Categories: Romans

Feu Mathias Pascal

Feu Mathias Pascal

de Luigi Pirandello

Chapitre 1 AVANT-PROPOS

Une des rares choses, peut-être même la seule dont je fusse bien certain, était celle-ci : je m’appelais Mathias Pascal. Et j’en tirais parti. Chaque fois que quelqu’un perdait manifestement le sens commun, au point de venir me trouver pour un conseil, je haussais les épaules, je fermais les yeux à demi et je lui répondais :

– Je m’appelle Mathias Pascal.

– Merci, mon ami. Cela, je le sais.

– Et cela te semble peu de chose ?

Cela n’était pas grand-chose, à vrai dire, même à mon avis. Mais j’ignorais alors ce que signifiait le fait de ne pas même savoir cela, c’est-à-dire de ne plus pouvoir répondre, comme auparavant, à l’occasion :

– Je m’appelle Mathias Pascal.

Il se trouvera bien quelqu’un pour me plaindre (cela coûte si peu) en imaginant l’atroce détresse d’un malheureux auquel il arrive, à un certain moment, de découvrir qu’il n’a ni père ni mère. On pourra alors s’indigner (cela coûte encore moins) de la corruption des mœurs, et des vices, et de la tristesse des temps,qui peuvent occasionner tant de maux à un pauvre innocent.

Eh bien ! ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je pourraisexposer ici, en effet, dans un arbre généalogique, l’origine et ladescendance de ma famille et démontrer que j’ai connu non seulementmon père et ma mère, mais encore mes aïeux.

Et alors ?

Voilà : mon cas est étrange et différent au plus hautpoint ; si différent et si étrange que je vais leraconter.

Je fus, pendant environ deux ans, chasseur de rats ou gardien delivres, je ne sais plus au juste, dans la bibliothèque qu’uncertain monsignor Boccamazza, en 1803, légua par testament à notrecommune. Évidemment ce monsignor devait connaître assez mall’esprit et les aptitudes de ses concitoyens, ou peut-êtreespérait-il que son legs, avec le temps et la commodité, allumeraitdans leur âme l’amour de l’étude. Jusqu’à présent, je puis enrendre témoignage, rien ne s’est allumé, et je le dis à la louangede ses concitoyens. Ce don fit même naître si peu de reconnaissancepour Boccamazza que la commune alla jusqu’à refuser de lui érigerun simple buste, et quant aux livres, elle les laissa des années etdes années entassés dans un magasin vaste et humide, d’où elle lestira ensuite, jugez un peu dans quel état ! pour les logerdans la petite église solitaire de Santa-Maria-Liberale,désaffectée je ne sais pour quelle raison. Là, elle les confia sansaucun discernement, à titre de bénéfice et comme sinécure, àquelque fainéant bien protégé, qui, pour deux lires par jour,surmonterait le dégoût d’endurer pendant quelques heures leurrelent de moisi et de vieillerie.

C’est le sort qui m’échut à mon tour, et, dès le premier jour,je conçus une si piètre estime des livres, imprimés ou manuscrits(comme d’aucuns, fort antiques, de notre bibliothèque), quemaintenant je ne me serais jamais, au grand jamais, mis à écriresi, comme je l’ai dit, je n’estimais mon cas véritablement étrangeet fait pour servir d’enseignement à quelque lecteur curieux, quipar aventure, réalisant enfin l’antique espérance de cette bonneâme de monsignor Boccamazza, mettrait les pieds dans cettebibliothèque, à laquelle je lègue le présent manuscrit, à chargepourtant de ne le laisser ouvrir par personne moins de cinquanteans après mon troisième, ultime et définitif décès.

Car, pour le moment (et Dieu sait combien il m’en chaut !),je suis mort, oui, déjà deux fois, mais la première par erreur, etla seconde… vous allez voir.

Chapitre 2DEUXIÈME AVANT-PROPOS (PHILOSOPHIQUE) EN MANIÈRE D’EXCUSE

L’idée ou plutôt le conseil d’écrire m’est venu de mon révérendami don Eligio Pellegrinotto, qui a présentement en garde leslivres de Boccamazza, et auquel je confierai ce manuscrit à peineterminé, s’il l’est jamais.

Je l’écris ici, dans la petite église désaffectée, sous lalumière qui me vient de la lanterne, là-haut, de la coupole ;ici, dans l’abside réservée au bibliothécaire et entourée d’uneclôture basse en bois, à colonnettes, tandis que don Eligios’ébroue sous le fardeau, qu’il a héroïquement assumé, de mettre unpeu d’ordre dans cette véritable babylone de livres. Je crains fortqu’il n’en vienne jamais à bout.

Maints livres curieux et plaisants ont été ainsi pêchés sur lesrayons de la bibliothèque par don Eligio Pellegrinotto, grimpé toutle long du jour sur une échelle de lampiste. Chaque fois qu’il entrouve un, il le lance d’en haut, élégamment, sur la grande tablequi est au milieu ; la petite église en retentit ; unnuage de poussière s’élève, d’où deux ou trois araignées s’enfuientépouvantées ; j’accours de l’abside, enjambant labalustrade ; je donne d’abord, avec le livre lui-même, lachasse aux araignées tout par la grande table poudreuse, puis jel’ouvre et je me mets à le parcourir.

Ainsi, peu à peu, j’ai pris goût à semblable lecture. À présent,don Eligio me dit que mon livre devrait être conduit sur le modèlede ceux qu’il va dénichant dans la bibliothèque.

Tout suant et poussiéreux, mon révérend ami descend de l’échelleet vient prendre une gorgée d’air dans le jardinet, qu’il a trouvémoyen d’improviser ici, derrière l’abside, protégé tout à l’entourpar des palissades et des grillages.

Eh bien ! en vertu de l’étrangeté de mon cas, je parleraide moi, mais le plus brièvement qu’il me sera possible,c’est-à-dire en me bornant à donner les renseignements quej’estimerai nécessaires.

Quelques-uns d’entre eux, certes, ne me font guèrehonneur ; mais je me trouve maintenant dans une condition siexceptionnelle que je puis me considérer comme déjà hors de la vie,donc sans obligations et sans scrupules d’aucune sorte.

Commençons.

Chapitre 3LA MAISON ET LA TAUPE

Je me suis trop hâté de dire, au début, que j’avais connu monpère. Je ne l’ai pas connu. J’avais quatre ans et demi quand ilmourut. Étant allé sur une de ses balancelles, en Corse, pourcertain négoce qu’il y faisait, il y mourut d’une fièvrepernicieuse, à trente-huit ans. Il laissait toutefois dansl’aisance sa femme et ses deux fils : Mathias (ce serait moi,et ce fut moi) et Robert, mon aîné de deux ans.

Jusqu’à ces derniers temps vivait, tout près d’ici, sur la plagedéserte, un très vieux pêcheur, qui fut matelot dans sa jeunessesur la balancelle de mon père. Il n’était pas du pays et on ne sutjamais de quel pays il était : il se faisait appeler d’undrôle de surnom dont l’avaient sans doute affublé autrefois lesmariniers d’Abruzze et d’Otrante : Giaracannà. Ilpossédait une petite barque, des nasses et des filets, et, depuisplus de trente ans, pratiquait la pêche sur ce coin de plagesolitaire où il s’était construit avec quelques roches une espècede tanière, dans laquelle il dormait la nuit, comme une bêteheureuse, sans amours, sans pensées et sans peur. Les jours de ventet de mauvaise mer, il restait assis devant sa tanière, ses piedsdéchaussés enfouis dans le sable, les coudes sur les genoux, latête entre les mains ; il regardait les flots de ses yeuxverdâtres et injectés de sang, et fumait une pipe presque sanstuyau, délicieusement culottée.

C’est dans une de ces journées que j’allai le trouver, pourparler de mon père avec lui. Je dus faire mille efforts pour mefaire entendre. Heureux homme, qui, par surcroît, étaitsourd !

Je le vois encore devant moi, dans sa vieille chemise touterapiécée, coiffé d’une espèce de chapeau qui avait perdu touteforme et toute couleur et avait fini par ne plus faire qu’un avecla tête qui le portait ; une fière tête, au visage brûlé parle soleil et les embruns, encadré par une barbe courte, épaisse etblanche, comme l’écume des vagues.

– Ah ! Fils de Gian Luca, c’est toi ?

Il me toisa de la tête aux pieds, puis souleva d’une main sonchapeau et se gratta le chef.

– Tu veux rire ? Car Gian Luca, d’un coup de poing,terrassait un brave taureau.

Et il me raconta, à sa façon, en de rudes phrases incisives etavec des gestes violents, une aventure de mon père, à Nice, avecquelques marins anglais à moitié ivres.

– Et que penses-tu, lui demandai-je alors, de ce capitaineanglais et de son chien, dont quelques vieux s’obstinent encore àparler, là, au pays ?

Giaracannà hocha le corps tout entier, dédaigneusement, puis sefrappa vigoureusement la poitrine, plusieurs fois, de ses paumesénormes :

– Il a tout fait, avec celui-là, Gian Luca !

Quelques vieillards du pays, en effet, se plaisent encore àdonner à entendre que la richesse de mon père (qui pourtant nedevrait plus leur donner ombrage, passée comme elle l’est depuis unbout de temps en d’autres mains) avait des origines… disonsmystérieuses.

Certains veulent qu’il se la soit procurée en jouant aux cartes,à Marseille, avec le capitaine d’un vapeur marchand anglais,lequel, après avoir perdu tout l’argent qu’il avait sur lui, et cene devait pas être peu, avait joué encore une grosse charge desoufre embarquée dans la lointaine Sicile pour le compte d’unnégociant de Liverpool (ils savent aussi ce détail ! et lenom !) qui avait affrété le vapeur ; ensuite, dedésespoir, levant l’ancre, il s’était noyé au large. Ainsi levapeur était rentré à Liverpool allégé aussi du poids du capitaine.Une chance qu’il avait pour lest la malignité de mesconcitoyens…

D’autres veulent, par contre, que ce capitaine n’ait point dutout joué aux cartes avec mon père, lequel – bonnes âmes ! –était sans doute enclin aux jeux de main, à la violence, à ladébauche et même… au vol, là ! Mais le vice du jeu, non, non,cent fois non, il ne l’avait pas, il ne l’avait pas, et il nel’avait pas. Le capitaine anglais, selon ceux-là, avait été assezbonasse pour confier à mon père, en partant, une certaine cassetteque naturellement mon père s’était hâté de forcer ; il l’avaittrouvée pleine de pièces d’or et d’argent et se l’était appropriée,niant ensuite, au retour du capitaine, l’avoir jamais reçue engarde. Et le capitaine ? Pauvre homme ! il n’avait suprendre d’autre parti que de mourir de crève-cœur.

D’autres, enfin, soutiennent que ce capitaine anglais n’est pasvrai ; mieux, qu’il est bien vrai, mais qu’il n’a rien à voirdans la richesse de mon père, sinon par un beau chien de gardequ’il lui voulut laisser en souvenir. Un jour que mon père setrouvait à la campagne, dans la terre dite des DeuxRivières, ce chien, qui était rouge de poil et gros commecela, se mit à gratter, à creuser au pied d’un mur… où mon pèretrouva la précieuse cassette.

Quels chiens, hein ? mon vieux Giaracannà, il y a en cemonde ! Mais je connais encore d’autres chiens qui un jour tedécouvrirent mort dans ta tanière sur la plage déserte et, chosehorrible à dire, t’outragèrent aussi, déchirèrent ton pauvre corps.Ta petite barque resta quelques jours tirée à sec sur larive ; puis la mer la reprit et qui sait où elle est ?Perdue comme la richesse de mon père. Je te serai toujoursreconnaissant de l’affection et du souvenir que tu avais conservésà Gian Luca Pascal.

Nous possédions terres et maisons. Sagace et aventureux, monpère n’avait pour ses commerces aucun siège stable : toujoursen tournée sur quelqu’une de ses balancelles, là où il se trouvaitle mieux et achetait avec le plus d’opportunité, pour les revendreaussitôt, marchandises de toutes sortes, et, pour ne pas se laisseraller à des entreprises trop pleines de grandeur et de risques, iltransformait à mesure ses gains en terres et maisons, ici, dans sonpropre petit pays, où peut-être il comptait se reposer bientôt,dans l’aisance péniblement acquise, content et paisible, entre safemme et ses enfants.

C’est ainsi qu’il acquit d’abord la terre des DeuxRivières, riche en oliviers et en mûriers ; puis ledomaine de l’Épinette, richement pourvu, lui aussi, etavec une belle source, qui fut captée dans la suite, pour lemoulin ; puis toute la montée de l’Éperon, qui étaitle meilleur vignoble de notre contrée, et enfinSan-Rocchino, où il bâtit une villa délicieuse. En ville,outre la maison que nous habitions, il en acheta deux autres ettout cet îlot qu’on a aujourd’hui arrangé en arsenal.

Sa mort, qui survint presque à l’improviste, fut notre ruine. Mamère, inapte à l’administration de l’héritage, dut la confier à unhomme qui, pour tous les bienfaits reçus de mon père, devait,pensait-elle, se sentir tenu au moins à un peu de gratitude, etcelle-ci, à part le zèle et l’honnêteté, ne lui aurait coûté desacrifice d’aucune sorte : il était, en effet, grassementrémunéré.

Une sainte femme, ma mère ! D’une nature réservée et trèspaisible, qu’elle avait peu d’expérience de la vie et deshommes ! À l’entendre parler, on eût dit une petite fille.Elle parlait du nez et riait aussi du nez ; car, à chaquefois, comme si elle eût eu honte de rire, elle serrait les lèvres.Très délicate de complexion, elle n’eut jamais, après la mort demon père, une santé bien solide ; mais elle ne se plaignitjamais de ses maux, et je ne crois pas qu’elle-même s’en chagrinâtà l’extrême ; elle les acceptait, résignée, comme uneconséquence naturelle de son malheur. Peut-être s’attendait-elle àmourir, elle aussi, de douleur ; elle devait donc remercierDieu qui la gardait en vie, tout humble et éprouvée qu’elle était,pour le bien de ses enfants.

Elle avait pour nous une tendresse absolument maladive, toutepalpitante et épouvantée ; elle nous voulait toujours prèsd’elle, comme si elle eût craint de nous perdre, et souvent, àpeine l’un de nous s’était-il un peu éloigné, qu’il fallait que lesservantes se missent en quête par la vaste maison.

Comme une aveugle, elle s’était abandonnée à la direction de sonmari ; restée sans lui, elle se sentit perdue dans le monde.Et elle ne sortit plus de la maison, sauf les dimanches, le matinde bonne heure, pour aller à la messe à l’église voisine,accompagnée de deux vieilles servantes, qu’elle traitait comme desparentes. Dans la maison même, elle resserra son existence danstrois chambres seulement, abandonnant toutes les autres aux soinsavares des servantes et à nos polissonneries.

Il s’exhalait, dans ces pièces, de tous les meubles démodés, destentures décolorées, cette odeur spéciale des vieilles choses,comme l’haleine d’un autre temps ; et je me rappelle que plusd’une fois je regardai autour de moi avec une étrange consternationqui me venait de l’immobilité silencieuse de ces vieux objetsrestés là depuis tant d’années sans usage et sans vie.

Parmi les gens qui venaient le plus souvent rendre visite ànotre mère, était une sœur de mon père, vieille fille capricieuse,avec une paire d’yeux de furet, brune et intraitable. Elles’appelait Scholastique. Mais à chaque fois elle s’arrêtait fortpeu, car tout d’un coup, en causant, elle s’emportait et s’enallait, furieuse, sans saluer personne. Pour moi, tout petit, j’enavais grand-peur. Je la regardais avec de grands yeux, surtoutquand je la voyais se lever d’un bond en furie et que jel’entendais crier, tournée vers ma mère et frottant rageusement unpied sur le parquet :

– Tu sens le vide ? La taupe ! Lataupe !

Elle faisait allusion à Malagna, l’administrateur qui nouscreusait dans l’ombre la fosse sous les pieds.

Tante Scholastique (je l’ai su depuis) voulait à tout prix quema mère se remariât. D’ordinaire les belles-sœurs n’ont pas de cesidées et ne donnent pas de ces conseils. Mais elle avait unsentiment âpre et farouche de la justice ; et à cause de cela,sans doute, plus que par amour pour nous, elle ne pouvait souffrirque cet homme nous dérobât ainsi, impunément. Or, étant donnél’inaptitude absolue et la cécité de ma mère, elle n’y voyaitd’autre remède qu’un second mari. Et elle le désignait même en lapersonne d’un pauvre homme, qui s’appelait Jérôme Pomino.

Celui-ci était veuf, avec un fils, qui vit encore et s’appelleJérôme, comme son père : mon ami intime, même plus que monami, comme je le dirai par la suite. Tout enfant, il venait avecson père dans notre maison et était notre désespoir, à moi et à monfrère Berto.

Le père, dans sa jeunesse, avait aspiré longuement à la main detante Scholastique, qui n’avait pas voulu en entendre parler, pasplus, du reste, que d’aucun autre ; non pas qu’elle ne sesentît point disposée à aimer, mais parce que le plus lointainsoupçon que l’homme aimé d’elle aurait pu, ne fût-ce qu’en pensée,la trahir, lui aurait fait commettre, disait-elle, un crime. Tousfaux, pour elle, les hommes, tous coquins et traîtres. Pominoaussi ? Non, pour cela, non, pas Pomino. Mais elle s’en étaitaperçue trop tard. De tous les hommes qui avaient demandé sa mainet qui s’étaient mariés ensuite, elle avait réussi à découvrirquelque trahison et en avait eu une joie féroce. De Pominoseulement, rien : même, le pauvre homme avait été un martyr desa femme.

Et pourquoi donc, maintenant, ne l’épousait-elle pas,elle ? Oh ! la belle histoire ! parce qu’il étaitveuf ! Il avait appartenu à une autre femme, à laquellepeut-être il aurait pu penser quelquefois. Et puis, parce que…eh ! cela se voyait de cent lieues, malgré sa timidité :il était amoureux, il était amoureux… vous comprenez de qui, lepauvre Pomino.

Figurez-vous si ma mère allait y consentir ! Cela luiaurait paru un véritable sacrilège. Mais elle ne croyait peut-êtremême pas, la pauvrette, que tante Scholastique parlâtsérieusement ; et elle riait, de son rire particulier, auxemportements de sa belle-sœur, aux exclamations du pauvreM. Pomino, qui se trouvait présent à ces discussions.

C’était un petit homme propret, ajusté, aux yeux bleus pleins demansuétude ; je crois qu’il se poudrait et qu’il avait même lafaiblesse de se passer un peu de rouge, à peine, à peine, sur lesjoues ; certes, il était fier d’avoir conservé à son âge tousses cheveux, qu’il se peignait, avec un soin extrême, en ailes depigeon, et se rajustait continuellement avec les mains.

Je ne sais comment seraient allées nos affaires, si ma mère, nonpas certes pour elle, mais en considération de l’avenir de sesenfants, avait suivi le conseil de tante Scholastique et épouséM. Pomino. Il est pourtant hors de doute qu’elles n’auraientpu aller plus mal qu’elles n’allèrent, confiées à Malagna (laTaupe) !

Quand nous fûmes devenus grands, Berto et moi, une grande partiede nos biens s’en était allée en fumée ; mais nous aurions puau moins sauver des griffes de ce voleur le reste qui nous auraitpermis de vivre, sinon encore dans l’aisance, du moins à l’abri dubesoin. Nous fûmes nonchalants ; nous ne voulûmes nousinquiéter de rien, continuant, grands, à vivre comme notre mèrenous avait habitués, petits.

Elle n’avait même pas voulu nous envoyer à l’école. Un certainPinzone fut notre gouverneur et précepteur. Son vrai nom étaitFrançois ou Jean del Cinque ; mais tous l’appelaient Pinzone,et il s’y était déjà si bien habitué qu’il s’appelait Pinzonelui-même.

De très haute taille, il était d’une maigreur effrayante ;et, mon Dieu ! il aurait été encore plus grand, si son buste,tout d’un coup, comme fatigué de monter, ne s’était courbé sous lanuque en une gibbosité discrète, d’où le cou paraissait sortirpéniblement, comme celui d’un poulet plumé, avec une grosse pommeprotubérante qui montait et descendait. Pinzone s’efforçait souventde retenir ses lèvres entre ses dents, comme pour mordre, châtieret cacher un rire tranchant, qui lui était propre ; mais sesefforts restaient en partie vains, parce que ce petit rire, nepouvant s’échapper par les lèvres ainsi emprisonnées, le faisaitpar les yeux, plus aigu et plus impertinent que jamais.

Avec ces petits yeux il devait voir dans la maison bien deschoses que ni notre mère ni nous ne voyions. Il n’en disait rien,peut-être parce qu’il n’estimait pas que ce fût son devoir deparler ou parce que – comme il me semble aujourd’hui plus probable– il se réjouissait en secret, le serpent !

Nous faisions de lui tout ce que nous voulions ; il nouslaissait faire ; mais ensuite, comme s’il eût voulu rester enpaix avec sa propre conscience, au moment où nous nous y attendionsle moins, il nous trahissait.

Un jour, par exemple, notre mère lui ordonna de nous conduire àl’église ; Pâques était proche et nous devions nous confesser.Après la confession, une toute petite visite à la femme infirme deMalagna et vite à la maison. Pensez un peu queldivertissement ! Mais à peine dans la rue, nous proposâmes àPinzone une escapade ; nous lui paierions un bon litre de vinà condition qu’au lieu de l’église et de Malagna il nous laissâtaller à l’Épinette chercher des nids. Pinzone accepta, toutheureux, en se frottant les mains. Il but ; nous allâmes à laferme : il fit le fou avec nous pendant trois bonnes heures,nous aidant à grimper aux arbres, y grimpant lui-même. Mais, lesoir, de retour à la maison, à peine notre mère lui eut-elledemandé si nous avions fait notre confession et la visite à laMalagna :

– Voilà, je vais vous dire…, répondit-il le pluseffrontément du monde.

Et, de fil en aiguille, il raconta tout ce que nous avionsfait.

Et les vengeances que nous prenions de ses trahisons neservaient à rien. Pourtant je me rappelle, que, quand nous nous ymettions, ce n’était pas pour rire.

Combien avec un tel précepteur nous devions progresser dans nosétudes, on l’imaginera sans peine. La faute pourtant n’en était pastoute à Pinzone, au contraire ; pourvu qu’il nous fîtapprendre quelque chose, il ne regardait pas aux méthodes et auxdisciplines et recourait à mille expédients pour arrêter notreattention. Il y réussissait souvent avec moi, qui étais de naturetrès impressionnable. Mais il avait une érudition à lui, touteparticulière, curieuse et fantasque. Il était par exemple trèsversé dans les calembours ; il connaissait la poésiemacaronique ; il citait des allitérations, des onomatopées etdes corrélatifs de tous les poètes gâte-métier ; il composaitlui-même nombre de rimes extravagantes.

Ma mère était convaincue que ce que nous enseignait Pinzonepouvait suffire à nos besoins. D’un tout autre avis était tanteScholastique, qui – ne réussissant pas à coller à ma mèrele Pomino de son cœur – s’était mise à nous persécuter, Berto etmoi ; mais nous, forts de la protection de notre mère, nous nel’écoutions pas, et elle s’irritait si terriblement que, si ellel’avait pu sans se faire voir ni entendre, elle nous auraitcertainement battus jusqu’à nous enlever la peau. Je me souviensqu’une fois, se sauvant, comme à l’ordinaire, furieuse, elle vintdonner sur moi dans une des pièces abandonnées ; ellem’attrapa par le menton, me le serra de toutes ses forces entre sesdoigts, en me disant : « Mon chéri ! monchéri ! mon chéri ! » et en rapprochant de plus enplus, à mesure qu’elle parlait, mon visage du sien, les yeux dansles yeux, pour finir par émettre une sorte de grognement et par melâcher, en rugissant entre ses dents :

– Museau de chien !

C’est surtout à moi qu’elle en avait, à moi qui pourtantm’appliquais aux étranges enseignements de Pinzone sans comparaisonplus que Berto, mais ce devait être ma face placide et irritante etces grosses lunettes rondes qu’on m’avait imposées pour meredresser un œil, lequel je ne sais pourquoi, avait tendance àregarder pour son compte, autre part.

C’était pour moi, ces lunettes, un vrai martyre. Au point qu’unjour je les envoyai promener et laissai l’œil libre de regarder oùil lui plairait. D’ailleurs, même droit, cet œil ne m’aurait pasrendu beau. Il était plein de santé et cela me suffisait.

À dix-huit ans, j’eus la face envahie par une forêt de poilsroussâtres et crépus, au grand dam de mon nez plutôt petit, qui setrouva comme perdu entre eux et mon front spacieux et grave.

Peut-être, s’il était au pouvoir de l’homme de se choisir un nezapproprié à sa face, ou, si, en voyant un pauvre homme accablé parun nez trop gros pour son mince visage, nous pouvions luidire : « Ce nez me va, et je le prends pour moi »,peut-être, dis-je, aurais-je changé le mien volontiers, et aussimes yeux et tant d’autres choses de ma personne. Mais, sachant bienque c’est impossible, je me résignais à mes traits et je ne m’ensouciais pas plus que cela.

Berto, au contraire, beau de corps et de visage (au moinscomparé à moi), ne pouvait se détacher du miroir et se lissait etse caressait et dépensait sans compter pour les cravates les plusnouvelles, pour les parfums les plus exquis et pour le linge et levêtement. Pour le faire enrager, je pris un jour dans sa garde-robeune jaquette flambant neuve, un très élégant gilet de velours noir,un chapeau haut de forme, et je m’en allai à la chasse ainsiparé.

Batta Malagna, cependant, s’en venait déplorer près de ma mèreles mauvaises années qui le contraignaient à contracter des dettesfort onéreuses pour pourvoir à nos dépenses excessives et auxnombreux travaux de réparation, dont les fermes avaientcontinuellement besoin.

– Encore une belle tuile qui nous tombe ! disait-ilchaque fois en entrant.

La neige avait détruit les oliviers en fleurs, auxDeux-Rivières, ou bien le phylloxéra avait ravagé les vignes del’Éperon. Il fallait recourir aux plants américains, résistant aumal. Donc, autres dettes. Puis le conseil de vendre l’Éperon, pourse délivrer des « vautours » qui l’assiégeaient. Et ainsifurent vendus d’abord : l’Éperon, puis les Deux-Rivières, puisSan-Rocchino. Restaient les maisons et le domaine de l’Épinette,avec le moulin. Ma mère s’attendait à ce qu’il vînt un jour luidire que la source s’était tarie.

Nous fûmes, il est vrai, paresseux, et dépensâmes sansmesure ; mais il n’en est pas moins vrai qu’un voleur plusvoleur que Batta Malagna ne naîtra jamais plus sur la face de laterre. C’est le moins que je puisse lui dire, en considération dela parenté que je fus amené à contracter avec lui.

Il eut l’air de ne nous faire manquer jamais de rien, tant quevécut ma mère. Mais cette aisance, cette liberté poussée jusqu’aucaprice, dont il nous laissait jouir servait à cacher l’abîme qui,ensuite à la mort de ma mère, m’engloutit tout seul, car mon frèreeut la chance de contracter à temps un mariage avantageux.

Mon mariage, au contraire…

– Il faudra pourtant que j’en parle, eh ! don Eligio,de mon mariage ?

Grimpé là-haut, sur son échelle de lampiste, don EligioPellegrinotto me répond :

– Et comment donc !

Courage, donc ; en avant !

Chapitre 4CE FUT AINSI

Un jour, à la chasse je m’arrêtai étrangement impressionné,devant un tas de gerbes, court et pansu, dont le bâton centralétait surmonté d’une casserole.

– Je te connais, lui disais-je, je te connais… Puis, tout àcoup, je m’écriai :

– Tiens ! Batta Malagna.

Je pris une fourche, qui traînait là par terre, et je la luiplantai dans la panse avec tant de volupté, qu’il s’en fallut depeu que la casserole ne tombât. Et voilà mon Batta Malagna, quand,suant et soufflant, il portait son chapeau en casseurd’assiettes.

Tout glissait en lui : ses sourcils et ses yeux glissaientde-ci de-là sur sa longue face ; son nez glissait sur sesmoustaches niaises et sur sa barbiche ; ses épaules glissaientdepuis la jointure du cou ; sa panse énorme et flasqueglissait presque jusqu’à terre, car, vu la proéminence qu’elleformait sur ses jambes cagneuses, le tailleur, pour l’habiller,était forcé de lui tailler des pantalons démesurément larges, desorte que de loin il semblait avoir endossé, beaucoup trop bas, uneveste dont la panse lui arrivait aux pieds.

Maintenant, comment, avec une face et un corps ainsi bâtis,Malagna pouvait-il être aussi voleur ? Je ne sais. Même lesvoleurs, j’imagine, doivent avoir une certaine surface qu’il ne meparaissait pas avoir. Il allait tout doucement, avec ce bedonpendant, toujours les mains derrière le dos, et semblait peinerinfiniment pour émettre cette voix molle et miaulante ! Il meplairait de savoir comment il mettait sa conscience d’accord avecles larcins qu’il perpétrait continuellement à notre préjudice. Iln’en avait nul besoin. Il lui fallait donc bien se donner àlui-même une raison, une excuse… Peut-être, tout simplement,volait-il pour se distraire un peu, le pauvre homme ?

Car, dans son intérieur, il devait être épouvantablement affligéd’une de ces épouses qui savent se faire respecter.

Il avait commis l’erreur de choisir une femme de rang supérieurau sien, qui était fort bas. Or cette femme, mariée à un homme decondition égale à la sienne, n’aurait peut-être pas été aussiinsupportable qu’elle l’était avec lui, à qui naturellement elledevait démontrer, à la moindre occasion, qu’elle était de bonnenaissance et que chez elle on faisait ainsi et ainsi. Et voilà monMalagna docile à faire ainsi et ainsi, comme elle disait, pourparaître un monsieur lui aussi. Mais il lui en coûtait tant !Il suait toujours, il suait !

Par surcroît, madame Guendoline, peu après le mariage, fut prised’un mal dont elle ne put jamais guérir, car, pour en guérir, elleaurait dû faire un sacrifice supérieur à ses forces : sepriver, ni plus ni moins, de certains gâteaux aux truffes, qu’elleaimait tant, et d’autres semblables gourmandises, et même, et avanttout, de vin. Non qu’elle en bût beaucoup, madame Guendoline ;pensez donc : elle était de noble naissance ; mais ellen’en aurait pas dû boire même un doigt.

Berto et moi, tout gamins, étions parfois invités à déjeuner parMalagna. C’était un plaisir de l’entendre faire, avec tous leségards convenables, un sermon à sa femme sur la continence, tandisque lui mangeait, dévorait avec volupté les mets les plussucculents :

– Je n’admets pas – disait-il – que pour le plaisirmomentané qu’éprouve le gosier au passage d’un morceau, parexemple, comme celui-ci (et il avalait le morceau) on puisse sefaire mal pour une journée entière. La belle affaire ! Pourmoi, je suis sûr que je m’en sentirais, ensuite, profondémentavili. Rosine ! (il appelait la servante) donne-m’en encore unpeu. Excellente, cette sauce mayonnaise !

– En attendant, éclatait son épouse, piquée au vif, ens’agitant sur sa chaise, je te ferai observer qu’il est de bienmauvais goût de parler la bouche pleine.

Malagna restait mal à l’aise ; il avalait la bouchée rendueamère et disait, en se nettoyant la bouche :

– Tu as raison, chère amie.

– Et puis, poursuivait la dame, merci bien ! Tu parlesainsi parce que tu es sûr que rien ne te fait mal. Je voudrais tevoir si tu avais un estomac de papier mâché, comme celui que je mesuis fait, moi. Tiens, le Seigneur devrait t’en faire tâter !Tu apprendrais ainsi à avoir un peu de considération pour tonépouse.

– Comment, Guendoline ! Est-ce que je n’en aipas ? se récriait Malagna.

– Mais oui, beaucoup ! Veux-tu te taire ! Si tuaimais vraiment ton épouse, si tu t’intéressais un tant soit peu àsa santé, sais-tu comment tu devrais faire ? Comme cela…

Elle se levait de sa chaise, lui prenait des mains son verre etallait verser le vin par la fenêtre !

– Comme cela !

– Et pourquoi ? demandait Malagna, restant là,ahuri.

– Pourquoi ? Parce que pour moi, c’est dupoison ! Et chaque fois que tu m’en vois verser un doigt dansmon verre, tu devrais me le prendre des mains et aller le jeter parla fenêtre, comme j’ai fait, comprends-tu ?

Malagna mortifié, souriant, regardait un peu Berto, un peu moi,un peu la fenêtre, puis disait :

– Oh ! Mon Dieu ! mais es-tu donc unegamine ? Moi, par la violence ? Mais non, chèreamie ; c’est toi, toi, toute seule, avec ta raison, qui doist’imposer le frein…

– Oui, concluait sa femme, oui, avec la tentation sous lesyeux, en te regardant boire d’autant, et le savourer et le regarderà contre-jour pour me dépiter. Veux-tu te taire, te dis-je !Si tu étais un autre mari, pour ne pas me faire souffrir…

Eh bien ! Malagna en arriva là : il ne but plus de vinpour donner un exemple de continence à sa femme, pour ne pas lafaire souffrir.

Et puis, il volait… Eh ! parbleu ! Il fallait pourtantbien qu’il fît quelque chose.

Cependant, peu après, il vint à savoir que madame Guendoline lebuvait en cachette, elle, son vin. Comme si, pour que cela ne luifît point de mal, il pouvait suffire que son mari ne s’en aperçûtpoint. Et alors, lui aussi, Malagna, se remit à boire, maisau-dehors, pour ne pas mortifier sa femme.

Il continua toutefois à voler, c’est vrai. Mais je sais qu’ildésirait de tout son cœur que sa femme lui donnât une compensationaux afflictions sans fin qu’elle lui ménageait ; il désiraitqu’un beau jour elle se résolût à lui mettre au monde un fils.Voilà ! Le vol aurait eu alors un but, une excuse. Que nefait-on pas pour le bien de ses enfants ?

Sa femme pourtant dépérissait de jour en jour et Malagna n’osaitmême pas lui exprimer son désir le plus ardent. Peut-êtreétait-elle aussi stérile, de nature. Il fallait avoir tant d’égardspour son mal ! Si ensuite elle allait mourir en couches,grands dieux ?…

Ainsi, il se résignait.

Était-il sincère ? Il ne le prouva pas à la mort de madameGuendoline. Il la pleura, oh ! Il la pleura beaucoup, et il engarda le souvenir avec une dévotion si respectueuse qu’il ne voulutplus mettre à sa place une autre dame, – comment donc ! – etil l’aurait bien pu, riche comme il était déjà ; mais il pritla fille d’un fermier de campagne, saine, florissante, robuste etallègre, et cela uniquement pour qu’il ne pût être douteux qu’iln’en dût avoir le rejeton désiré. S’il se hâta un peu trop,bah !… Il faut pourtant considérer qu’il n’était plus un jeunehomme et n’avait pas de temps à perdre.

Olive, la fille de Pierre Salvoni, notre fermier auxDeux-Rivières, je la connaissais bien depuis sonenfance.

Grâce à elle, que d’espérance je fis concevoir à ma mère ;si j’allais devenir sérieux et prendre goût à la campagne !Elle en était aux anges, de cette consolation, la pauvrette !Mais, un jour, la terrible tante Scholastique lui ouvrit lesyeux :

– Et ne vois-tu pas, sotte, qu’il va toujours auxDeux-Rivières ?

– Oui, pour la récolte des olives.

– D’une olive, d’une olive, d’une seule olive,nigaude !

Ma mère me fit alors une mercuriale soignée :

– Garde-toi bien d’induire en tentation et de perdre pourtoujours une pauvre fille ! etc.

Mais il n’y avait pas de danger. Olive était honnête, d’unehonnêteté inébranlable, parce que enracinée dans la conscience dumal qu’elle se ferait en cédant. C’était justement cette consciencequi lui enlevait toutes ces fades timidités de pudeurs feintes, etla rendait hardie et libre.

Comme elle riait ! Deux cerises, ses lèvres. Et quellesdents ! Mais, de ces lèvres, pas même un baiser ; desdents, oui, quelques morsures, pour me punir, quand je lui donnaisun baiser sur les cheveux.

Rien de plus.

À présent, si belle, si jeune et si fraîche, épouse de BattaMalagna… Eh ! qui a le courage de tourner le dos à certainesfortunes ? Et pourtant Olive savait bien comment Malagna étaitdevenu riche ! Elle m’en disait tout le mal possible, unjour ; et puis, justement pour cette richesse, ellel’épousa.

Cependant, il se passa un an après les noces ; il s’enpassa deux, et pas de fils.

Malagna, ancré depuis si longtemps dans la conviction que, s’iln’en avait pas eu de sa première femme, c’était seulement à causede la stérilité de celle-ci, commença à tenir rigueur à Olive.

Il attendit encore un an, le troisième, en vain. Alors ilcommença à la rabrouer ouvertement, et, à la fin, après une autreannée, désespérant cette fois pour toujours, au comble del’exaspération, il se mit à la malmener sans aucune retenue, luicriant dans la figure qu’avec cette apparence florissante ellel’avait trompé, trompé, trompé ; que c’était seulement pouravoir d’elle un enfant qu’il l’avait élevée jusqu’à cettesituation, occupée autrefois par une dame, une vraie dame, à lamémoire de laquelle, si ce n’eût été pour cela, il n’aurait jamaisfait un tel tort.

La pauvre Olive ne répondait pas ; elle venait souvents’épancher avec ma mère, qui l’engageait avec de bonnes paroles àespérer encore, car enfin elle était jeune, si jeune !

– Vingt ans ?

– Vingt-deux…

– Eh bien ! donc ! On avait vu plus d’une foisavoir des enfants même après vingt ans de mariage. Quinze ?Mais lui était déjà vieux, et si…

Olive, en se mariant, s’était juré à elle-même de se conserverhonnête, et elle ne voulait pas, même pour retrouver la paix,manquer à son serment.

Comment sais-je ces choses ? Oh ! Parbleu !Comment je les sais !… N’ai-je pas dit qu’elle venaits’épancher chez nous ? N’ai-je pas dit que je la connaissaisdepuis son enfance ? Et, à présent, je la voyais pleurer àcause de l’indigne façon d’agir de ce vilain vieillard.

Pourtant, je m’en consolai vite. J’avais alors, ou je croyaisavoir (ce qui revient au même), tant de choses en tête !J’avais aussi de l’argent, ce qui – outre le reste – fournit encorecertaines idées qu’on n’aurait pas sans cela. J’avais pour m’aiderà le dépenser Jérôme Pomino, qui n’en était jamais pourvu àsuffisance, grâce à la sage parcimonie paternelle.

Mino était comme notre ombre : la mienne et celle de Bertotour à tour ; il se transformait avec une facilité simiesquemerveilleuse, selon qu’il fréquentait Berto ou moi. Quand ils’attachait à Berto, il devenait tout à coup un damoiseau, et alorsson père, qui avait lui aussi des velléités d’élégance entrouvraitun peu son sac. Mais avec Berto cela durait peu. À se voir imitéjusque dans sa démarche, mon frère perdait tout de suite patience,peut-être par peur du ridicule, et il le maltraitait jusqu’à cequ’il en fût débarrassé. Alors Mino revenait s’attacher à moi, etson père de resserrer les cordons du sac.

J’avais plus de patience avec lui, parce que je prenais plaisirà m’amuser de lui. Puis je m’en repentais. Je reconnaissais avoir,à cause de lui, forcé ma nature dans quelques entreprises ouexagéré la démonstration de mes sentiments pour le plaisir del’étourdir ou de le pousser dans des embarras dont naturellement jesouffrais, moi aussi, les conséquences.

Or, Mino, un jour, à la chasse, à propos de Malagna, dont je luiavais raconté les prouesses matrimoniales, me dit qu’il avait jetéles yeux sur une jeune personne, fille d’une cousine de Malagnajustement, pour laquelle il aurait volontiers commis quelquesottise. Il en était capable ; d’autant plus que la jeunefille ne paraissait pas farouche ; mais jusqu’à présent, iln’avait même pas trouvé le moyen de lui parler.

– Tu n’en auras pas eu le courage, parbleu ! luidis-je en riant.

Mino nia, mais rougit un peu trop en riant.

– J’ai parlé pourtant avec la servante, se hâta-t-ild’ajouter. Et j’en ai su de belles, tu sais ? Elle m’a dit queton Malagna était chez elles, et qu’à son air, il lui semblaitméditer quelque vilain tour, d’accord avec la cousine, qui est unevieille sorcière.

– Quel tour ?

– Eh ! Elle dit qu’il va là pleurer son infortune den’avoir pas d’enfants. La vieille dure, renfrognée, lui répond quec’est bien fait. Il paraît qu’à la mort de la première femme deMalagna, elle s’était mis en tête de lui faire épouser sa proprefille, et s’était employée de toutes les manières pour y réussir. Àprésent, enfin, que le vieux manifeste tant de repentir de nel’avoir pas écoutée, qui sait quelle autre idée perfide cettesorcière pouvait avoir conçue ?

Je me bouchai les oreilles avec les mains en criant àMino :

– Tais-toi.

