Voici EUTHYDÈME ou Le Disputeur de Platon
PREMIERS INTERLOCUTEURS
CRITON , SOCRATE
SECONDS INTERLOCUTEURS
SOCRATE, EUTHYDÈME , DYONISODORE ,
CLINIAS , CTÉSIPPE
CRITON.
Socrate, qui était donc cet homme avec qui tu disputais
hier dans le lycée? je m’approchai tant que je pus pour
vous ouïr; mais la presse était si grande autour de vous,
qu’il me fut impossible de rien entendre distinctement. Je
me haussai sur la pointe des pieds pour voir du moins,
et il me sembla que celui avec qui tu parlais était un
étranger. Qui est-il?
SOCRATE.
Qui veux-tu dire, Criton? car il n’y en avait pas qu’un, ils
étaient deux.
CRITON.
Celui dont je demande le nom était assis le troisième à ta
droite. Le fils d’Axiochus était entre vous
deux. Il me semble qu’il a bien grandi, et qu’il est à-peu-
près de l’âge de mon fils Critobule; mais Critobule
est délicat, tandis que l’autre est plus formé, beau et de
bonne grâce.
SOCRATE.
Celui dont tu me demandes le nom s’appelle
Euthydème , et celui qui était à ma gauche est son
frère Dionysodore . Il était aussi de
la conversation.
CRITON.
Je ne connais ni l’un ni l’autre, Socrate.
SOCRATE.
Ce sont de nouveaux sophistes, à ce qu’il paraît.
CRITON.
De quel pays sont-ils et de quelle science font-ils
profession?
SOCRATE.
Originairement ils sont, je crois, de là-bas, de Chios, et
ils étaient allés s’établir à Thurium ; mais ils se sont
enfuis de là et rôdent ici autour depuis plusieurs années.
Pour ce qui est de leur science, Criton, elle est
admirable; ils savent tout. Jusqu’ici j’ignorais encore ce
que c’était que des athlètes parfaits; en voilà, grâce à
Dieu: ils excellent dans toute espèce d’exercices. Et ils ne
sont pas comme les frères Acarnaniens qui ne
savaient que les exercices du corps: d’abord ils sont
supérieurs dans ce genre par une manière de combattre
qui assure toujours la victoire; ils savent très bien se
battre armés de toutes pièces, et l’enseignent à qui
les paie; mais de plus, ils excellent dans les combats
judiciaires et enseignent aussi à plaider ou à composer
des plaidoyers. Jusqu’ici leur talent se bornait à ce que je
viens de dire, mais maintenant ils sont arrivé à la
dernière perfection, et les voilà parvenus dans un
nouveau genre de combat à une adresse telle que nul ne
saurait leur résister; ils sont devenus des raisonneurs
incomparables, et quoi qu’on dise, vrai ou faux, ils
réfutent tout également. Aussi, Criton, ai-je résolu de les
prendre pour maîtres, car ils promettent de rendre le
premier venu aussi habile qu’eux en très peu de temps.
CRITON.
Mais, Socrate, ne crains-tu pas l’âge? N’es-tu pas trop
vieux?
SOCRATE.
Point du tout. Et c’est là ce qui m’encourage; je te dirai
qu’eux-mêmes étaient déjà avancés en âge quand ils se
sont adonnés à cet art de raisonner que je désire tant
apprendre; il n’y a pas un an ou deux qu’ils
l’ignoraient encore. Tout ce que je crains, c’est que je ne
fasse honte à ces étrangers, comme au joueur de luth
Connos , fils de Métrobe, qui me donne encore des
leçons de musique. Les enfants, mes compagnons, se
moquent de moi et appellent Connos le pédagogue des
vieillards. J’ai peur qu’on ne raille de même ces
étrangers, et qu’à cause de cela ils ne veuillent pas de
moi. Voilà pourquoi, Criton, j’ai persuadé à quelques
vieillards de venir apprendre avec moi la musique de
Connos, et je tâcherai également de persuader à
d’autres de venir apprendre à raisonner. Et si tu me veux
croire, tu viendras aussi. Peut-être ne serait-il pas mal de
prendre avec nous tes fils, comme un appât; car je suis
sûr que pour les avoir ils consentiront à nous instruire.
CRITON.
Volontiers, Socrate, si tu le désires; mais dis-moi
auparavant ce qu’enseignent ces étrangers, afin que je
sache ce qu’ils nous apprendront.
SOCRATE.
Je ne te ferai pas attendre, et je ne dirai point que je ne
peux le faire faute de les avoir entendus; car je leur ai
prêté la plus grande attention, et n’ai rien oublié de tout
ce qu’ils ont dit. Je vais donc t’en faire un récit fidèle
depuis le commencement jusqu’à la fin. Je m’étais
assis d’aventure seul où tu me vis, dans l’endroit où l’on
quitte ses habits, et déjà je m’étais levé pour sortir,
quand le signe divin accoutumé me retint . Je
m’assis donc de nouveau, et peu après Euthydème
et Dionysodore entrèrent avec une foule de jeunes gens
que je pris pour leurs écoliers. Ils se promenèrent un
peu sous le portique couvert; et à peine avaient-ils fait
deux ou trois tours, que Clinias entra, celui qui te
semble, et avec raison, beaucoup grandi, suivi d’un
grand nombre d’amants, et entre autres de Ctésippe,
jeune homme de Péanée , d’un beau naturel, mais
un peu emporté, comme on l’est à son âge.
Clinias dès l’entrée m’ayant vu seul, s’approcha de moi,
et, ainsi que tu l’as remarqué, vint s’asseoir à ma droite.
Dionysodore et Euthydème, le voyant, s’arrêtèrent; ils
tinrent ensemble une espèce de conseil, et de temps en
temps jetaient les yeux sur nous, car je les observais
avec soin. Enfin ils s’approchèrent et s’assirent,
Euthydème auprès du jeune homme, et Dionysodore à
ma gauche. Les autres prirent place comme ils purent.
Je les saluai en leur disant que je ne les avais pas
vus depuis longtemps; et me tournant du côté de Clinias:
Mon cher, voici Euthyclème et Dionysodore, qui ne se
mêlent point de bagatelles; ils ont une parfaite
connaissance de l’art militaire, de tout ce qu’il faut à un
bon général pour bien commander une armée, la ranger
en bataille et lui faire faire l’exercice; ils t’apprendront
aussi à te défendre toi-même devant les tribunaux si
quelqu’un te faisait injure. Euthydème et
Dionysodore eurent grande pitié de m’entendre parler
ainsi, et se regardant l’un l’autre ils se prirent à rire.
Euthydème s’adressant à moi:
— Nous ne nous en soucions plus, Socrate, et ne
considérons cela que comme un amusement.
Tout étonné, je lui dis:
— Il faut que votre principal emploi soit bien
considérable, puisque de telles choses sont des jeux
pour vous; mais, au nom des dieux, apprenez-moi quel
est ce bel emploi.
— Nous sommes persuadés, Socrate, me dit-il, qu’il n’y
a personne qui enseigne la vertu aussi bien et aussi
promptement que nous.
— Par Jupiter, m’écriai-je, que dites-vous là? et
comment avez-vous fait une si heureuse découverte? Je
croyais jusqu’ici, comme je le disais tout à l’heure, que
vous n’excelliez qu’en l’art militaire, et ne vous louais que
par cet endroit: car il me souvient que quand vous vîntes
ici la première fois, vous ne faisiez profession que de
cette science. Mais si vous possédez encore celle
d’apprendre la vertu aux hommes, soyez-moi propices, je
vous salue comme des dieux et vous demande pardon
d’avoir parlé de vous comme je l’ai fait. Mais voyez
bien, Euthydème et toi Dionysodore, si ce que vous dites
est vrai, et ne trouvez pas étrange que la grandeur de
vos promesses me rende un peu incrédule.
— Sois bien sûr, Socrate, reprirent-ils, que nous
n’avons rien dit qui ne soit vrai.
— En ce cas, je vous tiens plus heureux que le grand
roi avec sa puissance; mais dites-moi, avez-vous dessein
d’enseigner cette science, ou quelle est votre intention?
— Nous ne sommes venus ici que pour l’enseigner
à ceux qui voudront l’apprendre.
— Je vous réponds que tous ceux qui l’ignorent
voudront la connaître, moi d’abord, et Clinias, et
Ctésippe, et enfin tous ceux que vous voyez ici. Et je leur
montrais les amants de Clinias, qui déjà nous avaient
entourés; car il faut te dire que Ctésippe s’était d’abord
assis fort au-dessous de Clinias; mais comme Euthydème
se penchait en me parlant, il cachait, je crois, à
Ctésippe Clinias qui était entre nous deux, et le privait de
cette agréable vue, ce qui obligea Ctésippe à se lever et
à se placer vis-à-vis de nous pour voir son ami, et
entendre en même temps la conversation; aussitôt les
autres amants de Clinias et les amis d’Euthydème et de
Dioriysodore en firent autant et nous environnèrent. Les
montrant donc du doigt, j’assurai Euthydème qu’il n’y en
avait pas là un seul qui n’eût la volonté de le
prendre pour maître. Ctésippe s’y engagea vivement;
tous les autres en firent de même, et le prièrent tout
d’une voix de leur découvrir le secret de son art. Alors
m’adressant à Euthydème et à Dionysodore, II faut bien,
leur dis-je, satisfaire ces jeunes gens, et je joins mes
prières aux leurs. Or il y a beaucoup de choses qui
seraient trop longues à expliquer; mais, dites-moi, celui
qui est persuadé qu’il doit apprendre la vertu auprès de
vous, est-il le seul que vous puissiez rendre
vertueux, ou bien pouvez-vous l’enseigner aussi à celui
qui n’en est pas persuadé, parce qu’il doute que la vertu
puisse s’apprendre? Dites, pouvez-vous aussi prouver, à
qui pense ainsi, que la vertu peut être enseignée et que
vous êtes les plus propres à le faire?
— Nous le pouvons également, Socrate, répondit
Dionysodore.
— Il n’y a donc personne au monde, Dionysodore,
lui dis-je, qui puisse mieux que vous mettre sur la voie
de la philosophie et de la vertu?
— Nous le croyons, Socrate.
— Vous nous ferez voir le reste avec le temps, mais
présentement je ne vous demande que cela. Persuadez à
ce jeune homme qu’il faut se donner tout entier à la
philosophie et à l’exercice de la vertu, et vous nous
obligerez tous, et moi et tous ceux qui sont ici présents;
car il se trouve que nous prenons beaucoup d’intérêt à
ce jeune homme et souhaitons avec passion qu’il
devienne aussi bon que possible. Il est fils d’Axiochus,
petit-fils de l’ancien Alcibiade , et cousin germain
d’Alcibiade d’aujourd’hui; son nom est Clinias. Il est
encore jeune, et nous craignons ce qu’on doit toujours
craindre pour un jeune homme, que quelqu’un
s’emparant avant nous de son esprit ne lui fasse prendre
un mauvais pli et ne le corrompe. Vous ne pouviez donc
arriver plus à propos; ainsi, si rien ne s’y oppose,
éprouvez Clinias et l’entretenez en notre présence.
— Quand j’eus parlé à-peu-près de la sorte, Euthydème
me dit d’un air fier et assuré: Rien ne s’y oppose,
Socrate, pourvu que ce jeune homme veuille répondre.
— Il y est, dis-je, accoutumé; ses amis sont presque
toujours sur ses pas, l’interrogent et causent sans cesse
avec lui; ainsi j’espère qu’il aura bien assez d’assurance
pour répondre sans difficulté.
Mais comment pourrai-je, Criton, te raconter ce qui
suit? car ce n’est pas peu de chose que de faire un récit
fidèle de cette prodigieuse sagesse; c’est pourquoi, avant
de m’engager dans cette narration, il faut qu’à l’exemple
des poètes j’invoque les muses et la déesse
Mnémosyne. Euthydème commença ainsi, ce me semble:
— Clinias, ceux qui apprennent sont-ils savants ou
ignorants?
Le jeune homme, à cette question difficile, rougit, et,
tout interdit, jeta les yeux sur moi. Voyant le trouble où il
était, je lui dis:
— Courage, Clinias, dis hardiment ce qu’il t’en
semble; c’est peut-être pour ton bien. Cependant
Dionysodore, se penchant un peu vers moi, avec un
visage riant, me dit tout bas à l’oreille: Socrate, je te le
prédis, quoi qu’il réponde, il est pris. Pendant qu’il me
parlait ainsi, Clinias avait déjà répondu; de sorte que je
n’eus pas le loisir d’avertir ce jeune homme de prendre
garde à ce qu’il dirait. Il répondit que c’étaient les
savants qui apprenaient. — Y a-t-il des hommes que tu
appelles des maîtres, ou non? lui demanda Euthydème.
