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Expédition nocturne autour de ma chambre

Expédition nocturne autour de ma chambre

de Xavier deMaistre

Chapitre 1

Pour jeter quelque intérêt sur la nouvelle chambre dans laquelle j’ai fait une expédition nocturne, je dois apprendre aux curieux comment elle m’était tombée en partage. Continuellement distrait de mes occupations dans la maison bruyante que j’habitais, je me proposais depuis longtemps de me procurer dans le voisinage une retraite plus solitaire, lorsqu’un jour, en parcourant une notice biographique sur M. de Buffon, j’y lus que cet homme célèbre avait choisi dans ses jardins un pavillon isolé, qui ne contenait aucun autre meuble qu un fauteuil et le bureau sur lequel il écrivait, ni aucun autre ouvrage que le manuscrit auquel il travaillait.

Les chimères dont je m’occupe offrent tant de disparate avec les travaux immortels de M. de Buffon, que la pensée de l’imiter, même en ce point, ne me serait sans doute jamais venue à l’esprit sans un accident qui m’y détermina. Un domestique, en ôtant la poussière des meubles, crut en voir beaucoup sur un tableau peint au pastel que je venais de terminer, et l’essuya si bien avec un linge, qu’il parvint en effet à le débarrasser de toute la poussière que j’y avais arrangée avec beaucoup de soin. Après m’être mis fort en colère contre cet homme, qui était absent, et ne lui avoir rien dit quand il revint, suivant mon habitude, je me mis aussitôt en campagne, et je rentrai chez moi avec la clef d’une petite chambre que j’avais louée au cinquième étage dans la rue de la Providence. J’y fis transporter dans la même journée les matériaux de mes occupations favorites, et j’y passai dans la suite la plus grande partie de mon temps, à l’abri du fracas domestique et des nettoyeurs de tableaux. Les heures s’écoulaient pour moi comme des minutes dans ce réduit isolé, et plus d’une fois mes rêveries m’y ont fait oublier l’heure du dîner.

O douce solitude ! j’ai connu les charmes dont tu enivres tes amants. Malheur à celui qui ne peut être seul un jour de sa vie sans éprouver le tourment de l’ennui, et qui préfère, s’il le faut,converser avec des sots plutôt qu’avec lui-même !

Je l’avouerai toutefois, j’aime la solitude dans les grandesvilles ; mais, à moins d’y être forcé par quelque circonstancegrave, comme un voyage autour de ma chambre, je ne veux être ermiteque le matin : le soir, j’aime à revoir les faces humaines. Lesinconvénients de la vie sociale et ceux de la solitude sedétruisent ainsi mutuellement, et ces deux modes d’existences’embellissent l’un par l’autre.

Cependant l’inconstance et la fatalité des choses de ce mondesont telles, que la vivacité même des plaisirs dont je jouissaisdans ma nouvelle demeure aurait dû me faire prévoir combien ilsseraient de courte durée. La Révolution française, qui débordait detoutes parts, venaient de surmonter les Alpes et se précipitait surl’Italie. Je fus entraîné par la première vague jusqu’à Bologne. Jegardai mon ermitage, dans lequel je fis transporter tous mesmeubles, jusqu’a des temps plus heureux. J’étais depuis quelquesannées sans patrie, j’appris un beau matin que j’étais sans emploi.Après une année passée tout entière à voir des hommes et des chosesque je n’aimais guère, et à désirer des choses et dès hommes que jene voyais plus, je revins à Turin. Il fallait prendre un parti. Jesortis de l’auberge de la Bonne Femme, où j’étaisdébarqué, dans l’intention de rendre la petite chambre aupropriétaire et de me défaire de mes meubles.

En rentrant dans mon ermitage, j’éprouvai des sensationsdifficiles à décrire : tout y avait conservé l’ordre ;c’est-à-dire le désordre dans lequel je l’avais laissé : lesmeubles entassés contre les murs avaient été mis à l’abri de lapoussière par la hauteur du gîte ; mes plumes étaient encoredans l’encrier desséché, et je trouvai sur la table une lettrecommencée.

Je suis encore chez moi, me dis-je avec une véritablesatisfaction. Chaque objet me rappelait quelque événement de mavie, et ma chambre était tapissée de souvenirs. Au lieu deretourner à l’auberge, je pris la résolution de passer la nuit aumilieu de mes propriétés. J’envoyai prendre ma valise, et je fis enmême temps le projet de partir le lendemain, sans prendre congé niconseil de personne, m’abandonnant sans réserve à laProvidence.

Chapitre 2

 

Tandis que je faisais ces réflexions, et tout en me glorifiantd’un plan de voyage bien combiné, le temps s’écoulait, et mondomestique ne revenait point. C’était un homme que la nécessitém’avait fait prendre à mon service depuis quelques semaines et surla fidélité duquel j’avais conçu des soupçons. L’idée qu’il pouvaitm’avoir emporté ma valise s’était à peine présentée à moi que jecourus à l’auberge : il était temps. Comme je tournais le coin dela rue où se trouve l’hôtel de la Bonne Femme, je le vissortir précipitamment de la porte, précédé d’un portefaix chargé dema valise. Il s’était chargé lui-même de ma cassette ; et, aulieu de tourner de mon côté, il s’acheminait à gauche dans unedirection opposée à celle qu’il devait tenir. Son intentiondevenait manifeste. Je le joignis aisément, et, sans rien lui dire,je marchai quelque temps à côté de lui avant qu’il s’en aperçût. Sil’on voulait peindre l’expression de l’étonnement et de l’effroiportée au plus haut degré sur la figure humaine, il en aurait étéle modèle parfait lorsqu’il me vit à ses côtés. J’eus tout leloisir d’en faire l’étude ; car il était si déconcerté de monapparition inattendue et du sérieux avec lequel je le regardaisqu’il continua de marcher quelque temps avec moi sans proférer uneparole, comme si nous avions été à la promenade ensemble. Enfin, ilbalbutia le prétexte d’une affaire dans la rueGrand-Doire ; mais je le remis dans le bon chemin, etnous revînmes à la maison, où je le congédiai.

Ce fut alors seulement que je me proposai de faire un nouveauvoyage dans ma chambre pendant la dernière nuit que je devais ypasser, et je m’occupai à l’instant même des préparatifs.

Chapitre 3

 

Depuis longtemps je désirais revoir le pays que j’avais parcourujadis si délicieusement, et dont la description ne me paraissaitpas complète. Quelques amis qui l’avaient goûtée me sollicitaientde la continuer, et je m’y serais décidé plus tôt sans doute, si jen’avais pas été séparé de mes compagnons de voyage. Je rentrais àregret dans la carrière. Hélas ! j’y rentrais seul. J’allaisvoyager sans mon cher Joannetti et sans l’aimable Rosine. Mapremière chambre elle-même avait subi la plus désastreuserévolution ; que dis-je ? elle n’existait plus, sonenceinte faisait alors partie d’une horrible masure noircie par lesflammes, et toutes les inventions meurtrières de la guerres’étaient réunies pour la détruire de fond en comble. Le mur auquelétait suspendu le portrait de Mme de Hautcastel avait été percé parune bombe. Enfin, si heureusement je n’avais pas fait mon voyageavant cette catastrophe, les savants de nos jours n’auraient jamaiseu connaissance de cette chambre remarquable. C’est ainsi que, sansles observations d’Hipparque, ils ignoreraient aujourd’hui qu’ilexistait jadis une étoile de plus dans les pléiades, qui estdisparue depuis ce fameux astronome.

Déjà forcé par les circonstances, j’avais depuis quelque tempsabandonné ma chambre et transporté mes pénates ailleurs. Le malheurn’est pas grand, dira-t-on. Mais comment remplacer Joannetti etRosine ? Ah ! cela n’est pas possible. Joannetti m’étaitdevenu si nécessaire que sa perte ne sera jamais réparée pour moi.Qui peut, au reste, se flatter de vivre toujours avec les personnesqu’il chérit ? Semblable à ces essaims de moucherons que l’onvoit tourbillonner dans les airs pendant les belles soirées d’été,les hommes se rencontrent par hasard et pour bien peu de temps.Heureux encore si, dans leur mouvement rapide, aussi adroits queles moucherons, ils ne se rompent pas la tête les uns contre lesautres !

Je me couchais un soir. Joannetti me servait avec son zèleordinaire, et paraissait même plus attentif. Lorsqu’il emporta lalumière, je jetais les yeux sur lui, et je vis une altérationmarquée sur sa physionomie. Devais-je croire cependant que lepauvre Joannetti me servait pour la dernière fois ?

Je ne tiendrai point le lecteur dans une incertitude pluscruelle que la vérité. Je préfère lui dire sans ménagement queJoannetti se maria dans la nuit même et me quitta le lendemain.

Mais qu’on ne l’accuse pas d’ingratitude pour avoir quitté sonmaître si brusquement. Je savais son intention depuis longtemps, etj’avais eu tort de m’y opposer. Un officieux vint de grand matinchez moi pour me donner cette nouvelle, et j’eus le loisir, avantde revoir Joannetti, de me mettre en colère et de m’apaiser, ce quilui épargna les reproches auxquels il s’attendait. Avant d’entrerdans ma chambre, il affecta de parler haut à quelqu’un depuis lagalerie, pour me faire croire qu’il n’avait pas peur ; et,s’armant de toute l’effronterie qui pouvait entrer dans une bonneâme comme la sienne, il se présenta d’un air déterminé. Je lus àl’instant sur sa figure tout ce qui se passait dans son âme et jene lui en sus pas mauvais gré. Les mauvais plaisants de nos joursont tellement effrayé les bonnes gens sur ces dangers du mariagequ’un nouveau marié ressemble souvent à un homme qui vient de faireune chute épouvantable sans se faire aucun mal, et qui est à lafois troublé de frayeur et de satisfaction, ce qui lui donne un airridicule. Il n’était donc pas étonnant que les actions de monfidèle serviteur se ressentissent de la bizarrerie de sasituation.

« Te voilà donc marié, mon cher Joannetti ? » lui dis-je enriant.

Il ne s’était précautionné que contre ma colère, en sorte quetous ses préparatifs furent perdus. Il retomba tout à coup dans sonassiette ordinaire, et même un peu plus bas, car il se mit àpleurer.

« Que voulez-vous, monsieur ! me dit-il d’une voix altérée,j’avais donné ma parole.

– Eh ! morbleu ! tu as bien fait, mon ami ;puisses-tu être content de ta femme, et surtout de toi-même !puisses-tu avoir des enfants qui te ressemblent ! Il faudradonc nous séparer !

– Oui, monsieur : nous comptons aller nous établir à Asti.

– Et quand veux-tu me quitter ? »

Ici Joannetti baissa les yeux d’un air embarrassé, et réponditde deux tons plus bas :

« Ma femme a trouvé un voiturier de son pays qui retourne avecsa voiture vide, et qui part aujourd’hui. Ce serait une belleoccasion ; mais… cependant… ce sera quand il plaira àMonsieur… quoiqu’une semblable occasion se retrouveraitdifficilement.

– Eh quoi ! si tôt ? » lui dis-je.

Un sentiment de regret et d’affection, mêlé d’une forte dose dedépit, me fit garder un instant le silence.

« Non, certainement, lui répondis-je assez durement, je ne vousretiendrai point : partez à l’heure même, si cela vous arrange.»

Joannetti pâlit.

« Oui, pars, mon ami, va trouver ta femme ; sois toujoursaussi bon, aussi honnête que tu l’as été avec moi. »

Nous fîmes quelques arrangements ; je lui dis tristementadieu ; il sortit.

Cet homme me servait depuis quinze ans. Un instant nous aséparés. Je ne l’ai plus revu.

Je réfléchissais, en me promenant dans ma chambre, à cettebrusque séparation. Rosine avait suivi Joannetti sans qu’il s’enaperçut. Un quart d’heure après, la porte s’ouvrit : Rosine entra.Je vis la main de Joannetti qui la poussa dans la chambre ; laporte se referma, et je sentis mon cœur se serrer… Il n’entre déjàplus chez moi ! – Quelques minutes ont suffi pour rendreétrangers l’un à l’autre deux vieux compagnons de quinze ans. Otriste triste condition de l’humanité, de ne pouvoir jamais trouverun seul objet stable sur lequel placer la moindre de sesaffections !

