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Fernande

Fernande

d’ Alexandre Dumas

Chapitre 1

 

On était au mois de mai 1835. Il faisait une de ces joyeuses journées de printemps pendant lesquelles Paris commence à se dépeupler, tant tout ce qui n’est point condamné à la capitale à perpétuité a hâte d’aller jouir de cette belle et fraîche verdure qui, chez nous, vient si tard et dure si peu.

Une femme de quarante-cinq à quarante-huit ans, sur la figure de laquelle on voyait encore des restes d’une beauté remarquable, dont la toilette indiquait le goût le plus parfait, et dont les moindres gestes dénonçaient les habitudes aristocratiques, se tenait debout sur le perron d’une charmante maison de campagne située à l’extrémité du village de Fontenay-aux-Roses, tandis qu’une voiture armoriée, attelée de deux alezans clairs, s’arrêtait devant la première marche de ce perron.

– Ah ! vous voilà enfin, mon cher comte ! s’écria-t-elle en s’adressant à un homme d’une soixantaine d’années, qui s’élançait du marchepied sur les degrés avec une légèreté affectée et qui franchissait aussi rapidement qu’il lui était possible l’espace qui le séparait d’elle ; –vous voilà ! Je vous attendais avec une si grande impatience ! Je vous jure que c’est la dixième fois que je sors depuis une heure pour voir si vous n’arriviez pas.

– J’ai demandé mes chevaux aussitôt quevotre billet m’a été remis, chère baronne, dit le comte en baisantavec galanterie la main de son interlocutrice, et j’ai fort grondéGermain de ne pas m’avoir éveillé aussitôt qu’il était arrivé.

– Vous auriez dû bien plutôt gronderGermain de ne pas vous l’avoir donné avant que vous fussiezendormi, car le billet est chez vous depuis hier au soir.

– Véritablement ? dit le comte. Ehbien voyez comme on est servi ! Cependant ce n’est que cematin à huit heures que le drôle, en entrant dans ma chambre, mel’a remis. Vous voyez que je n’ai pas perdu de temps, car à peineen est-il neuf. Or, maintenant me voilà chère baronne ;disposez de moi, je suis tout à vos ordres.

– C’est bien. Renvoyez vos gens et votrevoiture : nous vous gardons.

– Comment, vous me gardez ?

– Oui, je vous en préviens.

– La journée entière ?

– Et la soirée, et la matinée de demain.Je vous le disais dans ma lettre, mon cher comte ; nous avonsabsolument besoin de vous.

Quelle que fût sur lui-même la puissance deM. de Montgiroux – tel était le nom du comte – il n’enfit pas moins une grimace involontaire. En effet, il venait de serappeler que c’était jour d’Opéra ; mais, dissimulant de sonmieux cette contrariété qu’il n’avait pu prévoir et qu’il n’étaitplus maître d’éviter, il songea aussitôt à appeler à son aidequelque subterfuge à l’aide duquel il pût honnêtement se tirerd’embarras.

– Oh ! mon Dieu, je suis aux regretsde vous refuser, mon excellente amie, dit-il ; mais ce quevous me demandez là est impossible, de toute impossibilité ;nous sommes aujourd’hui vendredi 26 ; justement je suis d’unecommission, mes collègues m’attendent : il s’agit de la loique nous allons discuter.

– On la discutera sans vous, mon chercomte ; un pair de moins, une chance de plus pour le public.Mais il s’agit ici du bonheur particulier, la seule choseimportante dans cette époque, où il faut être égoïste pour fairecomme tout le monde. Venez, venez voir notre malade.

– Eh ! ma chère Eugénie, s’écriaM. de Montgiroux avec un mouvement d’impatience encoreplus marqué cette fois que la première, je ne suis pas médecin,moi !

Cette exclamation avait été faite sur un tonde mauvaise humeur trop évident pour qu’il échappât à laperspicacité d’une femme. Madame de Barthèle prit donc un airsérieux, et répondit :

– Monsieur le comte, il est question demon fils, du mari de votre nièce, entendez-vous ? de notreMaurice.

– Il ne va donc pas mieux ? demandaM. de Montgiroux d’un ton tout à fait radouci.

– Hier encore, on pouvait craindre que samaladie ne fût mortelle, voilà tout.

– Ah ! mon Dieu ! Mais j’étaisloin de penser que sa situation donnât de véritablesinquiétudes.

– Parce qu’il y a huit jours qu’on nevous a vu, ingrat ! dit la baronne d’un ton de reproche, parcequ’on ne sait plus ce que vous devenez, parce qu’il faut vousécrire maintenant quand on veut vous avoir une minute ; etencore, cette minute se passe-t-elle à discuter le temps que vousresterez et l’heure de votre départ.

– Mais enfin, qu’a-t-il, ce cherenfant ? demanda le comte.

– Ce n’était d’abord qu’une simplemélancolie ; bientôt ce fut de la langueur, puis le dégoût detout ; enfin, malgré nos soins, la fièvre vient de s’emparerde lui, et, après la fièvre, le délire.

– C’est extraordinaire chez un homme, ditle comte d’un air pensif. Et quelle peut être la cause de cettemélancolie ?

– Rassurez-vous, nous la connaissons àcette heure, et nous le guérirons. Le docteur, qui est nonseulement un homme de talent, mais encore un homme d’esprit, répondde le sauver. Le sauver ! comprenez-vous, mon ami, tout ce quece mot contient de joie pour le cœur d’une mère ?

– Ainsi, il n’y a plus de danger ?demanda le comte.

– C’est-à-dire qu’on n’espérait plushier, et qu’on espère aujourd’hui, répondit la baronne, quicomprenait l’intention de M. de Montgiroux ; maisc’est justement ce mieux qui fait que nous avons besoin de vous. Jevais donc donner des ordres pour que vous restiez.

Le comte se remit à grimacer son airréfléchi.

– Rester ! reprit-il ; mais jevous l’ai dit, c’est chose véritablement impossible.

– Monsieur, reprit madame de Barthèle,vous savez fort bien qu’il n’y a d’impossible en choses de ce genreque les choses qu’on ne veut pas faire. Voyons, parlez ;qu’avez-vous ? à qui songez-vous ? qui vous préoccupe àce point que la vie de notre fils vous soit devenue d’uneimportance secondaire ?

– Mon Dieu, non, chère amie ; vousvous exagérez mon refus, qui, au reste, n’en est pas un, réponditgravement le digne personnage ; je cherche à concilierseulement votre désir et mon devoir. Écoutez, voyons, faites-nousdîner plus tôt qu’à l’ordinaire ; je partirai à sept heures,et, si vous avez absolument besoin de moi dans la soirée, je seraide retour à dix heures et demie au plus tard ; et, en vérité,chère baronne, je vous jure qu’il faut des circonstances del’importance de celles dans lesquelles je me trouve…

– Pas un mot de plus sur ce sujet,interrompit madame de Barthèle ; c’est chose dite, convenue,arrangée, et tout à l’heure vous allez comprendre vous-même combienvotre présence est nécessaire ici.

– Mais il ne s’agit pas de nécessité, machère Eugénie, reprit le comte d’un ton de galanteriesurannée ; il s’agit de votre désir. Je veux tout ce que vousvoulez, et toujours ; vous le savez bien.

Madame de Barthèle répondit par un regard toutà fait rasséréné, et M. de Montgiroux, revenant au sujetde sa secrète préoccupation, demanda combien de temps au juste ilfallait pour se rendre à Paris.

– Mais avec mes chevaux et Saint-Jean,qui, vous le savez, les respecte trop pour les surmener, je metscinquante minutes pour aller d’ici à l’hôtel ; or, continuamadame de Barthèle, c’est au Luxembourg que vous vous réunissez,n’est-ce-pas ?

– Oui.

– Eh bien, en vous arrêtant auLuxembourg, vous gagnez encore quelques minutes.

– En ce cas, faisons mieux, ditM. de Montgiroux ; ne dérangeons ni Saint-Jean, nises chevaux. Je vous donne toute la journée d’aujourd’hui et toutela matinée de demain jusqu’à midi, et vous me donnez trois heuresde la soirée.

– Il le faut bien, puisque vous levoulez ; mais véritablement, comte, si j’étais jeune et quej’eusse des dispositions à la jalousie…

– Eh bien ?

– Eh bien, je vous avoue que vous meferiez passer une fort triste journée, avec cette préoccupationéternelle.

– Moi, préoccupé ?

– Au point, mon cher comte, que vous neme questionnez pas, que vous ne semblez pas ressentir la moindreinquiétude quand Clotilde et moi sommes véritablement désolées, etquand le danger qui existait hier est bien loin, je vous le jure,d’être encore tout à fait dissipé.

– Pardon, chère amie, réponditM. de Montgiroux presque sans entendre. Mais c’est cettenouvelle loi ; je n’ai jamais plus vivement compris qu’en ladiscutant toute la responsabilité qui pèse sur un pair duroyaume.

– Du royaume ! répéta madame deBarthèle avec ironie ; du royaume ! Vous avezquelquefois, savez-vous, des expressions bien bouffonnes, mon chercomte ! Vous appelez la France un royaume ! Ce que c’estque l’habitude. Allons, suivez-moi, pauvre victime ; ilfallait imiter MM. de Chateaubriand et deFitz-James ; les lois du royaume ne vous donneraient plus toutcet embarras.

– Madame, reprit gravementM. de Montgiroux, un véritable citoyen se doit avant toutà la France.

– Comment avez-vous dit cela, mon chercomte ? Un citoyen ! Ah ! mais vraiment vous faitesdes progrès dans la langue moderne, et je ne désespère pas, pourvuque nous ayons encore deux ou trois révolutions dans le genre de ladernière, de vous voir mourir jacobin.

Cette conversation, comme nous l’avons dit,avait lieu sur le perron du château de madame de Barthèle. C’étaitune élégante villa située à l’extrémité du village deFontenay-aux-Roses, du côté du bois, et dans une position des pluspittoresques. Cependant, la vue magnifique dont on jouissait de ceperron n’avait pas été saluée d’un seul regard parM. de Montgiroux, quoiqu’il eût l’habitude de s’y arrêterdans l’admiration de la campagne riche et variée qui s’étend depuisle bois de Verrières jusqu’à la tour de Montlhéry : cependant,le soleil de mai étincelait dans la vallée et faisait briller commedes miroirs les toits d’ardoises des jolies maisons blanches queles environs de Sceaux éparpillent çà et là sur un tapis deverdure.

Le comte était donc préoccupé, puisque cetaspect bucolique n’avait aucune influence sur lui, ancien berger del’Empire, qui avait connu Florian, qui adorait Delille, et quiavait chanté, appuyé au fauteuil de la reine Hortense :Partant pour la Syrie, et Vous me quittez pour voler à lagloire. En effet, l’Opéra annonçait pour ce soir-là même unnouveau ballet dans lequel dansait Taglioni, et quoique, selon lui,la danse voluptueuse et aérienne de notre sylphide fit regrettercette noblesse qui avait fait de mademoiselle Bigottini la reinedes danseuses passées et à venir, il ne voulait pas manquer à unepareille solennité. Il avait donné, pour excuser son départ, laraison banale d’une grave conférence des pairs de sa fraction, etsa contrariété mal dissimulée, malgré ses habitudes parlementaires,prouvait qu’un intérêt personnel vivement excité justifiait inpetto son mensonge. Maintenant, cet intérêt si vivement excité,l’était-il purement et simplement par cette premièrereprésentation ? ou à l’amour de l’art chorégraphique sejoignait-il quelque autre sentiment plus matériel ? C’est ceque l’avenir nous apprendra.

Cependant madame de Barthèle, après l’espècede traité conclu entre elle et le comte de Montgiroux, avait faitsigne à celui-ci de la suivre, et, à travers les détours d’uncorridor bien connu au reste de tous deux, elle le conduisait versla chambre du malade. Mais, au moment où ils allaient y entrer, unejeune femme sortit d’un cabinet voisin, leur barra le passage, et,plaçant un doigt sur ses lèvres en donnant à son regard uneexpression de crainte et d’importance :

– Silence ! dit-elle, il dort, et ledocteur a recommandé qu’on ne troublât point son sommeil.

– Il dort ? s’écria madame deBarthèle avec une expression de joie toute maternelle, et cependantretenue dans son explosion.

– Nous l’espérons, du moins : il afermé les yeux et semble moins agité : mais éloignez-vous, jevous prie, car le moindre bruit peut le tirer de sonassoupissement.

– Pauvre Maurice ! dit madame deBarthèle en étouffant un gros soupir. Allons, obéissons ;venez, cher comte, venez au salon. Quand le docteur a parlé, nousn’avons plus de volonté. D’ailleurs, nous causerons en attendantque nous puissions le voir ; j’ai tant de choses à vousdire !

Le comte fit avec la tête un signe d’adhésion,et madame de Barthèle et lui reprirent le chemin du salon.

– Mon oncle, dit la jeune femme d’un tonplein de tristesse et de tendre reproche, vous ne m’embrassezpas ?

– Ne viens-tu donc pas avec nous ?dit le comte en lui donnant un baiser au front.

– Non, je le garde de ce cabinet, et, aupremier soupir qu’il poussera, je serai au moins près de lui.

– Elle ne le quitte pas d’un instant,ajouta madame de Barthèle ; c’est admirable !

– Mais ne peux-tu au moins nous envoyerle médecin, Clotilde ? J’ai quelques connaissancesphysiologiques, et je voudrais causer un peu avec lui.

– Volontiers. Tout à l’heure, mon oncle,il sera près de vous.

Le comte embrassa de nouveau sa nièce, et,après l’avoir encouragée dans son dévouement conjugal par quelquesparoles de tendresse, il suivit madame de Barthèle.

Mais, avant d’aller plus loin, faisonsconnaissance avec les deux personnages de cette histoire que nousvenons de mettre en scène, et que nous retrouverons tout à l’heureau salon vers lequel ils s’acheminent en ce moment.

M. le comte de Montgiroux était, vers1835, un homme de soixante ans, à peu près, c’est-à-dire que, né en1775, il avait été un incroyable du Directoire et un beau del’Empire. Dans ces deux époques, et même depuis, on l’avait fortvanté pour l’élégance de ses façons et le charme de sesmanières ; des beaux jours de sa jeunesse, il avait conservédes dents magnifiques, une taille qui, vue par derrière, nemanquait pas d’une certaine finesse, et surtout une jambe bienproportionnée, qu’à défaut de la culotte courte, continuaient dedessiner coquettement des pantalons étroits et de couleur claire.Le soin extrême qu’il prenait de sa personne, sa toilette simple,mais parfaitement adaptée à sa haute stature et à sa corpulence,ses bottes fines et constamment vernies, ses gants toujours justeset frais, lui donnaient une sorte de jeunesse d’arrière-saison, unéclat de premier coup d’œil dont madame de Barthèle était fière parune raison que l’on ne tardera point à comprendre. Enfin, sanaissance, sa position sociale, et surtout sa grande fortune,relevaient encore les qualités personnelles que nous venonsd’énumérer.

Quant aux facultés de l’intelligence, noustâcherons de les détailler avec la même impartialité que nousvenons de faire des avantages physiques. – QuoiqueM. de Montgiroux fût de ceux dont, à la chambre despairs, on ne dit rien, par la raison toute simple qu’ils n’y disentrien, cependant, qu’on ne s’y trompe pas, ce silence n’avait paspour motif une impuissance parlementaire, mais purement etsimplement un calcul d’égoïsme. On a dit : « Les parolespassent, les écrits restent. » On s’est trompé, ou plutôt leproverbe avait pris naissance en France avant l’établissement dugouvernement constitutionnel. Rien, au contraire, ne reste mieuxaujourd’hui que les paroles, si légères qu’elles soient ; carles paroles se sténographient à cent mille exemplaires, seclassent, se mettent en réserve, et reparaissent au bout d’un an,de deux ans, de dix ans, comme ces héros des anciennes tragédiesque l’on croyait morts, et qui sortent tout à coup de leurstombeaux pour faire pâlir ceux qui les avaient oubliés. Or, c’étaitpour cette raison et non pour une autre, que le comte de Montgirouxne parlait jamais, à la tribune s’entend ; car partoutailleurs on lui reconnaissait, au contraire, cette élocution facilede nos hommes d’État, qui consiste à laisser tomber de leurs lèvresun flux de paroles tièdes qui seraient de l’éloquence si de tempsen temps elles bouillonnaient contre un raisonnement ou seprécipitaient du haut d’une idée. D’ailleurs, homme souple parcourtoisie autant que par prudence, le comte de Montgiroux avaittrouvé commode et peut-être avantageux de ne jamais se poser enobstacle, d’être de toutes les majorités, de vivre en paix avectout le monde. Conseiller d’État sous l’Empire, député sous LouisXVIII, pair de France sous Charles X, son égoïsme de tranquillitéet son orgueil de position lui faisaient attacher du prix ausourire des hommes du pouvoir, quoique, cependant, jamais uneobéissance servile ne l’eût fait ranger parmi ses collègues dans latourbe de ces ministériels de bas étage qui vont quêter uneinvitation à l’un des maigres dîners de la rue de Grenelle ou duboulevard des Capucines.

Non, M. le comte de Montgiroux nereconnaissait de supériorité, en général, que la puissance royale,que cette puissance existât parce que ou quoique,qu’elle fût de droit divin ou d’exaltation populaire ; mais,quant aux ministres, comme notre pair de France était, au bout ducompte, un des rares seigneurs, – je suis obligé d’employer ce mot,notre langue n’ayant point d’équivalent à gentlemen, –comme c’était, disons-nous, un des rares seigneurs qui restassenten France, il traitait avec eux d’égal à égal, et quelquefois mêmede supérieur à inférieur ; dînant chez eux parce qu’ilsdînaient chez lui, et, chaque fois que quelques-uns d’entre eux ydînaient, donnant à ceux-là des leçons de goût et de fastueusesimplicité : au reste, gardant une apparence de liberté, parceque, n’ayant besoin de rien, il ne sollicitait jamais rien ;rejetant sur la nécessité de conserver son indépendance les refusde rendre service à toutes les demandes banales dont est accablé unhomme d’État ; enfin, appartenant à cette nombreuse classe depersonnages politiques qui croient avoir rempli leur devoir quandils ont ménagé l’opinion dominante, et qui pensent faire assez debien au pays quand ils ne lui font pas de mal.

Il y avait plus : le comte de Montgiroux,habitué à exercer sur ce qui l’entourait une espèce de supérioritéqui datait de l’époque où les avantages de sa jeunesse et de safortune lui avaient fait produire dans le monde cette sensation dedandysme qui a fait du comte d’Orsay le roi des fashionablesd’outre-mer, avait porté dans les affaires publiques cettesolennité permanente de la représentation. Il avait la conscience,et surtout, ce qui est bien plus important, l’attitude de sa hauteposition sociale. Il était pair de France, si l’on peut dire cela,des pieds à la tête. En cour de justice, il occupait admirablementun fauteuil, et, quoique rien ne le distinguât à la première vue deses confrères de nouvelle création, les regards du prévenu seportaient sur lui comme sur un homme considérable, et dontl’opinion devait avoir du poids. Rien qu’à le voir, en effet, onsentait la dignité de la magistrature suprême. Il votait avec uneélégance devenue proverbiale : en dernière analyse, il étaitun de ces hommes de qualité, si rares aujourd’hui, qui, tout en sefaçonnant à leur époque, ont conservé les traditionsd’autrefois ; aussi son nom sortait-il toujours de l’urne pourtoutes les grandes corvées où il s’agissait surtout de se montrer,soit pour une députation, soit pour un convoi funèbre, soit pourune fête publique. En fait de costume et d’étiquette, il faisaitles majorités, et avait failli par son influence faire passer laloi de l’uniforme, loi qui avait paru si aristocratiquementinconvenante aux membres de la chambre basse, commeM. de Montgiroux appelait quelquefois, en se trompant,MM. les députés. Scrupuleux dans les moindres détails de lavie, il savait pousser le respect des convenances jusqu’à dormirles yeux ouverts à la Chambre et dans un salon quand l’occasions’en présentait ; et dans quelque salon que les circonstancesle surprissent, soit qu’il fit à M. Dupin l’honneur d’allerchez lui, soit que le roi lui fit l’honneur de le recevoir, ilpossédait au plus haut degré cet art bien difficile de traiterchacun selon la position sociale que le sort lui avait faite ou lerang qu’il avait conquis, de doser depuis le respect jusqu’aulaisser aller, en passant par le majestueux, modulant les notes dela gamme du savoir-vivre dans de savantes combinaisonschromatiques, variant à l’infini les inflexions et les épithètes,passant avec un art insaisissable de l’hommage présenté à l’hommagereçu, de la supplication à la protection ; toujours poli,jamais affecté ; frisant tour à tour la flatterie etl’impertinence, sans que jamais on pût le surprendre à êtreflatteur ni impertinent. Il avait à la fois en lui, mais à petitesdoses, du Richelieu et du Fitz-James ; enfin c’était, commel’avait dit un jour un prince qui eût passé pour l’homme le plusspirituel de France s’il eût osé avoir de l’esprit avec tout lemonde, c’était une excellente conserve de gentilhomme.

Or, dans les époques de l’année où il n’y aplus de fruits ou presque plus, on est bien heureux de trouver desconserves.

Mais c’était surtout chez madame de Barthèleque le comte de Montgiroux valait la peine d’être étudié par l’œild’un observateur. Depuis vingt-cinq ans, à peu près, des relationsde la plus profonde intimité existaient entre eux ; nuln’ignorait ces relations, qu’une longue tolérance du baron deBarthèle avait en quelque sorte légitimées aux yeux du monde.M. de Barthèle vivant, on les citait comme les modèlesdes amants. M. de Barthèle mort, on les citait comme desmodèles de vertus conjugales. Le mariage n’avait cependant rienlégitimé, et l’on s’était même étonné qu’à la mort de ce dernier,il n’y eût pas eu un rapprochement social entre les deux anciensamis. Madame de Barthèle elle-même en avait dit un jour un mot aucomte, poussée, hâtons-nous de le dire, bien plus par unesuggestion étrangère que par son propre mouvement. Mais, à cetteouverture, M. de Montgiroux avait naïvement répondu commeChamfort : « J’y ai bien pensé comme vous, chèreamie ; mais, si nous nous marions, ou diable irai-je passermes soirées ? »

Et cette réponse était parfaitementcompréhensible chez un homme qui, depuis vingt-cinq ans, passaitses soirées ailleurs que chez lui.

Eh bien, dans ces soirées qu’une si longueintimité eût dû faire pour M. de Montgiroux un motifd’abandon, le noble comte restait toujours pair de France,c’est-à-dire l’homme de la représentation extérieure, tantl’habitude avait fait à cette organisation prédestinée une secondenature qui avait recouvert la première, comme certaines sources ontle privilège de recouvrir d’une couche de pierre le bois, lesfleurs, et jusqu’aux oiseaux qui séjournent quelque temps dansleurs eaux.

Quant à madame de Barthèle, c’était lecaractère le plus opposé à celui du comte de Montgiroux qui se pûtvoir ; et peut-être la longue intimité qui les avait unis nes’était-elle conservée si intacte que par cette loiincompréhensible des contrastes, à laquelle on ne croirait point sil’on ne heurtait à chaque pas dans le monde ses résultats de tousles jours. Un mariage de convenance l’avait unie, déjà âgée devingt-deux ans, c’est-à-dire majeure et libre de sa volonté, àM. de Barthèle ; mais, une heure avant la signaturedu contrat, elle avait demandé un entretien à son futur époux, et,après lui avoir désigné près d’elle un fauteuil préparé à ceteffet :

– Monsieur, lui avait-elle dit, nosprocureurs respectifs vont nous marier pour terminer un ennuyeuxprocès. Vous n’avez pas pour moi le moindre amour ; je n’aipas pour vous le moindre entraînement. C’est une transaction quenous allons signer, excellente pour vous, car vous y gagnezl’administration de soixante mille livres de rente. Mes parents ontdésiré cette union, et j’ai montré le plus grand respect pour lesordres de mes parents, comme on a l’habitude de le faire dans notrefamille. Mais je dois vous prévenir d’une chose, c’est que, depuislongtemps, j’aime le comte de Montgiroux, et que, le comte deMontgiroux m’aime. Une vieille haine de famille, que toutes mesinstances n’ont pu vaincre, a seule porté obstacle à mon mariageavec lui. Je vous déclare donc, monsieur, car ne pouvant vousoffrir mon amour, ne voulant pas réclamer le vôtre, je tiens aumoins à mériter votre estime ; je vous déclare donc, monsieur,que rien au monde ne pourra rompre une intimité qui dure déjàdepuis un an, intimité commencée par le sentiment le plusirrésistible, intimité que ce sentiment doit continuer en dépit devotre tyrannie, si vous prétendez l’exercer, ou par votrebienveillance, si vous ne voulez pas que le désagrément d’unerupture ait lieu aujourd’hui, ou que le scandale d’une séparationait lieu demain. Vous avez encore une heure pour réfléchir ;voyez, monsieur, choisissez.

M. de Barthèle était un homme del’ancienne roche, élevé dans les traditions faciles duXVIIIème siècle ; il n’ignorait rien à l’égard ducomte de Montgiroux. Au lieu d’en vouloir à mademoiselle deValgenceuse, – tel était le nom de fille de la baronne – il luiavait, au contraire, su un gré infini de sa franchise, et, laremerciant en excellents termes de la liberté dans laquelle elle lemettait, il lui avait avoué que, de son côté, il avait unengagement qu’il lui coûterait fort de rompre. Toutes choses, commedans Candide, avaient donc été pour le mieux dans le meilleur desmondes possibles, et deux chambres parfaitement séparées avaientrévélé aux parents, assez inquiets des suites de cette alliance,que l’accord le plus parfait régnait entre les nouveaux époux.

Or, comme les soins attentifs de M. lecomte de Montgiroux pour la baronne de Barthèle ne pouvaient porterombrage qu’au mari, et qu’on ne s’apercevait pas que le mari ytrouvât à redire, le monde imita l’insouciance du mari et fut del’avis des amants, car le monde sait toujours ce qui se passe,qu’on ait ou qu’on n’ait pas intérêt à lui cacher son secret.

Au bout d’un an de mariage, madame de Barthèleaccoucha d’un garçon. – M. de Barthèle reçut lescompliments qu’on lui adressait, en homme enchanté d’avoir unhéritier de son nom. Il redoubla d’attentions pour sa femme et fitélever l’enfant sous ses yeux, ne voulant point qu’il quittât lamaison natale, et qu’il allât perdre dans un collège ce vernisd’aristocratie que conservent toujours chez un jeune hommel’éducation à domicile et la présence des parents. Maurice avaitdonc été élevé avec un soin tout particulier, et comme on élevaitles gentilshommes d’autrefois, par un gouverneur et sous les yeuxde M. et de madame de Barthèle.

Enfin, après quinze années d’une union siparfaite qu’elle n’avait jamais subi la moindre altération et qu’onla citait dans le monde comme un modèle, madame de Barthèle, par lamort de son mari, était entrée dans le paradis du veuvage, sansavoir eu à subir, comme on le disait à cette époque, le purgatoirede l’hyménée. Elle avait fort convenablement pleuré son mari,qu’elle regrettait comme on regrette un ami sincère. Ce fut alorsqu’une de ses parentes, madame de Neuilly, qui avait éternellementjalousé le bonheur de sa cousine, lui avait suggéré l’idée de seremarier en secondes noces, avec le comte de Montgiroux ; idée que le pair de France avait si philosophiquementrepoussée. La situation était ainsi restée ce que le passé l’avaitfaite, sauf les atteintes inévitables de l’âge. L’avenir, ce tempsde l’espérance, avait de jour en jour amené des rides, mais pas dedéception. Les cheveux de M. de Montgiroux avaientgrisonné, mais il avait un coiffeur qui les lui teignait avec art.La taille de madame de Barthèle avait épaissi, mais elle avait unecouturière qui l’habillait à merveille. Bref, chaque année avaitamené douze mois de plus sans doute ; mais, s’ils avaientvieilli pour les autres, les deux amants n’avaient pas vieilli poureux mêmes, et c’était le principal.

Bientôt ces liens du cœur s’étaient encoreresserrés d’un lien de famille. Maurice avait atteint savingt-quatrième année,  et Clotilde sa dix-septième. Les deuxjeunes gens, élevés ensemble, paraissaient avoir une grandeaffection l’un pour l’autre : un projet de mariage étaitarrêté entre eux depuis longtemps. Ni l’un ni l’autre, lorsqu’onleur fit part de ce projet, n’y apporta d’opposition. La choseétait convenable sous tous les rapports, elle réunissait les deuxfortunes. Les amis communs reçurent donc, un beau matin, une lettrede faire part qui leur annonçait le mariage deM. Charles-Maurice de Barthèle avec mademoiselle Clotilde deMontgiroux.

Les jeunes gens partirent pour l’Italie, dontils visitèrent les principales villes ; puis, à leur retour,il fut convenu qu’on passerait l’hiver dans l’hôtel de la rue deVarennes, qui venait à Maurice du fait de M. de Barthèle,et l’été au château de Fontenay-aux-Roses, que Clotilde tenait dela succession du vicomte de Montgiroux, son père, frère cadet ducomte de Montgiroux.

Chapitre 2

 

C’était au château de Fontenay-aux-Roses queClotilde avait été élevée ; mais celui qui eût vu en 1835cette élégante propriété, et qui l’eût comparée à ce qu’elle étaittrois ans auparavant, ne l’eût certes pas reconnue, et, si levicomte de Montgiroux fût revenu à la vie, il eût eu grand’peine àretrouver dans la moderne villa le moindre vestige de son anciennedemeure. Le parterre, symétriquement dessiné et entouré de petitescharmilles de buis nain, avait fait place à une vaste pelouse, aubout de laquelle on voyait glisser, sur une eau bien pure, deuxbeaux cygnes argentés. Les hautes murailles dont les espaliersfournissaient autrefois à l’office d’admirables fruits,n’interceptaient plus la vue de la campagne, et avaient cesséd’emprisonner les habitants ; mais, à leur place, des sauts deloups et des haies vives défendaient un ravissant jardin, où, dureste, les maraudeurs n’auraient eu que des fleurs à cueillir. Sansdoute on n’était plus chez soi, comme le disaient encorequelquefois, en visitant les jeunes mariés, les vieux amateurs dela clôture patriarcale et des habitations françaises dansl’acception du XVIIIème siècle ; mais, en revanche,on était aussi chez les autres, puisque l’œil, ne rencontrant plusde barrière, s’étendait du jardin sur les prés, et des prés sur leschamps. Des massifs de verdure pour masquer les lieux découverts,des corbeilles de fleurs pour animer les endroits arides, plus deberceaux factices, mais des points de vue admirablement ménagés,une entente parfaite du site, dessiné par un paysagiste, voilà ceque l’art du jardinage moderne avait, en dépit des partisans de LeNôtre, créé sous la direction de Maurice de Barthèle, qui avaitimpitoyablement sacrifié l’abricot, la pêche et le brugnon à la vuede la tour de Montlhéry, qui se détachait à cette heure sur le fondbleu de la plaine, et à l’aspect des maisons blanches éparses dansla verte vallée.

De son côté, la maison avait subi desmodifications non moins importantes : elle avait cesséd’offrir l’aspect patrimonial de ce que l’on appelait autrefois unchâteau, pour prendre l’apparence d’une charmante villa ornée d’unperron sur lequel on montait à travers une double rangée de fleurstoujours fraîches et sans cesse renouvelées dans leurs vases deporcelaine du Japon. Ce perron conduisait à une antichambre dans legoût de la renaissance, avec des vitraux armoriés, tapissée d’uncuir de Cordoue de couleur sombre relevé d’arabesques d’or, etéclairée le soir par une lampe gothique d’un charmant modèle, etqui descendait, à l’aide de trois chaînes dorées du milieu de sonplafond, tandis que de chaque côté de cette lampe pendaient deuxrécipients pareils destinés à recevoir des fleurs. Cetteantichambre était percée de trois portes intérieures,conduisant : la première, dans une salle à manger d’où l’onpassait dans un salon, puis dans un cabinet de travail ; laseconde, dans une salle de billard qui communiquait à uneserre ; la troisième, dans un corridor qui régnait dans toutela longueur de la maison, et que l’architecte avait maintenu dansune largeur assez considérable pour en faire une espèce de galerieoù l’on avait accroché les portraits de famille. Cette galerieétait percée de portes qui donnaient dans toutes les pièces durez-de-chaussée.

Dans la salle à manger, lambrissée en bois dechêne et tendue de damas vert, on ne s’était occupé que duconfortable : on y était bien assis, la table était longue etlarge, des dressoirs d’une forme simple étaient couverts de piècesd’argenterie et de porcelaines de Chine. L’art avait entièrementcédé la place au bien-être. Seulement, quatre tableaux de chasse deGodefroy Jadin formaient les quatre dessus de porte.

Le salon était meublé à l’anglaise, avec desdivans, de grands fauteuils à la Voltaire, des causeuses et destournedos. Il était tendu de damas violet à fleurs bleues, et dumilieu du plafond pendait un lustre gigantesque exécuté par Girouxsur un dessin de Feuchères ; les meubles et les rideauxétaient pareils à la tenture du salon.

La salle de billard avait la forme d’une tentegothique ; les quatre panneaux principaux étaient remplis pardes trophées d’armes de quatre siècles. Des portières élégantesséparaient seules ces différentes pièces les unes des autres.

En procédant à la résurrection de la maison deFontenay, Maurice de Barthèle avait réservé pour chambre à coucherà sa jeune femme celle qu’avait habitée sa bisaïeule, et qui, grâceau génie conservateur de la famille, était demeurée telle qu’elleavait été décorée sous le règne de madame de Pompadour. C’était unegrande pièce carrée avec une alcôve large comme une chapelleordinaire, enfermant un lit immense placé en retour. Aux anciennestapisseries, qui étaient de satin rose et argent, on avaitsubstitué seulement des tentures nouvelles qui se rapprochaientautant que possible du goût de l’époque ; toutes les mouluresexistaient, on n’avait eu qu’à les redorer ; tous les meublesétaient complets, on n’avait eu qu’à les recouvrir ; lesdessus de porte de Boucher s’étaient conservés intacts, et l’onn’avait eu qu’à les revernir à neuf ; de charmantes consolessculptées et d’un rococo enragé, s’élevaient à tous lesangles ; de délicieuses étagères de bois de rose remplissaientles intervalles des fenêtres ; chaises et fauteuils roulaientsur d’épais tapis, qui semblaient sous le pied la pelouse dujardin. Bref, cette chambre, toute dans le goût duXVIIIème siècle, semblait l’appartement de quelqueprincesse qui, endormie par une méchante fée en 1735, se seraitréveillée cent ans après.

D’un côté de cette chambre était un secondsalon donnant sur l’appartement destiné à madame de Barthèle, et del’autre la chambre de Maurice, séparée de celle de sa femme par ungrand cabinet de toilette seulement.

Cette chambre de Maurice était dans unsentiment aussi sévère que celle de Clotilde était dans un goûtmaniéré. C’était une chambre de garçon dans toute l’acception dumot : un grand lit de fer sans rideaux, une peau de tigrejetée au pied du lit sur un tapis d’une seule couleur, une armoirepleine de fusils de chasse numérotés, une table chargée d’yatagansarabes, de pistolets grecs, de crids malais, de sabres deDamas ; les murailles couvertes de tableaux de Delacroix et deDecamps, d’aquarelles de Boulanger et de Bonnington ; unecheminée ornée de statuettes de Barre et de Feuchères, au milieu delaquelle s’élevait, sur une pendule, un magnifique groupe deBarye ; derrière le lit, à la portée de la main, un bénitierde mademoiselle Fauveau ; – tels étaient les ornements decette retraite toute masculine, au fond de laquelle une portières’ouvrait sur un cabinet de toilette tendu en simple coutil.C’était une espèce de campement établi d’abord par Maurice, sous leprétexte plausible de ne pas réveiller sa femme les matinées dechasse, mais, au fait, dans le but d’assurer sa liberté.

Ajoutons qu’un escalier de service, dont demoelleux tapis avaient fait un escalier de maître, sourd à souhait,communiquait avec le cabinet de toilette.

Mais, depuis qu’il était malade, Mauricen’avait plus de volonté en face de sa mère et de sa femme, et onl’avait établi dans la grande chambre Louis XV, ou, chaque soir,dans l’alcôve même, on dressait un petit lit pour Clotilde. On yavait de plus transporté le piano ; de sorte que, pour lemoment, il n’y avait pas d’autre salon que cette chambre, danslaquelle madame de Barthèle et Clotilde avaient concentré toutesleurs affections d’abord, et, avec toutes leurs affections, toutesleurs habitudes.

Ce fils chéri de sa mère, ce mari pour lequelsa jeune femme paraissait si constamment attentive, Maurice deBarthèle enfin, auquel il faut bien que nous en arrivions pour lefaire, autant qu’il sera en nous, connaître de nos lecteurs, venaitd’entrer dans sa vingt-septième année. C’était un de ces hommesque, de toute façon, le sort a traités en enfants gâtés, en leurdonnant à la fois un grand nom et une grande fortune, plus ladistinction, que ne donnent souvent ni la fortune ni le nom. Eneffet, il était difficile de voir un homme plus simplement grandseigneur que ne l’était Maurice de Barthèle. La chose la plusordinaire, portée par lui, prenait à l’instant même un cachetd’aristocratie parfaite. Ses chevaux étaient les mieux soignés, sesvoitures les plus élégantes, ses gens les mieux habillés de toutParis. Habile à tous les exercices du corps, il montait à chevalcomme Daure et Makensie, était de première force à l’épée etcoupait, à vingt-cinq pas, une balle sur la lame d’un couteau.

Maître de sa fortune depuis sept ans, libre deses actions depuis sa majorité, il avait joui à son loisir de cettevie dévorante de Paris, sans que jamais une volonté étrangère fûtvenue porter obstacle à la sienne, et cependant, hâtons-nous de ledire, sans que jamais la plus scrupuleuse rigidité eût eu unreproche à faire à sa conduite : en effet, vivant dans unmonde d’élite, lié d’amitié avec des jeunes gens qui avaient un nomà faire respecter et une position sociale à soutenir, le respectdes convenances et le sentiment de sa dignité personnelle l’avaientpréservé des désordres où, depuis la révolution de 1830, quelquesjeunes hommes de distinction s’étaient follement jetés, comme pourse dédommager de la contrainte où ils avaient vécu dans lesdernières années du règne de Charles X.

Aussi Maurice de Barthèle, homme à la modedans ce monde au-dessus de la mode, dans l’acception vulgaire quel’on donne à ce mot, était-il remarqué partout où il paraissait,non point par cette régularité typique que l’on admire dans lesarts, mais par ce charme individuel, mais par cette expressionparticulière bien supérieure au point de vue du sentiment, et quifait qu’on se sent attiré comme malgré soi vers celui qui lespossède. Son visage avait cette pâleur fraîche et mate qui fait ladistinction des hommes bruns ; ses beaux cheveux noirs et sabarbe aux reflets bleuâtres encadraient admirablement sonvisage ; sa main et son pied, ces deux signes de race, étaientcités pour leur délicate petitesse ; enfin il y avait quelquechose de si vague et de si mélancolique dans l’expressionhabituelle de son regard, et dans le sourire distrait quil’accompagnait, et ce regard, au contraire, lançait une telleflamme lorsque l’animation succédait chez lui au repos, que l’idéede comparer Maurice à qui que ce fût n’était encore venue àpersonne. Lui cependant, bon, simple, bienveillant, semblait êtrele seul qui ignorât sa supériorité.

Sans être ni un savant ni un artiste, Mauricen’était étranger ni à aucune science, ni à aucun art. Il savaitassez de physique et de chimie pour discuter une question médicaleavec les Thénard et les Orfila. Sans être artiste, dans l’acceptiondu mot, qui indique toujours une certaine supériorité pratique, ilpouvait, à l’aide du crayon, rendre sa pensée ou pratique, unsouvenir. Entièrement étranger en apparence à la politique, il luiétait cependant mille fois arrivé, lorsqueM. de Montgiroux, entouré de ses honorables collègues del’une ou l’autre chambre, exposait dans le salon de madame deBarthèle, une question du moment, d’éclairer tout à coup, d’unautre groupe où il était, cette question d’un mot si brillant,qu’elle demeurait en lumière jusqu’à ce que la routine tracassièrede deux ou trois honorables l’eussent, en la tirant par en basreplongée dans l’obscurité. Quelques ministres demi-apostats, qui,jeunes gens, avaient partagé les opinions politiques de Maurice deBarthèle, opinions qui n’avaient rien de haineux ni d’exclusif,avaient voulu faire de lui, tantôt un officier, tantôt undiplomate, tantôt un conseiller d’État ; mais il avaittoujours refusé, disant que son attachement à la famille déchueétait une espèce de culte doux et religieux qui n’admettait pas demélange ; ce qui n’empêchait pas que, lorsque Maurice deBarthèle se trouvait, comme il lui arrivait souvent, dans quelquesalon de la haute aristocratie avec celui de nos princes qui, àcette époque, était le seul à qui son âge permit déjà d’y aller, ilne rendit hautement toute justice à son esprit et à son courage, ettout respect à son nom et à son rang. Or, c’étaient là des marquesde goût que le prince que nous venons de désigner, appréciait fort.Aussi, à Chantilly ou à Versailles, aux courses ou au camp, Mauricede Barthèle était-il toujours de sa part l’objet d’une attentionpersonnelle et particulière, que, de son côté, celui-ci savaitadmirablement apprécier.

Nous l’avons dit, en épousant Clotilde,Maurice n’avait éprouvé pour elle qu’un sentiment purementfraternel, et le mariage était non seulement, à ses yeux, une miseà la loterie, une chance de félicité, mais encore un moyen naturelde faire cesser la vie d’aventures qui l’entraînait dans sontourbillon en lui laissant le vide du cœur. Cependant Maurice avaittrouvé un avantage à ses relations avec les femmes qu’il avaitconnues jusqu’alors, c’était de sentir la différence qui sépare lagrande expérience de l’extrême naïveté. L’affection que sa femmelui portait s’était donc présentée à lui avec un parfum de chastetéet de fraîcheur jusqu’alors inconnu. Accoutumé à la voir presquechaque jour, ses yeux jusque là s’étaient portés sur elle sans riendétailler, mais, quand ils furent unis solennellement, quand leprêtre eut parlé à Clotilde de ses devoirs et à Maurice de sesdroits l’idée de la possession passa de sa tête à son cœur ;un désir craintif et timide le conduisit à l’analyse, et l’analyselui fit découvrir, dans celle qui était destinée à devenir lacompagne de sa vie, des grâces naturelles, des qualités acquises,une aménité si réelle et si douce, que le jeune homme éprouva unenchantement inattendu, et que, pour un moment, il eut desillusions à ce point qu’il se crut amoureux de sa femme. Or, enamour, nous défions le théologien le plus subtil d’établir ladifférence qu’il y a entre être amoureux et croire qu’on l’est. Aureste, la vie nouvelle que menait Maurice prolongeant son erreur,bientôt les caprices d’un homme qui se range succédèrent àl’étourdissement des premières impressions. À son retour d’Italie,Maurice avait retrouvé le château rebâti et le jardin replanté surles dessins qu’il avait faits. C’est alors qu’il avait mis l’anciengarde-meuble de la famille au pillage et les meilleurs tapissiersde Paris en œuvre pour loger son bonheur : il avait commencépar l’hôtel de la rue de Varennes, où il avait tout bouleversé,tant il était heureux de détruire le passé pour édifier l’avenir.Le temps ne lui suffisait pas pour tout voir, tout approuver, toutchoisir et tout acheter. Encouragé par sa mère, sa grande fortune,en lui permettant de satisfaire à tous ses caprices, entretenait lasérénité et les illusions de son âme. L’hôtel achevé, le tour de lamaison de Fontenay était venu. Maurice en avait fait la charmantevilla que nous avons vue, de sorte que, sur trois années demariage, deux années et demie s’étaient passées en voyages, enconstructions et en félicité, sans que le plus léger nuage eûtobscurci le ciel pur et presque brillant de leur horizonconjugal.

Clotilde était parfaitement heureuse. Pendantles six derniers mois surtout qui s’étaient écoulés, les soins,sinon l’amour de Maurice, avaient paru redoubler pour elle. Sessorties étaient plus fréquentes, il est vrai ; mais, à chaqueretour, il lui rapportait quelques chinoiserie de Gansberg, quelquecharmante aquarelle achetée chez Susse, quelque merveilleux bijourêvé par Marlé. D’ailleurs, les prétextes ne manquaient pas. Ilfallait aller faire des armes chez lord S… ; on était invité àchasser à Couvray avec le comte de L… ; on dînait en garçonsau café de Paris avec le duc de G… ou le comte de B… ; puis,brochant sur le tout, venait le Jockey Club, cet éternel etmerveilleux complice des amants qui se détachent ou des maris quis’ennuient. Clotilde acceptait toutes ces excuses, qu’elle nedemandait même pas. Sa vie s’écoulait douce, paisible, uniforme,sans langueur et sans émotion, sans soupçon et sans ennui. Quand ilfallait aller dans le monde, son mari n’était-il pas toujours làpour l’y conduire ? et dans le monde ne paraissait-il pastoujours le même Maurice qu’elle avait connu galant etempressé ? Toutes les femmes qui l’entouraient lui portaientenvie en la voyant si belle et en la croyant si aimée. Madame deNeuilly, sa cousine la plus cruelle et la plus implacablerévélatrice de tous ces petits secrets qui torturent le cœur d’unefemme, ne la venait-elle pas voir tous les quinze jours sans avoirjamais trouvé l’occasion de lui dénoncer un mauvais procédé de sonmari ? Clotilde, comme nous l’avons dit, était doncparfaitement heureuse.

De son côté, madame de Barthèle ne voyait plusune fois le comte de Montgiroux, qu’elle ne s’applaudit avec lui dece parti plein de sagesse qu’ils avaient pris de marier les deuxjeunes gens.

On en était donc arrivé à ce point de félicitéintérieure que l’on sentait qu’elle ne pouvait plus croître,lorsqu’on s’aperçut, du jour au lendemain, d’un immense changementdans le caractère de Maurice. Il devint rêveur, puismélancolique ; puis il tomba dans un marasme profond, qu’iln’essaya pas même de combattre, et que ne purent dissiper ni lessoins de sa mère ni les caresses de sa femme. Bientôt cet étatd’atonie donna d’assez vives inquiétudes pour qu’on envoyâtchercher le médecin. Le docteur vit du premier coup dans ce maltoute la gravité qui existe dans les maladies dont le malade neveut pas guérir. Il ne cacha point à madame de Barthèle qu’unegrave affection morale était le principe de cette maladie. Madamede Barthèle interrogea le baron de Barthèle, homme du monde, commeelle eût interrogé Maurice écolier, croyant, comme toutes lesmères, que son enfant ne devait point avoir de secret pourelle ; mais Maurice, au grand étonnement de la baronne avaitgardé son secret, tout en niant, il est vrai, que ce secretexistât. Enfin, il en était arrivé à ce point que son état donnâtles graves inquiétudes que nous avons entendu madame de Barthèleexprimer au comte de Montgiroux dès le commencement de cettehistoire, inquiétudes que le grave pair de France, nous sommesforcé de l’avouer, n’avait peut être point partagées avec toute lasympathie que lui commandaient cependant les liens secrets quil’unissaient à la famille.

En effet, depuis son arrivée àFontenay-aux-Roses et la prière que lui avait faite madame deBarthèle de lui consacrer toute sa journée et la matinée dulendemain, le comte paraissait fort préoccupé. Il est vrai quecette préoccupation pouvait aussi bien lui venir de la maladie deMaurice que d’une cause étrangère, mais cela à des yeux étrangersseulement, et il est évident que cette préoccupation, qui n’avaitpas tout à fait échappé à madame de Barthèle lui eût été bienautrement visible, sans la préoccupation personnelle dans laquelleelle-même était plongée.

Arrivée au salon, elle fit donc asseoir lecomte, et, revenant aux inquiétudes maternelles qui pour le moments’étaient emparées de son esprit, sans cependant pouvoir en chasserentièrement la légèreté qui lui était naturelle :

– Je vous disais donc, mon ami,continua-t-elle, que Clotilde est un ange. Nous avons véritablementbien fait de marier ces enfants. Si vous saviez quels soinstouchants elle prodigue à son mari ! et lui, notre Maurice,comme il est attendri de ces soins ! comme sa voix est émuequand il la remercie ! avec quel accent profond il lui dit enprenant ses deux mains dans les siennes : « BonneClotilde, je vous afflige, pardonnez-moi !… » Oh !maintenant, ces mots qu’il répétait sans cesse sontexpliqués ; ce pardon qu’il demandait, nous savons pour quellefaute.

– Mais, moi, repritM. de Montgiroux, j’ignore tout, et, comme vous m’avezfait rester pour me l’apprendre, j’espère, chère amie, que vousvoudrez bien maîtriser vos émotions et mettre un peu d’ordre dansvos pensées, afin de les suivre jusqu’au bout.

– Oui, vous avez raison, reprit madame deBarthèle ; je vais droit au fait. Écoutez-moi donc.

La recommandation était aussi inutile que lapromesse était dérisoire.

Chapitre 3

 

En effet, madame de Barthèle, comme on a pus’en apercevoir jusqu’à présent, avait été douée par le ciel d’unexcellent cœur mais de l’esprit le moins méthodique qui se puissetrouver. Sa conversation, d’ailleurs pleine de finesse etd’originalité, ne procédait que par sauts et par bonds, etn’arrivait à son but, quand toutefois elle y arrivait, qu’à traversmille écarts. C’était un parti que ses auditeurs devaient prendrede la poursuivre sur les différents terrains où elle seplaçait : sa marche était celle du cavalier dans le jeud’échecs ; ceux qui la connaissaient la retrouvaient toujours,ou plutôt la forçaient à se retrouver ; mais ceux qui lavoyaient pour la première fois engageaient avec elle uneconversation à bâtons rompus, à laquelle la fatigue les forçaitbientôt de renoncer. Au reste, excellente femme, on la citait pourdes qualités réelles, assez rares dans un monde où l’on se contentedes apparences de ces qualités. Ce défaut de suite dans les idées,que nous venons de lui reprocher, donnait à sa conversation quelquechose d’imprévu, qui n’était pas désagréable pour ceux qui, commeM. de Montgiroux, n’étaient pas pressés d’arriver àl’autre bout de cette conversation. C’était une nature brusque etfranche, dont la franchise et la brusquerie avaient conservé lecharme de la candeur. Ce qu’elle pensait s’échappait de sa bouchecomme un vin trop chargé de gaz s’échappe de la bouteille lorsqu’onla débouche ; et cependant, hâtons-nous de le dire,l’éducation du grand monde, l’habitude de la haute société, étaientà ces vertus natives, qui, poussées à l’excès, peuvent devenirsinon un défaut, du moins un inconvénient, tout ce qu’ellespouvaient avoir de sauvage et d’irrégulier. La fausseté desconventions enseignées par le solfège du savoir-vivre la rappelaitpromptement au diapason général, aux mesures, aux blanches et auxnoires de l’harmonie sociale ; et ce n’était jamais que pourles choses sans importance, ou lorsqu’elle était atteinte par uneparole hypocrite ou malveillante, que madame de Barthèle selaissait aller, si on peut dire cela, à l’excellence de soncaractère. Inconséquente comme une grande dame, elle avaitcependant dans la voix, dans le regard, dans le maintien, l’aplombd’une femme accoutumée à régner dans son salon et à dominer danscelui des autres ; et, si la légèreté de ses décisionscontrastait parfois avec l’importance du sujet traité, sil’excentricité de ses paradoxes faisait souvent envisager laquestion sous un point de vue tout différent de celui où ellel’envisageait elle même, on sentait, au fond de ce qui émanaitd’elle, un bonté si parfaite, une intention si bienveillante, qu’onétait toujours disposé à se soumettre à ses volontés, tant on avaitde conviction sur la pureté du cœur qui les concevait et du zèlequi en surveillait l’exécution. Arrivée à l’âge où toute femme debon sens renonce à plaire autrement que par la bienveillance del’esprit, elle avouait ses cinquante ans révolus, mais en ajoutant,avec une grande ingénuité de cœur, qu’elle se trouvait en encoreaussi jeune qu’à vingt-cinq ans. Personne ne songeait à ladémentir. Elle était active, fraîche, alerte ; elle faisaitles honneurs du thé avec une grâce parfaite, et peut-être, eneffet, ne manquait-il à cette fleur d’automne que le soleil duprintemps.

Ramenée au sujet qui l’intéressait parl’impatience du comte, madame de Barthèle reprit donc :

– Pour Clotilde et moi, vous le savez,mon cher comte, la vie de Maurice, c’est la vie. Nous n’avons debonheur que le sien, nos yeux ne voient que par ses yeux, et tousnos souvenirs, comme toutes nos prévoyances, sont pour lui. Eh biendonc, vous saurez, vous que cette interminable session cloue auLuxembourg, vous saurez que, depuis notre arrivée ici, nous avionsinutilement tout mis en usage pour connaître le chagrin qui causaittant de ravages dans le cœur de notre pauvre Maurice ; carenfin vous vous souvenez qu’il était devenu triste, rêveur,sombre.

– Je m’en souviens parfaitement.Poursuivez, chère amie.

– Or, qui pouvait causer cette mélancoliechez un homme riche, jeune, beau, supérieur à tous les autreshommes ? Et, sur ce point, ne croyez pas que l’amour maternelm’aveugle, comte : Maurice est fort supérieur à tous lesjeunes gens de son âge.

– C’est mon avis comme le vôtre, dit lecomte, mais ce secret ?…

– Eh bien, ce secret,comprenez-vous ? c’était pour nous l’énigme du sphinx. Enattendant, et tandis que nous nous creusions la tête pour endeviner la cause, le mal faisait des progrès, ses forcess’éteignaient à vue d’œil, et, quoiqu’il ne poussât pas uneplainte, quoiqu’il réprimât ses impatiences, il était évident qu’ilétait menacé de quelque dangereuse maladie.

– Vous vous rappelez que je le remarquaimoi-même ? Mais continuez.

– En effet, c’est par votre conseil quenous sommes venus à la campagne. Nous avions craint d’abord qu’ilne se refusât à quitter Paris ; mais nous noustrompions : le pauvre garçon ne fit aucune difficulté, il selaissa conduire comme un enfant ; seulement, en arrivant ici,malgré tous les souvenirs que devait lui rappeler cette maison, ils’enferma dans sa chambre, et, le lendemain, il fut forcé de garderle lit.

– Ah ! mais j’ignorais que la chosefût aussi grave, dit le comte.

– Ce n’est pas le tout ; le mal dèslors commença à faire d’effrayants progrès. Nous envoyâmes chercherson ami Gaston, ce jeune médecin que vous connaissez.

– Et que dit-il ?

– Il l’examina à plusieurs reprises avecune grande attention ; puis, me prenant à part :« Madame, me dit-il, connaissez-vous quelque sujet de grandchagrin à votre fils ? ». Vous comprenez que jem’écriai : « Un grand chagrin à Maurice ? l’hommedans les conditions les plus heureuses de la terre ? » Jelui demandai donc s’il était bien dans son bon sens, pour me faireune pareille question ; mais il insista : « Jeconnais Maurice depuis dix ans, dit-il ; Maurice n’a aucunvice d’organisation qui puisse amener la maladie qu’il a,c’est-à-dire une mena… mene… menin… »

– Une méningite ?

– Oui, une méningite aiguë ; c’estle nom de la maladie qu’a Maurice. « Il faut donc, continuaGaston, qu’il y ait chez lui une cause de trouble moral, et c’estcette cause que nous devons chercher. – En ce cas, m’écriai-je,interrogez-le vous-même. – Je l’ai fait ; mais il s’obstine àme dire qu’il n’a rien, et que sa maladie est une maladienaturelle… »

– Alors je le verrai moi-même, ditM. de Montgiroux, et je tâcherai d’obtenir…

– Ce que moi, sa mère, j’ai demandévainement, n’est-ce pas ? D’ailleurs, c’est inutile, puisquemaintenant nous savons ce qu’il a.

– Vous le savez ? Mais alorsdites-le-moi ; commencez donc par là.

– Mon cher comte, permettez-moi de vousfaire observer que vous n’avez pas la moindre méthode dans lesidées.

– Je me résigne, baronne ; allez,dit M. de Montgiroux en se renversant de toute salongueur sur son divan, en étendant sa jambe droite sur sa jambegauche, et en fixant ses yeux sur le plafond.

– La maladie continua de faired’effrayants progrès, si bien qu’hier nous étions tousconsternés ; Maurice ne nous entendait plus, ne nous voyaitplus, ne nous parlait plus ; le docteur y perdait sonlatin ; Clotilde et moi, nous nous regardions épouvantées.Voilà tout à coup qu’un valet imprudent… Oh ! mon Dieu !c’est son imprudence qui nous a sauvés tous ! Comte, il y avraiment des hasards singuliers, et celui qui dirige tout d’en hautdoit bien souvent prendre en pitié notre prétendue sagesse.

– Eh bien, ce valet ? se hâta dedemander le comte avec une brusquerie mal déguisée et en tournantvivement la tête du côté de madame de Barthèle.

– Il entra dans la chambre du malade, et,comme on avait fermé les rideaux pour éteindre le jour, sans voirles signes que nous lui faisions pour qu’il se tût, il annonça…J’aurais voulu pouvoir chasser ce valet.

– Il annonça ?… reprit le comtedécidé à tenir jusqu’au bout la conversation en bride.

– Il annonça deux amis de mon fils, Léonde Vaux et Fabien de Rieulle. Vous les connaissez, jecrois ?

– Sous d’assez tristes rapports, même,répondit le comte oubliant sa résolution de ne pas s’écarter de laligne droite ; deux jeunes fous, qui hantent mauvaisecompagnie. Si j’avais comme vous quelque influence sur Maurice, jevous déclare que je ne lui laisserais pas voir ces deuxmessieurs.

– Comment, moi, mon cher comte, vousvoulez que je dirige un homme de vingt-sept ans dans lesconnaissances qu’il doit faire ? D’abord, Léon et Fabien nesont pas pour Maurice des connaissances d’hier, ce sont des amis desix ou huit ans.

– Alors je ne m’étonne pas, continuaM. de Montgiroux avec une mauvaise humeur dont rien nemotivait l’explosion, du triste état où se trouve réduit Maurice.Oh ! mon Dieu ! Ce secret, je vous le dirai, moi, si vousle voulez.

– Mais non, vous ne direz rien, vous nesavez rien ; vous êtes injuste pour ces jeunes gens, voilàtout, et cela parce que vous avez le double de leur âge. Vous avezété jeune aussi, vous, mon cher comte, et vous avez fait ce qu’ilsfont.

– Jamais… Ce M. Fabien de Rieulleest un jeune homme qui fait parade de ses bonnes fortunes, qui nonseulement séduit, mais qui, de plus, déshonore. Quant à l’autre,c’est un enfant à qui je ne reprocherai, comme à son ami, que devoir mauvaise compagnie.

– Mauvaise compagnie, mauvaisecompagnie ! reprit la baronne encore une fois entraînée à centlieues du sujet de la conversation.

– Oui, mauvaise compagnie, je le répèteet j’en suis sûr, reprit le comte, dont le calme ordinaire etcalculé cédait malgré lui à une agitation fébrile qui n’échappapoint à madame de Barthèle.

– La preuve n’est pas, je l’espère, quevous les rencontrez là où ils vont ? dit vivement labaronne.

Le comte se mordit les lèvres par un mouvementinvolontaire, comme fait un ministre qui se laisse emporter à direquelque vérité dangereuse au milieu de la verve del’improvisation ; mais, aussitôt, son sang-froid de pair deFrance reprenant le dessus, il répondit en souriant :

– Moi, madame ! oubliez-vous quej’ai soixante ans ?

– On est jeune à tout âge, monsieur.

– Avec mon caractère ?

– Vous étiez à Grandvaux, monsieur !et, maintenant que j’y songe, quel intérêt avez-vous, voyons, àaccuser ces deux pauvres jeunes gens, que je trouve fort aimables,moi ?

– Quel intérêt ? Vous le demandez,reprit sentimentalement le comte, quand Maurice est mourant, et quepeut-être la situation dans laquelle il se trouve vient du mauvaisexemple qu’ils lui ont donné !

– Ah ! vous avez raison, cher ami,et voilà un motif qui excuse toutes vos préventions ; mais cespréventions, sur quoi les fondez-vous ? Voyons, car, si ellessont raisonnables, je les partagerai.

– Ces deux jeunes gens, dit le comteforcé de donner une explication, appartiennent à des famillesdistinguées, quoique celle de M. Fabien date d’hier.

– Noblesse de l’Empire, n’est-cepas ? dit madame de Barthèle en allongeant dédaigneusement leslèvres, noblesse de canon, qui s’en va en fumée.

– Pas même, pas même, s’écria le comteenchanté que madame de Barthèle lui donnât cette nouvelle occasionde se ruer sur Fabien, qui paraissait l’objet tout particulier desa haine : noblesse de fourrage, baronnie de râtelier. Sonpère était magasinier en chef de je ne sais quoi.

– Mais tout cela est en dehors desaccusations que vous portez sur ces jeunes gens, mon cher comte, ettous les jours, à la Chambre, vous serrez la main de gens qui sontpartis de plus bas, et qui ont vendu bien autre chose que de lapaille et du foin.

– Eh bien, puisqu’il faut vous le dire,je sais que M. Fabien tente des choses fort inconvenantes àl’égard d’une jeune et jolie femme.

– Que vous connaissez ? dit vivementmadame de Barthèle.

– Nullement ; mais je connais ungalant homme qui porte intérêt à cette femme, et que les assiduitésde ces messieurs obsèdent fort.

– Et ce galant homme, vous lenommez ?

– Ce serait une indiscrétion que desatisfaire à votre demande, chère baronne, reprit le comte en semaniérant ; car ce galant homme…

– Est marié ? demanda madame deBarthèle.

– À peu près, réponditM. de Montgiroux.

– Bien, dit la baronne en se croisant lesbras et en couvrant le comte d’un regard moqueur. Bien, voilà quipeut servir de réponse aux détracteurs de la pairie. En vérité, noshommes d’État sont de hautes capacités, puisqu’ils peuvent unirdans leurs vastes cerveaux un petit scandale de boudoir àd’importantes questions parlementaires.

M. de Montgiroux prévit l’orage quiallait gronder, et se hâta, en guise de paratonnerre, d’élever untrait de sentiment.

– Chère baronne, dit-il, vous oubliez quec’est de notre cher Maurice qu’il s’agit, et pas d’autre chose.

À cette exclamation, le cœur de la baronne sefondit, et l’amante redevint mère.

– Si j’étais jalouse, dit-elle nepouvant, cependant, rompre ainsi tout à coup avec les soupçonsqu’elle avait conçus, je croirais que vous n’êtes pas sidésintéressé que vous le dites dans l’opinion que vous avez émisesur ces deux jeunes gens ; mais je suis généreuse, et,d’ailleurs, je vous l’avoue, dans ce moment-ci, mon cœur est tout àMaurice. Mon fils entendit donc nommer Léon de Vaux et Fabien deRieulle, quoiqu’il parût ne plus rien entendre ; il vit lemouvement que je fis, quoiqu’il parût ne plus rien voir, et, aumoment où nous le croyions assoupi, il se retourna vivement pourordonner qu’on les fît entrer.

– Leur nom avait, à ce qu’il paraît,produit une révolution ? dit gravement le comte.

– Justement, et cela me raccommode un peuavec elles.

– Les révolutions sont des commotionsélectriques qui galvanisent jusqu’aux cadavres ! s’écria lepair de France, ni plus ni moins que s’il eût été à la Chambre.

Puis, s’arrêtant tout à coup avec le calmeparlementaire d’un orateur que le président vient de rappeler àl’ordre, il se drapa dans sa dignité, en laissant tomber ces seulesparoles :

– Continuez, chère amie, je vousécoute.

– Maurice ordonna donc qu’on les fitentrer ; je regardai le docteur, il me fit un signeaffirmatif ; puis, lorsque j’eus répété l’injonction deMaurice, il se pencha à mon oreille : « Bien !dit-il, voilà un bon mouvement ; laissons-le seul avec sesamis ; peut-être, plus au courant de sa vie que vous-même,savent-ils le secret qu’il nous cache. Nous les interrogerons ensortant. » Je pris la main de Clotilde, et nous nous retirâmesdans le petit cabinet à côté ; le docteur nous suivit et fermala porte. Au moment même, on introduisait ces messieurs près dumalade. « Maintenant, mon cher monsieur Gaston, dis-je audocteur, ne trouvez-vous pas que, pour notre plus grande sécurité,nous ne ferions pas mal d’écouter la conversation de cesmessieurs ? – Vu la gravité de la circonstance, répondit ledocteur, je crois que nous pouvons nous permettre cette petiteindiscrétion. » Êtes-vous de l’avis du docteur, mon chercomte ?

– Sans doute ; car je présume que lesecret de Maurice n’était point un secret d’État.

– Nous sortîmes donc par le cabinet, etnous revînmes nous cacher derrière la petite porte de l’alcôve,qui, plus rapprochée du lit, nous permettait de mieux entendre.

– Et ma nièce était avec vous ?demanda le comte.

– Oui. Je voulus l’éloigner ; maiselle résista. « C’est mon mari, dit-elle, comme il est votrefils ; laissez-moi donc écouter avec vous ; et, soyeztranquille, quel que soit ce secret, je serai forte. » En mêmetemps, elle me prit la main, et nous écoutâmes.

– Continuez, baronne, continuez, dit lecomte ; car vraiment votre récit a toute l’invraisemblance,mais aussi tout l’intérêt d’un roman.

– Eh ! mon Dieu ! s’écriamadame de Barthèle profitant de l’occasion pour divaguer selon sonhabitude, tout ce qui se passe aujourd’hui ne paraît-il pasincroyable ? et si, il y a vingt ans, on nous avait raconté ceque nous voyons tous les jours, ce que nous touchons du doigt àchaque instant, dites-moi, n’auriez-vous pas crié àl’impossibilité ?

– Oui ; mais depuis vingt ans, ditle comte, je suis si fort revenu de mon incrédulité, qu’aujourd’huij’ai le défaut de tomber dans l’excès contraire. Continuez donc,chère amie ; car, véritablement, je suis on ne peut pluscurieux de connaître le dénoûment de cette scène.

– Eh bien, lorsque nous commençâmes àécouter, attendu le temps que nous avions perdu à faire le tour dela chambre, et les précautions que nous avions été obligés deprendre pour n’être point entendus, la conversation était déjàcommencée, et Léon de Vaux raillait Maurice d’un ton si goguenard,que j’ai failli en perdre patience.

» – Que veux-tu ! dit Fabien,il est fou.

» – Cela peut être, dit Maurice,mais cela est ainsi. Je crois que cette femme est la seule quej’aie véritablement aimée, et, quand j’ai rompu avec elle, il m’asemblé que quelque chose s’était brisé en moi.

» – Eh bien, mais, mon cher, ditFabien, je l’ai fort aimée aussi, moi. Nous l’avons aimée tous,pardieu ! mais, quand tu m’as succédé dans ses bonnes grâces,je n’en suis pas mort pour cela, moi. Tout au contraire, je lui aidemandé à rester de ses amis, et je suis de ses meilleurs.

» – Vous comprenez la situation dela pauvre Clotilde pendant ce temps-là, dit la baronne. Je sentissa main devenir humide, puis se crisper dans la mienne. Je laregardai : elle était pâle comme la Mort. Je lui fis signe des’éloigner, mais elle secoua la tête en mettant un doigt sur sabouche. Nous continuâmes donc d’écouter.

» – Si tu avais pris la chose commemoi, mon cher, continua Fabien, et comme la prendra, je l’espère,quand son tour sera venu, Léon que voici, tu serais resté comme moil’ami de la maison.

» – Impossible ! s’écriaMaurice, impossible ! après avoir possédé cette femme, jen’aurais pu froidement la voir passer dans les bras d’un autre. Cetautre, quel qu’il fût, je l’aurais tué.

» – Ah ! c’eût été beau, unduel à propos de cette créature ! répondit Fabien.

– Mais de quelle femme parlaient-ilsdonc ? s’écria M. de Montgiroux.

– C’est ce que j’ignore, reprit labaronne : soit hasard, soit précaution, pas une seule fois sonnom ne fut prononcé.

– Une autre femme que la sienne !Maurice aime une autre femme que ma nièce ! continua le comte,et Clotilde est dans la confidence de cet amour ! et vousn’êtes pas indignée, vous, baronne !

– Eh ! monsieur le rigoriste, est-cequ’on est maître de son cœur ? L’amour est une maladie quinous vient on ne sait comment, qui s’en va on ne sait pourquoi.

– Oui ; mais il est impossible queMaurice soit malade d’amour.

– Il l’est cependant. Tenez, demandezplutôt au docteur, que voici.

– Comment ! docteur, s’écriaM. de Montgiroux en apercevant le jeune médecin, qui, surl’invitation de Clotilde, venait les rejoindre ;comment ! vous croyez vraiment que la cause de la maladie demon neveu est dans une amourette ?

– Non, monsieur le comte, reprit ledocteur, pas dans une amourette, mais dans une passion.

– Mais éprouve-t-on une passion véritablepour une femme qui en paraît aussi indigne que l’est celle dontparle madame de Barthèle ?

– Il y a être et paraître, dit ledocteur.

– Mais, à votre avis, cette femme n’estdonc point telle qu’on la dépeint ?

– D’abord, je ne la connais pas, dit ledocteur, et nous ne savons pas même encore de qui il est question.Mais, comme vous le savez, M. de Rieulle est, ou du moinspasse pour être fort léger à l’endroit de la réputation desfemmes.

– Tout cela n’est pas ce qui m’étonne,dit madame de Barthèle.

– Et quelle chose vous étonnedonc ?

– Ce qui m’étonne, c’est qu’une femme,quelle qu’elle soit, qui est aimée par un homme comme Maurice,beau, riche, élégant, bien fait, puisse le tromper pour quelquehomme que ce soit au monde. Voilà ce qui m’étonne, voilà ce qui mefait croire que cette femme est indigne de lui.

– Mais véritablement, ma chère baronne,vous parlez comme si Maurice était toujours garçon. Songez donc àClotilde.

– Ah ! Clotilde a été sublime dedévouement, n’est-ce pas, docteur ? Elle s’est jetée dans mesbras en me disant : « Oh ! nous le sauverons,n’est-ce pas, nous le sauverons ? » C’est que les femmesseules savent aimer, voyez vous.

– Malade d’amour ! reprit le Comtene pouvant revenir de sa surprise.

– Oui, malade d’amour, répéta madame deBarthèle avec une espèce d’enthousiasme maternel moitié sérieux,moitié comique ; qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? N’ya-t-il pas tous les jours des gens qui se brûlent la cervelle ouqui se jettent à l’eau parce qu’ils sont amoureux ? Et tenez,le cousin de ce monsieur, comment l’appelez-vous ? qui esttoujours ministre de quelque chose, vous savez bien, n’est-il pasdevenu amoureux d’une femme de théâtre ? Aidez-moi donc, voussavez bien qui je veux dire, un ambassadeur ; si bien qu’il enest mort ou qu’il l’a épousée, je ne me rappelle plus bien.

– Malheureusement, reprit le comte d’unton sec, Maurice ne peut pas épouser, lui, puisqu’il est déjàmarié. Il n’a donc, si sa passion est aussi forte que celle de lapersonne que vous citez, il n’a donc qu’à faire son testament, et àmourir de langueur comme un berger de l’Astrée, ou de…

– Voilà donc ce que vous feriez, vous,monsieur, pour Maurice, pour votre… ?

Un regard du comte l’arrêta.

– Eh bien, nous ferons mieux, sa femme etmoi : nous le sauverons.

– D’abord, la situation était-elle bienaussi grave que vous le dites ?

– Très-grave, monsieur le comte, dit ledocteur ; si grave, qu’hier, je n’eusse pas osé répondre desjours du malade.

– Mais c’est incroyable !

– Non, monsieur le comte, rien n’estincroyable pour nous autres qui voyons la médecine au point de vuede la philosophie. Pourquoi voulez-vous qu’une violente commotionmorale ne produise pas, surtout dans une organisation aussinerveuse que celle de Maurice, un désordre égal à celui que peutproduire la pointe d’une épée ou la balle d’un pistolet ? Vousdites que vous avez quelque connaissance en physiologie,monsieur ? Eh bien, approchez de son lit et regardez-le, vouslui trouverez la face paillée, la sclérotique jaune, le poulstroublé ; tous les symptômes enfin d’une méningite aiguë, ouautrement dit d’une fièvre cérébrale. Eh bien, cette fièvrecérébrale lui vient d’une grande douleur morale, voilà ; et,en gardant le silence sur la cause de cette douleur, que nousallons essayer de combattre maintenant par l’effet même qui l’aproduite, il se tuerait aussi sûrement qu’en se brûlant lacervelle.

– Et quel est ce remède dont vous allezessayer ?

– Oh ! mon Dieu, il n’est pasnouveau, monsieur le comte, car il date de deux mille cinq centsans. Vous connaissez l’histoire de Stratonice et du jeuneDémétrius, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien, nous ferons passer devant lemalade l’objet de sa passion, et, comme, à ce qu’on assure, la damen’est pas d’une vertu farouche, nous serons bien malheureux si ellene guérit point le mal qu’elle a fait.

– Mais cette femme, cette femme, continuaM. de Montgiroux, comment l’appelle-t-on ?

– Oh ! mon Dieu, reprit madame deBarthèle, je crois que ces messieurs me l’ont dit ; mais jevous avoue que je ne me le rappelle plus.

– Maintenant de quelle façonopérerez-vous cette cure ? Maurice, d’après ce que vous medites, est trop faible pour aller chez elle.

– Eh bien, dit madame de Barthèle, elleviendra ici, voilà tout.

– Quoi ! cette femme dont vous neconnaissez pas le nom ?…

– Elle peut s’appeler comme il luiplaira, pourvu qu’elle rende la vie à mon fils, voilà tout ce queje lui demande.

– Mais que dira le monde en vous voyantrecevoir chez vous une demoiselle de cette espèce ?

– Le monde dira ce qu’il voudra ;d’ailleurs, est-ce que le monde lit les ordonnances des médecins ets’occupe des drogues qui entrent dans une potion calmante ?Nous agissons par ordonnance du docteur. Nous n’avons plus d’autresvolontés que celles de la science. Le monde ne me rendra pas monfils, mon cher comte, et la belle inconnue me le rendra ;voilà qui répond à tout.

– Mais, au contraire, cela ne répond àrien, reprit le comte. Encore une fois, songez à ce qu’on peutpenser, à ce qu’on va dire.

– On ne dira rien, on ne pensera rien dumoment que je suis là, moi. J’ai, Dieu merci, quelque autorité. Monfils est mourant, on respectera ma douleur.

– Les mauvais plaisants ne respectentrien.

– Je leur imposerai silence.

– Ainsi, c’est une résolutionprise ?

– Irrévocablement.

– Et que le docteur approuve ?

– Non-seulement je l’approuve, ditcelui-ci, mais je la conseille, et, au besoin, je l’ordonne.

– Alors je n’ai plus rien à dire, repritle comte, si ce n’est qu’il faut éloigner Clotilde.

– Malheureusement, Clotilde s’est déjàprononcée là-dessus ; elle consent à tout, mais à la conditionqu’elle restera.

– Ainsi, ma nièce se trouvera sous lemême toit que cette femme ?

– Je m’y trouve bien, moi,monsieur !

– Alors, n’en parlons plus, puisqu’ilfaut toujours faire ce que vous voulez ; seulement, quel jourcette scène dramatique doit-elle avoir lieu ?

– Dans quel but me faites-vous cettequestion ?

– Dans le but de rester à Paris cejour-là, voilà tout.

– Eh bien, ce jour-là est aujourd’hui, etje ne vous ai pas envoyé chercher à d’autre fin que de vous avoirprès de nous, au contraire, dans cette grave circonstance.

– Mais, madame, s’écria le comte, songezdonc qu’il m’est impossible ; avec mon caractère… justiciablecomme je le suis de l’opinion publique…

– Silence ! dit la baronne, voiciClotilde.

En effet, en ce moment même, la jeune femmeouvrait la porte du salon.

Chapitre 4

 

Clotilde venait annoncer à son oncle queMaurice était réveillé et qu’il pouvait entrer dans la chambre dumalade. M. de Montgiroux jeta sur elle un coup d’œilrapide : Clotilde était pâle, mais elle paraissait calme etrésignée.

En apprenant la cause secrète de la maladie deMaurice, madame de Barthèle et Clotilde, l’une dans un premiermouvement d’amour maternel, l’autre dans un élan de dévouementconjugal, avaient pris la résolution que nous avons dite,résolution que, dans l’inflexibilité de son devoir, qui veutd’abord qu’à quelque prix que ce soit le médecin sauve le malade,le docteur leur avait suggérée. Cette résolution était l’effet d’unsentiment trop naturel et trop légitime pour qu’elles songeassentun seul instant, l’une ou l’autre, au ridicule de la situation danslaquelle la présence d’une femme qui avait été la maîtresse deMaurice allait les placer. Mais M. de Montgiroux, qui,comme on a dû le remarquer, n’était pas l’homme du premiermouvement, avait entrevu tout de suite ce que l’admission d’unefemme galante dans la maison de sa nièce avait d’irrégulier et dechoquant ; en outre, je ne sais quelle inquiétude lepréoccupait à l’endroit de cette femme, et lui faisait désirer dene pas se rencontrer avec elle en présence de la baronnesurtout : il avait donc voulu fuir, et madame de Barthèle,usant de sa vieille autorité, l’avait retenu. Le comte, ennemi detoute lutte, cédait avec une sorte d’hésitation craintive ; unvague pressentiment lui disait tout bas qu’il devait être mêlé pourquelque chose dans toute cette aventure, et madame de Barthèleallait peut-être avoir elle-même une révélation de ce qui sepassait dans l’esprit du noble pair, lorsque Clotilde vintinterrompre leur entretien, qui commençait à prendre une chaleurindiscrète.

Elle venait, comme nous l’avons dit, annoncerà son oncle que Maurice était réveillé, et qu’il pouvait entrerauprès du malade.

Madame de Barthèle etM. de Montgiroux se levèrent aussitôt et suivirentClotilde.

Le comte montait l’escalier en cherchant dansson esprit par quel moyen il pourrait sortir d’embarras, lorsquetout à coup, dirigeant au travers d’une fenêtre, ses regards sur lacour, madame de Barthèle s’écria :

– Ah ! voici M. Fabien deRieulle ; nous allons savoir quelque chose de nouveau.

– En effet, Fabien entrait dans la cour,à pic sur un tilbury.

– En ce cas, ma chère enfant, ditM. de Montgiroux en s’arrêtant sous l’impressionspontanée d’une terreur dont il ne pouvait pas se rendre compte,retourne auprès de ton mari ; dans un instant je suis près detoi ; mais, comme madame de Barthèle, j’ai hâte de savoirquelle nouvelle nous apporte ce monsieur.

Et il s’élança après la baronne, afin de nepoint la laisser un instant seule avec le nouveau venu.

Ce nouveau venu, sur lequel force nous est dejeter les yeux, tandis qu’il saute légèrement de son tilbury etqu’il monte les marches du perron en rajustant le léger désordrequ’une course rapide avait amené dans sa toilette, était un jeunehomme de vingt-sept à vingt-huit ans, beau garçon dans toutel’acception du mot, et qui, à des yeux superficiels, pouvait passerpour un homme d’une suprême élégance. C’était, comme nous l’avonsdit, l’ami ou plutôt le compagnon de Maurice ; car, lorsquenous aurons à mettre ce dernier en scène, nous essayerons dedémontrer quelle nuance imperceptible aux regards vulgairescreusait cependant un abîme entre ces deux hommes.

Grâce à l’empressement deM. de Montgiroux, et à sa connaissance des localités, ilput entrer par une porte tandis que Fabien entrait par l’autre.

– Eh bien, mon cher monsieur de Rieulle,dit la mère de Maurice, que venez-vous nous apprendre ?Parlez, parlez !

Mais, comme le jeune homme ouvrait la bouchepour répondre, il reconnut M. de Montgiroux.

Madame de Barthèle s’aperçut qu’à cette vueune légère hésitation se peignait sur la figure de Fabien.

– Oh ! cela ne fait rien,dit-elle ; parlez, parlez ! M. de Montgirouxest du complot.

Fabien regarda M. de Montgiroux, etson hésitation parut se changer en étonnement. Quant à l’hommed’État, ne voulant pas compromettre la gravité de son caractère, ilse contenta de faire un mouvement de tête en signe d’adhésion.

– Eh bien, madame, répondit Fabien, touta réussi selon vos désirs et selon nos espérances : lapersonne en question accepte la partie de campagne.

– Et quand l’entrevue doit-elle avoirlieu ? demanda madame de Barthèle avec une sorte d’anxiété.N’oublions pas que chaque moment de retard peut compromettre la viede Maurice.

– Le rendez-vous est donné pour ce matinmême, et, dans peu d’instants, nous verrons sans doute arriver lapersonne.

Et Fabien jeta un regard sur le comte, pourvoir quel effet produirait sur lui l’annonce de cette prochainearrivée ; mais le comte, qui avait eu le temps de remettre sonmasque d’homme politique, resta impassible.

– Elle n’a point fait dedifficultés ? demanda madame de Barthèle.

– Il n’a été question, répondit le jeunehomme, que d’une simple visite à la campagne ; une maison àvendre a été le prétexte dont Léon de Vaux s’est servi pourdéterminer la personne à venir à Fontenay en sa compagnie ;pendant la route, il se charge de la préparer doucement à rendre leservice que vous réclamez d’elle.

– Mais alors ne craignez-vous pas qu’ellene refuse d’aller plus loin ?

– Quand elle saura la situation danslaquelle se trouve Maurice, j’espère que le souvenir d’une ancienneamitié surmontera toute autre considération.

– Oui, et j’espère comme vous, dit madamede Barthèle enchantée.

– Mais, monsieur, demanda le comte d’unevoix qui, malgré toute la puissance de l’homme d’État sur lui-même,n’était pas exempte d’émotion, comment s’appelle cette personne,s’il vous plaît ?

– Comment ! vous ne savez pas de quiil est question ? demanda Fabien.

– Aucunement. Je sais qu’il est questiond’une femme jeune et jolie ; mais vous n’avez pas encoreprononcé son nom.

– Alors, vous l’ignorez ?

– Complètement.

– Elle se nomme madame Ducoudray,répondit Fabien de Rieulle en s’inclinant avec le plus grandsang-froid.

– Madame Ducoudray ? répétaM. de Montgiroux avec un sentiment visible de joie. Je nela connais pas.

Et le comte respira, comme un homme auquel onenlève une montagne de dessus la poitrine. L’air sembla pénétrerlibrement dans ses poumons, ses traits contractés et ses ridesprofondes se détendirent et retombèrent dans leur mollesseaccoutumée. Fabien suivit sur le visage du comte tous ces symptômesde satisfaction, et il sourit imperceptiblement.

– Ma chère amie, dit alors à madame deBarthèle M. de Montgiroux, qui, à ce qu’il paraît, avaitappris tout ce qu’il voulait savoir, maintenant que je suis à peuprès certain de l’arrivée de notre magicienne, je vous laissecauser avec M. de Rieulle, et je remonte près de notremalade.

– Mais vous restez toujours avec nous,n’est-ce pas ?

– Puisque vous le voulez absolument, ilfaut bien vous obéir ; seulement, je renvoie mes gens. Il estbien entendu que vous me donnez ce soir vos chevaux pour aller àParis ?

– Oui, oui, c’est chose convenue.

– C’est bien. Vous permettez que j’écriveun mot pour qu’on ne m’attende pas à dîner ?

– Faites.

Le comte s’approcha d’une table sur laquelle,pour l’usage de tout le monde, on laissait, en cas de besoin, unbuvard, des plumes, de l’encre et du papier. Alors, sur un petitcarré de vélin parfumé, il griffonna ces mots :

« À ce soir huit heures, à l’Opéra,ma toute belle. »

Puis il cacheta ce billet, mit l’adresse touten jetant un coup d’œil inquiet du côté de madame de Barthèle, etsortit pour donner ses ordres et monter, comme il l’avait dit, dansla chambre de Maurice.

Dès qu’il fut parti, madame de Barthèle, plusà l’aise de son côté pour questionner l’ami de son fils, se hâta dedire avec sa légèreté habituelle :

– Enfin, nous allons donc la voir, cettebelle madame Ducoudray ; car vous m’avez dit qu’elle étaitbelle, n’est-ce pas ?

– Mieux que cela : elle estcharmante !

– Madame Ducoudray, vous dites ?

– Oui.

– Savez-vous, monsieur de Rieulle, que cenom a vraiment l’air d’un nom ?

– Mais c’est qu’en effet, c’en estun.

– Et c’est bien véritablement celui de ladame ?

– C’est du moins celui que nous luidonnons pour cette circonstance. On peut la rencontrer chez vous,et de cette façon, au moins, les choses auront bonne apparence.Madame Ducoudray est un nom qui n’engage à rien ; on est toutce qu’on veut, avec ce nom-là. Léon doit lui apprendre en route,comme je vous l’ai dit, et dans quel but nous l’amenons chez vous,et sous quel nom elle doit vous être présentée.

– Et son vrai nom, quel est-il ?demanda madame de Barthèle.

– Si c’est de son nom de famille que vousvoulez parler, répondit Fabien, je crois qu’elle ne l’a jamais dità personne.

– Vous verrez que c’est quelque fille degrand seigneur qui déroge, dit en riant madame de Barthèle.

– Mais cela pourrait bien être, ditFabien, et plus d’une fois l’idée m’en est venue.

– Aussi je ne vous demande pas le nomsous lequel elle est inscrite dans l’armorial de France, mais lenom sous lequel elle est connue.

– Fernande.

– Et ce nom est… connu,dites-vous ?

– Très-connu, madame… pour être celui dela femme la plus à la mode de Paris.

– Savez-vous que vous m’inquiétez ?Si quelqu’un allait nous arriver tandis qu’elle sera là, etreconnaître cette dame pour ce qu’elle est ?

– Nous vous avons avoué, madame, avec laplus grande franchise, quelle est dans le monde la position demadame Ducoudray, ou plutôt de Fernande ; il est encore temps,de prévenir tous les inconvénients que vous craignez. Dites un mot,je cours à sa rencontre, et elle n’arrivera pas même en vue de cechâteau.

