’homme avec qui l’on veut passer ses jours. Tel était le cas
de Sophie : elle avait besoin d’un amant, mais cet amant
devait être son mari ; et, pour le cœur qu’il fallait au sien,
l’un était presque aussi difficile à trouver que l’autre. Tous
ces jeunes gens si brillants n’avaient avec elle que la con-
venance de l’âge, les autres leur manquaient toujours ;
leur esprit superficiel, leur vanité, leur jargon, leurs
mœurs sans règle, leurs frivoles imitations, la dégoûtaient
d’eux. Elle cherchait un homme et ne trouvait que des
singes ; elle cherchait une âme et n’en trouvait point.
734

Que je suis malheureuse ! disait-elle à sa mère ; j’ai be-
soin d’aimer, et je ne vois rien qui me plaise. Mon cœur
repousse tous ceux qu’attirent mes sens. Je n’en vois pas
un qui n’excite mes désirs, et pas un qui ne les réprime ;
un goût sans estime ne peut durer. Ah ! ce n’est pas là
l’homme qu’il faut à votre Sophie ! son charmant modèle
est empreint trop avant dans son âme. Elle ne peut aimer
que lui, elle ne peut rendre heureux que lui, elle ne peut
être heureuse qu’avec lui seul. Elle aime mieux se consu-
mer et combattre sans cesse, elle aime mieux mourir mal-
heureuse et libre, que désespérée auprès d’un homme
qu’elle n’aimerait pas et qu’elle rendrait malheureux lui-
même ; il vaut mieux n’être plus, que de n’être que pour
souffrir.
Frappée de ces singularités, sa mère les trouva trop bi-
zarres pour n’y pas soupçonner quelque mystère. Sophie
n’était ni précieuse, ni ridicule. Comment cette délicatesse
outrée avait-elle pu lui convenir, à elle à qui l’on n’avait
rien tant appris dès son enfance, qu’à s’accommoder des
gens avec qui elle avait à vivre, et à faire de nécessité ver-
tu ? Ce modèle de l’homme aimable duquel elle était si
enchantée, et qui revenait si souvent dans tous ses entre-
tiens, fit conjecturer à sa mère que ce caprice avait
quelque autre fondement qu’elle ignorait encore et que
Sophie n’avait pas tout dit. L’infortunée, surchargée de sa
peine secrète, ne cherchait qu’à s’épancher. Sa mère la
presse, elle hésite ; elle se rend enfin, et sortant sans rien
dire, elle entre un moment après, un livre à la main : Plai-
gnez votre malheureuse fille, sa tristesse est sans remède,
ses pleurs ne peuvent tarir. Vous en voulez savoir la
cause : eh bien ! la voilà, dit-elle en jetant le livre sur la
735

table. La mère prend le livre et l’ouvre : c’étaient les Aven-
tures de Télémaque. Elle ne comprend rien d’abord à cette
énigme ; à force de questions et de réponses obscures, elle
voit enfin, avec une surprise facile à concevoir, que sa fille
est la rivale d’Eucharis.
Sophie aimait Télémaque, et l’aimait avec une passion
dont rien ne put la guérir. Sitôt que son père et sa mère
connurent sa manie, ils en rirent, et crurent la ramener
par la raison. Ils se trompèrent : la raison n’était pas toute
de leur côté ; Sophie avait aussi la sienne et savait la faire
valoir. Combien de fois elle les réduisit au silence en se
servant contre eux de leurs propres raisonnements, en
leur montrant qu’ils avaient fait tout le mal eux-mêmes,
qu’ils ne l’avaient point formée pour un homme de son
siècle ; qu’il faudrait nécessairement qu’elle adoptât les
manières de penser de son mari, ou qu’elle lui donnât les
siennes ; qu’ils lui avaient rendu le premier moyen impos-
sible par la manière dont ils l’avaient élevée, et que l’autre
était précisément ce qu’elle cherchait. Donnez-moi, disait-
elle, un homme imbu de mes maximes, ou que j’y puisse
amener, et je l’épouse ; mais jusque-là pourquoi me gron-
dez-vous ? Plaignez-moi. Je suis malheureuse et non pas
folle. Le cœur dépend-il de la volonté ? Mon père ne l’a-t-il
pas dit lui-même ? Est-ce ma faute si j’aime ce qui n’est
pas ? Je ne suis point visionnaire ; je ne veux point un
prince, je ne cherche point Télémaque, je sais qu’il n’est
qu’une fiction : je cherche quelqu’un qui lui ressemble. Et
pourquoi ce quelqu’un ne peut-il exister, puisque j’existe,
moi qui me sens un cœur si semblable au sien ? Non, ne
déshonorons pas ainsi l’humanité ; ne pensons pas qu’un
homme aimable et vertueux ne soit qu’une chimère. Il
736

existe, il vit, il me cherche peut-être ; il cherche une âme
qui le sache aimer. Mais quel est-il ? où est-il ? Je l’ignore :
il n’est aucun de ceux que j’ai vus ; sans doute il n’est au-
cun de ceux que je verrai. O ma mère ! pourquoi m’avez-
vous rendu la vertu trop aimable ? Si je ne puis aimer
qu’elle, le tort en est moins à moi qu’à vous.
Amènerai-je ce triste récit jusqu’à sa catastrophe ? Di-
rai-je les longs débats qui la précédèrent ? Représenterai-
je une mère impatientée changeant en rigueur ses pre-
mières caresses ? Montrerai-je un père irrité oubliant ses
premiers engagements, et traitant comme une folle la plus
vertueuse des filles ? Peindrai-je enfin l’infortunée, encore
plus attachée à sa chimère par la persécution qu’elle lui
fait souffrir, marchant à pas lents vers la mort, et descen-
dant dans la tombe au moment qu’on croit l’entraîner à
l’autel ? Non, j’écarte ces objets funestes. Je n’ai pas be-
soin d’aller si loin pour montrer par un exemple assez
frappant, ce me semble, que, malgré les préjugés qui nais-
sent des mœurs du siècle, l’enthousiasme de l’honnête et
du beau n’est pas plus étranger aux femmes qu’aux
hommes, et qu’il n’y a rien que, sous la direction de la na-
ture, on ne puisse obtenir d’elles comme de nous.
On m’arrête ici pour me demander si c’est la nature
qui nous prescrit de prendre tant de peine pour réprimer
des désirs immodérés. Je réponds que non, mais qu’aussi
ce n’est point la nature qui nous donne tant de désirs im-
modérés. Or, tout ce qui n’est pas elle est contre elle : j’ai
prouvé cela mille fois.
737

Rendons à notre Émile sa Sophie : ressuscitons cette
aimable fille pour lui donner une imagination moins vive
et un destin plus heureux. Je voulais peindre une femme
ordinaire ; et à force de lui élever l’âme j’ai troublé sa rai-
son ; je me suis égaré moi-même. Revenons sur nos pas.
Sophie n’a qu’un bon naturel dans une âme commune :
tout ce qu’elle a de plus que les autres femmes est l’effet de
son éducation.
Je me suis proposé dans ce livre de dire tout ce qui se
pouvait faire, laissant à chacun le choix de ce qui est à sa
portée dans ce que je puis avoir dit de bien. J’avais pensé
dès le commencement à former de loin la compagne
d’Émile, et à les élever l’un pour l’autre et l’un avec l’autre.
Mais, en y réfléchissant, j’ai trouvé que tous ces arrange-
ments trop prématurés étaient mal entendus, et qu’il était
absurde de destiner deux enfants à s’unir avant de pouvoir
connaître si cette union était dans l’ordre de la nature, et
s’ils auraient entre eux les rapports convenables pour la
former. Il ne faut pas confondre ce qui est naturel à l’état
sauvage, et ce qui est naturel à l’état civil. Dans le premier
état, toutes les femmes conviennent à tous les hommes,
parce que les uns et les autres n’ont encore que la forme
primitive et commune ; dans le second, chaque caractère
étant développé par les institutions sociales, et chaque
esprit ayant reçu sa forme propre et déterminée, non de
l’éducation seule, mais du concours bien ou mal ordonné
du naturel et de l’éducation, on ne peut plus les assortir
qu’en les présentant l’un à l’autre pour voir s’ils se con-
viennent à tous égards, ou pour préférer au moins le choix
qui donne le plus de ces convenances.
738

Le mal est qu’en développant les caractères l’état social
distingue les rangs, et que l’un de ces deux ordres n’étant
point semblable à l’autre, plus on distingue les conditions,
plus on confond les caractères. De là les mariages mal
assortis et tous les désordres qui en dérivent ; d’où l’on
voit, par une conséquence évidente, que, plus on s’éloigne
de l’égalité, plus les sentiments naturels s’altèrent ; plus
l’intervalle des grands aux petits s’accroît, plus le lien con-
jugal se relâche ; plus il y a de riches et de pauvres, moins
il y a de pères et de maris. Le maître ni l’esclave n’ont plus
de famille, chacun des deux ne voit que son état.
Voulez-vous prévenir les abus et faire d’heureux ma-
riages, étouffez les préjugés, oubliez les institutions hu-
maines, et consultez la nature. N’unissez pas des gens qui
ne se conviennent que dans une condition donnée, et qui
ne se conviendront plus, cette condition venant à changer,
mais des gens qui se conviendront dans quelque situation
qu’ils se trouvent, dans quelque pays qu’ils habitent, dans
quelque rang qu’ils puissent tomber. Je ne dis pas que les
rapports conventionnels soient indifférents dans le ma-
riage, mais je dis que l’influence des rapports naturels
l’emporte tellement sur la leur, que c’est elle seule qui dé-
cide du sort de la vie, et qu’il y a telle convenance de goûts,
d’humeurs, de sentiments, de caractères, qui devrait enga-
ger un père sage, fût-il prince, fût-il monarque, à donner
sans balancer à son fils la fille avec laquelle il aurait toutes
ces convenances, fût-elle née dans une famille déshonnête,
fût-elle la fille du bourreau. Oui, je soutiens que, tous les
malheurs imaginables dussent-ils tomber sur deux époux
bien unis, ils jouiront d’un plus vrai bonheur à pleurer
739

ensemble, qu’ils n’en auraient dans toutes les fortunes de
la terre, empoisonnées par la désunion des cœurs.
Au lieu donc de destiner dès l’enfance une épouse à
mon Émile, j’ai attendu de connaître celle qui lui convient.
Ce n’est point moi qui fais cette destination, c’est la na-
ture ; mon affaire est de trouver le choix qu’elle a fait. Mon
affaire, je dis la mienne et non celle du père ; car en me
confiant son fils, il me cède sa place, il substitue mon droit
au sien ; c’est moi qui suis le vrai père d’Émile, c’est moi
qui l’ai fait homme. J’aurais refusé de l’élever si je n’avais
pas été le maître de le marier à son choix, c’est-à-dire au
mien. Il n’y a que le plaisir de faire un heureux qui puisse
payer ce qu’il en coûte pour mettre un homme en état de le
devenir.
Mais ne croyez pas non plus que j’ai attendu, pour
trouver l’épouse d’Émile, que je le misse en devoir de la
chercher. Cette feinte recherche n’est qu’un prétexte pour
lui faire connaître les femmes, afin qu’il sente le prix de
celle qui lui convient. Dès longtemps Sophie est trouvée ;
peut-être Émile l’a-t-il déjà vue ; mais il ne la reconnaîtra
que quand il en sera temps.
Quoique l’égalité des conditions ne soit pas nécessaire
au mariage, quand cette égalité se joint aux autres conve-
nances, elle leur donne un nouveau prix ; elle n’entre en
balance avec aucune, mais la fait pencher quand tout est
égal.
Un homme, à moins qu’il ne soit monarque, ne peut
pas chercher une femme dans tous les états ; car les préju-
gés qu’il n’aura pas, il les trouvera dans les autres ; et telle
740

fille lui conviendrait peut-être, qu’il ne l’obtiendrait pas
pour cela. Il y a donc des maximes de prudence qui doi-
vent borner les recherches d’un père judicieux. Il ne doit
point vouloir donner à son élève un établissement au-
dessus de son rang, car cela ne dépend pas de lui. Quand il
le pourrait, il ne devrait pas le vouloir encore ; car
qu’importe le rang au jeune homme, du moins au mien ?
Et cependant, en montant, il s’expose à mille maux réels
qu’il sentira toute sa vie. Je dis même qu’il ne doit pas
vouloir compenser des biens de différentes natures,
comme la noblesse et l’argent, parce que chacun des deux
ajoute moins de prix à l’autre qu’il n’en reçoit d’altération ;
que de plus on ne s’accorde jamais sur l’estimation com-
mune ; qu’enfin la préférence que chacun donne à sa mise
prépare la discorde entre deux familles, et souvent entre
deux époux.
Il est encore fort différent pour l’ordre du mariage que
l’homme s’allie au-dessus ou au-dessous de lui. Le premier
cas est tout à fait contraire à la raison ; le second y est plus
conforme. Comme la famille ne tient à la société que par
son chef, c’est l’état de ce chef qui règle celui de la famille
entière. Quand il s’allie dans un rang plus bas, il ne des-
cend point, il élève son épouse ; au contraire, en prenant
une femme au-dessus de lui, il l’abaisse sans s’élever. Ain-
si, dans le premier cas, il y a du bien sans mal, et dans le
second, du mal sans bien. De plus, il est dans l’ordre de la
nature que la femme obéisse à l’homme. Quand donc il la
prend dans un rang inférieur, l’ordre naturel et l’ordre
civil s’accordent, et tout va bien. C’est le contraire quand,
s’alliant au-dessus de lui, l’homme se met dans
l’alternative de blesser son droit ou sa reconnaissance, et
741

d’être ingrat ou méprisé. Alors la femme, prétendant à
l’autorité, se rend le tyran de son chef ; et le maître, deve-
nu l’esclave, se trouve la plus ridicule et la plus misérable
des créatures. Tels sont ces malheureux favoris que les
rois de l’Asie honorent et tourmentent de leur alliance, et
qui, dit-on, pour coucher avec leurs femmes, n’osent en-
trer dans le lit que par le pied.
Je m’attends que beaucoup de lecteurs, se souvenant
que je donne à la femme un talent naturel pour gouverner
l’homme, m’accuseront ici de contradiction : ils se trom-
peront pourtant. Il y a bien de la différence entre s’arroger
le droit de commander, et gouverner celui qui commande.
L’empire de la femme est un empire de douceur, d’adresse
et de complaisance ; ses ordres sont des caresses, ses me-
naces sont des pleurs. Elle doit régner dans la maison
comme un ministre dans l’Etat, en se faisant commander
ce qu’elle veut faire. En ce sens il est constant que les meil-
leurs ménages sont ceux où la femme a le plus d’autorité :
mais quand elle méconnaît la voix du chef, qu’elle veut
usurper ses droits et commander elle-même, il ne résulte
jamais de ce désordre que misère, scandale et déshonneur.
Reste le choix entre ses égales et ses inférieures ; et je
crois qu’il y a encore quelque restriction à faire pour ces
dernières ; car il est difficile de trouver dans la lie du
peuple une épouse capable de faire le bonheur d’un hon-
nête homme : non qu’on soit plus vicieux dans les derniers
rangs que dans les premiers, mais parce qu’on y a peu
d’idée de ce qui est beau et honnête, et que l’injustice des
autres états fait voir à celui-ci la justice dans ses vices
mêmes.
742

Naturellement l’homme ne pense guère. Penser est un
art qu’il apprend comme tous les autres, et même plus
difficilement. Je ne connais pour les deux sexes que deux
classes réellement distinguées : l’une des gens qui pensent,
l’autre des gens qui ne pensent point ; et cette différence
vient presque uniquement de l’éducation. Un homme de la
première de ces deux classes ne doit point s’allier dans
l’autre ; car le plus grand charme de la société manque à la
sienne lorsque, ayant une femme, il est réduit à penser
seul. Les gens qui passent exactement la vie entière à tra-
vailler pour vivre n’ont d’autre idée que celle de leur tra-
vail ou de leur intérêt, et tout leur esprit semble être au
bout de leurs bras. Cette ignorance ne nuit ni à la probité
ni aux mœurs ; souvent même elle y sert ; souvent on
compose avec ses devoirs à force d’y réfléchir, et l’on finit
par mettre un jargon à la place des choses. La conscience
est le plus éclairé des philosophes : on n’a pas besoin de
savoir les Offices de Cicéron pour être homme de bien ; et
la femme du monde la plus honnête sait peut-être le
moins ce que c’est qu’honnêteté. Mais il n’en est pas moins
vrai qu’un esprit cultivé rend seul le commerce agréable ;
et c’est une triste chose pour un père de famille qui se plaît
dans sa maison, d’être forcé de s’y renfermer en lui-même,
et de ne pouvoir s’y faire entendre à personne.
D’ailleurs, comment une femme qui n’a nulle habitude
de réfléchir élèvera-t-elle ses enfants ? Comment discerne-
ra-t-elle ce qui leur convient ? Comment les disposera-t-
elle aux vertus qu’elle ne connaît pas, au mérite dont elle
n’a nulle idée ? Elle ne saura que les flatter ou les menacer,
les rendre insolents ou craintifs ; elle en fera des singes
743

maniérés ou d’étourdis polissons, jamais de bons esprits
ni des enfants aimables.
Il ne convient donc pas à un homme qui a de
l’éducation de prendre une femme qui n’en ait point, ni
par conséquent dans un rang où l’on ne saurait en avoir.
Mais j’aimerais encore cent fois mieux une fille simple et
grossièrement élevée, qu’une fille savante et bel esprit, qui
viendrait établir dans ma maison un tribunal de littérature
dont elle se ferait la présidente. Une femme bel esprit est
le fléau de son mari, de ses enfants, de ses amis, de ses
valets, de tout le monde. De la sublime élévation de son
beau génie, elle dédaigne tous ses devoirs de femme, et
commence toujours par se faire homme à la manière de
mademoiselle de l’Enclos. Au dehors, elle est toujours
ridicule et très justement critiquée, parce qu’on ne peut
manquer de l’être aussitôt qu’on sort de son état et qu’on
n’est point fait pour celui qu’on veut prendre. Toutes ces
femmes à grands talents n’en imposent jamais qu’aux sots.
On sait toujours quel est l’artiste ou l’ami qui tient la
plume ou le pinceau quand elles travaillent ; on sait quel
est le discret homme de lettres qui leur dicte en secret
leurs oracles. Toute cette charlatanerie est indigne d’une
honnête femme. Quand elle aurait de vrais talents, sa pré-
tention les avilirait. Sa dignité est d’être ignorée ; sa gloire
est dans l’estime de son mari : ses plaisirs sont dans le
bonheur de sa famille. Lecteurs, je m’en rapporte à vous-
mêmes, soyez de bonne foi : lequel vous donne meilleure
opinion d’une femme en entrant dans sa chambre, lequel
vous la fait aborder avec plus de respect, de la voir occu-
pée des travaux de son sexe, des soins de son ménage,
environnée des hardes de ses enfants, ou de la trouver
744

écrivant des vers sur sa toilette, entourée de brochures de
toutes les sortes et de petits billets peints de toutes les
couleurs ? Toute fille lettrée restera fille toute sa vie,
quand il n’y aura que des hommes sensés sur la terre.
Quaeris cur nolim te ducere, Galla ? diserta es.
Après ces considérations vient celle de la figure ; c’est
la première qui frappe et la dernière qu’on doit faire, mais
encore ne la faut-il pas compter pour rien. La grande
beauté me paraît plutôt à fuir qu’à rechercher dans le ma-
riage. La beauté s’use promptement par la possession ; au
bout de six semaines, elle n’est plus rien pour le posses-
seur, mais ses dangers durent autant qu’elle. À moins
qu’une belle femme ne soit un ange, son mari est le plus
malheureux des hommes ; et quand elle serait un ange,
comment empêchera-t-elle qu’il ne soit sans cesse entouré
d’ennemis ? Si l’extrême laideur n’était pas dégoûtante, je
la préférerais à l’extrême beauté ; car en peu de temps
l’une et l’autre étant nulle pour le mari, la beauté devient
un inconvénient et la laideur un avantage. Mais la laideur
qui produit le dégoût est le plus grand des malheurs ; ce
sentiment, loin de s’effacer, augmente sans cesse et se
tourne en haine. C’est un enfer qu’un pareil mariage ; il
vaudrait mieux être morts qu’unis ainsi.
Désirez en tout la médiocrité, sans en excepter la beau-
té même. Une figure agréable et prévenante, qui n’inspire
pas l’amour, mais la bienveillance, est ce qu’on doit préfé-
rer ; elle est sans préjudice pour le mari, et l’avantage en
tourne au profit commun : les grâces ne s’usent pas
comme la beauté ; elles ont de la vie, elles se renouvellent
sans cesse, et au bout de trente ans de mariage, une hon-
745

nête femme avec des grâces plaît à son mari comme le
premier jour.
Telles sont les réflexions qui m’ont déterminé dans le
choix de Sophie. Elève de la nature ainsi qu’Émile, elle est
faite pour lui plus qu’aucune autre ; elle sera la femme de
l’homme. Elle est son égale par la naissance et par le mé-
rite, son inférieure par la fortune. Elle n’enchante pas au
premier coup d’œil, mais elle plaît chaque jour davantage.
Son plus grand charme n’agit que par degrés ; il ne se dé-
ploie que dans l’intimité du commerce ; et son mari le
sentira plus que personne au monde. Son éducation n’est
ni brillante ni négligée ; elle a du goût sans étude, des ta-
lents sans art, du jugement sans connaissances. Son esprit
ne sait pas, mais il est cultivé pour apprendre ; c’est une
terre bien préparée qui n’attend que le grain pour rappor-
ter. Elle n’a jamais lu de livre que Barrême et Télémaque,
qui lui tomba par hasard dans les mains ; mais une fille
capable de se passionner pour Télémaque a-t-elle un cœur
sans sentiment et un esprit sans délicatesse ? O l’aimable
ignorance ! Heureux celui qu’on destine à l’instruire ! Elle
ne sera point le professeur de son mari, mais son disciple ;
loin de vouloir l’assujettir à ses goûts, elle prendra les
siens. Elle vaudra mieux pour lui que si elle était savante ;
il aura le plaisir de lui tout enseigner. Il est temps enfin
qu’ils se voient ; travaillons à les rapprocher.
Nous partons de Paris tristes et rêveurs. Ce lieu de ba-
bil n’est pas notre centre. Émile tourne un œil de dédain
vers cette grande ville, et dit avec dépit : Que de jours per-
dus en vaines recherches ! Ah ! ce n’est pas là qu’est
l’épouse de mon cœur. Mon ami, vous le saviez bien, mais
746

mon temps ne vous coûte guère, et mes maux vous font
peu souffrir. Je le regarde fixement, et je lui dis sans
m’émouvoir : Émile, croyez-vous ce que vous dites ? À
l’instant, il me saute au cou tout confus, et me serre dans
ses bras sans répondre. C’est toujours sa réponse quand il
a tort.
Nous voici par les champs en vrais chevaliers errants ;
non pas comme ceux cherchant les aventures, nous les
fuyons au contraire en quittant Paris ; mais imitant assez
leur allure errante, inégale, tantôt piquant des deux, et
tantôt marchant à petits pas. À force de suivre ma pra-
tique, on en aura pris enfin l’esprit ; et je n’imagine aucun
lecteur encore assez prévenu par les usages pour nous
supposer tous deux endormis dans une bonne chaise de
poste bien fermée, marchant sans rien voir, sans rien ob-
server, rendant nul pour nous l’intervalle du départ à
l’arrivée, et, dans la vitesse de notre marche, perdant le
temps pour le ménager.
Les hommes disent que la vie est courte, et je vois
qu’ils s’efforcent de la rendre telle. Ne sachant pas
l’employer, ils se plaignent de la rapidité du temps, et je
vois qu’il coule trop lentement à leur gré. Toujours pleins
de l’objet auquel ils tendent, ils voient à regret l’intervalle
qui les en sépare : l’un voudrait être à demain, l’autre au
mois prochain, l’autre à dix ans de là ; nul ne veut vivre
aujourd’hui ; nul n’est content de l’heure présente, tous la
trouvent trop lente à passer. Quand ils se plaignent que le
temps coule trop vite, ils mentent ; ils payeraient volon-
tiers le pouvoir de l’accélérer ; ils emploieraient volontiers
leur fortune à consumer leur vie entière ; et il n’y en a
747

peut-être pas un qui n’eût réduit ses ans à très peu
d’heures s’il eût été le maître d’en ôter au gré de son ennui
celles qui lui étaient à charge, et au gré de son impatience
celles qui le séparaient du moment désiré. Tel passe la
moitié de sa vie à se rendre de Paris à Versailles, de Ver-
sailles à Paris, de la ville à la campagne, de la campagne à
la ville, et d’un quartier à l’autre, qui serait fort embarras-
sé de ses heures s’il n’avait le secret de les perdre ainsi, et
qui s’éloigne exprès de ses affaires pour s’occuper à les
aller chercher : il croit gagner le temps qu’il y met de plus,
et dont autrement il ne saurait que faire ; ou bien, au con-
traire, il court pour courir, et vient en poste sans autre
objet que de retourner de même. Mortels, ne cesserez-
vous jamais de calomnier la nature ? Pourquoi vous
plaindre que la vie est courte puisqu’elle ne l’est pas en-
core assez à votre gré ? S’il est un seul d’entre vous qui
sache mettre assez de tempérance à ses désirs pour ne
jamais souhaiter que le temps s’écoule, celui-là ne
l’estimera point trop courte ; vivre et jouir seront pour lui
la même chose ; et, dût-il mourir jeune, il ne mourra que
rassasié de jours.
Quand je n’aurais que cet avantage dans ma méthode,
par cela seul il la faudrait préférer à toute autre. Je n’ai
point élevé mon Émile pour désirer ni pour attendre mais
pour jouir ; et quand il porte ses désirs au delà du présent,
ce n’est point avec une ardeur assez impétueuse pour être
importuné de la lenteur du temps. Il ne jouira pas seule-
ment du plaisir de désirer, mais de celui d’aller à l’objet
qu’il désire ; et ses passions sont tellement modérées qu’il
est toujours plus où il est qu’où il sera.
748

Nous ne voyageons donc point en courriers, mais en
voyageurs. Nous ne songeons pas seulement aux deux
termes, mais à l’intervalle qui les sépare. Le voyage même
est un plaisir pour nous. Nous ne le faisons point triste-
ment assis et comme emprisonnés dans une petite cage
bien fermée. Nous ne voyageons point dans la mollesse et
dans le repos des femmes. Nous ne nous ôtons ni le grand
air, ni la vue des objets qui nous environnent, ni la com-
modité de les contempler à notre gré quand il nous plaît.
Émile n’entra jamais dans une chaise de poste, et ne court
guère en poste s’il n’est pressé. Mais de quoi jamais Émile
peut-il être pressé ? D’une seule chose, de jouir de la vie.
Ajouterai-je et de faire du bien quand il le peut ? Non, car
cela même est jouir de la vie.
Je ne conçois qu’une manière de voyager plus agréable
que d’aller à cheval ; c’est d’aller à pied. On part à son
moment, on s’arrête à sa volonté, on fait tant et si peu
d’exercice qu’on veut. On observe tout le pays ; on se dé-
tourne à droite, à gauche ; on examine tout ce qui nous
flatte ; on s’arrête à tous les points de vue. Aperçois-je une
rivière, je la côtoie ; un bois touffu, je vais sous son
ombre ; une grotte, je la visite ; une carrière, j’examine les
minéraux. Partout où je me plais, j’y reste. À l’instant que
je m’ennuie, je m’en vais. Je ne dépends ni des chevaux ni
du postillon. Je n’ai pas besoin de choisir des chemins tout
faits, des routes commodes ; je passe partout où un
homme peut passer ; je vois tout ce qu’un homme peut
voir ; et, ne dépendant que de moi-même, je jouis de toute
la liberté dont un homme peut jouir. Si le mauvais temps
m’arrête et que l’ennui me gagne, alors je prends des che-
vaux. Si je suis las… Mais Émile ne se lasse guère ; il est
749

robuste ; et pourquoi se lasserait-il ? Il n’est point pressé.
S’il s’arrête, comment peut-il s’ennuyer ? Il porte partout
de quoi s’amuser. Il entre chez un maître, il travaille ; il
exerce ses bras pour reposer ses pieds.
Voyager à pied, c’est voyager comme Thalès, Platon et
Pythagore. J’ai peine à comprendre comment un philo-
sophe peut se résoudre à voyager autrement, et s’arracher
à l’examen des richesses qu’il foule aux pieds et que la
terre prodigue à sa vue. Qui est-ce qui, aimant un peu
l’agriculture ; ne veut pas connaître les productions parti-
culières au climat des lieux qu’il traverse, et la manière de
les cultiver ? Qui est-ce qui, ayant un peu de goût pour
l’histoire naturelle, peut se résoudre à passer un terrain
sans l’examiner, un rocher sans l’écorner, des montagnes
sans herboriser, des cailloux sans chercher des fossiles ?
Vos philosophes de ruelles étudient l’histoire naturelle
dans des cabinets ; ils ont des colifichets ; ils savent des
noms, et n’ont aucune idée de la nature. Mais le cabinet
d’Émile est plus riche que ceux des rois ; ce cabinet est la
terre entière. Chaque chose y est à sa place : le naturaliste
qui en prend soin a rangé le tout dans un fort bel ordre :
Daubenton ne ferait pas mieux.
Combien de plaisirs différents on rassemble par cette
agréable manière de voyager ! sans compter la santé qui
s’affermit, l’humeur qui s’égaye. J’ai toujours vu ceux qui
voyageaient dans de bonnes voitures bien douces, rêveurs,
tristes, grondants ou souffrants ; et les piétons toujours
gais, légers et contents de tout. Combien le cœur rit quand
on approche du gîte ! Combien un repas grossier paraît
savoureux ! Avec quel plaisir on se repose à table ! Quel
750

bon sommeil on fait dans un mauvais lit ! Quand on ne
veut qu’arriver, on peut courir en chaise de poste ; mais
quand on veut voyager, il faut aller à pied.
Si, avant que nous ayons fait cinquante lieues de la
manière que j’imagine, Sophie n’est pas oubliée, il faut que
je ne sois guère adroit, ou qu’Émile soit bien peu curieux ;
car, avec tant de connaissances élémentaires, il est difficile
qu’il ne soit pas tenté d’en acquérir davantage. On n’est
curieux qu’à proportion qu’on est instruit ; il sait précisé-
ment assez pour vouloir apprendre.
Cependant, un objet en attire un autre, et nous avan-
çons toujours. J’ai mis à notre première course un terme
éloigné : le prétexte en est facile ; en sortant de Paris, il
faut aller chercher une femme au loin.
Quelque jour, après nous être égarés plus qu’à
l’ordinaire dans des vallons, dans des montagnes où l’on
n’aperçoit aucun chemin, nous ne savons plus retrouver le
nôtre. Peu nous importe, tous chemins sont bons, pourvu
qu’on arrive : mais encore faut-il arriver quelque part
quand on a faim. Heureusement nous trouvons un paysan
qui nous mène dans sa chaumière ; nous mangeons de
grand appétit son maigre dîner. En nous voyant si fati-
gués, si affamés, il nous dit : Si le bon Dieu vous eût con-
duits de l’autre côté de la colline, vous eussiez été mieux
reçus… vous auriez trouvé une maison de paix… des gens
si charitables… de si bonnes gens !… Ils n’ont pas meilleur
cœur que moi, mais ils sont plus riches, quoiqu’on dise
qu’ils l’étaient bien plus autrefois… Ils ne pâtissent pas,
Dieu merci ; et tout le pays se sent de ce qui leur reste.
751