Clinias répondit que oui.
Les maîtres ne le sont-ils pas de ceux qui apprennent?
Le joueur de luth, le grammairien étaient tes maîtres; toi
et les autres garçons, vous étiez leurs disciples.
Il en tomba d’accord.
Mais quand vous appreniez, vous ne saviez pas encore
les choses que vous appreniez?
— Non, sans doute.
— Vous n’étiez donc pas savants quand vous
ignoriez ces choses-là?
— Il le faut bien.
— Puisque vous n’étiez pas savants, vous étiez donc
ignorants?
— Il est vrai.
— Vous donc qui apprenez les choses que vous ne
savez pas, vous les apprenez étant ignorants?
Le jeune homme fit signe que oui.
Ce sont donc les ignorants qui apprennent, Clinias, et
non pas les savants, comme tu le pensais.
A ces mots, comme un chœur au signal du chef, tous
les amis d’Euthydème et de Dionysodore éclatèrent en de
grands ris mêlés d’applaudissements. Le pauvre
garçon n’avait pas encore eu le temps de respirer, que
Dionysodore, reprenant le discours, lui demanda:
— Mais, Clinias, quand votre maître récite quelque
chose, qui sont ceux qui apprennent ce qu’il récite? sont-
ce les savants ou les ignorants?
— Les savants.
— Ce sont donc les savants qui apprennent, ce ne sont
pas les ignorants. Ainsi tu n’as pas bien répondu à
Euthydème.
Aussitôt voilà de nouveaux éclats de rire et de
nouveaux applaudissements de la part des amis
d’Euthydème et de Dionysodore, qui admiraient leur
sagesse. Nous autres, tout étonnés, nous demeurions
dans le silence. Euthydème voyant notre surprise, pour
nous donner encore une plus grande idée de sa sagesse,
attaque de nouveau le jeune homme et lui demande,
donnant à la même chose un autre tour, comme un bon
danseur qui tourne deux fois sur la même place: Ceux
qui apprennent, apprennent-ils ce qu’ils savent, ou ce
qu’ils ne savent pas? Aussitôt Dionysodore me dit encore
à l’oreille:
— Voilà, Socrate, un autre tour pareil au premier.
— Par Jupiter, lui répondis-je, cette première question
m’a paru merveilleuse!
— Toutes nos questions sont de même nature, Socrate,
on ne s’en peut démêler.
— Et voilà, lui dis-je, ce qui vous donne tant d’autorité
parmi vos disciples. Cependant Clinias avait répondu à
Euthydème que ceux qui apprenaient, apprenaient ce
qu’ils ne savaient pas.
Euthydème continua de l’interroger de la même
manière qu’auparavant.
— Sais-tu les lettres? dit-il.
— Oui.
— Mais les sais-tu toutes?
— Toutes.
— Quand quelqu’un récite quelque chose, ne récite-t-il
pas des lettres?
— Assurément.
— Il récite donc ce que tu sais, puisque tu sais toutes
les lettres?
Il en convint encore.
— Eh quoi! n’apprends-tu pas ce qu’on te récite, ou
bien est-ce celui qui ne sait pas les lettres qui apprend?
— Non, c’est moi qui apprends.
— Tu apprends donc ce que tu sais, puisque tu
sais toutes les lettres?
Il l’avoua.
— Tu n’as donc pas bien répondu, ajouta Euthydème.
A peine Euthydème eut-il cessé de parler, que
Dionysodore reprenant la balle, la renvoya contre le
jeune homme, comme le but où ils visaient.
— Ah! Clinias, dit-il, Euthydème n’use pas de bonne foi
avec toi. Mais, dis-moi, apprendre, n’est-ce pas acquérir
la science de la chose qu’on apprend?
— Il l’accorda.
— Et savoir, est-il autre chose que d’avoir acquis déjà
cette science?
— Il convint que non.
— Ignorer, n’est-ce point n’avoir pas la science?
Il l’avoua.
— Qui sont ceux qui acquièrent une chose, ceux qui
l’ont, ou bien ceux qui ne l’ont pas?
— Ceux qui ne l’ont pas.
— Ne m’as-tu pas accordé que les ignorants sont du
nombre de ceux qui n’ont pas? — Il fit signe que oui.
— Ceux qui apprennent sont donc du nombre de ceux
qui acquièrent, et non pas du nombre de ceux qui ont?
— Sans doute.
— Ce sont donc, Clinias, les ignorants qui apprennent,
et non les savants.
Euthydème se préparait, comme dans la lutte, à
porter une troisième atteinte à Clinias; mais voyant le
jeune homme accablé de tous ces discours, pour le
consoler et l’empêcher de perdre courage, je lui dis:
— Ne t’étonne point, Clinias, de cette manière de
discourir, à laquelle tu n’es pas accoutumé. Peut-être ne
vois-tu pas le dessein de ces étrangers. Ils font comme
les corybantes, quand ils placent sur le trône celui qu’ils
veulent initier à leurs mystères; là on commence par des
danses et des jeux, comme tu dois le savoir, si jamais tu
as été initié. De même ces deux étrangers ne font
que danser et badiner autour de toi, pour t’initier après.
Imagine-toi donc que ce sont ici les préludes des
mystères sophistiques; car premièrement, comme
Prodicus l’a ordonné, il faut savoir la propriété des mots,
ce que ces étrangers viennent d’enseigner. Tu ignorais
qu’apprendre se dit quand on acquiert une
connaissance qu’on n’avait pas auparavant, et aussi
quand, après avoir acquis la connaissance d’une chose,
on réfléchit, par le moyen de cette connaissance, sur
cette même chose, que ce soit un fait ou une idée.
Ordinairement on appelle cela plutôt comprendre
qu’apprendre, mais quelquefois on lui donne ce dernier
nom. Or, tu ne savais pas, comme ces hommes l’ont fait
voir, qu’un même nom s’applique à des qualités
contraires, à celui qui sait et qui ne sait pas. Il en est de
même dans la seconde question qu’ils t’ont faite, si
l’on apprend ce que l’on sait ou ce que l’on ne sait pas:
ce ne sont là que des jeux en fait de savoir; et c’est pour
cela que j’ai prétendu qu’ils jouaient avec toi. Je dis des
jeux, parce que quand on saurait un grand nombre de
pareilles choses, quand même on les saurait toutes, on
n’en connaîtrait pas mieux la véritable nature des choses.
A la vérité l’on pourrait surprendre des gens par ces
équivoques, comme ceux qui tendent la jambe pour vous
faire tomber, ou qui dérobent votre siège quand vous
voulez vous asseoir, et rient de toute leur force dès
qu’ils vous voient à terre. Que tout ce qu’ils t’ont dit
jusqu’ici, Clinias, passe donc pour un jeu. Le sérieux va
venir, et je prendrai moi-même l’initiative en les priant de
me tenir la promesse qu’ils m’ont faite. Ils m’ont fait
espérer qu’ils m’enseigneraient l’art d’exciter les hommes
à la vertu; mais ils ont trouvé à propos, à ce qu’il paraît,
de commencer avec toi par une plaisanterie. A la bonne
heure, Euthydème et Dionysodore, vous avez
plaisanté jusqu’ici, mais peut-être cela suffit-il. Venez
maintenant au fait, et disposez ce jeune homme à
l’amour de la vertu et de la sagesse. Auparavant je vous
exposerai ma manière de voir à cet égard, et les choses
que je désire entendre. Mais ne vous moquez pas de moi
si je vous parais ignorant et ridicule; c’est le désir que
j’ai de profiter de votre sagesse qui me donne le courage
d’improviser devant vous.
Encore une fois, vous et vos disciples, ayez la patience
de m’écouter sans rire, et toi, fils d’Axiochus, réponds-
moi: Tous les hommes souhaitent-ils d’être heureux?
Mais déjà cette demande n’est-elle pas une de ces
questions ridicules, dont tout-à-l’heure je craignais
l’effet? N’est-il pas bien absurde de faire une pareille
demande? car qui ne souhaite de vivre heureux?
— Il n’y a personne qui ne le souhaite, me
répondit Clinias.
— Eh bien, lui dis-je, puisque chacun veut être
heureux, comment pourrait-il le devenir? Ne sera-ce pas
s’il possède beaucoup de biens? ou cette question n’est-
elle pas encore plus ridicule que la première? car cela est
évident.
— Il en tomba d’accord.
— Mais, entre toutes les choses, qu’appelons-nous des
biens? La réponse n’est-elle pas encore facile, et faut-il
un homme de tant de mérite pour la deviner? Tout le
monde conviendra, par exemple, que c’est un bien d’être
riche. N’est-ce pas?
— Assurément, m’a-t-il dit.
— La beauté, la santé, et autres semblables
perfections du corps, ne sont-elles pas des biens? — Il
en tomba d’accord.
— Et la noblesse, la puissance, les honneurs dans sa
patrie, il est évident que ce sont des biens?
Il en convint.
— Quels sont les biens qui nous restent encore? être
tempérant, juste, vaillant; qu’en dis-tu? Crois-tu, Clinias,
que nous devons aussi prendre cela pour des biens, ou
non? On pourrait nous le contester; mais toi, dis, qu’en
penses-tu?
— Ce sont des biens, me dit-il.
— Soit, lui dis-je; et la sagesse, où la placerons-
nous? parmi les biens? ou quel est ton avis?
— Parmi les biens.
— Vois si nous n’oublions pas quelque bien digne de
notre estime.
— Il me semble que nous n’en avons point oublié, me
dit Clinias.
— Me ravisant encore, Par Jupiter! m’écriai-je, nous
avons failli laisser en arrière le plus grand de tous les
biens.
— Qui est-il? demanda Clinias.
— C’est, lui dis-je, le don de réussir en toutes choses,
que tous les hommes, les plus ignorants même,
reconnaissent pour le premier des biens.
— Tu dis vrai, repartit Clinias.
— Alors revenant tout-à-coup sur moi-même: Il s’en est
peu fallu, dis-je, Clinias, que toi et moi nous
n’ayons apprêté à rire à ces étrangers.
— Comment? répliqua Clinias.
— Parce que nous avons déjà parlé plus haut du talent
de réussir, et que nous en parlons encore.
— Qu’est-ce que cela fait?
— Il est ridicule de revenir sur ce qui était déjà dit, et
de répéter deux fois la même chose.
— Que veux-tu dire? reprit Clinias.
— La sagesse est le talent de réussir, lui dis-je; un
enfant en conviendrait. Le jeune Clinias était tout
étonné, tant il est encore simple et novice. Je m’en
aperçus, et lui dis: Ne sais-tu pas, Clinias, que les
joueurs de flûte réussissent le mieux à bien jouer de la
flûte?
— Oui.
— Et dans l’écriture et la lecture des lettres, les
grammairiens?
— Oui.
— Et pour les dangers de la mer, crois-tu qu’il y ait des
hommes qui réussissent mieux que les pilotes habiles?
— Non, sans doute.
— Si tu allais à la guerre, n’aimerais-tu pas mieux
partager les périls et les hasards avec un bon
capitaine, qu’avec un mauvais?
— Avec un bon capitaine.
— Et si tu étais malade, ne te confierais-tu pas plutôt à
un bon médecin qu’à un mauvais?
— Assurément.
— C’est-à-dire que tu attendrais un meilleur succès d’un
bon médecin, que de celui qui ne saurait pas son métier?
Il en convint.
C’est donc toujours la sagesse qui fait que les hommes
réussissent; car personne ne sera jamais mal dirigé par
la sagesse; avec elle nécessairement on fait bien et on
réussit; autrement ce ne serait plus la sagesse.
Enfin nous tombâmes d’accord, et je ne sais comment,
qu’en général la sagesse et le succès vont toujours
ensemble. Après que nous fûmes convenus de cela, je
lui demandai de nouveau ce qu’il pensait des choses que
nous avions accordées d’abord; car nous avons avancé,
lui dis-je, que nous serions heureux et contents si nous
avions beaucoup de biens. — Il en convint. — Serions-
nous heureux par les biens que nous possédons s’ils ne
nous servaient à rien, ou s’ils nous servaient à quelque
chose?
— Il faut qu’ils nous servent à quelque chose.
— Mais nous serviraient-ils à quelque chose, si
nous nous bornions à les posséder et que nous n’en
fissions aucun usage? Par exemple, que nous servirait
d’avoir quantité de vivres, sans en manger, et beaucoup
à boire sans boire?