– Que vous êtes cruel, monsieur deRieulle ! Vous savez bien qu’il faut sauver mon fils, et quele docteur prétend qu’il n’y a que ce moyen.

– C’est vrai, madame, il l’a dit, etc’est sur cette assurance seulement, rappelez-vous-le bien, que jeme suis hasardé à vous offrir…

– Mais elle est donc bien charmante,cette madame Ducoudray qui inspire des passions siterribles ?

– Vous ne tarderez pas à la jugervous-même.

– Et de l’esprit ?

– Elle a la réputation d’être la femme deParis qui dit les plus jolis mots.

– Parce que ces sortes de femmes disenttout ce qui leur passe par la tête ; cela se conçoit. Et desmanières… suffisantes, n’est-ce pas ?

– Parfaites ; et je connais plusd’une femme de la plus haute distinction qui en est à les luienvier.

– Alors, cela ne m’étonne plus, queMaurice soit devenu amoureux d’elle. Ce qui m’étonne seulement,c’est que, apte à comprendre la distinction, comme elle paraîtl’être, elle ait résisté à mon fils.

– Nous n’avons pas dit qu’elle lui eûtrésisté, madame ; nous avons dit qu’un jour Maurice avaittrouvé sa porte fermée et n’avait pas pu se la faire rouvrir.

– Ce qui est bien plus étonnant encore,vous en conviendrez. Mais à quelle cause attribuez-vous cecaprice ?

– Je n’en ai aucune idée.

– Ce n’est pas à un motif d’intérêt, carMaurice est riche, et, à moins de prendre quelque princeétranger…

– Je ne crois pas que, dans sa ruptureavec Maurice, Fernande ait été dirigée par un motif d’intérêt.

– Savez-vous que tout ce que vous medites-là me donne la plus grande curiosité de la voir ?

– Encore dix minutes et vous serezsatisfaite.

– À propos, je voulais vous consulter surla façon dont nous devons agir avec elle. Mon avis primitif – ettout ce que vous venez de me dire me confirme encore dans cet avis– est que, du moment où nous sommes censés ignorer sa conduite etoù nous l’admettons chez nous comme une femme du monde, nous devonsla traiter comme nous traiterions une véritable madameDucoudray.

– Je suis heureux, madame la baronne, departager entièrement votre opinion sur ce point.

– Vous le comprenez, n’est-ce pas,monsieur de Rieulle ? c’est un sentiment de convenance, c’estun scrupule tout naturel qui me font songer à cela, et préparerd’avance la réception que je lui dois faire. En effet, chacun icise réglera sur moi, et conformera ses manières aux miennes.

– Aussi je ne suis nullement inquiet, jevous prie de le croire, madame.

– Je veux que ma réserve et mon extrêmepolitesse lui donnent à elle-même la mesure du ton qu’elle doitprendre. Quant à Clotilde, j’ai mis tous mes soins à lui faireentendre, sans le lui dire positivement, que cette dame étaitassez… légère, qu’il fallait agir avec circonspection, avec unebienveillance cérémonieuse et froide. Après tout, qui saura cetteaventure ? Personne. Maurice est alité, on connaît saposition, on se contente d’envoyer prendre de ses nouvelles àl’hôtel. Nous n’avons pas même vu encore, et j’en rends grâce auciel, notre cousine, madame de Neuilly. Vous la connaissez,n’est-ce pas, monsieur de Rieulle ?

Fabien fit un signe de tête accompagné d’unsourire.

– Oui, je sais ce que vous voulezdire : la femme la plus curieuse, la plus bavarde, la plustracassière qui soit sous le soleil. Nous nous trouvons donc dansdes circonstances très-favorables pour la cure que nous allonstenter.

– Sans doute, madame, reprit Fabien avecune espèce de gravité qui cachait visiblement une intentionsecrète. Ce qui m’étonne seulement, c’est la facilité avec laquellemadame Maurice de Barthèle a consenti à recevoir chez elle la femmequi lui enlève le cœur de son mari, et pour laquelle elle a étédélaissée pendant tout cet hiver.

– Sans doute, je n’en disconviens pas, cedévouement est extraordinaire ; mais voulez-vous qu’elledevienne veuve par esprit de vengeance ? PauvreClotilde ! c’est un ange de résignation. D’abord, elle veuttout ce que je veux ; ensuite, elle adore son mari, et l’onadore les gens avec leurs défauts, et quelquefois même à cause deleurs défauts. Destinés de tout temps l’un à l’autre, son affectionpour son mari a commencé dès le berceau ; c’est de sa part unamour réel, durable, solide, mais un amour honnête, et non un deces amours excentriques qui tuent, comme celui que Maurice éprouvepour cette femme.

Fabien ne put réprimer un sourire en voyant lamère de Maurice confirmer ce qu’il avait toujours soupçonné,c’est-à-dire que le mariage de son ami et de mademoiselle deMontgiroux avait été une alliance avantageuse pour l’un et pourl’autre sous tous les rapports d’intérêt ; un mariage deconvenance, voilà tout, une de ces unions qui donnent parfois lecalme, jamais le bonheur. La maladie de Maurice le lui avait déjàfait pressentir d’un côté ; de l’autre, ce que madame deBarthèle appelait le dévouement de Clotilde avait achevé d’éclairerla situation. La chose tournait donc admirablement au gré de sesdésirs et tendait à la réussite de ses projets, car Fabien deRieulle avait des projets. Cette satisfaction intérieure amena surses lèvres un sourire involontaire ; madame de Barthèle vit cesourire.

– De quoi riez-vous, monsieur deRieulle ? demanda-t-elle.

– De la surprise de Maurice, réponditFabien de l’air le plus ingénu du monde ; lui qui m’accusaitde lui avoir nui dans l’esprit de madame Ducoudray, tandis quec’est moi, au contraire, qui la lui amène !

– Pauvre enfant ! dit labaronne.

Et tous deux allèrent s’accouder à la barre dela fenêtre pour voir si Fernande ne venait pas.

Au bout d’un instant, un léger bruit fitretourner madame de Barthèle ; c’était Clotilde quientrait.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria labaronne, qu’y a-t-il là-haut ma chère Clotilde ? serait-ilplus mal ?

– Non, madame, répondit Clotilde ;mais mon oncle m’a fait signe de le laisser seul avec Maurice et lemédecin. J’ai obéi, et je viens vous rejoindre.

Et la jeune femme rendit par une révérence lesalut que lui faisait Fabien.

– Bien, bien, dit alors madame deBarthèle. Rassure-toi, mon ange : la dame que tu sais, cettedame, madame Ducoudray, consent à venir, et nous l’attendons d’unmoment à l’autre.

Clotilde baissa les yeux et soupira.

– Vous voyez, dit madame de Barthèle àl’oreille de Fabien, la douleur altère aussi sa santé, à elle,pauvre enfant !

Le jeune homme jeta un rapide regard surClotilde, et se convainquit à l’instant même du contraire. Jamaispeut-être, grâce même à cette légère pâleur qui pouvait aussi bienvenir de la fatigue que du chagrin, la femme de son ami ne luiavait paru plus belle. Son teint rose et blanc, ses lèvresfraîches, son regard limpide, brillaient de jeunesse et desanté ; son maintien était naturel ; la douleur qu’elleressentait n’avait rien d’affecté. À son âge, d’ailleurs (Clotildeavais vingt ans à peine), on ne souffre pas encore beaucoup de lacrainte de perdre, parce qu’on n’a encore rien perdu. Orpheline dèsl’enfance, tous ceux qu’elle avait aimés et qu’elle aimait étaientdemeurés près d’elle, et son présent ressemblait tellement aupassé, qu’elle ne s’effrayait pas de l’avenir. Aussi la peinemorale que lui causait la maladie de son mari n’avait aucuncaractère alarmant ; c’était un nuage léger dans une bellematinée de printemps, glissant sur un ciel pur et voilant lesoleil, sans même en éteindre les rayons. Il y avait plus : onne sentait même pas, en l’étudiant, le dépit que la trahison deMaurice avait dû nécessairement éveiller en elle ; d’ailleurs,elle avait été si chastement élevée, qu’elle ne comprenaitpeut-être pas dans toute son étendue l’importance de cettetrahison. Sa pureté se reflétait sur les autres pour effacer leurstorts ; dans son innocence, elle purifiait tout, et, n’ayantpas l’idée du mal, elle ne le supposait jamais chez les autres.

Tandis qu’elle se tenait ainsi les yeuxbaissés, tandis que madame de Barthèle la plaignait à voix bassedes maux qu’elle n’éprouvait pas, Fabien trouvait un charmeinconcevable à regarder, naïve de cœur et de maintien, cette jeunefemme à qui le mariage n’avait en quelque sorte fait que souleverle voile virginal de la jeune fille, et, sur une analyse rapide detant de grâces candides, rehaussées par l’assurance que donnel’habitude du monde et par le calme qu’inspire la vertu, ilréfléchissait à la bizarrerie du cœur humain, qui avait fait dufroid mari de Clotilde l’amant passionné de Fernande. Mais madamede Barthèle, chez qui l’expérience éveillait la crainte, dont latendresse s’effrayait des moindres choses, qui cherchait par uneagitation continuelle à s’étourdir sur la cause de ses douleurs, nelaissant pas à Clotilde le temps d’un second soupir, ni au jeunehomme le loisir d’un plus long examen, madame de Barthèle repritaussitôt la parole.

– Ainsi, dit-elle, tu étais là, chèreClotilde, quand M. de Montgiroux est entré dans lachambre du malade ?

– Oui, madame, j’étais assise au chevetde son lit.

– Et Maurice a-t-il paru reconnaître lecomte ?

– Je ne sais ; car il ne s’est pasmême retourné de son côté.

– Et alors ?

– Alors, mon oncle lui a adressé laparole ; mais Maurice ne lui a pas répondu.

– Vous voyez, mon cher monsieur Fabien,reprit madame de Barthèle en se tournant vers le jeune homme, dansquel état de marasme le pauvre enfant est tombé ; vous voyezque tout est permis pour le tirer d’une pareille situation.

Fabien fit de la tête un signe affirmatif.

– Et qu’a faitM. de Montgiroux ? continua la baronne en adressantde nouveau la parole à sa belle-fille.

– Il a causé un instant bas avec ledocteur, et m’a fait signe de sortir de la chambre.

– Et ton mari s’est-il aperçu de tondépart ? a-t-il fait quelque mouvement pour teretenir ?

– Hélas ! non, madame, réponditClotilde en rougissant légèrement et en poussant un secondsoupir.

– Madame, dit Fabien à la baronne assezbas pour conserver l’apparence du mystère, assez haut cependantpour être entendu de Clotilde, ne pensez-vous point que, pour quela commotion ne soit pas trop forte, il faudrait, sans qu’on luidît laquelle, que Maurice sût qu’il va recevoir une visite, unevisite de femme. À votre place, j’aurais peur que l’aspectinattendu d’une personne qu’il a si fort aimée ne dépassât lesdésirs du docteur, et d’une crise salutaire ne fît une criseviolente et, par conséquent, dangereuse.

– Oui, monsieur Fabien, oui, vous avezraison, dit madame de Barthèle. Tiens, Clotilde,M. de Rieulle me faisait une observation pleine desens ; il disait…

– J’ai entendu ce que disaitM. de Rieulle, reprit Clotilde.

– Eh bien, qu’en penses tu ?

– Vous avez plus d’expérience que moi,madame, et, je vous l’avoue, je n’oserais pas donner mon avis enpareille circonstance.

– Eh bien, moi, je me range à l’opinionde M. Fabien, dit madame de Barthèle. Écoutez-moi, monsieur deRieulle, et voyez si mon projet n’est point admirable. Au lieu deparler bas et avec précaution, ainsi que nous l’avons fait jusqu’àprésent, je vais faire signe à M. de Montgiroux et audocteur de s’asseoir près du lit de Maurice. Je prendrai à mon tourplace à leurs côtés, et, du ton de la conversation ordinaire,j’annoncerai qu’une voisine de campagne nous a fait demander lapermission de venir voir notre maison, qu’on lui a vantée pour unmodèle de goût. Comme c’est lui qui a tout dirigé ici, cela leflattera, j’en suis convaincue ; car il a pour ses idées enfait d’ameublement un amour-propre d’artiste, ce cher enfant ;en effet, c’est réellement lui qui a tout dirigé ici : le faitest que la maison n’est plus reconnaissable. Mais que disais-jedonc, monsieur de Rieulle ?

– Vous disiez, madame, que vouspréviendriez Maurice qu’une voisine de campagne…

– Oui. Puis, vous comprenez, jedésignerai cette voisine de campagne de manière à lui donnerquelques soupçons. « Nous ne saurions refuser, continuerai-je,de satisfaire la curiosité d’une femme jeune et jolie. »J’appuierai sur ces derniers mots. « Bien qu’elle soit un peuextraordinaire, ajouterai-je, toujours en appuyant. Il se pourraitmême qu’elle fût un peu légère, ajouterai-je encore en appuyantdavantage ; mais, à la campagne, une visite unique, qu’onn’est pas obligé de rendre, ne tire pas à conséquence… »Pendant ce temps-là, nous observerons l’effet de ces paroles ditesnaturellement, ainsi que je viens de vous les dire, comme s’ils’agissait de la chose du monde la plus simple et la plus vraie…Puis je reviendrai vous informer de tout ce qui se sera passé.

Madame de Barthèle fit un mouvement poursortir du salon ; Clotilde se disposa à la suivre. Fabien eutdonc un instant la crainte que son plan n’eût pas réussi ;mais la baronne arrêta sa belle-fille.

– Attends, attends, chère belle ; jeréfléchis à une chose, dit-elle : c’est que, comme je veux, àson portrait moral, ajouter quelques détails physiques, il ne fautpas que tu sois là, vois-tu ; ta présence le gênerait, mon belange. Devant toi, il n’oserait pas m’interroger ; car,crois-le bien, au fond du cœur, Maurice reconnaît, j’en suiscertaine, les torts affreux qu’il a envers toi.

– Madame !… murmura Clotilde enrougissant.

– Mais voyez donc comme elle est belle,continua la baronne, et si véritablement son mari n’est pasimpardonnable ! Aussi, quand Maurice sera guéri, si j’ai unconseil à te donner, chère enfant, c’est de le faire un peu enragerà ton tour.

– Et comment cela, madame ? demandaClotilde en levant ses deux grands yeux d’azur sur la baronne.

– Comment ? Je te le dirai moi-même.Mais revenons à notre dame. « Elle est arrivée, je l’aivue. »

– Vous l’avez vue ? s’écriaClotilde.

– Mais non, ma chère enfant ; c’estpour Maurice qu’elle est arrivée, et non pour toi. « Vousl’avez vue ? demandera M. de Montgiroux. – Mais jen’ai fait encore que l’entrevoir, répondrai-je. – Quelle femmeest-ce ? demandera ton oncle. – Mais une femme… » Aufait, monsieur de Rieulle, comment est-elle ? Que je puisserépondre.

Quoique Clotilde ne fît pas un mouvement, ilétait évident que cette conversation la faisait souffrir, si cen’est de douleur, du moins de dépit. Fabien suivait les progrès decette souffrance avec l’œil d’un physiologiste consommé.

– Brune ou blonde ? demanda madamede Barthèle, qui, avec sa légèreté naturelle, glissait sans cessesur les surfaces, et qui, n’approfondissant jamais rien, neremarquait pas la légère contraction des traits de Clotilde.

– Brune.

– Peut-on aimer une brune, dit madame deBarthèle, quand on a sous les yeux la plus adorable blonde !Enfin, grande ou petite ?

– De taille moyenne, mais parfaitementprise.

– Et sa mise ?

– D’un goût exquis.

– Simple ?

– Oh ! de la plus grandesimplicité.

– Bien ; je vous laisse ensemble.Clotilde, tu viendras me prévenir aussitôt qu’on apercevra lavoiture de madame Ducoudray. À propos, commentviendra-t-elle ?

– Mais dans sa calèche,probablement ; le temps est trop beau pour s’enfermer dans uncoupé.

– Ah çà ! mais elle a donc deséquipages, cette princesse ?

– Oui, madame ; ils sont même citéspour leur élégance.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! dans quel temps vivons-nous ? s’écria madame deBarthèle en sortant du salon et en laissant Fabien seul avecClotilde.

Chapitre 5

 

C’était, comme nous l’avons dit, ce quedésirait M. de Rieulle, et depuis qu’il avait vu entrerla jeune femme, il avait constamment manœuvré pour arriver à cerésultat.

Maintenant, disons quelques mots de Fabien deRieulle, que nous n’avons pas eu le temps encore de faire connaîtreà nos lecteurs.

Fabien de Rieulle était ce que l’on nomme,dans toute l’acception vulgaire du mot, un bon garçon ; il y aplus : au premier coup d’œil, sa mise et ses manièresparaissaient satisfaire aux exigences les plus absolues del’élégance parisienne, et il fallait un regard bien exercé ou unexamen très-approfondi pour distinguer en lui les nuances quiséparaient l’homme du gentilhomme.

Fabien avait trente ans, à peu près, quoiqueau premier abord il ne parût pas son âge. Ses cheveux étaient d’unecharmante nuance de châtain foncé, que faisait ressortir une barbeun peu plus pâle de ton et dans laquelle se glissaient quelquespoils d’une nuance fort hasardée ; ses traits étaientréguliers mais forts, et une couche de rouge un peu trop prononcée,en s’étendant habituellement sur son visage, lui ôtait un peu decette distinction qui accompagne toujours la pâleur. Grand et bienfait au premier aspect, on sentait cependant que ses membres,fortement accentués, manquaient de finesse dans leurs attaches etde délicatesse dans leurs extrémités ; son œil bleu foncé,parfaitement encadré sous un sourcil bien dessiné, ne manquait pasd’une certaine puissance ; mais il eût cherché vainement às’approprier ce regard vague et perdu qui donne tant de charme à laphysionomie. Enfin, toute sa personne avait, si l’on peuts’exprimer ainsi, l’élégance acquise, mais non la distinctionnative ; tout ce que l’éducation et la société donnent, maisrien de ce que la nature accorde.

Fabien de Rieulle s’était lié avec Maurice deBarthèle, et c’était certainement la plus grande sottise qu’il eûtpu faire ; car le voisinage de Maurice servait purement etsimplement à rendre visibles toutes ces légères imperfections,qu’il pouvait facilement dissimuler loin de lui.

En effet, un mauvais génie semblait s’attacherà Fabien chaque fois qu’il voulait entrer en lutte avecMaurice ; car, en toutes choses, Maurice avait l’avantage surlui. Fabien, mécontent de son tailleur, l’avait quitté et avaitpris celui de Maurice, croyant que cette nuance de perfection qu’ilavait remarquée dans la tournure de son ami, venait de la coupeparticulière que Humann donnait à ses vêtements. Or, il s’étaitfait habiller par Humann, et, comme il était loin d’être un sot, ilavait été forcé de s’avouer que son désavantage, à lui, venaitd’une certaine rotondité de taille qui appartenait à sonorganisation. Fabien et Maurice faisaient courir tous deux ;mais presque toujours, soit aux courses du Champ de Mars, soit àcelles de Chantilly, le cheval de Maurice l’emportait sur celui deFabien ; c’était de peu de chose, sans doute, d’une demi-tête,mais c’était assez pour que Fabien perdît son pari. Alors Fabien, àprix d’argent et sous un autre nom, arrivait à acheter le chevalvainqueur ; il débauchait le jockey auquel il attribuait leshonneurs du triomphe, et, avec le même jockey et le même cheval quil’avaient vaincu l’année précédente, il perdait encore, d’un quartde tête, c’est vrai, mais il perdait. Maurice et Fabien étaientjoueurs tous deux, beaux joueurs, gros joueurs surtout ; tousdeux savaient perdre avec calme, mais Maurice seul savait gagneravec insouciance et du même air absolument qu’il perdait. Enfin, onavait prétendu que cette rivalité s’était étendue plus loin encore,s’attaquant à des intérêts où, à défaut du cœur, l’amour-propre estbien autrement en jeu que dans des luttes de toilette, de coursesou de jeu, et que, là encore, Fabien avait été battu par Maurice.Fabien cependant avait eu assez de bonnes fortunes pour arriver àêtre à la mode ; mais Maurice, lui, y avait toujours été. Onavait connu à Fabien la princesse de ***, la baronne de ***, lady*** ; mais Maurice passait partout pour avoir négligé cesconquêtes.

Comme on le voit, Maurice, en toutes choses,avait donc toujours conservé l’avantage sur Fabien. Aussi cedernier avait-il juré de se venger un jour, d’une façon éclatante,de sa longue infériorité, et, dans son espoir, le moment étaitenfin arrivé de prendre sa revanche.

En effet, l’embarras extrême qui se manifestadans le maintien de Clotilde aussitôt qu’elle sa trouva entête-à-tête avec lui parut à Fabien d’un favorable augure. En hommehabile et accoutumé à mettre en usage tous les moyens qui mènent àbien une intrigue amoureuse, il avait envisagé du premier coup lesavantages que lui donnait la proposition que lui avait faite laveille madame de Barthèle, d’amener à Fontenay-aux-Roses cettefemme que son fils aimait. Cependant, comme cette complaisancepouvait lui nuire dans l’esprit de Clotilde et neutraliser lebénéfice qu’il comptait tirer de sa jalousie, il s’était, sousprétexte de ménager à Léon de Vaux un tête-à-tête avec Fernande,arrangé de manière à ce que ce fût Léon de Vaux qui introduisîtsous le toit conjugal la rivale de Clotilde. Lui précéderait sonami d’une heure, et, pendant cette heure, il ferait comprendre à lafemme de son ami, que, forcé d’accepter la mission que lui avaitdonnée madame de Barthèle, il n’avait pas voulu du moins êtrel’agent actif d’un événement qui, de quelque côté qu’onl’envisageât, présentait toujours quelque chose d’humiliant pourl’amour-propre, et de douloureux pour le cœur de la jeunefemme.

Il se fit d’abord de part et d’autre unprofond silence ; mais il y a des moments où le silenceimpressionne plus que la parole, si adroite ou si passionnéequ’elle soit : c’est lorsqu’il y a dans le cœur une sorte deretentissement de ce qui se passe dans le cœur des autres. Or, quese passait-il dans le cœur de Fabien ? Nous le savons. Maisdans celui de Clotilde ? D’où venait chez elle cette agitationintérieure qu’elle s’efforçait de surmonter ? S’était-elleaperçue du sentiment qu’elle avait fait naître, c’est-à-dire de cedésir de possession que les femmes distinguent si rarement del’amour ? N’était-elle point indifférente à cet effet de sabeauté, dont jusqu’alors, moitié par respect pour elle, moitié parcrainte de Maurice, les jeunes gens qui l’entouraient lui avaientlaissé ignorer la puissance ? La trahison d’un mari avait-elleeu le fâcheux résultat de laisser pénétrer dans cette jeune âme unsentiment qui ne fût pas en harmonie avec ses devoirs, et déjàsecrètement, sans trop s’en rendre compte ni se l’expliquer,comprenait-elle la vengeance ? Qui peut le dire ? Lavanité de la femme se trouve souvent blessée sans qu’elle le sacheelle-même, par un de ces instincts de coquetterie inhérents à sanature. C’est alors que l’esprit perçoit chez elle des idéesindécises dont elle ne comprend pas d’abord toute la valeur, maisqui reviennent avec persistance, et qui laissent, à chaque foisqu’elles sont revenues, une trace plus profonde de leur passage.S’il est vrai que les idées soient innées et que notre âme encontienne le germe, ne suffit-il pas du rayon de la premièreoccasion pour les faire éclore, et, une fois écloses, ne sedéveloppent-elles pas rapidement par les occasions qui succèdent àla première ?

Mais évidement Clotilde était émue, et laprésence de Fabien était pour beaucoup dans cette émotion-là. Cefut elle cependant, peut-être même à cause de ce secret embarrasqu’elle sentait peser sur son cœur, qui rompit ce muet préambule.Quant à Fabien, il était trop habile pour ne pas lui laisserremplir jusqu’au bout son rôle de maîtresse de maison, et pourfaire cesser un silence plus expressif à ses yeux que toutes lesconversations du monde.

– Monsieur, dit-elle, en attendant leretour de madame de Barthèle, je vous propose de jeter avec moi unregard sur des fleurs que l’on dit fort rares, que je trouve fortbelles, et que notre jardinier cultive avec beaucoup de soin.

– Je suis à vos ordres, madame, réponditFabien en s’inclinant avec respect.

Et, à ces mots, comme pour échapper àelle-même par le mouvement, Clotilde sortit du salon, et, suivie deFabien, traversa la salle de billard et entra dans la serre.

– Voyez, monsieur, dit Clotilde enexaminant ces fleurs avec une attention trop affectée pour quecette attention ne cachât point de l’embarras ; voyez cespauvres plantes, elles semblent partager la tristesse de la maison,et elles ont l’air toutes délaissées depuis que Maurice est malade.En effet, je crois que c’est la première fois que j’entre icidepuis huit ou dix jours, et ces fleurs sont trop délicates,j’oserai presque dire trop aristocratiques, pour être abandonnéesaux soins d’un simple jardinier.

Fabien la regarda complaisamment caresser cesplantes insensibles ; mais de son côté, il ne rompit pas lesilence. Se taire, c’était de sa part provoquer un autre genre deconversation. La jeune femme le comprit. Elle releva la tête ;mais alors ses yeux rencontrèrent le regard ardent de Fabien, etelle les laissa retomber de nouveau sur ses fleurs. Alors, sevoyant dans l’obligation absolue de montrer de l’assurance, dans lemaintien du moins, elle se crut bien forte en continuant à prendrepour texte la maladie de son mari. Seulement, de cette maladie,elle choisit le seul épisode peut-être que, dans la situationprésente, elle eût dû laisser de côté.

– Monsieur, dit-elle après s’être assiseet avoir fait signe à Fabien de s’asseoir sur de grands divansd’étoffe de Perse qui régnaient tout autour de la serre, dont onpouvait soigner les fleurs du dehors ; monsieur, dit-elle aveccet air résolu qui trahit le trouble intérieur, vous avez témoignébeaucoup d’enthousiasme en traçant le portrait de madame Ducoudray.C’est le nom, je crois…

– De l’enthousiasme, madame ? sehâta d’interrompre Fabien. Permettez moi, je vous en supplie, devous convaincre que vous vous êtes méprise.

– Je ne le pense pas, reprit Clotildeavec naïveté ; j’étais fort attentive à la conversation,d’abord parce qu’elle intéressait Maurice. Vous l’avez dépeinte àmadame de Barthèle, non seulement comme une femme distinguée, maisencore comme une beauté remarquable ; et la manière dont vousvous êtes exprimé excuse et me fait comprendre maintenant cettepassion de Maurice, qui me plonge, – elle se reprit, – qui nousplonge tous ici dans le désespoir.

La réticence involontaire de la jeune femme,car Clotilde n’avait ni l’art ni l’intention de révéler ainsi sesplus secrètes peines, la réticence n’échappa point à Fabien. MadameMaurice de Barthèle, en invoquant un motif d’affliction, avait cruy trouver un point d’appui ; mais le nous collectif dont ellerectifia innocemment la première formule, par un effet instantanéde sa conscience, dévoilait son âme jusqu’à son dernier repli, etFabien, en homme habile, se contenta de balbutier quelques parolesvagues. Cette fois, la conversation prenait un ton trop favorable àses projets pour qu’il cherchât à la détourner.

– Croyez, madame, dit-il, que je prends àvotre douleur une part bien vive ; si Maurice m’avaitécouté…

– Ne l’accusez pas, reprit à son tourClotilde ; il est moins coupable qu’on ne le croit. C’est uneerreur sans conséquence, un caprice d’enfant gâté ; sa mère etmon oncle l’excusent.

– Sa mère, oui, dit Fabien ensouriant ; mais permettez-moi de vous dire que j’ai cruremarquer que son oncle avait moins d’indulgence.

– Ce qui prouve que nous valons mieux quevous, messieurs.

– Qui vous conteste cela ?

– Ou plutôt, continua Clotilde, c’est quela différence est grande entre la situation de la femme et celle dumari. C’est que le monde… pourquoi ? je n’en sais rien… vousrelève, messieurs, du crime dont il nous flétrit.

– Vous vous trompez, madame, repritFabien, l’opinion du monde ne relève du crime qu’au point de vuesocial et non au point de vue du sentiment. À cet égard, et je puisle dire à votre égard surtout, madame, le préjugé sous son doubleaspect me semble absurde.

– Je serai moins sévère que vous,monsieur, répondit la jeune femme en baissant les yeux. Je conçoistout dans cette circonstance, et, croyez-le bien, l’amour-propre nem’aveugle pas. Le crime de Maurice, – et c’est à dessein que je mesers du mot que vous avez prononcé, pour en changer l’acception, –ce crime est involontaire. J’ai toujours entendu dire, et, si peuexpérimentée que je sois en pareille matière, je crois, de moncôté, que la volonté est impuissante dans les choses du cœur etqu’elle ne fait pas plus naître l’amour qu’elle ne peut le fairecesser.

– Hélas ! oui, sans doute, s’écriavivement Fabien, et ce que vous dites là, madame, n’est que tropvrai…

Un soupir suspendit la phrase de Fabien aumoment où elle allait devenir trop significative, et un troubleparfaitement joué prit la valeur d’un trouble intérieur etcomprimé.

Puis, après un moment de silence, il repritcomme s’il lui avait fallu tout ce temps pour maîtriser sonémotion :

– Mais, pour ce qui se passe ici, pour cequi vous concerne, permettez-moi de vous dire toute la vérité,madame. Eh bien, sur l’honneur, je vous le répète, je ne puisconcevoir le fol entêtement de Maurice pour cette femme.

– Et cependant vous faisiez tout àl’heure son éloge de façon à excuser une passion si vive qu’ellesoit, reprit Clotilde avec une inquiétude mal déguisée.

– Eh ! mon Dieu, oui, sans doute,dit Fabien comme vaincu par la vérité. Dans toute autre maison,partout ailleurs, près de toute autre femme, je la trouverais bellepeut être ; mais, voulez-vous que je vous le dise ? saprésence ici m’irrite, et, quoique en apparence, et pour ne pasdésobliger madame de Barthèle, je me sois prêté d’abord à cetteaventure, maintenant je la désapprouve. Cette femme près de vous,c’est une profanation !

– Ah ! monsieur, s’écria Clotildeavec un élan spontané dans lequel, au reste, il y avait plus defraternité que d’affection conjugale, ce n’est pas dans l’affreusealternative de sauver ou de perdre un mari qu’il est permis à unefemme de réfléchir et d’être sévère sur les moyens qui peuventamener un résultat comme celui que nous espérons. Souvenez-vous quec’est le docteur, l’ami d’enfance de Maurice, un des médecins lesplus distingués de Paris, qui a combiné, exigé tout ceci.D’ailleurs, il n’est au pouvoir de personne de changer le passé… Ledanger modifie bien des choses, fait passer par-dessus bien desconvenances, et il m’impose, à moi, la patience et la résignation.C’est mon devoir, à ce que l’on m’a dit ; je ferai mon devoir,et un jour la reconnaissance de Maurice me récompensera.

– J’éprouve, je l’avoue, quelquesurprise, madame, reprit Fabien, de vous entendre parler ainsi, àcette heure. Hier, il m’avait semblé, à la suite de cette scène, àlaquelle j’étais si loin de penser que notre visite donnerait lieu,il m’avait semblé, dis-je, remarquer dans votre langage une sortede douleur et d’indignation que je me suis permis de blâmer. Jen’en comprenais pas bien toute l’importance, je dois enconvenir ; mais la réflexion et, plus encore, un sentimentqui, depuis hier, s’est éveillé en moi à l’aspect de votresituation, m’ont fait revenir sur ce que je vous avais dit.

– Eh bien, monsieur, répondit Clotilde,depuis hier, il s’est fait en moi un changement toutcontraire ; oui, monsieur, l’espoir a produit son résultatordinaire ; on pense beaucoup dans la lenteur d’une nuit sanssommeil passée au chevet d’un mourant qui nous est cher.L’indulgence, d’ailleurs, est souvent le secret de la tranquillité,et la tranquillité, c’est presque le bonheur. Vous voyez, monsieur,que je suis raisonnable, et que je puis répondre aujourd’hui à toutce que vous m’avez fait entendre hier.

– Ai-je donc été assez malheureux,répondit Fabien, pour vous déplaire par ma franchise ? Etcependant, hier, je ne vous ai rien dit que je ne sois prêt à vousrépéter aujourd’hui. Seulement, aujourd’hui, je vous ai vue unefois de plus ; seulement, depuis hier, j’ai pu vous apprécierentièrement, et, à ce que j’ai dit hier, j’ajoute aujourd’hui queje ne comprends pas que l’on puisse vous être infidèle, et que jesuis disposé à plaindre votre mari, si vous ne voulez pasabsolument que je le blâme.

– Monsieur,… balbutia Clotilde enrougissant et en dénonçant, par un mouvement de retraiteinvolontaire, l’extrême embarras où venait de la jeter Fabien.

– Je me tairai si vous l’exigezabsolument, continua le jeune homme ; mais, quand nous amenonsprès de vous la femme qui aveugle votre mari au point de l’empêcherde vous rendre la justice qui devrait vous assurer la supérioritésur toutes les autres femmes, vous me permettrez de déplorer moinsencore les moyens que nous employons pour le guérir, que la causequi met ses jours en péril. Votre bon cœur, je le sens, doitexcuser un caprice qui cause de tels ravages ; mais votreesprit peut-il les comprendre ?

– Il faut cependant croire à ce que l’onvoit, monsieur.

– Madame de Barthèle me disait tout àl’heure que votre mariage avait été un mariage d’amour bien plusque de convenance. Ou elle était dans l’erreur, ou je dois êtreétrangement étonné de voir votre bonheur détruit. L’amour, je lesais, et vous-même le disiez tout à l’heure, se rit de toutes lesconventions de la société ; le cœur n’entre pour rien dans lescombinaisons des familles : mais vous avouez, alors, queMaurice ne vous aimait pas. Voilà ce que prouve sa situationprésente, voilà ce que je puis concevoir ; voilà, enfin, cequi m’indigne contre lui.

Fabien avait parlé avec une telle ardeur deconviction, avec une chaleur de sentiment si puissante, queClotilde n’osa relever les yeux ; en même temps, elle craignitde se taire, et, quoique son émotion la portât à garder le silence,elle fit un effort sur elle-même pour le rompre. Cette espèce devéhémence à laquelle Fabien s’était laissé aller lui inspirait uneterreur vague dont elle cherchait en vain à se défendre. Enfin,sans trop chercher à se rendre compte du trouble qu’elle éprouvait,elle répondit avec un calme apparent dont Fabien ne fut pasdupe :

– Depuis trois ans que je suis mariée, jen’ai jamais eu à me plaindre de M. de Barthèle, et, sanscette maladie fatale, j’ignorerais encore un oubli d’un instant queje pardonne et que je saurai oublier ; car j’aime monmari.

Mais sa voix expira sur ses lèvres enprononçant ces mots solennels. Il se fit un nouveau silence que nil’un ni l’autre n’essaya de rompre. Fabien avait fait un grandpas ; dans ce charmant réduit, au milieu du parfum de cesfleurs auquel Maurice avait si souvent mêlé la douce harmonie de savoix, Clotilde écoutait une autre voix que cette de son mari, etcette voix arrivait jusqu’à son cœur et la faisait tressaillir.

Quant à Fabien, comme il était guidé bien plusencore par un désir de vengeance que par un amour réel, il sesentait maître de lui-même et, par conséquent, de Clotilde. Aussi,tandis que la jeune femme, embarrassée dans ce silence comme dansun réseau qu’elle n’avait pas le courage de rompre, s’abandonnait àune hésitation vague, se laissait aller enfin à l’étonnement et autrouble d’impressions qui lui semblait d’autant plus étrangesqu’elles étaient entièrement nouvelles, Fabien mettait le temps àprofit, combinant la portée des moindres paroles qu’il allait dire,et prenant la résolution d’éclairer Clotilde sur ce qu’elleéprouvait, sans cependant rendre le jour assez vif pour que letrouble qu’elle devait ressentir, la conduisît jusqu’àl’effroi.

Après l’avoir couvée quelque temps d’un de cesregards magnétiques que les femmes sentent peser sur elles, ilreprit donc la parole.

– Me permettrez-vous, madame, dit-il ensoupirant, d’interrompre vos réflexions en vous communiquant lesmiennes ? La singularité de la situation permet entre nous, ceme semble, une certaine confiance, une espèce d’abandon qui me faitespérer que vous me pardonnerez ce que je vais vous dire. Vousaimez Maurice, dites-vous ? Vous le croyez, sans aucun doute,vous devez le croire ; mais il n’y a pas d’amour vrai sansjalousie ; et, jusqu’à présent, ou, grâce à une grandepuissance sur vous-même, vous les avez cachés, ou vous n’avez paséprouvé un seul de ces mouvements impétueux qui dénoncent laprésence d’une passion réelle, qui ne permettent plus de repos, quiempoisonnent à tout jamais la vie. Mais, si votre amour ne s’estpas encore révélé par ces violents symptômes, et que, cependant,cet amour existe, peut-être est-ce vous exposer beaucoup que derecevoir ici la femme qui vous a ravi le cœur auquel non seulementvotre titre d’épouse, mais encore votre supériorité sur toutes lesfemmes, vous donnait le droit de prétendre exclusivement, vous,surtout, qui donniez exclusivement le vôtre. Peut-être, dis-je,serait-il prudent d’éloigner cette femme, de me charger de romprel’entrevue préméditée. Vous n’avez qu’un mot à dire, il en esttemps encore…

– Mais, monsieur, répondit Clotilde avecun léger mouvement d’impatience, vous oubliez que Maurice se meurt,et que le docteur prétend que la présence de cette femme peut seulele sauver !

– C’est vrai, madame, reprit Fabiens’amusant à tourner et à retourner le couteau dans le cœur deClotilde ; mais cette femme, en rendant Maurice à la vie et àla santé, à supposer que sa présence ait ce miraculeux effet, cettefemme le rendra-t-elle à la raison ? Songez-y, madame, c’estla tranquillité de votre existence tout entière que vous jouez surun coup de dé. Vous allez voir cette femme ; mais le point devue duquel vous la verrez vous exagérera tous ses avantages,frivoles à mes yeux, qui, aux vôtres, deviendront des supérioritésréelles. Exempte de coquetterie comme vous l’êtes, ne sachant pasce que vous possédez, vous, de grâces plus précieuses, de qualitésplus réelles, peut-être vous croirez-vous inférieure à elle, parcequ’elle aura fait ce que vous n’aurez pu faire ; peut-êtrealors, avec cette erreur de votre modestie, sentirez-vous passerdans votre âme l’ardent poison de la jalousie, ce tourment sanstrêve, cette douleur sans fin ; vous ne saurez plus alorsdistinguer ce que l’art a combiné de ce que la nature donne ;vous prendrez des manières étudiées pour des grâces naïves ;l’esprit des mots brillants, que l’aplomb et l’audace des repartiesfont valoir, vous paraîtra préférable au sentiment timide qui n’osese trahir. Vous la verrez sans vous voir, madame ; vousl’entendrez sans vous entendre, et vous serez malheureuse, car vousvous croirez réellement inférieure, car je ne serai pas là sanscesse pour vous dire : « Vous l’emportez sur cette femme,madame, comme un diamant sur une fleur, comme une étoile sur undiamant ! » Vous serez malheureuse, ou bien vous nel’aimerez pas.

Les regards et la voix de Fabien étaientanimés d’une expression si chaleureuse et si persuasive, que letrouble de Clotilde devint de plus en plus visible. Cependant,grâce à un effort sur elle-même, elle continua de faire bonnecontenance.

– Vous oubliez, monsieur, répondit-elle,qu’aujourd’hui il ne s’agit pas de moi, mais de Maurice ; quece n’est pas moi qui fais trembler une mère, et, tout en vousremerciant de l’intérêt que vous me portez, peut-être ai-je ledroit de m’étonner du zèle extrême que vous mettez à me dévoilermon propre malheur.

– Ce zèle ne vous surprendrait point,madame, si vous pouviez lire dans mon cœur, si vous pouviezapprécier à sa valeur le sentiment qui me guide, et si vousarriviez ainsi à vous convaincre que votre intérêt me touche plusque celui de mon meilleur ami.

L’aveu, cette fois, était si direct, queClotilde ne put retenir un mouvement d’effroi.

– Je continue de vous écouter, mais jecesse de vous comprendre, monsieur, dit la jeune femme en prenantun ton froid et réservé.

– Oui, c’est vrai, pardon ; pardon,madame !… dit Fabien feignant un embarras qu’il n’éprouvait enaucune façon ; j’oubliais que j’ai peu l’honneur d’être connude vous ; aussi suis-je forcé de vous parler un instant demoi, madame, au lieu de continuer à vous parler de vous ; devous expliquer une singularité de mon caractère, ou plutôt unebizarrerie de mon cœur.

Il s’arrêta un instant, des larmes brillèrentdans ses yeux, et une émotion concentrée parut lui briser la voix.Clotilde continua d’écouter malgré elle.

– Sous une apparence de frivolitémondaine, continua-t-il, je cache un cœur bien malheureux ;oui, madame, j’ai la douleur d’être toujours entraîné malgré moi àme ranger du côté des opprimés, quels qu’ils soient. Pardonnez-moices révélations, madame, et surtout n’allez pas en rire. C’est aupoint que, dans un bal, au lieu de m’adresser aux femmes que leurbeauté et leur parure entourent d’admirateurs, je cherche, pour luifaire partager le plaisir et la joie de tout le monde, la pauvredélaissée que personne n’invite. L’abandon, partout où je lerencontre, a des droits à mon attention, à mes soins, à mon respectmême. Je ne m’établis pas en redresseur de torts, mais je trouve dubonheur à consoler ; c’est un rôle qui ne fait pas briller, etqui, cependant, est doux à remplir.

Il y avait dans la voix de Fabien tant deconviction, et dans son air tant de vérité, que la femme la plusaccoutumée à ce genre de manège y eût été prise ; aussi,voyant l’effet qu’il avait produit, Fabien continua :

– Si vous saviez, madame, combien il y adans le monde d’injustices à réparer ! combien de femmes quel’on croit heureuses détournent la tête pour verser des larmes, etcombien de sourires passent sur les lèvres, qui n’ont point leursource dans le cœur !

– Mais savez-vous, monsieur, qu’à cecompte, dit Clotilde votre vie tout entière doit être un acte dedévouement ?

– Et cet acte de dévouement n’est pasbien méritoire, madame ; car un jour peut arriver, enfin, où,comprenant la différence qu’il y a entre le cœur de celui quil’abandonne et le cœur de celui qui la plaint, une femme quijamais, peut-être, n’eût laissé tomber un regard sur moi, daignerame récompenser d’un mot, me payer d’un sourire, et faire ainsi demoi le plus heureux des hommes.

Cette fois, il n’y avait plus à se tromper surle sens des paroles, ni sur l’intention de celui qui lesprononçait ; aussi Clotilde, toute pâlissante de terreur, seleva-t-elle tout à coup.

– Pardon, monsieur, dit-elle, j’entendsle bruit d’une voiture ; c’est probablement madame Ducoudrayqui entre dans la cour, et j’ai promis à madame de Barthèle de laprévenir de son arrivée.

Et, prompte comme l’éclair, elle traversa lasalle de billard, et disparut derrière la portière du salon.

– Bon ! dit Fabien en rajustant lecol de sa chemise et en lissant ses manchettes, mes affaires vont àmerveille ! elle a fui, donc, elle craignait de se trahir enrestant. Ah ! l’on me fait jouer ici le rôle de médecin ;eh bien, soit ! mais on me payera mes visites.

Chapitre 6

 

La Rochefoucauld a dit, dans ses désespérantesMaximes qu’il y avait toujours dans le malheur d’un amiquelque chose qui nous faisait plaisir.

La Rochefoucauld a pris la chose au point devue le plus philantropique ; il aurait dû dire qu’il n’y avaitpas de malheur qu’on ne cherchât à exploiter, pas de catastrophedont on ne parvînt à tirer parti, pas d’événement calamiteux quin’eût ses joueurs à la hausse et à la baisse.

Ainsi, Fabien de Rieulle et Léon de Vauxavaient spéculé tous les deux sur la maladie de leur ami Mauricepour le remplacer : le premier auprès de sa femme, et lesecond auprès de sa maîtresse. Fernande, en effet, avait passé unmoment pour être au jeune baron de Barthèle ; elle avait parucéder à ses attentions ; et, comme il n’avait transpiré aucunbruit de leur rupture, et qu’ils avaient mis de grandes précautionsà cacher leur intimité, on les supposait unis par un amour bienromanesque et bien langoureux, jusqu’au moment où la vérité se fitjour, c’est-à-dire jusqu’à la veille.

Maintenant que Léon de Vaux ne pouvait plusdouter qu’il n’y eût entre Maurice et Fernande une rupture biendécidée,  une chose le tourmentait singulièrement : quidonc avait succédé à Maurice ? C’était une grave question pourle jeune homme ; car il attachait une singulière importance àconnaître la conduite de la femme capricieuse qui tolérait toujoursses soins sans jamais les récompenser. En effet, depuis près d’unan, Léon de Vaux, quoique de fortune, de manières et de visage à nepoint être repoussé, surtout par une femme qu’on taxait d’unegrande légèreté, attendait vainement que le vent du capricesoufflât de son côté.

Au reste, Léon de Vaux prenait sonsurnumérariat en patience ; plus jeune que Fabien de six ouhuit ans au moins, il recevait de ses relations platoniques avec lacourtisane la plus célèbre de Paris, – car, tranchons le mot,c’était le titre que l’on donnait généralement à Fernande, – unreflet de l’éclat et de la renommée qu’elle avait elle-même ;il y trouvait, en outre, l’avantage de commencer sa carrièred’homme à bonnes fortunes de manière à apprendre du premier coup lefond du métier ; ajoutons qu’il ne voyait nulle part, mêmedans le monde, aucune femme qui parlât plus fortement à soncœur.

Une voiture selon la saison, c’est-à-dire unecalèche l’été, un coupé l’hiver, le tout de la forme la plusélégante, et presque toujours d’un brun foncé ; desdomestiques habillés à l’anglaise, c’est-à-dire tout en noir ;un attelage de chevaux gris pommelé admirablement beaux, desharnais noir d’un vernis brillant à peine rehaussés de quelquesfilets d’argent, indiquaient, sinon la condition élevée, du moinsl’excellent goût de la femme qu’on voyait descendre, le soir, sousle péristyle de l’Opéra ou des Italiens, et quelquefois, le matin,à la petite porte de l’église Saint-Roch. Les badauds, qui jugenttout sur l’épiderme, qui envient l’apparence sans jamais connaîtrela réalité, qui font consister le bonheur dans les jouissances duluxe, se disaient en voyant une personne belle, jeune, élégante,sauter légèrement à bas de cette voiture : « Voilà unefemme bien heureuse ! »

Mais ce qui faisait de Fernande le simulacreparfait d’une femme comme il faut, c’étaient la pureté et lafacilité de son langage, l’assurance de son maintien, le charme desa démarche, la simplicité de sa mise, et l’aristocratie de sesmanières.

Ses jugements, formulés avec les expressionsde tout le monde, ce qui est rare, étaient toujours sains delogique, quoique hardis d’intention. Sur quelque spécialité d’artque se posât une question, elle décidait toujours avec unesupériorité de goût incontestable. En musique, ses observationsétaient d’une exactitude technique et d’une telle finesse desentiment, qu’on ne revenait pas de ses arrêts. Se plaçait-elledevant un piano, ce qu’elle faisait sans se faire prier, etquelquefois d’elle-même, son premier prélude révélait le génie del’inspiration.

Peu d’élus avaient été admis dans sonatelier ; mais ceux qui par faveur spéciale, y étaient entrés,disaient qu’il était impossible qu’elle ne fît pas retoucher sestoiles par un grand peintre qui était de son intimité, et qu’on luiavait donné pour amant.

Aussi savait-elle louer et blâmer, et celaavec beaucoup plus, nous ne dirons pas de justice, mais dejustesse, que ceux qui font leur état de ce malheureux métier qu’onappelle la critique. En littérature, son goût était sévère, ellelisait peu d’ouvrages frivoles. Sa bibliothèque présentait unelongue série des grands écrivains de tous les siècles. Aussi, sousle rapport du jugement, de l’esprit et des manières, Fernande,non-seulement égalait les femmes du monde les plus remarquables etles plus citées, mais encore les surpassait en certains points. Lesqualités du cœur existaient-elles chez elle au même degré quecelles de l’intelligence ? C’est sur quoi ses amis intimesseuls eussent pu corriger les erreurs ou confirmer les opinions deceux qui ne la connaissaient qu’à demi et qui la disaient méchante,non point de cœur, on ne citait pas d’elle une mauvaise action,mais tout au moins de paroles.

Maintenant, Fernande devait-elle ses succès aucharme de sa personne, à la finesse de ses traits ou au concours deses talents ? Était-on plus frappé de sa grâce toujoursvisible, ou des qualités qu’on lui découvrait à mesure qu’on laconnaissait davantage ? Qui l’avait formée à cette hauteélégance ? d’où venait-elle ? qui en avait doté le petitpeuple des lions ? Hélas ! à toutes ces questions restéessans réponse, et qui désespéraient la curiosité même de ses plusintimes, il fallait en ajouter une autre que personne ne soulevait,et qui cependant devenait importante pour quiconque connaissaitcette femme remarquable : quelles étaient les émotionsdominantes de son âme ?

Certes, on en connaissait bien la puissance etl’élévation ; mais qui en avait pénétré les mystères, et, danscette vie si adulée et en apparence si heureuse, qui pouvaitaffirmer qu’il n’y eût pas de profonds chagrins et d’abondanteslarmes ? En attendant, toutes les surfaces de cette existenceétaient brillantes, et, comme un beau lac aux eaux limpides,semblaient refléter les rayons du soleil.

Léon de Vaux, au lieu de faire entrer d’abordFernande dans le salon où il pensait qu’elle était attendue,l’avait, en descendant de voiture, conduite dans le jardin, sousprétexte de lui en faire admirer la beauté, mais, en réalité, pourretarder d’autant l’embarras dans lequel il allait nécessairementse trouver. Tout occupé de lui ou de Fernande, il n’avait point oséla prévenir des fonctions importantes qu’elle devait accomplir, durôle suprême qu’elle devait jouer ; il s’était toujoursdit : « Plus tard ! » Et, maintenant qu’ilétait arrivé au moment où Fernande allait entrer en scène, iln’avait plus le courage de parler. Se reposant sur l’espritaudacieux de son ami, et sur les chances du hasard si souventfavorable aux fous, parce que les fous sont aveugles comme lui, ils’avança donc étourdiment, et avec toute la désinvolture de sondandysme accoutumé, au-devant d’une des plus délicates questionssociales qui aient jamais été abordées, c’est-à-dire l’introductionde la courtisane dans la famille ; et, tout en faisantremarquer à sa belle compagne les agréments de la propriété, letapis moussu de la pelouse, le miroir de la pièce d’eau, le charmedu point de vue, il lui fit monter le perron, lui fit traverserl’antichambre, et l’introduisit au salon, où la présence de Fabiensembla enfin rassurer Fernande.

– Ah ! monsieur de Rieulle,s’écria-t-elle en apercevant Fabien, enfin je vous vois !… Jecommençais véritablement à prendre de l’inquiétude, je vousl’avoue ; c’est une singulière excursion que celle-ci,convenez-en, et j’en suis vraiment étonnée et craintive. J’aiquestionné M. de Vaux ; il a fait le mystérieux etl’énigmatique. – Mais vous, monsieur de Rieulle, vous me direz, jel’espère, où nous sommes et quelle est cette maison enchantée. Onn’y rencontre personne : tout y semble silencieux. Sommes-nousau château de la Belle au bois dormant ?

– Justement, madame, et vous êtes la féequi doit tout ranimer dans ce mystérieux palais.

– Voyons, trêve de plaisanteries,monsieur de Rieulle ! reprit Fernande ; pourquoi m’a-t-onamenée ici ? Me faudra-t-il subir une fête champêtre ?Dois-je assister au couronnement d’une rosière ? D’où vientl’air de surprise avec lequel vous m’écoutez ? Parlé-je unelangue que vous ne comprenez pas ? Répondez, voyons !

– Quoi ! madame, s’écria Fabienstupéfait, ce fou de Léon ne vous a pas dit… ?

Léon interrompit son ami.

– Tu sauras, mon cher, lui dit-il, que,lorsque j’ai le bonheur d’être par hasard en tête-à-tête avecmadame, je ne puis songer à autre chose qu’à l’admirer, et que jeprofite de ce temps précieux pour lui répéter cent fois que jel’aime.

– Convenez donc, en ce cas, que je suistout à fait généreuse, répondit Fernande ; car je vous ailaissé dire cent fois la même chose, sans vous avoir fait sentirque c’était déjà trop d’une seule.

Fernande, presque toujours gracieuse, savaitcependant de temps en temps, avec de certains hommes surtout,lorsqu’elle le jugeait convenable et nécessaire, prendre un ton dedignité qui imposait par l’accord du maintien, de la voix et del’intention. Une impassibilité froide passait alors tout à coup enelle, glaçait son sourire, éteignait son regard, et, de mêmequ’elle avait le pouvoir d’éveiller la joie, elle parvenait àcommuniquer aux plus résolus et aux plus étourdis, la réserve danslaquelle elle désirait parfois qu’on restât.

Léon de Vaux balbutia quelques parolesd’excuse ; Fabien, qui n’avait pas d’excuses à faire,attendit.

– Messieurs, continua Fernande, je vousai vus pleins d’enthousiasme pour le site, pour l’élégance, pour leconfort d’une maison de campagne qui, disiez-vous, était à vendre.Vous saviez que je désirais faire une acquisition de ce genre, vousm’avez invitée à la venir visiter avec vous, je suis venue. Eneffet, cette habitation est fort belle, fort remarquable, fortélégante ; mais elle ne doit pas être inhabitée ;quelqu’un y reste, ne fût-ce qu’un homme d’affaires. Quel est cequelqu’un ? où est cet homme d’affaires ? Parlez ;chez qui sommes-nous ? Est-ce quelque surprise que vous meménagez ? Je vous préviens, en ce cas, que je les déteste.

Une certaine rapidité d’élocution décelaitseule la mauvaise humeur qu’éprouvait Fernande. Elle savait qu’ongarde sa force tant qu’on se contient, et il aurait fallu laconnaître mieux que ne l’avaient pu faire encore les deux jeunesgens pour se douter du mécontentement intérieur qui l’agitait.

– Madame, répondit Léon en cherchant àdonner à sa physionomie toute la finesse dont elle étaitsusceptible, vous vous trouvez ici chez une personne que,peut-être, vous ne serez pas fâchée de revoir.

– Ah ! vraiment ? s’écriaFernande en déguisant sa colère sous un sourire ironique ;c’est quelque trahison, n’est-ce pas ? Je le devine à votreair fin. En effet, je me le rappelle : hier, vous m’avez parléavec affectation d’un grand seigneur ; un grand seigneur, jen’en connais point et n’en veux point connaître. Voyons, ne mefaites pas trop languir dans ma curiosité ; oùsuis-je ?

Et, se tournant vers Fabien en fronçantlégèrement ses beaux sourcils noirs, elle continua avec une sorted’impatience réprimée :

– Je m’adresse à vous, monsieur deRieulle, que je crois homme de trop bon goût, non pour faire uneméchante action, mais pour faire une sotte plaisanterie.

Léon se mordit les lèvres, et Fabien réponditen souriant :

– Je ne puis vous le cacher pluslongtemps, madame ; oui, c’est la vérité. Cette promenade estun piège que nous avons tendu à votre bonne foi, et vous êtes ici,à cette heure, le personnage le plus important et surtout le plusnécessaire d’un complot, fort innocent, rassurez-vous, car ils’agit purement et simplement de rendre la vie à un pauvremalade.

– Oui, madame, ajouta Léon, un maladed’amour, une de vos victimes, une seconde édition du malade d’AndréChénier. Vous le savez, et votre poëte favori l’a dit :

…… Insensés que noussommes !

C’est toujours cet amour qui tourmente leshommes.

– Vraiment ! s’écria Fernande avecune expression plus marquée de moquerie, preuve qu’une colère plusintense s’amassait au fond de son cœur ; vraiment ! Ehbien, monsieur de Vaux, je vous l’avoue, j’admire de votre parttant de complaisance, tant d’abnégation même, surtout avec tantd’amour. C’est bien d’un homme qui m’a dit cent fois en une heurequ’il était amoureux fou de moi.

Puis, après un court silence pendant lequelcependant elle put se recueillir et méditer sur ce qu’elle avait àfaire en cette circonstance, elle affecta un calme si grand, qu’ileût intimidé les projets les plus hardis, et, du ton d’une femmequi prend son parti, elle poursuivit :

– Vous disposez de moi d’une façon un peuétrange, il faut en convenir. Je ne vous en ai cependant pas donnéle droit, messieurs, ni à l’un ni à l’autre ; maisqu’importe ? Vous le savez, je suis observatrice ; ehbien, je profiterai de cette circonstance, de cette aventure, carc’en est une, pour vous apprécier tous. Monsieur de Vaux, vous êtesun homme généreux ; c’est un nouveau point de vue sous lequelje viens de faire votre connaissance. Monsieur Fabien, je suismoins avancée à votre égard, je l’avoue ; mais je ne doute pasque quelque sentiment, d’autant plus honorable qu’il seraprobablement désintéressé, ne vous dirige aussi de votre côté. Nousverrons. – Mais, si je ne me trompe, voici notre solitude quis’anime.

En effet, en ce moment, la porte du salons’ouvrait, et madame de Barthèle, prévenue par Clotilde del’arrivée de madame Ducoudray, apparaissait sur le seuil, avant,comme nous l’avons vu, que Fernande eût pu tirer des deux jeunesgens un seul mot d’explication.

À la vue de la baronne, il se fit unchangement visible dans l’extérieur de la courtisane ; ellesembla grandir de toute la tête, et, au sentiment ironique répandusur son visage, succéda l’expression d’une froide dignité.

Le maintien de madame de Barthèle étaitsolennel et composé ; un sourire factice déformait pour lemoment sa physionomie franche et pleine de naïve bonté ; ellefit, en entrant, une révérence trop profonde pour être polie ;enfin, tout en elle trahissait la préoccupation qui avait dûl’agiter lorsqu’elle avait pris cette suprême résolution derecevoir chez elle une femme vers laquelle elle se fût sentieentraînée, si le hasard seul l’eût offerte à ses regards. Elletenait les yeux baissés, comme par l’effet d’une crainte secrète,et ne les releva qu’après avoir, en termes convenables, mais dontchaque mot paraissait pesé à l’avance, exprimé toute l’impatienceet l’anxiété qu’elle avait ressenties dans le doute et dansl’espoir de la présence de celle qui voulait bien se rendre à soninvitation.

Ce fut alors seulement, et sa phrasecorrectement achevée, que la baronne de Barthèle jeta un regard surFernande.

Aussitôt une seconde révérence, moinscérémonieuse que la première, exprima par un mouvementinvolontaire, soit une expiation de sa terreur, soit l’effet d’unesatisfaction bizarre, en apercevant une personne d’une tournuredistinguée, et belle surtout de sa simplicité et de son goûtexquis.

Madame de Barthèle, exercée dans le monde auxinvestigations rapides, vit, grâce à ce coup d’œil dévorant parlequel une femme procède à l’examen d’une autre femme, dans sonensemble et dans ses détails, tout ce qu’elle voulait voir :c’est-à-dire que la robe blanche dont Fernande était vêtue était dela plus fine mousseline de l’Inde ; que le chapeau de pailled’Italie dont elle était coiffée avait été coupé par mademoiselleBaudran ; que le mantelet noir qui était jeté sur ses épaules,et qui dessinait sa taille fine et élégante, au lieu de la cacher,sortait, comme on le dit maintenant, des ateliers de mademoiselleDelatour ; enfin, que la couleur du soulier qui chaussait unpied d’enfant et la nuance des gants qui couvraient les mains deFernande, dénonçaient jusque dans les moindres détails ce je nesais quoi de bonne compagnie, que la grisette, si enrichie qu’ellesoit, ne parviendra jamais à atteindre ; car ce je ne saisquoi est une essence suave et subtile qu’on sent bien plutôt qu’onne la voit, et qui, pareille à un parfum, se révèle à l’âme encorebien plus qu’aux sens.

Troublée et ravie à la fois de cet examen,madame de Barthèle parla dès lors librement, et, laissant lesparoles exprimer ses pensées :

– J’ai l’honneur de vous remercier,madame, dit-elle presque avec une effusion cordiale, du temps quevous consentez à nous accorder pour le bonheur de ma famille.

Fernande, non moins étonnée aux paroles demadame de Barthèle que celle-ci ne l’avait été à son aspect, maisretenue par cette circonspection et cette réserve toujoursindispensables, dans sa situation, à l’égard de tout le monde, etqui s’étaient doublées dans cette circonstance exceptionnelle, fitde son côté deux révérences modelées en tout sur celles qui luiavaient été adressées, et elle répondit de cette voix harmonieuseet vibrante à la fois, qui donnait tant de prix à ses moindresparoles, et surtout avec ce ton parfait qui semble, par uneintention gracieuse, prêter un sens aux phrases les plus videsd’intention :

– Quand je saurai, madame, dit-elle, dequelle façon je dois vous être agréable, quand je saurai ce que jepuis faire, comme vous le dites, pour votre bonheur…

– Ce que vous pouvez ? s’écriamadame de Barthèle cédant peu à peu à une influence irrésistible.Mais vous pouvez tout. Ce que vous pouvez, le docteur vousl’apprendra. C’est un fort habile médecin que le docteur, et, deplus, un homme de l’esprit le plus distingué…

Fernande adressa aux deux jeunes gens un coupd’œil expressif, comme pour leur demander le sens de ce langage etle mot de cette énigme, qui devenait de plus en plus inintelligiblepour elle. Pendant ce temps, madame de Barthèle, à part soi,confirmait par la réflexion l’opinion favorable que de prime abordelle avait conçue sur la singulière femme avec laquelle le malheurla mettait en rapport.

– Madame, répondit Léon de Vaux à lamuette question qui lui était faite et en désignant madame deBarthèle avec l’apparence d’un profond respect, c’est une mère quisera charmée de vous devoir le bonheur de son fils.

Il y avait dans le sens de ces paroles, etsurtout dans le ton sérieux et niaisement malin de celui qui lesprononçait, quelque chose de si ridicule que, dans toute autreoccasion, Fernande en eût ressenti un de ces mouvements d’hilaritéauxquels elle aimait parfois à se laisser aller ; mais elle secontenta de sourire, et encore ce sourire effleura-t-il à peine seslèvres. La femme qu’on lui présentait comme une mère inquiète pourla vie de son fils était, dans son assurance, si simple et sivraie, une tristesse si profonde se révélait, comme à son insu, sursa physionomie, que Fernande comprit, par un vague pressentiment del’âme, qu’il y avait, au fond de cette aventure, ridicule enapparence, un sujet d’affliction réelle, et peut-être un profondmalheur. Aussitôt, avec une bonté parfaite, elle pria madame deBarthèle de s’expliquer.

Alors celle-ci, oubliant peu à peu larésolution qu’elle avait prise de rester grande dame, en conservantla sévérité de langage et d’attitude qu’elle avait méditée, etcédant sans trop s’en douter à l’attraction qu’exerçait Fernande,répondit avec sa bonhomie et sa légèreté ordinaires :

– Mais c’est qu’il vous aime, le pauvreenfant ! oui, madame, il vous aime, et l’amour que vous luiavez inspiré le jette dans une langueur et dans un délireimpossibles à calmer. Il y a péril de mort, madame ; mais,puisque vous êtes assez bonne pour accepter notre proposition etpour venir passer quelques jours près de nous, près de lui…

L’étonnement de Fernande se manifesta par unmouvement d’indignation si expressif, que madame de Barthèle,voyant qu’elle avait cruellement blessé la jeune femme, saisit lamain de la courtisane, et, la pressant avec une affectioninvolontaire :

– Ah ! madame, s’écria-t-elle, soyeztouchée du mal que vous causez sans le savoir, peut-être, et soyezbien convaincue que nous saurons apprécier et reconnaître tout ceque votre bonté, tout ce que votre complaisance…

Fernande pâlit affreusement, et, à la vue desa pâleur, madame de Barthèle comprit seulement jusqu’à quel pointles paroles qu’elle venait de prononcer, prises dans un certainsens, devenaient inconvenantes ; elle s’arrêta donc tout àcoup elle-même, balbutia quelques mots inintelligibles, et sentitson trouble s’augmenter en entendant Léon dire à demi-voix àFernande, pour se venger sans doute de la rebuffade qu’il avaitreçue un instant auparavant :

– Eh bien, maintenant, madame, vouscomprenez, n’est-ce pas ?

Ce manque de convenance blessa au cœur lesdeux femmes à la fois et du même coup, et chacune d’elles eut, àpart soi, un effort inouï à faire pour maîtriser le reproche quisemblait prêt à sortir de leurs lèvres, et que cependant leurregard seul exprimait.

Quant à Fabien, il semblait assister en simplespectateur à une scène de comédie ; il comprenait l’embarrasréciproque de la femme du monde et de la courtisane, et, comme,quoi que l’on dise, l’amitié ne nous aveugle généralement que surles qualités de nos amis, il trouva que le rôle de Léon était, danscette circonstance, grâce à son caractère de soupirant surtout, leplus ridicule des trois.

Quant à Fernande, l’impression produite surelle par les paroles innocemment cruelles de madame de Barthèlepassa, ou du moins parut passer avec la rapidité de l’éclair. Unerésolution intérieure, dont on vit briller la flamme dans ses yeux,donna à sa contenance une fierté qui ne fit qu’ajouter à la décencequi était inhérente à sa nature et relevait toutes sesactions ; elle repoussa doucement la main de madame deBarthèle, et répondit avec une mesure admirable d’accent et demaintien :

– Madame, je ne saurais, sans m’exposer àêtre injuste envers vous peut-être, tenir en ce moment le langagequ’il convient à mon caractère de faire entendre. Aussi, n’est-cepoint à vous que je m’adresse ; c’est àMM. de Rieulle et de Vaux, qui m’ont conduite ici.

Alors, se tournant du côté des deux amis aveccalme et dignité :

– C’est une audace qui ne sauraitm’étonner de votre part, messieurs, quoique je vous fisse encorel’honneur de vous en croire incapables, que de placer une femmedans une position humiliante en face d’une autre femme, sansqu’elle ait mérité ce châtiment ; c’est une lâcheté de pluscommise par vous contre ces êtres faibles que vous dépouillez, dèsl’enfance, par la séduction, par la ruse, par la surprise, desvertus qui font la seule force de leur sexe ; que vous guettezsur le seuil de l’enfance, et avant quelquefois que la raison leursoit venue, pour les corrompre d’abord et vous arroger ensuite ledroit de les abreuver d’outrages et de mépris ; et cependantni l’un ni l’autre de vous, je le répète, n’avait le droit de memettre dans la position où il m’a mise à cette heure et où jesuis.

Tout interdite d’une scène à laquelle elleétait loin de s’attendre, madame de Barthèle se hâta d’intervenir,essayant de faire entendre à Fernande des paroles d’excuse pourelle et les deux jeunes gens ; mais Fernande l’interrompit duton d’une femme qui comprend qu’elle domine la situation, et quec’est à elle de se faire écouter.

– Je vous en prie, madame, dit Fernande,pas un mot, pas une parole. Tout me porte à croire que je vois envous une de ces personnes favorisées en naissant par la fortune,guidées, dans la première partie de leur existence, par des parentsattentifs qui vous ont transmis des mœurs pures et de salutairesexemples. Pourquoi alors nous mettre en contact l’une avecl’autre ? pourquoi faire plier les deux extrémités de lasociété jusqu’à ce qu’elles se touchent ? pourquoi amener oupar force ou par ruse la courtisane en face de la femme dumonde ? Je comprends toute la distance que de justes préjugésmettent entre nous, madame, et, pour vous prouver que la faute nevient pas de moi, et que je me rends pleine justice, jem’éloigne.

À ces mots, Fernande fit une profonderévérence, et, sans même jeter un coup d’œil sur l’un ou l’autredes deux jeunes gens, elle fit quelques pas vers la porte ;aussitôt madame de Barthèle, d’abord muette et immobile desurprise, se jeta sur son passage :

– Madame, oh ! madame,s’écria-t-elle en joignant les deux mains, ayez pitié d’une mère audésespoir. Je vous en supplie, mon fils est mourant. Madame, ils’agit de mon fils.

Fernande ne répondit pas ; mais, comme ence moment elle se trouvait entre madame de Barthèle et les deuxjeunes gens, elle tourna à demi et dédaigneusement la tête sur sonépaule, et, s’adressant à ces derniers :

– Quant à vous, messieurs, dit-elle endonnant à sa physionomie une expression étrange de dédain et decolère, vous avez méconnu Fernande. Fernande ! vous comprenezce que mon nom prononcé de la sorte veut dire. Regardez-moi,messieurs, et rappelez-vous toute votre vie la rougeur dont vousvenez de couvrir mon front.

– Si vous voulez nous permettre de vousdonner une explication nécessaire, dit Fabien d’un ton grave, jepense que vous sentirez promptement combien nous méritons peu lamenace que vous nous adressez, surtout quand votre présence n’estqu’une preuve de l’estime que nous faisons de vous.

– Oh ! oui, oui, madame, s’écriamadame de Barthèle éplorée, et l’accueil que je vous ai fait, ce mesemble, aurait dû vous convaincre de cette vérité.

– Je crois tout ce que vous daignez medire, madame, répondit Fernande descendant de l’accent de lasuprême fierté au ton de la plus humble politesse ; mais,croyez-le bien, c’est vous donner à mon tour une preuve du profondrespect que je vous porte, que de m’éloigner avant que la situationdouloureuse où je me trouve m’ait contrainte d’y manquer.

Et, en même temps, elle fit encore un pas versla porte ; mais en ce moment la porte s’ouvrit, et Clotildeparut.

– Ah ! ma fille, ma fille, s’écriamadame de Barthèle, venez vous joindre à moi ; et, comme jeprie, moi, pour mon enfant, priez, vous, pour votre mari.

Fernande demeura immobile d’étonnement, et lesdeux jeunes femmes jetèrent l’une sur l’autre un regard d’uneexpression impossible à décrire.

L’apparition du nouveau personnage qui venaitd’entrer en scène avait encore, comme on le comprend bien, augmentéle trouble et la confusion de tous les acteurs du drame intime quenous essayons de mettre sous les yeux de nos lecteurs : l’âgeet le titre de mère donnaient à madame de Barthèle une sorte depuissance morale aux yeux des jeunes gens et de la femme qu’ilsavaient amenée ; mais Clotilde, avec son titre d’épouse, setrouvait placée dans une situation fausse qu’il ne lui était pluspossible d’éviter. On avait beau se dire à soi même, et répéterhautement à tous, qu’on eût ou qu’on n’eût pas la conviction d’unpéril imminent : il faut sauver un fils, il faut sauver unmari ; il était question de mariage, la plus bouffonnedes choses sérieuses, au dire de Beaumarchais, et le monde,toujours prédisposé à rire à cet égard, devait rire même des larmesqu’il voyait couler en trouvant Clotilde face à face avec Fernande,l’honnête femme près de la courtisane, la femme légitime vis-à-visde la maîtresse ; en d’autres termes, ce qu’il faut approuveret ce que l’on doit blâmer réunis ; tout cela offrait uneposition qui répugnait au savoir-vivre, une idée qui choquait lesusages reçus, un aspect qui blessait le sentiment social.

Madame de Barthèle le sentait elle-même ;mais elle s’était placée dans cet embarras avec sa légèretéordinaire ; elle résolut d’y faire face vaillamment, enbravant jusqu’au bout les conséquences de son irréflexion. Elleprit donc la main de Clotilde, qu’elle pressa tendrement sans tropsavoir pourquoi, peut-être pour se soutenir elle-même dans sarésolution, et, s’adressant à Fernande sans toutefois lui présentersa belle-fille, elle lui dit avec une grande effusion de cœur, etcomme on s’accroche à une branche de salut :

– Voilà sa femme, madame. La pauvreenfant est sur le point d’être veuve après trois ans demariage ; prenez pitié d’elle.

Le coup d’œil que les deux jeunes femmesavaient jeté l’une sur l’autre avait suffi pour qu’ellescomprissent leur rivalité. Ici, la magie, le prestige,l’éclat ; là, l’innocence, la beauté, l’autorité dudroit ; chacune eut quelque chose à envier à l’autre ;toutes deux rougirent et s’inclinèrent en même temps.

– Ma chère Clotilde, dit madame deBarthèle à voix basse, et cependant de manière à être entendue,nous devons tout comprendre maintenant. Voici madame Ducoudray.

– Madame Ducoudray ! s’écriaFernande avec surprise en voyant que c’était elle que l’ondésignait sous ce nom.

– Oui, madame, se hâta de dire Fabien encherchant à lui faire comprendre, par l’expression de son regard etpar le mouvement de sa physionomie, qu’il avait fallu recourir à laruse par égard pour les préjugés sociaux ; oui, madame, nousn’avons pas cru devoir faire mystère ici du nom de votre mari.Pardonnez-nous cette indiscrétion, que nous avons crue, sinonnécessaire, du moins convenable.

C’était le dernier coup porté à Fernande. Elleadressa un regard d’indignation aux deux jeunes gens ; puis,revenant a madame de Barthèle :

– Madame, lui dit-elle, j’ai aussi mafierté, j’ai aussi ma pudeur ; si vous me recevez, il est bonque vous me receviez pour moi ; car, en me recevant sous unautre nom que le mien, votre gracieux accueil n’est plus unhonneur, c’est une humiliation. Je ne suis pas mariée, je ne suispas veuve, je ne m’appelle pas madame Ducoudray : je me nommeFernande.

– Eh bien, madame, sous quelque nom quevous vous présentiez ici, s’écria madame de Barthèle, soyez labienvenue ; c’est nous qui vous avons été chercher, c’est nousqui implorons votre présence, c’est nous qui vous supplions derester.

À cette voix vibrante et dont l’accentmaternel allait jusqu’au cœur, au geste dont Clotilde accompagnales paroles de sa belle-mère, Fernande comprit que deux femmesaussi distinguées ne se trouvaient pas dans une position semblablesans y avoir un de ces intérêts puissants qui élèvent lessituations au-dessus des règles du monde. Elle fit donc un promptretour sur elle-même, et, se rendant maîtresse de sa fiertébouillonnante et révoltée au fond de son cœur :

– Je n’ai plus de volonté, madame,dit-elle à la baronne en s’inclinant avec un respect plein degrâce ; faites de moi ce que vous voudrez ; quem’importe, d’ailleurs, le nom dont on m’appelle, puisque j’airenoncé à mon véritable nom ! Seulement, je réclame maintenantl’explication que je refusais tout à l’heure et que vous alliez medonner lorsque madame est entrée.

Et elle désigna de la main Clotilde, dont ellene savait pas le nom.

– Oh ! merci, merci ! s’écriamadame de Barthèle enchantée ; je sentais que vous nousseconderiez : vous êtes trop belle pour n’être pas bonne… Voussaurez donc…

Madame de Barthèle achevait à peine deprononcer ces mots, qu’une péripétie nouvelle vint encore changerla face de cette scène, sans qu’on pût prévoir dès lors commentelle pourrait se terminer. M. de Montgiroux entra.

En apercevant Fernande,M. de Montgiroux s’arrêta court et poussa un cri. Cettearrivée inattendue, cette exclamation de surprise échappée aucomte, produisirent un de ces effets de théâtre que la différencedes impressions reçues par chaque personnage rend si difficiles àdécrire, et pour lesquelles il faut laisser agir l’imagination, quirévèle plus à l’esprit que l’art presque toujours impuissant dunarrateur.

Seulement, il fut évident pour chacun que lafausse madame Ducoudray et le comte de Montgiroux se connaissaientplus qu’ils n’avaient voulu le laisser croire ; car,immédiatement, l’un et l’autre se remirent de l’étonnementréciproque qu’ils avaient manifesté ; mais cet étonnementavait été assez visible, cependant, pour donner lieu à toutes lessuppositions qu’il plaisait de faire aux spectateurs intéressés oudésintéressés de cette scène.

– Voilà le mot de l’énigme quit’inquiétait, dit Fabien à Léon ; le prince régnant, c’est lecomte de Montgiroux.

– Que peut il y avoir de commun entreM. de Montgiroux et cette femme ? se demanda madamede Barthèle.

– Ah ! c’est pour Fernande que monneveu se meurt d’amour ! murmura le grave pair de France.

– Est-ce un piège habilement tendu, unevengeance de Léon de Vaux ? se demanda Fernande.

Clotilde seule, calme et en dehors desimpressions du moment, ne percevait aucune crainte secrète ;aussi fut-elle la première à rompre le silence.

– Mon oncle, dit-elle, n’est-ce point lemédecin qui vous envoie auprès de nous ?

– Oui, sans doute, répondit vivement lecomte, sans doute. Le docteur sait l’arrivée de madame et ils’impatiente.

– Eh bien, dit la baronne, puisque madamea la bonté de se mettre à notre disposition, et que le docteurs’impatiente, ne perdons pas un instant.

– Je vous ai déjà dit, madame, quej’étais à vos ordres, dit Fernande, et, puisqu’on prétend que jesuis nécessaire…

– Nécessaire, murmuraM. de Montgiroux, nécessaire ! C’est le mot, madame.Un pauvre fou, le mari de ma nièce, a eu le malheur de vous voir,et, comme tous ceux qui vous ont vue, il se meurt d’amour.

Le comte avait prononcé ces paroles avec untel accent de dépit, que Clotilde crut que, dans la sévérité de sesprincipes, M. de Montgiroux voulait faire une leçon àFernande.

– Oh ! mon oncle, s’écria-t-elle ense jetant dans les bras du comte, de grâce, je vous enprie !

Puis elle ajouta tout bas :

– La sévérité serait peu convenable denotre part, et en cette occasion.

Mais le pair de France était trop agité pouren demeurer là, et, comme Fernande s’empressait de luirépondre :

– Oh ! monsieur le comte, j’espèreque votre galanterie vous fait exagérer la position du malade.

– Non, madame, dit-il, non ; car,dans son délire, il vous nomme, vous accuse d’ingratitude, deperfidie, de trahison : que sais-je, moi !

La scène menaçait de tourner en une querellepersonnelle, que, dans son imprudence, M. de Montgirouxallait faire à Fernande, lorsque la baronne, d’un mot, fit rentrerson ancien amant dans les convenances de sa position.

– Monsieur le comte, dit-elle avecdignité, vous oubliez que madame Ducoudray est en ma présence, chezmon fils, devant votre nièce, et que, si vous avez une explicationquelconque à lui demander, le lieu est mal choisi, et le momentinopportun.

– Oh ! oui, oui, mon oncle, s’écriaClotilde sans rien comprendre aux sentiments qui préoccupaientM. de Montgiroux dans ce moment, je vous en supplie, nesongeons qu’à Maurice.

– Maurice ! s’écria Fernande ;est-ce que le malade se nomme Maurice ?

– Oui, madame, répondit la baronne. Nesavez-vous donc pas chez qui vous êtes, je suis la baronne deBarthèle.

– Maurice de Barthèle ! s’écriaFernande. Ô mon Dieu, mon Dieu ! ayez pitié de moi !

À ces mots, elle porta la main à son front,et, après avoir chancelé un instant elle tomba sans connaissanceentre les bras de Clotilde et de la baronne, qui, en la voyantpâlir et s’affaisser, s’étaient avancées pour la recevoir.

Chapitre 7

 

La femme qui causait tant de trouble dans lafamille de madame de Barthèle se souvint, en reprenant ses sens, dela situation dans laquelle on venait de la placer malgré elle. Parune puissante réaction, elle retrouva sa présence d’esprit, etrappela cette force de volonté qui lui donnait tantd’assurance ; car, pour quiconque n’était pas intéressé àconnaître le fond de son existence, la vie de Fernande était purede tout scandale.

Il y a plus, Fernande s’était, pour ainsi direfait un rang dans le monde parisien, et, par ce mot, il fautentendre ce cercle de jeunes gens riches, nobles et élégants, qui,du boulevard des Italiens, donnent le ton au monde. Quoique l’oneût connu à Fernande peu de relations intimes, tous laconnaissaient pour avoir été reine, sinon dans son boudoir, dumoins dans son salon, centre des gens d’esprit qui se faisaientprésenter à elle, comme autrefois on se faisait présenter à Ninonde Lenclos. L’entourage de Fernande était donc une véritable cour,un hôtel de Rambouillet, moins le pathos philologique et les haineslittéraires, un tribunal de goût par lequel les gens ayantprétention à l’élégance ou à l’esprit devaient passer, et du milieuduquel les jugements rendus se répandaient avec force d’arrêt chezles artistes et chez les gens du monde. Il en était résulté que lessoupers de Fernande avaient acquis une grande réputation, et quel’on disait tout haut dans le salon le plus aristocratique dufaubourg Saint-Germain, et dans l’atelier le plus élégant de laNouvelle-Athènes : « J’ai soupé hier chezFernande ; » puis, si l’on demandait avec qui, ilarrivait presque toujours que les noms des convives appartenaient àla liste des noms illustres de la France. Il en était résulté quel’esprit de justice, si rare cependant chez nous, avait assigné àFernande une position exceptionnelle, et qu’on ne la confondait pasavec les femmes vulgairement appelées femmes entretenues, sanscependant qu’on eût pour elle toutes les déférences accordées auxfemmes mariées, quelque galantes quelles soient.

Cependant le besoin qu’on avait de l’angedéchu dans la maison de Fontenay-aux-Roses donnait, sans qu’on yprît garde, aux soins qu’on lui rendait quelque chose de latendresse que l’on a pour les siens et pour soi-même. Madame deBarthèle et Clotilde, en voyant Fernande s’évanouir, n’avaientpoint voulu s’en rapporter, peut-être un peu par crainte et parprudence, aux soins de leurs femmes de chambre pour la fairerevenir ; elles avaient donc pu se convaincre par elles-mêmes,en rendant à la belle évanouie ce petit service d’épingles à ôteret à remettre, que le bon goût n’était point chez Fernande uneapparence de toilette, mais qu’au contraire l’habitude d’un luxeintérieur se révélait chez elle par cette recherche minutieuse queles femmes qui l’ont elles-mêmes peuvent seules apprécier ;chez la douairière, cette remarque alla même si loin, qu’elle envint à soupçonner que Fernande devait être d’une naissancedistinguée, et que le nom de baptême, ou plutôt d’adoption, souslequel elle était connue, cachait quelque grand nom de famille.

En se voyant l’objet des attentions de la mèreet de la femme de Maurice, Fernande referma d’abord ses yeuxentr’ouverts, et cela par un mouvement spontané, par l’effetinstinctif de la pudeur de l’âme, par la force d’un sentiment dontson cœur avait le secret ; mais, presque aussitôt, elle sentitque plus tôt elle sortirait de cette situation, mieux vaudrait pourelle et pour les autres. Alors, rouvrant, comme nous l’avons dit,les yeux par la force de sa volonté, elle recueillit un instant sesesprits, et, sans chercher à exciter l’intérêt par des minauderiesaffectées, elle fit entendre un remercîment naïf. Les hommes, quis’étaient éloignés, reçurent alors la permission de rentrer ausalon, et revinrent animer par leur intérêt réel ou simulé cetintermède où chacun semblait se préparer à la scène qui devait sepasser dans la chambre du malade. En effet, pour tout le monde, ledrame devait être là ; mais, pour Fernande, il était déjà dansle fond de son cœur.

– Madame, dit-elle en s’adressant àClotilde, c’est vous qui me conduirez au chevet du malade ; jene consens à paraître aux yeux de M. de Barthèle qu’entrevous et sa mère.

Puis, s’adressant à Fabien et àLéon :

– Messieurs, dit-elle, c’est une leçonterrible que vous me donnez : elle ne sera pas sans profitpour moi, et je vous en remercie.

Il fallait à la courtisane le courage quivient de l’âme pour qu’elle se soutînt entre ces deux femmesrespectées, car elle aimait Maurice avec toute la puissance d’unsentiment profond ; c’est pour lui seul, et par lui seul,qu’elle avait ressenti la première impression de l’amour ; cetamour avait été le principe des développements moraux que sa naturesupérieure lui réservait grâce à une multitude de germes fécondsapportés par Fernande en naissant. En effet, sous des apparences delégèreté, Fernande, nous l’avons dit, cachait de nobles facultésque l’éducation qu’elle avait reçue, et une grande finesse de tactqui lui était naturelle, défendaient éternellement contre lessuggestions involontaires de la coquetterie et les dépravationssociales dont son existence exceptionnelle avait nécessairement dûl’entourer.

C’était aux courses de Chantilly que Mauriceet Fernande s’étaient vus pour la première fois. Ces courses, commeon le sait, étaient devenues, sous le haut patronage qui lesdirigeait, le rendez-vous de toutes les sommités parisiennes.Maurice, qu’un voyage en Italie avait éloigné de France, que lessoins qu’il avait donnés à son hôtel de la rue de Varennes et à savilla de Fontenay avaient préoccupé à la suite de ce voyage,faisait en quelque sorte sa rentrée dans le monde. Deux chevaux àlui couraient, Miranda et Antrim, et il devait monter un de ceschevaux lui-même, la dernière course étant une course degentilhommes riders.

Au moment de partir, madame de Barthèles’était trouvée indisposée ; Clotilde alors avait déclaréqu’elle restait près de sa belle-mère. Maurice avait voulu seretirer et se contenter de faire courir son jockey ; mais onsait quelle grave question c’est qu’une pareille retraite :d’ailleurs, Maurice avait une réputation de sportman àconserver. Les deux femmes insistèrent pour qu’il ne changeât rienaux dispositions arrêtées. Maurice, s’étant assuré près du docteurque l’indisposition de sa mère ne présentait aucune gravité, sedécida à aller à Chantilly. Maurice se retrouva donc au milieu detoutes ses anciennes connaissances de garçon. Fabien aussi faisaitcourir. Comme Maurice, il avait deux chevaux engagés, Fortunatus etRoland ; comme Maurice, il devait courir lui-même :l’ancienne rivalité des deux jeunes gens allait donc renaître.

