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Ferragus

Ferragus

d’ Honoré de Balzac

A Hector Berlioz.

Chapitre 1 Madame Jules

Il est dans Paris certaines rues déshonorées autant que peut l’être un homme coupable d’infamie ; puis il existe des rues nobles, puis des rues simplement honnêtes, puis de jeunes rues sur la moralité desquelles le public ne s’est pas encore formé d’opinion ; puis des rues assassines, des rues plus vieilles que de vieilles douairières ne sont vieilles, des rues estimables,des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles. Enfin, les rues de Paris ont des qualités humaines, et nous impriment par leur physionomie certaines idées contre lesquelles nous sommes sans défense. Il y a des rues de mauvaise compagnie où vous ne voudriez pas demeurer, et des rues où vous placeriez volontiers votre séjour. Quelques rues,ainsi que la rue Montmartre, ont une belle tête et finissent en queue de poisson. La rue de la Paix est une large rue, une grande rue ; mais elle ne réveille aucune des pensées gracieusement nobles qui surprennent une âme impressible au milieu de la rue Royale, et elle manque certainement de la majesté qui règne dans la place Vendôme. Si vous vous promenez dans les rues de l’île Saint-Louis, ne demandez raison de la tristesse nerveuse qui s’empare de vous qu’à la solitude, à l’air morne des maisons et des grands hôtels déserts. Cette île, le cadavre des fermiers-généraux,est comme la Venise de Paris. La place de la Bourse est babillarde,active, prostituée ; elle n’est belle que par un clair de lune, à deux heures du matin : le jour, c’est un abrégé de Paris ; pendant la nuit, c’est comme une rêverie de la Grèce.La rue Traversière-Saint-Honoré n’est-elle pas une rueinfâme ? Il y a là de méchantes petites maisons à deuxcroisées, où, d’étage en étage, se trouvent des vices, des crimes,de la misère. Les rues étroites exposées au nord, où le soleil nevient que trois ou quatre fois dans l’année, sont des ruesassassines qui tuent impunément ; la Justice d’aujourd’hui nes’en mêle pas ; mais autrefois le Parlement eût peut-êtremandé le lieutenant de police pour le vitupérer à ces causes, etaurait au moins rendu quelque arrêt contre la rue, comme jadis ilen porta contre les perruques du chapitre de Beauvais. Cependantmonsieur Benoiston de Châteauneuf a prouvé que la mortalité de cesrues était du double supérieure à celle des autres. Pour résumerces idées par un exemple, la rue Fromenteau n’est-elle pas tout àla fois meurtrière et de mauvaise vie ? Ces observations,incompréhensibles au delà de Paris, seront sans doute saisies parces hommes d’étude et de pensée, de poésie et de plaisir qui saventrécolter, en flânant dans Paris, la masse de jouissancesflottantes, à toute heure, entre ses murailles ; par ceux pourlesquels Paris est le plus délicieux des monstres : là, joliefemme ; plus loin, vieux et pauvre ; ici, tout neuf commela monnaie d’un nouveau règne ; dans ce coin, élégant commeune femme à la mode. Monstre complet d’ailleurs ! Sesgreniers, espèce de tête pleine de science et de génie ; sespremiers étages, estomacs heureux ; ses boutiques, véritablespieds ; de là partent tous les trotteurs, tous les affairés.Eh ! quelle vie toujours active a le monstre ? A peine ledernier frétillement des dernières voitures de bal cesse-t-il aucœur que déjà ses bras se remuent aux Barrières, et il se secouelentement. Toutes les portes bâillent, tournent sur leurs gonds,comme les membranes d’un grand homard, invisiblement manœuvrées partrente mille hommes ou femmes, dont chacune ou chacun vit dans sixpieds carrés, y possède une cuisine, un atelier, un lit, desenfants, un jardin, n’y voit pas clair, et doit tout voir.Insensiblement les articulations craquent, le mouvement secommunique, la rue parle. A midi, tout est vivant, les cheminéesfument, le monstre mange ; puis il rugit, puis ses mille patess’agitent. Beau spectacle ! Mais, ô Paris ! qui n’a pasadmiré tes sombres paysages, tes échappées de lumière, tesculs-de-sac profonds et silencieux ; qui n’a pas entendu tesmurmures, entre minuit et deux heures du matin, ne connaît encorerien de ta vraie poésie, ni de tes bizarres et larges contrastes.Il est un petit nombre d’amateurs, de gens qui ne marchent jamaisen écervelés, qui dégustent leur Paris, qui en possèdent si bien laphysionomie qu’ils y voient une verrue, un bouton, une rougeur.Pour les autres, Paris est toujours cette monstrueuse merveille,étonnant assemblage de mouvements, de machines et de pensées, laville aux cent mille romans, la tête du monde. Mais, pour ceux-là,Paris est triste ou gai, laid ou beau, vivant ou mort ; poureux, Paris est une créature ; chaque homme, chaque fraction demaison est un lobe du tissu cellulaire de cette grande courtisanede laquelle ils connaissent parfaitement la tête, le cœur et lesmœurs fantasques. Aussi ceux-là sont-ils les amants de Paris : ilslèvent le nez à tel coin de rue, sûrs d’y trouver le cadran d’unehorloge ; ils disent à un ami dont la tabatière est vide :Prends par tel passage, il y a un débit de tabac, à gauche, prèsd’un pâtissier qui a une jolie femme. Voyager dans Paris est, pources poètes, un luxe coûteux. Comment ne pas dépenser quelquesminutes devant les drames, les désastres, les figures, lespittoresques accidents qui vous assaillent au milieux de cettemouvante reine des cités, vêtue d’affiches et qui néanmoins n’a pasun coin de propre, tant elle est complaisante aux vices de lanation française ! A qui n’est-il pas arrivé de partir, lematin, de son logis pour aller aux extrémités de Paris, sans avoirpu en quitter le centre à l’heure du dîner ? Ceux-là saurontexcuser ce début vagabond qui, cependant, se résume par uneobservation éminemment utile et neuve, autant qu’une observationpeut être neuve à Paris où il n’y a rien de neuf, pas même lastatue posée d’hier sur laquelle un gamin a déjà mis son nom. Ouidonc, il est des rues, ou des fins de rue, il est certainesmaisons, inconnues pour la plupart aux personnes du grand monde,dans lesquelles une femme appartenant à ce monde ne saurait allersans faire penser d’elle les choses les plus cruellementblessantes. Si cette femme est riche, si elle a voiture, si elle setrouve à pied ou déguisée, en quelques-uns de ces défilés du paysparisien, elle y compromet sa réputation d’honnête femme. Mais si,par hasard, elle y est venue à neuf heures du soir, les conjecturesqu’un observateur peut se permettre deviennent épouvantables parleurs conséquences. Enfin, si cette femme est jeune et jolie, sielle entre dans quelque maison d’une de ces rues ; si lamaison a une allée longue et sombre, humide et puante ; si aufond de l’allée tremblote la lueur pâle d’une lampe, et que souscette lueur se dessine un horrible visage de vieille femme auxdoigts décharnés ; en vérité, disons-le, par intérêt pour lesjeunes et jolies femmes, cette femme est perdue. Elle est à lamerci du premier homme de sa connaissance qui la rencontre dans cesmarécages parisiens. Mais il y a telle rue de Paris où cetterencontre peut devenir le drame le plus effroyablement terrible, undrame plein de sang et d’amour, un drame de l’école moderne.Malheureusement, cette conviction, ce dramatique sera, comme ledrame moderne, compris par peu de personnes ; et c’est grandepitié que de raconter une histoire à un public qui n’en épouse pastout le mérite local. Mais qui peut se flatter d’être jamaiscompris ? Nous mourons tous inconnus. C’est le mot des femmeset celui des auteurs.

A huit heures et demie du soir, rue Pagevin, dans un temps où larue Pagevin n’avait pas un mur qui ne répétât un mot infâme, etdans la direction de la rue Soly, la plus étroite et la moinspraticable de toutes les rues de Paris, sans en excepter le coin leplus fréquenté de la rue la plus déserte ; au commencement dumois de février, il y a de cette aventure environ treize ans, unjeune homme, par l’un de ces hasards qui n’arrivent pas deux foisdans la vie, tournait, à pied, le coin de la rue Pagevin pourentrer dans la rue des Vieux-Augustins, du côté droit, où se trouveprécisément la rue Soly. Là, ce jeune homme, qui demeurait, lui,rue de Bourbon, trouva dans la femme, à quelques pas de laquelle ilmarchait fort insouciamment, de vagues ressemblances avec la plusjolie femme de Paris, une chaste et délicieuse personne de laquelleil était en secret passionnément amoureux, et amoureux sans espoir: elle était mariée. En un moment son cœur bondit, une chaleurintolérable sourdit de son diaphragme et passa dans toutes sesveines, il eut froid dans le dos, et sentit dans sa tête unfrémissement superficiel. Il aimait, il était jeune, il connaissaitParis ; et sa perspicacité ne lui permettait pas d’ignorertout ce qu’il y avait d’infamie possible pour une femme élégante,riche, jeune et jolie, à se promener là, d’un pied criminellementfurtif. Elle, dans cette crotte, à cette heure ! L’amour quece jeune homme avait pour cette femme pourra sembler bienromanesque, et d’autant plus même qu’il était officier dans lagarde royale. S’il eût été dans l’infanterie, la chose seraitencore vraisemblable ; mais officier supérieur de cavalerie,il appartenait à l’arme française qui veut le plus de rapidité dansses conquêtes, qui tire vanité de ses mœurs amoureuses autant quede son costume. Cependant la passion de cet officier était vraie,et à beaucoup de jeunes cœurs elle paraîtra grande. Il aimait cettefemme parce qu’elle était vertueuse, il en aimait la vertu, lagrâce décente, l’imposante sainteté, comme les plus chers trésorsde sa passion inconnue. Cette femme était vraiment digne d’inspirerun de ces amours platoniques qui se rencontrent comme des fleurs aumilieu de ruines sanglantes dans l’histoire du Moyen Age ;digne d’être secrètement le principe de toutes les actions d’unhomme jeune ; amour aussi haut, aussi pur que le ciel quand ilest bleu ; amour sans espoir et auquel on s’attache, parcequ’il ne trompe jamais ; amour prodigue de jouissanceseffrénées, surtout à un âge où le cœur est brûlant, l’imaginationmordante, et où les yeux d’un homme voient bien clair. Il serencontre dans Paris des effets de nuit singuliers, bizarres,inconcevables. Ceux-là seulement qui se sont amusés à les observersavent combien la femme y devient fantastique à la brune. Tantôt lacréature que vous y suivez, par hasard ou à dessein, vous paraîtsvelte ; tantôt le bas, s’il est bien blanc, vous fait croireà des jambes fines et élégantes ; puis la taille, quoiqueenveloppée d’un châle, d’une pelisse, se révèle jeune etvoluptueuse dans l’ombre ; enfin les clartés incertaines d’uneboutique ou d’un réverbère donnent à l’inconnue un éclat fugitif,presque toujours trompeur qui réveille, allume l’imagination et lalance au delà du vrai. Les sens s’émeuvent alors, tout se colore ets’anime ; la femme prend un aspect tout nouveau ; soncorps s’embellit ; par moments ce n’est plus une femme, c’estun démon, un feu follet qui vous entraîne par un ardent magnétismejusqu’à une maison décente où la pauvre bourgeoise, ayant peur devotre pas menaçant ou de vos bottes retentissantes, vous ferme laporte cochère an nez sans vous regarder. La lueur vacillante queprojetait le vitrage d’une boutique de cordonnier illumina soudain,précisément à la chute des reins, la taille de la femme qui setrouvait devant le jeune homme. Ah ! certes, elle seule étaitainsi cambrée ! Elle seule avait le secret de cette chastedémarche qui met innocemment en relief les beautés des formes lesplus attrayantes. C’était et son châle du matin et le chapeau develours du matin. A son bas de soie gris, pas une mouche, à sonsoulier pas une éclaboussure. Le châle était bien collé sur lebuste, il en dessinait vaguement les délicieux contours, et lejeune homme en avait vu les blanches épaules au bal ; ilsavait tout ce que ce châle couvrait de trésors. A la manière donts’entortille une Parisienne dans son châle, à la manière dont ellelève le pied dans la rue, un homme d’esprit devine le secret de sacourse mystérieuse. Il y a je ne sais quoi de frémissant, de légerdans la personne et dans la démarche : la femme semble peser moins,elle va, elle va, ou mieux elle file comme une étoile, et voleemportée par une pensée que trahissent les plis et les jeux de sarobe. Le jeune homme hâta le pas, devança la femme, se retournapour la voir… Pst ! elle avait disparu dans une allée dont laporte à claire-voie et à grelot claquait et sonnait. Le jeune hommerevint, et vit cette femme montant au fond de l’allée, non sansrecevoir l’obséquieux salut d’une vieille portière, un tortueuxescalier dont les premières marches étaient fortementéclairées ; et madame montait lestement, vivement, comme doitmonter une femme impatiente.

– Impatiente de quoi ? se dit le jeune homme qui se reculapour se coller en espalier sur le mur de l’autre côté de la rue. Etil regarda, le malheureux, tous les étages de la maison avecl’attention d’un agent de police cherchant son conspirateur.

C’était une de ces maisons comme il y en a des milliers à Paris,maison ignoble, vulgaire, étroite, jaunâtre de ton, à quatre étageset à trois fenêtres. La boutique et l’entresol appartenaient aucordonnier. Les persiennes du premier étage étaient fermées. Oùallait madame ? Le jeune homme crut entendre les tintementsd’une sonnette dans l’appartement du second. Effectivement, unelumière s’agita dans une pièce à deux croisées fortement éclairées,et illumina soudain la troisième dont l’obscurité annonçait unepremière chambre, sans doute le salon ou la salle à manger del’appartement. Aussitôt la silhouette d’un chapeau de femme sedessina vaguement, la porte se ferma, la première pièce redevintobscure, puis les deux dernières croisées reprirent leurs teintesrouges. Là, le jeune homme entendit : Gare, et reçut un coup àl’épaule.

– Vous ne faites donc attention à rien, dit une grosse voix.C’était la voix d’un ouvrier portant une longue planche sur sonépaule. Et l’ouvrier passa. Cet ouvrier était l’homme de laProvidence, disant à ce curieux : – De quoi te mêles-tu ?Songe à ton service, et laisse les Parisiens à leurs petitesaffaires.

Le jeune homme se croisa les bras ; puis, n’étant vu depersonne, il laissa rouler sur ses joues des larmes de rage sansles essuyer. Enfin, la vue des ombres qui se jouaient sur ces deuxfenêtres éclairées lui faisait mal, il regarda au hasard dans lapartie supérieure de la rue des Vieux-Augustins, et il vit unfiacre arrêté le long d’un mur, à un endroit où il n’y avait niporte de maison ni lueur de boutique.

Est-ce elle ? n’est-ce pas elle ? La vie ou la mortpour un amant. Et cet amant attendait. Il resta là pendant unsiècle de vingt minutes. Après, la femme descendit, et il reconnutalors celle qu’il aimait secrètement. Néanmoins il voulut douterencore. L’inconnue alla vers le fiacre et y monta.

– La maison sera toujours là, je pourrai toujours la fouiller,se dit le jeune homme qui suivit la voiture en courant afin dedissiper ses derniers doutes, et bientôt il n’en conserva plus.

Le fiacre s’arrêta rue de Richelieu, devant la boutique d’unmagasin de fleurs, près de la rue de Ménars. La dame descendit,entra dans la boutique, envoya l’argent dû au cocher, et sortitaprès avoir choisi des marabouts. Des marabouts pour ses cheveuxnoirs ! Brune, elle avait approché le plumage de sa tête pouren voir l’effet. L’officier croyait entendre la conversation decette femme avec les fleuristes.

– Madame, rien ne va mieux aux brunes, les brunes ont quelquechose de trop précis dans les contours, et les marabouts prêtent àleur toilette un flou qui leur manque. Madame la duchesse deLangeais dit que cela donne à une femme quelque chose de vague,d’ossianique et de très-comme il faut.

– Bien. Envoyez-les moi promptement.

Puis la dame tourna lestement vers la rue de Ménars, et rentrachez elle. Quand la porte de l’hôtel où elle demeurait fut fermée,le jeune amant, ayant perdu toutes ses espérances, et, doublemalheur, ses plus chères croyances, alla dans Paris comme un hommeivre, et se trouva bientôt chez lui sans savoir comment il y étaitvenu. Il se jeta dans un fauteuil, resta les pieds sur ses chenets,la tête entre les mains, séchant ses bottes mouillées, les brûlantmême. Ce fut un moment affreux, un de ces moments où, dans la viehumaine, le caractère se modifie, et où la conduite du meilleurhomme dépend du bonheur ou du malheur de sa première action.Providence ou Fatalité, choisissez.

Ce jeune homme appartenait à une bonne famille dont la noblessen’était pas d’ailleurs très-ancienne ; mais il y a si peud’anciennes familles aujourd’hui, que tous les jeunes gens sontanciens sans conteste. Son aïeul avait acheté une charge deConseiller au Parlement de Paris, où il était devenu Président. Sesfils, pourvus chacun d’une belle fortune, entrèrent au service, et,par leurs alliances, arrivèrent à la cour. La révolution avaitbalayé cette famille ; mais il en était resté une vieilledouairière entêtée qui n’avait pas voulu émigrer ; qui, miseen prison, menacée de mourir et sauvée au 9 thermidor, retrouva sesbiens. Elle fit revenir en temps utile, vers 1804, son petit-filsAuguste de Maulincour, l’unique rejeton des Charbonnon deMaulincour, qui fut élevé par la bonne douairière avec un triplesoin de mère, de femme noble et de douairière entêtée. Puis, quandvint la Restauration, le jeune homme, alors âgé de dix-huit ans,entra dans la Maison-Rouge, suivit les princes à Gand, fut faitofficier dans les Gardes du corps, en sortit pour servir dans laLigne, fut rappelé dans la Garde royale, où il se trouvait alors, àvingt-trois ans, chef d’escadron d’un régiment de cavalerie,position superbe, et due à sa grand’mère, qui, malgré son âge,savait très-bien son monde. Cette double biographie est le résuméde l’histoire générale et particulière, sauf les variantes, detoutes les familles qui ont émigré, qui avaient des dettes et desbiens, des douairières et de l’entregent. Madame la baronne deMaulincour avait pour ami le vieux vidame de Pamiers, ancienCommandeur de l’ordre de Malte. C’était une de ces amitiéséternelles fondées sur des liens sexagénaires, et que rien ne peutplus tuer, parce qu’au fond de ces liaisons il y a toujours dessecrets de cœur humain, admirables à deviner quand on en a letemps, mais insipides à expliquer en vingt lignes, et qui feraientle texte d’un ouvrage en quatre volumes, amusant comme peut l’êtrele Doyen de Killerine, une de ces œuvres dont parlent les jeunesgens, et qu’ils jugent sans les avoir lues. Auguste de Maulincourtenait donc au faubourg Saint-Germain par sa grand’mère et par levidame, et il lui suffisait de dater de deux siècles pour prendreles airs et les opinions de ceux qui prétendent remonter à Clovis.Ce jeune homme pâle, long et fluet, délicat en apparence, hommed’honneur et de vrai courage d’ailleurs, qui se battait en duelsans hésiter pour un oui, pour un non, ne s’était encore trouvé suraucun champ de bataille, et portait à sa boutonnière la croix de laLégion-d’Honneur. C’était, vous le voyez, une des fautes vivantesde la Restauration, peut-être la plus pardonnable. La jeunesse dece temps n’a été la jeunesse d’aucune époque : elle s’estrencontrée entre les souvenirs de l’Empire et les souvenirs del’Emigration, entre les vieilles traditions de la cour et lesétudes consciencieuses de la bourgeoisie, entre la religion et lesbals costumés, entre deux Fois politiques, entre Louis XVIII qui nevoyait que le présent, et Charles X qui voyait trop en avant ;puis, obligée de respecter la volonté du roi quoique la royauté setrompât. Cette jeunesse incertaine en tout, aveugle etclairvoyante, ne fut comptée pour rien par des vieillards jaloux degarder les rênes de l’Etat dans leurs mains débiles, tandis que lamonarchie pouvait être sauvée par leur retraite, et par l’accès decette jeune France de laquelle aujourd’hui les vieux doctrinaires,ces émigrés de la Restauration, se moquent encore. Auguste deMaulincour était une victime des idées qui pesaient alors sur cettejeunesse, et voici comment. Le vidame était encore, à soixante-septans, un homme très-spirituel, ayant beaucoup vu, beaucoup vécu,contant bien, homme d’honneur, galant homme, mais qui avait, àl’endroit des femmes, les opinions les plus détestables : il lesaimait et les méprisait. Leur honneur, leurs sentiments ?Tarare, bagatelles et momeries ! Près d’elles, il croyait enelles, le ci-devant monstre, il ne les contredisait jamais, et lesfaisait valoir. Mais, entre amis, quand il en était question, levidame posait en principe que tromper les femmes, mener plusieursintrigues de front, devait être toute l’occupation des jeunes gens,qui se fourvoyaient en voulant se mêler d’autre chose dans l’Etat.Il est fâcheux d’avoir à esquisser un portrait si suranné. N’a-t-ilpas figuré partout ? et littérairement, n’est-il pas presqueaussi usé que celui d’un grenadier de l’empire ? Mais levidame eut sur la destinée de monsieur de Maulincour une influencequ’il était nécessaire de consacrer ; il le moralisait à samanière, et voulait le convertir aux doctrines du grand siècle dela galanterie. La douairière, femme tendre et pieuse, assise entreson vidame et Dieu, modèle de grâce et de douceur, mais douée d’unepersistance de bon goût qui triomphe de tout à la longue, avaitvoulu conserver à son petit-fils les belles illusions de la vie, etl’avait élevé dans les meilleurs principes ; elle lui donnatoutes ses délicatesses, et en fit un homme timide, un vrai sot enapparence. La sensibilité de ce garçon, conservée pure, ne s’usapoint au dehors, et lui resta si pudique, si chatouilleuse, qu’ilétait vivement offensé par des actions et des maximes auxquelles lemonde n’attachait aucune importance. Honteux de sa susceptibilité,le jeune homme la cachait sous une assurance menteuse, et souffraiten silence ; mais il se moquait, avec les autres, de chosesque seul il admirait. Aussi fut-il trompé, parce que, suivant uncaprice assez commun de la destinée, il rencontra dans l’objet desa première passion, lui, homme de douce mélancolie etspiritualiste en amour, une femme qui avait pris en horreur lasensiblerie allemande. Le jeune homme douta de lui, devint rêveur,et se roula dans ses chagrins, en se plaignant de ne pas êtrecompris. Puis, comme nous désirons d’autant plus violemment leschoses qu’il nous est plus difficile de les avoir, il continuad’adorer les femmes avec cette ingénieuse tendresse et ces félinesdélicatesses dont le secret leur appartient et dont peut-êtreveulent-elles garder le monopole. En effet, quoique les femmes seplaignent d’être mal aimées par les hommes, elles ont néanmoins peude goût pour ceux dont l’âme est à demi féminine. Toute leursupériorité consiste à faire croire aux hommes qu’ils leur sontinférieurs en amour ; aussi quittent-elles assez volontiers unamant, quand il est assez inexpérimenté pour leur ravir lescraintes dont elles veulent se parer, ces délicieux tourments de lajalousie à faux, ces troubles de l’espoir trompé, ces vainesattentes, enfin tout le cortége de leurs bonnes misères defemme ; elles ont en horreur les Grandisson. Qu’y a-t-il deplus contraire à leur nature qu’un amour tranquille etparfait ? Elles veulent des émotions, et le bonheur sansorages n’est plus le bonheur pour elles. Les âmes féminines assezpuissantes pour mettre l’infini dans l’amour, constituentd’angéliques exceptions, et sont parmi les femmes ce que sont lesbeaux génies parmi les hommes. Les grandes passions sont rarescomme les chefs-d’œuvre. Hors cet amour, il n’y a que desarrangements, des irritations passagères, méprisables, comme toutce qui est petit.

Au milieu des secrets désastres de son cœur, pendant qu’ilcherchait une femme par laquelle il pût être compris, recherchequi, pour le dire en passant, est la grande folie de notre époque,Auguste rencontra dans le monde le plus éloigné du sien, dans laseconde sphère du monde d’argent où la haute banque tient lepremier rang, une créature parfaite, une de ces femmes qui ont jene sais quoi de saint et de sacré, qui inspirent tant de respect,que l’amour a besoin de tous les secours d’une longue familiaritépour se déclarer. Auguste se livra donc tout entier aux délices dela plus touchante et de la plus profonde des passions, à un amourpurement admiratif. Ce fut d’innombrables désirs réprimés, nuancesde passion si vagues et si profondes, si fugitives et sifrappantes, qu’on ne sait à quoi les comparer ; ellesressemblent à des parfums, à des nuages, à des rayons de soleil, àdes ombres, à tout ce qui, dans la nature, peut en un momentbriller et disparaître, se raviver et mourir, en laissant au cœurde longues émotions. Dans le moment où l’âme est encore assez jeunepour concevoir la mélancolie, les lointaines espérances, et saittrouver dans la femme plus qu’une femme, n’est-ce pas le plus grandbonheur qui puisse échoir à un homme que d’aimer assez pourressentir plus de joie à toucher un gant blanc, à effleurer descheveux, à écouter une phrase, à jeter un regard, que la possessionla plus fougueuse n’en donne à l’amour heureux ? Aussi, lesgens rebutés, les laides, les malheureux, les amants inconnus, lesfemmes ou les hommes timides, connaissent-ils seuls les trésors querenferme la voix de la personne aimée. En prenant leur source etleur principe dans l’âme même, les vibrations de l’air chargé defeu mettent si violemment les cœurs en rapport, y portent silucidement la pensée, et sont si peu menteuses, qu’une seuleinflexion est souvent tout un dénoûment. Combien d’enchantements neprodigue pas au cœur d’un poète le timbre harmonieux d’une voixdouce ? combien d’idées elle y réveille ! quellefraîcheur elle y répand ! L’amour est dans la voix avantd’être avoué par le regard. Auguste, poète à la manière des amants(il y a les poètes qui sentent et les poètes qui expriment, lespremiers sont les plus heureux), Auguste avait savouré toutes cesjoies premières, si larges, si fécondes. Elle possédait le plusflatteur organe que la femme la plus artificieuse ait jamaissouhaité pour pouvoir tromper à son aise ; elle avait cettevoix d’argent, qui douce à l’oreille, n’est éclatante que pour lecœur qu’elle trouble et remue, qu’elle caresse en le bouleversant.Et cette femme allait le soir rue Soly, près la rue Pagevin ;et sa furtive apparition dans une infâme maison venait de briser laplus magnifique des passions ! La logique du vidametriompha.

– Si elle trahit son mari, nous nous vengerons, dit Auguste.

Il y avait encore de l’amour dans le si… Le doute philosophiquede Descartes est une politesse par laquelle il faut toujourshonorer la vertu. Dix heures sonnèrent. En ce moment le baron deMaulincour se rappela que cette femme devait aller au bal dans unemaison où il avait accès. Sur-le-champ il s’habilla, partit,arriva, la chercha d’un air sournois dans les salons. Madame deNucingen, le voyant si affairé, lui dit : – Vous ne voyez pasmadame Jules, mais elle n’est pas encore venue.

– Bonjour, ma chère, dit une voix.

Auguste et madame de Nucingen se retournent. Madame Julesarrivait vêtue de blanc, simple et noble, coiffée précisément avecles marabouts que le jeune baron lui avait vu choisir dans lemagasin de fleurs. Cette voix d’amour perça le cœur d’Auguste. S’ilavait su conquérir le moindre droit qui lui permît d’être jaloux decette femme, il aurait pu la pétrifier en lui disant : – RueSoly ! Mais quand lui, étranger, eût mille fois répété ce motà l’oreille de madame Jules, elle lui aurait avec étonnementdemandé ce qu’il voulait dire : il la regarda d’un air stupide.

Pour les gens méchants et qui rient de tout, c’est peut-être ungrand amusement que de connaître le secret d’une femme, de savoirque sa chasteté ment, que sa figure calme cache une penséeprofonde, qu’il y a quelque épouvantable drame sous son front pur.Mais il y a certaines âmes qu’un tel spectacle contristeréellement, et beaucoup de ceux qui en rient, rentrés chez eux,seuls avec leur conscience, maudissent le monde et méprisent unetelle femme. Tel se trouvait Auguste de Maulincour en présence demadame Jules. Situation bizarre ! Il n’existait pas entre euxd’autres rapports que ceux qui s’établissent dans le monde entregens qui échangent quelques mots sept ou huit fois par hiver, et illui demandait compte d’un bonheur ignoré d’elle, il la jugeait sanslui faire connaître l’accusation.

Beaucoup de jeunes gens se sont trouvés ainsi, rentrant chezeux, désespérés d’avoir rompu pour toujours avec une femme adoréeen secret ; condamnée, méprisée en secret. C’est desmonologues inconnus, dits aux murs d’un réduit solitaire, desorages nés et calmés sans être sortis du fond des cœurs,d’admirables scènes du monde moral, auxquelles il faudrait unpeintre. Madame Jules alla s’asseoir, en quittant son mari qui fitle tour du salon. Quand elle fut assise, elle se trouva commegênée, et, tout en causant avec sa voisine, elle jetait furtivementun regard sur monsieur Jules Desmarets, son mari, l’Agent de changedu baron de Nucingen. Voici l’histoire de ce ménage.