— A rien du tout, me dit-il.
— Et les artisans, s’ils possédaient tout ce qu’il leur faut
chacun pour leur métier, et n’en faisaient pas usage,
seraient-ils heureux par cette possession? je dis, par cela
même qu’ils possèdent tout ce qu’il faut à un artisan?
Supposons, par exemple, qu’un charpentier ait tous les
instruments nécessaires, tout le bois qu’il lui faut, et qu’il
ne travaille pas, quel avantage tirera-t-il de cette
possession?
— Aucun.
— Et qu’un homme possède de grandes richesses et
tous les biens dont nous avons parlé, sans oser y
toucher; la possession seule de tant de biens le rendra-t-
elle heureux?
— Non, sans doute, Socrate.
— Il semble donc que, pour être heureux, ce ne soit
pas assez d’être maître de tous ces biens, mais qu’il faut
encore en user; autrement la possession ne servira à
rien. — Tu dis vrai, Socrate, répondit Clinias.
— Et crois-tu, Clinias, que la possession et l’usage
des biens suffisent pour rendre heureux?
— Je le crois.
— Comment! si l’on en fait un bon usage, ou un
mauvais?
— Si l’on en fait un bon usage, dit Clinias.
— Tu as fort bien répondu, lui dis-je, car il serait
encore pis de faire un mauvais usage d’une chose, que
de n’en pas user. Le premier est un mal, le dernier n’est
ni bien ni mal. N’en est-il pas ainsi?
— Certainement, dit Clinias.
— Y a-t-il autre chose qui apprenne à bien employer le
bois que la science du charpentier?
— Non, certainement.
— Et dans la fabrication des ustensiles, repris-je, c’est
encore la science qui enseigne la vraie manière de
s’y prendre?
— Oui.
— Dans l’usage des biens, dont nous avons parlé
d’abord, des richesses, de la santé et de la beauté, c’est
donc aussi la science qui apprend à bien s’en
servir, ou est-ce quelque autre chose?
— La science.
— Ce n’est donc pas seulement le succès, mais le bon
usage, que la science enseigne aux hommes dans tout
ce qu’ils possèdent et ce qu’ils font.
— Il en convint.
— Par Jupiter! peut-on posséder utilement une chose
sans lumières et sans sagesse? à quoi sert-il, quand on
n’a pas de tête, de posséder et de faire beaucoup de
choses; ou d’avoir du bon sens, quand on n’a rien et
qu’on ne peut rien faire? fais-y bien attention. En
agissant moins, ne ferait-on pas moins de fautes?
en faisant moins de fautes, ne s’en trouverait-on pas
moins mal? et en se trouvant moins mal, n’en serait-on
pas moins malheureux? — Oui, répondit Clinias. — Mais
qui agit le moins, le riche ou le pauvre?
— Le pauvre.
— Le fort ou le faible?
— Le faible.
— Celui qui a des honneurs ou celui qui n’en a pas?
— Celui qui n’en a pas.
— Qui agit moins, l’homme brave et éclairé ou le
timide?
— Le timide.
— Et l’oisif, n’agit-il pas moins que l’actif?
— Oui.
— Et l’homme lourd moins que l’agile, et celui qui
a la vue basse et l’ouïe dure moins que celui qui les a
bonnes?
Après que nous fûmes convenus de tout cela, j’ajoutai:
— En général, Clinias, il paraît que tous les biens que
nous avons nommés tels dans le commencement, ne
peuvent pas être considérés comme des biens en eux-
mêmes; qu’au contraire, s’ils sont au pouvoir de
l’ignorance, ils sont pires que les maux contraires, parce
qu’ils fournissent plus de moyens d’agir au sot qui les
possède; mais ils ne sont préférables que s’ils sont
accompagnés de lumières et de sagesse; en eux-mêmes
ils ne doivent passer ni pour bons ni pour mauvais.
— Il me semble que tu as raison, dit Clinias.
— Que conclurons-nous donc de tout ceci? Qu’en
général rien n’est bon ni mauvais, excepté deux choses,
la sagesse qui est un bien, et l’ignorance un mal.
Clinias l’avoua.
Maintenant, lui dis-je, passons plus avant. Puisque
chacun veut être heureux, si pour l’être nous avons vu
qu’il faut user des choses et en bien user, et que leur
bon emploi et le succès nous viennent de la science, tout
homme doit, autant que possible, et de toutes ses
forces, chercher à se rendre le plus sage qu’il pourra; ou
ne le doit-il pas?
— Oui, me dit-il.
— Il faut donc croire qu’il vaut mieux devoir la sagesse
que des richesses, à son père, à ses tuteurs et à
ses amis, quels qu’ils soient, à ceux qui se donnent pour
amants, à des étrangers ou à des concitoyens, et
employer même pour avoir la sagesse les prières et les
supplications; il n’y a même ni honte ni opprobre dans
un tel but de descendre à toutes sortes de services et de
complaisances, pourvu qu’elles soient honnêtes, envers
un amant on envers tout autre, quand on le fait par un
vif désir de la sagesse. N’est-ce pas ton sentiment?
— Oui, reprit-il, tu me parais avoir dit la vérité.
— Pourvu toutefois, Clinias, que la sagesse se puisse
enseigner, et qu’elle ne soit pas un don du hasard et de
la fortune; car c’est ce qu’il nous faut encore examiner,
et nous n’en sommes pas encore convenus, toi et moi.
— Pour moi, Socrate, dit-il, je crois qu’elle peut
s’enseigner.
— Ravi de cette réponse, je lui dis: Tu as bien fait, ô le
meilleur des hommes, de me répondre ainsi, et de
m’épargner par là de longues recherches pour savoir si
la sagesse se peut apprendre, ou non. Maintenant donc,
puisque tu crois qu’elle se peut enseigner et qu’elle seule
procure à l’homme le succès et le bonheur,
pourrais-tu n’être pas d’avis qu’il faut la chercher? et toi-
même n’as-tu pas dessein de le faire?
— Sans doute, Socrate, me répondit-il, je le ferai autant
que je pourrai.
A ces mots, tout satisfait: Voilà, dis-je, Euthydème et
Dionysodore, un modèle d’exhortation à la vertu, tel que
je le désire à-peu-près, mais grossier peut-être, pénible
et diffus. Que l’un de vous deux nous le reproduise avec
art; et si vous n’en voulez pas prendre la peine, au
moins suppléez à ce qui manque à mon discours en
faveur de ce jeune garçon, et dites-lui s’il faut qu’il
apprenne toutes les sciences, ou si une seule peut le
rendre homme de bien et heureux, et quelle est cette
science. Car, comme je vous l’ai déjà dit, nous
souhaitons tous ardemment que ce jeune homme
devienne un jour bon et sage.
Après avoir parlé de la sorte, Criton, j’écoutais
avec recueillement pour entendre de quelle manière ils
entameraient la conversation, et comment ils s’y
prendraient pour exciter Clinias à l’étude de la vertu et
de la sagesse. Dionysodore, le plus âgé des deux, prit le
premier la parole; nous jetâmes tous les yeux sur lui
comme pour entendre à l’instant un discours merveilleux.
En quoi nous ne fumes pas trompés; car il est vrai,
Criton, qu’il nous dit des choses admirables, qui méritent
d’être entendues de toi, tant elles étaient capables
d’exciter à la vertu!
— Dis-moi, Socrate, et vous tous, qui désirez, dites-
vous, que ce jeune homme soit vertueux, n’est-ce qu’un
jeu de votre part, ou le souhaitez-vous tout de bon et
sérieusement?
— Il me vint alors dans l’esprit que ces étrangers
pourraient bien avoir cru, quand nous les avions priés
d’entretenir Clinias, que nous avions plaisanté et que
pour cela ils n’avaient fait aussi que badiner. Je me
hâtai donc de répondre qu’assurément c’était tout de
bon.
— Prends garde, Socrate, reprit Dionysodore, que tu ne
nies bientôt ce que tu affirmes présentement.
— Je sais bien ce que je dis, répondis-je, et je suis sûr
que je ne le ferai pas. — Que dites-vous donc? vous
souhaitez qu’il devienne sage?
— Cela même.
— Et maintenant Clinias est-il sage ou ne l’est-il pas?
— Il dit qu’il ne l’est pas encore, car c’est un garçon
sans vanité.
— Vous voulez donc, reprit-il, qu’il soit sage, et
non pas ignorant?
— Oui.
— Vous voulez donc qu’il devienne ce qu’il n’est pas, et
qu’il ne soit pas ce qu’il est?
— A ces mots j’étais déjà tout embarrassé.
Dionysodore, profitant de mon trouble, reprit aussitôt:
Puisque vous voulez que Clinias ne soit plus ce qu’il est,
vous voudriez qu’il ne fût pas vivant? Vraiment voilà de
beaux amis et amants qui souhaitent avant tout la mort
de celui qui leur est cher!
Là-dessus Ctésippe s’enflamma de colère à cause
de ses amours, et dit:
— Étranger de Thurium, s’il n’était pas trop impoli, je te
dirais: Retombe sur ta tête le mensonge que tu fais
sciemment en supposant de moi et des autres, ce qu’on
ne peut pas même dire sans crime, que je souhaite la
mort de Clinias!
— Ctésippe, lui dit Euthydème, crois-tu qu’il soit
possible de mentir?
— Oui, par Jupiter! répondit-il, à moins que je ne sois
fou.
— Mais celui qui ment dit-il la chose dont il est
question, ou ne la dit-il pas?
— Il la dit.
— S’il la dit, il ne dit rien autre chose que ce qu’il dit.
— Il le faut bien.
— Ce qu’il dit, n’est-ce pas une certaine chose?
— Qui en doute?
— Celui qui la dit, dit une chose qui est?
— Oui.
— Mais celui qui dit ce qui est, dit la vérité: donc si
Dionysodore a dit ce qui est, il a parlé vrai et ne vous a
point menti.
— Oui, Euthydème, répondit Ctésippe; mais qui dit cela
ne dit pas ce qui est.
— Alors Euthydème: Les choses qui ne sont point ne
sont point, n’est-ce pas?
— D’accord.
— Les choses qui ne sont point ne sont nullement?
— Nullement.
— Mais se peut-il qu’un homme agisse vis-à-vis ce qui
n’est pas, et qu’il fasse ce qui n’est en aucune manière?
— Il ne me paraît pas, répondit Ctésippe.
— Mais parler devant le peuple, n’est-ce pas agir?
— Oui, certes.
— Si c’est agir, c’est faire?
— Oui.
— Parler, c’est donc agir, c’est donc faire?
— Il en convint.
— Personne ne dit donc ce qui n’est pas, car il en ferait
quelque chose, et tu viens de m’avouer qu’il est
impossible de faire ce qui n’est pas. Ainsi, de ton propre
aveu, personne ne peut mentir, et si Dionysodore a
parlé, il a dit des choses vraies et qui sont effectivement.
— Par Jupiter! Euthydème, répondit Ctésippe,
Dionysodore a dit peut-être ce qui est, mais il ne l’a pas
dit comme il est.
— Que dis-tu, Ctésippe? repartit Dionysodore; y a-t-il
des gens qui disent les choses comme elles sont?
— Il y en a, répondit Ctésippe, et ce sont les gens de
bien, les hommes véridiques.
— Mais, reprit Dionysodore, le bien n’est-il pas bien, et
le mal n’est-il pas mal?
Il l’avoua.
Et tu soutiens que les hommes honnêtes disent les
choses comme elles sont?
— Je le prétends.
— Les honnêtes gens disent donc mal le mal, puisqu’ils
disent les choses comme elles sont?
— Par Jupiter! oui, reprit Ctésippe, et surtout ils parlent
mal des malhonnêtes gens: c’est pourquoi, crois-moi,
prends garde que tu ne sois de ce nombre, de peur
qu’ils ne disent du mal de toi. Car, sache-le bien, les
bons parlent mal des méchants.
— Et des grands hommes, en parlent-ils grandement,
interrompit Euthydème, et des brusques brusquement?
— Oui, reprit Ctésippe, et des ridicules ridiculement; et
ils disent que leurs discours sont ridicules.
— Oh! oh! repartit Dionysodore, tu dis des injures,
Ctésippe, tu dis des injures
— Non, par Jupiter! Dionysodore, je t’estime trop; mais
je t’avertis en ami, et je tâche de te persuader de ne
jamais me dire en face et si rudement que je souhaite
la mort des personnes qui me sont très chères.