À ce mot de bonnes gens, le cœur du bon Émile
s’épanouit. Mon ami, dit-il en me regardant, allons à cette
maison dont les maîtres sont bénis dans le voisinage : je
serais bien aise de les voir ; peut-être seront-ils bien aises
de nous voir aussi. Je suis sûr qu’ils nous recevront bien :
s’ils sont des nôtres, nous serons des leurs.
La maison bien indiquée, on part, on erre dans les
bois, une grande pluie nous surprend en chemin ; elle
nous retarde sans nous arrêter. Enfin l’on se retrouve, et le
soir nous arrivons à la maison désignée. Dans le hameau
qui l’entoure, cette seule maison, quoique simple, a
quelque apparence. Nous nous présentons, nous deman-
dons l’hospitalité. L’on nous fait parler au maître ; il nous
questionne, mais poliment : sans dire le sujet de notre
voyage, nous disons celui de notre détour. Il a gardé de
son ancienne opulence la facilité de connaître l’état des
gens dans leurs manières ; quiconque a vécu dans le grand
monde se trompe rarement là-dessus : sur ce passeport
nous sommes admis.
On nous montre un appartement fort petit, mais
propre et commode ; on y fait du feu, nous y trouvons du
linge, des nippes, tout ce qu’il nous faut. Quoi ! dit Émile
tout surpris, on dirait que nous étions attendus ! O que le
paysan avait bien raison ! quelle attention ! quelle bonté !
quelle prévoyance ! et pour des inconnus ! Je crois être au
temps d’Homère. Soyez sensible à tout cela, lui dis-je,
mais ne vous en étonnez pas ; partout où les étrangers
sont rares, ils sont bien venus : rien ne rend plus hospita-
lier que de n’avoir pas souvent besoin de l’être : c’est
l’affluence des hôtes qui détruit l’hospitalité. Du temps
752

d’Homère on ne voyageait guère, et les voyageurs étaient
bien reçus partout Nous sommes peut-être les seuls pas-
sagers qu’on ait vus ici de toute l’année. N’importe, re-
prend-il, cela même est un éloge de savoir se passer
d’hôtes, et de les recevoir toujours bien.
Séchés et rajustés, nous allons rejoindre le maître de la
maison ; il nous présente à sa femme ; elle nous reçoit,
non pas seulement avec politesse, mais avec bonté.
L’honneur de ses coups d’œil est pour Émile. Une mère,
dans le cas où elle est, voit rarement sans inquiétude, ou
du moins sans curiosité, entrer chez elle un homme de cet
âge.
On fait hâter le souper pour l’amour de nous. En en-
trant dans la salle à manger, nous voyons cinq couverts :
nous nous plaçons, il en reste un vide. Une jeune personne
entre, fait une grande révérence, et s’assied modestement
sans parler. Émile, occupé de sa faim ou de ses réponses,
la salue, parle, et mange. Le principal objet de son voyage
est aussi loin de sa pensée qu’il se croit lui-même encore
loin du terme. L’entretien roule sur l’égarement des voya-
geurs. Monsieur, lui dit le maître de la maison, vous me
paraissez un jeune homme aimable et sage ; et cela me fait
songer que vous êtes arrivés ici, votre gouverneur et vous,
las et mouillés, comme Télémaque et Mentor dans l’île de
Calypso. Il est vrai, répond Émile, que nous trouvons ici
l’hospitalité de Calypso. Son Mentor ajoute : Et les
charmes d’Eucharis. Mais Émile connaît l’Odyssée et n’a
point lu Télémaque ; il ne sait ce que c’est qu’Eucharis.
Pour la jeune personne, je la vois rougir jusqu’aux yeux,
les baisser sur son assiette, et n’oser souffler. La mère, qui
753

remarque son embarras, fait signe au père, et celui-ci
change de conversation. En parlant de sa solitude, il
s’engage insensiblement dans le récit des événements qui
l’y ont confiné ; les malheurs de sa vie, la constance de son
épouse, les consolations qu’ils ont trouvées dans leur
union, la vie douce et paisible qu’ils mènent dans leur re-
traite, et toujours sans dire un mot de la jeune personne ;
tout cela forme un récit agréable et touchant qu’on ne peut
entendre sans intérêt. Émile, ému, attendri, cesse de man-
ger pour écouter. Enfin, à l’endroit où le plus honnête des
hommes s’étend avec plus de plaisir sur l’attachement de
la plus digne des femmes, le jeune voyageur, hors de lui,
serre une main du mari, qu’il a saisie, et de l’autre prend
aussi la main de la femme, sur laquelle il se penche avec
transport en l’arrosant de pleurs. La naïve vivacité du
jeune homme touche tout le monde ; mais la fille, plus
sensible que personne à cette marque de son bon cœur,
croit voir Télémaque affecté des malheurs de Philoctète.
Elle porte à la dérobée les yeux sur lui pour mieux exami-
ner sa figure ; elle n’y trouve rien qui démente la compa-
raison. Son air aisé a de la liberté sans arrogance ; ses ma-
nières sont vives sans étourderie ; sa sensibilité rend son
regard plus doux, sa physionomie plus touchante : la jeune
personne le voyant pleurer est près de mêler ses larmes
aux siennes. Dans un si beau prétexte, une honte secrète la
retient : elle se reproche déjà les pleurs prêts à s’échapper
de ses yeux, comme s’il était mal d’en verser pour sa fa-
mille.
La mère, qui dès le commencement du souper n’a ces-
sé de veiller sur elle, voit sa contrainte, et l’en délivre en
l’envoyant faire une commission. Une minute après, la
754

jeune fille rentre, mais si mal remise, que son désordre est
visible à tous les yeux. La mère lui dit avec douceur : So-
phie, remettez-vous ; ne cesserez-vous point de pleurer les
malheurs de vos parents. Vous qui les en consolez, n’y
soyez pas plus sensible qu’eux-mêmes.
À ce nom de Sophie, vous eussiez vu tressaillir Émile.
Frappé d’un nom si cher, il se réveille en sursaut, et jette
un regard avide sur celle qui l’ose porter. Sophie, ô So-
phie ! est-ce vous que mon cœur cherche ? est-ce vous que
mon cœur aime ? Il l’observe, il la contemple avec une
sorte de crainte et de défiance. Il ne voit pas exactement la
figure qu’il s’était peinte ; il ne sait si celle qu’il voit vaut
mieux ou moins. Il étudie chaque trait, il épie chaque
mouvement, chaque geste ; il trouve à tout mille interpré-
tations confuses ; il donnerait la moitié de sa vie pour
qu’elle voulût dire un seul mot. Il me regarde, inquiet et
troublé ; ses yeux me font à la fois cent questions, cent
reproches. Il semble me dire à chaque regard : Guidez-moi
tandis qu’il est temps ; si mon cœur se livre et se trompe,
je n’en reviendrai de mes jours.
Émile est l’homme du monde qui sait le moins se dé-
guiser. Comment se déguiserait-il dans le plus grand
trouble de sa vie, entre quatre spectateurs qui l’examinent,
et dont le plus distrait en apparence est en effet le plus
attentif ? Son désordre n’échappe point aux yeux péné-
trants de Sophie ; les siens l’instruisent de reste qu’elle en
est l’objet : elle voit que cette inquiétude n’est pas de
l’amour encore ; mais qu’importe ? il s’occupe d’elle, et
cela suffit : elle sera bien malheureuse s’il s’en occupe im-
punément.
755

Les mères ont des yeux comme leurs filles, et
l’expérience de plus. La mère de Sophie sourit du succès
de nos projets. Elle lit dans les cœurs des deux jeunes
gens ; elle voit qu’il est temps de fixer celui du nouveau
Télémaque ; elle fait parler sa fille. Sa fille, avec sa dou-
ceur naturelle, répond d’un ton timide qui ne fait que
mieux son effet. Au premier son de cette voix, Émile est
rendu ; c’est Sophie, il n’en doute plus. Ce ne la serait pas,
qu’il serait trop tard pour s’en dédire.
C’est alors que les charmes de cette fille enchanteresse
vont par torrents à son cœur, et qu’il commence d’avaler à
long traits le poison dont elle l’enivre. Il ne parle plus, il ne
répond plus ; il ne voit que Sophie ; il n’entend que So-
phie : si elle dit un mot, il ouvre la bouche ; si elle baisse
les yeux, il les baisse ; s’il la voit soupirer, il soupire : c’est
l’âme de Sophie qui paraît l’animer. Que la sienne a chan-
gé dans peu d’instants ! Ce n’est plus le tour de Sophie de
trembler, c’est celui d’Émile. Adieu la liberté, la naïveté, la
franchise. Confus, embarrassé, craintif, il n’ose plus regar-
der autour de lui, de peur de voir qu’on le regarde. Hon-
teux de se laisser pénétrer, il voudrait se rendre invisible à
tout le monde pour se rassasier de la contempler sans être
observé. Sophie, au contraire, se rassure de la crainte
d’Émile ; elle voit son triomphe, elle en jouit.
No’l mostra già, ben che in suo cor ne rida.
Elle n’a pas changé de contenance ; mais, malgré cet
air modeste et ces yeux baissés, son tendre cœur palpite de
joie, et lui dit que Télémaque est trouvé.
756

Si j’entre ici dans l’histoire trop naïve et trop simple
peut-être de leurs innocentes amours, on regardera ces
détails comme un jeu frivole, et l’on aura tort. On ne con-
sidère pas assez l’influence que doit avoir la première liai-
son d’un homme avec une femme dans le cours de la vie
de l’un et de l’autre. On ne voit pas qu’une première im-
pression, aussi vive que celle de l’amour ou du penchant
qui tient sa place, a de longs effets dont on n’aperçoit
point la chaîne dans le progrès des ans, mais qui ne ces-
sent d’agir jusqu’à la mort. On nous donne, dans les traités
d’éducation, de grands verbiages inutiles et pédantesques
sur les chimériques devoirs des enfants ; et l’on ne nous
dit pas un mot de la partie la plus importante et la plus
difficile de toute l’éducation, savoir, la crise qui sert de
passage de l’enfance à l’état d’homme. Si j’ai pu rendre ces
essais utiles par quelque endroit, ce sera surtout pour m’y
être étendu fort au long sur cette partie essentielle, omise
par tous les autres, et pour ne m’être point laissé rebuter
dans cette entreprise par de fausses délicatesses, ni ef-
frayer par des difficultés de langue. Si j’ai dit ce qu’il faut
faire, j’ai dit ce que j’ai dû dire : il m’importe fort peu
d’avoir écrit un roman. C’est un assez beau roman que
celui de la nature humaine. S’il ne se trouve que dans cet
écrit, est-ce ma faute ? Ce devrait être l’histoire de mon
espèce ? Vous qui la dépravez, c’est vous qui faites un ro-
man de mon livre.
Une autre considération qui renforce la première, est
qu’il ne s’agit pas ici d’un jeune homme livré dès l’enfance
à la crainte, à la convoitise, à l’envie, à l’orgueil, et à toutes
les passions qui servent d’instruments aux éducations
communes ; qu’il s’agit d’un jeune homme dont c’est ici,
757

non seulement le premier amour, mais la première pas-
sion de toute espèce ; que de cette passion, l’unique peut-
être qu’il sentira vivement dans toute sa vie, dépend la
dernière forme que doit prendre son caractère. Ses ma-
nières de penser, ses sentiments, ses goûts, fixés par une
passion durable, vont acquérir une consistance qui ne leur
permettra plus de s’altérer.
On conçoit qu’entre Émile et moi la nuit qui suit une
pareille soirée ne se passe pas toute à dormir. Quoi donc !
la seule conformité d’un nom doit-elle avoir tant de pou-
voir sur un homme sage ? N’y a-t-il qu’une Sophie au
monde ? Se ressemblent-elles toutes d’âmes comme de
nom ? Toutes celles qu’il verra sont-elles la sienne ? Est-il
fou de se passionner ainsi pour une inconnue à laquelle il
n’a jamais parlé ? Attendez, jeune homme, examinez, ob-
servez. Vous ne savez pas même encore chez qui vous
êtes ; et, à vous entendre, on vous croirait déjà dans votre
maison.
Ce n’est pas le temps des leçons, et celles-ci ne sont
pas faites pour être écoutées. Elles ne font que donner au
jeune homme un nouvel intérêt pour Sophie par le désir
de justifier son penchant. Ce rapport des noms, cette ren-
contre qu’il croit fortuite, ma réserve même, ne font
qu’irriter sa vivacité : déjà Sophie lui paraît trop estimable
pour qu’il ne soit pas sûr de me la faire aimer.
Le matin, je me doute bien que, dans son mauvais ha-
bit de voyage, Émile tâchera de se mettre avec plus de
soin. Il n’y manque pas ; mais je ris de son empressement
à s’accommoder du linge de la maison. Je pénètre sa pen-
758

sée ; je lis avec plaisir qu’il cherche, en se préparant des
restitutions, des échanges, à s’établir une espèce de cor-
respondance qui le mette en droit d’y renvoyer et d’y reve-
nir.
Je m’étais attendu de trouver Sophie un peu plus ajus-
tée aussi de son côté : je me suis trompé. Cette vulgaire
coquetterie est bonne pour ceux à qui l’on ne veut que
plaire. Celle du véritable amour est plus raffinée ; elle a
bien d’autres prétentions. Sophie est mise encore plus
simplement que la veille, et même plus négligemment,
quoique avec une propreté toujours scrupuleuse. Je ne
vois de la coquetterie dans cette négligence que parce que
j’y vois de l’affectation. Sophie sait bien qu’une parure plus
recherchée est une déclaration ; mais elle ne sait pas
qu’une parure plus négligée en est une autre ; elle montre
qu’on ne se contente pas de plaire par l’ajustement, qu’on
veut plaire aussi par la personne. Eh ! qu’importe à
l’amant comment on soit mise, pourvu qu’il voie qu’on
s’occupe de lui ? Déjà sûre de son empire, Sophie ne se
borne pas à frapper par ses charmes les yeux d’Émile, si
son cœur ne va les chercher ; il ne lui suffit plus qu’il les
voie, elle veut qu’il les suppose. N’en a-t-il pas assez vu
pour être obligé de deviner le reste ?
Il est à croire que, durant nos entretiens de cette nuit,
Sophie et sa mère n’ont pas non plus resté muettes ; il y a
eu des aveux arrachés, des instructions données. Le len-
demain on se rassemble bien préparés. Il n’y a pas douze
heures que nos jeunes gens se sont vus ; ils ne se sont pas
dit encore un seul mot, et déjà l’on voit qu’ils s’entendent.
Leur abord n’est pas familier ; il est embarrassé, timide ;
759

ils ne se parlent point ; leurs yeux baissés semblent
s’éviter, et cela même est un signe d’intelligence ; ils
s’évitent, mais de concert ; ils sentent déjà le besoin du
mystère avant de s’être rien dit. En partant nous deman-
dons la permission de venir nous-mêmes rapporter ce que
nous emportons. La bouche d’Émile demande cette per-
mission au père, à la mère, tandis que ses yeux inquiets,
tournés sur la fille, la lui demandent beaucoup plus ins-
tamment. Sophie ne dit rien, ne fait aucun signe, ne paraît
rien voir, rien entendre ; mais elle rougit ; et cette rougeur
est une réponse encore plus claire que celle de ses parents.
On nous permet de revenir sans nous inviter à rester.
Cette conduite est convenable ; on donne le couvert à des
passants embarrassés de leur gîte, mais il n’est pas décent
qu’un amant couche dans la maison de sa maîtresse.
À peine sommes-nous hors de cette maison chérie,
qu’Émile songe à nous établir aux environs : la chaumière
la plus voisine lui semble déjà trop éloignée ; il voudrait
coucher dans les fossés du château. Jeune étourdi ! lui dis-
je d’un ton de pitié, quoi ! déjà la passion vous aveugle !
Vous ne voyez déjà plus ni les bienséances ni la raison !
Malheureux ! vous croyez aimer, et vous voulez déshono-
rer votre maîtresse ! Que dira-t-on d’elle quand on saura
qu’une jeune homme qui sort de sa maison couche aux
environs ? Vous l’aimez, dites-vous ! Est-ce donc à vous de
la perdre de réputation ? Est-ce là le prix de l’hospitalité
que ses parents vous ont accordée ! Ferez-vous l’opprobre
de celle dont vous attendez votre bonheur ? Eh !
qu’importent, répond-il avec vivacité, les vains discours
des hommes et leurs injustes soupçons ? Ne m’avez-vous
760

pas appris vous-même à n’en faire aucun cas ? Qui sait
mieux que moi combien j’honore Sophie, combien je la
veux respecter ? Mon attachement ne fera point sa honte,
il fera sa gloire, il sera digne d’elle. Quand mon cœur et
mes soins lui rendront partout l’hommage qu’elle mérite,
en quoi puis-je l’outrager ? Cher Émile, reprends-je en
l’embrassant, vous raisonnez pour vous : apprenez à rai-
sonner pour elle. Ne comparez point l’honneur d’un sexe à
celui de l’autre : ils ont des principes tout différents. Ces
principes sont également solides et raisonnables, parce
qu’ils dérivent également de la nature, et que la même
vertu qui vous fait mépriser pour vous les discours des
hommes vous oblige à les respecter pour votre maîtresse.
Votre honneur est en vous seul, et le sien dépend d’autrui.
Le négliger serait blesser le vôtre même, et vous ne vous
rendez point ce que vous vous devez, si vous êtes cause
qu’on ne lui rende pas ce qui lui est dû.
Alors, lui expliquant les raisons de ces différences, je
lui fais sentir quelle injustice il y aurait à vouloir les comp-
ter pour rien. Qui est-ce qui lui a dit qu’il sera l’époux de
Sophie, elle dont il ignore les sentiments, elle dont le cœur
ou les parents ont peut-être des engagements antérieurs,
elle qu’il ne connaît point, et qui n’a peut-être avec lui pas
une des convenances qui peuvent rendre un mariage heu-
reux ? Ignore-t-il que tout scandale est pour une fille une
tache indélébile, que n’efface pas même son mariage avec
celui qui l’a causé ? Eh ! quel est l’homme sensible qui veut
perdre celle qu’il aime ? Quel est l’honnête homme qui
veut faire pleurer à jamais à une infortunée le malheur de
lui avoir plu ?
761

Le jeune homme, effrayé des conséquences que je lui
fais envisager, et toujours extrême dans ses idées, croit
déjà n’être jamais assez loin du séjour de Sophie : il double
le pas pour fuir plus promptement ; il regarde autour de
nous si nous ne sommes point écoutés ; il sacrifierait mille
fois son bonheur à l’honneur de celle qu’il aime ; il aime-
rait mieux ne la revoir de sa vie que de lui causer un seul
déplaisir. C’est le premier fruit des soins que j’ai pris dès
sa jeunesse de lui former un cœur qui sache aimer.
Il s’agit donc de trouver un asile éloigné, mais à portée.
Nous cherchons, nous nous informons : nous apprenons
qu’à deux grandes lieues est une ville ; nous allons cher-
cher à nous y loger, plutôt que dans les villages plus
proches, où notre séjour deviendrait suspect. C’est là
qu’arrive enfin le nouvel amant, plein d’amour, d’espoir,
de joie et surtout de bons sentiments ; et voilà comment,
dirigeant peu à peu sa passion naissante vers ce qui est
bon et honnête, je dispose insensiblement tous ses pen-
chants à prendre le même pli.
J’approche du terme de ma carrière ; je l’aperçois déjà
de loin. Toutes les grandes difficultés sont vaincues, tous
les grands obstacles sont surmontés ; il ne me reste plus
rien de pénible à faire que de ne pas gâter mon ouvrage en
me hâtant de le consommer. Dans l’incertitude de la vie
humaine, évitons surtout la fausse prudence d’immoler le
présent à l’avenir ; c’est souvent immoler ce qui est à ce
qui ne sera point. Rendons l’homme heureux dans tous les
âges, de peur qu’après bien des soins il ne meure avant de
l’avoir été. Or, s’il est un temps pour jouir de la vie, c’est
assurément la fin de l’adolescence, où les facultés du corps
762

et de l’âme ont acquis leur plus grande vigueur, et où
l’homme, au milieu de sa course, voit de plus loin les deux
termes qui lui en font sentir la brièveté. Si l’imprudente
jeunesse se trompe, ce n’est pas en ce qu’elle veut jouir,
c’est en ce qu’elle cherche la jouissance où elle n’est point,
et qu’en s’apprêtant un avenir misérable, elle ne sait pas
même user du moment présent.
Considérez mon Émile, à vingt ans passés, bien formé,
bien constitué d’esprit et de corps, fort, sain, dispos,
adroit, robuste, plein de sens, de raison, de bonté,
d’humanité, ayant des mœurs, du goût, aimant le beau,
faisant le bien, libre de l’empire des passions cruelles,
exempt du joug de l’opinion, mais soumis à la loi de la
sagesse, et docile à la voix de l’amitié ; possédant tous les
talents utiles et plusieurs talents agréables, se souciant
peu des richesses, portant sa ressource au bout de ses
bras, et n’ayant pas peur de manquer de pain, quoi qu’il
arrive. Le voilà maintenant enivré d’une passion nais-
sante, son cœur s’ouvre aux premiers feux de l’amour : ses
douces illusions lui font un nouvel univers de délices et de
jouissance ; il aime un objet aimable, et plus aimable en-
core par son caractère que par sa personne ; il espère, il
attend un retour qu’il sent lui être dû.
C’est du rapport des cœurs, c’est du concours des sen-
timents honnêtes, que s’est formé leur premier penchant :
ce penchant doit être durable. Il se livre avec confiance,
avec raison même, au plus charmant délire, sans crainte,
sans regret, sans remords, sans autre inquiétude que celle
dont le sentiment du bonheur est inséparable. Que peut-il
manquer au sien ? Voyez, cherchez, imaginez ce qu’il lui
763

faut encore, et qu’on puisse accorder avec ce qu’il a. Il ré-
unit tous les biens qu’on peut obtenir à la fois ; on n’y en
peut ajouter aucun qu’aux dépens d’un autre ; il est heu-
reux autant qu’un homme peut l’être. Irai-je en ce moment
abréger un destin si doux ? Irai-je troubler une volupté si
pure ? Ah ! tout le prix de la vie est dans la félicité qu’il
goûte. Que pourrais-je lui rendre qui valût ce que je lui
aurais ôté ? Même en mettant le comble à son bonheur,
j’en détruirais le plus grand charme. Ce bonheur suprême
est cent fois plus doux à espérer qu’à obtenir ; on en jouit
mieux quand on l’attend que quand on le goûte. O bon
Émile, aime et sois aimé ! jouis longtemps avant que de
posséder ; jouis à la fois de l’amour et de l’innocence ; fais
ton paradis sur la terre en attendant l’autre : je n’abrégerai
point cet heureux temps de ta vie ; j’en filerai pour toi
l’enchantement ; je le prolongerai le plus qu’il sera pos-
sible. Hélas ! il faut qu’il finisse et qu’il finisse en peu de
temps ; mais je ferai du moins qu’il dure toujours dans ta
mémoire, et que tu ne te repentes jamais de l’avoir goûté.
Émile n’oublie pas que nous avons des restitutions à
faire. Sitôt qu’elles sont prêtes, nous prenons des chevaux,
nous allons grand train ; pour cette fois, en partant il vou-
drait être arrivé. Quand le cœur s’ouvre aux passions, il
s’ouvre à l’ennui de la vie. Si je n’ai pas perdu mon temps,
la sienne entière ne se passera pas ainsi.
Malheureusement la route est fort coupée et le pays
difficile. Nous nous égarons ; il s’en aperçoit le premier, et,
sans s’impatienter, sans se plaindre, il met toute son at-
tention à retrouver son chemin ; il erre longtemps avant
de se reconnaître, et toujours avec le même sang-froid.
764

Ceci n’est rien pour vous, mais c’est beaucoup pour moi
qui connais son naturel emporté : je vois le fruit des soins
que j’ai mis dès son enfance à l’endurcir aux coups de la
nécessité.
Nous arrivons enfin. La réception qu’on nous fait est
bien plus simple et plus obligeante que la première fois ;
nous sommes déjà d’anciennes connaissances. Émile et
Sophie se saluent avec un peu d’embarras, et ne se parlent
toujours point : que se diraient-ils en notre présence ?
L’entretien qu’il leur faut n’a pas besoin de témoins. L’on
se promène dans le jardin : ce jardin a pour parterre un
potager très bien entendu ; pour parc, un verger couvert
de grands et beaux arbres fruitiers de toute espèce, coupé
en divers sens de jolis ruisseaux, et de plates-bandes
pleines de fleurs. Le beau lieu ! s’écrie Émile plein de son
Homère et toujours dans l’enthousiasme ; je crois voir le
jardin d’Alcinoüs. La fille voudrait savoir ce que c’est
qu’Alcinoüs, et la mère le demande. Alcinoüs, leur dis-je,
était un roi de Corcyre, dont le jardin, décrit par Homère,
est critiqué par les gens de goût, comme trop simple et
trop peu paré117. Cet Alcinoüs avait une fille aimable, qui,
117 « En sortant du palais on trouve un vaste jardin de quatre
arpents, enceint et clos tout à l’entour, planté de grands arbres fleu-
ris, produisant des poires, des pommes de grenade, et d’autres des
plus belles espèces des figuiers au doux fruit, et des oliviers ver-
doyants. Jamais durant l’année entière ces beaux arbres ne restent
sans fruits : l’hiver et l’été, la douce haleine du vent d’ouest fait à la
fois nouer les uns et mûrir les autres. On voit la poire et la pomme
vieillir et sécher sur leur arbre, la figue sur le figuier, et la grappe sur
la souche. La vigne inépuisable ne cesse d’y porter de nouveaux
765

la veille qu’un étranger reçut l’hospitalité chez son père,
songea qu’elle aurait bientôt un mari. Sophie, interdite,
rougit, baisse les yeux, se mord la langue ; on ne peut ima-
giner une pareille confusion. Le père, qui se plaît à
l’augmenter, prend la parole, et dit que la jeune princesse
allait elle-même laver le linge à la rivière. Croyez-vous,
poursuit-il, qu’elle eût dédaigné de toucher aux serviettes
sales, en disant qu’elles sentaient le graillon ? Sophie, sur
qui le coup porte, oubliant sa timidité naturelle, s’excuse
avec vivacité. Son papa sait bien que tout le menu linge
n’eût point eu d’autre blanchisseuse qu’elle, si on l’avait
laissée faire118, et qu’elle en eût fait davantage avec plaisir,
si on le lui eût ordonné. Durant ces mots, elle me regarde à
la dérobée avec une inquiétude dont je ne puis
m’empêcher de rire en lisant dans son cœur ingénu les
alarmes qui la font parler. Son père a la cruauté de relever
raisins ; on fait cuire et confire les uns au soleil sur une aire, tandis
qu’on en vendange d’autres, laissant sur la plante ceux qui sont
encore en fleur, en verjus, ou qui commencent à noircir. À l’un des
bouts, deux carrés, bien cultivés, et couverts de fleurs toute l’année,
sont ornés de deux fontaines, dont l’une est distribuée dans tout le
jardin, et l’autre, après avoir traversé le palais, est conduite à un
bâtiment élevé dans la ville pour abreuver les citoyens. »
Telle est la description du jardin royal d’Alcinoüs, au septième
livre de l’Odyssée ; jardin dans lequel, à la honte de ce vieux rêveur
d’Homère et des princes de son temps, on ne voit ni treillages, ni
statues, ni cascades, ni boulingrins.
118 J’avoue que je sais quelque gré à la mère de Sophie de ne lui
avoir pas laissé gâter dans le savon des mains aussi douces que les
siennes, et qu’Émile doit baiser si souvent.
766

cette étourderie en lui demandant d’un ton railleur à quel
propos elle parle ici pour elle, et ce qu’elle a de commun
avec la fille d’Alcinoüs. Honteuse et tremblante, elle n’ose
plus souffler, ni regarder personne. Fille charmante ! Il
n’est plus temps de feindre : vous voilà déclarée en dépit
de vous.
Bientôt cette petite scène est oubliée ou paraît l’être ;
très heureusement pour Sophie, Émile est le seul qui n’y a
rien compris. La promenade se continue, et nos jeunes
gens, qui d’abord étaient à nos côtés, ont peine à se régler
sur la lenteur de notre marche ; insensiblement ils nous
précèdent, ils s’approchent, ils s’accostent à la fin ; et nous
les voyons assez loin devant nous. Sophie semble attentive
et posée ; Émile parle et gesticule avec feu : il ne paraît pas
que l’entretien les ennuie. Au bout d’une grande heure on
retourne, on les rappelle, ils reviennent, mais lentement à
leur tour, et l’on voit qu’ils mettent le temps à profit. En-
fin, tout à coup, leur entretien cesse avant qu’on soit à
portée de les entendre, et ils doublent le pas pour nous
rejoindre. Émile nous aborde avec un air ouvert et cares-
sant ; ses yeux pétillent de joie ; il les tourne pourtant avec
un peu d’inquiétude vers la mère de Sophie pour voir la
réception qu’elle lui fera. Sophie n’a pas, à beaucoup près,
un maintien si dégagé ; en approchant, elle semble toute
confuse de se voir tête à tête avec un jeune homme, elle
qui s’y est si souvent trouvée avec d’autres sans être em-
barrassée, et sans qu’on l’ait jamais trouvé mauvais. Elle
se hâte d’accourir à sa mère, un peu essoufflée, en disant
quelques mots qui ne signifient pas grand’chose, comme
pour avoir l’air d’être là depuis longtemps.
767

À la sérénité qui se peint sur le visage de ces aimables
enfants, on voit que cet entretien a soulagé leurs jeunes
cœurs d’un grand poids. Ils ne sont pas moins réservés
l’un avec l’autre, mais leur réserve est moins embarrassée ;
elle ne vient plus que du respect d’Émile, de la modestie
de Sophie, et de l’honnêteté de tous deux. Émile ose lui
adresser quelques mots, quelquefois elle ose répondre,
mais jamais elle n’ouvre la bouche pour cela sans jeter les
yeux sur ceux de sa mère. Le changement qui paraît le plus
sensible en elle est envers moi. Elle me témoigne une con-
sidération plus empressée, elle me regarde avec intérêt,
elle me parle affectueusement, elle est attentive à ce qui
peut me plaire ; je vois qu’elle m’honore de son estime, et
qu’il ne lui est pas indifférent d’obtenir la mienne. Je
comprends qu’Émile lui a parlé de moi ; on dirait qu’ils
ont déjà comploté de me gagner : il n’en est rien pourtant,
et Sophie elle-même ne se gagne pas si vite. Il aura peut-
être plus besoin de ma faveur auprès d’elle, que de la
sienne auprès de moi. Couple charmant !… En songeant
que le cœur sensible de mon jeune ami m’a fait entrer
pour beaucoup dans son premier entretien avec sa maî-
tresse, je jouis du prix de ma peine ; son amitié m’a tout
payé.
Les visites se réitèrent. Les conversations entre nos
jeunes gens deviennent plus fréquentes. Émile, enivré
d’amour, croit déjà toucher à son bonheur. Cependant, il
n’obtient point d’aveu formel de Sophie : elle l’écoute et ne
lui dit rien. Émile connaît toute sa modestie ; tant de rete-
nue l’étonne peu ; il sent qu’il n’est pas mal auprès d’elle ;
il sait que ce sont les pères qui marient les enfants ; il sup-
pose que Sophie attend un ordre de ses parents, il lui de-
768

mande la permission de le solliciter ; elle ne s’y oppose
pas. Il m’en parle ; j’en parle en son nom, même en sa pré-
sence. Quelle surprise pour lui d’apprendre que Sophie
dépend d’elle seule, et que pour le rendre heureux elle n’a
qu’à le vouloir ! Il commence à ne plus rien comprendre à
sa conduite. Sa confiance diminue. Il s’alarme, il se voit
moins avancé qu’il ne pensait l’être, et c’est alors que
l’amour le plus tendre emploie son langage le plus tou-
chant pour la fléchir.
Émile n’est pas fait pour deviner ce qui lui nuit : si on
ne le lui dit, il ne le saura de ses jours, et Sophie est trop
fière pour le lui dire. Les difficultés qui l’arrêtent feraient
l’empressement d’une autre. Elle n’a pas oublié les leçons
de ses parents. Elle est pauvre, Émile est riche, elle le sait.
Combien il a besoin de se faire estimer d’elle ! Quel mérite
ne lui faut-il point pour effacer cette inégalité ! Mais
comment songerait-il à ces obstacles ? Émile sait-il s’il est
riche ? Daigne-t-il même s’en informer ? Grâce au ciel, il
n’a nul besoin de l’être, il sait être bienfaisant sans cela. Il
tire le bien qu’il fait de son cœur, et non de sa bourse. Il
donne aux malheureux son temps, ses soins, ses affec-
tions, sa personne ; et, dans l’estimation de ses bienfaits, à
peine ose-t-il compter pour quelque chose l’argent qu’il
répand sur les indigents.
Ne sachant à quoi s’en prendre de sa disgrâce, il
l’attribue à sa propre faute : car qui oserait accuser de ca-
price l’objet de ses adorations ? L’humiliation de l’amour-
propre augmente les regrets de l’amour éconduit. Il
n’approche plus de Sophie avec cette aimable confiance
d’un cœur qui se sent digne du sien ; il est craintif et trem-
769

blant devant elle. Il n’espère plus la toucher par la ten-
dresse, il cherche à la fléchir par la pitié. Quelquefois sa
patience se lasse, le dépit est prêt à lui succéder. Sophie
semble pressentir ses emportements, et le regarde. Ce seul
regard le désarme et l’intimide : il est plus soumis
qu’auparavant.
Troublé de cette résistance obstinée et de ce silence in-
vincible, il épanche son cœur dans celui de son ami. Il y
dépose les douleurs de ce cœur navré de tristesse ; il im-
plore son assistance et ses conseils. Quel impénétrable
mystère ! Elle s’intéresse à mon sort, je n’en puis douter :
loin de m’éviter, elle se plaît avec moi ; quand j’arrive, elle
marque de la joie, et du regret quand je pars ; elle reçoit
mes soins avec bonté ; mes services paraissent lui plaire ;
elle daigne me donner des avis, quelquefois même des
ordres. Cependant, elle rejette mes sollicitations, mes
prières. Quand j’ose parler d’union, elle m’impose impé-
rieusement silence ; et, si j’ajoute un mot, elle me quitte à
l’instant. Par quelle étrange raison veut-elle bien que je
sois à elle sans vouloir entendre parler d’être à moi ? Vous
qu’elle honore, vous qu’elle aime et qu’elle n’osera faire
taire, parlez, faites-la parler ; servez votre ami, couronnez
votre ouvrage ; ne rendez pas vos soins funestes à votre
élève : ah ! ce qu’il tient de vous fera sa misère, si vous
n’achevez son bonheur.
Je parle à Sophie, et j’en arrache avec peu de peine un
secret que je savais avant qu’elle me l’eût dit. J’obtiens
plus difficilement la permission d’en instruire Émile : je
l’obtiens enfin, et j’en use. Cette explication le jette dans
un étonnement dont il ne peut revenir. Il n’entend rien à
770