Tout naïf que j’étais alors pourtant, – ayant connaissance desscènes qui s’étaient produites et se produisaient chez Malagna, –je pensai que le soupçon de la servante pouvait être fondé dans unecertaine mesure, et je voulus voir, pour le bien d’Olive, si jeréussirais à éclaircir un peu la situation. Je me fis donner parMino l’adresse de cette sorcière. Mino se recommanda à moi pour lajeune fille.

– N’aie pas peur ! lui répondis-je.

Et le lendemain, sous le prétexte d’une traite échue le matinmême, comme je l’avais su par hasard de ma mère, j’allai dénicherMalagna dans la maison de la veuve Pescatore.

J’avais couru exprès, et je me précipitai à l’intérieur toutéchauffé et en sueur.

– Malagna, la traite !

Si je n’avais pas su déjà qu’il n’avait pas la conscience nette,je m’en serais aperçu sans doute possible ce jour-là, en le voyantse lever d’un bond, tout pâle, décomposé, balbutiant :

– Quelle… quelle tr…, quelle traite ?

– La traite échue aujourd’hui… C’est maman quim’envoie ; elle en est bien en peine.

Batta Malagna retomba assis, exhalant en un« ah ! » interminable toute la terreur qui, pour uninstant l’avait oppressé.

– Mais c’est fait !… tout est fait !… BonDieu ! quelle secousse !… Je l’ai renouvelée, eh ! àtrois mois, en payant les intérêts, naturellement. Tu as fait cettecourse pour si peu ?

Et il rit, rit, faisant sursauter sa bedaine ; il m’invitaà m’asseoir, me présenta aux dames.

– Mathias Pascal, Marianne Dondi, veuve Pescatore ;Romilda, sa fille, et… ma nièce.

Il voulut que, pour me remettre de ma course, je busse quelquechose.

– Romilda, si cela ne te dérange pas…

Comme s’il eût été chez lui.

Romilda se leva, en regardant sa mère pour prendre conseil dansses yeux, et, un instant après, malgré mes protestations, revintavec un petit plateau sur lequel étaient un petit verre et unebouteille de vermout. Aussitôt, à cette vue, sa mère se leva,dépitée, lui disant :

– Mais non ! mais non ! Donne ici !

Elle lui prit le plateau des mains et sortit pour rentrer aubout d’un instant avec un autre plateau de laque, flambant neuf,qui supportait un magnifique service à liqueurs : un éléphantargenté, un tonneau de verre sur l’échine et un grand nombre depetits verres suspendus tout autour qui tintaient.

J’aurais préféré le vermout. Je bus le rossolis. Malagna et lamère en burent aussi. Romilda, non.

Je restai peu, cette première fois, afin d’avoir une excuse pourrevenir. Je dis que j’avais hâte de rassurer ma mère au sujet decette traite, et que je reviendrais dans quelques jours pour jouirplus à mon aise de la compagnie de ces dames.

Il ne me parut pas, à l’air dont elle me salua, que MarianneDondi, veuve Pescatore, accueillît avec beaucoup de plaisirl’annonce d’une seconde visite : elle me tendit à peine lamain, main glacée, sèche, noueuse, jaunâtre ; elle baissa lesyeux et pinça les lèvres. La fille me gratifia, en compensation,d’un sourire sympathique qui promettait un accueil cordial et d’unregard doux et triste en même temps, de ces yeux qui me firent, dèsla première entrevue, une si forte impression : yeux d’uneétrange couleur verte, profonds, intenses, ombragés de cils trèslongs ; yeux de nuit, entre deux bandeaux de cheveux noirscomme l’ébène, ondulés, qui lui descendaient sur le front et surles tempes, comme pour mieux faire ressortir la blancheur éclatantede la peau.

La maison était modeste ; mais déjà parmi les vieuxmeubles, on remarquait quelques nouveaux venus prétentieux etgauches dans l’ostentation de leur nouveauté trop évidente :deux grandes lampes de faïence, par exemple, n’ayant encore jamaisservi, aux globes de verre dépoli, d’un goût étrange, sur uneconsole basse au marbre jauni, qui supportait un miroir sombre dansun cadre rond, effrité par places, qui semblait s’ouvrir dans lachambre comme un bâillement d’affamé. Il y avait encore, devant undivan affaissé, un guéridon aux quatre pieds dorés, avec un dessusde porcelaine peint de couleurs trop vives ; puis une étagèrede laque japonaise, etc., et sur ces objets nouveaux, les yeux deMalagna s’arrêtaient avec une complaisance évidente, comme tout àl’heure sur le service apporté en triomphe par sa cousine, veuvePescatore.

Les murs de la pièce étaient presque tout entiers tapissés devieilles estampes, point laides, dont Malagna voulut me faireadmirer quelques-unes, en me disant qu’elles étaient l’œuvre deFrançois-Antoine Pescatore, son cousin, graveur de grand talent(mort fou, à Turin, ajouta-t-il tout bas), dont il voulut aussi memontrer le portrait.

– Exécuté de ses propres mains, devant le miroir.

Tout à l’heure, en regardant Romilda, puis sa mère, j’avaispensé : « Elle ressemble sans doute à sonpère ! » À présent, devant le portrait de celui-ci, je nesavais plus que penser.

Je ne veux pas hasarder de suppositions outrageantes. J’estime,il est vrai, Marianne Dondi, veuve Pescatore, capable detout ; mais comment imaginer un homme et un bel homme encore,capable de s’être amouraché d’elle ? À moins qu’il ne se fûtrencontré un fou plus fou que le mari.

Je rapportai à Mino les impressions de cette première visite. Jelui parlai de Romilda avec une telle chaleur d’admiration qu’ils’enflamma aussitôt, heureux comme tout qu’elle m’eût tant plu, àmoi aussi, et d’avoir mon approbation.

Alors je lui demandai quelles étaient ses intentions ; lamère, sans doute, avait tout l’air d’une sorcière ; mais lafille, je l’aurais juré, était honnête. Pas de doute à avoir surles odieuses visées de Malagna : il fallait donc à tout prix,au plus vite, sauver la jeune fille.

– Et comment ? me demanda Pomino, suspenduanxieusement à mes lèvres.

– Comment ? Nous verrons. Laisse-moi faire : jet’aiderai. Cette aventure me plaît.

– Eh !… mais !… objecta alors Pomino timidement,commençant à se sentir sur les épines.

– Voudrais-tu dire ?… l’épouser ?

– Je ne dis rien pour l’instant. Tu as peur,peut-être ?

– Non ! Pourquoi ?

– Je te vois courir trop vite. Doucement, et réfléchis. Sinous venons à apprendre qu’elle est véritablement bonne, sage,vertueuse (belle, elle l’est, il n’y a pas de doute, et elle teplaît, pas vrai ?) Oh ! supposons maintenant qu’elle soitvraiment exposée, par la scélératesse de sa mère et de cette autrecanaille, à un péril grave, éprouverais-tu quelque hésitationdevant un acte méritoire, une œuvre sainte de rédemption ?

– Moi ? non !… non ! fit Pomino. Mais… monpère.

– Il s’y opposerait ? Pour quelle raison ? Pourla dot, pas vrai ? Pas pour autre chose ! Car, tusais ? elle est fille d’un artiste, d’un graveur de grandtalent, mort… oui, mort convenablement, en somme à Turin… Mais tonpère est riche, et il n’a que toi : il peut donc te contenter,sans regarder à la dot ! Et du reste si, avec de bonnesparoles, tu ne réussis pas à le persuader, n’aie pas peur :une envolée hors du nid et tout s’arrange. Pomino, as-tu un cœurd’étoupe ?

Pomino se mit à rire, et alors je lui démontrai, clair commedeux et deux font quatre, qu’il était né mari, comme on naît poète.Je lui décrivis, en couleurs vives et séduisantes, la félicité dela vie conjugale avec sa Romilda ; l’affection, les soins, lareconnaissance qu’elle aurait pour lui, son sauveur. Et pourconclure :

– À toi, maintenant, lui dis-je, de trouver la façon de tefaire remarquer d’elle et de lui parler ou de lui écrire. Vois, ence moment, peut-être une lettre de toi pourrait être, pour elle,guettée par cette araignée, une ancre de salut. Pour moi,cependant, je fréquenterai la maison ; je serai là pourveiller : je chercherai à saisir l’occasion de te présenter.Nous sommes d’accord ?

– D’accord !

Pourquoi en moi une telle démangeaison de marier Romilda ?Pour rien. Je le répète : pour le plaisir d’étourdir Pomino.Je parlais, parlais, et toutes les difficultés disparaissaient.J’étais impétueux et prenais tout à la légère. C’est peut-être pourcela, alors, que les femmes m’aimaient malgré cet œil un peuindépendant et mon corps en bûche à équarrir. Cette fois, pourtant,je dois le dire, ma fougue provenait aussi du désir de défoncer latriste toile d’araignée ourdie par ce vilain vieillard et de lefaire rester avec un pied de nez ; de la pensée de la pauvreOlive, et aussi, pourquoi pas ? de l’espérance de faire dubien à cette jeune fille qui, vraiment, m’avait fait grandeimpression.

Est-ce ma faute si Pomino exécuta trop timidement mesprescriptions ? Est-ce ma faute si Romilda, au lieu des’amouracher de Pomino, s’amouracha de moi, qui pourtant luiparlais toujours de lui ? Est-ce ma faute, enfin, si laperfidie de Marianne Dondi, veuve Pescatore, réussit à me fairecroire que par mes propres talents en peu de temps j’avais réussi àvaincre sa défiance et à faire même un miracle : celui de lafaire rire plus d’une fois avec mes sorties extravagantes ? Jeme vis bien accueilli ; je pensai qu’avec un jeune homme à lamaison, riche (je me croyais encore riche) et qui donnait dessignes non équivoques d’être tombé amoureux de sa fille, elle avaitfinalement renoncé à son idée inique, si même elle lui avait jamaispassé par la tête. C’est que j’étais arrivé jusqu’à endouter !

J’aurais dû, en vérité, faire attention à ce fait qu’il nem’était plus arrivé de me rencontrer chez elle avec Malagna et quece pouvait n’être pas sans raison qu’elle me recevait seulement lematin. Mais qui y prêtait attention ? C’était, du reste,naturel, puisque toutes les fois, pour avoir plus de liberté, jeproposais des promenades à la campagne, qui se font plus volontiersle matin. Et puis, je m’étais épris, moi aussi, de Romilda, tout encontinuant à lui parler sans cesse de l’amour de Pomino, épriscomme un fou de ces beaux yeux, de ce petit nez, de cette bouche,de tout, jusqu’à une petite verrue qu’elle avait sur la nuque,jusqu’à une cicatrice presque invisible à une main, que je luibaisais pour le compte de Pomino, éperdument !

Et pourtant peut-être il ne serait rien arrivé de grave si unmatin Romilda (nous étions à l’Épinette et nous avionslaissé sa mère en train d’admirer le moulin), tout d’un coup,laissant là la plaisanterie désormais trop prolongée de son timideamant lointain, n’avait eu un accès de larmes imprévu et ne m’avaitjeté les bras au cou en me conjurant, toute tremblante, d’avoirpitié d’elle, de l’emmener n’importe comment, pourvu que ce fûtbien loin, bien loin de chez elle, loin de cette marâtre, de tous,tout de suite, tout de suite, tout de suite…

Comment pouvais-je si vite l’emmener bien loin ?

Après, pendant quelques jours, je cherchai le moyen, résolu àtout, honnêtement. Et déjà je commençais, par acquit de conscience,à préparer ma mère à la nouvelle de mon prochain mariage, désormaisinévitable, quand, sans savoir pourquoi, je reçus une lettre toutesèche de Romilda, qui me disait de ne plus m’occuper d’elle enaucune façon, et de ne plus me rendre à sa maison, considérant nosrelations comme finies pour toujours.

Qu’était-il arrivé ?

Le même jour, Olive accourut en pleurant chez nous annoncer à mamère qu’elle était la plus malheureuse femme du monde, que la paixde sa maison était détruite pour toujours. Son mari avait réussi àétablir la preuve qu’il ne tenait pas à lui s’ils n’avaient pasd’enfants ; il était venu le lui annoncer triomphalement.

J’étais présent à cette scène. Comment je fis pour me contenir,je n’en sais rien. Je fus arrêté par le respect pour ma mère.Suffoqué par la colère, je me sauvai m’enfermer dans ma chambre et,tout seul, les mains dans les cheveux, je me mis à me demandercomment Romilda, après tout ce qui s’était passé entre nous, avaitpu se prêter à cette comédie. Ce n’était pas seulement le vieuxqu’on avait vilement trompé, mais encore moi ! Et cette pauvreOlive abandonnée, perdue !

Avant le soir, je sortis, encore tout frémissant, et j’allaidroit à la maison d’Olive. J’avais dans ma poche la lettre deRomilda.

Olive, en larmes, rassemblait ses affaires ; elle voulaitretourner chez son père, à qui, jusqu’à présent, par prudence, ellen’avait même pas fait une allusion à ce qu’elle avait dûsouffrir.

– Mais, à présent, qu’ai-je à faire ici ? me dit-elle.C’est fini !

– Oh ! tu sais donc tout ? lui demandai-je.

Elle inclina la tête à plusieurs reprises, parmi ses sanglots,et se cacha le visage entre les mains.

– Une jeune fille ! s’écria-t-elle ensuite en levantles bras. Et la mère est d’accord !

– C’est à moi que tu le dis ? fis-je. Tiens !lis !

Et je lui tendis la lettre. Olive la regarda comme étourdie, laprit et me demanda :

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Lis ! insistai-je.

Et alors elle s’essuya les yeux, déplia le feuillet et se mit àinterpréter les lettres, lentement, en épelant. Après les premiersmots, ses yeux coururent à la signature, et elle me regarda,écarquillant les yeux :

– Toi ?

– Donne-moi, lui dis-je, je vais te la lire, moi, toutentière.

Mais elle pressa le papier contre son sein :

– Non ! cria-t-elle. Je ne te la donne plus ! Àprésent elle va me servir.

– Et à quoi pourrait-elle te servir ? lui demandai-jeen souriant amèrement. Dans toute cette lettre, il n’y a pas un motgrâce auquel ton mari pourrait ne plus croire à ce qu’il est aucontraire très heureux de croire. Elles l’ont bien entortillé,va !

– Ah ! c’est vrai ! c’est vrai ! gémitOlive.

– Et alors ? dis-je avec un ricanement. Tu vois ?Tu ne peux plus rien obtenir.

*

* *

Maintenant, pourquoi diable, environ un mois plus tard, Malagnarossa-t-il furieusement sa femme, et, l’écume encore à la bouche,se précipita-t-il chez nous, criant qu’il exigeait sur-le-champ uneréparation, parce que j’avais perdu sa nièce, une pauvreorpheline ? Il ajouta que, pour ne pas faire un scandale, ilaurait voulu se taire. Par pitié, il avait même résolu d’adopterl’enfant de cette malheureuse, quand il serait né. Mais à présentque Dieu avait voulu lui donner la consolation d’avoir un filslégitime, né de sa propre épouse, il ne pouvait pas, il ne pouvaitplus, en conscience, adopter celui qui allait naître de sanièce.

– Que Mathias y pourvoie ! Que Mathias répare !conclut-il, congestionné par la fureur. Et tout de suite !Qu’on m’obéisse tout de suite ! Et qu’on ne me force pas à endire plus ou à faire quelque sottise !

Raisonnons un peu. Passer même pour imbécile ou pour pis, neserait pas, au fond, pour moi, un grand malheur. Car, je le répète,je suis comme hors de la vie, et rien ne m’importe plus. Si donc,arrivé à ce point, je veux raisonner, c’est seulement pour lalogique.

Romilda affirma que peu après notre promenade àl’Épinette, sa mère, ayant reçu d’elle la confession del’amour qui désormais la liait à moi indissolublement, était entréeen rage et lui avait dit que jamais, au grand jamais, elle neconsentirait à lui faire épouser un fainéant, déjà presque au borddu précipice. Malagna étant venu à l’heure ordinaire, la mère s’enalla avec une excuse et laissa sa fille seule avec l’oncle. Etalors, elle Romilda, en pleurant, dit-elle, à chaudes larmes, sejeta à ses pieds, lui fit entendre son malheur ; elle le priade s’entremettre, d’amener sa mère à de meilleurs desseins, carelle m’appartenait et voulait se garder fidèle.

Malagna s’attendrit, mais jusqu’à un certain point. Il lui ditqu’elle était encore mineure, et par suite sous l’autorité de samère, laquelle, si elle voulait, pourrait introduire contre moi uneaction en justice ; que, lui non plus, en conscience, nesaurait approuver un mariage avec un garnement de ma trempe,gaspilleur et sans cervelle. Il conclut qu’il ne pourrait enfinfaire autre chose – à condition qu’on gardât avec tout le monde leplus grand secret – que de servir de père au nouveau-né, car iln’avait pas d’enfant et en désirait un depuis silongtemps !

Peut-on être, je vous le demande, plus honnête que cela ?Comme conclusion, on voit que – tombé au milieu de si braves gens –tout le mal, c’est moi qui l’avais fait. Je devais doncl’expier.

Je refusai d’abord. Puis, grâce aux prières de ma mère quivoyait déjà la ruine de notre maison et espérait que je pourraism’en sauver jusqu’à un certain point, en épousant la nièce de sonennemi, je cédai et j’épousai.

Sur ma tête était suspendue, redoutable, l’ire de MarianneDondi, veuve Pescatore.

Chapitre 5MATURATION

Je sens encore mes cheveux se dresser sur ma tête en pensant auxorages que déchaîna sur moi la femme exécrable qui fut mabelle-mère.

Elle ne manquait jamais de rendre Romilda jalouse d’Olive,jalouse aussi de cet enfant qui allait naître à Olive dansl’aisance et la joie ; tandis que celui de Romilda tomberaitau milieu de la gêne, de l’incertitude du lendemain, et de cetteguerre odieuse. Cette jalousie s’accroissait encore par lesnouvelles que quelque brave femme, feignant de ne rien savoir,venait m’apporter de la tante Malagna qui était si contente, siheureuse de la grâce que Dieu avait enfin daigné luiaccorder : ah ! Olive était devenue une vraiefleur ; jamais elle n’avait été aussi belle, aussi bienportante.

Et Romilda était là, effondrée sur un fauteuil, pâle, défaite,enlaidie, sans un moment de bon, sans plus même l’envie de parlerou d’ouvrir les yeux.

Était-ce ma faute, cela encore ? Il paraît que oui. Elle nepouvait plus me voir ni me sentir. Et ce fut pis, quand, poursauver le domaine de l’Épinette avec le moulin, on dutvendre les maisons, et que ma pauvre maman en fut réduite à entrerdans l’enfer de ma maison.

D’ailleurs, cette vente ne servit à rien. Malagna, avec ce filsà naître, qui le dispensait désormais de toute retenue et de toutscrupule, joua sa dernière partie : il se mit d’accord avec labande noire et acheta en sous-main les maisons pour quelques sous.Les dettes qui grevaient l’Épinette restèrent ainsi pourla plupart à découvert, et le domaine avec le moulin fut soumis parles créanciers à une administration judiciaire. Notre avoir étaitliquidé.

Que faire désormais ? Je me mis, mais sans grand espoir, àla recherche d’une occupation quelconque, pour pourvoir aux besoinsles plus urgents de la famille. J’étais inapte à tout, et larenommée que je m’étais faite avec mes entreprises juvéniles etavec mon désœuvrement n’engageait certes personne à me donner dutravail. D’ailleurs, les scènes auxquelles il me fallaitjournellement assister et prendre part dans la maison m’enlevaientce calme dont j’avais besoin pour me recueillir un peu etconsidérer ce que j’aurais pu et su faire.

Ce qui me causait une véritable répugnance était de voir mamère, là, en contact avec la veuve Pescatore. Ma sainte petitevieille, non plus ignorante, mais à mes yeux irresponsable de sestorts provenant de n’avoir pas su croire, avant d’en avoir tant depreuves, à la méchanceté des hommes, en restait toute repliée surelle-même, les mains dans son tablier, les yeux baissés, assisedans un coin, comme si elle n’eût pas été bien sûre de pouvoir yrester, là, à cette place comme si elle eût été toujours dansl’attente d’un départ, d’un départ prochain, si Dieu levoulait ! Et elle ne dérangeait pas même l’air quil’entourait. De temps en temps, elle souriait à Romilda,pitoyablement ; elle n’osait plus l’approcher, car, une fois,peu de jours après son entrée chez nous, étant accourue pour luiprêter son aide, elle avait été rudement repoussée par la vieillesorcière.

Par prudence, Romilda ayant vraiment besoin d’aide à ce moment,j’étais resté coi ; mais je veillais à ce que personne nemanquât de respect à ma pauvre maman.

Je m’apercevais pourtant que la garde que je montais autour dema mère irritait sourdement la sorcière et même ma femme. Jecraignais que, quand je n’étais pas à la maison, pour exhaler leurrage et épancher leur bile, elles ne la maltraitassent. J’étais sûrque maman ne m’en aurait rien dit. Et cette pensée me torturait.Combien de fois lui regardai-je les yeux pour voir si elle avaitpleuré ! Elle me souriait, me caressait du regard, puis medemandait :

– Pourquoi me regardes-tu ainsi ?

– Te sens-tu bien, maman ?

Elle me faisait à peine un geste de la main et merépondait :

– Bien ! Ne vois-tu pas ? Va près de ta femme,va ! Elle souffre, la pauvre petite !

Je pensais à écrire à mon frère Robert, à Oneglia, pour lui direde prendre chez lui notre mère, non pour m’enlever une charge quej’aurais si volontiers supportée, même dans la gêne où je metrouvais, mais uniquement pour son bien à elle.

Berto me répondit qu’il ne pouvait pas ; il ne pouvait pasparce que sa situation en face de la famille de sa femme et de safemme elle-même, était des plus pénibles, depuis nos revers :il vivait sur la dot de sa femme. Il n’osait encore imposer àcelle-ci la charge de sa belle-mère. Du reste, la maman, disait-il,ne se serait peut-être pas trouvée bien, pour la même raison, danssa maison, car lui aussi vivait avec la mère de sa femme,excellente sans doute, mais qui pouvait devenir mauvaise, grâce auxjalousies inévitables et aux froissements qui se produisent entreles belles-mères. Il valait donc mieux que la maman restât chezmoi : au moins elle ne s’éloignerait pas, dans ses dernièresannées, de son pays et ne se verrait pas contrainte de changer devie et d’habitudes. Enfin, il se déclarait très peiné de nepouvoir, pour toutes les considérations exposées ci-dessus, meprêter le moindre secours pécuniaire, comme il l’aurait désiré detout son cœur.

Je cachai cette lettre à ma mère. Rompre même très peul’équilibre qui, peut-être, lui coûtait tant d’étude, l’équilibregrâce auquel il pouvait vivre proprement et peut-être même avec uncertain air de dignité, aux dépens de sa femme, aurait été pourBerto un sacrifice énorme, une perte irréparable. Outre sa belleprestance, ses manières distinguées, tout cet extérieur de monsieurélégant, il n’avait plus rien, lui, à donner à sa femme, pas mêmeun brin de cœur qui, peut-être, lui aurait fait oublier l’ennuiqu’aurait pu lui apporter ma pauvre maman. Mais, quoi ! Dieul’avait fait ainsi ; il ne lui en avait donné qu’un tout petitpeu, de cœur. Qu’y pouvait-il faire, le pauvre Berto ?

Cependant, la gêne croissait, et je ne trouvais rien pour yremédier. On vendit les bijoux de maman, chers souvenirs ! Laveuve Pescatore, craignant que moi et ma mère en fussions réduitsavant peu à vivre sur sa méchante rente dotale de quarante-deuxlires par mois, devenait de jour en jour plus sombre et de manièresplus méchantes. Je prévoyais d’un moment à l’autre l’explosion desa fureur, contenue depuis trop longtemps, peut-être, grâce à laprésence et à l’attitude de maman. En me voyant tourner par toutela maison comme une mouche sans tête, cet ouragan de femme melançait des regards précurseurs de tempête. Je sortais pourinterrompre le courant et empêcher la décharge. Mais ensuite jecraignais pour maman et je rentrais.

Un jour, pourtant, je n’arrivai pas à temps. La tempête avaitéclaté, et pour un prétexte des plus futiles : pour une visitedes deux vieilles servantes à ma mère.

L’une d’elles, n’ayant rien pu mettre de côté, parce qu’elleavait dû entretenir une fille restée veuve avec trois bambins,s’était aussitôt placée pour servir ailleurs ; mais l’autre,Marguerite, seule au monde, plus fortunée, pouvait maintenantreposer sa vieillesse avec le magot recueilli en service chez nous.Or, il paraît qu’avec ces deux braves femmes, compagnes éprouvéesde tant d’années, maman se plaignit doucement de son état simisérable et si amer. Alors, aussitôt, Marguerite, la bonne petitevieille qui l’avait déjà soupçonné et n’osait pas le lui dire, luiavait offert de s’en aller avec elle à sa maison : elle avaitdeux chambrettes bien propres, avec une terrasse qui regardait lamer, pleine de fleurs ; elles resteraient ensemble, en paix.Oh ! elle allait être heureuse de pouvoir encore la servir, depouvoir lui prouver ainsi l’affection et la dévotion qu’elleressentait pour elle !

Mais ma mère pouvait-elle accepter l’offre de cette pauvrevieille ? D’où la colère de la veuve Pescatore.

Je la trouvai, en rentrant, les poings tendus contre Marguerite,laquelle pourtant lui tenait tête courageusement, tandis que maman,épouvantée, les larmes aux yeux, toute tremblante, se tenaitattachée des deux mains à l’autre petite vieille, comme pour segarantir.

Voir ma mère dans cette posture et perdre la lumière de mes yeuxfut tout un. Je saisis par un bras la veuve Pescatore et l’envoyaipirouetter bien loin. Elle se redressa et courut sur moi, pour mesauter après ; mais elle s’arrêta.

– Hors d’ici ! me cria-t-elle. Toi et ta mèreallez ! Hors d’ici tous deux !

– Écoute, lui dis-je alors, d’une voix qui tremblait parles efforts violents que je faisais pour me contenir. Écoute !Va-t’en dehors, toi, tout de suite, avec tes jambes, et ne me metsplus à l’épreuve. Va-t’en, pour ton bien ! Va-t’en !

Romilda, pleurant et criant, se leva de son fauteuil et vint sejeter dans les bras de sa mère :

– Non ! Toi avec moi, maman ! Ne me laisse pasici !

Mais cette digne mère la repoussa, furibonde.

– Tu l’as voulu ? Garde-le, maintenant, ton mauvaisvoleur ! Je m’en vais toute seule !

Mais elle ne s’en alla pas, bien entendu.

Deux jours après, mandée, je suppose par Marguerite, arriva engrande furie, à l’accoutumée, tante Scholastique, pour emmenermaman avec elle.

Cette scène mérite d’être représentée.

La veuve Pescatore était ce matin-là, en train de faire le pain,les manches retroussées, son jupon relevé et entortillé autour desa taille pour ne pas le salir. Elle se tourna à peine en voyantentrer la tante et continua à pétrir comme si de rien n’était. Latante n’y prit pas garde : du reste, elle était entrée sanssaluer personne, se dirigeant vers ma mère, comme si elle eût étéseule dans la maison.

– Tout de suite, allons ! habille-toi ! Tuviendras avec moi. On m’a sonné je ne sais quelle cloche. Me voici.Allons ! vite ! Ton baluchon !

Elle parlait par saccades. Son nez recourbé, fier, dans sa facebrune, bilieuse, frémissait, se contractait de temps en temps, etses yeux étincelaient.

De la veuve Pescatore, pas un mot.

Elle avait fini de pétrir, détrempé la farine et fait prendre lapâte ; maintenant, elle la brandissait en l’air et l’abattaittrès fort sur le pétrin ; elle répondait ainsi à ce que disaitla tante. Celle-ci, alors, renforça la dose. Et celle-là, abattantchaque fois plus fort :

– Mais oui ! Mais sans doute ! Mais pourquoipas ? Mais certainement.

Puis, comme si cela ne suffisait pas ; elle alla prendre lerouleau à pâte et le posa là, à côté d’elle, sur la maie, commepour dire : « J’ai encore ceci ».

Mal lui en prit ! Tante Scholastique bondit, enlevafurieusement un petit châle qu’elle avait sur ses épaules et lelança à ma mère :

– Tiens ! laisse tout. Va-t’en tout desuite !

Et elle alla se planter en face de la veuve Pescatore. Celle-cipour ne pas l’avoir ainsi devant elle, poitrine contre poitrine,recula d’un pas, menaçante, comme si elle eût voulu brandir lerouleau, et alors tante Scholastique, ayant pris à deux mains surla maie le gros emplâtre de pâte, le lui appliqua sur la tête, lelui tira en bas sur la face et, à poings fermés, là, là, là, sur lenez, sur les yeux, dans la bouche, où cela se trouvait. Ensuiteelle attrapa ma mère par un bras et la traîna dehors avec elle.

Ce qui suivit fut pour moi seul. La veuve Pescatore, rugissantde rage, s’arracha la pâte de la figure, de ses cheveux toutpoissés et vint me la jeter à la face, pendant que je riais, riais,dans une espèce de convulsion ; elle m’empoigna la barbe, megriffa ; puis, comme frappée de démence, se jeta par terre etcommença à arracher ses vêtements, à se rouler frénétiquement surle plancher, tandis que moi :

– Vos jambes ! vos jambes ! criais-je à la veuvePescatore, par terre. Ne me montrez pas vos jambes, parcharité !

*

* *

Je puis dire que, depuis ce moment, j’ai pris goût à rire detous mes tourments. Je me vis, en cet instant, acteur d’unetragédie telle qu’on n’aurait pu en imaginer de plusbouffonne : ma mère, partie ainsi avec cette folle ; mafemme, là-bas, qui… laissons-la tranquille ; MariannePescatore ici par terre, et moi avec ma barbe tout emplâtrée, monvisage égratigné, tout ruisselant de sang, à moins que ce ne fût delarmes à force de rire. J’allai m’en assurer au miroir. C’étaientdes larmes ; mais j’étais aussi bel et bien griffé. Ah !cet œil, en ce moment, comme il me plut ! De désespoir ils’était mis à regarder plus que jamais ailleurs, pour son compte.Et je m’échappai, résolu à ne pas rentrer à la maison avant d’avoirtrouvé de quoi faire subsister, même misérablement, ma femme etmoi.

Du dépit enragé que je ressentais en ce moment en songeant àl’insouciance où j’avais vécu tant d’années, j’inférais pourtantfacilement que mon malheur ne pouvait inspirer à personne, nonseulement aucune compassion, mais pas même de considération. Jel’avais bien mérité. Un seul aurait pu en avoir pitié : celuiqui avait fait main basse sur tout notre avoir ; maisfigurez-vous comme Malagna pouvait sentir l’obligation de venir àmon secours après ce qui s’était passé entre moi et lui !

Le secours me vint de qui j’étais le moins en droit del’attendre.

Après être resté toute la journée hors de chez moi, je tombaipar aventure sur Pomino, qui, feignant de ne pas m’apercevoir,voulait passer au large.

– Pomino !

Il se tourna, la figure troublée, et s’arrêta, les yeuxbaissés :

– Que veux-tu ?

– Pomino ! répétai-je plus fort, en le secouant parune épaule et en riant de sa moue. Est-ce sérieux ?

Oh ! ingratitude humaine ! Il m’en voulait parsurcroît. Pomino m’en voulait de la trahison dont j’étais coupableenvers lui. Et je ne réussis pas à le convaincre que, au contraire,c’était lui qui m’avait trahi, et qu’il aurait dû me remercier.

J’étais encore comme ivre de cette mauvaise gaieté qui s’étaitemparée de moi depuis que je m’étais regardé au miroir.

– Vois-tu ces égratignures ? lui dis-je. C’est ellequi me les a faites !

– Ro… c’est-à-dire ta femme ?

– Sa mère !

Et je lui racontai comment et pourquoi. Il sourit, maissobrement. Peut-être pensa-t-il qu’elle ne les lui aurait pasfaites, à lui, ces égratignures, la veuve Pescatore : sasituation était bien différente de la mienne, et il avait un autrecaractère et un autre cœur que moi.

Il me vint alors la tentation de lui demander pourquoi, s’il enavait tant de deuil, il n’avait pas épousé Romilda à temps, enprenant au besoin son vol avec elle, comme je le lui avaisconseillé, avant que, par sa ridicule timidité ou par sonindécision, je fusse tombé dans le malheur de m’en amouracher.J’avais encore bien des choses à lui dire, dans la surexcitation oùje me trouvais ; mais je me contins. Je lui demandaiseulement, en lui tendant la main, qui il fréquentait, cesjours-ci.

– Personne ! soupira-t-il alors. Personne ! Jem’ennuie mortellement.

– Marie-toi, mon ami ! Lui dis-je. Tu verras comme ona du plaisir !

Mais il secoua la tête, sérieusement, les yeux clos, et leva unemain :

– Jamais ! jamais plus !

– Bravo ! Pomino, persévère ! Si tu désires de lacompagnie, je suis à ta disposition, même pour toute la nuit, si tuveux.

Et je lui exposai la situation désespérée où je me trouvais.Pomino s’émut, en véritable ami, et m’offrit le peu d’argent qu’ilavait sur lui. Je le remerciai de tout cœur et je lui dis que cetteaide ne m’aurait servi à rien : le jour d’après, ç’aurait ététout comme. Il me fallait une place.

– Attends ! s’écria alors Pomino. Tu sais que mon pèreest maintenant au Municipe ?

– Non. Mais je l’imagine.

– Assesseur communal pour l’instruction publique.

– Cela, je ne l’aurais pas imaginé !

– Hier soir à dîner… Attends ! Tu connaisRomitelli ?

– Non.

– Comment non ! Celui qui est là-bas, à labibliothèque Boccamazza. Il est sourd, presque aveugle, tombé enenfance et ne se tient plus sur ses jambes. Hier soir, à dîner, monpère me disait que la bibliothèque est réduite en un étatlamentable, qu’il faut y pourvoir au plus vite. Voilà une placepour toi !

– Bibliothécaire ! m’écriai-je.

– Pourquoi pas ? dit Pomino. Romitelli l’a bienfait…

Cette raison me convainquit.

Pomino me conseilla d’en faire parler à son père par tanteScholastique. Ce serait mieux.

Le jour suivant, j’allai visiter maman, et je lui en parlai àelle, car tante Scholastique ne voulut pas se montrer. Et c’estainsi que, quatre jours plus tard, je devins bibliothécaire.Soixante lires par mois. Plus riche que la veuve Pescatore !Je pouvais chanter victoire.

Dans les premiers mois, ce fut presque un amusement, avec ceRomitelli, à qui il n’y eut pas moyen de faire entendre que lacommune l’avait admis à la retraite et que, par conséquent, il nedevait plus venir à la bibliothèque. Tous les matins, à la mêmeheure, ni une minute avant, ni une minute après, je le voyaisdéboucher sur quatre pieds (y compris les deux cannes, une à chaquemain, qui lui servaient plus que ses pieds). À peine arrivé, ilsortait de la poche de son gilet un vieil oignon de cuivre et lesuspendait au mur avec toute sa formidable chaîne ; ils’asseyait, ses deux bâtons entre les jambes, tirait de sa poche sacalotte, sa tabatière et un grand mouchoir à carreaux rouges etnoirs ; il reniflait une grosse prise de tabac, s’essuyait,puis ouvrait le tiroir de la table et en extrayait un bouquin quiappartenait à la bibliothèque : Dictionnaire historiquedes musiciens, artistes et amateurs, morts et vivants, impriméà Venise en 1758.

– Monsieur Romitelli ! lui criai-je, le voyant fairetoutes ces opérations le plus tranquillement du monde, sans donnerle moindre signe qu’il s’apercevait de ma présence.

Mais à qui parlais-je ? Il n’entendait même pas les coupsde canon. Je le secouais par un bras, et alors il se tournait,clignait les yeux, contractait toute sa face pour me lorgner, puisme montrait ses dents jaunes, peut-être avec l’intention de mesourire ; ensuite il baissait la tête sur son livre, commes’il eût voulu s’en faire un oreiller ; mais non, il lisait decette façon, à deux centimètres de distance, avec un seul œil, etil lisait en répétant deux ou trois fois les noms et les dates,comme pour se les graver dans la mémoire.

Je restais à le regarder, stupéfié. Qu’est-ce que cela pouvaitbien faire à cet homme, réduit à cet état, à deux pas de la tombe(il mourut, en effet, quatre mois après ma nomination au poste debibliothécaire), qu’est-ce que cela pouvait lui faire ces dates-làet ces notices de musiciens, à lui, si sourd ?

De temps en temps dégringolaient des rayons deux ou troislivres, suivis de certains rats gros comme des lapins.

Ils furent pour moi comme la pomme de Newton.

– J’ai trouvé ! m’écriai-je, tout joyeux. Voilàl’occupation pour moi pendant que Romitelli lit sonBirnbaum.

Et, pour commencer, j’écrivis une requête fort soignée,d’office, au distingué chevalier Gérôme Pomino, assesseur communalpour l’instruction publique, afin que la bibliothèque Boccamazza oude Santa-Maria-Liberale fût en toute hâte pourvue d’une paire dechats pour le moins, dont l’entretien n’entraînerait presque aucunedépense pour la commune, attendu que les susdits animaux auraientde quoi se nourrir en abondance avec le produit de leur chasse.J’ajoutai qu’il ne serait pas mauvais aussi de pourvoir labibliothèque d’une demi-douzaine de souricières et de« l’appât nécessaire », pour ne pas dire« fromage », mot vulgaire que, humble subalterne, jejugeai inconvenant de soumettre aux oreilles d’un assesseurcommunal pour l’instruction publique.

On m’envoya d’abord deux petits chats, si misérables qu’ilss’épouvantèrent tout de suite devant ces énormes rats ; et,pour ne pas mourir de faim, ils se fourraient eux-mêmes dans lesratières pour manger le fromage. Je les trouvais là tous lesmatins, maigres, hideux et si abattus qu’ils semblaient n’avoirplus ni la force ni l’envie de miauler.

Je réclamai, et alors arrivèrent deux beaux matous lestes etsérieux, qui, sans perdre de temps, se mirent à faire leur devoir.Les pièges aussi servaient et me donnaient les rats tout vivants.Or, un soir, dépité de l’imperturbable indifférence que conservaitRomitelli devant mes fatigues et mes victoires, comme s’il eût euseulement la charge, lui, de lire des livres de la bibliothèque etles rats celle de les manger, j’eus l’idée, avant de m’en aller,d’en introduire deux, vivants, dans le tiroir de la table.J’espérais, en le déconcertant, éviter, au moins pour la matinéesuivante, l’ennui insupportable de la lecture accoutumée. Ah bienoui ! quand il eut ouvert le tiroir et qu’il sentit les deuxbêtes lui filer sous le nez, il se tournait vers moi qui, déjà nepouvais plus me contenir et éclatais de rire, et medemanda :

– Qu’est-ce qu’il y a eu ?

– Deux rats, monsieur Romitelli.

– Ah ! des rats… fit-il, tranquillement.

Ils étaient de la maison ; il y était habitué ; et ilreprit, comme si rien n’était arrivé, la lecture de sonbouquin.

*

* *

En peu de temps, je devins un tout autre homme qu’auparavant.Romitelli mort, je me trouvai seul, rongé d’ennui, dans cettepetite église hors les murs, parmi tous ces livres,épouvantablement seul, et pourtant sans désir de compagnie.J’aurais pu n’y séjourner que quelques heures chaque jour, maisj’avais honte de me faire voir dans les rues du pays, ainsi réduità la misère ; ma maison, je la fuyais comme une prison ;donc, mieux vaut rester ici, me répétai-je. Mais que faire ?La chasse aux rats, oui ; mais était-ce suffisant ?

La première fois qu’il m’advint de me trouver avec un livreentre les mains, pris ainsi au hasard, sans le savoir, sur un desrayons, j’éprouvai un frisson d’horreur. Me serais-je donc réduit,comme Romitelli, à sentir l’obligation de lire, moi,bibliothécaire, pour tous ceux qui ne venaient pas à labibliothèque ? Et je lançai le livre par terre. Mais je lepris ensuite, et, – oui, messieurs, – je me mis à lire, moi aussi,et moi aussi d’un seul œil, puisque ce diable d’autre ne voulaitrien entendre.

Je lus ainsi de tout un peu, sans ordre ; mais surtout deslivres de philosophie. Ils pèsent si lourd, et pourtant qui s’ennourrit et se les incorpore vit parmi les nuages. Ils troublèrentencore plus mon cerveau, déjà passablement fêlé. Quand je sentaisma tête fumer, je fermais la bibliothèque et je me rendais par unpetit sentier abrupt à ce coin de plage solitaire où le vieuxGiaracanna avait eu sa tanière.

La vue de la mer me faisait tomber dans une stupeur d’épouvante,qui devenait peu à peu une oppression intolérable. Je m’asseyaissur la plage et je m’empêchais de la regarder en baissant la tête,mais j’en entendais le fracas tout le long de la rive, tandis que,lentement, lentement, je laissais glisser entre mes doigts le sableépais et lourd en murmurant :

– Mais pourquoi ? Mais pourquoi ?

