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Enfances célèbres

Enfances célèbres

de Louise Colet

Partie 1
PRÉFACE

C’est un des privilèges des hommes de génie de faire participer leurs ancêtres et leurs descendants à l’intérêt qu’ils inspirent ; on aime à remonter aux sources de ces grandes intelligences et à pressentir leur venue. On se plaît à ensuivre le courant, à savoir si les fils ont dignement continué le père, ou si rien de vivant n’est resté de ces races fameuses.

La famille contemporaine des hommes illustres éveille toujours notre curiosité ; nous voulons connaître le père et la mère de l’enfant prédestiné ; il nous est doux de nous initier aux scènes de sa jeunesse, de le voir aimé par une sœur ou par un frère, et nous donnons nous-mêmes aux parents qui le chérissent une part de notre admiration et de notre sympathie.

En offrant à nos lecteurs certains traits dramatiques ou touchants de l’enfance de quelques hommes célèbres,il nous a semblé que nous éveillerons dans de jeunes esprits le désir de connaître les travaux ou les nobles actions de ces vies glorieuses, d’en rechercher les détails dans l’histoire et d’étendre la connaissance d’un fait isolé à l’ensemble d’une carrière. Une lecture amusante deviendrait ainsi pour les enfants le début d’une instruction solide et variée, où ils trouveraient à la fois des exemples et un attrait.

Partie 2
PIC DE LA MIRANDOLE

NOTICE SUR PIC DE LA MIRANDOLE.

Jean Pic de La Mirandole, enfant, célèbre etsavant universel, descendait de François Pic de La Mirandole, quifut podestat de Modène, en 1312, et chef du parti gibelin. Ilnaquit à la Mirandole, en 1463. C’était le troisième fils deJean-François, seigneur de La Mirandole et comte de Concordia. Ilpassait, à dix ans, pour le poëte et l’orateur le plus distingué detoute l’Italie. Sa mère, persuadée que la Providence avait des vuessur lui, ne voulut céder à personne le soin de sa premièreéducation, dont elle se chargea elle-même. Elle le confia ensuiteaux maîtres les plus habiles, sous lesquels il fit de rapidesprogrès. À quatorze ans, il alla étudier le droit canon à Bologne,puis passa sept ans à parcourir les plus célèbres universités de laPéninsule et de la France. Revenu à Rome, en 1486, il publia uneliste de neuf cents propositions sur tout ce qu’on pouvaitsavoir (De omni re scibili), et il s’engagea à les soutenirpubliquement contre quiconque voudrait les attaquer ; maisquelques hauts personnages, jaloux de la réputation que cettepublication lui avait acquise, lui firent défendre toute discussionpublique, et déférèrent au pape plusieurs de ses propositions, quifurent condamnées. Il retourna alors en France, puis se retira àFlorence, où il mourut en 1494, le jour même de l’entrée deCharles VIII dans cette ville.

L’illustration de cette famille, qui avaitcommencé lors des guerres des Guelfes et des Gibelins, dans lapremière partie du seizième siècle, prit fin en 1688, époque àlaquelle Marie, le dernier des ducs de La Mirandole, fut dépouilléde ses États par l’empereur Joseph Ier, et seretira en France, où ses descendants existent peut-être encore.

La dernière et la plus complète édition desœuvres de Jean Pic de La Mirandole est celle de Bâle, en seizevolumes in-folio.

Son neveu Pic, qui a écrit son histoire,prétend qu’au moment de sa naissance on vit des tourbillons deflammes s’arrêter au-dessus de la chambre à coucher de sa mère,puis s’évanouir aussitôt. « Ce phénomène, dit-il, eut lieusans doute pour prouver que son intelligence brillerait comme cesflammes, et que lui serait semblable à ce feu ; qu’ilparaîtrait pour disparaître bientôt, et étonnerait le monde parl’excellence et l’éclat de son génie ; que son éloquenceserait des traits de flamme qui célébreraient le Dieu deschrétiens, qui lui-même est le véritable feu inspirateur. On aremarqué, en effet, qu’à la naissance ou à la mort des hommesdoctes et saints, des signes extraordinaires se sont produits pourindiquer que c’étaient des créatures à part, qu’il y avait en euxquelque chose de divin, et qu’ils étaient destinés à de grandeschoses. Pour n’en pas citer d’autres, je ne parlerai que du grandsaint Ambroise. Un essaim d’abeilles se posa sur sa bouche, s’yintroduisit, et en sortant aussitôt, s’envola au plus haut desairs, se cacha dans les nues, et disparut aux yeux de ses parentset de tous ceux qui étaient présents à ce spectacle. »

Nous citons ce fragment sans attacher nicréance ni importance au phénomène dont il est question, maisseulement pour donner une idée de l’opinion qu’avaient sur lui lescontemporains de Pic de La Mirandole.

PIC DE LA MIRANDOLE.

L’histoire que je vais vous conter, enfants,vous prouvera à quel bonheur et à quelle renommée peut conduirel’amour de l’étude.

Près de Modène, en Italie, dans un vieuxchâteau, vivait, au quinzième siècle, François de La Mirandole,comte de Concordia.

Ses ancêtres avaient été des princespuissants ; ils s’étaient fait redouter de tous leurs voisins,et principalement des Bonacossi : c’étaient des seigneurs deMantoue qui portaient une haine héréditaire aux comtes de LaMirandole.

Au moment où commence notre histoire, cettehaine n’était pas éteinte. Des querelles toujours renaissantesl’entretenaient, et François de La Mirandole se tenait constammentsous les armes pour repousser les attaques du seigneur Bonacossi,qui avait des partisans nombreux dans le gouvernement de Modène. Lecomte François avait trois fils : les deux aînés partageaientson humeur belliqueuse ; mais le plus jeune, Jean Pic de LaMirandole, qui n’avait que dix ans, fuyait tous les exercicestumultueux et passait les heures à étudier auprès de sa mère.Cependant son père contrariait ses goûts paisibles, et, le traitantdurement, lui disait parfois qu’il serait la honte d’une familledont tous les ancêtres s’étaient illustrés à la guerre. Maisl’enfant ne pleurait point à ces reproches, car il sentait qu’ilpossédait en lui de quoi se justifier un jour.

À dix ans, en effet, il connaissait déjà toutela littérature ancienne, et il composait des vers qu’admiraientavec étonnement tous ceux qui les pouvaient comprendre. Sa mèreaimait à les lui entendre répéter, et souvent, dans un transport detendresse et d’orgueil, elle s’écriait : « Jean, sansdoute, fera de grandes choses ! »

Donc, sans avoir pu faire partager cetteopinion au comte François, elle avait enfin obtenu de lui qu’illaisserait se développer en paix cette intelligence dont il nedevinait pas l’étendue.

Cependant une nouvelle guerre éclata bientôtentre les deux familles. Chacune, en prenant les armes, avait juréde ne les quitter qu’après l’extinction de l’autre. Les combatsfurent longs et sanglants. Des deux côtés, la valeur était la même,et la victoire ne se serait pas décidée à nombre égal ; maisle comte François, qui n’était pas aimé, vit se coaliser contre luiplusieurs princes voisins, et il fut vaincu par Bonacossi ;celui-ci aurait exterminé la race entière du comte, si legouvernement de Modène n’était intervenu. Les Mirandole eurent lavie sauve, mais tous leurs biens furent confisqués et on les exilades États de Modène, où on leur défendit de rentrer sous peine demort.

Ce fut un jour de grande douleur pour le comteque celui où il fut chassé du château de ses aïeux, et où il dutaller mendier sur la terre étrangère le pain dur del’hospitalité ; il versa des pleurs de rage en passant sous lahaute porte blasonnée de son manoir féodal, et ses fils aînés,forcés de contenir leur indignation contre le vainqueur, baissaientla tête comme lui en grinçant des dents. Leur mère, qui tenait parla main son plus jeune fils, était accablée d’un désespoir morne.L’enfant comprit alors tout ce que sa douleur muette avait deprofond, et il lui dit d’une voix pleine de conviction :« Consolez-vous, ma mère, nous reviendrons un jour, nous nemourrons pas en exil. »

La comtesse avait un frère, prieur d’uncouvent près de Bologne : elle résolut d’aller lui demanderasile pour sa famille. Frère Rinaldo accueillit les exilés avectous les égards et tout l’empressement dus au malheur, et mit àleur disposition une petite villa dépendante du monastère, où ilstrouvèrent une vie calme.

Mais le comte et ses fils aînés, accoutumés aucommandement, ne pouvaient se faire à cette existence humble. Ilsse lièrent avec plusieurs gentilshommes des environs ; ilsallaient chasser sur leurs terres, prenaient parti dans leursquerelles et tâchaient ainsi de gagner leur amitié pour les déciderplus tard à leur prêter des troupes, afin de reconquérir leurpatrimoine.

Jean ne suivait pas son père et ses frèresdans ces excursions ; il restait toujours auprès de sa mère etde son oncle, homme sage, plein de science et de bonté, qui avaitpour lui la plus tendre affection et qui dirigeait ses études.L’intelligence de l’enfant grandissait chaque jour sous un pareilmaître, et bientôt il surpassa en érudition tous les religieux dumonastère. Il restait des heures entières enfermé avec son oncledans la vaste bibliothèque du couvent, et ils apprirent ensemble lelatin, le grec, le chaldéen, l’hébreu et l’arabe, et étudièrenttous les ouvrages composés dans les littératures diverses.

Je ne pourrais vous dire, enfants, que deplaisirs, que de joies complètes ces études firent goûter au jeunePic de La Mirandole. Il vivait ainsi avec tous les peuples anciens,qui venaient tour à tour lui parler dans leurs idiomes etl’entretenir mystérieusement de leurs gloires disparues.

Jean étudia aussi les livres saints ; ilen pénétra les mystères et le sens ; puis, lorsqu’il eutapprofondi les deux grands codes de nos croyances, la Bible etl’Évangile, il lut les écrits que les Pères et les docteurs nousont laissés sur ces livres divins, et il posséda bientôt dans toutesa plénitude cette formidable science qu’on appelait alorsthéologie. Cette science était en honneur dans les universités del’Europe ; chaque année, les plus célèbres maîtres faisaientsoutenir des thèses par leurs élèves, et ceux qui pouvaientrésoudre les questions difficiles proposées par leurs maîtresétaient couronnés en public.

Jean, quoique absorbé par le travail, nepouvait être indifférent aux chagrins de ses parents. Bien qu’il nepartageât pas les goûts de son père, il admirait avec respect cevieux guerrier vaincu, qui brûlait de recouvrer par les armes lesdomaines de ses ancêtres, et qui se désolait en voyant chaque jours’éloigner son espérance. Un soir, le comte était rentré avec sesfils aînés, plus mécontent que de coutume ; il arrivait d’unchâteau voisin, habité par un seigneur qui lui avait promis plusd’une fois le secours de ses armes, et qui, sommé de tenir saparole, venait de lui faire une réponse évasive. De retour dans sonhabitation, le comte exhala toute l’amertume de ses pensées,s’écriant qu’il aimerait mieux mourir que de vivre plus longtempsdans l’abaissement où l’infortune l’avait placé. Ses fils aînésrépétèrent ses paroles, et ils jurèrent d’aller se faire tuer dansquelque guerre lointaine plutôt que de languir obscurs. Lacomtesse, témoin de cette douleur, versa des larmes, et son filsJean tâcha de calmer le désespoir de son père et de ses frères.Mais, voyant qu’il ne pouvait y réussir et qu’on répondait par lesarcasme à ses paroles douces, le noble enfant resta rêveur,réfléchissant en lui s’il ne trouverait pas quelque moyen de rendreà sa famille le bonheur qu’elle n’avait plus.

Tandis que les Mirandole exilés sedésespéraient ainsi, Fra Rinaldo, le prieur, entra. « Je vousannonce, dit-il, une nouvelle qui sera sans doute fort indifférenteà plusieurs d’entre vous, mais que Jean apprendra avec intérêt. –Laquelle ? dit le jeune Pic accourant vers son oncle. –L’arrivée du professeur Lulle, qui vient pour faire soutenir desthèses de théologie aux élèves de l’université de Modène. –Oh ! que je voudrais bien le voir, s’écria l’enfant ;Lulle ! Lulle ! le plus grand savant de l’Europe !Oh ! mon oncle, ce doit être un homme bien merveilleux. »Mais, s’apercevant que son admiration naïve excitait l’ironie deses frères, il se tut ; puis il prit en silence une granderésolution.

Lorsque le prieur se leva pour sortir, il lesuivit, et, dès qu’il put lui parler sans témoin : « Mononcle, dit-il, je veux aller à Modène, je veux voir le professeurLulle, je veux soutenir une thèse devant lui et faire honneur aunom de mon père ! – Enfant, répondit Fra Rinaldo, ta penséeest noble et grande ; quoique bien jeune encore, je te croisassez savant pour soutenir une thèse devant Lulle, mais commentaller à Modène ? ta famille en est proscrite et elle ne peut yrentrer sous peine de mort : toi-même, pauvre enfant !malgré ton âge, tu as été compris dans cette horrible proscription.Ce serait un acte de démence d’exposer ta vie pour un vain désir degloire ! – Oh ! vous ne m’avez pas compris ! s’écriaJean ; ce n’est point un désir de gloire qui m’anime, c’estune pensée meilleure ! » Et alors il raconta à son onclece qui le poussait à ce dessein ; le religieux, touché etconvaincu par la sagesse de ses paroles, lui promit de le seconder.Il fut résolu qu’on cacherait son voyage à sa famille, et que dèsl’aube il partirait, accompagné d’un frère lai, sous prétexte de serendre à un couvent voisin dont le supérieur désirait leconnaître ; mais il prendrait en réalité la route de Modène,où il arriverait sous le simple nom de Jean, comme un jeune clercrecommandé au célèbre Lulle par Fra Rinaldo, lequel avait autrefoisconnu ce professeur.

Ayant obtenu cette promesse de son oncle,l’enfant tomba à ses genoux et le remercia en pleurant d’avoirconsenti à son voyage ; le religieux le bénit ; puis ilsse séparèrent. Jean ne put dormir de la nuit : tout ce qu’ilaurait à dire au professeur Lulle s’agitait dans son esprit ;la crainte d’un échec le tourmentait, l’espérance d’un succèsl’enflammait. Enfin, quand le jour parut, il se leva et courut aumonastère chercher son oncle ; Fra Rinaldo vint à lui, et ilsallèrent ensemble auprès de sa mère. Rinaldo lui ayant représentéque ce voyage aurait un but d’utilité pour son fils, elle ne s’yopposa pas, mais elle pleura en le voyant partir. Le frère Nicolo,à qui étaient confiés les embellissements du jardin monastique, etqui avait une affection particulière pour Jean, fut chargé del’accompagner. Il monta sur une petite mule blanche qui servait auxfrères quêteurs du couvent, assez fringante pour les mener d’un bonpas, et assez douce pour les conduire sans danger. Jean, aprèsavoir embrassé ses parents, sauta en croupe derrière Fra Nicolo, etils prirent ainsi la route de Modène.

L’enfant avait caché dans son pourpoint lalettre que son oncle lui avait donnée pour le docteur Lulle, et ilavait mis dans un sac attaché à sa ceinture toutes les thèses dethéologie qu’il avait écrites ; il savait qu’en les relisantattentivement avant de soutenir celle qui lui serait proposée parle docteur, il pourrait résoudre hardiment toutes lesquestions ; son intelligence précoce avait épuisé la sciencede la théologie comme toutes les autres. Plein de sécurité sur cequ’il aurait à répondre, il fit son voyage gaiement et en selivrant à toutes les distractions de l’enfance ; car, choseremarquable, il joignait au plus grand savoir tous les goûts de sonâge. Dieu lui avait donné un génie qui pénétrait tout facilement,et Pic, studieux sans effort, n’était pas vieilli d’avance par letravail.

Chemin faisant, il se livra à mille joiesfolles : souvent, sous prétexte de soulager sa monture, ilmettait pied à terre, et, s’élançant alors à travers champs, ilallait cueillir des fleurs nouvelles pour son herbier, ou demanderaux vendangeurs quelques-unes de ces belles grappes de raisin dontles ceps, couverts de feuilles, se suspendent aux arbres enguirlandes vertes. Il rapportait toujours à Fra Nicolo la moitiédes fruits qu’on lui donnait, et il s’amusait à remercier lesvendangeurs en arabe ou en hébreu, ce qui faisait beaucoup rire cesbonnes gens qui ne le comprenaient pas. D’autres fois, prenantl’avance sur la mule paresseuse, il courait sur la route à perte devue ; puis, se cachant derrière un platane, il se dérobait auxregards de Fra Nicolo, qui, pour l’atteindre, avait donné del’éperon à sa pauvre mule. Lorsqu’il avait bien joui de l’embarrasde son guide, Pic reparaissait tout à coup, et Fra Nicolo, aprèsune douce réprimande, l’aidait à grimper sur la monture, quireprenait son petit trot.

Dès qu’ils furent arrivés à Modène, Jean,accompagné de Fra Nicolo, se présenta chez le docteur Lulle ;celui-ci prit la lettre du prieur sans regarder l’enfant qui la luiprésentait, et la lecture de cette lettre le disposa d’abord en safaveur ; mais quand il leva les yeux et qu’il vit cette jeunetête de treize ans, il crut que Fra Rinaldo avait voulu se moquerde lui en lui parlant de Jean comme de l’écolier le plus célèbre del’Italie ; cependant la lettre était si précise, et le porteury était si bien recommandé, qu’il se décida à lui adresser quelquesquestions pour le mettre à l’épreuve. Jean y répondit avec tant denetteté et de profondeur que le docteur en fut tout confondu etl’admit aussitôt au concours ; les candidats devaient soutenirune thèse de théologie en présence des magistrats de la ville et detous les savants de l’Italie.

Ce jour, si vivement attendu par Jean,arriva ; et, au moment où il entra dans l’amphithéâtre, ilsentit une force d’esprit surnaturelle : Dieu semblait avoirdoublé son intelligence pour la faire triompher.

Le podestat de Modène était assis sur unfauteuil couvert de pourpre, d’où il dominait toute l’assemblée.Parmi les hauts seigneurs qui l’entouraient, Jean reconnut tout àcoup Bonacossi, l’ennemi de sa famille ; sa présencel’enflamma d’une nouvelle ardeur, et il résolut de rendre au nom deson père l’éclat dont on l’avait dépouillé.

La salle était remplie ; on se pressaitdans les tribunes, et le docteur Lulle, couvert de sa longue robenoire bordée d’hermine, était monté dans sa chaire. En face de luise tenaient debout les six élèves qu’il allait interroger ;ils étaient aussi vêtus de robes noires, mais sans hermine. Parmieux, le jeune Pic de La Mirandole attirait tous les regards etexcitait l’étonnement. C’était un spectacle extraordinaire, eneffet, que de voir cet enfant à la chevelure blonde, aux jouesroses et fraîches, aux yeux vifs et candides, couvert d’une robedoctorale et prêt à soutenir une thèse de théologie. L’enfant, unpeu embarrassé par tous ces regards, tenait la tête baissée etécoutait attentivement les réponses que les autres élèves faisaientaux argumentations du docteur. Quand leur examen fut fini, et queson tour arriva, Pic leva les yeux avec assurance sur le docteurLulle qui l’interrogeait, mais, dans ce mouvement, son regard seporta vers une des tribunes publiques, et il fut près de laisseréchapper un cri en reconnaissant sa mère au milieu de la foule, samère qui avait deviné, puis arraché la vérité à Fra Rinaldo surl’absence de son fils, et qui était accourue à Modène pour mouriravec lui, s’il était reconnu par leur ennemi. Le jeune savantcomprima l’émotion qui l’avait saisi, et il répondit avec uneéloquence entraînante à tous les points de science posés par ledocteur. Celui-ci, étonné d’une pareille supériorité, tâchait deprendre en défaut cette haute intelligence ; mais il multipliavainement les subtilités de la scolastique ; l’enfant semblaits’y jouer, et Lulle, enfin entraîné lui-même par l’enthousiasme del’assemblée, le déclara digne de la récompense promise à celui dessix candidats qui soutiendrait sa thèse avec le plus d’éclat.

Jean, conduit par le docteur, s’avançait versles gradins où étaient assis les magistrats et les princes, quandtout à coup une voix s’éleva : c’était celle du seigneurBonacossi, de l’ennemi de sa famille. « Le nom ! demandezle nom de cet enfant ! » criait-il au podestat deModène ; car son regard haineux venait de reconnaître le filsdu comte de La Mirandole. À ces paroles qu’elle a comprises, lamère, pleine d’effroi, fend la foule et s’élance auprès de sonfils ; elle l’entoure de ses bras, comme pour le défendre detout danger. Mais l’enfant intrépide se dégage de son étreinte, et,se plaçant devant le podestat, il lui dit d’une voix forte :« Je me nomme Jean Pic de La Mirandole, fils du seigneur de LaMirandole, comte de Concordia ; je sais que ma famille estproscrite et que nul de nous ne peut rentrer dans ces murs. Je vouslivre ma tête, seigneur Bonacossi ; mais je vous demande àvous, podestat de Modène, la récompense qui m’est due. Vous lesavez, le choix de cette récompense m’est laissé. Eh bien !accordez-moi la grâce de ma famille, rendez à mon père ses biens,ses honneurs et sa patrie ; puis faites-moi mourir, si voustrouvez cela juste ! »

Mille voix s’élevèrent pour l’applaudir ;tous les cœurs étaient attendris, des larmes coulaient de tous lesyeux, toutes les mains battaient ; le podestat lui-même, émucomme les autres, embrassa le merveilleux enfant et lui accorda sagrâce avec celle de sa famille. Bonacossi fut contraint derestituer au comte de La Mirandole les domaines de ses ancêtres, etcet héritage, perdu par les armes, fut reconquis par l’éloquence dela parole.

Pic de La Mirandole devint l’homme le plussavant de son siècle ; il voyagea dans toute l’Europe ;les universités les plus célèbres furent pleines de son nom :celle de Paris lui accorda de grands honneurs, et le roi de FranceCharles VIII l’appela son ami.

Partie 3
BERTRAND DU GUESCLIN

NOTICE SUR BERTRAND DU GUESCLIN.

Bertrand du Guesclin, connétable de France,naquit en Bretagne dans le château de Motte-Broon, près de Rennes,en 1314. C’était un enfant intraitable : les menaces et leschâtiments le rendirent plus farouche encore. Il était presquedifforme ; il avait la taille épaisse, les épaules larges, latête monstrueuse, les yeux petits, mais pleins de feu :« Je suis fort laid, disait-il, jamais je ne serai bienvenudes dames, mais je pourrai me faire craindre des ennemis de monroi. »

À l’âge de seize ans, il s’échappa de lamaison paternelle ; il se réfugia à Rennes, et se réconciliaquelques mois après avec son père par ses brillants faits d’armesdans un tournoi. C’est cet épisode de sa vie, raconté par lesmémoires contemporains, que nous avons dramatisé. Depuis cetteépoque, Bertrand ne cessa de porter les armes et des’illustrer ; il servit d’abord Charles de Blois dans laguerre de ce prétendant contre Jean de Montfort, ce qui lui aliénal’amitié de ses compatriotes et le contraignit de passer dansl’armée de Charles V. Il battit peu après le roi de Navarre àCocherel, et fut lui-même vaincu et fait prisonnier, la même année,par l’Anglais Chandos, à Auray. Rendu à la liberté, il conduisit enEspagne les grandes compagnies qui infestaient la France, etrançonna le pape à Avignon pour solder ses troupes. D’abord vaincupar le prince Noir, prince de Galles et fils d’Édouard III,roi d’Angleterre, il revint en Espagne après une courte captivité àBordeaux, défit Pierre le Cruel, roi de Castille, et donna le trôneà Henri de Transtamare.

Nommé connétable de France en 1349, il chassales Anglais de la Normandie, de la Guienne et du Poitou, et mourutau siége de Château-Randon. Voyant approcher la mort, il prit dansses mains victorieuses l’épée de connétable, et il la considéraquelque temps en silence, et, les larmes aux yeux :« Elle m’a aidé, dit-il, à vaincre les ennemis de monroi ; mais elle m’en a donné de cruels auprès de lui. Je vousla remets, ajouta-t-il en s’adressant au maréchal de Sancerre, etje proteste que je n’ai jamais trahi l’honneur que le roi m’avaitfait en me la confiant. » Alors il découvrit sa tête, baisaavec respect cette épée, embrassa les vieux capitaines quil’entouraient, leur dit un dernier adieu, en les priant de ne pointoublier « qu’en quelque pays qu’ils fissent la guerre, lesgens d’Église, les femmes, les enfants et le pauvre peuplen’étaient point ses ennemis. » Et il expira le 13 juillet1380, âgé de soixante-six ans, en recommandant à Dieu son âme, sonroi et sa patrie. L’armée poussa des cris de désespoir.Charles V ordonna qu’il fût inhumé à Saint-Denis, dans lasépulture des rois et tout auprès du tombeau qu’il avait faitpréparer pour lui-même. Neuf ans après, Charles VI ordonnapour du Guesclin de plus grandes funérailles, les princes, lesgrands seigneurs du royaume et le roi même y assistèrent.

PERSONNAGES.

Le comte DU GUESCLIN.

La comtesse DU GUESCLIN.

BERTRAND, OLIVIER, JEAN, leurs fils.

Le chevalier de LA MOTTE, leur oncle.

La châtelaine de LA MOTTE, leur tante.

RACHEL, femme juive, nourrice de Bertrand duGuesclin.

La scène se passe d’abord au château du père de du Guesclin ;puis à Rennes.

LES PREMIERS EXPLOITS D’UN GRANDCAPITAINE.

PREMIER TABLEAU.

Le théâtre représente une salle à manger gothique ; lacomtesse du Guesclin, Olivier et Jean sont à table.

SCÈNE PREMIÈRE.

La comtesse DU GUESCLIN, OLIVIER, JEAN, RACHEL, puis BERTRAND.

LA COMTESSE à Rachel qui rentre. Vousne me ramenez pas Bertrand !

RACHEL. Madame, je pense qu’il va rentrer.

LA COMTESSE. Je suis sûre que vous l’avezencore surpris se battant ou luttant avec les petits paysans duvillage.

OLIVIER. Oh ! oui, maman, il aime mieuxces petits vilains que nous.

JEAN. Il dit que nous ne sommes pas assezforts ; nous sommes trop sages pour lui.

RACHEL. Ah ! Jean, vous accusez votrefrère qui n’est pas là ; c’est mal.

LA COMTESSE. Mais vous, nourrice, vous lejustifiez toujours.

RACHEL. Madame… c’est que…

LA COMTESSE. Enfin, où est-il ?

RACHEL. Madame, il chasse à coups de caillouxles hirondelles nichées dans les mâchicoulis du château.

OLIVIER, se levant et s’approchant d’unefenêtre. Voyons si c’est vrai… Oh ! le voici qui rentre,il a le visage en sang, les habits déchirés.

JEAN, s’approchant à son tour de lafenêtre. Il est plus laid vraiment qu’un bohémien.

LA COMTESSE. Ah ! quel enfant ! jen’en aurai jamais que du chagrin !

BERTRAND, entrant. J’en ai mis troispar terre. J’ai faim : à manger.

LA COMTESSE. Non, vous ne mangerez pas, etvous serez au pain et à l’eau. Vous êtes la honte de la famille,méchant, sans esprit… sans…

BERTRAND. Moi, ma mère ? je suisfort.

LA COMTESSE. Le chapelain se plaint devous ; vous ne savez pas lire encore.

BERTRAND. Dois-je me faire moine, pour passermon temps sur des parchemins ? Est-ce avec une plume qu’onpeut pourchasser les Anglais ?

RACHEL. Voyez, maîtresse, quelle forte pensées’agite déjà dans cette jeune tête.

LA COMTESSE. Non, non, Rachel, il n’y a riende bon en lui ; il oublie la noblesse de son sang ; il semêle à des serfs.

BERTRAND. Les Anglais sont nos serfs aussi,et, si je bats aujourd’hui les petits vilains, cela me donnel’espérance que je battrai plus tard nos ennemis. Mais j’ai bienfaim ! laissez-moi me mettre à table.

LA COMTESSE. Non, sortez d’ici.

BERTRAND. Moi, l’aîné, je serai chassé devotre table et les cadets y resteront ? non, parDieu !

RACHEL. Oh ! madame, un peu de bonté pourlui, cet enfant est destiné…

LA COMTESSE. Oui… à faire le malheur de samère.

RACHEL, rêvant. Qui sait ?

BERTRAND. N’est-ce pas, nourrice, que je seraiun preux ?

RACHEL. Donne-moi ta main.

LA COMTESSE. Je crois que vous êtes folle,nourrice.

RACHEL. Oh ! madame, cette petite mainest un grand livre où je lis bien des choses.

LA COMTESSE. Et qu’y lisez-vous ?

RACHEL. Laissez-moi me recueillir. (Elletient la main de Bertrand et l’examine attentivement.) Voyez,madame, ces lignes sont belles ! voilà le courage, la force,l’héroïsme, le désintéressement. Il illustrera sa famille et sapatrie. Je vois Bertrand se montrer dans les tournois, je le voisvaincre les chevaliers. Bertrand grandira, Bertrand deviendra l’amide son roi ; il sera fait connétable. Sa vie sera une longuesuite de prouesses ; il y a d’autres choses encore… mais ilsera brave surtout.

BERTRAND. Oh ! oui, je serai brave, je lejure par tous les saints.

LA COMTESSE. Tu es folle, nourrice ; partes sottes flatteries, tu le rends plus indocile. Allons,emmenez-le.

BERTRAND. Ma mère ! ma mère !laissez-moi m’asseoir à votre table, à la place qui m’est due.

LA COMTESSE. La place qui vous est due ?…(Elle rit.) Allons, sortez.

BERTRAND, furieux. Eh bien !oui, je sortirai ; mes frères sortiront aussi. Si je suislaid, je suis fort, et je vais vous le prouver.

(Ilse jette sous la table, la renverse et pousse brusquement sesfrères.)

LA COMTESSE. Misérable enfant ! il abrisé toute ma vaisselle et renversé mon grand hanap de Hongrie…Holà ! qu’on appelle son père pour le châtier !…

BERTRAND. Oh ! je m’en vais ; lesmanants que j’ai battus ne me refuseront pas du pain.

(Ilsort ; Rachelle suit.)

SCÈNE II.

LE COMTE, LA COMTESSE, OLIVIER, JEAN.

LE COMTE, entrant. Quel est cevacarme ? qui a renversé la table et tout brisé ?

LA COMTESSE. Encore une fureur deBertrand.

LE COMTE. Il faut user de châtiments. Jemettrai une bride de fer à ce caractère que rien ne peut dompter.Où est-il ?

LA COMTESSE. Encore avec les petitspaysans.

LE COMTE. Je vais le chercher.

OLIVIER ET JEAN. Mon père, nous voussuivons.

(Ils sortent.)

SCÈNE III.

LA COMTESSE, seule.

LA COMTESSE. Mon Dieu ! est-ce comme unchâtiment que vous m’avez donné ce fils ? Est-ce pour humiliermon orgueil que vous l’avez créé si peu digne de matendresse ? Mais son âme est-elle aussi disgraciée que soncorps ? Il a parfois cependant des mouvements généreux.Changera-t-il ? Dois-je croire à la prédiction de sanourrice ? Oh ! mon Dieu ! faites qu’elle seréalise, et mon cœur de mère lui sera rendu… Mais voici son pèrequi le ramène.

SCÈNE IV.

LA COMTESSE, LE COMTE, BERTRAND.

LE COMTE. Oh ! cette fois je nepardonnerai plus.

BERTRAND. Il faut bien que j’apprenne à mebattre.

LE COMTE. Apprenez d’abord à m’obéir. (Àla comtesse.) Croiriez-vous que je l’ai trouvé près dupont-levis, à moitié nu ; luttant avec le fils d’unbouvier ? Tenez, il porte les marques de cet indignecombat.

LA COMTESSE. Bertrand, vous oubliez que votrepère est un gentilhomme.

LE COMTE. Je le lui rappellerai ; etcette fois la leçon sera forte : quatre mois de prison dans latour.

BERTRAND. Je me repentirais plutôt si vous mepardonniez.

LA COMTESSE. Essayons.

LE COMTE. Non, je ne veux pas que mon filsdéshonore son sang. Je vais l’enfermer dans le donjon, et, à moinsqu’il n’ait des ailes, il ne m’échappera plus.

BERTRAND. La tour fût-elle aussi haute que lesclochers de Dinan, je trouverai bien le moyen d’en sortir. Je veuxêtre libre.

DEUXIÈME TABLEAU.

Le théâtre représente l’intérieur d’une maison, à Rennes.

SCÈNE PREMIÈRE.

LE CHEVALIER de LA MOTTE, LA CHÂTELAINE sa femme, assise etbrodant.

LE CHEVALIER, lisant. Cette lettreest de votre sœur, la comtesse du Guesclin. Elle vous écrit que sonfils aîné lui donne du chagrin, qu’il a fui de la maisonpaternelle.

LA CHÂTELAINE. Ils n’en feront jamais rien dece petit misérable-là.

LE CHEVALIER. Ma foi, ils en auraient pu faireun bon soldat ; cela vaudrait mieux que d’en faire unvagabond.

LA CHÂTELAINE. Vous blâmez donc masœur ?

LE CHEVALIER. Certainement ; et siBertrand était mon fils, j’aurais cherché à diriger son caractèreau lieu de le faire plier.

LA CHÂTELAINE. Vous lui auriez inspiré votrepassion pour les armes, cette passion qui vous conduit à la gloire,mais qui fait le malheur de ceux qui vous aiment. Voilà ce queredoute sa mère, et moi je le redoute comme elle, et j’approuve sasévérité.

LE CHEVALIER. Et si Bertrand vous demandaitasile, vous ne le recevriez pas ?

LA CHÂTELAINE. Non, je le renverrais à sonpère et à sa mère ; ce sont eux qui doivent le gouverner.

SCÈNE II.

BERTRAND, LA CHÂTELAINE, LE CHEVALIER.

BERTRAND, du dehors. Je vous dis quej’entrerai, moi ; quoique j’aie de méchants habits, je suisnoble, et je ne souffrirai pas que des valets me barrent lechemin.

(Ilbrandit un bâton et s’élance dans la chambre.)

LA CHÂTELAINE. Quoi ! le fils de masœur ! Quel déshonneur pour sa famille !

LE CHEVALIER. Oh ! c’est toi, mon bonpetit diable de neveu, toujours le même, toujours ferrailleur.

BERTRAND. Mon oncle, je viens vous demanderasile.

LA CHÂTELAINE. Asile, quand vous faites mourirvotre mère de douleur ? Allez demander pardon à vosparents.

BERTRAND. Vous voulez donc que j’aillem’héberger chez des étrangers ?

LE CHEVALIER. Non, ma maison ne te sera pasfermée. Mais pourquoi et comment as-tu quitté le château de tonpère ?

BERTRAND. Pourquoi ? parce qu’on m’yretenait prisonnier depuis deux mois au pain et à l’eau, quej’avais besoin de l’air du bon Dieu et d’une nourriture plussubstantielle. Comment ? cela va vous faire rire. Au lieu dem’envoyer mon pain et mon eau par ma bonne nourrice Rachel, quim’aurait consolé en me contant des histoires de chevalerie, on meles faisait apporter par une vieille et méchante sorcière quijamais ne manquait en entrant de fermer la porte du donjon, dont laclef était suspendue à sa ceinture. Un jour donc je résolus de luienlever cette clef. Je savais que mon père et ma mère étaientabsents, et lorsque la vieille entra, je m’élançai sur elle, jel’assis, sans lui faire de mal, sur la paille qui me servait delit ; je l’enchaînai avec mon drap contre un des barreaux dela fenêtre, et, pour l’empêcher de crier, je lui mis, en guise debâillon, ma ceinture sur la bouche. Puis, lui volant la clef,j’ouvris la porte, sautai l’escalier, et me voilà.

LE CHEVALIER, riant. Ha !ha !

LA CHÂTELAINE. Quel scandale !

BERTRAND. Écoutez. Pour fuir il me fallait unemonture : j’aperçois dans la campagne un laboureur ; jecours à la charrue, j’en dételle une jument, j’enfourche, je piquedes deux, malgré les cris et les lamentations du rustre ébahi,auquel je réponds par des éclats de rire, et, sans selle ni bride,j’ai galopé jusqu’à Rennes. Maintenant, hébergez-moi, car j’aigrand appétit et suis fort las.

LE CHEVALIER. Viens donc changer d’habits ette mettre à table ; puis nous parlerons de ce que tu as àfaire ; je te donnerai des conseils.

BERTRAND. Merci, cher oncle ! N’est-cepas que vous m’apprendrez à faire des armes ?

LA CHÂTELAINE. Votre indulgence achèvera de leperdre.

SCÈNE III.

Une place publique devant la maison du chevalier de La Motte.

BERTRAND, seul.

BERTRAND. Comme mon oncle est bon pourmoi ! Il m’a montré ses chevaux et ses armes. Oh ! sesarmes, qu’elles sont belles ! Je serai heureux ici ! Matante me gêne bien un peu ; n’importe, je lui obéirai pourvivre auprès de mon oncle. Mais quel est ce grand écriteau qu’on aplanté là ? Si je savais lire… Une épée et un beau casque àplumes le couronnent ; c’est sans doute quelque prix d’armes.Voilà un enfant qui passe ; il saura peut-être ce que celaveut dire. (L’appelant.) Mon ami, qu’y a-t-il sur cetécriteau ?

L’ENFANT. Il y a qu’aujourd’hui, dans uneheure, commencera sur cette place une grande lutte, et que le prixdu vainqueur sera cette belle épée et ce beau casque à plumes.

BERTRAND. Oh ! si je pouvais lesgagner !

L’ENFANT. Non, vous êtes trop jeune.

BERTRAND. Trop jeune ! je suis plus fortque tous les Rennois ! (Se parlant à lui-même) Maiscomment faire pour échapper à ma tante ? Elle va m’appelerpour l’accompagner à vêpres, et avant une heure la lutte commence…Je ne serai pas là… Un autre aura le prix !… Mon Dieu !mon Dieu ! c’est bien cruel pourtant de renoncer à cette épéequi est là brillante au-dessus de ma tête… Je l’aurais gagnée, j’ensuis sûr.

SCÈNE IV.

BERTRAND, la châtelaine de LA MOTTE.

LA CHÂTELAINE, de la porte de samaison. Bertrand ! Bertrand ! toujours dans larue !… Que faites-vous là ?

BERTRAND. Ma tante, je regardais cetteépée ; voyez, on dirait qu’elle me regarde. Son acier polibrille comme des yeux.

LA CHÂTELAINE. Vous ne pensez jamais qu’auxarmes et aux combats. Bertrand, c’est aujourd’hui le saint jour dudimanche, venez à l’église, et priez Dieu qu’il vous change.

BERTRAND, à part. Oh ! oui, jevais le prier de me donner le casque.

LA CHÂTELAINE. Portez mon livre, etsuivez-moi.

BERTRAND, dans l’église. Ma tante,laissez-moi vous attendre ici, sous le portail.

LA CHÂTELAINE. Non, venez vous agenouillerdans la chapelle.

BERTRAND, à part. Oh ! je levois, je ne pourrai pas m’échapper.

LA FOULE, du dehors. La lutte, lalutte commence ; accourez, lutteurs !

BERTRAND. Comment prier en entendant cescris ?

LA FOULE. La lutte, la lutte commence ;accourez, lutteurs !

BERTRAND. Je n’y tiens plus… ma tante baissela tête… Profitons…

(Ils’élance hors de l’église.)

SCÈNE V.

Une salle intérieure de la maison du chevalier.

LE CHEVALIER, LA CHÂTELAINE.

LE CHEVALIER. Calmez-vous, ce sont des traitsde jeunesse, mais son cœur est bon.

LA CHÂTELAINE. C’est un rebelle, un ingrat, unpetit misérable. S’échapper de l’église pour aller lutter avec lapopulace !…

LE CHEVALIER. Un peu d’indulgence, et songeonsd’abord à savoir ce qu’il est devenu.

SCÈNE VI.

LES MÊMES, UN DOMESTIQUE, puis BERTRAND porté par deuxserviteurs.

UN DOMESTIQUE. Messire Bertrand a étéblessé.

LE CHEVALIER. Pauvre enfant !(Bertrand paraît.) Eh bien ? te voilà toutécloppé ; il t’est arrivé malheur ?

BERTRAND. Dites bonheur ! Je les ai tousterrassés. Mon égratignure guérira, mais le prix me reste. Voyez lebeau casque, la belle épée.

(Ilbrandit le casque à la pointe de l’épée.)

LE CHEVALIER. Est-il heureux !

LA CHÂTELAINE. Il faut pourtant qu’il soitpuni de sa désobéissance.

LE CHEVALIER. Eh bien ! je vais luiinfliger une grande punition : dans huit jours c’est letournoi de Rennes ; il n’y assistera pas.

BERTRAND. Vous êtes dur, mon oncle.

TROISIÈME TABLEAU.

Grande place publique à Rennes ; les maisons sont tendues detapisseries, les fenêtres encombrées de spectateurs ; desgradins entourent la place. On aperçoit sur une estrade toute lafamille des du Guesclin.

SCÈNE PREMIÈRE.

LA COMTESSE, le comte DU GUESCLIN, OLIVIER et JEAN, leurs fils, lachâtelaine de LA MOTTE, RACHEL, puis BERTRAND, la foule.

OLIVIER. Ah ! maman, quel plaisir nousallons avoir ! le tournoi va commencer.

JEAN. J’aperçois mon père sur son beau chevalblanc.

RACHEL, à la comtesse. Comme monpauvre Bertrand serait joyeux s’il était ici !… et vous l’avezprivé de ce plaisir… Oh ! madame, vous êtes bien sévère.Maîtresse, faites-lui grâce, laissez-lui voir ce tournoi, et ilchangera.

LA COMTESSE. Ma bonne Rachel, tu juges mal moncœur de mère ; je désirerais revoir l’enfant prodigue, mais satante m’a appris qu’il était incorrigible.

LA CHÂTELAINE. Oui ; vous n’en obtiendrezjamais rien par la douceur.

LA COMTESSE. En songeant à ce qu’il doitsouffrir, je voudrais lui pardonner.

LA CHÂTELAINE. Il n’est plus temps ; letournoi commence.

LES HÉRAUTS D’ARMES. Le tournoi s’ouvre ;trompes, sonnez ; bannières, déployez-vous !

JEAN. Voilà mon père qui s’avance un despremiers.

OLIVIER. Voilà aussi mon oncle de laMotte ; il se range de son côté.

LA CHÂTELAINE. Quel est ce chevalier qui vientde franchir la barrière ?

OLIVIER. Comme il est mal équipé !

JEAN. Quel méchant genet il monte ! ondirait un des chevaux de la ferme.

DES VOIX, dans la foule. Faitessortir du champ clos ce discourtois chevalier.

BERTRAND. (Il est monté sur un vilaincheval et couvert d’une mauvaise armure.) Moi, sortir !non, jamais ! Oh ! quelle humiliation !… mais mononcle est bon, il aura pitié de ma détresse. Je vais me faireconnaître à lui.

LA FOULE. Qu’il sorte ! qu’ilsorte !

BERTRAND, s’approchant de son oncle.Noble chevalier…

LE CHEVALIER. Quoi ! c’est toi,Bertrand !

BERTRAND. Oui, c’est moi, bon oncle ! jen’ai pu y tenir : je me suis échappé par une fenêtre.

LE CHEVALIER. Quoi ! au péril de tavie ?

BERTRAND. Eh ! que fait la vie ?c’est la gloire qu’il me faut… Vous voyez qu’on veut me chasser,mon oncle, ne me refusez pas un de vos chevaux et une de voscuirasses. Songez qu’un du Guesclin ne doit pas sortir d’un tournoisans avoir rompu une lance avec honneur.

LE CHEVALIER. Mais on ne te connaît pas.

BERTRAND. Eh bien ! on apprendra à meconnaître aujourd’hui.

LE CHEVALIER. Allons ! qu’il soit commetu le désires. (Appelant un écuyer.) Armez ce jeunehomme.

BERTRAND. Merci, merci !

LE COMTE, s’approchant du chevalier.Quel est ce combattant ?

LE CHEVALIER. Je l’ignore ; mais il al’air plein de bravoure, et je viens d’ordonner qu’on lui donne unautre équipement.

(Bertrand reparaît brillamment armé.)

LA FOULE. Bravo ! bravo !

LE HÉRAUT. Fermez la barrière, le tournoicommence.

BERTRAND. Oh ! je serai vainqueur.

(Ilmet la lance en arrêt et attaque un chevalier.)

LE CHEVALIER. Quel démon ! le voilà auxprises avec le plus brave !

LA COMTESSE, du gradin où elle est assiseavec sa famille et regardant Bertrand. Quelleintrépidité !

RACHEL. Madame, c’est le même qui tout àl’heure était si mal vêtu.

OLIVIER. Quels coups de lance ildonne !

JEAN. Comme il est beau à présent ! commeil se sert bien de ses armes !

LA CHÂTELAINE. Sans doute il ne veut pas êtreconnu, car il garde toujours sa visière baissée.

LE CHEVALIER. Courage, chevalierinconnu ! bravo ! bravo ! (Bertrand renverse lechevalier qu’il combat, après avoir tué son cheval.) Gloire auvainqueur ! qu’il lève sa visière et salue lesdames !

UN HÉRAUT. Non, ce jeune chevalier veutcombattre encore et sans montrer son visage.

LA FOULE. Qu’il combatte ! qu’ilcombatte !

LE CHEVALIER, à part. Oh ! jebrûle de t’embrasser, mon brave neveu !

LE COMTE. Je n’ai jamais vu de meilleurelance, par saint Georges.

BERTRAND, reconnaissant son père.Quelle voix ! est-ce un rêve ? oui, c’est lui, je lereconnais à son écu ; je dois le fuir jusqu’à ce que letournoi soit terminé, et je ne le puis, pourtant.

LE COMTE. Je voudrais bien rompre une lanceavec vous.

LE CHEVALIER. Excusez-le, il est blessé,peut-être.

LE COMTE. Non, tout chevalier qui est encoresur ses étriers ne doit pas refuser le combat. Je le défie, jel’attaque, il faudra bien qu’il me réponde.

(Ilpoursuit Bertrand, qui cherche à fuir.)

BERTRAND. En plein tournoi ! en pleintournoi !… Mais non, je ne dois pas me battre contre monpère.

LA FOULE. S’il refuse le combat, honte àlui !

BERTRAND. Oui, je le refuse.

LA FOULE. Honte à lui ! honte àlui !

LE CHEVALIER. Il vient de vous prouverpourtant qu’il avait du courage.

BERTRAND. Et je saurai le leur prouver encore.Défendez-vous, chevalier.

(Ilattaque un chevalier qui entre dans la lice.)

LE COMTE. Mais pourquoi m’a-t-il refusé lecombat ?

LE CHEVALIER. Nous le saurons quand il se feraconnaître.

BERTRAND. Rendez-vous, chevalier !

(Ilrenverse son adversaire dans la poussière.)

LA FOULE. Honneur ! honneur àl’inconnu !

LA COMTESSE, de sa place. Oui, oui,qu’il vienne recevoir le prix !

BERTRAND. Oh ! ma mère m’applaudit aussisans me connaître ! C’est devant elle que je vais lever mavisière ; quelle joie si elle me pardonne ! (Ils’approche du gradin où est sa mère, le comte du Guesclin et lechevalier de La Motte le suivent ; il s’incline.) Noblecomtesse du Guesclin, c’est pour vous que j’ai combattu ;daignerez-vous m’avoir en grâce ?

(Ilse découvre.)

LA COMTESSE. Bertrand !… monfils !…

RACHEL. Mon pauvre Bertrand !

LE COMTE. Viens que je t’embrasse, mon noblefils.

LE CHEVALIER. Il sera l’orgueil de votre race,sire comte.

RACHEL. Et celui de la France, croyez-en ladevineresse.

TOUS. Oh ! nous n’en doutons plus.

BERTRAND. Ma bonne mère, pardonnez-moi leschagrins que je vous ai donnés.

LA COMTESSE. Je suis trop heureuse pour m’ensouvenir.

LE HÉRAUT. Le prix du tournoi est à Bertranddu Guesclin.

LE COMTE, embrassant son fils. Soistoujours brave, mon enfant ! aime ton roi et crains tonDieu.

Partie 4
FILIPPO LIPPI

NOTICE SUR FILIPPO LIPPI.

Filippo Lippi, peintre, naquit à Florence en1412. Dès son enfance, il montra de rares dispositions pour lapeinture. Il entra comme novice dans le couvent des Carmes, oùMasaccio venait de terminer d’admirables fresques. Chaque jour onle trouvait en contemplation devant ces grandes peintures. Bientôtil se mit à les copier, et en peu de temps il sut tellements’approprier la manière de ce maître, qu’on le regarda comme sonrival et son successeur. Entraîné par ses succès, il résolut dequitter le couvent. Son enfance et sa vie furent pleinesd’aventures. À dix-sept ans, monté sur un bateau avec quelquesamis, il s’était trop avancé en mer ; il fut pris par descorsaires barbaresques et emmené en Afrique, où il devint esclave.Mais là encore son talent lui fit accorder sa liberté. Conduit àNaples, il y exécuta plusieurs fresques, puis vint à Florence, oùil peignit son plus beau tableau, le Couronnement de laVierge, grande composition où sont groupées de nombreusesfigures. L’auteur s’y est représenté sous la figure d’unadorateur ; devant lui est un agneau soutenant cetteinscription : Is perfecit opus. Ce tableau frappatellement Cosme de Médicis, qu’il conçut pour Lippi une estime etune amitié dont il ne cessa de lui donner des preuves. Lippiexécuta de grands travaux à Florence, à Spolette, à Padoue, àFiesole, etc. Le Louvre possède deux beaux tableaux de ce peintre,une Madone et le Saint-Esprit présidant à la naissancede Jésus-Christ. Filippo Lippi mourut à Florence, en 1466, âgéde cinquante-sept ans.