Comme je vis qu’ils s’échauffaient trop, je me mis à
plaisanter Ctésippe, et lui dis:
— Il me semble, Ctésippe, que nous devons accepter
de ces étrangers ce qu’ils nous disent, et ne pas disputer
avec eux sur des mots, pourvu qu’ils veuillent nous faire
part de leur science; car s’ils savent refondre les
hommes, d’un méchant et d’un ignorant faire un homme
de bien et un sage, n’importe qu’ils aient eux-mêmes
découvert ou qu’ils aient appris d’un autre cette
espèce de destruction merveilleuse par laquelle ils font
périr le méchant et mettent à sa place un homme de
bien; s’ils savent cela, et il n’y a point à en douter,
puisqu’ils annonçaient tout à l’heure qu’ils ont depuis peu
trouvé l’art de changer les méchants en gens de bien,
accordons-leur ce qu’ils demandent; qu’ils tuent ce jeune
homme, pourvu qu’ils en fassent un homme de bien, et
qu’ils nous tuent nous-mêmes à ce prix. Si vous avez
p e u r, vous autres jeunes gens, qu’ils fassent
l’expérience sur moi comme sur un Carien; je suis
vieux, je courrai volontiers ce danger, et me voilà prêt à
m’abandonner à notre Dionysodore, comme à une autre
Médée de Colchos . Qu’il me tue, s’il le veut, qu’il
me fasse bouillir et tout ce qu’il lui plaira, pourvu qu’il
me rende vertueux.
Alors, Ctésippe:
— Je suis prêt aussi, Socrate, à m’abandonner à ces
étrangers; et, s’il leur plaît, qu’ils m’écorchent même plus
qu’ils ne font à présent, à condition qu’ils tirent de ma
peau, non pas une outre, comme de la peau de
Marsyas , mais la vertu. Dionysodore s’imagine que
je suis en colère contre lui, point du tout, je ne fais que
repousser ce qu’il m’attribue à tort dans ses discours. Il
ne faut pas appeler injure, Dionysodore, ce qui n’est que
contradiction: injurier est tout autre chose.
Là-dessus, Dionysodore prit la parole, et dit:
— Tu parles, Ctésippe, comme si c’était quelque chose
que contredire.
— Assurément oui, répondit-il; mais toi, Dionysodore,
est-ce que tu ne le crois pas?
— Tu ne me prouveras jamais que tu aies entendu deux
hommes se contredire l’un l’autre.
— Soit; mais voyons si Ctésippe ne te le prouvera pas
aujourd’hui en contredisant Dionysodore.
— T’engages-tu à me rendre raison de cette prétention
en me répondant?
— Assurément.
— Ne peut-on pas parler de toutes choses?
— Oui.
— Comme elles sont, ou comme elles ne sont pas?
— Comme elles sont.
— Car, s’il t’en souvient, Ctésippe, nous avons prouvé
tout a l’heure que personne ne dit ce qui n’est pas; on
n’a pas encore entendu dire un rien.
— Eh bien, reprit Ctésippe, nous contredisons-nous
moins pour cela, toi et moi?
— Nous contredirions-nous si nous savions tous deux
ce qu’il faut dire d’une chose? ou plutôt ne dirions-nous
pas alors tous deux la même chose?
— Ctésippe l’avoua.
— Mais nous contredisons-nous, quand ni l’un ni l’autre
nous ne disons point la chose comme elle est, ou n’est-il
pas plus vrai qu’alors ni l’un ni l’autre ne parle de la
chose? — Ctésippe l’avoua encore,
— Mais quand je dis ce qu’une chose est, et que tu dis
une autre chose, nous contredisons-nous alors? ou
plutôt ne parle-je pas, moi, de cette chose, tandis que
toi, tu n’en parles pas du tout? Et comment celui qui ne
parle pas d’une chose pourrait-il contredire celui qui en
parle?
— A cela, Ctésippe resta muet. Pour moi, étonné de ce
que j’entendais: Comment dis-tu cela, Dionysodore? lui
demandai-je; j’ai souvent entendu mettre en avant
cette proposition, et je l’admire toujours. L’école de
Protagoras et même de plus anciens philosophes
s’en servaient ordinairement. Elle m’a toujours semblé
merveilleuse, et tout détruire et se détruire elle-même.
J’espère que tu m’en apprendras mieux qu’un autre la
vraie raison. On ne peut pas dire des choses fausses:
c’est là le sens de la proposition, n’est-ce pas? Il faut
nécessairement que celui qui parle dise la vérité, ou qu’il
ne dise rien du tout?
Dionysodore l’avoua.
Veut-on dire par là qu’il est impossible de dire
des choses fausses, et qu’il est seulement possible d’en
penser?
— Non, pas même d’en penser, me dit-il.
— Il n’y a donc point d’opinion fausse?
— Non, répondit-il.
— C’est-à-dire qu’il n’y a point d’ignorance ni
d’ignorants; car si on pouvait se tromper, ce serait
ignorance.
— Assurément, dit-il.
— Mais cela ne se peut.
— Non, certainement.
— Ne parles-tu de la sorte, Dionysodore, que pour
parler et nous étonner, ou crois-tu en effet qu’il n’y ait
point d’ignorants au monde?
— Mais c’est à toi à me prouver le contraire.
— Et cela se peut-il, selon ton opinion, et y a-t-il moyen
de réfuter, si personne ne se trompe?
— Non, dit Euthydème, c’est impossible.
— Aussi ne t’ai-je pas demandé, reprit Dionysodore, de
réfuter; car comment demander ce qui n’est pas?
— O Euthydème! lui dis-je, je ne comprends pas encore
à fond toutes ces belles choses; mais je commence
cependant à voir jour un peu. Peut-être vais-je te faire
une question assez niaise, mais pardonne-la-moi.
S’il est impossible de se tromper, ou d’avoir une opinion
fausse, ou d’être ignorant, il est aussi impossible de
commettre une faute en agissant; car alors celui qui fait
quelque chose ne peut se tromper dans ce qu’il fait.
N’est-ce pas ainsi que vous l’entendez?
— Tout-à-fait, dit-il.
— Voici maintenant cette question un peu niaise que je
voulais faire. Si nous ne pouvons nous tromper ni dans
nos actions, ni dans nos paroles, ni dans nos pensées,
par Jupiter! alors qu’êtes-vous venus enseigner ici?
N’avez-vous pas annoncé tout à l’heure que vous sauriez
enseigner la vertu mieux que personne à tous ceux
qui voudraient l’apprendre?
— Radotes-tu donc déjà, Socrate, reprit Dionysodore,
pour venir répéter ici ce que nous avons dit plus haut?
En vérité, y eût-il déjà un an que j’eusse avancé une
chose, tu nous la répéterais encore; mais pour ce que
nous disons présentement, tu ne saurais qu’en faire.
— C’est qu’assurément ce sont des choses très difficiles,
lui répondis-je, puisqu’elles sont dites par d’habiles gens.
Ce que tu viens de dire en dernier lieu n’est pas moins
difficile, et on ne sait qu’en faire; car quand tu me
reproches, Dionysodore, que je ne saurais que faire de
ce que tu dis, que prétends-tu? N’est-ce pas que je ne
peux le réfuter? Réponds-moi; tes paroles, que je
ne savais que faire de tes arguments, veulent-elles dire
autre chose?
— C’est de ce que tu dis là qu’il est difficile de faire
quelque chose. Réponds-moi, Socrate. — Avant que tu
aies répondu, Dionysodore?
— Comment, tu ne veux pas répondre? Le premier, cela
est-il juste? lui dis-je.
— Très juste.
— Et par quelle raison? demandai-je. Évidemment,
comme tu t’es donné à nous pour un homme merveilleux
en l’art de parler, tu sais parfaitement aussi quand
il faut répondre et quand il ne le faut pas. Ainsi tu ne me
réponds point parce que tu ne trouves pas à propos de
répondre maintenant.
— C’est badiner, dit-il, et non pas répondre. Fais ce que
je te dis, mon ami, et réponds, puisque tu conviens que
je suis plus habile que toi.
— Il faut donc obéir, c’est une nécessité à ce qu’il
paraît; tu es le maître. Interroge donc.
— Veux-tu dire que ce qui veut dire quelque chose est
animé , ou bien crois-tu que les choses inanimées
veulent dire quelque chose?
— Celles-là seulement qui sont animées.
— Eh bien, connais-tu des paroles animées?
— Par Jupiter, non!
— Pourquoi donc demandais-tu tout à l’heure ce
que mes paroles voulaient dire?
— Il n’y a pas d’autre raison si ce n’est que je me suis
trompé par ignorance. Peut-être aussi que je ne me suis
pas trompé, et que j’ai eu raison d’attribuer de
l’intelligence aux paroles. Que t’en semble, me suis-je
trompé, ou non? car si je ne me suis pas trompé, tu as
beau être habile, tu ne saurais me réfuter ni que faire de
mes paroles; et si je me suis trompé, tu n’as pas non
plus bien parlé, puisque tu as soutenu qu’il était
impossible de se tromper. Et il n’y a pas un an que tu as
dit cela. Mais il me semble, ô Dionysodore et
Euthydème, que ce discours en reste toujours au même
point, et qu’aujourd’hui comme autrefois en détruisant
tout il se détruit lui-même. Votre art même, si admirable
de subtilité, n’a pu trouver le moyen d’empêcher cela.
Là-dessus Ctésippe s’écria:
— Nos amis de Thurium, de Chios, ou de quelle
autre ville il vous plaira, tout ce que vous dites est
merveilleux, et il vous coûte peu de rêver éveillés.
Craignant qu’ils n’en vinssent aux injures, je tâchai
d’apaiser Ctésippe et lui dis: Je te répète, Ctésippe, ce
que j’ai déjà dit à Clinias: tu ne connais pas la
merveilleuse science de ces étrangers; ils n’ont pas voulu
nous l’exposer sérieusement, mais imiter Protée , le
sophiste égyptien, et nous tromper par des prestiges.
Imitons donc, de notre côté, Ménélas, et ne leur
donnons point de relâche, jusqu’à ce qu’ils nous aient
montré le côté sérieux de leur science; car je suis
persuadé que nous aurons quelque chose d’admirable à
voir quand une fois ils voudront agir sérieusement.
Employons donc les prières, les conjurations et les
invocations pour qu’ils se découvrent à nous. Mais je
veux encore auparavant leur expliquer de quelle manière
je les supplie de se montrer à moi; et pour cela je
reprendrai le discours où il a été interrompu et
tâcherai d’en exposer le reste de mon mieux. Peut-être
parviendrai-je à les toucher, et que, par pitié des efforts
que je fais pour arriver au sérieux, ils agiront enfin
sérieusement eux-mêmes.
Mais toi, Clinias, rappelle-moi donc où nous en étions
demeurés tout à l’heure. N’est-ce pas où nous étions
enfin tombés d’accord qu’il fallait nous livrer à la
philosophie?
— Oui, répondit-il.
— La philosophie, n’est-ce pas l’acquisition d’une
science?
— Assurément.
— Mais quelle est la science qu’il importe
d’acquérir? n’est-ce pas simplement celle qui nous est
profitable?
— C’est celle-là même.
— Or, si nous savions trouver, en parcourant la terre,
les lieux où est caché le plus d’or, cette connaissance
nous serait-elle profitable?
— Peut-être, me dit-il.
— Mais nous avions prouvé plus haut, repris-je, qu’il
serait inutile que, sans aucun travail et sans creuser la
terre, tout se changeât pour nous en or, et qu’il ne
servirait à rien de savoir transformer les pierres en or, si
nous ne savions pas aussi en faire usage. T’en souvient-
il?
— Oui, très bien.
— Il paraît donc que de même aucune science ne nous
apportera d’utilité, ni l’économie , ni la médecine, ni
toute autre, si tout en sachant faire elle n’apprenait à se
servir de ce qu’elle fait. N’est-ce pas?
— Il l’avoua.
— Celle même qui rendrait immortel sans
apprendre à faire usage de l’immortalité, ne nous serait
pas fort utile, d’après ce que nous avons établi.
— Nous fûmes d’accord là-dessus.
— Nous avons donc besoin, mon bel enfant, continuai-
je, d’une science qui sache faire et sache user de ce
qu’elle a fait.
— C’est évident, me dit-il.
— Il n’est donc point nécessaire que nous soyons
faiseurs de lyre, et que nous apprenions cette
science; car ici l’art de faire et l’art d’user sont deux
choses distinctes, et l’art de faire une lyre est bien
différent de l’art d’en jouer: n’est-il pas vrai?