Un jour, on vint me dire que ma femme avait été prise dedouleurs. Je courus aussitôt à la maison ; mais plutôt pour mefuir moi-même, pour ne pas rester une minute de plus en tête à têteavec moi, à penser que j’allais avoir un enfant.

À peine arrivé à la porte, ma belle-mère me prit par le bras etme fit tourner sur moi-même :

– Un médecin ! Cours ! Romilda semeurt !

Je ne sentais plus mes jambes ; je ne savais plus de quelcôté prendre, et, tout en courant, je disais : « Unmédecin ! Un médecin ! ». Et les gens s’arrêtaientsur mon passage et prétendaient que je m’arrêtasse, moi aussi, pourexpliquer ce qui m’était arrivé ; je me sentais tirer par lesmanches, je voyais devant moi des faces pâles, consternées ;je me dérobais, j’évitais tout le monde : « Unmédecin ! Un médecin ! »

Et cependant le médecin était déjà chez moi. Lorsque, horsd’haleine, dans un état pitoyable, après avoir fait le tour detoutes les pharmacies, je rentrai désespéré et furibond, lapremière fille était déjà née ; on s’efforçait de faire venirl’autre à la lumière.

– Deux !

Il me semble les voir encore, là, dans le berceau, l’une à côtéde l’autre ; elles se griffaient entre elles avec ces menottessi grêles et pourtant contractées comme par un instinct sauvage,l’instinct de ces deux petits chats que je retrouvais tous lesmatins dans les souricières. Elles non plus n’avaient pas la forcede vagir, comme eux de miauler ; et cependant, voyez, elles segriffaient !

Je les séparai, et au premier contact de ces chairs tendres etfroides, j’eus un frisson nouveau, un tremblement de tendresse,ineffable : elles étaient miennes !

L’une mourut quelques jours après ; mais l’autre voulut medonner le temps de m’attacher à elle, avec toute l’ardeur d’un pèrequi, n’ayant plus rien d’autre dans la vie, fait de sa petitecréature le but unique, la raison exclusive de son existence ;elle eut la cruauté de mourir quand elle avait déjà presque un an,et s’était faite si jolie, avec ses boucles d’or que je m’enroulaisautour des doigts, et que je baisais sans m’en rassasierjamais ! Elle m’appelait : « Papa », et je luirépondais aussitôt : « Ma fille » ; et elle denouveau : « Papa » ; comme cela, sans raison,comme s’appellent les oiseaux entre eux.

Elle mourut en même temps que ma pauvre maman, le même jour etpresque à la même heure. Je ne savais plus comment partager messoins et ma peine. Je laissais ma petite qui reposait et je couraischez maman, qui ne se souciait pas d’elle-même et m’interrogeaitsur sa petite-fille, se morfondant de ne plus pouvoir la revoir,l’embrasser pour la dernière fois. Et cela dura neuf jours, cesupplice ! Eh bien ! après neuf jours et neuf nuits deveille assidue, sans fermer l’œil même pour une minute… dois-je ledire ? – beaucoup peut-être auraient honte de le confesser,mais c’est pourtant bien humain – je ne sentis aucune peine sur lemoment. Je restai un instant dans une morne stupeur, et jem’endormis. Il me fallut d’abord dormir. Puis, quand je meréveillai, la douleur m’assaillit, rageuse, féroce, pour ma petitefille, pour ma pauvre maman, qui n’étaient plus… Et je faillis endevenir fou. Toute une nuit j’errai par le pays et par la campagne,je ne sais avec quelles idées dans l’esprit ; je sais qu’à lafin je me retrouvai dans le domaine de l’Épinette, près dubief du moulin, et qu’un certain Philippe, vieux meunier, de gardelà, me prit avec lui, me fit asseoir plus loin, sous les arbres, etme parla longtemps, longtemps de ma mère et aussi de mon père etdes beaux temps lointains. Il me dit qu’il ne fallait pas pleureret me désespérer ainsi, parce que c’était pour veiller sur mapetite fille, dans le monde de là-bas, que sa grand-mère étaitaccourue, sa bonne petite grand-mère, qui lui parlerait de moi etne la laisserait plus jamais seule…

Trois jours après, Robert, comme s’il avait voulu me payer meslarmes, m’envoya cinq cents lires. Il voulait que je pourvusse àune sépulture digne de notre mère, disait-il, mais tanteScholastique y avait déjà pensé.

Ces cinq cents francs restèrent quelque temps entre les pagesd’un bouquin de la bibliothèque.

Puis ils servirent pour moi et furent, – comme je le dirai, – lacause de ma première mort.

Chapitre 6TAC TAC TAC…

Elle seule, là-dedans, cette boule d’ivoire, courant, gracieusedans la roulette, en sens inverse du cadran, paraissaitjouer :

– Tac tac tac…

Elle seule ; non pas, certes, ceux qui la regardaient,suspendus dans le supplice que leur infligeait le caprice de celleà qui, sur les carrés jaunes du tapis, tant de mains avaientapporté, comme une offrande votive, de l’or, de l’or et de l’or,tant de mains qui, à présent, tremblaient dans l’attente angoissée,palpant inconsciemment d’autre or, celui de la prochaine mise,tandis que les yeux suppliants semblaient dire :

– Où il te plaira de tomber, gracieuse boule d’ivoire,notre déesse cruelle !

J’étais tombé là, à Monte-Carlo, par hasard.

Après une des scènes habituelles avec ma belle-mère et ma femme,scènes qui maintenant, oppressé et abattu comme je l’étais par mondouble malheur, me causaient une répugnance intolérable, je ne pusrésister à l’ennui, voire au dégoût de vivre dans ces conditionsmisérables, sans probabilité ni espérance d’amélioration.

Par une résolution prise presque à l’improviste, je m’étaisenfui du pays, à pied, avec les cinq cents lires de Berto enpoche.

J’avais pensé, chemin faisant, à me rendre à Marseille, de lagare du pays voisin, où je m’étais dirigé. Arrivé à Marseille, jeme serais embarqué, au besoin avec un billet de troisième classe,pour l’Amérique, comme cela, à l’aventure.

Qu’aurait-il pu m’arriver de pis, à la fin des fins, que ce quej’avais souffert et souffrais chez moi ? J’irais au-devantd’autres chaînes, sans doute, mais qui ne me paraîtraient, certes,pas plus lourdes.

Et puis, je verrais d’autres pays, d’autres peuples, une autrevie, et je me soustrairais au moins à l’oppression quim’écrasait.

Seulement, arrivé à Nice, j’avais senti le cœur memanquer : trop longtemps déjà l’ennui m’avait énervé lecourage.

Or, descendu à Nice, pas encore bien décidé à retourner à lamaison, errant par la ville, il m’était arrivé de m’arrêter devantun grand magasin sur l’avenue de la Gare, qui portait cetteenseigne en grosses lettres dorées :

Dépôt de roulettes deprécision.

Il y en avait d’exposées, de toutes dimensions, avec d’autresaccessoires de jeu et différents opuscules qui avaient sur lacouverture le dessin de la roulette.

On sait que les malheureux deviennent facilement superstitieux,bien qu’ensuite ils raillent la crédulité d’autrui. Je me rappellequ’après avoir lu le titre d’un de ces opuscules : Méthodepour gagner à la roulette, je m’éloignai de la boutique avecun sourire de dédain et de commisération. Mais, après avoir faitquelques pas, je retournai en arrière et (par pure curiosité, pasautre chose !) avec ce même sourire de dédain et decommisération sur les lèvres, j’entrai et j’achetai cetopuscule.

Je ne savais nullement de quoi il s’agissait, en quoi consistaitle jeu et comment il était agencé. Je me mis à lire ; mais jene compris pas grand-chose.

« Cela vient peut-être de ce que je ne suis pas très forten français. »

Personne ne me l’avait enseigné ; j’en avais apprisquelques bribes en bouquinant dans la bibliothèque et j’avais peurde faire rire, en le parlant.

C’est justement cette crainte qui me rendit d’abordperplexe : irai-je, n’irai-je pas ? Mais ensuite jepensai que, prêt à m’aventurer jusqu’en Amérique, sans connaîtremême de vue l’anglais et l’espagnol, je pouvais bien avec le peu defrançais dont je disposais m’aventurer jusqu’à Monte-Carlo, à deuxpas d’ici.

« Ni ma belle-mère, ni ma femme, disais-je, à part moi,dans le train, ne savent rien de ces quelques sous qui me restenten portefeuille. J’irai les jeter là, pour m’enlever toutetentation. J’espère que je pourrai en conserver assez pour payermon retour à la maison. Et sinon… »

J’avais entendu dire qu’il y avait de beaux arbres, solides,dans le jardin entourant la maison de jeu. À la fin du compte, jepourrais bien me pendre économiquement à l’un d’eux avec laceinture de mon pantalon, et même j’y ferais belle figure. Ondirait :

– Qui sait combien aura perdu ce pauvre homme ?

Je m’attendais à mieux, je le dis franchement. L’entrée, oui, cen’est pas mal : on voit qu’on a eu presque l’intentiond’élever un temple à la fortune, avec ces huit colonnes de marbre.Un grand portail et deux portes latérales. Sur celles-ci étaitécrit : Tirez, et mes connaissances arrivaientjusque-là ; je devinai aussi le Poussez du portail,qui, évidemment, voulait dire le contraire. Je poussai etj’entrai.

Quel goût détestable et irritant ! On aurait pu au moinsoffrir à tous ceux qui vont laisser là tant d’argent lasatisfaction de se voir écorcher dans un lieu moins somptueux etplus beau. Toutes les grandes cités se flattent maintenant d’avoirun bel abattoir pour les pauvres bestiaux, qui, pourtant, privéscomme ils le sont de toute éducation, ne peuvent en jouir. Il estvrai toutefois que la plus grande partie des gens qui vont là ontd’autres préoccupations que de remarquer le goût de la décorationde ces cinq salles, de même que ceux qui s’asseoient sur cesdivans, tout autour, ne sont pas souvent en situation des’apercevoir de l’élégance douteuse de la tapisserie.

– Ah ! le 12 ! le 12 ! me disait un monsieurde Lugano, un gros homme dont la vue aurait suggéré les réflexionsles plus consolantes sur les énergies résistantes de la racehumaine. Le 12 est le roi des numéros, et c’est mon numéro !Il ne me trahit jamais ! Il se divertit, oui, à me faireenrager, même souvent, mais après, à la fin, il me récompense, merécompense toujours de ma fidélité.

Il était amoureux du numéro 12, ce gros homme-là, et ne savaitplus parler d’autre chose. Il me raconta que, le jour précédent,son numéro n’avait pas voulu sortir, ne fût-ce qu’une fois ;mais lui ne s’était pas tenu pour battu ; coup après coup,obstiné, sa mise sur le 12, il était resté sur la brèche jusqu’aubout, jusqu’à l’heure où les croupiers annoncent :

– Messieurs, aux trois derniers !

Eh bien ! au premier de ces trois derniers coups,rien ; rien non plus au second ; au troisième et dernier,vlan !… le 12.

– Il m’a parlé ! conclut-il les yeux brillants dejoie. Il m’a parlé !

Il est vrai qu’ayant perdu toute la journée il ne lui étaitresté, pour cette dernière mise, que quelques rares écus ; desorte qu’à la fin il n’avait rien pu rattraper. Mais que luiimportait ? Le numéro 12 lui avait parlé !

En écoutant ce discours, je me ressouvins de quatre vers dupauvre Pinzone, dont le carnet de calembours avec la suite de sesrimes fantasques, retrouvé au moment du déménagement, se trouvemaintenant à la bibliothèque, et je voulus les réciter à cemonsieur :

J’attendais la fortune, et, prêtà la saisir,

Je surveillais la route où,prompte, elle se sauve.

À la fin, la voici ; grandsdieux ! que de plaisir !

Je cours, je tends la main.Hélas ! elle était chauve.

Et ce monsieur, alors, se prit la tête à deux mains et contractadouloureusement toute sa face. Je le regardai, d’abord surpris,puis consterné :

– Qu’avez-vous ?

– Rien. Je ris, me répondit-il.

Il riait comme cela. Sa tête lui faisait si mal, si mal, qu’ilne pouvait souffrir l’ébranlement du rire.

*

* *

Avant de tenter le sort, – bien que sans aucune illusion, – jevoulus rester quelque temps à observer, pour me rendre compte de lamanière dont procédait le jeu.

Il ne me parut point du tout compliqué, comme mon opuscule mel’avait laissé imaginer.

Au milieu de la table, sur le tapis vert numéroté, étaitencaissée la roulette. Tout autour, les joueurs, hommes et femmes,vieux et jeunes, de tout pays et de toute condition, les uns assis,les autres debout, s’empressaient nerveusement de disposer depetits tas de louis et d’écus et de billets de banque sur lesnuméros jaunes des carrés ; ceux qui ne réussissaient pas às’approcher, ou ne le voulaient pas, disaient au croupier lesnuméros et les couleurs sur lesquels ils désiraient jouer, et lecroupier aussitôt avec son râteau disposait leurs mises selonl’indication, avec une dextérité merveilleuse. Le silence sefaisait, un silence étrange, anxieux, comme vibrant de violencesrefrénées, rompu de temps en temps par la voix monotone etsomnolente des croupiers :

– Messieurs, faites vos jeux !

Tandis que par là, vers d’autres tables, d’autres voix égalementmonotones disaient :

– Le jeu est fait ! rien ne vaplus !

À la fin, le croupier lançait la boule sur laroulette :

Tac tac tac…

Et tous les yeux se tournaient vers elle avec des expressionsvariables : d’anxiété, de défi, d’angoisse, de terreur.Quelques-uns, parmi ceux qui étaient restés debout, derrière ceuxqui avaient eu la chance de trouver une chaise, se poussaient enavant pour entrevoir encore leur mise avant que les râteaux descroupiers s’allongeassent pour la rafler.

La boule, à la fin, tombait sur le cadran, et le croupierrépétait, de la même voix morte, la formule d’usage et annonçait lenuméro sorti et la couleur.

Je risquai ma première mise de quelques écus sur le tableau degauche, dans la première salle, comme cela, au petit bonheur, surle vingt-cinq ; et je restai, moi aussi, à regarder la petiteboule perfide, mais en souriant, avec une espèce de chatouillementinterne, très curieux.

La boule tombe sur le cadran et :

– Vingt-cinq ! annonce le croupier.Rouge, impair et passe ! J’avais gagné !J’allongeais la main sur mon petit tas multiplié, quand un monsieurde très haute taille, avec de lourdes épaules trop hautes, quisupportaient une petite tête avec un lorgnon d’or sur un nez camus,le front fuyant, les cheveux longs et lissés sur la nuque, m’écartasans cérémonie et prit pour lui mon argent.

Dans mon français pauvre et timide, je voulus lui faireremarquer qu’il s’était trompé – oh ! sans douteinvolontairement !

C’était un Allemand, et il parlait le français plus mal que moi,mais avec un courage de lion il tomba sur moi, soutint que c’étaitmoi qui me trompais, et que l’argent était à lui.

Je regardai autour de moi, stupéfait : personne nesoufflait mot, pas même mon voisin qui, pourtant m’avait vu poserces écus sur le vingt-cinq. Je regardai les croupiers :immobiles, impassibles comme des statues ! Ah ! oui,dis-je à part moi et tranquillement, je mis la main sur les autresécus que j’avais posés, sur la table, devant moi, et je filai.

« Voici une méthode pour gagner à la roulette, pensai-je,qui n’est pas examinée dans mon opuscule. Et qui sait si ce n’estpas l’unique, au fond ? »

M’étant approché d’une autre table, où on jouait ferme, jerestai d’abord un bon bout de temps, à dévisager les gens quiétaient autour : c’étaient, pour la plupart, des messieurs enhabit ; il y avait quelques dames ; plus d’une me parutéquivoque ; la vue d’un certain petit homme, tout blond, auxgros yeux bleuâtres veinés de sang et entourés de longs cilspresque blancs ne m’inspira d’abord pas une grande confiance ;il était en habit, lui aussi, mais on voyait qu’il n’en avait pasl’habitude. Je voulus le voir à l’épreuve : il misa gros,perdit, ne s’émut pas, remisa gros encore au coup suivant ;bon ! en voilà un qui ne courrait pas après mes pauvressous.

Peu à peu, à force de regarder, la fièvre du jeu me prit, moiaussi. Les premiers coups allèrent mal. Puis je commençai à mesentir comme dans un état d’ivresse bizarre : j’agissais commeautomatiquement, par inspirations subites, inconscientes : jepontais, chaque fois, après les autres, au dernier moment, etaussitôt j’acquérais la conscience, la certitude que j’allaisgagner, et je gagnais. Je pontais tout d’abord peu, puis petit àpetit davantage, sans compter. Cette espèce d’ivresse lucidegrandissait cependant en moi et ne s’obscurcissait pas pourquelques coups manqués, car il me semblait l’avoir pour ainsi direprévu : parfois même je me disais en moi-même :« Voici, celui-ci, je le perdrai ; je dois leperdre ». J’étais comme électrisé. À un certain moment, j’eusl’inspiration de risquer tout et adieu, et je gagnai. Mes oreillesbourdonnaient ; j’étais tout en sueur et glacé. Il me semblaqu’un des croupiers, comme surpris de ma fortune tenace,m’observait. Dans l’agitation où je me trouvais, je sentis dans leregard de cet homme comme un défi, et je risquai tout de nouveau,ce que j’avais à moi et ce que j’avais gagné, sans y penser deuxfois : ma main alla sur le même numéro qu’avant, le 35 ;je fus pour la retirer ; mais non, là, là, de nouveau, commesi quelqu’un me l’avait commandé !

Je fermai les yeux. Je devais être très pâle. Il se fit un grandsilence, et il me parut qu’on le faisait pour moi tout seul, commesi tous étaient suspendus dans mon anxiété terrible. La bouletourna, tourna une éternité, avec une lenteur qui exaspérait àmesure mon insoutenable torture. Enfin elle tomba.

Je m’attendais à ce que le croupier, toujours de la même voix(elle me parut très lointaine) annonçât :

– Trente-cinq, noir, impair et passe !

Je pris l’argent et je dus m’éloigner comme un homme ivre. Jetombai assis sur un divan, épuisé ; j’appuyai ma tête audossier, par un besoin subit, irrésistible de dormir, de merestaurer avec un peu de sommeil. Et j’allais y céder quand jesentis sur moi un poids, un poids matériel qui aussitôt me fitsursauter. Combien avais-je gagné ? J’ouvris les yeux ;mais je dus les refermer immédiatement, la tête me tournait. Lachaleur, là-dedans, était suffocante. Comment ? C’était déjàle soir ? J’avais entrevu les lumières. Combien de tempsavais-je donc joué ? Je me levai tout doucement ; jesortis.

*

* *

Dehors dans l’Atrium, il était déjà jour. La fraîcheur de l’airme remit.

Des gens se promenaient là : quelques-uns pensifs,solitaires ; d’autres, à deux, à trois, bavardaient enfumant.

Je les observais tous. Nouveau venu dans ces lieux, encore toutgêné, j’aurais voulu me mettre un peu au ton de ce qui m’entourait,et j’étudiais ceux qui me paraissaient montrer le plus dedésinvolture, de maîtrise de soi ; mais, au moment où je m’yattendais le moins, quelqu’un de ceux-ci tout à coup pâlissait, lesyeux fixes, la bouche muette, puis jetait sa cigarette et, parmiles rires de ses compagnons, s’échappait : il rentrait dans lasalle de jeu.

À mon tour, je retournai dans la salle, à la table où j’avaisgagné.

Par quelle mystérieuse suggestion suivais-je si infailliblementla variabilité impossible à prévoir des numéros et descouleurs ? Était-ce seulement la divination prodigieuse dansl’inconscience ? Et comment s’expliquer alors certainesobstinations folles, absolument folles, dont le souvenir me faitencore frissonner, quand je considère que je risquais tout, tout,ma vie aussi peut-être, dans ces coups qui étaient de véritablesdéfis au sort ? Non, non : j’eus proprement conscienced’une force quasi diabolique en moi, à ce moment, par laquelle jedomptais, je fascinais la fortune ; je liais son caprice aumien. Et cette conviction n’était pas seulement en moi ; elles’était aussi propagée chez les autres, rapidement ; etmaintenant presque tous suivaient mon jeu plein de risques. Je nesais combien de fois passa le rouge, sur lequel je m’obstinais àponter. L’agitation croissait de moment en moment autour de latable ; c’étaient des frémissements d’impatience, des saccadesde gestes brefs et nerveux, une fureur à peine contenue, angoisséeet terrible. Les croupiers eux-mêmes avaient perdu leur rigideimpassibilité.

Tout d’un coup, en face d’une ponte formidable, j’eus comme unvertige. Je sentis peser sur moi une responsabilité effrayante.J’étais à peu près à jeun depuis le matin, et je vibrais toutentier, je tremblais de ma longue et violente émotion. Je ne pusplus y résister et, après ce coup, je me retirai, vacillant. Je mesentis saisir par un bras. Surexcité, avec des yeux qui lançaientdes flammes, un petit Espagnol barbu et trapu voulait à tout prixme retenir :

– Voici ; il était onze heures un quart, les croupiersinvitaient aux trois derniers coups, nous allions faire sauter labanque !

Il me parlait un italien bâtard fort comique ; car, dans ledésarroi de mes idées, je m’obstinais à lui répondre dans malangue :

– Non, non, suffit ! je n’en peux plus !Laissez-moi partir, mon cher monsieur !

Il me laissa partir, mais courut après moi ; il monta avecmoi dans le train de Nice, et voulut absolument me faire dîner aveclui et prendre ensuite une chambre dans son hôtel.

Je ne réussis pas à m’en débarrasser… Je dus aller dîner aveclui.

Il me dit qu’il était à Nice depuis une semaine et que tous lesmatins il s’était rendu à Monte-Carlo, où il avait eu toujoursjusqu’à ce soir une déveine incroyable. Il voulait savoir commentje faisais pour gagner. Je devais certainement avoir saisi le jeuou posséder quelque règle sûre.

Je me mis à rire et lui répondis que, jusqu’au matin de ce mêmejour, je n’avais jamais vu une roulette même en peinture, et quenon seulement je ne savais point du tout comment on y jouait, maisque je ne soupçonnais même pas de loin que je jouerais et gagneraisde la sorte. J’en étais étourdi et abasourdi plus que lui.

Il ne fut pas convaincu (il croyait sans doute avoir affaire àun vieux cheval de retour). Il parlait avec une merveilleusedésinvolture dans sa langue moitié espagnole et moitié Dieu saitquoi, et en vint à me faire des propositions d’association.

– Mais non, m’écriai-je, en cherchant à atténuer monressentiment par un sourire. Ne vous obstinez pas à croire que pource jeu-là il puisse y avoir des règles, ou qu’on puisse posséderquelque secret. Il y faut de la chance ! J’en ai euaujourd’hui : je puis n’en pas avoir demain, ou je pourraiaussi en avoir de nouveau : j’espère que oui !

– Ma porqué, me demanda-t-il, vos n’avez pasvoludo aujourd’houi vos aproveier dé vuestra chance.

– M’aprove ?…

– Vui, come puedo decir ? vos avantager,ecco !

– Mais selon mes moyens, mon cher monsieur !

– Bien ! dit-il. Yo puedo por vos. Vos, la chancé,yo mettarai el argento.

– Et alors peut-être nous perdrons ! conclus-je ensouriant. Il ne me laissa pas finir : il partit d’un éclat derire étrange, qui voulait paraître malin.

Je le regardai, m’efforçant de comprendre ce qu’il voulaitdire : il y avait dans son rire et dans ses paroles un soupçoninjurieux pour moi. Je lui demandai une explication.

Il cessa de rire ; mais il lui resta sur le visage commel’empreinte de ce rire :

– Yo digo qué no, qué no la fado, répéta-t-il.Yo no digo otra chosa !

J’abattis fortement une main sur la table et d’une voix altérée,je poursuivis :

– Pas du tout ! Il faut au contraire que vous ledisiez, que vous expliquiez ce que vous avez entendu signifier avecvos paroles et votre rire imbécile ! Je ne comprends pas,moi !

Je le vis, à mesure que je parlais, pâlir et comme serapetisser : évidemment il allait me faire des excuses. Je melevai indigné, haussant les épaules :

– Bah ! je vous méprise, vous et vos soupçons, que jen’arrive même pas à concevoir !

Je réglai ma note, et je sortis.

*

* *

Je ressentais un dépit d’autant plus grand qu’il ne me semblaitpas être mal vêtu. Je n’étais pas en habit, c’est vrai ; maisj’avais ce vêtement noir, de deuil, très décent. Et puis si – vêtude ces mêmes habits – cet Alboche du début avait pu me prendre pourun nigaud, au point de rafler comme rien tout mon argent, commentdiable celui-ci me prenait-il maintenant pour un escroc ?

« Ce sera sans doute à cause de cette barbiche, pensais-jetout en marchant, ou de ces cheveux trop courts. »

Cependant je cherchais un hôtel quelconque pour m’enfermer etvoir ce que j’avais gagné. Il me semblait que j’étais pleind’argent : j’en avais un peu partout, dans les poches de maveste : or, argent, billets de banque. Il devait y en avoirbeaucoup.

J’entendis sonner deux heures. Les rues étaient désertes. Unevoiture vide passa. J’y montai.

Avec rien j’avais fait environ onze mille francs ! Cela meparut une grosse somme. Mais ensuite, en pensant à ma vied’autrefois, j’éprouvai un sentiment de profond avilissement. Quoidonc ? Deux années de bibliothèque, avec l’accompagnement detous mes autres malheurs, m’avaient rendu le cœur à ce pointmisérable ?

« Va, homme vertueux, bibliothécaire plein de mansuétude,retourne chez toi apaiser avec ce trésor la veuve Pescatore. Ellecroira que tu l’as volé et acquerra subitement pour toi une trèsgrande estime. Ou va plutôt en Amérique, comme tu t’y étais décidéd’abord, si cela ne te paraît pas une récompense digne de tespeines. Tu le pourrais maintenant, ainsi muni. Onze millefrancs ! »

Je ramassai mon argent, le jetai dans le tiroir de la commode etme couchai. Mais je ne pus trouver le sommeil. Que devais-jefaire ? Retourner à Monte-Carlo, pour restituer ce gainextraordinaire ? Ou en jouir modestement ? Maiscomment ? Avais-je encore envie et moyen de jouir de quelquechose, avec cette famille que je m’étais donnée ?J’habillerais un peu moins pauvrement ma femme, qui, non seulementne se souciait plus de me plaire, mais semblait, au contraire, toutfaire pour se rendre déplaisante. Elle jugeait peut-être que, pourun mari comme moi, ce n’était plus la peine de se faire belle. Dureste, sa santé ne s’était plus rétablie. De jour en jour, elles’était aigrie, non seulement contre moi, mais contre tout lemonde. Cette rancœur et le manque d’une affection vive et vraies’étaient mis pour ainsi dire à nourrir en elle une indolenceinsouciante. Elle ne s’était même pas affectionnée à la petite,dont la naissance, avec celle de l’autre, morte au bout de quelquesjours, avait été pour elle une défaite, vis-à-vis du beau garçond’Olive, né un mois plus tard, sans peine et magnifique. Tous cesdésagréments et les froissements qui se produisent quand le besoin,comme un matou noir et pelé, se pelotonne sur la cendre d’un foyeréteint, nous avaient rendu odieuse à tous deux la vie commune. Aveconze mille francs pourrais-je rétablir la paix à la maison et fairerenaître l’amour étranglé à sa naissance par la veuvePescatore ? Folie ! Et alors ? Partir pourl’Amérique ? Mais pourquoi irais-je chercher si loin lafortune, quand il semblait vraiment qu’elle eût voulu m’arrêterici, à Nice, sans que j’y songeasse, devant ce magasind’accessoires de jeu ? À présent, il me fallait me montrerdigne d’elle, de ses faveurs, si vraiment, comme il paraissait,elle voulait me les accorder. Allons, allons ! Ou tout ourien. En fin de compte, j’en serais quitte pour redevenir ce quej’étais avant. Qu’était-ce donc que onze mille francs ?

Ainsi, le jour suivant, je retournai à Monte-Carlo. J’yretournai douze jours de suite. Je n’eus plus le moyen ni le tempsde m’ébahir de la faveur, plus fabuleuse qu’extraordinaire, de lafortune : j’étais hors de moi, absolument fou ; je n’enéprouve point de stupeur, même maintenant, ne sachant que trop queltour elle m’apprêtait en me favorisant de cette manière et danscette mesure. En neuf jours, j’arrivai à constituer une sommevéritablement énorme en jouant comme un désespéré ; après leneuvième jour, je commençai à perdre, et ce fut le précipice. Lafièvre prodigieuse, comme si elle n’avait plus trouvé d’alimentdans mon énergie nerveuse enfin épuisée, vint à me manquer. Je nesus, ou plutôt je ne pus m’arrêter à temps. Je m’arrêtai, je merepris, non par mes propres forces, mais par la violence d’unspectacle horrible, mais qui n’est pas rare à cet endroit.

J’entrais dans les salles de jeu, le matin du douzième jour,quand le monsieur de Lugano, amoureux du numéro 12, me rejoignit,bouleversé et haletant, pour m’annoncer, plutôt du geste que de laparole, que quelqu’un venait de se tuer là, dans le jardin. Jepensai tout de suite que c’était mon Espagnol et j’en éprouvai duremords. J’étais sûr qu’il m’avait aidé à gagner. Le premier jour,après notre querelle, il n’avait pas voulu ponter où je pontais etavait perdu continuellement ; les jours suivants, me voyantgagner avec tant de persistance, il avait essayé de jouer monjeu ; mais c’est moi qui alors n’avais plus voulu : commeguidé par la main de la Fortune elle-même, présente et invisible,je m’étais mis à errer d’une table à l’autre. Depuis deux jours, jene l’avais plus aperçu, exactement depuis que je m’étais mis àperdre, et peut-être parce qu’il ne m’avait plus pourchassé.

J’étais sûr, en accourant au lieu indiqué, de le trouver là,étendu par terre, mort, mais j’y trouvai, au contraire, ce jeunehomme pâle qui affectait un air d’indifférence somnolente, tirantles louis de la poche de son pantalon pour ponter sans mêmeregarder.

Il paraissait petit, là, au milieu de l’allée : il étaitallongé, les pieds joints, comme s’il s’était couché d’abord, pourne pas se faire mal en tombant ; un des bras était collé aucorps ; l’autre, un peu soulevé, avec la main crispée et undoigt, l’index, encore dans la position pour tirer. Près de cettemain était le revolver, plus loin son chapeau. Il me sembla d’abordque la balle était sortie par l’œil gauche, d’où un ruisseau desang, maintenant coagulé, lui avait coulé sur la face. Maisnon : ce sang avait jailli de là, comme un peu des narines etdes oreilles ; il en était encore sorti en abondance du petittrou à la tempe droite, tout caillé maintenant sur le sable jaunede l’allée. Une douzaine de guêpes bourdonnaient à l’entour ;quelques-unes venaient même se poser là, voraces, sur l’œil. Parmitous ceux qui regardaient, personne n’avait pensé à les chasser. Jetirai de ma poche un mouchoir et je le mis sur ce pauvre visagehorriblement défiguré. Personne ne m’en sut gré : j’avaisenlevé le plus beau du spectacle.

Je m’enfuis ; je retournai à Nice, pour en partir le jourmême.

J’avais avec moi à peu près quatre-vingt-deux mille francs.

Je pouvais tout imaginer, sauf que, dans la soirée de ce mêmejour, il dût m’arriver à moi aussi quelque chose de semblable.

Chapitre 7JE CHANGE DE TRAIN

Je pensais :

« Je rachèterai L’Épinette, et je me retirerai là,à la campagne, à faire le meunier. On se trouve mieux près de laterre, et dessous peut-être encore mieux.

« L’air de la campagne ferait certainement du bien à mafemme. Peut-être quelques arbres perdraient-ils leurs feuilles enla voyant ; les petits oiseaux se tairaient ; espéronsque la source ne tarirait pas. Et je resterais bibliothécaire, toutseulet, à Santa-Maria-Liberale. »

Ainsi pensais-je et cependant le train courait. Je ne pouvaisfermer les yeux sans que m’apparût aussitôt, avec une terribleprécision, le cadavre de ce jeune homme, là, dans l’allée, petit etallongé sous les grands arbres immobiles dans la matinée fraîche.Il me fallait me consoler comme cela, avec un autre cauchemar,moins sanglant, au moins matériellement : celui de mabelle-mère et de ma femme. Et je m’amusais à me représenter lascène de l’arrivée, après ces treize jours de disparitionmystérieuse.

J’étais certain (il me semblait les voir) qu’elles affecteraienttoutes deux, quand j’entrerais, la plus dédaigneuse indifférence. Àpeine un coup d’œil, comme pour dire :

– Tiens ! de nouveau ici ! Tu ne t’étais pascassé le cou ?

Silence chez elles, silence chez moi.

Même bientôt sans doute la veuve Pescatore commencerait àcracher de la bile, forte de la perte probable de mon emploi.

J’avais en effet emporté la clef de la bibliothèque ; à lanouvelle de ma disparition, on avait dû enfoncer la porte par ordrede la questure et, ne me trouvant pas là-dedans, mort, n’ayantd’autre part ni trace ni nouvelle de moi, ces messieurs du municipeavaient peut-être attendu mon retour trois, quatre, cinq jours, unesemaine ; puis ils avaient donné ma place à quelque autrepropre-à-rien.

Donc, que restais-je à faire là, assis ? Je m’étais jeté denouveau tout seul au milieu de la rue. Je n’avais qu’à y rester.Deux pauvres femmes ne pouvaient se charger d’entretenir unfainéant, un gibier de galère, qui s’enfuyait comme cela, qui saitpour quelles autres prouesses, etc.

Moi, pas un mot.

Peu à peu la bile de Marianne Dondi montait, grâce à mon silenceméprisant, montait, éclatait et moi encore là, pas unmot ?

Au bout d’un certain temps, je tirerais de la poche de monpaletot mon portefeuille et je me mettrais à compter sur la tablemes billets de mille : un, deux, trois, quatre…

On voit d’ici Marianne Dondi et aussi ma femme ouvrir toutgrands les yeux et la bouche.

Puis :

– Où les as-tu volés !

– … Soixante-dix-sept, soixante-dix-huit,soixante-dix-neuf, quatre-vingts, quatre-vingt-un ; cinqcents, six cents, sept cents ; dix, vingt, vingt-cinq ;quatre-vingt-un mille sept cent vingt-cinq francs et quarantecentimes en poche.

Tranquillement, je ramasserais les billets, je les remettraisdans le portefeuille et je me lèverais.

– Vous ne me voulez plus à la maison ? Eh bien !mille grâces ! Je m’en vais et je vous salue.

Je riais, en pensant tout cela.

Mes compagnons de voyage m’observaient et souriaient aussi, endessous.

Alors, pour prendre une attitude plus digne, je me mettais àpenser à mes créanciers, entre lesquels je devrais partager cesbillets de banque. Les cacher, je ne pouvais pas. Et puis, à quoime serviraient-ils, cachés ?

En jouir, certainement, ces chiens-là ne m’en laisseraient pasjouir. Pour se dédommager là, avec le moulin de l’Épinetteet les produits de la propriété, et l’Administration à payer (quimettait les bouchées doubles, comme le moulin sous ses deuxmeules), qui sait combien d’années encore il leur faudraitattendre ? À présent, peut-être, avec une offre au comptant,je m’en débarrasserais à bon marché. Et je faisais le compte.

Mais était-ce donc pour eux que j’avais gagné, à Monte-Carlo, àla fin du compte ? Quelle rage pour ces deux jours deperte ! J’aurais été riche de nouveau… Riche !

À présent, je poussais de gros soupirs, qui faisaient retournermes compagnons de voyage plus que le sourire de tout à l’heure.Mais moi, je ne trouvais pas de repos. Le soir tombait ; l’airparaissait de cendre et l’ennui du voyage était insupportable.

À la première station italienne j’achetai un journal, avecl’espérance qu’il m’aiderait à m’endormir. Je le déployai et, à lalumière de l’ampoule électrique, je me mis à lire. J’eus ainsi lasatisfaction de savoir que le château de Valançay, mis à l’encanpour la seconde fois, avait été adjugé au comte de Castellane pourla somme de deux millions trois cent mille francs. Le domaineattenant au château était de deux mille huit cents hectares :le plus vaste de France.

– À peu près comme l’Épinette…

Je lus que l’empereur d’Allemagne avait reçu, à Potsdam, à midi,l’ambassade marocaine, et que le secrétaire d’État, baron deRichthofen, avait assisté à la réception. La mission, présentéeensuite à l’impératrice, avait été retenue à déjeuner, et qui saittout ce qu’elle avait dévoré !

De leur côté, le tsar et la tsarine avaient reçu à Peterhof unemission thibétaine spéciale, qui avait présenté à Leurs Majestésles présents du grand Lama.

« Les présents du Lama ? me demandais-je en fermantles yeux, songeur. Qu’est-ce que ça peut bienêtre ? »

Des pavots ; c’est pourquoi je m’endormis. Mais des pavotsde peu de vertu ; je me réveillai, en effet, bientôt, à unchoc du train qui s’arrêtait à une autre station.

Je regardai ma montre : il était huit heures un quart. Dansune petite heure donc, je serais arrivé.

J’avais toujours le journal en main, et je le retournai pourchercher en seconde page quelque présent meilleur que ceux du Lama.Mes yeux tombèrent sur un

SUICIDE

comme cela, en lettres grasses.

Je pensai tout de suite que c’était peut-être celui deMonte-Carlo, et je me hâtai de lire. Mais je m’arrêtais, surpris, àla première ligne, imprimée en tout petits caractères :

On nous télégraphie de Miragno.

– Miragno ? Qui peut bien être suicidé dans monpays ? Je lus :

Hier, samedi 28, on a trouvé dans le bief d’un moulin uncadavre dans un état de putréfaction avancée…

Subitement un nuage passa devant mes yeux, je m’attendis àtrouver à la ligne suivante le nom de ma propriété et, commej’avais peine à lire, d’un seul œil, cette impression minuscule, jeme levai debout, pour être plus près de la lampe.

… avancée. Le moulin est situé dans une propriété ditel’Épinette, à environ deux kilomètres de notre ville. Les autoritésJudiciaires étant accourues sur les lieux avec d’autres personnes,le cadavre fut retiré du canal pour les constatations légales. Plustard il fut reconnu pour celui de notre…

Le cœur me remonta à la gorge et je regardai, hors de moi, mescompagnons de voyage qui dormaient tous.

Accourues sur les lieux… retiré du canal… fut reconnu pourcelui de notre bibliothécaire Mathias Pascal, disparu depuisquelques jours. Cause du suicide : embarrasfinanciers.

– Moi ?… Disparu… reconnu… MathiasPascal…

Je relus avec une mine féroce et le cœur en tumulte je ne saisplus combien de fois ces quelques lignes. Dans la première chaleur,toutes mes énergies vitales se soulevèrent violemment pourprotester : comme si cette nouvelle, si irritante dans sonimpassible laconisme, pouvait pour moi aussi être vraie. Mais, sielle ne l’était pas pour moi, elle l’était pour les autres ;depuis hier pesait sur moi, comme un odieux outrage, permanent,écrasant, intolérable. Je regardai de nouveau mes compagnons devoyage et, comme si eux aussi, là, sous mes yeux, avaient reposédans cette certitude, j’eus la tentation de secouer leurs attitudesincommodes et pénibles, de les secouer, de les éveiller, pour leurcrier que ce n’était pas vrai.

– Est-ce possible ?

Et je relus encore une fois l’ahurissante nouvelle.

Je ne pouvais rester en place. J’aurais voulu que le trains’arrêtât ; j’aurais voulu qu’il courût aux abîmes ;cette allure monotone, d’automate dur, sourd et pesant, me faisaitcroître la fièvre de minute en minute. J’ouvrais et je fermais lesmains continuellement, m’enfonçant les ongles dans lespaumes ; je déployais le journal ; je le repliais pourrelire la nouvelle que je savais déjà par cœur, mot par mot.

– Reconnu ! Mais comment peuvent-ils m’avoirreconnu ?… Dans un état de putréfaction avancée…pouah !

Je me vis pendant un instant, là, dans l’eau verdâtre du canal,pourri, gonflé, horrible, surnageant… Dans un frisson d’effroiinstinctif, je croisai les bras sur ma poitrine et, des mains, jeme palpai, je m’étreignis.

Moi, non ; moi, non !… Qui était-ce bien ?… Il meressemblait, à coup sûr… Peut-être portait-il la barbe commemoi ?… Était-il de même taille ?… Et ils m’ontreconnu ?… Disparu depuis plusieurs jours… Eh !oui ! Mais je voudrais savoir, je voudrais savoir qui s’esthâté ainsi de me reconnaître. Est-ce possible que ce malheureux-làme ressemblât autant ? Vêtu comme moi ? Tel quel ?Mais ç’a dû être elle, elle, Marianne Dondi, la veuvePescatore ? Oh ! elle m’a repêché tout de suite, elle m’areconnu tout de suite ! Cela ne lui aura pas paru vrai,figurez-vous ! C’est lui ! c’est lui ! mongendre ! ah ! pauvre Mathias ! Ah ! mon pauvreenfant ! Et elle se sera mise à pleurer peut-être ;elle se sera même agenouillée à côté du cadavre de ce malheureux,qui n’a pas pu lui allonger un coup de pied et lui crier :« Mais lève-toi donc de là : je ne te connaispas ! »

Je frémissais. Finalement, le train s’arrêta à une autrestation. J’ouvris la portière et me précipitai dehors, avec l’idéeconfuse de faire quelque chose, tout de suite : un télégrammed’urgence pour démentir cette nouvelle.