Monsieur Desmarets était, cinq ans avant son mariage, placé chezun Agent de change, et n’avait alors pour toute fortune que lesmaigres appointements d’un commis. Mais c’était un de ces hommesauxquels le malheur apprend hâtivement les choses de la vie, et quisuivent la ligne droite avec la ténacité d’un insecte voulantarriver à son gîte ; un de ces jeunes gens têtus qui font lesmorts devant les obstacles et lassent toutes les patiences par unepatience de cloporte. Ainsi, jeune, il avait toutes les vertusrépublicaines des peuples pauvres : il était sobre, avare de sontemps, ennemi des plaisirs. Il attendait. La nature lui avaitd’ailleurs donné les immenses avantages d’un extérieur agréable.Son front calme et pur ; la coupe de sa figure placide, maisexpressive ; ses manières simples, tout en lui révélait uneexistence laborieuse et résignée, cette haute dignité personnellequi impose, et cette secrète noblesse de cœur qui résiste à toutesles situations. Sa modestie inspirait une sorte de respect à tousceux qui le connaissaient. Solitaire d’ailleurs au milieu de Paris,il ne voyait le monde que par échappées, pendant le peu de momentsqu’il passait dans le salon de son patron, les jours de fête. Il yavait chez ce jeune homme, comme chez la plupart des gens quivivent ainsi, des passions d’une étonnante profondeur ;passions trop vastes pour se compromettre jamais dans de petitsincidents. Son peu de fortune l’obligeait à une vie austère, et ildomptait ses fantaisies par de grands travaux. Après avoir pâli surles chiffres, il se délassait en essayant avec obstinationd’acquérir cet ensemble de connaissances, aujourd’hui nécessaires àtout homme qui veut se faire remarquer dans le monde, dans leCommerce, au Barreau, dans la Politique ou dans les Lettres. Leseul écueil que rencontrent ces belles âmes est leur probité même.Voient-ils une pauvre fille, ils s’en amourachent, l’épousent, etusent leur existence à se débattre entre la misère et l’amour. Laplus belle ambition s’éteint dans le livre de dépense du ménage.Jules Desmarets donna pleinement dans cet écueil. Un soir, il vitchez son patron une jeune personne de la plus rare beauté. Lesmalheureux privés d’affection, et qui consument les belles heuresde la jeunesse en de longs travaux, ont seul le secret des rapidesravages que fait une passion dans leurs cœurs désertés, méconnus.Ils sont si certains de bien aimer, toutes leurs forces seconcentrent si promptement sur la femme de laquelle ilss’éprennent, que, près d’elle, ils reçoivent de délicieusessensations en n’en donnant souvent aucune. C’est le plus flatteurde tous les égoïsmes pour la femme qui sait deviner cette apparenteimmobilité de la passion et ces atteintes si profondes qu’il leurfaut quelque temps pour reparaître à la surface humaine. Cespauvres gens, anachorètes au sein de Paris, ont toutes lesjouissances des anachorètes, et peuvent parfois succomber à leurstentations ; mais plus souvent trompés, trahis, mésentendus,il leur est rarement permis de recueillir les doux fruits de cetamour qui, pour eux, est toujours comme une fleur tombée du ciel.Un sourire de sa femme, une seule inflexion de voix suffirent àJules Desmarets pour concevoir une passion sans bornes.Heureusement, le feu concentré de cette passion secrète se révélanaïvement à celle qui l’inspirait. Ces deux êtres s’aimèrent alorsreligieusement. Pour tout exprimer en un mot, ils se prirent sanshonte tous deux par la main, au milieu du monde, comme deuxenfants, frère et sœur, qui veulent traverser une foule où chacunleur fait place en les admirant. La jeune personne était dans unede ces circonstances affreuses où l’égoïsme a placé certainsenfants. Elle n’avait pas d’Etat-Civil, et son nom de Clémence, sonâge furent constatés par un acte de notoriété publique. Quant à safortune, c’était peu de chose. Jules Desmarets fut l’homme le plusheureux en apprenant ces malheurs. Si Clémence eût appartenu àquelque famille opulente, il aurait désespéré de l’obtenir ;mais elle était une pauvre enfant de l’amour, le fruit de quelqueterrible passion adultérine : ils s’épousèrent. Là, commença pourJules Desmarets une série d’événements heureux. Chacun envia sonbonheur, et ses jaloux l’accusèrent dès lors de n’avoir que dubonheur, sans faire la part à ses vertus ni à son courage. Quelquesjours après le mariage de sa fille, la mère de Clémence, qui, dansle monde, passait pour en être la marraine, dit à Jules Desmaretsd’acheter une charge d’Agent de change, en promettant de luiprocurer tous les capitaux nécessaires. En ce moment, ces Chargesétaient encore à un prix modéré. Le soir, dans le salon même de sonAgent de change, un riche capitaliste proposa, sur larecommandation de cette dame, à Jules Desmarets, le plus avantageuxmarché qu’il fût possible de conclure, lui donna autant de fondsqu’il lui en fallait pour exploiter son privilége, et le lendemainl’heureux commis avait acheté la charge de son patron. En quatreans, Jules Desmarets était devenu l’un des plus riches particuliersde sa compagnie ; des clients considérables vinrent augmenterle nombre de ceux que lui avait légués son prédécesseur. Ilinspirait une confiance sans bornes, et il lui était impossible deméconnaître, dans la manière dont les affaires se présentaient àlui, quelque influence occulte due à sa belle-mère ou à uneprotection secrète qu’il attribuait à la Providence. Au bout de latroisième année, Clémence perdit sa marraine. En ce moment,monsieur Jules, que l’on nommait ainsi pour le distinguer de sonfrère aîné, qu’il avait établi notaire à Paris, possédait environdeux cent mille livres de rente. Il n’existait pas dans Paris unsecond exemple du bonheur dont jouissait ce ménage. Depuis cinq anscet amour exceptionnel n’avait été troublé que par une calomniedont monsieur Jules tira la plus éclatante vengeance. Un de sesanciens camarades attribuait à madame Jules la fortune de son mari,qu’il expliquait par une haute protection chèrement achetée. Lecalomniateur fut tué en duel. La passion profonde des deux épouxl’un pour l’autre, et qui résistait au mariage, obtenait dans lemonde le plus grand succès, quoiqu’elle contrariât plusieursfemmes. Le joli ménage était respecté, chacun le fêtait. L’onaimait sincèrement monsieur et madame Jules, peut-être parce qu’iln’y a rien de plus doux à voir que des gens heureux ; mais ilsne restaient jamais long-temps dans les salons, et s’en sauvaientimpatients de gagner leur nid à tire-d’ailes comme deux colombeségarées. Ce nid était d’ailleurs un grand et bel hôtel de la rue deMénars, où le sentiment des arts tempérait ce luxe que la gentfinancière continue à étaler traditionnellement, et où les deuxépoux recevaient magnifiquement, quoique les obligations du mondeleur convinssent peu. Néanmoins, Jules subissait le monde, sachantque, tôt ou tard, une famille en a besoin ; mais sa femme etlui s’y trouvaient toujours comme des plantes de serre au milieud’un orage. Par une délicatesse bien naturelle, Jules avait cachésoigneusement à sa femme et la calomnie et la mort du calomniateurqui avait failli troubler leur félicité. Madame Jules était portée,par sa nature artiste et délicate, à aimer le luxe. Malgré laterrible leçon du duel, quelques femmes imprudentes se disaient àl’oreille que madame Jules devait se trouver souvent gênée. Lesvingt mille francs que lui accordait son mari pour sa toilette etpour ses fantaisies ne pouvaient pas, suivant leurs calculs,suffire à ses dépenses. En effet, on la trouvait souvent bien plusélégante, chez elle, qu’elle ne l’était pour aller dans le monde.Elle aimait à ne se parer que pour son mari, voulant lui prouverainsi que, pour elle, il était plus que le monde. Amour vrai, amourpur, heureux surtout, autant que le peut être un amour publiquementclandestin. Aussi monsieur Jules, toujours amant, plus amoureuxchaque jour, heureux de tout près de sa femme, même de sescaprices, était-il inquiet de ne pas lui en voir, comme si c’eûtété le symptôme de quelque maladie. Auguste de Maulincour avait eule malheur de se heurter contre cette passion, et de s’éprendre decette femme à en perdre la tête. Cependant, quoiqu’il portât en soncœur un amour si sublime, il n’était pas ridicule. Il se laissaitaller à toutes les exigences des mœurs militaires ; mais ilavait constamment, même en buvant un verre de vin de Champagne, cetair rêveur, ce silencieux dédain de l’existence, cette figurenébuleuse qu’ont, à divers titres, les gens blasés, les gens peusatisfaits d’une vie creuse, et ceux qui se croient poitrinaires ouse gratifient d’une maladie au cœur. Aimer sans espoir, êtredégoûté de la vie, constituent aujourd’hui des positions sociales.Or, la tentative de violer le cœur d’une souveraine donneraitpeut-être plus d’espérances qu’un amour follement conçu pour unefemme heureuse. Aussi Maulincour avait-il des raisons suffisantespour rester grave et morne. Une reine a encore la vanité de sapuissance, elle a contre elle son élévation ; mais unebourgeoise religieuse est comme un hérisson, comme une huître dansleurs rudes enveloppes.

En ce moment, le jeune officier se trouvait près de sa maîtresseanonyme, qui ne savait certes pas être doublement infidèle. MadameJules était là, naïvement posée, comme la femme la moinsartificieuse du monde, douce, pleine d’une sérénité majestueuse.Quel abîme est donc la nature humaine ? Avant d’entamer laconversation, le baron regardait alternativement et cette femme etson mari. Que de réflexions ne fit-il pas ? Il recomposatoutes les Nuits d’Young en un moment. Cependant la musiqueretentissait dans les appartements, la lumière y était versée parmille bougies, c’était un bal de banquier, une de ces fêtesinsolentes par lesquelles ce monde d’or mat essayait de narguer lessalons d’or moulu où riait la bonne compagnie du faubourgSaint-Germain, sans prévoir qu’un jour la Banque envahirait leLuxembourg et s’assiérait sur le trône. Les conspirations dansaientalors, aussi insouciantes des futures faillites du pouvoir que desfutures faillites de la Banque. Les salons dorés de monsieur lebaron de Nucingen avaient cette animation particulière que le mondede Paris, joyeux en apparence du moins, donne aux fêtes de Paris.Là, les hommes de talent communiquent aux sots leur esprit, et lessots leur communiquent cet air heureux qui les caractérise. Par cetéchange, tout s’anime. Mais une fête de Paris ressemble toujours unpeu à un feu d’artifice : esprit, coquetterie, plaisir, tout ybrille et s’y éteint comme des fusées. Le lendemain, chacun aoublié son esprit, ses coquetteries et son plaisir.

– Eh quoi ! se dit Auguste en forme de conclusion, lesfemmes sont donc telles que le vidame les voit ? Certes,toutes celles qui dansent ici sont moins irréprochables que ne leparaît madame Jules, et madame Jules va rue Soly. La rue Soly étaitsa maladie, le mot seul lui crispait le cœur.

– Madame, vous ne dansez donc jamais ? luidemanda-t-il.

– Voici la troisième fois que vous me faites cette questiondepuis le commencement de l’hiver, dit-elle en souriant.

– Mais vous ne m’avez peut-être jamais répondu.

– Cela est vrai.

– Je savais bien que vous étiez fausse, comme le sont toutes lesfemmes..

Et madame Jules continua de rire.

– Ecoutez, monsieur, si je vous disais la véritable raison, ellevous paraîtrait ridicule. Je ne pense pas qu’il y ait fausseté à nepas dire des secrets dont le monde a l’habitude de se moquer.

– Tout secret veut, pour être dit, une amitié de laquelle je nesuis sans doute pas digne, madame. Mais vous ne sauriez avoir quede nobles secrets, et me croyez-vous donc capable de plaisanter surdes choses respectables ?

– Oui, dit-elle, vous, comme tous les autres, vous riez de nossentiments les plus purs ; vous les calomniez. D’ailleurs, jen’ai pas de secrets. J’ai le droit d’aimer mon mari à la face dumonde, je le dis, j’en suis orgueilleuse ; et si vous vousmoquez de moi en apprenant que je ne danse qu’avec lui, j’aurai laplus mauvaise opinion de votre cœur.

– Vous n’avez jamais dansé, depuis votre mariage, qu’avec votremari ?

– Oui, monsieur. Son bras est le seul sur lequel je me soisappuyée, et je n’ai jamais senti le contact d’aucun autrehomme.

– Votre médecin ne vous a pas même tâté le pouls ?… ..

– Eh ! bien, voilà que vous vous moquez.

– Non, madame, je vous admire parce que je vous comprends. Maisvous laissez entendre votre voix, mais vous vous laissez voir,mais… enfin, vous permettez à nos yeux d’admirer…

– Ah ! voilà mes chagrins, dit-elle en l’interrompant. Oui,j’aurais voulu qu’il fût possible à une femme mariée de vivre avecson mari comme une maîtresse vit avec son amant : car alors…

– Alors, pourquoi étiez-vous, il y a deux heures, à pied,déguisée, rue Soly ?

– Qu’est-ce que c’est que la rue Soly ? luidemanda-t-elle.

Et sa voix si pure ne laissa deviner aucune émotion, et aucuntrait ne vacilla dans son visage, et elle ne rougit pas, et elleresta calme.

– Quoi ! vous n’êtes pas montée au second étage d’unemaison située rue des Vieux-Augustins, au coin de la rueSoly ? Vous n’aviez pas un fiacre à dix pas, et vous n’êtespas revenue rue de Richelieu, chez la fleuriste, où vous avezchoisi les marabouts qui parent maintenant votre tête ?

– Je ne suis pas sortie de chez moi ce soir.

En mentant ainsi, elle était impassible et rieuse, elles’éventait ; mais qui eût eu le droit de passer la main sur saceinture, au milieu du dos, l’aurait peut-être trouvée humide. Ence moment, Auguste se souvint des leçons du vidame.

– C’était alors une personne qui vous ressemble étrangement,ajouta-t-il d’un air crédule.

– Monsieur, dit-elle, si vous êtes capable de suivre une femmeet de surprendre ses secrets, vous me permettrez de vous dire quecela est mal, très-mal, et je vous fais l’honneur de ne pas vouscroire.

Le baron s’en alla, se plaça devant la cheminée, et parutpensif. Il baissa la tête ; mais son regard était attachésournoisement sur madame Jules, qui, ne pensant pas au jeu desglaces, jeta sur lui deux ou trois coups d’oeil empreints deterreur. Madame Jules fit un signe à son mari, elle en prit le brasen se levant pour se promener dans les salons. Quand elle passaprès de monsieur de Maulincour, celui-ci, qui causait avec un deses amis, dit à haute voix, comme s’il répondait à uneinterrogation : – C’est une femme qui ne dormira certes pastranquillement cette nuit… Madame Jules s’arrêta, lui lança unregard imposant plein de mépris et continua sa marche, sans savoirqu’un regard de plus, s’il était surpris par son mari, pouvaitmettre en question et son bonheur et la vie de deux hommes.Auguste, en proie à la rage qu’il étouffa dans les profondeurs deson âme, sortit bientôt en jurant de pénétrer jusqu’au cœur decette intrigue. Avant de partir, il chercha madame Jules afin de larevoir encore ; mais elle avait disparu. Quel drame jeté danscette jeune tête éminemment romanesque comme toutes celles quin’ont point connu l’amour dans toute l’étendue qu’ils luidonnent ! Il adorait madame Jules sous une nouvelle forme, ill’aimait avec la rage de la jalousie, avec les délirantes angoissesde l’espoir. Infidèle à son mari, cette femme devenait vulgaire.Auguste pouvait se livrer à toutes les félicités de l’amourheureux, et son imagination lui ouvrit alors l’immense carrière desplaisirs de la possession. Enfin, s’il avait perdu l’ange, ilretrouvait le plus délicieux des démons. Il se coucha, faisantmille châteaux en Espagne, justifiant madame Jules par quelqueromanesque bienfait auquel il ne croyait pas. Puis il résolut de sevouer entièrement, dès le lendemain, à la recherche des causes, desintérêts, du nœud que cachait ce mystère. C’était un roman àlire ; ou mieux, un drame à jouer, et dans lequel il avait sonrôle.

Chapitre 2Ferragus

Une bien belle chose est le métier d’espion, quand on le faitpour son compte et au profit d’une passion. N’est-ce pas se donnerles plaisirs du voleur en restant honnête homme ? Mais il fautse résigner à bouillir de colère, à rugir d’impatience, à se glacerles pieds dans la boue, à transir et brûler, à dévorer de faussesespérances. Il faut aller, sur la foi d’une indication, vers un butignoré, manquer son coup, pester, s’improviser à soi-même desélégies, des dithyrambes, s’exclamer niaisement devant un passantinoffensif qui vous admire ; puis renverser des bonnes femmeset leurs paniers de pommes, courir, se reposer, rester devant unecroisée, faire mille suppositions… Mais c’est la chasse, la chassedans Paris, la chasse avec tous ses accidents, moins les chiens, lefusil et le tahiau ! Il n’est de comparable à ces scènes quecelles de la vie des joueurs. Puis besoin est d’un cœur grosd’amour ou de vengeance pour s’embusquer dans Paris, comme un tigrequi veut sauter sur sa proie, et pour jouir alors de tous lesaccidents de Paris et d’un quartier, en leur prêtant un intérêt deplus que celui dont ils abondent déjà. Alors, ne faut-il pas avoirune âme multiple ? n’est-ce pas vivre de mille passions, demille sentiments ensemble ?

Auguste de Maulincour se jeta dans cette ardente existence avecamour, parce qu’il en ressentit tous les malheurs et tous lesplaisirs. Il allait déguisé, dans Paris, veillait à tous les coinsde la rue Pagevin ou de la rue des Vieux-Augustins. Il couraitcomme un chasseur de la rue de Ménars à la rue Soly, de la rue Solyà la rue de Ménars, sans connaître ni la vengeance, ni le prix dontseraient ou punis ou récompensés tant de soins, de démarches et deruses ! Et, cependant, il n’en était pas encore arrivé à cetteimpatience qui tord les entrailles et fait suer ; il flânaitavec espoir, en pensant que madame Jules ne se hasarderait paspendant les premiers jours à retourner là où elle avait étésurprise. Aussi avait-il consacré ces premiers jours à s’initier àtous les secrets de la rue. Novice en ce métier, il n’osaitquestionner ni le portier, ni le cordonnier de la maison danslaquelle venait madame Jules ; mais il espérait pouvoir secréer un observatoire dans la maison située en face del’appartement mystérieux. Il étudiait le terrain, il voulaitconcilier la prudence et l’impatience, son amour et le secret.

Dans les premiers jours du mois de mars, au milieu des plansqu’il méditait pour frapper un grand coup, et en quittant sonéchiquier après une de ces factions assidues qui ne lui avaientencore rien appris, il s’en retournait vers quatre heures à sonhôtel où l’appelait une affaire relative à son service, lorsqu’ilfut pris, rue Coquillière, par une de ces belles pluies quigrossissent tout à coup les ruisseaux, et dont chaque goutte faitcloche en tombant sur les flaques d’eau de la voie publique. Unfantassin de Paris est alors obligé de s’arrêter tout court, de seréfugier dans une boutique ou dans un café, s’il est assez richepour y payer son hospitalité forcée ; ou, selon l’urgence,sous une porte cochère, asile des gens pauvres ou mal mis. Commentaucun de nos peintres n’a-t-il pas encore essayé de reproduire laphysionomie d’un essaim de Parisiens groupés, par un temps d’orage,sous le porche humide d’une maison ? Où rencontrer un plusriche tableau ? N’y a-t-il pas d’abord de piéton rêveur ouphilosophe qui observe avec plaisir, soit les raies faites par lapluie sur le fond grisâtre de l’atmosphère, espèce de ciseluressemblables aux jets capricieux des filets de verre ; soit lestourbillons d’eau blanche que le vent roule en poussière lumineusesur les toits ; soit les capricieux dégorgements des tuyauxpétillants, écumeux ; enfin mille autres riens admirables,étudiés avec délices par les flâneurs, malgré les coups de balaidont les régale le maître de la loge ? Puis il y a le piétoncauseur qui se plaint et converse avec la portière, quand elle sepose sur son balai comme un grenadier sur son fusil ; lepiéton indigent, fantastiquement collé sur le mur, sans nul soucide ses haillons habitués au contact des rues ; le piétonsavant qui étudie, épèle ou lit les affiches sans lesachever ; le piéton rieur qui se moque des gens auxquels ilarrive malheur dans la rue, qui rit des femmes crottées et fait desmines à ceux ou celles qui sont aux fenêtres ; le piétonsilencieux qui regarde à toutes les croisées, à tous lesétages ; le piéton industriel, armé d’une sacoche ou muni d’unpaquet, traduisant la pluie par profits et pertes ; le piétonaimable, qui arrive comme un obus, en disant : Ah ! queltemps, messieurs ! et qui salue tout le monde ; enfin, levrai bourgeois de Paris, homme à parapluie, expert en averse, quil’a prévue, sorti malgré l’avis de sa femme, et qui s’est assis surla chaise du portier. Selon son caractère, chaque membre de cettesociété fortuite contemple le ciel, s’en va sautillant pour ne passe crotter, ou parce qu’il est pressé, ou parce qu’il voit descitoyens marchant malgré vent et marée, ou parce que la cour de lamaison étant humide et catarrhalement mortelle, la lisière, dit unproverbe, est pire que le drap. Chacun a ses motifs. Il ne resteque le piéton prudent, l’homme qui, pour se remettre en route, épiequelques espaces bleus à travers les nuages crevassés.

Monsieur de Maulincour se réfugia donc, avec toute une famillede piétons, sous le porche d’une vieille maison dont la courressemblait à un grand tuyau de cheminée. Il y avait le long de cesmurs plâtreux, salpêtrés et verdâtres, tant de plombs et deconduits, et tant d’étages dans les quatre corps de logis, que vouseussiez dit les cascatelles de Saint-Cloud. L’eau ruisselait detoutes parts ; elle bouillonnait, elle sautillait,murmurait ; elle était noire, blanche, bleue, verte ;elle criait, elle foisonnait sous le balai de la portière, vieillefemme édentée, faite aux orages, qui semblait les bénir et quipoussait dans la rue mille débris dont l’inventaire curieuxrévélait la vie et les habitudes de chaque locataire de la maison.C’était des découpures d’indienne, des feuilles de thé, des pétalesde fleurs artificielles, décolorées, manquées ; des épluchuresde légumes, des papiers, des fragments de métal. A chaque coup debalai, la vieille femme mettait à nu l’âme du ruisseau, cette fentenoire, découpée en cases de damier, après laquelle s’acharnent lesportiers. Le pauvre amant examinait ce tableau, l’un des milliersque le mouvant Paris offre chaque jour ; mais il l’examinaitmachinalement, en homme absorbé par ses pensées, lorsqu’en levantles yeux il se trouva nez à nez avec un homme qui venaitd’entrer.

C’était, en apparence du moins, un mendiant, mais non pas lemendiant de Paris, création sans nom dans les langageshumains ; non, cet homme formait un type nouveau frappé endehors de toutes les idées réveillées par le mot de mendiant.L’inconnu ne se distinguait point par ce caractère originalementparisien qui nous saisit assez souvent dans les malheureux queCharlet a représentés parfois, avec un rare bonheur d’observation :c’est de grossières figures roulées dans la boue, à la voix rauque,au nez rougi et bulbeux, à bouches dépourvues de dents, quoiquemenaçantes ; humbles et terribles, chez lesquellesl’intelligence profonde qui brille dans les yeux semble être uncontre-sens. Quelques-uns de ces vagabonds effrontés ont le teintmarbré, gercé, veiné ; le front couvert de rugosités ;les cheveux rares et sales, comme ceux d’une perruque jetée au coind’une borne. Tous gais dans leur dégradation, et dégradés dansleurs joies, tous marqués du sceau de la débauche jettent leursilence comme un reproche ; leur attitude révèle d’effrayantespensées. Placés entre le crime et l’aumône, ils n’ont plus deremords, et tournent prudemment autour de l’échafaud sans y tomber,innocents au milieu du vice, et vicieux au milieu de leurinnocence. Ils font souvent sourire, mais font toujours penser.L’un vous représente la civilisation rabougrie, il comprend tout :l’honneur du bagne, la patrie, la vertu ; puis c’est la malicedu crime vulgaire, et les finesses d’un forfait élégant. L’autreest résigné, mime profond, mais stupide. Tous ont des velléitésd’ordre et de travail, mais ils sont repoussés dans leur fange parune société qui ne veut pas s’enquérir de ce qu’il peut y avoir depoëtes, de grands hommes, de gens intrépides et d’organisationsmagnifiques parmi les mendiants, ces bohémiens de Paris ;peuple souverainement bon et souverainement méchant, comme toutesles masses qui ont souffert ; habitué à supporter des mauxinouïs, et qu’une fatale puissance maintient toujours au niveau dela boue. Ils ont tous un rêve, une espérance, un bonheur : le jeu,la loterie ou le vin. Il n’y avait rien de cette vie étrange dansle personnage collé fort insouciamment sur le mur, devant monsieurde Maulincour, comme une fantaisie dessinée par un habile artistederrière quelque toile retournée de son atelier. Cet homme long etsec, dont le visage plombé trahissait une pensée profonde etglaciale, séchait la pitié dans le cœur des curieux, par uneattitude pleine d’ironie et par un regard noir qui annonçaient saprétention de traiter d’égal à égal avec eux. Sa figure était d’unblanc sale, et son crâne ridé, dégarni de cheveux, avait une vagueressemblance avec un quartier de granit. Quelques mèches plates etgrises, placées de chaque côté de sa tête, descendaient sur lecollet de son habit crasseux et boutonné jusqu’au cou. Ilressemblait tout à la foi à Voltaire et à don Quichotte ; ilétait railleur et mélancolique, plein de philosophie mais à demialiéné. Il paraissait ne pas avoir de chemise. Sa barbe étaitlongue. Sa méchante cravate noire tout usée, déchirée, laissaitvoir un cou protubérant, fortement sillonné, composé de veinesgrosses comme des cordes. Un large cercle brun, meurtri, sedessinait sous chacun de ses yeux. Il semblait avoir au moinssoixante ans. Ses mains étaient blanches et propres. Il portait desbottes éculées et percées. Son pantalon bleu, raccommodé enplusieurs endroits, était blanchi par une espèce de duvet qui lerendait ignoble à voir. Soit que ses vêtements mouillés exhalassentune odeur fétide, soit qu’il eût à l’état normal cette senteur demisère qu’ont les taudis parisiens, de même que les Bureaux, lesSacristies et les Hospices ont la leur, goût fétide et rance, dontrien ne saurait donner l’idée, les voisins de cet homme quittèrentleurs places et le laissèrent seul ; il jeta sur eux, puisreporta sur l’officier son regard calme et sans expression, leregard si célèbre de monsieur de Talleyrand, coup d’oeil terne etsans chaleur, espèce de voile impénétrable sous lequel une âmeforte cache de profondes émotions et les plus exacts calculs surles hommes, les choses et les événements. Aucun pli de son visagene se creusa. Sa bouche et son front furent impassibles ; maisses yeux s’abaissèrent par un mouvement d’une lenteur noble etpresque tragique. Il y eut enfin tout un drame dans le mouvement deses paupières flétries.

L’aspect de cette figure stoïque fit naître chez monsieur deMaulincour l’une de ces rêveries vagabondes qui commencent par uneinterrogation vulgaire et finissent par comprendre tout un monde depensées. L’orage était passé. Monsieur de Maulincour n’aperçut plusde cet homme que le pan de sa redingote qui frôlait la borne ;mais, en quittant sa place pour s’en aller, il trouva sous sespieds une lettre qui venait de tomber, et devina qu’elleappartenait à l’inconnu, en lui voyant remettre dans sa poche unfoulard dont il venait de se servir. L’officier, qui prit la lettrepour la lui rendre, en lut involontairement l’adresse :

A Mosieur,

Mosieur Ferragusse,

Rue des Grans-Augustains, au coing de la rue Soly,

PARIS.

La lettre ne portait aucun timbre, et l’indication empêchamonsieur de Maulincour de la restituer : car il y a peu de passionsqui ne deviennent improbes à la longue. Le baron eut unpressentiment de l’opportunité de cette trouvaille, et voulut, engardant la lettre, se donner le droit d’entrer dans la maisonmystérieuse pour y venir la rendre à cet homme, ne doutant pasqu’il ne demeurât dans la maison suspecte. Déjà des soupçons,vagues comme les premières lueurs du jour, lui faisaient établirdes rapports entre cet homme et madame Jules. Les amants jalouxsupposent tout, et c’est en supposant tout, en choisissant lesconjectures les plus probables que les juges, les espions, lesamants et les observateurs devinent la vérité qui lesintéresse.

– Est-ce à lui la lettre ? est-elle de madameJules ?

Mille questions ensemble lui furent jetées par son imaginationinquiète ; mais aux premiers mots il sourit. Voicitextuellement, dans la splendeur de sa phrase naïve, dans sonorthographe ignoble, cette lettre, à laquelle il était impossiblede rien ajouter, dont il ne fallait rien retrancher, si ce n’est lalettre même, mais qu’il a été nécessaire de ponctuer en la donnant.Il n’existe dans l’original ni virgules, ni repos indiqué, ni mêmede points d’exclamation ; fait qui tiendrait à détruire lesystème des points par lesquels les auteurs modernes ont essayé depeindre les grands désastres de toutes les passions.

 » HENRY !

Dans le nombre des sacrifisses que je m’étais imposée a votreégard ce trouvoit ce lui de ne plus vous donner de mes nouvelles,mais une voix irrésistible mordonne de vous faire connettre voscrimes en vers moi. Je sais d’avance que votre ame an durcie dansle vice ne daignera pas me pleindre. Votre cœur est sour à lacensibilité. Ne l’ét-il pas aux cris de la nature, mais peu importe: je dois vous apprendre jusquà quelle poing vous vous êtes renducoupable et l’orreur de la position où vous m’avez mis. Henry, voussaviez tout ce que j’ai souffert de ma promière faute et vous avezpu mé plonger dans le même malheur et m’abendonner à mon désespoiret à ma douleur. Oui, je la voue, la croyence que javoit d’êtreaimée et d’être estimée de vou m’avoit donné le couraje de suportermon sort. Mais aujourd’hui que me reste-til ? ne m’avez vouspas fai perdre tout ce que j’avoit de plus cher, tout ce quim’attachait à la vie : parans, amis, onneur, réputations, je vousai tout sacrifiés et il ne me reste que l’oprobre, la honte et jele dis sans rougire, la misère. Il ne manquai à mon malheur que lasertitude de votre mépris et de votre aine ; maintenant que jel’é, j’orai le couraje que mon projet exije. Mon parti est pris etl’honneur de ma famille le commande : je vais donc mettre un termeà mes souffransses. Ne faites aucune réflaictions sur mon projet,Henry. Il est affreux, je le sais, mais mon état m’y forsse. Sanssecour, sans soutien, sans un ami pour me consoler, puijevivre ? non. Le sort en a désidé. Ainci dans deux jours,Henry, dans deux jours Ida ne cera plus digne de votreestime ; mais recevez le serment que je vous fais d’avoir maconscience tranquille, puisque je n’ai jamais sésé d’être digne devotre amitié. O Henry, mon ami, car je ne changerai jamais pourvous, promettez-moi que vous me pardonnerèz la carrier que je vaitembrasser. Mon amour m’a donné du courage, il me soutiendra dans lavertu. Mon cœur d’ailleur plain de ton image cera pour moi unpréservatife contre la séduction. N’oubliez jamais que mon sort estvotre ouvrage, et jugez-vous. Puice le ciel ne pas vous punir devos crimes, c’est à genoux que je lui demende votre pardon, car jele sens, il ne me manquerai plus à mes maux que la douleur de voussavoir malheureux. Malgré le dénument où je me trouve, je refuseraitout èspec de secour de vous. Si vous m’aviez aimé, j’orai pu lesrecevoir comme venent de la mitié, mais un bienfait exité par lapitié, mon ame le repousse et je cerois plus lache en le reseventque celui qui me le proposerai. J’ai une grâce a vous demander. Jene sais pas le temps que je dois rester chez madame Meynardie,soyez assez généreux déviter di paroitre devent moi. Vos deuxdernier visites mon fait un mal dont je me résentirai longtemps :je ne veux point entrer dans des détailles sur votre condhuite à cesujet. Vous me haisez, ce mot est gravé dans mon cœur et la glassédéfroit. Hélas ! c’est au moment où j’ai besoin de tout moncourage que toutes mes facultés ma bandonnent, Henry, mon ami,avant que j’aie mis une barrier entre nous, donne moi une dernierpreuve de ton estime : écris-moi, répons moi, dis moi que tumestime encore quoique ne m’aimant plus. Malgré que mes yeux soittoujours dignes de rencontrer les vôtres, je ne solicite pasd’entrevue : je crains tout de ma faiblesse et de mon amour. Maisde grâce écrivez moi un mot de suite, il me donnera le courage dontj’ai besoin pour supporter mes adversités. Adieu l’oteur de tousmes maux, mais le seul ami que mon cœur ai choisi et qu’iln’oublira jamais.

 » IDA.  »

Cette vie de jeune fille dont l’amour trompé, les joiesfunestes, les douleurs, la misère et l’épouvantable résignationétaient résumés en si peu de mots ; ce poème inconnu, maisessentiellement parisien, écrit dans cette lettre sale, agirentpendant un moment sur monsieur de Maulincour, qui finit par sedemander si cette Ida ne serait pas une parente de madame Jules, etsi le rendez-vous du soir, duquel il avait été fortuitement témoin,n’était pas nécessité par quelque tentative charitable. Que levieux pauvre eût séduit Ida ?… cette séduction tenait duprodige. En se jouant dans le labyrinthe de ses réflexions qui secroisaient et se détruisaient l’une par l’autre, le baron arrivaprès de la rue Pagevin, et vit un fiacre arrêté dans le bout de larue des Vieux-Augustins qui avoisine la rue Montmartre. Tous lesfiacres stationnés lui disaient quelque chose. – Yserait-elle ? pensa-t-il. Et son cœur battait par un mouvementchaud et fiévreux. Il poussa la petite porte à grelot, mais enbaissant la tête et en obéissant à une sorte de honte, car ilentendait une voix secrète qui lui disait : – Pourquoi mets-tu lepied dans ce mystère ?

Il monta quelques marches, et se trouva nez à nez avec lavieille portière.

– Monsieur Ferragus ?

– Connais pas…

– Comment, monsieur Ferragus ne demeure pas ici ?