Notre intention n’est point de donner à noslecteurs les détails d’une de ces fêtes que notre ami Charles deBoignes décrit si bien ; seulement, disons que Fabien etMaurice partagèrent le prix d’Orléans, et que, dans la course desgentilshommes riders, Miranda, montée par Maurice, sautabravement toutes les haies, tandis que Roland refusa ladernière.

Selon sa vieille habitude, Fabien seretrouvait donc battu par son ami.

Fernande n’avait jamais vu Maurice, ellen’avait jamais entendu prononcer son nom ; elle commençait àêtre à la mode dans le monde quand Maurice s’en était retiré.Fernande avait dans sa voiture une de ces femmes sans conséquence,dont les femmes élégantes qui n’ont ni frère ni mari se font unecompagne et un maintien ; elle demanda à cette femme quelétait ce beau cavalier brun qui montait ce beau cheval alezan. Lacompagne de Fernande ne connaissait ni le cheval ni le cavalier.Fernande fut donc forcée de recourir au programme, et ce fut leprogramme qui lui dit le premier le nom de l’homme qui allait avoirune si grande influence sur sa vie.

Les courses devaient se continuer lelendemain. Les amateurs que la fête avait attirés restèrent donc àChantilly. On sait de quelle manière les choses se passaient enpareille occasion, et comment on se disputait chaque chambre.Fernande s’y était prise assez longtemps à l’avance pour avoir unappartement complet ou elle recevait toute sa cour. Après lescourses, ses amis de Paris se réunirent donc chez Fernande, et,comme elle possédait la maison la plus confortable de Chantilly, ilfut convenu qu’on se trouverait chez elle le soir et qu’on ysouperait en commun.

Maurice avait d’abord eu l’intention derevenir le soir même à Fontenay-aux-Roses ; mais, sur leturf une foule de paris s’étaient engagés pour lelendemain ; en sa qualité de vainqueur, le baron de Barthèledevait aux vaincus une revanche. Il resta donc, quoique sa premièrepensée eût été, comme nous l’avons dit, de partir.

Le bruit du souper projeté se répandit. Fabienvint en parler à Maurice comme d’une espèce de solennité à laquelleil ne pouvait se dispenser d’assister. Maurice connaissait Fernandede nom ; il avait souvent éprouvé une grande curiosité de voircette femme, dont ses amis parlaient toujours comme d’une desfemmes les plus gracieuses et les plus spirituelles quiexistassent. On n’eut donc pas grand’peine à l’entraîner vers unechose qu’il désirait depuis longtemps. Cependant il ne consentit àaccompagner Fabien qu’à la condition qu’on recommanderait le plusgrand secret à ses amis, de peur que Clotilde n’apprît cette petitedébauche, et que, sous aucun prétexte, il ne serait question,pendant ce souper, ni de sa mère ni de Clotilde. Fabien fitsemblant de comprendre cette pudeur de fils et d’époux, et jura àson ami que, de son côté, il n’avait à craindre aucuneindiscrétion.

Maurice avait donc été présenté à Fernande lesoir même, et Fernande l’avait reçu avec toutes les déférences quel’on doit à un vainqueur.

D’abord, Fernande n’avait vu dans Mauricequ’un homme élégant de plus dans sa cour d’hommes élégants ;aucun changement ne se manifesta donc dans ses manières, elle restaquelque temps rieuse, spirituelle et coquette, comme elle l’étaittoujours. Bientôt cependant les avantages physiques, quiprédisposent toujours à la sympathie, inspirèrent à Fernande une deces attractions inévitables qui servent d’appui à la philosophiecorpusculaire de Thomas Brown, et qui forment, selon lui, la basedes grandes passions. Bientôt, et surtout lorsque la gaieté de latable eut donné un plus libre cours à la conversation, Mauriceparla. Le son de sa voix était vibrant, son esprit était vif ;de temps en temps, des lueurs poétiques illuminaient ses parolesavec le rayonnement d’une idée, chose si rare dans le monde où ilse trouvait, et, sous le feu des saillies, une pensée sérieusecommença de se glisser au cœur de la courtisane. Au lieu dediriger, comme d’habitude, la conversation, ou plutôt de la fairebondir légère et joyeuse, selon les caprices de son esprit,Fernande écouta et regarda Maurice. Ce fut alors que, sans ysonger, elle découvrit dans le visage du jeune homme les traitspour lesquels, en sa qualité d’artiste, elle avait toujours conçuune prédilection particulière ; les lignes pures que sonimagination rêvait sans pouvoir les tracer, lorsque, le pinceau oule crayon à la main, elle cherchait le beau idéal sur le papier ousur la toile. Elle douta alors que le cœur fût chez Maurice à lahauteur de la forme et de l’esprit. Elle jeta quelques motsdestinés à résonner sur l’âme comme fait sur le bronze le battantde la cloche. Les mots rendirent juste le son qu’attendaitFernande ; de plus, ils amenèrent sur le visage de Mauricecette teinte de mélancolie que nous avons dit lui être habituelle,et qui est si séduisante, chez un homme surtout. Pendant tout lecours du souper, il ne fit pas un seul compliment à Fernande.

Placé trop loin d’elle pour lui rendre tousles petits services qu’on se rend de convive à convive, il secontenta de la regarder. Seulement, chaque fois que la gaietééclatait plus vive, et que la conversation, contenue cependant danscertaines limites, devenait plus libre, le regard de Maurice sevoilait, en regardant l’ange déchu, d’un nuage de tristesse plusprofonde, comme si Maurice s’était dit au plus intime de soncœur : « Si jeune, si belle, si élégante, si bien faitepour être aimée, quel malheur qu’elle soit ce qu’elleest ! »

Et, en effet, Maurice, de son côté, éprouvaitles mêmes sympathies et recevait les mêmes atteintes. Des causesdifférentes produisaient chez lui des effets semblables. Iltrouvait dans Fernande la réalisation des rêves de son amour, cesformes que son imagination avait mille fois tracées dans l’ombre etdans la nuit de l’espoir, cet être de la pensée, ce fantôme créé àla fois par le cœur et par l’esprit, dont on est sans cessedistrait et détourné par les réalités de la vie, mais qu’onretrouve avec bonheur dans le repos et dans la solitude, quand onferme les yeux,  quand on oublie les mœurs positives, quandl’âme réagit sur la matière. Au milieu de cette joie bruyante, aumilieu de cet échange de mots sonores qui résonnaient d’autant plusqu’ils étaient vides, Maurice soupirait donc effectivement ensecret ; souriant tristement à l’illusion, suivant du regardl’animation tardive de son désir éteint, il contemplait tristementet avec des regrets intimes, au milieu des éclats de la joie, lamalheureuse femme qu’il avait adorée, sans la connaître, dans lapureté de ses premières sensations. Cette impression se glissaitjusque dans son cœur, sous la protection d’une douce pitié, et soncœur, en retrouvant l’image d’autrefois, recevait des émotionsinconnues, et devinait en lui des facultés nouvelles.

Quoique partis de points opposés, Maurice etFernande se trouvaient donc réunis au même but. La soirée eut poureux la durée d’un éclair ; on se sépara à trois heures dumatin, et, lorsqu’on parla de se séparer, tous deux jetèrent lesyeux sur la pendule, croyant qu’il était minuit. Maurice, enrentrant chez lui, n’eut plus qu’un souvenir, Fernande ;Fernande, en rentrant chez elle après tout ce bruit évanoui, toutecette rumeur éteinte n’eut plus qu’une pensée, Maurice. Chacun serappela les moindres paroles de l’autre, les plus légèresintonations de voix, les moindres gestes ; chacun s’endormitavec le désir de se revoir le lendemain.

Le lendemain, le jour se leva sombre etorageux. À midi, Maurice mit sa carte chez Fernande ; mais iln’osa demander à être reçu. À une heure, l’orage éclata, et unepluie effroyable vint ôter tout espoir que les courses pussentavoir lieu. Force fut de remettre les paris à un autre jour ;de tous côtés, on envoya chercher des chevaux de poste, et chacunreprit le chemin de la capitale.

Maurice avait eu le soin de demander l’adressede Fernande ; Fernande demeurait rue des Mathurins,n° 19.

Quant à Fernande, elle n’avait fait aucunequestion sur Maurice, d’abord parce qu’elle sentait qu’elle neferait pas ces questions de son ton de voix naturel, ensuite parcequ’elle trouvait étrange de songer à lui, enfin parce qu’ellejouait secrètement à se créer quelquefois ainsi un espoir vague quitoujours avait été déçu, et qui cependant revenait toujours ;car l’espoir, quelque timide qu’il soit, est une recette de bonheurqui calme les cœurs souffrants. Il est vrai que l’espoir a cela decommun avec l’opium, que, lorsqu’on se réveille, on n’est que plusabattu et plus malheureux.

D’ailleurs, elle avait le pressentimentqu’elle reverrait Maurice.

En effet, le lendemain de son retour deChantilly, vers les trois heures de l’après-midi, comme Fernande sepréparait à sortir, Maurice se présenta chez elle. Tous deux setroublèrent en se rencontrant à la porte de l’antichambre, tousdeux devinèrent à leur rougeur qu’ils avaient songé l’un à l’autre,tous deux enfin éprouvèrent le désir de ne pas retarder d’uninstant le moment de se parler. Cependant, comme s’ils eussentsenti le besoin de se préparer à cette entrevue, Maurice insistapour que Fernande ne rentrât point pour lui ; mais Fernande,de son côté, répondit qu’elle ne sortait que pour cinq minutes, etpria le jeune homme de l’attendre. Après un muet accord, Mauricefut donc introduit dans l’appartement de Fernande, au moment oùcelle-ci en sortait ou faisait semblant d’en sortir.

Seul dans l’appartement de cette femme qu’ilavait rencontrée par hasard, qu’il avait vue quelques heures àpeine, et qui cependant occupait toutes ses pensées, Mauriceéprouva une de ces vives émotions dont on est longtemps à seremettre. Était-ce le sentiment de la faute qu’il commettait quil’agitait de la sorte, ou bien, après avoir cédé à une sorted’entraînement inexplicable et irrésistible, cessait-il d’êtresoutenu en arrivant au but, qu’il ne devait dépasser que pourentrer dans un chemin nouveau pour lui ? Était-ce la femmelégitime, était-ce la courtisane, était-ce Clotilde, était-ceFernande, qui exerçait ainsi sa mystérieuse influence ? Quoiqu’il en soit, dans le hasard favorable d’un isolement momentané,il eut le loisir d’examiner le lieu où le caprice l’amenait presquemalgré lui, et peu à peu ses impressions se modifièrent, l’âmeretrouva sa liberté, et un charme nouveau et tout-puissant s’emparaentièrement de ses facultés à l’aspect des objets qui frappaientses regards.

Le salon de Fernande, au lieu d’être surchargéde colifichets à la mode en ce moment, au lieu de présenter desétagères couvertes de figurines de Saxe, au lieu d’étaler cesdunkerques pleins de curiosités, qui font de la plupart denos salons modernes des boutiques de bric-à-brac, était d’un aspectsévère et d’un goût irréprochable. Tendu entièrement de damas deChine violet avec des portières et des meubles de même étoffe,cette couleur foncée faisait admirablement ressortir deux grandesarmoires de Boule surmontées, l’une de deux magnifiques vases decéladon craquelé, renfermant des fleurs ; l’autre d’une énormecoupe de malachite, taillée dans un seul morceau, et accompagnée dedeux grands cornets de vieux chine, de chacun desquels s’élançaitune gerbe de fleurs de lis d’or, destinées à servir de candélabres.À la muraille pendaient des tableaux de l’école italienne, presquetous antérieurs à l’époque de Raphaël, ou des copies deschefs-d’œuvre de la jeunesse de ce maître. C’étaient des BeatoAngelico, des Pérugin, des Jean Bellini, au milieu desquelss’égaraient un ou deux Holbein, admirables de couleur et précieuxde fini. Un piano chargé de partitions, une table chargée de livreset d’albums, indiquaient que la musique et la peinture avaient leurculte dans cette vie compromise.

En effet, à droite, à travers l’ouvertured’une portière, on apercevait une espèce d’atelier ; c’étaitlà que le goût et l’esprit de la maîtresse du logis se retiraientpour faire en quelque sorte l’histoire de ses habitudes. Maurice,sans en dépasser le seuil, y plongea ce regard avide qui sait toutparcourir d’un coup d’œil ; les fenêtres, masquées dans leurpartie inférieure par une serge verte, ne laissaient pénétrer danscette chambre qu’un jour favorablement ménagé pour les esquissespendues aux murailles et pour les toiles commencées qui chargeaientles chevalets. Cette chambre était consacrée entièrement àl’art ; c’étaient des réductions des plus belles statues de laGrèce ; c’étaient des plâtres moulés sur les chefs-d’œuvre dumoyen âge ; c’étaient des armes de tous les pays, des étoffesde toutes les époques, des damas et des brocarts comme PaulVéronèse et Van Dyck en jettent sur les épaules de leurs doges ousur les corps de leurs duchesses ; c’était un désordre étudié,c’était un chaos pittoresque qui réjouissait l’œil, et quiindiquait, dans celle qui était arrivée à cette réunion des objetset à cet arrangement des choses, un profond sentiment de lacomposition et de la couleur.

En face de l’atelier, une porte, défendue parune double portière, était ouverte : c’était celle de lachambre à coucher ; celle-là était tendue de damas grenat avecdes rideaux orange. Le lit, l’armoire à glace et les autresmeubles, étaient en bois de rose. Là, Fernande s’était un peurelâchée de la sévérité générale de l’ameublement. Un poëte dutemps de l’Empire aurait dit, en voyant les deux pièces que nousvenons de décrire, que le temple de l’Amour était en face du templedes Arts.

Maurice n’y jeta qu’un coup d’œil et se reculale cœur serré. Pourquoi ce sentiment douloureux à la vue de cettechambre toute coquette et toute parfumée ? Explique qui pourracette impression.

Maurice revint donc au salon ; il ouvritles partitions qui étaient sur le piano : c’étaient leFreischütz de Weber, le Moïse italien de Rossini,le Zampa d’Hérold. Il ouvrit les livres qui étaient sur latable : c’étaient des Bossuet, des Molière, des Corneille.Rien ne dénotait la frivolité dans tout ce qui frappait sesyeux ; aucun indice accusateur ne dénonçait la position queFernande tenait dans la société ; tout révélait, au contraire,la femme à la fois simple, gracieuse et sévère. Maurice aurait puse croire dans l’hôtel de quelque jeune et jolie duchesse dufaubourg Saint-Germain.

En ce moment, Fernande entra, ou plutôt, sansêtre entendue, souleva la portière ; mais, par un frémissementinstinctif, par une sensation magnétique, Maurice devina sonapproche et leva les yeux. Peut-être y avait-il eu de la part de lajeune femme un certain calcul à laisser Maurice ainsi seul quelquesinstants ; peut-être avait-elle pensé qu’une certaineréhabilitation morale devait précéder entre eux toute conversation.Aussi, comprenant par son propre cœur, plus encore que parl’étonnement qui se peignait sur le visage du jeune homme, tout cequi se passait en lui, elle aborda franchement la questionimportante pour elle, celle qui devait guider sa conduite en cettecirconstance, et, sa situation exceptionnelle lui rendant toutfacile à cet égard, elle eut recours audacieusement à lafranchise : c’était d’un mot et brusquement raffermir sonespoir de bonheur ou le détruire.

– Vous avez pensé, monsieur, dit-ellesans que sa voix ni son visage trahissent la moindre émotion, et enarrêtant sur Maurice un regard perçant, vous avez pensé, n’est-cepas, qu’il suffisait de se présenter chez moi pour pouvoir y êtreadmis ?

– Excusez-moi, madame, balbutiaMaurice ; mais, à Chantilly, j’eus l’honneur de vous faireremettre ma carte, et, depuis deux jours, je me suis si fortreproché dans mon cœur de n’avoir pas insisté pour vous voir…

– Oh ! monsieur, pas d’excuse, ditFernande ; je n’ai le droit ni de m’étonner, ni de m’offenser.Vous m’avez vue une seule fois, vous ne me connaissiez pas, et laréputation qu’on m’a faite, par ma faute sans doute, car, vous lesavez, le monde est infaillible, a dû vous autoriser à cettedémarche ; soyez sincère, monsieur.

Et, en disant ces mots, la voix de Fernanderetomba du diapason auquel elle s’était élevée d’abord à un accentdoux et mélancolique. Maurice crut même voir une larme briller dansses yeux.

– Madame, répondit Maurice non moins émuqu’elle, ma sincérité, je l’espère, aura son pardon, car elle a sonexcuse. L’impression que vous avez produite sur moi pendant lasoirée que j’ai eu l’honneur de passer avec vous a été si profonde,que, depuis ce moment, je n’ai eu qu’un seul désir, celui de vousrevoir. Si ce désir, mis à exécution aussitôt que je l’ai pu, estune inconvenance, accusez-en mon cœur, madame, et non monesprit ; mais ne me punissez pas trop rudement ; lesmoindres blessures au cœur sont mortelles, vous le savez.

Fernande sourit, s’assit sur un large divan,et fit signe à Maurice de s’asseoir ; Maurice porta la main àun fauteuil, mais Fernande lui désigna sa place auprès d’elle.

– Merci, monsieur, lui dit-elle :merci si vous dites vrai ; car, moi, je serai franche avecvous ; car, ajouta-t-elle en relevant la tête, et avec unaccent de naïveté charmante, si jamais j’ai désiré plaire àquelqu’un, c’est à vous.

– Grand Dieu ! madame, s’écriaMaurice en pâlissant, dites-vous là ce que vous pensez ?

– Écoutez-moi, monsieur, continuaFernande en imposant silence au jeune homme par un geste à la foisplein de grâce et d’expression, écoutez-moi.

Maurice joignit les deux mains avec uneexpression d’attente à la fois craintive et passionnée à laquelleil n’y avait point à se tromper.

– Si, au milieu des mille choses qu’onn’a pas manqué de vous dire de moi, reprit Fernande, on ne vous apas dit que ma fortune m’assure aujourd’hui l’indépendance, je doistout d’abord vous l’apprendre ; puis, si l’on vous a dit queje n’étais pas entièrement maîtresse de mon cœur et de ma personne,on vous a fait un mensonge, et ce mensonge, je dois lerectifier : je suis indépendante de toute façon,monsieur ; de l’homme que j’aimerai, je ne veux donc rien queson amour, si j’ai pu le faire naître ; à cette condition etsur ce serment, je consens à tout. Bonheur pour bonheur. Levoulez-vous ? Je vous aime.

En achevant ces mots, la voix de Fernande luimanqua, et la main qu’elle avançait toute tremblante vers Mauricene put attendre l’adhésion du jeune homme, et retomba sur sesgenoux.

Un autre se serait jeté aux pieds de Fernande,eût baisé mille fois cette main, eût tenté de la convaincre par desserments cent fois répétés ; Maurice se leva.

– Écoutez-moi, madame, dit-il ; surl’honneur d’un gentilhomme, je vous aime comme jamais je n’ai aimé,et, il y a plus, je crois à cette heure que je n’ai jamais aimé quevous. Maintenant, oubliez mes cent mille livres de rente comme jeles oublie, et traitez-moi comme si je n’avais que ma vie à vousoffrir ; seulement, disposez d’elle.

Puis, se mettant à deux genoux devantFernande :

– Croyez-vous à ma parole ?dit-il ; croyez-vous à mon amour ?

– Oh ! oui, s’écria Fernande en luifaisant un collier de ses deux bras, oh ! oui, vous n’êtes pasun Fabien, vous !

Et les lèvres des deux jeunes gens serencontrèrent comme celles de Julie et de Saint-Preux dans un âcreet long baiser ; puis, comme Maurice devenait pluspressant :

– Écoutez, Maurice, lui dit-elle ;j’ai renversé toutes les convenances ; je vous ai dit lapremière que je vous aimais, la première j’ai approché mes lèvresdes vôtres. Laissez-moi l’initiative en toutes choses.

Maurice se releva, et regarda Fernande avec unregard d’indicible amour.

– Vous êtes ma reine, mon âme, mavie ! dit-il. Ordonnez, j’obéis.

– Venez, dit Fernande.

Et, mollement appuyée au bras de Maurice, elleentra avec lui dans son atelier, s’assit devant un chevalet surlequel était un tableau commencé.

– Maintenant, dit Fernande en prenant sespinceaux, causons ; il faut avant tout se connaître. Moi, jesuis Fernande, une pauvre fille enrichie, que les gens polisappellent madame pour eux-mêmes, mais exilée de la société sansretour, à qui le monde est interdit ; je suis une courtisaneenfin.

– Fernande, dit Maurice le cœur serré, neparlez pas ainsi, je vous en supplie.

– Au contraire, mon ami, répondit lajeune femme d’une voix altérée, quoique sa main ajoutât au tableaucommencé des touches d’une fermeté étonnante ; au contraire,il faut que je vous aguerrisse à tout ce que l’on vous dira de moi.On ne me ménage pas, je le sais ; mais pourquoi me plaindraisje ? Je n’en ai pas le droit.

Maurice comprit que ce travail qu’exécutaitFernande à cette heure n’était qu’un moyen qu’elle avait trouvépour que leurs yeux ne se rencontrassent point ; il luidevenait, on le comprend, plus facile ainsi de parler, de faire desaveux que lui commandait sa loyauté. Une telle conduite prouvait aumoins la bonne foi ; jamais la coquetterie d’une femme perduen’eût imaginé pareille ruse.

Le tableau que Fernande peignait, d’après uncarton qu’on eût cru dessiné par Owerbeck, était un de ceschefs-d’œuvre d’expression dont les peintres idéalistes seuls nousont laissé des modèles, et dont le sentiment a presque entièrementdisparu de l’art, depuis le jour où Raphaël adopta sa troisièmemanière. Jésus se tenait debout au milieu de ses disciples, et àses pieds pleurait une femme : cette femme, était-ce la femmeadultère ? était-ce la Madeleine repentante ?Qu’importe ! C’était une jeune et belle pécheresse à laquellele fils de Dieu pardonnait.

Dans cette œuvre, presque achevée au reste,Fernande n’avait point encore touché à la tête divine ; il y aplus, cette tête manquait au carton comme elle manquait autableau ; une idée pieuse avait-elle arrêté l’artiste dans ledoute de son talent ? C’était probable ; mais, choseétrange, sous l’impression nouvelle et inconnue qu’elle ressentaiten présence de Maurice, tout en lui parlant et en s’animant de saparole, sans craindre les distractions que pouvait lui causer lejeune homme, dont le regard ardent suivait son pinceau, elle abordacette tâche difficile devant laquelle Léonard, le grand et le douxLéonard, recula trois ans lui-même.

– Je ne vous dirai pas ce que j’ai été,continua-t-elle ; seulement, je serais heureuse de savoirqu’il vous importe de connaître qui je suis. Je ne vous parleraipas du passé, je n’y puis rien changer ; mais je vous diraiqu’il n’existe pas dans le monde une femme citée pour la rigiditéde ses mœurs qui puisse désavouer ma vie actuelle, ma position unefois comprise et acceptée. Ah ! continua-t-elle, ce n’estpoint moi qui me suis faite ce que je suis, croyez-le bien.

Elle étouffa un soupir, et elle eut la forcede détourner les yeux de la peinture pour les porter sur le jeunehomme ; il écoutait comme on admire, silencieux et le cœurgonflé d’émotion.

– Et maintenant, poursuivit-elle, voussavez de moi, Maurice, tout ce que vous devez savoir, vousconnaissez tout ce que vous pouvez connaître ; soyez assezgénéreux, je pourrais dire assez équitable, pour me prendre enpitié. Tâchez de comprendre le courage qu’il me faut pour supportercette existence en apparence si frivole. Oui, je le sais bien, vousm’avez rencontrée au milieu de jeunes fous, vos amis. Mais c’est undes effets les plus inévitables de ce passé, que je maudis, de nepouvoir m’affranchir du joug des conséquences : quand une foison s’est écarté des chemins battus, une autre dirait par lespréjugés du monde, moi, je dirai par les lois sociales, la plusnaturelle des actions louables demande un effort, la plus simpledes vertus demande une réaction. Pour vivre la moitié de ma vieselon mes goûts, je suis obligée de sacrifier l’autre. Vous m’avezrencontrée au milieu du bruit et de la joie. J’aurais mieux aimé,ce soir-là surtout, la solitude et le silence ; car, cesoir-là, j’étais triste à mourir. Cependant, cette fois, je n’aipas à me plaindre d’avoir cédé aux instances qui m’ont été faites,puisque je vous ai rencontré, puisque aujourd’hui je vous vois, jevous sens là près de moi. Oh ! je n’ai pas tardé àm’apercevoir que vous ne partagiez pas la joie de vos amis, et,moi, j’étais contente de votre tristesse ; car il me semblaitque, dans votre tristesse, il y avait un peu de jalousie. J’auraisvoulu pouvoir vous dire : « Ne craignez rien, Maurice,pas un de ces hommes n’a été mon amant ; » car, je vousle répète j’étais entraînée vers vous par une sorte depressentiment ; si vos regards se fixaient sur moi, je mesentais tressaillir ; si vous parliez, j’aspirais vosparoles ; enfin j’éprouvais le vague besoin d’aimer, jecherchais un refuge dans ma conscience, je rêvais l’abnégationcomplète de mon orgueil. Que voulez-vous ! il n’y a de repospour moi que dans le dévouement, il n’y a de bonheur que dansl’amour ; aimer, c’est racheter mes fautes. Mecomprenez-vous ?… Ô Maurice, Maurice, dites que vous mecomprenez.

Un regard voilé de larmes accompagna cettequestion.

– Oui, oui, répondit Maurice encore pluspar un léger mouvement de tête qu’avec la parole, comme s’il eûtcraint, en prononçant un seul mot, de troubler la mélodie de lavoix de Fernande, comme s’il n’eût pas voulu se distraire de ceregard triste, où se reflétait comme dans une glace le sens de toutce qu’il venait d’entendre.

– Merci, reprit Fernande, merci !j’aurais été malheureuse de vous trouver insensible au côtédouloureux de mon existence. Je vous disais donc, Maurice, que mavie était régulière, et c’est la vérité ; tout ce que j’enpuis arracher au bruit et à la joie, je le consacre à l’étude, autravail, à la réflexion. Il en résulte que, dans le tourbillon oùje suis parfois entraînée, je conserve toujours le calme de maraison ; les passions seules pourraient troubler mon âme,jeter leur agitation dans mon repos, me faire sortir du cercle oùje me suis emprisonnée ; mais, jusqu’au moment où je vous aivu, je m’étais dit que je n’aimerais jamais, et je le croyaissincèrement, Maurice ; car, ici, dans ma maison, je suis sousla sauvegarde de mes habitudes. Chaque place est destinée à untravail quelconque ; si je n’ai pas fait plus de folies que jen’en ai fait, c’est au travail que je le dois. Le travail, c’estl’ange gardien qui veille sur moi, j’en suis convaincue. Lapeinture, la musique, une lecture sérieuse, et la journée se passe,et l’ennui n’arrive pas jusqu’à mon âme ; de temps en temps,quelques amis à qui j’ose dire que je souffre, et qui ne rient pasde ma douleur, viennent causer avec moi. C’est quelque chose de sidoux qu’une causerie où les sentiments produisent leur impression,où la pensée, sans y prétendre, s’élève à ce point que l’espritn’ose la suivre, où, vagabonde, puissante et ailée, elle rapprochetoutes les distances, réunit tous les contrastes, et, sur ce motd’enfant : « Si j’étais roi ! » bâtit despalais à loger une fée ; poétiques rêveries qui soutiennentl’âme au milieu de nos inexorables réalités !

Si Maurice, libre d’esprit et de cœur, eût puréfléchir sur le sens sérieux et profond de ce langage, un étrangeétonnement se fût certes emparé de lui en songeant que c’était unecourtisane qui parlait ainsi ; mais, dans le vague d’unepassion naissante, il n’était déjà plus maître de rien apprécier nide rien repousser de celle qui l’inspirait ; le charme étaitsi puissant, le prestige si complet, qu’absorbé tout entier par leprésent, il n’avait plus de souvenirs, et ne formait pasd’espérances, comme si la vie se fût résumée, passé et avenir, dansle regard, dans le geste de Fernande.

Elle avait interrompu son travail, et,souriant avec une naïveté d’enfant :

– M’avez-vous comprise ?demanda-t-elle.

– Oh ! oui, répondit Maurice, et ilme semble que tout ce que vous me dites n’est que l’écho de mespropres pensées. Fernande, vous m’aimez, dites-vous ? Eh bien,moi aussi, je vous aime, et de toutes les forces de mon âme.

– Mon Dieu ! s’il était vrai,s’écria Fernande en joignant les mains, s’il était vrai, que jeserais heureuse ! car, d’aujourd’hui seulement, je commence àcomprendre qu’il doit être affreux d’aimer seule, de vivre seule,de passer seule son temps à vouloir, à prévoir. Eh bien, si vous nem’aimiez pas, Maurice, je serais désormais seule dans la vie. Maistout alors serait bientôt dit ; car, en vous voyant ici chezmoi, près de moi, en écoutant les paroles que vous venez de medire, j’ai reçu dans mon âme une espérance si douce, que jemourrais de la perdre.

– Eh ! dépend-il de moi maintenantde vous aimer ou de ne pas vous aimer ? s’écria Maurice ;ne suis-je pas entraîné vers vous par un sentiment irrésistible,et, quand je le voudrais, pourrais-je donc me séparer devous ?

– Ce que vous dites là, Maurice, n’estpas ce que vous diriez à une autre femme ? s’écria Fernande.Ce que vous me dites là est vrai ?

– Oh ! sur ma foi et sur monhonneur, répondit Maurice la main sur sa poitrine.

Fernande se leva.

– Ce moment me fait oublier bien deschagrins, dit-elle ; Maurice, vous êtes mon sauveur.

Et, reportant son regard sur lapeinture :

– Voyez, dit-elle, comme mes sens étaientd’accord avec ma pensée ; il y a un mois que j’hésite à fairela tête du Sauveur, et en dix minutes cette tête a été achevée.

Maurice jeta les yeux sur le tableau, et vitavec étonnement que la tête triste et mélancolique de Jésus étaitson propre portrait.

– Vous vous reconnaissez, n’est-cepas ? dit Fernande. Eh bien, comprenez-vous à la fois mapensée et mon espérance ? Dieu pardonne à la femme coupablepar votre bouche et par vos yeux. Démentirez-vous sa divineparole ? Et moi, si je devais manquer jamais à la saintepromesse que je fais de ne pas vous trahir, ne me suffirait-il pas,pour raffermir mon âme, de prier devant cette peinture, qui parlede la miséricorde céleste ?

Elle posa sa palette et son pinceau sur unechaise.

– Je ne toucherai plus à cette toile,dit-elle, j’y gâterais quelque chose. Ce qui se fait sousl’inspiration du sentiment a toujours un caractère de grandeur etde vérité. Quittons cet atelier, Maurice, et venez au salon ;je veux me montrer à vous tout entière, je veux que vousm’aimiez.

Elle tendit la main à Maurice, qui lui offritson bras, et, appuyée sur le jeune homme, le regardant avec unsourire doux et mélancolique, accordant, pour ainsi dire, son pasavec son pas, elle alla s’asseoir à son piano.

– Je vous l’ai dit, Maurice, continua lasirène, ici chaque place est marquée pour une étude ; quand lapeinture m’a fatiguée, la musique me distrait. Aimes-tu la musique,Maurice ?

– Oh ! tu me le demandes,Fernande !

– Tant mieux ! moi, je l’adore.C’est l’expression vive et momentanée des impressions de l’âme. Jesuis seule, je souffre ou je suis gaie, ma douleur ou ma joie sonttrop intimes pour les confier à une amie qui en rirait, je me metsà mon piano, et mes doigts lui disent les secrets les plus profondsde mon cœur. Là, jamais d’émotion incomprise. Écho fidèle etharmonieux, il répète ma pensée dans tous ses détails et dans touteson étendue. Au bout d’un quart d’heure que je suis à mon piano, jeme sens soulagée. Mon piano, Maurice, c’est mon meilleur ami.

Et alors, après avoir laissé courir ses doigtssur les touches, comme pour dégager la fleur du chant des nuages dela pensée, elle fit entendre l’air de Roméo, Ombraadorata, et le récitatif qui le précède, avec une accentuationsi vraie et si entraînantes que Duprez et la Malibran en eussentété jaloux.

Maurice écoutait dans un pieuxravissement ; toutes les fibres de son âme, éveillées parcette voix pure et sonore, résonnaient sous les doigts de Fernande.Aussi, lorsqu’elle eut fini, ne songea-t-il point à faire un élogebanal.

– Fernande, dit Maurice laissez-moibaiser votre voix.

Et, tandis que la jeune femme, renversée audossier de sa chaise, faisait entendre un des plus doux sons del’air qu’elle venait de chanter, Maurice rapprocha son visage dusien, et aspira le souffle harmonieux qui s’échappait de seslèvres.

– Que vous êtes belle ainsi ! ditMaurice, et comme toutes les impressions de votre âme se reflètentsur votre visage !

– Et comment ne serait-on pasimpressionné par cette musique ! s’écria Fernande. Dites, nela sent-on pas vibrer jusqu’au plus profond du cœur ?

– Oui ; mais voici la première foisque je l’entends chanter ainsi. Où avez-vous donc passé votrejeunesse, Fernande, et qui vous a fait cette admirable éducationque je n’ai trouvée jusqu’à présent dans aucune femme dumonde ?

Un nuage de tristesse passa sur le visage dela jeune femme.

– Le malheur et l’isolement, dit-elle,voilà mes deux grands maîtres ; mais je vous ai prié, Maurice,de ne jamais me parler du passé. N’attristons pas cette journée,c’est ma journée la plus heureuse, et je veux la garder dans ma viepure de tout nuage. Et maintenant, Maurice, suivez-moi, continuaFernande avec une expression d’amour infini, j’ai encore quelquechose à vous faire voir.

– Une nouvelle surprise ? ditMaurice.

– Oui, répondit la jeune femme ensouriant.

Et, s’élançant toute rougissante d’une pudeurde jeune fille, elle alla dans l’angle du salon pousser un ressortinvisible, et une porte s’ouvrit.

Cette porte donnait dans un charmant boudoirtout tendu de mousseline blanche ; des rideaux blancsretombaient devant la croisée, des rideaux blancs enveloppaient lelit ; cette chambre avait un aspect de calme virginal quireposait doucement l’œil et la pensée.

– Oh ! demanda Maurice en dévorantFernande de ses beaux yeux noirs ; oh ! Fernande, où meconduisez-vous ?

– Où jamais homme n’est entré,Maurice ; car j’ai fait faire ce boudoir pour celui-là seulque j’aimerais. Entre, Maurice.

Maurice franchit le seuil de la blanchecellule, et la porte se referma derrière eux.

Chapitre 8

 

Avant l’intimité qui venait de se former entreFernande et Maurice, ils avaient tous deux ignoré cette vie du cœurqui seule donne aux passions leur force et leur durée ; mais,à la première révélation de cette existence ignorée jusqu’alors,Maurice avait vu fuir toutes les illusions de sa vie conjugale.Clotilde était jolie, Clotilde était même belle, plus belle queFernande peut-être, mais de cette beauté froide qui ne s’animejamais ni du rayon de l’enthousiasme, ni des larmes de la pitié. Lebonheur de Maurice avec Clotilde était un bonheur calme, uniforme,négatif ; c’était l’absence de la douleur plutôt que laprésence de la joie. Le sourire de Clotilde était charmant, maisc’était toujours le même sourire ; c’était son sourire dumatin, c’était son sourire du soir, c’était le sourire dont elleaccompagnait le départ de Maurice et dont elle saluait son retour.Clotilde enfin semblait une de ces belles fleurs artificiellescomme on en voit dans les ateliers de Batton et de Nattier,toujours fraîches, jolies, mais ayant dans leur fraîcheur éternelleet dans leur beauté sans fin quelque chose d’inanimé qui dénoncel’absence de la vie.

Maurice avait épousé Clotilde à seize ans, ets’était dit à lui-même : « C’est une enfant. »Clotilde avait pris trois années et était devenue femme sansqu’autre chose se développât en elle, que sa froide beauté. Il enrésultait que Maurice avait toujours aimé Clotilde comme on aimeune sœur.

Tout cet édifice d’heureuse tranquillité avaitdonc, aux yeux de Maurice, simulé le bonheur. Les convenancesrespectées à l’égard de sa jeune femme lui avaient valu ce que lesgens du monde appellent la considération. Le repos et la vanitél’avaient maintenu dans cet état intermédiaire entre l’ennui et lafélicité. Mais, du moment que Maurice avait retrouvé Fernande,c’est-à-dire la femme selon ses sympathies, le cœur selon son cœur,l’âme selon son âme, il ne s’était plus inquiété à quel étage de lasociété il l’avait rencontrée, il l’avait prise dans ses bras,l’avait enlevée jusqu’aux régions les plus hautes de son amour. Dèslors les émotions, les mystères, les transports d’une existencenouvelle, avaient répondu aux besoins endormis de son organisation,aux lois secrètes de sa poétique et ardente nature. Tout avaitdisparu, disparu dans le passé ; car le passé était vided’émotions, et quiconque a traversé la mer, oublie tous les joursde calme pour le souvenir d’un seul jour de tempête. Il n’y avaitdonc plus pour lui de félicité que dans les regards deFernande ; à ses yeux, le luxe ne conservait de prix que parle goût exquis dont elle parait toute chose ; les arts nerépondaient à sa pensée que par le sentiment qu’elle yattachait ; enfin, sa vie même, si pleine à cette heure, luidevenait insupportable à l’instant même, quand ce n’était pas àFernande qu’il la consacrait.

Pour Fernande aussi venait de s’ouvrir uneexistence plus conforme à ses désirs et à ses volontés. La saintetéd’un amour vrai semblait en quelque sorte la purifier, effacer lepassé, rendre à son âme sa candeur native. Fernande chassait tousles souvenirs anciens pour ne pas souiller un avenir dont lespromesses la berçaient mollement. On eût dit que, par un effort devolonté, elle retournait à son enfance pour disposer cette fois lesévénements de sa nouvelle vie d’après les exigences de saraison ; et cette force de vouloir, par laquelle tout prenaitun autre aspect, donnait à la fois à sa beauté un charme pluspuissant et à son esprit une allure plus vive. Le bonheur de sonâme rayonnait autour d’elle, comme la lueur d’un ardent foyer.

Un tel accord de sympathie venait accroîtrerapidement une passion dont l’un et l’autre ressentaient pour lapremière fois l’impression profonde. Chaque jour ajoutait quelquechose au charme du tête-à-tête, au bonheur de l’intimité. Plus ilss’appréciaient l’un l’autre, plus ils se sentaient étroitementunis. Tous deux à cet âge heureux de la vie où le temps qui passeajoute encore aux grâces du corps, ils voyaient dans leur tendressemystérieuse tant d’heureuses chances de bonheur, que la source dece bonheur semblait ne pouvoir se tarir. Avec Fernande, l’âmepresque toujours dominait les sens et excluait ce culte de soi-mêmequi use vite le sentiment et qui fait de certaines liaisons un liensi fragile. L’amour, ce feu qui ne brille qu’aux dépens de sadurée, était si chastement couvert sous les ressources du cœur etde l’esprit, qu’il semblait chez ces deux beaux jeunes gens devoirsuffire à la durée de toute leur existence. Le temps s’écoulaitrapidement, et cependant la jeune femme élégante ne se montraitplus ni dans les promenades ni dans les spectacles. Les plus bellesjournées d’hiver, ces journées que l’on met si âprement à profit,s’écoulaient sans qu’on aperçût la voiture de Fernande ni auxChamps-Élysées ni au Bois. Les spectacles les plus attrayants del’Opéra et des Bouffes se passaient sans que les regardsretrouvassent la loge où Fernande trônait au milieu de sa cour.Elle avait fait de ses heures un emploi si régulier et si complet,qu’il ne lui restait pas un instant à donner aux indifférents detous les jours et aux flatteurs d’autrefois. Depuis que Mauriceétait entré dans son appartement, nul n’était plus admis chez elle,aucun n’avait part à sa confiance ; nul regard indiscret nepouvait percer le secret de sa conduite, et, dans son ivresse, ellelaissait la foule s’étonner et murmurer.

– Mon Dieu, que je suis heureuse !disait-elle souvent en laissant tomber sa tête gracieuse surl’épaule de Maurice et en parlant les yeux à demi fermés, la boucheà moitié entr’ouverte. Le ciel a pris mes maux en pitié, cherami ; car il m’a envoyé cet ange, qui est venu trop tard pourêtre le gardien de mon passé, mais qui sera le sauveur de monavenir. Je vous dois mon repos aujourd’hui et pour toujours,Maurice ; car, avec le bonheur, il n’y a que des vertus.Ah ! croyez-le bien, le juge d’en haut sera sévère pour ceuxqui n’ont pas su employer les richesses qu’il avait déposées aufond de leur âme, et qui, pouvant se procurer le bonheur dont nousjouissons, l’ont laissé passer sans en vouloir. Le bonheur,vois-tu, Maurice, c’est une pierre de touche sur laquelle tous nossentiments sont éprouvés, les bonnes et les mauvaises qualités n’ylaissent pas la même marque. Le bonheur qui me vient de toi,Maurice, m’élève à ce point, que je suis fière d’existermaintenant, moi qui parfois ai eu honte de la vie. En effet, lemonde pour moi se réduit maintenant à nous deux ; l’universpour moi se concentre dans cette petite chambre, paradis que tu asanimé, Éden où nul n’est entré avant toi, et où nul n’entrera aprèstoi, car l’ange de notre amour veille au seuil. J’espère en toicomme en Dieu ; je crois en ton amour comme en la vie quim’anime. Je ne dirai pas que je pense à toi à des momentsdonnés ; non, ton amour est en moi. Je ne pense pas au sangqui fait battre mon cœur, et cependant c’est ce sang qui me faitvivre. Je suis si certaine que tu m’aimes, Maurice, que jamais undoute n’est venu troubler ma sécurité à cet égard. Il me semble quej’assiste par la puissance de mon imagination à toutes les actionsde votre vie. Je pénètre avec vous dans l’intérieur de votrefamille, je vois votre mère, je l’aime pour vous avoir donné lavie, je la respecte à cause de son nom, je m’incline devant ellepour recevoir une part des bénédictions qu’elle vous donne ;que vous êtes heureux, Maurice ! Et, voyez comme je suisfolle, il me semble que je suis de moitié dans les soins que vouslui rendez, dans l’amour que vous avez pour elle. Je me cache, enpensée, dans un coin de votre salon, comme une pauvre enfant miseen pénitence, qui peut tout voir, tout entendre, mais à laquelle ilest défendu de parler. Oh ! non-seulement, Maurice, je ne visque pour vous, mais encore je ne vis que par vous, je le sens.

De son côté, Maurice ne comprenait la vie quepar le temps qu’il consacrait à Fernande. Aussi, placé entreClotilde qu’il cachait à Fernande, et Fernande qu’il cachait aumonde, il était heureux et malheureux à la fois : malheureuxde feindre auprès de Clotilde une tendresse qu’il ne pouvait avoir,auprès de Fernande une liberté qu’il n’avait pas, et dans le mondeune tranquillité qu’il n’avait plus.

En effet, quoique la confiance fût sans bornesentre les deux amants, ils avaient cependant apporté quelquesrestrictions dans leurs confidences mutuelles, restrictionsindispensables à leur bonheur. À leur avis, ce n’était pas tromper,c’était aimer avec discernement, voilà tout. Entre l’illusion et lavérité, il se fait toujours une capitulation de conscience, une deces transactions tacites et obligées qui seules rendent possiblesles relations secrètes. Ainsi Fernande, avec la franchise qui luiétait permise, n’avait point consenti à parler à Maurice de sa viepassée, parce que, dans cette vie, il y avait des actes dont elleavait à rougir. Ainsi Maurice avait, avec les plus grandesprécautions, caché à Fernande qu’il fût marié, autant par respectpour Clotilde que par amour pour Fernande. Il en résultait que,forcé de tromper à la fois sa femme et sa maîtresse, il usait savie à cacher à l’une son amour, et à l’autre les devoirs qui luiétaient imposés. Fernande se donnait tout entière, tandis queMaurice ne se laissait prendre qu’à moitié. Et cependant Mauricen’aurait pas donné ce bonheur troublé pour quelque bonheur que cefût. Depuis trois mois seulement, il se sentait vivre d’une viecomplète dans ses bonheurs infinis et dans ses douleursprofondes.

Mais rien n’est durable sur la terre ;l’orage naquit des précautions mêmes que les deux amants avaientprises pour l’éviter. Fernande n’était pas une de ces femmes quidisparaissent du monde sans qu’on s’en aperçoive. Elle avait ledroit de s’isoler avec un repentir et non pas avec un amour. Sesanciens adorateurs réclamèrent comme une propriété leur soleiléclipsé. Repentante, ils eussent pu la plaindre ; heureuse,ils jalousèrent celui dont elle tenait son bonheur. Elle futentourée, espionnée, guettée. Quand la volonté s’unit à l’intérêt,on parvient à tout savoir. Il n’y a pas de mystère si impénétrableque l’envie n’y glisse son regard fauve, et, si habilement tissuque soit le voile, il s’y trouve toujours un trou d’épingle parlequel on ne peut voir, mais par lequel on est vu. On vit Mauriceentrer chez Fernande ; on vit Maurice en sortir quatre heuresaprès y être entré, quand personne n’était reçu. Il n’y eut plus dedoute alors que Maurice ne fût l’amant préféré, l’amant exigeant,l’amant jaloux. On ne croyait pas de la part de Fernande à uneretraite volontaire, on ne voulut pas tolérer ce qui était uneinfraction à toutes les lois de la galanterie, et, un matin,Fernande reçut, d’une petite écriture déguisée, un de ces billetscontre lesquels il n’y a pas de vengeance légale possible,quoiqu’ils tuent aussi sûrement que le fer et le poison.

C’était une lettre anonyme conçue en cestermes :

« Une noble famille est plongée dans ledésespoir depuis que le baron Maurice de Barthèle vous aime. Soyezaussi bonne que vous êtes belle, madame : rendez non-seulementun fils à sa mère, mais encore un mari à safemme. »

Fernande venait de se lever après une nuitheureuse et pleine de rêves dorés, comme elle en faisait depuisqu’elle connaissait Maurice. Elle qui aimait le jeune baron sansarrière-pensée, n’avait pas même eu l’ombre de ces remords qui, detemps en temps, mordaient Maurice au cœur. Non, en elle, lafélicité était complète, immense, infinie ; le coup fut doncterrible, la nouvelle fut donc foudroyante. Elle relut une secondefois la lettre, qu’elle n’avait pas comprise à la première vue.Elle la relut en pâlissant à chaque ligne ; puis, quand elleeu fini de lire, elle tomba évanouie.

Cependant son premier mouvement fut ledoute : était-il bien possible que Maurice lui eût caché unpareil secret ? était-il possible que, chaque fois que Mauricela quittait, elle, sa maîtresse, elle qu’il disait aimer de toutesles puissances de son âme, était-il possible que ce fût pourrentrer chez sa femme ?

Maurice était donc un homme comme tous lesautres hommes ? Maurice pouvait donc avoir deux amours dans lecœur ? Maurice pouvait donc dire avec les lèvres :« Je t’aime, » et ne pas aimer ? C’était impossible.Fernande rêva mille moyens de se convaincre. Avec son organisationardente et décidée, ce qu’il y avait de pis pour elle, c’était ledoute.

Parmi les femmes que voyait Fernande était uneespèce de femme de lettres, Scudéry au petit pied, bas bleudéteint. Cette femme, grâce à la position de son amant, haut etpuissant personnage, voyait tout Paris. Déconsidérée aux yeux dumonde, qui subissait l’influence sociale du marquis de ***, elleétait cependant vis-à-vis de Fernande dans une situationsupérieure ; car le titre de femme mariée est un épais manteauqui voile bien des hontes, qui cache bien des rougeurs. Madamed’Aulnay (c’était le nom de cette femme), qui de temps en tempsmettait au jour un roman bien moral, une comédie bien fade, avaitdonc un mari. Il est vrai que ce mari, presque réduit à l’état demythe, était presque toujours invisible, et, lorsqu’il n’était pasinvisible, demeurait au moins silencieux. Fernande songea à écrireà cette femme.

Elle prit une plume, du papier, et traça à lahâte les deux ou trois lignes suivantes :

« Chère madame,

» On me demande l’adresse de madameMaurice de Barthèle ; je l’ignore. Mais, vous qui savez touteschoses, vous devez la savoir. Je vous parle non pas de ladouairière, mais de la femme du baron.

» Le peintre qui me demande cetteadresse, et qui est chargé de faire son portrait, je crois, désiresavoir d’avance si elle est jeune et jolie.

» Vous savez que je suis toujours votrebien dévouée et bien reconnaissante, »

» Fernande »

Puis elle sonna, et envoya son valet dechambre chez madame d’Aulnay. Dix minutes après, il revint avec unpetit billet effroyablement musqué et cacheté d’une deviselatine.

Fernande prit en tremblant la réponse demadame d’Aulnay. Cette réponse était sa mort ou sa vie. Quelquetemps, elle la tourna et la retourna dans sa main sans oserl’ouvrir. Enfin, elle brisa le cachet, et, comme à travers unnuage, elle lut :

« Chère belle,

» Madame la baronne Maurice de Barthèledemeure dans l’hôtel de sa belle-mère, rue de Varennes,n° 24.

» Quoique entre femmes, vous le savez, onn’avoue pas facilement ces choses, je vous dirai, entre nous,qu’elle est charmante. Aussi n’est-il question dans le monde que dela passion miraculeuse qu’elle a inspirée à son mari, le beauMaurice de Barthèle, que vous avez dû rencontrer de çà ou de làautrefois, mais qui, depuis son mariage, va à peine dans lemonde.

» À propos de cela, que devenez-vousvous-même, chère petite ? Il y a des siècles qu’on ne vous avue.

» Cependant vous savez combien l’on vousaime rue de Provence, n° 11

» ARMANDINE D’AULNAY. »

Cette lettre ne laissait plus aucun doute àFernande ; Maurice était bien marié, sa femme était jeune etjolie, et son amour pour sa femme était proverbial dans lemonde.

Il était onze heures : à midi, Mauriceallait venir selon sa coutume : Maurice ! c’est-à-dire lemari d’une autre femme.

D’abord, Fernande éclata en sanglots ;mais, à mesure que l’aiguille marchait sur le cadran, ses larmes seséchèrent au feu de la colère ; il lui sembla que lesdernières étaient de feu et qu’elles brûlaient sa paupière.

À chaque voiture qui passait dans la rue, ellecroyait entendre la voiture de Maurice. On eût dit que les roueslui passaient sur le cœur, et cependant, à chaque nouveau bruit,elle souriait en murmurant tout bas :

– Nous verrons ce qu’il va dire ;nous verrons ce qu’il va répondre.

Enfin, comme midi sonnait, une voitures’arrêta à la porte. Bientôt Fernande entendit le bruit de lasonnette, et elle reconnut la manière de sonner de Maurice. Uninstant après, malgré les tapis qui couvraient le plancher, elleentendit des pas qui s’approchaient, et elle reconnut le pas deMaurice. La porte s’ouvrit, et Maurice entra le front calme etjoyeux, comme d’habitude, heureux de revoir Fernande, qu’il avaitquittée la veille au soir, et qu’il lui semblait, chaque matin,n’avoir pas vue depuis des siècles.

Fernande était dans son salon, assise, leregard fixe et morne, pâle, immobile, tenant une lettre froisséedans chacune de ses mains. Comme elle se trouvait dans unedemi-obscurité, Maurice ne vit point l’expression terrible de sonvisage, vint droit à elle, et, comme d’habitude, approcha seslèvres de son front pour y déposer un baiser. Une rougeur soudaineremplaça tout à coup la pâleur mortelle qui couvrait le visage deFernande ; elle se leva et fit un pas en arrière.

– Monsieur, dit-elle d’une voix sourde ettremblante, monsieur, vous avez menti comme un valet ! Mauricedemeura immobile et muet un instant, comme si la foudre l’eûtfrappé ; mais bientôt, épouvanté du bouleversement des traitsde Fernande, il fit un pas vers elle, ouvrant en même temps labouche pour lui demander ce qu’elle avait.

– Monsieur, continua Fernande, vous êtesun lâche ! Vous trompez deux femmes à la fois, moi et madamede Barthèle ; vous êtes marié, je le sais.

Maurice jeta un cri : il sentait lebonheur se détacher violemment de son cœur et fuir à tout jamaisloin de lui. Plus tremblant et plus désespéré que celle dont ledésespoir se révélait par l’attitude et par la parole, il courba latête et tomba sur une chaise, brisé, anéanti, foudroyé.

– Monsieur, continua Fernande, l’honneuret le devoir vous appellent chez vous, l’honneur et le devoir medéfendent de vous recevoir davantage. Sortez, monsieur,sortez ! Grâce au ciel, je suis ici chez moi. Chez moi !comprenez bien, monsieur, tout ce que ce mot renferme deconsidérations.

Et, trop torturée par ses propres impressionspour bien apprécier, pour bien comprendre l’abattement de Maurice,se méprenant sur un état qui pouvait à la rigueur ressembler àl’indifférence, le voyant immobile, elle le crut calme ; aussiajouta-t-elle avec le ton du mépris :

– Monsieur, après avoir spéculé sur lacrédulité d’une pauvre femme, il se peut que vous ayez l’intentionde résister à sa volonté, d’abuser de votre force, de rester chezelle malgré ses ordres. S’il en est ainsi, c’est à moi de quitterla place.

Et Fernande, passant dans sa chambre àcoucher, jeta à la hâte un châle sur ses épaules, mit sur sa têtele premier chapeau qu’elle trouva ; et, s’échappant par soncabinet de toilette, elle recommanda à son laquais, qui se trouvaitdans l’antichambre, de prévenir M. de Barthèle qu’elle nerentrerait pas de la journée.

Sortant à pied, au hasard, sans but, cachantsous un voile sa pâleur, et, par la rapidité de sa marche,dissimulant l’agitation dont elle était saisie, Fernande se trouvabientôt rue de Provence, en face de la maison de madamed’Aulnay.

Elle ne savait où aller. Elle entra.

– Eh ! c’est vous, cher ange !s’écria la femme de lettres en grimaçant un sourire ; à labonne heure, et je vois que vous êtes sensible aux reproches.Étiez-vous donc cloîtrée, qu’on ne vous a pas vue de tout cethiver ? Mais qu’avez-vous donc ? Vous êtes pâle comme unlinge, vous avez les yeux rouges et gonflés. Que s’est-il doncpassé, mon Dieu ? Voyons !

Et, tout en parlant, elle entraînait la jeunefemme dans une espèce d’oratoire qui se trouvait derrière lachambre à coucher.

– J’ai… oh ! j’ai, s’écria Fernande,que je suis la plus malheureuse de toutes les femmes.

Et ses larmes, longtemps comprimées,jaillirent à flots de ses paupières.

– Vous, malheureuse ! avec vos vingtans, votre charmant visage, que vous défigurez comme une enfant quevous êtes ?

Allons donc, impossible ! et je suis sûreque, si vous me racontiez la cause de cette grande douleur…

– Oh ! ne me demandez rien, je nevous dirai rien… Je suis malheureuse, voilà tout.

– Allons, allons, je devine :quelque grande passion. Mais êtes-vous folle d’aimer ainsi, chèrebelle ! Aimer à votre âge, pauvre ange ! mais sachez doncque, quand on est belle comme vous, on ne doit pas aimer.Aimer ! voilà de ces folies qui sont bonnes tout au plus pourles femmes laides ; mais les passions altèrent nos facultésmorales, flétrissent nos avantages physiques. Oh ! je veuxfaire un roman ou une comédie sur le danger d’aimer ; etprenez-y garde, je l’appellerai Fernande. Croyez-moi, mabelle enfant, il n’y a pas de cosmétique qui vaillel’indifférence ; c’est la véritable eau de Ninon. Je neconnais pas de fard qui vaille la joie. Laissez-vous aimer tantqu’on voudra ; mais vous, de votre côté, gardez-vous dusentiment : le sentiment tue.

– Oui, oui, vous avez raison, ditFernande, qui avait entendu, mais sans bien comprendre.

– Si j’ai raison ! je le crois bien.Allons, essuyons les perles qui ruissellent sur ces feuilles deroses, continua la femme de lettres en approchant des yeux deFernande le mouchoir qu’elle avait laissé tomber sur ses genoux, etqui de ses genoux avait glissé à terre. Ce sont les larmes qui fontles rides, à ce qu’assurent les vieilles femmes.Consolez-vous ; vous savez le proverbe : « Un amantperdu, dix de retrouvés. » Pour vous, Dieu merci ! toutest facile à cet égard. Vous passerez la journée avec moi ; jevous distrairai. Le voulez-vous ?

– Oui.

– Nous irons faire une promenade auBois ; le temps est superbe, et ces premiers jours deprintemps sont délicieux quand ils ne sont pas aigres. Vous n’êtespas en toilette, dites-vous ? Mais que vous importe, àvous ! vous êtes toujours en beauté. La toilette, c’est bonpour nous autres, vieilles femmes. À vingt ans, c’est unplaisir ; à trente-cinq ans, c’est une affaire.

En se donnant trente-cinq ans, madame d’Aulnaymentait de dix.

L’espèce de fièvre d’indignation qui soutenaitle courage de Fernande ne laissait arriver à sa pensée qu’unbourdonnement confus ; d’ailleurs, le besoin d’impressionsnouvelles nécessitait l’agitation physique et la variété des objetsextérieurs. Elle accepta une proposition qui lui promettait dumouvement, l’aspect et l’air de la campagne. Mais il fallaitattendre que l’heure de cette promenade fût venue. Madame d’Aulnayrecevait beaucoup de monde ; d’un moment à l’autre, unétranger, un inconnu, pouvait venir, et chaque minute était unsiècle pour l’impatience de la jeune femme désespérée.

En effet, on annonça le comte deMontgiroux.

Sans connaître en aucune façon les rapportsqui existaient entre le comte de Montgiroux et Maurice, Fernande seleva ; mais madame d’Aulnay la retint.

– Restez donc, lui dit-elle, mon cherange ; M. de Montgiroux est un homme charmant.

En même temps, comme madame d’Aulnay avaitfait signe qu’elle était visible, le pair de France entra.

Le comte de Montgiroux connaissait Fernande devue : il savait son esprit, il appréciait son élégance. Ils’approcha donc de la jeune femme avec cette charmante politessedes hommes du dernier siècle, que nous avons remplacée, nousautres, par la poignée de main anglaise, comme nous avons remplacéle parfum de l’ambre par l’odeur du cigare.

Madame d’Aulnay s’aperçut de l’impression queFernande avait produite sur le comte, et, comme le pair de Franceétait un de ceux que la femme de lettres tenait à compter parmi sesfidèles, et qu’elle avait généralement pour lui toutes sortes deprévenances :

– Soyez le bienvenu, mon cher comte,dit-elle. Êtes-vous homme à vous contenter aujourd’hui d’un mauvaisdîner ?

Le comte fit un signe affirmatif, en regardantà la fois madame d’Aulnay et Fernande, et en les saluant tour àtour.

– Oui ? reprit madame d’Aulnay. Ehbien, c’est dit, vous viendrez rompre notre tête-à-tête, car nouscomptions passer la journée en tête-à-tête ; j’ai déjàsignifié à M. d’Aulnay qu’il eût à aller dîner avec desacadémiciens. Vous savez que je suis en train d’en faire unimmortel, de ce pauvre M. d’Aulnay ?

– Mais ce sera une chose facile, ce mesemble, madame, reprit galamment le pair de France, surtout si vousêtes mariés sous le régime de la communauté.

– Oh ! je sais que vous êtes unhomme charmant, c’est dit, c’est entendu ; mais revenons ànotre dîner ; nous pouvons compter sur vous, n’est-cepas ?

– Oui, je suis rassuré sur le dérangementque je cause ; et j’avoue même que l’offre que vous me faitessera pour moi un grand bonheur.

– Eh bien, rassurez-vous ; sansdoute nous avons à causer ; mais nous allons au Bois ensemble,et, pendant une excursion de deux heures, deux femmes se disentbien des choses.

Nous aurons donc deux heures pour causer ànotre aise, et à six heures et demie vous nous retrouverez libresde toutes nos confidences. Cela vous va t-il ?

– Oui, à la condition que vous melaisserez donner à vos gens mes ordres pour le dîner.

– N’êtes-vous pas ici comme chezvous ? Faites, mon cher comte, faites.

Le comte se leva et salua les deux femmes,qui, dix minutes après, reçurent chacune un magnifique bouquet dechez madame Barjon.

La proposition de madame d’Aulnay au comte deMontgiroux avait d’abord effrayé Fernande ; puis elle s’étaitdemandé ce que lui faisait madame d’Aulnay, ce que lui faisait lecomte, ce que lui faisait le reste du monde. Au milieu de la plusbruyante et de la plus nombreuse société, ne sentait-elle pointqu’elle resterait seule avec son cœur ? Elle s’était doncrésignée, sûre qu’elle était d’un douloureux tête-à-tête avec sapensée.

À peine le comte fut-il parti que madamed’Aulnay poursuivit le projet qui avait germé dans son esprit.

– Eh bien, dit-elle, chère petite,comment le trouvez-vous ?

– Qui cela ? demanda Fernande, commesortant d’un rêve.

– Mais notre futur convive.

– Je ne l’ai pas remarqué, madame.

– Comment s’écria madame d’Aulnay, vousne l’avez pas remarqué ? Mais c’est un homme charmant, vouspouvez m’en croire sur parole ; d’abord, il a toutes lestraditions du bon temps, et, pour nous autres femmes surtout, cetemps-là valait bien celui-ci. Puis personne au monde n’a plus dedélicatesse. Je ne sais pas comment il s’y prend pour faireaccepter ; mais, de sa main, la plus prude prend toujours. Cen’est plus un enfant, soit ; mais au moins celui-là, quand onle tient, on ne craint plus de le perdre : ce n’est pas commetous ces beaux jeunes gens, qui ont toujours mille excuses àprésenter pour leur absence, et qui ne se donnent même pas la peined’en chercher une pour leurs infidélités. Sans femme, sans héritierdirect, pair de France, il est toujours à la veille d’entrer dansquelque combinaison ministérielle, pourvu qu’on penche vers lesvéritables intérêts de la monarchie… Eh bien, à quoi pensez-vous,mon bel ange ? Vous me laissez parler et vous ne m’écoutezpas.

– Si fait, je vous écoute, et avec grandeattention ; que disiez-vous ? Pardon.

Madame d’Aulnay sourit.

– Je disais, continua-t-elle, queM. le comte de Montgiroux est un de ces hommes dont la race seperd tous les jours, chère petite, et cela malheureusement pournous autres femmes. Je dis qu’il a une grandeur de manières dontnous verrons la fin avec sa génération ; je dis qu’il est undes rares grands seigneurs qui restent ; je dis que, sij’avais vingt ans, je ferais tout ce que je pourrais pour plaire àun pareil homme. Mais j’ai tort de vous dire cela, à vous quiplaisez sans le vouloir.

– Mais, ma chère madame d’Aulnay, il mesemble que vous me comblez aujourd’hui, dit Fernande en essayant desourire.

– Vous doutez toujours de vous-même,chère petite, et c’est un grand tort que vous avez vis-à-vis devous, je vous jure. Eh bien, moi, je vous offre de parier unechose.

– Laquelle ?

– Double contre simple.

– Dites.

– C’est que nous rencontreronsM. de Montgiroux avant l’heure du dîner.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que vous avez produit une viveimpression sur lui, parce qu’il est amoureux de vous, enfin.

Ces derniers mots percèrent le vague quiconfondait toutes choses dans l’esprit de Fernande ; sous unesorte de tranquillité d’esprit et de maintien, elle cachait letrouble intérieur ; l’orage de la jalousie montait de son cœurà son cerveau : la résolution de ne plus revoir celui quil’avait trompée, la nécessité d’une rupture, le désir de lavengeance même, bourdonnaient à ses oreilles, lui soufflant desprojets confus, des décisions insensées. Au milieu de tout cela,une idée surgit tout à coup : Fernande, par la douleur mêmequ’elle éprouvait, sentait la faiblesse de son cœur. Si ellerencontrait Maurice, si Maurice, désespéré, suppliant, se jetait àses genoux, elle pardonnerait, et, une fois qu’elle auraitpardonné, que serait-elle à ses propres yeux ?… Il fallaitdonc rendre tout retour impossible ; alors la femme qui avaitaimé dans toute la pureté de son cœur se rappela qu’on avait faitd’elle une courtisane, une femme galante, une filleentretenue ; un changement brusque, bizarre, inattendu, se fitdans toute sa personne, un frisson courut par tout son corps, unesueur froide passa sur son front ; mais elle essuya son frontavec le mouchoir dont elle avait essuyé ses larmes : elle mitsa main sur son cœur pour en comprimer les battements ; puis,comme si elle sortait d’un rêve épouvantable :

– Que me disiez-vous, madame ?répondit Fernande avec un sourire âcre et une voix stridente ;que me disiez-vous tout à l’heure ? Je n’ai pas entendu.

– Je vous disais, chère petite, repritmadame d’Aulnay, que vous avez exercé votre influence ordinaire, etque notre convive est parti amoureux de vous.

– Qui ? ce monsieur ? ditFernande. Ah ! vous vous trompez, j’en suis sûre ; il n’afait aucune attention à moi.

– Dites, mon bel ange, que vous n’avezfait aucune attention à lui, et alors vous serez dans le vrai. Cemonsieur, comme vous le dites, est un homme de goût, et jevous réponds, moi, qu’il vous a appréciée du premier coup d’œil.Songez donc que rien n’échappe à ma perspicacité, à ma connaissancedu cœur humain.

– Et vous le nommez ?

– Mais je vous ai dit trois fois son nom,sans compter que Joseph l’a annoncé.

– Je n’ai rien entendu.

– Le comte de Montgiroux.

– Le comte de Montgiroux ? répétaFernande.

– Vous le connaissez de nom, n’est-cepas ?

– Très-bien.

– Vous savez alors que c’est un hommedigne de toute considération ?

– Je sais tout ce que je voulais savoir,répondit Fernande d’un ton qui indiquait qu’il était inutile des’appesantir davantage sur ce sujet.

– La voiture de madame est prête, dit ledomestique en ouvrant la porte.

– Venez-vous, ma chère amie ?demanda madame d’Aulnay.

– Me voici, répondit Fernande.

Toutes deux montèrent en voiture. Sans doutele bruit et le mouvement opérèrent chez la femme de lettres ladistraction habituelle ; mais Fernande resta muette,insensible. Ses yeux voyaient sans distinguer ; son âmeentière se concentrait dans sa douleur. Elle était plongée au plusintime de ses réflexions, que sa compagne avait eu la discrétion dene pas interrompre, quand tout à coup madame d’Aulnay lui posa lamain sur le bras.

– Voyez-vous ! dit-elle.

– Quoi ? répondit Fernande entressaillant.

– Je vous l’avais bien dit.

– Que m’aviez-vous dit ?

– Que nous le rencontrerions.

– Qui ?

– Le comte de Montgiroux.

– Où est-il ? demanda Fernande.

– C’est son coupé qui va croiser notrecalèche.

En effet, un charmant coupé bleu foncé etargent venait au grand trot d’un charmant attelage. Tout étaitjeune, le cocher, les laquais, les chevaux, tout, hors la tête quipassa par la portière, et qui jeta aux deux dames un gracieuxsalut.

Fernande répondit à ce salut par un charmantsourire.

Le coupé, emporté par sa course, disparut enun instant.

– Eh bien, cette fois, dit madamed’Aulnay, l’avez-vous vu ?

– Oui.

– Eh bien, comment letrouvez-vous ?

– Mais, dit Fernande, je le trouvetrès-convenable, et il me semble avoir bon air.

– Allons, allons, dit madame d’Aulnay,j’avais peur que, cette fois encore, votre préoccupation ne vouseût aveuglée. Dans tous les cas, ce n’est pas la dernière fois quenous le rencontrerons, allez, soyez tranquille.

En effet, après un quart d’heure de promenade,et comme la voiture roulait dans une allée sablonneuse, les deuxfemmes virent de nouveau l’élégant coupé venir à leur rencontre.Seulement, celle fois, au lieu de passer rapidement, il ralentit samarche.

Madame d’Aulnay échangea quelques paroles avecle comte de Montgiroux, qui, en plongeant ses regards dans lecoupé, put voir que Fernande tenait à la main un des bouquets qu’ilavait envoyés.

À cette vue, la figure du comte s’épanouit, etce fut avec une voix triomphante qu’en quittant ces dames, il criaà son cocher :

– À l’hôtel.

– Il s’en va ravi, dit madamed’Aulnay.

– Et de quoi ? demanda Fernande.

– Il a vu que vous teniez son bouquet àla main.

– Vous croyez qu’il l’aremarqué ?

– Coquette ! vous l’avez bien vuaussi. Maintenant, il ne tient qu’à vous qu’il y ait sous peu unevacance à la pairie.

– Comment cela ?

– Tenez rigueur au comte, et j’engage maparole qu’avant huit jours, il se brûle la cervelle.

– Vous êtes folle !

– Non pas. Vous êtes non-seulement aimée,mais adorée. Ne méprisez point cela, allez : c’est très-bon,d’être adorée.

– Hélas ! dit Fernande avec unprofond soupir.

Puis, tout à coup, reprenant cette feintegaieté que, depuis un instant, elle avait appelée à sonsecours :

– Mais je me rappelle, continua Fernande,nous dînons avec le comte, n’est ce pas ?

– Oui, et il est allé chez lui changer detoilette.

– C’est justement ce à quoi je pensais.Ne serait-il pas bon que vous me jetassiez chez moi pour que j’enfasse autant ?

– Allons donc ! votre négligé estcharmant. N’allez point altérer ce beau désordre, cher ange… Vousauriez l’air d’avoir fait des frais pour lui. Si c’était un jeunehomme de vingt-cinq ans, à la bonne heure ; mais il ne fautpas nous gâter nos vieux, il n’y a plus que ceux-là d’aimables.

– Comme vous voudrez, dit Fernande, quitremblait au fond du cœur, en rentrant chez elle, d’y retrouverMaurice.

La promenade continua pendant une heureencore ; mais la conversation se termina-là, ou, si ellereprit quelque activité, M. de Montgiroux avait cesséd’en être l’objet.

En rentrant chez elle, madame d’Aulnay trouvala table dressée. Il était évident qu’ainsi qu’il avait demandé lapermission de le faire, le comte avait passé par là.

À six heures juste, on annonça le comte deMontgiroux.

Il entra, et, saluant la maîtresse de lamaison :

– Affirmez à madame, dit-il, que, pourvenir à six heures, je ne suis pas tout à fait un provincial ;seulement, le désir de vous voir m’a poussé en avant, voilàtout.

Puis, avec une aisance parfaite, le comtes’assit, parla avec un charme extrême de toutes les choses dont onparle aux femmes : de la pièce nouvelle à l’Opéra, du prochaindépart du Théâtre-Italien pour Londres, des projets decampagne ; demandant aux femmes ce qu’elles comptaient faire,n’ayant, lui, rien de bien arrêté, et déclarant que, si la Chambrelui en laissait la liberté, il était prêt à se mettre à ladisposition du premier caprice venu.

Et, en prononçant ces mots, il regardaitFernande, comme pour lui dire : « Faites un signe,madame, et ce signe sera un ordre ; énoncez un désir, et cedésir sera accompli. »

Fernande répondit, comme le comte, qu’elle nesavait pas ce qu’elle ferait, mais, en tous cas, qu’ayant passé unhiver fort retiré, elle comptait, au retour de la belle saison,prendre sa revanche.

Madame d’Aulnay avait une comédie à mettre enscène ; occupation qui devait la retenir à Paris.

On se mit à table. M. de Montgiroux,placé entre les deux femmes, fut également galant pour toutes deux,sans que sa galanterie eût rien de ridicule. C’était même bienplutôt la douce bienveillance d’un vieillard, l’urbanité d’un hommedistingué, que de la galanterie dans le sens qu’on attache à cemot.

Fernande, dont le goût était si fin, dont letact était si parfait, ne put s’empêcher de reconnaître enelle-même que M. de Montgiroux était digne de laréputation que madame d’Aulnay lui avait faite ; et, quoiqueson sourire fût profondément triste, deux ou trois fois elle sesurprit à sourire.

On se leva de table, et l’on passa au salonpour prendre le café. Comme on reposait les tasses sur le plateau,on annonça à madame d’Aulnay que le directeur du théâtre auquelelle allait donner sa pièce avait à lui dire deux mots de la plushaute importance.

– Mon cher comte, vous le savez, ditmadame d’Aulnay, les directeurs de théâtre sont, avec l’empereur deRussie et le Grand Turc, les seuls monarques absolus qui restent enEurope, et, à ce titre, on leur doit bien quelqueconsidération : permettez donc que je vous quitte un instantpour recevoir mon autocrate ; d’ailleurs, vous n’avez pas àvous plaindre, je l’espère, je vous laisse en bonne compagnie.

À ces mots, elle se leva, baisa Fernande aufront, fit une révérence au comte et sortit.

Fernande sentit son cœur se serrer. Cetête-à-tête était-il arrangé entre madame d’Aulnay et lecomte ? était-elle véritablement traitée avec cettelégèreté ?

Puis, avant que madame d’Aulnay eût refermé laporte, elle fit un retour amer sur elle-même.

– Au fait, se dit-elle répondant à sapensée, que suis-je au bout du compte ? Une courtisane.Allons, pas d’hypocrisie, Fernande, et ne fais pas semblant derougir de ton état.

Et alors elle releva la tête, qu’elle avaittenue un instant baissée, et força son regard de s’arrêter sur lecomte.

– Madame, dit celui-ci, encouragé par lamanière dont, depuis le matin, Fernande s’était conduite vis-à-visde lui, et rapprochant son fauteuil du canapé où elle était à demicouchée ; madame, je ne vous avais jamais vue, mais j’avaisbien souvent entendu répéter votre éloge. Je m’étais fait de vousune haute idée ; vous l’avez surpassée par un charmeinexprimable et par un goût exquis ; je m’attendais à voirbriller la beauté dans tout l’éclat qui l’entoure d’ordinaire, etje trouve tant de modestie et de douceur dans votre regard et votrelangage, que c’est tout au plus maintenant si j’ose vous dire ceque vous savez bien du reste, c’est-à-dire qu’il est impossible devous voir sans vous aimer.

– Dites, monsieur, répondit Fernande ensouriant avec une profonde tristesse, que vous savez bien que jesuis une de ces femmes à qui l’on peut tout dire.

– Eh bien, non, madame, reprit le comte.Peut-être étais-je venu ici avec cette idée ; mais je vous aivue, non point telle que vous a faite l’impertinent bavardage denos jeunes gens à la mode, mais telle que vous êtes réellement. Etmaintenant je tremble et j’hésite en essayant de vous fairecomprendre que je serais véritablement trop heureux si vous mepermettiez de vous consacrer quelques-uns des instants que melaissent mes devoirs d’homme d’État.

Fernande reçut cette déclaration prévue avecun sourire doux et mélancolique. Il eût fallu connaître ce quiagitait son âme, pour comprendre tout ce que ce sourire contenaitd’amertume. Mais M. de Montgiroux n’était ni d’un rang nid’un âge à s’effrayer de cette restriction muette et, d’ailleurs,presque imperceptible ; il désirait trop pour oserapprofondir.

Alors, sans aller plus loin dans l’expressiondirecte de ses sentiments, avec ce tact infini, avec cet artmerveilleux que les gens de qualité mettent à dire les choses lesplus difficiles, il aborda les conditions du traité en termes sidélicats, qu’on pouvait se méprendre, à la rigueur, sur le motif decette honteuse proposition, sur le but de ce trafic infâme. Eneffet, quiconque, sans les connaître, voyant ce vieillard et cettejeune femme, eût entendu leur conversation, eût pu supposer qu’elleétait dictée par le sentiment le plus saint et le plus respectable,eût pu croire qu’un père s’adressait à sa fille, ou qu’un mari,sachant qu’il lui fallait racheter son âge par la bonté, cherchaità plaire à sa femme. Il parla du bonheur d’avoir une grande fortuneavec la reconnaissance d’un homme qu’on oblige en l’aidant à ladépenser. Il exalta la générosité de l’amie qui donnerait du prix àsa richesse en la dissipant.

– Le partage, dit-il, n’est bien souventqu’un acte de justice, que la restitution d’une chose due. Deuxbeaux chevaux gris ne sont-ils pas bien plutôt destinés à traînerlestement une femme élégante, qu’un grave pair de France qui nepeut décemment écraser personne ? Une loge à l’Opéran’est-elle pas naturellement disposée au premier rang pour fairebriller un jeune et frais visage, et non pour encadrer la maussadefigure d’un homme d’État ? Ce qui lui convient, à lui, c’estune petite place tout au fond, dans le coin le plus obscur, etencore si l’on veut bien l’y souffrir. Qu’ai-je de mieux à faire,continua-t-il, moi célibataire, moi sans enfants, qu’entourer lesautres d’affections et de soins ? J’aime à courir lesmagasins ; cela me distrait ; on trouve que je ne manquepas de goût. Je ne veux pas rester dans les entraves de la routineet dans les habitudes d’autrefois ; donc, je suis dans lanécessité d’acheter beaucoup pour me tenir au courant de la mode.D’ailleurs, un homme de mon rang doit dépenser dans l’intérêt ducommerce ; c’est une question gouvernementale : cela mefait des partisans, cela me rend populaire. Puis j’ai unequalité : je paye exactement tous les mémoires qu’onm’apporte, surtout lorsqu’ils ne me sont pas personnels. Et puiscroiriez-vous que mon intendant ne me laisse pas la douceur dem’occuper de ma maison ? Tout y est étiqueté par l’usage, sibien qu’il me faut chercher ailleurs le plaisir de tatillonner unpeu.

Aux premières paroles du comte, l’orgueil deFernande s’était soulevé ; mais bientôt elle avait pris untriste plaisir à s’humilier elle-même en écoutant et ens’appliquant ce discours détourné.

– Que suis-je ? se disait-elle toutbas. Une courtisane, et pas autre chose ; une maîtresse qu’onprend pour se distraire de sa femme. De quel droit me fâcherais-jequ’on me parle ainsi ? Trop heureuse encore qu’on adopte desemblables formes, qu’on recoure à de pareils ménagements ;allons donc, Fernande, du courage !

Et, pendant tout ce discours du comte deMontgiroux, elle sourit d’un délicieux sourire ; puis,lorsqu’il eut fini :

– En vérité, dit-elle, monsieur le comte,vous êtes un homme charmant.

Et elle lui tendit une main que le comtecouvrit de baisers.

En ce moment, madame d’Aulnay rentra.

Au bout de cinq minutes, le comte eut le bongoût de prendre son chapeau et de se retirer. Mais, en rentrantchez elle, Fernande trouva le valet de chambre deM. de Montgiroux, qui l’attendait un petit billet à lamain.

Fernande prit le billet, traversa rapidementle salon, et entra dans la chambre à coucher grenat et orange, dansla chambre à coucher au lit de bois de rose, et non pas dans lacellule virginale, qui, ouverte pour Maurice seulement, et referméederrière lui, ne devait jamais se rouvrir pour un autre homme. Là,elle ouvrit le billet et lut :

« Lorsqu’on a eu le bonheur de vous voir,lorsqu’on meurt du désir de vous voir encore, à quelle heure, sansêtre indiscret, peut-on se présenter à votre porte ?

» Comte DE MONTGIROUX. »

Fernande prit une plume et répondit :

« Tous les matins jusqu’à midi ;tous les jours jusqu’à trois heures quand il pleut ; tous lessoirs quand on me fait la cour ; toutes les nuits quand onaime.

» Fernande »

Aspasie n’aurait pas répondu autre chose àAlcibiade ou à Socrate.

Pauvre Fernande ! il fallait qu’elle eûtbien souffert pour écrire un si charmant billet.

Chapitre 9

 

À partir du lendemain, tout changea dans lavie intérieure et extérieure de Fernande. Le bruit, le mouvement,les concerts, les spectacles ne suffisaient plus au besoin qu’elleéprouvait de s’étourdir ; elle voulut de nouveau être adorée,elle se refit l’âme de cette vie frivole qu’on appelle à Paris lavie élégante ; son salon redevint le rendez-vous des lions lesplus renommés, une succursale du Jockey-Club. Plus delectures, plus de travaux, plus d’études, une agitationperpétuelle, une fatigue physique destinée à donner un peu de reposà l’âme, voilà tout. La vie de courtisane, oubliée un instant,remontait du fond à la surface, et le souvenir de Maurice étaitrefoulé dans les abîmes les plus profonds et les plus secrets de cecœur qui, pendant tout un hiver, lui avait voué le culte du pluspur amour.

Le comte de Montgiroux, dont la présence avaitamené chez Fernande tout ce changement, devenait de jour en jourplus amoureux de sa maîtresse, mais, en même temps, plus jaloux.Fernande avait calculé ce qu’elle faisait en recevant chez elleM. de Montgiroux : c’était la réserve de sa libertétout entière qu’elle avait stipulée. Plus heureuse que ne le sontles femmes mariées, qui ne peuvent aimer un autre homme sans trahirleur mari, Fernande n’avait jamais trompé un amant ; mais elleavait toujours exigé qu’une indépendance absolue lui fûtaccordée : il fallait se fier à sa parole ou la perdre. Ellevoulait avoir la liberté d’admettre chez elle qui lui plaisait, depromener dans sa voiture qui lui paraissait agréable, de faire leshonneurs de sa loge à qui bon lui semblait. Cette condition tacitequ’elle avait mise au marché qu’elle avait fait avecM. de Montgiroux, désespérait le pauvre pair de France,qui, tiraillé d’un côté par les craintes que lui inspirait toujoursen pareil cas sa vieille liaison avec madame de Barthèle, retenu del’autre par une pudeur sociale, ne pouvait suivre Fernande danstous ses plaisirs, et, se rendant justice en comparant lesvingt-deux ans de celle-ci, à ses soixante années, à lui, étaitsans cesse poursuivi de l’idée qu’elle le trompait. Sa vie sepassait donc en appréhensions continuelles, en craintes toujoursrenaissantes ; la tranquillité morale, qui fait ce calme sinécessaire à la vieillesse, était détruite. À chaque heure du jour,il arrivait chez Fernande, et, chaque fois, il la trouvaitsouriante ; car Fernande était reconnaissante des attentionsque M. de Montgiroux avait pour elle, et elle, qui étaitsi jalouse, elle avait pitié de sa jalousie. Il en résultait que,tant que la comte était là, tenant la main de Fernande dans lasienne, il était confiant, il était heureux ; mais, dès qu’ill’avait quittée, l’idée de Fernande au milieu de ces beaux jeunesgens, pour lesquels elle devait avoir toutes les sympathies d’unmême âge, lui revenaient à l’esprit, et ses craintes, apaisées uninstant, revenaient plus vives et plus poignantes au fond de soncœur. Et cependant si, doué de la faculté de lire jusqu’au fond del’âme, quelqu’un eût pu comparer la situation du comte à l’état dela femme qui la causait sans le vouloir et sans le savoir, il l’eûtcertes enviée.

En effet, Fernande, comme nous l’avons dit,n’avait adopté cette vie de bruit et d’agitation que pour échapperà elle-même, et, tant qu’elle volait emportée par deux vigoureuxchevaux, tant qu’elle se laissait aller à l’enivrement de la voixde Duprez ou de Rubini, tant qu’elle souriait du délicieux sourirede mademoiselle Mars dans l’ancienne comédie, ou qu’elle pleuraitde ses larmes dans le drame moderne ; tant qu’elle étaitadulée, fêtée, soit comme reine de son salon, soit comme l’âme d’unjoyeux repas, elle arrivait encore tant bien que mal au but qu’elles’était proposé ; mais, lorsqu’elle était seule, la réalité,suspendue sur sa tête comme l’épée de Damoclès, brisait le fil quila retenait, et la pauvre femme retombait navrée par sa douleursous le rocher de Sisyphe, qu’elle ne pouvait repousser jusqu’à lacime de l’oubli.

Et alors c’était quelque chose d’effrayant quel’abattement de Fernande, et elle-même craignait si fort lasolitude, qu’elle retenait autour d’elle même les plus ennuyeux,même les plus antipathiques de ses adorateurs, pour ne pas sesentir rouler dans les abîmes de sa pensée. Rien n’avait plus deprise sur ce marasme, ni lecture, ni musique, ni peinture ; lapuissance de sa volonté la soutenait-elle parfois, était-ellearrivée, quoique seule, à se distraire de l’éternelle préoccupationqui l’obsédait, sa conscience, plus forte que sa volonté,l’attendait dans le sommeil. Alors c’étaient des rêves ou délirantsde bonheur ou atroces de désespoir ; quand elle ne serrait pasMaurice dans ses bras, elle voyait Maurice serré aux bras d’uneautre. Bientôt elle se réveillait, fiévreuse et glacée à lafois ; elle sautait à bas de son lit, elle quittait cettechambre banale pour se réfugier dans cette petite cellule blanche,toute parfumée de ses plus doux souvenirs. Puis, vêtue d’un simplepeignoir, les pieds nus dans ses mules brodées, elle s’agenouillaitdevant ce lit, que jamais une pensée vénale n’avait souillé. Là,parfois les larmes lui revenaient, et les nuits où elle pouvaitpleurer étaient ses heureuses nuits ; car alors les larmesamenaient l’épuisement, et l’épuisement une espèce de calme.

C’était pendant ces courts instants de calmeque Fernande s’interrogeait sur ce qu’elle avait fait, et sedemandait si elle avait fait ce qu’elle devait faire ; c’étaitalors qu’elle essayait de s’expliquer une conduite que l’instinctseul lui avait suggérée ; c’était alors qu’elle cherchait à serendre compte du passé.

