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Fatalitas ! – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

Fatalitas ! – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

de Gaston Leroux

I – Françoise ment

Il y a de certains moments où le mensonge devient une chose sacrée et dérobe à la vérité son éclat,son rayonnement, sa force irrésistible de persuasion. On ne voit point d’ombre alors sur la figure qui ment, ni de trouble dans le regard. Et cependant Françoise ne sait pas mentir. Elle n’a jamais menti. Voilà pourquoi elle ment si bien quand elle ment pour la première fois, soutenue par cette idée terrible que si elle ment mal, elle va déterminer une catastrophe. Laquelle exactement ?Elle l’ignore !… Elle ne comprend rien à ce qui se passe, si ce n’est que la police poursuit son mari, que son mari se cache de la police, et d’elle, Françoise !…Et qu’il a partie liée avec cette espèce de monstre blessé dont il lui semble entendre le souffle au-dessous d’elle.

« Il y a longtemps que vous êtes dans cette pièce, madame ? demanda l’inspecteur…

– Mais, monsieur, depuis au moins deux heures… Vous m’effrayez, s’écria-t-elle. Êtes-vous sûr que des malfaiteurs ?… Il va falloir fouiller toute la maison !Ne me quittez pas, monsieur !… »

Elle s’est redressée sur sa chaise longue : elle est subitement haletante. Son mensonge s’aggrave ! Et elle dit instinctivement tout ce qu’il fautdire pour que cet homme parte et cherche ailleurs ! Ellelui dit de rester près d’elle ! Il est déjà parti !…Elle le suit ! Elle l’accompagne !… Françoise est néeinstantanément à l’intrigue. Elle en connaît tous les détours. Uneattitude trop calme devant une irruption policière aussi inattendueaurait été des plus maladroites, et Françoise s’est émue tout justece qu’il fallait.

Non seulement elle a convaincu de sonignorance l’inspecteur, mais encore cette sorte de monstre qui secache sous sa chaise longue, et son mari, derrière le rideau !Tous deux pensent qu’elle les sauve sans qu’elle s’endoute !

Cela aussi était nécessaire. L’œuvre estparfaite. Ils entendent la jeune femme questionner anxieusementl’inspecteur qui redescend dans les jardins, appelé par seshommes.

Aussitôt deux têtes se montrent dans leboudoir : celle de Palas d’abord, puis celle de Chéri-Bibientre les glands qui pendent de la chaise longue…

« … Vingt-deux !(attention) souffleChéri-Bibi, qui, dans les moments critiques, retrouve facilementl’argot du bagne, c’est peut-être un « décanillage à lamanque ! »

– Je ne pense pas ! réplique àvoix basse Palas ; ma femme l’a convaincu…

– Sans Mme d’Haumont« nous étions cuits », continue Chéri-Bibi, qui saitallier les formules du plus profond respect et de la plus grandecorrection (dès qu’il s’agit du beau sexe) au jargon le plusverdâtre…

Palas ne répond pas. Le cœur battant etles tempes glacées, il écoute… il écoute s’éloigner cette voix…cette chère voix qui les a sauvés… et qui questionne… questionneencore…

Le miracle heureux, pense Palas, cen’est pas qu’ils aient échappé à l’inspection, c’est que Françoisene se soit pas soudain trouvée en face de l’horreur qu’ilsapportaient tous deux quand ils avaient pénétré dans leboudoir.

Il est comme assommé par l’idée quecette chose affreuse eût pu se produire, et il faut le glissementdouloureux de Chéri-Bibi sur le parquet et le sourd halètement dubandit pour le rappeler à la réalité féroce de la minuteprésente :

« Où vas-tu ? demande-t-il,hébété…

– Eh bien, quoi ? tu nem’invites pas à dîner, probable ? Et puis, Mme d’Haumontpeut rentrer ! je ne puis pas rester ici ! fauts’trotter ! mais t’occupe plus de moi ! Tu as assez fait,Palas ! T’as tout payé d’un coup ! Et ça, monvieux ! je te le rendrai ! Et avant qu’il soitlongtemps ! Si tu n’étais pas si loin, j’embrasserais le boutde tes ripatons ! j’ai connu des poteaux ! mais toi, tues digne de mon cœur ! Et tu sais, le cœur de Chéri-Bibi,c’est quelque chose dont on ne se doutepas !… »

Ce disant, il continuait de se traînersur les coudes, et, peu à peu, il gagnait du côté dubalcon…

« On ne viendra plus par là cesoir ! Écoute les flics ! Ils sortent de lavolière ! (la villa). Ils en ont assez vu par ici ! moiaussi !… Tu vas me descendre sur la pelouse !… et cevieux cachalot de Sylvio aura tôt retrouvé sa piaule… t’en faispas !… »

Palas ne le quitta point. Il avaitretrouvé toute sa lucidité d’esprit en entendant à nouveau la voixde Françoise qui appelait les domestiques dans le jardin et leurordonnait de fermer les portes avec soin. Lui aussi était dans lanécessité de disparaître à nouveau, de sortir de la villa pour yrevenir le plus normalement possible. Tous deux purent profiter dece que, sur l’initiative de Françoise, qui avait fait rentrer toutle personnel, les jardins étaient redevenus déserts, pour s’yglisser et gagner la grève.

De là, ils atteignirent la cabane, sansautre aventure, et Palas donna les premiers soins àChéri-Bibi :

« Mon vieux, soupirait le bandit,t’as des mains de femme, et tu me dorlotes comme une poupée !J’en ai l’âme en pleurs ! Mais, tout de même, j’ai le cuirdéchiré, et je connais quelqu’un qui n’a pas son pareil pour cesblessures-là ! C’est le docteur Yoyo !… »

Palas retourna à Nice et rentra à lavilla avec une auto. Le soir même, le docteur Ross veillaitChéri-Bibi.

Quand M. d’Haumont se présenta à lavilla Thalassa, les domestiques lui apprirent en quelques motsl’événement de la soirée. Effrayée par l’irruption de la police,Mme d’Haumont s’était couchée. Elle reposaitmaintenant.

Après quelques minutes où, dans lasolitude du cabinet de toilette, il avait fait disparaître lesdernières traces d’un labeur de forçat, Palas s’en fut entrouvrirla porte de la chambre de Françoise. Celle-ci dormait d’un sommeilsi profond que le malheureux remercia le Ciel… et referma laporte.

À la vérité, dans ce sombre acharnementdu mauvais sort à le poursuivre, il y avait des éclaircies, unsoudain retour heureux des événements qui le sortait de l’abîme aumoment où il croyait en toucher le fond. Cette femme qui reposaitsi paisiblement derrière cette porte lui redonna un peu decalme.

Il avait cru qu’il allait falloir mentirencore, inventer des choses, tout de suite… expliquer son retard,et montrer un visage de comédie… Déjà, par un effort suprême, ledernier d’une journée bien remplie, il s’était préparé à cela… Cen’était pas seulement de ses effets qu’il avait fait la toilette,mais de son regard, mais de son sourire. Et voilà qu’elledormait !… Quand il se retrouva seul chez lui, il eut unedétente farouche et il tomba dans un fauteuil en riant d’un riresourd et stupide qu’il arrêta net, du reste, car il lui faisaitpeur et cela touchait à la folie…

Événement formidable ! Palas étaittranquille… jusqu’au lendemain matin… Alors il s’endormit comme unebête. Il ne rêva même pas du bagne !

II – Descente au fond de l’abîme

Chéri-Bibi, lui aussi, passa une nuitexcellente grâce à de certains médicaments primaires dont Yoyoavait le secret. Et il fit, lui, des rêves : des rêvesadmirables ! Il rêvait qu’il avait débarrassé à jamais Palasdes trois bandits qui formaient le seul obstacle à son bonheur.Quand il se réveilla, il était encore plein de cette idée charmanteet il tâcha, pendant quelques instants, à se rappeler par quel coupheureux et terrible il était parvenu à un aussi enviablerésultat.

La mémoire qu’il avait de son rêve luifaisait défaut sur ce point capital, et il ne s’en montra pointautrement chagriné, car il ne manquait point de confiance en sonimagination à l’état de veille, dès qu’il s’agissait de débarrasserla société de quelques mauvais garçons. Il venait de décider, àpart lui, de conférer de cette chose importante, au plus tôt etdans le plus grand secret, avec son ami la Ficelle, et un sourirede bon augure errait déjà sur sa lèvre monstrueuse, quand deuxpetits coups secs frappés à la porte de l’huis le firent sedresser, la mine terriblement hostile, car il ne connaissait pointcette manière de frapper.

« Qui est là ?

– C’est moi ! répondit unevoix de femme qui le fit tressaillir. Ouvrez-moi, monsieurSylvio ! »

Chéri-Bibi, du grabat où il étaitétendu, tira le cordon qui faisait jouer le verrou, et une femmeparut. C’était Mme d’Haumont.

Avec elle entra toute la lumière de larade. Et elle-même, dans ce taudis, dans ce trou d’ombre au fondduquel remuait l’ombre de Chéri-Bibi, surgit comme une âme envisite, comme une douce flamme du paradis attirée dans l’antred’une sorcière par quelque invocation irrésistible. Au fait, sur lefoyer en cendre, finissaient de cuire, dans un chaudron, des herbeset ingrédients diaboliques apportés la nuit même par Yoyo et quin’étaient peut-être point seulement destinés à des cataplasmes…Pour que Macbeth s’en vînt vers les sorcières de minuit, il avaitfallu peut-être un miroton moins compliqué que celui qui mijotaitdans le pot du piaye roucouyenne. Yoyo connaissait lesecret de toutes les mixtures et il pouvait beaucoup demander àleurs vertus. Chéri-Bibi put penser que c’était à latoute-puissance du sorcier qu’il devait l’apparition de cette féesur le seuil de sa nuit.

« Entrez, gentilledame ! » exprima le plus doucement qu’il put lemonstre frissonnant.

Françoise avait bravement refermé laporte.

Chéri-Bibi soupira : il ne lavoyait plus ; tout au moins avait disparu cette forme delumière qui l’avait soulevé de son grabat, dans un émoi de tout sonêtre.

Chéri-Bibi aimait la beauté. Il l’avaitjadis fréquentée pendant des heures heureuses et sublimes, etc’était un homme qui n’avait pas hésité dans son temps à accomplirdes exploits mythologiques (nous voulons dire dignes de lamythologie) pour un sourire de femme.

Or, si peu qu’il la vît, dès qu’elle eutrepoussé la porte, il voyait bien que Mme d’Haumont nesouriait pas… Certes non !

Que venait-elle faire chez lui ?Elle ne lui avait jamais adressé la parole. Il l’avait quelquefoispromenée en barque, mais ç’avait toujours été comme s’il n’avaitpas existé pour elle ! Elle passait tout le temps de lapromenade à mêler ses yeux aux yeux de Palas. Ils (les yeux deMme d’Haumont) n’avaient jamais eu un rayon pour le pauvrepêcheur Sylvio.

C’était un miracle qu’elle sût mêmequ’il existât, qu’il habitât ces quatre planches, au bord del’eau.

« Monsieur, fit la voix grave deFrançoise (une voix qui ne tremblait pas), je suis Mme Didierd’Haumont !

– Je vous ai reconnue,madame ! » fit Chéri-Bibi en hochant la tête et pour direquelque chose… « J’ai le vertige, pensait-il, l’attente faitque tout tourne autour de moi ! »

Il n’attendit paslongtemps :

« Moi aussi, je vous ai reconnu,monsieur !… J’ai reconnu tout à coup le pêcheur Sylvio quandmon mari vous a pressé dans ses bras ! »

Il y eut au fond de l’antre ungrognement rauque qui était aussi un gémissement… et puis plusrien…

Et ce fut encore la voix grave deFrançoise qui reprit :

« Je vous ai aperçu aussi,monsieur, la nuit où vous avez sauté par la fenêtre dubureau.

– Et vous n’avez riendit ?

– Je me suis évanouie…

– Évidemment !… »

Cette fois le silence fut long. Onentendait seulement la vaste poitrine battante deChéri-Bibi.

« Je comprends, finit-il par dire,dans un souffle et dans un sourire (dans un effroyable sourirequ’elle ne vit pas, car elle se serait assurément enfuie, effrayéedevant une créature de Dieu qui pouvait avoir des sourirespareils). Je comprends le souci qui vousamène !… » Et, dans l’ombre, Chéri-Bibi se prit lagorge comme s’il voulait y étrangler le ricanement sinistre quidéjà enflait ses muscles…

Ainsi cette femme s’était évanouied’horreur parce qu’elle avait vu son mari l’embrasser comme unfrère !… « Évidemment !Évidemment ! » Elle avait vu la peste en personnesortir de la nuit et presser Palas sur son sein que la vie n’eûtpas été arrêtée en elle par une plus grandeépouvante !

Ça, c’était le lot de Chéri-Bibi, den’avoir qu’à paraître pour faire hurler les petits enfants, et sepâmer les femmes !

« Je comprends ! jecomprends le souci qui vous amène !… On n’embrasse pasça !… Qui suis-je, moi qu’il a embrassé ?… Eh bien,madame, je suis !… je suis !… »

Il devina qu’elle se rapprochait de lui,il sentit la chaleur de sa main qui n’osait pas toucher sabouche…

« Taisez-vous !… Je ne suispas venue ici pour savoir qui vous êtes !… Je ne le savaispas quand vous étiez cachés, tous deux, mon mari et vous dans monappartement…

– Fatalitas !…vous nous aviez vus, madame ! haleta Chéri-Bibi !…Vous saviez que j’étais sous votre chaise longue ?…

– Oui, monsieur, et je ne mesuis pas évanouie…

– Oh !… voussaviez que j’étais là, moi, moi, l’horreurdemoi !… »

Elle ne dit rien. Elle attendait qu’ilparlât, maintenant. Mais Chéri-Bibi ne pouvait pas parler. Sur unfond de demi-gémissement, de demi-rugissement, éclataient de tempsà autre des monosyllabes, des moitiés de mots, des commencements dephrases aussitôt évanouies…

Tout cela traduisait son enthousiasmepour une petite femme qui n’avait eu qu’à poser tranquillement safragilité sur un divan, entre un bandit qui se cache et un policierqui cherche, pour tromper et retarder le Destin.

Cependant, un peu calmé, quoiquetremblant toujours d’un reconnaissant émoi, Chéri-Bibi finit parprononcer :

« Elle est brave !Timidité : Tu es une enfant qui n’a point de placeici ! On peut vous parler carrément, madame : vousnous avez sauvés ! Votre mari sait-il cela ?

– Non !… puisque je suisici !…

– Évidemment !Etc’est à moi que vous venez demander de trahir lesecret… »

Elle se leva. Par la lucarne, un rai delumière venait de pénétrer. La figure de Françoise entra dans cettelumière et la renvoya à Chéri-Bibi, sur son grabat, en effluvesadorables :

« Je ne viens point, dit-elle, pourconnaître votre secret à tous les deux ! Je sais que vouscourez le même danger… je viens vous demander, à vous, le moyen d’yparer ! et de sauver mon mari, sans que mon mari s’endoute ! »

Elle n’avait pas achevé cette phrase quetoute la masse de Chéri-Bibi basculait, roulait aux pieds de cettefemme et s’y maintenait, tandis que ses mains agrippaient le bas dela jupe et que le monstre en embrassait les plis,passionnément.

Françoise voulait le relever.

« Laissez ! Laissez !supplia-t-il… Laissez-moi ici ! c’est si bon ! je ne memets pas souvent à genoux !… je vous prie de le croire !Cela ne m’est arrivé qu’une fois dans la vie, et c’était aux piedsd’une sainte comme vous ! Tout ce que je peux faire de bon,tout ce que je peux tenter de bien (ce sont des choses quim’arrivent), c’est en souvenir d’elle ! Après tout, c’est unevieille histoire qui n’a rien à faire ici ! mais c’était unange comme vous ! Alors, laissez-moi pleurer un peu à vospieds ! Ça soulage ! Depuis tant d’années ! tantd’années que je n’ai pas pleuré aux pieds d’unefemme !… »

Françoise, qui pleurait, elle aussi,attendit qu’il ne pleurât plus. Ce ne fut pas long. Chéri-Bibi,soudain furieux de son apitoiement, dévora (si l’on peut dire) lamoitié de son chagrin en silence.

« Vous avez beaucoupsouffert ? » demanda Françoise, qui ne voulait pas semontrer égoïste et qui cependant ne pensait qu’à une autresouffrance…

« Oui !… Oui !… pasmal ! merci !…

– Et mon mari aussi a beaucoupsouffert ? fit-elle, en hésitant…

– Oui ! oui ! unpeu !… » Et tout à coup Chéri-Bibi revenu delui-même, mécontent de sa faiblesse envers lui-même, voulut bien serappeler que cette femme n’était pas venue là pour lui…

« Trop !…s’écria-t-il ! il a trop souffert ! car, lui, madame, ilest innocent, comme un enfant, c’est une âme toute blanche, commela vôtre, madame, digne de la vôtre !… Vous saurez tout !c’est nécessaire ! Si vous ne saviez pas tout, vous pourriezvous imaginer… »

Françoise tremblait d’angoisse.Chéri-Bibi s’en aperçut… Il s’interrompit :

« Non ! vous ne pourriezimaginer cela ! alors il vaudrait peut-être mieux setaire… »

Et il attendit :

« Je ne crains rien pourlui ! » fit-elle, de sa douce voix grave, un peutremblante, et elle se répéta tout haut, comme pour se donner ducourage, une phrase qu’elle ne cessait de dire tout bas depuisvingt-quatre heures : « J’ai foi en lui !J’ai foi en lui ! » puis, elle ajouta, avec uneferveur nouvelle :

« Dites-moi toutcequ’il faut ! »

Chéri-Bibi s’était redressé, avaitregrimpé sur son grabat avec des grognements : « Ilréfléchissait !… » Et voilà qu’il cessa deréfléchir… qu’il fit entendre une phrase qui grondait entre sesdents depuis quelques minutes, une phrase qu’il avait grand-peine àretenir prisonnière… il ne la retint plus parce qu’il fallait enfinir et qu’entre lui et cette femme, il ne pouvait plus y avoir dedemi-confidences…

« Lui et moi, nous sommes deuxforçats en rupture de ban ! »

La figure de Françoise était toujoursdans la lumière, de telle sorte que Chéri-Bibi put assister du fondde sa nuit à la transformation subite de ce visage qui semblaquitter la vie.

Les paupières battirent et retombèrentsur le regard, lourdes comme du marbre et toute la figure elle-mêmene fut plus qu’une image de pierre caressée d’un rayonidéal.

Cependant, cette image, en dépit del’apparence, était vivante, puisque les lèvres remuèrent pourlaisser passer un mot dans un soupir : « Lemalheureux ! »

Ainsi, dans cette affreuse conjonctureoù elle apprenait toute l’immensité de son propre désastre, elle nepensait qu’à la calamité de l’autre, de celui à qui elle avaitdonné son cœur, son âme, sa chair, et dont elle ne pouvaitpas douter, puisqu’elle lui avait donné tout cela. Sous le coup quivenait de lui être porté, elle ne pensait pas qu’elle avaitépousé un forçat, elle pensait au forçat qu’elle avaitépousé et qui était innocent ! Cela représentait pourlui une somme déjà si considérable de misère et de désespoirqu’elle ne pouvait avoir même l’idée de commencer à prendre surelle-même la mesure de son malheur personnel.

Cela était d’une grandeur telle queChéri-Bibi en était comme foudroyé.

Un mot tombé de cette bouche adorablel’avait frappé jusqu’à l’anéantissement. Chéri-Bibi prétendaitconnaître l’amour, et il y avait dans sa vie passée des heures oùce sentiment lui avait inspiré les plus généreux crimes de laterre… Tout de même, un amour aussi parfait, aussi absolu que celuiqui remplissait le cœur de cette femme, peut-être ne l’avait-il passoupçonné !

Un mot le tira de son accablementextatique : « Parlez ! »

Alors, il parla, et ce pitoyable banditse rappela que jadis, entre deux stations à Cayenne, il avait sutenir à une femme le plus noble et le plus tendre langage du monde.L’élégance et la beauté, surgies à ses côtés, chassaientinstantanément l’argot. Une belle douleur qui passait anoblissaitla sienne. Il n’y avait pas cinq minutes qu’il parlait queFrançoise, dans une grande détente heureuse de tout son être,pleurait…

Il parlait avec une émotion si profondede l’innocence de son ami (son ami !), que la jeunefemme posa sa main, dans un geste inconscient de reconnaissance,sur la main de Chéri-Bibi. Celui-ci se recula aussitôt, avec unsourd rugissement, au fond de son antre !…

« Pas les mains ! on ne metouche pas les mains !… Un ange comme vous ne touche pas lesmains de Chéri-Bibi !… »

À ce nom, célèbre dans les fastes ducrime universel et dont on avait terrifié sa première enfance,comme autrefois les gouvernantes en usaient avec le loup-garou,Françoise eut un « oh ! » d’épouvante… et, au reculde pudeur de Chéri-Bibi, elle répondit par un reculd’horreur…

On ne la voyait plus. Ils ne se voyaientplus. Ils étaient chacun dans leur coin, chacun dans leur boutd’ombre :

« N’ayez pas peur, madame !gronda la voix redevenue férocement ironique de l’affreux bandit…je ne bougerai plus !… Je vous le jure !… Prenezle temps seulement de « vous remettre » pour mieuxm’écouter… Je ne dirai que des choses utiles, vous pouvezen être assurée… Je ne veux pas que vous reposiez auprès dePalas avec une âme inquiète !…

– Palas ?interrogea-t-elle dans un souffle.

– C’est ainsi que nous l’appelionsau bagne, madame. Un joli nom, n’est-ce pas ? C’est moi qui lelui ai choisi !… Mais son vrai nom, je vais vous ledire : votre mari s’appelle Raoul de Saint-Dalmas ! Cenom ne vous dit rien, vous étiez trop jeune, lors del’affaire… »

Il s’arrêta. Il l’entendit qui« claquait des dents !… » Elle, si brave tout àl’heure, maintenant, elle avait peur !… elle avait peur delui !… Le monde entier avait peur, depuis si longtemps, deChéri-Bibi ! Et il eut pitié de cette pauvre créature quiavait la terreur de son nom, et qui grelottait parce qu’il avaithaussé un peu la voix et que, depuis un instant, il s’exprimait surun ton fâché…

Dès lors, il lui parla à voix basse(oh ! à voix basse, il pouvait avoir une voix si douce,certaines intonations sympathiques du plus heureux effet !) etil lui conta toute la triste aventure du pauvre Saint-Dalmas, commes’il eût récité l’une de ces complaintes des bords de la route queles marchands d’images d’autrefois vendaient pour deux sous auxpetits enfants après les leur avoir chantées.

C’était infiniment pitoyable. Et il nepouvait y avoir qu’un brave homme pour trouver une façon aussijoliment touchante de conter un si injuste malheur… Alors ellecessa de claquer des dents. Elle écoutait. Elleécoutait !

Maintenant Chéri-Bibi confiait àFrançoise qu’il s’était échappé lui-même du bagne pour aider Palasà prouver son innocence, et que c’était dans la recherche decette preuve qu’ils avaient failli tous deux êtrepincés par la police et qu’il leur était arrivé laméchante aventure de la nuit !

Ce disant, Chéri-Bibi laissait ignorer àFrançoise l’existence des misérables qui poursuivaient son mari.Ainsi la rassurait-il le mieux qu’il pouvait, lui affirmant queRaoul de Saint-Dalmas « passait pour mort et n’avait plus rienà redouter de l’injustice des hommes ! »

Enfin, il l’enseignait sur la conduite àtenir : elle devait, avant toutes choses, cacher à sonmari qu’elle savait la vérité !

« Mais je crois à soninnocence ! protesta-t-elle.

– Gardez le silence, vous dis-je.Tant qu’il ne pourra pas apporter à la face du monde la preuve decette innocence-là, il ne pourra supporter l’idée qu’au fond devous-même vous êtes en droit d’en douter !… La penséequ’il y aurait peut-être des moments où vous y croiriez moins, àson innocence, lui ferait haïr la vie ! Il m’a dit qu’ilse tuerait si vous appreniez jamais qu’il a passé dix ans au bagneet qu’il a été assez lâche pour vous épouser !… Je n’insistepas !… » conclut Chéri-Bibi.

Sans doute, pour graver plus fortementdans l’esprit de Françoise le souvenir de ces dernières phrases luidictant la nécessité du silence, le bandit avait repris sa grossevoix qui paraissait toujours si grondante de menaces… Tant est queFrançoise, dans le moment qu’elle se sentait un peu moins derépugnance pour un si célèbre brigand, lequel avait montré tant dedévouement pour la pauvre victime qu’elle adorait, se reprit àtrembler comme une feuille.

Le rayon de soleil qui passait par lalucarne s’était glissé peu à peu jusqu’au grabat et éclairaitmaintenant les mains ! « Pas lesmains ! Pas les mains ! »

Ah ! ces deux énormes pattes quis’étaient refermées sur tant de crimes dont la terre était encoretoute retentissante !… Elles lui faisaient peur. Elles luifaisaient peur !… Et tout à coup, ce fut plus fortqu’elle !… Comme ces mains avaient remué un peu verselle, elle se sauva !…

Elle fut près de la porte d’un bond,l’entrouvrit d’une main tâtonnante, bredouilla quelques motshonteux de remerciements, puis, comme elle sentait qu’elle allaitétouffer, elle se jeta dehors… et se mit à courir… courir comme unefolle… poursuivie par un mot qui éclatait encore à ses oreilles etqui avait salué son départ éperdu :Fatalitas !

III – Deux âmes qui se cherchent

Quand Françoise rentra à la villaThalassa, M. d’Haumont la cherchait. Il ne comprenait pointqu’elle fût sortie si tôt sans qu’il l’eût vue. Les domestiques nepouvaient donner aucun renseignement utile. Françoise entendit sonmari, dans le jardin, qui questionnait un jardinier.

Le son de cette voix émue lui fut unedouce musique, après les derniers grognements del’autre.

Elle sentit battre son cœurineffablement et elle comprit qu’elle ne l’avait jamais tant aimé.Mais elle tremblait d’être surprise dans son émoi.

Elle eût voulu avoir des heures devantelle pour se recueillir.

Elle se demandait avec angoisse si ellen’allait point se trahir tout de suite, si son visage n’allaitpoint apprendre à Didier qu’elle savait tout ! Et lesdernières paroles de Chéri-Bibi : il setuerait ! n’étaient point faites pour la calmer, bienqu’elles lui commandassent le sang-froid.

Elle s’était arrêtée derrière le petittemple de l’amour qui dressait, à l’extrémité des terrasses, sacoupole de marbre parmi l’enchevêtrement d’une floreembaumée.

Elle avait mis la main sur son sein. Et,quoi qu’elle fît pour dompter son cœur en désordre, elle sedemandait si elle n’allait pas suffoquer, s’abattre là stupidement,quand Didier, inquiet, surgit devant elle.

« Oh ! mon Dieu ! qu’ya-t-il ? » et il courut vers elle.

« Rien ! Rien ! je suismontée trop vite ! je voulais te faire une surprise !… jesuis un peu essoufflée ! ce n’est rien ! je t’assure, monchéri… »

Là, là, (calme-toi, mon cœur !maintenant le plus gros est fait !) Elle reprenait sonéquilibre mental et la libre disposition de son corps ! Ellel’avait vu, le forçat !…

Elle lui avait parlénaturellement…

Elle avait trouvé tout de suite lemensonge nécessaire… Elle sentait qu’elle saurait toujours luimentir sans hésitation avec une habileté que lui dicterait sonincommensurable amour…

Didier l’embrassait et elle riait debonheur, un peu plus fort, un peu plus nerveusement peut-être qu’iln’eût fallu, mais elle était montée si vite !… elle avaitcouru…

« Ce matin, je n’ai pas voulu tedéranger, tu dormais si bien !…

– C’est comme moi, hier, quand je suisrentré, je n’ai pas voulu t’éveiller…

– Crois-tu ! quellehistoire ! fit-elle tout à coup. Tu sais qu’ils m’ont faitpeur, ces gens de la police ! on t’araconté ?…

– Oui, c’est assez bête, ce qu’ilsont fait là !… Tu ne vas plus te croire en sûreté ici !…Si tu veux, nous allons déménager !

– Oh ! mon chéri, me prends-tupour une sotte ?… »

Et elle lui parla tout de suite d’autrechose, d’autre chose de très important, de la robe que Violetteaînée devait lui livrer le jour même, « encore une surpriseque je te réserve pour ta fête de charité de l’hôpital auxiliairede Cimiez… ».

« Tu verras comme je serai belle,c’est une idée à moi ! Oh ! très simple, tu sais, maisd’un chic !

– La coquette !

– Oui, pour toi, pour toiseul !… »

Il était rassuré quant à elle, c’étaitvisible. Peut-être avait-il redouté que les événements de la nuitprécédente eussent laissé chez Françoise un souvenir inquiétant… Lafaçon hâtive dont il l’avait recherchée le matin même, le troubleavec lequel il l’avait abordée, tout le faisait supposer… Mais,maintenant, il respirait librement. L’effroyable aventure avaitpassé près de sa femme sans qu’elle en eût étéeffleurée.

« Où es-tu allée te promener, cematin ?

– Mais tout près d’ici, mon chéri,jusqu’à notre rocher, tu sais, celui où l’on est si bien pours’embrasser… je t’attendais… je me disais : il va se douterque je suis là !… Et tu n’es pas venu,méchant !…

– J’y allais », fitPalas.

Et c’était la vérité…

Cette matinée se passa, pour Françoise(sans que Palas s’en doutât un seul instant), dans une occupationardente de son esprit autour « des gestes duforçat » !…

Observations muettes, alternatives deterreur et de confiance ardente… (un forçat ! un forçat !oh ! ces deux syllabes dans la sonorité de son cœur)mouvements de pitié et d’amour…

Un moment il fut devant elle et ilparaissait l’avoir oubliée, tant son esprit préoccupé envisageaitdans le secret de sa conscience de redoutables et pressanteshypothèses…

Et il marchait devant elle, les mainsdans les poches, les épaules lasses et le menton bas.

Alors, ce fut une révélationatroce…

Elle n’avait connu jusqu’alors que lehéros… elle venait d’apercevoir lebagnard !

Il ne devait pas être autrement sur leroc brûlant où le Destin l’avait jeté dix ans, de l’autre côté desocéans !…

Dix ans de bagne ! Cet homme dontelle avait pénétré la belle âme, dont le cœur généreux, comme celuid’un enfant, tenait tout entier dans ses petites mains d’épouse…cet homme avait vécu dix ans au bagne !… Ce fut si soudaincette vision, qu’elle ne put retenir une sourde exclamation. Didierse retourna.

« Quoi encore ? quoiencore ?…

– Rien ! Rien ! jet’aime ! je t’aime ! ah ! comme jet’aime !… »

Elle lui avait pris la tête entre sesdoigts de lumière ; elle l’avait rapprochée de ses lèvrestremblantes d’amour… et ses baisers allaient chercher les rides lesplus profondes, celles qui se cachaient aux tempes, dans l’ombrepropice du cheveu rude, celles qui avaient conservé les souvenirsles plus forts de la douleur. Elle les lavait de ses larmes tièdesqu’elle ne pouvait plus retenir et qui coulaient doucement sur cevisage adoré…

« Françoise ! Françoise !qu’as-tu ? balbutiait-il encore.

– Rien ! rien ! jet’aime !… je t’aime et je pleure ! Laisse-moipleurer ! je pleure de bonheur… mon chéri ! monchéri ! »

Il sortit de ses mains ébloui etterrifié.

Un amour pareil, au fond de son abîme,il y avait de quoi crier de joie et d’horreur ! Il se laissaaller dans ses bras, ne voulant plus penser à rien, décidé às’abandonner à son destin qui le frapperait par-derrière, quand illui plairait !…

Mais elle ! Maiselle !

IV – Les voiles se déchirent

Quelques heures plus tard, à caused’elle, il retournait déjà vers le seul être qui avait osé semettre entre le Destin et lui ! Les autres n’allaient pasen rester là !…

Chéri-Bibi le rassura.

Certainement, après l’échec de leurpremière tentative de chantage et les dangers personnels qu’ilsavaient courus, Arigonde et sa clique le laisseraient quelque tempsen paix : ce qui donnerait le temps à Chéri-Bibi denégocier cette affaire dont il se chargeraitdésormais : « On fera en sorte que tu n’en entendesplus parler !… Compris Palas, ne me parle plus de cesvoyous-là ! Ils n’en valent pas la peine ! N’y penseplus ! »

Ces paroles, prononcées avec cetteassurance particulière à Chéri-Bibi, qui ne permettait aucuneobjection, avaient le don de rassurer un peu Palas. Il savait qu’ilpouvait compter sur son vieux compagnon de géhenne. Chéri-Bibiparlait de négocier l’affaire. Palas avait pu juger dequelles ressources insoupçonnées Chéri-Bibi disposait. L’homme quilui avait livré, quelques années auparavant, le trésor de Yoyo,était bien capable d’être encore assez riche pour contenter lesappétits de chantage les plus ouverts.

Dans le moment qu’il se faisait cesréflexions consolantes, on frappa à la porte de la cabane. Palas enmontra de l’émoi.

« N’aie crainte, c’est le bondocteur qui vient soigner le pauvre pêcheur Sylvio. Entrez,docteur ! »

Le docteur Ross entra et retira seslunettes.

M. Didier d’Haumont ne l’avaitencore jamais vu de si près. Il ne put retenir une exclamation. Ilvenait de reconnaître Yoyo !

Ainsi Yoyo était venu en France avecChéri-Bibi ! Palas voulut demander des explications, maisChéri-Bibi lui répliqua que le docteur n’avait pas une minute àperdre, et il donna carrément congé à M. d’Haumont.

Celui-ci s’en alla, persuadé plus quejamais que Chéri-Bibi et Yoyo complotaient de le sauver une fois deplus avec l’or de la forêt vierge…

Légèrement étourdi par une aussiheureuse perspective, Palas rentrait à la villa Thalassa quand sonattention fut tout de suite attirée par une silhouette féminine quil’intrigua étrangement. Cette démarche ne lui était pointinconnue…

Cependant, au lieu de hâter son pas, iln’avança plus qu’avec une certaine hésitation. C’était ainsimaintenant : quand le moindre événement imprévu survenait, uneinstinctive inquiétude suspendait instantanément le cours normal deson geste ou de sa vie intérieure.

Malmené à nouveau si cruellement par unmauvais destin qui, pendant plus de trois ans, semblait s’êtredétourné de lui, Palas courbait déjà les épaules sous de nouveauxcoups. Il laissa pénétrer cette femme dans le vestibule de la villaet attendit qu’elle fût introduite pour questionner ledomestique.

Ce qu’il apprit n’était point de natureà calmer sa curiosité. La visiteuse n’avait point donné son nom.Elle avait seulement prié que l’on annonçât à Mme d’Haumont,une amie…

Dans le moment, Françoise était enferméedans son boudoir avec des livres qu’elle avait rapportés de Nice,une collection des causes célèbres, où l’affaire de Saint-Dalmasétait retracée dans ses plus grands détails. La malheureusedévorait littéralement le compte rendu de ces audiences où toutsemblait accabler l’accusé, mais où retentissait aussi avec unepersistance et des accents dont elle était toute frémissante safarouche protestation d’innocence.

Quand on frappa à la porte, Françoisedissimula rapidement ses livres. Elle fut tout étonnée de l’étrangefaçon dont se présentait la visiteuse inconnue.

Elle posa quelques questions audomestique et lui ordonna de la faire entrer dans le grand salon durez-de-chaussée.

Ayant mis les causes célèbres sous clef,elle descendit.

Elle n’avait pas plus tôt pénétré dansle grand salon qu’un double cri de joie retentissait aussitôt etles deux femmes étaient dans les bras l’une del’autre :

« Madame Martens !…

– Ma petiteFrançoise ! »

C’était une très ancienne et très bonneamie de la famille. Mme Martens avait connu Françoise,fillette, une dizaine d’années avant les événementsprésents.

Depuis la guerre, elles n’avaient pas eul’occasion de se revoir, mais elles s’étaient écrit souvent.Mme Martens avait eu une grande peine de ne pouvoir assisterau mariage de Mlle de la Boulays. Elle était elle-mêmemariée depuis vingt ans à un magistrat célèbre par ses travaux surle droit criminel, figure austère, nature glacée, qui n’avait passu la rendre heureuse. Enfin, le grand chagrin de sa vie était den’avoir pas d’enfants. Quand elle avait connu Françoise, ellel’avait aimée comme sa fille.

À l’époque où nous nous trouvons,Mme Martens « allait » sur ses trente-huit ans. Elleavait conservé une taille élégante. Elle était plutôt grande. Cettefemme avait dû être fort jolie. Peut-être l’était-elle encore endépit des misères intimes qui la minaient : un voile épaiscachait ses traits.

Françoise voulait qu’elle se mît tout desuite « à son aise », qu’elle ôtât savoilette…

« Tu vas encore me trouver changée,je suis une vieille femme qui n’a jamais été heureuse ! Ettoi, ma petite Françoise, es-tu heureuse ?…

– J’adore mon mari !… Tuverras comme il est beau et comme il est bon !…

– Je brûle de le connaître… Tu vasme le présenter !… »

Dans le moment même, la porte s’ouvrit.C’était Palas.

Il avait entendu le double cri de joieet il n’avait pu résister plus longtemps au désir de savoir quiétait cette femme élégante qui était venue surprendre sa femme, etdont la démarche ne lui paraissait pas étrangère.

« Viens, que je te présente à mameilleure amie… Mme Juliette Martens !… »

À ce nom, Palas resta comme cloué surplace. Et, en face de lui, il y eut une sourde exclamation sous lavoilette…

« Juliette Martens ! JulietteMartens ! » Tout tourne autour de Palas… et la visiteuse,de son côté, appuie sa main tremblante sur un meuble…

Heureusement que le trouble qui s’étaitemparé des deux personnages passa inaperçu de Françoise. Dans lemême instant, la femme de chambre était venue avertir sa maîtresseque Mlle Violette aînée désirait lui dire un mot trèspressé.

Déjà Palas et Mme Martens avaientreconquis le sang-froid dont ils avaient grand besoin.

« Je vais voir ce qu’elle meveut ! jetait à la hâte Françoise, et je reviens tout desuite ! Mais avez-vous fini de vous faire descérémonies ? Ma meilleure amie, Didier ! ma meilleureamie !… »

Elle s’échappa.

La porte refermée, Mme Martens selaissa tomber dans un fauteuil, en murmurant :

« Vous !… Oh !vous !… c’est vous !… »

Palas était maintenant d’une pâleurterrible.

« Le bagne m’a donc si peuchangé ! » prononça-t-il d’une voix si basse queMme Martens devina plutôt ses paroles qu’elle ne les entendit…« Vous m’avez reconnu du premiercoup !…

– Et vous, mereconnaîtriez-vous ? fit-elle, en soulevant sa voilette…Reconnaissez-vous la trace de ma douleur et de mesremords ?… »

Et il revit ce visage qui avait été sibeau, ces traits, maintenant flétris, qui avaient illuminé sonardente jeunesse… Oui, cette femme avait été son premier amour…cette femme avait commis pour lui l’unique faute de sa vie, unefaute terrible dont elle portait encore le poids… Ô souvenir !ô passé ! ô folie du printemps de la vie !…

Il s’était glissé derrière elle. Sa voixtremblait :

« Juliette ! Juliette,m’avez-vous pardonné ?… Juliette ! Juliette !Pourquoi vous êtes-vous retirée si rapidement et si cruellement demoi !… J’étais si jeune ! Si vous m’aviez permis decontinuer de vous aimer, Juliette, bien des malheurs auraientpeut-être été évités !… Je ne serais point devenu la victimede ce démon, de cette Nina-Noha qui causa ma perte… et ma mèrevivrait encore !… Juliette ! Juliette ! quand j’aiété condamné, m’avez-vous cru coupable ?…

– Non !Jamais ! »

À ces mots prononcés avec une forceinattendue par Mme Martens, Palas mit un genou à terre et ilembrassa le bas de sa robe… Mais elle le releva tout de suite dansl’effroi que l’on entrât…

« Et je vous retrouve, marié àMlle de la Boulays !…

– Silence ! un jour viendra oùje vous raconterai tout !

– Raoul, je ne veux pas vous juger,soupira-t-elle… Ma faute à moi a été si grande !… Raoul,qu’est devenu notre enfant ?… Ah ! c’est cela, leremords ! le remords de toute ma vie !… »

Et, comme elle ne pouvait retenir sespleurs, elle baissa aussitôt sa voilette…

« Ne pleurez pas ! Ne pleurezpas ! »

Ils avaient cru entendre du bruitderrière la porte… mais celle-ci restait close ; ils eurenttous deux un soupir où tenait tout le passé…

… Le passé… Il y avait presquevingt ans de cela… vingt ans que, pendant une absence prolongée deM. Martens qui faisait partie d’une mission de droitinternational voyageant à travers le monde, elle s’était abandonnéeà la fougue amoureuse du jeune Raoul, dont elle avait faitconnaissance aux bains de mer.

Elle s’était reprise tout de suite,épouvantée de la faute commise et châtiée bientôt par l’événementle plus redoutable.

Un enfant ! le prodigieux espoir desa vie, qui allait devenir son tourment, sa géhenne de chaquejour !… un enfant qu’il allait falloir cacher et qu’elle nepourrait peut-être jamais voir !

Et il avait fallu mentir honteusement,odieusement, partir pour la Suisse, accoucher mystérieusement… et,une nuit, une porte s’était entrouverte et un enfant avait étédéposé entre les bras de Raoul… car les choses se passent dans lavie, hélas ! comme dans les romans… ce sont les mêmes gestesqui paraissent préparés, « convenus », et qui ne sont quefatals, des rencontres d’événements jugés exceptionnels et qui necessent cependant de se répéter suivant une logique implacable quiréunit dans un même lieu, à une heure utile, des gens quiont toutes les raisons possibles pour ne pas serencontrer :

« Comme le monde estpetit ! » s’écrie-t-on.

Si petit qu’il soit, il est encore plusgrand que l’imagination des hommes, et, pour s’en convaincre, onn’a qu’à lire les faits divers dans la Gazette desTribunaux.

La condamnation d’un innocent devaitréduire l’enfant de Juliette et de Raoul à un sort précaire. Lafemme à qui on l’avait confiée, ne voulut point garder chez elle lafille d’un forçat !… et elle s’en était débarrassée entre lesmains d’une étrangère qui n’avait fait que traverser la Suisse etqui n’y était jamais revenue…

« Ah ! que nous avons étécoupables, Raoul !… C’est peut-être pour cela que Dieu vous asi cruellement châtié… mais à moi, qu’est-ce qu’il meréserve ?… »

……………………

Françoise s’était trouvée en face deViolette aînée et de Gisèle :

« Vous voulez me dire un mot trèspressé… Mon Dieu, que se passe-t-il de si grave ?…

– Quelque chose de très, trèsgrave… répondit en souriant la directrice de la fameuse maison decouture…, je ne pourrai pas vous livrer votre robe avant demainsoir !…

– Comment ! ce n’est quecela !

– Nous passions par Saint-Jean.Gisèle a voulu m’accompagner pour que vous ne me grondiez pas trop…Elle a désiré aussi vous remercier de toutes vos bontés pour elleet pour sa maman !…

– Comment va lamaman ?…

– Un peu mieux, madame… grâce àvous, elle possède maintenant le meilleur remède : lesoleil !

– Alors, vous êtes installées dansvotre nouvel appartement du quai du Midi ?

– Oh ! nous n’avons eu qu’à yentrer ! Tout était prêt pour nous recevoir… Comment vous direnotre reconnaissance ? Et ces fleurs ! toutes ces fleurs,et tout ce soleil !

– Des fleurs ? interrompitFrançoise, étonnée… mais je n’ai pas envoyé defleurs !

– On a dit que c’était de votrepart !…

– C’est un tour de monmari !…

– Oh ! madame ! il est sibon ! remerciez-le pour nous !…

– Attendez !… »

Françoise entra dans le salon où elleavait laissé Didier et Mme Martens.

« Dis-moi donc un peu, monchéri ! c’est toi qui envoies ainsi des fleurs aux jeunesfilles sans me prévenir !… Oh ! ne fais pasl’étonné ! Ta petite protégée, Gisèle, m’a toutdit !…

– C’est vrai ! elle estlà ?…

– Peut-elle teremercier ?…

– Mais fais-la doncentrer ! »

Quand Françoise était apparue dans lesalon, Palas disait à Mme Martens qui lui faisait part detoutes les vaines et inutiles démarches qu’elle avait fait fairepour retrouver les traces de son enfant :

« Moi, je l’ai cherchée troisans !…

– Et vous ne la cherchezplus ? avait imploré Mme Martens.

– Non, Juliette, je ne la chercheplus !…

– Vous avez appris qu’elle étaitmorte ?

– Non, non, elle n’est pasmorte !…

– Raoul ! Raoul ! prenezgarde à ce que vous dites !… Vous savez ce qu’est devenuenotre enfant !… »

Françoise était alors entrée. Quand ellese fut retirée pour aller chercher Gisèle, Palas dit àMme Martens :

« Vous me demandiez ce qu’étaitdevenue notre enfant… eh bien,regardez ! »

Gisèle entrait, suivie de Françoise etde Violette aînée.

C’était quelque chose de très fragile etde très beau que cette jeune fille qui venait à eux très intimidée.Jamais peut-être elle n’avait été aussi « éthérée »,aussi lumineuse, avec ses cheveux blonds fous qui s’échappaient dedessous sa petite toque de loutre, son teint à peine rosé, sa chairdiaphane, ses grands yeux à la fois éclatants et doux…

Elle ne disait rien. Elle étaitoppressée. Elle regardait M. d’Haumont comme dans les livresde messe les anges en prière regardent le bon Dieu.

Palas fit un pas vers elle et lui tenditla main : elle embrassa cette main.

« Voulez-vous bien finir, monenfant !… » fit Palas, surpris, et, paternellement, il labaisa au front.

Françoise l’embrassa à sontour :

« C’est notre petite protégée,chère amie… Croyez-vous qu’elle est jolie ! Il faut que vousl’embrassiez aussi ! » déclara Françoise en se tournantvers Mme Martens qui se trouvait alors tout près de Gisèle etqui contenait à grand-peine son émotion.

Elle n’eut qu’à se pencher pour poserses lèvres tremblantes sur cette tête chérie.

« Mais vous pleurez, madame… »fit Gisèle, étonnée.

Et elle leva ses beaux yeux candidesvers cette figure énigmatique que dissimulait un voile épais, verscette femme inconnue qui lui marquait soudain un intérêt siinattendu…

Cependant Violette aînée hâtait ledépart. Françoise, qui continuait de vivre son drame intérieur, endépit de toutes les contingences, et qui était trop préoccupée deson propre émoi pour s’étonner de celui des autres, accompagnaGisèle et Violette dans les jardins.

Mme Martens s’était précipitée à lafenêtre. Sous un rideau relevé, elle fixait, sans que son regardpût s’en détacher, cette belle enfant dont elle avait rêvé pendanttant d’années qu’elle ne les comptait plus.

« Ma fille !… Notreenfant ! notre enfant !… »

Palas, à côté d’elle, avait appuyé sonfront en feu à la vitre.