cette délicatesse ; il n’imagine pas ce que des écus de plus
ou de moins font au caractère et au mérite. Quand je lui
fais entendre ce qu’ils font au préjugés, il se met à rire, et,
transporté de joie, il veut partir à l’instant, aller tout dé-
chirer tout jeter, renoncer à tout, pour avoir l’honneur
d’être aussi pauvre que Sophie, et revenir digne d’être son
époux.
Hé quoi ! dis-je en l’arrêtant, et riant à mon tour de
son impétuosité, cette jeune tête ne mûrira-t-elle point ?
et, après avoir philosophé toute votre vie, n’apprendrez-
vous jamais à raisonner ? Comment ne voyez-vous pas
qu’en suivant votre insensé projet, vous allez empirer
votre situation et rendre Sophie plus intraitable ? C’est un
petit avantage d’avoir quelques biens de plus qu’elle, c’en
serait un très grand de les lui avoir tous sacrifiés ; et si sa
fierté ne peut se résoudre à vous avoir la première obliga-
tion, comment se résoudrait-elle à vous avoir l’autre ? Si
elle ne peut souffrir qu’un mari puisse lui reprocher de
l’avoir enrichie, souffrira-t-elle qu’il puisse lui reprocher
de s’être appauvri pour elle ? Eh malheureux ! tremblez
qu’elle ne vous soupçonne d’avoir eu ce projet. Devenez au
contraire économe et soigneux pour l’amour d’elle, de
peur qu’elle ne vous accuse de vouloir la gagner par
adresse, et de lui sacrifier volontairement ce que vous per-
drez par négligence.
Croyez-vous au fond que de grands biens lui fassent
peur, et que ses oppositions viennent précisément des
richesses ? Non, cher Émile ; elles ont une cause plus so-
lide et plus grave dans l’effet que produisent ces richesses
dans l’âme du possesseur. Elle sait que les biens de la for-
771

tune sont toujours préférés à tout par ceux qui les ont.
Tous les riches comptent l’or avant le mérite. Dans la mise
commune de l’argent et des services, ils trouvent toujours
que ceux-ci n’acquittent jamais l’autre, et pensent qu’on
leur en doit de reste quand on a passé sa vie à les servir en
mangeant leur pain. Qu’avez-vous donc à faire, ô Émile !
pour la rassurer sur ses craintes ? Faites-vous bien con-
naître à elle ; ce n’est pas l’affaire d’un jour. Montrez-lui
dans les trésors de votre âme noble de quoi racheter ceux
dont vous avez le malheur d’être partagé. À force de cons-
tance et de temps, surmontez sa résistance ; à force de
sentiments grands et généreux, forcez-la d’oublier vos
richesses. Aimez-la, servez-la, servez ses respectables pa-
rents. Prouvez-lui que ces soins ne sont pas l’effet d’une
passion folle et passagère, mais des principes ineffaçables
gravés au fond de votre cœur. Honorez dignement le mé-
rite outragé par la fortune : c’est le seul moyen de le ré-
concilier avec le mérite qu’elle a favorisé.
On conçoit quels transports de joie ce discours donne
au jeune homme, combien il lui rend de confiance et
d’espoir, combien son honnête cœur se félicite d’avoir à
faire, pour plaire à Sophie, tout ce qu’il ferait de lui-même
quand Sophie n’existerait pas, ou qu’il ne serait pas amou-
reux d’elle. Pour peu qu’on ait compris son caractère, qui
est-ce qui n’imaginera pas sa conduite en cette occasion ?
Me voilà donc le confident de mes deux bonnes gens et
le médiateur de leurs amours ! Bel emploi pour un gou-
verneur ! Si beau que je ne fis de ma vie rien qui m’élevât
tant à mes propres yeux, et qui me rendît si content de
moi-même. Au reste, cet emploi ne laisse pas d’avoir ses
772

agréments : je ne suis pas mal venu dans la maison ; l’on
s’y fie à moi du soin d’y tenir les deux amants dans
l’ordre : Émile, toujours tremblant de déplaire, ne fut ja-
mais si docile. La petite personne m’accable d’amitiés dont
je ne suis pas la dupe, et dont je ne prends pour moi que
ce qui m’en revient. C’est ainsi qu’elle se dédommage indi-
rectement du respect dans lequel elle tient Émile. Elle lui
fait en moi mille tendres caresses, qu’elle aimerait mieux
mourir que de lui faire à lui-même ; et lui qui sait que je ne
veux pas nuire à ses intérêts, est charmé de ma bonne
intelligence avec elle. Il se console quand elle refuse son
bras à la promenade et que c’est pour lui préférer le mien.
Il s’éloigne sans murmure en me serrant la main, et me
disant tout bas de la voix et de l’œil : Ami, parlez pour moi.
Il nous suit des yeux avec intérêt ; il tâche de lire nos sen-
timents sur nos visages, et d’interpréter nos discours par
nos gestes ; il sait que rien de ce qui se dit entre nous ne
lui est indifférent. Bonne Sophie, combien votre cœur sin-
cère est à son aise, quand, sans être entendue de Télé-
maque, vous pouvez vous entretenir avec son Mentor !
Avec quelle aimable franchise vous lui laissez lire dans ce
tendre cœur tout ce qui s’y passe ! Avec quel plaisir vous
lui montrez toute votre estime pour son élève ! Avec quelle
ingénuité touchante vous lui laissez pénétrer des senti-
ments plus doux ! Avec quelle feinte colère vous renvoyez
l’importun quand l’impatience le force à vous inter-
rompre ! Avec quel charmant dépit vous lui reprochez son
indiscrétion quand il vient vous empêcher de dire du bien
de lui, d’en entendre, et de tirer toujours de mes réponses
quelque nouvelle raison de l’aimer !
773

Ainsi parvenu à se faire souffrir comme amant déclaré,
Émile en fait valoir tous les droits ; il parle, il presse, il
sollicite, il importune. Qu’on lui parle durement, qu’on le
maltraite, peu lui importe, pourvu qu’il se fasse écouter.
Enfin il obtient, non sans peine, que Sophie de son côté
veuille bien prendre ouvertement sur lui l’autorité d’une
maîtresse, qu’elle lui prescrive ce qu’il doit faire, qu’elle
commande au lieu de prier, qu’elle accepte au lieu de re-
mercier, qu’elle règle le nombre et le temps des visites,
qu’elle lui défende de venir jusqu’à tel jour et de rester
passé telle heure. Tout cela ne se fait point par jeu, mais
très sérieusement, et si elle accepta ces droits avec peine,
elle en use avec une rigueur qui réduit souvent le pauvre
Émile au regret de les lui avoir donnés. Mais, quoi qu’elle
ordonne, il ne réplique point ; et souvent, en partant pour
obéir, il me regarde avec des yeux pleins de joie qui me
disent : Vous voyez qu’elle a pris possession de moi. Ce-
pendant, l’orgueilleuse l’observe en dessous, et sourit en
secret de la fierté de son esclave.
Albane et Raphaël, prêtez-moi le pinceau de la volup-
té ! Divin Milton, apprends à ma plume grossière à décrire
les plaisirs de l’amour et de l’innocence ! Mais non, cachez
vos arts mensongers devant la sainte vérité de la nature.
Ayez seulement des cœurs sensibles, des âmes honnêtes ;
puis laisser errer votre imagination sans contrainte sur les
transports de deux jeunes amants qui, sous les yeux de
leurs parents et de leurs guides, se livrent sans trouble à la
douce illusion qui les flatte, et, dans l’ivresse des désirs,
s’avançant lentement vers le terme, entrelacent de fleurs
et de guirlandes l’heureux lien qui doit les unir jusqu’au
tombeau. Tant d’images charmantes m’enivrent moi-
774

même ; je les rassemble sans ordre et sans suite ; le délire
qu’elles me causent m’empêche de les lier. Oh ! qui est-ce
qui a un cœur, et qui ne saura pas faire en lui-même le
tableau délicieux des situations diverses du père, de la
mère, de la fille, du gouverneur, de l’élève, et du concours
des uns et des autres à l’union du plus charmant couple
dont l’amour et la vertu puissent faire le bonheur ?
C’est à présent que, devenu véritablement empressé de
plaire, Émile commence à sentir le prix des talents
agréables qu’il s’est donnés. Sophie aime à chanter, il
chante avec elle ; il fait plus, il lui apprend la musique. Elle
est vive et légère, elle aime à sauter, il danse avec elle ; il
change ses sauts en pas, il la perfectionne. Ces leçons sont
charmantes, la gaieté folâtre les anime, elle adoucit le ti-
mide respect de l’amour : il est permis à un amant de don-
ner ces leçons avec volupté ; il est permis d’être le maître
de sa maîtresse.
On a un vieux clavecin tout dérangé ; Émile
l’accommode et l’accorde ; il est facteur, il est luthier aussi
bien que menuisier ; il eut toujours pour maxime
d’apprendre à se passer du secours d’autrui dans tout ce
qu’il pouvait faire lui-même. La maison est dans une situa-
tion pittoresque, il en tire différentes vues auxquelles So-
phie a quelquefois mis la main, et dont elle orne le cabinet
de son père. Les cadres n’en sont point dorés et n’ont pas
besoin de l’être. En voyant dessiner Émile, en l’imitant,
elle se perfectionne à son exemple ; elle cultive tous les
talents, et son charme les embellit tous. Son père et sa
mère se rappellent leur ancienne opulence en revoyant
briller autour d’eux les beaux-arts, qui seuls la leur ren-
775

daient chère ; l’amour a paré toute leur maison ; lui seul y
fait régner sans frais et sans peine les mêmes plaisirs qu’ils
n’y rassemblaient autrefois qu’à force d’argent et d’ennui.
Comme l’idolâtre enrichit des trésors qu’il estime
l’objet de son culte, et pare sur l’autel le dieu qu’il adore,
l’amant a beau voir sa maîtresse parfaite, il lui veut sans
cesse ajouter de nouveaux ornements. Elle n’en a pas be-
soin pour lui plaire ; mais il a besoin, lui, de la parer : c’est
un nouvel hommage qu’il croit lui rendre, c’est un nouvel
intérêt qu’il donne au plaisir de la contempler. Il lui
semble que rien de beau n’est à sa place quand il n’orne
pas la suprême beauté. C’est un spectacle à la fois tou-
chant et risible, de voir Émile empressé d’apprendre à
Sophie tout ce qu’il sait, sans consulter si ce qu’il lui veut
apprendre est de son goût ou lui convient. Il lui parle de
tout, il lui explique tout avec un empressement puéril ; il
croit qu’il n’a qu’à dire et qu’à l’instant elle l’entendra ; il
se figure d’avance le plaisir qu’il aura de raisonner, de
philosopher avec elle ; il regarde comme inutile tout
l’acquis qu’il ne peut point étaler à ses yeux ; il rougit
presque de savoir quelque chose qu’elle ne sait pas.
Le voilà donc lui donnant une leçon de philosophie, de
physique, de mathématiques, d’histoire, de tout en un
mot. Sophie se prête avec plaisir à son zèle, et tâche d’en
profiter. Quand il peut obtenir de donner ses leçons à ge-
noux devant elle, qu’Émile est content ! Il croit voir les
cieux ouverts. Cependant, cette situation, plus gênante
pour l’écolière que pour le maître, n’est pas la plus favo-
rable à l’instruction. L’on ne sait pas trop alors que faire
776

de ses yeux pour éviter ceux qui les poursuivent, et quand
ils se rencontrent la leçon n’en va pas mieux.
L’art de penser n’est pas étranger aux femmes, mais
elles ne doivent faire qu’effleurer les sciences de raison-
nement. Sophie conçoit tout et ne retient pas grand’chose.
Ses plus grands progrès sont dans la morale et les choses
du goût ; pour la physique, elle n’en retient que quelque
idée des lois générales et du système du monde. Quelque-
fois, dans leurs promenades, en contemplant les mer-
veilles de la nature, leurs cœurs innocents et purs osent
s’élever jusqu’à son auteur : ils ne craignent pas sa pré-
sence, ils s’épanchent conjointement devant lui.
Quoi ! deux amants dans la fleur de l’âge emploient
leur tête-à-tête à parler de religion ! Ils passent leur temps
à dire leur catéchisme ! Que sert d’avilir ce qui est su-
blime ? Oui, sans doute, ils le disent dans l’illusion qui les
charme : ils se voient parfaits, ils s’aiment, ils
s’entretiennent avec enthousiasme de ce qui donne un prix
à la vertu. Les sacrifices qu’ils lui font la leur rendent
chère. Dans des transports qu’il faut vaincre, ils versent
quelquefois ensemble des larmes plus pures que la rosée
du ciel, et ces douces larmes font l’enchantement de leur
vie : ils sont dans le plus charmant délire qu’aient jamais
éprouvé des âmes humaines. Les privations mêmes ajou-
tent à leur bonheur et les honorent à leurs propres yeux de
leurs sacrifices. Hommes sensuels, corps sans âme, ils
connaîtront un jour vos plaisirs, et regretteront toute leur
vie l’heureux temps où ils se les sont refusés !
777

Malgré cette bonne intelligence, il ne laisse pas d’y
avoir quelquefois des dissensions, même des querelles ; la
maîtresse n’est pas sans caprice, ni l’amant sans empor-
tement ; mais ces petits orages passent rapidement et ne
font que raffermir l’union ; l’expérience même apprend à
Émile à ne les plus tant craindre ; les raccommodements
lui sont toujours plus avantageux que les brouilleries ne
lui sont nuisibles. Le fruit de la première lui en a fait espé-
rer autant des autres ; il s’est trompé : mais enfin, s’il n’en
rapporte pas toujours un profit aussi sensible, il y gagne
toujours de voir confirmé par Sophie l’intérêt sincère
qu’elle prend à son cœur. On veut savoir quel est donc ce
profit. J’y consens d’autant plus volontiers que cet
exemple me donnera lieu d’exposer une maxime très utile
et d’en combattre une très funeste.
Émile aime, il n’est donc pas téméraire ; et l’on conçoit
encore mieux que l’impérieuse Sophie n’est pas fille à lui
passer des familiarités. Comme la sagesse a son terme en
toute chose, on la taxerait bien plutôt de trop de dureté
que de trop d’indulgence ; et son père lui-même craint
quelquefois que son extrême fierté ne dégénère en hau-
teur. Dans les tête-à-tête les plus secrets, Émile n’oserait
solliciter la moindre faveur, pas même y paraître aspirer ;
et quand elle veut bien passer son bras sous le sien à la
promenade, grâce qu’elle ne laisse pas changer en droit, à
peine ose-t-il quelquefois, en soupirant, presser ce bras
contre sa poitrine. Cependant, après une longue con-
trainte, il se hasarde à baiser furtivement sa robe ; et plu-
sieurs fois il est assez heureux pour qu’elle veuille bien ne
pas s’en apercevoir. Un jour qu’il veut prendre un peu plus
ouvertement la même liberté, elle s’avise de le trouver très
778

mauvais. Il s’obstine, elle s’irrite, le dépit lui dicte
quelques mots piquants ; Émile ne les endure pas sans
réplique : le reste du jour se passe en bouderie, et l’on se
sépare très mécontents.
Sophie est mal à son aise. Sa mère est sa confidente ;
comment lui cacherait-elle son chagrin ? C’est sa première
brouillerie ; et une brouillerie d’une heure est une si
grande affaire ! Elle se repent de sa faute : sa mère lui
permet de la réparer, son père le lui ordonne.
Le lendemain, Émile, inquiet, revient plus tôt qu’à
l’ordinaire. Sophie est à la toilette de sa mère, le père est
aussi dans la même chambre : Émile entre avec respect,
mais d’un air triste. À peine le père et la mère l’ont-ils sa-
lué, que Sophie se retourne, et, lui présentant la main, lui
demande, d’un ton caressant, comment il se porte. Il est
clair que cette jolie main ne s’avance ainsi que pour être
baisée : il la reçoit et ne la baise pas. Sophie, un peu hon-
teuse, la retire d’aussi bonne grâce qu’il lui est possible.
Émile, qui n’est pas fait aux manières des femmes, et qui
ne sait à quoi le caprice est bon, ne l’oublie pas aisément et
ne s’apaise pas si vite. Le père de Sophie, la voyant embar-
rassée, achève de la déconcerter par des railleries. La
pauvre fille, confuse, humiliée, ne sait plus ce qu’elle fait,
et donnerait tout au monde pour oser pleurer. Plus elle se
contraint, plus son cœur se gonfle ; une larme s’échappe
enfin malgré qu’elle en ait. Émile voit cette larme, se pré-
cipite à ses genoux, lui prend la main, la baise plusieurs
fois avec saisissement. Ma foi, vous êtes trop bon, dit le
père en éclatant de rire ; j’aurais moins d’indulgence pour
toutes ces folles, et je punirais la bouche qui m’aurait of-
779

fensé. Émile, enhardi par ce discours, tourne un œil sup-
pliant vers la mère, et, croyant voir un signe de consente-
ment, s’approche en tremblant du visage de Sophie, qui
détourne la tête, et, pour sauver la bouche, expose une
joue de roses. L’indiscret ne s’en contente pas ; on résiste
faiblement. Quel baiser, s’il n’était pas pris sous les yeux
d’une mère ! Sévère Sophie, prenez garde à vous ; on vous
demandera souvent votre robe à baiser, à condition que
vous la refuserez quelquefois.
Après cette exemplaire punition, le père sort pour
quelque affaire ; la mère envoie Sophie sous quelque pré-
texte, puis elle adresse la parole à Émile et lui dit d’un ton
sérieux :
« Monsieur, je crois qu’un jeune homme aussi bien né, aussi
bien élevé que vous, qui a des sentiments et des mœurs, ne
voudrait pas payer du déshonneur d’une famille l’amitié
qu’elle lui témoigne. Je ne suis ni farouche ni prude ; je sais
ce qu’il faut passer à la jeunesse folâtre ; et ce que j’ai souffert
sous mes yeux vous le prouve assez. Consultez votre ami sur
vos devoirs ; il vous dira quelle différence il y a entre les jeux
que la présence d’un père et d’une mère autorise et les liber-
tés qu’on prend loin d’eux en abusant de leur confiance, et
tournant en pièges les mêmes faveurs qui, sous leurs yeux, ne
sont qu’innocentes. Il vous dira, Monsieur, que ma fille n’a eu
d’autre tort avec vous que celui de ne pas voir, dès la pre-
mière fois, ce qu’elle ne devait jamais souffrir ; il vous dira
que tout ce qu’on prend pour faveur en devient une, et qu’il
est indigne d’un homme d’honneur d’abuser de la simplicité
d’une jeune fille pour usurper en secret les mêmes libertés
qu’elle peut souffrir devant tout le monde. Car on sait ce que
la bienséance peut tolérer en public ; mais on ignore où
s’arrête, dans l’ombre du mystère, celui qui se fait seul juge
de ses fantaisies. »
780

Après cette juste réprimande, bien plus adressée à moi
qu’à mon élève, cette sage mère nous quitte, et me laisse
dans l’admiration de sa rare prudence, qui compte pour
peu qu’on baise devant elle la bouche de sa fille, et qui
s’effraye qu’on ose baiser sa robe en particulier. En réflé-
chissant à la folie de nos maximes, qui sacrifient toujours
à la décence la véritable honnêteté, je comprends pour-
quoi le langage est d’autant plus chaste que les cœurs sont
plus corrompus, et pourquoi les procédés sont d’autant
plus exacts que ceux qui les ont sont plus malhonnêtes.
En pénétrant, à cette occasion, le cœur d’Émile des de-
voirs que j’aurais dû plutôt lui dicter, il me vient une ré-
flexion nouvelle, qui fait peut-être le plus d’honneur à
Sophie, et que je me garde pourtant bien de communiquer
à son amant ; c’est qu’il est clair que cette prétendue fierté
qu’on lui reproche n’est qu’une précaution très sage pour
se garantir d’elle-même. Ayant le malheur de se sentir un
tempérament combustible, elle redoute la première étin-
celle et l’éloigne de tout son pouvoir. Ce n’est pas par fierté
qu’elle est sévère, c’est par humilité. Elle prend sur Émile
l’empire qu’elle craint de n’avoir pas sur Sophie ; elle se
sert de l’un pour combattre l’autre. Si elle était plus con-
fiante, elle serait bien moins fière. Otez ce seul point,
quelle fille au monde est plus facile et plus douce ? qui est-
ce qui supporte plus patiemment une offense ? qui est-ce
qui craint plus d’en faire à autrui ? qui est-ce qui a moins
de prétentions en tout genre, hors la vertu ? Encore n’est-
ce pas de sa vertu qu’elle est fière, elle ne l’est que pour la
conserver ; et quand elle peut se livrer sans risque au pen-
chant de son cœur, elle caresse jusqu’à son amant. Mais sa
781

discrète mère ne fait pas tous ces détails à son père
même : les hommes ne doivent pas tout savoir.
Loin même qu’elle semble s’enorgueillir de sa con-
quête, Sophie en est devenue encore plus affable et moins
exigeante avec tout le monde, hors peut-être le seul qui
produit ce changement. Le sentiment de l’indépendance
n’enfle plus son noble cœur. Elle triomphe avec modestie
d’une victoire qui lui coûte sa liberté. Elle a le maintien
moins libre et le parler plus timide depuis qu’elle n’entend
plus le mot d’amant sans rougir ; mais le contentement
perce à travers son embarras, et cette honte elle-même
n’est pas un sentiment fâcheux. C’est surtout avec les
jeunes survenants que la différence de sa conduite est le
plus sensible. Depuis qu’elle ne les craint plus, l’extrême
réserve qu’elle avait avec eux s’est beaucoup relâchée. Dé-
cidée dans son choix, elle se montre sans scrupule gra-
cieuse aux indifférents ; moins difficile sur leur mérite
depuis qu’elle n’y prend plus d’intérêt, elle les trouve tou-
jours assez aimables pour des gens qui ne lui seront jamais
rien.
Si le véritable amour pouvait user de coquetterie, j’en
croirais même voir quelques traces dans la manière dont
Sophie se comporte avec eux en présence de son amant.
On dirait que non contente de l’ardente passion dont elle
l’embrase par un mélange exquis de réserve et de caresse,
elle n’est pas fâchée encore d’irriter cette même passion
par un peu d’inquiétude ; on dirait qu’égayant à dessein
ses jeunes hôtes, elle destine au tourment d’Émile les
grâces d’un enjouement qu’elle n’ose avoir avec lui : mais
Sophie est trop attentive, trop bonne, trop judicieuse, pour
782

le tourmenter en effet. Pour tempérer ce dangereux stimu-
lant, l’amour et l’honnêteté lui tiennent lieu de prudence :
elle sait l’alarmer et le rassurer précisément quand il faut ;
et si quelquefois elle l’inquiète, elle ne l’attriste jamais.
Pardonnons le souci qu’elle donne à ce qu’elle aime à la
peur qu’elle a qu’il ne soit jamais assez enlacé.
Mais quel effet ce petit manège fera-t-il sur Émile ? Se-
ra-t-il jaloux ? ne le sera-t-il pas ? C’est ce qu’il faut exa-
miner : car de telles digressions entrent aussi dans l’objet
de mon livre et m’éloignent peu de mon sujet.
J’ai fait voir précédemment comment, dans les choses
qui ne tiennent qu’à l’opinion, cette passion s’introduit
dans le cœur de l’homme. Mais en amour c’est autre
chose ; la jalousie paraît alors tenir de si près à la nature,
qu’on a bien de la peine à croire qu’elle n’en vienne pas ; et
l’exemple même des animaux, dont plusieurs sont jaloux
jusqu’à la fureur, semble établir le sentiment opposé sans
réplique. Est-ce l’opinion des hommes qui apprend aux
coqs à se mettre en pièces, et aux taureaux à se battre
jusqu’à la mort ?
L’aversion contre tout ce qui trouble et combat nos
plaisirs est un mouvement naturel, cela est incontestable.
Jusqu’à certain point le désir de posséder exclusivement
ce qui nous plaît est encore dans le même cas. Mais quand
ce désir, devenu passion, se transforme en fureur ou en
une fantaisie ombrageuse et chagrine appelée jalousie,
alors c’est autre chose ; cette passion peut être naturelle,
ou ne l’être pas : il faut distinguer.
783

L’exemple tiré des animaux a été ci-devant examiné
dans le Discours sur l’Inégalité ; et maintenant que j’y
réfléchis de nouveau, cet examen me paraît assez solide
pour oser y renvoyer les lecteurs. J’ajouterai seulement
aux distinctions que j’ai faites dans cet écrit que la jalousie
qui vient de la nature tient beaucoup à la puissance du
sexe, et que, quand cette puissance est ou paraît être illi-
mitée, cette jalousie est à son comble ; car le mâle alors,
mesurant ses droits sur ses besoins, ne peut jamais voir un
autre mâle que comme un importun concurrent. Dans ces
mêmes espèces, les femelles, obéissant toujours au pre-
mier venu, n’appartiennent aux mâles que par le droit de
conquête, et causent entre eux des combats éternels.
Au contraire, dans les espèces où un s’unit avec une,
où l’accouplement produit une sorte de lien moral, une
sorte de mariage, la femelle, appartenant par son choix au
mâle qu’elle s’est donné, se refuse communément à tout
autre ; et le mâle ayant pour garant de sa fidélité cette
affection de préférence, s’inquiète aussi moins de la vue
des autres mâles, et vit plus paisiblement avec eux. Dans
ces espèces, le mâle partage le soin des petits ; et par une
de ces lois de la nature qu’on n’observe point sans atten-
drissement, il semble que la femelle rende au père
l’attachement qu’il a pour ses enfants.
Or, à considérer l’espèce humaine dans sa simplicité
primitive, il est aisé de voir, par la puissance bornée du
mâle et par la tempérance de ses désirs, qu’il est destiné
par la nature à se contenter d’une seule femelle ; ce qui se
confirme par l’égalité numérique des individus des deux
sexes, au moins dans nos climats ; égalité qui n’a pas lieu,
784

à beaucoup près, dans les espèces où la plus grande force
des mâles réunit plusieurs femelles à un seul. Et bien que
l’homme ne couve pas comme le pigeon, et que n’ayant
pas non plus des mamelles pour allaiter, il soit à cet égard
dans la classe des quadrupèdes, les enfants sont si long-
temps rampants et faibles, que la mère et eux se passe-
raient difficilement de l’attachement du père, et des soins
qui en sont l’effet.
Toutes les observations concourent donc à prouver
que la fureur jalouse des mâles, dans quelques espèces
d’animaux, ne conclut point du tout pour l’homme ; et
l’exception même des climats méridionaux, où la polyga-
mie est établie, ne fait que mieux confirmer le principe,
puisque c’est de la pluralité des femmes que vient la ty-
rannique précaution des maris, et que le sentiment de sa
propre faiblesse porte l’homme à recourir à la contrainte
pour éluder les lois de la nature.
Parmi nous, où ces mêmes lois, en cela moins éludées,
le sont dans un sens contraire et plus odieux, la jalousie a
son motif dans les passions sociales plus que dans
l’instinct primitif. Dans la plupart des liaisons de galante-
rie, l’amant hait bien plus ses rivaux qu’il n’aime sa maî-
tresse ; s’il craint de n’être pas seul écouté, c’est l’effet de
cet amour-propre dont j’ai montré l’origine, et la vanité
pâtit en lui bien plus que l’amour. D’ailleurs nos mala-
droites institutions ont rendu les femmes si dissimulées119,
119 L’espèce de dissimulation que j’entends ici est opposée à
celle qui leur convient et qu’elles tiennent de la nature ; l’une con-
siste à déguiser les sentiments qu’elles ont, et l’autre à feindre ceux
785

et ont si fort allumé leurs appétits, qu’on peut à peine
compter sur leur attachement le mieux prouvé, et qu’elles
ne peuvent plus marquer de préférences qui rassurent sur
la crainte des concurrents.
Pour l’amour véritable, c’est autre chose. J’ai fait voir,
dans l’écrit déjà cité, que ce sentiment n’est pas aussi na-
turel que l’on pense ; et il y a bien de la différence entre la
douce habitude qui affectionne l’homme à sa compagne, et
cette ardeur effrénée qui l’enivre des chimériques attraits
d’un objet qu’il ne voit plus tel qu’il est. Cette passion, qui
ne respire qu’exclusions et préférences, ne diffère en ceci
de la vanité, qu’en ce que la vanité, exigeant tout et
n’accordant rien, est toujours inique ; au lieu que l’amour,
donnant autant qu’il exige, est par lui-même un sentiment
rempli d’équité. D’ailleurs plus il est exigeant, plus il est
crédule : la même illusion qui le cause le rend facile à per-
suader. Si l’amour est inquiet, l’estime est confiante ; et
jamais l’amour sans estime n’exista dans un cœur hon-
nête, parce que nul n’aime dans ce qu’il aime que les quali-
tés dont il fait cas.
Tout ceci bien éclairci, l’on peut dire, à coup sûr, de
quelle sorte de jalousie Émile sera capable ; car, puisqu’à
peine cette passion a-t-elle un germe dans le cœur hu-
main, sa forme est déterminée uniquement par
l’éducation. Émile amoureux et jaloux ne sera point colère,
qu’elles n’ont pas. Toutes les femmes du monde passent leur vie à
faire trophée de leur prétendue sensibilité, et n’aiment jamais rien
qu’elles-mêmes.
786

ombrageux, méfiant, mais délicat, sensible et craintif ; il
sera plus alarmé qu’irrité ; il s’attachera bien plus à gagner
sa maîtresse qu’à menacer son rival ; il l’écartera, s’il peut,
comme un obstacle, sans le haïr comme un ennemi ; s’il le
hait, ce ne sera pas pour l’audace de lui disputer un cœur
auquel il prétend, mais pour le danger réel qu’il lui fait
courir de le perdre ; son injuste orgueil ne s’offensera
point sottement qu’on ose entrer en concurrence avec lui ;
comprenant que le droit de préférence est uniquement
fondé sur le mérite, et que l’honneur est dans le succès, il
redoublera de soins pour se rendre aimable, et probable-
ment il réussira. La généreuse Sophie, en irritant son
amour par quelques alarmes, saura bien les régler, l’en
dédommager ; et les concurrents, qui n’étaient soufferts
que pour le mettre à l’épreuve, ne tarderont pas d’être
écartés.
Mais où me sens-je insensiblement entraîné ? O Émile,
qu’es-tu devenu ? Puis-je reconnaître en toi mon élève ?
Combien je te vois déchu ! Où est ce jeune homme formé
si durement, qui bravait les rigueurs des saisons, qui li-
vrait son corps aux plus rudes travaux et son âme aux
seules lois de la sagesse ; inaccessible aux préjugés, aux
passions ; qui n’aimait que la vérité, qui ne cédait qu’à la
raison, et ne tenait à rien de ce qui n’était pas lui ? Main-
tenant, amolli dans une vie oisive, il se laisse gouverner
par des femmes ; leurs amusements sont ses occupations,
leurs volontés sont ses lois ; une jeune fille est l’arbitre de
sa destinée ; il rampe et fléchit devant elle ; le grave Émile
est le jouet d’un enfant !
787