– Pourquoi l’avoir chassé ?disait-elle. Quel était son crime ? De m’aimer, de m’avoircaché qu’il était marié, parce qu’il m’aimait, de me préférer, parconséquent, à sa femme, à celle que l’orgueil et les conventionssociales lui avaient imposée avant qu’il me connût, trois annéesauparavant ! Et à quel moment, folle que je suis, ai-je étérompre avec lui ? Lorsque cet amour était devenu une partie demon âme, une portion de ma propre vie ! Qui ai-je puni ?Moi d’abord, lui ensuite ; car qui dit qu’il m’aimait, luiautant que je l’aime ? qui dit qu’il souffre ce que j’aisouffert ? Oh ! il m’aime comme je l’aime, il est punicomme je suis punie, il souffre comme je souffre, et c’est maconsolation. Oh ! mon Dieu ! qui m’eût dit quej’éprouverais le besoin de le voir souffrir ?

Et Maurice souffrait effectivement, comme ledisait Fernande. Chaque jour, depuis le jour où elle l’avaitconsigné à sa porte, il était revenu à l’heure où il avaitl’habitude de venir. Alors il y avait pour Fernande un moment dedouloureuse satisfaction ; Maurice, pâle et tremblant, venaits’assurer que l’ordre qui le proscrivait subsistait toujours, etchaque jour elle voyait s’éloigner Maurice plus pâle et plustremblant que la veille ; cependant aucune plainte nes’échappait de sa bouche : il remontait en voiture, la voituredisparaissait à l’angle de la rue, et tout était dit. Fernande,cachée derrière un rideau, la main sur son cœur, qui tantôt seresserrait comme s’il avait cessé de battre, tantôt se dilataitcomme s’il allait lui briser la poitrine, ne perdait pas un de sesmouvements, et, s’approchant de la porte de l’antichambre, aspiraitle son de sa voix. Puis, lui parti, la voiture disparue, elletombait sur un fauteuil, l’appelant du fond de son cœur, etcependant ne cédant pas. Pourquoi ? Parce que la vue deMaurice avait fait naître un autre ordre d’idées dans son esprit,en y éveillant les mystères les plus secrets de la jalousie. Eneffet, si, avec la connaissance du mariage de Maurice, Fernanden’avait pas cessé de le voir, ce bonheur qu’elle regrettaitn’eût-il pas été plus terrible que la souffrance même ? Leplus léger retard au moment de son arrivée, son départ dix minutesavant l’heure accoutumée, l’altération de ses traits, un souriremoins doux, une préoccupation involontaire, un de ces mille riensimprévus auxquels, dans un autre temps, elle n’eût pas même songé,eussent altéré à chaque instant cette sécurité sur laquelle elleappuyait nonchalamment son existence. Entre la femme d’en haut etla femme d’en bas, sa conscience n’eût pas supporté le parallèle.Cette terreur soudaine, cette répulsion invincible que le secretrévélé avait fait naître en elle, c’était donc une sainteinspiration que le ciel lui avait envoyée et qu’elle devait suivre.Toute vérité vient de Dieu, quelle que soit la cause qui la met aujour et l’effet qu’elle produit. Si elle eût continué à voirMaurice, Maurice n’eût pas été malheureux, Maurice n’eût passouffert, et il fallait que Maurice fût malheureux et souffrît,c’était la consolation des nuits sans sommeil de Fernande, c’étaitla compensation de ses jours voués au rire. Un dernier lienexistait encore entre elle et Maurice, celui d’une tristesympathie : tout n’était pas détruit entre eux, une douleurcommune leur restait.

Mais bientôt un tourment plus affreuxattendait Fernande. Un matin, à l’heure où Maurice avait l’habitudede venir s’assurer que son malheur était toujours le même, Mauricene parut pas. Alors une jalousie inouïe, inconnue, dévorante,s’empara de Fernande. Maurice pouvait se consoler, Maurice pouvaitoublier ; elle pouvait revoir Maurice un jour, calme,spirituel, comme elle l’avait vu souvent, sans qu’à son aspect ilpâlit et tremblât ; c’était une chose à laquelle elle n’avaitjamais songé, parce qu’elle lui avait paru impossible.

Alors ce fut au tour de Fernande, sous un longchâle, sous un voile épais, d’aller errer autour de l’hôtel de larue de Varennes, dans l’espérance d’apercevoir Maurice. Une portecochère à demi entr’ouverte, une cour sans mouvement, un perronsans valets, une maison sans habitants, muette le jour, sombre lanuit, voilà ce qui répondit, chaque fois qu’elle l’interrogea duregard, à son impatiente curiosité, lorsqu’elle venait comme uneombre passer devant ce tombeau !

Et cependant Fernande continuait la mêmeexistence ; les mêmes plaisirs apparents revenaient aux heuresqui leur étaient consacrées ; par une réaction terrible surelle-même, Fernande avait la force de vivre au milieu de sesfrivoles adorateurs ; elle souriait courageusement àM. de Montgiroux, sa toilette dénonçait les mêmes soins.Le soir, on voyait ses chevaux gris piaffer à la porte desthéâtres ; le jour, on voyait sa voiture traverser rapidementles allées du Bois. À l’Opéra, elle semblait attentive à la voixdes chanteurs ; au Théâtre-Français elle continuaitd’applaudir Célimène ou Hortense ; l’encens de la flatterieformait un nuage vaporeux autour de sa tête resplendissante dejeunesse, étincelante de diamants ; elle vivait enfin dans uneatmosphère où la beauté, promptement étiolée, laisse un corps sanscharme, une âme froide, un cœur vide, un esprit épuisé, et, pour lapremière fois, comprenant l’importance de la richesse, elle yattachait du prix. Fernande avait de fréquentes entrevues avec sonnotaire ; elle achetait des terres.

Les plus ardents adorateurs de Fernandeétaient Fabien de Rieulle et Léon de Vaux : seulement, Fabien,qui connaissait Fernande depuis trois ou quatre ans, affectait avecelle les airs d’un ancien amant, tandis que Léon prenait à tâched’avoir pour elle ces mille petites prévenances qui indiquent qu’oncherche à obtenir ce que Fabien laissait croire qu’il avait obtenu.Fernande riait de tous deux ; Fabien, avec sa corruptionfroide, avec sa séduction calculée, était pour elle une étude,tandis que Léon de Vaux, avec sa fatuité naïve, sa convictiond’élégance, son affectation de bonnes manières, n’était pour ellequ’un jouet. Elle avait bien eu l’idée que la lettre anonymequ’elle avait reçue partait de l’un ou de l’autre, et peut-êtremême de tous les deux ; mais rien dans leur conduite n’avaitpu lui donner sur ce point la moindre certitude. En tout cas, si lalettre était de Léon de Vaux, elle n’avait en rien atteint le butqu’il se proposait. Fernande, aux yeux de tous, était restéelibre ; son cœur conservait trop d’amour, son âme avait acquistrop de douleurs, pour qu’elle cherchât même à attacher un senssérieux aux paroles de galanterie dont on étourdissait sesoreilles ; souvent elles les laissait passer comme si elle neles avait pas même entendues, souvent elle y répondait par dessarcasmes ; son caractère, autrefois doux et bienveillant,devenait mordant et âcre ; cette haine misanthropique qu’elleavait sentie naître pour l’humanité, depuis que l’humanité lafaisait souffrir, devenait chaque jour plus ardente ; ses yeuxdésenchantés n’apercevaient plus que le côté honteux de touteschoses, elle dénaturait jusqu’aux bonnes intentions ; lavérité la menait à l’injustice, parce qu’un peu de bonheurn’établissait pas l’équilibre par une indulgence indispensableici-bas.

– Mais, cher ange, lui disait un matinmadame d’Aulnay, que vous est-il donc arrivé qui vous change ainsile caractère ? Vous devenez véritablement insupportable, etl’on ne vous reconnaît plus.

– Eh ! madame, dit Fernande, quidonc m’a jamais connue ?

– Vous vous faites des ennemis, je vousen préviens, chère petite.

– Qu’est-ce que cela prouve ? C’estque je veux enfin savoir la vérité…

– Triste avantage ! On vousdélaissera, si cela continue.

– Oh ! pas tout à fait. Vous parliezdes ennemis que je me fais ; ceux-là me resteront, jel’espère.

– Votre esprit est amer,Fernande !

– Comme les plantes qui purifient,madame.

– Oh ! vous avez réponse à tout, jele sais bien ; mais prenez garde, personne n’est sansreproches.

– Aussi, croyez-le, je suis si sévèrelorsque je me juge, que je ne me raccommode avec moi-même quelorsque je me compare.

– Tout cela est excellent pour larepartie ; mais on vit dans ce monde.

– Comme vous ; ou hors du monde,comme moi.

– Mais, avec un peu d’adresse, vous yeussiez été reçue, dans ce monde.

– Et même, en ajoutant à un peu d’adressebeaucoup d’hypocrisie, j’aurais pu y être considérée, n’est-cepas ?

– Mais non. Voyez-moi, par exemple ;eh bien, entre nous, chère petite, tout le monde sait que lemarquis de *** est mon amant.

– Oui ; mais tout le monde saitaussi que M. d’Aulnay est votre mari ; et puis je ne suispas femme de lettres, moi ; on me juge d’après mes œuvres.

– Et moi, d’après quoi mejuge-t-on ?

– D’après vos ouvrages. N’avez-vous pasvu une de vos confrères avoir trois ans de suite le prix de vertu,parce que M. de L…, chef de bureau au ministère, n’étaitpas assez riche pour l’entretenir ?

– Ainsi nous verrons Fernandemisanthrope ?

– Je n’ai pas, comme vous, assez debonheur, de calme et de considération pour jouer le rôle dePhilinte.

– Croyez-moi, ma chère, le rôle quiconvient à toute jeune et jolie femme est celui de Célimène.

– Prenez garde ; il n’y a pas deCélimène qui, avec le temps, ne devienne une Arsinoé.

– Méchante ! on ne fera jamais riende vous ?

– Je suis ce que vous m’avez faite,madame ; et vous appelez cela rien ? Vous êtesdifficile.

– Je vous conseille de vousplaindre ; vous avez un luxe effréné, un hôtel, deschevaux.

– C’est pour arriver plus vite aubut.

– Ambitieuse ! on vous fera unchemin de fer.

– Ne m’en parlez pas, je les déteste.

– Pourquoi cela ?

– Sans doute : bientôt, grâce auxchemins de fer, on ne sera plus loin de personne.

– Oui ; mais, quand un payss’épuise, on pourrait aller dans un autre, et ce serait un profittout clair pour certaines industries que de pouvoir être àSaint-Pétersbourg, par exemple, du jour au lendemain.

À ces mots, la femme de lettres s’était levée,et, avec une révérence ironique, elle avait quitté le salon.

Dix minutes après, Fabien de Rieulle et Léonde Vaux étaient entrés ; ils venaient proposer à Fernande unepromenade à Fontenay-aux-Roses, où, selon eux, une charmante villaétait à vendre. Cette promenade, qui distrayait Fernande du Bois,était une chose nouvelle, et, par conséquent, présentait une sorted’attrait ; la promenade fut acceptée, et fixée au lendemainmatin.

Nous avons vu ce qui s’était passé àFontenay-aux-Roses, avant et depuis l’arrivée de Fernande ;comment, par son ton et par ses manières, elle avait su se faireune position à part dans l’esprit de la baronne ; commentM. de Montgiroux et Fernande s’étaient reconnus :enfin comment, au nom de Maurice, prononcé devant elle, et enapprenant qu’elle était entre la mère et la femme de son ancienamant, Fernande s’était évanouie. Nous avons dit aussi comment, enrevenant à elle, Fernande s’était retrouvée à l’instant maîtressed’elle-même, et comment son esprit juste et ferme lui avait permisde dominer la situation étrange dans laquelle elle se trouvait.

Les résolutions fortes, les mouvementsgénéreux sont pour l’âme une sorte de feu céleste qui la soutienténergique et libre. Fernande, depuis sa bruyante solitude, dans letourbillon de son isolement, avait formé tant de projets, prévutant de circonstances, qu’il lui devenait facile d’agir et deparler. Cependant, jamais elle n’avait supposé, même dans les rêvesles plus impossibles de son imagination, qu’elle reverrait un jourMaurice dans la maison qu’il habitait, qu’elle y serait reçue parsa mère et sa femme, et qu’elle lui serait conduite par elles. MaisMaurice se mourait de douleur de l’avoir perdue, quand elle avait,elle, le courage de vivre au milieu de ce qu’on appelle lesplaisirs : et, cette pensée ranimant tout à coup ses facultésabattues, elle put lier l’avenir au passé, elle put reprendre sadignité dans l’œuvre de dévouement qu’on la suppliaitd’accomplir : devant deux femmes respectées, elle sentitelle-même le besoin d’être digne de respect. Aussi, en rouvrant lesyeux, elle ne fut intimidée ni par la présence du comte deMontgiroux, ni par celle des deux jeunes gens qui l’avaient attiréedans le piège où elle était tombée ; un éclair du ciel venaitde lui montrer dans l’avenir une vengeance selon son cœur. Fernandeavait surpris entre Clotilde et Fabien un de ces regards quiexpliquent aux femmes toute une situation, regard audacieux etplein d’espoir de la part de Fabien, regard pudique et presquedouloureux de la part de Clotilde. En une seconde, sa mémoireréunit les faits, sa pensée les groupa ; elle comprit commentFabien, tout en laissant la responsabilité à Léon de Vaux, l’avaitconduite, elle Fernande, en face de la femme de Maurice. Tous lescalculs qu’avait pu former sur cette rencontre l’esprit intrigantde Fabien lui furent révélés : le dépit de la jeune femmecontre son mari, la jalousie de Clotilde contre Fernande, toutdevait être mis à profit par celui qui avait mené cette intrigue.Elle sentit ce que doit sentir, au milieu d’une bataille acharnée,un général qui devine le plan de l’ennemi, et qui comprend qu’enl’attaquant d’une certaine façon, il est sûr de la victoire. Ellecomprit que c’était, non pas le désir aveugle des hommes, mais lamain intelligente de Dieu qui avait conduit tout cela, et elle eutcette conviction soudaine qu’elle était, elle pauvre fille sansnom, elle pauvre courtisane méprisée, appelée à rendre la paix à lanoble famille dans laquelle elle était admise, en sauvantnon-seulement la vie à Maurice, mais encore l’honneur à safemme.

Ce fut la tête inclinée par cette hautepensée, le cœur affermi par cette sainte espérance, que Fernandemonta, entre madame de Barthèle et Clotilde, l’escalier quiconduisait à la chambre de Maurice.

Chapitre 10

 

Il y avait, comme nous l’avons dit, deuxportes à la chambre de Maurice : l’une qui donnait du corridordans la chambre, l’autre placée à la tête du lit, et qui était uneporte de dégagement. C’était, placées à cette porte, que madame deBarthèle et Clotilde avaient, la veille, écouté la conversation quiavait eu lieu entre Maurice et les deux jeunes gens.

On s’arrêta devant la porte du corridor.

– Entrez avec précaution, madame, dit labaronne en indiquant à Fernande la porte qu’elle devaitouvrir ; le docteur ne nous dissimule pas ses craintes. Lecomte de Montgiroux vous a dit l’état de délire où est le malade.Madame, je ne vous prescris rien ; je ne vous recommanderien ; je vous renouvelle cette prière, voilà tout ; jesuis mère, rendez-moi mon fils.

Clotilde gardait le silence.

La courtisane les regardait l’une et l’autreavec un attendrissement involontaire ; il n’y avait làpersonne qui pût tourner en dérision leurs situations respectives.Elle comprit quelle puissance exerçait l’amour sur le cœur de lamère, et quelle touchante résignation la sainteté du mariagedonnait à la contenance de l’épouse. Elle se vit, en dépit des loisde la morale et des préjugés sociaux, revêtue d’une sorte desacerdoce que le sentiment sanctifiait à des titres différents.Elle fit donc aux deux femmes un signe d’acquiescement. Ellesallèrent prendre leur place au poste qu’elles s’étaient réservé, etFernande, restée seule, posa la main sur le bouton de cristal de laporte, qui s’entrouvrit.

Un éblouissement passa sur ses yeux ;elle s’arrêta.

En même temps, elle entendit la voix deMaurice, qui, enveloppé par les rideaux du lit, ne pouvait la voir,et qui cependant par cette puissance d’intuition si développée chezles malades, l’avait devinée.

– Laissez-moi, laissez-moi !s’écriait Maurice avec un accent âcre et doux à la fois, et sedébattant entre les mains du docteur ; laissez-moi, je veux lavoir avant que de mourir.

Et Maurice prononça ces derniers mots avec unaccent si douloureux, qu’il produisit le même effet sur les troisfemmes, qui toutes trois, par un sentiment irréfléchi etinstantané, s’élancèrent en avant. Madame de Barthèle et Clotildesurgirent donc de chaque côté du chevet du lit, tandis que Fernandeapparaissait au pied.

Il y eut un instant de silence étrange.

Le jour pénétrait faiblement dans lachambre ; cependant Fernande put voir Maurice soulevé sur sonlit, pâle comme un spectre, le regard ardent de fièvre, et fixanttour à tour, avec une expression qui tenait de la folie, son œildilaté sur sa mère, sur Clotilde et sur Fernande.

La mère et l’épouse, que la conscience de leurposition rendait hardies, soutenaient Maurice entre leurs bras,tandis que Fernande, humble et tremblante, clouée à sa place à lavue de ces deux anges gardiens qui semblaient défendre Mauricecontre elle, se retenait à un fauteuil et n’osait faire un pas enavant. Maurice poussa un soupir, et, comme si, convaincu qu’ilétait en proie au délire, il eût renoncé à rien comprendre de cequi se passait autour de lui, il ferma les yeux et laissa retombersa tête sur l’oreiller.

Madame de Barthèle et Clotilde allaientpousser un cri de terreur, lorsqu’un geste impératif du docteurarrêta ce cri sur leurs lèvres. Elles s’arrêtèrent donc, immobiles,muettes, et debout de chaque côté du chevet. Pendant ce temps,Fernande avait jugé l’importance de la situation, la crise étaitarrivée ; tout dépendait d’elle.

Elle fit un puissant effort sur elle-même, et,se glissant avec le pas d’une ombre jusqu’au piano entr’ouvertentre les deux fenêtres, elle s’assit ; puis, laissant courirses doigts sur les touches, elle préluda lentement à l’airOmbra adorata, qu’elle fit entendre à demi-voix avec unetelle puissance de sentiment, qu’aucun des spectateurs de cettescène n’échappa à l’influence de cette mélodie, qui, pareille à unevoix venant du ciel, à une consolation merveilleuse, à un échomystérieux du passé, flotta un instant dans l’air, et vints’abattre sur le malade. En proie à une émotion intime, Mauricealors rouvrit lentement les yeux, et, se soulevant comme en extase,sans chercher à savoir d’où venait le prodige, il écouta, comme sitous ses sens s’étaient réfugiés dans son âme, tandis que lemédecin recommandait à tous l’immobilité et le mutisme. Rien netroubla donc Fernande pendant toute la durée de l’air, et ladernière note vibra et s’éteignit au milieu d’un silence religieux.Maurice, qui avait écouté en retenant son souffle, respira comme siun poids énorme lui était enlevé de dessus la poitrine. Alors,encouragée par l’effet qu’elle venait de produire, Fernande osa semontrer.

Elle se leva du fauteuil où elle était assise,se tourna vers le lit, et s’avança du côté du malade, tandis que lemédecin ouvrait un des rideaux qui interceptaient le jour. Fernandese révéla aux yeux de Maurice comme une apparition surhumaine,toute resplendissante d’une sorte d’auréole que le soleil formaitautour d’elle.

– Maurice, dit la courtisane en tendantla main au malade, qui la voyait s’approcher de son lit avecl’anxiété du doute, Maurice, je viens à vous.

Mais le jeune homme, se rappelantinstinctivement la présence de sa mère et de sa femme, se retournadu côté où il devinait qu’elles devaient être, et, les apercevanttoujours à la même place :

– Clotilde ! s’écria-t-il,grâce ! Ma mère, ma mère, pardonnez !

Et une seconde fois il retomba sur son lit,sans force, les yeux fermés, et dans le plus profondaccablement.

Alors Fernande sentit que le moment était venude se placer au-dessus des considérations de délicatesse quil’avaient retenue jusqu’à cette heure, et de recourir à l’ascendantque la passion de Maurice lui assurait. Elle s’empara donc de lamain dont le malade couvrait ses yeux, et, sans paraître remarquerle frémissement que son simple toucher faisait courir par tout cecorps affaibli :

– Maurice, dit-elle avec une fermetéd’accentuation qui le fit tressaillir, et en le forçant à subir enmême temps l’influence de son regard et la prépondérance de savoix ; Maurice, je veux que vous viviez, m’entendezvous ? Je viens au nom de votre mère, au nom de votre femme,vous ordonner de reprendre courage, d’appeler la santé, derecouvrer la vie.

Et, comme à son agitation elle sentit qu’ilallait répondre :

– Écoutez-moi, continua-t-elle eninterrompant sa pensée ; c’est à moi de parler, c’est à moi deme justifier. Croyez-vous que le caprice ait seul réglé maconduite ? croyez-vous que j’aie vécu calme, sans souffrance,sans regrets, sans remords, moi qui n’ai pas de mère pour pleurerdans mes bras, moi qui n’ai pas d’amis dans les bras de qui jepuisse pleurer, moi qui suis déshéritée à jamais des joies de lafamille, moi qui regarde, triste et stérile, les autres femmesaccomplir sur la terre la sainte mission qu’elles ont reçue duciel ? Dites, Maurice, croyez-vous que j’aie étéheureuse ? croyez-vous que je n’aie pas horriblementsouffert ?

– Oh ! oui, oui ! s’écriaMaurice. Oh ! je le crois, j’ai besoin de le croire.

– Eh bien, Maurice, regardez autour devous maintenant. Voyez trois femmes dont la vie est suspendue àvotre existence, et qui vous conjurent de renaître. Songez qu’àdeux d’entre elles votre vie rend le bonheur, qu’à la troisièmeelle épargne un remords, et dites si vous vous croyez toujours ledroit de mourir.

Pendant que Fernande parlait, le maladesemblait, par ses grands yeux béants, par sa bouche entr’ouverteaspirer chacun des mots qui tombaient de ses lèvres, et l’effet quecette voix produisait sur lui était immédiat et visible, chaqueparole semblait, en pénétrant jusqu’au fond de son cœur, yparalyser un principe funeste. Ses nerfs, détendus comme parmiracle, rendaient à ses membres roidis un peu de leur anciennesouplesse. Ses poumons oppressés se dilataient, et semblaientremplis d’un air plus pur.

Un sourire passa sur ses lèvres, doux etmélancolique encore, mais enfin le premier sourire qui y eût passédepuis bien longtemps.

Il essaya de parler ; cette fois, ce futson émotion et non sa faiblesse qui l’en empêcha.

Le docteur, enchanté de cette crise dont ilavait prévu l’effet salutaire, recommanda par un signe auxdifférents acteurs de cette scène d’agir avec prudence.

– Mon fils, dit madame de Barthèle en sepenchant vers Maurice, Clotilde et moi, nous savons toutcomprendre, tout excuser.

– Maurice, ajouta Clotilde, vous entendezce que dit votre mère, n’est-ce pas ?

Fernande ne dit rien, elle poussa seulement unprofond soupir.

Quant au malade, trop bouleversé pourpercevoir des idées bien nettes, trop ému pour demander desexplications, portant alternativement ses regards pleins de doute,de surprise et de joie, sur les trois femmes debout autour de lui,il tendit une main à sa mère, une main à Clotilde, et, tandis quetoutes deux se penchaient sur lui, il échangea avec Fernande unregard où Fernande seule pouvait lire.

Le docteur, comme on le pense bien, n’étaitpoint resté spectateur indifférent de la scène qu’il avaitprovoquée. Il avait, au contraire, observé toutes les impressionsreçues par son malade, et, voyant qu’elles autorisaient desprévisions favorables, il s’empara de la situation pour ladiriger.

– Allons, mesdames, dit-il en intervenantavec une sorte d’autorité respectueuse, ne fatiguons pas Maurice,il a besoin de repos. Vous allez le laisser seul, et, après ledéjeuner, vous reviendrez faire un peu de musique pour ledistraire.

Une inquiétude vague se peignit alors dans leregard du malade, dont les yeux suppliants se fixèrent surFernande ; mais, pour le rassurer indirectement, le docteurajouta en s’adressant à madame de Barthèle et en désignantFernande :

– Madame la baronne ordonne que l’onconduise madame dans l’appartement qui lui est destiné.

– Comment ! s’écria Maurice nepouvant retenir cette exclamation de joie.

– Oui, dit négligemment le docteur,madame vient passer quelques jours au château.

Un sourire d’étonnement et de joie éclaira lestraits du malade, et le docteur continua en affectant un tonmagistral :

– Allons, puisqu’on m’a constituédictateur, il faut que chacun m’obéisse. D’ailleurs, ce n’est pasbien difficile, je ne demande que deux heures de repos.

Et, prenant une potion préparée à l’avance etla présentant à Fernande :

– Tenez, madame, dit-il, donnez ceci ànotre ami. Engagez-le à ne plus se tourmenter, et dites-lui bienque nous le gronderons, que vous le gronderez, s’il n’est pasdocile à toutes nos prescriptions.

Fernande prit le breuvage et le présenta aumalade sans dire une seule parole ; mais son sourire était sisuppliant, son regard implorait avec une expression si douce, songeste était si gracieux, que le malade, si longtemps rebelle auxordres du docteur, but en fermant ses paupières, afin de ne pasvoir disparaître le prestige de cette réalité douce et incroyablecomme un songe. De cette façon il put croire que Fernande étaittoujours près de lui, et, bercé par cette douce pensée, il ne tardapoint à s’assoupir. Aussitôt qu’elles se furent assurées de sonsommeil, les trois femmes, s’éloignant sur la pointe du pied,sortirent de la chambre.

Madame de Barthèle était si heureuse du succèsde cette entrevue, qu’elle témoigna d’abord sa reconnaissance àFernande avec plus d’abandon qu’il n’entrait dans son plan de lefaire ; mais la baronne, comme on l’a vu, était la femme dupremier mouvement, et, quand ce mouvement venait du cœur, presquetoujours il la conduisait trop loin.

– Mon Dieu ! madame, dit-elle ensortant, que vous êtes bonne de venir nous rendre tous à l’espoiret à la vie ! Mais, vous le comprenez, vous voilà engagée à nepas nous quitter brusquement. Vous ne le pouvez pas, vous ne ledevez pas. C’est un sacrifice que vous nous faites, nous le savons,en quittant pour nous Paris et ses plaisirs ; mais nos soinset nos attentions sauront vous prouver au moins que nous apprécionsvotre générosité.

Par égard pour la femme de Maurice, dont oneût dit sans cesse que la baronne oubliait la présence, Fernandebalbutia quelques paroles. Clotilde sentit son embarras et compritsa retenue ; arrivée à la porte de la chambre destinée àl’étrangère :

– Je me joins à ma mère, madame,dit-elle ; accordez-nous ce que nous vous demandons, et notrereconnaissance, croyez-le bien, sera égale au service que vous nousaurez rendu.

– Je me suis mise à vos ordres, mesdames,dit Fernande ; je n’ai plus de volonté, disposez donc demoi.

– Merci, dit Clotilde en prenant avec ungeste plein de grâce naïve la main de Fernande.

Mais aussitôt elle tressaillit en sentant quecette main était glacée.

– Oh ! mon Dieu ! madame,s’écria-t-elle, qu’avez-vous donc ?

– Rien, dit Fernande, et ce n’est paspour moi qu’il faut craindre, ce n’est pas de moi qu’il fauts’occuper. Un peu de repos et de solitude m’aura bientôt remise dequelques émotions involontaires dont je vous demande bienhumblement pardon.

– Mais cela se conçoit à merveille, quevous soyez émue ! s’écria madame de Barthèle avec sa légèretéordinaire. Le pauvre enfant vous aime tant, qu’il n’y a riend’étonnant que vous l’aimiez aussi de votre côté ; d’ailleurs,il suffit de vous voir pour comprendre tout.

À ces mots, madame de Barthèle s’arrêta parune réticence involontaire, afin de ménager à la fois l’orgueilnaturel de sa belle-fille et la modestie de la femme à laquelleelle faisait, par une circonstance si étrange, les honneurs de samaison.

Pendant que la scène que nous avons racontée,toute de sentiment et de vérité, se passait dans la chambre deMaurice entre le malade et les trois femmes, une scène toute deraillerie et de mensonge se passait au salon, entreM. de Montgiroux et les deux jeunes gens.

Le pair de France, jaloux et craintif malgrélui par la seule influence de son âge et de son expérience, savaitpar madame d’Aulnay, son amie toute dévouée, comme nous l’avons vu,que les deux jeunes gens étaient de ceux qui se montraient les plusassidus près de sa belle maîtresse. Fernande, d’ailleurs, necachant rien, par la raison qu’elle n’avait rien à cacher, sortaitavec eux, les recevait dans sa loge, et les traitait avec cetteintimité dont les amants sont toujours jaloux, et qui, aucontraire, devrait bien moins les inquiéter que la réserve. Lecomte était donc bien aise de s’assurer par lui-même du degréd’intimité où MM. de Rieulle et de Vaux en étaientarrivés avec Fernande. La circonstance était favorable ; ildoutait tout en voulant croire, il croyait tout en voulant douter.S’il n’y a rien de plus incompréhensible que le cœur d’une jeunefemme, il n’y a rien de plus facile à comprendre que le cœur d’unhomme déjà vieux ; la défiance et la crédulité s’y livrent uncombat perpétuel pour le compte de sa vanité. Dans le milieu socialoù vivait M. de Montgiroux, la vanité joue un rôle sigrave et si important, que bien souvent on la prend pour del’amour, sans songer que, comme tout sentiment émané du cœur,l’amour est trop respectable pour être aussi commun qu’on lecroit.

L’homme d’État, après avoir un instantréfléchi de quelle façon il entrerait en matière, par suite de seshabitudes parlementaires sans doute, commença donc l’investigationpar des reproches, gourmandant d’un ton sérieux et protecteur lesdeux jeunes gens d’avoir introduit près de deux femmes aussirespectables que l’étaient madame de Barthèle et sa nièce, unefemme sur laquelle on répandait tant de mauvais bruits, qu’onaccusait d’être plus qu’inconséquente, et qui ne pouvait manquer,par sa légèreté et son ignorance des usages du monde, où sans douteelle n’avait jamais été reçue, de causer quelque scandale dans lamaison où l’on avait eu l’imprudence de l’introduire.

Malheureusement, la tactique du parlementaire,excellente en toute autre occasion, devait échouer en cettecirconstance par l’espèce de soupçon qu’avaient conçu les deuxjeunes gens sur l’intimité secrète du comte de Montgiroux avecFernande, et sur l’intérêt qu’il pouvait avoir, dans ce cas, deconnaître la vérité. Aussi, par un rapide coup d’œil échangé entreeux, le projet fut-il arrêté de tourmenter de compte à demi l’amantémérite qui prétendait exercer despotiquement les avantages de saposition d’homme riche. Tous deux, au reste, inquiétaientM. de Montgiroux à un degré égal, Fabien de Rieulle parses airs d’ancien amant, Léon de Vaux par ses prétentions à devenirun amant nouveau. Cependant, comme on le comprend, la guerre devaitêtre plus vive de la part de Léon de Vaux, qui n’avait rien àménager dans la maison de madame de Barthèle, et qui, de plus,était excité par la jalousie, que du côté de Fabien de Rieulle,qui, dans ses projets sur Clotilde, tenait à ne point se faired’ennemis autour de la jeune femme.

Ce fut donc Léon de Vaux qui ramassa le gantet qui répondit à l’improvisation accusatrice deM. de Montgiroux.

– Permettez-moi, monsieur le comte,dit-il, se posant en défenseur de l’innocence, permettez-moi decombattre les préventions que vous avez conçues contre madameDucoudray.

– Madame Ducoudray, madameDucoudray ! reprit M. de Montgiroux avec uneimpatience qu’il ne put réprimer ; vous savez bien que cettepersonne ne se nomme pas madame Ducoudray.

– Oui, je le sais bien, reprit Léon,puisque c’est un nom de circonstance que nous lui avons donné pourcette solennelle occasion ; mais, qu’elle s’appelle ou qu’ellene s’appelle pas ainsi, il n’en est pas moins vrai que c’est unefemme charmante, et que, comme toutes les femmes charmantes, on lacalomnie ; voilà tout.

– On calomnie, on calomnie, reprit lepair de France ; et pourquoi calomnierait-on cette dame ?Voyons.

– Pourquoi l’on calomnie ? vous,homme politique, vous demandez cela ? On calomnie parce qu’oncalomnie, voilà tout. Au reste, ne connaissez-vous pasFernande ?

– Comment l’entendez-vous ? demandale pair de France.

– Mais je demande si vous ne connaissezpas Fernande comme on la connaît, comme Fabien et moi, nous laconnaissons, pour avoir été chez elle, pour avoir été reçu dans saloge, pour avoir été admis à ses soupers ? Vous savez que sessoupers sont cités comme les plus amusants de Paris ?

– Oui, je sais tout cela ; mais jene connais pas madame Ducoudray.

– Pardon ; vous me faisiez observervous-même tout à l’heure que cette dame ne se nommait point madameDucoudray.

– C’était pour ne pas dire…

Le comte de Montgiroux s’arrêta toutembarrassé.

– Pour ne pas dire Fernande ? Maistout le monde l’appelle ainsi. Vous savez, c’est un des privilègesde la célébrité que d’entendre répéter son nom sans accompagnementaucun. Or, Fernande est une des célébrités fashionables de Parispar sa beauté et son esprit, par sa finesse et son aplomb, par sacoquetterie et son ingénuité. Oui, oui, tous tant que nous sommes,qui nous croyons bien fins ou bien forts, nos ruses les mieuxconçues, ne sont que des tours d’écolier, comparées aux siennes.Elle a l’art sublime de donner à ses petits mensonges un airadorable de vérité. Enfin ses tromperies sont combinées de tellefaçon, qu’on les prend parfois pour des actes de dévouement. Etvous ne voulez pas que l’on calomnie une femme si supérieure ?Allons donc, monsieur le comte ! Mais je croirais manquer à ceque je lui dois si je ne la calomniais pas de temps en tempsmoi-même.

M. de Montgiroux était au supplice.Fabien s’en aperçut, et vint traîtreusement à son secours.

– Allons donc, Léon, dit-il d’un tongrave, c’est mal, ce que,tu fais-là, et cette légèreté n’est pas demise, surtout au moment où Fernande consent, par notre entremise, àrendre à madame de Barthèle un de ces services signalés que luirefuserait certainement une femme du monde ; car, ajouta-t-il,ce pauvre Maurice mourait tout bonnement d’amour pour elle, etpersonne ici n’en peut plus douter.

– D’amour, d’amour !… murmuraM. de Montgiroux.

– Oh ! cela, monsieur le comte,reprit Fabien avec la plus grande gravité, cela, c’est la véritépure. Maintenant, Fernande partage-t-elle cette passion, et unecause quelconque la lui a-t-elle fait refouler dans le fond de soncœur, cet abîme où les femmes cachent tant de choses ? Voilàle problème. M. de Montgiroux, qui a une grandeexpérience du monde, et qui passe surtout pour avoir une profondeconnaissance des femmes, va nous aider à le résoudre.

– Nullement, messieurs, répondit lecomte ; il y a longtemps que je ne m’occupe plus de pareillesquestions.

– Les questions qui intéressentl’humanité, monsieur le comte, sont dignes d’être examinées par lesplus hauts esprits.

– Mon cher Fabien, je te préviens que tunous mènes droit aux abstractions philosophiques, tandis qu’aucontraire il est question des plus matérielles réalités. M. lecomte de Montgiroux accusait tout à l’heure Fernande d’être légère,inconséquente, coquette, inconvenante ; il craignait que samanière de se conduire ici ne fit scandale : il disait… ildisait bien autre chose encore… Que disiez-vous donc, monsieur lecomte ?

– Ce que je disais n’a aucune valeur,monsieur, puisque je ne connais pas madame Ducoudray.

– Madame Ducoudray ! allons, c’estvous qui y tenez maintenant, reprit Léon de Vaux.

– J’y tiens parce que j’ai réfléchi,reprit le vieillard en composant son visage comme s’il eût été encour de justice ; j’y tiens parce qu’il est convenable que,tant que cette jeune dame restera ici, elle porte un nom quiressemble à un nom de femme, et non à un prénom…

– Qui ressemble à un nom de fille, repritgravement Fabien. M. le comte de Montgiroux a parfaitementraison, et c’est toi qui es un écervelé, mon cher Léon.

– Très-bien, monsieur, reprit lecomte ; respectons les usages reçus, on ne s’en écarte jamaisimpunément, et, moi-même, j’ai eu tort, du moment que madameDucoudray était reçue chez ma nièce, de dire ce que j’en aidit.

– Monsieur le comte, dit à son tour Léonde Vaux en imitant le sérieux diplomatique du pair de France, jesais toujours me soumettre dès qu’on parle au nom du monde ;mais c’est vous, daignez vous le rappeler, qui d’abord accusiezFernande.

– J’avais tort, dit vivement levieillard, je parlais sur ouï-dire ; on devrait être assezsage pour ne jamais se laisser aller à ces opinions qui viennent onne sait d’où et qui sont faites on ne sait pour quoi…

– Pardon, pardon, monsieur lecomte ; mais il y a bien, au fond, quelque chose de vrai dansce qu’on dit de Fernande.

– Mais aussi peut-être exagère-t-on,reprit le pair de France sans s’apercevoir qu’il était en pleinecontradiction avec ce qu’il avait dit d’abord. En effet, la réservede madame Ducoudray, le ton décent de ses manières, son langagetoujours mesuré, démentent les méchants propos que l’on tient surson compte, et vous seriez fort embarrassé de prouver tout ce qu’onavance sur elle, vous qui avouez que vous la calomniez.

– Eh ! monsieur le comte, repritLéon, connaissez-vous de nos jours une réputation qui ne se fassepas ainsi sur parole ? Il faut qu’on parle des gens, qu’on enparle bien ou mal, peu importe. Mieux vaut la médisance quel’oubli. Vous vous rappelez ce que disait l’autre jour chez madamed’Aulnay un académicien autrefois célèbre : « Ah !madame, il y a une terrible conspiration contre moi, disait-il. –Laquelle ? – Celle du silence. » En effet, monsieur lecomte, le pauvre homme en était arrivé à ne pouvoir même plus fairedire du mal de lui, Heureusement, il n’en est pas de même deFernande.

– Mais enfin, monsieur, qu’endit-on ? demanda M. de Montgiroux avec uneimpatience qu’il ne pouvait plus contenir.

– Eh ! mon Dieu ! ce qu’on ditde certains hommes politiques qui n’en sont pas moins considéréspour cela, – qu’ils sont à tout venant, pourvu qu’il en résulte del’argent et de l’éclat. – Une loge à l’Opéra est à Fernande ce quela croix de la Légion d’honneur est à un député. Les ministèreschangent, les amants se succèdent : chez l’une et chezl’autre, c’est toujours le même sourire, la même complaisance, lemême dévouement, et surtout la même conviction ; la seuledifférence, c’est que les courtisanes ont l’opinion contre elles,et que les courtisans l’ont pour eux.

Léon de Vaux avait mal calculé le coup qu’ilportait ; en s’élançant dans le domaine politique, il rentraitdans les terres de M. de Montgiroux, et le vieil hommed’État était tellement cuirassé par l’indifférence ou parl’habitude, que l’attaque, toute directe qu’elle était, ne le fitmême pas sourciller. Il en revint donc au seul sentiment qui eûtencore le pouvoir de faire battre son cœur : à l’amour, ouplutôt à l’amour-propre.

– Mais enfin, dit-il, puisque vousconnaissez beaucoup madame Ducoudray, et puisque vous ne reniez pascette connaissance…

– La renier ? reprit Léon. Aucontraire, j’en tire vanité.

– Vous pourriez me dire…

– Le nombre de ses adorateurs ?Parfaitement.

– Diable ! tu prends là une tâchedifficile, dit Fabien, qui, ainsi qu’on l’a remarqué, ne parlaitqu’à de longs intervalles.

– Pourquoi pas ? Tu sais que j’étaistrès-fort en algèbre, et, en procédant du connu à l’inconnu, on yarrivera.

– J’espère que vous vous mettrez en têtede la liste, monsieur de Vaux, dit le pair de France avecamertume.

– Non, monsieur le comte, non, car je necompterai que les amants favorisés, et je ne suis pas encore aunombre de ceux-ci ; en tête de la liste, j’inscrirai, non pasmon nom, mais le nom de Maurice.

– Faites-y attention : depuis unmois qu’elle a rompu avec mon neveu, il se pourrait bien quequelque autre lui eût succédé.

– Je vous ai dit que j’allais procéder duconnu à l’inconnu ; attendez donc.

– C’est juste, dit Fabien ;attendons.

– À Maurice, continua Léon, a succédé unpersonnage mystérieux et invisible qui se cache et se trahit tout àla fois. Voyons, qui cela peut-il être ? L’heure dont il peutdisposer est d’une heure à deux, et, pendant cette heure, la portede Fernande est impitoyablement fermée à tout le monde. Sa voiture,qu’on voit cependant au fond de la cour, est attelée de deuxalezans brûlés ; sa loge à l’Opéra est unentre-colonnes : il en a cédé un jour, le vendredi. Or, voyonsmaintenant parmi tes amis, Fabien, parmi vos connaissances,monsieur de Montgiroux, quel est l’homme auquel ses gravesoccupations ne laissent qu’une heure par jour, qui ait unentre-colonnes à l’Opéra, et dont la voiture soit habituellementattelée de deux alezans.

– Mais celle deM. de Montgiroux, dit madame de Barthèle, qui entrait ausalon juste au moment où cette question était faite ;M. de Montgiroux a deux alezans à sa voiture.

– Tout le monde a des chevaux alezans,répondit vivement le comte, c’est la couleur la plus commune. Mais,chère baronne, puisque vous voici, dites-nous comment vaMaurice ?

– Miracle, mon cher comte, miracle !s’écria madame de Barthèle rayonnante de joie ; madameDucoudray a été parfaite de bonté et de convenance ;décidément, c’est une femme adorable.

Un sourire passa sur les lèvres des deuxjeunes gens, et un nuage assombrit le front deM. de Montgiroux.

– Oui, messieurs, adorable, c’est le mot,reprit madame de Barthèle en voyant le double effet qu’elle avaitproduit.

– Et qu’a-t-elle donc fait de simerveilleux ? reprit le pair de France d’un ton dans lequel,malgré sa puissance sur lui-même, perçait quelque amertume.

– Ce qu’elle a fait ? s’écria madamede Barthèle, ce qu’elle a fait ? D’abord, mon cher comte,permettez que je respire ; on ne passe pas, comme je viens dele faire, de la plus extrême douleur à la joie la plus vive ;car, réjouissez-vous avec nous, mon cher comte, pourvu que madameDucoudray reste seulement huit jours ici, le docteur répond deMaurice.

– Huit jours ici, cette femme ?s’écria le comte.

– D’abord, mon cher comte, permettez-moide vous dire que vous êtes bien sévère en appelant notre belleFernande cette femme. Cette femme ferait envie à bien desgrandes dames, je vous en réponds. Il est impossible d’avoir plusde sensibilité, plus d’élévation d’âme, plus de tact, plusd’esprit, plus de grâces que n’en a madame Ducoudray. Vous vousêtiez tous abusés sur son compte, j’en suis certaine, ou ce quel’on vous a dit sur son compte est de la calomnie. Je ne suis pastout à fait une bourgeoise, n’est-ce pas ? et j’ai laprétention de me connaître en bonnes manières. Eh bien, appelezFernande madame de… Chanvry ou madame de… Montlignon, au lieu del’appeler madame Ducoudray ; ce sera tout aussi bien uneduchesse que la veuve d’un agent de change, d’un courtier decommerce, d’un homme d’argent, enfin, à ce que vous m’avez dit,n’est-ce pas ?

– C’est-à-dire que nous avions dit celad’abord pour sauver les convenances, répondit Fabien, mais, depuisvous avez appris la vérité, Fernande n’a jamais été mariée.

– En êtes-vous bien sûr ? demandamadame de Barthèle.

– Certainement ; d’ailleurs, ellevous l’a dit elle-même, reprit Léon.

– Elle a peut-être des raisons pourdissimuler un mariage disproportionné, dit madame de Barthèle, quitenait à ses idées.

– Non, madame ; le seul nom que l’onconnaisse à la personne dont nous parlons, est Fernande.

– Elle en a cependant un autre ;Fernande est un nom de baptême : quel est son nom defamille ?

– Nous l’ignorons ; du moins, jeparle pour Fabien et moi. Interrogez M. de Montgiroux,madame, il est peut être plus savant que nous.

– Moi ? s’écria le comte, qui,n’ayant pas vu venir la botte, n’avait pas eu le temps de la parer.Comment voulez vous que je sache cela ?

– Mais, dit Léon, comme on sait une choseque les autres ignorent ; il n’y a jamais que la moitié d’unsecret dans l’obscurité. Quand vous vous êtes trouvés face à face,Fernande et vous, vous avez eu l’air de vous connaître.

– Certainement ; si c’est seconnaître cependant que de se rencontrer par hasard aux Bouffes, auBois, là où tout le monde va… Je connais madame Ducoudray de vue.Mais vous voyez bien, messieurs, que vous détournez la baronne dusujet qui doit tous nous intéresser dans ce moment-ci, deMaurice.

– Eh bien, chère baronne, comment celas’est-il passé ? reprit M. de Montgiroux, certainqu’en s’adressant au cœur de la mère la conversation allait changerà l’instant même.

– À merveille, cher comte ! madameDucoudray d’abord était plus tremblante que nous. À la porte, il afallu que nous la poussions pour la faire entrer, pauvrefemme ! L’effet qu’elle a produit sur Maurice, voyez-vous, aété l’effet magique. Et puis elle a chanté… Vous qui êtes unmélomane, mon cher comte, j’aurais voulu que vous entendissiezcela.

– Comment ! elle a chanté ?demanda M. de Montgiroux tout étonné.

– Oui, un air de Roméo etJuliette : Ombra adorata. Il paraît que c’est unair qu’elle chantait à Maurice quand Maurice lui faisait lacour ; car, en entendant cet air, le pauvre enfant revenait àl’existence, comme si les sons admirables qui sortaient de labouche de cette sirène, lui redonnaient la vie. Ah ! mon chercomte, je vous déclare que je conçois qu’un jeune homme soitamoureux fou d’une pareille femme.

– Et même un vieillard, dit Léon de Vaux,qui avait juré de ne pas laisser passer une occasion de boutonnerle pair de France.

– Mais, dans tout cela, je vous l’avoue,continua madame de Barthèle, ce qui m’étonne et ce que je necomprends pas, ce que je ne comprendrai jamais, ce sont lesrigueurs de cette femme pour Maurice ; deux organisations sibien faites pour s’entendre ! c’est incroyable.

– Mais, demanda vivement le pair deFrance, Maurice a donc dit que Fernande lui avaitrésisté ?

– Eh bien, mais, si elle ne lui avait pasrésisté, il me semble qu’il ne serait pas malade de désespoir.

– Pardon, madame, reprit Léon deVaux ; mais il se pourrait qu’une rupture, au contraire, eûtproduit l’effet que nous déplorons.

– Une rupture ! et pourquoiaurait-elle rompu avec mon fils ? Où aurait-elle trouvé mieuxque lui ? Je vous le demande.

– Vous avez raison, madame ; maistoutes les liaisons ne se font pas par le cœur ; il y en a quisont dirigées par le calcul.

– Le calcul, fi donc !… Oh !monsieur, vous ne connaissez pas madame Ducoudray, si vous pensezque le calcul… Tenez, moi, je ne l’ai vue que depuis une heure, ehbien, j’en répondrais comme de moi-même. Madame Ducoudray une femmeintéressée ? Jamais, monsieur, jamais.

– Enfin, ce qu’il y a de certain, madamela baronne, reprit Léon de Vaux, c’est que Maurice a étécruellement repoussé, et repoussé au moment où commençait uneintimité nouvelle. Maintenant, les probabilités sont que sonsuccesseur aura exigé une rupture.

– Et quel est ce successeurtout-puissant ? demanda madame de Barthèle.

– Ah ! dame ! qui saitcela ? reprit Léon. Le sais-tu, Fabien ? Le savez-vous,monsieur le comte ?

– Comment voulez-vous que je sache depareilles choses, monsieur ?

– En tout cas, si les choses se sontpassées comme vous le dites, cela prouve de la conscience de sapart. Bien des femmes de la classe à laquelle vous prétendezqu’elle appartient, auraient promis et n’auraient pas tenu.

– Oui, oui, dit Léon, cela se faitquelquefois en amour, et même en politique, n’est-ce pas, monsieurle comte ?

– Laissons continuer madame de Barthèle,répondit le pair de France.

– Eh bien, quand elle a eu chanté, etd’une façon adorable, je dois le dire, elle s’est approchée du lit.Alors mon fils, ravi de la revoir et d’apprendre qu’elle consent àrester ici…

– Comment ! sérieusement ellereste ? demanda le comte de Montgiroux avec inquiétude.

– Oui, monsieur ; si sérieusement,que nous l’avons conduite à son appartement.

– Quoi ! madame, elle restera ici,dans cette maison ?

– Et où voulez-vous qu’elle aille ?à l’auberge ?

– Sous le même toit queMaurice ?

– Puisque c’est elle qui doit leguérir.

– Le guérir, le guérir ! s’écria lepair de France.

– Oui, monsieur, le guérir. Je n’ai qu’unfils, et j’y tiens.

– Mais ma nièce, madame ? maisClotilde ?

– Clotilde n’a qu’un mari, et elle doit ytenir.

– Mais, madame, songez donc aumonde ; le monde, que dira-t-il ?

– Le monde dira ce qu’il voudra,monsieur. Ce n’est pas du monde que mon fils est amoureux ; cen’est pas le monde qui lui chantera l’air Ombra adorata.Le docteur n’a pas mis dans son ordonnance qu’on lui amènerait lemonde.

Sans doute, la discussion allait devenir plusvive entre le comte et madame de Barthèle, lorsque le bruit d’unevoiture se fit entendre, et, avant qu’on eût le temps de regarderqui arrivait et de donner des ordres pour ne pas recevoir, un valetouvrit la porte et annonça madame de Neuilly.

Ce nom, qui semblait répondre aux craintes deM. de Montgiroux à l’instant même où il les exprimait,fit pâlir madame de Barthèle. Le comte lui-même parut on ne peutplus contrarié ; mais madame de Neuilly était une parente, etil était trop tard maintenant pour ne pas la recevoir.

Chapitre 11

 

Madame de Neuilly était une femme devingt-quatre à vingt-cinq ans, qui en paraissait trente :grande, maigre, blonde, couperosée, plus disgracieuse encore aumoral qu’au physique ; c’était une de ces créatures pourlesquelles on se sent une répulsion instinctive, que cependant onrencontre partout et dont on ne peut pas se débarrasser, une foisqu’on les a rencontrées. Déshéritée de tous les charmes de lajeunesse et de toutes les grâces de la femme, l’envie était lemobile constant de ses actions, le trait saillant de sesdiscours ; elle aimait le luxe et la représentation ;mais, quoique tenant aux plus grandes familles, sa fortune, plusque médiocre, ne lui permettait pas de se satisfaire à cet égard.Au reste, toujours hostile, mais toujours hors de l’atteinte descoups elle-même, elle se réfugiait dans l’impunité par l’observancela plus rigoureuse des usages du monde. N’ayant jamais été exposéeà succomber à une séduction, elle était sans pitié pour quiconqueosait braver les préjugés ou franchir les barrières établies dansl’intérêt des mœurs sociales. Affichant le plus grand mépris pourla richesse et la beauté, les deux choses qu’elle jalousait le plusau monde, il fallait, avant tout, que l’on fût d’une de cesnoblesses reconnues par d’Hozier ou par Chérin, pour qu’elledaignât vous croire digne de sa fatale intimité. Au reste,l’instinct guidait admirablement madame de Neuilly, et lui faisait,avec un rare bonheur, mettre le doigt sur toutes les plaies.C’était, enfin, une de ces créatures dont on sent toujours lecontact par une douleur.

Son arrivée à Fontenay, dans les circonstancesoù se trouvait la famille de madame de Barthèle, devenait uneespèce de calamité. Il n’en fallait pas moins faire bonnecontenance et ne laisser rien percer de l’embarras de la situation.Mais, quelle que fût l’expérience de la douairière dans l’art unpeu menteur de recevoir son monde, et quoiqu’elle s’avançât de sonair le plus riant au-devant de la visiteuse, celle-ci, du premiercoup d’œil, aperçut sur son visage une contrariété maldéguisée ; car, toujours en garde contre chacun pour n’êtrejamais surprise en défaut d’observation, elle devinait avec unerare perspicacité les plus secrètes pensées, et, entre deuxsuppositions vraisemblables, c’était toujours à la seule vraiequ’elle avait le secret tout particulier de s’arrêter.

– Ah ! chère cousine, dit-elle aprèsavoir embrassé madame de Barthèle, j’arrive dans un mauvais moment,je le vois. Ma présence vous contrarie, j’en suis certaine. Jevenais vous demander à déjeuner ; mais, je vous en supplie, sije suis de trop, chassez-moi.

– Vous n’êtes jamais de trop, et surtoutici, vous le savez bien, chère belle, répondit la baronne. Nechangez donc rien à vos projets, et restez-nous, je vous enprie.

En entrant dans le salon, madame de Neuillyavait embrassé du regard tous ceux qui s’y trouvaient, et le motifqui l’excitait le plus à rester fut celui qu’elle fit valoir pourfeindre de vouloir partir.

– Si fait, dit-elle, si fait, je repars.Vous avez MM. de Rieulle et de Vaux. Je vous croyaisseule, moi, d’après tout ce qu’on raconte à Paris sur vous.

– Oh ! mon Dieu ! chère amie,demanda vivement madame de Barthèle, et que raconte-t-on ?Dites-moi vite cela.

La manière dont madame de Barthèle fit cettequestion eût suffi pour faire comprendre à madame de Neuilly qu’ilse passait effectivement quelque chose d’extraordinaire à Fontenay.Aussi, décidée à approfondir une situation qui se présentait à elleavec tout l’attrait du mystère :

– Et M. de Montgiroux,dit-elle, qui ne me voit pas, tant il est préoccupé !Décidément, baronne, j’arrive mal à propos…

Et, en prononçant ces mots, elle salua d’unsigne de tête les trois hommes qui formaient un groupe, et selaissa tomber sur un fauteuil comme exténuée de fatigue. Le comtes’excusa d’un ton grave ; les deux jeunes gens firent un salutroide et empesé, mais rien n’intimida madame de Neuilly ; elleavait une de ces assurances imperturbables qui, d’ordinaire,proviennent d’une grande supériorité ou d’une grande bêtise, etqui, chez elle, par exception, était un effet naturel dont il étaitdifficile d’expliquer la cause.

– Eh bien, chère amie, ne meraconterez-vous point ce que l’on dit de nous à Paris ?demanda madame de Barthèle pour la seconde fois.

– Mais on dit que Maurice esttrès-malade, en danger même. Hier, on assurait qu’il ne passeraitpas la journée ; aussi je suis accourue, chère cousine, pourvous offrir les consolations d’une sincère amitié. Heureusement,votre tranquillité me rassure. Et quelle est donc cette maladie,grand Dieu ?

L’espèce de grimace sentimentale dont madamede Neuilly accompagna cette exclamation allait si peu à l’air deson visage, qu’un sourire involontaire passa sur les lèvres desjeunes gens, et que le pair de France, malgré sa gravité, ne putréprimer un geste d’impatience. D’ailleurs, un souvenir donnaitencore à cette pantomime un caractère plus comique : les deuxjeunes gens ni le comte n’ignoraient pas que la gracieuse personnequ’ils avaient sous les yeux, s’était autrefois laissée prendrepour Maurice d’une violente passion, et qu’elle avait tout tentépour devenir sa femme. C’était à la suite de l’échec qu’elle avaitéprouvé, en cette occasion que mademoiselle de Morcerf – c’était lenom de famille de madame de Neuilly – s’était décidée à épouser unvieillard sexagénaire que tout le monde croyait fort riche, etdont, à force de soins et d’attentions, elle était parvenue àabréger la vie. Malheureusement, comme si la pauvre femme devaitsubir tous les désappointements, elle trouva que cette succession,dont elle attendait une grande fortune, se composait d’un domainesubstitué à un neveu et de rentes viagères.

– Est-ce véritablement une fièvrecérébrale qu’a ce pauvre Maurice ? En ce cas, votre médecinest un âne s’il ne s’en est pas rendu maître aussitôt. Quel estvotre médecin ? Comment l’appelez-vous ? D’abord voussavez que je m’entends très-bien en médecine ; c’est moi quiai soigné pendant deux ans M. de Neuilly, qui croyaitavoir toutes les maladies, parce qu’il avait, comme vous le savez,placé une partie de son bien en rentes viagères ; ce n’étaitpas l’intérêt qui m’avait fait faire ce mariage, non : ledésir de porter un beau nom. Vous savez, messieurs, qu’il était desvieux Neuilly, des sires de Neuilly qui ont été auxcroisades ; puis j’étais dominée par ce besoin de dévouementqui est dans le cœur de la femme et qui fait que nous noussacrifions toujours à quelqu’un ou à quelque chose, à un homme ou àune idée.

– Allons, chère cousine, continua madamede Neuilly, conduisez-moi près de Maurice, et je vous dirai tout desuite ce qu’il a, moi.

– Vous êtes trop bonne, chère Cornélie,répondit madame de Barthèle, et je vous remercie du vif intérêt quevous prenez à Maurice, c’est-à-dire à ce qui me touche le plus aumonde ; mais notre pauvre malade sommeille en ce moment, et ledocteur nous a renvoyés tous.

– S’il dort, c’est déjà bon signe, ditmadame de Neuilly, et, dans les maladies inflammatoires, le sommeilest un symptôme de convalescence. Ah ! j’en suis véritablementcharmée, j’aurai cette bonne nouvelle à donner ce soir chez lamarquise de Montfort. On signe, comme vous le savez ou comme vousne le savez pas, le contrat de mariage de son petit-fils Tristanavec mademoiselle Henriette Figères, cette fille si riche, voussavez, qui est censée nous arriver des colonies et qui arrived’Angleterre, où sa mère a fait une fortune colossale, on ne saittrop comment, ou plutôt on sait trop comment. C’est un véritablescandale, un Montfort épouser la fille d’une danseuse, oul’équivalent ! quelle honte pour tout le faubourg ! mais,que voulez-vous ! noblesse a obligé si longtemps, qu’ellen’oblige plus ; on verra, on verra où nous conduiront tous cestripotages d’argent. Pauvre France ! À quelque révolutionnouvelle ! C’était bien, au reste, l’avis deM. de Neuilly, et c’était dans cette crainte qu’il avaitplacé tout son bien en viager.

Et, dans l’amertume du souvenir qui seprésentait à la pensée de madame de Neuilly, un soupir étouffétermina sa phrase.

On ne pouvait plus éviter cette visiteinquisitoriale, il fallait donc la subir. Madame de Barthèle et lecomte de Montgiroux échangèrent, en conséquence, un regard, et serésignèrent à tous les inconvénients qui pouvaient résulter de laprésence de la fausse madame Ducoudray, dans l’obligation où l’onallait se trouver de faire asseoir à la même table ces deux femmesde caractère et de condition si opposés ; mais le comte, quesa jalousie tenait toujours, se dépitait intérieurement de trouverun nouvel obstacle à l’explication qu’il voulait avoir avecFernande ; pour madame de Barthèle, elle cherchait dans sonesprit un moyen de sortir d’embarras et d’obvier à l’effet que,d’un moment à l’autre, l’apparition de la courtisane devaitproduire ; de sorte que, sous leur sourire de bienvenue,madame de Neuilly n’eut point de peine à démêler une certainecontrainte. Elle n’en demeura que plus fermement dans l’intentionoù elle était de rester.

En effet, pour madame de Barthèle surtout, laposition était des plus embarrassantes. Fallait-il mettre madame deNeuilly dans la confidence ? fallait-il la laisser dansl’erreur, et feindre d’ignorer ce qu’était réellement la femme queles amis de Maurice avaient amenée à Fontenay, laissant ainsi pesersur les deux jeunes gens tout le poids du méfait ? Si elleparlait, la prude visiteuse allait jeter les hauts cris ; sielle gardait le silence, madame de Neuilly ne pouvait-elle pasdécouvrir le fatal secret ? Elle, si répandue, si remuante, sicurieuse, si au courant de toutes les intrigues, de tout ce qu’onpeut savoir, de tout ce qu’on doit ignorer, ne pouvait-elle pasavoir rencontré Fernande au spectacle, au Bois, aux courses,quelque part enfin, et avoir demandé ce qu’était Fernande, laconnaître, par conséquent, de vue, et la reconnaître chez madame deBarthèle ? C’était dès le même jour un scandale pour toutParis.

Mais, avant que madame de Barthèle eût trouvéun moyen de concilier les scrupules de la femme du monde avec lebesoin qu’on avait de la femme perdue, Clotilde entra.

– Madame, dit-elle en s’adressant à labaronne, le déjeuner est servi, et je viens de faire prévenirmadame Ducoudray.

En ce moment, Clotilde aperçut madame deNeuilly et s’arrêta court… Elle avait tout compris ; il y eutun moment de silence.

On devine à quel point la curiosité de madamede Neuilly fut excitée par cette annonce suivie de cette réticence.Elle promena d’abord sur tous les acteurs muets de cette scènepénible un regard doué de cette puissance d’investigation qui luiétait naturelle ; puis, sans même adresser à sa jeune cousineces protestations hypocrites d’amitié par lesquelles les femmes ontl’habitude de s’aborder, elle s’écria :

– Madame Ducoudray ! qu’est-ce quecela, baronne, madame Ducoudray ? J’avais bien remarqué enarrivant une calèche fort élégante avec deux beaux chevaux grispommelé. Est-ce que cet équipage est à madame Ducoudray ?J’avais d’abord cru que c’était à l’un ou à l’autre de ces deuxmessieurs, quoique je me fusse dit que, dans ce cas, cette voitureporterait un chiffre ou des armes. Madame Ducoudray ! c’estsingulier, je ne connais pas ce nom-là ; si c’est sa voiturequi est dans la cour, elle a cependant un train, cettedame !

Puis, songeant que ces questions avant d’avoirsalué Clotilde étaient quelque peu déplacées :

– Bonjour, Clotilde, dit-elle en setournant du côté de la jeune femme ; je viens pour voir notrepauvre Maurice. Est-ce que madame Ducoudray serait près de lui, parhasard !

Ces paroles avaient été dites avec une tellevolubilité, que ni le comte, ni madame de Barthèle, ni Clotilde, niles deux jeunes gens, ne purent placer un seul mot. Ce fut doncClotilde qui, interrogée la dernière, répondit d’abord.

– Non, madame, dit-elle ; madameDucoudray n’est point près de Maurice, elle est dans l’appartementqu’elle doit habiter.

– Qu’elle doit habiter ! s’écria denouveau madame de Neuilly ; mais c’est donc un commensal quecette madame Ducoudray ? ou bien a-t-elle loué une partie devotre villa ? En tout cas, vous me la présenterez, jel’espère ; du moment que vous la traitez en amie, je veuxfaire connaissance avec elle, si toutefois elle est de naissance…Mais je pense bien, chère cousine, que vous ne recevriez pasquelqu’un que vous ne devez pas recevoir.

– Madame, se hâta de dire Fabien, quicomprenait l’embarras de madame de Barthèle et les tortures deClotilde, madame Ducoudray a été amenée ici parM. de Vaux et par moi dans l’intérêt de la santé deMaurice.

– Dans l’intérêt de la santé deMaurice ? dit madame de Neuilly, tandis que Fabien rassuraitpar un coup d’œil madame de Barthèle et Clotilde, inquiètes de latournure que prenait la conversation ; est-ce que madameDucoudray est la femme de quelque homéopathe ? On assure queles femmes de ces messieurs exercent la médecine de compte à demiavec leurs maris.

– Non, madame, dit Fabien ; madameDucoudray est tout bonnement une somnambule.

– Vrai ? s’écria madame de Neuillyenchantée. Oh ! comme c’est heureux ; j’ai toujours eu leplus grand désir d’être mise en rapport avec une somnambule.M. de Neuilly, qui avait beaucoup connu le fameuxM. de Puységur, pratiquait quelque peu de magnétisme, etprétendait toujours que j’avais beaucoup de fluide. Mais, dites-moidonc, il faut que ce soit une somnambule fort à la mode, pour avoirdes chevaux et une voiture comme celle que j’ai vus : est-ceque ce serait la fameuse mademoiselle Pigeaire, qui auraitépousé ?… Faites-y attention, baronne : dans les maladiesinflammatoires les nerfs jouent un grand rôle et le magnétismeexcite effroyablement les nerfs. Je vous demande donc, pour votresécurité à vous, ma chère baronne, encore plus que pour macuriosité à moi, à être là quand on opérera sur Maurice.

Stupéfaits de la manière brusque avec laquelleun nouveau mensonge venait, en s’établissant avec l’apparence de lavérité, de compliquer encore la situation, tous les personnages decette scène restaient muets en s’entre-regardant, lorsque Fabien,qui tirait parti de tout, s’adressant à Clotilde :

– Madame, dit-il, voulez-vous bien meconduire près de la somnambule ? C’est une personne fortsusceptible, comme toutes les personnes nerveuses, et je craindraisque si elle n’était pas prévenue d’avance de l’honneur que luiménage madame de Neuilly, elle ne le reçût pas comme elle doit lerecevoir.

Madame de Barthèle respira, car elle compritle projet du jeune homme.

– Oui, oui, Clotilde, dit-elle, tenez lebras de monsieur de Rieulle, et conduisez-le près de notre aimablehôtesse ; j’espère que, par son influence, il la décidera àdescendre déjeuner avec nous, quoiqu’il y ait un convive de plus.Allez, Clotilde, allez.

Clotilde prit en tremblant le bras deFabien ; mais, comme ils s’avançaient vers la porte du salon,cette porte s’ouvrit, et Fernande parut.

En l’apercevant, madamede Neuilly poussa un cri d’étonnement, et ce cri retentit dans lecœur de tous les assistants pour y causer cette crainte vague quiaccompagne la première phase d’un événement nouveau etinattendu.

Chapitre 12

 

À la terreur qu’avait causée le cri de madamede Neuilly, succéda bientôt la plus grande surprise lorsqu’on vitle hautain champion des traditions aristocratiques, les brasouverts et le visage riant, s’avancer au-devant de Fernande, etqu’on l’entendit s’écrier :

– Comment ! c’est toi, chèreamie ! Eh ! mon Dieu ! est-ce bien toi que jeretrouve ?

Aussi les spectateurs, muets d’étonnement,n’osèrent-ils interrompre les manifestations de tendresse queprodiguait à Fernande une des femmes les plus orgueilleuses dufaubourg Saint-Germain, et, témoin inquiet de la reconnaissance,chacun dut attendre une explication sans oser la demander.

Quant à Fernande, comme si aucune émotionnouvelle ne pouvait trouver place en son âme, après les émotionsterribles qu’elle venait d’éprouver, elle se laissa embrasser sanstémoigner d’autre impression que celle d’une agréable surprise.C’était juste ce que les lois du savoir-vivre et de la politesseexigeaient. Cependant Fabien, qui était le plus rapproché d’elle,crut s’apercevoir qu’elle pâlissait légèrement.

– Mon Dieu ! que je suis heureuse,continua la noble veuve, de te revoir ainsi, après cinq années deséparation, encore plus jeune et plus belle, je crois, que le jouroù nous nous quittâmes !

– Qu’es-tu devenue, ma pauvreFernande ? Moi, j’ai été mariée et je suis veuve. J’avaisépousé M. de Neuilly, un vieillard ; ce n’était pasune spéculation, Dieu merci ! car tout son bien était placé enrentes viagères ; mais tu sais comme je suis bonne, j’ai vu undévouement à accomplir, et je l’ai réclamé. Au reste, homme debonne maison, et, comme je le disais encore tout à l’heure, un vraide Neuilly, preuves en main : podagre, goutteux, avare, j’enconviens, mais trente-deux quartiers, et d’Harcourt par lesfemmes.

Tout en énumérant les griefs et les avantagesde sa position, la prude examinait avec empressement, et avec unregard d’envie encore plus que de curiosité, la beauté gracieuse,l’air de distinction et l’élégance de son ancienne amie ;puis, s’adressant à madame de Barthèle :

– Pardon, chère cousine, continua-t-elle,mais je ne puis vous exprimer la joie que je ressens à voiraujourd’hui une de mes plus chères compagnes de Saint-Denis.

– De Saint-Denis ? répétèrent avecsurprise tous les personnages présents à cette scène.

– Oui, oui, de Saint-Denis ; vousl’ignoriez, je le vois, poursuivit madame de Neuilly. Eh bien,sachez que nous avons été élevées ensemble, toujours dans les mêmesclasses ; que Fernande et moi nous ne nous quittions pas.C’est la fille d’un brave général mort sur le champ de bataillependant la campagne de 1823, devant Cadix, sous les yeux demonseigneur le duc d’Angoulême ; qui lui promit de veiller surson enfant, sur sa fille unique. Là-bas, nous savions toute cettehistoire que vous paraissez tous ignorer ici. Permettez donc que cesoit moi qui vous présente mademoiselle de…

– Arrêtez, madame, s’écria Fernande. Aunom du ciel, ne prononcez pas le nom de mon père.

Il y avait un tel accent de prière dans cesparoles échappées au cœur de la jeune femme, que madame de Neuillys’arrêta.

Jusque-là Fernande, comme on l’a vu, avaitgardé le silence. Son maintien annonçait même plus de résignationque d’embarras, plus de honte que de crainte ; ses yeuxbaissés avaient évité tous les regards, et sa dignité naturellesemblait s’accroître à mesure que cette singulière rencontreamenait la révélation d’un secret qui tournait à son avantage. Maisau moment où le nom de son père avait été sur le point d’êtreprononcé, par un geste aussi rapide que la pensée, par un cripresque involontaire, par un mouvement de profond effroi, elleavait suspendu ce nom aux lèvres de madame de Neuilly, quieffectivement, à la prière de Fernande, s’était arrêtée.

– Eh ! pourquoi cela, ma chère, ditla veuve, et quel motif vous force à garder l’incognito comme unereine en voyage ? Mais c’est un fort beau nom que le vôtre, etje dirai comme ce roi de Macédoine : Si je ne me nommais pasAlexandre, je voudrais me nommer…

– Madame, dit Fernande, je vous aisuppliée et je vous supplie encore de vous arrêter ; vous nepouvez savoir quels motifs puissants me font désirer que mon nom dejeune fille reste inconnu.

– Vous avez raison, dit madame deNeuilly ; je ne puis pas deviner une pareille fantaisie, et jene comprendrai jamais que la fille du marquis de Mormant…

Fernande jeta un cri de douleur profonde. Lahonte passa sur son visage comme le reflet d’une flammeardente ; puis la pâleur lui succéda, des larmes mouillèrentses paupières et ruisselèrent sur ses joues ; des sanglotsgonflèrent sa poitrine et s’échappèrent en gémissements étouffés.Enfin, avec cette douleur de l’âme plus forte que l’usage du monde,elle courba la tête, et, ouvrant ses bras comme pour indiquer larésignation devant l’impuissance de sa volonté, ellerépondit :

– Vous m’avez fait bien du mal, madame.J’aurais désiré que le nom de mon père ne fût pas prononcé.

– Mais alors il fallait me dire pour quelmotif tu désirais que je gardasse le silence.

– C’est que nous ne sommes plus aux joursde notre enfance, madame, répondit Fernande avec un accès demélancolie profonde ; c’est que nous ne sommes plus dans cettemaison de paix et d’amitié où la pauvre orpheline fut siheureuse.

– Je crois bien que tu étaisheureuse ! tu étais la plus savante, la plus fêtée et la plusbelle de nous toutes.

– Funestes avantages ! dit Fernandeen relevant la tête et en fixant un regard sévère et triste sur lestrois hommes qui, en proie au plus profond étonnement, assistaientà cette étrange scène sans dire un seul mot.

– Aussi nous te prédisions un beaumariage, continua la noble veuve, et je vois que notre prédictions’est accomplie. Une voiture élégante, car c’est à toi sans doutela voiture que j’avais remarquée en entrant dans la cour, de beauxchevaux de luxe, un train de maison ; mais il est donc riche,ce M. Duponderay, Dufonderay ? Comment appelles-tu tonmari ?

– Ducoudray, dit tristement Fernande, enfemme qui se résigne à mentir.

– Ducoudray ! répéta madame deNeuilly. Ah çà ! j’espère qu’il n’y a rien de substitué danssa fortune, lui ; pas de rentes viagères ? Ah !c’est que c’est affreux, vois-tu, chère amie, surtout quand on apris des habitudes de luxe ; un malheur arrive, et puis plusd’hôtel, plus de voiture, plus de chevaux. Mais ce que je necomprends point, pardon de revenir encore là-dessus, c’est de nepoint se parer du nom de son père quand il est beau ; il y adonc des raisons ? Ah ! j’y suis, pauvre petite, tu asfait un mariage d’argent ? Encore une victime ! ton mariest un enrichi, un homme de banque ? Ah !malheureuse ! je comprends tout maintenant.

Puis, à l’indécision des physionomies, voyantqu’elle n’avait pas encore rencontré juste, elle reprit :

– Ce n’est pas cela, non. Ah !maintenant je devine ; c’est à cause du somnambulisme.M. Ducoudray est comme M. Puységur, un magnétiseur. Ehbien, je préfère le magnétisme à la banque. Et il te force à leseconder dans son charlatanisme ? Ah ! véritablement leshommes sont infâmes ! Il te fait lire les yeux bandés commemademoiselle Pigeaire ? Il te fait voir l’heure aux montresdes autres ? Dans quel temps vivons-nous, mon Dieu !M. de Neuilly avait placé tout son bien en viager, c’estvrai, mais il n’aurait pas forcé mademoiselle de Pommereuse, unefille d’ancienne noblesse, à devenir somnambule, à voir ce qui sepasse dans l’intérieur du corps humain, à guérir des malades ;c’est une indignité, et il y a là matière à séparation. Il fautplaider, ma petite. Tiens, je me connais en procès, moi ; j’enai soutenu un de trois ans contre les héritiers deM. de Neuilly. Je t’aiderai de mes conseils, je tesoutiendrai de mon crédit : puis, lorsque nous aurons envoyécet abominable M. Ducoudray magnétiser tout seul, je teréhabiliterai dans le monde, je te présenterai comme la fille dumarquis de Mormant ; et sois tranquille, sous mon patronage,toutes les portes se rouvriront devant toi. N’est-ce pas, monsieurde Montgiroux ? n’est-ce pas, monsieur de Rieulle ?…n’est ce pas, monsieur… Mais qu’avez-vous donc tous ?qu’est-ce que signifient ces visages consternés ? Y a-t-ildonc encore autre chose ?

En effet, on doit comprendre quelle inquiétudeagitait tous les membres du conciliabule devant ce nouveau flux deparoles. D’abord Fernande était restée stupéfaite devant lanouvelle position que lui assignait son ancienne amie. Elle avaitjeté les yeux sur madame de Barthèle, et elle avait vu celle-ci lesmains jointes et dans la posture d’une suppliante. Alors elle avaitcompris qu’on avait eu recours à quelque subterfuge pour colorervis-à-vis de madame de Neuilly son introduction dans lafamille ; elle eut alors pitié de la duplicité à laquelleparfois sont forcés de s’abaisser les gens du monde ; elleétouffa un soupir, et le souvenir de Maurice lui rendant soncourage prêt à l’abandonner :

– On ignorait le nom de mon père,dit-elle, c’est un secret qu’il était de mon devoir degarder ; vous l’avez divulgué, madame, je ne vous en veux pas,et croyez bien que, dans le bonheur que j’éprouve à vous revoir, jevous pardonne tout le mal que vous m’avez fait.

– Ah ! dit madame de Neuilly,blessée de la réponse de Fernande, ce n’était pas ce froid accueil,cette réserve dédaigneuse que j’avais droit d’attendre d’une amiede dix ans.

– Il n’y a ni froideur ni dédain dans maconduite, madame, croyez-le bien, reprit Fernande d’un ton humbleet doux, et madame de Barthèle que voici, et à qui vous pouvez vousfier, je l’espère, sous le rapport des convenances, vous dira queje ne puis ni ne dois me comporter vis-à-vis de vous autrement queje le fais.

– Je dirai, ma chère Fernande, s’écria labaronne emportée par la reconnaissance qu’elle éprouvait par laconduite digne et dévouée de la jeune femme, je dirai que vous êtesune des plus nobles et des plus charmantes créatures que j’aiejamais vues ; voilà ce que je dirai.

– Mais, en ce cas, reprit madame deNeuilly, pourquoi ne pas me dire tout de suite, comme je l’ai faitmoi-même : « Voilà qui je suis, voilà ce que j’aifait ! »

En ce moment, heureusement pour Fernande qui,attaquée directement et poussée à bout, ne savait plus querépondre, la cloche du déjeuner retentit. Madame de Barthèle saisitavec empressement cette occasion de rompre l’entretien.

– Vous entendez, mesdames ?dit-elle, on sonne le déjeuner ; à plus tard les confidences,vous aurez toute la journée pour cela.

Puis, comme en ce moment le valet entraitannonçant qu’on était servi :

– Monsieur de Vaux, dit-elle, conduisezmadame Ducoudray ; monsieur de Montgiroux, donnez le bras àmadame de Neuilly.

Quant à Fabien, il s’était déjà emparé du brasde Clotilde.

On passa dans la salle à manger.

Comme il y avait quatre femmes et troishommes, deux femmes devaient être placées à côté l’une de l’autre.Madame de Barthèle fit asseoir Fernande à sa droite.

M. de Montgiroux se plaça à sagauche. De l’autre côté de Fernande s’assit Léon de Vaux, puismadame de Neuilly en face de la baronne ; puis, à la droite demadame de Neuilly, Fabien de Rieulle, et enfin Clotilde, qui setrouva ainsi entre Fabien et M. de Montgiroux.

Le secret de la naissance de Fernande, quel’on venait d’apprendre, grâce à l’indiscrétion de madame deNeuilly, préoccupait fort tout le monde, et surtout la baronne.Madame de Barthèle ne cessait de se féliciter intérieurement sur sapénétration, qui lui avait fait reconnaître presque du premier coupd’œil, dans Fernande, toutes les habitudes d’une femme dequalité ; aussi se mit-elle à lui faire les honneurs de latable avec une politesse affectée. Madame de Neuilly devait s’yméprendre, et c’était là pour madame de Barthèle un pointimportant.

– Ah ! c’est une fille de noblesse,pensait madame de Barthèle ; eh bien, il était impossiblequ’il en fût autrement, et sans doute mon fils, en s’attachantcomme il l’a fait à elle, ne l’ignorait pas ; tout serait pourle mieux si madame de Neuilly n’était point là. Envieuse etméchante, cette femme a véritablement un mauvais génie qui lapousse partout où l’on ne voudrait pas la voir.

Ce secret n’avait pas, comme on le devinebien, produit une moindre impression sur M. de Montgirouxque sur la baronne : depuis deux heures, Fernande lui étaitapparue sous un jour si nouveau, qu’il voyait surgir en elle millequalités qu’il n’y avait point encore découvertes ; il luiétait démontré que Léon de Vaux soupirait inutilement ; ilcommençait à croire que Fabien n’avait jamais eu aucun droit surelle ; enfin la douleur de Maurice lui faisait douter queMaurice eût jamais été son amant. Puis, notre orgueil nous souffletoujours à l’oreille que l’on fait pour nous plus que l’on n’a faitpour les autres. À la suite de cette douce caresse de sonamour-propre, de cette séduisante flatterie de sa vanité, une idéeincertaine, vague, indécise, se présentait à l’esprit deM. de Montgiroux, idée folle, idée à laquelle cependantil revenait sans cesse malgré lui, celle de s’attacher sa joliemaîtresse par des liens plus sacrés. Il avait sur ce point, et dansle cas où il voudrait les invoquer, bien des antécédents pour faireexcuser son entraînement, même à la chambre haute. Toutes ces idéesavaient quelque chose de doux à l’imagination blasée du pair deFrance, et dans son for intérieur, il se sentait rajeunir ;comme la lampe qui va s’éteindre, M. de Montgiroux étaitprêt à jeter une dernière lueur, à briller d’un dernier éclat.

Léon, de son côté, loin de renoncer désormaisà ses espérances à l’égard de Fernande, n’avait fait que concevoirun désir plus vif d’atteindre au but qu’il poursuivait depuis troismois ; une nuance de sentiment venait, en effet, se mêlerdésormais à ses désirs : le mystère dont Fernande s’étaitentourée devant tout le monde, lui prouvait qu’elle tenait àménager sa famille, et cette pudeur qu’un cœur délicat eûtrespectée, lui devenait un moyen de triompher de sa résistance enl’effrayant, s’il ne pouvait y parvenir d’une manière plusdigne.

Quant à Fabien, tout entier en apparence à sonamour pour Clotilde, il semblait indifférent à tout ce qui n’étaitpas en rapport direct avec elle, et celle-ci, de son côté, sans serendre compte du sentiment qu’elle éprouvait, écoutait Fabien avecun vague plaisir. On ne craignait plus pour les jours de Maurice,le cœur de la jeune femme s’ouvrait à l’espérance ou à un sentimentqui lui donnait le change, et c’était la voix de Fabien, c’étaientses regards, c’étaient ses prévenances qui répondaient aux doucesémotions qu’elle éprouvait, et même qui les causaientpeut-être.

Madame de Neuilly, sous l’influence de lajalousie secrète qu’elle ressentait toujours pour quiconquel’emportait sur elle, soit en beauté, soit en fortune, soit engrâce, c’est-à-dire pour le plus grand nombre, cherchait às’expliquer quel intérêt son ancienne compagne avait à cacher lenom de son père, et pourquoi elle avait témoigné une douleur sivive en voyant ce nom révélé ; elle ne concevait pas biencomment une femme qui paraissait avoir le train et le luxe d’unegrande fortune, comment une femme qui paraissait tenir un rangdistingué dans le monde, et que d’ailleurs sa beauté, ses talentset son esprit rendaient si remarquable, se trouvait dans cettemaison sans être connue, ou du moins comme une somnambule, prèsd’un jeune malade, entre la mère et la femme de ce jeunemalade : tout cela lui semblait couvrir un secret, voiler uneintrigue ; elle avait donc résolu de ne pas quitter la maisonsans être arrivée à pénétrer ce mystère.

Une grande force d’âme pouvait seule soutenirFernande dans la position où elle était placée ; mais elle enétait venue, en surmontant successivement les émotions différentesqu’elle avait éprouvées depuis le matin, à une telle puissance surelle-même, que ni son regard, ni son maintien, ni l’accent de savoix ne trahissaient le trouble qui l’agitait intérieurement.Blessée dans son orgueil le plus secret et le plus intime par ladécouverte de la haute position dont elle était déchue, maissoutenue par un sentiment plus fort que l’égoïsme, elle comprimaittoutes ses impressions, et elle finissait, en quelque sorte, paréprouver la tranquillité, l’indifférence qu’elle affectait. Libreainsi de ses affections personnelles, tout entières sacrifiées auxautres, son regard profond et investigateur planait sur tout lemonde, et, de temps en temps, plongeait jusqu’au fond des cœursqu’elle avait intérêt à connaître. Ainsi, rien ne luiéchappait ; ni l’adresse de Fabien, ni l’amour naissant deClotilde, ni les nouveaux sentiments de Léon, ni la vieillejalousie de madame de Neuilly, ni les combats du comte, ni lebonheur maternel de madame de Barthèle ; elle attendait doncles événements non-seulement avec une grande liberté d’esprit, maisencore avec une grande supériorité de position ; elle avaitfait le sacrifice de sa personnalité, elle s’était dévouée.

Au milieu de ces préoccupations diverses, uneconversation générale devenait difficile, et cependant chacun ensentait le besoin pour voiler ses propres sentiments ; il enrésulta qu’après un moment de silence et de contrainte, ceux quiétaient les plus intéressés à se ménager des aparté à voixbasse, s’accrochèrent aux premiers mots qui furent dits, et, avecun air d’insouciance plus ou moins bien jouée, poussèrent laconversation vers ces généralités auxquelles tout le monde peutprendre part ; ce fut, au reste, madame de Neuilly qui donnal’essor à la pensée en lui donnant un point de départ.

– J’espère, ma chère Fernande, dit-elle,que ton temps n’est pas tellement pris par les séances magnétiques,qu’il ne te reste pas quelque loisir pour t’occuper depeinture : tu avais, à Saint-Denis, de si admirablesdispositions, je me le rappelle, que notre maître de dessin disaittoujours qu’il voudrait que tu perdisses ta fortune, pour que tufusses forcée de te faire artiste.

– Comment ! s’écria la baronne,madame peint ?

– Mais oui, dit Léon, madame est toutbonnement de première force.

– Vraiment ? dit Clotilde pour direquelque chose.

– C’est-à-dire que si madame exposait,reprit Léon, elle ferait émeute au salon.

– Est-ce vrai ce que dit làM. de Vaux ? demanda madame de Neuilly, et es-tuvéritablement devenue une madame Le Brun ?

– Si elle voyait ce que je fais, ditFernande en souriant, madame Le Brun, je crois, mépriserait fortmes ouvrages.

– Pourquoi cela ? demanda la baronnede Barthèle ; j’ai connu madame Le Brun, et c’était une femmede beaucoup d’esprit.

– Justement, madame la baronne, ditFernande, voilà ce qui fait que nous ne nous entendrions pas ;à tort ou à raison, je déteste l’esprit dans l’art.

– Et qu’y cherchez-vous, madame ?demanda M. de Montgiroux.

– Le sentiment, monsieur le comte, voilàtout, répondit Fernande.

– Et quel est votre maître ? repritmadame de Barthèle.

– La nature pour la forme, ma proprepensée pour l’expression.

– Ce qui veut dire que madame appartientà l’école romantique, dit Fabien avec un sourire légèrementrailleur.

– Je ne sais pas trop ce que l’on entendpar les écoles classique et romantique, monsieur, réponditFernande ; si le peu que je vaux méritait qu’on me classâtparmi les adeptes d’une école quelconque, je dirais quej’appartiens à l’école idéaliste.

– Qu’est-ce que cette école ?demanda madame de Neuilly.

– Celle des peintres qui ont précédéRaphaël.