— Il l’affirma.
— Nous n’avons pas non plus besoin de l’art de faire
des flûtes, car c’est encore la même chose.
Il en convint.
Mais, au nom des dieux, continuai-je, est-ce peut-être
l’art de faire des harangues qu’il faut apprendre pour
être heureux?
— Je ne le crois pas, me répondit Clinias.
— Et pourquoi?
— Parce que je vois des faiseurs de harangues qui ne
savent pas mieux se servir de leurs discours que les
faiseurs de lyres de leurs instruments; et dans ce genre
aussi il y a des hommes qui savent employer ce que
d’autres ont fait, sans être capables par eux-mêmes de
faire une harangue. Il n’est donc pas moins évident que
pour les harangues l’art de les faire et l’art de s’en servir
sont deux arts différents.
— Tu me parais avoir donné une preuve suffisante,
repris-je, que l’art de faire des harangues n’est pas celui
dont l’acquisition puisse rendre heureux. Je m’imaginais
cependant que la science que nous cherchons
depuis longtemps serait celle-là; car, pour te dire la
vérité, Clinias, toutes les fois que je parle à ces faiseurs
de harangues, je les trouve admirables, et leur art me
paraît divin et sublime; et cela n’est pas étonnant,
puisqu’il fait partie de l’art des enchantements et ne lui
est inférieur que de peu. L’art des enchantements
adoucit la fureur des vipères, des araignées, des
scorpions et des autres bêtes, et celle des maladies; l’art
des harangues conjure et adoucit les juges, l’assemblée
et toute espèce de foule. N’est- ce pas ton sentiment?
— Je n’en ai point d’autre, me répondit-il.
— Où nous tournerons-nous donc, et à quel art nous
adresser?
— Je ne le vois guère.
— Attends, je crois l’avoir trouvé.
— Quel est-il? reprit Clinias.
— L’art militaire, répondis-je, me paraît l’art dont
l’acquisition doit nous rendre heureux.
— Je ne suis pas de cet avis, moi.
— Pourquoi?
— Ce n’est qu’une chasse aux hommes.
— Eh bien?
— Toute chasse, me répondit-il, ne fait que découvrir et
poursuivre la proie: quand elle est prise, on n’est pas
encore en état de s’en servir; les chasseurs et les
pêcheurs la mettent entre les mains des cuisiniers. Les
géomètres, les astronomes, les arithméticiens sont
aussi des chasseurs, car ils ne font pas les figures et les
nombres, mais ils cherchent ce qui existe déjà; et ne
sachant pas se servir de leurs découvertes, les plus
sages d’entre eux les donnent aux dialecticiens, afin
qu’ils les mettent en usage.
— Quoi! Clinias, lui répondis-je, ô le plus beau et le
plus sage des enfants, en est-il ainsi?
— Certainement, dit-il, et de même les généraux
après qu’ils se sont rendus maîtres d’une place ou d’une
armée, les abandonnent aux politiques, parce qu’ils ne
savent pas comment user de ce qu’ils ont pris; justement
comme les chasseurs de cailles abandonnent leur proie à
ceux qui les nourrissent. Si donc, pour nous rendre
heureux, il nous faut un art qui sache user de ce qu’il a
fait, ou pris à la chasse, cherchons-en un autre que l’art
militaire.
CRITON.
Que dis-tu, Socrate! serait-il possible que ce jeune
garçon eût ainsi parlé?
SOCRATE.
Tu en doutes?
CRITON.
Oui, par Jupiter! car s’il a parlé de la sorte, il n’aura
plus besoin ni d’Euthydème, ni de tel autre homme que
ce soit pour maître.
SOCRATE.
Par Jupiter! est-ce Ctésippe qui a parlé de la sorte, et
l’aurais-je oublié?
CRITON.
Eh quoi! Ctésippe?
SOCRATE.
Au moins suis-je certain que ce ne fut ni Euthydème ni
Dionysodore. Ou n’y avait-il pas là quelque esprit
supérieur, mon cher Criton, qui prononçât ses paroles?
pour les avoir entendues, j’en suis certain.
CRITON.
Oui, par Jupiter! Socrate, il me paraît que ce devait être
un esprit supérieur. Mais après, avez-vous cherché
encore une autre science et trouvé enfin celle que vous
cherchiez?
SOCRATE.
Comment, trouvé, mon ami? Nous ne prêtions pas
moins à rire que les enfants qui courent après les
alouettes. Quand nous pensions en tenir une, elle nous
échappait. Je ne te répéterai pas toutes celles que nous
avons examinées; mais, arrivés à l’art de régner, et
considérant s’il était capable de rendre les hommes
heureux, nous nous vîmes tombés dans un labyrinthe où,
croyant être à la fin, nous étions obligés de retourner sur
nos pas, et nous nous retrouvions, comme au
commencement de nos recherches, aussi dépourvus que
nous l’étions d’abord.
CRITON.
Comment cela, Socrate?
SOCRATE.
Je vais te le dire. La politique et la science de régner
nous parurent la même chose.
CRITON.
Eh bien?
SOCRATE.
Voyant que l’art militaire et tous les autres se mettent
au service de la politique, comme de la seule science qui
sache faire usage des choses, il nous parut évident que
c’était celle que nous cherchions, qu’elle était la cause de
la prospérité publique, et qu’en un mot, selon le
vers d’Eschyle , elle était seule assise au gouvernail
de l’état, dirigeant tout et commandant à tout pour
l’utilité commune.
CRITON.
Et n’était-ce pas bien pensé, Socrate?
SOCRATE.
Tu en jugeras toi-même, Criton, si tu as la patience
d’entendre ce qui suit. Nous examinâmes à son tour
l’affaire de cette manière. Cette science de régner,
à qui tout est soumis, fait-elle quelque chose, ou ne fait-
elle rien? Nous avouâmes tous qu’elle faisait quelque
chose. Et toi, Criton, ne dirais-tu pas de même?
CRITON.
Oui.
SOCRATE.
Que fait-elle donc, à ton sens? Si je te disais, Que
produit la médecine dans son domaine? ne me
répondrais-tu pas, La santé?
CRITON.
Oui.
SOCRATE.
Et ton art, l’agriculture, dans son domaine, quel
ouvrage fait-elle? Ne me répondrais-tu pas qu’elle
tire de la terre notre nourriture?
CRITON.
Oui.
SOCRATE.
Et la science de régner, dans son domaine aussi, que
produit-elle? peut-être es-tu un peu embarrassé?
CRITON.
J’en conviens, Socrate.
SOCRATE.
Et nous aussi, Criton. Mais tu sais du moins que si c’est
la science que nous cherchons, elle doit être utile.
CRITON.
Sans doute.
SOCRATE.
C’est-à-dire qu’il faut qu’elle nous apporte du bien.
CRITON.
Cela est nécessaire, Socrate.
SOCRATE.
Or, nous étions tombés d’accord, Clinias et moi, que le
bien n’était autre chose qu’une science.
CRITON.
C’est ce que tu m’as dit.
SOCRATE.
Et nous avions trouvé que toutes ces choses qu’on
pourrait regarder comme l’ouvrage de la politique, telles
que la richesse, la liberté, la paix des citoyens, n’étaient
ni bonnes ni mauvaises; mais que la politique devait
nous instruire et nous rendre sages, pour être cette
science que nous cherchons et qui doit nous être
utile et nous rendre heureux.
CRITON.
En effet: du moins tu m’as raconté tout à l’heure que
vous en étiez convenus.
SOCRATE.
Mais la science de régner rend-elle les hommes sages
et bons?
CRITON.
Qui l’empêcherait, Socrate?
SOCRATE.
Mais les rend-elle tous bons et en toutes choses? leur
apprend-elle toute science, celle du corroyeur, du
charpentier, et les autres?
CRITON.
Je ne crois pas, Socrate.
SOCRATE.
Mais quelle science nous apporte-t-elle enfin, et à quoi
nous profite-t-elle? Il ne faut pas qu’elle ne sache faire
que des choses qui ne sont ni bonnes ni mauvaises; elle
ne doit nous apprendre d’autre science qu’elle-même;
disons donc quelle elle est, et à quoi elle est bonne.
Dirons-nous, Criton, que c’est une science avec laquelle
nous pouvons rendre les autres bons?
CRITON.
Je le veux bien.
SOCRATE.
Mais à quoi seront-ils bons, et à quoi utiles? Dirons-
nous encore qu’ils en formeront d’autres semblables à
eux, et ceux-là d’autres encore? Mais nous ne
verrons jamais en quoi ils sont bons, puisque nous ne
comptons pas tout ce qu’on regarde comme l’ouvrage de
la politique. Il nous arrive donc, comme on dit, de
rabâcher toujours la même chose, et, comme je disais
tout à l’heure, nous sommes encore aussi éloignés, et
même plus que jamais, de trouver cette science qui rend
les hommes heureux.
CRITON.
Par Jupiter! Socrate, vous étiez là dans un grand
embarras.
SOCRATE.
Aussi, Criton, nous voyant tombés dans cet
embarras, j’invoquai les étrangers comme les
dioscures , et les priai de toute la force de ma voix
de venir à notre secours, de dissiper cette tempête, de
prendre enfin la chose au sérieux, et de nous enseigner
sérieusement cette science dont nous avons besoin pour
passer heureusement le reste de notre vie.
CRITON.
Eh bien, Euthydème daigna-t-il vous montrer quelque
chose?
SOCRATE.
Comment, s’il nous l’a montré! vraiment oui, et-il
commença son discours d’un ton superbe:
— Veux-tu, Socrate, me dit-il, que je t’enseigne cette
science dont la recherche vous donne tant d’embarras,
ou que je te montre que tu la possèdes déjà?
— O bienheureux Euthydème! lui dis-je, cela dépend-il
de toi?
— Absolument, répondit-il.
— Par Jupiter! fais-moi donc voir que je la possède; car
cela me sera bien plus commode que de l’apprendre à
l’âge où je suis.
— Réponds-moi donc, me dit-il: Y a-t-il quelque chose
que tu saches?
— Oui, et beaucoup de choses, mais de peu de
conséquence.
— Cela suffit. Crois-tu qu’entre les choses qui sont, il y
en ait quelqu’une qui ne soit pas ce qu’elle est?
— Par Jupiter! cela ne se peut.
— Ne dis-tu pas, continua-t-il, que tu sais quelque
chose?
— Oui.
— N’es-tu pas savant si tu sais?
— Je suis savant de ce que je sais.
— Cela n’importe, me dit-il. Si tu es savant, ne faut-il
pas que tu saches tout?
— Non, par Jupiter! lui dis-je, puisque j’ignore bien
d’autres choses.
— Mais si tu ignores quelque chose, tu es donc
ignorant?
— De ce que j’ignore, mon cher.
— Tu n’en es pas moins ignorant, dit-il; et tout-à-
l’heure tu assurais que tu étais savant; ainsi tu es
ce que tu es, et en même temps tu ne l’es pas.
— Soit, Euthydème, lui répondis-je, car, comme on dit,
tu parles d’or; mais comment possédé-je cette science
que nous cherchons? N’est-ce pas à cause qu’il est
impossible qu’une chose soit et ne soit pas? de sorte que
si je sais une chose, il faut que je sache tout, parce que
je ne saurais être savant et ignorant à-la-fois, et que si je
sais tout, il faut que je possède aussi cette science?
N’est-ce pas ainsi que vous raisonnez, et est-ce là le fin
de votre art?
— Tu te réfutes toi-même, Socrate, répondit-il.
— Mais, Euthydème, repris-je, la même chose ne t’est-
elle pas arrivée? Pour moi, je n’aurai jamais envie de me
plaindre d’une aventure qui me sera commune avec toi
et ce cher Dionysodore. Dis-moi donc, n’y a-t-il pas des
choses que vous savez, et d’autres que vous ne savez
pas?
— Point du tout, me répondit Dionysodore.
— Comment! repartis-je, vous ne savez donc rien?
— Si fait.
— Vous savez donc tout, puisque vous savez
quelque chose?
— Oui, tout, répondit-il, et toi aussi, tu sais tout, si tu
sais, ne serait-ce qu’une seule chose.
— O Jupiter! quelle merveille, m’écriai-je, et quel bien
précieux nous est révélé! Mais les autres hommes
savent-ils aussi tout, ou ne savent-ils rien?
— Il est impossible, répondit-il, qu’ils sachent une
chose et qu’ils en ignorent une autre, qu’ils soient
savants et ignorants tout à-la-fois.
— Mais que dirons-nous donc? demandai-je.