Chapitre 4

 

Rosine aussi vivait alors loin de moi. Vous apprendrez sansdoute avec quelque intérêt, ma chère Marie, qu’à l’âge de quinzeans elle était encore le plus aimable des animaux, et que la mêmesupériorité d’intelligence qui la distinguait jadis de toute sonespèce lui servit également à supporter le poids de la vieillesse.J’aurais désiré ne m’en point séparer ; mais lorsqu’il s’agitdu sort de ses amis, ne doit-on consulter que son plaisir ou sonintérêt ? L’intérêt de Rosine était de quitter la vieambulante qu’elle menait avec moi, et de goûter enfin dans sesvieux jours un repos que son maître n’espérait plus. Son grand âgem’obligeait à la faire porter. Je crus devoir lui accorder sesinvalides. Une religieuse bienfaisante se chargea de la soigner lereste de ses jours ; et je sais que dans cette retraite elle ajoui de tous les avantages que ses bonnes qualités, son âge et saréputation lui avaient si justement mérités.

Et puisque telle est la nature des hommes que le bonheur semblen’être pas fait pour eux, puisque l’ami offense son ami sans levouloir, et que les amants eux-mêmes ne peuvent vivre sans sequereller ; enfin, puisque, depuis Lycurgue jusqu’à nos jours,tous les législateurs ont échoué dans leurs efforts pour rendre leshommes heureux, j’aurai du moins la consolation d’avoir fait lebonheur d’un chien.

Chapitre 5

 

Maintenant que j’ai fait connaître au lecteur les dernierstraits de l’histoire de Joannetti et de Rosine, il ne me reste plusqu’à dire un mot de l’âme et de la bête pour être parfaitement enrègle avec lui. Ces deux personnages, le dernier surtout, nejoueront plus un rôle aussi intéressant dans mon voyag. Un aimablevoyageur qui a suivi la même carrière que moi prétend qu’ilsdoivent être fatigués. Hélas ! il n’a que trop raison. Cen’est pas que mon âme ait rien perdu de son activité, autant dumoins qu’elle peut s’en apercevoir ; mais ses relations avecl’autre ont changé. Celle-ci n’a plus la même vivacité dans sesréparties ; elle n’a plus.., comment expliquer cela ?…J’allais dire la même présence d’esprit, comme si une bête pouvaiten avoir ! Quoi qu’il en soit, et sans entrer dans uneexplication embarrassante, je dirai seulement qu’entraîné par laconfiance que me témoignait la jeune Alexandrine, je lui avaisécrit une lettre assez tendre, lorsque j’en reçus une réponsepolie, mais froide, qui finissait par ces propres termes :

« Soyez sûr, Monsieur, que je conserverai toujours pour vous lessentiments de l’estime la plus sincère. »

Juste Ciel ! m’écriai-je aussitôt, me voilà perdu. Depuisce jour fatal, je résolus de ne plus mettre en avant mon système del’âme et de la bête. En conséquence, sans faire de distinctionentre ces deux êtres et sans les séparer, je les ferai passer l’unportant l’autre, comme certains marchands leurs marchandises, et jevoyagerai en bloc pour éviter tout inconvénient.

Chapitre 6

 

Il serait inutile de parler des dimensions de ma nouvellechambre. Elle ressemble si fort à la première, qu’on s’yméprendrait au premier coup d’œil, si, par une précaution del’architecte, le plafond ne s’inclinait obliquement du côté de larue, et ne laissait au toit la direction qu’exigent les lois del’hydraulique pour l’écoulement de la pluie. Elle reçoit le jourpar une seule ouverture de deux pieds et demi de large sur quatrepieds de haut, élevée de six sept pieds environ au-dessus duplancher, et à laquelle on arrive au moyen d’une petiteéchelle.

L’élévation de ma fenêtre au-dessus du plancher est une de cescirconstances heureuses qui peuvent être également dues au hasardou au génie de l’architecte. Le jour presque perpendiculairequ’elle répandait dans mon réduit lui donnait un aspect mystérieux.Le temple antique du Panthéon reçoit le jour à peu près de la mêmemanière. En outre, aucun objet extérieur ne pouvait me distraire.Semblable à ces navigateurs qui, perdus sur le vaste océan, nevoient plus que le ciel et la mer, je ne voyais que le ciel et machambre, et les objets extérieurs les plus voisins sur lesquelspouvaient se porter mes regard étaient la lune ou l’étoile du matin: ce qui me mettait dans un rapport immédiat avec le ciel, etdonnait mes pensées un vol élevé qu’elles n’auraient jamais eu sij’avais choisi mon logement au rez-de-chaussée.

La fenêtre dont j’ai parlé s’élevait au-dessus du toit etformait la plus jolie lucarne : sa hauteur sur l’horizon était sigrande que, lorsque les premiers rayons du soleil venaientl’éclairer, il faisait encore sombre dans la rue. Aussi jejouissais d’une des plus belles vues qu’on puisse imaginer. Mais laplus belle vue nous fatigue bientôt lorsqu’on la voit trop souvent: l’œil s’y habitue, et l’on n’en fait plus de cas. La situation dema fenêtre me préservait encore de cet inconvénient, parce que jene voyais jamais le magnifique spectacle de la campagne de Turinsans monter quatre ou cinq échelons, ce qui me procurait desjouissances toujours vives, parce qu’elles étaient ménagées.Lorsque, fatigué, je voulais me donner une agréable récréation, jeterminais ma journée en montant à ma fenêtre.

Au premier échelon, je ne voyais encore que le ciel ;bientôt le temple colossal de Supergue commençait à paraître. Lacolline de Turin sur laquelle je repose s’élevait peu à peu devantmoi couverte de forêts et de riches vignobles, offrant avec orgueilau soleil couchant ses jardins et ses palais, tandis que deshabitations simples et modestes semblaient se cacher à moitié dansses vallons, pour servir de retraite au sage et favoriser sesméditations.

Charmante colline ! tu m’as vu souvent rechercher tesretraites solitaires et préférer tes sentiers écartés auxpromenades brillantes de la capitale ; tu m’as vu souventperdu dans tes labyrinthes de verdure, attentif au chant del’alouette matinale, le cœur plein d’une vague inquiétude et dudésir ardent de me fixer pour jamais dans tes vallons enchantés. –Je te salue, colline charmante ! tu es peinte dans moncœur ! Puisse la rosée céleste rendre, s’il est possible, teschamps plus fertiles et tes bocages plus touffus ! puissenttes habitants jouir en paix de leur bonheur, et tes ombrages leurêtre favorables et salutaires ! puisse enfin ton heureuseterre être toujours le doux asile de la vraie philosophie, de lascience modeste, de l’amitié sincère et hospitalière que j’y aitrouvées !

Chapitre 7

 

Je commençai mon voyage à huit heures du soir précises. Le tempsétait calme et promettait une belle nuit. J’avais pris mesprécautions pour ne pas être dérangé par des visites, qui sont trèsrares à la hauteur où je logeais, dans les circonstances surtout oùje me trouvais alors, et pour rester seul jusqu’à minuit. Quatreheures suffisaient amplement à l’exécution de mon entreprise, nevoulant faire pour cette fois qu’une simple excursion autour de machambre. Si le premier voyage a duré quarante-deux jours, c’estparce que je n’avais pas été le maître de le faire plus court. Jene voulus pas non plus m’assujettir à voyager beaucoup en voiture,comme auparavant, persuadé qu’un voyageur pédestre voit beaucoup dechoses qui échappent à celui qui court la poste. Je résolus doncd’aller alternativement, et suivant les circonstances, à pied ou àcheval ; nouvelle méthode que je n’ai pas encore faitconnaître et dont on verra bientôt l’utilité. Enfin, je me proposaide prendre des notes en chemin, et d’écrire mes observations àmesure que je les faisais, pour ne rien oublier.

Afin de mettre de l’ordre dans mon entreprise, et de lui donnerune nouvelle chance de succès, je pensai qu’il fallait commencerpar composer une épître dédicatoire, et l’écrire en vers pour larendre plus intéressante. Mais deux difficultés m’embarrassaient etfaillirent m’y faire renoncer, mal gré tout l’avantage que j’enpourrais tirer. La première était de savoir à qui j’adresseraisl’épître, la seconde comment je m’y prendrais pour faire des vers.Après y avoir mûrement réfléchi, je ne tardai pas à comprendrequ’il était raisonnable de faire premièrement mon épître de monmieux, et de chercher ensuite quelqu’un à qui elle pût convenir. Jeme mis à l’instant à l’ouvrage, et je travaillai pendant plus d’uneheure sans pouvoir trouver une rime au premier vers que j’avaisfait, et que je voulais conserver parce qu’il me paraissait trèsheureux. Je me souvins alors fort à propos d’avoir lu quelque partque le célèbre Pope ne composait jamais rien d’intéressant sansêtre obligé de déclamer longtemps à haute voix et de s’agiter entout sens dans son cabinet pour exciter sa verve. J’essayai àl’instant de l’imiter. Je pris les poésies d’Ossian et je lesrécitai tout haut, en me promenant à grands pas pour me monter àl’enthousiasme.

Je vis en effet que cette méthode exaltait insensiblement monimagination, et me donnait un sentiment secret de capacité poétiquedont j’aurais certainement profité pour composer avec succès monépître dédicatoire en vers, si malheureusement je n’avais oubliél’obliquité du plafond de ma chambre, dont l’abaissement rapideempêcha mon front d’aller aussi avant que mes pieds dans ladirection que j’avais prise. Je frappai si rudement de la têtecontre cette maudite cloison, que le toit de la maison en futébranlé : les moineaux qui dormaient sur les tuiles s’envolèrentépouvantés, et le contre-coup me fit reculer de trois pas enarrière.

Chapitre 8

 

Tandis que je me promenais ainsi pour exciter ma verve, unejeune et jolie femme qui logeait au-dessous de moi, étonnée dutapage que je faisais, et croyant peut-être que je donnais un baldans ma chambre, députa son mari pour s’informer de la cause dubruit. J’étais encore tout étourdi de la contusion que j’avaisreçue, lorsque la porte s’entr’ouvrit. Un homme âgé, portant unvisage mélancolique, avança la tête, et promena ses regards curieuxdans la chambre. Quand la surprise de me trouver seul lui permit deparler :

« Ma femme a la migraine, monsieur, me dit-il d’un air fâché.Permettez-moi de vous faire observer que… »

Je l’interrompis aussitôt, et mon style se ressentit de lahauteur de mes pensées.

« Respectable messager de ma belle voisine, lui dis-je dans lelangage des bardes, pourquoi tes yeux brillent-ils sous tes épaissourcils, comme deux météores dans la forêt noire de Cromba ?Ta belle compagne est un rayon de lumière, et je mourrais millefois plutôt que de vouloir troubler son repos ; mais tonaspect, ô respectable messager ! … ton aspect est sombre commela voûte la plus reculée de la caverne de Camora, lorsque lesnuages amoncelés de la tempête obscurcissent la face de la nuit etpèsent sur les campagnes silencieuses de Morven. »

Le voisin qui n’avait apparemment jamais lu les poésiesd’Ossian, prit, mal à propos, l’accès d’enthousiasme qui m’animaitpour un accès de folie, et parut fort embarrassé. Mon Intentionn’étant point de l’offenser, je lui offris un siège, et je le priaide s’asseoir ; mais je m’aperçus qu’il se retirait doucement,et se signait en disant à demi-voix : E matto, per Bacco, èmatto !

Chapitre 9

 

Je le laissai sortir sans vouloir approfondir jusqu’à quel pointson observation était fondée, et je m’assis à mon bureau pourprendre note de ces événements, comme je fais toujours ; maisà peine eus-je ouvert un tiroir dans lequel j’espérais trouver dupapier, que je le refermai brusquement, troublé par un dessentiments les plus désagréables que l’on puisse éprouver, celui del’amour-propre humilié. L’espèce de surprise dont je fus saisi danscette occasion ressemble à celle qu’éprouve un voyageur altérélorsque, approchant ses lèvres d’une fontaine limpide, il aperçoitau fond de l’eau une grenouille qui le regarde. Ce n’étaitcependant autre chose que les ressorts et la carcasse d’une colombeartificielle qu’à l’exemple d’Archytas je m’étais proposé jadis defaire voler dans les airs. J’avais travaillé sans relâche a saconstruction pendant plus de trois mois. Le jour de l’essai venu,je la plaçai sur le bord d’une table, après avoir soigneusementfermé la porte, afin de tenir la découverte secrète et de causerune aimable surprise à mes amis. Un fil tenait le mécanismeimmobile. Qui pourrait imaginer les palpitations de mon cœur et lesangoisses de mon amour-propre lorsque j’approchai les ciseaux pourcouper le lien fatal ? … Zest ! … le ressort de lacolombe part et se développe avec bruit. Je lève les yeux pour lavoir passer ; mais, après avoir fait quelques tours surelle-même, elle tombe et va se cacher sous la table. Rosine, quidormait là, s’éloigna tristement. Rosine, qui ne vit jamais nipoulet, ni pigeon, ni le plus petit oiseau sans les attaquer et lespoursuivre, ne daigna pas même regarder ma colombe qui se débattaitsur le plancher… Ce fut le coup de grâce pour mon amour-propre.J’allai prendre l’air sur les remparts.