Tel est le changement des scènes de la vie : chaque âge
a ses ressorts qui le font mouvoir ; mais l’homme est tou-
jours le même. À dix ans, il est mené par des gâteaux, à
vingt par une maîtresse, à trente par les plaisirs, à qua-
rante par l’ambition, à cinquante par l’avarice : quand ne
court-il qu’après la sagesse ? Heureux celui qu’on y con-
duit malgré lui ! Qu’importe de quel guide on se serve,
pourvu qu’il le mène au but ? Les héros, les sages eux-
mêmes, ont payé ce tribut à la faiblesse humaine ; et tel
dont les doigts ont cassé des fuseaux n’en fut pas pour cela
moins grand homme.
Voulez-vous étendre sur la vie entière l’effet d’une
heureuse éducation, prolongez durant la jeunesse les
bonnes habitudes de l’enfance ; et, quand votre élève est
ce qu’il doit être, faites qu’il soit le même dans tous les
temps. Voilà la dernière perfection qu’il vous reste à don-
ner à votre ouvrage. C’est pour cela surtout qu’il importe
de laisser un gouverneur aux jeunes hommes ; car
d’ailleurs il est peu à craindre qu’ils ne sachent pas faire
l’amour sans lui. Ce qui trompe les instituteurs, et surtout
les pères, c’est qu’ils croient qu’une manière de vivre en
exclut une autre, et qu’aussitôt qu’on est grand on doit
renoncer à tout ce qu’on faisait étant petit. Si cela était, à
quoi servirait de soigner l’enfance, puisque le bon ou le
mauvais usage qu’on en ferait s’évanouirait avec elle, et
qu’en prenant des manières de vivre absolument diffé-
rentes, on prendrait nécessairement d’autres façons de
penser.
Comme il n’y a que de grandes maladies qui fassent so-
lution de continuité dans la mémoire, il n’y a guère que de
788

grandes passions qui la fassent dans les mœurs. Bien que
nos goûts et nos inclinaisons changent, ce changement,
quelquefois assez brusque, est adouci par les habitudes.
Dans la succession de nos penchants, comme dans une
bonne dégradation de couleurs, l’habile artiste doit rendre
les passages imperceptibles, confondre et mêler les
teintes, et, pour qu’aucune ne tranche, en étendre plu-
sieurs sur tout son travail. Cette règle est confirmée par
l’expérience ; les gens immodérés changent tous les jours
d’affections, de goûts, de sentiments, et n’ont pour toute
constance que l’habitude du changement ; mais l’homme
réglé revient toujours à ses anciennes pratiques, et ne perd
pas même dans sa vieillesse le goût des plaisirs qu’il aimait
enfant.
Si vous faites qu’en passant dans un nouvel âge les
jeunes gens ne prennent point en mépris celui qui l’a pré-
cédé, qu’en contractant de nouvelles habitudes ils
n’abandonnent point les anciennes, et qu’ils aiment tou-
jours à faire ce qui est bien, sans égard au temps où ils ont
commencé, alors seulement vous aurez sauvé votre ou-
vrage, et vous serez sûrs d’eux jusqu’à la fin de leurs jours ;
car la révolution la plus à craindre est celle de l’âge sur
lequel vous veillez maintenant. Comme on le regrette tou-
jours, on perd difficilement dans la suite les goûts qu’on y
a conservés ; au lieu que, quand ils sont interrompus, on
ne les reprend de la vie.
La plupart des habitudes que vous croyez faire con-
tracter aux enfants et aux jeunes gens ne sont point de
véritables habitudes, parce qu’ils ne les ont prises que par
force, et que, les suivant malgré eux, ils n’attendent que
789

l’occasion de s’en délivrer. On ne prend point le goût d’être
en prison à force d’y demeurer ; l’habitude alors, loin de
diminuer l’aversion, l’augmente. Il n’en est pas ainsi
d’Émile, qui, n’ayant rien fait dans son enfance que volon-
tairement et avec plaisir, ne fait, en continuant d’agir de
même étant homme, qu’ajouter l’empire de l’habitude aux
douceurs de la liberté. La vie active, le travail des bras,
l’exercice, le mouvement, lui sont tellement devenus né-
cessaires, qu’il n’y pourrait renoncer sans souffrir. Le ré-
duire tout à coup à une vie molle et sédentaire serait
l’emprisonner, l’enchaîner, le tenir dans un état violent et
contraint ; je ne doute pas que son humeur et sa santé n’en
fussent également altérées. À peine peut-il respirer à son
aise dans une chambre bien fermée ; il lui faut le grand air,
le mouvement, la fatigue. Aux genoux même de Sophie, il
ne peut s’empêcher de regarder quelquefois la campagne
du coin de l’œil, et de désirer de la parcourir avec elle. Il
reste pourtant quand il faut rester ; mais il est inquiet,
agité ; il semble se débattre ; il reste parce qu’il est dans
les fers. Voilà donc, allez-vous dire, des besoins auxquels
je l’ai soumis, des assujettissements que je lui ai donnés :
et tout cela est vrai ; je l’ai assujetti à l’état d’homme.
Émile aime Sophie ; mais quels sont les premiers
charmes qui l’ont attaché ? La sensibilité, la vertu, l’amour
des choses honnêtes. En aimant cet amour dans sa maî-
tresse, l’aurait-il perdu pour lui-même ? À quel prix à son
tour Sophie s’est-elle mise ? À celui de tous les sentiments
qui sont naturels au cœur de son amant : l’estime des vrais
biens, la frugalité, la simplicité, le généreux désintéresse-
ment, le mépris du faste et des richesses. Émile avait ces
vertus avant que l’amour les eût imposées. En quoi donc
790

Émile est-il véritablement changé ? Il a de nouvelles rai-
sons d’être lui-même ; c’est le seul point où il soit différent
de ce qu’il était.
Je n’imagine pas qu’en lisant ce livre avec quelque at-
tention, personne puisse croire que toutes les circons-
tances de la situation où il se trouve se soient ainsi ras-
semblées autour de lui par hasard. Est-ce par hasard que,
les villes fournissant tant de filles aimables, celle qui lui
plaît ne se trouve qu’au fond d’une retraite éloignée ? Est-
ce par hasard qu’il la rencontre ? Est-ce par hasard qu’ils
se conviennent ? Est-ce par hasard qu’ils ne peuvent loger
dans le même lieu ? Est-ce par hasard qu’il ne trouve un
asile que si loin d’elle ? Est-ce par hasard qu’il la voit si
rarement, et qu’il est forcé d’acheter par tant de fatigues le
plaisir de la voir quelquefois ? Il s’effémine, dites-vous. Il
s’endurcit, au contraire ; il faut qu’il soit aussi robuste que
je l’ai fait pour résister aux fatigues que Sophie lui fait
supporter.
Il loge à deux grandes lieues d’elle. Cette distance est le
soufflet de la forge ; c’est par elle que je trempe les traits
de l’amour. S’ils logeaient porte à porte, ou qu’il pût l’aller
voir mollement assis dans un bon carrosse, il l’aimerait à
son aise, il l’aimerait en Parisien. Léandre eût-il voulu
mourir pour Héro, si la mer ne l’eût séparé d’elle ? Lec-
teur, épargnez-moi des paroles ; si vous êtes fait pour
m’entendre, vous suivrez assez mes règles dans mes dé-
tails.
Les premières fois que nous sommes allés voir Sophie,
nous avons pris des chevaux pour aller plus vite. Nous
791

trouvons cet expédient commode, et à la cinquième fois
nous continuons de prendre des chevaux. Nous étions
attendus ; à plus d’une demi-lieue de la maison, nous
apercevons du monde sur le chemin. Émile observe, le
cœur lui bat ; il approche, il reconnaît Sophie, il se préci-
pite à bas de son cheval, il part, il vole, il est aux pieds de
l’aimable famille. Émile aime les beaux chevaux ; le sien
est vif, il se sent libre, il s’échappe à travers champs : je le
suis, je l’atteins avec peine, je le ramène. Malheureuse-
ment Sophie a peur des chevaux, je n’ose approcher d’elle.
Émile ne voit rien ; mais Sophie l’avertit à l’oreille de la
peine qu’il a laissé prendre à son ami. Émile accourt tout
honteux, prend les chevaux, reste en arrière : il est juste
que chacun ait son tour. Il part le premier pour se débar-
rasser de nos montures. En laissant ainsi Sophie derrière
lui, il ne trouve plus le cheval une voiture aussi commode.
Il revient essoufflé, et nous rencontre à moitié chemin.
Au voyage suivant Émile ne veut plus de chevaux.
Pourquoi ? lui dis-je ; nous n’avons qu’à prendre un
laquais pour en avoir soin. Ah ! dit-il, surchargerons-nous
ainsi la respectable famille ? Vous voyez bien qu’elle veut
tout nourrir, hommes et chevaux. Il est vrai, reprends-je,
qu’ils ont la noble hospitalité de l’indigence. Les riches,
avares dans leur faste, ne logent que leurs amis ; mais les
pauvres logent aussi les chevaux de leurs amis. Allons à
pied, dit-il ; n’en avez-vous pas le courage, vous qui parta-
gez de si bon cœur les fatigants plaisirs de votre enfant ?
Très volontiers, reprends-je à l’instant : aussi bien
l’amour, à ce qu’il me semble, ne veut pas être fait avec
tant de bruit.
792

En approchant, nous trouvons la mère et la fille plus
loin encore que la première fois. Nous sommes venus
comme un trait. Émile est tout en nage : une main chérie
daigne lui passer un mouchoir sur les joues. Il y aurait
bien des chevaux au monde, avant que nous fussions dé-
sormais tentés de nous en servir.
Cependant, il est assez cruel de ne pouvoir jamais pas-
ser la soirée ensemble. L’été s’avance, les jours commen-
cent à diminuer. Quoi que nous puissions dire, on ne nous
permet jamais de nous en retourner de nuit ; et, quand
nous ne venons pas dès le matin, il faut presque repartir
aussitôt qu’on est arrivé. À force de nous plaindre et de
s’inquiéter de nous, la mère pense enfin qu’à la vérité l’on
ne peut nous loger décemment dans la maison, mais qu’on
peut nous trouver un gîte au village pour y coucher quel-
quefois. À ces mots Émile frappe des mains, tressaillit de
joie ; et Sophie, sans y songer, baise un peu plus souvent
sa mère le jour qu’elle a trouvé cet expédient.
Peu à peu la douceur de l’amitié, la familiarité de
l’innocence s’établissent et s’affermissent entre nous. Les
jours prescrits par Sophie ou par sa mère, je viens ordinai-
rement avec mon ami, quelquefois aussi je le laisse aller
seul. La confiance élève l’âme, et l’on ne doit plus traiter
un homme en enfant ; et qu’aurais-je avancé jusque-là, si
mon élève ne méritait pas mon estime ? Il m’arrive aussi
d’aller sans lui ; alors il est triste et ne murmure point :
que serviraient ses murmures ? Et puis il sait bien que je
ne vais pas nuire à ses intérêts. Au reste, que nous allions
ensemble ou séparément, on conçoit qu’aucun temps ne
nous arrête, tout fiers d’arriver dans un état à pouvoir être
793

plaints. Malheureusement, Sophie nous interdit cet hon-
neur, et défend qu’on vienne par le mauvais temps. C’est la
seule fois que je la trouve rebelle aux règles que je lui dicte
en secret.
Un jour qu’il est allé seul, et que je ne l’attends que le
lendemain, je le vois arriver le soir même, et je lui dis en
l’embrassant : Quoi ! cher Émile, tu reviens à ton ami !
Mais, au lieu de répondre à mes caresses, il me dit avec un
peu d’humeur : Ne croyez pas que je revienne si tôt de
mon gré, je viens malgré moi. Elle a voulu que je vinsse ; je
viens pour elle et non pas pour vous. Touché de cette
naïveté, je l’embrasse derechef, en lui disant : Ame
franche, ami sincère, ne me dérobe pas ce qui
m’appartient. Si tu viens pour elle, c’est pour moi que tu le
dis : ton retour est son ouvrage, mais ta franchise est le
mien. Garde à jamais cette noble candeur des belles âmes.
On peut laisser penser aux indifférents ce qu’ils veulent ;
mais c’est un crime de souffrir qu’un ami nous fasse un
mérite de ce que nous n’avons pas fait pour lui.
Je me garde bien d’avilir à ses yeux le prix de cet aveu,
en y trouvant plus d’amour que de générosité, et en lui
disant qu’il veut moins s’ôter le mérite de ce retour que le
donner à Sophie. Mais voici comment il me dévoile le fond
de son cœur sans y songer : s’il est venu à son aise, à petits
pas, et rêvant à ses amours, Émile n’est que l’amant de
Sophie ; s’il arrive à grands pas, échauffé, quoique un peu
grondeur, Émile est l’ami de son Mentor.
On voit par ces arrangements que mon jeune homme
est bien éloigné de passer sa vie auprès de Sophie et de la
794

voir autant qu’il voudrait. Un voyage ou deux par semaine
bornent les permissions qu’il reçoit ; et ses visites, souvent
d’une seule demi-journée, s’étendent rarement au lende-
main. Il emploie bien plus de temps à espérer de la voir,
ou à se féliciter de l’avoir vue, qu’à la voir en effet. Dans
celui même qu’il donne à ses voyages, il en passe moins
auprès d’elle qu’à s’en approcher ou s’en éloigner. Ses
plaisirs vrais, purs, délicieux, mais moins réels
qu’imaginaires, irritent son amour sans efféminer son
cœur.
Les jours qu’il ne la voit point, il n’est pas oisif et sé-
dentaire. Ces jours-là c’est Émile encore : il n’est point du
tout transformé. Le plus souvent, il court les campagnes
des environs, il suit son histoire naturelle ; il observe, il
examine les terres, leurs productions, leur culture ; il
compare les travaux qu’il voit à ceux qu’il connaît ; il
cherche les raisons des différences : quand il juge d’autres
méthodes préférables à celles du lieu, il les donne aux cul-
tivateurs ; s’il propose une meilleure forme de charrue, il
en fait faire sur ses dessins : s’il trouve une carrière de
marne, il leur en apprend l’usage inconnu dans le pays ;
souvent il met lui-même la main à l’œuvre ; ils sont tout
étonnés de lui voir manier leurs outils plus aisément qu’ils
ne font eux-mêmes, tracer des sillons plus profonds et
plus droits que les leurs, semer avec plus d’égalité, diriger
des ados avec plus d’intelligence. Ils ne se moquent pas de
lui comme d’un beau diseur d’agriculture : ils voient qu’il
la sait en effet. En un mot, il étend son zèle et ses soins à
tout ce qui est d’utilité première et générale ; même il ne
s’y borne pas : il visite les maisons des paysans, s’informe
de leur état, de leurs familles, du nombre de leurs enfants,
795

de la quantité de leurs terres, de la nature du produit, de
leurs débouchés, de leurs facultés, de leurs charges, de
leurs dettes, etc. Il donne peu d’argent, sachant que, pour
l’ordinaire, il est mal employé, mais il en dirige l’emploi
lui-même, et le leur rend utile malgré qu’ils en aient. Il
leur fournit des ouvriers, et souvent leur paye leurs
propres journées pour les travaux dont ils ont besoin. À
l’un il fait relever ou couvrir sa chaumière à demi tombée ;
à l’autre il fait défricher sa terre abandonnée faute de
moyens ; à l’autre il fournit une vache, un cheval, du bétail
de toute espèce à la place de celui qu’il a perdu ; deux voi-
sins sont près d’entrer en procès, il les gagne, il les ac-
commode ; un paysan tombe malade, il le fait soigner, il le
soigne lui-même120 ; un autre est vexé par un voisin puis-
sant, il le protège et le recommande ; de pauvres jeunes
gens se recherchent, il aide à les marier ; une bonne
femme a perdu son enfant chéri, il va la voir, il la console,
il ne sort point aussitôt qu’il est entré ; il ne dédaigne
point les indigents, il n’est point pressé de quitter les mal-
heureux, il prend souvent son repas chez les paysans qu’il
assiste, il l’accepte aussi chez ceux qui n’ont pas besoin de
lui ; en devenant le bienfaiteur des uns et l’ami des autres,
120 Soigner un paysan malade, ce n’est pas le purger, lui donner
des drogues, lui envoyer un chirurgien. Ce n’est pas de tout cela
qu’ont besoin ces pauvres gens dans leurs maladies ; c’est de nourri-
ture meilleure et plus abondante. Jeûnez, vous autres, quand vous
avez la fièvre ; mais quand vos paysans l’ont, donnez-leur de la
viande et du vin ; presque toutes leurs maladies viennent de misère
et d’épuisement : leur meilleure tisane est dans votre cave, leur seul
apothicaire doit être votre boucher.
796

il ne cesse point d’être leur égal. Enfin, il fait toujours de
sa personne autant de bien que de son argent.
Quelquefois, il dirige ses tournées du côté de l’heureux
séjour : il pourrait espérer d’apercevoir Sophie à la déro-
bée, de la voir à la promenade sans en être vu ; mais Émile
est toujours sans détour dans sa conduite, il ne sait et ne
veut rien éluder. Il a cette aimable délicatesse qui flatte et
nourrit l’amour-propre du bon témoignage de soi. Il garde
à la rigueur son ban, et n’approche jamais assez pour tenir
du hasard ce qu’il ne veut devoir qu’à Sophie. En re-
vanche, il erre avec plaisir dans les environs, recherchant
les traces des pas de sa maîtresse, s’attendrissant sur les
peines qu’elle a prises et sur les courses qu’elle a bien vou-
lu faire par complaisance pour lui. La veille des jours qu’il
doit la voir, il ira dans quelque ferme voisine ordonner une
collation pour le lendemain. La promenade se dirige de ce
côté sans qu’il y paraisse ; on entre comme par hasard ; on
trouve des fruits, des gâteaux, de la crème. La friande So-
phie n’est pas insensible à ces attentions, et fait volontiers
honneur à notre prévoyance ; car j’ai toujours ma part au
compliment, n’en eussé-je eu aucune au soin qui l’attire :
c’est un détour de petite fille pour être moins embarrassée
en remerciant. Le père et moi mangeons des gâteaux et
buvons du vin : mais Émile est de l’écot des femmes, tou-
jours au guet pour voler quelque assiette de crème où la
cuillère de Sophie ait trempé.
À propos de gâteaux, je parle à Émile de ses anciennes
courses. On veut savoir ce que c’est que ces courses ; je
l’explique, on en rit ; on lui demande s’il sait courir encore.
Mieux que jamais, répond-il ; je serais bien fâché de l’avoir
797

oublié. Quelqu’un de la compagnie aurait grande envie de
le voir, et n’ose le dire ; quelque autre se charge de la pro-
position ; il accepte : on fait rassembler deux ou trois
jeunes gens des environs ; on décerne un prix, et, pour
mieux imiter les anciens jeux, on met un gâteau sur le but.
Chacun se tient prêt, le papa donne le signal en frappant
des mains. L’agile Émile fend l’air, et se trouve au bout de
la carrière qu’à peine mes trois lourdauds sont partis.
Émile reçoit le prix des mains de Sophie, et, non moins
généreux qu’Enée, fait des présents à tous les vaincus.
Au milieu de l’éclat du triomphe, Sophie ose défier le
vainqueur, et se vante de courir aussi bien que lui. Il ne
refuse point d’entrer en lice avec elle ; et, tandis qu’elle
s’apprête à l’entrée de la carrière, qu’elle retrousse sa robe
des deux côtés, et que, plus curieuse d’étaler une jambe
fine aux yeux d’Émile que de le vaincre à ce combat, elle
regarde si ses jupes sont assez courtes, il dit un mot à
l’oreille de la mère ; elle sourit et fait un signe
d’approbation. Il vient alors se placer à côté de sa concur-
rente ; et le signal n’est pas plus tôt donné, qu’on la voit
partir comme un oiseau.
Les femmes ne sont pas faites pour courir ; quand elles
fuient, c’est pour être atteintes. La course n’est pas la seule
chose qu’elles fassent maladroitement, mais c’est la seule
qu’elles fassent de mauvaise grâce : leurs coudes en arrière
et collés contre leur corps leur donnent une attitude ri-
sible, et les hauts talons sur lesquels elles sont juchées les
font paraître autant de sauterelles qui voudraient courir
sans sauter.
798

Émile, n’imaginant point que Sophie coure mieux
qu’une autre femme, ne daigne pas sortir de sa place, et la
voit partir avec un sourire moqueur. Mais Sophie est lé-
gère et porte des talons bas ; elle n’a pas besoin d’artifice
pour paraître avoir le pied petit ; elle prend les devants
d’une telle rapidité, que, pour atteindre cette nouvelle
Atalante, il n’a que le temps qu’il lui faut quand il
l’aperçoit si loin devant lui. Il part donc à son tour, sem-
blable à l’aigle qui fond sur sa proie ; il la poursuit, la ta-
lonne, l’atteint enfin tout essoufflée, passe doucement son
bras gauche autour d’elle, l’enlève comme une plume, et,
pressant sur son cœur cette douce charge, il achève ainsi la
course, lui fait toucher le but la première, puis, criant Vic-
toire à Sophie ! met devant elle un genou en terre, et se
reconnaît le vaincu.
À ces occupations diverses se joint celle du métier que
nous avons appris. Au moins un jour par semaine, et tous
ceux où le mauvais temps ne nous permet pas de tenir la
campagne, nous allons, Émile et moi, travailler chez un
maître. Nous n’y travaillons pas pour la forme, en gens au-
dessus de cet état, mais tout de bon et en vrais ouvriers. Le
père de Sophie nous venant voir nous trouve tout de bon à
l’ouvrage, et ne manque pas de rapporter avec admiration
à sa femme et à sa fille ce qu’il a vu. Allez voir, dit-il, ce
jeune homme à l’atelier, et vous verrez s’il méprise la con-
dition du pauvre ! On peut imaginer si Sophie entend ce
discours avec plaisir ! On en reparle, on voudrait le sur-
prendre à l’ouvrage. On me questionne sans faire sem-
blant de rien ; et, après s’être assurées d’un de nos jours, la
mère et la fille prennent une calèche, et viennent à la ville
le même jour.
799

En entrant dans l’atelier, Sophie aperçoit à l’autre bout
un jeune homme en veste, les cheveux négligemment rat-
tachés, et si occupé de ce qu’il fait qu’il ne la voit point :
elle s’arrête et fait signe à sa mère. Émile, un ciseau d’une
main et le maillet de l’autre, achève une mortaise ; puis il
scie une planche et en met une pièce sous le valet pour la
polir. Ce spectacle ne fait point rire Sophie ; il la touche, il
est respectable. Femme, honore ton chef ; c’est lui qui
travaille pour toi, qui te gagne ton pain, qui te nourrit :
voilà l’homme.
Tandis qu’elles sont attentives à l’observer, je les aper-
çois, je tire Émile par la manche ; il se retourne, les voit,
jette ses outils, et s’élance avec un cri de joie. Après s’être
livré à ses premiers transports, il les fait asseoir et reprend
son travail. Mais Sophie ne peut rester assise ; elle se lève
avec vivacité, parcourt l’atelier, examine les outils, touche
le poli des planches, ramasse des copeaux par terre, re-
garde à nos mains, et puis dit qu’elle aime ce métier, parce
qu’il est propre. La folâtre essaye même d’imiter Émile. De
sa blanche et débile main, elle pousse un rabot sur la
planche ; le rabot glisse et ne mord point. Je crois voir
l’Amour dans les airs rire et battre des ailes ; je crois
l’entendre pousser des cris d’allégresse, et dire : Hercule
est vengé.
Cependant, la mères questionne le maître. Monsieur,
combien payez-vous ces garçons-là ? Madame, je leur
donne à chacun vingt sous par jour, et je les nourris ; mais
si ce jeune homme voulait, il gagnerait bien davantage, car
c’est le meilleur ouvrier du pays. Vingt sous par jour, et
vous les nourrissez ! dit la mère en nous regardant avec
800

attendrissement. Madame, il en est ainsi, reprend le
maître. À ces mots, elle court à Émile, l’embrasse, le
presse contre son sein en versant sur lui des larmes, et
sans pouvoir dire autre chose que de répéter plusieurs
fois : Mon fils ! ô mon fils !
Après avoir passé quelque temps à causer avec nous,
mais sans nous détourner : Allons-nous-en, dit la mère à
sa fille ; il se fait tard, il ne faut pas nous faire attendre.
Puis, s’approchant d’Émile, elle lui donne un petit coup
sur la joue en lui disant : Eh bien ! bon ouvrier, ne voulez-
vous pas venir avec nous ? Il lui répond d’un ton fort
triste : Je suis engagé, demandez au maître. On demande
au maître s’il veut bien se passer de nous. Il répond qu’il
ne peut. J’ai, dit-il, de l’ouvrage qui presse et qu’il faut
rendre après-demain. Comptant sur ces messieurs, j’ai
refusé des ouvriers qui se sont présentés ; si ceux-ci me
manquent, je ne sais plus où en prendre d’autres, et je ne
pourrai rendre l’ouvrage au jour promis. La mère ne ré-
plique rien ; elle attend qu’Émile parle. Émile baisse la
tête est se tait. Monsieur, lui dit-elle un peu surprise de ce
silence, n’avez-vous rien à dire à cela ? Émile regarde ten-
drement la fille et ne répond que ces mots : Vous voyez
bien qu’il faut que je reste. Là-dessus les dames partent et
nous laissent. Émile les accompagne jusqu’à la porte, les
suit des yeux autant qu’il peut, soupire, et revient se
mettre au travail sans parler.
En chemin, la mère, piquée, parle à sa fille de la bizar-
rerie de ce procédé ! Quoi ! dit-elle, était-il si difficile de
contenter le maître sans être obligé de rester ? Et ce jeune
homme si prodigue, qui verse l’argent sans nécessité, n’en
801

sait-il plus trouver dans les occasions convenables ? O
maman ! répond Sophie, à Dieu ne plaise qu’Émile donne
tant de force à l’argent, qu’il s’en serve pour rompre un
engagement personnel, pour violer impunément sa parole,
et faire violer celle d’autrui ! Je sais qu’il dédommagerait
aisément l’ouvrier du léger préjudice que lui causerait son
absence ; mais cependant il asservirait son âme aux ri-
chesses, il s’accoutumerait à les mettre à la place de ses
devoirs, et à croire qu’on est dispensé de tout, pourvu
qu’on paye. Émile a d’autres manières de penser, et
j’espère n’être pas cause qu’il en change. Croyez-vous qu’il
ne lui en ait rien coûté de rester ? Maman, ne vous y
trompez pas, c’est pour moi qu’il reste ; je l’ai bien vu dans
ses yeux.
Ce n’est pas que Sophie soit indulgente sur les vrais
soins de l’amour ; au contraire, elle est impérieuse, exi-
geante ; elle aimerait mieux n’être point aimée que de
l’être modérément. Elle a le noble orgueil du mérite qui se
sent, qui s’estime et qui veut être honoré comme il
s’honore. Elle dédaignerait un cœur qui ne sentirait pas
tout le prix du sien, qui ne l’aimerait pas pour ses vertus
autant et plus que pour ses charmes ; un cœur qui ne lui
préférerait pas son propre devoir, et qui ne la préférerait
pas à toute autre chose. Elle n’a point voulu d’amant qui
ne connût de loi que la sienne ; elle veut régner sur un
homme qu’elle n’ait point défiguré. C’est ainsi qu’ayant
avili les compagnons d’Ulysse, Circé les dédaigne, et se
donne à lui seul, qu’elle n’a pu changer.
Mais ce droit inviolable et sacré mis à part, jalouse à
l’excès de tous les siens, Sophie épie avec quel scrupule
802

Émile les respecte, avec quel zèle il accomplit ses volontés,
avec quelle adresse il les devine, avec quelle vigilance il
arrive au moment prescrit ; elle ne veut ni qu’il retarde ni
qu’il anticipe ; elle veut qu’il soit exact. Anticiper, c’est se
préférer à elle ; retarder, c’est la négliger. Négliger So-
phie ! cela n’arriverait pas deux fois. L’injuste soupçon
d’une a failli tout perdre ; mais Sophie est équitable et sait
bien réparer ses torts.
Un soir nous sommes attendus ; Émile a reçu l’ordre.
On vient au-devant de nous ; nous n’arrivons point. Que
sont-ils devenus ? Quel malheur leur est arrivé ? Personne
de leur part ? La soirée s’écoule à nous attendre. La pauvre
Sophie nous croit morts ; elle se désole, elle se tourmente ;
elle passe la nuit à pleurer. Dès le soir on a expédié un
messager pour s’informer de nous et rapporter de nos
nouvelles le lendemain matin. Le messager revient ac-
compagné d’un autre de notre part, qui fait nos excuses de
bouche et dit que nous nous portons bien. Un moment
après, nous paraissons nous-mêmes. Alors la scène
change ; Sophie essuie ses pleurs, ou, si elle en verse, ils
sont de rage. Son cœur altier n’a pas gagné à se rassurer
sur notre vie : Émile vit, et s’est fait attendre inutilement.
À notre arrivée, elle veut s’enfermer. On veut qu’elle
reste ; il faut rester : mais, prenant à l’instant son parti,
elle affecte un air tranquille et content qui en imposerait à
d’autres. Le père vient au-devant de nous et nous dit :
Vous avez tenu vos amis en peine ; il y a ici des gens qui ne
vous le pardonneront pas aisément. Qui donc, mon papa ?
dit Sophie avec une manière de sourire le plus gracieux
qu’elle puisse affecter. Que vous importe, répond le père,
803

pourvu que ce ne soit pas vous ? Sophie ne réplique point,
et baisse les yeux sur son ouvrage. La mère nous reçoit
d’un air froid et composé. Émile embarrassé n’ose aborder
Sophie. Elle lui parle la première, lui demande comment il
se porte, l’invite à s’asseoir, et se contrefait si bien que le
pauvre jeune homme, qui n’entend rien encore au langage
des passions violentes, est la dupe de ce sang-froid, et
presque sur le point d’en être piqué lui-même.
Pour le désabuser je vais prendre la main de Sophie, j’y
veux porter mes lèvres comme je fais quelquefois : elle la
retire brusquement, avec un mot de Monsieur si singuliè-
rement prononcé, que ce mouvement involontaire la dé-
cèle à l’instant aux yeux d’Émile.
Sophie elle-même, voyant qu’elle s’est trahie, se con-
traint moins. Son sang-froid apparent se change en un
mépris ironique. Elle répond à tout ce qu’on lui dit par des
monosyllabes prononcés d’une voix lente et mal assurée,
comme craignant d’y laisser trop percer l’accent de
l’indignation. Émile, demi-mort d’effroi, la regarde avec
douleur, et tâche de l’engager à jeter les yeux sur les siens
pour y mieux lire ses vrais sentiments. Sophie, plus irritée
de sa confiance, lui lance un regard qui lui ôte l’envie d’en
solliciter un second. Émile, interdit et tremblant, n’ose
plus, très heureusement pour lui, ni lui parler ni la regar-
der, car, n’eût-il pas été coupable, s’il eût pu supporter sa
colère, elle ne lui eût jamais pardonné.
Voyant alors que c’est mon tour, et qu’il est temps de
s’expliquer, je reviens à Sophie. Je reprends sa main,
qu’elle ne retire plus, car elle est prête à se trouver mal. Je
804

lui dis avec douceur : Chère Sophie, nous sommes mal-
heureux ; mais vous êtes raisonnable et juste, vous ne
nous jugerez pas sans nous entendre : écoutez-nous. Elle
ne répond rien, et je parle ainsi :
« Nous sommes partis hier à quatre heures ; il nous était
prescrit d’arriver à sept, et nous prenons toujours plus de
temps qu’il ne nous est nécessaire afin de nous reposer en
approchant d’ici. Nous avions déjà fait les trois quarts du
chemin, quand des lamentations douloureuses nous frappent
l’oreille ; elles partaient d’une gorge de la colline à quelque
distance de nous. Nous accourons aux cris : nous trouvons un
malheureux paysan qui, revenant de la ville un peu pris de
vin sur son cheval, en était tombé si lourdement qu’il s’était
cassé la jambe. Nous crions, nous appelons du secours ; per-
sonne ne répond ; nous essayons de remettre le blessé sur
son cheval, nous n’en pouvons venir à bout : au moindre
mouvement le malheureux souffre des douleurs horribles.
Nous prenons le parti d’attacher le cheval dans le bois à
l’écart ; puis, faisant un brancard de nos bras, nous y posons
le blessé, et le portons le plus doucement qu’il est possible, en
suivant ses indications sur la route qu’il fallait tenir pour aller
chez lui. Le trajet était long ; il fallut nous reposer plusieurs
fois. Nous arrivons enfin, rendus de fatigue ; nous trouvons
avec une surprise amère que nous connaissions déjà la mai-
son, et que ce misérable que nous rapportions avec tant de
peine était le même qui nous avait si cordialement reçus le
jour de notre première arrivée ici. Dans le trouble où nous
étions tous, nous ne nous étions point reconnus jusqu’à ce
moment.
« Il n’avait que deux petits enfants. Prête à lui en donner un
troisième, sa femme fut si saisie en le voyant arriver, qu’elle
sentit des douleurs aiguës et accoucha peu d’heures après.
Que faire en cet état dans une chaumière écartée où l’on ne
pouvait espérer aucun secours ? Émile prit le parti d’aller
805

prendre le cheval que nous avions laissé dans le bois, de le
monter, de courir à toute bride chercher un chirurgien à la
ville. Il donna le cheval au chirurgien ; et, n’ayant pu trouver
assez tôt une garde, il revint à pied avec un domestique, après
vous avoir expédié un exprès, tandis qu’embarrassé, comme
vous pouvez croire, entre un homme ayant une jambe cassée
et une femme en travail, je préparais dans la maison tout ce
que je pouvais prévoir être nécessaire pour le secours de tous
les deux.
« Je ne vous ferai point le détail du reste ; ce n’est pas de cela
qu’il est question. Il était deux heures après minuit avant que
nous ayons eu ni l’un ni l’autre un moment de relâche. Enfin
nous sommes revenus avant le jour dans notre asile ici
proche, où nous avons attendu l’heure de votre réveil pour
vous rendre compte de notre accident. »
Je me tais sans rien ajouter. Mais, avant que personne
parle, Émile s’approche de sa maîtresse, élève la voix et lui
dit avec plus de fermeté que je ne m’y serais attendu : So-
phie, vous êtes l’arbitre de mon sort, vous le savez bien.
Vous pouvez me faire mourir de douleur ; mais n’espérez
pas me faire oublier les droits de l’humanité : ils me sont
plus sacrés que les vôtres, je n’y renoncerai jamais pour
vous.
Sophie, à ces mots, au lieu de répondre, se lève, lui
passe un bras autour du cou, lui donne un baiser sur la
joue ; puis, lui tendant la main avec une grâce inimitable,
elle lui dit : Émile, prends cette main : elle est à toi. Sois,
quand tu voudras, mon époux et mon maître ; je tâcherai
de mériter cet honneur.
À peine l’a-t-elle embrassé, que le père, enchanté,
frappe des mains, en criant bis, bis, et Sophie, sans se faire
806