Le saut que je fis en sortant du wagon me sauva : commes’il m’avait fait tomber du cerveau cette stupide obsession,j’entrevis dans un éclair… mais oui ! ma libération, laliberté, une vie nouvelle !

J’avais sur moi quatre-vingt-deux mille lires, et je n’avaisplus à les donner à personne ! J’étais mort, j’étaismort : je n’avais plus de dettes, je n’avais plus de femme, jen’avais plus de belle-mère : personne ! Libre !Libre ! Libre ! Que cherchais-je de plus ?

En pensant à tout cela, je devais être resté dans une pose fortétrange, là, sur le banc de cette station ; j’avais laisséouverte la portière du wagon. Je me vis entouré de plusieurspersonnes, qui me criaient je ne sais quoi ; l’une, enfin, mesecoua en me criant plus fort :

– Le train repart !

– Mais laissez-le ! Laissez-le repartir, mon chermonsieur ! lui criai-je à mon tour. Je change de train.

Un doute m’avait maintenant assailli : cette nouvellen’avait-elle pas déjà été démentie ? N’avait-on pas déjàreconnu l’erreur, à Miragno ? Les parents du vrai mortn’avaient-ils pas fait leur apparition pour corriger la fausseidentification.

Avant de me réjouir ainsi, il me fallait bien m’assurer, avoirdes détails précis. Mais comment me les procurer ?

Je cherchai le journal dans mes poches. Je l’avais laissé dansle train. Je me retournai pour regarder la voie déserte, qui sedéroulait avec des places brillantes dans la nuit silencieuse, etje me sentis comme égaré dans le vide, dans cette misérable petitegare de passage. Un doute plus fort m’assaillit alors :peut-être que j’avais rêvé ?

Mais non !

On nous télégraphie de Miragno. Hier samedi 28…

Voilà ; je pouvais réciter par cœur, mot pour mot, letélégramme. Il n’y avait pas de doute ! Pourtant, oui, c’étaittrop peu : cela ne pouvait me suffire.

Je regardai la gare ; je lus le nom :Alenga.

Trouverais-je dans ce pays d’autres journaux ? Il me revintque c’était dimanche. À Miragno, donc, ce matin, avait paru LeFeuillet, l’unique journal qui s’y imprimât. À tout prix, ilme fallait m’en procurer un exemplaire. Là, je trouverais tous lesrenseignements détaillés dont j’avais besoin. Mais comment espérertrouver à Alenga Le Feuillet ? Eh bien ! jetélégraphierais sous un faux nom à la rédaction du journal. Jeconnaissais le directeur, Miro Colzi, « l’Alouette »,comme tout le monde l’appelait à Miragno, depuis que, tout jeunehomme, il avait publié sous ce joli titre son premier et derniervolume de vers.

Mais pour « l’Alouette », n’allait-ce pas être unévénement que cette demande d’exemplaires de son journal àAlenga ? Certes, la nouvelle la plus intéressante de cettesemaine, le morceau de résistance de ce numéro, devait être monsuicide. N’allais-je pas m’exposer, avec ma requête insolite, aurisque de faire naître en lui quelque soupçon ?

« Mais quoi ! pensai-je ensuite. Il ne peut venir àl’esprit de « l’Alouette » que je ne me sois pas noyépour de bon. Il cherchera la raison de la demande dans quelqueautre morceau à effet de son numéro d’aujourd’hui. Depuis longtempsil combat vaillamment contre la municipalité pour l’adduction deseaux et l’installation du gaz. Il croira plutôt que c’est pour lacampagne qu’il mène à ce sujet. »

J’entrai dans la gare.

Par une chance, le conducteur de l’unique voiture, celle de laPoste, était encore là à bavarder avec les employés : le bourgétait à environ trois quarts d’heure de voiture de la gare et laroute était toute en côte.

Je montai dans cette carriole toute décrépite et disloquée sanslanternes, et fouette cocher, dans la nuit.

J’avais à penser à bien des choses. Pourtant, de temps en temps,la violente impression reçue à la lecture de cette nouvelle qui meconcernait de si près, se réveillait en moi dans cette solitudenoire et inconnue, et je me sentais alors, pendant un instant, dansle vide, comme tout à l’heure à la vue de la voie déserte ; jeme sentais peureusement dégagé de la vie, survivant à moi-même,perdu, dans l’attente de vivre au-delà de la mort, sans entrevoirencore de quelle façon.

Je demandai, pour me distraire, au voiturier, s’il y avait àAlenga une agence de journaux.

– Comment dites-vous ? Non, monsieur !

– On ne vend pas de journaux à Alenga ?

– Ah ! si, monsieur, on en vend chez le pharmacien,Grottanelli.

– Il y a un hôtel ?

– Il y a l’auberge du Petit Moulin.

Il était descendu du siège pour alléger un peu la vieille rossequi soufflait, les naseaux à terre. Je le distinguais à peine. À uncertain moment, il alluma sa pipe et je le vis, alors, comme dansdes éclairs, et je pensai :

« S’il savait qui il porte… »

Mais je me rétorquai tout de suite la question :

« Qui il porte ? Je ne le sais même plus, moi. Quisuis-je maintenant ? Il faut que j’y pense. Un nom, au moins,il faut que je me donne un nom tout de suite, pour signer letélégramme et ne pas me trouver ensuite embarrassé si, à l’auberge,on me le demande. Il me suffira de penser simplement au nom pour lemoment. Voyons un peu ! Comment est-ce que jem’appelle ? »

Je n’aurais jamais supposé que le choix d’un nom et d’un prénomdût me coûter tant de peine et me tourmenter si fort. C’étaitpeut-être la secousse reçue et la préoccupation qui m’avaient rendule cerveau si aride. Le nom de famille, surtout ! J’accouplaisdes syllabes, comme cela, sans penser, et il venait de certainsnoms, comme : Strozzani, Parbetta, Martoni, Bartusi,qui m’irritaient encore davantage les nerfs. Je n’y trouvais aucunepropriété, aucun sens. Comme si, au fond, les noms devaient enavoir… Eh ! voyons, n’importe lequel… Martoni, parexemple. Pourquoi pas ? Charles Martoni… Ah ! voilà quiest fait ! Mais peu après, je haussais les épaules :Oui ! Charles Martel… Et l’obsession recommençait.

J’arrivai au pays sans en avoir arrêté aucun. Heureusement, là,chez le pharmacien, qui était en même temps receveur des postes etdu télégraphe, droguiste, papetier, marchand de journaux, et idiotpar-dessus le marché, il n’y en eut pas besoin. J’achetai unexemplaire des quelques journaux qu’il recevait ; journaux deGênes : le Caffaro et le XIXeSiècle. Je lui demandai ensuite si je pouvais avoir LeFeuillet de Miragno.

Il avait une face de chouette, ce Grottanelli, avec une paired’yeux tout ronds, comme en verre, sur lesquels il abaissait detemps en temps, comme avec peine, des paupièrescartilagineuses ; il avait un nez crochu qui lui arrivaitjusque sur le menton, et il était boiteux d’un pied.

– Le Feuillet ? Connais pas.

– C’est un petit journal de province, hebdomadaire, luiexpliquai-je. Je voudrais l’avoir. Le numéro d’aujourd’hui,naturellement.

– Connais pas ! répéta-t-il.

– Eh ! très bien. Mais je vais vous payer les fraisd’un mandat télégraphique à la rédaction. Je voudrais en avoir dix,vingt numéros, demain ou au plus vite. Est-ce possible ?

Il ne répondait pas : les yeux fixes, sans regard. Ilrépétait : « Le Feuillet ?… Connaispas. » À la fin, il se décida à faire le mandat télégraphiquesous ma dictée, indiquant pour la réponse sa pharmacie.

Et le jour suivant, après une nuit d’insomnie, bouleversée parun afflux tempétueux de pensées, là, dans l’auberge du PetitMoulin, je reçus quinze numéros du Feuillet.

Dans les deux journaux de Gênes que, à peine resté seul, jem’étais empressé de lire, je n’avais pas trouvé un mot surl’affaire. Les mains me tremblaient en dépliant LeFeuillet. En première page, rien. Je cherchai dans les deux dumilieu, et tout de suite me sauta aux yeux un signe de deuil enhaut de la troisième page, et dessous, en grosses lettres, mon nom,comme cela :

MATHIAS PASCAL

On n’avait point de nouvelles de lui depuis quelques jours,jours d’effroyable consternation et d’inénarrable angoisse pour safamille désolée. Cette consternation et cette angoisse furentpartagées par la meilleure partie de nos concitoyens. On l’aimaitet on l’estimait pour la bonté de son âme, pour son caractèrejovial et pour sa modestie naturelle, qui lui avaient permis desupporter sans avilissement et avec résignation les destinscontraires.

Après le premier jour de son inexplicable absence, safamille, tout émue se rendit à la bibliothèque Boccamazza, où cetemployé plein de zèle restait presque tout le jour à enrichir parde savantes lectures sa vive intelligence. On trouva la porteclose. Aussitôt, devant cette porte close, surgit, noir ettremblant, le soupçon, soupçon bientôt chassé par l’espérance quidura plusieurs jours, puis s’affaiblit pourtant peu à peu. Mathiass’était éloigné du pays pour quelque raison secrète.

Mais, hélas, il fallait que la vérité fûtcelle-là !

La mort récente d’une mère adorée et en même temps d’unefillette unique, après la perte des biens paternels, avaitprofondément bouleversé l’âme de notre pauvre ami. Tant il y a que,trois mois environ auparavant, déjà une première fois, à la faveurde la nuit, il avait été tenté de mettre fin à ses misérablesjours, là dans ce même bief du moulin, qui lui rappelait lessplendeurs passées de sa maison et le temps de sonbonheur.

… Il n’est douleur plus grande

Que de se souvenir de la félicité

Dans les temps de misère.

C’est ce que nous racontait, les larmes aux yeux etsanglotant devant le cadavre ruisselant et décomposé, un vieuxmeunier, fidèle et dévoué à la famille de ses anciens maîtres. Lanuit était tombée, lugubre : une lanterne rouge avait étédéposée là, par terre, près du cadavre, veillé par deux carabiniersroyaux, et le vieux Philippe Brina (nous le signalons àl’admiration des gens de bien) parlait et pleurait avec nous. Ilavait réussi dans cette triste nuit à empêcher que le malheureuxmît son projet désespéré à exécution : mais Philippe Brina nese trouva pas là une seconde fois, prêt à le retenir. Et MathiasPascal séjourna peut-être toute une nuit et la moitié du jour dansle bief du moulin.

Nous ne tenterons même pas de décrire la scène poignante quis’ensuivit sur le lieu même, quand, avant-hier, vers le soir, laveuve inconsolable se trouva en présence de la misérable dépouilleméconnaissable de son cher compagnon, qui était allé rejoindre sapetite fille.

Tout le pays a pris part à son deuil et accompagna lecadavre à sa dernière demeure, où quelques paroles d’adieu ému luifurent adressées par notre assesseur communal, le cherPomino.

Nous envoyons à la pauvre famille plongée dans un si granddeuil, au frère du défunt, Robert, éloigné de Miragno, noscondoléances les plus sincères. Le cœur déchiré, nous disons pourla dernière fois à notre bon Mathias : Adieu, bien cher ami,adieu !

M. C.

Même sans ces deux initiales, j’aurais reconnu« l’Alouette » pour l’auteur de la nécrologie.

Mais je dois confesser que la vue de mon nom imprimé là, souscette raie noire, loin de me réjouir, m’accéléra tellement lesbattements du cœur qu’après quelques lignes je fus obligéd’interrompre la lecture. L’« effroyable consternation etl’inénarrable angoisse » de ma famille ne me firent pas rire,ni l’amour et l’estime de mes concitoyens, ni mon zèle pour monemploi. Le souvenir de cette triste nuit à l’Épinette, après lamort de ma mère et de ma petite, qui avait été comme la preuve laplus forte de mon suicide, me surprit d’abord, comme uneparticipation imprévue du hasard, puis me causa du remords et de lahonte.

Eh ! non ! je ne m’étais pas tué pour la mort de mamère et de ma petite fille, bien que, peut-être, cette nuit-là,j’en eusse eu l’idée ! Je m’étais enfui, c’est vrai, endésespéré ; mais voilà que maintenant je revenais d’une maisonde jeu, où la Fortune m’avait souri et continuait à me sourire dela manière la plus étrange. Un autre s’était tué à ma place, unétranger certainement, à qui je volais les pleurs de ses parentslointains et de ses amis, à qui j’imposais l’éloge funèbre dupommadé chevalier Pomino !

Telle fut ma première impression à la lecture de ma nécrologiesur Le Feuillet.

Ensuite je pensai que ce pauvre homme était mort, non pas pourl’amour de moi, et qu’en me montrant vivant, je ne pourrais lefaire revivre. Je pensai qu’en profitant de sa mort, non seulementje ne frustrais nullement ses parents, mais même je leur rendaisservice. Pour eux, en effet, ce mort, ce n’était pas lui, mais moi,et ils pouvaient le croire disparu et espérer encore, espérer levoir reparaître un jour ou l’autre.

Restaient ma femme et ma belle-mère. Devais-je vraiment croire àleur chagrin, à toute cette « inénarrable angoisse » dufunèbre morceau à effet de « l’Alouette » ?Il suffisait, parbleu ! d’ouvrir l’œil à ce pauvre mort pours’apercevoir que ce n’était pas moi. Une épouse, à moins de lefaire exprès, ne peut ainsi confondre un étranger avec son propremari.

Elles s’étaient empressées de me reconnaître dans ce mort !La veuve Pescatore espérait maintenant que Malagna, ému etpeut-être non sans remords pour ce suicide barbare, viendrait enaide à la pauvre veuve, sa nièce ? Eh bien ! s’ilsétaient contents, je l’étais plus encore !

« Mort ? Noyé ? Une croix et qu’on n’en parleplus ! »

Je me levai, m’étirai et poussai un long soupir desoulagement.

Chapitre 8ADRIEN MEIS

Aussitôt je me mis à faire de moi un autre homme. Je n’avais quepeu ou point à me louer de cet infortuné qu’ils avaient voulu àtoute force faire finir misérablement dans le bief d’un moulin.Après toutes les sottises qu’il avait commises, il ne méritaitpeut-être pas un sort meilleur. À présent, j’aurais aimé que, nonseulement extérieurement, mais au plus intime de l’être, il nerestât plus en moi aucune trace de lui.

J’étais seul désormais, et je n’aurais pu être plus seul sur laterre, délivré dans le présent de tout lien, absolument maître demoi, soulagé du fardeau de mon passé et avec devant moi un avenirque je pourrais façonner à ma guise.

Le sentiment que mes vicissitudes passées m’avaient donné de lavie ne devait plus avoir pour moi désormais de raison d’être. Jedevais me faire une nouvelle conception de l’existence, sans lemoins du monde m’embarrasser de la désastreuse expérience de feuMathias Pascal.

« Avant tout, me disais-je, j’aurai soin de maliberté ; je la mènerai promener par des routes planes ettoujours nouvelles, et jamais je ne lui ferai porter aucun vêtementalourdissant. Je fermerai les yeux et je passerai vite dès que lespectacle de la vie se présentera quelque part sous une formedésagréable. Je ferai en sorte de fréquenter de préférence leschoses qu’on a coutume d’appeler inanimées, et j’irai à larecherche des belles vues, de sites pittoresques et d’endroitstranquilles. Je me donnerai peu à peu une nouvelle éducation ;je me transformerai avec un zèle patient et affectueux, de façon àpouvoir dire, à la fin, que je n’ai pas seulement vécu deux vies,mais que j’ai été deux hommes. »

Déjà, à Alenga, avant de partir, j’étais entré chez un barbierpour me faire raccourcir la barbe ; j’aurais voulu me la faireenlever tout à fait, en même temps que les moustaches, mais lacrainte de faire naître quelque soupçon dans ce petit pays m’avaitretenu.

Le barbier était encore tailleur ; un vieux, les reinscomme ankylosés par la longue habitude de se tenir courbé, et ilportait ses lunettes sur le bout de son nez. Il devait êtretailleur plus que barbier. Il tomba comme un fléau de Dieu surcette barbasse qui ne m’appartenait plus, armé de certainescisailles de maître tondeur de laine, qui avaient besoin d’êtresoutenues à la pointe avec l’autre main. Je ne me risquai même pasà souffler : je fermai les yeux, et je ne les rouvris quequand je me sentis secouer tout doucement.

Le brave homme, tout en sueur, me tendait un petit miroir pourque je pusse lui dire s’il avait bien opéré.

J’entrevis, d’après cette première exécution, quel monstreallait bientôt naître de la nécessaire altération du signalement deMathias Pascal. Encore une raison de le haïr ! Le mentonridiculement petit, pointu et rentré, que Mathias avait cachépendant tant d’années sous cette large barbe, me parut unetrahison. À présent, il me faudrait la porter découverte, cettepetite chose absurde ! Et quel nez il m’avait laissé enhéritage ! Et cet œil !

« Ah ! celui-là, pensai-je, toujours en extase d’uncôté, restera toujours sien dans ma nouvelle face ! Je nepourrai faire autre chose que de le cacher le mieux possiblederrière une paire de lunettes à verres de couleur, qui vontjoliment contribuer à me rendre l’aspect plus aimable. Je melaisserai pousser les cheveux, et avec ce beau front spacieux, avecmes lunettes et tout rasé, j’aurai l’air d’un philosopheallemand. »

Il n’y avait rien à y faire : je devais être philosophe parforce, avec ce bel aspect. Eh bien ! patience : j’allaism’armer d’une philosophie discrète et souriante pour passer aumilieu de cette pauvre humanité, qui aurait bien de la peine,malgré mes bonnes intentions, à ne pas me paraître un peu ridiculeet mesquine.

Quant au nom, il me fut pour ainsi dire offert dans le train quim’emmenait d’Alenga à Turin.

Je voyageais avec deux messieurs qui discutaient avec animationd’iconographie chrétienne, où ils faisaient tous deux preuve d’unegrande érudition.

L’un, le plus jeune, à la face pâle, envahie par une barbe noirerude et touffue, semblait éprouver une grande satisfaction àsoutenir son opinion.

L’autre, un petit vieux très maigre, tranquille dans sa pâleurascétique, mais pourtant avec un pli aux angles de la bouche, quitraduisait une ironie subtile, soutenait qu’il n’y avait pas à sefier aux anciens témoignages.

Un moment, ils vinrent à parler de Véronique et de deux statuesde la ville de Panéade.

– Mais oui ! éclata le jeune homme barbu, il n’y aplus de doute aujourd’hui ! Ces deux statues représententl’empereur !

Le petit vieux continuait à soutenir pacifiquement l’opinioncontraire. L’autre, inébranlable, en me regardant, s’obstinait àrépéter :

– Hadrien !

– Beronikè en grec. Puis deBéronikè : Vérénique… ou bien Veronicavera icon, déformation très probable, car la Béronikèdes Actes de Pilate…

– Hadrien ! Hadrien avec la ville agenouillée à sespieds.

Il répéta ainsi Hadrien ! je ne sais plus combien de fois,les yeux tournés vers moi.

Quand ils descendirent tous deux à une station et me laissèrentseul dans le compartiment, je me penchai à la portière pour lessuivre des yeux : ils discutaient encore en s’éloignant. À uncertain moment pourtant, le petit vieux perdit patience et prit sacourse.

– Qui le dit ? lui demanda très fort le jeune hommeavec un air de défi.

L’autre se retourna pour lui crier :

– Joseph de Meis !

Il me sembla que lui aussi me criait ce nom, à moi qui en étaisencore à répéter machinalement : « Hadrien… » Jerejetai tout de suite ce de et je gardai leMeis.

– Adrien Meis ! Oui… Adrien Meis ; cela sonnebien…

Il me sembla aussi que ce nom s’adaptait à ma face rasée, avecdes lunettes et des cheveux longs.

– Adrien Meis. Parfaitement. Ils m’ontbaptisé.

Tout souvenir de ma vie antérieure retranché net, l’espritarrêté à la résolution de recommencer une nouvelle vie, j’étaisenvahi et soulevé comme par une allégresse enfantine ; je mesentais la conscience comme redevenue vierge et transparente, etl’esprit alerte et prêt à tirer profit de tout pour la constructionde mon nouveau moi. Cependant dans mon âme régnait un tumulte dejoie à cette liberté nouvelle. Je n’avais jamais vu ainsi leshommes et les choses ; l’air entre eux et moi avait été tout àcoup balayé de ses nuages, et les nouvelles relations qui devaients’établir entre nous se présentaient très faciles. J’allais avoirbien peu désormais à leur demander pour ma satisfaction intime.

Je souriais. J’avais envie de sourire ainsi de tout et à toutechose : aux arbres de la campagne, par exemple, qui couraientau-devant de nous avec d’étranges attitudes dans leur fuiteillusoire ; aux villas éparses çà et là, où je me plaisais àimaginer des propriétaires aux joues gonflées d’injures contre lebrouillard ennemi des oliviers, ou les bras levés et les poingsfermés contre le ciel, qui ne voulait pas envoyer de l’eau ;et je souriais aux petits oiseaux, qui se débandaient épouvantésdevant cette chose noire qui courait par la campagne avec fracas, àl’ondoiement des fils télégraphiques, par lesquels passaientcertaines nouvelles aux journaux, comme celle de Miragno au sujetde mon suicide dans le moulin de l’Épinette ; aux pauvresfemmes des cantonniers, qui présentaient le drapeau enroulé, avecle chapeau de leur mari sur la tête.

Seulement, à un certain moment, mon regard tomba sur l’alliancequi m’entourait encore l’annulaire de la main droite. J’en reçusune violente secousse ; je clignai les yeux et m’étreignis lamain avec l’autre main, essayant de m’arracher ce petit cercled’or, comme cela, à la dérobée pour ne plus le voir. Je pensaiqu’il s’ouvrait et qu’à l’intérieur y étaient gravés deuxnoms : Mathias – Romilda et la date dumariage. Que devais-je en faire ?

J’ouvris les yeux et restai un instant, les sourcils froncés, àle contempler dans la paume de ma main.

Tout, autour de moi, était redevenu sombre.

C’était, là encore, un reste de chaîne qui me liait aupassé ! Petit anneau, léger par lui-même et pourtant silourd ! Mais la chaîne était déjà brisée ; donc, audiable ce dernier anneau !

J’allais le jeter par la fenêtre, mais je me retins. Favoriséaussi exceptionnellement par le hasard, je ne pouvais plus me fierà lui ; je devais désormais croire tout possible, jusqu’àceci : qu’un anneau jeté en pleine campagne, trouvé parrencontre par un paysan, passant de main en main, avec ces deuxnoms gravés à l’intérieur et la date, ferait découvrir la vérité,c’est-à-dire que le noyé de l’Épinette n’était pas lebibliothécaire : Mathias Pascal.

« Non, non, pensai-je ; dans un lieu plus sûr… maisoù ? »

À ce moment, le train s’arrêta à une autre station… Je regardai,et tout à coup me vint une idée, que j’éprouvai une certainerépugnance à réaliser. Je dis cela pour me servir d’excuse auprèsde ceux qui aiment le beau geste. D’un côté étaitécrit« Hommes » et de l’autre« Dames ». C’estlà que tomba le gage de ma foi.

Ensuite, je me mis à penser à Adrien Meis et à lui imaginer unpassé, à me demander qui fut mon père, où j’étais né, etc., cela enm’efforçant de voir et de fixer tout, dans les plus petitsdétails.

J’étais fils unique : là-dessus, pas de discussionpossible, à ce qu’il me semblait.

Né… ? Il serait prudent de ne préciser aucun lieu denaissance. Comment faire ? On ne peut naître sur un nuage,avec la lune comme sage-femme, bien qu’à la bibliothèque j’aie luque les Anciens, parmi tant d’autres métiers, lui faisaient exerceraussi celui-là sous le nom de Lucine.

Sur un nuage, non ; mais sur un paquebot, oui, par exemple,on peut y naître. Voilà ! parfait ? né en voyage. Mesparents voyageaient en Amérique. Pourquoi pas ? On y vatant !… Lui aussi, Mathias Pascal, le pauvret, voulait yaller. Et alors, ces quatre-vingt-deux mille lires, nous disons quemon père les a gagnées là-bas, en Amérique ? Mais quoi ?Avec quatre-vingt-deux mille lires en poche, il aurait attendud’abord que sa femme mît son enfant au monde, commodément sur laterre ferme. Et puis, sottises ! Quatre-vingt-deux millelires, un émigré ne les gagne plus si facilement en Amérique. Monpère… À propos, comment s’appelait-il ? Paul, oui, Paul Meis.Paul Meis s’était fait des illusions comme tant d’autres. Il avaitpeiné trois ou quatre ans ; puis, découragé, il avait écrit deBuenos-Aires une lettre au grand-père.

Ah ! un grand-père, je tenais absolument à l’avoir connu,un bon petit vieux, par exemple comme celui qui venait de descendredu train, passionné pour l’iconographie chrétienne.

Mystérieux caprices de l’imagination ! Par quelinexplicable besoin et d’où me venait la fantaisie d’imaginer à cemoment mon père, ce Paul Meis, comme un mauvais garnement ? Ehbien ! oui, il avait donné bien du tourment augrand-père : il s’était marié contre sa volonté et s’étaitsauvé en Amérique.

Mais pourquoi être né justement en voyage ? N’aurait-il pasmieux valu naître tout de suite en Amérique, dans l’Argentine,quelques mois avant le retour au pays de mes parents ? Maisoui ! Même le grand-père s’était attendri sur son petit-filsinnocent ; c’est pour moi, uniquement pour moi qu’il avaitpardonné à son fils. Ainsi, tout petit, j’avais traversé l’océan,et peut-être en troisième classe, et pendant le voyage j’avaisattrapé une bronchite et c’est par miracle que je n’étais pas mort.Très bien ! Mon grand-père me le disait toujours. Pourtant jene devrais pas regretter, comme on fait communément, de ne pas êtremort, alors, à quelques mois. Non : parce qu’au fond, quellespeines avais-je souffertes, moi, dans ma vie ? Une seule, pourdire la vérité : celle de la mort de mon grand-père, chez quij’avais grandi. Mon père, Paul Meis, mauvais sujet et impatient dujoug, s’était enfui de nouveau en Amérique, après quelques mois,abandonnant sa femme et moi avec le grand-père ; et là-bas ilétait mort de la fièvre jaune. À trois ans, j’étais resté orphelinaussi de mère, et sans aucun souvenir par conséquent de mesparents, avec ces quelques rares renseignements sur eux. Mais il yavait plus ! Je ne savais même pas avec précision mon lieu denaissance. Dans l’Argentine, très bien ! mais où ? Mongrand-père l’ignorait parce que mon père ne le lui avait jamais ditou parce qu’il l’avait oublié, et moi je ne pouvais certainementpas me le rappeler.

En résumé :

a) Fils unique de Paul Meis ; b) né en Amérique, dansl’Argentine, sans autre désignation ; c) venu en Italie àquelques mois (bronchite) ; d) sans souvenir nirenseignements, à peu de chose près, sur mes parents ; e)grandi chez mon grand-père.

Où ? Un peu partout. D’abord à Nice. Souvenirsconfus : place Masséna, promenade des Anglais, avenue de laGare… Puis à Turin.

J’y allais à présent et me proposais bien des choses : jeme proposais de choisir une rue et une maison, où mon grand-pèrem’avait laissé jusqu’à l’âge de dix ans, confié aux soins d’unefamille que j’imaginerais là, sur les lieux, pour qu’elle eût,comme on dit maintenant, plus de couleur locale ; je meproposais de vivre, ou mieux de suivre par l’imagination, là, surla réalité, la vie d’Adrien Meis, petit enfant.

*

* *

Cette construction fantaisiste d’une vie non réellement vécue meprocura une joie étrange non exempte d’une certaine mélancolie,dans les premiers temps de mon vagabondage. Je m’en fis uneoccupation. Je vivais non seulement dans le présent, mais encoredans mon passé, c’est-à-dire pour les années qu’Adrien Meis n’avaitpas vécues.

Je suivais par les rues et dans les jardins les gamins de cinq àdix ans, et j’étudiais leurs mouvements, leurs jeux, et jerecueillais leurs expressions, pour en composer l’enfance d’AdrienMeis. J’y réussis si bien qu’elle prit à la fin dans mon esprit uneconsistance presque réelle.

Je ne voulus pas imaginer une nouvelle maman. J’aurais cruprofaner la mémoire vive et douloureuse de ma vraie maman. Mais ungrand-père, si, le grand-père de mes premières imaginations, jevoulus me le créer.

Oh ! de combien de vrais grands-pères, de combien de petitsvieux suivis et étudiés un peu à Turin, un peu à Milan, un peu àVenise, un peu à Florence, se composa mon grand-père ! Jeprenais à l’un sa tabatière, à l’autre sa canne, à un troisième seslunettes et sa barbe en collier, à un quatrième sa façon de marcheret de se moucher, à un cinquième sa façon de parler et derire ; et il en résulta un fin petit vieillard, un peuvif : amant des arts, un homme sans préjugés, qui ne voulutpas me faire suivre un cours d’études régulier, aimant mieuxm’instruire, lui, de sa vive conversation, et me conduisant aveclui, de ville en ville, par les musées et les galeries.

En visitant Milan, Padoue, Venise, Ravenne, Florence, Pérouse,je l’eus sans cesse avec moi, comme une ombre, ce petit grand-pèreimaginaire, qui plus d’une fois, me parla même par la bouche d’unvieux cicérone.

Mais je voulais vivre aussi pour moi, dans le présent. De tempsen temps me revenait l’idée de ma liberté sans limites, unique, etj’éprouvais une félicité subite, si forte qu’elle me causait commeune espèce d’égarement, et cette félicité me suivait partout.Ah ! je me rappelle un coucher de soleil, à Turin, dans lespremiers mois de ma nouvelle vie, sur le Lungopo, près du pont quiarrête pour une pêcherie l’élan de ses eaux toutes frémissantes decolère : l’air était d’une transparence merveilleuse, toutesles choses dans l’ombre paraissaient émaillées dans cettelimpidité, et moi, en regardant, je me sentis si heureux que j’euspresque peur de devenir fou.

J’avais déjà effectué ma transformation extérieure : toutrasé, avec une paire de lunettes bleu clair et les cheveux longs,artistement négligés, je semblais vraiment un autre ! Jem’arrêtais parfois à converser avec moi-même devant un miroir et jeme mettais à rire.

« Adrien Meis ! Heureux homme ! C’est dommagequ’il te faille être ainsi accommodé… Mais, bah ! quet’importe ! Tout va bien ! Si ce n’était cet œil del’autre, de cet imbécile, tu ne serais pas si laid, aprèstout, dans l’étrangeté un peu effrontée de ta figure. Tu fais unpeu rire les femmes, voilà. Mais au fond, ce n’est pas ta faute, àtoi. Si cet autre n’avait pas porté les cheveux si courts !Mais patience ! Quand les femmes rient… ris toi aussi :c’est ce que tu as de mieux à faire… »

Je vivais, d’ailleurs, avec moi et de moi presque exclusivement.J’échangeais à peine quelques paroles avec les hôteliers, lesgarçons, mes voisins de table, mais jamais avec le désir d’engagerla conversation. Et même à la répugnance que j’en éprouvais, jereconnus que je n’avais nullement le goût du mensonge. Du reste,les autres non plus ne montraient guère d’envie de causer avecmoi : peut-être à cause de mon aspect, ils me prenaient pourun étranger. Je me rappelle qu’en visitant Venise il n’y eut pasmoyen d’enlever de la tête à un vieux gondolier que j’étaisAllemand, Autrichien. Sans doute, j’étais né dans l’Argentine, maisde parents italiens. Ma vraie « extraéité », si on peutdire, était bien autre, et j’étais seul à la savoir : c’estque je n’étais plus rien du tout ; aucun état civil ne meportait sur ses registres, sauf celui de Miragno, mais comme mort,avec l’autre nom.

Je ne m’en affligeais pas ; toutefois passer pourAutrichien, non, cela ne me plaisait guère ! Je n’avais jamaiseu l’occasion de fixer mon esprit sur le mot « patrie ».J’avais bien autre chose à penser autrefois ! Maintenant, dansle loisir, je commençais à prendre l’habitude de réfléchir sur biendes choses auxquelles je ne me serais jamais cru capable dem’intéresser le moins du monde. Pour me soustraire aux réflexionsfastidieuses et inutiles, je me mettais quelquefois à remplir desfeuilles de papier entières de ma nouvelle signature, m’essayant àprendre une autre écriture, tenant la plume autrement que je latenais autrefois. Mais au bout d’un certain temps je déchirais lepapier et je jetais la plume. Je pouvais fort bien êtreillettré ! À qui avais-je à écrire ? Je ne recevais et nepouvais plus recevoir de lettres de personne.

Cette pensée me replongeait dans le passé. Je medemandais : « Romilda est-elle encore vêtue denoir ? Peut-être que oui ; pour le monde. Que peut-ellefaire ? »

Et je me représentais aussi la veuve Pescatore, en train delancer des imprécations contre ma mémoire.

« Aucune des deux, pensais-je, ne sera allée seulement unefois visiter, au cimetière, ce pauvre homme, qui pourtant est mortd’une façon si atroce. Qui sait où ils m’ont enseveli ?Peut-être la tante Scholastique n’aura pas voulu faire pour moi ladépense qu’elle fit pour ma mère ; Robert, encore moins. Jeserai couché comme un chien, dans le champ des pauvres… Bah !bah ! n’y pensons pas ! J’en suis fâché pour ce pauvrehomme, qui avait peut-être des parents plus humains que les miens.Mais, du reste, à lui aussi maintenant, que lui importe ? Ils’est enlevé la peine de penser ! »

Je continuai encore quelque temps à voyager. Je voulus pousserplus loin, hors d’Italie ; je visitai les belles contrées duRhin, jusqu’à Cologne, en suivant le fleuve, à bord d’unvapeur ; je m’arrêtai dans les villes principales : àMannheim, à Worms, à Mayence, à Bingen, à Coblenz. J’aurais voulualler plus loin que Cologne, plus loin que l’Allemagne, au moins enNorvège ; mais ensuite, je pensai que je devais imposer uncertain frein à ma liberté. L’argent que j’avais sur moi devait meservir pour toute la vie, et il n’y en avait pas beaucoup. Jepourrais vivre encore une trentaine d’années, et ainsi, hors detoute loi, sans aucun document entre les mains qui prouvât nefût-ce que mon existence réelle, j’étais dans l’impossibilité de meprocurer aucun emploi ; si donc, je ne voulais pas me mettreen mauvaise posture, il me fallait me réduire à vivre de peu. Toutcompte fait, je ne devrais pas dépenser plus de deux cents francspar mois ; c’est peu. Mais j’avais déjà vécu deux ans avecmoins encore, et pas seul. Je m’en accommoderais donc.

Dans le fond, j’étais déjà un peu fatigué de ce vagabondagesolitaire et muet. Instinctivement, je commençais à sentir lebesoin d’un peu de compagnie. Je m’en aperçus une triste journée denovembre, à Milan, peu après mon petit tour en Allemagne.

Il faisait froid et la pluie menaçait de tomber avec le soir.Sous un bec de gaz, j’aperçus un vieux marchand d’allumettes ;sa boîte, qu’il tenait devant lui, suspendue à son cou par unebretelle, l’empêchait de se bien envelopper dans un petit manteauen loques qu’il avait sur les épaules. De ses poings pressés contreson menton pendait une ficelle jusqu’à ses pieds. Je me penchaipour regarder et je découvris entre ses souliers déchirés un petitchien minuscule de quelques jours, qui tremblait de tout son corpset gémissait continuellement, en se rencognant. Pauvre bête !Je demandai au vieux s’il la vendait. Il me répondit que oui et quemême il ne me la vendrait pas cher, bien qu’elle valûtbeaucoup : oh ! elle deviendrait un très beauchien !

– Vingt-cinq lires…

La pauvre bête continua à trembler, sans nullements’enorgueillir de cette estimation : elle savait à coup sûrque son maître avait estimé à ce prix, non pas ses futurs mérites,mais l’imbécillité qu’il avait cru lire sur ma figure.

Moi, cependant, j’avais eu le temps de réfléchir qu’en achetantce chien je me ferais sans doute un ami fidèle et discret, qui,pour m’aider et m’apprécier, ne me demanderait jamais qui j’étaisvéritablement, d’où je venais, et si mes papiers étaient enrègle ; mais qu’il me faudrait aussi me mettre à payer unetaxe, moi qui n’en payais plus ! Cela me parut comme unepremière compromission de ma liberté.

– Vingt-cinq francs ? Je te salue ! dis-je auvieux marchand d’allumettes.

J’enfonçai mon grand chapeau sur mes yeux et, sous la pluie fineque le ciel commençait à verser, je m’éloignai en considérantpourtant, pour la première fois, que c’était sans doute bien beauune liberté aussi étendue, mais que cette liberté était aussi untantinet tyrannique, si elle ne me permettait même pas de m’acheterun petit chien.

Chapitre 9UN PEU DE BRUME

Du premier hiver, je ne m’en étais quasi point aperçu, parmi lesdistractions des voyages et dans l’ivresse de ma nouvelle liberté.Le second hiver me surprenait à présent déjà un peu las, comme j’aidit, de mon vagabondage et décidé à m’imposer un frein. Et jem’apercevais qu’il y avait de la brume et qu’il faisait froid.

« Tu voudrais peut-être, me gourmandais-je, que le ciel fûttoujours serein pour que tu pusses jouir sans nuages de taliberté ? »

Je m’étais assez amusé, en courant de-ci de-là : AdrienWeis avait eu, cette année-là, sa jeunesse étourdie ; àprésent, il fallait qu’il devînt un homme, se recueillît enlui-même, se formât un genre de vie calme et modeste.

Je me mis à chercher dans quelle ville il me conviendrait defixer ma demeure, car je ne pouvais pas rester plus longtemps commeun oiseau sans nid, si vraiment je voulais m’arranger une existencerégulière.

Mais une maison à moi, toute à moi, pourrais-je jamais plusl’avoir ? Il fallait considérer tant de choses. Tout à faitlibre, je ne pouvais l’être que la valise à la main :aujourd’hui ici, demain là. Fixé dans un endroit, propriétaired’une maison ? Oh ! alors : registres et taxes toutde suite ! Et ne m’inscrirait-on pas à l’état civil ?Mais assurément ! Et comment ? Sous un faux nom ? Etalors, qui sait ? Peut-être des enquêtes secrètes à mon sujetde la part de la police… En somme, tracas, embarras !…Non ! tant pis ! Je prévoyais ne pouvoir plus avoir unemaison à moi, des objets à moi. Mais je prendrais pension dansquelque famille, avec une chambre meublée. Allais-je m’affligerpour si peu ?

L’hiver m’inspirait ces réflexions mélancoliques. La fête deNoël, toute proche, me fit désirer la tiédeur d’un petit coin, lerecueillement, l’intimité de la maison.

Pour rire, pour me distraire, je m’imaginais avec un bon grospain sous le bras, devant la porte de ma maison.

« – Pardon ! Est-ce encore ici que demeurent mesdamesRomilda Pescatore, veuve Pascal, et Marianne Dondi, veuvePescatore ?

– Oui, monsieur ! Mais qui êtes-vous ?

– Je suis le défunt mari de madame Pascal, ce pauvre bravehomme noyé l’année dernière. Voici : je viens de l’autre mondepour passer les fêtes en famille, avec permission de messupérieurs. Je m’en retourne aussitôt. »

En me revoyant ainsi à l’improviste, la veuve Pescatoren’allait-elle pas mourir de frayeur ? Quoi ? Elle ?Pensez-vous ! C’est moi qu’elle aurait fait remourir, au boutde deux jours.

Ainsi, j’étais libre de tout. Et cela ne me suffisait pas ?Je souffrais d’être seul. Mais combien étaient seuls commemoi !

Oui, mais ceux-là, pensais-je, ceux-là ou sont étrangers, et ontailleurs leurs maisons où ils pourront retourner un jour oul’autre, ou si, comme toi, ils n’ont pas de maisons, ils pourronten avoir une demain, et en attendant ils auront celle d’un amihospitalier. Toi, au contraire, pour dire le vrai, tu serastoujours et partout un étranger : voilà la différence.Étranger de la vie, Adrien Meis !

Je haussais les épaules, ennuyé, m’écriant :

– Eh ! tant mieux ! j’aurai moins d’embarras. Jen’ai pas d’amis ? Je pourrai en avoir…

Déjà, au restaurant que je fréquentais ces jours-là, unmonsieur, mon voisin de table, s’était montré enclin à lier amitiéavec moi. Il pouvait avoir dans les quarante ans : un peuchauve, brun, avec des lunettes d’or qui n’étaient pas solides surson nez, peut-être à cause du poids de la chaînette, également enor. Ah ! pour celui-là, un si charmant petit homme !Figurez-vous que, quand il se levait de sa chaise et mettait sonchapeau, il paraissait subitement un autre : il paraissait unpetit garçon. C’était la faute de ses jambes, si petites qu’ellesn’arrivaient même pas à terre quand il était assis ; enréalité, il ne se levait pas de sa chaise, mais plutôt endescendait. Il cherchait à remédier à ce défaut en portant lestalons hauts. Quel mal y a-t-il ? Oui, ils faisaient trop debruit, ces talons : mais ils rendaient si gracieusementimpérieux ses petits pas de perdrix !