Chapitre 10

 

Tel fut le sort de ma colombe artificielle. Tandis que le géniede la mécanique la destinait à suivre l’aigle dans les cieux, ledestin lui donna les inclinaisons d’une taupe.

Je me promenais tristement et découragé, comme on l’est toujoursaprès une grande espérance déçue, lorsque, levant les yeux,j’aperçus un vol de grues qui passait sur ma tête. Je m’arrêtaipour les examiner. Elles s’avançaient en ordre triangulaire, commela colonne anglaise à la bataille de Fontenoy. Je les voyaistraverser le ciel de nuage en nuage.

« Ah ! quelles volent bien, disais-je tout bas ; avecquelle assurance elles semblent glisser sur l’invisible sentierqu’elles parcourent ! »

L’avouerai-je ? hélas ! qu’on me le pardonne !l’horrible sentiment de l’envie est une fois, une seule fois entrédans mon cœur, et c’était pour des grues. Je les poursuivais de mesregards jaloux jusqu’aux bornes de l’horizon. Longtemps immobile aumilieu de la foule qui se promenait, j’observais le mouvementrapide des hirondelles, et je m’étonnais de les voir suspenduesdans les airs, comme si je n’avais jamais vu ce phénomène. Lesentiment d’une admiration profonde, inconnue pour moi jusqu’alors,éclairait mon âme. Je croyais voir la nature pour la première fois.J’entendais avec surprise le bourdonnement des mouches, le chantdes oiseaux, et ce bruit mystérieux et confus de la créationvivante qui célèbre involontairement son auteur. Concert ineffable,auquel l’homme seul a le privilège sublime de pouvoir joindre desaccents de reconnaissance !

« Quel est l’auteur de ce brillant mécanisme ? m’écriais-jedans le transport qui m’animait. Quel est celui qui, ouvrant samain créatrice, laissa échapper la première hirondelle dans lesairs ? – celui qui donna l’ordre à ces arbres de sortir de laterre et d’élever leurs rameaux vers le ciel ? – Et toi, quit’avances majestueusement sous leur ombre, créature ravissante,dont les traits commandent le respect et l’amour, qui t’a placéesur la surface de la terre pour l’embellir ? Quelle est lapensée qui dessina tes formes divines, qui fut assez puissante pourcréer le regard et le sourire de l’innocente beauté ! … Etmoi-même, qui sens palpiter mon cœur… quel est le but de monexistence ? – Que suis-je, et d’où viens-je, moi l’auteur dela colombe artificielle centripète ?… »

A peine eus-je prononcé ce mot barbare que, revenant tout coup àmoi comme un homme endormi sur lequel on jetterait un seau d’eau,je m’aperçus que plusieurs personnes m’avaient entouré pourm’examiner, tandis que mon enthousiasme me faisait parler seul. Jevis alors la belle Georgine qui me devançait de quelques pas. Lamoitié de sa joue gauche, chargée de rouge, que j’entrevoyais àtravers les boucles de sa perruque blonde, acheva de me remettre aucourant des affaires de ce monde, dont je venais de faire unepetite absence.

Chapitre 11

 

Dès que je fus un peu remis du trouble que m’avait causél’aspect de ma colombe artificielle, la douleur de la contusion quej’avais reçue se fit sentir vivement. Je passai la main sur monfront, et j’y reconnus une nouvelle protubérance précisément àcette partie de la tête où le docteur Gall a placé la protubérancepoétique. Mais je n’y songeais point alors, et l’expérience devaitseule me démontrer la vérité du système de cet homme célèbre.

Après m’être recueilli quelques instants pour faire un derniereffort en faveur de mon épître dédicatoire, je pris un crayon et memis à l’ouvrage. Quel fut mon étonnement ! … les verscoulaient d’eux-mêmes sous ma plume : j’en remplis deux pages enmoins d’une heure, et je conclus de cette circonstance que, si lemouvement était nécessaire à la tête de Pope pour composer desvers, il ne fallait pas moins qu’une contusion pour en tirer de lamienne. Je ne donnerai cependant pas au lecteur ceux que je fisalors, parce que la rapidité prodigieuse avec laquelle sesuccédaient les aventures de mon voyage m’empêcha d’y mettre ladernière main. Malgré cette réticence, il n’est pas douteux qu’ondoit regarder l’accident qui m’était arrivé comme une découverteprécieuse, et dont les poètes ne sauraient trop user.

Je suis en effet si convaincu de l’infaillibilité de cettenouvelle méthode que, dans le poème en vingt-quatre chants que j’aicomposé depuis lors, et qui sera publié avec la Prisonnière dePignerol, je n’ai pas cru nécessaire jusqu’à présent decommencer les vers ; mais j’ai mis au net cinq cents pages denotes, qui forment, comme on le sait, tout le mérite et le volumede la plupart des poèmes modernes.

Comme je rêvais profondément à mes découvertes, en marchant dansma chambre, je rencontrai mon lit, sur lequel je tombai assis, etma main se trouvant par hasard placée sur mon bonnet, je pris leparti de m’en couvrir la tête et de me coucher.

Chapitre 12

 

J’étais au lit depuis un quart d’heure, et, contre monordinaire, je ne dormais point encore. A l’idée de mon épîtredédicatoire avaient succédé les réflexions les plus tristes ;ma lumière, qui tirait vers sa fin, ne jetait plus qu’une lueurinconstante et lugubre du fond de la bobèche, et ma chambre avaitl’air d’un tombeau. Un coup de vent ouvrit tout à coup la fenêtre,éteignit ma bougie, et ferma la porte avec violence. La teintenoire de mes pensées s’accrut avec l’obscurité.

Tous mes plaisirs passés, toutes mes peines présentes, vinrentfondre à la fois dans mon cœur, et le remplirent de regrets etd’amertume.

Quoique je fasse des efforts continuels pour oublier meschagrins et les chasser de ma pensée, il m’arrive quelquefois,lorsque je n’y prends pas garde, qu’ils rentrent tous à la foisdans ma chambre, comme si on leur ouvrait une écluse. Il ne mereste plus d’autre parti à prendre dans ces occasions que dem’abandonner au torrent qui m’entraîne, et mes idées deviennentalors si noires, tous les objets me paraissent si lugubres, que jefinis ordinairement par rire de ma folie : en sorte que le remèdese trouve dans la violence même du mal.

J’étais encore dans toute la force d’une de ces crisesmélancoliques, lorsqu’une partie de la bouffée de vent qui avaitouvert ma fenêtre et fermé ma porte en passant, après avoir faitquelques tours dans ma chambre, feuilleté mes livres et jeté unefeuille volante de mon voyage par terre, entra finalement dans mesrideaux et vint mourir sur ma joue. Je sentis la douce fraîcheur dela nuit, et, regardant cela comme une invitation de sa part, je melevai tout de suite, et j’allai sur mon échelle jouir du calme dela nature.

Chapitre 13

 

Le temps était serein : la voie lactée, comme un léger nuage,partageait le ciel ; un doux rayon partait de chaque étoilepour venir jusqu’à moi, et, lorsque j’en examinais uneattentivement, ses compagnes semblaient scintiller plus vivementpour attirer mes regards.

C’est un charme toujours nouveau pour moi que celui decontempler le ciel étoilé, et je n’ai pas à me reprocher d’avoirfait un seul voyage, ni même une simple promenade nocturne, sanspayer le tribut d’admiration que je dois aux merveilles dufirmament. Quoique je sente toute l’impuissance de ma pensée dansces hautes méditations, je trouve un plaisir inexprimable à m’enoccuper. J’aime à penser que ce n’est point le hasard qui conduitjusqu’à mes yeux cette émanation des mondes éloignés, et chaqueétoile verse avec sa lumière un rayon d’espérance dans moncœur ! Et quoi ! ces merveilles n’auraient-elles d’autrerapport avec moi que celui de briller à mes yeux ? Et mapensée qui s’élève jusqu’à elles, mon cœur qui s’émeut à leuraspect, leur seraient-ils étrangers ?… Spectateur éphémèred’un spectacle éternel, l’homme lève un instant les yeux vers leciel, et les referme pour toujours ; mais, pendant cet instantrapide qui lui est accordé, de tous les points du ciel et depuisles bornes de l’univers, un rayon consolateur part de chaque mondeet vient frapper ses regards, pour lui annoncer qu’il existe unrapport entre l’immensité et lui, et qu’il est associé àl’éternité.

Chapitre 14

 

Un sentiment fâcheux troublait cependant le plaisir quej’éprouvais en me livrant à ces méditations. Combien peu depersonnes, me disais-je, jouissent maintenant avec moi du spectaclesublime que le ciel étale inutilement pour les hommesassoupis ! … Passe encore pour ceux qui dorment ; maisqu’en coûterait-il à ceux qui se promènent, a ceux qui sortent enfoule du théâtre de regarder un instant et d’admirer les brillantesconstellations qui rayonnent de toutes parts sur leur tête ? –Non, les spectateurs attentifs de Scapin ou de Jocrisse nedaigneront pas lever les yeux : Ils vont rentrer brutalement chezeux, ou ailleurs, sans songer que le ciel existe. Quellebizarrerie ! … parce qu’on peut le voir souvent et gratis, ilsn’en veulent pas. Si le firmament était toujours voilé pour nous,si le spectacle qu’il nous offre dépendait d’un entrepreneur, lespremières loges sur les toits seraient hors de prix, et les damesde Turin s’arracheraient ma lucarne.

« Oh ! si j’étais souverain d’un pays, m’écriai-je saisid’une juste indignation, je ferais chaque nuit sonner le tocsin, etj’obligerais mes sujets de tout âge de tout sexe et de toutecondition, de se mettre à la fenêtre et de regarder les étoiles.»

Ici la raison, qui, dans mon royaume, n’a qu’un droit contestéde remontrance, fut cependant plus heureuse qu’à l’ordinaire dansles représentations qu’elle me proposa au sujet de l’éditinconsidéré que je voulais proclamer dans mes Etats.

« Sire, me dit-elle, Votre Majesté ne daignerait-elle pas faireune exception en faveur des nuits pluvieuses, puisque, dans ce cas,le ciel étant couvert… – Fort bien, fort bien, répondis-je, je n’yavais pas songé : vous noterez une exception en faveur des nuitspluvieuses. – Sire, ajouta-t-elle, je pense qu’il serait à proposd’excepter aussi les nuits sereines, lorsque le froid est excessifet que la bise souffle, puisque l’exécution rigoureuse de l’éditaccablerait vos heureux sujets de rhumes et de catarrhes. »

Je commençais à voir beaucoup de difficultés dans l’exécution demon projet ; mais il m’en coûtait de revenir sur mes pas.

« Il faudra, dis-je, écrire au Conseil de médecine et àl’Académie des sciences pour fixer le degré du thermomètrecentigrade auquel mes sujets pourront se dispenser de se mettre àla fenêtre ; mais je veux, j’exige absolument que l’ordre soitexécuté à la rigueur.

– Et les malades, Sire ?

– Cela va sans dire ; qu’ils soient exceptés ;l’humanité doit aller avant tout.

– Si je ne craignais de fatiguer Votre Majesté, je lui feraisencore observer que l’on pourrait (dans le cas où elle le jugeraità propos et que la chose ne présentât pas de grands inconvénients)ajouter aussi une exception en faveur des aveugles, puisque, étantprivés de l’organe de la vue…

– Eh bien, est-ce tout ? interrompis-je avec humeur.

– Pardon, Sire ; mais les amoureux ? Le cœurdébonnaire de Votre Majesté pourrait-il les contraindre à regarderaussi les étoiles ?

– C’est bon, c’est bon, dit le roi ; remettons cela : nousy penserons à tête reposée. Vous me donnerez un mémoire détaillélà-dessus. »

Bon dieu ! … bon Dieu ! … combien il faut y réfléchiravant de donner un édit de haute police !

