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En famille

En famille

d’ Hector Malot

Partie 1

Comme cela arrive souvent le samedi vers trois heures, les abords de la porte de Bercy étaient encombrés, et sur le quai, en quatre files, les voitures s’entassaient à la queue leu leu : haquets chargés de fûts, tombereaux de charbon ou de matériaux, charrettes de foin ou de paille, qui tous, sous un clairet chaud soleil de juin, attendaient la visite de l’octroi, pressés d’entrer dans Paris à la veille du dimanche.

Parmi ces voitures, et assez loin de la barrière, on en voyait une d’aspect bizarre avec quelque chose de misérablement comique, sorte de roulotte de forains mais plus simple encore, formée d’un léger châssis tendu d’une grosse toile ; avec un toit en carton bitumé, le tout porté sur quatre roues basses.

Autrefois la toile avait dû être bleue,mais elle était si déteinte, salie, usée, qu’on ne pouvait s’en tenir qu’à des probabilités à cet égard, de même qu’il fallait se contenter d’à peu près si l’on voulait déchiffrer les inscriptions effacées qui couvraient ses quatre faces : l’une, encaractères grecs, ne laissait plus deviner qu’un commencement demot.

  Celle au-dessous semblait être del’allemand : graphie ; une autre del’italien : FIA ; enfin la plus fraîche etfrançaise, celle-là : PHOTOGRAPHIE, était évidemment latraduction de toutes les autres, indiquant ainsi, comme une feuillede route, les divers pays par lesquels la pauvre guimbarde avaitroulé avant d’entrer en France et d’arriver enfin aux portes deParis.

Était-il possible que l’âne qui y étaitattelé l’eût amenée de si loin jusque-là ?

Au premier coup d’œil on pouvait endouter, tant il était maigre, épuisé, vidé ; mais, à leregarder de plus près, on voyait que cet épuisement n’était que lerésultat des fatigues longuement endurées dans la misère. Enréalité, c’était un animal robuste, d’assez grande taille, plushaute que celle de notre âne d’Europe, élancé, au poil gris cendréavec le ventre clair malgré les poussières des routes qui lesalissaient ; des lignes noires transversales marquaient sesjambes fines aux pieds rayés, et, si fatigué qu’il fut, il n’entenait pas moins sa tête haute d’un air volontaire, résolu etcoquin. Son harnais se montrait digne de la voiture, rafistolé avecdes ficelles de diverses couleurs, les unes grosses, les autrespetites, au hasard des trouvailles, mais qui disparaissaient sousles branches fleuries et les roseaux, coupés le long du chemin,dont on l’avait couvert pour le défendre du soleil et desmouches.

Près de lui, assise sur la bordure dutrottoir, se tenait une petite fille de onze à douze ans qui lesurveillait.

Son type était singulier : d’unecertaine incohérence, mais sans rien de brutal dans un trèsapparent mélange de race. Au contraire de l’inattendu de lachevelure pâle et de la carnation ambrée, le visage prenait unedouceur fine qu’accentuait l’œil noir, long, futé et grave. Labouche aussi était sérieuse. Dans l’affaissement du repos le corpss’était abandonné ; il avait les mêmes grâces que la tête, àla fois délicates et nerveuses ; les épaules étaient souplesd’une ligne menue et fuyante dans une pauvre veste carrée decouleur indéfinissable, noire autrefois probablement ; lesjambes volontaires et fermes dans une pauvre jupe large onloques ; mais la misère de l’existence n’enlevait cependantrien à la fierté de l’attitude de celle qui la portait.

Comme l’âne se trouvait placé derrièreune haute et large voilure de foin, la surveillance en eût étéfacile si de temps en temps il ne s’était pas amusé à happer unegoulée d’herbe, qu’il tirait discrètement avec précaution, enanimal intelligent qui sait très bien qu’il est enfaute.

« Palikare, veux-tufinir ! »

Aussitôt il baissait la tête comme uncoupable repentant, mais dès qu’il avait mangé son foin en clignantde l’œil et en agitant ses oreilles, il recommençait avec unempressement qui disait sa faim.

À un certain moment, comme elle venaitde le gronder pour la quatrième ou cinquième fois, une voix sortitde la voiture, appelant :

« Perrine ! »

Aussitôt sur pied, elle souleva unrideau et entra dans la voiture, où une femme était couchée sur unmatelas si mince qu’il semblait collé au plancher.

« As-tu besoin de moi,maman ?

– Que fait doncPalikare ?

– Il mange le foin de la voiture quinous précède.

– Il faut l’en empêcher.

– Il a faim.

– La faim ne nous permet pas de prendrece qui ne nous appartient pas ; que répondrais-tu aucharretier de cette voiture s’il se fâchait ?

– Je vais le tenir de plusprès.

– Est-ce que nous n’entrons pas bientôtdans Paris ?

– Il faut attendre pourl’octroi.

– Longtemps encore ?

– Tu souffresdavantage ?

– Ne t’inquiète pas ; l’étouffementdu renfermé ; ce n’est rien », dit-elle d’une voixhaletante, sifflée plutôt qu’articulée.

C’étaient là les paroles d’une mère quiveut rassurer sa fille ; en réalité elle se trouvait dans unétat pitoyable, sans respiration, sans force, sans vie, et, bienque n’ayant pas dépassé vingt-six ou vingt-sept ans, au dernierdegré de la cachexie ; avec cela des restes de beautéadmirables, la tête d’un pur ovale, des yeux doux et profonds, ceuxmême de sa fille, mais avivés par le souffle de lamaladie.

« Veux-tu que je te donne quelquechose ? demanda Perrine.

– Quoi ?

– Il y a des boutiques, je peuxt’acheter un citron ; je reviendrais tout de suite.

– Non. Gardons notre argent ; nousen avons si peu ! Retourne près de Palikare et fais en sortede l’empêcher de voler ce foin.

– Cela n’est pas facile.

– Enfin veille surlui. »

Elle revint à la tête de l’âne, et commeun mouvement se produisait, elle le retint de façon qu’il restâtassez éloigné de la voiture de foin pour ne pas pouvoirl’atteindre.

Tout d’abord il se révolta, et voulutavancer quand même, mais elle lui parla doucement, le flatta,l’embrassa sur le nez ; alors il abaissa ses longues oreillesavec une satisfaction manifeste et voulut bien se tenirtranquille.

N’ayant plus à s’occuper de lui, elleput s’amuser à regarder ce qui se passait autour d’elle : leva-et-vient des bateaux-mouches et des remorqueurs sur larivière ; le déchargement des péniches au moyen des gruestournantes qui allongeaient leurs grands bras de fer au-dessusd’elles et prenaient, comme à la main, leur cargaison pour laverser dans des wagons quand c’étaient des pierres, du sable ou ducharbon, ou les aligner le long du quai quand c’étaient desbarriques ; le mouvement des trains sur le pont du chemin defer de ceinture dont les arches barraient la vue de Paris qu’ondevinait dans une brume noire plutôt qu’on ne le voyait ;enfin près d’elle, sous ses yeux, le travail des employés del’octroi qui passaient de longues lances à travers les voitures depaille, ou escaladaient les fûts chargés sur les haquets, lesperçaient d’un fort coup de foret, recueillaient dans une petitetasse d’argent le vin qui en jaillissait, en dégustaient quelquesgouttes qu’ils crachaient aussitôt.

Comme tout cela était curieux,nouveau ; elle s’y intéressait si bien, que le temps passait,sans qu’elle en eût conscience.

Déjà un gamin d’une douzaine d’annéesqui avait tout l’air d’un clown, et appartenait sûrement à unecaravane de forains dont les roulottes avaient pris la queue,tournait autour d’elle depuis dix longues minutes, sans qu’elle eûtfait attention à lui, lorsqu’il se décida àl’interpeller :

« V’là un belâne ! »

Elle ne dit rien.

« Est-ce que c’est un âne de notrepays ? Ça m’étonnerait joliment. »

Elle l’avait regardé, et voyant qu’aprèstout il avait l’air bon garçon, elle voulut bienrépondre :

« Il vient de Grèce.

– De Grèce !

– C’est pour cela qu’il s’appellePalikare.

– Ah ! c’est pourcela ! »

Mais malgré son sourire entendu, iln’était pas du tout certain qu’il eût très bien compris pourquoi unâne qui venait de Grèce pouvait s’appeler Palikare.

« C’est loin, la Grèce ?demanda-t-il.

– Très loin.

– Plus loin que… laChine ?

– Non, mais loin, loin.

– Alors vous venez de laGrèce ?

– De plus loin encore.

– De la Chine ?

– Non ; c’est Palikare qui vient dela Grèce.

– Est-ce que vous allez à la fête desInvalides ?

– Non.

– Ousque vous allez ?

– À Paris.

– Ousque vous remiserez votreroulotte ?

– On nous a dit à Auxerre qu’il y avaitdes places libres sur les boulevards desfortifications ? »

Il se donna deux fortes claques sur lescuisses en plongeant de la tête.

« Les boulevards desfortifications, oh là là là !

– Il n’y a pas deplaces ?

– Si.

– Eh bien ?

– Pas pour vous. C’est, voyou lesfortifications. Avez-vous des hommes dans votre roulotte, deshommes solides qui n’aient pas peur d’un coup de couteau ?J’entends d’en donner et d’en recevoir.

– Nous ne sommes que ma mère et moi, etma mère est malade.

– Vous tenez à votreâne ?

– Bien sûr.

– Eh bien, demain votre âne vous seravolé ; v’là pour commencer, vous verrez le reste ; et çane sera pas beau ; c’est Gras Double qui vous ledit.

– C’est vrai cela ?

– Pardi, si c’est vrai ; vousn’êtes jamais venue à Paris ?

– Jamais.

– Ça se voit ; c’est donc desmoules ceux d’Auxerre qui vous ont dit que vous pouviez remiserlà ? pourquoi que vous n’allez pas chez Grain deSel ?

– Je ne connais pas Grain deSel.

– Le propriétaire du Champ Guillot,quoi ! c’est clos de palissades fermées la nuit ; vousn’auriez rien à craindre, on sait que Grain de Sel aurait vitefichu un coup de fusil a ceux qui voudraient entrer lanuit.

– C’est cher ?

– L’hiver oui, quand tout le monderapplique à Paris, mais en ce moment je suis sur qu’il ne vousferait pas payer plus de quarante sous la semaine, et votre ânetrouverait sa nourriture dans le clos, surtout s’il aime leschardons.

– Je crois bien qu’il lesaime !

– Il sera à son affaire ; et puisGrain de Sel n’est pas un mauvais homme.

– C’est son nom, Grain deSel ?

– On l’appelle comme ça parce qu’il atoujours soif. C’est un ancien biffin qui a gagné gros dans lechiffon, qu’il n’a quitté que quand il s’est fait écraser un bras,parce qu’un seul bras n’est pas commode pour courir lespoubelles ; alors il s’est mis à louer son terrain, l’hiverpour remiser les roulottes, l’été à qui il trouve ; avec ça,il a d’autres commerces : il vend des petits chiens delait.

– C’est loin d’ici le ChampGuillot ?

– Non, à Charonne ; mais je parieque vous ne connaissez seulement pas Charonne ?

– Je ne suis jamais venue àParis.

– Eh bien, c’est là. »

Il étendit le bras devant lui dans ladirection du nord.

« Une fois que vous avez, passé labarrière, vous tournez, tout de suite à droite, et vous suivez leboulevard le long des fortifications pendant une petitedemi-heure ; quand vous avez traversé le cours de Vincennes,qui est une large avenue, vous prenez sur la gauche et vousdemandez ; tout le monde connaît le Champ Guillot.

– Je vous remercie ; je vais enparler a maman ; et même, si vous vouliez rester auprès dePalikare deux minutes, je lui en parlerais tout desuite.

– Je veux bien ; je vas luidemander de m’apprendre le grec.

– Empêchez-le, je vous prie, de prendredu foin. »

Perrine entra dans la voiture et répétaà sa mère ce que le jeune clown venait de lui dire.

« S’il en est ainsi, il n’y a pas àhésiter, il faut aller à Charonne ; mais trouveras-tu tonchemin ? Pense que nous serons dans Paris.

– Il parait que c’est trèsfacile. »

Au moment de sortir elle revint près desa mère et se pencha vers elle :

« Il y a plusieurs voitures qui ontdes bâches, on lit dessus : « Usines deMaraucourt », et au-dessous le nom : « VulfranPaindavoine » ; sur les toiles qui couvrent les pièces devin alignées le long du quai on lit aussi la mêmeinscription.

– Cela n’a rien d’étonnant.

– Ce qui est étonnant c’est de voir cesnoms si souvent répétés. »

II

Quand Perrine revint prendre sa placeauprès de son âne, il s’était enfoncé le nez dans la voiture defoin, et il mangeait tranquillement comme s’il avait été devant unrâtelier.

« Vous le laissez manger ?s’écria-t-elle.

– J’vous crois.

– Et si le charretier sefâche ?

– Faudrait pas avecmoi. »

Il se mit en posture d’invectiver unadversaire, les poings sur les hanches, la têterenversée.

« Ohé,croquant ! »

Mais son concours ne fut pas nécessairepour défendre Palikare ; c’était au tour de la voiture de foind’être sondée à coups de lance par les employés de l’octroi, etelle allait passer la barrière.

« Maintenant ça va être àvous ; je vous quitte. Au revoir, mam’zelle ; si vousvoulez jamais avoir de mes nouvelles, demandez Gras Double, tout lemonde vous répondra. »

Les employés qui gardent les barrièresde Paris sont habitués à voir bien des choses bizarres, cependantcelui qui monta dans la voiture photographique eut un mouvement desurprise en trouvant cette jeune femme couchée ; et surtout enjetant les yeux çà et là d’un rapide coup d’œil qui ne rencontraitpartout que la misère.

« Vous n’avez rien àdéclarer ? demanda-t-il en continuant son examen.

– Rien.

– Pas de vin, pas deprovisions ?

– Rien. »

Ce mot deux fois répété était d’uneexactitude rigoureuse : en dehors du matelas, de deux chaisesde paille, d’une petite table, d’un fourneau en terre, d’unappareil et de quelques ustensiles photographiques, il n’y avaitrien dans cette voiture : ni malles, ni paniers, nivêtements.

« C’est bien, vous pouvezentrer. »

La barrière passée, Perrine tourna toutde suite à droite, comme Gras Double lui avait recommandé,conduisant Palikare par la bride. Le boulevard qu’elle suivaitlongeait le talus des fortifications, et dans l’herbe roussie,poussiéreuse, usée par plaques, des gens étaient couchés quidormaient sur le dos ou sur le ventre, selon qu’ils étaient plus oumoins aguerris contre le soleil, tandis que d’autres s’étiraientles bras, leur sommeil interrompu, en attendant de le reprendre. Cequ’elle vit de la physionomie de ceux-là, de leurs têtes ravagées,culottées, hirsutes, de leurs guenilles, et de la façon dont ilsles portaient, lui fit comprendre que cette population desfortifications ne devait pas, en effet, être très rassurante lanuit, et que les coups de couteau devaient s’échanger làfacilement.

Elle ne s’arrêta pas à cet examen,maintenant sans intérêt pour elle, puisqu’elle ne se trouverait pasmêlée à ces gens, et elle regarda de l’autre côté, c’est-à-direvers Paris.

Hé quoi ! ces vilaines maisons, ceshangars, ces cours sales, ces terrains vagues où s’élevaient destas d’immondices, c’était Paris, le Paris dont elle avait sisouvent entendu parler par son père, dont elle rêvait depuislongtemps, et avec des imaginations enfantines, d’autant plusféeriques que le chiffre des kilomètres diminuait à mesure qu’elles’en rapprochait ; de même, de l’autre côté du boulevard, surles talus, vautrés dans l’herbe comme des bestiaux, ces hommes etces femmes, aux faces patibulaires, étaient desParisiens.

Elle reconnut le cours de Vincennes à salargeur et, après l’avoir dépassé, tournant à gauche, elle demandale Champ Guillot. Si tout le monde le connaissait, tout le monden’était pas d’accord sur le chemin à prendre pour y arriver, etelle se perdit plus d’une fois dans les noms de rues qu’elle devaitsuivre. À la fin cependant, elle se trouva devant une palissadeformée de planches, les unes en sapin, les unes en bois non écorcé,celles-ci peintes, celles-là goudronnées, et quand, par la barrièreouverte à deux battants, elle aperçut dans le terrain un vieilomnibus sans roues et un wagon de chemin de fer sans roues aussi,posés sur le sol, elle comprit, bien que les bicoques environnantesne fussent guère en meilleur état, que c’était là le Champ Guillot.Eût-elle eu besoin d’une confirmation de cette impression, qu’unedouzaine de petits chiens tout ronds, qui boulaient dans l’herbe,la lui eût donnée.

Laissant Palikare dans la rue, elleentra, et aussitôt les chiens se jetèrent sur ses jambes, lesmordillant avec de petits aboiements.

« Qu’est-ce qu’il y a ? »cria une voix.

Elle regarda d’où venait, cet appel, et,sur sa gauche, elle aperçut un long bâtiment qui était peut-êtreune maison, mais qui pouvait bien être aussi tout autrechose ; les murs étaient en carreaux de plâtre, en pavés degrès et de bois, en boîtes de fer-blanc, le toit en carton et entoile goudronnée, les fenêtres garnies de vitres en papier, enbois, en feuilles de zinc et même en verre, mais le tout construitet disposé avec un art naïf qui faisait penser qu’un Robinson enavait été l’architecte, avec des Vendredis pour ouvriers. Sous unappentis, un homme à la barbe broussailleuse était occupé à trierdes chiffons qu’il jetait dans des paniers disposés autour delui.

« N’écrasez pas mes chiens,cria-t-il, approchez. »

Elle fit ce qu’il commandait.

« Qu’est-ce que vous voulez ?demanda-t-il lorsqu’elle fut près de lui.

– C’est vous qui êtes le propriétaire duChamp Guillot ?

– On le dit. »

Elle expliqua en quelques mots cequ’elle voulait, tandis que, pour ne pas perdre son temps enl’écoutant, il se versait, d’un litre qu’il avait à sa portée, unverre de vin à rouges bords et l’avalait d’un trait,

« C’est possible, si l’on payed’avance, dit-il en l’examinant.

– Combien ?

– Quarante-deux sous par semaine pour lavoiture, vingt et un sous pour l’âne.

– C’est bien cher.

– C’est mon prix.

– Votre prix d’été ?

– Mon prix d’été.

– Il pourra manger leschardons ?

– Et l’herbe aussi, s’il a les dentsassez solides.

– Nous ne pouvons pas payer à lasemaine, puisque nous ne resterons pas une semaine, mais au jourseulement ; nous passons par Paris pour aller à Amiens, etnous voulons nous reposer.

– Alors, ça va tout de même ; sixsous par jour pour la roulotte, trois sous pour l’âne.

Elle fouilla dans sa jupe, et, un a un,elle en tira neuf sous :

« Voila la premièrejournée.

– Tu peux dire à tes parents d’entrer.Combien sont-ils ? Si c’est une troupe, c’est deux sous enplus par personne.

– Je n’ai que ma mère.

– Bon. Mais pourquoi ta mère n’est-ellepas venue faire sa location ?

– Elle est malade, dans lavoiture.

– Malade. Ce n’est pas un hôpitalici. »

Elle eut peur qu’on ne voulût pasrecevoir une malade.

« C’est-à-dire qu’elle estfatiguée. Vous comprenez, nous venons de loin.

– Je ne demande jamais aux gens d’où ilsviennent. »

Il étendit le bras vers un coin de sonchamp ;

« Tu mettras ta roulotte là-bas, etpuis tu attacheras ton âne ; s’il m’écrase un chien, tu me lepayeras cent sous. »

Comme elle allait s’éloigner, ill’appela :

« Prends un verre devin.

_ Je vous remercie, je ne bois pas devin.

– Bon, je vas le boire pourtoi. »

Il se jeta dans le gosier le verre qu’ilavait versé, et se remit au tri de ses chiffons, autrement dit àson « triquage ».

Aussitôt qu’elle eut installé Palikare àla place qui lui avait été assignée, ce qui ne se fit pas sanscertaines secousses, malgré le soin qu’elle prenait de les éviter,elle monta dans la roulotte :

« À la fin, pauvre maman, nousvoilà arrivées.

– Ne plus remuer, ne plus rouler !Tant et tant de kilomètres ! Mon Dieu, que la terre estgrande !

– Maintenant que nous avons le repos, jevais te faire à dîner. Qu’est-ce que tu veux ?

– Avant tout, dételle ce pauvrePalikare, qui, lui aussi, doit être bien las ; donne-lui àmanger, à boire ; soigne-le.

– Justement, je n’ai jamais vu autant dechardons ; de plus, il y a un puits. Je reviens tout desuite. »

En effet, elle ne tarda pas à revenir etse mit à chercher çà et là dans la voiture, d’où elle sortit lefourneau en terre, quelques morceaux de charbon et une vieillecasserole, puis elle alluma le feu avec des brindilles et lesouffla, en s’agenouillant devant, à pleins poumons.

Quand il commença à prendre, elleremonta dans la voiture :

« C’est du riz que tu veux,n’est-ce pas ?

– J’ai si peu faim.

– Aurais-tu faim pour autre chose ?J’irai chercher ce que tu voudras. Veux-tu ?…

– Je veux bien du riz. »

Elle versa une poignée de riz dans lacasserole où elle avait mis un peu d’eau, et, quand l’ébullitioncommença, elle remua le riz avec deux baguettes blanchesdépouillées de leur écorce, ne quittant la cuisine que pour allerrapidement voir comment se trouvait Palikare et lui dire quelquesmots d’encouragement qui, à vrai dire, n’étaient pasindispensables, car il mangeait ses chardons avec une satisfaction,dont ses oreilles traduisaient l’intensité.

Quand le riz fut cuit à point, à peinecrevé et non réduit on bouillie, comme le servent bien souvent lescuisinières parisiennes, elle le dressa sur une écuelle en unepyramide à large base, et le posa dans la voiture.

Déjà elle avait été emplir une petitecruche au puits et l’avait placée auprès du lit de sa mère avecdeux verres, deux assiettes, deux fourchettes ; elle posa sonécuelle de riz à côté et s’assit sur le plancher, les jambesrepliées sous elle, sa jupe étalée

« Maintenant, dit-elle, comme unepetite fille qui joue à la poupée, nous allons faire la dînette, jevais te servir. »

Malgré le ton enjoué qu’elle avait pris,c’était d’un regard inquiet qu’elle examinait sa mère, assise surson matelas, enveloppée d’un mauvais fichu de laine qui avait dûêtre autrefois une étoffe de prix, mais qui maintenant n’était plusqu’une guenille, usée, décolorée.

« Tu as faim, toi ? demanda lamère.

– Je crois bien, il y alongtemps.

– Pourquoi n’as-tu pas mangé un morceaude pain ?

– J’en ai mangé deux, mais j’ai encoreune belle faim : tu vas voir ; si ça met en appétit deregarder manger les autres, la platée sera troppetite. »

La mère avait porté une fourchette deriz à sa bouche, mais elle la tourna et retourna longuement sanspouvoir l’avaler.

– Ça ne passe pas très bien, dit-elle enréponse au regard de sa fille.

– Il faut te forcer : la secondebouchée passera mieux, la troisième mieux encore. »

Mais elle n’alla pus jusque-là, et aprèsla seconde elle reposa sa fourchette sur sonassiette :

« Le cœur me tourne, il vaut mieuxne pas persister.

– Oh ! maman !

– Ne t’inquiète pas, ma chérie, ce n’estrien ; on vit très bien sans manger quand on n’a pas d’effortsà faire ; avec le repos l’appétit reviendra. »

Elle défit son fichu et s’allongea surson matelas haletante, mais si faible qu’elle fût elle ne perditpas la pensée de sa fille, et en la voyant les yeux gonflés delarmes elle s’efforça de la distraire :

« Ton riz est très bon,mange-le ; puisque tu travailles tu dois te soutenir ; ilfaut que tu sois forte pour me soigner ; mange, ma chérie,mange.

– Oui, maman, je mange ; tu vois,je mange. »

À la vérité elle. devait faire effortpour avaler, mais peu à peu, sous l’impression des douces parolesde sa mère, sa gorge se desserra, et elle se mit à mangerréellement ; alors l’écuelle de riz disparut vite, tandis quesa mère la regardait avec un tendre et tristesourire :

« Tu vois qu’il faut seforcer.

– Si j’osais, maman !

– Tu peux oser.

– Je te répondrais que ce que tu me dis,c’était cela même que je te disais.

– Moi, je suis malade.

– C’est pour cela que si tu voulaisj’irais chercher un médecin ; nous sommes à Paris, et à Parisil y a de bons médecins.

– Les bons médecins ne se dérangent passans qu’on les paye.

– Nous le payerions.

– Avec quoi ?

– Avec notre argent ; tu dois avoirsept francs dans ta robe et en plus un florin que nous pouvonschanger ici ; moi j’ai dix-sept sous. Regarde dans tarobe. »

Cette robe noire, aussi misérable que lajupe de Perrine, mais moins poudreuse, car elle avait été battue,était posée sur le matelas et servait de couverture ; sa pocheexplorée donna bien les sept francs annoncés et le florind’Autriche.

« Combien cela fait-il entout ? demanda Perrine, je connais si mal l’argentfrançais.

– Je ne le connais guère mieux quetoi. »

Elles firent le compte, et en estimantle florin à deux francs elles trouvèrent neuf francsquatre-vingt-cinq centimes.

« Tu vois que nous avons plus qu’ilne faut pour le médecin, continua Perrine.

– Il ne me guérirait pas par desparoles, il ordonnerait des médicaments, comment lespayer ?

– J’ai mon idée. Tu penses bien quequand je marche à côté de Palikare, je ne passe pas tout mon tempsà lui parler, quoiqu’il aimerait cela ; je réfléchis aussi àtoi, à nous, surtout à toi, pauvre maman, depuis que tu es malade,à notre voyage, à notre arrivée à Maraucourt. Est-ce que tu croisque nous pouvons nous y montrer dans notre roulotte qui, sisouvent, sur notre passage a fait rire ? Cela nous vaudrait-ilun bon accueil ?

– Il est certain que même pour desparents qui n’auraient pas de fierté, cette entrée seraithumiliante.

– Il vaut donc mieux qu’elle n’ait paslieu ; et puisque nous n’avons plus besoin de la roulotte nouspouvons la vendre. D’ailleurs à quoi nous sert-ellemaintenant ? Depuis que tu es malade, personne n’a voulu selaisser photographier par moi ; et quand même je trouveraisdes gens assez braves pour se fier à moi, nous n’avons plus deproduits. Ce n’est pas avec ce qui nous reste d’argent que nouspouvons dépenser trois francs pour un paquet de développement,trois francs pour un virage d’or et d’acétate, deux francs pour unedouzaine de glaces. Il faut la vendre.

– Et combien lavendrons-nous ?

– Nous la vendrons toujours quelquechose : l’objectif est en bon état ; et puis il y a lematelas…

– Tout, alors ?

– Cela te fait de lapeine ?

– Il y a plus d’un an que nous vivonsdans cette roulotte, ton père y est mort, cela fait que simisérable qu’elle soit, la pensée de m’en séparer m’estdouloureuse ; de lui c’est tout ce qui nous reste, et il n’estpas une seule de ces pauvres choses à laquelle son souvenir ne soitattaché. »

Sa parole haletante s’arrêta tout àfait, et sur son visage décharné des larmes coulèrent sans qu’ellepût les retenir.

« Oh ! maman, s’écria Perrine,pardonne-moi de t’avoir parlé de cela.

– Je n’ai rien à te pardonner, machérie ; c’est le malheur de notre situation que nous nepuissions, ni toi ni moi, aborder certains sujets sans nousattrister réciproquement, comme c’est la fatalité de mon état queje n’aie aucune force pour résister, pour penser, pour vouloir,plus enfant que tu ne l’es toi-même. N’est-ce pas moi qui aurais dûte parler comme tu viens de le faire, prévoir ce que tu as prévu,que nous ne pouvions pas arriver à Maraucourt dans cette roulotte,ni nous montrer dans ces guenilles, cette jupe pour toi, cette robepour moi ? Mais en même temps qu’il fallait prévoir cela, ilfallait aussi combiner des moyens pour trouver des ressources, etma tête si faible ne m’offrait que des chimères, surtout l’attentedu lendemain, comme si ce lendemain devait accomplir des miraclespour nous : je serais guérie, nous ferions une grosserecette ; les illusions des désespérés qui ne vivent plus quede leurs rêves. C’était folie, la raison a parlé par tabouche : je ne serai pas guérie demain, nous ne ferons pas unegrosse, ni une petite recette, il faut donc vendre la voiture et cequ’elle contient. Mais ce n’est pas tout encore ; il fautaussi que nous nous décidions à vendre… »

Il y eut une hésitation et un moment desilence pénible.

« Palikare », ditPerrine.

– Tu y avais pensé ?

– Si j’y avais pensé ! Mais jen’osais pas le dire, et depuis que l’idée me tourmentait que nousserions forcées un jour ou l’autre de le vendre, je n’osais mêmepas le regarder, de peur qu’il ne devine que nous pouvions nousséparer de lui, au lieu de le conduire à Maraucourt où il auraitété si heureux, après tant de fatigues.

– Savons-nous seulement si nous-mêmesnous serons reçues à Maraucourt ! Mais enfin, comme nousn’avons que cela à espérer et que, si nous sommes repoussées, il nenous restera plus qu’à mourir dans un fossé de la route, il fautcoûte que coûte que nous allions à Maraucourt, et que nous nous yprésentions de façon à ne pas faire fermer les portes devantnous…

– Est-ce que c’est possible, celamaman ? Est-ce que le souvenir de papa ne nous protégeraitpas ? lui qui était si bon ! Est-ce qu’on reste fâchécontre les morts ?

– Je te parle d’après les idées de tonpère, auxquelles nous devons obéir. Nous vendrons donc et lavoiture et Palikare. Avec l’argent que nous en tirerons, nousappellerons un médecin ; qu’il me rende des forces pourquelques jours, c’est tout ce que je demande. Si elles reviennent,nous achèterons une robe décente pour toi, une pour moi, et nousprendrons le chemin de fer pour Maraucourt, si nous avons assezd’argent pour aller jusque-là ; sinon nous irons jusqu’où nouspourrons, et nous ferons le reste du chemin à pied.

– Palikare est un bel âne ; legarçon qui m’a parlé à la barrière me le disait tantôt. Il est dansun cirque, il s’y connaît ; et c’est parce qu’il trouvaitPalikare beau, qu’il m’a parlé.

– Nous ne savons pas la valeur des ânesà Paris, et encore moins celle que peut avoir un âne d’Orient.Enfin, nous verrons, et puisque notre parti est arrêté, ne parlonsplus de cela : c’est un sujet trop triste, et puis je suisfatiguée. »

En effet, elle paraissait épuisée, etplus d’une fois elle avait dû faire de longues pauses pour arriverà bout de ce qu’elle voulait dire.

« As-tu besoin dedormir ?

– J’ai besoin de m’abandonner, dem’engourdir dans la tranquillité, du parti pris et l’espoir d’unlendemain.

– Alors, je vais te laisser pour ne paste déranger, et comme il y a encore deux heures de jour, je vais enprofiter pour laver notre linge. Est-ce que ça ne te paraîtra pasbon d’avoir demain une chemise fraîche ?

– Ne te fatigue pas.

– Tu sais bien que je ne suis jamaisfatiguée. »

Après avoir embrassé sa mère, elle allade-ci de-là dans la roulotte, vivement, légèrement ; prit unpaquet de linge dans un petit coffre ou il était enfermé, le plaçadans une terrine ; atteignit sur une planche un petit morceaude savon tout usé, et sortit emportant le tout. Comme après que leriz avait été cuit, elle avait empli d’eau sa casserole, elletrouva cette eau chaude et put la verser sur son linge. Alors,s’agenouillant dons l’herbe, après avoir ôté sa veste, ellecommença a savonner, à frotter, et sa lessive ne se composant enréalité que de deux chemises, de trois mouchoirs, de deux paires debas, il ne lui fallait pas deux heures pour que fût tout lavé,rincé et étendu sur des ficelles entre la roulotte et lapalissade.

Pendant qu’elle travaillait, Palikareattaché, à une courte distance d’elle, l’avait plusieurs foisregardée comme pour la surveiller, mais sans rien de plus. Quand ilvit qu’elle avait fini, il allongea le cou vers elle et poussa cinqou six braiments qui étaient des appels impérieux.

« Crois-tu que jet’oublie ? » dit-elle.

Elle alla à lui, le changea de place etlui apporta à boire dans sa terrine qu’elle avait soigneusementrincée, car s’il se contentait de toutes les nourritures qu’on luidonnait ou qu’il trouvait lui-même, il était au contraire trèsdifficile pour sa boisson, et n’acceptait que de l’eau pure dansdes vases propres ou le bon vin qu’il aimait par-dessustout.

Mais cela fait, au lieu de le quitter,elle se mit à le flatter de la main en lui disant des paroles detendresse comme une nourrice à son enfant, et l’âne, qui tout desuite s’était jeté sur l’herbe nouvelle, s’arrêta de manger pourposer sa tête contre l’épaule de sa petite maîtresse et se fairemieux caresser : de temps en temps il inclinait vers elle seslongues oreilles et les relevait avec des frémissements quidisaient sa béatitude.

Le silence s’était fait dans l’enclosmaintenant fermé, ainsi que dans les rues désertes du quartier, eton n’entendait plus, au loin, qu’un sourd mugissement sans bruitsdistincts, profond, puissant, mystérieux comme celui de la mer, larespiration et la vie de Paris qui continuaient actives etfiévreuses malgré la nuit tombante.

Alors, dans la mélancolie du soir,l’impression de ce qui venait de se dire étreignit Perrine plusfort, et, appuyant sa tête à celle de son âne, elle laissa coulerles larmes qui depuis si longtemps l’étouffaient, tandis qu’il luiléchait les mains.

III

La nuit de la malade fut mauvaise :plusieurs fois, Perrine couchée prés d’elle, tout habillée sur laplanche, avec un fichu roulé qui lui servait d’oreiller, dut selever pour lui donner de l’eau qu’elle allait chercher au puitsafin de l’avoir plus fraîche : elle étouffait et souffrait dela chaleur. Au contraire, à l’aube, le froid du matin, toujours vifsous le climat de Paris, la fit grelotter et Perrine dutl’envelopper dans son fichu, la seule couverture un peu chaude quileur restât.

Malgré son désir d’aller chercher lemédecin aussitôt que possible, elle dut attendre que Grain de Selfût levé, car à qui demander le nom et, l’adresse d’un bon médecin,si ce n’était a lui ?

Bien sûr qu’il connaissait un bonmédecin, et un fameux qui faisait ses visites en voiture, non àpied comme les médecins de rien du tout. : M. Cendrier,rue Riblette, près de l’église ; pour trouver la rue Ribletteil n’y avait qu’à suivre le chemin de fer jusqu’à lagare.

En entendant parler d’un médecin fameuxqui faisait les visites en voiture, elle eut peur de n’avoir pasassez d’argent pour le payer, et timidement, avec confusion, ellequestionna Grain de Sel en tournant autour de ce qu’elle n’osaitpas dire. À la fin il comprit :

« Ce que tu auras à payer ?dit-il. Dame, c’est cher. Pas moins de quarante sous. Et pour êtresûre qu’il vienne, tu feras bien de les lui remettred’avance. »

En suivant les indications qui luiavaient été données, elle trouva assez facilement la rue Riblette,mais le médecin n’était point encore levé, elle dut attendre,assise sur une borne dans la rue, à la porte d’une remise derrièrelaquelle on était en train d’atteler un cheval : comme celaelle le saisirait au passage, et en lui remettant ses quarantesous, elle le déciderait a venir, ce qu’il ne ferait pas, elle enavait le pressentiment, si on lui demandait simplement une visitepour un des habitants du Champ Guillot.

Le temps fut éternel à passer, sonangoisse se doublant de celle de sa mère qui ne devait riencomprendre à son retard ; s’il ne la guérissait pointinstantanément, au moins allait-il l’empêcher de souffrir. Déjàelle avait vu un médecin entrer dans leur roulotte, lorsque sonpère avait été malade. Mais c’était en pleine montagne, dans unpays sauvage, et le médecin que sa mère avait appelé sans avoir letemps de gagner une ville, était plutôt un barbier avec unetournure de sorcier qu’un vrai médecin comme on en trouve à Paris,savant, maître de la maladie et de la mort, comme devait l’êtrecelui-là, puisqu’on le disait fameux.

Enfin la porte de la remise s’ouvrit, etun cabriolet de forme ancienne, à caisse jaune, auquel était atteléun gros cheval de labour, vint se ranger devant la maison etpresque aussitôt le médecin parut, grand, gros, gras, le visagerougeaud encadré d’une barbe grise qui lui donnait l’air d’unpatriarche campagnard.

Avant qu’il fût monté en voiture, elleétait près de lui et lui exposait sa demande.

« Le champ Guillot, dit-il, il y aeu de la batterie.

– Non monsieur, c’est ma mère qui estmalade, très malade.

– Qu’est-ce que c’est tamère ?

– Nous sommesphotographes. »

Il mit le pied sur lemarchepied.

Vivement elle tendit sa pièce dequarante sous.

« Nous pouvons vouspayer.

– Alors, c’est troisfrancs. »

Elle ajouta vingt sous à la pièce ;il prit le tout et le fourra dans la poche de son gilet.

« Je serai près de ta mère d’ici unquart d’heure. »

Elle fît en courant le chemin du retour,joyeuse d’apporter la bonne nouvelle :

« Il va te guérir, maman, c’est unvrai médecin celui-là. »

Et vivement elle s’occupa de sa mère,lui lava le visage, les mains, lui arrangea les cheveux qui étaientadmirables, noirs et soyeux, puis elle mit de l’ordre dans laroulotte ; ce qui n’eut d’autre résultat que de la rendre plusvide et par là plus misérable encore.

Elles n’eurent pas une trop longueattente à endurer : un roulement de voiture annonça l’arrivéedu médecin et Perrine courut au-devant de lui.

Comme en entrant il voulait se dirigervers la maison, elle lui montra la roulotte.

« C’est dans notre voiture que noushabitons », dit-elle.

Bien que cette maison n’eut rien d’unehabitation, il ne laissa paraître aucune surprise, étant habitué àtoutes les misères avec sa clientèle ; mais Perrine quil’observait remarqua sur son visage comme un nuage lorsqu’il vit lamalade couchée sur son matelas, dans cet intérieurdénudé.

« Tirez la langue, donnez-moi lamain. »

Ceux qui payent quarante ou cent francsla visite de leur médecin n’ont aucune idée de la rapidité aveclaquelle s’établit un diagnostic auprès des pauvres gens ; enmoins d’une minute son examen fut fait.

« Il faut entrer àl’hôpital », dit-il.

La mère et la fille poussèrent un mêmecri d’effroi et de douleur.

« Petite, laisse-moi seul avec tamaman », dit le médecin d’un ton de commandement.

Perrine hésita une seconde ; mais,sur un signe de sa mère, elle quitta la roulotte, dont elle nes’éloigna pas.

« Je suis perdue ? dit la mèreà mi-voix.

– Qui est-ce qui parle de ça : vousavez besoin de soins que vous ne pouvez pas recevoirici.

– Est-ce qu’à l’hôpital j’aurais mafille ?

– Elle vous verrait le jeudi et ledimanche.

– Nous séparer ! Quedeviendrait-elle Sans moi, seule à Paris ? que deviendrai-jesans elle ? Si je dois mourir, il faut que ce soit sa maindans la mienne.

– En tout cas on ne peut pas vouslaisser dans cette voiture où le froid des nuits vous est mortel.Il faut prendre une chambre ; le pouvez-vous ?

– Si ce n’est pas pour longtemps, ouipeut-être.

– Grain de Sel en loue qu’il ne vousfera pas payer cher. Mais la chambre n’est pas tout, il faut desmédicaments, une bonne nourriture, des soins : ce que vousauriez à l’hôpital.

– Monsieur, c’est impossible, je ne peuxpas me séparer de ma fille. Que deviendrait-elle ?

– Comme vous voudrez, c’est votreaffaire, je vous ai dit ce que je devais. »

Il appela :

« Petite. »

Puis, tirant un carnet de sa poche, ilécrivit au crayon quelques lignes sur une feuille blanche, qu’ildétacha :

« Porte cela chez le pharmacien,dit-il, celui qui est auprès de l’église, pas un autre. Tu donnerasà ta mère le paquet n° 1 ; tu lui feras boire d’heure en heurela potion n° 2 ; le vin de quinquina en mangeant, car il fautqu’elle mange ; ce qu’elle voudra, surtout des œufs. Jereviendrai ce soir. »

Elle voulut l’accompagner pour lequestionner :

« Maman est bienmalade ?

– Tâche de la décider à entrer àl’hôpital.

– Est-ce que vous ne pouvez pas laguérir ?

– Sans doute, je l’espère ; mais jene peux pas lui donner ce qu’elle trouverait à l’hôpital. C’estfolie de n’y pas aller ; c’est pour ne pas se séparer de toiqu’elle refuse : tu ne serais pas perdue, car tu as l’aird’une fille avisée et délurée. »

Marchant à grands pas, il était arrivé àsa voiture ; Perrine eût voulu le retenir, le faire parler,mais-il monta et partit.

Alors elle revint à laroulotte.

« Qu’a dit le médecin ?demanda la mère.

– Qu’il te guérirait.

– Va donc vite chez le pharmacien, etrapporte aussi deux œufs ; prends toutl’argent. »

Mais tout l’argent ne fut passuffisant ; quand le pharmacien eut lu l’ordonnance, ilregarda Perrine en la toisant ;

« Vous avez de quoipayer ? » dit-il.

Elle ouvrit la main.

« C’est sept francscinquante », dit le pharmacien qui avait fait soncalcul.

Elle compta ce qu’elle avait dans lamain et trouva six francs quatre-vingt-cinq centimes en estimant leflorin d’Autriche à deux francs ; il lui manquait donc treizesous.

« Je n’ai que six francsquatre-vingt-cinq centimes, dont un florin d’Autriche,dit-elle ; le voulez-vous, le florin ?

– Ah ! non parexemple. »

Que faire ? Elle restait au milieude la boutique la main ouverte, désespérée, anéantie.

« Si vous vouliez prendre leflorin, il ne me manquerait que treize sous, dit-elle enfin ;je vous les apporterais tantôt. »

Mais le pharmacien ne voulut d’aucune deces combinaisons, ni faire crédit de treize sous, ni accepter leflorin :

« Comme il n’y a pas urgence pourle vin de quinquina, dit-il, vous viendrez le cherchertantôt ; je vais tout de suite vous préparer les paquets et lapotion qui ne vous coûteront que trois francscinquante. »

Sur l’argent qui lui restait elle achetades œufs, un petit pain viennois, qui devait provoquer l’appétit desa mère, et revint toujours courant au Champ Guillot.

« Les œufs sont frais, dit-elle, jeles ai mirés ; regarde le pain, comme il est bien cuit ;tu vas manger, n’est-ce pas, maman ?

– Oui, ma chérie. »

Toutes deux étaient pleines d’espéranceet Perrine d’une foi absolue ; puisque le médecin avait promisde guérir sa mère, il allait accomplir ce miracle : pourquoil’aurait-il trompée ? quand on demande la vérité à un médecin,il doit la dire.

C’est un merveilleux apéritif quel’espoir ; la malade, qui depuis deux jours n’avait pu rienprendre, mangea un œuf et la moitié du petit pain.

« Tu vois, maman, disaitPerrine.

– Cela va aller. »

En tout cas, son irritabilité nerveuses’émoussa ; elle éprouva un peu de calme, et Perrine enprofita pour aller consulter Grain de Sel sur la question de savoircomment elle devait s’y prendre pour vendre la voiture et Palikare.Pour la roulotte, rien de plus facile, Grain de Sel pouvaitl’acheter comme il achetait toutes choses : meublés, habits,outils, instruments de musique, étoffes, matériaux, le neuf, levieux ; mais, pour Palikare, il n’en était pas de même, parcequ’il n’achetait pas de bêtes, excepté les petits chiens, et sonavis était qu’on devait attendre au mercredi pour le vendre auMarché aux chevaux.

Le mercredi c’était bien loin, car, danssa surexcitation d’espérance, Perrine s’imaginait qu’avant cejour-la, sa mère aurait repris assez de forces pour pouvoirpartir ; mais, à attendre ainsi, il y avait au moins cela debon, qu’elles pourraient avec le produit de la vente de la roulottes’arranger des robes pour voyager en chemin de fer, et aussi celade meilleur encore, qu’on pourrait peut-être ne pas vendrePalikare, si le prix payé par Grain de Sel était assez élevé ;Palikare resterait au Champ Guillot, et quand elles seraientarrivées à Maraucourt, elles le feraient venir. Comme elle seraitheureuse de ne pas le perdre, cet ami, qu’elle aimait tant !et comme il serait heureux de vivre, désormais dans le bien-être,logé dans une belle écurie, se promenant toute la journée à traversde grasses prairies avec ses deux maîtresses auprès delui !

Mais il fallut en rabattre des visionsqui en quelques secondes avaient traversé son esprit, car, au lieude la somme qu’elle imaginait sans la préciser, Grain de Seln’offrit que quinze francs de la roulotte et de tout ce qu’ellecontenait, après l’avoir longuement examinée.

« Quinze francs !

– Et encore c’est pour vousobliger ; qu’est-ce que vous voulez que je fasse deça ? »

Et du crochet qui lui tenait lieu debras, il frappait les diverses pièces de la roulotte, les roues,les brancards, en haussant les épaules d’un air de pitiéméprisante.

Tout ce qu’elle put obtenir aprèsbeaucoup de paroles, ce fut une augmentation de deux francscinquante sur le prix offert, et l’engagement que la roulotte neserait dépecée qu’après leur départ, de façon à pouvoir jusque-làl’habiter pendant la journée, ce qui, imaginait-elle, vaudraitmieux pour sa mère que de rester enfermée dans lamaison.

Quand, sous la direction de Grain deSel, elle visita les chambres qu’il pouvait leur louer, elle vitcombien la roulotte leur serait précieuse, car, malgré l’orgueilavec lequel il parlait de ses appartements, et qui n’avait d’égalque son mépris pour la roulotte, elle était si misérable, sipuante, cette maison, qu’il fallait leur détresse pourl’accepter.

À la vérité, elle avait un toit et desmurs qui n’étaient pas en toile, mais sans aucune autre supérioritésur la roulotte : tout à l’entour se trouvaient amoncelées lesmatières dont Grain de Sel faisait commerce et qui pouvaientsupporter les intempéries : verres cassés, os,ferrailles : tandis qu’à l’intérieur le couloir et. des piècessombres, où les yeux se perdaient, contenaient celles qui avaientbesoin d’un abri : vieux papiers, chiffons, bouchons, croûtesde pain, bottes, savates, ces choses innombrables, détritus detoutes sortes, qui constituent les ordures de Paris ; et deces divers tas s’exhalaient d’âcres odeurs qui prenaient à lagorge.

Comme elle restait hésitante sedemandant si sa mère ne serait pas empoisonnée par ces odeurs,Grain de Sel la pressa :

« Dépêchez-vous, dit-il, lesbiffins vont rentrer ; il faut que je sois là pour recevoir et« triquer » ce qu’ils apportent.

– Est-ce que le médecin connaît ceschambres ? demanda-t-elle.

– Bien sûr qu’il les connaît ; ilest venu plus d’une fois à côté quand il a soigné laMarquise. »

Ce mot la décida : puisque lemédecin connaissait ces chambres, il savait ce qu’il disait enconseillant d’en prendre une ; et puisqu’une marquise,habitait l’une d’elles, sa mère pouvait bien en habiter uneautre.

« Cela vous coûtera huit sous parjour, dit Grain de Sel, ajoutés aux trois sous pour l’âne et auxsix sous pour la roulotte.

– Vous l’avez achetée ?

– Oui, mais puisque vous vous en servez,il est juste de la payer, »

Elle ne trouva rien à répondre ; cen’était pas la première fois qu’elle se voyait ainsiécorchée ; bien souvent elle l’avait été plus durement encoredans leur long voyage, et elle finissait par croire que c’est laloi de nature pour ceux qui ont, au détriment de ceux qui n’ontpas.

IV

Perrine employa une bonne partie de lajournée à nettoyer la chambre où elles allaient s’installer, àlaver le plancher, à frotter les cloisons, le plafond, la fenêtrequi depuis que la maison était construite n’avait jamais été biencertainement à pareille fête.

Pendant les nombreux voyages qu’elle fitde la maison au puits où elle tirait de l’eau pour laver, elleremarqua qu’il ne poussait pas seulement de l’herbe et des chardonsdans l’enclos : des jardins environnants le vent ou lesoiseaux avaient apporté des graines ; par-dessus le palis, lesvoisins avaient jeté des plants de fleurs dont ils ne voulaientplus ; de sorte que quelques-unes de ces graines, quelques-unsde ces plants, tombant sur un terrain qui leur convenait, avaientgermé ou poussé, et maintenant fleurissaient tant bien que mal.Sans doute leur végétation ne ressemblait en rien à celle qu’onobtient dans un jardin, avec des soins de tous les instants, desengrais, des arrosages ; mais pour sauvage qu’elle fût, ellen’en avait pas moins son charme de couleur et de parfum.

Cela lui donna l’idée de recueillirquelques-unes de ces fleurs, des giroflées rouges et violettes, desœillets, et d’en faire des bouquets qu’elle placerait dans leurchambre d’où ils chasseraient la mauvaise odeur en même tempsqu’ils l’égayeraient. Il semblait que ces fleurs n’appartenaient àpersonne, puisque Palikare pouvait les brouter si le cœur lui endisait ; cependant elle n’osa pas en cueillir le plus petitrameau, sans le demander à Grain de Sel.

« Est-ce pour les vendre ?répondit celui-ci.

– C’est pour en mettre quelques branchesdans notre chambre.

– Comme ça, tant que tu voudras ;parce que si c’était pour les vendre, je commencerais par te lesvendre moi-même. Puisque c’est pour toi, ne te gêne pas, lapetite : tu aimes l’odeur des fleurs, moi j’aime mieux celledu vin, même il n’y a que celle-la que je sente. »

Le tas des verres plus ou moins cassésétant considérable, elle y trouva facilement des vases ébréchésdans lesquels elle disposa ses bouquets, et comme ces fleursavaient été cueillies au soleil, la chambre se remplit bientôt duparfum des giroflées et des œillets, ce qui neutralisa lesmauvaises odeurs de la maison, en même temps que leurs fraîchescouleurs éclairaient ses murs noirs.

Tout en travaillant ainsi elle fit laconnaissance des voisins qui habitaient de chaque côté de leurchambre : une vieille femme qui sur ses cheveux gris portaitun bonnet orné de rubans tricolores aux couleurs du drapeaufrançais ; et un grand bonhomme courbé en deux, enveloppé dansun tablier de cuir si long et si large qu’il semblait constituerson unique vêtement. La femme aux rubans tricolores était unechanteuse des rues, lui dit le bonhomme au tablier, et rien moinsque la Marquise dont avait parlé Grain de Sel ; tous les jourselle quittait le Champ Guillot avec un parapluie rouge et unegrosse canne dans laquelle elle le plantait aux carrefours des ruesou aux bouts des ponts, pour chanter et vendre à l’abri lerépertoire de ses chansons. Quant au bonhomme au tablier, c’était,lui apprit la Marquise, un démolisseur de vieilles chaussures, etdu matin au soir il travaillait muet comme un poisson, ce qui luiavait valu le nom de Père la Carpe, sous lequel on leconnaissait ; mais pour ne pas parler il n’en faisait pasmoins un tapage assourdissant avec son marteau.

Au coucher du soleil son emménagementfut achevé, et elle put alors amener sa mère qui, en apercevant lesfleurs, eut un moment de douce surprise :

« Comme tu es bonne pour ta maman,chère fille ! dit-elle.

– Mais c’est pour moi que je suis bonne,ça me rend si heureuse de te faire plaisir ! »

Avant la nuit il fallut mettre lesfleurs dehors, et alors l’odeur de la vieille maison se fit sentirterriblement, mais sans que la malade osât s’en plaindre ; àquoi cela eût-il servi, puisqu’elles ne pouvaient pas quitter leChamp Guillot pour aller autre part ?

Son sommeil fut mauvais, fiévreux,troublé, agité, halluciné, et quand le médecin vint le lendemainmatin il la trouva plus mal, ce qui lui fit changer le traitementet obligea Perrine à retourner chez le pharmacien, qui cette foislui demanda cinq francs. Elle ne broncha pas et payabravement ; mais en revenant elle ne respirait plus. Si lesdépenses continuaient ainsi, comment gagneraient-elles le mercrediqui leur mettrait aux mains le produit de la vente du pauvrePalikare ? Si le lendemain le médecin prescrivait une nouvelleordonnance coûtant cinq francs, ou plus, où trouverait-elle cettesomme ? Au temps où avec ses parents elle parcourait lesmontagnes, ils avaient plus d’une fois été exposés à la famine, etplus d’une fois aussi, depuis qu’ils avaient quitté la Grèce pourvenir en France, ils avaient manqué de pain. Mais ce n’était pas dutout la même chose. Pour la famine dans les montagnes, ils avaienttoujours l’espérance, qui se réalisait souvent, de trouver quelquesfruits, des légumes, un gibier qui leur apporteraient un bon repas.Pour le manque de pain en Europe, ils avaient aussi celle derencontrer des paysans grecs, bosniaques, styriens, tyroliens, quiconsentiraient à se faire photographier moyennant quelques sous.Tandis qu’à Paris il n’y a rien à attendre pour ceux qui n’ont pasd’argent en poche, et le leur tirait à sa fin. Alors, queferaient-elles ? Et le terrible, c’est qu’elle devait répondraà cette question, elle ne sachant rien, ne pouvant rien ;l’effroyable, c’est qu’elle devait prendre la responsabilité detout, puisque la maladie rendait sa mère incapable de s’ingénier,et qu’elle se trouvait ainsi la vraie mère, quand elle ne sesentait qu’une enfant.

Si encore un peu de mieux se présentait,elle en serait encouragée et fortifiée ; mais il n’en étaitpas ainsi, et bien que sa mère ne se plaignît jamais, répétanttoujours, au contraire, son mot habituel : « Cela vaaller », elle voyait qu’en réalité « cela n’allaitpas » : pas de sommeil, pas d’appétit, la fièvre, unaffaiblissement, une oppression qui lui paraissaient progresser, sisa tendresse, sa faiblesse, son ignorance, sa lâcheté nel’abusaient point.

Le mardi matin, à la visite du médecin,ce qu’elle craignait pour l’ordonnance se réalisa : après unrapide examen de la malade, le docteur Cendrier tira de sa pocheson carnet, ce terrible carnet cause de tant d’angoisses pourPerrine, et se prépara à écrire ; mais au moment où il posaitle crayon sur le papier, elle eut le courage del’arrêter.

« Monsieur, si les médicaments quevous allez ordonner ne sont pas d’égale importance, voulez-vousbien n’inscrire aujourd’hui que ceux qui pressent ?

– Qu’est-ce que vous voulezdire ? » demanda-t-il d’un ton fâché.

Elle tremblait, mais cependant elle osaaller jusqu’au bout.

« Je veux dire que nous n’avons pasbeaucoup d’argent aujourd’hui et que nous n’en recevrons quedemain ; alors… »

Il la regarda, puis après avoir jeté uncoup d’œil rapide çà et là, comme s’il voyait pour la première foisleur misère, il remit son carnet dans sa poche :

« Nous ne changerons le traitementque demain, dit-il ; rien ne presse, celui d’hier peut êtreencore continué aujourd’hui.

« Rien ne presse », fut le motque Perrine retint et se répéta : Si rien ne pressait, c’étaitque sa mère ne se trouvait pas aussi mal qu’elle l’avaitcraint ; on pouvait donc encore espérer etattendre.

Le mercredi était le jour qu’elleattendait, mais son impatience de le voir arriver était traverséepar l’émotion douloureuse avec laquelle elle le redoutait, car s’ildevait les sauver par l’argent qu’il allait leur apporter, d’unautre côté, il devait la séparer de Palikare. Aussi, chaque foisqu’elle pouvait quitter sa mère, courait-elle dans l’enclos pourdire un mot à son ami qui, n’ayant plus à travailler, ni àpeiner ; et trouvant à manger autant qu’il voulait après tantde privations, ne s’était jamais montré si joyeux. Dès qu’il lavoyait venir, il poussait quatre ou cinq braiments à ébranler lesvitres des cahutes du Champ Guillot, et, au bout de sa corde, illançait quelques ruades jusqu’à ce qu’elle fût près de lui ;mais aussitôt qu’elle lui avait mis la main sur le dos, il secalmait et, allongeant le cou, il lui posait la tête sur l’épaulesans plus bouger. Alors, ils restaient ainsi, elle le flattant, luiremuant les oreilles et clignant des yeux avec des mouvementsrythmés qui étaient tout un discours.

« Si tu savais ! »murmurait-elle doucement.

Mais lui ne savait point, ne prévoyaitpoint, et, tout aux satisfactions du moment présent, le repos, labonne nourriture, les caresses de sa maîtresse, il se trouvait leplus heureux âne du monde. D’ailleurs, il s’était fait un ami deGrain de Sel, de qui il recevait des marques d’amitié quiflattaient sa gourmandise. Le lundi, dans la matinée, ayant trouvéle moyen de se détacher, il s’était approché de Grain de Sel occupéà triquer les ordures qui arrivaient, et curieusement il étaitresté là. C’était une habitude religieusement pratiquée par Grainde Sel d’avoir toujours un litre de vin et un verre à portée de samain, de façon à n’être point obligé de se lever lorsque l’envie deboire un coup le prenait, et elle le prenait souvent. Ce matin-là,tout à sa besogne, il ne pensait pas à regarder autour de lui, maisprécisément parce qu’il s’y appliquait et s’y échauffait, la soif,cette soif qui lui avait valu son surnom, n’avait pas tardé à sefaire sentir. Au moment où, s’interrompant, il allait prendre sabouteille, il vit Palikare les yeux attachés sur lui, le coutendu.

« Qu’est-ce que tu fais là,toi ? »

Comme le ton n’était pas grondeur, l’ânen’avait pas bougé.

« Tu veux boire un verre devin ? » demanda Grain de Sel dont toutes les idéestournaient toujours autour du mot boire.

Et au lieu de porter à sa bouche leverre qu’il emplissait, il l’avait par plaisanterie tendu àPalikare ; alors celui-ci considérant l’invitation commesérieuse avait fait deux pas de plus en avant, et, allongeant seslèvres de manières qu’elles fussent aussi minces, aussi allongéesque possible, il avait aspiré une bonne moitié du verre, pleinjusqu’au bord.

« Oh ! la ! la !la ! », s’écria Grain de Sel en riant auxéclats.

Et il se mit à appeler :

« La Marquise ! laCarpe ! »

À ces cris ils arrivèrent, ainsi qu’unchiffonnier chargé de sa hotte pleine, qui rentrait dans le clos,et le locataire du wagon dont la profession était d’être marchandde pâte de guimauve et de parcourir les fêtes et les marchés ensuspendant à un crochet tournant des tas de sucre fondu, dont iltirait des tortillons jaunes, bleus, rouges, comme l’eût fait unefileuse de sa quenouille.

« Qu’est-ce qu’il y a ?demanda la Marquise.

– Vous allez voir ; maispréparez-vous à vous faire du bon sang. »

De nouveau il emplit son verre et letendit à Palikare qui, comme la première fois, le vida à moitié aumilieu des rires et des exclamations des gens qui leregardaient.

« J’avais entendu raconter que lesânes aimaient le vin, dit l’un, mais je ne le croyaispas.

– C’est un poivrot ! dit unautre.

– Vous devriez l’acheter, dit laMarquise en s’adressant à Grain de Sel, il vous tiendrait jolimentcompagnie.

– Ça ferait la paire. »

Grain de Sel ne l’acheta point, mais ilse prit d’affection pour lui et proposa à Perrine de l’accompagnerle mercredi au Marché aux chevaux. Et cela fut un grand soulagementpour elle, car elle n’imaginait pas du tout comment elle trouveraitle Marché aux chevaux dans Paris, pas plus qu’elle ne voyaitcomment elle s’y prendrait pour vendre un âne, discuter son prix,le recevoir sans se faire voler ; elle avait bien des foisentendu raconter des histoires de voleurs parisiens et se sentaittout à fait incapable de se défendre contre eux si, d’aventure, ilsavaient l’idée de s’attaquer à elle. Le mercredi matin elles’occupa donc de faire la toilette de Palikare, et ce fut uneoccasion pour elle de le caresser et de l’embrasser. Mais,hélas ! combien tristement ! Elle ne le verrait plus.Dans quelles mains allait-il passer ? le pauvre ami ! etelle ne pouvait s’arrêter à cette pensée sans revoir les ânesmisérables ou martyrs que dans sa vie sur les grands chemins elleavait rencontrés en tous lieux, comme si, sur la terre entière,l’âne n’existait que pour souffrir. Certainement, depuis quePalikare leur appartenait, il avait supporté bien des fatigues etdes misères, celles des longues routes, du froid, du chaud, de lapluie, de la neige, du verglas, des privations, mais au moinsn’était-il jamais battu, et se sentait-il l’ami de ceux dont ilpartageait le sort malheureux ; tandis que maintenant elle nepouvait que trembler en se demandant quels allaient être sesmaîtres ; elle en avait tant rencontré de cruels, quin’avaient même pas conscience de leur cruauté.

Quand Palikare vit qu’au lieu del’atteler à la roulotte, on lui passait un licol, il montra de lasurprise, et plus encore quand Grain de Sel, qui ne voulait pasfaire à pied la longue route de Charonne au Marché aux chevaux, luimonta sur le dos en se servant d’une chaise ; mais commePerrine le tenait par la tête et lui parlait, cette surprise n’allapas jusqu’à la résistance : Grain de Sel d’ailleurs n’était-ilpas un ami ?

Ils partirent ainsi, Palikare marchantgravement conduit par Perrine, et à travers des rues, où il n’yavait que peu de voitures et de passants, ils arrivèrent à un ponttrès large, aboutissant à un grand jardin.

« C’est le Jardin des Plantes, ditGrain de Sel, je suis sûr qu’ils n’ont pas un âne comme letien.

– Alors on pourrait peut-être le leurvendre », dit Perrine pensant que dans un jardin zoologiqueles bêtes n’ont qu’à se promener.

Mais Grain de Sel n’accueillit pas cetteidée :

« Des affaires avec legouvernement, dit-il, il n’en faut pas… parce que legouvernement… »

Il n’avait pas la confiance de Grain deSel, le gouvernement.

Maintenant la circulation des voitureset des tramways était si active que Perrine avait besoin de touteson attention pour se diriger au milieu de leur encombrement, aussin’avait-elle d’yeux ni d’oreilles pour rien autre chose, ni pourles monuments devant lesquels ils passaient, ni pour lesplaisanteries que les charretiers et les cochers leur adressaient,mis en gaieté et en esprit par l’attitude de Grain de Sel surl’âne. Mais lui, qui n’avait pas les mêmes préoccupations, n’étaitpas embarrassé pour leur répondre joyeusement, et cela faisait surleur parcours un concert de cris et de rires auquel les passantsdes trottoirs mêlaient leur mot.

Enfin, après une légère montée, ilsarrivèrent devant une grande grille au delà de laquelle s’étendaitun vaste espace que des lisses séparaient en divers compartimentsdans lesquels se trouvaient des chevaux ; alors Grain de Selmit pied à terre.

Mais pendant qu’il descendait, Palikareavait eu le temps de regarder devant lui, et, quand Perrine voulutlui faire franchir la grille, il refusa d’avancer. Avait-il devinéque c’était un marché où l’on vendait les chevaux et lesânes ? Avait-il peur ? Toujours est-il que malgré lesparoles que Perrine lui adressait sur le ton du commandement ou del’affection, il persista dans sa résistance. Grain de Sel crutqu’en le poussant par derrière il le ferait avancer, mais Palikare,qui ne devina pas quelle main se permettait cette familiarité sursa croupe, se mit à ruer en reculant et en entraînantPerrine.

Quelques curieux s’étaient aussitôtarrêtés et faisaient cercle autour d’eux ; le premier rangétant comme toujours occupé par des porteurs de dépêches et despâtissiers ; chacun disait son mot et donnait son conseil surles moyens à employer pour l’obliger à passer la porte.

« V’là un âne qui donnera del’agrément à l’imbécile qui l’achètera », dit unevoix.

C’était là un propos dangereux quipouvait nuire à la vente ; aussi Grain de Sel, qui l’avaitentendu, crut-il devoir protester.

« C’est un malin, dit-il ;comme il a deviné qu’on va le vendre, il fait toutes ces grimacespour ne pas quitter ses maîtres.

– Êtes -vous sur de ça, Grain deSel ? demanda la voix qui avait fait l’observation.

– Tiens, qui est-ce qui sait mon nomici ?

– Vous ne reconnaissez pas LaRouquerie ?

– C’est ma foi vrai. »

Et ils se donnèrent la main.

« C’est à vousl’âne ?

– Non, c’est à cette petite.

– Vous le connaissez ?

– Nous avons bu plus d’un verreensemble : si vous avez besoin d’un bon âne, je vous lerecommande.

– J’en ai besoin, sans en avoirbesoin.

– Alors allons prendre quelque chose. Cen’est pas la peine de payer un droit là-dedans.

– D’autant mieux qu’il paraît décidé àne pas entrer.

– Je vous dis que c’est unmalin.

– Si je l’achète ce n’est pas pour fairedes malices, ni pour boire des verres, mais pourtravailler.

– Dur à la peine ; il vient deGrèce, sans s’arrêter.

– De Grèce !… »

Grain de Sel avait fait un signe àPerrine, qui les suivait n’entendant que quelques mots de leurconversation, et, docile, maintenant qu’il n’avait plus à entrerdans le marché, Palikare venait derrière elle, sans même qu’elleeût à tirer sur le licol.

Qu’était cet acquéreur ? Unhomme ? Une femme ? Par la démarche et le visage nonbarbu, une femme de cinquante ans environ. Par le costume composéd’une blouse et d’un pantalon, d’un chapeau en cuir comme ceux descochers d’omnibus, et aussi par une courte pipe noire qui nequittait pas sa bouche, un homme. Mais c’était son air qui étaitintéressant pour les inquiétudes de Perrine, et il n’avait rien dedur ni de méchant.

Après avoir pris une petite rue, Grainde Sel et La Rouquerie s’étaient arrêtés devant la boutique d’unmarchand de vin, et, sur une table du trottoir on leur avaitapporté une bouteille avec deux verres tandis que Perrine restaitdans la rue devant eux, tenant toujours son âne.

« Vous allez voir s’il estmalin », dit Grain de Sel en avançant son verreplein.

Tout de suite Palikare allongea le couet de ses lèvres pincées aspira la moitié du verre, sans quePerrine osât l’en empêcher.

« Hein ! » dit Grain deSel triomphant.

Mais La Rouquerie ne partagea pas cettesatisfaction :

« Ce n’est pas pour boire mon vinque j’en ai besoin, mais pour traîner ma charrette et mes peaux delapin.

– Puisque je vous dis qu’il vient deGrèce attelé à une roulotte.

– Ça, c’est autrechose. »

Et l’examen de Palikare commença endétail et avec attention ; quand il fut terminé, La Rouqueriedemanda à Perrine combien elle voulait le vendre. Le prix qu’elleavait arrêté à l’avance avec Grain de Sel était de centfrancs ; ce fut celui qu’elle dit.

Mais La Rouquerie poussa les hautscris : « Cent francs, un âne vendu sans garantie !C’était se moquer du monde. » Et le malheureux Palikare eut àsubir une démolition en règle, du bout du nez aux sabots.« Vingt francs, c’était tout ce qu’il valait ; etencore…

– C’est bon, dit Grain de Sel après unelongue discussion, nous allons le conduire aumarché. »

Perrine respira, car la pensée den’obtenir que vingt francs l’avait anéantie ; que seraientvingt francs dans leur détresse ; alors que cent ne devaientmême pas suffire à leurs besoins les pluspressants ?

« Savoir s’il voudra entrer cettefois plutôt que la première », dit La Rouquerie.

Jusqu’à la grille du marché, il suivitsa maîtresse docilement, mais arrivé là il s’arrêta, et comme elleinsistait en lui parlant et en le tirant, il se coucha au beaumilieu de la rue.

« Palikare, je t’en prie, s’écriaPerrine éplorée, Palikare ! »

Mais il fit le mort sans vouloir rienentendre.

De nouveau on s’était rassemblé autourd’eux et l’on plaisantait.

« Mettez-lui le feu à la queue, ditune voix.

– Ça sera fameux pour le faire vendre,répondit une autre.

– Tapez dessus. »

Grain de Sel était furieux, Perrinedésespérée.

« Vous voyez bien qu’il n’entrerapas, dit La Rouquerie, j’en donne trente francs parce que sa maliceprouve que c’est un bon garçon ; mais, dépêchez-vous de lesprendre ou j’en achète un autre. »

Grain de Sel consulta Perrine d’un coupd’œil, lui faisant en même temps signe qu’elle devait accepter.Cependant elle restait paralysée par la déception, sans pouvoir sedécider, quand un sergent de ville vint lui dire rudement dedébarrasser la rue :

« Avancez ou reculez, ne restez paslà. »

Comme elle ne pouvait pas avancerpuisque Palikare ne le voulait pas, il fallait bien reculer ;aussitôt qu’il comprit qu’elle renonçait à entrer, il se releva etla suivit avec une parfaite docilité en remuant les oreilles d’unair de contentement.

« Maintenant, dit La Rouquerieaprès avoir mis trente francs en pièces de cent sous dans la mainde Perrine, il faut me conduire ce bonhomme-là chez moi, car jecommence à le connaître, il serait bien capable de ne pas vouloirme suivre ; la rue du Château-des-Rentiers n’est pas siloin. »

Mais Grain de Sel n’accepta pas cetarrangement, la course serait trop longue pour lui.

« Va avec madame, dit-il à Perrine,et ne te désole pas trop, ton âne ne sera pas malheureux avec elle,c’est une bonne femme.

– Et comment retrouver Charonne ?dit-elle, se voyant perdue dans ce Paris, dont pour la premièrefois elle venait de pressentir l’immensité.

– Tu suivras les fortifications, rien deplus facile. »

En effet, la rue du Château-des-Rentiersn’est pas bien loin du Marché aux chevaux, et il ne leur fallut paslongtemps pour arriver devant un amas de bicoques qui ressemblaientà celles du Champ Guillot.

Le moment de la séparation était venu,et ce fut en lui mouillant la tête de ses larmes qu’elle l’embrassaaprès l’avoir attaché dans une petite écurie.

« Il ne sera pas malheureux, je tele promets, dit La Rouquerie.

– Nous nous aimionstant ! »

V

« Qu’allaient-elles faire de trentefrancs, quand c’était sur cent qu’elles avaient établi leurscalculs ? »

Elle agita cette question en suivanttristement les fortifications depuis la Maison-Blanche jusqu’àCharonne, mais sans lui trouver de réponses acceptables ;aussi, quand elle remit entre les mains de sa mère l’argent de LaRouquerie, ne savait-elle pas du tout à quoi et comment il allaitêtre employé.

Ce fut sa mère qui endécida :

« Il faut partir, dit-elle, partirtout de suite pour Maraucourt,

– Es-tu assez bien ?

– Il faut que je le sois. Nous n’avonsque trop attendu, en espérant un rétablissement qui ne viendra pas…ici. Et en attendant nos ressources se sont épuisées, commes’épuiseraient celles que la vente de notre pauvre Palikare nousprocure. J’aurais voulu aussi ne pas nous présenter dans cet étatde misère ; mais peut-être que plus cette misère seralamentable plus elle fera pitié. Il faut, il fautpartir.

– Aujourd’hui ?

– Aujourd’hui il est trop tard, nousarriverions en pleine nuit sans savoir où aller, mais demain matin.Ce soir tâche d’apprendre les heures du train et le prix desplaces : le chemin de fer est celui du Nord ; la gared’arrivée, Picquigny.

Perrine, embarrassée, consulta Grain deSel qui lui dit, qu’en cherchant dans les tas de papiers, elletrouverait certainement un indicateur des chemins de fer, ce quiserait plus commode, et moins fatigant que d’aller à la gare duNord, qui est bien loin de Charonne. Cet indicateur lui appritqu’il y avait deux trains le matin : l’un à six heures,l’autre à dix heures, et que la place pour Picquigny en troisièmesclasses coûtait neuf francs vingt-cinq.

« Nous partirons à dix heures, ditla mère, et nous prendrons une voiture, car je ne pourraiscertainement pas aller à pied à la gare puisqu’elle est éloignée.J’aurai bien des forces jusqu’au fiacre.

Cependant elle n’en eut pas jusque-là,et quand, à neuf heures, elle voulut, en s’appuyant sur l’épaule desa fille, gagner la voiture que Perrine avait été chercher, elle neput pas y arriver, bien que la distance ne fût pas longue de leurchambre à la rue : le cœur lui manqua, et si Perrine nel’avait pas soutenue elle serait tombée.

« Je vais me remettre, dit-ellefaiblement, ne t’inquiète pas, cela va aller. »

Mais cela n’alla pas, et il fallut quela Marquise qui les regardait partir apportât une chaise ;c’était un effort désespéré qui l’avait soutenue. Assise, elle eutune syncope, la respiration s’arrêta, la voix luimanqua.

« Il faudrait l’allonger, dit laMarquise, la frictionner ; ce ne sera rien, ma fille, n’aiepas peur ; va chercher La Carpe ; à nous deux nous laporterons dans votre chambre ; vous ne pouvez pas partir… toutde suite. »

C’était une femme d’expérience que laMarquise ; presque aussitôt que la malade eut été allongée, lecœur reprit ses mouvements, et la respiration se rétablit ;mais au bout d’un certain temps, comme elle voulut s’asseoir, unenouvelle défaillance se produisit.

« Vous voyez qu’il faut restercouchée, dit la Marquise sur le ton du commandement, vous partirezdemain, et tout de suite vous prendrez une tasse de bouillon que jevais demander à La Carpe ; car c’est son vice a ce muet-là quele bouillon, comme le vin est celui de monsieur notrepropriétaire ; hiver comme été, il se lève à cinq heures pourmettre son pot-au-feu, et fameux qu’il le fait ! il n’y a pasbeaucoup de bourgeois qui en mangent d’aussi bon. »

Sans attendre une réponse, elle entrachez leur voisin qui s’était remis au travail.

« Voulez-vous me donner une tassede bouillon pour notre malade ? »demanda-t-elle.

Ce fut par un sourire qu’il répondit, ettout de suite il ôta le couvercle de son pot en terre quibouillottait dans la cheminée devant un petit feu de bois ;alors comme le fumet du bouillon se répandait dans la pièce ilregarda la Marquise, les yeux écarquillés, les narines dilatéesavec une expression de béatitude en même temps que defierté.

« Oui ça sent bon, dit-elle, et siça pouvait sauver la pauvre femme, ça la sauverait ; mais –elle baissa la voix, – vous savez, elle est bien mal ; ça nepeut pas durer longtemps. »

La Carpe leva les bras auCiel.

« C’est bien triste pour cettepetite. »

La Carpe inclina la tête et étendit lesbras par un geste qui disait :

« Qu’ypouvons-nous ? »

Et de fait, ce qu’ils pouvaient, ils lefaisaient l’un et l’autre, mais le malheur est chose si habituelleaux malheureux qu’ils ne s’en étonnent pas, pas plus qu’ils ne s’enrévoltent. Qui d’eux n’a pas à souffrir en ce monde ? Toiaujourd’hui, moi demain.

Quand le bol fut rempli, la Marquisel’emporta en trottinant pour ne pas perdre une goutte debouillon.

« Prenez ça, ma chère dame,dit-elle en s’agenouillant auprès du matelas, et surtout ne bougezpas, entr’ouvrez seulement les lèvres. »

Délicatement, une cuillerée de bouillonlui fut versée dans la bouche ; mais, au lieu de passer, elleprovoqua des nausées et une nouvelle syncope qui se prolongea plusque les deux premières.

Décidément le bouillon n’était pas cequi convenait, la Marquise le reconnut et, pour qu’il ne fût pasperdu, elle obligea Perrine à le boire.

« Vous aurez besoin de forces, mapetite, il faut vous soutenir. »

N’ayant pas, avec son bouillon, qui pourelle était le remède à tous les maux, obtenu le résultat qu’elleattendait, la Marquise se trouva à bout d’expédients, et n’imaginarien de mieux que d’aller chercher le médecin : peut-êtreferait-il quelque chose.

Mais bien qu’il eût formulé uneordonnance, il déclara franchement à la Marquise, en partant, qu’ilne pouvait rien pour la malade :

« C’est une femme épuisée par lemal, la misère, les fatigues et le chagrin ; elle partait,qu’elle serait morte en wagon ; ce n’est plus qu’une affaired’heures qu’une syncope réglera probablement.