D’ailleurs, un excellent homme, ingénieux, – peut-être un peucapricieux et volage, – mais avec des vues à lui, originales, et ilétait de plus chevalier.

Il m’avait donné sa carte de visite : Chev. TitusLenzi.

À propos, je faillis me chagriner de la triste figure qu’il mesemblait avoir faite en me trouvant dans l’impossibilité de luidonner ma carte en échange. Je n’avais pas encore de carte devisite : j’éprouvais une certaine répugnance à m’en faireimprimer. Quelle misère ! Ne peut-on par hasard se passer decartes de visite ? On donne son nom de vive voix, etvoilà.

C’est ainsi que je fis !

Quelles belles conversations savait tenir le chevalier TitusLenzi ! il savait même le latin : il citait Cicéron commerien.

– La conscience ? Mais la conscience ne sert à rien,cher monsieur ! La conscience, comme guide, ne peut suffire.Elle suffirait peut-être si nous pouvions réussir à nous concevoirisolément, et qu’elle ne fût pas de sa nature ouverte aux autres.Dans la conscience, selon moi, en somme, existe une relationessentielle… certainement essentielle, entre moi qui pense et lesautres êtres que je pense ; donc ce n’est pas un absolu qui sesuffise à lui-même. Est-ce que je m’explique bien ? Quand lessentiments, les inclinations, les goûts de ces autres que je penseou que vous pensez ne se réfléchissent pas en moi ou en vous, nousne pouvons être ni satisfaits, ni tranquilles, ni joyeux ;c’est si vrai, que nous luttons tous pour que nos sentiments, nospensées, nos inclinations se reflètent dans la conscience desautres. À quoi votre conscience vous suffit-elle ? Voussuffit-elle pour vivre seul ? pour vous stériliser dansl’ombre ? Allons donc ! Je hais la rhétorique, cettevieille menteuse fanfaronne, coquette en lunettes, qui a imaginécette belle phrase prétentieuse : « J’ai ma conscience etcela me suffit ! »

Je l’aurais embrassé. Seulement, le cher petit homme ne voulutpas persévérer dans ses discours ingénieux et spirituels. Ilcommença à entrer dans les confidences, et alors, moi qui déjàcroyais facile et bien engagée notre amitié, j’éprouvai aussitôtune certaine gêne qui m’obligeait à m’éloigner, à me dérober. Tantqu’il parla tout seul et que la conversation roula sur des sujetsvagues, tout alla bien ; mais à présent le chevalier TitusLenzi voulait que je parlasse à mon tour :

– Vous n’êtes pas de Milan, n’est-ce pas ?

– Non !…

– De passage ?

– Oui !…

– Belle ville, Milan ?

– Belle…

J’avais l’air d’un perroquet apprivoisé. Et plus ses demandes meserraient de près, plus je m’écartais avec mes réponses. Et bientôtje fus en Amérique. Mais dès que mon petit bonhomme sut que j’étaisné en Argentine, il bondit de sa chaise et vint me presserchaleureusement la main :

– Toutes mes félicitations, cher monsieur ! Je vousenvie ! Ah ! l’Amérique… J’y ai été.

Il y avait été ? Sauvons-nous !

– En ce cas, me hâtai-je de dire, c’est moi qui dois plutôtvous féliciter, vous qui y avez été, parce que, pour moi, je puis àpeu près dire que je n’y ai pas été, tout natif de là que jesois ; je quittai le pays âgé de quelques mois, de sorte quemes pieds n’ont même pas touché le sol américain.

– Quel dommage ! s’écria tout chagrin le chevalierTitus Lenzi. Mais vous avez sans doute des parentslà-bas ?

– Non ! personne…

– Ah ! c’est donc que vous êtes venu en Italie avecvotre famille et qu’elle s’y est établie ? Oùdemeure-t-elle ?

Je haussai les épaules :

– Heu ! soupirai-je, sur des épines. Un peu ici, unpeu là… Je n’ai pas de famille et… et je me promène !

– Heureux homme ! Je vous envie !

– Vous avez donc une famille ? demandai-je à mon tourpour le faire parler.

– Eh ! non, hélas ! non ! soupira-t-il alorsen se renfrognant. Je suis seul et j’ai toujours étéseul !

– C’est donc comme moi !…

– Mais je m’ennuie, mon cher monsieur ! Jem’ennuie ! éclata le petit homme. Pour moi, la solitude…eh ! oui ! enfin, je m’en suis fatigué. J’ai bien desamis ; mais croyez-moi, ce n’est pas drôle à un certain âged’aller chez soi et de ne retrouver personne. Ah ! il y en aqui comprennent et d’autres qui ne comprennent pas, cher monsieur.C’est bien pis si on comprend, parce qu’à la fin, on se retrouvesans énergie et sans volonté. Celui qui comprend, en effet,dit : « Je ne dois pas faire ceci, je dois faire cela,pour ne pas commettre telle ou telle sottise. » Trèsbien ! Mais à un certain point il s’aperçoit que la vie toutentière est une sottise et alors, dites-moi un peu ce que signifien’en avoir commis aucune : cela signifie pour le moins n’avoirpas vécu, cher monsieur.

– Mais vous, dis-je pour essayer de le réconforter, vousêtes encore à temps, grâce au ciel ?…

– De commettre des sottises ? Mais j’en ai déjà commisbeaucoup, croyez-moi ! répondit-il avec un geste et un sourirefats. J’ai voyagé, je me suis promené comme vous, et… desaventures, des aventures… même de fort curieuses, de trèspiquantes… oui, parbleu ! il m’en est arrivé. Tenez ! parexemple, à Vienne, un soir…

Je tombai des nues. Comment ! des aventures amoureuses,lui ?

Il suffisait de le regarder, de considérer un peu cetteconstitution, ridiculement minuscule, pour s’apercevoir qu’ilmentait.

À la stupeur succéda en moi un profond sentiment de honte pourlui, qui ne se rendait pas compte du misérable effet que devaientnaturellement produire ses balivernes, et aussi pour moi, quil’écoutais mentir avec tant de désinvolture. Lui n’avait aucunbesoin du mensonge ! Tandis que moi qui ne pouvais m’endispenser, j’y peinais et j’en souffrais jusqu’à me sentir, chaquefois, l’âme torturée.

Et que résultait-il de cette réflexion ? Hélas ! quecondamné inévitablement à mentir par ma situation, je ne pourraisplus jamais avoir un ami, un véritable ami. Donc, ni maison, niamis… Amitié veut dire confiance, et comment aurais-je pu confier àquelqu’un le secret de ma vie sans nom et sans passé, sortie commeun champignon du suicide de Mathias Pascal ? Je ne pouvaisavoir que des relations superficielles, je ne pouvais me permettreavec mes semblables qu’un rapide échange de parolesindifférentes.

Eh bien ! c’étaient là les inconvénients de ma fortune.Patience ! Allais-je me décourager pour si peu !

Je vivrai avec moi et de moi, comme j’ai vécujusqu’ici !

Oui, mais voici : pour dire la vérité, je craignais de nepas savoir me contenter de ma compagnie. Et puis, en me touchant lafigure et en la trouvant rasée, en passant ma main dans mes longscheveux ou en rajustant mes lunettes sur mon nez, j’éprouvais uneétrange impression : il me semblait n’être quasi plus moi, nepas me toucher moi-même.

Soyons juste, je m’étais ainsi accommodé pour les autres, nonpour moi. Devais-je maintenant me retrouver avec moi-même, ainsidéguisé ? Et si tout ce que j’avais feint et imaginé d’AdrienMeis ne devait pas servir pour les autres, pour qui devait-ilservir ? Pour moi ? Mais, dans tous les cas, je nepouvais y croire qu’à condition que les autres y crussent.

Or, si cet Adrien Meis n’avait pas le courage de dire desmensonges, de se jeter au milieu de la vie, s’il se tenait àl’écart et rentrait à l’hôtel ; fatigué de se voir seul, dansces tristes journées d’hiver, par les rues de Milan, et s’enfermaiten compagnie du défunt Mathias Pascal, je prévoyais que mesaffaires, eh ! allaient commencer à aller mal, qu’en somme cen’était pas un divertissement qui se préparait pour moi, et que mabelle fortune, alors…

Mais la vérité peut-être était celle-ci : que, dans maliberté sans limites, il m’était difficile de commencer à vivre dequelque façon que ce fût. Sur le point de prendre une résolutionquelconque, je me sentais comme retenu, il me semblait voir toutessortes d’empêchements, d’ombres et d’obstacles.

Et, de nouveau, je me traînais dehors, par les rues ;j’observais tout, je m’arrêtais à tous les riens, je réfléchissaislonguement sur les choses les plus minimes ; fatigué,j’entrais dans un café, je lisais quelque journal, je regardais lesgens qui entraient ou sortaient ; à la fin, je sortais aussi.Mais la vie, à la considérer ainsi, en spectateur étranger, meparaissait maintenant sans profit et sans but ; je me sentaiségaré parmi ce grouillement de gens.

Je rentrais à l’hôtel.

Là, dans un corridor, suspendue dans l’embrasure d’une fenêtre,était une cage avec un canari. Ne pouvant le faire avec les autreset ne sachant à quoi passer mon temps, je me mettais à causer avecce canari : je lui répétais son refrain avec les lèvres, etlui croyait vraiment que quelqu’un lui parlait, et il écoutait, etpeut-être recueillait-il dans mon gazouillement de chères nouvellesde nids, de feuilles, de liberté… Il s’agitait dans la cage, setournait, sautait, regardait de biais, secouant sa petite tête,puis me répondait, interrogeait, écoutait encore. Pauvre petitoiseau ! Lui au moins m’entendait, tandis que je ne savaispas, moi, ce qu’il avait dit…

Eh bien ! à y réfléchir, ne nous arrive-t-il pas, à nousautres hommes, quelque chose de semblable ? Ne croyons-nouspas, nous aussi, que la nature nous parle ? Et ne noussemble-t-il pas recueillir un sens dans ses voix mystérieuses, uneréponse selon nos désirs, aux demandes anxieuses que nous luiadressons ? Et cependant, la nature, dans sa grandeur infinie,n’a peut-être pas le plus lointain soupçon de nous et de notrevaine illusion.

Mais voyez un peu à quelles conclusions une plaisanteriesuggérée par l’oisiveté peut conduire un homme condamné à vivreseul avec lui-même ! Il me venait presque des envies de medonner la bastonnade. Étais-je donc sur le point de devenirsérieusement un philosophe ?

Non ! non ! Voyons ! Ma conduite n’était paslogique. Comme cela je ne pourrais pas durer plus longtemps. Il mefallait vaincre toute répugnance, prendre à tout prix unerésolution.

En somme, il me fallait vivre, vivre, vivre.

Chapitre 10LE BÉNITIER ET LE CENDRIER

Quelques jours après, j’étais à Rome, décidé à y fixer mademeure.

Rome me plut mieux que toute autre ville, et puis elle meparaissait plus apte à donner l’hospitalité avec indifférence,parmi tant d’étrangers, à un étranger comme moi.

Le choix d’une maison, c’est-à-dire d’une chambrette décente,dans quelque rue tranquille, chez une famille discrète, me coûtabeaucoup de peine. Finalement, je la trouvai, rue Ripetta, en vuedu fleuve. La première impression que je reçus de la famille quidevait me recevoir, fut si défavorable, que, revenu à l’hôtel, jerestai longtemps perplexe, me demandant s’il ne me valait pas mieuxchercher encore.

Sur la porte, au quatrième étage, étaient deux plaques :Paleari ici, Papiano là ; au-dessous de ladernière, une carte de visite, fixée avec deux punaises de cuivre,sur laquelle on lisait : Silvia Caporale.

Ce fut un vieillard d’une soixantaine d’années qui vint m’ouvrir(Paleari ? Papiano ?), en caleçon de toile, les pieds nusdans une paire de savates crasseuses, les mains ensavonnées et avecun turban d’écume sur la tête.

– Oh ! pardon ! s’écria-t-il. Je croyais quec’était la femme… Prenez patience : vous me trouvez si…Adrienne ! Térence ! Allons ! vite ! Voyezqu’il y a un monsieur… Prenez patience un petit moment, je vous enprie… Qu’y a-t-il pour votre service ?

– Il y a ici une chambre meublée à louer ?

– Oui, monsieur ! Voici ma fille : vous luiparlerez. Allons, Adrienne ! la chambre !

Apparut alors, toute confuse, une toute petite demoiselle,blonde, pâle, aux yeux clairs, doux et tristes, comme tout sonvisage. Adrienne, comme moi ! « Oh ! voyez unpeu ! pensai-je. Sans le faire exprès ! »

– Mais où est Térence ? demanda l’homme au turband’écume.

– Mon Dieu ! papa, tu sais bien qu’il est à Naples,depuis hier. Retire-toi, lui répondit la fillette, mortifiée, avecune petite voix tendre qui, malgré sa légère irritation, exprimaitla douceur de sa nature.

Il se retira, en traînant ses savates et continuant à savonnersa tête chauve et aussi sa barbe grise.

Je ne pus m’empêcher de sourire, mais avec bienveillance, pourne pas mortifier davantage la jeune fille. Elle baissa les yeuxpour ne pas voir mon sourire.

Tout d’abord, elle me parut une gamine ; puis, en observantmieux l’expression de son visage, je m’aperçus qu’elle était déjàfemme. Elle portait une robe de chambre qui la rendait un peugauche et s’adaptait mal aux formes d’un si petit corps. Elle étaiten demi-deuil.

En parlant tout bas et en évitant de me regarder (qui saitquelle impression je lui fis d’abord ?), elle m’introduisit, àtravers un corridor obscur, dans la chambre que je devais louer. Laporte ouverte, je sentis ma poitrine s’élargir à l’air, à lalumière qui entraient par deux grandes fenêtres regardant lefleuve. On voyait au fond le mont Mario, le pont Marguerite et toutle nouveau quartier des Prati jusqu’au château Saint-Ange ; ondominait le vieux pont de Ripetta et le nouveau qu’on construisaità côté ; plus loin, le pont Humbert et toutes les vieillesmaisons de Tordinona qui suivaient l’ample courbe du fleuve ;au fond, de l’autre côté, on découvrait les vertes hauteurs duJanicule, avec la grande fontaine de Saint-Pierre in Montorio, etla statue équestre de Garibaldi.

Rien que pour l’étendue de cette vue, je louai la chambre, quiétait d’ailleurs garnie avec une gracieuse simplicité, d’unetapisserie claire, blanche et bleue.

– Cette petite terrasse ici près, me dit la fillette enrobe de chambre, nous appartient aussi, au moins pour le moment. Onva l’abattre, dit-on, parce qu’elle fait saillie…

Elle baissa les yeux. Pour lui plaire, alors, j’affectai deparler comme elle avec gravité :

– Et… pardon ! mademoiselle ! Il n’y a pas debambins, n’est-ce pas, dans la maison ?

Elle secoua la tête, sans ouvrir la bouche. Peut-être dans mademande sentit-elle une pointe d’ironie, que pourtant je n’avaispas eu l’intention d’y mettre. J’avais dit bambins et nonbambines. Je m’empressai de réparer encore unefois :

– Et… dites-moi, mademoiselle, vous ne louez pas d’autreschambres, n’est-ce pas ?

– Celle-ci est la meilleure, répondit-elle sans meregarder. Si elle ne vous plaît pas…

– Non ! non ! Je demandais cela pour savoirsi…

– Nous en louons une autre, dit-elle alors en levant lesyeux avec un air d’indifférence forcée. Par ici, sur le devant… surla rue. Elle est occupée par une demoiselle qui demeure avec nousdepuis deux ans ; elle donne des leçons de piano…au-dehors.

Elle esquissa, en parlant ainsi, un sourire léger, léger ettriste. Elle ajouta :

– Nous sommes moi, mon père et mon beau-frère…

– Paleari ?

– Non ! Paleari est mon père : mon beau-frère senomme Térence Papiano… Mais il doit s’en aller avec son frère qui,pour l’instant, est ici aussi, avec nous. Ma sœur est morte… depuissix mois.

Pour changer de conversation, je lui demandai combien j’aurais àpayer pour le loyer ; nous nous mîmes d’accord tout desuite ; je lui demandai aussi si je devais laisser desarrhes.

– À votre guise, me répondit-elle. Si vous vouliez plutôtlaisser votre nom…

Je me tâtai la poitrine, en souriant nerveusement, et jedis :

– Je n’ai pas… Je n’ai même pas une carte de visite… Jem’appelle… Adrien, oui, justement : j’ai entendu que vous vousappeliez Adrienne, vous aussi, mademoiselle. Peut-être que celavous déplaira ?

– Mais non ! Pourquoi ? fit-elle en remarquantévidemment mon curieux embarras et en riant, cette fois, comme unevraie gamme.

Je ris aussi et j’ajoutai :

– Et alors, si cela ne vous déplaît pas, je me nomme AdrienMeis. Voilà qui est fait ! Pourrais-je occuper la chambre cesoir même ? Ou plutôt je reviendrai demain matin…

Elle me répondit :

– Comme vous voudrez.

Mais je m’en allai avec l’impression que je lui ferais un grandplaisir en ne revenant plus. J’avais osé, ni plus ni moins, ne pasaccorder à sa robe de chambre la considération qu’elleméritait.

Je pus constater cependant, quelques jours après, que la pauvreenfant était bien forcée de la porter, cette robe de chambre, dontelle se serait passée volontiers. Tout le poids de la maison pesaitsur ses épaules. Qu’y serait-on devenu sans elle ?

Le père, Anselme Paleari, ce vieux qui était venu au-devant demoi avec un turban d’écume sur la tête, semblait avoir aussi uncerveau d’écume. Le jour même où j’entrai dans sa maison, il seprésenta chez moi, non pas tant, dit-il, pour me refaire sesexcuses de la manière peu convenable dont il m’était apparu lapremière fois, que pour le plaisir de faire ma connaissance, carj’avais l’aspect d’un étudiant ou d’un artiste,peut-être ?

– Est-ce que je me trompe ?

– Vous vous trompez ! Artiste… pas le moins dumonde ! Étudiant… oui et non !… J’aime à lire quelqueslivres.

– Oh ! vous en avez de bons ! fit-il en regardantle dos de ceux que j’avais rangés sur la planchette du bureau. Etpuis, si cela ne vous ennuie pas, je vous montrerai les miens.Eh ! J’en ai de bons, moi aussi. Eh !

Il haussa les épaules et resta là, distrait, les yeux dans levague, évidemment sans plus se souvenir de rien, ni où il était niavec qui ; il répéta encore deux fois : Eh !…Eh ! avec les angles de la bouche contractés en bas, etil s’en alla sans me saluer.

J’en éprouvai sur le moment un certain étonnement ; maisensuite, lorsque, dans sa chambre, il me montra ses livres, commeil l’avait promis, je m’expliquai non seulement cette petitedistraction d’esprit, mais encore tout le reste. Ces livresportaient des titres de ce genre : La Mort etl’au-delà, L’Homme et ses corps, Les SeptPrincipes de l’homme, Karma, La Clef de laThéosophie, ABC de la Théosophie, La Doctrinesecrète, Le Plan astral, etc., etc. M. AnselmePaleari était affilié à l’école théosophique.

On l’avait mis à la retraite de son emploi de chef de bureaudans je ne sais quel ministère, avant l’âge, ce qui l’avait ruiné,non seulement pécuniairement, mais encore parce que, libre etmaître de son temps, il s’était plongé tout entier dans ses étudesfantaisistes et dans ses nuageuses méditations, oubliant plus quejamais la vie matérielle. Au moins la moitié de sa pension devaits’en aller en achat de semblables livres. Déjà il s’en était faitune petite bibliothèque. Pourtant, la doctrine théosophique nedevait pas le satisfaire entièrement. Certes, le ver de la critiquele rongeait, car, à côté de ces livres de théosophie, il avaitencore une riche collection d’essais et d’études philosophiquesanciennes et modernes et de livres de recherches scientifiques.Dans ces derniers temps, il s’était adonné aussi aux expériences despiritisme.

Il avait découvert dans mademoiselle Silvia Caporale, maîtressede piano, sa locataire, d’extraordinaires aptitudes au rôle demédium, aptitudes encore peu développées, à vrai dire,mais qui se développeraient sans doute avec le temps et l’exercice,jusqu’à se révéler supérieures à celles de tous les médiums lesplus célèbres.

Pour mon compte, je puis attester n’avoir jamais vu, dans unefigure d’une laideur vulgaire de masque de carnaval, une paired’yeux plus dolents que ceux de mademoiselle Silvia Caporale. Ilsétaient d’un noir intense, en globes, et donnaient l’impressionqu’ils devaient avoir à l’intérieur un contrepoids de plomb, commeceux des poupées automatiques. Mademoiselle Silvia Caporale avaitplus de quarante ans et une belle paire de moustaches, sous un nezen boule, toujours rouge.

Je sus depuis, que cette pauvre femme était enragée d’amour.Elle se savait laide, vieille, et, de désespoir, elle buvait.Certains soirs, on la ramenait à la maison dans un état vraimentdéplorable : son chapeau à l’envers, la boulette de son nezrouge comme une carotte et les yeux mi-clos, plus dolents quejamais.

Elle se jetait sur le lit, aussitôt tout le vin bu luiressortait transformé en un infini torrent de larmes. C’était alorsà la pauvre petite maman en robe de chambre à la veiller, à laréconforter jusqu’à une heure avancée de la nuit : elle enavait pitié, une pitié qui triomphait de la nausée : elle lasavait seule au monde et très malheureuse, avec cette rage au corpsqui lui faisait haïr sa vie, à laquelle elle avait déjà attentédeux fois ; elle l’amenait peu à peu à lui promettre qu’elleserait sage, qu’elle ne le ferait plus, et, le lendemain, elle lavoyait apparaître parée et attifée avec de petites mines de gamineingénue et capricieuse.

Les quelques lires qu’il lui arrivait de gagner de temps entemps en faisant répéter des chansonnettes à quelque débutante decafé-concert, s’en allaient ainsi en boisson ou en parures, et ellene payait ni le loyer de la chambre ni le peu qu’on lui donnait àmanger là en famille. Mais on ne pouvait lui donner congé. Commentaurait-il fait, M. Anselme Paleari pour ses expériences despiritisme ?

Il y avait au fond, cependant, une autre raison :mademoiselle Caporale, deux ans auparavant, à la mort de sa mère,avait quitté sa maison et, en venant vivre là, chez les Paleari,avait confié environ six mille lires, retirées de la vente desmeubles, à Térence Papiano pour un négoce que celui-ci lui avaitproposé, tout à fait sûr et fructueux : les six mille liresétaient disparues.

Quand elle-même, mademoiselle Caporale, en pleurant me fit cetaveu, je pus excuser dans une certaine mesure M. AnselmePaleari, que j’avais d’abord accusé de ne penser qu’à sa folie engardant une telle femme en contact avec sa propre fille.

Il est vrai que pour la petite Adrienne, qui se montraitinstinctivement bonne et même trop sage, il n’y avait peut-être paslieu de craindre : en effet, plus que de toute autre chose,elle se sentait offensée au fond de l’âme par ces pratiquesmystérieuses de son père, par cette évocation d’esprits au moyen demademoiselle Caporale.

La petite Adrienne était pieuse. Je m’en aperçus dès lespremiers jours, grâce à un bénitier de verre bleu pendu au murau-dessus de la table de nuit, à côté de mon lit. Je m’étais couchéla cigarette à la bouche, et je m’étais mis à lire un des livres dePaleari ; distrait, j’avais ensuite posé le bout de macigarette dans ce bénitier. Le lendemain, celui-ci n’y était plus.Sur la table de nuit, en revanche, était un cendrier. Je luidemandai si c’était elle qui l’avait enlevé du mur, et, elle, enrougissant légèrement, me répondit :

– Excusez-moi, il m’a semblé que vous aviez plutôt besoind’un cendrier.

– Mais est-ce qu’il y avait de l’eau bénite dans lebénitier ?

– Il y en avait. Nous avons en face d’ici l’égliseSaint-Roch.

Et elle s’en alla. Elle voulait donc me sanctifier, cetteminuscule petite maman, pour avoir puisé à la source Saint-Roch del’eau bénite aussi pour mon bénitier ? Pour le mien et pour lesien, certainement. Le père ne devait pas en user. Et, dans lebénitier de mademoiselle Caporale, si toutefois elle en avait un,du vin bénit, plutôt.

*

* *

Le moindre incident, suspendu comme je me sentais déjà depuis untemps dans un vide étrange, me faisait maintenant tomber dans delongues réflexions. Celui du bénitier m’amena à penser que, depuismon enfance, je n’avais plus observé aucune pratiquereligieuse ; je n’étais plus entré dans aucune église pourprier, après le départ de Pinzone, qui m’y conduisait avec Bertopar ordre de notre mère. Je n’avais jamais senti aucun besoin de medemander à moi-même si j’avais vraiment une foi. Et Mathias Pascalétait mort de male mort sans le secours de la religion.

Brusquement, je me vis dans une situation assez spécieuse. Pourtous ceux qui me connaissaient, je m’étais enlevé – bien ou mal –la pensée la plus fastidieuse et la plus affligeante qu’on puisseavoir en vivant : celle de la mort. Qui sait combien, àMiragno, disaient :

– Heureux Mathias, enfin ! Quoi qu’il en soit, il arésolu le problème.

Et pourtant, je n’avais rien résolu du tout. Je me trouvaismaintenant avec les livres d’Anselme Paleari entre les mains, etces livres m’enseignaient que les morts, les vrais, se trouvaientdans une condition identique à la mienne, dans les« gousses » du Kâmalcka, surtout les suicidés, queM. Leadbeater, auteur du Plan astral (premier degrédu monde invisible, d’après la théosophie), représente comme enproie à toutes sortes d’appétits humains, qu’ils ne peuventsatisfaire, dépourvus comme ils le sont du corps physique, quecependant ils ignorent avoir perdu.

On sait que certaines espèces de folie sont contagieuses. Cellede Paleari, quoique au début j’y répugnasse, à la fin s’empara demoi. Non que je crusse vraiment être mort : ce n’aurait pasété un grand mal, car la grande affaire est de mourir et, à peinemort, je ne crois pas qu’on puisse avoir le triste désir deretourner en vie. Je m’aperçus tout d’un coup qu’il me fallaitmourir encore : voilà le mal ! Qui s’en souvenaitplus ? Après mon suicide à l’Épinette, je n’avaisnaturellement plus vu autre chose devant moi que la vie. Et voicique maintenant, M. Anselme Paleari me présentaitcontinuellement l’ombre de la mort.

Il ne savait plus parler d’autre chose, cet excellenthomme ! Mais il en parlait avec tant de ferveur, et il luiéchappait de temps à autre, dans la chaleur du discours, certainesimages et certaines expressions si singulières qu’en l’écoutant jesentais subitement passer en moi l’envie de me débarrassersubitement de sa compagnie et de m’en aller habiter ailleurs. Dureste, la doctrine et la foi de M. Paleari, bien qu’elles mesemblassent parfois puériles, étaient au fond réconfortantes, etpuisque, hélas ! je m’étais arrêté à l’idée qu’un jour oul’autre je devrais pourtant mourir pour de bon, il ne me déplaisaitpas d’en entendre parler de la sorte.

– Est-ce logique ? me demanda-t-il un jour. Nousconsidérons actuellement l’homme comme l’héritier d’une sérieinnombrable de générations, n’est-ce pas ? Vous, cher monsieurMeis, vous pensez que c’est une bête très cruelle et, dans sonensemble, bien peu estimable ? Je vous accorde cela. L’hommereprésente dans l’échelle des êtres un degré peu élevé : duver à l’homme, mettons huit, mettons sept, mettons cinq degrés.Mais, par Diane ! la nature a fatigué des milliers, desmilliers et des milliers de siècles pour monter ces cinq degrés, duver à l’homme ; elle a dû évoluer, cette matière, pouratteindre, comme forme et comme substance, ce cinquième gradin,pour devenir cette bête menteuse, mais qui pourtant est capabled’écrire la Divine Comédie, monsieur Meis, et de sesacrifier comme ont fait votre mère et la mienne, et tout d’uncoup, v’lan ! retourne à zéro ! Est-ce logique ? Monnez, mon pied deviendront vers, mais non pas mon âme, parBacchus ! Matière, elle aussi, oui, monsieur. Qui vous dit quenon ? Mais non pas comme mon nez ou comme mon pied. Est-celogique ?

– Pardon ! monsieur Paleari, lui objectais-je, ungrand homme se promène, tombe, se heurte la tête, devient idiot. Oùest l’âme ?

M. Anselme resta un instant à regarder, comme si un moellonlui fût tombé à l’improviste devant les pieds.

– Où est l’âme ?

– Oui. Vous ou moi, moi qui ne suis pas un grand homme,mais qui pourtant… c’est bon ! je raisonne : je mepromène, tombe, me heurte la tête, deviens idiot. Où estl’âme ?

Paleari joignit les mains et, avec une expression de compassionbénigne, me répondit :

– Mais, bon Dieu ! pourquoi voulez-vous tomber et vousheurter la tête, monsieur Meis ?

– Par hypothèse…

– Mais non, monsieur. Promenez-vous tranquillement. Prenonsles vieillards qui, sans avoir besoin de tomber et de se heurter latête, peuvent naturellement devenir idiots. Eh bien !qu’est-ce que cela veut dire ? Vous voudriez prouver par làque, le corps se cassant, l’âme s’affaiblit aussi, pour démontrerque l’extinction de l’un emporte l’extinction de l’autre ?Mais, pardon ! Imaginez un peu le cas contraire : descorps extrêmement exténués dans lesquels brille très puissante lalumière de l’âme : Jacques Léopardi ! et tant devieillards, comme par exemple, Sa Sainteté Léon XIII ! Etdonc ? Mais imaginez un piano et un pianiste : à uncertain moment, en jouant, le piano se désaccorde ; une touchene s’abaisse plus ; deux, trois cordes se rompent ; ehbien ! s’il vous plaît ! avec un instrument aussi réduit,le pianiste, tout habile qu’il puisse être, devra forcément maljouer. Et si le piano ensuite se tait, est-ce que le pianisten’existe plus ?

– Le cerveau serait le piano ; le pianiste,l’âme ?

– Justement, monsieur Meis. Or, si le cerveau se gâte,forcément l’âme se montre idiote, ou folle, ou que sais-je,moi ? Au reste, si le pianiste brise par inadvertance ouvolontairement l’instrument, il paiera : qui casse paie. Toutse paie, tout. Mais ceci est une autre question. Pardon !est-ce que cela ne veut rien dire pour vous que toute l’humanité,toute, depuis qu’on en a connaissance, a toujours eu une aspirationvers une autre vie, au-delà ? C’est un fait, cela ; unfait, une preuve réelle.

– On a dit : l’instinct de conservation…

– Mais non, monsieur, car je m’en fiche moi, voussavez ? de cette vile pelure qui me recouvre ! Elle mepèse ; je la supporte parce que je sais que je dois lasupporter ; mais si on me prouve, par Diane ! que – aprèsl’avoir supportée encore cinq ou six ou dix ans – je n’aurai paspayé mon écot en quelque façon, et que tout finira là, mais je larejette aujourd’hui même, en ce moment même. Et où est alorsl’instinct de la conservation ? Je me conserve uniquementparce que je sens que cela ne peut finir ainsi ! Mais autrechose est l’homme en particulier, dit-on, autre chosel’humanité ! L’individu fini, l’espèce continue son évolution.Jolie manière de raisonner ! Mais voyez un peu ! Comme sil’humanité, ce n’était pas moi, ce n’était pas vous, et tous lesuns après les autres. Et n’avons-nous pas tous le même sentiment, àsavoir que ce serait la chose la plus absurde et la plus atroce sitout devait consister, ici, en ce misérable souffle qui est notrevie terrestre : cinquante, soixante années d’ennui, de misère,de fatigues ? Pour quoi ? Pour rien !

– Eh ! soupirai-je en souriant, puisque après toutnous devons vivre, pourquoi nous occuper de la mort ?

– Pourquoi ? Mais parce que nous ne pouvons comprendrela vie, si en quelque façon nous n’expliquons la mort ! Lecritérium directeur de nos actions, le fil pour sortir de celabyrinthe, la lumière, en somme, monsieur Meis, la lumière doitnous venir de là, de la mort.

– Il y fait si noir !

– Noir ? Noir pour vous ! Essayez d’y allumer unepetite lampe de foi, avec l’huile pure de l’âme ! Si cettelampe manque, nous errons ici, dans la vie, comme autantd’aveugles, avec toute la lumière électrique que nous avonsinventée ! C’est bien, très bien, pour la vie, la lampeélectrique ; mais, cher monsieur Meis, nous avons aussi besoinde l’autre pour nous faire un peu de lumière pour la mort.Écoutez ! j’essaye aussi certains soirs d’allumer une certainepetite lanterne à vitre rouge : il faut s’ingénier de toutesles manières pour y voir. Pour le moment, mon gendre Térence est àNaples. Il reviendra dans quelques mois, et alors je vous invite àassister à quelqu’une de nos séances. Qui sait si avec cette petitelanterne ?… Mais, suffit ; je ne veux pas vous en direplus.

Comme on le voit, la compagnie d’Anselme Paleari n’était pasfort divertissante. Mais pouvais-je, sans me voir contraint àmentir, aspirer à quelque autre compagnie ? Je me souvenaisencore du chevalier Titus Lenzi. M. Paleari, au contraire, nese souciait pas de savoir rien de moi, satisfait de l’attention queje prêtais à ses discours. Presque chaque matin, après sonordinaire ablution de tout le corps, il m’accompagnait dans mespromenades : nous allions ou sur le Janicule, ou surl’Aventin, ou sur le mont Mario, quelquefois jusqu’au pontNomentane, toujours en parlant de la mort.

« Et voilà tout ce que j’ai gagné, pensais-je, à n’être pasmort réellement ! »

J’essayais quelquefois de l’amener à parler d’autre chose ;mais il semblait que M. Paleari n’eût pas d’yeux pour lespectacle de la vie extérieure : il marchait, presque toujoursle chapeau à la main ; de temps en temps il l’élevait commepour saluer une ombre et s’écriait :

– Sottises !

Une seule fois il m’adressa, brusquement, une questionparticulière :

– Pourquoi restez-vous à Rome, monsieur Meis ? Jehaussai les épaules et lui répondis :

– Parce qu’il me plaît d’y rester…

– Et pourtant, c’est une triste ville, observa-t-il ensecouant la tête. Beaucoup s’étonnent qu’aucune entreprise n’yréussisse, qu’aucune idée vive n’y pousse. Mais ceux-là s’étonnentparce qu’ils ne veulent pas convenir que Rome est morte.

– Rome aussi, morte ? m’écriai-je consterné.

– Depuis longtemps, monsieur Meis ! Et croyez-moi,tout effort pour la faire revivre est vain. Enfermée dans le rêvede son passé grandiose, elle ne veut plus entendre parler de cettevie mesquine qui s’obstine à fourmiller autour d’elle. Quand uneville a eu une vie comme celle de Rome, avec des caractères si netset si particuliers, elle ne peut devenir une ville moderne,c’est-à-dire une ville comme une autre. Rome gît là, avec son grandcœur brisé, sur les flancs du Capitole. Sont-elles donc de Rome,ces nouvelles maisons ? Écoutez, monsieur Meis ! Ma filleAdrienne m’a parlé du bénitier qui était dans votre chambre, vousvous rappelez ? Adrienne vous l’a enlevé, ce bénitier ;mais l’autre jour il lui est tombé des mains et s’est brisé :il n’en est resté que la coquille, et celle-ci, à présent, est dansma chambre, sur mon bureau, consacrée à l’usage que, pardistraction, vous en aviez fait d’abord. Eh bien ! monsieurMeis, le destin de Rome est le même. Les papes en avaient fait – àleur manière, s’entend – un bénitier ; nous, Italiens, nous enavons fait, à notre manière, un cendrier. De tous les pays, noussommes venus ici secouer la cendre de notre cigare, qui n’est autrechose que le symbole de la frivolité de cette misérable vie et duplaisir amer et empoisonné qu’elle nous donne.

Chapitre 11UN SOIR, EN REGARDANT LE FLEUVE

À mesure que la familiarité grandissait, grâce à la sympathieque me témoignait le maître de la maison, grandissait aussi pourmoi la difficulté de converser, la secrète gêne que j’avais déjàéprouvée et qui souvent, à présent, devenait aiguë comme unremords, à me voir là, en intrus, dans cette famille, avec un nomfaux, les traits altérés, avec une existence fictive et commeinconsistante. Et je me proposais de me tenir à l’écart, merépétant que je ne devais pas approcher trop de la vie d’autrui,que je devais fuir toute intimité et me contenter de vivre ainsi àpart moi.

– Libre ? disais-je encore.

Mais déjà je commençais à pénétrer le sens et à mesurerl’extension de cette liberté.

Ainsi, par exemple, cette liberté consistait à rester là, lesoir, accoudé à une fenêtre, à regarder le fleuve qui courait, noiret silencieux, entre les quais neufs et sous les ponts, qui yreflétaient les lumières de leurs becs de gaz, tremblantes comme depetits serpents de feu ; cela voulait dire suivre parl’imagination le cours de ces eaux, depuis la lointaine source desApennins, puis par toutes ces campagnes, maintenant à travers laville, puis de nouveau par la campagne, jusqu’à l’embouchure ;puis je me représentais par la pensée la mer ténébreuse etpalpitante, où ces eaux, après une si longue course, allaient seperdre. Et cette liberté enfin me permettait d’ouvrir de temps entemps la bouche pour laisser passer un bâillement.

Mais cette liberté eût-elle été différente ailleurs ?

Je voyais, certains soirs, sur une terrasse à côté, la petitemaman en robe de chambre, occupée à arroser les pots de fleurs.« Voilà la vie ! » pensais-je. Et je suivais desyeux la douce enfant dans sa gentille occupation, attendant àchaque instant qu’elle levât les yeux vers ma fenêtre. Mais envain. Elle savait que j’étais là ; mais quand elle étaitseule, elle feignait de ne pas s’en apercevoir. Pourquoi ?

Était-ce l’effet de la timidité seulement, cette retenue ?Ou peut-être m’en voulait-elle encore, en secret, la chère petitemaman, du peu d’attention que je m’obstinais à luitémoigner !

À présent, ayant posé son arrosoir, elle s’appuyait au parapetde la terrasse et se mettait à regarder le fleuve, elle aussi,peut-être pour me faire voir qu’elle ne se souciait pas de moi lemoins du monde et qu’elle avait pour son compte des pensées biengraves à méditer.

Je souriais en moi-même, à cette idée ; mais ensuite, en lavoyant se retirer de la terrasse, je réfléchissais que mon jugementpouvait être aussi le fruit du dépit instinctif que chacun éprouveà se voir négligé.

« Pourquoi, du reste, me demandais-je, s’occuperait-elle demoi ? Je personnifie ici le malheur de sa vie, la folie de sonpère ; je représente peut-être une humiliation pour elle.Peut-être regrette-t-elle encore le temps où son père était enactivité et n’avait pas besoin de louer des chambres et d’avoir desétrangers plein sa maison. Et puis, un étranger comme moi ! Jelui fais peut-être peur. Pauvre gamine ! avec cet œil et ceslunettes… »

Le bruit de quelque voiture, sur le pont tout proche,m’arrachait à ces réflexions ; je me retirais de lafenêtre ; je regardais le lit, je regardais les livres, jerestais un peu perplexe entre ceux-ci et celui-là. Puis je haussaisenfin les épaules ; je saisissais mon grand chapeau et jesortais, espérant me délivrer, dehors, de cet obsédant ennui.

J’allais, selon l’inspiration du moment, ou dans les rues lesplus peuplées, ou dans les lieux solitaires. Je me rappelle, unenuit, place Saint-Pierre, l’impression d’un rêve, d’un rêve commelointain, qui m’envahit de ce monde séculaire, enfermé là, entreles bras du portique majestueux, dans le silence qui paraissaitaccru par le continuel murmure des deux fontaines. Je m’approchaide l’une d’elles, et alors cette eau seulement me sembla vivante,et tout le reste comme spectral et profondément mélancolique danssa silencieuse et dans son immobile solennité.

En rentrant par le Borgo Nuovo, je rencontrai un ivrogne qui,passant près de moi et me voyant pensif, se baissa, avança un peula tête pour me regarder au visage, par-dessous, et me dit, en mesecouant légèrement le bras :

– De la gaieté !

Je m’arrêtai net, surpris, à le dévisager des pieds à latête.

– De la gaieté ! répéta-t-il, accompagnant sonexhortation d’un geste de la main qui signifiait : « Quefais-tu ? Que penses-tu ? Ne te soucie derien ! »

Et il s’éloigna, titubant, se soutenant avec une main aumur.

À cette heure, par cette rue déserte, là tout près du grandtemple, et avec les pensées qu’il m’avait suggérées encore dansl’esprit, l’apparition de cet ivrogne et son étrange conseil amicalet philosophiquement compatissant me renversèrent : je restai,je ne sais combien de temps à suivre des yeux cet homme, puis jesentis mon ébahissement se dissiper dans un rire fou.