– Nous n’avons pas ça dans la maison.

– Mais, ma bonne femme…

– Je ne suis pas une bonne femme, monsieur, je suisconcierge.

– Mais, madame, reprit le baron, j’ai une lettre à remettre àmonsieur Ferragus.

– Ah ! si monsieur a une lettre, dit-elle en changeant deton, la chose est bien différente. Voulez-vous la faire voir, votrelettre ? Auguste montra la lettre pliée. La vieille hocha latête d’un air de doute, hésita, sembla vouloir quitter sa loge pouraller instruire le mystérieux Ferragus de cet incidentimprévu ; puis elle dit : – Eh ! bien, montez, monsieur.Vous devez savoir où c’est… . Sans répondre à cette phrase, parlaquelle cette vieille rusée pouvait lui tendre un piége,l’officier grimpa lestement les escaliers, et sonna vivement à laporte du second étage. Son instinct d’amant lui disait : – Elle estlà.

L’inconnu du porche, le Ferragus ou l ’oteur des maux d’Ida,ouvrit lui-même. Il se montra vêtu d’une robe de chambre à fleurs,d’un pantalon de molleton blanc, les pieds chaussés dans de joliespantoufles en tapisserie, et la tête débarbouillée. Madame Jules,dont la tête dépassait le chambranle de la porte de la secondepièce, pâlit et tomba sur une chaise.

– Qu’avez-vous, madame, s’écria l’officier en s’élançant verselle.

Mais Ferragus étendit le bras et rejeta vivement l’officieux enarrière par un mouvement si sec qu’Auguste crut avoir reçu dans lapoitrine un coup de barre de fer.

– Arrière ! monsieur, dit cet homme. Que nousvoulez-vous ? Vous rôdez dans le quartier depuis cinq à sixjours. Seriez-vous un espion ?

– Etes-vous monsieur Ferragus ? dit le baron.

– Non, monsieur.

– Néanmoins, reprit Auguste, je dois vous remettre ce papier,que vous avez perdu sous la porte de la maison où nous étions tousdeux pendant la pluie.

En parlant et en tendant la lettre à cet homme, le baron ne puts’empêcher de jeter un coup d’oeil sur la pièce où le recevaitFerragus, il la trouva fort bien décorée, quoique simplement. Il yavait du feu dans la cheminée ; tout auprès était une tableservie plus somptueusement que ne le comportaient l’apparentesituation de cet homme et la médiocrité de son loyer. Enfin, surune causeuse de la seconde pièce, qu’il lui fut possible de voir,il aperçut un tas d’or, et entendit un bruit qui ne pouvait êtreproduit que par des pleurs de femme.

– Ce papier m’appartient, je vous remercie, dit l’inconnu en setournant de manière à faire comprendre au baron qu’il désirait lerenvoyer aussitôt.

Trop curieux pour faire attention à l’examen profond dont ilétait l’objet, Auguste ne vit pas les regards à demi magnétiquespar lesquels l’inconnu semblait vouloir le dévorer ; mais s’ileût rencontré cet oeil de basilic, il aurait compris le danger desa position. Trop passionné pour penser à lui-même, Auguste salua,descendit, et retourna chez lui, en essayant de trouver un sensdans la réunion de ces trois personnes : Ida, Ferragus et madameJules ; occupation qui, moralement, équivalait à chercherl’arrangement des morceaux de bois biscornus du casse-tête chinois,sans avoir la clef du jeu. Mais madame Jules l’avait vu, madameJules venait là, madame Jules lui avait menti. Maulincour seproposa d’aller rendre une visite à cette femme le lendemain, ellene pouvait pas refuser de le voir, il s’était fait son complice, ilavait les pieds et les mains dans cette ténébreuse intrigue. Iltranchait déjà du sultan, et pensait à demander impérieusement àmadame Jules de lui révéler tous ses secrets.

En ce temps-là, Paris avait la fièvre des constructions. SiParis est un monstre, il est assurément le plus maniaque desmonstres. Il s’éprend de mille fantaisies : tantôt il bâtit commeun grand seigneur qui aime la truelle ; puis, il laisse satruelle et devient militaire ; il s’habille de la tête auxpieds en garde national, fait l’exercice et fume ; tout à coupil abandonne les répétitions militaires et jette son cigare ;puis il se désole, fait faillite, vend ses meubles sur la place duChâtelet, dépose son bilan ; mais quelques jours après, ilarrange ses affaires, se met en fête et danse. Un jour il mange dusucre d’orge à pleines mains, à pleines lèvres ; hier ilachetait du papier Weynen ; aujourd’hui le monstre a mal auxdents et s’applique un alexipharmaque sur toutes sesmurailles ; demain il fera ses provisions de pâte pectorale.Ila ses manies pour le mois, pour la saison, pour l’année, comme sesmanies d’un jour. En ce moment donc, tout le monde bâtissait etdémolissait quelque chose, on ne sait quoi encore. Il y avaittrès-peu de rues qui ne vissent l’échafaudage à longues perches,garni de planches mises sur des traverses et fixées d’étages enétages dans des boulins ; construction frêle, ébranlée par lesLimousins, mais assujettie par des cordages, toute blanche deplâtre, rarement garantie des atteintes d’une voiture par ce mur deplanches, enceinte obligée des monuments qu’on ne bâtit pas. Il y aquelque chose de maritime dans ces mâts, dans ces échelles, dansces cordages, dans les cris des maçons. Or, à douze pas de l’hôtelMaulincour, un de ces bâtiments éphémères était élevé devant unemaison que l’on construisait en pierres de taille. Le lendemain, aumoment où le baron de Maulincour passait en cabriolet devant cetéchafaud, en allant chez madame Jules, une pierre de deux piedscarrés, arrivée au sommet des perches, s’échappa de ses liens decorde en tournant sur elle-même, et tomba sur le domestique,qu’elle écrasa derrière le cabriolet. Un cri d’épouvante fittrembler l’échafaudage et les maçons ; l’un d’eux, en dangerde mort, se tenait avec peine aux longues perches et paraissaitavoir été touché par la pierre. La foule s’amassa promptement. Tousles maçons descendirent, criant, jurant et disant que le cabrioletde monsieur de Maulincour avait causé un ébranlement à leur grue.Deux pouces de plus, et l’officier avait la tête coiffée par lapierre. Le valet était mort, la voiture était brisée. Ce fut unévénement pour le quartier, les journaux le rapportèrent. Monsieurde Maulincour, sûr de n’avoir rien touché, se plaignit. La justiceintervint. Enquête faite, il fut prouvé qu’un petit garçon, arméd’une latte, montait la garde et criait aux passants de s’éloigner.L’affaire en resta là. Monsieur de Maulincour en fut pour sondomestique, pour sa terreur, et resta dans son lit pendant quelquesjours ; car l’arrière-train du cabriolet en se brisant luiavait fait des contusions ; puis, la secousse nerveuse causéepar la surprise lui donna la fièvre. Il n’alla pas chez madameJules. Dix jours après cet événement, et à sa première sortie, ilse rendait au bois de Boulogne dans son cabriolet restauré,lorsqu’en descendant la rue de Bourgogne, à l’endroit où se trouvel’égout, en face la Chambre des Députés, l’essieu se cassa net parle milieu, et le baron allait si rapidement que cette cassure eutpour effet de faire tendre les deux roues à se rejoindre assezviolemment pour lui fracasser la tête ; mais il fut préservéde ce danger par la résistance qu’opposa la capote. Néanmoins ilreçut une blessure grave au côté. Pour la seconde fois en dix joursil fut rapporté quasi mort chez la douairière éplorée. Ce secondaccident lui donna quelque défiance, et il pensa, mais vaguement, àFerragus et à madame Jules. Pour éclaircir ses soupçons, il gardal’essieu brisé dans sa chambre, et manda son carrossier. Lecarrossier vint, regarda l’essieu, la cassure, et prouva deuxchoses à monsieur de Maulincour. D’abord l’essieu ne sortait pas deses ateliers ; il n’en fournissait aucun qu’il n’y gravâtgrossièrement les initiales de son nom, et il ne pouvait pasexpliquer par quels moyens cet essieu avait été substitué àl’autre ; puis la cassure de cet essieu suspect avait étéménagée par une chambre, espèce de creux intérieur, par dessoufflures et par des pailles très-habilement pratiquées.

– Eh ! monsieur le baron, il a fallu être joliment malin,dit-il, pour arranger un essieu sur ce modèle, on jurerait quec’est naturel…

Monsieur de Maulincour pria son carrossier de ne rien dire decette aventure, et se tint pour dûment averti. Ces deux tentativesd’assassinat étaient ourdies avec une adresse qui dénotaitl’inimitié de gens supérieurs.

– C’est une guerre à mort, se dit-il en s’agitant dans son lit,une guerre de sauvage, une guerre de surprise, d’embuscade, detraîtrise, déclarée au nom de madame Jules. A quel hommeappartient-elle donc ? De quel pouvoir dispose donc ceFerragus ?

Enfin monsieur de Maulincour, quoique brave et militaire, ne puts’empêcher de frémir. Au milieu de toutes les pensées quil’assaillirent, il y en eut une contre laquelle il se trouva sansdéfense et sans courage : le poison ne serait-il pas bientôtemployé par ses ennemis secrets ? Aussitôt, dominé par descraintes que sa faiblesse momentanée, que la diète et la fièvreaugmentaient encore, il fit venir une vieille femme attachée depuislong-temps à sa grand’mère, une femme qui avait pour lui un de cessentiments à demi maternels, le sublime du commun. Sans s’ouvrirentièrement à elle, il la chargea d’acheter secrètement, et chaquejour, en des endroits différents, les aliments qui lui étaientnécessaires, en lui recommandant de les mettre sous clef, et de leslui apporter elle-même, sans permettre à qui que ce fût de s’enapprocher quand elle les lui servirait. Enfin il prit lesprécautions les plus minutieuses pour se garantir de ce genre demort. Il se trouvait au lit, seul, malade ; il pouvait doncpenser à loisir à sa propre défense, le seul besoin assezclairvoyant pour permettre à l’égoïsme humain de ne rien oublier.Mais le malheureux malade avait empoisonné sa vie par lacrainte ; et, malgré lui, le soupçon teignit toutes les heuresde ses sombres nuances. Cependant ces deux leçons d’assassinat luiapprirent une des vertus les plus nécessaires aux hommespolitiques, il comprit la haute dissimulation dont il faut userdans le jeu des grands intérêts de la vie. Taire son secret n’estrien ; mais se taire à l’avance, mais savoir oublier un faitpendant trente ans, s’il le faut, à la manière d’Ali Pacha, pourassurer une vengeance méditée pendant trente ans, est une belleétude en un pays où il y a peu d’hommes qui sachent dissimulerpendant trente jours. Monsieur de Maulincour ne vivait plus que parmadame Jules. Il était perpétuellement occupé à examinersérieusement les moyens qu’il pouvait employer dans cette lutteinconnue pour triompher d’adversaires inconnus. Sa passion anonymepour cette femme grandissait de tous ces obstacles. Madame Julesétait toujours debout, au milieu de ses pensées et de son cœur,plus attrayante alors par ses vices présumés que par les vertuscertaines qui en avaient fait pour lui son idole.

Le malade, voulant reconnaître les positions de l’ennemi, crutpouvoir sans danger initier le vieux vidame aux secrets de sasituation. Le commandeur aimait Auguste comme un père aime lesenfants de sa femme ; il était fin, adroit, il avait un espritdiplomatique. Il vint donc écouter le baron, hocha la tête, et tousdeux tinrent conseil. Le bon vidame ne partagea pas la confiance deson jeune ami, quand Auguste lui dit qu’au temps où ils vivaient,la police et le pouvoir étaient à même de connaître tous lesmystères, et que, s’il fallait absolument y recourir, il trouveraiten eux de puissants auxiliaires.

Le vieillard lui répondit gravement : – La police, mon cherenfant, est ce qu’il y a de plus inhabile au monde, et le pouvoirce qu’il y a de plus faible dans les questions individuelles. Ni lapolice, ni le pouvoir ne savent lire au fond des cœurs. Ce qu’ondoit raisonnablement leur demander, c’est de rechercher les causesd’un fait. Or, le pouvoir et la police sont éminemment impropres àce métier : ils manquent essentiellement de cet intérêt personnelqui révèle tout à celui qui a besoin de tout savoir. Aucunepuissance humaine ne peut empêcher un assassin ou un empoisonneurd’arriver soit au cœur d’un prince, soit à l’estomac d’un honnêtehomme. Les passions font toute la police.

Le commandeur conseilla fortement au baron de s’en aller enItalie, d’Italie en Grèce, de Grèce en Syrie, de Syrie en Asie, etde ne revenir qu’après avoir convaincu ses ennemis secrets de sonrepentir, et de faire ainsi tacitement sa paix avec eux ;sinon, de rester dans son hôtel, et même dans sa chambre, où ilpouvait se garantir des atteintes de ce Ferragus, et n’en sortirque pour l’écraser en toute sûreté.

– Il ne faut toucher à son ennemi que pour lui abattre la tête,lui dit-il gravement.

Néanmoins, le vieillard promit à son favori d’employer tout ceque le ciel lui avait départi d’astuce pour, sans compromettrepersonne, pousser des reconnaissances chez l’ennemi, en rendre boncompte, et préparer la victoire. Le commandeur avait un vieuxFigaro retiré, le plus malin singe qui jamais eût pris figurehumaine, jadis spirituel comme un diable, faisant tout de son corpscomme un forçat, alerte comme un voleur, fin comme une femme maistombé dans la décadence du génie, faute d’occasions, depuis lanouvelle constitution de la société parisienne, qui a mis enréforme les valets de comédie. Ce Scapin émérite était attaché àson maître comme à un être supérieur ; mais le rusé vidameajoutait chaque année aux gages de son ancien prévôt de galanterieune assez forte somme, attention qui en corroborait l’amitiénaturelle par les liens de l’intérêt, et valait au vieillard dessoins que la maîtresse la plus aimante n’eût pas inventés pour sonami malade. Ce fut cette perle des vieux valets de théâtre, débrisdu dernier siècle, ministre incorruptible, faute de passions àsatisfaire, auquel se fièrent le commandeur et monsieur deMaulincour.

– Monsieur le baron gâterait tout, dit ce grand homme en livréeappelé au conseil. Que monsieur mange, boive et dormetranquillement. Je prends tout sur moi.

En effet, huit jours après la conférence, au moment où monsieurde Maulincour, parfaitement remis de son indisposition, déjeunaitavec sa grand’mère et le vidame, Justin entra pour faire sonrapport. Puis, avec cette fausse modestie qu’affectent les gens detalent, il dit, lorsque la douairière fut rentrée dans sesappartements :

– Ferragus n’est pas le nom de l’ennemi qui poursuit monsieur lebaron. Cet homme, ce diable s’appelle Gratien, Henri, Victor,Jean-Joseph Bourignard. Le sieur Gratien Bourignard est un ancienentrepreneur de bâtiments, jadis fort riche, et surtout l’un desplus jolis garçons de Paris, un Lovelace capable de séduireGrandisson. Ici s’arrêtent mes renseignements. Il a été simpleouvrier, et les Compagnons de l’Ordre des Dévorants l’ont, dans letemps, élu pour chef, sous le nom de Ferragus XXIII. La policedevrait savoir cela, si la police était instituée pour savoirquelque chose. Cet homme a déménagé, ne demeure plus rue desVieux-Augustins, et perche maintenant rue Joquelet, madame JulesDesmarest va le voir souvent ; assez souvent son mari, enallant à la Bourse, la mène rue Vivienne, ou elle mène son mari àla Bourse. Monsieur le vidame connaît trop bien ces choses là pourexiger que je lui dise si c’est le mari qui mène sa femme ou lafemme qui mène son mari ; mais madame Jules est si jolie queje parierais pour elle. Tout cela est du dernier positif. MonBourignard joue souvent au numéro 129. C’est, sous votre respect,monsieur, un farceur qui aime les femmes, et qui vous a ses petitesallures comme un homme de condition. Du reste, il gagne souvent, sedéguise comme un acteur, se grime comme il veut, et vous a la viela plus originale du monde. Je ne doute pas qu’il n’ait plusieursdomiciles, car, la plupart du temps, il échappe à ce que monsieurle commandeur nomme les investigations parlementaires. Si monsieurle désire, on peut néanmoins s’en défaire honorablement, eu égard àses habitudes. Il est toujours facile de se débarrasser d’un hommequi aime les femmes. Néanmoins, ce capitaliste parle de déménagerencore. Maintenant, monsieur le vidame et monsieur le baron ont-ilsquelque chose à me commander ?

– Justin, je suis content de toi, ne va pas plus loin sansordre ; mais veille ici à tout, de manière que monsieur lebaron n’ait rien à craindre.

– Mon cher enfant, reprit le vidame, reprends ta vie et oubliemadame Jules.

– Non, non, dit Auguste, je ne céderai pas la place à GratienBourignard, je veux l’avoir pieds et poings liés, et madame Julesaussi.

Le soir, le baron Auguste de Maulincour, récemment promu à ungrade supérieur dans une compagnie des Gardes-du-corps, alla aubal, à l’Elysée-Bourbon, chez madame la duchesse de Berri. Là,certes, il ne pouvait y avoir aucun danger à redouter pour lui. Lebaron de Maulincour en sortit néanmoins avec une affaire d’honneurà vider, une affaire qu’il était impossible d’arranger. Sonadversaire, le marquis de Ronquerolles, avait les plus fortesraisons de se plaindre d’Auguste, et Auguste y avait donné lieu parson ancienne liaison avec la sœur de monsieur de Ronquerolles, lacomtesse de Serizy. Cette dame, qui n’aimait pas la sensiblerieallemande, n’en était que plus exigeante dans les moindres détailsde son costume de prude. Par une de ces fatalités inexplicables,Auguste fit une innocente plaisanterie que madame de Serizy pritfort mal, et de laquelle son frère s’offensa. L’explication eutlieu dans un coin, à voix basse. En gens de bonne compagnie, lesdeux adversaires ne firent point de bruit. Le lendemain seulement,la société du faubourg Saint-Honoré, du faubourg Saint-Germain, etle château, s’entretinrent de cette aventure. Madame de Serizy futchaudement défendue, et l’on donna tous les torts à Maulincour.D’augustes personnages intervinrent. Des témoins de la plus hautedistinction furent imposés à messieurs de Maulincour et deRonquerolles, et toutes les précautions furent prises sur leterrain pour qu’il n’y eût personne de tué. Quand Auguste se trouvadevant son adversaire, homme de plaisir, auquel personne nerefusait des sentiments d’honneur, il ne put voir en luil’instrument de Ferragus, chef des Dévorants, mais il eut unesecrète envie d’obéir à d’inexplicables pressentiments enquestionnant le marquis.

– Messieurs, dit-il aux témoins, je ne refuse certes pasd’essuyer le feu de monsieur de Ronquerolles ; mais,auparavant, je déclare que j’ai eu tort, je lui fais les excusesqu’il exigera de moi, publiquement même s’il le désire, parce que,quand il s’agit d’une femme, rien ne saurait, je crois, déshonorerun galant homme. J’en appelle donc à sa raison et à sa générosité,n’y a-t-il pas un peu de niaiserie à se battre quand le bon droitpeut succomber ?…

Monsieur de Ronquerolles n’admit pas cette façon de finirl’affaire, et alors le baron, devenu plus soupçonneux, s’approchade son adversaire.

– Eh ! bien, monsieur le marquis, lui dit-il, engagez-moi,devant ces messieurs, votre foi de gentilhomme de n’apporter danscette rencontre aucune raison de vengeance autre que celle dont ils’agit publiquement.

– Monsieur, ce n’est pas une question à me faire.

Et monsieur de Ronquerolles alla se mettre à sa place. Il étaitconvenu. par avance, que les deux adversaires se contenteraientd’échanger un coup de pistolet. Monsieur de Ronquerolles, malgré ladistance déterminée qui semblait devoir rendre la mort de monsieurde Maulincour très-problématique, pour ne pas dire impossible, fittomber le baron. La balle lui traversa les côtes, à deux doigtsau-dessous du cœur, mais heureusement sans de fortes lésions.

– Vous visez trop bien, monsieur, dit l’officier aux gardes,pour avoir voulu venger des passions mortes.

Monsieur de Ronquerolles crut Auguste mort, et ne put retenir unsourire sardonique en entendant ces paroles.

– La sœur de Jules César, monsieur, ne doit pas êtresoupçonnée.

– Toujours madame Jules, répondit Auguste.

Il s’évanouit, sans pouvoir achever une mordante plaisanteriequi expira sur ses lèvres ; mais, quoiqu’il perdît beaucoup desang, sa blessure n’était pas dangereuse. Après une quinzaine dejours pendant lesquels la douairière et le vidame lui prodiguèrentces soins de vieillard, soins dont une longue expérience de la viedonne seule le secret, un matin sa grand’mère lui porta de rudescoups. Elle lui révéla les mortelles inquiétudes auxquelles étaientlivrés ses vieux, ses derniers jours. Elle avait reçu une lettresignée d’un F, dans laquelle l’histoire de l’espionnage auquels’était abaissé son petit-fils lui était, de point en point,racontée. Dans cette lettre, des actions indignes d’un honnêtehomme étaient reprochées à monsieur de Maulincour. Il avait,disait-on, mis une vieille femme rue de Ménars, sur la place defiacres qui s’y trouve, vieille espionne occupée en apparence àvendre aux cochers l’eau de ses tonneaux, mais en réalité chargéed’épier les démarches de madame Jules Desmarets. Il avait espionnél’homme le plus inoffensif du monde pour en pénétrer tous lessecrets, quand, de ces secrets, dépendait la vie ou la mort detrois personnes. Lui seul avait voulu la lutte impitoyable danslaquelle, déjà blessé trois fois, il succomberait inévitablement,parce que sa mort avait été jurée, et serait sollicitée par tousles moyens humains. Monsieur de Maulincour ne pourrait même pluséviter son sort en promettant de respecter la vie mystérieuse deces trois personnes, parce qu’il était impossible de croire à laparole d’un gentilhomme capable de tomber aussi bas que des agentsde police ; et pourquoi, pour troubler, sans raison, la vied’une femme innocente et d’un vieillard respectable. La lettre nefut rien pour Auguste, en comparaison des tendres reproches que luifit essuyer la baronne de Maulincour. Manquer de respect et deconfiance envers une femme, l’espionner sans en avoir ledroit ! Et devait-on espionner la femme dont on estaimé ? Ce fut un torrent de ces excellentes raisons qui neprouvent jamais rien, et qui mirent, pour la première fois de savie, le jeune baron dans une des grandes colères humaines oùgerment, d’où sortent les actions les plus capitales de la vie.

– Puisque ce duel est un duel à mort, dit-il en forme deconclusion, je dois tuer mon ennemi par tous les moyens que je puisavoir à ma disposition.

Aussitôt le commandeur alla trouver, de la part de monsieur deMaulincour, le chef de la police particulière de Paris, et, sansmêler ni le nom ni la personne de madame Jules au récit de cetteaventure, quoiqu’elle en fût le nœud secret, il lui fit part descraintes que donnait à la famille de Maulincour le personnageinconnu assez osé pour jurer la perte d’un officier aux gardes, enface des lois et de la police. L’homme de la police leva desurprise ses lunettes vertes, se moucha plusieurs fois, et offritdu tabac au vidame, qui, par dignité, prétendait ne pas user detabac, quoiqu’il en eût le nez barbouillé. Puis le Sous-Chef pritses notes, et promit que, Vidocq et ses limiers aidant, il rendraitsous peu de jours bon compte à la famille Maulincour de cet ennemi,disant qu’il n’y avait pas de mystères pour la police de Paris.Quelques jours après, le chef vint voir monsieur le vidame àl’hôtel de Maulincour, et trouva le jeune baron parfaitement remisde sa dernière blessure. Alors, il leur fit en style administratifses remercîments des indications qu’ils avaient eu la bonté de luidonner, en lui apprenant que ce Bourignard était un homme condamnéà vingt ans de travaux forcés, mais miraculeusement échappé pendantle transport de la chaîne de Bicêtre à Toulon. Depuis treize ans,la police avait infructueusement essayé de le reprendre, aprèsavoir su qu’il était venu fort insouciamment habiter Paris, où ilavait évité les recherches les plus actives, quoiqu’il fûtconstamment mêlé à beaucoup d’intrigues ténébreuses. Bref, cethomme, dont la vie offrait les particularités les plus curieuses,allait être certainement saisi à l’un de ses domiciles, et livré àla justice. Le bureaucrate termina son rapport officieux en disantà monsieur de Maulincour que s’il attachait assez d’importance àcette affaire pour être témoin de la capture de Bourignard, ilpouvait venir le lendemain, à huit heures du matin, rue Sainte-Foi,dans une maison dont il lui donna le numéro. Monsieur de Maulincourse dispensa d’aller chercher cette certitude, s’en fiant, avec lesaint respect que la police inspire à Paris, sur la diligence del’administration. Trois jours après, n’ayant rien lu dans lejournal sur cette arrestation, qui cependant devait fournir matièreà quelque article curieux, monsieur de Maulincour conçut desinquiétudes, que dissipa la lettre suivante :

 » Monsieur le baron,

 » J’ai l’honneur de vous annoncer que vous ne devez plusconserver aucune crainte touchant l’affaire dont il est question.Le nommé Gratien Bourignard, dit Ferragus, est décédé hier, en sondomicile, rue Joquelet, n o 7. Les soupçons que nous devionsconcevoir sur son identité ont pleinement été détruits par lesfaits. Le médecin de la Préfecture de police a été par nous adjointà celui de la mairie, et le chef de la police de sûreté a faittoutes les vérifications nécessaires pour parvenir à une pleinecertitude. D’ailleurs, la moralité des témoins qui ont signé l’actede décès, et les attestations de ceux qui ont soigné leditBourignard dans ses derniers moments, entre autres celle durespectable vicaire de l’église Bonne-Nouvelle, auquel il a faitses aveux, au tribunal de la pénitence, car il est mort enchrétien, ne nous ont pas permis de conserver les moindresdoutes.

 » Agréez, monsieur le baron,  » etc.

Monsieur de Maulincour, la douairière et le vidame respirèrentavec un plaisir indicible. La bonne femme embrassa son petit-fils,en laissant échapper une larme, et le quitta pour remercier Dieupar une prière. La chère douairière, qui faisait une neuvaine pourle salut d’Auguste, se crut exaucée.

– Eh ! bien, dit le commandeur, tu peux maintenant terendre au bal dont tu me parlais, je n’ai plus d’objections àt’opposer.

Monsieur de Maulincour fut d’autant plus empressé d’aller à cebal, que madame Jules devait s’y trouver. Cette fête était donnéepar le Préfet de la Seine, chez lequel les deux sociétés de Parisse rencontraient comme sur un terrain neutre. Auguste parcourut lessalons sans voir la femme qui exerçait sur sa vie une si grandeinfluence. Il entra dans un boudoir encore désert, où des tables dejeu attendaient les joueurs, et il s’assit sur un divan, livré auxpensées les plus contradictoires sur madame Jules. Un homme pritalors le jeune officier par le bras, et le baron resta stupéfait envoyant le pauvre de la rue Coquillière, le Ferragus d’Ida,l’habitant de la rue Soly, le Bourignard de Justin, le forçat de lapolice, le mort de la veille.

– Monsieur, pas un cri, pas un mot, lui dit Bourignard dont ilreconnut la voix, mais qui certes eût semblé méconnaissable à toutautre. Il était mis élégamment, portait les insignes de l’ordre dela Toison-d’Or et une plaque à son habit. – Monsieur, reprit-ild’une voix qui sifflait comme celle d’une hyène, vous autoriseztoutes mes tentatives en mettant de votre côté la police. Vouspérirez, monsieur. Il le faut. Aimez-vous madame Jules ?Etiez-vous aimé d’elle ? de quel droit vouliez-vous troublerson repos, noircir sa vertu ?

Quelqu’un survint. Ferragus se leva pour sortir.

– Connaissez-vous cet homme, demanda monsieur de Maulincour ensaisissant Ferragus au collet. Mais Ferragus se dégagea lestement,prit monsieur de Maulincour par les cheveux, et lui secouarailleusement la tête à plusieurs reprises. – Faut-il doncabsolument du plomb pour la rendre sage ? dit-il.

– Non pas personnellement, monsieur, répondit de Marsay letémoin de cette scène ; mais je sais que monsieur est monsieurde Funcal, Portugais fort riche.

Monsieur de Funcal avait disparu. Le baron se mit à sa poursuitesans pouvoir le rejoindre, et quand il arriva sous le péristyle, ilvit, dans un brillant équipage, Ferragus qui ricanait en leregardant, et partait au grand trot.

– Monsieur, de grâce, dit Auguste en rentrant dans le salon eten s’adressant à de Marsay qui se trouvait être de sa connaissance,où monsieur de Funcal demeure-t-il ?

– Je l’ignore mais on vous le dira sans doute ici.

Le baron, ayant questionné le Préfet, apprit que le comte deFuncal demeurait à l’ambassade de Portugal. En ce moment où ilcroyait encore sentir les doigts glacés de Ferragus dans sescheveux, il vit madame Jules dans tout l’éclat de sa beauté,fraîche, gracieuse, naïve, resplendissant de cette saintetéféminine dont il s’était épris. Cette créature, infernale pour lui,n’excitait plus chez Auguste que de la haine, et cette hainedéborda sanglante, terrible dans ses regards ; il épia lemoment de lui parler sans être entendu de personne, et lui dit : -Madame, voici déjà trois fois que vos bravi me manquent…

– Que voulez-vous dire, monsieur ? répondit-elle enrougissant. Je sais qu’il vous est arrivé plusieurs accidentsfâcheux, auxquels j’ai pris beaucoup de part ; mais commentpuis-je y être pour quelque chose ?

– Vous savez donc qu’il y a des bravi dirigés contre moi parl’homme de la rue Soly ?

– Monsieur !

– Madame, maintenant je ne serai pas seul à vous demandercompte, non pas de mon bonheur, mais de mon sang…

En ce moment Jules Desmarets s’approcha.

– Que dites-vous donc à ma femme, monsieur ?

– Venez vous en enquérir chez moi, si vous en êtes curieux,monsieur.

Et Maulincour sortit, laissant madame Jules pâle et presque endéfaillance.