Chapitre 15

 

Les étoiles les plus brillantes n’ont jamais été celles que jecontemple avec plus de plaisir ; mais les plus petites, cellesqui, perdues dans un éloignement incommensurable, ne paraisse quecomme des points imperceptibles, ont toujours été mes étoilesfavorites. La raison en est toute simple : on concevra facilementqu’en faisant faire à mon imagination autant de chemin de l’autrecôté de leur sphère que mes regards en font de celui-ci pourparvenir jusqu’à elles, je me trouve porté sans effort à unedistance où peu de voyageurs sont parvenus avant moi, et jem’étonne, en me trouvant là, de n’être encore qu’au commencement dece vaste univers ; car il serait, je crois, ridicule de penserqu’il existe une barrière au delà de laquelle le néant commence,comme si le néant était plus facile à comprendre quel’existence ! Après la dernière étoile, j’en imagine encoreune autre, qui ne saurait non plus être la dernière. En assignantdes limites à la création, tant soient-elles éloignées, l’universne me paraît plus qu’un point lumineux, comparé à l’immensité del’espace vide qui l’environne, à cet affreux et sombre néant, aumilieu duquel il serait suspendu comme une lampe solitaire. – Icije me couvris les yeux avec les deux mains, pour m’éloigner touteespèce de distraction, et donner à mes idées la profondeur qu’unsemblable sujet exige ; et, faisant un effort de têtesurnaturel, je composai un système de monde, le plus complet quiait encore paru. Le voici dans tous ses détails ! Il est lerésultat des méditations de toute ma vie. « Je crois que l’espaceétant… » Mais ceci mérite un chapitre à part ; et, vul’importance de la matière, il sera le seul de mon voyage quiportera un titre.

Chapitre 16

 

Système du Monde.

Je crois donc que l’espace étant infini, la création l’estaussi, et que Dieu a créé dans son éternité une infinité, dansl’immensité de l’espace, de mondes

Chapitre 17

 

J’avouerai cependant de bonne foi que je ne comprends guèremieux mon système que tous les autres systèmes éclos jusqu’à cejour de l’imagination des philosophes anciens et modernes ;mais le mien a l’avantage précieux d’être contenu dans quatrelignes ; tout énorme qu’il est.

Le lecteur indulgent voudra bien observer aussi qu’il a étécomposé tout entier au sommet d’une échelle. Je l’aurais cependantembelli de commentaires et de notes, si dans le moment où j’étaisle plus fortement occupé de mon sujet, je n’avais été distrait pardes chants enchanteurs qui vinrent frapper agréablement monoreille. Une voix telle que je n’en ai jamais entendu de plusmélodieuse, sans en excepter même celle de Zénéide, une de ces voixqui sont toujours à l’unisson des fibres de mon cœur, chantait toutprès de moi une romance dont je ne perdis pas un mot, et qui nesortira jamais de ma mémoire. En écoutant avec attention, jedécouvris que la voix partait d’une fenêtre plus basse que lamienne : malheureusement je ne pouvais la voir, l’extrémité dutoit, au-dessus duquel s’élevait ma lucarne, la cachant à mes yeux.Cependant le désir d’apercevoir la sirène qui me charmait par sesaccords augmentait à proportion du charme de la romance, dont lesparoles touchantes auraient arraché des larmes à l’être le plusinsensible. Bientôt ne pouvant plus résister à ma curiosité, jemontai jusqu’au dernier échelon, je mis un pied sur le bord dutoit, et, me tenant d’une main au montant de la fenêtre, je mesuspendis ainsi sur la rue, au risque de me précipiter.

Je vis alors sur un balcon à ma gauche, un peu au-dessous demoi, une jeune femme en déshabillé blanc : sa main soutenait satête charmante, assez penchée pour laisser entrevoir, à la lueurdes astres, le profil le plus intéressant, et son attitude semblaitimaginée pour présenter dans tout son jour, à un voyageur aériencomme moi, une taille svelte et bien prise ; un de ses piedsnus, jeté négligemment en arrière, était tourné, de façon qu’ilm’était possible, malgré l’obscurité, d’en présumer les heureusesdimensions, tandis qu’une jolie petite mule, dont il était séparé,les déterminait encore mieux à mon œil curieux. Je vous laisse àpenser, ma chère Sophie, quelle était la violence de ma situation.Je n’osais faire la moindre exclamation, de peur d’effaroucher mabelle voisine, ni le moindre mouvement, de peur de tomber dans larue. Un soupir m’échappa cependant malgré moi ; mais je fus àtemps d’en retenir la moitié ; le reste fut emporté par unzéphir qui passait, et j’eus tout le loisir d’examiner la rêveuse,soutenu dans cette position périlleuse par l’espoir d’entendrechanter encore. Mais, hélas ! sa romance était finie, et monmauvais destin lui fit garder le silence le plus opiniâtre. Enfin,après avoir attendu bien longtemps, je crus pouvoir me hasarder àlui adresser la parole ; il ne s’agissait plus que de trouverun compliment digne d’elle et des sentiments qu’elle m’avaitinspirés. Oh ! combien je regrettai de n’avoir pas terminé monépître dédicatoire en vers ! comme je l’aurais placée à proposdans cette occasion ! Ma présence d’esprit ne m’abandonnacependant pas au besoin. Inspiré par la douce influence des astreset par le désir plus puissant encore de réussir auprès d’une belle,après avoir toussé légèrement pour la prévenir et pour rendre leson de ma voix plus doux :

« Il fait bien beau temps cette nuit », lui dis-je du ton leplus affectueux qu’il me fut possible.

Chapitre 18

 

Je crois entendre d’ici Mme de Hautcastel, qui ne me passe rien,me demander compte de la romance dont j’ai parlé dans le chapitreprécédent. Pour la première fois de ma vie, je me trouve dans ladure nécessité de lui refuser quelque chose. Si j’insérais ces versdans mon voyage, on ne manquerait pas de m’en croire l’auteur, cequi m’attirerait, sur la nécessité des confusions, plus d’unemauvaise plaisanterie que je veux éviter. Je continuerai donc larelation de mon aventure avec mon aimable voisine, aventure dont lacatastrophe inattendue, ainsi que la délicatesse avec laquelle jel’ai conduite, sont faites pour intéresser toutes les classes delecteurs. Mais avant de savoir ce qu’elle me répondit, et commentfut reçu le compliment ingénieux que je lui avais adressé, je doisrépondre d’avance à certaines personnes qui se croient pluséloquentes que moi, et qui me condamneront sans pitié pour avoircommencé la conversation d’une manière si triviale à leurs sens. Jeleur prouverai que si j’avais fait de l’esprit dans cette occasionimportante, j’aurais manqué ouvertement aux règles de la prudenceet du bon goût. Tout homme qui entre en conversation avec une belleen disant un bon mot ou en faisant un compliment, quelque flatteurqu’il puisse être, laisse entrevoir des prétentions qui ne doiventparaître que lorsqu’elles commencent à être fondées. En outre, s’ilfait de l’esprit, il est évident qu’il cherche à briller, et parconséquent qu’il pense moins à sa dame qu’à lui-même. Or, les damesveulent qu’on s’occupe d’elles ; et, quoiqu’elles ne fassentpas toujours exactement les mêmes réflexions que je viens d’écrire,elles possèdent un sens exquis et naturel qui leur apprend qu’unephrase triviale, dite par le seul motif de lier la conversation etde s’approcher d’elles, vaut mille fois mieux qu’un trait d’es-pritinspiré par la vanité, et mieux encore (ce qui paraîtra bienétonnant) qu’une épître dédicatoire en vers. Bien plus, je soutiens(dût mon sentiment être regardé comme un paradoxe) que cet espritléger et brillant de la conversation n’est pas même nécessaire dansla plus longue liaison, si c’est vraiment le cœur qui l’aformée ; et, malgré tout ce que les personnes qui n’ont aiméqu’à demi disent des longs intervalles que laissent entre eux lessentiments vifs de l’amour et de l’amitié, la journée est toujourscourte lorsqu’on la passe auprès de son amie, et le silence estaussi intéressant que la discussion.

 

Quoi qu’il en soit de ma dissertation, il est très sûr que je nevis rien de mieux à dire, sur le bord du toit où je me trouvais,que les paroles en question. Je ne les eus pas plutôt prononcéesque mon âme se transporta tout entière au tympan de mes oreilles,pour saisir jusqu’à la moindre nuance des sons que j’espéraisentendre. La belle releva sa tête pour me regarder ; ses longscheveux se déployèrent comme un voile, et servirent de fond à sonvisage charmant qui réfléchissait la lumière mystérieuse desétoiles. Déjà sa bouche était entr’ouverte, ses douces paroless’avançaient sur ses lèvres… Mais, ô ciel ! quelle fut masurprise et ma terreur ! … Un bruit sinistre se fit entendre:

« Que faites-vous là madame, à cette heure ? Rentrez !» dit une voix mâle et sonore, dans l’intérieur del’appartement.

Je fus pétrifié.

Chapitre 19

 

Tel doit être le bruit qui vient effrayer les coupableslorsqu’on ouvre tout à coup devant eux les portes brûlantes duTartare ; ou tel encore doit être celui que font, sous lesvoûtes infernales, les sept cataractes du Styx, dont les poètes ontoublié de parler.

Chapitre 20

 

Un feu follet traversa le ciel en ce moment, et disparut presqueaussitôt. Mes yeux, que la clarté du météore avait détournés uninstant, se reportèrent sur le balcon, et n’y virent plus que lapetite pantoufle. Ma voisine, dans sa retraite précipitée, avaitoublié de la reprendre. Je contemplai longtemps ce joli moule d’unpied digne du ciseau de Praxitèle avec une émotion dont jen’oserais avouer toute la force, mais, ce qui pourra paraître biensingulier, et ce dont je ne saurais me rendre raison à moi-même,c’est qu’un charme insurmontable m’empêchait d’en détourner mesregards, malgré tous les efforts que je faisais pour les porter surd’autres objets.

On raconte que, lorsqu’un serpent regarde un rossignol, lemalheureux oiseau, victime d’un charme irrésistible, est forcé des’approcher du reptile vorace. Ses ailes rapides ne lui serventplus qu’à le conduire à sa perte, et chaque effort qu’il fait pours’éloigner le rapproche de l’ennemi qui le poursuit de son regardinévitable.

Tel était sur moi l’effet de cette pantoufle, sans que cependantje puisse dire avec certitude qui, de la pantoufle ou de moi, étaitle serpent, puisque, selon les lois de la physique, l’attractiondevait être réciproque. Il est certain que cette influence funesten’était point un jeu de mon imagination. J’étais si réellement etsi fortement attiré, que je fus deux fois au moment de lâcher lamain et de me laisser tomber. Cependant, comme le balcon sur lequelje voulais aller n’était pas exactement sous ma fenêtre, mais unpeu de côté, je vis fort bien que, la force de gravitation inventéepar Newton venant à se combiner avec l’attraction oblique de lapantoufle, j’aurais suivi dans ma chute une diagonale, et je seraistombé sur une guérite qui ne me paraissait pas plus grosse qu’unœuf, de la hauteur où je me trouvais, en sorte que mon but auraitété manqué… Je me cramponnai donc plus fortement encore à lafenêtre, et faisant un effort de résolution, je parvins à lever lesyeux et à regarder le ciel.

Chapitre 21

 

Je serais fort en peine d’expliquer et de définir exactementl’espèce de plaisir que j’éprouvais dans cette circonstance. Toutce que je puis affirmer, c’est qu’il n’avait rien de commun aveccelui que m’avait fait ressentir, quelques moments plus tôt,l’aspect de la voie lactée et du ciel étoilé. Cependant, comme dansles situations embarrassantes de ma vie j’ai toujours aimé à merendre raison de ce qui se passe dans mon âme, je voulus en cetteoccasion me faire une idée bien nette du plaisir que peut ressentirun honnête homme lorsqu’il contemple la pantoufle d’une dame,comparé au plaisir que lui fait éprouver la contemplation desétoiles. Pour cet effet, je choisis dans le ciel la constellationla plus apparente. C’était, si je ne me trompe, la chaise deCassiopée qui se trouvait au-dessus de ma tête, et je regardai tourà tour la constellation et la pantoufle, la pantoufle et laconstellation. Je vis alors que ces deux sensations étalent denature toute différente : l’une était dans ma tête, tandis quel’autre semblait avoir son siège dans la région du cœur. Mais ceque je n’avouerai pas sans un peu de honte, c’est que l’attrait quime portait vers la pantoufle enchantée absorbait toutes mesfacultés. L’enthousiasme que m’avait causé, quelque tempsauparavant, l’aspect du ciel étoilé n’existait plus que faiblement,et bientôt il s’anéantit tout à fait lorsque j’entendis la porte dubalcon se rouvrir, et que j’aperçus un petit pied, plus blanc quel’albâtre, s’avancer doucement et s’emparer de la petite mule. Jevoulus parler, mais n’ayant pas eu le temps de me préparer comme lapremière fois, je ne trouvai plus ma présence d’esprit ordinaire,et j’entendis la porte du balcon se refermer avant d’avoir imaginéquelque chose de convenable à dire.