PERSONNAGES.

FRANCESCO LIPPI, métayer des environs deFlorence, père de Filippo.

RITA, femme de Francesco.

FILIPPO LIPPI, leur fils, enfant de dixans.

STELLA, sa sœur.

BRUTACCIO, chef de brigands.

BUONAVITA, brigand.

Troupe de brigands.

La scène se passe d’abord au pied des Apennins, près de Florence,puis sur les Apennins, à l’entrée de la caverne des brigands.

LA RANÇON DU GÉNIE.

SCÈNE PREMIÈRE.

Le théâtre représente l’intérieur de la ferme de Francesco.

FRANCESCO et RITA.

FRANCESCO, entrant tout haletant.Femme, me voici de retour de la ville. Je suis accablé defatigue.

RITA. Apportes-tu du moins quelque bonnenouvelle ?

FRANCESCO. Eh ! non ; une bonnenouvelle m’aurait fait oublier la marche, et je ne me plaindraispas.

RITA. Que t’ont dit ces messieurs dutribunal ?

FRANCESCO. Ce qu’ils disent si souvent aupauvre quand il demande justice : qu’il faut d’abord déposerde l’argent pour les premiers frais, et puis qu’on fera despoursuites.

RITA. C’est une horreur ! déposer del’argent pour qu’on arrête ces brigands qui dévastent le pays, quienlèvent nos bestiaux et nous dépouillent de tout ! Mais à quinous adresserons-nous, si l’autorité ne nous protège pas ? Ilfaudra donc fuir ce canton, abandonner l’héritage de ton père etchercher à vivre ailleurs ?

FRANCESCO. J’ai dit tout cela aux gens de lajustice. Je leur ai raconté comment l’autre jour, tandis que notrepetit Filippo gardait le troupeau au pied des Apennins, desbrigands fondirent sur la plaine et profitèrent du moment oùl’enfant s’était éloigné pour s’emparer de nos plus beaux agneauxet de nos jeunes chevreaux. Heureusement les mères étaient à labergerie, sans cela nous étions ruinés.

RITA. Plus heureusement encore, Francesco,notre fils n’était pas là ; car il serait tombé entre lesmains des brigands, et peut-être l’auraient-ils tué… La saintemadone l’a protégé.

FRANCESCO. Voilà comme tu excuses toujours saparesse, Rita. Si Filippo n’avait pas quitté le troupeau, il auraitappelé au secours en voyant venir les brigands ; je seraisaccouru, et nous n’aurions rien perdu.

RITA. Je l’ai grondé comme toi,Francesco ; je lui ai recommandé d’être plus attentif. Mais,tu le vois, notre fils ne peut se soumettre à garder les bestiaux,à labourer la terre ; il aime à être seul, et, aussitôt qu’ilpense qu’on ne le voit pas, il s’amuse à tracer sur la terre desfigures d’hommes, des arbres, des moutons. Peut-être notre enfantest-il destiné à une autre existence que la nôtre.

FRANCESCO. Tu es folle, Rita. Voilà bien lesmères ; toujours des idées d’ambition pour leurs fils… Et àquoi veux-tu que nous destinions celui-là ? Avons-nous del’argent pour lui faire donner de l’éducation ? et est-ce aumoment où nous sommes dans la misère que tu dois l’encourager à lafainéantise ? Mêle-toi de ta fille et laisse-moi faire deFilippo un bon métayer.

RITA. Calme-toi, mon ami, et confions-nous àDieu.

FRANCESCO. « Aide-toi et le cielt’aidera. » Femme, il faut que nous et nos enfants redoublionsde travail et de courage pour éloigner la misère. Mais où estFilippo ? Il est encore couché, je suis sûr.

RITA. Non, il est dans l’étable à faire lalitière des vaches.

FRANCESCO, appelant. Filippo !Filippo !

SCÈNE II

LES MÊMES, FILIPPO, entrant avec un morceau de charbon à la main,puis STELLA.

FILIPPO. Mon père…

FRANCESCO. Que faisais-tu dansl’étable ?

FILIPPO, rougissant et baissant latête… Mon père, je… je…

FRANCESCO. Ah ! tu vas mentir !… Quefaisais-tu ?

FILIPPO. Eh bien ! je cherchais àdessiner sur le mur la grande vache noire.

FRANCESCO. Et à quoi cela te mènera-t-il,fainéant ?

(Filippo baisse la tête et ne répond rien.)

STELLA, accourant. Ma mère, ma mère,venez voir ; nous avons deux vaches noires maintenant ;Filippo en a fait une seconde, elle marche près du mur de l’étable,elle mange au ratelier… Venez ! venez !

FRANCESCO. Allons, taisez-vous ; c’estassez de folie ! Femme, sers-nous à déjeuner, puis nous ironstous au travail.

(Ils se mettent à table.)

STELLA. Elle est bien belle, la vache deFilippo. Mon père, pourquoi ne voulez-vous pas la voir ?

RITA. Chut ! mange tes confitures ettais-toi.

STELLA. Qu’il est bon, ce raisiné !Pourquoi ne fais-tu pas comme moi, Filippo ? Vois, je nettoiemon assiette avec de la mie de pain. Il n’en reste pas detrace.

FILIPPO, dessinant sur son assiette avecla pointe de son couteau. Regarde cela, Stella.

 

STELLA. Oh ! c’est notre petit chat roux.Le voilà sur le buffet. (Filippo continue à dessiner.) Ilse gratte l’oreille avec sa patte.

RITA. Je n’oserai jamais laver cette assiette.C’est tout à fait le portrait de notre chat ; vois,Francesco.

FRANCESCO, regardant et riant.Oh ! c’est bien ça ; je te permets cet amusement pendantles repas, Filippo ; mais je ne veux pas que tu y songes engardant les troupeaux.

FILIPPO. C’est malgré moi, mon père.

FRANCESCO. Tout cela est bel et bon,enfant ; mais il faut penser à gagner ton pain. Allons, parsavec ta sœur, et ne vous éloignez pas trop de la ferme. Vousmènerez paître les vaches et les chèvres là-bas dans cette prairiequi est auprès du bois, et si vous voyez venir quelqu’un, vousm’appellerez tout de suite ; je vais au labour.

(Les enfants sortent.)

SCÈNE III.

Dans la campagne.

STELLA et FILIPPO menant les troupeaux.

STELLA. Mais comment fais-tu, mon frère, pourinventer d’aussi jolies choses avec tes doigts ?

FILIPPO. Je n’en sais rien, Stella ; jene comprends pas ce qui me donne le pouvoir de retracer tout ce queje vois, comme l’eau retrace notre visage quand nous yregardons ; mais je suis poussé par un désir invincible àtoujours reproduire les images qui sont devant moi, soit avec lapointe de mon couteau sur la pierre, soit avec un charbon sur lesmurs, ou bien avec le bout de mon bâton sur le sable. Oh ! sije pouvais avoir une de ces grandes feuilles de papier blanc surlesquelles écrit notre curé, il me semble que je ferais une madonecomme celle qui est debout sur le maître autel de notre église.

STELLA. Elle semble vivante, cettemadone ; on dirait qu’elle marche, qu’elle va parler.

FILIPPO. Elle te ressemble un peu, ma petiteStella. Mais nous voici arrivés à la lisière du bois. Garde letroupeau, moi je vais chercher une de ces pierres molles où moncouteau s’enfonce facilement ; puis je reviendrai dessiner tonportrait.

STELLA. Tu désobéis à notre père,Filippo ; ne t’a-t-il pas dit de ne t’occuper que de nosbestiaux ?

FILIPPO. Ne seras-tu pas contente, ma petitesœur, de voir ton portrait sur une pierre, comme tu as vu tout àl’heure celui de notre chat sur une assiette ?

STELLA. Oh ! oui, cela me feraplaisir.

FILIPPO. Eh bien ! attends, je vaisrevenir. N’aie pas peur et garde le troupeau.

STELLA. Ne reste pas longtemps loin d’ici.

(Filippo s’enfonce dans le bois, ramasse une pierre, s’assied, etse met à dessiner.)

SCÈNE IV.

FILIPPO, seul.

Qu’il est beau, ce paysage qui se dérouledevant moi ! dans le fond les hautes montagnes, puis les bois,puis le village, et de l’eau qui court !

SCÈNE V.

STELLA, FILIPPO.

STELLA, de la prairie. Ausecours ! mon frère, au secours !

FILIPPO, accourant. Qu’y a-t-il, mabonne Stella ? Je viens te défendre.

SCÈNE VI.

LES PRÉCÉDENTS, BRUTACCIO et la troupe de brigands.

BRUTACCIO, lui fermant la bouche.Halte-là, mon brave ; vos troupeaux sont à nous, votre sœurest notre prisonnière, et vous allez nous suivre aussi : vousvous ferez à la vie des montagnes, et vous finirez par faire partiede notre bande, si vos parents ne sont pas assez riches pour payervotre rançon.

FILIPPO. Moi ! vivre parmi vous ?oh ! non, jamais ! jamais !

BRUTACCIO, l’empêchant de crier.Point de mutinerie, point de mutinerie, enfant ! autrement tondos sentira le bois de ma carabine. (Filippo fait un gestemenaçant.) Allons, qu’on s’en empare. (Plusieurs brigandss’emparent de Filippo, qui se démène entre leurs bras.) Toi,Buonavita, charge-toi de la sœur.

BUONAVITA, à Stella. Petite bergère,n’ayez nulle crainte. Vous garderez nos vaches dans nos rochers,vous ferez des fromages, vous taillerez la soupe, et en retour vousserez bien traitée.

STELLA. Ma mère ! ma mère !

(Ils disparaissent tous dans les Apennins.)

SCÈNE VII.

Sur un plateau des Apennins, devant l’entrée de la caverne desbrigands.

FILIPPO, STELLA, puis BUONAVITA.

FILIPPO. Ma pauvre Stella, tu pleures donctoujours ?

STELLA. Ils sont si laids, ces brigands, siméchants !… Si je ne les sers pas tout de suite quand ils medemandent à boire, ils menacent de me frapper. Oh ! Filippo,comme nous avons souffert depuis huit jours que nous sommesici ! et penser que cela durera toujours !… Et nospauvres parents, ils doivent se désespérer de ne pas nous voirrevenir… Si nous ne les voyions jamais…

(Elle sanglote.)

FILIPPO. Ne pleure pas ainsi, Stella ;Dieu veillera sur nous.

STELLA. Oh ! mon frère, tu es moinsmalheureux que moi. Les premiers jours, tu étais bien tristeaussi ; mais à présent, tu reprends courage et tu semblesconsolé. Tu recommences à dessiner sur les pierres et sur lesable ; cela te distrait.

FILIPPO. C’est vrai, Stella, ce plaisir mesuit ; les brigands n’ont pu me le ravir.

(Entre Buonavita.)

BUONAVITA. Pourquoi vous tourmentez-vousainsi, Stella ? N’êtes-vous pas contente dans notrecompagnie ? Soyez attentive, faites bien notre cuisine, etnous vous donnerons un beau bonnet à dentelles d’argent.

STELLA. Gardez vos cadeaux, seigneurBuonavita. Mais si vous n’êtes pas méchant, faites ce que je vousai demandé.

FILIPPO. Qu’as-tu demandé, Stella ?

STELLA. J’ai demandé que Buonavita obtîntnotre liberté du seigneur Brutaccio : car je ne puis vivreici.

BUONAVITA. J’ai fait votre commission.

FILIPPO. Et que vous a dit lecapitaine ?

BUONAVITA. Il m’a dit que vous ne sortiriezjamais d’entre ses mains, si vos parents ne lui payaient une forterançon.

FILIPPO. Ils sont trop pauvres !

STELLA. Votre maître est bien cruel ;mais vous, ne pourriez-vous nous rendre la liberté ?

BUONAVITA. Si je le pouvais, je le ferais, mesenfants ; car, puisque notre compagnie vous déplaît, je nevois pas à quoi bon vous garder de force.

FILIPPO. Vous êtes compatissant, vous !Mais comment, sans y être contraint, pouvez-vous donc vivre avecdes brigands ?

BUONAVITA. Ah ! l’habitude fait tout.J’ai été orphelin de bonne heure. Mon oncle Brutaccio, le chef denotre troupe, m’emmena dans ces montagnes, et je suis devenubrigand sans m’en douter ; mais, je vous le jure, ma petiteStella, je n’ai jamais tué personne. Boire, rire, chanter, êtrelibre et ne rien faire la plupart du temps, telle est ma vie, mabonne vie dont j’ai tiré mon nom. Je ne vous l’offre pas enexemple, mes enfants ; mais je vous la raconte seulement pourque vous n’ayez pas peur de moi.

FILIPPO. Eh bien ! vous pouvez me faireun grand plaisir, puisque vous êtes bon.

BUONAVITA. Lequel ?

FILIPPO. Buonavita, je vous en prie,donnez-moi une de ces belles planches de bois blanc qui recouvrentles caisses qui sont dans la caverne.

BUONAVITA. Très-volontiers. (Il entre dansla caverne et revient à l’instant, avec la planche.) Qu’envoulez-vous faire ?

FILIPPO. Vous allez voir. (Il tire uncharbon de sa poche et se met à dessiner un arbre et des moutonsqui sont devant lui, puis le fond du paysage.)

BUONAVITA. Oh ! vous avez un fier talent,l’ami ; voilà l’arbre qui grandit sous vos mains, le troupeauqui s’anime, les rochers qui se dressent… Qui vous a appris toutcela ?

FILIPPO. Personne. Est-ce que celas’apprend ? Depuis que je pense, je reproduis ainsi tout ceque je vois sans savoir comment. Mais ce qui me tourmente, c’est dene pouvoir donner des couleurs à mon ouvrage, ces belles couleursde la madone de notre église.

BUONAVITA. Des couleurs ! ah ! sivous en désirez, je puis vous satisfaire. Il y a quelque temps,nous arrêtâmes sur la route de Florence un peintre qui allait àRome. Nous croyions avoir fait une riche capture en nous emparantd’une cassette fermée qu’il gardait auprès de lui. Quand nousl’ouvrîmes, nous n’y trouvâmes que des vessies de couleurs et despinceaux de poil.

FILIPPO. Qu’est-ce que cela, despinceaux ?

BUONAVITA. C’est ce qui sert à mettre descouleurs sur un dessin.

FILIPPO. Oh ! donnez-moi cette cassette,et je vous aimerai bien.

BUONAVITA. Je vais la chercher.

FILIPPO, avec joie. Stella, je vaisavoir des couleurs !…

STELLA. Je ne comprends pas ton bonheur,Filippo ; moi, je ne serai contente qu’en revoyant nosparents.

BUONAVITA, revenant avec la cassette.Voilà, mon ami. Stella, si vous ne voulez pas être grondée parBrutaccio, allez vous occuper du dîner ; notre chef ne tarderapas à revenir de sa tournée.

(Stella entre dans la caverne.)

FILIPPO, ouvrant la cassette.Oh ! Buonavita, que ces couleurs sont belles ! Ce sontcelles du ciel, de la terre, des roches et des bois. Mais qui nousapprendra le moyen de les préparer et de les étendre ?

BUONAVITA, tirant une palette de lacaisse. D’abord il faut les disposer sur cette petite planche,après les avoir fondues avec un peu d’huile que vous prendrez danscette fiole ; puis vous les appliquerez sur votre dessin avecun pinceau.

FILIPPO, avec enthousiasme. Etcomment savez-vous cela, Buonavita ? Qui vous a révélé cemystère ? Êtes-vous donc sorcier ?

BUONAVITA. Je ne suis pas plus sorcier quesavant, mais j’ai eu le bonheur de voir travailler le plus grandpeintre de l’Italie.

FILIPPO. Le plus grand peintre del’Italie ?

BUONAVITA. Oui, Masaccio ! celui qui aretracé les tourments des damnés dans l’église des Carmes, àFlorence.

FILIPPO. Et vous avez vu cet homme, cepeintre, qui est aussi célèbre qu’un prince ?

BUONAVITA. Je l’ai vu, et je vais vous contercomment.

FILIPPO. Tout en vous écoutant j’essayerai cescouleurs. Les voilà préparées comme vous me l’avez dit. (Il semet à peindre.) Parlez, Buonavita, parlez-moi de ce grandMasaccio.

BUONAVITA. Il faut vous dire que mon oncle,trouvant que notre métier allait mal sur les grandes routes,s’était mis en tête, l’an passé, d’aller enlever le trésor ducouvent des Carmes. Il avait une vieille haine contre les bonsfrères, qui, disait-il, l’avaient chassé de leur école pourquelques petites peccadilles, et l’avaient ainsi déterminé àembrasser la profession de brigand. Bonne profession, ma foi !et dont mon oncle n’a pourtant pas à se repentir. Mais il paraîtqu’il y a des jours où cela le trouble, et il se met alors dans degrandes fureurs, qui ont toujours pour résultat quelque expéditionhardie. Donc il me dit l’an passé : « Va-t’en reconnaîtreles lieux, et nous agirons dans la nuit. » Je me rends àFlorence, habillé comme un honnête paysan, et je demande le couventdes Carmes. « Suivez cette foule, me répond-on en me montrantun grand flot de peuple ; elle se dirige justement versl’église des Carmes. – Et pour quoi faire ? repris-je. – Vousle verrez bien, mon garçon, » répliqua en riant le citadinnarquois. Je me mis à la file de ceux qui marchaient, et bientôt jeme trouvai comme porté dans l’église. Tout le monde se précipitaitvers une seule chapelle. Je me glissai aux premiers rangs. Alors jevis ce qui attirait la multitude, et je fus près de laisseréchapper un cri d’effroi, moi qui n’ai jamais eu peur de ma vie.Sur les murs à demi éclairés de la chapelle, on voyait des hommestorturés ; leurs traits étaient pâles et amaigris ; leursyeux versaient des larmes de sang ; leurs dentsgrinçaient ; leurs corps se tordaient, et je croyais leurentendre pousser des gémissements. Cependant la foule criait autourde moi : « Vive Masaccio ! » et, pleind’admiration pour cet homme qui avait la puissance de m’épouvanter,je criai à mon tour : « Vive Masaccio ! » MaisMasaccio, qui était là devant nous, continuait à peindre sans sedéranger. C’est lui qui sauva, sans s’en douter, le trésor desCarmes. Je déclarai à mon oncle que je ne traverserais jamais lanuit cette église où il m’avait semblé voir la flamme des damnés mesaisir. Je fis partager ma terreur à sa troupe, et l’expédition futabandonnée.

FILIPPO. Buonavita, je veux aller à Florence,je veux voir Masaccio et devenir son élève.

BUONAVITA. C’est une noble ambition, monami.

FILIPPO. Voyez ? en suis-jedigne ?

(Illui montre ce qu’il vient de peindre.)

BUONAVITA. Mon portrait ! si vite !pendant que je vous parlais, vous l’avez tracé, vous lui avez donnéla vie ! Voilà bien mon regard, en effet, ma moustache noire,ma résille rouge sur mes cheveux bruns… Par Masaccio ! vousserez un grand homme !

SCÈNE VIII.

LES PRÉCÉDENTS, BRUTACCIO avec sa troupe.

BUONAVITA. Venez voir ceci, Brutaccio, cetenfant est marqué de Dieu : nous ne pouvons le retenir pluslongtemps prisonnier.

BRUTACCIO. Quoi ! c’est lui qui a peintta face de brigand ?

BUONAVITA. Oui, lui-même ; un instant luia suffi pour finir ce portrait.

(Les brigands se rangent autour du portrait de Buonavita.)

TOUS, admirant le portrait. C’est unmiracle, ma foi !… Vive le petit Filippo !…

BUONAVITA. Vous le voyez, mon ami, on criedéjà : Vive Filippo ! comme le peuple criait àFlorence : Vive Masaccio ! c’est d’un heureuxprésage.

SCÈNE IX ET DERNIÈRE.

LES PRÉCÉDENTS, RITA accourant éperdue, puis FRANCESCO armé d’unefourche et d’un pieu.

RITA. Rendez-nous nos enfants, nos pauvresenfants. Nous errons depuis huit jours dans nos montagnes… Enfinnous avons découvert votre retraite… Ayez pitié d’une mère…Rendez-moi mes enfants… (Apercevant Filippo.) Mon cherfils ! (Elle le presse sur son cœur.) Mais où est tasœur, ma douce Stella, ma fille bien-aimée ?

STELLA, accourant. Ma mère ! mabonne mère !

(Elle se jette dans ses bras.)

FRANCESCO, arrivant et brandissant sonpieu. De par le ciel ! si vous ne me rendez mes enfants,je brise la tête au premier qui s’approche de moi.

BRUTACCIO, riant. Désarmez cet homme,et amenez-le-moi. (Les brigands désarment Francesco et leconduisent devant Brutaccio.) Vous ne pouvez rien pourdélivrer vos enfants ; vous êtes devenu vous-même monprisonnier ! vos troupeaux sont à moi, demain je puis dévastervotre maison et ne pas y laisser pierre sur pierre… Eh bien !Brutaccio le brigand n’en fera rien. Je vous rends la liberté, carvotre fils a payé votre rançon à tous par son génie. Emmenez vosbestiaux et prenez cette bourse, Francesco. Mais ne contraignezplus votre noble enfant à être pâtre ou laboureur : Dieu l’acréé peintre, il sera la gloire et la fortune de votre famille.Envoyez-le à Florence auprès de Masaccio ; cet or payera sesétudes.

FRANCESCO, prenant la bourse. QueDieu vous bénisse, monseigneur !

BRUTACCIO. On ne bénit pas un brigand, monami ; mais on peut lui faire une promesse en retour d’unbienfait.

FILIPPO. Laquelle ? j’y souscrisd’avance.

BRUTACCIO. Promettez-moi, lorsque vous serezun peintre célèbre, de faire un tableau de la scène que nous venonsde mettre en action.

FILIPPO. Je vous le jure !

BUONAVITA. Ce tableau s’appellera laRançon du Génie.

Partie 5
AMYOT

NOTICE SUR AMYOT.

Jacques Amyot naquit à Melun, 3 octobre 1513.Son père était un petit mercier. Amyot se montra d’abord un enfantindiscipliné et quitta ses parents pour aller à Paris se placercomme domestique. Il fit la route à pied, s’égara et tomba épuiséde fatigue. On le secourut et on le fit conduire à l’hôpitald’Orléans. Aussitôt rétabli il en sortit avec douze sous qu’on luidonna et qui furent toute sa ressource à son arrivée à Paris. Samère, qui l’aimait tendrement, lui envoyait chaque semaine un grospain de Melun pour l’aider à vivre. Il se plaça d’abord à la ported’un collége, où il faisait les commissions des professeurs et desélèves. Remarqué pour son intelligence et sa gentillesse, il futadmis dans l’intérieur du collége et il en devint bientôt un desmeilleurs élèves. Là encore, dans son dénûment, il servait dedomestique aux autres élèves ; ce qui ne l’empêchait pas depoursuivre ses études avec ardeur. La nuit, à défaut d’huile et dechandelle, il étudiait à la lueur de quelques charbons embrasés.Après avoir terminé les études classiques les plus fortes et achevéses cours sous les plus célèbres professeurs du collége de France,il se fit recevoir maître ès arts. Puis se rendit à Bourges pour yétudier le droit civil. Là Jacques Collin, lecteur du Roi, luiconfia l’éducation de ses neveux et lui fit obtenir une chaire degrec et de latin. C’est pendant les douze années qu’il occupa cettechaire qu’il fit la traduction du roman grec de Theagène etChariclée et commença celle des Vies des hommes illustresde Plutarque. Il dédia les premières Vies àFrançois Ier, qui lui ordonna de continuer cettetraduction et lui accorda comme récompense l’abbaye de Bellezane.Voulant compulser les manuscrits de Plutarque qui existaient enItalie, il s’y rendit avec l’ambassadeur de France. Bientôt il futchargé par celui-ci et par le cardinal de Tournon de porter unelettre du roi Henri II au concile alors rassemblé à Trente. Ils’acquitta si habilement de sa mission qu’à son retour à Paris ilfut choisi comme précepteur des deux fils de Henri II. Tout enfaisant cette éducation il termina sa traduction des Vies dePlutarque qu’il dédia à Henri II, et commença celle des œuvresmorales du même écrivain qu’il ne termina que sous le règne deCharles IX son élève à qui il en fit pareillement hommage. Dèsle lendemain de son avènement au trône, le roi Charles IX lenomma son grand aumônier. Plus tard, le siége d’Auxerre étant venuà vaquer, le Roi le donna à son Maître, comme il appelaitAmyot.

Quand son autre élève Henri III parvintau trône, il lui conserva toutes ses charges et le nomma commandeurde l’ordre du Saint-Esprit qu’il venait de créer. Amyot passa sesdernières années dans son diocèse, uniquement occupé de l’étude etde l’exercice de ses devoirs. Il mourut à Auxerre le 6 février 1593dans sa quatre-vingtième année. Il laissa 200 000 écus defortune. Il fit don à l’hôpital d’Orléans, où il avait étérecueilli quelques jours dans son enfance, un legs de douze centsécus. Sa traduction de Plutarque est restée la plus estimée et lameilleure que nous ayons en français.

LE PETIT VAGABOND.

Il faisait un froid rigoureux ; toute lacampagne était blanche de givre, et au loin les toits des maisonset les clochers du village paraissaient couverts de neige ;les arbres comme des squelettes étendaient leurs branchesdécharnées ; en place de feuillage il y pendait des glaçons.Un pauvre enfant de treize ans, assez mal vêtu, sans bas et chausséde gros souliers déjà vieux, suivait péniblement le chemin à peinetracé de Melun à Orléans ; ce n’était pas une belle et granderoute royale comme aujourd’hui, encore moins un rail-way conduisantrapidement en quelques heures de Melun à Paris ; il y a prèsde trois cents ans de cela, et à cette époque les chemins quisillonnaient la France étaient de véritables précipices creusésd’ornières boueuses, parsemés de pierres et parfois de troncsd’arbres, et dont les tronçons rompus cessaient tout à coup demarquer leurs traces à travers un champ ou à travers un bois.

Il fallait alors plusieurs jours pour serendre de Melun à Paris, et le pauvre enfant, très-ignorant de ladistance, s’était imaginé pouvoir y arriver le soir même. On luiavait dit que la Seine coulait de Melun à Paris, et il avaitpensé : ce doit être bien près, j’y arriverai comme la Seine yarrive. Quoiqu’il fût parti aux premières lueurs de l’aube et qu’ileût marché courageusement tout le jour, la nuit commençait à tomberqu’il n’apercevait pas encore le clocher d’Orléans. Il pensa qu’ils’était égaré ; mais à qui demander son chemin ? par unefatalité qui lui sembla une juste punition du ciel, il avait marchédepuis le matin sans rencontrer ni piéton, ni monture ; ilavait pourtant compté sur l’assistance publique, car il était partisans avoir mis sous ses petites dents blanches un pauvre morceau depain. Avec cette insouciance de l’enfance que les chimères etl’espérance accompagnent, il avait cheminé d’abord gaiement etvite, courant même pour se réchauffer. Mais un ventre videaffaiblit les jambes, et bientôt il n’était plus allé qu’au pas,insensiblement il s’était traîné, et enfin il était tombé épuisésur un buisson, ne reconnaissant plus sa route à travers la neigequi commençait à tomber et la nuit qui venait. Il poussait desgémissements entrecoupés de ces exclamations : oh !mon Dieu ! oh ! ma bonne mère ! qui s’échappenttoujours de la bouche de l’enfant, et même de celle de l’homme quisouffre ; car si Dieu est pour nous la protection d’en haut,une mère est le refuge humain qui, jusqu’à la mort, ne nous manquejamais ici-bas.

Donc, le pauvre petit vagabond dans sadétresse appelait sa mère, sa mère qu’il avait quittée résolûmentle matin sans lui dire adieu.

Comme il se désespérait et sentait déjà lefroid engourdir son corps, il entendit des pas de chevaux quiretentissaient sur la route pierreuse ; il gémit plus fort,espérant qu’on prendrait garde à sa plainte, et en effet bientôtdeux montures s’arrêtèrent auprès de lui. Sur la première était ungentilhomme brillamment équipé sous son large manteau, sur l’autreun domestique armé qui le suivait.

Le gentilhomme aperçut à la dernière lueur ducrépuscule ce pauvre être exténué de fatigue et de faim.

« Qu’est ceci ? dit-il, en letouchant du bout de son éperon ; d’où viens-tu ? et oùvas-tu ?

– Je viens de Melun et je voulais aller àOrléans, répliqua le pauvre petit, mais mes jambes ne me portentplus et je meurs de faim.

– Ta figure me plaît, reprit legentilhomme ; puis, se tournant vers le domestique :Allons, Pierre, trois coups de ta gourde à ce petit pour lesecouer, puis hisse-le devant moi comme une valise, mon cheval vamieux que le tien, et, tout en trottant, le petit vagabond mecontera son histoire quand il sera réveillé. »

Le domestique exécuta les ordres de sonmaître, et bientôt les deux chevaux repartirent au grand trot. Lemouvement et le cordial qu’il avait avalé donnèrent à l’enfant unesurexcitation qui lui rendit en peu d’instants toute sa lucidité.Tout en se tenant cramponné à la selle enfourchée par legentilhomme, il le remerciait avec effusion.

« Voyons, pendant que nous sommes forcésd’aller au pas pour gravir cette mauvaise montée, conte-moi tonhistoire et ne mens pas, lui dit le bienveillant seigneur.

– Oh ! je ne fausserai point lavérité, elle est assez triste et honteuse pour moi ; mais jene vous mentirai pas à vous qui m’avez sauvé la vie.

– J’écoute.

– Je m’appelle Jacques, je suis le filsd’un pauvre mercier de Melun, demeurant dans le quartier del’église.

– Je suis de Melun et je vois cela d’ici,reprit le gentilhomme, continue.

– J’ai deux sœurs, mes aînées, quis’occupent avec bon vouloir de l’industrie de mon père, tandis quemoi je n’ai jamais pu y prendre goût. J’ai ma mère, dont je suis lepréféré, et qui, voyant mon grand amour pour les livres imprimés, afini par me payer l’école malgré mon père, qui voulait me garderchez lui pour travailler de son état, et m’appelait un grandparesseux quand il me trouvait à lire. Cette inclination pour leslivres m’est venue tout petit. Quand j’allais le dimanche àl’église, durant tous les offices je regardais les beaux livres desprêtres et j’aurais voulu les leur dérober. On est comme ça poussépar des instincts qui sont plus forts que nous, et je ne crois pasque ce soit toujours le diable qui nous les donne. J’ai appris àlire bien vite et sans savoir comment, et je lis aussi les psaumeslatins et je les comprends un peu. Mais je ne pouvais lire que dansles livres de l’école, je n’avais pas un livre à moi, c’était tropcher. Ma bonne mère me promettait toujours de m’acheter un beaupsautier ; mais les mois passaient sans qu’elle eût jamais puavoir l’argent qu’il fallait. Mon père la surveillait de près etl’empêchait de rien mettre de côté. Il est vrai que nous étionsbien pauvres et que le travail de tous suffisait à peine pour nousfaire vivre. Moi seul je ne travaillais pas, répétait chaque jourmon père en me brutalisant ; il me semblait pourtant que monesprit travaillait, mais mes mains se refusaient à faire l’ouvragequ’on leur donnait.

« Hier, ma mère était allée avec messœurs pétrir et faire cuire à la boulangerie les grands pains bisque nous mangeons ; mon père fut appelé au dehors pour sonpetit commerce.

« – Garde au moins la boutique,grand fainéant, me dit-il, et surtout ne touche à rien. »

« Il sortit en me faisant un gestede menace et je me mis sur la porte à regarder les passants. Tout àcoup je vis venir un colporteur, il vendait des livres et serendait à l’église et à l’école pour en faire le placement.

« – Approchez, lui dis-je, etlaissez-moi seulement regarder un peu vos beaux livres, car, commedit le proverbe, la vue n’en coûte rien !

« – La vue me coûtera mon temps,répliqua le colporteur, je suis pressé et, à moins que tu neveuilles faire une emplette, je ne déballe pas.

« – Déballez, lui dis-je, je puistout de même vous acheter un livre. Je lançai cette première paroleje ne sais comment, et c’est ce qui me perdit, car, une fois dite,je ne voulus pas me démentir de peur que le colporteur ne se moquâtde moi. Il entra dans la boutique, défit son ballot en toute hâte,et me montra un volume des saints Évangiles, en latin, qui me plutbeaucoup.

« – Cela vaut un écu, c’est àprendre ou à laisser, me dit le marchand ; mais je vois quec’est trop cher pour vous, ajouta-t-il d’un air narquois qui me mitle diable au corps.

« – Attendez un peu,répliquai-je avec résolution, et, m’approchant du tiroir où monpère tenait l’argent de la vente, je le secouai, l’ouvris et j’ypris un écu en menue monnaie. »

« Quand le colporteur eut disparu, jecachai mon livre dans ma chemise ; je tremblais, j’avaispeur ; je compris que je venais de commettre un vol. J’auraisvoulu rappeler le marchand ; mais il n’était plus temps. Quefaire ? mon père pouvait rentrer d’un moment à l’autre, et jesentais déjà sa colère tomber sur moi comme le tonnerre. Si encorema mère avait été là, elle aurait pu me protéger, mais en sonabsence, je me voyais perdu. Dans ma terreur, je poussai la portede la boutique, je me mis à monter en courant jusqu’au haut de lamaison, et je me barricadai dans le petit grenier où jecouchais ; je m’assis sur mon lit, et, n’entendant venir aucunbruit, j’eus la curiosité de regarder dans mon livre ; je letirai de ma chemise et je commençai à lire la belle passion duChrist ; je ne comprenais qu’à moitié les mots latins, et jefaisais un effort si grand d’esprit pour les comprendreentièrement, que peu à peu j’oubliai ma mauvaise action, la colèrede mon père, le châtiment qui m’attendait, j’oubliais tout, exceptémon livre.

« Mais tout à coup des cris, des voixmontèrent de la boutique ; je compris que mon père étaitrentré et s’emportait contre moi ; je devinai que ma mèrecherchait à le calmer sans y réussir. Oh ! j’aurais voulu ence moment être une souris et qu’un chat me mangeât. Je cachai lelivre dans ma paillasse et je me cachai sous mon lit. Bientôtj’entendis monter, je crus que c’était mon père, et je sentais déjàune grêle de coups. Je me rassurai pourtant un peu, je crus ouïrdes pas plus légers qui m’annonçaient ma mère ou une de messœurs.

« On frappa : – C’est moi, c’estJeanne ; ouvre vite, me dit ma sœur aînée. J’ouvris mais jerefermai aussitôt qu’elle fut entrée.

« – Il faut déguerpir d’ici,s’écria-t-elle, mon père veut te tuer, il dit que tu es un voleur,que tu as pris de l’argent dans le comptoir.

« – J’ai pris un écu pour acheter celivre, lui dis-je, en tirant les Évangiles de ma paillasse.

« – Tu n’en as pas moins fait un volà notre père, me dit ma sœur sévèrement, tu dois te cacher loind’ici, car notre père qui te croit à vagabonder par la ville, ajuré que s’il te retrouvait il t’exterminerait, ou te livrerait àM. le prévôt comme un voleur. »

« Ce mot de voleur répété me faisait biensouffrir, je vous assure, je me mis à sangloter.

« – C’est bien le moment de pleurer,me dit ma sœur. Passe par la cour et va te cacher chez ton parrainle boucher ; ma mère t’y rejoindra ce soir. »

« Je plaçai mon livre, cause de tout monmalheur, entre ma chemise et ma souquenille, et je pris la fuitecomme ma sœur me l’avait conseillé. Je gagnai bientôt la maison demon parrain le boucher, mais je n’osai y entrer de peurd’explication et de remontrance, je m’assis sous le hangar où ilrangeait les bœufs, et me sentant là à l’abri et chaudement je meremis à lire dans mon livre en attendant que la nuit vînt et permîtà ma mère de me rejoindre ; je pouvais la guetter d’où j’étaisplacé, et quand je reconnus le bruit de ses pas, je me levai pouraller à sa rencontre. Ma mère, loin de me faire peur comme monpère, me semblait un secours du ciel qui m’arrivait ; je mejetai à son cou et je lui racontai en pleurant ce que j’avaisfait.

« – J’étais bien sûre, me dit-elleen regardant le livre, que tu n’avais pas pris cet argent pour malfaire ; mais ton père ne veut rien entendre ; il faudralongtemps pour l’apaiser, et d’ici là où vivras-tu, mon pauvreenfant ? J’ai bien eu l’idée de parler à ton parrain pourqu’il te donne asile ; mais ici ton père te retrouvera et ilarrivera quelque malheur.

« – Oui, ma mère, lui dis-je, ilfaut que j’aille bien loin gagner ma vie, je veux voir Paris et yapprendre bien des choses dont le maître d’école m’a parlé.

« – Tu es fou, mon petitJacques, que deviendrait un pauvre enfant comme toi dans cettegrande ville ? »

« Je ne sais pas tout ce que je lui dispour lui persuader que Paris serait le paradis pour moi ; ilme semble qu’un esprit me soufflait mes paroles pendant que je luiparlais. Il fut convenu qu’elle me confierait dès le lendemain àdes bateliers qui descendaient la Seine de Melun à Paris, et quechaque semaine elle m’enverrait par eux un grand pain quim’aiderait à vivre là-bas.

« – Mais à propos de pain, tun’as pas soupé, mon pauvre Jacques ; tiens, voilà des noix etune galette que j’avais faite pour toi ; mange, puisendors-toi sous ce hangar, puisque tu t’y trouves bien, et demain,au petit jour, je viendrai te chercher, me dit cette bonnemère. »

« Elle partit, quand j’eus mangé jem’endormis sur la litière des vaches, et je fis un songemerveilleux. Je me voyais dans le palais du roi de France avec debeaux habits, j’étais en familiarité avec les enfants du roi, ouplutôt ils me traitaient avec respect et m’appelaient leurmaître. Ce que cela veut dire, je n’en sais rien ;mais j’ai vu de si belles choses dans ce rêve, des monuments detous genres : palais, églises, colléges, que j’en suis sûr jeretrouverai à Paris ; j’ai entendu des voix si nombreuses quim’appelaient, que ce matin à l’aube, sans bien savoir ce que jefaisais, oubliant ma mère que j’allais désespérer, je me suis mis àcourir sur la route de Melun à Paris. J’avais tant peur que quelquemésaventure ne m’empêchât d’accomplir mon dessein et de voir lacapitale, que j’ai ajouté à ma mauvaise action d’hier, celle bienplus mauvaise de quitter ma mère sans l’embrasser. Dieu m’a déjàpuni, car sans vous, mon bon seigneur, je serais mort de froid surla route et j’aurais été mangé par les loups.

– Allons ! allons ! tu n’es pasaussi vagabond que je le craignais, répliqua le gentilhomme, quandl’enfant eut terminé son récit, tu passeras deux ou trois jours àOrléans pour te réconforter, puis tu continueras ta route jusqu’àParis, et moi, demain, de retour à Melun, j’irai avertir ta mèrequi doit te croire perdu. »

Le petit Jacques remerciait avec une vivereconnaissance le bon gentilhomme, et couvrait de caresses sesmains qui, en ce moment, laissaient flotter les rênes. Mais ilsarrivaient dans une plaine où la route qui montrait Orléans devantelle, devenait plus belle. Le cheval reprit le trot, l’enfant cessade parler et même ne fit plus aucun mouvement. Le gentilhommes’imagina qu’il dormait et ne songea plus à lui ; mais arrivéà la porte de l’auberge où il devait loger, quand il poussa Jacquespour le réveiller, il s’aperçut qu’il avait perdu connaissance etqu’il était pris d’une grosse fièvre. Le cordial qu’il avait bu nelui avait donné qu’une force factice d’une heure.

Que faire ! Le gentilhomme connaissait lacharité des bonnes sœurs de l’hospice, il y conduisit lui-même lepetit Jacques.

Le lendemain il vint le revoir avant dereprendre la route de Melun ; la fièvre de l’enfant avaitcessé, mais il était tout courbaturé et ne pouvait se remuer dansson lit ; l’excellent seigneur le confia aux soins desreligieuses, lui remit une lettre de recommandation pour Paris, ets’éloigna en lui promettant de nouveau d’aller le soir mêmerassurer sa mère.

Trois jours de repos guérirent entièrement lepetit Jacques, qui put se remettre en route pour Paris : onlui donna douze sous et quelques provisions avant qu’il quittâtl’hôpital, de sorte qu’il fit gaiement le reste de la route. Commeil sortait de l’hôtel-Dieu, de cet hôtel si bien nommé, de cethôtel tout providentiel et qui ne refuse jamais l’hospitalité, ilfit un vœu qui se grava profondément dans son âme ; il juraque si jamais il était riche il doterait l’hôpital d’Orléans.

Il arriva à Paris par un temps clair, ce quilui permit d’aller admirer le palais du roi, la tour de Nesle, lePré aux clercs, les belles églises et tous les monuments quidécoraient le vieux Paris.

La lettre que lui avait remise le bongentilhomme était pour un des maîtres des nombreux colléges deParis. Il ne demandait pas qu’on l’admît comme élève dansl’intérieur du collége, c’eût été trop espérer pour le petitvagabond vêtu d’une pauvre souquenille et fils de mercier ; ildemandait qu’on l’employât comme commissionnaire et domestique desélèves et des professeurs, sauf à le recevoir plus tard dansl’intérieur du collége s’il marquait des dispositions frappantespour l’étude.

Le maître à qui le petit Jacques remit salettre était un homme affairé et naturellement brusque.

« Choisis ta place à la porte du collége,lui dit-il, je donnerai l’ordre qu’on t’y laisse tranquille, etnous verrons à te faire faire des commissions ; » puisd’un geste il congédia le pauvre enfant.

Mais Jacques était d’une nature résolue etpersistante qui ne se décourageait point. Aux murs des colléges,des couvents, des églises et de presque tous les monuments de cetteépoque, étaient toujours adossées de petites constructionsparasites. Contre la façade du collége, d’où Jacques venait desortir, s’étalaient une échoppe de cordonnier, une autre occupéepar un imagier, qui vendait aussi des chapelets et quelques livresd’église, puis une petite hutte où nichait un aveugle et son chien.Le petit vagabond se choisit une place dans les entre-colonnementsd’une poterne presque toujours fermée ; il plaça sur un banctrès-bas, à l’abri de cet enfoncement, une grosse botte de paillequ’il acheta pour quelques sous, il s’établit dans cette espèce degîte et soupa gaiement des restes des provisions que les bonnessœurs lui avaient données. La nuit fut rude, mais il échappa à larigueur du froid en se blottissant tout entier dans la paillebrisée ; à son réveil, il se mit à courir de long en largepour se réchauffer, et bientôt aperçu par le savetier et l’imagier,il fut chargé par eux de quelques petites commissions en retourdesquelles ils lui offrirent la soupe ; et il se sentit toutréconforté par un repas chaud.

En ce temps-là les écoliers étaient externes,et le matin, en se rendant aux classes, ils virent le petitcommissionnaire dont la bonne mine les charma. Il était assisjambes pendantes sur la paille fraîche et lisait dans son livred’évangiles.

Plusieurs écoliers parmi les grandsl’interrogèrent, et ayant appris qu’il était commissionnairel’employèrent aussitôt ; il gagna donc dès le premier jourquelques menues monnaies. Il s’arrangea avec l’imagier pour prendrechez lui sa nourriture et pour s’y chauffer ; et, comble debonheur, il obtint que l’imagier lui prêterait quelques livres enlecture. Dès le premier jour il avait écrit à sa mère, et bientôtil reçut avis qu’un gros pain lui arrivait par les bateliers deMelun ; il se rendit au bord de la Seine à l’endroit où lesbateliers amarraient leurs bateaux ; il y eut bientôt reconnuun patron de barque, leur voisin à Melun, qui l’ayant à son touraperçu, lui cria :

« Eh ! eh ! petitJacques, approche donc un peu de mon bord ; j’ai une cargaisonpour toi. »

Quand l’enfant toucha à la barque il donna unepoignée de main au patron, et reçut dans ses bras un énorme painbis dont la circonférence dépassait celle d’une roue de brouette.Il ne put regarder ce pain sans attendrissement ; c’était samère qui l’avait pétri ; et chaque semaine elle devait lui enenvoyer un semblable pour qu’il ne mourût pas de faim à Paris.

Il parla longtemps de cette bonne mère, puisde son père et de ses sœurs avec le batelier, et quand il lui eutdit adieu et qu’il se trouva seul dans les rues de Paris, il se mità rêver à ce qu’il pourrait faire pour prouver un jour sareconnaissance à sa mère.

Franchir le seuil du collége, y être admiscomme élève et devenir un savant, tel était le but qu’il auraitvoulu atteindre. Mais comment y parvenir ? Il se rappelait labrève et brusque réception que le maître lui avait faite et iln’osait guère compter sur sa protection.

Tout en songeant de la sorte, il avait regagnéla porte du collége ; il déposa son gros pain dans l’échoppede l’imagier après en avoir coupé une large tranche qu’il mangeaavec délices, puis il s’assit dans son petit gîte attendant lespratiques. C’était le lendemain d’un jour de congé, une dame passaqui ramenait ses deux fils au collége.

« À votre service, madame et messieurs,leur dit le petit Jacques, suivant l’habitude qu’il avait des’adresser à ceux qui passaient.

– Tiens ! c’est notre petitcommissionnaire, dit un des écoliers à son frère ; il faut lerecommander à maman, qui lui fera gagner plus quenous ; » et aussitôt ils désignèrent le petit Jacques àleur mère. Celle-ci regarda le pauvre enfant et fut charmée de sonvisage et de sa gentillesse ; il tenait en ce moment sonvolume d’évangiles à la main ; la dame ayant regardé dans celivre et interrogé Jacques, elle sut de lui son goût si vif pour lalecture et l’instruction.

« Veux-tu, lui dit-elle avec bonté,accompagner chaque jour mes fils au collége ? j’obtiendrai desprofesseurs que tu assistes à toutes leurs leçons, et tu apprendrasainsi toujours quelque chose. »

L’enfant ne sachant comment prouver l’excès desa gratitude à la bonne dame, s’agenouillait et baisait le bord desa robe.

Quelques instants après il fut admis dansl’intérieur du collége ; la dame l’avait recommandé au mêmemaître à qui il s’était adressé à son arrivée à Paris. Cettefois-ci il en fut bien mieux reçu. Le maître lui dit qu’on luidonnerait une petite chambre sous les toits du collége, et qu’ilpourrait, tout en servant les fils de la bonne dame, partager lesétudes des écoliers et montrer ses dispositions.

Dès lors la vie du petit Jacques devint uncombat plein d’ardeur. Le grand pain qu’il recevait chaque semainede Melun assurait sa subsistance ; il put ajouter quelquesfruits et quelques légumes à ce pain du pays, et s’acheter un habitavec les petits gages que lui avait régulièrement assurés la bonnedame ; il put, bonheur plus grand, s’acheter quelqueslivres ! Il était bien pauvre encore ! mais il étaitriche d’espérance, riche du savoir qui s’ouvrait pour lui ; ilne songea pas à envier la fortune de ses condisciples, il ne songeaqu’à les surpasser tous dans ses études.

Ce fut un exemple admirable que celui quedonna ce pauvre enfant du peuple, servant les autres aux heures desrécréations, et aux heures des leçons se montrant le plus empresséau travail. Il prenait même sur ses nuits pour étudier, et n’ayantpas de lumière, il lisait et écrivait à la lueur de quelquescharbons embrasés ! Il fit bientôt de rapides progrès dansl’étude de la langue latine, mais il voulut plus encore ; ilvoulut apprendre cette belle langue grecque, qu’à peine quelquessavants connaissaient alors en France. Les plus célèbres ouvragesde la littérature grecque ne s’imprimaient à Paris que depuis vingtans, ces livres étaient très-chers, et le petit Jacques était bienpauvre ; mais la vigueur de sa volonté suppléait à tout. Àforce de travail il parvint à comprendre le grec. Il suivit d’abordles cours de Bonchamps, dit Évagrius, professeur de ce temps ;et bientôt le roi François Ier ayant institué unechaire de grec où deux habiles érudits, Jacques Thusan et PierreDanès, furent chargés sous le nom de lecteurs royauxd’enseigner l’un la poésie et l’autre la philosophie del’antiquité, on vit Jacques assidu à leurs leçons, interrogé pareux, les étonner et les éblouir. Ils confessèrent enfin qu’ilsn’avaient plus rien à apprendre au merveilleux écolier qui,désormais, saurait aussi bien qu’eux commenter Platon, Démosthèneet Plutarque.

Un jour ils l’examinèrent en présence deFrançois Ier et de sa sœur Marguerite de Navarre,qui, elle aussi, savait le grec. Le roi et la princesse émerveillésde son savoir le comblèrent de louanges et déclarèrent qu’ilsprenaient sous leur protection le jeune Jacques Amyot, une desgloires futures de la France.