« La pauvre petite a bien souffert,dit-il, mais tout ce que je puis faire maintenant pour qu’elle soitheureuse…

– Et moi ! moi ! quepuis-je faire ?… Mais enfin, je la vois, je la verrai souvent…sans qu’elle s’en doute !… Mon enfant ! »

Gisèle disparaissait alors avecFrançoise à un détour de l’allée, Mme Martens, derrière lafenêtre, envoya un baiser passionné dans la direction de la jeunefille :

« Gisèle ! ma Gisèle !…Ah ! je veux la revoir tous les jours !…

– Vous restez à Nice ?interrogea Palas…

– Oui, pour le moment… Mon marivient d’être nommé avocat général dans la région… Son avancement aété terriblement lent… Il n’a pas su se faire d’amis… Toujours lemême caractère entier et tyrannique… Il est très malheureux… Noussommes très malheureux… Ah ! quand je pense, mon ami, que lebonheur est là, dans cette maison, quand je pense au détour quece bonheur a dû faire pour y arriver !… je suisépouvantée !… Ah ! quelle chose funeste, belle ettragique, que la vie ! Que de fois j’ai pensé à vous, Raoul,pour vous plaindre, pour gémir sur le sort terrible qui vous avaitfrappé… Et vous voilà ici !… Mais j’ai peur pour vous !j’ai peur pour vous !…

– Et moi, j’ai peur pourFrançoise, soupira Palas…

– Oh ! oui ! je vouscomprends !… Aimez-la !…

– Je me reproche tous les jours,comme un crime, de l’avoir épousée !… Je suis infâme d’avoirfait cela !… Pour avoir fait cela, je mérite tous lessupplices !… mais elle, qu’elle soit épargnée, monDieu !…

– Qu’elle soitépargnée !… » répéta Mme Martens comme un douloureuxécho…

Tout à coup, Mme Martens, qui étaitrestée à la fenêtre, peut-être dans l’espoir de voir réapparaîtreGisèle, s’écria : « Mon mari ! » Ces deux mots,accompagnés de ce cri sourd d’angoisse, en disaient long sur lesrapports intimes des deux époux. M. Martens, en effet,apparaissait dans le jardin au côté de Françoise qui revenait…« Il vient me chercher ! » Et elle se sauva.« Je l’emmène. Je ne veux pas que vous vousrencontriez !… » Palas eut le temps d’apercevoir lemagistrat classique à favoris et lèvres rases, l’ancien juge quicontinue à être au tribunal dans toutes les fonctions de la vie.Pas un homme, mais une conscience qui ne cesse d’examiner lesautres et toujours avec la plus grande sévérité… un de ces légistesque la loi Bérenger a rendus malades et qui ne trouvent descirconstances atténuantes à rien, ni à personne. Il s’en rencontreencore comme cela en province. On les y laisse, du reste, et ils nele pardonnent point au genre humain. M. et Mme Martenspartirent, laissant derrière eux une immense impression detristesse.

Françoise vint rejoindre Palas dans lesalon :

« Mme Martens, fit-elle, avaithâte de rentrer. Elle n’a même pas pris le temps de te présenterson mari ! M. Martens, du reste, n’a pas insisté. C’estun ours !… Tu sais, ils ne sont pas heureux !… Ils nes’aiment pas !… »

Et elle étreignit Palas.

V – Un bon coup de Chéri-Bibi

Le lendemain, chezM. de Saynthine, il y avait conciliabule entre Arigonde,le Bêcheur et Fric-Frac.

Après la fameuse échauffourée de lavieille ville et la poursuite de la police à laquelle ils avaientéchappé par miracle, ils étaient décidés à rester momentanémenttranquilles.

Du reste, Fric-Frac ne pouvait plus semontrer et la boutique du père Toulouse était privée de sonpropriétaire pour longtemps.

Enfin, ils espéraient bien que, voyantle danger, Palas ne tarderait pas à leur faire de nouvellesoffres…

La Ficelle, qui était toujours enfonctions, assistait de loin ou de près à ces pourparlers,s’efforçant d’en perdre le moins possible.

Vers quatre heures du soir, on sonna àla porte du jardin, qui donnait sur les derrières de la petitevilla, du côté du quartier de la Californie.

Aussitôt les deux molosses que l’ondétachait toujours à la tombée du soir se mirent à grognerterriblement.

Ce fut Arigonde qui alla ouvrir lui-mêmele petit judas pratiqué dans le volet de fer.

Un homme était là qu’il ne reconnutpas : des mèches noires tombaient en désordre sur sa facebrunâtre aux méplats accentués. Un chapeau mou, dont les bordsétaient baissés, jetait de l’ombre sur cette physionomie rustiqueet sauvage.

L’homme était habillé d’un completveston gris aux formes lâches, aux poches béantes :

« Que voulez-vous ? demandaArigonde.

– Parler àM. de Saynthine, répondit l’inconnu d’une voix trèsgutturale et avec un accent étrange.

– Qui êtes-vous ?

– Je suis aide-jardinier chezM. Didier d’Haumont. »

Arigonde resta un instant sans répondre.Il réfléchissait. Évidemment Palas lui envoyait un messager. Maisil ne l’attendait pas si vite. Et il avait toutes les raisonspossibles de se méfier…

« Une seconde »,fit-il.

Aussitôt prévenus, le Bêcheur etFric-Frac montrèrent une forte jubilation.

« Il y vient ! s’exclama lepremier.

– À nous son aubert ! (sonargent), glapit le second.

– Patience ! et chambardezpas ! s. v. p. ! émit M. de Saynthine, prudent,m’est avis qu’il se presse beaucoup après avoir tant« renaudé » !

– Il a vu qu’on aurait sa peau, soncœur et son honneur s’il ne mettait pas les pouces ! Mets-toià sa place et songe à ce qu’il risque : t’aurais déjà signé letraité de paix, conclut Fric-Frac.

– Gulche là-haut ! (grimpelà-haut), ordonna Arigonde au Bêcheur, et veille sur lesenvirons ! Toi, Fric-Frac, reste dans la pièce à côté, prêt àte jeter sur le pante si tu aperçois quelque chose de louche… On vabien voir ce qu’il veut c’t’oiseau-là ! On dirait unCalabrais ! Et surtout « pas de rigolos ! »autant que possible… je n’aime pas lebruit !… »

Ayant ainsi distribué ses troupes,Arigonde s’en fut à l’ennemi, non sans avoir fait prévenir laFicelle de tenir l’auto fermée prête à partir dans laseconde…

Sur un signal rassurant du Bêcheur quiguettait sur les toits, Arigonde ouvrit. L’homme entra. Il étaitcalme, sans crainte. Arigonde l’avait fait passer devant lui. Enpénétrant dans la salle à manger, qui avait vue sur la mer éclairéealors d’une façon fulgurante par un commencement de soleilcouchant, le visiteur ôta son chapeau. Arigonde ne put retenir uncri :

« Yoyo !…

– Ah ! fit l’autre, vous meconnaissez ? moi aussi… »

Le « Parisien » avait déjàrecouvré son sang-froid. Il avait vu Yoyo à l’œuvre dans la forêtvierge, il savait combien il avait été dévoué à Chéri-Bibi et ilpensa qu’il devait l’être de même à Palas. Les Peaux-Rouges sontsouvent capables de ces héroïsmes désintéressés. Ils se donnent àl’un ou à l’autre, pour rien, pour le plaisir, heureux d’unecaresse, comme des chiens.

Ainsi Palas, raisonnait Arigonde, avaitamené Yoyo en France pour sa sauvegarde personnelle et Yoyo étaitau courant de tout !… Sa visite présente le laissait prévoir…Son moi aussi (je vous connais) ne dissimulait rien…Arigonde résolut de brusquer les choses.

« Eh bien, fit-il, parle. C’estM. d’Haumont qui t’envoie ?

– Non ! répondit l’autre ensecouant la tête et en regardant le Parisien bien en face.Non ! j’en ai assez decelui-là !… »

Ces derniers mots avaient été lancésavec un accent de haine qui surprit le Parisien…

De plus en plus, il se méfiait. Il sejeta dans un rocking, alluma une cigarette, se balança et fit d’unair très détaché :

« Pourquoi viens-tu me racontercela à moi ?…

– Parce qu’hier ilm’afrappé et qu’il me traite comme une bête ! Je suis chrétien.J’ai été baptisé…

– Tant mieux pour toi ! ricanale Parisien.

– Tant pis pour lui ! grondaYoyo. Il m’en veut parce que j’ai mal gardé la maison deM. Toulouse, l’autre soir, et qu’il a failli être surpris parla police…

– Nous aussi ! » continuade ricaner Arigonde.

Avant tout, il ne voulait point paraîtreétonné devant le Peau-Rouge de quoi que ce fût, ni surtoutimpressionné par sa démarche… Où Yoyo voulait-il en venir ?…Tout était là !…

« Tu es venu en France aveclui ?…

– Non, c’est Chéri-Bibi qui m’aenvoyé ici pour lui apporter de la poudre d’or, mapoudre !… »

Arigonde cessa de se balancer sur sachaise.

« Tout ce que j’ai, continuaitYoyo, appartient à Chéri-Bibi !… mais tout ce que j’ai,n’appartient pas à celui-là !… Chéri-Bibi m’a sauvé,moi, ma femme, mes frères… Celui-là m’a battu, comme le chiend’un autre… Qu’il crève !…

– En attendant, tu lui as donné tonor !

– Oui ! soupira l’autre, ill’a bien fallu ! Je l’avais promis àChéri-Bibi !

– Et il y en avaitbeaucoup ?…

– Autant que la première fois,quand tu as tenté de le prendre chez le señor Fernandez !…rappelle-toi…

– Diable ! ricana encoreArigonde, tu fais de beaux cadeaux, toi, quand tu t’ymets !… »

Comme s’il était agacé ou froissé parles propos ironiques de son interlocuteur, Yoyo se leva, lessourcils froncés, l’œil mauvais :

« C’est assez bavardé. Veux-tude l’or, oui ou non ? » fit-il les dentsserrées…

Arigonde comprit que c’était fini deplaisanter. L’irritation de Yoyo paraissait sincère et son désir devengeance contre Palas aussi.

« Si tu sais où est cet or,pourquoi ne le prends-tu pas toi-même ? Voilà ce qui m’étonne,Yoyo ! Jusqu’alors, tu as été notre ennemi, je suis bienobligé de prendre des précautions…

– Tu prendras toutes lesprécautions qu’il te plaira et tu auras tout l’or, quand tuvoudras… Tu me poses des questions ridicules : tu saisbien qu’il m’est impossible, à moi, de prendre à cet homme-là unepoudre d’or que j’ai promis à Chéri-Bibi de lui donner !… Toi,tu n’as rien promis à Chéri-Bibi,comprends-tu ? »

Arigonde comprenait et il en était commeébloui. Cela encore faisait partie de cette mentalitéexceptionnelle de l’Indien : l’impossibilité morale oùcelui-ci se déclarait de toucher à cette poudre d’or !… Et ilne perdit plus son temps à discuter. Il lui fallait, au contraire,profiter de l’état d’esprit du Peau-Rouge, au plus tôt, car lelendemain, peut-être, Yoyo aurait changé d’avis.

« Où est l’or ?

– Là où je vais te conduire… çan’est pas loin !…

– Prends bien garde à toi, Yoyo, situ me trompes, tu es mort. Au contraire, si tu es un ami sincère,tu pourras tout me demander… et je te vengerai dePalas !

– C’est tout ce que je tedemande ! déclara Yoyo. Le reste m’importe peu ! Tu astort de te méfier de Yoyo. Yoyo ne te quitte plus !

– J’emmène mes amis, je t’avertisencore de cela !…

– Emmène-les, vous ne serez pastrop… Le sac est lourd !… »

Dix minutes plus tard, l’auto queconduisait la Ficelle emportait Arigonde, Fric-Frac, le Bêcheur etYoyo, du côté du cap Ferrat.

Passé Villefranche, l’auto faisait undétour assez mystérieux vers la haute corniche, puis revenait versla mer, par un chemin de torrents…

Enfin, toujours sur les indications deYoyo, elle pénétrait dans une crique, toute bordée de hauts rocsqui la dissimulaient à tous les regards. Que Palas eût choisi celieu désert, sauvage et quasi inabordable, à deux pas de chez lui,pour y cacher son trésor, la chose paraissait des plusnaturelles.

Yoyo expliquait à Arigonde que le sacd’or se trouvait dans une grotte que le torrent, au moment de sescrues, balayait et recouvrait quelquefois entièrement. Il fallaitprendre des précautions. Du reste, il leur montrerait lechemin.

« Non ! tu nous l’indiqueras,répondit Arigonde… et tu marcheras entre le Bêcheur par-devant etmoi par-derrière, avec Fric-Frac !… »

Yoyo fit comprendre d’un geste que celalui était indifférent. Arigonde et ses compagnons étaient armésjusqu’aux dents, qu’avaient-ils à craindre ?…

Ils sautèrent sur le roc. La grottes’ouvrait devant eux. Les eaux s’y engouffraient avec un bruitsinistre…

Cependant les derniers rayons du soleily glissaient une lumière rassurante. Le long du roc, sous la voûtede granit, des dalles naturelles, d’une largeur suffisante,côtoyaient le gouffre.

Yoyo désigna du doigt un renfoncement dela pièce à hauteur d’homme : « C’estlà ! »

Sur la dalle, les trois bandits sehaussèrent sur la pointe des pieds, pour voir… Ils tournaient ledos au gouffre… Yoyo était au milieu d’eux !… La Ficelle étaità l’entrée de la grotte.

Soudain, il se passa quelque chose defantastique… La dalle sur laquelle ils se trouvaient se soulevabrusquement et le dernier rayon de l’astre du jour éclaira unecariatide formidable, la figure farouche, les épaules de colosse deChéri-Bibi qui portait et rejetait le rocher le long duquel quatrehommes glissaient avec une clameur de désespoir et de suprêmesmalédictions, pour disparaître dans les eauxtourbillonnantes…

Il y eut encore quelques appels du fonddes eaux… Puis, plus rien, un grand silence, le silence de la mort…Yoyo, lui, qui savait comment les choses devaient sepasser, avait déjà rejoint la Ficelle qui le sauva du gouffre…Quant aux autres…

Et, tout à coup, l’on entendit, danscette grotte où la nuit venait d’entrer avec la mort, le riredémoniaque, l’écho terrible de la joie infernale de Chéri-Bibi,manifestation dont il payait généralement ses peines chaque foisqu’il prétendait avoir accompli une bonne action !… Chéri-Bibiriait !… riait !…

Pauvre Chéri-Bibi ! il aurait étécertainement moins gai, s’il avait pu lire cette lettre signée deSaynthine qui fut apportée, le soir même, au comte de Gorbio, chezNina-Noha :

« Vous apprendrez certainementdemain par les journaux que M. de Saynthine et deux deses amis se sont noyés par accident… En ce qui me concerne, je nesuis que blessé et réfugié à bord de la goélette Tullia.Laissez croire à ma mort. Nous avons été victimes d’un complotmonté par Didier d’Haumont… Je puis vous dire maintenant qui estcet homme. C’est un forçat en rupture de ban, nommé Raoul deSaint-Dalmas. Nous l’appelions là-bas :Palas !… »

VI – Nina et Palas

Raoul de Saint-Dalmas !L’assassinat du banquier Raynaud ! Le vol du collier deperles ! On devine l’effet foudroyant d’une telle lettre surles deux personnages.

« Mais évidemment, c’est lui !Comment ne l’ai-je pas reconnu tout de suite ? »s’exclama la danseuse.

Nina ne parvenait pas à comprendrequ’elle n’eût pas identifié immédiatement ce visage qui, chaquefois qu’elle le rencontrait, attirait, retenait son attention et latourmentait comme un problème obscur dont elle cherchait au fond desa mémoire fragile les données mystérieuses…

Raoul ! c’était Raoul ! cethéroïque officier de la Grande Guerre, ce Didier d’Haumont quiétait venu se mettre si singulièrement entre eux et leurs ténébreuxprojets relatifs à la famille de la Boulays !

Lui aussi, quand il la rencontrait, laregardait avec une inquiétude certaine et avec une obstination biendangereuse s’il ne voulait point être reconnu. Que pouvaient êtreses projets pour qu’il osât ainsi s’approcher d’elle dans un momentoù tout lui commandait la retraite et le silence ?…

« Comme il a changé !murmura-t-elle. Il est plus vieux de vingt ans !…

– Eh ! le bagne ne rajeunitpas son homme ! » ricanait Gorbio.

Si Nina était stupéfaite de l’événement,Gorbio, lui, en était triomphant. Une joie féroce lui gonflait lecœur.

Il y avait tant de choses entre Raoul deSaint-Dalmas et lui ! Il y avait d’abord que c’était lui,Gorbio, qui allait assassiner le banquier Raynaud. Il y avait quec’était lui qui avait volé le collier de perles pour le donner àNina !

Le collier de la reine deCarynthie ! Nina le portait ! Elle n’avait osé le porter,du reste, qu’au bout de plusieurs années… Certes, la perledéfectueuse qui eût pu le faire reconnaître à première vue avaitdisparu et la monture avait été changée !… Et puis, quipensait encore à cette vieille histoire ?…

Eh bien, il y avait un homme qui devaity penser toujours ! Et cet homme, que l’on croyait au bagne,s’asseyait maintenant à ses côtés dans les fêtespubliques !

Le collier !… Gorbio et Nina leregardaient maintenant tous deux… et soudain, sans qu’un mot eûtété prononcé entre eux, ils eurent le même geste… Ils ledétachèrent de ces admirables épaules…

Et Nina ouvrant un meuble sûr, y prit uncoffret dans lequel elle déposa le bijou…

Puis la porte du meuble futrefermée…

Et encore, Gorbio eut un ricanement detriomphe qui avait fait tressaillir la danseuse…

« Comme tu ris ! tu es donc sicontent que cela qu’il soit ici cet homme ?

– Si je suis content ?Regarde-moi ! mais regarde-moi donc, Nina ! Est-ce que tune vois pas que j’étouffe de bonheur ?… Didier d’Haumont, unbagnard !…

– Oui ! oui, jecomprends ! avec un pareil secret, tu le tiens ! Ilt’appartient !

– Tu ne comprends rien dutout ! éclata Gorbio. Il ne m’appartient pas ! Ilappartient au bagne ! Comprends-tu maintenant,comprends-tu que je vais renvoyer au bagne Didier d’Haumont, lemari de Mlle de la Boulays ?

– Tu es terrible !

– Je suis tonélève !…

– Tu trouves qu’il n’a pas assezsouffert ?

– Jamais !…

– Tu vas me faire croire que tuaimais Françoise !

– Françoise ! je m’en f… Maislui, il m’a humilié, écrasé, fait jeter à la porte, as-tu oubliéqu’il a failli me tuer ?

– Mon Stani, je crois que tu asaimé Françoise !… »

Gorbio eut un gestetragique :

« Tu sais bien que je n’ai jamaisaimé que toi ! Je te l’ai assezprouvé !… »

Ils se turent. Dans leur silencemontaient tant de souvenirs… d’un temps où le comte Stanislas deGorbio n’était encore qu’un petit commis en bijouterie, dans lamaison de l’expert chargé de vendre les joyaux de la reine deCarynthie…

Jeune et élégant, d’une élégance de bar,nécessaire à un employé qui fréquente, pour la plus grandeprospérité de son négoce, les grandes demi-mondaines qui ont tropde bijoux ou les petites artistes qui n’en ont pas assez, il avaitamusé tout d’abord Nina par son bagout et ensuite par son audaceamoureuse, car il s’était déclaré fou d’elle. Elle n’en avait faitque rire jusqu’au jour où, lui ayant dit : « Je nesais même pas, mon cher, ce que vous seriez capable de faire pourmoi », il lui avait froidement sorti le bijou qu’elleavait tant convoité : le collier volé au banquierRaynaud !

« Voilà ce que je suis capablede faire pour toi ! »

Et elle avait reçu le collier de sesmains rouges de sang.

Après un moment de stupéfaction etd’horrible admiration, elle s’était donnée à Gorbio.

Ils étaient admirablement faits pours’entendre. Nina faisait déjà partie, à cette époque, d’uneorganisation formidable, payée par l’étranger, et elle venait detrouver dans Gorbio l’homme dont elle avait besoin…

Raoul venait alors d’être condamné. Ladanseuse l’avait laissé partir pour le bagne sans regret, commesans pitié…

Après tant d’années, le cœur de Nina nesemblait point être devenu plus tendre… Et ce soir-là, où ilsvenaient de recevoir la lettre d’Arigonde, elle finit par dire àGorbio :

« Ma foi, tu as peut-êtreraison ! Renvoie-le au bagne ! C’est encore là qu’il nousgênera le moins ! »

Gorbio, songeant à sa vengeance, ne luirépondit pas. Le lendemain matin, quand il s’apprêtait à laquitter, elle lui demanda encore :

« Que vas-tufaire ? »

Il lui réponditvaguement :

« Je vaisréfléchir ! »

Et il la laissa, très distraite, trèslointaine, ne songeant plus, de toute évidence, qu’à la revanchequ’il allait prendre.

« Pauvre Raoul ! soupira Nina,il n’a que ce qu’il mérite. Il n’avait qu’à resterlà-bas ! »

Cependant, l’idée que tant de joiemauvaise chez Gorbio pouvait avoir pour origine un véritable amourpour Françoise n’avait point quitté Nina.

Et c’est sans doute cette imaginationqui la conduisit à rouvrir le meuble, à regarder le coffret, à enfaire jouer un tiroir secret ignoré de Gorbio et dans lequel ladanseuse avait glissé, depuis bien des années, la perle défectueusequi pouvait faire reconnaître à coup sûr le collier, ainsi quequelques lettres du comte fort imprudentes, comme il arrive àl’ordinaire aux lettres d’amour et qui désignaient suffisamment levéritable auteur de l’assassinat du banquier Raynaud.

En contemplant ces reliques, Nina eut unsourire qui en disait long sur ses projets éventuels, dans le casoù Gorbio cesserait de lui être un instant fidèle… Puis elle rangeahâtivement son petit trésor, car on frappait à la porte. Lasoubrette annonçait un visiteur : « À cetteheure-ci ? »

Il était dix heures du matin et Ninavenait à peine de sauter du lit.

Le visiteur avait insisté toutparticulièrement, disant que l’affaire était d’importance. Ninalisait la carte qui lui était tendue ; elle ne put retenir uneexclamation : « Ah ! par exemple !… »C’était Didier d’Haumont !…

Didier d’Haumont venait chez elle !Il osait cela !… Il se croyait donc bien sûr de n’être pointreconnu ! « Ou il est fou ! se dit-elle, ou ilm’aime toujours ! »

Ce fut à cette dernière hypothèsequ’elle s’arrêta. Il plaît toujours à une femme d’expliquerl’inexplicable par le sentiment excessif qu’inspire son charme etsa beauté. Elle imagina tout de suite que Raoul de Saint-Dalmas nes’était échappé du bagne que pour retrouver quelques minutes deplaisir dans ses bras et qu’il préférait le risque de retourner àCayenne au supplice d’être privé plus longtemps de ses fantaisiesamoureuses.

Ce n’était point la fadeur d’une lune demiel avec la fille de M. de la Boulays qui pouvait avoirfait oublier à Raoul les heures diaboliques de leur cruelamour ! Il avait suffi qu’elle rencontrât une fois le pauvrehomme pour qu’il redevînt son esclave, quoi qu’il lui en dûtcoûter…

Ainsi sa pensée amoureuse agitait ladanseuse pour la plus grande satisfaction de son orgueil. Etaussitôt elle courut aux armes.

C’est-à-dire qu’elle se fit rapidement,mais sûrement, les lèvres et les yeux en grande coquette ets’enveloppa, aussi peu que possible, dans les plis lâches d’unkimono brodé de fleurs d’où sortaient ses bras nus etparfumés.

Après un dernier coup d’œil à la glace,elle passa dans son boudoir et dit à la soubrette :

« Faitesentrer !… »

Et elle attendit, étonnée de sentir soncœur battre à coups précipités. Elle aurait aimé cet homme quiallait venir, qu’elle n’eût pas été plus émue…

Depuis qu’il avait été si facilementreconnu par Mme Martens, Palas était agité par les plussombres pressentiments ; trop d’ennemis et trop de souvenirsl’assiégeaient. Il sentait bien que, quoi qu’il fît, la véritéallait éclater un de ces jours ! D’abord il s’attendait à voirréapparaître les sombres silhouettes du Parisien et de sesacolytes… Une seule chose pouvait le sauver, lui rendre l’honneur,lui permettre de redresser le front devant Françoise : lapreuve de son innocence dans l’affaire du collier !

Si sa liberté d’action lui était gardéequelques semaines encore, quelques jours, quelques heures, c’est àcela qu’il devait travailler : trouver lapreuve !

Et dans tous ses malheurs, la Providencesemblait lui avoir réservé une chance inouïe… Il ne pouvait endouter… du moins il espérait ne plus devoir longtemps endouter : le collier, il l’avait revu !… revu sur lesépaules de Nina !… Nina !…

Et depuis qu’il l’avait revu, il nepensait qu’à lui !… C’étaient, à s’y méprendre, les mêmesperles, car il les connaissait… et les avait admirées autrefoisavec Raynaud, avant la vente, et le soir fatal, il les avait euesdans la main !… Qu’importe qu’il y manquât l’une d’elles,celle dont Raynaud lui avait montré les défauts !… L’absencede celle-ci était une preuve de plus !… On avait fait perdreainsi au collier sa dangereuse originalité.

D’où Nina tenait-elle le collier ?…L’avait-elle depuis longtemps ?…

Il fallait savoir !…savoir !…

Et ses pas le conduisaient, malgré lui,dans cette avenue où Nina-Noha venait de louer une villa pour lasaison !… Comment savait-il cela ?… parce que, depuisqu’il avait vu le collier sur les épaules de Nina, rien de cequ’elle faisait ne lui était indifférent.

Et il se trouvait maintenant sous lesfenêtres de la villa… Il y avait là quelques arbres, un petitjardin ouvert à tous, derrière quelques balustres demarbre…

Il s’en approcha encore. Il était devantla porte…

« Ah ! savoir !savoir !… Oui, mais si elle te reconnaît ? Ehbien, si elle me reconnaît, qui me dit qu’elle ne m’aidera pas àprouver mon innocence !… »

Et il sonna.

Il eut affaire tout de suite à unesoubrette mise comme une femme de chambre de théâtre, qui ledévisageait avec une curiosité effrontée et qu’il ne regarda mêmepas.

Il ne savait pas beaucoup ce qu’ildisait. Il insistait pour voir l’artiste, disant que c’était trèsimportant et très pressé.

Et il donnait sa carte.

On le fit monter au premier étage… et onle laissa seul.

La petite soubretterevint :

« Madame vousattend !… »

Et quand il fut entré, la petitesoubrette resta derrière la porte à écouter…

Palas s’avança, très troublé,reconnaissant le parfum d’autrefois, avant même qu’il eûtaperçu Nina sur sa chaise longue…

Un geste de celle-ci lui disait des’approcher…

Il vint à elle, machinalement. Elle luieût montré, tout de suite, la porte pour qu’il s’en allât, il sefût enfui.

Elle lui montrait un fauteuil, ils’assit.

L’horrible passé ressuscité le rendaitplus faible qu’un enfant.

Il avait peur maintenant, peur de cettefemme qui l’avait tant fait souffrir !…

Comment était-il venu jusque-là ?Par quel coup de folie se trouvait-il là ?… « Ah oui, lecollier !… »

Il regarda les épaules de cette femme…Le collier n’y était plus.

Et ce fut elle qui rompit, la première,le silence.

« Vous avez désiré me parler,monsieur d’Haumont ? »

Ah ! quelle douceur inattendue danscette voix !… Elle lui parlait si rudement jadis, quand ellele chassait… et même quand elle acceptait qu’il restâtlà !…

Il la regarda.

Elle était souriante,accueillante.

Certainement elle ne l’avait pasreconnu !… Et elle paraissait pleine de bonne volonté… Il serappela soudain des phrases qu’il avait préparées, quelques heuresauparavant, pour le cas où il se déciderait « à yaller ».

« Madame, commença-t-il, il s’agitencore d’une fête de charité !

– Encore !… On ne peutdonc se passer de moi !… »

Ces dernières paroles avaient étéprononcées avec une intention si évidente et pouvaient vouloir diretant de choses, que Palas en fut un instant touttroublé.

Y avait-il seulement la redoutablecoquetterie de la courtisane dans cette phrase audacieuse, oufallait-il y découvrir un sens plus terrible ?

L’avait-elle, oui ou non, reconnu ?Il eût juré que non, tout à l’heure… Maintenant, il ne savaitplus !…

En tout cas, Nina ne lui paraissait pashostile, bien au contraire. Il eut l’occasion de s’apercevoirqu’elle se mettait en frais pour lui plaire. Elle avait redresséson buste, elle se penchait vers lui dans une attitude pleined’abandon… Elle lui souriait. Elle lui demandait :

« Et que puis-je faire encore, pourêtre charitable ?

– Mais tout simplement vousmontrer, madame !… comme vous l’avez fait à Valrose, et danserpour notre joie et pour nos pauvres poilus ! Ne changez rien àvotre programme, venez avec les mêmes costumes, les mêmesbijoux !… »

Sa voix avait tremblé sur les derniersmots. Quant à Nina, elle était trop avertie pour ne pas attacher àces syllabes une importance considérable.

Elle leva les yeux sur ce visage tout àl’heure encore si mystérieux et dont l’émoi actuel ne parvenait pasà se dissimuler. Elle répéta avec une apparenteindifférence :

« Les mêmes bijoux ? Voustenez aussi à mes bijoux ?

– Nullement, répliqua Palas, maisvous en avez de si beaux qu’ils vous font plus rayonnante encore,si possible. J’étais, l’autre jour, à Valrose avec un ami qui seconnaît en belles perles et qui les aimait… et qui en a la folie…Il m’affirmait qu’il avait rarement vu quelque chose d’aussiparfait que votre collier. »

Elle s’étendit à nouveau sur la chaiselongue et son visage fut dans l’ombre.

Palas, heureusement, ou malheureusementpour lui, n’en put voir la férocité.

Dans ce moment, Nina haïssait assez sonancien ami pour le tuer sur-le-champ si elle en avait eu lapossibilité sans crainte du danger ou du scandale.

Ainsi il était venu du bagne jusqu’àelle non point, comme elle l’avait trop vite supposé, poussé par lesouvenir ardent de leurs anciennes amours, mais pour lui poserdes questions sur le collier.

Évidemment, il avait dû le reconnaîtreou tout au moins avait-il de forts soupçons. Dans tous les cas, ilvenait d’agir avec une maladresse qu’elle se jurait de lui fairepayer cher…

« À propos de mon collier,fit-elle, avec une tranquillité glaciale, il faut que je vous disequ’ayant eu besoin d’argent, je l’ai vendu !…

– Peut-on savoir à qui ?questionna Palas… Je suis sûr que mon ami l’eût payé trèscher.

– Votre ami ou vous ?… »interrogea sur un ton net et brutal la terrible femme…

Et comme Palas ne savait que répondre,tout désemparé par cette attaque directe…

« Avouez donc ? ajouta-t-elle,en se levant, avouez donc, cher monsieur d’Haumont, que vouseussiez désiré faire un beau cadeau à votre jeunefemme !… »

Il s’était levé… Il comprenait qu’on nedésirait point qu’il prolongeât sa visite.

Du reste, il ne savait plus beaucoup oùil en était. Et puis il lui était insupportable d’entendre cettecomédienne lui parler de sa femme… Nina perçut encore cela, ce quil’incita naturellement à continuer :

« Savez-vous bien queMme d’Haumont est très jolie ?… Tous mescompliments !… »

Il prit congé hâtivement, sentant qu’ilétait prêt à commettre quelque sottise irréparable. Cependant, ileut encore la force de dire qu’il reviendrait pour traiterdéfinitivement de la fête de charité.

Il se retrouva dehors sans savoircomment, après s’être heurté au docteur Ross qui entrait, et avoirbousculé la soubrette qui leur ouvrait la porte à tousdeux.

Il allait, se répétant :« Elle m’a reconnu !… Elle m’a reconnu !… »Mais, au fond, il n’en était pas si sûr que cela, car enfin !…si elle l’avait reconnu, il n’y avait aucune raison pour qu’elle nel’eût point confondu irrémédiablement ! Elle lui eût jeté sonvrai nom à la figure tout de suite ! C’était une femme quin’avait peur de rien !

Et puis, qu’avait-elle à redouter ?surtout de lui ? Dix minutes plus tard, il était sûr,absolument sûr qu’elle ne l’avait point reconnu.

Le docteur Ross avait trouvé Nina-Nohadans un état d’énervement et de fièvre qui fut pour lui l’occasiond’une de ces ordonnances dont il avait le privilège et lesecret.

Ces ordonnances-là, jamais on ne lesprésentait aux pharmaciens, pour lesquels il professait, ainsi quepour toute leur pharmacopée, le plus absolu mépris.

Du reste, il avait toujours les droguesnécessaires sur lui, de certaines poudres auxquelles le malade nerésistait pas, soit qu’il fût guéri, soit qu’il en mourût surl’heure. Les décès, néanmoins, avaient été assez rares dans saclientèle depuis qu’il exerçait sur la Côte d’Azur, et nous savonsque Nina-Noha avait plus que de la confiance en lui.

« Ah ! docteur ! je nesais ce que j’ai aujourd’hui ! Je suis nerveuse ! je suisnerveuse ! Tenez, je viens de recevoir la visite d’un hommecharmant, M. Didier d’Haumont ! Eh bien, j’ai été on nepeut plus désagréable avec lui, sans aucune raison ! Je dissans raison, parce qu’il venait demander mon concours pour une fêtede charité !…

– Qui,M. d’Haumont ? » demanda avec son flegme habituel ledocteur Ross.

Nina dut lui dire tout ce qu’elle savaitdu mariage du capitaine avec Mlle de la Boulays et de sonduel avec le comte de Gorbio.

« Qui, Mlle de laBoulays ? Qui, Gorbio ? »

Prétextant qu’il ignorait tout deschoses de l’Europe et des gens de France, ce singulier docteur necessait de poser des questions avec une insistance et quelquefoisune naïveté qui étonnaient, amusaient ou agaçaient ses bellesclientes.

« Il s’instruit », disaitNina, qui était la première à lui pardonner sonindiscrétion.

À part cela, c’était, sous des dehorsfroids, le meilleur garçon du monde, toujours prêt à rendreservice. N’était-ce pas lui qui avait déniché pour Nina cettecharmante petite soubrette, maligne comme un singe, qu’était Zoé,et dont le zèle primesautier et infatigable enchantait ladanseuse ?

Sans doute Mlle Zoé tenait-elle, deson côté, à remercier le docteur Ross qui lui avait procuré une sibonne place, car en reconduisant le médecin américain, elle leretint sur le seuil par un bavardage que l’autre écouta avec unepatience parfaite et un intérêt complaisant. Zoé aimait déjà samaîtresse. Elle venait s’enquérir de sa santé ! Elle dit touthaut :

« Madame se fatigue trop !Elle travaille tous les matins, elle répète tous les après-midi.Ainsi, aujourd’hui, bien qu’elle soit souffrante, elle ne manquerapour rien au monde sa répétition de quatre heures àl’Eldo !… »

Le docteur Ross hocha la tête,assujettit ses lunettes et s’en alla de cette allure compassée etguindée qu’il prenait sans doute pour de la distinctioneuropéenne…

……………………

C’était un être tout à fait original quece docteur Ross. D’abord, il ne soignait que ceux qui luiplaisaient, et encore « quand il était en train »,prétendait Nina, laquelle entretenait volontiers ses amis despetites manies de son « Peau-Rouge », comme ellel’appelait (elle ne croyait pas si bien dire). Elle citait des casoù il avait refusé de se déranger, bien qu’on lui promît des sommesconsidérables. En revanche, on le savait pitoyable aux pauvres, etce n’était un secret pour personne qu’il allait assez souvent fairesa tournée dans les plus humbles cabanes de la côte.

Les pêcheurs de Villefranche, enparticulier, s’honoraient de sa visite, et il n’était point jusqu’àun certain Sylvio, dont la jambe, à la suite de quelque accident,se trouvait dans un fâcheux état, qui n’eût à le remercier de sesbontés.

Ce matin même, c’est encore la porte dela cabane du pauvre pêcheur, accroupie entre deux rochers, quepoussa la main bienfaisante du chirurgien de Chicago.

Il y a, entre ces murs humides, danscette pièce sombre et basse, une grande désolation. D’abord ce sontles soupirs de la Ficelle qui pleure sa propre mort, laquellel’attache à ces lieux obscurs et sans joie, loin du sourire de Zoé.Il a pu lire dans les feuilles que le chauffeur deM. de Saynthine s’est noyé avec son maître dans cettemalheureuse promenade qui devait se terminer par une si terriblecatastrophe…

« Monsieur Hilaire ! grognaChéri-Bibi, vos plaisanteries ne cesseront donc jamais ! J’aiconnu un temps où le seul fait de vous trouver à mes côtés eûtsuffi à votre bonheur !

– Certes, monsieur lemarquis !… Pardon ! mon cher monsieurSylvio !…

– Vous ne manquez de rien ici,reprit Chéri-Bibi, et vous ne risquez point d’y rencontrer uneépouse acariâtre.

– Évidemment !Évidemment !

– Eh bien, fais-moi donc leplaisir, la Ficelle, mon ami, de me laisser guérir tranquillementde cet accident stupide qui m’enchaîne à ce grabat comme Prométhéeà son rocher ! » (Nous avons appris, dans un ouvrageprécédent, que M. le marquis du T…, aliasChéri-Bibi,avait, pendant une des plus intéressantes périodes de sa vie,fréquenté les belles-lettres.)

Et Chéri-Bibi se remettait à geindrepour son compte.

Au fait, jamais le Titan, accablé sousles liens ingénieux que la main des dieux avait forgés pour lui, negrogna plus épouvantablement que le protecteur redoutable de Palas,réduit à garder un grabat à cause d’une méchante foulure quin’avait fait que s’enflammer depuis que, malgré l’avis de sonmédecin, il avait voulu aussitôt se remettre au travail…pour une besogne de justice et d’enfer dont M. Hilaire avaitencore le frisson…

La porte s’ouvrit donc devant ce bondocteur Ross, qui se mit immédiatement à son travail salutaire avecses onguents spéciaux et ses cataplasmes.

Chéri-Bibi, soulagé, daigna luiexprimer, entre deux grognements, quelque reconnaissance, aprèsquoi, il lui demanda s’il y avait du nouveau du côté de laNina-Noha.

Cette Nina-Noha n’avait cessé, depuis leretour de Chéri-Bibi en Europe, de préoccuper celui-ci. Tout cequ’il savait d’elle et tout ce que Palas, pendant ses années debagne, lui en avait appris l’avait toujours incité à penser qu’ellen’était point étrangère aux malheurs judiciaires de Raoul deSaint-Dalmas et qu’elle devait en savoir long sur la mort dubanquier Raynaud.

Chéri-Bibi avait, lui aussi, remarquéplusieurs fois le collier que portait la danseuse, et quand sonenquête autour de Nina-Noha lui eut appris les rapports del’ancienne amie de Palas avec Gorbio, chose qu’ignorait encorePalas, il n’avait pas hésité à diriger sur elle le docteur Rossd’abord, puis à placer auprès de Nina cette petite Zoé, chargée delui rapporter tout ce qui se passait et se disait dans lamaison.

Pourquoi Zoé ? Parce que Zoéparlait l’italien, et que le comte et Nina, entre eux,s’entretenaient souvent dans cette langue.

Ce que Zoé, ce matin-là, avait entendu,vu et compris était d’importance ! Aussi le docteur Rosseut-il un certain succès quand il eut répété ce que lui avait ditla soubrette d’occasion.

Chéri-Bibi ne s’était donc pastrompé ! C’était bien là le collier volé au banquier, etl’assassin de Raynaud, d’après la conversation surprise, ne pouvaitêtre que Gorbio !…

Or, la preuve de tout cela étaitenfermée dans un meuble chez Nina !…

Chéri-Bibi eut un rugissement detriomphe et sauta de son grabat.

Hélas !… Il y retomba aussitôt avecun gémissement de rage et de douleur…

VII – Éclaircie

Nous avons laissé M. d’Haumont auplus fort de ses réflexions.

« Je ne me reconnaissais pasmoi-même après six mois de bagne. Alors ? »

Alors, il n’y avait qu’un souvenirfidèle et douloureux comme celui de Mme Martens, que leremords d’une honnête femme pour retrouver sous le masque présentle visage du passé !

Il en était là de ses raisonnementsquand, débouchant sur le quai du Midi, il se trouva justement enface de Mme Martens…

De qui celle-ci lui aurait-elle parlé,sinon de Gisèle ? Depuis qu’elle avait entrevu la radieuseenfant dans le salon de la villa Thalassa, Mme Martens nepensait plus qu’à sa fille et cherchait toutes les occasions de larencontrer et de lui parler. Les sœurs Violette avaient trouvé dansla femme de l’avocat général une cliente qui ne quittait plus leuratelier.

À cette heure du déjeuner, Gisèle étaitde retour chez elle, dans ce nouvel appartement en plein midi, quelui avait procuré l’attentive bonté de M. d’Haumont.Mme Martens n’eut aucune peine à décider celui-ci à l’emmeneravec lui dans la visite qu’il se proposait de faire à sa« petite protégée ».

Le temps était radieux, la baie desAnges recourbait sa faucille d’éblouissant azur devant cette grèvequi fait suite à la promenade des Anglais et remonte jusqu’auRocher du Château. En cet endroit, plus de palaces, plus d’hôtelsmagnifiques, de villas somptueuses, mais une quantité de petitsappartements ensoleillés, aux balcons fleuris, abritant de modestesménages dont la plus grande richesse est certainement cettesplendide lumière du jour dont ils jouissent, de l’aurore aucrépuscule.

Sur le galet, les barques des pêcheursont été tirées. Les filets sèchent sur les dalles du port. Deuxpetits restaurants ont sorti devant leurs fenêtres des tables auxnappes éclatantes, bientôt surchargées des plats de« coquillages » réclamés par les amateurs. Quelquesdouzaines d’huîtres fraîches arrosées d’une bouteille de Bellettentent les moins gourmands, dans ce décor enchanteur.

Mais Didier d’Haumont etMme Martens n’eurent d’attention que pour la plus douce desapparitions surgie entre les branches embaumées d’un de ces petitsjardins suspendus aux proches balcons. C’est Gisèle qui sourit à lalumière bienfaitrice, en poussant avec sa grâce coutumière lefauteuil où celle qui lui a servi de mère renaît à l’espoir de lavie.

À cette vue, Palas ne sent plus, pendantquelques instants, la formidable angoisse qui, nuit et jour,torture son âme, et Mme Martens oublie tous ses remords devantle fruit adorable d’une faute qu’elle a tant pleurée… Ni l’un nil’autre ne saisissent autre chose que ces cheveux d’auroreencadrant le sourire du printemps.

Comment s’apercevraient-ils qu’ils nesont pas les seuls à voir cela et l’apprécier ?… En quoi, dureste, pourrait les intéresser cette silhouette inconnue, à demidissimulée dans l’ombre de la tente du restaurant en pleinair ? Encore quelque amateur de « coquillages » quia bien le droit, en vérité, d’oublier ses huîtres un instant pourgoûter le charme d’un joli visage penché sur un balcon.

Déjà Palas et Mme Martens ontpénétré dans la maison.

Gisèle ne les a pas aperçus. Un petitgarçon passait en courant, vendant des journaux locaux et annonçantun « terrible accidengue au cap Ferrat ».

Gisèle, inquiète tout de suite, avaitjeté une pièce et descendu, comme il est d’usage là-bas, un petitpanier au bout d’une ficelle.

Le camelot y avait déposé samarchandise. Et tout à coup :

« Maman !… c’estM. de Saynthine, cet affreux homme qui me poursuivait,qui est mort avec deux de ses amis et domestiques !… Unaccident en rade de Villefranche !… Les pauvresgens !… »

Mais Mlle Athénaïs n’était pointdisposée à pleurer la mort du persécuteur de son enfant et elledéclara avec une conviction touchante « que c’était le Cielqui l’avait puni ! »

La naïve cruauté de cette dernièrephrase ne dut point passer inaperçue du mangeur d’huîtres, car sonombre parut en recevoir quelque agrément…

Gisèle avait encore le journal à la mainquand Palas et Mme Martens firent leur entrée dansl’appartement.

La première chose que fit la jeune fillefut de tendre le journal à son bienfaiteur…

D’abord Palas ne dit rien. Le coup étaittrop fort, sa joie intime trop immense…

La Providence, après l’avoir accablé silongtemps, se mettait soudain si formidablement de son côté qu’ilen était comme assommé. Car il n’y avait pas de doutepossible : à la description des personnages qui accompagnaientSaynthine dans l’auto, Palas reconnaissait qu’il était à jamaisdébarrassé de ses farouches ennemis.

Le simple fait divers, un banalaccident, le faisait ressortir de l’abîme où il avait été à nouveauplongé… Pour lui, l’aurore nouvelle se montrait, plus radieuse quejamais, à son obscur horizon ! Il en étaitébloui !

Il eût voulu relire ces ligneslibératrices… Il n’y parvenait pas… trop de lumière dansait dansses prunelles.

Et c’était cet ange, sa fille, qui luiapportait une nouvelle pareille ! Ah ! cette fois, Dieuétait enfin avec lui !…

Quand il put parler, il balbutiaquelques hâtives excuses et s’enfuit.

Il s’enfuit pour ne point étreindrecette enfant sur son cœur, pour ne point lui crier sa joie et sadélivrance !…

Quand il arriva sur le quai, il répétaitencore, il ne pouvait s’empêcher de répéter à mi-voix, comme unelitanie : « Arigonde est mort ! »

Et il passa presque en courant devant lemangeur d’huîtres…

Celui-ci, qui avait fini de déjeuner,solda son addition, alluma un cigare, et s’en fut d’un pastranquille vers le port en murmurant : « Arigonde estmort, mais pas encore enterré. »

VIII – Une journée qui avait biencommencé et qui finit mal

L’après-midi de ce même jour, le comteStanislas de Gorbio (mon petit Stani… disait Nina dans l’intimité)s’était rendu sur la promenade des Anglais, où il comptait trouverquelques personnages de qualité, de passage à Nice, et propres àlui fournir, innocemment, quelques renseignements dont il savaittoujours tirer profit.

La journée était belle et les promeneursnombreux. Ceux-ci passaient, potinant, entre les chaises oùs’étaient installées les mères de famille penchées sur leurstravaux d’aiguille ou de tricot… avec une application qui n’étaitinterrompue que par l’apparition d’une toilette à sensation ou devisages inconnus auxquels la curiosité des dames, toujours enéveil, cherchait immédiatement à donner des noms.

Le monde est petit, c’est toujours lemême qui se rencontre, l’été sur les plages du Nord, l’hiver surcelles du Midi, au printemps et à l’automne dans les milieuxmondains de la capitale et dans les allées du Bois à onze heures età six heures.

Le comte de Gorbio s’était fait denombreux amis dans ce monde-là, si tant est qu’on puisse donner lenom d’« amis » à tous ceux à qui l’on serre la main. Sa« personnalité » n’avait jamais été plus en vogue depuisle duel où le pistolet de M. Didier d’Haumont l’avait abattu.Dieu seul savait les histoires qui s’étaient chuchotées autour decette aventure ! Les fiançailles du comte avecMlle de la Boulays n’avaient été un secret pour personneet il y avait veillé lui-même, persuadé trop tôt quel’« affaire était conclue ». L’échec qu’il en avait subiavait été d’autant plus retentissant…

Aussi, plus que jamais, avait-il sesraisons de « plastronner » pour donner le change etrefaire sa fortune mondaine.

Il ne perdait pas une occasion de semontrer et de prouver qu’un incident même aussi cruel (un mariageraté et un duel néfaste) ne pouvait l’arrêter en chemin. Comme ilpassait pour très riche et disposant des plus grandes influences,on lui pardonna vite son malheur… Chacun était persuadé qu’un hommecomme lui prendrait tôt sa revanche…

Or, cette revanche, il la tenait !Et comment !…

L’heureux rayonnement qui éclairait sonvisage ne passa point inaperçu. On le félicita de sa bonne mine.Ses propos étaient enjoués et son esprit redoutable.

« En voilà un qui a del’abattage ! » murmurait une dame un peu mûre à sa filleen âge de se marier et qui avait eu déjà quelques aventures dedemi-vierge avec de notoires rastas.

Soudain, le front de Gorbio serembrunit, ses yeux devinrent fixes, on regarda ce qu’il regardaitet l’on aperçut Mme Didier d’Haumont qui s’avançait sur lapromenade avec Mme Martens.

Françoise semblait heureuse et ellel’était en effet.

Depuis la minute terrible où elle avaittout appris et où elle s’était mise à épier Palas avec une angoissesi tragique, jamais elle ne l’avait vu comme ce jour-là, libreapparemment de tout souci, et d’une aisance si naturelle qu’elleétait presque inexplicable pour une personne qui, comme Françoise,avait sondé l’abîme sur lequel naviguait son mari.

Celui-ci était rentré à la villa du capFerrat, transformé littéralement, au moral et même au physique.Certaines rides du front que Françoise avait vues se creuser dejour en jour depuis leur arrivée à Nice, s’étaient évanouies commepar enchantement.