C’en fut une de jours, car la vie, siprompte à s’éteindre dans la vieillesse, est plus résistante dansla jeunesse : sans aller mieux, la malade, n’allait pas plusmal, et bien qu’elle ne pût rien avaler, ni bouillon ni remèdes,elle durait étendue sur son matelas, sans mouvements, presque sansrespiration, engourdie dans la somnolence.

Aussi Perrine se reprenait-elle àespérer : l’idée de la mort, qui obsède les gens âgés et laleur montre partout, tout près, alors même qu’elle reste loinencore, est si répulsive pour les jeunes, qu’ils se refusent à lavoir, même quand elle est là menaçante. Pourquoi sa mère neguérirait-elle point ? Pourquoi mourrait-elle ? C’est àcinquante ans, à soixante ans qu’on meurt, et elle n’en avait pastrente ! Qu’avait-elle fait pour être condamnée à une mortprécoce, elle, la plus douce des femmes, la plus tendre des mères,qui n’avait jamais été que bonne pour les siens et pour tous ?Cela n’était pas possible. Au contraire, la guérison l’était. Etelle trouvait les meilleures raisons pour se le prouver, même danscette somnolence, qu’elle se disait n’être qu’un repos tout naturelaprès tant de fatigues et de privations. Quand, malgré tout, ledoute l’étreignait trop cruellement, elle demandait conseil à laMarquise, et celle-ci la confirmait dans sonespérance :

« Puisqu’elle n’est pas morte danssa première syncope, c’est qu’elle ne doit pas mourir.

– N’est-ce pas ?

– C’est ce que pensent aussi Grain deSel et La Carpe. »

Maintenant, sa plus grande inquiétude,puisque du côté de sa mère on la rassurait comme elle se rassuraitelle-même, était de se demander combien dureraient les trentefrancs de La Rouquerie, car, si minimes que fussent leurs dépenses,ils filaient cependant terriblement vite, tantôt pour une chose,tantôt pour une autre, surtout pour l’imprévu. Quand le dernier souserait dépensé, où iraient-elles ? Où trouveraient-elles uneressource, si faible qu’elle fut, puisqu’il ne leur restait plusrien, rien, rien que les guenilles de leur vêtement ? Commentiraient-elles à Maraucourt ?

Quand elle suivait ces pensées, près desa mère, il y avait des moments où, dans son angoisse, ses nerfs setendaient avec une intensité si poignante, qu’elle se demandait,baignée de sueur, si elle aussi n’allait pas succomber dans unesyncope. Un soir qu’elle se trouvait dans cet état d’appréhensionet d’anéantissement, elle sentit que là main de sa mère, qu’elletenait dans les siennes, la serrait.

« Tu veux quelque chose ?demanda-t-elle vivement, ramenée par cette pression dans laréalité.

– Te parler, car l’heure est venue desdernières et suprêmes paroles.

– Oh ! maman…

– Ne m’interromps pas, ma fille chérie,et tâche de contenir ton émotion comme je tâcherai de ne pas céderau désespoir. J’aurais voulu ne pas t’effrayer, et c’est pour celaque jusqu’à présent je me suis tue, pour ménager ta douleur, maisce que j’ai à dire doit être dit, si cruel que cela soit pour nousdeux. Je serais une mauvaise mère, faible et lâche, au moins jeserais imprudente de reculer encore. »

Elle fit une pause, autant pour respirerque pour affermir ses idées vacillantes. « Il faut nousséparer… »

Perrine eut un sanglot que malgré sesefforts elle ne put contenir.

« Oui, c’est affreux, chère enfant,et pourtant j’en suis à me demander si après tout il ne vaut pasmieux pour toi que tu sois orpheline, que d’être présentée par unemère qu’on repousserait. Enfin Dieu le veut, tu vas rester seule, …dans quelques heures, demain peut-être. »

L’émotion lui coupa la parole, et ellene put la reprendre qu’après un certain temps.

« Quand je… ne serai plus, tu aurasdes formalités à accomplir ; pour cela tu prendras dans mapoche un papier enveloppé dans une double soie et tu le donneras àceux qui te le demanderont : c’est mon acte de mariage, etl’on y trouvera mes noms et ceux de ton père. Tu exigeras qu’on tele rende, car il doit t’être utile plus tard pour établir tanaissance. Tu le garderas donc avec grand soin. Cependant comme tupeux le perdre, tu l’apprendras par cœur de façon à ne l’oublierjamais : le jour où tu aurais besoin de le montrer, tu endemanderais un autre. Tu m’entends bien ; tu retiens tout ceque je te dis ?’

– Oui, maman, oui.

– Tu seras bien malheureuse, bienanéantie, mais il ne faut pas t’abandonner, … quand tu n’auras plusrien à faire à Paris et que tu seras seule, toute seule. Alors tudois partir immédiatement pour Maraucourt : par le chemin defer, si tu as assez d’argent pour payer ta place ; à pied, situ n’en as pas ; mieux vaut encore coucher dans le fossé de laroute et ne pas manger que rester à Paris. Tu me lepromets ?

– Je te le promets.

– Si grande est l’horreur de notresituation que ce m’est presque un soulagement de penser qu’il ensera ainsi. »

Cependant ce soulagement ne fut pasassez fort pour la défendre contre une nouvelle faiblesse, etpendant un temps assez long elle resta sans respiration, sans voix,sans mouvement,

« Maman, dit Perrine penchée surelle, toute tremblante d’anxiété, éperdue de désespoir,maman ! »

Cet appel la ranima :

« Tout à l’heure, dit-elle sifaiblement que ses paroles ne furent qu’un murmure entrecoupéd’arrêts, j’ai encore des recommandations à te faire, il faut queje te les fasse ; mais je ne sais plus ce que je t’ai déjàdit, attends. »

Après un moment, ellereprit :

« C’est cela, oui c’est cela :tu arrives à Maraucourt ; ne brusque rien ; tu n’as ledroit de rien réclamer, ce que tu obtiendras ce sera par toi-même,par toi seule, en étant bonne, en le faisant aimer… Te faire aimer,… pour toi, tout est là…. Mais j’ai espoir, … tu te ferasaimer ;… il est impossible qu’on ne t’aime pas…. Alors tesmalheurs seront finis. »

Elle joignit les mains et son regardprit une expression d’extase :

« Je te vois, … oui je te voisheureuse…. Ah ! que je meure avec cette pensée, et l’espérancede vivre à jamais dans ton cœur. »

Cela fut dit avec l’exaltation d’uneprière qu’elle jetait vers le ciel ; puis aussitôt, comme sielle s’était épuisée dans cet effort, elle retomba sur son matelas,à bout, inerte, mais non syncopée cependant, ainsi que le prouvaitsa respiration pantelante.

Perrine attendit quelques instants,puis, voyant que sa mère restait dans cet état, elle sortit. Àpeine fut-elle dans l’enclos qu’elle éclata en sanglots et selaissa tomber sur l’herbe : le cœur, la tête, les jambes luimanquaient pour s’être trop longtemps contenue.

Pendant quelques minutes elle resta làbrisée, suffoquée, puis, comme malgré son anéantissement laconscience persistait en elle qu’elle ne devait pas laisser sa mèreseule, elle se leva pour tâcher de se calmer un peu, au moins à lasurface, en arrêtant ses larmes et ses spasmes dedésespoir.

Et par le clos qui s’emplissait d’ombreselle allait, sans savoir où, droit devant elle ou tournant surelle-même, ne contenant ses sanglots que pour les laisser éclaterplus violents.

Comme elle passait ainsi devant le wagonpour la dixième fois peut-être, le marchand de sucre qui l’avaitobservée sortit de chez lui, deux bâtons de guimauve à la main ets’approchant d’elle :

« Tu as du chagrin, ma fille,dit-il d’une voix apitoyée.

– Oh ! monsieur…

– Eh bien, tiens, prends ça, — il tenditses bâtons de sucre, les douceurs c’est bon pour lapeine. »

VI

L’aumônier des dernières prières venaitde se retirer, et Perrine restait devant la fosse, quand laMarquise, qui ne l’avait pas quittée, passa son bras sous lesien :

« Il faut venir,dit-elle.

– Oh ! Madame….

– Allons, il faut venir »,répéta-t-elle avec autorité.

Et lui serrant le bras, ellel’entraîna.

Elles marchèrent ainsi pendant quelquesinstants, sans que Perrine eût conscience de ce qui se passaitautour d’elle et comprît où l’on pouvait la conduire : sapensée, son esprit, son cœur, sa vie étaient restés avec samère.

Enfin on s’arrêta dans une allée déserteet elle vit autour d’elle la Marquise qui l’avait lâchée, Grain deSel, La Carpe et le marchand de sucre, mais ce fut vaguementqu’elle les reconnut : la Marquise avait des rubans noirs àson bonnet, Grain de Sel était habillé en monsieur et coiffé d’unchapeau à haute forme, La Carpe avait remplacé son éternel tablierde cuir par une redingote noisette qui lui descendait jusqu’auxpieds, et le marchand de sucre sa veste de coutil blanc par unveston de drap ; car tous, en vrais Parisiens qui pratiquentle culte de la Mort, avaient tenu à se mettre en grande tenue pourhonorer celle qu’ils venaient d’enterrer.

« C’est pour te dire, petite,commença Grain de Sel, qui crut pouvoir prendre le premier laparole comme étant le personnage le plus important de la compagnie,c’est pour te dire que tu peux loger au Champ Guillot tant que tuvoudras sans payer.

– Si tu veux chanter avec moi, continuala Marquise, tu gagneras ta vie : c’est un jolimétier.

– Si tu aimes mieux la confiserie, ditle marchand de sucre de guimauve, je te prendrai : c’est aussiun joli métier, et un vrai. »

La Carpe ne dit rien, mais avec unsourire de sa bouche close et un geste de sa main qui semblaitprésenter quelque chose, il exprima clairement l’offre qu’ilfaisait à son tour : à savoir que toutes les fois qu’elleaurait besoin d’une tasse de bouillon, elle en trouverait une chezlui, et du fameux.

Ces propositions s’enchaînant ainsiemplirent de larmes les yeux de Perrine, et la douceur de celles-làlava l’âcreté de celles qui depuis deux jours labrûlaient.

« Comme vous êtes bons pourmoi ! murmura-t-elle.

– On fait ce qu’on peut, dit Grain deSel.

– On ne doit pas laisser une brave fillecomme toi sur le pavé de Paris, répondit la Marquise.

– Je ne dois pas rester à Paris,répondit Perrine, il faut que je parte tout de suite pour allerchez des parents.

– T’as des parents ? interrompitGrain de Sel en regardant les autres d’un air qui signifiait queces parents-là ne valaient pas cher ; où sont-ils tesparents ? ;

– Au delà d’Amiens.

– Et comment veux-tu aller àAmiens ? Tu as de l’argent ?

– Pas assez pour prendre le chemin defer ; c’est pourquoi j’irai à pied.

– Tu sais la route ?

– J’ai une carte dans mapoche.

– Ta carte te donne-t-elle ton chemindans Paris pour trouver la route d’Amiens ?

– Non ; mais si vous voulez mel’indiquer… »

Chacun s’empressa de lui donner cetteindication, et ce fut une confusion d’explications contradictoiresauxquelles Grain de Sel coupa court.

« Si tu veux te perdre dans Paris,dit-il, tu n’as qu’à les écouter. V’là ce que tu dois faire :prendre le chemin de fer de ceinture jusqu’à laChapelle-Nord ; là tu trouveras la route d’Amiens, que tun’auras plus qu’à suivre tout droit ; ça te coûtera six sous.Quand veux-tu partir ?

– Tout de suite ; j’ai promis àmaman de partir tout de suite.

– Il faut obéir à ta mère, dit laMarquise. Pars donc, mais pas avant que je t’embrasse ; tu esune brave fille. »

Les hommes lui donnèrent une poignée demain.

Elle n’avait plus qu’à sortir ducimetière, cependant elle hésita et se retourna vers la fossequ’elle venait de quitter ; alors la Marquise, devinant sapensée, intervint :

« Puisqu’il faut que tu partes,pars tout de suite, c’est le mieux,

– Oui pars », dit Grain deSel.

Elle leur adressa à tous un salut de latête et des deux mains dans lequel elle mit toute sareconnaissance, puis elle s’éloigna à pas pressés, le dos tenducomme si elle se sauvait.

« J’offre un verre, dit Grain deSel.

– Ça ne fera pas de mal », réponditla Marquise.

Pour la première fois La Carpe lâcha uneparole et dit :

« Pauvrepetite ! »

Quand Perrine fut montée dans le cheminde fer de ceinture, elle tira de sa poche une vieille carteroutière de France qu’elle avait consultée bien des fois depuisleur sortie d’Italie, et dont elle savait se servir. De Paris àAmiens sa route était facile, il n’y avait qu’à prendre celle deCalais que suivaient autrefois les malles-poste et qu’un petittrait noir indiquait sur sa carte par Saint-Denis, Écouen,Luzarches, Chantilly, Clermont et Breteuil ; à Amiens elle laquitterait pour celle de Boulogne ; et, comme elle savaitaussi évaluer les distances, elle calcula que jusqu’à Maraucourtcela devait donner environ cent cinquante kilomètre ; si ellefaisait trente kilomètres par jour régulièrement, il lui faudraitdonc six jours pour son voyage.

Mais pourrait-elle faire ces trentekilomètres régulièrement et les recommencer lelendemain ?

Justement parce qu’elle avait l’habitudede la marche pour avoir cheminé pendant des lieues et des lieues àcôté de Palikare, elle savait que ce n’est pas du tout la mêmechose de faire trente kilomètres par hasard, que de les répéterjour après jour ; les pieds s’endolorissent, les genouxdeviennent raides. Et puis que serait le temps pendant ces sixjournées de voyage ? Sa sérénité durerait-elle ? Sous lesoleil elle pouvait marcher, si chaud qu’il fût. Mais queferait-elle sous la pluie, n’ayant pour se couvrir que desguenilles ? Par une belle nuit d’été elle pouvait très biencoucher en plein air, à l’abri d’un arbre ou d’une cépée. Mais letoit de feuilles qui reçoit la rosée laisse passer la pluie et n’enrend ses gouttes que plus grosses. Mouillée, elle l’avait été biensouvent, et une ondée, une averse même ne lui faisaient paspeur ; mais pourrait-elle rester mouillée pendant six jours,du matin au soir et du soir au matin ?

Quand elle avait répondu à Grain de Selqu’elle n’avait pas assez d’argent pour prendre le chemin de fer,elle laissait entendre, comme elle l’entendait elle-même, qu’elleen aurait assez pour son voyage à pied ; seulement c’était àcondition que ce voyage ne se prolongerait pas.

En réalité, elle avait cinq francstrente-cinq centimes en quittant le Champ Guillot, et comme ellevenait de payer sa place six sous, il lui restait une pièce de cinqfrancs et un sou qu’elle entendait sonner dans la poche de sa jupequand elle remuait trop brusquement.

Il fallait donc qu’elle fit durer cetargent autant que son voyage, et même plus longtemps, de façon àpouvoir vivre quelques jours à Maraucourt.

Cela lui serait-ilpossible ?

Elle n’avait pas résolu cette questionet toutes celles qui s’y rattachaient. Quand elle entendit appelerla station de La Chapelle, alors elle descendit, et tout de suiteprit la route de Saint-Denis.

Maintenant il n’y avait qu’à aller droitdevant soi, et comme le soleil resterait encore au ciel deux outrois heures, elle espérait se trouver, quand il disparaîtrait,assez loin de Paris pour pouvoir coucher en pleine campagne, ce quiétait le mieux pour elle.

Cependant, contre son attente, lesmaisons succédaient aux maisons, les usines aux usines sansinterruption, et aussi loin que ses yeux pouvaient aller, elle nevoyait dans cette plaine plate que des toits et de hautes cheminéesqui jetaient des tourbillons de fumée noire ; de ces usines,des hangars, des chantiers sortaient des bruits formidables, desmugissements, des ronflements de machines, des sifflements aigus ourauques, des échappements de vapeur, tandis que sur la route même,dans un épais nuage de poussière rousse, voitures, charrettes,tramways se suivaient, ou se croisaient en files serrées ; etsur celles de ces charrettes qui avaient des bâches ou des prélartsl’inscription qui l’avait déjà frappée à la barrière de Bercy serépétait : « Usines de Maraucourt, VulfranPaindavoine. »

Paris ne finirait donc jamais !Elle n’en sortirait donc pas ! Et ce n’était pas de lasolitude des champs qu’elle avait peur, du silence de la nuit, desmystères de l’ombre, c’était de Paris, de ses maisons, de sa foule,de ses lumières.

Une plaque bleue fixée à l’angle d’unemaison lui apprit qu’elle entrait dans Saint-Denis alors qu’elle secroyait toujours à Paris, et cela lui donna bon espoir : aprèsSaint-Denis commencerait certainement la campagne.

Avant, d’en sortir, bien qu’elle ne sesentît aucun appétit, l’idée lui vint d’acheter un morceau de painqu’elle mangerait avant de s’endormir, et elle entra chez unboulanger :

« Voulez-vous me vendre une livrede pain ?

– Tu as de l’argent ? »demanda la boulangère à qui sa tenue n’inspirait pasconfiance.

Elle mit sur le comptoir, derrièrelequel la boulangère était assise, sa pièce de cinqfrancs.

« Voici cinq francs ; je vousprie de me rendre la monnaie. »

Avant de couper la livre de pain qu’onlui demandait, la boulangère prit la pièce de cinq francs etl’examina.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda-t-elle en la faisant sonner sur le marbre ducomptoir.

– Vous voyez bien, c’est cinqfrancs.

– Qu’est-ce qui t’a dit d’essayer de mepasser cette pièce ?

– Personne ; je vous demande unelivre de pain pour mon dîner.

– Eh bien tu n’en auras pas de pain, etje t’engage à filer au plus vite si tu ne veux pas que je te fassearrêter. »

Perrine n’était point en situation detenir tête :

« Pourquoi m’arrêter ?balbutia-t-elle.

– Parce que tu es unevoleuse…

– Oh ! madame.

– Qui veut me passer une pièce fausse.Vas-tu te sauver, voleuse, vagabonde. Attends un peu que j’appelleun sergent de ville. »

Perrine avait conscience de n’être pasune voleuse, bien qu’elle ne sût pas si sa pièce était bonne oufausse ; mais vagabonde elle l’était puisqu’elle n’avait nidomicile ni parents. Que répondrait-elle au sergent de ville ?Comment se défendrait-elle, si on l’arrêtait ? Que ferait-ond’elle ?

Toutes ces questions lui traversèrentl’esprit avec la rapidité de l’éclair, cependant telle, était sadétresse qu’avant d’obéir à la peur qui commençait à la serrer à lagorge, elle pensa à sa pièce :

« Si vous ne voulez, pas me donnerdu pain, au moins rendez-moi ma pièce, dit-elle en étendant lamain.

Pour que tu la passes ailleurs, n’est-cepas ? Je la garde, ta pièce. Si tu la veux, va chercher unsergent de ville, nous l’examinerons ensemble, En attendant,fiche-moi le camp et plus vite que ça,voleuse ! »

Les cris de la boulangère quis’entendaient de la rue avaient arrêté trois ou quatre passants etdes propos s’échangeaient entre eux curieusement :

« Qu’est-ce quec’est ?

– C’te fille qui a voulu forcer letiroir de la boulangère.

– Elle marque mal.

– N’y a donc jamais de police quand onen a besoin ? »

Affolée, Perrine se demandait si ellepourrait sortir ; cependant on la laissa passer, mais enl’accompagnant d’injures et de huées, sans qu’elle osât se sauver àtoutes jambes comme elle en avait envie, ni se retourner pour voirsi on ne la poursuivait point.

Enfin après quelques minutes, qui pourelle furent des heures, elle se trouva dans la campagne, et malgrétout elle respira : pas arrêtée ! plusd’injures !

Il est vrai qu’elle pouvait se direaussi : pas de pain, plus d’argent ; mais cela c’étaitl’avenir ; et ceux qui, aux trois quarts noyés, remontent à lasurface de l’eau, n’ont pas pour première pensée de se demandercomment ils souperont le soir et dîneront le lendemain.

Cependant après les premiers momentsdonnés au soulagement de la délivrance cette pensée du dîners’imposa brutalement, sinon pour le soir même, en tout cas pour lelendemain et les jours suivants. Elle n’était pas assez enfant pourimaginer que la fièvre du chagrin la nourrirait toujours, et savaitqu’on ne marche pas sans manger. En combinant son voyage ellen’avait compté pour rien les fatigues de la route, le froid desnuit et la chaleur du jour, tandis qu’elle comptait pour tout lanourriture que sa pièce de cinq francs lui assurait ; maismaintenant qu’on venait de lui prendre ses cinq francs et qu’il nelui restait plus qu’un sou, comment achèterait-elle la livre depain qu’il lui fallait chaque jour ? Quemangerait-elle ?

Instinctivement elle jeta un regard dechaque côté de la route où dans les champs ; sous la lumièrerasante du soleil couchant s’étalaient des cultures : des blésqui commençaient à fleurir, des betteraves qui verdoyaient, desoignons, des choux, des luzernes, des trèfles ; mais rien detout cela ne se mangeait, et d’ailleurs, alors même que ces champseussent été plantés de melons mûrs ou de fraisiers chargés defruits, à quoi cela lui eût-il servi ? elle ne pouvait pasplus étendre la main pour cueillir melons et fraises qu’elle nepouvait la tendre pour implorer la charité des passants ; nivoleuse, ni mendiante, vagabonde.

Ah ! comme elle eût voulu enrencontrer une aussi misérable qu’elle pour lui demander de quoivivent les vagabonds le long des chemins qui traversent les payscivilisés.

Mais y avait-il au monde aussimisérable, aussi malheureuse qu’elle, seule, sans pain, sans toit,sans personne pour la soutenir, accablée, écrasée, le cœurétranglé, le corps enfiévré par le chagrin ?

Et cependant il fallait qu’elle marchât,sans savoir si au but une porte s’ouvrirait devant elle.

Comment pourrait-elle arriver à cebut ?

Tous nous avons dans notre viequotidienne des heures de vaillance ou d’abattement pendantlesquelles le fardeau que nous avons à traîner se fait ou pluslourd ou plus léger ; pour elle c’était le soir quil’attristait toujours, même sans raison ; mais combien pluspesamment quand, à l’inconscient, s’ajoutait le poids des douleurspersonnelles et immédiates qu’elle avait en ce moment àsupporter !

Jamais elle n’avait éprouvé pareilembarras à réfléchir, pareille difficulté à prendre parti ; illui semblait qu’elle était vacillante, comme une chandelle qui vas’éteindre sous le souffle d’un grand vent, s’abattant sansrésistance possible tantôt d’un côté, tantôt de l’autre,folle.

Combien mélancolique était-elle cettebelle et radieuse soirée d’été, sans nuages au ciel, sans souffled’air, d’autant plus triste pour elle qu’elle était plus douce etplus gaie aux autres, aux villageois assis sur le pas de leur porteavec l’expression heureuse de la journée finie ; auxtravailleurs qui revenaient des champs et respiraient déjà la bonneodeur de la soupe du soir ; même aux chevaux qui se hâtaientparce qu’ils sentaient l’écurie où ils allaient se reposer devantleur râtelier garni.

Lorsqu’elle sortit de ce village, ellese trouva à la croisée de deux grandes routes qui toutes deuxconduisaient à Calais, l’une par Moisselles, l’autre par Écouen,disait le poteau posé à leur intersection ; ce fut celle-làqu’elle prit.

VII

Bien qu’elle commençât à avoir lesjambes lasses et les pieds endoloris, elle eût voulu marcherencore, car à faire la route dans la fraîcheur du soir et lasolitude, sans que personne s’inquiétât d’elle, elle eût trouvé unetranquillité que le jour ne lui donnait pas. Mais, si elle prenaitce parti, elle devrait s’arrêter quand elle serait trop fatiguée,et alors, ne pouvant pas se choisir une bonne place dansl’obscurité de la nuit, elle n’aurait pour se coucher que le fossédu chemin ou le champ voisin, ce qui n’était pas rassurant. Dansces conditions, le mieux était donc qu’elle sacrifiât son bien-êtreà sa sécurité et profitât des dernières clartés du soir pourchercher un endroit où, cachée et abritée, elle pourrait dormir enrepos. Si les oiseaux se couchent de bonne heure, quand il faitencore clair, n’est-ce pas pour mieux choisir leur gîte : lesbêtes maintenant devaient lui servir d’exemple, puisqu’elle vivaitde leur vie.

Elle n’eut pas loin à aller pour enrencontrer un qui lui parut réunir toutes les garanties qu’ellepouvait souhaiter. Comme elle passait le long d’un champd’artichauts, elle vit un paysan occupé avec une femme à encueillir les têtes qu’ils plaçaient dans des paniers ;aussitôt remplis, ils chargeaient ces paniers dans une voiturerestée sur la route. Machinalement elle s’arrêta pour regarder cetravail, et à ce moment arriva une autre charrette que conduisait,assise sur le limon, une fillette rentrant au village.

« Vous avez cueillé vosartichauts ? cria-t-elle.

– C’est pas trop tôt, répondit lepaysan ; pas drôle de coucher là toutes les nuits pour veilleraux galvaudeux, au moins je vas dormir dans mon lit

– Et la pièce àMonneau ?

– Monneau, il fait le malin ; ildit que les autres la gardent ; cette nuit ce ne sera toujourspas  ; ce que c’serait drôle si demain il setrouvait nettoyé ! »

Tous les trois partirent d’un gros rirequi disait qu’ils ne s’intéressaient pas précisément à laprospérité de ce Monneau qui exploitait la surveillance de sesvoisins pour dormir tranquille lui-même.

« Ce que c’seraitdrôle !

– Attends, minute, nous rentrons ;nous avons fini. »

En effet, au bout de peu d’instants, lesdeux charrettes s’éloignèrent du côté du village.

Alors, de la route déserte Perrine putvoir, dans le crépuscule, la différence qu’offraient les deuxchamps qui se touchaient, l’un complètement dépouillé de sesfruits, l’autre encore tout chargé de grosses têtes bonnes àcouper ; sur leur limite se dressait une petite cabane enbranchages dans laquelle le paysan avait passé les nuits qu’ilregrettait tant à garder sa récolte et du même coup celle de sonvoisin. Combien heureuse eût-elle été d’avoir une pareille chambraà coucher !

À peine cette idée eut-elle traversé sonesprit qu’elle se demanda pourquoi elle ne la prendrait pas, cettechambre. Quel mal à cela puisqu’elle était abandonnée ?D’autre part, elle n’avait pas à craindre d’y être dérangée,puisque, le champ étant dépouillé maintenant, personne n’yviendrait. Enfin, un four à briques brûlant à une assez courtedistance, il lui semblait qu’elle serait moins seule, et que sesflammes rouges qui tourbillonnaient dans l’air tranquille du soirlui tiendraient compagnie au milieu de ces champs déserts, comme lephare au marin sur la mer.

Cependant elle n’osa pas tout de suitealler prendre possession de cette cabane, car, un espace découvertassez grand s’étendant entre elle et la route, il valait mieux pourle traverser que l’obscurité se fût épaissie. Elle s’assit donc surl’herbe du fossé et attendit en pensant à la bonne nuit qu’elleallait passer là, alors qu’elle en avait craint une si mauvaise.Enfin, quand elle ne distingua plus que confusément les chosesenvironnantes, choisissant un moment où elle n’entendait aucunbruit sur la route, elle se glissa en rampant à travers lesartichauts et gagna la cabane qu’elle trouva encore mieux meubléequ’elle n’avait imaginé puisqu’une bonne couche de paille couvraitle sol, et qu’une botte de roseaux pouvait servird’oreiller.

Depuis Saint-Denis, il en avait étéd’elle comme d’une bête traquée, et plus d’une fois elle avaittourné la tête pour voir si les gendarmes à ses trousses n’allaientpas l’arrêter, afin d’éclaircir l’histoire de sa piècefausse ; dans la cabane, ses nerfs crispés se détendirent, et,du toit qu’elle avait sur la tête, descendit en elle un apaisementavec un sentiment de sécurité mêlé de confiance qui lareleva ; tout n’était donc pas perdu, tout n’était pasfini.

Mais en même temps elle fut surprise des’apercevoir qu’elle avait faim, alors que, tandis qu’ellemarchait, il lui semblait qu’elle n’aurait jamais plus besoin demanger ni de boire.

C’était là désormais l’inquiétant et ledangereux de sa situation : comment, avec le sou qui luirestait, vivrait-elle pendant cinq ou six jours ? Le momentprésent n’était rien, mais que serait le lendemain, lesurlendemain ?

Cependant si grave que fût la question,elle ne voulut pas la laisser l’envahir et l’abattre ; aucontraire, il fallait se secouer, se raidir, en se disant que,puisqu’elle avait trouvé une si bonne chambre quand elle admettaitqu’elle n’aurait pas mieux que le grand chemin pour se coucher, ouun tronc d’arbre pour s’adosser, elle trouverait bien aussi lelendemain quelque chose à manger. Quoi ? Elle ne l’imaginaitpas. Mais cette ignorance présente ne devait pas l’empêcher des’endormir dans l’espérance.

Elle s’était allongée sur la paille, labotte de roseaux sous sa tête, ayant en face d’elle, par une desouvertures de la cabane, les feux du four à briques qui, dans lanuit, voltigeaient en lueurs fantastiques, et le bien-être durepos, au milieu d’une tranquillité qui ne devait pas êtretroublée, l’emportait sur les tiraillements de sonestomac.

Elle ferma les yeux et avant des’endormir, comme tous les soirs depuis la mort de son père, elleévoqua son image ; mais ce soir-là à l’image du père sejoignit celle de la maman qu’elle venait de conduire au cimetièreen ce jour terrible, et ce fut en les voyant l’un et l’autrepenchés sur elle pour l’embrasser comme toujours ils le faisaientvivants que, dans un sanglot, brisée par la fatigue et plus encorepar les émotions, elle trouva le sommeil.

Si lourde que fût cette fatigue, elle nedormit pas cependant solidement ; de temps en temps leroulement d’une voiture sur le pavé l’éveillait, ou le passage d’untrain, ou quelque bruit mystérieux qui, dans le silence et lerecueillement de la nuit, lui faisait battre le cœur, mais aussitôtelle se rendormait. À un certain moment, elle crut qu’une voiturevenait de s’arrêter près d’elle sur la route, et cette fois elleécouta. Elle ne s’était pas trompée, elle entendit un murmure devoix étouffées mêlé à un bruit de chutes légères. Vivement elles’agenouilla pour regarder par un des trous percés dans lacabane ; une voiture était bien arrêtée au bout du champ, etil lui sembla, autant qu’elle pouvait juger à la pale clarté desétoiles, qu’une ombre, homme ou femme, en jetait des paniers quedeux autres ombres prenaient et portaient dans la pièce à côté,celle à Monneau. Que signifiait cela à pareilleheure ?

Avant qu’elle eut trouvé une réponse àcette question, la voiture s’éloigna, et les deux ombres entrèrentdans le champ d’artichauts ; aussitôt elle entendit des petitscoups secs et rapides comme si l’on coupait là quelquechose.

Alors elle comprit : c’étaient desvoleurs, « des galvaudeux », qui « nettoyaient lapièce à Monneau » ; vivement ils coupaient les artichautset les entassaient dans les paniers que la charrette avait apportéset que, sans doute, elle allait venir reprendre la récolte achevée,afin de ne pas rester sur la route pendant cette opération etd’appeler l’attention des passants s’il en survenait.

Mais au lieu de se dire, comme lespaysans, « que c’était drôle », Perrine fut épouvantée,car instantanément elle comprit les dangers auxquels elle pouvaitse trouver exposée.

Que feraient-ils d’elle s’ils ladécouvraient ? Souvent elle avait entendu raconter deshistoires de voleurs et savait que c’est quand on les surprend oules dérange qu’ils tuent ceux qui porteraient un témoignage contreeux.

Il est vrai qu’elle avait bien deschances pour n’être pas découverte par eux, puisque c’était parcequ’ils savaient certainement cette cabane abandonnée qu’ilsvolaient cette nuit-là les artichauts du champ Monneau ; maissi on les surprenait, si on les arrêtait, ne pouvait-elle pas êtreprise avec eux ; comment se défendrait-elle et prouverait-ellequ’elle n’était pas leur complice ?

À cette pensée, elle se sentit inondéede sueur, et ses yeux se troublèrent au point qu’elle ne distinguaplus rien autour d’elle, bien qu’elle entendit toujours les coupssecs des serpettes qui coupaient les artichauts ; et le seulsoulagement à son angoisse fut de se dire qu’ils travaillaient avecune telle ardeur qu’ils auraient bientôt dépouillé tout lechamp.

Mais ils furent dérangés ; au loinon entendit le roulement d’une charrette sur le pavé, et quand elleapprocha ils se blottirent entre les tiges des artichauts, si bienrasés qu’elle ne les voyait plus.

La charrette passée, ils reprirent leurbesogne avec une activité que le repos avait renouvelée.

Cependant, si furieux que fut leurtravail, elle se disait qu’il ne finirait jamais ; d’uninstant à l’autre on allait venir les arrêter, et sûrement elleavec eux.

Si elle pouvait se sauver ! Ellechercha le moyen de sortir de la cabane, ce qui, à vrai dire,n’était pas difficile ; mais où irait-elle sans être exposée àfaire du bruit et à révéler ainsi sa présence qui, si elle nebougeait pas, devait rester ignorée ?

Alors elle se recoucha et feignit dedormir, car puisqu’il lui était impossible de sortir sans s’exposerà être arrêtée au premier pas, le mieux encore était qu’elle parûtn’avoir rien vu, si les voleurs entraient dans lacabane.

Pendant un certain temps encore ilscontinuèrent leur récolte, puis, après un coup de sifflet qu’ilslancèrent, un bruit de roues se fît entendre sur la route etbientôt leur voiture s’arrêta au bout du champ ; en quelquesminutes elle fut chargée et au grand trot elle s’éloigna du côté deParis.

Si elle avait su l’heure, elle aurait puse rendormir jusqu’à l’aube, mais, n’ayant pas conscience du tempsqu’elle avait passé là, elle jugea qu’il était prudent à elle de seremettre en route : aux champs on est matineux ; si aujour levant un paysan la voyait sortir de cette pièce dépouillée,ou même s’il l’apercevait aux environs, il la soupçonnerait d’êtrede la compagnie des voleurs et l’arrêterait.

Elle se glissa donc hors de la cabane,et rampant comme les voleurs pour sortir du champ, l’oreille auxécoutes, l’œil aux aguets, elle arriva sans accident sur la granderoute où elle reprit sa marche à pas pressés ; les étoiles quicriblaient le ciel sans nuages avaient pâli, et du côté de l’orientune faible lueur éclairait les profondeurs de la nuit, annonçantl’approche du jour.

VIII

Elle n’eut pas à marcher longtemps sansapercevoir devant elle une masse noire confuse qui profilait d’uncôté ses toits, ses cheminées et son clocher sur la blancheur duciel, tandis que de l’autre tout restait noyé dansl’ombre.

En arrivant aux premières maisons,instinctivement elle étouffa le bruit de ses pas, mais c’était uneprécaution inutile ; à l’exception des chats, qui flânaientsur la route, tout dormait et son passage n’éveilla que quelqueschiens qui aboyaient derrière les portes closes ; il semblaitque ce fût un village de morts.

Quand elle l’eut traversé, elle se calmaet ralentit sa course, car maintenant qu’elle se trouvait assezéloignée du champ volé pour qu’on ne pût pas l’accuser d’avoir faitpartie des voleurs, elle sentait qu’elle ne pourrait pas continuertoujours à cette allure ; déjà elle éprouvait une lassitudequ’elle ne connaissait pas, et malgré le refroidissement du matin,il lui montait à la tête des bouffées de chaleur qui la rendaientvacillante.

Mais ni le ralentissement de sa marche,ni la fraîcheur de plus en plus vive, ni la rosée qui la mouillaitne calmèrent ces troubles, pas plus qu’ils ne lui donnèrent de lavigueur, et il fallut qu’elle reconnût que c’était la faim quil’affaiblissait en attendant qu’elle l’abattit tout à faitdéfaillante.

Que deviendrait-elle si elle n’avaitplus ni sentiment ni volonté ?

Pour que cela n’arrivât pas, elle crutque le mieux était de s’arrêter un instant ; et comme ellepassait en ce moment devant une luzerne nouvellement fauchée, dontla moisson, mise en petites meules, faisait des tas noirs sur laterre rase, elle franchit le fossé de la route, et se creusant unabri dans une de ces meules, elle s’y coucha enveloppée d’une doucechaleur parfumée de l’odeur du foin. La campagne déserte, sansmouvement, sans bruit, dormait encore, et sous la lumière quijaillissait de l’orient elle paraissait immense. Le repos, lachaleur, et aussi le parfum de ces, herbes séchées calmèrent sesnausées et elle ne tarda pas à s’endormir.

Quand elle s’éveilla, le soleil déjàhaut à l’horizon couvrait la campagne de ses chauds rayons, et dansla plaine des hommes, des femmes, des chevaux travaillaient çà etlà ; près d’elle, une escouade d’ouvriers échardonnaient unchamp d’avoine ; ce voisinage l’inquiéta tout d’abord un peu,mais à la façon dont ils faisaient leur ouvrage, elle comprit, ouqu’ils ne soupçonnaient pas sa présence, ou qu’elle ne lesintéressait pas, et, après avoir attendu un certain temps qui leurpermit de s’éloigner, elle put revenir à la route.

Ce bon sommeil l’avait reposée ; etelle fit quelques kilomètres assez gaillardement, quoique la faimmaintenant lui serrât l’estomac et lui rendit la tête vide, avecdes vertiges, des crampes, des bâillements, et qu’elle eût lestempes serrées comme dans un étau. Aussi quand du haut d’une côtequ’elle venait de monter, elle aperçut sur la pente opposée lesmaisons d’un gros village que dominaient les combles élevés d’ungrand château émergeant d’un bois, se décida-t-elle à acheter unmorceau de pain.

Puisqu’elle avait un sou en poche,pourquoi ne pas l’employer, au lieu de souffrir la faimvolontairement ? à la vérité, quand elle l’aurait dépensé ilne lui resterait plus rien ; mais qui pouvait savoir si unheureux hasard ne lui viendrait pas en aide ? il y a des gensqui trouvent des pièces d’argent sur les grands chemins, et ellepouvait avoir cette bonne chance ; n’en avait-elle pas euassez de mauvaises, sans compter les malheurs qui l’avaientécrasée ?

Elle examina donc son sou attentivementpour voir s’il était bon ; malheureusement elle ne savait pastrès bien comment les vrais sous français se distinguent desmauvais ; aussi était-elle émue lorsqu’elle se décida à entrerchez le premier boulanger qu’elle vit, tremblant que l’aventure deSaint-Denis ne se reproduisit.

« Est-ce que vous voulez bien mecouper pour un sou de pain ? » dit-elle.

Sans répondre, le boulanger lui tenditun petit pain d’un sou qu’il prit sur son comptoir, mais au lieud’allonger la main elle resta hésitante :

« Si vous vouliez m’encouper ? dit-elle, je ne tiens pas à ce qu’il soitfrais.

– Alors, tiens, »

Et il lui donna sans le peser un morceaude pain qui traînait là depuis deux ou trois jours.

Mais il importait peu qu’il fût plus oumoins rassis, la grande affaire était qu’il fût plus gros qu’unpetit pain d’un sou, et en réalité il en valait au moinsdeux.

Aussitôt qu’elle l’eut entre les mains,sa bouche se remplit d’eau ; cependant quelque envie qu’elleen eût, elle ne voulut pas l’entamer avant d’être sortie duvillage. Cela fut vivement fait. Aussitôt qu’elle eut dépassé lesdernières maisons, tirant son couteau de sa poche, elle dessina unecroix sur sa miche de manière à la diviser en quatre morceauxégaux, et elle en coupa un qui devait faire son unique repas decette journée ; les trois autres, réservés pour les jourssuivants, la conduiraient, calculait-elle, jusqu’aux environsd’Amiens, si petits qu’ils fussent.

C’était en traversant le village qu’elleavait fait ce calcul qui lui semblait d’une exécution aussi simpleque facile, mais à peine eut-elle avalé une bouchée de son petitmorceau de pain qu’elle sentit que les raisonnements les plus fortsdu monde n’ont aucune puissance sur la faim, pas plus que ce n’estsur ce qui doit ou ne doit pas se faire que se règlent nosbesoins : elle avait faim, il fallait qu’elle mangeât, et cefut gloutonnement qu’elle, dévora son premier morceau en se disantqu’elle ne mangerait le second qu’à petites bouchées pour le fairedurer ; mais celui-là fut englouti avec la même avidité, et letroisième suivit le second sans qu’elle pût se retenir, malgré toutce qu’elle se disait pour s’arrêter. Jamais elle n’avait éprouvépareil anéantissement de volonté, pareille impulsion bestiale. Elleavait honte de ce qu’elle faisait. Elle se disait que c’était bêteet misérable ; mais paroles et raisonnements restaientimpuissants contre la force qui l’entraînait. Sa seule excuse, sielle en avait une, se trouvait dans la petitesse de ces morceauxqui, réunis, ne pesaient pas une demi-livre, quand une livreentière n’eût pas suffi à rassasier cette faim gloutonne qui ne semanifestait si intense sans doute que parce qu’elle n’avait rienmangé la veille, et que parce que les jours précédents elle n’avaitpris que le bouillon que La Carpe lui donnait.

Cette explication qui était une excuse,et en réalité la meilleure de toutes, fut cause que le quatrièmemorceau eut le sort des trois premiers ; seulement pourcelui-là elle se dit qu’elle ne pouvait pas faire autrement et quedès lors il n’y avait de sa part ni faute, niresponsabilité.

Mais ce plaidoyer perdit sa force dèsqu’elle se remit en marche, et elle n’avait pas fait cinq centsmètres sur la route poudreuse, qu’elle se demandait ce que seraitsa matinée du lendemain, quand l’accès de faim qui venait de laprendre se produirait de nouveau, si d’ici là le miracle auquelelle avait pensé ne se réalisait pas.

Ce qui se produisit avant la faim, cefut la soif avec une sensation d’ardeur et d’aridité de lagorge : la matinée était brûlante et, depuis peu, soufflait unfort vent du sud qui l’inondait de sueur et la desséchait ; onrespirait un air embrasé, et le long des talus de la route, dansles fossés, les cornets rosés des liserons et les fleurs bleues deschicorées pendaient flétris sur leurs tiges amollies.

Tout d’abord elle ne s’inquiéta pas decette soif ; l’eau est à tout le monde et il n’est pas besoind’entrer dans une boutique pour en acheter : quand ellerencontrerait une rivière ou une fontaine, elle n’aurait qu’à semettre à quatre pattes ou se pencher pour boire tant qu’ellevoudrait.

Mais justement elle se trouvait à cemoment sur ce plateau de l’Île-de-France, qui du Rouillon à laThève ne présente aucune rivière, et n’a que quelques rus quis’emplissent d’eau l’hiver, mais restent l’été entièrement àsec ; des champs de blé ou d’avoine, de larges perspectives,une plaine plate sans arbres d’où émerge çà et là une colline,couronnée d’un clocher et de maisons blanches ; nulle part uneligne de peupliers indiquant une vallée au fond de laquellecoulerait un ruisseau.

Dans le petit village où elle arrivaaprès Écouen, elle eut beau regarder de chaque coté de la rue quile traverse, nulle part elle n’aperçut la fontaine bienheureuse surlaquelle elle comptait, car ils sont rares les villages où l’on apensé au vagabond du chemin qui passe assoiffé ; on a sonpuits, ou celui du voisin, cela suffit.

Elle parvint ainsi aux dernièresmaisons, et alors elle n’osa pas revenir sur ses pas pour entrerdans une maison et demander un verre d’eau. Elle avait remarqué queles gens la regardaient, déjà d’une façon peu encourageante à sonpremier passage, et il lui avait semblé que les chiens eux-mêmesmontraient les dents à la déguenillée inquiétante qu’elleétait ; ne l’arrêterait-on pas quand on la verrait passer uneseconde fois devant les maisons ? Elle aurait un sac sur ledos, elle vendrait, elle achèterait quelque chose qu’on lalaisserait circuler ; mais, comme elle allait les brasballants, elle devait être une voleuse qui cherche un bon coup pourelle ou pour sa troupe.

Il fallait marcher.

Cependant par cette chaleur, dans cebrasier, sur cette route blanche, sans arbres, où le vent, brûlantsoulevait à chaque instant des tourbillons de poussière quil’enveloppaient, la soif lui devenait de plus en pluspénible ; depuis longtemps elle n’avait plus de salive ;sa langue sèche la gênait comme si elle eût été un corps étrangerdans sa bouche ; il lui semblait que son palais se durcissaitsemblable, à de la corne qui se recroquevillerait, et cettesensation insupportable la forçait, pour ne pas étouffer, à resterles lèvres entr’ouvertes, ce qui rendait sa langue plus sècheencore et son palais plus dur.

À bout de forces, elle eut l’idée de semettre dans la bouche des petits cailloux, les plus polis qu’elleput trouver sur la route, et ils rendirent un peu d’humidité à salangue qui s’assouplit ; sa salive devint moinsvisqueuse.

Le courage lui revint, et aussil’espérance ; la France, elle le savait par les pays qu’elleavait traversés depuis la frontière, n’est pas un désert sanseau ; en persévérant elle finirait bien par trouver quelquerivière, une mare, une fontaine. Et puis, bien que la chaleur fûttoujours aussi suffocante et que le vent soufflât toujours commes’il sortait d’une fournaise, le soleil depuis un certain tempsdéjà s’était voilé, et, quand elle se retournait du côté de Paris,elle voyait monter au ciel un immense nuage noir qui emplissaittout l’horizon, aussi loin qu’elle pouvait le sonder. C’était unorage qui arrivait, et sans doute il apporterait avec lui la pluiequi ferait des flaques et des ruisseaux où elle pourrait boire tantqu’elle voudrait.

Une trombe passa, aplatissant lesmoissons, tordant les buissons, arrachant les cailloux de la route,entraînant avec elle des tourbillons de poussière, de feuillesvertes, de paille, de foin, puis, quand son fracas se calma, onentendit dans le sud des détonations lointaines, quis’enchaînaient, vomies sans relâche d’un bout à l’autre del’horizon noir.

Incapable de résister à cette formidablepoussée, Perrine s’était couchée dans le fossé, à plat ventre, lesmains sur ses yeux et sur sa bouche ; ces détonations larelevèrent. Si tout d’abord, affolée par la soif, elle n’avaitpensé qu’à la pluie, le tonnerre en la secouant lui rappelait qu’iln’y a pas que de la pluie dans un orage ; mais aussi deséclairs aveuglants, des torrents d’eau, de la grêle, des coups defoudre.

Où s’abriterait-elle dans cette vasteplaine nue ? Et si sa robe était traversée, comment laferait-elle sécher ?

Dans les derniers tourbillons depoussière qu’emportait la trombe, elle aperçut devant elle à deuxkilomètres environ la lisière d’un bois à travers lequels’enfonçait la route, et elle se dit que là peut-être elletrouverait un refuge, une carrière, un trou où elle seterrerait.

Elle n’avait pas de temps àperdre : l’obscurité s’épaississait, et les roulements dutonnerre se prolongeaient maintenant indéfiniment, dominés à desintervalles irréguliers par un éclat plus formidable que lesautres, qui suspendait, sur la plaine et dans le ciel, toutmouvement, tout bruit comme s’il venait d’anéantir la vie de laterre.

Arriverait-elle au bois avantl’orage ? Tout en marchant aussi vite que sa respirationhaletante le permettait, elle tournait parfois la tête en arrière,et le voyait fondre sur elle au galop furieux de ses nuagesnoirs ; et, de ses détonations, il la poursuivait enl’enveloppant d’un immense cercle de feu.

Dans les montagnes, en voyage, elleavait plus d’une fois été exposée à de terribles orages, mais alorselle avait son père, sa mère qui la couvraient de leur protection,tandis que maintenant elle se trouvait seule, au milieu de cettecampagne déserte, pauvre oiseau voyageur surpris par latempête.

Elle eût dû marcher contre elle qu’ellen’eût certainement pas pu avancer, mais par bonheur le vent lapoussait, et si fort, que par instants il la forçait àcourir.

Pourquoi ne garderait-elle pas cetteallure ? La foudre n’était pas encore au-dessusd’elle.

Les coudes serrés à la taille, le corpspenché en avant, elle se mit à courir, en se ménageant cependantpour ne pas tomber à bout de souffle ; mais, si vite qu’ellecourut, l’orage courait encore plus vite qu’elle, et sa voixformidable lui criait dans le dos qu’il la gagnait.

Si elle avait été dans son étatordinaire elle aurait lutté plus énergiquement, mais fatiguée,affaiblie, la tête chancelante, la bouche sèche, elle ne pouvaitpas soutenir un effort désespéré, et par moment le cœur luimanquait.

Heureusement le bois se rapprochait, etmaintenant elle distinguait nettement ses grands arbres que desabatis récents avaient clairsemés.

Encore quelques minutes, ellearrivait ; au moins elle touchait sa lisière, qui pouvait luidonner un abri que la plaine certainement ne lui offriraitpas ; et il suffisait que cette espérance présentât une chancede réalisation, si faible qu’elle fut, pour que son courage nel’abandonnât pas : que de fois son père lui avait-il répétéque dans le danger les chances de se sauver sont à ceux qui luttentjusqu’au bout !

Et elle luttait soutenue par cettepensée, comme si la main de son père tenait encore la sienne etl’entraînait.

Un coup plus sec, plus violent que lesautres, la cloua au sol couvert de flammes ; cette fois letonnerre ne la poursuivait plus, il l’avait rejointe, il était surelle ; il fallait qu’elle ralentît sa course, car mieux valaitencore s’exposer à être inondée que foudroyée.

Elle n’avait pas fait vingt pas quequelques gouttes de pluie larges et épaisses s’abattirent, et ellecrut que c’était l’averse qui commençait ; mais elle ne durapoint, emportée par le vent, coupée par les commotions du tonnerrequi la refoulaient.

Enfin elle entrait dans le bois, maisl’obscurité s’était faite si noire que ses yeux ne pouvaient pas lesonder bien loin, cependant à la lueur d’un coup de foudre ellecrut apercevoir, à une courte distance, une cabane à laquelleconduisait un mauvais chemin creusé de profondes ornières, elle sejeta dedans, au hasard.

De nouveaux éclairs lui montrèrentqu’elle ne s’était pas trompée : c’était bien un abri que desbûcherons avaient construit en fagots, pour travailler sous sontoit fait de bourrées, à l’abri du soleil et de la pluie. Encorecinquante pas, encore dix et elle échappait à la pluie. Elle lesfranchit, et, à bout de forces, épuisée par sa course, étouffée parson émoi, elle s’affaissa sur le lit de copeaux qui couvrait lesol.

Elle n’avait pas repris sa respirationqu’un fracas effroyable emplit la forêt, avec des craquements àcroire qu’elle allait être emportée ; les grands arbres que lacoupe du sous-bois avait isolés se courbaient, leurs tiges setordaient, et des branches mortes tombaient partout avec des bruitssourds, écrasant les jeunes cépées.

La cabane pourrait-elle résister à cettetrombe, ou dans un balancement plus fort que les autresn’allait-elle pas s’effondrer ?

Elle n’eut pas le temps de réfléchir,une grande flamme accompagnée d’une terrible poussée la jeta à larenverse, aveuglée et abasourdie en la couvrant de branches. Quandelle revint à elle, tout on se tâtant pour voir si elle étaitencore en vie, elle aperçut à une courte distance, tout blanc dansl’obscurité, un chêne que le tonnerre venait de frapper, en ledépouillant du haut en bas de son écorce, projetée à l’entour, etqui, en tombant sur la cabane, l’avait bombardée de seséclats ; le long de son tronc nu deux de ses maîtressesbranches pendaient tordues à la base ; secouées par le vent,elles se balançaient avec des gémissements sinistres.

Comme elle regardait effarée,tremblante, épouvantée à la pensée de la mort qui venait de passersur elle, et si près que son souffle terrible l’avait couchée surle sol, elle vit le fond du bois se brouiller, en même tempsqu’elle entendit un roulement extraordinaire plus puissant que nele serait celui d’un train rapide, – c’était la pluie et la grêlequi s’abattaient sur la forêt ; la cabane craqua du haut enbas, son toit ondula sous la bourrasque, mais elle ne s’effondrapas.

L’eau ne tarda pas à rouler en cascadessur la pente que les bûcherons avaient inclinée au nord, et, sansse faire mouiller, Perrine n’eut qu’à étendre le bras pour boire àsa soif dans le creux de sa main.

Maintenant elle n’avait qu’à attendreque l’orage fût passé ; puisque la hutte avait résisté à cesdeux assauts furieux, elle supporterait bien les autres, et aucunemaison, si solide qu’elle fût, ne vaudrait pour elle cette cabanede branchages dont elle était maîtresse. Cette pensée la remplitd’un doux bien-être qui, succédant aux efforts qu’elle venait defaire, à ses angoisses, à ses affres, l’engourdit ; et malgréle tonnerre qui continuait ses coups de foudre et ses roulements,malgré la pluie qui tombait à flots, malgré le vent et son fracas àtravers les arbres, malgré la tempête déchaînée dans les airs etsur la terre, s’allongeant au milieu des copeaux qui lui servaientd’oreiller, elle s’endormit avec un sentiment de soulagement et deconfiance qu’elle ne connaissait plus depuis longtemps :c’était donc bien vrai, que se sauvent ceux qui ont le courage delutter jusqu’au bout.

IX

Le tonnerre ne grondait plus quand elles’éveilla, mais comme la pluie tombait encore fine, et continue,brouillant tout dans la forêt ruisselante, elle ne pouvait passonger à se remettre en route ; il fallaitattendre.

Cela n’était ni pour l’inquiéter, nipour lui déplaire ; la forêt avec sa solitude et son silencene l’effrayait pas, et elle aimait déjà cette cabane qui l’avait sibien protégée, et où elle venait de trouver un si bonsommeil ; si elle devait passer la nuit là, peut-être même yserait-elle mieux qu’ailleurs, puisqu’elle aurait un toit sur latête et un lit sec.

Comme la pluie cachait le ciel, etqu’elle avait dormi sans garder conscience du temps écoulé, ellen’avait aucune idée de l’heure qu’il pouvait être ; mais, aufond, cela importait peu, quand le soir viendrait, elle le verraitbien.

Depuis son départ de Paris, elle n’avaiteu ni le loisir ni l’occasion de faire sa toilette, et, cependant,le sable de la route, fouetté par le vent d’orage, l’avait couvertede la tête aux pieds, d’une épaisse couche de poussière, qui luibrûlait la peau. Puisqu’elle était seule, puisque l’eau coulaitdans la rigole creusée autour de la hutte, c’était le moment deprofiter de l’occasion qui lui avait manqué ; par cette pluiepersistante, personne ne la dérangerait.

La poche de sa jupe contenait, en plusde sa carte et de l’acte de mariage de sa mère, un petit paquetserré dans un chiffon, composé d’un morceau de savon, d’un peignecourt, d’un dé et d’une pelote de fil avec deux aiguilles piquées,dedans. Elle le développa et, après avoir ôté sa veste, sessouliers et ses bas, penchée au-dessus de la rigole qui coulaitclaire, elle se savonna le visage, les épaules et les pieds. Pours’essuyer, elle, n’avait que le chiffon qui enveloppait son paquet,et il n’était guère grand ni épais, mais encore valait-il mieux querien.

Cette toilette la délassa presque autantque son bon sommeil, et alors elle se peigna lentement en nattantses cheveux en deux grosses tresses blondes qu’elle laissa pendresur ses épaules. N’était la faim qui recommençait à tirailler sonestomac, et aussi quelques morsures de ses souliers qui, à certainsendroits, lui avaient mis les pieds à vif, elle eût été tout à faità l’aise : l’esprit calme, le corps dispos.

Contre la faim, elle ne pouvait rien,car, si cette cabane était un abri, elle n’offrirait jamais lamoindre nourriture. Mais, pour les écorchures de ses pieds, ellepensa que si elle bouchait les trous que les frottements de lamarche avaient faits dans ses bas, elle souffrirait moins de ladureté de ses souliers, et, tout de suite, elle se mit à l’ouvrage.Il fut long autant que difficile, car c’était du coton qu’il luiaurait fallu pour un reprisage à peu près complet, et elle n’avaitque du fil.

Ce travail avait encore cela de bon,qu’en l’occupant, il l’empêchait de penser à la faim, mais il nepouvait pas durer toujours. Quand il fut achevé, la pluiecontinuait à tomber plus ou moins fine, plus ou moins serrée, etl’estomac continuait aussi ses réclamations de plus en plusexigeantes.

Puisqu’il semblait bien maintenantqu’elle ne pourrait quitter son abri que le lendemain, et comme,d’autre part, il était certain qu’un miracle ne se ferait pas pourlui apporter à souper, la faim, plus impérieuse, qui ne luilaissait plus guère d’autres idées que celles de nourriture, luisuggéra la pensée de couper, pour les manger, des tiges de bouleauqui se mêlaient au toit de la hutte, et qu’elle pouvait facilementatteindre en grimpant sur les fagots. Quand elle voyageait avec sonpère, elle avait vu des pays où l’écorce du bouleau servait àfabriquer des boissons ; donc, ce n’était pas un arbrevénéneux qui l’empoisonnerait ; mais lanourrirait-il ?

C’était une expérience à tenter. Avecson couteau, elle coupa quelques branches feuillues, et, lesdivisant en petits morceaux très courts, elle commença à en mâcherun.

Bien dur elle le trouva, quoique sesdents fussent solides, bien âpre, bien amer ; mais ce n’étaitpas comme friandise qu’elle le mangeait ; si mauvais qu’ilfût, elle ne se plaindrait pas pourvu qu’il apaisât sa faim et lanourrît. Cependant, elle n’en put avaler que quelques morceaux, etencore cracha-t-elle presque tout le bois, après l’avoir tourné etretourné inutilement dans sa bouche ; les feuilles passèrentmoins difficilement.

Pendant qu’elle faisait sa toilette,raccommodait ses bas, et tâchait de souper avec les branches dubouleau, les heures avaient marché, et quoique le ciel, toujourstroublé de pluie, ne permît pas de suivre la baisse du soleil, ilsemblait à l’obscurité qui, depuis un certain temps, emplissait laforêt, que la nuit devait approcher. En effet, elle ne tarda pas àvenir, et elle se fit sombre comme dans les journées sanscrépuscule ; la pluie cessa de tomber, un brouillard blancs’éleva aussitôt, et, en quelques minutes, Perrine se trouvaplongée dans l’ombre et le silence : à dix pas, elle ne voyaitpas devant elle, et, à l’entour, comme au loin, elle n’entendaitplus d’autre bruit que celui des gouttes d’eau qui tombaient desbranches sur son toit ou dans les flaques voisines.

Quoique préparée à l’idée de coucher là,elle n’en éprouva pas moins un serrement de cœur en se trouvantainsi isolée, et perdue dans cette forêt, en plein noir. Sansdoute, elle venait de passer, à cette même place, une partie de lajournée, sans courir d’autre danger que celui d’être foudroyée,mais, la forêt le jour n’est pas la forêt la nuit, avec son silencesolennel et ses ombres mystérieuses, qui disent et laissent voirtant de choses troublantes.

Aussi ne put-elle pas s’endormir tout desuite, comme elle l’aurait voulu, agitée par les tiraillements deson estomac, effarée par les fantômes de sonimagination.

Quelles bêtes peuplaient cetteforêt ? Des loups peut-être ?

Cette pensée la tira de sa somnolence,et, s’étant relevée, elle prit un solide bâton, qu’elle aiguisad’un bout avec son couteau, puis elle se fit un entourage defagots. Au moins si un loup l’attaquait, elle pourrait, de derrièreson rempart, se défendre ; certainement, elle en aurait lecourage. Cela la rassura, et quand elle se fut recouchée dans sonlit de copeaux, en tenant son épieu à deux mains, elle, ne tardapas à s’endormir.

Ce fut un chant d’oiseau qui l’éveilla,grave et triste, aux notes pleines et flûtées, qu’elle reconnuttout de suite pour celui du merle. Elle ouvrit les yeux, et vitqu’au-dessus de ses fagots, une faible lueur blanche perçaitl’obscurité de la forêt, dont les arbres et les cépées sedétachaient en noir sur le fond pâle de l’aube : c’était lematin.

La pluie avait cessé, pas un souffle devent n’agitait les feuilles lourdes, et dans toute la forêt régnaitun silence profond que déchirait seulement ce chant d’oiseau, quis’élevait au-dessus de sa tête, et auquel répondaient au loind’autres chants, comme un appel matinal, se répétant, seprolongeant de canton en canton.

Elle écoutait, en se demandant si elledevait se lever déjà et reprendre son chemin, quand un frisson lasecoua, et, en passant sa main sur sa veste, elle la sentitmouillée comme après une averse ; c’était l’humidité des boisqui l’avait pénétrée, et maintenant, dans le refroidissement dujour naissant, la glaçait. Elle ne devait pas hésiter pluslongtemps ; tout de suite elle se mit sur ses jambes et sesecoua fortement comme un cheval qui s’ébroue : en marchant,elle se réchaufferait.

Cependant, après réflexion, elle nevoulut pas encore partir, car il ne faisait pas assez clair pourqu’elle se rendît compte de l’état du ciel, et, avant de quittercette cabane, il était prudent de voir si la pluie n’allait pasreprendre.

Pour passer le temps, et plus encorepour se donner du mouvement, elle remit en place les fagots qu’elleavait dérangés la veille, puis elle peigna ses cheveux, et fit satoilette au bord d’un fossé plein d’eau.

Quand elle eut fini, le soleil levantavait remplacé l’aube, et maintenant, à travers les branches desarbres, le ciel se montrait d’un bleu pâle, sans le plus légernuage : certainement la matinée serait belle, et probablementla journée aussi ; il fallait partir.

Malgré les reprises qu’elle avait faitesà ses bas, la mise en marche fut cruelle, tant ses pieds étaientendoloris, mais elle ne tarda pas à s’aguerrir, et bientôt ellefila d’un bon pas régulier sur la route dont la pluie avait amollila dureté ; le soleil qui la frappait dans le dos, de sesrayons obliques, la réchauffait, en même temps qu’il projetait surle gravier une ombre allongée marchant à côté d’elle ; etcette ombre, quand elle la regardait, la rassurait : car, sielle ne donnait pas l’image d’une jeune fille bien habillée, aumoins ne donnait-elle plus celle de la pauvre diablesse de laveille, aux cheveux embroussaillés et au visage terreux ; leschiens ne la poursuivraient peut-être plus de leurs aboiements, niles gens de leurs regards défiants.

Le temps aussi était à souhait pour luimettre au cœur des pensées d’espérance : jamais elle n’avaitvu matinée si belle, si riante ; l’orage en lavant les cheminset la campagne avait donné à tout, aux plantes, comme aux arbres,une vie nouvelle qui semblait éclose de la nuit même ; leciel, réchauffé, s’était peuplé de centaines d’alouettes quipiquaient droit dans l’azur limpide en lançant des chansonsjoyeuses ; et de toute la plaine qui bordait la forêts’exhalait une odeur fortifiante d’herbes, de fleurs et demoissons.

Au milieu de cette joie universelleétait-il possible qu’elle restât seule désespérée ? Le malheurla poursuivrait-il toujours ? Pourquoi n’aurait-elle pas unebonne chance ? C’en était déjà une grande, de s’être abritéedans la forêt ; elle pouvait bien en rencontrerd’autres.

Et, tout en marchant, son imaginations’envolait sur les ailes de cette idée, à laquelle elle revenaittoujours, que quelquefois on perd de l’argent sur les grandschemins, qu’une poche trouée laisse tomber ; ce n’était doncpas folie de se répéter encore qu’elle pouvait trouver ainsi, nonune grosse bourse qu’elle devrait rendre, mais un simple sou, etmême une pièce de dix sous qu’elle aurait le droit de garder sanscauser de préjudice à personne, et qui la sauveraient.

De même il lui semblait qu’il n’étaitpas extravagant, non plus, de penser qu’elle pourrait rencontrerune bonne occasion de s’employer à un travail quelconque, ou derendre un service qui lui feraient gagner quelques sous.

Elle avait besoin de si peu pour vivretrois ou quatre jours.

Et elle allait ainsi les yeux attachéssur le gravier lavé, mais sans apercevoir le gros sou ou la petitepièce blanche tombée d’une mauvaise poche, pas plus qu’elle nerencontrait les occasions de travail que l’imagination représentaitsi faciles et que la réalité n’offrait nulle part.

Cependant il y avait urgence à ce quel’une ou l’autre de ces bonnes chances s’accomplit au plus tôt, carles malaises qu’elles avait ressentis la veille se répétaient siintenses par moments, qu’elle commençait à craindre de ne paspouvoir continuer son chemin : maux de cœur, nausées,alourdissements, bouffées de sueurs qui lui cassaient bras etjambes.

Elle n’avait pas à chercher la cause deces troubles, son estomac la lui criait douloureusement, et commeelle ne pouvait pas répéter l’expérience de la veille avec lesbranches de bouleau, qui lui avait si mal réussi, elle se demandaitce qui adviendrait, après qu’un étourdissement plus fort que lesautres l’aurait forcée à s’asseoir sur l’un des bas côtés de laroute.

Pourrait-elle serelever ?

Et, si elle ne le pouvait pas,devrait-elle mourir là sans que personne lui tendît lamain ?

La veille, si on lui avait dit, quandpar un effort désespéré elle avait gagné la cabane de la forêt,qu’à un moment donné elle accepterait sans révolte cette idée d’unemort possible par faiblesse et abandon de soi, elle se seraitrévoltée : ne se sauvent-ils pas ceux qui luttent jusqu’aubout ?

Mais la veille ne ressemblait pas aujour présent : la veille elle avait un reste de force quimaintenant lui manquait, sa tête était solide, maintenant ellevacillait.

Elle crut qu’elle devait se ménager, etchaque fois qu’une faiblesse la prit elle s’assit sur l’herbe pourse reposer quelques instants.

Comme elle s’était arrivée devant unchamp de pois, elle vit quatre jeunes filles, à peu près du mêmeâge qu’elle, entrer dans ce champ sous la direction d’une paysanneet en commencer la cueillette. Alors, ramassant tout son courage,elle franchit le fossé de la route et se dirigea vers lapaysanne ; mais celle-ci ne la laissa pasvenir :

« Qué que tu veux ?dit-elle.

– Vous demander si vous voulez que jevous aide.

– Je n’avons besoin depersonne.

– Vous me donnerez ce que vousvoudrez.

– D’où que t’es ?

– De Paris. »

Une des jeunes filles leva la tête etlui jetant un mauvais regard, elle cria :

« C’te galvaudeuse qui vient deParis pour prendre l’ouvrage du monde.

– On te dit qu’on n’a besoin depersonne, » continua la paysanne.

Il n’y avait qu’à repasser le fossé et àse remettre en marche, ce qu’elle fit, le cœur gros et les jambescassées.

« V’la les gendarmes, cria uneautre, sauve-toi. »

Elle retourna vivement la tête et toutespartirent d’un éclat de rire, s’amusant de leurplaisanterie.

Elle n’alla pas loin et bientôt elle duts’arrêter, ne voyant plus son chemin tant ses yeux étaient pleinsde larmes ; que leur avait-elle fait pour qu’elles fussent sidures !

Décidément, pour les vagabonds letravail est aussi difficile à trouver que les gros sous. La preuveétait faite. Aussi n’osa-t-elle pas la répéter, et continua-t-elleson chemin, triste, n’ayant pas plus d’énergie dans le cœur quedans les jambes.

Le soleil de midi acheva del’accabler : maintenant elle se traînait plutôt qu’elle nemarchait ne pressant un peu le pas que dans la traversée desvillages pour échapper aux regards, qui, s’imaginait-elle, lapoursuivaient, le ralentissant au contraire quand une voiturevenant derrière elle allait la dépasser ; à chaque instant,quand elle se voyait seule, elle s’arrêtait pour se reposer etrespirer.

Mais alors c’était sa tête qui semettait en travail, et les pensées qui la traversaient, de plus enplus inquiétantes, ne faisaient qu’accroître saprostration.

À quoi bon persévérer, puisqu’il étaitcertain qu’elle ne pourrait pas aller jusqu’aubout ?

Elle arriva ainsi dans une forêt àtravers laquelle la route droite s’enfonçait à perte de vue, et lachaleur, déjà lourde et brûlante dans la plaine, s’y trouvaétouffante : un soleil de feu, pas un souffle d’air, et dessous-bois comme des bas côtés du chemin montaient des bouffées devapeur humide qui la suffoquaient.

Elle ne tarda pas à se sentir épuisée,et, baignée de sueur, le cœur défaillant, elle se laissa tomber surl’herbe, incapable de mouvement comme de pensée.

À ce moment une charrette qui venaitderrière elle passa :

« Fait-y donc chaud, dit le paysanqui la conduisait assis sur un des limons, fautmouri. »

Dans son hallucination, elle prit cetteparole pour la confirmation d’une condamnation portée contreelle.

C’était donc vrai qu’elle devaitmourir : elle se l’était, déjà dit plus d’une fois, et voilàque ce messager de la Mort le lui répétait.

Hé bien, elle mourrait ; il n’yavait à se révolter, ni à lutter plus longtemps ; elle levoudrait, qu’elle ne le pourrait plus ; son père était mort,sa mère était morte, maintenant c’était son tour.

Et, de ces idées qui traversaient satête vide, la plus cruelle était de penser qu’elle eut été moinsmalheureuse de mourir avec eux, plutôt que dans ce fossé comme unepauvre bête.

Alors elle voulut faire un derniereffort, entrer sous bois et y choisir une place où elle secoucherait pour son dernier sommeil, à l’abri des regards curieux.Un chemin de traverse s’ouvrait à une courte distance, elle le pritet, à une cinquantaine de mètres de la route, elle trouva unepetite clairière herbée, dont la lisière était fleurie de bellesdigitales violettes. Elle s’assit à l’ombre d’une cépée dechâtaignier, et, s’allongeant, elle posa sa tête sur son bras,comme elle faisait chaque soir pour s’endormir.

X

Une sensation chaude sur le visage laréveilla en sursaut, elle ouvrit les yeux, effrayée, et vitvaguement une grosse tête velue penchée sur elle.

Elle voulut se jeter de côté, mais ungrand coup de langue appliqué en pleine figure la retint sur legazon.

Si rapidement que cela se fut passé elleavait eu cependant le temps de se reconnaître : cette grossetête velue était celle d’un âne ; et, au milieu des grandscoups de langue qu’il continuait à lui donner sur le visage et surses deux mains mises en avant, elle avait pu leregarder.

« Palikare ! »

Elle lui jeta les bras autour du cou etl’embrassa en fondant en larmes :

« Palikare, mon bonPalikare. »

En entendant son nom il s’arrêta de lalécher, et relevant la tête il poussa cinq ou six braiments de joietriomphante, puis après ceux-là qui ne suffisaient pas pour crierson contentement, encore cinq où six autres non moinsformidables.

Elle vit alors qu’il était sans harnais,sans licol et les jambes entravées.

Comme elle s’était soulevée pour luiprendre le cou et poser sa tête contre la sienne en le caressant dela main, tandis que de son côté il abaissait vers elle ses longuesoreilles, elle entendit une voix enrouée quicriait :

« Qué que t’as, vieux coquin ?Attends un peu, j’y vas, j’y vas, mon garçon. »

En effet un bruit de pas pressés résonnabientôt sur les cailloux du chemin, et Perrine vit paraître unhomme vêtu d’une blouse et coiffé d’un chapeau de cuir qui arrivaitla pipe à la bouche.

« Hé ! gamine qué tu fais àmon âne ? » cria-t-il sans retirer sa pipe de seslèvres.

Tout de suite Perrine reconnut LaRouquerie, la chiffonnière habillée en homme à qui elle avait venduPalikare au Marché aux chevaux, mais la chiffonnière ne la reconnutpas et ce fut seulement après un certain temps qu’elle la regardaavec étonnement :

« Je t’ai vue quelque part ?dit-elle.

– Quand je vous ai venduPalikare.

– Comment, c’est toi, fillette, quefais-tu ici ? » Perrine n’eut pas à répondre ; unefaiblesse la prit qui la força à s’asseoir, et sa pâleur ainsi queses yeux noyés parlèrent pour elle.

« Qué que t’as, demanda LaRouquerie, t’es malade ? »

Mais Perrine remua les lèvres sansarticuler aucun son, et s’appuyant sur son coude s’allongea tout deson long, décolorée, tremblante, abattue par l’émotion autant quepar la faiblesse.

« Hé ben, hé ben, cria LaRouquerie, ne peux-tu pas dire ce que t’as ? »

Précisément elle ne pouvait pas dire cequ’elle avait, bien qu’elle gardât conscience de ce qui se passaitautour d’elle.

Mais La Rouquerie était une femmed’expérience qui connaissait toutes les misères :

« Elle est bien capable de creverde faim », murmura-t-elle.

Et sans plus, abandonnant la clairière,elle se dirigea vers la route où se trouvait une petite charrettedételée dont les ridelles étaient garnies de peaux de lapinaccrochées çà et là ; vivement elle ouvrit un coffre d’où elletira une miche de pain, un morceau de fromage, une bouteille, etrapporta le tout en courant.

Perrine était toujours dans le mêmeétat.

« Attends, ma fillette,attends, » dit La Rouquerie.

S’agenouillant près d’elle elle luiintroduisit le goulot de la bouteille entre les lèvres.

« Bois un bon coup, ça tesoutiendra. »

En effet le bon coup ramena le sang auvisage pâli de Perrine et lui rendit le mouvement.

« Tu avais faim ?

– Oui.

– Eh bien maintenant il faut manger,mais en douceur ; attends un peu. »

Elle coupa un morceau à la miche ainsiqu’au fromage et les lui tendit.

« En douceur, surtout, où plutôt jevas manger avec toi, ça te modérera. »

La précaution était sage car déjàPerrine avait mordu à même le pain et il semblait qu’elle ne seconformerait pas à la recommandation de La Rouquerie.

Jusque-là Palikare était resté immobileregardant ce qui se passait de ses grands yeux doux ; quand ilvit La Rouquerie assise sur l’herbe à côté de Perrine ils’agenouilla près de celle-ci.

« Le coquin voudrait bien unmorceau de pain, dit La Rouquerie.

—-Vous permettez que je lui en donneun ?

– Un, deux, ce que tu voudras, quand iln’y en aura plus, il y en aura encore ; ne te gêne pas,fillette, il est si content de te retrouver, le bon garçon, car tusais c’est un bon garçon.

– N’est-ce pas ?

– Quand tu auras mangé ton morceau, tume diras comment tu es dans cette forêt à moitié morte de faim, carça serait vraiment pitié de te couper le sifflet. »

Malgré les recommandations de LaRouquerie il fut vite dévoré le morceau :

« Tu en voudrais bien unautre ? dit-elle quand il eut disparu.

– C’est vrai.

– Hé bien tu ne l’auras qu’après m’avoirraconté ton histoire ; pendant le temps qu’elle te prendra, ceque tu as déjà mangé se tassera. »

Perrine fit le récit qui lui étaitdemandé en commençant à la mort de sa mère : quand elle arrivaà l’aventure de Saint-Denis, La Rouquerie qui avait allumé sa pipela retira de sa bouche et lança une bordée d’injures à l’adresse dela boulangère :

« Tu sais que c’est une voleuse,s’écria-t-elle, je n’en donne à personne des pièces fausses,attendu que je ne m’en laisse fourrer par personne. Soistranquille, il faudra qu’elle me la rende quand je repasserai parSaint-Denis ou bien j’ameute le quartier contre elle ; j’en aides amis à Saint-Denis, nous mettrons le feu à saboutique. »

Perrine continua son récit etl’acheva.

« Comme ça tu étais en train demourir, dit La Rouquerie ; quel effet cela tefaisait-il ?

– Ça a commencé par être trèsdouloureux, et j’ai dû crier à un moment comme on crie la nuitquand on étouffe, et puis j’ai rêvé du paradis et de la bonnenourriture que j’allais y manger ; maman qui m’attendait mefaisait du chocolat au lait, je le sentais.

– C’est curieux que le coup de chaleurqui devait te tuer te sauve précisément, car sans lui je ne meserais pas arrêtée dans ce bois pour laisser reposer Palikare et ilne t’aurait pas trouvée. Maintenant qu’est-ce que tu veuxfaire ?

– Continuer mon chemin.

– Et demain comment mangeras-tu ?Il faut avoir ton âge pour aller comme ça à l’aventure.