— Nous dirons, répondit-il, que tous les hommes savent
tout, dès qu’ils savent une seule chose.
— Grands dieux! Dionysodore, je vois bien que vous
parlez enfin sérieusement, et que mes prières ont été
entendues. Vraiment se peut-il que vous sachiez tout?
par exemple, l’art du charpentier et du tanneur?
— Oui, me dit-il.
— Seriez-vous aussi cordonniers?
— Par Jupiter! oui, et savetiers aussi.
— Vous n’ignorez donc pas non plus le nombre des
astres et des grains de sable?
— Non, me dit-il; crois-tu que nous ne le soutenions
pas?
Ctésippe prenant là-dessus la parole:
— O Dionysodore, dit-il, fais-moi voir par quelque
expérience que vous dites la vérité.
— Quelle expérience demandes-tu? répliqua-t-il.
— Sais-tu combien Euthydème a de dents, et
Euthydème, combien tu en as?
— Ne te suffit-il pas, répondit-il, d’avoir entendu que
nous savons tout?
— Point du tout; mais répondez cette seule fois pour
nous prouver que vous dites la vérité; et si vous dites
précisément l’un et l’autre combien vous avez de dents,
et que le nombre soit juste, car nous les compterons,
nous vous croirons pour tout le reste.
Eux, soupçonnant que Ctésippe se moquait, ne lui
répondaient, à tout ce qu’il leur demandait, que
généralement, disant qu’ils savaient tout. Pour Ctésippe,
il se donnait beau jeu, et il n’y avait rien qu’il ne
demandât, même les choses les plus ridicules. A quoi ils
persistaient à répondre intrépidement qu’ils savaient
tout, comme les sangliers qui s’enferrent eux-mêmes
dans l’épieu; de sorte que mon incrédulité me poussa
enfin à demander moi-même à Euthydème si
Dionysodore savait aussi danser. — Euthydème m’assura
que oui. — Mais sauterait-il sur des épées nues, la tête
en bas? saurait-il faire la roue à son âge? pousse-t-il
l’habileté jusque là?
— Il n’y a rien qu’il ignore, répondit-il.
— Mais n’est-ce que depuis peu que vous savez tout, ou
si vous le savez de tout temps?
— De tout temps, répondit-il.
— Quoi! dès votre plus tendre enfance, et aussitôt que
vous êtes nés, vous saviez tout?
— Tout, répondirent-ils l’un et l’autre. Cela nous
parut tout-à-fait incroyable. Alors Euthydème,
s’adressant à moi: Tu ne nous crois pas, dit-il, Socrate?
— Je ne crois qu’une chose, c’est que vous êtes fort
habiles.
— Si tu veux me répondre, dit-il, je te ferai avouer à
toi-même ces admirables choses.
— Oh! répondis-je, je serai bien aise d’en être
convaincu; car jusqu’ici j’ignorais ma science, et si tu me
fais voir que je sais tout et que je l’ai toujours su, quel
bonheur plus grand pourrait m’arriver dans cette vie?
— Réponds-moi donc.
— Interroge; je répondrai.
— Eh bien, Socrate, es-tu savant en quelque chose, ou
en rien du tout?
— En quelque chose.
— Et est-ce par ce qui fait que tu es savant, que tu sais,
ou par quelque autre chose?
— Par ce qui fait que je suis savant, car tu veux parler
de mon âme, n’est-ce pas?
— N’as-tu pas honte, Socrate, d’interroger quand on
t’interroge?
— Soit, répliquai-je; mais que veux-tu que je fasse? Je
ferai tout ce que tu voudras; quoique je ne sache pas ce
que tu me demandes, tu exiges que je réponde et que je
n’interroge jamais.
— Mais tu entends quelque chose à ce que je
demande?
— Oui.
— Réponds donc à ce que tu entends.
— Mais, lui dis-je, si en m’interrogeant tu as une chose
dans l’esprit, et que j’en entende une autre, et que je
réponde à ce que j’entends, seras-tu satisfait de
réponses étrangères à la question?
— Cela me suffira, dit-il; mais non pas à toi, à ce qu’il
paraît.
— Je ne répondrai donc point, par Jupiter, m’écriai-je,
que je ne sache ce que l’on me demande.
— Tu ne réponds pas à ce que tu entends, car tu ne dis
que des sottises, et tu fais le niais mal-à-propos.
Je vis alors qu’il était irrité contre moi pour avoir
démêlé les mots dans lesquels il voulait m’envelopper. Il
me souvint aussitôt de Connos, qui se fâche toujours
quand je ne lui obéis pas, et finit par me laisser là
comme un homme indocile. Étant donc résolu de
fréquenter ces étrangers, je crus que je devais leur
obéir, de peur qu’ils ne me repoussassent comme un
entêté, et je dis à Euthydème:
— Eh bien, si tu le trouves bon de la sorte, faisons ce
qu’il te plaira; tu connais mieux que moi les lois de la
dispute, car tu y es maître, et moi j’y suis entièrement
neuf. Reprends donc tes interrogations dès le
commencement.
— Réponds-moi, dit-il: ce que tu sais, le sais-tu par le
moyen de quelque chose ou de rien?
— Oui, répondis-je, par le moyen de mon âme.
— Encore! dit-il, il répond plus qu’on ne lui demande, je
ne demande pas par quoi tu sais, mais si tu sais par
quelque chose.
— C’est encore mon ignorance, repris-je, qui m’a fait
répondre plus qu’il ne fallait; mais pardonne, dès à
présent je vais répondre tout simplement. Ce que je sais,
je le sais toujours par le moyen de quelque chose.
— Est-ce toujours par le même moyen, continua-t-il, ou
tantôt par l’un tantôt par l’autre? — Toujours, lui
répondis-je, par le même moyen, quand je sais.
— Ne cesseras-tu jamais d’ajouter? s’écria-t-il.
— Mais, lui dis-je, c’est de peur que ce toujours ne
nous trompe.
— Non pas nous, dit-il, mais toi peut-être. Réponds:
est-ce toujours par le même moyen que tu, sais?
— Toujours, répondis-je, puisqu’il faut ôter ce quand.
— C’est donc toujours par ce moyen que tu sais. Et
comme tu sais toujours, sais-tu une chose par ce moyen
par lequel tu sais, et une autre par un autre; ou bien
sais-tu toutes les choses par ce moyen?
— C’est par ce moyen que je sais toutes les choses que
je sais, répondis-je.
— Le voilà encore retombé dans la même faute!
— Eh bien, je retire ce: ce que je sais.
— Il ne s’agit pas de rien retirer, ce n’est pas ce que je
demande. Mais répond-moi: pourrais-tu savoir
toutes les choses, si tu ne savais pas tout?
— Impossible, répondis-je.
Alors il me dit:
— Ajoute maintenant ce qu’il te plaira, tu m’as avoué
que tu savais tout.
— En effet, lui dis-je, s’il ne faut tenir aucun compte de
ce que je sais, il paraît que je sais tout.
— Or, tu as aussi avoué que tu sais toujours par le
moyen par lequel tu sais, soit quand tu sais, soit de
quelque autre manière que tu le voudras prendre; tu as
donc avoué que tu sais toujours et que tu sais tout. Il est
donc évident que tu savais étant enfant, quand tu
es né, et quand tu fus engendré; même avant que de
naître et avant la naissance du monde, tu as su toutes
choses, puisque tu sais toujours; et, par Jupiter, tu
sauras toujours et toutes choses, si je le veux.
— Incomparable Euthydème, lui dis-je, veuille-le, je t’en
prie, si toutefois tu dis la vérité. Mais je crains que tu
n’en aies pas la force, à moins que ton frère Dionysodore
n’y consente, aussi bien que toi; mais s’il le faisait, cela
pourrait être. Dites-moi, cependant (car d’ailleurs
je ne saurais vous contester que je ne sache tout, à vous
qui êtes d’une sagesse plus qu’humaine; il faut le croire,
puisque c’est vous qui le dites), dis-moi, Euthydème,
comment je peux prétendre que je sais que les gens de
bien sont injustes; sais-je cela, ou ne le sais-je pas?
— Tu le sais.
— Quoi?
— Que les gens de bien ne sont pas injustes.
— Assurément, lui dis-je, et depuis longtemps; mais
ce n’est pas là ce que je demande, mais où j’ai appris
que les gens de bien sont injustes.
— Nulle part, dit Dionysodore.
— Je ne le sais donc pas? repartis-je.
Là-dessus Euthydème:
— Tu nous gâtes l’affaire, dit-il à Dionysodore;
maintenant il paraîtra ne pas savoir, et par là savant et
ignorant à-la-fois.
Dionysodore rougit.
— Et moi: Mais Euthydème, lui dis-je, qu’en dis-tu, toi?
Ton frère, qui sait tout, te paraît-il avoir mal
répondu? Ici Dionysodore prenant vite la parole: Moi,
dit-il, le frère d’Euthydème?
— Laissons cela, mon ami, lui dis-je, jusqu’à ce
qu’Euthydème m’ait fait voir que je sais que les gens de
bien sont injustes, et ne m’envie pas cette belle vérité.
— Tu fuis, Socrate, et ne veux pas répondre, dit alors
Dionysodore.
— N’ai-je pas raison de fuir? m’écriai-je; je suis plus
faible que chacun de vous, comment ne m’enfuirais-je
pas devant tous les deux? Je ne suis pas si fort
qu’Hercule, qui n’eût pas été lui-même en état de
combattre à-la-fois l’hydre, ce sophiste qui présentait
toujours plusieurs têtes nouvelles à chacune qu’on lui
coupait; et Cancer, cet autre sophiste, venu de la mer, et
débarqué, je crois, tout récemment, qui attaquant
Hercule par la gauche, et le poussant vivement, le força
d’appeler à son secours son neveu Iolas; et celui-ci lui
arriva bien à propos. Mais si Patrocle, mon lolas,
arrivait, les choses n’en iraient que plus mal .
— Réponds-moi, dit Dionysodore, puisque c’est toi qui
mets le discours là-dessus: lolas était-il plutôt neveu
d’Hercule que le tien?
— Je vois bien, Dionysodore, que le meilleur parti est
de te répondre, autrement tu ne mettrais jamais fin à tes
interrogations, quoique je sache bien que c’est par
jalousie que tu veux m’empêcher d’apprendre
d’Euthydème le secret qu’il allait me dire.
— Réponds donc, me dit-il.
— Oui, je réponds qu’Iolas était neveu d’Hercule,
et qu’il n’est pas du tout le mien, à ce qu’il me semble,
car mon frère Patrocle n’était pas son père. C’était, il est
vrai, un nom à-peu-près semblable, Iphiclès , frère
d’Hercule.
— Patrocle est donc ton frère?
— Oui, frère de mère, et non de père.
— Il est donc ton frère, et il ne l’est pas?
— Il est vrai, il n’est pas mon frère de père, car son
père s’appelait Chérédème, et le mien Sophronisque.
— Mais Chérédème était père, et Sophronisque aussi?
— Sans doute, Chérédème était père de Patrocle,
et Sophronisque était le mien.
— Chérédème était donc autre que père?
— Oui, répondis-je, autre que mon père.
— Était-il père, étant autre que père, ou es-tu la même
chose qu’une pierre?
— Je crains bien que je ne paraisse tel entre tes mains;
il me semble pourtant que je ne le suis pas.
— Tu es donc autre chose qu’une pierre?
— Oui, autre chose.
— Si tu es autre chose qu’une pierre, tu n’es donc pas
une pierre? et si tu es autre chose que de l’or, tu n’es
pas de l’or?
— Assurément.
— De même Chérédème ne sera pas père, puisqu’il
était autre chose que père.
— Il paraît, lui dis-je, qu’il n’est pas père.
— Et si Chérédème est père, ajouta Euthydème,
Sophronisque à son tour étant autre chose que père,
n’est pas père; de sorte que tu n’as pas de père, Socrate.
Ctésippe intervint et dit:
— Mais la même chose n’arrive-t-elle pas à votre père?
n’est-il pas autre que mon père?
— Il s’en faut bien, répondit Euthydème.
— Était-il le même?
― Le même.
— Je n’y pourrais consentir. Mais dis-moi,
Euthydème, est-il seulement mon père, où l’est-il aussi
des autres hommes?
— Aussi des autres, répondit-il. Voudrais-tu qu’un
même homme fût père et ne le fût pas?
— Je l’aurais cru, dit Ctésippe.
— Que l’or ne fût pas de l’or, qu’un homme ne fût pas
un homme?