Chapitre 3La Femme accusée

Il est bien peu de femmes qui ne se soient trouvées, une foisdans leur vie, à propos d’un fait incontestable, en face d’uneinterrogation précise, aiguë, tranchante, une de ces questionsimpitoyablement faites par leurs maris, et dont la seuleappréhension donne un léger froid, dont le premier mot entre dansle cœur comme y entrerait l’acier d’un poignard. De là cet axiome :Toute femme ment. Mensonge officieux, mensonge véniel, mensongesublime, mensonge horrible ; mais obligation de mentir. Puiscette obligation admise, ne faut-il pas savoir bien mentir ?les femmes mentent admirablement en France. Nos mœurs leurapprennent si bien l’imposture ! Enfin, la femme est sinaïvement impertinente, si jolie, si gracieuse, si vraie dans lemensonge ; elle en reconnaît si bien l’utilité pour éviter,dans la vie sociale, les chocs violents auxquels le bonheur nerésisterait pas, qu’il leur est nécessaire comme la ouate où ellesmettent leurs bijoux. Le mensonge devient donc pour elles le fondde la langue, et la vérité n’est plus qu’une exception ; ellesla disent, comme elles sont vertueuses, par caprice ou parspéculation. Puis selon leur caractère certaines femmes rient enmentant ; celles-ci pleurent, celles-là deviennentgraves ; quelques-unes se fâchent. Après avoir commencé dansla vie par feindre de l’insensibilité pour les hommages qui lesflattaient le plus, elles finissent souvent par se mentir àelles-mêmes. Qui n’a pas admiré leur apparence de supériorité aumoment où elles tremblent pour les mystérieux trésors de leuramour ? Qui n’a pas étudié leur aisance, leur facilité, leurliberté d’esprit dans les plus grands embarras de la vie ?Chez elles, rien d’emprunté : la tromperie coule alors comme laneige tombe du ciel. Puis, avec quel art elles découvrent le vraidans autrui ! Avec quelle finesse elles emploient la plusdroite logique à propos de la question passionnée qui leur livretoujours quelque secret de cœur chez un homme assez naïf pourprocéder près d’elles par interrogation ! Questionner unefemme n’est-ce pas se livrer à elle ? n’apprendra-t-elle pastout ce qu’on veut lui cacher, et ne saura-t-elle pas se taire enparlant ? Et quelques hommes ont la prétention de lutter avecla femme de Paris ! avec une femme qui sait se mettreau-dessus des coups de poignards, en disant : – Vous êtes biencurieux ! que vous importe ? Pourquoi voulez-vous lesavoir ? Ah ! vous êtes jaloux ! Et si je ne voulaispas vous répondre ? enfin, avec une femme qui possède centtrente-sept mille manières de dire NON et d’incommensurablesvariations pour dire OUI. Le traité du non et du oui n’est-il pasune des plus belles œuvres diplomatiques, philosophiques,logographiques et morales qui nous restent à faire ? Mais pouraccomplir cette œuvre diabolique ne faudrait-il pas un génieandrogyne ? aussi ne sera-t-elle jamais tentée. Puis, de tousles ouvrages inédits celui-là n’est-il pas le plus connu, le mieuxpratiqué par les femmes ? Avez-vous jamais étudié l’allure, lapose, la disinvoltura d’un mensonge ? Examinez. MadameDesmarets était assise dans le coin droit de sa voiture, et sonmari dans le coin gauche. Ayant su se remettre de son émotion ensortant du bal, madame Jules affectait une contenance calme. Sonmari ne lui avait rien dit et ne lui disait rien encore. Julesregardait par la portière les pans noirs des maisons silencieusesdevant lesquelles il passait ; mais tout à coup, comme poussépar une pensée déterminante, en tournant un coin de rue, il examinasa femme, qui semblait avoir froid, malgré la pelisse doublée defourrure dans laquelle elle était enveloppée ; il lui trouvaun air pensif, et peut-être était-elle réellement pensive. Detoutes les choses qui se communiquent, la réflexion et la gravitésont les plus contagieuses.

– Qu’est-ce que monsieur de Maulincour a donc pu te dire pourt’affecter si vivement, demanda Jules, et que veut-il donc quej’aille apprendre chez lui ?

– Mais il ne pourra rien te dire chez lui que je ne te disemaintenant, répondit-elle.

Puis, avec cette finesse féminine qui déshonore toujours un peula vertu, madame Jules attendit une autre question. Le mariretourna la tête vers les maisons et continua ses études sur lesportes cochères. Une interrogation de plus n’était-elle pas unsoupçon, une défiance ? Soupçonner une femme est un crime enamour. Jules avait déjà tué un homme sans avoir douté de sa femme.Clémence ne savait pas tout ce qu’il y avait de passion vraie, deréflexions profondes dans le silence de son mari, de même que Julesignorait le drame admirable qui serrait le cœur de sa Clémence. Etla voiture d’aller dans Paris silencieux, emportant deux époux,deux amants qui s’idolâtraient, et qui, doucement appuyés, réunissur des coussins de soie, étaient néanmoins séparés par un abîme.Dans ces élégants coupés qui reviennent du bal, entre minuit etdeux heures du matin, combien de scènes bizarres ne se passe-t-ilpas, en s’en tenant aux coupés dont les lanternes éclairent et larue et la voiture, ceux dont les glaces sont claires, enfin lescoupés de l’amour légitime où les couples peuvent se quereller sansavoir peur d’être vus par les passants, parce que l’Etat civildonne le droit de bouder, de battre, d’embrasser une femme envoiture et ailleurs, partout ! Aussi combien de secrets ne serévèle-t-il pas aux fantassins nocturnes, à ces jeunes gens venusau bal en voiture, mais obligés, par quelque cause que ce soit, des’en aller à pied ! C’était la première fois que Jules etClémence se trouvaient ainsi chacun dans leur coin. Le mari sepressait ordinairement près de sa femme.

– Il fait bien froid, dit madame Jules.

Mais ce mari n’entendit point, il étudiait toutes les enseignesnoires au-dessus des boutiques.

– Clémence, dit-il enfin, pardonne-moi la question que je vaist’adresser.

Et il se rapprocha, la saisit par la taille et la ramena près delui.

– Mon Dieu, nous y voici ! pensa la pauvre femme.

– Eh ! bien, reprit-elle en allant au-devant de laquestion, tu veux apprendre ce que me disait monsieur deMaulincour. Je te le dirai, Jules ; mais ce ne sera point sansterreur. Mon Dieu, pouvons-nous avoir des secrets l’un pourl’autre ? Depuis un moment, je te vois luttant entre laconscience de notre amour et des craintes vagues ; mais notreconscience n’est-elle pas claire, et tes soupçons ne tesemblent-ils pas bien ténébreux ? Pourquoi ne pas rester dansla clarté qui te plaît ? Quand je t’aurai tout raconté, tudésireras en savoir davantage ; et cependant, je ne saismoi-même ce que cachent les étranges paroles de cet homme.Eh ! bien, peut-être y aura-t-il alors entre vous deux quelquefatale affaire. J’aimerais bien mieux que nous oubliassions tousdeux ce mauvais moment. Mais, dans tous les cas, jure-moid’attendre que cette singulière aventure s’explique naturellement.Monsieur de Maulincour m’a déclaré que les trois accidents dont tuas entendu parler : la pierre tombée sur son domestique, sa chuteen cabriolet et son duel à propos de madame de Serizy étaientl’effet d’une conjuration que j’avais tramée contre lui. Puis, ilm’a menacée de t’expliquer l’intérêt qui me porterait àl’assassiner. Comprends-tu quelque chose à tout cela ? Montrouble est venu de l’impression que m’ont causée la vue de safigure empreinte de folie, ses yeux hagards et ses parolesviolemment entrecoupées par une émotion intérieure. Je l’ai crufou. Voilà tout. Maintenant, je ne serais pas femme si je nem’étais point aperçue que, depuis un an, je suis devenue, comme ondit, la passion de monsieur de Maulincour. Il ne m’a jamais vuequ’au bal, et ses propos étaient insignifiants, comme tous ceux quel’on tient au bal. Peut-être veut-il nous désunir pour me trouverun jour seule et sans défense. Tu vois bien ? Déjà tessourcils se froncent. Oh ! je hais cordialement le monde. Noussommes si heureux sans lui ! pourquoi donc l’allerchercher ? Jules, je t’en supplie, promets-moi d’oublier toutceci. Demain nous apprendrons sans doute que monsieur de Maulincourest devenu fou.

– Quelle singulière chose ! se dit Jules en descendant devoiture sous le péristyle de son escalier.

Il tendit les bras à sa femme, et tous deux montèrent dans leursappartements.

Pour développer cette histoire dans toute la vérité de sesdétails, pour en suivre le cours dans toutes ses sinuosités, ilfaut ici divulguer quelques secrets de l’amour, se glisser sous leslambris d’une chambre à coucher, non pas effrontément, mais à lamanière de Trilby, n’effaroucher ni Dougal, ni Jeannie,n’effaroucher personne, être aussi chaste que veut l’être notrenoble langue française, aussi hardi que l’a été le pinceau deGérard dans son tableau de Daphnis et Chloé. La chambre à coucherde madame Jules était un lieu sacré. Elle, son mari, sa femme dechambre pouvaient seuls y entrer. L’opulence a de beaux priviléges,et les plus enviables sont ceux qui permettent de développer lessentiments dans toute leur étendue, de les féconder parl’accomplissement de leurs mille caprices, de les environner de cetéclat qui les agrandit, de ces recherches qui les purifient, de cesdélicatesses qui les rendent encore plus attrayants. Si voushaïssez les dîners sur l’herbe et les repas mal servis, si vouséprouvez quelque plaisir à voir une nappe damassée éblouissante deblancheur, un couvert de vermeil, des porcelaines d’une exquisepureté, une table bordée d’or, riche de ciselure, éclairée par desbougies diaphanes, puis, sous des globes d’argent armoriés, lesmiracles de la cuisine la plus recherchée ; pour êtreconséquent, vous devez alors laisser la mansarde en haut desmaisons, les grisettes dans la rue ; abandonner les mansardes,les grisettes, les parapluies, les socques articulés aux gens quipayent leur dîner avec des cachets ; puis, vous devezcomprendre l’amour comme un principe qui ne se développe dans toutesa grâce que sur les tapis de la Savonnerie, sous la lueur d’opaled’une lampe marmorine, entre des murailles discrètes et revêtues desoie, devant un foyer doré, dans une chambre sourde au bruit desvoisins, de la rue, de tout, par des persiennes, par des volets,par d’ondoyants rideaux. Il vous faut des glaces dans lesquellesles formes se jouent, et qui répètent à l’infini la femme que l’onvoudrait multiple, et que l’amour multiplie souvent ; puis desdivans bien bas ; puis un lit qui, semblable à un secret, selaisse deviner sans être montré ; puis, dans cette chambrecoquette, des fourrures pour les pieds nus, des bougies sous verreau milieu des mousselines drapées, pour lire à toute heure de nuit,et des fleurs qui n’entêtent pas, et des toiles dont la finesse eûtsatisfait Anne d’Autriche. Madame Jules avait réalisé ce délicieuxprogramme, mais ce n’était rien. Toute femme de goût pouvait enfaire autant, quoique, néanmoins, il y ait dans l’arrangement deces choses un cachet de personnalité qui donne à tel ornement, àtel détail, un caractère inimitable. Aujourd’hui plus que jamaisrègne le fanatisme de l’individualité. Plus nos lois tendront à uneimpossible égalité, plus nous nous en écarterons par les mœurs.Aussi, les personnes riches commencent-elles, en France, à devenirplus exclusives dans leurs goûts et dans les choses qui leurappartiennent, qu’elles ne l’ont été depuis trente ans. MadameJules savait à quoi l’engageait ce programme, et avait tout mischez elle en harmonie avec un luxe qui allait si bien à l’amour.Les Quinze cents francs et ma Sophie, ou la passion dans lachaumière, sont des propos d’affamés auxquels le pain bis suffitd’abord, mais qui, devenus gourmets s’ils aiment réellement,finissent par regretter les richesses de la gastronomie. L’amour ale travail et la misère en horreur. Il aime mieux mourir que devivoter. La plupart des femmes, en rentrant du bal, impatientes dese coucher, jettent autour d’elles leurs robes, leurs fleursfanées, leurs bouquets dont l’odeur s’est flétrie. Elles laissentleurs petits souliers sous un fauteuil, marchent sur les cothurnesflottants, ôtent leurs peignes, déroulent leurs tresses sans soind’elles-mêmes. Peu leur importe que leurs maris voient les agrafes,les doubles épingles, les artificieux crochets qui soutenaient lesélégants édifices de la coiffure ou de la parure. Plus de mystères,tout tombe alors devant le mari, plus de fard pour le mari. Lecorset, la plupart du temps corset plein de précautions, reste là,si la femme de chambre trop endormie oublie de l’emporter. Enfinles bouffants de baleine, les entournures garnies de taffetasgommé, les chiffons menteurs, les cheveux vendus par le coiffeur,toute la fausse femme est là, éparse. Disjecta membra poetae, lapoésie artificielle tant admirée par ceux pour qui elle avait étéconçue, élaborée, la jolie femme encombre tous les coins. A l’amourd’un mari qui bâille, se présente alors une femme vraie qui bâilleaussi, qui vient dans un désordre sans élégance, coiffée de nuitavec un bonnet fripé, celui de la veille, celui du lendemain. -Car, après tout, monsieur, si vous voulez un joli bonnet de nuit àchiffonner tous les soirs, augmentez ma pension. Et voilà la vietelle qu’elle est. Une femme est toujours vieille et déplaisante àson mari, mais toujours pimpante, élégante et parée pour l’autre,pour le rival de tous les maris, pour le monde qui calomnie oudéchire toutes les femmes. Inspirée par un amour vrai, car l’amoura, comme les autres êtres, l’instinct de sa conservation, madameJules agissait tout autrement, et trouvait, dans les constantsbénéfices de son bonheur, la force nécessaire d’accomplir cesdevoirs minutieux desquels il ne faut jamais se relâcher, parcequ’ils perpétuent l’amour. Ces soins, ces devoirs, ne procèdent-ilspas d’ailleurs d’une dignité personnelle qui sied à ravir ?N’est-ce pas des flatteries ? n’est-ce pas respecter en soil’être aimé ? Donc madame Jules avait interdit à son maril’entrée du cabinet où elle quittait sa toilette de bal, et d’oùelle sortait vêtue pour la nuit, mystérieusement parée pour lesmystérieuses fêtes de son cœur. En venant dans cette chambre,toujours élégante et gracieuse, Jules y voyait une femmecoquettement enveloppée dans un élégant peignoir, les cheveuxsimplement tordus en grosses tresses sur sa tête ; car, n’enredoutant pas le désordre, elle n’en ravissait à l’amour ni la vueni le toucher ; une femme toujours plus simple, plus bellealors qu’elle ne l’était pour le monde ; une femme qui s’étaitranimée dans l’eau, et dont tout l’artifice consistait à être plusblanche que ses mousselines, plus fraîche que le plus frais parfum,plus séduisante que la plus habile courtisane, enfin toujourstendre, et partant toujours aimée. Cette admirable entente dumétier de femme fut le grand secret de Joséphine pour plaire àNapoléon, comme il avait été jadis celui de Césonie pour CaïusCaligula, de Diane de Poitiers pour Henri II. Mais s’il futlargement productif pour des femmes qui comptaient sept ou huitlustres, quelle arme entre les mains de jeunes femmes ! Unmari subit alors avec délices les bonheurs de sa fidélité.

Or, en rentrant après cette conversation, qui l’avait glacéed’effroi et qui lui donnait encore les plus vives inquiétudes,madame Jules prit un soin particulier de sa toilette de nuit. Ellevoulut se faire et se fit ravissante. Elle avait serré la batistedu peignoir, entr’ouvert son corsage, laissé tomber ses cheveuxnoirs sur ses épaules rebondies ; son bain parfumé lui donnaitune senteur enivrante ; ses pieds nus étaient dans despantoufles de velours. Forte de ses avantages, elle vint à pasmenus, et mit ses mains sur les yeux de Jules, qu’elle trouvapensif, en robe de chambre, le coude appuyé sur la cheminée, unpied sur la barre. Elle lui dit alors à l’oreille en l’échauffantde son haleine, et la mordant du bout des dents : – A quoipensez-vous, monsieur ? Puis le serrant avec adresse, ellel’enveloppa de ses bras, pour l’arracher à ses mauvaises pensées.La femme qui aime a toute l’intelligence de son pouvoir ; etplus elle est vertueuse, plus agissante est sa coquetterie.

– A toi, répondit-il.

– A moi seule ?

– Oui !

– Oh ! voilà un oui bien hasardé.

Ils se couchèrent. En s’endormant madame Jules se dit :Décidément, monsieur de Maulincour sera la cause de quelquemalheur. Jules est préoccupé, distrait, et garde des pensées qu’ilne me dit pas. Il était environ trois heures du matin lorsquemadame Jules fut réveillée par un pressentiment qui l’avait frappéeau cœur pendant son sommeil. Elle eut une perception à la foisphysique et morale de l’absence de son mari. Elle ne sentait plusle bras que Jules lui passait sous la tête, ce bras dans lequelelle dormait heureuse, paisible, depuis cinq années, et qu’elle nefatiguait jamais. Puis une voix lui avait dit : – Jules souffre,Jules pleure… . Elle leva la tête, se mit sur son séant, trouva laplace de son mari froide, et l’aperçut assis devant le feu, lespieds sur le garde-cendre, la tête appuyée sur le dos d’un grandfauteuil. Jules avait des larmes sur les joues. La pauvre femme sejeta vivement à bas du lit, et sauta d’un bond sur les genoux deson mari.

– Jules, qu’as-tu ? souffres-tu ? parle !dis ! dis-moi ! Parle-moi, si tu m’aimes. En un momentelle lui jeta cent paroles qui exprimaient la tendresse la plusprofonde.

Jules se mit aux pieds de sa femme, lui baisa les genoux, lesmains, et lui répondit en laissant échapper de nouvelles larmes : -Ma chère Clémence, je suis bien malheureux ! Ce n’est pasaimer que de se défier de sa maîtresse, et tu es ma maîtresse. Jet’adore en te soupçonnant… Les paroles que cet homme m’a dites cesoir m’ont frappé au cœur ; elles y sont restées malgré moipour me bouleverser. Il y a là-dessous quelque mystère. Enfin, j’enrougis, tes explications ne m’ont pas satisfait. Ma raison me jettedes lueurs que mon amour me fait repousser. C’est un affreuxcombat. Pouvais-je rester là, tenant ta tête en y soupçonnant despensées qui me seraient inconnues ? – Oh ! je te crois,je te crois, lui cria-t-il vivement en la voyant sourire avectristesse, et ouvrir la bouche pour parler. Ne me dis rien, ne mereproche rien. De toi, la moindre parole me tuerait. D’ailleurspourrais-tu me dire une seule chose que je ne me sois dite depuistrois heures ? Oui, depuis trois heures, je suis là, teregardant dormir, si belle, admirant ton front si pur et sipaisible. Oh ! oui, tu m’as toujours dit toutes tes pensées,n’est-ce pas ? Je suis seul dans ton âme. En te contemplant,en plongeant mes yeux dans les tiens, j’y vois bien tout. Ta vieest toujours aussi pure que ton regard est clair. Non, il n’y a pasde secret derrière cet oeil si transparent. Il se souleva, et labaisa sur les yeux. – Laisse moi t’avouer, ma chère créature, quedepuis cinq ans ce qui grandissait chaque jour mon bonheur, c’étaitde ne te savoir aucune de ces affections naturelles qui prennenttoujours un peu sur l’amour. Tu n’avais ni sœur, ni père, ni mère,ni compagne, et je n’étais alors ni au-dessus ni au-dessous depersonne dans ton cœur : j’y étais seul. Clémence, répète-moitoutes les douceurs d’âme que tu m’as si souvent dites, ne megronde pas, console-moi, je suis malheureux. J’ai certes un soupçonodieux à me reprocher, et toi tu n’as rien dans le cœur qui tebrûle. Ma bien-aimée, dis, pouvais-je rester ainsi près detoi ? Comment deux têtes qui sont si bien uniesdemeureraient-elles sur le même oreiller quand l’une d’ellessouffre et que l’autre est tranquille… – A quoi penses-tudonc ? s’écria-t-il brusquement en voyant Clémence songeuse,interdite, et qui ne pouvait retenir des larmes.

– Je pense à ma mère, répondit-elle d’un ton grave. Tu nesaurais connaître, Jules, la douleur de ta Clémence obligée de sesouvenir des adieux mortuaires de sa mère, en entendant ta voix, laplus douce des musiques ; et de songer à la solennellepression des mains glacées d’une mourante, en sentant la caressedes tiennes en un moment où tu m’accables des témoignages de tondélicieux amour. Elle releva son mari, le prit, l’étreignit avecune force nerveuse bien supérieure à celle d’un homme, lui baisales cheveux et le couvrit de larmes. – Ah ! je voudrais êtrehachée vivante pour toi ! Dis-moi bien que je te rendsheureux, que je suis pour toi la plus belle des femmes, que je suismille femmes pour toi. Mais tu es aimé comme nul homme ne le serajamais. Je ne sais pas ce que veulent dire les mots devoir etvertu. Jules, je t’aime pour toi, je suis heureuse de t’aimer, etje t’aimerai toujours mieux jusqu’à mon dernier souffle. J’aiquelque orgueil de mon amour, je me crois destinée à n’éprouverqu’un sentiment dans ma vie. Ce que je vais te dire est affreux,peut-être : je suis contente de ne pas avoir d’enfant, et n’ensouhaite point. Je me sens plus épouse que mère. Eh ! bien,as-tu des craintes ? Ecoute-moi, mon amour, promets-moid’oublier, non pas cette heure mêlée de tendresse et de doutes,mais les paroles de ce fou. Jules, je le veux. Promets-moi de ne lepoint voir, de ne point aller chez lui. J’ai la conviction que situ fais un seul pas de plus dans ce dédale, nous roulerons dans unabîme où je périrai, mais en ayant ton nom sur les lèvres et toncœur dans mon cœur. Pourquoi me mets-tu donc si haut en ton âme, etsi bas en réalité ? Comment, toi qui fais crédit à tant degens de leur fortune, tu ne me ferais pas l’aumône d’unsoupçon ; et, pour la première occasion dans ta vie où tu peuxme prouver une foi sans bornes, tu me détrônerais de toncœur ! Entre un fou et moi, c’est le fou que tu crois,oh ! Jules. Elle s’arrêta, chassa les cheveux qui retombaientsur son front et sur son cou ; puis, d’un accent déchirant,elle ajouta : – J’en ai trop dit, un mot devait suffire. Si ton âmeet ton front conservent un nuage, quelque léger qu’il puisse être,sache-le bien, j’en mourrai !

Elle ne put réprimer un frémissement, et pâlit.

– Oh ! je tuerai cet homme, se dit Jules en saisissant safemme et la portant dans son lit.

– Dormons en paix, mon ange, reprit-il, j’ai tout oublié, je tele jure.

Clémence s’endormit sur cette douce parole, plus doucementrépétée. Puis Jules, la regardant endormie, se dit en lui-même : -Elle a raison, quand l’amour est si pur, un soupçon le flétrit.Pour cette âme si fraîche, pour cette fleur si tendre, uneflétrissure, oui, ce doit être la mort.

Quand, entre deux êtres pleins d’affection l’un pour l’autre, etdont la vie s’échange à tout moment, un nuage est survenu, quoiquece nuage se dissipe, il laisse dans les âmes quelques traces de sonpassage. Ou la tendresse devient plus vive, comme la terre est plusbelle après la pluie ; ou la secousse retentit encore, commeun lointain tonnerre dans un ciel pur ; mais il est impossiblede se retrouver dans sa vie antérieure, et il faut que l’amourcroisse ou qu’il diminue. Au déjeuner, monsieur et madame Juleseurent l’un pour l’autre de ces soins dans lesquels il entre un peud’affectation. C’était de ces regards pleins d’une gaieté presqueforcée, et qui semblent être l’effort de gens empressés à setromper eux-mêmes. Jules avait des doutes involontaires, et safemme avait des craintes certaines. Néanmoins, sûrs l’un del’autre, ils avaient dormi. Cet état de gêne était-il dû à undéfaut de foi, au souvenir de leur scène nocturne ? Ils ne lesavaient pas eux-mêmes. Mais ils s’étaient aimés, ils s’aimaienttrop purement pour que l’impression à la fois cruelle etbienfaisante de cette nuit ne laissât pas quelques traces dansleurs âmes ; jaloux tous deux de les faire disparaître etvoulant revenir tous les deux le premier l’un à l’autre, ils nepouvaient s’empêcher de songer à la cause première d’un premierdésaccord. Pour des âmes aimantes, ce n’est pas des chagrins, lapeine est loin encore ; mais c’est une sorte de deuildifficile à peindre. S’il y a des rapports entre les couleurs etles agitations de l’âme ; si, comme l’a dit l’aveugle deLocke, l’écarlate doit produire à la vue les effets produits dansl’ouïe par une fanfare, il peut être permis de comparer à desteintes grises cette mélancolie de contre-coup. Mais l’amourattristé, l’amour auquel il reste un sentiment vrai de son bonheurmomentanément troublé, donne des voluptés qui, tenant à la peine età la joie, sont toutes nouvelles. Jules étudiait la voix de safemme, il en épiait les regards avec le sentiment jeune quil’animait dans les premiers moments de sa passion pour elle. Lessouvenirs de cinq années tout heureuses, la beauté de Clémence, lanaïveté de son amour, effacèrent alors promptement les derniersvestiges d’une intolérable douleur. Ce lendemain était un dimanche,jour où il n’y avait ni Bourse ni affaire ; les deux épouxpassèrent alors la journée ensemble, se mettant plus avant au cœurl’un de l’autre qu’ils n’y avaient jamais été, semblables à deuxenfants qui, dans un moment de peur, se serrent, se pressent et setiennent, s’unissant par instinct. Il y a dans une vie à deux deces journées complétement heureuses, dues au hasard, et qui ne serattachent ni à la veille, ni au lendemain, fleurséphémères !… Jules et Clémence en jouirent délicieusement,comme s’ils eussent pressenti que c’était la dernière journée deleur vie amoureuse. Quel nom donner à cette puissance inconnue quifait hâter le pas des voyageurs sans que l’orage se soit encoremanifesté, qui fait resplendir de vie et de beauté le mourantquelques jours avant sa mort et lui inspire les plus riantsprojets, qui conseille au savant de hausser sa lampe nocturne aumoment où elle l’éclaire parfaitement, qui fait craindre à une mèrele regard trop profond jeté sur son enfant par un hommeperspicace ? Nous subissons tous cette influence dans lesgrandes catastrophes de notre vie, et nous ne l’avons encore ninommée ni étudiée : c’est plus que le pressentiment, et ce n’estpas encore la vision. Tout alla bien jusqu’au lendemain. Le lundi,Jules Desmarets, obligé d’être à la Bourse à son heure accoutumée,ne sortit pas sans aller, suivant son habitude, demander à sa femmesi elle voulait profiter de sa voiture.

– Non, dit-elle, il fait trop mauvais temps pour sepromener.

En effet, il pleuvait à verse. Il était environ deux heures etdemie quand monsieur Desmarets se rendit au Parquet et au Trésor. Aquatre heures, en sortant de la Bourse, il se trouva nez à nezdevant monsieur de Maulincour, qui l’attendait là avec lapertinacité fiévreuse que donnent la haine et la vengeance.

– Monsieur, j’ai des renseignements importants à vouscommuniquer, dit l’officier en prenant l’Agent de change par lebras. Ecoutez, je suis un homme trop loyal pour avoir recours à deslettres anonymes qui troubleraient votre repos, j’ai préféré vousparler. Enfin croyez que s’il ne s’agissait pas de ma vie, je nem’immiscerais, certes, en aucune manière dans les affaires d’unménage, quand même je pourrais m’en croire le droit.

– Si ce que vous avez à me dire concerne madame Desmarets,répondit Jules, je vous prierai, monsieur, de vous taire.

– Si je me taisais, monsieur, vous pourriez voir avant peumadame Jules sur les bancs de la Cour d’assises, à côté d’unforçat. Faut-il me taire maintenant ?

Jules pâlit, mais sa belle figure reprit promptement un calmefaux ; puis, entraînant l’officier sous un des auvents de laBourse provisoire où ils se trouvaient alors, il lui dit d’une voixque voilait une profonde émotion intérieure : – Monsieur, je vousécouterai ; mais il y aura entre nous un duel à mort si… .

– Oh ! j’y consens, s’écria monsieur de Maulincour, j’aipour vous la plus grande estime. Vous parlez de mort,monsieur ? Vous ignorez sans doute que votre femme m’apeut-être fait empoisonner samedi soir. Oui, monsieur, depuisavant-hier, il se passe en moi quelque chosed’extraordinaire ; mes cheveux me distillent intérieurement àtravers le crâne une fièvre et une langueur mortelle, et je saisparfaitement quel homme a touché mes cheveux pendant le bal.

Monsieur de Maulincour raconta, sans en omettre un seul fait, etson amour platonique pour madame Jules, et les détails del’aventure qui commence cette scène. Tout le monde l’eût écoutéeavec autant d’attention que l’agent de change ; mais le maride madame Jules avait le droit d’en être plus étonné que qui que cefût au monde. Là se déploya son caractère, il fut plus surprisqu’abattu. Devenu juge, et juge d’une femme adorée, il trouva dansson âme la droiture du juge, comme il en prit l’inflexibilité.Amant encore, il songea moins à sa vie brisée qu’à celle de cettefemme ; il écouta, non sa propre douleur, mais la voixlointaine qui lui criait : – Clémence ne saurait mentir !Pourquoi te trahirait-elle ?

– Monsieur, dit l’officier aux gardes en terminant, certaind’avoir reconnu, samedi soir, dans monsieur de Funcal, ce Ferragusque la police croit mort, j’ai mis aussitôt sur ses traces un hommeintelligent. En revenant chez moi, je me suis souvenu, par unheureux hasard, du nom de madame Meynardie, cité dans la lettre decette Ida, la maîtresse présumée de mon persécuteur. Muni de ceseul renseignement, mon émissaire me rendra promptement compte decette épouvantable aventure, car il est plus habile à découvrir lavérité que ne l’est la police elle-même.

– Monsieur, répondit l’Agent de change, je ne saurais vousremercier de cette confidence. Vous m’annoncez des preuves, destémoins, je les attendrai. Je poursuivrai courageusement la véritédans cette affaire étrange, mais vous me permettrez de douterjusqu’à ce que l’évidence des faits me soit prouvée. En tout cas,vous aurez satisfaction, car vous devez comprendre qu’il nous enfaut une.

Monsieur Jules revint chez lui.

– Qu’as-tu, Jules ? lui dit sa femme, tu es pâle à fairepeur.

– Le temps est froid, dit-il en marchant d’un pas lent danscette chambre où tout parlait de bonheur et d’amour, cette chambresi calme où se préparait une tempête meurtrière.

– Tu n’es pas sortie aujourd’hui, reprit-il machinalement enapparence.

Il fut poussé sans doute à faire cette question par la dernièredes mille pensées qui s’étaient secrètement enroulées dans uneméditation lucide, quoique précipitamment activée par lajalousie.

– Non, répondit-elle avec un faux accent de candeur.

En ce moment, Jules aperçut dans le cabinet de toilette de safemme quelques gouttes d’eau sur le chapeau de velours qu’ellemettait le matin. Monsieur Jules était un homme violent, mais aussiplein de délicatesse, et il lui répugna de placer sa femme en faced’un démenti. Dans une telle situation, tout doit être fini pour lavie entre certains êtres. Cependant ces gouttes d’eau furent commeune lueur qui lui déchira la cervelle. Il sortit de sa chambre,descendit à la loge, et dit à son concierge, après s’être assuréqu’il y était seul : – Fouquereau, cent écus de rente si tu disvrai, chassé si tu me trompes, et rien si, m’ayant dit la vérité,tu parles de ma question et de ta réponse.

Il s’arrêta pour bien voir son concierge qu’il attira sous lejour de la fenêtre, et reprit : – Madame est-elle sortie cematin ?

– Madame est sortie à trois heures moins un quart, et je croisl’avoir vue rentrer il y a une demi-heure.

– Cela est vrai, sur ton honneur ?

– Oui, monsieur.

– Tu auras la rente que je t’ai promise ; mais si tuparles, souviens-toi de ma promesse ! alors tu perdraistout.

Jules revint chez sa femme.

– Clémence, lui dit-il, j’ai besoin de mettre un peu d’ordredans mes comptes de maison, ne t’offense donc pas de ce que je vaiste demander, Ne t’ai-je pas remis quarante mille francs depuis lecommencement de l’année ?

– Plus, dit-elle Quarante-sept.

– En trouverais-tu bien l’emploi ?

– Mais oui, dit-elle. D’abord, j’avais à payer plusieursmémoires de l’année dernière…

– Je ne saurai rien ainsi, se dit Jules, je m’y prends mal.

En ce moment le valet de chambre de Jules entra, et lui remitune lettre qu’il ouvrit par contenance ; mais il la lut avecavidité lorsqu’il eut jeté les yeux sur la signature.

 » Monsieur,

Dans l’intérêt de votre repos et du nôtre, j’ai pris le parti devous écrire sans avoir l’avantage d’être connue de vous ; maisma position, mon âge et la crainte de quelque malheur me forcent àvous prier d’avoir de l’indulgence dans une conjoncture fâcheuse oùse trouve notre famille désolée. Monsieur Auguste de Maulincournous a donné depuis quelques jours des preuves d’aliénationmentale, et nous craignons qu’il ne trouble votre bonheur par deschimères dont il nous a entretenus, monsieur le commandeur dePamiers et moi, pendant un premier accès de fièvre. Nous vousprévenons donc de sa maladie, sans doute guérissable encore, elle ades effets si graves et si importants pour l’honneur de notrefamille et l’avenir de mon petit-fils, que je compte sur votreentière discrétion. Si monsieur le commandeur ou moi, monsieur,avions pu nous transporter chez vous, nous nous serions dispensésde vous écrire ; mais je ne doute pas que vous n’ayez égard àla prière qui vous est faite ici par une mère de brûler cettelettre.