– Que voulez-vous que jefasse ? »

La Rouquerie tira deux ou trois boufféesde sa pipe gravement, en réfléchissant, puis ellerépondit :

« Voilà. Je vas jusqu’à Creil, pasplus loin, en achetant mes marchandises dans les villages et lesvilles qui se trouvent sur ma route ou à peu près, Chantilly,Senlis ; tu viendras avec moi, crie un peu, si tu en as laforce : « Peaux de lapin, chiffons, ferraille àvendre ».

Perrine fit ce qui lui étaitdemandé.

« Bon, la voix est claire ;comme j’ai mal à la gorge tu crieras pour moi et gagneras ton pain.À Creil je connais un coquetier qui va jusqu’aux environs d’Amienspour ramasser des œufs, je lui demanderai de t’emmener avec luidans sa voiture. Quand tu seras près d’Amiens tu prendras le cheminde fer pour aller jusqu’au pays de tes parents.

– Avec quoi ?

– Avec cent sous que je t’avancerai enremplacement de la pièce que la boulangère t’a volée et que je meferai rendre, tu peux en être sûre. »

XI

Les choses s’arrangèrent comme LaRouquerie les avait disposées.

Pendant huit jours Perrine parcouruttous les villages qui se trouvent de chaque côté de la foret deChantilly : Gouvieux, Saint-Maximin, Saint-Firmin,Mont-l’Évêque, Chamant, et, quand elle arriva à Creil, La Rouquerielui proposa de la garder avec elle.

« Tu as une voix fameuse pour lecommerce du chiffon, tu me rendrais service et ne serais pasmalheureuse ; on gagne bien sa vie.

– Je vous remercie, mais ce n’est paspossible. »

Voyant que cet argument n’était passuffisant, elle en mit un autre en avant :

« Tu ne quitterais pasPalikare. »

Il troubla en effet Perrine qui laissavoir son émotion mais elle se raidit.

« Je dois aller près de mesparents.

– Tes parents t’ont-ils sauvé la viecomme lui ?

– Je n’obéirais pas à maman si je n’yallais pas.

– Vas-y donc ; mais, si un jour turegrettes l’occasion que je t’offre, tu ne t’en prendras qu’àtoi.

– Soyez sûre que je garderai votresouvenir dans mon cœur. »

La Rouquerie ne se fâcha pas de ce refusau point de ne pas arranger avec son ami le coquetier le voyage envoiture jusqu’aux environs d’Amiens, et pendant toute une journéePerrine eut la satisfaction de rouler au trot de deux bons chevaux,couchée dans la paille, sous une bâche au lieu de peiner à pied surcette longue route, que la comparaison de son bien-être présentavec les fatigues passées lui faisait paraître plus longue encore.À Essentaux, elle coucha dans une grange, et le lendemain, quiétait un dimanche, elle donna au guichet de la gare d’Ailly sapièce de cent sous qui, cette foi, ne fut ni refusée, niconfisquée, et sur laquelle on lui rendit deux francssoixante-quinze avec un billet pour Picquigny, où elle arriva àonze heures par une matinée radieuse et chaude, mais d’une chaleurdouce qui ne ressemblait pas plus à celle de la forêt de Chantilly,qu’elle ne ressemblait elle-même à la misérable qu’elle était à cemoment.

Pendant les quelques jours qu’elle avaitpassés avec La Rouquerie, elle avait pu repriser et rapiécer sajupe et sa veste, se tailler un fichu dans des chiffons, laver sonlinge, cirer ses souliers ; à Ailly, en attendant le départ dutrain, elle avait fait dans le courant de la rivière une toiletteminutieuse ; et maintenant, elle débarquait propre, fraîche etdispose.

Mais ce qui, mieux que la propreté,mieux même que les cinquante-cinq sous qui sonnaient dans sa poche,la relevait, c’était un sentiment de confiance qui lui venait deses épreuves passées. Puisqu’en ne s’abandonnant pas et enpersévérant jusqu’au bout, elle en avait triomphé, n’avait-elle pasle droit d’espérer et de croire qu’elle triompherait maintenant desdifficultés qui lui restaient à vaincre ? Si le plus durn’était pas accompli, au moins y avait-il quelque chose de fait, etprécisément le plus pénible, le plus dangereux.

À la sortie de la gare, elle avait passésur le pont d’une écluse, et maintenant elle marchait allègre, àtravers de vertes prairies plantées de peupliers et de saulesqu’interrompaient de temps en temps des marais, dans lesquels onapercevait à chaque pas des pêcheurs à la ligne penchés sur leurbouchon et entourés d’un attirail qui les faisait reconnaître toutde suite pour des amateurs endimanchés échappés de la ville. Auxmarais succédaient des tourbières, et sur l’herbe roussie,s’alignaient des rangées de petits cubes noirs entassésgéométriquement et marqués de lettres blanches ou de numéros quiétaient des tas de tourbe disposés pour sécher.

Que de fois son père lui avait-il parléde ces tourbières et de leurs entailles, c’est-à-dire des grandsétangs que l’eau a remplis après que la tourbe a été enlevée, quisont l’originalité de la vallée de la Somme. De même, elleconnaissait ces pêcheurs enragés que rien ne rebute, ni le chaud,ni le froid, si bien que ce n’était pas un pays nouveau qu’elletraversait, mais au contraire connu et aimé, bien que ses yeux nel’eussent pas encore vu : connues ces collines nues etécrasées qui bordent la vallée ; connus les moulins à vent quiles couronnent et tournent même par les temps calmes, sousl’impulsion de la brise de mer qui se fait sentirjusque-là.

Le premier village, aux tuiles rouges,où elle arriva, elle le reconnut aussi, c’était Saint-Pipoy, où setrouvaient les tissages et les corderies dépendant des usines deMaraucourt, et avant de l’atteindre, elle traversa par un passage àniveau un chemin de fer qui, après avoir réuni les différentsvillages, Hercheux, Bacourt, Flexelles, Saint-Pipoy et Maraucourtqui sont les centres des fabriques de Vulfran Paindavoine, va sesouder à la grande ligne de Boulogne : au hasard des vuesqu’offraient ou cachaient les peupliers de la vallée, elle voyaitles clochers en ardoise de ces villages et les hautes cheminées enbrique des usines, en cette journée du dimanche, sans leur panachede fumée.

Quand elle passa devant l’église onsortait de la grand’messe, et en écoutant les propos des gensqu’elle croisait, elle reconnut encore le lent parler picard auxmots traînés et chantés que son père imitait pourl’amuser.

De Saint-Pipoy à Maraucourt le cheminbordé de saules se contourne au milieu des tourbières, cherchantpour passer un sol qui ne soit pas trop mouvant plutôt que la lignedroite. Ceux qui le suivent ne voient donc qu’à quelques pas, enavant comme en arrière. Ce fut ainsi qu’elle arriva sur une jeunefille qui marchait lentement, écrasée par un lourd panier passé àson bras.

Enhardie par la confiance qui lui étaitrevenue, Perrine osa lui adresser la parole.

« C’est bien le chemin deMaraucourt, n’est-ce pas ?

– Oui, tout dret.

– Oh ! tout dret, dit Perrine ensouriant ; il n’est pas si dret que ça.

– S’il vous emberluque, j’y vas àMaraucourt, nous pouvons faire le k’min ensemble.

– Avec plaisir, si vous voulez que jevous aide à porter votre panier.

– C’est pas de refus, y pèserud’ment. »

Disant cela elle le mit à terre enpoussant un ouf de soulagement.

« C’est-y que vous êtes deMaraucourt ? demanda-t-elle.

– Non ; et vous ?

– Bien sûr que j’en suis.

– Est-ce que vous travaillez auxusines ?

– Bien sûr, comme tout le mondedonc ; je travaille aux cannetières.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Tiens, vous ne connaissez pas lescannetières, les épouloirs quoi ! d’où que vous venezdonc ?

– De Paris.

– À Paris ils ne connaissent pas lescannetières, c’est drôle : enfin, c’est des machines àpréparer le fil pour les navettes.

– On gagne de bonnesjournées ?

– Dix sous.

– C’est difficile ?

– Pas trop ; mais il faut avoirl’œil et ne pas perdre son temps. C’est-y que vous voudriez êtreembauchée ?

– Oui ; si l’on voulait demoi.

– Bien sur qu’on voudra de vous ;on prend tout le monde ; sans ça ousqu’on trouverait les septmille ouvriers qui travaillent dans les ateliers ; vousn’aurez qu’à vous présenter demain matin à six heures à la grilledes shèdes. Mais assez causé, il ne faut pas que je sois enretard. »

Elle prit l’anse du panier d’un côté,Perrine la prit de l’autre et elles se mirent en marche d’un mêmepas, au milieu du chemin.

L’occasion qui s’offrait à Perrined’apprendre ce qu’elle avait intérêt à savoir était trop favorablepour qu’elle ne la saisît pas ; mais comme elle ne pouvait pasinterroger franchement cette jeune fille, il fallait que sesquestions fussent adroites et que tout en ayant l’air de bavarderau hasard, elle ne demandât rien qui n’eût un but assez bienenveloppé pour qu’on ne put pas le deviner.

« Est-ce que vous êtes née àMaraucourt ?

– Bien sûr que j’en suis native, et mamère l’était aussi. Mon père était de Picquigny.

– Vous les avez perdus ?

– Oui, je vis avec ma grand’mère quitient un débit et une épicerie :Mme Françoise.

– Ah !Mme Françoise !

– Vous laconnaissez-t’y ?

– Non… je dis ah !Mme Françoise.

– C’est qu’elle est bien connue dans lepays, pour son débit, et puis aussi parce que, comme elle a été lanourrice de M. Edmond Paindavoine, quand les gens veulentdemander quelque chose à M. Vulfran Paindavoine, ilss’adressent à elle.

– Elle obtient ce qu’ilsdésirent ?

– Des fois oui, des fois non ; pastoujours commode M. Vulfran.

– Puisqu’elle a été la nourrice deM. Edmond Paindavoine, pourquoi ne s’adresse-t-elle pas àlui ?

– M. Edmond Paindavoine ! il aquitté le pays ayant que je sois née ; on ne l’a jamaisrevu ; fâché avec son père, pour des affaires, quand il a étéenvoyé dans l’Inde où il devait acheter le jute… Mais si vous nesavez pas ce que c’est qu’une cannetière, vous ne devez pasconnaître le jute ?

– Une herbe ?

– Un chanvre, un grand chanvre qu’onrécolte aux Indes et qu’on file, qu’on tisse, qu’on teint dans lesusines de Maraucourt ; c’est le jute qui a fait la fortune deM. Vulfran Paindavoine. Vous savez il n’a pas toujours étériche M. Vulfran : il a commencé par conduire lui-même sacharrette dans laquelle il portait le fil et rapportait les piècesde toile que tissaient les gens du pays chez eux, sur leursmétiers. Je vous dis ça parce qu’il ne s’en cachepas. »

Elle s’interrompit :

« Voulez-vous que nous changions debras ?

– Si vous voulez, mademoiselle… Commentvous appelez-vous ?

– Rosalie.

– Si vous voulez, mademoiselleRosalie.

– Et vous, comment que vous vousnommez ? »

Perrine ne voulut pas dire son vrai nom,et elle en prit un au hasard :

« Aurélie.

– Changeons donc de bras, mademoiselleAurélie ? »

Quand, après un court repos, ellesreprirent leur marche cadencée, Perrine revint tout de suite à cequi l’intéressait :

« Vous disiez que M. EdmondPaindavoine était parti fâché avec son père.

– Et quand il a été dans l’Inde ils sesont fâchés bien plus fort encore, parce que M. Edmond seserait marié là-bas avec une fille du pays par un mariage qui necompte pas, tandis qu’ici M. Vulfran voulait lui faire épouserune demoiselle qui était de la plus grande famille de toute laPicardie ; c’est pour ce mariage, pour établir son fils et sabru, que M. Vulfran a construit son château qui a coûté desmillions et des millions. Malgré tout, M. Edmond n’a pas vouluse séparer de sa femme de là-bas pour prendre la demoiselle d’iciet ils se sont fâchés tout à fait, si bien que maintenant on nesait seulement pas si M. Edmond est vivant, ou s’il est mort.Il y en a qui disent d’un sens, d’autres qui disent lecontraire ; mais on ne sait rien puisqu’on est sans nouvellesde lui depuis des années et des années… à ce qu’on raconte, carM. Vulfran n’en parle à personne et ses neveux n’en parlentpas non plus.

– Il a des neveuxM. Vulfran ?

– M. Théodore Paindavoine, le filsde son frère, et M. Casimir Bretoneux, le fils de sa sœurqu’il a pris avec lui pour l’aider. Si M. Edmond ne revientpas, la fortune et toutes les usines de M. Vulfran seront poureux.

– C’est curieux cela.

– Vous pouvez dire que si M. Edmondne revenait pas ce serait triste.

– Pour son père ?

– Et aussi pour le pays, parce qu’avecles neveux on ne sait pas comment iraient les usines qui font vivretant de monde. On parle de ça ; et le dimanche, quand je sersau débit, j’en entends de toutes sortes.

– Sur les neveux ?

– Oui, sur les neveux et sur d’autresaussi ; mais ça n’est pas nos affaires, à nousautres.

– Assurément. »

Et comme Perrine ne voulut pas montrerde l’insistance, elle marcha pendant quelques minutes sans riendire, pensant bien que Rosalie, qui semblait avoir la languealerte, ne tarderait pas à reprendre la parole ; ce fut ce quiarriva.

« Et vos parents, ils vont veniraussi à Maraucourt ? dit-elle.

– Je n’ai plus de parents.

– Ni votre père, ni votremère ?

– Ni mon père, ni ma mère.

– Vous êtes comme moi, mais j’ai magrand’mère qui est bonne, et qui serait encore meilleure s’il n’yavait pas mes oncles et mes tantes qu’elle ne veut pasfâcher ; sans eux je ne travaillerais pas aux usines, jeresterais au débit ; mais elle ne fait pas ce qu’elle veut.Alors vous êtes toute seule ?

– Toute seule.

– Et c’est de votre idée que vous êtesvenue de Paris à Maraucourt ?

– On m’a dit que je trouverais peut-êtredu travail à Maraucourt, et au lieu de continuer ma route pouraller au pays des parents qui me restent, j’ai voulu voirMaraucourt, parce que les parents, tant qu’on ne les connaît pas,on ne sait pas comment ils vous recevront.

– C’est bien vrai ; s’il y en a debons, il y en a de mauvais.

– Voilà.

– Eh bien, ne vous élugez point, voustrouverez du travail aux usines ; ce n’est pas une grossejournée dix sous, mais c’est tout de même quelque chose, et puisvous pourrez arriver jusqu’à vingt-deux sous. Je vais vous demanderquelque chose ; vous répondrez si vous voulez ; si vousne voulez pas vous ne répondrez pas ; avez-vous del’argent ?

– Un peu.

– Eh bien, si ça vous convient de logerchez mère Françoise, ça vous coûtera vingt-huit sous par semaine enpayant d’avance.

– Je peux payer vingt-huitsous.

– Vous savez, je ne vous promets pas unebelle chambre pour vous toute seule à ce prix-là ; vous serezsix dans la même, mais enfin vous aurez un lit, des draps, unecouverture ; tout le monde n’en a pas.

– J’accepte en vousremerciant.

– Il n’y a que des gens à vingt-huitsous la semaine qui logent chez ma grand’mère ; nous avonsaussi, mais dans notre maison neuve, de belles chambres pour nospensionnaires qui sont employés à l’usine : M. Fabry,l’ingénieur des constructions ; M. Mombleux, le chefcomptable ; M. Bendit, le commis pour la correspondanceétrangère. Si vous parlez jamais à celui-là, ne manquez pas del’appeler M. Benndite ; c’est un Anglais qui sefâche, quand on prononce Bandit, parce qu’il croit qu’onveut l’insulter comme si on disait « Voleur ».

– Je n’y manquerai pas ; d’ailleursje sais l’anglais.

– Vous savez l’anglais,vous ?

– Ma mère était Anglaise.

– C’est donc ça. Ah bien, il serajoliment content de causer avec vous, M. Bendit,et il le serait encore bien plus si vous saviez toutes les langues,parce que sa grande récréation le dimanche c’est de lire lePater dans un livre où il est imprimé en vingt-cinqlangues ; quand il a fini, il recommence, et puis après ilrecommence, encore ; et toujours comme ça chaquedimanche ; c’est tout de même un brave homme.

XII

Entre le double rideau de grands arbresqui de chaque côté encadre la route, depuis déjà quelques instantsse montraient pour disparaître aussitôt, à droite sur la pente dela colline, un clocher en ardoises, à gauche des grands comblesdentelés d’ouvrages en plomb, et un peu plus loin plusieurs hautescheminées en briques.

« Nous approchons de Maraucourt,dit Rosalie, bientôt vous allez apercevoir le château deM. Vulfran, puis ensuite les usines ; les maisons duvillage sont cachées dans les arbres, nous ne les verrons que quandnous serons dessus ; vis-à-vis de l’autre côté de la rivière,se trouve l’église avec le cimetière. »

En effet, en arrivant à un endroit oùles saules avaient été coupés en têtards, le château surgit toutentier dans son ordonnance grandiose avec ses trois corps debâtiment aux façades de pierres blanches et de briques rouges, seshauts toits, ses cheminées élancées au milieu de vastes pelousesplantées de bouquets d’arbres, qui descendaient jusqu’aux prairiesoù elles se prolongeaient au loin avec des accidents de terrainselon les mouvements de la colline.

Perrine surprise avait ralenti samarche, tandis que Rosalie continuait la sienne, cela produisit unheurt qui leur fit poser le panier à terre.

« Vous le trouvez beau hein !dit Rosalie.

– Très beau.

– Eh bien M. Vulfran demeure toutseul là dedans avec une douzaine de domestiques pour le servir,sans compter les jardiniers, et les gens de l’écurie qui sont dansles communs que vous apercevez là-bas à l’extrémité du parc, àl’entrée du village où il y a deux cheminées moins hautes et moinsgrosses que celles des usines ; ce sont celles des machinesélectriques pour éclairer le château, et des chaudières à vapeurpour le chauffer ainsi que les serres. Et ce que c’est beau làdedans ; il y a de l’or partout. On dit que Messieurs lesneveux voudraient bien habiter là avec M. Vulfran, mais quelui ne veut pas d’eux et qu’il aime mieux vivre tout seul, mangertout seul. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il les a logés, undans son ancienne maison qui est à la sortie des ateliers etl’autre à côté ; comme ça ils sont plus près pour arriver auxbureaux ; ce qui n’empêche pas qu’ils ne soient quelquefois enretard tandis que leur oncle qui est le maître, qui a soixante-cinqans, qui pourrait se reposer, est toujours là, été comme hiver,beau temps comme mauvais temps, excepté le dimanche, parce que ledimanche on ne travaille jamais, ni lui ni personne, c’est pourcela que vous ne voyez pas les cheminées fumer. »

Après avoir repris le panier elles netardèrent pas à avoir une vue d’ensemble sur les ateliers ;mais Perrine n’aperçut qu’une confusion de bâtiments, les unsneufs, les autres vieux, dont les toits en tuiles ou en ardoises segroupaient autour d’une énorme cheminée qui écrasait les autres desa masse grise, dans presque toute sa hauteur, noire ausommet.

D’ailleurs elles atteignaient lespremières maisons éparses dans des cours plantées de pommiersmalingres et l’attention de Perrine était sollicitée par ce qu’ellevoyait autour d’elle : ce village dont elle avait si souvententendu parler.

Ce qui la frappa surtout, ce fut legrouillement des gens : hommes, femmes, enfants endimanchésautour de chaque maison, ou dans des salles basses dont lesfenêtres ouvertes laissaient voir ce qui se passait àl’intérieur : dans une ville l’agglomération n’eût pas étéplus tassée ; dehors on causait les bras ballants, d’un airvide, désorienté ; dedans on buvait des boissons variées qu’àla couleur on reconnaissait pour du cidre, du café ou del’eau-de-vie, et l’on tapait les verres ou les tasses sur lestables avec des éclats de voix qui ressemblaient à desdisputes.

« Que de gens qui boivent !dit Perrine.

– Ce serait bien autre chose si nousétions un dimanche qui suit la paye de quinzaine ; vousverriez combien il y en a qui, dès midi, ne peuvent plusboire. »

Ce qu’il y avait de caractéristique dansla plupart des maisons devant lesquelles elles passaient, c’étaitque presque toutes si vieilles, si usées, si mal construitesqu’elles fussent, en terre ou en bois hourdé d’argile, affectaientun aspect de coquetterie au moins dans la peinture des portes etdes fenêtres qui tirait l’œil comme une enseigne. Et en effet c’enétait une ; dans ces maisons on louait des chambres auxouvriers, et cette peinture, à défaut d’autres réparations, donnaitdes promesses de propreté, qu’un simple regard jeté dans lesintérieurs démentait aussitôt.

« Nous arrivons, dit Rosalie enmontrant de sa main libre une petite maison en briques qui barraitle chemin dont une haie tondue aux ciseaux la séparait ; aufond de la cour et derrière se trouvent les bâtiments qu’on loueaux ouvriers : la maison, c’est pour le débit, lamercerie ; et au premier étage sont les chambres despensionnaires. »

Dans la haie, une barrière en boiss’ouvrait sur une petite cour, plantée de pommiers, au milieu delaquelle une allée empierrée d’un gravier grossier conduisait à lamaison. À peine avaient-elles fait quelques pas dans cette allée,qu’une femme, jeune encore, parut sur le seuil etcria :

« Dépêche té donc, caleuse, en v’laeine affaire pour aller à Picquigny, tu t’auras assezcâliné.

– C’est ma tante Zénobie, dit Rosalie àmi-voix, elle n’est pas toujours commode.

– Qué que tu chuchotes ?

– Je dis que si on ne m’avait pas aidé àporter le panier, je ne serais pas arrivée.

– Tu ferais mieux ed’ d’te taire,arkanseuse. »

Comme ces paroles étaient, jetées sur unton criard, une grosse femme se montra dans le corridor.

« Qu’est-ce que vos avé core àargouiller ? demanda-t-elle.

– C’est tante Zénobie qui me reproched’être en retard, grand’mère ; il est lourd lepanier.

– C’est bon, c’est bon, dit lagrand’mère placidement, pose là ton panier, et va prendre tonfricot sur le potager, tu le trouveras chaud.

– Attendez-moi dans la cour, dit Rosalieà Perrine, je reviens tout de suite, nous dînerons ensemble ;allez acheter votre pain ; le boulanger est dans la troisièmemaison à gauche ; dépêchez-vous. »

Quand Perrine revint, elle trouvaRosalie assise devant une table installée à l’ombre d’un pommier,et sur laquelle étaient posées deux assiettes pleines d’un ragoûtaux pommes de terre.

« Asseyez-vous, dit Rosalie, nousallons partager mon fricot.

– Mais…

– Vous pouvez accepter ; j’aidemandé à mère Françoise, elle veut bien. »

Puisqu’il en était ainsi, Perrine crutqu’elle ne devait pas se faire prier, et elle prit place à latable.

« J’ai aussi parlé pour votrelogement, c’est arrangé ; vous n’aurez qu’à donner vosvingt-huit sous à mère Françoise : v’là où voushabiterez. »

Du doigt elle montra un bâtiment auxmurs d’argile dont on n’apercevait qu’une partie au fond de lacour, le reste étant masqué par la maison en briques, et ce qu’onen voyait paraissait si usé, si cassé qu’on se demandait comment iltenait encore debout.

« C’était là que mère Françoisedemeurait avant de faire construire notre maison avec l’argentqu’elle a gagné comme nourrice de M. Edmond. Vous n’y serezpas aussi bien que dans la maison ; mais les ouvriers nepeuvent pas être logés comme les bourgeois, n’est-cepas ?

À une autre table placée à une certainedistance de la leur, un homme de quarante ans environ, grave, raidedans un veston boutonné, coiffé d’un chapeau à haute forme, lisaitavec une profonde attention un petit livre relié.

« C’est M. Bendit, il lit sonPater, » dit Rosalie à voix basse.

Puis tout de suite, sans respecterl’application de l’employé, elle s’adressa à lui :

« Monsieur Bendit, voilà une jeunefille qui parle anglais.

– Ah ! » dit-il sans lever lesyeux.

Et ce ne fut qu’après deux minutes aumoins qu’il tourna les yeux vers elles.

« Are yon an Englishgirl ? demanda-t-il.

No sir, but my motherwas. »

Sans un mot de plus il se replongea danssa lecture passionnante.

Elles achevaient leur repas quand leroulement d’une voiture légère se fit entendre sur la route, etpresque aussitôt ralentit devant la haie.

« On dirait le phaéton deM. Vulfran, » s’écria Rosalie en se levantvivement.

La voiture fit encore quelques pas ets’arrêta devant l’entrée.

« C’est lui, » dit Rosalie encourant vers la rue.

Perrine n’osa pas quitter sa place, maiselle regarda.

Deux personnes se trouvaient dans lavoiture à roues basses : un jeune homme qui conduisait, et unvieillard à cheveux blancs, au visage pâle coupé de veinules rougessur les joues, qui se tenait immobile, la tête coiffée d’un chapeaude paille, et paraissait de grande taille bien qu’assis :M. Vulfran Paindavoine.

Rosalie s’était approchée duphaéton.

« Voici quelqu’un, dit le jeunehomme qui se préparait à descendre

– Qui est-ce ? » demandaM. Vulfran Paindavoine.

Ce fut Rosalie qui répondit à cettequestion :

« Moi, Rosalie. »

– Dis à ta grand’mère de venir meparler. »

Rosalie courut à la maison, et revintbientôt amenant sa grand’mère qui se hâtait :

« Bien le bonjour, monsieurVulfran.

– Bonjour, Françoise.

– Qu’est-ce que je peux pour votreservice, Monsieur Vulfran ?

– C’est de votre frère Omer qu’ils’agit. Je viens de chez lui, je n’ai trouvé que son ivrogne defemme incapable de rien comprendre.

– Omer est à Amiens ; il rentre cesoir.

– Vous lui direz que j’ai appris qu’il aloué sa salle de bal pour une réunion publique à des coquins, etque je ne veux pas que cette réunion ait lieu.

– S’il est engagé ?

– Il se dégagera, ou dès le lendemain dela réunion je le mets à la porte ; c’est une des conditions denotre location, je l’exécuterai rigoureusement : je ne yeuxpas de réunions de ce genre ici.

– Il y en a eu à Flexelles.

– Flexelles n’est pas Maraucourt :je ne veux pas que les gens de mon pays deviennent ce que sont ceuxde Flexelles, c’est mon devoir de veiller sur eux ; vousn’êtes pas des nomades de l’Anjou ou de l’Artois, vous autres,restez ce que vous êtes. C’est ma volonté. Faites-la connaître àOmer. Adieu Françoise.

– Adieu, monsieurVulfran. »

Il fouilla dans la poche de songilet :

« Où est Rosalie ?

– Me voilà, monsieurVulfran. ».

Il tendit sa main dans laquelle brillaitune pièce de dix sous.

« Voilà pour toi.

– Oh ! merci, monsieurVulfran. »

La voiture partit.

Perrine n’avait pas perdu un mot de cequi s’était dit, mais ce qui l’avait plus fortement frappée que lesparoles mêmes de M. Vulfran, c’était son air d’autorité etl’accent qu’il donnait à l’expression de sa volonté :« Je ne veux pas que cette réunion ait lieu… C’est mavolonté. » Jamais elle n’avait entendu parler sur ce ton, quiseul disait combien cette volonté était ferme et implacable, car legeste incertain et hésitant était en désaccord avec lesparoles.

Rosalie ne tarda pas à revenir d’un airjoyeux et triomphant.

« M. Vulfran m’a donné dixsous, dit-elle en montrant la pièce.

– J’ai bien vu.

– Pourvu que tante Zénobie ne le sachepas, elle me les prendrait pour me les garder.

– J’ai cru qu’il ne vous connaissaitpas.

– Comment ! il ne me connaîtpas ; il est mon parrain !

– Il a demandé : « où estRosalie ? » quand vous étiez prés de lui.

– Dame, puisqu’il n’y voitpas.

– Il n’y voit pas !

– Vous ne savez pas qu’il estaveugle ?

– Aveugle ! »

Tout bas elle répéta le mot deux outrois fois.

« Il y a longtemps qu’il estaveugle ? dit-elle.

– Il y a longtemps que sa vuefaiblissait, mais on n’y faisait pas attention, on pensait quec’était le chagrin de l’absence de son fils. Sa santé, qui avaitété bonne, devint mauvaise ; il eut des fluxions de poitrine,et il resta avec la toux ; et puis, un jour il ne vit plus nipour lire, ni pour se conduire. Pensez quelle inquiétude dans lepays, s’il était obligé de vendre ou d’abandonner les usines !Ah ! bien oui, il n’a rien abandonné du tout, et a continué detravailler comme s’il avait ses bons yeux. Ceux qui avaient comptésur sa maladie pour faire les maîtres, ont été remis à leur place,– elle baissa la voix, – les neveux, et M. Talouel ledirecteur. »

Zénobie, sur le seuil,cria :

« Rosalie, vas-tu venir, fichuecaleuse ?

– Je finis d’manger.

– Y a du monde à servir.

– Il faut que je vous quitte.

– Ne vous gênez pas pour moi.

– À ce soir. »

Et d’un pas lent, à regret, elle sedirigea vers la maison.

XIII

Après son départ, Perrine fût volontiersrestée assise à sa table comme si elle était là chez elle. Maisjustement elle n’était pas chez elle, puisque cette cour étaitréservée aux pensionnaires, non aux ouvriers qui n’avaient droitqu’à la petite cour du fond où il n’y avait ni bancs, ni chaises,ni table. Elle quitta donc son banc, et s’en alla au hasard, d’unpas de flânerie par les rues qui se présentaient devantelle.

Mais si doucement qu’elle marchât, elleles eut bientôt parcourues toutes, et comme elle se sentait suiviepar des regards curieux qui l’empêchaient de s’arrêter lorsqu’elleen avait envie, elle n’osa pas revenir sur ses pas et tournerindéfiniment dans le même cercle. Au haut de la côte, à l’opposédes usines, elle avait aperçu un bois dont la masse verte sedétachait sur le ciel : là peut-être elle trouverait lasolitude en cette journée du dimanche, et pourrait s’asseoir sansque personne fit attention à elle.

En effet il était désert, comme désertsaussi étaient les champs qui le bordaient, de sorte qu’à salisière, elle put s’allonger librement sur la mousse, ayant devantelle la vallée et tout le village qui en occupait le centre.Quoiqu’elle le connût bien par ce que son père lui en avaitraconté, elle s’était un peu perdue dans le dédale des ruestournantes ; mais maintenant qu’elle le dominait, elle leretrouvait tel qu’elle se le représentait en le décrivant à sa mèrependant leurs longues routes, et aussi tel qu’elle le voyait dansles hallucinations de la faim comme une terre promise, en sedemandant désespérément si elle pourrait jamaisl’atteindre.

Et voilà qu’elle y était arrivée ;qu’elle l’avait étalé devant ses yeux ; que du doigt ellepouvait mettre chaque rue, chaque maison à sa placeprécise.

Quelle joie ! c’était vrai :c’était vrai, ce Maraucourt dont elle avait tant de fois prononcéle nom comme une obsession, et que depuis son entrée en France elleavait cherché sur les bâches des voitures qui passaient ou cellesdes wagons arrêtés dans les gares, comme si elle avait besoin de levoir pour y croire, ce n’était plus le pays du rêve, extravagant,vague ou insaisissable, mais celui de la réalité.

Droit devant elle, de l’autre côté duvillage, sur la pente opposée à celle où elle était assise, sedressaient les bâtiments de l’usine, et à la couleur de leurs toitselle pouvait suivre l’histoire de leur développement comme si unhabitant du pays la lui racontait.

Au centre et au bord de la rivière, unevieille construction en briques, et en tuiles noircies, queflanquait une haute et grêle cheminée rongée par le vent de mer,les pluies et la fumée était l’ancienne filature de lin, longtempsabandonnée, que trente-cinq ans auparavant le petit fabricant detoiles Vulfran Paindavoine avait louée pour s’y ruiner, disaientles fortes têtes de la contrée, pleines de mépris pour sa folie.Mais au lieu de la ruine, la fortune était arrivée petite d’abord,sou à sou, bientôt millions à millions. Rapidement, autour de cettemère Gigogne les enfants avaient pullulé. Les aînés mal bâtis, malhabillés, chétifs comme leur mère, ainsi qu’il arrive souvent àceux qui ont souffert de la misère. Les autres, au contraire, etsurtout les plus jeunes, superbes, forts, plus forts qu’il n’estbesoin, parés avec des revêtements de décorations polychromes quin’avaient rien du misérable hourdis de mortier ou d’argile desgrands frères usés avant l’âge, semblaient, avec leurs fermes enfer et leurs façades rosés ou blanches en briques vernies, défierles fatigues du travail et des années. Alors que les premiersbâtiments se tassaient sur un terrain étroitement mesuré autour dela vieille fabrique, les nouveaux s’étaient largement espacés dansles prairies environnantes, reliés entre eux par des rails dechemin de fer, des arbres de transmission et tout un réseau defils, électriques, qui couvraient l’usine entière d’un immensefilet.

Longtemps elle resta perdue dans ledédale de ces rues, allant des puissantes cheminées, hautes etlarges, aux paratonnerres qui hérissaient les toits, aux mâtsélectriques, aux wagons de chemin de fer, aux dépôts de charbon,tâchant de se représenter par l’imagination ce que pouvait être lavie de cette petite ville morte en ce moment, lorsque tout celachauffait, fumait, marchait, tournait, ronflait avec ces bruitsformidables qu’elle avait entendus dans la plaine Saint-Denis, enquittant Paris.

Puis ses yeux descendant au village,elle vit qu’il avait suivi le même développement que l’usine :les vieux toits couverts de sedum en fleurs qui leur faisaient deschapes d’or, s’étaient tassés autour de l’église ; lesnouveaux qui gardaient encore la teinte rouge de la tuile sortiedepuis peu du four, s’étaient éparpillés dans la vallée au milieudes prairies et des arbres en suivant le cours de la rivière ;mais, contrairement à ce qui se voyait dans l’usine, c’était lesvieilles maisons qui faisaient bonne figure, avec l’apparence de lasolidité, et les neuves qui paraissaient misérables, comme si lespaysans qui habitaient autrefois le village agricole de Maraucourt,étaient alors plus à leur aise que ne l’étaient maintenant ceux del’industrie.

Parmi ces anciennes maisons une dominaitles autres par son importance, et s’en distinguait encore par lejardin planté de grands arbres qui l’entourait, descendant en deuxterrasses garnies d’espaliers jusqu’à la rivière où il aboutissaità un lavoir. Celle-là, elle la reconnut : c’était celle queM. Vulfran avait occupée en s’établissant à Maraucourt, etqu’il n’avait quittée que pour habiter son château. Que d’heuresson père, enfant, avait passées sous ce lavoir aux jours deslessives, et dont il avait gardé le souvenir pour avoir entendu là,dans le caquetage des lavandières, les longs récits des légendes dupays, qu’il avait plus tard racontés à sa fille : la Féedes tourbières, l’Enlisage des Anglais, leLeuwarou d’Hangest, et dix autres qu’elle se rappelaitcomme si elle les avait entendus la veille.

Le soleil, en tournant, l’obligea àchanger de place, mais elle n’eut que quelques pas à faire pour entrouver une valant celle qu’elle abandonnait, où l’herbe étaitaussi douce, aussi parfumée, avec une aussi belle vue sur levillage et toute la vallée, si bien que, jusqu’au soir, elle putrester là dans un état de béatitude tel qu’elle n’en avait pasgoûté depuis longtemps.

Certainement elle n’était pas assezimprévoyante pour s’abandonner aux douceurs de son repos, ets’imaginer que c’en était fini de ses épreuves. Parce qu’elle avaitassuré le travail, le pain et le coucher, tout n’était pas dit, etce qui lui restait à acquérir pour réaliser les espérances de samère paraissait si difficile qu’elle ne pouvait y penser qu’entremblant ; mais enfin, c’était un si grand résultat que de setrouver dans ce Maraucourt, où elle avait tant de chances contreelle pour n’arriver jamais, qu’elle devait maintenant ne désespérerde rien, si long que fût le temps à attendre, si dures que fussentles luttes à soutenir. Un toit sur la tête, dix sous par jour,n’était-ce pas la fortune pour la misérable fille qui n’avait pourdormir que la grand’route, et pour manger, rien autre chose quel’écorce des bouleaux ?

Il lui semblait qu’il serait sage de setracer un plan de conduite, en arrêtant ce qu’elle devait faire oune pas faire, dire ou ne pas dire, au milieu de la vie nouvelle quiallait commencer pour elle dès le lendemain ; mais celaprésentait une telle difficulté dans l’ignorance de tout où elle setrouvait, qu’elle comprit bientôt que c’était une tâche de beaucoupau-dessus de ses forces : sa mère, si elle avait pu arriver àMaraucourt, aurait sans doute su ce qu’il convenait de faire ;mais elle n’avait ni l’expérience, ni l’intelligence, ni laprudence, ni la finesse, ni aucune des qualités de cette pauvremère, n’étant qu’une enfant, sans personne pour la guider, sansappuis, sans conseils.

Cette pensée, et plus encore l’évocationde sa mère, amenèrent dans ses yeux un flot de larmes ; ellese mit alors à pleurer sans pouvoir se retenir, en répétant le motque tant de fois elle avait dit depuis son départ du cimetière,comme s’il avait le pouvoir magique de la sauver :

« Maman, chèremaman ! »

De fait, ne l’avait-il pas secourue,fortifiée, relevée quand elle s’abandonnait dans l’accablement dela fatigue et du désespoir ? eût-elle soutenu la luttejusqu’au bout, si elle ne s’était pas répété les dernières parolesde la mourante : « Je te vois… oui, je te voisheureuse » ? N’est-il pas vrai que ceux qui vont mourir,et dont l’âme flotte déjà entre la terre et le ciel, savent biendes choses mystérieuses qui ne se révèlent pas auxvivants ?

Cette crise, au lieu de l’affaiblir, luifit du bien, et elle en sortit le cœur plus fort d’espoir, exaltéde confiance, s’imaginant que la brise, qui de temps en tempspassait dans l’air calme du soir, apportait une caresse de sa mèresur ses joues mouillées et lui soufflait ses dernièresparoles : « Je te vois heureuse. »

Et pourquoi non ? Pourquoi sa mèrene serait-elle pas près d’elle, en ce moment penchée sur elle commeson ange gardien ?

Alors l’idée lui vint de s’entreteniravec elle et de lui demander de répéter le pronostic qu’elle luiavait fait à Paris. Mais quel que fût son état d’exaltation, ellen’imagina pas qu’elle pouvait lui parler comme à une vivante, avecnos mots ordinaires, pas plus qu’elle n’imagina que sa mère pouvaitrépondre avec ces mêmes mots, puisque les ombres ne parlent pascomme les vivants, bien qu’elles parlent, cela est certain, pourqui sait comprendre leur mystérieux langage.

Assez longtemps elle resta absorbée danssa recherche, penchée sur cet insondable inconnu qui l’attirait enla troublant jusqu’à l’affoler ; puis machinalement ses yeuxs’attachèrent sur un groupe de grandes marguerites qui dominaientde leurs larges corolles blanches l’herbe de la lisière danslaquelle elle était couchée, et alors, se levant vivement, ellealla en cueillir quelques-unes, qu’elle prit en fermant les yeuxpour ne pas les choisir.

Cela fait, elle revint à sa place ets’assit avec un recueillement grave ; puis, d’une main quel’émotion rendait tremblante, elle commença à effeuiller unecorolle :

« Je réussirai, un peu, beaucoup,tout à fait, pas du tout ; je réussirai, un peu, beaucoup,tout à fait, pas du tout. »

Et ainsi de suite, scrupuleusement,jusqu’à ce qu’il ne restât plus que quelques pétales.

Combien ? Elle ne voulut pas lescompter, car leur chiffre eût dit la réponse ; mais vivement,quoique son cœur fût terriblement serré, elle leseffeuilla :

« Je réussirai… un peu… beaucoup…tout à fait. »

En même temps un souffle tiède lui passadans les cheveux et sur les lèvres : la réponse de sa mère,dans un baiser, le plus tendre qu’elle lui eût donné.

XIV

Enfin elle se décida à quitter saplace ; la nuit tombait, et déjà dans l’étroite vallée, commeplus loin dans celle de la Somme, montaient des vapeurs blanchesqui flottaient, légères, autour des cimes confuses des grandsarbres ; des petites lumières piquaient çà et là l’obscurité,s’allumant derrière les vitres des maisons, et des rumeurs vaguespassaient dans l’air tranquille, mêlées à des bribes dechansons.

Elle était assez. aguerrie pour n’avoirpas peur de s’attarder dans un bois ou sur la grand’route ;mais à quoi bon ! Elle possédait maintenant ce qui lui avaitsi misérablement manqué ; un toit et un lit ; d’ailleurs,puisqu’on devait se lever le lendemain tôt pour aller au travail,mieux valait se coucher de bonne heure.

Quand elle entra dans le village, ellevit que les rumeurs et les chants qu’elle avait entendus partaientdes cabarets, aussi pleins de buveurs attablés que lorsqu’elleétait arrivée, et d’où s’exhalaient par les portes ouvertes desodeurs de café, d’alcool chauffé et de tabac qui emplissaient larue comme si elle eût été un vaste estaminet. Et toujours cescabarets se succédaient, sans interruption, porte à portequelquefois, si bien que sur trois maisons il y en avait au moinsune qu’occupait un débit de boissons. Dans ses voyages, sur lesgrands chemins et par tous les pays, elle avait passé devant biendes assemblées de buveurs, mais nulle part elle n’avait entendutapage de paroles, claires et criardes, comme celui qui sortaitconfusément de ces salles basses.

En arrivant à la cour de mère Françoise,elle aperçut, à la table où elle l’avait déjà vu, Bendit qui lisaittoujours, une chandelle entourée d’un morceau de journal pourprotéger, sa flamme, posée devant lui sur la table, autour delaquelle des papillons de nuit et des moustiques voltigeaient, sansqu’il parût en prendre souci, absorbé dans sa lecture.

Cependant quand elle passa près de luiil leva la tête et la reconnut ; alors, pour le plaisir deparler sa langue, il lui dit :

« A good night’s rest toyou. »

À quoi elle répondit :

« Good evening,sir. »

« Où avez-vous été ?continua-t-il en anglais.

– Me promener dans les bois,répondit-elle en se servant de la même langue

– Toute seule ?

– Toute seule, je ne connais personne àMaraucourt.

– Alors pourquoi n’êtes-vous pas restéeà lire ? Il n’y a rien de meilleur, le dimanche, que lalecture.

– Je n’ai pas de livres.

– Êtes-vous catholique ?

– Oui, monsieur.

– Je vous en prêterai tout de mêmequelques-uns : farewell.

Good-bye,sir. »

Sur le seuil de la maison, Rosalie étaitassise, adossée au chambranle, se reposant à respirer lefrais.

« Voulez-vous vous coucher ?dit-elle.

–Je voudrais bien.

– Je vas vous conduire, mais avant ilfaut vous entendre avec mère Françoise ; entrons dans ledébit. »

L’affaire, ayant été arrangée entre lagrand’mère et sa petite-fille, fut vivement réglée par le payementdes vingt-huit sous que Perrine allongea sur le comptoir, plus deuxsous pour l’éclairage pendant la semaine.

« Pour lors, vous voulez vousétablir dans notre pays, ma petite ? dit mère Françoise d’unair placide et bienveillant.

– Si c’est possible.

– Ça sera possible si vous vouleztravailler.

– Je ne demande que cela.

– Eh bien, ça ira ; vous neresterez pas toujours à cinquante centimes, vous arriverez à unfranc, même à deux ; si, plus tard, vous épousez un bonouvrier qui en gagne trois, ça vous fera cent sous par jour ;avec ça on est riche… quand on ne boit pas, seulement il ne fautpas boire. C’est bien heureux que M. Vulfran ait donné dutravail au pays ; c’est vrai qu’il y a la terre, mais la terrene peut pas nourrir tous ceux qui lui demandent àmanger. »

Pendant que la vieille nourrice débitaitcette leçon avec l’importance et l’autorité d’une femme habituée àce qu’on respecte sa parole, Rosalie atteignait un paquet de lingedans une armoire et Perrine qui, tout en écoutant, la suivait del’œil, remarquait que les draps qu’on lui préparait étaient ungrosse toile d’emballage jaune ; mais, depuis si longtempselle ne couchait plus dans des draps, qu’elle devait encores’estimer heureuse d’avoir ceux-là, si durs qu’ils fussent.Déshabillée ! La Rouquerie, qui durant ses voyages ne faisaitjamais la dépense d’un lit, n’avait même pas eu l’idée de luioffrir ce plaisir, et, longtemps avant leur arrivée en France, lesdraps de la roulotte, excepté ceux qui servaient à la mère, avaientété vendus ou s’en étaient allés en lambeaux.

Elle prit la moitié du paquet, et,suivant Rosalie, elles traversèrent la cour où une vingtained’ouvriers, hommes, femmes, enfants étaient assis sur des billotsde bois, des blocs de pierre, attendant l’heure du coucher encausant et en fumant. Comment tout ce monde pouvait-il loger dansla vieille maison qui n’était pas grande ?

La vue de son grenier, quand Rosalie eutallumé une petite chandelle placée derrière un treillis en fil defer, répondit à cette question. Dans un espace de six mètres delong sur un peu plus de trois de large, six lits étaient alignés lelong des cloisons, et, le passage qui restait entre eux au milieuavait à peine un mètre. Six personnes devaient donc passer la nuitlà où il y avait à peine place pour deux ; aussi, bien qu’unepetite fenêtre fût ouverte dans le mur opposé à l’entrée,respirait-on dès la porte une odeur âcre et chaude qui suffoquaPerrine. Mais elle ne se permit pas une observation, et commeRosalie disait en riant :

« Ça vous paraît peut-être un peupetiot ? »

Elle se contenta derépondre :

« Un peu.

– Quatre sous, ce n’est pas centsous.

– Bien sûr. »

Après tout, mieux encore valait pourelle cette chambre trop petite que les bois et les champs :puisqu’elle avait supporté l’odeur de la baraque de Grain de Sel,elle supporterait bien celle-là sans doute.

« V’là votre lit », ditRosalie en lui désignant celui qui était placé devant lafenêtre.

Ce qu’elle appelait un lit était unepaillasse posée sur quatre pieds réunis par deux planches et destraverses ; un sac tenait lieu d’oreiller,

« Vous savez, la fougère estfraîche, dit Rosalie, on ne mettrait pas quelqu’un qui arrivecoucher sur de la vieille fougère ; ce n’est pas à faire,quoiqu’on raconte que dans les hôtels, les vrais, on ne se gênepas. »

S’il y avait trop de lits dans cettepetite chambre, par contre on n’y voyait pas une seulechaise.

« II y a des clous aux murs, ditRosalie, répondant à la muette interrogation de Perrine, c’est trèscommode pour accrocher les vêtements. »

Il y avait aussi quelques boîtes et despaniers sous les lits dans lesquels les locataires qui avaient dulinge pouvaient le serrer, mais, comme ce n’était pas le cas dePerrine, le clou planté aux pieds de son lit lui suffisait dereste.

« Vous serez avec des braves gens,dit Rosalie ; si la Noyelle cause dans la nuit, c’est qu’elleaura trop bu, il ne faudra pas y faire attention : elle est unpeu bavarde. Demain, levez-vous avec les autres ; je vousdirai ce que vous devrez faire pour être embauchée.Bonsoir.

– Bonsoir, et merci.

– Pour vous servir. »

Perrine se hâta de se déshabiller,heureuse d’être seule et de n’avoir pas à subir la curiosité de lachambrée. Mais, en se mettant entre ses draps, elle n’éprouva pasla sensation de bien-être sur laquelle elle comptait, tant ilsétaient rudes : tissés avec des copeaux, ils n’eussent pas étéplus raides, mais cela était insignifiant, la terre aussi étaitdure la première fois qu’elle avait couché dessus, et, bien vite,elle s’y était habituée.

La porte ne tarda pas à s’ouvrir et unejeune fille d’une quinzaine d’années étant entrée dans la chambrecommença à se déshabiller, en regardant, de temps en temps du côtéde Perrine, mais sans rien dire. Comme elle était endimanchée, satoilette fut longue, car elle dut ranger dans une petite caisse sesvêtements des jours de fête, et accrocher à un clou pour lelendemain ceux du travail.

Une autre arriva, puis une troisième,puis une quatrième ; alors ce fut un caquetageassourdissant ; toutes parlant en même temps, chacuneracontait sa journée ; dans l’espace ménagé entre les litselles tiraient et repoussaient leurs boîtes ou leurs paniers quis’enchevêtraient les uns dans les autres, et cela provoquait desmouvements d’impatience ou des paroles de colère qui toutes setournaient contre la propriétaire du grenier.

« Queu taudis !

– El’mettra bentôt d’autres lits aumitan.

– Por sûr, j’ne resterai point làd’ans.

_ Où qu’ t’iras ; c’est-y mieuxcheux l’zautres ? »

Et les exclamations se croisaient ;à la fin cependant, quand les deux premières arrivées se furentcouchées, un peu d’ordre s’établit, et bientôt tous les lits furentoccupés, un seul excepté.

Mais pour cela les conversations necessèrent point, seulement elles tournèrent ; après s’être ditce qu’il y avait eu d’intéressant dans la journée écoulée, on passaà celle du lendemain, au travail des ateliers, aux griefs, auxplaintes, aux querelles de chacune, aux potins de l’usine entière,avec un mot de ses chefs : M. Vulfran, ses neveux qu’onappelait les « jeunes », le directeur, Talouel, qu’on nenomma qu’une fois, mais qu’on désigna par des qualificatifs quidisaient mieux que des phrases la façon dont on le jugeait :la Fouine, l’Mince, Judas.

Alors Perrine éprouva un sentimentbizarre dont les contradictions l’étonnèrent : elle voulaitêtre tout oreilles, sentant de quelle importance pouvaient êtrepour elle les renseignements qu’elle entendait ; et d’autrepart elle était gênée, comme honteuse d’écouter cespropos.

Cependant ils allaient leur train, maissi vagues bien souvent, ou si personnels qu’il fallait connaîtreceux à qui ils s’appliquaient pour les comprendre ; ainsi ellefut longtemps sans deviner que la Fouine, l’Mince et Judas nefaisaient qu’un avec Talouel, qui était la bête noire des ouvriers,détesté de tous autant que craint, mais avec des réticences, desréserves, des précautions, des hypocrisies qui disaient quelle peuron avait de lui. Toutes les observations se terminaient par le mêmemot ou à peu près :

« N’empêche que ce soit ein benbrav’ homme !

– Et juste donc !

– Oh ! pourça ! »

Mais tout de suite une autreajoutait :

« N’empêcheaussi… »

Alors les preuves étaient données defaçon à montrer cette bonté et cette justice.

« S’il ne fallait point gagner sonpain ! »

Peu à peu les langues seralentirent.

« Si on dormait, dit une voixalanguie.

– Qui t’en empêche ?

– La Noyelle n’est pasrentrée.

– Je viens de la voir.

– Ça y est-il ?

– En plein.

– Assez pour qu’elle ne puisse pasmonter l’escalier ?

– Ça je ne sais pas.

– Si on fermait la porte à lacheville ?

– Et le tapage qu’elleferait.

– Ça va recommencer comme l’autredimanche.

– Peut-être pireencore. »

À ce moment on entendit un bruit de paslourds et hésitants dans l’escalier.

« La voila. »

Mais les pas s’arrêtèrent et il y eutune chute suivie de gémissements.

« Elle est tombée.

—-Si elle pouvait ne pas serelever.

– Elle dormirait aussi ben dansl’escalier qu’ici.

– Et nous dormirionsmieux. »

Les gémissements continuaient mêlésd’appels.

« Viens donc, Laïde : un p’titcoup de main, m’n’éfant.

– Plus souvent que je vas yaller.

– Ohé ! Laïde,Laïde ! »

Mais Laïde n’ayant pas bougé, au boutd’un certain temps les appels cessèrent.

« Elle s’endort.

– Quelle chance. »

Elle ne s’endormait pas du tout ;au contraire, elle essayait à nouveau de monter l’escalier, et ellecriait :

« Laïde, viens me donner la main,m’n’éfant, Laïde, Laïde. »

Elle n’avançait pas évidemment, car lesappels partaient toujours du bas de l’escalier de plus en pluspressants à chaque cri, si bien qu’ils finirent par s’accompagnerde larmes :

« Ma p’tite Laïde, ma p’tite Laïde,p’tite, p’tite ; l’escalier s’enfonce, oh ! la !la ! »

Un éclat de rire courut de lit enlit.

« C’est-y que t’es pas rentrée,Laïde, dis, dis Laïde, dis ; je vas aller te qu’ri.

– Nous v’là tranquilles, dit unevoix.

– Mais non, elle va chercher Laïdequ’elle ne trouvera pas, et quand elle reviendra dans une heure, çarecommencera.

– On ne dormira doncjamais !

– Va lui donner la main,Laïde.

– Vas-y, té.

– C’est té qu’é veut. »

Laïde se décida, passa un jupon etdescendit.

« Oh ! m’n’éfant,m’n’éfant », cria la voix émue de la Noyelle.

Il semblait qu’elles n’avaient qu’àmonter l’escalier qui ne s’enfoncerait plus, mais la joie de voirLaïde chassa cette idée :

« Viens avec mé, je vas te payer unp’tiôt pot. »

Laïde ne se laissa pas tenter par cetteproposition.

« Allons nous coucher,dit-elle.

– Non, viens avec mé, ma p’titeLaïde. »

La discussion se prolongea, car laNoyelle, qui s’était obstinée dans sa nouvelle idée, répétait sonmot, toujours le même :

« Un p’tiot pot.

– Ça ne finira jamais, dit unevoix.

– J’voudrais pourtant dormir,mé.

– Faut s’lever demain.

– Et c’est comme ça tous lesdimanches. »

Et Perrine qui avait cru que, quand elleaurait un toit sur la tête, elle trouverait le sommeil le pluspaisible ! Comme celui en plein champ, avec les effarements del’ombre et les hasards du temps, valait mieux cependant que cetentassement dans cette chambrée, avec ses promiscuités, son tapageet l’odeur nauséeuse qui commençait à la suffoquer d’une façon sigênante qu’elle se demandait comment elle pourrait la supporteraprès quelques heures.

Au dehors, la discussion durait toujourset l’on entendait la voix de la Noyelle qui répétait :« Un p’tiot pot », à laquelle celle de Laïderépondait :

« Demain ».

« Je vas aller aider Laïde, dit unedes femmes, ou ça durera jusqu’à demain. »

En effet elle se leva etdescendit ; alors dans l’escalier se produisit un grandbrouhaha de voix, mêlé à des bruits de pas lourds, à des coupssourds et aux cris des habitants du rez-de-chaussée, furieux de cetapage : toute la maison semblait ameutée.

À la fin la Noyelle fut traînée dans lachambre, pleurant avec des exclamationsdésespérées :

« Qu’est-ce que je vous aifait ? »

Sans écouter ses plaintes, on ladéshabilla et on la coucha ; mais pour cela elle ne s’endormitpoint et continua de pleurer en gémissant.

« Qu’est que je vos ai fait pourque vous me brutalisiez ? Je suis-t’y malheureuse ! Jesuis-t’y une voleuse qu’on ne veut pas boire avec mé ? Laïde,j’ai sef. »

Plus elle se plaignait, plusl’exaspération contre elle montait dans la chambrée, chacune criantson mot plus ou moins fâché.

Mais elle continuaittoujours :

« Salut, turlututu, chapeau pointu,fil écru, t’es rabattu. »

Quand elle eut épuisé tous les mots en uqui amusaient son oreille, elle passa à d’autres qui n’avaient pasplus de sens.

« Le café, à la vapeur, n’a paspeur, meilleur pour le cœur ; va donc, balayeur ; et tasœur ? Bonjour, monsieur le brocanteur. Ah ! vous êtesbuveur ? ça fait mon bonheur, peut-être votre malheur. Çadonne la jaunisse ; faut aller à l’hospice ; voyez ladirectrice ; mangez de la réglisse ; mon père en vendaitet m’en régalait, aussi ça m’allait. Ce que j’ai sef, monsieur lechef, sef, sef, sef ! »

De temps en temps la voix seralentissait et faiblissait comme si le sommeil allait bientôt seproduire ; mais tout de suite elle repartait plus hâtée, pluscriarde, et alors celles qui avaient commencé à s’endormir seréveillaient en sursaut en poussant des cris furieux quiépouvantaient la Noyelle, mais ne la faisaient pastaire :

« Pourquoi que vous mebrutalisez ? Écoutez, pardonnez, c’est assez.

– Vous avez eu une belle idée de lamonter !

– C’est té qu’as voulu.

– Si on laredescendait ?

– On ne dormirajamais ; »

C’était bien le sentiment de Perrine quise demandait si c’était vraiment ainsi tous les dimanches, etcomment les camarades de la Noyelle pouvaient supporter sonvoisinage : n’existait-il pas à Maraucourt d’autres logementsoù l’on pouvait dormir tranquillement ?

Il n’y avait pas que le tapage qui fûtexaspérant dans cette chambrée, l’air aussi qu’on y respiraitcommençait à n’être plus supportable pour elle : lourd, chaud,étouffant, chargé de mauvaises odeurs dont le mélange soulevait lecœur ou le noyait.

À la fin cependant le moulin à parolesde la Noyelle se ralentit, elle ne lança que des mots à demiformés, puis ce ne fut plus qu’un ronflement qui sortit de sabouche.

Mais, bien que le silence se fûtmaintenant établi dans la chambre, Perrine ne put pass’endormir : elle était oppressée, des coups sourds luibattaient dans le front, la sueur l’inondait de la tête auxpieds.

Il n’y avait pas à chercher la cause dece malaise : elle étouffait parce que l’air lui manquait, etsi ses camarades de chambrée n’étouffaient pas comme elle, c’estqu’elles étaient habituées à vivre dans cette atmosphère,suffocante pour qui couchait ordinairement en pleinchamp.

Mais puisque ces femmes, des paysannes,s’étaient bien habituées à cette atmosphère, il semblait qu’elle lepourrait comme elles : sans doute il fallait du courage et dela persévérance ; mais si elle n’était pas paysanne, elleavait mené une existence aussi dure que la leur pouvaitl’être ; même pour les plus misérables, et dès lors elle nevoyait pas de raisons pour qu’elle ne supportât pas ce qu’ellessupportaient.

Il n’y avait donc qu’à ne pas respirer,qu’à ne pas sentir, alors viendrait le sommeil, et elle savait bienque pendant qu’on dort l’odorat ne fonctionne plus.

Malheureusement, on ne respire pas quandon veut, ni comme on veut : elle eut beau fermer la bouche, seserrer le nez, il fallut bientôt ouvrir les lèvres, les narines etfaire une aspiration d’autant plus profonde qu’elle n’avait plusd’air dans les poumons ; et le terrible fut que, malgré tout,elle dut répéter plusieurs fois cette aspiration.

Alors quoi ? Qu’allait-il seproduire ? Si elle ne respirait pas, elle étouffait ; sielle respirait, elle était malade.

Comme elle se débattait, sa main frôlale papier qui remplaçait une des vitres de la fenêtre, contrelaquelle sa couchette était posée.

Un papier n’est pas une feuille deverre, il se crève sans bruit et, crevé, il laissait entrer l’airdu dehors. Quel mal y avait-il à ce qu’elle le crevât ? Pourêtre habituées à cette atmosphère viciée, elles n’en souffraientpas moins certainement. Donc, à condition de n’éveiller personne,elle pouvait très bien déchirer ce papier.

Mais elle n’eut pas besoin d’en venir àcette extrémité qui laisserait des traces ; comme elle letâtait, elle sentit qu’il n’était pas bien tendu, et de l’ongleelle put avec précaution en détacher un côté. Alors se collant labouche à cette ouverture, elle put respirer, et ce fut dans cetteposition que le sommeil la prit.

XV

Quand elle se réveilla une lueurblanchissait les vitres, mais si pâle qu’elle n’éclairait pas lachambre ; au dehors des coqs chantaient, par l’ouverture dupapier pénétrait un air froid ; c’était le jour quipointait

Malgré ce léger souffle qui venait dudehors, la mauvaise odeur de la chambrée n’avait pas disparu ;s’il était entré un peu d’air pur, l’air vicié n’était pas du toutsorti, et en s’accumulant, en s’épaississant, en s’échauffant, ilavait produit une moiteur asphyxiante.

Cependant tout le monde dormait d’unsommeil sans mouvements que coupaient seulement de temps en tempsquelques plaintes étouffées.

Comme elle essayait d’agrandirl’ouverture du papier, elle donna maladroitement un coup de coudecontre une vitre, assez fort pour que la fenêtre mal ajustée dansson cadre résonnât avec des vibrations qui se prolongèrent. Nonseulement personne ne s’éveilla, comme elle le craignait, maisencore il ne parut pas que ce bruit insolite eût troublé une seuledes dormeuses.

Alors son parti fut pris. Tout doucementelle décrocha ses vêtements, les passa lentement, sans bruit, etprenant ses souliers à la main, les pieds nus, elle se dirigea versla porte, dont l’aube lui indiquait la direction. Fermée simplementpar une clenche, cette porte s’ouvrit silencieusement et Perrine setrouva sur le palier, sans que personne se fût aperçu de sa sortie.Alors elle s’assit sur la première marche de l’escalier et, s’étantchaussée, descendit.

Ah ! le bon air ! ladélicieuse fraîcheur ! jamais elle n’avait respiré avecpareille béatitude ; et par la petite cour elle allait labouche ouverte, les narines palpitantes, battant des bras, secouantla tête : le bruit de ses pas éveilla un chien du voisinagequi se mit à aboyer, et aussitôt d’autres chiens lui répondirentfurieux.

Mais que lui importait : ellen’était plus la vagabonde contre laquelle les chiens avaient toutesles libertés, et puisqu’il lui plaisait de quitter son lit, elle enavait bien le droit sans doute, – un droit payé de sonargent.

Comme la cour était trop petite pour sonbesoin de mouvement, elle sortit dans la rue par la barrièreouverte, et se mit à marcher au hasard, droit devant elle, sans sedemander où elle allait. L’ombre de la nuit emplissait encore lechemin, mais au-dessus de sa tête elle voyait l’aube blanchir déjàla cime des arbres et le faite des maisons ; dans quelquesinstants il ferait jour. À ce moment une sonnerie éclata au milieudu profond silence : c’était l’horloge de l’usine qui, enfrappant trois coups, lui disait qu’elle avait encore trois heuresavant l’entrée aux ateliers.

Qu’allait-elle faire de ce temps ?Ne voulant pas se fatiguer avant de se mettre au travail, elle nepouvait pas marcher jusqu’à ce moment, et dès lors le mieux étaitqu’elle s’assit quelque part où elle pourrait attendre.

De minute on minute, le ciel s’étaitéclairci et les choses autour d’elle avaient pris, sous la lumièrerasante qui les frappait, des formes assez distinctes pour qu’ellereconnût où elle était.

Précisément au bord d’une entaille quicommençait là, et paraissait prolonger sa nappe d’eau, pour laréunir à d’autres étangs et se continuer ainsi d’entailles enentailles les unes grandes, les autres petites, au hasard del’exploitation de la tourbe, jusqu’à la grande rivière. N’était-cepas quelque chose comme ce qu’elle avait vu en quittant Picquigny,mais plus retiré, semblait-il, plus désert, et aussi plus couvertd’arbres dont les files s’enchevêtraient en lignesconfuses ?

Elle resta là un moment, puis, la placene lui paraissant pas bonne pour s’asseoir, elle continua sonchemin qui, quittant le bord de l’entaille, s’élevait sur la pented’un petit coteau boisé ; dans ce taillis sans doute elletrouverait ce qu’elle cherchait.

Mais, comme elle allait y arriver, elleaperçut au bord de l’entaille qu’elle dominait une de ces huttes enbranchages et en roseaux qu’on appelle dans le pays des aumuches etqui servent l’hiver pour la chasse aux oiseaux de passage. Alorsl’idée lui vint que, si elle pouvait gagner cette hutte, elle s’ytrouverait bien cachée, sans que personne pût se demander cequ’elle faisait dans les prairies à cette heure matinale, et aussisans continuer à recevoir les grosses gouttes de rosée quiruisselaient des branches formant couvert au-dessus du chemin et lamouillaient comme une vraie pluie.

Elle redescendit et, en cherchant, ellefinit par trouver dans une oseraie un petit sentier à peine tracé,qui semblait conduire à l’aumuche ; elle le prit. Mais, s’il yconduisait bien, il ne conduisait pas jusque dedans car elle étaitconstruite sur un tout petit îlot planté de trois saules qui luiservaient de charpente, et un fossé plein d’eau la séparait del’oseraie, Heureusement un tronc d’arbre était jeté sur ce fossé,bien qu’il fut assez étroit, bien qu’il fût aussi mouillé par larosée qui le rendait glissant, cela n’était pas pour arrêterPerrine. Elle le franchit et se trouva devant une porte en roseauxliés avec de l’osier qu’elle n’eut qu’à tirer pour qu’elles’ouvrît.

L’aumuche était de forme carrée et toutetapissée jusqu’au toit d’un épais revêtement de roseaux et degrandes herbes : aux quatre faces étaient percées des petitesouvertures invisibles du dehors, mais qui donnaient des vues surles entours et laissaient aussi pénétrer la lumière ; sur lesol était étendue une épaisse couche de fougères ; dans uncoin un billot fait d’un troc d’arbre servait de chaise.

Ah ! le joli nid ! qu’ilressemblait peu à la chambre qu’elle venait de quitter. Comme elleeût été mieux là pour dormir, en bon air, tranquille, couchée dansla fougère, sans autres bruits que ceux du feuillage et deseaux ; plutôt qu’entre les draps si durs deMme Françoise, au milieu des cris de la Noyelle, et de sescamarades, dans cette atmosphère horrible dont l’odeur toujourspersistante la poursuivait en lui soulevant le cœur.

Elle s’allongea sur la fougère, et setassa dans un coin contre la moelleuse paroi des roseaux en fermantles yeux. Mais, comme elle ne tarda pas à se sentir gagnée par undoux engourdissement, elle se remit sur ses jambes, car il ne luiétait pas permis de s’endormir tout à fait, de peur de ne pass’éveiller avant l’entrée aux ateliers.

Maintenant le soleil était levé, et, parl’ouverture exposée à l’orient, un rayon d’or entrait dansl’aumuche qu’il illuminait ; au dehors les oiseaux chantaient,et autour de l’îlot, sur l’étang, dans les roseaux, sur lesbranches des saules se faisait entendre une confusion de bruits, demurmures, de sifflements, de cris qui annonçaient l’éveil à la viede toutes les bêtes de la tourbière.

Elle mit la tête à une ouverture et vitces bêtes s’ébattre autour de l’aumuche en pleine sécurité :dans les roseaux, des libellules voletaient de çà et de là ;le long des rives, des oiseaux piquaient de leurs becs la terrehumide pour saisir des vers, et, sur l’étang couvert d’une buéelégère, une sarcelle d’un brun cendré, plus mignonne que les canesdomestiques, nageait entourée de ses petits qu’elle tâchait demaintenir près d’elle par des appels incessants, mais sans yparvenir, car ils s’échappaient pour s’élancer à travers lesnénuphars fleuris où ils s’empêtraient, à la poursuite de tous lesinsectes qui passaient à leur portée. Tout à coup un rayon bleurapide comme un éclair l’éblouit, et ce fut seulement après qu’ileut disparu qu’elle comprit que c’était un martin-pêcheur quivenait de traverser l’étang.

Longtemps, sans un mouvement qui, entrahissant sa présence, aurait fait envoler tout ce monde de laprairie, elle resta à sa fenêtre, à le regarder. Comme tout celaétait joli dans cette fraîche lumière, gai, vivant, amusant,nouveau à ses yeux, assez féerique pour qu’elle se demandât sicette île avec sa hutte n’était point une petite arche deNoé.

À un certain moment elle vit l’étang secouvrir d’une ombre noire qui passait capricieusement, agrandie,rapetissée sans cause apparente, et cela lui parut d’autant plusinexplicable que le soleil qui s’était élevé au-dessus de l’horizoncontinuait de briller radieux dans le ciel sans nuage. D’où pouvaitvenir cette ombre ? Les étroites fenêtres de l’aumuche ne luipermettant pas de s’en rendre compte, elle ouvrit la porte et vitqu’elle était produite par des tourbillons de fumée qui passaientavec la brise, et venaient des hautes cheminées de l’usine où déjàdes feux étaient allumés pour que la vapeur fût en pression àl’entrée des ouvriers.

Le travail allait donc bientôtcommencer, et il était temps qu’elle quittât l’aumuche pour serapprocher des ateliers. Cependant avant de sortir, elle ramassa unjournal posé sur le billot qu’elle n’avait pas aperçu, mais que lapleine lumière qui sortait par la porte ouverte lui montra, etmachinalement elle jeta les yeux sur son titre : c’était leJournal d’Amiens du 25 février précédent, et alors ellefit cette réflexion que de la place qu’occupait ce journal sur leseul siège où l’on pouvait s’asseoir, aussi bien que de sa date, ilrésultait la preuve que depuis le 25 février l’aumuche étaitabandonnée, et que personne n’avait passé sa porte.

XVI

Au moment où sortant de l’oseraie ellearrivait dans le chemin, un gros sifflet fit entendre sa voixrauque et puissante au-dessus de l’usine, et presque aussitôtd’autres sifflets lui répondirent à des distances plus ou moinséloignées, par des coups également rythmés.

Elle comprit que c’était le signald’appel des ouvriers qui partait de Maraucourt, et se répétait devillages en villages, Saint-Pipoy, Hercheux, Bacourt, Flexellesdans toutes les usines Paindavoine, annonçant à leur maître quepartout en même temps on était prêt pour le travail.

Alors, craignant d’être en retard, ellehâta le pas, et en entrant dans le village elle trouva toutes lesmaisons ouvertes ; sur les seuils, des ouvriers mangeaientleur soupe, debout, accolés au chambranle de la porte ; dansles cabarets d’autres buvaient, dans les cours, d’autres sedébarbouillaient à la pompe ; mais personne ne se dirigeaitvers l’usine, ce qui signifiait assurément qu’il n’était pas encorel’heure d’entrer aux ateliers, et que, par conséquent, elle n’avaitpas à se presser.

Mais trois petits coups qui sonnèrent àl’horloge, et qui furent aussitôt suivis d’un sifflement plus fort,plus bruyant que les précédents firent instantanément succéder lemouvement à cette tranquillité : des maisons, des cours, descabarets, de partout sortit une foule compacte qui emplit la ruecomme l’eût fait une fourmilière, et cette troupe d’hommes, defemmes, d’enfants, se dirigea vers l’usine ; les uns fumantleur pipe à toute vapeur ; les autres mâchant une croûtehâtivement en s’étouffant ; le plus grand nombre bavardantbruyamment : à chaque instant des groupes débouchaient desruelles latérales et se mêlaient à ce flot noir qu’ilsgrossissaient sans le ralentir.

Dans une poussée de nouveaux arrivantsPerrine aperçut Rosalie en compagnie de la Noyelle, et en sefaufilant elle les rejoignit :

« Où donc que vous étiez ?demanda Rosalie surprise.

– Je me suis levée de bonne heure, pourme promener un peu.

– Ah ! bon. Je vous aicherchée.

– Je vous remercie bien ; mais ilne faut jamais me chercher, je suis matineuse. »

On arrivait à l’entrée des ateliers, etle flot s’engouffrait dans l’usine sous l’œil d’un homme grand,maigre, qui se tenait à une certaine distance de la grille, lesmains dans les poches de son veston, le chapeau de paille rejeté enarrière, mais la tête un peu penchée en avant, le regard attentif,de façon que personne ne défilât devant lui sans qu’il levît.

« Le Mince », dit Rosalied’une voix sifflée.

Mais Perrine n’avait pas besoin de cemot ; avant qu’il lui fût jeté, elle avait deviné dans cethomme le directeur Talouel.

« Est-ce qu’il faut que j’entreavec vous ? demanda Perrine.

– Bien sûr. »

Pour elle, le moment était décisif, maiselle se raidit contre son émotion : pourquoi ne voudrait-ilpas d’elle puisqu’on acceptait tout le monde ?

Quand elles arrivèrent devant lui,Rosalie dit à Perrine de la suivre et, sortant de la foule, elles’approcha sans paraître intimidée :

« M’sieu le directeur, dit-elle,c’est une camarade qui voudrait travailler. »

Talouel jeta un rapide coup d’œil surcette camarade :

« Dans un moment nousverrons », répondit-il.

Et Rosalie, qui savait ce qu’ilconvenait de faire, se plaça à l’écart avec Perrine.

À ce moment un brouhaha se produisit àla grille et les ouvriers s’écartèrent avec empressement, laissantle passage libre au phaéton de M. Vulfran, conduit par le mêmejeune homme que la veille : bien que tout le monde sût qu’ilne pouvait pas voir, toutes les têtes d’hommes se découvrirentdevant, lui, tandis que les femmes saluaient d’une courterévérence.

« Vous voyez qu’il n’arrive pas ledernier », dit Rosalie.

Le directeur fit quelques pas pressésau-devant du phaéton :

« Monsieur Vulfran, je vousprésente mon respect, dit-il le chapeau à la main.

– Bonjour, Talouel. »

Perrine suivit des yeux la voiture quicontinuait son chemin, et, quand elle les ramena sur la grille,elle vit successivement passer les employés qu’elle connaissaitdéjà : Fabry l’ingénieur, Bendit, Mombleux et d’autres queRosalie lui nomma.

Cependant la cohue s’était éclaircie, etmaintenant ceux qui arrivaient couraient, car l’heure allaitsonner.

« Je crois bien que les jeunes vontêtre en retard », dit Rosalie à mi-voix.

L’horloge sonna, il y eut une dernièrepoussée, puis quelques retardataires parurent à la queue leu leu,essoufflés, et la rue se trouva vide ; cependant Talouel nequitta pas sa place et, les mains dans les poches, il continua àregarder au loin, la tête haute.

Quelques minutes s’écoulèrent, puisapparut un grand jeune homme qui n’était pas un ouvrier, mais bienun monsieur, beaucoup plus monsieur même par ses manières et satenue soignée que l’ingénieur et les employés ; tout enmarchant à pas hâtés il nouait sa cravate, ce qu’il n’avait pas eule temps de faire évidemment.

Quand il arriva devant le directeur,celui-ci ôta son chapeau comme il l’avait fait pourM. Vulfran, mais Perrine remarqua que les deux saluts ne seressemblaient en rien.

« Monsieur Théodore, je vous,présente mon respect », dit Talouel.

Mais bien que cette phrase fût forméedes mêmes mots que celle qu’il avait adressée à M. Vulfran,elle ne disait, pas du tout la même chose, cela était évidentaussi.

« Bonjour, Talouel. Est-ce que mononcle est arrivé ?

– Mon Dieu oui, monsieur Théodore, il ya bien cinq minutes.

– Ah !

– Vous n’êtes pas le dernier ;c’est M. Casimir qui aujourd’hui est en retard, bien que commevous il n’ait pas été à Paris ; mais je l’aperçoislà-bas. »

Tandis que Théodore se dirigeait versles bureaux, Casimir avançait rapidement.

Celui-là ne ressemblait en rien à soncousin, pas plus dans sa personne que dans sa tenue ; petit,raide, sec ; quand il passa devant le directeur, cette raideurse précisa dans la courte inclinaison de tête qu’il lui adressasans un seul mot.

Les mains toujours dans les poches deson veston, Talouel lui présenta aussi son respect, et ce futseulement quand il eut disparu qu’il se tourna versRosalie :

« Qu’est-ce qu’elle sait faire tacamarade ?

Perrine répondit elle-même à cettequestion :

« Je n’ai pas encore travaillé dansles usines », dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçad’affermir.

Talouel l’enveloppa d’un rapide coupd’œil, puis s’adressant à Rosalie :

« Dis de ma part à Oneux de lamettre aux wagonets[1], etouste ! plus vite que ça.

– Qu’est-ce que c’est que leswagonets ? » demanda Perrine en suivant Rosalie à traversles vastes cours qui séparaient les ateliers les uns des autres.Serait-elle en état d’accomplir ce travail, en aurait-elle laforce, l’intelligence ? fallait-il un apprentissage ?toutes questions terribles pour elle, et qui l’angoissaientd’autant plus que maintenant qu’elle se voyait admise dans l’usine,elle sentait qu’il dépendait d’elle de s’y maintenir.