Elle n’avait pu s’empêcher de montrerson étonnement et Palas, devinant qu’il ne devait plus êtrereconnaissable depuis qu’il avait appris l’accident providentielqui le débarrassait du Parisien et de sa bande, avait jugé bon dedonner à sa femme une rapide et vague explication :« J’ai eu de graves soucis d’affaires ! c’estpassé ! n’en parlons plus ! »

Joliment, elle lui avait reprochéd’avoir eu l’esprit occupé par quelque autre chose que leur amour,la seule chose qui comptât pour elle, aumonde !…

Et elle aussi s’était réjouieintimement, persuadée que Didier venait de faire un pas immense surle chemin où il tentait de trouver, comme Chéri-Bibi l’avaitexpliqué à Françoise, la preuve de son innocence dans le drame quiavait bouleversé sa vie.

Cette belle journée ne lui en paraissaitque plus radieuse, et Mme Martens elle-même s’étonnait de sagaieté qui faisait contraste avec l’expression un peu sévère etréservée qu’elle avait remarquée sur le visage de la jeune femmedans leurs précédentes rencontres.

Françoise n’avait pas encore aperçu lecomte de Gorbio…

Elle ne le vit que lorsqu’elle fut toutprès de lui, à la hauteur du groupe dans lequel ilpérorait.

Alors, son visage changea.

Elle regarda droit devant elle, comme sielle n’avait point aperçu le personnage, mais ils savaient tousdeux qu’ils s’étaient vus…

Et tout le monde qui assistait à cettescène le savait aussi…

On avait surpris le rapide croisement deleurs regards. Quelle aubaine pour ces oisifs qu’une rencontrepareille !… Qu’allait-il se passer ?… Car certainement ilallait se passer quelque chose… Et il se passa ceci, que le comtesalua Françoise…

Celle-ci ne pouvait pas ne pas voir cecoup de chapeau…

Françoise, qui était devenue d’abordtrès pâle, dès qu’elle avait reconnu le comte, sentit que sonvisage s’embrasait. Elle hâta le pas, en détournant légèrement latête avec un mépris marqué…

Elle était furieuse… Elle se mordait leslèvres… Elle dit à Mme Martens :

« Vous avez vu ? Cetteaudace !…

– Ça, oui, réponditMme Martens, c’est d’un insolent et d’un mufle ! Ildevait ne pas vous voir. »

Gorbio était resté à sa place,continuant de regarder Françoise qui s’éloignait. Un sourireterrible crispait sa lèvre. Il y avait un grand silence autour delui. Il dit tout haut :

« Mme d’Haumont ne me connaîtplus. Elle a tort ! Elle n’a pas de meilleur ami quemoi ! »

En rentrant à la villa Thalassa, lapremière chose que Françoise dit à son mari fut cetteextraordinaire histoire du coup de chapeau du comte deGorbio…

« J’espère que tu n’as pas réponduà son salut ? s’écria Palas.

– Je suis passée près de lui commesi je ne le connaissais pas !… »

Tant de méchante hardiesse lesstupéfiait et venait jeter une ombre sur le bonheur parfait decette rare journée.

Ils se mirent à table en pensant encoreà Gorbio…

Ils savaient que le comte était enpleine convalescence, mais ils étaient loin de se douter qu’ilsurgirait aussi vite dans leur vie… Ils étaient en droit de penserque l’ancien rival de Didier aurait le bon goût de faire tout sonpossible pour passer inaperçu, si le hasard les mettait tous troissur le même chemin… Que signifiait une incorrection aussi grave àtoutes les conventions mondaines ?

Palas avait de graves raisons de seméfier du comte et, plus d’une fois, chez M. de laBoulays, il avait eu l’occasion de s’étonner de certaines de sesattitudes.

Sans qu’il pût formuler contre lui riende précis, Palas nourrissait à l’égard de Gorbio des sentimentsplutôt hostiles, en dehors même de toute rivalité d’amour, mais ilavait été assez honnête homme pour se méfier de ses propresimpressions et pour les mettre au compte de cette rivalité même etde sa propre jalousie.

Mais maintenant il se laissait aller àson ancienne haine pour un homme qui aurait pu posséder Françoiseet qui lui apparaissait de plus en plus comme un rastaquouère deredoutable envergure.

L’incident prenait à ses yeux uneampleur soudaine. Il commençait, de ce point-là, à le considérernon plus seulement comme le résultat d’un manque absolu de tact,mais, qui sait ? comme une menace !…

Les deux époux se faisaient part deleurs réflexions et échangeaient encore des hypothèses quand undomestique entra, apportant une carte sur un plateau. Palas lut eteut une sourde exclamation :

« Lui ! c’est tropfort !

– Qui,lui ?

– Mais lui,Gorbio !

– Ce n’est paspossible !… »

Françoise prit la carte des mains de sonmari et lut à son tour : « Le comte de Gorbio demandeà voir M. et Mme d’Haumont pour une communicationurgente ! »

« Mais je ne veux plus revoir cemisérable qui a voulu te tuer ! »s’écria-t-elle.

Le domestique attendait desordres.

« Faites entrer dans monbureau », commanda Palas.

« Pourquoi lereçois-tu ?

– Pour lui faire passer le goût derevenir !… » répondit Palas, qui s’essayait à reconquérirtout son sang-froid…

Le comte, dans le bureau, attendait,sans impatience… Il jouissait de l’émoi que sa seule présenceapportait dans cette maison.

Il se représentait la stupéfaction et lacolère des deux époux en face d’une démarche qui devait leurapparaître d’une audace incompréhensible et d’une insolence sansnom.

Qu’allaient-ils résoudre ? Il avaitenvisagé l’hypothèse où l’on refuserait de le recevoir… En ce cas,il aurait refusé de se retirer et, de toute façon, une explicationdevenait nécessaire, fatale…

Cette explication serait courte, maisfoudroyante ; et, à l’idée de l’effet qu’il allait produireavec une seule phrase, sa figure prenait une expression de férocitétriomphante.

Quand Didier d’Haumont parut, domptantdifficilement la plus noble colère qui eut encore gonflé le cœurd’un époux outragé, il fut frappé par cette physionomie, par cetteface où rayonnait une joie diabolique, et il ne put retenir pluslongtemps son courroux. En quelques mots durs, prononcés d’une voixâpre, il déclara à Gorbio qu’il trouvait sa démarche, quel qu’enfût le but ou le prétexte, d’une extrême inconvenance.

À quoi Gorbio, glacé,répondit :

« J’ai quelque chose de trèsimportant à dire à Mme d’Haumont et il m’a semblé plus correctde le dire devant vous ! » »

Les deux hommes étaient alors séparéspar la largeur de la pièce. Gorbio s’en vint vers Palas, le fixantde ses yeux où flambaient toutes les joies de lavengeance…

Palas comprit que cet homme étaitterriblement armé contre lui et redouta le pire…

Ce fut le pire, en effet, qui arriva…Gorbio prononça :

« Je veux lui dire qu’elle aépousé un forçat !… »

Palas recula sous le coup… Mais l’autrecontinuait :

« Une bonne nouvelle à apprendre àMme d’Haumont, n’est-ce pas, Raoul deSaint-Dalmas ! »

Ainsi Gorbio savait tout ! Sonsecret, son horrible secret était maintenant entre lui et cethomme !…

À l’heure où il se réjouissait de ladisparition providentielle des quatre misérables qui lepoursuivaient de leurs hideuses entreprises, un nouvel ennemisurgissait, et lequel !

Celui que Françoise avait rejeté,bafoué, qu’il avait lui-même abattu par un coup inespéré et quiressuscitait pour prendre la plus terrible, la plus effroyablerevanche !… Ô misère incalculable ! Non point à cause deson mauvais destin, à lui, mais de sa douleur à elle, de sondésespoir et de la mort de son amour, la mort de son cœur et de soncorps !… Car une phrase comme celle-ci : « Vousavez épousé un forçat », ça tue !…

Palas ne bougeait plus, il semblait uncadavre debout…

Devant lui il y avait cette bouche quicontinuait de cracher la haine et l’épouvante avec ce mot quirevenait sans cesse :« forçat ! »

Et, tout à coup, Palas ne put l’entendredavantage, ce mot-là !

Il sauta à cette gorge, son poingpuissant l’étreignit et il soufflait à l’autre :

« Assez ! assez !tais-toi ! tais-toi !… »

L’autre râlait, se débattait, ruait dansles meubles renversés et comme le mot affreux ne se faisait plusentendre, Palas lâcha Gorbio, se rendant compte soudain de songeste homicide :

« Mais assassine-moi donc !…Fais ton métier ! » glapit Gorbio en se mettanttoutefois prudemment à l’abri d’une nouvelle agression derrière unmeuble.

Et il ricana, sinistre :

« Tu t’y connais !… Il n’ya que le premier pas qui coûte ! »

Ah ! certes, ce premier pas n’eûtguère coûté à Palas dans la voie du crime !… Si quelqu’undésira jamais « tuer », ce fut bien Palas dans cetteminute terrible…

Et pendant que cette atroce scène sedéroulait dans le bureau, Françoise, seule dans la salle où l’avaitlaissée son mari, attendait, en prêtant l’oreille aux moindresbruits.

Didier lui avait fait promettre qu’ellene quitterait point cette pièce. Il lui avait juré qu’il seraitcalme et garderait son sang-froid quoi qu’il advînt, enfin,qu’après avoir vu le comte il reviendrait aussitôt auprèsd’elle…

Or, il ne revenait pas…

L’entrevue se prolongeait…

L’angoisse, l’inquiétude de Françoiseaugmentaient de seconde en seconde. Que pouvaient se dire les deuxhommes ?…

Les plus redoutables hypothèses luiembrasaient le cerveau… Françoise, cependant, ne s’arrêta point àla seule qui fût exacte : la connaissance, par Gorbio, dusecret de Palas…

Cette hypothèse-là était si terriblequ’elle la jugeait impossible. Elle préférait la rejeter tout desuite…

Elle envisagea plutôt celle qui luiparaissait la moins à craindre : elle savait que Gorbio étaiten affaire avec M. de la Boulays. Le comte avait là unprétexte tout trouvé à cette étrange démarche… Mais encore cen’était qu’un prétexte ! Qu’y avait-il au fond de toutcela ?…

Eh bien, au fond de tout cela, il yavait la haine de deux hommes qui aimaient la même femme !…Gorbio et Didier se haïssaient jusqu’à la mort… Françoise l’avaitbien vu lors du duel !

Quel drame nouveau allait sortir decette interminable visite ?

Elle frissonna…

Elle entrouvrit la porte de lasalle…

Il lui semblait entendre des éclats devoix… Et puis il y eut un grand coup sourd, comme il arrive quandun meuble tombe sur un tapis…

Elle ne réfléchit plus à rien… Elle nese souvint plus de ce qu’elle avait promis à Didier… Elle s’avança,haletante, du côté du bureau…

Dans le bureau, Gorbio disait àPalas :

« Je ne quitterai point cette piècesans avoir vu Mme d’Haumont !… Je veux qu’elle sachetout !… et qu’elle sache tout par moi !… C’est moi quimesurerai devant vous votre degréd’ignominie !… »

Palas, penché sur une table, étreignaitde ses poings crispés le meuble, arrêtant ainsi l’élan qui pouvaitle jeter encore à cette gorge abominable pour la faire se taire àjamais…

Il râla :

« Non, pas ça !… Tout ce quevous voudrez, mais pas elle !… Que vous me fassiez souffrir,moi, je supporterai tout !… Mais elle,épargnez-la !… »

Et il eut l’admirable lâcheté de luisouffler :

« Vous l’avezaimée !…

– Je vous hais encore plus que jene l’ai aimée !… gronda Gorbio.

– Écoutez ! reprit Palas d’unevoix rude et qui cessait d’être suppliante… je vous parlemaintenant « dans votre bien »… ne me poussez pas àbout !…

– Je ne crains pas !… je necrains pas un forçat !…

– Encore !… Ah !taisez-vous… car tout à l’heure vous craigniez un assassin !…Gorbio, je suis capable de vous assassiner, voussavez !… »

Comme il disait cela, il entendit unbruit de pas dans le couloir. Il s’en fut à la porte, souleva lerideau, aperçut la silhouette de Françoise.

Alors, il tourna vers le comte un visaged’une pâleur mortelle, revint à sa table, ouvrit un tiroir etsaisit un revolver…

Il allait tuer !… C’étaitinéluctable, il n’avait pas d’autre moyen de suspendre la véritéformidable sur cette lèvre maudite.

Cependant Gorbio surveillait le geste dePalas :

« Ah ! ah ! ricana-t-il,le revolver !

– Oui, le revolver, ma femme vient,elle sera ici dans une seconde, si vous dites un mot de ce qu’il nefaut pas qu’elle sache, je vous jure que je vous tue comme unchien !… »

Il répéta : « Je vous lejure. »

Gorbio haussa les épaules.

« Vous me prenez pour unenfant ! Ma mort ne garderait point votre secret ! Sivous croyez que je n’ai pas pris toutes mes précautions !… Cene sera qu’un crime de plus et tout à fait inutile, je vous enpréviens. Si vous voulez absolument tuer quelqu’un, tuez-vous,c’est tout ce que je puis faire pour vous !

– Ce serait déjà fait si celapouvait la sauver », râla Palas…

Puis ils ne se dirent plus rien, ilsattendirent l’entrée de Françoise…

Les secondes passaient,interminables…

C’est que, dans le corridor, Françoises’était arrêtée, la main à son cœur ; elleétouffait !…

Qu’allait-elle encore voir en poussantcette porte ? Quel spectacle d’horreur lui était encoreréservé ?… Tout à l’heure, ce bruit… était-ce le bruit d’unmeuble qui tombe ou le bruit d’un corps… Puisqu’elle est venue poursavoir… encore un peu de courage !… Elle regarde ! ellevoit !… Non, il n’y a pas de morts dans la pièce, il y a deuxvivants qui se regardent avec une haine indicible… Elle entre,spectrale…

……………………

Devant l’attitude de bataille des deuxhommes et les regards qu’ils lui jetèrent à son entrée dans lebureau, Françoise ne douta point qu’elle fût elle-même l’objet deleur querelle et la seule cause de cette scèneredoutable.

Toutes les autres hypothèsess’évanouirent. Elle allait savoir jusqu’où pouvait aller l’audaceamoureuse du comte, mais aussi elle était prête à châtier tantd’insolence.

« Vous aviez demandé à me voir,monsieur de Gorbio ? »

Avant de lui répondre, le comte setourna vers Palas et alors, il eut un spectacle si nouveau que sonesprit, frappé par une transformation aussi brusque, envisagea avecla rapidité de l’éclair tout le parti qu’il pouvait tirer d’un plannouveau.

À la première attitude, si furieusementhostile de Palas, avait succédé chez le malheureux une physionomieexprimant la plus terrible angoisse et une suprêmesupplication.

Tout son être semblait crier :« Ayez pitié d’elle ! »

Le voyant ainsi, éperdu, si complètementà sa disposition, Gorbio se rappela ce que lui avait ditNina-Noha : « Cet homme t’appartient… Tu peux en fairetout ce que tu voudras !… »

Ah ! certes ! il le voyaitbien maintenant, dans ses yeux, qu’il pouvait tout luidemander ! Tout exiger de lui ! Le traiter enesclave !

N’était-ce pas une vengeance,celle-là ? Et plus complète, plus cruelle que celle quiconsistait à tout briser d’un mot !…

S’il prononçait ce mot,qu’adviendrait-il ? Évidemment tout serait fini pour Palas,mais pour lui aussi !…

Tandis qu’il pouvait s’amuser longtempsavec cette petite histoire-là et ne prononcer le mot de la fin quelorsqu’il aurait traîné sa victime dans tous les chemins utilespour des besognes hideuses, des travaux nécessaires à sesmystérieux desseins…

Sa résolution prise, Gorbio rompit enfinl’effrayant silence qui s’était établi entre les trois personnages,et se retournant vers Françoise :

« Madame, pardonnez-moi, fit-il ens’inclinant et sans dissimuler un sourire cynique et sournoisementtriomphant… pardonnez-moi si j’ai eu l’audace de venir voustroubler dans cette heureuse retraite, mais une affaire danslaquelle nous avons des intérêts communs…

– Je sais, monsieur, que vous avezété en affaires avec mon père !

– Nous sommes toujours en affaires,madame… Les engagements commerciaux ne se rompent heureusement pasavec la même facilité que… »

Palas ne lui laissa pas le tempsd’achever sa phrase. Il était allé à Françoise, et il lareconduisait à la porte, cependant que d’une voix suppliante il luidisait :

« Laisse-moi régler avecM. de Gorbio les intérêts de cette affaire sansimportance !…

– Mais M. de Gorbio n’aqu’à s’adresser à mon père, fit-elle tremblante.

– Je t’en prie, murmura Palas, tum’avais promis de ne pas venir !…

– Je t’attends dans le salon àcôté ! chasse-le !

– Ce serait déjà fait si tu n’étaisvenue… »

Elle consentit à attendre la fin del’entretien dans une pièce adjacente… Son impatience se doublait del’incompréhension où la laissait l’événement… Pourquoi Gorbiorestait-il ?… Qu’avait-il encore à dire ?… Et pourquoison mari prenait-il tant de précautions après avoir montré tant decolère ?

Autant de questions qui restaient sansréponse et qui la laissaient dans un désarroi absolu…

Elle ne comprenait bien qu’une chose,c’est que si elle était restée entre ces deux hommes une seconde deplus, il se serait passé quelque chose d’irréparable…

Et maintenant, elle attendait que Gorbiovoulût bien s’en aller !…

Palas, la porte refermée, était retournéauprès du comte. Fou de honte, il lui demanda sans leregarder :

« Que voulez-vous demoi ?…

– Eh ! ricana Gorbio, beaucoupde choses ! Vous comprendrez, mon cher monsieur d’Haumont, quej’ai besoin d’y réfléchir…

– Ne me poussez pas audésespoir…

– Mais non ! mais non !…Je ne suis pas un méchant homme, moi. Je vous l’ai prouvé toutl’heure ! Vous m’avez fait pitié, littéralement, et, devantvotre pauvre misère, j’ai oublié tant de raisons que j’avais devous en vouloir !… Vous verrez que nous finirons par faire unepaire d’amis…

– Je ne crois pas à votre pitié…Dites-moi ce que vous voulez de moi, pour qu’elle ne sache pas…pour qu’elle ne sache jamais… »

Le comte regarda Palas et se félicitadéjà de la résolution qu’il avait prise de goûter une vengeancepatiente et froide…

Cela ne faisait que commencer et,vraiment, c’était un plaisir des dieux…

Ah ! que le menaçant d’Haumont detout à l’heure était loin !

Il lui répondit :

« Je vous le dirai bientôt !Au revoir, monsieur d’Haumont ! »

Il partit, laissant l’autre accablé,étourdi du coup qu’il lui avait porté et aussi de tous ceux dontson silence le menaçait…

Françoise vit passer Gorbio avec sonsourire insolent. Dès qu’il fut hors de la villa, elle courut àPalas qu’elle retrouva dans le bureau, et qu’elle surprit avec unefigure terriblement ravagée…

« Tu vas me dire ce qui s’est passéentre vous ! j’ai entendu un bruit de lutte !… Vous vousêtes battus !…

– Tu as bien fait de venir, mapetite Françoise… Cela nous a rendu quelque sang-froid à tous lesdeux… Sans toi, je l’aurais tué !… Ah ! je le hais bien,cet homme !… »

Elle le vit frissonnant, grelottant dehaine inassouvie…

Elle le prit dans ses bras, une fois deplus, pour qu’il y trouvât un sûr refuge contre les maux qui necessaient de l’assaillir, pour qu’il y puisât, sur son sein, uneconfiance nouvelle, génératrice de la force nécessaire à la luttecontre son affreux destin. Mais, cette fois, Palas ne put quepleurer, sangloter sur son épaule, comme un enfant.

IX – Chéri-Bibi et Palas

Le lendemain matin, quand, par la porteentrouverte de sa cabane, Chéri-Bibi vit venir à lui la silhouettede son Palas, il se sentit tout frissonnant d’un orgueil biencompréhensible !… Ne l’avait-il pas débarrassé de ses piresennemis ?

Bientôt, dès qu’il pourrait remuer ses« jambes de laine », une dernière expédition luilivrerait le collier qui prouverait au monde l’innocence de celuiqui avait été Raoul de Saint-Dalmas !…

Ah ! la route était déblayée !Maintenant on respirait un air pur qui ne risquait point d’êtreempesté tout à coup par certaines odeurs de bagne que traînaienttoujours avec eux ces ennemis du genre humain qu’étaient l’affreuxArigonde, le repoussant Fric-Frac, le blême le Bêcheur et le hideuxCaïd, tous défunts, sinon pour la plus grande gloire (carChéri-Bibi ne faisait point afficher sur les murs ses bellesactions), du moins pour la plus grande jubilation intime duprotecteur de Palas !…

Donc Palas s’en venait tout doucementvers l’humble demeure du pêcheur Sylvio…

Il marchait la tête basse, et Chéri-Bibine put voir sa physionomie que lorsqu’il fut à quelques pas delui…

Tout de suite il fut frappé par un airde désolation qui le surprit plus qu’on ne saurait dire. Lui quiavait préparé son plus engageant sourire (le sourire deChéri-Bibi !) en resta tout pensif !

Le plus inquiétant était que Palas nedisait rien encore !…

Il serra la main de Chéri-Bibi et selaissa tomber sur un escabeau, sans même demander des nouvelles dela santé de son ami…

Chéri-Bibi, de plus en plus angoissé,ferma sa porte et demanda sur le ton le plus tendre à Palas« ce qu’il avait ».

« Il y a que je suis à bout delutte ! » laissa tomber Palas avec un grand soupir quiporta l’émotion de Chéri-Bibi à son comble…

« À bout de la lutte ?… Contrequi ?… Contre quoi ?…

– Il y a que par moments, continuaPalas, et je ne te cache pas, Chéri-Bibi, que je suis dans un deces moments-là, je regrette lebagne !… »

En entendant ces mots, le bandit se levasi brusquement qu’il renversa tout l’échafaudage sur lequelreposait l’équilibre de son poêle et son organisation tuyautière,ce fut un beau tapage et un grand encombrement dans la petitepièce. Mais Palas était tellement entrepris par ses sombres penséesqu’il sembla ne s’être aperçu de rien et ne tressaillit mêmepoint !…

Chéri-Bibi avait croisé les bras, aucentre de tout ce tohu-bohu, et demandait, d’un air qu’en dépit decet incident ridicule il tendait de rendretriomphant :

« Est-ce que le Parisien, leBêcheur, Fric-Frac et le Caïd ne te laissent pas, maintenant, bientranquille ? »

Palas secoua la tête :

« Possible ! fit-il d’une voixsourde… mais écoute bien, Chéri-Bibi, Gorbio aussi connaît monsecret et il est venu me menacer jusque chez moi, pas plus tardqu’hier !

– Ah ! oui ! vraiment,rugit Chéri-Bibi. Celui-ci aussi connaît ton secret !… Ehbien, tranquillise-toi, il ne sera pas plus difficile de tedébarrasser de Gorbio que du Parisien et de sabande. »

Palas, en entendant ces mots, étaitdevenu pâle comme un linge.

« Que veux-tudire ? »

Et il se leva en regardant Chéri-Bibijusqu’au fond des yeux…

Chéri-Bibi ne saisit pas tout d’abord lesens du mouvement de Palas. La question que celui-ci lui posaits’accompagnait d’une émotion qui le trompa même tout à fait. Ce« que veux-tu dire ? » lui parut tout tremblantd’espoir sur les lèvres de Palas.

« Que veux-tu dire ? »c’était sous-entendu : « Est-il bien possible que tum’aies réellement débarrassé à tout jamais du Parisien et de sabande et que tu sois prêt à en faire autant pour ce Gorbio qui megêne ? »

C’est donc avec un sourire des plussatisfaisants que le bon et redoutable Chéri-Bibi répondit, tout ensoulignant d’un clignement d’œil sa pensée : « Jeveux dire que Gorbio non plus n’est pas à l’abri desaccidents !… »

Mais il n’avait pas achevé cette phraseque Palas, qui, cette fois, avait tout compris, car il connaissait« son homme », s’écartait de Chéri-Bibi en chancelantd’horreur…

« Tu as fait cela !… Tu asfait cela !…

– Eh bien, oui… Mais ?…qu’est-ce qu’il t’arrive ?… qu’est-ce que tu as ?… Tu nevas pas te trouver mal !… »

Mais Palas reculait toujours, la main enavant comme pour se parer du contact de cet homme terrible qui,inconsciemment, l’avait fait son complice… complice de ce crimenouveau, formidable !…

À cause de lui, cet homme avaittué !… Palas avait cru à un accident… providentiel… à unhasard. Un hasard !… Il s’appelait Chéri-Bibi, lehasard !… et il avait massacré Arigonde, Fric-Frac, leBêcheur, le Caïd !… et il ne demandait qu’à continuer, lehasard !…

Chéri-Bibi, complètement effaré parl’incompréhensible attitude de Palas, se pencha sur lui comme surune énigme indéchiffrable et il répéta même, dans unbredouillement :

« Qu’est-ce qu’il y a ?qu’est-ce qu’il y a ?

– Ne m’approche pas !… Nem’approche pas !… Ne me touche pas ! »

Pauvre Chéri-Bibi qui s’attendait à desfélicitations !… Tout à coup il fut foudroyé par cette penséeque Palas n’était pas content !… Alors il eut unevraie colère d’enfant : « Ça, par exemple, ce serait tropbête !… Tu ne vas pas les regretter ?… »

Et comme l’autre se taisait, écrasé parl’idée trop lourde de ce quadruple assassinat :« C’étaient des bandits ! » jeta Chéri-Bibi dans ungeste magnifique…

« Et nous ? et nous ?qu’est-ce que nous sommes ?… »

À ces mots, Chéri-Bibi, qui avait une sihaute opinion de lui-même et qui croyait l’avoir fait partager àPalas, crut que ce dernier était devenu subitement fou et iltraduisit sa pensée intime en frappant à deux reprises son largefront de son index noueux…

« Mais tu ne vois donc pas,reprenait Palas haletant, tu ne vois donc pas que tu me faishorreur !… Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi ! tes mainsseront donc toujours rouges de sang !… Tu m’as fait toncomplice !… ton affreux destin pèse sur moi !… Je ne veuxplus voir ton visage ! tu me soulèves lecœur !… »

Cette dernière phrase, plusparticulièrement, fut sensible à un homme qui avait tant fait pourPalas… Être traité ainsi par son ami le plus cher, auquel on adonné tout le sang des autres !…

Chéri-Bibi se redressa dans une attitudede grave dignité et répliqua avec une ironiesuprême :

« Monsieur d’Haumont, je constateavec regret que, quoi que je fasse, je ne puis réussir qu’à vousoffenser !… Oui ! oui ! je sais que je renferme tousles vices !… Le pire des hommes, à côté de moi, est blanccomme neige ! Défunt Arigonde lui-même n’était qu’un agneau,si l’on jette un regard sur mes méfaits sans bornes… Moi, jetrouble tout !… Je serais capable, comme dit l’autre,d’apporter la concorde dans l’enfer ! et voilà quej’apporte l’enfer dans le cœur d’un honnête homme !…Pardon !… Palas !… »

À l’amertume avait succédé une réelledouleur…

C’est presque en pleurant qu’ilsoupira : « Pardon, Palas. » Mais Palas était déjàloin, fuyant cette tanière maudite…

Alors, resté seul avec son désespoir,Chéri-Bibi s’arracha les cheveux dans un vraidélire :

« Fatalitas !hurlait-il, trois fois fatalitas ! » et, du mêmecoup, tout l’humble argot du bagne lui remonta à la gorge :« J’défargue le plancher des vaches de quatre godins, etj’suis engueulé comme si j’avais chouriné quatre enfants dechœur ! » (Je débarrasse la terre de quatre banditset je suis traité comme si j’avais assassiné quatre honnêtesgens.)

Il montra le poing au ciel, ce qui nelui arrivait que dans les très grandes occasions.

« Vous l’avez entendu :« Ta vue me soulève le cœur !… Je ne peux plus voir tonvisage ! » Sang et tripes ! Mon saladier dégoûtemonsieur !… Nous verrons si tu feras encore « tonpatagueule » (ton dégoûté) quand je t’amènerai l’collierd’la danseuse pour blanchir l’grimoir’ des mouches (ton casierjudiciaire) !… »

Et Chéri-Bibi, éperdu et une fois deplus sublime, cherchait le bâton qui devait soutenir son pas encorechancelant dans l’expédition dont il espérait voir sortirtriomphante l’innocence de l’ingrat !… »

Aussi le docteur Ross qui, sur cesentrefaites, entrait dans sa bauge, fut-il bien reçu quand il émitl’idée de procéder à un pansement nécessaire.

« La médecine aux chiens ! luiglapit Chéri-Bibi sous le nez… Garde tes purges et tes emplâtrespour la civilisation, comme dit l’autre ! Guéris-la si tu peuxavec tes onguents !… À chacun sa manière ! moi, j’soignela société, j’soigne la société comme je peux !… avec ma pincemonseigneur, et aussi (quand il le faut, il le faut !Bouche-toi les cliquettes, Palas !) avec mon couteau, dans unegaine de chair, jusqu’au manche !… »

X – Cartes sur cartes

Ne sortir d’un gouffre que pour retomberdans un autre est une gymnastique épuisante même pour les naturesles plus robustes.

Nous pouvons dire que peu d’hommesauraient été susceptibles de supporter la somme d’émotions quiavaient assailli Palas depuis qu’il avait cru toucher au seuild’une vie nouvelle. Des années de bagne lui avaient trempé l’âme,mais encore celle-ci fléchissait-elle par moments et eût-ellesuccombé tout à fait si, à travers tous les avatars d’une existencede mensonge et d’horreur, la lueur soudaine venue des perles deNina-Noha n’avait apporté dans sa sombre nuit unespoir !…

Et c’est à cet espoir-là qu’ilretournait !…

Les nouveaux coups portés par Gorbio,l’horrible confidence de Chéri-Bibi, tout ce qui venait ajouter àsa détresse morale ou précipiter son malheur le rejetaient ànouveau vers la danseuse et son collier !

Si le salut n’était pas là, il n’étaitnulle part !

Une première fois, Nina lui avait menti,il n’en doutait plus. Il fallait savoir pourquoi. Détenait-elle unepartie de la vérité ?… En tout cas, ce collier, coûte quecoûte, il le reverrait ! Il était décidé à tout pourcela !…

Plus on le lui cachait, plus l’espoirqu’il représentait l’attirait tyranniquement,farouchement…

Nina le reçut, cette fois, avec uneimpatience narquoise… mais il ne s’en émut pas. Lui aussi avait lefront sombre, chargé d’une volonté obstinée…

« Oui, madame, je reviens vousparler de ce collier !… Pourquoi ne pas me dire où il setrouve ?… »

Il avait renoncé à tout subterfuge…Ainsi il pensait surprendre Nina et l’acculer à une explicationdéfinitive…

Il fut serviimmédiatement :

« Vous êtes bien curieux,monsieur Raoul de Saint-Dalmas ! »

C’est à peine s’il tressaillit. Que defois s’était-il demandé depuis sa première visite :« M’a-t-elle reconnu ? » et que de fois s’était-ildit : « Il vaudrait peut-être mieux qu’elle m’eûtreconnu !… »

Il ne baissa pas latête :

« Oui, Nina, c’est moi, fit-il.Puisque vous m’avez reconnu, peut-être aurez-vous pitié demoi !… »

Ainsi parlait Palas, et sa voixtremblante d’un espoir insensé s’était faite si suppliante qu’unautre cœur que celui de Nina en eût été certainement ému… Maisl’égoïsme passionné de la courtisane ne laissait approcher ladouleur que pour s’en repaître.

Nina n’avait plus besoin desexplications de Palas pour tout connaître du malheur dans lequel ilse débattait, d’abord parce qu’en partie ce malheur était sonœuvre, ensuite parce que Gorbio l’avait suffisamment instruite dureste.

Elle n’ignorait rien de ce qui s’étaitpassé la veille au soir à la villa Thalassa et c’était unejouissance infinie pour elle que de voir son ancien ami, traqué parGorbio, accourir à elle, comme à une ressource suprême contre cemême Gorbio avec qui elle avait partie liée…

Comme elle les tenait tous lesdeux ! et avec quelle belle tranquillité elle présidait,impassible et curieuse, à ce drame farouche dont elle était lecentre redoutable !…

Cette cruauté, toute naturelle chezNina, n’avait pas besoin d’être alimentée par de justescauses.

La danseuse n’avait aucune raison dehaïr un homme qui s’était ruiné pour elle et qu’elle savaitinnocent du crime qui l’avait retranché pendant six ans des vivantset qui le faisait maintenant se cacher sous le masque héroïque deDidier d’Haumont !

Elle aimait la souffrance des autrespour elle-même. Et il faut bien avouer que celle-ci était d’unequalité supérieure !

Pour qui aurait observé cette femme dansle moment qu’elle s’étendait nonchalamment sur sa chaise longue,fixant d’un regard oblique le malheureux qui lui adressait une siardente et si désespérée prière, il n’y aurait pas eu de doute quecette scène avait surtout un sens de volupté !

Avec quel raffinement Nina faisait durerle plaisir :

« Est-il possible, dit-elle, enramenant les plis de sa robe sur ses jambes qui, autrefois, avaientaffolé Raoul de Saint-Dalmas… est-il possible que M. Didierd’Haumont, le gendre du tout-puissant M. de la Boulays,ait besoin de la pitié de quelqu’un !… »

Palas s’écria :

« Oui, il a besoin de la pitié detous !… depuis que Raoul de Saint-Dalmas vous a aimée,Nina !… depuis que vous l’avez fait si atrocement souffrir auxtemps lointains de sa stupide jeunesse, et surtout, Nina, surtoutdepuis qu’il a été frappé pour un crime qui n’est pas lesien !… Nina ! Nina ! vous ne m’avez jamais aimé,mais vous saviez quel honnête petit garçon j’étais quand vousm’avez connu… Vous savez bien, vous, que j’étais incapable de fairele mal et que je ne suis pour rien dans la mort de Raynaud !…Je vous le demande, Nina… M’avez-vous jamais crucoupable ?… »

Il était devant elle, pantelant,haletant, plaidant sa cause comme devant un juge suprême d’oùallait dépendre son honneur et sa vie.

Il fallait qu’il eût cette femme aveclui… cette femme qui savait d’où venait le collier… cette femme quin’avait peut-être qu’un mot à prononcer pour le sortir del’abîme…

« Nina ! M’avez-vous jamaiscru coupable ? » répéta-t-il dans un sanglot où passaientson martyre de dix années et toute la douleur du momentprésent…

Elle répondit d’une voix langoureuse,presque tendre, pas tout à fait plaintive :

« J’ai cru que vous aviez été plusmalheureux que coupable !… »

À cette réponse qui voulait êtreambiguë, mais qui, dans le fait, était loin de l’innocenter, Palassentit un froid glacial descendre dans ses veines.

Encore une fois Nina luiéchappait !… Nina se refusait !…

Mais il n’abandonna pas cette terriblepartie !

« Jouons cartes sur table, Nina,fit-il, la voix changée… Je recherche la preuve de mon innocence.Le collier que vous aviez ressemble étrangement à celui qui futvolé au banquier Raynaud !

– Est-ce Dieupossible ? » s’écria Nina, jouant admirablement lasurprise…

« C’est si bien possible que jepourrais affirmer que c’est lui. On en a changé la fermeture etl’on a fait disparaître la perle défectueuse, mais je l’aireconnu !…

– Mais, mon ami, vous êtesfou !… Comment voulez-vous ?…

– Ah ! commentvoulez-vous ?… C’est justement cela que je viens vousdemander… Dites-moi qui vous a offert ce collier et vous me mettrezpeut-être sur les traces du voleur et del’assassin ! »

Nina, maintenant, paraissait réfléchir.Sa tête dans une main, elle montrait un visage sérieux, attentif àce que lui disait sa pensée intime…

Palas attendait, dans une angoisse deplus en plus impatiente.

Enfin elle se décida :

« Vous allez savoir, mon cher Raoul(elle lui redonnait le nom de leurs amours et Palas espéra). Vousallez savoir toute la vérité !… car j’ai confiance envous !… »

Palas se jeta à ses genoux, lui prit samain glacée dans ses mains brûlantes…

Qu’allait-elle dire ?…Qu’allait-elle dire ?…

Ce mot tant attendu, le Sésame qui luiouvrirait les portes de l’avenir et refermerait à jamais celles dupassé, allait-il fleurir sur ces lèvres peintes ?…

Hélas ! Hélas ! voici ce quedisaient les lèvres peintes et menteuses :

« Ce collier m’a été offert avantla guerre par un prince étranger… et c’est à ce prince que je l’airevendu, par l’intermédiaire d’un neutre !…

– Son nom ? râlaPalas.

– Vous pensez bien que je ne veuxpas risquer d’être poursuivie pour commerce avec l’ennemi… et queje ne puis vous dire le nom que vous medemandez !… »

Palas s’est relevé.

Cette femme se joue atrocement delui !…

Tout son espoir se change en haine…Ah ! comme il la déteste, cette Nina-Noha ! Avec quellerage muette il la regarde étendue dans sa voluptueuseindifférence.

Il ne peut plus entendre le son de savoix, de sa voix qui va dire :

« Mais, mon cher ! vous avezbien tort de vous tourmenter ! personne ne pense plus à cettevieille histoire !

– Si ! moi ! » luijette Palas, la bouche crispée, les yeux flambants de la haine quile brûle… « moi, j’y pense à toutes les minutes de mavie ! et je suis payé pour y penser ! Et j’y penseraijusqu’au jour qui viendra où la lumière sera faite, tout entière,sur cette atroce aventure ! Tu entends, Nina ! Toutentière !… et malgré toi peut-être !… »

Elle se redressa à son tour, sessourcils se froncèrent terriblement :

« Qu’est-ce que celasignifie ? Des menaces ? des menaces à moi ?… À moiqui n’aurais qu’un signe à faire pour vous faire retourner au paysd’où vous venez ?… »

Palas, éperdu, passa sa main sur sonfront en sueur… Il essayait de rassembler ses pensées.

« C’est vrai, je deviens fou, maisNina, comment ne le deviendrais-je pas devant vos étrangesréponses !…

– Mes étrangesréponses ?…

– Dites-moi, où est lecollier ?…

– Hein ? mais ce collier n’arien à faire avec le vôtre…

– Nina ! vous connaissezpeut-être le nom du vrai coupable… »

La danseuse cette fois, ne puts’empêcher de tressaillir, mais son émoi fut si rapide que Palas nes’en aperçut même pas…

« En fait de coupable,déclara-t-elle d’une voix nette et coupante, je ne connais encoreque vous !… Et rien ne prouve que vous êtes innocent !…Je vous prierai donc, si vous tenez à mon silence, de ne plus medire un mot de tout ceci ! Que ce soit entendu une fois pourtoutes, monsieur Didier d’Haumont !… »

Elle allait sonner pour le fairereconduire. Mais Zoé, qui avait frappé, apportait unecarte :

« Mon cher, fit-elle à Palas, aprèsavoir lu, c’est M. le comte de Gorbio, un de mes bonsamis !… »

XI – Jalousie

Pendant que ces événements se passaientà Nice, Françoise, restée à la villa Thalassa, souffrait d’uneinquiétude qui, depuis la veille, n’avait fait quegrandir.

La terrible scène entre Didier etGorbio, suivie d’une dépression si singulière chez son mari dontelle avait pu admirer, dans les circonstances les plus tragiques,la force de résistance morale, ne cessait de lapoursuivre.

Elle voyait encore le sourire diaboliquedu comte, dans le moment qu’il quittait la villa et qu’ellel’observait sans qu’il s’en doutât…

Elle ne pouvait oublier non plusl’attitude de haine et de combat dans laquelle elle avait surprisles deux hommes.

Et elle était persuadée que Didier nelui avait pas dit toute la vérité sur ce qu’il s’était passé entrelui et Gorbio !…

Pour la centième fois, elle serépétait : « Que peut-il bien y avoir encore entreeux ?… et pourquoi Gorbio qui avait tant de raisons de ne paspénétrer ici ?… » À ce moment, une femme de chambre vintprévenir Françoise que Mme d’Erland et une amie venaient luirendre visite…

« Avez-vous dit que j’étaislà ?

– Mme d’Erland a aperçu madamedans le jardin… »

Françoise n’aimait pasMme d’Erland, elle la trouvait méchante, toujours prête àrailler celles que l’on croyait ses plus intimes amies, et seplaisant à colporter les plus odieux potins… CetteMme d’Erland du reste était extraordinairement renseignée surtout et sur tous, et, comme elle avait un esprit redoutable, lesuns la supportaient par crainte, les autres paramusement.

Elle n’avait jamais amusé Françoise quila subissait. Était-ce un pressentiment ? Mme d’Haumontse rendit auprès de Mme d’Erland avec plus d’ennui et decontrainte que jamais…

Cependant, en parfaite femme du monde,Françoise composa son visage, et l’entrevue fut tout de suite d’unepolitesse et d’une banalité charmantes.

On prit le thé en potinant.

Il fut question des fêtes de charité quine cessaient de se succéder et pour lesquelles on ne cessait pas defaire appel à l’inépuisable dévouement de ces dames…

Françoise annonça que son mari étaitchargé du programme de la prochaine fête de Cimiez…

Aussitôt Mme d’Erland laissatomber, en regardant son amie :

« Ah ! mais c’est donc celaque M. d’Haumont est toujours fourré chezNina-Noha ! »

L’effet fut immédiat. Bien qu’elle eûttout donné pour que rien en elle ne trahît l’émoi fatal qui labrûla instantanément, le visage de Françoise s’était embrasé d’uneflamme dévorante…

Didier chez Nina-Noha !… Elletrouva un prétexte pour se lever, déplacer un objet. Elle voulaitparaître légère et indifférente.

La vérité est qu’elle s’accrochait auxmeubles, pour ne pas tomber.

Didier, tout le temps« fourré » chez Nina-Noha !… Mais ça n’était pasvrai, mais cette femme mentait !… Didier ne pouvait pas allerchez Nina-Noha !…

Nina-Noha était la dernière femme dontil pût franchir le seuil !… Elle le savait bien, elle,Françoise, qui connaissait par cœur les débats du procès de Raoulde Saint-Dalmas !… Elle savait ce que cette femme avait étédans la vie de Didier !… le mal qu’elle lui avait fait !…Elle savait surtout que Didier devait, avant toute chose, redouterd’être reconnu par cette femme !…

Et il serait tout le temps« fourré » chez elle ?… Allons ! allons !allons ! ce n’était pas vrai une chose pareille !…« Ou alors, ou alors !… »

Quand Françoise revint versMme d’Erland, le sang qui l’embrasait tout à l’heure avait fuises joues, et elle était pâle comme une nappe d’autel…

Mme d’Erland et son amie nesemblaient s’être aperçues de rien et continuaient de converserentre elles, le plus simplement et le plus innocemment dumonde.

« Je ne vois pas pourquoi, disaitMme d’Erland, on ne peut organiser une fête de charité sans laNina-Noha… Il y a beau temps qu’elle a cessé de faire recette… Moi,je la trouve un peu marquée, qu’en pensez-vous, ma chèreFrançoise ?…

– Je la trouve encore trèsbien », parvint à prononcer Françoise.

L’amie dit :

« C’est étonnant comme il y a desfemmes qui parviennent à se conserver, surtout dans cemonde-là !… Comment font-elles ?

– Elles font la noce ! exprimaMme d’Erland.

– Ça conserve donc, lanoce ?

– Plus que les travaux des champsou les travaux d’aiguille… Et même que la tapisserie… Voyez leshonnêtes femmes dépassant trente-cinq ans, elles en paraissentsoixante… Alors, reprit Mme d’Erland en se retournant versFrançoise, M. d’Haumont a engagé la Nina ?…

– Mais je n’en sais rien, réponditFrançoise, d’une voix qu’elle essayait vainement de rendrenaturelle, ça n’est peut-être encore qu’un projet…

– Comment, M. d’Haumont nevous en a pas parlé ?… fit l’amie… Alors c’est une surprisequ’il vous prépare… J’habite auprès de la villa que la Nina a louéecet hiver, et voici plusieurs fois que je vois M. d’Haumontentrer chez elle…

– Nous venons encore de l’y voirentrer tout à l’heure ! ajouta Mme d’Erland !…Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle tout à coup… Maisqu’est-ce que vous avez, Françoise ?… Nous ne vous avons pasfait de peine, surtout ?…

– Quelle peine ? Quevoulez-vous dire ?…

– Mais je ne sais pas moi !…Vous êtes tout à coup si drôle !… Vous voilà toutepâle !… Vous n’êtes pas jalouse ?…

– On n’est pas jalouse d’uneNina-Noha, déclara l’amie.

– Mais c’est une vieille dame,votre Nina… et quand on est jeune et belle et aimée commevous !…

– Ma chère, ces nouvelles mariéessont extraordinaires !… Nous avons fait de la peine àMme d’Haumont !…

– Aucune, je vous assure, réponditFrançoise avec une froideur et un calme terribles… aucune peine… Etrassurez-vous, mesdames, je ne suis pas jalouse… »

Mme d’Erland était maintenant assezembarrassée devant l’attitude glacée de Françoise… Elle nedemandait plus qu’à s’en aller.

Du reste, elle n’avait plus rien à faireà la villa Thalassa… Son honnête besogne était accomplie. Elletrouva le moyen cependant de la parachever.

« Je suis sûre, faisait l’amie, quesi cette Nina n’avait pas tous les bijoux dont elle se pare commeune châsse, on ne la regarderait même pas !… Mais les hommessont si bêtes !…

– C’est au comte de Gorbio qu’ilfaut aller dire cela, ma chère, prononçaMme d’Erland.

– Pourquoi au comte deGorbio ? demanda Françoise dont la tête tournait.

– Comment ! vous ne savez pasque le comte l’entretient, cette fille !… À ce qu’il paraîtqu’il n’a rien à lui refuser !… Mais elle non plus, du reste…et depuis longtemps !… »

Elles s’en allèrent. Françoise trouva laforce de les accompagner jusqu’aux terrasses.

Elles n’eurent pas plutôt franchi lagrille du jardin qu’elle commandait son auto…

Elle claquait des dents. Le jour, ouplutôt ce sombre soir, où elle avait surpris son mari embrassantl’ombre formidable de ce démon de Chéri-Bibi elle n’avait pas étéplus frappée d’horreur !…

Était-ce possible ?… Était-cepossible ? Son Didier aimait encore, aimait toujoursNina-Noha !…

La courtisane l’avait repris dans sesfilets !

Toutes les scènes muettes auxquellesFrançoise avait assisté depuis quelques jours, ces désespoirs chezDidier, ces rayonnements soudains, ce bonheur inexplicable dans sasituation présente, dans son mensonge présent, cette joiequ’il avait marquée tout à coup la veille, en rentrant à la villaThalassa et qu’il avait si négligemment expliquée :« J’avais quelques ennuis d’affaires ! N’en parlonsplus ! » tout cela, tout cela lui venait de Nina-Noha,soit évidemment qu’elle l’accueillît, soit qu’elle lerepoussât !…

Horreur ! Horreur !… Les unss’élèvent par le péché, les autres tombent par la vertu !…Françoise en face d’un pareil crime d’amour et de sa trop grandeinnocence à elle, pleura des larmes amères sur sa stupidité !…Elle comprenait maintenant ce qui s’était passé entre Gorbio etDidier ! C’était la jalousie qui avait dressé les deuxhommes l’un contre l’autre, jusque chez elle et non à cause d’elle,comme elle l’avait ridiculement pensé, mais à cause deNina-Noha !

XII – De quelques événements qui sepassèrent chez Nina-Noha

Palas ignorait tout des relations deGorbio et de Nina-Noha.

La révélation qui lui en était faitetout à coup par la visite de Gorbio à Nina et par la façon dont ladanseuse avait prononcé ce mot : « un ami… » le jetadans une stupeur profonde en même temps qu’elle lui faisaitentrevoir un nouvel abîme…

Nina continuait :

« Je sais que vous avez eu desrapports un peu tendus avec le comte… Je crois qu’il seraitpréférable que vous ne le rencontriez pas !… »

Étourdi par tout ce qu’il venaitd’entendre et par ce dernier coup qui lui était porté, Palas futreconduit par Zoé sans se rendre compte des gestes qu’ilaccomplissait, se laissant pousser dans un escalier de service, etc’est ainsi qu’il sortit de chez la danseuse par une porte que nefranchissaient à l’ordinaire que les domestiques et lesfournisseurs.