– Oh ! mon Dieu ! que nousdis-tu donc là, chère Fernande ? est-ce qu’avant Raphaël, il yavait des peintres ?

– Avez-vous visité l’Italie,madame ? reprit Fernande.

– Non, dit madame de Neuilly ; maisClotilde y a passé un an avec son mari, et, comme elle-même s’estoccupée de peinture, elle pourra vous répondre à ce sujet.

– Voyons, dit, tout bas Fabien à la jeunefemme ; voyons si elle aura l’audace de vous adresser laparole.

Mais au lieu de se retourner vers Clotilde,comme semblait le commander l’interpellation de madame de Neuilly,Fernande baissa les yeux et garda le silence. Ce n’était point làl’affaire de madame de Barthèle, qui, sentant la conversationtomber, essaya de la rattacher à une réponse de Clotilde.

– Vous avez entendu ce qu’a dit madameDucoudray, ma chère enfant ? dit la baronne Connaissez-vouscette école dont elle parle ?

– C’est celle des peintres chrétiens, dittimidement Clotilde ; c’est l’école de Giotto, de Jean deFiesole, de Benozzo Gozzoli et du Pérugin.

– Justement, s’écria Fernande emportéemalgré elle par le plaisir de rencontrer une sœur de sa pensée.

– Oh ! mon Dieu ! dit madame deNeuilly, mais excepté le Pérugin, que je connais parce qu’il a étéle maître de Raphaël, je n’ai jamais entendu parler de tous cesgens-là.

– Le Genèse dit qu’avant d’être peupléed’hommes, la terre était habitée par des anges, répondit Fernande.Vous avez peu entendu parler aussi de ces anges-là, n’est-ce pas,madame ? Eh bien, il en est ainsi de ceux que j’ai nommés etqui semblent des messagers divins envoyés du ciel sur la terre,pour montrer d’où l’art vient et de quelle hauteur il peutdescendre.

Le comte de Montgiroux regardait Fernande avecétonnement ; elle se révélait sous un aspect inconnu ;elle n’avait jamais daigné être pour lui autre chose qu’unecourtisane, et voilà qu’elle était une artiste pleine depensée.

– Ma foi, ma chère amie, dit madame deNeuilly, tout cela devient beaucoup trop sublime pour moi. J’iraite voir et tu me montreras tes chefs-d’œuvre.

– Eh bien, tandis que vous y serez,cousine, reprit la baronne, dites-lui de vous chanter l’Ombraadorata de Roméo, qu’elle a chanté tout à l’heure àMaurice, et vous me direz si jamais madame Malibran ou madame Pastavous ont fait plus grand plaisir.

– Ah çà ! mais tu es donc devenueune véritable merveille, depuis que nous nous sommesquittées ?

Fernande sourit tristement.

– J’ai beaucoup souffert, dit-elle.

– Et quel rapport cela avait-il avec lapeinture et la musique ?

– Oh ! dit Clotilde, je comprends,moi.

Fernande lui jeta un regard d’humbleremercîment.

– Alors, dit madame de Neuilly, enmusique comme en peinture, tu as dessystèmes ?

– Il est impossible d’être quelque peuartiste, répondit Fernande, sans avoir ses préférences et sesantipathies.

– Ce qui signifie…

– Que j’ai les mêmes idées en musiquequ’en peinture, c’est-à-dire que je préfère la musique sentiment àla musique d’exécution, celle qui contient des pensées à celle quine renferme que des sons. Cela n’empêche pas d’être juste, je lecrois, envers les grands maîtres. J’admire Rossini etMeyerbeer ; j’aime Weber et Bellini : voilà mon systèmetout expliqué.

– Eh bien, que dites-vous de cettethéorie, monsieur le comte, demanda Léon de Vaux, vous qui êtes unmélomane ?

– Lui, le comte, un mélomane !s’écria madame de Barthèle. Ah ! bien oui ! il déteste lamusique.

– Mais je pensais que M. le comteavait une loge à l’Opéra ! reprit Léon.

– J’en avais une, dit vivement le comte,ou plutôt j’avais un jour de loge ; mais je l’ai cédé.

– Pardon, je croyais vous avoir aperçuvendredi dernier, tout au fond de la loge, il est vrai.

– Vous vous êtes trompé, monsieur, ditvivement le comte.

– C’est possible, reprit Léon deVaux ; alors c’est quelqu’un qui vous ressemblait fort.

– Maintenant, ma chère Fernande, repritmadame de Neuilly, je te ferai observer que tu n’as plus qu’à nousformuler tes opinions littéraires pour nous avoir fait un courscomplet d’art.

– C’est me rappeler, madame, dit Fernandeen souriant, que j’ai pris une part beaucoup trop grande à laconversation, et cependant je n’ai fait que répondre aux questionsque l’on m’a adressées.

– Mais qui vous dit cela, ma chère madameDucoudray ? s’écria madame de Barthèle : tout aucontraire, nous avons à vous remercier mille fois, et vous avez étéadorable.

– J’espère, Fernande, dit tout bas Léonde Vaux, en rapprochant pour la dixième fois son genou du genou queFernande éloignait toujours ; j’espère que vous ne me garderezpas rancune de vous avoir amenée ici ; il me semble que lamanière dont on vous accueille… il est vrai aussi que vous êtescharmante.

– Vous oubliez ce que vous m’avez faite,répondit Fernande. Je suis madame Ducoudray, une somnambule,l’associée de quelque Cagliostro, la complice de quelque comte deSaint-Germain. Il faut bien que j’essaye de justifier la bonneopinion que, sur votre recommandation, on a dû concevoir demoi.

– Ah ! mon cher monsieur Léon, ditla baronne, faites-y bien attention ; si vous prenez ainsimadame Ducoudray pour vous tout seul, nous allons vous faire unebonne grosse querelle.

– Et vous avez raison, madame, ditFabien ; ce Léon est d’un égoïsme ! N’est-ce pas,monsieur le comte ?

– Le fait est, dit vivement le pair deFrance, que madame allait nous donner son opinion.

– Sur quoi ? demanda Fernande.

– Sur la littérature.

– Oh ! monsieur le comte,excusez-moi ; je suis bien excentrique en littérature. Mesadmirations se bornent à cinq hommes ; il est vrai que ceshommes sont des demi-dieux. Si jamais je me retire du monde, ce quipourra bien m’arriver un beau matin, je n’emporterai avec moi queces cinq grands poëtes.

– Et lesquels ? demanda madame deBarthèle.

– Moïse, Homère, saint Augustin, Dante etShakspeare.

– Ah ! ma chère Fernande, quedites-vous là ? s’écria madame de Neuilly. Comment est-ilpossible que vous admiriez Shakspeare, un barbare ?

– Ce barbare est l’homme qui a le pluscréé après Dieu, dit Fernande.

– Croiriez-vous une chose ? ma chèremadame Ducoudray, dit la baronne, c’est que je n’ai jamais eul’idée de lire Shakspeare.

– C’est de l’ingratitude, madame. Nousautres femmes surtout, nous devrions vouer un culte àShakspeare ; les plus admirables types de notre sexe ont étécréés par lui. Juliette, Cordelia, Ophelia, Miranda, Desdemona,sont des anges à qui sa main a détaché les ailes que Dieu leuravait données, pour en faire des femmes.

– Comte, dit madame de Barthèle, puisquevous allez ce soir à Paris, vous me rapporterez un Shakspeare.

– Ce serait avec le plus grand plaisir,baronne, dit le comte, mais j’ai changé d’avis.

– Comment ?

– Je n’irai pas à Paris ce soir ; jecrois ma présence nécessaire ici.

– Pourquoi donc vous gêner, maintenantque Maurice va mieux ? reprit madame de Barthèle ; vousavez promis à vos confrères de la chambre, m’avez-vous dit, de vousrendre à une conférence très-importante.

– Eh bien, madame, répondit le comte ensouriant, je manquerai à ma promesse ; et lorsqu’ils saurontla cause qui m’a retenu loin d’eux, ils me pardonneront.

– Oh ! monsieur, dit Léon, quisemblait avoir pris à tâche de harceler éternellement le pauvrepair de France, pourquoi donc priver vos collègues de vos lumièresdans une circonstance où elles peuvent leur être siutiles ?

– C’est une réunion préparatoire.

– Les affaires de l’État avant tout,monsieur le comte ; n’est-ce pas, madame la baronne ?Diable ! il ne faut pas badiner avec les lois.

– Il veut m’éloigner, se dit lecomte ; c’est bien.

– Oh ! quant à cela, dit madame deBarthèle, voulez-vous que je vous dise une chose ? C’est queje suis convaincue que les lois se font toutes seules, et quecelle-là n’en sera ni meilleure ni pire pour être venue au monde enl’absence de M. de Montgiroux.

À ces mots, madame de Barthèle se leva, car ilétait convenu qu’on irait prendre le café au jardin. Chacun imitason exemple. Au milieu du mouvement, le comte de Montgiroux trouvamoyen de se rapprocher de Fernande et de lui dire sans êtreentendu :

– Vous comprenez que c’est pour vous queje reste, et qu’il faut absolument que je vous parle.

Fernande allait répondre, lorsqu’un cri dejoie poussé par madame de Barthèle la força de se retourner.

Maurice, pâle et chancelant, enveloppé dansune large robe de chambre, venait, profitant de l’absence dudocteur, d’apparaître sur le seuil de la salle à manger.

Il s’arrêta immobile, en reconnaissant lesdifférents personnages qu’il trouvait réunis.

Chapitre 13

 

La crise prévue par le docteur s’étaitheureusement opérée ; Maurice avait dormi près de troisheures. Pendant ce sommeil calme et tranquille, dont le maladesemblait avoir perdu l’habitude, le sang avait reflué de la tête aucœur, Maurice s’était réveillé en cherchant à débrouiller ses idéesencore obscures et confuses dans son cerveau. Enfin, le souvenir deFernande vint comme un fil conducteur le guider dans le labyrinthefiévreux du passé. Il se rappela vaguement avoir vu tout à coupapparaître Fernande, l’avoir entendue chanter son air favori ;puis il revit près de lui et autour de lui ces trois femmes,qu’aucune combinaison humaine ne semblait jamais devoir réunir.C’était là que le délire semblait le reprendre ; c’était làque pour lui la réalité tournait au rêve. Fernande, madame deBarthèle et Clotilde, au chevet de son lit toutes trois, c’étaitchose impossible.

Et cependant jamais songe n’avait laissé dansson esprit trace si profonde. Le piano était encore ouvert, et lavoix vibrait encore à son oreille. Le parfum de violette si douxqui accompagnait toujours Fernande, flottait encore dans l’air.Puis, plus que tout cela, ce calme répandu dans toute sa personne,ce bien-être inouï dont le cœur semblait être le centre, tout luidisait que ce n’était point une apparition qu’il avait vue.

Maurice étendit la main vers le cordon de lasonnette pour appeler quelqu’un ; mais il pensa qu’on pouvaitavoir intérêt à le tromper, et que dans ce cas la leçon aurait étéfaite aux domestiques. D’ailleurs, ce mouvement qu’il venait defaire, si léger qu’il fût, lui avait donné la mesure de ses forces.Il lui semblait, chose qu’il eût crue impossible avant le sommeilréparateur d’où il sortait, qu’il pourrait se tenir debout etmarcher. Il essaya alors de descendre de son lit : d’abord illui sembla que la terre se dérobait sous ses pieds et que touttournait autour de lui ; mais après un instant il reprit unpeu d’équilibre, et quoique bien faible, il comprit qu’il pourraitdescendre. C’était pour le moment l’objet de toute sonambition.

Toutefois, les habitudes coquettes de l’hommedu monde prirent le pas sur la passion. Maurice se traîna jusqu’àsa toilette. Il ne s’était pas vu depuis qu’il s’était mis au lit,et se trouva affreusement changé ; mais cependant, au milieude tout cela, ses yeux, agrandis par la maigreur, n’en étaient queplus expressifs. Avec un coup de brosse, ses cheveux reprirent leurélégante ondulation ; ses dents étaient toujoursmagnifiques ; sa pâleur même n’était pas sans charme nisurtout sans intérêt. Bref, Maurice demeura bien convaincu qu’il neperdrait rien dans l’esprit de Fernande à être vu par elle en cemoment.

Alors, avec une peine infinie, en s’arrêtant àchaque pas, en se reposant à chaque marche, il avait commencé dedescendre, soutenu par l’idée qu’il allait, au coin de quelquecorridor, sur le seuil de quelque porte, rencontrer Fernande.Bientôt, en arrivant près de la salle à manger, il avait entendu lebruit des voix. Alors son espoir avait disparu. Fernande était uneapparition de sa fièvre, un rêve de son délire. Comment supposerFernande à la même table que Clotilde et madame de Barthèle ?Cependant, en écoutant, il lui semblait entendre sa voix, cettevoix au timbre si doux et si vibrant à la fois. Il s’étaitapproché ; cette voix, c’était bien la voix de Fernande.Alors, perdant toute puissance sur lui-même, sans plus riencalculer, il avait saisi le bouton de la porte et l’avaitouverte.

Au cri poussé par madame de Barthèle, Mauricesentit tout à coup se réveiller en lui le sentiment desconvenances. Du premier coup d’œil, il avait aperçu Fernande ;mais autour d’elle, réunion impossible dans sa pensée, ilreconnaissait sa mère, sa femme, M. de Montgiroux, madamede Neuilly et les deux jeunes gens. À cette vue, Maurice futintimidé ; une sorte de confusion secrète qui venait dudésordre de ses idées, paralysa l’effort qu’il avait fait pourvenir. Comme un enfant pris en faute, il eut recours au mensonge,cherchant ainsi à se tromper lui-même, afin de pouvoir plussûrement tromper les autres.

– Mon Dieu ! s’écria madame deBarthèle, c’est toi, Maurice ! Quelle imprudence !

Et la première elle fut près de Maurice, à quielle offrit son bras.

– Ne vous inquiétez pas, ma mère, dit lemalade ; je suis mieux, j’ai des forces, j’ai dormi ;seulement j’avais besoin d’air.

Et en parlant ainsi il interrogeait du regardle regard de chaque personnage.

Une des facultés les plus merveilleuses del’intelligence humaine, c’est l’intuition, ce sens interne, librede toute influence des sens extérieurs, qui exerce sur nos passionsun empire magique, cette espèce de divination qui sonde la penséedes autres, et qui, dans certaines conditions physiques et morales,devient plus haute et plus intelligente. Or, Maurice était dans unede ces conditions. Son âme venait de se ranimer dans son enveloppeaffaiblie : pure et dégagée des nuages de la matière, ellesemblait investir l’être tout entier et régner sans partage. L’âmede Maurice fit donc, avec la promptitude ordinaire de sesperceptions les plus profondes, la part de tout et de tous.

Dans les yeux de sa mère Maurice vit sepresser, pour ainsi dire, tous les élans réunis d’un amour qui n’apoint d’analogue dans la série des sentiments humains. Dans ceux desa femme il reconnut, mêlée d’un certain trouble, la preuve d’uneaffection sincère ; dans ceux de Fernande il saisit le jet decette volupté céleste qui étincelle de l’éclat inimitable desfacettes du diamant. C’était tout ce qu’il voulait ; que luiimportaient les autres ? Avait-il besoin de savoir ce qui sepassait dans l’âme envieuse de madame de Neuilly, dans le cœurfroid du comte de Montgiroux et dans les têtes folles de Fabien etde Léon ?

Heureusement, comme il n’y avait là personnequi n’eût au fond du cœur l’égoïsme de ses intérêts individuels, leconflit d’une explication n’était donc pas à craindre, et chacundevait gagner à se tenir sur le qui-vive de la prudence et de ladiscrétion.

– Eh bien, dit le docteur, qui, moinspréoccupé de lui-même que les autres, devait tout naturellementrompre le premier le silence ; eh bien, puisque le malade sentqu’il a besoin d’air, prenons l’air. Au jardin, mesdames, s’il vousplaît ; le malade qui marche est promptement en état decourir.

Et, tout en s’emparant du bras de Maurice, ledocteur rassura madame de Barthèle du regard. Clotilde s’élança enavant pour faire préparer, sous le massif d’acacias et d’érables,où l’on devait prendre le café, un grand fauteuil pour le malade.Madame de Neuilly s’accrocha à Fernande, en l’accablant toujours deses protestations d’amitié mêlées de questions. Les trois hommessuivirent lentement le groupe principal, c’est-à-dire Maurice, samère et le docteur.

M. de Montgiroux, contrarié duretard que cet événement apportait à son explication avec Fernande,avait bien fait quelques objections à cette promenade ; maisoù a-t-on jamais vu le médecin revenir sur ses ordonnances ?Ce serait avouer qu’il peut se tromper. Or, c’est surtout enmédecine que l’infaillibilité est reconnue, par les médecins bienentendu. Le docteur avait donc tenu bon.

Madame de Neuilly n’avait pas encore crudevoir importuner de ses questions le malade à qui elle avait eu letemps d’adresser la parole, mais elle préparait dans le fond de sapensée un interrogatoire si épineux, que Maurice, quelle que fût lasubtilité de son esprit, ne pouvait manquer d’y laisser accrochéquelque lambeau de vérité. Avec ces lambeaux, madame de Neuilly sefaisait fort de reconstruire toute l’histoire, comme Cuvier, avecun fragment de mammouth ou de mastodonte, reconstruisaitnon-seulement l’animal mort, mais toute une race disparue. Elleavait, d’ailleurs, en attendant et pour lui faire prendre patience,à se réjouir in petto du changement que les souffrancesavaient amené dans la personne de son jeune parent, et, prenant unair hypocrite, elle trouva moyen d’épancher, avec son ancienneamie, la satisfaction secrète que l’envie lui faisait éprouver.

– Pauvre Maurice ! dit-elle, si jel’avais vu autre part qu’ici et sans être prévenue, j’auraisvraiment eu peine à le reconnaître. Croirais-tu, chère Fernande, –mais tu ne peux pas savoir cela, toi qui ne l’as pas vu au temps deses beaux jours, – croirais-tu que c’était un charmantcavalier ? Comptez donc sur la beauté, mon Dieu, puisqu’entrois semaines ou un mois la maladie peut faire de telsravages !

Fernande jeta les yeux sur Maurice et étouffaun soupir. En effet, la trace des douleurs de l’âme avaitprofondément sillonné ce visage ; ce front si pur et si poliétait plissé par une ride pensive ; ces yeux ardents etpassionnés, à part l’étincelle fiévreuse qui en animait encorel’expression, semblaient éteints, et, cependant, jamais ces yeuxn’avaient échangé avec Fernande un regard qui répondit plusintimement à la pensée qui la dominait en ce moment. C’était unejoie si plaintive, un reproche si suppliant, une prière si tendrequ’elle venait d’y recueillir, que son amour, comprimé peut-être,mais jamais éteint, reprenait une nouvelle force à la douce flammede la compassion. Et cependant, en même temps et par un effetcontraire, dans la pure atmosphère de cette famille, au contact deces femmes respectées, un remords véhément, un espoir douloureux larendaient avide d’émotions fortes, et ce calme apparent où chacunétait plongé, auquel elle était condamnée elle-même, rendait sasituation insupportable. Elle eût voulu, le cœur serré ainsi entredeux sentiments opposés, donner un libre cours à ses larmes,s’agiter dans son désespoir et dans sa joie, se soulager par descris, par de violentes étreintes, elle eût voulu courir ets’arrêter capricieusement ; mais sous les yeux de Maurice etde sa famille, elle se sentait observée dans tous ses mouvements,elle n’avait plus d’autres volontés que celles des convenancesimposées, et elle marchait tout en répondant avec un gracieuxsourire aux avances de son ancienne compagne.

Par une bizarre destinée, dans ce drame sitranquille, si simple à la surface, où chacun comprimait avec tantde soin et d’adresse les différentes émotions qu’il éprouvaitintérieurement, c’était au tour de Maurice de marcher de surpriseen surprise. Ce n’était pas le tout pour lui que de voir Fernandereçue au château par sa mère et par Clotilde, mais encore il lavoyait au bras de madame de Neuilly, qui la tutoyait et l’accablaitd’amitiés. Madame de Neuilly, cette femme si prude, si réservée,caressait et tutoyait Fernande : c’était à n’en croire ni sesyeux ni ses oreilles, c’était à penser qu’il continuait le rêvefiévreux dont l’apparition de la courtisane dans sa chambre étaitl’exposition. Pareil à une pièce de théâtre, ce rêve semblaitencore se développer sous ses yeux par des péripéties plusinvraisemblables à ses yeux les unes que les autres, et auxquelles,cependant, son cœur ne pouvait s’empêcher de prendre un vifintérêt.

Le médecin, qui donnait le bras à Maurice etqui marchait le doigt appuyé sur son pouls, suivait, chez lemalade, tous les mouvements de sa pensée, qui se traduisaient parle ralentissement ou la vivacité des battements de l’artère. Or,pour lui, toutes ces émotions de l’âme, en distrayant Maurice decette douleur première, unique, profonde, que lui avait causéel’absence de Fernande, tendaient à la guérison.

Sans s’en douter, madame de Barthèle vintencore jeter une confusion nouvelle dans l’esprit de Maurice.Craignant que les questions de madame de Neuilly ne fatiguassentFernande, et que celle-ci, dans ses réponses, ne laissât échapperquelques paroles qui missent son ancienne compagne sur la voie dece qu’était devenue la jeune femme, depuis leur séparation auxportes de Saint-Denis, elle vint se jeter en travers de laconversation qui, ainsi qu’elle l’avait prévu, devenait de plus enplus embarrassante pour Fernande.

– Eh ! mesdames, cria la baronneavec l’autorité de son âge et l’aplomb que lui donnait son titre demaîtresse de maison, vous marchez trop vite, attendez-nous donc, jevous en prie.

En même temps, se retournant du côté des troishommes qui venaient par derrière :

– En vérité, je ne vous comprends pas,messieurs, ajouta-t-elle ; tout est bouleversé en France. Àquoi songez-vous donc, monsieur de Rieulle ? Êtes-vous enbrouille avec madame de Neuilly ? Et vous, monsieur de Vaux,est-ce que vous n’avez rien à dire à madame Ducoudray ? C’està nous autres invalides à traîner le pas, et non à vous ;voyons, rejoignez ces dames, et empêchez qu’elles ne nous devancentsi fort.

Le comte fit un mouvement pour rejoindreFabien et Léon ; mais, comme il passait près de madame deBarthèle, celle-ci l’arrêta par la main.

– Un instant, comte, dit-elle, vousfaites partie des invalides ; restez donc avec nous àl’arrière-garde, je vous prie.

– Ma cousine, reprit madame de Neuillyqui, autant qu’il lui était possible, voulait s’épargner l’auditiondes compliments que les jeunes gens ne manqueraient pas d’adresserà Fernande, ne vous préoccupez pas de nous ; nous avons àcauser, madame Ducoudray et moi.

C’était la seconde fois que ce nom de madameDucoudray était prononcé, et, pour Maurice, il était évident quec’était Fernande que l’on désignait sous ce nom.

– Et de quoi causez-vous ? demandamadame de Barthèle.

– De somnambulisme ; je veux queFernande m’explique tout ce qu’elle éprouve dans ses momentsd’extase.

Fernande somnambule, c’était encore là un deces épisodes inintelligibles à l’esprit de Maurice : il passala main sur son front comme pour y fixer la pensée prête às’enfuir.

– Eh bien, reprit la douairière, ce n’estpas une raison, ce me semble, pour priver ces messieurs d’uneexplication dont ils doivent être aussi curieux que vous.

– Si fait, si fait, cousine, repritmadame de Neuilly en s’emparant plus que jamais de Fernande. Nousavons, d’ailleurs, des souvenirs d’enfance, des secrets de pensionà nous rappeler ; deux bonnes amies comme nous ne seretrouvent pas après six années de séparation sans avoir une foulede confidences à se faire.

Madame de Neuilly et Fernande amies depension ! Fernande avait donc été élevée à Saint-Denis, et, sielle avait été élevée à Saint-Denis, elle était donc issue d’unefamille noble par ses ancêtres ou illustrée par son chef ?Jusqu’à ce jour Maurice n’avait donc pas connu Fernande ?

Si lentement que l’on eût marché, on avaitcependant gagné du chemin, et, au détour d’une allée, on aperçutClotilde qui attendait les promeneurs près du massif où l’on devaitservir le café. C’était encore une de ces haltes où la conversationparticulière devenait forcément générale.

On se réunit sous la voûte de verdure où unetable était préparée ; des chaises et un fauteuil étaient déjàplacés auprès de cette table. Le docteur et madame de Barthèleforcèrent Maurice à s’asseoir dans le fauteuil ; puis chacun,sans être maître de choisir sa place, s’avança vers la place qui setrouvait la plus rapprochée de lui.

Il en résulta que cette fois ce fut le hasardqui disposa les groupes, et que tout ordre se trouva interverti.Léon fut séparé de Fernande, Fabien se trouva près de madame deNeuilly, Maurice se trouva entre sa mère et le docteur ; lecomte fut forcé de s’asseoir près de madame de Barthèle, et unechaise resta vide entre M. de Montgiroux et Fernande.

Clotilde, occupée à faire signe auxdomestiques d’apporter le café, était encore debout. Elle seretourna et vit la place qui lui était réservée. Fernande s’étaitdéjà aperçue de cette étrange disposition, et, pâle et tremblante,elle était prête à se lever et à prier l’un de ces messieurs dechanger de place avec elle ; mais elle comprenait que c’étaitchose impossible. Clotilde s’aperçut de son embarras, et s’empressade l’en tirer en venant s’asseoir près d’elle.

Maurice vit donc en face de lui, côte à côteet se touchant, Clotilde et Fernande. Rapprochées ainsi, il étaitimpossible que les deux jeunes femmes échappassent à la nécessitéde s’occuper l’une de l’autre ; leur embarras réciproque futremarqué de Maurice, et son œil étonné s’arrêta un instant surelles avec une expression de doute et d’étonnement impossible àrendre.

– Elle ici ! Fernande àFontenay ! Fernande accueillie par Clotilde et par mamère ! se disait-il ; Fernande sous le nom de madameDucoudray ; Fernande amie de madame de Neuilly, sa compagne depension à Saint-Denis et passant pour une somnambule !A-t-elle donc su que je voulais mourir ? a-t-elle donc voulume ranimer sous l’influence de sa pitié ? et, pour arriverjusqu’à moi, a-t-elle eu recours à l’adresse ? Qu’y a-t-il devrai, qu’y a-t-il de faux dans tout cela ? Où est le mensonge,où est la réalité ? Pourquoi ce nom qu’on lui donne et quin’est pas son nom ? À qui demander l’explication de cetteénigme ? comment ce songe si doux est-il venu ? comments’en ira-t-il ? En attendant, Fernande est là ; je lavois, je l’entends. Merci, mon Dieu ! merci.

Évidemment le malade était en voie deguérison, puisqu’il en était venu à soumettre sa pensée, toutincertaine qu’elle était, aux lois de la logique. Le docteuradmirait ces ressources inouïes de la jeunesse, qui font qu’il y aun âge de la vie où la science ne doit s’étonner de rien. Ilsuivait le sang qui commençait à reparaître sur la transparence dela peau, et qui colorait déjà d’un reflet de vie les chairsblafardes et les traits de la veille, encore bouleversés et pâliscomme si la mort les eût déjà touchés du doigt. Puis, d’un coupd’œil, d’un signe de tête, d’un sourire, il rassurait sa mère,toujours attentive aux mouvements de son fils. Au reste, toutsemblait célébrer la convalescence de Maurice : la nature, sibelle dans les premiers jours de mai, renaissait avec lui ;l’air était calme, le ciel pur, le soleil dorait de ses derniersrayons la cime des grands arbres, frissonnant à peine sous labrise. Les deux cygnes se poursuivaient l’un l’autre sur la pièced’eau, qui semblait un vaste miroir. Tout était harmonie dans lanature, tout soufflait la vie au dedans de Maurice. Jamais iln’avait éprouvé cet étrange bien-être dont peuvent seuls avoirl’idée ceux qui, après s’être évanouis, rouvrent les yeux etreviennent à l’existence.

Et cependant, une de ces conversations siétrangère à la vie du cœur allait flottant d’un groupe à l’autre,renvoyée par un mot, relevée par une plaisanterie, et ramenée,lorsqu’elle était prête à mourir, par une de ces oiseuses questionsqui fournissent le texte insaisissable de cet éternel jargon dumonde.

Au milieu de ce babillage frivole enapparence, il y avait quelques paroles que Maurice semblait vouloirabsorber du regard, ne pouvant pas les saisir avec l’oreille.C’étaient celles qu’échangeaient entre elles les deux jeunesfemmes, les deux rivales, Fernande et Clotilde ; Clotilde,contrainte d’être polie et gracieuse ; Fernande, forcée derépondre aux prévenances de Clotilde ; l’épouse détaillantmalgré elle tous les avantages de la courtisane, et, à mesurequ’elle reconnaissait la supériorité de celle-ci sur elle, songeantmalgré elle à Fabien ; la courtisane retrouvant sur le frontde l’épouse cette candeur dont elle avait oublié le secret ;toutes deux déguisant les sentiments pénibles que ce rapprochementforcé faisait naître dans leur cœur, et cependant ne pouvantéchapper à une même pensée, à une préoccupation unique, qui, malgréles efforts que chacune de son côté faisait pour la vaincre,renaissait sans cesse plus puissante ; si bien qu’ellessentaient toutes deux qu’il leur fallait ou se taire ou parler deMaurice.

– Mon Dieu ! madame, dit Clotilde,rompant la première le silence, mais parlant cependant assez baspour que personne ne pût l’entendre, excepté la personne à laquelleelle s’adressait, ne nous faites pas un crime d’avoir appris unechose que vous cherchiez à nous cacher. C’est un hasard singulierqui a amené ici madame de Neuilly, et c’est à ce hasard seul quenous devons le bonheur de savoir qui vous êtes. Croyez que nousn’en apprécions que davantage… la bonté… que vous avez eue de vousrendre à nos désirs ; seulement, je vous demande pardon pourelle…

– Madame, interrompit Fernande, jen’avais pas le droit d’empêcher madame de Neuilly de commettre uneindiscrétion. Elle était loin de se douter, j’en suis certaine,qu’elle pouvait m’attrister en révélant le nom de mon père.Seulement, je regrette que l’arrivée d’une ancienne compagne aitrendu ma situation chez vous plus fausse encore.

– Permettez-moi de ne pas être de votreavis, madame. L’éducation et la naissance sont des qualitésindélébiles qui emportent avec elles leurs privilèges.

– Je suis madame Ducoudray, et pas autrechose, répondit vivement la courtisane, et encore, croyez-le bien,parce que je ne puis pas être tout simplement Fernande. Aucun desévénements passés et à venir de cette journée ne me fera oublier,madame, le rôle que m’ont destiné, en me conduisant chez vous, lesamis de votre mari ; et ce rôle, soyez-en certaine, je leremplirai de mon mieux.

– Et ni moi non plus, madame, ditClotilde, je n’oublierai point que vous avez consenti à vouscharger de ce rôle ; et croyez que ma reconnaissance pour tantde bonté…

– Ne me faites pas meilleure que je nesuis, madame. Si j’avais pu prévoir où l’on m’attirait et ce qu’onallait exiger de mon humilité, je ne serais pas devant vous à cetteheure, croyez-le bien. C’est donc moi qui dois être reconnaissanted’un accueil que je n’avais pas le droit d’attendre.

– Mais enfin, avouez que vous rendez,sinon le bonheur, au moins la tranquillité à notre pauvre famille.Maurice, que votre abandon avait tué, renaît à la vie.

– Je n’ai point abandonné monsieur deBarthèle, madame ; j’ai appris qu’il était marié, voilà tout.J’aimais monsieur de Barthèle à lui donner ma vie, s’il me l’avaitdemandée ; mais à partir du moment où monsieur de Barthèleavait une femme dont mon bonheur pouvait faire le désespoir,monsieur de Barthèle ne devait et ne pouvait plus rien être pourmoi.

– Comment ! vous pensiez qu’il étaitlibre ? vous ignoriez qu’il était marié ?

– Sur mon âme ; et ce que j’ai faitsans vous connaître, madame, peut vous garantir à l’avance ce queje regarde comme un devoir de faire, maintenant que je vous aivue.

Par un mouvement involontaire et rapide commela pensée, Clotilde saisit la main de Fernande et la pressavivement.

– Allons donc ! s’écria madame deNeuilly, qui, depuis le commencement de la conversation, sans avoirpu entendre un mot de leur entretien, n’avait pas cependant un seulinstant perdu les deux jeunes femmes de vue, et jusque-là n’avaitrien compris à la réserve avec laquelle Fernande accueillait lesavances qu’on lui faisait ; allons donc ! il ne faut pasêtre si humble, ma chère Fernande ; quand vous auriez épousétous les Ducoudray de la terre, vous n’en seriez pas moins la filledu marquis de Mormant.

L’arrivée des valets, qui venaient enlever lecafé et les liqueurs, ne permit pas d’entendre l’exclamation desurprise que poussa Maurice en faisant cette dernière découverte,qui lui apprenait le secret de l’amitié de pension qui régnaitentre madame de Neuilly et Fernande. Fernande seule entendit etcomprit cette exclamation étouffée, et son regard se détourna deMaurice pour qu’il ne pût pas lire dans ce regard le trouble de sonâme, qu’elle était parvenue à surmonter jusqu’alors, mais qu’ellesentait enfin tout prêt à déborder.

Chapitre 14

 

Un des caractères les plus remarquables denotre société moderne est ce vernis extérieur à l’aide duquelchacun voile au regard de son voisin le véritable sentiment qu’il adans le cœur ; grâce à la monotonie d’un langage noté jusquedans les moindres fioritures du savoir-vivre, chacun peut donner lechange sur sa pensée ; aussi, dans notre milieu social, ledrame n’existe que dans les replis de l’âme ou devant la courd’assises.

En effet, dans ce groupe gracieusement assissous les branches pendantes et parfumées des lilas, des ébéniers etdes acacias, il n’y a pour l’observateur, si profond qu’il soit,qu’un intérieur de famille dans son mouvement de tous les jours.Tous les visages sont calmes, toutes les bouches sont riantes, tousles sourires joyeux. Cependant fouillez au fond des cœurs, vous ytrouverez toutes les passions avec lesquelles les poëtes modernesont bâti l’édifice de leurs pièces les plus excentriques :amour, jalousie et adultère. Mais une nouvelle visite peut arriver,les valets peuvent aller et venir, rien n’aura trahi lespréoccupations individuelles, qui disparaissent sous la contrainteimposée par l’usage : le visiteur croira qu’il a assisté à laréunion la plus innocente du monde : les valets se diront queleurs maîtres sont les gens les plus heureux de la terre.

C’est comme symbole des inextricables mystèresdu cœur humain que les Grecs inventèrent la fable du labyrinthe.Quiconque n’a point le fil d’Ariane s’y égare indubitablement.

Cependant la nuit envahissait peu à peul’horizon, la brise plus fraîche agitait le feuillage. Le docteurcrut prudent de faire rentrer Maurice ; il manifesta sondésir : chacun avait intérêt au déplacement qui se fit. Enconséquence, à l’instant même on regagna le château, et il futarrêté qu’on se réunirait de nouveau dans la chambre du malade,après lui avoir laissé le temps de se remettre au lit, sa sortieétant une de ces heureuses escapades que l’on ne pardonne que parcequ’elles réussissent. Il y eut alors un de ces moments de libertégénérale où chacun sent le besoin de se soustraire pour quelquesinstants aux convenances longtemps observées. Madame de Barthèle etClotilde accompagnèrent Maurice jusqu’à la porte de sa chambre.Fabien et Léon tirèrent chacun un cigare de leur poche ets’enfoncèrent dans le jardin. Enfin, au moment où madame de Neuillyentraînait Fernande vers le boudoir, M. de Montgirouxcrut avoir trouvé le moment tant attendu, et, se penchant à sonoreille :

– Madame, lui dit-il, puis-je espérer quevous daignerez venir au bosquet où nous avons pris le café ?D’ici à une demi-heure, j’irai vous y attendre.

– J’irai, monsieur, réponditFernande.

– Plaît-il ? dit madame de Neuillyen se retournant.

– Rien, madame, répondit le comte ;je demandais à madame si elle retournait à Paris ce soir.

Et, saluant les deux femmes, il s’éloigna pouraller rejoindre au jardin Fabien et Léon ; mais à la porte dusalon, il rencontra madame de Barthèle qui allait y rentrer.

– Où allez-vous, comte ? ditcelle-ci.

– Au jardin, madame, réponditM. de Montgiroux.

– Au jardin ! êtes-vous fou, moncher comte, et n’avez-vous point entendu ce que le docteur nous adit de la fraîcheur de ces premières soirées deprintemps ?

– Mais ce qu’il en a dit, ma chèrebaronne, dit M. de Montgiroux, c’était pour lemalade.

– Point, monsieur, point ; c’étaitpour tout le monde. Il est donc de mon devoir de maîtresse demaison de m’emparer de votre bras, et, en femme jalouse de votresanté, de me faire conduire près de ces dames ? Où sontelles ? dans le billard ou dans la serre ?

– Dans la serre, je crois.

– Allons les rejoindre.

Il n’y avait pas moyen de refuser uneinvitation faite de cette façon. Le pair de France obéit donc enrechignant, et se mit avec madame de Barthèle à la recherche demadame de Neuilly et de Fernande.

Pendant ce temps, Clotilde, qui avait laisséson mari aux mains de son valet de chambre, sortait de sonappartement et descendait l’escalier le cœur rempli d’une vaguetristesse. En se retrouvant seul avec elle, Maurice lui avait prisles mains, qu’il avait serrées tendrement, et s’était occupé à sontour de sa santé, lui qui, depuis huit jours, taciturne etindifférent, ne lui avait pas adressé la parole, – avec la mêmebienveillante inquiétude qu’elle avait prise pour de l’amour, etqui l’avait si longtemps maintenue dans une trompeuse sécurité.Voulait-il par ces soins l’abuser encore ? La présence de lafemme étrangère avait-elle produit ce retour ? C’est probable.Jusque-là son ignorance des passions humaines l’avait donc faite lejouet d’une illusion. Ce qu’elle avait, dans le cœur de son mari etdans le sien, pris pour de l’amour n’était donc qu’une amitié unpeu plus profane et un peu plus intime que les autres amitiés. Àl’influence exercée par sa rivale, elle comprenait enfin ce quec’était qu’une véritable passion ; elle n’avait pas plusinspiré d’amour à Maurice qu’elle n’en avait éprouvé pour lui.L’amour, ce n’était point cette affection calme, douce et tendrequi les avait unis réciproquement ; c’était un sentiment quirend la vie et qui donne la mort ; c’était un bonheur brûlant,terrible, immense, et en se demandant quel était ce bonheurinconnu, des pensées étranges, nouvelles et lumineuses,traversaient le cœur de Clotilde en y laissant leur trace defeu.

On comprend que, préoccupée de ces idées,fatiguée de sa contrainte de toute la journée, la jeune femme, sesentant un instant en liberté et seule avec elle-même, au lieu derejoindre au salon le reste de la société, descendit aujardin ; une fois au jardin, laissant ses pas la conduire auhasard, elle se trouva bientôt sans y songer sous le massifd’acacias et d’érables où, une heure auparavant, elle était assisecôte à côte de Fernande et en face de son mari. C’était unemauvaise place pour ses souvenirs, dans la position d’esprit oùelle se trouvait. Là, chacun des regards échangés par Maurice etpar Fernande semblait briller de nouveau dans l’obscurité ;là, chacun des détails de cette journée, qui était loin d’êtreachevée, et qui cependant était déjà si remplie, revenait à sapensée. Cette profonde tristesse de l’âme, qui lui venait de lablessure faite à son orgueil par l’amour de Maurice pour une autre,dégageait peu à peu son imagination des entraves du devoir. Uneidée vague de ce droit, qui semble le droit général de l’humanité,une idée vague du droit de représailles se présentait à son esprit.Une image, indécise, insaisissable d’abord, vacilla sous sonregard, puis bientôt passa et repassa en se dessinant chaque foisd’une manière plus nette, jusqu’à ce qu’enfin elle eût reconnu danscette ombre l’homme sur lequel, à mesure que son cœur se détachaitde Maurice, sa pensée se reportait, Fabien de Rieulle, enfin.

Dans la disposition d’esprit ordinaire et avecle portrait que nous avons fait de Fabien et de Maurice, toutefemme distinguée eût sans doute préféré le second au premier ;mais Clotilde n’en était plus à ce point où l’esprit jugesainement ; une fois l’équilibre de la raison dérangé par letrouble du cœur, on en vient à ne plus comprendre la cause decertaines passions. À ses yeux, Fabien se présentait comme un hommeamoureux d’elle, Maurice comme un homme qui ne l’avait jamaisaimée. Cet amour qu’elle rêvait maintenant, depuis que Fernande etMaurice lui avaient fait comprendre ce que c’était que l’amour, lecœur de Fabien le lui promettait. Ces émotions, sans lesquelles iln’y a point d’existence, parce qu’elles seules font sentir qu’onexiste, Fabien pouvait les lui donner.

Clotilde en était là de ses sensationsintérieures, lorsqu’un léger bruit se fit entendre derrièreelle ; elle tressaillit ; ce bruit c’était sa vision quise faisait réalité. Sans qu’elle eût besoin de se retourner et devoir, elle sentit qu’un homme s’approchait, et au battement de soncœur, elle comprit que cet homme était Fabien. Son premiermouvement fut de se lever pour fuir, mais il lui sembla que sespieds avaient pris racine au sol, et qu’elle tomberait si elleessayait de faire un seul pas. D’ailleurs, la voix de Fabienl’arrêta.

– Madame, lui dit-il, il y a vraiment descirconstances où le hasard ressemble à une providence, je n’ose pasdire à une sympathie : je me sens entraîné par un besoinirrésistible de revoir le lieu où je vous ai vue tout à l’heure, etje vous y trouve. Y aurait-il donc en ce monde une pensée qui nousserait commune ? En ce cas, moi qui me croyais tout à l’heurele plus malheureux des hommes, J’aurais au contraire des actions degrâces à rendre au ciel.

– Monsieur, répondit Clotilde toutetroublée, je quittais mon mari, et j’étais venue chercher ici unmoment de solitude dont l’avais besoin ; permettez donc que jeme retire.

– Eh ! madame, dit Fabien, lasolitude existe pour deux aussi bien que pour un ; que faut-ilpour cela ? Que les deux cœurs aient une seule pensée, voilàtout. Or, si mon cœur se fait le reflet du vôtre, vous êtes encoreseule, quoique nous soyons deux.

– Pour que cela fût ainsi, dit Clotilde,il faudrait que vous sussiez ce qui se passe dans mon cœur.

– Croyez-vous, madame, que vous en soyezvenue à cet âge de la vie où l’on dérobe ses impressions aux yeuxde l’homme intéressé à les connaître ? Oh ! non,heureusement, vous êtes encore trop chaste et trop pure pourcela ; et je lis dans votre cœur comme dans un beau livre toutouvert.

– Eh bien, monsieur, qu’y voyez-vous, sice n’est une profonde tristesse ?

– Oui, sans doute, tout effet a unecause, et je remonte à cette cause.

Clotilde tressaillit, car elle sentit queFabien approchait le doigt de cette plaie vive et saignante qu’ellevenait de découvrir au dedans d’elle-même.

– Vous êtes triste, madame, continuaFabien, parce que le premier besoin d’une femme jeune et belle estd’aimer et d’être aimée ; vous êtes triste parce que vous vousêtes aperçue que vous n’étiez pas aimée comme vous aviez crul’être, et que vous-même n’aimez point ainsi que vous croyiezaimer ; parce qu’enfin, en voyant aujourd’hui sous vos yeux,devant vous, Fernande et Maurice, vous avez compris le véritableamour par la joie et par la souffrance des autres.

Clotilde regarda Fabien avec une espèce deterreur ; il était impossible de lire plus profondément etplus juste dans sa pensée, que venait de le faire monsieur deRieulle.

– Monsieur, dit-elle, incapable dedissimuler l’émotion qu’elle éprouvait, qui donc vous a donné cepouvoir étrange ?

– De lire dans vos sentiments,madame ? Un amour profond et véritable, un amour comme vousméritez d’en faire naître un.

– Oh ! monsieur, par pitié, je vousen prie ! s’écria la jeune femme en rappelant toutes sesforces et en faisant un mouvement pour s’éloigner.

– De la pitié, reprit Fabien en baissantla voix pour donner par le mystère plus d’entraînement à sesparoles ; de la pitié ! et en a-t-il eu pour vous,lui ? Mari d’une femme charmante, dont il a juré en face deDieu de faire le bonheur, il l’abandonne, et pour qui ? Pourune autre femme, qui lui présente, non pas l’équivalent de ce qu’ilperd, une seconde Clotilde n’existe pas, non, il l’abandonne pourune courtisane ; pendant trois mois, il n’a de repos, debonheur, de joie qu’auprès d’elle : elle le quitte, et avecl’amour de cette femme sa vie à lui s’en va ; vous que toutrattache à sa vie de ce moment vous n’êtes plus rien dans sa vie.Malgré le dévoûment de sa femme, malgré l’amour de sa mère, il vamourir ; il a déjà dit adieu à la création, déjà ses yeux sontà moitié fermés ; déjà vous êtes à demi vêtues de deuil :sa maîtresse bien-aimée apparaît, et pour elle seulement il consentà revivre, pour elle seulement il a des regards, pour elleseulement il a un cœur. Pourquoi donc alors, vous dont il ne sesouvient pas, vous souviendriez-vous de lui ? pourquoi donc lelien qu’il brise vous enchaîne-t-il encore ? et pourquoi,quand vous n’avez qu’à étendre la main pour trouver un amour quevotre cœur lui a demandé vainement, quand je vous offre, par mondévouement le plus absolu, de vous rendre ce qu’il vous a ôté,pourquoi vous effrayer, pourquoi craindre, pourquoi merepousser ?

– Oh ! monsieur, monsieur, murmuraClotilde, imprimant à ses paroles un accent plus sourd encore quecelui de Fabien ; monsieur, ne parlez pas ainsi, je vous enconjure ; Maurice est votre ami, et je suis sa femme.

– Et n’ai-je point respecté les devoirsde l’ami, madame, tant que Maurice a respecté vis-à-vis de vousceux de l’époux ? Croyez-vous que je vous aime depuis troismois seulement ? Croyez-vous que cet amour me soit venu tout àcoup en voyant vos larmes, en approfondissant votretristesse ? Non, madame, détrompez-vous, je vous aime depuisque je vous ai vue ; seulement je vous croyais heureuse commevous méritez de l’être. Je savais la liaison de Maurice avecFernande ; vous ai-je par un seul mot, par une seule parole,laissé soupçonner la trahison de Maurice ? Non, madame,rendez-moi plus de justice : c’est quand toute mesure a étérompue, que j’ai rompu le silence ; c’est quand vous avez eula preuve irrécusable que l’amour de Maurice ne vous appartenaitplus, que je vous ai parlé de mon amour ; et encore, à l’heurequ’il est, qu’est-ce que je vous demande ? D’avoir en moi laconfiance que vous auriez dans un frère ; de vous reposer surmoi comme vous vous reposeriez sur un ami, de me laisser vousaimer, de me laisser vous le dire ; voilà tout. Vous nerépondrez pas à ce sentiment si vous le voulez, mais vous saurez aumoins qu’en échange d’un cœur ingrat, vous aurez trouvé un cœurtout dévoué.

– Laissez-moi partir, monsieur, ditClotilde, essayant de dégager sa main de celle du jeunehomme ; laissez-moi le rejoindre. En vous écoutant pluslongtemps, je sens que nous serions coupables tous les deux.

– Coupables ? reprit Fabien. Oui,sans doute, nous le serions, si l’amour de votre mari, en vousdonnant le bonheur, vous défendait l’espérance. Mais il n’en estpoint ainsi, heureusement. Sa folle passion pour cette femme vousrend toute liberté ; accordez-moi donc encore quelquesinstants. Eh ! mon Dieu ! qui sait quand je vousreverrai, quand je vous trouverai seule, quand cette bienheureuseoccasion me sera donnée de vous dire tout ce que je vousdis ?

– Monsieur, monsieur, dit la jeune femme,au nom du ciel ! laissez-moi ; il fait nuit close, iln’est point convenable que nous soyons seuls ici. Laissez moiretourner près de Maurice, je vous en supplie.

– Près de Maurice ! croyez-vousqu’il vous attende ? Retourner près de Maurice ! pourquoifaire ? Pour gêner ses regards, pour le contraindre ?Non, non. Une autre est près de Maurice à cette heure, une autre leconsole, une autre le rend à la vie.

– Vous vous trompez, monsieur, dit,derrière Fabien, une voix grave et calme ; cette autre estici.

Fabien et Clotilde jetèrent ensemble un cri desurprise.

– Fernande ! s’écria Clotilde.

– Vous nous écoutiez, madame ? ditFabien.

– Dites que je vous ai entendus sans levouloir, dit Fernande avec une assurance de maintien qui imposa lerespect, même à la femme du monde, et alors je suis venue.

– Fernande, dit Fabien d’un ton railleur,votre place n’est pas ici, vous le savez bien ; votre placeest près de Maurice.

– Ma place est partout où je puis êtreutile, et en ce moment ma place est ici.

– C’est pour Maurice qu’on vous a faitvenir, dit Fabien, et non pour un autre.

– Eh bien, c’est Maurice que je garde. Cematin, je lui ai sauvé la vie, ce soir, je lui sauverail’honneur.

– Je ne vous comprends pas, madame, ditFabien impatienté, ni madame de Barthèle non plus.

– Que vous ne me compreniez pas, vous,monsieur de Rieulle, c’est possible, dit Fernande, mais madame deBarthèle me comprendra, j’en suis sûre, car je lui parlerai au nomde ce qu’elle a de plus sacré en ce monde.

– Fernande moraliste !

– Et pourquoi pas, monsieur deRieulle ? De quelque bouche que nous vienne la vérité, c’esttoujours la vérité. Or, écoutez-moi, madame de Barthèle. La femmequi a donné sa foi devant un magistrat, la femme qui a pris Dieu etles hommes à témoin de sa fidélité, cette femme-là, quand elle separjure, descend plus bas que la courtisane, car elle se faitadultère.

– Oh ! oui, oui, vous avez raison,Fernande ! s’écria Clotilde ; oui, vous avez raison, carma conscience me disait ce que votre bouche me dit.

– Fernande, vous devenez folle, murmuraFabien à demi-voix, et en saisissant la main de la courtisane. Maiscelle-ci, sans se laisser intimider ni par le geste ni par laparole, quoique tous deux continssent une menace, se retourna verslui :

– Vous avez donc oublié, continua-t-elle,que si le séducteur de la jeune fille peut quelquefois réparer safaute, jamais le corrupteur de la femme mariée n’a le droit deracheter son crime ? Une jeune fille qui tombe dans le piègen’est qu’une fille déshonorée, une femme qui glisse dans l’abîmeest une femme perdue.

– Oh ! madame, madame, s’écriaClotilde en joignant les mains, que me dites-vous là ? monDieu !

– Vous vous trompez, madame, dit Fernandeavec l’accent d’une douce et profonde pitié. Aucune des paroles queje prononce ne s’adresse à vous, et si quelque expression sortie dema bouche a porté atteinte au respect que je dois à l’honnêtefemme, je vous en demande pardon. C’est à M. de Rieulleque je parle, et vous le voyez, madame, c’estM. de Rieulle qui n’ose me répondre.

– Parce que votre audace me rend muet desurprise, dit Fabien.

– Mon audace ! Oui, je sais que toutle monde ne l’aurait pas cette audace. Mais mon mérite n’est pasgrand de vous parler ainsi, monsieur. Quel mal pouvez-vous mefaire, à moi ? Dire que vous avez été mon amant ? Ceserait un mensonge, c’est vrai ; mais ce mensonge, quidéshonorerait toute autre, ne me fera d’autre mal que de me mettreun peu plus à la mode, voilà tout. Non, votre puissance, siterrible contre les femmes du monde qui ont un mari, une mère, unefamille à qui elles sont obligées de rendre compte de leursactions, échoue contre moi, qui, seule et isolée, ne dois compte dema conduite qu’à Dieu. C’est pourquoi je me place hardiment entrevous et madame de Barthèle, c’est pourquoi je lui dit : Enécoutant cet homme, vous alliez vous perdre ; venez avec moi,et je vais vous sauver.

Et en disant ces mots, Fernande saisit la mainde Clotilde et l’entraîna, tandis que Fabien, immobile d’étonnementet de dépit, demeurait à la même place.

Mais à peine avaient-elles fait cinquante pas,que Fernande sentit que Clotilde faiblissait ; alors elleentoura la taille de madame de Barthèle de son bras, et comme en cemoment la lune se dégageait d’un nuage, les deux femmes purent secomprendre dans un coup d’œil rapide par l’altération de leurstraits. Toutes deux portaient sur leur visage les traces d’une viveémotion. Clotilde tremblait de crainte, Fernande d’enthousiasme,car elle sentait que Dieu l’avait choisie dans sa bassesse, etqu’elle allait rendre à toute une famille plus qu’elle n’avaitfailli lui enlever.

– Au nom de votre mari, madame, au nom devotre mère, reprenez des forces, dit Fernande, et surtout fiez-vousà moi. Moi aussi j’ai prêté l’oreille à des discours pareils à ceuxque vous venez d’entendre, et je suis aujourd’hui ce qu’on appelleune femme perdue. Ce qu’on a fait de moi, il ne faut pas qu’on lefasse de vous, car vous êtes mariée, vous ; vous n’avez pasl’excuse d’être seule. Ah ! n’allez pas croire, madame, àcette fatale maxime, que vous êtes autorisée à faillir, parce quevotre mari a failli. Votre devoir à vous, femme du monde portant unbeau et grand nom qui n’est pas le vôtre, mais celui de l’homme àqui vous avez dévoué votre existence, est de pleurer en silence, devous réfugier dans la pureté de votre vie, et là de prier,d’espérer et d’attendre.

– Ah ! madame, vous êtes un angeenvoyé du ciel pour me guider et pour me soutenir. Oh !comment reconnaîtrai-je jamais tout ce que vous avez fait pourMaurice, tout ce que vous faites pour moi ?

– En restant fidèle à celui que je vousai rendu, en comprenant qu’il est aussi supérieur aux autres hommesque vous l’êtes, vous, madame, aux autres femmes. Soyeztranquille ; Maurice, un instant égaré, reviendra à vous. Quevous reprochait-il ? De ne pas savoir aimer ? Eh bien,vous lui prouverez que vous avez un cœur digne de comprendre et deressentir tout ce que Dieu a mis dans le sien.

– Ah ! madame, s’écria Clotilde, quivous donne donc ce pouvoir sur moi, que je sois prête à vousobéir ? Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle femme êtes-vousdonc ?

– Voulez-vous le savoir ? ditFernande avec une profonde tristesse.

– Oh ! oui, s’écria Clotilde, oui.Il y aura pour moi sans doute quelque enseignement dans ce que vousme direz.

– Et pour moi quelque soulagement, carvous me plaindrez : et ce sera la première fois depuis cinqans que j’aurai demandé des larmes, que j’aurai invoqué lapitié ; et cependant, depuis cinq ans, Dieu sait que j’en aieu besoin.

– Oh ! que je vous rende doncquelque chose en échange de tout ce que vous faites pour moi,madame ! s’écria Clotilde ; venez, venez, j’ai hâte devous consoler à mon tour.

Et ce fut alors Clotilde qui saisit la main deFernande, et qui l’entraîna vers l’aile du château opposée à celleoù se trouvaient madame de Neuilly, madame de Barthèle etM. de Montgiroux.

Elles entrèrent dans une espèce de boudoirfaiblement éclairé par une lampe d’albâtre. Clotilde ferma la portepour que nul ne vint interrompre la confidence qu’elle allaitrecevoir, et, revenant s’asseoir près de Fernande :

– Parlez, dit-elle, j’écoute.

Chapitre 15

 

Il y eut un moment de silence, pendant lequelFernande demeura immobile et le front baissé ; enfin, comme sielle eût pris sur elle-même de commencer la pénible confidencequ’elle avait demandé à faire, elle releva la tête.

– Ne croyez pas, madame, dit-elle, que jeveuille faire excuser ma conduite en me parant de qualités que jen’ai pas, ou en inventant des périls que je n’ai point courus, ditFernande. Non, personne n’est pour moi, croyez-le bien, plus sévèreque je ne le suis moi-même ; mais il est bien rare qu’unefemme distinguée devienne un sujet de scandale, sans rester auxyeux qui regardent le fond des choses un objet de compassion ;il est bien rare qu’une femme tombe sans qu’on la pousse ; safaute est toujours le crime d’un autre, les circonstances seulesfont le blâme ou la pitié. On nous forme à la grâce, on développedes facultés qui n’ont d’autre but que de nous faire briller auxyeux du monde : l’éducation nous rend plus futiles et plusfrivoles encore que la nature ne nous avait faites. Il semble, ennous élevant, qu’on nous élève pour un avenir de bonheur éternel etassuré ; puis, tout-à-coup le malheur vient, et l’on nousdemande les vertus nécessaires pour lutter contre ce malheur donton ne nous avait jamais parlé. C’est à la fois de l’injustice et dela cruauté ; l’ignorance du danger détruit le libre arbitre.Privée dès le berceau de la tendresse d’une mère, confiée à desmains mercenaires, je ne connus jamais ces soins attentifs quidisposent favorablement la jeune fille à la destinée de la femme,c’est-à-dire au devoir et à la soumission. L’indifférence desétrangers influe sur nous, surtout parce qu’elle nous isole ;les liens de la parenté, la hiérarchie du sang, sont dans la maisonpaternelle, pour nos premières années, ce qu’ils durent être dansla société pour l’enfance du monde, le sacerdoce de tous lesmoments, la magistrature intime, la royauté naturelle. Ils nousaccoutument de bonne heure au droit par le devoir, à l’autorité parl’obéissance, et dans la vieille tourelle où je suis née, au fondde cette Bretagne où les usages du passé se transmettent sifidèlement, où les traditions des âges révolus, comme des fantômes,apparaissent encore dans les âges présents, jamais le grandfauteuil héréditaire, trône de la famille, ne m’offrit, aux époquessolennelles de l’année, le tableau d’un père et d’une mère quitendent les bras à leur enfant, qui l’encouragent d’un regardhumide de larmes, qui lui prennent des mains le bouquet que lejardinier a cueilli pour leur fête, et qui écoutent en souriant lesvers que le maître d’école ou le curé ont composés pour cettegrande occasion. Non, jamais l’année n’a fini pour moi dans lafrémissante impatience de voir venir le jour du lendemain, afind’ouvrir l’année suivante par l’accomplissement d’un acte pieux.Hélas ! l’enfant qui ne peut commencer sa journée par demanderà Dieu de longues journées pour ses parents, est voué au malheurdès le berceau. Le ciel est sourd à la voix de quiconque ne prieque pour soi : c’est un arrêt de la fatalité. Par qui cetarrêt a-t-il été rendu ? je l’ignore ; mais il a pesé surmoi, j’y crois, et je courbe ma tête, ne sachant pas à queltribunal en appeler.

» Ce que je sais de ma famille par lesfemmes qui soignèrent mon enfance, c’est une transmission vague etincertaine concernant mon père et ma mère, transmission qui devientpieuse et authentique à mesure qu’on remonte dans le passé. Depuisl’échafaud révolutionnaire où monta mon aïeul, jusqu’au temps del’indépendance bretonne où brillèrent mes ancêtres, la gloire duvieux château de Mormant apparaît rayonnante dans la brume deslégendes et des traditions, et je fus bercée, je me le rappelle,par des récits d’histoires poétiques comme des contes de fées.C’est qu’en effet le fief avait eu ses temps héroïques, et que lesactions d’éclat des sires de Mormant, chantées par les poëtes,étaient devenues la chanson de la veillée dans la chaumière dupauvre. C’est ainsi que les cœurs simples et droits des paysansbretons prolongent la reconnaissance ; et, tandis que lesnovateurs des villes renient toujours le passé pour escompterl’avenir, eux se font de ce passé traditionnel une secondereligion.

» Je vous dirai donc mes souvenirs telsque je les retrouverai dans ma mémoire.

» Resté seul de sa famille en 93, protégéqu’il était sans doute par sa jeunesse, mon père dut vivre obscuret céder au gouvernement de son époque. La Bretagne tranquille, ilprit les armes pour servir la France, et lorsque les princes de lamaison de Bourbon vinrent en 1814 relever l’espoir des anciennesfamilles, le colonel Mormant, déjà vétéran de la vieille armée,quoiqu’il eût trente ans à peine, paré de son titre de marquis,qu’il reprenait en même temps que ses vieilles armoiries, reçut àla cour l’accueil le plus flatteur.

» Ce retour des Bourbons, cet accueilinespéré, qui promettaient à mon père un prompt avancement, et parconséquent un brillant avenir, ne lui firent point oublier lespromesses qu’il avait faites avant la campagne de 1814. Il demandaun congé, revint en Bretagne, et retrouva la jeune fille noble etpauvre à laquelle lui-même, il avait, un an auparavant, engagé safoi. Pendant quelques jours, le vieux château se ranima donc auxfêtes du mariage. La gloire militaire de l’Empire ajoutait unnouvel éclat aux vestiges de la vieille monarchie ; le cœurféodal s’enorgueillissait de supporter les croix données par lepoétique et national usurpateur. Tout présageait aux jeunes épouxun avenir riche comme le passé, et l’on ne savait pas quel bonheurleur souhaiter que la réalité ne dût dépasser.

» Mon père conduisit sa femme à la cour.On lui fit un gracieux accueil ; madame la Dauphine l’attachaà sa personne, et mon père alla rejoindre son régiment, avec lapromesse d’une lieutenance-générale.

» Un jour, la nouvelle du débarquement deNapoléon au golfe Juan retentit par toute la France. Mon pèreaccourut à l’instant même à Paris et se mit aux ordres du roi. Onsait comment l’élan général du pays combattit le dévouement dequelques fidèles serviteurs. Le 16 mars, mon père fit partir lamarquise pour la Bretagne, et, le 19, il partit lui-même,accompagnant son roi exilé.

» Trois mois après, mon père rentra enFrance, mais ma mère était morte en me mettant au monde, et il netrouva plus que sa tombe et mon berceau…

– Hélas ! dit Clotilde eninterrompant Fernande ; il existe entre nos malheurs, madame,une triste conformité. Comme vous, je suis orpheline, comme vous,je perdis ma mère à la même époque et dans des circonstancessemblables.

– Oui ; mais vos malheurs s’arrêtentlà, madame reprit Fernande en interrompant à son tourClotilde ; la richesse et les soins d’une famille empresséeautour de l’orpheline les ont réparés. Voilà où la similitude cesseentre vous et moi, heureusement pour vous.

» La douleur éloigna bientôt mon pèred’une maison attristée par la mort. Seule j’y restai comme un gaged’espérance ; mon père était revenu demander à Paris lesdistractions d’une grande ville, les agitations de la viepolitique, les luttes de la faveur. Jeune encore, ayant de beauxsouvenirs dans l’armée, mon père jouit alors de toutes lesprérogatives que l’époque accordait aux rejetons des vieillesfamilles illustrées par une gloire récente, aux vieux noms rajeunispar la victoire. Il n’y avait plus de guerre, le guerrier se fitcourtisan, joua son rôle dans l’histoire de la Restauration, allareprésenter son roi dans les cours étrangères, lutta de finesse nepouvant plus lutter de courage, et se fit une réputation dans ladiplomatie comme il s’en était fait une dans les armes ; etmoi, pauvre enfant dont lui seul connaissait l’existence, dont luiseul se souvenait de temps en temps, je recevais de loin en loinune visite, une caresse ; tout cela si rapide, qu’à peine dansles premiers temps de la vie je me souviens d’avoir vu monpère.

» Au reste, ce n’est point un reprocheque je lui adresse ; de plus fréquentes apparitions luiétaient impossibles. Sans doute il en souffrait plus que moi, quine savais point encore ce que c’était de souffrir ; mais ilespérait que les saintes et pieuses traditions de la Bretagneprotégeraient mon enfance et me conserveraient telle qu’ilsouhaitait que je restasse, jusqu’au moment où il deviendraitnécessaire de m’initier aux enseignements du monde. La vieille etdigne femme à qui sa prudence m’avait confiée était une anciennereligieuse que la Révolution avait tirée du cloître, où elle auraitdû passer sa vie. L’éducation élémentaire qu’elle avait reçueelle-même était la seule qu’elle pût me donner ; mais sa piétésincère, la droiture de son esprit, la bonté de son cœur, devaientprédisposer ma jeune intelligence à recevoir plus tard les richessuperfluités de l’éducation, et me prémunir à l’avance contre lesdangers qui s’y trouvent attachés.

» Un matin, sœur Ursule, c’était ainsiqu’on appelait la religieuse, entra dans ma chambre enpleurant.

» – Oh ! ma pauvreenfant ! dit-elle, il faut nous quitter.

» Je me rappelle que je pleurai, non pasque je comprisse ce que c’était de se quitter, mais parce que jevoyais pleurer. Ce sont les premières larmes dont je mesouvienne.

» On m’habilla pour aller àl’église : c’était le jour de la fête des Morts. Le ciel étaitgris et sombre, l’air était humide et froid, la cloche de l’églisetintait lentement, et tous les habitants du village, vêtus de leurshabits de deuil, se rendaient au cimetière. Sœur Ursule m’yconduisit avec les autres. Arrivée à la tombe de ma mère, elle medit de m’agenouiller et de lui dire adieu. J’obéis, je fis maprière, puis j’approchai mes lèvres de la pierre, que jebaisai.

» Je n’allais plus même avoir cettepierre pour me conseiller. Le vieux manoir passait en des mainsétrangères, comme déjà j’y étais passée moi-même. Mon père avaitété forcé de vendre l’héritage de ses pères : le château deMormant n’appartenait plus au marquis de Mormant.

» Tandis que les bons villageois, avertisde mon départ, jetaient sur la pauvre orpheline un regard detristesse, manifestant leurs regrets, formant des vœux pour monbonheur, moi, j’étais instinctivement émue de me sentir déjà unobjet de pitié. L’idée de quitter la maison maternelle m’agitaitcomme un malheur vague et inconnu ; je regardais d’un œilavide, et comme s’ils eussent pour la dernière fois formé à mesregards un magnifique tableau, la croix sculptée du cimetière, latoiture élancée du château, et les arbres qui dressaient si hautleurs branches dégarnies de feuillage. Pour la première fois, cesarbres imposaient à ma jeune imagination cette sorte de crainterespectueuse qui vit longtemps dans la mémoire, et dont, aprèsquinze ans, je ressens encore l’impression, comme au jour où je lesvis, pour y attacher les premiers regrets de mon âme, pour ylaisser la trace du passage d’une vie pure et sans larmes à la vieterrible qui m’était réservée.

» Je revins du cimetière au château. Toutle long de la route, les petites filles du village, qui étaientadmises à jouer avec moi, s’avançaient à ma rencontre, me faisaientla révérence et me souhaitaient un bon voyage. Sœur Ursule medisait de les embrasser, et je les embrassais.

» Une voiture m’attendait dans la cour duchâteau ; comme je n’avais encore rien pris, on me fit entrerdans la salle à manger, où le déjeuner était servi. Une figurenouvelle s’y trouvait ; c’était la gouvernante qui m’étaitdestinée, et qui devait succéder à sœur Ursule.

» Je mangeai peu et pleuraibeaucoup ; puis, le déjeuner fini, j’embrassai une dernièrefois tout le monde, et je montai en voiture. Tout le village étaitrassemblé pour me voir partir. Au moment où le postillon fouettases chevaux, toutes mes petites amies me jetèrent leurs bouquets.Singulier présage, ces bouquets étaient composés entièrement debranches de cyprès cueillies dans le cimetière ; pour desfleurs, il n’y en avait plus.

» L’enfant que le marquis de Mormant vitarriver à Paris, et qu’il reçut dans ses bras en descendant de lachaise de poste, dut à peu près répondre à toutes ses espérances.J’étais naïve sans niaiserie, docile par discernement ; jecomprenais vite, et néanmoins je recevais toutes les impressionsnouvelles sans m’y livrer étourdiment : j’allais de mes idéesà celles qu’on me suggérait, d’après la logique des sens, sous ladirection d’un esprit qu’on n’avait point encore faussé. Enfin,j’étais plus émue que surprise de la différence des habitudes, desusages et des objets. Je m’ouvrais pour ainsi dire à la vie, commeune fleur s’ouvre aux rayons du soleil, par l’effet d’unevégétation naturelle.

» Et cependant que decontrastes !

» Dans ce vieux château féodal où nousétions au-dessus de tous, où jadis le seigneur avait son droit dejustice haute et basse, l’espace donnait partout l’idée de lapuissance. À l’extérieur, tout était grand : parc, forêts,terres, landes, bruyères ; à l’intérieur, tout était fort, lebois y semblait indestructible comme le fer : les poutressculptées des grandes salles, les panneaux des murailles, lescolonnes aux torses contrariés, les meubles à figures fantastiquesimposaient par leur caractère une sorte de respect pour celui à quitoutes ces choses appartenaient. Là, l’inégalité des conditionsétait tranchée comme au moyen âge : les serviteurs avec leurslongs cheveux, les servantes avec leurs coiffes de toile grise,semblaient avouer humblement une condition dont au reste ilsn’étaient point humiliés, parce que c’était celle de leurs pères.Aussi la parole du maître était-elle toujours douce et pleine debonhomie, car il comprenait qu’il n’avait aucune résistance à faireplier. Là, le commandement n’avait rien de hautain, l’obéissancen’avait rien de servile ; tous les dimanches, maîtres etdomestiques, agenouillés à l’église, redevenaient pour une heureégaux devant Dieu, confondant leurs âmes dans le même élan, etdemandant au seul seigneur réel, par les pieuses paroles del’oraison dominicale, le pain de chaque jour et le pardon desoffenses. Puis la vie grasse et abondante pour tous ; desétables richement garnies, une basse-cour retentissante, deschevaux nombreux, le sol fertilisé partout où il pouvait l’être,des fleurs, des fruits, l’air, le ciel ; – l’hiver, autourd’un large foyer brûlant, le lin filé pour l’usage de lamaison ; les chants, les contes, les histoires, la poésie deshommes ; – l’été, la réunion sous la feuillée, les brises dusoir, le ramage des oiseaux, le parfum de l’Océan lointain, lapoésie de Dieu.

» Voilà dans quel centre s’étaientécoulées les six premières années de mon enfance.

» À Paris, dans une maison à six étagesqui contenait un monde, mon père occupait, rue Taitbout, au milieudes demeures étrangères, un second étage dont les fenêtresdonnaient d’un côté sur la rue, de l’autre sur la cour. Deux valetsrevêtus d’une riche livrée se tenaient dans une étroiteantichambre. Un salon qui aurait à peine contenu vingt personnes,et deux autres chambres, formaient l’ensemble de cette habitation,mesquine dans ses proportions, mais enrichie par l’or, la soie, lesglaces, les peintures, les meubles fragiles. Là, jamais de brise dusoir ni du matin ; des senteurs factices renouvelaient l’air.Jamais d’aurore ni de crépuscule ; un jour gris et pâle lematin, ou l’éclat des lampes et des bougies le soir. Cependant ceuxqui venaient voir mon père lui faisaient des compliments sur sonappartement, et lui disaient qu’il était bien logé.

» Hélas ! c’était pour soutenir celuxe, que le marquis de Mormant avait vendu l’héritage de sespères, et en cela tout le monde lui donnait raison, car un fils deFrance allait défendre en Espagne le système politique d’aprèslequel il devait régner lui-même. Le marquis de Mormant donnait sadémission de diplomate, et redevenait le général de Mormant ;mon père devait faire partie de l’expédition, il lui fallait deséquipages, le train de son rang. La nécessité de se montrer en vraigentilhomme, le désir de rester dans les bonnes grâces de la cour,cet orgueil si naturel aux grands seigneurs, qui ne veulent jamaisrecourir aux autres, et prétendent tout tirer d’eux-mêmes, avaientfait passer en la possession d’un riche roturier, d’un bourgeoisenrichi, le manoir aristocratique ; le besoin d’être richeélevait une famille et en abaissait une autre. Moi, enfantdéshéritée, à la veille d’être orpheline, j’allais me préparer,dans un pensionnat, à la vie incertaine et dangereuse qui attenddans la société moderne la fille pauvre appauvrie encore par ungrand nom.

» Ce fut dans cette pension quecommencèrent, sinon mes premières douleurs, du moins mes premièreshontes : là, plus de parents, par conséquent plus de refuge,déjà des distinctions, déjà des préférences en faveur de latoute-puissance de l’or ; là, je fus initiée peu à peu par lebabil de mes compagnes à cette triste science du monde qui resserreles limites de la volonté, qui apprend à modérer ses désirs, quimarque à chacune, à côté de la place que lui a faite la naissance,la place que la fortune lui a faite. Des filles de banquiers, denotaires, d’avoués, qui avaient un comptoir ou une étude en dot,s’y délectaient, à dix ans, de l’avenir doré qui les attendait. Moiseule je ne pouvais parler ni du passé ni de l’avenir : lepassé, c’était le vieux château de Bretagne qui ne nous appartenaitplus ; l’avenir, c’était une campagne que l’on annonçait commemeurtrière, et dans laquelle mon père pouvait être tué.

» Mon père partit ; je reçus deuxlettres de lui, une de Bayonne, l’autre de Madrid ; ce sontles seules que je possède ; puis je fus bien longtemps sansrecevoir de ses nouvelles.

» Seulement, je m’aperçus qu’à partird’un certain moment, maîtres et maîtresses changèrent à monégard ; la pitié sembla succéder au devoir. On me regardaitavec commisération, et l’on murmurait :

» – Pauvre enfant !

» Un jour, une de mes compagness’approcha de moi, et me dit :

» – Tu ne sais pas, Fernande ?ton papa est mort.

» Dès lors tout me fut expliqué. Onignorait si mon père avait laissé quelque fortune, et si ma pensionserait payée ; en attendant, on me traitait déjà comme sij’étais à la charge de la communauté. Il ne faut jamais être enretard de mauvais procédés envers les malheureux.

» Mon père, blessé à mort devant Cadix,avait eu le temps d’écrire un testament ; dans ce testament,il me donna pour tuteur le comte de C…, son frère d’armes, merecommanda au prince dans les bras duquel il rendit le derniersoupir ; puis, comme un gentilhomme du temps passé, il quittala vie en faisant une prière.

» Une année à peu près s’écoula, pendantlaquelle je fus abreuvée de toutes les amertumes et de toutes leshumiliations qui peuvent s’attacher à une orpheline ; puis, aubout de cette année, l’intendant du comte de C… se présenta à lapension, paya pour moi, donna une gratification aux maîtresses etaux sous-maîtresses, ce qui ne se faisait même pas pour les fillesde duc, et m’emmena chez le comte.

» J’avais pleuré le jour où j’avaisappris la mort de mon père, mais bientôt mes larmes s’étaienttaries : le coup qui m’avait frappée avait comme assourditoutes mes facultés, et, pendant quelque temps, j’étais restée dansun état voisin de l’idiotisme. En face d’un homme qui me parlait demon père, qui me racontait les détails de sa mort, mes larmesrevinrent, je pleurai de nouveau. Cependant la voix de cet hommen’arrivait pas à mon cœur, et mon regard, avec un sentiment decrainte profonde, se baissait sous le sien.

» Le comte de C… était un homme dequarante à quarante-cinq ans à peu près ; ses manièresannonçaient l’habitude du commandement, les lignes pures de sonvisage disparaissaient sous des traits fortement contractés, etcette physionomie mâle lui avait valu dans sa jeunesse uneréputation de beauté qu’il gardait encore dans son âge mûr.

» Il me regarda longtemps sans que la vuede ma jeunesse et de mes larmes changeât en rien l’expression deses traits ; enfin, prenant mes deux mains dans les siennes,et m’attirant à lui par un mouvement auquel je résistaiinstinctivement :

» – Mon enfant, dit-il, vous neretournerez plus à votre pension ; Son Altesse monseigneur leduc d’Angoulême vient d’ordonner que vous soyez admise à la maisonroyale de Saint-Denis, et c’est moi, votre tuteur, qui désormaisvous servirai de père ; vous m’écrirez toutes les fois quevous aurez quelque chose à m’apprendre ou à me demander, jepourvoirai à tous vos besoins comme j’en ai fait la promesse àvotre père mourant, et j’espère que vous mériterez par votreconduite la haute protection dont vous honore le prince.

» Je fis une révérence profonde, puis uneseconde fois mes larmes se tarirent dans mes yeux. Le comtem’annonça que nous allions monter en voiture.

» Deux heures après, la surintendante desfilles de la Légion-d’Honneur m’accueillit d’un air plein de bonté.À partir de ce moment, j’étais une de ses filles d’adoption.

Fernande poussa un soupir, baissa la tête etgarda un moment le silence, comme si elle avait besoin de reprendrede nouvelles forces pour continuer son récit.

Chapitre 16

 

– C’est un temps si doux et si charmantque celui de la jeunesse, reprit Fernande en sortant tout à coup durêve de ses souvenirs, qu’il n’est jamais inutile, dans quelquesituation de la vie que l’on se trouve, d’y retremper son âme. ÀSaint-Denis, j’étais heureuse et fière d’être aimée, de partagerles illusions des autres, de conserver leurs espérances, derecevoir mes impressions d’après les leurs ; mais par cecontrecoup, le sentiment de mon infortune m’intimidait :forcée de me faire une famille par les relations de l’amitié, jedevais nécessairement avoir plus de qualités ou de défauts que mescompagnes, jeunes filles caressées par de riantes promesses, etqu’attendaient au seuil de cette maison les réalités d’uneexistence, sinon exempte de trouble, du moins préparée avecprudence par les soins et la tendresse de leurs parents. Ma natureme soutint heureusement dans mes bonnes dispositions ; sousles regards de nos maîtresses, je grandissais en profitant de lasage éducation que le fondateur de cet établissement avait lui-mêmeméditée, car le génie organisateur de Napoléon se révèle àSaint-Denis comme partout, pour l’ordre et par l’ordre. On mecitait, et constamment encouragée par les succès, je dépassais lebut qui m’avait été fixé. Pour toute chose, hélas ! ajoutaFernande avec un triste sourire, il était dans ma destinée d’allerplus loin que les autres.

» Quand l’empereur fonda l’établissementdes filles de la Légion-d’Honneur, il dit au soldat :

» – Si tu es brave, tu auras lacroix ; alors, pauvre ou riche, général ou soldat, tu pourrasmourir tranquille, car tes enfants auront un père.

» C’était donc l’utile, c’était donc lenécessaire, qu’il avait assuré aux filles pauvres, et pasdavantage ; car leur promettre ou leur assurer davantage,c’était les élever au-dessus de leur état. Sous la Restauration,beaucoup de nobles familles manquaient du nécessaire et de l’utile,et cependant ce fut à cette époque que les vanités mondaines seglissèrent dans l’asile ouvert aux orphelines par la reconnaissancedu guerrier. La loi salique, en nous excluant du trône, ne nouspréserve pas de l’ambition de régner par l’influence de notreesprit ou de notre beauté ; la femme ne porte de titre quecelui de son mari, et par conséquent elle achète ce titre au prixde sa liberté ; mais ses filles ont dans le berceau des langesarmoriés et jouent avec les perles et les fleurons d’une couronne.Si dans les salles d’étude de la royale maison, si dans lesdortoirs, tout restait conforme aux règlements dictés par le soldatcouronné, les cours et les jardins avaient des échos qui répétaientl’agitation de la grande ville ; le babillage enfantin, quin’était que le reflet des causeries des salons paternels, y faisaitnaître dans les cœurs de douze ans l’impatience de briller et lebesoin de plaire. Les splendeurs de la cour y rayonnaient au fonddes imaginations exaltées et les échauffaient de sourdesespérances ; seule peut-être je ne désirais rien, seulepeut-être je n’étais pas distraite de mes travaux présents par mesprojets à venir. Seulement, la vanité de mes compagnes s’exerçaitpour moi aussi bien que pour elles-mêmes ; quand elles étaientlasses de se tirer un horoscope de duché et de pairie, elles meprédisaient un bonheur immense, inconnu, inouï, et cette espèced’hommage qu’on rendait ainsi d’une manière détournée, non pas à maposition, mais à ma supériorité, suffisait à mon ambition, bornaitmes pensées, et, chose étrange, au lieu de me faire désirer dequitter Saint-Denis, renfermait complètement mes espérances entreles murailles de la pension.

» Durant six années, personne ne vint medemander au parloir, pas même mon tuteur. Je lui écrivaisrégulièrement à certaines époques, par le conseil de madame lasurintendante ; j’écrivais aussi au seul parent qui me restât,à un oncle de ma mère, vieil ecclésiastique, qui m’était presqueétranger. Quand l’époque des vacances arrivait, cette époquejoyeuse pour toutes les autres devenait pour moi un temps, sinon detristesse, du moins de réflexions. Mes compagnes partaient commedes hirondelles qui prennent leur volée, allant chercher chacuneune famille heureuse de les recevoir, tandis que moi je restais àles attendre dans la seule famille que le ciel m’eût laissée ;bientôt elles revenaient, et leurs jeunes coquetteries, leursespérances dorées me rapportaient des lueurs de ce monde inconnuauquel j’étais moi-même aussi étrangère que si j’eusse vécu à millelieues du pays où j’étais née.

» Je me sentais donc de plus en plusisolée à mesure que l’âge me faisait comprendre le monde et lebesoin d’y être protégée. Alors, avec ce jugement juste et sévèreque je portais en moi, parce que rien n’avait jamais faussé cejugement, mon ambition douce et pure me portait à désirer de nejamais sortir de Saint-Denis, où les degrés hiérarchiques de lamaison offraient à mon avenir les seules richesses qu’il pûtraisonnablement espérer. Je ne puis pas dire que j’y fusserésignée, je n’avais même pas le mérite de la résignation ; jene voyais rien au delà dans l’avenir, voilà tout. Quant au passé,il se bornait pour moi au château de Mormant, avec ses hautestourelles dépassant les grands arbres du parc, ses grandes chambressombres et sculptées dans lesquelles rayonnaient de temps en tempsl’uniforme brodé et les épaulettes brillantes de mon pauvrepère.

» Tout à coup, un bruit inaccoutumé vinttroubler l’essaim de nos jeunes filles dans les projets qu’ellesformaient avec tant de confiance. Le canon des trois jours retentitjusqu’au fond de l’abbaye, et le mot effrayant de révolution vintporter une terreur vague au milieu de tous ces jeunes visages roseset riants. Parmi ces filles nobles, seule peut-être je n’avais,moi, entendu ni flatter ni maudire. Je ne m’étais pas instruite ausouffle des passions politiques, je n’avais point fait la part dema famille dans les événements de l’histoire. L’admiration exclutl’égoïsme. Je m’étais contentée d’admirer, je ne me croyais liée enaucune façon à l’élévation ou à la chute des trônes. Je ne savaispas encore que les individus font les masses, et que les grandescommotions sociales vont des palais aux chaumières.

» La fortune du comte de C… étaitindépendante, mais il la devait à la famille qu’une révolutionnouvelle chassait du pays, et son amour pour ses maîtres devaits’accroître de leurs malheurs. Cependant son dévouement, qui eûtété jusqu’à se faire tuer pour les Bourbons dans les rangs de lagarde royale ou des Suisses, sans réfléchir un instant qu’ilcombattait contre des Français, n’allait pas jusqu’à suivre sesbienfaiteurs dans l’exil. Une capitulation de conscience luisouffla qu’il serait bien plus utile à Charles X en demeurant enFrance qu’en le suivant à l’étranger. Il resta à peu prèsconvaincu, s’il ne parvint pas à en convaincre les autres, que saplace était à Paris.

» C’était à Paris qu’il pouvait préparerle retour de la famille déchue, veiller à ses intérêts. Paris étaitune ville ennemie qu’il s’agissait de reconquérir, et danslaquelle, par conséquent, il était bon de conserver desintelligences. Le comte resta donc à Paris.

» Il y a plus, le comte, sous prétexte decacher ses projets de profonde politique, en revint à son caractèreprimitif, que la sévérité de mœurs que l’on affectait dansl’ancienne cour avait quelque peu comprimé. Quoique arrivé à l’âgemûr de la vie, il se jeta au milieu des jeunes gens d’une autregénération, il devint l’âme des plus célèbres clubs de la capitale.On le consulta comme un oracle ; il rendit des jugements enmatière de courses, de chasses, de duels. Bref, il vit renaîtrepour lui, toujours, disait-il, dans l’espérance de se faire unepopularité, une seconde jeunesse plus éclatante que lapremière.

» Comment le comte de C…, qui durant sixannées ne s’était pas souvenu de l’orpheline de Saint-Denis, de lafille que son compagnon d’armes mourant lui avait léguée sur lechamp de bataille, qui avait par pure bienséance signé les lettresécrites par son secrétaire, soit pour répondre à mes lettres, soitpour m’envoyer la pension que me faisait, ou plutôt que faisait àla mémoire de mon père le duc d’Angoulême ; comment le comtede C… se rappela-t-il tout à coup que j’existais ?

» Par ennui, par désœuvrement sans doute,un jour qu’il se rendait d’Enghien à Paris, il s’arrêta avec un deses amis devant la porte de l’établissement, descendit, et me fitappeler.

» On vint me dire que le comte de C…demandait à me voir. Je me fis répéter la chose deux fois, je necomprenais pas bien, tant cette visite était inattendue et meparaissait extraordinaire ; j’étais assise devant un dessinque j’achevais, je me levai aussitôt et me rendis à cetteinvitation.

» J’avais complètement oublié le comte deC… ; son souvenir, d’abord assez confus, s’était effacé peu àpeu de ma mémoire. Je le reconnus cependant, mais sans qu’aucuneémotion secrète, je dois le dire à la honte des pressentiments,vint m’avertir de l’influence que cet homme devait avoir sur madestinée. Je n’eus pas besoin de me composer un maintien pourarriver jusqu’à lui, je n’éprouvais aucun embarras ; j’entraidans la salle où il était, calme et souriante, voilà tout.