Chapitre 22

 

Les chapitres précédents suffiront, j’espère, pour répondrevictorieusement à une inculpation de Mme de Hautcastel, qui n’a pascraint de dénigrer mon premier voyage, sous le prétexte qu’on n’apas l’occasion d’y faire l’amour. Elle ne pourrait faire ce nouveauvoyage le même reproche ; et, quoique mon aventure avec monaimable voisine n’ait pas été poussée bien loin, je puis assurerque jy trouvai plus de satisfaction que dans plus d’une autrecirconstance où je m’étais imaginé être très heureux, faute d’objetde comparaison. Chacun jouit de la vie à sa manière ; mais jecroirais manquer à ce que je dois à la bienveillance du lecteur, sije lui laissais ignorer une découverte qui, plus que tout autrechose, a contribué jusqu’ici à mon bonheur (à condition toutefoisque cela restera entre nous) : car il ne s’agit de rien moins qued’une nouvelle méthode de faire l’amour, beaucoup plus avantageuseque la précédente, sans avoir aucun de ses nombreux inconvénients.Cette invention étant spécialement destinée aux personnes quivoudront adopter ma nouvelle manière de voyager, je crois devoirconsacrer quelques chapitres à leur instruction.

Chapitre 23

 

J’avais observé, dans le cours de ma vie, que, lorsque j’étaisamoureux suivant la méthode ordinaire, mes sensations nerépondaient jamais à mes espérances, et que mon imagination sevoyait déjouée dans tous ses plans. En y réfléchissant avecattention, je pensai que, s’il m’était possible d’étendre lesentiment qui me porte à l’amour individuel sur tout le sexe qui enest l’objet, je me procurerais des jouissances nouvelles sans mecompromettre en aucune façon. Quel reproche, en effet, pourrait-onfaire à un homme qui se trouverait pourvu d’un cœur assez énergiquepour aimer toutes les femmes aimables de l’univers ? Oui,madame, je les aime toutes, et non seulement celles que je connaisou que j’espère rencontrer, mais toutes celles qui existent sur lasurface de la terre. Bien plus, j’aime toutes les femmes qui ontexisté, et celles qui existeront, sans compter un bien plus grandnombre encore que mon imagination tire du néant : toutes les femmespossibles enfin sont comprises dans le vaste cercle de mesaffections.

Par quel injuste et bizarre caprice renfermerais-je un cœurcomme le mien dans les bornes étroites d’une société ? Quedis-je ! pourquoi circonscrire son essor aux limites d’unroyaume ou même d’une république ?

Assise au pied d’un chêne battu par la tempête, une jeune veuveindienne mêle ses soupirs au bruit des vents déchaînés. Les armesdu guerrier qu’elle aimait sont suspendues sur sa tête, et le bruitlugubre qu’elles font entendre en se heurtant ramène dans son cœurle souvenir de son bonheur passé. Cependant la foudre sillonne lesnuages, et la lumière livide des éclairs se réfléchit dans ses yeuximmobiles. Tandis que le bûcher qui doit la consumer s’élève,seule, sans consolation, dans la stupeur du désespoir, elle attendune mort affreuse qu’un préjugé cruel lui fait préférer à lavie.

Quelle douce et mélancolique jouissance n’éprouve point un hommesensible en approchant de cette infortunée pour la consoler !Tandis qu’assis sur l’herbe à côté d’elle je cherche à la dissuaderde l’horrible sacrifice, et que, mêlant mes soupirs aux siens etmes larmes à ses larmes, je tâche de la distraire de ses douleurs,toute la ville accourt chez Mme d’A***, dont le mari vient demourir d’un coup d’apoplexie. Résolue aussi de ne point survivre àson malheur, insensible aux larmes et aux prières de ses amis, ellese laisse mourir de faim ; et, depuis ce matin, oùimprudemment on est venu lui annoncer cette nouvelle, lamalheureuse n’a mangé qu’un biscuit, et n’a bu qu’un petit verre devin de Malaga. Je ne donne à cette femme désolée que la simpleattention nécessaire pour ne pas enfreindre les lois de mon systèmeuniversel, et je m’éloigne bientôt de chez elle, parce que je suisnaturellement jaloux, et ne veux pas me compromettre avec une foulede consolateurs, non plus qu’avec les personnes trop aisées àconsoler.

Les beautés malheureuses ont particulièrement des droits sur moncœur, et le tribut de sensibilité que je leur dois n’affaiblitpoint l’intérêt que je porte à celles qui sont heureuses. Cettedisposition varie à l’infini mes plaisirs, et me permet de passertout à tour de la mélancolie à la gaieté, et d’un repos sentimentalà l’exaltation.

Souvent aussi je forme des intrigues amoureuses dans l’histoireancienne, et j’efface des lignes entières dans les vieux registresdu destin. Combien de fois n’ai-je pas arrêté la main parricide deVirginius et sauvé la vie à sa fille infortunée, victime à la foisde l’excès du crime et de celui de la vertu ! Cet événement meremplit de terreur lorsqu’il revient à ma pensée ; je nem’étonne point s’il fut l’origine d’une révolution.

J’espère que les personnes raisonnables, ainsi les que âmescompatissantes, me sauront gré d’avoir arrangé cette affaire àl’amiable ; et tout homme qui connaît un peu le monde jugeracomme moi que, si on avait laissé faire le décemvir, cet hommepassionné n’aurait pas manqué de rendre justice à la vertu deVirginie : les parents s’en seraient mêlés ; le pèreVirginius, à la fin, se serait apaisé et le mariage s’en seraitsuivi dans toutes les formes voulues par la loi.

Mais le malheureux amant délaissé, que serait-il devenu ?Eh bien, l’amant, qu’a-t-il gagné à ce meurtre ? Mais, puisquevous voulez bien vous apitoyer sur son sort, je vous apprendrai, machère Marie, que six mois après la mort de Virginie, il était nonseulement consolé, mais très heureusement marié, et qu’après avoireu plusieurs enfants il perdit sa femme, et se remaria, sixsemaines après, avec la veuve d’un tribun du peuple. Cescirconstances, ignorées jusqu’à ce jour, ont été découvertes etdéchiffrées dans un manuscrit palimpseste de la bibliothèqueAmbroisienne par un savant antiquaire italien. Elles augmenterontmalheureusement d’une page l’histoire abominable et déjà troplongue de la république romaine.

Chapitre 24

 

Après avoir sauvé l’intéressante Virginie, j’échappe modestementà sa reconnaissance ; et, toujours désireux de rendre serviceaux belles, je profite de l’obscurité d’une nuit pluvieuse, et jevais furtivement ouvrir le tombeau d’une jeune vestale, que lesénat romain a eu la barbarie de faire enterrer vivante pour avoirlaissé éteindre le feu sacré de Vesta, ou peut-être bien pour s’yêtre légèrement brûlée. Je marche en silence dans les rues de Romeavec le charme intérieur qui précède les bonnes actions, surtoutlorsqu’elles ne sont pas sans danger. J’évite avec soin leCapitole, de peur d’éveiller les oies, et, me glissant à traversles gardes de la porte Colline, j’arrive heureusement au tombeausans être aperçu.

Au bruit que je fais en soulevant la pierre qui la couvre,l’infortunée détache sa tête échevelée du sol humide du caveau. Jela vois, à la lueur de la lampe sépulcrale, jeter autour d’elle desregards égarés. Dans son délire, la malheureuse victime croit êtredéjà sur les rives du Cocyte.

« O Minos ! s’écrie-t-elle, ô juge inexorable !j’aimais, il est vrai, sur la terre, contre les lois sévères deVesta. Si les dieux sont aussi barbares que les hommes, ouvre,ouvre pour moi les abîmes du Tartare ! J’aimais et j’aimeencore. – Non, non, tu n’es point encore dans le royaume desmorts ; viens, jeune infortunée, reparais sur la terre !renais à la lumière et à l’amour ! »

Cependant, je saisis sa main déjà glacée par le froid de latombe ; je l’enlève dans mes bras, je la serre contre moncœur, et je l’arrache enfin de cet horrible lieu, toute palpitantede frayeur et de reconnaissance.

Gardez-vous bien de croire, madame, qu’aucun intérêt personnelsoit le mobile de cette bonne action. L’espoir d’intéresser en mafaveur la belle ex-vestale n’entre pour rien dans tout ce que jefais pour elle, car je rentrerais ainsi dans l’ancienneméthode ; je puis assurer, parole de voyageur, qui, tant qu’aduré notre promenade, depuis la porte Colline jusqu’à l’endroit oùse trouve maintenant le tombeau des Scipions, malgré l’obscuritéprofonde, et dans les moments mêmes où sa faiblesse m’obligeait dela soutenir dans mes bras, je n’ai cesser de la traiter avec leségards et le respect dus à ses malheurs, et je l’ai scrupuleusementrendue à son amant, qui l’attendait sur la route.

Chapitre 25

 

Une autre fois, conduit par mes rêveries, je me trouvai parhasard à l’enlèvement des Sabines. Je vis avec beaucoup de surpriseque les Sabins prenaient la chose tout autrement que ne le racontel’histoire. N’entendant rien à cette bagarre, j’offris maprotection à une femme qui fuyait, et je ne pus m’empêcher de rire,en l’accompagnant, lorsque j’entendis un Sabin furieux s’écrieravec l’accent du désespoir :

« Dieux immortels ! pourquoi n’ai-je point amené ma femme àla fête ! »

Chapitre 26

 

Outre la moitié du genre humain à laquelle je porte une viveaffection, le dirai-je, et voudra-t-on me croire ? mon cœurest doué d’une telle capacité de tendresse que tous les êtresvivants et les choses inanimées elles-mêmes en ont aussi une bonnepart. J’aime les arbres qui me prêtent leur ombre, et les oiseauxqui gazouillent sous le feuillage, et le cri nocturne de lachouette, et le bruit des torrents ; j’aime tout… j’aime lalune !

Vous riez, mademoiselle : il est aisé de tourner en ridicule lessentiments que l’on n’éprouve pas ; mais les cœurs quiressemblent au mien me comprendront.

Oui, je m’attache d’une véritable affection à tout ce quim’entoure ; j’aime les chemins où je passe, la fontaine danslaquelle je bois ; le ne me sépare pas sans peine du rameauque j’ai pris au hasard dans une haie je le regarde encore aprèsl’avoir jeté : nous avions déjà fait connaissance ; jeregrette les feuilles qui tombent et jusqu’au zéphyr qui passe. Oùest maintenant celui qui agitait tes cheveux noirs. Elisa, lorsqueassise auprès de moi sur les bords de la Doire, la veille de notreéternelle séparation tu me regardais dans un triste silence ?Où est ton regard ? où est cet instant douloureux etchéri ?

O Temps ! divinité terrible ! ce n’est pas ta fauxcruelle qui m’épouvante ; je ne crains que tes hideux enfants,l’Indifférence et l’Oubli, qui font une longue mort de ces troisquarts de notre existence.

Hélas ! ce zéphyr, ce regard, ce sourire, sont aussi loinde moi que les aventures d’Ariane ; il ne reste plus au fondde mon cœur que des regrets et de vains souvenirs : triste mélangesur lequel ma vie surnage encore, comme un vaisseau fracassé par latempête flotte quelque temps encore sur la mer agitée…

Chapitre 27

 

Jusqu’a ce que l’eau s’introduisant peu à peu entre les planchesbrisées, le malheureux vaisseau disparaisse englouti dans l’abîme.Les vagues le recouvrent, la tempête s’apaise, et l’hirondelle demer rase la plaine solitaire et tranquille de l’Océan.

Chapitre 28

 

Je me vois forcé de terminer ici l’explication de ma nouvelleméthode de faire l’amour, parce que je m’aperçois qu’elle tombedans le noir. Il ne sera pas cependant hors de propos d’ajouterencore quelques éclaircissements sur cette découverte, et qui neconvient pas généralement à tout le monde ni à tous les âges. Je neconseillerais à personne de la mettre en usage à vingt ans.L’inventeur lui-même n’en usait pas à cette époque de sa vie. Pouren tirer tout le parti possible, il faut avoir éprouvé tous leschagrins de la vie sans être découragé, et toutes les jouissancessans en être dégoûté. Point difficile ! Elle est surtout utileà cet âge où la raison nous conseille de renoncer aux habitudes dela jeunesse, et peut servir d’intermédiaire et de passageinsensible entre le plaisir et la sagesse. Ce passage, comme l’ontobservé tous les moralistes, est très difficile. Peu d’hommes ontle noble courage de le franchir galamment, et souvent, après avoirfait le pas, ils s’ennuient sur l’autre bord, et repassent le fosséen cheveux gris et à leur grande honte. C’est ce qu’ils éviterontsans peine par ma nouvelle manière de faire l’amour. En effet, laplupart de nos plaisirs n’étant autre chose qu’un jeu del’imagination, il est essentiel de lui présenter une pâtureinnocente pour la détourner des objets auxquels nous devonsrenoncer, à peu près comme l’on présente des joujoux aux enfantslorsqu’on leur refuse des bonbons. De cette manière, on a le tempsde s’affermir sur le terrain de la sagesse sans penser y êtreencore, et l’on y arrive par le chemin de la folie, ce qui enfacilitera singulièrement l’accès à beaucoup de monde.