« N’ayez donc pas peur, réponditRosalie qui avait compris son émotion ; rien n’est plusfacile. »

Perrine devina le sens de ces parolesplutôt qu’elle ne les entendit ; car, depuis quelques,instants déjà, les machines, les métiers s’étaient mis en marchedans l’usine, morte lorsqu’elle y était entrée, et maintenant unformidable mugissement, dans lequel se confondaient mille bruitsdivers, emplissait les cours ; aux ateliers, les métiers àtisser battaient, les navettes couraient, les broches, les bobinestournaient, tandis que dehors les arbres de transmission, lesroues, les courroies, les volants, ajoutaient le vertige desoreilles à celui des yeux.

« Voulez-vous parler plusfort ? dit Perrine, je ne vous entends pas.

– L’habitude vous viendra, cria Rosalie,je vous disais que ce n’est pas difficile ; il n’y a qu’àcharger les cannettes sur les wagonets ; savez-vous ce quec’est qu’un wagonet ?

– Un petit wagon, je pense.

– Justement, et quand le wagonet estplein, à le pousser jusqu’au tissage où on le décharge ; unbon coup au départ, et ça roule tout seul.

– Et une cannette, qu’est-ce que c’estau juste ?

– Vous ne savez pas ce que c’est qu’unecannette ? oh ! Puisque je vous ai dit hier que lescannetières étaient des machines à préparer le fil pour lesnavettes ; vous devez bien voir ce que c’est.

– Pas trop. »

Rosalie la regarda, se demandantévidemment si elle était stupide ; puis-ellecontinua :

« Enfin, c’est des brochesenfoncées dans des godets, sur lesquelles s’enroule le fil ;quand elles sont pleines, on les retire du godet, on en charge leswagonets qui roulent sur un petit chemin de fer, et on les mène auxateliers de tissage ; ça fait une promenade ; j’aicommencé par là, maintenant je suis auxcannettes. »

Elles avaient traversé un dédale decours, sans que Perrine, attentive à ces paroles, pour elles sipleines d’intérêt, put arrêter ses yeux sur ce qu’elle voyaitautour d’elle, quand Rosalie lui désigna de la main une ligne debâtiments neufs, à un étage, sans fenêtres, mais éclairés àl’exposition du nord par des châssis vitrés qui formaient la moitiédu toit.

« C’est là »,dit-elle.

Et aussitôt ayant ouvert une porte, elleintroduisit Perrine dans une longue salle, où la valse vertigineusede milliers de broches en mouvement produisait un vacarmeassourdissant.

Cependant, malgré le tapage, ellesentendirent une voix d’homme qui criait :

« Te voilà,rôdeuse !

– Qui, rôdeuse ? qui rôdeuse ?s’écria Rosalie, ce n’est pas moi, entendez-vous, père laQuille ?

– D’où viens-tu ?

– C’est l’Mince qui m’a dit de vousamener cette jeune fille pour que vous la mettiez auxwagonets, »

Celui qui leur avait adressé cet aimablesalut était un vieil ouvrier à jambe de bois, estropié une dizained’années auparavant dans l’usine, d’où son nom de la Quille. Pourses invalides, on l’avait mis surveillant aux cannetières, et ilfaisait marcher les enfants placés sous ses ordres, rondement,rudement, toujours grondant, bougonnant, criant, jurant, car letravail de ces machines est assez pénible, demandant autantd’attention de l’œil que de prestesse de la main pour enlever lescanettes pleines, les remplacer par d’autres vides, rattacher lesfils cassés, et il était convaincu que s’il ne jurait pas et necriait pas continuellement, en appuyant chaque juron d’un vigoureuxcoup du pilon de sa jambe de bois appliqué sur le plancher, ilverrait ses broches arrêtées, ce qui pour lui était intolérable.Mais comme, au fond, il était bon homme, on ne l’écoutait guère,et, d’ailleurs, une partie de ses paroles se perdait dans le tapagedes machines.

« Avec tout ça, tes broches sontarrêtées ! cria-t-il à Rosalie en la menaçant dupoing.

– C’est-y ma faute ?

– Mets-toi au travail pus vite queça. »

Puis, s’adressant àPerrine :

« Commentt’appelles-tu ? »

Comme elle ne voulait pas donner sonnom, cette demande qu’elle aurait dû prévoir, puisque la veilleRosalie la lui avait posée, la surprit, et elle restainterloquée.

Il crut qu’elle n’avait pas entendu et,se penchant vers elle, il cria en frappant un coup de pilon sur leplancher :

« Je te demande tonnom. »

Elle avait eu le temps de se remettre etde se rappeler celui qu’elle avait déjà donné :

« Aurélie, dit-elle.

– Aurélie qui ?

– C’est tout.

– Bon ; viens avecmoi. »

Il la conduisit devant un wagonet garédans un coin, et lui répéta les explications de Rosalie, s’arrêtantà chaque mot pour crier :

« Comprends-tu ? »

À quoi elle répondait d’un signe de têteaffirmatif.

Et de fait son travail était si simplequ’il eût fallu qu’elle fût stupide pour ne pas pouvoir s’enacquitter ; et, comme elle y apportait toute son attention,tout son bon vouloir, le père la Quille, jusqu’à la sortie, ne criapas plus d’une douzaine de fois après elle, et encore plutôt pourl’avertir que pour la gronder :

« Ne t’amuse pas enchemin. »

S’amuser elle n’y pensait pas, mais aumoins, tout en poussant son wagonet d’un bon pas régulier, sanss’arrêter, pouvait-elle regarder ce qui se passait dans lesdifférents quartiers qu’elle traversait, et voir ce qui lui avaitéchappé pendant qu’elle écoutait les explications de Rosalie ?Un coup d’épaule pour mettre son chariot en marche, un coup dereins pour le retenir lorsque se présentait un encombrement, etc’était tout ; ses yeux, comme ses idées, avaient pleineliberté de courir comme elle voulait.

À la sortie, tandis que chacun se hâtaitpour rentrer chez soi, elle alla chez le boulanger et se fit couperune demi-livre de pain qu’elle mangea en flânant par les rues, eten humant la bonne odeur de soupe qui sortait des portes ouvertesdevant lesquelles elle passait, lentement quand c’était une soupequ’elle aimait, plus vite quand c’en était une qui la laissaitindifférente. Pour sa faim, une demi-livre de pain était mince,aussi disparut-elle vite ; mais peu importait, depuis le tempsqu’elle était habituée à imposer silence à son appétit, elle nes’en portait pas plus mal : il n’y a que les gens habitués àtrop manger qui s’imaginent qu’on ne peut pas rester sur safaim ; de même, il n’y a que ceux qui ont toujours eu leursaises, pour croire qu’on ne peut pas boire à sa soif, dans le creuxde sa main, au courant d’une claire rivière.

XVII

Bien avant l’heure de la rentrée auxateliers, elle se trouva à la grille des shèdes, et à l’ombre d’unpilier, assise sur une borne, elle attendit le sifflet d’appel, enregardant des garçons et des filles de son âge arrivés comme elleen avance, jouer à courir ou à sauter, mais sans oser se mêler àleurs jeux, malgré l’envie qu’elle en avait.

Quand Rosalie arriva, elle rentra avecelle et reprit son travail, activé comme dans la matinée par lescris et les coups de pilon de la Quille, mais mieux justifiés quedans la matinée, car à la longue la fatigue, à mesure que lajournée avançait, se faisait plus lourdement sentir. Se baisser, serelever pour charger et décharger le wagonet, lui donner un coupd’épaule pour le démarrer, un coup de reins pour le retenir, lepousser, l’arrêter, qui n’était qu’un jeu en commençant, répété,continué sans relâche, devenait un travail, et avec les heures, lesdernières surtout, une lassitude qu’elle n’avait jamais connue,même dans ses plus dures journées de marche, avait pesé surelle.

« Ne lambine donc pas commeça ! » criait la Quille.

Secouée par le coup de pilon quiaccompagnait ce rappel, elle allongeait le pas comme un cheval sousun coup de fouet, mais pour ralentir aussitôt qu’elle se voyaithors de sa portée. Et maintenant tout à sa besogne, quil’engourdissait, elle n’avait plus de curiosité et d’attention quepour compter les sonneries de l’horloge, les quarts, la demie,l’heure, se demandant quand la journée finirait et si elle pourraitaller jusqu’au bout.

Quand cette question l’angoissait, elles’indignait et se dépitait de sa faiblesse ; Ne pouvait-ellepas faire ce que faisaient les autres qui n’étant ni plus âgées, niplus fortes qu’elle, s’acquittaient de leur travail sans paraîtreen souffrir ; et cependant elle se rendait bien compte que cetravail était plus dur que le sien, demandait plus d’applicationd’esprit, plus de dépense d’agilité. Que fût-elle devenue si, aulieu de la mettre aux wagonets, on l’avait tout de suite employéeaux cannettes ? Elle ne se rassurait qu’en se disant quec’était l’habitude qui lui manquait, et qu’avec du courage, de lavolonté, de la persévérance, cette accoutumance luiviendrait ; pour cela comme pour tout, il n’y avait qu’àvouloir, et elle voulait, elle voudrait. Qu’elle ne faiblit pastout à fait ce premier jour, et le second serait moins pénible,moins le troisième que le second.

Elle raisonnait ainsi en poussant ou enchargeant son wagonet, et aussi en regardant ses camaradestravailler avec cette agilité qu’elle leur enviait, lorsque tout àcoup elle vit Rosalie, qui rattachait un fil, tomber à côté de savoisine : un grand cri éclata, en même temps touts’arrêta ; et au tapage des machines, aux ronflements, auxvibrations, aux trépidations du sol, des murs et du vitrage succédaun silence de mort, coupé d’une plainte enfantine :

« Oh ! la !la !

Garçons, filles, tout le monde s’étaitprécipité ; elle fit comme les autres, malgré les cris de laQuille qui hurlait :

« Tonnerre ! mes brochesarrêtées ! »

Déjà Rosalie avait été relevée ; ons’empressait autour d’elle, l’étouffant.

« Qu’est-ce qu’ellea ? »

Elle-même répondit :

« La mainécrasée, »

Son visage était pâle, ses lèvresdécolorées tremblaient, et des gouttes de sang tombaient de sa mainblessée sur le plancher.

Mais, vérification faite, il se trouvaqu’elle n’avait que deux doigts blessés, et peut-être même un seulécrasé ou fortement meurtri.

Alors la Quille, qui avait eu un premiermouvement de compassion, entra en fureur et bouscula les camaradesqui entouraient Rosalie.

« Allez-vous me fiche lecamp ? Vlà-t-il pas une affaire !

– C’était peut-être pas une affairequand vous avez eu la quille écrasée », murmura unevoix.

Il chercha qui avait osé lâcher cetteréflexion irrespectueuse, mais il lui fut impossible de trouver unecertitude dans le tas. Alors il n’en cria que plusfort :

« Fichez-moi lecamp ! »

Lentement on se sépara, et Perrine commeles autres allait retourner à son wagonet quand la Quillel’appela :

« Hé », la nouvelle arrivée,viens ici, toi, plus vite que ça. »

Elle revint craintivement, se demandanten quoi elle était plus coupable que toutes celles qui avaientabandonné leur travail ; mais il ne s’agissait pas de lapunir.

« Tu vas conduire cette bête-làchez le directeur, dit-il.

– Pourquoi que vous m’appelezbête ? cria Rosalie, car déjà le tapage des machines avaitrecommencé.

– Pour t’être fait prendre la patte,donc.

– C’est-y ma faute ?

– Bien sûr que c’est ta faute,maladroite, feignante… »

Cependant il s’adoucit :« As-tu mal ?

– Pas trop.

– Alors file. »

Elles sortirent toutes les deux, Rosalietenant sa main blessée, la gauche, dans sa main droite.

« Voulez-vous vous appuyer surmoi ? demanda Perrine.

– Merci bien ; ce n’est pas lapeine, je peux marcher.

– Alors cela ne sera rien, n’est-cepas ?

– On ne sait pas ; ce n’est jamaisle premier jour qu’on souffre, c’est plus tard.

– Comment cela vous est-ilarrivé ?

– Je n’y comprends rien ; j’aiglissé.

– Vous êtes peut-être fatiguée, ditPerrine pensant à elle-même.

– C’est toujours quand on est fatiguéqu’on s’estropie ; le matin on est plus souple et on faitattention. Qu’est-ce que va dira tante Zénobie ?

– Puisque ce n’est pas votrefaute.

– Mère Françoise croira bien que cen’est pas ma faute, mais tante Zénobie dira que c’est pour ne pastravailler.

– Vous la laisserez dire.

– Si vous croyez que c’est amusantd’entendre dire. »

Sur leur chemin les ouvriers qui lesrencontraient les arrêtaient pour les interroger : les unsplaignaient Rosalie ; le plus grand nombre l’écoutaientindifféremment, en gens qui sont habitués à ces sortes de choses etse disent que ça a toujours été ainsi ; on est blessé comme onest malade, on a de la chance ou on n’en a pas ; chacun sontour, toi aujourd’hui, moi demain ; d’autres sefâchaient :

« Quand ils nous auront tousestropiés !

– Aimes-tu mieux crever defaim ? »

Elles arrivèrent au bureau du directeur,qui se trouvait au centre de l’usine, englobé dans un grandbâtiment en briques vernissées bleues et rases, où tous les autresbureaux étaient réunis ; mais tandis que ceux-là, même celuide M. Vulfran, n’avaient rien de caractéristique, celui dudirecteur se signalait à l’attention par une véranda vitrée àlaquelle on arrivait par un perron à double révolution.

Quand elles entrèrent sous cettevéranda, elles furent reçues par Talouel, qui se promenait en longet en large comme un capitaine sur sa passerelle, les mains dansses poches, son chapeau sur la tête.

Il paraissait furieux :

« Qu’est-ce qu’elle a encorecelle-là ? » cria-t-il.

Rosalie montra sa mainensanglantée.

« Enveloppe-la donc de tonmouchoir, ta patte ! » cria-t-il.

Pendant qu’elle tirait difficilement sonmouchoir, il arpentait la véranda à grands pas ; quand ellel’eut tortillé autour de sa main, il revint se camper devantelle :

« Vide la poche. »

Elle regarda sans comprendre.

« Je te dis de tirer tout ce qui setrouve dans ta poche. »

Elle fit ce qu’il commandait et tira desa poche un attirail de choses bizarres : un sifflet fait dansune noisette, des osselets, un dé, un morceau de jus de réglisse,trois sous et un petit miroir en zinc.

Il le saisit aussitôt :

« J’en étais sur, s’écria-t-il,pendant que tu te regardais dans ton miroir un fil aura cassé, tacannette s’est arrêtée, tu as voulu rattraper le temps perdu, etvoila.

– Je me suis pas regardée dans ma glace,dit-elle.

– Vous êtes toutes les mêmes ; avecça que je ne vous connais pas. Et maintenant qu’est-ce que tuas ?

– Je ne sais pas ; les doigtsécrasés.

– Qu’est-ce que tu veux que j’yfasse ?

– C’est le père la Quille qui m’envoie àvous. »

Il s’était retourné versPerrine.

« Et toi, qu’est-ce que tuas ?

– Moi, je n’ai rien, répondit-elledécontenancée par cette dureté.

– Alors ?…

– C’est la Quille qui lui a dit dem’amener à vous, acheva Rosalie.

– Ah ! il faut qu’on t’amène ;eh bien alors qu’elle te conduise chez le Dr Ruchon ; mais tusais ! je vais faire une enquête, et si tu as fauté, gare àtoi ! »

Il parlait avec des éclats de voix quifaisaient résonner les vitres de la véranda, et qui devaients’entendre dans tous les bureaux.

Comme elles allaient sortir, ellesvirent arriver M. Vulfran qui marchait avec précaution en nequittant pas de la main le mur du vestibule :

« Qu’est-ce qu’il y a,Talouel ?

– Rien, monsieur, une fille descannetières qui s’est fait prendre la main.

– Où est-elle ?

– Me voici, monsieur Vulfran, ditRosalie en revenant vers lui.

– N’est-ce pas la voix de la petitefille de Françoise ? dit-il.

– Oui, monsieur Vulfran, c’est moi,c’est moi Rosalie. »

Et elle se mit à pleurer, car lesparoles dures lui avaient jusque-là serré le cœur et l’accès decompassion avec lequel ces quelques mots lui étaient adressés ledétendait.

« Qu’est-ce que tu as, ma pauvrefille ?

– En voulant rattacher un fil j’aiglissé, je ne sais comment, ma main s’est trouvée prise, j’ai deuxdoigts écrasés… il me semble.

– Tu souffres beaucoup ?

– Pas trop.

– Alors pourquoipleures-tu ?

– Parce que vous ne me bousculezpas. »

Talouel haussa les épaules.

« Tu peux marcher ? demandaM. Vulfran.

– Oh ! oui, monsieurVulfran.

– Rentre vite chez toi ; on vat’envoyer M. Ruchon. »

Et s’adressant àTalouel :

« Écrivez une fiche àM. Ruchon pour lui dire de passer tout de suite chezFrançoise ; soulignez « tout de suite », ajoutez« blessure urgente ».

Il revint à Rosalie :

« Veux-tu quelqu’un pour teconduire ?

– Je vous remercie, monsieur Vulfran,j’ai une camarade.

– Va, ma fille ; dis à tagrand’mère que tu seras payée. »

C’était Perrine maintenant qui avaitenvie de pleurer ; mais sous le regard de Talouel elle seraidit ; ce fut seulement quand elles traversèrent les courspour gagner la sortie qu’elle trahit son émotion :

« II est bonM. Vulfran.

– Il le serait ben tout seul ; maisavec le Mince, il ne peut pas ; et puis il n’a pas le temps,il a d’autres affaires dans la tête,

– Enfin il a été bon pourvous. »

Rosalie se redressa :

« Oh ! moi, vous savez, je lefais penser à son fils ; alors vous comprenez, ma mère étaitla sœur de lait de M. Edmond.

– Il pense à son fils ?

– Il ne pense qu’à ça. »

On se mettait sur les portes pour lesvoir passer, le mouchoir teint de sang dont la main de Rosalieétait enveloppée provoquant la curiosité ; quelques voix aussiles interrogeaient :

« T’es blessée ?

– Les doigts écrasés.

– Ah !malheur ! »

Il y avait autant de compassion que decolère dans ce cri, car ceux qui le proféraient pensaient que cequi venait d’arriver à cette fille, pouvait les frapper lelendemain ou à l’instant même dans les leurs, mari, père,enfants : tout le monde à Maraucourt ne vivait-il pas del’usine ?

Malgré ces arrêts, elles approchaient dela maison de mère Françoise, dont déjà la barrière grise semontrait au bout du chemin.

« Vous allez entrer avec moi, ditRosalie.

– Je veux bien.

– Ça retiendra peut-être tanteZénobie. »

Mais la présence de Perrine ne retintpas du tout la terrible tante qui, en voyant Rosalie arriver à uneheure insolite, et en apercevant sa main enveloppée, poussa leshauts cris :

« Te v’là blessée, coquine !Je parie que tu l’as fait exprès.

– Je serai payée, répliqua Rosalierageusement.

– Tu crois ça ?

– M. Vulfran me l’adit. »

Mais cela ne calma pas tante Zénobie,qui continua de crier si fort que mère Françoise, quittant soncomptoir, vint sur le seuil ; mais ce ne fut pas par desparoles de colère qu’elle accueillit sa petite-fille : courantà elle, elle la prit dans ses bras :

« Tu es blessée ?s’écria-t-elle.

– Un peu, grand’maman, aux doigts ;ce n’est rien.

– Il faut aller chercherM. Ruchon.

– M. Vulfran l’a faitprévenir. »

Perrine se disposait à les suivre dansla maison, mais tante Zénobie se retournant sur ellel’arrêta :

« Croyez-vous que nous avons besoinde vous pour la soigner ?

– Merci », cria Rosalie.

Perrine n’avait plus qu’à retourner àl’atelier, ce qu’elle fit ; mais au moment où elle allaitarriver à la grille des shèdes, un long coup de sifflet annonça lasortie.

XVIII

Dix fois, vingt fois pendant la journée,elle s’était demandé comment elle pourrait bien ne pas coucher dansla chambrée où elle avait failli étouffer, où elle avait peudormi.

Certainement elle y étoufferait toutautant la nuit suivante et elle ne dormirait pas mieux. Alors, sielle ne trouvait pas dans un bon repos à réparer l’épuisement de lafatigue du jour, qu’arriverait-il ?

C’était une question terrible dont ellepesait toutes les conséquences ; qu’elle n’eût pas la force detravailler, on la renvoyait et c’en était fini de sesespérances ; qu’elle devint malade, on la renvoyait encoremieux, et elle n’avait personne à qui demander soins etsecours : le pied d’un arbre dans un bois, c’était ce quil’attendait, cela et rien autre chose.

Il est vrai qu’elle avait bien le droitde ne plus occuper le lit payé par elle ; mais alors où entrouverait-elle un autre, et surtout que dirait-elle à Rosalie pourexpliquer d’une façon acceptable que ce qui était bon pour lesautres ne l’était pas pour elle ? Comment les autres, quandelles connaîtraient ses dégoûts, la traiteraient-elles ? N’yaurait-il pas là une cause d’animosité qui pouvait la contraindre àquitter l’usine ? Ce n’était pas seulement bonne ouvrièrequ’elle devait être, c’était encore ouvrière comme les autresouvrières.

Et la journée s’était écoulée sansqu’elle osât se résoudre à prendre un parti. Mais la blessure deRosalie changeait la situation : maintenant que la pauvrefille allait rester au lit pendant plusieurs jours sans doute, ellene saurait pas ce qui se passerait à la chambrée, qui y coucheraitou n’y coucherait point, et par conséquent ses questions neseraient pas à craindre. D’autre part, comme aucune de celles quioccupaient la chambrée ne savait qui avait été leur voisine pourune nuit, elles ne s’occuperaient pas non plus de cette inconnue,qui pouvait très bien avoir pris un logement ailleurs.

Cela établi, et ce raisonnement fut vitefait, il ne restait qu’à trouver où elle irait coucher si elleabandonnait la chambrée. Mais elle n’avait pas à chercher. Combiensouvent n’avait-elle pas pensé à l’aumuche avec une convoitiseravie ! comme on serait bien là pour dormir si c’étaitpossible ! rien à craindre de personne puisqu’elle n’étaitfréquentée que pendant la saison de la chasse, ainsi que le numérodu Journal d’Amiens le prouvait : un toit sur latête, des murs chauds, une porte, et pour lit une bonne couche defougères sèches ; sans compter le plaisir d’habiter dans unemaison à soi, la réalité dans le rêve.

Et voilà que ce qui semblaitirréalisable devenait tout à coup possible et facile.

Elle n’eut pas une seconde d’hésitation,et après avoir été chez le boulanger acheter la demi-livre de painde son souper, au lieu de retourner chez mère Françoise, ellereprit le chemin qu’elle avait parcouru le matin pour venir auxateliers.

Mais en ce moment des ouvriers quidemeuraient aux environs de Maraucourt suivaient ce chemin pourrentrer chez eux, et comme elle ne voulait point, qu’ils la vissentse glisser dans le sentier de l’oseraie, elle alla s’asseoir dansle taillis qui dominait la prairie ; quand elle serait seule,elle gagnerait l’aumuche, et la bien tranquille, la porte ouvertesur l’étang, en face du soleil couchant, assurée que personne neviendrait la déranger, elle souperait sans se presser, ce quiserait autrement agréable que d’avaler les morceaux en marchant,comme elle avait fait pour son déjeuner.

Elle était si ravie de cet arrangementqu’elle avait hâte de le mettre à exécution ; mais elle dutattendre assez longtemps, car après un passant, il en arrivait unautre, et après celui-là d’autres encore ; alors l’idée luivint de préparer son emménagement dans l’aumuche, qui sans douteétait propre et confortable, mais pouvait le devenir plus encoreavec quelques soins.

Le taillis où elle était assise setrouvait en grande partie formé de maigres bouleaux sous lesquelsavaient poussé des fougères ; qu’elle se fit un balai avec desbrindilles de bouleau, et elle pourrait balayer sonappartement ; qu’elle coupât une botte de fougères sèches, etelle pourrait se faire un bon lit doux et chaud.

Oubliant la fatigue, qui, pendant lesdernières heures de son travail, avait si lourdement pesé sur elle,elle se mit tout de suite à l’ouvrage : promptement le balaifut réuni, lié avec un brin d’osier, emmanché d’un bâton ; nonmoins vite la botte de fougère fut coupée et serrée dans une hartde saule de façon à pouvoir être facilement transportée dansl’aumuche.

Pendant ce temps les derniersretardataires avaient passé dans le chemin, maintenant désert aussiloin qu’elle pouvait voir et silencieux ; le moment était doncvenu de se rapprocher du sentier de l’oseraie. Ayant chargé labotte de fougère sur son dos et pris son balai à la main, elledescendit du taillis en courant, et en courant aussi traversa lechemin. Mais dans le sentier, il, fallut qu’elle ralentit cetteallure, car la botte de fougère s’accrochait aux branches et ellene pouvait la faire passer qu’en se baissant à quatrepattes.

Arrivée dans l’îlot, elle commença parsortir ce qui se trouvait dans l’aumuche, c’est-à-dire le billot etla fougère, puis elle se mit à tout balayer, le plafond, lesparois, le sol ; et alors, sur l’étang comme dans les roseaux,s’élevèrent des vols bruyants, des piaillements, des cris de toutesles bêtes que ce remue-ménage troublait dans leur tranquillepossession de ces eaux et de ces rives où depuis longtemps ilsétaient maîtres.

L’espace était si étroit qu’elle eutvite achevé son nettoyage, si consciencieusement qu’elle le fit, etelle n’eut plus qu’à rentrer le billot ainsi que la vieille fougèreen la recouvrant de la sienne qui gardait encore la chaleur dusoleil, avec le parfum des herbes fleuries au milieu desquelleselle avait poussé.

Maintenant il était temps de souper etson estomac criait famine presque aussi fort que sur la routed’Écouen à Chantilly. Heureusement ces mauvais jours étaientpassés, et établie dans cette jolie petite île, son coucher assuré,n’ayant rien à craindre de personne, ni de la pluie, ni de l’orage,ni de quoi que ce fut, un bon morceau de pain dans sa poche, parcette belle et douce soirée, elle ne devait se rappeler ses misèresque pour les comparer à l’heure présente et se fortifier dansl’espérance du lendemain.

Comme en mangeant lentement son pain,qu’elle coupait, par petits morceaux de peur de l’émietter, elle nefaisait plus de bruit, la population de l’étang, rassurée, revenaità son nid pour la nuit, et à chaque instant c’étaient des vols quirayaient l’or du couchant, ou des apparitions d’oiseaux aquatiquesqui sortaient avec précaution des roseaux et nageaient doucement,le cou allongé, la tête aux écoutes pour reconnaître la position.Et comme leur réveil l’avait amusée le matin, leur couchermaintenant la charmait.

Quant elle eut achevé son pain, quitourna court, bien qu’elle fit, à mesure qu’il diminuait, lesmorceaux de plus en plus petits, les eaux de l’étang, quelquesinstants auparavant brillantes comme un miroir, étaient devenuessombres, et le ciel avait éteint son éblouissant incendie ;dans quelques minutes la nuit descendrait sur la terre, l’heure ducoucher avait sonné.

Mais avant de fermer sa porte et des’étendre sur son lit de fougère, elle voulut prendre une dernièreprécaution, qui était d’enlever le pont jeté sur le fossé.Assurément elle se croyait en pleine sécurité dans l’aumuche ;personne ne viendrait la déranger, de cela elle était sûre ;et, en tout cas, on ne pourrait pas en approcher sans que leshabitants de l’étang, qui avaient l’oreille fine, lui donnassentl’éveil par leurs cris ; mais enfin, tout cela n’empêchait pasque l’enlèvement du pont, s’il était possible, ne fût une bonnechose.

Et puis il n’y avait pas que la questionde sécurité dans cet enlèvement, il y avait aussi celle duplaisir : est-ce que ce ne serait pas amusant de se direqu’elle était sans aucune communication avec la terre, dans unevraie île dont elle prenait possession ? Quel malheur de nepas pouvoir hisser un drapeau sur le toit comme cela se voit dansles récits de voyages, et de tirer un coup de canon.

Vivement elle se mit à l’ouvrage, etayant avec son manche à balai dégagé la terre qui à chaque boutentourait le tronc de saule servant de pont, elle put le tirer surson bord.

Maintenant elle était ; bien chezelle, maîtresse dans son royaume, reine de son île qu’elles’empressa de baptiser, comme font les grands voyageurs ; etpour le nom elle n’eut pas une seconde d’embarras oud’hésitation : que pouvait-elle trouver de mieux que celui quirépondait à sa situation présente :

Good hope.

Il y avait bien déjà le cap deBonne-Espérance ; mais on ne peut pas confondre un cap avecune île.

XIX

C’est très amusant d’être, reine,surtout quand on n’a ni sujets, ni voisins, mais encore faut-iln’avoir rien autre chose à faire que de se promener de fêtes enfêtes à travers ses États.

Et justement elle n’en était pas encoreà l’heureuse période des fêtes et des promenades. Aussi quand lelendemain, au jour levant, la population volatile de l’étang laréveilla par son aubade, et qu’un rayon de soleil, passant par unedes ouvertures de l’aumuche, se joua sur son visage, pensa-t-elletout de suite que ce n’était plus à poings fermés qu’elle pouvaitdormir, mais assez légèrement au contraire, pour se réveillerlorsque le premier coup de sifflet ferait entendre sonappel.

Mais le sommeil le plus, solide n’estpas toujours le meilleur, c’est bien plutôt celui qui s’interrompt,reprend, s’interrompt encore et donne ainsi la conscience de larêverie qui se suit et s’enchaîne ; et sa rêverie n’avait rienque d’agréable et de riant : en dormant, sa fatigue de laveille avait si bien disparu qu’elle ne s’en souvenait mêmeplus ; son lit était doux, chaud, parfumé ; l’air qu’ellerespirait embaumait le foin fané ; les oiseaux la berçaient deleurs chansons joyeuses, et les gouttes de rosée condensée sur lesfeuilles de saules qui tombaient dans l’eau faisaient une musiquecristalline.

Quand le sifflet déchira le silence dela campagne, elle fut vite sur ses pieds, et après une toilettesoignée au bord de l’étang, elle se prépara à partir. Mais sortirde son île en remettant le pont en place lui parut un moyen qui, enplus de sa vulgarité, présentait ce danger d’offrir le passage àceux qui pourraient vouloir entrer dans l’aumuche, si tant étaitque quelqu’un eût avant l’hiver cette idée invraisemblable. Ellerestait devant le fossé, se demandant si elle pourrait le franchird’un bond, quand elle aperçut une longue branche qui étayaitl’aumuche du coté où les saules manquaient, et la prenant, elles’en servit pour sauter le fossé à la perche, ce qui pour elle,habituée à cet exercice qu’elle avait pratiqué bien souvent, fut unjeu. Peut-être était-ce là une façon peu noble de sortir de sonroyaume, mais comme personne ne l’avait vue, au fond cela importaitpeu ; d’ailleurs les jeunes reines doivent pouvoir sepermettre des choses qui sont interdites aux vieilles.

Après avoir caché sa perche dans l’herbede l’oseraie pour la retrouver quand elle voudrait rentrer le soir,elle partit et arriva à l’usine une des premières. Alors, enattendant, elle vit des groupes se former et discuter avec uneanimation qu’elle n’avait pas remarquée la veille. Que sepassait-il donc ?

Quelques mots qu’elle entendit au hasardle lui apprirent :

« Pove fille !

– On y a copé le dé.

– L’pétiot dé ?

– L’pétiot.

– Et l’ote ?

– On y a pas copé.

– All a criai ?

– C’tait des beuglements à faire pleurerceux qui l’y entendaient. »

Perrine n’avait pas besoin de demanderà. qui on avait coupé le doigt ; et après le premiersaisissement de la surprise, son cœur se serra : sans douteelle ne la connaissait que depuis deux jours, mais celle quil’avait accueillie à son arrivée, qui l’avait guidée, l’avaittraitée en camarade, c’était cette pauvre fille qui venait de sicruellement souffrir et qui allait rester estropiée.

Elle réfléchissait désolée, quand, enlevant les yeux machinalement, elle vit venir Bendit ; alors,se levant, elle alla à lui, sans bien savoir ce qu’elle faisait etsans se rendre compte de la liberté qu’elle prenait, dans sonhumble position, d’adresser la parole à un personnage de cetteimportance, qui de plus était Anglais.

« Monsieur, dit-elle en anglais,voulez-vous me permettre de vous demander, si vous le savez,comment va Rosalie ? »

Chose extraordinaire, il daigna abaisserles yeux sur elle et lui répondre :

« J’ai vu sa grand’mère, ce matin,qui m’a dit qu’elle avait bien dormi.

– Ah ! monsieur, je vousremercie. »

Mais Bendit, qui de sa vie n’avaitjamais remercié personne, ne sentit pas tout ce qu’il y avaitd’émotion et de cordiale reconnaissance dans l’accent de cesquelques mots.

« Je suis bien aise », dit-ilen continuant son chemin.

Pendant toute la matinée elle ne pensaqu’à Rosalie, et elle put d’autant plus librement suivre sa visionque déjà elle était faite à son travail qui n’exigeait plusl’attention.

À la sortie, elle courut à la maison demère Françoise, mais comme elle eut la mauvaise chance de tombersur la tante, elle n’alla pas plus loin que le seuil de laporte.

« Voir Rosalie, pourquoifaire ? Le médecin a dit qu’il ne fallait pas l’éluger. Quandelle se lèvera, elle vous racontera comment elle s’est faitestropier, l’imbécile ! »

La façon dont elle avait été accueilliele matin l’empêcha de revenir le soir ; puisque certainementelle ne serait pas mieux reçue, elle n’avait qu’à rentrer dans sonîle qu’elle avait hâte de revoir. Elle la retrouva telle qu’ellel’avait quittée, et ce jour-là n’ayant pas de ménage à faire, elleput souper tout de suite. Elle s’était promis de prolonger cesouper ; mais si petits qu’elle coupât ses morceaux de pain,elle ne put pas les multiplier indéfiniment, et quand il ne lui enresta plus, le soleil était encore haut à l’horizon ; alors,s’asseyant au fond de l’aumuche sur le billot, la porte ouverte,ayant devant elle l’étang et au loin les prairies coupées derideaux d’arbres, elle rêva au plan de vie qu’elle devait setracer.

Pour son existence matérielle, troispoints principaux d’une importance capitale se présentaient :le logement, la nourriture, l’habillement.

Le logement, grâce à la découvertequ’elle avait eu l’heureuse chance de faire de cette île, setrouvait assuré au moins jusqu’en octobre, sans qu’elle eût rien àdépenser.

Mais la question de nourriture etd’habillement ne se résolvait pas avec cette facilité.

Était-il possible que pendant des moiset des mois, une livre de pain par jour fût un aliment suffisantpour entretenir les forces qu’elle dépensait dans sontravail ? Elle n’en savait rien, puisque jusqu’à ce momentelle n’avait pas travaillé sérieusement ; la peine, lafatigue, les privations, oui, elle les connaissait, seulementc’était par accident, pour quelques jours malheureux suivisd’autres qui effaçaient tout ; tandis que le travail répété,continu, elle n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait être, pasplus que des dépenses qu’il exigeait à la longue. Sans doute, elletrouvait que depuis deux jours ses repas tournaient court ;mais ce n’était là, en somme, qu’un ennui pour qui avait connucomme elle le supplice de la faim ; qu’elle restât sur sonappétit n’était rien, si elle conservait la santé et la force.D’ailleurs, elle pourrait bientôt augmenter sa ration, et aussimettre sur son pain un peu de beurre, un morceau de fromage ;elle n’avait donc qu’à attendre, et quelques jours de plus ou demoins, des semaines même n’étaient rien.

Au contraire l’habillement, au moinspour plusieurs de ses parties, était dans un état de délabrementqui l’obligeait à agir au plus vite, car les raccommodages faitspendant ses quelques journées de séjour auprès de La Rouquerie, netenaient plus.

Ses souliers particulièrement s’étaientsi bien amincis que la semelle fléchissait sous le doigt quand ellela tâtait : il n’était pas difficile de calculer le moment oùelle se détacherait de l’empeigne, et cela se produirait d’autantplus vite que, pour conduire son wagonet, elle devait passer pardes chemins empierrés depuis peu, où l’usure était rapide. Quandcela arriverait, comment ferait-elle ? Évidemment elledevrait, acheter de nouvelles chaussures ; mais devoir etpouvoir sont, deux ; où trouverait-elle l’argent de cettedépense ?

La première chose à faire, celle quipressait le plus, était de se fabriquer des chaussures, et celaprésentait pour elle des difficultés qui tout d’abord, quand elleen envisagea l’exécution, la découragèrent. Jamais elle n’avait eul’idée de se demander ce qu’était un soulier ; mais quand elleen eut retiré un de son pied pour l’examiner, et qu’elle vitcomment l’empeigne était cousue à la semelle, le quartier réuni àl’empeigne et le talon ajouté au tout, elle comprit que c’était untravail au-dessus de ses forces et de sa volonté, qui ne pouvaitlui inspirer que du respect pour l’art du cordonnier. Fait d’uneseule pièce et dans un morceau de bois, un sabot était par celamême plus facile ; mais comment le creuser quand, pour toutoutil, elle n’avait que son couteau ?

Elle réfléchissait tristement à cesimpossibilités, quand ses yeux, errant vaguement sur l’étang et sesrives, rencontrèrent une touffe de roseaux qui les arrêta :les tiges de ces roseaux étaient vigoureuses, hautes, épaisses, etparmi celles poussées au printemps, il y en avait de l’annéeprécédente, tombées dans l’eau, qui ne paraissaient pas encorepourries. Voyant cela, une idée s’éveilla dans son esprit : onne se chausse pas qu’avec des souliers de cuir et des sabots debois ; il y a aussi des espadrilles dont la semelle se fait enroseaux tressés et le dessus en toile. Pourquoi n’essayerait-ellepas de se tresser des semelles avec ces roseaux qui semblaientpoussés là exprès pour qu’elle les employât, si elle en avaitl’intelligence ?

Aussitôt elle sortit de son île, et,suivant la rive, elle arriva à la touffe de roseaux, où elle vitqu’elle n’avait qu’à prendre à brassée parmi les meilleures tiges,c’est-à-dire celles qui, déjà desséchées, étaient cependantflexibles encore et résistantes.

Elle en coupa rapidement une grossebotte qu’elle rapporta dans l’aumuche où aussitôt elle se mit àl’ouvrage.

Mais après avoir fait un bout de tressed’un mètre de long à peu près, elle comprit que cette semelle, troplégère parce qu’elle était trop creuse, n’aurait aucune solidité,et qu’avant de tresser les roseaux, il fallait qu’ils subissent unepréparation qui, en écrasant leurs fibres, les transformerait engrosse filasse.

Cela ne pouvait l’arrêter nil’embarrasser : elle avait un billot pour battre dessus lesroseaux ; il ne lui manquait qu’un maillet ou unmarteau ; une pierre arrondie qu’elle alla choisir sur laroute, lui en tint lieu ; et tout de suite elle commença àbattre les roseaux, mais sans les mêler. L’ombre de la nuit lasurprit dans son travail ; et elle se coucha en rêvant auxbelles espadrilles à rubans bleus qu’elle chausserait bientôt, carelle ne doutait pas de réussir, sinon la première fois, au moins laseconde, la troisième, la dixième.

Mais elle n’alla pas jusque-là : lelendemain soir elle avait assez de tresses pour commencer sessemelles, et le surlendemain, ayant acheté une alène courbe qui luicoûta un sou, une pelote de fil un sou aussi, un bout de ruban decoton bleu du même prix, vingt centimètres de gros coutil moyennantquatre sous, en tout sept sous, qui étaient tout ce qu’elle pouvaitdépenser, si elle ne voulait pas se passer de pain le samedi, elleessaya de façonner une semelle à l’imitation de celle de sonsoulier : la première se trouva à peu près ronde, ce qui n’estpas précisément la forme du pied ; la deuxième, plus étudiée,ne ressembla à rien ; la troisième ne fut guère mieuxréussie ; mais enfin la quatrième, bien serrée au milieu,élargie aux doigts, rapetissée au talon, pouvait être acceptée pourune semelle.

Quelle joie ! Une fois de plus lapreuve était faite qu’avec de la volonté, de la persévérance, onréussit ce qu’on veut fermement, même ce qui d’abord paraitimpossible, et qu’on n’a pour toute aide qu’un peu d’ingéniosité,sans argent, sans outils, sans rien.

L’outil qui lui manquait pour acheverses espadrilles, c’était des ciseaux. Mais leur achat entraîneraitune telle dépense, qu’elle devait s’en passer. Heureusement elleavait son couteau ; et au moyen d’une pierre à aiguiserqu’elle alla chercher dans le lit de la rivière, elle put le rendreassez coupant pour tailler le coutil appliqué à plat sur lebillot.

La couture de ces pièces d’étoffe n’allapas non plus sans tâtonnements et recommencements ; mais enfinelle en vint à bout, et le samedi matin elle eut la satisfaction departir chaussée de belles espadrilles grises qu’un ruban bleucroisé sur ses bas retenait bien à la jambe.

Pendant ce travail, qui lui avait prisquatre soirées et trois matinées commencées dès le jour levant,elle s’était demandée ce qu’elle ferait de ses souliers, alorsqu’elle quitterait sa cabane. Sans doute, elle n’avait pas àcraindre qu’ils fussent volés par des gens qui les trouveraientdans l’aumuche, puisque personne n’y entrait. Mais nepourraient-ils pas être rongés par des rats ? Si cela seproduisait, quel désastre ! Pour aller au-devant de ce danger,il fallait donc qu’elle les serrât dans un endroit où les rats, quipénètrent partout, ne pourraient pas les atteindre ; et cequ’elle trouva de mieux, puisqu’elle n’avait ni armoire, ni boîte,ni rien qui fermât, ce fut de les suspendre à son plafond par unbrin d’osier.

XX

Si elle était fière de ses chaussures,elle avait d’autre part cependant des inquiétudes sur la façon dontelles allaient se comporter en travaillant : la semelle nes’élargirait-elle pas, le coutil ne se distendrait-il pas au pointde ne conserver aucune forme ?

Aussi, tout en chargeant son wagonet ouen le poussant, regardait-elle souvent à ses pieds. Tout d’abordelles avaient résisté ; mais celacontinuerait-il ? !

Ce mouvement, sans doute, provoqual’attention d’une de ses camarades qui, ayant regardé lesespadrilles, les trouva à son goût et en fit compliment àPerrine.

« Où qu’c’est que vo avez achetéces chaussons ? demanda-t-elle.

– Ce ne sont pas des chaussons, ce sontdes espadrilles.

– C’est joli tout de même ; çacoûte-t-y cher ?

– Je les ai faites moi-même avec desroseaux tressés et quatre sous de coutil.

– C’est joli. »

Ce succès la décida à entreprendre unautre travail, beaucoup plus délicat, auquel elle avait biensouvent pensé, mais en l’écartant toujours, autant parce qu’ilentraînait une trop grosse dépense que parce qu’il se présentaitentouré de difficultés de toutes sortes. Ce travail, c’était de setailler et de se coudre une chemise pour remplacer la seule qu’ellepossédât maintenant et qu’elle portait sur le dos, sans pouvoirl’ôter pour la laver. Combien coûteraient deux mètres de calicot,qui lui étaient nécessaires ? Elle n’en savait rien. Commentles couperait-elle lorsqu’elle les aurait ? Elle ne le savaitpas davantage. Et il y avait là une série d’interrogations qui luidonnaient à réfléchir ; sans compter qu’elle se demandait s’ilne serait pas plus sage de commencer par se faire un caraco et unejupe en indienne pour remplacer sa veste et son jupon, qui sefatiguaient d’autant plus qu’elle était obligée de coucher avec. Lemoment où ils l’abandonneraient tout a fait n’était pas difficile àcalculer. Alors comment sortirait-elle ? Et pour sa vie, pourson pain quotidien, aussi bien que pour le succès de ses projets,il fallait qu’elle continuât à être admise à l’usine.

Cependant quand, le samedi soir, elleeut entre les mains les trois francs qu’elle venait de gagner danssa semaine, elle ne put pas résister à la tentation de la chemise.Assurément le caraco et la jupe n’avaient rien perdu de leurutilité à ses yeux ; mais la chemise aussi étaitindispensable, et, de plus, elle se présentait avec tout unentourage d’autres considérations : habitudes de propreté danslesquelles elle avait été élevée, respect de soi-même, qui finirentpar l’emporter. La veste, le jupon elle les raccommoderait encore,et comme leur étoffe était de fabrication solide, ils porteraientbien sans doute quelques nouvelles reprises.

Tous les jours, quand a l’heure dudéjeuner elle allait de l’usine à la maison de mère Françoise pourdemander des nouvelles de Rosalie, qu’on lui donnait ou qu’on nelui donnait point, selon que c’était la grand’mère ou la tante quilui répondaient, elle s’arrêtait, depuis que l’envie de la chemisela tenait, devant une petite boutique dont la montre se divisait endeux étalages, l’un de journaux, d’images, de chansons, l’autre detoile, de calicot, d’indienne, de mercerie ; se plaçant aumilieu, elle avait l’air de regarder les journaux ou d’apprendreles chansons, mais en réalité elle admirait les étoffes. Commeelles étaient heureuses celles qui pouvaient franchir le seuil decette boutique tentatrice et se faire couper autant de ces étoffesqu’elles voulaient ! Pendant ses longues stations, elle avaitvu souvent des ouvrières de l’usine entrer dans ce magasin, et enressortir avec des paquets soigneusement enveloppés de papier,qu’elles serraient sur leur cœur, et elle s’était dit que ces joiesn’étaient pas pour elle… au moins présentement.

Mais maintenant elle pouvait franchir ceseuil si elle voulait, puisque trois pièces blanches sonnaient danssa main, et, très émue, elle le franchit.

« Vous désirez ?mademoiselle », demanda une petite vieille d’une voix polie,avec un sourire affable.

Comme il y avait longtemps qu’on ne luiavait parlé avec cette douceur, elle s’affermit.

« Voulez-vous bien me dire,demanda-t-elle, combien vous vendez votre calicot… le moinscher ?

– J’en ai à quarante centimes lemètre. »

Perrine eut un soupir desoulagement.

« Voulez-vous m’en couper deuxmètres ?

– C’est qu’il n’est pas fameux à l’user,tandis que celui à soixante centimes…

– Celui à quarante centimes mesuffit.

– Comme vous voudrez ; ce que j’endisais, c’était pour vous renseigner ; je n’aime pas lesreproches.

– Je ne vous en ferai pas,madame. »

La marchande avait pris la pièce ducalicot à quarante centimes, et Perrine remarqua qu’il n’était niblanc, ni lustré comme celui qu’elle avait admiré dans lamontre.

« Et avec ça ? demanda lamarchande, quand elle eut déchiré le calicot avec un claquementsec.

– Je voudrais du fil.

– En pelote, en écheveau, enbobine ?…

– Le moins cher.

– Voilà une pelote de dixcentimes ; ce qui nous fait en tout dix-huitsous. »

À son tour, Perrine éprouva la joie desortir de cette boutique en serrant contre elle ses deux mètres decalicot enveloppés dans un vieux journal invendu : ellen’avait, sur ses trois francs, dépensé que dix-huit sous, il lui enrestait donc quarante-deux jusqu’au samedi suivant, c’est-à-direqu’après avoir prélevé les vingt-huit sous qu’il lui fallait pourle pain de sa semaine, elle se voyait pour l’imprévu ou l’économieun capital de sept sous, n’ayant plus de loyer à payer.

Elle fit en courant le chemin qui laséparait de son île, où elle arriva essoufflée, mais cela nel’empêcha pas de se mettre tout de suite à l’ouvrage, car la formequ’elle donnerait à sa chemise ayant été longuement débattue danssa tête, elle n’avait pas à y revenir : elle serait àcoulisse ; d’abord parce que c’était la plus simple et lamoins difficile à exécuter pour elle qui n’avait jamais taillé deschemises et manquait de ciseaux, et puis parce qu’elle pourraitfaire servir à la nouvelle le cordon de l’ancienne.

Tant qu’il ne s’agit que de couture, leschoses marchèrent à souhait, sinon de façon à s’admirer dans sontravail, au moins assez bien pour ne pas le recommencer. Mais oùles difficultés et les responsabilités se présentèrent, ce fut aumoment de tailler les ouvertures pour la tête et les bras, ce qui,avec son couteau et le billot, pour seuls outils, lui paraissait sigrave, que ce ne fut pas sans trembler un peu qu’elle se risqua àentamer l’étoffe. Enfin, elle en vint à bout, et le mardi matinelle put s’en aller à l’atelier habillée d’une chemise gagnée parson travail, taillée et cousue de ses mains.

Ce jour-là, quand elle se présenta chezmère Françoise, ce fut Rosalie qui vint au-devant d’elle le bras enécharpe.

« Guérie !

– Non, seulement on me permet de melever et de sortir dans la cour. »

Tout à la joie de la voir, Perrinecontinua de la questionner, mais Rosalie ne répondait que d’unefaçon contrainte.

Qu’avait-elle donc ?

À la fin elle lâcha une question quiéclaira Perrine :

« Où donc logez-vousmaintenant ? »

N’osant pas répondre, Perrine se jeta àcôté :

« C’était trop cher pour moi, il neme restait rien pour ma nourriture et mon entretien.

– Est-ce que vous avez trouvé à meilleurprix autre part ?

– Je ne paye pas.

– Ah ! »

Elle resta un moment arrêtée, puis lacuriosité l’emporta.

« Chez qui ? »

Cette fois Perrine ne put pas se déroberà cette question directe :

« Je vous dirai cela plustard.

– Quand vous voudrez ; seulementvous savez, lorsqu’en passant vous verrez tante Zénobie dans lacour ou sur la porte il vaudra mieux ne pas entrer : elle vousen veut ; venez le soir plutôt, à cette heure-là elle estoccupée. »

Perrine rentra à l’atelier attristée decet accueil ; en quoi donc était-elle coupable de ne paspouvoir continuer à habiter la chambrée de mèreFrançoise ?

Toute la journée elle resta sous cetteimpression, qui revint plus forte quand le soir elle se trouvaseule dans l’aumuche, n’ayant rien à faire pour la première foisdepuis huit jours. Alors, afin de la secouer, elle eut l’idée de sepromener dans les prairies qui entouraient son île, ce qu’ellen’avait pas encore eu le temps de faire. La soirée était d’unebeauté radieuse, non pas éblouissante comme elle se rappelaitcelles de ses années d’enfance dans son pays natal, ni brûlantesous un ciel d’indigo, mais tiède, et d’une clarté tamisée quimontrait les cimes des arbres baignées dans une vapeur d’orpâle : les foins, qui n’étaient pas encore mûrs, mais dont lesplantes défleurissaient déjà, versaient dans l’air mille parfumsqui se concentraient en une senteur troublante.

Sortie de son île, elle suivit la rivede l’entaille, marchant dans les herbes hautes qui, depuis leurpousse printanière, n’avaient été foulées par personne, et de tempsen temps se retournant, elle regardait à travers les roseaux de laberge son aumuche qui se confondait si bien avec le tronc et lesbranches des saules, que les bêtes sauvages ne devaientcertainement pas soupçonner qu’elle était un travail d’homme,derrière lequel l’homme pouvait s’embusquer avec unfusil.

Au moment où, après un de ces arrêts quil’avait fait descendre dans les roseaux et les joncs, elle allaitremonter sur la berge, un bruit se produisit à ses pieds quil’effara, et une sarcelle se jeta à l’eau en se sauvant effrayée.Alors regardant d’où elle était partie, elle aperçut un nid fait debrins d’herbe et de plumes, dans lequel se trouvaient dix œufs d’unblanc sale avec de petites taches de couleur noisette : aulieu d’être posé sur la terre et dans les herbes, ce nid flottaitsur l’eau ; elle l’examina pendant quelques minutes, mais sansle toucher, et remarqua qu’il était construit de façon à s’éleverou s’abaisser selon la crue des eaux, et si bien entouré de roseauxque ni le courant, si une crue en produisait un, ni le vent nepouvaient l’entraîner.

De peur d’inquiéter la mère, elle allase placer à une certaine distance, et resta là immobile. Cachéedans les hautes herbes où elle avait disparu en s’asseyant, elleattendit pour voir si la sarcelle reviendrait à son nid ; maiscomme celle-ci ne reparut pas, elle en conclut qu’elle ne couvaitpas encore, et que ces œufs étaient nouvellement pondus ;alors elle reprit sa promenade, et de nouveau au frôlement de sajupe dans les herbes sèches elle vit partir d’autres oiseauxeffrayés, – des poules d’eau si légères dans leur fuite qu’ellescouraient sur les feuilles flottantes des nénuphars sans lesenfoncer ; des raies au bec rouge ; des bergeronnettessautillantes ; des troupes de moineaux qui, dérangés au momentde, leur coucher, la poursuivaient du cri auquel ils doivent leurnom dans le pays « cra-cra ».

Allant ainsi à la découverte, elle netarda pas à arriver au bout de son entaille, et reconnut qu’elle seréunissait à une autre plus large et plus longue, mais par celamême beaucoup moins boisée ; aussi, après avoir suivi dans laprairie une de ses rives pendant un certain temps,s’expliqua-t-elle que les oiseaux y fussent moinsnombreux.

C’était son étang avec ses arbrestouffus, ses grands roseaux foisonnants, ses plantes aquatiques quirecouvraient, les eaux d’un tapis de verdure mouvante que ce mondeailé avait choisi parce qu’il y trouvait sa nourriture aussi bienque sa sécurité ; et quand, une heure après, en revenant surses pas, elle le revit, à demi noyé dans l’ombre du soir, sitranquille, si vert, si joli, elle se dit qu’elle avait, eu autantd’intelligence que ces bêtes de le prendre, elle aussi, pournid.

XXI

Chez Perrine, c’était bien souvent lesévénements du jour écoulé qui faisaient les rêves de sa nuit, desorte que les derniers mois de sa vie ayant été remplis par latristesse, il en avait été de ses rêves comme de sa vie. Que defois, depuis que le malheur avait commencé à la frapper,s’était-elle éveillée baignée de sueur, étouffée par des cauchemarsqui prolongeaient dans le sommeil les misères de la réalité. À lavérité, après son arrivée à Maraucourt, sous l’influence despensées d’espoir qui renaissaient en elle, comme aussi sous celledu travail, ces cauchemars moins fréquents étaient devenus moinsdouloureux, leur poids avait pesé moins lourdement sur elle, leursdoigts de fer l’avaient serrée moins fort à la gorge.

Maintenant lorsqu’elle s’endormait,c’était au lendemain qu’elle pensait, à un lendemain assuré, oubien à l’atelier, ou bien à son île, ou bien encore à ce qu’elleavait entrepris ou voulait entreprendre pour améliorer sasituation, ses espadrilles, sa chemise, son caraco, sa jupe. Etalors son rêve, comme s’il obéissait à une suggestion mystérieuse,mettait en scène le sujet qu’elle avait taché d’imposer à sonesprit : tantôt un atelier dans lequel la baguette d’une féeremplaçant le pilon de La Quille, donnait le mouvement auxmécaniques, sans que les enfants qui les conduisaient eussentaucune peine à prendre ; tantôt un lendemain radieux, toutplein de joies pour tous ; une autre fois il faisait surgirune nouvelle île d’une beauté surnaturelle avec des paysages et desbêtes aux formes fantastiques qui n’ont de vie que dans lesrêves ; ou bien encore, plus terre à terre, son imaginationlui donnait à coudre des bottines merveilleuses qui remplaçaientses espadrilles, ou des robes extraordinaires tissées par desgénies dans des cavernes de diamants et de rubis, lesquelles robesremplaceraient à un moment donné le caraco et la jupe en indiennequ’elle se promettait.

Sans doute ce moyen de suggestionn’était pas infaillible, et son imagination inconsciente ne luiobéissait ni assez fidèlement, ni assez régulièrement pour avoir lacertitude, en fermant les yeux, que les pensées de sa nuitcontinueraient celles de sa journée, ou celles qu’elle suivaitquand le sommeil la prenait, mais enfin cette continuations’enchaînait quelquefois, et alors ces bonnes nuits lui apportaientun soulagement moral aussi bien que physique qui larelevait.

Ce soir-là quand elle s’endormit dans sahutte close, la dernière image qui passa devant ses yeux à deminoyés par le sommeil, aussi bien que la dernière idée qui flottadans sa pensée engourdie, continuèrent son voyage d’exploration auxabords de son île. Cependant ce ne fut pas précisément de ce voyagequ’elle rêva, mais plutôt de festins : dans une cuisine hauteet grande comme une cathédrale, une armée de petits marmitonsblancs, de tournure diabolique, s’empressait autour de tablesimmenses et d’un brasier infernal : les uns cassaient des œufsque d’autres battaient et qui montaient, montaient en mousseneigeuse ; et de tous ces œufs, ceux-ci gros comme des melons,ceux-là à peine gros comme des pois, ils confectionnaient des platsextraordinaires, si bien qu’ils semblaient avoir pour butd’arranger ces œufs de toutes les manières connues, sans en oublierune seule : à la coque, au fromage, au beurre noir, auxtomates, brouillés, pochés, à la crème, au gratin, en omelettesvariées, au jambon, au lard, aux pommes de terre, aux rognons, auxconfitures, au rhum qui flambait avec des lueurs d’éclairs ;et à côté de ceux-là d’autres plus importants, et quiincontestablement étaient des chefs, mélangeaient d’autres œufs àdes pâtes pour en faire des pâtisseries, des soufflés, des piècesmontées. Et chaque fois qu’elle se réveillait à moitié, elle sesecouait pour chasser ce rêve bête, mais toujours il reprenait etles marmitons qui ne la lâchaient point continuaient leur travailfantastique, si bien que quand le sifflet de l’usine la réveilla,elle en était encore à suivre la préparation d’une crème auchocolat dont elle retrouva le goût et le parfum sur seslèvres.

Et alors, quand la lucidité commença àse faire dans son esprit qui s’ouvrait, elle comprit que ce quil’avait frappée dans son voyage, ce n’était ni le charme, ni labeauté, ni la tranquillité de son île, mais tout simplement lesœufs de sarcelle qui avaient dit à son estomac que depuis quinzejours bientôt, elle ne lui donnait que du pain sec et del’eau : et c’étaient ces œufs qui avaient guidé son rêve enlui montrant ces marmitons et toutes ces cuisinesfantastiques ; il avait faim de ces bonnes choses cet estomacet il le disait à sa manière en provoquant ces visions, qui enréalité n’étaient que des protestations.

Pourquoi n’avait-elle pas pris ces œufs,ou quelques-uns de ces œufs qui n’appartenaient à personne, puisquela sarcelle qui les avait pondus était une bête sauvage ?Assurément, n’ayant à sa disposition ni casserole, ni poêle, niustensile d’aucune sorte, elle ne pouvait se préparer aucun desplats qui venaient de défiler devant ses yeux, tous plusalléchants, plus savants les uns que les autres ; mais c’estlà le mérite des œufs précisément qu’ils n’ont pas besoin depréparations savantes : une allumette pour mettre le feu à unpetit tas de bois sec ramassé dans les taillis, et sous la cendreil lui était facile de les faire cuire comme elle voulait, à lacoque ou durs, en attendant qu’elle pût se payer une casserole ouun plat. Pour ne pas ressembler au festin que son rêve avaitinventé, ce serait un régal qui aurait son prix.

Plus d’une fois pendant son travail cepourquoi lui revint à l’esprit, et si ce ne fut pas avec lecaractère d’une obsession comme son rêve, il fut cependant assezpressant pour qu’à la sortie elle se trouvât décidée à acheter uneboîte d’allumettes et un sou de sel ; puis ces acquisitionsfaites elle partit en courant pour revenir à sonentaille.

Elle avait trop bien retenu la place dunid pour ne pas le retrouver tout de suite, mais ce soir-là la mèrene l’occupait pas ; seulement elle y était venue à un momentquelconque de la journée, puisque maintenant au lieu de dix œufs ily en avait onze ; ce qui prouvait que n’ayant pas fini depondre elle ne couvait pas encore.

C’était là une bonne chance, d’abordparce que les œufs seraient frais, et puis parce qu’en en prenantseulement cinq ou six la sarcelle, qui ne savait pas compter, nes’apercevrait de rien.

Autrefois Perrine n’eût pas eu de cesscrupules et elle eût vidé complètement le nid, sans aucun souci,mais les chagrins qu’elle avait éprouvés lui avaient mis au cœurune compassion attendrie pour les chagrins des autres, de même queson affection pour Palikare lui avait inspiré pour toutes les bêtesune sympathie qu’elle ne connaissait pas en son enfance. Cettesarcelle n’était-elle pas une camarade pour elle ? Ou plutôten continuant son jeu, une sujette ? Si les rois ont le droitd’exploiter leurs sujets et d’en vivre, encore doivent-ils garderavec eux certains ménagements.

Quand elle avait décidé cette chasse,elle avait en même temps arrêté la manière de la faire cuire :bien entendu ce ne serait pas dans l’aumuche, car le plus légerflocon de fumée qui s’en échapperait pourrait donner l’éveil à ceuxqui le verraient, mais simplement dans une carrière du taillis oùcampaient les nomades qui traversaient le village, et où parconséquent ni un feu, ni de la fumée ne devaient attirerl’attention de personne. Promptement elle ramassa une brassée debois mort et bientôt elle eut un brasier dans les cendres duquelelle fit cuire un de ses œufs, tandis qu’entre deux silex bienpropres et bien polis elle égrugeait une pincée de sel pour qu’ilfondît mieux. À la vérité il lui manquait un coquetier ; maisc’est là un ustensile qui n’est indispensable qu’à qui dispose dusuperflu. Un petit trou fait dans son morceau de pain lui en tintlieu. Et bientôt elle eut la satisfaction de tremper une mouillettedans son œuf cuit à point ; à la première bouchée, il luisembla qu’elle n’en n’avait jamais mangé d’aussi bon, et elle sedit qu’alors même que les marmitons de son rêve existeraientréellement ils ne pourraient certainement pas faire quelque chosequi approchât de cet œuf de sarcelle à la coque, cuit sous lescendres.

Réduite la veille à son seul pain sec,et n’imaginant pas qu’elle pût y rien ajouter avant plusieurssemaines, des mois, peut-être, ce souper aurait dû satisfaire sonappétit et les tentations de son estomac. Cependant il n’en fut pasainsi ; et elle n’avait pas fini son œuf qu’elle se demandaitsi elle ne pourrait pas accommoder d’une autre façon ceux qui luirestaient, aussi bien que ceux qu’elle se promettait de se procurerpar de nouvelles trouvailles. Bon, très bon l’œuf à la coque ;mais bonne aussi une soupe chaude liée avec un jaune d’œuf. Etcette idée de soupe lui avait trotté par la tête avec le très vifregret d’être obligée de renoncer à sa réalisation. Sans doute laconfection de ses espadrilles et de sa chemise lui avait inspiréune certaine confiance, en lui démontrant ce qu’on peut obteniravec de la persévérance. Mais cette confiance n’allait pas jusqu’àcroire qu’elle pourrait jamais se fabriquer une casserole en terreou en fer-blanc pour faire sa soupe, pas plus qu’une cuiller enmétal quelconque ou simplement en bois pour la manger. Il y avaitlà des impossibilités contre lesquelles elle se casserait latête ; et, en attendant qu’elle eût gagné l’argent nécessairepour l’acquisition de ces deux ustensiles, elle devrait, en fait desoupe, se contenter du fumet qu’elle respirait en passant devantles maisons, et du bruit des cuillers qui lui arrivait.

C’était ce qu’elle se disait un matin ense rendant à son travail, lorsqu’un peu avant d’entrer dans levillage, à la porte d’une maison d’où l’on avait déménagé laveille, elle vit un tas de vieille paille jeté sur le bas côté duchemin avec des débris de toutes sortes, et parmi ces débris elleaperçut des boites en fer-blanc qui avaient contenu des conservesde viande, de poisson, de légumes ; il y en avait dedifférentes formes, grandes, petites, hautes, plates.

En recevant l’éclair que leur surfacepolie lui envoyait, elle s’était arrêtée machinalement ; maiselle n’eut pas une seconde d’hésitation : les casseroles, lesplats, les cuillers, les fourchettes qui lui manquaient, venaientde lui sauter aux yeux ; pour que sa batterie de cuisine fûtaussi complète qu’elle la pouvait désirer, elle n’avait qu’à tirerparti de ces vieilles boîtes. D’un saut elle traversa le chemin, età la hâte fit choix de quatre boîtes qu’elle emporta en courantpour aller les cacher au pied d’une haie, sous un tas de feuillessèches : au retour le soir, elle les retrouverait là et alors,avec un peu d’industrie, tous les menus qu’elle inventaitpourraient être mis à exécution.

Mais les retrouverait-elle ? Ce futla question qui pendant toute la journée la préoccupa. Si on leslui prenait, elle n’aurait donc arrangé toutes ses combinaisons detravail que pour les voir lui échapper au moment même où ellecroyait pouvoir les réaliser.

Heureusement aucun de ceux qui passèrentpar là ne s’avisa de les enlever, et quand la journée finie ellerevint à la haie, après avoir laissé passer le flot des ouvriersqui suivaient ce chemin, elles étaient à la place même où elle lesavait cachées.

Comme elle ne pouvait pas plus faire dubruit dans son île que de la fumée, ce fut dans la carrière qu’elles’établit, espérant trouver là les outils qui lui étaientnécessaires, c’est-à-dire des pierres dont elle ferait des marteauxpour battre le fer-blanc ; d’autres plates qui lui serviraientd’enclumes, ou rondes de mandrins ; d’autres seraient desciseaux avec lesquels elle le couperait.

Ce fut ce travail qui lui donna le plusde peine, et il ne lui fallut pas moins de trois jours pourfaçonner une cuiller ; encore n’était-il pas du tout prouvéque si elle l’avait montrée à quelqu’un, on eût deviné que c’étaitune cuiller ; mais comme c’en était une qu’elle avait voulufabriquer, cela suffisait, et d’autre part, comme elle mangeaitseule, elle n’avait pas à s’inquiéter des jugements qu’on pouvaitporter sur ses ustensiles de table.

Maintenant pour faire la soupe dont elleavait si grande envie, il ne lui manquait plus que du beurre et del’oseille.

Pour le beurre, il en était comme dupain et du sel ; ne pouvant pas le faire de ses propres mains,puisqu’elle n’avait pas de lait, elle devait l’acheter.

Mais pour l’oseille elle économiseraitcette dépense, par une recherche dans les prairies où non seulementelle trouverait de l’oseille sauvage, mais aussi des carottes, dessalsifis qui tout en n’ayant ni la beauté, ni la grosseur deslégumes cultivés, seraient encore très bons pour elle.

Et puis il n’y avait pas que des œufs etdes légumes dont elle pouvait composer le menu de son dîner,maintenant qu’elle s’était fabriqué des vases pour les cuire, unecuiller en fer-blanc et une fourchette en bois pour les manger, ily avait aussi les poissons de l’étang, si elle était assez adroitepour les prendre. Que fallait-il pour cela ? Des lignesqu’elle amorcerait avec des vers qu’elle chercherait dans la vase.De la ficelle qu’elle avait achetée pour ses espadrilles, ilrestait un bon bout ; elle n’eut qu’à dépenser un sou pour deshameçons ; et avec des crins de cheval qu’elle ramassa devantla forge, ses lignes furent suffisantes pour pêcher plusieurssortes de poissons, sinon les plus beaux de l’entaille qu’ellevoyait, dans l’eau claire, passer dédaigneux devant ses amorcestrop simples, au moins quelques-uns des petits, moins difficiles,et qui pour elle étaient d’une grosseur bien suffisante.

Partie 2

XXII

Très occupée par ces divers travaux quilui prenaient toutes ses soirées, elle resta plus d’une semainesans aller voir Rosalie ; et comme, par une de leurs camaradesaux cannetières qui logeait chez mère Françoise, elle eut de sesnouvelles ; d’autre part comme elle craignait d’être reçue parla terrible tante Zénobie, elle laissa les jours s’ajouter auxjours ; mais à la fin, un soir elle se décida à ne pas rentrertout de suite chez elle, où d’ailleurs elle n’avait pas à faire sondîner, composé d’un poisson froid pris et cuit laveille.

Justement Rosalie était seule dans lacour, assise sous un pommier ; en apercevant Perrine elle vintà la barrière d’un air à moitié fâché et à moitiécontent :

« Je croyais que vous vouliez, neplus venir ?

– J’ai été occupée.

– À quoi donc ? »

Perrine ne pouvait pas ne pasrépondre : elle, montra ses espadrilles, puis elle racontacomment elle avait confectionné sa chemise.

« Vous ne pouviez pas emprunter desciseaux aux gens de votre maison ? dit Rosalieétonnée.

– Il n’y a pas de gens qui puissent meprêter, des ciseaux dans ma maison.

– Tout le monde a desciseaux. »

Perrine se demanda si elle devaitcontinuer à garder le secret sur son installation, mais pensantqu’elle ne pourrait le faire que par des réticences qui fâcheraientRosalie, elle se décida à parler.

« Personne ne demeure dans mamaison, dit-elle en souriant.

– Pas possible.

– C’est pourtant vrai, et voilàpourquoi, ne pouvant pas non plus me procurer une casserole pour mefaire de la soupe et une cuiller pour la manger, j’ai dû lesfabriquer, et je vous assure que pour la cuiller ç’a été plusdifficile que pour les espadrilles.

– Vous voulez rire.

– Mais non, je vousassure. »

Et sans rien dissimuler, elle racontason installation dans l’aumuche, ainsi que ses travaux pourfabriquer ses ustensiles, ses chasses aux œufs, ses pêches dansl’entaille, ses cuisines dans la carrière.

À chaque instant Rosalie poussait desexclamations de joie comme si elle entendait une histoire tout àfait extraordinaire :

« Ce que vous devez vousamuser ! s’écria-t-elle quand Perrine expliqua comment elleavait fait sa première soupe à l’oseille.

– Quand ça réussit, oui ; maisquand ça ne marche pas ! J’ai travaillé trois jours pour macuiller ; je ne pouvais pas arriver à creuser lapalette : j’ai gâché deux morceaux de fer-blanc ; il nem’en restait plus qu’un seul ; pensez à ce que je me suisdonné de coups de caillou sur les doigts.

– Je pense à votre soupe

– C’est vrai qu’elle étaitbonne…

– Je vous crois.

– Pour moi qui n’en mange jamais, et nemange non plus rien de chaud.

– Moi j’en mange tous les jours, mais cen’est pas la même chose : est-ce drôle qu’il y ait del’oseille dans les prairies, et des carottes, et dessalsifis !

– Et aussi du cresson, de la ciboulette,des mâches, des panais, des navets, des raiponces, des bettes etbien d’autres plantes bonnes à manger.

– Il faut savoir.

– Mon père m’avait appris à lesconnaître. »

Rosalie garda le silence un moment d’unair réfléchi ; à la fin elle se décida :

« Voulez-vous que j’aille vousvoir ?

– Avec plaisir si vous me promettez dene dire à personne où je demeure.

– Je vous le promets.

– Alors quand voulez-vousvenir ?

– J’irai dimanche chez une de mes tantesà Saint-Pipoy ; en revenant dans l’après-midi je peuxm’arrêter. »

À son tour Perrine eut un momentd’hésitation, puis d’un air affable :

« Faites mieux, dînez avecmoi. »

En vraie paysanne qu’elle était, Rosalies’enferma dans des réponses cérémonieuses, sans dire ni oui ninon ; mais il était facile de voir qu’elle avait une envietrès vive d’accepter.

Perrine insista :

« Je vous assure que vous me ferezplaisir, je suis si isolée !

– C’est tout de même vrai.

– Alors c’est entendu ; maisapportez votre cuiller, car je n’aurai ni le temps ni le fer-blancpour en fabriquer une seconde.

– J’apporterai aussi mon pain, n’est cepas ?

– Je veux bien. Je vous attendrai dansla carrière ; vous me trouverez occupée à macuisine. »

Perrine était sincère en disant qu’elleaurait plaisir à recevoir Rosalie, et à l’avance elle s’en fitfête : une invitée à traiter, un menu à composer, sesprovisions à trouver, quelle affaire ! et son importancedevint quelque chose de sensible pour elle-même : qui lui eûtdit quelques jours plus tôt qu’elle pourrait donner à dîner à uneamie ?

Ce qu’il y avait de grave, c’étaient lachasse et la pêche, car si elle ne dénichait pas des œufs, et nepêchait pas du poisson, ce dîner serait réduit à une soupe àl’oseille, ce qui serait vraiment par trop maigre. Dès le vendredielle employa sa soirée à parcourir les entailles voisines, où elleeut la chance de découvrir un nid de poule d’eau ; il est vraique les œufs des poules d’eau sont plus petits que ceux dessarcelles, mais elle n’avait pas le droit d’être trop difficile.D’ailleurs sa pêche fut meilleure, et elle eut l’adresse de prendreavec sa ligne amorcée d’un ver rouge une jolie perche, qui devaitsuffire à son appétit et à celui de Rosalie. Elle voulut cependantavoir en plus un dessert, et ce fut un groseillier à maquereaupoussé sous un têtard de saule qui le lui fournit ; peut-êtreles groseilles n’étaient-elles pas parfaitement mûres, mais c’estune des qualités de ce fruit de pouvoir se manger vert.

Quand à la fin de l’après-midi dudimanche Rosalie arriva dans la carrière, elle trouva Perrineassise devant son feu sur lequel la soupebouillait :

« Je vous ai attendue pour mêler lejaune d’œuf à la soupe, dit Perrine, vous n’aurez qu’à tourner avecvotre bonne main pendant que je verserai doucement lebouillon ; le pain est taillé. »

Bien que Rosalie eût fait toilette pource dîner, elle ne craignit pas de se prêter à ce travail qui étaitun jeu, et des plus amusants pour elle encore.

Bientôt la soupe fut achevée, et il n’yeut plus qu’à la porter dans l’île, ce que fit Perrine.

Pour recevoir sa camarade qui tenaitencore sa main en écharpe, elle avait rétabli la planche servant depont :

« Moi, c’est à la perche quej’entre et sors, dit-elle, mais cela n’eût pas été commode pourvous, à cause de votre main. »

La porte de l’aumuche ouverte, Rosalieayant aperçu dressées dans les quatre coins des gerbes de fleursvariées, l’une de massettes, l’autre de butomes rosés, celle-cid’iris jaunes, celle-là d’aconit aux clochettes bleues, et à terrele couvert mis, poussa une exclamation qui paya Perrine de sespeines.

« Que c’estjoli ! »

Sur un lit de fougère fraîche deuxgrandes feuilles de patience se faisaient vis-à-vis en guised’assiettes, et sur une feuille de berce beaucoup plus grande,comme il convient pour un plat, la perche était dressée entourée decresson ; c’était une feuille aussi, mais plus petite, quiservait de salière, comme c’en était une autre qui remplaçait lecompotier pour les groseilles à maquereau ; entre chaque platétait piquée une fleur de nénuphar qui sur cette fraîche verdurejetait sa blancheur éblouissante.

« Si vous voulez vousasseoir », dit Perrine en lui tendant la main.

Et quand elles eurent pris place en facel’une de l’autre, le dîner commença.

« Comme j’aurais été fâchée den’être pas venue, dit Rosalie, parlant la bouche pleine, c’est sijoli et si bon.

– Pourquoi donc ne seriez-vous pasvenue ?

– Parce qu’on voulait m’envoyer àPicquigny pour M. Bendit qui est malade.

– Qu’est-ce qu’il a,M. Bendit ?

– La fièvre typhoïde ; il est trèsmalade, à preuve que depuis hier il ne sait pas ce qu’il dit, et nereconnaît plus personne ; c’est pour cela qu’hier justementj’ai été pour venir vous chercher.

– Moi ! Et pourquoifaire ?

– Ah ! voilà une idée que j’aieue.

– Si je peux quelque chose pourM. Bendit, je suis prête : il a été bon pour moi ;mais que peut une pauvre fille ? Je ne comprendspas.

– Donnez-moi encore un peu de poisson,avec du cresson, et je vais vous l’expliquer. Vous savez queM. Bendit est l’employé chargé de la correspondance étrangère,c’est lui qui traduit les lettres anglaises et allemandes. Commemaintenant il n’a plus sa tête, il ne peut plus rien traduire. Onvoulait faire venir un. autre employé pour le remplacer ; maiscomme celui-là pourrait bien garder la place quand M. Benditsera guéri, s’il guérit, M. Fabry et M. Mombleux ontproposé de se charger de son travail, afin qu’il retrouve sa placeplus tard. Mais voilà qu’hier M. Fabry a été envoyé en Écosse,et M. Mombleux est resté embarrassé, parce que s’il lit assezbien l’allemand, et s’il peut faire les traductions de l’anglaisavec M. Fabry, qui a passé plusieurs années en Angleterre,quand il est tout seul, ça ne va plus aussi bien, surtout quand ils’agit de lettres en anglais dont il faut deviner l’écriture. Ilexpliquait ça à table où je le servais, et il disait qu’il avaitpeur d’être obligé de renoncer à remplacer M. Bendit ;alors j’ai eu idée de lui dire que vous parliez l’anglais comme lefrançais…

– Je parlais français avec mon père,anglais avec ma mère, et quand nous nous entretenions tous lestrois ensemble, nous employions tantôt une langue, tantôt l’autre,indifféremment, sans y faire attention

– Pourtant je n’ai pas osé ; maismaintenant, est-ce que je peux lui dire cela ?