Le lendemain de cet heureux jour, les bateauxde Melun déposèrent à Paris un pauvre homme et sa femme vêtus deshumbles habits des artisans de ce temps. C’étaient la mère et lepère de Jacques Amyot.

« Oh ! mon cher fils, lui dit samère en le pressant sur son cœur ; je t’amène ton père qui t’apardonné et qui est bien fier de toi ! »

Partie 6
AGRIPPA D’AUBIGNÉ

NOTICE SUR AGRIPPA D’AUBIGNÉ.

Théodore-Agrippa d’Aubigné naquit àSaint-Maury, près de Pons, en Saintonge, le 8 février 1550, d’unefamille très-ancienne, qui avait embrassé la réforme descalvinistes. Sa mère mourut en le mettant au monde, ce qui lui fitdonner le nom d’Agrippa, ægre partus (nédifficilement) ; il reçut de son père une forte et savanteéducation ; à six ans, il lisait déjà le latin, le grec etl’hébreu.

Il se trouva à treize ans au siége d’Orléans,et s’y distingua ; quand il perdit son père, on l’envoyaétudier à Genève, sous le célèbre de Bèze, qui le prit enaffection. Dégoûté des études, il s’enfuit à Lyon, et bientôts’engagea dans les armées du roi de Navarre (depuis Henri IV).Il se fit aimer du roi par sa gaieté et son esprit ; ce futdans les camps qu’il composa sa tragédie de Circé.

Henri IV dut beaucoup à d’Aubigné dansles guerres qu’il fut obligé d’entreprendre pour reconquérir sonroyaume. À la mort de ce roi, d’Aubigné fut persécuté pour avoirpublié une histoire très-hardie sur les hommes et les événements deson temps ; il se réfugia à Genève. Ses biens furentconfisqués, et ses ennemis obtinrent un arrêt qui le condamnait àavoir la tête tranchée.

D’Aubigné s’était marié, en 1588, avec Suzannede Lerny ; il eut de ce mariage plusieurs enfants, entreautres Constant d’Aubigné, qui fut le père deMme de Maintenon. Il mourut à Genève, âgé dequatre-vingts ans, et fut enterré dans le cloître de l’église deSaint-Pierre. Il avait composé lui-même son épitaphe.

D’Aubigné a laissé un grand nombre d’ouvragesen prose et en vers d’où l’on pourrait tirer de magnifiquesextraits.

AGRIPPA D’AUBIGNÉ.

Quand j’entends les écoliers de nos jours seplaindre et murmurer pour quelques méchantes et faciles versionsgrecques ou latines, je ne puis m’empêcher de songer à cequ’étaient les fortes et universelles études des jeunes lettrés dela Renaissance, et quels écoliers ce furent que les Étienne Dolet,les Rabelais, les Montaigne, les Ronsard et ce petit Agrippad’Aubigné, dont je vais entretenir mes lecteurs.

Par un jour d’automne pluvieux, trois hommes,couverts de longues robes fourrées, se chauffaient auprès de lavaste cheminée d’une salle toute lambrissée de panneaux de chêne.Cette salle était la bibliothèque du vieux château fort deSaint-Maury, en Saintonge. Une grande table, tendue de cuir,s’élevait au milieu, jonchée de livres, de papiers et d’écritoiresde fer. À cette table était assis, dans un grand fauteuil, un petitgarçon de sept ans, à la tête déjà méditative, à l’œil vif, à labouche sérieuse. L’enfant restait courbé, presque immobile ;seulement son regard rapide se portait alternativement du cahierqu’il lisait à un livre grec ouvert devant lui.

Les trois hommes assis auprès du feun’échangeaient aucune parole, comme s’ils eussent craint detroubler le petit savant ; mais d’un sourire ou d’un signe ilsse communiquaient leur surprise et leur contentement. Ce futl’enfant qui rompit le premier le silence.

« J’ai fini, dit-il en se levant et enremettant le cahier au plus âgé des trois personnages ; voyez,mon père, si vous êtes content.

– C’est à messire Henri Étienne<span class=footnote>Petit-fils du premierimprimeur de ce nom.</span> d’en juger, répondit le père,prenant son fils sur ses genoux et tournant au feu ses petitesjambes ; chauffe-toi, mon enfant, pendant que ton précepteursuivra sur le texte grec, et que messire Étienne relira tatraduction et s’assurera qu’aucun contre-sens ne t’estéchappé. »

L’enfant hocha la tête pour dire qu’il étaitbien sûr de lui, et remit avec un sourire d’espérance son cahier àHenri Étienne.

Maître Béroalde le précepteur se leva, prit legros volume grec qui était sur la table, et s’étantincliné :

« Je suis aux ordres deM. Étienne, » dit-il, et ses yeux se fixèrent sur la pageouverte.

Le célèbre imprimeur commença la lecture ducahier de l’enfant, dont les boucles blondes se jouaient surl’épaule de son père tandis qu’il écoutait.

Ce n’était point un conte de fée, ce n’étaitpoint un thème facile et court qu’Henri Étienne, le typographe leplus renommé de l’époque, était venu collationner avec tantd’attention : c’était un des fameux dialogues de Platon,le Criton, que le petit Agrippa d’Aubigné s’était exercé àtraduire. « Bien, très-bien ! disait le savant imprimeurà mesure qu’il lisait.

– Merveilleux ! s’écriait leprécepteur, qui suivait sur le texte grec ; il a deviné legénie de la langue de Platon et s’en est souvent approprié lesexpressions. »

À ces éloges, l’enfant regardait son père etsemblait lui demander s’il était satisfait. Le seigneur d’Aubignérestait muet, mais quelques larmes roulaient dans ses yeux baisséset avaient grand’peine à ne pas en jaillir. Quand la lecture futterminée, il embrassa tendrement son fils et lui dit :

« Je tiendrai la promesse que je t’aifaite, Agrippa ; notre ami Henri Étienne emportera tonmanuscrit à Paris, et l’imprimera avec ton portrait en tête.

– Ce sera fait prestement, ajouta HenriÉtienne, et l’âge de notre cher petit traducteur sera indiqué dansune préface que j’écrirai moi-même. Quant au portrait, je vousenverrai un de nos meilleurs graveurs, pour qu’il le fasse ici mêmed’après le modèle. »

Le petit Agrippa restait pensif, appuyé contrel’épaule de son père.

« Quoi ! vous n’êtes pas plus réjouique cela ? lui dit le précepteur ; monseigneur d’Aubignéoutrepasse pourtant la promesse qu’il vous avait faite ; ilavait bien dit qu’il ferait imprimer votre traduction, mais ymettre en tête votre portrait, c’est une seconde récompense quidevrait vous rendre tout fier.

– Ce n’est point mon portrait que jevoudrais y voir, répliqua l’enfant.

– Et lequel ? reprit maîtreBéroalde ; peut-être le mien, pensait-il tout bas, car enfinc’est moi qui l’ai instruit.

– Celui de ma mère, dit l’enfant avecémotion.

– Cher enfant, dit le père en le baisantau front, pourquoi cette pensée ?

– Pourquoi ? s’écria le petitAgrippa, parce que ma mère, qui est morte en me donnant le jour, nem’a point quitté cependant, et vient bien souvent la nuit meparler, me conseiller et me presser dans ses bras.

– Oui, monseigneur, ajouta le précepteur,il a de ces visions ; je n’avais pas osé vous le dire.

– Laissez-le parler, répliqua lepère ; dis-moi, dis-moi, mon enfant : quand et commentas-tu vu ta mère ?

– Je l’ai vue, répondit l’enfant avecémotion et gravité, depuis le jour où j’ai commencé à penser, ettoujours elle m’est apparue sous la même forme, belle, grande,douce, toute blanche ; elle venait la nuit frôler de sesvêtements les rideaux de mon lit ; elle me donnait desbaisers ; sa bouche était froide et me brûlait pourtant. Il ya trois mois, quand je commençai ma traduction de Platon, ellem’apparut toute souriante ; je n’entendais pas sa voix, aucuneparole ne s’échappait de ses lèvres, et cependant je sentais dansmon esprit qu’elle me disait : « Travaille, mon cherfils, console ton père de ma mort, toi qui l’as involontairementcausée ; sois l’honneur de notre maison ; nos jours sontrapides, ne perds pas ceux de l’enfance dans les jeux ;travaille, ta mère te regarde et s’en réjouira. » Elles’éloigna en me parlant encore des yeux, puis sembla disparaîtredans la brume du matin, qui montait devant ma fenêtre. Depuis cejour, mon père, le travail me devint si facile qu’il me semblaitque l’esprit de ma mère, qui fut, m’avez-vous dit, si orné et sigrand<span class=footnote>Les femmesdes grandes maisons de ce temps-là savaient le latin et legrec.</span>, s’était placé en moi et pénétrait ce qu’unenfant ne peut comprendre encore ; c’est ainsi que j’aitraduit ce dialogue de Platon ; l’intelligence maternelle mele dictait. Comment aurais-je pu, sans cela, en comprendre le sens,en deviner les beautés ? C’est donc le portrait de ma mèrequ’il faut placer en tête de ce Dialogue.

– Ton désir sera accompli, répondit leseigneur d’Aubigné en embrassant son fils ; nous confierons àM. Henri Étienne un portrait de ta mère, et tu le retrouverasen tête de ton travail, te souriant et t’encourageantencore. »

L’enfant, satisfait par cette promesse,s’échappa des bras de son père, et, s’élançant sur la plateforme duchâteau, s’exerça à la fronde avec les archers de garde. L’étude neprenait pas toute son âme. Les penchants guerriers s’ydéveloppaient à l’envi de ceux de l’esprit. Il faisait des armes enchantant des vers encore sans rime et sans césure qu’ilimprovisait. Alors il était gai, bruyant. Une heure après, iltraduisait du grec, de l’hébreu et du latin. Il se passionnait pourles héros de l’antiquité, et plus tard il a rappelé ces mâlesétudes dans ses vers, où il se fait dire par la bouche de lafortune :

Je t’épiais ces jours lisant si curieux

La mort du grand Sénèque et celle deThrasée,

Je lisais par tes yeux en ton âme embrasée

Que tu enviais plus Sénèque que Néron,

Plus mourir en Caton que vivre enCicéron ;

Tu estimais la mort en liberté plus chère

Que de vivre en servant…

La guerre civile entre les catholiques et leshuguenots ravageait alors la France. On faisait des exécutionssanglantes dans toutes les villes. Le seigneur d’Aubigné était zélécalviniste ; en allant à Paris, il passa un jour par Amboiseavec le petit Agrippa âgé de neuf ans. Montés sur leurs chevaux quilongeaient les bords de la Loire, ils virent une grande foule sepressant au pied des remparts du château.

« Qu’est-ce donc, mon père ? ditl’enfant.

– Suis-moi sans avoir peur, répliqua lepère. Je pressens quelque chose de sinistre à la consternation dece peuple. »

Ils avancèrent à grand’peine, tant la foules’entassait compacte jusqu’aux premières marches de l’escalier duchâteau. Des hallebardiers étaient là, éloignant à coups de lanceles curieux qui s’aventuraient trop près. Le petit Agrippa et sonpère parvinrent pourtant à se frayer un passage, et découvrirent cequi attirait la curiosité du peuple.

Dix têtes coupées étaient exposées au hautd’une potence !

Le seigneur d’Aubigné tressaillit : dansces têtes il venait de reconnaître autant d’amis et de compagnonsd’armes. « Oh ! les bourreaux ! s’écria-t-il, ilsont décapité la France ! » Huit mille personnesl’entouraient quand il poussa ce cri d’indignation ; il piquades deux à son cheval, son fils l’imita, et comme il le dit plustard dans son poëme des Tragiques :

L’œil si gai laisse alors tomber sa tristevue,

L’âme tendre s’émeut…

Le sang sentit le sang, le cœur futtransporté.

La foule et les archers, comme frappés destupeur, les laissèrent s’éloigner. Quand ils se retrouvèrent surles bords de la Loire, le père posa sa main sur la têted’Agrippa : « Mon enfant, dit-il, il ne faut point que tatête soit épargnée après la mienne pour venger ces chefs pleinsd’honneur ; si tu t’y épargnes, tu auras ma malédiction.

– Mon père, je vous jure, répliqual’enfant, de ne jamais renier notre foi et notre parti. »

Il tint parole. Plus tard, dans des versénergiques et pittoresques, il a jeté l’anathème aux horreurs de laguerre civile, et il s’est écrié :

Oh ! que nos cruautés fussentensevelies

Dans le centre du monde ! oh ! quenos hordes vies

N’eussent empuanti le nez del’étranger !

Parmi les étrangers, nous irions sansdanger,

L’œil gai, la tête haut, d’une braveassurance

Nous porterions au front l’honneur ancien deFrance.

Puis rappelant les supplices infligés auxhuguenots :

Pourquoi, leur dit le feu, avez-vous de mesfeux,

Qui n’étaient ordonnés qu’à l’usage devie,

Fait des bourreaux valets de votretyrannie ?

Des corps de vos meurtriers, pourquoi, disentles eaux,

Changeâtes-vous en sang l’argent de nosruisseaux ?

…  …  … .

Pourquoi nous avez-vous, disent les arbres,faits

D’arbres délicieux exécrablesgibets ?

Le seigneur d’Aubigné, prenant une part activeà ces guerres funestes, dut laisser son fils à Paris, sous ladirection de son excellent maître Béroalde. Le précepteur etl’élève vivaient retirés, s’occupant à traduire Platon et lesécritures saintes ; mais un jour, Béroalde fut averti qu’ilétait accusé d’hérésie, et qu’ils n’avaient, lui et son élève,d’autre parti à prendre que de se dérober par la fuite à lapersécution.

« Non pas ! s’écria le petitAgrippa ; attendons ici, je brûle de tirer l’épée contre ceuxqui viendront. »

Maître Béroalde n’écouta pas son élève, maisla prudence. Sur l’heure même on fit équiper des chevaux et l’onprit la fuite. Agrippa noua à sa ceinture une gentille épée àfourreau d’argent que lui avait donnée son père ; il luisemblait qu’ainsi armé il était hors de tout danger. La petitebande, maîtres et domestiques, se mit en route ; mais, arrivéeau bourg de Courances (Seine-et-Oise), elle fut arrêtée et conduiteen face d’un bûcher allumé pour brûler les huguenots. On dépouillale petit Agrippa de sa jolie épée : il se débattait etpleurait de rage. On le pressa d’abjurer sa religion, et on fit lamême sommation à son maître et à leurs serviteurs. Agrippa, quiavait alors dix ans, répondit bravement : « Jamais !jamais ! » Et voyant que son précepteur et ses compagnonsde fuite étaient tristes, il se mit, pour les amuser, à danser lagaillarde ; il tournait et gambadait autour du bûcheroù on allait les jeter. Un des gardes fut ému de compassion à lavue de cette bravoure et de cette gaieté. La nuit commençait àvenir : « Fuyez, dit le garde à maître Béroalde ; jevous sauve tous pour l’amour de ce gentil garçon, qui sera un jourun fier homme. » La petite bande courut à travers champs, etaprès plusieurs jours de marche et de périls, arriva à Montargis,où résidait Renée de France, fille de Louis XII, veuved’Hercule d’Est. Cette princesse, huguenote comme les fugitifs,leur offrit son château pour asile, et le soir à la veillée, lepetit Agrippa, assis à ses pieds sur un carreau de soie, lacharmait par le récit naïf de ses aventures.

Il fallut quitter la bonne princesse et seremettre en route. Le seigneur d’Aubigné commandait à Orléans pourceux de sa religion. Le vieux Béroalde s’était juré de ramenerl’enfant à son père. Après bien des périls ils arrivèrent auxportes de la ville assiégée. Mais là un spectacle horrible lesattendait. Ils avaient pris la fuite pour échapper à la mort et ilsla rencontraient plus hideuse, plus menaçante : les cadavresjonchaient les places et les rues ; des maisons ouvertess’échappaient des gémissements ; les soldats osaient à peinese montrer sur les remparts pour faire leur service : la pesteravageait Orléans.

« N’entrons pas, dit maîtreBéroalde ; ici la mort est certaine.

– Entrons, répondit Agrippa ; iciest mon père, et je veux partager tous ses dangers. »

Ils franchirent les portes, et bientôt ilseurent rejoint le seigneur d’Aubigné.

« Ici, toi ici, mon pauvre enfant !s’écria celui-ci. Je ne t’ai donc retrouvé que pour teperdre !

– Non, mon père, je vivrai et je mebattrai auprès de vous, » dit l’enfant toujours serein etferme.

Cependant le fléau l’atteignit. Son père levit un jour tomber inanimé entre ses bras ; il ne put même paslui donner ses soins et veiller sur lui : la défense de laville le réclamait.

« Que faire ? oh ! monDieu ! disait le père désespéré ; il faut donc quej’abandonne mon enfant à la mort. »

Le précepteur se mourait lui-même.

Un vieux serviteur, qui n’avait jamais quittéle petit Agrippa depuis le jour de sa naissance, dit avec assuranceà son père : « Ayez confiance en Dieu, votre fils nemourra pas ! Allez, monseigneur, nous défendre de l’ennemi. Jeveille ici sur votre enfant et je vous le rendrai plein devie. » En disant ces mots il coucha l’enfant, déjà brûlé etravagé par la peste ; et se plaçant à son chevet, il entonnaun psaume. Le père hésitait à partir : « Allez sanscrainte, répéta le serviteur, il est maintenant sous la garde deDieu. » Le seigneur d’Aubigné embrassa son fils avecdéchirement et se rendit aux remparts pour repousser l’assaut.

Cependant le vieux serviteur veillait etchantait sans s’interrompre ; quand le psaume était achevé, ille recommençait. Tout en donnant à l’enfant les breuvagesprescrits, il ne discontinuait pas de chanter. Le huitième jour, lemalade fut sauvé ; mais la peste lui avait laissé au front uneprofonde cicatrice. Quand il fut debout : « Je veux,dit-il, aller retrouver mon père sur les remparts. »

Le serviteur l’arma sans résister, et, ayantfait venir un cheval, il y plaça son jeune maître. Il prit lecheval par la bride, entonna de nouveau un verset du psaume, etconduisit Agrippa au seigneur d’Aubigné. En ce moment, on sebattait avec furie. L’enfant voit son père s’élancer en tête d’unesortie contre les assiégeants ; il se précipite à sa suite,l’épée au poing, les yeux en flamme, la tête illuminée par soncourage ; il entonne d’une voix inspirée le psaume du vieuxserviteur. Les soldats, qu’on entraînait d’ordinaire au combat avecce chant de la Bible, répondaient en chœur à la voix d’Agrippa. Envoyant ce guerrier adolescent, pâle, beau, indomptable, ils croientà quelque ange descendu du ciel pour les guider ; ils sepressent autour de lui, exterminent l’ennemi et le repoussent loindes murailles, toujours devancés par le seigneur d’Aubigné, qui metà profit cette ardeur des siens sans avoir découvert ce quil’inspire.

Ainsi qu’Agrippa l’a décrit plus tard dans cesvers :

Là l’enfant attend le soldat,

Le père contre un chef combat,

Encontre le tambour qui gronde

Le psaume élève son doux ton,

Contre l’arquebuse, la fronde,

Contre la pique, le canon.

La mêlée devenait de plus en plussanglante ; le seigneur d’Aubigné, emporté loin de sa troupe,est atteint par un éclat d’obus. Agrippa, qui n’avait pas encore purejoindre son père, arrive à ses côtés comme il chancelait :« Toi ici ! toi, mon cher fils ! s’écrie leblessé ; est-ce bien toi, ou n’est-ce que tonspectre ? » L’enfant couvre son père de larmes et debaisers.

« Frappé ? dit-il.

– À mort, répondit le chef deshuguenots.

– Ah ! pourquoi Dieu m’a-t-il laissévivre, s’il devait vous faire mourir ? murmure Agrippadésespéré.

– Pour que tu continues notre race, ditle mourant que ses soldats entourent. Allons, Agrippa, prends maplace et remplis-la bien ; rends-toi redoutable par l’épée etpar la plume, mon brave enfant. »

Il expira en prononçant ces mots.

Le jeune Agrippa d’Aubigné étendit ses brassur la tête auguste de son père, et là, en face du ciel, à la voixdes canons qui grondaient sur ce mort sacré dont l’œil le regardaitencore, il fit un serment d’héroïsme qu’il tint glorieusement. Cetenfant devint le compagnon de guerre d’Henri IV, et lui aida àreconquérir son royaume.

Partie 7
PIERRE GASSENDI

NOTICE SUR GASSENDI.

Pierre Gassend, connu sous le nom de Gassendi,mérite une première place dans le rang des philosophes :Antiquaire, historien, biographe, physicien, naturaliste,astronome, géomètre, anatomiste, prédicateur, métaphysicien,helléniste, dialecticien, écrivain élégant, érudit, et critiqueconsommé, il a parcouru le cercle des sciences et des arts, àl’époque de leur renaissance encore indécise. Gassendi naquit auvillage de Chantersier, près de Digne en Provence, le 22 janvier1592. Ses parents n’étaient pas riches, mais remarquant lesheureuses dispositions de leur enfant, ils voulurent qu’une bonneéducation les développât. Ce fut un des enfants les plus précocesqu’on ait connus : à quatorze ans il débitait de mémoire depetits sermons et se dérobait pendant la nuit à la surveillance deses parents pour observer les astres. À dix ans il harangual’évêque de Digne, Antoine de Boulogne, qui faisait sa visitepastorale dans le pays. Celui-ci émerveillé prédit à l’enfant qu’ilserait un jour un homme célèbre. Gassendi recevait alors des leçonsdu curé de son village, puis il allait étudier seul à la lueur dela lampe de l’église. Il apprit la rhétorique à Digne et il étudiala philosophie à Aix. À seize ans il obtint la chaire de rhétoriqueà Digne, puis, comme il se destinait à l’état ecclésiastique, ilretourna à Aix apprendre la théologie ; il prit le bonnet dedocteur à Avignon et fut nommé prévôt du chapitre de cette ville. Àvingt et un ans il obtint à la fois la chaire de théologie et dephilosophie.

Ses lectures favorites étaient Sénèque,Cicéron, Plutarque, Juvénal, Horace, Lucien, Juste Lipse,Érasme ; ses loisirs étaient souvent employés à des travauxanatomiques et astronomiques. Pourvu d’un bénéfice à la cathédralede Digne, Gassendi donna en 1623 la démission de sa chaire pour selivrer avec plus de liberté à ses travaux scientifiques. Dèsl’année suivante, il publia les deux premiers livres de sesExercitationes paradoxica, adversus Aristotelem,qui firent beaucoup de bruit ; à la suite de cette publicationil alla à Paris, voyagea dans les Pays-Bas et la Hollande, se liaavec plusieurs savants, visita les établissements scientifiques etconsulta les bibliothèques. Il fit à Marseille, en 1636, plusieursgrandes observations astronomiques et rectifia quelques erreurs desanciens. – Il fut longtemps protégé par le comte d’Alais Louis deValois, depuis duc d’Angoulême.

On pensa un instant à lui pour l’éducation deLouis XIV ; en 1646, il fut nommé lecteur demathématiques au collége de France, par les soins de l’archevêquede Lyon, frère du cardinal de Richelieu : mais il n’obtintjamais la faveur de ce premier ministre. La reine Christine deSuède fut en correspondance avec Gassendi qui lui écrivit une fortbelle lettre sur son abdication ; Frédéric III, roi deDanemark, deux papes, plusieurs princes français, le cardinal deRetz et la grande Mademoiselle témoignèrent une très-vive estime àGassendi.

Son cours au collége de France lui attiraitune affluence nombreuse d’auditeurs ; il mit en honneurl’étude de l’astronomie négligée jusque-là. L’enseignement fatiguasa poitrine, et, après avoir langui et souffert quelque temps, ilmourut le 14 octobre 1655, des suites d’une saignée mal appliquéequi lui fut faite. Gassendi fut en relation avec Galilée et leconsola durant sa captivité par des lettres pleines d’unephilosophie élevée. Il partageait l’opinion du philosophe italiensur le mouvement de la terre. Il entretint aussi une correspondanceavec Kepler et les plus fameux astronomes de son siècle ; ilfut en relation avec Campanella, Hobbes, le père Mersenne,Descartes, Deodati, Naudé, Pascal et Cassini, jeunes encore,Roberval, etc. Molière et Bachaumont furent ses disciples.

Il serait trop long de donner ici la liste desnombreux ouvrages scientifiques de Gassendi, tous écrits en latin.Gassendi a les plus beaux titres à la gloire ; il fut commeGalilée et comme Torricelli un des précurseurs de Newton.

LE PETIT ASTRONOME.

Par une de ces belles nuits d’été si radieusesen Provence, où l’azur du ciel triomphe de la nuit et éclate à lalueur des étoiles agrandies et d’une pleine lune transparente, unenfant de huit ans sortit furtivement d’une humble habitation duvillage de Chantersier, traversa un verger d’oliviers quis’étageaient sur un tertre, et, parvenu au sommet de ce tertre,s’assit sur un roc qui dominait la vallée. Que venait faire là àcette heure de la nuit ce petit garçon vêtu de la veste desartisans ? Était-il poussé par quelque méchante action ?voulait-il dérober des fruits ou tendre des lacets et se livrer àquelque chasse défendue ? Non ; la physionomie de cetenfant est trop riante, son front trop réfléchi et trop inspirépour qu’il médite quelque chose de mal. Le voilà assis, immobile etles bras croisés sur la pointe d’un roc ; il ne regarde pasvers la terre silencieuse et où quelques chants lointains despâtres se font seulement entendre : ses yeux se tournent versle ciel, ils s’y arrêtent, ils y plongent : on le diraitpétrifié dans l’attitude de l’extase ; est-ce qu’ilprie ? Non ; il médite, il pressent ce qui est encoreinconnu pour lui et pour tant d’autres : le cours des astres,leur place et leurs évolutions dans le ciel, et il se demande sic’est une chose impossible de les classer et de les décrire. Aprèsavoir tenu longtemps ses yeux attachés sur le firmament, il lesabaisse tout à coup sur un petit cahier placé sur ses genoux, où iltrace lentement quelques signes et quelques dessins deconstellations ; mais il est troublé dans son occupation pardes bruits de voix parmi lesquelles il croit reconnaître celle deson père.

Voici ce qui s’était passé chez lui depuisqu’il en était sorti furtivement. Son père et sa mère le croyaientendormi et commençaient à s’endormir eux-mêmes, lorsqu’ilsentendirent frapper à leur porte à coups redoublés, et retentir desvoix aiguës et malveillantes qui les appelaient.

« Eh ! eh ! les vieux !criaient ces voix, comment dormez-vous, tandis que votre petitvagabond de Pierre a sauté par sa fenêtre et court dans les champspour y faire la rapine des olives et des figues ? »

Ceux qui parlaient de la sorte formaient unebande de cinq ou six vauriens, les plus mauvais sujets du village,et qui étaient la terreur des fermiers et des cultivateurs. Ilspassaient leur temps à voler les fruits, à couper les branches desarbres et à s’emparer de tout ce qui tombait sous leur main. Commeils savaient qu’on les guettait et qu’ils étaient menacés de laprison, ayant découvert que le petit Pierre, enfant tranquille,studieux, et si honnête qu’il n’aurait pas dérobé une fleur dans unchamp, sortait souvent au milieu de la nuit ; quoiqu’ilsl’eussent suivi et qu’ils eussent bien vu que l’enfant s’asseyaitpaisiblement sur les hauteurs, ils résolurent méchamment del’accuser de leurs méfaits.

« Qu’est-ce donc ? répondit àtravers la porte la voix du père de Pierre, qui se leva tout ahuritandis que sa mère se précipitait dans la chambre à côté oùcouchait son fils, et poussait des cris en trouvant le litvide.

– Ouvrez-nous, et nous vous conduirons,répliquaient les voix, et vous verrez que c’est lui, et non pasnous, qui ravage les terres. »

Pleins d’effroi de ce qu’ils entendaient, etsurtout de la disparition de leur cher enfant, le père et la mèreouvrirent aussitôt.

« Eh bien, où l’avez-vous vu ? oùest-il ? Je suis bien sûr que vous avez menti, dit le père àla troupe aboyante qu’il menaçait du geste.

– Venez ! venez ! répétait lechef de la bande, suivez-nous, et vous allez le trouver assoupi,après s’être gonflé de figues marseillaises. Quant aux olives, ilen a rempli par vingt fois son chapeau, et il en a fait bien sûrquelque tas dans un fossé à sec où il les a cachées, pour vous lesapporter sans doute quand la nuit sera plus avancée. »

À ces paroles, qui accusaient d’une sorte decomplicité l’honnête villageois avec les vols supposés dont onchargeait son fils, ne pouvant retenir sa colère, le père de Pierreleva son bras robuste sur le petit vaurien qui parlait de lasorte ; mais, leste comme une couleuvre, celui-ci glissa entreses jambes et se déroba à la correction.

Lorsqu’il fut à distance, ilriposta :

« Allons, le vieux, ne vous fâchez pas,et suivez-nous, si vous voulez. »

Impatient de retrouver son fils, le père dupetit Pierre se mit en marche ; sa femme le suivit, malgrél’injonction qu’il lui fit de ne pas quitter la maison. Quand unemère croit ses enfants en danger ou en faute, elle accourt toujourscomme un ange gardien.

La nuit était froide, mais claire ; ainsique nous l’avons dit, la lune et de belles étoiles éclairaient lefirmament. Le père et la mère, en se soutenant l’un l’autre, purentdonc suivre la trace des petits malfaiteurs qui couraient devanteux. Ceux-ci, arrivés au pied du tertre au sommet duquel Pierreétait assis, se mirent à crier en agitant leurs bras enl’air :

« Le voilà ! le voilà ! il serepose après avoir tout ravagé.

– Pierre ! Pierre ! cria lamère, descends ! viens vers nous, mon enfant !

– Arrive, malheureux ! » criaitle père à son tour.

L’enfant, reconnaissant la voix de sesparents, se hâta d’accourir.

« Que fais-tu dehors à cette heure ?dit le père en secouant rudement son fils. Quoi ! petitmisérable, tu es sorti par la fenêtre pour aller marauder et volerdes fruits ?

– Que dites-vous, mon père ?répliqua l’enfant, dont les sanglots éclatèrent. J’ai eu tort desortir la nuit sans votre permission ; mais de quoim’accusez-vous ? voler moi ! oh non ! jamais !jamais ! Regardez dans mes poches, fouillez-moi, vous netrouverez que les pages au crayon que j’écris en regardant lesétoiles !

– Oh ! je le savais bien, dit lamère, qu’il n’était pas capable des méchantes actions dont onl’accusait !

– Femme, tais-toi ! les enfantscommencent toujours par mentir quand on les surprend en faute.Qu’il se repente, qu’il s’avoue coupable, ou bien je lui donne unerude correction ! »

L’enfant tomba à genoux devant sonpère :

« Pardonnez-moi, lui disait-il en luibaisant les mains, pardonnez-moi de vous avoir désobéi en quittantla maison sans votre permission ; mais je n’ai rien fait demal. Demandez au curé ce qu’il pense de moi, je suis toujours lepremier à l’école, je prie le bon Dieu et je lis pendant les heuresde récréation !

– Mais, malheureux, reprit le père,pourquoi sortir au milieu de la nuit, au lieu de dormirtranquille ?

– Levez les yeux, répliqua l’enfant, etdites-moi si ces belles étoiles qui semblent nous regarder neméritent pas qu’on les étudie et qu’on les connaisse.

– Es-tu fou ? Comment veux-tupénétrer si haut et si loin ?

– Mon père, il y avait des pâtresautrefois, il y a bien longtemps, qu’on appelait les bergers de laChaldée ; comme moi ils étudièrent les étoiles, et ilsfinirent par marquer leur place dans le ciel ; qui sait si jene finirai pas comme eux par faire quelque découverte et par donnerdes noms aux étoiles ! Quand je parle de tout cela au curé, ilne se moque pas de moi, je vous assure, et il m’a même promis de meprêter un livre sur ce sujet.

– Allons, allons, il faut toujours céderaux enfants, reprit le père à moitié convaincu ; dès demainj’irai voir M. le curé, et je saurai si tu dis vrai ; enattendant, au lit et bien vite ; tu mériterais d’être punipour avoir troublé mon somme et celui de ta mère. »

Mais l’enfant embrassa si tendrement sesparents, qu’ils ne purent lui garder rancune. Ils rentrèrent toustrois au logis, bras dessus, bras dessous, et en parfaiteharmonie.

Le lendemain matin, Pierre se rendit àl’école, selon sa coutume, et son père, avant de se mettre autravail, alla faire visite au curé. Il le trouva lisant sonbréviaire dans son petit jardin attenant à l’église ; il luiraconta ce qui s’était passé la veille.

Le bon prêtre était un homme savant, commel’étaient tous les prêtres à cette époque.

« Vous êtes trop heureux, dit-il àl’ignorant villageois, votre fils est un enfant prodigieux, quipourra bien devenir un jour un grand homme. »

Le père regardait le curé bouche béante etsans comprendre.

« Mais pour qu’il devienne ce que vousdites, monsieur le curé, faut-il qu’il se promène dans les champspendant la nuit, et qu’il soit pris pour un vagabond ?

– Tout peut s’arranger, répliqua leprêtre ; il y a toujours dans nos montagnes des bergers quimènent paître leurs troupeaux, de minuit jusqu’à l’aube. Confiezvotre fils aux plus honnêtes, et abandonnez-le librement à sesrêveries et à ses études ; je le guiderai moi-même, je luiprêterai des livres, et je vous promets qu’avant peu on parlera delui. »

Le père baisa la main de l’excellent curé avecdes larmes de reconnaissance.

L’école était voisine du presbytère, etc’étaient le desservant du curé et lui-même qui la dirigeaient. Cedernier instruisait de préférence les enfants studieux et quimontraient des dispositions particulières. Il s’était aperçu bienvite des rares aptitudes du petit Pierre, et avait donné tous sessoins à leur développement.

Quand l’enfant apprit ce que M. le curéavait décidé avec son père, il sauta de joie, et, quelques joursaprès, son contentement fut encore plus grand, lorsqu’au retourd’un petit voyage qu’il fit à Digne, le bon prêtre lui remit unvolume sur l’astronomie.

Cette science restait encore dans lesnuages ; beaucoup d’erreurs transmises par l’antiquité étaientacceptées comme des vérités ; rien de cette précision et decette certitude, que les découvertes de Copernic, de Galilée, etplus tard de Newton, devaient donner au mouvement des astres dansle ciel.

N’importe ! les expériences erronéesrecueillies par les siècles avaient leur intérêt et leur valeur.Tout n’était pas fabuleux dans le système des anciens transmis aumoyen âge ; le nom des astres, leur place dans le ciel,l’heure de leur apparition, de leur accroissement et de leurdécroissance, le calcul du retour des comètes, les phases de lalune, etc., etc., tout cela a été adopté par l’astronomiemoderne.

Quand le petit Pierre eut en sa possession celivre précieux si plein d’attraits, malgré ses erreurs, il ne lequitta plus. Au moyen d’un petit télescope que lui prêtait le curé,il constatait dans le ciel la place des astres dont il lisait ladescription, et dès lors il semblait pressentir et préparer lesdécouvertes qui devaient l’illustrer un jour. Il suivait avecétonnement le passage de Mercure devant le disque du soleil et lesconjonctions de Vénus et de Mercure. Il notait ses observations,qu’il n’osait publier encore : il attendait que l’âge etl’autorité vinssent donner du poids à ses découvertes.

Pourvu que le firmament fût lumineux et lesétoiles éclatantes, le vent le plus froid soufflant des Alpes nel’arrêtait pas ; il sortait chaque soir durant tout l’hiver,enveloppé dans un petit manteau de grosse laine que lui avait faitsa mère. La passion de l’enfant était telle, qu’il ne se lassaitjamais du spectacle du ciel ; il y suivait l’apparition et lamarche des astres avec un intérêt toujours plus vif. Il donnait desnoms aux étoiles qui n’en avaient pas dans son livre, et aux plusgrosses de la voie lactée. Les innombrables myriades denébuleuses le captivaient ; mais comment les classeret les désigner ? Parfois il se trouvait avec des bergers quiavaient observé les constellations et qui les connaissaient bien,quoique ignorant les noms que leur donnait la science. Ces bergerssavaient s’orienter la nuit au moyen des astres et prévoyaient aveccertitude le temps qu’il ferait, suivant les nuages qui glissaientsur la lune. Mais d’autres fois l’enfant avait affaire à de grospâtres à l’esprit lourd, qui ne regardaient pas même les étoiles,et tenaient toujours leurs yeux abaissés sur la terre où leurstroupeaux broutaient ; alors il les secouait par leur manteauet les forçait à tourner leur regard vers quelque flamboyanteconstellation. Il leur nommait la Grande Ourse, composéede sept étoiles, et vulgairement appelée le Chariot. Cetteconstellation marque le nord, et sert à se diriger durant lanuit ; puis, par les fortes gelées, il leur désignait leBaudrier d’Orion, composé de trois grandes étoiles du plusvif éclat. C’était ensuite ces deux belles étoiles jumellesappelées les gémeaux Castor et Pollux ;durant l’été, il leur faisait voir la Lyre et leCygne, deux constellations très-scintillantes.

La lecture de son livre lui avait appris àdistinguer les planètes des étoiles ; il savait la place deMercure, de Vénus, de Mars, de Jupiter et de Saturne. Ces planètessont aussi belles à l’œil nu que les étoiles de premièregrandeur ; mais elles n’ont pas cette vivacité et cettevibration de lumière qu’on remarque dans les étoiles. Vénus estsurtout d’un éclat extraordinaire quand elle paraît le soir aprèsle coucher du soleil : cela n’arrive que tous les dix-neufmois. Elle offre alors un spectacle frappant ; on la prendpour un nouvel astre ou pour une comète. Quelquefois même on ladistingue en plein jour, et les passants crient aumiracle !

Jupiter est aussi très-brillant, mais salumière est plus blanche que celle de Vénus ; celle de Marsest rougeâtre, Saturne est d’une couleur plombée ; c’est detoutes les planètes celle qui est la moins éclatante à l’œil àcause de son éloignement.

Le petit Pierre savait tout cela et seplaisait à l’enseigner aux bergers, jusqu’alors indifférents auxmagnificences du firmament.

Bientôt la renommée du savoir de l’enfant serépandit dans tout le pays. Ses compagnons d’école, un peu jalouxdes préférences que le bon curé avait pour lui, le harcelaient sanscesse et cherchaient à le prendre en défaut dans ses études. Pierreétait doux et tranquille comme tous ceux qui pensent beaucoup.Malgré les sournoises méchancetés de quelques-uns de ses camarades,il restait leur ami.

Un jour, pour la fête de son père, il avaitconvié toute l’école à une collation champêtre ; sa mère, quil’idolâtrait, avait dressé une longue table sous la tonnelle dujardin attenant à leur petite maison. Chaque enfant apporta unefleur au père de Pierre, puis on procéda au goûter, qui secomposait de ces friandises qui figurent aussi bien, dans cetheureux pays, sur la table du pauvre que sur celle du riche.C’étaient de petites figues blanches appeléesmarseillaises, et d’autres longues et grosses qu’on nommefigues grises ; c’étaient de vertes olives confitesdans le sel, qu’on met en poche et qu’on croque comme desdragées ; puis des pyramides dorées d’une friture sucrée faiteavec une pâte légère formant des losanges trois fois repliés, queles Lyonnais appellent bugnes et les Provençauxoreillettes ; c’étaient à côté des gâteaux cuits aufour, faits avec une pâte composée de farine, d’œufs et de fleursd’oranger, et dans laquelle on met des morceaux de cédrat. Cegâteau, appelé fougassette, est la passion des enfants.C’étaient encore des jattes de lait caillé et des pots de résiné àl’arome pénétrant ; c’était enfin, ce qui fit bientôt petillertous ces jeunes yeux, du vin blanc claret que le père du petitastronome composait lui-même avec les raisins de sa tonnelle. Tantque dura le goûter, la paix et un demi-silence régnèrent parmitoute cette bande joyeuse ; mais après, ce furent des cris etdes gambades, et bientôt, le vin claret aidant, quelques petitesquerelles commencèrent.

La nuit était venue, et la lune brillait en cemoment de tout son éclat ; quelques beaux nuages blancs luifaisaient cortége. Pierre tout à coup échappe au jeu et au bruit deses camarades et se met à considérer le ciel. Un d’eux, le plusjaloux de ses compagnons d’école, s’apercevant de cettedemi-extase, vint le tirer par la manche.

« Monsieur le savant, lui dit-il, puisquevous connaissez si bien ce qui se passe là-haut, dites-moi donc sic’est la lune qui court en ce moment par-dessus votre tête ou si cesont les nuages ?

– Quoi ! vous ne savez pascela ? répondit Pierre avec une sorte de dédaininvolontaire.

– Et toi-même, tu n’en es pas sûr, monpetit homme, répliqua l’autre ; autrement, tu l’aurais ditbien vite ! Voyons, vous autres, ajouta-t-il en se tournantvers la bande qui les avait rejoints, qu’en pensez-vous ?est-ce la lune qui court ou les nuages ?

Tous s’arrêtèrent à l’apparence etrépliquèrent que c’était la lune qui glissait rapidement dans leciel.

« Vous vous trompez, reprittranquillement le petit Pierre, et je vais vous le prouver sansréplique. Suivez-moi sous ce grand merisier. »

Chacun marcha sur ses pas et se plaça auprèsde lui sous les branches de l’arbre.

« Et maintenant, levez la tête, leurdit-il ; voyez, la lune nous apparaît toujours entre les mêmesfeuilles, tandis que les nuages s’en vont loin de nous. »

Cette démonstration frappa tous ces enfants àtête folle, qui ne comprenaient pas tant de pensée et de réflexion,et dès ce jour ils témoignèrent à Pierre une sorte de respect.

À quelque temps de là, ce fut une grande fêtedans le village de Chantersier. Mgr l’évêque de Digne, qui était entournée épiscopale, s’y arrêta pour la confirmation. On décoral’église avec des tentures d’étoffes et des fleurs, et on dressasur la place où s’ouvrait le grand portail un arc de triomphechampêtre, recouvert de branches de buis et orné de bouquets delavande et de roquette. Aux fenêtres des maisons qui donnaient surla place, on avait étalé, en guise de tentures, des draps, descouvertures et des rideaux. Le curé et son desservant avaientrevêtu leurs plus beaux habits sacerdotaux. Tous les enfants del’école avaient été transformés en enfants de chœur, et parmi euxon remarquait le petit Pierre, dont la bonne mine et l’œil vifcharmaient tous les regards. Il était debout sur le seuil de laporte de l’arc de triomphe opposée à celle par laquelle Mgrl’évêque devait arriver ; il tenait un papier à la main danslequel il regardait souvent.

Tout à coup un grand mouvement se fit dans levillage ; on entendit un bruit de roues : c’était lecarrosse de monseigneur. Aussitôt retentirent des acclamationsjoyeuses ; mais elles furent couvertes par un chant d’églisequ’entonnèrent le curé, les chantres et les enfants de chœur.

Monseigneur était descendu de voiture, et,suivi de ses grands vicaires, traversait l’arc de triomphechampêtre. Le chant s’arrêta, et le petit Pierre, placé en face del’évêque, se mit à débiter une harangue d’une voix claire etsonore. Il commença par dire quelle fête c’était pour le pays quela venue de monseigneur ; quelle bénédiction pour les enfantssur qui il allait faire descendre l’Esprit saint ; quellefélicité pour tous les cœurs ! car, non-seulement monseigneurreprésentait la charité et la religion, mais il représentait aussila science et les belles-lettres. Monseigneur savait que les mondesqui brillent sur nos têtes durant une belle nuit attestent lagloire de Dieu ; que chaque étoile comme chaque insecte révèleson infini ; que les grands philosophes grecs étaient uneémanation de son esprit ; que les poëtes, les savants, lesartistes attestent par leurs œuvres sa grandeur. Et, tout enparlant ainsi, l’enfant parcourait rapidement l’histoire ancienneet l’histoire moderne, et nommait les grands hommes qui semblaientavoir été marqués du doigt de Dieu.

Le prélat l’écoutait avec attention etsemblait tout émerveillé. Il crut d’abord que le curé, dont ilconnaissait la belle intelligence, avait composé cetteharangue ; mais quand il apprit par lui que le petit Pierrel’avait pensée et écrite seul, il s’écria :

« Cet enfant sera un jour la merveille deson siècle. »

Il embrassa le petit orateur et entra dansl’église accompagné de toute sa suite.

Dans l’église étaient rangés les enfants quidevaient recevoir la confirmation ; ils portaient tous uneécharpe blanche croisée sur leur poitrine, et tenaient à la main uncierge et un bouquet blanc. Tête nue, les mains jointes,agenouillés en rang, rien n’était touchant comme l’attitude, levisage recueilli de tous ces jeunes néophytes.

La confirmation est un des sacrements les plusvivifiants de l’Église ; on le reçoit jeune, parce qu’il doitinfluer sur toute la vie. Merveilleux symbole ; l’Esprit saintdescend en nous et nous inonde de ses clartés ! c’est-à-direqu’il nous suggère la triple lumière du bien, du beau et dujuste ; il nous élève au-dessus de la brute et de sesappétits ; il fait que l’intelligence domine lamatière !

C’est en ce sens que l’évêque de Digne, quiétait non-seulement un saint homme, mais un savant ecclésiastique,parla à ces enfants attentifs qui l’écoutaient, comme si la voix deDieu se fût fait entendre. Toute l’assistance était émue, maispersonne ne l’était autant que le petit astronome, qui trouvaitdans les paroles de l’évêque l’approbation de ses propres pensées.Pierre était radieux de ce que l’illustre prélat ne séparait pas lafoi de la science. Il eût voulu, son discours terminé, aller baiserle bas de sa robe et lui demander sa bénédictionparticulière ; mais la timidité et le respect le retinrent, etquand la cérémonie fut terminée, après avoir déposé son habitd’enfant de chœur, il s’éloigna de l’église avec la foule, sansespérer de laisser un souvenir à ce grand évêque dont la paroleétait si pénétrante.

À l’issue de la cérémonie, pour fêterdignement monseigneur l’évêque, le bon curé de Chantersier réunit àdîner tous les notables du village. Quand les convives furent assiset que le repas eut commencé, l’évêque dit au curé :

« Il manque quelqu’un ici.

– Qui donc, monseigneur ?

– J’aurais voulu voir assis parmi nous cepetit orateur qui sera un jour un grand homme.

– Je crains, répondit le bon curé, quiaimait pourtant Pierre comme son fils, de lui donner tropd’orgueil.

– Vous avez raison, répliqual’évêque ; mieux vaut lui être utile que d’exalter sonesprit. » Et il parut réfléchir.

Quand le repas fut terminé, l’évêques’entretint avec le curé et quelques-uns des invités des intérêtsde la paroisse, puis il leur dit adieu ; car il devait allercoucher le soir même dans un autre village, où il donnait laconfirmation le lendemain.

Toute la population entoura la voiture del’évêque au moment du départ en poussant des vivat ; oncroyait que le carrosse allait regagner la grande route à traverschamps, et tous les assistants furent surpris de lui voir suivre unpetit sentier tortueux qui ne conduisait pas au chemin que l’évêquedevait prendre. Plusieurs l’accompagnèrent avec curiosité, et cettecuriosité redoubla quand ils virent la voiture de Monseigneurs’arrêter devant la modeste maison du père de Pierre.

Monseigneur descendit lui-même de soncarrosse ; il traversa le petit jardin et se fit annoncer auxparents du merveilleux enfant. Ceux-ci accoururent sur le seuil deleur porte en poussant des exclamations de reconnaissance et debonheur.

« Voulez-vous me confier votrefils ? leur dit l’évêque avec bonté.

– Quoi ! monseigneur, est-cepossible, répliqua le père en tremblant de joie ; vous voulezvous charger de l’éducation de notre enfant !

– Oui, je le désire, réponditl’évêque ; car cet enfant me semble doué de l’esprit de Dieu,et sera, j’en suis sûr, une des gloires de sonpays ! »

La mère pleurait à l’idée d’une séparation.Pierre, qui était accouru, lui disait tout bas de bonnes parolespour la consoler.

« Si vous y consentez, continua l’évêque,je vais l’emmener dans ma voiture ; je veux me hâter dedévelopper une intelligence aussi rare. »

Le petit Pierre était rayonnant ; sonpère se redressait avec orgueil et remerciait l’évêque enrépétant :

« Oui, monseigneur ! »

La mère seule éprouvait un déchirement dansses entrailles ; elle eût voulu retarder la séparation.

« Mais, dit-elle timidement, ce n’est pastrop de quelques jours pour que je prépare ses habits et tout cequ’il lui faudra loin de nous.

– J’y pourvoirai, répondit l’évêque.Allons, bonne mère, du courage ; c’est pour le bien de votrefils. Dans peu de jours vous pourrez venir le voir à laville. »

L’enfant embrassa son père et plus tendrementencore sa mère qui pleurait ; puis il monta lestement dans lavoiture à la place que l’évêque lui indiquait en face de lui.

Une semaine après, Pierre Gassendi entrait aucollége de Digne, où il fit de fortes études classiques, qui lepréparèrent à devenir un des hommes les plus célèbres parmi lessavants et les philosophes de son siècle.

Partie 8
TURENNE

NOTICE SUR TURENNE.

Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte deTurenne, né à Sedan le 16 septembre 1611, second fils d’Henri de LaTour d’Auvergne, duc de Bouillon, et d’Élisabeth de Nassau, fillede Guillaume Ier, prince d’Orange, était issu d’unefamille de calvinistes.

Dès son enfance, il n’avait de goût que pourles récits de guerres et de combats.

Quand il eut treize ans, sa mère, cédant à sesinstances, l’envoya en Hollande, où était déjà son fils aîné, pourqu’il apprît le métier des armes sous Maurice de Nassau, son oncle.Turenne fit sa première campagne en 1625, comme simple soldat. Ilservit cinq ans en Hollande, puis il passa au service de la France,et fut nommé colonel d’un régiment d’infanterie par le cardinal deRichelieu. Il débuta en Lorraine par des actions d’éclat. Il fit lacampagne de Piémont avec gloire en 1539, et celle de Roussillon,sous les yeux de Louis XIII, en 1642.

À la mort de Louis XIII, il fut nommémaréchal de France par la régente Anne d’Autriche ; en 1643,il gagna la bataille de Fribourg, de concert avec le duc d’Enghien,qui fut depuis le grand Condé, et celle de Nordlinghen. Il fit unesavante campagne en 1682 en Souabe, en Franconie et en Bavière, etfut la cause du traité de Westphalie, si avantageux pour la France.Turenne prit part d’abord aux troubles de la Fronde contre lacour ; mais il finit par combattre la rébellion, défendit lejeune roi (Louis XIV), et fut vainqueur du grand Condé, quicommandait les révoltés. Il le contraignit à sortir de France. Ilvainquit la Fronde sur tous les points du royaume. Il se maria, en1653, avec la fille du duc de La Force ; en 1654, il vainquitles Espagnols, à qui le prince de Condé était allé se réunir, etles défit de nouveau en plusieurs rencontres. Enfin la paix de 1659lui permit de se reposer. Depuis trente ans il faisait la guerresans avoir séjourné trois mois dans le même lieu. Il fut faitmaréchal général des armées en 1660, à l’époque du mariage deLouis XIV. Il abjura le calvinisme en 1658. Il était duconseil du roi pour toutes les questions de politique extérieure.En 1671, il fit la campagne de Hollande, puis celle de Westphalie.Il combattit le fameux comte de Montecuculli, le vainquit et serendit maître de tout le Palatinat. Cette campagne victorieuse seprolongea jusqu’en 1674. Sa rentrée à Paris et à la cour fut untriomphe. Dans la campagne de 1675, qui fut la dernière, il eutencore à combattre le comte de Montecuculli. Il attira l’ennemi surun terrain favorable, et déjà il s’écriait : « Je lestiens, ils ne pourront plus m’échapper ! » lorsqu’unboulet, tiré au hasard, vint le frapper au milieu de l’estomac, le27 juillet 1675. Le même coup emporta le bras du généralSaint-Hilaire, qui avait conduit Turenne sur ce terrainfatal ; et comme le fils de ce général versait deslarmes : « Ce n’est pas moi qu’il faut pleurer, ditcelui-ci en montrant le corps de Turenne, c’est ce grandhomme. »

Turenne fut inhumé à Saint-Denis auprès desrois de France, et l’armée éleva un monument à sa gloire sur lelieu-même où il était tombé.

TURENNE.

Un soir, tout était en rumeur et en émoi dansle château de Sedan. La duchesse de Bouillon venait de souper avecson fils cadet, le jeune Henri de Turenne, et le chevalier deVassignac, précepteur de l’enfant. Le duc de Bouillon, son père,prince souverain de Sedan, était resté sur les remparts de cetteville pour donner des ordres à la garnison. Au dessert, le petitHenri, qui avait à peine neuf ans, mit comme toujours laconversation sur la guerre et sur la vie des héros grecs et romainsque son précepteur lui faisait lire et commenter. Il parlait avecfeu de leurs exploits et de leurs aventures, et il répétait à samère qu’il brûlait de les imiter. Pourquoi rester inactif ?Pourquoi se contenter de connaître la gloire par les récits qu’enfont les historiens et les poëtes ? Ne valait-il pas mieuxsuivre son instinct belliqueux, et léguer à son tour des exploits àl’histoire, des splendeurs à l’épopée ?

Sa mère l’écoutait avec admiration, etcependant comme craintive de l’esprit aventureux de son fils. Cettecauserie héroïque se prolongea fort avant dans la soirée. L’enfantaccompagnait ses paroles animées de gestes et de mouvementssaccadés, et parfois il contraignait son précepteur de simuler aveclui quelque attaque ou quelque défense de place forte ; etlorsque le chevalier de Vassignac se fatiguait de ce jeu :« Oh ! que mon père n’est-il là ? s’écriait le jeuneHenri ; il me servirait bien de second, lui ! Maispourquoi ne revient-il pas ce soir ?

– Il couchera dans la place, répondit laduchesse de Bouillon ; et par cette neige froide qui tombe encouches épaisses, je crains que son inspection des remparts ne soitbien pénible.

– Je voudrais être avec lui, s’écriaHenri ; c’est ainsi qu’on se forme à la guerre, et non en sechauffant près d’un grand feu, comme je le fais ce soir.

– L’âge viendra, dit la mère ; enattendant, Henri, allez dormir, il est temps. Monsieur deVassignac, emmenez votre écolier ; une longue nuit de sommeillui est nécessaire, et à vous aussi, chevalier, après les exercicesmilitaires auxquels il vous a contraint tantôt.

– Bonsoir, ma mère, » dit le jeunevicomte de Turenne d’un air pensif.

La duchesse embrassa son fils, qu’undomestique précéda un flambeau à la main ; son précepteur lesuivit ; ils franchirent l’escalier qui conduisait du salon defamille à la chambre d’Henri, où l’on arrivait par un long couloir.On était déjà à la moitié de ce couloir, lorsque le jeune Turennese pencha sur l’épaule du domestique qui le précédait, souffla leflambeau, donna un croc en jambe à son précepteur, franchit commeune flèche l’escalier, la salle à manger, les offices, et s’élançadehors par une porte qui donnait sur les jardins.

La neige s’étendait sur la campagne, douce auxpas comme un tapis d’hermine ; le jeune fugitif eut bientôtatteint les remparts de Sedan, voisins du château ; il se fitreconnaître par un des soldats qui gardait une porte, dit qu’ilavait à parler à son père et entra dans la ville.

Cependant la duchesse de Bouillon, attirée parla voix du précepteur de son fils, qui riait aux éclats de ce qu’ilappelait une nouvelle espièglerie du petit diable, était accouruesuivie de quelques domestiques. On appela Henri de Turenne ;on le chercha de salle en salle, de chambre en chambre, dans lesgaleries, dans les mansardes, dans les coins les plus reculés duchâteau. M. de Vassignac eut l’idée de simuler des criset des attaques de guerre, dans l’espérance de l’attirer par cessemblants belliqueux ; mais les échos seuls du vieux manoirrépondaient au précepteur effaré et à la pauvre mère éperdue.

« Peut-être est-il sorti dans leschamps ! » s’écria tout à coup la duchesse de Bouillon,éclairée par un de ces instincts qui sont la seconde vue desmères.

Au moment où elle prononçait ces mots, onarrivait justement dans l’office par lequel le jeune Turennes’était échappé. « Voyez cette porte encore ouverte ! ditvivement la duchesse ; c’est par là, j’en suis sûre, qu’il estsorti.

– Justement, voilà la trace de ses petitspieds, dirent plusieurs domestiques en inclinant leurs flambeauxsur la neige.

– Oh ! le malheureux ! oùest-il allé ? dit le précepteur transi. Que faire ? où lechercher ?

– Il n’est point temps de délibérer,répliqua la duchesse, mais d’agir. Monsieur de Vassignac, il fautretrouver mon fils ! Allons ! en marche, mesamis. »

Et elle se plaçait en tête de ses serviteurspour les conduire.

« Non point, madame la duchesse,s’écrièrent-ils tous. Vous n’irez pas à travers la campagne par cefroid horrible. Nous vous jurons de vous ramener notre jeunemaître. Laissez-nous faire.

– Oui, laissez-nous faire, répéta lechevalier de Vassignac se piquant d’honneur. Je vais lesconduire. » La duchesse de Bouillon ne céda qu’à grand’peine àces supplications réunies ; et malgré les instances de sesfemmes, elle ne voulut point quitter une terrasse du haut delaquelle elle apercevait au loin les torches de ceux qui couraientà la recherche de son enfant ; la troupe de serviteurs,stimulée par M. de Vassignac qui en avait pris lecommandement, s’avança jusqu’aux remparts de Sedan. La neige quirecommençait à tomber fouettait les visages et avait recouvert lestraces des pas du fugitif.

M. de Vassignac se fit reconnaîtredes sentinelles et obtint de pénétrer dans la ville ; mais laporte par laquelle il y entra avec sa bande n’était pas la mêmequ’avait franchie Henri, de sorte que, lorsqu’il demanda aufactionnaire s’il n’avait pas vu passer le fils du duc de Bouillon,celui-ci ne sut que répondre. « Allons à l’intendancemilitaire où couche le duc, dit Vassignac à la troupe desserviteurs ; là nous retrouverons peut-être notre jeunemaître, et, s’il n’est pas là, c’est son père qui nous guidera dansnos recherches. »

À l’approche de cette bande portant desflambeaux, l’hôtel de l’intendance s’émut ; on crut presque àquelque attaque nocturne, et le duc de Bouillon parut en armes dansla cour extérieure. En apercevant le chevalier de Vassignac, ils’écria : « Qu’arrive-t-il donc ? la duchesse, monfils, sont-ils en danger ? »

Le chevalier lui dit de quoi ils’agissait.

« Je gage que ce diable à quatre est surles remparts, dans quelque bivouac, à se faire raconter deshistoires de guerre, dit le duc qui connaissait l’âme de son fils.Venez, mes amis, nous le retrouverons. »

Et il se mit en tête, donnant le bras auprécepteur. Au premier feu de bivouac qu’ils trouvèrent et autourduquel étaient rangés les soldats de garde, l’officier de servicelui dit : « Nous l’avons vu, monseigneur ; nouspensions qu’il vous précédait ou qu’il vous suivait ; il nousa fait quelques questions sur la défense des places fortes, sur lesarmements et les affûts des canons, puis il nous a quittés endisant : « Je veux faire ainsi le tour desremparts. »

Le duc de Bouillon et ceux qui l’escortaientse remirent en marche. Au bivouac suivant on lui dit encore :« Le jeune vicomte de Turenne a passé il y a trois quartsd’heure ; il s’est chauffé à notre feu ; a goûté au vinde nos gourdes, puis il a dit : « En avant ! »et s’est enfui en courant.

– Nous le rejoindrons, » s’écria lepère rassuré, et il continua à faire le tour des remparts.

Au troisième bivouac on lui dit :« Il n’y a pas un quart d’heure qu’il a passé ; notrevieux sergent nous racontait des combats sanglants du temps de laLigue, et le jeune vicomte, votre fils, monseigneur, votre dignefils écoutait béant et s’est écrié au récit d’une tuerie :« J’aurais voulu être là ! »

– Brave enfant ! murmura le duc.

– Il ne nous a quittés que lorsque celuiqui parlait s’est endormi de lassitude, là, près des cendreschaudes, où il dort encore. En nous quittant,M. de Turenne a dit : « Je vais voir ce qui sepasse à l’autre bivouac. »

Le père se remit en marche ; les canonsdes remparts allongeaient sur la neige leur long cou noir commeautant de crocodiles sur une plage d’Éthiopie. Le duc en passantles caressait de la main : « Ils dorment, disait-il, maisils se réveilleront quand apparaîtra l’ennemi. »

Quelque chose tout à coup sembla se mouvoirdans l’ombre. « Est-ce un soldat appuyé sur sapièce ? » s’écria le duc de Bouillon. Les torches queportaient les serviteurs s’inclinèrent, et le duc reconnut son filsqui dormait sur le canon couvert de neige, comme il l’eût fait surson lit dans la chambre de son précepteur.

Le duc de Bouillon sourit d’orgueil enreconnaissant son enfant.

« Ohé ! ohé ! voici l’ennemi,cria-t-il en éteignant les torches et en tirant le petit Henri parla jambe.

– L’ennemi ! répéta Turenne à moitiééveillé. Eh bien ! qu’il arrive, je mebattrai ! »

Et il se mit dans une posture guerrière, lespoings serrés et tendus en avant. Son père l’entoura de ses bras etl’y serrant. « Prisonnier ! prisonnier de guerre !s’écria-t-il.

– Vous, mon père ! vous ! ditle jeune vicomte en reconnaissant la voix.

– Oui, oui ! Vous ne songez pas,petit malheureux, à l’inquiétude de votre mère durant cette belleéquipée ; et pourquoi, dans quel but vous êtes-vous échappé duchâteau ?

– Je voulais, mon père, en couchant surla dure par cette nuit glacée, m’essayer aux fatigues de la guerreet voir si je serais capable de faire bientôt mes premières armessous vos ordres. »

Le père embrassa son fils.

« Allons, en marche, prisonnier, dit-ilen riant ; voici la chaîne de mon bras, et je ne vous lâchepas jusqu’à ce que votre mère vous emprisonne à son tour.

– Dans ses bras aussi, » répliqual’enfant en baisant son père au front.

Les serviteurs reprirent à pas précipités laroute du château. Le duc de Bouillon et son fils, qu’il serrait parla main, se hâtèrent ; derrière eux le précepteur, ensoufflant, courait sur la neige pour se réchauffer, et surtout pourmettre fin plus vite aux angoisses de la duchesse. Quand on fut àportée de la voix, on cria : « Le voilà ! levoilà ! nous vous ramenons le fugitif. » La duchesseaccourut. Elle se jeta dans les bras de son mari et de son fils.Ses larmes étouffaient sa voix. Elle voulait gronder l’enfant quivenait de lui donner tant d’inquiétude, elle n’en trouva pas lecourage.

« Sa vocation est bien décidée, lui ditle duc quand ils furent seuls ; il ne faut plus lacontraindre.

– Mais sa santé si délicate !objecta la mère.

– L’air des camps fortifie, répliqua leduc ; notre fils vivra, duchesse, et je prévois qu’il seral’honneur de notre famille. »

Dans ce temps-là, Henri de Turenne était unenfant faible et chétif, petit de taille, la poitrine enfoncée, lamine pâle ; ses yeux noirs brillaient dans leur orbite, et sessourcils épais, qui se touchaient, lui donnaient quelque chose dedur et de méditatif. Sa mère tremblait toujours pour sa vie etredoutait pour lui le métier des armes. C’était afin de prouver saforce qu’il fit l’équipée que nous venons de raconter.

Vers le même temps, un vieil officier, ami deson père, dînait au château. Henri avait passé la journée à lireQuinte Curce ; il avait l’âme pleine d’Alexandre et ne parlaitplus que de ses exploits. Le vieil officier, heureux de l’entendre,se plut à l’exciter en le contredisant.

« Votre Quinte Curce n’est qu’un faiseurde romans, s’écria-t-il ; rien n’est vrai dans cette vied’Alexandre.

– Pourquoi ? s’écria l’enfant.

– Parce que tout y porte le cachet dumerveilleux.

– Le grand, l’héroïque tiennent de lafable pour ceux qui n’en ont pas l’instinct en soi, répliqual’enfant ; pour moi, je crois à la vie d’Alexandre. » Sonœil lançait des éclairs, et son geste jetait le défi.

La duchesse de Bouillon, voulant l’éprouver,prit parti pour l’officier : « Monsieur a pourtantraison, dit-elle ; toute cette vie glorieuse n’est qu’un tissud’aventures imaginées.

– Je ne veux pas vous manquer de respect,ma mère ; mais je ne puis vous croire, s’écria l’enfant. Jesens qu’Alexandre a existé, qu’il a fait de grandes choses, et ilme semble même que je tiens à lui par quelque côté.

– Par un aïeul lointain, reprit la mèreen riant.

– Qui sait ?

– Mon petit ami, ajouta le vieilofficier, vous êtes âpre à la contradiction.

– Je suis ainsi pour ce que je crois, etni vous ni ma mère ne m’avez convaincu. » Et il sortit d’unair farouche après avoir dit bonsoir.

« Il sera indomptable, » murmural’officier.

On crut que l’enfant s’était retiré dans sachambre ; mais lorsque le vieil officier, qui couchait auchâteau ce soir-là, monta dans la sienne, il y trouva Henri la têtehaute, l’air provoquant, et qui lui dit en marchant à sarencontre :

« Vous m’avez tout à l’heure blessé,monsieur, dans un héros que j’aime ; je vous ai répondu demanière à vous prouver que ceci était sérieux ; maintenant jevous offre et vous demande réparation.

– Je suis tout disposé à vous satisfaire,répliqua l’officier, qui dissimula un sourire paternel ; maisil faut que nous nous battions en secret à cause de madame votremère, qui s’y opposerait.

– Oui, monsieur, riposta Henri, ensecret ! Ce duel aura lieu, demain au petit jour, dans leparc, au pied des trois grands ormes. Cela vousconvient-il ?

– Très-bien, j’y serai. »

Ils se saluèrent courtoisement, et Henri allase mettre au lit après avoir déclaré à son précepteur qu’ilvoulait, le lendemain dès l’aube, aller chasser dans le parc. Leprécepteur n’osa pas le contredire et en prévint sa mère.

Quand le jour parut, Henri s’arma en apparencepour la chasse et cacha deux épées sous son habit.

« Bonjour, chevalier, dit-il àM. de Vassignac, qui s’étirait dans son lit ; dormezencore, vous me rejoindrez dans une heure, j’aurai fait lever legibier. » Et il s’enfuit sans attendre de réponse.

En marchant vers le lieu désigné, il aperçutle vieux chevalier qui s’y rendait par une autre allée. Ilséchangèrent un salut fier, et arrivés au pied des grands arbres,ils mirent bas leurs habits, tirèrent leurs épées du fourreau et sedisposèrent à se précipiter l’un sur l’autre.

En ce moment une ombre blanche glissa derrièrele taillis. « C’est quelque daim qui veut nous servir detémoin, dit le vieil officier en souriant.

– Commençons, » s’écria Henri,impatient du combat. Mais comme il s’élançait, il sentit un souffleglisser sur son visage, et une main légère, passant derrière satête, arrêta son bras.

« Vous, ma mère ! dit-il en seretournant.

– Moi qui viens pour être votre second,répliqua la duchesse en l’embrassant. Vous aviez raison, monenfant ; Alexandre est un héros réel : Quinte Curce n’apas menti.

– Ceci veut dire, ma mère, que ce duelest juste et que je dois le poursuivre. »

Et il brandit de nouveau son épée.

« À moins, reprit la duchesse, quemonsieur ne convienne qu’il s’est trompé et ne fasse une doubleréparation à vous et à Alexandre.

– J’aime mieux le duel, dit Henri toutanimé.

– Pourquoi donc ? dit la duchesse enriant. Amener un ennemi à capitulation est aussi glorieux que de letuer !

– Hum ! je ne sais trop, murmuraHenri. Qu’en pensez-vous, monsieur ? dit-il en se tournantvers son adversaire.

– Je pense que vous serez un brave,s’écria l’officier en le pressant attendri dans ses bras, etqu’Alexandre pourrait bien être un de vos aïeux. En attendant quenous ayons découvert cette généalogie perdue, venez, mon enfant,que je vous conduise à votre père et que je lui conte toutceci. »

Henri se laissa emmener, mais il ne pouvaits’empêcher de murmurer : « Il eût été pourtant bien bonde se battre un peu. »

Né avec ces instincts belliqueux, Turenne n’enfut pas moins, durant sa longue et glorieuse vie militaire, le pluscompatissant et le plus généreux des hommes.

Nous rappellerons ici quelques traits de soncaractère qui complètent sa gloire :

Dans une retraite difficile, voyant un de sessoldats exténué de faim et de fatigue et qui s’était étendu au piedd’un arbre où l’ennemi l’aurait égorgé, il le plaça sur son proprecheval et marcha à pied jusqu’à ce qu’il eût rejoint un de seschariots, où il fit monter le malheureux qu’il venait de sauver.Dans cette même retraite, qui dura treize jours, il abandonna surla route tous ses équipages, afin que ses fourgons n’eussent àtransporter que des malades et des blessés.

Au siége de Saint-Venant, on le vit couper savaisselle d’argent et la distribuer aux soldats qui ne recevaientpoint de solde.

Jamais il ne voulut tremper dans aucuneconcussion. Un officier lui ayant indiqué un moyen de gagner quatrecent mille francs sans que personne en sût rien, il lui réponditfroidement : « Je vous suis fort obligé ; mais ayanteu souvent de pareilles occasions sans en profiter, je ne changeraipas à l’âge où je suis. »

Un de ses domestiques lui ayant un jourappliqué, dans les ténèbres, un grand coup par derrière, luidemandait pardon à genoux, disant qu’il l’avait pris pour Georges,son camarade. « Quand c’eût été Georges, répliqua froidementle maréchal de Turenne en se frottant à l’endroit blessé, il nefallait pas frapper si fort. »

Partie 9
PASCAL ET SES SŒURS

NOTICE SUR PASCAL ET SES SŒURS.

Blaise Pascal.

Blaise Pascal, géomètre, philosophe,littérateur, naquit à Clermont-Ferrand en 1623, et fut élevé parson père, Étienne Pascal, président à la cour des aides et savantmathématicien. À douze ans, il découvrit, sans le secours d’aucunlivre, les premières propositions de la géométrie jusqu’à latrente-deuxième d’Euclide. À seize ans, il composa un traité dessections coniques, et à dix-huit la première machine quiait effectué exactement les quatre opérations fondamentales del’arithmétique. Il donna enfin sur la roulette ou cycloïde lasolution des problèmes les plus difficiles qu’on ait abordés sansle secours de l’analyse infinitésimale, et que n’avaient purésoudre les plus habiles géomètres de l’époque. Jusqu’alors il nes’était fait connaître que par ses travaux mathématiques. Laquerelle des jansénistes et des jésuites ouvrit une voie nouvelle àson génie. Élevé dans une grande austérité de principes, il ne putvoir sans indignation la morale relâchée de la société de Jésus, etfit paraître les célèbres Lettres à un provincial, quirestent comme un des plus beaux monuments de notre langue. LesPensées, publiées pour la première fois, en 1670, révèlentune troisième phase de la vie de Pascal. Il devait rassembler danscette dernière œuvre, restée incomplète, toutes les preuves de lareligion, pour donner aux esprits indécis cette certitude dont nulplus que lui n’avait besoin. Hésitant entre le scepticismephilosophique et la foi religieuse, plein de troublesintellectuels, et souffrant de plusieurs maladies cruelles, ilmourut en 1662, âgé de trente-neuf ans.

Gilberte Pascal.

Gilberte Pascal (Mme Périer)naquit à Clermont en 1620. Elle fut élevée par son père, qui, dèssa plus tendre jeunesse, avait pris plaisir à lui apprendre lesmathématiques, la philosophie et l’histoire. Elle se maria à vingtet un ans ; elle était belle et d’une tournurecharmante ; elle a écrit une vie de son frère et une autre desa sœur Jaqueline. Mme Périer mourut à Paris en1687 ; elle est enterrée à Saint-Étienne du Mont, à côté deson frère Blaise Pascal.

Jaqueline Pascal.

Jaqueline Pascal naquit à Clermont en 1625.Dès l’âge de six ans, elle annonçait beaucoup d’esprit et degrandes dispositions pour la poésie. Elle fut élevée par son pèreet par sa sœur ; elle était parfaitement belle, mais d’unetaille peu élevée. À l’âge de treize ans elle eut la petite vérole,sa beauté en fut altérée ; elle s’en consola en tournant sespensées vers Dieu, à qui elle adressa des vers sur cet accident. En1639, sa famille s’établit à Rouen, où Jaqueline obtint un prix depoésie. Plusieurs propositions de mariage lui furent faites, elleles refusa toutes. Tant que son père vécut, elle ne le quittapoint ; mais à sa mort elle se retira au couvent de Port-Royaldes Champs, où elle prit le voile en 1652 ; elle avait alorsvingt-six ans ; elle se consacra à l’éducation des novices.Quand la persécution de Louis XIV contre Port-Royal commença,elle dit qu’elle n’y survivrait pas. Elle mourut en effet peu detemps après, en 1661, âgée de trente-six ans. Jaqueline Pascal alaissé des poésies, des ouvrages de piété et des règlements pourl’éducation des enfants.

PASCAL ET SES SŒURS

On montre encore à Clermont la maison oùnaquirent Pascal et ses deux sœurs. Le petit Blaise, qui devaitrendre si illustre le nom de Pascal, vint au monde faible etchétif ; il avait à peine un an lorsqu’il resta comme inanimédans les bras de sa mère ; on crut qu’il était mort. Mais leslarmes et les prières maternelles semblèrent opérer un miracle.L’enfant sourit tout à coup, la santé lui revint et il se développaintelligent et beau. Sa sœur Jaqueline fut douée comme lui d’unesprit merveilleusement précoce ; leurs visages seressemblaient ; elle avait de son frère le front élevé, l’œiléclatant, le nez arqué, la mine fière. Quand Jaqueline eut huit anset qu’il en eut dix, c’étaient deux enfants dont la beautécaptivait et dont l’esprit inattendu et original était un sujetd’étonnement pour tout le monde. Entraîné vers les sciences, lejeune Pascal suppliait son père de l’initier à ces merveilleuxmystères qu’il rêvait. Mais son père résistait, craignant que cetteétude ne le détournât de celle des langues.

L’enfant réitéra ses instances et demanda àson père de lui apprendre au moins les éléments des mathématiques.N’ayant pu l’obtenir, le jeune Pascal se mit à réfléchir seul surces premières notions. À l’heure des récréations, il se retiraitdans une salle isolée, et là, un crayon à la main, il s’appliquaità tracer des figures géométriques ; il établissait desprincipes, il en tirait des conséquences, il trouvait desdémonstrations, et il poussa ses recherches si avant que, sans lesecours d’aucun des ouvrages qui traitent de l’algèbre, il y fittout seul d’immenses progrès. Son père le surprit un jour dans cetexercice ; il en fut si touché que des larmes jaillirent deses yeux. Dès ce jour il n’enchaîna plus l’essor du génie de sonfils, et il permit à Blaise d’assister aux conférences des savantsqui s’assemblaient chez lui toutes les semaines. Jaqueline aussiméditait à l’écart et, comme son frère, était tourmentée parl’obsession d’un génie naissant. Mais ce n’était point la sciencequi la sollicitait. Dès l’âge de sept ans elle pensait envers ; la poésie chantait à son oreille. Quand sa sœurGilberte (depuis Mme Périer), l’aînée des troisenfants, qui remplaçait leur mère morte, voulut lui apprendre àlire, Jaqueline résista ; à l’heure de la leçon elle secachait pour y échapper. Mais un jour ayant entendu sa sœur liredes vers tout haut, captivée par cette cadence qui déjà vibraitdans son cœur, elle lui dit : « Quand vous voudrez mefaire lire, faites-moi lire des vers, et je lirai ma leçon tant quevous voudrez. » Depuis ce jour elle parlait toujours de vers,elle en apprenait par cœur avec facilité ; elle voulut enconnaître les règles, et à huit ans, avant de savoir lirecouramment, elle se mit à en composer.

Le père de ces enfants de génie s’était établià Paris pour veiller sur leur éducation, et Jaqueline y trouva deuxjeunes compagnes (les demoiselles Saintot) qui avaient, commeelles, les plus heureuses dispositions pour la poésie. Un jour, lestrois petites filles résolurent de faire une comédie ; ellesen choisirent le sujet, en composèrent le plan, et en firent tousles vers sans l’aide de personne. C’était une pièce suivie en cinqactes, et dans laquelle toutes les règles d’alors étaientobservées. Elles la jouèrent elles-mêmes deux fois avec d’autresacteurs de leur âge. On réunit grande compagnie pour les entendreet chacun s’étonna que ces enfants eussent pu faire un aussi longouvrage. On y trouva des traits charmants. La cour et la ville enparlèrent, et Jaqueline, qui n’avait pas dix ans, devint un enfantcélèbre en poésie comme l’était déjà dans la science son jeunefrère Blaise.

La reine Anne d’Autriche, qui résidait auchâteau de Saint-Germain, voulut voir la petite muse.Mme de Morangis, amie de la famille Pascal etqui était de la cour, se chargea d’y conduire Jaqueline. De Paris àSaint-Germain c’était alors tout un voyage ; un carrosse de lareine y mena la petite fille célèbre, accompagnée deMme de Morangis. La reine était grosse del’enfant qui fut depuis Louis XIV. Jaqueline composa sur cettecirconstance un sonnet où elle célébrait les espérances que laFrance fondait sur ce prince encore à naître. Arrivée àSaint-Germain, elle fut introduite dans le cabinet de la reine,qui, entourée d’une suite nombreuse, reçut Jaqueline avec bonté etprit de ses mains les vers qu’elle avait composés. Mais en lesentendant, la reine s’imagina que ces vers n’étaient pas d’uneenfant si jeune, ou du moins qu’on lui avait beaucoup aidé. Tousceux qui étaient présents eurent la même pensée. Alors Mademoiselle(qui fut plus tard la grande Mademoiselle) s’approcha de Jaquelineet lui dit : « Puisque vous faites si bien les vers,faites-en pour moi. » Aussitôt Jaqueline se retira quelquesinstants dans un angle du cabinet de la reine, et tranquillementelle improvisa les vers suivants :

ÀMADEMOISELLE DE MONTPENSIER.

Fait sur-le-champ par son commandement.

Muse, notre grande princesse

Te commande aujourd’hui d’exercer tonadresse

À louer sa beauté ; mais il fautavouer

Qu’on ne saurait la satisfaire

Et que le seul moyen qu’on a de la louer

C’est de dire en un mot qu’on ne saurait lefaire.

Chacun applaudit cet impromptu, etMme d’Hautefort demanda à son tour à l’enfant defaire des vers pour elle. Aussitôt la petite Jaqueline improvisa unéloge de la beauté de Mme d’Hautefort. La reine ettoute l’assistance étaient ravies, et depuis ce jour la jeune sœurde Pascal fut souvent appelée à la cour et toujours caressée duroi, de la reine, de Mademoiselle et de tous ceux qui la voyaient.Elle avait les reparties les plus justes et souvent les plusprofondes. Ce qui charmait en elle, c’est qu’elle gardait la gaietéde son âge ; quand elle était avec ses compagnes, elle jouaità tous les jeux des enfants, et, lorsqu’elle était seule, elles’amusait avec ses poupées.

On sent la naïveté de cet esprit merveilleuxdans le morceau suivant qu’elle adressa à la reine pour laremercier de l’accueil fait à ses premiers vers :

Mes chers enfants, mes petits vers,

Se peut-il arriver dans le grand univers

Un bien qu’on puisse dire au vôtrecomparable ?

Vous êtes remplis de bonheur :

La reine vous combla d’honneur,

Sa Majesté vous fit un accueil favorable.

Sa main daigna vous recevoir.

Son œil, plein de douceur, se baissa pour vousvoir ;

Vous fûtes en silence ouïs de sesoreilles,

Et par un excès de bonté,

Sans que vous l’eussiez mérité,

Sa bouche vous nomma de petitesmerveilles.

Malgré le succès de Jaqueline à la cour,malgré le génie naissant de son frère, qui déjà excitait lacuriosité des princes et des grands, leur père faillit être enferméà la Bastille par le cardinal de Richelieu. Dans une réunionnombreuse où se trouvaient d’autres personnages, M. Pascalpère et quelques-uns de ses amis exprimèrent à propos des rentes del’hôtel de ville une opinion assez vive contre le cardinal ;traités de séditieux, tous ceux qui avaient parlé de la sortefurent envoyés à la Bastille. L’ordre d’arrêter M. Pascal futdonné ; il se sauva et parvint à se dérober aux poursuites quile menaçaient.

Pour se distraire de ses graves préoccupationsd’État, Richelieu faisait souvent jouer la comédie dans lePalais-Cardinal, aujourd’hui le Palais-Royal ; les galeriesn’existaient pas alors, et les jardins de ce beau palaiss’étendaient en parterres et en bosquets jusqu’aux boulevards. Laduchesse d’Aiguillon, nièce de ce redoutable ministre, présidaitaux fêtes qu’il donnait et en préparait elle-même lesdivertissements. Corneille, encore peu connu, vivait à Rouen.C’était Rotrou, c’était Scudéry qui fournissaient les pièces quel’on représentait au Palais-Cardinal. Au mois de février 1639, laduchesse d’Aiguillon, pour donner plus d’attrait à cesreprésentations, voulut faire jouer par des enfants l’Amourtyrannique, tragi-comédie de Scudéry. Elle songea auxdemoiselles Saintot, à leur petite amie Jaqueline et à son frèrePascal ; mais Gilberte, la sœur aînée, qui veillait sur lesenfants dont le père était proscrit, répondit fièrement augentilhomme qui lui fut envoyé en cette occasion par la duchessed’Aiguillon : « Monsieur le cardinal ne nous donne pasassez de plaisir pour que nous pensions à lui en faire. » Laduchesse insista et fit même entendre que le rappel de leur pèredevait en dépendre. Les amis de la famille décidèrent alors queJaqueline accepterait le rôle qu’on lui proposait. Le célèbreacteur Montdory, qui était de Clermont et qui connaissait lafamille Pascal, donna des leçons à Jaqueline et se chargea demonter la pièce. Le jour de la représentation arriva. Jaqueline,qui avait à peine douze ans, mit dans son jeu une gentillesse quicharma tous les spectateurs, et surtout Richelieu. Le cardinal necessa de l’applaudir. Elle profita de son succès pour obtenir lagrâce de son père. Écoutons-la faire le récit de cette soirée dansune lettre adressée à son père et restée jusqu’ici inédite. Nous ladonnons d’après le manuscrit de la Bibliothèque impériale.

« Monsieur mon père,

« Il y a longtemps que je vous ai promisde ne point vous écrire si je ne vous envoyais des vers, et,n’ayant pas eu le loisir d’en faire (à cause de cette comédie dontje vous ai parlé), je ne vous ai point écrit il y a longtemps. Àprésent que j’en ai fait, je vous écris pour vous les envoyer etpour vous faire le récit de l’affaire qui se passa hier à l’hôtelde Richelieu, où nous représentâmes l’Amour tyranniquedevant M. le cardinal. Je m’en vais vous raconter de point enpoint tout ce qui s’est passé. Premièrement, M. Montdoryentretint M. le cardinal depuis trois heures jusqu’à septheures, et lui parla presque toujours de vous, de sa part et nonpas de la vôtre, c’est-à-dire qu’il lui dit qu’il vous connaissait,lui parla fort avantageusement de votre vertu, de votre science etde vos autres bonnes qualités. Il parla aussi de cette affaire desrentes, et lui dit que les choses ne s’étaient pas passées comme onavait fait croire, et que vous vous étiez seulement trouvé une foischez M. le chancelier, et encore que c’était pour apaiser letumulte ; et, pour preuve de cela, il lui conta que vous aviezprié M. Fayet d’avertir M… Il lui dit aussi que je luiparlerais après la comédie. Enfin, il lui dit tant de choses qu’ilobligea M. le cardinal à lui dire : « Je vouspromets de lui accorder tout ce qu’elle me demandera. »M. de Montdory dit la même chose àMme d’Aiguillon, laquelle lui dit que cela luifaisait grande pitié et qu’elle y apporterait tout ce qu’ellepourrait de son côté. Voilà tout ce qui se passa devant la comédie.Quant à la représentation, M. le cardinal parut y prendregrand plaisir ; mais principalement lorsque je parlais, il semettait à rire, comme aussi tout le monde dans la salle.

« Dès que cette comédie fut jouée, jedescendis du théâtre avec le dessein de parler àMme d’Aiguillon. Mais M. le cardinal s’enallait, ce qui fut cause que je m’avançai tout droit à lui, de peurde perdre cette occasion-là en allant faire la révérence àMme d’Aiguillon ; outre cela,M. de Montdory me pressait extrêmement d’aller parler àM. le cardinal. J’y allai donc et lui récitai les vers que jevous envoie, qu’il reçut avec une extrême affection et des caressessi extraordinaires que cela n’était pas imaginable. Car,premièrement, dès qu’il me vit venir à lui, il s’écria :« Voilà la petite Pascal, » et puis il m’embrassait et mebaisait, et, pendant que je disais mes vers, il me tenait toujoursentre ses bras et me baisait à tous moments avec une grandesatisfaction, et puis, quand je les eus dits, il me dit :« Allez, je vous accorde tout ce que vous me demandez ;écrivez à votre père qu’il revienne en toute sûreté. »Là-dessus Mme d’Aiguillon s’approcha, qui dit àM. le cardinal : « Vraiment, monsieur, il faut quevous fassiez quelque chose pour cet homme-là ; j’en ai ouïparler, c’est un fort honnête homme et fort savant ; c’estdommage qu’il demeure inutile. Il a un fils qui est fort savant enmathématiques, qui n’a pourtant que quinze ans. » Là-dessus,M. le cardinal dit encore une fois que je vous mandasse quevous revinssiez en toute sûreté. Comme je le vis en si bonnehumeur, je lui demandai s’il trouverait bon que vous lui fissiez larévérence ; il me dit que vous seriez le bienvenu, et puis,parmi d’autres discours, il me dit : « Dites à votrepère, quand il sera revenu, qu’il me vienne voir, » et merépéta cela trois ou quatre fois. Après cela, commeMme d’Aiguillon s’en allait, ma sœur l’alla saluer,à qui elle fit beaucoup de caresses et lui demanda où était monfrère, et dit qu’elle eût bien voulu le voir. Cela fut cause que masœur le lui mena ; elle lui fit encore grands compliments etlui donna beaucoup de louanges sur sa science. On nous mena ensuitedans une salle, où il y eut une collation magnifique de confituressèches, de fruits, limonade et choses semblables. En cet endroit-làelle me fit des caresses qui ne sont pas croyables. Enfin, je nepuis pas vous dire combien j’y ai reçu d’honneurs ; car je nevous écris que le plus succinctement qu’il m’est possiblede…<span class=footnote>Mot illisible dans la lettremanuscrite.</span>. Je m’en ressens extrêmement obligée àM. de Montdory, qui a pris un soin étrange. Je vous priede prendre la peine de lui écrire par le premier ordinaire pour leremercier, car il le mérite bien. Pour moi, je m’estime extrêmementheureuse d’avoir aidé en quelque façon à une affaire qui peut vousdonner du contentement. C’est ce qu’a toujours souhaité avec uneextrême passion, Monsieur mon père,

« Votre très-humble et très-obéissante fille et servante,

« PASCAL.

« De Paris, ce 4 avril 1639. »

Voici quels étaient les vers adressés àRichelieu et joints à la lettre que nous venons de citer :

Ne vous étonnez pas, incomparable Armand,

Si j’ai mal contenté vos yeux et vosoreilles :

Mon esprit, agité de frayeurs sanspareilles,

Interdit à mon corps et voix et mouvement.

Mais pour me rendre ici capable de vousplaire,

Rappelez de l’exil mon misérablepère :

C’est le bien que j’attends d’une insignebonté ;

Sauvez un innocent d’un périlmanifeste :

Ainsi vous me rendrez l’entière liberté

De l’esprit et du corps, de la voix et dugeste.

En recevant ces heureuses nouvelles, ÉtiennePascal se hâta de revenir à Paris ; il se présenta, avec sestrois enfants, à Ruel, chez le cardinal, qui lui fit l’accueil leplus flatteur. « Je connais tout votre mérite, lui ditRichelieu ; je vous rends à vos enfants et je vous lesrecommande ; j’en veux faire quelque chose degrand. »

Deux ans après, Étienne Pascal fut nommé àl’intendance de Rouen, et il alla s’établir dans cette ville avecsa famille. La jeune Jaqueline, qui n’avait cessé de s’exercer àfaire des vers, obtint le prix de poésie décerné chaque année àRouen, à la fête de la Conception de la Vierge, qui était le sujetmême du concours. Quoique ces vers ne méritent pas d’être cités,ils eurent alors un prodigieux succès. Le prix fut porté àJaqueline en grande pompe, avec des trompettes et des tambours, etCorneille, présent à cette cérémonie, fit un impromptu sur letriomphe et la modestie de la jeune muse, qui s’était dérobée àcette ovation.

Voici le début de ces vers ; ils étaientadressés au prince qui présidait la solennité :

Pour une jeune muse absente,

Prince, je prendrai soin de vousremercier,

Et son âge et son sexe ont de quoi convier

À porter jusqu’au ciel sa gloire encornaissante.

Guidée par le génie de Corneille, qui peutdire jusqu’où serait monté le vol de cette intelligence, dans cebeau siècle où un souffle de grandeur passa sur les âmes et s’enexhala ? Mais la gloire, sans doute, effraya Jaqueline ;elle en détourna ses regards avec une sorte d’éblouissement, etelle ne fit plus de vers que pour célébrer Dieu :

Moteur de ce grand univers,

Inspirez-moi de puissants vers,

Envoyez-moi la voix des anges,

Non pas pour louer les mortels,

Mais pour entonner vos louanges,

Et vous remercier au pied de vos autels.

Bientôt elle entra au couvent de Port-Royaldes Champs, et y ensevelit cette beauté et cet esprit qui l’avaientfait admirer dans le monde. Que de charmes, que de génie secachèrent dans cette retraite, gloires humaines perdues dans lagloire de Dieu, comme ces étoiles qui brillent, fuient et seconfondent dans la voie lactée !

Partie 10
JEAN BART

NOTICE SUR JEAN BART.

Jean Bart naquit à Dunkerque en 1651 : ilétait fils d’un pêcheur corsaire. Louis XIV se plut àl’honorer au milieu de sa cour et le nomma chef d’escadre. JeanBart justifia la confiance du roi. Trente-deux vaisseaux de guerreanglais et hollandais bloquaient le port de Dunkerque en 1692. JeanBart en sortit avec sept frégates, et dès le lendemain s’empara dequatre navires anglais richement armés qui faisaient voile vers laRussie. Dans le cours de la même campagne, il brûla plus dequatre-vingts bâtiments ennemis, fit une descente vers Newcastle,ravagea tout le pays des environs, et revint à Dunkerque avec plusde quinze cent mille francs de prise. La même année, il s’empara detreize navires hollandais chargés de grains. Jean Bart se trouva àla fameuse journée de Lagos, où quatre-vingt-sept navires decommerce et plusieurs vaisseaux de guerre anglais furent pris etbrûlés ; la perte des vaincus en cette occasion fut évaluée àplus de vingt-cinq millions de livres. Il obtint des lettres denoblesse de Louis XIV. En 1696, il remporta de nouveauxtriomphes contre les flottes réunies de l’Angleterre et de laHollande. La paix seule interrompit ses travaux. Il passa lesdernières années de sa vie à Dunkerque, où il mourut d’unepleurésie, le 27 avril 1702.

Il ne laissa pas de descendance directe, maisson nom glorieux s’est perpétué par la famille de Gaspard Bart, sonfrère. Le 16 février 1855, mourut à Wormhoudt, grand et joli bourgformé par de charmantes habitations et à quelque distance deDunkerque, le dernier héritier du nom de Jean Bart,Henri-Ferdinand-Marie Bart, commis principal des subsistances de lamarine en retraite, âgé de soixante-quatorze ans ; il était néà Dunkerque et fut adopté à l’âge de sept ans par sa ville natalequi se chargea de son éducation. Il était petit-fils du commandantde la Danaé, il eut pour fils un émule de ses illustresancêtres, Jean-Pierre Bart, lieutenant de vaisseau, commandant dela gabare de l’État la Sarcelle, mort à l’île Bourbon àtrente-six ans. Après la mort de ce fils, le père, représentantd’un nom si glorieux, vint habiter avec ses deux filles sa villenatale, où il assista à l’inauguration de la statue de Jean Bart,gloire de sa race ; puis il se retira à Wormhoudt, où il estmort.

JEAN BART.

Dunkerque était au pouvoir des Espagnolsdepuis 1652. Turenne, vainqueur de la Fronde sur tous les points dela France, fit le siége de cette ville en 1658. La flotte anglaisele secondait, car la politique avait décidé Louis XIV à sefaire momentanément l’allié de Cromwell. Le prince de Condé et donJuan d’Autriche défendaient la place assiégée. Les habitants deDunkerque faisaient des vœux pour le jeune roi de France, etsouhaitaient que la ville fût prise par lui et pour lui ; maisen même temps toute cette population de marins, ennemie née desAnglais, s’indignait de les voir unir leurs armes à celles de laFrance ; dans cette alliance elle voyait de la part del’Angleterre l’arrière-pensée de s’approprier Dunkerque.

C’était par une soirée du mois de juin, durantce siége mémorable. Un groupe de marins s’était formé devant unepetite maison de la rue de l’Église, ainsi nommée à cause de lacathédrale, alors si célèbre par son merveilleux carillon.

Le bruit des batteries anglaises et françaisesne paraissait pas en ce moment préoccuper les marins réunis ;ils s’informaient avec anxiété, à la porte de la maisonnette, de lasanté de l’intrépide corsaire Cornille Bart, qui avait été blessérécemment en tentant d’enlever un navire anglais. Depuis un mois ilne pouvait quitter sa chambre, lui dont la mer était l’élément. Unvieux marin qui servait de domestique au corsaire assurait à sescompagnons assemblés sur la porte que leur maître allait mieux. Lemédecin n’avait pu extraire la balle qui avait pénétré dans leschairs. « Mais enfin, répétait le matelot, on peut vivre avecune balle sous la peau, et j’espère que notre chef vivra ; ilreprend des forces ; il s’est levé aujourd’hui. Bonsoir, mesamis, et bonne espérance. » Ayant parlé ainsi, le vieux marinattaché au service de Cornille Bart referma la porte de la maisonet rentra dans la chambre de son maître.

C’était une pièce éclairée par une fenêtre enogive. Les murs étaient tapissés de cuir bosselé d’or ; ungrand lit de noyer massif, à colonnes torses, s’élevait au fond.Sur ce lit était assis un homme de haute taille, à cheveux blancset à moustaches encore blondes. Une femme soutenait le blessé, etun robuste enfant à longs cheveux blonds, assis à ses pieds surl’estrade du lit, tenait une de ses mains rudes qu’il baisait. Cetenfant pouvait avoir environ neuf ans ; il était d’une taillemoyenne, mais forte ; son front était large, ses sourcilsépais ; son œil vif et bleu exprimait une résolution au-dessusde son âge, son teint hâlé annonçait la vigueur et la santé.

« Chausse les mules de ton père, dit lafemme sur qui le blessé s’appuyait, puis nous le soutiendronsensemble, et il essayera de marcher un peu. »

L’enfant obéit ; ses petites mains sefaisaient câlines et allaient doucement, pour ne pas heurter lesjambes affaiblies du corsaire. « Oh ! ces mauditsAnglais, que je les hais ! s’écria-t-il à un gémissement dublessé ; si je pouvais leur rendre la blessure qu’ils vous ontfaite, mon père !

– Patience, patience ! ils sont ence moment les alliés de notre jeune roi ; cela nous oblige àsuspendre nos haines ; mais l’heure reviendra où nous pourronsleur courir sus. »

Le regard du vieux corsaire s’enflamma.

« Mon père, dit le petit Jean, vous meconduirez avec vous !

– Oui, et si je ne peux t’y conduire, tuiras tout seul ; car vois-tu, mon fils, c’est une guerre derace, et les Bart, de père en fils, ont pourchassé ces chiensd’outre-mer. »

Le blessé porta la main à son flanc droit. Ilavait pâli.

« Vous souffrez beaucoup ? lui ditsa femme alarmée.

– Cette balle anglaise est là comme unaffront, répliqua Cornille Bart. Ah ! si je pouvaisl’arracher !

– Vous me la donneriez, mon père, repritl’enfant, et je vous assure qu’elle tuerait un de ces Anglais.

– Quel enragé ! dit le vieux marinqui faisait le service de la famille et qui venait de rentrer dansla chambre ; vous n’avez pas besoin de balles, jeune maître,pour les houspiller ; et ce matin votre bâton et vos poingsvous ont suffi pour mettre en sang le petit John Brish.

– Qui est John Brish ? dit leblessé.

– Le fils de cet ancien bosseman anglais,notre voisin, reprit le matelot.

– Pourquoi l’as-tu battu, petit ?dit le père.

– Parce qu’il disait d’un ton goguenardque vous ne monteriez plus sur votre vaisseau pour donner chasseaux siens.

– Toujours des querelles ! murmurala mère effrayée.

– Quoi ! mère, vous ne m’approuvezpas ? Je bats les Anglais parce que les Anglais ont blessé monpère.

– Laissez faire votre fils, maîtresse,reprit le vieux matelot ; c’est un brave enfant, dont on parledéjà sur toute la côte ! Voyez-vous, c’est fier ce qu’il afait il y a un an, ce petit homme-là, lorsqu’avec ces deux moussesde Hollande il s’en est allé bravement à travers la haute mer surle canot qu’il vous avait pris. Le temps était calme d’abord ;mais au retour, le vent était d’aval, la bourrasque éclate, notrepetit capitaine dirige la barque, il rame, il rame ; lesmousses hollandais avaient peur, il leur fait honte et rentretriomphant dans le port.

– Vous oubliez mon inquiétude, et vousl’encouragez dans ces folies, objecta la mère ; mon ami,poursuivit-elle en se tournant vers le malade, il faudraitréprimander Jean et lui défendre d’être toujours sur le port dansles agrès ou dans les mâts des vaisseaux. Il serait cependant bientemps qu’il apprît à lire.