Je crois donc ne m’être point trompé dans l’espoir d’être utilequi m’a fait prendre la plume, et je n’ai plus qu’à me défendre dumouvement naturel d’amour-propre que je pourrais légitimementressentir en dévoilant aux hommes de semblables vérités.

Chapitre 29

 

Toutes ces confidences, ma chère Sophie, ne vous auront pas faitoublier, j’espère, la position gênante dans laquelle vous m’avezlaissé sur ma fenêtre. L’émotion que m’avait causée l’aspect dujoli pied de ma voisine durait encore, et j’étais plus que jamaisretombé sous le charme dangereux de la pantoufle, lorsqu’unévénement imprévu vint me tirer du péril où j’étais de meprécipiter du cinquième étage dans la rue. Une chauve-souris quirôdait autour de la maison, et qui, me voyant immobile depuis silongtemps, me prit apparemment pour une cheminée, vint tout à coups’abattre sur moi et s’accrocher à mon oreille. Je sentis sur majoue l’horrible fraîcheur de ses ailes humides. Tous les échos deTurin répondirent au cri furieux que je poussai malgré moi. Lessentinelles éloignées donnèrent le Qui vive ? et j’entendisdans la rue la marche précipitée d’une patrouille.

J’abandonnai sans beaucoup de peine la vue du balcon, quin’avait plus aucun attrait pour moi. Le froid de la nuit m’avaitsaisi ; un léger frisson me parcourut de la tête aux pieds,et, comme je croisais ma robe de chambre pour me réchauffer, jevis, à mon grand regret, que cette sensation de froid, jointe àl’insulte de la chauve-souris, avait suffi pour changer de nouveaule cours de mes idées. La pantoufle magique n’aurait pas eu dans cemoment plus d’influence sur moi que la chevelure de Bérénice outoute autre constellation. Je calculai tout de suite combien ilétait déraisonnable de passer la nuit exposé à l’intempérie del’air, au lieu de suivre le vœu de la nature, qui nous ordonne lesommeil. Ma raison, qui dans ce moment agissait seule en moi, mefit voir cela prouvé comme une proposition d’Euclide. Enfin je fustout à coup privé d’imagination et d’enthousiasme, et livré sansrecours à la triste réalité. Existence déplorable ! autantvaudrait-il être un arbre sec dans une forêt, ou bien un obélisqueau milieu d’une place.

Les deux étranges machines, m’écriai-je alors, que la tête et lecœur de l’homme ! Emporté tour à tour par ces deux mobiles deses actions dans deux directions contraires, la dernière qu’il suitlui semble toujours la meilleure ! O folie de l’enthousiasmeet du sentiment ! dit la froide raison ; ô faiblesse etincertitude de la raison ! dit le sentiment. Qui pourrajamais, qui osera décider entre eux ?

Je pensai qu’il serait beau de traiter la question sur place, etde décider une bonne fois auquel de ces deux guides il convenait deme confier pour le reste de ma vie. Suivrai-je désormais ma tête oumon cœur ? Examinons.

Chapitre 30

 

En disant ces mots, je m’aperçus d’une douleur sourde dans celuide mes pieds qui reposait sur l’échelle. J’étais en outre trèsfatigué de la position difficile que j’avais gardée jusqu’alors. Jeme baissai doucement pour m’asseoir, et, laissant pendre mes jambesà droite et à gauche de la fenêtre, je commençai mon voyage àcheval. J’ai toujours préféré cette manière de voyager à touteautre, et j’aime passionnément les chevaux ; cependant, detous ceux que j’ai vus ou dont j’ai pu entendre parler, celui dontj’aurais le plus ardemment désiré la possession est le cheval debois dont il est parlé dans les Mille et une Nuits, surlequel on pouvait voyager dans les airs, et qui partait commel’éclair lorsqu’on tournait une petite cheville entre sesoreilles.

Or l’on peut remarquer que ma monture ressemble beaucoup à celledes Mille et une Nuits. Par sa position, le voyageur àcheval sur sa fenêtre communique d’un côté avec le ciel et jouit del’imposant spectacle de la nature : les météores et les astres sontà sa disposition ; de l’autre, l’aspect de sa demeure et lesobjets qu’elle contient le ramènent à l’idée de son existence et lefont rentrer en lui-même. Un seul mouvement de la tête remplace lacheville enchantée, et suffit pour opérer dans l’âme du voyageur unchangement aussi rapide qu’extraordinaire. Tour à tour habitant dela terre et des cieux, son esprit et son cœur parcourent toutes lesjouissances qu’il est donné à l’homme d’éprouver.

Je pressentis d’avance tout le parti que je pouvais tirer de mamonture. Lorsque je me sentis bien en selle et arrangé de monmieux, certain de n’avoir rien à craindre des voleurs ni des fauxpas de mon cheval, je crus l’occasion très favorable pour me livrerà l’examen du problème que je devais résoudre touchant laprééminence de la raison ou du sentiment. Mais la premièreréflexion que je fis à ce sujet m’arrêta tout court. Est-ce bien àmoi de m’établir juge dans une semblable cause ? me dis-jetout bas ; à moi qui, dans ma conscience, donne d’avance gainde cause au sentiment ? – Mais, d’autre part, si j’exclus lespersonnes dont le cœur l’emporte sur la tête, qui pourrai-jeconsulter ? Un géomètre ? Bah ! ces gens-là sontvendus à la raison. Pour décider ce point, il faudrait trouver unhomme qui eût reçu de la nature une égale dose de raison et desentiment, et qu’au moment de la décision ces deux facultés fussentparfaitement en équilibre…chose impossible ! il serait plusaisé d’équilibrer une république.

Le seul juge compétent serait donc celui qui n’aurait rien decommun ni avec l’un ni avec l’autre, un homme enfin sans tête etsans cœur. Cette étrange conséquence révolta ma raison ; moncœur, de son côté, protesta n’y avoir aucune part. Cependant il mesemblait avoir raisonné juste, et j’aurais, cette occasion, pris laplus mauvaise idée de mes facultés intellectuelles, si je n’avaisréfléchi que, dans les spéculations de haute métaphysique commecelle dont il est question des philosophes du premier ordre ont étésouvent conduits, par des raisonnements suivis, à des conséquencesaffreuses, qui ont influé sur le bonheur de la société humaine. Jeme consolai donc, pendant que le résultat de mes spéculations neferait au moins de mal à personne. Je laissai la question indécise,et je résolus, pour le reste de mes jours, de suivrealternativement ma tête ou mon cœur, suivant que l’un d’euxl’emporterait sur l’autre. Je crois, en effet, que c’est lameilleure méthode. Elle ne m’a pas fait faire, à la vérité, unegrande fortune jusqu’ici me disais-je. N’importe, je vais,descendant le sentier rapide de la vie, sans crainte et sansprojets, en riant et en pleurant tour à tour, et souvent à la fois,ou bien en sifflant quelque vieux air pour me désennuyer le long duchemin. D’autres fois, je cueille une marguerite dans le coin d’unehaie ; j’en arrache les feuilles les unes après les autres, endisant :

« Elle m’aime un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout».

La dernière amène presque toujours pas du tout. En effet, Elisane m’aime plus.

Tandis que je m’occupe ainsi, la génération entière des vivantspasse : semblable à une immense vague, elle va bientôt se briseravec moi sur le rivage de l’éternité ; et, comme si l’orage dela vie n’était pas assez impétueux, comme s’il nous poussait troplentement aux barrières de l’existence, les nations en masses’égorgent au courant et préviennent le terme fixé par la nature.Des conquérants, entraînés eux-mêmes par le tourbillon rapide dutemps, s’amusent à jeter des milliers d’hommes sur le carreau.Eh ! Messieurs, à quoi songez-vous ? Attendez … cesbonnes gens allaient mourir de leur belle mort. Ne voyez-vous pasla vague qui s’avance ? Elle écume déjà près du rivage…Attendez, au nom du Ciel, encore un instant, et vous, et vosennemis, et moi, et les marguerites, tout cela va finir !Peut-on s’étonner assez d’une semblable démence ? Allons,c’est un point résolu, dorénavant moi-même je n’effeuillerai plusde marguerites.

Chapitre 31

 

Après m’être fixé pour l’avenir une règle de conduite prudenteau moyen d’une logique lumineuse, comme on l’a vu dans leschapitres précédents, il me restait un point très important àdécider au sujet du voyage que j’allais entreprendre. Ce n’est pastout, en effet, que de se placer en voiture ou à cheval : il fautencore savoir où l’on veut aller. J’étais si fatigué des recherchesmétaphysiques dont je venais de m’occuper qu’avant de me décidersur la région du globe à laquelle je donnerais la préférence, jevoulus me reposer quelque temps en ne pensant à rien. C’est unemanière d’exister qui est aussi de mon invention, et qui m’asouvent été d’un grand avantage ; mais il n’est pas accordé àtout le monde de savoir en user : car s’il est aisé de donner de laprofondeur à ses idées en s’occupant fortement d’un sujet, il nel’est point autant d’arrêter tout à coup sa pensée comme l’onarrête le balancier d’une pendule. Molière a fort mal à propostourné en ridicule un homme qui s’amusait à faire des ronds dans unpuits : je serais, quant à moi, très porté à croire que cet hommeétait un philosophe qui avait le pouvoir de suspendre l’action deson intelligence pour se reposer, opération des plus difficiles quepuisse exécuter l’esprit humain. Je sais que les personnes qui ontreçu cette faculté sans l’avoir désirée et qui ne pensentordinairement à rien, m’accuseront de plagiat et réclameront lapriorité d’invention ; mais l’état d’immobilité intellectuelledont je veux parler est tout autre que celui dont ils jouissent etdont M. Necker a fait l’apologie. Le mien est toujours volontaireet ne peut être que momentané. Pour en jouir dans toute saplénitude, je fermai les yeux en m’appuyant des deux mains sur lafenêtre, comme un cavalier fatigué s’appuie sur le pommeau de saselle et bientôt le souvenir du passé, le sentiment du présent etla prévoyance de l’avenir s’anéantirent dans mon âme.

Comme ce mode d’existence favorise puissamment l’invasion dusommeil, après une demi-minute de jouissance, je sentis que ma têtetombait sur ma poitrine. J’ouvris à l’instant les yeux, et mesidées reprirent leur cours : circonstance qui prouve évidemment quel’espèce de léthargie volontaire dont il s’agit est bien différentedu sommeil, puisque je fus éveillé par le sommeil lui-même,accident qui n’est certainement jamais arrivé à personne.

En élevant mes regards vers le ciel, j’aperçus l’étoile polairesur le faîte de la maison, ce qui me parut d’un bien bon augure aumoment où j’allais entreprendre un long voyage. Pendantl’intervalle de repos dont je venais de jouir, mon imaginationavait repris toute sa force, et mon cœur était prêt à recevoir lesplus douces impressions : tant ce passager anéantissement de lapensée peut augmenter son énergie ! Le fond de chagrin que masituation précaire dans le monde me faisait sourdement éprouver futremplacé tout à coup par un sentiment vif d’espérance et de courage: je me sentis capable d’affronter la vie et toutes les chancesd’infortune ou de bonheur qu’elle traîne après elle.

Astre brillant ! m’écriai-je dans l’extase délicieuse quime ravissait, incompréhensible production de l’éternellepensée ! toi qui seul, immobile dans les cieux, veilles depuisle jour de la création sur une moitié de la terre ! toi quidiriges le navigateur sur les déserts de l’Océan, et dont un seulregard a souvent rendu l’espoir et la vie au matelot pressé par latempête ! si jamais, lorsqu’une nuit sereine m’a permis decontempler le ciel, je n’ai manqué de te chercher parmi tescompagnes, assiste-moi, lumière céleste ! Hélas ! laterre m’abandonne : sois aujourd’hui mon conseil et mon guide,apprends-moi quelle est la région du globe où je dois mefixer !

Pendant cette invocation, l’étoile semblait rayonner plusvivement et se réjouir dans le ciel, en m’invitant de me rapprocherde son influence protectrice.