presser, lui donne aussitôt deux baisers sur l’autre joue ;
mais, presque au même instant, effrayée de tout ce qu’elle
vient de faire, elle se sauve dans les bras de sa mère et
cache dans ce sein maternel son visage enflammé de
honte.
Je ne décrirai point la commune joie ; tout le monde la
doit sentir. Après le dîner, Sophie demande s’il y aurait
trop loin pour aller voir ces pauvres malades. Sophie le
désire et c’est une bonne œuvre. On y va : on les trouve
dans deux lits séparés ; Émile en avait fait apporter un : on
trouve autour d’eux du monde pour les soulager : Émile y
avait pourvu. Mais au surplus tous deux sont si mal en
ordre, qu’ils souffrent autant du malaise que de leur état.
Sophie se fait donner un tablier de la bonne femme, et va
la ranger dans son lit ; elle en fait ensuite autant à
l’homme ; sa main douce et légère sait aller chercher tout
ce qui les blesse, et faire poser plus mollement leurs
membres endoloris. Ils se sentent déjà soulagés à son ap-
proche ; on dirait qu’elle devine tout ce qui fait leur mal.
Cette fille si délicate ne se rebute ni de la malpropreté ni
de la mauvaise odeur, et sait faire disparaître l’une et
l’autre sans mettre personne en œuvre, et sans que les
malades soient tourmentés. Elle qu’on voit toujours si
modeste et quelquefois si dédaigneuse, elle qui, pour tout
au monde, n’aurait pas touché du bout du doigt le lit d’un
homme, retourne et change le blessé sans aucun scrupule,
et le met dans une situation plus commode pour y pouvoir
rester longtemps. Le zèle de la charité vaut bien la modes-
tie ; ce qu’elle fait, elle le fait si légèrement et avec tant
d’adresse, qu’il se sent soulagé sans presque s’être aperçu
qu’on l’ait touché. La femme et le mari bénissent de con-
807

cert l’aimable fille qui les sert, qui les plaint, qui les con-
sole. C’est un ange du ciel que Dieu leur envoie, elle en a la
figure et la bonne grâce, elle en a la douceur et la bonté.
Émile attendri la contemple en silence. Homme, aime ta
compagne. Dieu te la donne pour te consoler dans tes
peines, pour te soulager dans tes maux : voilà la femme.
On fait baptiser le nouveau-né. Les deux amants le
présentent, brûlant au fond de leurs cœurs d’en donner
bientôt autant à faire à d’autres. Ils aspirent au moment
désiré ; ils croient y toucher : tous les scrupules de Sophie
sont levés, mais les miens viennent. Ils n’en sont pas en-
core où ils pensent : il faut que chacun ait son tour.
Un matin qu’ils ne se sont vus depuis deux jours,
j’entre dans la chambre d’Émile une lettre à la main, et je
lui dis en le regardant fixement : Que feriez-vous si l’on
vous apprenait que Sophie est morte ? Il fait grand cri, se
lève en frappant des mains, et, sans dire un seul mot, me
regarde d’un œil égaré. Répondez donc, poursuis-je avec la
même tranquillité. Alors, irrité de mon sang-froid, il
s’approche, les yeux enflammés de colère ; et, s’arrêtant
dans une attitude presque menaçante : Ce que je ferais ?…
je n’en sais rien ; mais ce que je sais, c’est que je ne rever-
rais de ma vie celui qui me l’aurait appris. Rassurez-vous,
répondis-je en souriant : elle vit, elle se porte bien, elle
pense à vous, et nous sommes attendus ce soir. Mais al-
lons faire un tour de promenade, et nous causerons.
La passion dont il est préoccupé ne lui permet plus de
se livrer, comme auparavant, à des entretiens purement
raisonnés : il faut l’intéresser par cette passion même à se
808

rendre attentif à mes leçons. C’est ce que j’ai fait par ce
terrible préambule ; je suis bien sûr maintenant qu’il
m’écoutera.
« Il faut être heureux, cher Émile : c’est la fin de tout être
sensible ; c’est le premier désir que nous imprima la nature,
et le seul qui ne nous quitte jamais. Mais où est le bonheur ?
qui le sait ? Chacun le cherche, et nul ne le trouve. On use la
vie à le poursuivre et l’on meurt sans l’avoir atteint. Mon
jeune ami, quand à ta naissance je te pris dans mes bras, et
qu’attestant l’Etre suprême de l’engagement que j’osai con-
tracter, je vouai mes jours au bonheur des tiens, savais-je
moi-même à quoi je m’engageais ? Non : je savais seulement
qu’en te rendant heureux j’étais sûr de l’être. En faisant pour
toi cette utile recherche, je la rendais commune à tous deux.
« Tant que nous ignorons ce que nous devons faire, la sagesse
consiste à rester dans l’inaction. C’est de toutes les maximes
celle dont l’homme a le plus grand besoin, et celle qu’il sait le
moins suivre. Chercher le bonheur sans savoir où il est, c’est
s’exposer à le fuir, c’est courir autant de risques contraires
qu’il y a de routes pour s’égarer. Mais il n’appartient pas à
tout le monde de savoir ne point agir. Dans l’inquiétude où
nous tient l’ardeur du bien-être, nous aimons mieux nous
tromper à le poursuivre, que de ne rien faire pour le cher-
cher : et, sortis une foi de la place où nous pouvons le con-
naître, nous n’y savons plus revenir.
« Avec la même ignorance j’essayai d’éviter la même faute.
En prenant soin de toi, je résolus de ne pas faire un pas inu-
tile et de t’empêcher d’en faire. Je me tins dans la route de la
nature, en attendant qu’elle me montrât celle du bonheur. Il
s’est trouvé qu’elle était la même, et qu’en n’y pensant pas je
l’avais suivie.
Sois mon témoin, sois mon juge ; je ne te récuserai jamais.
Tes premiers ans n’ont pas été sacrifiés à ceux qui les doivent
809

suivre ; tu as joui de tous les biens que la nature t’avait don-
nés. Des maux auxquels elle t’assujettit, et dont j’ai pu te ga-
rantir, tu n’as senti que ceux qui pouvaient t’endurcir aux
autres. Tu n’en as jamais souffert aucun que pour en éviter
un plus grand. Tu n’as connu ni la haine, ni l’esclavage. Libre
et content, tu es resté juste et bon ; car la peine et le vice son
inséparables, et jamais l’homme ne devient méchant que
lorsqu’il est malheureux. Puisse le souvenir de ton enfance se
prolonger jusqu’à tes vieux jours ! Je ne crains pas que jamais
ton bon cœur se la rappelle sans donner quelques bénédic-
tions à la main qui la gouverna.
« Quand tu es entré dans l’âge de raison, je t’ai garanti de
l’opinion des hommes ; quand ton cœur est devenu sensible,
je t’ai préservé de l’empire des passions. Si j’avais pu prolon-
ger ce calme intérieur jusqu’à la fin de ta vie, j’aurais mis
mon ouvrage en sûreté, et tu serais toujours heureux autant
qu’un homme peut l’être ; mais, cher Émile, j’ai eu beau
tremper ton âme dans le Styx, je n’ai pu la rendre partout in-
vulnérable ; il s’élève un nouvel ennemi que tu n’as pas en-
core appris à vaincre, et dont je n’ai pu te sauver. Cet ennemi,
c’est toi-même. La nature et la fortune t’avaient laissé libre.
Tu pouvais endurer la misère ; tu pouvais supporter les dou-
leurs du corps, celles de l’âme t’étaient inconnues ; tu ne te-
nais à rien qu’à la condition humaine, et maintenant tu tiens
à tous les attachements que tu t’es donnés ; en apprenant à
désirer, tu t’es rendu l’esclave de tes désirs. Sans que rien
change en toi, sans que rien t’offense, sans que rien touche à
ton être, que de douleurs peuvent attaquer ton âme ! que de
maux tu peux sentir sans être malade ! que de morts tu peux
souffrir sans mourir ! Un mensonge, une erreur, un doute
peut te mettre au désespoir.
« Tu voyais au théâtre les héros, livrés à des douleurs ex-
trêmes, faire retentir la scène de leurs cris insensés, s’affliger
comme des femmes, pleurer comme des enfants, et mériter
ainsi les applaudissements publics. Souviens-toi du scandale
810

que te causaient ces lamentations, ces cris, ces plaintes, dans
des hommes dont on ne devait attendre que des actes de
constance et de fermeté. Quoi ! disais-tu, tout indigné, ce
sont là les exemples qu’on nous donne à suivre, les modèles
qu’on nous offre à imiter ! A-t-on peur que l’homme ne soit
pas assez petit, assez malheureux, assez faible, si l’on ne vient
encore encenser sa faiblesse sous la fausse image de la vertu ?
Mon jeune ami, sois plus indulgent désormais pour la scène :
te voilà devenu l’un de ses héros.
« Tu sais souffrir et mourir : tu sais endurer la loi de la néces-
sité dans les maux physiques ; mais tu n’as point encore im-
posé de lois aux appétits de ton cœur ; et c’est de nos affec-
tions, bien plus que de nos besoins, que naît le trouble de
notre vie. Nos désirs sont étendus, notre force est presque
nulle. L’homme tient par ses vœux à mille choses, et par lui-
même il ne tient à rien, pas même à sa propre vie ; plus il
augmente ses attachements, plus il multiplie ses peines. Tout
ne fait que passer sur la terre : tout ce que nous aimons nous
échappera tôt ou tard, et nous y tenons comme s’il devait du-
rer éternellement. Quel effroi sur le seul soupçon de la mort
de Sophie ! As-tu donc compté qu’elle vivrait toujours ? Ne
meurt-il personne à son âge ? Elle doit mourir, mon enfant,
et peut-être avant toi. Qui sait si elle est vivante à présent
même ? La nature ne t’avait asservi qu’à une seule mort, tu
t’asservis à une seconde ; te voilà dans le cas de mourir deux
fois.
« Ainsi soumis à tes passions déréglées, que tu vas rester à
plaindre ! Toujours des privations, toujours des pertes, tou-
jours des alarmes ; tu ne jouiras pas même de ce qui te sera
laissé. La crainte de tout perdre t’empêchera de rien possé-
der ; pour n’avoir voulu suivre que tes passions, jamais tu ne
les pourras satisfaire. Tu chercheras toujours le repos, il fuira
toujours devant toi, tu seras misérable, et tu deviendras mé-
chant. Et comment pourrais-tu ne pas l’être, n’ayant de loi
que tes désirs effrénés ! Si tu ne peux supporter des priva-
811

tions involontaires, comment t’en imposeras-tu volontaire-
ment ? comment sauras-tu sacrifier le penchant au devoir et
résister à ton cœur pour écouter ta raison ? Toi qui ne veux
déjà plus voir celui qui t’apprendra la mort de ta maîtresse,
comment verrais-tu celui qui voudrait te l’ôter vivante, celui
qui t’oserait dire : Elle est morte pour toi, la vertu te sépare
d’elle ? S’il faut vivre avec elle quoi qu’il arrive, que Sophie
soit mariée ou non, que tu sois libre ou ne le sois pas, qu’elle
t’aime ou te haïsse, qu’on te l’accorde ou qu’on te la refuse,
n’importe, tu la veux, il la faut posséder à quelque prix que ce
soit. Apprends-moi donc à quel crime s’arrête celui qui n’a de
lois que les vœux de son cœur, et ne sait résister à rien de ce
qu’il désire.
« Mon enfant, il n’y a point de bonheur sans courage, ni de
vertu sans combat. Le mot de vertu vient de force ; la force
est la base de toute vertu. La vertu n’appartient qu’à un être
faible par sa nature, et fort par sa volonté ; c’est en cela seul
que consiste le mérite de l’homme juste ; et quoique nous ap-
pelions Dieu bon, nous ne l’appelons pas vertueux, parce qu’il
n’a pas besoin d’efforts pour bien faire. Pour t’expliquer ce
mot si profané, j’ai attendu que tu fusses en état de
m’entendre. Tant que la vertu ne coûte rien à pratiquer, on a
peu besoin de la connaître. Ce besoin vient quand les pas-
sions s’éveillent : il est déjà venu pour toi.
« En t’élevant dans toute la simplicité de la nature, au lieu de
te prêcher de pénibles devoirs, je t’ai garanti des vices qui
rendent ces devoirs pénibles ; je t’ai moins rendu le men-
songe odieux qu’inutile ; je t’ai moins appris à rendre à cha-
cun ce qui lui appartient, qu’à ne te soucier que de ce qui est à
toi ; je t’ai fait plutôt bon que vertueux. Mais celui qui n’est
que bon ne demeure tel qu’autant qu’il a du plaisir à l’être : la
bonté se brise et périt sous le choc des passions humaines ;
l’homme qui n’est que bon n’est bon que pour lui.
812

« Qu’est-ce donc que l’homme vertueux ? C’est celui qui sait
vaincre ses affections ; car alors il suit sa raison, sa cons-
cience ; il fait son devoir ; il se tient dans l’ordre, et rien ne
l’en peut écarter. Jusqu’ici tu n’étais libre qu’en apparence ;
tu n’avais que la liberté précaire d’un esclave à qui l’on n’a
rien commandé. Maintenant sois libre en effet ; apprends à
devenir ton propre maître ; commande à ton cœur, ô Émile,
et tu seras vertueux.
« Voilà donc un autre apprentissage à faire, et cet apprentis-
sage est plus pénible que le premier : car la nature nous dé-
livre des maux qu’elle nous impose, ou nous apprend à les
supporter ; mais elle ne nous dit rien pour ceux qui nous
viennent de nous ; elle nous abandonne à nous-mêmes ; elle
nous laisse, victimes de nos passions, succomber à nos vaines
douleurs, et nous glorifier encore des pleurs dont nous au-
rions dû rougir.
« C’est ici la première passion. C’est la seule peut-être qui soit
digne de toi. Si tu la sais régir en homme, elle sera la der-
nière ; tu subjugueras toutes les autres, et tu n’obéiras qu’à
celle de la vertu.
« Cette passion n’est pas criminelle, je le sais bien ; elle est
aussi pure que les âmes qui la ressentent. L’honnêteté la for-
ma, l’innocence l’a nourrie. Heureux amants ! les charmes de
la vertu ne font qu’ajouter pour vous à ceux de l’amour ; et le
doux lien qui vous attend n’est pas moins le prix de votre sa-
gesse que celui de votre attachement. Mais dis-moi, homme
sincère, cette passion si pure t’en a-t-elle moins subjugué ?
t’en es-tu moins rendu l’esclave ? et si demain elle cessait
d’être innocente, l’étoufferais-tu dès demain ? C’est à présent
le moment d’essayer tes forces ; il n’est plus temps quand il
les faut employer. Ces dangereux essais doivent se faire loin
du péril. On ne s’exerce point au combat devant l’ennemi, on
s’y prépare avant la guerre ; on s’y présente déjà tout préparé.
813

« C’est une erreur de distinguer les passions en permises et
défendues, pour se livrer aux premières et se refuser aux
autres. Toutes sont bonnes quand on en reste le maître ;
toutes sont mauvaises quand on s’y laisse assujettir. Ce qui
nous est défendu par la nature, c’est d’étendre nos attache-
ments plus loin que nos forces : ce qui nous est défendu par
la raison, c’est de vouloir ce que nous ne pouvons obtenir ; ce
qui nous est défendu par la conscience n’est pas d’être tentés,
mais de nous laisser vaincre aux tentations. Il ne dépend pas
de nous d’avoir ou de n’avoir pas des passions, mais il dépend
de nous de régner sur elles. Tous les sentiments que nous
dominons sont légitimes ; tous ceux qui nous dominent sont
criminels. Un homme n’est pas coupable d’aimer la femme
d’autrui, s’il tient cette passion malheureuse asservie à la loi
du devoir ; il est coupable d’aimer sa propre femme au point
d’immoler tout à son amour.
« N’attends pas de moi de longs préceptes de morale ; je n’en
ai qu’un seul à te donner, et celui-là comprend tous les
autres. Sois homme ; retire ton cœur dans les bornes de ta
condition. Etudie et connais ces bornes ; quelque étroites
qu’elles soient, on n’est point malheureux tant qu’on s’y ren-
ferme ; on ne l’est que quand on veut les passer ; on l’est
quand dans ses désirs insensés, on met au rang des possibles
ce qui ne l’est pas ; on l’est quand on oublie son état d’homme
pour s’en forger d’imaginaires, desquels on retombe toujours
dans le sien. Les seuls biens dont la privation coûte sont ceux
auxquels on croit avoir droit. L’évidente impossibilité de les
obtenir en détache ; les souhaits sans espoir ne tourmentent
point. Un gueux n’est point tourmenté du désir d’être roi ; un
roi ne veut être dieu que quand il croit n’être plus homme.
« Les illusions de l’orgueil sont la source de nos plus grands
maux ; mais la contemplation de la misère humaine rend le
sage toujours modéré. Il se tient à sa place, il ne s’agite point
pour en sortir ; il n’use point inutilement ses forces pour jouir
de ce qu’il ne peut conserver ; et, les employant toutes à bien
814

posséder ce qu’il a, il est en effet plus puissant et plus riche de
tout ce qu’il désire de moins que nous. Etre mortel et péris-
sable, irai-je me former des nœuds éternels sur cette terre, où
tout change, où tout passe, et dont je disparaîtrai demain ? O
Émile, ô mon fils ! en te perdant, que me resterait-il de moi ?
Et pourtant il faut que j’apprenne à te perdre : car qui sait
quand tu me seras ôté ?
« Veux-tu donc vivre heureux et sage, n’attache ton cœur qu’à
la beauté qui ne périt point : que ta condition borne tes dé-
sirs, que tes devoirs aillent avant tes penchants : étends la loi
de la nécessité aux choses morales ; apprends à perdre ce qui
peut t’être enlevé ; apprends à tout quitter quand la vertu
l’ordonne, à te mettre au-dessus des événements, à détacher
ton cœur sans qu’ils le déchirent, à être courageux dans
l’adversité, afin de n’être jamais misérable, à être ferme dans
ton devoir, afin de n’être jamais criminel. Alors tu seras heu-
reux malgré la fortune, et sage malgré les passions. Alors tu
trouveras dans la possession même des biens fragiles une vo-
lupté que rien ne pourra troubler ; tu les posséderas sans
qu’ils te possèdent, et tu sentiras que l’homme, à qui tout
échappe, ne jouit que de ce qu’il sait perdre. Tu n’auras point,
il est vrai, l’illusion des plaisirs imaginaires ; tu n’auras point
aussi les douleurs qui en sont le fruit. Tu gagneras beaucoup
à cet échange ; car ces douleurs sont fréquentes et réelles, et
ces plaisirs sont rares et vains. Vainqueur de tant d’opinions
trompeuses, tu le seras encore de celle qui donne un si grand
prix à la vie. Tu passeras la tienne sans trouble et la termine-
ras sans effroi ; tu t’en détacheras, comme de toutes choses.
Que d’autres, saisis d’horreur, pensent en la quittant cesser
d’être ; instruit de son néant, tu croiras commencer. La mort
est la fin de la vie du méchant, et le commencement de celle
du juste. »
Émile m’écoute avec une attention mêlée d’inquiétude. Il
craint à ce préambule quelque conclusion sinistre. Il pressent
qu’en lui montrant la nécessité d’exercer la force de l’âme, je
815

veux le soumettre à ce dur exercice ; et, comme un blessé qui
frémit en voyant approcher le chirurgien, il croit déjà sentir
sur sa plaie la main douloureuse, mais salutaire, qui
l’empêche de tomber en corruption.
Incertain, troublé, pressé de savoir où j’en veux venir,
au lieu de répondre, il m’interroge, mais avec crainte. Que
faut-il faire ? me dit-il presque en tremblant et sans oser
lever les yeux. Ce qu’il faut faire, réponds-je d’un ton
ferme, il faut quitter Sophie. Que dites-vous ? s’écrie-t-il
avec emportement : quitter Sophie ! la quitter, la tromper,
être un traître, un fourbe, un parjure !… Quoi ! reprends-je
en l’interrompant, c’est de moi qu’Émile craint
d’apprendre à mériter de pareils noms ? Non, continue-t-il
avec la même impétuosité, ni de vous ni d’un autre ; je
saurai, malgré vous, conserver votre ouvrage ; je saurai ne
les pas mériter.
Je me suis attendu à cette première furie ; je la laisse
passer sans m’émouvoir. Si je n’avais pas la modération
que je lui prêche, j’aurais bonne grâce à la lui prêcher !
Émile me connaît trop pour me croire capable d’exiger de
lui rien qui soit mal, et il sait bien qu’il ferait mal de quit-
ter Sophie, dans le sens qu’il donne à ce mot. Il attend
donc enfin que je m’explique. Alors je reprends mon dis-
cours.
« Croyez-vous, cher Émile, qu’un homme, en quelque situa-
tion qu’il se trouve, puisse être plus heureux que vous l’êtes
depuis trois mois ? Si vous le croyez, détrompez-vous. Avant
de goûter les plaisirs de la vie, vous en avez épuisé le bon-
heur. Il n’y a rien au delà de ce que vous avez senti. La félicité
des sens est passagère ; l’état habituel du cœur y perd tou-
jours. Vous avez plus joui par l’espérance que vous ne jouirez
816

jamais en réalité. L’imagination qui pare ce qu’on désire
l’abandonne dans la possession. Hors le seul être existant par
lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas. Si cet état
eût pu durer toujours, vous auriez trouvé le bonheur su-
prême. Mais tout ce qui tient à l’homme se sent de sa caduci-
té ; tout est fini, tout est passager dans la vie humaine : et
quand l’état qui nous rend heureux durerait sans cesse,
l’habitude d’en jouir nous en ôterait le goût. Si rien ne change
au dehors, le cœur change ; le bonheur nous quitte, ou nous
le quittons.
« Le temps que vous ne mesuriez pas s’écoulait durant votre
délire. L’été finit, l’hiver s’approche. Quand nous pourrions
continuer nos courses dans une saison si rude, on ne le souf-
frirait jamais. Il faut bien, malgré nous, changer de manière
de vivre ; celle-ci ne peut plus durer. Je vois dans vos yeux
impatients que cette difficulté ne vous embarrasse guère :
l’aveu de Sophie et vos propres désirs vous suggèrent un
moyen facile d’éviter la neige et de n’avoir plus de voyage à
faire pour l’aller voir. L’expédient est commode sans doute :
mais le printemps venu, la neige fond et le mariage reste ; il y
faut penser pour toutes les saisons.
« Vous voulez épouser Sophie, et il n’y a pas cinq mois que
vous la connaissez ! Vous voulez l’épouser, non parce qu’elle
vous convient, mais parce qu’elle vous plaît ; comme si
l’amour ne se trompait jamais sur les convenances, et que
ceux qui commencent par s’aimer ne finissent jamais par se
haïr ! Elle est vertueuse, je le sais ; mais en est-ce assez ? suf-
fit-il d’être honnêtes gens pour se convenir ? ce n’est pas sa
vertu que je mets en doute, c’est son caractère. Celui d’une
femme se montre-t-il en un jour ? Savez-vous en combien de
situations il faut l’avoir vue pour connaître à fond son hu-
meur ? Quatre mois d’attachement vous répondent-ils de
toute la vie ? Peut-être deux mois d’absence vous feront-ils
oublier d’elle ; peut-être un autre n’attend-il que votre éloi-
gnement pour vous effacer de son cœur ; peut-être, à votre
817

retour, la trouverez-vous aussi indifférente que vous l’avez
trouvée sensible jusqu’à présent. Les sentiments ne dépen-
dent pas des principes ; elle peut rester fort honnête et cesser
de vous aimer. Elle sera constante et fidèle, je penche à le
croire ; mais qui vous répond d’elle et qui lui répond de vous,
tant que vous ne vous êtes point mis à l’épreuve ? Attendrez-
vous, pour cette épreuve, qu’elle vous devienne inutile ? At-
tendrez-vous, pour vous connaître, que vous ne puissiez plus
vous séparer ?
« Sophie n’a pas dix-huit ans ; à peine en passez-vous vingt-
deux ; cet âge est celui de l’amour, mais non celui du mariage.
Quel père et quelle mère de famille ! Eh ! pour savoir élever
des enfants, attendez au moins de cesser de l’être. Savez-vous
à combien de jeunes personnes les fatigues de la grossesse
supportées avant l’âge ont affaibli la constitution, ruiné la
santé, abrégé la vie ? Savez-vous combien d’enfants sont res-
tés languissants et faibles, faute d’avoir été nourris dans un
corps assez formé ? Quand la mère et l’enfant croissent à la
fois, et que la substance nécessaire à l’accroissement de cha-
cun des deux se partage, ni l’un ni l’autre n’a ce que lui desti-
nait la nature : comment se peut-il que tous deux n’en souf-
frent pas ? Ou je connais fort mal Émile, ou il aimera mieux
avoir plus tard une femme et des enfants robustes, que de
contenter son impatience aux dépens de leur vie et de leur
santé.
« Parlons de vous. En aspirant à l’état d’époux et de père, en
avez-vous bien médité les devoirs ? En devenant chef de fa-
mille, vous allez devenir membre de l’Etat. Et qu’est-ce
qu’être membre de l’Etat ? le savez-vous ? Vous avez étudié
vos devoirs d’homme, mais ceux de citoyen, les connaissez-
vous ? savez-vous ce que c’est que gouvernement, lois, pa-
trie ? Savez-vous à quel prix il vous est permis de vivre, et
pour qui vous devez mourir ? Vous croyez avoir tout appris,
et vous ne savez rien encore. Avant de prendre une place
818

dans l’ordre civil, apprenez à le connaître et à savoir quel
rang vous y convient.
« Émile, il faut quitter Sophie : je ne dis pas l’abandonner ; si
vous en étiez capable, elle serait trop heureuse de ne vous
avoir point épousé : il la faut quitter pour revenir digne d’elle.
Ne soyez pas assez vain pour croire déjà la mériter. O com-
bien il vous reste à faire ! Venez remplir cette noble tâche ;
venez apprendre à supporter l’absence ; venez gagner le prix
de la fidélité, afin qu’à votre retour vous puissiez vous hono-
rer de quelque chose auprès d’elle, et demander sa main, non
comme une grâce, mais comme un récompense. »
Non encore exercé à lutter contre lui-même, non en-
core accoutumé à désirer une chose et à en vouloir une
autre, le jeune homme ne se rend pas ; il résiste, il dispute.
Pourquoi se refuserait-il au bonheur qui l’attend ? Ne se-
rait-ce pas dédaigner la main qui lui est offerte que de
tarder à l’accepter ? Qu’est-il besoin de s’éloigner d’elle
pour s’instruire de ce qu’il doit savoir ? Et quand cela se-
rait nécessaire, pourquoi ne lui laisserait-il pas, dans des
nœuds indissolubles, le gage assuré de son retour ? Qu’il
soit son époux, et il est prêt à me suivre ; qu’ils soient unis,
et il la quitte sans crainte… Vous unir pour vous quitter,
cher Émile, quelle contradiction ! Il est beau qu’un amant
puisse vivre sans sa maîtresse ; mais un mari ne doit ja-
mais quitter sa femme sans nécessité. Pour guérir vos
scrupules, je vois que vos délais doivent être involon-
taires : il faut que vous puissiez dire à Sophie que vous la
quittez malgré vous. Eh bien ! soyez content, et, puisque
vous n’obéissez pas à la raison, reconnaissez un autre
maître. Vous n’avez pas oublié l’engagement que vous avez
pris avec moi. Émile, il faut quitter Sophie ; je le veux.
819

À ce mot il baisse la tête, se tait, rêve un moment, et
puis, me regardant avec assurance, il me dit : Quand par-
tons-nous ? Dans huit jours, lui dis-je ; il faut préparer
Sophie à ce départ. Les femmes sont plus faibles, on leur
doit des ménagements ; et cette absence n’étant pas un
devoir pour elle comme pour vous, il lui est permis de la
supporter avec moins de courage.
Je ne suis que trop tenté de prolonger jusqu’à la sépa-
ration de mes jeunes gens le journal de leurs amours ;
mais j’abuse depuis longtemps de l’indulgence des lec-
teurs ; abrégeons pour finir une fois. Émile osera-t-il por-
ter aux pieds de sa maîtresse la même assurance qu’il
vient de montrer à son ami ? Pour moi, je le crois ; c’est de
la vérité même de son amour qu’il doit tirer cette assu-
rance. Il serait plus confus devant elle s’il lui en coûtait
moins de la quitter ; il la quitterait en coupable, et ce rôle
est toujours embarrassant pour un cœur honnête : mais
plus le sacrifice lui coûte, plus il s’en honore aux yeux de
celle qui le lui rend pénible. Il n’a pas peur qu’elle prenne
le change sur le motif qui le détermine. Il semble lui dire à
chaque regard : O Sophie ! lis dans mon cœur, et sois fi-
dèle ; tu n’as pas un amant sans vertu.
La fière Sophie, de son côté, tâche de supporter avec
dignité le coup imprévu qui la frappe. Elle s’efforce d’y
paraître insensible ; mais, comme elle n’a pas, ainsi
qu’Émile, l’honneur du combat et de la victoire, sa fermeté
se soutient moins. Elle pleure, elle gémit en dépit d’elle, et
la frayeur d’être oubliée aigrit la douleur de la séparation.
Ce n’est pas devant son amant qu’elle pleure, ce n’est pas à
lui qu’elle montre ses frayeurs ; elle étoufferait plutôt que
820

de laisser échapper un soupir en sa présence : c’est moi
qui reçois ses plaintes, qui vois ses larmes, qu’elle affecte
de prendre pour confident. Les femmes sont adroites et
savent se déguiser : plus elle murmure en secret contre ma
tyrannie, plus elle est attentive à me flatter ; elle sent que
son sort est dans mes mains.
Je la console, je la rassure, je lui réponds de son
amant, ou plutôt de son époux : qu’elle lui garde la même
fidélité qu’il aura pour elle, et dans deux ans il le sera, je le
jure. Elle m’estime assez pour croire que je ne veux pas la
tromper. Je suis garant de chacun des deux envers l’autre.
Leurs cœurs, leur vertu, ma probité, la confiance de leurs
parents, tout les rassure. Mais que sert la raison contre la
faiblesse ? Ils se séparent comme s’ils ne devaient plus se
voir.
C’est alors que Sophie se rappelle les regrets
d’Eucharis et se croit réellement à sa place. Ne laissons
point durant l’absence réveiller ces fantasques amours.
Sophie, lui dis-je un jour, faites avec Émile un échange de
livres. Donnez-lui votre Télémaque, afin qu’il apprenne à
lui ressembler ; et qu’il vous donne le Spectateur, dont
vous aimez la lecture. Etudiez-y les devoirs des honnêtes
femmes, et songez que dans deux ans ces devoirs seront
les vôtres. Cet échange plaît à tous deux, et leur donne de
la confiance. Enfin vient le triste jour, il faut se séparer.
Le digne père de Sophie, avec lequel j’ai tout concerté,
m’embrasse en recevant mes adieux ; puis, me prenant à
part, il me dit ces mots d’un ton grave et d’un accent un
peu appuyé : « J’ai tout fait pour vous complaire ; je savais
821

que je traitais avec un homme d’honneur. Il ne me reste
qu’un mot à vous dire : Souvenez-vous que votre élève a
signé son contrat de mariage sur la bouche de ma fille. »
Quelle différence dans la contenance des deux
amants ! Émile, impétueux, ardent, agité, hors de lui,
pousse des cris, verse des torrents de pleurs sur les mains
du père, de la mère, de la fille, embrasse en sanglotant
tous les gens de la maison, et répète mille fois les mêmes
choses avec un désordre qui ferait rire en toute autre occa-
sion. Sophie, morne, pâle, l’œil éteint, le regard sombre,
reste en repos, ne dit rien, ne pleure point, ne voit per-
sonne, pas même Émile. Il a beau lui prendre les mains, la
presser dans ses bras ; elle reste immobile, insensible à ses
pleurs, à ses caresses, à tout ce qu’il fait ; il est déjà parti
pour elle. Combien cet objet est plus touchant que la
plainte importune et les regrets bruyants de son amant ! Il
le voit, il le sent, il en est navré : je l’entraîne avec peine ;
si je le laisse encore un moment, il ne voudra plus partir.
Je suis charmé qu’il emporte avec lui cette triste image. Si
jamais il est tenté d’oublier ce qu’il doit à Sophie, en la lui
rappelant telle qu’il la vit au moment de son départ, il fau-
dra qu’il ait le cœur bien aliéné si je ne le ramène pas à
elle.
Des voyages
On demande s’il est bon que les jeunes gens voyagent,
et l’on dispute beaucoup là-dessus. Si l’on proposait au-
trement la question, et qu’on demandât s’il est bon que les
822

hommes aient voyagé, peut-être ne disputerait-on pas
tant.
L’abus des livres tue la science. Croyant savoir ce qu’on
a lu, on se croit dispensé de l’apprendre. Trop de lecture
ne sert qu’à faire de présomptueux ignorants. De tous les
siècles de littérature, il n’y en a point où l’on lût tant que
dans celui-ci, et point où l’on fût moins savant ; de tous les
pays de l’Europe, il n’y en a point où l’on imprime tant
d’histoires, de relations de voyages qu’en France, et point
où l’on connaisse moins le génie et les mœurs des autres
nations. Tant de livres nous font négliger le livre du
monde ; ou, si nous y lisons encore, chacun s’en tient à son
feuillet. Quand le mot Peut-on être Persan ? me serait
inconnu, je devinerais, à l’entendre dire, qu’il vient du
pays où les préjugés nationaux sont le plus en règne, et du
sexe qui les propage le plus.
Un Parisien croit connaître les hommes, et ne connaît
que les Français ; dans sa ville, toujours pleine
d’étrangers, il regarde chaque étranger comme un phéno-
mène extraordinaire qui n’a rien d’égal dans le reste de
l’univers. Il faut avoir vu de près les bourgeois de cette
grande ville, il faut avoir vécu chez eux, pour croire
qu’avec tant d’esprit on puisse être aussi stupide. Ce qu’il y
a de bizarre est que chacun d’eux a lu dix fois peut-être la
description du pays dont un habitant va si fort
l’émerveiller.
C’est trop d’avoir à percer à la fois les préjugés des au-
teurs et les nôtres pour arriver à la vérité. J’ai passé ma vie
à lire des relations de voyages, et je n’en ai jamais trouvé
823

deux qui m’aient donné la même idée du même peuple. En
comparant le peu que je pouvais observer avec ce que
j’avais lu, j’ai fini par laisser là les voyageurs, et regretter le
temps que j’avais donné pour m’instruire à leur lecture,
bien convaincu qu’en fait d’observations de toute espèce il
ne faut pas lire, il faut voir. Cela serait vrai dans cette oc-
casion, quand tous les voyageurs seraient sincères, qu’ils
ne diraient que ce qu’ils ont vu ou ce qu’ils croient, et
qu’ils ne déguiseraient la vérité que par les fausses cou-
leurs qu’elle prend à leurs yeux. Que doit-ce être quand il
la faut démêler encore à travers leurs mensonges et leur
mauvaise foi !
Laissons donc la ressource des livres qu’on vous vante
à ceux qui sont faits pour se contenter. Elle est bonne,
ainsi que l’art de Raymond Lulle, pour apprendre à babil-
ler de ce qu’on ne sait point. Elle est bonne pour dresser
des Platons de quinze ans à philosopher dans des cercles,
et à instruire une compagnie des usages de l’Egypte et des
Indes, sur la foi de Paul Lucas ou de Tavernier.
Je tiens pour maxime incontestable que quiconque n’a
vu qu’un peuple, au lieu de connaître les hommes, ne con-
naît que les gens avec lesquels il a vécu. Voici donc encore
une autre manière de poser la même question des
voyages : Suffit-il qu’un homme bien élevé ne connaisse
que ses compatriotes, ou s’il lui importe de connaître les
hommes en général ? Il ne reste plus ici ni dispute ni
doute. Voyez combien la solution d’une question difficile
dépend quelquefois de la manière de la poser.
824