— Prends garde, Euthydème; tu ne mêles pas, comme
on dit, le lin avec le lin ; certes, tu m’apprends là
une chose admirable, que ton père est père de tous les
hommes.
— Il l’est toutefois.
— Mais, dit Ctésippe, n’est-il père que des hommes, ou
l’est-il aussi des chevaux et de tous les autres animaux?
— Il l’est aussi de tous les autres animaux.
— Et ta mère, est-elle aussi la mère de tous les autres
animaux?
— Elle l’est aussi.
— Ta mère est donc la mère de tous les cancres
marins?
— Et la tienne aussi.
— Tu es donc le frère des goujons, des petits chiens et
des petits cochons?
— Et toi aussi.
— De plus, tu as pour père un chien?
— Et toi aussi.
— Là-dessus Dionysodore: Si tu veux me répondre,
Ctésippe, je te le ferai avouer aussitôt. Dis-moi, as-tu un
chien?
— Oui, répondit Ctésippe, et fort méchant.
— A-t-il des petits?
— Oui, et qui sont aussi méchants que lui.
— N’est-ce pas le chien qui est leur père?
— Oui, je l’ai vu de mes propres yeux, lorsqu’il couvrit
la chienne.
— Ce chien n’est-il pas à toi?
— Oui.
— Le chien est père, et à toi, il est donc ton père: ainsi
te voilà frère de ses petits.
Dionysodore se hâtant de poursuivre, de peur d’être
devancé par Ctésippe, lui dit: Réponds-moi encore deux
mots:
— Bats-tu ce chien?
— Ctésippe lui repartit en riant:
— Oui, par les dieux, je le bats, et voudrais bien te
pouvoir battre aussi.
— Tu bats donc ton père?
— Ces coups de bâton, dit Ctésippe, conviendraient
bien mieux à votre père, pour avoir mis au monde des
enfants si sages. Mais, Euthydème, votre père, qui est
aussi celui des petits chiens, a sans doute tiré de grands
biens de votre merveilleuse sagesse.
— Il n’a pas besoin de beaucoup de biens, Ctésippe, ni
toi non plus.
— Et toi de même, Euthydème?
— Comme tous les autres hommes. Dis-moi,
Ctésippe, ne crois-tu pas que ce soit un bien à un
malade que de prendre une potion quand il en a besoin,
ou non? ou à un homme qui va au combat, de porter
des armes?
— Je l’accorde, et pourtant je m’attends que tu en vas
tirer de belles conséquences!
— Tu vas en juger; mais cependant réponds-moi.
Puisque tu avoues qu’il est bon à un malade de prendre
une potion quand il en a besoin, il doit en boire autant
que possible, et s’en trouverait à merveille si on lui
broyait toute une charretée d’ellébore pour la lui faire
prendre.
— Sans nul doute, Euthydème, pourvu que le malade
fût aussi grand que la statue de Delphes.
— Et s’il est bon, continua Euthydème, de s’armer dans
la guerre, ne faut-il pas avoir le plus possible de javelots
et de boucliers, puisque c’est un bien?
— J’en suis persuadé, dit Ctésippe; mais toi,
Euthydème, tu ne le crois pas, et tu ne prends qu’un seul
bouclier et un seul javelot?
— Oui, dit-il.
— Armerais-tu ainsi Géryon et Briarée? Vraiment,
Euthydème, je t’avais cru plus d’expérience ainsi qu’à ton
compagnon, puisque vous êtes maîtres d’armes.
Euthydème se tut, mais Dionysodore interrogea
Ctésippe sur ce qu’il avait répondu à la question
antérieure. Te semble-t-il que ce soit un bien que d’avoir
de l’or?
— Sans doute, répondit Ctésippe, et beaucoup.
— Et n’es-tu pas persuadé qu’il faut avoir toujours et
partout les bonnes choses?
— Oui, et très fort.
— Or tu avoues que l’or est un bien?
— Oui, je l’ai avoué.
— Il faut donc l’avoir toujours et partout, et surtout
avec soi? Ainsi celui-là serait le plus heureux qui
aurait trois talents d’or dans le ventre, un talent dans la
tète, et un statère d’or dans chaque œil.
— On dit en effet, Euthydème, reprit Ctésippe, que
parmi les Scythes, ceux-là sont estimés les plus riches et
même les plus gens de bien qui ont le plus d’or dans
leurs crânes , pour parler comme toi, qui disais tout
à l’heure que le chien était mon père; ce qu’il y a de plus
merveilleux, c’est qu’ils boivent dans leurs crânes dorés,
qu’ils voient dedans, et tiennent leurs fronts dans leurs
mains.
— Euthydème reprenant la parole: Un Scythe ou un
autre homme, Ctésippe, voit-il ce qu’il peut voir, ou ce
qu’il ne peut pas voir?
— Il voit ce qu’il peut voir.
— Et toi aussi, Ctésippe?
— Et moi de même.
— Ne vois-tu pas nos habits?
— Oui.
— Ils sont donc en vue, et ils ont de la vue ?
— A merveille! dit Ctésippe
— Et quoi? demanda Euthydème.
— Rien. Tu es pourtant, je pense, assez bon pour croire
qu’ils ne voient pas? Mais en vérité, Euthydème, on dirait
que tu rêves tout éveillé, et s’il est possible de parler
sans rien dire, tu en es bien capable. Là-dessus
Dionysodore demanda à Ctésippe: Il est donc impossible
de parler quand on ne dit rien?
— Impossible.
— Et de se taire quand on parle?
— Moins possible encore.
— Quand tu dis une pierre, du fer, du bois, ne dis-tu
pas ce qui se tait?
— Je ne dis pas cela du fer, répondit Ctésippe; quand,
en passant dans une forge, je dis du fer, si on le heurte,
je dis une chose qui retentit et qui crie. Ainsi cette fois,
pour être trop sage, tu n’as pas vu que tu ne disais rien;
mais prouvez-moi maintenant le reste, que l’on peut se
taire et parler à-la-fois.
Ctésippe me parut alors rassembler toutes ses
forces pour plaire à son jeune ami.
Euthydème commença:
— Quand tu te tais, ne tais-tu pas toutes choses?
— Oui.
— Tu tais donc aussi les choses qui parlent, car les
choses qui parlent sont du nombre de toutes les choses?
— Mais, repartit Ctésippe, toutes les choses se taisent-
elles?
— Non certainement, dit Euthydème.
— Elles parlent donc toutes, mon cher ami?
— Celles qui parlent.
— Ce n’est pas ce que je demande, dit Ctésippe; mais si
toutes les choses se taisent ou si elles parlent?
— Ni l’un, ni l’autre, et tous les deux ensemble, repartit
Dionysodore, se mêlant de la dispute. Et je suis sûr que
tu ne sauras qu’opposer à cette réponse.
Ctésippe, selon sa coutume, fit un grand éclat de rire.
— Ô Euthydème, s’écria-t-il, ton frère prête le flanc à
une double réfutation, il est perdu et battu de tous
côtés.
Clinias, prenant plaisir à ce discours, sourit à Ctésippe,
qui, se redressant, en parut dix fois plus grand.
— Pour moi, je crois que l’adroit Ctésippe avait appris
leur secret à force de les entendre eux-mêmes, puisqu’ils
n’ont pas sur terre leurs pareils en ce genre. Là-dessus je
m’adressai à Clinias et lui dis: Pourquoi ris-tu en
des choses si sérieuses et si belles? Aussitôt
Dionysodore: As-tu vu, Socrate, me dit-il, quelque belle
chose?
— Oui, lui répondis-je, et plusieurs.
— Étaient-elles autres que le beau, ajouta-t-il, ou si ce
n’était que la même chose?
— J’étais tout embarrassé à cette question, et je me
crus justement puni pour m’être avisé de dire un mot. Je
répondis cependant: Elles sont autres que le beau
même, mais avec chacune d’elles se trouve une certaine
beauté.
— Tu serais donc bœuf, si un bœuf se trouvait avec toi,
et es-tu Dionysodore parce que je me trouve avec toi?
— De grâce, pas de pareille impiété, lui dis-je.
— Mais comment, dit-il, ce qui autre se trouvant avec
un autre, ce qui est autre serait-il autre?
— En doutes-tu? lui dis-je, me hasardant à imiter la
sagesse de ces étrangers que je désirais tant acquérir.
— Pourquoi moi, et le reste des hommes, me répondit
Dionysodore, ne douterions-nous pas d’une chose qui
n’est point?
— Que dis-tu, Dionysodore? le beau n’est-il pas beau,
et le laid n’est-il pas laid?
— Oui, si je le veux.
— Mais ne le veux-tu pas?
— Oui, je le veux.
— Ainsi le même n’est-il pas le même, et ce qui est
autre n’est-il pas autre? car assurément ce qui est
autre n’est pas le même. Pour moi je n’eusse pas
soupçonné un enfant de douter que ce qui est autre ne
soit autre. Mais, Dionysodore, je vois bien que tu as
passé là-dessus à dessein, puisque dans le reste vous
n’avez manqué à rien de ce qu’il faut à un bon discours,
comme de bons ouvriers font tout ce qui convient à leur
métier.
— Sais-tu, me dit-il, ce qu’il convient de faire à chaque
artisan? d’abord à qui convient-il de forger?
— Je le sais, au forgeron.
— À qui de pétrir la terre?
— Au potier.
— À qui convient-il d’égorger, d’écorcher, de faire
bouillir et rôtir la chair après l’avoir coupée en
morceaux?
— Au cuisinier.
— Et celui qui fait ce qui convient fait bien?
— Fort bien.
— Tuer, écorcher, as-tu dit, convient au cuisinier? Ne
l’as-tu pas accordé?
— Hélas, oui! mais pardonne-moi.
— Il est donc évident que celui qui égorgera, qui
écorchera le cuisinier pour le faire bouillir et rôtir
ensuite, fait ce qui convient; de même celui qui frappera
sur le forgeron et qui pétrira le potier.
— Ô Neptune! m’écriai-je, maintenant tu es arrivé au
comble de la sagesse. Ne pourrai-je jamais y arriver et
l’acquérir pour moi-même?
— Mais quand tu l’aurais acquise, Socrate, la
connaîtrais-tu?
— Si tu le trouves bon, je pense que oui.
— Tu crois donc, continua-t-il, connaître ce qui est à
toi?
— Assurément, pourvu que tu ne dises pas autre chose;
car tout dépend de vous deux, à commencer par toi et à
finir par Euthydème.
— Crois-tu que les choses dont tu es le maître, dont tu
peux user comme il te plaît, soient à toi? Crois-tu,
par exemple, que les bœufs et les brebis que tu peux
donner, vendre, sacrifier à celui des dieux que tu
voudras, soient à toi, et que les choses dont tu ne peux
disposer de la sorte ne t’appartiennent pas?
Moi, qui me doutais bien que ces demandes allaient
produire quelque magnifique artifice, pour l’entendre
aussitôt que possible, je me hâtai de lui répondre que je
croyais que les premières étaient seules à moi.
— N’appelles-tu pas animal ce qui a une âme?
— Oui, lui dis-je.
— Tu avoues que les animaux dont tu peux faire ce que
je viens de dire sont seuls à toi?
— Je l’avoue.
Dionysodore s’arrêta là malicieusement et feignit de
rêver à quelque raisonnement profond. Puis il continua:
— Dis-moi, Socrate, n’as-tu pas un Jupiter paternel?
Me doutant qu’il en voulait venir où effectivement il en
vint, je cherchai un détour, et, comme pris au filet, je
voulus me retourner, en répondant:
— Je n’en ai point, Dionysodore.
— Vraiment, me répliqua-t-il, il faut que tu sois bien
misérable, et que tu ne sois pas Athénien, pour
n’avoir ni dieux, ni sacrifices paternels, ni toutes ces
autres belles choses.
— Doucement, Dionysodore, lui dis-je, pas de paroles
de mauvais augure, et ne me reprends pas si rudement.
J’ai des autels, des sacrifices domestiques et paternels,
enfin en ce genre rien ne me manque de tout ce que
possèdent les autres Athéniens.
— Eh bien, répliqua-t-il, les autres Athéniens n’ont-ils
pas un Jupiter paternel?
— Ce nom n’existe pas chez les Ioniens, lui répondis-je,
ni dans les colonies d’Athènes ni à Athènes. Mais nous
avons un Apollon paternel parce qu’il père d’Ion;
Jupiter n’est pas ainsi appelé chez nous, mais il s’appelle
domestique et protecteur des tribus, comme Minerve
s’appelle aussi protectrice des tribus.