– Certainement, si vous croyez qu’ilpeut avoir besoin d’une pauvre fille comme moi.

– Il ne s’agit pas d’une pauvre fille oud’une demoiselle, il s’agit de savoir si vous parlezl’anglais.

– Je le parle, mais traduire une lettred’affaires, c’est autre chose.

– Pas avec M. Mombleux qui connaîtles affaires.

– Peut-être. Alors, s’il en est ainsi,dites à M. Mombleux que je serais bien heureuse de pouvoirfaire quelque chose pour M. Bendit.

– Je le lui dirai. »

La perche, malgré sa grosseur, avait étédévorée, et le cresson avait aussi disparu. On arrivait au dessert.Perrine se leva et remplaça les feuilles de berce sur lesquelles lepoisson avait été servi par des feuilles de nénuphar en forme decoupe, veinées et vernissées comme eût pu l’être le plus beau desémaux : puis elle offrit ses groseilles àmaquereau :

« Acceptez donc, dit-elle en riantcomme si elle avait joué à la poupée, quelques fruits de monjardin.

– Où est-il, votrejardin ?

– Sur notre tête : un groseillier apoussé dans les branches d’un des saules qui sert de pilier à lamaison.

– Savez-vous que vous n’allez paspouvoir l’occuper longtemps encore votre maison ?

– Jusqu’à l’hiver, je pense.

– Jusqu’à l’hiver ! Et la chasse aumarais qui va ouvrir ; à ce moment l’aumuche servira poursûr.

– Ah ! mon Dieu. »

La journée qui avait si bien commencéfinit sur cette terrible menace, et cette nuit-là fut certainementla plus mauvaise que Perrine eût passée dans son île depuis qu’ellel’occupait.

Où irait-elle ?

Et tous ses ustensiles, qu’elle avait eutant de peine à réunir, qu’en ferait-elle ?

XXIII

Si Rosalie n’avait parlé que de laprochaine ouverture de la chasse au marais, Perrine serait restéesous le coup de ce danger gros de menaces pour elle, mais cequ’elle avait dit de la maladie de Bendit et des traductions deMombleux apportait une diversion à cette impression.

Oui, elle était charmante son île et ceserait un vrai désastre que de la quitter ; mais en ne laquittant point, elle ne se rapprocherait pas, et même il semblaitqu’elle ne se rapprocherait jamais du but que sa mère lui avaitfixé et qu’elle devait poursuivre. Tandis que si une occasion seprésentait pour elle d’être utile à Bendit et à Mombleux, elle secréait ainsi des relations qui lui entr’ouvriraient peut-être desportes par lesquelles elle pourrait passer plus tard ; etc’était là une considération qui devait l’emporter sur toutes lesautres, même sur le chagrin d’être dépossédée de son royaume :ce n’était pas pour jouer à ce jeu, si amusant qu’il fût, pourdénicher des nids, pêcher des poissons, cueillir des fleurs,écouter le chant des oiseaux, donner des dînettes, qu’elle avaitsupporté les fatigues et les misères de son douloureuxvoyage.

Le lundi, comme cela avait été convenuavec Rosalie, elle passa devant la maison de mère Françoise à lasortie de midi, afin de se mettre à la disposition de Mombleux, sicelui-ci avait besoin d’elle ; mais Rosalie vint lui dire que,comme il n’arrivait pas de lettre d’Angleterre le lundi, il n’yavait pas eu de traductions à faire le matin ; peut-êtreserait-ce pour le lendemain.

Et Perrine rentrée à l’atelier avaitrepris son travail, quand, quelques minutes après deux heures, LaQuille la happa au passage :

« Va vite au bureau.

– Pour quoi faire ?

– Est-ce que ça me regarde ? on medit de t’envoyer au bureau, vas-y. »

Elle n’en demanda pas davantage, d’abordparce qu’il était inutile de questionner La Quille, ensuite parcequ’elle se doutait de ce qu’on voulait d’elle ; cependant,elle ne comprenait pas très bien que, s’il s’agissait de travailleravec Mombleux à une traduction difficile, on la fit venir dans lebureau où tout le monde pourrait la voir et, par conséquent,apprendre qu’il avait besoin d’elle.

Du haut de son perron, Talouel, qui laregardait venir, l’appela :

« Viens ici. »

Elle monta vivement les marches duperron.

« C’est bien toi qui parlesanglais ? demanda-t-il, réponds-moi sans mentir.

– Ma mère était Anglaise.

– Et le français ? Tu n’as pasd’accent.

– Mon père était Français.

– Tu parles donc les deuxlangues ?

– Oui, monsieur.

– Bon. Tu vas aller à Saint-Pipoy, oùM. Vulfran a besoin de toi. »

En entendant ce nom, elle laissaparaître une surprise qui fâcha le directeur.

« Es-tustupide ? »

Elle avait déjà eu le temps de seremettre et de trouver une réponse pour expliquer sasurprise.

« Je ne sais pas où estSaint-Pipoy,

– On va t’y conduire en voiture, tu nete perdras donc pas. »

Et du haut du perron, ilappela :

« Guillaume ! »

La voilure de M. Vulfran qu’elleavait vue rangée, à l’ombre, le long des bureaux,s’approcha :

« Voilà la fille, dit Talouel, vouspouvez la conduire à M. Vulfran, et promptement, n’est-cepas ! »

Déjà Perrine avait descendu le perron,et allait monter à côté de Guillaume, mais il l’arrêta d’un signede main :

« Pas par là, dit-il,derrière. »

En effet, un petit siège pour une seulepersonne se trouvait derrière ; elle y monta et la voiturepartit grand train.

Quand ils furent sortis du village,Guillaume, sans ralentir l’allure de son cheval, se tourna versPerrine.

« C’est vrai que vous savezl’anglais ? demanda-t-il.

– Oui.

– Vous allez avoir la chance de faireplaisir au patron. »

Elle s’enhardit à poser unequestion :

« Comment cela ?

– Parce qu’il est avec des mécaniciensanglais qui viennent d’arriver pour monter une machine et qu’il nepeut pas se faire comprendre. Il a amené avec lui M. Mombleux,qui parle anglais à ce qu’il dit ; mais l’anglais deM. Mombleux n’est pas celui des mécaniciens, si bien qu’ils sedisputent sans se comprendre, et le patron est furieux ;c’était à mourir de rire. À la fin, M. Mombleux n’en pouvantplus, et espérant calmer le patron, a dit qu’il y avait auxcannettes une jeune fille appelée Aurélie qui parlait l’anglais, etle patron m’a envoyé vous chercher. »

Il y eut un moment de silence ;puis, de nouveau, il se tourna vers elle.

« Vous savez que si vous parlezl’anglais comme M. Mombleux, vous feriez peut-être mieux dedescendre tout de suite. »

Il prit un airgouailleur :

« Faut-il arrêter ?

– Vous pouvez continuer.

– Ce que j’en dis, c’est pourvous.

– Je vous remercie. »

Cependant, malgré la fermeté de saréponse elle n’était pas sans éprouver une angoisse qui luiétreignait le cœur, car si elle était sûre de son anglais, elleignorait quel était celui de ces mécaniciens, qui n’était pas celuide M. Mombleux, comme disait Guillaume en se moquant ;puis elle savait que chaque métier a sa langue ou tout au moins sesmots techniques, et elle n’avait jamais parlé la langue de lamécanique. Qu’elle ne comprit pas, qu’elle hésitât, etM. Vulfran n’allait-il pas être furieux contre elle, comme ill’avait été contre M. Mombleux ?

Déjà ils approchaient des usines deSaint-Pipoy, dont on apercevait les hautes cheminées fumantes,au-dessus des cimes des peupliers ; elle savait qu’àSaint-Pipoy on faisait la filature et le tissage comme àMaraucourt, et que, de plus, on y fabriquait des cordages et desficelles ; seulement, qu’elle sût cela ou l’ignorât, cequ’elle allait avoir à entendre et à dire ne s’en trouvait paséclairci.

Quand elle put, au tournant du chemin,embrasser d’un coup d’œil l’ensemble des bâtiments épars dans laprairie, il lui sembla que pour être moins importants que ceux deMaraucourt, ils étaient considérables cependant ; mais déjà lavoiture franchissait la grille d’entrée, presque aussitôt elles’arrêta devant les bureaux.

« Venez avec moi », ditGuillaume.

Et il la conduisit dans une pièce où setrouvait M. Vulfran, ayant près de lui le directeur deSaint-Pipoy avec qui il s’entretenait.

« Voila la fille, dit Guillaume,son chapeau à la main.

– C’est bien,laisse-nous. »

Sans s’adresser à Perrine,M. Vulfran fit signe au directeur de se pencher vers lui, etil lui parla à voix basse ; le directeur répondit de la mêmemanière, mais Perrine avait l’ouïe fine, elle comprit plutôtqu’elle n’entendit que M. Vulfran demandait qui elle était, etque le directeur répondait : « Une jeune fille de douze àtreize ans qui n’a pas l’air bête du tout. »

« Approche, mon enfant », ditM. Vulfran d’un ton qu’elle lui avait déjà entendu prendrepour parler à Rosalie et qui ne ressemblait en rien à celui qu’ilavait avec ses employés.

Elle s’en trouva encouragée et put seraidir contre l’émotion qui la troublait.

« Comment t’appelles-tu ?demanda M. Vulfran.

– Aurélie.

– Qui sont tes parents ?

– Je les ai perdus.

– Depuis combien de temps travailles-tuchez moi ?

– Depuis trois semaines.

– D’où es-tu ?

– Je viens de Paris.

– Tu parles anglais ?

– Ma mère était Anglaise.

– Alors, tu saisl’anglais ?

– Je parle l’anglais de la conversationet le comprends, mais…

– Il n’y a pas de mais, tu le sais ou tune le sais pas ?

– Je ne sais pas celui des diversmétiers qui emploient des mots que je ne connais pas.

– Vous voyez, Benoist, que ce que cettepetite dit là n’est pas sot, fit M. Vulfran en s’adressant àson directeur.

– Je vous assure qu’elle n’a pas l’airbête du tout.

– Alors, nous allons peut-être en tirerquelque chose. »

Il se leva en s’appuyant sur une canneet prit le bras du directeur.

« Suis-nous, monenfant. »

Ordinairement les yeux de Perrinesavaient voir et retenir ce qu’ils rencontraient, mais dans letrajet qu’elle fit derrière M. Vulfran, ce fut en dedansqu’elle regarda : qu’allait-il advenir de cet entretien avecles mécaniciens anglais ?

En arrivant devant un grand bâtimentneuf construit en briques blanches et bleues émaillées, elleaperçut Mombleux qui se promenait en long et en large d’un airennuyé, et elle crut voir qu’il lui lançait un mauvaisregard.

On entra et l’on monta au premier étage,où au milieu d’une vaste salle se trouvaient sur le plancher desgrandes caisses en bois blanc, bariolées d’inscriptions de diversescouleurs avec les noms Matter et Platte,Manchester, répétés partout ; sur une de ces caisses, lesmécaniciens anglais étaient assis, et Perrine remarqua que pour lecostume au moins ils avaient la tournure de gentlemen ;complet de drap, épingle d’argent à la cravate, et cela lui donna àespérer qu’elle pourrait mieux les comprendre que s’ils étaient desouvriers grossiers. À l’arrivée de M. Vulfran ils s’étaientlevés ; alors celui-ci se tourna versPerrine :

« Dis-leur que tu parles anglais etqu’ils peuvent s’expliquer avec toi. »

Elle fit ce qui lui était commandé, etaux premiers mots elle eut là satisfaction de voir la physionomierenfrognée des ouvriers s’éclairer ; il est vrai que cen’était là qu’une phrase de conversation courante, mais leurdemi-sourire était de bon augure.

« Ils ont parfaitement compris, ditle directeur.

– Alors maintenant, dit M. Vulfran,demande-leur pourquoi ils viennent huit jours avant la date fixéepour leur arrivée ; cela fait que l’ingénieur qui devait lesdiriger et qui parle anglais est absent. »

Elle traduisit cette phrase fidèlement,et tout de suite la réponse que l’un d’eux luifit :

« Ils disent qu’ayant achevé àCambrai le montage de machines plus tôt qu’ils ne pensaient, ilssont venus ici directement au lieu de repasser parl’Angleterre.

– Chez qui ont-ils monté ces machines àCambrai ? demanda M. Vulfran.

– Chez MM. Avelinefrères.

– Quelles sont cesmachines ? »

La question posée et la réponse reçue enanglais, Perrine hésita.

« Pourquoi hésites-tu ?demanda vivement M. Vulfran d’un ton impatient.

– Parce que c’est un mot de métier queje ne connais pas.

– Dis ce mot en anglais.

Hydraulic mangle.

– C’est bien cela. »

Il répéta le mot en anglais, mais avecun tout autre accent que les ouvriers, ce qui expliquait qu’iln’eût pas compris ceux-ci lorsqu’ils l’avaient prononcé ; puiss’adressant au directeur :

« Vous voyez que les Aveline nousont devancés ; nous n’avons donc pas de temps à perdre :je vais télégraphier à Fabry de revenir au plus vite ; mais enattendant il nous faut décider ces gaillards-là à se mettre autravail. Demande-leur, petite, pourquoi ils se croisent lesbras. »

Elle traduisit la question, à laquellecelui qui paraissait le chef fit une longue réponse.

« Eh bien ? demandaM. Vulfran.

– Ils répondent des choses trèscompliquées pour moi.

– Tâche cependant de me lesexpliquer.

– Ils disent que le plancher n’est pasassez solide pour porter leur machine qui pèse cent vingt millelivres… »

Elle s’interrompit pour interroger lesouvriers en anglais :

« One hundred andtwenty ?

Yes.

– C’est bien cent vingt mille livres, etque ce poids crèverait le plancher, la machinetravaillant.

– Les poutres ont soixante centimètresde hauteur. »

Elle transmit l’objection, écouta laréponse des ouvriers, et continua :

« Ils disent qu’ils ont vérifiél’horizontalité du plancher et qu’il a fléchi. Ils demandent qu’onfasse le calcul de résistance, ou qu’on place des étais sous leplancher.

– Le calcul, Fabry le fera à sonretour ; les étais, on va les placer tout de suite. Dis-leurcela. Qu’ils se mettent donc au travail sans perdre une minute. Onleur donnera tous les ouvriers dont ils peuvent avoir besoin :charpentiers, maçons. Ils n’auront qu’à demander en s’adressant àtoi qui seras à leur disposition, n’ayant qu’à transmettre leursdemandes à M. Benoist. »

Elle traduisit ces instructions auxouvriers, qui parurent satisfaits quand elle dit qu’elle seraitleur interprète.

« Tu vas donc rester ici, continuaM. Vulfran ; on te donnera une fiche pour ta nourritureet ton logement à l’auberge, où tu n’auras rien à payer. Si l’onest content de toi, tu recevras une gratification au retour deM. Fabry. »

XXIV

Interprète, le métier valait mieux quecelui de rouleuse : ce fut en cette qualité que, la journéefinie, elle conduisit les monteurs à l’auberge du village, où ellearrêta un logement pour eux et pour elle, non dans une misérablechambrée, mais dans une chambre où chacun serait chez soi. Commeils ne comprenaient pas et ne disaient pas un seul mot de français,ils voulurent qu’elle mangeât avec eux, ce qui leur permit decommander un dîner qui eût suffi, à nourrir dix Picards, et qui parl’abondance des viandes ne ressemblait en rien au festin cependantsi plantureux que, la veille, Perrine offrait à Rosalie.

Cette nuit-là ce fut dans un vrai litqu’elle s’étendit et dans de vrais draps qu’elle s’enveloppa,cependant le sommeil fut long, très long à venir ; encorelorsqu’il finit par fermer ses paupières, fut-il si agité qu’ellese réveilla cent fois. Alors elle s’efforçait de se calmer en sedisant qu’elle devait suivre la marche des événements sans chercherà les deviner heureux ou malheureux ; qu’il n’y avait que celade raisonnable ; que ce n’était pas quand les chosessemblaient prendre une direction si favorable qu’elle pouvait setourmenter ; enfin qu’il fallait attendre ; mais les plusbeaux discours, quand on se les adresse à soi-même, n’ont jamaisfait dormir personne, et même plus ils sont beaux plus ils ontchance de nous tenir éveillés.

Le lendemain matin, quand le sifflet del’usine se fit entendre, elle alla frapper aux portes des deuxmonteurs, pour leur annoncer qu’il était l’heure de se lever ;mais des ouvriers anglais n’obéissent pas plus au sifflet qu’à lasonnette, sur le continent au moins, et ce ne fut qu’après avoirfait une toilette que ne connaissent pas les Picards, et aprèsavoir absorbé de nombreuses tasses de thé, avec de copieuses rôtiesbien beurrées, qu’ils se rendirent à leur travail, suivis dePerrine qui les avait discrètement attendus devant la porte, en sedemandant s’ils en finiraient jamais, et si M. Vulfran neserait pas à l’usine avant eux.

Ce fut seulement dans l’après-midi qu’ilvint accompagné d’un de ses neveux, le plus jeune, M. Casimir,car, ne pouvant pas voir avec ses yeux voilés, il avait besoinqu’on vit pour lui.

Mais ce fut un regard dédaigneux queCasimir jeta sur le travail des monteurs, qui, à vrai dire, neconsistait encore qu’en préparation :

« Il est probable que cesgarçons-là ne feront pas grand’chose tant que Fabry ne sera pas deretour, dit-il ; au reste il n’y a pas à s’en étonner avec lesurveillant que vous leur avez donné. »

Il prononça ces derniers mots d’un tonsec et moqueur ; mais M. Vulfran, au lieu de s’associer àcette raillerie, la prit par le mauvais côté.

« Si tu avais été en état deremplir cette surveillance, je n’aurais pas été obligé de prendrecette petite aux cannetières. »

Perrine le vit se cabrer d’un air rageursous cette observation faite d’une voix sévère, mais Casimir secontint pour répondre presque légèrement :

« Il est certain que si j’avais puprévoir qu’on me ferait un jour quitter l’administration, pourl’industrie, j’aurais appris l’anglais plutôt quel’allemand.

– Il n’est jamais trop tard pourapprendre », répliqua M. Vulfran de façon à clore cettediscussion où de chaque côté les paroles étaient parties sivite.

Perrine s’était faite toute petite, sansoser bouger, mais Casimir ne tourna pas les yeux vers elle, etpresque aussitôt il sortit donnant le bras à son oncle ; alorselle fut libre de suivre ses réflexions : il était vraimentdur avec son neveu, M. Vulfran, mais combien le neveu était-ilrogue, sec et déplaisant ! S’ils avaient de l’affection l’unpour l’autre, certes il n’y paraissait guère ! Pourquoicela ? Pourquoi le jeune homme n’était-il pas affectueux pourle vieillard accablé par le chagrin et la maladie ? Pourquoile vieillard était-il si sévère avec l’un de ceux qui remplaçaientson fils auprès de lui ?

Comme elle tournait ces questions,M. Vulfran rentra dans l’atelier, amené cette fois par ledirecteur, qui, l’ayant fait asseoir sur une caisse d’emballage,lui expliqua où en était le travail des monteurs.

Après un certain temps, elle entendit ledirecteur appeler à deux reprises :

« Aurélie !Aurélie ! »

Mais elle ne bougea pas, ayant oubliéqu’Aurélie était le nom qu’elle s’était donné.

Une troisième fois ilcria :

« Aurélie ! »

Alors, comme si elle s’éveillait ensursaut, elle courut à eux :

« Est-ce que tu es sourde ?demanda Benoist.

– Non, monsieur ; j’écoutais lesmonteurs.

– Vous pouvez me laisser », ditM. Vulfran au directeur.

Puis, quand celui-ci fut parti,s’adressent à Perrine restée debout devant lui :

« Tu sais lire, monenfant ?

– Oui, monsieur.

– Lire l’anglais ?

– Comme le français ; l’un oul’autre, cela m’est égal.

– Mais sais-tu en lisant l’anglais lemettre en français ?

– Quand ce ne sont pas de bellesphrases, oui, monsieur.

– Des nouvelles dans unjournal ?

– Je n’ai jamais essayé, parce que si jelisais un journal anglais je n’avais pas besoin de me le traduire àmoi-même, puisque je comprends ce qu’il dit.

– Si tu comprends, tu peuxtraduire.

– Je crois que oui, monsieur, cependantje n’en suis pas sûre,

– Eh bien nous allons essayer ;pendant que les monteurs travaillent, mais après les avoir prévenusque tu restes à leur disposition et qu’ils peuvent t’appeler s’ilsont besoin de toi, tu vas tâcher de me traduire dans ce journal lesarticles que je t’indiquerai. Va les prévenir et reviens t’asseoirprès de moi. »

Quand, sa commission faite, elle se futassise à une distance respectueuse de M. Vulfran, il luitendit son journal : le Dundee News.

« Que dois-je lire ?demanda-t-elle en le dépliant.

– Cherche la partiecommerciale. »

Elle se perdit dans les longues colonnesnoires qui se succédaient indéfiniment, anxieuse, se demandantcomment elle allait se tirer de ce travail nouveau pour elle, et siM. Vulfran ne s’impatienterait pas de sa lenteur, ou ne sefâcherait pas de sa maladresse.

Mais au lieu de la bousculer il larassura, car avec sa finesse d’oreille si subtile chez lesaveugles, il avait deviné son émotion au tremblement dupapier :

« Ne te presse pas, nous avons letemps ; d’ailleurs tu n’as peut-être jamais lu un journalcommercial.

– Il est vraimonsieur. »

Elle continua ses recherches et tout àcoup elle laissa échapper un petit cri.

« Tu as trouvé ?

– Je crois.

– Maintenant cherche la rubrique :Linen, hemp, jute, sacks twine.

– Mais, monsieur, vous savezl’anglais ! s’écria-t-elle involontairement.

– Cinq ou six mots de mon métier, etc’est tout, malheureusement. »

Quand elle eut trouvé, elle commença satraduction, qui fut d’une lenteur désespérante pour elle, avec deshésitations, des ânonnements, qui lui faisaient perler la sueur surles mains, bien que M. Vulfran de temps en temps lasoutint :

« C’est suffisant, je comprends, vatoujours. »

Et elle reprenait, élevant la voix quandles mécaniciens menaçaient de l’étouffer dans leurs coups demarteau.

Enfin elle arriva au bout.

« Maintenant, vois s’il y a desnouvelles de Calcutta ? »

Elle chercha.

« Oui, voilà : « De notrecorrespondant spécial. »

– C’est cela ; lis.

– « Les nouvelles que nous recevonsde Dakka… »

Elle prononça ce nom avec un tremblementde voix qui frappa M. Vulfran.

« Pourquoi trembles-tu ?demanda-t-il.

– Je ne sais pas si j’ai tremblé ;sans doute c’est l’émotion.

– Je t’ai dit de ne pas tetroubler ; ce que tu donnes est beaucoup plus que ce quej’attendais. »

Elle lut la traduction de lacorrespondance de Dakka qui traitait de la récolte du jute sur lesrives du Brahmapoutra ; puis, quand elle eut fini, il lui ditde chercher aux nouvelles de mer si elle trouvait unedépêche de Sainte-Hélène.

« Saint Helena est le motanglais », dit-il.

Elle recommença à descendre et à monterles colonnes noires ; enfin le nom de. Saint Helena lui sautaaux yeux :

« Passé le 23, navire anglaisAlma de Calcutta pour Dundee ; le 24, navirenorvégien Grundloven de Naraïngaudj pourBoulogne. »

Il parut satisfait :

« C’est très bien, dit-il, je suiscontent de toi.

Elle eût voulu répondre, mais de peurque sa voix trahît son trouble de joie, elle garda lesilence.

Il continua :

« Je vois qu’en attendant que cepauvre Bendit soit guéri je pourrai me servir detoi. »

Après s’être fait rendre compte dutravail accompli par les monteurs, et avoir répété à ceux-ci sesrecommandations de se hâter autant qu’ils pourraient, il dit àPerrine de le conduire au bureau du directeur.

« Est-ce que je dois vous donner lamain ? demanda-t-elle timidement.

– Mais certainement, mon enfant, commentme guiderais-tu sans cela ? Avertis-moi aussi quand noustrouverons un obstacle sur notre chemin ; surtout ne sois pasdistraite.

– Oh ! je vous assure, monsieur,que vous pouvez avoir confiance en moi !

– Tu vois bien que je l’ai cetteconfiance. »

Respectueusement elle lui prit la maingauche, tandis que de la droite il tâtait l’espace devant lui dubout de sa canne.

À peine sortis de l’atelier ilstrouvèrent devant eux la voie du chemin de fer avec ses rails ensaillie, et elle crut devoir l’en avertir.

« Pour cela c’est inutile, dit-il,j’ai le terrain de toutes mes usines dans la tête et dans lesjambes, mais ce que je ne connais pas, ce sont les obstaclesimprévus que nous pouvons rencontrer ; c’est ceux-là qu’ilfaut me signaler ou me faire éviter. »

Ce n’était pas seulement le terrain deses usines qu’il avait dans la tête, c’était aussi sonpersonnel ; quand il passait dans les cours, les ouvriers lesaluaient, non seulement en se découvrant comme s’il eût pu lesvoir, mais encore en prononçant son nom :

« Bonjour, monsieurVulfran. »

Et pour un grand nombre, au moins pourles anciens, il répondait de la même manière : « Bonjour,Jacques », ou « bonjour, Pascal », sans que sonoreille eût oublié leur voix. Quand il y avait hésitation dans samémoire, ce qui était rare, car il les connaissait presque tous, ils’arrêtait :

« Est-ce que ce n’est pastoi ? » disait-il en le nommant.

S’il s’était trompé, il expliquaitpourquoi.

Marchant ainsi lentement, le trajet futlong des ateliers au bureau ; quand elle l’eut conduit à sonfauteuil, il la congédia :

« À demain »,dit-il.

XXV

En effet, le lendemain à la même heureque la veille, M. Vulfran entra dans l’atelier, amené par ledirecteur, mais Perrine ne put pas aller au-devant de lui, commeelle l’aurait voulu, car elle était à ce moment occupée àtransmettre les instructions du chef monteur aux ouvriers qu’ilavait réunis : maçons, charpentiers, forgerons, mécaniciens,et nettement, sans hésitations, sans répétitions, elle traduisait àchacun les indications qui lui étaient données, en même tempsqu’elle répétait au chef monteur les questions ou les objectionsque les ouvriers français lui adressaient.

Lentement, M. Vulfran s’étaitapproché, et les voix s’interrompant, de sa canne il avait faitsigne de continuer comme s’il n’était pas là.

Et pendant que Perrine obéissante seconformait à cet ordre, il se penchait vers ledirecteur :

« Savez-vous que cette petiteferait un excellent ingénieur, dit-il à mi-voix, mais pas assez bascependant pour que Perrine ne l’entendit point.

– Positivement elle est étonnante pourla décision.

– Et pour bien d’autres choses encore,je crois ; elle m’a traduit hier le Dundee News plusintelligemment que Bendit ; et c’était la première foisqu’elle lisait la partie commerciale d’un journal.

– Sait-on ce qu’étaient sesparents ?

– Peut-être Talouel le sait-il, moi jel’ignore.

– En tout cas elle parait être dans unemisère pitoyable ;

– Je lui ai donné cinq francs pour sanourriture et son logement.

– Je veux parler de sa tenue : saveste est une dentelle ; je n’ai jamais vu jupe pareille à lasienne que sur le corps des bohémiennes ; certainement elle adû fabriquer elle-même les espadrilles dont elle estchaussée.

– Et la physionomie, qu’est-elle,Benoist ?

– Intelligente, trèsintelligente.

– Vicieuse ?

– Non, pas du tout ; honnête aucontraire, franche et résolue ; ses yeux perceraient unemuraille et cependant ils ont une grande douceur, avec de laméfiance.

– D’où diable nousvient-elle ?

– Pas de chez nousassurément.

– Elle m’a dit que sa mère étaitAnglaise.

– Je ne trouve pas qu’il y ait en ellerien des Anglais que j’ai connus ; c’est autre chose, toutautre chose ; avec cela jolie, et d’autant plus que soncostume réellement misérable fait ressortir sa beauté. Il fautvraiment qu’il y ait en elle une sympathie ou une autorité native,pour qu’avec une pareille tenue nos ouvriers veuillent bienl’écouter. »

Et comme Benoist était de caractère à nepas laisser passer une occasion d’adresser une flatterie au patronqui tenait la liste des gratifications, il ajouta :

« Sans la voir vous avez devinétout cela.

– Son accent m’afrappé. »

Bien que n’entendant pas tout cediscours, Perrine en avait saisi quelques mots qui l’avaient jetéedans une agitation violente contre laquelle elle s’était efforcéede réagir ; car ce n’était pas ce qui se disait derrière elle,qu’elle devait écouter, si intéressant que cela pût être, mais bienles paroles que lui adressaient le monteur et les ouvriers :que penserait M. Vulfran si dans ses explications en françaiselle lâchait quelque ineptie qui prouverait soninattention ?

Elle eut la chance d’arriver au bout deses explications, et, alors, M. Vulfran l’appela près delui :

« Aurélie. »

Cette fois elle n’eut garde de ne pasrépondre à ce nom qui désormais devait être le sien.

Comme la veille il la fit asseoir prèsde lui en lui remettant un papier pour qu’elle le traduisit ;mais au lieu d’être le Dundee News, ce fut la circulairede la Dundee trades report Association, qui est en quelquesorte le bulletin officiel du commerce du jute ; aussi, sansavoir à chercher de-ci, de-là, dut-elle la traduire d’un bout àl’autre.

Comme la veille aussi, lorsque la séancede traduction fut terminée, il se fit conduire par elle à traversles cours de l’usine ; mais cette fois ce fut en laquestionnant :

« Tu m’as dit que tu avais perdu tamère ; combien y a-t-il de temps ?

– Cinq semaines.

– À Paris ?

– À Paris.

– Et ton père ?

– Je l’ai perdu il y a sixmois. »

Lui tenant la main dans la sienne, ilsentit à la contraction qui la rétracta combien était douloureusel’émotion que ses souvenirs évoquaient ; aussi, sansabandonner son sujet, passa-t-il les questions qui nécessairementdécoulaient de celles auxquelles elle venait derépondre.

« Que faisaient tesparents ?

– Nous avions une voiture et nousvendions.

– Aux environs deParis ?

– Tantôt dans un pays, tantôt dans unautre ; nous voyagions.

– Et ta mère morte, tu as quittéParis ?

– Oui, monsieur.

– Pourquoi ?

– Parce que maman m’avait fait promettrede ne pas rester à Paris quand elle ne serait plus là, et d’allerdans le Nord, auprès de la famille de mon père.

– Alors pourquoi es-tu venueici ?

– Quand ma pauvre maman est morte, ilnous avait fallu vendre notre voiture, notre âne, le peu que nousavions, et cet argent avait été épuisé par la maladie ; ensortant du cimetière il me restait cinq francs trente-cinqcentimes, qui ne me permettaient pas de prendre le chemin de fer.Alors je me décidai à faire la route à pied. »

M. Vulfran eut un mouvement dansles doigts dont elle ne comprit pas la cause.

« Pardonnez-moi si je vous ennuie,monsieur, je dis sans doute des choses inutiles.

– Tu ne m’ennuies pas ; aucontraire, je suis content de voir que tu es une brave fille ;j’aime les gens de volonté, de courage, de décision, qui nes’abandonnent pas ; et si j’ai plaisir à rencontrer cesqualités chez les hommes, j’en ai un plus grand encore à lestrouver chez un enfant de ton âge. Te voilà donc partie avec centsept sous dans ta poche…

– Un couteau, un morceau de savon, undé, deux aiguilles, du fil, une carte routière ; c’esttout.

– Tu sais te servir d’unecarte ?

– Il faut bien, quand on roule par lesgrands chemins ; c’était tout ce que j’avais sauvé du mobilierde notre voiture. »

Il l’interrompit :

« Nous avons un grand arbre surnotre gauche, n’est-ce pas ?

– Avec un banc autour, oui,monsieur ;

– Allons-y ; nous serons mieux surce banc. »

Quand ils furent assis, elle continuason récit, qu’elle n’eut plus souci d’abréger, car elle voyaitqu’il intéressait M. Vulfran.

« Tu n’as pas eu l’idée de tendrela main ? demanda-t-il, quand elle en fut à sa sortie de laforêt où l’orage avait fondu sur elle.

– Non, monsieur, jamais.

– Mais sur quoi as-tu compté quand tu asvu que tu ne trouvais pas d’ouvrage ?

– Sur rien ; j’ai espéré qu’enallant tant que j’aurais des forces, je pouvais me sauver ;c’est quand j’ai été à bout, que je me suis abandonnée, parce queje ne pouvais plus ; si j’avais faibli une heure plus tôt,j’étais perdue. »

Elle raconta alors comment elle étaitsortie de son évanouissement sous les léchades de son âne, etcomment elle avait été secourue par la marchande de chiffons ;puis, passant vite sur le temps pendant lequel elle était restéechez la Rouquerie, elle en vint à la rencontre qu’elle avait faitede Rosalie :

« En causant, dit-elle, j’apprisque dans vos usines on donne du travail à tous ceux qui endemandent, et je me décidai à me présenter ; on voulut bienm’envoyer aux cannetières.

– Quand vas-tu te remettre enroute ? »

Elle ne s’attendait pas à cette questionqui l’interloqua :

« Mais je ne pense pas à meremettre en route, répondit-elle après un moment deréflexion.

– Et tes parents ?

– Je ne les connais pas ; je nesais pas s’ils sont disposés à me faire bon accueil, car ilsétaient fâchés avec mon père. J’allais près d’eux, parce que jen’ai personne à qui demander protection, mais sans savoir s’ilsvoudraient m’accueillir. Puisque je trouve à travailler ici, il mesemble que le mieux pour moi est de rester ici. Que deviendrais-jesi l’on me repoussait ? Assurée de ne pas mourir de faim, j’aitrès peur de courir de nouvelles aventures. Je ne m’y exposeraisque si j’avais des chances de mon côté.

– Ces parents se sont-ils jamais occupésde toi ?

– Jamais.

– Alors ta prudence peut êtreavisée ; cependant, si tu ne veux pas courir l’aventured’aller frapper à une porte qui reste fermée et te laisse dehors,pourquoi n’écrirais-tu pas, soit à tes parents, soit au maire ou aucuré de ton village ? Ils peuvent n’être pas en état de terecevoir ; et alors tu restes ici où ta vie est assurée. Maisils peuvent aussi être heureux de te recevoir à bras ouverts ;alors tu trouves près d’eux une affection, des soins, un soutienqui te manqueront si tu restes ici ; et il faut que tu sachesque la vie est difficile pour une fille de ton âge qui est seule aumonde, … triste aussi.

– Oui, monsieur, bien triste, je lesais, je le sens tous les jours, et je vous assure que si jetrouvais des bras ouverts, je m’y jetterais avec bonheur ;mais s’ils restent aussi fermés pour moi qu’ils l’ont été pour monpère…

– Tes parents avaient-ils des griefssérieux contre ton père, je veux dire légitimes par suite de fautesgraves ?

– Je ne peux pas penser que mon père,que j’ai connu si bon pour tous, si brave, si généreux, si tendre,si affectueux pour ma mère et pour moi, ait jamais rien fait demal ; mais enfin ses parents ne se sont pas fâchés contre luiet avec lui sans raisons sérieuses, il me semble.

– Évidemment ; mais les griefsqu’ils pouvaient avoir contre lui, ils ne les ont pas contretoi ; les fautes des pères ne retombent pas sur lesenfants.

– Si cela pouvait êtrevrai ! »

Elle jeta ces quelques mots avec unaccent si ému, que M. Vulfran en fut frappé.

« Tu vois comme au fond du cœur, tusouhaites d’être accueillie par eux.

– Mais il n’est rien que je redoute tantque d’être repoussée.

– Et pourquoi le serais-tu ? Tesgrands parents avaient-ils d’autres enfants que tonpère ?

– Non.

– Pourquoi ne seraient-ils pas heureuxque tu leur tiennes lieu du fils perdu ? Tu ne sais pas ce quec’est que d’être seul au monde.

– Mais justement je ne le sais quetrop.

– La jeunesse isolée, qui a l’avenirdevant elle, n’est pas du tout dans la même situation que lavieillesse, qui n’a que la mort. »

S’il ne pouvait pas la voir, elle de soncôté ne le quittait pas des yeux, tâchant de lire en lui lessentiments que ses paroles, trahissaient : après cetteallusion à la vieillesse, elle s’oublia à chercher sur saphysionomie la pensée du fond de son cœur.

« Eh bien, dit-il après un momentd’attente, que décides-tu ?

– N’allez pas imaginer, monsieur, que jebalance ; c’est l’émotion qui m’empêche de répondre ;ah ! si je pouvais croire que ce serait une fille qu’onrecevrait, non une étrangère qu’on repousserait !

– Tu ne connais rien de la vie, pauvrepetite ; mais sache bien que la vieillesse ne peut pas plusêtre seule que l’enfance.

– Est-ce que tous les vieillards pensentainsi, monsieur ?

– S’ils ne le pensent pas, ils lesentent.

– Vous croyez ? », dit-elleles yeux attachés sur lui, frémissante.

Il ne lui répondit pas directement, maisparlant à mi-voix comme s’il s’entretenait aveclui-même :

« Oui, dit-il, oui, ils lesentent. »

Puis se levant brusquement comme pouréchapper à des idées qui lui seraient douloureuses, il dit d’un tonde commandement :

« Au bureau. »

XXVI

Quand l’ingénieur Fabryreviendrait-il ?

C’était la question que Perrine seposait avec inquiétude, puisque ce jour-là son rôle d’interprèteauprès des monteurs anglais serait fini.

Celui de traductrice des journaux deDundee pour M. Vulfran continuerait-il jusqu’à la guérison deBendit ? en était une autre plus anxieuse encore.

Ce fut le jeudi, en arrivant le matinavec les monteurs, qu’elle trouva Fabry dans l’atelier, occupé àinspecter les travaux qui avaient été faits ; discrètementelle se tint à une distance respectueuse et se garda bien de semêler aux explications qui s’échangèrent, mais le chef monteur lafit quand même intervenir :

« Sans cette petite, dit-il, nousn’aurions eu qu’à nous croiser les bras. »

Alors Fabry la regarda, mais sans luirien dire, tandis que de son côté elle n’osait lui demander cequ’elle devait faire, c’est-à-dire si elle devait rester àSaint-Pipoy ou retourner à Maraucourt.

Dans le doute elle resta, pensant quepuisque c’était M. Vulfran qui l’avait fait venir, c’était luiqui devait la garder ou la renvoyer.

Il n’arriva qu’à son heure ordinaire,amené par le directeur qui lui rendit compte des instructions quel’ingénieur avait données et des observations qu’il avaitfaites ; mais il se trouva qu’elles ne lui donnèrent pasentière satisfaction :

« II est fâcheux que cette petitene soit pas là, dit-il, mécontent.

– Mais elle est là, répondit ledirecteur, qui fit signe à Perrine d’approcher.

– Pourquoi n’es-tu pas retournée àMaraucourt ? demanda M. Vulfran.

– J’ai cru que je ne devais partir d’icique quand vous me le commanderiez, répondit-elle.

– Tu as eu raison, dit-il, tu dois êtreici à ma disposition quand je viens… »

Il s’arrêta, pour reprendre presqueaussitôt :

« Et même j’aurai besoin de toiaussi à Maraucourt ; tu vas donc rentrer ce soir, et demainmatin tu te présenteras au bureau ; je te dirai ce que tu as àfaire. »

Quand elle eut traduit les ordres qu’ilvoulait donner aux monteurs, il partit, et ce jour-là il ne fut pasquestion de lire des journaux.

Mais qu’importait ; ce n’était pasquand le lendemain semblait assuré qu’elle allait prendre soucid’une déception pour le jour présent.

« J’aurai besoin de toi aussi àMaraucourt. »

Ce fut la parole qu’elle se répéta dansle chemin qu’en venant à Saint-Pipoy, elle avait fait à côté deGuillaume. À quoi allait-elle être employée ? Son esprits’envola, mais sans pouvoir s’accrocher à rien de solide. Une seulechose était certaine : elle ne retournait point auxcannetières. Pour le reste il fallait attendre ; mais non plusdans la fièvre de l’angoisse, car ce qu’elle avait obtenu luipermettait de tout espérer, si elle avait la sagesse de suivre laligne que sa mère lui avait tracée avant de mourir, lentement,prudemment, sans rien brusquer, sans rien compromettre :maintenant elle tenait entre ses mains sa vie qui serait ce qu’ellela ferait ; voila ce qu’elle devait se dire chaque foisqu’elle aurait une parole à prononcer, chaque fois qu’elle auraitune résolution à prendre, chaque fois qu’elle risquerait un pas enavant : et cela sans pouvoir demander conseil àpersonne.

Elle s’en revint à Maraucourt enréfléchissant ainsi, marchant lentement, s’arrêtant lorsqu’ellevoulait cueillir une fleur dans le pied d’une haie, ou bien lorsquepar-dessus une barrière une jolie échappée de vue s’offrait à ellesur les prairies et les entailles : un bouillonnementintérieur, une sorte de fièvre la poussaient à hâter le pas, maisvolontairement elle le ralentissait ; à quoi bon sepresser ? C’était une habitude qu’elle devait prendre, unerègle qu’elle devait s’imposer de ne jamais céder à des impulsionsinstinctives.

Elle retrouva son île dans l’état oùelle l’avait laissée, avec chaque chose à sa place ; lesoiseaux avaient même respecté les groseilles du saule qui ayantmûri pendant son absence, composèrent pour son souper un plat surlequel elle ne comptait pas du tout.

Comme elle était rentrée de meilleureheure que lorsqu’elle sortait de l’atelier, elle ne voulut pas secoucher aussitôt son souper fini, et en attendant la tombée de lanuit, elle passa la soirée en dehors de l’aumuche, assise dans lesroseaux à l’endroit où la vue courait librement sur l’entaille etses rives. Alors elle eut conscience que si courte qu’eût été sonabsence, le temps avait marché et amené des changements pour ellemenaçants. Dans les prairies ne régnait plus le silence solenneldes soirs, qui l’avait si fortement frappée aux premiers jours deson installation dans l’île, quand dans toute la vallée onn’entendait sur les eaux, au milieu des hautes herbes, comme sousle feuillage des arbres, que les frôlements mystérieux des oiseauxqui rentraient pour la nuit. Maintenant la vallée était troublée auloin par toutes sortes de bruits : des battements de faux, desgrincements d’essieu, des claquements de fouet, des murmures devoix. C’est qu’en effet, comme elle l’avait remarqué en revenant deSaint-Pipoy, la fenaison était commencée dans les prairies lesmieux exposées, où l’herbe avait mûri plus vite ; et bientôtles faucheurs arriveraient à celles de son entaille qu’un ombrageplus épais avait retardée.

Alors sans aucun doute elle devraitquitter son nid, qui pour elle ne serait plus habitable ; maisque ce fût par la fenaison ou par la chasse, le résultat nedevait-il pas être le même, à quelques jours près ?

Bien qu’elle fût déjà habituée aux bonsdraps, ainsi qu’aux fenêtres et aux portes closes, elle dormit surson lit de fougères comme si elle le retrouvait sans l’avoirquitté, et ce fut seulement le soleil levant quil’éveilla.

À l’ouverture des grilles, elle étaitdevant l’entrée des shèdes, mais au lieu de suivre ses camaradespour aller aux cannetières, elle se dirigea vers les bureaux, sedemandant ce qu’elle devait faire : entrer,attendre ?

Ce fut à ce dernier parti qu’elles’arrêta : puisqu’elle se tenait devant la porte, on latrouverait, si on la faisait appeler.

Cette attente dura près d’uneheure ; à la fin elle vit venir Talouel qui durement luidemanda ce qu’elle faisait là.

« M. Vulfran m’a dit de meprésenter ce matin au bureau.

– La cour n’est pas lebureau.

– J’attends qu’on m’appelle.

– Monte. »

Elle le suivit ; arrivé sous lavéranda, il alla s’asseoir à califourchon sur une chaise, et d’unsigne de main appela Perrine devant lui.

« Qu’est-ce que tu as fait àSaint-Pipoy ? »

Elle dit à quoi M. Vulfran l’avaitemployée.

« M. Fabry avait donc ordonnédes bêtises ?

– Je ne sais pas.

– Comment tu ne sais pas ; tu n’esdonc pas intelligente ?

– Sans doute je ne le suispas.

– Tu l’es parfaitement, et si tu neréponds pas, c’est parce que tu ne veux pas répondre ;n’oublie pas à qui tu parles. Qu’est-ce que je suisici ?

– Le directeur.

– C’est-à-dire le maître, et puisquecomme maître, tout me passe par les mains, je dois toutsavoir ; celles qui ne m’obéissent pas, je les mets dehors, nel’oublie pas. »

C’était bien l’homme dont les ouvrièresavaient parlé dans la chambrée, le maître dur, le tyran qui voulaitêtre tout dans les usines, non seulement à Maraucourt, mais encoreà Saint-Pipoy, à Bacourt, à Flexelles, partout, et à qui tous lesmoyens étaient bons pour étendre et maintenir son autorité, à côté,au-dessus même de celle de M. Vulfran.

« Je te demande quelle bêtise afaite M. Fabry, reprit-il en baissant la voix.

– Je ne peux pas vous le dire puisque jene le sais pas ; mais je peux vous répéter les observationsque M. Vulfran m’a fait traduire pour lesmonteurs. »

Elle répéta ces observations sans enomettre un seul mot.

« C’est bien tout ?

– C’est tout.

– M. Vulfran t’a-t-il fait traduiredes lettres ?

– Non, monsieur ; j’ai seulementtraduit des passages du Dundee News, et en entier laDundee trades report Association.

– Tu sais que si tu ne me dis pas lavérité, toute la vérité, je l’apprendrai bien vite, et alors,ouste ! »

Un geste souligna ce dernier mot, déjàsi précis dans sa brutalité.

« Pourquoi ne dirais-je pas lavérité ?

– C’est un avertissement que je tedonne.

– Je m’en souviendrai, monsieur, je vousle promets.

– Bon. Maintenant va t’asseoir sur lebanc là-bas ; si M. Vulfran a besoin de toi, il serappellera qu’il t’a dit de venir. »

Elle resta près de deux heures sur sonbanc, n’osant pas bouger tant que Talouel était là, n’osant mêmepas réfléchir, ne se reprenant que lorsqu’il sortait, maiss’inquiétant, au lieu de se rassurer, car il eût fallu, pour croirequ’elle n’avait rien à craindre de ce terrible homme, une confianceaudacieuse qui n’était pas dans son caractère. Ce qu’il exigeaitd’elle ne se devinait que trop : qu’elle fût son espion auprèsde M. Vulfran, tout simplement, de façon à lui rapporter cequi se trouvait dans les lettres qu’elle aurait àtraduire.

Si c’était là une perspective bien faitepour l’épouvanter, cependant elle avait cela de bon de donner àcroire que Talouel savait ou tout au moins supposait qu’elle auraitdes lettres à traduire, c’est-à-dire que M. Vulfran laprendrait près de lui tant que Bendit serait malade.

Cinq ou six fois en voyant paraîtreGuillaume, qui, lorsqu’il ne remplissait pas les fonctions decocher, était attaché au service personnel de M. Vulfran, elleavait cru qu’il venait la chercher, mais toujours il avait passésans lui adresser la parole, pressé, affairé, sortant dans la cour,rentrant. À un certain moment il revint ramenant trois ouvriersqu’il conduisit dans le bureau de M. Vulfran, où Talouel lessuivit. Et un temps assez long s’écoula, coupé quelquefois par deséclats de voix qui lui arrivaient quand la porte du vestibules’ouvrait. Évidemment M. Vulfran avait autre chose à faire quede s’occuper d’elle et même de se souvenir qu’elle étaitlà.

À la fin les ouvriers reparurentaccompagnés de Talouel : quand ils étaient passés la premièrefois, ils avaient la démarche résolue de gens qui vont de l’avantet sont décidés ; maintenant ils avaient des attitudesmécontentes, embarrassées, hésitantes. Au moment où ils allaientsortir, Talouel les retint d’un geste de main :

« Le patron vous a-t-il dit autrechose que ce que je vous avais déjà dit moi-même ? Non,n’est-ce pas. Seulement il vous l’a dit moins doucement que moi, etil a eu raison.

– Raison ! Ah !malheur !

– Vo n’direz point ça.

– Si, je le dirai parce que c’est lavérité. Moi, je suis toujours pour la vérité et la justice. Placéentre le patron et vous, je ne suis pas plus de son côté que duvôtre, je suis du mien qui est le milieu. Quand vous avez raison,je le reconnais ; quand vous avez tort, je vous le dis. Etaujourd’hui vous avez tort. Ça ne tient pas debout vosréclamations. On vous pousse, et vous ne voyez pas où l’on vousmène. Vous dites que le patron vous exploite, mais ceux qui seservent de vous vous exploitent encore bien mieux ; au moinsle patron vous fait vivre, eux vous feront crever de faim, vous,vos femmes, vos enfants. Maintenant il en sera ce que vous voudrez,c’est votre affaire bien plus que la mienne. Moi je m’en tireraiavec de nouvelles machines qui marcheront avant huit jours etferont votre ouvrage mieux que vous, plus vite, pluséconomiquement, et sans qu’on ait à perdre son temps à discuteravec elles – ce qui est quelque chose, n’est-ce pas ? Quandvous aurez bien tiré la langue, et que vous reviendrez en couchantles pouces, votre place sera prise, on n’aura plus besoin de vous.L’argent que j’aurai dépensé pour mes nouvelles machines, je lerattraperai bien vite. Voila. Assez causé.

– Mais…

– Si vous n’avez pas compris, c’estbête ; je ne vais pas perdre mon temps à vousécouter. »

Ainsi congédiés, les trois ouvriers s’enallèrent la tête basse, et Perrine reprit son attente jusqu’à ceque Guillaume vint la chercher pour l’introduire dans un vastebureau où elle trouva M. Vulfran assis devant une grande tablecouverte de dossiers qu’appuyaient des presse-papiers marqués d’unelettre en relief, pour que la main les reconnût à défaut des yeux,et dont l’un des bouts était occupé par des appareils électriqueset téléphoniques.

Sans l’annoncer, Guillaume avait referméla porte derrière elle. Après un moment d’attente, elle crutqu’elle devait avertir M. Vulfran de saprésence :

« C’est moi, Aurélie,dit-elle.

– J’ai reconnu ton pas ; approcheet écoute-moi. Ce, que tu m’as raconté de tes malheurs, et aussil’énergie que tu as montrée m’ont intéressé à ton sort. D’autrepart, dans ton rôle d’interprète avec les monteurs, dans lestraductions que je t’ai fait faire, enfin dans nos entretiens j’airencontré en toi une intelligence qui m’a plu. Depuis que lamaladie m’a rendu aveugle, j’ai besoin de quelqu’un qui voie pourmoi, et qui sache regarder ce que je lui indique aussi bien quem’expliquer ce qui le frappe. J’avais espéré trouver cela dansGuillaume, qui lui est aussi intelligent, mais par malheur laboisson l’a si bien aboli qu’il n’est plus bon qu’à faire uncocher, et encore à condition d’être indulgent. Veux-tu remplirauprès de moi la place que Guillaume n’a pas su prendre ? Pourcommencer tu auras quatre-vingt-dix francs par mois, et desgratifications si, comme je l’espère, je suis content detoi. »

Suffoquée par la joie, Perrine restasans répondre.

« Tu ne dis rien ?

– Je cherche des mots pour vousremercier, mais je suis émue, si troublée que je n’en trouvepas ; ne croyez pas… »

Il l’interrompit :

« Je crois que tu es émue en effet,ta voix me le dit, et j’en suis bien aise, c’est une promesse quetu feras ce que tu pourras pour me satisfaire.

Maintenant autre chose : as-tuécrit à tes parents ?

– Non, monsieur ; je n’ai pas pu,je n’ai pas de papier…

– Bon, bon ; tu vas pouvoir lefaire, et tu trouveras dans le bureau de M. Bendit, que tuoccuperas en attendant sa guérison, tout ce qui te sera nécessaire.En écrivant, tu devras dire à tes parents la position que tuoccupes dans ma maison ; s’ils ont mieux à t’offrir, ils teferont venir ; sinon, ils te laisseront ici.

– Certainement, je resteraiici.

–Je le pense, et je crois que c’est lemeilleur pour toi maintenant. Comme tu vas vivre dans les bureauxoù tu seras en relation avec les employés, à qui tu porteras mesordres, comme d’autre part tu sortiras avec moi, tu ne peux pasgarder tes vêtements d’ouvrière, qui, m’a dit Benoist, sontfatigués….

– Des guenilles ; mais je vousassure, monsieur, que ce n’est ni par paresse, ni par incurie,hélas !

– Ne te défends pas. Mais enfin commecela doit changer, tu vas aller à la caisse où l’on te remettra unefiche pour que tu prennes, chez Mme Lachaise, ce qu’il te fauten vêtements, linge de corps, chapeau,chaussures. »

Perrine écoutait comme si au lieu d’unvieillard aveugle à la figure grave, c’était une belle fée quiparlait, la baguette au-dessus d’elle.

M. Vulfran la rappela à laréalité :

« Tu es libre de choisir ce que tuvoudras, mais n’oublie pas que ce choix me fixera sur toncaractère. Occupe-toi de cela. Pour aujourd’hui je n’aurai pasbesoin de toi. À demain. »

XXVII

Quand à la caisse on lui remit, aprèsl’avoir examinée des pieds à la tête, la fiche annoncée parM. Vulfran, elle sortit de l’usine en se demandant oùdemeurait cette Mme Lachaise.

Elle eut voulu que ce fût lapropriétaire du magasin où elle avait acheté son calicot, parce quela connaissant déjà, elle eût été moins gênée pour la consulter surce qu’elle devait prendre.

Question terrible qu’aggravait encore ledernier mot de M. Vulfran : « ton choix me fixerasur ton caractère ». Sans doute elle n’avait pas besoin de cetavertissement pour ne pas se jeter sur une toiletteextravagante ; mais encore ce qui serait raisonnable pourelle, le serait-il pour M. Vulfran ? Dans son enfanceelle avait connu les belles robes, et elle en avait porté danslesquelles elle était fière de se pavaner ; évidemment cen’étaient point des robes de ce genre qui convenaientprésentement ; mais les plus simples qu’elle pourrait trouverconviendraient-elles mieux ?

On lui eût dit la veille, alors qu’ellesouffrait tant de sa misère, qu’on allait lui donner des vêtementset du linge, qu’elle n’eût certes pas imaginé que ce cadeauinespéré ne la remplirait pas de joie, et cependant l’embarras etla crainte l’emportaient de beaucoup en elle sur tout autresentiment.

C’était place de l’Église queMme Lachaise avait son magasin, incontestablement le plusbeau, le plus coquet de Maraucourt, avec une montre d’étoffes, derubans, de lingerie, de chapeaux, de bijoux, de parfumerie quiéveillait les désirs, allumait les convoitises des coquettes dupays, et leur faisait dépenser là leurs gains, comme les pères etles maris dépensaient les leurs au cabaret.

Cette montre augmenta encore la timiditéde Perrine, et comme l’entrée d’une déguenillée ne provoquait lesprévenances ni de la maîtresse de maison, ni des ouvrières quitravaillaient derrière un comptoir, elle resta un moment indéciseau milieu du magasin, ne sachant à qui s’adresser. À la fin elle sedécida à élever l’enveloppe qu’elle tenait dans sa main.

« Qu’est-ce que c’est,petite ? » demanda Mme Lachaise.

Elle tendit l’enveloppe qui à l’un deses coins portait imprimée la rubrique : Usines de Maraucourt,Vulfran Paindavoine ».

La marchande n’avait pas lu la ficheentière que sa physionomie s’éclaira du sourire le plusengageant :

« Et que désirez-vous,mademoiselle ? » demanda-t-elle en quittant son comptoirpour avancer une chaise.

Perrine répondit qu’elle avait besoin devêtements, de linge, de chaussures, d’un chapeau.

« Nous avons tout cela et depremier choix ; voulez-vous que nous commencions par larobe ? Oui, n’est-ce pas. Je vais vous montrer desétoffes ; vous allez voir. »

Mais ce n’était point des étoffesqu’elle voulait voir, c’était une robe toute faite qu’elle putrevêtir immédiatement ou tout au moins le soir même, afin depouvoir sortir le lendemain avec M. Vulfran.

« Ah ! vous devez sortir avecM. Vulfran », dit vivement la marchande dont la curiositése trouvait surexcitée par cet étrange propos qui la faisait sedemander ce que le tout-puissant maître de Maraucourt pouvait bienavoir à faire avec cette bohémienne.

Mais au lieu de répondre a cetteinterrogation, Perrine continua ses explications pour dire que larobe dont elle avait besoin devait être noire, parce qu’elle étaiten deuil.

« C’est pour aller à l’enterrement,cette robe ?

– Non.

– Vous comprenez, mademoiselle, quel’usage auquel vous devez employer votre robe dit ce qu’elle doitêtre, sa forme, son étoffe, son prix.

– La forme, la plus simple ;l’étoffe, solide et légère ; le prix, le plus bas.

– C’est bien, c’est bien, répondit lamarchande, on va vous montrer. Virginie, occupez-vous demademoiselle. »

Comme le ton avait changé, les manièreschangèrent aussi ; dignement Mme Lachaise reprit sa placeà la caisse, dédaignant de s’occuper elle-même d’une acheteuse quimontrait de pareilles dispositions : quelque fille dedomestique sans doute, à qui M. Vulfran faisait l’aumône d’undeuil, et encore quel domestique ?

Cependant comme Virginie apportait surle comptoir une robe en cachemire, garnie de passementerie et dejais, elle intervint :

« Cela n’est pas dans les prix,dit-elle ; montrez la jupe avec blouse en indienne noire àpois ; la jupe sera un peu longue, la blouse un peu large,mais avec un rempli et des pinces, le tout ira à merveille ;au reste nous n’avons pas autre chose. »

C’était là une raison qui dispensait desautres ; d’ailleurs malgré leur taille, Perrine trouva cettejupe et cette blouse très jolies, et puisqu’on lui assurait qu’avecquelques retouches, elles iraient à merveille, elle devait lecroire.

Pour les bas et les chemises, le choixétait plus facile, puisqu’elle voulait ce qu’il y avait de moinscher ; mais quand elle déclara qu’elle ne prenait que deuxpaires de bas et deux chemises, Mlle Virginie se montra aussiméprisante que sa patronne, et ce fut par grâce qu’elle daignamontrer les chaussures et le chapeau de paille noire quicomplétaient l’habillement de cette petite niaise : avait-onidée d’une sottise pareille, deux paires de bas ! deuxchemises ! Et quand Perrine demanda des mouchoirs de poche,qui depuis longtemps étaient l’objet de ses désirs, ce nouvel achatlimité d’ailleurs à trois mouchoirs, ne changea ni le sentiment dela patronne, ni celui de la demoiselle de magasin :

« Moins que rien cettepetite. »

– Et maintenant, est-ce qu’il faudravous envoyer ça ? demanda Mme Lachaise.

– Je vous remercie, madame, je viendraile chercher ce soir.

– Pas avant huit heures, pas aprèsneuf. »

Perrine avait cette bonne raison pour nepas vouloir qu’on lui envoyât ses vêtements, qu’elle ne savait pasoù elle coucherait le soir. Dans son île, il n’y fallait passonger. Qui n’a rien se passe de portes et de serrures, mais larichesse – car malgré le dédain de cette marchande, ce qu’ellevenait d’acheter constituait pour elle de la richesse – a besoind’être gardée ; il fallait donc que la nuit suivante elle eûtun logement, et tout naturellement elle pensa à le prendre chez lagrand’mère de Rosalie, et en sortant de chez Mme Lachaise ellese dirigea vers la maison de mère Françoise, pour voir si elletrouverait là ce qu’elle désirait, c’est-à-dire un cabinet ou unetoute petite chambre, qui ne coûtât pas cher.

Comme elle allait arriver à la barrière,elle vit Rosalie sortir d’une allure légère.

« Vouspartez ! »

– Et vous, vous êtes donclibre ! »

En quelques mots précipités elless’expliquèrent :

Rosalie, qui allait à Picquigny pour unecommission pressée, ne pouvait pas rentrer chez sa grand’mèreimmédiatement comme elle l’aurait voulu, de façon à arranger pourle mieux la location du cabinet ; mais puisque Perrine n’avaitrien à faire de la journée, pourquoi ne l’accompagnerait-elle pas àPicquigny ? elles reviendraient ensemble ; ce serait unepartie de plaisir.

Rapide à l’aller, cette partie deplaisir, une fois la commission faite, s’agrémenta si bien auretour de bavardages, de flâneries, de courses dans les prairies,de repos à l’ombre, qu’elles ne rentrèrent que le soir àMaraucourt ; mais ce fut seulement en passant la barrière desa grand’mère que Rosalie eut conscience de l’heure.

« Qu’est-ce que va dire tanteZénobie ?

– Dame !

– Ma foi tant pis ; je me suis bienamusée. Et vous ?

– Si vous vous êtes amusée, vous quiavez avec qui vous entretenir toute la journée, pensez ce qu’a éténotre promenade pour moi qui n’ai personne.

– C’est vrai tout demême. »

Heureusement la tante Zénobie étaitoccupée à servir les pensionnaires, de sorte que l’arrangement sefit avec mère Françoise, ce qui permit qu’il se conclût assezpromptement sans être trop dur : cinquante francs par moispour deux repas par jour, douze francs pour un cabinet orné d’unepetite glace avec une fenêtre et une table de toilette.

À huit heures Perrine dînait seule à satable dans la salle commune une serviette sur ses genoux ; àhuit heures et demie elle allait chercher ses vêtements qui setrouvaient prêts ; et à neuf heures, dans son cabinet dontelle fermait la porte à clef, elle se coucha un peu troublée, unpeu grisée, la tête vacillante, mais au fond pleine d’espoir.Maintenant on allait voir.

Ce qu’elle vit le lendemain matin,lorsqu’après avoir donné ses ordres à ses chefs de service qu’ilappelait par une sonnerie aux coups numérotés dans le tableauélectrique du vestibule, M. Vulfran la fit venir dans soncabinet, ce fut un visage sévère qui la déconcerta, car bien queles yeux qui se tournèrent vers elle à son entrée fussent sansregards, elle ne put se méprendre sur l’expression de cettephysionomie qu’elle connaissait pour l’avoir longuementobservée.

Assurément ce n’était pas labienveillance qu’exprimait cette physionomie, mais plutôt lemécontentement et la colère.

Qu’avait-elle donc fait de mal qu’on pûtlui reprocher ?

À cette question qu’elle se posa, ellene trouva qu’une réponse : ses achats, chez Mme Lachaise,étaient exagérés. D’après eux M. Vulfran jugeait soncaractère. Et elle qui s’était si bien appliquée à la modération età la discrétion. Que fallait-il donc qu’elle achetât, ou plutôtn’achetât point ?

Mais elle n’eut pas le temps dechercher. M. Vulfran lui adressait la parole d’un tondur :

« Pourquoi ne m’as-tu pas dit lavérité ?

– À propos de quoi ne vous aurais-je pasdit la, vérité ? demanda-elle effrayée.

– À propos de ta conduite depuis tonarrivée ici ?

– Mais je vous affirme, monsieur, jevous jure que je vous ai dit la vérité.

– Tu m’as dit que tu avais logé chezFrançoise. Et en partant de chez elle où as-tu été ? Je tepréviens que Zénobie, la fille de Françoise, interrogée hier parquelqu’un qui voulait avoir des renseignements sur toi, a dit quetu n’as passé qu’une nuit chez sa mère, et que tu as disparu sansque personne sache ce que tu as fait depuis cetemps-là. »

Perrine avait écouté le commencement decet interrogatoire avec émoi, mais à mesure qu’il avançait elles’était affermie.

« Il y a quelqu’un qui sait ce quej’ai fait depuis que j’ai quitté la chambrée de mèreFrançoise.

– Qui ?

– Rosalie, sa petite-fille, qui peutvous confirmer ce que je vais vous dire, si vous trouvez que ce quej’ai pu faire depuis ce jour mérite d’être connu devous.

– La place que je te destine auprès demoi exige que je sache ce que tu es.

– Eh bien, monsieur, je vais vous ledire. Quand vous le saurez, vous ferez venir Rosalie, vousl’interrogerez sans que je l’aie vue, et vous aurez la preuve queje ne vous ai pas trompé.

– Cela peut en effet se faire ainsi,dit-il d’une voix adoucie, raconte donc. »

Elle fit ce récit en insistant surl’horreur de sa nuit, dans la chambrée, son dégoût, ses malaises,ses nausées, ses suffocations.

« Ne pouvais-tu supporter ce queles autres acceptent ?

– Les autres n’ont sans doute pas vécucomme moi en plein air, car je vous assure que je ne suis difficileen rien, ni sur rien, et que la misère m’a appris à toutendurer ; je serais morte ; et je ne pense pas que cesoit une lâcheté d’essayer d’échapper à la mort.

– La chambrée de Françoise est-elle doncsi malsaine ?

– Ah ! monsieur, si vous pouviez lavoir, vous ne permettriez pas que vos ouvrières viventlà.

– Continue. »

Elle passa à sa découverte de l’île, età son idée de s’installer dans l’aumuche.

« Tu n’as pas eupeur ?

– Je suis habituée à n’avoir paspeur.

– Tu parles de l’entaille qui se trouvela dernière sur la route de Saint-Pipoy, à gauche ?

– Oui, monsieur.

– Cette aumuche m’appartient et ellesert à mes neveux. C’est donc là que tu as dormi ?

– Non seulement dormi, mais travaillé,mangé, même donné à dîner à Rosalie, qui pourra vous leraconter ; je ne l’ai quittée que pour Saint-Pipoy quand vousm’avez dit de rester à la disposition des monteurs, et cette nuitpour loger chez mère Françoise, où je peux maintenant me payer uncabinet pour moi seule.

– Tu es donc riche que tu peux donner àdîner à ta camarade ?

– Si j’osais vous dire.

– Tu dois tout me dire.

– Est-il permis de prendre votre tempspour des histoires de petites filles ?

– Ce n’est pas trop court qu’est letemps pour moi, depuis que je ne peux plus l’employer comme jevoudrais, c’est long, bien long… et vide. »

Elle vit passer sur le visage deM. Vulfran un nuage sombre qui accusait les tristesses d’uneexistence que l’on croyait si heureuse et que tant de gensenviaient, et à la façon dont il prononça le mot « vide »elle eut le cœur attendri. Elle aussi depuis qu’elle avait perduson père et sa mère, pour rester seule, savait ce que sont lesjournées longues et vides, que rien ne remplit si ce n’est lessoucis, les fatigues et les misères de l’heure présente, sanspersonne avec qui les partager, qui vous soutienne ou vous égaie.Lui ne connaissait ni fatigues, ni privations, ni misères. Maissont-elles tout au monde, et n’est-il pas d’autres souffrances,d’autres douleurs ! C’étaient celles-là que traduisaient cesquelques mots, leur accent, et aussi cette tête penchée, ceslèvres, ces joues affaissées, cette physionomie allongée parl’évocation sans doute de souvenirs pénibles.

Si elle essayait de le distraire ?sans doute cela était bien hardi à elle qui le connaissait si peu.Mais pourquoi ne risquerait-elle point, puisque lui-même demandaitqu’elle parlât, d’égayer ce sombre visage et de le fairesourire ? Elle pouvait l’examiner, elle verrait bien si ellel’amusait ou l’ennuyait.

Et tout de suite d’une voix enjouée, quiavait l’entrain d’une chanson, elle commença :

« Ce qui est plus drôle que notredîner, c’est la façon dont je me suis procuré les ustensiles decuisine pour le faire cuire, et aussi comment, sans rien dépenser,ce qui m’eût été impossible, j’ai réuni les mets de notre menu.C’est cela que je vais vous dire, en commençant par le commencementqui expliquera comment j’ai vécu dans l’aumuche depuis que je m’ysuis installée.

Pendant son récit elle ne quitta pasM. Vulfran des yeux, prête à couper court, si elle voyait seproduire des signes d’ennui, qui certainement ne lui échapperaientpas.

Mais ce ne fut pas de l’ennui qui semanifesta, au contraire ce fut de la curiosité et del’intérêt.

« Tu as faitcela » ! » interrompit-il plusieurs fois.

Alors il l’interrogea pour qu’elleprécisât ce que, par crainte de le fatiguer, elle avait abrégé, etlui posa des questions qui montraient qu’il voulait se rendre uncompte exact non seulement de son travail, mais surtout des moyensqu’elle avait employés pour remplacer ce qui luimanquait :

« Tu as faitcela ! »

Quand elle fut arrivée au bout de sonhistoire, il lui posa la main sur les cheveux :

« Allons, tu es une brave fille,dit-il, et je vois avec plaisir qu’on pourra faire quelque chose detoi. Maintenant va dans ton bureau et occupe ton temps comme tuvoudras ; à trois heures nous sortirons. »

XXVIII

Son bureau, ou plutôt celui de Bendit,n’avait rien pour les dimensions ni l’ameublement du cabinet deM. Vulfran, qui avec ses trois fenêtres, ses tables, sescartonniers, ses grands fauteuils en cuir vert, les plans desdifférentes usines accrochés aux murs dans des cadres en bois doré,était très imposant et bien fait pour donner une idée del’importance des affaires qui s’y décidaient.

Tout petit au contraire était le bureaude Bendit, meublé d’une seule table avec deux chaises, des casiersen bois noirci, et une chart of the world sur laquelle despavillons de diverses couleurs désignaient les principales lignesde navigation ; mais cependant avec son parquet de pitchpinbien ciré, sa fenêtre au milieu tendue d’un store en jute à dessinsrouges, il paraissait gai à Perrine, non seulement en lui-même,mais encore parce qu’en laissant sa porte ouverte, elle pouvaitvoir et quelquefois entendre ce qui se passait dans les bureaux,voisins : à droite et à gauche du cabinet de M. Vulfran,ceux des neveux, M. Edmond et M. Casimir, ensuite ceux dela comptabilité et de la caisse, enfin vis-à-vis celui de Fabry,dans lequel des commis dessinaient debout devant de hautes tablesinclinées.

N’ayant rien à faire et n’osant occuperla place de Bendit, Perrine s’assit à côté de cette porte, et, pourpasser le temps, elle lut des dictionnaires qui étaient les seulslivres composant la bibliothèque de ce bureau. À vrai dire, elle eneût mieux aimé d’autres, mais il fallut bien qu’elle se contentâtde ceux-là, qui lui firent paraître les heures longues.

Enfin la cloche sonna le déjeuner, etelle fut une des premières à sortir ; mais en chemin, elle futrejointe par Fabry et Mombleux, qui, comme elle, se rendaient chezmère Françoise.

« Eh bien, mademoiselle, vous voilàdonc notre camarade, » dit Mombleux, qui n’avait pas oubliéson humiliation de Saint-Pipoy et voulait la faire payer à cellequi la lui avait infligée.

Elle fut un moment déconcertée par cesparoles dont elle sentit l’ironie, mais elle se remitvite :

« La vôtre non, monsieur, dit-elledoucement, mais celle de Guillaume. »

Le ton de cette réplique plut sans douteà l’ingénieur, car se tournant vers Perrine il lui adressa unsourire qui était un encouragement en même temps qu’uneapprobation.

« Puisque vous remplacez Bendit,continua Mombleux, qui pour l’obstination n’était pas à moitiéPicard.

– Dites que mademoiselle tient sa place,reprit Fabry.

– C’est la même chose.

– Pas du tout, car dans une dizaine, unequinzaine de jours, quand M. Bendit sera rétabli, il lareprendra cette place, ce qui ne serait pas arrivé, si mademoisellene s’était pas trouvée là pour la lui garder.

– Il me semble que vous de votre côté,moi du mien, nous avons contribué à la lui garder.

– Comme mademoiselle du sien ; cequi fait que M, Bendit nous devra une chandelle à tous trois, sitant est qu’un Anglais ait jamais employé les chandelles autrementque pour son propre usage. »

Si Perrine avait pu se méprendre sur lesens vrai des paroles de Mombleux, la façon dont on agit avec ellechez mère Françoise, la renseigna, car ce ne fut pas à la table despensionnaires qu’elle trouva son couvert mis, comme on eût faitpour une camarade, mais sur une petite table à part, qui, pour êtredans leur salle, ne s’en trouvait pas moins reléguée dans un coinet ce fut là qu’on la servit après eux, ne lui passant les platsqu’en dernier.

Mais il n’y avait là rien pour lablesser ; que lui importait d’être servie la première ou ladernière, et que les bons morceaux eussent disparu ? Ce quil’intéressait, c’était d’être placée assez près d’eux pour entendreleur conversation, et par ce qu’ils diraient de tâcher de se tracerune ligne de conduite au milieu des difficultés qu’elle allaitaffronter. Ils connaissaient les habitudes de la maison ; ilsconnaissaient M. Vulfran, les neveux, Talouel de qui elleavait si grande peur ; un mot d’eux pouvait éclairer sonignorance et, en lui montrant des dangers qu’elle ne soupçonnaitmême pas, lui permettre de les éviter. Elle ne les espionneraitpas ; elle n’écouterait pas aux portes ; quand ilsparleraient, ils sauraient qu’ils n’étaient pas seuls ; ellepouvait donc sans scrupule profiter de leursobservations.

Malheureusement, ce matin-la, ils nedirent rien d’intéressant pour elle ; leur conversation roulatout le temps du déjeuner sur des sujets insignifiants : lapolitique, la chasse, un accident de chemin de fer ; et ellen’eut, pas besoin de se donner un air indifférent pour ne pasparaître prêter attention à leur discours.

D’ailleurs, elle était forcée de sehâter ce matin-là, car elle voulait interroger Rosalie pour tâcherde savoir comment M. Vulfran avait appris qu’elle n’avaitcouché qu’une fois chez mère Françoise.

« C’est le Mince qui est venupendant que nous étions à Picquigny ; il a fait causer tanteZénobie sur vous, et vous savez, ça n’est pas difficile de fairecauser tante Zénobie, surtout quand elle suppose que ça ne vaudrapas une gratification à ceux dont elle parle ; c’est donc ellequi a dit que vous n’aviez passé qu’une nuit ici, et toutes sortesd’autres choses avec.

– Quelles autreschoses ?

– Je ne sais pas, puisque je n’y étaispas, mais vous pouvez imaginer le pire ; heureusement, ça n’apas mal tourné pour vous.

– Au contraire ça a bien tourné, puisqueavec mon histoire j’ai amusé M. Vulfran.

– Je vais la raconter à tanteZénobie ; ce que ça la fera rager !

– Ne l’excitez pas contremoi.

– L’exciter contre vous !maintenant, il n’y a pas de danger ; quand elle saura la placeque. M. Vulfran vous donne, vous n’aurez, pas de meilleureamie… de semblant ; vous verrez demain ; seulement sivous ne voulez, pas que le Mince apprenne vos affaires, ne les luidites pas à elle.

– Soyez tranquille.

– C’est qu’elle estmaline.[2]

– Mais me voilàavertie. »

À trois heures, comme il l’en avaitprévenue, M. Vulfran sonna Perrine, et ils partirent, envoiture, pour faire la tournée habituelle des usines, car il nelaissait pas passer un seul jour sans visiter les différentsétablissements, les uns les autres, sinon pour tout voir, au moinspour se faire voir, en donnant ses ordres à ses directeurs, aprèsavoir entendu leurs observations ; et encore y avait-il biendes choses dont il se rendait compte lui-même, comme s’il n’avaitpoint été aveugle, par toutes sortes de moyens qui suppléaient sesyeux voilés,

Ce jour-là ils commencèrent la visitepar Flexelles, qui est un gros village, où sont établis lesateliers du peignage du lin et du chanvre ; et en arrivantdans l’usine, M. Vulfran, au lieu de se faire conduire aubureau du directeur, voulut entrer, appuyé sur l’épaule de Perrine,dans un immense hangar où l’on était en train d’emmagasiner desballots de chanvre qu’on déchargeait des wagons qui les avaientapportés.

C’était la règle que partout où ilallait, on ne devait pas se déranger pour le recevoir, ni jamaislui adresser la parole, à moins que ce ne fût pour lui répondre. Letravail continua donc comme s’il n’était pas là, un peu plus hâtéseulement dans une régularité générale.