» On comprend le changement que sixannées avaient apporté dans ma personne. J’allais avoir seize ans.Ce n’était donc plus une enfant qui s’offrait sous un vêtementlugubre aux regards du comte de C…, mais une jeune fille qui paraitde sa jeunesse et de sa fraîcheur l’habit dont elle était revêtue.J’étais grande, j’étais belle peut-être, je fis sur le cœur d’unhomme délivré de la contrainte où l’avaient retenu longtempsl’étiquette et la faveur, une impression d’autant plus vive que,m’ayant quittée enfant et me voyant toujours enfant, il y étaitmoins préparé. Quant à moi, je l’avoue, je n’aperçus rien dans saphysionomie qui me révélât un trouble intérieur quelconque. Si unchangement subit s’opéra dans ses manières, ce changement m’échappaentièrement. Savais-je si ses yeux ne brillaient pas toujours commeje les voyais briller ? savais-je si sa voix ne disait pasconstamment les bienveillantes paroles que je venaisd’entendre ? Mon père lui avait légué ses droits. La pensée dela reconnaissance m’engageait à lui. C’était mon tuteur. Jeconservai en sa présence une attitude simple, modeste, naturelle etréservée. Je pus l’entendre sans trouble, sa présence n’éveillaitpas de souvenirs dans ma mémoire, ne faisait pas naîtred’espérances dans mon cœur. Je répondis à toutes ses questions avecune grande liberté et un grand calme d’esprit. Il n’inspira point àmon âme le profond respect qu’inspire l’idée d’une haute positionsociale, la sympathie que fait naître la certitude d’un granddévouement, mais rien en lui non plus ne donna prise à maconfiance. D’ailleurs ce premier entretien dura peu ; le comtesembla le brusquer, comme s’il eût éprouvé le besoin de se remettred’une émotion combattue ou celui de méditer sa conduite future.Seulement, je me rappelle que je fus surprise de son départ subit,parce qu’il n’y eut aucune logique d’intention dans toute la marchede cette scène ; mais ce fut instinctivement et presque sansle vouloir, que je me rendis compte de cette bizarrerie quand ilm’eut quittée, quand je cherchai à m’expliquer naturellement lemotif de cette visite.

» Bien souvent madame la surintendante,dans sa bienveillance constante pour une élève dont elle étaitfière, s’étonnait, en m’entretenant de mon avenir et de mesintérêts, de l’indifférence de mon tuteur à mon égard. Ellen’ignorait pas, il est vrai, que la position du comte de C… luilaissait peu de liberté ; mais dans ses visites à Saint Denis,madame la Dauphine n’oubliait jamais de m’adresser la parole, de medire qu’elle était de moitié dans les promesses faites à mon pèreau moment de sa mort ; elle me témoignait avec une bontéparfaite la satisfaction qu’elle éprouvait de mes progrès et de maconduite ; elle m’encourageait à continuer, et, pour adieu,elle ajoutait :

» – Je vais rendre M. le comtede C… bien heureux, en lui apprenant que sa pupille est pieuse,savante et raisonnable.

» Malgré toute la satisfaction qu’avaitsans doute éprouvée M. le comte de C… de ces rapportsbienveillants, je n’avais pas, comme je l’ai dit, reçu une seulefois sa visite. Je rêvais donc encore à cette singulièrecirconstance, lorsque madame la surintendante me fit appeler.

» Je la trouvai triste.

» – Ma chère enfant, me dit-elle enm’embrassant, j’espérais que votre peu de fortune et l’indifférencede votre tuteur nous vaudraient la prolongation de votre séjourici, puisque vous y vivez heureuse ; mais je pressens, à mongrand regret, qu’il n’en sera rien.

» – Comment cela ?m’écriai-je ; M. de C… s’est-il expliqué à ce sujetavec vous ? Quant à moi, il ne m’a rien dit, Dieu merci !qui puisse faire pressentir mon départ.

» – Il ne m’a rien dit non plus depositif, ma chère enfant, reprit la surintendante ; cependant,lorsque je me suis hasardée à le questionner sur ses projets àvotre, égard, il a vivement repoussé la pensée de vous voir vousconsacrer à l’éducation. – Mais, monsieur, lui ai-je dit,mademoiselle de Mormant est sans fortune ! – C’est vrai,a-t-il répondu. – Il y a plus ; la pension que lui faisait sursa cassette particulière M. le Dauphin, ne lui sera sans doutepas continuée par le nouveau gouvernement. – C’est plus queprobable. – Eh bien, ai-je continué, vous savez bien qu’une jeunefille ne se marie plus aujourd’hui sans dot, et vous connaissez lasituation d’une femme qui se trouve jetée au milieu du monde sansfortune et sans mari. – J’y pourvoirai, madame, a répondu le comte.– En perdant d’illustres protecteurs, monsieur le comte, ai-jeajouté, Fernande a perdu son avenir. – Vous oubliez que je luireste, madame, et j’ai juré à son père mourant de le remplacer. –Non, monsieur, je ne l’oublie point ; mais les temps sontchangés, et vous-même… – Ma fortune est indépendante, madame ;je n’ai point d’enfant, et je suis libre d’adopter Fernande pour mafille. Alors il m’a saluée et il est parti. Vous le voyez, monenfant, continua la surintendante, nous accusions à tort le comtede C… d’indifférence pour vous. Aujourd’hui il réclame ses droitsde tuteur ; ses droits sont incontestables, et vous devez luiobéir. Sa fortune est indépendante, dit-il. Peut-être s’est-ilrallié au gouvernement actuel, peut-être effectivement est-ilriche ; mais, en tous cas, il dit qu’il veut vous adopter poursa fille : c’est ce qui pouvait vous arriver de plus heureux.Vous le voyez, hélas ! une séparation est inévitable ; etcomme je vous aimais, mon enfant, tout en vous félicitant de votrebonheur, cette séparation m’afflige.

» – Oh ! moi aussi, madame,m’écriai-je ; je ne quitterai cette maison qu’avec le plusprofond regret. La seule pensée du monde m’effraye.

» – Parce que vous ne le connaissezpas, mon enfant ; mais moi qui ai su l’apprécier, je sais quevous devez y réussir, et je n’éprouve aucune crainte à cesujet ; seulement nous vous aimons toutes ici, et l’amitiénous rend égoïstes ; votre bonheur nous dédommagera de votreabsence.

» – Ah ! madame, m’écriai-je,sentant mes paupières se gonfler sous mes larmes, heureusement rienn’est décidé encore ; je puis supplier mon tuteur de melaisser vivre dans cette maison.

» – Gardez-vous en bien, mon enfant.M. le comte de C… n’agit que dans le désir de votre bonheur.Mon expérience me permet de voir plus loin que vous. Vous n’avezpoint seize ans, les années n’ont point encore achevé l’œuvre dudéveloppement de votre cœur et de votre raison, mon devoir est doncde vous conseiller l’obéissance. Votre tuteur est un hommedistingué ; son influence, soyez-en certaine, sera toujoursgrande dans le monde, où il a joué un rôle important… Allons,rassurez-vous ; il est bien rare que je sois dans la nécessitéde sécher les larmes de vos compagnes quand il s’agit de mequitter… D’ailleurs, vous l’avez dit, rien n’est encore décidé…Attendons…

» Je n’eus pas longtemps àattendre : M. de C… revint au bout de quelquesjours ; une femme l’accompagnait, et cette fois il futquestion de ma sortie comme d’une circonstance très-rapprochée.

» Madame de Vercel, à laquelle mon tuteurme présenta dans cette seconde visite, était une femme de cinquanteans, d’un extérieur encore gracieux, d’un esprit agréable ;l’usage du monde se faisait sentir dans toutes ses paroles commedans la moindre de ses actions ; on était involontairemententraîné vers elle par la sympathie. Sa parole avait une sorted’autorité adoucie par l’accent ; le désir de ne rien exigersemblait dominer ses conseils ; la bonté de son cœur serévélait par sa physionomie moins que par un charme secret. Ellesemblait deviner la pensée, y répondre ; elle avait surtoutl’art de donner à la raison le trait incisif d’un bon mot, et devoiler les vérités les plus tristes sous les formules obligeantesde la bienveillance.

» – Si le ciel m’avait accordé unefille, me dit-elle en me pressant dans ses bras, j’aurais vouluqu’elle vous ressemblât. Je voudrais bien, de mon côté, vousinspirer un peu de cette affection qu’on a pour sa mère, car votretuteur vous confie à mes soins. Je m’étais engagée à vous guiderdans le monde, à vous le faire connaître ; mais ce quej’ambitionne le plus, maintenant que je vous vois, c’est de vousinspirer le sentiment que j’éprouve déjà moi-même pour vous.

» Il m’était bien difficile de résister àde pareilles avances, je ressentis pour elle une vive amitié, ettout à coup l’idée du monde perdit, en sa présence, ce qu’elleavait eu d’effrayant dans mon isolement. Il me semblait que sous untel patronage, il ne pouvait m’arriver rien que d’heureux. Madamela surintendante elle-même fut ravie, la regarda comme une femmesupérieure, et quand le comte de C…, en prenant ma main dans lessiennes, m’annonça que le jour où je viendrais habiter Paris étaitproche, mon cœur battit ; tout ce qui pouvait y rester decrainte disparut pour y faire place à l’espérance.

» À seize ans, dans l’inexpérience oùj’étais, avec cette pureté native que la plus légère atteinten’avait pas altérée, il s’agissait seulement d’aider aux heureusesdispositions naturelles pour faire de moi tout ce qu’on voulait enfaire. Quand je passai le seuil de cet asile où je m’étais formée,on pouvait me conduire aux plus hautes positions sociales où lafemme peut atteindre. Je n’aurais été déplacée nulle part ;mais, hélas ! qu’a-t-on fait de moi ?

» Madame de Vercel avait accepté unappartement dans l’hôtel de mon tuteur, afin de se consacrerexclusivement à ce qu’elle appela mon éducation. Dès que je fusétablie auprès d’elle, je compris, en effet, tous lesdéveloppements que devait donner aux connaissances que j’avaisacquises leur application dans la vie réelle, et l’éclat qu’ellespouvaient procurer.

» Je me vis l’objet des attentions lesplus délicates et les plus empressées de la part deM. de C… Des maîtres renommés me furent prodigués ;la musique, la peinture, la danse même occupèrent exclusivement lesheures des journées devenues trop courtes : chaque momentavait son emploi. Mon tuteur semblait se plaire à suivre mesprogrès ; ses soins constants pour m’initier aux merveilles deParis ajoutaient un nouveau prix à des bontés que je m’efforçais demériter par mon aptitude et ma douceur. Enfin, six mois s’étaientécoulés avant que j’eusse encore pu réfléchir à une existence sibrillante, avant que je fusse revenue de mon étonnement.

» Les plaisirs succédaient si rapidementaux travaux, on me comblait de futilités si ravissantes, j’étais sipréoccupée de comprendre chaque chose nouvelle pour moi, mesimpressions étaient si rapides, que je n’avais pas le temps dem’interroger. J’aurais voulu connaître ce qui m’avait attiré unbonheur si grand, mais de nouveaux projets, aussitôt exécutés queconçus, venaient me causer à chaque instant d’autres surprises etdes émotions plus douces. Ma vie était un long enchantement.

» Cependant, au milieu de tantd’agitations, j’observais les deux êtres entre lesquels le tempss’envolait si rapidement, et de jour en jour j’arrivais par degrésà cette expérience qui devait plus tard m’éclairer et me montrer lavérité dans tout son jour.

» M. de C… n’était ni un hommebon ni un méchant homme, c’était un homme léger. L’esprit dudernier siècle semblait revivre en lui. Loyal et peu scrupuleux àla fois, tout ce qu’il blâmait en vue de ses principes, il se lepermettait pour lui-même avec des restrictions de conscience et desmodifications plus ou moins sophistiques. Il blessait la morale,mais il respectait l’usage ; il affichait une sorte derigorisme sans être hypocrite ; mais certaines idées de castesemblaient l’autoriser à d’innocentes folies. Les roués de laRégence lui faisaient horreur, et il imitait les mœurs de laseconde époque du règne de Louis XV. Il fulminait dans sa petitemaison contre la dépravation du cardinal Dubois, en souriant auxsouvenirs du Parc-aux-Cerfs. Enfin, il exaltait Versailles, et ils’indignait du Palais-Royal.

» Après avoir fait la guerre sousl’Empire en soldat français, M. de C… avait commandé sousla Restauration en général de cour, le tacticien cédant le pas audiplomate ; l’épée du guerrier n’était plus entre ses mainsqu’une verge de fer, et, parvenu au sommet de la hiérarchiemilitaire, il ne s’inspirait que de la puissance sacerdotale.

» Dans ses manières, dans son langage, ilrappelait le maréchal de Richelieu. Sa politesse étaitexquise ; mais dès que 1830 eut voilé le prestige de sescroyances, il retrouva les habitudes de jeune homme contractéesjadis dans la garde impériale en pays conquis, et même celles quil’avaient frappé dans son enfance parmi les muscadins de lajeunesse dorée sous le Directoire. Prodigue pour ses plaisirs, sesrevenus se dissipaient en argent de poche. Les fournisseurs de samaison étaient parfois dans l’obligation de le faire poursuivrepour le payement de ce luxe bien entendu que les Anglais appellentcomfort, pour des misères d’intérieur, pour le vin qu’onbuvait à sa table, pour le bois qui brûlait dans ses cuisines.Jamais il ne payait ses gens qu’en leur donnant leur congé le jouroù ils osaient réclamer leur salaire. Il était constamment gêné aumilieu du luxe ; on lui apportait les cartes d’huissier surdes plats d’argent. Et cependant, à tant de défauts et tant detravers, M. de C… joignait des qualités essentielles. Onse plaisait avec lui pour son esprit vif et brillant. Ilcaractérisait tout par des mots si heureux, qu’il devenaitimpossible de les oublier. On l’estimait pour son obligeance ;il rendait service avec une persévérance bien rare, pourvutoutefois qu’il pût le faire en écrivant. Une démarche en personnelui coûtait plus que cent billets à dicter ou à écrire avec uneorthographe toute particulière, mais avec des tournures de phrasessi variées, si élégantes, qu’on eût pu le comparer à madame deSévigné. Il semblait toujours, avec ses contrastes, s’offrir commeune énigme à deviner, énigme dont le mot n’est plus compris de nosjours.

» Madame de Vercel était un type toutcorrect et déduit selon les principes les plus sévères ; demême qu’on trouvait dans sa personne la régularité, l’accord, lesjustes proportions, sa conduite et son langage étaientirréprochables. Au premier aspect, pour les yeux et pour l’esprit,cette organisation merveilleuse était mise en jeu par les rouagesd’une intelligence supérieure, et la raison semblait être lapendule qui en modérait tous les mouvements, qui en réglait lamarche. Elle avait observé le monde, elle avait, pour ainsi dire,tout calculé, tout formulé par des équations algébriques, afin derésoudre le grand problème de la considération dans la vie sociale.Elle n’attachait d’importance qu’à l’opinion. Pour elle, toutconsistait dans le rituel. La forme l’emportait d’abord, mais sansporter de préjudice au fond. Cependant son esprit la plaçaitau-dessus de l’étiquette, de même qu’elle était plus que noble,quoiqu’elle n’appartînt pas au nobiliaire. Jamais on ne la trouvaiten défaut dans la moins importante des actions, jamais elle nerestait sans réponse, quelque question qu’on agitât. Ses idéesétaient arrêtées sur toutes choses. Froidement accueillie par lesfemmes, recherchée par les hommes, madame de Vercel avait uneposition exceptionnelle. On ne savait au juste ni ce qu’elle étaitni ce qu’elle faisait, quoiqu’elle ne donnât pas prise au plusléger soupçon. On aurait voulu qu’il planât moins de vague sur sonorigine et sur son existence, dût-on avoir à lui pardonner quelquespeccadilles. On ne l’aimait pas, on était forcé de la respecter.Sans fortune, elle affichait l’ordre et ne condamnait pas leluxe ; aussi n’exigeait-on rien d’elle à ce sujet ; elleétait simple et modeste sans affectation : c’était enfin unefemme parfaite pour quiconque ne pouvait, comme moi, sonder le fondde sa conscience ; encore moi-même ne devais-je la connaîtrequ’après avoir été sa victime.

Fernande s’arrêta une seconde fois, mais cen’était plus pour réfléchir, c’était pour essuyer ses larmes.

Chapitre 17

 

– Ma vie était complètement changée,poursuivit Fernande ; M. le comte de C… avait fait de savie la mienne ; le nom de mon père, le titre de sa pupille,m’ouvraient tous les salons. Le matin, ma vie était consacrée auxétudes ; la peinture et la musique, que j’aimaispassionnément, et dans lesquelles je faisais de rapides progrès, meprenaient une partie de la journée ; à quatre heures, montuteur venait me voir, admirait mes esquisses, me faisait chanter,et applaudissait à ma voix. Souvent il restait à dîner avec nous,puis, après le dîner, commençait la vie du monde : lesspectacles, les soirées, les bals. Comme la réputation de madame deVercel était irréprochable, madame de Vercel me conduisait partout,et partout où j’allais je rencontrais le comte de C…, occupé sanscesse à faire valoir mes talents et mon esprit. Aux yeux de lasociété et même aux miens, certes mon tuteur remplissait dignementle mandat dont il s’était chargé : un père n’eût pas fait poursa fille plus qu’il ne faisait pour moi.

» Cependant, au milieu de cette suite noninterrompue de travaux et de plaisirs qui faisaient de moi uneartiste femme du monde, et une femme du monde artiste, au sein decette existence qui eût été celle que je me fusse choisie moi-même,si j’avais été libre de choisir d’avance ma vie, j’éprouvais devagues pressentiments, une crainte instinctive que je repoussaiscomme une sorte de crime. Peu à peu, dans le développement de mesidées au contact des personnes qui composaient notre sociétéordinaire, par un effet inévitable de la marche des choses, lapudeur de la jeune fille s’alarma instinctivement.

» En effet, M. de C…, dans sesrapports avec moi, dont chaque jour resserrait l’intimité, quoiqueje fisse tout ce que je pouvais pour le maintenir à distance,M. de C… trahissait de plus en plus une impatienceinexplicable, une ardeur réprimée, dont je ne pouvais comprendre lacause. Son affection même changeait de nature ; ce n’étaitplus, du moins à ce qu’il me semblait, ce sentiment debienveillance affectueuse qu’un tuteur porte à sa pupille ;c’était quelque chose comme de la galanterie, des manières de direqui m’embarrassèrent d’abord, et qui, ensuite, me devinrentsuspectes. J’essayai d’abord timidement de faire comprendre àmadame de Vercel la crainte qui peu à peu s’emparait de moi. Elleme devina au premier mot ; peut-être avait-elle prévu cemoment, peut-être attendait-elle cette explication, et ce fut alorsseulement que je reçus la première impression de terreur que lecaractère de cette femme dangereuse devait produire sur moi, malgrél’art des transitions qu’elle avait à un si haut degré, malgré lesnuances imperceptibles de langage qu’elle possédait si bien.

» – Ma chère enfant, me dit-elle,j’ai remarqué, en effet, que le comte n’est plus le même ; ilest triste, il est rêveur, il soupire. Vous craignez qu’il ne soitsouffrant de corps ou d’âme, et moi aussi, je le crains. D’abord ils’est fait un inconcevable changement dans sa manière devivre : l’esprit de parti, qui le dominait, ne paraît plusexercer la moindre influence dans ses résolutions. D’un autre côté,tous ses plaisirs habituels sont négligés, il ne s’occupe plus dechevaux, il ne va plus au club, il est distrait auwhist  : enfin, on dirait qu’il nous évite, ou que devantnous il éprouve un embarras insurmontable. Si vous l’aviez connuavant votre sortie de Saint-Denis, c’était le plus gai et le plusaimable des hommes. Mais soyez tranquille, je lui parlerai, je luidemanderai la cause de cette mélancolie, je lui dirai que vous êtesinquiète.

» – Prenez garde, madame, repris-je,il me semble que vous ne comprenez pas bien le sentiment qui medicte ma question.

» – Quoi ! dit-elle, desménagements, des précautions pour faire entendre aux gens qu’onprend intérêt à eux, qu’on s’occupe de leur santé, qu’on s’inquiètede leur bonheur !. Allons donc, vous n’y songez pas, ma chèreamie ; laissons l’adresse à ceux qui projettent le mal. Je nesuis pas une femme rusée, moi, je vous en préviens, et je me suistoujours bien trouvée d’aller droit au but, de dire franchement leschoses : la vérité est l’habileté des cœurs purs. Soyez sansinquiétude. Votre tuteur, d’ailleurs, me connaît depuis longtemps,et il sait bien qu’il est aussi difficile de me cacher quelquechose que de me détourner de la ligne de mon devoir.

» Cette brusquerie de langage devait,comme on le voit, écarter le soupçon. La rudesse de la voix étaitd’ordinaire le moyen que madame de Vercel employait pour déguiserses flatteries. À cet égard, elle avait une espèce d’originalitéqui la rendait remarquable, et c’est ainsi qu’elle déguisait sonhypocrisie, ou, pour mieux dire, sa profonde connaissance du cœurhumain et sa merveilleuse habileté.

» M. de C. ne vint point cejour-là. Je ne sortis donc ni pour aller au spectacle ni pour allerdans le monde ; je restai chez moi à lire, interrompant malgrémoi ma lecture par de longues et profondes rêveries, et sentant detemps en temps de légers serrements de cœur, comme on en éprouvequand un malheur inconnu, mais réel, est suspendu sur notretête.

» Toute la soirée, madame de Verceldemeura dehors.

» Le lendemain elle vint à moi avec unair profondément mélancolique, me serra dans ses bras avec unesorte d’affectueux empressement, puis, me faisant asseoir prèsd’elle :

» – Causons, ma chère enfant, medit-elle en enfermant mes deux mains dans les siennes, j’aibeaucoup de choses à vous dire ; je me suis expliquée hiersoir avec le comte. Je n’aime pas les mystères, moi ; je nesavais rien de votre situation, mais il m’a tout dit, et maintenantje la connais ; et… je vous l’avoue, ma chère petite, je nepuis m’empêcher de vous plaindre et de le blâmer. On n’agit pasavec plus d’inconséquence qu’il ne l’a fait, et aujourd’huilui-même le sent et en convient.

» – Mais qu’y a-t-il donc,madame ? demandai-je avec anxiété.

» – Il y a… qu’il faut que ce soitmoi qui vous parle, puisqu’il n’en a pas le courage, lui ; etd’abord ne tremblez pas de la sorte. Mon Dieu ! tout n’estpeut-être pas aussi désespéré que nous le croyons.

» En effet, je tremblais et jepâlissais.

» – Achevez, madame, achevez !m’écriai-je.

» – Vous ignorez sans doute, machère enfant, continua madame de Vercel, que votre père, enmourant, a laissé des affaires extrêmement embrouillées ; il afallu les sept années qui se sont écoulées depuis que M. lecomte de C… s’est chargé de veiller sur vos intérêts, pour lesmettre à jour, comme disent les gens d’affaires ; et, lesdettes payées, les frais prélevés, la liquidation terminée enfin,il est très-clair que non-seulement vous ne possédez pas même lamoindre fortune, mais encore que votre père redevait trente millefrancs.

» – Grand Dieu ! et commentacquitter cette dette ? La mémoire de mon père, d’un vieuxgentilhomme de la monarchie, d’un colonel de l’Empire, ne peutcependant rester chargée d’une pareille tache. Ce serait quelquechose comme ce qu’on appelle une banqueroute n’est-cepas ?

» – Oh ! rassurez-vous, me ditmadame de Vercel, M. le comte de C…, lui aussi, est ungentilhomme de l’ancienne monarchie et un colonel de l’Empire, etil a tout payé. Vous ne possédez rien, c’est vrai, mais le nom devotre père est resté pur et sans tache.

» – Ô mon Dieu ! soyez béni,m’écriai-je en joignant les mains. Oh ! quand verrai-je lecomte pour me jeter à ses genoux, pour le remercier ?

» – Oui ; mais, avec tout cela,vous voilà sans fortune et sans avenir.

» – Il y a longtemps que j’avaispressenti cette situation, madame, répondis-je avec un soupir.

» – Oui, mais vous avez oubliéqu’elle vous menaçait depuis que vous êtes sortie deSaint-Denis ? Soyez sincère.

» – Hélas ! c’est la vérité,madame ; dans mon ignorance des choses de la vie, ma pensée nes’est jamais fixée sur des besoins que le comte ne me laissait pasprévoir.

» – Je le conçois, il est sibon ; mais il y a des cas où la bonté est un tort, untrès-grand tort. La bonté doit être intelligente avant tout, ousans cela la bonté devient de l’imprudence. Les intentions du comteétaient excellentes, je le sais ; mais l’enfer est pavé debonnes intentions. Il n’a pu se souvenir de votre père sans penserà ce que votre père eût fait en pareille circonstance pour sa filleà lui ; il n’a pu vous voir, pauvre orpheline, belle etgracieuse, sans être touché de votre sort ; il s’est souvenuqu’il était resté près de vous le représentant, non-seulement deson ancien compagnon d’armes, mais encore d’un auguste exilé. Toutest solidaire entre soldats, tout est commun entreroyalistes ; se soutenir dans le malheur, c’est la religiondes âmes généreuses. La pitié qu’il a ressentie a été plus forteque la réflexion, il n’a pas même réfléchi : il est vrai que,si l’on réfléchissait dans notre milieu social, on ne ferait jamaisle bien ; il a cédé au premier mouvement comme un noblechevalier qu’il est ; il m’a fait consentir à être votreguide, votre chaperon, sans me laisser rien entrevoir du fond deschoses. Il a développé vos heureuses dispositions ; vous avezprofité au-delà de tout espoir des sacrifices qu’il a faits pourvous : vous êtes devenue une personne remarquable, une jeunefille accomplie ; vos talents feraient de vous une merveille,si aujourd’hui la seule merveille digne d’admiration n’était pas larichesse. Tout cela est fâcheux, tout cela m’afflige et m’émeutjusqu’aux larmes ; je ne puis me faire à l’idée de vous savoirmalheureuse, en lutte avec les besoins, en proie auxnécessités ! Nous vivions si tranquilles, et voilà que tout àcoup un abîme s’ouvre sous nos pas. Que faire ? quedevenir ?

» Toutes ces paroles, d’autant plusterribles qu’elles ne renfermaient pas un sens positif, tombaientsur mon cœur une à une et y creusaient leur plaie comme aurait faitdu plomb fondu ; elles jetaient dans mon esprit une clartésinistre comme celle de ces éclairs à la lueur desquels on découvrede grands précipices. Cependant, quelque violente que fût lasecousse, elle n’avait pas eu la force de m’abattre : commedans un tremblement de terre, je sentais le sol vaciller sous mespieds, et j’étais demeurée debout ; je sentais s’allier en moila force et l’espérance, et je répondis avec un calme si grand, quemadame de Vercel ne put réprimer un mouvement desurprise :

» – Je vous remercie d’un intérêt sitouchant, madame ; j’étais résignée à vivre à Saint-Denis, ila fallu un ordre précis de mon tuteur pour briser cette résolution.J’y retournerai rendre aux autres l’éducation que j’y ai reçue.

» – Vous savez bien que c’estimpossible, me répondit madame de Vercel.

» – Comment cela ?

» – Oui, les règlements s’yopposent.

» – En êtes-vous certaine,madame ?

» – Vous pouvez m’en croire :une fois sortie comme pensionnaire, on ne peut plus y rentrer commeinstitutrice.

» – Encore un appui qui sebrise ! murmurai-je en baissant la tête.

» – D’ailleurs, continua madame deVercel, en supposant qu’on parvînt à vous rouvrir les portes decette maison, y pourriez-vous vivre à présent que vous avez vécu dela vie du monde, que vous avez connu toutes ses séductions, tousses plaisirs ?

» – Oh ! oui, m’écriai-je, etje ne regretterai rien de tout cela, je vous en réponds.

» – Vous le croyez à cette heure, mapauvre enfant, et vous le dites de bonne foi, parce que, dans votreenthousiasme de dévouement, vous ne voyez pas clair envous-même ; mais ce que vous ignorez, c’est que votreimagination est devenue, maintenant une source féconded’impressions et de sensations qui réclament l’espace et laliberté ; il lui faut un libre cours, un exercice sansentraves : les arts ont agrandi votre sphère, vous avez rêvéune existence indépendante, vous vous êtes accoutumée au luxe, vousavez été adulée, vos besoins, vos désirs, vos caprices mêmes ontété prévus et satisfaits ; la tranquille maison d’autrefoisserait maintenant une prison pour votre corps, une tombe pour votreâme. J’ai quelque expérience du monde ; croyez-moi, monenfant, quand on n’a pas encore atteint le développement desfacultés, quand il n’est plus même possible de s’arrêter en route,comment alors retourner en arrière, comment se restreindre à deshabitudes étroites, mesquines, qui conviennent seulement àl’enfance et à la vieillesse, mais non pas à votre âge ! Vosillusions à cet égard vous laisseraient bientôt dans l’accablementle plus profond, dans l’isolement le plus insupportable. Soyonsassez fortes, assez sages en ce moment pour voir du premier coupd’œil les choses telles qu’elles sont, afin de ne pas tomber dansun malheur plus grand que celui où nous sommes.

» La force divine qui m’était venue enaide me soutenait encore, et je répondis :

» – Eh bien, madame, s’il est vraique j’ai quelque talent, s’il est vrai comme on me l’a dit biensouvent, que je sois apte à acquérir dans les arts ce degré desupériorité qui fait les artistes, eh bien, je vivrai enartiste.

» – Enfant ! s’écria madame deVercel, pauvre chère enfant au cœur d’or : qu’on voit bien,hélas ! que vous ne savez rien de ce monde ! Eh ! jele conçois, peut-on observer sous le charme des impressionsnouvelles ? Apprendre est un travail qui absorbel’intelligence ; pour apprécier il faut savoir, pour comparer,il faut avoir ressenti. L’expérience ne s’acquiert qu’à nosdépens ; c’est le fruit amer des déceptions. Vivre en artiste,mon enfant ! à seize ans et belle comme vous l’êtes !impossible !

» – Cependant, madame, repris-je, onadmire mes peintures.

» – Parce que vous n’êtes pas dansla nécessité de les vendre ; eh ! mon Dieu ! lesamateurs font toujours des chefs-d’œuvre ; mais croyez-moi,Fernande, peindre pour vivre, c’est autre chose que de peindre pouroccuper son temps.

» – Mais j’ai entendu dire souventqu’une voix étendue et souple, une bonne méthode et uneorganisation musicale, étaient de nos jours la source d’une immensefortune.

» – La fille du marquis de Mormantne peut pas débuter à l’Opéra ; d’ailleurs, je ne nie pas vosdispositions pour la musique, mais ce ne sont que des dispositions,après tout ; il vous faudrait quatre ans, cinq ans encore peutêtre avant d’arriver à un début.

» – Pourtant, lorsque je chante dansle monde, les applaudissements sont unanimes, les transports quej’excite ressemblent à de l’enthousiasme.

» – Parce que vous êtes du monde, etqu’en vous applaudissant, c’est un hommage que ce monde envieux serend à lui-même. On croit abaisser, en vous flattant, ceux qui sontartistes par état, et dont le monde impuissant et railleur jalouseincessamment les succès ; mais que ces colossales réputationsde salon se produisent au grand jour, elles viennent honteusements’écrouler devant le vrai public, qui a acheté le droit decritiquer. Pour la justice des gens polis, il y a millecirconstances atténuantes qui motivent les opinions ; vousavez des yeux qui vous donneront toujours raison dans le monde,quoi que vous disiez ou que vous fassiez ; avec un de vossourires, vous peignez comme Raphaël ou vous chantez comme laMalibran. Tout cela est vrai relativement pour chaquesociété ; c’est une monnaie dont on se sert pour chaque salon,comme d’un jeton de société. Les grandes réputations nes’improvisent guère, ma chère enfant, elles sont le résultat debien des études, de bien des veilles, de bien des déceptions, debien des dégoûts, de bien des chagrins, et la femme, montée àl’apogée de la gloire, radieuse et couronnée du prestige de saréputation, a souvent perdu dans sa marche ascendante, et avantd’arriver au triomphe de son orgueil, les plus douces et les pluschères espérances de son cœur. Ne vous bercez pas de pareillesillusions, ma chère enfant ; la vie obscure, la vie murée, estla seule qui donne le bonheur.

» – Eh bien, madame, à défaut de cestalents brillants, j’emploierai les talents utiles ; jetravaillerai à ces choses qui rapportent peu, mais dont l’humbleproduit est au moins certain ; la pauvreté et les privationsne me font pas peur, et je les subirai, puisqu’il le faut.

» – Rêve, rêve que tout cela,Fernande. Vous avez lu ces choses-là dans les livres, et vouscroyez qu’elles existent dans le monde. Vous copierez de lamusique, vous broderez, vous ferez de la tapisserie ! PauvreFernande ! Mais c’est la misère ce que vous projetez, et lamisère vous tuera. La misère, c’est la pente glissante qui mène auvice. Dans la misère, les facultés s’énervent, les résolutionsfortes se détendent ; on ne voit plus rien alors que sousl’aspect du besoin. Tenez, mon enfant, ne faisons pas un roman dela vie, qui a ses exigences matérielles ; les vertus ne sontfaciles qu’à l’abri du danger, et croyez-moi, Fernande, il esttoujours sage d’éviter le combat.

» Mon cœur se serra par une impressionindéfinissable ; il me sembla que la froide réalité serapprochait de moi et m’enveloppait comme les parois d’untombeau.

» – Mon Dieu, m’écriai-je alors avecun accent qui devait exprimer toute l’anxiété du doute, mon Dieu,que faire ?

» – De deux maux choisir le moindre,ajouta madame de Vercel.

» – Mais lequel est le moindre deces maux ? Donnez-moi donc un conseil, madame ;éclairez-moi de votre expérience : que pense mon tuteur ?qu’a-t-il résolu ?

» – Votre tuteur, ma chèreenfant ! hélas ! votre tuteur est plus à plaindre quevous.

» – Je ne vous comprends pas,madame. Parlez, au nom du ciel, parlez.

» – J’hésite à tout vous dire.

» – Mais enfin qu’y a-t-ildonc ?

» – Il y a que M. de C…est malheureux.

» – Malheureux ! ce n’est paspour moi, j’espère. Ma situation, toute triste qu’elle est, ne letouche en rien ; elle ne peut qu’exciter sa pitié.

» – Vous avez tort de penser cela.Il s’est fait une habitude de vous voir ; il s’est laisséaller étourdiment au charme de votre société ; il n’a pasprévu qu’il arriverait un moment où la séparation seraitterrible.

s – La séparation !… ainsi jedois vous quitter, quitter mon tuteur ?

» – Non… oui… Je ne sais, il n’ensait rien lui-même ; il lui est impossible de prendre unparti. Vous pouvez rester, et vous ne le pouvez pas. Je vous assureque la situation est véritablement alarmante. Quand j’ai parlé devotre départ, il a baissé la tête, et des larmes ont coulé de sesyeux.

» – Des larmes !

» – Oui, lui, le vieux soldat,l’homme qui a traversé les champs de bataille où gisaient sesmeilleurs amis sans verser une larme, oui, il a pleuré comme unenfant, et cela à l’idée de se séparer de vous. Un instant il aregretté d’avoir payé les dettes de votre père. Cette somme étaitpresque une indépendance pour vous.

» – Oh ! non, non, la mémoirede mon père avant tout, grand Dieu ! mais je ne comprends pasquel intérêt si puissant le comte prend à une pauvre orphelinequ’il a vue, il y a six mois, presque pour la première fois.

» – Quel intérêt ! Vous necomprenez pas ? Vous ne comprenez pas qu’il vous aime, qu’ilvous aime d’amour, que c’est une passion insurmontable, qu’il afait ce qu’il a pu pour la combattre ? Vous ne comprenez pasque maintenant son bonheur et sa vie dépendent de vous.

» La surprise mêlée de terreur quej’éprouvai à ces mots me laissa sans force ; un éblouissementpassa devant mes yeux, je sentis mes jambes qui tremblaient sousmoi. Je tombai dans un fauteuil. Presque aussitôt, monsieur lecomte de C…, qui sans doute guettait le moment, entra, portant surson visage l’expression du plus grand trouble. Je fus effrayée ettouchée à la fois ; je sentis mon âme en proie tout ensemble àla reconnaissance et à la crainte. Alors commença une scène bizarreet terrible dont je n’ai plus qu’un souvenir confus, parce que jene vivais qu’à moitié quand elle se passa. Le comte se jeta à mespieds ; sa douleur était-elle réelle ou feinte ? Je n’ensais rien. Madame de Vercel, qui aurait dû me défendre, par saprésence du moins, me livra en se retirant. On profita de mesémotions, de mon désespoir, on fut sans pitié pour mes larmes, onresta sourd à mes prières. Le nom de mon père, invoqué avec desgémissements, ne put rien pour moi. Ma perte avait été résolue,elle fut effectuée. Le lendemain, j’étais la maîtresse deM. le comte de C….

Clotilde ne put retenir un cri à ce brusqueaveu ; mais aussitôt elle se hâta de réparer ce mouvement deréprobation involontaire en balbutiant quelques vagues parolesd’excuse.

– Pourquoi vous excusez-vous,madame ? dit Fernande en secouant tristement la tête ;votre terreur est toute simple, et, croyez-moi bien, elle ne meblesse ni ne m’étonne. Je n’ai pas des sentiments assez vulgairespour essayer de me justifier par le crime des autres. Oui, sansdoute, j’eusse été digne de pitié ; oui, peut-être eussé-jemérité plus de compassion que de mépris, si tout s’était borné là,si je m’étais arrêtée dans ma dégradation ; mais c’était choseimpossible : on voulait ma perte tout entière. Ma chute étaitune action de la vie intime qui pouvait, à la rigueur, échapper auxregards du monde, et me laisser un refuge dans la société, aussibien que dans ma conscience ; mais la passion chez les gensfrivoles n’est qu’à moitié satisfaite si la jouissance de la vaniténe la rend publique et scandaleuse. Il faut à l’homme du monde unbonheur envié : il fallait à l’orgueil du comte de C…l’holocauste de mes triomphes passés. Sous les yeux des princesqu’il regrettait, il eût caché sa maîtresse, il l’eût niéemême ; sous un régime qu’il regardait comme une époque dedésordre social, il afficha la jeune fille qu’il venait de séduire.S’il eût eu vingt-cinq ans, j’eusse peut-être obtenu de lui lesilence ; il en avait cinquante, il a voulu faire des envieux.Moi, l’enfant noble, recommandée à son honneur par un père mourantsur le champ de bataille, en présence de l’armée française, il prità tâche de m’habituer peu à peu à la honte ; chaque jour undes voiles de ma pudeur native me fut enlevé. L’ancienne élève deSaint-Denis, celle à qui l’on promettait l’avenir des femmeschastes et heureuses, brilla, traînée par lui au grand jour,courtisane méprisée, adulée, montrée au doigt, sans bonheur, sansexcuse, entraînée dans le tourbillon des plaisirs, s’étourdissantau bruit des fêtes, repoussant les souvenirs du passé, n’osantsonger à l’avenir, et ne prenant pas même le temps de pleurer surle présent.

» Mais au canon de juillet, qui annonçaitla chute d’un trône, succéda bientôt la cloche du choléra, quiannonçait l’agonie d’un peuple. Le comte de C… fut une despremières victimes. On ignorait encore à cette époque si la maladieétait contagieuse ou non. Tout le monde s’enfuit ; je restaiseule près du comte. Cette marque de dévouement dans une femmequ’il avait perdue le toucha sans doute ; un notaire appeléreçut ses dernières dispositions. Ces dispositions m’instituaientsa légataire universelle.

» Écoutez bien, et voyez si je chercheune excuse à mes fautes.

» Les débris d’une fortune considérable,bien que compromise par le luxe désordonné des dernières années ducomte de C…, pouvaient encore m’assurer une existence solitaire etmodeste. Mais ce que m’avait dit madame de Vercel de l’influenceque le passé étend sur l’avenir n’était que trop vrai ; leshabitudes du luxe et de la dissipation une fois prises, il faut uncourage plus qu’humain pour rentrer dans l’obscurité. J’étaisvantée par tout un monde de jeunes gens riches, beaux, spirituels,qui me plaçaient au-dessus de toutes les femmes, qui m’avaient éluereine de la mode et de l’élégance. Je commandais par des sourires,et chacun, comme un esclave attentif, se hâtait d’obéir à monsourire. Partout où j’allais, je transportais avec moi la foule, lajoie, le bruit, l’ivresse, le rêve éternel des enchantements, etcela dura jusqu’au jour où, regardant avec terreur autour de moi,je ne pus mesurer le chemin que j’avais fait, les hauteurs d’oùj’étais partie et l’abîme où j’étais descendue. Il n’y avait pasd’illusion à me faire ; j’avais beau me grandir des nomscélèbres, antiques ou modernes, m’appeler Aspasie ou Ninon, direque j’étais une étoile du siècle des Périclès et des Louis XIV,cette étoile, vue au télescope de la morale, perdait bien vite toutson éclat. Ces alternatives d’orgueil et de honte, d’élévation etd’abaissement, durèrent jusqu’au jour où je sentis entrer dans monâme l’amour chaste, tendre, dévoué, profond, l’amour qui pouvait merendre au passé et à l’avenir, au repentir et à Dieu, jusqu’au jouroù je vis Maurice enfin.

Clotilde tressaillit malgré elle à cet aveu del’amour de Fernande pour son mari. Celle-ci s’en aperçut.

– Oh ! ne craignez rien, madame,dit-elle ; oui, c’est à Maurice que je dois d’avoir retrouvéma raison ; mais Maurice a cessé d’être la pensée et l’espoirdes jours qui m’attendent. Du moment où j’ai été introduite danscette maison, du moment où j’ai respiré l’air que vous parfumez, dumoment où vous avez pressé ma main dans la vôtre, tout a été fini.Je l’ai revu pour me raffermir encore. Je l’ai revu souffrant etpresque condamné ; qu’il soit sauvé, madame, mais sauvé pourvous seule. Avec la santé, la raison lui reviendra. Il apprécieravotre vertu que fait mieux ressortir ma dégradation, votre puretéque ma honte rend plus adorable. Quant à moi, ma tâche n’est pointencore accomplie ici, et je sais ce qui me reste à faire.

À ces mots, Fernande se tut, et il se fitentre les deux jeunes femmes un moment de silence ; seulement,comme si Fernande eût continué de parler, Clotilde laissa entre sesmains, comme entre celles d’une amie, la main qu’elle lui avaittendue.

Chapitre 18

 

Ce silence était calculé de la part deFernande ; elle voulait laisser à l’étrange histoire qu’ellevenait de raconter le temps de produire son effet ; puis,lorsqu’elle vit la jeune femme bien pénétrée du côté douloureux dece récit :

– Maintenant, dit-elle, vous savez où unefaute peut conduire une jeune fille. Voulez-vous que je vous diseoù cette même faute, qui alors change de nom et s’appelle un crime,peut conduire une femme mariée ?

– Dites, reprit Clotilde en laregardant ; dites, je vous écoute.

– Vous avez connu, au moins de nom,madame la baronne de Villefore, n’est-ce pas ?

– Oui, je me la rappelle ; c’était,autant que je puis m’en souvenir, une jeune et jolie femme.

– Charmante.

– Elle a cessé tout à coup de paraîtredans le monde ; qu’est-elle donc devenue ?

– Je vais vous le dire, réponditFernande. Madame de Villefore avait votre âge ou à peu près. Commevous, il y avait deux ou trois ans qu’elle était mariée ; sonmari, sans avoir les qualités éminentes deM. de Barthèle, passait généralement pour un hommedistingué. Il avait trente ans, un beau nom, une grande fortune,c’est-à-dire tout ce qu’il faut pour être heureux.

» Un jour, en voyant je ne sais queldrame, en lisant je ne sais quel roman, madame de Villefores’imagina que son mari ne l’aimait point comme elle méritait d’êtreaimée ; c’est toujours là le point de départ de toutes nosfautes, à nous autres pauvres femmes. L’orgueil nous souffle cettefatale croyance, que dans un corps plus faible nous avons une âmeplus puissante. Puis, à peine nous sommes-nous laissées aller àcette idée, que nous cherchons autour de nous cette âme sœur denotre âme, qui seule peut nous donner le bonheur par l’harmonie del’amour. Or, comme elle n’existe pas, ou que, si elle existe, desconditions antérieures rendent presque toujours de pareilles unionsà peu près impossibles, il en résulte une de ces méprises où la vieet l’honneur sont également en jeu.

» Un jeune homme de la société intime demadame de Villefore s’aperçut des dispositions nouvelles de sonesprit, et résolut d’en profiter. Il était beau, élégant, à lamode ; il avait toutes les qualités extérieures qui fontl’homme du monde ; de plus, avec un cœur de pierre, le don deslarmes porté au plus haut degré. À sa volonté, ses yeux devenaienthumides, sa voix se gonflait d’émotion, C’était à lui croire l’âmela plus impressionnable qui fût sortie des mains de Dieu.

» Madame de Villefore avait uneréputation de vertu qui jusque-là avait interdit à qui que ce fûtla moindre espérance ; mais jusque-là aussi madame deVillefore s’était crue heureuse et n’avait pas toujours souffert.Remarquez que je ne sépare point ici les douleurs réelles desdouleurs factices, celles qu’on se fait à soi-même de celles que laProvidence vous envoie. Toute douleur, qu’elle vienne du cœur ou del’imagination, est une douleur, et celles que l’on croit avoir sontsouvent bien autrement poignantes que celles que l’on a.

» J’ignore les détails du combat ;j’en sais l’issue, voilà tout. Après une résistance de trois mois,madame de Villefore succomba, se croyant subjuguée par une grandepassion, et convaincue que toute femme à sa place eût succombécomme elle. Eut-elle quelques instants d’illusion ? je n’ensais rien ; eut-elle quelques heures de bonheur ? jel’ignore ; mais la vérité est qu’elle s’aperçut bientôt quecelui qu’elle avait cru un modèle accompli de toutes lesperfections de la terre, était un homme comme tous les hommes, unpeu plus faux et un peu plus dissimulé seulement.

» Elle se réfugia alors en elle-même, etse dit qu’elle allait vivre des illusions de son ancienamour ; mais avec les illusions l’amour était parti, la fauteet le remords seuls restaient. Bientôt elle arriva à la comparaisonfroide, au parallèle raisonné. Du moment où l’amant avait eu lesdroits du mari, il en avait pris la place et les habitudes ;seulement ses exigences étaient plus grandes, sa jalousie plusinquiète. Madame de Villefore, toujours libre et respectée par sonmari, était l’esclave de son amant ; sans cesse entourée deses doutes, elle lui devait compte de chacune de ses actions :cette liaison devint un supplice.

» Soit lassitude, soit repentir, madamede Villefore voulut rompre ; mais l’orgueil survivait àl’amour chez l’homme qui l’avait perdue. La chute de madame deVillefore et son triomphe à lui étaient un doute pour beaucoup degens. Cela ne pouvait demeurer ainsi. Il fallait qu’elle fûtcompromise aux yeux de la société pour qu’elle pût reprendre saliberté. Madame de Villefore avait eu l’imprudence d’écrire ;l’amant avait soigneusement gardé toutes ces lettres, soit paramour, soit par calcul ; de ces lettres il se fit une arme, etmadame de Villefore se trouva condamnée à continuer des relationsqu’elle avait regardées d’abord comme devant faire le bonheur de savie, et qui faisaient son désespoir.

Elle essaya de tout, larmes et prières ;tout fut inutile. Elle se jeta à ses genoux, et il la releva avecun sourire. Ces lettres, qui renfermaient la preuve de sondéshonneur, ces lettres restèrent entre ses mains, non plus commeun gage d’amour, mais comme un moyen d’épouvante.

Madame de Villefore se sentit perdue si ellene rentrait pas en possession de ses lettres ; après avoirsouffert en humiliations tout ce qu’une femme peut souffrir, elleprit une résolution désespérée. Elle jeta les yeux autourd’elle ; parmi ceux qui lui faisaient la cour était un hommedont le courage et la loyauté étaient à l’épreuve ; cet hommes’appelait le marquis de Pommereuse. Cette fois, ce ne fut pasl’entraînement de l’amour, ce ne fut pas le délire de la passionqui la fit coupable : ce fut la conséquence de ce qu’elleavait été. Pour échapper à l’un, elle se donna froidement àl’autre.

Puis, lorsque cet homme eut acquis le droit dela défendre et de la venger, elle lui avoua, comme elle eût fait àun prêtre, son erreur, sa croyance insensée, sa faute et sapunition. Il lui demanda alors pourquoi, du moment où elle avaitmesuré sa chute, elle ne s’était pas relevée. Elle lui racontal’histoire des lettres, et comment, avec ces lettres, elle étaitrestée esclave et tremblante sous la menace de son premieramant.

Le marquis de Pommereuse ne voulut ignoreraucun détail ; puis, lorsque madame de Villefore fut sortie,il ordonna d’atteler, et se rendit à l’instant même chez sonrival.

Celui-ci était seul. Le marquis de Pommereuseentra.

– Monsieur, lui dit-il, hier vous étiezl’amant de madame de Villefore ; aujourd’hui, c’est moi qui lesuis.

Celui auquel il s’adressait répondit par ungeste de surprise. Le marquis fit un signe de la main etcontinua.

– Vous avez des lettres à elle ?

– Moi ?

– Oui.

– Qui vous a dit cela ?

– Elle-même.

– Que vous importe ?

– Il m’importe beaucoup, et la preuve,c’est que vous allez me les rendre.

– Vous plaisantez, monsieur.

– Non, pas le moins du monde. Nous sommestous les deux gentilshommes ou à peu près. Eh bien ! monsieur,il y a des questions qui, entre gentilshommes, se débattent en uninstant. Je sais que vous ne me rendrez pas les lettres sanscombat, je vous estime même assez pour croire que le combat est unechose nécessaire ; mais après le combat, quelle qu’en soitl’issue, vous me rendrez ces lettres, ou, si je suis tué, vous lesrendrez à madame de Villefore ; c’est tout ce que je veux.Vous comprenez qu’une conduite contraire vous déshonorerait. Quandle sang a coulé, les choses changent de face, et, vous lecomprenez, monsieur, le sang coulera entre nous.

– C’est bien, monsieur, dit Fabien, jesuis à vos ordres.

– Vous comprenez que nos témoins doiventcomplètement ignorer la cause de notre duel.

– Sans doute.

– Les lettres, enfermées sous uneenveloppe à mon adresse, seront remises à un tiers. Si vous êtestué, c’est bien, je les remettrai moi-même à madame deVillefore ; si je suis tué, le tiers les lui remettra sanssavoir lui-même ce qu’il remet.

– À merveille. Maintenant votre lieu etvos armes.

– Cela ne me regarde pas, monsieur, c’estl’affaire de nos témoins.

Alors ils échangèrent les noms de ceux deleurs amis qu’ils comptaient charger de ce ministère.

Il fut convenu que ces messieurs serencontreraient à cinq heures de l’après-midi près du grand bassindes Tuileries, et que tout serait réglé de façon à ce que, sur leterrain, on n’eût plus qu’à se mettre l’épée ou le pistolet à lamain. Puis les deux adversaires se séparèrent. Le soir, les témoinsréglèrent toutes les conditions. On se trouverait à la mared’Auteuil, à neuf heures du matin ; l’arme convenue étaitl’épée.

À sept heures du matin, le valet de chambre dupremier amant de madame de Villefore entra chez son maître.

– Qu’y a-t-il ? demandacelui-ci ; est-ce qu’il est déjà l’heure ?

– Non ; mais c’est le baron deVillefore qui veut parler à monsieur.

– Le baron de Villefore ! Quedésire-t-il ?

– Je n’en sais rien ; c’est àmonsieur lui-même qu’il veut expliquer le motif de sa visite.

– Où est-il ?

– Au salon.

– Présentez-lui mes excuses ; dansun instant je le rejoins.

Le domestique sortit. Un instant après, lesdeux hommes étaient en présence.

– Monsieur, dit le baron de Villeforeaprès avoir répondu courtoisement au salut qui lui était adressé etavoir refusé le siège qu’on lui offrait, vous avez des lettres dela baronne ?

– Moi, monsieur ? s’écria avecétonnement celui à qui on adressait cette singulière question.

– Ne riez pas, monsieur ; vous avezmême menacé, à ce qu’il paraît, la pauvre femme d’en faire unméchant usage.

– Mais comment pouvez-vous savoir que ceslettres ?…

– Oh ! mon Dieu ! de la manièrela plus simple. Vous avez écrit hier ce billet à la baronne ;mon valet de chambre, qui s’est trompé, me l’a apporté à moi aulieu de le porter à ma femme. Je l’ai ouvert sans faire attention,et je l’ai lu sans le vouloir.

– Eh bien ! monsieur ? demandal’amant, voyant qu’il était inutile de nier.

– Eh bien ! monsieur, vous deviez cematin remettre ces lettres à M. de Pommereuse ; vouscomprenez qu’il est plus convenable que vous me les remettiez àmoi.

– Mais, monsieur…

– Attendez donc : aux mêmesconditions, bien entendu.

– Aux mêmes conditions ? je necomprends pas.

– Oui ; vous alliez vous battre avecMonsieur de Pommereuse ; au lieu de cela, vous allez vousbattre avec moi.

– Mais monsieur…

– Ah ! vous me devez quelqueconcession, monsieur, et j’ai des droits acquis pour être votrepremier adversaire.

– Si vous le désirez absolument…

– Je le désire.

– Je suis à vos ordres, monsieur ;que voulez-vous ?

– Montons chacun dans notre voiture,prenons chacun notre valet de chambre ; j’ai mes pistolets,vous avez probablement les vôtres ; dans une heure, derrièrele Ranelagh.

– Mais mes témoins, qui vont venir mechercher, et qui ne me trouveront pas ?

– Ah ! vous aurez une si bonneexcuse à leur donner, que les gentilshommes les plus exigeants surle point d’honneur s’en contenteraient.

– Il faut faire ce que vous voulez,monsieur.

Les deux hommes se saluèrent.

À son lever, madame de Villefore reçut unpaquet cacheté des mains du valet de chambre de son mari. Ellel’ouvrit et trouva ses lettres. Seulement l’enveloppe était tachéede sang, et une déchirure singulière les traversait toutes, depuisla première jusqu’à la dernière.

– Qui vous a remis ce paquet ?dit-elle ; n’est-ce point monsieur de Pommereuse ?

– Non, madame, répondit le valet dechambre.

– Et si ce n’est-lui, qui doncalors ?

– Monsieur le baron.

– Quand cela ?

– Au moment de mourir.

– Au moment de mourir !… Quedites-vous ?

– Je dis que monsieur le baron s’estbattu en duel ce matin et qu’il a été tué.

– Tué, mon Dieu !… et parqui ?

– Par monsieur Fabien de Rieulle.

Clotilde poussa un cri d’effroi, et Fernande,pour ne pas la distraire des impressions que venait de produire surelle le terrible récit, se leva et s’approcha de la porte poursortir.

Mais sur le seuil, elle rencontra madame deNeuilly.

Chapitre 19

 

– Ah ! dit madame de Neuilly, cen’est pas malheureux, et je te retrouve enfin. Dieu merci, ce n’estpas faute de t’avoir cherchée et demandée à tout le monde, maistout le monde ignorait ce qu’était devenue ma mystérieuse amie. Onl’avait bien vue s’éloigner avec Clotilde, mais on ne savait pasdans quel coin vous étiez allées vous faire des confidences qu’onme refuse à moi, quoique la première en date, et quoique ayant parconséquent des droits antérieurs. Eh ! mais, où donc estClotilde ?

– Me voici, madame, dit Clotilde en selevant et en venant au secours de Fernande, qui avait fait cequ’elle avait pu en se plaçant devant elle pour cacher à madame deNeuilly le visage pâle et altéré de la jeune femme ; avez-vousquelque chose de particulier à me dire ?

– Mais ne peut-on chercher les gens sansavoir quelque chose de particulier à leur dire, surtout lorsque lapersonne qu’on cherche est une amie d’enfance ? oui, amied’enfance, quoiqu’en vérité Fernande ait quelquefois l’air de nepas me reconnaître.

– Madame, dit Fernande, un des premiersdevoirs que je me suis imposés, et auxquels j’ai promis de nemanquer jamais, c’est, en renonçant à mon nom paternel, d’observertoute la distance qui me sépare des personnes que j’ai connues dansun temps plus heureux.

– Que parles-tu, ma chère, d’un tempsplus heureux ; et que te manque-t-il donc, je te prie, pourêtre heureuse ? Tu as des chevaux, une voiture, un train quiannonce cinquante mille livres de rente ; un appartementmagnifique, à ce qu’on assure, dans la rue Saint-Nicolas, un desplus beaux quartiers de Paris, peu aristocratique, c’estvrai ; que veux-tu, ma chère, c’est le quartier des gensd’argent. J’habite le faubourg Saint-Germain ; mais, moi, jesuis ruinée, ce qui est une triste compensation.

Fernande ne répondit rien, mais elle sentit unfrisson lui courir partout le corps en voyant que madame de Neuillyétait déjà parvenue à se procurer son adresse ; elle se voyaitobligée de la recevoir, et comprenait que dès la première visiteelle ne pourrait plus rien lui cacher.

– Ma chère cousine, dit Clotilde, voyantcombien les importunités de madame de Neuilly pesaient à Fernande,vous savez que nous devons nous réunir ce soir dans la chambre deMaurice pour y faire de la musique ; madame de Barthèle etmonsieur de Montgiroux doivent même déjà nous y attendre.

– Oh ! mon Dieu, non ! et voilàce qui vous trompe, ils sont occupés à se disputer au salon.

– À se disputer ? reprit Clotilde enriant et toujours pour éloigner la conversation de Fernande ;et à propos de quoi se disputent-ils ?

– Que sais-je, moi ? monsieur deMontgiroux voulait sortir dans l’intention, comme moi, de vouschercher peut-être, car votre absence était remarquée, mais madamede Barthèle l’a retenu au moment où il s’esquivait, et a prétenduque l’air du soir était encore trop froid pour qu’il s’y exposât.Si disposé, vous le savez, que soit monsieur de Montgiroux à larébellion, toutes ses belles résolutions de révolte s’évanouissentquand madame de Barthèle dit :  Je le veux, et monsieurde Montgiroux s’est assis et ronge son frein en souriant.Savez-vous que c’est une excellente école que la Chambre pourapprendre à s’y faire un visage, et que si jamais je me remariais,j’hésiterais à prendre un député ou un pair de France ?

Cette peinture des angoisses auxquelles étaiten proie monsieur de Montgiroux rappela à Fernande que ce désirqu’avait le pair de France de faire une promenade, était purementet simplement excité par l’espérance de la rencontrer. Comme ellen’avait aucun motif de ne pas accorder à monsieur de Montgirouxl’explication qu’il désirait, elle essaya, en longeant le corridor,de s’éloigner de ses deux compagnes et de se glisser aujardin ; mais ce n’était pas chose facile que de sedébarrasser de madame de Neuilly.

– Eh bien, chère petite, lui dit-elle,que faites-vous donc ? mais tout le monde a donc la rage de sepromener aujourd’hui ? Vous voulez vous promener,M. de Montgiroux veut se promener, M. Léon etM. Fabien se promènent, et voilà, je crois, Dieu me pardonne,que la manie de la locomotion me gagne aussi ; et si vousvoulez, tandis que Clotilde va voir si Maurice est prêt à vousrecevoir, eh bien ! voilà que je m’offre de tout mon cœur àvous accompagner.

– Madame, dit Fernande, je vous demandemille pardons de ne pas accepter votre offre, quelque obligeantequ’elle soit ; mais j’ai un ordre à donner à mes gens, et sivous le permettez, j’aurai l’honneur de vous rejoindre dans uninstant au salon.

Et Fernande, après un léger mouvement quiressemblait à une révérence, s’éloigna d’un air qui indiquait quemadame de Neuilly la désobligerait beaucoup en l’accompagnant.

La veuve la suivit des yeux jusqu’à ce que laporte se fût refermée derrière elle.

– Ses gens ! murmura-t-elle, sesgens ! c’est incroyable, une madame Ducoudray a des gens,tandis que moi, enfin !… et quand on pense que, siM. de Neuilly n’avait pas placé tout son bien en rentesviagères, moi aussi j’en aurais des gens ; je voudrais biensavoir ce qu’elle a à leur dire, à ses gens !

– Oh ! mon Dieu ! dit Clotilde,j’ai bien peur que ce ne soit l’ordre de tenir sa voitureprête.

– Sa voiture prête ? Ne m’aviez-vouspas dit qu’elle couchait ici ?

– Elle l’avait promis, dit Clotilde, maissans doute les importunités dont elle a été l’objet depuis cematin, l’auront fait changer d’avis.

– Les importunités ? et qui doncimportune ici madame Ducoudray ? J’espère bien que ce n’estpas pour moi que vous dites cela, ma chère Clotilde ?

– Non, madame, dit Clotilde, quoiqu’àvous dire le vrai, je croie que vos questions l’ont quelque peucontrariée.

– Embarrassée, voulez-vous dire sansdoute. Mais, ma chère amie, c’est tout simple. Je rencontre chezvous une ancienne amie de pension, je lui fais fête ;j’apprends qu’elle est mariée, qu’elle s’appelle madame Ducoudray,je veux savoir ce que c’est que M. Ducoudray, ce qu’il fait,quelle est sa position sociale ; c’est de l’intérêt, ce mesemble. Moi, quand j’ai quitté mon nom de Morcerf pour prendrecelui de M. de Neuilly, j’ai dit à qui a voulu l’entendrece que c’était que M. de Neuilly. N’est-ce pas, chèrebaronne ?

Cette apostrophe s’adressait à madame deBarthèle, qui passait dans l’antichambre où venaient d’entrer en cemoment Clotilde et la veuve. Il fallut que madame de Barthèles’arrêtât pour répondre à madame de Neuilly.

Quant à Fernande, comme nous l’avons dit, elleavait pris le parti de rompre en visière à sa trop officieuse amie,et était descendue au jardin. Mais, en approchant de l’allée quimenait à l’endroit où on avait servi le café, elle entendit des paset des voix dans cette allée même : c’étaient Léon et Fabienqui se promenaient. Or, comme elle ne se souciait pas de rencontrerles deux jeunes gens, elle se jeta dans une allée couverte qui luisembla devoir, par un détour, conduire au bosquet de lilas, dechèvrefeuilles et d’ébéniers, dont l’odeur flottait jusqu’à elle,portée par la brise de la nuit.

D’abord la marche de Fernande avait étérapide, car elle avait pris en pitié les souffrances de ce pauvrevieillard qui l’aimait de bonne foi, et qui, par conséquent,souffrait réellement. Elle s’était donc hâtée sous l’impulsion dece sentiment généreux. Mais bientôt elle avait réfléchi qu’elleallait se trouver en face de l’homme à qui elle appartenait, etcette idée terrible qu’elle appartenait à un homme par le lien d’unmarché honteux, la fit tressaillir dans tout son être. Malgré elle,sa marche se ralentit, et le doute, éloigné un instant parl’exaltation, revint combattre sa résolution, plus opiniâtre etplus acharné que jamais. En effet, M. de Montgiroux nedevait plus ignorer que l’état alarmant de Maurice avait pour causeune passion que réprouvaient toutes les lois sociales. N’était-ilpas en droit de lui adresser des reproches sur le trouble qu’elleavait porté dans cette maison ? Croirait-il qu’elle ignorât lemariage de Maurice ? Supporterait-elle les récriminationsjalouses du comte avec patience ? Profiterait-elle, aucontraire, de cette circonstance favorable pour rompre avec levieillard ? Toutes ces questions se présentaient l’une aprèsl’autre à son esprit, demandant une solution. Sans doute lacourtisane pouvait relever la tête et se dire dans saconscience : L’ai-je donc trahi, depuis le jour où j’aiconsenti à être sa maîtresse ? Peut-il me faire un crime dupassé ? Est-ce ma volonté qui m’a conduite ici ?Savais-je que j’allais revoir Maurice, retrouver mourant celui quej’avais quitté plein d’existence ? Savais-je que je pouvais lerendre à la vie par l’espoir ? savais-je qu’il m’aimaittoujours ? savais-je que c’était cet amour qui letuait ?

Et à cette pensée un autre ordre d’idéess’emparait de Fernande ; quelque chose comme un vertige laprenait et troublait tous ses sens. Elle pensait que maintenantqu’elle avait vu Maurice près de Clotilde, que maintenant qu’elleavait acquis de ses yeux la conviction que le baron de Barthèleaimait sa femme de l’amour qu’un frère aurait pour sa sœur, rienn’empêcherait qu’elle ne fût heureuse de son premier bonheur. Lapetite chambre virginale était toujours là ; personne n’yétait entré que Maurice ; Maurice, au premier mot qu’elle luidirait, en repasserait le seuil à genoux. Il comprendrait lerepentir de Fernande, car il saurait qu’elle avait autant souffertque lui. Puis, quand tous deux auraient tout pardonné, tout oublié,ils retrouveraient, comme autrefois, dans un mystère profond, cetteextase et cet égoïsme voluptueux qui mènent à l’indifférence, àl’oubli du monde entier.

Hélas ! notre récit n’est pas unehistoire d’événements, mais un drame d’analyse. Nous avons commencéà mettre sous les yeux de nos lecteurs tous les sentiments quipassent dans le cœur des personnages que nous amenons sur la scène.C’est une autopsie morale que nous faisons, et, comme dans le corpsle plus sain on découvre toujours quelque lésion organique parlaquelle, au jour fixé, la mort pénétrera, on trouve aussi dans lecœur le plus généreux certaines fibres secrètes et honteuses quirappellent que l’homme est un composé de grandes idées et depetites actions.

Or, cette fibre secrète et honteuse, endormieau fond du cœur de Fernande, tant que les encouragements de madamede Barthèle, les naïfs remercîments de Clotilde l’avaient soutenue,se réveillait au moment où, pour la première fois, elle se trouvaitseule avec son amour pour Maurice, doublé encore par la certitudequ’elle avait d’être aimée d’un amour aussi puissant que lesien.

C’était donc en proie à cette fièvre de l’âme,à cette surexcitation morale, si l’on peut s’exprimer ainsi,qu’elle allait entrer dans le bosquet où devait l’attendre lecomte, quand tout à coup elle s’arrêta, immobile et sans haleinecomme une statue. Elle venait d’entendre de l’autre côté de lacharmille les voix de M. de Montgiroux et de madame deBarthèle.

La baronne n’avait pu si bien veiller surM. de Montgiroux, qu’il n’eût profité d’un moment où elleparlait au docteur pour s’esquiver. Il avait alors vivement gagnéle bosquet où il croyait que l’attendait sa belle maîtresse ;mais, comme nous l’avons vu, Fernande, forcée de faire un détourpar la rencontre de Léon et de Fabien, puis ralentie dans sa marchepar les idées opposées qui venaient se heurter dans son esprit,avait mis le double du temps nécessaire à faire le chemin.M. de Montgiroux avait donc trouvé le bosquet solitaire,et, ne doutant point que Fernande ne vînt bientôt l’y rejoindre, ill’avait attendue tout en se promenant.

Bientôt, en effet, le frôlement d’une robevint lui annoncer l’approche d’une femme.

– Venez donc, venez, madame, s’écria lepair de France en se précipitant vers la personne quiarrivait ; venez, je suis ici depuis un siècle. J’espérais quevous comprendriez combien il m’importait de vous parler ; maisenfin, vous voilà, madame, c’est tout ce que je demandais, car vousallez me donner, je l’espère, la clef de tout ce qui se passe.

Mais, au grand étonnement deM. de Montgiroux, une autre voix que celle de Fernanderépondit :

– C’est d’abord vous, monsieur, qui medonnerez une explication sur le motif de cet étrangerendez-vous.

– Comment ! c’est vous,madame ? s’écria le pair de France.

– Oui, monsieur, moi, moi que vous étiezloin d’attendre, n’est-ce pas ? moi qui ai surpris le secretd’un rendez-vous dont je cherche vainement à m’expliquer le motif.Quel rapport peut-il exister entre vous et madame Ducoudray, ouplutôt entre vous et Fernande ? Où l’avez-vous vue ? d’oùla connaissez-vous ? Voyons, répondez, parlez, dites.

– Mais, madame, balbutia le comte, presséainsi du premier coup dans ses derniers retranchements, est-ce biensérieusement que vous me faites une scène de jalousie ?

– Très-sérieusement, monsieur. Je suisconfiante, c’est vrai, trop confiante peut-être, car depuis sixsemaines je crois à toutes les histoires de bureaux, de réunionspréparatoires et de commissions que vous me faites ; mais laconfiance a ses bornes, et ce que je vois depuis ce matin de mespropres yeux m’éclaire.

– Mais qu’avez-vous vu, au nom du ciel,madame ? s’écria le comte épouvanté.

– J’ai vu que madame Ducoudray est jeune,jolie, élégante, et, dit-on, fort coquette. J’ai vu votreinquiétude quand on a parlé d’elle, votre étonnement quand elle aparu, les signes d’intelligence que vous lui avez faits.

– Moi ?

– Oui, vous. Il est vrai qu’elle n’y apas répondu, elle. Mais, enfin, vous lui avez donné unrendez-vous ; vous ne le nierez pas, puisque vous y êtes,puisqu’en me voyant venir vous m’avez prise pour elle. Eh bien, jesuis à ce rendez-vous, j’y suis à sa place. J’ai pris lesdevants ; vous me devez donc une explication, et je suis endroit de l’exiger, moi qui, malgré toutes les infidélités que vousavez dû me faire, n’ai jamais un instant trahi la foi jurée.

Cette avalanche de reproches eut cela de bonpour le comte, qu’elle lui donna le temps de préparer sa réponse.Aussi, lorsque madame de Barthèle s’arrêta pour reprendre haleine,était-il à peu près remis de son émotion, et avait-il déjà avisé unmoyen de sortir du mauvais pas où il s’était embourbé.

– Comment ! madame, dit-il avecl’apparence du plus grand sang-froid et haussant légèrement lesépaules, vous n’avez pas deviné ?

– Non, monsieur, je n’ai pasdeviné ; j’ai l’esprit fort obtus, je l’avoue, et j’attendsque vous m’expliquiez…

– Vous n’ignorez pas, reditM. de Montgiroux en baissant la voix, quelle est la femmeque vous avez mise en rapport avec Maurice ?

– Une femme charmante, monsieur, d’uneélégance parfaite, la fille du marquis de Mormant, l’amie de madamede Neuilly. Vous ne direz pas, je l’espère, monsieur, que lajalousie me rend injuste pour ma rivale.

– Oui, continua le comte, enchanté aufond du cœur que la baronne rendît si entière justice à samaîtresse : avec tout cela, c’est une personne fort connue,trop célèbre même, et que son bon ton, ses bonnes manières, sabonne naissance ne sauraient absoudre.

– Eh ! mon Dieu ! monsieur, nerencontrez-vous pas tous les jours dans le monde des femmes quimènent une vie bien autrement scandaleuse que celle de madameDucoudray ?

– Oui, ditM. de Montgiroux ; mais ces femmes sont mariées ousont veuves.

– Ah ! la belle excuse que vousdonnez là ! Eh bien, que Fernande rencontre un jeune lionruiné ou un vieux beau amoureux qui fasse la folie de l’épouser,Fernande deviendra une femme comme une autre, et je dirai plus, unefemme mieux qu’une autre ; et alors tout le monde s’empresseraautour d’elle ; ses talents, que personne ne connaît, parcequ’elle vit dans un cercle excentrique, feront les délices dessoirées les plus aristocratiques. Eh ! monsieur, n’ayez pasl’air de nier, il y a mille exemples de cela ; et moi toute lapremière, moi qui, il me semble, ai mené une vie exemplaire, ehbien, moi, je la recevrais.

Le comte sourit à cette ingénuité de labaronne, mais il reprit :

– Eh bien, moi, je serai plus rigoristeque vous, ma chère baronne. Je suis de votre avis : Fernandeest une personne adorable, une créature charmante, et je comprendsqu’elle fasse un jour une de ces passions qui enlèvent un hommeau-dessus des préjugés et qui font une position à une femme quin’en a pas ; mais je dis qu’en attendant que Fernande aitcette position, c’est à moi de lui faire comprendre qu’elle ne doitpas rester plus longtemps ici, et qu’il est inconvenant d’accepterl’hospitalité dans cette maison, et qu’elle ne peut point passer lanuit sous le même toit que Maurice et sa femme.

– Eh bien, cher comte, je suis charmée devous dire, si vous n’étiez venu ici que pour cela, que votrerendez-vous est inutile, attendu que, me doutant de quelque chosede pareil, je viens de faire dire par madame de Neuilly aux gens deFernande de retourner à Paris : et comme madame de Neuilly adû leur donner cet ordre au nom de leur maîtresse, madame Ducoudrayest ici jusqu’à demain soir.

– Vous n’avez pas fait une pareillechose, j’espère !

– Si fait, monsieur, et j’en suis mêmeenchantée.

– Vous serez donc toujoursinconséquente ?

– Inconséquente ! parce que j’aimeMaurice, parce que je ne veux pas que Maurice meure, parce que jeveux conserver celle qui l’a sauvé comme par miracle en paraissantdevant lui, qui peut par son départ précipité le jeter ce soir dansl’état où il était ce matin ! Inconséquente tant que vousvoudrez, monsieur ; mais je suis mère avant tout, et madameDucoudray restera.

– Ne l’espérez pas, madame, reprit lecomte, car elle-même se rendra justice. Une telle visite, toutebizarre qu’elle est, peut avoir son excuse dans une erreur, dansune plaisanterie ; mais la prolonger, c’est vouloir unscandale.

– Ce scandale, qui le fera ?

– Madame de Neuilly.

– N’avez-vous pas vu comment elle aaccueilli Fernande ?

– Parce qu’elle la prend pour madameDucoudray.

– Eh bien, elle continuera de la croirece qu’elle n’est pas, au lieu de savoir ce qu’elle est.

– Mais d’un instant à l’autre elle seratirée de son erreur.

– Par qui ?

– Par le premier venu, par monsieurFabien ou par monsieur Léon.

– Quels motifs auraient-ils de lui faireune pareille confidence ?

– Qui peut lire dans le cœur de deuxjeunes fous comme ceux-là ?

– Prenez garde, monsieur deMontgiroux ; si vous en veniez à les accuser, je reviendrais àcroire que vous êtes jaloux d’eux, parce que vous faites la cour àmadame Ducoudray.

– Et vous vous tromperiez, chère amie,reprit M. de Montgiroux avec une recrudescence detendresse pour la baronne ; je ne suis jaloux que du repos deClotilde et du bonheur de Maurice.

– Eh bien, mais il me semble que, moiaussi, je n’ai pas d’autre but que de rendre un mari à sa femme, enretenant ici madame Ducoudray.

– Et si, au contraire, vous le luienleviez ?

– Comment cela ?

– Oui, si une passion assez violente pouravoir failli coûter la vie à Maurice ne lui a rendu la vie qu’avecl’espérance que cette passion serait partagée ! C’est doncvous alors qui avez introduit dans la chambre même de Clotilde unerivale préférée ; ne voyez-vous pas là, chère baronne, unimmense danger pour l’avenir de ces deux enfants ?

– C’est vrai, à la bonne heure, voilà uneconsidération sérieuse, et vous voyez bien que lorsqu’on me parleraison, je suis raisonnable.

– Et moi, ma démarche était donc toutenaturelle ; j’étais donc dans les conditions d’un oncleprévoyant, lorsque je voulais éloigner d’ici madame Ducoudray leplus tôt possible ; c’était donc par amour pour Clotilde…

– Oui, je comprends cela. Eh bien,regardez comme je suis folle, comte, je vous avais cependantsoupçonné.

– Moi ! ditM. de Montgiroux.

– Me le pardonnerez-vous, chercomte ?

– Il le faudra bien.

– C’est que, écoutez donc, il n’y auraitrien d’étonnant quand vous n’auriez pu résister aux charmes decette sirène.

– Oh ! quelle idée !

– Savez-vous qu’elle était affreuse,cette idée ?

– Comment ?

– Sans doute, car enfin si Maurice avaitété l’amant de madame Ducoudray…

– Il ne l’a jamais été.

– Mais, enfin, s’il l’avait été,savez-vous que votre liaison avec cette femme devenait uncrime ?

– Un crime ! Pourquoicela ?

– Certainement, car enfin Maurice estvotre fils, vous le savez bien, cher comte.

En ce moment un faible cri se fit entendrederrière la charmille ; le comte et madame de Barthèle seturent ; puis, se regardant avec inquiétude, sortirent dubosquet ; mais, ne voyant personne, ils se rassurèrent, et sedirigèrent vers la maison en continuant à voix basse laconversation.

Chapitre 20

 

Pendant ce temps, comme on le sait, les deuxamis se promenaient en fumant leurs cigares.

– Eh bien, Léon, dit Fabien suivant del’œil la colonne de fumée qui s’élevait en tournoyant au-dessus desa tête, eh bien, n’admires-tu pas la tournure merveilleuse que leschoses ont prise, et comme les bonnes actions sontrécompensées ? J’ai toute ma vie eu le désir de savoir quelleétait Fernande ; maintenant, grâce à l’indiscrétion de madamede Neuilly, je le sais. Tu grillais de l’envie de connaître quelétait le souverain régnant rue Saint-Nicolas, n° 19 ;grâce au trouble de M. de Montgiroux, tu l’as appris.

– Sans compter, reprit Léon, la charmantecomédie que nous avons eue toute la journée sous les yeux. Sais-tu,mon cher, que c’est une maîtresse femme que Fernande, et que, si jen’en viens pas à mes fins, je suis capable d’en faire une maladiecomme Maurice ?

– Je ne te le conseille pas, car je douteque Fernande fasse pour toi ce qu’elle a fait pour Barthèle.

– Tu crois donc qu’elle l’aimetoujours ?

– Elle en est folle, c’est visible.

– Mais si elle en est folle, alors quesignifie sa liaison avec M. de Montgiroux ?

– Oh ! mon cher, ceci c’est un deces mystères de l’organisation féminine, qui seront toujours uneénigme pour les La Rochefoucauld et les La Bruyère de tous lestemps : peut-être est-ce un caprice, peut-être une vengeance,peut-être un calcul.

– Fernande intéressée, fi donc !

– Eh ! mon Dieu, qui sait ? tuas vu la surface de toutes ces figures groupées aujourd’hui autourde Maurice convalescent ; eh bien, qui aurait dit que derrièreces masques souriants, il y avait au fond de chaque poitrine unebonne petite passion qui dévorait tout doucement le cœur.

– Et à propos de passion, où en est latienne, Fabien ?

– Oh ! moi, ce sera long, c’est unegrande affaire que j’ai entreprise là, une affaire d’été ;l’hiver, je n’aurais pas le temps.

– Mais enfin, es-tu satisfait ?Crois-tu t’apercevoir que tu fais quelque progrès dans l’esprit dela belle jalouse ?

– Oui, je n’ai pas perdu majournée ; j’allais même risquer ma déclaration entière, quandcette sotte de Fernande est venue nous déranger ; aussi, jelui en veux sérieusement, et si je puis lui jouer le mauvais tourde t’aider à devenir son amant, je m’y emploierai de tout moncœur.

– Il me semble, au bout du compte, que cene serait pas plus malheureux pour elle que d’avoir été lamaîtresse de Maurice et de M. de Montgiroux.

– À propos de cela, as-tu réfléchi à unechose ?

– À laquelle ?

– Mais à ce que l’on dit dans le monde,que Maurice est le fils du comte.

– Ah ! c’est pardieu vrai. Eh bien,mais alors Fernande serait donc…

– Une véritable Jocaste, mon cher ;seulement Œdipe ne succède pas à Laïus, c’est Laïus qui succède àŒdipe : il ne leur manque plus que de se rencontrer dansquelque étroit passage, et de mettre l’épée à la main l’un contrel’autre, pour compléter la ressemblance. Vois donc un peu à quoil’on est exposé dans ce monde.

Les deux jeunes gens éclatèrent de rire ;Fabien, qui avait fini son cigare, en tira un autre de sa poche, ets’arrêta un instant devant Léon pour l’allumer.

– Et toi, lui dit-il quand l’opérationfut terminée, où en es-tu ?

– Moi, dit Léon, je n’ai pas fait un pasen avant ; mais à cette heure je sais qui est Fernande ;j’ai appris que Maurice en est amoureux ; je n’ignore plus queM. de Montgiroux s’en va séchant de jalousie, et j’espèrebien tirer parti de ces trois secrets.

– Comment, tu ferais del’intimidation ?

– Que veux-tu ? si elle me réduit àcette extrémité, il me faudra bien l’employer.

– Mauvais moyen, mon cher, mauvais moyen,crois-moi ; j’en ai essayé une fois et il m’a malréussi ; à ta place je jouerais le sentiment ; jetenterais hypocritement le respect au malheur ; les femmesdéchues tiennent beaucoup à être respectées, et elles sont fortreconnaissantes à ceux qui veulent bien se prêter à cettefantaisie.

– Oui, quand elles ne s’en moquent pas.Que ce manège te réussisse auprès de la naïve madame de Barthèle,je le comprends, mais auprès de la rusée Fernande, ce serait, j’enai bien peur, perdre ma peine et mon temps.

– Eh ! ce n’est pas sûr, il estquelquefois plus facile de tromper les esprits subtils que legrossier bon sens. En définitive, quel est ton projet ?

– D’attendre et de voir venir ;j’avais compté sur notre retour à Paris ; mais la voilà dansla maison Dieu sait pour combien de temps.

– En attendant, mon cher, faisons unechose.

– Laquelle ?

– Formons à nous deux une ligne offensiveet défensive. Tu veux Fernande, moi je veux Clotilde ; ehbien, sers-moi près de Clotilde, et, moi, je te servirai près deFernande.

– Je le veux bien, mais d’abordexplique-moi comment je dois m’y prendre, et dis-moi comment tu t’yprendras.

– J’avoue que mon rôle est plus facileque le tien ; je puis, moi, aborder franchement la questionsans marchander avec les mots. Quant à toi, il faut louvoyer :tu commenceras par t’excuser, au nom de la nécessité, d’avoir oséintroduire la courtisane près de la femme honnête ; fais toutce que tu pourras pour éveiller la jalousie de Clotilde ;dis-lui, par exemple, que Maurice t’a chargé de la rassurer en luidisant qu’il était décidé à ne plus voir Fernande, ce qui lui seratout naturellement une preuve du contraire.

– Ne faut-il pas entrelarder tout celad’un mot d’éloge pour toi ?

– Ce n’est pas absolumentindispensable ; il serait plus adroit, je crois, demédire ; comme tu es mon ami, la chose paraîtra toutenaturelle.

– Tu me rends la tâche facile, mon cherFabien ; ainsi c’est entendu.

– Ne m’abîme pas trop, cependant.

– Je ne dirai que ce que je pense.

– Diable ! je crois que nous neferions pas mal alors d’arrêter le programme.

– Non, rapporte-t’en à moi.

– Chut ! voilà quelqu’un.

– Ainsi, c’est entendu.

– Ta main ?

– La tienne ?

Les deux jeunes gens se serrèrent la main, etle pacte fut conclu.

La personne qui venait à eux était madame deNeuilly ; elle marchait vivement et avec la hâte d’unepersonne qui porte de fâcheuses nouvelles.

– Enfin, c’est vous, messieurs,dit-elle ; c’est galant de nous laisser ainsi seules, nousautres pauvres femmes ; heureusement que vous êtes faciles àtrouver pour qui a affaire à vous ; vos cigares brillent commedeux lanternes.

Les deux jeunes gens jetèrent leurscigares.

– Croyez, madame, dit Fabien, que, sinous avions su que vous aviez quelque chose à nous dire, nous nousserions empressés d’aller au-devant de vous.

– J’avais à vous dire, messieurs, quevous aviez fait un charmant cadeau en amenant à madame de Barthèleet à Clotilde la respectable personne que vous avez conduiteici.

– Comment cela, madame ? demandaLéon de Vaux ; expliquez-vous, je vous prie.

– Ah ! oui, faites semblant de nepas comprendre ; essayez de me faire accroire que vous nesaviez pas ce que c’était que votre prétendue madame Ducoudray.

Les deux jeunes gens se regardèrent.

– Eh bien ! qu’y a-t-il d’étonnant,voyons, à ce que j’aie découvert la vérité ? Ah ! monDieu, la chose n’a pas été difficile, allez. Madame de Barthèlem’avait priée de faire transmettre, par son valet de chambre, aucocher de cette créature l’ordre de retourner à Paris, comme si cetordre venait de sa maîtresse. J’ai fait mieux que cela, j’ai faitvenir son cocher lui-même, lequel, lorsque je lui ai parlé demadame Ducoudray, a ouvert de grands yeux ébaubis, en homme quidemande : Qu’est-ce que c’est que cela, madameDucoudray ? J’ai insisté, comme vous comprenez bien ;alors j’ai appris que la prétendue madame Ducoudray n’étaitaucunement mariée ; que le Ducoudray n’existait mêmepas ; qu’elle s’appelait tout bonnement Fernande, et sansdoute avait pris ce nom-là pour s’introduire dans une maisonhonnête. Je ne m’étonne plus que la jeune personne tenait tant à ceque le nom de son père ne fût pas prononcé. Eh bien, maintenanttout s’explique, excepté l’amour de Maurice pour une pareillefemme ! En quel temps vivons-nous, mon Dieu, que les jeunesgens de famille fréquentent de pareilles créatures ? Quant àmoi, je sais qu’à la place de madame de Barthèle et de Clotilde,j’en voudrais mal de mort à ceux qui ont amené cette gentillepersonne à Fontenay.

– Ce serait une grande injustice, madame,dit Léon de Vaux parvenant enfin à glisser une phrase entre letorrent de paroles qui tombaient de la bouche de la prude indignée,– car c’est madame de Barthèle elle-même qui nous a priés de luiprésenter Fernande.

– Madame de Barthèle ? Ah ! jereconnais bien là l’inconséquence de ma chère cousine, mais aumoins Clotilde ignore…

– Madame Maurice de Barthèle sait tout,dit Fabien.

– Comment ! elle sait que son mari aaimé cette créature ?

– Parfaitement.

– Et elle a permis qu’elle entrât dans lachambre de Maurice !

– C’est elle-même qui l’a conduite aupied de son lit.

– Oh ! par exemple, s’écria madamede Neuilly, voilà qui passe toute croyance ; cela ne m’étonneplus qu’en arrivant j’aie dérangé tout le monde, jusqu’àM. de Montgiroux. Est-ce que par hasardM. de Montgiroux avait un rôle dans cette scandaleusecomédie ?