Mais, pour étudier les hommes, faut-il parcourir la
terre entière ? Faut-il aller au Japon observer les Euro-
péens ? Pour connaître l’espèce, faut-il connaître tous les
individus ? Non ; il y a des hommes qui se ressemblent si
fort, que ce n’est pas la peine de les étudier séparément.
Qui a vu dix Français les a vus tous. Quoiqu’on n’en puisse
pas dire autant des Anglais et de quelques autres peuples,
il est pourtant certain que chaque nation a son caractère
propre et spécifique, qui se tire par induction, non de
l’observation d’un seul de ses membres, mais de plusieurs.
Celui qui a comparé dix peuples connaît les hommes,
comme celui qui a vu dix Français connaît les Français.
Il ne suffit pas pour s’instruire de courir les pays ; il
faut savoir voyager. Pour observer il faut avoir des yeux, et
les tourner vers l’objet qu’on veut connaître. Il y a beau-
coup de gens que les voyages instruisent encore moins que
les livres, parce qu’ils ignorent l’art de penser, que, dans la
lecture, leur esprit est au moins guidé par l’auteur, et que,
dans leurs voyages, ils ne savent rien voir d’eux-mêmes.
D’autres ne s’instruisent point, parce qu’ils ne veulent pas
s’instruire. Leur objet est si différent que celui-là ne les
frappe guère ; c’est grand hasard si l’on voit exactement ce
que l’on ne se soucie point de regarder. De tous les peuples
du monde, le Français est celui qui voyage le plus ; mais,
plein de ses usages, il confond tout ce qui n’y ressemble
pas. Il y a des Français dans tous les coins du monde. Il n’y
a point de pays où l’on trouve plus de gens qui aient voya-
gé qu’on n’en trouve en France. Avec cela pourtant, de
tous les peuples de l’Europe, celui qui en voit le plus les
connaît le moins.
825

L’Anglais voyage aussi ; mais d’une autre manière ; il
faut que ces deux peuples soient contraires en tout. La
noblesse anglaise voyage, la noblesse française ne voyage
point ; le peuple français voyage, le peuple anglais ne
voyage point. Cette différence me paraît honorable au
dernier. Les Français ont presque toujours quelque vue
d’intérêt dans leur voyage ; mais les Anglais ne vont point
chercher fortune chez les autres nations, si ce n’est par le
commerce et les mains pleines ; quand ils voyagent, c’est
pour y verser leur argent, non pour vivre d’industrie ; ils
sont trop fiers pour aller ramper hors de chez eux. Cela
fait aussi qu’ils s’instruisent mieux chez l’étranger que ne
font les Français, qui ont un tout autre objet en tête. Les
Anglais ont pourtant aussi leurs préjugés nationaux, ils en
ont même plus que personne ; mais ces préjugés tiennent
moins à l’ignorance qu’à la passion. L’Anglais a les préju-
gés de l’orgueil, et le Français ceux de la vanité.
Comme les peuples les moins cultivés sont générale-
ment les plus sages, ceux qui voyagent le moins voyagent
le mieux ; parce qu’étant moins avancés que nous dans
nos recherches frivoles, et moins occupés des objets de
notre vaine curiosité, ils donnent toute leur attention à ce
qui est véritablement utile. Je ne connais guère que les
Espagnols qui voyagent de cette manière. Tandis qu’un
Français court chez les artistes d’un pays, qu’un Anglais en
fait dessiner quelque antique, et qu’un Allemand porte son
album chez tous les savants, l’Espagnol étudie en silence le
gouvernement, les mœurs, la police, et il est le seul des
quatre qui, de retour chez lui, rapporte de ce qu’il a vu
quelque remarque utile à son pays.
826

Les anciens voyageaient peu, lisaient peu, faisaient peu
de livres ; et pourtant on voit, dans ceux qui nous restent
d’eux, qu’ils s’observaient mieux les uns les autres que
nous n’observons nos contemporains. Sans remonter aux
écrits d’Homère, le seul poète qui nous transporte dans les
pays qu’il décrit, on ne peut refuser à Hérodote l’honneur
d’avoir peint les mœurs dans son histoire, quoiqu’elle soit
plus en narrations qu’en réflexions, mieux que ne font
tous nos historiens en chargeant leurs livres de portraits et
de caractères. Tacite a mieux décrit les Germains de son
temps qu’aucun écrivain n’a décrit les Allemands
d’aujourd’hui. Incontestablement ceux qui sont versés
dans l’histoire ancienne connaissent mieux les Grecs, les
Carthaginois, les Romains, les Gaulois, les Perses,
qu’aucun peuple de nos jours ne connaît ses voisins.
Il faut avouer aussi que les caractères originaux des
peuples, s’effaçant de jour en jour, deviennent en même
raison plus difficiles à saisir. À mesure que les races se
mêlent, et que les peuples se confondent, on voit peu à peu
disparaître ces différences nationales qui frappaient jadis
au premier coup d’œil. Autrefois chaque nation restait
plus renfermée en elle-même ; il y avait moins de commu-
nications, moins de voyages, moins d’intérêts communs
ou contraires, moins de liaisons politiques et civiles de
peuple à peuple, point tant de ces tracasseries royales ap-
pelées négociations, point d’ambassadeurs ordinaires ou
résidant continuellement ; les grandes navigations étaient
rares ; il y avait peu de commerce éloigné ; et le peu qu’il y
en avait était fait ou par le prince même, qui s’y servait
d’étrangers, ou par des gens méprisés, qui ne donnaient le
ton à personne et ne rapprochaient point les nations. Il y a
827

cent fois plus de liaisons maintenant entre l’Europe et
l’Asie qu’il n’y en avait jadis entre la Gaule et l’Espagne :
l’Europe seule était plus éparse que la terre entière ne l’est
aujourd’hui.
Ajoutez à cela que les anciens peuples, se regardant la
plupart comme autochtones ou originaires de leur propre
pays, l’occupaient depuis assez longtemps pour avoir per-
du la mémoire des siècles reculés où leurs ancêtres s’y
étaient établis, et pour avoir laissé le temps au climat de
faire sur eux des impressions durables : au lieu que, parmi
nous, après les invasions des Romains, les récentes émi-
grations des barbares ont tout mêlé, tout confondu. Les
Français d’aujourd’hui ne sont plus ces grands corps
blonds et blancs d’autrefois ; les Grecs ne sont plus ces
beaux hommes faits pour servir de modèles à l’art ; la fi-
gure des Romains eux-mêmes a changé de caractère, ainsi
que leur naturel ; les Persans, originaires de Tartarie, per-
dent chaque jour de leur laideur primitive par le mélange
du sang circassien ; les Européens ne sont plus Gaulois,
Germains, Ibériens, Allobroges ; ils ne sont tous que des
Scythes diversement dégénérés quant à la figure, et encore
plus quant aux mœurs.
Voilà pourquoi les antiques distinctions des races, les
qualités de l’air et du terroir marquaient plus fortement de
peuple à peuple les tempéraments, les figures, les mœurs,
les caractères, que tout cela ne peut se marquer de nos
jours, où l’inconstance européenne ne laisse à nulle cause
naturelle le temps de faire ses impressions, et où les forêts
abattues, les marais desséchés, la terre plus uniformé-
ment, quoique plus mal cultivée, ne laisse plus, même au
828

physique, la même différence de terre à terre et de pays à
pays.
Peut-être, avec de semblables réflexions, se presserait-
on moins de tourner en ridicule Hérodote, Ctésias, Pline,
pour avoir représenté les habitants de divers pays avec des
traits originaux et des différences marquées que nous ne
leur voyons plus. Il faudrait retrouver les mêmes hommes
pour reconnaître en eux les mêmes figures ; il faudrait que
rien ne les eût changés pour qu’ils fussent restés les
mêmes. Si nous pouvions considérer à la fois tous les
hommes qui ont été, peut-on douter que nous ne les trou-
vassions plus variés de siècle à siècle, qu’on ne les trouve
aujourd’hui de nation à nation ?
En même temps que les observations deviennent plus
difficiles, elles se font plus négligemment et plus mal ;
c’est une autre raison du peu de succès de nos recherches
dans l’histoire naturelle du genre humain. L’instruction
qu’on retire des voyages se rapporte à l’objet qui les fait
entreprendre. Quand cet objet est un système de philoso-
phie, le voyageur ne voit jamais que ce qu’il veut voir ;
quand cet objet est l’intérêt, il absorbe toute l’attention de
ceux qui s’y livrent. Le commerce et les arts, qui mêlent et
confondent les peuples, les empêchent aussi de s’étudier.
Quand ils savent le profit qu’ils peuvent faire l’un avec
l’autre, qu’ont-ils de plus à savoir ?
Il est utile à l’homme de connaître tous les lieux où l’on
peut vivre, afin de choisir ensuite ceux où l’on peut vivre le
plus commodément. Si chacun se suffisait à lui-même, il
ne lui importerait de connaître que l’étendue du pays qui
829

peut le nourrir. Le sauvage, qui n’a besoin de personne et
ne convoite rien au monde, ne connaît et ne cherche à
connaître d’autres pays que le sien. S’il est forcé de
s’étendre pour subsister, il fuit les lieux habités par les
hommes ; il n’en veut qu’aux bêtes, et n’a besoin que
d’elles pour se nourrir. Mais pour nous, à qui la vie civile
est nécessaire, et qui ne pouvons plus nous passer de
manger des hommes, l’intérêt de chacun de nous est de
fréquenter les pays où l’on en trouve le plus à dévorer.
Voilà pourquoi tout afflue à Rome, à Paris, à Londres.
C’est toujours dans les capitales que le sang humain se
vend à meilleur marché. Ainsi l’on ne connaît que les
grands peuples, et les grands peuples se ressemblent tous.
Nous avons, dit-on, des savants qui voyagent pour
s’instruire ; c’est une erreur ; les savants voyagent par in-
térêt comme les autres. Les Platon, les Pythagore ne se
trouvent plus, ou, s’il y en a, c’est bien loin de nous. Nos
savants ne voyagent que par ordre de la cour ; on les dé-
pêche, on les défraye, on les paye pour voir tel ou tel objet,
qui très sûrement n’est pas un objet moral. Ils doivent tout
leur temps à cet objet unique ; ils sont trop honnêtes gens
pour voler leur argent. Si, dans quelque pays que ce puisse
être, des curieux voyagent à leurs dépens, ce n’est jamais
pour étudier les hommes, c’est pour les instruire. Ce n’est
pas de science qu’ils ont besoin, mais d’ostentation. Com-
ment apprendraient-ils dans leurs voyages à secouer le
joug de l’opinion ? ils ne les font que pour elle.
Il y a bien de la différence entre voyager pour voir du
pays ou pour voir des peuples. Le premier objet est tou-
jours celui des curieux, l’autre n’est pour eux
830

qu’accessoire. Ce doit être tout le contraire pour celui qui
veut philosopher. L’enfant observe les choses en attendant
qu’il puisse observer les hommes. L’homme doit commen-
cer par observer ses semblables, et puis il observe les
choses s’il en a le temps.
C’est donc mal raisonner que de conclure que les
voyages sont inutiles, de ce que nous voyageons mal. Mais,
l’utilité des voyages reconnue, s’ensuivra-t-il qu’ils con-
viennent à tout le monde ? Tant s’en faut ; ils ne convien-
nent au contraire qu’à très peu de gens ; ils ne conviennent
qu’aux hommes assez fermes sur eux-mêmes pour écouter
les leçons de l’erreur sans se laisser séduire, et pour voir
l’exemple du vice sans se laisser entraîner. Les voyages
poussent le naturel vers sa pente, et achèvent de rendre
l’homme bon ou mauvais. Quiconque revient de courir le
monde est à son retour ce qu’il sera toute sa vie : il en re-
vient plus de méchants que de bons, parce qu’il en part
plus d’enclins au mal qu’au bien. Les jeunes gens mal éle-
vés et mal conduits contractent dans leurs voyages tous les
vices des peuples qu’ils fréquentent, et pas une des vertus
dont ces vices sont mêlés ; mais ceux qui sont heureuse-
ment nés, ceux dont on a bien cultivé le bon naturel et qui
voyagent dans le vrai dessein de s’instruire, reviennent
tous meilleurs et plus sages qu’ils n’étaient partis. Ainsi
voyagera mon Émile : ainsi avait voyagé ce jeune homme,
digne d’un meilleur siècle, dont l’Europe étonnée admira
le mérite, qui mourut pour son pays à la fleur de ses ans,
mais qui méritait de vivre, et dont la tombe, ornée de ses
seules vertus, attendait pour être honorée qu’une main
étrangère y semât des fleurs.
831

Tout ce qui se fait par raison doit avoir ses règles. Les
voyages, pris comme une partie de l’éducation, doivent
avoir les leurs. Voyager pour voyager, c’est errer, être va-
gabond ; voyager pour s’instruire est encore un objet trop
vague : l’instruction qui n’a pas un but déterminé n’est
rien. Je voudrais donner au jeune homme un intérêt sen-
sible à s’instruire, et cet intérêt bien choisi fixerait encore
la nature de l’instruction. C’est toujours la suite de la mé-
thode que j’ai tâché de pratiquer.
Or, après s’être considéré par ses rapports physiques
avec les autres êtres, par ses rapports moraux avec les
autres hommes, il lui reste à se considérer par ses rapports
civils avec ses concitoyens. Il faut pour cela qu’il com-
mence par étudier la nature du gouvernement en général,
les diverses formes de gouvernement, et enfin le gouver-
nement particulier sous lequel il est né, pour savoir s’il lui
convient d’y vivre ; car, par un droit que rien ne peut
abroger, chaque homme, en devenant majeur et maître de
lui-même, devient maître aussi de renoncer au contrat par
lequel il tient à la communauté, en quittant le pays dans
lequel elle est établie. Ce n’est que par le séjour qu’il y fait
après l’âge de raison qu’il est censé confirmer tacitement
l’engagement qu’ont pris ses ancêtres. Il acquiert le droit
de renoncer à sa patrie comme à la succession de son
père ; encore le lieu de la naissance étant un don de la
nature, cède-t-on du sien en y renonçant. Par le droit ri-
goureux, chaque homme reste libre à ses risques en
quelque lieu qu’il naisse, à moins qu’il ne se soumette vo-
lontairement aux lois pour acquérir le droit d’en être pro-
tégé.
832

Je lui dirais donc par exemple : Jusqu’ici vous avez vé-
cu sous ma direction, vous étiez hors d’état de vous gou-
verner vous-même. Mais vous approchez de l’âge où les
lois, vous laissant la disposition de votre bien, vous ren-
dent maître de votre personne. Vous allez vous trouver
seul dans la société, dépendant de tout, même de votre
patrimoine. Vous avez en vue un établissement ; cette vue
est louable, elle est un des devoirs de l’homme ; mais,
avant de vous marier, il faut savoir quel homme vous vou-
lez être, à quoi vous voulez passer votre vie, quelles me-
sures vous voulez prendre pour assurer du pain à vous et à
votre famille ; car, bien qu’il ne faille pas faire d’un tel soin
sa principale affaire, il y faut pourtant songer une fois.
Voulez-vous vous engager dans la dépendance des
hommes que vous méprisez ? Voulez-vous établir votre
fortune et fixer votre état par des relations civiles qui vous
mettront sans cesse à la discrétion d’autrui, et vous force-
ront, pour échapper aux fripons, de devenir fripon vous-
même ?
Là-dessus je lui décrirai tous les moyens possibles de
faire valoir son bien, soit dans le commerce, soit dans les
charges, soit dans la finance ; et je lui montrerai qu’il n’y
en a pas un qui ne lui laisse des risques à courir, qui ne le
mette dans un état précaire et dépendant, et ne le force de
régler ses mœurs, ses sentiments, sa conduite, sur
l’exemple et les préjugés d’autrui.
Il y a, lui dirai-je, un autre moyen d’employer son
temps et sa personne, c’est de se mettre au service, c’est-à-
dire de se louer à très bon compte pour aller tuer des gens
qui ne nous ont point fait de mal. Ce métier est en grande
833

estime parmi les hommes, et ils font un cas extraordinaire
de ceux qui ne sont bons qu’à cela. Au surplus, loin de
vous dispenser des autres ressources, il ne vous les rend
que plus nécessaires ; car il entre aussi dans l’honneur de
cet état de ruiner ceux qui s’y dévouent. Il est vrai qu’ils ne
s’y ruinent pas tous ; la mode vient même insensiblement
de s’y enrichir comme dans les autres ; mais je doute qu’en
vous expliquant comment s’y prennent pour cela ceux qui
réussissent, je vous rende curieux de les imiter.
Vous saurez encore que, dans ce métier même, il ne
s’agit plus de courage ni de valeur, si ce n’est peut-être
auprès des femmes ; qu’au contraire le plus rampant, le
plus bas, le plus servile, est toujours le plus honoré : que si
vous vous avisez de vouloir faire tout de bon votre métier,
vous serez méprisé, haï, chassé peut-être, tout au moins
accablé de passe-droits et supplanté par tous vos cama-
rades, pour avoir fait votre service à la tranchée, tandis
qu’ils faisaient le leur à la toilette.
On se doute bien que tous ces emplois ne seront pas
fort du goût d’Émile. Eh quoi ! me dira-t-il, ai-je oublié les
jeux de mon enfance ? ai-je perdu mes bras ? ma force est-
elle épuisée ? ne sais-je plus travailler ? Que m’importe
tous vos beaux emplois et toutes les sottes opinions des
hommes ? Je ne connais point d’autre gloire que d’être
bienfaisant et juste ; je ne connais point d’autre bonheur
que de vivre indépendant avec ce qu’on aime, en gagnant
tous les jours de l’appétit et de la santé par son travail.
Tous ces embarras dont vous me parlez ne me touchent
guère. Je ne veux pour tout bien qu’une petite métairie
dans quelque coin du monde. Je mettrai toute mon avarice
834

à la faire valoir, et je vivrai sans inquiétude. Sophie et mon
champ, et je serai riche.
Oui, mon ami, c’est assez pour le bonheur du sage
d’une femme et d’un champ qui soient à lui ; mais ces tré-
sors, bien que modestes, ne sont pas si communs que vous
pensez. Le plus rare est trouvé par vous ; parlons de
l’autre.
Un champ qui soit à vous, cher Émile ! et dans quel
lieu le choisirez-vous ? En quel coin de la terre pourrez-
vous dire : Je suis ici mon maître et celui du terrain qui
m’appartient ? On sait en quels lieux il est aisé de se faire
riche, mais qui sait où l’on peut se passer de l’être ? Qui
sait où l’on peut vivre indépendant et libre sans avoir be-
soin de faire du mal à personne et sans crainte d’en rece-
voir ? Croyez-vous que le pays où il est toujours permis
d’être honnête homme soit si facile à trouver ? S’il est
quelque moyen légitime et sûr de subsister sans intrigue,
sans affaire, sans dépendance, c’est, j’en conviens, de vivre
du travail de ses mains, en cultivant sa propre terre : mais
où est l’Etat où l’on peut se dire : La terre que je foule est à
moi ? Avant de choisir cette heureuse terre, assurez-vous
bien d’y trouver la paix que vous cherchez ; gardez qu’un
gouvernement violent, qu’une religion persécutante, que
des mœurs perverses ne vous y viennent troubler. Mettez-
vous à l’abri des impôts sans mesure qui dévoreraient le
fruit de vos peines, des procès sans fin qui consumeraient
votre fonds. Faites en sorte qu’en vivant justement vous
n’ayez point à faire votre cour à des intendants, à leurs
substituts, à des juges, à des prêtres, à de puissants voi-
sins, à des fripons de toute espèce, toujours prêts à vous
835

tourmenter si vous les négligez. Mettez-vous surtout à
l’abri des vexations des grands et des riches ; songez que
partout leurs terres peuvent confiner à la vigne de Naboth.
Si votre malheur veut qu’un homme en place achète ou
bâtisse une maison près de votre chaumière, répondez-
vous qu’il ne trouvera pas le moyen, sous quelque pré-
texte, d’envahir votre héritage pour s’arrondir, ou que
vous ne verrez pas, dès demain peut-être, absorber toutes
vos ressources dans un large grand chemin ? Que si vous
vous conservez du crédit pour parer à tous ces inconvé-
nients, autant vaut conserver aussi vos richesses, car elles
ne vous coûteront pas plus à garder. La richesse et le cré-
dit s’étayent mutuellement ; l’un se soutient toujours mal
sans l’autre.
J’ai plus d’expérience que vous, cher Émile ; je vois
mieux la difficulté de votre projet. Il est beau pourtant, il
est honnête, il vous rendrait heureux en effet : efforçons-
nous de l’exécuter. J’ai une proposition à vous faire : con-
sacrons les deux ans que nous avons pris jusqu’à votre
retour à choisir un asile en Europe où vous puissiez vivre
heureux avec votre famille, à l’abri de tous les dangers
dont je viens de vous parler. Si nous réussissons, vous
aurez trouvé le vrai bonheur vainement cherché par tant
d’autres, et vous n’aurez pas regret à votre temps. Si nous
ne réussissons pas, vous serez guéri d’une chimère ; vous
vous consolerez d’un malheur inévitable, et vous vous
soumettrez à la loi de la nécessité.
Je ne sais si tous mes lecteurs apercevront jusqu’où va
nous mener cette recherche ainsi proposée ; mais je sais
bien que si, au retour de ses voyages, commencés et conti-
836

nués dans cette vue, Émile n’en revient pas versé dans
toutes les matières de gouvernement, de mœurs pu-
bliques, et de maximes d’Etat de toute espèce, il faut que
lui ou moi soyons bien dépourvus, l’un d’intelligence, et
l’autre de jugement.
Le droit politique est encore à naître, et il est à présu-
mer qu’il ne naîtra jamais. Grotius, le maître de tous nos
savants en cette partie, n’est qu’un enfant, et, qui pis est,
un enfant de mauvaise foi. Quand j’entends élever Grotius
jusqu’aux nues et couvrir Hobbes d’exécration, je vois
combien d’hommes sensés lisent ou comprennent ces
deux auteurs. La vérité est que leurs principes sont exac-
tement semblables ; ils ne diffèrent que par les expres-
sions. Ils diffèrent aussi par la méthode. Hobbes s’appuie
sur des sophismes, et Grotius sur des poètes ; tout le reste
leur est commun.
Le seul moderne en état de créer cette grande et inutile
science eût été l’illustre Montesquieu. Mais il n’eut garde
de traiter des principes du droit politique ; il se contenta
de traiter du droit positif des gouvernements établis ; et
rien au monde n’est plus différent que ces deux études.
Celui pourtant qui veut juger sainement des gouver-
nements tels qu’ils existent est obligé de les réunir toutes
deux : il faut savoir ce qui doit être pour bien juger de ce
qui est. La plus grande difficulté pour éclaircir ces impor-
tantes matières est d’intéresser un particulier à les discu-
ter, de répondre à ces deux questions : Que m’importe ?
et : Qu’y puis-je faire ? Nous avons mis notre Émile en état
de répondre à toutes deux.
837

La deuxième difficulté vient des préjugés de l’enfance,
des maximes dans lesquelles on a été nourri, surtout de la
partialité des auteurs, qui, parlant toujours de la vérité
dont ils ne se soucient guère, ne songent qu’à leur intérêt
dont ils ne parlent point. Or le peuple ne donne ni chaires,
ni pensions, ni places d’académies : qu’on juge comment
ses droits doivent être établis par ces gens-là ! J’ai fait en
sorte que cette difficulté fût encore nulle pour Émile. À
peine sait-il ce que c’est que gouvernement ; la seule chose
qui lui importe est de trouver le meilleur. Son objet n’est
point de faire des livres ; et si jamais il en fait, ce ne sera
point pour faire sa cour aux puissances, mais pour établir
les droits de l’humanité.
Il reste une troisième difficulté, plus spécieuse que so-
lide, et que je ne veux ni résoudre ni proposer : il me suffit
qu’elle n’effraye point mon zèle ; bien sûr qu’en des re-
cherches de cette espèce, de grands talents sont moins
nécessaires qu’un sincère amour de la justice et un vrai
respect pour la vérité. Si donc les matières de gouverne-
ment peuvent être équitablement traitées, en voici, selon
moi, le cas ou jamais.
Avant d’observer, il faut se faire des règles pour ses ob-
servations : il faut se faire une échelle pour y rapporter les
mesures qu’on prend. Nos principes de droit politique
sont cette échelle. Nos mesures sont les lois politiques de
chaque pays.
Nos éléments seront clairs, simples, pris immédiate-
ment dans la nature des choses. Ils se formeront des ques-
838

tions discutées entre nous, et que nous ne convertirons en
principes que quand elles seront suffisamment résolues.
Par exemple, remontant d’abord à l’état de nature,
nous examinerons si les hommes naissent esclaves ou
libres, associés ou indépendants ; s’ils se réunissent volon-
tairement ou par force ; si jamais la force qui les réunit
peut former un droit permanent, par lequel cette force
antérieure oblige, même quand elle est surmontée par une
autre, en sorte que, depuis la force du roi Nembrod, qui,
dit-on, lui soumit les premiers peuples, toutes les autres
forces qui ont détruit celle-là soient devenues iniques et
usurpatoires, et qu’il n’y ait plus de légitimes rois que les
descendants de Nembrod ou ses ayants cause ; ou bien si
cette première force venant à cesser, la force qui lui suc-
cède oblige à son tour, et détruit l’obligation de l’autre, en
sorte qu’on ne soit obligé d’obéir qu’autant qu’on y est
forcé, et qu’on en soit dispensé sitôt qu’on peut faire résis-
tance : droit qui, ce semble, n’ajouterait pas grand’chose à
la force, et ne serait guère qu’un jeu de mots.
Nous examinerons si l’on ne peut pas dire que toute
maladie vient de Dieu, et s’il s’ensuit pour cela que ce soit
un crime d’appeler le médecin.
Nous examinerons encore si l’on est obligé en cons-
cience de donner sa bourse à un bandit qui nous la de-
mande sur le grand chemin, quand même on pourrait la
lui cacher ; car enfin le pistolet qu’il tient est aussi une
puissance.
839

Si ce mot de puissance en cette occasion veut dire
autre chose qu’une puissance légitime, et par conséquent
soumise aux lois dont elle tient son être.
Supposé qu’on rejette ce droit de force, et qu’on ad-
mette celui de la nature ou l’autorité paternelle comme
principe des sociétés, nous rechercherons la mesure de
cette autorité, comment elle est fondée dans la nature, si
elle a d’autre raison que l’utilité de l’enfant, sa faiblesse et
l’amour naturel que le père a pour lui ; si donc, la faiblesse
de l’enfant venant à cesser, et sa raison à mûrir, il ne de-
vient pas seul juge naturel de ce qui convient à sa conser-
vation, par conséquent son propre maître, et indépendant
de tout autre homme, même de son père ; car il est encore
plus sûr que le fils s’aime lui-même, qu’il n’est sûr que le
père aime le fils.
Si, le père mort, les enfants sont tenus d’obéir à leur
aîné ou à quelque autre qui n’aura pas pour eux
l’attachement naturel d’un père ; et si de race en race, il y
aura toujours un chef unique, auquel toute la famille soit
tenue d’obéir. Auquel cas on chercherait comment
l’autorité pourrait jamais être partagée, et de quel droit il y
aurait sur la terre entière plus d’un chef qui gouvernât le
genre humain.
Supposé que les peuples se fussent formés par choix,
nous distinguerons alors le droit du fait ; et nous deman-
derons si, s’étant ainsi soumis à leurs frères, oncles ou
parents, non qu’ils y fussent obligés, mais parce qu’ils l’ont
bien voulu, cette sorte de société ne rentre pas toujours
dans l’association libre et volontaire.
840

Passant ensuite au droit d’esclavage, nous examine-
rons si un homme peut légitimement s’aliéner à un autre,
sans restriction, sans réserve, sans aucune espèce de con-
dition ; c’est-à-dire s’il peut renoncer à sa personne, à sa
vie, à sa raison, à son moi, à toute moralité dans ses ac-
tions, et cesser en un mot d’exister avant sa mort, malgré
la nature qui le charge immédiatement de sa propre con-
servation, et malgré sa conscience et sa raison qui lui pres-
crivent ce qu’il doit faire et ce dont il doit s’abstenir.
Que s’il y a quelque réserve, quelque restriction dans
l’acte d’esclavage, nous discuterons si cet acte ne devient
pas alors un vrai contrat, dans lequel chacun des deux
contractants, n’ayant point en cette qualité de supérieur
commun121, restent leurs propres juges quant aux condi-
tions du contrat, par conséquent libres chacun dans cette
partie, et maîtres de le rompre sitôt qu’ils s’estiment lésés.
Que si donc un esclave ne peut s’aliéner sans réserve à
son maître, comment un peuple peut-il s’aliéner sans ré-
serve à son chef ? et si l’esclave reste juge de l’observation
du contrat par son maître, comment le peuple ne restera-
t-il pas juge de l’observation du contrat par son chef ?
Forcés de revenir ainsi sur nos pas, et considérant le
sens de ce mot collectif de peuple, nous chercherons si,
pour l’établir, il ne faut pas un contrat, au moins tacite,
antérieur à celui que nous supposons.
121 S’ils en avaient un, ce supérieur commun ne serait autre que
le souverain, et alors le droit d’esclavage, fondé sur le droit de sou-
veraineté, n’en serait pas le principe.
841

Puisque avant de s’élire un roi le peuple est un peuple,
qu’est-ce qui l’a fait tel sinon le contrat social ? Le contrat
social est donc la base de toute société civile, et c’est dans
la nature de cet acte qu’il faut chercher celle de la société
qu’il forme.
Nous rechercherons quelle est la teneur de ce contrat,
et si l’on ne peut pas à peu près l’énoncer par cette for-
mule : « Chacun de nous met en commun ses biens, sa
personne, sa vie, et toute sa puissance, sous la suprême
direction de la volonté générale, et nous recevons en corps
chaque membre comme partie indivisible du tout. »
Ceci supposé, pour définir les termes dont nous avons
besoin, nous remarquerons qu’au lieu de la personne par-
ticulière de chaque contractant, cet acte d’association pro-
duit un corps moral et collectif, composé d’autant de
membres que l’assemblée a de voix. Cette personne pu-
blique prend en général le nom de corps politique, lequel
est appelé par ses membres Etat quand il est passif, sou-
verain quand il est actif, puissance en le comparant à ses
semblables. À l’égard des membres eux-mêmes, ils pren-
nent le nom de peuple collectivement, et s’appellent en
particulier citoyens, comme membres de la cité ou partici-
pants à l’autorité souveraine, et sujets, comme soumis à la
même autorité.
Nous remarquons que cet acte d’association renferme
un engagement réciproque du public et des particuliers, et
que chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-
même, se trouve engagé sous un double rapport, savoir,
842

comme membre du souverain envers les particuliers, et
comme membre de l’Etat envers le souverain.
Nous remarquerons encore que nul n’étant tenu aux
engagements qu’on n’a pris qu’avec soi, la délibération
publique qui peut obliger tous les sujets envers le souve-
rain, à cause des deux différents rapports sous lesquels
chacun d’eux est envisagé, ne peut obliger l’Etat envers
lui-même. Par où l’on voit qu’il n’y a ni ne peut y avoir
d’autre loi fondamentale proprement dite que le seul pacte
social. Ce qui ne signifie pas que le corps politique ne
puisse, à certains égards, s’engager envers autrui ; car, par
rapport à l’étranger, il devient un être simple, un individu.
Les deux parties contractantes, savoir chaque particu-
lier et le public, n’ayant aucun supérieur commun qui
puisse juger leurs différends, nous examinerons si chacun
des deux reste le maître de rompre le contrat quand il lui
plaît, c’est-à-dire d’y renoncer pour sa part sitôt qu’il se
croit lésé.
Pour éclaircir cette question, nous observons que, se-
lon le pacte social, le souverain ne pouvant agir que par
des volontés communes et générales, ses actes ne doivent
de même avoir que des objets généraux et communs ; d’où
il suit qu’un particulier ne saurait être lésé directement
par le souverain qu’ils ne le soient tous, ce qui ne se peut,
puisque ce serait vouloir se faire du mal à soi-même. Ainsi
le contrat social n’a jamais besoin d’autre garant que la
force publique, parce que la lésion ne peut jamais venir
que des particuliers ; et alors ils ne sont pas pour cela
libres de leur engagement, mais punis de l’avoir violé.
843