« Écoute bien ce que je vaist’expliquer, dit-il à Perrine, car je veux pour la première foistenter l’expérience de voir par tes yeux en examinant quelques-unsde ces ballots qu’on décharge. Tu sais ce que c’est que la couleurargentine, n’est-ce pas ? »

Elle hésita.

« Ou plutôt la couleurgris-perle ?

– Gris-perle, oui, monsieur.

– Bon. Tu sais aussi distinguer lesdifférentes nuances du vert : le vert foncé, le vert clair, etaussi le gris brunâtre, le rouge ?

– Oui, monsieur, au moins à peuprès.

– À peu près suffit ; prends doncune petite poignée de chanvre à la première balle venue etregarde-la bien de manière à me dire quelle est sanuance. »

Elle fit ce qui lui était commandé, et,après avoir bien examiné le chanvre, elle dittimidement :

« Rouge ; est-ce bienrouge ?

– Donne-moi tapoignée. »

Il la porte à ses narines et laflaira :

« Tu ne t’es pas trompée, dit-il,ce chanvre doit être rouge en effet. »

Elle le regarda surprise ; et,comme s’il devinait son étonnement, il continua :

« Sens ce chanvre : tu luitrouves, n’est-ce pas, l’odeur de caramel ?

– Précisément, monsieur.

– Eh bien, cette odeur veut dire qu’il aété séché au four où il a été brûlé, ce que traduit aussi sacouleur rouge ; donc odeur et couleur, se contrôlant et seconfirmant, me donnent la preuve que tu as bien vu et me fontespérer que je peux avoir confiance en toi. Allons à un autre wagonet prends une autre poignée de chanvre.

Cette fois elle trouva que la couleurétait verte.

« Il y a vingt espèces devert ; à quelle plante rapportes-tu le vert dont tuparles ?

– À un chou, il me semble, et, de plus,il y a par places des taches brunes et noires.

– Donne ta poignée. »

Au lieu de la porter à son nez, ill’étira des deux mains et les brins se rompirent.

« Ce chanvre a été cueilli tropvert, dit-il, et de plus il a été mouillé en balle : cettefois encore ton examen est juste. Je suis content de toi ;c’est un bon début. »

Ils continuèrent leur visite par lesautres villages, Bacourt, Hercheux, pour la terminer parSaint-Pipoy, et celle-là fut de beaucoup la plus longue, à cause del’inspection du travail des ouvriers anglais.

Comme toujours, la voiture, une fois queM. Vulfran en était descendu, avait été conduite à l’ombred’un gros tremble ; et au lieu de rester auprès du cheval pourle garder, Guillaume l’avait attaché à un banc pour aller sepromener dans le village, comptant bien être de retour avant sonmaître, qui ne saurait rien de sa fugue. Mais, au lieu d’une rapidepromenade, il était entré dans un cabaret avec un camarade qui luiavait fait oublier l’heure, si bien que lorsque M. Vulfranétait revenu pour monter en voiture, il n’avait trouvépersonne.

« Faites chercher Guillaume »,dit-il au directeur qui les accompagnait.

Guillaume avait été long à trouver, à lagrande colère de M. Vulfran, qui n’admettait pas qu’on lui fitperdre une minute de son temps.

À la fin, Perrine avait vu Guillaumeaccourir d’une allure tout à fait étrange : la tête haute, lecou et le buste raides, les jambes fléchissantes, et il les levaitde telle sorte en les jetant en avant, qu’à chaque pas il semblaitvouloir sauter un obstacle.

« Voilà une singulière manière demarcher, dit M. Vulfran, qui avait entendu ces pasinégaux ; l’animal est gris, n’est-ce pas,Benoist ?

– On ne peut rien vouscacher.

– Je ne suis pas sourd, Dieumerci. »

Puis s’adressant à Guillaume, quis’arrêtait :

« D’où viens-tu ?

– Monsieur… je vais… vousdire…

– Ton haleine parle pour toi, tu viensdu cabaret ; et tu es ivre, le bruit de tes pas me leprouve.

– Monsieur… je vais… vousdire…. »

Tout en parlant, Guillaume avait détachéle cheval, et, en remettant les guides dans la voiture, fait tomberle fouet ; il voulut se baisser pour le ramasser, et troisfois il sauta par-dessus sans pouvoir le saisir.

« Je crois qu’il vaut mieux que jevous reconduise à Maraucourt, dit le directeur.

– Pourquoi ça ? répliquainsolemment Guillaume qui avait entendu.

– Tais-toi, commanda M. Vulfrand’un ton qui n’admettait pas la réplique ; à partir de l’heureprésente tu n’es plus a mon service.

– Monsieur… je vais… vousdire… »

Mais, sans l’écouter, M. Vulfrans’adressa à son directeur :

« Je vous remercie, Benoist, lapetite va remplacer cet ivrogne.

– Sait-elle conduire ?

– Ses parents étaient des marchandsambulants, elle a conduit leur voiture bien souvent ; n’est-cepas, petite ?

– Certainement, monsieur.

– D’ailleurs, Coco est un mouton ;si on ne le jette pas dans un fossé, il n’ira pas delui-même. »

Il monta en voiture, et Perrine pritplace près de lui, attentive, sérieuse, avec la conscience bienévidente de la responsabilité dont elle se chargeait.

« Pas trop vite, ditM. Vulfran, quand elle toucha Coco du bout de son fouetlégèrement.

– Je ne tiens pas du tout à aller vite,je vous assure, monsieur.

– C’est déjà quelquechose. »

Quelle surprise quand, dans les rues deMaraucourt, on vit le phaéton de M. Vulfran conduit par unepetite fille coiffée d’un chapeau de paille noire, vêtue de deuil,qui conduisait sagement le vieux Coco, au lieu de le mener du traindésordonné que Guillaume obligeait la vieille bête à prendre bienmalgré elle ! Que se passait-il donc ? Quelle était cettepetite fille ? Et l’on se mettait sur les portes pours’adresser ces questions, car les gens étaient rares dans levillage qui la connaissaient, et plus rares encore ceux quisavaient quelle place M. Vulfran venait de lui donner auprèsde lui. Devant la maison de mère Françoise, la tante Zénobiecausait appuyée sur sa barrière avec deux commères ; quandelle aperçut Perrine, elle leva les deux bras au ciel dans unmouvement de stupéfaction, mais aussitôt elle lui adressa son salutle plus avenant accompagné de son meilleur sourire, celui d’uneamie véritable.

« Bonjour, monsieur Vulfran ;bonjour, mademoiselle Aurélie. »

Et aussitôt que la voiture eut dépasséla barrière, elle raconta à ses voisines comment elle avait procuréà cette jeune personne, qui était leur pensionnaire, la bonne placequ’elle occupait auprès de M. Vulfran, par les renseignementsqu’elle avait donnés au Mince :

« Mais c’est une gentille fille,elle n’oubliera pas ce qu’elle me doit, car elle nous doittout. »

Quels renseignements avait-elle pudonner ?

Là-dessus elle avait enfilé unehistoire, en prenant pour point de départ les récits de Rosalie,qui, colportée dans Maraucourt avec les enjolivements que chacun ymettait selon son caractère, son goût ou le hasard, avait fait àPerrine une légende, ou plus justement cent légendes devenuesrapidement le fond de conversations d’autant plus passionnées quepersonne ne s’expliquait cette fortune subite ; ce quipermettait toutes les suppositions, toutes les explications avec denouvelles histoires à côté.

Si le village avait été surpris de voirpasser M. Vulfran avec Perrine pour conductrice, Talouel en levoyant arriver fut absolument stupéfait.

« Où donc est Guillaume ?s’écria-t-il en se précipitant au bas de l’escalier de sa vérandapour recevoir le patron.

– Débarqué pour cause d’ivrognerieinvétérée, répondit M. Vulfran en souriant.

– Je suppose que depuis longtemps vousaviez l’intention de prendra cette résolution, ditTalouel.

– Parfaitement. »

Ce mot « je suppose » étaitcelui qui avait commencé la fortune de Talouel dans la maison etétabli son pouvoir. Son habileté en effet avait été de persuader àM. Vulfran qu’il n’était qu’une main, aussi docile quedévouée, qui n’exécutait jamais que ce que le patron ordonnait oupensait.

Si j’ai une qualité, disait-il, c’est dedeviner ce que veut le patron, et en me pénétrant de ses intérêts,de lire en lui. »

Aussi commençait-il presque toutes sesphrases par son mot :

« Je suppose que vousvoulez… »

Et comme sa subtilité de paysan toujoursaux aguets s’appuyait sur un espionnage qui ne reculait devantaucun moyen pour se renseigner, il était rare que M. Vulfraneût à faire une autre réponse que celle qui se trouvait presquetoujours sur ses lèvres :

« Parfaitement. »

« Je suppose, aussi, dit-il enaidant M. Vulfran à descendre, que celle que vous avez prisepour remplacer cet ivrogne s’est montrée digne de votreconfiance ?

– Parfaitement.

– Cela ne m’étonne pas ; du jour oùelle est entrée ici amenée par la petite Rosalie, j’ai pensé qu’onen ferait quelque chose et que vous la découvririez.

En parlant ainsi il regardait Perrine,et d’un coup d’œil qui lui disait en insistant :

« Tu vois ce que je fais pourtoi ; ne l’oublie pas et tiens-toi prête à me lerendre. »

Une demande de payement de ce marché nese fit pas attendre ; un peu avant la sortie il s’arrêtadevant le bureau de Perrine et sans entrer, à mi-voix de façon àn’être entendu que d’elle :

« Que s’est-il donc passé àSaint-Pipoy avec Guillaume ? »

Comme cette question n’entraînait pas larévélation de choses graves, elle crut pouvoir répondre, et fairele récit qu’il demandait.

« Bon, dit-il, tu peux êtretranquille, quand Guillaume viendra demander à rentrer, il auraaffaire à moi. »

XXIX

Le soir au souper, cette question :« Que s’est-il passé à Saint-Pipoy avecGuillaume ? » lui fut de nouveau posée par Fabry et parMombleux, car il n’était personne de la maison qui ne sût qu’elleavait ramené M. Vulfran, et elle recommença le récit qu’elleavait déjà fait à Talouel ; alors ils déclarèrent quel’ivrogne n’avait que ce qu’il méritait.

« C’est miracle qu’il n’ait pasversé dix fois le patron, dit Fabry, car il conduisait comme unfou…

– Prononcez plutôt comme un saoul,répondit Mombleux en riant.

– Il y a longtemps qu’il aurait dû êtrecongédié

– Et qu’il l’aurait été en effet sanscertains appuis. »

Elle devint tout oreilles, mais ens’efforçant de ne pas laisser paraître l’attention qu’elle prêtaità ces paroles.

« Il le payait cetappui.

– Pouvait-il faireautrement ?

– Il l’aurait pu s’il n’avait pas donnébarre sur lui : on est fort pour résister à toutes lespressions d’où qu’elles viennent, quand on marche droit.

– C’était là le diable pour lui demarcher droit.

– Êtes-vous sûr qu’on ne l’a pasencouragé dans son vice, au lieu de le prévenir qu’un jour oul’autre il se ferait renvoyer ?

– Je pense qu’on a dû faire une drôle demine quand on ne l’a pas vu revenir : j’aurais voulu êtrelà.

– On s’arrangera pour le remplacer parun autre qui espionne et rapporte aussi bien.

– C’est tout de même étonnant que celuiqui est victime de cet espionnage ne le devine pas et ne comprennepas que ce merveilleux accord d’idées dont on se vante, que cetteintuition extraordinaire ne sont que le résultat de savantespréparations : qu’on me rapporte que vous avez ce matinexprimé l’opinion que le foie de veau aux carottes était une bonnechose, et je n’aurai pas grand mérite à vous dire ce soir que jesuppose que vous aimez le veau aux carottes. »

Ils se mirent à rire en se regardantd’un air goguenard.

Si Perrine avait eu besoin d’une clépour deviner les noms qu’ils ne prononçaient pas, ce mot « jesuppose » la lui eût mise aux mains ; mais tout de suiteelle avait compris que le « on » qui organisaitl’espionnage était Talouel, et celui qui le subissaitM. Vulfran.

« Enfin quel plaisir peut-iltrouver à toutes ces histoires ? demanda Mombleux.

– Comment, quel plaisir ! On estenvieux ou on ne l’est pas ; de même on est ou l’on n’est pasambitieux. Eh bien, il se rencontre qu’on est envieux et encoreplus ambitieux. Parti de rien, c’est-à-dire d’ouvrier, on estdevenu le second dans une maison qui, à la tête de l’industriefrançaise, fait plus de douze millions de bénéfices par an, etl’ambition vous est venue de passer du second rang aupremier ; est-ce que cela ne s’est pas déjà produit, etn’a-t-on pas vu de simples commis remplacer des fondateurs demaisons considérables ? Quand on a vu que les circonstances,les malheurs de famille, la maladie, pouvaient un jour ou l’autremettre le chef dans l’impossibilité de continuer à la diriger, ons’est arrangé pour se rendre indispensable, et s’imposer comme leseul qui fût de taille à porter ce fardeau écrasant. La meilleureméthode pour en arriver là n’était-elle pas de faire la conquête decelui qu’on espérait remplacer, en lui prouvant du matin au soirqu’on était d’une capacité, d’une force d’intelligence, d’uneaptitude aux affaires au delà de l’ordinaire ? De là le besoinde savoir à l’avance ce qu’a dit le chef, ce qu’il a fait, ce qu’ilpense, de manière à être toujours en accord parfait avec lui, etmême de paraître le devancer ; si bien que quand on dit :« Je suppose que vous voudriez bien manger du veau auxcarottes », la réponse obligée soit :« Parfaitement ».

De nouveau ils se mirent à rire, etpendant que Zénobie changeait les assiettes pour le dessert ilsgardèrent un silence prudent ; mais lorsqu’elle fut sortie,ils reprirent leur entretien comme s’ils n’admettaient pas quecette petite qui mangeait silencieusement dans son coin pût endeviner les dessous qu’ils brouillaient à dessein.

« Et si le disparureparaissait ? dit Mombleux.

– C’est ce que tout le monde doitsouhaiter. Mais s’il ne reparaît pas, c’est qu’il a de bonnesraisons pour ça, comme d’être mort probablement.

– C’est égal, une pareille ambition chezce bonhomme est raide tout de même, quand on sait ce qu’il est, etaussi ce qu’est la maison qu’il voudrait faire sienne.

– Si l’ambitieux se rendait un justecompte de la distance qui le sépare du but visé, le plus souvent ilne se mettrait pas en route. En tout cas, ne vous trompez pas surnotre bonhomme, qui est beaucoup plus fort que vous ne croyez, sil’on compare son point de départ à son point d’arrivée.

– Ce n’est pas lui qui a amené ladisparition de celui dont il compte prendre la place.

– Qui sait s’il n’a pas contribué àprovoquer cette disparition ou à la faire durer ?

– Vous croyez ?

– Nous n’étions ici ni l’un ni l’autre àce moment, nous ne pouvons donc pas savoir ce qui s’estpassé ; mais étant donné le caractère du personnage, il estvraisemblable d’admettre qu’un événement de cette gravité n’a pasdû se produire sans qu’il ait travaillé à envenimer les choses defaçon à les incliner du côté de son intérêt.

– Je n’avais pas pensé à cela, tiens,tiens !

– Pensez-y, et rendez-vous compte durôle, je ne dis pas qu’il a joué, mais qu’il a pu jouer en voyantl’importance que cette disparition lui permettait deprendre.

– Il est certain qu’à ce moment ilpouvait ne pas prévoir que d’autres hériteraient de la place dudisparu ; mais maintenant que cette place est occupée, quellesespérances peut-il garder ?

– Quand ce ne serait que celle que cetteoccupation n’est pas aussi solide qu’elle en a l’air. Et de faitest-elle si solide que ça ?

– Vous croyez…

– J’ai cru en arrivant ici qu’ellel’était ; mais depuis j’ai vu par bien des petites choses, quevous avez pu remarquer vous-même, qu’il se fait un travailsouterrain à propos de tout, comme à propos de rien, qu’on devine,plutôt qu’on ne le suit, dont le but certainement est de rendrecette occupation intolérable. Y parviendra-t-on ? D’un côtéarrivera-t-on à leur rendre la vie tellement insupportable qu’ilspréfèrent, de guerre lasse, se retirer ? De l’autretrouvera-t-on moyen de les faire renvoyer ? Je n’en saisrien.

– Renvoyer ! Vous n’y pensezpas.

– Évidemment s’ils ne donnent pas priseà des attaques sérieuses, ce sera impossible. Mais si dans laconfiance que leur inspire leur situation ils ne se gardentpas ; s’ils ne se tiennent pas toujours sur ladéfensive ; s’ils commettent des fautes, et qui n’en commetpas ? alors surtout qu’on est tout-puissant et qu’on a lieu decroire l’avenir assuré, je ne dis pas que nous n’assisterons pas àdes révolutions intéressantes.

– Pas intéressantes pour moi lesrévolutions, vous savez.

– Je ne crois pas que j’aurais plus quevous à y gagner ; mais que pouvons-nous contre leurmarche ? Prendre parti pour celui-ci ? Prendre parti pourcelui-là ? Ma foi non. D’autant mieux qu’en réalité messympathies sont pour celui dont on vise l’héritage, en escomptantune maladie qui doit, semble-t-il aux uns et aux autres, le fairedisparaître bientôt ; ce qui, pour moi, n’est pas du toutprouvé.

– Ni pour moi.

– D’ailleurs on ne m’a jamais demandénettement mon concours, et je ne suis pas homme àl’offrir.

– Ni moi non plus.

– Je m’en tiens au rôle de spectateur,et quand je vois un des personnages de la pièce qui se joue sousnos yeux entreprendre une lutte qui semble impossible aussi bienque folle, n’ayant pour lui que son audace, son énergie…

– Sa canaillerie.

– Si vous voulez je le dirai avec vous,cela m’intéresse, bien que je n’ignore pas que dans cette lutte descoups seront donnés qui pourront m’atteindre. Voilà pourquoij’étudie ce personnage, qui n’a pas que des côtés tragiques, maisqui en a aussi de comiques, comme il convient d’ailleurs dans undrame bien fait.

– Moi je ne le trouve pas comique dutout.

– Comment, vous ne trouvez paspersonnage comique un homme qui à vingt ans savait à peine lire etsigner son nom, et qui a assez courageusement travaillé pouracquérir une calligraphie et une orthographe impeccables, qui luipermettent de reprendre tout le monde ni plus ni moins qu’un maîtred’école ?

– Ma foi, je trouve çaremarquable.

– Moi aussi je trouve ça remarquable,mais le comique c’est que l’éducation n’a pas marché parallèlementavec cette instruction primaire, que le bonhomme s’imagine êtretout dans le monde, si bien que malgré sa belle écriture et sonorthographe féroce, je ne peux pas m’empêcher de rire quand jel’entends faire usage de son langage distingué dans lequel lesharicots sont « des flageolets » et les citrouilles« des potirons » ; nous nous contentons de soupe,lui ne mange que « du potage » ; quand je veuxsavoir si vous avez été vous promener, je vous demande :« Avez-vous été vous promener ? » lui vousdit : « Allâtes-vous à la promenade ?Qu’éprouvâtes-vous ? Nous voyageâmes. » Et quand je voisqu’avec ces beaux mots il se croit supérieur à tout le monde, je medis que s’il devient maître des usines qu’il convoite, ce qui estpossible, sénateur, administrateur de grandes compagnies, il voudrasans doute se fait nommer de l’Académie française, et ne comprendrapas qu’on ne l’accueille point. »

À ce moment Rosalie entra dans la salleet demanda à Perrine si elle ne voulait pas faire une course dansle village. Comment refuser ? Il y avait longtemps déjàqu’elle avait fini de dîner, et rester à sa place eût pu éveillerdes suppositions qu’elle devait éviter de faire naître, si ellevoulait qu’on continuât de parler librement devant elle.

La soirée étant douce et les gensrestant assis dans la rue en bavardant de porte en porte, Rosalieaurait voulu flâner et transformer sa course en promenade ;mais Perrine ne se prêta pas à cette fantaisie, elle prétexta lafatigue pour rentrer.

En réalité ce qu’elle voulait c’étaitréfléchir, non dormir, et dans la tranquillité de sa petitechambre, la porte close, se rendre compte de sa situation, et de laconduite qu’elle allait avoir à tenir.

Déjà pendant la soirée où elle avaitentendu ses camarades de chambrée parler de Talouel, elle avait puse le représenter comme un homme redoutable ; depuis, quand ils’était adressé à elle pour qu’elle lui dît « toute la véritésur les bêtises de Fabry ». en ajoutant qu’il était le maîtreet qu’en cette qualité il devait tout savoir, elle avait vu commentcet homme redoutable établissait sa puissance, et quels moyens ilemployait ; cependant tout cela n’était rien à côté de ce querévélait l’entretien qu’elle venait d’entendre.

Qu’il voulût avoir l’autorité d’un tyranà côté, au-dessus même de M. Vulfran, cela elle lesavait ; mais qu’il espérât remplacer un jour le tout-puissantmaître des usines de Maraucourt, et que depuis longtemps iltravaillât dans ce but, cela elle ne l’avait pasimaginé.

Et pourtant c’était ce qui résultait dela conversation de l’ingénieur et de Mombleux, en situation desavoir mieux que personne ce qui se passait, de juger les choses etles hommes et d’en parler.

Ainsi le on qu’ils n’avaientpas autrement désigné, devait s’arranger pour remplacer par unautre l’espion qu’il venait de perdre ; mais cet autre c’étaitelle-même qui prenait la place de Guillaume.

Comment allait-elle sedéfendre ?

Sa situation n’était-elle paseffrayante ? Et elle n’était qu’une enfant, sans expérience,comme sans appui.

Cette question elle se l’était déjàposée, mais non dans les mêmes conditions quemaintenant.

Et assise sur son lit, car il lui étaitimpossible de rester couchée, tant son angoisse était énervante,elle se répétait mot à mot ce qu’elle avaitentendu :

« Qui sait s’il n’a pas contribué àprovoquer l’absence du disparu, et à la faire durer.

– La place qu’ont prise ceux qui doiventremplacer ce disparu, est-elle aussi solidement occupée qu’oncroit, et ne se fait-il pas un travail souterrain pour les obligerà l’abandonner, soit en les forçant à se retirer, soit en lesfaisant renvoyer ? »

S’il avait cette puissance de fairerenvoyer ceux qui semblaient désignés pour remplacer le maître, quene pourrait-il pas contre elle qui n’était rien, si elle essayaitde lui résister, et se refusait à devenir l’espionne qu’il voulaitqu’elle fût !

Comment ne donnerait-elle pas barre surelle ?

Elle passa une partie de la nuit àagiter ces questions, mais quand à la fin la fatigue la coucha surson oreiller, elle n’en avait vu que les difficultés sans leurtrouver une seule réponse rassurante.

XXX

La première occupation deM. Vulfran en arrivant le matin à ses bureaux était d’ouvrirson courrier, qu’un garçon allait chercher à la poste et déposaitsur la table en deux tas, celui de la France et celui del’étranger. Autrefois il décachetait lui-même toute sacorrespondance française, et dictait à un employé les annotationsque chaque lettre comportait, pour les réponses à faire ou lesordres à donner ; mais depuis qu’il était aveugle il sefaisait assister dans ce travail par ses neveux et par Talouel, quilisaient les lettres à haute voix, et les annotaient ; pourles lettres étrangères, depuis la maladie de Bendit, après lesavoir ouvertes on les transmettait à Fabry si elles étaientanglaises, allemandes à Mombleux.

Le matin qui suivit l’entretien entreFabry et Mombleux qui avait ému Perrine si violemment,M. Vulfran, Théodore, Casimir et Talouel étaient occupés à cetravail de la correspondance, quand Théodore, qui ouvrait leslettres étrangères, en annonçant le lieu d’où elles étaientécrites, dit :

« Une lettre de Dakka, 29mai.

– En français ? demandaM. Vulfran.

– Non, en anglais.

– La signature ?

– Pas très lisible, quelque chose commeFeldes, Faldes, Fildes, précédé d’un mot que je ne peux paslire ; quatre pages ; votre nom revient plusieursfois ; à transmettre à M. Fabry, n’est-cepas ?

– Non ; me ladonner. »

En même temps Théodore et Talouelregardèrent M. Vulfran, mais en voyant qu’ils avaient l’un etl’autre surpris le mouvement qui venait de leur échapper, ettrahissait une même curiosité, ils prirent un airindifférent.

« Je mets la lettre sur votretable, dit Théodore.

– Non, donne-la moi. »

Bientôt le travail prit fin, et lecommis se retira en emportant la correspondance annotée ;Théodore et Talouel voulurent alors demander à M. Vulfran sesinstructions sur plusieurs sujets, mais il les renvoya, et aussitôtqu’ils furent partis il sonna Perrine.

Instantanément elle arriva.

« Qu’est-ce que c’est que cettelettre ? » demanda M. Vulfran.

Elle prit la lettre qu’il lui tendait etjeta les yeux dessus ; s’il avait pu la voir, il auraitconstaté qu’elle pâlissait et que ses mains tremblaient.

« C’est une lettre en anglais datéede Dakka du 29 mai.

– La signature ? » Elle laretourna :

« Le père Fildes.

– Tu en es certaine ?

– Oui, monsieur, le pèreFildes.

– Que dit-elle ?

– Voulez-vous me permettre d’en lirequelques lignes avant de répondre ?

– Sans doute, maisvite. »

Elle eût voulu obéir à cet ordre,cependant son émotion, au lieu de se calmer, s’était accrue, lesmots dansaient devant ses yeux troubles.

« Eh bien ? demandaM. Vulfran d’une voix impatiente.

– Monsieur, cela est difficile à lire,et difficile aussi à comprendre : les phrases sontlongues.

– Ne traduis pas, analysesimplement ; de quoi s’agit-il ? »

Un certain temps s’écoula encore avantqu’elle répondît ; enfin elle dit :

« Le père Fildes explique que lepère Leclerc à qui vous aviez écrit est mort, et que lui-même,chargé par le père Leclerc de vous répondre, en a été empêché parune absence, et aussi par la difficulté de réunir lesrenseignements que vous demandez ; il s’excuse de vous écrireen anglais, mais il ne possède qu’imparfaitement votre bellelangue.

– Ces renseignements ! s’écriaM. Vulfran.

– Mais, monsieur, je n’en suis pasencore là.

Bien que cette réponse eût été faite surle ton d’une extrême douceur, il sentit qu’il ne gagnerait rien àla bousculer.

« Tu as raison, dit-il, ce n’estpas une lettre française que tu lis ; il faut que tu lacomprennes avant de me l’expliquer. Voilà ce que tu vasfaire : tu vas prendre cette lettre et aller dans le bureau deBendit, où tu la traduiras aussi fidèlement que possible, enécrivant ta traduction que tu me liras… Ne perds pas une minute.J’ai hâte, tu le vois, de savoir ce qu’ellecontient. »

Elle s’éloignait, il laretint :

« Écoute bien. Il s’agit, danscette lettre, d’affaires personnelles qui ne doivent être connuesde personne ; tu entends, de personne ; quoi qu’on tedemande, s’il se trouve quelqu’un qui ose t’interroger, tu ne doisdonc rien dire, mais même ne laisser rien deviner. Tu vois laconfiance que je mets en toi ; je compte que tu t’en montrerasdigne ; si tu me sers fidèlement, sois certaine que tu t’entrouveras bien.

– Je vous promets, monsieur, de toutfaire pour mériter cette confiance.

– Va vite et faisvite. »

Malgré cette recommandation, elle ne semit pas tout de suite à écrire sa traduction, mais elle lut lalettre d’un bout à l’autre, la relut, et ce fut seulement aprèscela qu’elle prit une grande feuille de papier etcommença.

« Dakka, 29 mai.

« Très honoré monsieur,

« J’ai le vif chagrin de vousapprendre que nous avons eu la douleur de perdre notre révérendpère Leclerc à qui vous aviez bien voulu demander certainsrenseignements, auxquels vous paraissez attacher une importance quime décide à vous répondre à sa place, en m’excusant de n’avoir paspu le faire plus tôt, empêché que j’ai été par des voyages dansl’intérieur, et retardé d’autre part par les difficultés, qu’aprèsplus de douze ans écoulés, j’ai éprouvées à réunir cesrenseignements d’une façon un peu précise ; je fais donc appelà toute votre bienveillance pour qu’elle me pardonne ce retardinvolontaire, et aussi de vous écrire en anglais ; laconnaissance imparfaite de votre belle langue en est seule lacause. »

Après avoir écrit cette phrase qui étaitvéritablement longue, comme elle l’avait dit à M. Vulfran, etqui par cela seul présentait de réelles difficultés pour être miseau net, elle s’arrêta pour la relire et la corriger. Elle s’yappliquait de toutes les forces de son attention quand la porte deson bureau, qu’elle avait fermée, s’ouvrit devant ThéodorePaindavoine qui entra et lui demanda un dictionnaireanglais-français.

Justement elle avait ce dictionnaireouvert devant elle ; elle le ferma et le tendit àThéodore.

« Ne vous en serviez-vouspas ? dit celui-ci en venant près d’elle.

– Oui, mais je peux m’enpasser.

– Comment cela ?

– J’en ai plus besoin pour l’orthographedes mots français que pour le sens des mots anglais, undictionnaire français le remplacera très bien. »

Elle le sentait sur son dos, et bienqu’elle ne pût pas voir ses yeux n’osant pas se retourner, elledevinait qu’ils lisaient par-dessus son épaule.

« C’est la lettre de Dakka que voustraduisez ? »

Elle fut surprise qu’il connût cettelettre qui devait rester si rigoureusement secrète. Mais tout desuite elle réfléchit que c’était peut-être pour la connaître qu’ill’interrogeait, et cela paraissait d’autant plus probable que ledictionnaire semblait être un prétexte : pourquoi aurait-ilbesoin d’un dictionnaire anglais-français puisqu’il ne savait pasun mot d’anglais ?

« Oui, monsieur,dit-elle.

– Et cela va bien cettetraduction ? »

Elle sentit qu’il se penchait sur elle,car il avait la vue basse ; alors vivement elle tourna sonpapier de façon à ce qu’il ne le vit que de côté.

« Oh ! je vous en prie, nelisez pas, cela ne va pas du tout, je cherche, … c’est unbrouillon.

– Cela ne fait rien.

– Si, monsieur, cela fait beaucoup,j’aurais honte. »

Il voulut prendre la feuille de papier,elle mit la main dessus ; si elle avait commencé à se défendrepar un moyen détourné, maintenant elle était résolue à faire tête,même à l’un des chefs de la maison.

Il avait jusque-là parlé sur le ton dela plaisanterie, il continua :

« Donnez donc ce brouillon, est-ceque vous me croyez homme à faire le maître d’école avec une joliejeune fille comme vous ?

– Non, monsieur, c’estimpossible.

– Allons donc. »

– Et il voulut le prendre enriant ; mais elle résista.

« Non, monsieur, non, je ne vous lelaisserai pas prendre.

– C’est une plaisanterie.

– Pas pour moi, rien n’est plussérieux : M. Vulfran m’a défendu de laisser voir cettelettre par personne, j’obéis à M. Vulfran.

– C’est moi qui l’ai ouverte.

– La lettre en anglais n’est pas latraduction.

– Mon oncle va me la montrer tout àl’heure cette fameuse traduction.

– Si monsieur votre oncle vous lamontre, ce ne sera pas moi ; il m’a donné ses ordres, j’obéis,pardonnez-le moi. »

Il y avait tant de résolution dans sonaccent et dans son attitude que bien certainement pour avoir cettefeuille de papier il faudrait la lui prendre de force ; etalors ne crierait-elle point ?

Théodore n’osa pas allerjusque-la :

« Je suis enchanté de voir, dit-il,la fidélité que vous montrez pour les ordres de mon oncle, mêmedans les choses insignifiantes. »

Lorsqu’il eut refermé la porte, Perrinevoulut se remettre au travail, mais elle était si bouleversée quecela lui fut impossible. Qu’allait-il advenir de cette résistance,dont il se disait enchanté quand au contraire il en étaitfurieux ? S’il voulait la lui faire payer, commentlutterait-elle, misérable sans défense, contre un ennemi qui étaittout-puissant ? Au premier coup qu’il lui porterait, elleserait brisée. Et alors il faudrait qu’elle quittât cette maison,où elle n’aurait que passé.

À ce moment sa porte s’ouvrit denouveau, doucement poussée, et Talouel entra à pas glissés, lesyeux fixés sur le pupitre où la lettre et son commencement detraduction se trouvaient étalés.

« Eh bien, cette traduction de lalettre de Dakka, ça marche-t-il ?

– Je ne fais que commencer.

– M. Théodore t’a dérangée.Qu’est-ce qu’il voulait ?

– Un dictionnaireanglais-français.

– Pourquoi faire ? il ne sait pasl’anglais.

– Il ne me l’a pas dit.

– Il ne t’a pas demandé ce qu’il y adans cette lettre ?

– Je n’en suis qu’à la premièrephrase.

– Tu ne vas pas me faire croire que tune l’as pas lue.

– Je ne l’ai pas encoretraduite.

– Tu ne l’as pas écrite en français,mais tu l’as lue. »

Elle ne répondit pas.

« Je te demande si tu l’aslue ; tu me répondras peut-être.

– Je ne peux pas répondre.

– Parce que ?

– Parce que M. Vulfran m’a défendude parler de cette lettre.

– Tu sais bien que M. Vulfran etmoi nous ne faisons qu’un. Tous les ordres que M. Vulfrandonne ici passent par moi, toutes les faveurs qu’il accorde passentpar moi, je dois donc connaître ce qui le concerne.

– Même ses affairespersonnelles ?

– C’est donc d’affaires personnellesqu’il s’agit dans cette lettre ? »

Elle comprit qu’elle s’était laisséesurprendre.

« Je n’ai pas dit cela ; maisje vous ai demandé si, dans le cas d’affaires personnelles, jedevrais vous faire connaître le contenu de cette lettre.

– C’est surtout s’il s’agit d’affairespersonnelles que je dois les connaître, et cela dans l’intérêt mêmede M. Vulfran. Ne sais-tu pas qu’il est devenu malade, à lasuite de chagrins qui ont failli le tuer ? Que tout à coup ilapprenne une nouvelle qui lui apporte un nouveau chagrin ou luicause une grande joie, et cette nouvelle trop brusquement annoncée,sans préparation, peut lui être mortelle. Voilà pourquoi je doissavoir à l’avance ce qui le touche, pour le préparer ; ce quin’aurait pas lieu, si tu lui lisais ta traduction toutsimplement. »

Il avait débité ce petit discours d’unton doux, insinuant, qui ne ressemblait en rien à ses manièresordinaires si raides et si hargneuses.

Comme elle restait muette, le regardantavec une émotion qui la faisait toute pâle, ilcontinua :

« J’espère que tu es assezintelligente pour comprendre ce que je t’explique là, et aussi dequelle importance il est pour tous, pour nous, pour le pays entierqui vit par M. Vulfran, pour toi-même qui viens de trouverauprès de lui une bonne place qui ne peut que devenir meilleureavec le temps, que sa santé ne soit pas ébranlée par des coupsviolents auxquels elle ne résisterait pas. Il a l’air solideencore, mais il ne l’est pas autant qu’il le parait ; seschagrins le minent, et d’autre part la perte de sa vue ledésespère. Voilà pourquoi nous devons tous ici travailler à luiadoucir la vie, et moi le premier, puisque je suis celui en qui ila mis sa confiance. »

Perrine n’eût rien su de Talouel,qu’elle se fût sans doute laissé prendre à ces paroles habilementarrangées pour la troubler et la toucher ; mais après cequ’elle avait entendu, et des femmes de la chambrée qui à la véritén’étaient que de pauvres ouvrières, et de Fabry et de Mombleux quieux étaient des hommes capables de savoir les choses aussi bien quede juger les gens, elle ne pouvait pas plus ajouter foi à lasincérité de ce discours, qu’avoir confiance dans le dévouement dudirecteur : il voulait la faire parler, voilà tout, et pour enarriver là tous les moyens lui étaient bons : le mensonge, latromperie, l’hypocrisie. Elle eût pu avoir des doutes à ce sujet,que la tentative de Théodore auprès d’elle devait l’empêcher de lesadmettre : pas plus que le neveu, le directeur n’étaitsincère, l’un et l’autre voulaient savoir ce que disait la lettrede Dakka et ne voulaient que cela ; c’était donc contre euxque M. Vulfran prenait ses précautions quand il luidisait : « S’il se trouve quelqu’un qui ose t’interroger,tu dois non seulement ne rien dire, mais même ne laisser riendeviner ; » et c’était à M. Vulfran, quicertainement avait prévu ces tentatives, à lui seul qu’elle devaitobéir, sans prendre autrement souci des colères et des hainesqu’elle allait accumuler contre elle.

Il était debout devant elle, appuyé surson bureau, penché vers elle, la tenant dans ses yeux,l’enveloppant, la dominant ; elle fit appel à tout soncourage, et d’une voix un peu rauque qui trahissait son émotion,mais qui ne tremblait pas cependant, elle dit :

« M. Vulfran m’a défendu deparler de cette lettre à personne. »

Il se redressa furieux de cetterésistance, mais presque aussitôt se penchant de nouveau vers elleen se faisant caressant dans les manières comme dansl’accent :

« Justement je ne suis personne,puisque je suis son second, un autre lui-même.

Elle ne répondit pas,

« Tu es donc stupide ?s’écria-t il d’une voix étouffée.

– Sans doute, je le suis.

– Alors, tâche de comprendre qu’il fautêtre intelligent pour occuper la place que M. Vulfran t’adonnée auprès de lui, et que puisque cette intelligence te manque,tu ne peux pas garder cette place, et qu’au lieu de te soutenircomme je l’aurais voulu, mon devoir est de te faire renvoyer.Comprends-tu cela ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien, réfléchis-y, pense à cequ’est ta situation aujourd’hui, représente-toi ce qu’elle serademain dans la rue, et prends une résolution que tu me ferasconnaître ce soir. »

Là-dessus, après avoir attendu un momentsans qu’elle faiblît, il sortit à pas glissés comme il étaitentré.

XXXI

« Réfléchis. »

Elle eût voulu réfléchir ; maiscomment, alors que M. Vulfran attendait ?

Elle se remit donc à sa traduction, sedisant que pendant qu’elle travaillerait, son émotion se calmeraitpeut-être, et qu’alors elle serait sans doute mieux en étatd’examiner sa situation et de décider ce qu’elle avait àfaire.

« La principale difficulté quej’ai, comme je vous le dis, rencontrée dans mes recherches, a étécelle du temps qui s’est écoulé depuis le mariage de M. EdmondPaindavoine, votre cher fils. Tout d’abord je vous avoue que, privédes lumières de notre révérend père Leclerc qui avait béni cetteunion, j’ai été complètement désorienté, et que j’ai du chercher dedifférents côtés avant de recueillir les éléments d’une réponse quipût vous satisfaire.

« De ces éléments il résulte quecelle qui est devenue la femme de M. Edmond Paindavoine étaitune jeune personne douée de toute les qualités :l’intelligence, la bonté, la douceur, la tendresse de l’âme, ladroiture du caractère, sans parler de ces charmes personnels qui,pour être éphémères, n’en ont pas moins une importance souventdécisive pour ceux qui laissent leur cœur se prendre par lesvanités de ce monde. »

Quatre fois elle recommença latraduction de cette phrase, la plus entortillée à coup sûr de cettelettre, mais elle s’acharna à la rendre avec toute l’exactitudequ’elle pouvait mettre dans ce travail, et si elle n’arriva pas àse satisfaire elle-même, au moins eut-elle la conscience d’avoirfait ce qu’elle pouvait.

« Le temps n’est plus où tout lesavoir des femmes hindoues consistait dans la science del’étiquette, dans l’art de se lever ou s’asseoir, et où touteinstruction, en dehors de ces points essentiels, était considérécomme une déchéance ; aujourd’hui un grand nombre, même parmicelles des hautes castes, ont l’esprit cultivé et, se rappellentque dans l’Inde ancienne, l’étude était placée sous l’invocation dela déesse Sarasvati. Celle dont je parle appartenait à cettecatégorie, et son père ainsi que sa mère, qui étaient de famillebrahmane, c’est-à-dire deux fois nés, selon l’expression hindoue,avaient eu le bonheur d’être convertis à notre sainte religioncatholique, apostolique et romaine par notre révérend père Leclercpendant les premières années de sa mission. Par malheur pour lapropagation de notre foi dans le Hind l’influence de lacaste est toute-puissante, de sorte que qui perd sa foi perd sacaste, c’est-à-dire son rang, ses relations, sa vie sociale. Ce futle cas de cette famille, qui par cela seul qu’elle se faisaitchrétienne, se faisait en quelque sorte paria.

« Il vous paraîtra donc toutnaturel que, rejetée du monde hindou, elle se soit tournée du côtéde la société européenne, si bien qu’une association d’affaires etd’amitié l’a unie à une famille française pour la fondation etl’exploitation d’une fabrique importante de mousseline sous laraison sociale Doressany (Hindou) et Bercher (leFrançais).

« Ce fut dans la maison deMme Bercher que M. Edmond Paindavoine fit la connaissancede Mlle Marie Doressany et s’éprit d’elle ; ce quis’explique par cette raison principale qu’elle était bienréellement la jeune fille que je viens de vous dépeindre, tous lestémoignages que j’ai réunis concordent entre eux pour l’affirmer,mais je ne peux pas en parler moi-même, puisque je ne l’ai pasconnue et ne suis arrivé à Dakka qu’après son départ.

« Pourquoi s’éleva-t-il desempêchements au mariage qu’ils voulaient contracter ? C’estune question que je n’ai pas à traiter.

« Quoi qu’il en ait été, le mariagefut célébré, et dans notre chapelle le révérend père Leclerc donnala bénédiction nuptiale à, M. Edmond Paindavoine et à MlleMarie Doressany ; l’acte de ce mariage est inscrit à sa datesur nos registres, et il pourra vous en être délivré une copie sivous en faites la demande.

« Pendant quatre ans M. EdmondPaindavoine vécut dans la maison des parents de sa femme où uneenfant, une petite fille, leur fut accordée par le SeigneurTout-Puissant. Les souvenirs qu’ont gardés d’eux ceux qui à Dakkales ont alors connus sont des meilleurs, et les représentent commele modèle des époux, se laissant peut-être emporter par lesplaisirs mondains, mais cela n’était-il pas de leur âge, etl’indulgence ne doit-elle pas être accordée à lajeunesse ?

« Longtemps prospère, la maisonDoressany et Bercher éprouva coup sur coup des pertes considérablesqui amenèrent une ruine complète : M. etMme Doressany moururent en quelques mois d’intervalle, lafamille Bercher rentra en France, et M. Edmond Paindavoineentreprit un voyage d’exploration en Dalhousie comme collecteur deplantes et de curiosités de toutes sortes pour des maisonsanglaises : avec lui il avait emmené sa jeune femme et sapetite fille alors âgée de trois ans environ.

« Depuis il n’est pas revenu àDakka, mais j’ai su par un de ses amis à qui il a écrit plusieursfois, et aussi par un de nos pères qui tenait ces renseignements durévérend père Leclerc, resté en correspondance avec Mme EdmondPaindavoine, qu’il a habité pendant plusieurs années la ville deDehra, choisie par lui comme centre d’exploration, sur la frontièrethibétaine et dans l’Himalaya, qui, dit cet ami, ont étéfructueuses.

« Je ne connais pas Dehra, maisnous avons une mission dans cette ville, et si vous pensez que celapeut vous être utile dans vos recherches, je me ferai un plaisir devous envoyer une lettre pour un de nos pères dont le concourspourrait peut-être les faciliter. »

Enfin elle était terminée, la terriblelettre, et tout de suite après le dernier mot écrit, sons mêmetraduire la formule de politesse de la fin, elle ramassa lesfeuillets et se rendit vivement auprès de M. Vulfran, qu’elletrouva marchant d’un bout à l’autre de son cabinet en comptant lespas, autant pour ne pas aller donner contre la muraille que pourtromper son impatience.

« Tu as été bien lente,dit-il.

– La lettre est longue etdifficile.

– N’as-tu pas été dérangée aussi ?J’ai entendu la porte de ton bureau s’ouvrir et se fermer deuxfois. »

Puisqu’il l’interrogeait, elle crutqu’elle devait répondre sincèrement : peut-être était-ce laseule solution honnête et juste aux questions qu’elle avait agitéessans leur trouver de réponses satisfaisantes :

« M. Théodore etM. Talouel sont venus dans mon bureau.

– Ah ! »

Il parut vouloir s’engager sur ce point,mais s’arrêtant, il reprit :

« La lettre d’abord ; nousverrons cela ensuite ; assieds-toi près de moi ; et lislentement, distinctement, sans hausser la voix, »

Elle fit sa lecture comme il lui étaitcommandé, et d’une voix plutôt faible que forte.

De temps en temps M. Vulfranl’interrompit, mais sans s’adresser à elle, en suivant sapensée :

… Modèle des époux,

… Plaisirs mondains,

… Maisons anglaises, quellesmaisons ?

… Un de ses amis ; quelami ?

… De quelle époque datent cesrenseignements ?

Et quand elle fut arrivée à la fin de lalettre, résumant ses impressions, il dit ;

« Des phrases. Pas un nom. Pas unedate. Que ces gens-là ont donc l’espritvague ! »

Comme ces observations ne lui étaientpas faites directement, Perrine n’avait garde de répondre ;alors un silence s’établit que M. Vulfran ne rompit qu’aprèsun temps de réflexion assez long :

« Peux-tu traduire du français enanglais comme tu viens de traduire de l’anglais enfrançais ?

– Si ce ne sont pas des phrases tropdifficiles, oui.

– Une dépêche ?

– Oui, je crois.

– Eh bien, assieds-toi à la petite tableet écris. »

Il dicta :

« Père Fildes

« Mission

« Dakka.

« Remerciements pourlettre. »

« Prière envoyer par dépêche,réponse payée vingt mots, nom de l’ami qui a reçu nouvelles,dernière date de celles-ci. Envoyer aussi nom du père de Dehra. Luiécrire pour le prévenir que je m’adresse à luidirectement.

« Paindavoine. »

« Traduis cela en anglais, et faisplutôt plus court que plus long ; à 1 fr 60 le mot,il ne faut pas les prodiguer ; écris trèslisiblement. »

La traduction fut assez vivement achevéeet elle la lut à haute voix.

« Combien de mots ?demanda-t-il.

– En anglaisquarante-cinq, »

Alors il calcula touthaut :

« Cela fait 72 francs pour ladépêche, 32 pour la réponse ; 104 francs en tout que je vaiste donner ; tu la porteras toi-même au télégraphe et la lirasà la receveuse, pour qu’elle ne commette pasd’erreur. »

En traversant la véranda elle y trouvaTalouel qui, les mains dans les poches, se promenait là, de manièreà surveiller tout ce qui se passait dans les cours aussi bien quedans les bureaux.

« Où vas-tu ?demanda-t-il.

– Au télégraphe porter unedépêche. »

Elle la tenait d’une main et l’argent del’autre ; il la lui prit en la tirant si fort que si elle nel’avait pas lâchée, il l’aurait déchirée, et tout de suite ill’ouvrit. Mais en voyant qu’elle était en anglais, il eut unmouvement de colère.

« Tu sais que tu as à me parlertantôt, dit-il.

– Oui, monsieur. »

Ce fut seulement à trois heures qu’ellerevit M. Vulfran, quand il la sonna pour partir. Plus d’unefois elle s’était demandée qui remplacerait Guillaume ; sasurprise fut grande quand M. Vulfran lui dit de prendre placeà ses côtés, après avoir renvoyé le cocher qui avait amenéCoco.

« Puisque tu as bien conduit hier,il n’y a pas de raisons pour que tu ne conduises pas bienaujourd’hui. D’ailleurs nous avons à parler, et il vaut mieux pourcela que nous soyons seuls. »

Ce fut seulement après être sortis duvillage où sur leur passage se manifesta la même curiosité que laveille, et quand ils roulèrent doucement à travers les prairies oùla fenaison était dans son plein, que M. Vulfran, jusque-làsilencieux, prit la parole, au grand émoi de Perrine qui eût bienvoulu retarder encore le moment de cette explication si grosse dedangers pour elle, semblait-il.

« Tu m’as dit que M. Théodoreet M. Talouel étaient venus dans ton bureau.

– Oui, monsieur.

– Que tevoulaient-ils ? »

Elle hésita, le cœur serré.

« Pourquoi hésites-tu ? Nedois-tu pas tout me dire ?

– Oui, monsieur, je le dois, mais celan’empêche pas que j’hésite.

– On ne doit jamais hésiter à faire sondevoir ; si tu crois que tu dois te taire, tais-toi ; situ crois que tu dois répondre à ma question, car je te questionne,réponds.

– Je crois que je doisrépondre.

– Je t’écoute. »

Elle raconta exactement ce qui s’étaitpassé entre Théodore et elle, sans un mot de plus, sans un demoins.

« C’est bien tout ? demandaM. Vulfran lorsqu’elle fut arrivée au bout.

– Oui, monsieur, tout.

– Et Talouel ? »

Elle recommença pour le directeur cequ’elle avait fait pour le neveu, aussi fidèlement, en arrangeantseulement un peu ce qui avait rapport à la maladie deM. Vulfran, de façon à ne pas répéter « qu’une mauvaisenouvelle trop brusquement annoncée, sans préparation pouvait letuer ». Puis, après la première tentative de Talouel, elle ditce qui s’était passé pour la dépêche, sans cacher le rendez-vousqui lui était assigné à la fin de la journée.

Tout à son récit, elle avait laissé Cocoprendre le pas, et le vieux cheval, abusant de cette liberté, sedandinait tranquillement, humant la bonne odeur du foin séché quela brise tiède lui soufflait aux naseaux, en même temps qu’elleapportait les coups de marteau du battement des faux qui luirappelaient les premières années de sa vie, quand, n’ayant pasencore travaillé, il galopait à travers les prairies avec lesjuments et ses camarades les poulains, sans se douter alors qu’ilsauraient à traîner un jour des voitures sur les routespoussiéreuses, à peiner, à souffrir les coups de fouet et lesbrutalités.

Quand elle se tut, M. Vulfran restaassez longtemps silencieux, et comme elle pouvait l’examiner sansqu’il sût qu’elle tenait les yeux attachés sur lui, elle vit queson visage trahissait une préoccupation douloureuse faite,semblait-il, d’autant de mécontentement que de tristesse ;enfin, il dit :

« Avant tout, je dois terassurer ; sois certaine qu’il ne t’arrivera rien de mal pourtes paroles qui ne seront pas répétées, et que si jamais quelqu’unvoulait se venger de la résistance que tu as honnêtement opposée àces tentatives, je saurais te défendre. Au reste, je suisresponsable de ce qui arrive. Je les pressentais ces tentativesquand je t’ai recommandé de ne pas parler de cette lettre quidevait éveiller certaines curiosités, et, dès lors, je n’aurais pasdû t’y exposer. À l’avenir, il n’en sera plus ainsi. À partir dedemain, tu abandonneras le bureau de Bendit, où l’on peut aller tetrouver, et tu occuperas dans mon cabinet, la petite table surlaquelle tu as écrit ce matin la dépêche ; devant moi on ne tequestionnera pas, je pense. Mais comme on pourrait le tenter endehors des bureaux, chez Françoise, à partir de ce soir, tu aurasune chambre au château et tu mangeras avec moi. Je prévois que jevais entretenir avec les Indes un échange de lettres et de dépêchesque tu seras seule à connaître. Il faut que je prenne mesprécautions pour qu’on ne cherche pas à t’arracher de force, ou àte tirer adroitement des renseignements qui doivent rester secrets.Près de moi, tu seras défendue. De plus, ce sera ma réponse à ceuxqui ont voulu te faire parler, aussi bien que ce sera unavertissement à ceux qui voudraient le tenter encore. Enfin, cesera une récompense pour toi. »

Perrine, qui avait commencé partrembler, s’était bien vite rassurée ; maintenant, elle étaitsi violemment secouée par la joie qu’elle ne trouva pas un mot àrépondre.

« Ma confiance en toi m’est venuedu courage que tu as montré dans la lutte contre la misère ;quand on est brave comme tu l’as été, on est honnête ; tuviens de me prouver que je ne me suis pas trompé, et que je peux mefier à toi, comme si je te connaissais depuis dix ans. Depuis quetu es ici tu as dû entendre parler de moi avec envie : être àla place de M. Vulfran, être M. Vulfran, quelbonheur ! La vérité est que la vie m’est dure, très dure, pluspénible, plus difficile que pour le plus misérable de mes ouvriers.Qu’est la fortune sans la santé qui permet d’en jouir ? leplus lourd des fardeaux. Et celui qui charge mes épaules m’écrase.Tous les matins, je me dis que sept mille ouvriers vivent par moi,vivent de moi, pour qui je dois penser, travailler, et que si jeleur manquais ce serait un désastre, pour tous la misère, pour ungrand nombre la faim, la mort peut-être. Il faut que je marche poureux, pour l’honneur de cette maison que j’ai créée, qui est majoie, ma gloire, – et je suis aveugle ! »

Une pause s’établit et l’âpreté de cetteplainte emplit de larmes les yeux de Perrine ; mais bientôtM. Vulfran reprit :

« Tu devais savoir par lesconversations du village, et tu sais par la lettre que tu astraduite, que j’ai un fils ; mais entre ce fils et moi, il y aeu, pour toutes sortes de raisons dont je ne veux pas parler, desdissentiments graves qui nous ont séparés et qui, après son mariageconclu malgré mon opposition, ont amené une rupture complète, maisn’ont pas éteint mon affection pour lui, car je l’aime, après tantd’années d’absence, comme s’il était encore l’enfant que j’aiélevé, et quand je pense à lui, c’est-à-dire le jour et la nuit silongs pour moi, c’est le petit enfant que je vois de mes yeux sansregard. À son père, mon fils a préféré la femme qu’il aimait etqu’il avait épousée par un mariage nul. Au lieu de revenir près demoi, il a accepté de vivre près d’elle, parce que je ne pouvais nine devais la recevoir. J’ai espéré qu’il céderait ; il a dûcroire que je céderais moi-même. Mais nous avons le mêmecaractère : nous n’avons cédé ni l’un ni l’autre Je n’ai pluseu de ses nouvelles. Après ma maladie qu’il a certainement connue,car j’ai tout lieu de penser qu’on le tenait au courant de ce quise passe ici, j’ai cru qu’il reviendrait. Il n’est pas revenu,retenu évidemment par cette femme maudite qui, non contente de mel’avoir pris, me le garde, la misérable !… »

Perrine écoutait, suspendue aux lèvresde M. Vulfran, ne respirant pas ; à ce mot, elleinterrompit :

« La lettre du père Fildesdit : « Une jeune personne douée des plus charmantesqualités : l’intelligence, la bonté, la douceur, la tendressede l’âme, la droiture du caractère », on ne parle pas ainsid’une misérable.

– Ce que dit la lettre peut-il allercontre les faits ? et le fait capital qui m’a inspiré contreelle l’exaspération et la haine, c’est qu’elle me garde mon fils,au lieu de s’effacer comme il convient à une créature de sonespèce, pour qu’il puisse retrouver et reprendre ici la vie quidoit être la sienne. Enfin par elle nous sommes séparés, et tu voisque, malgré les recherches que j’ai fait entreprendre, je ne saismême pas où il est ; comme moi, tu vois les difficultés quis’opposent à ces recherches. Ce qui complique ces difficultés,c’est une situation particulière que je dois t’expliquer, bienqu’elle soit sans doute peu claire pour une enfant de tonâge ; mais, enfin, il faut que tu t’en rendes à peu prèscompte, puisque par la confiance que je mets en toi, tu vas m’aiderdans ma tâche. La longue absence, la disparition de mon fils, notrerupture, le long temps qui s’est écoulé depuis les dernièresnouvelles qu’on a reçues de lui, ont fatalement éveillé certainesespérances. Si mon fils n’était plus là pour prendre ma place quandje serai tout à fait incapable d’en porter les charges, et pourhériter de ma fortune quand je mourrai, qui occuperait cetteplace ? À qui cette fortune reviendrait-elle ?Comprends-tu les espérances embusquées derrière cesquestions ?

– À peu près, monsieur.

– Cela suffit, et même j’aime autant quetu ne les comprennes pas tout à fait. Il y a donc près de moi,parmi ceux qui devraient me soutenir et m’aider, des personnes quiont intérêt à ce que mon fils ne revienne pas, et qui par cela seulque cet intérêt trouble leur esprit, peuvent s’imaginer qu’il estmort. Mort, mon fils ! Est-ce que cela est possible !Est-ce que Dieu m’aurait frappé d’un si effroyable malheur !Eux peuvent le croire, moi je ne peux pas. Que ferais-je en cemonde si Edmond était mort ? C’est la loi de la nature que lesenfants perdent leurs parents, non que les parents perdent leursenfants. Enfin, j’ai cent raisons meilleures les unes que lesautres qui prouvent l’insanité de ces espérances. Si Edmond avaitpéri dans un accident, je l’aurais su ; sa femme eût été lapremière à m’en avertir. Donc Edmond n’est pas, ne peut pas êtremort ; je serais un père sans foi d’admettre lecontraire. »

Perrine ne tenait plus ses yeux attachéssur M. Vulfran, mais elle les avait détournés pour cacher sonvisage, comme s’il pouvait le voir.

« Les autres qui n’ont pas cettefoi, peuvent croire à cette mort, et cela explique leur curiositéen même temps que les précautions que je prends pour que tout cequi se rapporte à mes recherches reste secret. Je te le disfranchement. D’abord pour que tu voies la tâche à laquelle jet’associe : rendre un fils à son père ; et je suiscertain que tu as assez de cœur pour t’y employer fidèlement. Etpuis je t’en parle encore, parce que ç’a toujours été ma règle devie d’aller droit à mon but, en disant franchement où jevais ; quelquefois les malins n’ont pas voulu me croire et ontsupposé que je jouais au fin ; ils en ont toujours été punis.On a déjà tenté de te circonvenir ; on le tentera encore, celaest probable, et de différents côtés ; te voilà prévenue,c’est tout ce que je devais faire. »

Ils étaient arrivés en vue des cheminéesde l’usine de Hercheux, de toutes la plus éloignée deMaraucourt ; encore quelques tours de roues, ils entraientdans le village.

Perrine, bouleversée, frémissante,cherchait des paroles pour répondre et ne trouvait rien, l’espritparalysé par l’émotion, la gorge serrée, les lèvressèches :

« Et moi, s’écria-t-elle enfin, jedois vous dire que je suis à vous, monsieur, de toutcœur. »

XXXII

Le soir, la tournée des usines achevée,au lieu de revenir aux bureaux comme c’était la coutume,M. Vulfran dit à Perrine de le conduire directement auchâteau ; et pour la première fois elle franchit la magnifiquegrille dorée, chef-d’œuvre de serrurerie, qu’un roi n’avait pu sedonner à l’une des dernières expositions, racontait-on, mais que leriche industriel n’avait pas trouvée trop chère pour sa maison decampagne.

« Suis la grande alléecirculaire », dit M. Vulfran.

Pour la première fois aussi elle vit deprès les massifs de fleurs que jusque-là elle n’avait aperçus quede loin, formant des taches rouges ou roses sur le velours foncédes gazons tondus ras. Habitué à faire ce chemin, Coco le montaitd’un pas tranquille et, sans avoir besoin de le conduire, ellepouvait poser ses regards, à droite et à gauche, sur lescorbeilles, ou les plantes et les arbustes que leur beauté rendaitdignes d’être isolés en belle vue ; car, bien que leur maîtrene put plus les admirer comme naguère, rien n’avait été changé dansl’ordonnance des jardins, aussi soigneusement entretenus, aussidispendieusement ornés qu’au temps où, chaque matin et chaque soir,il les passait en revue avec fierté.

De lui-même, Coco s’arrêta devant lelarge perron, où un vieux domestique, prévenu par le coup de clochedu concierge, attendait.

« Bastien, tu es là ? demandaM. Vulfran sans descendre.

– Oui, monsieur.

– Tu vas conduire cette jeune personne àla chambre des papillons, qui sera la sienne, et tu veilleras à cequ’on lui donne tout ce qui peut lui être nécessaire pour satoilette ; tu mettras son couvert vis-à-vis le mien ; enpassant, envoie-moi Félix, qu’il me conduise auxbureaux. »

Perrine se demandait si elle étaitéveillée.

« Nous dînerons à huit heures, ditM. Vulfran ; jusque-là tu es libre. »

Elle descendit et suivit le vieux valetde chambre, marchant éblouie, comme si elle était transportée dansun palais enchanté.

Et réellement, le hall monumental, d’oùpartait un escalier majestueux aux marches en marbre blanc, surlesquelles un tapis traçait, un chemin rouge, n’avait-il pasquelque chose d’un palais ? À chaque palier, de belles fleursétaient groupées avec des plantes à feuillage dans de vastesjardinières, et leur parfum embaumait l’air renfermé.

Bastien la conduisit au second étage,et, sans entrer, lui ouvrit une porte :

« Je vais vous envoyer la femme dechambre », dit-il en se retirant.

Après avoir traversé une petite entréesombre, elle se trouva dans une grande chambre très claire. tendued’étoffe de couleur ivoire, semée de papillons aux nuances vivesqui voletaient légèrement ; les meubles étaient en érablemoucheté, et sur le tapis gris s’enlevaient vigoureusement desgerbes de fleurs des champs : pâquerettes, coquelicots,bleuets, boutons d’or.

Que cela était frais etjoli !

Elle n’était pas revenue de sonémerveillement, et s’amusait encore à enfoncer son pied dans letapis moelleux qui le repoussait, quand la femme de chambreentra :

« Bastien m’a dit de me mettre à ladisposition de mademoiselle. »

Une femme de chambre en toilette claire,coiffée d’un bonnet de tulle, aux ordres de celle qui quelquesjours avant couchait dans une hutte, sur un lit de roseaux, aumilieu d’un marais, avec les rats et les grenouilles ! il luifallut un certain temps pour se reconnaître.

« Je vous remercie, dit-elle enfin,mais je n’ai besoin de rien… il me semble.

– Si mademoiselle veut bien, je vaistoujours lui montrer son appartement. »

Ce qu’elle appelait « montrerl’appartement », c’était ouvrir les portes d’une armoire àglace et d’un placard, ainsi que les tiroirs d’une table detoilette, tout remplis de brosses, de ciseaux ; de savons etde flacons ; cela fait, elle mit la main sur un bouton posédans la tenture :

« Celui-ci, dit-elle, est pour lasonnerie d’appel ; celui-là pourl’éclairage. »

Instantanément la chambre, l’entrée etle cabinet de toilette s’éclairèrent d’une lumière éblouissantequi, instantanément aussi, s’éteignit ; et il sembla à Perrinequ’elle était encore dans les plaines des environs de Paris, quandl’orage l’avait assaillie et que les éclairs fulgurants du cielentr’ouvert lui montraient son chemin ou le noyaientd’ombre.

« Quand mademoiselle aura besoin demoi, elle voudra bien me sonner : un coup pour Bastien, deuxcoups pour moi. »

Mais ce dont « mademoiselle avaitbesoin », c’était d’être seule, autant pour passer la visitede sa chambre que pour se ressaisir, ayant été jetée horsd’elle-même par tout ce qui lui était arrivé depuis lematin.

Que d’événements, que de surprises enquelques heures, et qui lui eût dit le matin, quand, sous lesmenaces de Théodore et de Talouel, elle se voyait en si granddanger, que le vent, au contraire, allait si favorablement tournerpour elle ! N’y avait-il pas de quoi rire de penser quec’était leur hostilité même qui faisait safortune ?

Mais combien plus encore eût-elle ri sielle avait pu voir la tête du directeur en recevant M. Vulfranau bas de l’escalier des bureaux.

« Je suppose que cette jeunepersonne a fait quelque sottise ? dit Talouel.

– Mais non.

– Pourtant, vous vous faites ramener parFélix ?

– C’est qu’en passant je l’ai déposée auchâteau, afin qu’elle ait le temps de se préparer pour ledîner.

– Dîner ! Jesuppose…. »

Il était tellement suffoqué qu’il netrouva pas tout de suite ce qu’il devait supposer.

« Je suppose, moi, ditM. Vulfran, que vous ne savez que supposer.

– Je suppose que vous la faites dîneravec vous.

– Parfaitement. Depuis longtemps jevoulais avoir près de moi quelqu’un d’intelligent, de discret, defidèle, en qui je pourrais avoir confiance. Justement cette petitefille me parait réunir ces qualités : intelligente elle l’est,j’en suis sûr ; discrète et fidèle, elle l’est aussi, j’en aila preuve. »

Cela fut dit sans appuyer, maiscependant de façon que Talouel ne pût se méprendre sur le sens deces paroles.

« Je la prends donc ; et commeje ne veux pas qu’elle reste exposée à certains dangers, – non pourelle, car j’ai la certitude qu’elle n’y succomberait pas, mais pourles autres, ce qui m’obligerait à me séparer de cesautres… »

Il appuya sur ce mot :

« … Quels qu’ils fussent, elle neme quittera plus ; ici elle travaillera dans moncabinet ; pendant le jour elle m’accompagnera, elle mangera àma table, ce qui rendra moins tristes mes repas qu’elle égayera deson babil, et elle habitera le château. »

Talouel avait eu le temps de retrouverson calme, et comme il n’était ni dans son caractère, ni dans saligne de conduite de faire formellement la plus légère oppositionaux idées du patron, il dit :

« Je suppose qu’elle vous donneratoutes les satisfactions, que très justement, il me semble, vouspouvez attendre d’elle.

– Je le suppose aussi. »

Pendant ce temps, Perrine, accoudée aubalcon de sa fenêtre, rêvait en regardant la vue qui se déroulaitdevant elle : les pelouses fleuries du jardin, les usines, levillage avec ses maisons et l’église, les prairies, les entaillesdont l’eau argentée miroitait sous les rayons obliques du soleilqui s’abaissait, et vis-à-vis, de l’autre côté, le bouquet de boisoù elle s’était assise, le jour de son arrivée, et où dans la brisedu soir elle avait entendu passer la douce voix de sa mère quimurmurait : « Je te vois heureuse ».

Elle avait pressenti l’avenir la chèremaman, et les grandes marguerites, traduisant l’oracle qu’elle leurdictait, avaient aussi dit vrai : heureuse, elle commençait àl’être ; et si elle n’avait pas encore réussi tout a fait, nimême beaucoup, au moins devait-elle reconnaître qu’elle était enpasse de réussir plus qu’un peu ; qu’elle fût patiente,qu’elle sût attendre, et le reste viendrait à son heure. Qui lapressait maintenant ? Ni la misère, ni le besoin dans cechâteau où elle était entrée si vite.

Quand le sifflet des usines annonça lasortie, elle était encore à son balcon planant dans sa rêverie, etce furent ses coups stridents qui la ramenèrent de l’avenir dans laréalité présente. Alors du haut de l’observatoire d’où elledominait les rues du village et les routes blanches à travers lesprairies vertes et les champs jaunes, elle vit se répandre lafourmilière noire des ouvriers, qui grouillant d’abord en un grosamas compact, ne tarda pas à se diviser en plusieurs courants, à semorceler à l’infini, et à ne former bientôt plus que des petitsgroupes qui eux-mêmes s’évanouirent promptement ; la cloche duconcierge sonna et la voiture de M. Vulfran monta l’alléecirculaire au pas tranquille du vieux Coco.

Cependant elle ne quitta pas encore sachambre, mais comme il le lui avait recommandé, elle fit satoilette, en se livrant à une véritable débauche d’eau de Cologneaussi bien que de savon, – d’un bon savon onctueux, mousseux, toutparfumé de fines odeurs, – et ce fut seulement quand la penduleplacée sur sa cheminée sonna huit heures qu’elledescendit.

Elle se demandait comment elletrouverait la salle à manger, mais elle n’eut pas à la chercher, undomestique en habit noir, qui se tenait dans le hall, la conduisit.Presque aussitôt M. Vulfran entra ; personne ne leconduisait ; elle remarqua qu’il suivait un chemin en coutilposé sur le tapis, ce qui permettait à ses pieds de le guider et deremplacer ses yeux : une corbeille d’orchidées, au parfumsuave, occupait le milieu de la table, couverte d’une lourdeargenterie ciselée et de cristaux taillés dont les facettesreflétaient les éclairs de la lumière électrique qui tombait dulustre.

Un moment elle se tint debout derrièresa chaise, ne sachant trop ce qu’elle devait faire ;heureusement M. Vulfran lui vint en aide :

« Assieds-toi. »

Aussitôt le service commença, et ledomestique qui l’avait amenée posa une assiette de potage devantelle, tandis que Bastien en apportait une autre à son maître,celle-là pleine jusqu’au bord.

Elle eût dîné seule avec M. Vulfranqu’elle se fût trouvée à son aise ; mais sous les regardscurieux, quoique dignes, des deux valets de chambre qu’elle sentaitramassés sur elle, pour voir sans doute comment mangeait une petitebête de son espèce, elle se sentait intimidée, et cet examenn’était pas sans la gêner un peu dans ses mouvements.

Cependant elle eut la chance de ne pascommettre de maladresse.

« Depuis ma maladie, ditM. Vulfran, j’ai l’habitude de manger deux soupes, ce qui estplus commode pour moi, mais tu n’es pas tenue, toi, qui vois clair,d’en faire autant.

– J’ai été si longtemps privée de soupe,que j’en mangerais bien deux fois aussi. »

Mais ce ne fut pas une assiette du mêmepotage qu’on leur servit, ce fut une nouvelle soupe, aux chouxcelle-là, avec des carottes et des pommes de terre, aussi simpleque celle d’un paysan.

Au reste, le dîner garda en tout,excepté pour le dessert, cette simplicité, se composant d’un gigotavec des petits pois et d’une salade ; mais pour le dessert ilcomprenait quatre assiettes à pied avec des gâteaux et quatrecompotiers chargés de fruits admirables, dignes, par leur grosseuret leur beauté, des fleurs du surtout.

« Demain tu iras, si tu le veux,visiter les serres qui ont produit ces fruits », ditM. Vulfran.

Elle avait commencé par se servirdiscrètement quelques cerises, mais M. Vulfran voulut qu’elleprît aussi des abricots, des pêches et du raisin,

« À ton âge, j’aurais mangé tousles fruits qui sont sur la table… si on me les avaitofferts. »

Alors Bastien, bien disposé par cetteparole, voulut mettre sur l’assiette « de cette petitebête », comme il l’eût fait pour un singe savant, un abricotet une pêche qu’il choisit avec la compétence d’un connaisseur,quittant pour cela la place qu’il occupait derrière la chaise deM. Vulfran.

Malgré les fruits, Perrine fut bien aisede voir le dîner prendre fin ; plus l’épreuve serait courte,mieux cela vaudrait : le lendemain, la curiosité satisfaitedes domestiques, la laisserait tranquille sans doute.

« Maintenant tu es libre jusqu’àdemain matin, dit M. Vulfran en se levant de table, tu peux tepromener dans le jardin au clair de la lune, lire dans labibliothèque, ou emporter un livre dans tachambre. »

Elle était embarrassée, se demandant sielle ne devait pas proposer à M. Vulfran de se tenir à sadisposition. Comme elle restait hésitante, elle vit Bastien luifaire des signes silencieux que tout d’abord elle ne compritpas : de la main gauche il paraissait tenir un livre qu’ilfeuilletait de la droite, puis, s’interrompant, il montraitM. Vulfran en remuant les lèvres avec une physionomie animée.Tout à coup elle crut qu’il lui expliquait qu’elle devait demanderà M. Vulfran de lui faire la lecture ; mais comme elleavait déjà eu cette idée, elle eut peur de traduire la sienneplutôt que celle de Bastien ; cependant elle serisqua :

« Mais n’avez-vous pas besoin demoi, monsieur ? Ne voulez-vous pas que je vous fasse lalecture ? »

Elle eut la satisfaction de voir Bastienl’applaudir par de grands mouvements de tête : elle avaitdeviné, c’était bien cela qu’elle devait dire.

« Il convient que quand ontravaille, on ait ses heures de liberté, réponditM. Vulfran.

– Je vous assure que je ne suis pasfatiguée du tout.

– Alors, dit-il, suis-moi dans moncabinet. »

C’était une vaste pièce sombre, qu’unvestibule séparait de la salle à manger, et à laquelle conduisaitun chemin en toile qui permettait à M. Vulfran de marcherfranchement, puisqu’il ne pouvait s’égarer et qu’il avait dans latête comme dans les jambes le juste sentiment desdistances.

Perrine s’était plus d’une fois demandéà quoi M. Vulfran passait son temps lorsqu’il était seul,puisqu’il ne pouvait pas lire ; mais cette pièce, lorsqu’ileut pressé un bouton d’éclairage, ne répondit rien à cettequestion ; pour meubles, une grande table chargée de papiers,des cartonniers, des sièges, et c’était tout ; devant unefenêtre un grand fauteuil voltaire, mais sans rien autour.Cependant l’usure de la tapisserie qui le recouvrait semblaitindiquer que M. Vulfran devait y rester assis pendant delongues heures, en face du ciel, dont il ne voyait même pas lesnuages.

« Que me lirais-tubien ? » demanda-t-il.

Des journaux étaient sur la tableenveloppés de leurs bandes multicolores.

« Un journal, si vousvoulez.

– Moins on donne de temps aux journaux,mieux cela vaut. »

Elle n’avait rien à répondre, n’ayantdit cela que pour proposer quelque chose.

« Aimes-tu les livres devoyage ? demanda-t-il.

– Oui, monsieur.

– Moi aussi ; ils amusent l’espriten le faisant travailler. »

Puis, comme s’il se parlait à lui-même,sans qu’elle fût là pour l’entendre :

« Sortir de soi, vivre d’autresvies que la sienne. »

Mais après un moment de silence,revenant à elle :

« Allons dans labibliothèque », dit-il.

Elle communiquait avec le cabinet, iln’eut qu’une porte à ouvrir et, pour l’éclairer, qu’un bouton àpousser ; mais comme une seule lampe s’alluma, la grande salleaux armoires de bois noir resta dans l’ombre.

« Connais-tu le Tourdu Monde ? demanda-t-il.

– Non, monsieur.

– Eh bien, nous trouverons dans la tablealphabétique des indications qui nous guideront. »

Il la conduisit à l’armoire quicontenait cette table, et lui dit de la chercher, ce qui demanda uncertain temps ; à la fin cependant elle mit la maindessus.

« Que dois-je chercher ?dit-elle.

– À l’I, le mot Inde. »*

Ainsi il suivait toujours sa pensée, etn’avait nullement l’idée de vivre la vie des autres comme il avaitsemblé en exprimer le désir, car ce qu’il voulait certainement,c’était vivre celle de son fils, en lisant la description des paysoù il le faisait rechercher.

« Que vois-tu ?dis. »

L’Inde des Rajahs, voyagedans les royaumes de l’Inde centrale et dans la présidence duBengale, 1871 ², 209 à 288.

– Cela veut dire que dans le deuxièmevolume de 1871, à la page 209, nous trouverons le commencement dece voyage ; prends ce volume et rentrons dans moncabinet. »

Mais quand elle eut atteint ce volumesur une planche basse, au lieu de se relever, elle resta à regarderun portrait placé au-dessus de la cheminée, que ses yeux, qui peu àpeu étaient habitués à la demi obscurité, venaientd’apercevoir.

« Qu’as-tu ? »demanda-t-il.

Franchement elle répondit, mais d’unevoix émue :

« Je regarde le portrait placéau-dessus de la cheminée.

– C’est celui de mon fils à vingt ans,mais tu dois bien mal le voir, je vaisl’éclairer. »

Allant à la boiserie, il pressa unbouton, et un foyer de petites lampes placé au haut du cadre et enavant du portrait l’inonda de lumière.

Perrine, qui s’était relevée pour serapprocher de quelques pas, poussa un cri et laissa tomber levolume du Tour du Monde.

« Qu’as-tu donc ? »dit-il.

Mais elle ne pensa pas à répondre, etresta les yeux attachés sur le jeune homme blond, vêtu d’un costumede chasse en velours vert, coiffé d’une casquette haute à largevisière, appuyé d’une main sur un fusil et de l’autre flattant latête d’un épagneul noir, qui venait de jaillir du mur comme uneapparition vivante. Elle était frémissante de la tête aux pieds, etun flot de larmes coulait sur son visage, sans qu’elle eût l’idéede les retenir, emportée, abîmée dans sa contemplation.

Ce furent ces larmes qui, dans lesilence qu’elle gardait, trahirent son émoi.

« Pourquoipleures-tu ? »

Il fallait qu’elle répondît ; parun effort suprême elle tâcha de se rendre maîtresse de ses paroles,mais en les entendant elle sentit toute leurincohérence :

« C’est ce portrait… votre fils…vous son père… »

Il resta un moment ne comprenant pas,attendant, puis avec un accent que la compassionattendrissait :

« Et tu as pensé autien ?