Il traversa le jardin sans entendre ungémissement qui s’éleva sur ses pas, et le suivit jusqu’à ce qu’ileût disparu…

La nuit était venue, rapide… Quelleautre douleur que la sienne habitait l’ombre, autour deNina-Noha ?

Hélas ! c’était celle de Françoiseaccourue pour être sûre désormais que rien ne manquait à sonmalheur…

Ne plus pouvoir douter du mal dont ilpeut mourir semble devoir être un soulagement à l’être le pluscourageux que le soupçon effleure, et il n’aura de cesse qu’il nesoit complètement renseigné là-dessus. Aussitôt après survient lacatastrophe qu’il dépendait de lui de laisser en suspens, mais ilaime mieux la subir que la craindre…

Ainsi, Françoise, laissant son auto àl’angle de l’avenue, était-elle venue jusqu’à la fenêtre de Nina etpresque dans les massifs du jardin ouvert qui précédait la villa,épier la sortie de Didier…

Elle non plus n’était point maîtresse deses gestes. Sa douleur et le besoin inéluctable de souffrirdavantage lui faisaient accomplir les mouvements les plusordinaires de la plus vulgaire passion. L’amour, à un certaindegré, ne connaît plus la séparation des classes, celle qui faitqu’il y a d’une part des gens qui ne doivent pas faire certaineschoses « parce que cela ne se fait pas » etd’autre part, des gens qui peuvent se permettre les gestes les plus« nature » parce qu’ils en sont encore toutprès.

Ce gouffre qui sépare les uns et lesautres, creusé lentement par des siècles de civilisation, l’amour avite fait de le combler. Si elle aime vraiment, il arrivera unmoment où la plus grande dame sera surprise écoutant derrière uneporte.

Françoise était depuis quelques minutesdans le jardin de Nina, haletante, tremblante et brûlante de honte,quand Gorbio le traversa et pénétra chez la danseuse.

Françoise avait reconnu le comte, elleavait eu un mouvement comme pour l’arrêter en chemin. Le« comte va trouver Didier, là-haut ! Il va se passer unechose atroce !… »

Elle ne pensa plus, une seconde, qu’audrame qui allait éclater !… Elle courut à la porte… Elle étaitprête à entrer… Et puis, tout à coup, elle se dit :« … et si Didier n’y était pas ? »

Car enfin, il pouvait ne pas yêtre !… Devait-elle ajouter foi à tous les potins deMme d’Erland ?…

Il avait suffi de quelques mots d’unefemme, connue de tous pour son méchant esprit, pour que tout leformidable échafaudage de son héroïque confiance en Didiers’écroulât sous elle et la laissât pantelante, meurtrie,agonisante, comme une pauvresse d’amour, dans les jardins d’uneNina !…

Et pendant ce temps, son Didier étaitpeut-être chez elle à l’attendre !…

Dans l’instant où elle allait seprécipiter pour l’y rejoindre (car ainsi va, saute à tous les ventsde leur pensée, l’amour des femmes : lof pour lof, commedisent les marins) Didier sortit de chez Nina par l’escalier deservice… poussé dans la nuit par une soubrette complice de cetteterrible aventure… Et cependant que Gorbio, lui, pénétrait chez ladanseuse, en maître !… Ignominie. Abominable désolation aufond de l’ombre !…

Quand Didier se fut éloigné, Françoisese traîna jusqu’à l’auto… Elle n’eut que la force d’y monter et dejeter l’adresse du Cap-Ferrat.

Gorbio n’était pas resté très longtempschez Nina. Il paraissait fort affairé en sortant. De son côté,Nina, fatiguée sans doute de son entrevue avec M. d’Haumont,se mit au lit de bonne heure et recommanda à Zoé que l’on netroublât son repos sous aucun prétexte.

Or, elle ne dormit pas, elleréfléchissait aux nouveaux événements et sans doute à tout le partiqu’elle et Gorbio allaient pouvoir tirer de leur alliance (exigéepar eux) avec le gendre de M. de la Boulays.

Peut-être aussi sa capricieuse pensée lapromenait-elle dans ses aventures d’antan, quand le jeune Raoulfaisait ses premières folies. Ce qu’elle s’était jouée delui !… Ce qu’elle l’avait fait souffrir !… Comme ill’aimait alors !… Elle n’avait pas besoin de menacer dans cetemps-là !… Sur un mot d’elle il se serait jeté au feu !…Sa seule présence, un coin de sa chair entrevue le rendaitfou…

Et cela ne la faisait pas sourire, laNina-Noha, de constater que sa puissance de séduction avait à cepoint diminué que tous ses artifices ne lui servaient plus de rienau regard de Raoul, devenu l’indifférent Didierd’Haumont.

Cela aussi, cela surtout, il le luipayerait !

Elle en resta là de ses réflexions etelle commençait enfin de somnoler quand un bruit étrange attira sonattention…

C’était comme le crissement d’une limeou d’une scie sur de l’acier… Cela s’arrêtait par instants et puiscela reprenait.

Par moments, cela paraissait assezlointain… et puis cela semblait tout proche…

Il y avait, à part cela, un grandsilence dans l’avenue et dans la maison… Il pouvait être onzeheures au plus tard, pensait-elle ; chez elle, tout le mondedevait être couché…

Elle n’eut pas peur, mais elle futangoissée…

Les plus braves (et Nina était brave) nesont pas sans inquiétude dans la nuit, en face d’un bruitinexpliqué…

Maintenant le bruit avait cessé tout àfait… Comme il ne reprenait pas, Nina en fut à se demander si ellen’avait pas été le jouet de son imagination…

Elle se leva, prit un mignon revolverdans sa table de nuit, et entrouvrit sa porte.

Elle avait l’oreille très fine, elleperçut le sourd et étouffé murmure de quelques voix, au fond del’appartement… Cela venait du boudoir, où semblait envenir…

Elle pensa à s’enfermer dans sa chambreet à sonner, à réveiller tous ses domestiques… Et puis, tout àcoup, elle eut une pensée singulière… et, hardiment, elle sedirigea, sans faire le moindre bruit, vers le boudoir…

Brusquement elle en ouvrit laporte.

Il y eut de sourdes exclamations, uncommencement de ruée sur elle. Mais, elle, de sa voixclaire :

« Laissez-moi vous ouvrir cemeuble, madame et messieurs ! ce sera beaucoup plussimple ! »

En effet, elle avait tout vu dans uneseconde… Une espèce de colosse accroupi devant le meuble ettravaillant l’acier des ferrures à la lueur d’une lanterne sourdetenue par une femme dont elle ne distingua pas d’abord le visage…Tout près de la fenêtre-balcon, un autre homme faisait leguet…

« Donnez d’abord votre joujou,commanda la voix rude de Chéri-Bibi, et nous verrons après si onpeut s’entendre… »

Elle ne fit aucune difficulté pourdéposer le revolver sur le meuble. Chéri-Bibi mit aussitôt sa largepatte dessus :

« Ouvrez le meuble et on ne vousfera pas de mal ! dit-il.

– Vous êtes bien bon,répliqua-t-elle… J’ai justement la clef sur moi !… Mais on n’yvoit pas clair ! fit-elle.

– Je ne peux pas supporter lalumière électrique, expliqua la grosse voix de Chéri-Bibi…Mademoiselle vous éclairera !…

– Mais la lanterne tremble dans samain ! » fit remarquer Nina.

En même temps, elle saisissait cettemain et dirigeait la lueur sur le visage de laporteuse :

« Zoé !…

– Madame, ils m’ont menacé de metuer si je ne faisais pas tout ce qu’ilsvoulaient !

– Pauvre fille ! soupiradrôlement Nina.

– Je vais vous éclairer, moi,déclara Chéri-Bibi, et moins de bavardage, s’il vous plaît !Finissons-en, je suis pressé !…

– Oui, dépêchez-vous, soupira letremblant la Ficelle sur le balcon… voilà dumonde !…

– Mais, messieurs, ce n’est pasplus difficile que cela ! »

Et Nina ouvrit le meuble.

Chéri-Bibi se précipita. Aussitôt onentendit un puissant et désolé« Fatalitas ! »

Le meuble était vide !…

XIII – Deux voix dans la tempête

Nous avons vu comment, pour échapper auxcoups que lui préparait Gorbio, Palas était retourné chez Nina dansle fol espoir de trouver auprès de la danseuse une arme desalut.

Et c’est Gorbio lui-même qu’il avaitrencontré !

Cette union, insoupçonnée de luijusqu’ici, finissait de l’accabler et en faisait un pauvre homme,errant dans les avenues désertes autour de la villa, ne sachantplus ce qu’il devait faire ni où il devait aller, ne se ledemandant même point, étant aussi incapable, dans le moment, dediriger ses pas que la marche de sa pensée…

Il avait cru que Nina, pour qui il avaittant souffert, aurait pitié de lui, et qu’après l’avoir reconnuelle lui tendrait un bras secourable pour l’aider à sortir del’abîme.

C’est elle qui l’y précipitait ànouveau, car il ne pouvait plus douter que ce ne fût elle quil’avait dénoncé à Gorbio !…

Et maintenant qu’est-ce que cet hommevoulait de lui ?…

Dans le remous fatal qui entraînaitPalas, le faisant tourner vertigineusement dans un cercle de plusen plus rétréci, au centre duquel se trouvait ce rocher funeste dubagne d’où il avait tenté, par un effort surhumain, de s’éloignerpour toujours et sur lequel, au bout de quatre ans, toutes lesforces de la société, plus redoutables quelquefois que celles de lanature, le ramenaient inéluctablement, dans ce maëlstrom où il sedébattait, déjà à moitié englouti, il ne pouvait pluss’accrocher qu’à Gorbio !… son plus cruelennemi !…

Pauvre ! lamentable !pitoyable Palas !…

Il était venu chercher le brassecourable de Nina et celle-ci lui montrait la main deGorbio !…

S’il laissait passer cette main, c’étaitfini de lui, fini du bonheur, fini de Françoise !… Mais, s’ilacceptait le secours de cette main-là, qu’adviendrait-il de luiquand il en subirait l’étreinte ?…

Gorbio ! Gorbio ! quelle hontepour une âme régénérée au feu de vingt batailles : dépendred’un Gorbio !…

Ah ! s’il n’y avait pas euFrançoise !… C’était son plus effroyable châtiment,Françoise ! comme elle avait été son plus grand bonheurdéfendu !… Dans le ciel pur qu’il avait entrevu, elle avaitété sa faute nouvelle ! Il avait été brave dans les combats,il avait été lâche dans l’amour ! Et aussitôt il avait étéentouré de nuées tragiques… Maintenant, il n’y voyait plusclair…

Maintenant, il dépendait deGorbio !…

Or, comme il en était là, le corps etl’âme grelottant au fond de la nuit et de sa misère, Gorbio vint àpasser…

Il marchait vite, enveloppé d’une longuecape qui lui cachait les bras. Il n’avait prêté aucune attention àce promeneur solitaire. Il fallut que Palas s’arrêtât, pour qu’ilreconnût Didier d’Haumont.

Il eut un brusque retrait de tout lecorps.

« Ah ! c’est vous !… Queme voulez-vous ?…

– C’est à moi à vous le demander,monsieur de Gorbio !

– Ici ?…

– Ici ou ailleurs,répondez-moi !… où vous voudrez, mais répondez-moi !…répondez-moi le plus vite possible ! Vous comprendrez que jene puis plus vivre ainsi !…

– Je vois que vous vous faitesbeaucoup de bile, monsieur d’Haumont. Vous avez bien tort !…Je vous affirme que vous avez tout à fait tort !…

– Encore une fois, je vous prie, jevous supplie de vous expliquer !…

– Je n’en ai pas le temps, moncher, je prends le train ce soir même pour Paris… À monretour !…

– Un mot, un mot tout desuite !… Ma vie est entre vos mains. Je ne suis pas un lâcheet je ne veux aucune grâce pour moi, mais que je sache au moins sije dois vivre ou disparaître !… et si je dois vivre, à quellesconditions ?

– Allons ! allons ! moncher d’Haumont, voilà une bien grande exaltation !… Reprenezvotre sang-froid, que diable ! À mon retour, nous bavarderonsde tout cela ! et vous verrez que nous serons lesmeilleurs amis du monde !… »

Le comte, ayant jeté ces derniers mots,s’enfonça dans la nuit, laissant Palas plus effrayé de sespromesses amicales qu’il ne l’avait été de ses menaces…

Palas, comme un enfant qui souffre,soupira : « Mon Dieu ! » Tout d’un coup, dansson désarroi, il vit surgir une ombre à son côté, une ombreconnue :

« Voulez-vous remettre un mot aupêcheur Sylvio, de la part du docteur Ross ? »

En même temps, l’ombre, qui n’étaitautre que celle de Yoyo, lui glissait une enveloppe dans la main etdisparaissait dans la direction suivie par le comte deGorbio…

Une commission pour Chéri-Bibi !Dans sa détresse, ce message mystérieux lui parut de bon augure… Entout cas, il donna un but nouveau à sa pensée…

Depuis qu’il avait fui la cabane dupêcheur Sylvio, après avoir prononcé des paroles terribles pour uneamitié qui ne les méritait pas, car les sentiments et les actionsde Chéri-Bibi ne pouvaient être appréciés suivant la commune mesurehumaine, Palas traînait au fond de lui un sourd remords…

Il avait été bien rapide à condamner desgestes qui n’avaient eu d’autre but que de le sauver… gestessanglants qui le remplissaient d’horreur, mais dont il n’avait pasle droit d’être le juge impitoyable, lui, le bénéficiaire et l’amide ce fléau du Destin qu’était Chéri-Bibi !

Et voilà qu’il avait l’occasion deretourner à la cabane du pauvre pêcheur… de celui qui n’était venusur cette terre que pour le protéger. Comme il allait lui ouvrirses bras et lui demander pardon !…

Malheureusement, ce soir-là, quand Palaspoussa la porte de la cabane qui dressait ses misérables planchesau bord des flots, Chéri-Bibi n’était pas là… (Il travaillaitencore pour toi, Palas ! ingrat Palas !) Et Palas, aprèsavoir laissé la lettre, reprit le chemin de la villa Thalassa, leseul port de refuge dans son éternelle tempête…

Françoise était rentrée chez elle dansun état moral effrayant. Elle s’était enfermée dans sa chambre,après avoir donné l’ordre, que, sous aucun prétexte, on ne l’ydérangeât…

Elle ne pouvait crier dans la rue, ellene pouvait crier devant son chauffeur, elle n’avait pas à montrersa plaie saignante à des domestiques… Ah ! maintenant, ellepeut gémir à son aise ! pleurer ! étouffer ! semeurtrir le sein ! Il n’y a pas de souffrances physiquescomparables à une telle douleur d’amour… d’abord la douleurd’amour, arrivée à ce paroxysme, est la pire des douleursphysiques, et la preuve, c’est que la vie du corps devientinsupportable.

Françoise demande la mort, ellel’appelle comme une délivrance… et, peut-être, se la serait-elleaccordée elle-même, si elle ne s’était évanouie…

Quand elle revint à elle, elle perçutdes voix dans le jardin, sur les terrasses…

C’était Didier qui venait de rentrer etqui interrogeait les domestiques… Elle reconnut la voix de son mariet elle se reprit à souffrir horriblement. Elle ne pouvait plusentendre cette voix !

De même, il lui semblait qu’il luiserait impossible de revoir cet homme !… car elle l’aimaitencore !… et il en aimait une autre !…

Son amour à elle, qu’elle avait élevéau-dessus du sublime, lui parut tout à coup une chose honteuse etsale…

Elle s’enfuit, le fuyant, lui, et sefuyant elle-même, c’est-à-dire s’arrachant à la Françoise amoureusequi attendait tous les soirs son Didier et qui ne demandaitpeut-être qu’à l’attendre encore, pour le plus lâche et le plusabject des pardons, après une explicationmensongère !…

Les vêtements en désordre, le sein nu,comme une bacchante égarée qui pleure son dieu, elle courut dansles jardins lugubres, descendit comme une ombre folle les degrésdes terrasses, parvint aux rochers et mêla sa plainte farouche auululement de la mer… Une tempête accourait du fond de l’orientmarin… Françoise s’enfuit dans la nuit et dans la tempête encriant : « Didier ! Didier !… »

Cependant Didier avait pénétré dans lachambre de sa femme, déjà très inquiet des rapports desdomestiques… Le spectacle de désordre qui l’y attendait le fitfrémir.

Françoise a disparu !… Elle s’estenfuie !… Des portes entrouvertes montrent le chemin de sacourse insensée…

Il la cherche dans les jardins… Iltrouve son écharpe accrochée aux balustres des terrasses quidescendent vers la grève.

Et lui aussi s’enfonce dans la tempêteavec de grands cris.

Il est sûr maintenant que Gorbio aparlé ! Françoise sait tout !… Et elle a voulumourir…

Ah ! comme il la cherche, comme ill’appelle ! comme il la demande, sa Françoise ; auxrochers et aux flots de la mer ! « Françoise !Françoise ! »

Mais la tempête engloutit la voix deFrançoise : « Didier !Didier !… »

XIV – Une amie

L’aurore surprit Palas sur la grèvequ’il avait remplie toute la nuit de ses cris et de sondésespoir.

Il était persuadé que Françoise s’étaitnoyée, et, maintenant, il attendait que le jour lui montrât lecadavre de celle qui n’avait pu survivre à l’effroyablerévélation : « mariée au numéro 3213 ». Gorbios’était bien vengé ! Il pouvait partir pour Paris. Il n’avaitplus rien à faire à Nice. Françoise était morte, et Palas allaitmourir !

Voir une dernière fois le corps adoré desa femme, l’embrasser, l’étreindre une dernière fois, et, chargé dece fardeau funèbre, lui aussi il entrerait dans la mer qui luidonnerait le repos suprême.

Avec le jour, la tempête s’étaitapaisée… Palas, entre les rochers, cherchait… Un amas d’herbesmarines, les formes bizarres que prennent parfois les débrisrejetés par les flots guidaient ses pas chancelants…

Il se penchait, il tâtait cette plagemaudite qui lui avait pris Françoise et qui ne la lui rendaitpas !…

Cette apparition errante attiral’attention des matelots qui conduisaient leurs barques vers lapêche matinale. Ils se le montrèrent, ils le hélèrent.

Alors il leva la tête et il s’aperçutque la nature calme, oublieuse des fureurs et des drames de lanuit, se préparait à vivre l’un de ses plus beaux jours.

Les caps et les promontoires allumaientleurs pierres dorées et la mer se recourbait au creux des golfesavec son plus doux soupir…

Alors il ne put continuer de voir cespectacle enchanté qui avait été leur joie à tous les deux, lors deces heureux matins, trop rapides, hélas ! qui suivaient leurspremières nuits d’amour.

Il haït cette lumière qu’elle ne voyaitplus !

Il refit en courant, en se heurtant auxrocs comme un insensé, le chemin qui conduisait à cette demeured’où elle était partie pour toujours et où il ne rentrerait quepour y chercher une mort brutale qui le délivrerait de l’allégresseéternellement renouvelée de l’indifférente nature.

Il avait réussi à tromper la curiositéinquiète des domestiques, et, déjà, au fond d’un tiroir, il avaitmis la main sur l’arme libératrice quand, derrière les volets clos,une voix se fit entendre :

« Pour M. d’Haumont !tout de suite, c’est très pressé ! »

À cette heure !… Une commissionpressée !… Sa main trembla et laissa retomber l’arme… soncœur, un instant, s’arrêta de battre. Et puis, la vie lui revinttout à coup devant les explications qui s’échangeaient à quelquespas de lui :

« Monsieur ? On ne l’a pasrevu… Il n’y a personne à la villa. »

Il ouvrit la fenêtre. Il apparut defaçon si subite et si sinistre que les hommes reculèrent dans lejardin.

Mais déjà sa main s’était emparée dumessage ; cela venait de Mme Martens. Elle disait :« Venez vite ! Françoise est chez moi ! Elle estfolle ! Elle croit que vous la trompez avec laNina-Noha ! »

Françoise est vivante ! Françoiseest vivante !… Ah ! le soleil peut luire encore !…Didier crie de bonheur ! Françoise croit qu’il la trompe avecNina ! Ah ! le voilà qui rit !… Il ritterriblement !… et puis son rire même s’apaise… Il ritmaintenant comme un enfant, devant une imagination pareille… Et ilpleure !…

Et c’est en pleurant de joie qu’ils’enveloppe d’un manteau, ne prenant même pas la précaution dechanger de hardes…

Il se jette dans l’auto qui a amené ledomestique de Mme Martens…

Le voilà chez Mme Martens ;celle-ci vient le rejoindre tout de suite :

« Françoise ?…Françoise ?… » réclame Palas…

Et l’autre, en quelques phrases brèves,explique :

« Elle vous a vu sortir de chezNina ! et elle est persuadée que c’est à cause d’elle queGorbio est venu vous faire une scène de jalousie !…

– Mais c’est fou !… Mais c’estfou !… Vous savez bien, vous, pourquoi j’allais chezNina !…

– Oui, je le sais, mais je nepouvais pas le lui dire !…

– Mais, moi non plus, je ne peuxpas le lui dire !… Qu’est-ce que je vais lui dire ?…Qu’est-ce que je vais lui dire ?…

– Tout ce que vous voudrez !…Elle vous adore ! elle vous croira ! Ah ! mesenfants, vous vous faites bien du mal ! Mais dans quel étatêtes-vous tous les deux !… Elle a été comme une folle toute lanuit !…

– Et moi, je l’ai cherchée toute lanuit !…

– Elle pleure parce qu’elle n’a paseu le courage de se tuer ! Elle voulait se jeter dans lamer !… Elle m’a dit qu’elle avait essayé, mais que la mern’avait pas voulu d’elle !…

– Conduisez-moi auprèsd’elle !…

– Non, allez-y, reprenez-la !…Elle m’a juré qu’elle ne vous reverrait jamais !… J’ai essayéen vain de la raisonner… Il n’y a que l’amour qui puisse guérir untel désespoir !

Mme Martens montrait une porte àPalas… Et Palas pénétra dans la pièce où Françoise se tenait,farouche et silencieuse, ayant peut-être aussi épuisé seslarmes…

Dès qu’elle l’aperçut, elle fut deboutavec un grand cri :

« Non ! non ! pasvous !… Allez-vous-en ! allez-vous-en !… Je ne veuxplus vous voir !… »

En vain, Palas, voulant parler,s’accrochait à elle. Elle se débattait, couvrant sa voix de sescris :

« Je ne vous demande rien !Aucune explication ! Aucune ! Vous ne m’aimez pas !…Vous ne m’avez jamais aimée !…

– Regarde au moins ce que tu asfait de moi depuis hier soir, et répète-moi que je ne t’aimepas !… »

Elle le regarda. Il avait rejeté sonmanteau. Elle le vit dans ses guenilles et dans ses blessures, caril était sorti de cette nuit tout ensanglanté… Elle aussi étaitpitoyable à voir. Ils se contemplèrent pendant quelques muettessecondes… et de communs sanglots les rapprochèrent…

« Pourquoi es-tu allé chez cetteNina ?…

– Françoise, murmura Palas,Françoise, mon adorée, tu as pu douter de moi !…

– Pourquoi es-tu allé chezNina !

– Que crois-tu donc ?… Tu saisque je t’aime !… Que cela te suffise !… Notre amourserait sinon diminué, du moins sali par une explication quelconqueà propos d’une telle femme !…

– Et tu es allé chez elle !…Pourquoi es-tu allé chez elle ?…

– Écoute, ma chérie, tu me causesune grande douleur… Tu sais bien pourquoi je suis allé chez elle…Mme Martens a dû te le dire. J’y suis allé pour cette fête decharité…

– Tu y es allé plusieurs fois et tune m’en as rien dit !… »

Elle le regardait de ses yeux brûlés delarmes… la flamme dévorante de la jalousie se rallumait enelle…

Elle s’écarta de lui et dit,haletante :

« Didier, tu vas me jurer sur notreamour que tu n’avais pas d’autres raisons d’aller chezNina-Noha !… ou plutôt, non, pourquoi jurer ?… Je vaissimplement te demander ta parole d’honnête homme que tu n’avaispoint d’autres raisons d’aller chez cettefemme !… »

Il y eut un silence…

« Ah tu vois ! s’écria-t-elle,tu vois que tu avais une autre raison !…

– Oui ! finit par dire Palasen baissant la tête, j’avoue que j’avais une autreraison !…

– Laquelle ?…

– Je ne puis te ladire !… »

Ces derniers mots furent prononcés avecune telle douleur que Françoise, oubliant un instant les sentimentsaffreux qui l’agitaient, en fut frappée… Elle considéra un instantencore cette face qui avait gardé la trace de tant de souffrancesdont elle n’avait peut-être pas encore pénétré tout le mystère etelle fut ébranlée…

Palas continuait en secouant latête :

« Ne me demande rien !… Cesecret n’est pas le mien !… C’est celui d’un homme qui a jadisaimé Nina-Noha et qui m’avait chargé d’une importante missionauprès d’elle… Mais toi, toi ?… Comment as-tu pu douter de monamour ? »

« C’est le secret d’un hommequi a jadis aimé Nina-Noha ! »

Françoise connaissait cethomme-là ! Il était devant elle. Aujourd’hui c’était elle,Françoise, qu’il aimait. Pouvait-elle en douter, ainsi qu’il le luidemandait ?… Dans le moment, Mme Martensentra :

« Eh bien, ma petite Françoise, lapaix est faite ?… Tu sais bien qu’il t’adore !

– Oui, répondit-elle d’une voixgrave et profonde, je le crois, je le crois fermement !… Maisje lui demande de ne plus retourner chezNina-Noha !… »

Palas eut un hochement de tête quipromettait… Et Mme Martens reprit, raillant amicalementFrançoise :

« C’est très vilain d’êtrejalouse !

– Oui, je suis jalouse, répliquaFrançoise… jalouse à en mourir ! »

XV – La petite maison de la rue deDunkerque

Le comte Stanislas de Gorbio avait unmagnifique appartement, connu de tout Paris, au coin de la rueLesueur et de l’avenue du Bois. Ce n’est point cependant vers cedomicile somptueux qu’il se dirigea à son arrivée à Paris. Il avaitfait route avec le docteur Ross, rencontré à la gare. Ensemble, ilsavaient déjeuné dans le wagon-restaurant. Pas une seconde le comten’avait quitté un petit sac sur lequel, chaque fois qu’il pouvaitle faire sans être vu, Yoyo jetait des regards embrasés d’envie. Cepetit sac contenait le fameux collier.

Devant l’insistance de Palas et ledanger que cette insistance représentait, c’était Nina qui avaitdéterminé le comte, sur le point de partir pour Paris, à emporterle collier avec lui et à le cacher dans un endroit secret, connud’eux seuls, où ils avaient coutume de dissimuler leurs documentsles plus précieux. Comment Yoyo était-il au courant de lachose ? De la façon la plus simple. Envoyé en éclaireur parChéri-Bibi auprès de Nina-Noha quelques heures avant la dernièreexpédition à la villa de la danseuse, il avait su espionner tousles gestes des intéressés avec cette astuce et cette ingéniositéqu’il avait rapportées de la forêt vierge et adaptées aux milieuxles plus civilisés. Il avait été témoin, derrière une vitre etentre deux rideaux, de la commission donnée à Gorbio et, très aucourant de ce que tramait Chéri-Bibi contre Nina, il avait pris surlui de ne plus quitter le comte. En chemin nous avons vu qu’ilavait pris le temps de prévenir Chéri-Bibi par le truchement dePalas qu’il avait aperçu, errant comme une âme en peine autour dela maison.

À la gare d’arrivée, Gorbio et Ross seséparèrent. Yoyo constata que personne n’attendait le comte et quecelui-ci montait dans un taxi de louage. Yoyo offrit la forte sommeà un chauffeur, qui se mit immédiatement à sa disposition. Quand,au coin du boulevard Magenta et du boulevard de Strasbourg, lecomte lâcha son taxi, Yoyo fit de même. Le comte remontait à piedvers la gare du Nord, toujours enveloppé de sa pelisse de voyagesous laquelle il portait le sac. Yoyo suivit ; bientôt Gorbioprit la rue de Dunkerque et ralentit le pas. Il avait l’air d’unflâneur, regardant les devantures. Il arriva ainsi devant unevieille petite maison haute de deux étages, qui s’élevait au coinde deux rues et dont le pan coupé était occupé, au rez-de-chaussée,par un bistrot d’assez mauvaise apparence. Le rez-de-chaussée, dansla rue de Dunkerque, était pris entièrement par un magasind’antiquités. Le comte s’arrêta devant cette boutique, comme si lesobjets hétéroclites qui garnissaient la vitrine étaientsusceptibles de l’intéresser. De fait, quelques instants plus tard,il pénétrait chez l’antiquaire et on pouvait le voir, de la rue, endiscussion avec le marchand, à propos d’une vieille petite horreurdorée qu’ils tournaient et retournaient dans leurs mains, en lafaisant valoir autant que possible dans la pauvre lumière du jour.Puis les deux hommes s’enfoncèrent dans l’ombre de la boutique eton ne les vit plus. Yoyo constata que la boutique était vide et enprofita pour s’y glisser. Sitôt là-dedans, il devint invisible,rampant entre cent objets divers. Il faisait corps avec l’ombre. Lapièce avait beau être encombrée, il avançait sans rien déplacer,sans remuer un meuble, sans faire entendre un bruit. C’étaittoujours le Peau-Rouge sur la piste de guerre.

La porte de l’arrière-boutique étaitentrouverte. Les deux hommes se trouvaient encore dans cette petitepièce obscure, éclairée seulement par un vasistas donnant sur unecour. L’antiquaire allumait une petite lampe qu’il remit, sans motdire, à Gorbio puis il souleva une trappe et Gorbio, éclairé par salampe, descendit, sans mot dire, les premiers degrés d’un étroitescalier de cave. Comme il allait disparaître, il fit signe àl’antiquaire de regagner le magasin. Celui-ci obéit aussitôt etpassa auprès de Yoyo.

Ce marchand avait une figurepatibulaire. Du premier coup d’œil, il déplut fort à Yoyo, maiscelui-ci avait autre chose à faire que des études de physionomie…Il se glissa dans l’arrière-boutique et descendit l’escalier àquatre pattes, comme un chat. Son plan, du reste, était d’unesimplicité sauvage. Si Gorbio, retournant la tête, s’apercevait dequoi que ce fût, il bondissait dessus comme un jaguar etl’étranglait avant qu’il eût le temps de soupirer… Mais Gorbio nes’aperçut de rien… Il était tout à sa besogne qui consistait àouvrir une porte de cave fermée par une serrure de sûreté des pluscompliquées… La porte ouverte, il la referma aussitôt sur lui. Toutceci s’était passé en quelques secondes et Yoyo était juste arrivépour voir Gorbio ouvrir la porte et la refermer. Yoyo allaimmédiatement coller son oreille contre cette porte. Il n’entenditque des bruits fort vagues, par exemple un bruit de chaînettesremuées… Il resta là cinq minutes, au bout desquelles il se rejetavivement dans l’encoignure de l’escalier, s’aplatissant sur le sol,la tête tournée vers l’apparition du comte et toujours prêt aubondissement s’il était nécessaire… Mais Gorbio ne le vit pas plusen partant qu’il ne l’avait aperçu avant d’entrer dans le caveau.Il refermait tranquillement sa porte. Yoyo, dans l’ombre, eut uncharmant sourire. Il venait de découvrir, au-dessus de la porte,une étroite ouverture dont il allait faire son profit… Une minuteplus tard le comte était remonté et la trappe était rebaissée. Yoyopouvait travailler en paix. Il avait, du reste, de l’ouvrage. Lesobjets que le comte cachait si inopinément dans cette cave devaientavoir, à ses yeux, une valeur peu ordinaire. Il fallait y pénétrercoûte que coûte. Négligeant la première porte et la premièreserrure, Yoyo s’élança d’un bond au-dessus de l’obstacle, par lesoupirail entrouvert, et retomba devant une seconde porte et uneseconde serrure des plus compliquées ! Yoyo n’en vint à boutqu’en sciant le bois autour d’elle avec l’un de ces petitsinstruments de poche que la fréquentation de ses amis blancs de laGuyane lui avait appris à apprécier et dont les compagnons deChéri-Bibi ne se séparaient guère, vu les nécessités del’existence… Cela demanda du temps. Enfin il pénétra dans la cave.Naturellement Yoyo avait sa petite lampe électrique comme ilconvient à un Peau-Rouge qui n’ignore plus rien des bienfaits de lacivilisation. Il fit le tour de la cave. Elle était assez profonde.Elle n’avait rien qui pût la distinguer de toute autre cave. Desobjets de rebut, quelques planches pourries, un restant depoussière de charbon et une demi-douzaine de feuillettes et debarriques. Deux de ces barriques étaient encore pleines, ce dontput juger Yoyo en les déplaçant avec un gros effort… Yoyo déplaçatout. Yoyo chercha partout. Yoyo creusa partout… Il ne sentait nila fatigue, ni la faim, ni la soif, ni le sommeil. Il sortit de làsans avoir rien trouvé.

Il ne s’agissait pas seulement pour Yoyode sortir de la cave, il fallait sortir de la boutique. Ceci luidemanda encore une demi-journée, mais il ne la regrettapas…

Ayant soulevé la trappe et s’étantglissé dans le magasin, il eut l’occasion d’entendre quelques boutsde conversation des plus intéressants entre l’antiquaire et sessinguliers clients. Il en venait là de toutes sortes et quisemblaient appartenir à toutes les classes de la société ;mais, qu’ils fussent mis comme les derniers des marchands debric-à-brac ou comme de nouveaux riches en quête de meublesanciens, ils avaient ceci de commun qu’après quelques secondes dediscussion sur le prix des objets en litige, ils baissaient le tonpour parler immédiatement d’autre chose.

Généralement, c’était le marchandd’antiquités lui-même qui les mettait à leur aise d’unmot :

« Ça va ! Tu peux yaller !… Il n’y a personne dans laboutique !… »

Et le client y allait !…Il apportait le plus souvent un pli qu’il accompagnait de certainesrecommandations. Il perçut aussi des questions auxquelles cet« excellent monsieur Punaise » (c’est ainsi que leshabitués dénommaient l’honnête boutiquier) répondait, ou nerépondait pas, à sa fantaisie…

On s’entretenait du n° 1… « Len° 1 est-il arrivé ? » « Quand reverra-t-on len° 1 ? » « Il y a des choses que je ne puisdire qu’au n° 1. » « Je vais être obligé dem’appuyer le voyage, si le n° 1 tarde à revenir. » D’oùYoyo concluait sans difficulté que le n° 1 ne pouvait être quele comte de Gorbio lui-même.

Il était aussi question de « ladame », et Yoyo sut, de toute évidence, de quelle dame ils’agissait.

Quant à M. Punaise, tantôt ilavouait que le comte était à Paris, tantôt il jurait qu’il ne s’ytrouvait pas.

Il devait avoir toute la confiance dupatron et tenir dans la maison de commerce Gorbio, Nina-Noha etCie un rôle des plus considérables.

L’affaire paraissait montée avec unerare intelligence. D’abord le fait d’avoir choisi comme lieu de« truchement », comme point de bifurcation de leurorganisation un magasin d’antiquités, prouvait que ces gens-làavaient pensé à tout… N’importe qui peut passer la porte d’uneboutique de bric-à-brac. On n’était pas plus étonné de voir entrerchez M. Punaise une casquette qu’un chapeau haut deforme.

Yoyo croyait n’avoir plus rien àapprendre chez M. Punaise, et se disposait à profiter del’inattention de l’antiquaire, et de l’occasion de la porteentrouverte, pour fuir enfin une maison où il pensait bien revenirquand il aurait apaisé la faim qui, depuis deux jours, luitenaillait les entrailles…

Déjà, dans l’ombre de la nuitcommençante, il avait glissé sur ses quatre pattes, quand ilremarqua les allées et venues d’une demi-douzaine de jeunespersonnages de mauvaise mine qui passaient devant la boutique, yjetaient un coup d’œil, puis pénétraient chez le bistrot quifaisait l’angle de l’immeuble.

Yoyo ne fut pas longtemps sans se rendrecompte de l’intérêt que l’antiquaire prenait, derrière ses vitres,aux manières de ces messieurs.

La nuit étant tout à fait tombée, lePeau-Rouge put sortir sans être aperçu de la boutique ; mais,rendu de plus en plus curieux par ces manigances, il n’eut garde des’éloigner. Aussi, sous le porche qui servait d’entrée à la cour decette maison vétuste, put-il assister au colloque rapide deM. Punaise avec l’un de ces messieurs apaches qui, après êtreentré chez le bistrot, en était ressorti presqueaussitôt.

Du peu que Yoyo put entendre, il y avaità conclure sans aucun doute que le magasin d’antiquités entretenaitles meilleures relations avec le cabaret interlope du coin de larue de Dunkerque.

Yoyo n’hésita pas. Quand ces messieursse séparèrent et que l’antiquaire eut fermé sa boutique, lePeau-Rouge suivit l’apache dans le cabaret.

Si l’on n’a pas oublié le régime qu’ilsubissait depuis plus de deux jours, on comprendra que Yoyo ne« payait pas de mine ». Ses vêtements déchirés, un lingesans couleur, ses joues creuses, ses yeux brillants, sa chevelurependante et l’immense fatigue de tout son pauvre être épuisé leclassaient, dès la première vue, parmi les plus lamentables déchetsd’humanité…

Son entrée dans ce milieu« spécial » constitué plus particulièrement par dessujets qui avaient eu « des malheurs » n’éveilla doncaucune méfiance. Nous serons plus près de la vérité en indiquantqu’elle souleva même quelque intérêt.

Yoyo eût difficilement expliqué sondélabrement physique s’il avait sorti les billets dont sa pocheétait pleine.

Il déclara donc qu’il n’avait pas lesou, qu’il mourait de faim et de soif, et que son âme était àvendre pour un morceau de pain et deux doigts de pinard.

En d’autres temps, il avait des chances,avec un tel discours, de se faire jeter à la porte ; mais ilarrivait dans un moment où ces messieurs racolaient, pour unebesogne qui restait inexpliquée, les hommes de bonnevolonté.

Le patron, un gros pépère tout reluisantde graisse, aux épaules carrées, aux biceps noueux sous les manchesde la chemise retroussée, fut aux petits soins pourYoyo.

Il le confessa, tout en répandant surlui ses bienfaits.

Il avait deviné en lui un Américain dusud, un Argentin qui avait fait un sale coup. Yoyo ne le démentitpoint. À minuit, Yoyo, restauré, faisait partie de la bande ettrinquait joyeusement avec ses nouveaux compagnons.

XVI – De l’état civil de Chéri-Bibi dansla capitale

Non loin de la rue Lesueur où nous avonsdit que Nina-Noha avait un appartement à Paris et à quelques pas del’avenue de la Grande-Armée, entre un herboriste qui avait ferméboutique depuis la guerre et un marchand de fromages qui faisaitfortune, il y avait une boutique de « bougnat » qui étaitla plus « miteuse » qu’on pût imaginer.

C’était un vrai trou avec un comptoir,quelques flacons sur des tablettes et une demi-douzaine demargotins dans un coin perdu.

Le charbonnier, un brave Auvergnat,était parti pour le front, laissant le soin de son commerce et deson honneur à sa jeune femme, laquelle avait aussi bien maltraitél’un que l’autre. Il avait fallu vendre.

Un acheteur, contre toute espérance,s’était présenté, et le fonds, qui ne valait pas quatre sous, futpayé 4000 francs, « rubis sur l’ongle ».

Dans le quartier, l’acheteur fut regardéd’abord comme un fou. C’était du reste un être fort original ;il passait son temps, quand il était dans sa boutique, ce qui luiarrivait rarement, à bavarder avec des amis venus d’on ne saitoù.

Le marchand de fromages, qui était entrain de faire fortune, tout en gémissant sur le malheur du temps,eut bientôt fait d’expliquer aux commères d’alentour tout lemystère… Le bougnat faisait partie d’une bande noire qui sesouciait peu du petit commerce à domicile et qui gagnait des« mille et des cents » en procédant à un accaparementdans les grandes largeurs…

À partir de ce moment, le bougnatsuspect fut respecté de tout le monde et chacun l’appela« Monsieur Talboche » gros comme le bras. C’étaitChéri-Bibi.

M. Talboche était absent de saboutique parfois des semaines entières… Quand il réapparaissait,les voisins lui faisaient compliment de sa bonne mine, bien qu’ileût une figure à avoir assassiné père et mère ; mais les genssont ainsi faits qu’ils admirent la malice, au point de lui trouverde la beauté.

Or, M. Talboche, après une absencequi s’était, cette fois, particulièrement prolongée, venait derentrer chez lui avec une jeune demoiselle et un vieux longmonsieur tout efflanqué que l’on n’avait encore jamais vu dans lequartier. Et les potins commençaient d’aller leur train quand onvit, le soir même, réapparaître à l’horizon du bougnat unesilhouette bien connue, mais qui marquait plus mal que jamais. Onl’appelait le cow-boy, à cause de ses airs de « sauvaged’Amérique » et il passait naturellement pour disposer de toutle charbon des États-Unis.

Le cow-boy était accompagné d’unpersonnage qui marquait encore plus mal que lui et avec lequel ilsemblait, du reste, dans la meilleure intelligence.

Ils avaient dû prendre, au cours de leurchemin, quelques petits verres chez les bistrots et ils pénétrèrentjoyeusement chez M. Talboche avec la pensée évidente decompléter une aussi belle tournée.

Chéri-Bibi vit entrer Yoyo sansétonnement. Il l’attendait.

Mais la jeune demoiselle, qui n’avaitpas été prévenue de cette réapparition, en marqua aussitôt une joieexcessive et se jeta littéralement au cou du cow-boy.

Sur quoi, un troisième personnage, quigrognait dans un coin, vautré sur les derniers margotins de lamaison, sursauta avec animation contre ce qu’un pareil spectacleprésentait d’indécent dans un magasin tenu par un homme qui s’étaittoujours vanté d’aimer et de protéger les bonnes mœurs.

Mais Chéri-Bibi avait autre chose àfaire que d’écouter les jérémiades de la Ficelle. Sur un signe deYoyo, le bougnat d’occasion avait passé dans son arrière-boutiqueet s’y était enfermé avec le cow-boy et son nouveau« poteau ».

La conversation dut être des plusintéressantes, car elle se prolongea assez tard dans la soirée etne fut interrompue que par le soin que prenait Chéri-Bibi de venirchercher une bouteille pleine quand celle qu’il avait emportéeétait vide.

Zoé, pendant ce temps, essuyait lesverres, mettait de l’ordre, si l’on peut dire, dans le ménage,enfin essayait de se rendre utile.

Quant à M. Hilaire, il boudaitaffreusement. Du reste, depuis son retour à Paris, qui datait de laveille, il n’était pas à prendre avec des pincettes.

Quoi qu’il s’en défendît, et en dépit detous les sentiments qu’il avait voués à Chéri-Bibi, il ne pouvaits’empêcher de penser que le magasin de la rue Saint-Roch étaitautrement confortable que l’affreuse boutique du bougnatTalboche.

Enfin, ce n’étaient point les nouvellesfaçons d’être de Zoé, ni de Yoyo, qui pouvaient lui faire oublierqu’il y avait là-bas (pas bien loin, dix minutes en métro), unebrave femme en grand deuil qui continuait d’édifier la rueSaint-Roch par la persistance de son désespoir conjugal… carM. Hilaire avait reçu des nouvelles de sa moitié,Mme Hilaire, qui, à la suite de son aventure de Nice avaitintroduit une demande en divorce, avait montré, en apprenant lamort de son mari, chauffeur chez M. de Saynthine, unedouleur des plus édifiantes… Elle ne cessait, avait-on écrit àM. Hilaire, d’embrasser la photographie de son malheureuxépoux, en l’arrosant de ses larmes !…

Dans le moment, M. Hilaire étaitprêt à tout pardonner, et cela pour le plaisir bourgeois dechausser une paire de pantoufles auprès d’un bonfeu !…

Justement, avec la nuit était venu untemps de chien… Les vitres crépitaient sous la pluie et leverglas…

Chéri-Bibi n’avait pas pensé au souper…Le ventre de M. Hilaire était dans la tristesse comme sonâme…

M. Hilaire ne voulait plus mêmeregarder cette petite Zoé, tant il se sentait de l’irritation pourson ingratitude…

Et qu’est-ce qu’ils faisaient, lesautres, à bavarder si longtemps derrière cetteporte ?

Tout à coup, la figure deM. Hilaire s’illumina ; Yoyo a peut-être trouvé lecollier !… car lui seul était sur la bonne piste ! Onn’est sans doute revenu à Paris que parce que Yoyo a découvert lecollier !… Mais alors ?… mais alors ?… c’est finiles aventures ! Chéri-Bibi va lui donner congé !… C’estpromis ! c’est juré !…

M. Hilaire en est là de sesréflexions quand la porte du fond s’ouvre… L’apache, en dépit detoutes les consommations offertes par son hôte, apparut beaucoupmoins ivre en sortant qu’en entrant.

Il serra la main de Chéri-Bibi avec unesatisfaction marquée :

« Je crois, dit-il, que nous venonsde boucler, tous les deux, une bonne affaire !

– Je le crois », répétaChéri-Bibi.

Et l’apache s’en alla…

« C’est un confrère ! expliquaChéri-Bibi. On était fait pour s’entendre…

– Ça, grogna la Ficelle, ça n’ajamais été un bougnat !…

– Non, mais c’est un« fagot » comme on en rencontre plus souvent sur lesbords de l’Oyapok que dans le quartier de l’Opéra, mon vieux laFicelle, à moins qu’on ne passe par hasard devant certaineépicerie…

– Oui, oui, monsieur le marq… jen’insiste pas… Et qu’est-ce qu’on va fairemaintenant ?

– Petit curieux,va !…

– Assez ! assez !compris, monsieur le marq… Je vais faire montestament !…

– Vous oubliez, monsieur Hilaire,que vous êtes déjà mort !… »

Désormais, M. Hilaire « selaissa faire » sans essayer de comprendre et surtout sansélever des objections, sans faire entendre de ces nauséabondeslamentations qui lui valaient de si redoutables rappels à l’ordrede la part de Chéri-Bibi… Seulement il comptait les jours. Deuxdéjà s’étaient écoulés sans qu’il se fût passé autre chosed’extraordinaire que le déménagement de M. Talboche. Oui,M. Talboche avait transporté son fonds de la rue Lesueur dansla cour d’une petite maison de la rue de Dunkerque.

La maison tout entière était à ladévotion du comte, habitée par les plus habiles fripons à sa soldeet truquée comme un vrai fort Chabrol, capable au besoinde soutenir un siège, nourrissant une petite troupe d’apaches, dontle quartier général se tenait chez M. Miche, le mari de laconcierge et le tenancier du bar.

À toute heure du jour et de la nuit, ily avait chez M. Miche une « permanence », quipermettait de faire face à tous les événements…

Chéri-Bibi, piloté par Yoyo et par sonnouvel ami, qui était une sorte de lieutenant dans la bande et quise faisait pompeusement appeler « le major », avait tôtfait connaissance avec M. Miche, avec son comptoir, ses petitsverres et sa clientèle spéciale.

C’est lui qui fournissait le bistrot decharbon et il avait fait connaissance aussi avec sacave.

Seulement, M. Miche, méfiant, nelaissait jamais personne pénétrer seul dans son sous-sol… Il yavait suivi pas à pas Chéri-Bibi jusqu’à ce qu’il eût déchargé sondernier sac et il était remonté derrière lui, puis il avait rabattula trappe qui donnait derrière le comptoir.

Il est bon de dire que lorsqu’il n’étaitpas chez M. Miche, Chéri-Bibi, en raison évidente de sonmétier, dans lequel il était aidé par Yoyo et quelquefois par Zoé,était tout le temps fourré dans les caves. Il n’y avait quel’antiquaire qui ne demandait point de charbon àM. Talboche !…

M. Punaise se chauffait au gaz.Or, Chéri-Bibi n’était entré dans la cave de M. Miche quedans l’espoir de pénétrer dans la cave de M. Punaise, parceque Yoyo avait découvert qu’il existait une communication directeentre l’une et l’autre cave…

Tout le secret de la disparition ducollier tenait peut-être dans le fait de cettecommunication…

En tout cas, c’était dans le sous-sol del’antiquaire et du marchand de vin qu’il fallait travailler, pourpeu que l’on attachât quelque importance aux propos de Yoyo.Chéri-Bibi croyait que celui-ci avait mal cherché et pensait êtreplus heureux que lui…

Dès l’abord, M. Talboche avaittenté un rapprochement avec l’antiquaire, mais M. Punaise, auxpremiers mots de charbon à descendre dans la cave, avait froidementmis M. Talboche à la porte de chez lui, sans autreexplication… La concierge, elle-même, cette bonne Mme Miche,avertie par l’antiquaire, avait fait entendre qu’il fallait laisserM. Punaise tranquille…

Tout l’espoir de Chéri-Bibi se reportaitdonc du côté de la cave du bistrot.