Agréez l’assurance de ma parfaite considération.

Baronne de Maulincour, née de Rieux.  »

– Combien de tortures ! s’écria Jules.

– Mais que se passe-t-il donc en toi ? lui dit sa femme entémoignant une vive anxiété.

– J’en suis arrivé, répondit Jules, à me demander si c’est toiqui me fais parvenir cet avis pour dissiper mes soupçons, reprit-ilen lui jetant la lettre. Ainsi juge de mes souffrances ?

– Le malheureux, dit madame Jules en laissant tomber le papier,je le plains, quoiqu’il me fasse bien du mal.

– Tu sais qu’il m’a parlé ?

– Ah ! tu es allé le voir malgré ta parole, dit-ellefrappée de terreur.

– Clémence, notre amour est en danger de périr, et nous sommesen dehors de toutes les lois ordinaires de la vie, laissons doncles petites considérations au milieu des grands périls. Ecoute,dis-moi pourquoi tu es sortie ce matin. Les femmes se croient ledroit de nous faire quelquefois de petits mensonges. Ne seplaisent-elles pas souvent à nous cacher des plaisirs qu’elles nouspréparent ? Tout à l’heure, tu m’as dit un mot pour un autresans doute, un non pour un oui.

Il entra dans le cabinet de toilette, et en rapporta lechapeau.

– Tiens, vois ? sans vouloir faire ici le Bartholo, tonchapeau t’a trahie. Ces taches ne sont-elles pas des gouttes depluie ? Donc tu es sortie en fiacre, et tu as reçu ces gouttesd’eau, soit en allant chercher une voiture, soit en entrant dans lamaison où tu es allée, soit en la quittant. Mais une femme peutsortir de chez elle fort innocemment, même après avoir dit à sonmari qu’elle ne sortirait pas. Il y a tant de raisons pour changerd’avis ! Avoir des caprices, n’est-ce pas un de vosdroits ? Vous n’êtes pas obligées d’être conséquentes avecvous-mêmes. Tu auras oublié quelque chose, un service à rendre, unevisite, ou quelque bonne action à faire. Mais rien n’empêche unefemme de dire à son mari ce qu’elle a fait. Rougit-on jamais dansle sein d’un ami ? Eh ! bien ? ce n’est pas le marijaloux qui te parle, ma Clémence, c’est l’amant, c’est l’ami, lefrère. Il se jeta passionnément à ses pieds. – Parle, non pour tejustifier, mais pour calmer d’horribles souffrances. Je sais bienque tu es sortie. Eh ! bien, qu’as-tu fait ? où es-tuallée !

– Oui, je suis sortie, Jules, répondit-elle d’une voix altéréequoique son visage fût calme. Mais ne me demande rien de plus.Attends avec confiance, sans quoi tu te créeras des remordséternels. Jules, mon Jules, la confiance est la vertu de l’amour.Je te l’avoue, en ce moment je suis trop troublée pour terépondre ; mais je ne suis point une femme artificieuse, et jet’aime, tu le sais.

– Au milieu de tout ce qui peut ébranler la foi d’un homme, enéveiller la jalousie, car je ne suis donc pas le premier dans toncœur, je ne suis donc pas toi-même… Eh ! bien, Clémence,j’aime encore mieux te croire, croire en ta voix, croire en tesyeux ! Si tu me trompes, tu mériterais…

– Oh ! mille morts, dit-elle en l’interrompant.

– Moi, je ne te cache aucune de mes pensées, et toi, tu…

– Chut, dit-elle, notre bonheur dépend de notre mutuelsilence.

– Ah ! je veux tout savoir, s’écria-t-il dans un violentaccès de rage.

En ce moment, des cris de femme se firent entendre, et lesglapissements d’une petite voix aigre arrivèrent de l’antichambrejusqu’aux deux époux.

– J’entrerai, je vous dis ! criait-on. Oui, j’entrerai, jeveux la voir, je la verrai.

Jules et Clémence se précipitèrent dans le salon et ils virentbientôt les portes s’ouvrir avec violence. Une jeune femme semontra tout à coup, suivie de deux domestiques qui dirent à leurmaître : – Monsieur, cette femme veut entrer ici malgré nous. Nouslui avons déjà dit que madame n’y était pas. Elle nous a réponduqu’elle savait bien que madame était sortie, mais qu’elle venait dela voir rentrer. Elle nous menace de rester à la porte de l’hôteljusqu’à ce qu’elle ait parlé à madame.

– Retirez-vous, dit monsieur Desmarets à ses gens.

– Que voulez-vous, mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant versl’inconnue.

Cette demoiselle était le type d’une femme qui ne se rencontrequ’à Paris. Elle se fait à Paris, comme la boue, comme le pavé deParis, comme l’eau de la Seine se fabrique à Paris, dans de grandsréservoirs à travers lesquels l’industrie la filtre dix fois avantde la livrer aux carafes à facettes où elle scintille et claire etpure, de fangeuse qu’elle était. Aussi est-ce une créaturevéritablement originale. Vingt fois saisie par le crayon dupeintre, par le pinceau du caricaturiste, par la plombagine dudessinateur, elle échappe à toutes les analyses, parce qu’elle estinsaisissable dans tous ses modes, comme l’est la nature, commel’est ce fantasque Paris. En effet, elle ne tient au vice que parun rayon, et s’en éloigne par les mille autres points de lacirconférence sociale. D’ailleurs, elle ne laisse deviner qu’untrait de son caractère, le seul qui la rende blâmable : ses bellesvertus sont cachées ; son naïf dévergondage, elle en faitgloire. Incomplétement traduite dans les drames et les livres oùelle a été mise en scène avec toutes ses poésies, elle ne serajamais vraie que dans son grenier, parce qu’elle sera toujours,autre part, ou calomniée ou flattée. Riche, elle se vicie ;pauvre, elle est incomprise. Et cela ne saurait êtreautrement ! Elle a trop de vices et trop de bonnesqualités ; elle est trop près d’une asphyxie sublime ou d’unrire flétrissant ; elle est trop belle et trop hideuse ;elle personnifie trop bien Paris, auquel elle fournit des portièresédentées, des laveuses de linge, des balayeuses, des mendiantes,parfois des comtesses impertinentes, des actrices admirées, descantatrices applaudies ; elle a même donné jadis deuxquasi-reines à la monarchie. Qui pourrait saisir un telProtée ? Elle est toute la femme, moins que la femme, plus quela femme. De ce vaste portrait, un peintre de mœurs ne peut rendreque certains détails, l’ensemble est l’infini. C’était une grisettede Paris, mais la grisette dans toute sa splendeur ; lagrisette en fiacre, heureuse, jeune, belle, fraîche, mais grisette,et grisette à griffes, à ciseaux, hardie comme une Espagnole,hargneuse comme une prude anglaise réclamant ses droits conjugaux,coquette comme une grande dame, plus franche et prête à tout ;une véritable lionne sortie du petit appartement dont elle avaittant de fois rêvé les rideaux de calicot rouge, le meuble envelours d’Utrecht, la table à thé, le cabaret de porcelaines àsujets peints, la causeuse, le petit tapis de moquette, la penduled’albâtre et les flambeaux sous verre, la chambre jaune, le molédredon ; bref, toutes les joies de la vie des grisettes : lafemme de ménage, ancienne grisette elle-même, mais grisette àmoustaches et à chevrons, les parties de spectacle, les marrons àdiscrétion, les robes de soie et les chapeaux à gâcher : enfintoutes les félicités calculées au comptoir des modistes, moinsl’équipage, qui n’apparaît dans les imaginations du comptoir quecomme un bâton de maréchal dans les songes du soldat. Oui, cettegrisette avait tout cela pour une affection vraie ou malgrél’affection vraie, comme quelques autres l’obtiennent souvent pourune heure par jour, espèce d’impôt insouciamment acquitté sous lesgriffes d’un vieillard. La jeune femme qui se trouvait en présencede monsieur et madame Jules avait le pied si découvert dans sachaussure qu’à peine voyait-on une légère ligne noire entre letapis et son bas blanc. Cette chaussure, dont la caricatureparisienne rend si bien le trait, est une grâce particulière à lagrisette parisienne ; mais elle se trahit encore mieux auxyeux de l’observateur par le soin avec lequel ses vêtementsadhèrent à ses formes, qu’ils dessinent nettement. Aussi l’inconnueétait-elle, pour ne pas perdre l’expression pittoresque créée parle soldat français, ficelée dans une robe verte, à guimpe, quilaissait deviner la beauté de son corsage, alors parfaitementvisible ; car son châle de cachemire Ternaux, tombant à terre,n’était plus retenu que par les deux bouts qu’elle gardaitentortillés à demi dans ses poignets. Elle avait une figure fine,des joues roses, un teint blanc, des yeux gris étincelants, unfront bombé, très proéminent, des cheveux soigneusement lissés quis’échappaient de son petit chapeau, en grosses boucles sur soncou.

– Je me nomme Ida, monsieur. Et si c’est là madame Jules, àlaquelle j’ai l’avantage de parler, je venais pour lui dire tout ceque j’ai sur le cœur, conte elle. C’est très-mal, quand on a sonaffaire faite, et qu’on est dans ses meubles comme vous êtes ici,de vouloir enlever à une pauvre fille un homme avec lequel j’aicontracté un mariage moral, et qui parle de réparer ses torts enm’épousant à la mucipalité. Il y a bien assez de jolis jeunes gensdans le monde, pas vrai, monsieur ? pour se passer sesfantaisies, sans venir me prendre un homme d’âge, qui fait monbonheur. Quien, je n’ai pas une belle hôtel, moi, j’ai monamour ! Je haïs les bel hommes et l’argent, je suis tout cœur,et…

Madame Jules se tourna vers son mari : – Vous me permettrez,monsieur, de ne pas en entendre davantage, dit-elle en rentrantdans sa chambre.

– Si cette dame est avec vous, j’ai fait des brioches, à ce queje vois ; mais tant pire, reprit Ida. Pourquoi vient-elle voirmonsieur Ferragus tous les jours ?

– Vous vous trompez, mademoiselle, dit Jules stupéfait. Ma femmeest incapable…

– Ah ! vous êtes donc mariés vous deusse ! dit lagrisette en manifestant quelque surprise. C’est alors bien plusmal, monsieur, pas vrai, à une femme qui a le bonheur d’être mariéeen légitime mariage, d’avoir des rapports avec un homme commeHenri…

– Mais quoi, Henri, dit monsieur Jules en prenant Ida etl’entraînant dans une pièce voisine pour que sa femme n’entendîtplus rien.

– Eh ! bien, monsieur Ferragus…

– Mais il est mort, dit Jules.

– C’te farce ! Je suis allée a Franconi avec lui hier ausoir, et il m’a ramenée, comme cela se doit. D’ailleurs votre damepeut vous en donner des nouvelles. N’est-elle pas allée le voir àtrois heures ? Je le sais bien : je l’ai attendue dans la rue,rapport à ce qu’un aimable homme, monsieur Justin, que vousconnaissez peut-être, un petit vieux qui a des breloques, et quiporte un corset, m’avait prévenue que j’avais une madame Jules pourrivale. Ce nom-là, monsieur, est bien connu parmi les noms deguerre. Excusez, puisque c’est le vôtre, mais quand madame Julesserait une duchesse de la cour, Henri est si riche qu’il peutsatisfaire toutes ses fantaisies. Mon affaire est de défendre monbien, et j’en ai le droit ; car, moi, je l’aime, Henri !C’est ma promière inclination, et il y va de mon amour et de monsort à venir. Je ne crains rien, monsieur ; je suis honnête,et je n’ai jamais menti, ni volé le bien de qui que ce soit. Ceserait une impératrice qui serait ma rivale, que j’irais à elletout droit ; et si elle m’enlevait mon mari futur, je me senscapable de la tuer, tout impératrice qu’elle serait, parce quetoutes les belles femmes sont égales, monsieur..

– Assez ! assez ! dit Jules. Oùdemeurez-vous ?

– Rue de la Corderie-du-Temple, n o 14, monsieur. Ida Gruget,couturière en corsets, pour vous servir, car nous en faisonsbeaucoup pour les messieurs.

– Et où demeure l’homme que vous nommez Ferragus ?

– Mais, monsieur, dit-elle en se pinçant les lèvres, ce n’estd’abord pas un homme. C’est un monsieur plus riche que vous nel’êtes peut-être. Mais pourquoi est-ce que vous me demandez sonadresse quand votre femme la sait ? Il m’a dit de ne point ladonner. Est-ce que je suis obligée de vous répondre ?… Je nesuis, Dieu merci, ni au confessionnal ni à la police, et je nedépends que de moi.

– Et si je vous offrais vingt, trente, quarante mille francspour me dire où demeure monsieur Ferragus ?

– Ah ! n, i, ni, mon petit ami, c’est fini ! dit-elleen joignant à cette singulière réponse un geste populaire. Il n’y apas de somme qui me fasse dire cela. J’ai bien l’honneur de voussaluer. Par où s’en va-t-on donc d’ici ?

Jules, atterré, laissa partir Ida, sans songer à elle. Le mondeentier semblait s’écrouler sous lui ; et, au-dessus de lui, leciel tombait en éclats.

– Monsieur est servi, lui dit son valet de chambre.

Le valet de chambre et le valet d’office attendirent dans lasalle à manger pendant environ un quart d’heure sans voir arriverleurs maîtres.

Madame ne dînera pas, vint dire la femme de chambre.

– Qu’y a-t-il donc, Joséphine ? demanda le valet.

– Je ne sais pas, répondit-elle. Madame pleure et va se mettreau lit. Monsieur avait sans doute une inclination en ville, et celas’est découvert dans un bien mauvais moment, entendez-vous ?Je ne répondrais pas de la vie de madame. Tous les hommes sont sigauches ! Ils vous font toujours des scènes sans aucuneprécaution.

– Pas du tout, reprit le valet de chambre à voix basse, c’est,au contraire, madame qui… enfin vous comprenez. Quel temps auraitdonc, monsieur pour aller en ville, lui qui depuis cinq ans n’a pascouché une seule fois hors de la chambre de madame ; quidescend à son cabinet à dix heures, et n’en sort qu’à midi pourdéjeuner ! Enfin sa vie est connue, elle est régulière, aulieu que madame file presque tous les jours, à trois heures, on nesait où.

– Et monsieur aussi, dit la femme de chambre en prenant le partide sa maîtresse.

– Mais il va à la Bourse, monsieur. Voilà pourtant trois foisque je l’avertis qu’il est servi, reprit le valet de chambre aprèsune pause, et c’est comme si l’on parlait à un terne.

Monsieur Jules entra.

– Où est madame ? demanda-t-il.

– Madame va se coucher, elle a la migraine, répondit la femme dechambre en prenant un air important.

Monsieur Jules dit alors avec beaucoup de sang-froid ens’adressant à ses gens : – Vous pouvez desservir, je vais tenircompagnie à madame.

Et il rentra chez sa femme qu’il trouva pleurant, mais étouffantses sanglots dans son mouchoir.

– Pourquoi pleurez-vous ? lui dit Jules. Vous n’avez àattendre de moi ni violences ni reproches. Pourquoi mevengerais-je ? Si vous n’avez pas été fidèle à mon amour,c’est que vous n’en étiez pas digne…

– Pas digne ! Ces mots répétés s’entendirent à travers lessanglots et l’accent avec lequel ils furent prononcés eût attendritout autre homme que Jules.

– Pour vous tuer, il faudrait aimer plus que je n’aimepeut-être, dit-il en continuant ; mais je n’en aurais pas lecourage, je me tuerais plutôt, moi, vous laissant à votre… bonheuret à… à qui ?

Il n’acheva pas.

– Se tuer, cria Clémence en se jetant aux pieds de Jules et lestenant embrassés.

Mais, lui, voulut se débarrasser de cette étreinte et secoua safemme en la traînant jusqu’à son lit.

– Laissez-moi, dit-il.

– Non, non Jules ! criait-elle. Si tu ne m’aimes plus, jemourrai. Veux-tu tout savoir ?

– Oui.

Il la prit, la serra violemment, s’assit sur le bord du lit, laretint entre ses jambes ; puis regardant d’un oeil sec cettebelle tête devenue couleur de feu, mais sillonnée de larmes : -Allons, dis, répéta-t-il.

Les sanglots de Clémence recommencèrent.

– Non c’est un secret de vie et de mort. Si je le disais, je… ..Non je ne puis pas. Grâce, Jules !

– Tu me trompes toujours…

– Ah ! tu ne me dis plus vous ! s’écria-t-elle. Oui,Jules, tu peux croire que je te trompe, mais bientôt tu saurastout.

– Mais ce Ferragus, ce forçat que tu vas voir, cet homme enrichipar des crimes, s’il n’est pas à toi, si tu ne lui appartienspas…

– Oh ! Jules ?…

– Eh ! bien est-ce ton bienfaiteur inconnu ; l’hommeauquel nous devrions notre fortune comme on l’a déjà dit ?

– Qui a dit cela ?

– Un homme que j’ai tué est duel.

– Oh ! Dieu ! déjà une mort.

– Si ce n’est pas ton protecteur, s’il ne te donne pas de l’or,si c’est toi qui lui en portes, voyons, est-ce ton frère ?

– Eh ! bien, dit-elle, si cela était ?

Monsieur Desmarets se croisa les bras.

– Pourquoi me l’aurait-on caché ? reprit-il. Vous m’auriezdonc trompé, ta mère et toi ? D’ailleurs va-t-on chez sonfrère tous les jours, ou presque tous les jours, hein ?

Sa femme était évanouie à ses pieds.

– Morte, dit-il. Et si j’avais tort ?

Il sauta sur les cordons de sonnette, appela Joséphine et mitClémence sur le lit.

– J’en mourrai, dit madame Jules en revenant à elle.

– Joséphine, cria monsieur Desmarets, allez chercher monsieurDesplein. Puis vous irez après chez mon frère, en le priant devenir le plus tôt possible.

– Pourquoi votre frère ? dit Clémence.

Jules était déjà sorti.

Pour la première fois depuis cinq ans madame Jules se couchaseule dans son lit, et fut contrainte de laisser entrer un médecindans sa chambre sacrée. Ce fut deux peines bien vives. Despleintrouva madame Jules fort mal, jamais émotion violente n’avait étéplus intempestive. Il ne voulut rien préjuger, et remit aulendemain à donner son avis, après avoir ordonné quelquesprescriptions qui ne furent point exécutées, les intérêts du cœurayant fait oublier tous les soins physiques. Vers le matin,Clémence n’avait pas encore dormi. Elle était préoccupée par lesourd murmure d’une conversation qui durait depuis plusieurs heuresentre les deux frères ; mais l’épaisseur des murs ne laissaitarriver à son oreille aucun mot qui pût lui trahir l’objet de cettelongue conférence. Monsieur Desmarets, le notaire, s’en allabientôt. Le calme de la nuit, puis la singulière activité de sensque donne la passion, permirent alors à Clémence d’entendre le crid’une plume et les mouvements involontaires d’un homme occupé àécrire. Ceux qui passent habituellement les nuits, et qui ontobservé les différents effets de l’acoustique par un profondsilence, savent que souvent un léger retentissement est facile àpercevoir dans les mêmes lieux où des murmures égaux et continusn’avaient rien de distinctible. A quatre heures le bruit cessa.Clémence se leva inquiète et tremblante. Puis, pieds nus, sanspeignoir, ne pensant ni à sa moiteur, ni à l’état dans lequel ellese trouvait, la pauvre femme ouvrit heureusement la porte decommunication sans la faire crier. Elle vit son mari, une plume àla main, tout endormi dans son fauteuil. Les bougies brûlaient dansles bobèches. Elle s’avança lentement, et lut sur une enveloppedéjà cachetée : CECI EST MON TESTAMENT.

Elle s’agenouilla comme devant une tombe, et baisa la main deson mari qui s’éveilla soudain.

– Jules, mon ami, l’on accorde quelques jours aux criminelscondamnés à mort, dit-elle en le regardant avec des yeux alluméspar la fièvre et par l’amour. Ta femme innocente ne t’en demandeque deux. Laisse-moi libre pendant deux jours, et… attends !Après, je mourrai heureuse, du moins tu me regretteras.

– Clémence, je te les accorde.

Et, comme elle baisait les mains de son mari dans une touchanteeffusion de cœur, Jules, fasciné par ce cri de l’innocence, la pritet la baisa au front, tout honteux de subir encore le pouvoir decette noble beauté.

Le lendemain, après avoir pris quelques heures de repos, Julesentra dans la chambre de sa femme, obéissant machinalement à sacoutume de ne point sortir sans l’avoir vue. Clémence dormait. Unrayon de lumière passant par les fentes les plus élevées desfenêtres tombait sur le visage de cette femme accablée. Déjà lesdouleurs avaient altéré son front et la fraîche rougeur de seslèvres. L’oeil d’un amant ne pouvait pas se tromper à l’aspect dequelques marbrures foncées et de la pâleur maladive qui remplaçaitet le ton égal des joues et la blancheur mate du teint, deux fondspurs sur lesquels se jouaient si naïvement les sentiments de cettebelle âme.

– Elle souffre, se dit Jules. Pauvre Clémence, que Dieu nousprotége !

Il la baisa bien doucement sur le front. Elle s’éveilla, vit sonmari et comprit tout ; mais, ne pouvant parler, elle lui pritla main, et ses yeux se mouillèrent de larmes.

– Je suis innocente, dit-elle en achevant son rêve.

– Tu ne sortiras pas, lui demanda Jules.

– Non, je me sens trop faible pour quitter mon lit.

– Si tu changes d’avis, attends mon retour, dit Jules.

Et il descendit à la loge.

– Fouquereau, vous surveillerez exactement votre porte, je veuxconnaître les gens qui entreront dans l’hôtel, et ceux qui ensortiront.

Puis monsieur Jules se jeta dans un fiacre, se fit conduire àl’hôtel de Maulincour, et y demanda le baron.

– Monsieur est malade, lui dit-on.

Jules insista pour entrer, donna son nom ; et, à défaut demonsieur de Maulincour, il voulut voir le vidame ou la douairière.Il attendit pendant quelque temps dans le salon de la vieillebaronne qui vint le trouver, et lui dit que son petit-fils étaitbeaucoup trop indisposé pour le recevoir.

– Je connais, madame, répondit Jules, la nature de sa maladiepar la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, et jevous prie de croire…

– Une lettre à vous, monsieur ! de moi ! s’écria ladouairière en l’interrompant, mais je n’ai point écrit de lettre.Et que m’y fait-on dire, monsieur, dans cette lettre ?

– Madame, reprit Jules, ayant l’intention de venir chez monsieurde Maulincour aujourd’hui même, et de vous rendre cette lettre,j’ai cru pouvoir la conserver malgré l’injonction qui la termine.La voici.

La douairière sonna pour avoir ses doubles besicles, et,lorsqu’elle eut jeté les yeux sur le papier, elle manifesta la plusgrande surprise.

– Monsieur, dit-elle, mon écriture est si parfaitement imitée,que s’il ne s’agissait pas d’une affaire récente je m’y tromperaismoi-même. Mon petit-fils est malade, il est vrai, monsieur ;mais sa raison n’a jamais été le moindrement du monde altérée. Noussommes le jouet de quelques mauvaises gens ; cependant, je nedevine pas dans quel but a été faite cette impertinence… Vous allezvoir mon petit-fils, monsieur, et vous reconnaîtrez qu’il estparfaitement sain d’esprit.

Et elle sonna de nouveau pour faire demander au baron s’ilpouvait recevoir monsieur Desmarets. Le valet revint avec uneréponse affirmative. Jules monta chez Auguste de Maulincour, qu’iltrouva dans un fauteuil, assis au coin de la cheminée, et qui, tropfaible pour se lever, le salua par un geste mélancolique, le vidamede Pamiers lui tenait compagnie.

– Monsieur le baron, dit Jules, j’ai quelque chose à vous dired’assez particulier pour désirer que nous soyons seuls.

– Monsieur, répondit Auguste, monsieur le commandeur sait toutecette affaire, et vous pouvez parler devant lui sans crainte.

– Monsieur le baron, reprit Jules d’une voix grave, vous aveztroublé, presque détruit mon bonheur, sans en avoir le droit.Jusqu’au moment où nous verrons qui de nous peut demander ou doitaccorder une réparation à l’autre, vous êtes tenu de m’aider àmarcher dans la voie ténébreuse où vous m’avez jeté. Je viens doncpour apprendre de vous la demeure actuelle de l’être mystérieux quiexerce sur nos destinées une si fatale influence, et qui sembleavoir à ses ordres une puissance surnaturelle. Hier, au moment oùje rentrais, après avoir entendu vos aveux, voici la lettre quej’ai reçue.

Et Jules lui présenta la fausse lettre.

– Ce Ferragus, ce Bourignard, ou ce monsieur de Funcal est undémon, s’écria Maulincour après l’avoir lue. Dans quel affreuxdédale ai-je mis le pied ? Où vais-je ? – J’ai eu tort,monsieur, dit-il en regardant Jules ; mais la mort est,certes, la plus grande des expiations, et ma mort approche. Vouspouvez donc me demander tout ce que vous désirerez, je suis à vosordres.

– Monsieur, vous devez savoir où demeure l’inconnu, je veuxabsolument, dût-il m’en coûter toute ma fortune actuelle, pénétrerce mystère ; et, en présence d’un ennemi si cruellementintelligent, les moments sont précieux.

– Justin va vous dire tout, répondit le baron.

A ces mots, le commandeur s’agita sur sa chaise.

Auguste sonna.

– Justin n’est pas à l’hôtel, s’écria le vidame avec uneprécipitation qui disait beaucoup de choses.

– Hé ! bien, dit vivement Auguste, nos gens savent où ilest, un homme montera vite à cheval pour le chercher. Votre valetest dans Paris, n’est-ce pas ? On l’y trouvera.

Le commandeur parut visiblement troublé.

– Justin ne viendra pas, mon ami, dit le vieillard. Il est mort.Je voulais te cacher cet accident., mais…

– Mort, s’écria monsieur de Maulincour, mort ? Etquand ? et comment ?

– Hier, dans la nuit. Il est allé souper avec d’anciens amis, ets’est enivré sans doute ; ses amis, pris de vin comme lui,l’auront laissé se coucher dans la rue, et une grosse voiture lui apassé sur le corps…

– Le forçat ne l’a pas manqué. Du premier coup il l’a tué, ditAuguste. Il n’a pas été si heureux avec moi, il a été obligé de s’yprendre à quatre fois.

Jules devint sombre et pensif.

– Je ne saurai donc rien, s’écria l’Agent de change après unelongue pause. Votre valet a peut-être été justement puni !N’a-t-il pas outre-passé vos ordres en calomniant madame Desmaretsdans l’esprit d’une Ida, dont il a réveillé la jalousie afin de ladéchaîner sur nous.

– Ah ! monsieur, dans ma colère, je lui avais abandonnémadame Jules.

– Monsieur ! s’écria le mari vivement irrité.

– Oh ! maintenant, monsieur, répondit l’officier enréclamant le silence par un geste de main, je suis prêt à tout.Vous ne ferez pas mieux que ce qui est fait, et vous ne me direzrien que ma conscience ne m’ait déjà dit. J’attends ce matin leplus célèbre professeur de toxicologie pour connaître mon sort. Sije suis destiné à de trop grandes souffrances, ma résolution estprise, je me brûlerai la cervelle.

– Vous parlez comme un enfant, s’écria le commandeur épouvantépar le sang-froid avec lequel le baron avait dit ces mots. Votregrand’mère mourrait de chagrin.

– Ainsi, monsieur, dit Jules, il n’existe aucun moyen deconnaître en quel endroit de Paris demeure cet hommeextraordinaire ?

– Je crois, monsieur, répondit le vieillard, avoir entendu direà ce pauvre Justin que monsieur de Funcal logeait à l’ambassade dePortugal ou à celle du Brésil. Monsieur de Funcal est ungentilhomme qui appartient aux deux pays. Quant au forçat, il estmort et enterré. Votre persécuteur, quel qu’il soit, me paraîtassez puissant pour que vous l’acceptiez sous sa nouvelle formejusqu’au moment où vous aurez les moyens de le confondre et del’écraser ; mais agissez avec prudence, mon cher monsieur. Simonsieur de Maulincour avait suivi mes conseils, rien de tout cecine serait arrivé.

Jules se retira froidement, mais avec politesse, et ne sut quelparti prendre pour arriver à Ferragus. Au moment où il rentra sonconcierge lui dit que madame était sortie pour aller jeter unelettre dans la boîte de la petite poste, qui se trouvait en face dela rue de Ménars. Jules se sentit humilié de reconnaître laprodigieuse intelligence avec laquelle son concierge épousait sacause, et l’adresse avec laquelle il devinait les moyens de leservir. L’empressement des inférieurs et leur habileté particulièreà compromettre les maîtres qui se compromettent lui étaient connus,le danger de les avoir pour complices en quoi que ce soit, ill’avait apprécié ; mais il ne put songer à sa dignitépersonnelle qu’au moment où il se trouva si subitement ravalé. Queltriomphe pour l’esclave incapable de s’élever jusqu’à son maître,de faire tomber le maître jusqu’à lui ! Jules fut brusque etdur. Autre faute. Mais il souffrait tant ! Sa vie, jusque-làsi droite, si pure, devenait tortueuse ; et il lui fallaitmaintenant ruser, mentir. Et Clémence aussi mentait et rusait. Cemoment fut un moment de dégoût. Perdu dans un abîme de penséesamères, Jules resta machinalement immobile à la porte de son hôtel.Tantôt s’abandonnant à des idées de désespoir, il voulait fuir,quitter la France, en emportant sur son amour toutes les illusionsde l’incertitude. Tantôt, ne mettant pas en doute que la lettrejetée à la poste par Clémence ne s’adressât à Ferragus, ilcherchait les moyens de surprendre la réponse qu’allait y faire cetêtre mystérieux. Tantôt il analysait les singuliers hasards de savie depuis son mariage, et se demandait si la calomnie dont ilavait tiré vengeance n’était pas une vérité. Enfin, revenant à laréponse de Ferragus, il se disait : – Mais cet homme siprofondément habile, si logique dans ses moindres actes, qui voit,qui pressent, qui calcule et devine même nos pensées, Ferragusrépondra-t-il ? Ne doit-il pas employer des moyens en harmonieavec sa puissance ? N’enverra-t-il pas sa réponse par quelquehabile coquin, ou, peut-être, dans un écrin apporté par un honnêtehomme qui ne saura pas ce qu’il apporte, ou dans l’enveloppe dessouliers qu’une ouvrière viendra livrer fort innocemment à mafemme ? Si Clémence et lui s’entendent ? Et il se défiaitde tout, et il parcourait les champs immenses, la mer sans rivagedes suppositions ; puis, après avoir flotté pendant quelquetemps entre mille partis contraires, il se trouva plus fort chezlui que partout ailleurs, et résolut de veiller dans sa maison,comme un formicaleo au fond de sa volute sablonneuse.

– Fouquereau, dit-il à son concierge, je suis sorti pour tousceux qui viendront me voir. Si quelqu’un veut parler à madame oului apporte quelque chose, tu tinteras deux coups. Puis tu memontreras toutes les lettres qui seraient adressées ici, n’importeà qui !

– Ainsi, pensa-t-il en remontant dans son cabinet qui setrouvait à l’entresol, je vais au-devant des finesses de maîtreFerragus. S’il envoie quelque émissaire assez rusé pour me demanderafin de savoir si madame est seule, au moins je ne serai pas jouécomme un sot !