– Oui, monsieur…, oui,monsieur.

– Pauvre petite ! »

XXXIII

Quelle surprise le lendemain matin,quand, en entrant dans le cabinet de leur oncle pour ledépouillement du courrier, les deux neveux, toujours en retard,virent Perrine installée à sa table comme si elle ne devait pas endémarrer !

Talouel s’était bien gardé de lesprévenir, mais il s’était arrangé de façon à se trouver là quandils arriveraient, et à se « payer leur tête ».

Elle fut tout à fait drôle, et par làréjouissante pour lui ; car s’il était furieux de l’intrusionde cette mendiante, qui du jour au lendemain, sans protection, sansrien pour elle, s’imposait à la faiblesse sénile d’un vieillard, aumoins était-ce une compensation de voir que les neveux éprouvaientune fureur égale à la sienne. Qu’ils étaient donc amusants enjetant sur elle des regards impatients dans lesquels il y avaitautant de colère que de surprise ! Évidemment ils necomprenaient rien à sa présence dans ce cabinet sacré, où eux-mêmesne restaient que juste le temps nécessaire pour écouter lesexplications que leur oncle avait à leur donner, ou pour rapporterles affaires dont ils étaient chargés. Et les coups d’œil qu’ilséchangeaient en se consultant sans oser prendre un parti, sans mêmeoser risquer une observation ou une question, le faisaient riresans qu’il prit la peine de leur cacher sa satisfaction et samoquerie, car si une guerre ouverte n’était pas déclarée entre eux,il y avait beaux jours qu’ils savaient à quoi s’en tenir les uns etles autres sur leurs sentiments réciproques nés des secrètesespérances que chacun nourrissait de son côté : Talouel contreles neveux ; les neveux contre Talouel ; ceux-ci l’uncontre l’autre.

Ordinairement Talouel se contentait deleur marquer son hostilité par des sourires ironiques ou dessilences méprisants sous une forme de politesse humble, mais cejour-là il ne put pas résister à l’envie de leur jouer une comédiede sa façon qui lui donnerait quelques instants d’agrément :ah ! ils le prenaient de haut avec lui parce qu’ils secroyaient tous les droits en vertu de leur naissance, – neveux bienau-dessus de directeur ; l’un parce qu’il était fils d’unfrère, l’autre fils d’une sœur du patron, tandis que lui, quin’était que fils de ses œuvres, avait travaillé au succès de laglorieuse maison qui pour une part, une grosse part, était sienne,eh bien ! ils allaient voir. Ah ! ah !

Il sortit avec eux, et bien qu’ilsparussent pressés de rentrer dans leurs bureaux pour se communiquerleurs impressions et sans doute voir ce qu’ils avaient à fairecontre l’intruse, d’un signe auquel ils obéirent, – ce qui étaitdéjà un triomphe, – ils les emmena sous sa véranda, d’où le bruitdes voix contenues ne pouvait pas arriver jusqu’au bureau deM. Vulfran.

« Vous avez été étonnés de voircette… petite installée dans le bureau du patron »,dit-il.

Ils ne crurent pas devoir répondre, nepouvant pas plus reconnaître leur étonnement que lenier.

« Je l’ai bien vu, dit-il enappuyant ; si vous n’étiez pas arrivés en retard ce matin,j’aurais pu vous prévenir pour que vous vous tinssiezmieux. »

Ainsi il leur donnait une doubleleçon : – la première, en constatant qu’ils étaient enretard ; la seconde, en leur disant, lui qui n’avait passé nipar l’École polytechnique, ni par les collèges, que leur tenueavait manqué de correction. Peut-être la leçon était-elle un peugrossière, mais son éducation l’autorisait à n’en pas chercher uneplus fine. D’ailleurs les circonstances lui permettaient de ne passe gêner avec eux : quoi qu’il dît, ils l’écouteraient ;et il en usait.

Il continua :

« Hier M. Vulfran m’a avertiqu’il installait cette petite au château, et que désormais elletravaillerait dans son cabinet.

– Mais quelle est cettepetite ?

– Je vous le demande. Moi je ne saispas ; M. Vulfran non plus, je crois bien.

– Alors ?

– Alors il m’a expliqué que depuislongtemps il voulait avoir près de lui quelqu’un d’intelligent, dediscret, de fidèle, en qui il pourrait avoir pleineconfiance.

– Ne nous a-t-il pas ? interrompitCasimir.

– C’est justement ce que je lui aidit : N’avez-vous pas M. Casimir, M. Théodore ?M. Casimir, un élève de l’École polytechnique, où il a toutappris, en théorie s’entend, qui pour l’X ne craint personne, enfinqui vous est si attaché ; M. Théodore, qui connaît la vieet le commerce pour avoir passé ses premières années auprès de sesparents, dans des difficultés qui pour sûr l’ont formé, et quid’autre part a pour vous tant d’affection. Est-ce que tous deux nesont pas intelligents, discrets, fidèles, et ne pouvez-vous pasavoir toute confiance en eux ? Est-ce qu’ils pensent à autrechose qu’à vous soulager, vous aider, vous débarrasser du tracasdes affaires en bons neveux, bien affectueux, bien reconnaissantsqu’ils sont, et bien unis, unis comme de vrais frères qui n’ontqu’un même cœur, parce qu’ils n’ont qu’un mêmebut. »

Malgré l’envie qu’il en avait, iln’appuyait pas sur chaque mot caractéristique, mais au moins ensoulignait-il l’ironie par un sourire gouailleur, qu’il adressait àThéodore quand il parlait de la supériorité de Casimir dans lascience de l’X, et à Casimir quand il glissait sur les difficultéscommerciales de la famille de Théodore ; à tous les deux,quand il insistait sur leur fraternité de cœur qui n’avait qu’unmême but.

« Savez-vous ce qu’il merépondit ? » continua-t-il.

Il eût bien voulu faire une pause, maisde peur qu’ils ne tournassent le dos avant qu’il eût tout dit,vivement il continua :

« Il me répondit :« Ah ! mes neveux ! » Qu’est-ce que celavoulait dire ? Vous pensez bien que je ne me suis pas permisde le chercher : je vous le répète simplement. Et tout desuite j’ajoute ce qu’il me dit encore, pour expliquer sadétermination de la prendre au château et de l’installer dans sonbureau, que c’était parce qu’il ne voulait pas qu’elle restâtexposée à certains dangers, – non pour elle, car il avait lacertitude qu’elle n’y succomberait pas, mais pour les autres, cequi l’obligerait à se séparer de ces autres, quels qu’ils fussent.Je vous donne ma parole que je vous répète ce qu’il m’a dit motpour mot. Maintenant, quels sont ces autres, je vous ledemande ? »

Comme ils ne répondaient pas, ilinsista :

« À qui a-t-il voulu faireallusion ? Où voit-il des autres qui pourraient faire courirdes dangers à cette petite ? Quels dangers ? Toutesquestions incompréhensibles, mais que justement pour cela j’ai crudevoir vous soumettre, à vous messieurs, qui, en l’absence deM. Edmond, vous trouvez placés, par votre naissance, à la têtede cette maison. »

Il avait assez joué avec eux comme lechat avec la souris, pourtant il crut pouvoir une fois encore lesfaire sauter en l’air d’un vigoureux coup depatte :

« Il est vrai que M. Edmondpeut revenir d’un moment à l’autre, demain peut-être, au moins sil’on s’en rapporte à toutes les recherches que M. Vulfran faitfaire, fiévreusement, comme s’il brûlait sur une bonnepiste.

– Savez-vous donc quelquechose ? » demanda Théodore, qui n’eut pas la dignité deretenir sa curiosité.

« Rien autre chose que ce que jevois ; c’est-à-dire que M. Vulfran ne prend cette petiteque pour lui traduire les lettres et les dépêches qu’il reçoit desIndes. »

Puis avec une bonhomieaffectée :

« C’est tout de même malheureux quevous, monsieur Casimir, qui avez tout appris, vous ne sachiez pasl’anglais. Ça vous tiendrait au courant de ce qui se passe. Sanscompter que ça vous débarrasserait de cette petite, qui est entrain de prendre au château une place à laquelle elle n’a pasdroit. Il est vrai que vous trouverez peut-être un autre moyen, etmeilleur que celui-ci, pour en arriver là ; et si je peux vousaider, vous savez que vous pouvez compter sur moi… sans paraître enrien bien entendu. »

Tout en parlant il jetait de temps entemps et à la dérobée un rapide coup d’œil dans les cours, plutôtpar force d’habitude que par besoin immédiat ; à ce moment, ilvit venir le facteur du télégraphe, qui, sans se presser, musait àdroite et à gauche.

« Justement, dit-il, voilàqu’arrive une dépêche qui est peut-être la réponse à celle qui aété envoyée à Dakka. C’est tout de même ennuyeux pour vous, quevous ne puissiez pas savoir ce qu’elle contient, de façon à êtreles premiers à annoncer au patron le retour de son fils. Quellejoie, hein ? Moi, mes lampions sont prêts pour illuminer. Maisvoilà, vous ne savez pas l’anglais, et cette petite le sait,elle. »

Quelque regret qu’il eût à mettre un pasdevant l’autre, le porteur de dépêches était enfin arrivé au bas del’escalier ; vivement Talouel alla au-devant delui :

« Eh bien, tu sais, toi, tu net’amènes pas trop vite, dit-il.

– Faut-il s’en fairemourir ? »

Sans répondre, Talouel prit la dépêche,et la porta à M. Vulfran avec un empressementbruyant.

« Voulez-vous que je l’ouvre ?demanda-t-il.

– Parfaitement. »

Mais il n’eut pas déchiré le papier dansla ligne pointillée qu’il s’écria :

« Elle est en anglais.

– Alors c’est l’affaired’Aurélie », dit M. Vulfran avec un geste auquel ledirecteur ne pouvait pas ne pas obéir.

Aussitôt que la porte fut refermée, elletraduisit la dépêche :

« L’ami, Leserre, négociantfrançais, dernières nouvelles cinq ans ; Dehra, révérend pèreMackerness, lui écris selon votre désir. »

– Cinq ans, s’écria M. Vulfran, quitout d’abord ne fut sensible qu’à cette indication ; ques’est-il passé depuis cette époque, et comment suivre une pisteaprès cinq années écoulées ? »

Mais il n’était pas homme à se perdredans des plaintes inutiles ; ce fut ce qu’il expliqualui-même :

« Les regrets n’ont jamais changéles faits accomplis ; tirons parti plutôt de ce que nousavons ; tu vas tout de suite faire une dépêche en françaispour ce M. Lasserre puisqu’il est Français, et une en anglaispour le père Mackerness. »

Elle écrivit couramment la dépêchequ’elle devait traduire en anglais, mais pour celle qui devait êtredéposée en français au télégraphe elle s’arrêta dès la premièreligne, et demanda la permission d’aller chercher un dictionnairedans le bureau de Bendit.

« Tu n’es pas sûre de tonorthographe ?

– Oh ! pas du tout sûre, monsieur,et je voudrais bien qu’au bureau on ne pût pas se moquer d’unedépêche envoyée par vous.

– Alors tu n’es pas en état d’écrire unelettre sans fautes ?

– Je suis sûre de l’écrire avec beaucoupde fautes ; le commencement des mots va à peu près, mais pasla lin, quand il y a des accords, et puis les doubles lettres nevont pas du tout non plus, et beaucoup d’autres chosesencore : bien plus facile à écrire l’anglais que lefrançais ! J’aime mieux vous avouer cela tout de suite,franchement.

– Tu n’as jamais été àl’école ?

– Jamais. Je ne sais que ce que mon pèreet ma mère m’ont appris, au hasard des routes, quand on avait letemps de s’asseoir, ou qu’on restait au repos dans un pays ;alors ils me faisaient travailler ; mais pour dire vrai, jen’ai jamais beaucoup travaillé.

– Tu es une bonne fille de me parlerfranchement ; nous verrons à remédier à cela ; pour lemoment occupons-nous de ce que nous avons àfaire. »

Ce fut seulement dans l’après-midi, envoiture, quand ils firent la visite des usines, que M. Vulfranrevint à la question de l’orthographe.

« As-tu écrit à tesparents ?

– Non, monsieur.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne désire rien tant querester ici à jamais, près de vous qui me traitez avec tant debonté, et me faites une vie si heureuse.

– Alors tu désires ne pas mequitter ?

– Je voudrais vous prouver chaque jour,pour tout, dans tout, ce qu’il y a de reconnaissance dans moncœur…, et aussi d’autres sentiments respectueux que je n’oseexprimer.

– Puisqu’il en est ainsi, le mieux estpeut-être, en effet, que tu n’écrives pas, au moins pour lemoment ; nous verrons plus tard. Mais, afin que tu puissesm’être utile, il faut que tu travailles, et te mettes en état de meservir de secrétaire pour beaucoup d’affaires, dans lesquelles tudois écrire convenablement, puisque tu écris en mon nom. D’autrepart il est convenable aussi pour toi, il est bon que tut’instruises. Le veux-tu ?

– Je suis prête à tout ce que vousvoudrez, et je vous assure que je n’ai pas peur detravailler.

– S’il en est ainsi, les choses peuvents’arranger sans que je me prive de tes services. Nous avons ici uneexcellente institutrice : en rentrant je lui demanderai de tedonner des leçons quand sa classe est finie, de six à huit heures,au moment où je n’ai plus besoin de toi. C’est une très bonnepersonne qui n’a que deux défauts : sa taille, elle est plusgrande que moi, et plus large d’épaules, – plus massive, bienqu’elle n’ait pas quarante ans, – et son nom, Mlle Belhomme,qui crie d’une façon fâcheuse ce qu’elle est réellement : unbel homme sans barbe, et encore n’est-il pas certain qu’on ne luien trouverait point en regardant bien. Pourvue d’une instructionsupérieure, elle a commencé par des éducations particulières, maissa prestance d’ogre faisait peur aux petites filles, tandis que sonnom faisait rire les mamans et les grandes sœurs. Alors elle arenoncé au monde des villes, et bravement elle est entrée dansl’instruction primaire, où elle a beaucoup réussi ; sesclasses tiennent la tête parmi celles de notre département ;ses chefs la considèrent comme une institutrice modèle. Je neferais pas venir d’Amiens une meilleure maîtresse pourtoi ! »

La tournée des usines terminée, lavoiture s’arrêta devant l’école primaire des filles, etMlle Belhomme accourut auprès de M. Vulfran, mais il tintà descendre et à entrer chez elle pour lui exposer sa demande.Alors Perrine, qui les suivit, put l’examiner : c’était bienla femme géante dont M. Vulfran avait parlé, imposante, maisavec un mélange de dignité et de bonté qui n’aurait nullement donnéenvie de se moquer d’elle, si elle n’avait pas eu un air craintifen désaccord avec sa prestance.

Bien entendu, elle n’avait rien àrefuser au tout-puissant maître de Maraucourt, mais eût-elle eu desempêchements qu’elle s’en serait dégagée, car elle avait la passionde l’enseignement, qui, à vrai dire, était son seul plaisir dans lavie, et puis d’autre part cette petite aux yeux profonds luiplaisait :

« Nous en ferons une filleinstruite, dit-elle, cela est certain : savez-vous qu’elle ades yeux de gazelle ? Il est vrai que je n’ai jamais vu desgazelles, et pourtant je suis sûre qu’elles ont cesyeux-là. »

Mais ce fut bien autre chose lesurlendemain quand, après deux jours de leçons, elle put se rendrecompte de ce qu’était la gazelle, et que M. Vulfran, enrentrant au château au moment du dîner, lui demanda ce qu’elle enpensait.

« Quelle catastrophe c’eût été, –Mlle Belhomme employait volontiers des mots grands et fortscomme elle, – quelle catastrophe c’eût été que cette jeune fillerestât sans culture !

– Intelligente, n’est-cepas !

– Intelligente ! Ditesintelligentissime, si j’ose m’exprimer ainsi.

– L’écriture ? demandaM. Vulfran, qui dirigeait son interrogatoire d’après lesbesoins qu’il avait de Perrine.

– Pas brillante, mais elle seformera.

– L’orthographe ?

– Faible.

– Alors ?

– J’aurais pu, pour la juger, lui fairefaire une dictée qui m’aurait montré précisément son écriture etson orthographe ; mais cela seulement. J’ai voulu prendred’elle une meilleure opinion, et je lui ai demandé une petitenarration sur Maraucourt ; en vingt lignes, ou cent lignes, medire ce qu’était le pays, comment elle le voyait. En moins d’uneheure, au courant de la plume, sans chercher ses mots, elle m’aécrit quatre grandes pages vraiment extraordinaires : tout s’ytrouve réuni, le village lui-même, les usines, le paysage général,l’ensemble aussi bien que le détail ; il y a une page sur lesentailles avec leur végétation, leurs oiseaux et leurs poissons,leur aspect dans les vapeurs du matin et l’air pur du soir, quej’aurais cru copiée dans un bon auteur, si je ne l’avais vu écrire.Par malheur la calligraphie et l’orthographe sont ce que je vous aidit, mais qu’importe ! c’est une affaire de quelques mois deleçons, tandis que toutes les leçons du monde ne lui apprendraientpas à écrire, si elle n’avait pas reçu le don de voir et de sentir,et aussi de rendre ce qu’elle voit et ce qu’elle sent. Si vous enavez le loisir, faites-vous lire cette page sur les entailles, ellevous prouvera que je n’exagère pas. »

Alors, M. Vulfran, que cetteappréciation avait mis en belle humeur, car elle calmait lesobjections qui lui étaient venues sur son prompt engouement pourcette petite, raconta à Mlle Belhomme comment Perrine avaithabité une aumuche dans l’une de ces entailles, et comment avecrien, si ce n’est ce qu’elle trouvait sous sa main, elle avait suse fabriquer des espadrilles, et toute une batterie de cuisine danslaquelle elle avait préparé un dîner complet, fourni par l’entailleelle-même, ses oiseaux, ses poissons, ses fleurs, ses herbes, sesfruits.

Le large visage de Mlle Belhommes’était épanoui pendant ce récit, qui sans aucun doutel’intéressait, puis quand M. Vulfran avait cessé de parler,elle avait gardé elle-même le silence,réfléchissant :

« Ne trouvez-vous pas, dit-elleenfin, que savoir créer ce qui est nécessaire à ses besoins est unequalité maîtresse, enviable entre toutes ?

– Assurément, et c’est cela même qui m’atout d’abord frappé chez cette jeune fille, cela et lavolonté ; dites-lui de vous conter son histoire, vous verrezce qu’il lui a fallu d’énergie pour arriver jusqu’ici.

– Elle a reçu sa récompense, puisqu’ellevous a intéressé, cette jeune fille.

– Intéressé, et même attaché, car jen’estime rien tant dans la vie que la volonté à qui je dois d’êtrece que je suis. C’est pourquoi je vous demande de la fortifier chezelle par vos leçons, car si l’on dit avec raison qu’on peut cequ’on veut, au moins est-ce à condition de savoir vouloir, ce quin’est pas donné à tout le monde, et ce qu’on devrait bien commencerpar enseigner, si toutefois il est des méthodes, pour cela ;mais en fait d’instruction, on ne s’occupe que de l’esprit, commesi le caractère ne devait, point passer avant. Enfin, puisque vousavez une élève douée de ce côté, je vous prie de vous appliquer àle développer. »

Mlle Belhomme était aussi incapablede dire une chose par flatterie, que de la taire par timidité ouembarras :

« L’exemple fait plus que lesleçons, dit-elle, c’est pourquoi elle apprendra à votre école mieuxqu’à la mienne, et en voyant que malgré la maladie, les années, lafortune, vous ne vous relâchez pas une minute dans ce que vousconsidérez comme l’accomplissement d’un devoir, son caractère sedéveloppera dans le sens que vous désirez. ; en tout cas je nemanquerais pas de m’y employer, si elle passait insensible ouindifférente, – ce qui m’étonnerait bien, – à côté de ce qui doitla frapper. »

Et comme elle était femme de parole,elle ne manqua pas en effet une occasion de citer M. Vulfran,ce qui l’amenait à parler de lui-même pour ce qui n’était pasrigoureusement indispensable à sa leçon, entraînée bien souvent,sans s’en apercevoir, par les adroites questions dePerrine.

Assurément elle s’appliquait à écouterMlle Belhomme sans distraction, même quand il fallait lasuivre dans l’explication des règles de « l’accord desadjectifs considérés dans leurs rapports avec lessubstantifs », ou celle du participe passé dans les verbesactifs, passifs, neutres, pronominaux, soit essentiels, soitaccidentels, et dans les verbes impersonnels ; mais combienplus encore ses yeux de gazelle trahissaient-ils d’intérêt, quandelle pouvait amener l’entretien sur M. Vulfran, etparticulièrement sur certains points inconnus d’elle, ou mal connuspar les histoires de Rosalie, qui n’étaient jamais très précises,ou par les propos de Fabry et de Mombleux, énigmatiques à dessein,avec les lacunes, les sous-entendus de gens qui parlent, pour eux,non pour ceux qui peuvent les écouter, et même avec le souci queceux-là ne les comprennent point !

Plusieurs fois elle avait demandé àRosalie ce qu’avait été la maladie de M. Vulfran, et commentil était devenu aveugle, mais sans jamais en tirer que des réponsesvagues ; au contraire avec Mlle Belhomme elle eut tousles détails sur la maladie elle-même, et sur la cécité qui,disait-on, pouvait n’être pas incurable, mais qui ne serait guérie,si on la guérissait, que dans certaines conditions particulièresqui assureraient le succès de l’opération.

Comme tout le monde à Maraucourt,Mlle Belhomme s’était préoccupée de la santé deM. Vulfran, et elle en avait assez souvent parlé avec ledocteur Ruchon pour être en état de satisfaire la curiosité dePerrine d’une façon autrement compétente que Rosalie.

C’était d’une cataracte double queM. Vulfran était atteint. Mais cette cataracte ne paraissaitpas incurable, et la vue pouvait être recouvrée par une opération.Si cette opération n’avait pas encore était tentée, c’était parceque sa santé générale ne l’avait pas permis. En effet, il souffraitd’une bronchite invétérée qui se compliquait de congestionspulmonaires répétées, et qu’accompagnaient des étouffements, despalpitations, des mauvaises digestions, un sommeil agité. Pour quel’opération devînt possible, il fallait commencer par guérir labronchite, et d’autre part il fallait que tous les autres accidentsdisparussent. Or, M. Vulfran était un détestable malade, quicommettait imprudence sur imprudence, et se refusait à suivreexactement les prescriptions du médecin. À la vérité cela ne luiétait pas toujours facile : comment pouvait-il rester calme,ainsi que le recommandait M, Ruchon, quand la disparition de sonfils et les recherches qu’il faisait faire à ce sujet le jetaient àchaque instant dans des accès d’inquiétude ou de colère, quiengendraient une fièvre constante dont il ne se guérissait que parle travail ? Tant qu’il ne serait pas fixé sur le sort de sonfils, il n’y aurait pas de chance pour l’opération, et on ladifférerait. Plus tard deviendrait-elle possible ? On n’ensavait rien, et l’on resterait dans cette incertitude tant que parde bons soins l’état de M. Vulfran ne serait pas assez assurépour décider les oculistes.

Mettre Mlle Belhomme sur le comptede M. Vulfran et la faire parler était en somme assez facilepour Perrine, mais il n’en avait pas été de même lorsqu’elle avaitvoulu compléter ce que la conversation de Fabry et de Mombleux luiavait appris sur les secrètes espérances des neveux, aussi bien quesur celles de Talouel. Ce n’était point une sotte quel’institutrice, il s’en fallait de tout, et elle ne se laisseraitinterroger ni directement ni indirectement sur un pareilsujet.

Que Perrine fût curieuse de savoir cequ’était la maladie de M. Vulfran, dans quelles conditionselle s’était produite, et quelles chances il y avait pour qu’ilrecouvrât la vue un jour ou ne la recouvrât point, il n’y avaitrien que de naturel et même de légitime à ce qu’elle se préoccupâtde la santé de son bienfaiteur.

Mais qu’elle montrât la même curiositépour les intrigues des neveux et celles de Talouel, dont on parlaitdans le village, voilà qui certainement ne serait pas admissible.Est-ce que ces choses-là regardent les petites filles ? Est-ceun sujet de conversation entre une maîtresse et son élève ?Est-ce avec des histoires et des bavardages de ce genre qu’on formele caractère d’une enfant ?

Elle aurait donc dû renoncer à tirerquoi que ce fût de l’institutrice à cet égard, si une visite àMaraucourt de Mme Bretoneux, la mère de Casimir, n’était venueouvrir les lèvres de Mlle Belhomme, qui seraient certainementrestées closes.

Avertie de cette visite parM. Vulfran, Perrine en fit part à Mlle Belhomme en luidisant que la leçon du lendemain serait peut-être dérangée, et, dumoment où elle eut reçu cette nouvelle, l’institutrice montra unepréoccupation tout à fait extraordinaire chez elle, car c’était unede ses qualités de ne se laisser distraire par rien, et de tenirson élève constamment en main comme le cavalier qui doit fairefranchir à sa monture un passage périlleux tout plein dedangers.

Qu’avait-elle donc ? Ce futseulement peu de temps avant son départ que Perrine eut une réponseà cette question qui vingt fois s’était posée à sonesprit.

« Ma chère enfant, ditMlle Belhomme en baissant la voix, je dois vous donner leconseil de vous montrer discrète et réservée demain avec la damedont la visite vous est annoncée.

– Discrète, à propos de quoi ?réservée en quoi et comment ?

– Ce n’est pas seulement de votreinstruction que je suis chargée par M. Vulfran, c’est aussi devotre éducation, voilà pourquoi je vous adresse ce conseil, dansvotre intérêt comme dans l’intérêt de tous.

– Je vous en prie, mademoiselle,expliquez-moi ce que je dois faire, car je vous assure que je necomprends pas du tout ce qu’exige le conseil que vous me donnez, ettel qu’il est, il m’effraie.

– Bien que vous ne soyez, que depuis peuà Maraucourt, vous devez, savoir que la maladie de M. Vulfranet la disparition de M. Edmond sont une cause d’inquiétudepour tout le pays.

– Oui, mademoiselle, j’ai entendu parlerde cela.

– Que deviendraient les usines dontvivent sept mille ouvriers, sans compter ceux qui vivent eux-mêmesde ces ouvriers, si M. Vulfran mourait et si M. Edmond nerevenait pas ? Vous devez sentir que ces questions ne se sontpas posées sans éveiller des convoitises. M. Vulfran enléguerait-il la direction à ses deux neveux ; ou bien à unseul qui lui inspirerait plus de confiance que l’autre ; oubien encore à celui qui depuis vingt ans a été son bras droit etqui, ayant dirigé avec lui cette immense machine, est peut-êtreplus que personne en situation et en état de ne pas la laisserpéricliter ? Quand M. Vulfran a fait venir son neveuM. Théodore, on a cru qu’il désignait ainsi celui-ci pour sonsuccesseur. Mais quand l’année dernière il a appelé près de luiM. Casimir au moment où celui-ci sortait de l’École des pontset chaussées, on a compris qu’on s’était trompé, et que le choix deM. Vulfran ne s’était encore fixé sur personne, par cetteraison décisive qu’il ne veut pour successeur que son fils, carmalgré les querelles qui les ont séparés depuis plus de douze ans,c’est son fils seul qu’il aime d’un amour et d’un orgueil de père,et il l’attend. M. Edmond reviendra-t-il ? on n’en saitrien, puisqu’on ignore s’il est vivant ou mort. Une seule personnerecevait probablement de ses nouvelles, comme M. Edmond enrecevait de cette personne qui n’était autre que notre ancien curéM. l’abbé Poiret ; mais M. l’abbé Poiret est mortdepuis deux ans, et aujourd’hui il paraît à peu près certain qu’ilest impossible de savoir à quoi s’en tenir. Pour M. Vulfran,il croit, il est sûr que son fils arrivera un jour ou l’autre. Pourles personnes qui ont intérêt à ce que M. Edmond soit mort,elles croient non moins fermement, elles sont non moins sûres qu’ilest mort réellement, et elles manœuvrent de façon à se trouvermaîtresses de la situation le jour où la nouvelle de cette mortarrivera à M. Vulfran qu’elle pourra bien tuer d’ailleurs.Maintenant, ma chère enfant, comprenez-vous l’intérêt que vousavez, vous qui vivez dans l’intimité de M. Vulfran, à vousmontrer discrète et réservée avec la mère de M. Casimir, qui,de toutes les manières, travaille pour son fils aussi bien quecontre ceux qui menacent celui-ci ? Si vous étiez trop bienavec elle, vous seriez mal avec la mère de M. Théodore. Demême que si vous étiez trop bien avec celle-ci quand elle viendra,ce qui certainement ne tardera pas, vous auriez pour adversaireMme Bretoneux. Sans compter que si vous gagniez les bonnesgrâces des deux, vous vous attireriez peut-être l’hostilité decelui qui a tout à redouter d’elles. Voilà pourquoi je vousrecommande la plus grande circonspection. Parlez aussi peu quepossible. Et toutes les fois que vous serez interrogée de façon àce que vous deviez malgré tout répondre, ne dites que des chosesinsignifiantes ou vagues ; dans la vie bien souvent on a plusd’intérêt à s’effacer qu’à briller, et à se faire prendre pour unefille un peu bête plutôt que pour une trop intelligente :c’est votre cas, et moins vous paraîtrez intelligente, plus vous leserez. »

XXXIV

Ces conseils, donnés avec unebienveillance amicale, n’étaient pas pour rassurer Perrine, déjàinquiète de la venue de Mme Bretoneux.

Et cependant, si sincères qu’ilsfussent, ils atténuaient la vérité plutôt qu’ils ne l’exagéraient,car précisément parce que Mlle Belhomme était physiquementd’une exagération malheureuse, moralement elle était d’une réserveexcessive, ne se mettant, jamais en avant, ne disant que la moitiédes choses, les indiquant, ne les appuyant pas, pratiquant en toutles préceptes qu’elle venait de donner à Perrine et qui étaient lessiens mêmes.

En réalité la situation était encorebeaucoup plus difficile que ne le disait Mlle Belhomme, etcela aussi bien par suite des convoitises qui s’agitaient autour deM. Vulfran que par le fait des caractères des deux mères quiavaient engagé la lutte pour que leur fils héritât seul, un jour oul’autre, des usines de Maraucourt, et d’une fortune qui s’élevait,disait-on, à plus de cent millions.

L’une, Mme Stanislas Paindavoine,femme du frère aîné de M. Vulfran, avait vécu dévorée d’envie,en attendant que son mari, grand marchand de toile de la rue duSentier, lui gagnât l’existence brillante à laquelle ses goûtsmondains lui donnaient droit, croyait-elle. Et comme ni ce mari, nila chance, n’avaient réalisé son ambition, elle continuait à sedévorer en attendant maintenant que, par son oncle, Théodore obtintce qui lui avait manqué à elle, et prit dans le monde parisien lasituation qu’elle avait ratée.

L’autre, Mme Bretoneux, sœur deM. Vulfran, mariée à un négociant de Boulogne, qui cumulaittoutes sortes de professions sans qu’elles l’eussent enrichi :agence en douane, agence et assurance maritimes, marchand de cimentet de charbons, armateur, commissionnaire-expéditeur, roulage,transports maritimes, – voulait la fortune de son frère autant pourl’amour même de la richesse que pour l’enlever à sa belle-sœurqu’elle détestait.

Tant que M. Vulfran et son filsavaient vécu en bons rapports, elles avaient dû se contenter detirer de leur frère ce qu’elles en pouvaient obtenir en prêtsd’argent qu’on ne remboursait pas, en garanties commerciales, eninfluences, en tout ce qu’un parent riche est forcéd’accorder.

Mais le jour où, à la suite deprodigalités excessives et de dépenses exagérées, Edmond avait étéenvoyé dans l’Inde, ostensiblement comme acheteur de jute pour lamaison paternelle, en réalité comme fils puni, les deuxbelles-sœurs avaient pensé à tirer parti de cette situation ;et quand ce fils en révolte s’était marié malgré la défense de sonpère, elles avaient commencé, chacune de son côté, à se préparerpour que leur fils pût, à un moment donné, prendre la place del’exilé.

À cette époque Théodore n’avait pasvingt ans, et il ne paraissait pas, par ce qu’il s’était montréjusque-là, qu’il pût être jamais propre au travail et aux affairescommerciales : choyé, gâté par sa mère qui lui avait donné sesgoûts et ses idées, il ne vivait que pour les théâtres, les courseset les plaisirs que Paris offre aux fils de famille dont la boursese remplit aussi facilement qu’elle se vide. Quelle chute quand illui avait fallu s’enfermer dans un village, sous la férule d’unmaître qui ne comprenait que le travail, et se montrait aussirigoureux pour son neveu que pour le dernier de ses employés !Cette existence exaspérante, il ne l’avait supportée que le méprisau cœur pour ce qu’elle lui imposait d’ennuis, de fatigues et dedégoûts. Dix fois par jour il décidait de l’abandonner, et s’il nele faisait point, c’était dans l’espérance d’être bientôt maître,seul maître de cette affaire considérable, et de pouvoir alors lamettre en actions, de façon à la diriger de haut et de loin,surtout de loin, c’est-à-dire de Paris, où il se rattraperait enfinde ses misères.

Quand Théodore avait commencé àtravailler avec son oncle, Casimir n’avait que onze ou douze ans,et était par conséquent trop jeune pour prendre une place à côté deson cousin. Mais pour cela sa mère n’avait pas désespéré qu’il pûtl’occuper un jour en regagnant le temps perdu : ingénieur,Casimir du haut de l’X dominerait M. Vulfran, en même tempsqu’il écraserait de sa supériorité officielle son cousin quin’était rien. C’était donc pour l’École polytechnique qu’il avaitété chauffé, ne travaillant que les matières exigées pour lesexamens de l’école, et cela en proportion de leurcoefficient : 58 les mathématiques, 10 la physique, 5 lachimie, 6 le français. Et alors il s’était produit ce résultatfâcheux pour lui, que, comme à Maraucourt, les vulgairesconnaissances usuelles étaient plus utiles que l’X, l’ingénieurn’avait pas plus dominé l’oncle qu’il n’avait écrasé le cousin. Etmême celui-ci avait gardé l’avance que dix années de viecommerciale lui donnaient, car s’il n’était pas savant, il enconvenait, au moins il était pratique, prétendait-il, sachant bienque cette qualité était la première de toutes pour sononcle.

« Que diable peut-on bien leurapprendre d’utile, disait Théodore, puisqu’ils ne sont passeulement en état d’écrire clairement une lettre d’affaires avecune orthographe décente ?

– Quel malheur, expliquait Casimir, quemon beau cousin s’imagine qu’on ne peut pas vivre ailleurs qu’àParis ! quels services, sans cela, il rendrait à mononcle ! mais qu’attendre de bon d’un monomane qui, dès lejeudi, ne pense qu’à filer le samedi soir à Paris, disposant tout,dérangeant tout dans ce but unique, et qui, du lundi matin aujeudi, reste engourdi dans les souvenirs de la journée du dimanchepassée à Paris. »

Les mères ne faisaient que développerces deux thèmes en les enjolivant ; mais, au lieu deconvaincre M. Vulfran, celle-ci que Théodore seul pouvait êtreson second, celle-là que Casimir seul était un vrai fils pour lui,elles l’avaient plutôt disposé à croire, de Théodore ce que disaitla mère de Casimir, et de Casimir ce que disait celle de Théodore,c’est-à-dire qu’en réalité il ne pouvait pas plus compter sur l’unque sur l’autre, ni pour le présent ni pour l’avenir.

De là, chez lui, des dispositions à leurégard, qui étaient précisément tout autres que celles que chacuned’elles avait si âprement poursuivies : ses neveux, rien que,ses neveux ; nullement et à aucun point de vue desfils.

Et même, dans ses procédés à leur égard,on pouvait facilement voir qu’il avait tenu à ce que cettedistinction fût évidente pour tous, car, malgré les sollicitationsde tout genre, directes et détournées, dont on l’avait enveloppé,il n’avait jamais consenti à les loger au château où cependant lesappartements ne manquaient pas, ni à leur permettre de partager savie intime, si triste et si solitaire qu’elle fût.

« Je ne veux ni querelles nijalousies autour de moi », avait-il toujoursrépondu.

Et, partant de là, il avait donné àThéodore la maison qu’il habitait lui-même avant de faireconstruire son château, et à Casimir celle de l’ancien chef de lacomptabilité que Mombleux remplaçait.

Aussi leur surprise avait-elle été viveet leur indignation exaspérée, quand une étrangère, une gamine, unebohémienne s’était installée dans ce château où ils n’entraient quecomme invités.

Que signifiait cela ?

Qu’était cette petitefille ?

Que devait-on craindred’elle ?

C’était ce que Mme Bretoneux avaitdemandé à son fils, mais ses réponses ne l’ayant pas satisfaite,elle avait voulu faire elle-même une enquête quil’éclairât.

Arrivée assez inquiète, il ne lui fallutque peu de temps pour se rassurer, tant Perrine joua bien le rôleque Mlle Belhomme lui avait soufflé.

Si M. Vulfran ne voulait pas avoirses neveux à demeure chez lui, il n’en était pas moins hospitalier,et même largement, fastueusement hospitalier pour sa famille,lorsque sa sœur et sa belle-sœur, son frère et son beau-frèrevenaient le voir à Maraucourt. Dans ces occasions, le châteauprenait un air de fête qui ne lui était pas habituel : lesfourneaux chauffaient au tirage forcé ; les domestiquesarboraient leurs livrées ; les voitures et les chevauxsortaient des remises et des écuries avec leurs harnais degala ; et le soir, dans l’obscurité, les habitants du villagevoyaient flamboyer le château depuis le rez-de-chaussée jusqu’auxfenêtres des combles, et de Picquigny à Amiens, d’Amiens àPicquigny, circulaient le cuisinier et le maître d’hôtel chargésdes approvisionnements.

Pour recevoir Mme Bretoneux, ons’était donc conformé à l’usage établi et en débarquant à la garede Picquigny elle avait trouvé le landau avec cocher et valet depied pour l’amener à Maraucourt, comme en descendant de voitureelle avait trouvé Bastien pour la conduire à l’appartement,toujours le même, qui lui était réservé au premierétage.

Mais malgré cela, la vie de travail deM. Vulfran et de ses neveux, même celle de Casimir, n’avaitété modifiée en rien : il verrait sa sœur aux heures desrepas, il passerait la soirée avec elle, rien de plus, les affairesavant tout ; quant au fils et au neveu, il en serait de mêmepour eux, ils déjeuneraient et dîneraient au château, où ilsresteraient le soir aussi tard qu’ils voudraient, mais ce seraittout : sacrées les heures de bureau.

Sacrées pour les neveux, elles l’étaientaussi pour M. Vulfran et par conséquent pour Perrine, de sorteque Mme Bretoneux n’avait pas pu organiser et poursuivre sonenquête sur « la bohémienne » comme elle l’auraitvoulu.

Interroger Bastien et les femmes dechambre, aller chez Françoise pour la questionner adroitement,ainsi que Zénobie et Rosalie, était simple et, de ce côté, elleavait obtenu tous les renseignements qu’on pouvait lui donner, aumoins ceux qui se rapportaient à l’arrivée dans le pays de« la bohémienne », à la façon dont elle avait vécu depuisce moment, enfin à son installation auprès de M. Vulfran, dueexclusivement, semblait-il, à sa connaissance de l’anglais ;mais examiner Perrine elle-même qui ne quittait pasM. Vulfran, la faire parler, voir ce qu’elle était et ce qu’ily avait en elle, chercher ainsi les causes de son succès subit, nese présentait pas dans des conditions faciles àcombiner.

À table, Perrine ne disait absolumentrien ; le matin, elle parlait avec M. Vulfran ;après le déjeuner, elle montait tout de suite à sa chambre ;au retour de la tournée des usines, elle travaillait avecMlle Belhomme ; le soir en sortant de table, elle montaitde nouveau à sa chambre ; alors, quand, où et comment laprendre pour l’avoir seule et librement laretourner ?

De guerre lasse, Mme Bretoneux, laveille de son départ, se décida à l’aller trouver dans sa chambre,où Perrine, qui se croyait débarrassée d’elle, dormaittranquillement.

Quelques coups frappés à sa porte,l’éveillèrent ; elle écouta, on frappa de nouveau.

Elle se leva et alla à la porte àtâtons :

« Qui est la ?

– Ouvrez, c’est moi.

– Mme Bretoneux ?

– Oui. »

Perrine tira le verrou, et vivementMme Bretoneux se glissa dans la chambre, tandis que Perrinepressait le bouton de la lumière électrique.

« Couchez-vous, ditMme Bretoneux, nous serons mieux pourcauser. »

Et, prenant une chaise, elle s’assit aupied du lit de façon à avoir Perrine devant elle ; puisensuite elle commença :

« C’est de mon frère que j’ai àvous parler, à propos de certaines recommandations que je veux vousadresser. Puisque vous remplacez Guillaume auprès de lui, vouspouvez prendre des précautions utiles à sa santé et dont Guillaume,malgré tous ses défauts, l’entourait. Vous paraissez intelligente,bonne petite fille, il est donc certain que, si vous le voulez,vous pouvez nous rendre les mêmes services que Guillaume ; jevous promets que nous saurons le reconnaître. »

Aux premiers mots, Perrine s’étaitrassurée : puisqu’on voulait lui parler de M. Vulfran,elle n’avait rien à craindre ; mais quand elle entenditMme Bretoneux lui dire qu’elle paraissait intelligente, sadéfiance se réveilla, car il était impossible queMme Bretoneux qui, elle, était vraiment intelligente et fine,put être sincère en parlant ainsi ; or, si elle n’était passincère, il importait de se tenir sur ses gardes.

« Je vous remercie, madame,dit-elle en exagérant son sourire niais, bien sûr que je ne demandequ’a vous rendre les mêmes services queGuillaume. »

Elle souligna ces derniers mots de façonà laisser entendre qu’on pouvait tout lui demander.

« Je disais bien que vous étiezintelligente, reprit Mme Bretoneux, et je crois que nouspouvons compter sur vous.

– Vous n’avez qu’à commander,madame.

– Tout d’abord, ce qu’il faut, c’est quevous soyez attentive à veiller sur la santé de mon frère et àprendre toutes les précautions possibles pour qu’il ne gagne pas uncoup de froid qui peut être mortel, en lui donnant une de cescongestions pulmonaires auxquelles il est sujet, ou qui aggrave sabronchite. Savez-vous que si cette bronchite se guérissait, onpourrait l’opérer et lui rendre la vue ? Songez quelle joie ceserait pour nous tous. »

Cette fois, Perrinerépondit :

« Moi aussi, je serais bienheureuse.

– Cette parole prouve vos bonssentiments, mais vous, si reconnaissante que vous soyez de ce qu’onfait pour vous, vous n’êtes pas de la famille. »

Elle reprit son air niais.

« Bien sûr, mais ça n’empêche pasque je sois attachée à M. Vulfran, vous pouvez mecroire.

– Justement, vous pouvez nous prouvervotre attachement par ces soins de tout instant que je vousindiquais, mais encore bien mieux. Mon frère n’a pas besoinseulement d’être préservé du froid, il a besoin aussi d’êtredéfendu contre les émotions brusques qui, en le surprenant,pourraient le tuer. Ainsi, ces messieurs me disaient qu’en cemoment il faisait faire recherches sur recherches dans les Indespour obtenir des nouvelles de son fils, notre cherEdmond. »

Elle fit une pause, mais inutilement,car Perrine ne répondit pas à cette ouverture, bien certaine que« ces messieurs », c’est-à-dire les deux cousins,n’avaient pas pu parler de ces recherches àMme Bretoneux ; que Casimir en eût parlé, il n’y avait làrien que de vraisemblable, puisqu’il avait appelé sa mère à sonsecours ; mais Théodore, cela n’était pas possible.

« Ils m’ont dit que lettres etdépêches passaient par vos mains et que vous les traduisiez à monfrère. Eh bien ! il serait très important, au cas où cesnouvelles deviendraient mauvaises, comme nous ne le prévoyons quetrop, hélas ! que mon fils en fût averti le premier ; ilm’enverrait une dépêche, et, comme la distance d’ici à Boulognen’est pas très grande, j’accourrais soutenir mon pauvrefrère : une sœur, surtout une sœur aînée, trouve d’autresconsolations dans son cœur qu’une belle-sœur. Vouscomprenez ?

– Oh ! bien sûr, madame, que jecomprends ; il me semble au moins.

– Alors, nous pouvons compter survous ? »

Perrine hésita un moment, mais elle nepouvait pas ne pas répondre.

« Je ferai tout ce que je pourraipour M. Vulfran.

– Et ce que vous ferez pour lui, vous leferez pour nous, comme ce que vous ferez pour nous vous le ferezpour lui. Tout de suite je vais vous prouver que, quant à nous,nous ne serons pas ingrats. Qu’est-ce que vous diriez d’une robequ’on vous donnerait ? »

Perrine ne voulut rien dire, mais commeelle devait, une réponse à cette offre, elle la mit dans unsourire.

« Une belle robe avec une petitetraîne, continua Mme Bretoneux.

– Je suis en deuil.

– Mais le deuil n’empêche pas de porterune robe à traîne. Vous n’êtes pas assez habillée pour dîner à latable de mon frère et même vous êtes très mal habillée, fagotéecomme un chien savant.

Perrine savait qu’elle n’était pas bienhabillée, cependant elle fut humiliée d’être comparée à un chiensavant, et surtout de la façon dont cette comparaison était faite,avec l’intention manifeste de la rabaisser.

– J’ai pris ce que j’ai trouvé chezMme Lachaise.

– Mme Lachaise était bonne pourvous habiller quand vous n’étiez qu’une vagabonde, mais maintenantqu’il a plu à mon frère de vous admettre à sa table, il ne faut pasque nous ayons à rougir de vous ; ce qui, nous pouvons le direentre nous, a lieu en ce moment. »

Sous ce coup, Perrine perdit laconscience du rôle qu’elle jouait.

« Ah ! dit-elletristement.

– Ce que vous êtes drôle avec votreblouse, vous n’en avez pas idée. »

Et l’évocation de ce souvenir fit rireMme Bretoneux comme si elle avait cette fameuse blouse devantles yeux.

« Mais cela est facile à réparer,et quand vous serez belle comme je veux que vous le soyez, avec unerobe habillée pour la salle à manger, et un joli costume pour lavoiture, vous vous rappellerez à qui vous les devez. C’est commepour votre lingerie, je me doute qu’elle vaut la robe. Voyons unpeu. »

Disant cela, d’un air d’autorité, elleouvrit les uns après les autres les tiroirs de la commode, etméprisante, elle les referma d’un mouvement brusque en haussant lesépaules avec pitié.

« Je m’en doutais, reprit-elle,c’est misérable, indigne de vous. »

Perrine, suffoquée, ne réponditrien.

« Vous avez de la chance, continuaMme Bretoneux, que je sois venue à Maraucourt, et que je mecharge de vous. »

Le mot qui monta aux lèvres de Perrinefut un refus : elle n’avait pas besoin qu’on se chargeâtd’elle, surtout avec de pareils procédés ; mais elle eut laforce de le refouler : elle avait un rôle à remplir, rien nedevait le lui faire oublier ; après tout, c’étaient lesparoles de Mme Bretoneux qui étaient mauvaises et dures, sesintentions, au contraire, s’annonçaient bonnes etgénéreuses.

« Je vais dire à mon frère, repritMme Bretoneux, qu’il doit vous commander chez une couturièred’Amiens dont je lui donnerai l’adresse, la robe et le costume quivous sont indispensables, et de plus, chez une bonne lingère, untrousseau complet. Fiez-vous-en à moi, vous aurez quelque chose dejoli, qui à chaque instant, je l’espère au moins, me rappellera àvotre souvenir. Là-dessus dormez bien, et n’oubliez rien de ce queje vous ai dit. »

XXV

« Faire tout ce qu’elle pourraitpour M. Vulfran » ne signifiait pas du tout, aux yeux dePerrine, ce que Mme Bretoneux avait cru comprendre ;aussi se garda-t-elle de jamais dire un mot à Casimir desrecherches qui se poursuivaient aux Indes et enAngleterre.

Et cependant, quand il la rencontraitseule, Casimir avait une façon de la regarder qui aurait dûprovoquer les confidences.

Mais quelles confidences eût-elle pufaire, alors même qu’elle se fût décidée à rompre le silence queM. Vulfran lui avait commandé ?

Elles étaient aussi vagues quecontradictoires, les nouvelles qui arrivaient de Dakka, de Dehra etde Londres, surtout elles étaient incomplètes, avec des trous quiparaissaient difficiles à combler, surtout pour les trois dernièresannées. Mais cela ne désespérait pas M. Vulfran et n’ébranlaitpas sa foi. « Nous avons fait le plus difficile, disait-ilquelquefois, puisque nous avons éclairé les temps les pluséloignés ; comment la lumière ne se ferait-elle pas sur ceuxqui sont près de nous ? un jour où l’autre le fil serattachera et alors il n’y aura plus qu’à lesuivre. »

Si de ce côté Mme Bretoneux n’avaitguère réussi, au moins n’en avait-il pas été de même pour les soinsqu’elle avait recommandé à Perrine de donner à M. Vulfran.Jusque-là Perrine ne se serait pas permis, les jours de pluie, derelever la capote du phaéton, ni, les jours de froid ou debrouillard, de rappeler à M. Vulfran qu’il était prudent à luid’endosser un pardessus, ou de nouer un foulard autour de son cou,pas plus qu’elle n’aurait osé, quand les soirées étaient fraîches,fermer les fenêtres du cabinet ; mais du moment qu’elle avaitété avertie par Mme Bretoneux que le froid, l’humidité, lebrouillard, la pluie, pouvaient aggraver la maladie deM. Vulfran, elle ne s’était plus laissé arrêter par cesscrupules et ces timidités.

Maintenant, elle ne montait plus envoiture, quel que fut le temps, sans veiller à ce que le pardessusse trouvât à sa place habituelle avec un foulard dans la poche, etau moindre coup de vent frais, elle le posait elle-même sur lesépaules de M. Vulfran, ou le lui faisait endosser. Qu’unegoutte de pluie vint à tomber, elle arrêtait aussitôt, et relevaitla capote. Que la soirée ne fût pas tiède après le dîner, et ellerefusait de sortir. Au commencement, quand ils faisaient une courseà pied, elle allait de son pas ordinaire, et il la suivait sans seplaindre, car la plainte était précisément ce qu’il avait le plusen horreur, pour lui-même aussi bien que pour les autres ;mais maintenant qu’elle savait que la marche un peu vive lui étaitune souffrance accompagnée de toux, d’étouffement, de palpitations,elle trouvait toujours des raisons, sans donner la vraie, pourqu’il ne pût pas se fatiguer, et ne fit qu’un exercice modéré,celui précisément qui lui était utile, non nuisible.

Une après-midi qu’ils traversaient ainsià pied le village, ils rencontrèrent Mlle Belhomme, qui nevoulut point passer sans saluer M. Vulfran, et après quelquesparoles de politesse le quitta en disant :

« Je vous laisse sous la garde devotre Antigone. »

Que voulait dire cela ? Perrinen’en savait rien et M. Vulfran qu’elle interrogea ne le savaitpas davantage. Alors le soir elle questionna l’institutrice, quilui expliqua ce qu’était cette Antigone, en lui faisant lire avecun commentaire approprié à sa jeune intelligence, ignorante deschoses de l’antiquité, l’Œdipe à Colone de Sophocle ;et les jours suivants, abandonnant le Tour du Monde, Perrinerecommença cette lecture pour M. Vulfran, qui s’en montra ému,sensible surtout à ce qui s’appliquait à sa propresituation.

« C’est vrai, dit-il, que tu es uneAntigone pour moi, et même plus, puisque Antigone, fille dumalheureux Œdipe, devait ses soins et sa tendresse à sonpère. »

Par là, Perrine vit quel chemin elleavait fait dans l’affection de M. Vulfran, qui n’avait paspour habitude de se répandre en effusion. Elle en fut sibouleversée que, lui prenant la main, elle la lui baisa.

« Oui, dit-il, tu es une bonnefille. »

Et lui mettant la main sur la tête, ilajouta :

« Même quand mon fils sera deretour, tu ne nous quitteras pas, il saura reconnaîtra ce que tu asété pour moi.

– Je suis si peu et je voudrais êtretant !

– Je lui dirai ce que tu as été, etd’ailleurs il le verra bien, car c’est un homme de cœur que monfils. »

Bien souvent il s’était exprimé dans cestermes ou d’autres du même genre sur ce fils, et toujours elleavait eu la pensée de lui demander comment, avec ces sentiments, ilavait pu se montrer si sévère, mais chaque fois, les paroless’étaient arrêtées dans sa gorge serrée par l’émotion :c’était chose si grave pour elle d’aborder un pareilsujet.

Cependant ce soir-là, encouragée par cequi venait de se passer, elle se sentit plus forte ; jamaisoccasion s’était-elle présentée plus favorable : elle étaitseule avec M. Vulfran, dans son cabinet où jamais personnen’entrait sans être appelé, assise près de lui, sous la lumière dela lampe, devait-elle hésiter plus longtemps ?

Elle ne le crut pas :

« Voulez-vous me permettre,dit-elle, le cœur angoissé et la voix frémissante, de vous demanderune chose que je ne comprends pas, et à laquelle je pense à chaqueinstant sans oser en parler ?

– Dis.

– Ce que je ne comprends pas, c’estqu’aimant votre fils comme vous l’aimez, vous ayez pu vous séparerde lui.

– C’est qu’a ton âge on ne comprend, onne sent que ce qui est affection, sans avoir conscience dudevoir : or mon devoir de père me faisait une loi d’imposer àmon fils, coupable de fautes qui pouvaient l’entraîner loin, unepunition qui serait une leçon. Il fallait qu’il eût la preuve quema volonté était au-dessus de la sienne ; c’est pourquoi jel’envoyai aux Indes, où j’avais l’intention de ne le tenir que peude temps, et où je lui donnais une situation qui ménageait sadignité, puisqu’il était le représentant de ma maison. Pouvais-jeprévoir qu’il s’éprendrait de cette misérable créature et selaisserait entraîner dans un mariage fou, absolumentfou ?

– Mais le père Fildes dit que cellequ’il a épousée n’était point une misérable créature.

– Elle en était une, puisqu’elle aaccepté un mariage nul en France, et dès lors je ne pouvais pas lareconnaître pour ma fille, pas plus que je ne pouvais rappeler monfils près de moi, tant qu’il ne se serait pas séparé d’elle ;c’eût été manquer à mon devoir de père, en même temps qu’abdiquerma volonté, et un homme comme moi ne peut pas en arriver là ;je veux ce que je dois, et ne transige pas plus sur la volonté quesur le devoir. »

Il dit cela avec une fermeté d’accentqui glaça Perrine ; puis, tout de suite ilpoursuivit :

« Maintenant, tu peux te demandercomment, n’ayant pas voulu recevoir mon fils après son mariage, jeveux présentement le rappeler près de moi. C’est que les conditionsne sont plus aujourd’hui ce qu’elles étaient à cette époque. Aprèstreize années de ce prétendu mariage, mon fils doit être aussi lasde cette créature que de la vie misérable qu’elle lui a fait menerprès d’elle. D’autre part, les conditions pour moi sont changéesaussi : ma santé est loin d’être restée ce qu’elle était, jesuis malade, je suis aveugle, et je ne peux recouvrer la vue quepar une opération qu’on ne risquera que si je suis dans un état decalme lui assurant des chances sérieuses de réussite. Quand monfils saura cela, crois-tu qu’il hésitera à quitter cette femme, àlaquelle d’ailleurs j’assurerai la vie la plus large ainsi qu’à safille ? Si je l’aime, il m’aime aussi ; que de foisa-t-il tourné ses regards vers Maraucourt ! que de regretsn’a-t-il pas éprouvés ! Qu’il apprenne la vérité, tu le verrasaccourir.

– Il devrait donc quitter sa femme et safille ?

– Il n’a pas de femme, il n’a pas defille.

– Le père Fildes dit qu’il a été mariédans la chapelle de la mission par le père Leclerc.

– Ce mariage est nul en France pouravoir été contracté contrairement à la loi.

– Mais aux Indes, est-il nulaussi ?

– Je le ferai casser à Rome.

– Mais sa fille ?

– La loi ne reconnaît pas cettefille.

– La loi est-elle tout ?

– Que veux-tu dire ?

– Que ce n’est pas la loi qui fait qu’onaime ou qu’on n’aime pas ses enfants, ses parents. Ce n’était pasen vertu de la loi que j’aimais mon pauvre papa, mais parce qu’ilétait bon, tendre, affectueux, attentif pour moi, parce que j’étaisheureuse quand il m’embrassait, joyeuse quand il me disait dedouces paroles ou qu’il me regardait avec un sourire ; etparce que je n’imaginais pas qu’il y eût rien de meilleur qued’être avec lui-même, quand il ne me parlait point et s’occupait deses affaires. Et lui, il m’aimait parce qu’il m’avait élevée, parcequ’il me donnait ses soins, son affection, et plus encore, je croisbien, parce qu’il sentait que je l’aimais de tout mon cœur. La loin’avait rien à voir là dedans ; je ne me demandais pas sic’était la loi qui le faisait mon père, car j’étais bien certaineque c’était l’affection que nous avions l’un pourl’autre.

– Où veux-tu en venir ?

– Pardonnez-moi si je dis des parolesqui vous paraissent déraisonnables, mais je parle tout haut, commeje pense, comme je sens.

– Et c’est pour cela que je t’écoute,parce que tes paroles, pour peu expérimentées qu’elles soient, sontau moins celles d’une bonne fille.

– Eh bien, monsieur, j’en veux venir àceci, c’est que si vous aimez votre fils et voulez l’avoir près devous, lui de son côté il doit aimer sa fille et veut l’avoir prèsde lui.

– Entre son père et sa fille, iln’hésitera pas ; d’ailleurs le mariage annulé, elle ne seraplus rien pour lui. Les filles de l’Inde sont précoces ; ilpourra bientôt la marier, ce qui, avec la dot que je lui assurerai,sera facile ; il ne sera donc pas assez peu sensé pour ne passe séparer d’une fille qui, elle, n’hésiterait pas à se séparerbientôt de lui pour suivre son mari. D’ailleurs, notre vie n’estpas faite que de sentiment, elle l’est aussi d’autres choses quipèsent d’un lourd poids sur nos déterminations : quand Edmondest parti pour les Indes, ma fortune n’était pas ce qu’elle estmaintenant ; quand il verra, et je la lui montrerai, lasituation qu’elle lui assure à la tête de l’industrie de son pays,l’avenir qu’elle lui promet, avec toutes les satisfactions desrichesses et des honneurs, ce ne sera pas une petite moricaude quil’arrêtera.

– Mais cette petite moricaude n’estpeut-être pas aussi horrible que vous l’imaginez.

– Une Hindoue.

– Les livres que je vous lisais disentque les Hindous sont en moyenne plus beaux que lesEuropéens.

– Exagérations de voyageurs.

– Qu’ils ont les membres souples, levisage d’un ovale pur, les yeux profonds avec un regard fier, labouche discrète, la physionomie douce ; qu’ils sont adroits,gracieux dans leurs mouvements ; qu’ils sont sobres, patients,courageux au travail ; qu’ils sont appliqués àl’étude…

– Tu as de la mémoire.

– Ne doit-on pas retenir ce qu’onlit ? Enfin il résulte de ces livres qu’une Hindoue n’est pasforcément une horreur comme vous êtes disposé à lecroire.

– Que m’importe, puisque je ne laconnaîtrai pas.

– Mais si vous la connaissiez, vouspourriez peut-être vous intéresser à elle, vous attacher àelle…

– Jamais ; rien qu’en pensant àelle et à sa mère, je suis pris d’indignation.

– Si vous la connaissiez… cette colères’apaiserait peut-être. »

Il serra les poings dans un moment defureur qui troubla Perrine, mais cependant ne lui coupa pas laparole :

« J’entends si elle n’était pas dutout ce que vous supposez ; car elle peut, n’est-ce pas, êtrele contraire de ce que votre colère imagine : le père Fildesdit que sa mère était douée des plus charmantes qualités,intelligente, bonne, douce…

– Le père Fildes est un brave prêtre quivoit la vie et les gens avec trop d’indulgence ; d’ailleurs,il ne l’a pas connue, cette femme dont il parle.

– Il dit qu’il parle d’après lestémoignages de tous ceux qui l’ont connue ; ces témoignages detous n’ont-ils pas plus d’importance que l’opinion d’un seul ?Enfin, si vous la receviez dans votre maison, n’aurait-elle pas,elle, votre petite fille, des soins plus intelligents que ceux queje peux avoir, moi ?

– Ne parle pas contre toi.

– Je ne parle ni pour ni contre moi,mais pour ce qui est la justice…

– La justice !

– Telle que je la sens ; ou si vousvoulez, pour ce que, dans mon ignorance, je crois être la justice.Précisément parce que sa naissance est menacée et contestée, cettejeune fille en se voyant accueillie, ne pourrait pas ne pas êtreémue d’une profonde reconnaissance. Pour cela seul, en dehors detoutes les autres raisons qui la pousseraient, elle vous aimeraitde tout son cœur. »

Elle joignit les mains en le regardantcomme s’il pouvait la voir, et avec un élan qui donnait à sa voixun accent vibrant :

« Ah ! monsieur, nevoulez-vous pas être aimé par votre fille ? »

Il se leva d’un mouvementimpatient :

« Je t’ai dit qu’elle ne seraitjamais ma fille. Je la hais, comme je hais sa mère ; elles quim’ont pris mon fils, qui me le gardent. Est-ce que, si elles nel’avaient pas ensorcelé, il ne serait pas près de moi depuislongtemps ? Est-ce qu’elles n’ont pas été tout pour lui, quandmoi son père, je n’étais rien ? »

Il parlait avec véhémence en marchant àpas saccadés par son cabinet, emporté, secoué par un accès decolère qu’elle n’avait pas encore vu. Tout à coup il s’arrêtadevant elle :

« Monte à ta chambre, dit-il, etplus jamais, tu entends, plus jamais, ne te permets de me parler deces misérables ; car enfin de quoi te mêles-tu ? Qui t’achargé de me tenir un pareil discours ? »

Un moment interdite, elle seremit :

« Oh ! personne, monsieur, jevous jure ; j’ai traduit, moi fille sans parents, ce que moncœur me disait, me mettant à la place de votre petitefille. »

Il se radoucit, mais ce fut encore d’unton menaçant qu’il ajouta :

« Si tu ne veux pas que nous nousfâchions, désormais n’aborde jamais ce sujet, qui m’est, tu levois, douloureux ; tu ne dois pas m’exaspérer.

– Pardonnez-moi, dit-elle la voix briséepar les larmes qui l’étouffaient, certainement j’aurais dû metaire.

– Tu l’aurais dû d’autant mieux que ceque tu as dit était inutile. »

XXXVI

Pour suppléer aux nouvelles que sescorrespondants ne lui donnaient point, sur la vie de son fils,pendant les trois dernières années, M. Vulfran faisaitparaître dans les principaux journaux de Calcutta, de Dakka, deDehra, de Bombay, de Londres, une annonce répétée chaque semaine,promettant quarante livres de récompense à qui pourrait fournir unrenseignement, si mince qu’il fût, mais certain cependant, surEdmond Paindavoine ; et comme une des lettres qu’il avaitreçues de Londres parlait d’un projet d’Edmond de passer en Égypteet peut-être en Turquie, il avait étendu ses insertions au Caire, àAlexandrie, à Constantinople : rien ne devait être négligé,même l’impossible, même l’improbable ; d’ailleurs n’était-cepas l’improbable qui devenait le vraisemblable dans cette existencecahotée ?

Ne voulant pas donner son adresse, cequi eût pu l’exposer à toutes sortes de sollicitations plus oumoins malhonnêtes, c’était celle de son banquier à Amiens queM. Vulfran avait indiquée ; c’était donc celui-ci quirecevait les lettres que l’offre des mille francs provoquait, etqui les transmettait à Maraucourt.

Mais de ces lettres assez nombreuses,pas une seule n’était sérieuse ; la plupart provenaientd’agents d’affaires, qui s’engageaient à faire des recherches dontils garantissaient le succès, si on voulait bien leur envoyer uneprovision indispensable aux premières démarches ;quelques-unes étaient de simples romans qui se lançaient dans unefantaisie vague promettant tout et ne donnant rien ; d’autresenfin racontaient des faits remontant à cinq, dix, douze ans ;aucune ne se renfermait dans les trois dernières années fixées parl’annonce, pas plus qu’elle ne fournissait l’indication précisedemandée.

C’était Perrine qui lisait ces lettresou les traduisait, et si nulles qu’elles fussent généralement,elles ne décourageaient pas M. Vulfran et n’ébranlaient pas safoi :

« Il n’y a que l’annonce répétéequi produise de l’effet », disait-il toujours.

Et sans se lasser, il répétait lessiennes.

Un jour enfin une lettre datée deSerajevo en Bosnie apporta une offre qui paraissait pouvoir êtreprise en considération : elle était en mauvais anglais, etdisait que si l’on voulait déposer les quarante livres promises parl’insertion du Times, chez un banquier de Serajevo, ons’engageait à fournir des nouvelles authentiques de M. EdmondPaindavoine remontant au mois de novembre de la précédenteannée : au cas où l’on accepterait cette proposition, ondevait répondre poste restante à Serajevo sous le numéro917.

« Eh bien, tu vois si j’avaisraison, s’écria M. Vulfran, c’est près de nous, le mois denovembre. »

Et il montra une joie qui était un aveude ses craintes : c’était maintenant qu’il pouvait affirmerl’existence d’Edmond avec preuves à l’appui et non plus seulementen vertu de sa foi paternelle.

Pour la première fois depuis que sesrecherches se poursuivaient, il parla de son fils à ses neveux et àTalouel.

« J’ai la grande joie de vousannoncer que j’ai des nouvelles d’Edmond ; il était en Bosnieau mois de novembre. »

L’émoi fut grand quand ce bruit serépandit dans le pays. Comme toujours en pareille circonstance onl’amplifia :

« M. Edmond vaarriver !

– Est ce possible ?

– Si vous voulez en avoir la certituderegardez la mine des neveux et de Talouel. »

En réalité, elle était curieuse cettemine : préoccupée chez Théodore autant que chez Casimir, avecquelque chose de contraint ; au contraire épanouie chezTalouel, qui depuis longtemps avait pris l’habitude de faireexprimer à sa physionomie comme à ses paroles précisément lecontraire de ce qu’il pensait.

Cependant il y avait des gens qui nevoulaient pas croire à ce retour :

« Le vieux a été trop dur ; lefils n’avait pas mérité que, pour quelques dettes, on l’envoyât auxIndes. Mis en dehors de sa famille, il s’en est créé une autrelà-bas.

– Et puis être en Bosnie, en Turquie,quelque part par là, cela, ne veut pas dire qu’on, est en routepour Maraucourt ; est-ce que la route des Indes en Francepasse par la Bosnie ? »

Cette réflexion était de Bendit, qui,avec son sang-froid anglais, jugeait les choses au seul point devue pratique, sans y mêler aucune considérationsentimentale.

« Comme vous je désire le retour dufils, disait-il, cela donnerait à la maison une solidité qui luimanque, mais il ne suffit pas que je désire une chose pour que j’ycroie ; c’est Français cela, ce n’est pas Anglais, et moi,vous savez, I am an Englishman. »

Justement parce que ces réflexionsétaient d’un Anglais, elles faisaient hausser les épaules : sile patron parlait du retour de son fils, on pouvait avoir foi enlui ; il n’était pas homme à s’emballer, le patron.

« En affaires, oui ; mais ensentiment, ce n’est pas l’industriel qui parle, c’est lepère. »

À chaque instant M. Vulfrans’entretenait avec Perrine de ses espérances :

« Ce n’est plus qu’une affaire detemps : la Bosnie, ce n’est pas l’Inde, une mer dans laquelleon disparaît ; si nous avons des nouvelles certaines pour lemois de novembre, elles nous mettront sur une piste qu’il serafacile de suivre. »

Et il avait voulu que Perrine prit dansla bibliothèque les livres qui parlaient de Bosnie, cherchant eneux, sans y trouver une explication satisfaisante, ce que son filsétait venu faire dans ce pays sauvage, au climat rude, où il n’y ani commerce, ni industrie.

« Peut-être s’y trouvait-ilsimplement en passant, dit Perrine.

– Sans doute, et c’est un indice de pluspour prouver son prochain retour ; de plus s’il était là depassage, il semble vraisemblablement qu’il n’était pas accompagnéde sa femme et de sa fille, car la Bosnie n’est pas un pays pourles touristes ; donc il y aurait séparation entreeux. »

Comme elle ne répondait rien malgrél’envie qu’elle en avait, il s’en fâcha :

« Tu ne dis rien.

– C’est que je n’ose pas ne pas êtred’accord avec vous.

– Tu sais bien que je veux que tu medises tout ce que tu penses.

– Vous le voulez pour certaines choses,vous ne le voulez pas pour d’autres. Ne m’avez-vous pas défendud’aborder jamais ce qui se rapporte à… cette jeune fille ? Jene veux pas m’exposer à vous fâcher.

– Tu ne me fâcheras pas en disant lesraisons pour lesquelles tu admets qu’elles ont puvenir en Bosnie.

– D’abord parce que la Bosnie n’est pasun pays inabordable pour des femmes, surtout quand ces femmes ontvoyagé dans les montagnes de l’Inde, qui ne ressemblent en rienpour les fatigues et les dangers à celles des Balkans. Et puis d’unautre côté, si M. Edmond ne faisait que traverser la Bosnie,je ne vois pas pourquoi sa femme et sa fille ne l’auraient pasaccompagné, puisque les lettres que vous avez reçues desdifférentes contrées de l’Inde disent que partout elles étaientavec lui. Enfin il y a encore une autre considération que je n’osepas vous dire, précisément parce qu’elle n’est pas d’accord avecvos espérances.

– Dis-la quand même.

– Je la dirai, mais à l’avance je vousdemande de ne voir dans mes paroles que le souci de votre santé,qui serait atteinte au cas où votre attente serait déçue ; cequi est possible n’est-ce pas ?

– Explique-toi clairement.

– De ce que M. Edmond était àSerajevo au mois de novembre, vous concluez qu’il doit être deretour ici… bientôt.

– Évidemment.

– Et cependant on peut ne pas leretrouver.

– Je n’admets pas cela.

– Une raison ou une autre peutl’empêcher de revenir… N’est-il pas possible qu’il aitdisparu ?

– Disparu ?

– S’il était retourné aux Indes… ouailleurs ; s’il était parti pour l’Amérique ?

– Les si entassés les uns par-dessus lesautres conduisent à l’absurde.

– Sans doute, monsieur, mais enchoisissant ceux qu’on désire et en repoussant les autres ons’expose…

– À quoi ?

– Quand ce ne serait qu’à l’impatience.Voyez dans quel état agité vous êtes depuis que vous avez reçucette nouvelle de Serajevo ; et cependant les délais ne sontpas écoulés pour que la réponse vous soit parvenue. Vous netoussiez presque plus ; vous avez maintenant plusieurs accèspar jour et aussi des palpitations, de l’essoufflement : votrevisage rougit à chaque instant ; les veines de votre front segonflent. Que se passera-t-il si cette réponse se fait encoreattendre, et surtout si… elle n’est pas ce que vous espérez, ce quevous voulez ? Vous vous êtes si bien habitué à dire :« Cela est ainsi, et non autrement », que je ne peux pasne pas m’… inquiéter. Cela est si terrible d’être frappé par lepire, quand c’est au meilleur qu’on croit, et si j’en parle ainsi,c’est que cela m’est arrivé : après avoir tout craint pour monpère, nous étions sûres de son prompt rétablissement le jour mêmeoù nous l’avons perdu ; nous avons été folles, maman et moi,et certainement c’est la violence de ce coup inattendu qui a tué mapauvre maman ; elle n’a pas pu se relever ; six moisaprès, elle est morte à son tour. Alors pensant à cela, je medis… »

Mais elle n’acheva pas, les sanglotsétranglèrent les paroles dans sa gorge, et comme elle voulait lescontenir, car elle comprenait qu’ils ne s’expliquaient pas, ils lasuffoquèrent.

« N’évoque pas ces souvenirs,pauvre petite, dit M. Vulfran, et parce que tu as étécruellement éprouvée, n’imagine pas qu’il n’y a que malheurs en cemonde ; cela serait mauvais pour toi ; de plus celaserait injuste. »

Évidemment tout ce qu’elle dirait, cequ’elle ferait, n’ébranlerait pas cette confiance, qui ne voulaitcroire possible que ce qui s’accordait avec son désir : ellene pouvait donc qu’attendre en se demandant, pleine d’angoisses, cequi se passerait lorsque arriverait la lettre du banquier d’Amiensapportant la réponse de Serajevo.

Mais ce ne fut pas une lettre quiarriva, ce fut le banquier lui-même.

Un matin que Talouel comme à sonordinaire se promenait sur son banc de quart les mains dans sespoches, surveillant de son regard, qui ne laissait rien échapper,les cours de l’usine, il vit le banquier qu’il connaissait biendescendre de voiture à la grille des Shèdes, et se diriger vers lesbureaux d’un pas grave, avec une attitude compassée.

Précipitamment il dégringola l’escalierde sa véranda et courut au-devant de lui : en approchant, ilconstata que la mine était d’accord avec la démarche et l’attitude.Incapable de se contenir il s’écria :

« Je suppose que les nouvelles sontmauvaises, cher monsieur ?

– Mauvaises. »

La réponse se renferma dans ce seul mot.Talouel insista :

« Mais…

– Mauvaises. »

Puis, changeant tout de suite desujet :

« M. Vulfran est dans sesbureaux ?

– Sans doute.

– Je dois l’entretenir toutd’abord.

– Cependant…

– Vous comprenez. »

Si le banquier qui, dans son attitudeembarrassée, fixait ses regards à terre, avait eu des yeux pourvoir, il aurait deviné qu’au cas où Talouel deviendrait un jour lemaître des usines de Maraucourt, il lui ferait payer cher cettediscrétion.

Autant Talouel s’était montré obséquieuxquand il avait espéré obtenir ce qu’il voulait savoir, autant ilafficha de brutalité quand il vit ses avancesrepoussées :

« Vous trouverez M. Vulfrandans son cabinet », dit-il en s’éloignant les mains dans sespoches.

Comme ce n’était pas la première foisque le banquier venait à Maraucourt, il n’eut pas de peine àtrouver le cabinet de M. Vulfran, et arrivé à sa porte, ils’arrêta un moment pour se préparer.

Il n’avait pas encore frappé qu’unevoix, celle de M. Vulfran, cria :

« Entrez ! »

Il n’y avait plus à différer, il entraen s’annonçant :

« Bonjour, monsieurVulfran.

– Comment, c’est vous ! àMaraucourt !

– Oui, j’avais affaire ce matin àPicquigny ; alors j’ai poussé jusqu’ici pour vous apporter desnouvelles de Serajevo. »

– Perrine assise à sa table n’avait pasbesoin que ce nom fût prononcé pour savoir qui venaitd’entrer : elle resta pétrifiée.

« Eh bien ? demandaM. Vulfran d’une voix impatiente.

– Elles ne sont pas ce que vous deviezespérer, ce que nous espérions tous.

– Notre homme a voulu nous escroquer lesquarante livres ?

– Il semble que ce soit un honnêtehomme.

– Il ne sait rien ?

– Ses renseignements ne sont que tropauthentiques… malheureusement.

–Malheureusement ! »

C’était la première parole de doute queM. Vulfran prononçait.

Il s’établit un silence, et sur laphysionomie de M. Vulfran qui s’assombrissait, il fut facilede voir par quels sentiments il passait : la surprise,l’inquiétude.

« Alors on n’a plus de nouvellesd’Edmond depuis le mois de novembre ? dit-il.

– On n’en a plus.

– Mais quelles nouvelles a-t-on eues àcette époque ? quel caractère de certitude, d’authenticitéprésentent-elles ?

– Nous avons des pièces officielles,visées par le consul de France à Serajevo.

– Mais parlez donc, rapportez cesnouvelles mêmes.

– En novembre, M. Edmond est arrivéà Sarajevo comme… photographe.

– Allons donc ! vous voulez direavec des appareils de photographie ?

– Avec une voiture de photographeambulant, dans laquelle il voyageait en famille, accompagné de safemme et de sa fille. Pendant quelques jours il a fait desportraits sur une place de la ville… »

Il chercha dans les papiers qu’il avaitdépliés sur un coin du bureau de M. Vulfran.

« Puisque vous avez des pièces,lisez-les, dit M. Vulfran, ce sera plus vite fait.

– Je vais vous les lire ; je vousdisais qu’il avait travaillé comme photographe sur une placepublique, la place Philippovitch. Au commencement de novembre ilquitta Serajevo pour… »

Il consulta de nouveau sespapiers :

« … pour Travnik, et tomba… ouarriva malade à un village situé entre ces deux villes.