« De la gaieté ! Oui, mon ami. Mais je ne puis pasaller au cabaret chercher la gaieté que tu me conseilles, au fondd’un verre. Je ne saurais pas l’y trouver, hélas ! Et je nesais pas la trouver ailleurs ! Rentrons cheznous ! »

Mais c’était la nuit des rencontres.

En passant, un peu plus loin, par Tordinona, presque dansl’obscurité, j’entendis un cri perçant, parmi d’autres étouffés,dans une des ruelles qui débouchent sur cette rue. Brusquement, jevis se précipiter devant moi un groupe où l’on se battait.C’étaient quatre misérables, armés de bâtons noueux, se ruant surune femme de carrefour.

Ces lâches étaient quatre, mais, j’avais, moi aussi, un bonbâton ferré. Il est vrai que deux d’entre eux s’élancèrent sur moiavec des couteaux. Je me défendis de mon mieux, en faisant lemoulinet et en sautant de-ci, de-là, à temps pour ne pas me faireprendre au milieu d’eux ; je réussis enfin à assener sur latête du plus acharné un coup formidable avec la pomme de fer :je le vis vaciller, puis prendre sa course ; les trois autres,alors, craignant peut-être que quelqu’un accourût aux cris aigus dela femme, le suivirent. Je ne sais comment, je me trouvai blessé aufront. Je criai à la femme, qui ne cessait pas encore d’appeler ausecours, de se taire ; mais, me voyant la figure inondée desang, elle ne sut se contenir et, en pleurant, tout échevelée, ellevoulut me secourir, me bander avec le mouchoir de soie, déchirédans la rixe, qu’elle portait sur le sein.

– Non, non ! merci ! lui dis-je en me défendantavec dégoût. Assez… Ce n’est rien ! Va, va-t’en tout de suite…Ne te fais pas voir.

Et je gagnai la fontaine qui est sous la rampe du pont, toutprès de là, pour me laver le front. Mais, pendant que j’étais là,voici venir deux agents hors d’haleine, qui voulurent savoir ce quiétait arrivé. Aussitôt, la femme, qui était de Naples, se mit àraconter le danger qu’elle avait couru avec moi, me prodiguant lesphrases les plus affectueuses et les plus admiratives de sonrépertoire. J’eus bien de la peine à me débarrasser de ces deuxzélés policiers, qui voulaient absolument m’emmener avec eux, afinque je dénonçasse le fait. Il n’aurait plus manqué que cela !Avoir affaire avec la police maintenant ! Paraître lelendemain dans la chronique des journaux comme un héros, moi quidevais rester silencieux, dans l’ombre, ignoré de tous.

C’est que, héros, je ne pouvais plus l’être, sinon à conditiond’en mourir… ! Mais puisque j’étais déjà mort.

*

* *

– Pardon ! monsieur Meis, êtes-vous veuf ?

Cette question me fut adressée à brûle-pourpoint, un soir, parmademoiselle Caporale, sur la terrasse, où elle se trouvait avecAdrienne et où toutes deux m’avaient invité à passer quelquesinstants en leur compagnie.

Gêné, je répondis :

– Moi ? Non. Pourquoi ?

– Parce que vous vous frottez toujours l’annulaire avec lepouce comme quand on veut faire tourner une bague autour de sondoigt. Est-ce vrai, Adrienne ?

Voyez un peu jusqu’où vont se fourrer les yeux des femmes, ouplutôt de certaines femmes, car Adrienne déclara ne s’en êtrejamais aperçue.

– Tu n’y auras pas fait attention ! s’écria laCaporale.

Je dus convenir que, bien que moi non plus je n’y eusse jamaisfait attention, il pouvait se faire que j’eusse ce tic.

– J’ai porté, en effet, me vis-je contraint d’ajouter, unepetite bague que j’ai ensuite dû faire couper par un orfèvre, parcequ’elle me serrait le doigt et me faisait mal.

– Pauvre petite bague ! gémit alors, en se tortillant,la quadragénaire, en veine, ce soir, de minauderies enfantines…Elle ne voulait plus vous sortir du doigt ? Peut-être était-ceun souvenir d’amour ?…

– Silvia ! interrompit la petite Adrienne d’un ton dereproche.

– Quel mal y a-t-il ? reprit l’autre. Je voulais dired’un premier amour… Voyons ! contez-nous cela, monsieurMeis ! Est-il possible que vous ne vouliez jamaisparler ?

– C’est que, dis-je, je pensais aux conséquences que vousavez tirées de mon tic de me frotter ce doigt. Conséquencearbitraire, ma chère mademoiselle. Car les veufs, que je sache,n’ont pas l’habitude d’enlever leur alliance. La femme, à larigueur, peut être à charge, mais non pas l’anneau, quand la femmen’est plus. Bien plutôt, de même que les vétérans aiment à s’ornerde leurs médailles, ainsi le veuf aime, je crois, à porter sonalliance.

– Eh oui ! s’écria la Caporale. Vous détournezhabilement la conversation. Mais je n’en ai pas moins eu cetteimpression…

– Que j’étais veuf ?

– Oui, monsieur. Ne te semble-t-il pas à toi aussi,Adrienne ?

Adrienne essaya de lever les yeux sur moi, mais les rabaissaaussitôt, ne sachant – timide comme elle l’était – soutenir leregard d’autrui. Elle sourit de son sourire habituel, doux ettriste, et dit :

– Que sais-je, moi, de l’air des veufs ? Tu es tropcurieuse !

À ce moment elle se troubla et se tourna pour regarder lefleuve, en bas. Sans doute, l’autre comprit, car elle soupira, etse mit, elle aussi, à regarder le fleuve.

Un quatrième personnage, invisible, était évidemment venu sefourrer entre nous. Je compris, à la fin, moi aussi, en regardantla robe de chambre demi-deuil d’Adrienne. Je conjecturai queTérence Papiano, le beau-frère qui se trouvait encore à Naples, nedevait pas avoir l’air d’un veuf contrit et que, par conséquent,cet air, selon mademoiselle Caporale, je l’avais, moi.

J’avoue que je trouvai plaisir à ce que cette conversation finîtmal. La douleur causée à Adrienne par le souvenir de sa sœur morteet de Papiano veuf était, en effet, pour la Caporale, le châtimentde son indiscrétion.

Pourtant, ce qui me paraissait à moi une indiscrétion,n’était-ce pas, au fond, une curiosité très excusable qui naissaitforcément de mon silence étrange ? Et puisque la solitude medevenait désormais insupportable, et que je ne savais pas résisterà la tentation de m’approcher des autres, il fallait bien qu’auxquestions de ces autres, je satisfisse de la meilleure façonpossible, c’est-à-dire en mentant, en inventant. Il n’y avait pasd’autre alternative ! Ce n’était pas la faute des autres, maisla mienne : à présent, j’allais l’aggraver, c’est vrai, par lemensonge ; mais si je ne voulais pas, si j’en souffrais, jen’avais qu’à m’en aller, qu’à reprendre mon vagabondagesolitaire.

Je remarquais qu’Adrienne elle-même, qui ne m’adressait jamaisaucune demande, sinon discrète, était pourtant tout oreilles quandje répondais à la Caporale. Celle-ci, à vrai dire, dépassaitsouvent les limites de la curiosité naturelle.

Un soir, par exemple, sur cette même terrasse, après le dîner,la Caporale me questionna en riant, tandis qu’Adrienne luicriait :

– Non, Silvia ! Je te le défends ! Ne t’y risquepas !

– Pardon ! monsieur Meis, dit la Caporale, Adrienneveut savoir pourquoi vous ne vous laissez pas pousser lesmoustaches…

– Ce n’est pas vrai ! cria Adrienne. Ne la croyez pas,monsieur Meis ! C’est elle, au contraire… Moi…

Elle fondit en larmes, brusquement, la chère petite maman.Aussitôt, la Caporale chercha à la consoler, en luidisant :

– Mais non, voyons ! Qu’est-ce que cela fait ?Qu’y a-t-il de mal ?

Adrienne la repoussa :

– Il y a de mal que tu as menti et que tu me faisenrager ! Nous parlions des acteurs de théâtre qui sont tous…comme cela, et alors tu as dit : Comme monsieurMeis ! Qui sait pourquoi il ne laisse pas pousser au moins samoustache ?… et moi j’ai dit : Qui saitpourquoi ?…

– Eh bien ! reprit la Caporale, quand on dit :Qui sait pourquoi ? cela veut dire qu’on veut lesavoir !

– Mais tu l’avais dit d’abord, toi ! protesta Adrienneau comble de l’irritation.

– Puis-je répondre ? demandai-je pour rétablir lecalme.

– Non ! Excusez, monsieur Meis ! bonsoir !dit Adrienne.

Et elle se leva pour s’en aller.

Mais la Caporale la retint par le bras :

– Eh ! voyons ! petite sotte que tu es !C’est pour rire… Monsieur Adrien est si bon qu’il nous excuse.N’est-ce pas, monsieur Adrien ? Dites-le-lui, vous… pourquoivous ne vous laissez pas pousser les moustaches.

Cette fois, Adrienne se mit à rire, les yeux encore pleins delarmes.

– Parce qu’il y a là-dessous un mystère, répondis-je alorsen altérant ma voix d’une façon burlesque. Je suis unconjuré !

– Nous n’y croyons pas ! s’écria la Caporale sur lemême ton. Mais ensuite elle ajouta :

– Pourtant, écoutez : que vous soyez un sournois, onne peut mettre cela en doute. Qu’êtes-vous allé faire, par exemple,cet après-midi à la poste ?

– Moi, à la poste ?

– Oui, monsieur. Vous le niez ? Je vous ai vu de mesyeux. Vers quatre heures… Je passais sur la placeSaint-Sylvestre.

– Vous vous serez trompée, mademoiselle : ce n’étaitpas moi.

– Bah ! bah ! fit la Caporale, incrédule.Correspondance secrète… Car, n’est-ce pas, Adrienne ? monsieurne reçoit jamais de lettre à la maison. C’est la femme de servicequi me l’a dit, attention !

Adrienne s’agita, ennuyée, sur sa chaise.

– Ne l’écoutez pas, me dit-elle, en me lançant un regardplaintif et presque caressant.

– Ni à la maison, ni poste restante ! répondis-je. Cen’est que trop vrai ! Personne ne m’écrit, mademoiselle, parla raison bien simple que je n’ai plus personne qui puissem’écrire.

– Pas même un ami ? Est-ce possible ?Personne ?

– Personne. Je n’ai que moi et mon ombre sur la terre. Jel’ai menée promener, cette ombre, de-ci, de-là, continuellement, etje ne me suis jamais, jusqu’à présent, assez arrêté dans un endroitpour y pouvoir contracter une amitié durable.

– Vous êtes heureux ! s’écria la Caporale ensoupirant, d’avoir pu voyager toute votre vie ! Parlez-nous aumoins de vos voyages, voyons ! si vous ne voulez pas nousparler d’autre chose.

Et voici qu’après un an et davantage de silence forcé, jeprenais un vrai plaisir à parler, tous les soirs, là, sur la petiteterrasse, de ce que j’avais vu, des observations faites, desincidents qui m’étaient survenus çà et là. Je m’émerveillaismoi-même d’avoir recueilli, en voyageant, tant et tantd’impressions, que le silence avait comme ensevelies en moi, etqui, à présent, tandis que je parlais, ressuscitaient, mejaillissaient des lèvres toutes vives. Cet émerveillement intimecolorait ma narration d’une manière extraordinaire ; et puisdu plaisir que les deux femmes, en m’écoutant, semblaient éprouver,naissait peu à peu le regret d’un bien dont je n’avais pasréellement joui alors. Ce regret donnait une nouvelle saveur à monrécit.

Après quelques soirs, l’attitude, les manières de mademoiselleCaporale étaient radicalement changées à mon égard. Ses yeuxdolents s’appesantirent d’une langueur intense. Il n’y avait pas dedoute, mademoiselle Caporale était amoureuse de moi !

La surprise ridicule que j’en éprouvai me fit découvrircependant que, pendant toutes ces soirées, je n’avais point parlépour elle, mais, pour cette autre qui était toujours restéetaciturne, à écouter. Évidemment, pourtant, cette autre avait aussisenti que je parlais pour elle seule, car tout de suite s’établitentre nous comme une entente tacite pour nous amuser ensemble del’effet comique et imprévu de mes paroles sur les trop sensiblescordes sentimentales de la maîtresse de piano quadragénaire.

*

* *

Mais, avec cette découverte, aucune pensée impure n’entra en moipour Adrienne : cette candide bonté voilée de tristesse nepouvait en inspirer. J’éprouvais pourtant une grande joie de cettepremière confiance qu’elle m’accordait, confiance légère etsilencieuse, telle et aussi grande que sa délicate timidité le luipermettait.

– Vous ne devez pas avoir beaucoup de cœur, me dit un jourla Caporale, s’il est vrai que vous avez jusqu’ici traversé la viesain et sauf.

– Sain et sauf ?

– Oui, j’entends sans avoir éprouvé aucune passion.

– Jamais, mademoiselle, jamais !

– En tout cas, vous n’avez pas voulu nous dire d’où vousvenait cet anneau que vous avez fait couper par un orfèvre parcequ’il vous serrait trop le doigt…

– Et qu’il me faisait mal ! Je ne vous l’ai pasdit ? Mais si ! C’était un souvenir de mon grand-père,mademoiselle.

– Mensonge !

– Comme il vous plaira ; mais voyez, je puis vous direque mon grand-père m’avait fait cadeau de cet anneau à Florence, ensortant de la galerie des Offices, – j’avais alors douze ans, parceque j’avais pris un Pérugin pour un Raphaël. En récompense de cetteerreur, j’eus l’anneau. Mon grand-père, en effet, croyaitfermement, je ne sais pour quelles raisons, que ce tableau duPérugin devait être attribué à Raphaël. Voilà le mystèreexpliqué ! Vous comprendrez qu’entre la main d’un jeune garçonde douze ans et ma grosse patte il y a de la marge. Vousvoyez ? Maintenant, je suis tout entier ainsi, comme cettepatte à qui vont mal les bagues gracieuses. Du cœur, j’en auraispeut-être ; mais je suis juste aussi, mademoiselle ; jeme regarde dans la glace, avec cette belle paire de lunettes, quipourtant me sont dans une certaine mesure charitables, et je sensles bras me tomber : « Comment peux-tu prétendre, moncher Adrien, me dis-je à moi-même, que jamais une femme s’éprennede toi ? »

– Oh ! quelles idées ! s’exclama la Caporale.Mais vous croyez être juste en parlant ainsi et, au contraire, vousêtes très injuste envers nous autres femmes. Car la femme, monsieurMeis, sachez-le, est plus généreuse que l’homme et ne s’attachepas, comme lui, à la seule beauté extérieure.

– Disons alors que la femme est aussi plus courageuse quel’homme, mademoiselle. Car je reconnais que, outre la générosité,il faudrait une belle dose de courage pour aimer vraiment un hommecomme moi.

– Mais voulez-vous vous taire ! Vous aimez à vousfaire plus laid que vous n’êtes.

– Cela est vrai. Et savez-vous pourquoi ? Pourn’inspirer de compassion à personne. Si je cherchais, voyez-vous, àm’arranger un peu, je ferais dire : « Voyez un peu cepauvre homme : il se flatte de paraître moins laid avec cettepaire de moustaches ! » Au contraire, comme cela, non. Jesuis laid ? Eh bien ! laid jusqu’au bout, de tout cœur,sans miséricorde. Qu’en dites-vous ?

Mademoiselle Caporale poussa un profond soupir.

– Je dis que vous avez tort, répondit-elle ensuite. Si vousessayiez au contraire de vous laisser croître un peu de barbe, parexemple, vous vous apercevriez tout de suite que vous n’êtes pas lemonstre que vous dites.

– Et cet œil-ci lui demandai-je.

– Oh ! mon Dieu ! fit la Caporale, pourquoi nevous soumettez-vous pas à une opération, aujourd’hui sifacile ? Vous pourriez, si vous vouliez, vous débarrasser enpeu de temps de ce léger défaut.

– Voyez-vous, mademoiselle ? conclus-je. Sans douteque la femme est plus généreuse que l’homme ; mais je vousferai remarquer que petit à petit vous m’avez conseillé de mecomposer une autre figure.

Pourquoi avais-je tant insisté sur ce sujet ? Voulais-jevraiment que mademoiselle Caporale me déclarât là, en présenced’Adrienne, qu’elle m’aurait aimé, ou plutôt qu’elle m’aimait, mêmecomme cela, tout rasé, et avec cet œil dévoyé ? Non. Sij’avais tant parlé, et si j’avais adressé toutes ces questionsdétaillées à la Caporale, c’est que je m’étais aperçu du plaisir,peut-être inconscient, qu’éprouvait Adrienne aux réponsesvictorieuses qu’elle me faisait.

Je compris ainsi que nonobstant mon aspect baroque, elleaurait pu m’aimer. À partir de ce soir-là, je trouvai plusdoux le lit que j’occupais dans cette maison, plus jolis tous lesobjets qui m’entouraient, plus léger l’air que je respirais, leciel plus bleu, le soleil plus brillant. Je voulus croire que cechangement provenait encore de ce que Mathias Pascal avait fini là,dans le moulin de l’Épinette, et qu’après avoir erré dans cettenouvelle liberté illimitée, j’avais enfin trouvé l’équilibre,atteint l’idéal proposé, de faire de moi un autre homme, pour vivreune autre vie.

Et mon esprit redevint enjoué, comme dans ma premièrejeunesse ; il perdit le poison de l’expérience. Jusqu’àmonsieur Anselme Paleari qui ne me sembla plus si ennuyeux.

Et je me proposai même de n’être plus cruel envers mademoiselleCaporale. Je me le proposai, mais, hélas ! je le fus sans levouloir, et même je le fus d’autant plus que je voulus l’êtremoins. Il arriva ceci : à mes paroles, la pauvre femmepâlissait, tandis qu’Adrienne rougissait. Je ne savais pas bien ceque je disais, mais je sentais que mes paroles, leur son, leurexpression, n’augmentaient pas assez le trouble de celle à quielles étaient réellement adressées, pour rompre la secrète harmoniequi déjà – je ne sais comment – s’était établie entre nous.

Les âmes ont une manière à elles de s’entendre, d’entrer enintimité jusqu’à se tutoyer, tandis que nos personnes sont encoreempêtrées dans l’échange des paroles banales. Et chaque fois quedeux êtres qui communiquent ainsi entre eux, avec les âmesseulement, se trouvent seuls en quelque endroit, elles éprouvent untrouble anxieux et comme une répulsion violente pour le moindrecontact matériel, une souffrance qui les éloigne et qui cessesubitement, à peine un tiers est-il intervenu. Alors, l’angoissepassée, les deux âmes soulagées se cherchent et se sourient deloin.

Combien de fois n’en fis-je pas l’expérience avecAdrienne ! Mais la gêne qu’elle éprouvait était alors pour moiun effet de sa retenue naturelle et de la timidité de sa nature et,pour la mienne, je croyais qu’elle provenait du remords que mecausait la fiction à laquelle j’étais obligé, devant la candeur etl’ingénuité de cette douce et affable créature.

Je la voyais désormais avec d’autres yeux. Mais ne s’était-ellepas aussi vraiment transformée depuis un mois ? Ses regardsfugitifs ne s’éclairaient-ils pas maintenant d’une lumièreintérieure plus vive ? Et ses sourires ne montraient-ils pasmoins pénible l’effort que lui coûtait cette attitude de sagepetite maman, qui tout d’abord m’était apparue comme uneostentation ?

Oui, peut-être qu’elle aussi obéissait au même besoin que moi,au besoin de se créer l’illusion d’une nouvelle vie, sans vouloirsavoir ni laquelle ni comment. Un désir vague, comme une brise del’âme, avait ouvert tout doucement pour elle, comme pour moi, unefenêtre dans l’avenir, d’où un rayon d’une tiédeur enivrantearrivait jusqu’à nous, qui ne savions cependant nous approcher decette fenêtre ni pour la refermer ni pour voir ce qu’il y avait del’autre côté.

Et cette ivresse pure et suave que nous partagions faisaitressentir ses effets à la pauvre mademoiselle Caporale.

– Vous savez, mademoiselle, lui dis-je un soir, que j’aipresque décidé de suivre votre conseil.

– Lequel ?

– De me faire opérer par un oculiste.

La Caporale battit des mains, toute contente.

– Parfait ! Le docteur Ambrosini ! AppelezAmbrosini : c’est le plus habile, il a fait l’opération de lacataracte à ma pauvre mère. Tu vois, Adrienne, que le miroir aparlé. Qu’est-ce que je te disais ?

Adrienne sourit, et je souris à mon tour.

– Non, pas le miroir, mademoiselle, dis-je pourtant. Lebesoin s’en est fait sentir. Depuis quelque temps, mon œil me faitmal : il ne m’a jamais bien servi ; toutefois, je nevoudrais pas le perdre.

Ce n’était pas vrai ; c’était mademoiselle Caporale quiavait raison : le miroir, le miroir avait parlé et m’avait ditque si une opération relativement légère pouvait me fairedisparaître du visage ce trait malencontreux de Mathias Pascal,Adrien Meis pourrait aussi se passer de lunettes bleues, seconcéder une paire de moustaches et mettre mieux d’accord sonphysique avec les conditions modifiées de son esprit.

Mais je dus changer d’idées à la suite d’une scène nocturne àlaquelle j’assistai, caché derrière la persienne d’une de mesfenêtres.

Cette scène se déroula sur la terrasse, là, à côté. Je m’y étaisattardé jusque vers dix heures en compagnie des deux femmes. Rentrédans ma chambre, je m’étais mis à lire distraitement un des livrespréférés de M. Anselme, sur la Réincarnation. Il mesembla tout à coup entendre parler sur la terrasse : je tendisl’oreille pour vérifier si c’était Adrienne. Non. Deux personnescausaient bas, vite : j’entendis une voix d’homme qui n’étaitpas celle de Paleari. Mais en fait d’hommes à la maison, il n’yavait que lui et moi. Ma curiosité éveillée, je m’avançai vers lafenêtre pour regarder par les fentes des persiennes. Dansl’obscurité, il me sembla reconnaître mademoiselle Caporale. Maisqui était cet homme avec qui elle causait ? Térence Papianoétait-il arrivé de Naples, à l’improviste ?

À un mot proféré un peu plus fort par la Caporale, je comprisqu’ils parlaient de moi. Cet homme se montrait irrité desrenseignements que sans doute la maîtresse de piano lui avaitdonnés sur moi, et maintenant elle cherchait à atténuerl’impression que ces renseignements avaient produite sur l’espritde celui-ci.

– Riche ? demanda-t-il à un certain moment.

Et la Caporale :

– Je ne sais pas Il me semble ! Certainement, il vitde ses rentes, sans rien faire.

– Toujours à la maison ?

– Mais non. D’ailleurs, demain tu le verras.

Elle dit bien ainsi : « Tu le verras. » Donc ellele tutoyait ; donc Papiano (il n’y avait plus de doute) étaitau mieux avec mademoiselle Caporale ?… Et comment diable,alors, tous ces jours-ci, m’avait-elle témoigné tant decondescendance ?

Ma curiosité devint plus vive que jamais ; mais comme s’ilsl’eussent fait exprès, ils se mirent à parler tout bas. À défaut demes oreilles, je cherchai à me servir de mes yeux. Et je vis que laCaporale posait une main sur l’épaule de Papiano. Celui-ci, peuaprès, la repoussait brutalement.

– Mais comment pouvais-je l’empêcher ? dit-elle enélevant la voix avec une exaspération intense. Que suis-je,moi ? Qu’est-ce que je représente dans cette maison ?

– Appelle Adrienne ! lui ordonna-t-ilimpérieusement.

En entendant prononcer le nom d’Adrienne sur ce ton, je serrailes poings, et je sentis mon sang bouillonner dans mes veines.

– Elle dort, dit la Caporale.

Et lui, sombre, menaçant :

– Va la réveiller, tout de suite !

Je ne sais comment je me retins d’ouvrir toute grande,furieusement, la persienne.

L’effort que je fis pour me maîtriser me permit cependant derentrer en moi-même. Les paroles que je venais d’entendre prononceravec tant d’exaspération par cette pauvre femme me venaient auxlèvres : « Que suis-je, moi ? Qu’est-ce que jereprésente dans cette maison ? »

Je me retirai de la fenêtre. Mais aussitôt me revint à la penséequ’ils parlaient de moi tous les deux, et cet homme voulait encoreparler de moi avec Adrienne : j’allais connaître sessentiments à mon égard.

Cependant, la facilité avec laquelle j’accueillis cette excusepour l’indélicatesse que je commettais en les espionnant, me fitsentir que je mettais en avant mon propre intérêt, pour m’empêcherde prendre conscience de celui, bien plus vif, qu’une autrem’inspirait à ce moment.

Je revins regarder à travers les lames des persiennes.

La Caporale n’était plus sur la terrasse. L’autre, resté seul,s’était mis à regarder le fleuve, appuyé des deux coudes sur leparapet et la tête dans les mains.

En proie à une anxiété frénétique, j’attendis qu’Adrienne parûtsur la terrasse. Cette attente ne me fatigua nullement, mais bienplutôt me soulagea petit à petit, me procura une vive et croissantesatisfaction : je supposai qu’Adrienne, là-bas, ne voulait passe soumettre à la tyrannie du grossier personnage. Peut-être laCaporale la priait-elle, les mains jointes. Et cependant l’autre,ici, sur la terrasse, se rongeait de dépit. J’espérai un moment quela maîtresse de piano viendrait dire qu’Adrienne n’avait pas vouluse lever. Mais non : la voici !

Papiano alla aussitôt au-devant d’elle.

– Vous, allez vous coucher ! ordonna-t-il àmademoiselle Caporale. Laissez-moi parler avec ma belle-sœur.

Elle obéit, et alors Papiano se disposa à fermer la porte entrela salle à manger et la terrasse.

– Non, non ! dit Adrienne, tendant un bras contre laporte.

– Mais j’ai à te parler ! siffla le beau-frère, d’unemanière sinistre, en s’efforçant de parler bas.

– Parle comme cela. Que veux-tu me dire ? repritAdrienne. Tu aurais pu attendre jusqu’à demain.

– Non, tout de suite ! repartit-il, lui saisissant unbras et l’attirant à lui.

– Mais après tout ! cria Adrienne en se dégageantviolemment.

Je ne pus y tenir ; j’ouvris la persienne.

– Oh ! monsieur Meis ! s’écria-t-elle aussitôt.Voulez-vous venir un peu ici, si cela ne vous ennuie pas ?

– Me voici, mademoiselle ! me hâtai-je derépondre.

Mon cœur bondit dans ma poitrine de joie et dereconnaissance : d’un saut, je fus dans le corridor ;mais, là, près de la porte de ma chambre, je trouvai assis sur unemalle un jeune homme au visage fluet, très blond, au visageexcessivement long, diaphane, qui ouvrait à grand-peine une paired’yeux bleus, languissants, étonnés. Je m’arrêtai un momentsurpris, à le regarder ; je pensai que c’était le frère dePapiano ; je courus à la terrasse.

– Je vous présente, monsieur Meis, dit Adrienne, monbeau-frère Térence Papiano, qui vient d’arriver de Naples.

– Enchanté ! Très heureux ! s’écria celui-ci sedécouvrant, s’inclinant et me serrant chaleureusement la main. Jeregrette d’avoir été tous ces temps-ci absent de Rome ; maisje suis sûr que ma petite belle-sœur aura su pourvoir à tout,n’est-il pas vrai ? S’il vous manquait quelque chose, dites-lesans cérémonie… Nous aimons à contenter les hôtes qui noushonorent.

– Merci ! répondis-je. Il ne me manque absolumentrien.

– Usez de moi, vous savez, en toute occasion, pour peu queje puisse vous servir. Adrienne, ma fille, tu dormais :retourne à ton lit, si tu veux…

– Ma foi, non ! fit Adrienne en souriant tristement.Maintenant que je me suis levée !…

Et elle s’approcha du parapet regarder le fleuve.

Je sentis qu’elle ne voulait pas me laisser seul avec lui. Dequoi avait-elle peur ? Elle resta là, absorbée, tandis quel’autre, le chapeau encore à la main, me parlait de Naples, où ilavait été forcé de rester plus longtemps qu’il n’avait prévu pourcopier un grand nombre de documents des archives privées del’Excellentissime duchesse Thérèse Ravaschieri Fieschi :Maman duchesse, comme tout le monde l’appelait, MamanCharité comme on aurait voulu l’appeler : documents d’unevaleur extraordinaire, qui allaient jeter une nouvelle lumière surla fin du royaume des Deux-Siciles et particulièrement sur lafigure de Gaetan Filangieri, prince de Satriano, que le marquisGiglio, don Ignace Giglio d’Auletta, dont lui, Papiano, étaitsecrétaire, avait l’intention de glorifier dans une biographiedétaillée et sincère. Sincère au moins dans la mesure où ledévouement et la fidélité aux Bourbons le permettaient à Monsieurle marquis.

Il n’en finissait plus. Il jouissait assurément de sa propreéloquence et donnait à sa voix, en parlant, des inflexions d’acteurdramatique éprouvé, plaçant ici une risette et là un gesteexpressif. J’étais resté ahuri, là, comme une souche, etj’approuvais de temps en temps de la tête, et de temps en temps jetournais les yeux vers Adrienne qui toujours regardait lefleuve.

– Eh ! il n’est que trop vrai ! soupira en guisede conclusion Papiano. Bourboniste et clérical, le marquis Gigliod’Auletta et moi, moi qui… (je dois me garder de le dire, même toutbas, ici, dans ma maison), moi qui tous les matins avant de sortir,salue de la main la statue de Garibaldi sur le Janicule (Vous avezvu ? D’ici on la découvre très bien) moi qui crierais à toutmoment : « Vive le 20 Septembre ! » je dois luiservir de secrétaire ! Un très digne homme, ne vous y trompezpas ! Mais bourboniste et clérical. Oui, monsieur !… Dupain ! Je vous jure que bien des fois l’envie me vient decracher dessus, sauf votre respect ! Il me reste dans legosier, m’étouffe… Mais qu’y puis-je faire ? Du pain ! dupain !

Il haussa deux fois les épaules, leva les bras et se frappa leshanches.

– Allons ! allons ! petite Adrienne ! dit-ilensuite en accourant vers elle et en lui prenant légèrement lataille des deux mains. Au lit ! Il est tard. Ce monsieur doitavoir sommeil.

Devant la porte de ma chambre, Adrienne me serra fortement lamain, comme elle ne l’avait jamais fait jusqu’alors. Resté seul, jetins longtemps le poing fermé, comme pour conserver la pression desa main. Toute cette nuit-là, je restai à penser, me débattantparmi de continuelles obsessions. L’hypocrisie cérémonieuse, laservilité insinuante et loquace, l’âme maudite de cet hommeallaient certainement me rendre intolérable la vie commune danscette maison, sur laquelle – ce n’était pas douteux – il voulaitrégner en tyran, en profitant de la bonhomie du beau-père. Qui saità quels artifices il aurait recours ! Il m’en avait déjà donnéun échantillon, en changeant de but en blanc, à mon apparition.Mais pourquoi trouvait-il si mal que je logeasse dans cettemaison ? Pourquoi n’étais-je pas pour lui un locataire commeles autres ? Que lui avait dit de moi la Caporale ?Pouvait-il sérieusement être jaloux d’elle ? ou était-iljaloux d’une autre ? Ces manières arrogantes et soupçonneuses,cette façon de chasser la Caporale pour rester seule avec Adrienne,à qui il s’était mis à parler avec tant de violence, la rébelliond’Adrienne, la répugnance de celle-ci à ce qu’il fermât laporte ; le trouble dont elle était prise chaque fois qu’onfaisait allusion au beau-frère absent, tout confirmait en moi cetodieux soupçon, qu’il avait quelque vue sur elle.

Eh bien ! Et pourquoi m’en irritais-je tant, moi ? Nepouvais-je au bout du compte m’en aller de cette maison, pour neplus que celui-ci me déplût ? Qu’est-ce qui me retenait ?Rien. Mais avec une tendre complaisance, je me souvenaisqu’Adrienne m’avait appelé de la terrasse, comme pour être protégéepar moi, et que enfin elle m’avait serré la main fort, fort…

J’avais laissé la jalousie ouverte, ainsi que les volets. À uncertain moment, la lune, qui baissait, se montra dans le vide de mafenêtre, comme si elle eût voulu m’épier, me surprendre encoreéveillé au lit, pour me dire :

– J’ai compris, mon ami, j’ai compris ! Et toi,non ? En vérité ?

Chapitre 12L’ŒIL ET PAPIANO

– La tragédie d’Oreste dans un théâtre demarionnettes ! vint m’annoncer M. Anselme Paleari.Marionnettes automatiques, de nouvelle invention. Ce soir, à huitheures et demie, rue des Préfets, numéro 54. Ce serait le cas d’yaller, monsieur Meis.

– La tragédie d’Oreste ?

– Parfaitement ! D’après Sophocle, dit l’affiche.C’est probablement l’Électre. Maintenant, écoutez un peuquelle idée bizarre me vient à l’esprit ! Si, au pointculminant de l’action, exactement quand la marionnette quireprésente Oreste va venger la mort de son père sur Égisthe et samère, on faisait une déchirure dans le ciel de papier du petitthéâtre, qu’adviendrait-il ? Que ferait Oreste ?Dites-moi ?

– Je n’en sais rien, répondis-je en haussant lesépaules.

– Mais c’est bien facile, monsieur Meis ! Oreste setrouverait terriblement déconcerté par ce trou dans le ciel.

– Et pourquoi ?

– Laissez-moi dire. Oreste sentirait encore les ardeurs dela vengeance, il voudrait les satisfaire avec une rage impatiente,mais ses yeux, à cet instant, s’en iraient là, à cette déchirure,d’où à présent toutes sortes de mauvaises influences pénétreraientsur la scène, et il sentirait les bras lui tomber. Oreste, ensomme, deviendrait Hamlet. Toute la différence, monsieur Meis,entre la tragédie antique et la moderne, consiste en cela,croyez-moi : un trou dans le ciel de papier.

Et il s’en alla, traînant ses savates.

Des cimes nuageuses de son abstraction, M. Anselme laissaitsouvent rouler ainsi, comme des avalanches, ses pensées. La raison,le lien, l’opportunité de celles-ci restaient là-haut, dans lesnuages, de façon qu’il devenait difficile à qui l’écoutait d’ycomprendre quelque chose.

L’image de la marionnette d’Oreste, déconcertée par le trou dansle ciel, me resta toutefois quelque temps dans l’esprit :« Heureuses les marionnettes ! soupirai-je. Sur leurstêtes de bois, le faux ciel se conserve sans déchirures ! Niperplexités anxieuses, ni gênes, ni entraves, ni ombres, nipitié : rien ! Et elles peuvent se donner bravement etprendre goût à leur comédie et s’aimer elles-mêmes et se tenir enconsidération et en estime, sans souffrir jamais de vertiges, sansque la tête leur tourne, car pour leur taille et pour leursactions, ce ciel-là est un toit proportionné. »

« Et le prototype de ces marionnettes, cher monsieurAnselme, pensai-je encore, vous l’avez chez vous, et c’est votreindigne gendre Papiano. Qui est plus que lui satisfait du ciel decarton bien bas qui se tient sur sa tête ? La vie pour lui estcomme un jeu d’adresse. Et comme il jouit en se fourrant danstoutes les intrigues : vif, entreprenant,hâbleur ! »

Papiano avait environ quarante ans, était de haute taille, avecdes membres robustes ; un peu chauve, avec une grosse paire demoustaches à peine grisonnantes sous un nez aux narinesfrémissantes ; il avait les yeux gris, aigus, inquiets commeses mains. Il voyait tout et touchait à tout. Par exemple, tout enme parlant à moi, il s’apercevait, je ne sais comment, qu’Adrienne,derrière lui, avait de la peine à nettoyer et à remettre en placequelque objet dans la chambre, et aussitôt :

– Pardon !

Il courait à elle, lui prenait l’objet des mains :

– Non, ma fille, regarde : on fait commecela !

Et il le nettoyait, lui, le remettait en place et revenait àmoi. Ou bien il s’apercevait que son frère, qui souffrait deconvulsions épileptiques, devenait hagard et il courait lui donnerde petites claques sur les joues, des pichenettes sur lenez :

– Scipion ! Scipion !

Ou il lui soufflait à la figure, jusqu’à ce qu’il l’eût faitrevenir.

Je m’en serais fort amusé, si je n’avais pas eu cette mauditearrière-pensée !

Certainement, il la devina, car il commença un siège en règle decérémonies, qui étaient autant d’invites à parler. Il me semblaitque ses paroles, ses questions, même les plus banales, cachaientune embûche. Je n’aurais pas voulu cependant lui montrer dedéfiance pour ne pas accroître ses soupçons ; maisl’irritation qu’il me causait, avec cette attitude de tourmenteurobséquieux, m’empêchait de bien dissimuler.

Mon irritation provenait aussi de deux autres causes intérieureset secrètes. La première était que, sans avoir commis de mauvaisesactions, sans avoir fait de mal à personne, je devais me garderainsi, en avant et en arrière, peureux et soupçonneux, comme sij’avais perdu le droit d’être laissé en paix. L’autre, je n’auraispas voulu me l’avouer à moi-même, et justement pour cela ellem’irritait plus fortement, en dessous. J’avais beau medire :

« Idiot ! Va-t’en d’ici, délivre-toi de cet ennuyeuxpersonnage ! »

Je ne m’en allais pas ; je ne pouvais plus m’en aller.

La lutte que je soutenais contre moi-même pour ne pas prendreconscience de ce que je ressentais pour Adrienne m’empêchaitcependant de réfléchir aux conséquences de ma très anormalecondition d’existence, eu égard à ce sentiment. Et je restais là,perplexe, sans cesse mécontent de moi, et même dans une fièvrecontinuelle, et pourtant souriant au-dehors.

De ce qu’il m’était arrivé de découvrir ce soir-là, cachéderrière la persienne, je n’avais pas encore pu m’éclaircir. Ilsemblait que la mauvaise impression que Papiano avait reçue de moi,aux renseignements de la Caporale, se fût effacée subitement à laprésentation. Il me tourmentait, c’est vrai, mais comme s’il n’eûtpu faire autrement, non pas certes avec le dessein secret de mefaire partir : bien au contraire ! Quemachinait-il ? Adrienne, après son retour, était redevenuetriste et froide, comme aux premiers jours. : MademoiselleSilvia Caporale disait vous à Papiano, au moins enprésence des autres, mais Papiano souvent la tutoyaitouvertement ; il allait jusqu’à l’appeler Rhéa[1] Silvia, et je ne savaiscomment interpréter ces manières confidentielles et burlesques.Certes, cette malheureuse ne méritait pas grand respect pour ledésordre de sa vie, mais elle ne méritait pas non plus d’êtretraitée de cette façon par un homme qui ne lui était rien.

Un soir (la lune était pleine et il semblait qu’il fît jour), dema fenêtre, je la vis seule et triste, là, sur la terrasse, oùmaintenant nous nous réunissions rarement, et non plus avec leplaisir d’autrefois, parce que Papiano y venait aussi et parlaitpour tout le monde. Poussé par la curiosité, je pensai à aller lasurprendre en ce moment d’abandon.

Je trouvai, comme d’habitude, dans le corridor, près de la portede ma chambre, assis sur la malle, le frère de Papiano, dans lamême attitude où je l’avais vu la première fois. Avait-il éludomicile là-dessus, ou était-il en sentinelle par ordre de sonfrère ?

Mademoiselle Caporale, sur la terrasse, pleurait. Elle ne voulutrien dire, d’abord ; elle se plaignit seulement d’un terriblemal de tête. Puis, comme prenant une brusque résolution, elle setourna, me regarda en face, me tendit une main et medemanda :

– Êtes-vous mon ami ?

– Si vous voulez m’accorder cet honneur… lui répondis-je enm’inclinant.

– Merci ! Si vous saviez comme j’ai besoin d’un ami,d’un véritable ami en ce moment ! Vous devriez le comprendre,vous qui êtes seul au monde, comme moi… Mais vous êtes unhomme ! Si vous saviez… si vous saviez…

Elle mordit le mouchoir qu’elle tenait à la main pour s’empêcherde pleurer ; n’y réussissant pas, elle le déchira à plusieursreprises rageusement.

– Femme, laide et vieille ! s’écria-t-elle. Troismalheurs auxquels il n’y a pas de remède ! Pourquoi suis-je envie ?

– Calmez-vous, voyons ! la priai-je, consterné.Pourquoi faites-vous ainsi, mademoiselle ?

Je ne pus dire autre chose.

– Parce que… éclata-t-elle.

Mais elle s’arrêta tout à coup.

– Dites ? l’incitai-je. Si vous avez besoin d’unami…

Elle porta à ses yeux son mouchoir déchiré, et :

– J’aurais plutôt besoin de mourir ! gémit-elle avecune douleur si profonde et si intense que je me sentis tout à coupla gorge serrée d’angoisse.