Il se colla aux vitres qui, dans son cabinet, donnaient sur larue, et, par une dernière ruse que lui inspira la jalousie, ilrésolut de faire monter son premier commis dans sa voiture, et del’envoyer à la Bourse en son lieu et place, avec une lettre pour unAgent de change de ses amis, auquel il expliqua ses achats et sesventes, en le priant de le remplacer. Il remit ses transactions lesplus délicates au lendemain, se moquant de la hausse et de labaisse, et de toutes les dettes européennes. Beau privilége del’amour ! il écrase tout, fait tout pâlir : l’autel, le trôneet les grands-livres. A trois heures et demie, au moment où laBourse est dans tout le feu des reports, des fins-courant, desprimes, des fermes, etc., monsieur Jules vit entrer dans soncabinet Fouquereau tout radieux.

– Monsieur, il vient de venir une vieille femme, mais soignée,je dis, une fine mouche Elle a demandé monsieur, a paru contrariéede ne point le trouver, et m’a donné pour madame une lettre quevoici.

En proie à une angoisse fiévreuse, Jules décacheta lalettre ; mais il tomba bientôt dans son fauteuil tout épuisé.La lettre était un non-sens continuel, et il fallait en avoir laclef pour la lire. Elle avait été écrite en chiffres.

– Va-t’en, Fouquereau. Le concierge sortit. – C’est un mystèreplus profond que ne l’est la mer à l’endroit où la sonde s’y perd.Ah ! c’est de l’amour ! L’amour seul est aussi sagace,aussi ingénieux que l’est ce correspondant. Mon Dieu ! jetuerai Clémence.

En ce moment une idée heureuse jaillit dans sa cervelle avectant de force, qu’il en fut presque physiquement éclairé. Aux joursde sa laborieuse misère, avant son mariage, Jules s’était fait unami véritable, un demi Pméja. L’excessive délicatesse avec laquelleil avait manié les susceptibilités d’un ami pauvre et modeste, lerespect dont il l’avait entouré, l’ingénieuse adresse avec laquelleil l’avait noblement forcé de participer à son opulence sans lefaire rougir, accrurent leur amitié. Jacquet resta fidèle àDesmarets, malgré sa fortune.

Jacquet, homme de probité, travailleur, austère en ses mœurs,avait fait lentement son chemin dans le ministère qui consomme à lafois le plus de friponnerie et le plus probité. Employé auMinistère des Affaires Etrangères, il y avait en charge la partiela plus délicate des archives. Jacquet était dans le ministère uneespèce de ver-luisant qui jetait la lumière à ses heures sur lescorrespondances secrètes, en déchiffrant et classant les dépêches.Placé plus haut que le simple bourgeois, il se trouvait auxAffaires Etrangères tout ce qu’il y avait de plus élevé dans lesrangs subalternes, et vivait obscurément, heureux d’une obscuritéqui le mettait à l’abri des revers, satisfait de payer en oboles sadette à la patrie. Adjoint né de sa mairie, il obtenait, en stylede journal, toute la considération qui lui était due. Grâce àJules, sa position s’était améliorée par un bon mariage. Patrioteinconnu, ministériel en fait, il se contentait de gémir, an coin dufeu, sur la marche du gouvernement. Du reste, Jacquet était dansson ménage un roi débonnaire, un homme à parapluie, qui payait à safemme un remise dont il ne profitait jamais. Enfin, pour achever lapeinture de ce philosophe sans le savoir, il n’avait pas encoresoupçonné, ne devait même jamais soupçonner tout le parti qu’ilpouvait tirer de sa position, en ayant pour ami intime un Agent dechange, et connaissant tous les matins le secret de l’Etat. Cethomme sublime à la manière du soldat ignoré qui meurt en sauvantNapoléon par un qui vive, demeurait au Ministère.

En dix minutes, Jules se trouva dans le bureau de l’archiviste,Jacquet lui avança une chaise, posa méthodiquement sur sa table songarde-vue en taffetas vert, se frotta les mains, prit sa tabatière,se leva en faisant craquer ses omoplates, se rehaussa le thorax, etdit : – Par quel hasard ici, mosieur Desmarets ? Que meveux-tu ?

– Jacquet, j’ai besoin de toi pour deviner un secret, un secretde vie et de mort.

– Cela ne concerne pas la politique ?

– Ce n’est pas à toi que je le demanderais si je voulais lesavoir, dit Jules. Non, c’est une affaire de ménage sur laquelle jeréclame de toi le silence le plus profond.

– Claude-Joseph Jacquet, muet par état. Tu ne me connais doncpas ? dit-il en riant. C’est ma partie, la discrétion.

Jules lui montra la lettre en lui disant : – Il faut me lire cebillet adressé à ma femme…

– Diable ! diable ! mauvaise affaire, dit Jacquet enexaminant la lettre de la même manière qu’un usurier examine uneffet négociable. Ah ! c’est une lettre à grille. Attends.

Il laissa Jules seul dans le cabinet, et revint assezpromptement.

– Niaiserie, mon ami ! c’est écrit avec une vieille grilledont se servait l’ambassadeur de Portugal, sous monsieur deChoiseul, lors du renvoi des Jésuites. Tiens, voici.

Jacquet superposa un papier à jour, régulièrement découpé commeune de ces dentelles que les confiseurs mettent sur leurs dragées,et Jules put alors facilement lire les phrases qui restèrent àdécouvert.

 » N’aie plus d’inquiétudes, ma chère Clémence, notre bonheur nesera plus troublé par personne, et ton mari déposera ses soupçons.Je ne puis t’aller voir. Quelque malade que tu sois, il faut avoirle courage de venir ; cherche, trouve des forces ; tu enpuiseras dans ton amour. Mon affection pour toi m’a contraint desubir la plus cruelle des opérations, et il m’est impossible debouger de mon lit. Quelques moxas m’ont été appliqués hier au soirà la nuque du cou, d’une épaule à l’autre, et il a fallu leslaisser brûler assez long-temps. Tu me comprends ? mais jepensais à toi, je n’ai pas trop souffert. Pour dérouter toutes lesperquisitions de Maulincour, qui ne nous persécutera pluslong-temps, j’ai quitté le toit protecteur de l’ambassade, et suisà l’abri de toutes recherches, rue des Enfants-Rouges, n o 12, chezune vieille femme nommée madame Etienne Gruget, la mère de cetteIda, qui va payer cher sa sotte incartade. Viens-y demain, à neufheures du matin. Je suis dans une chambre à laquelle on ne parvientque par un escalier intérieur. Demande monsieur Camuset. A demain.Je te baise le front, ma chérie.  »

Jacquet regarda Jules avec une sorte de terreur honnête, quicomportait une compassion vraie, et dit son mot favori : -Diable ! diable ! sur deux tons différents.

– Cela te semble clair, n’est-ce pas, dit Jules. Eh ! bien,il y a dans le fond de mon cœur une voix qui plaide pour ma femme,et qui se fait entendre plus haut que toutes les douleurs de lajalousie. Je subirai jusqu’à demain le plus horrible dessupplices ; mais enfin, demain, de neuf à dix heures, jesaurai tout, et je serai malheureux ou heureux pour la vie. Pense àmoi, Jacquet.

– Je serai chez toi demain à onze heures. Nous irons làensemble, et je t’attendrai, si tu le veux, dans la rue. Tu peuxcourir des dangers, il faut près de toi quelqu’un de dévoué qui tecomprenne à demi-mot et que tu puisses employer sûrement. Comptesur moi.

– Même pour m’aider à tuer quelqu’un ?

– Diable ! diable ! dit Jacquet vivement en répétantpour ainsi dire la même note musicale, j’ai deux enfants et unefemme…

Jules serra la main de Claude Jacquet et sortit. Mais il revintprécipitamment.

– J’oublie la lettre, dit-il. Puis ce n’est pas tout, il faut larecacheter.

– Diable ! diable ! tu l’as ouverte sans en prendrel’empreinte ; mais le cachet s’est heureusement assez bienfendu. Va, laisse-la moi, je te la rapporterai secundumscripturam.

– A quelle heure ?

– A cinq heures et demie…

– Si je n’étais pas encore rentré, remets-la tout bonnement auconcierge, en lui disant de la monter à madame.

– Me veux-tu demain ?

– Non. Adieu.

Jules arriva promptement à la place de la Rotonde du Temple, ily laissa son cabriolet, et vint à pied rue des Enfants-Rouges où ilexamina la maison de madame Etienne Gruget. Là, devait s’éclaircirle mystère d’où dépendait le sort de tant de personnes ; làétait Ferragus, et à Ferragus aboutissaient tous les fils de cetteintrigue. La réunion de madame Jules, de son mari, de cet homme,n’était-elle pas le nœud gordien de ce drame déjà sanglant, etauquel ne devait pas manquer le glaive qui dénoue les liens lesplus fortement serrés ?

Cette maison était une de celles qui appartiennent au genre ditcabajoutis. Ce nom très-significatif est donné par le peuple deParis à ces maisons composées, pour ainsi dire, de pièces derapport. C’est presque toujours ou des habitations primitivementséparées, mais réunies par les fantaisies des différentspropriétaires qui les ont successivement agrandies ; ou desmaisons commencées, laissées, reprises, achevées ; maisonsmalheureuses qui ont passé, comme certains peuples, sous plusieursdynasties de maîtres capricieux. Ni les étages ni les fenêtres nesont ensemble, pour emprunter à la peinture un de ses termes lesplus pittoresques ; tout jure, même les ornements extérieurs.Le cabajoutis est à l’architecture parisienne ce que le capharnaümest à l’appartement, un vrai fouillis où l’on a jeté pêle-mêle leschoses les plus discordantes.

– Madame Etienne, demanda Jules à la portière.

Cette portière était logée sous la grande porte, dans une de cesespèces de cages à poulets, petite maison de bois montée sur desroulettes, et assez semblable à ces cabinets que la police àconstruits sur toutes les places de fiacres.

– Hein ? fit la portière en quittant le bas qu’elletricotait.

A Paris, les différents sujets qui concourent à la physionomied’une portion quelconque de cette monstrueuse cité, s’harmonientadmirablement avec le caractère de l’ensemble. Ainsi portier,concierge ou suisse, quel que soit le nom donné à ce muscleessentiel du monstre parisien, il est toujours conforme au quartierdont il fait partie, et souvent il le résume. Brodé sur toutes lescoutures, oisif, le concierge joue sur les rentes dans le faubourgSaint-Germain, le portier a ses aises dans la Chaussée-d’Antin, illit les journaux dans le quartier de la Bourse, il a un état dansle faubourg Montmartre. La portière est une ancienne prostituéedans le quartier de la prostitution ; au Marais, elle a desmœurs, elle est revêche, elle a ses lubies.

En voyant monsieur Jules, cette portière prit un couteau pourremuer la motte presque éteinte de sa chaufferette ; puis ellelui dit : – Vous demandez madame Etienne, est-ce madame EtienneGruget ?

– Oui, dit Jules Desmarets en prenant un air presque fâché.

– Qui travaille en passementerie ?

– Oui.

– Eh ! bien, monsieur, dit-elle en sortant de sa cage,mettant la main sur le bras de monsieur Jules et le conduisant aubout d’un long boyau voûté comme une cave, vous monterez le secondescalier au fond de la cour. Voyez-vous les fenêtres où il y a desgéroflées ? c’est là que reste madame Etienne.

– Merci, madame. Croyez-vous qu’elle soit seule ?

– Mais pourquoi donc qu’elle ne serait pas seule, cette femme,elle est veuve ?

Jules monta lestement un escalier fort obscur, dont les marchesavaient des callosités formées par la boue durcie qu’y laissaientles allants et les venants. Au second étage, il vit trois portes,mais point de géroflées. Heureusement, sur l’une de ces portes, laplus huileuse et la plus brune des trois, il lut ces mots écrits àla craie : Ida viendra ce soir à neuf heures. – C’est là, se ditJules. Il tira un vieux cordon de sonnette tout noir, à pied debiche, entendit le bruit étouffé d’une sonnette fêlée et lesjappements d’un petit chien asthmatique. La manière dont les sonsretentissaient dans l’intérieur lui annonça un appartement encombréde choses qui n’y laissaient pas subsister le moindre écho, traitcaractéristique des logements occupés par des ouvriers, par depetits ménages, auxquels la place et l’air manquent. Julescherchait machinalement les géroflées, et finit par les trouver surl’appui extérieur d’une croisée à coulisse, entre deux plombsempestés. Là, des fleurs ; là, un jardin long de deux pieds,large de six pouces ; là, un grain de blé ; là, toute lavie résumée ; mais là aussi toutes les misères de la vie. Enface de ces fleurs chétives et des superbes tuyaux de blé, un rayonde lumière, tombant là du ciel comme par grâce, faisait ressortirla poussière, la graisse, et je ne sais quelle couleur particulièreaux taudis parisiens, mille saletés qui encadraient, vieillissaientet tachaient les murs humides, les balustres vermoulus del’escalier, les châssis disjoints des fenêtres, et les portesprimitivement rouges. Bientôt une toux de vieille et le pas lourdd’une femme qui traînait péniblement des chaussons de lisièreannoncèrent la mère d’Ida Gruget. Cette vieille ouvrit la porte,sortit sur le palier, leva la tête, et dit : Ah ! c’estmonsieur Bocquillon. Mais non. Par exemple, comme vous ressemblez àmonsieur Bocquillon. Vous êtes son frère, peut-être. Qu’y a-t-ilpour votre service ? Entrez donc, monsieur.

Jules suivit cette femme dans une première pièce où il vit, maisen masse, des cages, des ustensiles de ménage, des fourneaux, desmeubles, de petits plats de terre pleins de pâtée ou d’eau pour lechien et les chats, une horloge de bois, des couvertures, desgravures d’Eisen, de vieux fers entassés, mêlés, confondus demanière à produire un tableau véritablement grotesque, le vraicapharnaüm parisien, auquel ne manquaient même pas quelques numérosdu Constitutionnel.

Jules, dominé par une pensée de prudence, n’écouta pas la veuveGruget, qui lui disait : – Entrez donc ici, monsieur, vous vouschaufferez.

Craignant d’être entendu par Ferragus, Jules se demandait s’ilne valait pas mieux conclure dans cette première pièce le marchéqu’il venait proposer à la vieille. Une poule qui sortit encaquetant d’une soupente le tira de sa méditation secrète. Julesavait pris sa résolution. Il suivit alors la mère d’Ida dans lapièce à feu, où ils furent accompagnés par le petit carlin poussif,personnage muet, qui grimpa sur un vieux tabouret. Madame Grugetavait eu toute la fatuité d’une demi-misère en parlant de chaufferson hôte. Son pot-au-feu cachait complètement deux tisonsnotablement disjoints. L’écumoire gisait à terre, la queue dans lescendres. Le chambranle de la cheminée, orné d’un Jésus de cire missous une cage carrée en verre bordé de papier bleuâtre, étaitencombré de laines, de bobines et d’outils nécessaires à lapassementerie. Jules examina tous les meubles de l’appartement avecune curiosité pleine d’intérêt, et manifesta malgré lui sa secrètesatisfaction.

– Eh ! bien, dites donc, monsieur, est-ce que vous voulezvous arranger de mes meubes ? lui dit la veuve en s’asseyantsur un fauteuil de canne jaune qui semblait être sonquartier-général. Elle y gardait à la fois son mouchoir, satabatière, son tricot, des légumes épluchés à moitié, des lunettes,un calendrier, des galons de livrée commencés, un jeu de cartesgrasses, et deux volumes de romans, tout cela frappé en creux. Cemeuble, sur lequel cette vieille descendait le fleuve de la vie,ressemblait au sac encyclopédique que porte une femme en voyage, etoù se trouve son ménage en abrégé, depuis le portrait du marijusqu’à de l’eau de mélisse pour les défaillances, des dragées pourles enfants, et du taffetas anglais pour les coupures.

Jules étudia tout. Il regarda fort attentivement le visage jeunede madame Gruget, ses yeux gris, sans sourcils, dénués de cils, sabouche démeublée, ses rides pleines de tons noirs, son bonnet detulle roux, à ruches plus rousses encore, et ses jupons d’indiennetroués, ses pantoufles usées, sa chaufferette brûlée, sa tablechargée de plats et de soieries, d’ouvrages en coton, en laine, aumilieu desquels s’élevait une bouteille de vin. Puis, il se dit enlui-même : Cette femme a quelque passion, quelques vices cachés,elle est à moi.

– Madame, dit-il à haute voix et en lui faisant un signed’intelligence, je viens pour vous commander des galons… Puis ilbaissa la voix. – Je sais, reprit-il, que vous avez chez vous uninconnu qui prend le nom de Camuset. La vieille le regarda soudain,sans donner la moindre marque d’étonnement. – Dites, peut-il nousentendre ? Songez qu’il s’agit de votre fortune.

– Monsieur, répondit-elle, parlez sans crainte, je n’ai personneici. Mais j’aurais quelqu’un là-haut qu’il lui serait bienimpossible de vous écouter.

– Ah ! la vieille rusée, elle sait répondre en normand, sedit Jules. Nous pourrons nous accorder. – Evitez-vous la peine dementir, madame, reprit-il. Et d’abord, sachez bien que je ne vousveux point de mal, ni à votre locataire malade de ses moxas, ni àvotre fille Ida, couturière en corsets, amie de Ferragus. Vous levoyez, je suis au courant de tout. Rassurez-vous, je ne suis pointde la police, et ne désire rien qui puisse offenser votreconscience. Une jeune dame viendra demain ici, de neuf à dixheures, pour causer avec l’ami de votre fille. Je veux être àportée de tout voir, de tout entendre, sans être ni vu ni entendupar eux. Vous m’en fournirez les moyens, et je reconnaîtrai ceservice par une somme de deux mille francs une fois payée, et parsix cents francs de rente viagère. Mon notaire préparera devantvous, ce soir, l’acte ; je lui remettrai votre argent, il vousle délivrera demain, après la conférence où je veux assister, etpendant laquelle j’acquerrai des preuves de votre bonne foi.

– Ça pourra-t-il nuire à ma fille, mon cher monsieur, dit elleen lui jetant des regards de chatte inquiète.

– En rien, madame. Mais, d’ailleurs, il paraît que votre fillese conduit bien mal envers vous. Aimée par un homme aussi riche,aussi puissant que l’est Ferragus, il devrait lui être facile devous rendre plus heureuse que vous ne semblez l’être.

– Ah ! mon cher monsieur, pas seulement un pauvre billet despectacle pour l’Ambigu ou la Gaîté où elle va comme elle veut.C’est une indignité ! Une fille pour qui j’ai vendu mescouverts d’argent, que je mange maintenant, à mon âge, dedans dumétal allemand, pour lui payer son apprentissage, et lui donner unétat où elle ferait de l’or, si elle voulait. Car, pour ça, elletient de moi, elle est adroite comme une fée, c’est une justice àlui rendre. Enfin, elle pourrait bien me repasser ses vieillesrobes de soie, moi qu’aime tant à porter de la soie. Non, monsieur,elle va au Cadran-Bleu, dîner à cinquante francs par tête, roule envoiture comme une princesse, et se moque de sa mère comme deColin-Tampon. Dieu de Dieu ! qué jeunesse incohérente quecelle que nous avons faite, c’est pas notre plus bel éloge. Unemère, monsieur, qu’est bonne mère, car j’ai caché sesinconséquences, et je l’ai toujours eue dans mon giron à m’ôter lepain de la bouche, et lui fourrer tout. Eh ! bien, non. Cavient, ça vous câline, ça vous dit : – Bonjour, ma mère. Et voilàleux devoirs remplis envers l’auteur de ses jours. Va comme je tepousse. Mais elle aura des enfants, un jour ou l’autre, et elleverra ce que c’est que cette mauvaise marchandise-là, qu’on aimetout de même.

– Comment ! elle ne fait rien pour vous ?

– Ah ! rien, non, monsieur, je ne dis pas cela, si elle nefaisait rien, ce serait par trop peu de chose. Elle me paye monloyer, elle me donne du bois, et trente-six francs par mois… Mais,monsieur, est-ce qu’à mon âge, cinquante-deux ans, avec des yeuxqui me tirent le soir, je devrais encore travailler ?D’ailleurs, porquoi ne veut-elle pas de moi ? Je lui fais-t-yhonte ? qu’elle le dise tout de suite. En vérité, faudraits’enterrer pour ces chiens d’enfants qui vous ont oublié rien quele temps de fermer la porte. Elle tira son mouchoir de sa poche, etamena un billet de loterie qui tomba par terre ; mais elle leramassa promptement en disant : – Quien ! c’est ma quittancede mes impositions.

Jules devina soudain la cause de la sage parcimonie dont seplaignait la mère, et il n’en fut que plus certain del’acquiescement de la veuve Gruget au marché proposé.

– Eh ! bien, madame, dit-il, acceptez alors ce que je vousoffre.

– Vous disiez donc, monsieur, deux mille francs de comptant, etsix cents francs de viager ?

– Madame, j’ai changé d’avis, et vous promets seulement troiscents francs de rente viagère. L’affaire, ainsi faite, me paraîtplus convenable à mes intérêts. Mais je vous donnerai cinq millefrancs d’argent comptant. N’aimez-vous pas mieux cela ?

– Dame, oui, monsieur.

– Vous aurez plus d’aisance, et vous irez à l’Ambigu-Comique,chez Franconi, partout, à votre aise, en fiacre.

– Ah ! je n’aime point Franconi, rapport à ce qu’on n’yparle pas. Mais, monsieur, si j’accepte, c’est que ça sera bienavantageux à mon enfant. Enfin, je ne serai plus à ses crochets.Pauvre petite, après tout, je ne lui en veux point de ce qu’elle adu plaisir. Monsieur, faut que jeunesse s’amuse ! etdonc ! Si vous m’assureriez que je ne ferai de tort àpersonne…

– A personne, répéta Jules. Mais, voyons, comment allez-vousvous y prendre ?

– Eh ! bien, monsieur, en donnant ce soir à monsieurFerragus une petite infusion de têtes de pavots, il dormira bien,le cher homme ! Et il en a bon besoin, rapport à sessouffrances, car il souffre, que c’est une pitié. Mais aussi,demandez-moi ce que c’est que cette invention à un homme sain sebrûler le dos pour s’ôter un tic douloureux qui ne le tourmente quetous les deux ans. Pour en revenir à notre affaire, j’ai la clef dema voisine, dont le logement est au-dessus du mien, et qui a unepièce mur mitoyen avec celle où couche monsieur Ferragus. Elle està la campagne pour dix jours. Et donc, en faisant faire un trou,pendant la nuit, au mur de séparation, vous les entendrez et lesverrez à votre aise. Je suis intime avec un serrurier, un bienaimable homme, qui raconte comme un ange, et fera cela pour moi, nivu, ni connu.

– Voila cent francs pour lui, soyez ce soir chez monsieurDesmarets, un notaire dont voici l’adresse. A neuf heures, l’actesera prêt, mais… motus.

– Suffit, monsieur, comme vous dites, momus ! Au revoir,monsieur.

Jules revint chez lui, presque calmé par la certitude où ilétait de tout savoir le lendemain. En arrivant, il trouva chez sonportier la lettre parfaitement bien recachetée.

– Comment te portes-tu ? dit-il à sa femme malgré l’espècede froid qui les séparait.

Les habitudes de cœur sont si difficiles à quitter !

– Assez bien. Jules, reprit-elle d’une voix coquette, veux-tudîner près de moi ?

– Oui, répondit-il en apportant la lettre, tiens, voici ce queFouquereau m’a remis pour toi.

Clémence, qui était pâle, rougit extrêmement en apercevant lalettre, et cette rougeur subite causa la plus vive douleur à sonmari.

– Est-ce de la joie, dit-il en riant, est-ce un effet del’attente ?

– Oh ! il y a bien des choses, dit-elle en regardant lecachet.

– Je vous laisse, madame.

Et il descendit dans son cabinet, où il écrivit à son frère sesintentions relatives à la constitution de la rente viagère destinéeà la veuve Gruget. Quand il revint, il trouva son dîner préparé surune petite table, près du lit de Clémence, et Joséphine prête àservir.

– Si j’étais debout, avec quel plaisir je te servirais !dit-elle quand Joséphine les eut laissés seuls. Oh ! même àgenoux, reprit-elle en passant ses mains pâles dans la chevelure deJules. Cher noble cœur, tu as été bien gracieux et bien bon pourmoi tout à l’heure. Tu m’as fait là plus de bien, par ta confiance,que tous les médecins de la terre ne pourraient m’en faire par leurordonnance. Ta délicatesse de femme, car tu sais aimer comme unefemme, toi… eh ! bien, elle a répandu dans mon âme je ne saisquel baume qui m’a presque guérie. Il y a trêve, Jules, avance tatête, que je la baise.

Jules ne put se refuser au plaisir d’embrasser Clémence. Mais cene fut pas sans une sorte de remords au cœur, il se trouvait petitdevant cette femme qu’il était toujours tenté de croire innocente.Elle avait une sorte de joie triste. Une chaste espérance brillaitsur son visage à travers l’expression de ses chagrins. Ilssemblaient également malheureux d’être obligés de se tromper l’unl’autre, et encore une caresse, ils allaient tout s’avouer, nerésistant pas à leurs douleurs.

– Demain soir, Clémence.

– Non, monsieur, demain à midi, vous saurez tout, et vous vousagenouillerez devant votre femme. Oh ! non, tu ne t’humilieraspas, non, tu es tout pardonné ; non, tu n’as pas de torts.Ecoute : hier, tu m’as bien rudement brisée ; mais ma vien’aurait peut-être pas été complète sans cette angoisse, ce seraune ombre qui fera valoir des jours célestes.

– Tu m’ensorcelles, s’écria Jules, et tu me donnerais desremords.

– Pauvre ami, la destinée est plus haute que nous, et je ne suispas complice de ma destinée. Je sortirai demain.

– A quelle heure, demanda Jules.

– A neuf heures et demie.

– Clémence, répondit monsieur Desmarets, prends bien desprécautions, consulte le docteur Desplein et le vieil Haudry.

– Je ne consulterai que mon cœur et mon courage.

– Je te laisse libre, et ne viendrai te voir qu’à midi.

– Tu ne me tiendras pas un peu compagnie ce soir, je ne suisplus souffrante ?…

Après avoir terminé ses affaires, Jules revint près de sa femme,ramené par une attraction invincible. Sa passion était plus forteque toutes ses douleurs.

Chapitre 4Où aller mourir ?

Le lendemain, vers neuf heures, Jules s’échappa de chez lui,courut à la rue des Enfants-Rouges, monta, et sonna chez la veuveGruget.

– Ah ! vous êtes de parole, exact comme l’aurore. Entrezdonc, monsieur, lui dit la vieille passementière en lereconnaissant. Je vous ai apprêté une tasse de café à la crème, aucas où… reprit-elle quand la porte fut fermée. Ah ! de lavraie crème, un petit pot que j’ai vu traire moi-même à la vacherieque nous avons dans le marché des Enfants-Rouges.

– Merci, madame, non, rien. Menez-moi…

– Bien, bien, mon cher monsieur. Venez par ici.

La veuve conduisit Jules dans une chambre située au-dessus de lasienne, et où elle lui montra, triomphalement, une ouverture grandecomme une pièce de quarante sous, pratiquée pendant la nuit à uneplace correspondant aux rosaces les plus hautes et les plusobscures du papier tendu dans la chambre de Ferragus. Cetteouverture se trouvait, dans l’une et l’autre pièce, au-dessus d’unearmoire. Les légers dégâts faits par le serrurier n’avaient donclaissé de traces d’aucun côté du mur, et il était fort difficiled’apercevoir dans l’ombre cette espèce de meurtrière. Aussi Julesfut-il obligé, pour se maintenir là, et pour y bien voir, de resterdans une position assez fatigante, en se perchant sur un marchepiedque la veuve Gruget avait eu soin d’apporter.

– Il est avec un monsieur, dit la vieille en se retirant.

Jules aperçut en effet un homme occupé à panser un cordon deplaies, produites par une certaine quantité de brûlures pratiquéessur les épaules de Ferragus, dont il reconnut la tête, d’après ladescription que lui en avait faite monsieur de Maulincour.

– Quand crois-tu que je serai guéri, demandait-il.

– Je ne sais, répondit l’inconnu ; mais, au dire desmédecins, il faudra bien encore sept ou huit pansements.

– Eh ! bien, à ce soir, dit Ferragus en tendant la main àcelui qui venait de poser la dernière bande de l’appareil.

– A ce soir, répondit l’inconnu en serrant cordialement la mainde Ferragus. Je voudrais te voir quitte de tes souffrances.

– Enfin, les papiers de monsieur de Funcal nous seront remisdemain et Henri Bourignard est bien mort, reprit Ferragus. Les deuxfatales lettres qui nous ont coûté si cher n’existent plus. Jeredeviendrai donc quelque chose de social, un homme parmi leshommes, et je vaux bien le marin qu’ont mangé les poissons. Dieusait si c’est pour moi que je me fais comte !

– Pauvre Gratien, toi, notre plus forte tête, notre frère chéri,tu es le Benjamin de la bande ; tu le sais.

– Adieu ! surveillez bien mon Maulincour.

– Sois en paix sur ce point.

– Hé, marquis ? cria le vieux forçat.

– Quoi ?

– Ida est capable de tout, après la scène d’hier au soir. Sielle s’est jetée à l’eau, je ne la repêcherai certes pas, ellegardera bien mieux le secret de mon nom, le seul qu’ellepossède ; mais surveille-la ; car, après tout, c’est unebonne fille.

– Bien.

L’inconnu se retira. Dix minutes après, monsieur Julesn’entendit pas, sans avoir un frisson de fièvre, le bruissementparticulier aux robes de soie, et reconnut presque le bruit des pasde sa femme.

– Eh ! bien, mon père, dit Clémence. Pauvre père, commentallez-vous ? Quel courage !

– Viens, mon enfant, répondit Ferragus en lui tendant lamain.

Et Clémence lui présenta son front, qu’il embrassa.

– Voyons, qu’as-tu, pauvre petite ? Quels chagrinsnouveaux…

– Des chagrins, mon père, mais c’est la mort de votre fille quevous aimez tant. Comme je vous l’écrivais hier, il faut absolumentque dans votre tête, si fertile en idées, vous trouviez le moyen devoir mon pauvre Jules, aujourd’hui même. Si vous saviez comme il aété bon pour moi, malgré des soupçons, en apparence, silégitimes ! Mon père, mon amour c’est ma vie. Voulez-vous mevoir mourir ? Ah ! j’ai déjà bien souffert ! et, jele sens, ma vie est en danger.

– Te perdre, ma fille, dit Ferragus, te perdre par la curiositéd’un misérable Parisien ! Je brûlerais Paris. Ah ! tusais ce qu’est un amant, mais tu ne sais pas ce qu’est un père.

– Mon père, vous m’effrayez quand vous me regardez ainsi. Nemettez pas en balance deux sentiments si différents. J’avais unépoux avant de savoir que mon père était vivant…

– Si ton mari a mis, le premier, des baisers sur ton front,répondit Ferragus, moi, le premier, j’y ai mis des larmes… .Rassure-toi, Clémence, parle à cœur ouvert. Je t’aime assez pourêtre heureux de savoir que tu es heureuse, quoique ton père ne soitpresque rien dans ton cœur, tandis que tu remplis le sien.

– Mon Dieu, de semblables paroles me font trop de bien !Vous vous faites aimer davantage, et il me semble que c’est volerquelque chose à Jules. Mais, mon bon père, songez donc qu’il est audésespoir. Que lui dire dans deux heures ?