– Je ne veux pas en faire un clerc,répondit le père, qui semblait se ranimer en entendant parler del’audace de son fils. Il sera brave comme son grand-père AntoineBart, qui est mort avec gloire sous le canon de l’Anglais.

– Mon grand-père est mort blessé par lesAnglais ! s’écria le petit Jean Bart, pourpre de colère.

– Oui, mon enfant, lui aussi tué pareux ; mais du moins mort dans le combat, répliqua le malade engémissant.

– Vous ne mourrez point, vous, mon ami,et vous pourrez encore vous venger de ceux qui vous ontblessé, » ajouta sa femme.

Cornille Bart secoua tristement la tête.« Que Dieu t’entende ! murmura-t-il ; je voudraisseulement pouvoir mener notre Jean en mer une fois contre l’ennemi,puis je mourrais content.

– Ce sera ! ce sera ! mon père,dit le petit Jean en se pendant au cou du blessé. Mais racontez-moila mort de mon grand-père ; il y a longtemps, bien longtempsque vous m’avez promis cette histoire.

– Entends-tu le canon qui gronde ?dit Cornille Bart. Cet accompagnement convient à mon histoire.Écoute et souviens-toi toute ta vie qu’ils ont tué ton grand-pèreet qu’ils m’ont blessé, moi, peut-être à mort.

– Ma vie sera vouée à lesexterminer ! s’écria Jean, les deux poings serrés ;parlez, parlez, vos paroles se graveront en moi comme ces bouletsqui trouent en ce moment les murs des remparts. »

Le père se leva et dit : « J’auraiplus de force en parlant debout. »

La mère l’épiait, anxieuse.

« Maître, puis-je rester pour vousentendre ? dit le serviteur.

– Oui, mon vieux, va chercher tonchantier et ta galère ; vous travaillerez tous les trois enm’écoutant. »

Le matelot sortit, et après quelques instantsil revint, tenant dans ses bras une petite galère en bois des îles,qui était un chef-d’œuvre d’exécution ; aucun détail n’avaitété oublié ; elle était armée en guerre avec de petits canonsde fonte ; il ne restait plus à poser que les cordages, lesvoiles et la tente d’honneur qui se dresse à l’arrière dunavire.

« Maître, dit le vieux marin, j’attendstoujours un peu de toile de Hollande pour mes voiles et un morceaude lampas pour mon tandelet. »

Cornille Bart regarda sa femme. La ménagères’approcha d’un bahut sculpté et en tira, comme à regret, lesfragments d’étoffe demandés. « Voilà, dit-elle, je vais lestailler et les coudre moi-même, afin que rien n’en soitperdu. »

Elle prit ses grands ciseaux de fer, son dé etses aiguilles, se plaça sur une chaise basse à dossier élevé ;puis, agile, elle ajusta de ses doigts les bandes de toile blancheet un carré de lampas pourpre et or.

« Moi, dit Jean, saisissant du gros filécru, je vais tendre les cordages ; » et il s’agenouilladevant le vieux matelot qui soutenait la petite galère sur sesgenoux et qui, délicatement, y posait quelques vis oubliées.

Cornille Bart, sans songer à sa blessure, sepromenait à grands pas dans sa chambre. Il jeta un regard sur sonauditoire, et, satisfait de son air attentif, il commença sonrécit, tandis que le canon des assiégeants continuait àgronder : « Mon père, Antoine Bart, ton grand-père, monpetit Jean, avait pour ami le fameux capitaine de navire MichelJacobsen, surnommé le Renard de mer : c’était un grand, fier,bel homme, dont le peintre des rois, Rubens, avait fait leportrait.

– Oh ! ce portrait, je l’ai vu unefois, s’écria Jean, quand j’étais tout petit, et je m’en souviensbien. C’était un homme brun à grand visage, cheveux et moustachesnoirs ; sa poitrine était couverte d’un corset d’acier, surlequel était jetée une écharpe rouge. Dans la main droite il tenaitle bâton de commandant, et l’autre main était appuyée sur un beaucasque luisant. Puis dans le fond c’était des navires, bataille etflots remués par la tempête comme le jour où je suis allé en hautemer en compagnie des deux petits mousses de Rotterdam.

– C’est bien cela, mon enfant, repritCornille Bart, et puisque tu te souviens de ce portrait du Renardde la mer, c’est comme si tu te souvenais de l’avoir vu vivant.Donc le Renard de la mer et ton grand-père étaient comme frères. Unsoir d’hiver, nous étions réunis ici dans cette même chambre, bienchaudement près d’un bon feu, fumant du tabac de Hollande et buvantde l’ale d’Angleterre. Un corsaire, ami de mon père, nous racontaitses courses lointaines et ses combats ; je l’écoutais comme tum’écoutes ; tout à coup la porte s’ouvre, et le Renard de merapparaît, enveloppé d’un long manteau goudronné, tout ruisselantd’eau ; il pleuvait à torrents et la mer était grosse. Sousson manteau, le Renard était armé en guerre.

« – Antoine, dit-il à mon père, j’aibesoin de toi, de ton fils, de ton équipage et de tonbrigantin.

« – Quand cela ? dit mon père.

« – À l’heure même, répondit le Renard,et pour aller en haute mer.

« – Nous allons, mon fils et moi, nousarmer pour te suivre, » dit simplement mon père. Ce futbientôt fait. Nous sortîmes tous les trois et nous nous rendîmes auport. La nuit était sombre. Onze heures sonnaient au carillon. Noustrouvâmes notre brigantin, l’Arondelle-de-Mer, avec toutson équipage à bord. C’était le vouloir de mon père ; ilfallait que l’on fût prêt au départ à toute heure.

« Le bosseman leva l’ancre.

« Quand nous fûmes en pleine mer, leRenard fit apporter sur le pont des piques, des coutelas, desespontons, des haches d’armes, et dit à chacun de s’armer pour êtreprêt au point du jour pour n’importe quelle chance. Une fois armé,tout l’équipage se mit en prière. Nous naviguâmes ainsi toute lanuit, sous très-petites voiles, à cause de la bourrasque ;quand le jour parut, un mousse qui était en vedette au haut dugrand mât de hune cria : « Je vois deux gros vaisseaux etun autre plus petit. » Le visage du Renard de mer s’empourprad’orgueil : « Enfin ! enfin ! lesvoici ! » s’écria-t-il joyeusement. Alors seulement ilapprit à mon père qu’il avait ordre d’attirer les croiseurs anglaisloin du port, afin d’en laisser l’entrée libre à un convoiconsidérable qui nous arrivait du Nord et qu’on avait signalé dèsla veille. « Mon vaisseau était en radoub, ajouta le Renard demer, voilà pourquoi je t’ai demandé le tien, Antoine.

« – Oh ! merci, répliqua monpère ; ils vont avoir une danse, les trois Anglais !

« – Un contre trois ! reprit leRenard, ce sera rude ; il faut mettre le feu au ventre de nosgens pour qu’ils ne reculent pas. » Mon père et le Renardharanguèrent l’équipage. Tous jurèrent de mourir pour Dieu et pourle roi, et que l’ennemi n’aurait d’eux ni os ni chair vive. On fitapporter un tonneau d’eau-de-vie et on le distribua. Les gens del’artillerie se barbouillèrent le visage avec de la poudre :on aurait dit des Africains.

– Et les trois vaisseaux desAnglais ? demanda le petit Jean Bart avec impatience.

– Ils arrivaient toujours sur nous, leursvoiles déployées. Mon père et le Renard ordonnèrent au pilote devirer de bord sur le plus proche vaisseau de l’ennemi. C’était unpetit navire moins fort que notre brigantin ; nous luidonnâmes deux bordées dans la quille, et il fut coulé. Alors lesdeux grosses frégates anglaises firent sur notre pauvreArondelle-de-Mer un feu si formidable, que la moitié denotre monde resta tué ou blessé. Mais aussi, mon fils, quellegloire ! quelle défense ! seuls contre troisvaisseaux ! seuls nous en avions détruit un, et les deuxautres nous approchaient à peine, tant nous combattions avec rageet furie aux cris de Vive le roi ! Nous brandissionsnos piques, nous appelions les Anglais à grands cris :Abordez ! abordez donc ! »

Ici le pâle visage de Cornille Bart se coloratout à coup, sa voix s’altéra, et il s’appuya contre le mur toutchancelant. « Seigneur Dieu ! s’écria sa femme accourant,vous vous faites du mal en vous animant ainsi.

– Laissez-moi, laissez-moi, et silence,écoutez ! répliqua brusquement le conteur, tout à l’action deson souvenir. Les Anglais, défiés par nous, abordent de chaque côtédu brigantin : ce fut une joyeuse et sanglante mêlée. Hache enmain, coutelas au poing, on s’attaqua homme à homme. Les deuxfrégates avaient de quoi remplacer ceux qui tombaient, tandis qu’ilne restait plus des nôtres qu’un petit nombre debout, et encoreétaient-ils tout saignants. Mon père avait reçu trois coups depique, le Renard une arquebusade dans le corps. Le pont se couvraitde morts et d’agonisants, le canon ennemi éventrait notrebrigantin. Le Renard s’approcha de mon père et lui ditsourdement : « Allons, Antoine, le feu aux poudres, et àla grâce de Dieu ! Il ne faut pas que ces hérétiques nousaient vivants. »

– Oh ! que cela est beau ! quecela est beau ! s’écria le petit Jean transporté et enembrassant son père, dont le visage devenait de plus en pluslivide.

– Je vois encore, poursuivit le corsaire,le Renard de la mer, debout sur le pont, cramponné de tout sonpoids au capitaine anglais, qui nous avait abordé avec plus de centdes siens : « Feu ! feu ! » criait leRenard à mon père. L’explosion se fit : tout fut englouti…

« J’avais senti une épouvantablesecousse. Puis je perdis tout sentiment. La fraîcheur de l’eau mefit revenir à moi, et je me trouvai suspendu à un débris. Je visdes Anglais qui dans leurs chaloupes allaient çà et là recueillantdes naufragés. Je fus ramassé comme les autres ; mon pèreétait mort ! Le Renard de la mer était mort ! De notreéquipage, il restait deux hommes ! de notre brigantin quelquesplanches ! Mais aussi des deux frégates anglaises il n’enrestait plus qu’une désemparée ; l’autre avait coulé parl’explosion de notre brigantin. Pendant ce temps, le grand convoiqui arrivait du Nord entrait à Dunkerque, et j’allai prisonnier enAngleterre avec les deux matelots qu’on avait sauvés.

« Voilà, mon fils, ce qu’a été tongrand-père ! ce que j’ai été ! sois digne denous. »

À ce dernier mot, un flot de sang jaillit dela bouche de Cornille Bart : « J’étouffe, dit-ilfaiblement ; oh ! c’est la balle anglaise ! »et il s’affaissa sans vie dans les bras de sa femme et de sonenfant. « Mon père ! mon père ! s’écriait Jean, lesAnglais aussi t’ont tué ! » Puis, se tournant vers samère : « Oh ! les Anglais ! ajouta-t-il avecune expression terrible, je les exterminerai un jour et j’endélivrerai la France. »

Six ans, après, Jean Bart faisait sa premièrecroisière comme capitaine en second.

Partie 11
DEUX ENFANTS DE CHARLES Ier

NOTICE SUR LA PRINCESSE ELISABETH STUARTET SUR LE DUC HENRI DE GLOCESTER.

La reine Henriette d’Angleterre, femme deCharles Ier et fille d’Henri IV, quittal’Angleterre au moment des troubles avec quatre de ses enfants.Mais les deux autres, Élisabeth et Henri de Glocester, ne purent larejoindre et restèrent prisonniers, comme leur père, du Parlementrévolté.

La princesse Élisabeth était née au palais deSaint-James, le 8 janvier 1635. Dès son plus jeune âge elle montraun esprit vif et pénétrant et les plus heureuses dispositions pourl’étude. Elle avait à peine dix ans, que son père la consultaitdéjà avant de prendre une décision, tant il avait reconnu en ellede justesse d’esprit et de perspicacité précoce. Elle était frêleet délicate, mais d’une figure expressive et charmante. Elle avaitquatorze ans quand elle perdit son père ; elle en ressentitune si vive douleur qu’on la vit dépérir rapidement ; on luiavait donné pour prison, ainsi qu’à son frère le duc de Glocester,la forteresse de Carisbrooke dans l’île de Wight, la même où leurpère avait langui prisonnier. La vue de ces murs acheva de la tuer.On la trouva morte un matin dans sa chambre, le 8 septembre1650.

Elle fut inhumée secrètement dans l’église deNewport. La reine Victoria vient de lui faire élever un monumentdont Marochetti a fait la statue dans la nouvelle église deNewport.

Le duc Henri de Glocester, frère de laprincesse Élisabeth, naquit aussi dans le palais de Saint-James en1640. Il suivit la destinée de sa sœur, mais à la mort de celle-ci,Cromwell le renvoya en France rejoindre sa mère, ses frères et sessœurs exilés ; il languit triste et taciturne jusqu’à larestauration de son frère Charles II sur le trôned’Angleterre. Il était toujours poursuivi par l’image de son pèredécapité auprès duquel on l’avait conduit, ainsi que sa sœurÉlisabeth, la veille du jour de son exécution, et qui lui avaitdit : « Mon fils, souviens-toi qu’ils vont couper la têtede ton père. »

Ce jeune prince ne rentra en Angleterre quepour y mourir. Il expira à peine âgé de vingt et un ans dans lepetit palais de Whitehall, le même qui fut témoin du supplice deson père.

DEUX ENFANTS DE CHARLES Ier.

Chaque pays a son Eldorado, son coin de terreenchanté que le soleil caresse, que la nature embellit, et où onvoudrait vivre les belles années de la jeunesse. La France a sesîles d’Hyères et l’Italie ses îles du lac de Côme ; l’Espagnea Grenade, le Portugal a Cintra, l’Angleterre a son île deWight.

Dans les premiers jours d’août 1859, je partisde Londres à trois heures, par un temps brumeux, et j’arrivai à sixà Portsmouth, par un magnifique soleil couchant qui me rappela ceuxdu Midi. La mer, d’un vert d’aigue-marine, était azurée par lereflet du ciel. Je montai sur le pont du steamer qui devait meconduire à l’île de Wight, et bientôt l’île charmante, l’île jardinde l’Angleterre, sœur lointaine de l’Isola-Bella, apparutdevant moi comme un immense radeau de verdure et de fleurs caressépar les flots.

Tandis que le steamer s’éloignait du port dePortsmouth, un grand vaisseau de guerre y arrivait ; ilrevenait de Crimée chargé de soldats, qui tous se pressaient sur lepont pour saluer les côtes de l’Angleterre. Les uniformes rouges etles armes brillantes se détachaient sur le bleu d’un ciel chaud etlumineux. Le grand navire passa si près de nous que je pusdistinguer les figures martiales et bronzées de ces vaillantestroupes décimées ! Le vaisseau creusa derrière nous un profondsillage et entra dans la rade de Portsmouth, pendant que la maréenous poussait vers l’île de Wight, et bientôt nous touchâmes lePire, jetée aérienne qui sert de promenade aux baigneurs,et par laquelle les nouveaux débarqués arrivent à Ryde, la villearistocratique de l’île.

En ce moment, les deux tours du châteaud’Osborne se dressaient à la pointe extrême de l’île, éclairées enplein par le soleil couchant qui les couronnait et les faisaitressembler à deux phares.

Osborne est la résidence privée de la reined’Angleterre ; elle s’est plu à embellir les jardins et lespromenades de ce riant palais et l’habite plusieurs mois del’année. Mais mon but, en visitant l’île de Wight, était surtout devoir l’ancien château fort de Carisbrooke, qui servit de prison àCharles Ier. Je partis un matin de Ryde pour fairecette excursion.

L’antique forteresse, dont les premièresconstructions remontent aux Romains, est située près de Newport,capitale de l’île. La Medina traverse Newport et coule en lignedroite et en s’élargissant toujours jusqu’à Cowes, où est sonembouchure. Newport, bâti dans l’intérieur des terres, n’ad’intéressant que ses souvenirs historiques et son église deSaint-Thomas qui renferme une tombe virginale, qui est la poésieéternelle de l’île.

Après avoir traversé Newport, je laissai à madroite le joli village de Carisbrooke avec ses arbres, ses jardins,son église, flanquée d’une haute tour, dont le cadran fait voir lesheures aux campagnards éloignés ; la mer est à l’horizon, et àmesure que je montais, me rapprochant de la forteresse, l’étenduedes flots se déroulait plus immense. Je marchais sous de grandsarbres séculaires, dans des sentiers de gazon, au pied des rempartsen ruine. Je passai sous une grande arche de porte sans fermeture,et j’arrivai sous la voûte profonde de pierre, flanquée de deuxbastions, qui sert d’entrée à la forteresse. Je me trouvai alorsdans une espèce de place d’armes. Je me dirigeai à l’aventure, etj’escaladai les débris des remparts, auxquels s’enchevêtrent desarbustes, des sureaux et des ronces. Le hasard m’avait bienguidée ; c’est là que se trouve la fenêtre de la citadelle parlaquelle Charles Ier tenta de s’échapper. Cettefenêtre, formée de deux ogives, était voisine de la chambre duprisonnier. Chaque ogive n’avait d’abord qu’un barreau, mais, aprèsla tentative d’évasion, le barreau fut doublé. Un figuier et unevigne sauvage s’enlacent maintenant à cette fenêtre et y forment untreillis. Tandis que je regardais la base des remparts extérieurs,à travers le feuillage frissonnant à la brise de mer qui soufflaitde l’ouest, j’entendis dans la grande cour de la forteresse unevoix de jeune fille qui me disait en anglais : « Quandmadame aura vu à son gré les ruines, je la conduirai dans lesappartements fermés. » Celle qui me parlait ainsi paraissaitavoir dix-huit ans. Sa taille était élancée, son visage avait unéclat de carnation que possèdent seules les jeunes Anglaises ;j’en dirai autant de ses yeux noirs, tranquilles et profonds ;ce ne sont point les yeux des Italiennes, ils ont plus de pensée etmoins de flamme ; sa chevelure brune et abondante était nattéesous un chapeau rond en paille grise. Elle portait une robe enmousseline blanche et lilas, dont le corsage flottant était ferméau cou par un nœud de ruban cerise ; les manches laissaient lebras à découvert jusqu’au coude ; les mains étaient voiléespar de petites mitaines en filet noir. Elle avait dans toute sapersonne cette propreté anglaise irréprochable.

Je lui demandai comment elle possédait lesclefs du château ; elle me répondit qu’elle était la fille duconcierge du lord gouverneur (c’est toujours un lord qui est legouverneur titulaire de ces ruines), et qu’elle était chargéed’accompagner les visiteurs. Avant de la suivre dans lesappartements intérieurs, je voulus continuer mon exploration desremparts et des tours démantelées. Tout ce qui reste des rempartsétait couvert d’une végétation vigoureuse ; les genêts et lessureaux en fleurs répandaient dans l’air leurs chauds parfums quime rappelèrent ceux des campagnes du Midi. Les abeillesassiégeaient ces fleurs pour y prendre leur miel.

Je descendis des remparts, je traversai laplace d’armes, je laissai à ma gauche les bâtiments plus modernesque la jeune fille devait me montrer, et je me dirigeai vers latour principale, la grande tour bâtie par les Romains, près delaquelle s’élèvent deux magnifiques sapins. Les chroniques dessixième et neuvième siècles parlent de cette tour comme d’une placetrès-importante ; elle avait alors à sa base un puits de troiscents pieds de profondeur, qui fut comblé plus tard comme inutile.On monte jusqu’au sommet effondré de cette tour par un escalier desoixante-douze marches très-hautes et très-rudes, qui de loin fontressembler cet escalier à une échelle presque perpendiculaire. Àl’angle sud-est de la tour romaine sont les restes d’une autre tourplus basse appelée Montjoye, dont les murs ont dix-huitpieds d’épaisseur. Arrivée sur le parapet en ruine qui couronne lahaute tour romaine, je m’assis sur des touffes de bruyères pourcontempler longuement la mer et la campagne qui se déroulaient sousmes yeux.

J’avais en face, sur le premier plan, la forêtet le village de Carisbrooke, et, plus loin, à droite, la ville deNewport ; à gauche, l’Océan, dont la marée montait, et oùquelques voiles se montraient au large ; derrière mois’étendaient les plaines et les collines couvertes de culturesabondantes. Tout l’intérieur de la tour, vide des constructionsprimitives, est devenu comme un puits de verdure où s’enlacent leslierres et les sureaux. Des lézards sautaient du mur en ruine oùj’étais adossée et disparaissaient dans cet abîme dont ilsagitaient un moment la surface : c’était le seul bruit quiparvenait jusqu’à moi ; à cette hauteur, la nature paraissaitendormie sous l’accablante chaleur de ce jour d’août.

Il me semblait voir errer, sur les remparts dela vieille citadelle que je dominais, l’ombre deCharles Ier, de ce roi chevaleresque etmélancolique, passionné et lettré comme Marie Stuart ! Ilaimait les arts en profond connaisseur, il savait goûter Raphaëldont il recueillit les précieux cartons ; il fit éclater legénie de Van Dyck et décida de sa fortune.

Sa famille était dispersée, la reine(Henriette, fille de Henri IV) avait passé en Hollande (avantla déchéance du roi) avec la princesse royale qui épousa le princed’Orange ; la reine était revenue en Angleterre ramener dessecours pour la royauté ; mais elle fut forcée de se réfugierbientôt en France, où la princesse Henriette (qu’immortalisaBossuet), le prince de Galles (qui fut plus tard Charles III),et le duc d’York (qui devint Jacques II), la rejoignirent. –Deux autres enfants, la petite princesse Élisabeth et son plusjeune frère le duc de Glocester, n’avaient pu quitter l’Angleterrependant la captivité de leur père ; ils furent confiés par leParlement à la comtesse de Leicester ; elle eut pour eux dessoins de mère. Il est rare, malgré la guerre et les passionspolitiques qui déchaînent les hommes, qu’une femme se prête au rôlede geôlier et persécute l’enfance ! Ces deux derniers enfantsdu roi, d’une intelligence précoce et d’une beauté frappante queVan Dyck a rendue dans un tableau de famille, étaient ceux que lepauvre monarque prisonnier aimait entre tous ; il demandavainement à les voir pendant qu’il était enfermé à Carisbrooke.Mais le 29 janvier 1649, les soldats de Cromwell virent passer sousla sombre porte de Whitehall deux enfants conduits par unelady<span class=footnote>La comtessede Leicester.</span> ; une petite fille de treize ans,vêtue de noir, avec la fraise à la Médicis entourant son coudélicat et montant jusqu’à l’ovale expressif de sa tête blonde,donnait la main à un petit garçon de huit ans, frêle et amaigricomme elle : c’étaient le frère et la sœur ; tous deuxétaient si tristes et si graves, qu’ils faisaient involontairementsonger à ce vers de Shakspeare :

So wise, so young, they say, do never live long.

Ils traversèrent plusieurs salles pleines degardes, et arrivèrent enfin dans une chambre plus sombre, où ilstrouvèrent leur père calme et digne, écrivant devant une table.Mais quand les deux enfants se précipitèrent dans ses bras, lanature éclata en sanglots, et l’héroïsme stoïque fut vaincu ;ce père était Charles Ier, qui devait mourir lelendemain ! ces enfants, la jeune princesse Élisabeth et lepetit duc de Glocester !

Quand le roi put maîtriser son émotion, ilremit à sa fille quelques bijoux pour sa mère, ses frères et sessœurs, et, pour elle, la Bible qui ne l’avait jamais quitté durantsa captivité, et où il avait puisé de hautes et immortellesconsolations !

Cette entrevue sembla soulager l’âme du père,mais elle brisa à jamais celle des deux enfants. Ils comprirentbien, dès les jours suivants, que le roi avait été décapité auxrigueurs qui s’étendaient sur eux : la pension que leurfaisait le Parlement fut supprimée ; ils perdirent leur titrede prince, et leurs serviteurs leur furent enlevés ; Cromwellparla même de leur faire apprendre un métier. Le petit duc devaitdevenir un ouvrier cordonnier, et la jeune princesse une ouvrièreen boutons.

Ces indignités (qui heureusement pour lanation anglaise ne s’accomplirent pas) me faisaient penser auxtortures infligées au fils de Marie-Antoinette ; il en mourut,et les autres, suivant la belle expression anglaise, moururent d’uncœur brisé.

Je savais la fin prématurée de ces deuxadolescents, dont la vie fut si vite assombrie par lemalheur ; mais les circonstances de leur déclin, les détails,qui sont la physionomie des choses, m’échappaient. Les historienscontemporains parlent peu de la mort de cette jeune princesse, simerveilleusement intelligente, dont tous célèbrent l’esprit. Ellenaquit dans le palais de Saint-James, le 8 janvier 1635 ; elleétait d’une beauté attrayante qui semblait refléter son cœuraffectueux et son vif esprit. Van Dyck en a fait un portrait quandelle avait sept ans. C’est une petite fille au cou tendu, à la mineéveillée et mutine. Elle avait douze ans quand le comte deMontreuil, alors ambassadeur de France à Londres, écrivait d’elle àsa cour : « qu’elle était d’une grande beauté, qu’ellerappelait par son esprit le roi Henri IV, son grand-père, etque jamais dans un enfant il n’avait vu tant de grâce, de dignitéet de sensibilité. »

Hume va plus loin, il lui accorde une grandesupériorité de jugement, et le chancelier Clarendon ajoute que sonintelligence inusitée et profonde était un sujet d’étonnement pourson père, qui la consultait souvent et s’émerveillait sur sesremarques toujours justes sur les hommes et sur les choses. – Oùavait-elle langui, et où s’était-elle éteinte, cette belle enfantsi merveilleusement douée ? Je la voyais toujours frappée àmort sortant de Whitehall, en tenant par la main ce petit frèredont elle semblait être la mère anticipée ; puis elledisparaissait pour moi dans l’ombre et l’oubli de l’histoire.

Tandis que les souvenirs deCharles Ier et de sa famille remontaient à flotspressés dans mon esprit, j’étais toujours assise sur le sommet dela tour gigantesque de Carisbrooke, dominant la campagne tranquilleet l’Océan agité. Les travailleurs quittaient les champs, poussantles bœufs vers l’étable ; les troupeaux de moutons aux piedsnoirs et polis, contrastant avec la blancheur de leur toison, seserraient vers les granges : le crépuscule se faisait dans leciel, où se montraient déjà de pâles étoiles.

Comme pétrifiée sur ce sommet, je méditaisencore sur les luttes incessantes des sociétés, qui troublent deleurs éternels orages la terre nourricière, ainsi que des enfantsqui s’entre-déchirent sur le sein de leur mère.

Tout à coup une voix fraîche et jeune monta del’escalier de la tour et dit en anglais :

« Si madame veut voir l’appartement de laprincesse, il est temps, car la nuit va venir. » Et la jeuneet jolie gardienne de Carisbrooke, avec son trousseau de clefs,arriva bientôt jusqu’à moi. Je la suivis en silence ; elletenait à la main avec ses clefs un petit livre que j’eus lacuriosité de regarder : c’étaient les poésies écossaises deBurns.

Les appartements dans lesquels me conduisit lajeune fille forment la partie moderne de la citadelle deCarisbrooke ; ils furent construits sous le règne d’Élisabeth,et adossés à un vieux bâtiment qui sert aujourd’hui de ferme et oùse trouve un puits très-profond dont l’eau a la fraîcheur de laglace. Cette ferme est ombragée par de beaux arbres et des fourrésde végétations qui la relient à la partie en ruine des remparts.C’est de ce côté qu’était la chambre deCharles Ier, dont il ne reste que des fragments demurs et un pan de fenêtre. Ces débris, les constructions ancienneset les constructions plus modernes dont je viens de parler, semassent ensemble et séparent la place d’armes, que j’avaistraversée en entrant, de la cour qui mène à la grande tour.

Les appartements du temps de la reineÉlisabeth n’ont aucune espèce de caractère ; on y entre par unvestibule carré sans ornementation ; on monte un assez largeescalier avec une rampe à balustres peints en gris, et l’on arrivedans un grand salon oblong dont le plafond est formé par despoutres à découvert peintes en gris. Une grande cheminée de laRenaissance est aussi peinte en gris, de même que les corniches etles soubassements, dans l’encadrement desquels ont dû être placéesdes tentures de tapisseries. Du reste, nul vestige de sculpture,d’écussons ou de chiffres ; dans l’angle de cette salle àdroite est une porte assez basse. On monte trois marches aprèsl’avoir franchie, et on se trouve dans une toute petite chambre àboiserie grise, dont la fenêtre prend jour sur les remparts ;une autre chambre à peu près jumelle est à côté : elle a unecheminée au fond ; de sa fenêtre on voit à droite etperpendiculaire cette autre fenêtre en ogive que j’ai décrite etpar laquelle Charles Ier tenta de s’évader. En facede cette ruine, ma pensée se reporta naturellement vers le roiprisonnier et sa famille. Ma charmante et fraîche conductrice, quine m’avait point encore adressé la parole, me dit alors :« C’est ici qu’elle est morte ; et, dans son agonie, ellea bien souvent regardé dans la direction où vous regardez en cemoment.

– De qui parlez-vous donc ?m’écriai-je.

– De la petite princesse, une fée, unange ! De la fille du roi Charles Ier,décapité à Whitehall ; elle fut amenée ici avec son frèreHenri, après la mort de leur père. Ils habitaient ces deux étroiteschambres ; dans celle où nous sommes couchait la princesse, etc’est ici qu’un matin on la trouva morte.

– Est-ce une légende que vous me contez,repris-je, une tradition vague ?

– Non, répliqua-t-elle, c’est unehistoire certaine dont chaque fait et chaque sentiment ont étéreligieusement transmis de père en fils dans la famille de monpère. Celui-ci a su de son bisaïeul ce que son bisaïeul avaitappris du sien. »

Ce fut par une froide journée de mars que ceplus ancien en date des gardiens de Carisbrooke, charge héréditairedans ma famille depuis plus de deux cents ans, vit arriver,conduits par des soldats, deux enfants en habits de deuil. La neigecouvrait toute l’île, le ciel, était noir et faisait ressortir plusencore la blancheur de la terre.

La jeune princesse et le petit princetraversèrent cette cour qui est là sous nos yeux ; ilsmarchaient pâles et tout frissonnants sur la terre glacée. Il avaitété défendu de leur rendre les honneurs dus à leur rang et même deles servir. Mais le sang de mon père a toujours été généreux, ditla jeune fille en souriant ; il est de la source de celui decet ancêtre éloigné, qui reçut ici les deux orphelins royaux.Orphelins en effet, car leur mère était comme morte pour eux, ellene pouvait revenir de son exil et les emporter dans ses bras !Ils semblaient accablés par le fardeau de leur peine et seregardaient tristement.

Le gardien (de qui descend mon père) les fitentrer dans la grande salle que nous venons de traverser ; ilss’assirent près de la cheminée flambante pour se réchauffer un peu.La femme du gardien, une bonne âme de ce temps et que j’aime encoreen mémoire des soins qu’elle prit d’eux, leur offrit àmanger ; le petit prince y consentit avec plaisir, car ilavait grand’faim ; mais la princesse ne voulut boire qu’unetasse de lait. Elle toussait beaucoup. On les conduisit dans leurspetites chambres. La princesse, qui n’en pouvait plus, se hâta dese coucher ; mais avant elle regarda par la fenêtre où noussommes accoudées, et un soldat qui faisait sentinelle sur lesremparts lui apprit brutalement que cette fenêtre gothique où lesplantes grimpantes s’enlacent aujourd’hui, était celle par laquellele roi Charles Ier avait voulu s’évader. Laprincesse Élisabeth éclata en sanglots ; c’était déchirant dela voir. Enfin elle baisa la Bible qui lui venait de son père, laposa à la tête de son lit, et parut se calmer.

Le lendemain, quand mon aïeule entra dans sachambre, elle la trouva en prière avec son petit frère Henry ;elle l’avait levé et habillé elle-même, trop fière pour réclamercontre les ordres des bourreaux de son père. Mère adolescente, lemalheur lui avait suggéré toutes les délicatesses des soinsmaternels. Comme la neige avait cessé de tomber et qu’un pâlesoleil se jouait sur sa blancheur, les enfants demandèrent à sepromener un peu dans la cour et sur les remparts ; on leurlaissa là quelque liberté, car la citadelle était fermée de toutesparts, et les pauvres petits prisonniers n’étaient guère capablesde s’échapper. Aussitôt qu’ils furent maîtres de leurs pas, on lesvit se diriger tous deux, sans s’être consultés, vers la partie desremparts où est la fenêtre en ogive. Ils appuyèrent leurs têtes surles barreaux, enlacèrent leurs petites mains et restèrent longtempsà penser à leur père.

On n’a pas douté que la vue toujours présentede cette fenêtre ne hâtât le dépérissement de la douceprincesse ; cette tête de roi qui passa par là, tandis que lecorps ne put suivre, lui présentait l’image de l’échafaud, où latête de son père tomba sanglante ! Chaque jour, à chaqueheure, la vue de l’ogive trop étroite qui fit manquer l’évasion,lui rappelait cette affreuse mort que la fuite aurait empêchée.C’était une douleur sans cesse renouvelée ; aussi mon aïeuledisait-elle bravement au gouverneur, ami de Cromwell, qu’avoirconduit là ces deux pauvres petits êtres, c’était un raffinement decruauté indigne de bons chrétiens. Elle sentait bien, l’honnêtefemme, que le choix de cette prison était une torture qui lestuerait lentement, surtout la jeune princesse, qui semblait déjàprès de mourir.

Cependant, les premiers jours qui suivirentson arrivée, elle fit de grands efforts de courage ; elledisposa sa petite chambre pour s’y recueillir ; elle plaça là,sur une planche où vous voyez ces clous, quelques livres français,anglais et latins qu’on lui avait laissés : elle mit sa tablede bois de sapin près de la fenêtre, elle y écrivit plusieursheures par jour ; elle désira que la tête de son lit fûttournée en face des remparts. Souvent, quand elle devint plusfaible, elle restait étendue tout le jour, l’œil fixé vers lafatale fenêtre.

Elle obtint de mon aïeule qu’on lui ouvrît lachambre où le roi Charles avait été prisonnier ; cette chambren’existe plus aujourd’hui, il n’en reste qu’un débris de mur, là àdroite.

Le premier jour qu’elle y pénétra ce furent denouvelles larmes ; les murs lui faisaient mal, elle y voyaitpasser les peines et les humiliations subies par le roi son père.On m’a dit que les pensées douloureuses usent la vie plus vite queles souffrances du corps ; l’histoire de la princesseÉlisabeth le prouve bien. Cependant elle voulait vivre, vivre pourélever son petit Henry, suivant la promesse sacrée qu’elle en avaitfaite à son père.

Aidée par son frère, elle transforma enoratoire la chambre du roi. Quand le printemps commença, ils yapportèrent des fleurs comme on fait à une tombe ; ils ylisaient ensemble la Bible qui n’avait pas quitté leur père etqu’il lisait, lui aussi, prisonnier à la même place ! – Ilfallait la voir attentive et tendre pour son bien-aimé petitHenry ! Tant qu’un peu de force lui resta, elle lui faisaitchaque jour réciter des vers latins, lui parlait de l’histoired’Angleterre, de celle de France et des autres pays lointains.Tandis que le jeune duc écrivait ses leçons, elle travaillaitelle-même, elle faisait des fraises de linon bien simples et bienblanches pour elle et pour son frère. Le mouvement de l’aiguille lafatiguait, son souffle était alors plus oppressé, et sur sa pâleurperlaient des gouttes de sueur froide.

La bonne femme du gardien la suppliait en vaind’interrompre son double travail ; elle avait coutume derépondre : « Je ne puis laisser mon pauvre frère dansl’ignorance, et je dois me servir moi-même, puisque les bourreauxde mon père l’ont décrété. » Ce qui rendit son mal rongeurincurable, c’est qu’aucune voix du dehors ne leur apportaitl’espérance. Elle ignorait le sort de sa mère et des quatre enfantsqui l’avaient suivie ; où étaient-ils ? S’ils étaientlibres, comment ne venaient-ils pas les délivrer ?

Elle sentait bien qu’elle se mourait ;pourtant jamais une plainte ne s’échappa de ses lèvres. On luientendait dire sur le pardon et sur la vraie grandeur du chrétiendes choses qu’elle tenait du roi son père, et qui remplissaientd’admiration ceux qui l’écoutaient.

On était arrivé à la fin de mai et l’île avaitrevêtu cette parure d’herbes, de fleurs et de feuillages que vouslui voyez ; les petits prisonniers se promenaient deux foispar jour sur les remparts et dans la place d’armes, mais lesremparts étaient le lieu préféré, tant à cause de la fenêtre quiles attirait que de la campagne qu’ils voyaient de là se déroulerdevant eux. C’était toujours un peu de liberté pour les yeux !Ils apercevaient sur la mer glisser de beaux navires, ils suivaientles travaux champêtres dans les terres voisines ; les plaisirsdes villageois dansant et vidant des brocs en bas des remparts,dans le petit village de Carisbrooke.

Par une belle journée, ils virent passer unenoce ; tous les paysans et paysannes qui formaient le cortégede la mariée chantaient et portaient des bouquets pour lui fairehonneur. Quand ils aperçurent les enfants du roi, tristement assissur les remparts, ils cessèrent leur chanson et leur lancèrentleurs bouquets en signe d’hommage. Alors la jeune princesseÉlisabeth détacha de son cou une croix d’or, et, se penchant versla mariée, la lui jeta.

Une autre fois, vers le soir, ils entendirentdes matelots qui, en conduisant une barque, chantaient par habitudel’air du God save the King : la double tranquillitéde la mer et de la campagne laissait monter vers eux le chantsonore. « Écoute, s’écria la jeune princesse, en voilà quiaiment encore notre père ! » Et, heureuse un moment, elleembrassa son frère.

L’été faisait pousser les arbres et les blés,il colorait les fleurs et les fruits, et chassait les brouillardsdu ciel et de la mer ; la terre germait partout, riante etbelle, le deuil de l’hiver était oublié. Il semble que lorsque lanature se montre ainsi en force et en fête, il ne devrait plus yavoir ni malades ni malheureux : pourtant il n’en est rien.« La séve de la terre n’est pas la même qui nous donne ou nousrend la vie, disait la princesse Élisabeth ; notre force ounotre défaillance viennent de l’âme. » Aussi les parfumsavaient beau monter vers sa prison, les oiseaux joyeux chanter etvoler sur sa tête ; l’Océan avait beau n’avoir que deshorizons de lumière, et les jeunes sapins du bois voisin croître ets’élever sous ses yeux comme un emblème de l’adolescence quigrandit ; sa taille à elle se courbait sous le poids du cœur,si délicate et si frêle qu’elle penchait toujours du même côté. Safigure restait pâle comme l’ivoire malgré la chaleur vivifiante quipartout faisait circuler la séve et le sang. Sans ses grands yeuxnoirs, les yeux de sa mère, qui éclairaient cette pâleur glacée,ont eût pu croire qu’elle était déjà morte.

Un matin, un chant de psaume se fit entendrecomme le frère et la sœur faisaient leur promenade habituelle surle rempart. La femme du gardien les avait suivis, car la jeuneprincesse était si faible qu’elle craignait à chaque pas de la voirtomber.

Un enterrement passait dans les sentiersfleuris ; c’était une jeune fille que l’on portait aucimetière. Ceux qui suivaient pleuraient sur la trépassée, quin’avait pas quinze ans. « Oh ! ne pleurez point, s’écriala princesse Élisabeth ; le repos dans le sein de Dieu, c’estle bonheur. »

Lorsqu’arrivèrent les jours chauds du moisd’août, le mal qui la tuait parut empirer ; l’haleine luimanquait pour faire sa chère promenade sur les remparts. Bientôt illui devint même impossible de marcher dans la cour ; elle nequitta plus la petite chambre où nous sommes, et quand elleparlait, sa voix était si éteinte qu’on se sentait attendri. Lesommeil l’aurait reposée, mais la toux l’empêchait de dormir, et,chaque matin, la femme du gardien la trouvait plus pâle et plusamaigrie ; elle essayait encore d’instruire son frère, de lireses livres aimés et d’écrire ce qu’elle avait pensé et souffertdans sa vie, mais elle ne le pouvait plus sans une fortesouffrance. Alors, résignée, elle disait :« Attendons ! » – Les soins n’y faisaient rien. Siles soins avaient pu la guérir, la bonne femme du gardien l’auraitsauvée. Quand les premières feuilles tombèrent, on vit bien qu’elleétait perdue.

Un matin (le 8septembre 1650), la femme du gardien entrait ici à l’heurehabituelle, tenant à la main la tasse de lait que la princessebuvait chaque jour en s’éveillant ; au lieu de la trouvertoussant, assise sur son lit, elle la vit étendue et calme, sesbeaux cheveux descendaient sur son cou mignon, sa joue était poséesur son inséparable Bible qu’elle avait dû lire ens’endormant ; elle tenait dans ses mains jointes un papierécrit ; aucun souffle ne sortait de ses lèvres, aucun gesten’interrompait l’immobilité de sa pose gracieuse ! Elle étaitmorte, morte seule, durant la nuit ! Comment ? on ne lesut jamais. – Le papier qu’elle tenait dans sa main avait été écritpar elle la veille au soir. Voici ce qu’il contenait :

5Ce que le roi me dit le 29 janvier1649, la dernière fois que j’ai eu le bonheur de le voir :

« Le roi me dit qu’il était heureux queje fusse venue, car, quoiqu’il n’eût pas le temps de me direbeaucoup de choses, il désirait me parler de ce qu’il ne pouvaitconfier qu’à moi : il avait craint, ajouta-t-il, que lacruauté de ses gardiens ne le privât de cette dernière douceur.« Mais peut-être, mon cher cœur, poursuivit-il, tu oublierasce que je vais te dire ; » et il versa alors d’abondanteslarmes. Je l’assurai que j’écrirais toutes ses paroles. « Monenfant, reprit-il, je ne veux pas que vous vous désoliez pourmoi ; ma mort est glorieuse, je meurs pour les lois et lareligion. » Il me nomma ensuite les livres que je devais lirecontre la papauté<spanclass=footnote>Ceci prouve une fois de plus un point bien acquisà l’histoire, c’est que le roi Charles Ier, comme son pèreJacques Ier, resta jusqu’à la fin un fidèle protestant ;il était de l’Église anglicane et ennemi prononcé de la papauté. Cefut même là un sujet de dissentiment très-vif entre lui et la reineHenriette de France, fille de Henri IV. Il avait été convenudans leur contrat de mariage que la reine aurait une chapellecatholique desservie par douze prêtres. Les enfants mâles quipourraient naître de leur union devaient être protestants et lesfilles catholiques ; cependant la chapelle de la reine finitpar être supprimée et le roi fit une protestante fervente de laprincesse Élisabeth, cette enfant de sa prédilection. Au moment demourir, il lui parle encore <i>des livres qu’elle doit lirecontre la papauté</i>. Il est vrai que ce n’était pas assezpour les <i>presbytériens</i> d’Écosse et les<i>saints</i> de Cromwell.</span> ; ilm’assura qu’il pardonnait à ses ennemis et qu’il désirait que Dieului pardonnât. Il nous recommanda de leur pardonnernous-mêmes ; il me répéta plusieurs fois de dire à ma mère quesa pensée ne s’était jamais éloignée d’elle, et que son amourserait le même jusqu’à la fin. Il nous ordonna, à mon frère et àmoi, de lui obéir et de l’aimer ; et, comme nous pleurions, ilnous dit encore qu’il ne fallait pas nous affliger pour lui, qu’ilmourait en martyr, certain que le trône serait rendu un jour à sonfils, et que nous serions alors tous plus heureux que s’il eûtvécu. Il prit ensuite mon frère Glocester sur ses genoux ; etlui dit : « Mon cher cœur, on va bientôt couper la têtede ton père ! » L’enfant le regarda attentivement :« Écoute-moi bien, reprit le roi, on va couper la tête de tonpère et peut-être voudra-t-on après te faire roi ; maisn’oublie jamais ce que je te dis, tu ne dois pas être roi tant queton frère Charles et ton frère Jacques vivront. C’est pourquoi jet’ordonne de ne pas te laisser faire roi. »

« L’enfant soupira profondément, etrépondit qu’il se laisserait plutôt mettre en pièces. Ces paroles,prononcées par un si jeune enfant, émurent et réjouirent le roi.Alors il lui parla des soins de son âme, lui recommanda de garderfidèlement sa religion et de craindre Dieu. Mon frère promit avecforce de se rappeler les avis de mon père. »

Ici le récit des adieux du roi à ses enfantsparaissait interrompu ; il l’avait été par la mort qui avaitglacé subitement la main de la jeune princesse. Ne vous étonnez passi je sais par cœur ces pages sacrées, une copie en resta dans mafamille. J’ai lu et répété si souvent ces pages qu’elles sontineffaçables de ma mémoire.

On emporta sans pompe le corps de la pauvreprincesse ; le gardien, sa femme et quelques soldatsl’accompagnèrent à Newport. Le petit prince menait le deuil ;c’était pitié de le voir, le visage couvert de larmes, libre unseul jour d’aller à travers la campagne pour conduire la bière desa sœur !

Le gouverneur de Carisbrooke suivait lecortége, moins pour faire honneur à la morte que pour s’assurer queses ordres seraient exécutés : on déposa la princesseÉlisabeth dans un cercueil de plomb, sur lequel se trouvaitl’inscription Suivante :

ÉLISABETH, IIe FILLE DU DERNIER ROI CHARLES,

DÉCÉDÉE LE 8 SEPTEMBRE 1650.

On descendit le cercueil dans les caveaux del’église Saint-Thomas, sous une voûte arquée près de l’autel, lesinitiales E. S. (Élisabeth Stuart) marquèrent le lieu ;longtemps cette sépulture fut oubliée.

Le petit duc de Glocester était revenu mourantdans le donjon de Carisbrooke ; il refusait de prendre aucunenourriture. Cromwell, craignant de le voir mourir en prison,ordonna qu’on le mît en liberté ; on le transporta en France,où il retrouva sa mère. Mais il portait dans son cœur un germe demort ; les ombres de son père et de sa sœur semblaient lepoursuivre toujours et le rappeler de la vie. Les joies de larestauration n’adoucirent pas son deuil ; il mourut à vingt etun ans, morne et taciturne, dans une chambre de Whitehall, sansavoir voulu prendre part à aucune des fêtes données par son frèreCharles II.

Aujourd’hui l’heure est venue où toute l’îlede Wight va glorifier le souvenir de la princesse Élisabeth. Vousavez vu, poursuivit l’aimable fille du gardien, ces jolies tentesqui s’élèvent sur la pelouse derrière la grande tour ; danshuit jours, toutes les ladies et tous les lords de l’île seréuniront là autour de la reine ; le but de la fête est unevente d’objets d’art et d’ouvrages charmants auxquels les bellesmains des plus grandes dames ont travaillé ; sous ces tentess’abriteront les ladies transformées en marchandes, et vous pensezsi l’or tombera dans leurs mains ! Avec cet or, on fera unmonument digne d’elle à la princesse dont le doux fantôme est lapoésie de notre île. Il y a deux ans, la vieille église de Newportfut abattue, et le prince Albert posa la première pierre d’unnouveau temple ; c’est là que le cercueil de la princesseÉlisabeth a été porté ; c’est là que s’élèvera sonmonument ; la reine a promis la statue qui doit lecouronner.

« Cette statue ! je l’ai vue, luidis-je ; c’est bien la jeune princesse lorsqu’on la trouvamorte, étendue blanche et pudique dans les plis de son vêtement. Latête, d’une beauté idéale, repose sur la Bible ouverte ; lescheveux ombragent le cou, le sein et les bras : c’est unefigure chaste et divine qui convient à un tombeau ; l’âme yplane sur un corps transfiguré. Cette figure est l’œuvre deMarochetti. »

Nous restâmes encore, la jeune gardienne etmoi, quelques instants en silence dans cette petite chambre oùs’était accomplie la sereine agonie ; la nuit était venue etme rappela la nécessité du départ. Je n’osai, en la quittant,offrir de l’argent à la charmante fille si poétique et siintelligente ; j’avais dans ma voiture un beau livre d’ungrand poëte français ; je le lui donnai ainsi qu’une écharpeque je portais à mon cou ; un dernier good night futéchangé, et les chevaux rapides me ramenèrent à Ryde.

Partie 12
RAMEAU

NOTICE SUR RAMEAU.

Jean-Philippe Rameau naquit à Dijon en1683 ; fils d’un organiste, il apprit la musique comme ilapprit à parler. Il marchait à peine que son père lui posa lesmains sur un clavier. Dès l’âge de sept ans, il jouait déjà duclavecin d’une façon étonnante ; il étudia assez à fond lelatin au collége de Dijon, mais il ne termina point sesclasses ; tout son instinct le poussait vers la musique, ilfinit par s’y livrer entièrement. Il s’exerça sur diversinstruments et entre autres sur le violon. Bien jeune encore ilpartit pour l’Italie, mais il n’alla point au delà de Milan où undirecteur de théâtre parvint à se l’attacher ; ils firentensemble des tournées dans plusieurs villes du midi de la France.Bientôt Rameau, lassé de cette vie d’artiste nomade, se rendit àParis où il espérait être nommé organiste d’une église ; maisayant rencontré des rivalités et des obstacles qui entravèrent ledébut de sa carrière, il quitta la capitale et fut tour à tourorganiste à Lille en Flandre et à Clermont en Auvergne. Il s’ennuyade la vie de province, la gloire l’appelait à Paris. Il y revint en1722. Il publia son traité d’harmonie ; mais bientôt il sesentit attiré par le théâtre lyrique où les ouvrages de Lulliétaient encore au premier rang, il travailla d’abord avec le poëtePiron, son compatriote, pour l’opéra-comique. Voltaire fit pour luil’opéra de Samson, mais on ne permit pas la représentationde cet ouvrage parce que, disait-on, c’était profaner la Bible quede la mettre en opéra.