Il résolut de tenter quelque chosed’important, le soir du troisième jour.

La Ficelle avait déjà deviné que lesévénements allaient se précipiter, Chéri-Bibi avait mis les voletsde bonne heure et il avait sorti d’un panier un de ces succulentssoupers comme il avait l’habitude d’en préparer autrefois quand ils’agissait de se donner du cœur au ventre pour les terriblesbesognes de la nuit…

Chéri-Bibi seul était gai. Contrairementà son habitude, Yoyo était triste, la petite Zoé aussi. La Ficelleétait lamentable…

« Allons ! mes enfants !…Un peu de courage !… fit Chéri-Bibi !… On se retrouverabientôt !

– On va donc se préparer !bégaya la Ficelle, déjà plein d’espoir.

– Je parle pour les amoureux, monbon la Ficelle ! Il ne s’agit donc pas de toi ! Tu aspassé l’âge !… Il s’agit de Yoyo et de Zoé entre qui il ya promesse de mariage !…

– Ah ! oui !… Voilà doncla belle histoire !… » souffla la Ficelle d’un air qu’ilessayait en vain de faire désinvolte, mais qui trahissait depauvres sentiments d’amour-propre blessé ! Au surplus, ilfallait s’y attendre ; une petite fille des rues est bienfaite pour s’entendre avec un grand garçon de la forêt !« Ça fera un beau couple devant M. le maire ! Jem’invite à la noce et je bois à sa santé !… »

– C’est ce que tu as de mieux àfaire ! déclara Chéri-Bibi en versant son champagne à laronde… Quant à moi, continua-t-il avec cette onction inquiétanteque la Ficelle connaissait depuis des années, quant à moi, je suisheureux d’avoir vu naître, sous mes auspices, les jeunes feux d’unhonnête amour… C’est toujours plus plaisant que d’assister auxgrimaces indécentes d’un vieux singe comme toi, mon bon laFicelle !… Allons, ne te fâche pas !… Tu auras bientôt lajoie de serrer Virginie sur ton cœur…

– Ouais ! grognaM. Hilaire… pour peu que je tarde, elle sera morte de douleur,la pauvre !…

– En attendant, voilà ce que tu vasfaire… Tu m’écoutes, la Ficelle ?…

– Ah ! si je vousécoute !…

– Yoyo doit nous quitter ce soirmême, c’est ce qui t’explique sa tristesse.

– Ah ! ah ! Il n’emmènepas sa… sa fiancée…

– Non ! C’est toi qui lagardes !…

– Moi ? Ah ! ce seraittrop fort… Non ! je ne me charge pas d’une affairepareille !…

– Si ! trancha net Chéri-Bibi…Tu t’en charges ! c’est moi qui te le dis, et ce n’est quejustice !… Voilà un brave garçon qui est tout prêt à se marieret que j’envoie à Nice pour nos petites affaires, c’est bien lemoins que l’on fasse quelque chose pour lui.

– Vous avez donc encoredespetites affaires à Nice ? » questionna M. Hilaire,assez inquiet…

« J’y ai Gorbio qui vient d’yretourner… Comprends que j’y envoie Yoyo qui ne demanderait pasmieux que de rester ici… Veux-tu partir à saplace ?

– Non ! non ! je reste,ça va !… Et je ferai respecter mademoiselle Zoé,c’est entendu !…

– C’est juré ?

– C’est juré !…

– Eh bien, va, Yoyo ! si tu neveux pas manquer ton train ! »

Yoyo embrassa Zoé qui se laissa faireavec émotion.

Après cette scène touchante et quandYoyo fut parti, Chéri-Bibi se leva et garnit en silence ses pochesde certains outils de travail que la Ficelle jugea de la plus hauteimportance.

« C’est bien pour ce soir !gémit-il en lui-même. Que le bon Dieu nous protège ! J’aipeut-être eu tort de ne pas partir à la place deYoyo !… »

Chéri-Bibi, ayant terminé sespréparatifs, toussa, frappa sur l’épaule de la Ficelle et luidit :

« En route !

– Oui, oui, enroute ! »

La Ficelle connaissait ce quesignifiaient ces « en route ! » là…

« Où allons-nous ?demanda-t-il.

– Pas loin ! Prendre un verrechez M. Miche !

– Jolie connaissance, votreM. Miche ! bougonna la Ficelle. « Quand on vient deprendre du champagne de première marque chez M. Talboche, jetrouve que c’est déchoir que d’aller se faire servir un petit verresur le comptoir de M. Miche !… Quoi qu’il en soit, jesuis à la disposition de M. Talboche !… »

Il s’arrêta subitement, effrayé de sespropos audacieux et aussi du regard que lui lançaitChéri-Bibi.

« Écoute, la Ficelle, écoute laconsigne, mon garçon !

– Oui, monsieur le marq…

– Ce soir, tu vas t’enivrer avec labande ! compris ?

– Oui, monsieur le marq…

– Appelle-moi monsieurTalboche !…

– Oui, monsieurTalboche !…

– Et si, par hasard, il y a unpante qui ne soit pas convenable avec Zoé ! Tu lui tomberasdessus !…

– Entendu, monsieur Talboche, maismonsieur Talboche viendra à mon secours ?

– Non ! car M. Talbochene sera plus là !

– Alors, je suis mort ! etpour « de bon » cette fois ! soupira la Ficelle…Songez donc, je les aurai tous sur le dos, dans la minute. Tenez,monsieur Talboche ; il y a une chose qui arrangeraittout !… On n’a qu’à laisser Mlle Zoé ici !… Voilàdix heures passées, ce n’est pas le moment de sortir les jeunesfilles à marier !…

– Vous n’avez pas de chance dansvos « raisonnements », monsieur Hilaire … déclaraChéri-Bibi sur ce ton glacé qui figeait toutes les répliques surles lèvres de ses interlocuteurs. « Figurez-vous que « jesors » Mlle Zoé pour qu’on lui manque justement derespect et pour que vous ayez l’occasion de la fairerespecter ! Comme vous l’avez juré à notre ami Yoyo…L’avez-vous juré, oui ou non, monsieur Hilaire ? Et faut-iltenir pour rien vos serments ? »

M. Hilaire n’avait plus rien àdire. Il comprenait que Chéri-Bibi avait besoin d’une querelle cesoir-là, chez M. Miche, c’est ce qui pouvait lui arriver, àlui, M. Hilaire, de plus désagréable, mais il jugea inutiled’insister et, sur un signe de Chéri-Bibi, il « offrit sonbras » à Mlle Zoé.

« Compliments ! monsieurHilaire ! » fit Chéri-Bibi en fermant la porte de saboutique qui donnait dans la cour, vous avez ainsi tout dugentleman ! Si votre ami Yoyo vous voyait, il seraitcontent !… »

L’heure légale à laquelle le cabaret deM. Miche devait fermer était passée depuis longtemps, mais,comme l’on pense bien, jamais la réunion n’était aussi brillantechez M. Miche qu’après cette heure-là !…

Il y avait certaines façons de pénétrerdans l’établissement que connaissaient les initiés, surtout leshabitants de la cour… M. Talboche, M. Hilaire etMlle Zoé firent une entrée solennelle par l’office… Jamaisencore Mlle Zoé n’avait franchi la porte du mastroquet. Sacuriosité, comme toujours, dominait sa crainte des événements, enquoi elle était bien différente de ce bon M. Hilaire. Ellepassait dans la maison pour la nièce de M. Talboche. On savaitque Yoyo et la Ficelle se la disputaient et la gardaient deprès.

Son arrivée fit sensation et futaccueillie par des murmures flatteurs.

« Justement on disait que çamanquait de dames ce soir ! » fit entendre une voix derogomme.

« Monsieur Miche », derrièreson comptoir, saluait en faisant des grâces… Lui aussi avait« distingué » Zoé, depuis que le nouveau bougnat avaitemménagé dans la cour. Il s’empressa. Il passa lui-même le torchonsur la table et il installa ses nouveaux hôtes.

Les « mauvaises pièces », dontla salle était pleine n’eussent pas demandé mieux que de frayerfamilièrement avec les compagnons de la demoiselle, mais si lafigure ahurie de la Ficelle prêtait à d’agréables plaisanteries lamine toujours inquiétante, même au repos, de Chéri-Bibi, laissait àréfléchir.

Ce fut Zoé qui prit l’initiative defaire un petit tour dans le camp ennemi. Elle avait dû recevoir lesinstructions de son oncle Talboche. Tant est que lorsqu’elle seleva brusquement pour aller voir de près une partie de dés qui sejouait sur le comptoir, la Ficelle, dans la crainte irréfléchie decomplications qu’il continuait toujours à redouter, tout en lessachant nécessaires, voulut la retenir. Mais Chéri-Bibi, étreignantle poignet de son poteau, lui souffla : « Laisse doncfaire ! »

Zoé, elle aussi, voulut jouer… On luifit une place de reine.

Pendant ce temps, le charbonnier etM. Hilaire, à qui nul ne prêtait plus attention, échangeaientdes propos utiles et définitifs.

Tout à coup, Chéri-Bibi fit à laFicelle :

« Va ! »

La Ficelle pâlit, mais sous le regardterrible du maître, il se leva…

Il faut dire que dans ce momentM. Miche, qui venait de jouer la partie perdue par Zoé contreun baiser qu’il avait gagné, embrassait à pleines lèvres lacharmante enfant…

C’était l’occasion ou jamais pour laFicelle, gardien « juré » de la vertu de la fiancée deYoyo, d’intervenir. Cette occasion, il ne l’avait pas cherchée, et,au spectacle de cet homme vigoureux étreignant cette fragilité, ileût bien voulu la fuir… Mais « Va ! » c’était lavoix de Chéri-Bibi et c’était celle du devoir !… Chéri-Bibirépéta à voix basse : « Va, et entre-luidedans ! »

Le malheureux allait…

L’assistance le voyait s’avancer et elleen concevait de grandes joies prochaines… d’autant plus que le« Major » n’était pas là pour imposer une discipline quipesait généralement à cette armée irrégulière…

Plus la Ficelle avançait, plus ilpâlissait. Enfin, il fut près du groupe au baiser et commença àprotester avec politesse :

« Monsieur Miche, fit-il avec uneingénuité tremblante, vous oubliez que Mademoiselle est avecmoi !

– Non, non, je nel’oublie pas ! répliqua M. Miche, je vais vous la rendretout à l’heure !… »

Ce fut un beau succès pourM. Miche, et il eut tous les rieurs avec lui, mais ce qui sepassa par la suite plaça d’emblée M. Hilaire au rang deshéros ! Monsieur Hilaire donna une gifle à MonsieurMiche !

Après quoi il eut le bonheur des’évanouir immédiatement, ce qui lui évita de se sentir emportédans une tempête de coups de poings, dans un ouragan de bataille oùle Major, qui venait d’entrer, fit sa partie, pour défendre, dureste, que l’on achevât d’assassiner sa nouvelle recrue…

Le plus étonnant fut que dans tout cebrouhaha, Chéri-Bibi avait disparu et que Mlle Zoé, elle-même,n’avait pas l’air de s’en préoccuper… Transformée en infirmière,elle versait sur la tête du pauvre la Ficelle un broc d’eau fraîchedestiné à le faire revenir à la vie…

Ce fut M. Miche qui, le premier,constata l’absence du bougnat : « Tiens, le bougnat afichu le camp ! », dit-il en ramassant les débris d’uneverrerie dont le prix était décuplé depuis laguerre !

« Oui ! Il n’aime pas lescoups !… expliqua Zoé…

– Ça n’est pas comme cemonsieur !… » constata M. Miche en se tournant versla Ficelle qui rouvrait les yeux dans le moment qu’il lui rendaitce juste hommage… Mais il n’en sourit pas avec moins de mélancolieà Mlle Zoé qui lui prodiguait des consolations qu’iln’entendait du reste pas, car, à côté de lui, deux petits coupssecs venaient d’être frappés sous la trappe… sous la trappe quiconduisait à la cave derrière le comptoir !

Ces deux petits coups avaient unesignification effrayante pour la Ficelle : ils disaient :« Je suis entré là-dedans, maintenant, il faut que j’ensorte ! »

Alors de désespoir, à l’idée de ce quiallait encore se passer, il se révanouit.

« Tout de même, il ne va pas creveravant d’avoir payé la casse ?…

– Vous occupez pas de ça !s’écria tout à coup une voix retentissante… je règle tout dans latôle ! »

Et, sous la trappe soulevée,apparaissait la figure terrible de Chéri-Bibi !…

L’idée que ce nouvel acolyte, hierencore inconnu dans la bande, avait pu rester une demi-heure, etplus peut-être, dans sa cave fit voir rouge à M. Miche !Mais Chéri-Bibi avait bondi, des bouteilles plein les bras, etc’étaient autant de projectiles !…

« Qui est-ce qui veut àboire ?… »

Le Major qui, cette fois, avait pris leparti du mastroquet, reçut pour son compte une bouteille d’amerdont l’effet fut foudroyant. Il s’affala dans son apéritif préféré,cependant que Chéri-Bibi, qui avait ramassé sous son bras ce pauvrepaquet inerte de la Ficelle, opérait vers l’office une retraitefarouche, éclairée par le sourire diabolique deMlle Zoé…

Une heure plus tard, la Ficelle seréveillait au fond d’un lieu inconnu… S’étant tâté et ayantconstaté qu’il avait encore la libre disposition de ses membres, ilse glissa hors du trou… Personne !… Un chantier deconstruction abandonné, depuis la guerre… M. Hilairecommençait à en avoir assez des trous inconnus… S’étant glisséentre deux planches, ce qui lui fut relativement facile, il prit, àtravers les rues désertes, le chemin qui conduisait au plus court àla rue Saint-Roch !… La nuit était belle, froide etclaire !… La lune était dans son plein… M. Hilaire crutvoir l’image de Virginie qui lui souriait aufirmament !…

Enfin ! Voici la rueSaint-Roch !… Voici le boyau obscur où les rayons lunaires nepénètrent pas, mais où brille une lumière, celle de l’espérance, àla fenêtre de Virginie !…

Voici la devanture derrière laquelle secache tant de douleur… D’un poing ému, M. Hilaire frappe partrois fois. Il attend !… Minutes d’une angoisseinexprimable !…

La devanture se soulève. M. Hilairetend les bras !

Virginie paraît.

Elle pousse un cri terrible.

« Toi ?… s’écria-t-elle. Toivivant ?…

– Oui, Virginie !… Moi,vivant !…

– Ça, c’est trop fort !… S’ilest permis de se moquer ainsi des gens !… Vaurien,va… »

Et aussitôt M. Hilaire, qui danscette demi-obscurité n’y voyait pas trop clair, fut illuminé, commeon dit, par trente-six chandelles !… Un poing terriblel’attaquait avec violence à l’arcade sourcilière droite, le faisaitbasculer jusqu’au milieu de la rue et s’enfuir en jetant milleimprécations, cependant que derrière lui la voix conjugaleaccompagnait son départ précipité de réflexions retentissantes quitroublaient le repos de la rue déserte et paisible.

La démonstration était faite :Mme Hilaire n’aimait son mari que lorsqu’il étaitmort !

XVII – Être ou ne pas être

Le comte de Gorbio était retourné à Nicepour mettre fin au supplice de Palas en lui portant le coup degrâce… de son amitié !

Cette chose formidable, la plusredoutable de toutes (l’amitié de Gorbio !), le mari deFrançoise la voyait venir comme la pire des catastrophes depuisqu’il lui avait été donné sinon de mesurer, du moins d’imaginer,presque à coup sûr l’immense infamie ténébreuse du comte.Perspective effroyable : l’amitié de Gorbio !quilui enlevait jusqu’au goût de vivre les dernières heures de bonheurque pouvait encore lui dispenser l’amour.

Car Françoise, après un premier accès desombre mélancolie, avait, devant le muet désespoir d’un épouxqu’une âpre jalousie avait accusé à tort, tendu vers lui ses brasqui accordaient moins le pardon qu’ils ne ledemandaient…

« Tu es bon ! tu es meilleurque moi ! pardonne-moi si je t’ai montré un triste visagedepuis quelques jours ! »

Comment, comment repousser ces beauxbras ?… Ah ! terribles heures d’amour incapablesd’effacer ce chiffre toujours présent dans l’alcôve comme lemane, thecel, pharèsau mur de Balthazar :« 3213 ! »

Était-il écrit que ce chiffre ne devaitplus jamais le quitter ? Un jour qu’il fuyait la villaThalassa comme un voleur et que, pour ne plus penser à cechiffre-là, il gravissait l’escalier qui conduisait chez Gisèle, cefut la mort elle-même qui lui ouvrit la porte de sa fille, avec cechiffre à la bouche…

« Oui la mort avait parlé, etGisèle savait !… »

Mme Anthenay était morte dans lanuit… Mme Martens et Violette, bientôt rejointes par Françoiseelle-même, qui avait reçu la triste nouvelle après le départ deDidier, essayaient en vain de consoler une enfant qui se réfugiaitdans un silence farouche, sans plainte et sans larmes, maisconfinant à la plus triste douleur…

Quand Didier parla de faire transportercette enfant défaillante à la villa Thalassa, Gisèle se leva commeune folle : « Non ! non ! laissez-moi !Vous êtes tous trop bons ! Laissez-moi touteseule !… » Et cette fois, dans une crise salutaire, elleéclata en sanglots. D’un geste, Didier avait fait signe aux femmesde s’éloigner… Il resta seul avec elle. Il se pencha sur le secretde Gisèle qui déjà l’étouffait. Il l’en soulagea, cependant qu’unedouleur nouvelle, plus atroce peut-être que toutes celles subiesjusqu’alors trouvait encore place dans son cœurlamentable !

« Cette femme que j’aimais comme mamère n’était pas ma mère !… sanglotait Gisèle… J’étais indignedu moindre de vos regards !… Savez-vous de qui je suis lafille, moi ? Monsieur, je suis la fille d’unforçat ! »

Devant le silence terrible deM. d’Haumont, la malheureuse se tordait les mains…

« C’est atroce ! c’estatroce ! Plutôt mourir ! je veuxmourir !…

– Mais qui vous a dit une chosepareille ? Mais c’est impossible, finissait par balbutierPalas, tremblant d’horreur…

– J’ai appris cela cette nuit, dansles papiers de la morte !… Tenez, tenez, les voilà !…Lisez ! lisez !… Je suis la fille de Raoul deSaint-Dalmas, un voleur et un assassin !… Ah ! comprenezmaintenant que j’aimerais mieux être morte, moi aussi !…Pourquoi n’est-ce pas moi qui suis morte ? MonDieu !… »

Palas s’effondra, sanglotant. C’étaittrop ! à la fin ! jusqu’à sa fille qui venait luireprocher son crime !…

« Ah ! vous pleurez !vous pleurez, vous aussi ? Vous voyez bien que c’estaffreux !… »

Et la voix toujours balbutiante, lapauvre voix suppliante :

« Mon enfant… mon enfant !… nevous désespérez pas ainsi… je me rappelle en effet cetteaffaire ; beaucoup ont prétendu que votre père était… était…(aurait-il la force de le dire), innocent !… »

Alors elle se leva, en une attitude dedémente :

« Mais je n’en sais rien,moi !… Je ne sais qu’une chose, c’est que jesuis la fille d’un forçat !… »

Le malheureux ! Il s’appuyait aumur pour ne pas tomber… et il avait une figure de crucifié… Ilsupplia encore… Il râla sa supplication :

« Gisèle ! Gisèle !…Votre malheur vous rend plus chère que jamais à mes yeux !…Vous n’êtes pas responsable des fautes de votre père !… Il nefaut pas que vous en souffriez !… Je ne le veux pas !…Vous allez me jurer que vous en garderez lesecret ? »

Elle se laissa conduire par lui jusqu’àla couche funèbre, devant laquelle les trois femmes à genouxpriaient !… Et elle jura tout bas, en le regardant, pourlui tout seul…

Puis il s’enfuit. Pas loin. On guettaitsa sortie, en bas. Un gamin qu’il ne connaissait pas lui glissaitun pli dans la main et s’éloignait sans un mot.

Sur l’enveloppe : Monsieur Didierd’Haumont. Il décachette : « Mon cher ami, je vousattends à l’hôtel à 5 heures. Ne manquez pas de vous y présenter.Il y va des intérêts les plus graves. Votre dévoué –Stanislas de Gorbio. » Eh bien, tantmieux ! Qu’on en finisse ! Que tout éclate ! Que legouffre dont il n’a pu sortir se referme sur lui et l’engloutisse àjamais !…

L’heure du thé, dans l’hôtel le pluschic de la Riviéra… Groupes mondains et demi-mondaines, musique,joyeuse compagnie… En hâte, Didier traverse le hall. Mais onl’appelle… une voix amie ! combien amie !… La voix deGorbio bien accueillante et suffisamment élevée pour que tousl’entendent ; « Ici, cher ami. Permettez-moi de vousprésenter. » Ah ! comme il est sûr de lui-même, de saforce, de son irrésistible force, et comme devant tous il marque lepoint !… Gorbio tendait la main à Didier d’Haumont quil’accepte, qui prend un siège à sa table ! quel événementsensationnel ! « Et quel geste ! d’un chic, machère ! »

Ces dames, des femmes du monde, desartistes et Nina-Noha… (La charité, pendant la guerre, a mêlé tousles mondes, comme le jeu avant !) Et Didier est placé auprèsde Nina-Noha qui lui sourit, qui lui pose des questions banalesauxquelles il répond par des monosyllabes… Tout ceci est atroce,mais il est venu là pour savoir ce qui l’attend… Il ira jusqu’aubout !

Jusqu’au bout, ce futun quart d’heureplus tard, dans l’appartement du comte. Et cette fois, ce futrapide et net :

« Vous êtes absolument en monpouvoir ! Voici les services que j’attends de vous ! Ilsn’ont rien d’excessif et ne vous demanderont aucune peine… Vous meprocurerez, par l’intermédiaire de M. de la Boulays, desrenseignements précis relatifs à certaines décisions de la plusgrande importance, prises depuis quinze jours par une hauteadministration française. J’aurai l’occasion de vous dire laquelleavant quarante-huit heures !… Vous m’avezcompris ?… »

Si Palas a compris !… Cependant, ilresta muet comme s’il n’avait pas entendu… Alors Gorbio lui tend unpapier : « J’attends de vous une lettre signée ainsilibellée que vous m’apporterez demain avant midi !… et nousaurons ainsi la preuve que nous sommes tout à faitd’accord !… »

Gorbio lut : « Mon chercomte, je suis votre homme pour tout ce que vous voudrez exiger demoi ! » C’est simple ! Comme c’estsimple !

Palas froissa le papier, dompta uneinutile fureur :

« Et si je vous dénonçais tout desuite ?… s’écria-t-il ; si je dénonçais le comte deGorbio comme un traître ?… si je vous perdais en meperdant ?

– Nul ne vous croirait ! Vousn’avez aucune preuve… Dans plusieurs affaires, je suis l’associé deM. de la Boulays. Il serait éclatant pour tous que vousagissez par pure jalousie ! On se rappellerait que vous avezdéjà fait quasi tout ce qu’il fallait pour me tuer !… Enfin,on n’hésiterait pas entre la parole du comte de Gorbio et celled’un forçat en rupture de ban !…

– Laissez-moi donc faire, comte,fit soudain derrière eux une voix féminine… Vous verrez queM. d’Haumont signera ! »

C’était Nina-Noha.

« Ah ! je pensais bien quevous en étiez aussi ! » s’écria Palas…

Le comte a disparu… Palas était seulencore une fois avec Nina…

« Ne me regarde pas ainsi, c’estmoi qui te sauve !… Sans moi, le comte t’aurait dénoncé depuislongtemps !… Mais ici, avec nous, tu n’auras rien àcraindre !… Songe qu’on te demande peu de chose en échange dela sécurité la plus absolue !… Il n’y a plus que Gorbio et moià connaître ton secret !… On te le gardera bien, si tuveux !… Quand ce ne serait que pour tafemme !… »

Didier se leva, sans répondre àNina-Noha…

Maintenant il est dehors… Depuis deuxheures, il va, vient, sans savoir où le conduisent ses pas. Ils’est assis dans un café, dans un bouge obscur de la vieille ville…Comment se trouve-t-il là ?… Il ne le sait pas ! Combiende stations a eues ce calvaire ?… Il ne le saurajamais !… « En échange de la sécurité absolue, quand cene serait que pour ta femme !… »

Et maintenant, le voilà près de sa femmequi pleure de détresse en apercevant son visageeffroyable :

« Didier !Didier ! »

Mais son parti est pris. Lecapitaine d’Haumont est un honnête homme, et ils’écrie :

« Ne m’appelle pas Didier !…J’ai nom Palas, et tu n’as épousé qu’unbandit ! »

XVIII – Le miracle

Le père qui, dans une minute tragique,frappe son enfant pour le sauver de la torture (cela s’est vu enChine lors de la révolte des boxers et du siège des légations, celas’est vu même au théâtre) ; l’époux qui, pour épargner àl’épouse les fantaisies sadiques d’une troupe de barbares prêts àtous les crimes, la tue sur sa prière (cela s’est vu plus récemmenten Europe) ne sont pas dans un état intime de plus effroyabledésespoir que Palas venant dire à Françoise : « Tu asépousé un bandit !… le n° 3213, forçat en rupture deban !… »

Car Palas aime Françoise à la fois commesa femme et comme son enfant, car son cœur pour elle est à la foisembrasé d’amour et plein d’une tendresse sainte… Et il imagine ques’il égorgeait cette créature adorée, avec un couteau, il ne laferait pas plus souffrir ou ne lui porterait pas un coup plusmortel qu’avec cette horrible phrase…

… Et cependant… et cependant, voilàle miracle !… Au fur et à mesure qu’il parle, au lieu dudésespoir et de la douleur qu’il s’attend à voir éclater chezFrançoise, c’est de la joie… presque l’extase, qui se peint sur levisage de la jeune femme…

Il parle !… Elle sait maintenantpourquoi il retournait chez Nina !… Chercher la preuve de soninnocence !… Mais elle n’en a pas besoin, elle, pour ycroire !

Et le miracle continue…

Elle l’embrasse avectransport !

Elle lui apprend qu’elle sait tout sonpassé !

Et il tombe à sesgenoux !…

Elle sait ! et elle n’en a riendit ! Elle a continué de l’aimer !…

Et il se tait, maintenant, car elleparle ! c’est à son tour, à elle, de lui dire des chosesformidables !…

Ah ! comme il embrasse sesgenoux !…

Quelle est cette sainte qui ne redoutaitpas le terrible aveu, mais qui attendait, avec une impatience tousles jours plus douloureuse, la confidence d’un cœur qui pouvait secroire maudit et qui était adoré avec tout son secret, dans lesecret du cœur de l’autre ?…

« Nul ne peut rien contre notreamour ! lui crie-t-elle en l’entourant de ses brasfrémissants !… Non, personne au monde !… puisque nouspouvons l’emporter, intact, jusque dans lamort !… »

Et elle continue :

« Dénonce donc les misérables quiveulent te faire chanter !… Puis, qu’on vienne ensuitechercher mon amour dans mes bras !… Morts ou vivants, ils nousemporteront ensemble, mon adoré ! »

Quand vint le matin, Françoise regardaitdormir Palas.

C’était peut-être le dernier repos avantle sommeil suprême…

Quel calme et quelle douceur heureuseétaient répandus sur ce front où Françoise avait vu passer tant detempêtes !…

Épuisement sublime de l’être après desheures décisives et qui se soucie peu du lendemain après une veillepareille !…

Cependant, Palas ouvrit les yeux sousles baisers de Françoise :

« Mon amour, lui dit-elle,éveille-toi ! l’heure avance… »

Étourdi, il ne comprenaitpas…

Ah ! oui, c’est vrai ! il serappelait maintenant !… Il avait jusqu’àmidi !…

La pendule marquait dixheures…

Palas soupira :

« Tu as raison ! je n’ai plusque deux heures pour les dénoncer !…

– Ou poursigner !… » exprima Françoise, avec le plus grandcalme…

« Comment ?… Poursigner ?…

– Oui, j’airéfléchi », continua-t-elle, en se rapprochant de Palas et enlui glissant ses bras autour du cou…

« Tu as réfléchi, Françoise ?…À quoi donc as-tu réfléchi ?… Tu me faispeur !…

– J’ai réfléchi à ce que t’a ditGorbio : il a raison : si tu n’as aucune preuve contrelui, on ne te croira pas !… On reviendra te chercher pour tereconduire là-bas !… On trouvera nos deux cadavres, c’estentendu ! Mais lui, il continuera à tromper tout lemonde !… à trahir tout le monde !… tout le monde, monDidier, et la France !… Voilà à quoi j’ai réfléchi…

– C’est terrible, en effet… fitPalas… il est exact que je suis un forçat et que je n’ai aucunepreuve contre cet « honnête homme ! »

– On dit : « Nousmourrons », continua Françoise, et nous croyons avoir tout diten disant cela !… nous sommes des enfants amoureux qui nesongent qu’à eux ! et c’est très laid cela, tu ne trouves pas,mon amour ?

– Que veux-tu que je fasse ?demanda Palas.

– Eh bien, je veux que tu signes,répliqua Françoise sans hésitation…

« Signe ce qu’il te demande… Alorsil ne se méfiera plus de toi et te fournira lui-même, un jourprochain, la preuve de son infamie !…

– Certes, cela est très beau !mais très dangereux, Françoise ! en attendant, après unesignature pareille, je puis passer, moi, pour soncomplice !

– Non, car en mêmetemps… » Et Françoise alla chercher dans l’écritoire unpapier qu’elle avait préparé et qu’elle lut : « Mon cherpapa… Didier et moi nous sommes sûrs, maintenant, que le comte deGorbio est un misérable… Nous en aurons la preuve dans quelquesjours… en attendant, méfie-toi de tout ce qu’il peut teproposer !… »

Palas se leva et embrassaFrançoise :

« C’est toi… c’est toujours toi quias raison ! Ah ! le cœur des femmes !… Suprêmeintelligence !… Oui, je ferai tout ce que tu me dis… jet’obéirai comme un enfant !… Tu es le meilleur, et le plus sûrdes guides et le plus courageux !… Je signerai donc, quoiqu’il puisse arriver de moi !…

– De nous, mon Didier, denous !… Ce qu’il faut avant tout, c’est arriver à confondre lemisérable !… »

C’est dans cette noble exaltation quePalas se rendit chez Gorbio.

Nous pouvons dire qu’il y était attendu…Nina était avec le comte… Celui-ci se montrait impatient et Nina lecalmait :

« Je vous dis qu’ilviendra ! »

Mais il était plus de onze heures etGorbio ne tenait plus en place.

« J’ai peut-être eu tort, dit-il,de me dévoiler aussi nettement devant lui !… Il est capable defaire une folie et de nous perdre tous !…

– Tiens, s’écria-t-elle tout à coupen soulevant légèrement le rideau d’une fenêtre… levoilà !… »

C’était Palas, en effet, qui arrivaitassez hâtivement et d’une allure très décidée…

« Regardez-le, il a peur d’être enretard !… »

Aussitôt introduit, M. d’Haumontsalua froidement le comte et Nina et prononça ces simplesmots :

« Je suis venu poursigner !… »

Et il signa !…

« Je vous avais bien dit, comte,que M. d’Haumont n’avait rien à me refuser !…

– Eh bien, répondit Gorbio, vousvoyez que tout arrive, monsieur d’Haumont ! et que nous voiciles meilleurs amis du monde ! »

Palas s’inclina, glacé :

« Je suis à vosordres !

– Aujourd’hui, fit le comte, jen’en ai point à vous donner, mais n’oubliez pas notre dernièreconversation. Agissez en conséquence… Je vous ferai parvenirprochainement mes instructions !… »

Palas prit congé. Il pouvait êtrecontent de lui ; la dernière phrase du comte semblait luipromettre que sa dangereuse abnégation et son astucieux héroïsmeseraient prochainement récompensés. « Je vous ferai parvenirprochainement mes instructions ! » Deux lignes de Gorbio…et ensuite Palas et Françoise pouvaient mourir !…

Quand il rentra à la villa Thalassa,Françoise courut à lui.

« Mon amour, lui dit-elle, dans ceterrible drame, il nous arrive un petit ennui…

– Ce n’est pas possible, Françoise.Désormais, rien ne peut nous toucher !

– Si, mon chéri. Nos heures debonheur sont comptées, et je pensais bien passer ces heures-là avectoi, tout seul !… tout seul !…

– Eh bien, nous fermerons notreporte… ou nous irons nous recueillir dans un coin perdu de lamontagne…

– Mon chéri, Mme Martens vientde nous amener Gisèle.

– Où est-elle, la chèreenfant ? » s’exclama Palas.

Françoise lui montra la villa… Ellen’eût pu parler… Elle souffrait à nouveau d’une insupportable etinexplicable angoisse.

XIX – « Encore lesfemmes »

La joie avec laquelle Didier d’Haumontavait accueilli Gisèle à la villa, alors que la cruauté desévénements et leur rapidité faisaient ardemment désirer à Françoiseune solitude à deux, avait apporté le plus grand trouble dans soncœur fervent et fidèle…

Françoise ne comprenait pas cet étrangeempressement, et Didier, tout à l’idée d’apporter au plus tôt audésespoir de sa fille la consolation problématique et inquiétantede la vérité, ne s’apercevait pas que Françoise ne comprenaitpas !…

Les yeux détournés momentanément de safemme et fixés sur Gisèle, il ne voyait rien de la douleurgrandissante de l’autre !…

Son cœur ne lui reprochait rien, car,s’il avait tant de hâte de renseigner la pauvre enfant, son désirn’était pas moins grand de confier à Françoise le derniermystère…

Pouvait-il tenter un tel aveu avant desavoir quelle serait l’attitude de Gisèle devant son pèreforçat ?… De toute évidence, non !… Ce secretappartenait à Gisèle en toute propriété… Lui-même n’avait pas ledroit d’apprendre à sa femme que Gisèle était la fille d’uncondamné à mort, si la volonté de son enfant était que le mondeentier continuât à ignorer une horreur pareille !

Gisèle ne croyait pas à l’innocence deRaoul de Saint-Dalmas !… Tout ce que lui en avait ditM. d’Haumont ne lui était apparu que comme des paroles debonté destinées à panser ce qu’elle croyait être son inguérissableblessure. Et, à la villa Thalassa, M. d’Haumont dutentreprendre un vrai travail… Il y mettait une ardeur biencompréhensible…

Ceci n’alla point sans quelquespromenades solitaires que Françoise eut la honte d’épier, mais quine lui apportèrent aucune certitude sur un malheur qu’elle voulaitcroire impossible…

Elle en arriva à s’adresser les plusgrands reproches…

Elle se traita de folle !… Palasprenait des libertés avec Gisèle, et Françoise en avaitaffreusement souffert, mais elle n’avait jamais découvert, ensomme, que son mari dépassât la mesure d’un bienfaiteur qui, de parson âge, a le droit d’être un peu tendre avec une enfant dans lechagrin…

Sur ces entrefaites, Mme d’Erlandvint en visite à Thalassa… Elle attendait Françoise dans le salonqui donnait sur le jardin, quand vinrent à passer Palas et Gisèle…Elle se déclara aussitôt « médusée »…

Mme d’Erland se rappela certainmatin où M. d’Haumont attendait cette petite intrigante sur letrottoir !… Et maintenant, elle avait su se faire accepter àla villa !… Et M. d’Haumont avait eu le toupet de l’yinstaller ! « Vraiment, il y a des gens qui ne doutent derien !… »

Françoise survint sur ces entrefaites.La conversation ne languit pas longtemps… Après quelques banalités,Mme d’Erland dit qu’elle venait d’apercevoir M. d’Haumont« avec cette petite de chez Violette » !

« Vous l’avez donc adoptée, machère ?…

– Pas précisément, mais cetteenfant vient de perdre sa mère, elle est fort souffrante elle-même,et comme mon mari, depuis longtemps, s’intéressait à lafamille… »

Françoise s’arrêta, elle était au boutde ses forces… Ce mot « s’intéressait » luiparut tout à coup monstrueux… et il lui sembla queMme d’Erland la regardait avec une horriblecompassion.

Le silence qui suivit lui fit endurermille supplices… Elle rougissait et pâlissait tour à tour… On eûtdit que c’était elle, la coupable…

Enfin la visiteuse se leva avec son plusgrand air… Avant de prendre congé, elle laissa tomber cettephrase :

« Elle est jolie, cettepetite ! »

Puis elle parvint à glisser quelquesmots habiles sur « le danger qu’il y a, à introduire desjeunes personnes dans les ménages »…

Françoise la laissa partir… Elleétouffait…

Évidemment, Mme d’Erland savaitquelque chose ! Sa discrétion avait été plus terrible qu’unefranche accusation… Elle avait considéré Françoise avecpitié !… Tout le monde la plaignait !… C’étaithorrible !… Et, tout à coup, une phrase, la première phrase duréquisitoire de l’avocat général dans le fameux procès, lui brûlale cerveau de ses lettres de feu : « Ce sont lesfemmes qui ont causé tous les malheurs du jeune Raoul deSaint-Dalmas ! » C’était le magistrat qui avaitraison, et elle, la malheureuse, elle avait été trompée par luicomme tant d’autres ! Didier avait gardé toutes les passionsde Raoul !… Il continuait à être l’amant de Nina et ilentretenait maintenant une maîtresse à domicile !… Elle allajusque-là ! elle alla plus loin encore. S’il lui avait fait, àelle, l’aveu de son passé, c’est qu’il savait que Gorbio, sonrival auprès de la danseuse, allait tout luidire !…

Ainsi court la douloureuse pensée deFrançoise jusqu’à l’abîme au bord duquel elle reste, cependant, uninstant suspendue… C’est que Françoise se rappelle une minute pastrès lointaine, où son cœur était habité par le même désespoir, etcependant, quelques jours plus tard, Françoise ouvrait ses bras àDidier innocent !… Que s’était-il passé de nouveaudepuis ?… Une nouvelle visite deMme d’Erland !… et puis, hélas !… etpuis, tout de même, l’installation de Gisèle, ces promenades dePalas et de Gisèle… Ah ! savoir ! être sûre !…Hélas ! hélas ! quand elle ne l’accuse pas, elle doute deDidier !…

Où est-il maintenant ?… quefait-il ?… Il est encore avec elle ?…Où ?…

Elle les cherche… Elle les cherche en secachant…

Et, tout à coup, elle les découvre tousdeux, cachés dans l’ombre des mimosas, où plus d’une fois Françoisea connu les baisers de Didier, et où maintenant Didier embrasseGisèle et la serre dans ses bras avec une tendresse et une émotionsouveraines…

XX – La Tullia

La Tullia était toujours à quaidans le vieux port. C’était un singulier bâtiment que celui-là… Iltenait de la goélette et du charbonnier. Quelle marchandisetransportait-il ?… Un peu de tout, s’il fallait attacherquelque importante aux propos surpris entre les hommes d’équipage,peu bavards, qui ne s’attardaient guère sur les quais…

D’où venait-il ?… Personne ne lesavait au juste… Il était là depuis des semaines.

Cependant, ce jour-là, un mouvementinusité semblait régner à bord de la Tullia…

Les matelots, qui avaient tous desfigures plus ou moins patibulaires, allaient et venaient en hâte,rapportant de la ville des paquets, comme il arrive au moment d’undépart…

Seul, le capitaine, une figure assezflegmatique tout enluminée par de joyeux cocktails et quiparaissait prendre la vie du bon côté qui, pour lui, devait êtrecelui de la paresse, ne se pressait pas plus que d’habitude, setraînant sur le quai ou sur le pont ou sur la dunette, les mainsdans les poches et le cigare aux lèvres…

Tout près de là, assis sur le quai, setenait un pêcheur des plus flegmatiques, dont la figure fortementcuivrée ne nous est point tout à fait inconnue…

Un soir que Yoyo, de retour àNice, suivait le comte de Gorbio, qu’il avait reçu mission desurveiller jour et nuit, il fut surpris de voir celui-ci se dirigerà pied vers le quartier du port, par les rues désertes de lavieille ville, aborder au coin du quai un individu enveloppé d’unecape marine dont il avait rabattu le capuchon.

Quand les deux ombres se séparèrent,Yoyo, lâchant le comte, suivit l’inconnu.

L’homme gravit la passerelle d’unbâtiment qu’éclairait la lueur d’un falot…

Comme il passait devant le falot, levisage de l’homme apparut… Yoyo poussa une sourdeexclamation : « Le Parisien !… »

« Le Parisien ! »Arigonde ! Arigonde n’était pas mort !… le soir même unedépêche partait pour Paris et, le lendemain matin, il y avait, dèsla première lueur du jour, sur le quai des Docks, à deux pas d’unbâtiment appelé Tullia, un pêcheur à la ligne…

……………………

Ce jour-là, le jour où il y avait tantde mouvement autour de la Tullia, un canot automobile sedétachait de ses flancs et gagnait la haute mer…

… Mais, après avoir piqué droit surl’horizon, il était revenu, en douce, le long de la côte, et àla godille, jusqu’à l’entrée de la rade de Villefranche, nonloin des terrasses de Thalassa, à quelques pas de cette grotte quiavait failli être si fatale à Arigonde et qui avait vu le désastrefinal de la double carrière de Fric-Frac et du Bêcheur…

Depuis, le Parisien l’avait fréquentée,et par là, s’était introduit plus d’une fois dans les jardins de lavilla Thalassa…

Les sentiments d’Arigonde pour Gisèlen’avaient fait que s’accroître depuis qu’il était persuadé quePalas, s’il n’était déjà son rival, n’allait pas tarder à ledevenir. Et la joie d’une entreprise conçue déjà depuis quelquetemps contre la jeune fille se doublait chez lui du plaisir férocequ’il éprouvait à l’avance en pensant au bon tour qu’il allaitjouer à l’autre !…

L’événement devait être proche… et il nefallait pas être grand clerc, en examinant, cet après-midi-là, lesfaits et gestes et aussi la fièvre d’Arigonde, débarquant simystérieusement à quelques pas des terrasses de Thalassa, pourprévoir quelque chose comme un enlèvement.

Or, il y eut mieux que cela !… Tantest qu’il y a des minutes dans la vie où tout semble concourir àcombler les fripons…

Arigonde, lui aussi, était déjà dans lesjardins quand Françoise épiait si douloureusement les gestes de sonmari et de Gisèle… Il s’y trouvait avant elle et il était mieuxplacé qu’elle.

Il était si bien placé que non seulementil put voir, mais encore qu’il put entendre…

Qu’entendait-il ? Oh !quelques bouts de phrases, au cours d’une longueconversation :

« Oui, Gisèle, je vous jure quevotre père est innocent !… »

Son père ! Quellerévélation !…

Et les bras de Palas qui s’ouvrent, etGisèle qui s’y jette :

« Oui, ton père c’est moi, leforçat, c’est moi !… Les hommes n’ont pas cru à mon innocence,mais toi, Gisèle, y croiras-tu ?… »

Ah ! si elle y croyaitmaintenant !…

Arigonde vit de loin le père et la fillerentrer en silence à la villa.

Ils n’avaient plus rien à se dire, toutétait accompli, et une grande joie était en eux.

Palas goûtait une paix profonde. Il enétait comme accablé. Il avait atteint son but. Deux cœurscroyaient en lui ! Que lui importait le reste ? Lereste ?… C’était tout ce qui allait venir, la mort,peut-être !… Au moins le déshonneur, le bagne !… Etcependant il eut un regard de reconnaissance vers le ciel, et,quand il se trouva seul, dans son bureau, il pleura des larmesheureuses !…

Gisèle avait regagné sa chambre, quiétait au rez-de-chaussée, et dont la fenêtre était restée ouvertesur le jardin… Elle aussi pleurait, mais c’était sur lessouffrances de celui qu’elle avait aimé déjà comme un père avantque lui fût révélé un secret qu’elle prévoyait depuis la veille…Tombée dans un fauteuil, elle évoquait d’affreuses visions,l’existence terrible du bagne !… et la douleur d’un perpétuelmensonge pour un homme comme M. d’Haumont, quand, tout à coup,quelque chose lui passa devant les yeux…

Quelque chose qui tomba à ses pieds… unbillet…

Elle le ramassa, inquiète, peureusedevant ce nouveau geste du mystère… et elle lut : « Sivous voulez que Raoul de Saint-Dalmas, votre père, ne soit pasdénoncé ce soir à la police, rendez-vous immédiatement à Nice, surle quai des Docks. On vous dira ce que vous devez faire pour lesauver… Si vous tenez à sa vie, gardez le secret de votre démarcheet brûlez ce billet ! »

Gisèle, pâle d’épouvante, courut à lafenêtre d’où lui était venu ce redoutable message. Elle n’aperçutâme qui vive. Elle relut le billet… Elle se prit la tête dans lesmains… Elle crut qu’elle allait devenir folle… Ce n’était pas lemoment, cependant ! Quelques minutes d’égarement, et elleperdait M. d’Haumont, son bienfaiteur, sonpère !…

Elle n’hésita pas, elle jeta un manteausur ses épaules… Elle ne s’aperçut pas, dans la rapidité de sesgestes, que l’affreux billet, qu’elle tenait dans le creux de samain, lui échappait…

En sortant de sa chambre, elle rencontraune domestique qui recula devant la figure qu’elle lui montra…Gisèle lui jeta au passage :

« Dans une demi-heure, vouspréviendrez Monsieur que j’ai été obligée de me rendre à Nice etque je rentrerai peut-être assez tard !… »

Et elle s’enfuit !…

La femme de chambre trouva la commissionétrange, et se résolut au bout de quelques minutes detergiversation à aller prévenir son maître.

Elle le rencontra, sortant de sonbureau, et lui fit part de l’événement. Effrayé, ne comprenant rienà ce que lui disait cette domestique, M. d’Haumont courut à lachambre de sa fille, et, la première chose qu’il aperçut, fut cebillet froissé…

Il se jeta dessus et lut… Cetteécriture, Palas la connaissait bien !… C’était celle duParisien ! C’était l’écriture très spéciale d’Arigonde !…Arigonde qu’il croyait mort !… Il se pencha sur ce billetterrible qu’un souffle aurait pu emporter et il lut à sontour : « Si vous voulez que Raoul de Saint-Dalmas,votre père, ne soit pas dénoncé ce soir à la police, rendez-vousimmédiatement à Nice, sur le quai des Docks… »

D’où était venu ce billet ?… Luiaussi, il courut à la fenêtre. Il ne vit personne. Mais il constatades choses qui avaient échappé au regard éperdu de Gisèle… desfeuilles froissées, des branches foulées…

« L’auto ! »commanda-t-il d’une voix râlante, et il courut à la grille, sur lechemin qu’avait pris la jeune fille… Elle devait avoir déjà unecertaine avance, mais il pensa qu’il la rattraperait, même si elleavait pu prendre le tramway à la station du Pont-Saint-Jean… Sonauto arrivait, il s’y jeta…

Il avait griffonné sur une cartequelques mots, à la hâte, qu’il chargea un domestique de porterimmédiatement à Mme d’Haumont…

L’auto brûlait la route… Tout à coup,Palas aperçut au loin, mais distinctement, la silhouette de Gisèle…celle-ci venait d’arrêter un taxi qui revenait à vide de Nice etelle y montait.

Il soupira, enfin rassuré ; danstrente secondes, il l’aurait rejointe !…

C’est dans ce moment que l’auto, aprèsavoir fait une brusque embardée à un tournant, retomba avec unbruit d’explosion !…

Un pneu crevé !… la panne !…et le taxi s’éloignait à toute allure…

……………………

Yoyo pêchait toujours à la ligne. Il vitrevenir le canot automobile avec Arigonde…

Arigonde fut tout de suite à bord. Il yeut sur le pont un rapide conciliabule entre le capitaine et lui, àla suite de quoi les ordres pour le départ parurent subir uncontretemps.