– Enfant, ai-je donc attendu ta lettre pour te sauver du malheurqui te menace ? Et que deviennent ceux qui s’avisent detoucher à ton bonheur, ou de se mettre entre nous ? N’as-tudonc jamais reconnu la seconde providence qui veille sur toi ?Tu ne sais pas que douze hommes pleins de force et d’intelligenceforment un cortège autour de ton amour et de ta vie, prêts à toutpour votre conservation ? Est-ce un père qui risquait la morten allant te voir aux promenades, ou en venant t’admirer dans tonpetit lit chez ta mère, pendant la nuit ? est-ce le pèreauquel un souvenir de tes caresses d’enfant a seul donné la forcede vivre, au moment où un homme d’honneur devait se tuer pouréchapper à l’infamie ? Est-ce MOI enfin, moi qui ne respireque par ta bouche, moi qui ne vois que par tes yeux, moi qui nesens que par ton cœur, est-ce moi qui ne saurais pas défendre avecdes ongles de lion, avec l’âme d’un père, mon seul bien, ma vie, mafille ?… Mais, depuis la mort de cet ange qui fut ta mère, jen’ai rêvé qu’à une seule chose, au bonheur de t’avouer pour mafille, de te serrer dans mes bras à la face du ciel et de la terre,à tuer le forçat… Il y eut là une légère pause… … A te donner unpère, reprit-il, à pouvoir presser sans honte la main de ton mari,à vivre sans crainte dans vos cœurs, à dire à tout le monde en tevoyant : –  » Voilà mon enfant !  » enfin, à être père à monaise !

– O mon père, mon père !

– Après bien des peines, après avoir fouillé le globe, ditFerragus en continuant, mes amis m’ont trouvé une peau d’homme àendosser. Je vais être d’ici à quelques jours monsieur de Funcal,un comte portugais. Va, ma chère fille, il y a peu d’hommes quipuissent à mon âge avoir la patience d’apprendre le portugais etl’anglais, que ce diable de marin savait parfaitement.

– Mon cher père !

– Tout a été prévu, et d’ici à quelques jours Sa Majesté JeanVI, roi de Portugal, sera mon complice. Il ne te faut donc qu’unpeu de patience là où ton père en a eu beaucoup. Mais moi, c’étaittout simple. Que ne ferais-je pas pour récompenser ton dévouementpendant ces trois années ! Venir si religieusement consolerton vieux père, risquer ton bonheur !

– Mon père ! Et Clémence prit les mains de Ferragus, et lesbaisa.

– Allons, encore un peu de courage, ma Clémence, gardons lefatal secret jusqu’au bout. Ce n’est pas un homme ordinaire queJules ; mais cependant savons-nous si son grand caractère etson extrême amour ne détermineraient pas une sorte de mésestimepour la fille d’un…

– Oh ! s’écria Clémence, vous avez lu dans le cœur de votreenfant, je n’ai pas d’autre peur, ajouta-t-elle d’un ton déchirant.C’est une pensée qui me glace. Mais, mon père, songez que je lui aipromis la vérité dans deux heures.

– Eh ! bien, ma fille, dis-lui qu’il aille à l’ambassade dePortugal, voir le comte de Funcal, ton père, j’y serai.

– Et monsieur de Maulincour qui lui a parlé de Ferragus ?Mon Dieu, mon père, tromper, tromper, quel supplice !

– A qui le dis-tu ? Mais encore quelques jours, et iln’existera pas un homme qui puisse me démentir. D’ailleurs,monsieur de Maulincour doit être hors d’état de se souvenir…Voyons, folle, sèche tes larmes, et songe…

En ce moment, un cri terrible retentit dans la chambre où étaitmonsieur Jules Desmarets.

– Ma fille, ma pauvre fille !

Cette clameur passa par la légère ouverture pratiquée au-dessusde l’armoire, et frappa de terreur Ferragus et madame Jules.

– Va voir ce que c’est, Clémence.

Clémence descendit avec rapidité le petit escalier, trouva toutegrande ouverte la porte de l’appartement de madame Gruget, entenditles cris qui retentissaient dans l’étage supérieur, montal’escalier, vint, attirée par le bruit des sanglots, jusque dans lachambre fatale, où, avant d’entrer, ces mots parvinrent à sonoreille : – C’est vous, monsieur, avec vos imaginations, qui êtescause de sa mort.

– Taisez-vous, misérable, disait Jules en mettant son mouchoirsur la bouche de la veuve Gruget, qui cria : – A l’assassin !au secours !

En ce moment, Clémence entra, vit son mari, poussa un cri ets’enfuit.

– Qui sauvera ma fille, demanda la veuve Gruget après une longuepause. Vous l’avez assassinée.

– Et comment ? demanda machinalement monsieur Julesstupéfait d’avoir été reconnu par sa femme.

– Lisez, monsieur, cria la vieille en fondant en larmes. Ya-t-il des rentes qui puissent consoler de cela !

 » Adieu, ma mère ! je le lege tout ce que j’é. Je tedemande pardon de mes fotes et du dernié chagrin que je te donne enmettant fain à mes jours. Henry, que j’aime plus que moi-même, m’adit que je faisai son malheure, et puisqu’il m’a repoussé de lui,et que j’ai perdu toutes mes espairence d’établiceman, je vai menoyer. J’irai au-dessous de Neuilly pour n’être point mise à laMorgue. Si Henry ne me hait plus après que je m’ai puni par la mor,prie le de faire enterrer une povre fille dont le cœur n’a battuque pour lui, et qu’il me pardonne, car j’ai eu tort de me mélairde ce qui ne me regardai pas. Panse-lui bien ses moqca. Comme il asouffert ce povre cha. Mais j’orai pour me détruir le couraje qu’ila eu pour se faire brulai. Fais porter les corsets finis, chez mespratiques. Et prie Dieu pour votre fille.

IDA.  »

– Portez cette lettre à monsieur de Funcal, celui qui est là.S’il en est encore temps, lui seul peut sauver votre fille.

Et Jules disparut en se sauvant comme un homme qui aurait commisun crime. Ses jambes tremblaient. Son cœur élargi recevait desflots de sang plus chauds, plus copieux qu’en aucun moment de savie, et les renvoyait avec une force inaccoutumée. Les idées lesplus contradictoires se combattaient dans son esprit, et cependantune pensée les dominait toutes. Il n’avait pas été loyal avec lapersonne qu’il aimait le plus, et il lui était impossible detransiger avec sa conscience dont la voix, grossissant en raison duforfait, correspondait aux cris intimes de sa passion, pendant lesplus cruelles heures de doute qui l’avaient agité précédemment. Ilresta durant une grande partie de la journée errant dans Paris etn’osant pas rentrer chez lui. Cet homme probe tremblait derencontrer le front irréprochable de cette femme méconnue. Lescrimes sont en raison de la pureté des consciences, et le fait qui,pour tel cœur, est à peine une faute dans la vie, prend lesproportions d’un crime pour certaines âmes candides. Le mot decandeur n’a-t-il pas en effet une céleste portée ? Et la pluslégère souillure empreinte au blanc vêtement d’une vierge n’enfait-elle pas quelque chose d’ignoble, autant que le sont leshaillons d’un mendiant ? Entre ces deux choses, la seuledifférence n’est que celle du malheur à la faute. Dieu ne mesurejamais le repentir, il ne le scinde pas, et il en faut autant poureffacer une tache que pour lui faire oublier toute une vie. Cesréflexions pesaient de tout leur poids sur Jules, car les passionsne pardonnent pas plus que les lois humaines, et elles raisonnentplus juste : ne s’appuient-elles pas sur une conscience à elles,infaillible comme l’est un instinct ? Désespéré, Jules rentrachez lui, pâle, écrasé sous le sentiment de ses torts, maisexprimant, malgré lui, la joie que lui causait l’innocence de safemme. Il entra chez elle tout palpitant, il la vit couchée, elleavait la fièvre, il vint s’asseoir près du lit, lui prit la main,la baisa, la couvrit de ses larmes.

– Cher ange, lui dit il, quand ils furent seuls, c’est durepentir.

– Et de quoi ? reprit-elle.

En disant cette parole, elle inclina la tête sur son oreiller,ferma les yeux et resta immobile, gardant le secret de sessouffrances pour ne pas effrayer son mari : délicatesse de mère,délicatesse d’ange. C’était toute la femme dans un mot. Le silencedura longtemps. Jules, croyant Clémence endormie, alla questionnerJoséphine sur l’état de sa maîtresse.

– Madame est rentrée à demi morte, monsieur. Nous sommes alléschercher monsieur Haudry.

– Est-il venu ? qu’a-t-il dit ?

– Rien, monsieur. Il n’a pas paru content, a ordonné de nelaisser personne auprès de madame, excepté la garde, et il a ditqu’il reviendrait pendant la soirée.

Monsieur Jules rentra doucement chez sa femme, se mit dans unfauteuil, et resta devant le lit, immobile, les yeux attachés surles yeux de Clémence ; quand elle soulevait ses paupières,elle le voyait aussitôt, et il s’échappait d’entre ses cilsdouloureux un regard tendre, plein de passion, exempt de reprocheet d’amertume, un regard qui tombait comme un trait de feu sur lecœur de ce mari noblement absous et toujours aimé par cettecréature qu’il tuait. La mort était entre eux un pressentiment quiles frappait également. Leurs regards s’unissaient dans une mêmeangoisse, comme leurs cœurs s’unissaient jadis dans un même amour,également senti, également partagé. Point de questions, maisd’horribles certitudes. Chez la femme, générosité parfaite ;chez le mari, remords affreux ; puis, dans les deux âmes, unemême vision du dénoûment, un même sentiment de la fatalité.

Il y eut un moment où, croyant sa femme endormie, Jules la baisadoucement au front, et dit après l’avoir long-temps contemplée : -Mon Dieu, laisse-moi cet ange encore assez de temps pour que jem’absolve moi-même de mes torts par une longue adoration… Fille,elle est sublime ; femme, quel mot pourrait laqualifier ?

Clémence leva les yeux, ils étaient pleins de larmes.

– Tu me fais mal, dit-elle d’un son de voix faible.

La soirée était avancée, le docteur Haudry vint, et pria le maride se retirer pendant sa visite. Quand il sortit, Jules ne lui fitpas une seule question, il n’eut besoin que d’un geste.

– Appelez en consultation ceux de mes confrères en qui vousaurez le plus de confiance, je puis avoir tort.

– Mais, docteur, dites-moi la vérité. Je suis homme, je saurail’entendre ; et j’ai d’ailleurs le plus grand intérêt à laconnaître pour régler certains comptes…

– Madame Jules est frappée à mort, répondit le médecin. Il y aune maladie morale qui a fait des progrès et qui complique sasituation physique, déjà si dangereuse, mais rendue plus graveencore par des imprudences : se lever pieds nus la nuit ;sortir quand je l’avais défendu ; sortir hier à pied,aujourd’hui en voiture. Elle a voulu se tuer. Cependant mon arrêtn’est pas irrévocable, il y a de la jeunesse, une force nerveuseétonnante… Il faudrait risquer le tout pour le tout par quelqueréactif violent ; mais je ne prendrai jamais sur moi del’ordonner, je ne le conseillerais même pas ; et, enconsultation, je m’opposerais à son emploi.

Jules rentra. Pendant onze jours et onze nuits, il resta près dulit de sa femme, ne prenant de sommeil que pendant le jour, la têteappuyée sur le pied de ce lit. Jamais aucun homme ne poussa plusloin que Jules la jalousie des soins et l’ambition du devouement.Il ne souffrait pas que l’on rendît le plus léger service à safemme ; il lui tenait toujours la main, et semblait ainsivouloir lui communiquer de la vie. Il y eut des incertitudes, defausses joies, de bonnes journées, un mieux, des crises, enfin leshorribles nutations de la Mort qui hésite, qui balance, mais quifrappe. Madame Jules trouvait toujours la force de sourire à sonmari ; elle le plaignait, sachant que bientôt il serait seul.C’était une double agonie, celle de la vie, celle de l’amour ;mais la vie s’en allait faible et l’amour allait grandissant. Il yeut une nuit affreuse, celle où Clémence éprouva ce délire quiprécède toujours la mort chez les créatures jeunes. Elle parla deson amour heureux, elle parla de son père, elle raconta lesrévélations de sa mère au lit de mort, et les obligations qu’ellelui avait imposées. Elle se débattait, non pas avec la vie, maisavec sa passion, qu’elle ne voulait pas quitter.

– Faites, mon Dieu, dit-elle, qu’il ne sache pas que je voudraisle voir mourir avec moi.

Jules, ne pouvant soutenir ce spectacle, était en ce moment dansle salon voisin, et n’entendit pas des vœux auxquels il eûtobéi.

Quand la crise fut passée, madame Jules retrouva des forces. Lelendemain, elle redevint belle, tranquille ; elle causa, elleavait de l’espoir, elle se para comme se parent les malades. Puiselle voulut être seule pendant toute la journée, et renvoya sonmari par une de ces prières faites avec tant d’instances, qu’ellessont exaucées comme on exauce les prières des enfants. D’ailleurs,monsieur Jules avait besoin de cette journée. Il alla chez monsieurde Maulincour, afin de réclamer de lui le duel à mort convenunaguère entre eux. Il ne parvint pas sans de grandes difficultésjusqu’à l’auteur de cette infortune ; mais, en apprenant qu’ils’agissait d’une affaire d’honneur, le vidame obéit aux préjugésqui avaient toujours gouverné sa vie, et introduisit Jules auprèsdu baron. Monsieur Desmarets chercha le baron de Maulincour.

– Oh ! c’est bien lui, dit le commandeur en montrant unhomme assis dans un fauteuil au coin du feu.

– Qui, Jules ? dit le mourant d’une voix cassée.

Auguste avait perdu la seule qualité qui nous fasse vivre, lamémoire. A cet aspect, monsieur Desmarets recula d’horreur. Il nepouvait reconnaître l’élégant jeune homme dans une chose sans nomen aucun langage, suivant le mot de Bossuet. C’était en effet uncadavre à cheveux blancs ; des os à peine couverts par unepeau ridée, flétrie, desséchée ; des yeux blancs et sansmouvement, une bouche hideusement entr’ouverte, comme le sontcelles des fous ou celles des débauchés tués par leurs excès.Aucune trace d’intelligence n’existait plus ni sur le front, nidans aucun trait ; de même qu’il n’y avait plus, dans sacarnation molle, ni rougeur, ni apparence de circulation sanguine.Enfin, c’était un homme rapetissé, dissous, arrivé à l’état danslequel sont ces monstres conservés au Muséum, dans les bocaux oùils flottent au milieu de l’alcool. Jules crut voir au-dessus de cevisage la terrible tête de Ferragus, et cette complète Vengeanceépouvanta la Haine. Le mari se trouva de la pitié dans le cœur pourle douteux débris de ce qui avait été naguère un jeune homme.

– Le duel a eu lieu, dit le commandeur.

– Monsieur a tué bien du monde, s’écria douloureusementJules.

– Et des personnes bien chères, ajouta le vieillard. Sagrand’mère meurt de chagrin, et je la suivrai peut-être dans latombe.

Le lendemain de cette visite, madame Jules empira d’heure enheure. Elle profita d’un moment de force pour prendre une lettresous son chevet, la présenta vivement à Jules, et lui fit un signefacile à comprendre. Elle voulait lui donner dans un baiser sondernier souffle de vie, il le prit, et elle mourut. Jules tombademi-mort et fut emporté chez son frère. Là, comme il déplorait, aumilieu de ses larmes et de son délire, l’absence qu’il avait faitela veille, son frère lui apprit que cette séparation était vivementdésirée par Clémence, qui n’avait pas voulu le rendre témoin del’appareil religieux, si terrible aux imaginations tendres, et quel’Eglise déploie en conférant aux moribonds les dernierssacrements.

– Tu n’y aurais pas résisté, lui dit son frère. Je n’ai pumoi-même soutenir ce spectacle et tous tes gens fondaient enlarmes. Clémence était comme une sainte. Elle avait pris de laforce pour nous faire ses adieux, et cette voix, entendue pour ladernière fois, déchirait le cœur. Quand elle a demandé pardon deschagrins involontaires qu’elle pouvait avoir donnés à ceux quil’avaient servie, il y a eu un cri mêlé de sanglots, un cri…

– Assez, dit Jules, assez.

Il voulut être seul pour lire les dernières pensées de cettefemme que le monde avait admirée, et qui avait passé comme unefleur.

 » Mon bien aimé, ceci est mon testament. Pourquoi ne ferait-onpas des testaments pour les trésors du cœur, comme pour les autresbiens ? Mon amour, n’était-ce pas tout mon bien ? je veuxici ne m’occuper que de mon amour : il fut toute la fortune de taClémence, et tout ce qu’elle peut te laisser en mourant. Jules, jesuis encore aimée, je meurs heureuse. Les médecins expliquent mamort à leur manière, moi seule en connais la véritable cause. Je tela dirai, quelque peine qu’elle puisse te faire. Je ne voudrais pasemporter dans un cœur tout à toi quelque secret qui ne te fût pasdit, alors que je meurs victime d’une discrétion nécessaire.

Jules, j’ai été nourrie, élevée dans la plus profonde solitude,loin des vices et des mensonges du monde, par l’aimable femme quetu as connue. La société rendait justice à ses qualités deconvention, par lesquelles une femme plaît à la société ; maismoi, j’ai secrètement joui d’une âme céleste, et j’ai pu chérir lamère qui faisait de mon enfance une joie sans amertume, en sachantbien pourquoi je la chérissais. N’était ce pas aimerdoublement ? Oui, je l’aimais, je la craignais, je larespectais, et rien ne me pesait au cœur, ni le respect, ni lacrainte. J’étais tout pour elle, elle était tout pour moi. Pendantdix-neuf années, heureuses, insouciantes, mon âme, solitaire aumilieu du monde qui grondait autour de moi, n’a réfléchi que laplus pure image, celle de ma mère, et mon cœur n’a battu que parelle ou pour elle. J’étais scrupuleusement pieuse, et me plaisais àdemeurer pure devant Dieu. Ma mère cultivait en moi tous lessentiments nobles et fiers. Ah ! j’ai plaisir à te l’avouer,Jules, je sais maintenant que j’ai été jeune fille, que je suisvenue à toi vierge de cœur. Quand je suis sortie de cette profondesolitude ; quand, pour la première fois, j’ai lissé mescheveux en les ornant d’une couronne de fleurs d’amandier ;quand j’ai complaisamment ajouté quelques nœuds de satin à ma robeblanche, en songeant au monde que j’allais voir, et que j’étaiscurieuse de voir ; eh ! bien, cette innocente et modestecoquetterie a été faite pour toi, car, à mon entrée dans le monde,je t’ai vu, toi, le premier. Ta figure, je l’ai remarquée, elletranchait sur toutes les autres ; ta personne m’a plu ;ta voix et tes manières m’ont inspiré de favorablespressentiments ; et, quand tu es venu, que tu m’as parlé, larougeur sur le front, que ta voix a tremblé, ce moment m’a donnédes souvenirs dont je palpite encore en l’écrivant aujourd’hui, quej’y songe pour la dernière fois. Notre amour a été d’abord la plusvive des sympathies, mais il fut bientôt mutuellement deviné ;puis, aussitôt partagé, comme depuis nous en avons égalementressenti les innombrables plaisirs. Dès lors, ma mère ne fut plusqu’en second dans mon cœur. Je le lui disais, et elle souriait,l’adorable femme ! Puis, j’ai été à toi, toute à toi. Voilà mavie, toute ma vie, mon cher époux. Et voici ce qui me reste à tedire. Un soir, quelques jours avant sa mort, ma mère m’a révélé lesecret de sa vie, non sans verser des larmes brûlantes. Je t’aibien mieux aimé, quand j’appris, avant le prêtre chargé d’absoudrema mère, qu’il existait des passions condamnées par le monde et parl’Eglise. Mais, certes, Dieu ne doit pas être sévère quand ellessont le péché d’âmes aussi tendres que l’était celle de mamère ; seulement, cet ange ne pouvait se résoudre au repentir.Elle aimait bien, Jules, elle était tout amour. Aussi ai-je priétous les jours pour elle, sans la juger. Alors je connus la causede sa vive tendresse maternelle ; alors je sus qu’il y avaitdans Paris un homme de qui j’étais toute la vie, toutl’amour ; que ta fortune était son ouvrage et qu’ilt’aimait ; qu’il était exilé de la société, qu’il portait unnom flétri, qu’il en était plus malheureux pour moi, pour nous, quepour lui-même. Ma mère était toute sa consolation, et ma mèremourait, je promis de la remplacer. Dans toute l’ardeur d’une âmedont rien n’avait faussé les sentiments, je ne vis que le bonheurd’adoucir l’amertume qui chagrinait les derniers moments de mamère, et je m’engageai donc à continuer cette œuvre de charitésecrète, la charité du cœur. La première fois que j’aperçus monpère, ce fut auprès du lit où ma mère venait d’expirer ; quandil releva ses yeux pleins de larmes, ce fut pour retrouver en moitoutes ses espérances mortes. J’avais juré, non pas de mentir, maisde garder le silence, et ce silence, quelle femme l’auraitrompu ? Là est ma faute, Jules, une faute expiée par la mort.J’ai douté de toi. Mais la crainte est si naturelle à la femme, etsurtout à la femme qui sait tout ce qu’elle peut perdre. J’aitremblé pour mon amour. Le secret de mon père me parut être la mortde mon bonheur, et plus j’aimais, plus j’avais peur. Je n’osaisavouer ce sentiment à mon père ; c’eût été le blesser, et danssa situation, toute blessure était vive. Mais lui, sans me le dire,il partageait mes craintes. Ce cœur tout paternel tremblait pourmon bonheur autant que je tremblais moi-même, et n’osait parler,obéissant à la même délicatesse qui me rendait muette. Oui, Jules,j’ai cru que tu pourrais un jour ne plus aimer la fille de Gratien,autant que tu aimais ta Clémence. Sans cette profonde terreur,t’aurais-je caché quelque chose, à toi qui étais même tout entierdans ce repli de mon cœur ? Le jour où cet odieux, cemalheureux officier t’a parlé, j’ai été forcée de mentir. Ce jourj’ai pour la seconde fois de ma vie connu la douleur, et cettedouleur a été croissante jusqu’en ce moment où je t’entretiens pourla dernière fois. Qu’importe maintenant la situation de monpère ? Tu sais tout. J’aurais, à l’aide de mon amour, vaincula maladie, supporté toutes les souffrances, mais je ne sauraisétouffer la voix du doute. N’est-il pas possible que mon originealtère la pureté de ton amour, l’affaiblisse, le diminue ?Cette crainte, rien ne peut la détruire en moi. Telle est, Jules,la cause de ma mort. Je ne saurais vivre en redoutant un mot, unregard ; un mot que tu ne diras peut-être jamais, un regardqui ne t’échappera point ; mais que veux-tu ? je lescrains. Je meurs aimée, voilà ma consolation. J’ai su que, depuisquatre ans, mon père et ses amis ont presque remué le monde, pourmentir au monde. Afin de me donner un état, ils ont acheté un mort,une réputation, une fortune, tout cela pour faire revivre unvivant, tout cela pour toi, pour nous. Nous ne devions rien ensavoir. Eh ! bien, ma mort épargnera sans doute ce mensonge àmon père, il mourra de ma mort. Adieu donc, Jules, mon cœur est icitout entier. T’exprimer mon amour dans l’innocence de sa terreur,n’est-ce pas te laisser toute mon âme ? Je n’aurais pas eu laforce de te parler, j’ai eu celle de t’écrire. Je viens deconfesser à Dieu les fautes de ma vie ; j’ai bien promis de neplus m’occuper que du roi des cieux ; mais je n’ai pu résisterau plaisir de me confesser aussi à celui qui, pour moi, est toutsur la terre. Hélas ! qui ne me le pardonnerait, ce derniersoupir, entre la vie qui fut et la vie qui va être ? Adieudonc, mon Jules aimé ; je vais à Dieu, près de qui l’amour esttoujours sans nuages, près de qui tu viendras un jour. Là, sous sontrône, réunis à jamais, nous pourrons nous aimer pendant lessiècles. Cet espoir peut seul me consoler. Si je suis digne d’êtrelà par avance, de là, je te suivrai dans ta vie, mon âmet’accompagnera, t’enveloppera, car tu resteras encore ici-bas, toi.Mène donc une vie sainte pour venir sûrement près de moi. Tu peuxfaire tant de bien sur cette terre ! N’est-ce pas une missionangélique pour un être souffrant que de répandre la joie autour delui, de donner ce qu’il n’a pas ? Je te laisse aux malheureux.Il n’y a que leurs sourires et leurs larmes dont je ne serai pointjalouse. Nous trouverons un grand charme à ces doucesbienfaisances. Ne pourrons-nous pas vivre encore ensemble, si tuveux mêler mon nom, ta Clémence, à ces belles œuvres ? Aprèsavoir aimé comme nous aimions, il n’y a plus que Dieu, Jules. Dieune ment pas, Dieu ne trompe pas. N’adore plus que lui, je le veux.Cultive-le bien dans tous ceux qui souffrent, soulage les membresendoloris de son église. Adieu, chère âme que j’ai remplie, je teconnais : tu n’aimeras pas deux fois. Je vais donc expirer heureusepar la pensée qui rend toutes les femmes heureuses. Oui, ma tombesera ton cœur. Après cette enfance que je t’ai contée, ma vie nes’est-elle pas écoulée dans ton cœur ? Morte, tu ne m’enchasseras jamais. Je suis fière de cette vie unique ! Tu nem’auras connue que dans la fleur de la jeunesse, je te laisse desregrets sans désenchantement. Jules, c’est une mort bienheureuse.

Toi qui m’as si bien comprise, permets-moi de te recommander,chose superflue sans doute, l’accomplissement d’une fantaisie defemme, le vœu d’une jalousie dont nous sommes l’objet. Je te priede brûler tout ce qui nous aura appartenu, de détruire notrechambre, d’anéantir tout ce qui peut être un souvenir de notreamour.

Encore une fois, adieu, le dernier adieu, plein d’amour, commele sera ma dernière pensée et mon dernier souffle.  »

Quand Jules eut achevé cette lettre, il lui vint au cœur une deces frénésies dont il est impossible de rendre les effroyablescrises. Toutes les douleurs sont individuelles, leurs effets nesont soumis à aucune règle fixe : certains hommes se bouchent lesoreilles pour ne plus rien entendre ; quelques femmes fermentles yeux pour ne plus rien voir ; puis, il se rencontre degrandes et magnifiques âmes qui se jettent dans la douleur commedans un abîme. En fait de désespoir, tout est vrai. Jules s’échappade chez son frère, revint chez lui, voulant passer la nuit près desa femme, et voir jusqu’au dernier moment cette créature céleste.Tout en marchant avec l’insouciance de la vie que connaissent lesgens arrivés au dernier degré de malheur, il concevait comment,dans l’Asie, les lois ordonnaient aux époux de ne point sesurvivre. Il voulait mourir. Il n’était pas encore accablé, ilétait dans la fièvre de la douleur. Il arriva sans obstacles, montadans cette chambre sacrée ; il y vit sa Clémence sur le lit demort, belle comme une sainte, les cheveux en bandeau, les mainsjointes, ensevelie déjà dans son linceul. Des cierges éclairaientun prêtre en prières, Joséphine pleurant dans un coin, agenouillée,puis, près du lit, deux hommes. L’un était Ferragus. Il se tenaitdebout, immobile, et contemplait sa fille d’un oeil sec ; satête, vous l’eussiez prise pour du bronze : il ne vit pas Jules.L’autre était Jacquet, Jacquet pour lequel madame Jules avait étéconstamment bonne. Jacquet avait pour elle une de ces respectueusesamitiés qui réjouissent le cœur sans troubles, qui sont une passiondouce, l’amour moins ses désirs et ses orages ; et il étaitvenu religieusement payer sa dette de larmes, dire de longs adieuxà la femme de son ami, baiser pour la première fois le front glacéd’une créature dont il avait tacitement fait sa sœur. Là tout étaitsilencieux. Ce n’était ni la Mort terrible comme elle l’est dansl’Eglise, ni la pompeuse Mort qui traverse les rues ; non,c’était la mort se glissant sous le toit domestique, la morttouchante ; c’était les pompes du cœur, les pleurs dérobés àtous les yeux. Jules s’assit près de Jacquet dont il pressa lamain, et, sans se dire un mot, tous les personnages de cette scènerestèrent ainsi jusqu’au matin. Quand le jour fit pâlir lescierges, Jacquet, prévoyant les scènes douloureuses qui allaient sesuccéder, emmena Jules dans la chambre voisine. En ce moment lemari regarda le père, et Ferragus regarda Jules. Ces deux douleurss’interrogèrent, se sondèrent, s’entendirent par ce regard. Unéclair de fureur brilla passagèrement dans les yeux deFerragus.

– C’est toi qui l’as tuée, pensait-il.

– Pourquoi s’être défié de moi ? paraissait répondrel’époux.

Cette scène fut semblable à celle qui se passerait entre deuxtigres reconnaissant l’inutilité d’une lutte, après s’être examinéspendant un moment d’hésitation, sans même rugir.

– Jacquet, dit Jules, tu as veillé à tout ?

– A tout, répondit le chef de bureau, mais partout me prévenaitun homme qui partout ordonnait et payait.

– Il m’arrache sa fille, s’écria le mari dans un violent accèsde désespoir.

Il s’élança dans la chambre de sa femme ; mais le père n’yétait plus. Clémence avait été mise dans un cercueil de plomb, etdes ouvriers s’apprêtaient à en souder le couvercle. Jules rentratout épouvanté de ce spectacle, et le bruit du marteau dont seservaient ces hommes le fit machinalement fondre en larmes.

– Jacquet, dit-il, il m’est resté de cette nuit terrible uneidée, une seule, mais une idée que je veux réaliser à tout prix. Jene veux pas que Clémence demeure dans un cimetière de Paris. Jeveux la brûler, recueillir ses cendres et la garder. Ne me dis pasun mot sur cette affaire, mais arrange-toi pour qu’elle réussisse.Je vais me renfermer dans sa chambre, et j’y resterai jusqu’aumoment de mon départ. Toi seul entreras ici pour me rendre comptede tes démarches… Va, n’épargne rien.