— Cela suffit, dit Dionysodore: tu as donc un Apollon,
un Jupiter et une Minerve?
— Il est vrai.
— Ne sont-ce pas tes dieux?
— Ce sont nos aïeux, lui dis-je, et nos maîtres.
— Mais ils sont à toi, ne viens-tu pas de l’avouer?
— Oui, lui dis-je, car comment faire?
— Ces dieux ne sont-ils pas des animaux? car tu
as avoué que tout ce qui porte une âme est un animal;
et ces dieux ont une âme sans doute?
— Ils en ont une.
— Ils sont donc des animaux?
— Oui, des animaux.
— Or, tu disais que parmi les animaux, tu peux à ton
gré donner ceux qui sont à toi, les vendre, les sacrifier à
quelque dieu.
— Je le confesse, Euthydème, car il ne m’est plus
possible d’échapper.
— Viens donc, me dit-il. Puisque tu prétends que
Jupiter et les autres dieux sont à toi, il t’est donc
permis de les donner, de les vendre, ou d’en faire tout
ce que tu voudras comme des autres animaux?
— Accablé par ce raisonnement, Criton, je me tus.
Ctésippe voulut accourir à mon secours: Bon dieu,
Hercule! s’écria-t-il, l’admirable logique!
— Aussitôt, Dionysodore: Comment Hercule est-il bon
dieu, ou bon dieu est-il Hercule?
— Ô Neptune, s’écria Ctésippe, quelle formidable
science! Je quitte la partie, ces gens-là sont invincibles.
Là-dessus, mon cher Criton, il n’y eut pas un des
assistans qui pût s’empêcher d’admirer ce raisonnement;
mais Euthydème et Dionysodore se prirent à rire et à
éclater au point qu’on eût cru qu’ils en allaient mourir. A
la vérité, les amis d’Euthydème battaient des mains à
tout ce qu’ils avaient dit auparavant; mais ici les
colonnes du lycée semblaient elles-mêmes transportées
de joie et leur applaudir. Pour moi, mon étonnement
était tel que j’avouai n’avoir jamais vu des hommes
aussi habiles; et, captivé par leur sagesse, je me sentis
porté à leur prodiguer les éloges.
— Heureux mortels, leur dis-je, quel admirable talent
d’achever une affaire si difficile en si peu de temps! dans
vos discours, Euthydème et Dionysodore, il y a bien de
belles choses; mais ce qui les surpasse toutes, c’est que
vous ne vous souciez guère de la plupart des hommes,
des hommes sérieux surtout et de ceux qui passent
pour valoir quelque chose; vous ne considérez que ceux
qui vous ressemblent; car je sais certainement que peu
de gens aiment vos discours, et ce sont ceux qui vous
ressemblent, tandis que les autres en font si peu de cas,
qu’ils auraient, je suis sûr, plus de honte de réfuter les
autres par de tels moyens, que de se voir convaincus et
réfutés eux-mêmes.
J’y trouve encore cela de poli et de tout-à-fait aimable,
que quand vous dites qu’il n’y a rien de beau, ni de bon,
ni de blanc, ou quelque autre chose semblable, et que
nulle chose ne diffère d’une autre, alors, il est vrai, et
vous vous en glorifiez avec raison, vous fermez la
bouche aux autres; mais en même temps vous ne la
fermez pas seulement aux autres, mais aussi à vous-
mêmes, ce qui est plein de grâce, et nous adoucit ce
qu’il peut y avoir de pénible dans ces discussions. Le
plus admirable encore, c’est que vous avez arrangé et
imaginé les choses d’une manière si ingénieuse qu’en
moins de rien tout homme peut en être instruit; car j’ai
remarqué qu’en un instant Ctésippe a su vous imiter.
C’est un mérite de votre science, de pouvoir si
promptement enseigner ses mystères; mais il n’est guère
convenable de disputer en présence de beaucoup de
monde, et si vous me voulez croire, gardez-vous de
parler devant une grande assemblée, afin qu’on ne vous
dérobe point votre secret sans vous en savoir gré.
Ne disputez qu’entre vous seuls, ou, si jamais vous le
faites avec un autre, que ce soit pour de l’argent. Même,
pour bien faire, vous avertiriez vos écoliers d’en user de
la sorte, et de n’en parler qu’entre eux ou avec vous; car
la rareté, Euthydème, met le prix aux choses, et l’eau,
comme dit Pindare, se vend à vil prix quoiqu’elle
soit ce qu’il y a de plus précieux. Au reste, veuillez nous
admettre, Clinias et moi, au nombre de vos disciples.
Après ces mots et quelques autres semblables, Criton,
nous nous séparâmes. Vois donc si tu veux prendre avec
nous des leçons de ces étrangers. Ils promettent
d’apprendre leur art à quiconque veut les payer; ils
n’excluent aucun esprit ni aucun âge, et même, ce qu’il
est bon que tu saches, ils assurent que rien n’empêche
celui qui s’est adonné aux affaires, d’apprendre
facilement leur art.
CRITON.
Véritablement, Socrate, j’aime beaucoup à entendre, et
voudrais bien apprendre quelque chose; mais je crains
d’être du nombre de ceux qui ne ressemblent pas à
Euthydème, et qui, comme tu l’as dit, auraient
moins de honte de se voir réfutés que de réfuter eux-
mêmes par de tels moyens. Ce serait folie à moi
d’entreprendre de te donner des avis; cependant je veux
te raconter ce que j’ai entendu. Comme je me
promenais, un de ceux qui venaient de quitter votre
assemblée s’approcha de moi; c’est un homme qui
prétend être fort habile et du nombre de ceux qui
excellent dans les discours judiciaires.
— Ô Criton, me dit-il, tu n’as pas entendu ces deux
sages?
— Non, par Jupiter, lui répondis-je, la foule ne m’a
permis d’approcher assez pour entendre. — Ils valent
pourtant bien la peine d’être entendus, me répondit-il.
— Pourquoi? répliquai-je.
— Tu aurais entendu disputer les hommes les plus
habiles maintenant dans ce genre.
— Mais que t’en semble? lui demandai-je.
— À moi? répondit-il, il me semble qu’on ne leur entend
jamais dire que des bagatelles et qu’ils emploient tout
leur esprit en badinages. Ce sont ses propres paroles.
— Toutefois, lui dis-je, la philosophie est une belle
chose.
— Oui, une belle chose! me répondit-il. Elle n’a
aucune valeur. Et si tu avais été là tout à l’heure, tu
aurais eu honte pour ton ami. Il était assez fou pour
vouloir se livrer aux leçons de ces hommes qui se
soucient peu de ce qu’ils disent et s’en prennent à
chaque mot que le hasard leur offre. Et ceux-ci, comme
je l’ai dit, sont en ce genre des plus habiles de notre
temps. Mais à te dire la vérité, Criton, la philosophie et
ceux qui s’y adonnent sont tout-à-fait frivoles et
ridicules.
Malgré cela, je ne trouve pas, Socrate, que ni lui ni
qui que ce soit ait raison de blâmer cette étude; mais de
disputer publiquement avec ces sortes de gens, c’est ce
qu’il m’a paru blâmer avec raison.
SOCRATE.
Ce sont, Criton, des hommes très singuliers, cependant
je ne sais pas encore trop qu’en dire. Mais qui est cet
homme qui te rencontra et blâma la philosophie? Est-ce
un orateur habile à plaider une cause devant les
tribunaux, ou un de ceux qui y envoient les autres, un
faiseur de harangues dont se servent les orateurs?
CRITON.
Non, par Jupiter, ce n’est point un orateur, et je ne crois
pas qu’il ait jamais paru devant un tribunal. Mais on dit
qu’il s’y entend parfaitement, et qu’il sait composer
d’excellents plaidoyers.
SOCRATE.
J’entends bien maintenant, et j’allais te parler moi-même
de ces gens-là. Ce sont ceux que Prodicus plaçait entre
le politique et le philosophe. Non-seulement ils croient
être les plus sages de tous, mais aussi paraître tels à la
plupart des hommes, et que les philosophes seuls
empêchent que leur réputation ne soit universelle. Ils
s’imaginent qu’ils remporteraient sans contredit la palme
de la sagesse s’ils pouvaient décrier les philosophes
comme tout-à-fait indignes d’estime; dans leur opinion,
ils sont bien les plus sages, mais dans les discussions
particulières, quand ils y sont réduits, ils craignent
d’être battus par ceux de l’école d’Euthydème. Ils croient
être sages comme il convient; car s’occuper un peu de la
philosophie, et un peu de la politique, c’est justement ce
qui convient, puisque ainsi ils participent de toutes les
deux autant qu’il est besoin, et que, placés hors des
dangers et des disputes, ils peuvent goûter
tranquillement les fruits de leur sagesse.
CRITON.
Eh bien, Socrate, que penses-tu de ce qu’ils disent? Il
semble pourtant que leur discours a beaucoup
d’apparence.
SOCRATE.
C’est vrai; mais, comme tu dis, plutôt de l’apparence
que de la réalité. Il n’est pas facile de leur
persuader que l’homme et tout ce qui se trouve entre
deux choses et participe de toutes les deux, s’il est
composé de mal et de bien, est pire que l’un et meilleur
que l’autre; que s’il est composé de deux biens qui ne
tendent pas au même but, il est moins bon que chacun
des deux pris à part pour la fin qu’ils se proposent; et
que s’il est composé de deux maux qui ne tendent pas
au même but et s’il se trouve entre les deux, il sera
meilleur que chacun des deux éléments dont il participe.
De sorte que si la philosophie est une bonne chose et la
politique aussi, et si toutes deux ont des fins différentes,
ces gens-là participant de l’une et de l’autre et étant
entre les deux, ne disent rien de bon et ne valent ni les
philosophes ni les politiques; que si la philosophie est un
bien et la politique un mal, ils sont meilleurs que les uns,
mais pires que les autres; il faut que ce soient deux
maux, c’est alors seulement qu’ils auront raison. Or je ne
crois pas qu’ils avancent que la philosophie et la
politique soient deux maux; ni que l’un soit un mal, et
l’autre un bien. Ceux donc qui participent de toutes les
deux leur sont inférieurs en ce qui fait la valeur du
philosophe et du politique; ils sont de fait les troisièmes,
et cependant ils tâchent de se mettre les premiers. Il faut
bien avoir de l’indulgence pour leur prétention et ne pas
s’en fâcher, mais aussi il ne faut pas les estimer plus
qu’ils ne méritent; car il faut être content de tout homme
qui s’occupe de quelque chose de raisonnable et y
travaille avec ardeur.
CRITON.
Au reste, Socrate, comme je t’ai toujours dit, je suis en
peine de l’éducation de mes fils. Le cadet est encore très
jeune; mais Critobule est déjà grand et a besoin d’un
précepteur qui lui forme l’esprit. Toutes les fois que je
m’en entretiens avec toi, je demeure persuadé que c’est
folie de songer pour ses enfants à tant de choses, par
exemple, en se mariant, à leur donner une mère
d’une grande famille, à les rendre aussi riches que
possible, et de négliger leur éducation. Mais quand je
regarde ceux qui font profession d’élever la jeunesse, ils
m’épouvantent; je ne sais que faire, et, pour te dire
la vérité, je n’en vois pas un seul qui ne me paraisse
tout-à-fait incapable. Ainsi je ne vois pas pourquoi je
devrais pousser ce jeune homme à l’étude de la
philosophie.
SOCRATE.
O mon cher Criton, ne sais-tu pas que, dans tout, les
hommes nuls et sans mérite font la majorité, et que les
bons sont en petit nombre, mais dignes de toute notre
confiance? La gymnastique ne te paraît-elle pas bonne,
ainsi que l’économie, la rhétorique et l’art militaire?
CRITON.
Assurément.
SOCRATE.
Cependant ne vois-tu pas que la plupart de ceux
qui se mêlent de ces arts sont ridicules dans tout ce
qu’ils font?
CRITON.
Par Jupiter, tu dis la vérité.
SOCRATE.
Eh bien, pour cela renonceras-tu toi-même à ces
occupations et les défendras-tu à ton fils?
CRITON.
Il me semble que je ferais mal.
SOCRATE.
Ne le fais donc pas, ô Criton; n’examine point si ceux qui
font profession de la philosophie sont bons ou mauvais;
mais regarde la philosophie en elle-même. Si tu la
juges mauvaise, détournes-en non-seulement tes fils,
mais tout le reste des hommes; si tu la trouves bonne,
telle qu’elle me paraît à moi-même, toi et tes enfants
appliquez-vous-y de toutes vos forces.