– Oui, dit en riant Léon de Vaux, mais ilfaut rendre au digne pair de France cette justice, qu’il ignoraitparfaitement qu’il dût trouver ici mademoiselle de Mormant ;sans cela, je suis bien convaincu qu’il se serait gardé de quitterParis.

– Je le crois bien ; on ne se souciepas de coudoyer de pareilles femmes, et moi qui l’ai embrassée, monDieu, moi qui l’ai tutoyée, moi qui ai couru après elle toute lajournée ; voilà ce que c’est que d’être trop bonne !

Les deux jeunes gens échangèrent unsourire.

– Et d’après ce que vous nous dites là,madame, répondit Fabien, nous ne faisons pas de doute que nous nesoyons bientôt privés de votre aimable compagnie ; car, sansdoute, vous ne voudrez plus vous trouver dans la même chambre quevotre ancienne amie.

– Sans doute, c’est ce que je devraisfaire, reprit la veuve de son ton le plus aigre ; sans doutemadame de Barthèle et Clotilde mériteraient que je leur donnassecette leçon ; mais je suis curieuse de savoir comment celleque vous appelez mon ancienne amie soutiendra ma présence.

– Mais, sans doute, comme elle l’a faitjusqu’à présent, avec beaucoup de modestie et de dignité à la fois,reprit Léon, car elle ignorera que vous savez son secret, à moinsque vous ne le lui disiez ou que quelqu’un ne le lui dise pourvous.

– Et c’est ce que je ne manquerai pas defaire pour mon compte, si elle a l’audace de venir m’adresser laparole ; mais au reste, maintenant je suis au courant de tout,ou à peu près, car il y a peut-être encore d’autres choses quej’ignore, je suis curieuse de voir la figure que chacun fera autourdu lit de notre malade, et Maurice tout le premier. Ah ! mais,j’y pense, s’écria madame de Neuilly, si Maurice aime cette femme,Maurice n’aime donc pas Clotilde !

Et un rayon de joie hideuse illumina le visagede madame de Neuilly. Cette seule pensée avait calmé le grandcourroux de la veuve, et une sensation indéfinissable de bien-êtrese répandait dans toute sa personne ; elle était vengée desdédains de l’homme dont elle avait désiré devenir la femme, et decelle qui l’avait emporté sur elle ; grâce au secret qu’elleavait pénétré, elle se sentait maîtresse absolue de tous ceux quise trouvaient mêlés au mystère de cette aventure ; elleenvisagea, d’un seul coup d’œil, toutes les ressources que luioffrait sa position supérieure et inattaquable. Le génie du mal luisouffla au cœur qu’elle pouvait, en un seul instant et d’un seulmot, écraser de tout le poids de son dédain l’ancienne amie quil’avait constamment emporté sur elle autrefois ; et toutejoyeuse et suivie des deux amis, elle s’achemina vers lechâteau.

Arrivée au perron, elle s’arrêta.

– Messieurs, dit-elle, une idée.

– Laquelle ?

– Répondez-moi franchement.

– Parlez d’abord.

– M. de Montgiroux a-t-il vuaujourd’hui la prétendue madame Ducoudray pour la premièrefois ?

Les deux jeunes gens se regardèrent, admirantl’instinct diabolique de cette femme.

– Je n’oserais en répondre, dit ensouriant Léon de Vaux.

– Et moi je suis sûre qu’ils seconnaissent ; oui, ils se connaissent, et même il y a plus,M. de Montgiroux est amoureux de Fernande ; j’aisurpris des regards de madame de Barthèle. Ah ! en vérité, ceserait charmant, si Maurice et M. de Montgiroux…

Et, emportée par sa méchante nature, la veuve,à une idée qui se présenta à son esprit, éclata de rire.

– Charmant ! répéta Fabien.

– Je veux dire affreux, reprit madame deNeuilly d’un air grave ; affreux, c’est le mot, car…

– Car… ? reprit Fabien.

– Rien, rien, répondit la veuve. Vousavez raison, messieurs, il faut garder le silence, et laisser allerles choses où elles vont. Ce que Dieu fait est bien fait.

Et, avec un sourire d’indicible méchanceté, laveuve s’élança dans les escaliers, ayant hâte de se retrouver enface de toutes ces personnes qu’elle croyait désormais tenir danssa main.

Chapitre 21

 

Pendant que toute l’intrigue de ce drameétrange, si simple à la fois et si compliqué, s’éclaircissait et senouait en même temps entre les cinq ou six personnes que nous avonsmises en scène, dans l’espace étroit du château deFontenay-aux-Roses et dans le court intervalle qui s’est écoulédepuis que nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs le premierchapitre de cette histoire, – le malade, ce grand enfant gâté quin’avait encore connu les mécomptes de la vie humaine que dans lescontrariétés d’un caprice amoureux, où le sentiment, il est vrai,jouait son rôle, le malade, bercé par un doux rêve, attendait avecune impatience pleine de charme le moment de revoir Fernande. Assisprès de son lit, le docteur répondait à ses questions, ajoutantcomplaisamment les mixtures balsamiques de son langage aux effetsmagiques de l’espérance ; art divin dont le formulaire est auciel. Excitées par tant d’influences diverses, les facultés deMaurice reprenaient leurs fonctions dans le mécanisme animal etintellectuel de l’être, si bien que la pensée exerçait maintenantsans entraves son empire souverain.

– Docteur, dit-il en baissant la voix eten regardant timidement autour de lui, docteur, puisque nous sommesseuls, vous allez m’expliquer, n’est-ce pas, comment il se fait queFernande se trouve ici ?

– Est-il bien nécessaire d’expliquer ceque le cœur devine ? demanda en souriant le docteur.

– Elle a donc appris que je voulaismourir ?

– Vous êtes trop curieux pour unmalade.

– Mais ma mère a donc permis… ?

– Quand a-t-on vu une mère hésiterlorsqu’il s’agit de sauver son enfant ?

– Alors elle sait… ?

– Elle sait tout.

– Et Clotilde, dit vivement Maurice, ellene se doute de rien, je l’espère ?

– Rassurez-vous ; grâce à vos amisqui vous ont secondé à merveille…

– Braves garçons ! commentm’acquitterai-je jamais avec eux ?

– Grâce au nom d’emprunt qu’ils ont donnéà Fernande…

– Oui, mais comment a-t-elle consenti àprendre ce nom ? Voilà ce qui m’étonne, moi qui laconnais.

– Je crois qu’elle n’a consenti à rien,que tout était arrangé quand elle est arrivée, et quelle a étéobligée, pour ne pas renverser toutes les espérances, d’entrer dansla position qu’on lui avait préparée.

– Et madame de Neuilly qui retrouve enelle une amie de pension, comprenez-vous cela, docteur ?

– Ah ! ça, c’est un de ces effets duhasard qui échappent aux yeux des préparateurs les plushabiles ; heureusement que cette reconnaissance n’a riendérangé. Quant à moi, j’avoue qu’un instant j’ai eu grand’peur.

– Ainsi, docteur, ainsi que je m’en étaistoujours douté, Fernande n’est pas une femme de rien, mais tout aucontraire une fille de famille élevée à Saint-Denis. Oh !j’avais au moins deviné cela : il était impossible que tant deperfections, d’élégance, de délicatesse n’appartinssent pas à unepersonne de race, chère Fernande !

– Ah çà ! mais un instant, monsieurmon malade, reprit le docteur en arrêtant Maurice au milieu de sonenthousiasme ; un instant : maintenant que le docteur ducorps est devenu le docteur de l’âme, maintenant que je suisnon-seulement votre médecin, mais encore votre confesseur,répondez : vous êtes donc véritablement affolé de cettefemme ?

– Oh ! silence, silence, docteur,répondit Maurice avec un sentiment de crainte douloureuse. MonDieu ! Clotilde est si bonne, si parfaite, siangélique !

– Que vous l’admirez, n’est-ce pas, maisque vous aimez Fernande !

– Que voulez-vous docteur ? C’est unsentiment involontaire, irrésistible, qui s’est emparé de moi toutentier, qui me brûle, qui me dévore ! J’ai voulu le combattre.J’ai été vaincu par lui, et j’allais en mourir quand vous êtesvenu, ou plutôt quand elle est venue. Alors, oh ! docteur, jene puis pas vous dire ce qui s’est passé en moi ; à sa vue, jeme suis senti renaître ; il m’a semblé que l’air, le soleil,la vie, tout ce qui s’était éloigné de moi revenait à moi, et, dansce moment même, tenez, rien que l’idée qu’elle est là, qu’elle vavenir, que je vais la voir, cette idée m’inonde d’une joie infinie,d’une béatitude céleste. Écoutez, docteur, vous le savezmaintenant, je l’aurais dit que vous ne l’eussiez pas crupeut-être, mais vous l’avez vu, il y va de mon existence ; ehbien, docteur, soyez dans cette maison un ministre de paix etd’union.

– Oui, sans doute, vous désirez que je laretienne.

– Si la chose est possible, en sauvantles apparences.

– Nous ferons ce que nous pourrons pourcela. Je comprends, les mœurs sont à la mode, et quand on a votreâge, qu’on est homme du monde comme vous, on suit toutes les modes.Le diable n’y perd rien, c’est vrai ; mais, comme vous dites,les apparences sont sauvées.

– Oh ! ne plaisantez pas sur leschoses sérieuses, docteur.

– Eh ! mon cher malade, est-ce mafaute, je vous le demande, si les choses plaisantes deviennent deschoses sérieuses, et si les choses sérieuses deviennent deplaisantes choses ? Vivons, c’est le point essentiel d’abord,ensuite vivons bien portants, enfin vivons heureux si c’estpossible.

– Mais vivons, mais soyons heureux sansfaire le malheur de personne, docteur ; sans faire rougir mamère, sans coûter de larmes à Clotilde : tout cela est biendifficile, j’en ai peur.

– Bah ! guérissez d’abord votremaladie ; ensuite, eh bien, j’essayerai de vous guérir devotre amour.

– Comment cela ?

– Comme le docteur Sangrado, toutbonnement avec des saignées et de l’eau chaude.

– Mais je n’en veux pas guérir,moi ! s’écria Maurice.

– Comme si cela dépendait de vous, dit ledocteur ; mais silence ! voilà quelqu’un, sans douteFernande !

– Non, dit Maurice, ce n’est point sonpas.

C’était madame de Neuilly, suivie des deuxjeunes gens.

Derrière eux, et comme ils venaient de prendreplace, entrèrent à leur tour madame de Barthèle, Fernande, Clotildeet M. de Montgiroux. Il se fit un mouvement de chaises etde fauteuils, et, au bout d’un instant, chacun se trouva assis.

Maurice, dans la disposition inquiète où setrouvait naturellement son esprit, avait vu entrer successivementtoutes les personnes que nous venons de nommer, depuis madame deNeuilly jusqu’à M. de Montgiroux, en cherchantsuccessivement à lire sur leurs visages les sentiments divers quiles agitaient.

Soit préoccupation, soit réalité, l’expressionde tous ces visages lui parut avoir changé depuis le moment dudéjeuner. C’est que dans la journée il était, pour chaque personne,arrivé un événement important. Clotilde avait entendu l’histoire deFernande et celle de madame de Villefore : ces deux histoiresavaient été pour elle un grand enseignement. Madame de Barthèleavait, malgré la dénégation de M. de Montgiroux, conçu lesoupçon que le comte connaissait Fernande, et ce soupçon continuaitde lui mordre secrètement le cœur. Fernande avait appris queMaurice, tout en portant le nom de monsieur de Barthèle,était le fils du comte de Montgiroux, et cette idée terriblequ’elle avait été la maîtresse du père et du fils s’agitait dansson âme. Enfin madame de Neuilly avait appris que Fernandes’appelait Fernande tout court, et qu’il n’existait aucunM. Ducoudray. De plus, elle avait deviné la jalousie de madamede Barthèle et l’amour de M. de Montgiroux. Les deuxjeunes gens seuls étaient encore à peu près ce que Maurice lesavait laissés ; mais que lui importait ce que pensaient lesdeux jeunes gens, qu’il regardait comme des amis dévoués ?

Ce n’était donc pas sans raison que Mauriceremarquait un changement notable dans les physionomies.

En effet, chacun des personnages offrait surson visage la trace des émotions qui venaient d’agiter son espritou son cœur. Le comte ne pouvait maîtriser son inquiétude àl’endroit des soupçons mal calmés de la baronne. La baronnecherchait en vain à dissimuler sa jalousie, et soupirait enessayant de sourire. Clotilde, éclairée par Fernande sur lesintentions de Fabien et sur l’état de son propre cœur, n’osaitregarder personne. Fernande, pâle, inanimée et le regard fixe,semblait une victime amenée là pour subir un supplice inévitable.Enfin madame de Neuilly, l’œil triomphant, les lèvres relevées parle mépris, les narines gonflées par le dédain, semblait comme unmauvais génie planer sur l’assemblée qu’elle dominait.

D’abord, le moment de l’arrivée avait produitune diversion favorable ; on s’était salué, groupé, placé enéchangeant de part et d’autre ces politesses dialoguées d’avancequi sont la monnaie courante des salons, mais bientôt, chacun seretrouvant occupé de ses intérêts, le silence le plus solennelavait régné.

C’était pendant ce moment de silence queMaurice avait, avec inquiétude, porté son regard sur les personnesqui environnaient son lit. Le résultat de cette investigation futtel, qu’il se pencha à l’oreille du docteur et murmura à voixbasse :

– Oh ! mon Dieu ! docteur, ques’est-il donc passé ?

Le docteur avait grande envie de le rassurer,mais il sentait lui-même que quelque chose de nouveau, d’inconnu etde menaçant planait dans l’air.

Les personnages étaient groupés ainsi :Fabien était près de Fernande, Léon près de Clotilde ; madamede Barthèle, qui avait résolu de ne pas laisser au comte un seulinstant de relâche, l’avait fait asseoir à ses côtés ; madamede Neuilly seule était isolée, comme si l’on eût compris, par uneffet instinctif, qu’elle était une exception dans la nature etdans la société ; elle pouvait donc distiller son venintranquillement et consciencieusement sans être dérangée dans cetteopération de chimie intellectuelle.

– Voyez, se disait-elle à part-soi avecce sourire de haine qui avait non moins effrayé Maurice que lesfigures bouleversées des autres personnages, voyez si un de ceuxqui sont là s’occupera de moi, daignera m’adresser un mot, auramême la volonté de me faire une politesse ! M. Léons’occupe de Clotilde ; c’est pardonnable, nous sommes chezelle, et puis peut-être profite-t-il de l’abandon de son mari pourlui faire la cour. Tiens, ce ne serait pas maladroit, et il seraitcurieux que la petite cousine rendît la pareille à son mari.M. de Rieulle n’a de regard, d’attention, de paroles quepour mademoiselle Fernande, une misérable fille entretenue.M. de Montgiroux fait semblant d’écouter ce que ditmadame de Barthèle, et essaye de lui répondre ; mais ici cetempire si vanté sur lui-même lui échappe, et il est visiblement àtout autre chose. Moi seule, je suis isolée, délaissée, perdue. Ehbien, comme d’un mot, si je voulais, tout changerait autour demoi ; oui, d’un mot, murmurait la veuve en souriant de sonsourire le plus venimeux ; je n’aurais qu’à dire àClotilde :

» – Vous êtes jeune, vous êtesbelle, vous êtes riche, mais, vous le voyez, la jeunesse, labeauté, la richesse, sont insuffisantes pour fixer un mari ;en revanche, elles assurent des amants.

» À Fernande :

» – Vous avez enlevé le mari à lafemme, vous vous êtes présentée ici sous un faux nom : vousattendez avec impatience que Maurice, qui vous couve des yeux, soitrevenu à la santé pour reprendre avec lui une intrigueadultère.

» À M. de Montgiroux :

» – Vous vous jouez de vos sermentsen politique comme en amour. Blasé sur les plaisirs à demi permis,vous excitez vos appétits par le ragoût de l’inceste ; maisvotre fortune, toute colossale qu’elle est, ne suffit pas pour vousdonner sans partage un cœur banal, qui s’est fait du changement unbesoin.

» À madame de Barthèle :

» – Cette créature que, contretoutes les règles sociales, vous avez appelée chez vous parfaiblesse pour votre fils, profite de cette hospitalité que vouslui donnez, en vous enlevant l’homme qui, pendant vingt-cinq ans, afait de vous une pierre d’achoppement et de scandale.

» À Maurice enfin, qui est là sans motdire et qui nous regarde tous les uns après les autres d’un airstupide :

» – Vous vous croyez bien heureux,et vous ne vous doutez pas que votre père vous succède dans lamaison, sinon dans le cœur de votre maîtresse, et que votre amivous supplante près de votre femme.

» Oui, si je voulais, je punirais tousceux qui sont ici de cet isolement dans lequel ils me laissent, etje les verrais tous tremblants se traîner à mes pieds et medemander grâce.

» – Eh bien, ajouta-t-elle en jetantles yeux sur la pendule, eh bien, c’est ce que je ferai si, d’ici àcinq minutes, quelqu’un n’est pas venu s’asseoir à côté de moi.

Comme on le voit, Maurice n’avait pas si grandtort à craindre.

Heureusement que, pendant ce soliloque, desconversations partielles agitaient les intérêts particuliers.

Léon de Vaux était, comme nous l’avons dit,près de Clotilde.

– Madame, lui dit-il à voix basse aprèsun instant de silence, je suis heureux de me trouver près de vouspour prendre sur moi tout ce que cette journée a pu amenerd’événements étranges et inattendus, et pour disculper en mêmetemps mon ami Fabien. Si douloureuse que soit pour moi cetteconviction que j’ai pu encourir votre disgrâce, je dois m’accuseren honnête homme ; c’est moi qui, sur l’invitation de madamede Barthèle, ai amené Fernande ; Fabien ignorait tout.

– Monsieur, répondit Clotilde avec calmeet dignité ; vous êtes, je le sais, l’intime ami deM. de Rieulle, et votre langage me prouve que vouspartagez ses plus secrètes pensées. Épargnez-moi donc l’embarras etla nécessité de lui faire comprendre que son retour dans ma maisonserait désormais une démarche inutile. La prudence et le bon goûtlui eussent sans doute d’eux-mêmes conseillé de n’y plusreparaître. Mais, puisque vous me fournissez l’occasion dem’expliquer nettement à son sujet, veuillez lui dire que les écartsd’un mari n’autorisent jamais la femme à méconnaître ses devoirsquand elle est de celles qui trouvent le bonheur dans laconscience. Vous remarquerez que je ne prononce pas le mot devertu, tant je crains d’exagérer quelque chose. Veuillez ajouterque ce n’est pas une crainte personnelle qui me fait vous dire ceque je vous dis, que j’ai pu l’entendre et le voir sans êtrealarmée, que je le pourrais encore sans aucun danger ; mais ilsera plus convenable à lui, plus respectueux pour moi, qu’ils’abstienne désormais de revenir ici ; Maurice pourraitsurprendre un de ses regards, une de ses paroles ; je neserais pas certaine, moi-même, de pouvoir cacher plus longtemps ledégoût que me causerait sa trahison envers un ami. Vous le savez,monsieur, on n’a pas besoin d’aimer sa femme pour en être jaloux.Je ne voudrais pour rien au monde être une cause de brouille entreM. de Barthèle et M. de Rieulle. Voilà doncpour monsieur Fabien. Quant à vous, monsieur, continua Clotilde,l’accusation que vous portez contre vous-même me laisse peu dechose à dire. Cependant j’ajouterai aux reproches que vous faitdéjà votre conscience, que c’est une grande légèreté à vous den’avoir pas réfléchi qu’il y avait quelque ridicule pour moi à metrouver en face de madame Ducoudray, personne fort belle, fortdistinguée, d’une éducation parfaite, d’une excellente famille,d’une conduite irréprochable, je me plais à le croire, mais enfinque mon mari a aimée et qu’il aime encore. La raison qui vous aguidé était excellente, mais ce n’est pas toujours la raison quirègle la manière dont on reçoit les gens, pour nous autres femmessurtout, chez lesquelles les sensations vont toujours du cœur àl’esprit, pour nous qui n’avons presque jamais assez de force pourtout raisonner. Nos antipathies, nos préventions, nos préjugés sontquelquefois insurmontables, et vous vous trouvez, dans toute cetteaffaire, lié à un événement si triste, qu’il me serait, je le sens,impossible d’en perdre le souvenir. Daignez donc comprendre,monsieur, combien je serais désespérée que mon accueil se ressentîtplus tard des circonstances dans lesquelles je me trouve, ce qui nemanquerait pas d’arriver, tant je me sens, je vous l’avoue, enfausse et mauvaise disposition.

Un sourire des plus gracieux accompagna cesdernières paroles, que Léon écouta d’un air stupéfait ; puisClotilde se leva, et voyant à côté de madame de Neuilly une placevide, quelque peu de sympathie qu’elle eût pour son acariâtrecousine, elle alla s’asseoir auprès d’elle.

Il était temps ; la veuve, les yeux fixéssur l’aiguille de la pendule, ne calculait déjà plus par minutes,mais par secondes.

– Ah ! chère Clotilde,s’écria-t-elle de cet air aigre-doux qui lui était habituel, quevous êtes donc une personne charmante de vous apercevoir de monisolement… Je suis véritablement enchantée que vous veniez causerun instant avec moi ; j’ai tant de choses à vous dire…Ah ! depuis que je ne vous ai vue, ma pauvre chère, j’en aiappris de belles sur mon ancienne compagne de Saint-Denis. D’abordelle n’est pas mariée ; ensuite sa conduite est plus quelégère. Enfin elle est horriblement compromise.

– Ma cousine, interrompit Clotilde d’unton sec, en supposant que tout cela fût vrai, croyez que, pendanttout le temps qu’elle est ici du moins, je me seraistrès-volontiers contentée de l’ignorer.

– Vous n’ignorez pas au moins qu’elle afait tourner la tête à votre mari ?

– Je suis convaincue que Maurice vam’assurer le contraire, répondit Clotilde en se levant.

Et elle alla s’asseoir près du malade pour ychercher un refuge contre les autres et contre elle-même.

Pendant ce temps, la baronne, de son côté,causait à voix basse avec le comte.

– Comte, lui disait-elle, j’ai cru aupremier abord, et avec ma confiance naturelle, à tout ce que vousm’avez dit à propos de Fernande.

Le comte tressaillit ; puis se remettantaussitôt :

– Et vous avez bien fait, baronne, luirépondit-il, car je vous ai dit, je vous jure, l’exacte vérité.

Le comte jurait facilement, comme onsait ; il en était à son huitième serment.

– Ainsi, vous ne connaissez pasFernande ?

– C’est-à-dire que je la connaissais devue, comme on connaît une femme à la mode.

– Et vous êtes toujours libre ?

– Qu’entendez-vous par là ?

– Qu’aucun lien inconnu ne vous enchaîneet ne vous empêche de faire du reste de votre vie ce que vousvoulez ?

– Aucun ; mes devoirs politiquesexceptés.

– Vos devoirs politiques n’ont rien àfaire avec ce que j’ai à vous demander. Je vous remercie donc dem’avoir rassurée sur tous ces points ; nous achèverons cetteconversation plus tard et dans un autre endroit.

Et la baronne, à son tour, se leva et allas’asseoir près de madame de Neuilly.

– Eh bien, ma bonne cousine, lui dit laveuve, qu’avez vous donc ? je ne vous ai jamais vue sipâle ; est-ce que par hasard M. de Montgiroux vousaurait avoué… ?

– Quoi ?

– Mais ce que tout le monde sait, monDieu ! qu’il a une passion pour mon ancienne amie de pension,Fernande, et qu’il est l’heureux successeur de Maurice.

– Je ne sais, dit froidement la baronne,si M. de Montgiroux aime ou n’aime pas votre ancienneamie de pension, Fernande ; mais ce que je sais, c’est que jevous invite à assister à mon mariage avec lui, qui aura lieu dansquinze jours ou trois semaines.

– Quelle folie ! s’écria laveuve.

– Ce n’est pas une folie, madame, dit labaronne avec dignité ; c’est purement et simplement laréparation d’un scandale qui, je m’en suis malheureusement aperçuebien tard, durait déjà depuis trop longtemps.

Et, se levant avec un froid salut, elle allarejoindre Clotilde et prendre place avec elle près du lit deMaurice.

En ce moment, cédant à un mouvement presqueirréfléchi, Fernande quittait Fabien, avec lequel elle était entrain de causer, et allait s’asseoir, à son tour, près de madame deNeuilly.

– Ah ! chère amie, dit la veuve,voici un mouvement dont je dois te savoir gré. Tu étais là, prèsd’un jeune homme beau, élégant, et qui sans doute te disait deschoses charmantes, et tu le quittes pour venir causer avec unepauvre isolée. En tout cas, tu fais bien, car tu le sais, on estplus isolée au milieu d’un salon rempli de monde que dans lebosquet le plus solitaire, où quelqu’un peut nous écouter et nousentendre. Nous allons donc pouvoir enfin en venir aux confidences.Eh bien, voyons, que fait ton mari ? Est-il jeune ?est-il aimable ? est-il riche ? t’aime-t-ilbeaucoup ?

Fernande la regarda d’un œil sévère. Toujoursen garde contre les autres et souvent aussi contre elle-même, ellene pouvait se méprendre à cette ironie vulgaire. Un tact trop finl’avertissait ordinairement de toute intention hostile, et, dansles circonstances où elle se trouvait placée, ses pressentiments,joints à la connaissance approfondie qu’elle avait du caractère dela veuve, la mirent instinctivement en garde contre le danger.Mais, obligée de baisser la voix et de contraindre la véhémence deses sentiments, il en résulta dans sa réponse une expressionstridente qui fit tressaillir la veuve.

– Madame, dit Fernande, vous m’aveztrouvée d’une réserve extrême envers vous, et ce respect que jevous ai rendu devrait désarmer votre justice. Ne soyez pasimplacable pour une femme qui fut votre amie, et qui, avant quevous lui eussiez parlé, se reconnaissait déjà indigne de ce nom. Neme forcez pas de me justifier hautement, car je ne le puis sansfaire retomber le poids de mes fautes sur d’autres que sur moi.Plaignez-moi donc, madame, et ne m’accusez pas. La vertu perd deson auréole lorsqu’elle cesse d’être pitoyable envers les cœurs quisouffrent. Soyez bonne et indulgente ; c’est un beau rôle etune noble conduite. Je ne voudrais rien vous dire, madame, quisentît l’aigreur de mes justes ressentiments. Les femmes qu’onn’attaque point n’ont pas de peine à se défendre. Malheureusementcette vérité ne justifie nullement les femmes attaquées, et quin’ont pas su remporter la victoire.

Alors la courtisane, soutenue par sa propredouleur, se leva, noble et digne comme une reine, alla se placer aupiano, l’ouvrit et préluda de sa main savante. C’était rappeler àtous que la réunion dans la chambre de Maurice avait pour but defaire de la musique.

Pour elle seulement, la musique c’étaitl’isolement, c’était la solitude, c’était enfin un moyen de mettredans sa voix les larmes qui gonflaient ses paupières, les sanglotsqui brisaient sa poitrine. On fit silence, car il y avait quelquechose de si profond et de si vibrant dans le prélude, que chacuncomprenait que le chant allait être quelque chose de souverainementbeau.

Ce prélude annonçait la romance duSaule, ce chef-d’œuvre de douleur que l’on est si étonnéde trouver grave, simple et sévère, au milieu des brillantesfioritures de la musique rossinienne, et qui dut, lorsqu’elleparut, laisser deviner dans un prochain avenir Moïse etGuillaume Tell.

Soit que l’état fébrile dans lequel elle setrouvait ajoutât encore à l’expression ordinaire de sa voix, soitque Fernande eût réuni toutes les ressources de sa puissanteorganisation musicale, afin de produire une profonde impression surMaurice et de le préparer à la scène qui devait nécessairementavoir lieu entre eux, jamais, du moins pour les personnesprésentes, et qui, on se le rappelle, étaient en proie chacune àquelque passion ou à quelque sentiment, la voix humaine n’étaitarrivée à ce degré d’éclat et de magie ; chacun écoutait,haletant, sans souffle, sans voix, sans mouvement, cette vibrantemélodie qui se répandait dans l’air, et qui, semblable à un parfum,enveloppait les auditeurs, pénétrait en eux, et courait dans leursveines en frissons étranges et inconnus. Ce chant, déjà si grand etsi triste par lui-même, acquérait dans la bouche de Fernandequelque chose de désolé et de prophétique qui terrassa les plusrailleuses organisations et les plus sceptiques résistances ;de sorte qu’au troisième couplet Maurice, Clotilde, madame deBarthèle, le comte de Montgiroux, les deux jeunes gens et la veuveelle-même, pareils à ces Titans qui avaient essayé de lutter contreJupiter, se courbaient foudroyés sous la puissance de l’art et dugénie.

Chapitre 22

 

La pendule sonna onze heures.

Ce bruit étranger, en se mêlant à l’harmoniequi semblait tenir toutes ces âmes enchaînées à la voix deFernande, rompit le charme ; c’était la voix de la terre,c’était le cri du temps.

Madame de Neuilly fut la première à secouer lachaîne invisible qui liait l’auditoire. Son âme était mal à l’aisedans cette région surhumaine, il fallait à son esprit, pour qu’iljouît de toute sa puissance, la solidité des choses positives,comme il fallait à Antée le sol pour y retrouver les forcesqu’Hercule lui faisait perdre en l’enlevant dans ses bras ;d’ailleurs, madame de Neuilly était impatiente de se relevervis-à-vis d’elle-même de l’espèce d’ascendant moral que lacourtisane avait exercé sur son esprit ; pour la premièrefois, la riposte lui avait fait faute, et elle était restée sansréponse devant une femme. Qu’était donc devenue son acrimoniehabituelle ? La dignité froide de Fernande l’avait-elleparalysée ? Cette idée humiliait sa vanité ; à tout prix,il fallait qu’elle réparât cet échec, qu’elle rentrât dans soncaractère, qu’elle reprît confiance en elle-même, qu’elle méditâtquelque bonne noirceur, pour bien se convaincre qu’elle n’avaitrien perdu de ses excellentes habitudes ; mais elle sentaitqu’avant toutes choses, l’air et l’espace lui devenaientindispensables pour qu’elle pût se dégager entièrement de laterrible influence que les bonnes façons, l’élégance parfaite et leton supérieur de Fernande avaient conquise sur elle ; aussisongea-t-elle à partir.

Or, les retraites de madame de Neuilly étaientcomme celles des Parthes, et jamais l’aristocratique personnen’était si dangereuse qu’au moment où elle se retirait.

– Onze heures !s’écria-t-elle ; oh ! mon Dieu, chère baronne, comme letemps passe chez vous ? et quand je pense que l’aiguille afait le tour du cadran depuis que je suis ici ! Cependant ilfaut du repos à notre malade, n’est-ce pas, docteurGaston ?

Le docteur salua en signe d’assentiment.

– Je vous laisse donc, mon cher Maurice,continua la veuve, et je vous laisse en emportant pour vousl’espoir d’une prompte guérison. Au revoir, mes chèrescousines ; à bientôt, monsieur de Montgiroux ; je verraidemain la moitié de la Chambre haute chez la duchesse de N…, et jevous excuserai près de vos illustres collègues à propos de laréunion préparatoire que vous savez. Maurice, mon très-cher cousin,il n’est en vérité pas un homme qui ne voulût être à votre place,ne fût-ce que pour être soigné comme vous l’êtes. Le fait est quec’est un plaisir d’être malade lorsqu’on est l’objet de tant desoins inspirés par des sentiments à la fois si dévoués, si généreuxet si désintéressés. Madame Ducoudray reste à Fontenay, je présume,puisque sa voiture est partie ; moi, j’ai gardé la mienne, unetriste voiture de louage ; si cependant, telle qu’elle est,MM. de Rieulle et de Vaux ne dédaignent pas d’y prendreplace, je serais charmée de voyager sous leur sauvegarde, non pasque je craigne les aventures, Dieu merci ! mais le hasard estsi étrange, et m’a donné aujourd’hui de si singulièresleçons ! Qui sait, on n’aurait qu’à me prendre dansl’obscurité pour madame Ducoudray, et m’enlever de confiance, c’estce qu’il faut éviter dans l’intérêt de tout le monde.

– Pour moi, madame, dit Fabien, je suisvéritablement désespéré de n’avoir point l’honneur de votrecompagnie ; mais je suis venu dans mon tilbury, et j’ai uncheval si ombrageux, qu’il briserait tout s’il ne reconnaissait pasdans la main de son conducteur la main du maître ; mais,ajouta-t-il en souriant, voici mon ami Léon de Vaux, qui était venuavec madame Ducoudray, et qui sera enchanté de s’en retourner avecvous.

Léon, pris dans le piège, ne putreculer ; il lança un coup d’œil féroce à Fabien, et offritgalamment le bras à madame de Neuilly, qui attendit un instant quemadame de Barthèle et Clotilde vinssent l’embrasser ; voyantbientôt que les deux femmes se contentaient d’une froide révérence,elle leur répondit par un salut pareil. Quant à Fernande, elle secontenta de se soulever devant le piano, et s’inclina avec plus defroideur encore que les deux hôtesses.

À peine madame de Neuilly fut-elle sortie,accompagnée des deux jeunes gens, que l’on ressentit de part etd’autre un embarras extrême. Tant que les étrangers, les importunset les méchants avaient été là, chacun avait senti la nécessité deveiller sur soi et de se défendre, et le sentiment de sa propreconservation avait tenu tout le monde en haleine ; les deuxjeunes gens et la veuve éloignés, on restait pour ainsi dire enfamille, et le besoin de se ménager les uns les autresdisparaissait, laissant chacun dans un malaise réel. La pauvreFernande surtout, abandonnée de son orgueil que madame de Neuillysemblait avoir emporté avec elle, était prête à perdre contenance àl’idée qu’elle se trouvait seule dans cette maison, dont toutes lesconvenances sociales lui muraient la porte ; elle fut saisied’une irrésistible émotion. Pourquoi avait-on renvoyé savoiture ? Qu’espérait-on d’elle encore, et que pouvait-ellefaire pour Maurice, après le secret de paternité qu’elle avaitsurpris entre M. de Montgiroux et lui ? et commentde son côté, enfin, le comte pouvait-il supporter son regard ?Mais ces questions, qui passèrent dans son esprit, restèrent sansréponse devant un de ces mouvements de l’âme qui précèdent lesactions courageuses, les résolutions fermes et instantanées. Sansdoute tout était encore vague et confus dans sa pensée ;cependant une lumière venait d’y poindre, elle était décidée àmarcher à la lueur de cette lumière.

– Madame, dit-elle à demi-voix à labaronne, je vous ai donné, je l’espère, une grande preuved’abnégation, j’ai consenti à tout ce que vous avez désiré de moidans le cours de cette terrible journée ; qu’exigez-vousencore avant que je me retire ? je suis toute prête à lefaire.

Cette demande, tombant chez la douairière aumilieu d’une disposition d’esprit analogue à celle qui dominait lasituation générale, l’embarrassa fort. Madame de Barthèle n’étaitplus soutenue dans ses rapports avec Fernande par la crainte deperdre son fils, qui était visiblement entré enconvalescence ; d’un autre côté, l’idée que la courtisane luiavait déjà enlevé, ou était sur le point de lui enlever le comte,murmurait des paroles d’égoïsme au fond de son âme ; elle serepentait de ce premier mouvement de confiance qui lui avait faitrenvoyer la voiture de madame Ducoudray, et, hors du danger,peut-être allait-elle céder à cette ingratitude si naturelle auxgens du monde envers ceux qu’ils regardent comme leurs inférieurs,et qu’ils croient, par conséquent, trop heureux de leur avoir renduun service ; peut-être allait elle proposer brutalement àmadame Ducoudray de la faire reconduire à Paris dans sa proprevoiture, lorsque Clotilde, qui vit l’hésitation de sa belle-mère etjugea la situation d’un coup d’œil, cédant aux instincts généreuxde la jeunesse, s’empressa de s’emparer de Fernande.

– C’est à moi, madame la baronne,dit-elle, de faire maintenant à notre ami les honneurs del’hospitalité.

Puis, se retournant vers son mari :

– Maurice, dit-elle, nous allons vouslaisser ; il est onze heures passées, il ne faut pas tropprésumer de vos forces. Soyez calme, et songez que tout le mondeici fait non-seulement des vœux pour votre santé, mais encore pourvotre bonheur.

Le silence, dans certaines situations devientplus éloquent qu’aucune parole qu’on puisse dire. Un doux regard etun faible soupir furent la seule réponse du malade, et cetteréponse fut comprise tout à la fois de Clotilde et de Fernande.

Le pair de France seul était resté comme clouésur son fauteuil, en proie qu’il semblait être à des réflexionsprofondes et au combat de résolutions contradictoires.

– Monsieur de Montgiroux, dit madame deBarthèle, n’êtes-vous pas aussi d’avis qu’il est temps de seretirer, et de laisser Maurice commencer sa nuit ? Il doit,comme chacun de nous, et plus que chacun de nous, avoir besoin derepos, après une journée si agitée et si fatigante.

Le comte, tiré de sa somnolence fiévreuse, seleva, murmura quelques paroles qui semblaient la confirmation de lapensée émise par la baronne, et docile comme un enfant coupable, ilsortit après avoir serré la main de Maurice et salué la baronne,Clotilde et Fernande.

Maurice exigea qu’on le laissât seul,affirmant qu’il n’avait pas de garde plus fidèle à espérer que sapropre pensée, avec laquelle il avait grand besoin de se retrouverà son tour, et que son valet de chambre, qui resterait dans lachambre à côté, et à portée du bruit de sa voix ou de sa sonnette,lui suffirait parfaitement. Le docteur, interrogé, n’eut pas devolonté à cet égard ; il répondit qu’il fallait laisser lemalade faire comme il l’entendrait, et ne le contrarier que pourles choses nécessaires ; si bien que la mère, rassurée,n’insista point pour qu’il en fût autrement. Elle embrassatendrement Maurice, tandis que Clotilde saluait son mari, d’undernier regard et sortait pour conduire Fernande à sonappartement ; et bientôt dans cette demeure redevenue calme,en apparence du moins, au sein de la nuit silencieuse, le drame ducœur n’eut plus que des monologues.

Dans la lutte incessante des passions que faitnaître l’égoïsme inhérent de la nature humaine, et qui, fillesreligieuses, l’alimentent à leur tour, la plus vivace entre toutesdevait travailler intérieurement les cinq personnes qui habitaientencore le château de Fontenay, et surtout lorsqu’elles purentdescendre en elles-mêmes dans la solitude et l’isolement, libres detoute obsession étrangère. Alors la jalousie, ou, réduisons le motpoétique à sa juste expression matérielle, alors l’amour de lapropriété déploya ses ailes dans les espaces de la pensée, pour lesreplier ensuite avec précaution autour du nid où se couvent lesplus chères espérances, où se concentrent, pour chacun, les biensqu’il regarde comme les plus précieux, où l’avare pond son or, oùl’ambitieux réchauffe l’œuf sans germe des grandeurs, où l’amantrenoue la chaîne brisée de sa constance ; car depuis le jouroù, pour la première fois, l’homme, dans le but de satisfaire sesappétits, étendit la main vers une proie, et s’assimila ce qu’ilpouvait saisir, acquérir et conserver devinrent les deux principescorrélatifs de son existence. – Nos cinq personnages, retirés chezeux ou isolés par le départ des autres, agitaient donc dans lacellule de leur conscience respective la question individuelle,l’envisageant chacun à son point de vue particulier.

Le comte de Montgiroux, en sa qualité d’hommed’État, de législateur, de juge, d’amant et de vieillard, devaittenir à son droit de propriété comme à la plus importante desprérogatives que donnent le rang, la fortune et la positionsociale, et s’y cramponner, par conséquent, avec toute l’énergied’une volonté qui brille de sa dernière lueur. Or Fernande étaitmaintenant pour lui la chose la plus précieuse, la chose qui luitenait le plus au cœur, et surtout depuis qu’il la voyait ainsiconvoitée et attaquée de tous côtés. Aussi, pour la conserver,était-il prêt aux plus grands sacrifices.

Il y avait deux moyens, selon le comte, deconserver Fernande.

Le premier, celui qui, naturellement, devaitse présenter à un esprit faible et habitué à la soumission, étaitla ruse. Madame de Barthèle lui avait, le soir même, et dans sontête-à-tête au milieu du monde, glissé quelques mots de lanécessité de l’union qu’elle avait résolue ; et le comte, quil’avait d’abord mentalement repoussée de toutes les forces de sonesprit, s’y était peu à peu habitué, en pensant que c’était unmoyen de continuer avec Fernande la vie de mystère qui luipromettait le bonheur. Il ferait à madame de Barthèle la concessionde devenir son mari, elle lui ferait celle de lui laisser samaîtresse. M. de Montgiroux avait l’habitude des grandestransactions politiques et sociales.

Malheureusement, en adoptant cette ingénieusecombinaison, le bonheur du pair de France reposait toujours sur cepoint douteux, l’adhésion de Fernande. Or, il connaissait assezFernande pour croire qu’elle se prêterait difficilement à cetarrangement, quelque logique et convenable qu’il fut.

L’autre moyen était une des ressources qu’onrepousse d’abord comme insensées, puis qui se représentent aprèsavoir grandi dans l’éloignement où on les a repoussées, et qui,bientôt, reviennent grandissant toujours, jusqu’à ce qu’elles vousenveloppent d’une obsession éternelle, perdant chaque fois un peude la terreur qu’elles vous inspiraient ; enfin, après unelutte triomphante, elles vous apparaissent comme une choseredevenue naturelle de monstrueuse qu’elle était auparavant, etdont, à force de les lécher, la mère obstinée parvient à faire desoursons.

M. de Montgiroux avait si bientourné et retourné ce projet informe et monstrueux dans sa pensée,qu’il avait fini par en faire une chose qui lui paraissaittrès-arrangeable ; maintenant, le projet n’était autre qued’épouser Fernande.

– Il y a un fait positif, se disait-il enlui-même, c’est que je ne puis plus être heureux maintenant sans lapossession de cette charmante femme, qui est devenue nécessaire àma vie. Or, j’apaiserai plus facilement madame de Barthèle que jene parviendrai à fixer Fernande. Si je dois me marier pour faire unacte de raison ou de folie, que ce soit au moins dans l’intérêt demon bonheur et pour embellir mes dernières années. Fernande est unefille de bonne maison, d’un noble caractère, d’un esprit cultivé,qui sentira la grandeur du sacrifice que je fais pour elle. Devenuema femme, elle se croira obligée, pour racheter ses fautes passées,de se conduire d’une manière irréprochable. Alors je ne craindraiplus de rivaux, si jeunes et si séduisants qu’ils soient. Maurice,surtout devra respecter la femme de son oncle, que dis-je ? lafemme de son père. Madame de Barthèle, une fois calmée, comprendraet fera comprendre à tous que j’agis ainsi dans l’unique but derendre Maurice à Clotilde, et pour briser en lui les dernièresespérances d’un fol et coupable amour. Fernande, dira-t-on, avaitrésisté ; cela même fera bien dans le monde, que Fernande aitrésisté à Maurice. Cette résistance avait produit un désespoirprofond, un désespoir qui pouvait mener Maurice au tombeau. Cesconsidérations m’auront déterminé, j’aurai même tout l’honneur d’ungrand dévouement. Madame de Barthèle elle-même donnera au monde cebel exemple d’amour maternel et de respect humain. Notre conduitesera interprétée dans le sens le plus convenable, si nous savonschoisir un de ces moments où la société est bien disposée. Enfin,cette aventure romanesque sera d’autant plus touchante, qu’ellecontiendra plus d’invraisemblances. Je connais le monde, il croittout ce qu’on veut lui faire croire, pourvu que les choses soientincroyables ; c’est le meilleur parti, le parti auquel je doism’arrêter, le parti qui concilie tout, et, par conséquent, le partile plus sage. Je m’y arrête donc décidément. Ma vie publiqueappartient au pays. Et Dieu merci ! pendant les quaranteannées que je lui ai données, j’ai fait assez de sacrifices à lapatrie ; mais ma vie privée est à moi seul, et je puis ladiriger comme bon me semble. D’ailleurs, quand je serai heureux,que m’importe ce qu’on dira ? et puis, combien de tempsdira-t-on quelque chose ? Mon mariage fera bruit huit joursavant, huit jours après sa célébration : on en parlerabeaucoup pendant six semaines, on s’en occupera encore pendant unmois, par hasard, et quand la conversation tombera là-dessus.J’irai aux eaux avec Fernande ; elle y sera charmante etséduira tout le monde. Je parlerai de mes projets de réception pourl’hiver, une fois par semaine, tantôt un bal, tantôt une soiréemusicale. Je suis riche, j’aurai chez moi les plus jolies femmes etles meilleurs chanteurs de Paris : au bout de trois mois en sedisputera mes invitations, et au moins de cette façon, j’aurai unemaison, un ménage, un foyer domestique, bonheur dont j’ai étéconstamment privé, moi qui étais né pour les vertus intérieures dela vie intime. Ainsi, c’est décidé, je profite des émotions de lajournée, qui ont dû mettre ma belle Fernande en disposition dem’entendre. Je connais tous les passages de la maison, un corridorseulement nous sépare : bientôt chacun dormira, et moi jeprofiterai du sommeil de tout le monde pour lui porter cette bonnenouvelle.

Nous devons ajouter, à l’honneur du pair deFrance, qu’il ne lui vint pas même à l’idée que Fernande pûtrefuser une offre aussi honorable et surtout aussi avantageuse quecelle qu’il se proposait de lui faire. Dans son impatience, ilparcourait la chambre en tous sens, prêtant de temps en tempsl’oreille pour écouter, et guettant le moment où il pourrait sansimprudence faire sa visite nocturne.

Madame de Barthèle, de son côté, méditait sousl’influence de sentiments pareils. Il y avait de plus en jeu chezelle la vanité féminine, ce mobile si puissant, qu’il conserve à lavieillesse elle-même toute la chaleur et toute l’activité du jeuneâge, et qu’il entretient les illusions du cœur à ce point de rendreridicule chez les uns ce qu’on plaint ou ce qu’on admire chez lesautres.

D’ailleurs la baronne, ainsi que nous l’avonsdit, avait été d’une constance parfaite dans son infidélité ;elle avait trahi le mari toute sa vie, c’est vrai, mais jamaisl’amant. La confiance naturelle qu’elle avait en elle-mêmes’augmentait encore de ce respect gardé à la foi jurée, de tellesorte que, soutenue par ses travers dans l’espoir de conserver etpar ses qualités dans la crainte de perdre, elle ne doutait pas deson pouvoir, surtout lorsqu’il s’agissait d’imposer sa volonté aucomte de Montgiroux, qui, jusqu’à ce moment, au reste, n’avaitjamais essayé que timidement de s’y soustraire.

Aussi la lueur qu’avait fait naître dans sonâme la préoccupation du pair de France depuis le moment où madameDucoudray était arrivée, lueur qu’avait changée en lumièreéclatante l’apostrophe maligne de madame de Neuilly, mettait-ellela baronne dans un état d’exaspération facile à concevoir pourquiconque connaissait ce caractère primesautier, tout plein demouvements irréfléchis et d’emportements mal calculés.

– Ah ! l’ingrat, disait-elle, quieût jamais cru cela de lui ? ou plutôt c’est une révélationqui me prouve que mon aveuglement a été bien long et bien stupide.Oser s’occuper d’une autre femme, oser se montrer avec elle enpublic ; car d’après tout ce qu’a dit Léon de Vaux, d’aprèstout ce que je me rappelle maintenant de demi-mots, échappés àM. Fabien, il s’est montré avec elle en public, et surtout levendredi, dans sa loge à l’Opéra. C’est donc pour cela qu’il avaittoujours réunion le vendredi soir, et qu’aujourd’hui même… Eh bien,mais c’est cela, il voulait absolument retourner à Paris, il enavait fait une condition de son séjour ici. Puis quand elle estarrivée, quand il a su qu’elle restait, il n’a plus parlé dedépart. Ainsi madame de Neuilly ne se trompait pas, ainsi elle saittout ; elle sait que je suis sacrifiée à cette femme et elleva tout dire. Raison de plus pour que je tienne à mon projet. Notremariage donnera un démenti solennel à tous les commérages faits ouà faire. Mais comprend-on quelque chose à cela ? Cette femmequi refuse Maurice, jeune, beau, riche, élégant, pour donner lapréférence à un homme de soixante ans ! Allons donc, c’estimpossible. Impossible, non, si cette femme est ambitieuse. Parexemple, qui dit qu’elle ne voulait pas pour amant un homme dontl’avenir fût libre ? Qui dit que M. de Montgiroux,riche, titré, possédant une grande position sociale, n’est pas lebut qu’elle s’est proposé pour clore sa vie de plaisirs et defantaisies ? Car enfin, cette madame Ducoudray, cetteFernande, cette mademoiselle de Mormant, c’est unecourtisane ; elle l’a dit elle-même. Ah çà ! mais il fautque ces messieurs aient été bien hardis d’amener une pareille femmechez moi, et moi bien bonne de l’avoir reçue ; car, enfin, jele répète, c’est… Avec cela que la sirène est d’autant plusredoutable qu’elle a de l’esprit, des manières distinguées, uneéducation parfaite, qu’elle est charmante enfin, il faut bien queje me l’avoue à moi-même. Le péril est grand, je le sais, mais plusil est grand, plus il est de mon devoir de lutter, de conserver àMaurice la fortune de son oncle. Que dis-je, de son oncle ! deson père. D’ailleurs, je me dois à moi-même de ne pas laisser uneautre femme porter le nom qui m’est dû ; il ne sera pas ditque je n’ai point inspiré au comte un amour éternel et exclusif. Jesuis jalouse par convenance, bien entendu. Il ne pourra se refuserà me donner cette preuve de tendresse quand je le pousserai à bout.Quelle raison alléguera-t-il ? quel reproche a-t-il à mefaire ? Non, il m’épousera, et cela le plus promptementpossible. Je ne veux pas même qu’il tarde d’un jour à s’y disposer,et la nuit ne se passera pas sans que j’aie son engagement. Il estonze heures et demie, tout le monde sera bientôt endormi dans lamaison, sa chambre est voisine de la mienne, j’irai le trouver.

La chose était d’autant plus facile à exécuterque sa toilette du soir était faite, qu’elle avait renvoyé sesfemmes de chambre, qu’elle était seule dans son appartement, etque, bien qu’elle ne fût pas d’âge à expliquer une action aussisimple que celle de sortir de sa chambre, elle pouvait, si elleétait rencontrée, alléguer le prétexte naturel de vouloir prendreune fois encore des nouvelles du malade avant de se mettre au lit.Madame de Barthèle persista donc dans son projet, et attendit avecune impatience de jeune fille le moment de le mettre àexécution.

Clotilde n’était pas moins agitée que nel’étaient M. de Montgiroux et madame de Barthèle. Depuisle matin, bien des choses lui avaient été révélées, et bien dessentiments inconnus jusque-là s’étaient éveillés dans son âme.Cette légère couche de glace qui couvrait son cœur s’était fondue àla flamme de la jalousie, et il s’en fallait de beaucoup qu’ellefût prête maintenant à renoncer à son droit social d’épouse.L’illusion d’un amour coupable avait disparu ; l’influence desimpressions secrètement favorables à un autre homme, qui un instantavait failli égarer son cœur et fausser son jugement, s’étaitévanouie. Avertie au moment du danger, elle avait pu s’armer àtemps contre une émotion encore vague. Elle s’était sentie la forcede lutter contre elle-même, elle l’avait fait ; elle avaitremporté la victoire et maintenant, rattachée à ses devoirs, bienaffermie dans la résolution de n’y pas manquer, elle comprenait lajalousie, elle en recevait la première atteinte, et le sentimentqu’elle retrouvait dans son cœur à la place de celui qu’avec l’aidede Fernande elle en avait arraché, n’était plus cette affectioningénue et fraternelle que Maurice lui avait inspiréeautrefois : c’était un sentiment tout nouveau, presque inconnuencore ; et bientôt ce sentiment menaça de s’emparer de touteson âme.

Clotilde avait transporté dans sa jeunesse leshabitudes de son enfance ; la femme avait presque entièrementgardé la virginale chasteté de la jeune fille, et jamais elle nes’endormait sans faire, à vingt ans, la même prière qu’elle faisaità quatre ans ; mais pour la première fois, en s’agenouillant,la jeune femme se sentit troublée dans l’accomplissement de cetacte pieux. Le souvenir des événements de la journée se présentaitseul à son esprit et empêchait le recueillement de la pensée ;l’élan de l’âme ne parvenait pas à s’élever au-dessus dessentiments qui s’étaient tout entiers emparés d’elle. Les images deFernande et de Maurice passaient et repassaient sous ses yeux,enlacées, souriantes, enivrées de voluptés. L’amour commençait à serévéler à elle, vif, ardent, jaloux, l’entraînant vers un mariqu’elle eût pleuré la veille avec chagrin, mais non avec désespoir,et dont, en ce moment, l’indifférence probable dans l’avenir quileur était encore réservé à tous deux devenait l’idée et même lamenace d’un supplice insupportable.

– Mon Dieu ! s’écriait-elle,toujours à genoux et se renversant en arrière, les yeux et lesmains au ciel, et avec une épouvante involontaire dans le cœur, monDieu ! ayez pitié de moi ; mon Dieu ! rendez-moi lapaix de mon âme. Je vous ai demandé la conservation des jours demon mari, et maintenant que vous me l’avez accordée dites-moi, monDieu ! est-ce donc moi qui dois mourir ? L’union bénie envotre nom, consacrée par votre ministre, jurée aux pieds de vosautels sera-t-elle une source de larmes ? C’est Maurice que jedois aimer, me dit votre loi sainte, et c’est une femme étrangèrequi possède son cœur, qui dispose à son gré de son existence, quilui ouvre la tombe et la referme d’un mot, par la magie de sonregard, par le charme de sa présence. Oh ! cette puissance quevous lui avez donnée, à elle pour qui Maurice n’est rien, donnez-lamoi, mon Dieu ! à moi, pour qui Maurice est tout ; carmaintenant, je le sens, j’ai besoin d’amour. Mes facultés s’ouvrentà des sensations nouvelles ; votre sainte loi et les loishumaines ne seront pas transgressées, mais sauvez-moi de cetourment affreux que je ressens pour la première fois, la jalousie,la haine peut-être. Et pourtant, je serais bien injuste de haïrcette femme ; elle m’a sauvée, elle, ma rivale ! Les bonssentiments que j’ai à cette heure dans l’âme, la chaste ardeur dontje suis soutenue, c’est elle qui les a allumés en moi au récit deses malheurs. J’ai pleuré de ses souffrances, j’ai frémi en voyantque les miennes pouvaient être pires encore. Au lieu de la haïr, nevaut-il pas mieux que je me fie à elle, que je mette mon avenirentre ses mains ? Eh bien, oui, j’irai lui demander à genouxde me rendre le cœur de Maurice ; elle m’a conseillé de resterpure, elle me rendra le bonheur avec la pureté qu’elle m’a gardée.Oui, mon Dieu ! oui, j’irai ; j’en aurai la force. C’està moi, à mon tour, de lui ouvrir mon cœur comme elle m’a ouvert lesien. Il ne s’agit point de dormir ; le sommeil n’habite pasavec les larmes. Eh bien, quand ceux qui n’ont aucun motif deveiller dormiront, j’irai lui parler, moi.

Cette prière prononcée avec tout l’élan d’unefoi vive et pure, Clotilde se releva avec la ferme résolutiond’aller trouver Fernande aussitôt que tout le bruit aurait cessédans le château. Pendant ce temps, voyons ce que faisait lacourtisane.

Quand Fernande fut seule dans la chambre qu’onlui avait destinée, et qu’elle n’eut plus devant elle que la femmequi la devait servir, elle respira plus librement.

– Mademoiselle, dit-elle, je ne mecoucherai point encore ; je n’ai aucune envie de dormir ;j’aperçois des livres, je lirai. Vous pouvez donc vous retirer, carj’ai l’habitude de me déshabiller seule.

– Si madame le veut, répondit la femme dechambre, j’attendrai qu’elle soit prête dans le cabinet de toiletteattenant à cet appartement.

– Non, merci, c’est inutile ; je neveux point vous priver du sommeil dont vous devez avoirbesoin ; je vous remercie, mais, je vous le répète, je puis mepasser de vos soins. Seulement, informez-vous près des gens de lamaison si par hasard mon valet de chambre serait resté.

– Oui, madame ; le cocher seul estparti avec la voiture, sur l’ordre que lui a transmis de votre partmadame de Neuilly, mais le valet de chambre est resté ; ildoit même demeurer à l’office jusqu’à ce que madame lui fasse direqu’elle n’a plus besoin de lui ce soir.

– Veuillez me l’envoyer, je vous prie,mademoiselle, j’ai des ordres à lui donner.

La femme de chambre sortit ; Fernandes’appuya à la cheminée et attendit.

Un instant après, le valet de chambreentra.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il,est-ce que madame est indisposée ?

– Pourquoi cela, Germain ?

– C’est que madame est bien pâle.

Fernande se regarda dans la glace, et en effetseulement alors elle s’aperçut de l’altération de ses traits. Sesmuscles, tendus toute la journée pour lui composer une physionomie,s’étaient relâchés enfin, et son visage portait la trace d’unprofond abattement.

– Non, ce n’est rien, dit-elle ensouriant ; merci, un peu de fatigue, voilà tout.Écoutez-moi : ce que j’exige de vous dans ce moment-ci estd’une grande importance pour moi ; je vous demande à la foisdu zèle et de la discrétion.

Elle entr’ouvrit les rideaux de la fenêtre,jeta un regard sur la campagne, et poursuivit :

– La nuit est claire, le village est àdeux pas ; trouvez le moyen de sortir de la maison et d’yrentrer sans déranger personne. Vous donnerez deux louis au valetqui vous aidera dans cette circonstance. Vous irez à Fontenay, vouslouerez une voiture, quelle qu’elle soit et à quelque prix que cesoit ; elle devra m’attendre au bout de l’avenue. Il n’y arien là d’impossible, n’est-ce pas ?

– Non, sans doute, et madame serapromptement satisfaite, mais que ferai je ensuite ?

– Vous resterez en bas, dansl’antichambre, et vous m’attendrez. Il est bien entendu qu’à montour je pourrai sortir du château quand bon me semblera.

– Rien de plus facile, madame.

Le valet fit quelques pas pour s’éloigner,Fernande le retint.

– Pour expliquer mon départ, dit-elle,car vous ne pouvez rien entreprendre sans le secours d’un homme dela maison, vous direz que je ne suis pas bien portante, et que jepars sans bruit, ne voulant pas donner ici le moindre trouble.

– C’est à merveille, madame.

Restée seule, Fernande put alors à son tourréfléchir en toute liberté, et s’abandonner à l’élan de sa douleur,qu’elle contenait depuis si longtemps. Les émotions diverses quis’étaient tour à tour emparées d’elle depuis le matin, et qu’elleavait combattues et vaincues tour à tour, se retrouvèrent alorsvivantes dans son cœur, avec toute leur force primitive et avectoute l’âcreté des mouvements qui les y avaient fait naître. On eûtdit que les espérances qui l’avaient bercée un instant, lorsque,descendue au jardin, elle s’apprêtait à aller joindreM. de Montgiroux au rendez-vous qu’il lui avait donné,lui infligeaient un juste châtiment. Le secret terrible qui s’étaittout à coup dressé devant elle comme un obstacle insurmontable aumoment où elle venait de concevoir la coupable pensée de prolongerun bonheur mystérieux, ouvrait sous ses pas un abîme plus effrayantque jamais. Placée entre le comte et Maurice, il ne lui était pluspossible de voir l’un et de sourire à l’autre sans qu’une penséed’inceste glaçât au fond de sa conscience le germe de toute tendreémotion. Elle avait méconnu un instant le sentiment qui lasoutenait forte et fière dans la vie, et maintenant il lui fallait,par un sacrifice suprême et irrévocable, racheter ce mouvement.

– Non, non, murmurait-elle avec cesourire triste des cœurs endoloris, non, je n’atteindrai pas à cedegré d’infamie ; non, je ne m’exposerai pas davantage dans lalutte des passions. Ce jour, dans lequel se sont réunis pour moitant de terribles enseignements, a marqué mes derniers pas danscette existence exceptionnelle dont je n’ai jamais rougi comme àcette heure. Je ne puis maintenant aller plus loin que pour faillirdavantage. Il ne faut pas exposer ce qui en moi est resté pur ducontact de tout vice. Je veux expier les scandales que j’ai donnésau monde. Après avoir perdu le corps, je veux sauver l’âme.

En ce moment, la porte s’ouvrit doucement, etle valet de chambre de confiance de Maurice, qui cent fois avaitété messager de leurs anciennes paroles d’amour, entra, une lettreà la main.

Cette lettre était ainsi conçue :

« Je revenais à la vie par vous, maisaussi pour vous, Fernande. N’éprouvez-vous donc pas, comme moi, lebesoin de nous retrouver ensemble un moment, un seul, pour nousranimer tous deux par l’espérance de l’avenir ? Venez donc auchevet du lit du malade pour achever l’œuvre de sa guérison. Jevous avais juré cent fois que mon amour ne finirait qu’avec mavie ; je veux qu’une fois vous soyez convaincue que ma vie nepeut se prolonger que par mon amour. Venez donc ; tout lemonde dort à cette heure. Dans la maison, moi seul je veille, jesouffre et j’attends.

» Maurice. »

– Dites à M. de Barthèle,répondit Fernande, que dans dix minutes je serai auprès de lui.

Mais, quand le valet eut quitté la chambrepour porter cette réponse à son maître, l’émotion de Fernande futsi vive, qu’elle tomba sur un fauteuil comme anéantie.

Chapitre 23

 

Fernande était depuis dix minutes immobile etpensive, lorsque M. de Montgiroux ouvrit la porte de sachambre.

Elle était si loin de s’attendre à cettevisite, qu’elle tressaillit avec un mouvement qui ressemblait à del’effroi ; et fixant sur le comte ses yeux étonnés :

– Vous, monsieur !s’écria-t-elle ; que venez-vous faire ici, et que mevoulez-vous à une pareille heure ?

Et cependant Fernande, dont l’exclamation quenous venons de rapporter exprimait la terreur instinctive, ignoraitqu’au moment où le comte de Montgiroux s’aventurait dans lecorridor prudemment armé de sa bougie, madame de Barthèle, de soncôté, ouvrait furtivement la porte de sa chambre, et se hasardait àvenir trouver sans lumière le pair de France, auquel elle comptaitprésenter son ultimatum matrimonial ; elle ne fut donc pasmédiocrement étonnée de le voir lui-même sortir de sa chambre avectoutes les précautions d’un homme qui veut dérober une démarchehasardeuse. Un instant elle se flatta qu’il allait prendre lechemin de son appartement ; mais, après avoir jeté un regardinquiet et scrutateur autour de lui, le pair de France prit aucontraire un chemin tout opposé. Madame de Barthèle demeuraaussitôt convaincue que le comte se rendait chez Fernande. Alorselle rentra chez elle, atteignit par une porte de dégagement unescalier dérobé, descendit cet escalier, remonta par un escalier deservice, et pénétra dans le cabinet de toilette attenant à lachambre de Fernande. Cachée dans ce cabinet, l’oreille colléecontre la porte de communication d’où elle pouvait tout entendre,elle écouta donc, frémissante de jalousie, cet entretien que lecomte avait sollicité pendant toute la journée sans pouvoirl’obtenir, et qui s’entamait, de la part de Fernande, d’une façonqui indiquait que, si elle était disposée à l’accorder, c’étaitdans une autre heure et dans un autre lieu.

– Silence, madame, répondit le comte, oudu moins parlez bas, je vous prie ; puisque vous n’avez pascompris pendant toute la journée l’impatience que j’éprouvaisd’avoir une explication avec vous, puisque vous m’avez faitattendre inutilement au rendez-vous que je vous avais demandé, nevous étonnez pas que je profite du moment où la retraite de tout lemonde me permet de me trouver seul avec vous, pour venir vousdemander la clef de tout cet étrange mystère qui depuis ce matintournoie autour de moi sans que j’y puisse rien comprendre.

– Monsieur, dit Fernande, peut-êtreeussiez-vous dû attendre qu’un autre moment fût venu et que surtoutnous fussions dans une autre maison que celle-ci, pour me demanderune explication que j’aurais alors provoquée moi-même, mais qu’icije me contenterai de subir. Interrogez donc, je suis prête àrépondre à toutes vos questions. Parlez, j’écoute.

Et, en disant ces paroles, Fernande, prenanten pitié l’émotion peinte sur le visage de ce vieillard dont lecœur semblait souffrir à l’égal de celui d’un jeune homme, et qui,malgré son habitude de commander à ses sentiments, ne pouvaitmaîtriser ni ses yeux ni sa voix, Fernande, disons-nous, se leva,et, lui montrant un fauteuil à quelques pas d’elle, l’invita às’asseoir.

M. de Montgiroux posa sa bougie surun guéridon, et s’assit, subissant l’influence de la femme étrangedevant laquelle il se trouvait, et ressentant au fond de son cœurla même émotion que s’il eût été sur le point de monter à latribune pour se défendre, lui qui cependant venait pouraccuser.

Aussi se fit-il un silence de quelquesinstants.

– Je vous ai dit que je vous écoutais,monsieur, dit Fernande.

– Madame, lui dit le comte, sentantlui-même qu’un plus long silence serait ridicule, vous êtes venuedans cette maison…

– Dites que j’y ai été amenée,monsieur ; car vous n’êtes pas à comprendre, je l’espère, quej’ignorais complètement où l’on me conduisait.

– Oui, madame, et je vous crois ; cen’est donc point là le reproche que je puis avoir à vous faire.

– Un reproche à moi, monsieur ? ditFernande ; vous avez un reproche à me faire ?

– Oui, madame ; j’ai à vousreprocher la compagnie dans laquelle vous êtes venue.

– Me reprochez-vous, monsieur, de voirles mêmes personnes que veulent bien recevoir madame la baronne etmadame Maurice de Barthèle ? Il me semble cependant que voirla même société que voient deux femmes du monde n’a rien qued’honorable pour une courtisane.

– Aussi n’ai-je rien à dire contre cesdeux messieurs, quoiqu’à mon avis l’un soit un fat et l’autre unécervelé. Seulement, je voulais vous demander si vous croyez que jepuisse approuver les soins qu’ils vous rendent.

– Il me semble, monsieur, dit Fernandeavec une expression de hauteur infinie, qu’il y a que moi qui doiveêtre mon juge en pareille matière.

– Mais cependant, madame, peut-être, moiaussi, aurais-je le droit…

– Vous oubliez nos conventions,monsieur ; je vous ai laissé indépendance entière, comme je mesuis réservé liberté absolue. Ce n’est qu’à cette condition,rappelez-vous-le bien, monsieur, que nous avons traité…

– Traité ! madame, quel mot vousemployez là.

– C’est celui qui convient, monsieur. Unefemme du monde cède, une courtisane traite ; je suis unecourtisane, ne me placez pas plus haut que je ne mérite d’êtreplacée, et surtout ne me faites pas meilleure que je ne suis.

– Madame, dit le comte, en vérité je nevous ai jamais vue ainsi ; mais qu’ai-je donc fait qui puissevous déplaire ?

– Rien, monsieur. Seulement, comme vousdevez le comprendre, votre visite me semble intempestive.

– Cependant, madame, il me semble à moiqu’au point où nous en sommes…

– Je crois devoir vous prévenir,monsieur, interrompit Fernande, que, tant que je serai dans cettemaison, je ne souffrirai pas un mot, pas une parole qui puissefaire la moindre allusion aux relations que j’ai eues avecvous.

– Parlez moins haut, madame, je vous enprie, on pourrait nous écouter.

– Et alors pourquoi m’exposez-vous à diredes choses qui ne peuvent être entendues ?

– Parlez moins haut, je vous en conjure,madame, vous voyez que je suis calme. Je viens à vous…

– Est-ce pour m’aider à sortir de lasituation fausse où l’on m’a mise ? Alors, monsieur, soyez lebien-venu. J’accepte vos services, je les implore même.

– Mais je ne puis rien à cettesituation.

– Alors si vous n’y pouvez rien,monsieur, je ne dois pas, de fausse qu’elle est, la faireméprisable en vous recevant seul à une pareille heure. Songez quel’accueil que l’on m’a fait dans cette maison doit régler laconduite que j’y dois tenir, et la baronne et madame de Barthèleont été trop gracieuses et trop convenables envers moi pour quej’oublie que l’une est votre amie depuis vingt-cinq ans et l’autrevotre nièce.

– Eh bien, c’est justement parce queClotilde est ma nièce s’écria le pair de France se rattachant à cemot qui lui permettait de rester en donnant un autre tour à laconversation ; c’est justement parce que Clotilde est ma nièceque je puis être alarmé de la funeste passion de mon neveu pourvous.

– Vous ne sauriez me l’imputer à crime.Lorsque M. de Barthèle me fut présenté, il me futprésenté comme libre de son cœur et de sa personne. Du moment quej’ai su qu’il était marié, j’ai rompu avec lui, et vous avez puvous convaincre d’une chose, monsieur, c’est que je ne l’ai pasrevu depuis le jour où j’ai eu l’honneur de vous rencontrer chezmadame d’Aulnay.

– Mais par quelle combinaison diaboliqueavez-vous donc été conduite ici ? reprit le pair deFrance ; qu’y comptez-vous faire ? quels sont vos projetspour l’avenir ?

– Quitter cette maison cette nuit même,monsieur, n’y rentrer jamais, et s’il est possible, après avoirrendu M. de Barthèle à la vie, rendre sa femme aubonheur.

– Ainsi donc, c’est bien véritablementque vous avez renoncé à Maurice ?

– Oh ! oui, bien véritablement, ditFernande en secouant la tête avec une indéfinissable expression demélancolie.

– Et pour toujours ?

– Et pour toujours.

– Tenez, Fernande, dit le comte, vousêtes un ange.

– Monsieur le comte…

– Oh ! dites tout ce que vousvoudrez, il faut que vous me laissiez vous exprimer tout ce quej’ai dans le cœur.

– Monsieur le comte…

– Vous me demandez pourquoi je suis venuici, à cette heure, au milieu de la nuit, pourquoi je n’ai pasattendu à demain, dans un autre lieu, dans une autre maison ;c’est que mon cœur débordait, Fernande ; c’est que, pendanttoute cette journée où je vous ai vue tour-à-tour si simple, sigrande, si digne, si calme, si compatissante, si au-dessus de toutce qui vous entourait enfin, j’ai appris à vous apprécier à votrevaleur. Oui, Fernande, oui, cette journée m’a fait descendre plusavant dans votre cœur que les trois mois qui l’ont précédée, etvotre cœur, je vous le répète, n’est pas celui d’une femme, c’estcelui d’un ange.

Fernande sourit malgré elle à cet enthousiasmed’une âme à qui ce sentiment paraissait si complètement étranger,mais elle reprit aussitôt l’air froid et digne qu’elle s’étaitimposé.

– Eh bien, monsieur, tout cela ne me ditpas dans quel but vous m’avez fait cette visite, que je vois, jevous l’avoue, avec un sentiment pénible se prolonger silongtemps.

– Comment, reprit le comte, après lapromesse que vous m’avez faite de renoncer pour jamais à Maurice,après ce que je viens de vous dire, vous ne devinez pas ?

– Non.

– Vous ne devinez pas que je vous aimeplus que vous n’avez jamais été aimée, car je vous aime de tous lessentiments qui sont dans le cœur d’un homme de mon âge ; vousne devinez pas que vous êtes devenue nécessaire au bonheur de mavie, que maintenant que je connais le secret de votre naissance,que maintenant que je connais la noblesse de votre cœur, je n’aiplus qu’un souhait à faire, qu’un désir à former, qu’une espéranceà voir s’accomplir, Fernande : c’est de vous attacher à moipar des liens éternels, indissolubles, car toute autre positionentre nous qu’une position sanctionnée par les lois et la religion,me laisse à tout moment la crainte de vous perdre.

Fernande regarda un instantM. de Montgiroux en silence et avec l’expression d’uneaffectueuse pitié.

– Comment, monsieur ! dit-elle,c’était pour cela que vous étiez venu ?

– Oui, c’était pour cela. Je ne pouvaisdemeurer plus longtemps dans l’incertitude ; je comprends queles événements d’aujourd’hui devaient nous séparer s’ils ne nousréunissaient. Fernande, partagez ma position ; Fernande,partagez ma fortune ; Fernande, acceptez mon nom.

Fernande leva les yeux au ciel, et, avec unaccent dont Dieu seul avait le secret :

– Hélas ! dit-elle.

– Eh bien, Fernande, dit le comte, vousne me répondez pas ?

– Vous ne sauriez songer sérieusement àce que vous me proposez là, dit Fernande essayant de faire croireau comte qu’elle prenait sa proposition pour une plaisanterie.

– À mon âge, madame, reprit le comte, onne décide rien à la légère ; on pèse chaque démarche qu’onfait, chaque parole qu’on dit. Accueillez donc ma demande commel’expression de mes sentiments les plus intimes et les plusréels.

– Mais, à votre âge, monsieur le comte,un mariage, même dans des conditions d’égalité de naissance, defortune et de position sociale, est regardé comme une folie.

– À mon âge, au contraire, madame, on abesoin du bonheur calme et pur que donne le mariage, et ce bonheur,rêve de mes derniers jours, vous seule pouvez me le donner.

– Mais votre position sociale ?

– Un des avantages de l’homme est de lafaire partager à la femme qu’il s’associe.

– Et vous priveriez de votre héritage unenièce et un… neveu que vous aimez comme vos enfants !

– Maurice et Clotilde auront un jourtrois millions à eux deux.

– Ce n’est pas une question que je vousadresse, monsieur, c’est un reproche que je vous fais.

– N’est-ce que cela ? Par moncontrat de mariage même je déclare que sur ma fortune un milliondoit leur revenir.

– Mais vous oubliez, monsieur, que j’aiappris aujourd’hui que madame de Barthèle avait des droitsantérieurs aux miens.

– Comparez votre âge au sien, comparezvotre beauté dans sa fleur à sa beauté flétrie, les charmes d’uneintimité nouvelle aux ennuis d’une liaison éteinte.

– Votre honneur, votre repos, votreconsidération seraient le prix du sacrifice que vous voulezfaire.

– Je vous aime ! ce mot répond àtout.

– Vous ne songez qu’à vous ; songezau monde.

– Le monde me donnera-t-il le bonheur quiest en vous seule, et qui pour moi n’existe pas sansvous ?

– Et vous ne voyez rien qui rende cetteunion… impossible ?

– Rien, que votre refus.

– Réfléchissez bien, monsieur lecomte.

– Toutes mes réflexions sont faites.

– Monsieur le comte, je vous remercie del’offre que vous me faites.

– Mais l’acceptez-vous, Fernande ?dites, l’acceptez-vous ?

– Demain, monsieur le comte, vousconnaîtrez ma réponse. Mais, ce soir, cette nuit, j’ai besoind’être seule ; laissez-moi donc, je vous en supplie.

– Vous me renvoyez ainsi ?

– Demain, à deux heures de l’après-midi,vous pourrez vous présenter chez moi. Adieu, monsieur le comte.

Il y avait dans cet adieu une injonction siréelle de se retirer, que le comte n’osa résister davantage, ilsalua et sortit.

Madame de Barthèle n’avait pas perdu un seulmot de cette conversation ; elle comprit aussitôt la nécessitéde changer son plan. Puisque le pair de France était aveuglé par lapassion au point d’affronter le scandale que causeraitinfailliblement son mariage avec Fernande, elle prévit ques’adresser à lui serait une démarche inutile. Elle résolut donc des’adresser au cœur de la femme, de parler à ce cœur dont elle avaitpu apprécier le dévouement, au nom de son fils, en usant de toutesles ressources du savoir-vivre et de toute la prudence qu’exigeaitla singularité des circonstances. À peine cette idée fut-elle venueà l’esprit de madame Barthèle, qu’obéissant comme toujours à sonpremier sentiment, elle résolut de la mettre à exécution ;pour ne pas laisser soupçonner qu’elle pût avoir entendu quelquechose, elle reprit l’escalier de service, traversa le salon, et,remontant l’escalier dérobé, rentra dans sa chambre, mais pour ensortir aussitôt.

Il y avait dans la résolution que venait deprendre madame de Barthèle toute l’inconséquence habituelle de soncaractère ; mais chez les femmes du monde, il semble engénéral que la faculté de réfléchir ait été exclusivement accordéeà celles qui veulent faire le mal sans rien perdre de leurrenommée. Madame de Barthèle était trop honnête au fond, et, malgréses quarante-cinq ans, trop étourdie pour être hypocrite. À elleaussi M. de Montgiroux était devenu nécessaire, et ellesacrifiait tout à cette nécessité. L’important, d’ailleurs, étaitd’abord d’empêcher le mariage proposé par son infidèle amant à lajeune et belle courtisane, et comme aucune des réponses qu’elleavait entendu faire par Fernande ne dénotait un enthousiasme bienvif pour ce projet, elle se flattait de trouver en elle uneauxiliaire et non une rivale.

– Elle a été touchée, disait-elle, de lasituation de Maurice ; elle l’aime d’un véritable amour, c’estincontestable. Elle comprendra donc qu’il n’y a pas d’amour sansjalousie, et que la nouvelle de son mariage avec le comte tueraitmon enfant. Je l’attaquerai à ce point de vue ; elle al’esprit juste, le cœur droit ; c’est une fille bien née, ellea la conscience de ses fautes. Le sentiment et le respect desusages semblent régler toutes ses actions : elle sentiraqu’elle ne doit pas porter le trouble dans une famille honorée.Elle ne peut avoir d’amour pour le comte, et je l’ai bien vu à samanière de lui parler. D’ailleurs, quand on a aimé Maurice, on nedoit plus en aimer d’autre que lui. Il n’y aurait donc que le désird’être titrée… Bah ! ce désir ne domine plus que les âmesvulgaires… ; puis, ce ne peut être le sien, puisqu’elle arenoncé à son nom. Non, Fernande a un bon et noble cœur ;j’attaquerai sa sensibilité ; je prierai, j’implorerai ;une mère est bien forte quand elle parle au nom de son fils.

Comme on le voit, malgré son étourderie,madame de Barthèle avait trouvé un biais qui la laissait derrièrele paravent ; il est vrai que cette ruse ressemblait fort àune vieille histoire de l’autruche qui se cache la tête dans lesable et qui croit qu’on ne la voit pas. Enfin il fallait unprétexte à madame de Barthèle pour rentrer chez Fernande au milieude la nuit, et elle avait pris celui-là.

Un des grands travers des gens du monde c’estde se croire le droit d’exiger un dévouement quelconque despersonnes qu’ils croient, ou qui se trouvent réellement dans uneposition sociale inférieure à celle qu’ils occupent, dévouementdont ils ne seraient pas capables eux-mêmes. Leur assurance à cetégard est d’autant plus remarquable que leur formule est plusnaïve ; ils disent : « Faites cela pour moi, je vousen supplie ; » ils s’en servent pour les moindres chosescomme pour les sacrifices les plus pénibles : puis, lorsqu’ona fait ce qu’ils désirent et que les personnes non intéressées à lachose s’étonnent qu’elle ait tourné ainsi : « Ah !répondent-ils, il ou elle a été enchanté de fairecela pour moi ! » et tout est dit, le sacrifice est payé.Mais à cœur dévoué, n’en demandez pas davantage, car ons’étonnerait que vous ne fussiez pas satisfaits et payés parl’honneur que vous avez eu de rendre service à plus grand quevous !

Madame de Barthèle, en arrivant à la porte deFernande, ne doutait donc pas que la jeune femme ne fût disposée àfaire tout ce qu’elle lui demanderait, quand, à son grandétonnement, elle trouva la porte ouverte, et dans cette chambre, aulieu de Fernande qu’elle y venait chercher, Clotilde seule, dansune attitude qui annonçait la stupeur et l’abattement.

– Clotilde ! s’écria-t-elle,Clotilde ici ! Et que viens-tu faire dans cette chambre, monDieu ?

Puis, comprenant la nécessité d’expliquer saconduite à celle à qui elle demandait une explication :

– Je passais, continua madame deBarthèle, j’ai vu cette porte entr’ouverte, j’ai craint que madameDucoudray ne se fût trouvée indisposée, et, dans cette crainte, jesuis entrée.

– Pourquoi n’est-elle pas dans cettechambre ? murmura Clotilde les yeux fixes et répondant à sespropres pensées bien plutôt qu’à l’interpellation de sa belle-mère,où peut-elle être, si ce n’est chez Maurice ?

– Chez Maurice ! s’écria madame deBarthèle ; et qu’irait-elle faire à cette heure chezMaurice !

– Eh ! madame, dit Clotilde avec cetaccent rauque de la jalousie qui, pour la première fois altérait savoix, ne savez-vous pas qu’ils s’aiment ?

Madame de Barthèle était trop préoccupéeelle-même de sa propre situation pour remarquer la fixité duregard, la pâleur du visage et la vibration stridente qui avaientaccompagné les paroles de Clotilde.

– Ce n’est pas probable, répondit-ellefroidement.

– Et moi, madame, dit Clotilde ensaisissant le bras de sa belle-mère et en le serrant avec force, jevous dis qu’elle est près de Maurice.

Madame de Barthèle regarda avec étonnementClotilde, toute frémissante aux premières atteintes d’une passionqui, jusqu’alors, lui avait été inconnue.

– Eh bien, dit-elle, quand elle seraitprès de Maurice, qu’y aurait-il là dedans qui puisse vousbouleverser ainsi ?

– Mais, vous ne comprenez donc pas quej’aime Maurice, moi ? vous ne comprenez donc pas que j’en suisjalouse ? vous ne comprenez donc pas que je ne veux pas qu’ilaime une autre femme, ni qu’une autre femme l’aime ?

Et Clotilde jeta ces paroles avec une sorted’explosion concentrée qui porte la conviction dans l’âme de ceux àqui elle s’adresse.

– Jalouse ! s’écria madame deBarthèle, jalouse ? toi, Clotilde, jalouse ?

Et madame de Barthèle, qui savait parexpérience ce que c’est que la jalousie, pour en avoir fait dans lajournée une longue épreuve, prononça ces paroles avec une terreurinvolontaire.

– Eh bien, madame, demanda Clotilde enregardant sa belle-mère d’un regard à la fois candide et enflammé,qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que je sois jalouse ?

– Mais je ne savais pas…

– Ni moi non plus, dit Clotilde ; jene savais pas que cette femme occupât toute sa pensée, eût tout soncœur ; je ne savais pas que son éloignement pouvait le tuer,je ne savais pas que son retour pouvait lui rendre la vie. Eh bien,je sais tout cela, maintenant, et ils sont ensemble !

– Mais non, ma pauvre enfant, dit madamede Barthèle, tu t’exagères la gravité de la situation. Hier,cependant, tu avais compris la nécessité de recevoir madameDucoudray ; c’est de ton consentement qu’elle est venue ;tu devais bien t’attendre à cela, car tu savais qu’ils s’étaientaimés.

– Oui, sans doute ; Mais je n’aimaispas, moi, mais je ne savais pas qu’il viendrait un moment oùj’attacherais plus de prix à son amour qu’à sa vie. Oh !tenez, tout cela, madame, c’est ma faute. Je n’ai pas aimé Mauricecomme j’aurais dû l’aimer, je ne l’ai pas aimé comme elle l’aimait,elle. Ma mère, il faut entrer dans la chambre de Maurice, afinqu’ils ne demeurent pas plus longtemps ensemble.

– Arrête, dit madame de Barthèle ensaisissant Clotilde par le bras, arrête, mon enfant, etsouviens-toi que Maurice n’est pas encore hors de danger.

– Le danger n’est plus le même, et c’enest un autre plus grand qui maintenant nous menace, je vous le dis.Ainsi, madame, venez avec moi, je vous prie, et montrons-nous.

– Mon Dieu ! mais songe à ce que tume proposes ; c’est blesser toutes les convenances.

– Est-il dans les convenances qu’uneétrangère soit chez moi en tête-à-tête avec mon mari, à unepareille heure.

– Mon enfant, crois-moi, j’ai plusd’expérience que toi, dit madame de Barthèle ; crains, avanttoute chose, de changer ta situation vis-à-vis de ton mari enrupture ouverte ; la première querelle, dans un ménage, est laporte par laquelle entrent toutes les autres. Cette femme, dontjusqu’à présent nous n’avons pas à nous plaindre, cette femme àlaquelle nous n’avons rien à reprocher, peut, blessée par notredéfiance, vouloir se venger à son tour. Songe qu’elle n’est pasvenue ici de son propre mouvement, songe qu’on l’y a attirée ;rappelle-toi son émotion terrible quand elle a su où elle était, saprière, ses efforts pour se retirer. C’est nous qui l’avons amenée,c’est nous qui l’avons retenue. Ce soir encore, elle voulaitpartir ; c’est moi qui lui en ai ôté les moyens en luienlevant sa voiture.

– Ils s’aiment, ma mère ! ilss’aiment ! reprit Clotilde en frappant le parquet dupied ; ils s’aiment, et ils sont ensemble !

– Eh bien, dit madame de Barthèle, de laprudence. Voyons : ils sont ensemble, c’est vrai ; maiscette entrevue a peut-être un but innocent, louable même.

Les lèvres de Clotilde se crispèrent sous lesourire du doute.

– Oui, je comprends, continua madame deBarthèle, mais éclairons-nous sur cette entrevue.

– Et comment, cela ? demandaClotilde.

– Pénétrons leurs secrets, afin de savoirquelle conduite nous devons tenir vis-à-vis d’elle.

Clotilde comprit.

– Épier mon mari ! épierMaurice ! dit-elle avec hésitation.

– Mais sans doute, répondit madame deBarthèle, à qui cette observation faite était un reproche innocentde la conduite qu’elle venait de tenir elle même ; sans doute,cela ne vaut-il pas mieux qu’une esclandre ?

– Et si j’allais acquérir la certitudequ’ils me trompent, ma mère ! si j’allais entendre des plansd’avenir ! J’aime mieux douter : j’en mourrais.

– Écoute, dit madame de Barthèle :j’ai meilleure opinion que toi de madame Ducoudray ; viens,suis-moi, je réponds de tout.