Pendant cette matinée, madame Jules, après avoir été exposéedans une chapelle ardente, à la porte de son hôtel, fut amenée àSaint-Roch. L’église était entièrement tendue de noir. L’espèce deluxe déployé pour ce service avait attiré du monde ; car, àParis, tout fait spectacle, même la douleur la plus vraie. Il y ades gens qui se mettent aux fenêtres pour voir comment pleure unfils en suivant le corps de sa mère, comme il y en a qui veulentêtre commodément placés pour voir comment tombe une tête. Aucunpeuple du monde n’a eu des yeux plus voraces. Mais les curieuxfurent particulièrement surpris en apercevant les six chapelleslatérales de Saint-Roch également tendues de noir. Deux hommes endeuil assistaient à une messe mortuaire dans chacune de ceschapelles. On ne vit au chœur, pour toute assistance, que monsieurDesmarets le notaire, et Jacquet ; puis, en dehors del’enceinte, les domestiques. Il y avait, pour les flâneursecclésiastiques, quelque chose d’inexplicable dans une telle pompeet si peu de parenté. Jules n’avait voulu d’aucun indifférent àcette cérémonie. La grand’messe fut célébrée avec la sombremagnificence des messes funèbres. Outre les desservants ordinairesde Saint-Roch, il s’y trouvait treize prêtres venus de diversesparoisses. Aussi jamais peut-être le Dies irae ne produisit-il surdes chrétiens de hasard, fortuitement rassemblés par la curiosité,mais avides d’émotions, un effet plus profond, plus nerveusementglacial que le fut l’impression produite par cette hymne, au momentou huit voix de chantres accompagnées par celles des prêtres et lesvoix des enfants de chœur l’entonnèrent alternativement. Des sixchapelles latérales, douze autres voix d’enfants s’élevèrent aigresde douleur, et s’y mêlèrent lamentablement. De toutes les partiesde l’église, l’effroi sourdait ; partout, les cris d’angoisserépondaient aux cris de terreur. Cette effrayante musique accusaitdes douleurs inconnues au monde, et des amitiés secrètes quipleuraient la morte. Jamais, en aucune religion humaine, lesfrayeurs de l’âme, violemment arrachée du corps et tempêtueusementagitée en présence de la foudroyante majesté de Dieu, n’ont étérendues avec autant de vigueur. Devant cette clameur des clameurs,doivent s’humilier les artistes et leurs compositions les pluspassionnées. Non, rien ne peut lutter avec ce chant qui résume lespassions humaines et leur donne une vie galvanique au delà ducercueil, en les amenant palpitantes encore devant le Dieu vivantet vengeur. Ces cris de l’enfance, unis aux sons de voix graves, etqui comprennent alors, dans ce cantique de la mort, la vie humaineavec tous ses développements, en rappelant les souffrances duberceau, en se grossissant de toutes les peines des autres âgesavec les larges accents des hommes, avec les chevrotements desvieillards et des prêtres ; toute cette stridente harmoniepleine de foudres et d’éclairs ne parle-t-elle pas aux imaginationsles plus intrépides, aux cœurs les plus glacés, et même auxphilosophes ! En l’entendant, il semble que Dieu tonne. Lesvoûtes d’aucune église ne sont froides ; elles tremblent,elles parlent, elles versent la peur par toute la puissance deleurs échos. Vous croyez voir d’innombrables morts se levant ettendant les mains. Ce n’est plus ni un père, ni une femme, ni unenfant qui sont sous le drap noir, c’est l’humanité sortant de sapoudre. Il est impossible de juger la religion catholique,apostolique et romaine, tant que l’on n’a pas éprouvé la plusprofonde des douleurs, en pleurant la personne adorée qui gît sousle cénotaphe, tant que l’on n’a pas senti toutes les émotions quivous emplissent alors le cœur, traduites par cette hymne dudésespoir, par ces cris qui écrasent les âmes, par cet effroireligieux qui grandit de strophe en strophe, qui tournoie vers leciel, et qui épouvante, qui rapetisse, qui élève l’âme et vouslaisse un sentiment de l’éternité dans la conscience, au moment oùle dernier vers s’achève. Vous avez été aux prises avec la grandeidée de l’infini, et alors tout se tait dans l’Eglise. Il ne s’ydit pas une parole ; les incrédules eux-mêmes ne savent pas cequ’ils ont. Le génie espagnol a pu seul inventer ces majestésinouïes pour la plus inouïe des douleurs. Quand la suprêmecérémonie fut achevée, douze hommes en deuil sortirent des sixchapelles, et vinrent écouter autour du cercueil le chantd’espérance que l’Eglise fait entendre à l’âme chrétienne avantd’aller en ensevelir la forme humaine. Puis chacun de ces hommesmonta dans une voiture drapée ; Jacquet et monsieur Desmaretsprirent la treizième ; les serviteurs suivirent à pied. Uneheure après, les douze inconnus étaient au sommet du cimetièrenommé populairement le Père-Lachaise, tous en cercle autour d’unefosse où le cercueil avait été descendu, devant une foule curieuseaccourue de tous les points de ce jardin public. Puis après decourtes prières, le prêtre jeta quelques grains de terre sur ladépouille de cette femme ; et les fossoyeurs, ayant demandéleur pourboire, s’empressèrent de combler la fosse pour aller à uneautre.

Ici semble finir le récit de cette histoire ; maispeut-être serait-elle incomplète si, après avoir donné un légercroquis de la vie parisienne, si, après en avoir suivi lescapricieuses ondulations, les effets de la mort y étaient oubliés.La mort, dans Paris, ne ressemble à la mort dans aucune capitale,et peu de personnes connaissent les débats d’une douleur vraie auxprises avec la civilisation, avec l’administration parisienne.D’ailleurs, peut-être monsieur Jules et Ferragus XXIIIintéressent-ils assez pour que le dénoûment de leur vie soit dénuéde froideur. Enfin beaucoup de gens aiment à se rendre compte detout, et voudraient, ainsi que l’a dit le plus ingénieux de noscritiques, savoir par quel procédé chimique l’huile brûle dans lalampe d’Aladin. Jacquet, homme administratif, s’adressanaturellement à l’autorité pour en obtenir la permission d’exhumerle corps de madame Jules et de le brûler. Il alla parler au Préfetde police, sous la protection de qui dorment les morts. Cefonctionnaire voulut une pétition. Il fallut acheter une feuille depapier timbré, donner à la douleur une forme administrative ;il fallut se servir de l’argot bureaucratique pour exprimer lesvœux d’un homme accablé, auquel les paroles manquaient ; ilfallut traduire froidement et mettre en marge l’objet de la demande:

Le pétitionnaire

sollicite l’incinération

de sa femme.

Voyant cela, le chef chargé de faire un rapport au Conseillerd’Etat, Préfet de police, dit, en lisant cette apostille, où l’objet de la demande était, comme il l’avait recommandé, clairementexprimé : – Mais, c’est une question grave ! mon rapport nepeut être prêt que dans huit jours.

Jules, auquel Jacquet fut forcé de parler de ce délai, compritce qu’il avait entendu dire à Ferragus : Brûler Paris. Rien ne luisemblait plus naturel que d’anéantir ce réceptacle demonstruosités.

– Mais, dit-il à Jacquet, il faut aller au Ministre del’Intérieur, et lui faire parler par ton Ministre.

Jacquet se rendit au Ministère de l’Intérieur, y demanda uneaudience qu’il obtint, mais à quinze jours de date. Jacquet étaitun homme persistant. Il chemina donc de bureau en bureau, etparvint au secrétaire particulier du Ministre auquel il fit parlerpar le secrétaire particulier du Ministre des Affaires Etrangères.Ces hautes protections aidant, il eut pour le lendemain, uneaudience furtive, pour laquelle s’étant précautionné d’un mot del’autocrate des Affaires Etrangères, écrit au pacha de l’Intérieur,Jacquet espéra enlever l’affaire d’assaut. Il prépara desraisonnements, des réponses péremptoires, des en cas ; maistout échoua.

– Cela ne me regarde pas, dit le Ministre. La chose concerne lePréfet de police. D’ailleurs il n’y a pas de loi qui donne auxmaris la propriété des corps de leurs femmes, ni aux pères celle deleurs enfants. C’est grave ! Puis il y a des considérationsd’utilité publique qui veulent que ceci soit examiné. Les intérêtsde la ville de Paris peuvent en souffrir. Enfin, si l’affairedépendait immédiatement de moi, je ne pourrais pas me décider hicet nunc, il me faudrait un rapport.

Le Rapport est dans l’administration actuelle ce que sont leslimbes dans le christianisme. Jacquet connaissait la manie durapport, et il n’avait pas attendu cette occasion pour gémir sur ceridicule bureaucratique. Il savait que, depuis l’envahissement desaffaires par le rapport, révolution administrative consommée en1804, il ne s’était pas rencontré de ministre qui eût pris sur luid’avoir une opinion, de décider la moindre chose, sans que cetteopinion, cette chose eût été vannée, criblée, épluchée par lesgâte-papier, les porte-grattoir et les sublimes intelligences deses bureaux. Jacquet (il était un de ces hommes digne d’avoirPlutarque pour biographe) reconnut qu’il s’était trompé dans lamarche de cette affaire, et l’avait rendue impossible en voulantprocéder légalement. Il fallait simplement transporter madame Julesà l’une des terres de Desmarets ; et, là, sous la complaisanteautorité d’un maire de village, satisfaire la douleur de son ami.La légalité constitutionnelle et administrative n’enfanterien ; c’est un monstre infécond pour les peuples, pour lesrois et pour les intérêts privés ; mais les peuples ne saventépeler que les principes écrits avec du sang ; or, lesmalheurs de la légalité seront toujours pacifiques ; elleaplatit une nation, voilà tout. Jacquet, homme de liberté, revintalors en songeant aux bienfaits de l’arbitraire, car l’homme nejuge les lois qu’à la lueur de ses passions. Puis, quand Jacquet sevit en présence de Jules, force lui fut de le tromper, et lemalheureux, saisi par une fièvre violente, resta pendant deux joursau lit. Le ministre parla, le soir même, dans un dîner ministériel,de la fantaisie qu’avait un Parisien de faire brûler sa femme à lamanière des Romains. Les cercles de Paris s’occupèrent alors pourun moment des funérailles antiques. Les choses anciennes devenant àla mode, quelques personnes trouvèrent qu’il serait beau derétablir, pour les grands personnages, le bûcher funéraire. Cetteopinion eut ses détracteurs et ses défenseurs. Les uns disaientqu’il y avait trop de grands hommes, et que cette coutume feraitrenchérir le bois de chauffage, que chez un peuple aussiambulatoire dans ses volontés que l’était le Français, il seraitridicule de voir à chaque terme un Longchamp d’ancêtres promenésdans leurs urnes ; puis, que, si les urnes avaient de lavaleur, il y avait chance de les trouver à l’encan, saisies, pleinede respectables cendres, par les créanciers, gens habitués à nerien respecter. Les autres répondaient qu’il y aurait plus desécurité qu’au Père-Lachaise pour les aïeux à être ainsi casés,car, dans un temps donné, la ville de Paris serait contrainted’ordonner une Saint-Barthélemi contre ses morts qui envahissaientla campagne et menaçaient d’entreprendre un jour sur les terres dela Brie. Ce fut enfin une de ces futiles et spirituellesdiscussions de Paris, qui trop souvent creusent des plaies bienprofondes. Heureusement pour Jules, il ignora les conversations,les bons mots, les pointes que sa douleur fournissait à Paris. Lepréfet de Police fut choqué de ce que monsieur Jacquet avaitemployé le Ministre pour éviter les lenteurs, la sagesse de lahaute voirie. L’exhumation de madame Jules était une question devoirie. Donc le Bureau de police travaillait à répondre vertement àla pétition, car il suffit d’une demande pour que l’Administrationsoit saisie ; or, une fois saisie, les choses vont loin, avecelle. L’Administration peut mener toutes les questions jusqu’auConseil d’Etat, autre machine difficile à remuer. Le second jour,Jacquet fit comprendre à son ami qu’il fallait renoncer à sonprojet ; que, dans une ville où le nombre des larmes brodéessur les draps noirs était tarifé, où les lois admettaient septclasses d’enterrements, où l’on vendait au poids de l’argent laterre des morts, où la douleur était exploitée, tenue en partiedouble, où les prières de l’église se payaient cher, où la Fabriqueintervenait pour réclamer le prix de quelques filets de voixajoutées au Dies irae, tout ce qui sortait de l’ornièreadministrativement tracée à la douleur était impossible.

– C’eût été, dit Jules, un bonheur dans ma misère, j’avais forméle projet de mourir loin d’ici, et désirais tenir Clémence entremes bras dans la tombe ! Je ne savais pas que la bureaucratiepût alonger ses ongles jusque dans nos cercueils.

Puis il voulut aller voir s’il y avait près de sa femme un peude place pour lui. Les deux amis se rendirent donc au cimetière.Arrivés là, ils trouvèrent, comme à la porte des spectacles ou àl’entrée des musées, comme dans la cour des diligences, desciceroni qui s’offrirent à les guider dans le dédale duPère-Lachaise. Il leur était impossible, à l’un comme à l’autre, desavoir où gisait Clémence. Affreuse angoisse ! Ils allèrentconsulter le portier du cimetière. Les morts ont un concierge, etil y a des heures auxquelles les morts ne sont pas visibles. Ilfaudrait remuer tous les règlements de haute et basse police pourobtenir le droit de venir pleurer à la nuit, dans le silence et lasolitude, sur la tombe où gît un être aimé. Il y a consigne pourl’hiver, consigne pour l’été. Certes, de tous les portiers deParis, celui du Père-Lachaise est le plus heureux. D’abord, il n’apoint de cordon à tirer ; puis, au lieu d’une loge, il a unemaison, un établissement qui n’est pas tout à fait un ministère,quoiqu’il y ait un très-grand nombre d’administrés et plusieursemployés, que ce gouverneur des morts ait un traitement et disposed’un pouvoir immense dont personne ne peut se plaindre : il fait del’arbitraire à son aise. Sa loge n’est pas non plus une maison decommerce, quoiqu’il ait des bureaux, une comptabilité, desrecettes, des dépenses et des profits. Cet homme n’est ni unsuisse, ni un concierge, ni un portier ; la porte qui reçoitles morts est toujours béante ; puis, quoiqu’il ait desmonuments à conserver, ce n’est pas un conservateur, enfin c’estune indéfinissable anomalie, autorité qui participe de tout et quin’est rien, autorité placée, comme la mort dont elle vit, en dehorsde tout. Néanmoins cet homme exceptionnel relève de la ville deParis, être chimérique comme le vaisseau qui lui sert d’emblème,créature de raison mue par mille pattes rarement unanimes dansleurs mouvements, en sorte que ses employés sont presqueinamovibles. Ce gardien du cimetière est donc le concierge arrivé àl’état de fonctionnaire, non soluble par la dissolution. Sa placen’est d’ailleurs pas une sinécure : il ne laisse inhumer personnesans un permis, il doit compte de ses morts, il indique dans cevaste champ les six pieds carrés où vous mettrez quelque jour toutce que vous aimez, tout ce que vous haïssez, une maîtresse, uncousin. Oui, sachez-le bien, tous les sentiments de Paris viennentaboutir à cette loge, et s’y administrationalisent. Cet homme a desregistres pour coucher ses morts, ils sont dans leur tombe et dansses cartons. Il a sous lui des gardiens, des jardiniers, desfossoyeurs, des aides. Il est un personnage. Les gens en pleurs nelui parlent pas tout d’abord. Il ne comparaît que dans les casgraves : un mort pris pour un autre, un mort assassiné, uneexhumation, un mort qui renaît. Le buste du roi régnant est dans sasalle, et il garde peut-être les anciens bustes royaux, impériaux,quasi-royaux dans quelque armoire, espèce de petit Père-Lachaisepour les révolutions. Enfin, c’est un homme public, un excellenthomme, bon père et bon époux, épitaphe à part. Mais tant desentiments divers ont passé devant lui sous forme decorbillard ; mais il a tant vu de larmes, les vraies, lesfausses ; mais il a vu la douleur sous tant de faces, et surtant de faces, il a vu six millions de douleurs éternelles !Pour lui, la douleur n’est plus qu’une pierre de onze lignesd’épaisseur et de quatre pieds de haut sur vingt-deux pouces delarge. Quant aux regrets, ce sont les ennuis de sa charge, il nedéjeune ni ne dîne jamais sans essuyer la pluie d’une inconsolableaffliction. Il est bon et tendre pour toutes les autres affections: il pleurera sur quelque héros de drame, sur monsieur Germeuil del’Auberge des Adrets, l’homme à la culotte beurre frais, assassinépar Macaire ; mais son cœur s’est ossifié à l’endroit desvéritables morts. Les morts sont des chiffres pour lui ; sonétat est d’organiser la mort. Puis enfin, il se rencontre, troisfois par siècle, une situation où son rôle devient sublime, etalors il est sublime à toute heure… en temps de peste.

Quand Jacquet l’aborda, ce monarque absolu rentrait assez encolère.

– J’avais dit, s’écria-t-il, d’arroser les fleurs depuis la rueMasséna jusqu’à la place Regnault de Saint-Jean-d’Angély !Vous vous êtes moqué de cela, vous autres. Sac à papier ! siles parents s’avisent de venir aujourd’hui qu’il fait beau, ilss’en prendront à moi : ils crieront comme des brûlés, ils dirontdes horreurs de nous et nous calomnieront…

– Monsieur, lui dit Jacquet, nous désirerions savoir où a étéinhumée madame Jules.

– Madame Jules, qui ? demanda-t-il. Depuis huit jours, nousavons eu trois madame Jules…

– Ah ! dit-il en s’interrompant et regardant à la porte,voici le convoi du colonel de Maulincour, allez chercher le permis…Un beau convoi, ma foi ! reprit-il. Il a suivi de près sagrand’mère. Il y a des familles où ils dégringolent comme pargageure. Ça vous a un si mauvais sang, ces Parisiens.

– Monsieur, lui dit Jacquet en lui frappant sur le bras, lapersonne dont je vous parle est madame Jules Desmarets, la femme del’Agent de change.

– Ah ! je sais, répondit-il en regardant Jacquet.N’était-ce pas un convoi où il y avait treize voitures de deuil, etun seul parent dans chacune des douze premières ? C’était sidrôle que ça nous a frappés…

– Monsieur, prenez garde. Monsieur Jules est avec moi, il peutvous entendre, et ce que vous dites n’est pas convenable.

– Pardon, monsieur, vous avez raison. Excusez, je vous prenaispour des héritiers.

– Monsieur, reprit-il en consultant un plan du cimetière, madameJules est rue du maréchal Lefebvre, allée n o 4, entre mademoiselleRaucourt, de la Comédie-Française, et monsieur Moreau-Malvin, unfort boucher, pour lequel il y a un tombeau de marbre blanc decommandé, qui sera vraiment un des plus beaux de notrecimetière.

– Monsieur, dit Jacquet en interrompant le concierge, nous nesommes pas plus avancés…

– C’est vrai, répondit-il en regardant tout autour de lui.

– Jean, cria-t-il à un homme qu’il aperçut, conduisez cesmessieurs à la fosse de madame Jules ; la femme d’un Agent dechange ! Vous savez, près de mademoiselle Raucourt, la tombeoù il y a un buste.

Et les deux amis marchèrent sous la conduite de l’un desgardiens ; mais ils ne parvinrent pas à la route escarpée quimenait à l’allée supérieure du cimetière sans avoir essuyé plus devingt propositions que des entrepreneurs de marbrerie, deserrurerie et de sculpture vinrent leur faire avec une grâcemielleuse.

– Si monsieur voulait faire construire quelque chose, nouspourrions l’arranger à bien bon marché..

Jacquet fut assez heureux pour éviter à son ami ces parolesépouvantables pour des cœurs saignants, et ils arrivèrent au lieudu repos. En voyant cette terre fraîchement remuée, et où desmaçons avaient enfoncé des fiches afin de marquer la place des désde pierre nécessaires au serrurier pour poser sa grille, Juless’appuya sur l’épaule de Jacquet, en se soulevant par intervalles,pour jeter de longs regards sur ce coin d’argile où il lui fallaitlaisser les dépouilles de l’être par lequel il vivait encore.

– Comme elle est mal là ! dit-il.

– Mais elle n’est pas là, lui répondit Jacquet, elle est dans tamémoire. Allons, viens, quitte cet odieux cimetière, où les mortssont parés comme des femmes au bal.

– Si nous l’ôtions de là ?

– Est-ce possible ?

– Tout est possible, s’écria Jules.

– Je viendrai donc là, dit-il après une pause. Il y a de laplace.

Jacquet réussit à l’emmener de cette enceinte divisée comme undamier par des grilles en bronze, par d’élégants compartiments oùétaient enfermés des tombeaux tous enrichis de palmes,d’inscriptions, de larmes aussi froides que les pierres donts’étaient servis des gens désolés pour faire sculpter leurs regretset leurs armes. Il y a là de bons mots gravés en noir, desépigrammes contre les curieux, des concetti, des adieux spirituels,des rendez-vous pris où il ne se trouve jamais qu’une personne, desbiographies prétentieuses, du clinquant, des guenilles, despaillettes. Ici des thyrses ; là, des fers de lance ;plus loin, des urnes égyptiennes ; çà et là, quelquescanons ; partout, les emblèmes de mille professions ;enfin tous les styles : du mauresque, du grec, du gothique, desfrises, des oves, des peintures, des urnes, des génies, destemples, beaucoup d’immortelles fanées et de rosiers morts. C’estune infâme comédie ! c’est encore tout Paris avec ses rues,ses enseignes, ses industries, ses hôtels ; mais vu par leverre dégrossissant de la lorgnette, un Paris microscopique, réduitaux petites dimensions des ombres, des larves, des morts, un genrehumain qui n’a plus rien de grand que sa vanité. Puis Jules aperçutà ses pieds, dans la longue vallée de la Seine, entre les coteauxde Vaugirard, de Meudon, entre ceux de Belleville et de Montmartre,le véritable Paris, enveloppé d’un voile bleuâtre, produit par sesfumées, et que la lumière du soleil rendait alors diaphane. Ilembrassa d’un coup d’oeil furtif ces quarante mille maisons, etdit, en montrant l’espace compris entre la colonne de la placeVendôme et la coupole d’or des Invalides : – Elle m’a été enlevéelà, par la funeste curiosité de ce monde qui s’agite et se presse,pour se presser et s’agiter.

A quatre lieues de là, sur les bords de la Seine, dans unmodeste village assis au penchant de l’une des collines quidépendent de cette longue enceinte montueuse au milieu de laquellele grand Paris se remue, comme un enfant dans son berceau, il sepassait une scène de mort et de deuil, mais dégagée de toutes lespompes parisiennes, sans accompagnements de torches ni de cierges,ni de voitures drapées, sans prières catholiques, la mort toutesimple. Voici le fait. Le corps d’une jeune fille était venumatinalement échouer sur la berge, dans la vase et les joncs de laSeine. Des tireurs de sable, qui allaient à l’ouvrage, l’aperçurenten montant dans leur frêle bateau. – Tiens ! cinquante francsde gagnés, dit l’un d’eux. – C’est vrai, dit l’autre. Et ilsabordèrent auprès de la morte. – C’est une bien belle fille. -Allons faire notre déclaration. Et les deux tireurs de sable, aprèsavoir couvert le corps de leurs vestes, allèrent chez le maire duvillage, qui fut assez embarrassé d’avoir à faire le procès-verbalnécessité par cette trouvaille.

Le bruit de cet événement se répandit avec la promptitudetélégraphique particulière aux pays où les communications socialesn’ont aucune interruption, et où les médisances, les bavardages,les calomnies, le conte social dont se repaît le monde ne laissepoint de lacune d’une borne à une autre. Aussitôt des gens quivinrent à la Mairie tirèrent le maire de tout embarras. Ilsconvertirent le procès-verbal en un simple acte de décès. Par leurssoins, le corps de la fille fut reconnu pour être celui de lademoiselle Ida Gruget, couturière en corsets, demeurant rue de laCorderie-du-Temple, n o 14. La police judiciaire intervint, laveuve Gruget, mère de la défunte, arriva, munie de la dernièrelettre de sa fille. Au milieu des gémissements de la mère, unmédecin constata l’asphyxie par l’invasion du sang noir dans lesystème pulmonaire, et tout fut dit. Les enquêtes faites, lesrenseignements donnés, le soir, à six heures, l’autorité permitd’inhumer la grisette. Le curé du lieu refusa de la recevoir àl’église et de prier pour elle. Ida Gruget fut alors ensevelie dansun linceul par une vieille paysanne, et mise dans cette bièrevulgaire, faite en planches de sapin, puis portée au cimetière parquatre hommes, et suivie de quelques paysannes curieuses, qui seracontaient cette mort en la commentant avec une surprise mêlée decommisération. La veuve Gruget fut charitablement retenue par unevieille dame, qui l’empêcha de se joindre au triste convoi de safille. Un homme à triples fonctions, sonneur, bedeau, fossoyeur dela paroisse, avait fait une fosse dans le cimetière du village,cimetière d’un demi-arpent, situé derrière l’église ; uneéglise bien connue, église classique, ornée d’une tour carrée àtoit pointu couvert en ardoise, soutenue à l’extérieur par descontreforts anguleux. Derrière le rond décrit par le chœur, setrouvait le cimetière, entouré de murs en ruines, champ plein demonticules ; ni marbres, ni visiteurs, mais certes sur chaquesillon des pleurs et des regrets véritables qui manquèrent à IdaGruget. Elle fut jetée dans un coin parmi des ronces et de hautesherbes. Quand la bière fut descendue dans ce champ si poétique parsa simplicité, le fossoyeur se trouva bientôt seul, à la nuittombante. En comblant cette fosse, il s’arrêtait par intervallespour regarder dans le chemin, par-dessus le mur ; il y eut unmoment où, la main appuyée sur sa pioche, il examina la Seine, quilui avait amené ce corps.

– Pauvre fille ! s’écria un homme survenu là tout àcoup.

– Vous m’avez fait peur, monsieur ! dit le fossoyeur.

– Y a-t-il eu un service pour celle que vous enterrez ?

– Non, monsieur. Monsieur le curé n’a pas voulu. Voilà lapremière personne enterrée ici sans être de la paroisse. Ici, toutle monde se connaît. Est-ce que monsieur ?… Tiens, il estparti !

Quelques jours s’étaient écoulés, lorsqu’un homme vêtu de noirse présenta chez monsieur Jules et, sans vouloir lui parler, remitdans la chambre de sa femme une grande urne de porphyre, surlaquelle il lut ces mots :

INVITA LEGE,

CONJUGI MOERENTI

FILIOLAE CINERES

RESTITUIT,

AMICIS XII JUVANTIBUS,

MORIBUNDUS PATER.

– Quel homme ! dit Jules en fondant en larmes. Huit jourssuffirent à l’Agent de change pour obéir à tous les désirs de safemme, et pour mettre ordre à ses affaires ; il vendit sacharge au frère de Martin Faleix, et partit de Paris au moment oùl’Administration discutait encore s’il était licite à un citoyen dedisposer du corps de sa femme.

Chapitre 5Conclusion

Qui n’a pas rencontré sur les boulevards de Paris, au détourd’une rue ou sous les arcades du Palais-Royal, enfin en quelquelieu du monde où le hasard veuille le présenter, un être, un hommeou femme, à l’aspect duquel mille pensées confuses naissent enl’esprit ! A son aspect, nous sommes subitement intéressés oupar des traits dont la conformation bizarre annonce une vie agitée,ou par l’ensemble curieux que présentent les gestes, l’air, ladémarche et les vêtements, ou par quelque regard profond, ou pard’autres je ne sais quoi qui saisissent fortement et tout à coup,sans que nous nous expliquions bien précisément la cause de notreémotion. Puis, le lendemain, d’autres pensées, d’autres imagesparisiennes emportent ce rêve passager. Mais si nous rencontronsencore le même personnage, soit passant à heure fixe, comme unemployé de Mairie qui appartient au mariage pendant huit heures,soit errant dans les promenades, comme ces gens qui semblent êtreun mobilier acquis aux rues de Paris, et que l’on retrouve dans leslieux publics, aux premières représentations ou chez lesrestaurateurs, dont ils sont le plus bel ornement, alors cettecréature s’inféode à votre souvenir, et y reste comme un premiervolume de roman dont la fin nous échappe. Nous sommes tentésd’interroger cet inconnu, et de lui dire : Qui êtes-vous ?Pourquoi flânez-vous ? De quel droit avez-vous un col plisséune canne à pomme d’ivoire, un gilet passé ? Pourquoi ceslunettes bleues à doubles verres, ou pourquoi conservez-vous lacravate des muscadins ? Parmi ces créations errantes, les unesappartiennent à l’espèce des dieux Termes ; elles ne disentrien à l’âme ; elles sont là, voilà tout : pourquoi, personnene le sait ; c’est de ces figures semblables à celles quiservent de type aux sculpteurs pour les quatre Saisons, pour leCommerce et l’Abondance. Quelques autres, anciens avoués, vieuxnégociants, antiques généraux, s’en vont, marchent et paraissenttoujours arrêtées. Semblables à des arbres qui se trouvent à moitiédéracinés au bord d’un fleuve, elles ne semblent jamais fairepartie du torrent de Paris, ni de sa foule jeune et active.. Il estimpossible de savoir si l’on a oublié de les enterrer, ou si ellesse sont échappées du cercueil ; elles sont arrivées à un étatquasi fossile. Un de ces Melmoth parisiens était venu se mêlerdepuis quelques jours parmi la population sage et recueillie qui,lorsque le ciel est beau, meuble infailliblement l’espace enferméentre la grille sud du Luxembourg et la grille nord del’Observatoire, espace sans genre, espace neutre dans Paris. Eneffet, là, Paris n’est plus ; et là, Paris est encore. Ce lieulient à la fois de la place, de la rue, du boulevard, de lafortification, du jardin, de l’avenue, de la route, de la province,de la capitale ; certes, il y a de tout cela ; mais cen’est rien de tout cela : c’est un désert. Autour de ce lieu sansnom, s’élèvent les Enfants-Trouvés, la Bourbe, l’hôpital Cochin,les Capucins, l’hospice La Rochefoucault, les Sourds-Muets,l’hôpital du Val-de-Grâce ; enfin, tous les vices et tous lesmalheurs de Paris ont là leur asile ; et, pour que rien nemanquât à cette enceinte philanthropique, la Science y étudie lesMarées et les Longitudes ; monsieur de Châteaubriand y a misl’infirmerie Marie-Thérèse, et les Carmélites y ont fondé uncouvent. Les grandes situations de la vie sont représentées par lescloches qui sonnent incessamment dans ce désert, et pour la mèrequi accouche, et pour l’enfant qui naît, et pour le vice quisuccombe, et pour l’ouvrier qui meurt, et pour la vierge qui prie,et pour le vieillard qui a froid, et pour le génie qui se trompe.Puis, à deux pas, est le cimetière du Mont-Parnasse, qui attired’heure en heure les chétifs convois du faubourg Saint-Marceau.Cette esplanade, d’où l’on domine Paris, a été conquise par lesjoueurs de boules, vieilles figures grises, pleines de bonhomie,braves gens qui continuent nos ancêtres, et dont les physionomiesne peuvent être comparées qu’à celles de leur public, à la galeriemouvante qui les suit. L’homme devenu depuis quelques joursl’habitant de ce quartier désert assistait assidument aux partiesde boules, et pouvait, certes, passer pour la créature la plussaillante de ces groupes, qui, s’il était permis d’assimiler lesParisiens aux différentes classes de la zoologie, appartiendraientau genre des mollusques. Ce nouveau venu marchait sympathiquementavec le cochonnet, petite boule qui sert de point de mire, etconstitue l’intérêt de la partie ; il s’appuyait contre unarbre quand le cochonnet s’arrêtait ; puis, avec la mêmeattention qu’un chien en prête aux gestes de son maître, ilregardait les boules volant dans l’air ou roulant à terre Vousl’eussiez pris pour le génie fantastique du cochonnet. Il ne disaitrien, et les joueurs de boules, les hommes les plus fanatiques quise soient rencontrés parmi les sectaires de quelque religion que cesoit, ne lui avaient jamais demandé compte de ce silenceobstiné ; seulement, quelques esprits forts le croyaient sourdet muet. Dans les occasions où il fallait déterminer lesdifférentes distances qui se trouvaient entre les boules et lecochonnet, la canne de l’inconnu devenait la mesure infaillible,les joueurs venaient alors la prendre dans les mains glacées de cevieillard, sans la lui emprunter par un mot, sans même lui faire unsigne d’amitié. Le prêt de sa canne était comme une servitude àlaquelle il avait négativement consenti. Quand il survenait uneaverse, il restait près du cochonnet, esclave des boules, gardiende la partie commencée. La pluie ne le surprenait pas plus que lebeau temps, et il était, comme les joueurs, une espèceintermédiaire entre le Parisien qui a le moins d’intelligence, etl’animal qui en a le plus. D’ailleurs, pâle et flétri, sans soinsde lui-même, distrait, il venait souvent nu-tête, montrant sescheveux blanchis et son crâne carré, jaune, dégarni, semblable augenou qui perce le pantalon d’un pauvre. Il était béant, sans idéesdans le regard, sans appui précis dans la démarche ; il nesouriait jamais, ne levait jamais les yeux au ciel, et les tenaithabituellement baissés vers la terre, et semblait toujours ychercher quelque chose. A quatre heures, une vieille femme venaitle prendre pour le ramener on ne sait où, en le traînant à laremorque par le bras, comme une jeune fille tire une chèvrecapricieuse qui veut brouter encore quand il faut venir à l’étable.Ce vieillard était quelque chose d’horrible à voir.

Dans l’après-midi, Jules, seul dans une calèche de voyagelestement menée par la rue de l’Est, déboucha sur l’esplanade del’Observatoire au moment où ce vieillard, appuyé sur un arbre, selaissait prendre sa canne au milieu des vociférations de quelquesjoueurs pacifiquement irrités. Jules, croyant reconnaître cettefigure, voulut s’arrêter, et sa voiture s’arrêta précisément. Eneffet, le postillon, serré par des charrettes, ne demanda pointpassage aux joueurs de boules insurgés, il avait trop de respectpour les émeutes, le postillon.

– C’est lui, dit Jules en découvrant enfin dans ce débris humainFerragus XXIII, chef des Dévorants. Comme il l’aimait !ajouta-t-il après une pause. Marchez, donc, postillon !cria-t-il.

Paris, février 1833.

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