Ainsi la passerelle fut remise en place,et le capitaine, toujours flegmatique, toujours mâchonnant soncigare et toujours les mains dans les poches, descendit sur lequai, cependant que, sur la dunette, Arigonde rejoignait le seconddu bord et le priait de mettre un terme aux clameurs aveclesquelles il présidait au dernier arrimage…

Que signifiait tout ceci ?… Yoyo enétait encore à se le demander, quand un taxi-auto, descendant duport par la rampe de l’est, arriva sur le quai ets’arrêta.

Une jeune fille en sautait immédiatementet se trouvait nez à nez avec le capitaine Amorgos…

Yoyo ne connaissait pas cette jeunefille. Il n’avait même jamais eu l’occasion de l’apercevoir… Toutde même, il eût donné beaucoup pour entendre ce qui se disait entrele marin et cette belle enfant.

La demoiselle paraissait agitée etinquiète. Le capitaine était des plus polis. Il avait mis sacasquette galonnée à la main et souriait !

La jeune fille le suivit d’un pasdélibéré, et tous deux montèrent à bord.

Aussitôt la passerelle fut retirée, lesamarres larguées, et la Tullia, quittant le quai, gagnadoucement du côté du chenal.

On ne voyait plus ni la jeune fille, nile capitaine, ni Arigonde… Seul, le second, sur la dunette, sedétachait sur le fond rose d’une belle soiréecommençante.

C’était un départ paisible et nullementdramatique… Yoyo se disposait à quitter le quai et à aller rendrecompte à Chéri-Bibi du départ de la Tullia et du Parisien,quand un homme, qui descendait la rampe de l’est à vive allure, sejeta dans ses jambes. Ils se reconnurent tousdeux :

« M. d’Haumont !

– Yoyo ! Il y a longtemps quetu es là ?… As-tu vu une jeune fille descendre d’untaxi ? »

En trois phrases brèves, Palas étaitrenseigné. Le doigt de Yoyo désignait la Tullia qui venaitd’entrer dans le chenal.

Palas courut… Une course folle !…Qu’espérait-il ?… Yoyo suivait… Ainsi Palas gagna-t-il toutd’abord les rochers qui s’avancent en promontoire devant laRéserve, et en face desquels la Tullia devait passer… laTullia dans laquelle se trouvait sa fille, à la merci duplus misérable de ses bourreaux !…

Palas se jeta à l’eau !

XXI – Explications tragiques

À la porte de la chambre où Françoiseétait allée s’enfermer avec son désespoir et la résolution d’enfinir avec les horreurs de la vie, une domestique était venuefrapper. Elle apportait le mot écrit en hâte par Didier. Françoise,de sa fenêtre où elle avait appuyé son front en feu, venait de voirGisèle sortir de la villa et, quelques instants plus tard, sonmari : « Va la rejoindre ! » avait-elle murmuréavec une amertume terrible…

Quand elle eut lu le billet de Didierqui était ainsi libellé : « Saynthine n’est pas mortet continue de poursuivre Gisèle… Ne t’inquiète pas si je rentretard ce soir ! » elle se dit tout haut àelle-même : « Ils sont deux aussi pour celle-là, commepour Nina ! » Ah ! le dégoûtsuprême !… »

Elle déchira le billet et en laissatomber les morceaux. Ainsi eût-elle voulu arracher son cœur… Maiscomme c’était beaucoup plus difficile que de se tirer simplement uncoup de revolver dans la poitrine, elle se leva et se dirigea versun petit meuble où elle savait trouver l’arme qui allait être legrand remède à tous ses maux…

En passant devant une glace, Françoisese vit et recula d’effroi…

« Mon Dieu ! dit-elle, j’ail’air de mon propre fantôme… »

Dans le même moment la porte s’ouvrit,et une femme se précipitait vers elle :

« Françoise ! que sepasse-t-il ? »

C’était Mme Martens qui, avertiepar la confidence inquiète de la femme de chambre, forçait laconsigne.

« Oh ! ma pauvre enfant, tu asl’air d’une morte !

– C’est ce que j’étais en train deme dire, répondit Françoise avec un sourire glacé !… et plût àDieu que je le fusse déjà !…

– Tu m’épouvantes !… Reviens àtoi, ma petite Françoise !… qu’est-il arrivé ?…Confie-toi à moi, je t’en supplie ?… Il y a quelques joursencore tu me parlais de ton bonheur…

– Oui !… eh bien, c’estfini !… ça n’a pas été long, n’est-ce pas !…

– Où est ton mari ?… Il fautque je lui parle !…

– Mon mari est avecGisèle !… »

Ceci fut dit d’une telle sorte, simpleet terrible à la fois, que Mme Martens fut renseignée ducoup…

Elle comprit !… elle prit Françoisedans ses bras… et celle-ci se laissait faire sans qu’elle parûtmême s’apercevoir de l’étreinte :

« Françoise ! Françoise !es-tu folle ?… qu’est-ce que tu crois ?

– Je ne crois pas !… réponditla statue, j’ai vu !…

– Tu as vu quoi ?…

– Je les ai vus s’embrasser commene s’embrassent pas deux…

– Ça, ce n’est pasvrai !…

– Décidément, répliqua Françoiseavec un sourire d’outre-tombe, décidément, ma chère… vous croyezbeaucoup à la vertu de M. d’Haumont !… Eh bien, apprenezque M. d’Haumont, qui nous a raconté ce qu’il a vouluconcernant Nina-Noha, est, par-dessus le marché, l’amant deGisèle !…

– Malheureuse ! C’est safille !… »

À cette révélation, la statue parut seranimer… du sang afflua à ses tempes… la vie alluma sa flamme dansce regard éteint.

« Sa fille ! sa fille !répéta Françoise… Et comment savez-vous donc, madame, que c’est safille ?…

– Ah ! je le sais depuisquinze ans !…

– Vous savez cela depuis quinzeans !… Depuis quinze ans, vous savez que Gisèle est lafille…

– La fille de Raoul deSaint-Dalmas !… Oui, ma petite Françoise, je sais cela…Mais comprends donc que j’ai reconnu ton mari tout de suite !…Notre famille était amie des Saint-Dalmas !… »

Françoise considérait Mme Martensavec des yeux hagards :

« Ah ! ah !soupira-t-elle… vous saviez, vous saviez qu’il…

– Je sais que tu as étésublime, je sais comme toi qu’il est innocent !…Oh ! Françoise, Françoise, parce que tu l’as vu embrasserGisèle… Mais c’est sa fille !… mais c’est safille !… »

Maintenant Françoise tremblait defièvre, elle claquait des dents :

« Pourquoi ne me l’a-t-il pas dit àmoi ?… Pourquoi vous a-t-il dit, à vous, une chosepareille ? »

Mme Martens prit entre les siennesles mains glacées de la malheureuse et les plaça sur son cœur ami,sur son cœur douloureusement fidèle :

« Ah ! crois-moi, Françoise,il était résolu à tout te dire après avoir révélé à Gisèle lesecret de sa naissance !… Si tu les as vus dans les bras l’unde l’autre, c’est que maintenant l’enfant sait tout !…Ah ! Françoise, ne doute pas de ton mari !… C’est lemeilleur et le plus malheureux des hommes !… et si unefaute a été commise, ce n’est pas lui le pluscoupable !

– Vous connaissezdonc la mère de Gisèle, madame ?

– Non !… ceci est le secret deRaoul… on parlait d’une femme mariée… je dis que cette femme estcoupable car elle n’a rien fait pour cette enfant… et que lapremière chose qu’a faite Raoul en sortant de son enfer a été de larechercher, de la sauver de la misère, de lui apporter uneprotection de tous les instants. Ne t’étonne pas que je plaide lacause de ton mari avec cette chaleur… je l’ai connu… il y alongtemps !… Il était jeune, il a fait des folies… maisc’était un noble cœur, et chez nous, dans notre famille, je parlechez mon père, chez ma mère où il fréquentait, nous n’avons jamaisdouté de lui !… Jamais !… Ah ! Françoise, comprendsmon émotion, l’autre jour, quand je l’ai reconnu dans ce mari quetu me présentais !… Ton mari !… Comprends maintenant que,depuis, il m’a confié toute votre terrible histoire… Il sait qu’ilpeut me parler comme à la plus fidèle amie !… Il sait comme jet’aime, ma petite Françoise !… Si tu savais, toi, avec quelaccent il est venu me dire : « Elle savait tout ! Etelle a continué de m’aimer !… Son amour, la seule chose quicompte pour moi en ce monde, me sauve !… et le bagne peutrevenir, et la mort peut me frapper !… Je remercie le Ciel,car j’ai été le plus heureux des hommes !… à caused’elle !… à cause de ma Françoise ! » et en disantcela, il sanglotait !… Ah ! laisse-moipleurer !… »

Mais déjà Françoise pleurait, elleaussi…

Ce fut Françoise qui, la première,reconquit la pleine possession d’elle-même…

« Mais alors… fit-elle, maisalors ? cette histoire de poursuite est vraie !… EtDidier, où est-il ?… quels dangers court-ilencore ?… »

C’était au tour de Mme Martens dene pas comprendre… Françoise la mit au courant du départ précipitéde Gisèle suivi de Didier… De toute évidence, il s’était passéquelque chose d’inattendu et peut-être de trèsredoutable !…

« Et il ne rentrepas !… »

Elle voulait sortir, essayer de leretrouver…

Mme Martens lui fit entendrequ’elle n’avait aucune indication, aucun indice… Elle lui fitespérer qu’il pouvait rentrer d’un moment à l’autre… Enfin elle lapersuada, beaucoup plus facilement qu’elle n’avait osé l’espérer,de rester à la villa pour qu’elle y attendît le retour deDidier…

Mme Martens, alors, la voyant pluscalme, la quitta.

Aussitôt que Mme Martens futpartie, Françoise, jetant une écharpe sur ses épaules, descendit,par la terrasse, jusqu’à la mer, et, à travers les rochers, sedirigea vers une certaine cabane de pêcheur…

XXII – À fond de cale

Palas était fort bon nageur. Ce fut unjeu pour lui d’atteindre en quelques brassées, et sans être aperçudu bord, la chaloupe que la Tullia traînait derrière elleà la remorque…

La nuit commençante semblait propice àson hardi dessein… Se hissant, à l’aide du cordage qui retenait lachaloupe, jusqu’au bastingage de la Tullia, il choisit sonmoment pour se glisser vers le gaillard d’arrière…

Tout l’équipage était alors à lamanœuvre et il ne lui fut point malaisé de se dissimuler derrièrequelques ballots qui encombraient le pont…

De là il pouvait voir etentendre…

Où était sa fille ?… Qu’avait-onfait de sa fille ?…

Il y avait bien des chances pour que lamalheureuse fût retenue prisonnière dans le roof central qui devaitêtre le seul endroit à peu près propre du bord… servant de dortoir,de salle à manger et de carré aux officiers !… Les officiersde la Tullia !…Palas venait de voir passer quelquesfigures… tout ce monde-là lui rappelait certaines silhouettes quiavaient habité ses cauchemars pendant dix ans !…

Comme il n’avait pas encore aperçuArigonde, Palas était à peu près certain que celui-ci devait setrouver auprès de Gisèle… Se rapprocher de sa fille, l’avertir desa présence au plus tôt, tenter de l’enlever si la choseapparaissait possible, et cela dans la nuit même, n’était pas unplan irréalisable… grâce à la chaloupe que la goélette traînaitderrière elle…

La Tullia avait mis le cap surl’Orient, mais n’était pas très éloignée de la côte… Palas pouvaitespérer que le Parisien cesserait, pendant quelques instants, àl’heure du repas, d’imposer à la malheureuse enfant son ignobleprésence… Alors il saurait la délivrer… alors, la chaloupe étaitlà, prête à recueillir Palas et Gisèle… Avant tout, il fallait agiravec une excessive prudence. Un geste maladroit pouvait les perdretous les deux… Palas pensa que la surveillance devait forcément serelâcher en pleine mer… Les forbans n’auraient plus rien àcraindre. Et peut-être même Palas allait-il bientôt voir apparaîtresur le pont la captive et son ignoble ravisseur…

Cependant le temps passait… et Gisèlerestait invisible…

Alors les pensées de Palas devinrenttellement sombres que son immobilité lui fut tout à coupinsupportable… Cette effroyable brute d’Arigonde était capable ducrime le plus odieux.

Palas regretta de n’avoir pas acceptéque Yoyo vînt partager comme il le lui avait offert l’aventure… Ilavait cru plus habile de l’expédier immédiatement à Chéri-Bibi pourque celui-ci fût instruit du drame que la Tullia emportaitdans ses flancs.

Palas n’y tient plus… Il quitte sonrefuge, il profite de ce que les hommes de quart sont tous, dans lemoment, réunis sur le gaillard d’avant, pour ramper sur le pont etgagner du côté de la grande écoutille qui est restée ouverte sur lacale…

À la suite d’une manœuvre inattendue, iln’eut que le temps d’arriver à cette écoutille et de se jeter surcette échelle… Des commandements, des coups de sifflets ontretenti… des hommes accourent… le second apparaît. La manœuvrerompt le calme de la nuit, le bâtiment a changé de route, remis lecap sur l’horizon… et maintenant il danse à la lame…

Palas a descendu encore quelqueséchelons, de peur d’être aperçu…

Et soudain quelque chose se passeau-dessus de sa tête qu’il ne comprend pas tout d’abord… Les hommesachèvent de fermer la grande écoutille, glissant lespanneaux au-dessus de sa tête. Ils l’enferment à fond decale !… et cela sans qu’ils s’en doutent, de touteévidence !… Palas a laissé faire, épouvanté, mais espéranttout de même encore que, tout à l’heure, quand le pont seraredevenu désert, le panneau cédera à son efforttout-puissant…

La force accomplit de tels miracles aubagne que lorsqu’elle en est sortie, elle a peine à croire quequelque chose lui résistera, surtout lorsqu’elle a pour la décuplerdes sentiments comme ceux qui bouillonnent dans le cœur dePalas !…

Quelques minutes d’immobilité et destupeur…

Il est là, suspendu à une échelle, dansl’abîme noir… Va-t-il escalader la nuit ? Va-t-il descendre aufond des ténèbres ?… Chercher à tâtons quelqueissue ?

Le balancement du navire s’est accentué,mais le roulis a cessé. La Tullia doit maintenant filer,appuyée sur le vent…

Il monte, et sa tête heurte le panneau,sa main le tâte et glisse… Maintenant ses épauless’arc-boutent.

Obscure cariatide dans le néant noir decette cale, il déploie une force prodigieuse et vaine… la sueurcoule sur ses muscles vaincus…

Mais tout à coup, un rai de lumièreglisse comme une lame d’argent dans l’interstice de deux plancheset apporte un peu de vie au fond de cette nuit opaque… Il tend lamain à cette lumière et la cueille dans sa paume comme une ondepâle et glacée… Mais elle lui échappe, disparaît… On a dû jeterquelque bâche, là-haut !

Ne pouvant plus monter, ildescend…

Il descend et ilécoute !…

Un murmure !… des voix !… Legrondement d’une voix d’homme… et… et un sanglot !… c’est safille !

C’est sa fille quipleure !…

Oh ! alors, il prend la nuit àpleins bras ! et il se bat avec elle ! avec les formesmystérieuses dont elle encombre son chemin. Avec quelle force etquelle prudence il lutte contre le noir ! Comme il lerepousse, le rejette, l’écarte, le roule sous lui, et lui met lesgenoux dessus !…

Ah ! c’est une besogne formidableque de déplacer un arrimage pareil !…

Mais il y a sa fille qui pleure derrièretout ça !…

Il s’arrête, il n’entend plusrien ! Cette douleur le guidait… maintenant il regrette que safille ne pleure plus ! …

Alors, à tout hasard, il bouscule encorela nuit… et quelque chose cède dans la nuit… quelque chose qui luirompt les bras et l’écrase… mais quelque chose derrière quoiapparaît une petite lueur… une petite lumière, couleur de sang… eten même temps une voix d’homme accourt jusqu’à son oreille… unevoix d’homme qu’il connaît bien et qui dit :« Tiens ! où est passé lecouteau ? »…

……………………

Gisèle était montée à bord de laTullia, persuadée qu’elle n’avait rien à craindre pourelle.

Dans son taxi elle avait réfléchi que lamanœuvre dont un anonyme menaçait, dans le moment,M. d’Haumont, était avant tout une tentative dechantage…

Chantage terrible et qu’il fallait subiret pour lequel elle avait été choisie comme intermédiaire, parcequ’elle était peu à redouter… Il allait sans doute falloirs’entendre. On allait lui fixer un chiffre et on agirait sur sonesprit pour qu’elle déterminât M. d’Haumont àcéder.

Elle avait donc suivi le capitaine surla Tullia avec docilité et décision.

Sur la prière de celui-ci, elle étaitdescendue dans le roof central…

Un coin d’élégance inattendu, ce roof degoélette, soigné, ciré, astiqué comme une jolie cabine de maître àbord d’un voilier de plaisance…

Là se trouvait un homme dont elle nepouvait apercevoir la figure qu’assez mal, dans l’ombre…

Le capitaine alluma lui-même la lampesuspendue au-dessus de la table centrale entre deux petites alcôvesqui servaient de divans, le jour, et qui se transformaient encouchettes, la nuit.

Mais Gisèle poussa un cri : ellevenait de reconnaître M. de Saynthine !…

Et aussitôt, d’un mouvement spontané,elle voulut se rejeter en arrière, regagner le pont…

Mais déjà Arigonde la retenait de force,la rejetait au fond du roof cependant que le capitaine qui, sansdoute, en avait vu bien d’autres, refermait lui-même les deuxbattants de la petite porte et remontait en sifflotant un vieil airbarbaresque lancinant et mélancolique…

« Je vous demande pardon de cettebrutalité, commença par déclarer M. de Saynthine ens’inclinant avec galanterie, mais j’éprouve tant de joie dans votrecompagnie que l’idée de vous perdre par un stupide malentendu mefait sortir de mon naturel qui est généralement aimable avec lesdames… »

Et comme Gisèle ne répondait pas, leconsidérant avec un effroi grandissant :

« Ne tremblez pas ainsi,continua-t-il… Je ne vous veux aucun mal, au contraire… je nesuis ressuscité que parce que je vous veux dubien !… »

Elle se taisait toujours, alors ilsoupira :

« Ainsi ! mon enfant, vousaussi vous me croyiez mort ?… Vous avez dû bienpleurer !… »

Même silence. M. de Saynthinerecommença de s’excuser :

« Qu’est-ce qu’a bien pu vousraconter votre canaille de père ? Vous a-t-il dit que nousavons été au bagne ensemble ?… Et que nous faisions là-bas unejolie paire d’amis ?… »

Cette fois Gisèle parla, ou plutôt râla,le suppliant de se taire.

« Si vous ne voulez pas que jedevienne folle, taisez-vous !… »

Elle ne put en dire davantage… Elleétouffait sous les sanglots.

« C’est la première fois que jefais pleurer une femme, ricana Arigonde… Vous m’en voyez, ma chèreenfant, aux mille regrets !… Si vous étiez raisonnable, vousvous feriez un peu moins de bile pour votre noble père. Il est loinde mériter l’intérêt que vous semblez lui porter… Et surtout, c’estun bonhomme, voyez-vous, dont il convient de seméfier… »

Et comme Gisèle avait levé sur lui unregard terriblement hostile, au milieu de ses larmes, ils’expliqua :

« Ainsi, moi, qui vous parle, quivous regarde, qui vous admire et qui vous aime… Eh bien, s’iln’avait tenu qu’à lui, je ne pourrais ni vous parler, ni vousrépondre, ni vous admirer, ni vous aimer !… Ah !l’affaire avait été bien montée, allez !… et il a pu me croireconvenablement trépassé avec quelques camarades !… Qu’est-ceque c’est pour l’assassin du banquier Raynaud que la mort de troisou quatre vieux camarades de bagne qui le gênent ?… Je vous enprie, mademoiselle, ne vous trouvez pas mal !… la conversationn’est pas encore terminée… et puis, je vais vous dire… je n’en veuxpas du tout à monsieur votre père !… Au contraire, moi, jel’admire cet homme-là !… et la preuve, c’est que je veuxentrer dans sa famille !… Vous voyez que tout peuts’arranger !… mademoiselle Gisèle, M. de Saynthine al’honneur de vous demander votremain !… »

Gisèle maintenant était renseignée surle genre de chantage adopté par Saynthine et sur ce qu’on voulaitd’elle dans cette affaire.

Et maintenant, quelle que fût sa fièvre,si grande que fût son horreur, en dépit du trouble pleind’épouvante où la jetaient ces propos terribles pour son père, aufond de l’abîme où elle se débattait, sa pauvre, sa misérablepauvre petite perspicacité féminine en éveil lui faisait entrevoirune possibilité de salut… ou, tout au moins, espérer le retard dela catastrophe, une suspension des coups du destin dans un momentoù elle était à l’entière disposition de son bourreau et où ellepouvait craindre le pire…

Ce n’était point seulement de l’argentque le misérable voulait, comme elle l’avait d’abord cru quand iln’était encore pour elle qu’un anonyme… Ce n’était pas seulementelle-même, Gisèle, qu’il désirait, comme elle l’avait pensé quandSaynthine avait si subitement ressuscité au fond de ce traquenard…c’était la fille et l’argent !…

Ses dernières paroles ne laissaientaucun doute à cet égard… Ce n’était pas ironiquement qu’il avaitdemandé la main de Gisèle. Il l’avait demandée sur un tonterriblement sérieux… Gisèle comprit ce que représentait pour cebandit la réussite d’un plan pareil… et la force d’un Saynthine,marié à la fille (fût-elle naturelle) deM. d’Haumont !…

Gisèle s’était replongée la tête dansses mains. Arigonde crut que le moment était indiqué d’interveniret il s’assit auprès d’elle. Il voulut lui prendre ces petitspoings qui s’obstinaient à cacher un visage dont la vue lui avaittoujours été agréable…

« Ah çà ! fit-il… mon seulaspect vous fait donc peur ?…

– Non ! eut la force derépondre la jeune fille sur un ton très bas, très épuisé, mais quidéjà avait perdu quelque chose de son hostilité et de son humeurpremière… ce sont vos manières qui me font peur !…

– Eh bien, pour vous faire plaisir,je vais en changer… et tout de suite !… Tenez, je ne veux plusêtre que le plus humble et le plus dévoué de vos esclaves !…Tous, à bord de la Tullia, nous sommes vos esclaves,mademoiselle Gisèle !… Pour commencer, je vais vous servir desteward, voulez-vous ?… Vous devez avoir faim ?…Non ?… Moi, je vous dis qu’il faut manger !… Tenez, vousallez voir comme cela va être gentil… Nous allons faire la dînettetous les deux !… »

Gisèle ne dit pas non !…

Si malin que soit un homme, si fort, siintelligent qu’il puisse être, un air de femme (simplement l’airqu’elle prend pour parler ou pour ne rien dire) est plus fortque lui !…

Le galant est roulé d’avance par uneenfant innocente, et même par une niaise !… Par exemple, leParisien, au fond de cette cabine de bateau transformée en cabinetparticulier, s’imagine que son charme opère !… Encore une quin’aurait pas fait longtemps la méchante !… Aussi faut-il levoir maintenant, empressé et galant !… Il raconte deshistoires amusantes… Il veut paraître spirituel… Il est aux petitssoins. Il se dérange pour le moindre objet… Gisèle estconquise !…

Et le voilà tout à coup revenu encoreune fois de loin, de très loin, en apercevant, dans une petiteglace, le geste de Gisèle qui, pendant qu’il a le dos tourné,ramasse sur la table un couteau qu’elle faitdisparaître…

Tremblant de fureur à peine contenue, ilrevient à Gisèle, et la malheureuse voit se pencher sur elle unvisage qui lui sourit affreusement et qui lui demande, les yeuxdans les yeux :

« Tiens, où est donc passé lecouteau ?… »

Arigonde n’a même pas besoin de faire ungeste pour le lui reprendre, ce pauvre petit couteau, Gisèle lejette sur la table en balbutiant :

« Ce n’était pas pourvous !

– Vraiment !…Et pour qui donc, mademoiselle, pour qui le petitcouteau ?…

– Pourmoi !… »

Le Parisien éclata d’un riresinistre :

« Des idées de suicide ? Çavous passera !… »

Et Gisèle sanglote !… Son gestemalheureux a refait de cet homme un abominabletyran :

« Allons, commença-t-il, assezpleuré comme ça !… Essuyez vos larmes, je vous prie !… Jene veux pas qu’on vous voie avec les yeux rouges, moi !… Pourqui me prendrait-on ?… »

Il s’est levé et ordonne à Gisèle de lesuivre :

« Nous allons faire un petit toursur le pont !… cela vous fera du bien de prendre l’air !…Ça vous changera les idées !… Vous paraissiez plus raisonnabletout à l’heure… Il faudra le redevenir, mapetite ! »

Il la fait passer devant lui… elleobéit. La voilà sur le pont, par une nuit magnifique… Elle n’estplus qu’une misérable petite chose entre ses mains !… Elle sesent perdue, complètement à la merci des caprices de cemonstre.

Elle regrette amèrement le couteau dusuicide… pendant que l’autre, qui a passé son bras sous le sien,reprend un ton idyllique et lui fait des phrases sous lesétoiles !…

Évidemment, M. de Saynthinepose pour la galerie… il sait qu’il est regardé… Le capitaineAmorgos et le jeune Nicopoli, son second (par la méchanceté de sonvenin, une vraie vipère), ne doivent pas être bien loin, épiantsans s’en donner l’air le moindre geste de cette promenade des deuxamoureux sur le pont, par le plus beau clair de lune dumonde…

Il ne déplaît pas à Arigonde de montrerà ces messieurs comment, en quelques heures, il a su conquérir sanstapage les bonnes grâces d’une charmante demoiselle qui, dèsl’abord, en l’apercevant, avait commencé par manifester undésespoir mortel…

Devant les yeux qui le regardentmanœuvrer (peut-être du haut de la cabine de dunette, peut-êtrederrière la misaine), il affecte ces façons auxquelles les amantsne manquent point d’avoir recours quand ils désirent prouver àl’univers qui les entoure que la dame qu’ils accompagnent n’aurabientôt plus rien à leur refuser.

Ce sont de ces airs penchés etenveloppants, de ces attentions délicates, mais un peu familières,qui ne sont permis qu’aux élus…

Ah ! comme Gisèle avait envie decrier vers les étoiles !… mais les étoiles sont trop haut…elles ne l’entendraient point… Et pour comble de malheur, pasl’ombre d’une voile sur la mer… pas une lumière humaine… pas unespoir à l’horizon !… Que va-t-elle devenir !…Seigneur ?…

Redescendre dans cette horribleprison…

Hélas ! voilà que le moment en estvenu ! M. de Saynthine a jugé que cette comédie aassez duré !… Il conduit les pas hésitants de Gisèle versl’escalier du roof.

Mais la jeune fille s’arrêta soudain…Arigonde comprend maintenant que la perspective de se retrouverenfermée avec lui va pousser Gisèle à quelque manifestationdésespérée… Elle va appeler à son secours… comme une petitebête !… Et il va être ridicule !… Cette physionomiecrispée, ces membres tremblants, il n’est pas difficile de devinerque cette enfant est prête à toutes les résistances…

Alors il joue le grand jeu. Il lui ditqu’elle peut aller se reposer sans crainte. Il n’est pas une brute(prétend-il). Et ce n’est pas dans une cabine de cargo qu’il a rêvéde posséder un bijou aussi rare…

Il saura attendre, il saura se faireaimer (et d’autres balivernes)… Ne doit-elle pas être safemme ?… Elle peut aller reposer en paix, et, la saluantnoblement, il s’éloigne…

Elle l’a regardé partir d’un air hébété,et puis tout à coup elle s’est mise à descendre cet escalierredoutable, comme si quelque chose de plus fort qu’elle, de pluspuissant que sa volonté l’attirait là… en bas !…

Amorgos et Nicopoli, le capitaine et lesecond du bord, se sont bien amusés certes, et maintenant ils necachent rien du plaisir que leur a procuré la petite récréation detout à l’heure. Ils ne manquent point d’en faire part à ce cherM. de Saynthine, « qui a vraiment du succès auprèsdes dames » !…

On a bu quelques bouteilles. Lescerveaux s’échauffent, les imaginations s’enflamment, lesamours-propres se froissent… Celui de M. de Saynthine està la torture, et depuis trop longtemps pour sa patience… Il nesaurait douter que ses compagnons se moquent de lui…

Et voilà qu’il se lève, en frappant latable d’un coup de poing formidable, comme un mal élevé… Ce petitNicopoli lui porte particulièrement sur lesnerfs !…

« Je fais ce que je veux, attesteSaynthine… quand je veux et où je veux !…

– Tu fais surtout ce qu’elleveut !… réplique Nicopoli. Tu n’es pas plus malin que lesautres !… Elle te mène par le bout du nez… et la preuve, c’estque tu es là à nous raconter des histoires pendant qu’elle se fichede toi dans sa cambuse !… »

L’autre s’est mis à jurer, ce qui nesaurait remplacer des raisons. Brutal, il renverse quelques flaconsvides et apparaît sur le pont.

On sait où il va ! Il a prononcéces mots : « Ce soir, si ça me plaît ! » Et ilparaît que ça lui plaît ce soir, car il écarte le matelot de garde,devant le roof et descend, avec un grand tintamarre d’homme soûl,l’escalier qui conduit à la chambre de Gisèle.

Une lueur rougeâtre, venue de la lampecharbonneuse, éclaire sinistrement la petite pièce vide.

Une ombre est étendue dans l’une desalcôves… Vers cette ombre-là, la brute se penche… Il n’y a plus nicalcul, ni comédie… Il y a là une femme et sonmaître !…

Tant pis, ou tant mieux, s’il y a dubruit, on saura qu’il est au bout de sa patience !…

XXIII – Chéri-Bibi est toujours à lahauteur

Françoise se dirigeait vers la cabane dupêcheur Sylvio…

Depuis sa première, son étrange etterrible entrevue avec Chéri-Bibi, elle n’avait cessé de penser àcet être formidable dont la mentalité lui échappait, et qui s’étaitconstitué, à la porte de chez elle, le gardien de sonbonheur…

Qu’un homme comme Didier d’Haumont,même ayant passé par le bagne, ait pu devenir l’ami d’unetelle créature, née pour le crime, condamnée au crime, voilà quidéfiait toute explication. Et cependant… et cependant, Françoiseavait entendu, dans cette bouche maudite, des mots d’une tellepitié, et aussi d’une telle douceur, quand il parlait del’innocent… « oui, mais il est innocent,lui ! » qu’elle sentait instinctivement que c’était versce monstre qu’il fallait aller, si elle voulait dusecours !…

Elle était sortie en frissonnant del’antre de la Bête, mais plus d’une fois, dans les moments les plusdifficiles, sa pensée inquiète s’était rassurée parce qu’ellesavait que, là-bas, pas bien loin des terrasses, la bêteveillait !…

Ainsi qu’au lendemain de la nuittragique, quand elle était venue sur ces rochers quérir la clef dumystère, elle frappa à la porte du pêcheur Sylvio. Cette fois, iln’était point seul.

Il y avait même grande réception dans lacabane de Sylvio, et l’ombre en paraissait si irrégulièrementpeuplée que Françoise recula, mais Chéri-Bibi déjà s’étaitavancé.

D’un geste de grand d’Espagne, ilinvitait la visiteuse à pénétrer dans son humbledemeure :

« Soyez la bienvenue chez le pauvrepêcheur Sylvio, madame !… Dans les temps que noustraversons, où la méchanceté et la malice des hommes dépassenttoute mesure… c’est un spectacle réconfortant que celui de cescœurs fidèles. »

Ce fut d’abord à Yoyo d’êtreprésenté.

Moins que les autres, le pauvre garçon,dans le moment, ne payait pas de mine. Il était encore toutessoufflé de la course qu’il avait fournie pour venir apporter àChéri-Bibi les dernières nouvelles… et il était assezlamentablement accompagné de ces accessoires de pêcheur à la lignequ’il avait achetés à un amateur sur les quais du vieux port deNice.

« L’illustre docteur Ross, deChicago ! commença Chéri-Bibi ; le plus renomméchirurgien-dentiste de la cité d’azur, la coqueluche de ces dameset un grand ami de la célèbre Nina-Noha !… »

Françoise tressaillit en entendant cenom et elle se demanda pourquoi le bandit, qui était au courantde tout, le prononçait devant elle… Elle ne comprenait pointnon plus la raison pour laquelle tout ce joli monde lui étaitprésenté.

L’étrangeté de la scène, la visioninquiétante de ces figures entr’aperçues dans l’ombre, le tonsingulièrement exalté du pêcheur Sylvio, tout lui faisait peur,mais elle avait confiance ! Elle sentait que quels que fussentles gestes et les paroles de cet être énigmatique et terrible, il yavait quelque chose entre eux deux qui liait formidablement lafemme du monde au forçat : l’amour de l’une et l’amitiéforcenée de l’autre pour Palas !

« Celui-ci, madame, estM. Hilaire, honorable commerçant du quartier Saint-Roch, àParis, ex-chauffeur à Nice de M. de Saynthine, autre amide Mlle Nina-Noha et du comte deGorbio !… »

Françoise, haletante, recula d’un pas,devant le salut un peu trop prononcé du long corps de la Ficelle,qui se cassait devant elle avec une politesse pleine de trouble etde précipitation.

« Très honoré, madame, de fairevotre connaissance…

– Quant à cette petite, terminaitle pêcheur Sylvio, c’est Mlle Zoé, issue d’une excellentefamille de bohémiens… Elle s’est faite chanteuse des rues depuisque sa maîtresse, Mlle Nina-Noha, s’est privée de ses servicesde soubrette, un soir qu’elle l’avait surprise, écoutant auxportes ! »

Maintenant Françoise comprenait… Tout cepetit monde avait été les yeux et les oreilles de Chéri-Bibi autourde Nina et de Gorbio, c’est-à-dire autour du danger qui menaçaitDidier.

Zoé n’avait pas achevé sa révérence, quela voix de Chéri-Bibi grondait tout à coup :

« Et maintenant, vous autres, allezvoir dehors si j’y suis !… »

La bande disparut comme une volée demoineaux effarouchés.

Le bandit et Françoise se trouvèrentseuls.

La pauvre femme n’eut pas le tempsd’ouvrir la bouche :

« Je sais ce qui vousamène ! » prononça Chéri-Bibi sur un ton effroyablementlugubre et qui n’était certes point fait pour redonner de l’espoirà la visiteuse… « Rassurez-vous ! nous lesauverons encore cette fois-ci ! »

Mme d’Haumont se laissa tomber surun escabeau. Elle n’avait plus la force de se soutenir. À l’air deSylvio, à la façon dont il lui parlait, elle ne pouvait plus douterqu’une catastrophe nouvelle menaçait son Didier…

Sylvio eut pitié de tant de faiblesse.Lui aussi était profondément ému et toute la rudesse de sonaccueil, toute l’exaltation de ses propos étaient bien destinés unpeu à masquer cette émotion-là.

Cependant il n’y parvenait qu’à demi etsa grosse voix tremblait en disant àMme d’Haumont :

« Madame, vous êtes une sainte etle Ciel vous a mise sur la terre pour vous faire souffrir commeseul il sait faire souffrir les saintes et les misérables commemoi ! Avec vous, pas de subterfuges, pas de petits moyens, pasde vaines paroles, pas d’hypocrisie. La vérité toute nue !Vous m’avez déjà prouvé une fois que vous pouviez lasupporter ! À vous votre courage ! et nous sortironsencore de cette vilaine affaire-là… Votre mari est tombé dansun traquenard ! On lui a fait croire que cette jeune fille quevous aviez recueillie chez vous, courait les plus grandsdangers ! Et il l’a suivie à bord d’un bâtiment qui a prisimmédiatement le large et qui est commandé par l’un de ses piresennemis, par un M. de Saynthine dont vous avez peut-êtredéjà entendu parler !… »

Et Chéri-Bibi acheva brutalement et surun ton où éclatait toute sa colère contre la fausse innocence d’uneenfant qu’il croyait capable de la pire intrigue :« La jeune fille en question était d’accord avecSaynthine ! »

Françoise poussa uncri :

« Ça n’est pas vrai !… je l’aicru, moi aussi !… Mais je viens d’apprendre que c’était lafille de Didier !

– La fille de qui ? hurlaChéri-Bibi.

– Mais sa fille, à lui ?comprenez-vous… ? sa fille !…

– Oh ! ! ! »

Et ce fut au tour de Chéri-Bibi des’effondrer… Il se heurta aux murs et les murs de sa cabane, autourde lui, parurent vaciller…

Nous avons eu l’occasion, à bien desreprises, de juger en quels termes élégants, mesurés et quelquefoisraffinés Chéri-Bibi aimait à s’exprimer devant les dames. Maiscette fois, la surprise était trop rude !… et il perdit toutenotion de cette haute civilisation à laquelle il s’était initiéjadis avec un élan digne d’une meilleure destinée et dont il savaitse souvenir dans les grandes occasions…

Pas une seconde il ne douta de larévélation que lui apportait Françoise ! Elle expliquait tropde choses et qui l’avaient fait trop souffrir pour qu’il nel’accueillît point avec une allégresse triomphante ! Elleinnocentait son Palas ! Elle le remettait en place dansson cœur !…

Mais ce cœur misérable, qui avait douté,lui, de son Palas, combien était-il coupable !… Chéri-Bibiavait assisté à une promenade de Palas et de Gisèle et cela luiavait suffi pour qu’il crût Palas infâme ! Récemment, il avaitégalement été témoin de la douleur jalouse de Françoise ! Etil avait gémi sur elle ! Et il était parti de là, enmaudissant Palas !…

Chéri-Bibi, se souvenant de cela, frappasur son cœur infidèle comme sur un tambour ! Son poing fermémeurtrit effroyablement sa poitrine retentissante.

Il était effrayant à voir et terrible àentendre : « Gratte-pavé !… Godin !…orphelin !…Buteur et fourline !… Surineur à lamanque ! Tu mériterais de te faire gerber à la passepour une schonckerie pareille ! À Chaillot, bourriche etbusard ! Et toi, mon brûlant qui ne m’as rienenvoyé !(Et toi mon cœur qui ne m’as rien dit) j’tetamponnerai jusqu’à ce que t’aies perdu le goût dusoupir !… »

Françoise put croire qu’il allait setuer sur place, avec son poing !

Elle râlait d’épouvante et n’osait faireun mouvement. Ces cris d’une amitié farouche et qui n’avaient plusrien d’humain, lui inspiraient maintenant autant de terreur que lesmanifestations de la haine la plus redoutable…

Elle avait fermé les yeux et claquaitdes dents quand Chéri-Bibi, revenant à lui, l’aperçut et daignas’occuper d’elle.

« Vous et moi, madame, luidit-il, nous avons été bien coupables !… Palas neméritait pas cela ! Mais c’est assez perdu notre temps enlamentations… Vous allez rentrer chez vous et nous allons nousmettre au travail, nous autres !…

– Qu’allez-vousfaire ?…

– Ce serait trop long à vousraconter ! Qu’il vous suffise de savoir qu’on vous leramènera !

– Je ne vous quittepas ! »

Il fit : « Ah ! » etla regarda longuement…

« Vous ne savez pas où nousallons !…

– Vous allez me ledire !…

– Nous allons à San Remo, où lebateau qui emporte votre mari doit faire escale… Vous voyez commec’est simple ! Vous n’aurez pas besoin de vous faire debile.

– Je vais avec vous à SanRemo !…

– Ah !… »

Il la regarda encore…

« Écoutez, lui dit-il… je vousemmènerai si vous me promettez d’être bien sage,là-bas !…

– Comment cela ?

– Il ne faudra pas nousgêner !

– Je vous aiderai !

– À quoi ?

– Je ne sais pas, mais je ne vousquitte pas… »

Chéri-Bibi mit un genou à terre et baisale bas de la robe de Françoise.

Puis il se releva, ouvrit la porte de sacabane, fit un signe.

Les trois autres entrèrent. Alors, d’unevoix très calme, il leur donna des ordres relatifs au voyage. Ledocteur Ross devait s’occuper des passeports pour lafrontière ; M. Hilaire, de l’auto (Chéri-Bibi avaitrefusé celle de Françoise) et la petite Zoé de diverses commissionsurgentes.

Quand ils furent partis, Chéri-Bibi dità Françoise :

« Comprenez pourquoi je vous aiprésenté ces oiseaux-là, chère madame… Nous traversons une périodedifficile où M. et Mme d’Haumont doivent savoirsur qui compter quand ils se trouveront dans l’embarras. Vous allezles voir à l’œuvre, ce sont de braves gens !

– Ce sont aussi des amis de monmari ? demanda Françoise rêveuse.

– Non madame, ce sont des amisde moi, mais sur un signe de moi, ils sont prêts à sefaire tuer pour votre mari… S’ils ne sont pas morts déjà, ce n’estpas de leur faute !…

– Mais enfin, qui donc êtes-vouspour aimer et être aimé pareillement ?

– Je suis le crime,madame !… »

XXIV – Petite fête à bord

Nous avons vu Arigonde descendre dans leroof, poussé par l’alcool, les rires de ses compagnons… et lespires instincts…

Soudain, comme il est courbé au-dessusde cette ombre qui semble endormie (ce dont il eût dû se méfier àcause qu’il avait fait tant de bruit), l’ombre se soulève, un frontse dresse vers son front, des yeux rencontrent ses yeux…Épouvantablement pâle, dégrisé… Ce n’est pas Gisèle qui est là,c’est Palas !…

Palas qui bondit sur lui… Il essaied’étouffer son appel rauque, d’annihiler les mouvements furieux dece corps qui rue… Ah ! du bruit, il y en a, hélas !… Sibien que là-haut Amorgos et Nicopoli ne peuvent pas se regardersans sourire :

« Décidément,M. de Saynthine a bien du mal à se fairecomprendre !…

– Il avait la bouche un peupâteuse !… » explique Nicopoli.

Mais le tapage devint tel que le matelotde garde appela les deux officiers :

« Si nous n’intervenons pas, ditAmorgos, il ne va plus rester que desmorceaux !… »

Et ils intervinrent…

Ce fut une lutte atroce dans ce petitcarré où bientôt Palas, à moitié assommé et réduit à l’impuissance,râlait et était jeté, ficelé comme seuls les marins savent lefaire, sur l’une des couchettes… Quant à Gisèle, on ne fut pas longà la retrouver, derrière les planches qui avaient livré passage àPalas, dans la cale d’où on la tira plus morte que vive, et avecune horrible brutalité… elle fut traitée comme son père… Entre lesdeux colis humains un homme fut placé, armé jusqu’auxdents…

Le Parisien fut hissé sur le pont dansun état lamentable ; il avait une grave blessure à la tête…Mais une seule chose le préoccupait : « Comment Palas setrouvait-il à bord ?… »

Pendant qu’on le soignait, il dit àAmorgos : « Capitaine, il sera plus prudent de ne pasnous arrêter à San Remo ! »

……………………

Pirates, flibustiers, contrebandiers,tous frères de la grande aventure, sont bien connus pour n’êtrepoint de petits anges. Ils ont conservé, à travers les siècles, etcela, sans aucun doute, à cause d’une existence toujours menacéed’être tranchée brutalement dans le meilleur de son cours, le goûtde la ripaille, des festins et de la débauche.

Pour peu que leurs instincts de bêtessauvages aient encore trouvé à se développer dans une période deguerre où tout, sur les vastes mers, devient leur proie, il n’estplus bientôt de plaisirs qu’ils se refusent. Et le plus appréciéd’une bande de forbans qui s’est confortablement gavée demangeaille et d’alcool est, à coup sûr, au dessert, la vue deslarmes d’une belle captive qu’on dénude sans vergogne, et qu’onattache classiquement sur le pont pour son supplice.

Ce qui se passa sur laTullia,ce soir-là, était donc dans l’ordre des chosespossibles et même fatales. Les aventuriers qui la montaientn’avaient rien à envier à leurs ancêtres pour la bestialité deleurs appétits et la cruauté de leurs réjouissances.

Gisèle fut attachée, à demi nue, au mâtde misaine. Palas fut ligoté au grand mât… Un matelot, sur l’ordred’Arigonde, s’en vint, armé d’une garcette, et le supplice deGisèle commença… Mais ce fut le cri de Palas qui couvrit lesgémissements de la pauvre enfant et perça la nuit…

La jeune fille pencha sa tête sur sonépaule comme un oiseau qui meurt…

L’abominable Arigonde ne put s’empêcherd’admirer tant de grâce à l’agonie, et, sans doute y prit-ilquelque goût, car, pour prolonger un moment aussi agréable et quile vengeait à la fois du père et de la fille, il résolut de laissercelle-ci quelque temps dans cette position, honteusement exposéeaux regards de ces démons.

Il suspendit donc le supplice et revintprendre place au côté de Nicopoli en disant :

« Prenons d’abord desforces ! »

Et il emplit son verre.

Ce que Palas put souffrir dansl’horrible attente de ce qui allait se passer, ajouta une joieinappréciable à tout le plaisir que le barbare sepromettait.

On but encore ; les lourds coupletsde matelots tournèrent au son d’une guitare que le maître-coqgrattait avec mélancolie. Ce vieillard sale et poisseux paraissaitêtre « revenu » de beaucoup de choses et ne prendre qu’unintérêt médiocre à des réjouissances qu’il accompagnait depuis detrop nombreuses années de la même harmonie…

À plusieurs reprises, Palas eut de cessursauts qui prouvaient un suprême effort pour se débarrasser de saprison de cordes et chaque fois sa tentative lui valait des lazziset un examen sérieux de ses liens ainsi qu’un redoublement deprécautions.

Arigonde, ayant jugé bon tout à coupd’en finir, ramassa la garcette à ses pieds et se dirigea versGisèle.

Palas l’arrêta au passage d’un râle,pour la première fois suppliant :

« Une fortune ! une fortune situ ne touches pas à cette enfant !

– Tu m’as déjà chanté cetair-là ! lui répliqua le misérable… Ça ne prend plus ! Etpuis, ta fortune, si je dois l’avoir, je l’aurai ! Maislaisse-moi prendre la peau de ta filled’abord !… »

Alors, levant son bras, il commença defrapper. Un cri monta vers les étoiles, si aigu, si douloureux etsi émouvant que les airs en furent déchirés et que la vaste merfrissonnante parut répondre à cette clameur d’ange torturé parSatan, par une autre clameur innombrable…

Effrayés de ces bruits inattendus, lesmatelots avaient suspendu leurs abominables jeux et le brasd’Arigonde ne s’abaissa point une seconde fois.

Du reste, dans le même moment, des coupsde feu éclatèrent.

Un matelot, auprès d’Arigonde, bascula,frappé à mort… et des ombres bondirent sur le pont, qui semblèrentvenues du ciel pour sauver Gisèle de son affreuxsupplice.

Palas eut un grand cri de joie et detriomphe :

« Chéri-Bibi !Chéri-Bibi !…

– Me voilà, mon poteau ! Aspas peur ! c’est pas encore aujourd’hui qu’ilst’auront !… »

Il arrivait, en effet, géant de ladélivrance envoyé par Dieu – ou par le diable – et déjà il faisaitautour de lui un terrible carnage…

Il avait ramassé une barre de fer et sonmoulinet brisait les têtes comme coques de noix et rompait lesmembres. À son côté, Françoise, que Palas n’avait pas reconnue,veillait sur Chéri-Bibi comme le fils du roi Jean à la bataille dePoitiers. Elle lui criait :

« À droite ! Àgauche ! »

Une attaque étant survenue par-derrière,la jeune femme déchargea son revolver sur l’homme qui menaçait lebandit sauveur.

La Ficelle avait retrouvé tout sonentrain d’autrefois, lorsque, persuadé qu’il n’y avait plus rien àfaire pour éviter les coups, il se mettait à en distribuer avec unerage d’autant plus grande qu’il ne se trouvait pas là pour sonplaisir.

Zoé, la petite Zoé elle-même avaitramassé une hache et frappait à tour de bras.

Quant à Yoyo, c’est lui qui était monté,ou plutôt qui avait grimpé le premier à bord avec l’agilité d’unsinge.

Aussitôt sur le pont, Yoyo s’était ruédans les haubans, avait couru dans la mâture, s’était allongé dansles vergues et faisait pleuvoir de là-haut des« pruneaux » qui ne sortaient certainement point de larue Saint-Roch, où il n’y a pas d’armurier.