Le premier ouvrage de Rameau représenté avecsuccès fut l’Hippolyte, paroles de l’abbé Pellegrin ;puis successivement les Indes galantes et Castor etPollux, paroles de Cahusac, poëte médiocre du temps.

Le talent de Rameau fut alors unanimementreconnu. Le roi créa pour lui la charge de compositeur de soncabinet ; il lui accorda des lettres de noblesse et le nommachevalier de Saint-Michel. Rameau mourut plus qu’octogénaire le 12septembre 1764. L’Académie de musique lui fit célébrer à l’Oratoireun service solennel dans lequel on avait adapté les morceaux lesplus sublimes de ses compositions. Tous les chanteurs les pluscélèbres de Paris voulurent prendre part à cet hommage funèbre, etjamais on n’avait entendu de musique exécutée avec plus de pompe etde perfection.

Rameau agrandit l’art musical et lescompositeurs modernes lui doivent beaucoup. Voltaire a fait de luiun grand éloge ; les ouvrages laissés par Rameau sont :Traité de l’harmonie, Nouveau système de musique théorique,Dissertation sur les différentes méthodes d’accompagnement pour leclavecin, Génération harmonique, et une foule d’autrespublications didactiques sur la musique, des motets ou musiquesacrée, des cantates françaises. Son théâtre se compose : deSamson, d’Hippolyte et Aricie, des Indesgalantes, de Castor et Pollux, de Dardanus,de Zoroastre, de la Naissance d’Osiris, etc.,etc.

RAMEAU. Le diable dans l’orgue de lacathédrale de Clermont et la cantatrice emplumée.

Un des lieux les plus pittoresques de laFrance est sans contredit cette étroite vallée entourée de hautesmontagnes où s’étoile Clermont, ancienne capitale de l’Auvergne. Lacathédrale et deux belles autres églises gothiques s’élèventau-dessus des lignes des maisons, puis ce sont les collinescouvertes de vignobles qui dominent la ville, les gorges profondesde verdure où coulent les sources minérales ; les villagess’échelonnant sur le penchant des montagnes ; enfin, sur ledernier plan de l’horizon, la haute montagne du Puy-de-Dôme,décrivant une immense pyramide très-nettement dessinée dans l’azurdu ciel.

De tous les villages qui entourent Clermont,il n’en est pas de plus charmants que Royat ; une source vivejaillit en cascade au milieu des rochers où se juchent leschaumières, et cette source est dominée d’un côté par un grandtertre couvert d’une pelouse sur laquelle de hauts marronnierss’étagent en salles de verdure. C’est là que la jeunesse du villagevient danser tous les dimanches aux sons du fifre, du tambourin etdu hautbois qui jouent des airs auvergnats lents et sautillants àla fois, comme ces gigues et ces bourrées qui,depuis des siècles, se sont transmises sans altération auxrustiques générations de l’endroit.

Durant toute la semaine, ces belles salles debals champêtres restent désertes, et elles offrent aux promeneursl’abri le plus frais et le plus recueilli. C’était par une chaudejournée d’août, un pâle et grand jeune homme était assis sous cesombres tranquilles. Tout son corps amaigri, courbé au pied d’unarbre, semblait plongé dans la méditation et l’étude, son visagerayonnait pourtant d’une sorte d’inspiration ou peut-être debien-être que lui causait la beauté de la nature. Il écoutait lesmodulations des rossignols sous les feuillées, les chants distinctsde la cigale et du grillon, et aussi quelque vieil air de lacontrée chanté par la voix lointaine d’un berger. Le jeune rêveurprêtait l’oreille à toutes ces harmonies qu’accompagnait comme unorchestre le bruit des eaux qui s’engouffraient à ses pieds, ilsemblait pour ainsi dire les noter dans son cœur, et bientôt tirantde la poche de son pauvre habit râpé un petit cahier, il y traçaquelques signes, puis se mit à rêver de nouveau : tout à coupla cloche voisine de l’église de Royat vint l’arracher à sessonges ; il se leva comme un soldat que la consigneréclame : « Je n’ai plus, se dit-il, qu’une demi-heurepour changer d’habit et me rendre à la cathédrale où j’oubliais quemonseigneur l’évêque officiait. Oh ! quelle chaîne !quelle chaîne !… J’étais si bien ici ! encore une heurede ce silence et de cette rêverie, et j’aurais fini d’écrire mapastorale ! Quinze jours seulement de liberté et toute lamusique d’un opéra serait faite, et l’on m’applaudirait à Paris, etla cour s’occuperait de moi, et mon nom se répandrait dans toute laFrance ! » Tandis qu’il pensait ainsi, il descendait lesgais sentiers de Royat et il regagnait tristement la ville ;il en traversa les rues tortueuses et arriva bientôt sur la placede la Cathédrale. C’est là qu’est située la maison où naquit etvécut le grand Pascal, et c’est justement dans cette maisonqu’habitait notre promeneur ; il occupait une petite chambreau troisième étage, donnant sur une cour froide et humide. Safenêtre s’ouvrait entre deux tourelles dont le haut escalier enspirale avait plus d’une fois servi aux expériences du jeunePascal. Il gravit rapidement les marches roides, et arrivé chezlui, il se hâta de revêtir l’habit du dimanche un peu moins râpéque celui qu’il portait. Ceci fait, il se promena à grands pas danssa chambre, se frappant le front avec irritation : « Non,non, dit-il, je ne puis plus vivre ainsi, ma vocationm’appelle, je dois obéir, et ma vocation n’est pas d’être toute mavie un malheureux organiste, un machiniste de l’art !… Je saisbien qu’il faut vivre, se nourrir, se vêtir ; mais j’aimemieux subir toutes les misères et obtenir la gloire. Oh ! jele jure bien, ce jour est mon dernier jourd’esclavage ! »

Tout en se parlant ainsi, il descenditrapidement l’escalier de la tourelle, traversa la place et entradans la cathédrale ; il se dirigeait vers le petit escalierqui conduit aux orgues, lorsqu’un prêtre en chasublel’arrêta :

« Monseigneur l’évêque va officier, luidit-il, toutes les autorités de la ville assistent à la cérémoniereligieuse, je vous en prie, mon cher enfant, jouez-nous vos plusbeaux airs sacrés ; depuis quelque temps vous vous négligez,et tous les fidèles de Clermont s’en affligent.

– Eh bien ! monsieur le curé,répliqua un peu brusquement le jeune organiste, que ne rompez-vousle traité qui nous lie ? Vous trouverez mieux que moi ;je ne me sens plus inspiré.

– Mais ce traité vous oblige, mais jamaisje ne le romprai, s’écria le curé ; songez que durant un tempsvous avez été notre gloire et notre joie ; vous pouvez l’êtreencore ; adressez-vous à Dieu, priez-le, et l’inspirationdescendra sur vous comme une grâce. Pour aujourd’hui surtout, ayezà honneur d’être notre Saül. Je vous quitte, voilà monseigneur quiarrive, promettez-moi que nous serons contents.

– Oui, oui, je vous le promets, »murmura le pauvre organiste, et il s’engouffra dans l’escaliersombre.

Là, seul et ne regardant pas dans l’église, ilredevint la proie de ses propres pensées ; il ne rêva plus queParis, grand opéra, musique profane, et fit serment de nouveau derompre avec la musique sacrée.

Les chants d’église commencèrent et il préludaune sorte d’accompagnement vague qui éclata bientôt en un air dedanse tout à fait discordant avec le psaume qu’entonnaient lesenfants de chœur. C’était une ronde de bacchantes qu’il avaitcomposée pour un directeur de théâtre italien. Un chantre vintaussitôt lui dire de cesser et de jouer de la musiqued’église ; alors pris d’une sorte de furie, il se rua sur lestouches et fit un vacarme d’enfer ; on aurait dit quel’ouragan grondait et que la cathédrale allait voler en éclats,renversée par quelque trombe.

Les assistants étaient épouvantés, les plussensés se disaient que l’organiste était devenu fou, quelquesvieilles dévotes prétendaient que le diable s’était emparé del’orgue et y faisait son sabbat.

L’évêque cessa d’officier et fit appeler lepauvre organiste, qui se cachait dans le coin le plus noir del’orgue ; on finit par l’y découvrir et on le traîna de forcedevant monseigneur.

Le prélat lui demanda avec douceur quelleétait la cause du scandale qu’il venait de donner.

Il répondit : « C’est la faute duchapitre qui m’a réduit au désespoir. Depuis six mois je solliciteinstamment, mais en vain, de rompre l’engagement qui me lie pourdeux ans encore à la cathédrale de Clermont ; ici,monseigneur, je ne puis plus vivre, Paris m’appelle, c’est là queje dois être célèbre, laissez-moi partir ! » Et enparlant ainsi, des larmes coulaient sur son visage blême etamaigri.

Le bon évêque en fut attendri : « Ilne faut pas violenter les cœurs et les esprits, dit-il, que votrevocation s’accomplisse ; ce soir je ferai rompre votreengagement, et demain vous pourrez partir ; je vous donneraimême quelques lettres de recommandation pour des amis que j’ai encour, et qui vous protégeront.

– Comment reconnaître tant de générosité,disait l’organiste attendri, et, se prosternant, il baisait lesmains de l’évêque.

– Prouvez-moi votre reconnaissance enremontant aux orgues, répliqua l’évêque, et en y faisant entendrede ces mélodies divines que vous savez si bien et qui font croireaux fidèles de Clermont à la musique des anges.

L’organiste s’inclina profondément et serendit à son poste.

L’église était encore pleine de monde,l’évêque retourna à l’autel entouré de tout son clergé ; oncomprit que la paix venait d’être conclue, et chacun ne songea plusqu’à la prière.

L’office recommença.

Insensiblement une musique suave, et pourainsi dire persuasive, se répandit comme un encens, bientôt lamajesté de ces accords si doux s’éleva et s’accrut ; toutesles terribles grandeurs de la Bible, toutes les tristesses ettoutes les mansuétudes de l’Évangile se répandirent dans desharmonies successives. Les assistants pleuraient d’attendrissement.La bonté de l’évêque avait touché le jeune organiste et son âmeétait en ce moment inspirée par tous les sentiments quil’agitaient ; il improvisait une musique surhumaine, car l’artdouble nos sensations et les transporte dans l’incréé.C’est ce qui fait l’idéal des grandes œuvres des poëtes et desmusiciens.

Sans la sainteté du lieu, la foule, tout àl’heure irritée, aurait applaudi avec frénésie cette musique sibelle. On voulut du moins complimenter l’organiste ; onl’attendit longtemps sur la place, mais se dérobant à cetteovation, il était sorti par une petite porte de l’église quis’ouvrait sur une rue.

Seul enfin, il s’élança dans la campagne,courant au hasard et respirant l’air à pleine poitrine ; ils’arrêta sur une hauteur qui dominait la ville, et s’écria plein dejoie : « Libre ! libre ! maître demoi-même ! »

Bientôt il rentra pour faire visite àl’évêque, qui lui remit avec bonté les lettres promises ; lesoir il fit ses préparatifs de départ, et le lendemain il était surla route de Paris. Il la fit gaiement, moitié à pied et moitié dansles pataches, qui conduisaient alors les provinciaux à lacapitale.

Il avait un peu d’argent et beaucoupd’espérances ; il se logea modestement, mais pourtant assezbien pour un débutant encore inconnu sur cette grande scène dumonde. Il se fit faire un bel habit, et osa se présenter hardimentchez les personnes pour lesquelles l’évêque lui avait donné deslettres. C’est ainsi qu’il fut tout de suite reçu dans quelquesgrandes maisons. Dans une, il eut le bonheur de rencontrerVoltaire ; il chanta devant lui plusieurs de ses compositionsen s’accompagnant sur le clavecin, et il charma si bien le poëtephilosophe que celui-ci lui promit un libretto d’opéra. Dès ce joursa fortune lui parut faite, et, en effet, tout lui sourit. Voltaireayant donné l’exemple, tous les autres poëtes du temps voulurentécrire des libretti pour le jeune compositeur. Un d’entre eux dontle nom est resté aussi obscur que celui de Voltaire est grand,écrivit pour lui un poëme d’opéra qui lui inspira d’admirablemusique ; représenté devant la ville et la cour, cet ouvrageobtint un succès d’enthousiasme, et bientôt les airs du jeunecompositeur devinrent tellement populaires, qu’il ne passait pas dejour sans les entendre répéter, soit dans les salons où il allait,soit par les musiciens des rues.

Le pauvre organiste de Clermont commençait àgoûter ce qu’on appelle la gloire. Mais, il faut bien que lesjeunes esprits le sachent, on arrive à la gloire par tant detravail, de fatigue et de tribulations, que lorsqu’on l’atteint onn’en jouit qu’à moitié, tant le cœur est plein de lassitude.L’artiste et le poëte qui ont rêvé le triomphe dans la retraite, netrouvent jamais la réalisation du rêve aussi belle que le rêvemême, et parfois pris de tristesse et de découragement, ilsvoudraient retourner à la solitude et à la nature. C’est ainsi quenotre jeune musicien en arrivait souvent à regretter sa vietranquille de Clermont et ses belles promenades de Royat ;alors il fuyait le monde, il errait dans la campagne autour deParis, ou le soir dans ses rues désertes.

Une nuit il se promenait à grands pas dans larue des Minimes ; il regardait les étoiles et sentait venirl’inspiration, quand tout à coup une voix fraîche et vibrante, etqui paraissait partir d’un magnifique hôtel du voisinage, fitentendre le motif du fameux chœur : Tristesapprêts !… pâles flambeaux ! un desmorceaux de notre rêveur le plus applaudi à l’Opéra. Charmé etflatté d’être poursuivi dans la solitude par l’écho de son génie,il s’assit sur un banc vis-à-vis de l’hôtel d’où sortait la voix,et à mesure qu’il savourait sa propre mélodie, il éprouvait uninvincible désir de voir la cantatrice qui lui servaitd’interprète. Il n’osait frapper à la porte de l’hôtel etinterroger les domestiques, sa timidité l’arrêtait, une seulefenêtre donnant sur un balcon était éclairée. C’est là que la voixs’élevait. Entraîné par sa curiosité, au risque de s’écorcher lesdoigts et d’être pris pour un voleur, il grimpa le long de lafaçade en s’accrochant aux saillies sculpturales. Parvenu aubalcon, il plongea ses regards espérant découvrir la femme quichantait si bien ; il ne vit rien.

Seulement à l’un des angles du balcon étaitune cage élégante et dorée, dans laquelle s’agitait une belleperruche verte. Désappointé, les mains en sang et les habitsdéchirés, l’imprudent allait redescendre quand de nouveau la voixqu’il avait entendue s’éleva d’un jet et répéta : Tristesapprêts !… pâles flambeaux !… les sonssortaient de la cage dorée ; la cantatrice était la perrucheau plumage vert.

Certain de ce qu’il avait vu et entendu, etémerveillé de ce chant magique, notre jeune compositeur vainquit satimidité et étant descendu vivement, il alla frapper à la porte del’hôtel. Quelques instants après il était introduit près d’unejeune et brillante comtesse, et bientôt il la suppliait de luivendre sa perruche.

« Mais je l’adore, répondit la jeunefemme en riant.

– Quoi, madame, vous ne la céderiez àaucun prix ?

– À aucun prix d’argent… mais je pourraisl’échanger ?

– Et contre quoi ? répliqua le jeunehomme avec anxiété.

– Contre deux mélodies écrites par legrand maître qui a composé les airs que chante si bien maperruche.

– Avez-vous du papier demusique ?

– En voici, dit la dame. »

Le jeune compositeur s’assit auprès d’unetable et traça sans hésitation plusieurs lignes de notes, puis ilmit au bas sa signature et son parafe. La belle comtesse le suivaitdes yeux :

« Quoi, c’est vous Rameau ?notre célèbre Rameau ! » et elle s’inclina comme pourrendre hommage au génie.

Rameau, car c’était bien lui, s’excusait de sahardiesse et de son importunité ; la dame se félicitaitd’avoir fait connaissance avec l’aimable et brillant compositeurqui, si jeune encore, s’était couvert de gloire.

Ils causèrent ainsi quelques instants, puis ladame donna des ordres à ses gens pour qu’on attelât son équipage,qu’on y déposât tout doucement la perruche, qui s’était endormiedans sa cage dorée, et qu’on reconduisît chez luiM. Rameau.

Partie 13
POPE

NOTICE SUR POPE.

Alexandre Pope naquit à Londres, le 22 mai1688, d’une famille catholique fort attachée aux Stuarts. Durant larévolution, le père de Pope s’était retiré à Benfield, calme etbelle résidence qu’il possédait dans la forêt de Windsor. C’est làque Pope fut élevé et vit se développer son talent pour lapoésie ; il avait d’abord été dans de petites écoles dirigéespar des prêtres catholiques. Mais dès l’âge de douze ans, son pèresurveilla son éducation et excita son goût pour les vers. Il luichoisissait le sujet de petits poëmes et lui prodiguait toutessortes de satisfactions d’amour-propre quand il avait fait debonnes rimes. Un prêtre catholique nommé Deann, aidait lebon gentilhomme dans l’éducation qu’il donnait à son fils.

Pope était né rachitique et un peu bossu, ilétait d’une humeur irritable qui lui faisait aimer la solitude, etpourtant le monde l’attirait. Déclaré poëte dès l’âge de seize ans,Pope se rendit à Londres, où il étendit le cercle de ses étudeslittéraires et se lia d’amitié avec plusieurs beaux esprits dutemps. Il publia successivement dans le Spectateurd’Addison : une églogue sacrée du Messiah, unpoëme sur la critique, de très-beaux vers à la mémoired’une femme infortunée, le joli poëme de la Boucle decheveux enlevée, le poëme de la Forêt de Windsor etl’Épître d’Héloïse.

À l’âge de vingt-cinq ans, Pope, possédanttous les secrets de la versification anglaise, mais sentant bienqu’il serait toujours plutôt un poëte de forme qu’un poëted’inspiration, se mit à traduire l’Iliade, il mit cinq ansà faire cette traduction en vers anglais, qui est fort estimée etqui fit grand bruit lors de son apparition. C’est avec le produitde ce livre, dont les éditions se succédèrent rapidement, que Popeacheta sa belle maison de campagne de Twickenham. Il s’y retiraavec son père et sa mère qu’il honora toujours d’un respectreligieux. Pope entreprit ensuite la traduction del’Odyssée, qu’il ne termina point ; puis il publia laDunciade, poëme satirique qui lui fit beaucoupd’ennemis ; il fit paraître après ses belles épîtres del’Essai sur l’homme, où se trouve un magnifique éloge delord Bolingbroke, qui était l’ami de Pope et qui fut aussi celui deVoltaire.

La santé de Pope était des plus délicates, onpeut dire qu’il souffrit toute sa vie. Il mourut à cinquante-sixans, pleuré de quelques amis et surtout de Bolingbroke. Popeméritait d’inspirer l’amitié ; une des dernières paroles qu’ildit avant de mourir fut celle-ci : « Il n’y a deméritoire que la vertu et l’amitié ; et en vérité, l’amitiéest elle-même une partie de la vertu. »

Pope vécut dans le commerce des grands, maissans les flatter ; il était avec eux sur le piedd’égalité ; un jour, à table, dans une réunion chez lui, ils’endormit pendant que le prince de Galles, son illustre convive,dissertait sur la poésie.

Pope tient dans la poésie anglaise le rang queBoileau occupe dans la poésie française. C’est un législateur, unpuriste, un des plus habiles versificateurs anglais. Lord Byronrend hommage à la verve et à l’élégance de son style.

LE PETIT BOSSU.

Je recommande à tous mes jeunes lecteurs quiiront à Londres en été, de ne pas manquer de visiter Windsor, et depasser au moins un jour dans la belle forêt qui entoure cettevieille résidence royale. Notre forêt de Saint-Germain et notreparc de Versailles ne sauraient donner une idée de cet immense boismajestueux, dont les arbres géants étendent leurs racines à traversde vertes pelouses toutes fleuries ; même aux jours de lacanicule on respire sous ces ombrages une fraîcheur parfumée, on ysent une paix profonde, et sans les oiseaux qui chantent par voléeset le frissonnement des cimes des arbres, la nature y sembleraitmuette. De même qu’on se croirait bien loin de toute civilisation,si parfois sur les belles routes sablées qui traversent la forêt nepassait tout à coup une élégante calèche pleine de lords et deladies.

Par une matinée du mois d’août de 1698, unevoiture de voyage traversait la partie la plus sauvage de la forêtde Windsor ; aux bagages juchés sur l’impériale, on voyait quece n’était point d’une simple promenade qu’il s’agissait pour lafamille enfermée dans cette voiture, la course rapide des chevauxavait un but qu’on voulait atteindre au plus vite. Les voyageurs nesemblaient pas s’intéresser aux beautés de la nature qui sedéroulaient autour d’eux. Quoique la température fût tiède et l’airembaumé, les glaces et même une partie des stores restaientbaissés. – Il y avait dans le fond de cette voiture une lady d’unetrentaine d’années qui soutenait dans ses bras un jeune garçon,dont la tête se cachait à demi sous la mante de soie de cette damefort belle, qu’on devinait être sa mère à la manière dont ellecaressait, de ses blanches mains, les boucles blondes de l’enfantsilencieux. Celui-ci avait onze ans et paraissait à peine en avoirsept, tant il était chétif et délicat. Sa taille, tout à faitdéviée, eût paru même fort disgracieuse sans son petit habit develours à la confection duquel l’amour maternel avait apporté descombinaisons ingénieuses qui dissimulaient la taille contrefaite dupauvre enfant.

Sur le devant de la voiture était assis ungentilhomme, à la mine fière et sévère, qui ne souriait que lorsqueson regard s’arrêtait sur l’enfant qui semblait endormi.

« Le voilà qui repose, dit la mère ;comme il a souffert dans cette école des méchancetés de sescamarades ; il a raison, notre cher petit Alexandre, nousdevons désormais vivre dans la solitude et dérober son infirmité àtous les yeux.

– La solitude me plaira autant qu’à notrefils, répliqua le gentilhomme, car je ne serai plus exposé àrencontrer, comme dans les rues de Londres, cette foule deprotestants maudits et quelques-uns de ces vieux scélérats,créatures de Cromwell, qui ont fait décapiter notre roiCharles Ier. »

Le gentilhomme ôta son chapeau en prononçantce nom, et la dame s’inclina.

« Je gage, reprit le père, que c’estparce que notre enfant était bon catholique et fils d’un partisandes Stuarts, que ses compagnons d’école l’ont maltraité ! Lesmisérables ! l’injurier ! lui, si intelligent ! sigrand déjà par l’esprit, l’appeler bossu ! »

À ce mot, comme s’il eût été piqué par le dardd’une vipère, l’enfant bondit ; il abandonna le sein de samère et se plaça debout entre elle et son père.

« Oui, dit-il, en serrant avec rage sespetits poings, ils m’ont appelé bossu ! et cela en public, lejour de la distribution des prix de l’école, devant leurs parentsassemblés. Oh ! je suis sûr, mon père, que si vous aviez étélà, vous auriez tiré l’épée. Mais vous étiez en voyage avec mamère, et vous n’avez pu venger votre fils. »

Tandis qu’il parlait ainsi, son petit corps seredressait, ses yeux jetaient des flammes, son visage était beaud’indignation.

« Calme-toi, disait la mère, tu sais bienqu’ils étaient jaloux parce que tu avais eu tous les prix.

– Oui, ils étaient jaloux, continual’enfant, jaloux surtout de cette églogue de Théocrite que j’avaistraduite en vers anglais, et que mon maître voulut me faire réciteren public. Mais quand je m’approchai du bord de l’estrade, vêtu dece joli costume de berger que ma bonne tante m’avait fait avec tantde soin et qui, je le croyais, m’allait si bien, leurs voixformèrent un murmure moqueur et ils s’écrièrent tous :Oh ! le petit bossu ! le petit bossu !

– Tais-toi, reprit la mère, tu nous asdéjà dit tout cela, ne le répète pas, n’y pensons plus ; penseà ta bonne tante que nous allons retrouver dans notre joli cottagede Benfield : elle a tout préparé pour te recevoir ; ellea mis dans ta chambre les livres que tu aimes, elle a ajouté desoiseaux nouvellement arrivés des Indes à ta volière ; puisvois comme la nature est belle, poursuivait la mère, qui avait levéles stores de la voiture, et montrait du geste à l’enfant les longsarceaux de verdure sous lesquels la voiture roulait toujours ;nous allons trouver notre parterre en fleurs, notre troupeaupaissant sur les pentes des gazons verts. Nos belles vachesfamilières viendront manger le pain que leur tendra ta main.Allons, souris, mon cher petit poëte, et oublie lesméchants !

– Vous avez raison, ma bonne mère,répliqua l’enfant d’un air grave ; je veux aussi m’oubliermoi-même ; c’est-à-dire ce corps défectueux qui fait rirequand je passe ; je ne veux songer qu’aux facultés de mon âme,les développer, les accroître ; je veux enfin qu’un jour lesœuvres de mon esprit me placent bien au-dessus de ceux qui meraillent. Dès demain, mon père, nous commencerons de fortesétudes.

– Oui, mon fils, reprit le gentilhomme,j’ai prévenu notre bon et savant voisin, le curé Deann, et, deconcert, nous t’apprendrons à fond le grec et le latin.

– Oui, oui, afin que je puisse lire tousles poëtes de l’antiquité, et devenir un poëte moi-même, réponditl’enfant, qui avait repris toute sa sérénité. Voyez, s’écria-t-il,en se penchant à la portière, ce daim effaré qui court à notreapproche avec tant de vitesse, il s’est précipité dans ces fourrésde verdure et il a disparu.

– Voilà un sujet d’églogue, dit le père,nous conviendrons ainsi de petits thèmes sur lesquels tut’exerceras à faire des vers.

– Oh ! quelle heureuse idée, ditl’enfant en sautant au cou de son père. »

Cependant la voiture approchait du cottage, etbientôt elle entra dans une grande allée d’ormes, au bout delaquelle on apercevait la blanche maison. Miss Lydia, la bonnetante du petit Alexandre et sœur de son père, attendait debout surle seuil de la porte : c’était une excellente fille dequarante ans, qui n’avait jamais voulu se marier pour prendre soinde son cher neveu. Un grand chapeau de paille rond se rabattait surson placide visage, et une robe d’indienne lilas très-propre ettrès-fine, dessinait sa taille un peu forte. Aussitôt qu’elleentendit le bruit des roues, elle retrouva ses jambes de vingt anspour courir dans l’avenue, et la voiture s’étant arrêtée, elle pritl’enfant dans ses bras et l’emporta comme un trésor bien àelle.

Tandis que le père et la mère faisaientdécharger et ranger les bagages, elle conduisait le petit Alexandreà la basse-cour, au vivier, puis dans sa jolie chambre tout à côtéde la sienne, pour qu’elle pût veiller la nuit sur son sommeil, etenfin dans la salle à manger, où s’étalaient déjà sur la tabledressée toutes les friandises anglaises confectionnées par missLydia ; c’étaient de belles jattes de crème mousseuse, despoudings blancs et des poudings noirs, des galettes au gingembre età l’anis, des flans saupoudrés de safran et de cannelle pilée, desconfitures au verjus et à l’épinette. Douceurs quiparaîtraient peut-être un peu aventurées à des palais français,mais qui font les délices des enfants de Londres.

On se mit à table, et Alexandre, oubliant sespréoccupations d’études et de savoir, savoura en vrai gourmand tousles mets préparés par la bonne tante Lydia.

Dès le lendemain, le curé Deann, anciencondisciple du gentilhomme, et qui vivait retiré dans une ferme desenvirons, fut mandé au cottage de Benfield ; on tint conseilet il fut décidé que les journées de l’enfant se partageraiententre les exercices du corps et ceux de l’intelligence ; aprèsles heures d’études, il ferait de longues promenades dans la forêt,soit à pied, soit sur un joli petit poney que son père avait achetépour lui.

L’enfant se soumettait à ces promenades parcequ’il pouvait, tout en les faisant, composer des vers et lesréciter tout haut en face de la nature silencieuse qui semblaitl’écouter. C’était surtout les vers d’Homère et de Virgile qu’il seplaisait à déclamer de la sorte. Il aimait à marier l’harmonie deces belles langues antiques aux bruissements mélodieux des cimesdes vieux arbres.

Un an s’était à peine écoulé que l’enfantfortifié par le grand air avait une carnation rose et des yeux vifsqui annonçaient la santé et presque la force. Sa taille seulerestait chétive, et quand il se regardait par hasard dans un miroirou dans un courant d’eau, il se disait tristement :« Oh ! je serai toujours le petit bossu ! »Mais relevant aussitôt fièrement la tête : « Eh !qu’importe ! ajoutait-il, si je suis un grandpoëte. »

L’Iliade l’enflammait tellement qu’ils’exerça, à l’insu de son instituteur et de son père, à mettre enscène quelques-uns des personnages d’Homère. C’est ainsi qu’à l’âgede douze ans il fit sur Ajax une espèce de tragédie en versanglais, reflets souvent très-beaux, très-justes et très-concis desvers d’Homère. Quand il eut terminé cet essai et qu’il le lut unsoir en famille à la veillée, ce furent de la part du père et dumaître un étonnement et une admiration qu’ils ne purent contenir.Quant à la mère et à la tante, leur enthousiasme éclata par leslarmes et les caresses dont elles couvrirent le jeune poëte.

« Voici le jour de sa naissance quiapproche, dit la tante, et il faudrait pourtant bien le fêterdignement, ce cher enfant, qui sera la gloire de safamille. »

Le père proposa de convier toutes les famillesde la noblesse qui habitaient dans les environs, et de leur lire,pour l’anniversaire du jour de la naissance de son fils, cettetragédie d’Ajax.

Le bon curé, la mère et la tante, applaudirentà cette idée.

« Père, répliqua l’enfant, ce sera bienfroid. Si M. le curé peut trouver, dans ses connaissances etdans ses élèves, les acteurs nécessaires, ne vaudrait-il pas mieuxtransformer cette salle en salle de spectacle, et y jouer matragédie ! C’est moi qui remplirai le personnaged’Ajax !

– Quelle idée ! répliqua la mèreavec crainte.

– Oh ! je vous comprends, repritl’enfant un peu tristement, vous avez peur que je ne fasserire ; rassurez-vous, on ne verra plus ma taille, onn’entendra que mes vers, et cette fois, je suis tellement sûr demoi, que je veux que mes anciens compagnons d’école, qui m’ontraillé, assistent tous à cette représentation. »

Les désirs de l’enfant n’étaient jamaiscombattus par cette famille qui l’adorait ; il fut donc décidéqu’une grande fête serait donnée au mois de mai, dans le riantcottage de Benfield. Le bon curé se chargea des répétitions de latragédie d’Ajax, le père des invitations, la tante de lalente et savante confection du lunch splendide qui devaitêtre servi à l’aristocratique compagnie. Quant à la tendre mère,elle se préoccupa avec un soin plein d’anxiété du costume d’Ajax,que devait revêtir son petit Alexandre, elle imagina des chaussurespour le grandir, et une sorte de cuirasse qui dissimulerait larondeur des épaules.

Lorsque ce beau jour de mai arriva, lescarrosses armoriés accoururent de toutes parts dans les avenues decette grande forêt de Windsor. Les oiseaux chantaient sous lefeuillage naissant, et semblaient souhaiter la bienvenue auxinvités. Pas un des anciens compagnons d’école du petit Alexandren’avait manqué à l’appel. Il y avait là plusieurs lords etplusieurs écrivains célèbres de l’époque, de belles ladies et dejolies misses. Toute la compagnie commença par prendre lelunch, car en Angleterre, bien manger est un plaisir qu’onne dédaigne pas ; nous aurions pu ajouter bien boire,mais nous ne voulions pas faire d’épigramme. De la salle à mangertoute la compagnie passa au salon boisé qui servait de salle despectacle ; dans le fond était une estrade qui simulait lascène, et devant laquelle tombait un rideau de tapisserie deBeauvais. Ce rideau s’ouvrit aux sons de la musique, et l’onaperçut Ajax sous sa tente. Celui qui représentait le héros grecparut bien un peu petit et délicat, mais à peine eut-il parlé qu’onn’entendit plus que sa voix. Les vers qu’il récitait étaient unécho de la grandeur et de l’héroïsme d’Homère ; c’étaitquelque chose de nouveau dans la poésie anglaise ; l’oreilleen était charmée et l’âme saisie.

Les personnes les plus considérables del’assistance donnèrent le signal des applaudissements ; lesanciens compagnons du petit Alexandre battirent des mains à leurtour. Ce fut un véritable triomphe.

À la fin de la pièce on redemanda l’auteur etl’acteur, il se fit un peu attendre ; mais les crisredoublèrent. Enfin il reparut dépouillé de son costume et de sescothurnes élevés ; sa tête était expressive et belle, mais soncorps grêle laissait apercevoir sa difformité ; il se tournavers le groupe de ses compagnons :

« Hélas ! murmura-t-il, je suistoujours le petit bossu !

– Non ! non ! dirent-ils tous àl’unisson, vous êtes un grand poëte ! » Et l’assistanceentière cria à ébranler la salle :

« Vive Alexandre Pope ! »

Un écho de la forêt répéta comme un suprêmeapplaudissement :

« Vive Alexandre Pope ! »

Partie 14
BENJAMIN FRANKLIN

NOTICE SUR BENJAMIN FRANKLIN.

Benjamin Franklin est un des hommes qui ont leplus contribué à la civilisation et à l’émancipation de l’Amérique.Il naquit à Boston, dans la Nouvelle-Angleterre, en 1707, d’unefamille pauvre et nombreuse. Son père était un fabricant dechandelles ; ses frères étaient aussi de simplesartisans ; cependant le père, très-intelligent, s’apercevantdu goût prononcé que le petit Benjamin montrait pour l’étude, eutl’idée d’en faire un ecclésiastique et l’envoya dans uneécole ; mais trouvant cette éducation trop chère, il le mitbientôt dans une école plus petite où l’enfant apprenait seulementà écrire et à compter. Franklin acquit ainsi en peu de temps unebelle écriture ; il ne réussit point au calcul. Apprendre àlire et à écrire fut tout ce qu’il dut à d’autres qu’à lui-même. Àdix ans, son père, qui avait renoncé à en faire un ministre, lereprit chez lui et voulut l’employer à son métier, mais l’enfant,qui avait une imagination très-vive, ne put se soumettre à cetravail ; le spectacle de la mer l’enflammait, il rêvaitd’être marin ; il apprit de bonne heure à nager et à conduireune barque. Son père voulut réprimer ce penchant, et le mit enapprentissage chez un coutelier, mais il fut encore obligé de leretirer chez lui, et voyant la passion excessive de son fils pourl’étude et la lecture, il résolut d’en faire un imprimeur. Un deses enfants avait déjà cet état ; il plaça chez lui Benjamin àl’âge de douze ans, sous la condition d’y travailler comme simpleouvrier jusqu’à vingt et un ans, sans recevoir de gages que ladernière année.

Franklin devint bientôt très-habile dans cemétier qu’il aimait parce qu’il lui permettait de se procurer tousles ouvrages des grands poëtes, des grands historiens et des grandsphilosophes dont le génie l’attirait ; il se mit lui-même àécrire ; il composa de petites pièces, entre autres deuxchansons sur des aventures de marins que son frère imprima et luifit vendre par la ville. L’une de ces chansons eut un grand succès,ce qui flatta beaucoup l’enfant ; mais son père qui était unesprit éclairé, au-dessus de sa profession, lui fit comprendre queses vers étaient très-mauvais ; il s’essaya dans unelittérature plus sérieuse.

Son frère était l’imprimeur d’une des deuxgazettes qui paraissaient alors à Boston ; le jeune Benjaminfit pour cette feuille quelques articles qu’il ne signa point, maisqui réussirent fort. Il finit par faire connaître qu’il en étaitl’auteur, et tout le monde le loua, excepté son frère, qui étaitjaloux de lui et le maltraitait sans cesse ; bientôt leursdissentiments augmentèrent, Franklin quitta l’imprimerie de sonfrère ; celui ci le discrédita tellement à Boston qu’il ne puttrouver de travail chez aucun imprimeur. Il résolut de quittercette ville et de n’en rien dire à personne : il s’embarqua àla faveur d’un bon vent et arriva en trois jours à New-York,éloigné de trois cents milles de la maison paternelle ; ilavait alors dix-sept ans, il était sans aucune ressource et neconnaissait pas un individu auquel il pût s’adresser. Ne trouvantpas d’ouvrage à New-York, il se rendit à Philadelphie où il futplus heureux. Le gouverneur de la province s’intéressa à lui et luioffrit de l’envoyer à Londres chercher tous les matériaux d’uneimprimerie qu’il voulait établir.

Franklin accepta, mais ce voyage à Londres luicausa mille tribulations et peu de profit, son protecteur ne luiayant pas fourni l’argent nécessaire pour vivre à Londres, il futobligé d’entrer dans une imprimerie ; il s’y acquit uneréputation de courage et d’esprit qui le rendit le modèle de sescompagnons ; bientôt ayant pu se faire une petite pacotille,il revint à Philadelphie où il s’associa à l’un de ses camaradespour monter à leur compte une imprimerie. L’ami de Franklin avaitapporté les fonds, lui, fournit son labeur assidu et son expériencedéjà exercée. Il travaillait jour et nuit, il voulait parvenir à lafortune et surtout à la considération. Sa seule distraction étaitde réunir toutes les personnes distinguées et instruites de laprovince, avec lesquelles il dissertait de politique et dephysique.

Bientôt l’associé de Franklin le laissa seulmaître de leur imprimerie, sa fortune prit un accroissement rapide,il se maria avec miss Read qu’il avait longtemps aimée. Tous lesgrands hommes ont ainsi dans la vie une femme qui devient comme laboussole de leurs nobles actions. Franklin fonda un journal, créaplusieurs établissements utiles de librairie et d’instructionpopulaire ; il commença en 1732 à publier son Almanach duBonhomme Richard, où il présente les sages conseils et lesplus graves pensées sous une forme originale qui les imprimefacilement dans l’esprit. En 1736, Franklin fut nommé député àl’assemblée générale de la Pennsylvanie, et l’année d’après ildevint directeur des postes de Philadelphie ; il futtrès-utile à cette ville et à toute la province ; il arma unesorte de garde nationale de dix mille hommes pour la défendrecontre les Indiens qui la menaçaient. Il continua en même temps defonder des sociétés savantes, il fit des études spéciales surl’électricité et inventa le paratonnerre. Il créa un grandétablissement d’instruction publique qu’il soutint de son crédit,de sa fortune et même de son enseignement. Cet établissement estdevenu aujourd’hui le collége de Philadelphie. Il aida à fonder deshôpitaux et des asiles pour les pauvres ; en 1757, il futenvoyé à Londres chargé d’une mission politique ; il yséjourna jusqu’en 1762, se lia avec les hommes les plus savants del’époque et fut reçu membre de la Société royale de Londres et dediverses autres académies européennes.

Lorsque la guerre de l’indépendance éclata enAmérique, en 1775, Franklin prit une grande part aux résolutionsles plus fermes et les plus courageuses. Tandis que Washingtoncommandait les soldats de la liberté, Franklin fut chargé d’allerdemander le secours de la France contre l’Angleterre ; ilpartit en 1776. Il fut accueilli à Paris par le duc de laRochefoucauld, qui l’avait connu à Londres, et qui le présenta à lahaute société de Paris et à la cour. Franklin réussit par son grandesprit, ses manières simples et dignes, son noble visage et sesbeaux cheveux blancs ; il sut naître parmi la noblessefrançaise un vif enthousiasme pour la guerre de l’indépendance del’Amérique. M. de la Fayette partit à la tête desvolontaires ; le roi Louis XVI, entraîné par l’opinionpublique, conclut, en 1778, le traité d’alliance avec lesÉtats-Unis, reconnus comme puissance indépendante ; la mêmereconnaissance fut faite par la Suède et la Prusse. Ayant atteintce but qui assurait l’indépendance de sa patrie, Franklin restaencore plusieurs années en France comme ministre plénipotentiaire,il s’établit à Passy (dont une des rues porte aujourd’hui sonnom) ; c’est là qu’il écrivit plusieurs de ses ouvrages et fitde nouvelles expériences de physique ; il eut le bonheur derencontrer Voltaire à l’Académie des sciences, il lui présenta sonpetit-fils et lui demanda pour lui sa glorieuse bénédiction.Voltaire posa ses mains amaigries et tremblantes sur la tête del’enfant et s’écria : God and liberty ! Dieu etla liberté ! Voilà, ajouta-t-il, la devise qui convient aupetit-fils de Franklin. Les deux grands hommes en se quittants’embrassèrent les yeux mouillés de larmes.

Mais Franklin, se sentant affaibli par lesinfirmités de l’âge, quitta la France pour aller revoir sa chèreAmérique ; quand il arriva à Philadelphie, tous les habitantsde la ville et tous ceux des environs à une grande distanceaccoururent sur son passage et le saluèrent comme le libérateur dela patrie ; il fut deux fois élu président de l’Assemblée,mais en 1788 il fut contraint par la souffrance et l’âge de seretirer entièrement des affaires. Il trouva encore assez de forcepour travailler à fonder plusieurs institutions utiles ; ilécrivit contre la traite des esclaves ; rédigea ses Mémoiresoù sa vie honnête et glorieuse se déroule comme un beau fleuve quis’avance tranquillement vers la mort. La mort, Franklin l’attenditet la reçut avec résignation au milieu des utiles travaux quiremplirent ses dernières années ; il fut attaqué de la fièvreet d’un abcès dans la poitrine qui terminèrent sa vie le 17 avril1790, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Son testament, quirenfermait plusieurs fondations d’utilité publique, se terminaitpar cette phrase : « Je lègue à mon ami, l’ami du genrehumain, le général Washington, le bâton de pommier sauvage aveclequel j’ai l’habitude de me promener ; si ce bâton était unsceptre, il lui conviendrait de même. » Quel éloge éloquentdans ce peu de mots et quels deux grands hommes admirables queWashington et Franklin ! ils resteront éternellement comme lesmodèles du désintéressement, de l’honneur et dupatriotisme !

Plusieurs années avant sa mort, Franklin avaitcomposé lui-même son épitaphe, la voici :

ICI REPOSE

LIVRÉ AUX VERS

LE CORPS DE BENJAMIN FRANKLIN, IMPRIMEUR ;

COMME LA COUVERTURE D’UN VIEUX LIVRE,

DONT LES FEUILLETS SONT ARRACHÉS,

ET LA DORURE ET LE TITRE EFFACÉS.

MAIS POUR CELA L’OUVRAGE NE SERA PAS PERDU ;

CAR IL REPARAÎTRA,

COMME IL LE CROYAIT,

DANS UNE NOUVELLE ET MEILLEURE ÉDITION,

REVUE ET CORRIGÉE

PAR

L’AUTEUR.

Lorsque la mort de Franklin fut connue, uneconsternation générale se répandit en Amérique. En France, à lanouvelle de cet événement, l’Assemblée nationale ordonna un deuilpublic.

BENJAMIN FRANKLIN. Le jeune imprimeurpubliciste.

Le spectacle de la mer est tellementsaisissant et grandiose, que toutes les imaginations en sontfrappées ; l’homme du peuple sent son âme agrandie devantcette immensité, l’enfant s’en étonne et s’en émeut ; lesgrandes scènes de la nature font ressentir aux êtres les plusordinaires, quelques-unes des sensations des artistes et despoëtes. Si l’aspect de l’Océan est sublime, le rivage d’un port demer a des anfractuosités pittoresques, où pendent les alguesmarines et les coquillages ; quelquefois des grottes ou desrocs surplombés, qui sont autant de parages familiers aux jeunesriverains, aimés et explorés par eux.

Par une belle saison d’automne, un enfant dehuit ou neuf ans allait tous les soirs, vers la tombée de la nuit,nager dans la rade de Boston. Cette ville n’avait pas alorsl’importance qu’elle a acquise aujourd’hui ; plus restreinte,elle n’était qu’un grand centre de population des coloniesanglaises en Amérique. L’industrie et le commerce s’y développaientcependant avec cette activité régulière et incessante quicaractérise le génie anglais.

L’enfant qui chaque soir se jetait à la naged’une plage voisine, ou essayait de s’emparer de quelque barqueabandonnée pour s’exercer à la conduire lui-même, cet enfant étaitvêtu du simple habit de cotonnade des petits artisans ; maissa taille bien prise, son visage expressif, son œil bleu etinterrogateur faisaient qu’on ne pouvait le voir passer sans leremarquer, aussi fut-il bientôt connu de tous les habitués du port.Pas un vieux marin qui n’aimât le petit Benjamin, et qui ne lehêlât par son nom, tandis qu’il se glissait comme un poisson àtravers le labyrinthe des barques. Gagner le large, nager en pleinemer ou y conduire une barque dans laquelle il s’était jeté sansêtre vu (mais qu’il ramenait toujours religieusement à la place oùil l’avait prise), tel était l’exercice passionné auquel se livraitchaque jour l’enfant robuste, à la mine intelligente. Aussitôtqu’il se voyait seul entre le ciel et l’eau, il s’abandonnait à unesorte de joie bruyante, qui se traduisait tantôt par desaspirations prolongées de l’air pur, aux bonnes senteurs maritimeset par des gestes saccadés dans lesquels il semblait se détendre ets’allonger ; tantôt par le chant vif d’un air populaire,auquel il associait des paroles improvisées sur la nature et sur laliberté. Parfois il gagnait un récif, moitié dans la barque etmoitié en nageant ; il grimpait jusqu’à la plus haute pointedu roc qui sortait du milieu des flots, il y mettait ses habitssécher au vent de l’Océan ; et, s’asseyant nu et pensif, ilcontemplait l’horizon immense : devant lui le rivage, le port,Boston, la campagne américaine, derrière lui, l’étendueincommensurable des vagues enlacées.

Ce qui faisait un plaisir si vif du mouvementde la mer et du contact de la nature pour le petit Benjamin,c’était le contraste que ces heures libres du soir formaient avecl’esclavage qui lui était imposé tout le jour. Le pauvre enfantdevait dès son lever, travailler à un métier qui lui répugnaitextrêmement. Son père était fabricant de chandelles, et le petitBenjamin avait pour besogne spéciale de remuer les graisses dansles chaudières et de les faire couler dans les moules autour desmèches. L’enfant, doué de sens délicats et d’une belle imagination,ne s’était soumis qu’avec une grande répugnance à cette occupationà laquelle son père l’obligeait depuis un an ; envoyé àl’école de cinq à huit ans, il y avait appris avec une rarefacilité à lire et à écrire ; il aimait les livres avecpassion, et lisait à la dérobée ceux dont son père, ouvrierintelligent, avait formé sa bibliothèque. Parmi ces livres, étaientles Vies des grands hommes de Plutarque, et quand salecture était finie, son bonheur était d’aller rêver en plein airet en pleine mer ; il ne lui fallait rien moins que ces heuresde solitude, pour lui faire prendre en patience le dégoût desheures de travail à la fabrique ; l’odeur qui s’exhalait deschaudières l’écœurait, et lorsqu’il était obligé de toucher avecses belles petites mains blanches aux chandelles encore fumantes,il éprouvait une répulsion extrême. Mais il se soumettait au labeurqui était celui de son père, à qui il eût craint de manquer derespect en lui montrant son dégoût ; seulement, aussitôt sontriste travail terminé, il aspirait au vent et aux flots de lamer ; il voulait effacer de ses cheveux, de sa chair et de sesvêtements, cette senteur de graisse rance qui le poursuivait commele stigmate de son travail répugnant. Mais à peine s’était-ilbaigné et avait-il embrassé la nature, qu’il se sentait redevenirun enfant élu de Dieu, doué de qualités exceptionnelles qui sedévelopperaient, et qui le feraient grand malgré tous les obstaclesde sa position sociale. La lecture des Vies de Plutarque ledisposait aux luttes et aux obstacles, et lui faisait entrevoir lagloire.

Il avait bien raison de penser que lesobstacles ne sont rien contre les facultés naturelles qui font lesgrands hommes. Tous les récits qui composent ce livre fait pour lajeunesse, concourent à lui prouver que la persévérance et l’étuderompent toutes les barrières que l’on oppose aux nobles instincts.Les sociétés modernes se sont beaucoup occupées de l’améliorationintellectuelle des classes pauvres ; c’est un bien, carl’homme policé et à demi instruit est meilleur et plus doux quel’homme à l’état de nature. Mais c’est un mal aussi au point de vuede l’originalité et de la grandeur de l’esprit humain. La diffusionde l’instruction produit une foule de médiocrités, de faussesvocations et de vanités mercantiles. Au lieu de cela, quand ilfallait escalader le savoir comme un roc ardu, s’y meurtrir etparfois s’y briser, ceux-là seuls qui se sentaient l’âme robustetentaient l’ascension ; ils allaient, ils allaient toujours àtravers les misères et les angoisses, ils savaient bien qu’ilsarriveraient à la gloire, et resteraient comme la tête et leflambeau des nations. Aujourd’hui, nous n’avons plus que le niveaude moyennes et blafardes clartés.