Pour bien décider toutes les questions semblables,
nous aurons soin de nous rappeler toujours que le pacte
social est d’une nature particulière, et propre à lui seul, en
ce que le peuple ne contracte qu’avec lui-même, c’est-à-
dire le peuple en corps comme souverain, avec les particu-
liers comme sujets : condition qui fait tout l’artifice et le
jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes,
raisonnables et sans danger des engagements qui sans cela
seraient absurdes, tyranniques et sujets aux plus énormes
abus.
Les particuliers ne s’étant soumis qu’au souverain, et
l’autorité souveraine n’étant autre chose que la volonté
générale, nous verrons comment chaque homme, obéis-
sant au souverain, n’obéit qu’à lui-même, et comment on
est plus libre dans le pacte social que dans l’état de nature.
Après avoir fait la comparaison de la liberté naturelle
avec la liberté civile quant aux personnes, nous ferons,
quant aux biens, celle du droit de propriété avec le droit de
souveraineté, du domaine particulier avec le domaine
éminent. Si c’est sur le droit de propriété qu’est fondée
l’autorité souveraine, ce droit est celui qu’elle doit le plus
respecter ; il est inviolable et sacré pour elle tant qu’il de-
meure un droit particulier et individuel ; sitôt qu’il est
considéré comme commun à tous les citoyens, il est sou-
mis à la volonté générale, et cette volonté peut l’anéantir.
Ainsi le souverain n’a nul droit de toucher au bien d’un
particulier, ni de plusieurs ; mais il peut légitimement
s’emparer du bien de tous, comme cela se fit à Sparte au
temps de Lycurgue, au lieu que l’abolition des dettes par
Solon fut un acte illégitime.
844

Puisque rien n’oblige les sujets que la volonté générale,
nous rechercherons comment se manifeste cette volonté, à
quels signes on est sûr de la reconnaître, ce que c’est
qu’une loi, et quels sont les vrais caractères de la loi. Ce
sujet est tout neuf : la définition de la loi est encore à faire.
À l’instant que le peuple considère en particulier un ou
plusieurs de ses membres, le peuple se divise. Il se forme
entre le tout et sa partie une relation qui en fait deux êtres
séparés, dont la partie est l’un, et le tout, moins cette par-
tie, est l’autre. Mais le tout moins une partie n’est pas le
tout ; tant que ce rapport subsiste, il n’y a donc plus de
tout, mais deux parties inégales.
Au contraire, quand tout le peuple statue sur tout le
peuple, il ne considère que lui-même ; et s’il se forme un
rapport, c’est de l’objet entier sous un point de vue à
l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune divi-
sion du tout. Alors l’objet sur lequel on statue est général,
et la volonté qui statue est aussi générale. Nous examine-
rons s’il y a quelque autre espèce d’acte qui puisse porter
le nom de loi.
Si le souverain ne peut parler que par des lois, et si la
loi ne peut jamais avoir qu’un objet général et relatif éga-
lement à tous les membres de l’Etat, il s’ensuit que le sou-
verain n’a jamais le pouvoir de rien statuer sur un objet
particulier ; et, comme il importe cependant à la conserva-
tion de l’Etat qu’il soit aussi décidé des choses particu-
lières, nous rechercherons comment cela peut se faire.
Les actes du souverain ne peuvent être que des actes
de volonté générale, des lois ; il faut ensuite des actes dé-
845

terminants, des actes de force ou de gouvernement, pour
l’exécution de ces mêmes lois ; et ceux-ci, au contraire, ne
peuvent avoir que des objets particuliers. Ainsi l’acte par
lequel le souverain statue qu’on élira un chef est une loi, et
l’acte par lequel on élit ce chef en exécution de la loi n’est
qu’un acte de gouvernement.
Voici donc un troisième rapport sous lequel le peuple
assemblé peut être considéré, savoir, comme magistrat ou
exécuteur de la loi qu’il a portée comme souverain122.
Nous examinerons s’il est possible que le peuple se dé-
pouille de son droit de souveraineté pour en revêtir un
homme ou plusieurs ; car l’acte d’élection n’étant pas une
loi, et dans cet acte le peuple n’étant pas souverain lui-
même, on ne voit point comment alors il peut transférer
un droit qu’il n’a pas.
L’essence de la souveraineté consistant dans la volonté
générale, on ne voit point non plus comment on peut
s’assurer qu’une volonté particulière sera toujours
d’accord avec cette volonté générale. On doit bien plutôt
présumer qu’elle y sera souvent contraire ; car l’intérêt
privé tend toujours aux préférences, et l’intérêt public à
l’égalité ; et, quand cet accord serait possible, il suffirait
122 Ces questions et propositions sont la plupart extraites du
Traité du Contrat social, extrait lui-même d’un plus grand ouvrage,
entrepris sans consulter mes forces, et abandonné depuis long-
temps. Le petit traité que j’en ai détaché, et dont c’est ici le som-
maire, sera publié à part.
846

qu’il ne fût pas nécessaire et indestructible pour que le
droit souverain n’en pût résulter.
Nous rechercherons si, sans violer le pacte social, les
chefs du peuple, sous quelque nom qu’ils soient élus, peu-
vent jamais être autre chose que les officiers du peuple,
auxquels il ordonne de faire exécuter les lois ; si ces chefs
ne lui doivent pas compte de leur administration, et ne
sont pas soumis eux-mêmes aux lois qu’ils sont chargés de
faire observer.
Si le peuple ne peut aliéner son droit suprême, peut-il
le confier pour un temps ? s’il ne peut se donner un
maître, peut-il se donner des représentants ? cette ques-
tion est importante et mérite discussion.
Si le peuple ne peut avoir ni souverain ni représen-
tants, nous examinerons comment il peut porter ses lois
lui-même ; s’il doit avoir beaucoup de lois ; s’il doit les
changer souvent ; s’il est aisé qu’un grand peuple soit son
propre législateur ;
Si le peuple romain n’était pas un grand peuple ;
S’il est bon qu’il y ait de grands peuples.
Il suit des considérations précédentes qu’il y a dans
l’Etat un corps intermédiaire entre les sujets et le souve-
rain ; et ce corps intermédiaire, formé d’un ou de plusieurs
membres, est chargé de l’administration publique, de
l’exécution des lois, et du maintien de la liberté civile et
politique.
847

Les membres de ce corps s’appellent magistrats ou
rois, c’est-à-dire gouverneurs. Le corps entier, considéré
par les hommes qui le composent, s’appelle prince, et,
considéré par son action, il s’appelle gouvernement.
Si nous considérons l’action du corps entier agissant
sur lui-même, c’est-à-dire le rapport du tout au tout, ou du
souverain à l’Etat, nous pouvons comparer ce rapport à
celui des extrêmes d’une proportion continue, dont le gou-
vernement donne le moyen terme. Le magistrat reçoit du
souverain les ordres qu’il donne au peuple ; et, tout com-
pensé, son produit ou sa puissance est au même degré que
le produit ou la puissance des citoyens, qui sont sujets
d’un côté et souverains de l’autre. On ne saurait altérer
aucun des trois termes sans rompre à l’instant la propor-
tion. Si le souverain veut gouverner, ou si le prince veut
donner des lois, ou si le sujet refuse d’obéir, le désordre
succède à la règle, et l’Etat dissous tombe dans le despo-
tisme ou dans l’anarchie.
Supposons que l’Etat soit composé de dix mille ci-
toyens. Le souverain ne peut être considéré que collecti-
vement et en corps ; mais chaque particulier a, comme
sujet, une existence individuelle et indépendante. Ainsi le
souverain est au sujet comme dix mille à un ; c’est-à-dire
que chaque membre de l’Etat n’a pour sa part que la dix
millième partie de l’autorité souveraine, quoiqu’il lui soit
soumis tout entier. Que le peuple soit composé de cent
mille hommes, l’état des sujets ne change pas et chacun
porte toujours tout l’empire des lois, tandis que son suf-
frage, réduit à un cent millième, a dix fois moins
d’influence dans leur rédaction. Ainsi, le sujet restant tou-
848

jours un, le rapport du souverain augmente en raison du
nombre des citoyens. D’où il suit que plus l’Etat s’agrandit,
plus la liberté diminue.
Or, moins les volontés particulières se rapportent à la
volonté générale, c’est-à-dire les mœurs aux lois, plus la
force réprimante doit augmenter. D’un autre côté, la gran-
deur de l’Etat donnant aux dépositaires de l’autorité pu-
blique plus de tentations et de moyens d’en abuser, plus le
gouvernement a de force pour contenir le peuple, plus le
souverain doit en avoir à son tour pour contenir le gou-
vernement.
Il suit de ce double rapport que la proportion continue
entre le souverain, le prince et le peuple n’est point une
idée arbitraire, mais une conséquence de la nature de
l’Etat. Il suit encore que l’un des extrêmes, savoir le
peuple, étant fixe, toutes les fois que la raison doublée
augmente ou diminue, la raison simple augmente ou di-
minue à son tour ; ce qui ne peut se faire sans que le
moyen terme change autant de fois. D’où nous pouvons
tirer cette conséquence, qu’il n’y a pas une constitution de
gouvernement unique et absolue, mais qu’il doit y avoir
autant de gouvernements différents en nature qu’il y a
d’Etats différents en grandeur.
Si plus le peuple est nombreux, moins les mœurs se
rapportent aux lois, nous examinerons si, par une analogie
assez évidente, on ne peut pas dire aussi que plus les ma-
gistrats sont nombreux, plus le gouvernement est faible.
Pour éclaircir cette maxime, nous distinguerons dans
la personne de chaque magistrat trois volontés essentiel-
849

lement différentes : premièrement, la volonté propre de
l’individu, qui ne tend qu’à son avantage particulier ; se-
condement, la volonté commune des magistrats, qui se
rapporte uniquement au profit du prince ; volonté qu’on
peut appeler volonté de corps, laquelle est générale par
rapport au gouvernement, et particulière par rapport à
l’Etat dont le gouvernement fait partie ; en troisième lieu,
la volonté du peuple ou la volonté souveraine, laquelle est
générale, tant par rapport à l’Etat considéré comme le
tout, que par rapport au gouvernement considéré comme
partie du tout. Dans une législation parfaite, la volonté
particulière et individuelle doit être presque nulle ; la vo-
lonté de corps propre au gouvernement très subordonnée ;
et par conséquent la volonté générale et souveraine est la
règle de toutes les autres. Au contraire, selon l’ordre natu-
rel, ces différentes volontés deviennent plus actives à me-
sure qu’elles se concentrent ; la volonté générale est tou-
jours la plus faible, la volonté de corps a le second rang, et
la volonté particulière est préférée à tout ; en sorte que
chacun est premièrement soi-même, et puis magistrat, et
puis citoyen : gradation directement opposée à celle
qu’exige l’ordre social.
Cela posé, nous supposerons le gouvernement entre
les mains d’un seul homme. Voilà la volonté particulière et
la volonté de corps parfaitement réunies, et par consé-
quent celle-ci au plus haut degré d’intensité qu’elle puisse
avoir. Or, comme c’est de ce degré que dépend l’usage de
la force, et que la force absolue du gouvernement, étant
toujours celle du peuple, ne varie point, il s’ensuit que le
plus actif des gouvernements est celui d’un seul.
850

Au contraire, unissons le gouvernement à l’autorité
suprême, faisons le prince du souverain, et des citoyens
autant de magistrats : alors la volonté de corps, parfaite-
ment confondue avec la volonté générale, n’aura pas plus
d’activité qu’elle, et laissera la volonté particulière dans
toute sa force. Ainsi le gouvernement, toujours avec la
même force absolue, sera dans son minimum d’activité.
Ces règles sont incontestables, et d’autres considéra-
tions servent à les confirmer. On voit, par exemple, que les
magistrats sont plus actifs dans leur corps que le citoyen
n’est dans le sien, et que par conséquent la volonté parti-
culière y a beaucoup plus d’influence. Car chaque magis-
trat est presque toujours chargé de quelque fonction parti-
culière du gouvernement ; au lieu que chaque citoyen pris
à part, n’a aucune fonction de la souveraineté. D’ailleurs,
plus l’Etat s’étend, plus sa force réelle augmente,
quoiqu’elle n’augmente pas en raison de son étendue ;
mais, l’Etat restant le même, les magistrats ont beau se
multiplier, le gouvernement n’en acquiert pas une plus
grande force réelle, parce qu’il est dépositaire de celle de
l’Etat, que nous supposons toujours égale. Ainsi, par cette
pluralité, l’activité du gouvernement diminue sans que sa
force puisse augmenter.
Après avoir trouvé que le gouvernement se relâche à
mesure que les magistrats se multiplient, et que, plus le
peuple est nombreux, plus la force réprimante du gouver-
nement doit augmenter, nous conclurons que le rapport
des magistrats au gouvernement doit être inverse de celui
des sujets au souverain ; c’est-à-dire que plus l’Etat
s’agrandit, plus le gouvernement doit se resserrer, telle-
851

ment que le nombre des chefs diminue en raison de
l’augmentation du peuple.
Pour fixer ensuite cette diversité de formes sous des
dénominations plus précises, nous remarquerons en pre-
mier lieu que le souverain peut commettre le dépôt du
gouvernement à tout le peuple ou à la plus grande partie
du peuple, en sorte qu’il y ait plus de citoyens magistrats
que de citoyens simples particuliers. On donne le nom de
démocratie à cette forme de gouvernement.
Ou bien il peut resserrer le gouvernement entre les
mains d’un moindre nombre, en sorte qu’il y ait plus de
simples citoyens que de magistrats ; et cette forme porte le
nom d’aristocratie.
Enfin il peut concentrer tout le gouvernement entre les
mains d’un magistrat unique. Cette troisième forme est la
plus commune, et s’appelle monarchie ou gouvernement
royal.
Nous remarquerons que toutes ces formes, ou du
moins les deux premières, sont susceptibles de plus et de
moins, et ont même une assez grande latitude. Car la dé-
mocratie peut embrasser tout le peuple ou se resserrer
jusqu’à la moitié. L’aristocratie, à son tour, peut de la moi-
tié du peuple se resserrer indéterminément jusqu’aux plus
petits nombres. La royauté même admet quelquefois un
partage, soit entre le père et le fils, soit entre deux frères,
soit autrement. Il y avait toujours deux rois à Sparte, et
l’on a vu dans l’empire romain jusqu’à huit empereurs à la
fois, sans qu’on pût dire que l’empire fût divisé. Il y a un
point où chaque forme de gouvernement se confond avec
852

la suivante ; et, sous trois dénominations spécifiques, le
gouvernement est réellement capable d’autant de formes
que l’Etat a de citoyens.
Il y a plus : chacun de ces gouvernements pouvant à
certains égards se subdiviser en diverses parties, l’une
administrée d’une manière et l’autre d’une autre, il peut
résulter de ces trois formes combinées une multitude de
formes mixtes, dont chacune est multipliable par toutes
les formes simples.
On a de tout temps beaucoup disputé la meilleure
forme de gouvernement, sans considérer que chacune est
la meilleure en certains cas, et la pire en d’autres. Pour
nous, si, dans les différents Etats, le nombre des magis-
trats123 doit être inverse de celui des citoyens, nous con-
clurons qu’en général le gouvernement démocratique con-
vient aux petits Etats, l’aristocratique aux médiocres, et le
monarchique aux grands.
C’est par le fil de ces recherches que nous parvien-
drons à savoir quels sont les devoirs et les droits des ci-
toyens, et si l’on peut séparer les uns des autres ; ce que
c’est que la patrie, en quoi précisément elle consiste, et à
quoi chacun peut connaître s’il a une patrie ou s’il n’en a
point.
123 On se souviendra que je n’entends parler ici que de magis-
trats suprêmes ou chefs de la nation, les autres n’étant que leurs
substituts en telle ou telle partie.
853

Après avoir ainsi considéré chaque espèce de société
civile en elle-même, nous les comparerons pour en obser-
ver les divers rapports : les unes grandes, les autres pe-
tites ; les unes fortes, les autres faibles ; s’attaquant,
s’offensant, s’entre-détruisant ; et, dans cette action et
réaction continuelle, faisant plus de misérables et coûtant
la vie à plus d’hommes que s’ils avaient tous gardé leur
première liberté. Nous examinerons si l’on n’en a pas fait
trop ou trop peu dans l’institution sociale ; si les individus
soumis aux lois et aux hommes, tandis que les sociétés
gardent entre elles l’indépendance de la nature, ne restent
pas exposés aux maux des deux Etats, sans en avoir les
avantages, et s’il ne vaudrait pas mieux qu’il n’y eût point
de société civile au monde que d’y en avoir plusieurs.
N’est-ce pas cet Etat mixte qui participe à tous les deux et
n’assure ni l’un ni l’autre, per quem neutrum licet, nec
tanquam in bello paratum esse, nec tanquam in pace
securum ? N’est-ce pas cette association partielle et im-
parfaite qui produit la tyrannie et la guerre ? et la tyrannie
et la guerre ne sont-elles pas les plus grands fléaux de
l’humanité ?
Nous examinerons enfin l’espèce de remèdes qu’on a
cherchés à ces inconvénients par les ligues et confédéra-
tions, qui, laissant chaque Etat son maître au dedans,
l’arment au dehors contre tout agresseur injuste. Nous
rechercherons comment on peut établir une bonne asso-
ciation fédérative, ce qui peut la rendre durable, et jusqu’à
quel point on peut étendre le droit de la confédération,
sans nuire à celui de la souveraineté.
854

L’abbé de Saint-Pierre avait proposé une association
de tous les Etats de l’Europe pour maintenir entre eux une
paix perpétuelle. Cette association était-elle praticable ?
et, supposant qu’elle eût été établie, était-il à présumer
qu’elle eût duré124 ? Ces recherches nous mènent directe-
ment à toutes les questions de droit public qui peuvent
achever d’éclaircir celles du droit politique.
Enfin nous poserons les vrais principes du droit de la
guerre, et nous examinerons pourquoi Grotius et les
autres n’en ont donné que de faux.
Je ne serais pas étonné qu’au milieu de tous nos rai-
sonnements, mon jeune homme, qui a du bon sens, me dît
en m’interrompant : On dirait que nous bâtissons notre
édifice avec du bois, et non pas avec des hommes, tant
nous alignons exactement chaque pièce à la règle ! Il est
vrai, mon ami ; mais songez que le droit ne se plie point
aux passions des hommes, et qu’il s’agissait entre nous
d’établir les vrais principes du droit politique. À présent
que nos fondements sont posés, venez examiner ce que les
hommes ont bâti dessus, et vous verrez de belles choses !
Alors je lui fais lire Télémaque et poursuivre sa route ;
nous cherchons l’heureuse Salente, et le bon Idoménée
rendu sage à force de malheurs. Chemin faisant, nous
trouvons beaucoup de Protésilas, et point de Philoclès.
124 Depuis que j’écrivais ceci, les raisons pour ont été exposées
dans l’extrait de ce projet ; les raisons contre, du moins celles qui
m’ont paru solides, se trouveront dans le recueil de mes écrits, à la
suite de ce même extrait.
855

Adraste, roi des Dauniens, n’est pas non plus introuvable.
Mais laissons les lecteurs imaginer nos voyages, ou les
faire à notre place un Télémaque à la main ; et ne leur
suggérons point des applications affligeantes que l’auteur
même écarte ou fait malgré lui.
Au reste, Émile n’étant pas roi, ni moi dieu, nous ne
nous tourmentons point de ne pouvoir imiter Télémaque
et Mentor dans le bien qu’ils faisaient aux hommes : per-
sonne ne sait mieux que nous se tenir à sa place, et ne
désire moins d’en sortir. Nous savons que la même tâche
est donnée à tous ; que quiconque aime le bien de tout son
cœur, et le fait de tout son pouvoir, l’a remplie. Nous sa-
vons que Télémaque et Mentor sont des chimères. Émile
ne voyage pas en homme oisif, et fait plus de bien que s’il
était prince. Si nous étions rois, nous ne serions plus bien-
faisants. Si nous étions rois et bienfaisants, nous ferions
sans le savoir mille maux réels pour un bien apparent que
nous croirions faire. Si nous étions rois et sage, le premier
bien que nous voudrions faire à nous-mêmes et aux autres
serait d’abdiquer la royauté et de redevenir ce que nous
sommes.
J’ai dit ce qui rend les voyages infructueux à tout le
monde. Ce qui les rend encore plus infructueux à la jeu-
nesse, c’est la manière dont on les lui fait faire. Les gou-
verneurs, plus curieux de leur amusement que de son ins-
truction, la mènent de ville en ville, de palais en palais, de
cercle en cercle ; ou, s’ils sont savants et gens de lettres, ils
lui font passer son temps à courir des bibliothèques, à
visiter des antiquaires, à fouiller de vieux monuments, à
transcrire de vieilles inscriptions. Dans chaque pays, ils
856

s’occupent d’un autre siècle ; c’est comme s’ils
s’occupaient d’un autre pays ; en sorte qu’après avoir à
grands frais parcouru l’Europe, livrés aux frivolités ou à
l’ennui, ils reviennent sans avoir rien vu de ce qui peut les
intéresser, ni rien appris de ce qui peut leur être utile.
Toutes les capitales se ressemblent, tous les peuples s’y
mêlent, toutes les mœurs s’y confondent ; ce n’est pas là
qu’il faut aller étudier les nations. Paris et Londres ne sont
à mes yeux que la même ville. Leurs habitants ont
quelques préjugés différents, mais il n’en ont pas moins
les uns que les autres, et toutes leurs maximes pratiques
sont les mêmes. On sait quelles espèces d’hommes doivent
se rassembler dans les cours. On sait quelles mœurs
l’entassement du peuple et l’inégalité des fortunes doit
partout produire. Sitôt qu’on me parle d’une ville compo-
sée de deux cent mille âmes, je sais d’avance comment on
y vit. Ce que je saurais de plus sur les lieux ne vaut pas la
peine d’aller l’appendre.
C’est dans les provinces reculées, où il y a moins de
mouvement, de commerce, où les étrangers voyagent
moins, dont les habitants se déplacent moins, changent
moins de fortune et d’état, qu’il faut aller étudier le génie
et les mœurs d’une nation. Voyez en passant la capitale,
mais allez observer au loin le pays. Les Français ne sont
pas à Paris, ils sont en Touraine ; les Anglais sont plus
Anglais en Mercie qu’à Londres et les Espagnols, plus Es-
pagnols en Galice qu’à Madrid. C’est à ces grandes dis-
tances qu’un peuple se caractérise et se montre tel qu’il est
sans mélange ; c’est là que les bons et les mauvais effets du
857

gouvernement se font mieux sentir, comme au bout d’un
plus grand rayon al mesure des arcs est plus exacte.
Les rapports nécessaires des mœurs au gouvernement
ont été si bien exposés dans le livre de l’Esprit des Lois,
qu’on ne peut mieux faire que de recourir à cet ouvrage
pour étudier ces rapports. Mais, en général, il y a deux
règles faciles et simples pour juger de la bonté relative des
gouvernements. L’une est la population. Dans tout pays
qui se dépeuple, l’Etat tend à sa ruine ; et le pays qui
peuple le plus, fût-il le plus pauvre, est infailliblement le
mieux gouverné125.
Mais il faut pour cela que cette population soit un effet
naturel du gouvernement et des mœurs ; car, si elle se
faisait par des colonies, ou par d’autres voies accidentelles
et passagères, alors elles prouveraient le mal par le re-
mède. Quand Auguste porta des lois contre le célibat, ces
lois montraient déjà le déclin de l’empire romain. Il faut
que la bonté du gouvernement porte les citoyens à se ma-
rier, et non pas que la loi les y contraigne ; il ne faut pas
examiner ce qui se fait par force, car la loi qui combat la
constitution s’élude et devient vaine, mais ce qui se fait
par l’influence des mœurs et par la pente naturelle du
gouvernement ; car ces moyens ont seuls un effet cons-
tant. C’était la politique du bon abbé de Saint-Pierre de
chercher toujours un petit remède à chaque mal particu-
lier, au lieu de remonter à leur source commune, et de voir
125 Je ne sache qu’une seule exception à cette règle, c’est la
Chine.
858

qu’on ne les pouvait guérir que tous à la fois. Il ne s’agit
pas de traiter séparément chaque ulcère qui vient sur le
corps d’un malade, mais d’épurer la masse du sang qui les
produit tous. On dit qu’il y a des prix en Angleterre pour
l’agriculture ; je n’en veux pas davantage : cela me prouve
qu’elle n’y brillera pas longtemps.
La seconde marque de la bonté relative du gouverne-
ment et des lois se tire aussi de la population, mais d’une
autre manière, c’est-à-dire de sa distribution, et non pas
de sa quantité. Deux Etats égaux en grandeur et en
nombre d’hommes peuvent être fort inégaux en force ; et
le plus puissant des deux est toujours celui dont les habi-
tants sont le plus également répandus sur le territoire ;
celui qui n’a pas de si grandes villes, et qui par conséquent
brille le moins, battra toujours l’autre. Ce sont les grandes
villes qui épuisent un Etat et font sa faiblesse : la richesse
qu’elles produisent est une richesse apparente et illusoire ;
c’est beaucoup d’argent et peu d’effet. On dit que la ville de
Paris vaut une province au roi de France ; mais je crois
qu’elle lui en coûte plusieurs ; que c’est à plus d’un égard
que Paris est nourri par les provinces, et que la plupart de
leurs revenus se versent dans cette ville et y restent, sans
jamais retourner au peuple ni au roi. Il et inconcevable
que, dans ce siècle de calculateurs, il n’y en ait pas un qui
sache voir que la France serait beaucoup plus puissante si
Paris était anéanti. Non seulement le peuple mal distribué
n’est pas avantageux à l’Etat, mais il est plus ruineux que
la dépopulation même, en ce que la dépopulation ne
donne qu’un produit nul, et que la consommation mal
entendue donne un produit négatif. Quand j’entends un
Français et un Anglais, tout fiers de la grandeur de leurs
859

capitales, disputer entre eux lequel de Paris ou de Londres
contient le plus d’habitants, c’est pour moi comme s’ils
disputaient ensemble lequel des deux peuples a l’honneur
d’être le plus mal gouverné.
Etudiez un peuple hors de ses villes, ce n’est qu’ainsi
que vous le connaîtrez. Ce n’est rien de voir la forme appa-
rente d’un gouvernement, fardée par l’appareil de
l’administration et par le jargon des administrateurs, si
l’on n’en étudie aussi la nature par les effets qu’il produit
sur le peuple et dans tous les degrés de l’administration.
La différence de la forme au fond se trouvant partagée
entre tous ces degrés, ce n’est qu’en les embrassant tous
qu’on connaît cette différence. Dans tel pays, c’est par les
manœuvres des subdélégués qu’on commence à sentir
l’esprit du ministère ; dans tel autre, il faut voir élire les
membres du parlement pour juger s’il est vrai que la na-
tion soit libre ; dans quelque pays que ce soit, il est impos-
sible que qui n’a vu que les villes connaisse le gouverne-
ment, attendu que l’esprit n’en est jamais le même pour la
ville et pour la campagne. Or, c’est la campagne qui fait le
pays, et c’est le peuple de la campagne qui fait la nation.
Cette étude des divers peuples dans leurs provinces re-
culées, et dans la simplicité de leur génie originel, donne
une observation générale bien favorable à mon épigraphe,
et bien consolante pour le cœur humain ; c’est que toutes
les nations, ainsi observées, paraissent en valoir beaucoup
mieux ; plus elles se rapprochent de la nature, plus la bon-
té domine dans leur caractère ; ce n’est qu’en se renfer-
mant dans les villes, ce n’est qu’en s’altérant à force de
culture, qu’elles se dépravent, et qu’elles changent en vices
860

agréables et pernicieux quelques défauts plus grossiers
que malfaisants.
De cette observation résulte un nouvel avantage dans
la manière de voyager que je propose, en ce que les jeunes
gens, séjournant peu dans les grandes villes où règne une
horrible corruption, sont moins exposés à la contracter, et
conservent parmi des hommes plus simples, et dans des
sociétés moins nombreuses, un jugement plus sûr, un goût
plus sain, des mœurs plus honnêtes. Mais, au reste, cette
contagion n’est guère à craindre pour mon Émile ; il a tout
ce qu’il faut pour s’en garantir. Parmi toutes les précau-
tions que j’ai prises pour cela, je compte pour beaucoup
l’attachement qu’il a dans le cœur.
On ne sait plus ce que peut le véritable amour sur les
inclinations des jeunes gens, parce que, ne le connaissant
pas mieux qu’eux, ceux qui les gouvernent les en détour-
nent. Il faut pourtant qu’un jeune homme aime ou qu’il
soit débauché. Il est aisé d’en imposer par les apparences.
On me citera mille jeunes gens qui, dit-on, vivent fort
chastement sans amour ; mais qu’on me cite un homme
fait, un véritable homme qui dise avoir ainsi passé sa jeu-
nesse, et qui soit de bonne foi. Dans toutes les vertus, dans
tous les devoirs, on ne cherche que l’apparence ; moi, je
cherche la réalité, et je suis trompé s’il y a, pour y parve-
nir, d’autres moyens que ceux que je donne.
L’idée de rendre Émile amoureux avant de le faire
voyager n’est pas de mon invention. Voici le trait qui me
l’a suggérée.
861

J’étais à Venise en visite chez le gouverneur d’un jeune
Anglais. C’était en hiver, nous étions autour du feu. Le
gouverneur reçoit ses lettres de la poste. Il les lit, et puis
en relit une tout haut à son élève. Elle était en Anglais : je
n’y compris rien ; mais, durant la lecture, je vis le jeune
homme déchirer de très belles manchettes de point qu’il
portait, et les jeter au feu l’une après l’autre, le plus dou-
cement qu’il put, afin qu’on ne s’en aperçût pas. Surpris de
ce caprice je le regarde au visage, et je crois y voir de
l’émotion ; mais les signes extérieurs des passions,
quoique assez semblables chez tous les hommes, ont des
différences nationales sur lesquelles il est facile de se
tromper. Les peuples ont divers langages sur le visage,
aussi bien que dans la bouche. J’attends la fin de la lec-
ture, et puis montrant au gouverneur les poignets nus de
son élève, qu’il cachait pourtant de son mieux, je lui dis :
Peut-on savoir ce que cela signifie ?
Le gouverneur, voyant ce qui s’était passé, se mit à
rire, embrassa son élève d’un air de satisfaction ; et, après
avoir obtenu son consentement, il me donna l’explication
que je souhaitais.
Les manchettes, me dit-il, que M. John vient de déchi-
rer sont un présent qu’une dame de cette ville lui a fait il
n’y a pas longtemps. Or vous saurez que M. John est pro-
mis dans son pays à une jeune demoiselle pour laquelle il
a beaucoup d’amour, et qui en mérite encore davantage.
Cette lettre est de la mère de sa maîtresse, et je vais vous
en traduire l’endroit qui a causé le dégât dont vous avez
été le témoin.
862