Je n’oublierai jamais le pli douloureux de cette bouche flétrieet sans grâce en proférant ces paroles, ni le frémissement dumenton sur lequel se tordaient quelques poils follets noirs.

– Mais la mort même ne veut pas de moi, reprit-elle. Rien…Pardon, monsieur Meis ! Quelle aide pourriez-vous medonner ? Aucune. Tout au plus un peu de compassion. Je suisorpheline, et je dois rester ici, traitée comme… Peut-être vous enêtes-vous aperçu ? Et ils n’en auraient pas le droit, voussavez ? Car ils ne me font nullement l’aumône…

Et ici mademoiselle Caporale me parla des six mille lires quelui avait escroquées Papiano, et dont j’ai déjà parlé ailleurs.

Quoique la douleur de cette malheureuse m’intéressât, ce n’étaitpas là, certes, ce que je voulais savoir d’elle. Profitant (jel’avoue) de l’excitation où elle se trouvait, peut-être seulementpour avoir bu un petit verre de trop, je me risquai à luidemander :

– Mais, pardon, mademoiselle ! Pourquoi le luiavez-vous donné, cet argent ?

– Pourquoi ? et elle serra les poings. Deux perfidies,l’une plus noire que l’autre ! Je le lui ai donné pour luifaire voir que j’avais bien compris ce qu’il voulait de moi. Vousavez compris ? Avec sa femme encore en vie, ce…

– J’ai compris.

– Figurez-vous ! reprit-elle avec fougue, la pauvreRita…

– Sa femme ?

– Oui, Rita, la sœur d’Adrienne… Deux ans malade, entre lavie et la mort… Figurez-vous, si je… Mais, au surplus, on le saitici, comment je me conduisis ; Adrienne le sait, et c’estpourquoi elle me veut du bien ; elle, oui, la pauvrepetite ! Mais comment suis-je restée maintenant ?Regardez ! pour lui, j’ai dû donner jusqu’à mon piano, quiétait pour moi… tout, vous comprenez ! Non pas seulement pourma profession. Je parlais avec mon piano. Tout enfant, àl’Académie, j’écrivais de la musique ; j’en ai écrit aussiensuite, diplômée ; puis j’ai abandonné. Mais, quand j’avaismon piano, je composais encore, pour moi seule, àl’improviste ; je m’épanchais… je m’enivrais jusqu’à tomberpar terre, croyez-moi, évanouie, à certains moments. Je ne sais pasmoi-même qu’est-ce qui me sortait de l’âme : je devenais uneseule chose avec mon instrument, et mes doigts ne s’agitaient plussur un clavier : je faisais pleurer et crier mon âme. Je puisvous dire seulement ceci qu’un soir (nous restions, moi et maman, àun entresol), des gens se rassemblèrent, en bas, dans la rue, quim’applaudirent à la fin, longtemps. Et j’en eus presque peur.

– Pardon, mademoiselle ! lui proposai-je alors pour laconsoler de quelque façon, ne pourrait-on pas louer un piano aumois ? J’aimerais tant, tant, à entendre jouer. Et sivous…

– Non ! m’interrompit-elle. À quoi bon jouerencore ? C’est fini pour moi ! À présent, je tapote deschansonnettes stupides, moi. C’est fini ! fini !…

– Mais monsieur Térence Papiano, me risquai-je de nouveau àdemander, vous a promis peut-être de vous restituer cetargent ?

– Lui ? fit aussitôt avec un frémissement de colèremademoiselle Caporale. Et qui le lui a jamais demandé ? Maissi, il me le promet, maintenant, si je l’aide… Oui ! il a eule front de me proposer, comme cela, tranquillement…

– L’aider ? À quoi ?

– À une nouvelle perfidie ! Comprenez-vous ? Jevois que vous avez compris.

– Adri… ma… mademoiselle Adrienne ? balbutiai-je.

– Justement. Je devrais la persuader ! Moi,entendez-vous ?

– De l’épouser ?

– Naturellement. Savez-vous pourquoi ? Elle a, ouplutôt devrait avoir quatorze ou quinze mille lires de dot, cettepauvre infortunée ! La dot de sa sœur, qu’il devaitsur-le-champ restituer à monsieur Anselme, car Rita n’a pas eud’enfants. Je ne sais ce qu’il a manigancé. Il a demandé un an pourcette restitution. Maintenant, j’espère que… Chut ! voiciAdrienne !

Enfermée en elle-même et plus froide que d’ordinaire, Adriennes’approcha de nous ; elle entoura d’un bras la taille demademoiselle Caporale et me fit un léger salut de la tête.J’éprouvai, après ces confidences, une irritation violente à lavoir ainsi soumise et comme esclave de l’odieuse tyrannie de ceCagliostro. Mais, presque aussitôt apparut, comme une ombre, sur laterrasse, le frère de Papiano.

– Le voici ! dit tout bas la Caporale à Adrienne.

Celle-ci ferma à demi les yeux, sourit amèrement, secoua la têteet se retira de la terrasse, en me disant :

– Excusez, monsieur Meis ! Bonsoir !

– L’espion ! me susurra mademoiselle Caporale enm’avertissant des yeux.

– Mais de quoi a peur mademoiselle Adrienne ?m’échappa-t-il dans mon irritation croissante. Ne comprend-elle pasqu’en faisant ainsi, elle donne beau jeu à cet homme pour faire letyran de plus belle ? Écoutez ! mademoiselle : jevous avoue que j’éprouve une grande envie pour tous ceux qui savents’intéresser à la vie, et je les admire. Entre celui qui se résigneà jouer le rôle de victime et celui qui assume, fût-ce aveccruauté, celui de tyran, ma sympathie est pour ce dernier.

La Caporale remarqua mon animation, et, avec un air de défi, medit :

– Et pourquoi alors n’essayez-vous pas de vous révolter,vous, tout le premier.

– Moi ?

– Vous ! vous ! appuya-t-elle en me regardantdans les yeux, comme pour me provoquer.

– Mais qu’ai-je à faire là-dedans, moi ? répondis-je.Je ne pourrais me rebeller que d’une seule manière : en m’enallant.

– Eh bien ! conclut malicieusement mademoiselleCaporale, peut-être est-ce justement ce que ne veut pasAdrienne.

– Que je m’en aille ?

Elle fit tournoyer en l’air son mouchoir en lambeaux, puis sel’enroula autour d’un doigt, en soupirant :

– Qui sait ?

Je haussai les épaules.

– À table ! à table ! dis-je.

Et je la laissai là sur la terrasse.

Pour commencer, dès ce soir-là en passant par le corridor, jem’arrêtai devant la malle, sur laquelle Scipion Papiano étaitrevenu s’accroupir.

– Pardon ! lui dis-je, ne pourriez-vous trouver unautre endroit où vous seriez assis plus à votre aise ? Icivous m’embarrassez.

Il me regarda avec des yeux languissants, sans perdrecontenance.

– Avez-vous compris ? insistai-je en le secouant parun bras. Mais j’aurais aussi bien pu parler au mur. La portes’ouvrit alors au fond du corridor, et Adrienne parut.

– Je vous en prie, mademoiselle, lui dis-je, voyez un peu àfaire entendre à ce malheureux qu’il pourrait aller s’asseoirailleurs.

– Il est malade, dit Adrienne, cherchant à l’excuser.

– C’est parce qu’il est malade ! repartis-je. Ici, iln’est pas bien : il n’a pas d’air… et puis, assis sur unemalle… Voulez-vous que je le dise à son frère ?

– Non ! non ! se hâta-t-elle de me répondre. Jele lui dirai, soyez-en sûr.

– Vous comprenez ! ajoutai-je. Je ne suis pas encoreroi pour avoir une sentinelle à ma porte.

Je perdis à partir de ce soir-là tout empire sur moi-même ;je commençais à faire violence ouvertement à la timiditéd’Adrienne ; je fermai les yeux et m’abandonnai, sans plusréfléchir, à mon sentiment.

Pauvre chère petite maman ! Elle se montra tout d’abordcomme partagée entre la peur et l’espérance. Elle n’osait pas sefier à celle-ci, devinant que j’étais poussé par le dépit ;mais elle sentait d’autre part, que la peur en elle était causéepar l’espérance jusqu’alors secrète et comme inconsciente de ne pasme perdre ; c’est pourquoi, maintenant que je donnais à cetteespérance de nouveaux aliments par mes nouvelles manières résolues,elle ne savait pas non plus céder tout à fait à la peur.

Cette perplexité délicate, cette réserve honnête me firentm’engager de plus en plus dans l’espèce de défi sous-entendu quej’avais lancé à Papiano.

Je m’attendais à ce que celui-ci me tînt tête dès le premierjour, en omettant les compliments et cérémonies habituels. Pas dutout. Il releva son frère de son poste d’observation sur la malle,comme je le voulais, et en arriva jusqu’à plaisanter sur l’air gênéet égaré d’Adrienne en ma présence.

– Ne faites pas attention, monsieur Meis ! Elle estconfuse comme une religieuse, ma petite belle-sœur !

Cette bonne grâce inattendue, tant de désinvolture me donnèrentà penser. Où voulait-il en venir ?

Un soir, je le vis arriver chez moi avec un homme qui entra enfrappant avec force de son bâton sur le parquet, comme si, ayantles pieds dans une paire de chaussures de drap qui ne faisaient pasde bruit, il eût voulu entendre ainsi, à coups de bâton, qu’ilmarchait.

– Où c’est-y qu’il est, mon cher parent ? semit-il à crier avec un fort accent turinois, sans enlever de satête son petit chapeau à bords relevés, enfoncé presque sur sesyeux à demi clos, troublés par le vin, et sans ôter de sa boucheune petite pipe avec laquelle il semblait faire cuire un nez plusrouge que celui de mademoiselle Caporale. Où c’est-y qu’il est,mon cher parent ?

– Le voici, dit Papiano en me montrant. Puis, se tournantvers moi :

– Monsieur Adrien, une bonne surprise ! monsieurFrançois Meis, de Turin, votre parent.

– Mon parent ? m’écriai-je abasourdi.

Celui-ci ferma les yeux, leva comme un ours une patte qu’il tintquelque temps suspendue, attendant que je la lui serrasse.

Je le laissai là, dans cette attitude, pour le contempler unmoment. Puis :

– Qu’est-ce que cela veut dire ? demandai-je.

– Non, pardon, pourquoi ? fit Térence Papiano.Monsieur François Meis m’a assuré que vous êtes son…

– Cousin, appuya celui-ci, sans ouvrir les yeux. Tousles Meis sont parents.

– Mais, je n’ai pas l’honneur de vous connaître,protestai-je.

– Oh ! mais n’en voilà-t-y une belle !s’écrie l’homme. Et c’est pour ça que j’sons venu tetrouver.

– Meis ? de Turin ? demandai-je, feignant dechercher dans ma mémoire : mais je ne suis pas deTurin !

– Comment ! Excusez ! interrompit Papiano. Nem’avez-vous pas dit que jusqu’à dix ans vous étiez resté àTurin ?

– Mais oui ! reprit l’homme, vexé qu’on mîten doute une chose pour lui tout à fait sûre. Cousin,cousin ! Ce mossieu-là… commen qu’y s’appelle ?

– Térence Papiano, pour vous servir !

– Terenciano : y m’a dit que ton père il est alléen Amérique ; quoi que ça veut dire, ça ? ça veut direque t’es l’fieu de défunt Antoine, qu’est allé en Amérique. Etj’sommes cousins.

– Mais puisque mon père s’appelait Paul…

– Antoine !

– Paul, Paul, Paul. Voudriez-vous le savoir mieux quemoi ?

Il haussa les épaules et fit grimacer sa bouche :

– J’croyions que c’fut Antoine, dit-il en frottantson menton hérissé d’une barbe de quatre jours au moins, presquetoute grise. – J’voulons point t’contredire : va pourPaul. Je n’me rappelons point ben, car je ne l’ons pointconnu.

Pauvre homme ! Il était en état de savoir mieux que moicomment s’appelait son oncle, parti pour l’Amérique ; pourtantil céda parce qu’à toute force il voulait être mon parent. Il medit que son père, qui s’appelait François comme lui, et était frèred’Antoine… c’est-à-dire de Paul mon père, avait quitté Turin quandlui était encore tout gosse, à sept ans, et que – pauvre employé –il avait vécu toujours éloigné de la famille, un peu ici, un peulà. Il ne savait pas grand-chose donc, de ses parents, soitpaternels, soit maternels : toutefois, il était certain, trèscertain d’être mon cousin.

Mais le grand-père, au moins, le grand-père, l’avait-ilconnu ?

Je le lui demandai. Eh bien ! oui, il l’avait connu ;il ne se rappelait pas si c’était à Pavie ou à Plaisance.

Ah ! oui, connu ? Et comment il était ? Il était…Il ne s’en souvenait pas.

– Ya ben d’ça trente années…

Il ne me paraissait nullement de mauvaise foi ; il avaitplutôt l’air d’un pauvre diable qui avait noyé son âme dans le vinpour ne pas sentir trop le poids de l’ennui et de la misère. Ilpenchait la tête, les yeux fermés, approuvant tout ce que jedisais, pour m’amuser de lui ; je suis sûr que, si je luiavais dit que tout enfant nous avions grandi ensemble et queparfois je lui avais tiré les cheveux, il aurait approuvé de lamême manière. Il n’y a qu’une chose que je ne devais pas mettre endoute, c’est que nous fussions cousins ; là-dessus il nepouvait transiger, c’était désormais établi. Donc, inutiled’insister.

Mais tout à coup, en regardant Papiano et en voyant sa minerayonnante, l’envie me passa de plaisanter. Je congédiai ce pauvrehomme, à moitié ivre, en le saluant : Cherparent ! Et je demandai à Papiano, mes yeux fixés dansles siens, pour bien lui faire entendre que je n’étais pas homme àme laisser duper par lui :

– Maintenant dites-moi où vous êtes allé déterrer ce beautype ?

– Excusez-moi, monsieur Adrien ! commença cetintrigant. Je m’aperçois que je n’ai pas été heureux…

– Mais vous êtes très heureux toujours !m’écriai-je.

– Non, je veux dire : de ne pas vous avoir faitplaisir. Mais croyez bien que ç’a été un pur hasard. Voici :j’ai dû aller, ce matin, au bureau des impositions pour le comptedu marquis, mon patron. Tandis que j’étais là, j’ai entendu appelerfort : Monsieur Meis ! monsieur Meis ! Jeme retourne aussitôt, croyant vous trouver là aussi, pour quelqueaffaire, qui sait ? et, si vous aviez besoin de moi, toujoursprêt à vous servir. Mais quoi ? On appelait ce beau type,comme vous avez dit justement, et alors, comme cela… par curiosité,je m’approchai, et je lui demandai s’il s’appelait vraiment Meis etde quel pays il était, ayant l’honneur et le plaisir d’avoir commehôte un monsieur Meis… Voilà comme cela s’est passé ! Lui m’aassuré que vous deviez être son parent, et a voulu venir fairevotre connaissance.

– Au bureau des impositions ?

– Oui, monsieur, il est employé là : sous-agent.

Devais-je le croire ? Je voulus m’en assurer. Et c’étaitvrai ; mais il était vrai aussi que Papiano, soupçonneux,tandis que je voulais le prendre de front, là, pour contrarier dansle présent ses secrètes machinations, m’échappait pour rechercherau contraire dans mon passé et m’attaquer ainsi comme par-derrière.Le connaissant bien, je n’avais que trop de raisons de craindrequ’avec son flair de chien de chasse, il ne fût pas longtemps àaller le nez au vent ; gare s’il réussissait à renifler lamoindre trace : il la suivrait certainement jusqu’au moulin del’Épinette.

Figurez-vous donc mon épouvante, quand, à peu de jours de là,pendant que j’étais dans ma chambre en train de lire, il m’arrivadu corridor, comme de l’autre monde, une voix, une voix encorevivante dans ma mémoire :

– Yo rendé gracés à Dio, che yo me la souis levada desobre !

L’Espagnol ! mon petit Espagnol barbu et trapu deMonte-Carlo ! Celui qui voulait jouer avec moi et avec qui jem’étais querellé à Nice ?… Ah ! Dieu bon ! Voici latrace ; Papiano avait réussi à la découvrir !

Je bondis sur mes pieds, m’appuyai à la table pour ne pastomber, dans mon égarement imprévu et anxieux : stupéfait,presque atterré, je tendis l’oreille, avec l’idée de fuir dès queces deux hommes – Papiano et l’Espagnol (c’était lui, sans aucundoute : je l’avais vu dans sa voix) – auraient traversé lecorridor. Fuir ? Et si Papiano, en entrant, avait demandé à labonne si j’étais à la maison ? Qu’aurait-il pensé de mafuite ? Mais, d’autre part, s’il savait déjà que je n’étaispas Adrien Meis ? Doucement ! Quels renseignementspouvait avoir sur moi cet Espagnol ? Il m’avait vu àMonte-Carlo. Lui avais-je dit, alors, que je m’appelais MathiasPascal ? Peut-être ? Je ne me souvenais pas…

Je me trouvai, sans le savoir, devant la glace, comme siquelqu’un m’y avait conduit par la main. Je me regardai. Ah !ce maudit œil ! Il allait peut-être me faire reconnaître. Maiscomment diable Papiano avait-il pu arriver là, jusqu’à mon aventurede Monte-Carlo ? C’est cela surtout qui me stupéfiait. Quefaire cependant ? Rien. Attendre ici que ce qui devait arriverarrivât.

Il n’arriva rien. Et pourtant la peur ne me passa pas, pas mêmele soir de ce même jour, quand Papiano, m’expliquant le mystèrepour moi insoluble et terrible de cette visite, me fit voir qu’iln’était nullement sur la trace de mon passé, et que le hasard seul,qui, depuis quelque temps, me prodiguait ses faveurs, avait voulume jouer un tour de sa façon, en me remettant en face de cetEspagnol qui, peut-être, ne se souvenait plus de moi.

Selon les renseignements que Papiano me donna sur lui, en allantà Monte-Carlo, je ne pouvais pas ne pas l’y rencontrer, car c’étaitun joueur de profession. L’étrange était que je le rencontrassemaintenant à Rome. Certes, si je n’avais rien eu à craindre, cehasard ne m’aurait pas paru étrange : combien de fois, eneffet, ne nous arrive-t-il pas de nous heurter à l’improvistecontre quelqu’un que nous avons connu ailleurs fortuitement ?Du reste, il avait ou croyait avoir de bonnes raisons pour venir àRome et chez Papiano. Le tort venait de moi, ou du hasard quim’avait fait raser ma barbe et changer mon nom.

Environ vingt ans auparavant, le marquis Giglio d’Auletta, dontPapiano était le secrétaire, avait marié sa fille unique à donAntoine Pantogada, attaché d’ambassade auprès du Saint-Siège. Peude temps après le mariage, Pantogada, découvert une nuit par lapolice dans un tripot en même temps que d’autres personnages del’aristocratie romaine, avait été rappelé à Madrid. Là il avaitfait le reste, et peut-être quelque chose de pis, après quoi ilavait été contraint de démissionner. Depuis ce moment, le marquisd’Auletta n’avait plus eu de paix, forcé continuellement d’envoyerde l’argent pour payer les dettes de jeu de son incorrigiblegendre. Il y avait quatre ans que la femme de Pantogada étaitmorte, laissant une fille d’environ seize ans, que le marquis avaitvoulu prendre avec lui, ne sachant que trop dans quelles mains,autrement, elle serait restée.

Pantogada n’aurait pas voulu la lui laisser échapper ; maisensuite, obéissant à un pressant besoin d’argent, il avait cédé. Àprésent il menaçait sans cesse son beau-père de reprendre sa fille,et ce jour-là justement il était venu à Rome dans cette intention,c’est-à-dire pour escroquer encore de l’argent au pauvre marquis,sachant bien que celui-ci ne lui abandonnerait jamais, au grandjamais, sa chère petite-fille Pépita.

Papiano avait des paroles de feu pour flétrir cet indignemarchandage de Pantogada. Et cette colère généreuse était vraimentsincère.

Pendant qu’il parlait, je ne pouvais m’empêcher d’admirerl’agencement privilégié de sa conscience qui, tout en pouvants’indigner ainsi, réellement, des infamies d’autrui, lui permettaitensuite d’en faire de semblables, ou à peu près, bientranquillement, au préjudice de ce brave homme de Paleari, sonbeau-père.

Cependant le marquis Giglio, cette fois, voulait tenir ferme. Ils’ensuivait que Pantogada allait rester à Rome quelque temps etviendrait trouver chez lui Térence Papiano, avec lequel il devaits’entendre à merveille. Une rencontre entre moi et cet Espagnolallait donc être inévitable d’un jour à l’autre. Quefaire ?

À défaut d’autres, je pris pour conseiller de nouveau le miroir.Sur la lame de verre, l’image de feu Mathias Pascal, venant flotterà la surface comme du fond du canal, avec cet œil qui était tout cequi m’était resté de lui, me parla ainsi :

« Dans quel vilain guêpier t’es-tu fourré, AdrienMeis ? Tu as peur de Papiano, avoue-le ? et tu voudraisen faire retomber la faute sur moi, encore moi, seulement parcequ’à Nice je me disputai avec l’Espagnol. Et pourtant j’avaisraison, tu le sais. Il te semble qu’il puisse être suffisant pourle moment de t’effacer du visage la dernière trace de moi ? Ehbien ! suis le conseil de mademoiselle Caporale et appelle ledocteur Ambrosini, pour qu’il te remette l’œil en place. Ensuite…tu verras ! »

Chapitre 13LA PETITE LANTERNE

Quarante jours dans l’obscurité !

Réussie, réussie admirablement l’opération ! Seulement monœil resterait peut-être un tout petit peu plus gros que l’autre.Patience ! Et en attendant, oui, dans l’obscurité – quarantejours – dans ma chambre.

J’eus la preuve que l’homme, quand il souffre, se fait une idéeparticulière du bien et du mal, c’est-à-dire du bien que les autresdevraient lui faire et auquel il prétend, comme si ses souffranceslui donnaient droit à une compensation, et du mal qu’il peut faireaux autres, comme si encore il y était autorisé par sessouffrances. Et si les autres ne lui font pas du bien comme pardevoir, il les accuse, et, de tout le mal qu’il fait il s’excusefacilement.

Après quelques jours de cette prison aveugle, le désir, lebesoin d’être réconforté en quelque manière s’accrut jusqu’àl’exaspération. Je savais bien que j’étais dans une maisonétrangère et que, par conséquent, je devais plutôt remercier meshôtes des soins très délicats dont ils m’avaient comblé. Mais cessoins ne me suffisaient plus, et même m’irritaient, comme si on meles avait donnés par dépit. Certainement ! Car je devinais dequi ils me venaient. Adrienne me prouvait ainsi qu’elle était, parla pensée, presque tout le jour avec moi, dans ma chambre, et mercide la consolation ! À quoi me servait-elle, puisque moi,pendant ce temps, par la mienne, je la suivais çà et là par lamaison, toute la journée, fiévreusement ? Elle seule pouvaitme réconforter : elle le devait ; elle plus que lesautres était en mesure de comprendre comment et combien devait mepeser l’ennui et me ronger le désir de la voir ou de la sentir aumoins près de moi.

L’impatience et l’ennui étaient encore accrus en moi par la rageque m’avait causée la nouvelle du départ subit de Rome dePantogada. Me serais-je terré là pendant quarante jours dansl’obscurité, si j’avais su qu’il devait s’en aller sivite ?

Pour me consoler, M. Anselme Paleari voulut me démontrerpar un long raisonnement que l’obscurité était imaginaire.

– Imaginaire ? Ceci ? lui criai-je.

– Non ! Un peu de patience ; je m’explique.

Et il me développa (peut-être aussi pour que je fusse préparéaux expériences de spiritisme qu’on allait faire cette fois dans machambre, pour me procurer une distraction), il me développa, dis-jeune conception à lui, très spécieuse, qu’on pourrait appelerlanternosophie.

De temps en temps, le brave homme s’interrompait pour medemander :

– Vous dormez, monsieur Meis ?

Et j’étais tenté de lui répondre :

– Oui, merci ! Je dors, monsieur Anselme.

Mais comme l’intention au fond était bonne, à savoir de me tenircompagnie, je lui répondais que je m’amusais au contraire beaucoupet que je le priais de continuer.

Le sentiment de la vie pour M. Anselme était proprementcomme une lanterne que chacun de nous porte en soi, allumée ;une lanterne qui nous fait nous voir égarés sur la terre et nousfait voir le mal et le bien ; une lanterne qui projette toutautour de nous un cercle plus ou moins large de lumière, au-delàduquel est l’ombre noire, l’ombre pleine d’épouvante quin’existerait pas si la lanterne n’était pas allumée, mais que nousne sommes que trop forcés de croire vraie, tant que celle-cimaintient en nous sa flamme vive. Cette flamme soufflée à la fin,rentrerons-nous réellement dans cette ombre factice ?rentrerons-nous dans la nuit éternelle, après le jour fameux denotre illusion, ou ne resterons-nous pas plutôt à la merci del’Être, qui aura brisé les vaines formes de notre raison ?

– Vous dormez, monsieur Meis ?

– Continuez ! continuez ! monsieur Anselme ;je ne dors pas. Il me semble presque la voir, votre lanterne.

Mais pourquoi donc M. Anselme Paleari, tout en disant tantde mal de la petite lanterne que chacun de nous porte allumée ensoi, voulait-il en allumer maintenant une autre, à vitre rouge, icidans ma chambre, pour ses expériences de spiritisme ?N’était-ce pas déjà trop d’une ? Je le lui demandai.

– Correctif ! me répondit-il. Une lanterne contrel’autre ! Du reste, à un moment, celle-ci s’éteint, voussavez !

– Et il vous semble que ce soit là le meilleur moyen pourvoir quelque chose ? me risquai-je à observer.

– Mais la prétendue lumière, excusez, repartit promptementM. Anselme, peut servir à nous faire voir trompeusement ici,dans la prétendue vie. Pour nous faire voir au-delà de celle-ci,elle ne sert à rien, croyez-le, et bien plutôt nous nuit. Ellessont stupides, les prétentions de certains savants à cœur mesquinet à intelligence plus mesquine encore, qui veulent croire pourleur commodité que, par ces expériences, on fait outrage à lascience ou à la nature. Mais non, monsieur ! Nous voulonsdécouvrir d’autres lois, d’autres forces, une autre vie de lanature, toujours dans la nature, par Bacchus ! Au-delà del’indigente expérience normale, nous voulons forcer l’étroitecompréhension que nos sens limités nous en donnent habituellement.À présent, excusez, les savants ne prétendent-ils pas tous, lespremiers, à un milieu et à des conditions appropriés pour la bonneréussite de leurs expériences ? Peut-on se passer de chambrenoire pour la photographie ? Eh donc ? Et puis il y atant de moyens de contrôle !

M. Anselme, cependant, comme je pus le voir après quelquessoirs, n’usait d’aucun. Mais c’étaient des expériences enfamille ! Pouvait-il jamais soupçonner que mademoiselleCaporale et Papiano prenaient plaisir à le tromper ? Et puis,pourquoi ? Quel plaisir ? Il était plus que convaincu etn’avait nullement besoin de ces expériences pour raffermir sa foi.En excellent homme qu’il était, il n’arrivait pas à supposer qu’ilspussent le tromper pour une autre fin ! Quant à la pauvretéaffligeante et puérile des résultats, la théosophie se chargeait delui en donner une explication très plausible. Les êtres supérieursdu Plan mental, ou de plus haut, ne pouvaient descendrecommuniquer avec nous par l’intermédiaire d’unmédium ; il fallait donc se contenter desmanifestations grossières d’âmes de trépassés inférieurs, duPlan astral, c’est-à-dire du plus proche de nous :voilà ! Et qui pouvait lui dire que non ![2]

*

* *

Je savais qu’Adrienne avait toujours refusé d’assister à cesexpériences. Depuis que j’étais renfermé dans ma chambre, dansl’obscurité, elle n’était entrée que rarement, et jamais seule,pour me demander comment j’allais. Chaque fois, cette demandeparaissait et était, en effet, adressée par pure convenance. Ellesavait, elle savait aussi bien comment j’allais ! Il mesemblait même reconnaître comme une pointe d’ironie dans sa voix,car, naturellement, elle ignorait pour quelle raison je m’étaisainsi tout à coup résolu à me soumettre à l’opération. Elle devaitpar conséquent supposer que je souffrais par vanité, pour me rendreplus beau ou moins laid, avec mon œil rajusté suivant le conseil dela Caporale.

– Je vais très bien, mademoiselle ! lui répondais-je.Je ne vois rien.

– Eh ! mais vous verrez, vous verrez mieux après,disait alors Papiano.

Profitant de l’obscurité, je levais un poing, comme pour le luiabattre sur le visage. Il le faisait exprès certainement, pour queje perdisse le peu de patience qui me restait encore. Il n’étaitpas possible qu’il ne s’aperçût pas de l’ennui qu’il mecausait : je le lui donnais à entendre de toutes les façons,en bâillant, en soufflant, et pourtant, il continuait à entrer dansma chambre presque tous les soirs et y restait des heures entières,bavardant sans fin. Dans ces ténèbres, sa voix me coupait presquela respiration, me faisait me tordre sur la chaise, comme sur unchevalet de torture, crisper mes doigts : j’aurais voulul’étrangler à de certains moments. Le devinait-il ? Lesentait-il ? Juste à ces moments-là, sa voix devenait plusmolle, plus caressante.

Nous avons besoin de rendre toujours quelqu’un responsable denos peines et de nos malheurs. Papiano, au fond, faisait tout pourme pousser à partir de cette maison, et si la voix de la raisonavait pu parler en moi, ces jours-là j’aurais dû l’en remercier detout cœur. Mais comment pouvais-je l’écouter, cette bienheureusevoix de la raison, quand elle me parlait justement par la bouche dePapiano, lequel, pour moi, avait tort, évidemment tort, impudemmenttort ? Ne voulait-il pas me chasser, en effet, pour duperPaleari et perdre Adrienne ? C’est tout ce que je pouvaiscomprendre alors à tous ses discours. Oh ! comment la voix dela raison avait-elle pu choisir juste la bouche de Papiano pour sefaire entendre de moi ? Mais peut-être était-ce moi qui, pourme trouver une excuse, la mettais dans sa bouche, pour qu’elle meparût odieuse, moi qui me sentais déjà repris dans les lacets de lavie.

Bien que je vécusse très modestement, Papiano s’était fourrédans la tête que j’étais très riche. Et, maintenant, pour détournerma pensée d’Adrienne, peut-être caressait-il l’idée de me fairetomber amoureux de la petite-fille du marquis Giglio, et il me ladécrivait comme une jeune fille sage et fière, pleine de talent etde volonté, décidée dans ses manières, franche et vive. D’ailleursbelle : oh ! bien belle ! Brune, mince et de formesadmirables en même temps : toute de feu, avec une paire d’yeuxfulminants. Il ne disait rien de la dot : superbe ! toutela fortune du marquis d’Auletta, ni plus ni moins. Celui-ci, sansdoute, serait très heureux de la marier bientôt, non seulement pourse délivrer de Pantogada, qui le tourmentait, mais aussi parce quel’accord ne régnait pas toujours entre le grand-père et lapetite-fille : le marquis était faible de caractère, toutrenfermé dans son monde mort ; Pépita, au contraire, forte,vibrante de vie.

Ne comprenait-il pas que, plus il faisait l’éloge de Pépita,plus croissait en moi l’antipathie pour elle, avant même de laconnaître ?

Je ferais sa connaissance, disait-il, un de ces soirs, car il ladéciderait à assister aux prochaines séances de spiritisme. Jeconnaîtrais aussi le marquis Giglio d’Auletta, qui le désiraitfort, après tout ce que Papiano lui avait dit de moi. Mais lemarquis ne sortait presque plus de chez lui, et puis, jamais il neprendrait part à une séance de spiritisme, à cause de ses idéesreligieuses…

– Et comment, demandai-je, lui s’abstenant, le permet-il àsa petite-fille ?

– C’est qu’il sait en quelles mains il la remet !s’écria Papiano d’une voix altière.

Je ne voulus pas en savoir davantage. Pourquoi Adriennerefusait-elle d’assister à ces expériences ? Par scrupulereligieux. Or, si la petite-fille du marquis Giglio prenait part àces séances, avec le consentement de son grand-père clérical, nepourrait-elle y participer, elle aussi ? Fort de cet argument,je cherchai à la persuader, la veille de la première séance.

Elle était entrée dans ma chambre avec son père, qui, ayantentendu ma proposition, soupira :

– Mais nous en sommes toujours là, monsieur Meis. Lareligion, en face de ce problème, dresse des oreilles d’âne et secabre, comme la science. Et pourtant, nos expériences, je l’ai déjàdit et expliqué bien des fois à ma fille, ne sont nullementcontraires ni à l’une ni à l’autre. Et même, pour la religion enparticulier, elles sont une preuve des vérités qu’ellesoutient.

– Et si j’avais peur ? objecta Adrienne.

– De quoi ? lui rétorqua son père. Del’épreuve ?

– Ou des ténèbres ? ajoutai-je. Nous sommes tous làavec vous, mademoiselle ! Voudrez-vous manquerseule ?

– Mais moi… répondit, embarrassée, Adrienne, je n’y croispas, voilà…

Elle ne put en ajouter davantage. À son embarras, je compris quece n’était pas seulement la religion qui empêchait Adrienned’assister à ces expériences. La peur qu’elle mettait en avantpouvait avoir une autre cause que M. Anselme ne soupçonnaitpas. Ou peut-être lui répugnait-il d’assister au spectacle de sonpère puérilement trompé par Papiano et mademoiselleCaporale ?

Je n’eus pas le courage d’insister.

Mais elle, comme si elle avait lu dans mon cœur le déplaisir queson refus me causait, laissa échapper dans l’obscurité un :Du reste… que je recueillis au vol.

– Ah ! bravo ! Nous vous aurons donc avecnous ?

– Pour demain soir seulement, accorda-t-elle ensouriant.

Le lendemain, sur le tard, Papiano vint préparer lachambre ; il y introduisit une table rectangulaire, en sapin,sans tiroir, sans vernis, commune ; il débarrassa un coin dela pièce, y suspendit à une ficelle un drap, puis apporta uneguitare, un collier de chien avec beaucoup de sonnettes et d’autresobjets. Ces préparatifs furent faits à la lumière de la fameusepetite lanterne à verre rouge. Tout en préparant, il ne cessa pasun seul instant de parler.

– Le drap sert d’accumulateur de cette forcemystérieuse : vous le verrez s’agiter, monsieur Meis,s’éclairer parfois d’une lumière étrange, pour ainsi dire sidérale.Oui, monsieur ! Nous n’avons pas réussi encore à obtenir desmatérialisations, mais des lumières, oui, vous en verrez, simademoiselle Silvia se trouve ce soir en bonnes dispositions. Ellecommunique avec l’esprit d’un de ses anciens camarades d’Académie,mort, Dieu nous en préserve ! de phtisie, à dix-huit ans.C’est du moins ce que dit mademoiselle Caporale. Avant même desavoir qu’elle avait cette faculté médianique, elle communiquaitavec l’esprit de Max. Oui, monsieur ! C’est ainsi qu’ils’appelait : Max… attendez… Max Oliz, si je ne me trompe.Possédée par cet esprit, elle improvisait sur le piano, jusqu’àtomber par terre, évanouie, à certains moments. Un soir même, desgens se rassemblèrent, en bas, dans la rue, qui ensuitel’applaudirent.

– Et mademoiselle Caporale en eut presque peur, ajoutai-jetranquillement.

– Ah ! vous le savez ? fit Papiano interdit.

– Elle me l’a dit elle-même. De sorte, donc, qu’ilsapplaudirent la musique de Max, exécutée par les mains demademoiselle Caporale ?

– Sans doute ! C’est dommage que nous n’ayons pas depiano à la maison. Nous devons nous contenter de quelque petitmotif, de quelque refrain, esquissé sur la guitare. Max se met encolère, vous savez ! jusqu’à briser les cordes, certainesfois… Mais vous entendrez ce soir… Il me semble que tout est enordre, maintenant.

– Et, dites-moi un peu, monsieur Térence. Par curiosité,voulus-je lui demander, avant qu’il s’en allât, et vous, ycroyez-vous ? Y croyez-vous vraiment ?

– Voilà ! me répondit-il tout de suite, comme s’il eûtprévu la question… Pour dire la vérité, je ne réussis pas à y voirclair. Non pas parce que les expériences se font dans les ténèbres,faites attention ! Les phénomènes, les manifestations sontréels, il n’y a pas à dire : indéniables. Nous ne pouvonspoint nous défier de nous-mêmes…

– Et pourquoi pas ? Au contraire ! fis-je.

– Comment ? Je ne comprends pas !

– Nous nous abusons si facilement ! Surtout quand ilnous plaît de croire en quelque chose.

– Mais à moi, non, vous savez : cela ne me plaîtpas ! protesta Papiano. Mon beau-père, qui est très enfoncédans ses études, y croit. Moi, voyez-vous, je n’ai même pas letemps de penser… si même j’en avais l’envie. J’ai tant àfaire ! Je perds ainsi quelques soirées, pour faire plaisir àmon beau-père. De mon côté, je suis d’avis que, tant que nousserons en vie, nous ne pourrons rien savoir de la mort. Donc, nevous semble-t-il pas inutile d’y penser ? Ingénions-nous àvivre le mieux possible plutôt ! Je me sauve maintenantprendre, rue des Pontifes, mademoiselle Pantogada.

Il revint environ une demi-heure après, très contrarié. Avecmademoiselle Pantogada et la gouvernante était venu un certainpeintre espagnol, qui me fut présenté, les dents serrées, comme amide la maison Giglio. Il s’appelait Manuel Bernaldez et parlaitcorrectement l’italien ; il n’y eut pas moyen pourtant de luifaire prononcer l’s de mon nom : on eût dit qu’àchaque fois qu’il était pour le prononcer, il avait peur de s’yblesser la langue.

– Adrien Mei, disait-il, comme si tout à coup nousétions devenus une paire d’amis.

Entrèrent ces dames : Pépita, la gouvernante, mademoiselleCaporale, Adrienne.

– Toi aussi ? Quelle nouveauté ! lui dit Papianode mauvaise grâce.

Il ne s’y attendait pas, à celle-là ! Cependant, à la façondont avait été accueilli le Bernaldez, j’avais compris que lemarquis Giglio ne devait rien savoir de sa présence à la séance etqu’il devait y avoir là-dessous quelque petite intrigue avecPépita.

Mais le grand Térence ne renonça pas à son plan. Disposantautour de la table la chaîne médianique, il fit asseoir à côté delui Adrienne et mit à côté de moi la Pantogada.

N’étais-je pas content ? Non. Et Pépita non plus. Parlant àpeu près comme son père, elle se rebella aussitôt :

– Millé graces, cé ne puede pas aller ainsi ! Yoveux estar entre la señor Paleari et ma gobernante, caro señorTerence !

La demi-obscurité rougeâtre permettait à peine de discerner lesformes ; de sorte que je ne pus voir jusqu’à quel pointrépondait à la réalité le portrait que Papiano m’avait ébauché demademoiselle Pantogada. Ses manières, pourtant, sa voix et cetterébellion subite, s’accordaient parfaitement avec l’idée que jem’étais faite d’elle d’après cette description.

Certes, en refusant si dédaigneusement la place que Papiano luiavait assignée à côté de moi, mademoiselle Pantogada m’offensait.Pourtant, non seulement je ne le pris pas mal, mais même je m’enréjouis.

– Fort juste ! s’écria Papiano. Et alors, on peutfaire ainsi : à côté de monsieur Meis, s’assoira madameCandide ; puis, prenez place ici, mademoiselle. Mon beau-pèrerestera où il est, et nous autres, tous les trois aussi, comme noussommes. Cela va ?

Eh non ! cela n’allait pas encore : ni pour moi, nipour mademoiselle Caporale, ni pour Adrienne et ni – comme on levit bientôt – pour la Pépita, qui se trouva beaucoup mieux dans unenouvelle chaîne disposée justement par le génialissime esprit deMax.

Pour le moment, je vis à côté de moi comme un fantôme de femme,avec une espèce de petite colline sur la tête (était-ce unchapeau ? était-ce une coiffe ? une perruque ? quediable était-ce ?). De dessous cette énorme charge sortaientde temps en temps certains soupirs terminés par un gémissementbref. Personne n’avait pensé à me présenter à cette dameCandide ; à présent, pour faire la chaîne, nous devions noustenir par la main, et elle soupirait. Cela ne lui paraissait pasbien fait, voilà ! Dieu, quelle main froide !

De l’autre main, je tenais la gauche de mademoiselle Caporale,assise au bout de la table, les épaules contre le drap suspendu aucoin ; Papiano lui tenait la droite. À côté d’Adrienne, del’autre côté, était assis le peintre ; M. Anselme était àl’autre bout de la table, vis-à-vis de la Caporale.

Papiano dit :

– Il faudrait avant tout expliquer à monsieur Meis et àmademoiselle Pantogada le langage… Comments’appelle-t-il ?

– Typtologique, dit M. Anselme.

– S’il vous plaît, à moi aussi, se hasarda à dire madameCandide, en s’agitant sur sa chaise.

– C’est très juste ! Aussi à madame Candide,naturellement.

– Voici, commença à expliquer M. Anselme. Deux coupsveulent dire oui…

– Des coups ? interrompit Pépita. Quelscoups ?