Mais revenons à notre pauvre enfant perché surle sommet d’un récif, et songeant d’un bel avenir. Lorsqu’ilrentrait au logis de son père, au retour de ces excursionsvivifiantes, il y rapportait un front radieux et un corps reposé.Après le repas du soir, et quand la prière en commun était dite, ilse retirait dans l’étroite chambre où il couchait, se mettait àlire ses livres préférés, et s’exerçait déjà dans de petitescompositions. Quoiqu’il passât souvent une partie de la nuit à cetravail, qui était pour lui un plaisir, le lendemain dès l’aube, iln’en était pas moins sur pied et se rendait bien vite à lafabrique, pour aider son père à faire des chandelles. Son père,touché de tant de douceur et de zèle, et voulant faciliter lapassion que l’enfant avait pour s’instruire, lui dit un jour :« Je vois bien que tu ne peux t’habituer à mon métier ;ton petit frère qui pousse et grandit m’aidera, et toi, tu irastravailler à l’imprimerie de ton frère aîné ; cet état teconvient, puisque tu aimes tant les livres ; là, tu pourras enavoir facilement par tous les libraires de la ville. »

L’enfant bondit de joie à ces paroles ;depuis longtemps il enviait la profession de son frère aîné, maisjamais il n’avait osé espérer que son père lui permettrait de lasuivre un jour.

Travailler dans une imprimerie n’a jamaisrépugné aux philosophes, aux poëtes et aux moralistes ; témoinnotre Béranger et notre de Balsac. Il y a dans cette compositionmatérielle d’un livre, une sorte d’association avec son enfantementintellectuel ; c’est comme le corps et l’âme d’unecréature.

Fabriquer les plus beaux livres de lalittérature anglaise, en saisir quelque fragment tout en alignantles lettres de plomb dans les cases, respirer la pénétrante odeurde l’imprimerie au lieu de la senteur si fade et si repoussante deses odieuses chandelles, cela sembla le paradis les premiers joursà notre petit Benjamin ; si bien qu’il oublia à quelles duresconditions son frère l’avait reçu apprenti dans son imprimerie. Cefrère aîné, nommé James, était aussi calculateur et positif, quel’enfant rêveur l’était peu ; il n’avait consenti à prendre lepetit Benjamin chez lui, qu’à la condition qu’il y travailleraitcomme simple ouvrier jusqu’à vingt et un ans, sans recevoir degages que la dernière année.

Les premières années de cet apprentissagepassèrent assez doucement pour le petit Benjamin qui trouvaittoujours un grand bonheur dans l’étude et dans ses excursions enmer. Son frère, pourvu que les journées d’atelier eussent été bienremplies, ne se préoccupait guère que l’enfant manquât ses repas etprît sur son sommeil pour se livrer à ses grands et invinciblesinstincts.

Un riche marchand anglais fort instruit, quifréquentait l’imprimerie, s’intéressa au jeune apprenti dont ilavait deviné l’intelligence ; il lui ouvrit sa bellebibliothèque, une des plus considérables de Boston ; il fitplus, il dirigea ses lectures, et lui apprit à les classer parordre dans sa mémoire ; il lui fit lire d’abord la série detous les historiens anciens et modernes, ajoutant à l’histoire despeuples connus de l’antiquité, l’histoire de la découverte des payset des peuples nouveaux ; puis les chroniques et les mémoiresqui prêtent aux faits généraux, les détails et la vie ; il luifit lire aussi tous les ouvrages les plus célèbres de religion, demorale, de science, de politique et de philosophie ; enfin,les grands poëtes, qui sont comme le couronnement radieux de cemerveilleux édifice de l’esprit humain construit patiemment desiècle en siècle par toutes les intelligences élues de tous lespays. Dans les grands poëtes, il trouvait l’essence et comme lacondensation de tous les génies. Homère et Shakspeare résument eneux tous les savoirs et toutes les inspirations.

La poésie le passionna et lui donna levertige ; dès son enfance, il avait fait des vers incorrectset sans règle ; il voulut en écrire de châtiés etd’irréprochables, suivant les préceptes que Pope venait de traduired’Horace et de Boileau. Mais en poésie, la volonté ne suffitpas ; il faut avoir été touché du feu sacré.

Benjamin ne discernait pas encore sa véritablevocation ; comme il était ému en face de la nature, il se crutpoëte ; il n’improvisait plus ses vers comme autrefois sur devieux airs ; il les écrivait avec soin, et ne les chantait quelorsqu’il était content de leur forme. C’est ainsi qu’il fit deuxballades sur des aventures de marins ; il les chanta àquelques vieux matelots, ses amis de la mer ; ils en furentenchantés, les répétèrent en chœur, et leur assurèrent une sorte desuccès populaire. Le frère de Benjamin, sachant qu’il y trouveraitson profit, imprima les deux ballades et envoya l’enfant les vendrele soir par la ville. Benjamin, vêtu de sa jaquette d’atelier,poussait en avant une petite brouette toute chargée des feuilletshumides, et attirait l’attention des passants sur ses balladesqu’il fredonnait. Il en vendit énormément dans les rues, sur lesplaces publiques, et principalement sur le port, où chaque matelotet chaque mousse voulurent avoir les chansons de leur petit ami. Ilrapportait religieusement à son frère tout l’argent de cette vente.Quant à lui, il se contentait de l’espèce de gloire qu’il pensaiten recueillir.

Son père, qui était un homme de bon sens, douéde facultés naturelles très-élevées, interposa son autorité entrel’âpreté du frère et la vanité naissante du petit poëte ; ilne voulut pas que Benjamin continuât cette vente publique, et luidéclara très-nettement que ses vers étaient mauvais. L’honnêteouvrier possédait ce que nous avons plusieurs fois constaté dansdes natures à demi incultes, un instinct très-sûr pour juger desbeautés de l’art et de la poésie ; il les sentait plus qu’ilne les analysait, mais son sentiment suffisait pour lui inspirerune sorte de critique toujours juste ; entendait-il de lamusique ou lisait-il des vers, il goûtait les passages les plusbeaux aussi bien que l’eût fait un artiste de profession. Commedélassement, il aimait à lire les grands poëtes après sa journée detravail, et c’est sur leur génie qu’il s’appuya pour convaincreBenjamin de l’infériorité de ses propres vers ; il comprenaitbien qu’en ceci, l’autorité d’un père n’aurait pas suffi, etsurtout quand ce père n’était qu’un pauvre artisan.

Il choisit, pour accomplir son dessein, troisdes plus belles scènes de Shakspeare : une de la Mort deCésar, une de la Tempête et une de Roméo etJuliette, où tour à tour le poëte avait peint l’héroïsme de lapatrie et de la liberté ; le spectacle des élémentsdéchaînés ; la douceur et la tristesse de l’amour. Le bonouvrier lut à son fils avec simplicité les trois scènes. Benjaminpassait de l’enthousiasme à l’attendrissement. « C’estbeau ! s’écriait-il, c’est beau à faire tressaillir tout unpeuple rassemblé ! »

Le père prit alors les deux ballades ;et, souriant malicieusement, il dit à l’enfant : « Tuavais à exprimer les mêmes sentiments que le grand Williams ;tu avais à décrire les fureurs de la mer ; le courage deglorieux marins qui se dévouent et meurent pour leur patrie ;l’amour d’une jeune fille pour un jeune matelot ; ehbien ! lis et compare ; dans tes vers, pas uneimage ; pas une expression qui aille au cœur et leremue ; des mots communs ou grotesques qui semblent rire dusentiment qu’ils veulent exprimer ; une mesure tantôtsautillante et tantôt traînante, qui est celle des chansons debaladins et des complaintes d’aveugles ; enfin, un teldésaccord entre le sujet et la forme, que toi-même tu ne pourraisentendre sans hilarité ces récits qui étaient destinés à fairepleurer. » Et le voilà qui se met à lire tout haut les deuxballades.

Benjamin essayait en vain de l’interrompre ens’écriant : « Oh ! que vous avez raison, que c’estmauvais, que c’est plat ! j’étais fou de me croire poëte, jene le serai jamais, et pourtant, ajouta-t-il tristement, j’aime etje sens la poésie.

– Et moi aussi, mon enfant, je la sens,mais je suis incapable de l’exprimer, et de ne jamais faire mêmeune de tes chansons d’aveugles.

– Dois-je donc, continua l’enfant pensif,renoncer aux occupations de l’esprit, pour lesquelles il mesemblait que j’étais né ?…

– Eh ! non, non, répliqua lepère ; mais il faut t’exercer à écrire en prose sur diverssujets, et bien connaître ta vocation avant de te livrer aupublic ; peut-être seras-tu un philosophe moraliste, unpubliciste de journaux, ou peut-être un orateur ; mais ne tehâte pas, par vanité, de faire parler de toi, attends que le bruitvienne te chercher ; crois-moi, la fortune et la gloiredurables n’arrivent que lentement. »

Benjamin qui, ainsi que tous les êtresdestinés à devenir grands, n’avait aucune présomption, reçut cetteleçon de son père et s’y soumit ; elle se grava même siprofondément dans son âme, qu’elle sembla diriger toutes lesactions de sa vie. Suivant le conseil de son père, il s’exerça àécrire sur tous les sujets : il prit pour modèle les meilleursauteurs anglais de la mère patrie ; il lut leSpectateur d’Addison (ce premier modèle des revuesanglaises), et se mit à composer des articles de journaux ;l’idée de les faire paraître ne lui vint pas encore, mais elledevait lui être suggérée bientôt.

Il ne rêvait qu’au moyen de perfectionner etd’agrandir son esprit ; ayant lu dans un livre qu’unenourriture végétale maintenait le corps sain, et les facultés del’esprit toujours actives, il ne se nourrit plus que de riz, depommes de terre, de pain, de raisin sec et d’eau. Cette nourriturefrugale lui donnait le moyen d’économiser pour acheter plus delivres ; il finit par renoncer à son régimepythagorique ; c’est l’aventure suivante qui l’y décida :il allait quelquefois à la pêche pour son père ou son frère ;il leur rapportait son butin, mais jamais il n’y goûtait. Un jour,on lui fit remarquer dans le ventre d’un des poissons qu’il avaitpêchés, un autre tout petit poisson : « Oh !oh ! dit-il, puisque vous vous mangez entre vous, je ne voispas pourquoi nous nous passerions de vous manger. »

Boston, qui est devenue la ville la pluslettrée des États-Unis, l’était déjà à cette époque ; il yparaissait plusieurs journaux ; le frère de Benjamin enpubliait un qui s’appelait le Courrier de la nouvelleAngleterre. La rédaction en était faible, et le jeune rêveursentait bien qu’il serait désormais capable de faire de meilleursarticles que ceux qu’on vantait autour de lui. Mais il redoutaitles moqueries de son frère, esprit médiocre et envieux, et ilsavait bien que s’il lui présentait des pages signées de son nompour le journal, elles seraient refusées ; il rêva longtempscomment il pourrait lui faire parvenir incognito des articles surla politique et les sciences ; enfin il se décida àcontrefaire son écriture, et à glisser le soir, sous la portefermée de l’imprimerie, ces pages destinées au Courrier de lanouvelle Angleterre. Tous les articles qu’il fit ainsiparvenir successivement à son frère furent imprimés dans lejournal, et bientôt on ne parla plus que du publiciste anonyme quil’emportait sur tous les publicistes connus.

Enhardi par le succès, Benjamin se fitconnaître ; chacun le combla d’éloges, excepté son frère, dontla jalousie redoubla. La vanité de celui-ci souffrait de soninfériorité et ne pouvait être vaincue que par son intérêt ;c’est ce qu’il montra trop bien peu de temps après ; unarticle de sa gazette ayant déplu, l’autorité lui défendit d’encontinuer la publication. James, qui tenait avant tout à l’argent,eut recours à un stratagème pour ne pas suspendre son journal dontil tirait chaque jour un gain assuré : il le fit paraître sousle nom de son frère, et, pour faire croire à tous à la réalité decette fiction, il rendit à Benjamin son engagement d’apprenti quile liait jusqu’à vingt et un ans ; mais il prit la précautionde lui faire signer un nouvel engagement secret qui l’enchaînaitsinon en public, du moins devant sa conscience.

Le studieux adolescent consentit à tout pourcontinuer à faire paraître ses travaux, et aussi dans l’espéranceque son frère, touché par le profit que lui rapportait cettegazette, se départirait de sa rigueur envers lui ; mais il estdes âmes communes et jalouses qui se donnent pour mission d’êtreles mauvais génies des âmes élevées : les exploiter et lesabaisser, tel est le but incessant de leur envie. James, humilié dela supériorité déjà éclatante de son frère, l’accablait de la plusrude besogne, dans l’espérance que cette supérioritéfaiblirait : du matin au soir il le forçait à travailler àl’imprimerie, quoiqu’il le vît pâle et défait lorsqu’il avait passéla nuit à écrire pour son journal.

Un jour, Benjamin, lassé de cette lutte et decette exploitation, déclara à son frère qu’il voulait saliberté.

James l’appela traître et parjure.

« Je sais bien que je manque à ma parole,répliqua le pauvre garçon, qui avait le cœur droit ; maisvous, James, vous manquez à la justice et à la bonté. » Et ilquitta la maison de son frère pour n’y plus reparaître.

James, furieux, alla se plaindre hautement àson père ; il chargea Benjamin d’accusations odieuses ;il le décria chez tous les imprimeurs de Boston, si bien quel’accusé n’osa plus se montrer. Cependant la nécessité le pressait.Où s’abriter ? comment se nourrir ? Soutenu par lavigueur de son esprit si au-dessus de son âge, il se résolut àfaire quelques tentatives, et alla frapper à plusieurs imprimeries.Toutes lui furent fermées.

Désespéré, n’ayant plus pour ressources quequelques monnaies anglaises (en tout la valeur de cinq francs), ilalla s’asseoir sur le rivage de la mer, et, malgré lui, il se prità pleurer ; ce soir-là, il ne songea ni à nager ni à ramer auloin. Comme il se lamentait ainsi, sans regarder les vagues quimouillaient ses pieds, le capitaine d’un brick, un de ses vieuxamis, passa près de lui.

« Quoi ! Benjamin devient paresseuxau plaisir ? Benjamin ne nage pas ? Benjamin ne chanteplus ? lui dit-il en lui frappant sur l’épaule ; puis ilajouta : Benjamin ne veut-il pas, pour se distraire, venirboire un coup à mon brick, qui est en partance demain pourNew-York ? »

Touché de la bonté du vieux marin, Benjaminlui conta toutes ses peines.

« Eh bien ! lui dit le capitaineaprès avoir écouté son récit, si tu m’en croyais, tu n’en ferais niune ni deux, et tu partirais demain avec moi pour New-York ;peut-être y trouveras-tu de l’ouvrage : en tout cas, tu irasjusqu’à Philadelphie, où j’ai un parent imprimeur, qui te recevracomme un fils. »

Benjamin avait l’esprit aventureux ; ilagréa avec joie la proposition du capitaine, et le soir même ilétait à son bord.

Favorisés par un beau temps, ils arrivèrentrapidement à New-York ; mais, n’y ayant pas trouvé d’ouvrage,Benjamin en repartit aussitôt pour Philadelphie, muni d’une lettredu bon capitaine à son parent, l’imprimeur Keirmer. Il trouva unemaison hospitalière, un maître intelligent et doux, qui comprittout ce que valait le noble adolescent, et le traita comme sonpropre enfant. Benjamin travailla avec ardeur pour prouver sagratitude, et bientôt il devint le chef de l’imprimerie. Mais unlabeur plus élevé, la politique, la science, l’attiraittoujours ; quand le soir était venu et qu’il se promenait seuldans la campagne de Philadelphie, il se demandait souvent avectristesse si quelque voie lui serait enfin ouverte pour accomplirsa destinée.

Un soir, assis sur une hauteur qui dominait laville, il s’y oublia jusqu’à la nuit. Tout à coup un orage lesurprit, un de ces orages formidables dont ceux des contréeseuropéennes ne sauraient nous donner une idée ; la foudreéclata sur un édifice et y mit le feu ; bientôt la flammes’étendit et dévora le monument. Benjamin accourut, guidé par lasinistre lueur ; plusieurs personnes avaient péri ;c’était un spectacle navrant. Le jeune savant rentra le cœur brisé,et passa la nuit à méditer, la tête penchée sur sa table detravail : il avait depuis quelque temps constaté le pouvoirqu’ont les objets taillés en pointe de déterminer lentement et àdistance l’écoulement de l’électricité ; il se demanda si onne pouvait pas faire de ces objets une application utile qui fîtdescendre ainsi sur la terre l’électricité des nuages ; il sedit que si les éclairs et la foudre étaient des effets del’électricité, il serait possible de les diriger et de les empêcherde détruire et de ravager. C’est aux réflexions de cette nuit deveille douloureuse qu’on dut plus tard le paratonnerre, dontBenjamin fut l’inventeur.

Cependant la renommée d’un savant si précocene tarda pas à se répandre dans Philadelphie. Sir William Keith,gouverneur de la province, qui était un homme remarquable, voulutle voir et l’interroger ; il comprit ce que deviendrait dansl’avenir ce jeune et hardi génie. Il songea à l’attacher à la mèrepatrie par les liens de la reconnaissance et de la gloire.

« Voulez-vous aller à Londres, luidit-il, vous partirez sur un vaisseau de l’État, vous y serezdéfrayé par moi, vous connaîtrez là-bas les littérateurs et lessavants, vous serez des leurs, mon jeune ami, puis vous reviendrezà Philadelphie, et vous répandrez les trésors de votre esprit dansle nouveau monde ! »

Benjamin accepta.

De ce jour, il se sentait émancipé ;d’adolescent, il devenait homme ! Mais son premierbienfaiteur, en lui parlant ainsi, ne se doutait guère que sonprotégé serait un jour le fameux Benjamin Franklin, un desfondateurs de la république des États-Unis !

Partie 15
CHARLES LINNÉ

NOTICE SUR LINNÉ.

Linné (Charles Linnæus), le plus grandnaturaliste du dix-huitième siècle, naquit le 24 mai 1707 dans levillage de Roeshult en Suède ; il était fils du pasteur de cevillage, qui voulait aussi en faire un ministre, et l’envoya àl’âge de dix ans dans la petite ville de Vixiœ pour y suivrel’école latine. Déjà entraîné par sa passion pour la botanique,Linné négligea ses études classiques, et son père en fut tellementirrité qu’il le mit en apprentissage chez un cordonnier. Mais unmédecin nommé Rothman, ayant eu occasion de causer avec le jeuneLinné, fut frappé de son aptitude pour toutes les sciencesnaturelles, il lui prêta un Tournefort (botanistefrançais), il chercha à le réconcilier avec son père, et le plaçachez Kilian Stobæus, professeur de l’Université de Lund ;bientôt Linné passa à l’Université d’Upsal. Sa vie d’études fut unevie de privations ; il ne subsistait qu’en donnant des leçonsde latin à d’autres écoliers, et il était réduit à raccommoder pourson usage les vieux souliers de ses camarades. Ce fut un de sesmaîtres, Olaüs Celsius, qui donna au jeune Linné la nourriture etle logement, et plus tard lui fit obtenir la direction du jardinbotanique d’Upsal. Dès lors, n’ayant plus à lutter contre lamisère, le génie de Linné put prendre l’essor. Il voyagea, pour endécrire les plantes, dans la Laponie norvégienne ; fit le tourdu golfe de Bothnie et revint à Upsal par la Finlande et les îlesd’Aland ; il visita aussi Hambourg, puis se rendit enHollande. C’est là que l’illustre médecin Boerhaave pénétral’étendue de son génie et commença sa fortune. Linné étudia etprofessa durant trois ans en Hollande, tout en rassemblant desmatériaux pour ses grands ouvrages dont les principaux sont :le Système de la nature ; la Philosophie de labotanique ; la Flore de la Laponie ; leFondement de la botanique ; les Noces desplantes ; etc., etc. Ces divers traités se répandirentavec rapidité et firent connaître la gloire et le nom de Linné dansle monde entier. De la Hollande il passa à Paris, où il se lia pourla vie d’une tendre amitié avec Bernard de Jussieu, notre célèbrenaturaliste ; enfin il se fixa en Suède et finit par y obtenirde grands honneurs ; il enseigna la botanique dans lacapitale, eut le titre de médecin du roi et fut anobli. Il avaitépousé, en 1740, Mlle More, une jeune Suédoisequ’il avait longtemps aimée ; il en eut quatre filles et unfils. Son fils lui succéda dans sa chaire, et une de ses filles sedistingua par des travaux de botanique ; il mourut le 10janvier 1778, âgé de 71 ans. Il fut enterré dans la cathédraled’Upsal. Gustave III proclama lui-même les regrets de la Suèdedans un discours qu’il prononça devant les états généraux. Ceprince composa aussi lui-même l’oraison funèbre de Linné qu’il fitlire publiquement. On lui a élevé dans le jardin de l’Universitéd’Upsal un temple qui renferme les productions de la nature. Deuxmédailles furent frappées en son honneur.

ENFANCE DE CHARLES LINNÉ.

Si l’hiver de Paris nous paraît triste lorsquela brume enveloppe la grande ville ; si Londres, avec sonmanteau de brouillard épais et noir, a, d’octobre en avril, unaspect funèbre qui nous glace le cœur ; que serait-ce de ceslongs hivers de la Scandinavie, où la terre est durant plusieursmois couverte de neige et de glace, où le ciel est comme uncouvercle gris terne et sans horizon, à moins qu’une aurore boréalene l’éclaire tout à coup d’un éclat passager ; la Suède a unde ces climats rigoureux, qui donnent aux esprits toujours obligésde se replier sur eux-mêmes des tendances studieuses et unemélancolie calme ; quant aux corps, ils sont généralementrobustes sous ces latitudes, qui offrent beaucoup d’exemples delongévité ; mais malheur aux étrangers qui s’exposentimprudemment à cette température. On dit que Descartes prit unrhume en donnant, à Stockholm, des leçons de philosophie à la reineChristine de Suède, et qu’il mourut des suites de ce rhume :et pourtant les appartements de la reine devaient êtrechauffés !

Rien n’est plus triste qu’un pauvre village deSuède lorsqu’arrive novembre ; sitôt que le jour cesse, unefumée épaisse s’élève de chaque toit de chaume et annonce quechaque famille se chauffe autour du foyer.

Par une soirée d’hiver de 1719, la cheminée dupresbytère du village de Roeshult, pauvre habitation qui ne sedistinguait guère des chaumières qui l’environnaient, jetait dansl’air compacte et glacé une colonne de noire fumée ; dansl’intérieur brûlait un grand feu de tourbe. Le pasteur et safamille, qui se composait : de la femme du pasteur, excellenteménagère, de deux petites filles de sept à huit ans, et d’un garçonqui pouvait en avoir douze, étaient rangés autour d’une table pourla veillée ; sur cette table brûlait une lampe de fer basse,grossière et à trois becs ; au pied de la lampe étaientamoncelées de grosses pelotes de laine brune avec laquelle la mèretricotait des bas ; les aiguilles d’osier claquaient dans sesdoigts, les deux petites filles luttaient d’émulation pour imiterla besogne de leur mère et y parvenaient assez bien ; tandisque le pasteur, accoudé sur la table et la tête baissée sur unegrande Bible, en lisait de temps en temps quelques récits qu’ilcommentait.

Toute l’attention du petit garçon, dont lescheveux blonds obstruaient le front et les yeux, paraissaitabsorbée par un cahier de papier blanc sur lequel il fixait desherbes et des fleurs. Ses petites sœurs le regardaient parfois à ladérobée, mais sans l’interrompre de son travail ; quant à lamère, elle lui jetait de temps en temps un bon regard, accompagnéd’un sourire, tout en épiant son mari, le ministre, qui continuaitsa docte et pieuse lecture sans lever les yeux sur sonauditoire.

Mais tout à coup celui-ci secoua sa grossetête à la physionomie entêtée, et ayant regardé son fils, ils’écria avec colère :

« Encore ces cahiers et ces herbesinutiles ; je suis résolu à jeter le tout au feu, pour enfinir avec votre paresse et votre désobéissance. »

Et comme il faisait un geste pour exécuter samenace, l’enfant pressait avec force son cahier sur sa poitrine oùil croisait ses deux bras, tandis que sa mère arrêtait son mari etlui disait :

« Un peu de patience, mon bon Nils<span class=footnote>Abréviation suédoisede Nicolas.</span>, il a voulu ranger ses plantes de lajournée, et maintenant il va être tout à ses devoirs delatin ; et elle se hâtait de mettre à l’abri le cahier menacéet d’y substituer le cahier des thèmes et des versions.

– Femme, en pensant l’excuser vousl’accusez vous-même, s’écria le pasteur toujours en colère, vousparlez des plantes qu’il a recueillies aujourd’hui. Oui, je le saisbien, au lieu d’écrire ici ses devoirs ou de me suivre auprès desmalades et des mourants, il est allé fouiller sous la neige etcourir, comme un petit vagabond, dans les défilés des montagnespour y chercher quoi ? je vous le demande ? des herbessans nom et sans utilité.

– Sans nom, c’est possible, répliqua lafemme, aussi ignorante que son mari en botanique, mais pour utileset salutaires, il y en a qui le sont ; car l’autre jour, quandnotre petite Christine s’était fait une coupure au doigt, quelquesfeuilles d’une de ces plantes ont suffi pour cicatriser lablessure, et quand notre vieille cousine Berthe s’est brûlée il y aquelque temps si douloureusement, c’est encore avec des plantesindiquées par notre petit Charles qu’elle s’est guérie. Le médecinde la ville, qu’elle fit venir, déclara que ce pansement de plantesétait bon, qu’il fallait le continuer, et que celui qui l’avaitfait n’était pas un ignorant.

– En tout cas, reprit le père, comme jene veux pas faire de mon fils un docteur-médecin, mais un docteuren théologie, un ministre de l’Église comme moi, il aura pourentendu de renoncer à ce sot herbier, et de donner désormais toutson temps, sous ma direction, à l’étude des saintes Écritures et àcelle du latin ; sans cela, je lui promets bien qu’avant huitjours je l’envoie à l’école latine de la ville, où il vivra sousune rude discipline. »

La mère voulut répliquer, mais le pasteur luiimposa silence par sa gravité, et se penchant sur sa Bible, il ycontinua sa lecture à voix basse.

On n’entendit plus alors dans la salleenfumée, qui servait à la fois de cuisine, de salon et de salle àmanger à la pauvre famille du pasteur, que le bruit des aiguilles àtricoter que faisaient aller la ménagère et les deux petitesfilles, et le bruit moins distinct de la plume du jeune garçon quiécrivait ses versions latines.

Il mettait à son travail une absorption et unerapidité presque fiévreuses. On sentait qu’il voulait faire bien etvite une besogne antipathique. Lorsqu’il eut fini, il poussa unsoupir d’allégement qui interrompit le silence que gardait toute lafamille.

« Eh bien ! dit le pasteur quisouleva sa tête appesantie par la lecture, la méditation, oupeut-être un demi-sommeil.

– Voilà, mon père ! » ditl’enfant, en posant à côté de la Bible ses pages d’écriture.

Le père les parcourut aussitôt, et quand ileut fini il murmura :

« Bien ! très-bien ! je sais,petit Charles, que vous faites ce que vous voulez, voilà pourquoije vous trouve encore plus répréhensible quand vous ne m’obéissezpas.

– Je veux vous obéir, répliqua l’enfanten regardant son père avec tendresse et supplication ; mais nepourriez-vous me permettre que je fisse deux parts de mon temps,une pour l’étude des livres saints et du latin, l’autre pourl’étude de ces plantes et de ces fleurs qui sont pour moi autant depsaumes et autant de versets qui chantent la grandeur deDieu ?

– Vous êtes fou ! s’écria lepère ; je vous ai déjà dit que cette étude puérile ne vousmènerait à rien et entraverait votre carrière théologique ; sivous persistez, vous connaissez ma résolution à votre égard ;je n’en démordrai pas. »

À ces mots, il se leva et commença la prièreque la famille faisait en commun chaque soir ; puis lesenfants ayant embrassé leur père et leur mère, se retirèrent pourdormir. Le petit Charles couchait dans un cabinet sombre, ayantpour tout ameublement un lit, une chaise et une étagère en bois desapin sur laquelle étaient rangés quelques livres et les bien-aiméscahiers de son herbier. À peine fut-il au lit qu’il se mit àpleurer et à rêver aux moyens de suivre sa vocation sans désobéir àson père. Tandis qu’il était dans les larmes, sa mère arrivafurtivement ; elle l’embrassa et le consola.

Les mères semblent avoir en elles tous lesinstincts et toutes les pensées de leurs enfants ;non-seulement elles leur donnent leur sang et leur chair, en lesportant pendant neuf mois dans leurs flancs, mais elles leurdonnent aussi une partie de leur âme. Voilà pourquoi ellesapportent toujours les ménagements du cœur, où les pèresn’apportent que la décision et les sévérités de l’esprit.

« Voyons, mon petit, disait la bonne mèreen tenant Charles dans ses bras, cela t’afflige donc bien de neplus aller à travers les neiges et les crevasses des rocherschercher les plantes enfouies ?

– Oh ! ma mère, si vous saviez quelplaisir quand je découvre une espèce nouvelle d’admirer et decompter les racines, les tiges, les feuilles, les fleurs, lespétales, chaque linéament enfin de ces trésors du bon Dieu !c’est surtout au printemps que ce plaisir si vif se multiplie et sevarie. Les fleurs nouvellement écloses sont pour moi tout un mondecomme serait pour d’autres l’arche qui renfermait tous les animauxde la création. Les plantes me parlent et je les entends ; jevous assure, ma mère, qu’elles ont des instincts, des habitudes etdes différences dans les mêmes espèces comme le visage de mes sœurset le mien diffèrent malgré notre ressemblance.

– Tu rêves, tu rêves, mon cher enfant,s’écria la mère moitié riant et moitié attendrie, mais par ce grandfroid et avec l’aridité de la terre, ton plaisir doit être biendiminué, tu te donnes beaucoup de fatigue pour ne recueillir qu’unmaigre et rare butin.

– Oh ! ma mère, demandez au chasseurs’il redoute la neige qui tombe sur ses épaules ? Demandez aupêcheur si les bancs de glace l’arrêtent ? Ils ne voient quela proie qu’ils poursuivent et qu’ils rapportent le soir dans leurlogis ; et tenez, poursuivit-il en saisissant un des cahiersde son herbier, que ne braverait-on pas pour posséder une de cesjolies fleurs qui sont là, me souriant et me répondant, quand jeles interroge. Chaque jour je découvre quelque espèce inconnue dansles mousses, dans les lichens ; et mon père veut que jerenonce à ces recherches ! C’est comme s’il me demandait de neplus manger, de ne plus vivre !

– Tu vivras et tu mangeras !Seulement tu mangeras une heure plus tôt ton déjeuner, répliqua lamère gaiement, et chaque matin, pendant que ton père dormiraencore, tu iras à ta chère découverte ; mais tu ne dépasseraspas le temps permis, et à l’heure dite, tu rentreras bien vite pourétudier ton latin.

– Oh ! merci, merci ! s’écrial’enfant en sautant au cou de sa mère, qui l’embrassa et le quittaen lui disant : « À demain. »

Pour la première fois de sa vie l’enfants’endormit radieux et fit un beau songe : il se trouva tout àcoup transporté dans une vallée immense entourée de montagnes, quicommençaient en pente douce et s’élevaient graduellement jusqu’auciel ; il était assis auprès d’une belle source claire quimurmurait à travers les plantes et les fleurs de toutes sortes, ilfaisait une température d’été et de grands nuages blancs et doréscouraient dans l’éther d’un bleu vif au-dessus de sa tête. Iln’avait point encore vu un ciel semblable dans ce pauvre village deSuède, où il était né et qu’il n’avait jamais quitté. Sonadmiration était partagée entre ce ciel où le soleil brillait detoutes ses flammes, et cette campagne riante couverte de plantes etd’arbustes en fleurs. Il se leva et se mit à marcher, ravi etléger, à travers les sentiers ; il craignait de froisser unetige, une feuille, un pétale, une étamine, et pourtant il eût voulucueillir tour à tour toutes ces fleurs pour les étudier ; ilcommença par aspirer vivement leurs parfums et par jouir du coupd’œil général de leurs belles formes et de leurs admirablescouleurs, puis il se dit, pris d’une sorte de vertige :« Jamais, jamais je ne pourrai fixer dans ma mémoire cetteinnombrable variété d’espèces, les classer et leur donner unnom ! » Dans son découragement, il s’arrêta immobile etpriant dans son âme : « Mon Dieu ! mon Dieu,disait-il, la nature est trop grande pour la faible vue de l’homme,et s’il parvenait à en saisir l’ensemble, sa profondeur et sesdétails lui échapperaient. Vous avez fait, ô mon Dieu, la créationà votre image, et nous, pauvres et chétifs, nous voulons en mesurerla grandeur et en décrire la beauté, c’est impossible ! Nousne connaissons jamais que des fragments de votre œuvre, le restenous échappe ; pardonnez-moi donc mon audace, ô monDieu ! Mon père a raison, je dois vous adorer et vous servircomme un ministre obscur, et non prétendre à vous pénétrer et àexpliquer vos ouvrages comme un savant participant de vos facultésdivines ; » et le pauvre enfant, écrasé par la splendeurde la nature qui l’entourait, tomba à genoux, adora Dieu et restalongtemps dans l’engourdissement de l’extase.

Mais des voix, qui semblaient être la voix deDieu même, montèrent tout à coup des calices épanouis et du seindes boutons encore fermés. Ces voix lui disaient :« Viens à nous ! nous sommes à toi, nous t’aimons de nousaimer et de nous rechercher, d’avoir compris que nous vivions etque nous sentions, nous qu’on a si longtemps crues inertes,inanimées et propres à charmer seulement les yeux. Ne crains pas denous cueillir et de nous détruire, nous renaissons sansdouleur ; chacun de nos filaments déchirés te fera découvrirnos mystères à peine soupçonnés jusqu’ici. Tu trouveras dans lesdétails de notre structure autant de merveilles que dans celle ducorps humain ; car, sur une échelle différente, nous avonscomme l’homme des organes qui souffrent ou se réjouissent ;nous avons des répulsions et des sympathies ; nous avons nosaptitudes, nos mœurs, nos destinées impérieuses fixées par unerègle infaillible. Regarde-nous et pénètre-nous, enfant qui nousaime ; tu sauras comment nous naissons, comment nous nousdéveloppons et arrivons à la beauté et à l’amour. » Cen’étaient pas seulement les larges et magnifiques fleurs destropiques, les cactus, les nénuphars, les magnolias ; cen’étaient pas seulement les fleurs reines de nos jardins : larose, la tubéreuse, le lis, l’œillet, qui parlaient ainsi àl’enfant endormi, c’étaient encore toutes les fleurettes deschamps, les pâquerettes, les boutons d’or, les violettes, le thym,toutes les mousses et tous les lichens poussant sur les rochers ouau bord de l’eau ; chaque plante, chaque tige, chaque caliceavait comme une voix distincte, et tous ces accents réunisformaient un concert doux et flatteur qui plongeait le petitCharles dans un ravissement heureux.

« Oh ! oui, répondait-il à cesparoles mystérieuses que lui seul pouvait entendre, je vous aime,je vous comprends, et je révélerai au monde la grâce et lamagnificence de vos secrets ; » et il se pencha vers lesfleurs les plus prochaines pour les cueillir ; mais voilàqu’il s’opéra alors autour de lui un prodige ; toutes lesfleurs semblèrent se mouvoir et s’arracher à leur racine ;elles vinrent vers l’enfant, firent à son corps comme une enceinteodorante, montèrent sur son cœur et dans ses bras, puis jusqu’à satête où elles s’enlacèrent en une immense couronne. Le front del’enfant rayonnait transfiguré sous cet emblème d’un avenirglorieux ; il grandissait, grandissait sous le couronnement deses fleurs bien-aimées. Tout à coup il sentit un souffle chaudglisser sur sa tête ; un baiser l’effleura et lui causa unindicible bonheur : la sensation fut si vive qu’ellel’éveilla ; il vit sa mère, debout auprès de lui, à peineéclairée par la première lumière de l’aube. Ce baiser venait de samère ! de sa mère qui comprenait son âme !

« Il est temps, lui dit-elle, le jour selève ; habille-toi, prie Dieu, déjeune et cours dans leschamps avant que ton père ne s’éveille ; tu as une petiteheure pour aller à la découverte de tes plantes ; va donc, monfils, puisque c’est là ton amour et ton bonheur. »

L’enfant remercia sa mère ; et, tandisqu’elle l’aidait à s’habiller, il lui raconta le songe merveilleuxqu’il venait de faire.

Sans y rien comprendre, la mère y vit unprésage de bonheur et de gloire pour son fils et résolut de l’aiderde plus en plus dans sa vocation. Aussitôt qu’il fut habillé, ellelui présenta une écuelle de bois pleine d’un potage fumant quel’enfant mangea avec appétit ; puis elle l’enveloppa dans unepetite houppelande de gros drap dont elle redressa le col, quicacha jusqu’au-dessus des oreilles le frais visage de l’enfant. Ilpartit joyeux, un bâton à la main. La bonne mère avait retranché aumoins deux heures de son sommeil habituel pour donner ces douxsoins à son fils et pour satisfaire à son désir.

Cherchez dans votre souvenir, enfants qui melisez, et vous trouverez tous que vos mères ont eu pour vous de cestendresses-là.

Durant quelques jours le petit Charles putherboriser en paix dans les montagnes et découvrir dans leursanfractuosités quelques pauvres fleurs et quelques frêles moussesépargnées par la neige. Mais, un matin que le père s’éveilla plustôt que de coutume pour aller voir un malade qu’il avait laissémourant la veille, il se mit dans une grande colère en ne trouvantpas son fils au logis. La mère en vain objecta quelqueprétexte ; le sévère ministre ne s’y laissa point tromper etjura que, dès le lendemain, l’enfant serait envoyé à l’école latinede la petite ville de Vixiœ. La mère éclata en sanglots ; lepère s’écria que les larmes n’y pouvaient rien ; et, quand lepetit Charles rentra furtivement à la maison, il comprit que lesdissensions et le chagrin y avaient pénétré par sa faute : ilessaya de se justifier et de promettre à son père une obéissanceaveugle pour l’avenir ; celui-ci resta inflexible. Il sortiten donnant ordre à la mère de préparer les hardes de son fils,qu’il conduirait lui-même dès le lendemain à Vixiœ.

Quel déchirement pour la mère et pour l’enfantque cette brusque séparation ! La mère surtout ne pouvait serésoudre à se séparer de son fils bien-aimé. Depuis qu’elle l’avaitporté neuf mois dans son sein et nourri de son lait, jamais elle nel’avait quitté un seul jour.

« Non ! non ! cela estimpossible, » répétait-elle en couvrant de ses mains sonvisage inondé de larmes.

Charles, désespéré de voir pleurer sa mère,étouffa sa propre douleur et essaya de lui donner du courage ;il lui disait :

« La ville où je vais est voisine ;nous nous verrons souvent ; puis je travaillerai bien et vitepour satisfaire mon père, et je reviendrai. »

Mais la mère pleurait toujours ; un seuljour de séparation lui était une grande angoisse. Cependant,sachant que son mari était inébranlable dans ses volontés, ellecommença à préparer les effets de son fils dans une petite malle.Elle mit au fond ce bien-aimé et fatal herbier qui était la causede leur séparation ; puis un peu d’argent en petitemonnaie ; puis des confitures et des fruits secs :friandises du foyer que les mères se plaisent à donner auxenfants.

Quand le ministre rentra, la malle étaitfaite ; et, voyant qu’on avait suivi ses ordres, il se montraun peu apaisé.

Le reste de la journée et la veillées’écoulèrent sans querelles, mais bien tristement. Le père lisaitsa Bible, comme à l’ordinaire ; les petites fillestricotaient, comme la veille, auprès de leur mère, ne faisantentendre que quelques soupirs étouffés ou quelques parolesentrecoupées. Quant à Charles, il était résigné et courbait la têtesur les thèmes latins qu’il traduisait.

L’heure du repos étant arrivée, on fit laprière en commun ; puis le fils ayant souhaité bonne nuit àson père, le père répliqua :

« Bonne nuit, mon fils ; demain nouspartirons au petit jour pour Vexioe ! »

L’enfant s’inclina en silence et en étouffantses larmes.

Aussitôt que son mari dormit, la mère seglissa auprès du lit de son fils, à qui elle prodigua ses caresseset fit les plus vives recommandations sur sa santé. Ce furent làleurs véritables adieux ; car le lendemain le rigoureuxministre brusqua le départ.

Comme il faisait grand froid et que les routesétaient couvertes de glace, nos voyageurs partirent en traîneau.Cet exercice et le pays qu’il parcourait, en partie nouveau pourlui, finirent par distraire le petit Charles de son chagrin. Mais,quand il se trouva dans la ville, si triste et si morne, et surtoutquand il fallut franchir les noires murailles de l’écolelatine<spanclass=footnote>Institution protestante équivalant à nos petitsséminaires.</span>, le pauvre enfant sentit son cœurdéfaillir.

Son père le recommandabrièvement plutôt à la sévérité qu’aux soins du directeur del’école, qui était son ami, puis il retourna à son village, ayantaccompli, pensait-il, son devoir.

Le petit Charles se sentit d’abord comme perduet abandonné ; mais l’intérêt et l’amitié qu’il trouva dansquelques écoliers de son âge lui rendirent le courage. Il résolutde travailler pour satisfaire son père ; et, tant que dural’hiver, il s’appliqua avec ferveur aux études latines etthéologiques. Quand le printemps parut, il sentit en lui comme unsouffle orageux et tout-puissant qui l’emportait loin des murs del’école à travers les vallées et les montagnes que commençait àcouvrir une végétation naissante ; l’air qu’il respirait luiapportait les senteurs des fleurs et des herbes ; il étaitattiré invinciblement vers elles : son beau songe luirevenait ; il y voyait un emblème de sa destinée, ets’écriait, dans son angoisse présente :

« Non ! non ! Dieu ne m’a pascréé pour être un ministre protestant ! C’est d’une autremanière que je dois l’adorer et proclamer sagrandeur ! »

Il résista d’abord aux tentations de sesinstincts invincibles ; mais, un jour que toute l’école sortitpour faire une promenade dans la campagne, il s’éloigna de sescamarades et se perdit au milieu des rochers dans une gorgetapissée de plantes grimpantes et de fleurs. Là, captivé par lanature, l’embrassant et la caressant comme il eût caressé sa mère,il oublia tout dans la contemplation des trésors qui s’offrirent àlui. La nuit le surprit remplissant ses poches et entassant sur sapoitrine les plantes qu’il avait recueillies. Arrêté dans sarecherche ardente par les ténèbres, il se souvint tout à coup del’école et de sa discipline. Épouvanté de son oubli de la règle, iln’osa pas revenir sur ses pas et aller implorer le pardon dudirecteur : la nuit était venue. Agité, frissonnant etterrassé de fatigue, il s’endormit dans un enfoncement du rochertout couvert de mousse ; le lendemain, il fut découvert par undes domestiques de l’école et il y fut ramené comme vagabond.

Le directeur écrivit au père l’équipée dufils ; le père, le jugeant incorrigible et pervers, réponditau directeur qu’il voyait bien que son fils ne ferait jamais qu’unmauvais ministre de Dieu, mais que, pour le punir de sa rébellion àses volontés, il l’humilierait en en faisant un ouvrier ; etil donnait des ordres pour qu’on le mît à l’instant même enapprentissage chez un cordonnier.

Le petit Charles était d’une nature douce etfaible ; il ne résista pas et trouva même, au début, une sortede satisfaction dans la demi-liberté que lui laissait sa nouvelleet étrange profession. Avant sa journée de travail manuel, ilpouvait parcourir les champs, et le dimanche il s’y égarait enliberté. Le soir et durant la nuit, il classait les plantes et lesfleurs qu’il avait récoltées et écrivait des dissertations surchacune d’elles. Mais insensiblement ce double et incessant travailde l’esprit et du corps altéra sa santé. Puis, passer la journéeavec des compagnons ignorants et grossiers lui était une rudeépreuve. On le brusquait quand il restait silencieux ; on luireprochait son orgueil, et parfois même on lui cherchait violemmentquerelle. Cette lutte, qu’il subissait contre la destinée, finitpar le terrasser ; il tomba subitement malade, et le maîtrecordonnier, qui l’aimait comme un de ses meilleurs ouvriers, envoyachercher le plus habile médecin de la contrée.

C’était un très-savant homme qui se nommaitRothman ; quand il arriva auprès du lit du pauvre Charles,celui-ci avait une grosse fièvre et était pris d’un peu de délire.Le docteur ne voulut pas l’éveiller de son sommeil pénible et semit à étudier en silence les symptômes de la maladie ; ildécouvrit une grande surexcitation de cerveau, et il se confirmadans son observation en voyant sur la petite table de l’apprentises herbiers et ses manuscrits ouverts ; il lut quelques pagesde ceux-ci, puis tomba tout à coup dans une longue rêverie tout entenant le pouls du malade, qui battait très-fort.

Charles continuait à dormir, mais d’un sommeilpénible et bruyant et comme si quelque cauchemar l’avait oppressé.Il faisait pourtant un beau rêve, plus glorieux peut-être que celuiqu’il avait fait une nuit sous le toit de son père, mais il n’enéprouvait pas le même contentement : ce songe lui semblait unedérision de la destinée présente ; on raisonne parfois dansles rêves : il se voyait entouré de quatre hommestout-puissants qui tenaient des sceptres et qui avaient descouronnes sur la tête ; à ces couronnes, à leurs armes et auxdécorations qu’ils portaient, il reconnaissait dans ces hommes leroi de Suède, le roi de France, le roi d’Angleterre et le roid’Espagne<span class=footnote>Cesquatre souverains comblèrent Linné d’honneurs.</span>. Tousquatre lui souriaient, répandaient à ses pieds des trésors etdéposaient sur sa tête la couronne de la noblesse. Lui, ébloui, sedébattait contre le vertige, et de là venait l’agitation de sonsommeil.

Le bon docteur, plein d’anxiété, suivaittoutes les phases de ce sommeil tourmenté, enfin il fit boire uncalmant au malade, dont la respiration se détendit et qui bientôts’éveilla sans effort. La fièvre cessa, grâce aux soins assidus dumédecin compatissant qui s’était pris pour le pauvre ouvrier d’unegrande amitié ; aussitôt qu’il fut convalescent, il lui prêtales ouvrages de Tournefort, un de nos célèbres naturalistesfrançais, et comme Charles se récriait d’admiration en en parlantau docteur :

– Vous surpasserez un jour sa renommée,s’écria celui-ci.

– Oh ! que me dites-vous là !répondit l’enfant.

– Je dis, mon jeune ami, que j’ai lu voscahiers, parcouru vos herbiers, et que vous serez un jour lepremier naturaliste du monde. »

Charles le regarda d’un air de doute et detristesse :

« Ne me raillez-vous pas ? luidit-il.

– Moi ! répliqua avec feul’excellent docteur Rothman ; mais que pensez-vous là ?je vous emmène avec moi, vous allez finir librement vos études àl’université de Lund, et avant peu, j’en suis sûr, vous serezprofesseur vous-même. »

La prédiction du bon docteurs’accomplit ; à quelques années de là, la chaire de botaniquede l’université d’Upsal retentissait du merveilleux enseignement dujeune professeur Charles Linné !

Partie 16
MOZART

NOTICE SUR MOZART.

Wolfgang-Amédée Mozart, né à Saltzbourg le 26janvier 1756, protégé par l’empereur François Ierd’Autriche, vint en France en 1762, et toucha l’orgue devant le roiLouis XV dans la chapelle de Versailles ; il n’avait pashuit ans alors ; son portrait fut gravé d’après les dessins deCarmontelle. L’année suivante, il passa en Angleterre ; il yfut hautement protégé par Georges III, qui, passionné pour lamusique, se plaisait à en exécuter avec le jeune Allemand. Ilparcourut encore les Pays-Bas et la Hollande, puis revint àSaltzbourg, où il se livra entièrement à l’étude approfondie de sonart. En 1768, il reparut à la cour de Vienne, âgé de douze ans, etcomposa pour l’empereur Joseph II son premier opéra, laFinta semplice. Deux ans après, il fit son voyage d’Italie,d’où il écrivit un jour de Bologne cette admirable lettred’enfant :

« Je vis toujours, toujours gai ;aujourd’hui j’ai eu envie de monter à âne, car, en Italie, c’est lamode, et par conséquent j’ai pensé qu’il fallait en essayer. Nousavons l’honneur d’être en relation avec un certain dominicain quipasse pour un saint. Moi, je n’y crois pas beaucoup, parce que jele vois déjeuner d’abord avec une bonne tasse de chocolat, et puisfaire passer par-dessus un grand verre de vin d’Espagne. J’ai eul’avantage de manger avec ce saint, qui a bu bravement du vin toutle long du repas, qu’il a clos par un grand verre de vin le plusfort, par deux bonnes tranches de melon, par des pêches, despoires, cinq tasses de café, une assiette de petits fours et forcecrème au citron. Mais peut-être qu’il fait tout cela parmortification ; cependant j’ai de la peine à le croire ;ce serait trop à la fois, et puis, outre son dîner, il soigne tropbien son souper. »

À son retour en Allemagne, il se liaintimement avec Gluck et Haydn ; puis il revint à Paris. Il sefixa enfin à Vienne, où il mourut à peine âgé de trente-six ans, le5 décembre 1791. « Je meurs, dit-il, au moment où j’allaisjouir de mes travaux ; il faut que je renonce à mon artlorsque je pouvais m’y livrer tout entier, lorsque, après avoirtriomphé de tous les obstacles, j’allais écrire sous la dictée demon cœur. »

Les principaux opéras de Mozart sont :Don Juan, les Noces de Figaro, la Clémence deTitus, Mithridate, la Flûte enchantée, etc.Il faut citer encore, pour la musique sacrée, sa fameuse messe deRequiem, des motets, des sonates ; puis dessymphonies, des romances et même des valses qui sont autant dechefs-d’œuvre.