« Lucy ne quitte point les manchettes de lord John. Miss Bet-
ty Roldham vint hier passer l’après-midi avec elle, et voulut à
toute force travailler à son ouvrage. Sachant que Lucy s’était
levée aujourd’hui plus tôt qu’à l’ordinaire, j’ai voulu voir ce
qu’elle faisait, et je l’ai trouvée occupée à défaire tout ce
qu’avait fait hier miss Betty. Elle ne veut pas qu’il y ait dans
son présent un seul point d’une autre main que la sienne. »
M. John sortit un moment après pour prendre d’autres
manchettes, et je dis à son gouverneur : Vous avez un
élève d’un excellent naturel ; mais parlez-moi vrai, la lettre
de la mère de miss Lucy n’est-elle point arrangée ? N’est-
ce point un expédient de votre façon contre la dame aux
manchettes ? Non, me dit-il, la chose est réelle ; je n’ai pas
mis tant d’art à mes soins ; j’y ai mis de la simplicité, du
zèle, et Dieu a béni mon travail.
Le trait de ce jeune homme n’est point sorti de ma
mémoire : il n’était pas propre à ne rien produire dans la
tête d’un rêveur comme moi.
Il est temps de finir. Ramenons lord John à miss Lucy,
c’est-à-dire Émile à Sophie. Il lui rapporte, avec un cœur
non moins tendre qu’avant son départ, un esprit plus
éclairé, et il rapporte dans son pays l’avantage d’avoir
connu les gouvernements par tous leurs vices, et les
peuples par toutes leurs vertus. J’ai même pris soin qu’il
se liât dans chaque nation avec quelque homme de mérite
par un traité d’hospitalité à la manière des anciens, et je
ne serai pas fâché qu’il cultive ces connaissances par un
commerce de lettres. Outre qu’il peut être utile et qu’il est
toujours agréable d’avoir des correspondances dans les
pays éloignés, c’est une excellente précaution contre
863

l’empire des préjugés nationaux, qui, nous attaquant toute
la vie, ont tôt ou tard quelque prise sur nous. Rien n’est
plus propre à leur ôter cette prise que le commerce désin-
téressé de gens sensés qu’on estime, lesquels, n’ayant
point ces préjugés et les combattant par les leurs, nous
donnent les moyens d’opposer sans cesse les uns aux
autres, et de nous garantir ainsi de tous. Ce n’est point la
même chose de commercer avec les étrangers chez nous
ou chez eux. Dans le premier cas, ils ont toujours pour le
pays où ils vivent un ménagement qui leur fait déguiser ce
qu’ils en pensent, ou qui leur en fait penser favorablement
tandis qu’ils y sont ; de retour chez eux, ils en rabattent, et
ne sont que justes. Je serais bien aise que l’étranger que je
consulte eût vu mon pays, mais je ne lui en demanderai
son avis que dans le sien.
Après avoir presque employé deux ans à parcourir
quelques-uns des grands Etats de l’Europe et beaucoup
plus des petits ; après en avoir appris les deux ou trois
principales langues ; après y avoir vu ce qu’il y a de vrai-
ment curieux, soit en histoire naturelle, soit en gouverne-
ment, soit en arts, soit en hommes, Émile, dévoré
d’impatience, m’avertit que notre terme approche. Alors je
lui dis : Eh bien ! mon ami, vous vous souvenez du princi-
pal objet de nos voyages ; vous avez vu, vous avez observé :
quel est enfin le résultat de vos observations ? À quoi vous
fixez-vous ? Ou je me suis trompé dans ma méthode, ou il
doit me répondre à peu près ainsi :
« À quoi je me fixe ? à rester tel que vous m’avez fait être, et à
n’ajouter volontairement aucune autre chaîne à celle dont me
864

chargent la nature et les lois. Plus j’examine l’ouvrage des
hommes dans leurs institutions, plus je vois qu’à force de
vouloir être indépendants, ils se font esclaves, et qu’ils usent
leur liberté même en vains efforts pour l’assurer. Pour ne pas
céder au torrent des choses, ils se font mille attachements ;
puis, sitôt qu’ils veulent faire un pas, ils ne peuvent, et sont
étonnés de tenir à tout. Il me semble que pour se rendre libre
on n’a rien faire ; il suffit de ne pas vouloir cesser de l’être.
C’est vous, ô mon maître, qui m’avez fait libre en
m’apprenant à céder à la nécessité. Qu’elle vienne quand il lui
plaît, je m’y laisse entraîner sans contrainte ; et comme je ne
veux pas la combattre, je ne m’attache à rien pour me retenir.
J’ai cherché dans nos voyages si je trouverais quelque coin de
terre où je pusse être absolument mien ; mais en quel lieu
parmi les hommes ne dépend-on plus de leurs passions ?
Tout bien examiné, j’ai trouvé que mon souhait même était
contradictoire ; car, dussé-je ne tenir à nulle autre chose, je
tiendrais au moins à la terre où je me serais fixé ; ma vie se-
rait attachée à cette terre comme celle des dryades l’était à
leurs arbres ; j’ai trouvé qu’empire et liberté étant deux mots
incompatibles, je ne pouvais être maître d’une chaumière
qu’en cessant de l’être de moi.
Hoc erat in votis : modus agri ita magnus.
« Je me souviens que mes biens furent la cause de nos re-
cherches. Vous prouviez très solidement que je ne pouvais
garder à la fois ma richesse et ma liberté ; mais quand vous
vouliez que je fusse à la fois libre et sans besoins, vous vouliez
deux choses incompatibles, car je ne saurais me tirer de la
dépendance des hommes qu’en rentrant sous celle de la na-
ture. Que ferai-je donc avec la fortune que mes parents m’ont
laissée ? Je commencerai par n’en point dépendre ; je relâ-
cherai tous les liens qui m’y attachent. Si on me la laisse, elle
me restera ; si on me l’ôte, on ne m’entraînera point avec elle.
Je ne me tourmenterai point pour la retenir, mais je resterai
ferme à ma place. Riche ou pauvre, je serai libre. Je ne le se-
865

rai point seulement en tel pays, en telle contrée ; je le serai
par toute la terre. Pour moi toutes les chaînes de l’opinion
sont brisées ; je ne connais que celle de la nécessité. J’appris
à les porter dès ma naissance, et je les porterai jusqu’à la
mort, car je suis homme ; et pourquoi ne saurais-je pas les
porter étant libre, puisque étant esclave il les faudrait bien
porter encore, et celle de l’esclavage pour surcroît ?
« Que m’importe ma condition sur la terre ? que m’importe
où que je sois ? Partout où il y a des hommes, je suis chez mes
frères ; partout où il n’y en a pas, je suis chez moi. Tant que je
pourrai rester indépendant et riche, j’ai du bien pour vivre, et
je vivrai. Quand mon bien m’assujettira, je l’abandonnerai
sans peine ; j’ai des bras pour travailler, et je vivrai. Quand
mes bras me manqueront, je vivrai si l’on me nourrit, je
mourrai si l’on m’abandonne ; je mourrai bien aussi
quoiqu’on ne m’abandonne pas ; car la mort n’est pas une
peine de la pauvreté, mais une loi de la nature. Dans quelque
temps que la mort vienne, je la défie, elle ne me surprendra
jamais faisant des préparatifs pour vivre ; elle ne
m’empêchera jamais d’avoir vécu.
« Voilà mon père, à quoi je me fixe. Si j’étais sans passions, je
serais, dans mon état d’homme, indépendant comme Dieu
même, puisque, ne voulant que ce qui est, je n’aurais jamais à
lutter contre la destinée. Au moins je n’ai qu’une chaîne, c’est
la seule que je porterai jamais, et je puis m’en glorifier. Venez
donc, donnez-moi Sophie, et je suis libre. »
« – Cher Émile, je suis bien aise d’entendre sortir de ta
bouche des discours d’homme, et d’en voir les sentiments
dans ton cœur. Ce désintéressement outré ne me déplaît pas
à ton âge. Il diminuera quand tu auras des enfants, et tu seras
alors précisément ce que doit être un bon père de famille et
un homme sage. Avant tes voyages je savais quel en serait
l’effet ; je savais qu’en regardant de près nos institutions, tu
serais bien éloigné d’y prendre la confiance qu’elles ne méri-
866

tent pas. C’est en vain qu’on aspire à la liberté sous la sauve-
garde des lois. Des lois ! où est-ce qu’il y en a, et où est-ce
qu’elles sont respectées ? Partout tu n’as vu régner sous ce
nom que l’intérêt particulier et les passions des hommes.
Mais les lois éternelles de la nature et de l’ordre existent.
Elles tiennent lieu de loi positive au sage ; elles sont écrites
au fond de son cœur par la conscience et par la raison ; c’est à
celles-là qu’il doit s’asservir pour être libre ; et il n’y a
d’esclave que celui qui fait mal, car il le fait toujours malgré
lui. La liberté n’est dans aucune forme de gouvernement, elle
est dans le cœur de l’homme libre ; il la porte partout avec lui.
L’homme vil porte partout la servitude. L’un serait esclave à
Genève, et l’autre libre à Paris.
« Si je te parlais des devoirs du citoyen, tu me demanderais
peut-être où est la patrie, et tu croirais m’avoir confondu. Tu
te tromperais pourtant, cher Émile ; car qui n’a pas une pa-
trie a du moins un pays. Il y a toujours un gouvernement et
des simulacres de lois sous lesquels il a vécu tranquille. Que
le contrat social n’ait point été observé, qu’importe, si
l’intérêt particulier l’a protégé comme aurait fait la volonté
générale, si la violence publique l’a garanti des violences par-
ticulières, si le mal qu’il a vu faire lui a fait aimer ce qui était
bien, et si nos institutions mêmes lui ont fait connaître et haïr
leurs propres iniquités ? O Émile ! où est l’homme de bien qui
ne doit rien à son pays ? Quel qu’il soit, il lui doit ce qu’il y a
de plus précieux pour l’homme, la mortalité de ses actions et
l’amour de la vertu. Né dans le fond d’un bois, il eût vécu plus
heureux et plus libre ; mais n’ayant rien à combattre pour
suivre ses penchants, il eût été bon sans mérite, il n’eût point
été vertueux, et maintenant il sait l’être malgré ses passions.
La seule apparence de l’ordre le porte à le connaître, à
l’aimer. Le bien public, qui ne sert que de prétexte aux autres,
est pour lui seul un motif réel. Il apprend à se combattre, à se
vaincre, à sacrifier son intérêt à l’intérêt commun. Il n’est pas
vrai qu’il ne tire aucun profit des lois ; elles lui donnent le
courage d’être juste, même parmi les méchants. Il n’est pas
867

vrai qu’elles ne l’ont pas rendu libre, elles lui ont appris à ré-
gner sur lui.
« Ne dis donc pas : que m’importe où je sois ? Il t’importe
d’être où tu peux remplir tous tes devoirs ; et l’un de ces de-
voirs est l’attachement pour le lieu de ta naissance. Tes com-
patriotes te protégèrent, enfant, tu dois les aimer étant
homme. Tu dois vivre au milieu d’eux, ou du moins en lieu
d’où tu puisses leur être utile autant que tu peux l’être, et où
ils sachent où te prendre si jamais ils ont besoin de toi. Il y a
telle circonstance où un homme peut être plus utile à ses con-
citoyens hors de sa patrie que s’il vivait dans son sein. Alors il
doit n’écouter que son zèle et supporter son exil sans mur-
mure ; cet exil même est un de ses devoirs. Mais toi, bon
Émile, à qui rien n’impose ces douloureux sacrifices, toi qui
n’as pas pris le triste emploi de dire la vérité aux hommes, va
vivre au milieu d’eux, cultive leur amitié dans un doux com-
merce, sois leur bienfaiteur, leur modèle : ton exemple leur
servira plus que tous nos livres, et le bien qu’ils te verront
faire les touchera plus que tous nos vains discours.
« Je ne t’exhorte pas pour cela d’aller vivre dans les grandes
villes ; au contraire, un des exemples que les bons doivent
donner aux autres est celui de la vie patriarcale et champêtre,
la première vie de l’homme, la plus paisible, la plus naturelle
et la plus douce à qui n’a pas le cœur corrompu. Heureux,
mon jeune ami, le pays où l’on n’a pas besoin d’aller chercher
la paix dans un désert ! Mais où est ce pays ? Un homme
bienfaisant satisfait mal son penchant au milieu des villes, où
il ne trouve presque à exercer son zèle que pour des intrigants
ou pour des fripons. L’accueil qu’on y fait aux fainéants qui
viennent y chercher fortune ne fait qu’achever de dévaster le
pays, qu’au contraire il faudrait repeupler aux dépens des
villes. Tous les hommes qui se retirent de la grande société
sont utiles précisément parce qu’ils s’en retirent puisque tous
ses vices lui viennent d’être trop nombreuse. Ils sont encore
utiles lorsqu’ils peuvent ramener dans les lieux déserts de la
868

vie de la culture et l’amour de leur premier état. Je
m’attendris en songeant combien, de leur simple retraite,
Émile et Sophie peuvent répandre de bienfaits autour d’eux,
combien ils peuvent vivifier la campagne et ranimer le zèle
éteint de l’infortuné villageois. Je crois voir le peuple se mul-
tiplier, les champs se fertiliser, la terre prendre une nouvelle
parure, la multitude et l’abondance transformer les travaux
en fêtes, les cris de joie et les bénédictions s’élever du milieu
des jeux rustiques autour du couple aimable qui les a rani-
més. On traite l’âge d’or de chimère, et c’en sera toujours une
pour quiconque a le cœur et le goût gâtés. Il n’est pas même
vrai qu’on le regrette, puisque ces regrets sont toujours vains.
Que faudrait-il donc pour le faire renaître ? une seule chose,
mais impossible, ce serait de l’aimer.
« Il semble déjà renaître autour de l’habitation de Sophie ;
vous ne ferez qu’achever ensemble ce que ses dignes parents
ont commencé. Mais cher Émile, qu’une vie si douce ne te
dégoûte pas des devoirs pénibles, si jamais ils te sont impo-
sés : souviens-toi que les Romains passaient de la charrue au
consulat. Si le prince ou l’Etat t’appelle au service de la patrie,
quitte tout pour aller remplir, dans le poste qu’on t’assigne,
l’honorable fonction de citoyen. Si cette fonction t’est oné-
reuse, il est un moyen honnête et sûr de t’en affranchir, c’est
de la remplir avec assez d’intégrité pour qu’elle ne te soit pas
longtemps laissée. Au reste, crains peu l’embarras d’une pa-
reille charge ; tant qu’il y aura des hommes de ce siècle, ce
n’est pas toi qu’on viendra chercher pour servir l’Etat. »
Que ne m’est-il permis de peindre le retour d’Émile
auprès de Sophie et la fin de leurs amours, ou plutôt le
commencement de l’amour conjugal qui les unit ! amour
fondé sur l’estime qui dure autant que la vie, sur les vertus
qui ne s’effacent point avec la beauté, sur les convenances
des caractères qui rendent le commerce aimable et pro-
longent dans la vieillesse le charme de la première union.
869

Mais tous ces détails pourraient plaire sans être utiles ; et
jusqu’ici je me suis permis de détails agréables que ceux
dont j’ai cru voir l’utilité. Quitterais-je cette règle à la fin
de ma tâche ? Non ; je sens aussi bien que ma plume est
lassée. Trop faible pour des travaux de si longue haleine,
j’abandonnerais celui-ci s’il était moins avancé ; pour ne
pas le laisser imparfait, il est temps que j’achève.
Enfin je vois naître le plus charmant des jours d’Émile,
et le plus heureux des miens ; je vois couronner mes soins,
et je commence d’en goûter le fruit. Le digne couple s’unit
d’une chaîne indissoluble ; leur bouche prononce et leur
cœur confirme des serments qui ne seront point vains : ils
sont époux. En revenant du temple, ils se laissent con-
duire ; ils ne savent où ils sont, où ils vont, ce qu’on fait
autour d’eux. Ils n’entendent point, ils ne répondent que
des mots confus, leurs yeux troublés ne voient plus rien. O
délire ! ô faiblesse humaine ! le sentiment du bonheur
écrase l’homme, il n’est pas assez fort pour le supporter.
Il y a bien peu de gens qui sachent, un jour de mariage,
prendre un ton convenable avec les nouveaux époux. La
morne décence des uns et le propos léger des autres me
semblent également déplacés. J’aimerais mieux qu’on
laissât ces jeunes cœurs se replier sur eux-mêmes, et se
livrer à une agitation qui n’est pas sans charme, que de les
en distraire si cruellement pour les attrister par une fausse
bienséance, ou pour les embarrasser par de mauvaises
plaisanteries, qui, dussent-elle leur plaire en tout autre
temps, leur sont très sûrement importunes un pareil jour.
870

Je vois mes deux jeunes gens, dans la douce langueur
qui les trouble, n’écouter aucun des discours qu’on leur
tient. Moi, qui veux qu’on jouisse de tous les jours de la
vie, leur en laisserai-je perdre un si précieux ? Non, je
veux qu’ils le goûtent, qu’ils le savourent, qu’il ait pour eux
ses voluptés. Je les arrache à la foule indiscrète qui les
accable, et, les menant promener à l’écart, je les rappelle à
eux-mêmes en leur parlant d’eux. Ce n’est pas seulement à
leurs oreilles que je veux parler, c’est à leurs cœurs ; et je
n’ignore pas quel est le sujet unique dont ils peuvent
s’occuper ce jour-là.
« Mes enfants, leur dis-je en les prenant tous deux par
la main, il y a trois ans que j’ai vu naître cette flamme vive
et pure qui fait votre bonheur aujourd’hui. Elle n’a fait
qu’augmenter sans cesse ; je vois dans vos yeux qu’elle est
à son dernier degré de véhémence ; elle ne peut plus que
s’affaiblir. » Lecteurs, ne voyez-vous pas les transports, les
emportements, les serments d’Émile, l’air dédaigneux
dont Sophie dégage sa main de la mienne, et les tendres
protestations que leurs yeux se font mutuellement de
s’adorer jusqu’au dernier soupir ? Je les laisse faire, et
puis je reprends.
« J’ai souvent pensé que si l’on pouvait prolonger le
bonheur de l’amour dans le mariage, on aurait le paradis
sur la terre. Cela ne s’est jamais vu jusqu’ici. Mais si la
chose n’est pas tout à fait impossible, vous êtes bien
dignes l’un et l’autre de donner un exemple que vous
n’aurez reçu de personne, et que peu d’époux sauront imi-
ter. Voulez-vous, mes enfants, que je vous dise un moyen
871

que j’imagine pour cela, et que je crois être le seul pos-
sible ? »
Ils se regardent en souriant et se moquent de ma sim-
plicité. Émile me remercie nettement de ma recette, en me
disant qu’il croit que Sophie en a une meilleure, et que,
quant à lui, celle-là lui suffit. Sophie approuve, et paraît
tout aussi confiante. Cependant à travers son air de raille-
rie, je crois démêler un peu de curiosité. J’examine Émile ;
ses yeux ardents dévorent les charmes de son épouse ;
c’est la seule chose dont il soit curieux, et tous mes propos
ne l’embarrassent guère. Je souris à mon tour en disant en
moi-même : Je saurai bientôt te rendre attentif.
La différence presque imperceptible de ces mouve-
ments secrets en marque une bien caractéristique dans les
deux sexes, et bien contraire aux préjugés reçus ; c’est que
généralement les hommes sont moins constants que les
femmes, et se rebutent plus tôt qu’elles de l’amour heu-
reux. La femme pressent de loin l’inconstance de l’homme,
et s’en inquiète126 ; c’est ce qui la rend aussi plus jalouse.
Quand il commence à s’attiédir, forcée à lui rendre pour le
126 En France, les femmes se détachent les premières ; et cela
doit être, parce qu’ayant peu de tempérament, et ne voulant que des
hommages, quand un mari n’en rend plus, on se soucie peu de sa
personne. Dans les autres pays, au contraire, c’est le mari qui se
détache le premier ; cela doit être encore parce que les femmes,
fidèles, mais indiscrètes, en les importunant de leurs désirs, les
dégoûtent d’elles. Ces vérités générales peuvent souffrir beaucoup
d’exceptions ; mais je crois maintenant que ce sont des vérités géné-
rales.
872

garder tous les soins qu’il prit autrefois pour lui plaire, elle
pleure, elle s’humilie à son tour, et rarement avec le même
succès. L’attachement et les soins gagnent les cœurs, mais
ils ne les recouvrent guère. Je reviens à ma recette contre
le refroidissement de l’amour dans le mariage.
« Elle est simple et facile, reprends-je ; c’est de conti-
nuer d’être amants quand on est époux. – En effet, dit
Émile en riant du secret, elle ne nous sera pas pénible.
« – Plus pénible à vous qui parlez que vous ne pensez
peut-être. Laissez-moi, je vous prie, le temps de
m’expliquer.
« Les nœuds qu’on veut trop serrer rompent. Voilà ce
qui arrive à celui du mariage quand on veut lui donner
plus de force qu’il n’en doit avoir. La fidélité qu’il impose
aux deux époux est le plus saint de tous les droits ; mais le
pouvoir qu’il donne à chacun des deux sur l’autre est de
trop. La contrainte et l’amour vont mal ensemble, et le
plaisir ne se commande pas. Ne rougissez point, ô Sophie !
et ne songez pas à fuir. À Dieu ne plaise que je veuille of-
fenser votre modestie ! mais il s’agit du destin de vos
jours. Pour un si grand objet, souffrez, entre un époux et
un père, des discours que vous ne supporteriez pas ail-
leurs.
« Ce n’est pas tant la possession que l’assujettissement
qui rassasie, et l’on garde pour une fille entretenue un bien
plus long attachement que pour une femme. Comment a-
t-on pu faire un devoir des plus tendres caresses, et un
droit des plus doux témoignages de l’amour ? C’est le désir
mutuel qui fait le droit, la nature n’en connaît point
873

d’autre. La loi peut restreindre ce droit, mais elle ne sau-
rait l’étendre. La volupté est si douce par elle-même ! doit-
elle recevoir de la triste gêne la force qu’elle n’aura pu tirer
de ses propres attraits ? Non, mes enfants, dans le mariage
les cœurs sont liés, mais les corps ne sont point asservis.
Vous vous devez la fidélité, non la complaisance. Chacun
des deux ne peut être qu’à l’autre, mais nul des deux ne
doit être à l’autre qu’autant qu’il lui plaît.
« S’il est donc vrai, cher Émile, que vous vouliez être
l’amant de votre femme, qu’elle soit toujours votre maî-
tresse et la sienne ; soyez amant heureux, mais respec-
tueux ; obtenez tout de l’amour sans rien exiger du devoir,
et que les moindres faveurs ne soient jamais pour vous des
droits, mais des grâces. Je sais que la pudeur fuit les aveux
formels et demande d’être vaincue ; mais avec de la délica-
tesse et du véritable amour, l’amant se trompe-t-il sur la
volonté secrète ? Ignore-t-il quand le cœur et les yeux ac-
cordent ce que la bouche feint de refuser ? Que chacun des
deux, toujours maître de sa personne et de ses caresses, ait
droit de ne les dispenser à l’autre qu’à sa propre volonté.
Souvenez-vous toujours que, même dans le mariage, le
plaisir n’est légitime que quand le désir est partagé. Ne
craignez pas, mes enfants, que cette loi vous tienne éloi-
gnés ; au contraire, elle vous rendra tous deux plus atten-
tifs à vous plaire, et préviendra la satiété. Bornés unique-
ment l’un à l’autre, la nature et l’amour vous rapproche-
ront assez. »
À ces propos et d’autres semblables, Émile se fâche, se
récrie ; Sophie, honteuse, tient son éventail sur ses yeux,
et ne dit rien. Le plus mécontent des deux, peut-être, n’est
874

pas celui qui se plaint le plus. J’insiste impitoyablement :
je fais rougir Émile de son peu de délicatesse ; je me rends
caution pour Sophie qu’elle accepte pour sa part le traité.
Je la provoque à parler ; on se doute bien qu’elle n’ose me
démentir. Émile, inquiet, consulte les yeux de sa jeune
épouse ; il les voit, à travers leur embarras, pleins d’un
trouble voluptueux qui le rassure contre le risque de la
confiance. Il se jette à ses pieds, baise avec transport la
main qu’elle lui tend, et jure que, hors la fidélité promise,
il renonce à tout autre droit sur elle. Sois, lui dit-il, chère
épouse, l’arbitre de mes plaisirs comme tu l’es de mes
jours et de ma destinée. Dût ta cruauté me coûter la vie, je
te rends mes droits les plus chers. Je ne veux rien devoir à
ta complaisance, je veux tout tenir de ton cœur.
Bon Émile, rassure-toi : Sophie est trop généreuse elle-
même pour te laisser mourir victime de ta générosité.
Le soir, prêt à les quitter, je leur dis du ton le plus
grave qu’il m’est possible : Souvenez-vous tous deux que
vous êtes libres, et qu’il n’est pas ici question des devoirs
d’époux ; croyez-moi, point de fausse déférence. Émile,
veux-tu venir ? Sophie le permet. Émile, en fureur, voudra
me battre. Et vous Sophie, qu’en dites-vous ? faut-il que je
l’emmène ? La menteuse, en rougissant, dira que oui.
Charmant et doux mensonge, qui vaut mieux que la véri-
té !
Le lendemain… L’image de la félicité ne flatte plus les
hommes : la corruption du vice n’a pas moins dépravé leur
goût que leurs cœurs. Ils ne savent plus sentir ce qui est
touchant ni voir ce qui est aimable. Vous qui, pour peindre
875

la volupté, n’imaginez jamais que d’heureux amants na-
geant dans le sein des délices, que vos tableaux sont en-
core imparfaits ! vous n’en avez que la moitié la plus gros-
sière ; les plus doux attraits de la volupté n’y sont point. O
qui de vous n’a jamais vu deux jeunes époux, unis sous
d’heureux auspices, sortant du lit nuptial, et portant à la
fois dans leurs regards languissants et chastes l’ivresse des
doux plaisirs qu’ils viennent de goûter, l’aimable sécurité
de l’innocence, et la certitude alors si charmante de couler
ensemble le reste de leurs jours ? Voilà l’objet le plus ra-
vissant qui puisse être offert au cœur de l’homme ; voilà le
vrai tableau de la volupté : vous l’avez vu cent fois sans le
reconnaître ; vos cœurs endurcis ne sont plus faits pour
l’aimer. Sophie, heureuse et paisible, passe le jour dans les
bras de sa tendre mère ; c’est un repos bien doux à pren-
dre après avoir passé la nuit dans ceux d’un époux.
Le surlendemain, j’aperçois déjà quelque changement
de scène. Émile veut paraître un peu mécontent ; mais, à
travers cette affectation, je remarque un empressement si
tendre, et même tant de soumission, que je n’en augure
rien de bien fâcheux. Pour Sophie, elle est gaie que la
veille, je vois briller dans ses yeux un air satisfait ; elle est
charmante avec Émile ; elle lui fait presque des agaceries
dont il n’est plus dépité.
Ces changements sont peu sensibles ; mais ils ne
m’échappent pas : je m’en inquiète, j’interroge Émile en
particulier ; j’apprends qu’à son grand regret, et malgré
toutes ses instances, il a fallu faire lit à part la nuit précé-
dente. L’impérieuse s’est hâtée d’user de son droit. On a
un éclaircissement : Émile se plaint amèrement, Sophie
876

plaisante ; mais enfin, le voyant prêt à se fâcher tout de
bon, elle lui jette un regard plein de douceur et d’amour,
et, me serrant la main, ne prononce que ce seul mot, mais
d’un ton qui va chercher l’âme : L’ingrat ! Émile est si bête
qu’il n’entend rien à cela. Moi je l’entends ; j’écarte Émile,
et je prends à son tour Sophie en particulier.
Je vois, lui dis-je, la raison de ce caprice. On ne saurait
avoir plus de délicatesse ni l’employer plus mal à propos.
Chère Sophie, rassurez-vous ; c’est un homme que je vous
ai donné, ne craignez pas de le prendre pour tel : vous avez
eu les prémices de sa jeunesse ; il ne l’a prodiguée à per-
sonne, il la conservera longtemps pour vous.
« Il faut, ma chère enfant, que je vous explique mes vues dans
la conversation que nous eûmes tous trois avant-hier. Vous
n’y avez peut-être aperçu qu’un art de ménager vos plaisirs
pour les rendre durables. O Sophie ! elle eut un autre objet
plus digne de mes soins. En devenant votre époux, Émile est
devenu votre chef ; c’est à vous d’obéir, ainsi l’a voulu la na-
ture. Quand la femme ressemble à Sophie, il est pourtant bon
que l’homme soit conduit par elle ; c’est encore la loi de la na-
ture ; et c’est pour vous rendre autant d’autorité sur son cœur
que son sexe lui en donne sur votre personne, que je vous ai
faite l’arbitre de ses plaisirs. Il vous en coûtera des privations
pénibles ; mais vous régnerez sur lui si vous savez régner sur
vous ; et ce qui s’est déjà passé me montre que cet art si diffi-
cile n’est pas au-dessus de votre courage. Vous régnerez long-
temps par l’amour, si vous rendez vos faveurs rares et pré-
cieuses, si vous savez les faire valoir. Voulez-vous voir votre
mari sans cesse à vos pieds, tenez-le toujours à quelque dis-
tance de votre personne. Mais, dans votre sévérité, mettez de
la modestie, et non du caprice ; qu’il vous voie réservée, et
non pas fantasque ; gardez qu’en ménageant son amour vous
ne le fassiez douter du vôtre. Faites-vous chérir par vos fa-
877

veurs et respecter par vos refus ; qu’il honore la chasteté de sa
femme sans avoir à se plaindre de sa froideur.
« C’est ainsi, mon enfant, qu’il vous donnera sa confiance,
qu’il écoutera vos avis, qu’il vous consultera dans ses affaires,
et ne résoudra rien sans en délibérer avec vous. C’est ainsi
que vous pouvez le rappeler à la sagesse quand il s’égare, le
ramener par une douce persuasion, vous rendre aimable pour
vous rendre utile, employer la coquetterie aux intérêts de la
vertu, et l’amour au profit de la raison.
« Ne croyez pas avec tout cela que cet art même puisse vous
servir toujours. Quelque précaution qu’on puisse prendre, la
jouissance use les plaisirs, et l’amour avant tous les autres.
Mais, quand l’amour a duré longtemps, une douce habitude
en remplit le vide, et l’attrait de la confiance succède aux
transports de la passion. Les enfants forment entre ceux qui
leur ont donné l’être une liaison non moins douce et souvent
plus forte que l’amour même. Quand vous cesserez d’être la
maîtresse d’Émile, vous serez sa femme et son amie ; vous se-
rez la mère de ses enfants. Alors, au lieu de votre première
réserve, établissez entre vous la plus grande intimité ; plus de
lit à part, plus de refus, plus de caprice. Devenez tellement sa
moitié, qu’il ne puisse plus se passer de vous, et que, sitôt
qu’il vous quitte, il se sente loin de lui-même. Vous qui fîtes si
bien régner les charmes de la vie domestique dans la maison
paternelle, faites-les régner ainsi dans la vôtre. Tout homme
qui se plaît dans sa maison aime sa femme. Souvenez-vous
que si votre époux vit heureux chez lui, vous serez une femme
heureuse.
« Quant à présent, ne soyez pas si sévère à votre amant ; il a
mérité plus de complaisance ; il s’offenserait de vos alarmes ;
ne ménagez plus si fort sa santé aux dépens de son bonheur,
et jouissez du vôtre. Il ne faut point attendre le dégoût ni re-
buter le désir ; il ne faut point refuser pour refuser, mais pour
faire valoir ce qu’on accorde. »
878

Ensuite, les réunissant, je dis devant elle à son jeune
époux : Il faut bien supporter le joug qu’on s’est imposé.
Méritez qu’il vous soit rendu léger. Surtout sacrifiez aux
grâces, et n’imaginez pas vous rendre plus aimable en
boudant. La paix n’est pas difficile à faire, et chacun se
doute aisément des conditions. Le traité se signe par un
baiser. Après quoi je dis à mon élève : Cher Émile, un
homme a besoin toute sa vie de conseil et de guide. J’ai
fait de mon mieux pour remplir jusqu’à présent ce devoir
envers vous ; ici finit ma longue tâche et commence celle
d’un autre. J’abdique aujourd’hui l’autorité que vous
m’avez confiée, et voici désormais votre gouverneur.
Peu à peu le premier délire se calme, et leur laisse goû-
ter en paix les charmes de leur nouvel état. Heureux
amants ! dignes époux ! pour honorer leurs vertus, pour
peindre leur félicité, il faudrait faire l’histoire de leur vie.
Combien de fois, contemplant en eux mon ouvrage, je me
sens saisi d’un ravissement qui fait palpiter mon cœur !
Combien de fois je joins leurs mains dans les miennes en
bénissant la Providence et poussant d’ardents soupirs !
Que de baisers j’applique sur ces deux mains qui se ser-
rent ! de combien de larmes de joie ils me les sentent arro-
ser ! Ils s’attendrissent à leur tour en partageant mes
transports. Leurs respectables parents jouissent encore
une fois de leur jeunesse dans celle de leurs enfants ; ils
recommencent pour ainsi dire de vivre en eux, ou plutôt
ils connaissent pour la première fois le prix de la vie : ils
maudissent leurs anciennes richesses qui les empêchèrent
au même âge de goûter un sort si charmant. S’il y a du
bonheur sur la terre, c’est dans l’asile où nous vivons qu’il
faut le chercher.
879

Au bout de quelques mois, Émile entre un matin dans
ma chambre, et me dit en m’embrassant : Mon maître,
félicitez votre enfant ; il espère avoir bientôt l’honneur
d’être père. Oh ! quels soins vont être imposés à notre zèle,
et que nous allons avoir besoin de vous ! À Dieu ne plaise
que je vous laisse encore élever le fils après avoir élevé le
père. À Dieu ne plaise qu’un devoir si saint et si doux soit
jamais rempli par un autre que moi, dussé-je aussi bien
choisir pour lui qu’on a choisi pour moi-même ! Mais res-
tez le maître des jeunes maîtres. Conseillez-nous, gouver-
nez-nous, nous serons dociles : tant que je vivrai, j’aurai
besoin de vous. J’en ai plus besoin que jamais, maintenant
que mes fonctions d’homme commencent. Vous avez rem-
pli les vôtres ; guidez-moi pour vous imiter ; et reposez-
vous, il en est temps.
880

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