Je ne crois pas aux pressentiments, mais je crois à uneprovidence divine qui conduit les hommes par des moyens inconnus.Chaque instant de notre existence est une création nouvelle, unacte de la toute-puissante volonté. L’ordre inconstant qui produitles formes toujours nouvelles et les phénomènes inexplicables desnuages est déterminé pour chaque instant jusque dans la moindreparcelle d’eau qui les compose : lés événements de notre vie nesauraient avoir d’autre cause, et les attribuer au hasard serait lecomble de la folie. Je puis même assurer qu’il m’est quelquefoisarrivé d’entrevoir des fils imperceptibles avec lesquels laProvidence fait agir les plus grands hommes comme des marionnettes,tandis qu’ils s’imaginent conduire le monde ; un petitmouvement d’orgueil qu’elle leur souffle dans le cœur suffit pourfaire périr des armées entières, et pour retourner une nation sensdessus dessous. Quoi qu’il en soit, je croyais si fermement à laréalité de l’invitation que j’avais reçue de l’étoile polaire quemon parti fut pris à l’instant même d’aller vers le nord ; etquoique je n’eusse dans ces régions éloignées aucun point depréférence ni aucun but déterminé, lorsque je partis de Turin lejour suivant, je sortis par la porte Palais, qui est au nord de laville, persuadé que l’étoile polaire ne m’abandonnerait pas.

Chapitre 32

 

J’en étais là de mon voyage, lorsque je fus obligé de descendreprécipitamment de cheval. Je n’aurais pas tenu compte de cetteparticularité, si je ne devais en conscience instruire lespersonnes qui voudraient adopter cette manière de voyager despetits inconvénients qu’elle présente, après leur en avoir exposéles immenses avantages.

Les fenêtres, en général, n’ayant pas été primitivementinventées pour la nouvelle destination que je leur ai donnée, lesarchitectes qui les construisent négligent de leur donner la formecommode et arrondie d’une selle anglaise. Le lecteur intelligentcomprendra, je l’espère, sans autre explication, la causedouloureuse qui me força de faire une halte. Je descendis assezpéniblement, et je fis quelques tours à pied dans la longueur de machambre pour me dégourdir, en réfléchissant, sur le mélange depeines et de plaisirs dont la vie est parsemée, ainsi que surl’espèce de fatalité qui rend les hommes esclaves des circonstancesles plus insignifiantes. Après quoi je m’empressai de remonter àcheval, muni d’un coussin d’édredon : ce que je n’aurais pas oséfaire quelques jours auparavant, de crainte d’être hué par lacavalerie ; mais, ayant rencontré la veille aux portes deTurin un parti de Cosaques qui arrivaient sur de semblablescoussins des bords des Palus-Méotides et de la mer Caspienne, jecrus, sans déroger aux lois de l’équitation, que je respectebeaucoup, pouvoir adopter le même usage.

Délivré de la sensation désagréable que j’ai laissé deviner, jepus m’occuper sans inquiétude de mon plan de voyage.

Une des difficultés qui me tracassaient le plus, parce qu’elletenait à ma conscience, était de savoir si je faisais bien ou mald’abandonner ma patrie, dont la moitié m’avait elle-même abandonné.Une semblable démarche me semblait trop importante pour m’y déciderlégèrement. En réfléchissant sur ce mot de patrie, je m’aperçus queje n’en avais pas une idée bien claire.

« Ma patrie ? En quoi consiste la patrie ? Serait-ceun assemblage de maisons, de champs, de rivières ? Je nesaurais le croire. C’est peut-être ma famille, mes amis, quiconstituent ma patrie ? mais ils l’ont déjà quittée. Ah !m’y voilà, c’est le gouvernement ? mais il est changé. BonDieu ! où donc est ma patrie ? »

Je passai la main sur mon front dans un état d’inquiétudeinexprimable. L’amour de la patrie est tellement énergique !Les regrets que j’éprouvais moi-même à la seule pensée d’abandonner1a mienne m’en prouvaient si bien la réalité que je serais resté àcheval toute ma vie plutôt que de désemparer avant d’avoir coulé àfond cette difficulté.

Je vis bientôt que l’amour de la patrie dépend de plusieurséléments réunis, c’est-à-dire de la longue habitude que prendl’homme, depuis son enfance, des individus, de la localité et dugouvernement. Il ne s’agissait plus que d’examiner en quoi cestrois bases contribuent, chacune pour leur part, à constituer lapatrie.

L’attachement à nos compatriotes, en général dépend dugouvernement, et n’est autre chose que le sentiment de la force etdu bonheur qu’il nous donne en commun ; car le véritableattachement se borne à la famille et à un petit nombre d’individusdont nous sommes environnés immédiatement. Tout ce qui romptl’habitude ou la facilité de se rencontrer rend les hommes ennemis: une chaîne de montagnes forme de part et d’autre desultramontains qui ne s’aiment pas ; les habitants de la rivedroite d’un fleuve se croient fort supérieurs à ceux de la rivegauche, et ceux-ci se moquent à leur tour de leurs voisins. Cettedisposition se remarque jusque dans les grandes villes partagéespar un fleuve, malgré les ponts qui réunissent ses bords. Ladifférence du langage éloigne bien davantage encore les hommes dumême gouvernement ; enfin la famille elle-même, dans laquelleréside notre véritable affection, est souvent dispersée dans lapatrie ; elle change continuellement dans la forme et dans lenombre ; en outre, elle peut être transportée. Ce n’est doncni dans nos compatriotes ni dans notre famille que résideabsolument l’amour de la patrie.

La localité contribue pour le moins autant à l’attachement quenous portons à notre pays natal. Il se présente à ce sujet unequestion fort intéressante : on a remarqué de tout temps que lesmontagnards sont, de tous les peuples, ceux qui sont le plusattachés à leur pays, et que les peuples nomades habitent engénéral les grandes plaines. Quelle peut être la cause de cettedifférence dans l’attachement de ces peuples à la localité ?Si je ne me trompe, la voici : dans les montagnes, la patrie a unephysionomie ; dans les plaines, elle n’en a point. C’est unefemme sans visage, qu’on ne saurait aimer, malgré toutes ses bonnesqualités. Que reste-t-il, en effet, de sa patrie locale àl’habitant d’un village de bois, lorsque après le passage del’ennemi le village est brûlé et les arbres coupés ? Lemalheureux cherche en vain, dans la ligne uniforme de l’horizon,quelque objet connu qui puisse lui donner des souvenirs : il n’enexiste aucun. Chaque point de l’espace lui présente le même aspectet le même intérêt. Cet homme est nomade par le fait, à moins quel’habitude du gouvernement ne le retienne ; mais sonhabitation sera ici ou là, n’importe ; sa patrie est partoutoù le gouvernement a son action : il n’aura qu’une demi-patrie. Lemontagnard s’attache aux objets qu’il a sous les yeux depuis sonenfance, et qui ont des formes visibles et indestructibles : detous les points de la vallée, il voit et reconnaît son champ sur lepenchant de la côte. Le bruit du torrent qui bouillonne entre lesrochers n’est jamais interrompu ; le sentier qui conduit auvillage se détourne auprès d’un bloc immuable de granit. Il voit ensonge le contour des montagnes qui est peint dans son cœur, comme,après avoir regardé longtemps les vitraux d’une fenêtre, on lesvoit encore en fermant les yeux : le tableau gravé dans sa mémoirefait partie de lui-même et ne s’efface jamais. Enfin, les souvenirseux-mêmes se rattachent à la localité ; mais il faut qu’elleait des objets dont l’origine soit ignorée, et dont on ne puisseprévoir la fin. Les anciens édifices, les vieux ponts, tout ce quiporte le caractère de grandeur et de longue durée remplace enpartie les montagnes dans l’affection des localités ;cependant les monuments de la nature ont plus de puissance sur lecœur.

Pour donner à Rome un surnom digne d’elle, les orgueilleuxRomains l’appelèrent la ville aux sept collines.L’habitude prise ne peut jamais être détruite. Le montagnard, àl’âge mûr, ne s’affectionne plus aux localités d’une grande ville,et l’habitant des villes ne saurait devenir un montagnard. De làvient peut-être qu’un des plus grands écrivains de nos jours, qui apeint avec génie les déserts de l’Amérique, a trouvé les Alpesmesquines et le mont Blanc considérablement trop petit.

La part du gouvernement est évidente : il est la première basede la patrie. C’est lui qui produit l’attachement réciproque deshommes, et qui rend plus énergique celui qu’ils portentnaturellement à la localité ; lui seul, par des souvenirs debonheur ou de gloire, peut les attacher au sol qui les a vusnaître.

Le gouvernement est-il bon ? la patrie est dans toute saforce ; devient-il vicieux ? la patrie est malade ;change-t-il ? elle meurt. C’est alors une nouvelle patrie, etchacun est le maître de l’adopter ou d’en choisir une autre.

Lorsque toute la population d’Athènes quitta cette ville sur lafoi de Thémistocle, les Athéniens abandonnèrent-ils leur patrie oul’emportèrent-ils avec eux sur leurs vaisseaux ?

Lorsque Coriolan…

Bon Dieu ! dans quelle discussion me suis-je engagé !J’oublie que je suis à cheval sur ma fenêtre.

Chapitre 33

 

J’avais une vieille parente de beaucoup d’esprit dont laconversation était des plus intéressantes ; mais sa mémoire àla fois inconstante et fertile, la faisait passer souventd’épisodes en épisodes et de digressions en digressions, au pointqu’elle était obligée d’implorer le secours de ses auditeurs : «Que voulais-je donc vous raconter ? » disait-elle, et souventaussi ses auditeurs l’avaient oublié, ce qui jetait toute lasociété dans un embarras inexprimable. Or, l’on a pu remarquer quele même accident m’arrive souvent dans mes narrations, et je doisconvenir en effet que le plan et l’ordre de mon voyage sontexactement calqués sur l’ordre et le plan des conversations de matante ; mais je ne demande main-forte à personne, parce que jeme suis aperçu que mon sujet revient de lui-même, et au moment oùje m’y attends le moins.

Chapitre 34

 

Les personnes qui n’approuveront pas ma dissertation sur lapatrie doivent être prévenues que depuis quelque temps le sommeils’emparait de moi, malgré les efforts que je faisais pour lecombattre. Cependant je ne suis pas bien sûr maintenant si jem’endormis alors tout de bon, et si les choses extraordinaires queje vais raconter furent l’effet d’un rêve ou d’une visionsurnaturelle.

Je vis descendre du ciel un nuage brillant qui s’approchait demoi peu à peu, et qui recouvrait comme d’un voile transparent unejeune personne de vingt-deux à vingt-trois ans. Je chercheraisvainement des expressions pour décrire le sentiment que son aspectme fit éprouver. Sa physionomie, rayonnante de beauté et debienveillance, avait le charme des illusions de la jeunesse, etétait douce comme les rêves de l’avenir ; son regard, sonpaisible sourire, tous ses traits, enfin, réalisaient à mes yeuxl’être idéal que cherchait mon cœur depuis si longtemps, et quej’avais désespéré de rencontrer jamais.

Tandis que je la contemplais dans une extase délicieuse, je visbriller l’étoile polaire entre les boucles de sa chevelure noire,que soulevait le vent du nord, et au même instant des parolesconsolatrices se firent entendre. Que dis-je ? desparoles ! c’était l’expression mystérieuse de la penséecéleste qui dévoilait l’avenir à mon intelligence, tandis que messens étaient enchaînés par le sommeil ; c’était unecommunication prophétique de l’astre favorable que je venaisd’invoquer, et dont je vais tâcher d’exprimer le sens dans unelangue humaine.

« Ta confiance en moi ne sera point trompée, disait une voixdont le timbre ressemblait au son des harpes éoliennes. Regarde,voici la compagne que je t’ai réservée ; voici le bien auquelaspirent vainement les hommes qui pensent que le bonheur est uncalcul, et qui demandent à la terre ce qu’on ne peut obtenir que duciel. »

A ces mots, le météore rentra dans la profondeur des cieux,l’aérienne divinité se perdit dans les brumes de l’horizon ;mais en s’éloignant elle jeta sur moi des regards qui remplirentmon cœur de confiance et d’espoir.

Aussitôt, brûlant de la suivre, je piquai des deux de toute maforce ; et, comme j’avais oublié de mettre des éperons, jefrappai du talon droit contre l’angle d’une tuile avec tant deviolence que la douleur me réveilla en sursaut.

Chapitre 35

 

Cet accident fut d’un avantage réel pour la partie géologique demon voyage, parce qu’il me donna l’occasion de connaître exactementla hauteur de ma chambre au-dessus des couches d’alluvion quiforment le sol sur lequel est bâtie la ville de Turin.