MOZART.

En 1770, durant la semaine sainte, le papeClément XIV officiait dans la chapelle Sixtine, entouré de sescardinaux et d’un clergé nombreux. La chapelle était remplie dehauts dignitaires, des ambassadeurs étrangers et de quelquesvoyageurs d’élite admis sous leur protection. La foule qui n’avaitpu pénétrer dans l’enceinte réservée se pressait dans l’immensebasilique de Saint-Pierre, où retentissait le psaume lointain.C’était dans la chapelle Sixtine que des chanteurs célèbresfaisaient entendre le merveilleux Miserere d’Allegri,inspiration d’un génie religieux si pure, si émouvante, et d’uncaractère tellement sacré, qu’elle semble avoir été transmise aumaëstro par quelque apparition divine.

Tandis que le psaume montait, les ciergesjaunes brûlaient et décroissaient aux candélabres à mille branchesplacés devant l’autel, et cette lueur mortuaire jetait ses blêmesreflets sur la grande fresque de Michel-Ange, qui semblait semouvoir au mur. Tous ces damnés s’agitaient, torturés par ladouleur ; leurs traits pâles et amaigris exprimaientl’angoisse éternelle, leurs yeux versaient des larmes de sang,leurs dents grinçaient, leurs membres décharnés se tordaient, etparfois les accords aigus et déchirants du Misereresemblaient les gémissements échappés de la poitrine des spectreséperdus.

L’œuvre de Michel-Ange apparaissait en cemoment si terrible, et pour ainsi dire si vivante, que presque tousles assistants et surtout les étrangers tournaient vers elle leursregards avec une admiration empreinte de terreur. Un enfant seul,de douze à quatorze ans, à la taille élancée, à la figureintelligente, et dont le front haut et les grands yeux d’un bleuclair étincelaient sous sa chevelure poudrée, paraissait ne prêteraucune attention à la fresque si merveilleusement éclairée. La têtelevée, et presque renversée en arrière, les yeux en extase, labouche souriante et entr’ouverte comme pour goûter les sons quimontaient, les oreilles dressées ainsi que celles d’un chien dechasse écoutant au loin les pas du cerf qui approche, tout dans cetenfant exprimait l’attention la plus vive et la plus excitée. Ondevinait qu’il était en proie à une profonde émotion, et qu’ils’efforçait d’en fixer l’empreinte ineffaçable dans son âme. Placéà côté de l’ambassadeur d’Autriche, l’enfant qui écoutait ainsirestait immobile, et il semblait comme pétrifié dans sa culotte desoie blanche collante, dans son habit vert à boutons d’argent et àbasques doublées de satin, et sous son jabot de dentelle qui nefrissonnait pas même sur sa poitrine bombée ; mais lorsque ladernière note du Miserere d’Allegri expira, l’enfantsortit de son immobilité d’automate, il se fit comme à lui-même unsigne d’assentiment, et il quitta l’église en donnant le bras àl’un des secrétaires de l’ambassadeur d’Autriche. S’il avait étéimmobile tout à l’heure, il était maintenant muet, il ne paraissaitpas entendre les réflexions que lui faisait son compagnon sur labeauté de la cérémonie religieuse à laquelle ils venaientd’assister. Arrivé au palais de l’ambassade, le jeune adolescent enhabit vert monta précipitamment dans la chambre qu’il occupait, etse mit à tracer des signes inintelligibles pour tout autre que pourlui, sur un cahier rayé qui était là sur un pupitre.

Le soir, à la table de l’ambassadeur, on parlade la cérémonie religieuse du jour, et de l’effet merveilleuxqu’avait produit le Miserere d’Allegri. « Queldommage, dit l’ambassadeur, qu’on ne puisse pas faire connaître aumonde entier cette musique, où le remords et la douleur gémissentéternels et infinis ! Ce chant serait moralisant par satristesse même ; les âmes qui l’auraient entendu redouteraientde s’exposer aux douleurs qu’il exprime.

– Vous devriez bien vous servir de cetargument auprès de Sa Sainteté, répliqua l’ambassadeur de Francequi dînait chez son confrère, pour obtenir une copie de cet airsacré.

– Tous nos arguments échoueraient,répondit l’ambassadeur d’Autriche ; voilà plusieurs sièclesque cette musique fut composée par Allegri, et jamais elle n’aretenti que sous la voûte de la chapelle Sixtine : ni rois niempereurs n’ont pu l’obtenir des papes qui se sont succédé ;ils répondaient aux requêtes royales que ce chant faisait partie dutrésor sacré de Saint-Pierre et ne devait pas en sortir. »

Un sourire d’orgueil glissa sur la lèvre del’enfant à l’habit vert, qui dînait à la table del’ambassadeur.

Le lendemain, vendredi saint, à l’heure del’office, on eût pu voir le même enfant à la même place que laveille, écoutant encore le fameux Miserere ; maiscette fois sa tête, au lieu de se lever contemplative, étaitaffaissée sur sa poitrine, son œil se baissait et lisait comme à ladérobée dans son chapeau, qu’il tenait à la main, et au fond duquelil avait enroulé un cahier. Un cardinal l’aperçut, et dès lors necessa plus de l’observer.

Le soir, il y avait grand concert à la villaBorghèse : le palais et les jardins étaient illuminés, et unede ces belles nuits d’Italie toute ruisselante de lumièressuspendait à la cime des grands arbres les étoiles comme des fruitsd’or. Les statues des bosquets ressemblaient à des femmescraintives qui se cachaient pour entendre les airs mélodieuxs’échappant des salons par les fenêtres ouvertes. Aux chantssuccédaient des morceaux de musique instrumentale. Il y eut unmoment où tous les assistants se pressèrent dans la galerie desmarbres : une main exercée venait de faire entendre quelquespréludes sur le clavecin : « C’est lui ! c’estlui ! disait-on ; c’est la merveille del’Allemagne ! » et chacun désignait du geste l’enfant àl’habit vert qui méditait le matin dans la chapelle Sixtine.L’ambassadeur d’Autriche se tenait près de lui, le coude appuyé surle clavecin, l’encourageant du regard. Tout à coup, au prélude del’instrument, la voix de l’enfant s’élève, et il entonne avec forceet suavité le Miserere d’Allegri, qui jamais n’avaitretenti avec plus de vérité et de précision. Tous restaient béantsde surprise et d’admiration : quelques-uns criaient aumiracle, d’autres parlaient de profanation et de vol.

« Pour qu’il sache aussi parfaitement cechant, il faut qu’il l’ait écrit pendant qu’on l’exécutait, direntplusieurs.

– Oui, oui, il l’a écrit, s’écria uncardinal, le même qui le matin avait observé l’enfant dans lachapelle Sixtine.

– Votre Éminence en est-elle biensûre ? répliqua l’ambassadeur d’Autriche, qui, tenant par lamain le jeune musicien, s’approcha du cardinal.

– Mais je crois l’avoir vu, murmura SonÉminence.

– Monseigneur, vous m’avez vu lire et nonécrire, répondit l’enfant respectueusement, mais avecassurance.

– Mais ce que vous lisiez, vous l’aviezécrit sans doute ?

– Oui, je l’avais écrit de mémoire.

– De mémoire ! impossible, car pasune note ne manque au chant que nous venons d’entendre, c’est lacopie sans altération du Miserere d’Allegri.

– Sans doute, monseigneur, ajoutal’enfant, et quoi de plus simple ? Cet air a tellement ému monâme, qu’il s’est empreint en elle jusqu’à la dernière mesure. Voilàla vérité, et je vous le jure, monseigneur, par ce chantsacré. »

La foule restait confondue. Les princes et leshauts dignitaires entouraient l’enfant et le complimentaient ;quelques rébarbatifs disaient :

« N’importe, il faut lui interdire derépéter ce chant et surtout de le transcrire !

– Et comment faire ?

– Le pape en décidera, » dit le mêmecardinal à qui le petit musicien venait de faire son serment.

Le lendemain, l’enfant de génie était mandé auVatican : le pape avait désiré le voir. Il traversait d’un pasléger et tranquille ces vastes et magnifiques salles que Raphaël adécorées, et son œil bleu, intelligent et fier, s’arrêtait avecadmiration sur les fresques immortelles dont nos jeunes lecteurspeuvent voir de belles copies au Panthéon.

Après avoir erré et attendu dans ces salles oùl’attente est si facile à l’esprit, il fut introduit dans lecabinet du pape. Deux attachés de l’ambassade d’Autriche lesuivaient. Clément XIV lui tendit son anneau à baiser et luidit avec bonté :

« Est-il vrai, mon enfant, que ce chantsacré, réservé jusqu’ici pour notre seule basilique de Rome, sesoit gravé dans votre mémoire à la première audition ?

– C’est la vérité, saint-père.

– Et comment cela se peut-il ?

– Sans doute par la permission de Dieu,répliqua naïvement le jeune artiste.

– Oui, c’est Dieu qui fait le génie,reprit le saint-père, et vous êtes évidemment, mon fils, un de sesélus. Si Dieu a permis que vous pussiez vous appropriermiraculeusement ce chant, c’est que, sans doute, vous êtes destinéà en créer pour l’Église d’aussi beaux, d’aussi religieux dansl’avenir. Allez donc en paix, mon enfant. » Et il lui donna sabénédiction, à laquelle furent ajoutés, par son ordre, de richesprésents.

Cet enfant prodigieux fut Mozart, l’auteur detant de chefs-d’œuvre, parmi lesquels il n’est personne qui neconnaisse Don Juan et la messe de Requiem. Dèsl’âge de trois ans, son père lui avait appris les premières notionsmusicales, et il en avait à peine six, qu’il exécutait des morceauxde clavecin devant l’empereur François Ierd’Autriche, qui le surnomma son petit sorcier, et l’associa auxjeux de l’archiduchesse Marie-Antoinette, encore enfant.

Durant ce voyage d’Italie, où nous venons dele voir à Rome donner une preuve si éclatante de son génienaissant, Mozart s’arrêta d’abord à Bologne pour voir le maëstroMartini, si célèbre dans la science du contre-point. Cet harmonisteconsommé fut confondu, selon sa propre expression, deséclairs que lançait cette jeune tête, et il lui préditavec assurance la gloire qui la couronna plus tard.

L’académie des Philharmoniques deBologne, désirant s’associer le jeune Allemand, lui fit subirl’épreuve imposée aux récipiendaires : il fut enfermé dans unechambre où il trouva le thème d’une fugue à quatre voix. En unedemi-heure le morceau fut composé, et Mozart reçut son diplôme.Personne, à son âge, n’avait obtenu avant lui cette marque dedistinction.

De Bologne il passa à la cour de Toscane. Legrand-duc, ravi de l’entendre, le combla d’honneurs et deprésents ; la belle galerie de l’ancien palais des Médicisretentit de ses chants : on eût dit que les peinturess’animaient pour l’écouter, et la Vénus pudique semblait luisourire. La présence de ces chefs-d’œuvre l’inspirait : il sesurpassa ; jamais sa voix n’exprima avec plus d’âme sesimprovisations sublimes. Il avait trouvé là une atmosphère digne delui. Comme ces oiseaux des tropiques qui roucoulent leurs chants aumilieu du triple éclat des grandes fleurs, de la lumière et deseaux murmurantes, il chantait parmi les marbres, les tableaux et leluxe éblouissant d’une cour amie des arts et des lettres.

Mais son triomphe le plus grand et le plussingulier fut à Naples. Là on ne put croire au génie naturel del’enfant merveilleux. L’enthousiasme se changea ensuperstition : on prétendit, et plusieurs l’affirmèrent, queson talent magique était l’effet d’un talisman. Ne souriez pas,jeunes lecteurs ; ceci n’est que la conséquence de lafaiblesse de l’esprit humain. Tout ce que notre orgueil ne peutpénétrer, il le revêt volontiers de magie. Ceux qui écoutaient àNaples le petit Mozart, n’étant pas en état de le comprendre etencore moins de l’égaler, trouvaient une sorte de consolationvaniteuse à crier au sortilége.

Mozart ne faillit point à son enfanceglorieuse. Nous ne le suivrons pas dans sa courte vie si bienremplie, nous dirons seulement qu’elle fut close par unecomposition religieuse, la fameuse messe de Requiem. Legénie d’Allegri, qui avait inspiré son enfance, vint lui sourire etl’embrasser en père au moment de sa mort. D’une main défaillante etd’une voix éteinte, il essayait cette musique funèbre qui,disait-il, serait chantée sur sa tombe. Une heure avant d’expirer,il la parcourait encore des yeux : « Ah !s’écriait-il, j’avais bien prévu que c’était pour moi-même que jecomposais ce chant de mort ! »

Partie 17
WINCKELMANN

NOTICE SUR WINCKELMANN.

Jean-Joachim Winckelmann, un des plusillustres antiquaires des temps modernes, était le fils d’un pauvrecordonnier de Steindall, ville de la vieille marche de Brandebourg.L’enfant montra tout petit les plus heureuses dispositions pourtout ce qui touchait aux arts : l’architecture, la sculpture,la peinture, la musique, l’euphonie des langues l’attiraientinvinciblement ; il échangea ses prénoms de Jean-Joachimcontre celui de Giovanni, comme plus harmonieux, et c’esttoujours ainsi qu’il signa ses ouvrages. Son père comprit sonintelligence sans toutefois en deviner l’aptitude particulière, etmalgré son extrême pauvreté, il s’imposa des privations de tousgenres pour subvenir aux dépenses que nécessitait l’éducationprimaire de son fils. Malheureusement il devint infirme et dutentrer dans un hôpital.

Dans ce dénûment complet, le jeune Winckelmannaurait été réduit à entrer dans un atelier, sans l’appui que luiprêta le vieux recteur du collége de Steindall. Ce bon vieillard senommait Toppert, il avait remarqué les merveilleuses dispositionsde son élève, et en peu de temps il le vit expliquer et commenteravec la même précision que lui-même aurait pu le faire, les auteursclassiques de la Grèce et de Rome. La Grèce surtout l’attiraitinvinciblement. Il se passionna pour Hérodote et pour Homère ;il trouvait en eux des descriptions qui lui faisaient comprendretoute la beauté de l’art grec, dont l’image l’enivrait avant mêmed’en avoir pu admirer les chefs-d’œuvre ; il ne rêvaitqu’antiquités grecques et romaines, et souvent il entraînait sescompagnons d’études dans un champ voisin de Steindall, où l’onavait découvert des lampes et des urnes helléniques ou étrusques,et là, sous la direction du jeune Winckelmann, les écoliersfaisaient de petites fouilles. Un jour Winckelmann rapporta entriomphateur deux urnes antiques qui sont encore à la Bibliothèquede Sechausen.

À l’âge de seize ans, son bienfaiteur Toppertpermit à Winckelmann d’aller à Berlin commencer ce que l’on appelleen allemand des cours académiques. Bientôt le recteur du collége deBaaken lui confia la surveillance de ses enfants et lui offrit enretour chez lui le logement et la table. Winckelmann put alorséconomiser de petites sommes qu’il envoyait à son père quilanguissait infirme dans l’hospice de Steindall. Au bout d’un an,Toppert le rappela dans cette ville et lui fit donner la place dechef des choristes. Le soir il se joignait, selon l’usage del’Allemagne, aux pauvres écoliers qui chantaient dans les rues descantiques et des motets. Il parvenait ainsi à grossir les petitessommes qu’il portait régulièrement à son père.

Le moment de choisir enfin une carrière arrivapour lui ; on lui conseilla de se faire ministre évangélique,mais cette seule pensée l’épouvantait. Vivre dans la froideAllemagne en pasteur protestant lui semblait à jamais emprisonnersa jeunesse et son âme. Une image radieuse, celle de la Grèceantique, remplissait toute son imagination ; le soleil etl’art de cette terre prédestinée brillaient devant lui :c’était comme une tentation fixe qui ne lui laissait plus de repos.À défaut de la Grèce, ne pourrait-il visiter l’Italie, qui avaithérité d’une partie des merveilles d’Athènes ? Ce rêves’empara de son esprit ; pour le réaliser il aurait toutsacrifié. À force de vivre en pensée dans l’antiquité, il sepassionna jusque pour ses fables. La beauté des dieux et desdéesses d’Homère et la splendeur des marbres de Phidiasconstituèrent pour lui un idéal radieux qui lui paraissait biensupérieur aux religions qui lui avaient succédé ; la grandeuret la sainteté du christianisme lui échappaient, il n’en voyait quele côté sombre et tourmenté et s’éprenait plus vivement de lasérénité de l’art grec. Insensiblement il devint païen par amour dubeau.

Il quitta Steindall et passa deux ans dansl’université de Halle, poursuivant son rêve dans une pauvretévoisine de la misère : il ne vivait le plus ordinairement quede pain et d’eau. Tantôt il s’imaginait qu’il allait faire desfouilles dans les pyramides d’Égypte, tantôt qu’il remuait le solvoisin d’Olympie et en retirait les chefs-d’œuvre enfouis dePhidias et de Lysippe. Sa seule joie durant ces années de vocationrefoulée fut d’aller visiter le musée de Dresde, où il put voirenfin quelques beaux marbres antiques. Il se décida durantplusieurs années à être tour à tour précepteur dans des maisonsparticulières et professeur dans des institutions publiques. Enfinlassé de cette vie de contrainte, il se détermina à écrire au comtede Bunau, très-riche seigneur allemand, lettré et ami des arts.Winckelmann sollicita de lui de le placer dans un coin de sabibliothèque ; le comte lui donna aussitôt asile dans lechâteau où cette magnifique bibliothèque était réunie, et il futpour Winckelmann un Mécène plein de bonté. C’est alors que le jeuneantiquaire s’écria : « La religion chrétienne et lesmuses se sont disputé la victoire, enfin les dernièresl’emportent ! »

Tandis que Winckelmann vivait dans ce château,pouvant se livrer exclusivement à ses chères études et posant déjàles principes de sa magnifique Histoire de l’art, le noncedu page à Dresde, vint visiter la bibliothèque du comte de Bunau,et frappé de l’érudition artistique de Winckelmann, il luidit : « Vous devriez venir à Rome ! » Ceci futl’étincelle électrique qui fit prendre feu à son rêve. Aller àRome, obtenir une place à la bibliothèque du Vatican, c’était à n’ypas croire. Le nonce y mit pour seule condition que Winckelmann seferait catholique ! – « Voulez-vous, lui disait-il, voirl’Apollon du Belvéder, la Vénus de Médicis, les Faunes, les Muses,Silène, etc., etc., abjurez ! » Le cœur et l’esprit deWinckelmann, indifférents à tout hors à la beauté des dieuxd’Homère, ne trouvèrent pas une objection.

Enfin il vit l’Italie, il résida à Rome, ilséjourna à Naples et assista aux fouilles d’Herculanum. C’est àRome qu’il écrivit tous ses ouvrages ; il vécut là heureux,compris, fut nommé membre de toutes les académies de l’Italie, etcelles de l’Allemagne et de Londres l’admirent dans leur sein.

Ses compatriotes, fiers de sa renommée, leprièrent de revenir en Allemagne ; le grand Frédéric voulut sel’attacher. Winckelmann résista à toutes ces instances ;l’Italie avec sa lumière, son ciel et ses montagnes dorées, étantdésormais sa mère adoptive, il n’eût consenti à la quitter pourtoujours que si la Grèce l’eût appelé. Cependant il promit à sesamis d’aller les revoir ; il s’éloigna de Rome avec une grandetristesse et comme envahi par le pressentiment que ce voyage enAllemagne lui serait funeste. À mesure qu’il s’approchait des Alpeset des gorges du Tyrol, sa tristesse augmentait ; les honneursqu’il reçut à Munich, à Vienne et dans toutes les cours del’Allemagne ne purent lui rendre la gaieté ; il avait perduson soleil et ses dieux. Le premier ministre d’Autriche mit tout enœuvre pour l’attacher à sa cour ; ses amis insistèrent, mais,dit l’un d’entre eux, nous remarquâmes qu’il avait les yeuxd’un mort, et nous ne voulûmes pas le tourmenter davantage. Lavie pour lui, c’était la lumière et l’art qui, de la Grèce,s’étaient réfugiés en Italie ; la mort, c’était la froide etdidactique Allemagne. Enfin, il en partit accablé des honneurs etdes présents que les souverains lui avaient prodigués ; ilreprit la route de sa patrie adoptive ; on ne sait quel motifle détermina à passer par Trieste pour s’y embarquer pour Ancône.Il rencontra en chemin un misérable, nommé François Archangeli,déjà repris de justice, et qui parvint à s’insinuer dans laconfiance de Winckelmann, qui lui montra les magnifiques médaillesd’or qu’il avait reçues des princes de l’Allemagne. Arrivé àTrieste, Archangeli se logea dans la même hôtellerie queWinckelmann. Un jour que celui-ci lisait Homère, il vit entrer danssa chambre son compagnon de route qui le pria de lui laisseradmirer encore une fois ses médailles. Winckelmann, pour lesatisfaire, s’empressa de se diriger vers sa malle et des’agenouiller pour l’ouvrir. Aussitôt Archangeli lui passe un nœudcoulant autour du cou et tente de l’étrangler. Winckelmann résisteavec force, mais l’assassin lui plonge cinq coups de couteau dansle bas-ventre ; un coup frappé à la porte par un enfanteffraya ce misérable, qui prit la fuite en laissant là lesmédailles qui devaient être le prix de son crime. Les blessures deWinckelmann étaient mortelles ; il expira après sept heuresd’agonie le 8 juin 1768 ; il avait gardé jusqu’à la fin toutesa présence d’esprit. Le principal ouvrage de Winckelmann est sonHistoire de l’art ; ses Remarques surl’architecture des anciens et son Recueil de lettres surles découvertes faites à Herculanum, à Pompeïa, à Stabia, sontaussi très-appréciés des artistes et des connaisseurs.

WINCKELMANN. Un grand hommesavetier.

Nous ne connaissons rien de plus triste quel’échoppe d’un cordonnier ; bientôt l’élégance et la propretéqui s’étendent dans tous les quartiers auront fait disparaître deParis ces espèces de huttes ; mais à l’heure qu’il est onpeut, en cherchant bien loin, en découvrir encore quelques-unes, etd’ailleurs, dans les maisons d’ouvriers, beaucoup de loges deportiers sont de véritables échoppes. Les cordonniers, toujoursassis et tirant leur fil sans désemparer, sont des portierstrès-appréciés par les propriétaires. Mais parlons de la véritableéchoppe : c’est habituellement une petite constructionparasite en bois ou en grossière maçonnerie adossée à quelque murde jardin, d’église ou de clôture. Une des façades de l’échoppe secompose d’un vitrage mi-partie en papier et mi-partie enverres ; dans ce vitrage est comprise la porte d’entrée, basseet étroite ; au-dessus d’une planche formant devanture sontsuspendus quelques morceaux de cuir séchant à l’air ; sur laplanche sont quelques vieilles chaussures et un ou deux pots oùcroissent des plantes de baume vulgairement appelébasilic, dont le vif parfum mitige l’odeur forte etdéplaisante du cuir.

Dans l’intérieur se trouve l’établi (tout prèsdu vitrage) couvert de l’ouvrage commencé, des matériaux pour faireou radouber les chaussures et des instruments de cordonnier ;deux ou trois escabeaux sont autour de l’établi ; dans le fondest un petit poêle et le pauvre lit du ménage, si ménage il ya ; aux murs sont toujours appendus quelques gravures et unpetit miroir à barbe.

C’était une échoppe pareille qu’habitait en1729 un pauvre savetier de la petite ville de Steindall, enAllemagne. Cette échoppe était adossée contre le mur noir et moussudu jardin du collége, et bien souvent les écoliers, à l’heure de larécréation, s’amusaient à lancer des fruits ou des noix sur lapauvre habitation en criant : « Bonjour,savetier ! » D’autres fois c’étaient leurs souliers àrapiécer qu’ils lui lançaient de la sorte, au risque d’être fortréprimandés par leurs surveillants ; ce voisinage avait établiune sorte de connaissance entre le collége et l’honnête cordonnier,qui rapportait fidèlement les chaussures qui lui arrivaient d’unemanière aussi inusitée. Insensiblement il avait obtenu la clientèlede tous ces petits démons, et elle n’était pas à dédaigner, car lesmouvements turbulents de l’enfance sont la destruction dessouliers.

Penché sur son établi, le pauvre ouvriertravaillait du matin au soir, malgré ses douleurs de rhumatismeaigu qui lui arrachaient parfois des cris. Il était maigre etparaissait déjà bien vieux quoiqu’il eût à peine cinquanteans ; la misère et la maladie doublent les années. Des mèchesde cheveux blancs pendaient sur ses tempes amaigries etcontrastaient avec ses yeux perçants surmontés de sourcils noirs.Veuf et malheureux depuis plusieurs années, le pauvre homme nesouriait jamais, excepté le soir quand son fils revenait de l’écoleet l’embrassait en passant ses deux bras autour de son cou. Alorsl’échoppe était en fête, le savetier quittait ses outils et sontablier de cuir ; il lavait ses mains dans une jatte d’eau,ravivait le feu du poêle et se mettait à préparer le repas du soircomme une ménagère ; des volets de bois mal joints étaient àl’intérieur poussés contre le vitrage ; le père et l’enfant sesentaient chez eux, et tout en soupant ils se racontaient leurjournée ; l’enfant, délicat mais charmant, au visageexpressif, à la chevelure blonde, disait à son père comment ilapprenait chaque jour quelque chose de nouveau, et comment sesmaîtres, enchantés de ses progrès, parlaient de le faire entrer aucollége comme un écolier modèle. Le père, radieux, embrassait alorsl’enfant, le regardait avec orgueil presque comme on regardequelque chose de supérieur à soi, et s’écriait attendri :

« Oh ! mon bon Joachim, que nesuis-je riche, je ferais de toi un homme savant etheureux !

– Je veux commencer par être savant,répliquait le petit Joachim, puis nous serons heureuxaprès. »

Et, tout en parlant ainsi, il aidait son pèreà faire le ménage et demandait au pauvre bonhomme qui il avait vuet ce qu’il avait fait dans la journée. Le souper fini, le pèrereprenait son ouvrage et l’enfant lui faisait la lecture des livresqu’il recevait en prix à l’école. Le père l’engageait à lireparfois dans sa vieille Bible, c’était la Bible de son mariage etque sa femme en mourant avait baisée. Mais le petit Joachimpréférait la lecture d’une traduction allemande d’Homère qui avaitété son prix d’honneur. Insensiblement le pauvre savetier pritintérêt à ces héroïques récits qui passionnaient son fils. À chaquechant, l’enfant s’arrêtait pour peindre sa surprise et sonravissement : quel monde ! quel pays ! quelciel ! quels paysages ! quelle beauté devaient avoir cesdieux et ces héros ! Un jour il ajouta :

« Mais il manque quelque chose à celivre !

– Eh quoi donc ? demanda lepère.

– Il lui manque de belles images quifassent vivre à nos yeux ces dieux et ces déesses dont Homèrechante la beauté. Oh ! mon père, si nous étions riches, nousachèterions Jupiter, Junon, Mars et Vénus, Vénus surtout, que jevois toujours entourée d’une vapeur rose et se baignant dans la merÉgée ! »

Le pauvre savetier écoutait son fils sans bienle comprendre, mais ce qu’il comprenait par le cœur, c’est que sonfils avait des désirs que sa pauvreté l’empêchait de satisfaire, etil en souffrait chaque jour de plus en plus. Il sentait sesinfirmités s’accroître, et il se disait qu’avec elles la misèreaugmenterait dans la pauvre échoppe. Pour ne pas attrister son filsil dissimulait sa détresse, mais quand il était seul dans lajournée, de grosses larmes roulaient parfois sur ses jouesamaigries. Or rien n’est déchirant comme les larmes d’un homme, etsurtout d’un vieillard ; il lui faut une grande angoisse, ilfaut qu’il souffre bien amèrement pour que sa douleur se traduisede la sorte. Le pauvre père n’avait pas d’autre joie dans sa vie depeine que de voir sourire son enfant quand il rentrait le soir del’école ; aussi s’ingéniait-il chaque jour à lui procurerquelque petite surprise qui fît petiller ses yeux d’enfant ;tantôt c’était une friandise qu’il ajoutait au souper frugal, commeaurait fait une mère ; tantôt un livre qu’il achetait àquelque colporteur, se privant deux ou trois jours de fumer sa pipe(cette compagne si chère à un Allemand) pour donner cettesatisfaction à son cher petit Joachim.

Depuis le soir où l’enfant avait souhaité desimages au livre d’Homère, le bon savetier ne rêvait plus qu’àsatisfaire son désir. Mais où trouver un Jupiter, une Junon etsurtout une Vénus ? Il n’y avait pas de musée à Steindall etjamais le vieillard n’avait aperçu l’image de la plus belle desdéesses.

Un matin qu’il allait reporter au collége lessouliers raccommodés de quelques écoliers, le portier le fitattendre dans une espèce de parloir tandis qu’il allait luichercher le prix de son travail et d’autres chaussures à réparer.Le savetier regardait attentivement les murs de cette pièce ornéede petits cadres qui renfermaient les dessins des enfants ;c’étaient quelques académies, des dieux et des héros grecs, etparmi eux deux Vénus : la Vénus de Médicis et laVénus accroupie ; en voyant ce nom de Vénus écrit aubas des deux cadres où se trouvait la belle déesse, le vieillardcourbé par l’âge et la souffrance se redressa de plaisir. Leportier le trouva en extase devant ces dessins fort médiocres dedeux marbres de l’antiquité.

« Que regardez-vous donc là, mon vieux,lui dit-il très-étonné, est-ce que ces deux belles femmes vousplaisent ?

– Oh ! oui, et je consens à vouslaisser l’argent que vous alliez me remettre, si vous me permettezde les emporter.

Le portier se mit à rire aux éclats.

« Oh ! ne vous moquez pas de moi,répliqua le bon savetier, c’est pour complaire à un désir de monenfant qui ne rêve que déesses de l’antiquité.

– Et quel âge a-t-il ce petit gars ?reprit le portier.

– Il a dix ans, reprit le père.

– Allons, allons, il est précoce,continua l’autre en riant toujours.

– Oh ! je vous en réponds qu’il estprécoce ; il est toujours le premier à l’école gratuite, ilsait déjà tout ce que savent les maîtres, et s’il pouvait entrerdans votre collége, je vous réponds qu’il deviendrait bientôt leplus fort des élèves. Oh ! mon bon monsieur, continuait levieillard voyant que le portier ne riait plus et l’écoutait avecattention, faites quelque chose pour lui, parlez-en à votre recteuret, en attendant, laissez-moi emporter ces images si vous n’y tenezpas trop.

– Attendez, attendez un peu, répondit leportier que flattait cet appel à sa protection, voilà trois de ceuxqui dessinent qui jouent en ce moment à la balle dans la cour, cesont eux qui m’ont donné ces images, comme vous dites ; ilsdoivent en avoir d’autres qu’ils vous donneront volontiers, car cesont de bons petits diables. »

Le concierge appela les trois écoliers, quibondirent vers lui, et quand ils surent l’objet de la convoitise dusavetier :

« Certainement que nous allons voussatisfaire, » s’écriaient-ils tous à la fois ; et courantd’un trait à la salle de dessin, ils en revinrent rapportant desbrassées d’études et d’ébauches : tenez, disaient-ils enéparpillant les feuilles aux pieds du savetier, tenez, voilà desVénus, des Nymphes et des Amours aussi, emportez tout cela pourvotre enfant ; puisqu’il aime instinctivement ces objets,c’est qu’il est peut-être destiné à devenir un grand peintre !Amenez-nous-le, nous le ferons examiner par notremaître. »

L’heureux vieillard se confondait enremercîments et ne savait comment prouver sa reconnaissance ;il disait au portier et aux enfants, tout en mettant en ordre lesprécieux dessins :

« Usez de ma pauvre industrie tant quevous voudrez, je ne prendrai plus votre argent, vous m’avez payépour toute votre vie ! »

Les écoliers se prirent à rire de cetteidée.

« Allons, mon bonhomme, dirent-ils, nesongez qu’à vous réjouir, et amenez-nous demain votre petitJoachim ; » et lançant leurs balles, ils regagnèrent lacour.

Le portier reconduisit jusqu’à la porteextérieure le vieillard radieux.

« À demain, lui dit-il, je vous prometsde parler de votre enfant aujourd’hui même au recteur. »

Le bienheureux savetier regagna son échoppe enfredonnant un vieil air allemand. Il n’avait pas chanté depuis lamort de sa chère femme, et il fallait que son contentement fût biengrand pour qu’il éclatât par ce refrain que la pauvre défuntemurmurait elle-même auprès du berceau de leur enfant.

Rentré chez lui, il ne songea pas à seremettre à l’ouvrage ; il se donna vacance pour le reste de lajournée ; il s’enferma dans son échoppe et commença à aligneret à pendre au mur toutes ces feuilles de dessin ; il voulaitque son enfant en eût l’heureuse surprise en les apercevant tout àcoup à son retour de l’école. Les Vénus furent placées au milieu,les amours et les personnages secondaires de chaque côté ;quand cette besogne fut terminée, il sortit pour acheter sonsouper, et comme il avait reçu un peu d’argent du collége et que cejour était pour son cœur une grande fête, il rapporta une oie, unetarte aux pommes et une cruche de bière. Depuis bien des années lepauvre ouvrier ne s’était pas attablé à pareil festin. Il étenditune nappe blanche sur la petite table, dressa le couvert et lerepas, cacha dans un coin les savates et les outils, alluma lepoêle et la petite lampe de fer et attendit avec impatience leretour de Joachim.

L’enfant entra apportant à son père un pot degiroflées que la femme du maître d’école, qui l’aimait beaucoup,lui avait donné. On eût dit que, prévoyant cette petite fête defamille, il voulait y ajouter la grâce de cette fleur.

« Qu’y a-t-il donc ? dit-il enpénétrant dans l’échoppe et sans avoir aperçu les dessins pendus aumur, quel beau couvert ! Attendez-vous à souper ce vieuxcousin de Sechausen qui devait nous faire visite il y a unmois ?

– Je n’attends que toi, et c’est toi queje fête, répliqua le père en entourant de ses bras son cher enfant.Mais regarde donc un peu, ajouta-t-il, en face de toi, à côté dutuyau du poêle. »

Joachim leva la tête et aperçut lesdessins ; ce fut d’abord un cri de surprise, puis une longueextase muette. Il en décrocha deux et les posa sur la table, etsoutenant sa tête entre ses deux mains, il se mit à considérer lesdessins avec une fixité de regard étrange. Au bas de l’un étaitécrit : d’après la Vénus en marbre qui est àFlorence ; au bas de l’autre : d’après une frisedu Parthénon d’Athènes. Un de ces crayons noirs était unreflet bien imparfait de la Vénus de Médicis, l’autre d’une de cesmagnifiques canéphores aux draperies flottantes qui semblaient semouvoir sur les frises du Parthénon et qu’on peut voir aujourd’huidans le Musée de Londres. Certes, ces dessins d’écolier nedonnaient qu’une idée bien incomplète de ces divinessculptures ; le relief, les contours et les proportions del’œuvre primitive manquaient ; il manquait surtout cettecouleur dorée qui parfois donne au marbre l’animation de la vie.N’importe, ces esquisses grossières gardaient quelque chose encorede l’idéale beauté de ces merveilleuses créations de l’art. Lejeune Joachim les contemplait avec ivresse. Pour la première fois,elles rendaient palpable pour lui la beauté de la forme dont ilavait tant rêvé en lisant l’Iliade. Mais ces deux œuvresd’art dont il n’apercevait que le reflet existaient dans toute leurbeauté en Grèce et en Italie. Dès lors, ces deux terres classiquesdu beau devinrent les mondes de ses rêves.

Le lendemain de ce jour, le vieux savetierrevêtit ses habits du dimanche, il habilla son fils de son mieux etle conduisit au collége. Le portier les reçut en protecteur sûr deson fait.

« Venez, venez, mon petit ami, dit-ilavec un sourire de triomphe et en prenant Joachim par la main, j’aiparlé de vous à notre excellent recteur M. Toppert, il vousattend. Et se retournant vers le savetier il ajouta :Suivez-nous, mon brave homme, vous verrez que je ne promets rienque je ne fasse. »

Ils traversèrent plusieurs cours intérieureset arrivèrent au cabinet du recteur. C’était un beau vieillard àcheveux blancs, à la figure expressive et sereine ; il fitapprocher l’enfant avec bonté et commença à l’interroger sur sesétudes. Le petit Joachim répondit avec netteté, esprit et certitudesur toutes les questions ; il émerveilla le recteur ;parfois même il allait au delà de ses demandes ; c’est ainsique, lorsqu’il fut interrogé sur la littérature grecque, ildémontra comment, dans cette admirable civilisation, la poésie etl’art avaient découlé de la religion, et dit sur l’admirablesculpture de l’antiquité des choses qu’il ne pouvait connaîtreencore que par intuition.

Quand le bon recteur lui demanda s’il sesentait des dispositions pour le dessin, il répondit qu’il sesentait de l’attrait, et qu’apprendre à dessiner lui seraittoujours bon, ne serait-ce que pour fixer les lignes et lescontours des chefs-d’œuvre de la statuaire et de la peinture qui lefrapperaient, ainsi qu’on écrit des notes sur un sujetlittéraire.

Le recteur remarqua la justesse de cetteréponse, et lui promit qu’il entrerait dès le lendemain dans laclasse de dessin.

« Se peut-il, grand dieu ! s’écriale savetier, qui jusqu’alors avait gardé le silence. Vous allezadmettre mon pauvre enfant dans votre collége ?

– Oui, dès ce soir revenez avec son petitbagage, c’est une chose réglée. »

Le savetier se confondait en remercîments etbénédictions.

L’enfant salua avec respect et bonne grâce lerecteur, qui le baisa au front en répétant : « À ce soir,mon petit ami. »

Le père et l’enfant sortirent tout joyeux, enadressant mille remercîments au portier.

Dans le premier moment, le savetier ne voyaitque l’éducation qu’allait recevoir son fils, et celui-ci nesongeait qu’à ses chères études. Mais quand ils se retrouvèrenttous deux dans la pauvre échoppe où leur affection mutuelle leuravait donné, la veille encore, de si bonnes heures, tout en faisantun paquet de ses livres, de ses chemises et de ses pauvres habits,le petit Joachim se prit à pleurer et son père étouffa de longssanglots. Les larmes ne font pas de ravages dans la jeunesse, ondirait la rosée qui glisse sur les fleurs ; mais les larmesdes vieillards sont amères et destructives, elles ressemblent à cesorages qui ébranlent, déracinent et portent la mort dans la nature.Le malheureux savetier était si pâle tout en aidant à son fils,qu’il semblait frappé d’un mal subit.

« Ne plus revenir ici chaque soir poursouper avec vous et pour coucher auprès de vous, ce sera bientriste, disait l’enfant, dont les pleurs continuaient à couler.

– Il le faut bien, répliquait le pèreessayant de cacher sa propre défaillance, tu me donneras un bonsoirà travers le mur en me jetant par-dessus une branche d’arbre ou unpetit caillou. »

L’enfant sourit de cette idée et promit de n’ypas manquer.

Ils se raffermirent le mieux qu’ils purent, etvers la nuit ils gagnèrent la porte du collége ; elle sereferma vite sur le petit Joachim : il avait fallu brusquerles adieux.

C’était l’heure de la récréation dusoir ; l’enfant fut bientôt distrait de sa tristesse parl’empressement de ses nouveaux compagnons, qui tous lui firent bonaccueil. Il n’en fut pas de même du père, qui resta seul aprèscette séparation. En sortant du collége, il n’eut pas le courage deregagner tout de suite sa pauvre échoppe ; il erra au pied desmurailles qui renfermaient désormais son fils bien-aimé, et quoiquela nuit fût très-froide, il en fit plusieurs fois le tour. Il luisemblait que l’enfant allait lui apparaître quelque part à traversces pierres. Il ne se décida à rentrer que lorsque le tintement dela cloche du collége annonça l’heure du dortoir ; il alluma sapetite lampe de fer, mais il n’eut pas le courage de faire du feupour préparer son souper et pour se réchauffer ; il se couchatout transi et accablé de tristesse, et quand il voulut étendre sespauvres membres sur son grabat, il sentit revenir plus aigu et pluspoignant le rhumatisme dont il souffrait depuis tant d’années. Ilpassa la nuit dans une grande détresse, et lorsqu’il voulut selever le lendemain, cela lui fut impossible : il était clouédans son lit comme un paralytique ; il entendit quelquespratiques heurter à sa porte sans pouvoir aller leur ouvrir ;bientôt il entendit retentir sur sa toiture le petit caillou quiétait le bonjour de son fils, et il ne put lui répondre par lechant convenu. Trois fois l’enfant recommença son signal, ettoujours l’échoppe resta muette, car le pauvre homme avait lalangue à moitié liée et ne pouvait plus articuler que de faiblesparoles.

Mais revenons au petit Joachim : ils’était endormi la veille au soir consolé et tout joyeux de laperspective des études qu’il allait commencer le lendemain ;le bon recteur, M. Toppert, lui avait fait visiter la bellebibliothèque du collége et lui avait montré de belles gravures quirendaient bien mieux que les dessins qu’il avait d’abord admirés,les magnifiques statues de l’antiquité. Son maître lui avait permisde venir lire et étudier dans la bibliothèque, et de donner à sesinstincts du beau tout leur développement. Il se sentit commeenivré en face de ce monde de la science dont il venait de franchirle seuil. Mais, quand il eut lancé sur le toit de son père le petitcaillou convenu, et que la voix du vieillard ne s’éleva pas pourlui répondre, il sentit tout à coup le pressentiment de quelquemalheur ; il fit part de ses craintes au bon portier, etcelui-ci lui promit d’aller s’informer du savetier. Bientôt après,il frappait à la porte de l’échoppe, qui était fermée endedans : « Secouez-la fortement, dit de l’intérieur unefaible voix, et elle cédera. » Le portier donna un violentchoc et la porte s’ouvrit.

« Faites-moi conduire à l’hôpital, monbon monsieur, lui dit le savetier en l’apercevant, c’est le dernierservice que j’implore de votre charité ; me voilà perclus detous mes membres et incapable de travailler. »

L’autre, en l’examinant, vit bien qu’il disaitvrai.

« Un peu de patience, lui répliqua-t-il,je vais vous amener le médecin du collége.

– Oh ! surtout ne dites rien à monJoachim.

– Soyez tranquille. »

Le portier, en rentrant au collége, évital’enfant, qui d’ailleurs était en classe ; il avertit lerecteur de l’état du pauvre vieillard. Le recteur fit prévenir lemédecin, et tous deux se rendirent à l’échoppe. Après l’examen duvieillard, le médecin décida qu’il fallait le conduire de suite àl’hôpital de Steindall, où, grâce à sa recommandation, il seraitbien soigné.

« Je me charge d’avertir et deconsoler votre fils, dit le recteur pour calmer les lamentations dupère, et chaque dimanche après les offices il ira vousvoir. »

La première entrevue fut déchirante. Cettefois ce fut le père qui dut calmer la douleur du fils, car ilsemblait à ce fils qu’il était ingrat et méchant de laisser danscet asile de la misère le père qui avait entouré son enfance desoins si tendres.

« Tu ne peux rien, lui répondait le bonvieillard, tu ne peux que travailler, grandir et obtenir une placequand tu seras savant, et alors tu viendras à mon secours.

– Ah ! je n’attendrai pas silongtemps, » reprit l’enfant, qui prit dans son cœur unerésolution subite.

Affermi par sa volonté, il quitta son père enlui disant : « À dimanche, » avec un sourire quisignifiait : Vous serez content de moi.

Le dimanche suivant, l’enfant apporta à sonpère un peu d’argent qu’il avait gagné lui-même.

« Et comment ? lui dit le maladeattendri.

– En faisant ce que je vous ai vu fairesi longtemps à vous-même, en raccommodant aux heures de récréationles souliers de mes camarades<spanclass=footnote>Historique.</span>. Je suis allé àl’échoppe, j’y ai pris votre cuir et vos outils et je me suis misgaiement à l’ouvrage. J’ai gagné aussi quelque petite monnaie endonnant quelques leçons aux plus jeunes du collége, je continueraiainsi chaque semaine, et le dimanche je vous apporterai ce quej’aurai amassé. Cela vous aidera à vous faire mieux soigner. Vouspourrez avoir du tabac, de la bière, et de temps en temps de cettebonne choucroute que vous aimez tant. »

Le vieillard sourit à travers ses larmes etretint longtemps son enfant appuyé contre sa poitrine.

Un sentiment généreux et bon prête de lagrandeur aux choses les plus vulgaires, aussi l’âme du petitJoachim s’élevait-elle durant ce travail grossier qui remplissaitses récréations. Tandis qu’il mettait des clous ou une pièce à devieilles chaussures, sa pensée planait dans l’Olympe d’Homère, oubien c’était Démosthènes qui remplissait son imagination et lefaisait vivre dans cette Athènes qu’il aimait tant. Il avaitcommencé l’étude du grec, et il y faisait de rapides progrès.Dirigé par d’excellents maîtres qui devinèrent ses instincts, ileut bientôt sur l’art dans l’antiquité des notions très-sûres etdes connaissances très-étendues. Il avait entendu dire qu’il yavait dans les environs de Steindall un champ communal où étaientenfouies des antiquités grecques et romaines, et durant lespromenades du collége en dehors de la ville, il cherchait toujoursà entraîner ses camarades vers ce champ précieux. Il avait acquispar son caractère et son intelligence, et surtout par ce qu’onsavait qu’il faisait pour son père, un irrésistible ascendant surses compagnons d’études ; quand il leur parla de son idée fixede fouiller ce vieux champ romain, chacun applaudit et lui promitson concours. Les plus riches se procurèrent les instrumentsnécessaires : pelles, bêches, sondes ; et enfin par unbeau jour de printemps, durant une promenade du collége, oncommença avec ardeur l’opération : c’était plaisir de voirtous ces jeunes bras s’agitant, creusant et retournant laterre ; tous ces jeunes visages mouillés de sueur et regardantcurieux si rien ne surgissait sous les coups de pioches rapides. Lepremier jour on ne trouva que quelques petites médailles et desfragments de poteries ; M. Toppert, à qui on porta lesmédailles, autorisa les fouilles les jours de promenade, et presquetous les élèves, Joachim en tête, coopérèrent à la secondefouille ; elle eut un beau résultat. Une charmante lampe enbronze de forme parfaite, telle que l’antiquité seule savait lesfaire, sortit tout à coup de terre et fut portée en triomphe au bonrecteur.

À la troisième fouille, Joachim dirigealui-même toutes les opérations ; il avait réfléchi que cettelampe devait être suspendue à l’entrée d’un tombeau, et que cetombeau devait exister puisque la lampe avait été retrouvée. Il fitdonner de profonds coups de bêche dans la même direction et bientôton sentit la pierre dure ; l’ardeur des travailleursredoubla ; un tombeau fut découvert, il n’avait qu’uneinscription, mais pas de sculpture ; Joachim en déblaya avecses bras l’ouverture, et il en tira radieux deux belles urnescinéraires couvertes de bas-reliefs.

Les écoliers firent un brancard de feuillageet de fleurs pour rapporter en triomphe au collége cette magnifiquetrouvaille. Joachim marchait en tête, comme un général d’armée quirevient après une victoire. Il sentait qu’à cette heure sescamarades étaient ses sujets et qu’il pouvait tout leurdemander.

« Oh ! mes amis, leur dit-il, sid’abord nous passions à l’hôpital, j’embrasserais mon pauvre pèrequi serait bien heureux de mon bonheur.

– Oui ! oui ! àl’hôpital, » répétèrent toutes les voix ; et le cortégechangea de route. Il s’arrêta quelques instants dans la cour del’hospice, puis montant un escalier roide il entra dans la chambreblanchie à la chaux et très-propre qu’occupait le pauvre infirme.Grâce au secours que son fils lui apportait chaque dimanche, ilavait pu être séparé des autres malades et recevoir des soinsparticuliers.

Le visage blême du vieillard rayonna de joiedans son lit en voyant entrer cette troupe joyeuse conduite par sonfils qu’on portait presque en triomphe comme les deux urnes.

En entendant le récit de cette découverte, lebon savetier s’écria :

« Mon cher fils, te voilà donccélèbre ! »

En effet, ce fut un commencement de renomméepour le jeune Joachim. Le recteur Toppert et les autres autoritésde la ville décidèrent que ces deux belles urnes antiques seraientoffertes à la bibliothèque de Sechausen, et qu’on inscrirait sur lepiédestal qui les supporterait :

DÉCOUVERTES PRÈS DE STEINDALL EN 1730,

PAR JOACHIM WINCKELMANN.

FIN.

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Tags: Louise Colet