Cependant toute cette troupe ne faisaitjamais que cinq unités dont deux femmes.

L’équipage, après le premier moment destupéfaction et d’effroi, s’était ressaisi. Il se rendait compte dupetit nombre des agresseurs.

Amorgos, frappé à mort, râlait… maisNicopoli hurlait et tâchait de mettre un peu d’ordre dans labataille.

Ayant réuni une dizaine d’hommes quiavaient trouvé à s’armer et qui n’étaient pas encore trop éclopés,il se précipita à leur tête sur Chéri-Bibi, qu’il avait jugé leseul redoutable.

Et une lutte décisives’engagea.

Dix hommes, même rendus enragés parl’alcool, n’étaient point pour faire peur au forçat. Cependant,ayant vu Françoise en danger, il dut reculer pour lui portersecours et se trouva tout à coup dans une situation des pluscritiques…

Deux pirates avaient réussi à s’emparerde Françoise et l’entraînaient déjà, quand Chéri-Bibi, voyant cela,ne s’était plus occupé que d’elle et avait tourné le dos à sespropres ennemis, courant au plus pressé.

Mouvement fatal, dont les hommes deNicopoli profitèrent pour l’acculer à la chaloupe, arriméemaintenant sur le pont, et sous laquelle le forçat ne fut pluslibre de manier la massue qui le faisait si redoutable.

Les autres poussèrent des hurlements detriomphe, car Chéri-Bibi paraissait bien perdu, quand, tout à coup,les plus proches de ses agresseurs basculèrent… et du même coupFrançoise fut délivrée.

Il semblait que la chaloupe fût soudainhabitée par le diable ! Et c’était bien une sorte de diable,en effet, qui surgissait de là, comme d’une boîte, pour foudroyerses propres troupes dont il devait avoir besoin en enfer !Yoyo avait tout du démon avec sa peau brûlée, ses yeux de braise etles mèches bizarres de ses cheveux qui lui faisaient au front commedes cornes de bouc !…

Pendant toutes ces péripéties, quedevenait le Parisien ? Arigonde ne perdait pas son temps. Ilconnaissait Chéri-Bibi, il savait l’équipage nombreux, mais plusqu’à moitié ivre ; il avait jugé que le résultat du combatrestait fort problématique, et comme il n’aimait point à courir derisques, il avait tout de suite pris son parti : quitter lebord le plus tôt possible avec ses prisonniers !

Ce plan lui fut singulièrement facilitépar le fait que le canot automobile qui avait amené les agresseursà bord de la Tullia était maintenant à la disposition deNicopoli…

Ce canot n’était autre que celui quiavait servi à Arigonde à aborder à la villa Thalassa et qui l’avaitramené dans le vieux port… Il n’appartenait point à laTullia, et quand celle-ci avait pris la mer, Yoyo avaitremarqué que le canot automobile restait à quai. Palas s’était jetéavec tant de précipitation à l’eau, que Yoyo n’avait même pas eu letemps d’imaginer que cette embarcation pouvait leur être utile.C’est cependant avec ce canot, dont il put s’emparer quelquesminutes plus tard, qu’il avait accouru annoncer les événements àChéri-Bibi. Yoyo avait entendu les matelots dire entre eux qu’ilsallaient faire escale à San Remo et la question se posa d’aller àSan Remo ou de courir sus à la Tullia. Heureusement queChéri-Bibi décida de courir sus à la goélette, sans désemparer.Cette décision était moins due à son astuce qu’à sa nature« primesautière » qui le conduisait droit au danger quecourait Palas. L’expédition fut servie par la petite noce qui sefaisait à bord… Nul ne prit garde à cette chaloupe qui courait à laTullia sans aucune précaution. Les cris du supplice perçuspar Françoise et Chéri-Bibi leur faisaient négliger toute prudence…si bien que tout le petit équipage se rua à bord, à la suite deYoyo, et que le canot automobile devint le butin de celui qui puts’en emparer.

Sitôt que Nicopoli eut averti Arigondeque l’on disposait du canot automobile, celui-ci sut ce qui luirestait à faire…

Palas et Gisèle, dûment bâillonnés,furent descendus comme des paquets dans le canot… par les soinsmêmes de Nicopoli, qui avait lâché un instant les combattants etqui avait approuvé la décision d’Arigonde, décision qui pouvait luiservir à lui-même à tout hasard.

Elle lui servit sûrement, car une choseque le Parisien n’avait pas dite au second de la Tullia,c’est qu’il venait de mettre le feu au bâtiment, trouvantl’occasion bonne de réduire en cendres Chéri-Bibi et toute saclique.

Quand, à bord, les derniers combattantss’aperçurent de l’incendie, le canot automobile s’était déjàéloigné de plusieurs brasses.

Ce fut à ce moment seulement que Palas,à la lueur de la goélette qui brûlait comme une torche, distinguanettement, pour la première fois, les traits de Françoise qui,penchée au-dessus du bastingage, regardait le canot qui l’avaitamenée, partir sans elle !

Depuis qu’elle était sur laTullia, tous les efforts de Françoise pour se rapprocherde Palas avaient été repoussés.

Elle ne le voyait plus sur le pont, àcette place où il avait fait si formidable figure de martyr !Où était-il ?…

Palas, parvenant à se défaire de sonbâillon, poussa un cri suprême vers elle :« Françoise ! » auquel répondit un cridésespéré : « Didier ! »

Chéri-Bibi avait entendu, vu, compris…Il ne lui restait qu’un espoir : la chaloupe du bord !…Heureusement que l’équipage était maintenant à peu près réduit àrien. Les derniers éclopés, fuyant l’incendie, se précipitèrent envain sur la petite embarcation : Chéri-Bibi et sa troupe enrestèrent les maîtres, la mirent rapidement à l’eau et purentquitter sans trop de dommage ce champ de carnage qu’était devenu lepont de la Tullia.

Quelques derniers coups de feu furenttirés dans leur direction… puis des hommes se jetèrent à la merpour ne pas être brûlés vifs.

Désespérément, près de disparaître sousles flots, ils réclamaient du secours, suppliaient, criaient versla chaloupe…

Mais dans celle-ci on avait autre choseà faire que de s’occuper de l’agonie de quelquespirates…

Dans le sillage du canot automobile,Françoise et Chéri-Bibi voyaient s’éloigner Arigonde et sesvictimes, avec une rapidité qui ne leur laissait aucunespoir.

Il y eut encore des clameurs, quelquesappels déchirants au-dessus de la mer embrasée.

Françoise, debout dans la chaloupe, setordait les mains. Chéri-Bibi la fit asseoir et commanda de sa voixrude :

« À Menton ! »

Il n’y avait plus, en effet, qu’àrejoindre la côte au plus tôt et à y poursuivre ceux qui allaientpouvoir, avant eux, l’atteindre et y chercher un mystérieuxrefuge…

XXV – Fin d’une carrière mondaine

Nina-Noha était retournée à Paris pourun numéro de danse qu’elle devait donner à la petite salleFavart…

C’était le soir de la répétitiongénérale. La loge était déjà pleine de fleurs. Il n’y manquait quela gerbe de Gorbio et Gorbio lui-même…

Que pouvait faire le comte ?… Ilétait parti la veille pour le château de la Boulays… l’affairedevait être d’importance puisqu’il y avait passé lanuit.

Soudain, on frappa et la porte s’ouvritsans qu’on eût attendu la réponse… C’était Gorbio. Il était trèspâle. Nina vit qu’il se passait quelque chose de grave. Ellecongédia ses servantes.

« Eh bien, comte, quedevenez-vous ?…

– Nina, je crois que je suissuivi !… »

D’un bond, elle se releva de sonsofa.

« Comment, vous êtes suivi ?Et c’est chez moi que vous venez ? fit-elle d’une voix sourdepleine de menace et de colère.

– Je viens de m’en apercevoir àl’instant !… mais je me suis peut-être trompé…

– Ah ! bien ! de lapusillanimité alors… c’est autre chose… Racontez-moi ce qui vousest arrivé pour que je vous rassure…

– Ce n’est pas de la pusillanimité…c’est de la peur !

– De mieux en mieux ! Je nevous reconnais plus… » lui jeta-t-elle avec un certainmépris…

Gorbio s’était assis et passait unmouchoir sur son front glacé.

« J’ai peur de m’être laissé roulerpar la Boulays !…

– Comment cela ?… Ditesvite !… »

Et elle le regardait d’un air dénué detoute amitié… Si le comte avait commis quelque gaffe, elle ne lelui pardonnerait jamais !… Chose singulière :l’admiration qu’elle avait eue pour lui était tombée depuis sonmariage manqué avec Mlle de la Boulays, ce qui prouvaitbien que Nina faisait passer ses affaires avant l’amour… Le duelmalheureux du comte avait encore ajouté à sa désillusion… et,depuis qu’il avait été si cruellement blessé dans sa chair et dansson amour-propre, elle trouvait qu’« il avait beaucoupbaissé ».

Gorbio lui narrait rapidement ce quis’était passé la journée précédente entre lui et M. de laBoulays, l’histoire du dossier.

« Ce dossier était des plusintéressants… J’ai passé ma nuit à le collationner et à prendre desnotes… je crains que l’on ne m’ait vu prendre desnotes !

– Quoi de plus naturel ? Onvous mettait dans l’affaire… c’était votre devoir de prendre desnotes !

– Écoutez-moi, je vous prie… jecrains…

– Je vois que maintenant vouscraignez tout !

– Oui, tout !… je crains quece dossier ne soit un faux dossier et que l’on m’ait ainsi tendu unpiège.

– Quel piège ?… En admettantvotre hypothèse, vous croyez le dossier sérieux, et dans votrebonne foi vous prenez des notes… que peut-on vousreprocher ?

– Eh ! ma chère, on peut mereprocher d’avoir communiqué ces notes qui doivent restersecrètes !…

– À qui les avez-vouscommuniquées ?

– À F. 24 et à C.12 !

– À F. 24 et à C. 12 ! Maispersonne n’en sait rien, j’espère ! commença-t-elle àgronder…

– Moi aussi, je l’espère, maismaintenant je n’en suis plus sûr !

– Depuis quand ?

– Depuis qu’en arrivant ici j’aidécouvert, en me retournant sur le seuil de l’entrée des artistes,deux figures suspectes sur le trottoir…

– C est tout ?

– Ça puait la police, machère !

– Je crois,heureusementpour vous, que vous vous faites les plusnoires illusions !… Vous allez me faire le plaisir dereprendre votre sourire et d’aller rejoindre vos amis dans lasalle… En tout cas, puisque vous avez d’aussi étrangeshallucinations, ne revenez plus ici, ce soir !… Ça me gêneraitpour mes entrées. »

Le comte se leva. Les paroles de ladanseuse ne l’avaient nullement rassuré. Il paraissait de plus enplus préoccupé.

« Ah ! un dernier mot, moncher comte ! Si, par hasard, il vous arrivait malheur,arrangez-vous pour que je n’en sois gênée en rien, je vousprie !… »

Gorbio, devant cette menace,tressaillit :

« M’abandonneriez-vous,Nina ?

– Comment, si je vousabandonnerais !… mais je ne me souviendrais même plus de vousavoir connu !… Et votre intérêt serait de m’oublier demême !

– Mon intérêt ?

– Oui ! souvenez-vous del’affaire Raynaud ? J’ai encore toutes vos lettres et laperle !… Vous voyez combien ce serait dommage que l’onperquisitionnât chez moi ! »

Gorbio avait compris. Il se retira enproie aux plus sinistres pressentiments…

Nina paraissait à la fin du premieracte. Elle obtint un triomphe. Toute la salle deboutl’applaudissait. Elle aperçut le comte, dans une loge. Il avaitrepris son sang-froid, en tout cas faisait bonne figure… Elle luien sut gré. Si vraiment il était à cinq minutes d’une arrestation,il ne manquait pas d’un certain « plastron ».

Cependant elle ne manqua point, dansl’entracte, alors que tous ses admirateurs se pressaient dans laloge, de souligner l’absence du comte… On s’enétonna :

« Oui… nous sommes en froid depuisquelque temps ! »

Soudain le flirt auquel elle avait faitprécédemment ses confidences se précipita dans laloge :

« On vient d’arrêter le comte deGorbio ! »

Ce fut un émoiindescriptible…

Nina seule conservait soncalme…

« L’arrêter, pourquoi ?…disait-elle en refaisant son maquillage… Il est vrai que, depuisquelque temps, il paraissait préoccupé… mais il ne me disait rien,comme toujours !… Du reste, depuis longtemps nous n’étionsplus que deux vieux amis… »

XXVI – L’Auberge des Pins

Le père Césaire était en train de leverle premier volet de son établissement quand le bruit d’un moteursur l’eau lui fit tourner la tête, et presque aussitôt il aperçut,doublant le promontoire qui protégeait contre les regardsindiscrets l’Auberge des Pins, un canot automobile qui se dirigeaitdare-dare vers son rustique embarcadère.

En même temps un certain coup de siffletle renseigna d’une façon précise sur la nature de la visite qu’onvenait lui faire, car lâchant là son volet, il courut jusqu’au bordde l’eau.

« Bonjour, Césaire ! jeta lavoix d’Arigonde. Pas d’étrangers dans ta cambuse ?…

– Personne, monsieur ! Lescopains du mas sont partis dans la nuit. Je ne les reverrai pasavant demain soir !… La maison vous appartient !… Je voisque vous apportez du gibier !… Pécaïre ! de la chairfraîche, même !… Bonjour, monsieur Nicopoli !… comment vale capitaine ?

– J’espère qu’il est en bonnesanté ! On bavardera tout à l’heure ; aide-nous à rentrer« la prise » ! »

Palas fut débarqué le premier. Iln’essaya point la moindre résistance entre ces quatre hommes armésjusqu’aux dents, et qu’il sentait prêts à le « brûler »au premier geste.

Si ce n’était chose faite, il devaitcertainement mettre une si patiente générosité au compte du plaisirque prenait Arigonde à prolonger son supplice…

Le père et la fille étaient entre debonnes mains. Toute l’intelligence de Palas, tout sa luciditéétaient tendues vers ce seul but : sauver Gisèle ! Aussiécoutait-il et regardait-il… Et cela sans qu’il y parût, car, dansle moment, il affectait un abattement suprême, un épuisement absoludestinés à tromper ses geôliers et son bourreau.

Quand on le fit sortir de l’embarcation,il ne tourna même pas la tête du côté de Gisèle, ce quiapparaissait bien comme la preuve absolue de sa misère physique etmorale…

Ils le descendirent à la cave, lejetèrent dans un cachot que n’éclairait aucun soupirail,resserrèrent ses liens et l’attachèrent encore par un pied à unechaîne qui était scellée dans la muraille.

« Comme ça, lui dit Arigonde, tu neferas pas de bêtises et il ne t’arrivera pas de malheur !…J’ai promis à Gorbio de veiller sur toi !… Si tu es bien sage,je viendrai te voir de temps en temps avec ta fille, quand nousserons mariés… À part ça, tu commanderas ton menu. Le père Césairen’a rien à te refuser… C’est moi qui paie ! »

Et ils refermèrent sur lui la lourdeporte dont ils tirèrent soigneusement les verrous.

Gisèle, qui ne donnait d’autre signe devie que le gémissement qui s’échappait par instants de ses lèvresexsangues, fut portée, plus que conduite, dans une chambre del’établissement, si tant est que l’on puisse décorer de ce nom lesréduits de l’Auberge des Pins…

« Et maintenant, en attendant ledessert, à table ! commanda Arigonde, moi j’ai une faim deloup ! »

Ils s’installèrent sur laterrasse.

À cette heure, ils ne risquaient pasd’être dérangés. Du reste, le père Césaire recevait de raresvisites. On le savait peu hospitalier, et de méchants bruitscouraient sur son établissement. Il laissait dire. Çal’arrangeait.

L’endroit où s’élevait l’auberge étaitisolé, loin de toute route fréquentée, dans un creux de la côtedangereux pour la navigation.

Cela n’empêchait point que l’endroit fûtcharmant et, sous les premiers rayons du jour, cette bicoque surson fond de verdure avec son collier de rochers rouges, au bord dela mer d’azur, n’éveillait aucune idée sinistre.

Arigonde, Césaire et Nicopolidéjeunèrent le plus gaiement du monde et burent comme d’aimablesgarçons qui ont la conscience tranquille et qui se réjouissent dela prospérité de leurs affaires.

Césaire avait bien remarqué que le frontde M. de Saynthine était un peu amoché et que la tenue deses hôtes était fort négligée, mais il avait eu bien garde de nefaire la moindre allusion à ces détails, pas plus qu’il nemontrait, du reste, de curiosité pour les origines de la doublecapture que l’on venait de lui confier.

Il ne manqua point cependant de demanderdes nouvelles de Monsieur le comte :

« Monsieur le comte va toujoursbien ? »

Ils burent à la santé de « Monsieurle comte ».

Soit par crainte, soit parreconnaissance, ils ne tarirent point d’éloge à son endroit.M. Césaire prétendait que c’était l’homme le plus puissant deFrance, que l’on n’avait rien à lui refuser, et qu’il n’y avaitpoint de mauvais cas duquel il ne sût tirer ses amis.

« Voilà un homme avec qui c’esttout bénéfice de travailler ! »

Du reste, il leur avait promis lafortune à tous !…

« Oui, eh bien, en attendant que lafortune vienne… je vais aller me reposer ! déclara leParisien.

– Compris ! ricana ignoblementNicopoli.

– Dans les bras de l’amour !fit M. Césaire en clignant de l’œil du côté de la chambre oùces misérables avaient jeté Gisèle… Faut-il que j’aille chercherM. le maire ? »

Arigonde ne les écoutait plus.Cependant, sur le seuil de l’auberge, il seretourna :

« Hein ! si vous entendez dubruit, ne vous croyez pas obligés de venir voir ce qui sepasse ! »

Les deux autres s’esclaffèrent et ildisparut dans l’établissement.

« Il a raison de nousprévenir ! se moqua Nicopoli. Elle en fait un raffut, lapetite, quand il veut l’embrasser ! Je parie que nous allonsencore rigoler !… Tu vas entendre ça, tout àl’heure !… »

Ils appelèrent le matelot de laTullia qui était resté à bord du canot automobile et ilsvidèrent encore une bouteille.

De temps en temps ils se taisaient, leregard posé sur les persiennes closes… Et en effet ils perçurentbientôt un certain tumulte, des cris, puis plus rien ! puiscela recommença.

« Dis donc ! fit Nicopoli, iln’y a pas que nous qui trinquons ici ! Je crois que tesmeubles ont leur part !… Ton Louis XVI prend quelquechose !… »

Le matelot, lui, chantonnait unebarcarolle italienne où il était dit que c’était une très bellechose que l’amour…

Sur ces entrefaites, le facteur survint.Il donna le courrier à Césaire, un journal et deux lettres, acceptade boire un verre, prêta une seconde l’oreille aux bruits del’auberge :

« Fais pas attention, lui ditCésaire, c’est un ménage qui ne fait que sedisputer… »

Et il s’en alla.

Césaire ouvrit le journal et aussitôtpoussa une exclamation :

« Ah non ! ça n’est paspossible !

– Quoidonc ? »

Voyant Césaire extraordinairement ému ettout pâle, Nicopoli lui arracha le journal où s’étalait une« manchette » énorme :

Arrestation du comte Stanislas deGorbio.

Ils n’en pouvaient croire leurs yeux.Ils relisaient les dix lignes du télégramme de l’agence sanscomprendre. Enfin ils durent se rendre à l’évidence. Letout-puissant seigneur de Gorbio avait été arrêté à sa sortie dupetit théâtre de la salle Favart, pendant un entracte. On avaitsaisi sur lui des papiers compromettants. Le bruit courait que lecomte était à la tête d’une organisation puissante, servant lesintérêts étrangers, organisation qui avait des ramifications surtout le territoire. Des commissions rogatoires avaient été envoyéesdans toutes les villes où Gorbio avait séjourné. À Nice,particulièrement, l’enquête, commencée dans le plus grand secret,promettait de prompts résultats et de retentissantsscandales !

Les figures de Césaire et Nicopolis’étaient terriblement allongées.

« Ah ! bien, c’est fini derire ! grogna le patron de l’Auberge des Pins… si onavertissait Saynthine ?… »

Dans le même moment, ils relevèrent latête du côté de la fenêtre aux persiennes closes… Quel drame sepassait encore là ? Les bruits de lutte semblaient avoirrepris avec une force nouvelle…

Et puis, tout à coup, le silence, unsilence plus effrayant que tout le tumulte qui l’avaitprécédé.

« Prévenir Saynthine ?… répétaNicopoli ; si tu savais ce que je m’en f… qu’il sedébrouille !… Moi, je me trotte en Italie. Adieu,Césaire ! »

Il était déjà levé. Il s’arrêta uninstant devant un gamin sordide qui sortait du bois en agitant sesloques.

« Le bambino ! fit Césaire,qu’est-ce qu’il veut ? »

Le bambino courut àCésaire :

« Le padre m’a dit d’aller vousprévenir. Les macaques arrivent par le bois et par le rocherrouge !…

– N… de D… ! lesgendarmes ! glapit Césaire… attends-moi deux secondes !Je te suis, Nicopoli !… »

Et il entra dans sa bicoque pour yramasser son magot.

Quand il en ressortit, il jura encored’une façon effroyable ; Nicopoli ne l’avait pas attendu et lecanot automobile disparaissait derrière le cap, filant droit surl’Italie… Alors il se jeta dans le bois avec le bambino.

Et l’Auberge des Pins paraissait déserteet abandonnée quand parurent les gendarmes.

XXVII – La chambre aux persiennescloses

Quand Arigonde pénétra dans la chambreoù ses complices et lui avaient enfermé Gisèle, il se trouva enprésence d’un tableau qui eût arraché des larmes aux plusinsensibles.

Le jour doré qui filtrait à travers lespersiennes éclairait, jetée sur une couche rustique, l’image laplus gracieuse, mais aussi la plus douloureuse qui se pût concevoirde la captivité. Des vêtements en lambeaux recouvraient à peinecette chair jeune qui avait déjà tant souffert. Des liens rugueuxla meurtrissaient. La tête tombée sur l’épaule, les paupièrescloses, les lèvres exsangues attestaient que la vie n’était plusqu’en suspens dans cette enveloppe fragile. Seule était bienvivante la chevelure de flamme touchée par les premières flèchesd’or du matin.

Tant de faiblesse réunie à tant desouffrance n’étaient point capables cependant d’émouvoir Arigonde,nous voulons dire de l’attendrir, car ému, il le fut en effet en cesens que sa sauvagerie naturelle lui fit goûter une allégressediabolique en face d’une proie que rien ne pouvait plus lui raviret qui, à son cœur de forban, paraissait d’autant plus séduisantequ’elle portait déjà les marques de sa cruauté.

Il appela :« Gisèle ! » mais rien ne lui répondit. La pauvrefille n’avait même point tressailli… Il se pencha rapidement sur lecorps inerte et s’assura qu’il y avait encore là, de la douleurvivante. Il ne s’agissait que de la réveiller.

Avec un ricanement affreux, il commençade détacher les cordes, mais ses doigts tremblaient d’une fièvreabominable et il ne sortait pas assez vite de tous ces nœudscompliqués. Si bien que, dans son impatience, il prit son couteaude poche, ce terrible couteau des matelots avec lequel ils se fontles ongles et la peau, et en ayant ouvert brusquement lalame, il trancha…

Gisèle poussa aussitôt un long soupir.Alors le Parisien jeta son couteau et prit Gisèle dans sesbras.

Elle le fixait maintenant de ses grandsyeux au fond desquels il y avait toute l’horreur du monde, car ill’embrassait…

Oui ! il lui imposait son ignoblebaiser… Cet homme qui avait fait ces plaies prétendait les guériravec sa bave. Or il arriva ceci. Dans le moment, les bras dumisérable étaient les liens les plus solides qui eussent encoreemprisonné Gisèle. Elle était perdue. Et il put le croire, car ileut un rire triomphant. Mais voilà qu’elle lui cracha à lafigure !…

Fou furieux, il la lâcha une seconde.Elle était déjà loin de lui !…

L’extrême faiblesse touche à l’extrêmeforce quand elle est galvanisée par la peur, par l’horreur, par lavolonté de mourir plutôt que de céder.

Ce fut une lutte prodigieuse entre cesdeux êtres si dissemblables, entre cette grâce fuyante, entre cettesouplesse de chat qui griffe et qui mord et cette bestialité dontun geste pouvait tout briser.

L’homme n’eut pas toujours l’avantage.Et tous les cris de douleur ne furent pas poussés parGisèle…

Ces cris, le bruit de la lutte, les garsqui buvaient alors sur la terrasse de l’auberge ne furent pas seulsà les entendre. Ils parvinrent jusqu’au cachot dePalas !…

Le malheureux ne les avait pas attenduspour commencer sa besogne de libération, mais ils décuplèrent sonénergie. Palas avait d’abord essayé de scier l’un de ses liens avecses dents, puis il s’était traîné jusqu’à une barrique roulée dansun coin du cachot et avait réussi à finir d’user sa corde en lafrottant à un cercle de fer.

Le premier lien parti, le reste n’étaitplus qu’une question de patience. Mais il n’avait pas le tempsd’avoir de la patience !… En entendant les cris de Gisèle, ilrugissait, prétendait d’un seul coup à tout faire sauter ! Ilne faisait plus rien de bon maintenant… Aussi eut-il cette volontésuprême d’agir avec méthode comme s’il avait tout son temps devantlui.

Quelques minutes plus tard, il étaitlibre de toute entrave, ayant desserré l’écrou qui serrait à sonpied le bracelet de fer. Il ne restait plus en face de lui qu’unevieille porte. Seulement Gisèle ne criait plus !

Dans la chambre, Arigonde avait fini parvenir à bout de la résistance désespérée de la jeune fille.Profitant d’un moment où, haletante, elle s’était accrochée,épuisée, à la commode, il s’était glissé derrière elle et l’avaitsaisie de telle sorte qu’aucun des gestes de la malheureuse nepouvait l’atteindre. Alors il la souleva et allait la rejeter quasiassommée sur les dalles quand Gisèle, dont la main traînait sur lemeuble, sentit sous ses doigts un couteau.

C’était le couteau qui avait servi àtrancher ses cordes… ses doigts se refermèrent dessus.

Elle poussa un derniercri :

« Pasvivante ! »

Et elle s’enfonça l’arme avec ladernière force du désespoir dans sa gorge nue.

Le Parisien fut tout éclaboussé du sangde la vierge.

Il la laissa glisser d’entre ses bras etelle ne fut plus sur le carreau qu’une pauvre petite chose quiallait mourir…

Cette affreuse conclusion n’était certespoint dans le programme d’Arigonde. Il se pencha avec uneexclamation de rage sur ce corps palpitant qui agonisait ; ilavait eu raison de la résistance de cette enfant, mais cette enfantlui échappait dans la mort ! Et, pour la première fois, ilmaudit la mort qui ne l’avait pas servi, qui avait cessé d’être sacomplice !…

Il se releva, écumant encore de lalutte, vociférant sourdement contre un destin tragique qui luivolait ses amours ; et ses mains sanglantes, en cherchant às’essuyer aux murs et aux meubles, traçaient autour de lui desgestes rouges.

Soudain la porte sauta et il se trouvaen face de Palas !

« Ma fille ! »

Hélas !… il vit ce que l’autre enavait fait, de sa fille.

Dès lors, il n’y eut plus un cri… Unelutte à mort commença entre les deux hommes ! Ils roulèrent àterre, noués, s’étouffant, se brisant, se sonnant la tête sur lesdalles, s’étreignant la gorge, se déchirant des dents comme desfauves au combat…

Tantôt c’était le Parisien qui avait ledessus, tantôt c’était Palas… Cependant Palas sentait ses forcess’en aller… Il était au bout de l’effort prodigieux qu’ilfournissait depuis deux jours et deux nuits !…

Allait-il succomber ? Il eût tantvoulu vivre pour le tuer, lui, et pour savoir si elle était morte,elle !…

Eh bien : non ! elle n’étaitpas morte… Elle rouvrit les yeux… Il y avait encore quelque chosequi ressemblait à de la vie dans ces yeux-là… et si bien que tout àcoup les yeux comprirent.

Arigonde pesait de tout ce qui luirestait de force sur la poitrine de Palas, lui enfonçant ses genouxdans les côtes ; ses doigts assassins avaient saisi la gorgedu vaincu… et il serrait… serrait… Un spasme formidable secouaitsous lui les jambes de Palas… Encore quelques secondes et toutétait fini !… Mais Gisèle s’était rapprochée, traînée dans sonsang, jusqu’au couteau dont elle s’était frappée et qui avait rouléà ses pieds… L’étreinte des deux hommes avait été si rapide que nil’un ni l’autre n’avait réussi à s’en emparer… Gisèle putl’atteindre… Alors elle se rapprocha encore, se souleva sur soncoude, parvint à se mettre sur un genou…

Elle leva l’arme ! Le couteau netremblait point dans sa petite main… et elle l’enfonça dans le dosd’Arigonde à trois reprises… jusqu’au manche !… et puis elleretomba inerte, pour continuer de mourir…

« Morte ! morte !Gisèle ! »

Est-il vrai que Gisèle soit morte ?« Si tu n’es pas morte, Gisèle, soulève encore une fois tespaupières !… Regarde encore une fois ton père avant de lequitter pour toujours !… Ne reste pas insensible à sessanglots !… Aie un dernier tressaillement dans sesbras !… »

Mais ni un geste, ni un tressaillementne répondirent aux embrassements éperdus dePalas !…

Et, tout à coup, la chambre se remplit.L’auberge est pleine de cris… Des hommes armés se précipitent. Deuxgendarmes surgissent au milieu de cette scène de meurtre et desang.

Arigonde, lui, n’est pas mort ! Satête se soulève… Il a quelque chose à dire avant d’expirer :« Cet homme, dit-il, nous a assassinés, mon amieet moi, par jalousie !… C’est un échappé du bagne ! lenuméro 3213 !… »

Et il mourut. Telles furent lesdernières paroles d’Arigonde, surnommé, aux îles du Salut, leParisien !…

Quelques instants plus tard, une autoétait arrêtée dans la rue d’un village voisin par une foule aumilieu de laquelle s’avançaient deux gendarmes, et, entre eux, desmenottes aux poignets, un homme couvert de sang…

Françoise, qui se trouvait dans l’autoavec Chéri-Bibi, demanda :

« Qu’est-ce quec’est ? »

On lui répondit :

« C’est un forçat, échappé dubagne, qui vient encore de faire un salecoup ! »

Elle se souleva, reconnut Palas et tombaévanouie dans les bras de Chéri-Bibi. Celui-ci avait tout vu,entendu et compris. il hurlait déjà vers le ciel :« Fatalitas ! »

XXVIII – Monsieur et madame Martens

M. l’avocat général Martens, quiallait, ce jour-là même, « occuper ». comme on dit auPalais, dans l’affaire d’Haumont, était un magistrat intègre,sévère pour les autres comme pour lui-même, d’une moralité à touteépreuve et d’un esprit étroit.

Le devoir ne se parait jamais chez luidu moindre « à-côté » plaisant. Le plaisir ? ill’avait ignoré toute sa vie. Il y a des âmes qui naissent maussadeset peuvent accomplir de grandes choses ; mais on n’est pasheureux autour d’elles et elles ne font point goûter la vertu. S’ilsurvient à ces gens-là quelque avanie dans leur ménage, on ne lesplaindra pas.

Le malheur conjugal de M. Martensavait été ignoré de tous, aussi bien que de lui-même, maisbeaucoup, s’ils l’avaient connu, n’eussent point manqué de trouvertoutes sortes d’excuses à sa femme. Dans le fait, peut-être,n’aurait-on rencontré qu’une personne pour condamner lamalheureuse, et cette personne n’était autre que Mme Martenselle-même.

La pauvre créature, depuis cette heurede faiblesse qui l’avait jetée dans les bras du jeune Raoul deSaint-Dalmas, ne vivait que de remords et dans la terreurcontinuelle du châtiment. Elle savait que si jamais son mariapprenait sa faute, elle n’aurait à compter sur aucun pardon. Ledroit du mari bafoué, l’orgueil du magistrat outragé pousseraientM. Martens au plus terrible éclat et le déshonneur pour elleet pour sa famille était le moins qu’elle pût attendre…

Tout ceci nous fait comprendre dans quelétat d’esprit pouvait se trouver Mme Martens depuis« l’affaire de l’Auberge des Pins » et surtout depuisque, par une sorte de fatalité où elle voyait le retour d’un dieuvengeur, elle savait que c’était son mari qui allait prononcer leréquisitoire en cette cour d’assises de province devant laquellel’affaire allait être évoquée.

Le procès faisait un bruit considérable.Le nom de M. de la Boulays mêlé à un pareil scandale, lemariage de Françoise avec un forçat, les rumeurs qui couraient surles points de contact que présentaient l’affaire Gorbio etl’affaire d’Haumont, l’attitude bizarre de Nina-Noha au cours del’enquête, tout se réunissait pour exciter la curiositépublique.

On avait retenu dans les hôtels desplaces trois semaines à l’avance et l’on se disputait les entréesde faveur à la cour d’assises.

C’était en vain qu’au cours de l’enquêteDidier d’Haumont avait prétendu que Gisèle était sa fille et qu’ilavait voulu la sauver des entreprises de son ancien compagnon debagne. Il était accusé d’avoir assassiné ce dernier et tentéd’assassiner Gisèle par jalousie.

Gisèle avait survécu à ses blessures,mais la raison de la pauvre petite semblait atteinte à jamais et ilavait fallu renoncer à tirer de ses brefs interrogatoires lamoindre lueur sur l’affreux drame…

Le parquet avait pensé un instant à lierl’affaire d’Haumont-Saint-Dalmas à l’affaire Gorbio, mais l’enquêteen ce qui concernait celui-ci menaçait de durer de longs moisencore et l’opinion publique, très surexcitée, n’aurait vu là qu’unmoyen dilatoire pour éloigner le châtiment d’un homme qui avaitabusé de tous, mais qui disposait encore de puissantsappuis !

On en voulait surtout à Palas d’avoirfait un instant figure de héros, pour redevenir si vite ce qu’ilavait été tout d’abord : un assassin !

Palas avait donc une très mauvaisepresse. Les exploits qu’il avait accomplis se retournaient contrelui. Quand on avait ainsi racheté un abominable passé on ne perdaitpas une seconde fois l’honneur en volant la confiance d’une honnêtefamille, en abusant de la candeur d’une jeune fille, en épousant undes plus beaux noms de France et en le traînant dans le plusignoble des scandales !…

Les clameurs d’indignation de Françoise,ses cris de confiance dans l’innocence de son mari ne faisaient quesoulever la pitié autour d’elle. On l’admirait, elle, et on laplaignait. Elle était dans son rôle ! Elle voulait sauverl’honneur du nom !

Elle s’y employait seule, avec sespropres forces… car on ne voyait plus M. de la Boulays.Très malade, il avait fermé sa porte à tous.

Des témoins, au cap Ferrat, avaient vucourir Mme d’Haumont sur la grève, la nuit, comme une folle.Des domestiques avaient déposé sur l’attitude singulière des épouxet sur les larmes secrètes de leur maîtresse. Ah ! elle avaitété belle la lune de miel sur la Côte d’Azur ! Et c’était unjoli monsieur que ce monsieur d’Haumont !…

Le fait qu’il avait eu l’audaced’installer ce petit mannequin de Gisèle jusque chez lui, chez safemme !… mettait le comble à tant d’infamies…

Le matin du jour où allaient s’ouvrirles débats pour lesquels on comptait plusieurs audiences,M. Martens se trouvait dans son cabinet de travail, revoyantet classant quelques pièces de son dossier quand, derrière lui, laporte s’ouvrit sans qu’on eût frappé.

Il tourna la tête et aperçutMme d’Haumont, introduite discrètement par Mme Martensqui se retira.

La figure de l’avocat général, qui avaitd’abord marqué une furieuse irritation, devint demarbre.

Il laissa venir à lui ou plutôt setraîner vers lui la malheureuse femme qui n’osait regarder cemasque glacé !…

Cependant il l’arrêta charitablementdans le mouvement qu’elle fit pour se jeter à ses pieds. Il voulutparler, mais elle ne lui en laissa pas le temps.

Ce n’était pas sa pitié qu’elle venaitchercher, c’était sa justice. On ne l’avait jamaisentendue !Certes, pendant toute cette affreuseenquête, elle avait parlé, mais les hommes à qui elle s’étaitadressée, ou qui l’interrogeaient, avaient écouté les mots quisortaient de sa bouche sans jamais y croire ! sans jamaisessayer d’y croire !… Si on avait essayé cela, alors onl’aurait entendue !et on l’aurait comprise !…car on serait descendu dans son cœur et on aurait bien vu qu’unefemme comme elle n’aurait jamais continué à aimer un homme commeDidier, si elle avait pu douter de son innocence, aussi bien pourle crime dont on l’avait accusé autrefois, que pour celuid’aujourd’hui.

« Il m’a toujours dit lavérité !… Je savais que mon mari était un forçat évadé !…Je savais cela !… Je savais cela !… C’est lui qui mel’avait dit !… »

Alors, M. Martens daigna laissertomber ces mots :

« Avant ouaprèsvotre mariage ? »

Françoise se releva encriant :

« Avant ! avant !avant !… Il me l’avait dit avant monmariage !… Ah ! vous voyez bien que c’est un honnêtehomme !… Cet homme-là n’a jamais trompé personne… il en estincapable !… Vous voyez bien :avant !

– Vous lejurez ? » demanda le magistrat, cette fois, réellementému.

Françoise vit cette émotion. C’était lapremière fois qu’elle obtenait un semblant d’intérêt chez cet hommede pierre. Elle n’hésita pas. Elle crut qu’elle allait sauverDidier :

« Je le jure !…

– Sur quoi ?… Jurez-le doncsur le Christ !

– Je le jure sur le Christ …fit-elle plus pâle qu’une nappe d’autel et cependant qu’en son cœurelle adressait une prière suprême à la divinité : « Jésusme pardonnera et le sauvera ! »

« Allons, madame ! vous avezfait un faux serment… vous n’avez pas encore l’habitude… Ici, dureste, ce n’est pas grave, ce n’est qu’une affaire entre le Christet vous !… »

Il sonna… Françoise, chancelante,s’appuyait aux murs.

« Vous a-t-il dit aussi, à vous,que Gisèle était sa fille ?

– Oui ! Oui ! Ilm’avait tout dit ! »

La malheureuse ne savait plus ce qu’ellefaisait, ce qu’elle disait. Le magistrat, la voyant dans un étatvoisin de la déraison, en eut pitié. Il s’avança vers elle et lasoutint ! comme le domestique paraissait sur le seuil de soncabinet, il lui dit d’appeler Mme Martens. Celle-ci, quiattendait le résultat de cette suprême tentative avec une folleangoisse, accourut.

« Reconduis ton amie ! fit-ilà sa femme… Mme d’Haumont a perdu complètement la tête. Elleprétend que son mari lui avait dit que Gisèle était sa fille. Ellea oublié qu’elle a déjà raconté à l’instruction que c’était toi quilui avais apporté cette singulièrenouvelle !… »

Françoise ne l’entendait plus !Elle ne les écoutait plus !… Ces gens-là pouvaient bien sedire tout ce qu’ils voulaient, maintenant qu’elle était sûre qu’iln’y avait plus rien à faire avec eux.

Elle les quitta, ou plutôt se sauva. Àcette heure, Didier devait arriver au Palais de Justice. Elle yvola !…

Cependant, Mme Martens disait à sonmari, qui lui reprochait en termes très durs d’avoir reçu une femmeavec laquelle il lui avait ordonné de rompre, et d’avoir poussél’audace jusqu’à l’introduire dans son cabinet detravail :

« Et si vraiment c’était safille ? »

M. Martens haussa lesépaules.

« Une fois pour toutes,prononça-t-il avec la dernière dureté, je te prie de ne plus temêler de cette affaire ! On prétend que j’ai le cœur sec etque je suis incapable du moindre sentiment de charité ; j’enai cependant pour toi. Un autre, dans ma situation, ne t’aurait paspardonné ce que tu as eu l’audace de faire sans m’avoirpréalablement consulté… Et quand j’ai appris, du reste, que tuétais allée, de ta propre initiative, chez le juge d’instructionpour lui affirmer que c’était un fait dont on parlait autrefois,dans les milieux où fréquentait le jeune Raoul de Saint-Dalmas, quecelui-ci avait eu une liaison avec une femme du monde et que decette liaison un enfant était né… Quand j’ai su que tu commettaiscette imprudence – pire que cela – cette faute d’introduire danscette affaire mon nom ! mon nom à moi qui allaisrequérir !… ma colère dans l’instant t’auraitbrisée ! »

Il s’arrêta un instant, suspendant legeste menaçant qu’il avait esquissé.

« Et puis, j’ai réfléchi, moi quin’ai pas de cœur, et je me suis dit que ta vieille amitiépour Françoise, que tu avais connue enfant, pour M. de laBoulays, qui était un ami de ton père, que ta tendresse pour unefamille ainsi éprouvée t’avait fait inventer sur les prières deMme d’Haumont cette histoire à dormirdebout !…

« Et je t’ai excusée… et je t’aipardonnée… Mais tu ne devais plus revoir Françoise ! Tu nedevais plus recommencer tes folles démarches ! Je ne dois qu’àl’amitié de l’avocat de ce misérable que tu ne sois pas appelée àla barre comme témoin !

« Et voilà qu’aujourd’hui turecommences !… Voilà que tu me jettes dans mon bureau la femmede ce forçat contre qui je vais requérir !… Ma parole, quandje t’entends, quand je te regarde, tu me parais aussi follequ’elle ! »

Folle, oui ! Mme Martenspouvait l’être… Jour et nuit, elle attendait un événement, unincident, un secours du Ciel qui eût, tout à coup, fait éclatercette vérité : Gisèle est la fille de Didier d’Haumont, lafille de Raoul de Saint-Dalmas !… Et le jour du procès étaitvenu, et cette vérité passait encore au regard de son mari« pour une histoire à dormirdebout ! »

Comme une insensée, elle répondit à tousles reproches de l’avocat général par ces mots qu’elle répétaitd’une façon presque farouche :

« Et s’il disait vrai ? sic’était sa fille ?… Si c’était safille ?… »

Mais cette démence grandissante rejetad’un seul coup M. Martens à son ordinaire attitude demagistrat ; que rien ne saurait émouvoir que la froideraison.

Il mit sa lourde serviette de maroquinsous son bras et prononça :

« Voilà bien les femmes !… Dèsqu’une hypothèse séduit leur sentimentalité, elles l’adoptent etsont prêtes pour elle à tout sacrifier ! En me faisant detelles scènes, Juliette, vous troublez mon recueillement dont j’aile plus grand besoin, et en introduisant la femme de l’accusé chezmoi vous pouviez porter atteinte à ma réputation, si elle n’étaitbien établie !… Calmez-vous, je vous prie, et attendez la finde tout ceci, ici même… Qu’on ne vous voie pas au Palais deJustice !… Qu’on ne vous voie nullepart ! »

Il partit. Il n’avait pas plus tôttourné le coin de la rue qui conduisait au palais, queMme Martens sortait à son tour en hâte et se jetait dans uneauto de louage qui passait.

XXIX – Le procès

On s’écrasait dans la salle d’audience.Le Tout-Paris était là. On avait fait le voyage. On avait passé unenuit joyeuse dans les hôtels comme faisaient les fêtardsd’autrefois autour de la Roquette, en attendant l’heure del’exécution.

Le président, qui était un fort bravehomme et qui ne tenait point à se faire d’ennemis parmi tous cespersonnages plus ou moins influents qui lui demandaient un mot depasse sur sa carte, en avait distribué à tout le monde ou à peuprès.

Aussi l’atmosphère de la salleétait-elle plus que surchauffée une heure avant l’ouverture desdébats.

On se montrait les principaux témoinsqui avaient trouvé place devant le prétoire en attendant l’appel del’huissier.

L’entrée de Françoise souleva une tellevague de curiosité que quelques-uns furent comme submergés etfirent entendre des cris d’étouffement. Cela commençaitbien.

Il y eut là, du reste, un premierincident. Françoise se présentait seule. Elle arrivait directementde chez M. Martens et avait encore cet air égaré avec lequelelle en était partie.

Cette femme, tout le monde la plaignait,c’était la martyre.

Au premier rang des bonnes amies assisesqui auraient été heureuses de jouer un petit rôle dans cettetragédie, il y avait Mme d’Erland. Elle était placée sur lepassage de Françoise ; sitôt qu’elle l’aperçut, elle sedétacha du groupe auquel elle était en train de raconter deshistoires terribles sur les mœurs de l’accusé et elle fit unmouvement comme pour serrer Mme d’Haumont dans sesbras.

Elle pensait qu’une démonstration aussicourageuse ne manquerait point de la mettre en valeur.

Le malheur fut que Françoise, en lareconnaissant, ne put retenir une exclamation de dégoût et larepoussa avec une rudesse sauvage !

« Vousosez ? »

Et elle passa.

On l’applaudit.

Mme d’Erland n’avait pas beaucoupd’amis. Elle frémit de cette manifestation hostile et, dès lors,elle mena la cabale dans la salle d’audience à la tête de tous ceuxqui étaient persuadés de la culpabilité de Palas. Déjà deux campsse formaient. Et les débats n’étaient pas encorecommencés.

Enfin on annonça la cour. Le présidentprononça tout de suite une petite allocution pour recommander lecalme. On fit l’appel des jurés.

On ordonna d’introduire l’accusé, etPalas parut entre deux gendarmes.

Jamais il n’avait porté aussi haut latête, même sous les balles. Il paraissait grandi. Ildominait…Il regarda la cour, le jury, ne vit point à sespieds, dans le prétoire, Françoise qui le fixait éperdument et quin’avait plus la force de se soutenir. On dut l’emmener avantl’appel public des témoins, car elle défaillait.

Et pendant qu’on entraînait la pauvrefemme, elle fit entendre un sanglot si profond que toute la salleen fut remuée et que Palas, tressaillant tout à coup, abaissa sonregard vers ce coin de foule en rumeur qui lui cachait l’épouseaimée et fidèle, celle qu’il avait fait tant souffrir et à qui ilfaisait, dans le moment même, gravir son effroyable calvaire… cellequi n’avait rien mérité de tout cela et dont la vie se seraitécoulée heureuse, pleine de joie et de lumière, si elle n’avait pasrencontré un jour Palas, échappé du bagne, qui avait mis sa maindans la sienne !…

En face de la vision foudroyante decette injustice, il oublia que lui-même n’était qu’une victime dudestin et il s’accusa farouchement, il s’accusa tout haut… Cefurent ses premiers mots, ceux qui retentirent sur le seuil de cesdébats à peine ouverts, alors que son interrogatoire n’avait pasencore commencé :

« Mon seul crime, levoici ! »

Et ses doigts tremblants montraient safemme que l’on emportait.

Puis il parvint à dompter cetteémotion-là encore et, fort de son calme revenu, ses yeux allèrentfouiller le fond de la salle, tout là-bas, dans le publicdebout.

Mais sans doute ne trouva-t-il point dece côté ce qu’il cherchait, car il ramena vers les magistrats unfront assombri.

Que faisait en ce momentChéri-Bibi ? C’eût été, en vérité, pensait alors Palas, luidemander trop d’audace que d’exiger qu’il vînt en personneassister, au milieu des gendarmes, à ces débats… alors surtout quetout était perdu !… et que la police, instruite que leredoutable forçat était en ce moment en France, se livrait aux plusactives recherches pour le retrouver.

On savait quelle amitié le liait à Palaslà-bas, au bagne ! On avait dû compter sur sa curiositéd’assister aux débats pour préparer quelque souricière… Chéri-Bibiavait eu vent de la chose et s’était garé.

« Allons ! allons !soupira l’accusé, tout est bien consommé ! »

Il écouta la lecture de l’acted’accusation avec un intérêt soutenu et visible. Tant d’autresaffectent l’indifférence ou le repentir ; mais lui, au fur età mesure que les arguments s’accumulaient et paraissaientl’accabler, il marquait davantage cette espèce de défi qui étaitdéjà sur sa face quand il avait pénétré dans la salled’audience.

Son regard devenait plus dur. Ses yeuxavaient de la flamme en fixant la cour ou le jury. Assurément, iln’essayait point, par une tenue appropriée, d’exciter la pitié etla clémence de ses juges.

Il avait refusé l’assistance d’unavocat. On avait dû lui en désigner un d’office.