Mon cœur palpitait fortement, et je venais d’en compter troisbattements et demi depuis l’instant où j’avais piqué mon cheval,lorsque j’entendis le bruit de ma pantoufle qui était tombée dansla rue, ce qui, calcul fait du temps que mettent les corps gravesdans leur chute accélérée, et de celui qu’avaient employé lesondulations sonores de l’air pour venir de la rue à mon oreille,détermine la hauteur de ma fenêtre à quatre-vingt-quatorze piedstrois lignes et neuf dixièmes de ligne depuis le niveau du pavé deTurin, en supposant que mon cœur agité par le rêve battait centvingt fois par minute, ce qui ne peut être éloigné de la vérité. Cen’est que sous le rapport de la science, qu’après avoir parlé de lapantoufle intéressante de ma belle voisine, j’ai osé faire mentionde la mienne : aussi je préviens que ce chapitre n’est absolumentfait que pour les savants.

Chapitre 36

 

La brillante vision dont je venais de jouir me fit sentir plusvivement, à mon réveil, toute l’horreur de l’isolement dans lequelje me trouvais. Je promenai mes regards autour de moi, et je ne visplus que des toits et des cheminées. Hélas ! suspendu aucinquième étage entre le ciel et la terre, environné d’un océan deregrets, de désirs et d’inquiétudes, je ne tenais plus àl’existence que par une lueur incertaine d’espoir : appuifantastique dont j’avais éprouvé trop souvent la fragilité. Ledoute rentra bientôt dans mon cœur encore tout meurtri desmécomptes de la vie, et je crus fermement que l’étoile polaires’était moquée de moi. Injuste et coupable défiance, dont l’astrem’a puni par dix ans d’attente ! Oh ! si j’avais puprévoir alors que toutes ces promesses seraient accomplies, et queje retrouverais un jour sur la terre l’être adoré dont je n’avaisfait qu’entrevoir l’image dans le ciel ! Chère Sophie, sij’avais su que mon bonheur surpasserait toutes mesespérances ! … Mais il ne faut pas anticiper sur lesévénements : je reviens à mon sujet, ne voulant pas intervertirl’ordre méthodique et sévère auquel je me suis assujetti dans larédaction de mon voyage.

Chapitre 37

 

L’horloge du clocher de Saint-Philippe sonna lentement minuit.Je comptai, l’un après l’autre, chaque tintement de la cloche, etle dernier m’arracha un soupir.

« Voilà donc, me dis-je, un jour qui vient de se détacher de mavie ; et, quoique les vibrations décroissantes du son del’airain frémissent encore à mon oreille, la partie de mon voyagequi a précédé minuit est déjà tout aussi loin de moi que le voyaged’Ulysse ou celui de Jason. Dans cet abîme du passé les instants etles siècles ont la même longueur ; et l’avenir a-t-il plus deréalité ? Ce sont deux néants entre lesquels je me trouve enéquilibre comme sur le tranchant d’une lame. En vérité, le temps meparait quelque chose de si inconcevable, que je serais tenté decroire qu’il n’existe réellement pas, et que ce qu’on nomme ainsin’est autre chose qu’une punition de la pensée. »

Je me réjouissais d’avoir trouvé cette définition du temps,aussi ténébreuse que le temps lui-même, lorsqu’une autre horlogesonna minuit, ce qui me donna un sentiment désagréable. Il me restetoujours un fonds d’humeur lorsque je me suis inutilement occupéd’un problème insoluble, et je trouvai fort déplacé ce secondavertissement de la cloche à un philosophe comme moi. Maisj’éprouvai décidément un véritable dépit, quelques secondes après,lorsque j’entendis de loin une troisième cloche, celle du couventdes Capucins, situé sur l’autre rive du Pô, sonner encore minuit,comme par malice.

Lorsque ma tante appelait une ancienne femme de chambre, un peurevêche, qu’elle affectionnait cependant beaucoup, elle ne secontentait pas, dans son impatience, de sonner une fois, mais elletirait sans relâche le cordon de la sonnette jusqu’à ce que lasuivante parût.

« Arrivez donc, mademoiselle Branchet ! »

Et celle-ci, fâchée de se voir presser ainsi, venait toutdoucement, et répondait avec beaucoup d’aigreur, avant d’entrer ausalon : « On y va, madame, on y va. »

Tel fut aussi le sentiment d’humeur que j’éprouvai lorsquej’entendis la cloche indiscrète des Capucins sonner minuit pour latroisième fois.

« Je le sais, m’écriai-je en étendant les mains du côté del’horloge ; oui, je le sais, je sais qu’il est minuit ;je ne le sais que trop. »

C’est, il n’en faut pas douter, par un conseil insidieux del’esprit malin que les hommes ont chargé cette heure de diviserleurs jours. Renfermés dans leurs habitations, ils dorment ous’amusent, tandis qu’elle coupe un des fils de leur existence : lelendemain ils se lèvent gaiement, sans se douter le moins du mondequ’ils ont un jour de plus. En vain la voix prophétique de l’airainleur annonce l’approche de l’éternité, en vain elle leur répètetristement chaque heure qui vient de s’écouler : ils n’entendentrien, ou, s’ils entendent, ils ne comprennent pas. O minuit !… heure terrible ! Je ne suis pas superstitieux, mais cetteheure m’inspira toujours une espèce de crainte, et j’ai lepressentiment que, si jamais je venais à mourir, ce serait à minuitje mourrai donc un jour ? Comment ! je mourrai ? moiqui parle, moi qui me sens et qui me touche, je pourraismourir ? J’ai quelque peine à le croire : car enfin, que lesautres meurent, rien n’est plus naturel ; on voit cela tousles jours, on les voit passer, on s’y habitue ; mais mourirsoi-même ! mourir en personne ! c’est un peu fort. Etvous, messieurs, qui prenez ces réflexions pour du galimatias,apprenez que telle est la manière de penser de tout le monde, et lavôtre vous-même. Personne ne songe qu’il doit mourir. S’il existaitune race d’hommes immortels, l’idée de la mort les effrayerait plusque nous.

Il y a là dedans quelque chose que je ne m’explique pas. Commentse fait-il que les hommes, sans cesse agités par l’espérance et parles chimères de l’avenir, s’inquiètent si peu de ce que cet avenirleur offre de certain et d’inévitable ? Ne serait-ce point lanature bienfaisante elle- même qui nous aurait donné cette heureuseinsouciance, afin que nous puissions remplir en paix notredestinée ? Je crois, en effet, que l’on peut être fort honnêtehomme sans ajouter aux maux réels de la vie cette tournure d’espritqui porte aux réflexions lugubres, et sans se troublerl’imagination par de noirs fantômes. Enfin, je pense qu’il faut sepermettre de rire, ou du moins de sourire, toutes les fois quel’occasion innocente s’en présente.

Ainsi finit la méditation que m’avait inspirée l’horloge deSaint-Philippe. Je l’aurais poussée plus loin s’il ne m’étaitsurvenu quelque scrupule sur la sévérité de la morale que je venaisd’établir. Mais, ne voulant pas approfondir ce doute, je sifflail’air des Folies d’Espagne, qui a la propriété de changerle cours de mes idées lorsqu’elles s’acheminent mal. L’effet en futsi prompt que je terminai sur le champ ma promenade à cheval.

Chapitre 38

 

Avant de rentrer dans ma chambre, je jetai un coup d’œil sur laville et la campagne sombre de Turin, que j’allais quitterpeut-être pour toujours, et je leur adressai mes derniers adieux.Jamais la nuit ne m’avait paru si belle ; jamais le spectacleque j’avais sous les yeux ne m’avait intéressé si vivement. Aprèsavoir salué la montagne et le temple de Supergue, je pris congé destours, des clochers, de tous les objets connus que je n’auraisjamais cru pouvoir regretter avec tant de force, et de l’air et duciel, et du fleuve dont le sourd murmure semblait répondre a mesadieux. Oh ! si je savais peindre le sentiment tendre et cruelà la fois, qui remplissait mon cœur, et tous les souvenirs de labelle moitié de ma vie écoulée, qui se pressaient autour de moi,comme des farfadets, pour me retenir à Turin ! Mais,hélas ! les souvenirs du bonheur passé sont les rides del’âme ! Lorsqu’on est malheureux, il faut les chasser de sapensée, comme des fantômes moqueurs qui viennent insulter à notresituation présente : il vaut mille fois mieux alors s’abandonneraux illusions trompeuses de l’espérance, et surtout il faut fairebonne mine à mauvais jeu et se bien garder de mettre personne dansla confidence de ses malheurs. J’ai remarqué, dans les voyagesordinaires que j’ai faits parmi les hommes, qu’à force d’êtremalheureux on finit par devenir ridicule. Dans ces moments affreux,rien n’est plus convenable que la nouvelle manière de voyager donton vient de lire la description. J’en fis alors une expériencedécisive : non seulement je parvins à oublier le passé, mais encorea prendre bravement mon parti sur mes peines présentes. Le tempsles emportera, me dis-je pour me consoler : il prend tout, etn’oublie rien en passant ; et, soit que nous voulionsl’arrêter, soit que nous le poussions, comme on dit, avec l’épaule,nos efforts sont également vains et ne changent rien à son coursinvariable. Quoique je m’inquiète en général très peu de sarapidité, il est telle circonstance, telle filiation d’idées, quime la rappellent d’une manière frappante. C’est lorsque les hommesse taisent, lorsque le démon du bruit est muet au milieu de sontemple, au milieu d’une ville endormie, c’est alors que le tempsélève sa voix et se fait entendre à mon âme. Le silence etl’obscurité deviennent ses interprètes, et me dévoilent sa marchemystérieuse ; ce n’est plus un être de raison que ne peutsaisir ma pensée, mes sens eux-mêmes l’aperçoivent. Je le vois dansle ciel qui chasse devant lui les étoiles vers l’occident. Le voilàqui pousse les fleuves à la mer, et qui roule avec les brouillardsle long de la colline… J’écoute : les vents gémissent sous l’effortde ses ailes rapides, et la cloche lointaine frémit à son terriblepassage.

« Profitons, profitons de sa course, m’écriai-je. Je veuxemployer utilement les instants qu’il va m’enlever. »

Voulant tirer parti de cette bonne résolution, à l’instant mêmeje me penchai en avant pour m’élancer courageusement dans lacarrière, en faisant avec la langue un certain claquement qui futdestiné de tout temps à pousser les chevaux, mais qu’il estimpossible d’écrire selon les règles de l’orthographe.

gh ! gh ! gh !

et je terminai mon excursion à cheval par une galopade.

Chapitre 39

 

Je soulevais mon pied droit pour descendre, lorsque je me sentisfrapper assez rudement sur l’épaule. Dire que je ne fus pointeffrayé de cet accident serait trahir la vérité, et c’est icil’occasion de faire observer au lecteur et de lui prouver, sanstrop de vanité, combien il serait difficile à tout autre qu’à moid’exécuter un semblable voyage. – En supposant au nouveau voyageurmille fois plus de moyens et de talents pour l’observation que jen’en puis avoir, pourrait-il se flatter de rencontrer des aventuresaussi singulières, aussi nombreuses que celles qui me sont arrivéesdans l’espace de quatre heures, et qui tiennent évidemment à madestinée ? Si quelqu’un en doute, qu’il essaye de deviner quim’a frappé.

Dans le premier moment de mon trouble, ne réfléchissant pas à lasituation dans laquelle je me trouvais, je crus que mon chevalavait rué et qu’il m’avait cogné contre un arbre. Dieu sait combiend’idées funestes se présentèrent à moi pendant le court espace detemps que je mis à tourner la tête pour regarder dans machambre ! Je vis alors, comme il arrive souvent dans leschoses qui paraissent le plus extraordinaires, que la cause de masurprise était toute naturelle. La même bouffée de vent qui, dansle commencement de mon voyage, avait ouvert ma fenêtre et fermé maporte en passant, et dont une partie s’était glissée entre lesrideaux de mon lit, rentrait alors dans ma chambre avec fracas.Elle ouvrit brusquement la porte et sortit par la fenêtre enpoussant le vitrage contre mon épaule, ce qui me causa la surprisedont je viens de parler.

On se rappellera que c’était à l’invitation que m’avait apportéece coup de vent que j’avais quitté mon lit. La secousse que jevenais de recevoir était bien évidemment une invitation d’yrentrer, à laquelle je me crus obligé de me rendre.

Il est beau, sans doute, d’être ainsi dans une relationfamilière avec la nuit, le ciel et les météores, et de savoir tirerparti de leur influence. Ah ! les relations qu’on est forcéd’avoir avec les hommes sont bien plus dangereuses ! Combiende fois n’ai-je pas été la dupe de ma confiance en cesmessieurs ! J’en disais même ici quelque chose dans une noteque j’ai supprimée parce qu’elle s’est trouvée plus longue que letexte entier, ce qui m’aurait altéré les justes proportions de monVoyage, dont le petit volume est le plus grand mérite.

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