– Mon Dieu, s’écria M. Vulfran, monDieu, mon Dieu ! »

Et il joignit les mains, le visagedécomposé, tremblant de la tête aux pieds comme si la vision de sonfils se dressait devant lui.

« Vous êtes un homme de grandeforce…

– Il n’y a pas de force contre la mort.Mon fils….

– Eh bien oui, il faut que vousconnaissiez l’affreuse vérité : le sept novembre…M. Edmond… est mort à Bousovatcha d’une congestionpulmonaire.

– C’est impossible !

– Hélas ! monsieur, moi aussi j’aidit : c’est impossible en recevant ces pièces, bien que leurtraduction soit visée par le consul de France ; mais cet actede décès d’Edmond Vulfran Paindavoine, né à Maraucourt (Somme), âgéde trente-quatre ans, n’emprunte-t-il pas un caractèred’authenticité à ces renseignements mêmes, si précis ?Cependant, voulant douter malgré tout, j’ai, en recevant ces pièceshier, télégraphié à notre consul à Serajevo ; voici saréponse : « Pièces authentiques, mortcertaine. »

Mais M. Vulfran paraissait ne pasécouter : affaissé dans son fauteuil, écroulé sur lui-même, latête penchée en avant reposant sur sa poitrine, il ne donnait aucunsigne de vie, et Perrine affolée, éperdue, suffoquée, se demandaits’il était mort.

Tout à coup, il redressa son visageruisselant de larmes qui jaillissaient de ses yeux sans regard, ettendant la main il pressa le bouton des sonneries électriques quicorrespondaient dans les bureaux de Talouel, de Théodore et deCasimir.

Cet appel était si violent qu’ilsaccoururent aussitôt tous trois.

« Vous êtes là, dit-il, Talouel,Théodore, Casimir ?

Tous trois répondirent en mêmetemps.

« J’apprends la mort de mon fils.Elle est certaine. Talouel, arrêtez partout et immédiatement letravail ; téléphonez qu’on affiche qu’il reprendraaprès-demain, et que demain un service sera célébré dans leséglises de Maraucourt, Saint-Pipoy, Hercheux, Bacourt etFlexelles.

– Mon oncle ! » s’écrièrentd’une même voix les deux neveux.

Mais il les arrêta :

« J’ai besoin d’être seul ;laissez-moi. »

Tout le monde sortit, Perrine seuleresta.

« Aurélie, tu es là ? »demanda M. Vulfran.

Elle répondit dans unsanglot.

« Rentrons auchâteau. »

Comme toujours il avait posé sa main surl’épaule de Perrine, et ce fut ainsi qu’ils sortirent au milieu dupremier flot des ouvriers qui quittaient les ateliers : ilstraversèrent ainsi le village où déjà la nouvelle courait de porteen porte, et chacun en les voyant passer se demandait s’ilsurvivrait à cet écrasement ; comme il était déjà courbé, luiqui d’ordinaire marchait si solide, couché en avant comme un arbreque la tempête a brisé par le milieu de son tronc.

Mais cette question, Perrine se laposait avec plus d’angoisse encore, car aux secousses que de samain il lui imprimait à l’épaule, elle sentait, sans qu’ilprononçât une seule parole, combien profondément il étaitatteint.

Quand elle l’eut conduit dans soncabinet, il la renvoya :

« Explique pourquoi je veux êtreseul, dit-il, que personne n’entre, que personne ne meparle. »

Comme elle allaitsortir :

« Et je me refusais à tecroire !

– Si vous vouliez mepermettre…

– Laisse-moi », dit-ilrudement.

XXXVII

Toute la nuit le château fut plein demouvement et de bruit, car successivement arrivèrent : deParis, M. et Mme Stanislas Paindavoine, prévenus parThéodore ; de Boulogne, M. et Mme Bretoneux, avertispar Casimir ; enfin de Dunkerque et de Rouen, les deux fillesde Mme Bretoneux avec leurs maris et leurs enfants. Personnen’aurait manqué au service de ce pauvre Edmond. D’ailleurs nefallait-il pas être là pour prendre position et sesurveiller ? Maintenant que la place était vide, et bien videà jamais, qui allait s’en emparer ? C’était l’heure desmanœuvres habiles où chacun devait s’employer entièrement, avectoute son énergie, toute son intelligence, toute son intrigue. Queldésastre si cette industrie qui était une des forces du pays,tombait aux mains d’un incapable comme Théodore ! Quel malheursi un esprit borné comme Casimir en prenait la direction ! Etaucune des deux familles n’avait la pensée d’admettre qu’uneassociation fut possible, qu’un partage pût se faire entre les deuxcousins : on voulait tout pour soi ; l’autre n’auraitrien : quels droits d’ailleurs avait-il à faire valoir cetautre ?

Perrine s’attendait à la visite matinalede Mme Bretoneux, et aussi à celle deMme Paindavoine ; mais elle ne reçut ni l’une ni l’autre,ce qui lui fit comprendre qu’on ne croyait plus avoir besoind’elle, au moins pour le moment. Qu’était-elle en effet dans cettemaison ? Maintenant c’était le frère de M. Vulfran, sasœur, ses neveux, ses nièces, ses héritiers, enfin, qui y étaientles maîtres.

Elle s’attendait aussi à ce queM. Vulfran l’appellerait pour qu’elle le conduisît à l’église,comme elle le faisait tous les dimanches depuis qu’elle avaitremplacé Guillaume ; mais il n’en fut rien, et quand lescloches, qui depuis la veille sonnaient des glas de quart d’heureen quart d’heure, annoncèrent la messe, elle le vit monter enlandau appuyé sur le bras de son frère, accompagné de sa sœur et desa belle-sœur, tandis que les membres de la famille prenaient placedans les autres voitures.

Alors, n’ayant pas de temps à perdre,elle qui devait faire à pied le trajet du château à l’église, ellepartit au plus vite.

Elle quittait une maison sur laquelle laMort avait étendu son linceul ; elle fut surprise entraversant à la hâte les rues du village, de remarquer qu’ellesavaient leur air des dimanches, c’est-à-dire que les cabaretsétaient pleins d’ouvriers qui buvaient en bavardant avec un tapageassourdissant, tandis que le long des maisons, assises sur deschaises, ou sur le pas de leur porte, les femmes causaient et queles enfants jouaient dans les cours. Personne n’assisterait-il doncau service ?

En entrant dans l’église où elle avaiteu peur de ne pas pouvoir entrer, elle la vit à moitié vide :dans le chœur était rangée la famille ; çà et là se montraientles autorités du village, les fournisseurs, le haut personnel desusines, mais rares, très rares étaient les ouvriers, hommes,femmes, enfants qui, en cette journée dont les conséquencespouvaient être si graves pour eux cependant, avaient eu la penséede venir joindre leurs prières à celles de leur patron.

Le dimanche sa place était à côté de M,Vulfran, mais comme elle n’avait pas qualité pour l’occuper, elleprit une chaise à côté de Rosalie qui accompagnait sa grand’mère engrand deuil.

« Hélas ! mon pauvre petitEdmond, murmura la vieille nourrice qui pleurait, quelmalheur ! Qu’est-ce que ditM. Vulfran ? »

Mais l’office qui commençait dispensaPerrine de répondre, et ni Rosalie, ni Françoise ne lui adressèrentplus la parole, voyant combien elle était bouleversée.

À la sortie, elle fut arrêtée parMlle Belhomme qui, comme Françoise, voulut l’interroger sur,M. Vulfran, et à qui elle dut répondre qu’elle ne l’avait pasvu depuis la veille.

« Vous rentrez à pied ?demanda l’institutrice.

– Mais oui.

– Eh bien, nous ferons route ensemblejusqu’aux écoles. »

Perrine eût voulu être seule, mais ellene pouvait pas refuser, et elle dut suivre la conversation del’institutrice.

« Savez-vous à quoi je pensais enregardant M. Vulfran se lever, s’asseoir, s’agenouillerpendant l’office, si brisé, si accablé qu’il semblait toujoursqu’il ne pourrait pas se redresser ? C’est que pour lapremière fois aujourd’hui, il a peut-être été bon pour lui d’êtreaveugle.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il n’a pas vu combienl’église était peu remplie. C’eût été une douleur de plus que cetteindifférence de ses ouvriers à son malheur.

–Ils n’étaient pas nombreux, cela estvrai.

– Au moins il ne l’a pas vu.

– Mais êtes-vous sûre qu’il ne s’en soitpas rendu compte par le silence vide de l’église en même temps quepar le brouhaha des cabarets, quand il a traversé les rues duvillage ? Avec les oreilles il reconstitue bien deschoses.

– Cela serait un chagrin de plus pourlui, dont il n’a pas besoin, le pauvre homme ; etcependant… »

Elle fit une pause pour retenir cequ’elle allait dire ; mais comme elle n’avait pas l’habitudede jamais cacher ce qu’elle pensait, elle ajouta :

« Et cependant ce serait une leçon,une grande leçon, car voyez-vous, mon enfant, nous ne pouvonsdemander aux autres de s’associer à nos douleurs, que lorsque nousnous associons nous-mêmes à celles qu’ils éprouvent, ou à leursouffrance ; et on peut le dire, parce que c’est l’expressionde la stricte vérité… »

Elle baissa la voix :

« … Ce n’a jamais été le cas deM. Vulfran : homme juste avec les ouvriers, leuraccordant ce qu’il leur croit dû, mais c’est tout ; et laseule justice, comme règle de ce monde, ce n’est pas assez :n’être que juste, c’est être injuste. Comme il est regrettable queM. Vulfran n’ait jamais eu l’idée qu’il pouvait être un pèrepour ses ouvriers ; mais entraîné, absorbé par ses grandesaffaires, il n’a appliqué son esprit supérieur qu’aux seulesaffaires. Quel bien il eût pu faire cependant, non seulement icimême, ce qui serait déjà considérable, mais partout par l’exempledonné. Qu’il en eût été ainsi, et vous pouvez être certaine quenous n’aurions pas vu aujourd’hui… ce que nousvoyons. »

Cela pouvait être vrai, mais Perrinen’était pas en situation d’apprécier la morale de ces paroles, quila blessaient par ce qu’elles disaient, autant que parce qu’elleles entendait de la bouche de Mlle Belhomme, pour qui elles’était vite prise d’une affection respectueuse. Qu’une autre eûtexprimé ces idées, il lui semblait que cela l’eût laisséeindifférente, mais elle souffrait de ce qu’elles étaient cellesd’une femme en qui elle avait mis une grande confiance.

En arrivant devant les écoles elle sehâta donc de la quitter.

« Pourquoi n’entrez-vous pas, nousdéjeunerions ensemble, dit Mlle Belhomme qui avait deviné queson élève ne devait pas prendre place à la table de lafamille.

– Je vous remercie :M. Vulfran peut avoir besoin de moi.

– Alors rentrez. »

Mais en arrivant au château elle vit queM. Vulfran n’avait pas besoin d’elle, et même qu’il ne pensaitpas du tout à elle ; car Bastien qu’elle rencontra dansl’escalier lui dit qu’en descendant de voiture, M. Vulfrans’était enfermé dans son cabinet, où personne ne devaitentrer :

« En un jour comme aujourd’hui, ilne veut même pas déjeuner avec la famille.

– Elle reste, lafamille ?

– Vous pensez bien que non ; aprèsle déjeuner, tout le monde part ; je crois qu’il ne voudramême pas recevoir les adieux de ses parents. Ah ! il est bienaccablé. Qu’est-ce que nous allons devenir, mon Dieu ! Ilfaudra nous aider.

– Que puis-je ?

– Vous pouvez beaucoup :M. Vulfran a confiance en vous, et il vous aimebien.

– Il m’aime !

– Je sais ce que je dis, et c’est gros,cela. »

Comme Bastien l’avait annoncé, toute lafamille partit après le déjeuner ; mais jusqu’au soir Perrineresta dans sa chambre sans que M. Vulfran la fitappeler ; ce fut seulement un peu avant le coucher que Bastienvint lui dire que le patron la prévenait de se tenir prête àl’accompagner le lendemain matin à l’heure habituelle.

« Il veut se remettre au travail,mais le pourra-t-il ? Ce sera le mieux : le travail c’estsa vie. »

Le lendemain à l’heure fixée, comme tousles matins elle se trouva dans le hall, attendant M. Vulfran,et bientôt elle le vit paraître, marchant courbé, conduit parBastien, qui, silencieusement fit un signe attristé pour dire quela nuit avait été mauvaise.

« Aurélie est-elle là ? »demanda-t-il d’une voix altérée, dolente et faible comme celle d’unenfant malade.

Elle s’avança vivement :

« Me voilà, monsieur.

– Montons en voiture. »

Elle eût voulu l’interroger, mais ellen’osa pas ; une fois assis en voiture, il s’affaissa et, latête inclinée en avant, il ne prononça pas un mot.

Au bas du perron des bureaux, Talouel setenait prêt à le recevoir et à l’aider à descendre ; ce qu’ilfit, obséquieusement :

« Je suppose que vous vous êtessenti assez fort pour venir, dit-il d’une voix compatissante quicontrastait avec l’éclat de ses yeux.

– Je ne me suis pas senti fort dutout ; mais je suis venu parce que je devais venir.

– C’est ce que je voulaisdire… »

M. Vulfran lui coupa la parole enappelant Perrine et en se faisant conduire par elle à soncabinet.

Bientôt commença le dépouillement de lacorrespondance, qui était volumineuse, comprenant les lettres dedeux jours ; il le laissa se faire, sans une seuleobservation, un seul ordre, comme s’il était sourd ouendormi.

Ensuite venait la réunion des chefs deservices, dans laquelle devait ce jour-là se décider une grossequestion, qui engageait sérieusement les intérêts de lamaison : devait-on vendre les grandes provisions de jute qu’onavait aux Indes et en Angleterre, en ne gardant que ce qui étaitindispensable à la fabrication courante des usines pendant uncertain temps, ou bien devait-on faire de nouveaux achats ? enun mot se mettre à la hausse ou à la baisse ?

Habituellement les affaires de ce genrese traitaient avec une méthode rigoureuse, dont personne nes’écartait : chacun à tour de rôle, en commençant par le plusjeune, donnait son avis et développait ses raisons ;M. Vulfran écoutait, et à la fin, faisait connaître larésolution qu’il se proposait de suivre ; – ce qui ne voulaitpas dire qu’il la suivrait, car plus d’une fois on apprenait, sixmois ou un an après, qu’il avait fait précisément le contraire dece qu’il avait dit ; mais en tout cas, il se prononçait avecune netteté qui émerveillait ses employés, et toujours ladiscussion aboutissait.

Ce matin-là la délibération suivit samarche ordinaire, chacun expliqua ses raisons pour vendre ou pouracheter ; mais quand vint le tour de parole de Talouel, ce nefut pas une affirmation que celui-ci produisit, ce fut undoute :

« Je n’ai jamais été siembarrassé ; il y a de bien bonnes raisons pour, mais il y ena de bien fortes contre. »

Il était sincère, en confessant cetembarras, car c’était une règle chez lui de suivre la discussionsur la physionomie du maître, bien plus que sur les lèvres de celuiqui parlait, et de se décider d’après ce que disait cettephysionomie, qu’il avait appris à connaître par une longuepratique, sans s’inquiéter de ce qu’il pouvait penserlui-même : que pouvait d’ailleurs peser son opinion dans labalance, où de l’autre côté, ce qu’il mettait était une flatterieau patron, dont il devait toujours et en tout devancer lesentiment ? Or, ce matin-la, cette physionomie n’avaitabsolument rien exprimé, qu’un vague exaspérant. Voulait-ilacheter, voulait-il vendre ? À vrai dire il semblait ne pasprendre souci plus de l’un que de l’autre ; absent, envolé,perdu dans un autre monde que celui des affaires.

Après Talouel, deux conclusions furentencore émises, puis ce fut au patron de rendre son arrêt ; etcomme toujours, même plus complet que toujours, s’établit unrespectueux silence, tandis que les yeux restaient attachés surlui.

On attendait, et comme il ne disait rienon s’interrogeait du regard : avait-il donc perdul’intelligence ou le sentiment de la réalité ?

Enfin il leva le bras, etdit :

« Je vous avoue que je ne sais quedécider. »

Quelle stupéfaction ! Eh quoi, ilen était là !

Pour la première fois depuis qu’on leconnaissait, il se montrait indécis, lui toujours si résolu, sibien maître de sa volonté.

Et les regards, qui tout à l’heure secherchaient, évitaient maintenant de se rencontrer : les unspar compassion ; les autres, particulièrement ceux de Talouelet des neveux, de peur de se trahir.

Il dit encore :

« Nous verrons plustard. »

Alors chacun se retira, sans dire unmot, et en s’en allant, sans échanger ses réflexions.

Resté seul avec Perrine, assise à lapetite table d’où elle n’avait pas bougé, il ne parut pas faireattention au départ de ses employés, et garda son attitudeaccablée.

Le temps s’écoula, il ne bougea point.Souvent elle l’avait vu rester, immobile devant sa fenêtre ouverte,plongé dans ses pensées ou ses rêves, et cette attitudes’expliquait de même que son inaction et son mutisme, puisqu’il nepouvait ni lire, ni écrire ; mais alors elle ne ressemblait enrien à celle de maintenant, et à le regarder, l’oreille attentive,on pouvait voir sur sa physionomie mobile, que par les bruits del’usine il suivait son travail comme s’il le surveillait de sesyeux, dans chaque atelier ou chaque cour : le battement desmétiers, les échappements de la vapeur, les ronflements descannetières, les lamentables gémissements de la valseuse, ledécrochage et l’accrochage des wagons, le roulement des wagonets,les coups de sifflet des locomotives, les commandements demanœuvres, même le sabotage des ouvriers quand ils traversaientd’un pas traîné un chemin pavé, rien ne se confondait pour lui, etde tout il se rendait un compte exact, qui lui permettait de savoirce qui se faisait, et avec quelle activité ou quelle nonchalancecela se faisait.

Mais maintenant oreille, visage,physionomie, mouvements, tout paraissait pétrifié, momifié commel’eût été une statue. Cela était si saisissant que Perrine, dans cesilence, se sentait envahie par une sorte de terreur quil’anéantissait.

Tout à coup, il mit ses deux mains surson visage, et d’une voix forte, avec la conscience d’être seul, ouplutôt sans conscience de l’endroit où il était et de ceux quipouvaient l’entendre, il dit :

« Mon Dieu, mon Dieu, vous vousêtes retiré de moi. Qu’ai-je donc fait pour que vousm’abandonniez ? »

Puis le silence reprit plus écrasant,plus lugubre, pour Perrine, que ce cri avait bouleversée, bienqu’elle ne pût pas mesurer toute l’étendue et la profondeur dudésespoir qu’il accusait. C’est qu’en effet, M. Vulfran, parla grande fortune qu’il avait faite et la situation qu’il occupait,en était arrivé à croire qu’il était un privilégié, en quelquesorte un élu, dont la Providence se servait pour conduire le monde.Parti de si bas, comment serait-il parvenu si haut, s’il n’avaitété servi que par sa seule intelligence ? Une maintoute-puissante l’avait donc tiré de la foule pour de grandeschoses, et plus tard guidé si sûrement, que ses idées avaienttoujours obéi à une inspiration supérieure, de même que ses actes àune direction infaillible ; ce qu’il désirait avait toujoursréussi ; dans ses batailles, il avait toujours triomphé, ettoujours ses adversaires avaient succombé. Mais voilà que tout àcoup ce qu’il voulait le plus ardemment, ce qu’il se croyait sûrd’obtenir, pour la première fois ne se réalisait pas : ilattendait son fils, il savait qu’il allait le voir arriver, toutesa vie était désormais arrangée pour cette réunion ; et sonfils était mort.

Alors quoi ?

Il ne comprenait pas, – ni le présent,ni le passé.

Qu’avait-il été ?

Qu’était-il ?

Et si vraiment il avait été ce quependant quarante ans il avait cru être, pourquoi ne l’était-ilplus ?

XXXVIII

Cet anéantissement se prolongea, et ils’y joignit des accidents de santé : la bronchite, lespalpitations s’aggravèrent, il se produisit même une congestionpulmonaire, qui pendant une semaine retint M. Vulfran à lachambre, et donna l’entière direction des usines à Taloueltriomphant.

Cependant ces accidents s’amendèrent,mais la prostration morale ne s’améliora pas, et au bout dequelques jours il n’y eut plus qu’elle qui inquiéta lemédecin.

Plusieurs fois Perrine avait essayé del’interroger ; mais il lui avait à peine répondu, le docteurRuchon n’étant pas homme à s’intéresser à la curiosité desgamines ; heureusement il avait été moins rébarbatif avecBastien et Mlle Belhomme, qu’il rencontrait souvent à savisite du soir, si bien que par le vieux valet de chambre et parl’institutrice son anxiété était tant bien que malrenseignée.

« Il n’y a pas de danger pour lavie, disait Bastien, mais M. Ruchon voudrait voir monsieur seremettre au travail. »

Mlle Belhomme était moins brève, etquand en venant au château donner sa leçon, elle avait bavardé avecle médecin, elle répétait volontiers à son élève ce que celui-ciavait dit, ce qui d’ailleurs se résumait en un mot toujours lemême :

« Il faudrait une secousse, quelquechose qui remontât la mécanique morale arrêtée, mais dont le grandressort ne paraît cependant pas cassé. »

Pendant longtemps on l’avait redoutéecette secousse, et c’était même la crainte qu’elle se produisitinopinément qui, plusieurs fois, avait retardé l’opération de lacataracte, que l’état général semblait permettre. Mais maintenanton la désirait. Qu’elle se produisit, que M. Vulfran sous sonimpression reprit intérêt à ses affaires, au travail, à tout ce quiétait sa vie, et dans un avenir, prochain peut-être, on pourraitsans doute la tenter avec des chances de réussite, alors surtoutqu’on n’aurait pas à redouter les violentes émotions d’un retour oud’une mort, qu’au point de vue spécial de l’opération on pouvaitégalement redouter.

Mais comment laprovoquer ?

C’était ce qu’on se demandait sanstrouver de réponse à cette question, tant il semblait détaché, detout, au point de ne vouloir recevoir ni Talouel, ni ses neveuxpendant qu’il avait gardé la chambre, et d’avoir toujours faitrépondre par Bastien, à Talouel, qui respectueusement venait àl’ordre deux fois par jour, le matin et le soir :

« Décidez pour lemieux. »

Et quand, quittant le lit, il étaitrevenu aux bureaux, à peine s’était-il fait rendre compte de cequ’avait décidé Talouel, trop habile, trop adroit et trop prudentd’ailleurs pour prendre aucune mesure que le patron n’eût pas priselui-même.

Cette apathie n’empêchait pas cependantque chaque jour Perrine le conduisît comme naguère dans lesdiverses usines ; mais le chemin se faisait silencieusement,sans qu’il répondît le plus souvent aux observations qu’elle luiadressait de temps en temps, et arrivé aux usines, c’était à peines’il écoutait le rapport des directeurs.

« Pour le mieux, répétait-il ;entendez-vous avec Talouel. »

Combien de temps celadurerait-il ?

Une après-midi qu’ils revenaient de latournée des usines, et qu’ils approchaient de Maraucourt, au trotendormi du vieux cheval, une sonnerie de clairon passa dans labrise.

« Arrête, dit M. Vulfran, ilsemble qu’on sonne au feu. »

La voiture arrêtée, la sonneries’entendit distinctement.

« C’est le feu, ditM. Vulfran, vois-tu quelque chose ?

– Un tourbillon de fuméenoire.

– De quel côté ?

– À travers le rideau des peupliers, jene peux pas me reconnaître.

– À droite, ou àgauche ?

– Plutôt à gauche. »

À gauche, c’était versl’usine.

« Faut-il mettre Coco augalop ? demanda-t-elle.

– Non, seulement vavite. »

En approchant, la sonnerie leur arrivaitplus claire, mais comme ils tournaient selon le caprice desentailles bordées de peupliers, Perrine ne pouvait fixer l’endroitprécis d’où s’élevait la fumée, il semblait que c’était du centredu village, et non de l’usine.

Elle fit cette observation àM. Vulfran, qui ne répondit rien.

Ce qui la confirma dans cette idée, cefut que la sonnerie se faisait entendre maintenant tout à gauche,c’est-à-dire aux environs de l’usine.

« On ne sonne pas là où est le feu,dit-elle.

– Voilà qui est bien raisonné »,répliqua M. Vulfran.

Mais il fit cette réponse d’un tonpresque indifférent, comme s’il n’y avait pas intérêt pour lui àsavoir où était le feu.

Ce fut seulement en entrant dans levillage qu’ils furent fixés :

« Ne vous pressez pas, monsieurVulfran, cria un paysan, le feu n’est pas chez vous : c’est lamaison à la Tiburce qui brûle. »

La Tiburce était une vieille ivrogne quigardait les enfants trop petits pour être admis à l’asile, ethabitait une misérable chaumière, usée, à moitié effondrée, situéeau fond d’une cour, aux environs des écoles.

« Allons-y », ditM. Vulfran.

Il n’y avait qu’à suivre les gens quicouraient ; maintenant on voyait la fumée et les flammess’élever en tourbillons au-dessus des maisons, et l’on respiraitune odeur de brûlé. Avant d’arriver, ils durent arrêter sous peined’écraser les curieux, qui pour rien au monde ne se seraientdérangés. Alors M. Vulfran descendit de voiture, et guidé parPerrine traversa les groupes. Comme ils approchaient de l’entrée dela maison, Fabry, le casque en tête, car il commandait les pompiersde l’usine, vint à eux.

« Nous sommes maîtres du feu,dit-il, mais la maison est entièrement brûlée, et ce qui est plusgrave, plusieurs enfants, cinq ou six peut-être, ont péri ; unest enseveli sous les décombres, deux ont été asphyxiés ; lestrois autres, on ne sait pas.

– Comment le feu a-t-ilpris ?

– La Tiburce était endormie ivre, – ellel’est encore, – les enfants les plus grands ont joué avec desallumettes ; quand tout a commencé à flamber, ils se sontsauvés, la Tiburce épouvantée en a fait autant, oubliant ceux auberceau. »

Une clameur sortait de la couraccompagnée de cris, M. Vulfran voulut se diriger de cecôté.

« N’allez pas par-là, dit Fabry, cesont les deux mères des enfants asphyxiés qui lespleurent.

– Qui sont-elles ?

– Des ouvrières des usines.

– Il faut que je leurparle. »

Il appuya sa main sur l’épaule dePerrine, pour dire qu’elle devait le conduire.

Précédés de Fabry, qui leur fit faireplace, ils entrèrent dans la cour, où les pompiers noyaient lesdécombres de la maison effondrée entre ses quatre murs restésdebout, et sous les jets d’eau des tourbillons de flammejaillissaient de ce foyer avec des crépitements.

D’un coin opposé encombré de femmes,partaient les cris qu’ils avaient entendus. Fabry écarta lesgroupes, et M. Vulfran, précédé de Perrine, s’avança vers lesdeux mères qui tenaient leurs enfants sur leurs genoux. Au milieude ses larmes, l’une d’elles, qui croyait peut-être à un secourssuprême, le vit paraître ; alors reconnaissant que ce n’étaitque le patron, elle étendit vers lui un brasmenaçant :

« Venez donc ver ce qu’on faitd’nos éfants, pendant qu’on s’extermine pour vous, c’est y voqu’allez li rendre la vie ? Oh ! mon pauvrepetit ! »

Et se penchant sur son enfant, elleéclata en cris et en sanglots.

Un moment M. Vulfran resta indécis,puis il dit à Fabry :

« Vous aviez raison ;allons-nous-en. »

Ils rentrèrent aux bureaux, et il ne futplus question de l’incendie, jusqu’au moment où Talouel vintannoncer à M. Vulfran que sur les six enfants qu’on croyaitmorts, trois avaient été retrouvés en bonne santé chez des voisins,où on les avait portés dans le premier moment d’affolement :il n’y avait donc réellement que trois victimes, dont l’enterrementvenait d’être fixé au lendemain.

Quand Talouel fut parti, Perrine, quidepuis le retour à l’usine était restée plongée dans une réflexionprofonde, se décida à adresser la parole àM. Vulfran :

« N’irez-vous pas à cetenterrement ? demanda-t-elle avec un frémissement de voix, quitrahissait son émotion.

– Pourquoi irais-je ?

– Parce que ce serait votre réponse – laplus digne que vous puissiez faire – aux accusations de cettepauvre femme.

– Mes ouvriers sont-ils venus au servicecélébré pour mon fils ?

– Ils ne se sont pas associés à votredouleur ; vous vous associez à celles qui les atteignent,c’est une réponse aussi cela, et qui serait comprise.

– Tu ne sais pas combien l’ouvrier estingrat.

– Ingrat pourquoi ? Pour l’argentreçu ? C’est possible ; et cela vient peut-être de cequ’il ne considère pas l’argent reçu au même point de vue que celuiqui le donne ; n’a-t-il pas des droits sur cet argent qu’il agagné lui-même ? Cette ingratitude-là existe peut-être telleque vous dites. Mais l’ingratitude pour une marque d’intérêt, pourune aide amicale, croyez-vous qu’elle soit la même ? C’estl’amitié qui fait naître l’amitié. On aime ceux dont on se sentaimé ; et il me semble que si nous nous faisons l’ami desautres, nous faisons des autres nos amis. C’est beaucoup desoulager la misère des malheureux ; mais comme c’est plusencore de soulager leur douleur… en lapartageant ! »

Elle avait encore bien des choses à diredans ce sens, lui semblait-il ; mais M. Vulfran nerépondant rien, et ne paraissant même pas l’écouter, elle n’osa pascontinuer : plus tard elle reprendrait ce sujet.

Quand ils passèrent devant la véranda deTalouel pour rentrer au château, M. Vulfrans’arrêta :

« Prévenez M. le curé, dit-il,que je prends à ma charge les frais de l’enterrement desenfants ; qu’il ordonne un service convenable ; j’yassisterai. »

Talouel eut un haut-le-corps.

« Faites afficher, continuaM. Vulfran, que tous ceux qui voudront se rendre demain àl’église en auront la liberté : c’est un grand malheur que cetincendie.

– Nous n’en sommes pasresponsables.

– Directement, non. »

Ce ne fut pas la seule surprise dePerrine ; le lendemain matin, après le dépouillement de lacorrespondance et la conférence avec les chefs de service,M. Vulfran retint Fabry :

« Vous n’avez rien de pressé entrain, je pense ?

– Non, monsieur.

– Eh bien, partez pour Rouen. J’aiappris qu’on avait construit là une crèche modèle, dans laquelle ona appliqué ce qui s’est fait de mieux ailleurs ; non la Ville,il y aurait eu concours et par suite routine, mais un particulierqui a cherché dans le bien à faire un hommage à des mémoireschères. Vous étudierez cette crèche dans tous ses détails :construction, chauffage, ventilation, prix de revient, et dépensed’entretien. Puis vous demanderez à son constructeur de quellescrèches il s’est inspiré. Vous irez les étudier aussi, et vousreviendrez aussi vite qu’il vous sera possible. Il faut qu’avanttrois mois nous ayons ouvert une crèche à la porte de toutes mesusines : je ne veux pas qu’un malheur comme celui qui estarrivé avant-hier se renouvelle. Je compte sur vous. N’ayons pas lacharge d’une pareille responsabilité. »

Le soir, la leçon que Mlle Belhommedonnait à Perrine, qui avait raconté cette grande nouvelle àl’institutrice enthousiasmée, fut interrompue par l’entrée deM. Vulfran dans la bibliothèque :

« Mademoiselle, dit-il, je viensvous demander un service en mon nom et au nom des populations de cepays, service considérable, d’une importance capitale par lesrésultats qu’il peut produire, mais qui, je le reconnais, exige devotre part un sacrifice considérable aussi : voici ce dont ils’agit. »

Ce dont il s’agissait, c’était qu’elledonnât sa démission pour prendre la direction des cinq crèchesqu’il allait fonder ; après avoir cherché, il ne trouvaitqu’elle qui fût la femme d’intelligence, d’énergie et de cœurcapable de mener à bien une tâche aussi lourde. Les crèchesouvertes, il les offrirait aux communes de Maraucourt, Saint-Pipoy,Hercheux, Bacourt, Flexelles, avec un capital suffisant poursubvenir à leur entretien à perpétuité, et il ne mettrait pourcondition à sa donation que l’obligation de maintenir à leur têtecelle en qui il avait toute confiance pour assurer le succès et ladurée de son œuvre.

Ainsi présentée, la demande ne pouvaitpas ne pas être accueillie, mais ce ne fut pas sans déchirements,car le sacrifice, comme l’avait dit M. Vulfran, étaitconsidérable pour l’institutrice :

« Ah ! monsieur,s’écria-t-elle, vous ne savez pas ce que c’est quel’enseignement.

–Donner le savoir aux enfants, c’estbeaucoup, je le sais, mais leur donner la vie, la santé, c’estquelque chose aussi, et ce sera votre tâche ; elle est assezgrande pour que vous ne la refusiez pas.

– Et je ne serais pas digne de votrechoix si j’écoutais mes convenances personnelles… Après tout je meprendrai moi-même pour élève, et j’aurai tant à apprendre, que monbesoin d’enseignement trouvera à s’employer largement. Je suis àvous de tout cœur, et ce cœur est plus ému qu’il ne sauraitl’exprimer, pénétré de gratitude, d’admiration…

– Si vous voulez parler de gratitude, cen’est pas à moi qu’il faut en adresser l’expression, mais à votreélève, mademoiselle, car c’est elle qui par ses paroles, par sessuggestions, a éveillé dans mon cœur des idées auxquelles j’étaisjusqu’alors resté étranger, et m’a mis dans une voie où je n’aiencore fait que quelques pas, qui ne sont rien à côté de la route àparcourir.

– Ah ! monsieur, s’écria Perrineenhardie de joie et de fierté, si vous vouliez encore en faireun.

– Pour aller où ?

– Quelque part où je vous conduirais cesoir.

– Alors, tu ne doutes derien.

– Ah ! si je ne doutais derien !

– Est-ce de moi que tudoutes ?

– Non, monsieur, de moi, de moi seule.Mais cela n’a aucun rapport avec ce que je vousdemande en vous proposant de vous conduire quelque part cesoir.

– Mais où veux-tu me conduire cesoir ?

– En un endroit où votre présencependant quelques minutes seulement peut produire des résultatsextraordinaires.

– Encore ne peux-tu me dire quel est cetendroit mystérieux ?

– Si je vous le disais, l’effet quej’attends de notre visite serait manqué. Il fera beau et chaud cesoir, vous n’aurez pas à craindre de gagner froid, laissez-vousdécider.

– Il semble qu’on peut avoir confianceen elle, dit Mlle Belhomme, bien que cette proposition seprésente sous une forme un peu… bizarre et enfantine.

– Allons, qu’il soit fait comme tu veux,je t’accompagnerai ce soir. À quelle heure fixes-tu notreexpédition ?

– Plus il sera tard, mieux celavaudra. »

Dans la soirée, il parla plusieurs foisde cette expédition, mais sans décider Perrine às’expliquer.

« Sais-tu que tu en es arrivée àpiquer ma curiosité ?

– Quand je n’aurais obtenu que cela,est-ce que ce ne serait pas déjà quelque chose ? Ne vaut-ilpas mieux pour vous rêver à ce qui peut se produire tantôt oudemain, que vous anéantir dans les regrets de ce que vous espériezhier ?

_ Cela vaudrait mieux si demain existaitmaintenant pour moi ; mais à quel avenir veux-tu que jerêve ? il est plus triste encore que le passé, puisqu’il estvide.

– Mais non, monsieur, il n’est pas vide,si vous songez à celui des autres. Quand on est enfant… et pasheureux, on pense souvent, n’est-ce pas, à tout ce qu’ondemanderait à un magicien tout-puissant, à un enchanteur, si on lerencontrait, et qui n’a qu’à vouloir pour réaliser tous lessouhaits ; mais quand on est soi-même cet enchanteur, est-cequ’on ne pense pas quelquefois à ce qu’on peut faire pour rendreheureux ceux qui ne le sont pas, qu’ils soient enfants ounon ; puisqu’on a aux mains le pouvoir, n’est-ce pas amusantde s’en servir ? Je dis amusant parce que nous sommes dans uneféerie, mais dans la réalité il y a un autre mot quecelui-là. »

La soirée s’écoula dans cespropos ; plusieurs fois M. Vulfran demanda si le momentn’était pas venu de partir, mais elle le retarda tant qu’elleput.

Enfin elle annonça qu’ils pouvaient semettre en route : la nuit était chaude comme elle l’avaitprévu, sans vent, sans brouillard, mais avec des éclairs de chaleurqui fréquemment embrasaient le ciel noir. Quand ils arrivèrent dansle village, ils le trouvèrent endormi, pas une seule lumière nebrillait aux fenêtres closes, pas de bruit d’aucune sorte, exceptécelui de l’eau qui tombait des barrages de la rivière.

Comme tous les aveugles, M. Vulfransavait se reconnaître la nuit, et depuis leur sortie du château ilavait suivi son chemin comme avec ses yeux.

« Nous voilà devant Françoise,dit-il à un certain moment.

– C’est justement chez elle que nousallons. Maintenant, si vous le voulez bien, nous ne parleronspas : par la main je vous guiderai. Je vous préviens cependantque nous aurons un escalier à monter, il est facile et droit ;au haut de cet escalier j’ouvrirai une porte et nousentrerons ; nous ne resterons là que ce que vous voudrezrester, une minute ou deux.

– Que veux-tu que je voie, puisque je nevois pas ?

– Vous n’avez pas besoin devoir.

– Alors pourquoi venir ?

– Pour être venu. J’oubliais de vousdire qu’il importe peu que nous fassions du bruit enmarchant. »

Les choses s’arrangèrent comme elleavait dit, et en arrivant dans la cour intérieure, un éclair luimontra l’entrée de l’escalier. Ils montèrent, et Perrine, ouvrantla porte dont elle avait parlé, attira doucement M. Vulfran etreferma la porte.

Alors ils se trouvèrent enveloppés d’unair chaud, âcre, suffocant.

Une voix empâtée dit :

« Qu’est-ce qui estlà ? »

Une pression de main avertitM. Vulfran de ne pas répondre.

La même voix continua :

« Couche-té don laNoyelle. »

Cette fois ce fut la main deM. Vulfran qui dit à Perrine qu’il voulait sortir.

Elle rouvrit la porte, et ilsredescendirent, tandis qu’un murmure de voix lesaccompagnait.

Ce fut seulement dans la rue queM. Vulfran prit la parole :

« Tu as voulu me faire connaître lachambrée dans laquelle tu as couché la première nuit de ton arrivéeici ?

– J’ai voulu que vous connaissiez unedes nombreuses chambrées de Maraucourt, et desautres villages où couche tout un monde de vosouvriers : hommes, femmes, enfants, pensant que quand vousauriez, respiré leur air empoisonné pendant une minute seulement,vous voudriez faire rechercher combien de pauvres gens iltue. »

XXXIX

Il y avait treize mois, jour pour jour,qu’un dimanche, par un temps radieux, Perrine était arrivée àMaraucourt, misérable et désespérée, se demandant ce qui allaitadvenir d’elle.

Le temps était aussi radieux, maisPerrine et le village ne ressemblaient en rien à ce qu’ils étaientl’année précédente.

À la place où elle avait passé la fin desa journée, assise tristement à la lisière du petit bois quicouronne la colline, tâchant de se rendre compte de ce qu’étaientle village et les usines étalés au-dessous d’elle dans la vallée,se trouvent maintenant des bâtiments en construction ; unhôpital en bon air, en belle vue, qui dominera tout le pays etrecevra les ouvriers des usines de M. Vulfran qui habitent oun’habitent pas Maraucourt.

C’est de là qu’on peut le mieux suivreles transformations de la contrée, et elles sont extraordinaires,eu égard surtout au peu de temps qui s’est écoulé.

Aux usines elles-mêmes il n’a pas étéapporté de changements bien sensibles : ce qu’elles étaient,elles le sont toujours, comme si, arrivées à leur completdéveloppement, elles n’avaient qu’à continuer la marche régulièrede tout ce qui est rigoureusement réglé.

Mais à une courte distance de leurentrée principale, là où autrefois s’effondraient de pauvresbicoques occupées par deux garderies d’enfants du genre de celle dela Tiburce brûlée quelques mois auparavant, se montrent le toitflambant rouge et la façade mi-partie rosé, mi-partie bleue de lacrèche que M. Vulfran a fait construire en achetant pour lesraser ces vieilles masures croulantes.

Sa façon de procéder avec leurspropriétaires a été aussi nette que franche : il les a faitvenir et leur a expliqué que comme il ne pouvait pas tolérer pluslongtemps que les enfants de ses ouvrières fussent exposés à êtrebrûlés ou tués par toutes sortes de maladies résultant des mauvaissoins qu’ils trouvaient chez celles qui les gardaient, il allaitfaire construire une crèche dans laquelle ces enfants seraientreçus, nourris, élevés gratuitement jusqu’à l’âge de trois ans.Entre sa crèche et leurs garderies il n’y avait pas de luttepossible. S’ils voulaient vendre leurs maisons, il les achèteraitmoyennant une somme fixe et une rente viagère. S’ils ne voulaientpas, ils n’avaient qu’à les garder ; le terrain ne luimanquerait pas. Ils avaient jusqu’au lendemain matin onze heurespour se décider ; à midi il serait trop tard.

Au centre du village se dressentd’autres toits rouges beaucoup plus hauts, plus longs, plusimposants : ce sont ceux d’un groupe de bâtiments à peineachevés dans lesquels sont établis des logements séparés, desréfectoires, des restaurants, des cantines, des magasinsd’approvisionnement pour les ouvriers célibataires, hommes etfemmes ; et pour ces bâtiments M. Vulfran a employé lemême procédé d’expropriation que pour la crèche.

Précédemment se trouvaient là plusieursvieilles maisons appropriées tant bien que mal, en réalité aussimal que possible, au logement en chambrées des ouvriers et encabinets. Il a fait appeler les propriétaires de ces maisons, etleur a tenu un langage à peu près analogue à celui dont il s’estdéjà servi :

« Depuis longtemps on se plaintviolemment des chambrées dans lesquelles vous couchez mes ouvriers,et c’est aux mauvaises conditions dans lesquelles sont établis ceslogements qu’on attribue les maladies de poitrine et la fièvretyphoïde qui tuent tant de monde. Je ne peux pas tolérer cela pluslongtemps. J’ai donc résolu de faire construire deux hôtels danslesquels j’offrirai aux ouvriers célibataires, hommes et femmes,une chambre séparée et exclusive pour trois francs par mois. Enmême temps j’aménagerai les rez-de-chaussée en réfectoires et enrestaurants où je donnerai un dîner composé de soupe, de ragoût oude rôti, de pain et de cidre pour soixante-dix centimes. Si vousvoulez me vendre vos maisons, j’élèverai mes hôtels sur leuremplacement. Si vous ne voulez pas, gardez-les. Ma combinaison estdans votre intérêt, car j’ai ailleurs des terrains où mesconstructions me coûteront beaucoup moins cher. Vous avez jusqu’àonze heures demain pour réfléchir ; à midi il serait troptard.

Sur ces terrains éparpillés un peupartout, on aperçoit d’autres toits en tuiles neuves, tout petitsceux-là, et qui par leur propreté et leur éclat rouge contrastentavec les anciennes toitures couvertes de mousses et de sedum :ce sont ceux des maisons ouvrières dont la construction estcommencée depuis peu, et qui toutes sont ou seront isolées aumilieu d’un jardinet, dans lequel pourront se récolter les légumesnécessaires à l’alimentation de la famille, qui, pour cent francspar an de loyer, aura le bien-être matériel et la dignité duchez-soi.

Mais la transformation qui à coup sûreût frappé le plus vivement surpris, et même stupéfié celui quiserait resté un an absent de Maraucourt, était celle qui avaitbouleversé le parc même de M. Vulfran, dans des pelouses qui,en le prolongeant, descendaient jusqu’aux entailles avec lesquelleselles se confondaient. Cette partie basse, restée jusque-là presqueà l’état naturel, avait été retranchée du parc par un saut-de-loup,et maintenant s’élevait à son centre un grand chalet en bois,flanqué d’autres cottages ou de kiosques construits à la légère,qui donnaient à l’ensemble une apparence de jardin public queprécisaient encore toutes sortes de jeux, des manèges de chevaux debois, des balançoires, des appareils de gymnastique, des jeux deboules, de quilles, des tirs à l’arc, à l’arbalète, à la carabineet au fusil de guerre, des mâts de cocagne, des terrains pour lapaume, des pistes pour vélocipèdes, un théâtre de marionnettes, uneestrade pour des musiciens.

C’est qu’en réalité c’est bien un jardinpublic, celui qui servait aux jeux des ouvriers de toutes lesusines ; car si pour chacun des autres villages :Hercheux, Saint-Pipoy, Bacourt, Flexelles, M. Vulfran avaitdécidé de faire les mêmes constructions qu’à Maraucourt, il avaitvoulu qu’il n’y eût pour tous qu’un seul lieu de réunion et derécréation où pourraient s’établir des relations générales, quideviendraient un lien entre eux. Et la simple bibliothèque qu’ilavait eu tout d’abord l’intention d’établir, s’était transformée,sans qu’il sût trop sous quelle influence, en ce vaste jardin, oùautour des salles de lecture et de conférence qui occupent le grandchalet central, se sont groupés ces jeux divers, dont ledéveloppement a exigé une partie même de son parc, de sorte quemaintenant le cercle ouvrier protège le château et le faitpardonner.

Si rapidement que ces changementseussent été conçus et réalisés, ils n’ont pas été sans produire unvif émoi dans la contrée et même une sorte d’agitation.

Les plus hostiles ont été les logeurs,les cabaretiers, les boutiquiers, qui ont crié à la ruine et àl’oppression : n’était-ce pas une injustice, un crime socialqu’on vînt leur faire concurrence et les empêcher de continuer leurcommerce dans les mêmes conditions qu’ils l’avaient toujourspratiqué, au mieux de leurs intérêts, comme il convient à deshommes libres ? Et de même que lors de la création des usines,les fermiers s’étaient insurgés contre ces fabriques qui leurprenaient les ouvriers de la terre, ou les obligeaient à hausserles salaires, les petits commerçants avaient joint leurs plaintes àcelles des cultivateurs ; c’était tout juste si, quandM. Vulfran passait par les rues des villages en compagnie dePerrine, on ne les poursuivait pas de huées comme desmalfaiteurs : il n’était donc pas encore assez riche, le vieilaveugle, qu’il voulait ruiner le pauvre monde ! la mort de sonfils ne lui avait donc pas mis un peu de bonté, un peu de pitié aucœur ! les ouvriers étaient donc imbéciles de ne pascomprendre que tout cela n’avait d’autre but que de les enchaînerplus étroitement encore, et de leur reprendre d’une main ce qu’onsemblait leur donner de l’autre. Des réunions s’étaient tenues oùl’on avait discuté ce qu’il y avait à faire, et dans lesquellesplus d’un ouvrier avait prouvé qu’il n’était pas un imbécile commetant d’autres de ses camarades.

Dans l’intimité même de M. Vulfran,ou plutôt dans sa famille, ces réformes avaient provoqué autantd’inquiétudes que de critiques. Devenait-il fou ? Allait-il seruiner, c’est à dire les ruiner ? Ne serait-il pas prudent dele faire interdire ? Évidemment sa faiblesse pour cette petitefille, qui faisait de lui ce qu’elle voulait, était une preuve dedémence sénile, que les tribunaux ne pourraient pas ne pas peser.Et toutes les inimitiés s’étaient concentrées sur cette dangereusegamine qui ne savait pas ce qu’elle faisait : qu’importait àcette fille l’argent follement gaspillé, ce n’était pas lesien.

Heureusement pour la fille, elle sesentait soutenue contre cette colère, dont elle recevait des coupsdirects ou indirects à chaque instant, par des amitiés quil’encourageaient et la réconfortaient.

Comme toujours Talouel, courtisan dusuccès, s’était rangé de son côté : elle réussissait cequ’elle entreprenait, elle faisait faire à M. Vulfran tout cequ’elle voulait, elle était en butte à l’hostilité de ses neveux,c’était plus qu’il n’en fallait pour qu’il se montrât ouvertementson ami ; au fond, que lui importait que M. Vulfrandépensât des sommes considérables qui en réalité augmentaient lafortune des établissements ; cet argent ce n’était pas à luiTalouel qu’on le prenait, tandis que bien vraisemblablement lesétablissements seraient à lui un jour ou l’autre ; aussi quandil avait pu deviner qu’une amélioration nouvelle était à l’étude,n’avait-il pas raté les occasions de « supposer » avecM. Vulfran que le moment était propice pour laréaliser.

Mais d’autres amitiés qui plus quecelle-là plaisaient à Perrine, c’étaient celles du docteur Ruchon,de Mlle Belhomme, de Fabry et des ouvriers que M. Vulfranavait fait élire pour composer le conseil de surveillance de sesdifférentes fondations.

En voyant comment « lagamine » avait rendu à M. Vulfran l’énergie morale etintellectuelle, le médecin avait changé de manières à son égard, etmaintenant c’était avec une affection paternelle qu’il la traitait,presque avec déférence, en tout cas comme une personne quicompte : « Cette petite a plus fait que la médecine,disait-il, sans elle je ne sais vraiment pas ce que M. Vulfranserait devenu. »

Mlle Belhomme n’avait pas eu àchanger de manières, mais elle était fière d’elle, et chaque jourdans sa leçon il y avait quelques minutes où franchement ellelaissait paraître ses vrais sentiments, bien qu’elle s’avouât queleur expression n’en fût peut-être pas très correcte, « demaîtresse à élève ».

Quant à Fabry, il était associe de tropprès à tout ce qui se faisait, pour n’être pas en accord avec cettejeune fille, à laquelle il n’avait pas tout d’abord prêtéattention, mais qui bien vite avait pris une si grande importancedans la maison, qu’il n’était plus qu’un instrument entre sesmains.

« Monsieur Fabry, vous allez allerà Noisiel étudier les maisons ouvrières.

– Monsieur Fabry, vous allez aller enAngleterre étudier le Working men’s club Union.

– Monsieur Fabry, vous allez aller enBelgique étudier les cercles ouvriers. »

Et Fabry partait, étudiait ce qu’on luiavait indiqué, tout en ne négligeant rien de ce qu’il trouvaitintéressant, puis au retour, après de longues discussions avecM. Vulfran, étaient arrêtés les plans qu’exécutaient sous sadirection l’architecte et les conducteurs de travaux, adjoints àson bureau, devenu depuis peu le plus important de la maison.Jamais elle ne prenait part à ces discussions, jamais elle n’ymêlait son mot, mais elle y assistait, et il eût fallu unestupidité réelle pour ne pas comprendre qu’elle les préparait, lesinspirait, et qu’en somme c’était la semence qu’elle avait jetéedans l’esprit ou dans le cœur du maître, qui germait et portait sesfruits.

Pas plus que Fabry, les ouvriers éluspar leurs camarades ne méconnaissaient le rôle de Perrine, et bienque dans leurs conseils elle ne se fût jamais permis ni un mot, niun signe, ils savaient très justement peser l’influence qu’elleexerçait, et ce n’était pas pour eux un mince sujet de confiance etde fierté qu’elle fût des leurs :

« Vous savez, elle a travaillé auxcannetières.

– Est-ce que si elle ne sortait pas dutravail, elle serait ce qu’elle est ? »

Il n’eût pas fait bon que devant ceux-làon parlât de la huer quand elle traversait les rues des villages,les huées commencées auraient été vivement et violemment refouléesdans les gosiers.

Ce dimanche-là, justement Fabry, partidepuis plusieurs jours pour une enquête dont M. Vulfrann’avait pas parlé à Perrine, et qu’il avait même paru vouloir tenirsecrète, était attendu ; le matin il avait envoyé de Paris unedépêche ne contenant que ces quelques mots :

« Renseignements complets, piècesofficielles, arriverai midi. »

Il était midi et demi, et il n’arrivaitpas, ce qui contrairement à l’habitude avait provoqué l’impatiencede M. Vulfran, d’ordinaire plus calme.

Son déjeuner achevé plus promptement quede coutume, il était rentré dans son cabinet avec Perrine, et àchaque instant il allait à la fenêtre ouverte sur les jardins pourécouter.

« Il est étrange que Fabry n’arrivepas.

– Le train aura eu duretard. »

Mais il ne se rendait pas à cette raisonet restait à la fenêtre d’où elle eût voulu l’arracher, car il sepassait dans les jardins et dans le parc des choses dont elle nevoulait pas qu’il eût connaissance ; avec une activité plusqu’ordinaire les jardiniers achevaient d’entourer de treillages lescorbeilles de fleurs, tandis que d’autres emportaient les plantesrares disséminées sur les pelouses ; les grilles d’entréeétaient grandes ouvertes, et au-delà du saut-de-loup, le Cercle desouvriers était pavoisé de drapeaux et d’oriflammes, qui claquaientdans la brise de mer.

Tout à coup il pressa le bouton d’appelpour son valet de chambre, et quand celui-ci parut, il lui dit quesi quelqu’un venait, il ne recevrait personne.

Cet ordre surprit d’autant plus Perrineque le dimanche habituellement il recevait tous ceux qui voulaientl’entretenir, petits ou grands, car très avare en semaine deparoles qui font perdre un temps appréciable en argent, il était aucontraire volontiers bavard le dimanche, quand son temps et celuides autres n’avaient plus la même valeur.

Enfin un roulement de voiture se fitentendre dans le chemin des entailles, c’est-à-dire celui qui vientde Picquigny :

« Voilà Fabry », dit-il d’unevoix qui parut altérée, anxieuse et heureuse à la fois.

En effet, c’était bien Fabry, qui entravivement dans le cabinet : lui aussi paraissait être dans unétat extraordinaire, et le regard qu’il jeta tout d’abord à Perrinela troubla sans qu’elle sût pourquoi :

« Un accident de machine est causede mon retard, dit-il.

– Vous arrivez, c’estl’essentiel.

– Ma dépêche vous a prévenu.

– Votre dépêche, trop courte et tropvague, m’a donné des espérances ; ce sont des certitudes qu’ilme faut.

– Elles sont aussi complètes que vouspouvez les désirer.

– Alors parlez, parlez vite.

– Le dois-je devantmademoiselle ?

– Oui, si elles sont ce que vousdites.

C’était la première fois que Fabry,rendant compte d’une mission, demandait s’il pouvait parler devantPerrine ; et dans l’état de trouble où elle se trouvait déjà,cette précaution ne pouvait que rendre plus violent encore l’émoique les paroles de M. Vulfran et de Fabry, leur agitation àl’un et à l’autre, le frémissement de leurs voix, avaient provoquéen elle.

– Comme, l’avait bien prévu l’agent quevous aviez chargé de faire des recherches, dit Fabry qui parlaitsans regarder Perrine, la personne dont il avait perdu la traceplusieurs fois était venue à Paris ; là, en compulsant lesactes de décès, on a trouvé au mois de juin de l’année dernière unacte au nom de Marie Doressany, veuve de Edmond VulfranPaindavoine. Voici une expédition de l’acte.

Il la remit entre les mains tremblantesde M. Vulfran.

« Voulez-vous que je vous lalise ?

– Avez-vous vérifié lesnoms ?

– Assurément.

– Alors ne lisez pas ; nous verronsplus tard, continuez.

– Je ne m’en suis pas tenu à cet acte,poursuivit Fabry, j’ai voulu interroger le propriétaire de lamaison dans laquelle elle est morte, qui se nomme Grain de Sel,j’ai vu aussi ceux qui ont assisté à la mort de la pauvre jeunefemme, une chanteuse des rues appelée la Marquise, et la Carpe, unvieux cordonnier ; c’est à la fatigue, à l’épuisement, à lamisère qu’elle a succombé ; de même j’ai vu le médecin qui l’asoignée, le docteur Cendrier qui demeure à Charonne, rueRiblette ; il avait voulu l’envoyer à l’hôpital, mais elle arefusé de se séparer de sa fille. Enfin, pour compléter monenquête, ils m’ont envoyé rue du Château-des-Rentiers chez unemarchande de chiffons appelée La Rouquerie, que j’ai rencontréehier seulement au moment où elle rentrait de lacampagne.

Fabry fit une pause, et, pour lapremière fois, se tournant vers Perrine qu’il saluarespectueusement :

« J’ai vu Palikare, mademoiselle,il va bien. »

Depuis un moment déjà Perrine s’étaitlevée, et elle regardait, elle écoutait éperdue, un flot de larmesjaillit de ses yeux.

Fabry continua :

« Fixée sur l’identité de la mère,il me restait à savoir ce qu’était devenue la fille, c’est ce quem’a appris La Rouquerie en me racontant la rencontre qu’elle avaitfaite dans les bois de Chantilly d’une pauvre enfant mourant defaim, retrouvée par son âne.

« Et toi, s’écria M. Vulfranse tournant vers Perrine qui tremblait de la tête aux pieds, ne mediras-tu pas pourquoi cette enfant ne s’est pas fait connaître, neme l’expliqueras-tu pas, toi qui peux descendre dans le cœur d’unejeune fille… ? »

Elle fit quelques pas verslui.

Il continua :

« Pourquoi elle ne vient pas dansmes bras ouverts… ?

– Mon Dieu !

– Ceux de songrand-père. »

XL

Fabry s’était retiré, laissant entête-à-tête le grand-père et la petite-fille.

Mais ils étaient si émus qu’ilsrestaient les mains dans les mains sans parler, n’échangeant quedes mots de tendresse :

« Ma fille, ma chèrepetite-fille !

– Grand-papa ! »

Enfin, quand ils se remirent un peu dutrouble qui les bouleversait, il l’interrogea :

« Pourquoi ne t’es-tu pas faitconnaître ? demanda-t-il.

– Ne l’ai-je pas tenté plusieursfois ? rappelez-vous ce que vous m’avez dit un jour, ledernier où j’ai fait allusion à maman et à moi : « Plusjamais, tu entends, plus jamais, ne me parle de cesmisérables ».

– Pouvais-je soupçonner que tu étais mafille ?

– Si cette fille s’était présentéefranchement devant vous, ne l’auriez-vous pas chassée sans vouloirl’entendre ?

– Qui sait ce que j’auraisfait !

– C’est alors que j’ai décidé de ne mefaire connaître que le jour où, selon la recommandation de maman,je me serais fait aimer.

– Et tu as attendu si longtemps !N’avais-tu pas à chaque instant des preuves de monaffection ?

– Était-elle celle d’un père ? jen’osais le croire.

– Et il a fallu que, mes soupçonss’étant précisés après des luttes cruelles, des hésitations, desespérances aussi bien que des doutes que tu m’aurais épargnés enparlant plus tôt, j’emploie Fabry pour t’obliger à te jeter dansmes bras !

– La joie de l’heure présente neprouve-t-elle pas qu’il était bon qu’il en fûtainsi ?

– Enfin c’est bien, laissons cela, etdis-moi ce que tu m’as caché, me laissant poursuivre des recherchesque d’un mot tu pouvais satisfaire…

– En me découvrant.

– Parle-moi de ton père ; commentêtes-vous arrivés à Serajevo ? Comment était-ilphotographe ?

– Ce qu’a été notre vie dans l’Inde,vous pouvez… »

Il l’interrompit :

« Dis-moi tu ; c’est à tongrand-père que tu parles, non plus à M. Vulfran.

– Par les lettres que tu as reçues tusais à peu près ce qu’a été cette vie ; je te la reconteraiplus tard, avec nos chasses aux plantes, nos chasses aux bêtes, tuverras ce qu’était le courage de papa, la vaillance de maman, carje ne peux pas te parler de lui sans te parler d’elle…

– Ne crois pas que ce que Fabry vient dem’apprendre d’elle, en me disant son refus d’entrer à l’hôpital oùelle aurait peut-être été sauvée, et cela pour ne pas t’abandonner,ne m’a pas ému.

– Tu l’aimeras, tu l’aimeras.

– Tu me parleras d’elle.

– … Je te la ferai connaître, je te laferai aimer. Je passe donc là-dessus. Nous avions quitté l’Indepour revenir en France, quand, arrivé à Suez, papa perdit l’argentqu’il avait emporté. Il lui fut volé par des gens d’affaires. Je nesais comment. »

M. Vulfran eut un geste quisemblait dire que lui savait ce comment.

« N’ayant plus d’argent, au lieu devenir en France, nous partîmes pour la Grèce, ce qui coûtait moinscher de voyage. À Athènes, papa, qui avait des instruments pour laphotographie, fit des portraits dont nous vécûmes. Puis il achetaune roulotte, un âne, Palikare, qui m’a sauvé la vie, et il voulutrevenir en France par terre, en faisant des portraits le long de laroute. Mais qu’on en faisait peu, hélas ! et que la routeétait dure dans les montagnes, où le plus souvent il n’y avait quede mauvais sentiers dans lesquels Palikare aurait dû se tuer vingtfois par jour. Je t’ai dit comment papa était tombé malade àBousovatcha. Je te demande à ne pas te raconter sa mortaujourd’hui, je ne pourrais pas. Quand il ne fut plus avec nous, ilfallut continuer notre route. Si nous gagnions peu, quand ilpouvait inspirer confiance aux gens et les décider à se fairephotographier, combien moins encore y gagnâmes-nous quand nousfûmes seules ! Plus tard aussi je te raconterai des étapes demisère, qui durèrent de novembre à mai, en plein hiver, jusqu’àParis. Par M. Fabry tu viens d’apprendre comment maman estmorte chez Grain de Sel, et cette mort je te la dirai plus tardaussi avec les dernières recommandations de maman pour venirici. »

Pendant que Perrine parlait, des rumeursvagues venant des jardins passaient dans l’air.

« Qu’est-ce que cela ? »demanda M. Vulfran.

Perrine alla à la fenêtre : lespelouses et les allées étaient noires d’ouvriers endimanchés,d’hommes, de femmes, d’enfants au-dessus desquels flottaient desdrapeaux, des bannières ; et de cette foule de six à septmille personnes entassées, et dont les masses se continuaient endehors du parc dans le jardin du Cercle, la route, les prairies,s’élevait cette rumeur qui avait surpris M. Vulfran etdétourné son attention du récit de Perrine, si grand qu’en fûtl’intérêt.

« Qu’est-ce donc ?répéta-t-il.

– C’est aujourd’hui ton anniversaire,dit-elle, et les ouvriers de toutes les usines ont décidé de lecélébrer en te remerciant ainsi de ce que tu as fait poureux.

– Ah ! vraiment, ah !vraiment ! »

Il vint à la fenêtre comme s’il pouvaitles voir, mais il fut reconnu, et aussitôt courut de groupe engroupe une clameur qui en se propageant devintformidable.

« Mon Dieu ! qu’ils pourraientêtre terribles s’ils étaient contre nous, murmura-t-il, sentantpour la première fois la force de ces masses qu’ilcommandait.

– Oui, mais ils sont avec nous parce quenous sommes avec eux.

– Et c’est à toi que cela est dû,petite-fille ; qu’il y a loin d’aujourd’hui au service célébréà la mémoire de ton père dans notre église vide !

– Voici l’ordre de la cérémonie qui aété adopté par le conseil : je te conduirai sur le perron àdeux heures précises ; de là tu domineras la foule et tout lemonde te verra ; un ouvrier de chacun des villages où sont lesusines montera sur le perron et, au nom de tous, le vieux pèreGathoye t’adressera un petit discours.

À ce moment deux heures sonnèrent à lapendule.

« Veux-tu me donner lamain ? » dit-elle.

Ils arrivèrent sur le perron, et uneimmense acclamation retentit ; alors, comme cela avait étéréglé, les délégués montèrent sur le perron, et le père Gathoye,qui était un vieux peigneur de chanvre, s’avança seul à quelquespas de ses camarades pour débiter sa harangue qu’on lui avait faitrépéter dix fois depuis le matin :

Monsieur Vulfran, c’est pour vousféliciter que … c’est pour vous féliciter que … »

Mais il resta court en faisant de grandsbras, et la foule qui voyait ses gestes éloquents crut qu’ildébitait son discours.

Après quelques secondes d’effortspendant lesquelles il s’arracha plusieurs poignées de cheveux gris,en tirant dessus comme s’il peignait son chanvre, ildit :

« Voilà la chose : j’avais undiscours à vous dire, mais je peux pas en retrouver un mot, ce queça m’ennuie pour vous ! enfin c’est pour vous féliciter, vousremercier au nom de tous, et de bon cœur. »

Il leva la mainsolennellement :

« Je le jure, foi deGathoye. »

Pour être incohérent ce discours n’enremua pas moins M. Vulfran, qui était dans un état d’âme oùl’on ne s’arrête pas aux paroles ; la main toujours appuyéesur l’épaule de Perrine il s’avança jusqu’à la balustrade du perronet se trouva là comme dans une tribune où la foule levoyait :

« Mes amis, dit-il d’une voixforte, vos compliments d’amitié me causent une joie d’autant plusgrande que vous me les apportez dans la journée la plus heureuse dema vie, celle où je viens de retrouver ma petite-fille, la fille dufils que j’ai perdu ; vous la connaissez, vous l’avez vue àl’œuvre, soyez sûrs qu’elle continuera et développera ce que nousavons fait ensemble, et dites-vous que votre avenir, celui de vosenfants, est entre de bonnes mains. »

Disant cela, il se pencha vers Perrine,et sans qu’elle put s’en défendre la prenant dans ses bras encorevigoureux, il la souleva, et, la présentant à la foule, ill’embrassa.

Alors il s’éleva une acclamation pousséeet répétée pendant plusieurs minutes par des milliers de bouchesd’hommes, de femmes, d’enfants ; puis, comme l’ordre de lafête avait été bien réglé, aussitôt le défilé commença et chacun enpassant devant le vieux patron et sa petite-fille salua ou fit larévérence.

« Si tu voyais les bonnesfigures », dit Perrine.

Cependant il y en eut qui ne furent pasprécisément radieuses : celles des neveux, quand, la cérémonieterminée, ils vinrent féliciter leur« cousine ».

« Pour moi, dit Talouel qui avaitvoulu se donner le plaisir de se joindre à eux, et qui d’autre parttenait à ne pas perdre de temps pour faire sa cour à l’héritièredes usines, je l’avais toujours supposé. »

Des émotions de ce genre ne pouvaientpas être bonnes pour la santé de M. Vulfran ; la veillede son anniversaire il se trouvait mieux qu’il ne l’avait étédepuis longtemps, ne toussant plus, n’étouffant plus, mangeant etdormant bien ; le lendemain, au contraire, la toux et lesétouffements avaient si bien repris que tout ce qui avait été sipéniblement gagné paraissait perdu de nouveau.

Aussitôt le docteur Ruchon futappelé :

« Vous devez comprendre, ditM. Vulfran, que j’ai envie de voir ma petite-fille, il fautdonc que vous me mettiez au plus vite en état de supporterl’opération.

– Ne sortez pas, mettez-vous au régimelacté, soyez calme, parlez peu, et je vous garantis qu’avec le beautemps dont nous jouissons, l’oppression, les palpitations, la touxdisparaîtront, et l’opération pourra se faire avec toutes chancesde succès. »

Le pronostic du docteur Ruchon seréalisa, et un mois après l’anniversaire, deux, médecins appelés deParis constatèrent un état général assez bon pour autoriserl’opération qui, si elle n’avait point toutes les chances pourelle, en avait cependant de sérieuses et de nombreuses : enl’examinant dans une chambre obscure, on constatait queM. Vulfran avait conservé de la sensibilité rétinienne, ce quiétait la condition indispensable pour permettre l’opération, etl’on décidait de la pratiquer avec iridectomie, c’est-à-direexcision d’une partie de l’iris.

Comme on voulait l’endormir, il s’yrefusa :

« Non, dit-il, mais je demande à mapetite-fille d’avoir le courage de me tenir la main ; vousverrez que cela me rendra solide. Est-ce trèsdouloureux ?

– La cocaïne atténuera ladouleur. »

L’opération faite, le patient nerecouvra pas la vue instantanément, et cinq ou six jourss’écoulèrent avant que ne commençât la coaptation de la plaie deson œil recouvert d’un bandeau compressif.

Combien furent-elles longues pour lepère et la fille, ces journées d’attente, malgré les assurancesfavorables de l’oculiste resté au château pour pratiquer lui-mêmeles pansements nécessaires ; mais l’oculiste n’était pastout : que se passerait-il si une reprise de la bronchite seproduisait ? Une crise de toux, un éternuement nepouvaient-ils pas tout compromettre ?

Et de nouveau Perrine éprouva lesangoisses qui l’avaient accablée pendant la maladie de son père etde sa mère. N’aurait-elle donc retrouvé son grand-père que pour leperdre, et une fois encore rester seule au monde ?

Le temps s’écoula sans complicationsfâcheuses, et M. Vulfran fut autorisé à se servir, dans unechambre aux volets clos, et aux rideaux fermés, de son œilopéré.

« Ah ! si j’avais eu des yeux,s’écria-t-il après l’avoir contemplée, est-ce que mon premierregard ne t’aurait pas reconnue pour ma fille ? Ils sont doncimbéciles ici de n’avoir pas retrouvé ta ressemblance avec tonpère ? Talouel serait donc sincère en disant qu’il l’avait« supposé ».

Mais on ne laissa pas prolonger sesépanchements : il ne fallait pas qu’il éprouvât des émotions,ni qu’il toussât, ni qu’il eût des palpitations.

« Plus tard ».

Le quinzième jour le bandeau compressiffut remplacé par un bandeau flottant ; le vingtième lespansements cessèrent ; mais ce fut seulement letrente-cinquième que l’oculiste, revint de Paris pour décider unchoix de verres convexes qui permettraient la lecture et la visionà distance : avec un malade ordinaire les choses eussent sansdoute marché moins lentement, mais avec le riche M. Vulfranc’eût été naïveté de ne pas pousser les soins à l’extrême, et de nepas multiplier les voyages.

Ce que M. Vulfran désirait le plus,maintenant qu’il avait vu sa petite-fille, c’était de sortir pourvisiter ses travaux ; mais cela demanda de nouvellesprécautions, et imposa de nouveaux retards, car il ne voulait pass’enfermer dans un landau aux glaces closes, mais se servir de sonvieux phaéton, pour être conduit par Perrine, et se montrer à tousavec elle : pour cela il importait de choisir une journée sanssoleil, aussi bien que sans vent et sans froid.

Enfin il s’en présenta une à souhait,douce et vaporeuse, avec un ciel bleu tendre, comme on en rencontreassez souvent en ce pays, et après le déjeuner Perrine donnal’ordre à Bastien de faire atteler Coco au phaéton.

« Tout de suite,mademoiselle. »

Elle fut surprise du ton de cetteréponse, et du sourire de Bastien, mais elle n’y prêta pasautrement attention, occupée qu’elle était à habiller songrand-père de façon qu’il ne fût exposé à n’avoir ni froid, nichaud.

Bientôt Bastien revint annoncer que lavoiture était avancée, et ils se rendirent sur le perron ;Perrine, qui ne quittait pas des yeux son grand-père, marchantseul, arrivait à la dernière marche, quand un formidable braimentlui fit tourner la tête.

Était-ce possible ! Un âne étaitattelé au phaéton, et cet âne ressemblait à Palikare, mais Palikarelustré, peigné, les sabots brillants, habillé d’un beau harnaisjaune avec des houppettes bleues, qui continuait de braire le coutendu, et voulait venir vers Perrine malgré le groom qui leretenait.

« Palikare ! »

Et elle lui sauta à la tête enl’embrassant.

« Ah ! grand-papa, quellebonne surprise !

– Ce n’est pas à moi que tu la dois,c’est à Fabry qui l’a racheté à La Rouquerie ; le personneldes bureaux a voulu faire ce cadeau à leur anciennecamarade.

– M. Fabry est un boncœur.

– Mais oui, mais oui, il a eu une idéequi n’est pas venue à tes cousins. Il m’en est venu une aussi àmoi, qui a été de commander à Paris une jolie charrette pourPalikare ; elle arrivera dans quelques jours, et ne seratraînée que par lui, car ce phaéton n’est pas sonaffaire. »

Ils montèrent en voiture, et Perrineprit les guides :

« Par oùcommençons-nous ?

– Comment par où ? Mais parl’aumuche donc ? Crois-tu que je n’ai pas envie de voir le nidoù tu as vécu, et d’où tu es partie ? »

Elle était telle que Perrine l’avaitquittée l’année précédente, avec son fouillis de végétation vierge,sans que personne y eût touché, respectée même par le temps, quin’avait fait qu’ajouter à son caractère.

« Est-ce curieux, ditM. Vulfran, qu’à deux pas d’un grand centre ouvrier, en pleinecivilisation, tu aies pu vivre là de la viesauvage !

– Aux Indes, en pleine vie sauvage, toutnous appartenait ; ici, dans la vie civilisée, je n’avaisdroit à rien ; j’ai souvent pensé à cela. »

Après l’aumuche, M. Vulfran voulutque sa première visite fût pour la crèche de Maraucourt.

Il croyait la bien connaître pour enavoir longuement discuté et arrêté les plans avec Fabry, mais quandil se trouva dans l’entrée, et qu’il vit d’un coup d’œil toutes lesautres salles : le dortoir où sont couchés les enfants auxmaillots dans des berceaux rosés ou bleus, selon le sexe del’enfant ; le pouponnat où jouent ceux qui marchentseuls ; la cuisine, le lavabo, il fut surpris et charmé dereconnaître que par une habile distribution et l’emploi de largesportes vitrées, l’architecte avait réalisé le difficile idéal à luiimposé, qui était que la crèche fût une véritable maison de verreoù les mères vissent de la première salle tout ce qui se passaitdans celles où elles ne devaient pas entrer.

Quand du dortoir ils vinrent dans lepouponnat, les enfants se précipitèrent sur Perrine en luiprésentant le jouet qu’ils avaient aux mains, une trompette, unecrécelle, un cheval de bois, une poule, une poupée.

« Je vois que tu es connue ici, ditM. Vulfran.

– Connue ! repritMlle Belhomme qui les accompagnait, dites aimée, adorée ;elle est une petite mère pour eux : personne comme elle quisache si bien les faire jouer.

– Vous souvenez-vous, réponditM. Vulfran, que vous me disiez, que c’était une qualitémaîtresse de savoir créer ce qui est nécessaire à nosbesoins ; il me semble qu’il en est une autre plus belleencore, c’est de savoir créer ce qui est nécessaire aux besoins desautres, et cela précisément ma petite-fille l’a fait. Mais nous nesommes qu’au commencement, ma chère demoiselle : bâtir descrèches, des maisons ouvrières, des cercles, c’est l’a b c de laquestion sociale, et ce n’est pas avec cela qu’on la résout ;j’espère que nous pourrons aller plus loin, plus à fond ; nousne sommes qu’à notre point de départ : vous verrez, vousverrez. »

Quand ils revinrent dans la salled’entrée, une femme finissait d’allaiter son enfant ; vivementelle le redressa, et le présenta àM. Vulfran :

« Regardez-le, monsieur Vulfran,c’est-y un bel éfant ?

– Mais… oui, c’est un belenfant.

– Eh ben, il est ben à vous.

– Vraiment ?

– J’en ai déjà eu trois, que j’aiperdus ; à qui doit-il de vivre celui-là ? Vous voyezs’il est à vous ; Dieu vous bénisse, vous et votre chèrefille ! »

Après la crèche ce fut la tour d’unemaison ouvrière, puis de l’hôtel, du restaurant, du cercle, et enquittant Maraucourt ils allèrent à Saint-Pipoy, à Flexelles, àBacourt, à Hercheux, et sur la route Palikare trottait joyeux, fierd’être conduit par sa petite maîtresse, dont la main était plusdouée que celle de la Rouquerie, et qui ne remontait jamais envoiture sans l’embrasser, – caresse à laquelle il répondait par desmouvements d’oreilles tout à fait éloquents pour qui savait lestraduire.

Dans ces villages les constructionsn’étaient pas aussi avancées qu’à Maraucourt, mais déjà cependantpour la plupart on pouvait fixer l’époque de leurachèvement.

La journée avait été bien remplie, ilsrevinrent lentement avant l’approche de la nuit ; alors, commeils passaient d’une colline à l’autre, ils se trouvèrent dominer lacontrée où partout se montraient des toits neufs à l’entour deshautes cheminées qui vomissaient des tourbillons de fumée ;M. Vulfran étendit la main :

« Voilà ton ouvrage, dit-il, cescréations auxquelles, entraîné par la fièvre des affaires, jen’avais pas eu le temps du penser. Mais pour que cela dure et sedéveloppe, il te faut un mari digne de toi, qui travaille pour nouset pour tous. Nous ne lui demanderons pas autre chose. Et j’ai idéeque nous pourrons rencontrer l’homme de bon cœur qu’il nous faut.Alors nous vivrons heureux… en famille.

FIN

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