La fin de la première audience futoccupée par l’interrogatoire.

Celui-ci ne démentit point une secondel’attitude antérieure de l’accusé. Palas répéta ce qu’il avait dità l’instruction, ne se laissa démonter par aucune contradictionapparente, nia avec force ce qui paraissait l’évidence même auxesprits les moins prévenus, et soutint la plus mauvaise des causesavec une énergie sauvage qui augmentait l’indignation de la grandemajorité du public persuadée de sa culpabilité.

Quant aux autres, ils n’avaient plus,pour croire encore à son innocence, qu’à se rattacher éperdument àla sincérité de ses accents.

Aussi ne s’en faisaient-ils point faute.Il y avait là, dans la salle, quelques-uns des anciens compagnonsd’armes de Palas, de ceux qui avaient pu le juger à ses œuvres, auxheures les plus dures passées ensemble ; ils se rappelaientcette force morale qui les avait aidés non seulement à repousserl’ennemi, mais à triompher d’eux-mêmes dans l’accomplissement d’undevoir qui exigeait tous les sacrifices ; ils se disaientqu’une valeur pareille était incapable demensonge.

Ils ne raisonnaient point cela. Ils lesentaient.

Et leur émotion débordait malgré euxquand l’accusé, las de répondre à tant d’arguments qui lepressaient de toutes parts, les balayait tous d’un geste large, ets’asseyait après avoir lancé ces derniers mots en conclusion à uninterrogatoire qui l’excédait :

« S’il ne s’agissait que de moi, ily a longtemps que je vous aurais abandonné une vie qui m’estodieuse ! Mais ce que je défends ici, c’est l’honneur d’unefemme ! c’est l’honneur d’un nom ! Je proclame que jen’étais indigne ni de l’un ni de l’autre ! Oui, je me suiséchappé pour me refaire une vie ! J’ai pu croire un instantque se levait pour moi l’aurore d’une existence nouvelle !…Hélas ! le destin qui m’a frappé aveuglément il y a quinze ansme retrouve aujourd’hui et m’accable ! Mais pour le passé,pour le présent, je suis innocent de tout !… »

Là-dessus, l’audience fut levée etremise au lendemain. En quittant son siège, l’avocat généralMartens ne put s’empêcher de laisser glisser entre ses lèvresminces ce mot qui en disait long sur son état d’âme vis-à-vis del’accusé :« Commediante ! »

Le mot fut entendu de quelques jurés quisourirent. Tout de même ils étaient émus. « Ah ! il parlebien, fit l’un d’eux en quittant le Palais de Justice. Je nem’étonne pas qu’il ait toutes les femmes pourlui ! »

Palas avait toutes les femmes pour lui,moins Mme d’Erland. Celle-ci trouva le moyen de se rencontreravec M. Martens qui regagnait son domicile. Ils seconnaissaient. Ils firent un bout de route ensemble.

Sans doute la conversation fut-elle desplus intéressantes, tant est qu’au moment de se séparer l’avocatgénéral dit à l’honorable dame :

« Dommage que vous ayez assistépubliquement à cette première audience… Mais qu’importe !… Onpeut toujours vous entendre…

– Ah ! pardon ! c’est queje n’y tiens pas du tout ! répliqua vivementMme d’Erland, et j’ai été trop l’amie de Françoise pour venirapporter un témoignage qui ne serait pas de son goût puisqu’elleveut sauver à toutes forces ce misérable !… Mais je dois vousdire que je n’ai pas été la seule à assister aux faits que je vousapporte. J’étais avec une amie, Mlle Bauvais, qui en saitaussi long que moi et qui n’a aucune raison pour se taire,elle !… »

En arrivant chez lui, l’avocat généralétait d’une humeur charmante. Il demanda à voir sa femme. Sondomestique lui apprit qu’elle était sortie, le matin même, derrièrelui, et qu’on ne l’avait pas revue depuis.

Sur son bureau, M. Martens trouvaune lettre de sa femme qui lui disait que, puisqu’il désirait qu’onne la vît nulle part, elle s’absentait pendant quelquesjours…

XXX – La cachette de Nina-Noha

Une personne qui suivait de près, bienqu’elle fût restée à Paris, les étapes du procès d’Haumont, étaitNina-Noha.

Depuis l’arrestation de Gorbio, ellevivait dans les transes les plus vives. L’affaire du comteressortissait des tribunaux militaires et la danseuse avait étél’un des premiers témoins appelés à l’instruction.

Ce n’était pas sans une profondeangoisse qu’elle s’était rendue à cette convocation, qu’elleattendait du reste, et qu’elle n’eût pu éviter que par la fuite,événement qu’elle préparait à tout hasard. Ses amis, qui étaientgénéralement bien renseignés, lui avaient dit alors qu’elle n’avaitrien à craindre, puisqu’elle n’avait rien à se reprocher. Gorbio enavait trompé d’autres qu’elle !… Et l’on ne pouvait décemmentpoint s’étonner qu’elle ne se fût point doutée du commerce crimineldu comte quand un homme comme M. de la Boulays, pendantdes années, n’y avait vu que du feu.

De ce fait, tout s’était passé sansaccroc pour Nina. Ses rapports avec le comte avaient été de pureamitié, affirma-t-elle, et jamais la conduite de celui-ci ne luiavait permis de douter de son patriotisme. Il ne cessait du restede répéter qu’ayant mis toute sa fortune dans les usines de guerre,la défaite de la France le ruinerait. Voilà tout ce qu’elle pouvaitdire de Gorbio.

Enfin, les amis de la danseuse pouvaientencore attester que le comte et elle étaient en froid depuisquelque temps et qu’elle avait résolu de le quitter, ce qu’ellen’eût point manqué de faire si la police lui en avait laissé letemps.

Nina n’avait pas plus tôt quitté lecabinet du magistrat militaire chargé de l’instruction dansl’affaire Gorbio qu’elle avait dû se rendre devant le juge quidirigeait l’enquête dans le procès d’Haumont. La démobilisation ducapitaine étant un fait acquis lors du drame de l’Auberge des Pins,c’est devant la cour d’assises que devait passer Palas, et ce fut àun magistrat civil qu’eut affaire Nina-Noha. Il ne fut guère plusméchant que l’autre.

On savait qu’à Nice d’Haumont avaitrendu visite à la danseuse. Cette visite, d’Haumont ne l’avait pasniée, au contraire… et il en avait donné la raison.

« Qu’est-ce que c’est que cettehistoire de collier ? » avait demandé le juge àNina.

Celle-ci avait souri :

« Le pauvre garçon ! il avaitperdu tout à fait la tête ! Je n’ai pas besoin de vous direque je l’avais reconnu du premier coup ! J’aurais pu ledénoncer. Pour rien au monde je ne l’aurais voulu. Il s’étaitrefait une vie, tant mieux pour lui !… Tout de même, j’ai étéobligée de le mettre à la porte quand il est venu me dire qu’uncollier que j’avais porté à la fête de Valrose ressemblait beaucoupà celui que l’on avait volé au banquier Raynaud le jour de sonassassinat ! Innocent ou non, je ne tenais pas à ce qu’il vîntm’excéder avec ses hallucinations !… »

Nina avait préparé toute une petitehistoire pour le cas où le juge lui demanderait à voir lecollier ; elle n’eut pas l’occasion de s’en servir. Lemagistrat, en effet, n’avait pas à s’occuper d’une affaire quiavait été jugée et, pensait-il, bien jugée, quinze ansauparavant.

Après avoir adressé quelques reproches,qui avaient tout l’air d’être des compliments, à cette jolie femmequi n’avait point voulu se faire l’auxiliaire de la justice, lejuge reconduisit fort aimablement le témoin jusqu’à la porte de soncabinet. Nina ne l’avait plus revu.

Tant de tranquillité dans cette doubleaffaire l’avait d’abord rassurée, puis surprise, puis inquiétéed’autant plus qu’elle avait pu croire, dans ces derniers temps,qu’elle était surveillée.

Elle s’imagina bientôt qu’on ne l’avaitsi bien épargnée que pour mieux endormir sa méfiance. C’est latactique habituelle, dans ces sortes d’affaires. On s’empare duprincipal coupable, mais on laisse toute liberté à son complicedont les démarches imprudentes serviront l’instruction. Et, un beaujour, quand on tient enfin tous les fils, on boucle tout lemonde !…

Aussi Nina avait-elle redoublé deprécautions. Tout de même, elle sentait qu’il était grand temps departir et si elle n’avait craint d’être arrêtée à la frontière,elle aurait été « garée » depuis plusieurs semaines…Finalement elle avait tout arrangé pour que son départ ne parûtsuspect à personne.

Le jour que nous la retrouvons à Paris,qui était aussi le premier jour du procès d’Haumont, elle avaitfait ostensiblement les préparatifs d’un voyage dont tout le mondeétait instruit. Il s’agissait, pour elle, d’aller« déposer » en cette cour d’assises de province oùl’avocat de la défense l’avait fait « citer ». Celadevait lui prendre vingt-quatre heures. Elle jouait le soir. Ellerejouait le surlendemain. Ce qu’elle ne disait pas, c’est qu’encours de route elle devait quitter à contre-voie le train à certainendroit où la marche du convoi était fort ralentie et se jeter dansune auto qui lui ferait franchir la frontière avant qu’on ne se fûtaperçu de sa fuite…

À cinq heures du soir, Nina revenaitd’une répétition générale donnée en matinée à l’Odéon et à laquelleelle avait tenu à se montrer pour que chacun fût juge de sasérénité dans ces heures difficiles où les bruits les plusredoutables commençaient à courir sur sa complicité avecGorbio ; et elle rentrait chez elle quand elle fit soudainarrêter son auto.

On criait sur les boulevards lesjournaux du soir et les camelots passaient en agitant des feuillesoù s’étalaient d’énormes titres sur le procès d’Haumont !…« Dernières nouvelles !… Incidents d’audience.L’interrogatoire de l’accusé ! »

Elle se pencha hors de sa voiture pouracheter un journal… dans le même moment une auto qui suivait deprès la limousine, surprise par l’arrêt brusque de celle-ci, frôlala main de la danseuse dans une embardée assezmaladroite.

Nina poussa un léger cri et regarda lesgens qui étaient dans l’auto. Elle pâlit aussitôt et se rejeta danssa voiture. Elle avait reconnu le policier qui avait arrêtéGorbio.

Quand elle descendit de son auto, devantle petit hôtel qu’elle habitait, au coin de l’avenue duBois-de-Boulogne, Nina jeta un regard rapide « sur lesenvirons ». Elle ne découvrit rien de suspect. L’auto dupolicier avait disparu.

Il n’y avait peut-être eu là qu’unerencontre fortuite. Elle ne voulut point l’espérer, se confirmadans cette idée, qu’elle avait depuis quelque temps, que la policene la perdait pas de vue et que l’on n’attendait qu’une occasion,peut-être, pour s’assurer de sa personne.

Elle devait prendre le train lelendemain matin à huit heures. Elle regretta de ne point partir lesoir même. Mais c’eût été donner l’éveil. Son salut, elle en avaitmaintenant le sentiment absolu, résidait tout entier dans lesang-froid qu’elle montrerait jusqu’à la dernière minute et dansl’exécution normale et tranquille d’un programme que lapolice connaissait dans tous ses détails.

Elle pensa encore que l’on avaitpeut-être résolu de l’arrêter en pleine cour d’assises après sadéposition. Cette imagination la réconforta. Quand on l’attendraiten cour d’assises, elle serait déjà loin !…

Ayant jeté un coup d’œil sur lestrottoirs, elle tressaillit encore. Elle avait vu deux agents. Ellelaissa retomber son rideau, se traitant d’idiote. Deux agents quise promènent dans une rue, cela n’a rien d’exceptionnel. Ce n’étaitpas la première fois qu’elle en voyait rue Lesueur. Elle avait lafièvre. Elle ne put manger. Elle attendait, pour la conduire authéâtre, le jeune Darcy, son dernier flirt, celui que la rumeur descoulisses avait donné comme successeur à Gorbio.

Il ne vint pas. Est-ce que celui-ciallait l’abandonner comme tant d’autres déjà, qui trouvaient desinguliers prétextes pour se détourner de sonchemin ?

Ah ! elle aurait dû quitter laFrance depuis longtemps !… Elle en voulait férocement à ceuxqu’elle servait depuis tant d’années dans l’ombre, d’avoir exigéd’elle qu’elle restât ainsi jusqu’au dernier jour exposée à toutesles catastrophes !

Est-ce que tout n’était pas perdu depuisl’arrestation de Gorbio ? Parbleu ! puisque en effet toutétait perdu et qu’on ne pouvait plus rien attendre d’eux, les gensde là-bas se débarrassaient du même coup d’elle !…

Elle trembla ! Elle eut une visionterrible… Les conseils de guerre n’épargnaient pas les femmes… Il yavait eu des exemples retentissants… Le poteau d’exécution àVincennes… et dans la brume froide du matin, une silhouetteélégante de femme, jeune encore, qui s’abattait, criblée deballes…

« Mon auto ! »commanda-t-elle d’une voix rauque…

Dans la rue, les agents avaientdisparu.

Devant le théâtre, au théâtre,rien…

Et puis l’heure n’était-elle pointpassée maintenant ?… Est-ce qu’elle était passée, l’heure,quand on avait arrêté Gorbio ? Ne pouvait-on prétendre à lasaisir, partout, en flagrant délit de travail pour lesBoches ?… Elle essayait de raisonner… Elle ne faisait quedivaguer…

Elle ne retrouva, en une seconde, toutson sang-froid que devant son habilleuse qui luidisait :

« Oh ! mais madame estmalade !

– M. Darcy n’est pasvenu ?

– Non, madame,personne ! »

Elle ne vit point dans sa loge lesfleurs que le jeune homme lui envoyait tous les soirs. Elle serappela un incident pareil le soir de l’arrestation de Gorbio etelle en conçut un mauvais présage.

Oui ! Oui ! celui-cil’abandonnerait comme les autres ! Elle pensa encore que lepublic, depuis quelques jours, se montrait assez froid à sonégard.

Tout à coup la porte de la loge s’ouvritet Darcy parut.

Il était très pâle. Nina vit tout desuite qu’il savait quelque chose de nouveau. Elle éloigna sonhabilleuse.

Et l’autre la renseignaimmédiatement :

« On vous arrête demainmatin ! »

Nina-Noha reçut le coup avec courage,demanda des détails, voulut tout savoir. Darcy ne lui cacha rien.Il tenait l’affaire d’un attaché de cabinet qui était un ami intimeet qui s’était documenté pour prouver à Darcy qu’il avait tortd’entretenir des relations avec Nina-Noha, laquelle était plus quesuspecte.

« Pourquoi m’arrête-t-on ? Lesavez-vous ? Gorbio prétendrait-il me mêler à seshistoires ?…

– Je crois pouvoir vous affirmerque Gorbio n’a rien dit contre vous !… et j’ai cru comprendreque si l’on vous arrêtait c’était dans l’espoir que vousaccableriez Gorbio… On vous arrêterait pour que vous mangiez lemorceau, quoi !

– Mais je ne suis pas la complicede Gorbio, moi !

– C’est ce que j’ai toujoursdit ! Si je ne vous savais pas innocente, je ne serais pasici, Nina, vous le savez bien.

– Écoute, mon petit, tu m’aimesbien, hein ?

– Si je vous aime,Nina !… »

Et il la dévorait de ses yeux pleins delarmes… Le malheureux n’avait encore rien obtenu de la danseuse eton allait la lui arrêter le lendemainmatin !…

« Eh bien, puisque tu m’aimes etque tu crois à mon innocence, je vais te récompenser… en teprouvant, en effet, que je n’ai rien à redouter !… Nous allonspasser ma dernière nuit de liberté ensemble, Darcy.

– Oh ! Nina !Nina !… Ma Nina !… »

Il était tombé à ses genoux. Il luiembrassait les mains.

« Vite ! debout !commanda-t-elle, soyons calmes ! Faisons comme si nous nesavions rien ! Ne pensons qu’à notreamour !

– Bien !bien, fit Darcy, qui étouffait de joie maintenant… Je ferai tout ceque vous voudrez ! Je suis votre esclave ! Si vous voulezfuir, je vous suis à l’étranger !… Et si l’on vous arrête, onm’arrêtera avec vous !…

– Il ne s’agit pas de fuir, ils’agit d’abord de souper !… Vous allez retenir une table chezN…

– Comment ! Vous voulez allerce soir dans cette boîte clandestine ?

– Dame ! puisqueofficiellement on veut que nous nous couchions comme lespoules !…

– Les poules ont quelquefoisraison ! » opina Darcy en rougissant jusqu’à la racinedes cheveux…

« Mon petit ! Je te comprends,mais comprends-moi aussi !… demain, moi, je ne danserai pas letango, n’est-ce pas… Eh bien, saute dans mon auto et va chez N… dema part… Commande-moi un menu spécial comme tu sais les faire… etreviens ici le plus tôt possible !… À tout à l’heure, monchéri !… Je t’attends avec impatience… »

Il partit, l’habilleuserentra.

« Prenez une voiture, lui dit-elle,et allez me chercher un cachet à la pharmacie, j’ai un mal de têtefou ! »

Restée seule, elle se jeta sur un bahut,qui était fermé à clef, l’ouvrit et, sous un tas d’oripeaux dethéâtre, ramassa une sorte de boléro dont elle s’empressa dedécoudre la doublure.

Elle en retira une perle d’une formesingulière et quelques vieux papiers. C’étaient là, entre autresdocuments très précieux, les preuves de la culpabilité de Gorbiodans l’affaire de l’assassinat Raynaud. Elle ne pouvait les laisserlà. Elle résolut d’aller les porter dans cette cachette mystérieuseoù Gorbio avait déjà déposé le collier et où se trouvaientégalement des papiers qui intéressaient fort les deux complices.Les événements se précipitaient de telle sorte qu’il eût été de ladernière imprudence pour Nina d’emporter avec elle à l’étranger,comme elle l’avait espéré, tant de pièces compromettantes pour toutle monde. Elle pouvait être arrêtée d’un moment à l’autre dans lafuite difficile qu’elle allait tenter. La cachette de Gorbiodéfiait toutes les recherches.

Seulement il fallait pouvoir s’enapprocher !

Parmi les oripeaux qu’elle avait sortisdu coffre, se trouvait une défroque complète de machiniste dethéâtre avec sa casquette.

Elle s’en revêtit en hâte, fit aussitôtglisser la planchette qui obstruait le judas pratiqué dans la portede sa loge.

Elle attendit de ne plus voir personnedans le couloir mal éclairé pour s’y jeter… Une minute plus tard,elle était dans la rue… Elle la remonta tranquillement, lacasquette sur le nez, les mains dans les poches, comme un braveouvrier qui a sa conscience pour lui, l’ayant convenablementréchauffée avec les camarades, chez le bistrot, la journéefaite…

Personne ne suivait l’ouvrier. De fait,Nina-Noha avait dépisté tout le monde – son amant, son habilleuse,et la police.

Elle commença de respirer ! Toutétait loin d’être perdu !

Elle arriva au coin de la rue deDunkerque… C’est là, on se le rappelle, que se trouvait l’un desdomiciles du comte… Domicile où la police avait sérieusementperquisitionné, sans avoir rien trouvé, du reste… Car la policeignorait encore que les dépendances de l’immeuble étaient autrementintéressantes à visiter que l’appartement lui-même…

Notre ouvrier machiniste glissa sur letrottoir près de la porte du mastroquet… Encore, autant qu’il puten juger, le cabaret était vide.

Les volets fermés et peu delumière…

Aucun bruit… Quoi d’étonnant àcela ? Depuis l’arrestation de Gorbio, la clientèle spécialequi faisait le fond de la clientèle avait dû « se garer »ailleurs !

Nina-Noha descendit jusqu’à la boutiquede l’antiquaire et frappa d’une façon spéciale…

Le bonhomme ne tarda pas à lui ouvrir.Elle pénétra rapidement dans le magasin et ferma la porte.L’antiquaire ne l’avait pas reconnue. Il dirigea sur ce visiteurinattendu le jet d’une lanterne sourde et montra qu’il étaitarmé.

Nina souleva sa casquette. L’antiquairerecula, stupéfait :

« Oui, c’est moi ! pas uneminute à perdre ! Quoi de nouveau ici ?

– La police est revenue il y aquelques jours, mais ça n’était pas pour nous ! déclaral’antiquaire…

– Eh bien, tantmieux !

– C’est à cause de l’histoire d’uncertain Chéri-Bibi…

– Quelle histoire ?

– Paraît que le fameux bandit s’estéchappé du bagne et qu’on l’aurait vu rôder parici !

– Eh bien, qu’ils cherchentChéri-Bibi et qu’ils nous fichent la paix ! Conduis-moi à lacave ! » ordonna Nina.

L’antiquaire souleva la trappe de sonarrière-boutique comme il avait déjà fait devant Yoyo, et Ninadescendit quelques marches. Elle lui prit sa lanterne sourde desmains et commanda :

« Attends-moiici !… »

……………………

La police n’était pas mal renseignée encherchant Chéri-Bibi aux environs de la rue de Dunkerque. La véritéétait que, depuis des semaines, Chéri-Bibi, la Ficelle, Yoyo, etZoé se relayaient dans les caves où ils étaient sûrs que setrouvait la fameuse cachette de Gorbio.

Quand Chéri-Bibi était reparti uninstant pour le Midi, emmenant toute sa troupe active avec lui, ilavait eu grand soin de laisser en ce mystérieux endroit unesentinelle sûre, capable de le renseigner sur les moindresévénements. Or, depuis la visite de Gorbio dans sa cave, lorsque lecomte était venu s’y débarrasser du collier, rien de nouveau nes’était produit.

Chéri-Bibi avait espéré qu’un émissairede Gorbio ou de Nina descendrait bien, quelque jour ou quelquenuit, dans ces sous-sols et, ne se doutant point qu’il était épié,finirait par trahir le secret de la cachette. Or, les semainess’étaient écoulées, le procès de Palas commençait, et Chéri-Bibi enétait toujours au même point !…

Le bandit avait un chemin à lui,maintenant, pour pénétrer jusque dans ces caves. Ce soir-là ilavait décidé que c’était la dernière nuit qu’il consacrait auxsous-sols de la rue de Dunkerque. Il était résolu à partir lelendemain, même les mains vides, et à prendre le train pour leslieux où se décidait le sort de Palas !…

Une dernière rage le faisait toutretourner, tout creuser, tout fouiller. Le sol, le moellon desmurs, tout avait été bouleversé…

La Ficelle n’en pouvait plus ! Yoyoétait excédé ! Zoé donnait à boire dans un godet à la petitetroupe épuisée… car dans leur malheur, ils avaient au moins cetteconsolation que le vin du comte était bon !… Il était mêmeexcellent !… Il y avait même une certaine barrique à laquellela Ficelle avait fait l’honneur d’une chantepleure où il puisait àl’ordinaire plus que de raison.

Des fois, il apportait là son dîner, unquignon de pain et un morceau de cervelas, et, ma foi, avec lapiquette du comte, il parvenait à oublier bien des choses : saboutique de la rue Saint-Roch, l’irascible Virginie, les souriresde Zoé à Yoyo et l’incompréhensible obstination de Chéri-Bibi à lesfaire vivre dans une cave qui ne pouvait plus avoir pour eux aucunsecret !…

Tout à coup, Yoyo sursauta sur sespattes, les oreilles dressées comme un chat. Chéri-Bibi aussi avaitentendu… on descendait l’escalier del’antiquaire.

Et puis il y eut une lueur.

Les quatre compagnons disparurent, enune seconde, dans une cave adjacente… d’où ils pouvaient toutvoir !

D’abord ce fut une ombre qu’ils prirentpour celle d’un homme et qui s’était arrêtée à la porte qu’ilvenait d’ouvrir. L’état de la serrure lui paraissait suspect, detoute évidence, bien que l’on eût fait le possible pour que l’on nesoupçonnât aucune effraction antérieure.

Sous le coup de cette découverte,l’ombre pénétrait vivement dans la cave… anxieuse certainement dece qu’elle allait découvrir… On avait passé par là !… On avaitpeut-être trouvé la cachette !…

Chéri-Bibi sentit son cœur se gonflerd’un espoir prodigieux. Il venait de reconnaîtreNina-Noha !…

Celle-ci, maintenant, promenait le jetlumineux de sa lanterne sourde sur tous les coins dusous-sol !… constatait que l’on n’avait pas laissé sans lefouiller un centimètre carré de terre. Et puis, tout à coup, elledisait tout haut :

« Les imbéciles ! Ilsn’ont rien trouvé !… »

Chéri-Bibi fut d’autant moins vexé decette réflexion qu’il savait qu’elle ne pouvait s’appliquer à lui,mais à la police, pour laquelle, du reste, il n’avait lui aussiqu’une considération mitigée… Haletant, et plus ému peut-être queNina, il vit cette dernière se diriger, sans hésitation cette fois,vers un coin du caveau ; le coin où il y avait la barriquechère à la Ficelle, la barrique où, tout à l’heure encore,Chéri-Bibi lui-même se désaltérait !…

Nina posa sa lanterne sur cettebarrique. Puis, écartant sa veste de machiniste, elle retira de soncorsage les papiers et le petit étui qui enfermait laperle.

Elle posa encore le tout sur labarrique.

Enfin, à deux mains, elle se mit à tirerle large bouchon de bois de la bonde…

La bonde vint à elle… mais c’était unesingulière bonde… si longue ! si longue !… Une bonde quicommençait par un bouchon et qui se continuait par un tube decuivre ! lequel tube plongeait à l’ordinaire dans levin !…

Chéri-Bibi et la Ficelle eurent besoinde tout leur sang-froid pour ne pas laisser échapper une sourdeexclamation.

Maintenant ils comprenaient ! Lecollier qu’ils cherchaient se trouvait dans le vin qu’ilsbuvaient !… Et ils pouvaient secouer la barrique !Elle ne rendait toujours qu’un son de liquideremué !…

Ils eurent encore tout le loisir deconstater que ce tube contenait également de précieux documents queNina sortit… qu’elle examina… puis elle entassa le tout à nouveaudans le tube, ce qu’elle en avait sorti, collier et documents etaussi ce qu’elle avait apporté.

À ce moment, elle parut réfléchir, sedemandant de toute évidence s’il était bien prudent de continuer àconfier de tels trésors à une cave aussi visitée.

Or, il arriva que s’étant demandé cela,elle n’eut point à fournir de réponse à sa pensée, car quelquechose de formidable s’abattit sur elle… et avant même qu’elle eûtpoussé un cri, elle n’avait plus dans les mains cette bondeprécieuse qui contenait tant de secrets.

Nina avait reculé sous le choc jusqu’aumur de la cave qui séparait celle-ci du caveau du mastroquet. Laporte en était entrouverte.

Elle se jeta par là, folle de terreur…repoussa la porte, tira un verrou, pensa qu’elle avait au moins lavie sauve !

Elle gravit en hâte l’échelle quiconduisait à la trappe du cabaret et frappa de toutes ses forces.Elle savait que là elle allait trouver du secours…

La trappe, en effet, sesouleva…

Nina-Noha bondit dans la pièce quis’éclaira tout à coup !

« Je te dis que nous letenons !… » fit aussitôt une voix rude.

Nina en effet était à nouveau agrippée…on lui éclairait le visage !…

« N… de D… ! c’est une femme…Et tu sais, mon vieux, elle ne ressemble pas àChéri-Bibi !…

– Non, mais elle ressemblebigrement à Nina-Noha !… La prise est bonne tout demême ! »

Nina-Noha fit entendre un rugissement derage. On lui mettait les menottes !…

……………………

XXXI – Où Chéri-Bibi produit son petiteffet

Ce jour-là, il y avait grand émoi auPalais de Justice. L’audience qui se préparait promettait d’êtrel’une des plus sensationnelles du procès d’Haumont. Les mieuxrenseignés prétendaient même qu’elle serait décisive, car le bruitcourait que des éléments nouveaux allaient apporter une lumièrecomplète sur toute l’affaire.

C’est dire que, bien avant l’heure del’ouverture des portes, la salle d’audience était assiégée par unpublic de plus en plus impatient. Un événement imprévu vint porterà son comble l’énervement général. On vit passer soudain dans uncoin du Palais, poussé hâtivement vers le couloir qui conduisaitaux salles réservées aux témoins, un couple fortement encadré depoliciers. Et, dans ce couple, on reconnut le comte de Gorbio etNina-Noha !…

Nina-Noha était donc arrêtée, elleaussi. La nouvelle n’en était pas encore parvenue en province. Ellese propagea au Palais et en ville avec une rapiditéfoudroyante.

Du coup, comme il était certain que lecomte et son ancienne maîtresse (qui avait été aussi l’amie dujeune Raoul de Saint-Dalmas) allaient déposer à cette audience, cefut une ruée vers la cour d’assises. Le service d’ordre fut débordéet le public se précipita dans la salle en criant et ens’écrasant.

Quand le président connut ce qui sepassait, il demanda à « la place » du renfort et n’ouvritles débats qu’après avoir admonesté le public et l’avoir menacéd’une expulsion immédiate à la moindre manifestation. Onconnaissait l’antienne. Elle n’épouvantait plus personne. Du reste,on était si curieux de voir et d’entendre, que c’est dans lesilence le plus parfait qu’on l’entendit commander àl’huissier : « Faites entrerMme d’Haumont ! »…

C’était le tour des témoins à décharge.Il était temps qu’ils arrivassent. Les deux dernières audiencesavaient été désastreuses pour l’accusé. En particulier, ladéposition de l’amie de Mme d’Erland avait produit un effetdéplorable. Cette excellente personne avait raconté avec candeurtout ce qu’elle avait vu et tout ce qu’elle savait desrelations de M. d’Haumont avec le petit mannequin dessœurs Violette. Et elle en savait long (par exemple sur lesstations de M. d’Haumont dans la rue… des heures, messieurs,il attendait cette petite sur le trottoir !… et rien nel’empêchait de voir Gisèle à son magasin ou même chezMme Anthenay ! concluez !) et elle en avait vu assezpour savoir à quoi s’en tenir sur la nature de cesrelations-là !

Chez la bonne Mme d’Haumont même,qui en souffrait atrocement, mais qui ne disait rien pour éviter lescandale, la pauvre martyre !… dans les jardins de la villaThalassa, le témoin avait vu, de ses yeux vu, les deuxamoureux se promenant la main dans la main, échangeant desbaisers et s’écartant l’un de l’autre dès qu’un domestiquepassait !…

Cette fâcheuse déposition avait étésuivie de celle de Mlle Violette aînée qui avait été encoreplus néfaste à l’accusé si possible. Et pourtant, elle ne doutaitpoint, elle, de l’innocence des rapports de M. d’Haumont et deson employée. Mais tout ce qu’elle en rapportait ne faisaitqu’accroître la certitude de ceux qui soutenaient la thèseopposée.

Mlle Violette avait été bien naïvede s’en faire « accroire » ainsi ! Enfin rien,jusqu’alors, ne venait démontrer que Mme Anthenay n’étaitpoint la vraie mère de Gisèle, quoi qu’en prétendîtd’Haumont ! Pour cela, il aurait fallu que l’accusé produisîtles papiers trouvés par Gisèle la nuit de la mort deMme Anthenay. Or, Gisèle les avait brûlés sur les conseils ded’Haumont ! Quelles histoires ! personne n’y croyaitplus !…

Voilà donc où en étaient les affaires dePalas quand Françoise parut à la barre. Un murmure de pitié l’yaccompagna. Elle comprit de quelle sorte d’« intérêt »elle était entourée et tout de suite, dès qu’on lui eut donné laparole, elle s’éleva avec indignation contre ce sentiment généralqui l’offensait.

« On me fait l’injure de meplaindre comme une victime qui a été odieusement trompée par leplus lâche des hommes… Je proclame très haut que, quels que soientles événements passagers qui vous aveuglent, je ne mérite laplainte de personne puisque j’ai l’orgueil d’être la femme d’unhéros et d’un martyr ! »

Cette jeune femme qui était apparue sifragile se dressait maintenant au-dessus de la salle et l’avaittout entière dans sa petite main… cette main qu’elle tendait avectant d’amour vers Palas.

Déjà tous les cœurs étaient frémissants,brûlés par la flamme d’une parole sincère. On ne doutait plusd’elle, au moins !… Non, Françoise ne jouait pas une comédiesublime. Elle croyait !…

Et elle continuait en montrant son mariqui, dans l’instant, bénissait le Ciel de tous ses malheurs, quilui étaient payés par cette minute divine… ellecontinuait :

« Oui ! un martyr !…d’abord injustement condamné pour l’assassinat du banquierRaynaud !… »

À cette affirmation audacieuse qui sedressait outrageusement contre tout l’appareil judiciaire, l’avocatgénéral Martens se leva et parut devoir briser d’un coup l’éland’un témoignage qui avait toute la couleur d’une admirable défensepurement sentimentale, par ces mots ironiques destinés à ramenerles esprits au terre à terre des responsabilitésétablies :

« Mme d’Haumont, fit-il,Mme d’Haumont pourrait peut-être nous dire qui a assassiné lebanquier Raynaud ?… »

La pauvre femme resta tout interloquée.Elle allait cependant répondre quelque chose, mais elle n’en eutpas le temps.

Quelqu’un, au fond de la salle, réponditpour elle.

« Je le sais, moi, qui a assassinéle banquier Raynaud ! »

Toutes les têtes se tournèrent verscelui qui avait prononcé cette parole énorme… Le président ordonnaqu’on l’amenât à la barre.

En quelques enjambées qui avaient toutbousculé autour de lui, il y était déjà…

Et l’on se demandait qui pouvait être cecolosse à la figure à la fois farouche et débonnaire, quand il pritsur lui de renseigner immédiatement tout le monde :

« C’est moiChéri-Bibi ! »

Ce fut une rumeur, comme un bruitd’épouvante qui répéta à tous les échos de la salle :« Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi ! C’estChéri-Bibi !… »

Les magistrats eux-mêmes ne disaientplus rien. Ils le regardaient. Ils voyaientChéri-Bibi !…

« Eh bien, oui ! quoi, c’estmoi, Chéri-Bibi ! pour la quatrième fois en rupture deban ! Appelez donc les gendarmes, n… deD… ! »

De fait, les gendarmes, il les eut. Ilsvoulurent même lui mettre les menottes.

« Non, fit-il, maintenant, mesenfants, vous allez trop vite. Attendez que j’aie déposé, aumoins ! »

Et, tourné vers leprésident :

« Mon président, j’ai des choses dela dernière importance à vous communiquer, mais je désireraisparler devant deux témoins que j’ai croisés tout à l’heure dans lecorridor… Vous saurez toute la vérité quand le comte de Gorbio etsa Nina-Noha seront ici !… »

Tout cela était tellement imprévu quec’était Chéri-Bibi qui semblait maintenant diriger lesdébats.

Le président fit un signe. On introduitGorbio et Nina.

Tout le monde était debout dansl’attente d’une scène prodigieuse… On entendait les cris de ceuxqui, derrière, à moitié étouffés, ne voyaient rien :« Assis ! Assis ! »… Et la voix duprésident : « Vais faire évacuer lasalle ! »

Gorbio et Nina se trouvaient maintenantdans le prétoire et regardaient Chéri-Bibi sans comprendre. Enfinla chose éclata :

« L’assassin du banquierRaynaud, le voilà ! » s’écriait Chéri-Bibi endésignant Gorbio… « Et voici sacomplice !… » ajouta-t-il en montrantNina.

Le comte et sa maîtresse s’étaientsoulevés au milieu d’une agitation formidable. Ils protestaient,ils criaient. Ils accablaient le témoin d’outrages.

Le président renonçait à se faireentendre. Il allait se lever quand Chéri-Bibi le retint, d’unsigne.

Chéri-Bibi sortait de ses poches lecollier et les papiers. Il les glissa rapidement sous le nez deGorbio et de Nina, et les mit dans la main de l’huissier qui lesdéposa devant le président !

« J’apporte mes preuves !fit-il, signées des coupables !… »

Cette fois, on ne pouvait plus douter,il n’y avait du reste qu’à considérer un instant l’effondrement deGorbio et de la danseuse pour savoir à quoi s’en tenir.

Il y eut dans la salle un tel mouvementspontané de fureur contre les deux misérables que l’on put croireque la vague qui déferlait contre eux allait toutengloutir !

Heureusement, Chéri-Bibi était là… Iln’eut qu’à se retourner et à lever ses poings formidables pour que« le flot reculât, épouvanté !… »

« Vous n’allez peut-être pas lestuer avant qu’on les juge !… Et maintenant, monsieur leprésident, que vous avez la vérité sur l’affaire Raynaud, vouspouvez le croire quand il vous dit que Gisèle est sa fille !En ce qui me concerne, je n’ai plus rien à faire ici !Gendarmes ! faites votre devoir ! les menottes ! etqu’on me ramène au bagne ! Et au trot, s. v. p. !Voilà trop longtemps que je suis privé de la chiourme… Loindu « pré », moi, jem’ennuie ! »

Mais avant que les menottes ne vinssentenserrer les poignets du bandit, une petite main s’était glisséeentre les siennes : c’était celle deFrançoise !

Palas, à son banc,sanglotait.

« Adieu, Palas ! jetaChéri-Bibi avec un rauque sanglot qui lui déchirait la gorge.Adieu, mon poteau ! Tu sais, si t’as besoin de moi, fais-moisigne ! Je t’entendrai delà-bas ! »

Palas s’était soulevé et lui tendait lesmains. Aucune force ne put arrêter le bandit. Les deux hommess’étreignirent dans le silence solennel et angoissé de tous !…Seule la voix de M. Martens s’éleva :

« Ah ! on s’entend bien aubagne ! »

Mais Françoise lui répliqua, au milieud’applaudissements qui firent crouler la salle :

« Au bagne, où vous avez envoyé monmari dix ans pour un crime qu’il n’a pas commis ! Il n’y aqu’un homme qui a cru à son innocence ! Et cet homme, c’estChéri-Bibi ! Permettez à mon mari de lui dire au moinsmerci !

– Ça, elle est chouette, la petitedame », fit une voix au fond de la salle.

Et c’était Zoé qui, fort émue desembrassements de Chéri-Bibi et de Palas, s’était jetée sur l’épaulede Yoyo !

La Ficelle voulut la prendre pour lamettre sur la sienne. Yoyo le fixa avec son regard« peau-rouge » ! La Ficelle n’insistapas.

« Tu comprends, lui dit Yoyo, jel’emmène ! Nous suivons Chéri-Bibi là-bas !… Rien net’empêche de nous accompagner avec ta Virginie !…

– Je suis trop vieux ! soupirala Ficelle…

– Envoie-moi despruneaux ! » fit entendre la voix de Chéri-Bibi quipassait entre ses gardiens.

« Fatalitas !v’làencore monsieur le marquis bouclé ! »

XXXII – Madame Martens

L’événement était formidable, mais ilfaudrait peu connaître l’état d’esprit d’un magistrat commel’avocat général Martens, c’est-à-dire d’un homme qui n’obéit qu’àsa conscience et qui a toujours ignoré les mouvements du cœur, pourimaginer que la preuve que l’on venait d’apporter de la culpabilitéde Gorbio dans une affaire, du reste, que l’on n’avait pas à juger,pût, une seconde, ébranler sa conviction en ce qui concernait leprocès actuel !

Et il ne fut pas long à ramener lesdébats sur leur véritable terrain : le double assassinat del’Auberge des Pins.

Enfin, pour combattre dans l’esprit desjurés l’impression produite par les incidents précédents, iln’hésita pas à leur faire part d’une hypothèse qu’il considéraitdéjà, quant à lui, comme une certitude. Depuis longtemps, Gorbio etl’accusé avaient partie liée. Gorbio, Saint-Dalmas, Nina-Noha, toutcela formait un bloc que l’on trouvait à l’origine de l’affaireRaynaud.

Si Gorbio avait été le principalcoupable, comme les documents nouveaux semblaient l’attester,Saint-Dalmas avait pu être son complice !…

Or, comme M. Martens venait deprononcer ces paroles funestes, Gorbio n’eut garde de laisserpasser à côté de lui une aussi belle planche de salut sans s’yjeter. Le misérable se leva et commença à déclarer qu’en effet iln’avait dans cette première affaire qu’été l’instrument deSaint-Dalmas, qui lui avait indiqué lecoup !

Le malheur pour Gorbio, et nous pouvonsbien dire aussi pour M. Martens, fut que ces explications neconvainquirent personne. Bien au contraire. Une rumeur de mauvaisaugure accueillit le mensonge évident qui sortait des lèvres pâlesde Gorbio. Quant à Palas, il était encore si enivré d’un événementqui le libérait aux yeux de tous de son infamie passée qu’il necomprit point tout d’abord ce qui « se manigançait »contre lui.

Soudain, il entend ! Gorbioose !… Alors il se lève ! Cette fois, il tremble d’unefureur sainte. Si jusque-là il est resté maître de lui, maintenantil ne retient plus sa colère. Et il écrase Gorbio d’uneprotestation si éclatante et si éloquente. que la salle en estsoulevée : public, jurés, magistrats ! De tels bravoséclatent au fond de la salle que le président n’essaie point de lesarrêter !… Du reste, à la façon nouvelle dont le présidentinterroge l’accusé, on sent qu’il y a quelque chose de nouveaudans le cœur de tous (excepté chez M. Martens) :l’espoir que Palas est innocent de tout !

« Vous continuez de prétendre, ditle président à l’accusé, que Gisèle est votrefille !

– Oui, Monsieur leprésident !

– Et Gisèle sait que vous êtes sonpère ? »

Alors, nouveau coup de théâtre. Leprésident annonce que, usant de son pouvoir discrétionnaire, il vadonner l’ordre d’introduire Gisèle, dont la santé est meilleure, etqui sera entendue à titre de simple renseignement…

M. Martens, étonné, se retournevers le président et lui demande, pendant que toute la salle, dansune nouvelle rumeur, attend impatiemment l’entrée deGisèle :

« Comment avez-vous su qu’elleallait mieux ? Et qui vous l’aamenée ? »

À quoi le président répond d’un geste enmontrant, derrière lui, au premier rang des privilégiés quiassistaient aux débats sur l’estrade de la cour, une femme… Etcette femme c’est Mme Martens !

L’avocat général n’eut même pas le tempsde s’appesantir sur cette incroyable, sur cette inexplicableattitude de sa femme… Gisèle entrait !… Elle était accompagnéepar deux femmes de la maison de santé. L’une d’elles la soutenait.La pauvre enfant paraissait inquiète, craintive, en dépit desparoles d’encouragement qui lui étaient prodiguées… Soudain elleaperçut Françoise et rien ne la retint plus. Elle alla se jeterdans ses bras en pleurant…

Ce fut Françoise qui la soutint à labarre et lui dit de bien écouter ce que lui disait le président.Jusqu’alors elle n’avait pas encore aperçu Palas, qui, retombé surla barre, n’avait plus la force de pleurer… mais voilà que leprésident lui dit, en montrant l’accusé :

« Pourriez-vous me dire, monenfant, qui est cet homme ? »

Gisèle se retourna et vit « cethomme » entre les gendarmes. Elle tressaillit de la tête auxpieds. Ses yeux s’agrandirent. Visiblement, elle faisait un effortpour comprendre. Et peut-être comprenait-elle ?… Ellerépondit :

« C’estM. d’Haumont ! »

Le président continua :

« Est-ce votrepère ? »

Et toute la salle était comme suspendueaux lèvres de la jeune fille… Palas, comprenant que son sortdépendait des mots qui allaient être prononcés, s’était levé… Ilétait penché sur la réponse de Gisèle.

Et Gisèle dit :

« Je n’ai jamais connu monpère ! »

La malheureuse, dans sa demi-folie, outout au moins dans son esprit troublé, s’était dit : « Onsait sans doute que mon père était forçat. Si je dis queM. d’Haumont est mon père, c’est moi qui le dénoncerai à lajustice… » ou quelque chose d’approchant. Enfin elle avaitvoulu sauver son père… elle le perdait !

Il y eut un immense soupir dedésappointement. Derrière le président on entendit une sourdeexclamation et comme un sanglot.

C’est en vain que Palas, montrantGisèle, s’écriait :

« Mais vous voyez bien que sapauvre mémoire !…

– Assez ! on a assez torturécette enfant ! interrompit l’avocat général, triomphant…la cause est jugée !

– Pardon !monsieur l’avocat général, répliqua aussitôt et fort calmement leprésident… Elle sera jugée lorsque je ledirai ! »

Et se tournant versPalas :

« Si Gisèle est votre fille, vouspouvez nous dire au moins où elle est née ? »

Palas avait retrouvé tout son calme.Droit, les bras croisés, il semblait fixer le président… Enréalité, il regardait une autre personne derrière leprésident… une autre personne qui souffrait peut-être plus quelui…

« Non, monsieur le président, je nepeux pas vous le dire ! car ce serait vous dire qui est samère !

– Et vous ne voulez pas nous direqui est sa mère ?

– Non, monsieur leprésident ! »

Sur quoi l’avocat général, railleur, fità Palas :

« Sans doute une questiond’honneur ?

– Oui, monsieur l’avocat général,une question d’honneur ! »

Alors M. Martens :

« Ça, c’est l’alibi de tous lesbandits qui ne peuvent donner l’emploi de leur temps aprèsl’assassinat ! »

Palas, qui le brûle de sonregard :

« Finissons-en donc ! etcondamnez-moi ! »

Le président se lève en déclarantl’audience suspendue… On a emmené Gisèle quasi évanouie dans unepetite salle adjacente.

Et maintenant l’avocat général, seuldans son cabinet, semble savourer sa victoire prochaine. Il va laremporter contre tout le monde, contre le président lui-même qui,un instant, a penché pour Palas, enfin contre safemme !

Sa femme, justement, la voici !Elle referme la porte du cabinet d’une main défaillante. Et ellen’a plus la force de faire un pas. Elle s’appuie contre cette portepour ne pas tomber. Elle a une figure de morte !

M. Martens met toute cette terreursur la crainte qu’il inspire. Cette femme a commis la faute des’occuper des affaires de justice, elle a poussé l’audace jusqu’àprendre une initiative qu’il lui reproche comme uncrime !…

« De quel droit êtes-vous alléechercher Gisèle ? Me le direz-vous ? »

Et, tout à coup, elle le luidit :

« La mère de Gisèle, c’estmoi !… »

Que se passa-t-il ensuite entre ces deuxêtres ? Peut-être une scène formidable… peut-être lesilence !…

Toujours est-il que ceux qui virent serouvrir la porte du cabinet de l’avocat général virent sortir deuxspectres…

À la reprise de l’audience, l’un de cesspectres se levait. Il était habillé d’une robe aux parementsrouges…

« L’accusé avaitraison ! » déclara M. Martens d’une voix qu’on nelui connaissait pas… « Il est le père de Gisèle !…C’est la mère de Gisèle qui va venir elle-même à cette barrepour confesser sa faute… Que dis-je ? sa faute ? soncrime ! »

Que de mouvements ! qued’exclamations ! Qui donc est cette femme ?… Quel est cetémoin nouveau qui s’avance ?… Des cris ! Un nom répétépar toutes les bouches !… Le second spectre est apparu :c’est Mme Martens !…

C’est la femme de l’avocatgénéral !…

Elle va tomber ; l’huissier seprécipite, la soutient jusqu’à la barre…

« Jurez de dire toute lavérité ! » lui dit le président dont la voix trembled’émotion.

Elle lève la main… une main si pâlequ’elle semble appartenir déjà au tombeau.

« Je le jure !…M. d’Haumont… est bien… le père… de… »

Et puis elle s’effondre.

Cette femme est peut-être morte… maisPalas est sauvé.

L’avocat général s’écrie d’une voixrauque :

« J’abandonne l’accusation !Au nom de la justice, je demande à MM. les jurés d’acquittercet homme, et je requiers la cour de prononcer sa libérationprovisoire en attendant la révision de son premier procès !…Quant à moi, je n’ai plus le droit d’occuper cetteplace ! »

Et il s’en va en chancelant !…C’est la fin d’une honnête carrière !…

Comment essayer de rendre l’émotion,l’enthousiasme avec lesquels furent accueillis l’acquittement et lalibération de Palas ? On fit à M. d’Haumont et àFrançoise, qui avaient placé la petite Gisèle au milieu d’eux, uncortège triomphal jusque sur les marches du Palais de Justice…Devant eux se levait le matin… un matin radieux !… Les débatss’étaient prolongés jusqu’à l’aurore… la véritable aurorenouvelle ?…

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