– Mais, s’ils me trompent, ma mère !s’ils me trompent !

– Eh bien, alors il sera temps pour toide prendre conseil de ton désespoir.

– Oh ! il ne m’a jamais aimée !s’écria Clotilde éclatant en sanglots.

– Viens, mon enfant, viens, dit madame deBarthèle, qui, avec la bonté inhérente à son caractère, oubliaitpeu à peu ses propres intérêts pour se laisser prendre decompassion à une douleur véritable, à une passion réelle.Viens ; tu sais que nous pouvons tout entendre en nousglissant derrière l’alcôve, et même, comme il y a une porte, nouspouvons tout voir. Mais, en vérité, continua-t-elle en entraînantla jeune femme presque malgré elle, je ne te reconnais plus,Clotilde. Allons, allons, venez : il faut avoir de la forcedans les grandes circonstances.

Et bientôt les deux femmes, se tenant par lamain, retenant leur haleine, marchant sur la pointe du pied,pénétraient dans l’alcôve, d’où, comme l’avait dit madame deBarthèle, elles pouvaient voir et entendre tout ce qui se passaitdans la chambre de Maurice.

Chapitre 24

 

En effet, Clotilde ne s’était pas trompée.Aussitôt que le comte de Montgiroux avait quitté sa bellemaîtresse, celle-ci, fidèle à son premier projet, avait écouté lebruit de ses pas, attendant que la porte de sa chambre se fermâtderrière lui : alors elle était sortie de la sienne, avaitmarché droit à celle de Maurice, et y était entrée sans crainte,sans hésitation, comprenant qu’elle faisait ce qu’elle devaitfaire.

Comme elle entrait, la pendule sonnaitminuit ; une nouvelle journée commençait pour tout lemonde ; pour Fernande une ère nouvelle devait dater de cemoment.

Une lampe de nuit jetait son jour douteux ettremblotant sur les meubles et les lambris de cette vaste chambre.Maurice, à moitié hors du lit, prêtait l’oreille au moindre bruit,le cœur plein d’anxiété, respirant à peine, car quoiqu’il eût faitredire cinq ou six fois à son valet de chambre la promesse deFernande et les termes dans lesquels elle l’avait faite, il doutaitencore qu’elle vînt, tant il désirait sa venue. Chaque minute deretard lui semblait un siècle perdu dans sa vie, et cette vie,comme si elle eût dépendu entièrement de cette entrevue, vacillaitau souffle de l’espérance ; on l’eût dite suspendue à lapremière parole de la femme adorée, soumise à son premier regard.Le moment qui s’y rapprochait avait pour le malade une si grandeimportance, il s’y mêlait une solennité si vague, une crainte simystérieuse, tout y imposait si puissamment à ses sens, que,lorsqu’il entendit retentir dans le corridor le pas si connu deFernande, lorsqu’il la vit pousser sa porte et s’avancer pâle, sipâle, qu’on eût dit une statue qui marchait, il n’eut pas la forcede faire un geste, pas le courage de proférer une parole ; iltressaillit seulement, et demeura muet et immobile, le cœur serrépar un triste pressentiment.

Fernande, de son côté, quoique partie de chezelle le cœur ferme et le front serein, avait, à mesure qu’elles’était approchée de la chambre de Maurice, reçu des impressionssemblables, impressions si puissantes, que, de son côté, elle restadebout près du lit sans pouvoir parler, sans avoir la force deformuler une seule pensée, comme si tout à coup toutes les facultésqui composaient l’ensemble de cette organisation si fine, siélégante, si spirituelle et parfois si vigoureuse, se fussentanéanties dans une sorte d’idiotisme. Ce silence eut, si cela peutse dire, un écho réciproque d’un cœur à l’autre. Chez les deuxjeunes gens, le sang, par un phénomène physique, semblait avoirsuspendu sa marche ; le regard était empreint d’une inquiétudequi rendait leurs yeux également étonnés, et quelqu’un qui les eûtvus ainsi, eût juré que l’âme incertaine n’animait plus, ou dumoins était sur le point de ne plus animer la matière.

Enfin Fernande rompit la première lesilence.

– Me voici, dit-elle. Vous m’avez faitdemander, Maurice ; mais c’était inutile, et je serais venuesans cela.

– Vous avez donc compris le besoin quej’avais de vous voir et de vous parler. Oh ! merci,merci ! s’écria Maurice.

– C’est que ce même besoin était en moi,mon ami, répondit Fernande ; car j’avais bien des choses àentendre sans doute, mais aussi bien des choses à vous dire.

– Eh bien, alors, parlons. Nous sommesseuls, enfin, Fernande : il n’y a plus de regards indiscretsqui nous épient, plus d’oreilles avides qui nous écoutent. Vousavez bien des choses à entendre, dites-vous ; moi, je n’en aiqu’une à vous dire. Vous n’avez plus voulu me voir ; moi, jen’ai plus voulu vivre. Vous avez consenti à revenir à moi :que la vie soit la bienvenue, puisqu’elle revient avec vous. Merci,Fernande ; car voilà un moment qui me fait oublier tout ce quej’ai souffert.

– Vous avez bien souffert, oui, je n’endoute pas, Maurice ; car, malheureusement, votre faiblessem’en donne la preuve. Mais au moins vous avez l’isolement et lesilence, vous. Moi, j’ai été obligée de vivre au milieu du monde,au milieu des plaisirs ; vous pouviez pleurer, je devaissourire. Maurice, ajouta Fernande, je dois encore avoir plussouffert que vous.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! s’écria le malade dans une pieuse exaltation, avez-vousenfin pris pitié de nous, et serions-nous donc au bout de nosdouleurs ?

– Oui, Maurice, je l’espère, dit Fernandeavec un sourire triste et en levant son beau et limpide regard versle ciel où Maurice venait de lever les mains.

– Fernande, dit Maurice, vous dites celad’un ton qui m’effraye. Pendant notre séparation, il est survenu envous quelque chose d’étrange et d’inconnu que je ne comprendspas.

– Voulez-vous que je vous le dise, ce quiest survenu en moi que vous ne comprenez pas ?

– Oh ! oui, dites.

– Eh bien, c’est que votre mère, Maurice,m’a pris les deux mains comme elle eût fait à sa fille ; c’estque votre femme m’a embrassée comme elle eût fait à sa sœur.

Maurice frissonna.

– C’est, continua Fernande, que j’ai étéreçue dans ce château comme quelqu’un qui aurait eu droit de s’yprésenter ; c’est que, élevée, agrandie, purifiée, j’aicompris ce que je devais à votre mère, à votre femme, àl’hospitalité.

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! que medites-vous là, Fernande ? s’écria Maurice en se soulevant surson lit, et où voulez-vous donc en venir ?

– Votre exclamation me prouve que vousm’avez comprise ; du courage, Maurice, soyez homme.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! s’écria une seconde fois Maurice en se tordant lesbras.

– Maurice ! Maurice ! ditFernande, n’agissez point ainsi, car ce que vous faites est d’uninsensé. Calmez-vous, je vous en supplie. Vous êtes faible encore,ce matin vous étiez mourant. Maurice, votre vie est toujours endanger ; la nuit est froide. Si vous voulez que je reste prèsde vous, il faut non-seulement m’écouter, mais encore il fautm’obéir. Le corps a ses lois indépendantes des émotions de l’âme.Maurice, vos bras sont nus, votre poitrine est exposée à l’air.Laissez-moi vous soigner comme si j’étais votre femme, comme sij’étais votre mère. Maurice, je vous en prie en leur nom, c’est parleur volonté que je suis ici ; Fernande doit donc, tantqu’elle restera dans ce château, n’être que leurreprésentant ; c’est dans leur intérêt que je vous parle,c’est dans leur intérêt que j’agis. Maurice, vous devez aimer ceuxqui vous aiment, et surtout les aimer comme ils vous aiment.

Maurice se tut. Il était dompté par la douceurde cette femme qui venait de substituer à l’exaltation de l’amourles plus tendres soins de l’amitié, et qui imitait, au lieu del’ardente passion dont il lui donnait l’exemple, la douce prudencede la mère qui gourmande son enfant, de la femme qui gronde sonmari, pour lesquelles les scrupules de la pudeur se taisent devantla crainte du danger. En effet, le sentiment qui l’animait à cetteheure rendait au cœur de la courtisane quelque chose de sa pureténative, et sanctifiant ce tête-à-tête, leur donnait à tous deuxcette chasteté de la douleur qui voile les sens. Et Maurice, docilecomme un enfant, cédant avec étonnement aux exigences de la raison,Maurice oubliait presque qu’une jeune femme, sa maîtresse passée,l’objet de son idolâtrie présente, se penchait sur son lit. Quant àFernande, elle paraissait avoir complètement oublié le jeune homme,idéale personnification de ses rêves, pour ne plus voir que lemalade, que la moindre émotion morale blesse, que la moindreatteinte physique met en danger. La charité passait sa main glacéesur son front brûlant, et une calme et froide espérance semblait semêler seule au souffle de la piété.

Et pendant ce temps, Maurice, sans force pourcombattre la froideur de Fernande, qui se présentait à lui sous cetaffectueux aspect, Maurice se laissait aller au charme de cessensations. Il en résultait un bien-être si suave, si pur, et enmême temps si réel pour le corps et l’esprit, pour le cœur et pourl’âme, que la vie revenant à flots ranimer les facultés abattues,semblait leur rendre tout à coup cette intelligence supérieure,cette délicatesse exquise du sentiment qui maintient l’âme dans unede ces sphères élevées qui semblent flottantes au-dessus de laterre.

– Vous le voyez, Fernande, dit le maladeappuyé maintenant sur son coude et fixant ses yeux sur elle avec unregard humide d’attendrissement et un soupir de bonheur, vous levoyez, j’obéis comme un pauvre enfant sans force et sans volonté.Oh ! mon Dieu ! quelle femme ou plutôt quel angeêtes-vous donc ? de quelle étoile êtes-vous tombée, et quellefaute commise par un autre sans doute, venez-vous, esprit dedévouement, expier dans notre monde, qui ne vous connaît pas parcequ’il n’a fait que vous voir passer et qu’il n’a pu vouscomprendre ?

Fernande sourit.

– Allons, dit-elle, le docteur se trompeen parlant de votre convalescence ; il y a encore du délire.Maurice, revenez à vous et regardez les choses de ce monde sousleur véritable aspect.

– Oh ! non, non, dit Maurice, et jesuis en pleine réalité, Fernande. L’aspect sous lequel j’envisageles choses est bien leur véritable aspect. Depuis que je vous aime,c’est votre volonté seule qui a réglé mes actions. Vous m’avezbanni de votre présence, j’ai voulu mourir ; vous paraissez,et je renais. C’est vous qui êtes mon âme, ma force, ma vie ;c’est vous qui disposez de moi en maîtresse absolue. Ce rôle,dites-moi, est-il celui d’une femme ou celui d’un ange ?

– Ah ! Maurice, répondit Fernande ensecouant la tête, pour combien d’années de la vie ne voudrais-jepas qu’il en fût de moi comme vous dites, et que j’eusse cettesuprême influence sur vous !

Et en effet, comme pour venir à l’appui de ceque disait Maurice, une teinte rosée se répandait sur les joues dujeune homme, ses lèvres se coloraient doucement. Ses yeuxbrillaient non plus de cette flamme sèche, lueur de fièvre, mais dece doux reflet de la pensée qui se repose, de cet éclatintelligent, rendu plus vif encore par les larmes du bonheur.

– Car je suis en ce moment près de vous,Maurice, continua Fernande, pour imposer mon autorité, pour exercermon empire, dans votre intérêt, dans celui de votre femme, danscelui de votre mère.

Et elle ajouta en appuyant sur cette dernièrephrase :

– Dans celui de toute votre famille,enfin.

– Alors parlez vite, dit Maurice, que jesache ce que je dois craindre, ce que je dois espérer.

Le mouvement d’impatience que venait demanifester Maurice avertit Fernande du danger qu’il y aurait àparler sans ménagement. Ce qu’elle avait à lui dire était d’unetelle importance, qu’elle ne put s’empêcher de tressaillir, carelle éprouvait un embarras extrême à la seule idée de troublercette joie profonde qui avait presque miraculeusement rendu laforce à cette jeune organisation affaiblie par la douleur. Lasanté, la vie, l’avenir de Maurice dépendaient de ce dernierentretien. Fernande perdit sa confiance, un léger frissonl’agita.

– Eh bien, s’écria Maurice, qu’y a-t-ildonc ? Vous gardez le silence, vous tremblez. Au nom du ciel,expliquez-vous, Fernande ; Fernande, parlez, je vous enconjure.

Le courage est un céleste secours que Dieu aplacé en nous pour nous soutenir et nous guider dans les occasionssuprêmes, et qui vient en aide à la force physique quand ellefléchit. Voilà pourquoi les hommes justes sont ordinairement deshommes courageux. La justice n’est que la fille aînée ducourage.

Fernande fit mentalement un appel à Dieu, etelle se sentit le courage de continuer, sans s’écarter de la voiequ’elle s’était prescrite, sans faillir à la mission qu’elles’était imposée.

Seulement elle puisa des forces dans tout cequ’elle crut pouvoir lui en donner, réunissant contre son proprecœur tous les moyens, non pas de combattre Maurice, mais de secombattre elle-même.

– Hélas ! Maurice, dit-elle ensentant ses genoux trembler sous elle, n’allez pas croire que jesois plus forte que je ne le suis réellement. Non ; quelquepuissance qu’on ait sur soi-même, avec quelque volonté qu’onréprime ses instincts, il arrive toujours, dans les grandescatastrophes et à la suite de longues émotions, un moment où larésistance se trouve en défaut, où la fermeté qu’on oppose à ladouleur se fatigue et plie, où les ressorts de notre frêleorganisation se détendent, et où il semble que tout notre être vase dissoudre. La résolution soutient, mais elle use. Tenez,Maurice, je sens qu’il m’est impossible de rester debout pluslongtemps, et je veux m’asseoir.

Maurice étendit le bras vers un fauteuil.

– Non, dit Fernande l’arrêtant, non. Deuxfois, ce soir, j’ai vu votre femme, cette belle et chaste Clotilde,assise sur votre lit, tenant vos deux mains dans les siennes,interrogeant vos yeux de ses regards. Eh bien, c’est ainsi que jeveux être. Le permettez-vous ? Placée où elle était, et commeelle était, son souvenir me protégera. Je n’ai ni ses droits ni sapureté, mais votre cœur m’a élevé un trône, mais vous m’avez ditque je régnais sur vous. Eh bien, je réclame de mon sujetl’obéissance et la soumission.

À ces mots, elle prit les mains de Mauricedans les siennes et les pressa, ainsi qu’elle avait vu Clotilde lespresser ; puis elle s’assit, elle la maîtresse purifiée, à laplace où la femme qui avait failli se perdre s’était assise, etplongea son regard, animé d’une expression toute-puissante, dans leregard indécis de son amant.

Alors, appelant à elle la force magnétique dusentiment et de l’attraction, elle lui dit :

– Et maintenant que je suis forte etcalme, Maurice, écoutez-moi.

Et Maurice, subissant l’influence d’une naturesupérieure à la sienne, demeura dans une muette attention.

Depuis cinq minutes déjà, les deux femmes, latête appuyée à la porte de l’alcôve, ne perdaient pas un mot de cetentretien.

Chapitre 25

 

– Maurice, dit Fernande, laissez-moid’abord vous remercier comme on remercie Dieu ; les seulsjours heureux de ma vie, je vous les dois. Quand je serai seule,isolée et vieille, je me retournerai vers le passé, et la seuleépoque lumineuse de mon existence sera celle que votre amour auraéclairée. Quand je serai sur mon lit de mort et que mon repentiraura expié mes fautes, ce que je demanderai à Dieu, c’est unparadis qui ressemble à ces trois mois tombés du ciel.

– Oh ! dit Maurice, merci pour ceque vous venez de dire.

Fernande sourit tristement en voyant le jeunehomme se tromper si étrangement à ce début.

– Oui, Maurice, reprit-elle ; maisce qui fait que je remercie Dieu de cet amour, c’est quenon-seulement il a éveillé mes sens, mais c’est surtout qu’il aretrempé mon âme ; c’est qu’il m’avait fait oublier qu’ilexistait un monde corrupteur et corrompu, c’est qu’il m’inspirait àla fois l’oubli du passé et l’insouciance de l’avenir, c’est quepour la première fois je me sentais heureuse et fière du sentimentque j’éprouvais ; c’est que ce sentiment était si pur, qu’ilme relevait de mes fautes, si miséricordieux, que je les pardonnaisà ceux qui me les avaient fait commettre. Je ne vivais plus qu’envous, Maurice ; vous étiez l’unique but de mes pensées. Jem’endormais dans de doux rêves, je m’éveillais dans de doucesréalités. Mon bonheur était trop grand pour qu’il durât, mais jeremercie le ciel de me l’avoir accordé ; les regrets metiendront lieu d’espérances, et je marcherai dans l’avenir lesregards tournés vers le passé.

» Aussi, quand je découvris que vousm’aviez trompée, Maurice, tout entière à ma douleur, aveuglée parelle, je ne compris pas que c’était pour vous une nécessité d’agircomme vous l’aviez fait. Je sentis que quelque chose se brisaitdans ma vie ; j’éprouvai l’amer besoin de la souffrance, etcependant la solitude et le silence m’effrayaient, car je meredoutais surtout moi-même. Il me fallait le bruit, l’agitation, lavengeance même. Malheureuse que j’étais, de ne pas songer que,lorsqu’on aime véritablement, c’est toujours sur soi-même qu’on sevenge ! Je voulus donc élever entre vous et moi une barrièreinsurmontable. Vous voyez bien, Maurice, que je vous aimaistoujours, puisque je doutais ainsi de moi. Je me replongeai dans ledésordre de ma vie passée. En votre présence, la courtisane avaitdisparu ; mais je vous l’ai dit, vous étiez mon bon génie,Maurice : votre absence la fit revivre. Oh ! je fus biencoupable, écoutez-moi, ou plutôt je fus bien folle. Au-dessus decette misère qui parfois fait l’excuse des femmes flétries, jediscutai avec un nouvel amant le prix de ma personne. – Oh !oui, oui, pleurez, dit Fernande au jeune homme, qui ne pouvaitretenir un sanglot, pleurez sur moi, car j’atteignis alors à undegré de honte que je n’avais jamais atteint. Après avoir retrouvéle sentiment de la vertu, j’eus le cynisme du vice, j’affectai leluxe, je jouai la femme impudente, et par conséquent la femmeheureuse.

» Eh ! tenez, hier encore, quand,rieuse et sans remords, vos amis me conduisaient chez vous sans queje susse où j’allais, quand je venais briser mon apparenteinsouciance à l’angle de votre cercueil, aveugle que j’étais, jecroyais encore à la possibilité d’une existence pareille ;hier, repoussant le respect des usages que je gardais enfermé dansmon âme, oubliant les pieux enseignements donnés à ma jeunesse,franchissant, à l’aide de mon incognito les distances sociales, jesuis entrée dans cette demeure la tête haute. Maurice, j’ai vuvotre mère, j’ai vu votre femme, je vous ai revu, et toute monimpudence est tombée à mes pieds comme tombe au premier coup unearmure mal jointe et mal trempée. Maurice, ce n’est point le hasardqui a conduit tout cela, qui a permis que ces hommes frivoles dontj’étais le jouet m’amenassent ici. Le secret que j’aurais voulu metaire à moi-même n’aura pas été divulgué inutilement ; envibrant tout haut, le nom de mon père a brisé le lien quim’attachait à la honte, il a réveillé au fond de mon cœur lesentiment social que j’y avais refoulé, il m’a rendu le désir desactions nobles et la possibilité d’une vie pure. Maurice, j’avaiseu le courage de vous cacher que j’étais une pauvre fille denoblesse qu’on avait poussée des hauteurs du monde dans les bassesrégions de la société. Je ne voulais pas que vous vissiez ladistance que j’avais parcourue pour descendre où vous m’avieztrouvée ; mais vous, cœur élevé et clairvoyant que vous êtes,vous l’aviez devinée, n’est-ce pas ? Je n’avais jamais osévous dire que mon pauvre père, mort sur le champ de bataille entreles bras d’un fils de France, appartenait à cette vieille noblessetoujours prête à verser son sang, sinon pour son pays, du moinspour son roi. J’ai retrouvé dans votre aristocratique maison mesaïeux, qui avaient le droit d’y être reçus en pairs et en égaux.Maurice, je les appelle à mon aide, je les évoque pour ma défense,et moi, en échange du secours qu’ils m’auront donné contre vous etsurtout contre moi-même, oh ! je leur promets du fond du cœurde laver avec mes larmes la tache que j’ai faite à leur blason.

Il y avait dans le langage de Fernande un telmélange de poésie et de réalité, de simplicité et d’exaltation, queMaurice ne cherchait pas même à répondre ; il regardait, ilécoutait ; cette situation de l’âme du jeune homme était tropfavorable aux projets de Fernande pour qu’elle ne fît pas un effortsur elle-même pour en profiter. Remplaçant donc par un doux etmélancolique sourire cet éclair d’enthousiasme qui avait jailli deses yeux en illuminant son visage, elle continua, en posant sa mainsur le cœur du jeune homme :

– Me comprenez-vous maintenant,Maurice ? Ce cœur que je connais si bon et si généreux, cecœur que j’ai toujours senti battre sous ma main quand il s’est agid’un de ces sentiments si délicats qu’ils échappent aux autreshommes ; ce cœur comprend-il pourquoi Fernande, redevenue pourvous une chaste maîtresse, trompée par vous, s’est refaitecourtisane ?

– Oh ! oui, oui ! s’écriaMaurice ; aussi, Fernande, Dieu m’est témoin que, de tout cequi s’est passé, je ne veux rien entendre, je ne veux riensavoir ; que non-seulement je pardonne, mais encore quej’oublie.

– Oui, Maurice, oui, dit Fernande,j’accepte le pardon, mais je refuse l’oubli.

– Et pourquoi ? mon Dieu !pourquoi ? demanda Maurice.

– Parce que notre liaison n’était pas deces liaisons banales, qui se rompent et qui se reprennent. Non,non, Maurice, fermez les yeux du corps, oubliez que vous avez làprès de vous, assise sur votre lit, une femme jeune et que l’on ditbelle : que votre cœur me regarde et m’entende. Maurice, nousrapprocher l’un de l’autre maintenant, ce serait plus qu’un crime,ce serait une profanation. Croyez-moi, ce que nous avons éprouvé,on ne l’éprouve qu’une fois. Les brûlantes extases se sont glacéespour ne plus renaître. Le délire de la passion, refroidi chez vouset chez moi par nos larmes mêmes, n’aurait plus son excuse.Maurice, soyez homme courageux comme je veux être femme sansreproche.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! dit Maurice entrevoyant pour la première fois le butvéritable de Fernande, qu’il avait inutilement cherché pendant toutce long discours. Mais savez-vous que ce que vous demandez là,c’est détruire à jamais notre liaison, et par conséquent ma seule,mon unique espérance ? – Savez-vous, – oui, vous le savezbien, – savez-vous que mon amour, c’est ma vie ?

– Je ne suis plus digne de votre amour,Maurice. J’ai voulu, en vous expliquant tout, laver l’âme et non lecorps. Mon âme est toujours digne de vous, Maurice, car elle n’afailli que pour vous avoir trop aimé ; mais la femme aappartenu à un autre.

– Oh ! que m’importe, puisqu’encédant à un autre, j’étais le seul que vous aimiez !

– Ne parlez pas ainsi, Maurice, ne parlezpas ainsi, reprit Fernande avec douceur ; car je vous dis,moi, que tout rapprochement est impossible.

– Fernande, s’écria Maurice, il n’y arien d’impossible avec la volonté.

– Maurice, dit Fernande avec un accent defroide résignation, Maurice, l’amant que j’ai pris après vous,savez-vous son nom ?

– Oh ! non, non, je ne le sais pas,et je veux toujours l’ignorer.

– Eh bien ! je dois vous le dire,moi ; cet amant, c’est M. de Montgiroux.

– Le comte ! s’écria Maurice enjoignant les mains, le comte de Montgiroux ! Oh ! madame,l’ai-je bien entendu ?

– Le connaissais-je Maurice ?L’avais-je jamais vu ? répondit Fernande. Savais-je qu’ilétait votre père ?

– Mon père ! mon père ! s’écriaMaurice. Qui donc vous a appris cela ?

– Pardon, Maurice, dit humblementFernande en joignant les mains, je ne dénonce ni n’accuse, je nerépète que ce que madame de Barthèle lui disait à lui-même hier ausoir.

Il sembla à Fernande qu’elle venait d’entendreun gémissement étouffé ; elle regarda autour d’elle, maiscomme elle ne vit personne, elle crut s’être trompée.

Alors elle reprit après un instant de mornesilence :

– Comprenez-vous, Maurice, tout ce qu’ily a de terrible pour nous dans cette seule parole :M. de Montgiroux est votre père !

Maurice baissa la tête, et, sans qu’ilrépondît un seul mot, des larmes ruisselèrent sur ses jouespâles.

– Vous le voyez bien, Maurice, continuaFernande, nous n’avons plus qu’à gémir sur le passé ; car vousle savez, vous, si je suis une de ces femmes sans scrupule et sansconscience qui se rient des choses les plus saintes. Et cependant,Maurice, il faut que je vous le dise, car je dois vous faire maconfession tout entière, un instant, dans cette maison, malgré laprésence de votre femme, mon cœur s’est ouvert à cette idée que leschoses pouvaient renaître entre nous comme auparavant. Mais toutemauvaise pensée porte son châtiment avec elle. À peine avais-jerêvé cette trahison, que j’en ai été punie par la révélation dusecret fatal. Alors, Maurice, tout a été fini. Et cette volontéirrévocable a été prise en moi-même de ne pas faire un pas de plusen avant, de m’arrêter là où j’étais. Aussi, aussi, Maurice, jevous le jure, tout à l’heure j’ai frissonné jusqu’au plus profondde mon cœur, j’ai tressailli de terreur jusqu’au plus intime de monêtre, quand M. de Montgiroux est venu m’offrir sa main,son nom, sa fortune. Comprenez-vous ? moi, Maurice, la femmede votre père ! moi, Fernande, comtesse de Montgiroux !Et cependant, Maurice, j’ai écouté tout cela, le cœur brisé, maisle visage calme, car je voyais quelque chose de triste et digne depitié dans cet amour d’un vieillard dont le monde eût ripeut-être ; amour assez grand, assez absolu pour fairefranchir à un homme comme le comte, à un homme pour lequell’opinion du monde a toujours été une invariable boussole, ladistance qui le séparait de moi. Oh ! mon Dieu ! Maurice,je le sais bien, et c’est fâcheux à dire, que pour les gens dumonde, si rigides quand il s’agit des lois de l’étiquette,l’inceste n’existe qu’en vertu d’un contrat, qu’à la conditiond’une cérémonie civile ou religieuse, tant la loi des conventionssociales remplace en eux la loi de la nature ! Mais moi, moi,Maurice, moi, dans ma pudeur, permettez-moi ce mot, je me suissentie frappée ; et vous-même, Maurice, vous-même, tenez,votre abattement me prouve que vous sentez comme moi. Courbons doncla tête, et commençons, vous, Maurice, un avenir de bonheur, moi unavenir d’expiation. – Ne secouez pas la tête, Maurice, à ce mot debonheur ; à votre âge, le bonheur est une œuvre dont on peutfacilement se faire l’artiste, une statue dont tout homme, aprèsl’avoir taillée à sa fantaisie, peut devenir le Pygmalion.

Un soupir sortit de la poitrine oppressée dujeune homme. Son regard était devenu fixe et troublé, un profondabattement avait remplacé la véhémence de la passion. Fernandes’empara de la main qu’il tenait crispée contre son cœur comme poury comprimer une douleur cuisante, et pensant qu’il fallait le tirerde cet état, fût-ce par une secousse.

– Ainsi donc, Maurice, dit-elle arrivantà son but par un détour, il ne nous est plus permis de fléchir dansla route que nous nous sommes tracée. Dieu a mis un crime derrièrenous pour que nous ne repassions plus par le même chemin, etpeut-être un jour regarderez-vous comme une preuve de sa bonté ceque vous croyez être aujourd’hui une manifestation de sa colère.Maurice, je vous l’ai dit, de nous deux, et j’en remercie le ciel,vous êtes l’être privilégié ; car vous avez près de vous, prêtà renaître, le sentiment qui vous semblait mort à tout jamais dansvotre cœur. Oh ! mon Dieu ! vous ne savez pas encorequelle est la mobilité de notre pauvre cœur humain. Maurice,croyez-en une femme. Clotilde est bien jeune, Clotilde est bienbelle, Clotilde est bien faite pour être aimée.

– Oui, s’écria Maurice, oui, je sais toutcela ; mais Clotilde est une statue ; Clotilde est uneenfant sans passions, Clotilde n’aime pas.

Il sembla à Fernande qu’elle entendait unsecond gémissement. Elle regarda de nouveau autour d’elle, mais,comme elle ne vit personne, et que d’ailleurs, la situationl’emportait, elle reprit :

– Tout cela était vrai hier, Maurice,tout cela est faux aujourd’hui.

– Que voulez-vous dire ? s’écria lejeune homme.

– Que depuis hier, la statue s’estanimée ; que depuis hier l’enfant est devenue femme, et que lafemme est devenue jalouse.

– Jalouse ! Clotilde, jalouse !reprit Maurice avec un accent qui n’était pas exempt d’amertume,tant l’amour-propre est un sentiment profondément enraciné dans lecœur de l’homme ! Certes, si Clotilde est jalouse, ce n’estpoint de moi.

– Vous vous trompez, Maurice, c’est devous, et remerciez Dieu que ce sentiment soit né chez elle d’hierseulement ; car qui sait, Maurice, si son cœur eût ressentidepuis trois mois ce qu’il éprouve depuis hier, quels malheursirréparables pouvaient en résulter pour vous ?

– Que voulez-vous dire ? demandaMaurice. Expliquez vous, Fernande, car je ne vous comprendspas.

– Mon Dieu ! dit Fernande, quelétrange aveuglement est celui des hommes ! Vous ne comprenezpas, Maurice, qu’une femme jeune, belle et délaissée…

– Fernande, s’écria Maurice,soupçonneriez-vous Clotilde ?

– Non, certes, et Dieu m’en garde,répondit la jeune fille.

Puis, comme Maurice demeurait le sourcilfroncé.

– Écoutez-moi bien, mon ami, dit-elle, ceque j’ai à vous dire touche un point délicat à traiter ; maison m’a fait pénétrer malgré moi dans votre maison, j’y suis pour yapporter le calme, et, si je le puis, le bonheur à tout le monde.Laissez-moi donc entrer jusque dans le sanctuaire de votre famille.Maurice, votre honneur m’est cher ; je veux que, comme par lepassé, il soit dans l’avenir, sinon à l’abri de toute atteinte, dumoins pur de tout soupçon. Eh bien ! votre honneur, Maurice,vous l’avez imprudemment exposé, comme un joueur insensé expose safortune sur un coup de dé.

Le jeune homme releva la tête à ces paroles,et son regard étincela. Fernande avait visé au cœur et avait touchéjuste ; elle le vit et s’en félicita en elle-même.

– Fernande, dit Maurice, que signifie celangage ? Parlez. Aviez-vous quelque chose àm’apprendre ? Vous parliez de Clotilde ; songez-y, vousparliez de la femme qui porte mon nom.

– Oui, je vous parlais d’elle, Maurice,et je me hâte de vous le dire, l’ombre d’une mauvaise pensée n’apas encore obscurci son front. Mais savez-vous si votredélaissement n’eût pas altéré bientôt la pureté de son âme, si peuà peu ce nuage d’innocence qui l’entoure, comme cette vapeur donts’enveloppaient les déesses antiques pour se rendre invisibles auregard des hommes, ne se fût pas dissipé au souffle des suggestionsintérieures ? La jalousie est mauvaise conseillère, Maurice.Justifiée qu’elle était par votre exemple, peut-être eût-elle finipar envisager la vertu comme une duperie, et le crime comme lajustice des représailles.

– Oh ! de pareilles idées neseraient jamais venues à Clotilde, s’écria Maurice.

– Oui ; mais quand ces idées neviennent pas aux femmes délaissées trop jeunes pour les concevoird’elles-mêmes, croyez-moi, Maurice, il y a toujours quelqu’un quiles leur fait venir.

– Fernande ! Fernande ! s’écriaMaurice, prenez garde ! je jette en ce moment les yeux autourde moi, et je cherche l’homme que vous voulez dire.

– Vous vous trompez, Maurice, repritvivement Fernande qui craignait que Maurice ne se laissât emporterplus loin qu’elle ne voulait le conduire. Je n’ai eu l’intention dedésigner personne, j’ai parlé par hypothèse, j’ai raisonné sur desgénéralités.

– Oh ! reprit Maurice, malheur àcelui qui aurait conçu même une espérance ! car je vous jure,Fernande, que cette espérance, s’il ne l’avait pas renfermée auplus profond de son cœur, il la payerait de sa vie.

– Mais vous l’oubliez, Maurice, l’hommeque vous menacez, c’est vous-même ; le coupable, c’est vous etpas un autre. Il en sera donc toujours ainsi, et votre égoïsme, àvous autres hommes, vous empêchera donc de juger sainement lessituations que vous faites. Vous si droit, si loyal, Maurice,est-il possible que dans un seul cas vous ne compreniez pas votreinjustice ! Comment, vous voulez exiger de votre femmel’observation des lois que vous avez enfreintes, des vertus quevous aviez juré solennellement d’avoir, et que vous n’avez pas suconserver, la continuité des forces qui vous manquent ; etcela quand, sous l’illusion de vos droits prétendus et de votreautorité imaginaire vous marchez libre et abusant de tout ! Oùle contrat existe, Maurice, le privilège cesse ; le lien estfait pour le mari comme pour la femme : celui qui prend saliberté en le dénouant donne nécessairement la liberté à l’autre.Maurice, remerciez donc le ciel qu’il vous ait accordé une femmetelle que, lorsqu’elle a tout à vous reprocher, vous n’ayez pasl’ombre d’un reproche à lui faire, et que, quand vous avez toutoublié, elle se soit, elle, souvenue de tout. Maurice, vous êtesprivilégié en toute chose, car madame de Barthèle est digne devotre respect comme elle est digne de votre amour.

Maurice s’était soulevé sur son coude, et l’onvoyait à son poing crispé, à sa respiration haletante, à sesnarines dilatées, que l’impression était profonde. Fernande,heureuse d’avoir produit ce résultat et d’avoir jeté dans le cœurqui prétendait n’être plus bon qu’à mourir un nouveau ferment devie, un principe de crainte inconnu, commença dès-lors à concevoirréellement des espérances pour l’avenir de celui qu’elle avait tantaimé. Alors, ne songeant plus qu’à la séparation éternelle àlaquelle elle voulait arriver, elle continua :

– Hélas ! Maurice, je vous ai faitrougir tout-à-l’heure de votre égoïsme à vous autres hommes, etcependant nous ne sommes pas meilleures que vous ; je vousparle ainsi de votre femme, parce que je l’ai observée avecattention, scrutée avec persévérance. J’avais des raisons pourcela, car si j’avais eu un tort réel à vous signaler, si j’avaisreconnu le moindre indice d’une faute, j’eusse gardé lesilence ; et peut-être, tant le principe du mal combatvictorieusement en nous celui du bien, étouffant en moi de saintsscrupules, repoussant de pieuses inspirations, serais-je venue vousdire : Maurice, aimons-nous, ne soyons pas meilleurs que lesautres, acceptons notre bonheur dans la corruption générale, parune indulgence réciproque, quoique tacite. J’aurais ajouté,puisqu’un homme grave et haut placé dans l’estime du monde necroyait pas commettre une faute en m’épousant, puisqu’un faiseur delois, un architecte social, ne croyait pas commettre un crime ensuccédant à son fils, j’aurais ajouté : Maurice, nous pouvonsmépriser le monde en le trompant ; nous pouvons demander à unamour ignoré les délices de l’égoïsme, faire de nos sentiments unabri contre l’orage, et de la volupté un oubli nécessaire ;vous pouvez supporter la présence de votre femme, coupable commevous ; moi, celle de tous ces hommes, dont certes pas un n’estsans reproche, le sarcasme à la bouche et le mépris au cœur. Mais,je vous le répète, je m’incline devant celle que vous nommezClotilde, sa vertu m’impose son exemple, me relève ; en lavoyant innocente, je me suis rappelé mon innocence ; en lavoyant honorable, j’ai compris que je pouvais encore être honorée.Maurice, ce n’est pas vous qui viendrez combattre une pareillerésolution, je l’espère ; ce n’est pas vous qui me repousserezdans l’abîme, quand je me sens la force d’en sortir. Maurice, queje remonte aux hauteurs dont je suis descendue, appuyée survous ; ne m’écartez pas de la seule gloire qui puisse m’êtreencore réservée ; vous le savez, Dieu le dit :« Celui qui se repent est plus grand que celui qui n’a jamaispéché. »

– Oh ! Fernande !Fernande ! s’écria Maurice en tendant la main à la courtisane,vous valez mieux que moi cent mille fois : c’est vous qui merelevez avec votre parole, et non pas moi qui vous soutiens avecmon bras.

La pauvre femme saisit avec ses deux mains lamain brûlante que le jeune homme lui tendait, et tous deuxgardèrent le silence pendant quelques minutes, silence éloquentdans sa muette expression, et pendant lequel leurs deux âmes seconfondaient dans le sentiment d’une même douleur.

– Eh bien ? dit Fernande aprèsquelques moments, en suppléant par le charme de l’accent et par lapuissance du regard au laconisme de la demande.

– Oui, je comprends que c’est nécessaire,répondit Maurice, mais parfois la nécessité est bien cruelle.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! je vous remercie, s’écria Fernande ; ce ne seradonc pas inutilement que je serai venue.

– Mais c’est à une condition,Fernande.

– À laquelle ?

– C’est que vous me ferez une promessesacrée.

– Je regarde ainsi toutes lespromesses.

– Eh bien, c’est qu’un jour nous nousreverrons.

– Oui, je vous le promets, si je sais quevous êtes heureux.

Maurice sourit tristement.

– Vous éludez ma demande, dit-il.

– Maurice, j’espère vous revoir plus tôtque vous ne le pensez.

– Mais vous ? demanda Maurice, avecune certaine hésitation.

– Eh bien, moi ? dit Fernande ensouriant à son tour.

– Vous, qu’allez-vous devenir ?

– Écoutez, Maurice, dit Fernande. Oui, jecomprends ; ceci, c’est le dernier tourment de votre cœur, etje vous en remercie malgré l’égoïsme qui le cause. Oui, vous êtestourmenté de cette idée que vous pourriez me voir côte à côte avecun autre homme que vous dans une voiture, apercevoir derrière moiune ombre au plafond d’une loge, entendre dire Fernande était auxeaux des Pyrénées, de Baden-Baden ou d’Aix, avec tel prince russeou tel baron allemand. Voyons, soyez franc, Maurice ; n’est-cepas là le fond de votre pensée lorsque vous me demandez ce que jevais devenir ?

– Hélas ! Fernande, dit Maurice, iln’y a pas moyen de vous tromper, et vous voyez au plus profond demon cœur.

– C’est que votre cœur est limpide ettransparent comme l’azur du ciel. Eh bien, Maurice, écoutez-moi. Ily a une chose dont je me suis aperçue ; c’est que la véritabledouleur d’une rupture n’est pas dans la rupture même, mais dans lacrainte que cette âme et ce corps qui nous appartenaientn’appartiennent ensuite à un autre. Eh bien, Maurice,rassurez-vous. Par mon amour pour vous, par cette petite chambrevirginale où nul n’était entré avant vous, où nul n’est entrédepuis, où nul n’entrera jamais, par votre belle et chasteClotilde, ange du ciel que je laisse pour vous mener, comme uneautre Béatrix, à la porte du paradis, Maurice, Fernanden’appartiendra jamais à personne.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! s’écria Maurice, quelle créature divine vous êtes,Fernande ! Comme vous savez tout comprendre, toutdeviner ! Et renoncer à vous pour jamais ! oh !c’est impossible.

– Vous me dites cela, Maurice, au momentmême où, pour la première fois, vous en concevez au contraire lapossibilité.

Maurice se tut, preuve que Fernande avaitdeviné juste.

– Mais, reprit Maurice après un instantde silence, vous renoncez donc au monde ?

– Qu’entendez-vous par le monde,Maurice ? Si c’est cette société aristocratique et polie quifait l’opinion parce qu’en apparence elle vit sans reproches, voussavez bien que je ne puis y prendre ma place. Si ce que vousappelez le monde, au contraire, est la foule où j’ai vécu sansscrupule jusqu’à présent, vous savez bien encore que je ne veuxplus en faire partie ; il n’y a donc plus de monde pourmoi.

– Alors, vous quittez Paris ?

– Oui, Maurice.

– Et où allez-vous ?

– Oh ! ceci est mon secret.

– Comment ! je ne saurai pas même oùvous êtes ? comment, j’ignorerai les lieux où vousrespirez ! comment, je ne pourrai pas me représenter lesobjets qui vous entourent !

– Écoutez, dit Fernande, je comprends cedernier désir ; vous recevrez une lettre de moi qui contiendratous ces détails. Vous pourrez donc me revoir encore avec les yeuxde la pensée, jusqu’au moment où vous m’aurez oubliée.

– Oh ! pour cela, Fernande,jamais ! jamais !

– Bien, je vous crois, ou je faissemblant de vous croire ; et  maintenant que tout estdit, adieu, Maurice.

Maurice poussa un soupir, mais ses lèvres serefusèrent à prononcer aucune parole ; leurs yeux seuls serencontrèrent humides de pleurs. Ils sentirent tous deux qu’ils nepouvaient prolonger d’un seul instant cette entrevue. Fernande seleva ; Maurice, la tête renversée sur son oreiller, les mainsétendues sur son lit, ne chercha pas même à la retenir. Ilséchangèrent un dernier signe de tête, et cette séparation, quidevait être éternelle, se fit dans la solennité du calme de la nuitet dans le silence de la résignation.

Chapitre 26

 

Les sentiments sublimes sont le refuge desâmes fortes et la consolation des grandes douleurs. Le cœur s’ytrompe et prend la tension de la volonté pour le calme del’esprit.

Maurice et Fernande s’étaient si puissammentencouragés eux-mêmes par l’effort d’une passion réciproque dégagéede toute influence sensuelle, qu’ils ressentirent de part etd’autre, après la séparation, cette placidité suave qui est larécompense de tout sacrifice terrestre. Le malade demeura le regardfixé vers la porte qui venait de se refermer sur Fernande commes’il eût cherché cette trace lumineuse que laissent dans le cielces étoiles filantes, qui ne sont peut-être rien autre chose que lepassage d’un ange. Quant à la courtisane, elle marcha d’un pasassuré vers sa chambre ; mais à peine arrivée au milieu ducorridor, elle entendit derrière elle des pas légers et unfrôlement de robe. Elle s’arrêta, et au même instant, pressée parune double étreinte, elle entendit la voix de la baronne qui, enl’embrassant sur les deux joues, s’écriait :

– Merci ! cent fois merci !

Et les lèvres plus timides et plusreconnaissantes encore de Clotilde, qui, en s’imprimant sur la mainque Fernande voulait vainement dégager, murmuraient :

– Soyez bénie.

– Et vous, dit Fernande, soyez heureuse,et que le bonheur que j’aurais laissé dans cette maison me fassepardonner le trouble que, sans le savoir, j’y avais porté.

– Vous êtes un ange, murmurèrent les deuxvoix, et Fernande sentit qu’elle était libre de continuer sonchemin.

Elle rentra dans sa chambre, s’agenouilla,récita la prière qu’on lui avait apprise dans son enfance sans quela moindre pensée importune vînt la distraire ou de sa pieuseintention, ou des paroles qu’elle prononçait, ou du sens qu’elledevait y attacher. Les formules générales ont cela de sublime,qu’elles tendent toujours au but évangélique, qu’elles courbentl’orgueil humain sous une discipline générale, qu’elles rappellentdes misères communes à tous les enfants du même père, et qu’ellespromettent des récompenses célestes indépendantes des distinctionssociales. Tout ce qui ramène à l’égalité fraternelle duchristianisme, à ce point de départ de la société moderne, est d’uneffet salutaire, quelle que soit d’ailleurs la disposition del’âme, et dans quelque position mondaine qu’on se trouve. Ce n’estjamais inutilement qu’on s’unit par un acte de foi au grand nombrede ceux qui souffrent, qui croient et qui espèrent, car le bonheurnous doit toujours venir des autres, et l’égoïsme n’est qu’unenégation stérile, au point de vue de Dieu, comme au point de vue del’homme.

Fernande, en finissant sa prière d’autrefois,se releva, comme autrefois, l’esprit libre, l’âme limpide, le cœursanctifié ; elle s’arrêta un instant, regardant autour d’elleavec un doux et mélancolique sourire, s’enveloppa de son châle,prit son chapeau, et descendit d’un pas léger dans le vestibule oùson valet de chambre devait l’attendre.

– Eh bien, lui dit-elle en l’apercevant,avez-vous trouvé une voiture ?

– Oui, madame, répondit le valet dechambre ; elle est là, à quelques pas de la maison. Mais, j’aihonte de le dire à madame, je n’ai pu trouver, au lieu de calècheou de cabriolet, qu’un abominable coucou. J’ai grand’peur quemadame n’y soit affreusement mal ; cependant, comme ellem’avait dit à toute force qu’elle voulait partir…

– Bien, bien, Germain, dit Fernande, vousavez suivi ponctuellement mes instructions. Vous savez que j’aimequ’on agisse ainsi. Rassurez-vous donc, je serai à merveille.

– Et puis la nuit est froide, reprit levalet de chambre, et madame n’a que son châle, pas de pelisse, pasde coiffe, pas de manteau.

– N’importe, Germain, partons.

Le ton dont Fernande prononça ce motinterdisait au valet de chambre toute observation nouvelle. Aussise hâta-t-il de marcher devant Fernande en la guidant du vestibuledans la cour et de la cour dans le jardin. Un domestique de madamede Barthèle tenait ouverte une petite porte située à quelques pasde la maison du jardinier, et qui donnait sur la campagne.

Arrivée au seuil de cette porte, Fernandeaperçut le véhicule populaire qui lui était destiné. Le chevalsecouait ses grelots, et le cocher battait des mains pour chasserle froid.

Fernande, à la grande honte de Germain, montadans la voiture, s’accouda dans un coin et bientôt, perdue dans sesréflexions, oublia les cahots incessants, le bruit monotone desgrelots et les excitations énergiques du cocher. Un événement tropgrave s’accomplissait à cette heure même de sa vie, pour qu’ellesongeât à toutes ces petites misères. Ce travail de la pensée fut,au reste, si actif et si puissant que, pendant tout le temps dutrajet, elle oublia jusqu’au froid que craignait Germain, etqu’elle arriva à la porte de la maison qu’elle habitait sanspouvoir se rendre compte ni du temps écoulé ni de la distanceparcourue.

On réveilla les femmes de chambre. Fernanderefusa de se mettre au lit. Un feu vif et une boisson chauderamenèrent la chaleur absente ; puis, elle fit approcher unetable, du papier, une plume et de l’encre, et écrivit à son notairede s’apprêter à la recevoir immédiatement pour affaire urgente.

Le jour commençait à poindre. Tandis que levalet de chambre portait au notaire la missive de sa maîtresse avecordre de le réveiller, Fernande prit la robe la plus modeste parmises robes, dépouilla celle qu’elle portait, et, cette courtetoilette terminée, ordonna à sa femme de chambre de rassembler lelinge nécessaire à un voyage de quelques semaines.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria lacamériste étonnée, madame part-elle donc si brusquement ?

– À neuf heures, répondit Fernande, jedésire avoir quitté Paris.

– Si c’est aux eaux que madame se rend,reprit la femme de chambre, je ferai observer que rien n’est encoreterminé pour ses toilettes d’été.

– Ce n’est pas aux eaux que je vais, jen’ai pas besoin de toilettes.

– Alors c’est donc simplement un séjourd’une semaine ou deux que madame compte faire à lacampagne ?

– Faites ce que j’ordonne, et ne mequestionnez pas, dit Fernande.

– Madame me dira au moins quelles robeset quels chapeaux je dois emballer.

– Je vous demande le linge qui m’estnécessaire, et rien de plus ; une malle légère, un sac devoyage même me suffira.

– Mais madame aurait bien dû me prévenirà l’avance, dit la femme de chambre avec cette ténacitéparticulière aux valets.

– Et pourquoi cela, mademoiselle, je vousprie ? demanda Fernande.

– Parce que je n’ai rien de prêt pourmoi-même.

– Vous ne m’accompagnerez pas.

À cette réponse brève et sévère, les larmesjaillirent des yeux de la pauvre fille. Fernande, froide et graveavec les gens de son service, était cependant essentiellement bonnepour eux, et ses domestiques l’adoraient.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! s’écria-t-elle, est-ce que j’aurais eu le malheur dedéplaire à madame ?

– Non, dit Fernande, touchée del’exclamation douloureuse avec laquelle la pauvre femme de chambreavait prononcé ces paroles ; non, Louise ; vous êtes unebrave et digne fille, au contraire ; vous m’avez servie aveczèle et dévouement, je vous remercie de tous vos soins. Soyeztranquille, je ne serai point ingrate ; mes derniers ordresvous seront transmis par mon notaire.

– Mais enfin, madame, pardon si jequestionne encore, mais il me semble que cette demande estindispensable ; quand M. le comte viendra quelui dirai-je ?

Fernande rougit jusqu’au blanc des yeux ;puis, reprenant sa puissance habituelle sur elle-même :

– Vous lui direz, Louise, que j’ai quittéParis ce matin pour n’y revenir jamais.

La femme de chambre joignit les mains avec ungeste désespéré.

– Maintenant, dit Fernande, faites untrousseau de toutes mes clefs et donnez-le-moi.

La femme de chambre obéit et remit letrousseau à sa maîtresse, qui lui ordonna de la laisser seule.

Elle se retira.

Fernande alors alla ouvrir, avec une petiteclef de vermeil qu’elle portait à sa châtelaine, le tiroir d’unecharmante table en bois de rose incrustée de porcelaine deSèvres ; elle y prit un petit sachet de satin blanc brodé deperles et fermé par une agrafe, et le mit dans son corset. C’étaitdans ce sachet qu’étaient renfermées les quelques lettres queMaurice lui avait écrites pendant leur courte liaison ; puiselle referma le tiroir, y plaça le trousseau de clefs, alla ouvrirun secrétaire, brûla tous les papiers qui s’y trouvaient, prit unpetit portefeuille contenant cinq ou six mille francs en billets debanque, et mit dans sa poche une cinquantaine de louis qu’elleretrouva au fond d’un tiroir. Bientôt on vint lui annoncer que savoiture était prête, elle s’enveloppa d’un grand manteau,descendit, et ordonna de toucher droit chez son notaire.

Il y a des notaires de femmes, comme il y ades médecins de femmes ; le notaire de Fernande était unélégant jeune homme de trente à trente-quatre ans, dont le cabinetressemblait infiniment plus au boudoir d’un petit maître qu’ausanctuaire d’un légiste ; c’était un de ces rares privilégiésqui ont payé leur étude sans avoir eu besoin de spéculer sur unedot, de sorte qu’ayant eu le bonheur de rester garçon, il avaitconservé le privilège de la galanterie avec ses clientes. Uninstant séduit comme tout le monde par le charme invincible quienveloppait Fernande, il avait essayé de lui plaire et avait conçul’espoir de réussir ; mais bientôt, s’apercevant del’inutilité de ses tentatives, il avait pris gaîment son parti decette défaite, et, transformant ses espérances amoureuses enaffection sincère, il était devenu, non-seulement le confident desintérêts matériels, mais encore l’ami de Fernande.

Elle le trouva donc debout, quoiqu’il fût septheures du matin à peine, car inquiet de ce message, et surtout del’heure insolite à laquelle il lui était parvenu, il avait sauté enbas de son lit, et s’était hâté de se mettre en état de recevoirFernande.

– Que signifie cette visite matinale, machère cliente ? lui dit-il. Hâtez-vous de me rassurer, carvous me voyez on ne peut plus inquiet, surtout si vous êtes déjàlevée ; si vous n’êtes pas encore couchée, c’est autrechose.

– Eh bien, soyez tranquille, mon chertabellion, dit Fernande en souriant d’un air triste, je ne suis pasencore couchée.

– Alors, je suis moins inquiet ;maintenant, asseyez-vous, et contez-moi l’affaire à laquelle jedois le bonheur d’un si charmant réveil.

Et il approcha d’une cheminée élégammenthabillée de velours un grand fauteuil à dossier rembourré, poussasous les pieds de Fernande un coussin de tapisserie, et s’assit enface de la jeune femme.

– Écoutez-moi, dit Fernande ; vousêtes plus que mon conseil, vous êtes mon ami ; c’est à vousseul que je puis confier mes projets, car je vous sais discretcomme un confesseur. D’ailleurs, je vous préviens que vous seulsaurez ce que je vais vous dire. Si je suis trahie, la trahisonviendra donc de vous.

– Oh ! mon Dieu ! maissavez-vous que voilà un début qui me rend à ma terreurpremière ? Vous êtes ce matin d’une solennité effrayante.

– C’est que je viens de prendre unegrande résolution, mon cher ami, une résolution irrévocable ;je commence par vous prévenir de cela afin que vous n’essayiez pasmême de la combattre.

– Et laquelle, bon Dieu !entrez-vous aux Carmélites ?

– J’en ai d’abord eu l’idée, dit Fernandeen souriant ; mais vous savez que je suis l’ennemie de touteexagération. Non, je me contente de quitter Paris pour ne plus yrevenir… Pas un mot, cher ami, rien ne saurait être changé à madétermination. Vous connaîtrez seul le lieu de ma retraite ;je vais habiter le domaine que vous avez acheté pour moi, et danslequel vous savez que je voulais me retirer quand je seraisvieille. J’avance de quelques années une solitude prévue, voilàtout ; je pars sans regret. Maintenant, voyons ce que jepossède ; parlez-moi de mes affaires de fortune. Vous voilàbien surpris, n’est-ce pas ? C’est la première fois que jevous tiens ce langage ; j’ajouterai que, si je suis riche,c’est à vous que je dois cette position, qui me permet de vivreindépendante : ma reconnaissance vous est donc complètementacquise.

Il y avait tant de calme dans le maintien deFernande, son langage était si précis et si nettement accentué, quele notaire baissa la tête en signe d’adhésion forcée. Il prévit quedevant une pareille résolution il n’y avait pas une observation àfaire, et, sans dire un mot, il alla chercher le carton où setrouvaient les dossiers relatifs à la fortune de sa cliente ;puis, donnant à sa figure une expression grave dans laquelle on eûtvainement cherché le moindre reste de galanterie, il prit la paroleen notaire, en dépositaire de titres, en confident de transactionsfinancières, sans embarrasser l’explication nécessaire d’une seuleobservation inutile.

– Ainsi, dit-il, vous voulez savoirpositivement ce que vous possédez en biens meubles etimmeubles ?

– En tout, cher ami.

– Primo : le domaine acquisen votre nom depuis déjà deux ans, augmenté des terres récemmentachetées.

– Quel est le rapport du tout ?

– Vingt mille francs par an ; tousles baux ont été renouvelés au mois de novembre dernier.

– Après ?

– Secundo : reconnaissanced’une somme de cent cinquante mille francs, prêtée sur premièrehypothèque au taux légal de 5 du 100.

– Ce qui fait par an ?

– Sept mille cinq cents francs.

– Mais savez-vous, mon cher ami, que jesuis véritablement riche ? dit Fernande.

– Attendez donc.

– Comment, ce n’est pas tout ?

– Tertio : en rentes surl’État, 3 pour 100 et 5 pour 100, huit coupons s’élevant ensemble àdix mille francs de rente, qui, ajoutés aux vingt mille francs dudomaine et aux sept mille cinq cents francs susdits, forment uncapital de trente-sept mille cinq cents francs de rente libre detoutes charges et impôts. Voici, chère amie, l’état exact de votrefortune : êtes vous contente ?

– Je suis émerveillée ; elle dépassede beaucoup ce que je croyais avoir. Maintenant, cher ami, écoutezbien mes dernières instructions. Voici une note des choses que jedésire recevoir ; vous voyez qu’à part une chambre toutentière, que je veux recevoir là-bas, lits, tableaux, tentures etmeubles, telle qu’elle est enfin, je ne vous demande que mon piano,ma musique, mes livres, ma boîte à couleurs, mon chevalet, messtatuettes et mes esquisses.

– Mais tout le reste, qu’enferons-nous ?

– Attendez ; voici la clef de mapetite table de bois de rose, qui faisait toujours votreadmiration, et qui de ce moment est à vous ; vous trouverezdans le second tiroir mes bijoux et mes diamants, vous les vendrezau plus honnête joaillier que vous connaissez. Je vous dis celaparce que ce n’est plus moi qu’il volerait, mais les pauvres de maparoisse, à qui le produit de cette vente est destiné.

Le notaire s’inclina.

– Et les autres meubles ?dit-il.

– Vous les vendrez aussi, mais non envente publique ; en bloc, à Montbro ou à Cansberg, chezlesquels je les ai achetés presque tous. Sur ce produit, vousprélèverez pour tous mes domestiques une année entière de gages,que vous leur donnerez en mon nom.

– Très-bien, et le reste ?

– Le reste, vous le placerez. Quant à magarde-robe, sans exception aucune, elle appartient à mes femmes dechambre. Je suis désormais morte au monde. La femme que vous avezconnue, continua Fernande en voyant le mouvement de surprise dunotaire, a cessé de vivre, mais il en existe une autre qui succèdeà celle-là, qui répudie toutes ses mauvaises pensées, qui hérite detous ses bons sentiments, et celle-là, croyez-le bien, ne perdrajamais le souvenir de votre bienveillance. Maintenant, n’est-il pasnécessaire que pour tout cela je vous remette une espèce deprocuration, un pouvoir, un papier quelconque ?

– Certainement, dit le notaire ;mais, continua-t-il, ne pouvant repousser entièrement le sentimentdu doute, vous changerez peut-être d’avis, et il serait prudentd’attendre.

– Vous voulez que je me soumette à untemps d’épreuve, soit, je ne demande pas mieux. Donnez-moi cetteprocuration en blanc ; nous sommes aujourd’hui le 8 mai,d’aujourd’hui en six semaines, vous la recevrez. Êtes-vouscontent ? Maintenant, procurez-moi pour cinq ou six millefrancs d’or, envoyez chercher des chevaux de poste avec cepasse-port qui n’est pas encore expiré ; qu’ils prennent enpassant ma calèche de voyage chez mon carrossier, et viennentm’attendre à votre porte.

Le notaire s’apprêtait à faire des objectionssur ce prompt départ, Fernande poursuivit :

– À Paris, on a tout ce qu’on veut etquand on le veut : donnez donc des ordres, je vous prie ;vous avez assez d’amitié pour moi, je le sais, pour me pardonnerd’en agir ainsi avec vous.

Le notaire ne fit plus aucune objection ;son valet de chambre, homme discret et intelligent, fut chargé detoutes ces commissions ; puis il revint s’asseoir auprès de sabelle cliente, et la regardant avec une expression de doucepitié :

– Que s’est-il donc passé, pauvreamie ? lui demanda-t-il.

– Ce qui s’est passé ? repritFernande, ce qui devait se passer un jour ou l’autre avec lecaractère que vous me connaissez. Une émotion violente a faitnaître dans mon âme une résolution forte. Vous savez bien, mon ami,que j’ai toujours aimé à vivre dans l’indépendance d’une vierégulière. Eh bien, le moment est venu. Hier, j’étais encoreplongée dans les ténèbres ; tout à coup un éclair a lui,illuminant un temps plus heureux ; je me suis rappelé quij’étais et ce que je devais être, ma résolution a été prise etaccomplie sans secousse, et quelque étrange, quelque inattenduequ’elle soit comme elle est irrévocable, je suis calme, vous levoyez, presque heureuse même. Eh bien, si, ce que je ne crois pas,l’ennui se fait sentir, je reviendrai demander à cette grande villedes distractions permises, je me ferai homme, homme mûr etraisonnable, puisque je ne dois goûter ni le bonheur du mariage niles joies de la maternité ; c’est le seul parti qui me reste àprendre : pas un mot à cet égard, mon ami ; il sepourrait qu’un homme fût assez fou pour vouloir m’épouser ;moi je serai toujours assez prudente pour ne jamais accepter aucuneproposition de ce genre ; je ne dois pas oublier qu’onpourrait un jour faire rougir le front de mes enfants au souvenirde ce que fut leur mère.

Et de sa main blanche, aux doigts déliés, ellealla chercher la main un peu tremblante du notaire.

– Eh bien, mais, dit-elle, encouragez-moidonc dans mes bonnes résolutions ; ne m’avez-vous pas entenduplus d’une fois établir cette théorie ?

– Oui, reprit-il, mais je n’avais jamaiscru vous la voir mettre à exécution.

– Vous étiez hier à l’Opéra ? ditFernande changeant brusquement non-seulement de sujet deconversation, mais encore de voix et de maintien ; qu’ydisait-on ?

– On y remarquait votre absence.

– En vérité ! alors que dira-t-ondemain ? que je suis partie pour Londres ou pourSaint-Pétersbourg ? Laissez dire, mon ami, et n’oubliez pasque mon secret est confié à votre probité ; laissez dire, et,si un jour vous vous ennuyez de l’absence de votre ancienne amie,et que les testaments et les contrats de mariage vous laissent unesemaine, venez me voir dans mon ermitage.

– Fernande ! Fernande ! jecrains bien que vous n’éprouviez de tristes déceptions.

– Que voulez-vous ! en tout cas, iln’y aura pas à s’en dédire, car j’aurai quitté Paris par-devantnotaire. Ah ! vous souriez enfin, mon cher tabellion ;vous êtes tellement mondain que je ne trouverai, je le vois, grâcede ma raison à vos yeux qu’en vous disant des folies. Qu’à cela netienne ; j’ai l’esprit assez libre pour vous tenir tête. Il ya plus : comme vous êtes garçon, et que je n’éveillerai, parconséquent, la jalousie de personne, donnez-moi à déjeuner, là, aucoin du feu, des côtelettes et du vin de Champagne frappé.

– Non, non, pauvre folle ! s’écriale notaire les yeux pleins de larmes à la vue de cette gaietéfactice ; non : vous vous agitez vainement, je devine ceque vous ne voulez pas dire. Il y a quelque passion bien profondeet bien malheureuse sous votre sourire ; quelque infidélitéd’un homme que vous aimez, quelque rupture, n’est-il pasvrai ? Avouez-moi cela ; voyons, je vous en supplie. Voussavez combien je vous suis dévoué ; mes conseils viendront ducœur. Ce ton dégagé, ce langage frivole vous sont d’ordinaire siétrangers, qu’ils vous trahissent en ce moment. Vous voulezdéguiser quelque chagrin qui vous ronge le cœur, vous essayez devous punir des perfidies d’un amant. Parlez, parlez, je vous enprie au nom de notre ancienne amitié. Je puis tout réparerpeut-être : la vérité, Fernande, la vérité !

– La vérité, répondit Fernande avec cettecandeur grave et gracieuse qui n’appartenait qu’à elle : danstoutes les circonstances importantes de ma vie, je vous l’ai ditesans déguisement comme sans effort. Aujourd’hui, je vous la diraistout entière encore si mon secret était à moi seule, quoique cetteconfidence dût être inutile au point de vue où vous l’envisagez,car que pourrait toute votre expérience sur cette matièreimpalpable qu’on appelle le passé ? Croyez-moi, mon ami, jesuis sincère, d’ailleurs, je n’aurais aucun intérêt à ne l’être pasavec vous ; je pars libre, je pars sans y être forcée ;je pars repoussée hors de Paris par le dégoût du passé, entraînéepar l’espérance de l’avenir. La bonne intention mène aux bonnesœuvres. Maintenant, me croyez-vous ?

– Il le faut bien, puisque vous ne voulezpas me dire autre chose.

– Eh bien, me refuserez-vous encore àdéjeuner ?

Le notaire sonna et donna ses ordres. Dixminutes après une petite table était apportée, toute servie.

Fernande fut charmante pendant ce dernierrepas. On eût dit que, par une innocente coquetterie, elle voulaitlaisser des impressions encore nouvelles à celui qui la connaissaitsi bien.

À neuf heures, on entendit la voiture entrerdans la cour : un instant après, le valet de chambre parutavec l’or demandé. Tout était prêt, Fernande se leva ensouriant.

Le notaire ne pouvait croire encore que toutcela ne fût pas une espèce de songe qui allait s’évanouir.

– Et seule, seule pour un si longvoyage ! dit-il en voyant Fernande prendre sa mante et sonchapeau.

– C’est un nouveau monde que je cherche,dit Fernande ; si je le découvre, rien ne doit m’y rappeler levieux monde que je quitte. Je ne veux humilier personne par monrepentir.

Puis, avec une grâce charmante :

– Allons, dit-elle, comme c’est ladernière fois que nous nous voyons peut être, cela vaut bien lapeine que vous me reconduisiez jusqu’en bas.

Le notaire conduisit Fernande jusqu’à lavoiture.

– Vraiment, lui dit-il, si les voisinsn’étaient pas aux fenêtres pour nous regarder, je me mettrais àgenoux pour baiser le bas de votre robe, tant vous êtes une femmecharmante, et tant je suis sûr qu’il y a quelque grand dévouementcaché sous votre simplicité.

– Eh bien, dit Fernande, au lieu debaiser le bas de ma robe, embrassez moi. Voyons, c’est un pis-allerque vous accepterez peut-être.

Et elle tendit son front à ce digne ami, qui yposa ses lèvres tremblantes. Cet événement, en apparence simple,était une des grandes émotions qu’il eût éprouvées dans sa vie.

– Par où sortons-nous de Paris ?demanda le postillon.

– Par la barrière de Fontainebleau,répondit Fernande.

Et, comme la voiture commençait à s’ébranler,elle passa une dernière fois par la portière sa main, sur laquellecet homme, qui n’avait jamais été qu’un ami, déposa un dernierbaiser.

Puis les chevaux partirent de cette courserapide qu’ils conservent tant qu’ils sont dans l’intérieur de laville, et qu’ils semblent quitter d’eux-mêmes dès qu’ils atteignentles faubourgs.

En même temps que Fernande sortait de Parispar la barrière de Fontainebleau, M. de Montgiroux yrentrait par la barrière du Maine. Il n’avait pas pu attendrel’heure dite et venait demander compte à sa belle maîtresse de sadisparition de la maison de Fontenay-aux-Roses, disparition qui, dureste, n’avait étonné que lui.

Le pair de France, en arrivant chez Fernande,y trouva les domestiques dans tout le loisir des conjectures.Seulement, il y avait un point positif, c’est que la femme dechambre avait été chargée par sa maîtresse de dire au comte qu’elleavait quitté Paris pour n’y jamais revenir. Il fallut, au reste,qu’elle répétât cette désespérante nouvelle huit ou dix fois ;M. de Montgiroux n’y voulait pas croire.

Dans son désespoir, il courut chez madamed’Aulnay, et lui raconta tout, c’est-à-dire le peu qu’il savait,lui demandant si elle en savait davantage. Madame d’Aulnay étaitencore plus ignorante que le comte ; mais en sa qualité defemme auteur, elle cria tout d’abord à l’immoralité, promit des’enquérir, dénatura les faits qu’elle put recueillir relativementà cette étrange disparition, en inventa d’autres pour lui donneravec ses propres idées un lien logique, et le lendemain, tous lesoisifs du Paris élégant ne s’occupaient, au boulevard Tortoni, aufoyer de l’Opéra et au Jockey-Club, que de la disparition de labelle Fernande. On vécut huit jours sur cet événement.

Au milieu de l’étonnement général, Léon deVaux et Fabien de Rieulle ne furent pas les moins surpris. Il étaitévident pour eux que cette absence de Fernande se reliait auxévénements dans lesquels ils avaient joué un rôle pendant cettejournée du 7 mai, journée durant laquelle il s’était passé tant dechoses. Mais, comme la première fois qu’ils retournèrent àFontenay, il leur fut répondu que M. Maurice était encoresouffrant, que madame de Barthèle n’était pas visible, et que labaronne était à Paris, ils furent, comme les autres, forcés de s’entenir à de simples conjectures.

Madame de Neuilly, perdant l’espoir d’humilierson amie en lui faisant sentir la supériorité que donne uneconduite sans reproche, se promettait de se venger sur madame deBarthèle et sur la baronne. Malheureusement, la baronne, avec sonfils, faible encore, et avec Clotilde, radieuse de bonheur, reparutbientôt dans le monde pour y annoncer son mariage prochain avec lecomte de Montgiroux, mariage qui eut lieu le 7 juin 1835,c’est-à-dire un mois, jour pour jour, après la visite de Fernande àFontenay-aux-Roses.

Trois mois après, comme le lui avait promisFernande, Maurice reçut la lettre suivante, qui ne pouvait au restelui offrir aucun renseignement sur le pays qu’elle habitait,l’enveloppe ne portant pas de timbre :

« 10 août 1835.

» Trois mois sont écoulés depuis que jevous ai quitté, Maurice, et la Providence m’a tenu parole. Le comtede Montgiroux a épousé votre mère ; on vous a vu plein dejeunesse et de santé aux dernières courses du Champ de Mars, et, sivous ne vous avouez pas encore que vous êtes heureux, déjà Clotildedit tout haut qu’elle est heureuse.

» Dieu soit béni !

» Vous le voyez, Maurice, je ne vis passi éloignée de vous et isolée du monde, que je vous aie entièrementperdu de vue ; il est vrai qu’au milieu du bruit que continuede faire en roulant dans l’espace cet immense univers, je ne tendsl’oreille que du côté où je sais que vous êtes.

» Oh ! Maurice, que tous lesévénements de cette journée ont été conduits par une mainpaternelle et miséricordieuse ! et que dans mes prières dumatin et du soir je remercie Dieu de nous avoir inspiré le couragede faire ce que nous avons fait !

» Maintenant à moi de tenir ma promesseen vous parlant de moi.

» J’habite un vieux château bâti sousLouis XIII, je crois, avec des murs rouges et gris, des toitsélancés, couverts d’ardoises et armés de girouettes qui grincent auvent. On arrive à la porte principale par une grande allée d’ormes,aux formes tortueuses et fantastiques, qui le soir, quand parhasard je m’attarde dans quelque village et que je reviens seule,me font presque peur.

» Cela vous étonne, Maurice, que jerevienne tard et seule ? Je vis au milieu de bonnes gens, etje me suis faite campagnarde comme eux.

» Maintenant, suivez-moi.

» En rentrant au château, – il faut bienque je donne à ma demeure le nom sous lequel elle est connue, – enquittant l’allée d’ormes, je franchis une grande porte ornée d’unécusson ; si j’étais savante en blason, je vous dirais si lechamp est d’azur, de gueules, de sinople ou de sable, si le lionqui l’orne est issant, passant ou rampant ; mais comme je suistrès-ignorante en pareille matière, je me contenterai de vous direque l’écusson est rayé en travers, et que le lion est debout ettient une épée.

» Vous voyez donc ma porte, n’est-ce pas,s’ouvrant au bout de son allée d’ormes et surmontée de son écussonau lion armé.

» Cette porte donne dans une vaste courpavée autrefois dans toute son étendue, mais au milieu de laquellej’ai fait planter un massif d’arbres dont tous les pieds sontgarnis de fleurs. La voiture peut tourner, par des chemins sabléset en longeant des haies de lilas, autour de ce massif, pours’arrêter devant un perron composé de quatre marches, et sur larampe duquel se dressent deux lions pareils à celui de l’écusson etarmés comme lui d’une épée.

» Vous connaissez ces vestibules de vieuxchâteaux, n’est-ce pas ? tout en bois de chêne noirci par letemps, et de ce ton chaud et hardi auquel la peinture ne sauraitatteindre.

» Le vestibule conduit dans une salle àmanger immense, dallée de carreaux noirs et blancs alternant entreeux comme les cases d’un damier. Tous les dessus de portesreprésentent des chasses aux sangliers, aux cerfs, aux daims et auxrenards. Les murs sont tendus de tapisseries à personnagesreprésentant toute l’histoire de Moïse. Il y a un Moïse faisantjaillir l’eau du rocher qui est vraiment d’un beau caractère.

» Il est inutile de vous dire que je nemange jamais dans cette grande salle, où l’on ne peutraisonnablement dîner qu’à douze ou quinze.

» Près de la salle à manger est un grandsalon, rococo, Louis XV, Pompadour, comme vous voudrez, avec desfauteuils, des canapés et des rideaux de satin rouge, brochésblanc. Ce sont des fleurs, des oiseaux et des arabesques à n’enplus finir. C’est le grand salon de réception, et, comme je nereçois pas, je n’en parle que pour mémoire.

» Montez vingt marches larges et douces,en vous appuyant sur une massive rampe de fer, et vous voustrouverez au premier ; c’est là que j’habite.

» En face de l’escalier, une grande portede chêne, une première antichambre lambrissée, donnant sur uneseconde antichambre dont j’ai fait ma salle à manger.

» Une petite table ronde, un poêle cachédans une espèce de cheminée gothique dont j’ai fait le dessin etque j’ai à peu près moulée moi-même, un papier vert velouté àgrandes fleurs, tous ses charmants moines moulés sur ceux destombeaux des ducs de Berri et posés sur des supports en harmonieavec eux, voilà tout l’ameublement de cette petite pièce.

» À gauche, un salon, mon piano, maharpe, ma musique ; la Somnambule et lesPuritains, Guillaume Tell, Moïse et leComte Ory ; tout Weber.

» À droite, mon atelier, dans la mêmeposition et dans le même jour où il était rue Saint-Nicolas, aveccette différence que, lorsque j’ouvre la fenêtre, au lieu de voirla maison en face, je découvre, à travers les massifs du parc, unadmirable paysage, et, si je n’avais pas peur de vous donner desrenseignements trop précis, je dirais la mer à l’horizon.

» La mer, c’est-à-dire l’infini,c’est-à-dire l’immensité, c’est-à-dire la seule chose qui donnecomplètement l’idée de Dieu.

» Dans cet atelier, Maurice, monchevalet, mes couleurs, mes esquisses, mes vieilles étoffes debrocart volées aux tableaux de Paul Véronèse, et messtatuettes.

» Puis, à l’angle de cet atelier, écoutezbien, Maurice, une petite porte cachée que l’on ouvre grâce au mêmesecret qui ouvrait l’autre, et qui donne entrée à la petite chambreblanche, à la petite cellule virginale que vous savez ; lemême lit dans l’alcôve, la même mousseline le long des murs, lamême lampe d’albâtre au plafond, les mêmes ornements sur lacheminée, et, en face de mon lit, Maurice, le tableau que j’aiachevé le second jour où je vous ai vu, et qui représente le Christpardonnant à la Madeleine.

» Ce tableau est toujours le même,seulement, j’ai retouché la tête de la femme à genoux.

» Voilà tout, Maurice. Ce premier étage,c’est mon monde, à moi, c’est mon univers, mon passé, monavenir ; mes trésors de joie et de douleur, tout est là.

» Maintenant que vous savez où je vis,regardez-moi vivre.

» À sept heures du matin, je me lève, jepasse un peignoir, je descends dans le parc ; les arbres, lesfleurs, les oiseaux, le gazon, le soleil, la brise, tout cela estoccupé à saluer le matin et à prier Dieu. J’ai une espèce de petitechapelle comme celle qu’on rencontre sur les chemins en Italie, jem’arrête devant elle, et c’est là que, presque toujours, je fais maprière avec tout ce qui prie.

» À neuf heures, je rentre, un déjeunerde fruits et de laitage m’attend dans la petite salle à manger dupremier.

» Puis, après le déjeuner, je passe ausalon et je cause une heure ou deux avec mon piano ; il me ditles meilleures choses des grands maîtres, et je l’écoute toujourscomme s’il me parlait pour la première fois.

» À midi, au moment où le jour est danstoute sa pureté, je passe à l’atelier ; là je cause avecmoi-même, là je reste jusqu’à quatre heures ; et, presquetoujours, tant je suis plongée profondément dans les rêveriesauxquelles je donne un corps, on est obligé de me prévenir que ledîner m’attend.

» Après le dîner, je sors emportant vingtfrancs avec moi.

« C’est mon aumône journalière, Maurice,car je suis riche, je la répands tantôt dans un village, tantôtdans un autre, et je recueille des prières, dont je renvoie unemoitié à vous et à votre famille.

» Puis, le soir venu, je rentre par cetteallée d’ormes dont, je vous l’ai déjà dit, les formes fantastiqueset tortueuses me font si grand‘peur.

» Le soir, je lis.

» Le dimanche, il se fait quelqueschangements dans ces habitudes.

» À onze heures, je quitte le château, etvais assister à la messe qu’on dit dans l’église du prochainvillage. C’est une grand‘messe accompagnée d’un orgue que je touchequelquefois dans les grandes solennités.

» Le curé avait proposé de venir dire lamesse à la chapelle du château, mais je n’ai pas voulu permettreque l’homme de Dieu se dérangeât pour une pauvre pécheresse commemoi.

» À quatre heures, le parc s’ouvre, etles paysans, précédés de deux musiciens, y viennent danser.

» Il va sans dire que c’est moi qui payela musique et qui offre les rafraîchissements.

» Et maintenant, Maurice, que je vous aidécrit le lieu que j’habite, et raconté la vie que j’y mène, vousconnaissez l’un et l’autre aussi bien que moi.

» Seulement, à tout ceci, ajoutez le vœuéternel de ma pensée, celui par lequel j’achève ma prière du matin,et ma prière du soir, celui enfin par lequel je termine cettelongue lettre :

» Maurice, soyez heureux.

» Votre Fernande. »

Chapitre 27

 

Trois ans s’étaient écoulés depuis que lesévénements que nous avons racontés étaient accomplis.

Chaque journée avait passé pour Fernandepareille à l’autre, et, au grand étonnement de son notaire encorrespondance suivie avec elle, elle n’avait point reparu à Paris,et semblait disposée à suivre, jusqu’à la fin des jours que Dieului avait marqués en ce monde, le plan de conduite qu’elle avaitexposé le jour de son départ. Depuis ces trois ans, aucun accidentn’était venu jeter l’ombre d’une variété quelconque sur l’existencequ’elle menait dans le vieux château, lorsqu’en revenant undimanche de la messe, elle trouva son intendant qui l’attendait surla porte d’un air visiblement préoccupé.

– Eh bien, mon bon Jacques, lui dit-elle,qu’y a-t-il donc, et d’où vous vient ce visage effaré ?

– Il y a, madame, répondit le vieuxpaysan, qu’il s’est passé quelque chose d’étrange pendant votreabsence.

– Que s’est-il donc passé, mon ami ?demanda Fernande en souriant.

– Je pourrais ne rien dire à madame, etles choses passeraient ainsi, répondit Jacques ; mais, si j’aimal fait, mieux vaut que je sois grondé tout de suite et que j’aiela conscience tranquille, au moins.

– Oh ! mon Dieu ! savez-vousque vous m’effrayez ? dit Fernande de sa voix douce, sedoutant bien qu’il s’agissait tout simplement de quelque infractionaux règles établies par elle pour la discipline de sa maison.

– Oh ! il n’y a rien d’effrayant làdedans, car c’était un jeune homme bien comme il faut, un ami deMM. Savenay, les voisins de madame.

– Eh bien, après ? Jacques.

– Eh bien, madame, ce jeune homme, quiétait en chasse depuis sept heures du matin, ayant perdu, à cequ’il paraît, ses compagnons et se trouvant à une lieue durendez-vous, après avoir regardé avec une grande attention l’alléed’ormes, le château, et surtout les armoiries qui sont au-dessus dela porte, ce jeune homme a demandé à qui appartenait la propriété.Comme madame n’a fait aucune défense de dire son nom, j’ai réponduqu’il appartenait à madame Ducoudray.

» À ce mot de madame Ducoudray, ce jeunehomme a paru fort ému.

» – Monsieur aurait-il connumadame ? lui ai-je demandé.

» – Oui, m’a-t-il répondu ;beaucoup, autrefois.

» – Alors je regrette que madamesoit à la messe, lui ai-je dit.

» – Elle est à la messe ?s’est-il écrié ; au village voisin, n’est-ce pas ?

» – Oui, monsieur.

» – Écoute, mon ami, a-t-ilajouté : alors tu peux me rendre un service dont je te seraireconnaissant toute ma vie.

» – Parlez, monsieur, et, si c’esten mon pouvoir, je le ferai avec grand plaisir.

» – En l’absence de madameDucoudray, je voudrais visiter le château.

» – Mais, ai-je dit alors, lechâteau n’est pas à vendre, monsieur.

» – Je le sais bien, a-t-ilrépondu ; mais tu ne peux savoir combien ce château renfermede souvenirs.

» – Monsieur l’aurait-il habité danssa jeunesse ?

» – Non, je n’y suis jamais venumême, et cependant je le connais comme si je l’avais quittéhier.

» – Monsieur me permettra de luidire que cela me semble bien singulier.

» – Écoute, mon ami, me dit-il en meprenant les mains : je te le dis, j’ai un grand désir de voirce château, et je puis te jurer d’avance qu’il ne résultera pourtoi aucun reproche de ma visite. Mais faisons un marché : neme laisse entrer dans chaque chambre que lorsque je t’aurai ditd’avance quels sont les meubles qu’elle renferme et quel est lepapier qui la décore.

» – Monsieur, répondis-je fortembarrassé, je n’ai pas d’autorisation de faire ce que vous medemandez.

» – Mais tu n’as pas non plusd’ordres contraires ?

» – Non, monsieur, répondis-je.

» – Eh bien, encore une fois, jet’en prie, fais ce que je te demande. Si tu n’étais au service demadame Ducoudray, je t’offrirai de l’argent ; mais, je saisque ceux qui la servent n’ont besoin de rien.

» – Alors, repris-je, je vois quemonsieur n’a pas menti en disant qu’il connaissait madame.

» – C’est un ange ! s’est-ilécrié.

» – Que voulez-vous, madame !reprit l’intendant ; je ne pouvais pas refuser ce qu’ildemandait à un homme qui parlait de vous dans ces termes-là.

– Aussi vous avez consenti ? demandaFernande d’une voix dont, malgré toute sa puissance sur elle-même,elle ne pouvait cacher l’altération.

– Oh ! mon Dieu ! madame,aurais-je mal fait ? demanda l’intendant.

– Non, rassurez-vous ; ce que vousavait dit ce jeune homme était vrai, et il connaissait ce châteauaussi bien que moi-même.

– Je m’en aperçus bien vite,madame ; car, ainsi qu’il s’y était engagé, il me fit ladescription de chaque chambre avant même que la porte fût ouverte.Mais il passa rapidement sur le rez-de-chaussée, traversantseulement le vestibule, la salle à manger et le salon, endisant :

» – Votre maîtresse ne se tientjamais ici, n’est-ce pas ? C’est le premier surtout qu’ellehabite ; c’est au premier qu’elle mange, qu’elle fait de lamusique et qu’elle peint.

» Je vous l’avoue, madame, je n’étais pasdu tout rassuré, et si le chasseur avait eu soixante ans au lieud’en avoir vingt-six ou vingt huit, je l’aurais pris pour unsorcier ; mais, comme on sait, les sorciers sont toujoursvieux.

– Continuez, mon ami, continuez, ditFernande.

– Alors, et de lui-même, il a ouvert laporte qui conduit à l’escalier ; je l’ai précédé pour avoir letemps de lui ouvrir.

» – Il doit y avoir vingt marches àmonter, a-t-il dit, pour arriver au premier ?

» – Ma foi, répondis-je, je ne lesai jamais comptées.

» – Effectivement, pour la premièrefois je les ai comptées, il n’y en avait pas une de plus, pas unede moins. Est-ce que ce n’est pas miraculeux, dites,madame ?

– Oui, répondit Fernande ; maiscontinuez.

– Sur le palier, de même qu’il avait faiten bas, il me fit la description de la salle à manger, du salon etde l’atelier. J’ouvris alors les portes, et il entra. Cette fois,c’était d’autant plus étonnant que ces trois chambres, c’est madamequi les a fait meubler.

– Oui, c’est fort étonnant, repritFernande ; mais continuez.

– Le piano de madame était ouvert, ils’assit devant et joua le même air que madame avait joué le matinmême. Puis il entra dans l’atelier, s’assit devant le chevalet,prit la palette, et, dans le paysage que madame a commencé, fit unepetite chapelle surmontée d’une croix, pareille à celle qui estdans le jardin. Enfin, comme j’ai cru qu’il allait sortir, il s’estlevé, a marché droit à l’angle de l’atelier, a poussé un ressort,et là, que madame me pardonne, car j’ignorais moi-même qu’il y eûtune chambre là, il a ouvert une porte, mais il n’est pasentré ; il s’est seulement agenouillé et a baisé le seuil. Ilest resté un instant à genoux, on eût dit qu’il priait. Puis ils’est relevé, a religieusement fermé la porte, et m’a prié del’accompagner jusqu’à l’église. Je n’avais aucun motif de luirefuser cette dernière demande ; j’ai marché devant lui. Noussommes justement arrivés au lever-Dieu[1]. Madameétait à genoux à sa place accoutumée. Il s’est arrêté à la porte del’église, appuyé contre une des colonnes, les regards fixés surmadame, qu’il avait reconnue.

» Puis, au bout d’un instant de muettecontemplation, il est sorti, a déchiré une page de sonportefeuille, a écrit dessus quelques mots, me l’a remise.

» – Tiens, mon ami, m’a-t-il ditalors, tu donneras ce papier à madame Ducoudray.

» Alors, me serrant la main une dernièrefois, il a tourné derrière l’église et a disparu.

– Et ce papier ? demandaFernande.

– Le voici, dit l’intendant.

Fernande le prit d’une main tremblante, ledéplia lentement ; puis après avoir levé les yeux au ciel,elle les ramena vers cette écriture, qu’on eût dit qu’ellecraignait de reconnaître. Le papier ne contenait que ces quelquesmots :

« Je suis heureux.

» Maurice de Barthèle. »

– Hélas ! dit Fernande avec unprofond soupir.

Et deux larmes qu’elle ne put retenirroulèrent le long de ses joues.

FIN

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