– Des coups ! répondit Papiano, ou percussions sur latable ou sur les chaises, ou ailleurs, ou que l’on fait percevoirpar voie d’attouchements.

– Ah ! no ! noi no ! no !no ! s’écria-t-elle alors précipitamment, bondissant surses pieds. Yo n’aimé pas cela les attouchements. Déqui ?

– Mais de l’esprit de Max, mademoiselle ! lui expliquaPapiano. Je vous en ai parlé en venant : cela ne fait pas mal,rassurez-vous.

– Typtologiques, appuya d’un air de commisération,en femme supérieure, madame Candide.

– Donc, reprit M. Anselme, deux coups,oui ; trois coups, non ; quatre,ténèbres ; cinq, parlez ; six,lumière. Cela suffira ainsi. Et à présent,concentrons-nous, messieurs.

On fit silence.

Chapitre 14LES PROUESSES DE MAX

Appréhension ? Non. Pas l’ombre. Mais une vive curiosité mepossédait, et une certaine crainte que Papiano ne fût sur le pointde faire une triste figure. J’aurais dû m’en réjouir, et, aucontraire, non. Qui ne ressent pas de la peine et de la honte auspectacle d’une comédie mal jouée par des acteursinexpérimentés ?

« De deux choses l’une, pensai-je : ou il est trèshabile, ou l’obstination qu’il met à garder Adrienne à côté de luil’empêche de voir dans quelle situation il se met, en laissantBernaldez et Pépita, moi et Adrienne déçus et par là tout prêts ànous apercevoir de sa tromperie. Mieux que tous les autres, s’enapercevra Adrienne, qui est plus proche de lui ; mais ellesoupçonne déjà la fraude et y est préparée. Ne pouvant être à côtéde moi, peut-être qu’en ce moment elle se demande pourquoi ellereste là à assister à une farce non seulement insipide, mais encoreodieuse pour elle. Et, de leur côté, Bernaldez et mademoisellePépita se posent certainement la même question. Comment Papiano nes’en rend-il pas compte, à présent qu’il a vu manquer son coupquand il voulait loger la Pantogada près de moi ? Se fie-t-ildonc tant à son habileté ? Nous allons voir. »

En faisant ces réflexions, je ne pensais point à mademoiselleCaporale. Tout à coup, elle se mit à parler, comme dans un état dedemi-sommeil.

– La chaîne, dit-elle, la chaîne se change…

– Avons-nous déjà Max ? demanda avec empressement cebrave homme de M. Anselme.

La réponse de la Caporale se fit attendre assez longtemps.

– Oui ! dit-elle enfin péniblement, comme essoufflée.Mais nous sommes trop, ce soir…

– C’est vrai, oui ! éclata Papiano. Pourtant, il mesemble que comme cela nous sommes fort bien.

– Chut ! avertit Paleari. Écoutons ce que dit Max.

– La chaîne, reprit la Caporale, ne lui semble pas bienéquilibrée. Ici, de ce côté (et elle souleva ma main), ily a deux femmes l’une à côté de l’autre. M. Anselme feraitbien de prendre la place de mademoiselle Pantogada, et viceversa.

– Tout de suite ! s’écria M. Anselme en selevant. Voilà, mademoiselle, asseyez-vous là !

Et Pépita, cette fois, ne se rebella pas. Elle était à côté dupeintre.

– Ensuite, ajouta la Caporale, madame Candide…

Papiano l’interrompit :

– À la place d’Adrienne, n’est-ce pas ? J’y avaispensé. Fort bien !

Je serrai fort, fort, fort, la main d’Adrienne, jusqu’à luifaire mal, à peine fut-elle venue s’asseoir à côté de moi. En mêmetemps, mademoiselle Caporale me serrait l’autre main, comme pour medemander : « Êtes-vous content ? » –« Mais oui, très content ! » lui répondis-je par uneautre étreinte, qui signifiait aussi : « Et maintenant,faites, faites ce qu’il vous plaira ! »

– Silence ! intima à ce moment M. Anselme.

Et qui avait parlé ? Qui ? La table ? Quatrecoups. Ténèbres ! Je jure que je ne les avais pasentendus.

Seulement, à peine la lanterne était-elle éteinte, qu’il arrivaune chose qui bouleversa toutes mes suppositions. MademoiselleCaporale poussa un cri aigu, qui nous fit sursauter sur noschaises.

– De la lumière ! De la lumière !

Qu’était-il arrivé ?

Un coup de poing ! Mademoiselle Caporale avait reçu un coupde poing sur la bouche, formidable : ses gencivessaignaient.

Pépita et madame Candide se levèrent, épouvantées. Papiano seleva aussi pour rallumer la lanterne. Aussitôt Adrienne retira samain de la mienne. Bernaldez tenait entre les doigts une allumetteet souriait, demi-surpris, demi-incrédule, tandis queM. Anselme, tout à fait consterné, ne faisait querépéter :

– Un coup de poing ! Et comment expliquercela ?

Je me le demandais, moi aussi, troublé. Un coup de poing ?Donc ce changement de places n’était pas concerté d’avance entreeux deux. Un coup de poing ? Donc mademoiselle Caporales’était rebellée contre Papiano. Et à présent ?

À présent, écartant sa chaise et se pressant un mouchoir sur labouche, la Caporale protestait qu’elle ne voulait plus rien savoir.Et Pépita Pantogada, d’une voix perçante, criait :

– Mille graces, señores ! Aqui on reçoit descachetes !

– Mais non ! s’écria Paleari. Messieurs, ceci est unfait nouveau, très étrange. Il faut en demander l’explication.

– À Max ? demandai-je.

– À Max, bien sûr ! Peut-être, chère Silvia, avez-vousmal interprété ses instructions pour la disposition de lachaîne ?

– C’est probable, c’est probable ! s’écria Bernaldezen riant.

– Et vous, monsieur Meis, qu’en pensez-vous ? medemanda Paleari, à qui le Bernaldez ne plaisait qu’à moitié.

– Eh ! assurément, c’est ce qui me semble !dis-je.

Mais la Caporale nia nettement de la tête.

– Et alors ? reprit M. Anselme. Comment expliquercela ? Max brutal ? Et depuis quand ? Qu’en dis-tu,Térence ?

Il ne disait rien, Térence, protégé par la demi-obscurité :il leva les épaules, sans rien dire.

– Allons ! dis-je alors à la Caporale. Voulons-nouscontenter M. Anselme, mademoiselle ? Demandons à Max uneexplication, et s’il se montre de nouveau un esprit… de peud’esprit, nous le laisserons tranquille. Dis-je bien, monsieurPapiano ?

– Très bien ! répondit celui-ci. Demandons, demandonsdonc. Moi, j’y suis.

– Mais je n’y suis pas, moi, comme cela ! rétorqua laCaporaIe, en se tournant directement vers lui.

– C’est à moi que vous le dites ? fit Papiano. Mais sivous voulez en rester là…

– Oui, cela vaudrait mieux ! risqua timidementAdrienne.

Mais aussitôt, M. Anselme la prit à partie :

– Voilà la peureuse ! Cesser serait dommage, car –tout déplaisant que soit cet incident – les phénomènes semblaientvouloir se manifester ce soir avec une énergie insolite.

– Trop d’énergie ! s’écria Bernaldez pouffant de rireet communiquant sa gaieté aux autres.

– Et moi, ajoutai-je, je ne tiens pas à attraper un coup depoing sur l’œil…

– Moi encore moinsse ! ajouta Pépita.

– Assis ! ordonna alors Papiano, résolument. Suivonsle conseil de monsieur Meis. Essayons de demander une explication.Si les phénomènes se révèlent de nouveau avec trop de violence,nous arrêterons. Assis !

Et il souffla la lanterne.

Je cherchai dans l’ombre la main d’Adrienne, qui était froide ettremblante. Par égard pour sa crainte, je ne la lui serrai pasd’abord ; petit à petit, graduellement, je la pressai, commepour y répandre de la chaleur, et, avec la chaleur, la confianceque tout se passerait maintenant tranquillement. Il était hors dedoute, en effet, que Papiano, peut-être, repentant de la violence àlaquelle il s’était laissé emporter, avait changé d’avis. En toutcas, nous aurions certainement un moment de trêve ; puis,peut-être, Adrienne et moi, dans l’obscurité, allions-nous servirde cible à Max. « Eh bien ! dis-je à part moi, si le jeudevient trop difficile à supporter, nous le ferons durer peu. Je nepermettrai pas qu’Adrienne soit tourmentée. »

Cependant, M. Anselme s’était mis à parler avec Max commeon parle à une personne réelle et présente.

– Y es-tu ?

Deux coups légers sur la table. Il y était.

– Et comment se fait-il, Max, demanda Paleari sur un ton dereproche amical, que toi si bon, tu aies traité si brutalementmademoiselle Silvia ? Veux-tu nous le dire ?

Cette fois, la table s’agita d’abord un peu, puis trois coupssecs et fermes retentirent en son milieu. Trois coups : donc,non ; il ne voulait pas nous le dire.

– N’insistons pas ! dit M. Anselme, conciliant.Tu es peut-être encore un peu fâché, eh ! Max ? Je lesens, je te connais… Je te connais… Voudrais-tu nous dire au moinssi la chaîne, ainsi disposée, te satisfait ?

Paleari n’avait pas fini de faire cette demande, que je mesentis toucher deux fois sur le front, comme avec la pointe d’undoigt.

– Oui ! m’écriai-je aussitôt, dénonçant le phénomène,et je serrai la main d’Adrienne.

Je dois confesser que cet « attouchement » inattendume fit, sur le moment, une étrange impression. J’étais sûr que sij’avais levé la main à temps, j’aurais saisi celle de Papiano, ettoutefois… La délicate légèreté du coup et la précision avaientété, en tout cas, surprenantes. Puis, je le répète, je ne m’yattendais pas. Mais pourquoi Papiano m’avait-il choisi pourmanifester son retour à de meilleurs sentiments ? Avait-ilvoulu, par ce signe, me tranquilliser, ou était-ce au contraire undéfi qui signifiait : « À présent, tu vas voir si je suiscontent » ?

– Bravo, Max ! s’écria M. Anselme. Et moi, à partmoi :

« Oui, bravo ! Quelle volée de taloches je tedonnerais ! »

– Maintenant, s’il te plaît, reprit le maître de la maison,voudrais-tu nous donner un signe de tes bonnes dispositions enversnous ?

Cinq coups sur la table intimèrent : Parlez !

– Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda madameCandide terrifiée.

– Qu’il faut parler, expliqua Papiano tranquillement.

Et Pépita :

– À qui ?

– Mais à qui vous voudrez, mademoiselle ! Parlez avecvotre voisin, par exemple.

– Fort ?

– Oui ! dit M. Anselme. Cela veut dire, monsieurMeis, que Max est en train de nous préparer quelque bellemanifestation. Peut-être une lumière… qui sait ? Parlons,parlons…

Et que dire ? Je parlais déjà depuis un bon moment avec lamain d’Adrienne, et je ne pensais, hélas ! je ne pensais plusà rien ! Je tenais à cette petite main un long discoursintense, pressant, et pourtant caressant, qu’elle écoutaittremblante et abandonnée ; déjà je l’avais contrainte à mecéder les doigts, à les entrelacer avec les miens. J’étaisdélicieusement bouleversé par l’effort que je faisais pour réprimerma fougue impatiente et m’exprimer, au contraire, avec les manièresd’une douce tendresse, comme l’exigeait la candeur de cette âmetimide et suave.

Voilà que, tandis que nos mains tenaient ces discourscaptivants, je commençai à remarquer comme un frottement contre lebarreau de ma chaise, entre les deux pieds de derrière ; et jeme troublai. Papiano ne pouvait arriver jusque-là avec sonpied ; et quand même, le barreau de devant l’en auraitempêché. Restait qu’il se fût levé de table et fût venu derrière machaise ? Mais en ce cas, madame Candide, si elle n’était pascomplètement idiote, aurait dû le faire remarquer. Avant decommuniquer aux autres le phénomène, j’aurais voulu me l’expliquerde quelque façon ; mais ensuite, je pensai qu’à présent quej’avais obtenu ce que j’avais à cœur, je me trouvai presque dansl’obligation de seconder la fraude, sans autre retard, pour ne pasirriter davantage Papiano. Et je me mis à dire ce que jesentais.

– Vraiment ? s’écria Papiano, de sa place, avec unétonnement qui me parut sincère.

Non moins grand fut l’étonnement de mademoiselle Caporale. Jesentis mes cheveux se dresser sur ma tête. Donc ce phénomène étaitvrai.

– Un frottement ? demanda anxieusementM. Anselme. Comment cela ? comment cela ?

– Mais oui ! confirmai-je, presque piqué. Et celacontinue ! comme s’il y avait là derrière un petit chien…voilà !

Un autre éclat de rire accueillit mon explication :

– Mais c’est Minerve ! c’est Minerve ! criaPépita Pantogada.

– Qui cela, Minerve ? demandai-je, mortifié.

– Mais ma petite chienne ! reprit-elle, en riantencore. Ma viecha, señor, qui se gratte asi soto toutes leschaises ! Permettez ! permettez !

Bernaldez alluma une autre allumette, et Pépita se leva pourprendre la chienne, qui s’appelait Minerve, et la coucher sur sesgenoux.

– Maintenant je m’explique, dit tout contrariéM. Anselme, maintenant je m’explique l’irritation de Max. Onn’est pas sérieux, ce soir, voilà !

*

* *

M. Anselme, peut-être, oui, mais nous, – à vrai dire, –nous ne le fûmes guère plus les soirs d’après, en ce qui concernele spiritisme, s’entend.

Qui pouvait encore prêter grande attention aux prouesses de Maxdans l’ombre ? La table grinçait, se mouvait, parlait à coupsretentissants ou légers ; d’autres coups se faisaient entendresur le dos de nos chaises et, tantôt ici, tantôt là, sur lesmeubles de la chambre, avec des grattements, des frottements etd’autres bruits ; d’étranges lueurs phosphoriques, comme desfeux follets, s’allumaient tout à coup et voltigeaient dans l’air,et même le drap s’éclairait et se gonflait comme une voile ;une tablette porte-cigares exécuta quelques promenades par lachambre et une fois même sauta sur la table autour de laquelle nousfaisions la chaîne ; la guitare, comme s’il lui était poussédes ailes, s’envola de la commode sur laquelle elle était posée, etvint racler ses cordes sur nous… Il me sembla pourtant que Maxmanifestait mieux ses éminentes facultés musicales avec les grelotsdu collier de chien, qui se trouva mis une fois autour du cou demademoiselle Caporale ; ce qui parut à M. Anselme uneplaisanterie affectueuse et spirituelle de Max ; maismademoiselle Caporale ne goûta guère cette plaisanterie.

Évidemment était entré en scène, protégé par l’obscurité,Scipion, le frère de Papiano, avec des instructions particulières.Celui-là était réellement épileptique, mais non pas aussi idiot queson frère Térence et lui-même voulaient le faire croire. Une longuehabitude de l’obscurité devait lui avoir accommodé les yeux auxténèbres. En vérité, je ne pourrais dire jusqu’à quel point il semontrait adroit dans ces fraudes combinées d’avance avec son frèreet la Caporale ; pour nous, c’est-à-dire pour moi et pourAdrienne, pour Pépita et Bernaldez, il pouvait faire ce qui luiplaisait, et tout allait bien, de quelque façon qu’il le fît :il n’avait plus à contenter que M. Anselme et madame Candide,et il semblait y réussir à merveille. Il est vrai que ni l’un nil’autre n’étaient difficiles à contenter. Oh ! M. Anselmerayonnait de joie : il avait l’air à certains moments d’unpetit enfant au théâtre des marionnettes.

Adrienne me faisait comprendre qu’elle éprouvait du remords àprendre du plaisir ainsi, aux dépens de la dignité de son père, enprofitant de la ridicule simplicité d’âme de celui-ci.

Cela seulement troublait de temps en temps notre joie. Etpourtant, connaissant Papiano, le soupçon aurait dû me naître que,s’il se résignait à me laisser à côté d’Adrienne et semblait nousfavoriser et nous protéger, il devait avoir conçu quelque autrepensée. Mais la joie que me procurait la liberté sans trouble dansles ténèbres était telle dans ces moments-là que ce soupçon ne mevint nullement à l’esprit.

– Non ! cria tout à coup mademoiselle Pantogada.

Et aussitôt M. Anselme :

– Dites, dites, mademoiselle ! Qu’est-ce ?Qu’avez-vous senti ?

Bernaldez, comme les autres, la pressa de parler ; et alorsPépita :

– Aqui, sour oune côté, ouna caressa…

– Avec la main ? demanda Paleari. Délicate, n’est-cepas ? Froide, furtive et délicate… Oh ! Max, quand ilveut, sait être gentil avec les dames ! Voyons un peu, Max,pourrais-tu refaire la caresse à Mademoiselle ?

– Aqui esta ! aqui esta ! se mit à crieraussitôt Pépita en riant.

– Ce qui veut dire ? demanda M. Anselme.

– Il rifait, il rifait… ouna caressa…

– Et un baiser, Max ? proposa alorsM. Paleari.

– Non ! cria Pépita, de nouveau.

Mais un beau gros baiser sonore lui claqua sur la joue. Presqueinvolontairement j’attirai alors la main d’Adrienne à meslèvres ; puis, non content de cela, je me penchai pourchercher ses lèvres à elle, et ainsi nous échangeâmes notre premierbaiser, long et muet.

Que s’ensuivit-il ? Il fallut quelque temps avant que,égaré de confusion et de honte, je pusse reprendre conscience dansce désordre imprévu. S’était-on aperçu de notre baiser ? Oncriait. Une, deux allumettes flambèrent ; puis voici lachandelle allumée, celle qui était dans la lanterne à verre rouge.Et tous debout ! Pourquoi ?

Pourquoi ? Un grand coup, un coup formidable, comme frappépar un poing de géant, invisible, tonna sur la table, ainsi, enpleine lumière. Nous devînmes tous blêmes, et, plus que tous lesautres, Papiano et mademoiselle Caporale.

– Scipion ! Scipion ! appela Térence.

L’épileptique était tombé par terre et râlait étrangement.

– Assis ! cria M. Anselme. Lui aussi est tombé enextase ! Voilà, voilà, la table remue, se soulève, se soulève…La lévitation ! Bravo, Max ! Vive Max !

Et, en vérité, la table, sans que personne y touchât, s’éleva àplus d’un pied du sol, puis retomba pesamment.

La Caporale, livide, tremblante, atterrée, vint se cacher laface sur ma poitrine. Mademoiselle Pantogada et sa gouvernantes’enfuirent hors de la chambre, pendant que Paleari criait, trèsirrité :

– Non, ici, par le diable ! Ne brisez pas lachaîne ! Voici le plus beau ! Max ! Max !

– Mais quel Max ? s’écria Papiano, surmontant enfin laterreur qui le tenait cloué et accourant vers son frère pour lesecouer et le rappeler à soi.

Le souvenir du baiser fut, pour le moment, étouffé en moi par lastupeur que me causa cette révélation vraiment étrange etinexplicable, à laquelle j’avais assisté. Si, comme le soutenaitPaleari, la force mystérieuse qui avait agi à ce moment, à lalumière, sous mes yeux, provenait d’un esprit invisible, évidemmentcet esprit n’était pas celui de Max : il suffisait de regarderPapiano et mademoiselle Caporale pour s’en convaincre. Ce Maxc’était eux qui l’avaient inventé. Qui donc avait agi ? Quiavait assené sur la table ce coup de poing formidable ?

Toutes les choses lues dans les livres de Paleari me revinrenten tumulte à l’esprit ; et, avec un frisson, je pensai à cetinconnu qui s’était noyé dans le bief du moulin à l’Épinette, et àqui j’avais dérobé les pleurs des siens.

« Si c’était lui ! dis-je à part moi. S’il était venume trouver ici, pour se venger, en dévoilant tout… »

Cependant Paleari qui – seul – n’avait éprouvé ni étonnement niépouvante, en était encore à se demander comment un phénomène aussisimple et aussi commun que la lévitation de la table nous avaittant impressionnés. Bien plutôt il ne pouvait s’expliquer commentScipion se trouvait là dans ma chambre, pendant qu’il le croyaitdans son lit.

– Cela me surprend, disait-il, parce que d’ordinaire lepauvre garçon ne se soucie de rien. Mais il est visible que cesséances mystérieuses ont éveillé en lui une certainecuriosité ; il sera venu épier, il sera entré furtivement, etalors… vlan, attrapé ! Car il est indéniable, vous savez,monsieur Meis, que les phénomènes extraordinaires de la médianitétirent en grande partie leur origine de la névrose épileptique,cataleptique et hystérique. Max nous soustrait à nous aussi unebonne part d’énergie nerveuse et s’en sert pour la production desphénomènes.

Presque jusqu’à l’aube, je me retournai sur mon lit, songeant àce malheureux enseveli dans le cimetière de Miragno, sous mon nom.Qui était-il ? D’où venait-il ? Pourquoi s’était-iltué ? Peut-être voulait-il que sa triste fin se sût :c’était peut-être une réparation, une expiation… et j’en avaisprofité ! Plus d’une fois, dans les ténèbres – je l’avoue – jeme sentis glacé de peur. Ce coup de poing, là, sur la table, dansma chambre, je n’avais pas été seul à l’entendre. Était-ce lui quil’avait assené ? Et n’était-il pas encore là, dans le silence,invisible et présent, à côté de moi ? J’étais tout oreillespour tâcher de recueillir quelque bruit dans la chambre. Puis jem’endormis et je fis des rêves effrayants.

Le jour suivant j’ouvris les fenêtres à la lumière.

Chapitre 15MOI ET MON OMBRE

Il m’est arrivé plusieurs fois, en m’éveillant au cœur de lanuit (la nuit, dans ces cas-là, ne prouve pas qu’elle ait beaucoupde cœur), il m’est arrivé d’éprouver dans les ténèbres et lesilence, un étonnement étrange, une étrange gêne au souvenir dequelque chose que j’ai fait pendant le jour, à la lumière, sans yprendre garde. Combien aussi de délibérations prises, combien deprojets échafaudés, combien d’expédients inachevés pendant la nuitnous apparaissent vains et s’écroulent, et s’en vont en fumée à lalumière du jour ! De même qu’autre chose est le jour, autrechose la nuit, de même peut-être nous sommes une chose le jour, uneautre chose la nuit : bien misérable chose, hélas ! lanuit comme le jour.

Je sais qu’en ouvrant, après quarante jours, la fenêtre de machambre, je n’éprouvai aucune joie à revoir la lumière. Le souvenirde ce que j’avais fait ces jours-là dans l’obscurité, me la rendithorriblement sombre. Toutes les raisons, les excuses et lesconvictions qui, dans cette obscurité, avaient eu leur poids etleur valeur n’en eurent plus du tout à peine eus-je ouvert lesfenêtres, ou en eurent d’autres complètement opposés. Et c’était envain que ce pauvre moi, qui était resté si longtemps les fenêtresfermées et avait fait de tout pour alléger l’ennui obsédant de saprison, à présent, timide comme un chien battu, se faisait humbleauprès de cet autre moi qui avait ouvert les fenêtres et seréveillait à la lumière du jour, renfrogné, sévère,impétueux ; c’était en vain qu’il cherchait à le détourner dessombres pensées, l’engageant à se réjouir plutôt, devant le miroir,de l’heureux résultat de l’opération, de la barbe repoussée et mêmede la pâleur qui en quelque sorte m’ennoblissait l’aspect.

– Imbécile, qu’as-tu fait ?

Ce que j’avais fait ? Rien. Dans les ténèbres, – était-cema faute ? – je n’avais plus aperçu les obstacles à mon amour,et j’avais perdu la réserve que je m’étais imposée. Papiano voulaitm’enlever Adrienne, mademoiselle Caporale me l’avait donnée. Ellel’avait fait asseoir à côté de moi, et avait attrapé un coup depoing sur la bouche, la pauvre ! Adrienne à côté de moi,c’était la vie, la vie qui attend un baiser pour s’ouvrir à lajoie ; or, Manuel Bernaldez avait embrassé dans l’ombre saPépita, et alors moi aussi…

Ah !

Je me jetai sur le fauteuil, les mains sur le visage. Je sentaismes lèvres frémir au souvenir de ce baiser. Adrienne !Adrienne ! Quelles espérances avais-je allumées dans son cœuravec ce baiser ? Mon épouse, n’est-ce pas ? Les fenêtresouvertes, fête pour tout le monde !

Je restai là je ne sais combien de temps, sur le fauteuil, àpenser. Je voyais enfin, je voyais tout à coup le mensonge de monillusion, ce qu’était au fond ce qui m’avait semblé la plus grandedes fortunes, dans la première ivresse de ma délivrance.

Je savais déjà combien ma liberté, qui au début m’avait parusans limites, en avait dans la rareté de mon argent ; puis, jem’étais aussi aperçu que cette liberté aurait pu s’appeler tropjustement solitude et ennui. Elle me condamnait à une terriblepeine : celle de la compagnie de moi-même. Je m’étais alorsrapproché des autres ; mais ce dessein de me bien garder derattacher, ne fût-ce que faiblement, les fils coupés, à quoiavait-il servi ? Ils s’étaient rattachés d’eux-mêmes, cesfils ; et la vie, bien que, prévenu, je m’y fusse opposé, lavie m’avait entraîné avec sa fougue irrésistible. Ah ! je m’enapercevais vraiment, maintenant que je ne pouvais plus par de vainsprétextes et des feintes puériles, m’empêcher de prendre consciencede mon sentiment pour Adrienne, atténuer la valeur de mesintentions, de mes paroles, de mes actes.

Sans parler, je lui en avais trop dit en lui serrant la main, enla contraignant à entrelacer ses doigts avec les miens ; et cebaiser, ce baiser enfin avait scellé notre amour. À présent,comment répondre par les faits à la promesse ? PauvreAdrienne, pouvais-je la faire mienne ? Mais dans le bief dumoulin, là-bas à l’Épinette, elles m’y avaient bien jeté, ces deuxbraves femmes, Romilda et la veuve Pescatore ; elles ne s’yétaient point jetées, elles ! Et libre était restée ma femme,non pas moi, qui m’étais prêté à faire le mort, me flattant depouvoir devenir un autre homme, vivre une autre vie. Un autrehomme, oui, mais à condition de ne rien faire ! Et quel hommedonc ? Une ombre d’homme ! Et quelle vie ? Tant queje m’étais contenté de rester enfermé en moi-même et de voir vivreles autres, oui, j’avais pu bien ou mal sauver l’illusion quej’allais vivre une autre vie ; mais, maintenant que je m’étaisapproché de celle-là jusqu’à poser mes lèvres sur ses lèvreschères, voilà que je reculais terrifié, comme si j’avais baiséAdrienne avec les lèvres d’un mort, d’un mort qui ne pouvaitrevivre pour elle ?

Ah ! si Adrienne connaissait l’étrangeté de mon cas…Elle ? Non… non… Eh quoi ? pas même en pensée. Elle, sipure, si timide… Mais si pourtant l’amour était en elle plus fortque tout, plus fort que les convenances sociales !

Pauvre Adrienne, comment pourrais-je l’enfermer avec moi dans levide de ma destinée, la faire compagne d’un homme qui ne pouvait enaucune sorte se déclarer et se prouver vivant ? Quefaire ?

Deux coups à la porte me firent sursauter. C’était Adrienne.

J’eus beau chercher à arrêter en moi le tumulte de messentiments, je ne pus réussir à ne pas lui apparaître au moinstroublé. Elle aussi était troublée, par la pudeur, qui ne luipermettait pas de se montrer joyeuse, comme elle l’aurait voulu, enme revoyant enfin guéri, à la lumière, et content… Non ?Pourquoi non ?… Elle leva à peine les yeux pour me regarder,rougit et me tendit une enveloppe.

– Voilà pour vous…

– Une lettre ?

– Je ne crois pas. Sans doute la note du docteur Ambrosini.Le domestique veut savoir s’il y a une réponse.

Sa voix tremblait. Elle sourit.

– Tout de suite, fis-je ; mais une tendresse subite meprit, car je comprenais qu’elle était venue avec l’excuse de cettenote pour avoir de moi une parole qui la raffermît dans sesespérances ; une pitié angoissée, profonde me vainquit, pitiéd’elle et de moi, pitié cruelle, qui me poussait irrésistiblement àla caresser, à caresser en elle ma douleur, car je ne pouvaistrouver de réconfort qu’en elle. Et, tout en sachant bien quej’allais me compromettre encore davantage, je ne sus pas résister.Je lui tendis les deux mains ; elle, confiante, mais le visageen feu, leva doucement les siennes et les mit sur les miennes.J’attirai alors sa petite tête blonde contre ma poitrine et jepassai légèrement une main sur ses cheveux.

– Pauvre Adrienne !

– Pourquoi ? me demanda-t-elle, sous la caresse. Nesommes-nous pas contents ?

– Si…

– Et alors pourquoi pauvre ?

J’eus à ce moment un élan de révolte ; je fus tenté de luidévoiler tout, de lui répondre : « Pourquoi ?Écoute : je t’aime et je ne puis, je ne dois past’aimer ! Si tu veux pourtant… » Mais, bah ! quepouvait vouloir cette tendre créature ? Je serrai bien fortsur ma poitrine sa petite tête et je sentis que je serais beaucoupplus cruel si, de la joie suprême à laquelle, dans son ignorance,elle se sentait alors haussée par l’amour, je la précipitais dansl’abîme du désespoir qui était en moi.

– Parce que, dis-je, en la laissant aller, parce que jesais bien des choses à cause desquelles vous ne pouvez êtrecontente…

Elle eut comme un égarement pénible à se voir tout à coupdégagée de mes bras. Elle me regarda et, remarquant mon agitation,me demanda en hésitant :

– Que… que savez-vous ?…

Plût au ciel que j’eusse avoué ! En lui causant tout desuite cette unique et forte douleur je lui en aurais épargnéd’autres et je ne me serais pas fourré dans de nouveaux embarrasplus âpres. Mais l’amour et la pitié m’enlevaient le courage debriser ainsi, tout d’un coup, ses espérances et ma vie même,c’est-à-dire cette ombre d’illusion qui pouvait me rester encoretant que je me tairais. Et puis, je sentais l’odieux de ladéclaration qu’il m’allait falloir lui faire, à savoir que j’avaisencore ma femme. Oui ! oui ! En lui révélant que jen’étais pas Adrien Meis, je redevenais Mathias Pascal, mort etencore marié ! Comment peut-on dire de semblableschoses ? Qui, à ma place, ne se serait pas conduit commemoi ?

Pouvais-je jamais penser que, même mort, je ne serais pasdélivré de ma femme et que la vie que j’avais vue devant moi libren’était au fond qu’une illusion. J’étais devenu l’esclave de lafiction et des mensonges qu’avec tant de dégoût je m’étais vu forcéd’employer. Esclave de la crainte d’être découvert, sans avoirpourtant commis aucun crime !

Cependant Adrienne convenait qu’elle n’avait pas chez elle dequoi être contente. Maintenant cependant… Et des yeux et avec unsourire triste elle me demandait si ce qui était pour elle unecause de douleur pouvait représenter pour moi un obstacle.« Non, n’est-ce pas ? » demandaient ce regard et cesourire tristes.

– Oh ! mais payons le docteur Ambrosini !m’écriai-je, feignant de me rappeler tout à coup le domestique quiattendait là. Je déchirai l’enveloppe, et, sans attendre,m’efforçant de prendre un ton de plaisanterie :

– Quatre cents lires ! dis-je. Voyez un peu,Adrienne : la nature a fait là une de ses extravagancesordinaires : pendant tant d’années, elle me condamne à porterun œil… disons désobéissant ; je souffre douleur et prisonpour corriger son erreur, et à présent, par surcroît, c’est à moide payer ! Cela vous semble-t-il juste ?

Adrienne sourit faiblement.

– Peut-être, dit-elle, que le docteur Ambrosini ne seraitpas content si vous lui répondiez de vous adresser à la nature pourle paiement. Je crois qu’il s’attend même à être remercié, carl’œil…

– Vous semble-t-il qu’il aille bien ?

Elle fit un effort pour me regarder, et dit tout bas en baissantaussitôt les yeux :

– Oui… On dirait un autre…

– Moi ou l’œil ?

– Vous.

– Peut-être avec cette vilaine barbe…

– Non… pourquoi ?

J’allai au petit bureau où je tenais mon argent. Alors Adriennefit mine de vouloir s’en aller ; stupidement, je laretins ; mais, au fait, comment pouvais-je prévoir ? Danstous mes embarras, grands et petits, j’ai été, comme on l’a vu,secouru toujours par la fortune. Or, voici comment, cette foisencore, elle me vint en aide.

En voulant ouvrir le bureau, je remarquai que la clef netournait pas dans la serrure ; je poussai à peine et, tout desuite, le battant céda : il était ouvert !

– Comment m’écriai-je. Est-il possible que je l’aie laisséainsi ?

En voyant mon trouble subit, Adrienne était devenue très pâle.Je la regardai et :

– Mais… voyez, mademoiselle, quelqu’un a dû mettre la mainlà-dedans.

Dans le bureau régnait le plus grand désordre : mes billetsde banque avaient été retirés de l’enveloppe de cuir où je lestenais renfermés et étaient là, éparpillés sur la tablette.Adrienne se cacha le visage dans les mains, saisie d’horreur. Jeramassai fébrilement ces billets et me mis à les compter.

– Est-ce possible ? m’écriai-je après avoir passé mamain tremblante sur mon front glacé de sueur.

Adrienne faillit s’évanouir, mais se soutint à un guéridon àportée de sa main. Elle demanda d’une voix qui ne me parut plus savoix :

– On vous a volé ?

– Attendez… attendez… Comment est-il possible ?répétai-je.

Et je me remis à compter, appuyant rageusement mes doigts sur lepapier, comme si j’avais pu faire sortir de ces billets les autresqui manquaient.

– Combien ? me demanda-t-elle, le visage décomposé ettoute frissonnante.

– Douze… douze mille lires… balbutiai-je. Il y en avaitsoixante-cinq… il y en a cinquante-trois ! Comptezvous-même.

Si je ne l’avais pas soutenue à temps, la pauvre Adrienne seraittombée par terre comme sous un coup de massue. Toutefois par uneffort suprême, elle put se dominer encore une fois et,sanglotante, convulsée, elle chercha à se dégager de moi quivoulais l’étendre sur un fauteuil. Elle fit mine de s’élancer versla porte.

– Je veux appeler papa !

– Non ! lui criai-je en la retenant et en la forçant às’asseoir. Je ne veux pas ! En quoi cela vousconcerne-t-il ? De grâce, calmez-vous. Laissez-moi d’abordm’assurer… parce que… oui, le bureau était ouvert, mais je ne puis,je ne veux pas croire encore à un vol aussi énorme… Soyezraisonnable, allons.

Et de nouveau, par un dernier scrupule, je recommençai à compterles billets. Tout en sachant fort bien que tout mon argent avaitété placé là, dans ce bureau, je me mis à fouiller partout, même làoù il n’était nullement possible que j’eusse laissé une tellesomme, à moins d’être fou ou imbécile. Je m’efforçais de croireinvraisemblable l’audace du voleur. Mais Adrienne, presquedélirante, les mains sur le visage, gémissait d’une voixentrecoupée de sanglots :

– C’est inutile ! Inutile !… Voleur… voleur…encore voleur ! Tout combiné d’avance… J’ai entendu dans lesténèbres… Ce soupçon m’est venu… mais je ne voulais pas croirequ’il pût en arriver là !

Papiano, bien sûr : le voleur ne pouvait être un autre quelui. Il avait volé, par l’entremise de son frère, pendant lesséances de spiritisme…

– Mais comment donc, gémissait-elle, désespérée, commentgardiez-vous donc tant d’argent, comme cela, à la maison ?

Je me tournai pour la regarder, hébété. Que lui répondre ?Pouvais-je lui dire que j’étais obligé, dans ma situation, degarder avec moi mon argent ? Pouvais-je lui dire qu’il m’étaitinterdit de le placer d’aucune façon, de le confier à personne etque je ne pouvais même pas le laisser en dépôt dans une banque,car, s’il s’était élevé quelque difficulté, je n’aurais plus euaucun moyen de faire reconnaître mes droits ?

Et, pour ne pas paraître stupide, je fus cruel :

– Pouvais-je jamais supposer qu’on me volerait chezvous ? dis-je.

Adrienne se couvrit de nouveau le visage avec ses mains,gémissant, torturée :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !

L’épouvante, qui aurait dû saisir le voleur quand il commit lelarcin, m’envahit, moi, à la pensée de ce qui allait advenir.Papiano ne pouvait certes supposer que je soupçonnerais de ce volle peintre espagnol ou M. Anselme, mademoiselle Caporale ou labonne de la maison, ou l’esprit de Max. Il devait être certain quej’allais l’accuser, lui, lui et son frère. Et pourtant il n’avaitpas reculé.

Et moi ? que pouvais-je faire ? Le dénoncer ? Etcomment ? rien, rien, rien ! Je ne pouvais rienfaire ! Je me sentis atterré, annihilé ! je connaissaisle voleur et je ne pouvais le dénoncer. Quel droit avais-je à laprotection de la loi ? J’étais hors de toute loi. Quiétais-je ? Personne ! Je n’existais pas, pour la loi. Etn’importe qui, désormais, pouvait me dérober ; et moi, rien àdire.

Mais, tout cela, Papiano ne pouvait le savoir.

– Comment a-t-il pu faire ? dis-je comme à part moi.D’où a-t-il pu tirer tant d’audace ?

Adrienne découvrit son visage et me regarda, étonnée, comme pourme dire : Tu ne le sais pas ?

– Ah ! oui ! fis-je, comprenant tout à coup.

– Mais vous allez le dénoncer ! s’écria-t-elle en selevant. Laissez-moi, je vous en prie, laissez-moi appeler papa…Vous allez le dénoncer tout de suite !

J’eus le temps de la retenir encore une fois. Il ne manquaitplus, maintenant, qu’Adrienne, par surcroît, me contraignît àdénoncer le vol ! Ne suffisait-il pas qu’on m’eût dérobé douzemille lires ? Devais-je encore craindre que le vol ne seconnût ; prier, conjurer Adrienne de ne pas crier fort, de nele dire à personne, par charité ? Mais quoi ? Adrienne –et, maintenant, je le comprends bien – ne pouvait absolument pas mepermettre de me taire et de l’obliger, elle aussi, au silence. Ellene pouvait en aucune façon accepter ce qui paraissait unegénérosité de ma part, pour bien des raisons, d’abord, à cause deson amour, puis pour l’honneur de sa maison, et aussi à cause demoi et de la haine qu’elle portait à son beau-frère.

Mais, en cette occurrence, sa juste révolte me parut quelquechose de plus : exaspéré, je lui criai :

– Vous resterez tranquille, je vous l’ordonne ! Vousne direz rien à personne. Vous avez compris ? Voulez-vous unscandale ?

– Non ! non ! se hâta de protester en pleurant lapauvre Adrienne. Je veux délivrer ma maison de l’ignominie de cethomme !

– Mais il niera, insistai-je. Et alors, vous, tous ceux dela maison devant le juge… Ne comprenez-vous pas ?

– Si ! très bien ! répondit Adrienne avec feu,toute vibrante d’indignation. Qu’il nie, qu’il nie donc ? Maisnous, pour notre compte nous avons autre chose à dire contre lui.Dénoncez-le, n’ayez point d’égards, ne craignez pas pour nous… Vousnous ferez du bien, un grand bien ! Vous vengerez ma pauvresœur… Vous devriez comprendre, monsieur Meis, que vousm’offenseriez en ne le faisant pas. Je veux, je veux que vous ledénonciez. Si vous ne le faites pas, je le ferai, moi !comment voulez-vous que je reste avec mon père sous le poids decette honte ? Non ! non ! non ! Et puis…

Je la serrai dans mes bras ; je ne pensai plus à l’argentvolé, la voyant ainsi souffrir, s’emporter, se désespérer. Je luipromis que je ferais comme elle voulait, pourvu qu’elle se calmât.Non, quelle honte ? il n’y avait aucune honte pour elle, nipour son père : je savais sur qui retombait la faute. Papianoavait estimé que mon amour pour elle valait bien douze mille lireset je devais lui démontrer que non ? Le dénoncer ? Ehbien ! oui ! je le ferais ; non pas pour moi, maispour délivrer sa maison de ce misérable : oui, mais à unecondition, qu’avant tout elle se calmât, qu’elle ne pleurât plusainsi. Allons ! allons ! et puis, qu’elle me jurât sur cequ’elle avait de plus cher au monde, qu’elle ne parlerait àpersonne de ce vol, avant que j’eusse consulté un avocat sur lesconséquences que dans une telle surexcitation, ni moi ni elle nepouvions prévoir.

– Vous me jurez sur ce que vous avez de pluscher ?

Elle me le jura et par un regard, parmi ses larmes, elle me fitentendre qu’elle me le jurait sur notre mutuel amour.

Pauvre Adrienne !

Je restai là, seul, au milieu de la chambre, abasourdi, vide,épuisé. Combien de temps s’écoula avant que je revinsse àmoi ? Et comment cela se fit-il ? Idiot !…Idiot !… Comme un idiot, j’allai observer le battant du bureaupour voir s’il n’y avait pas quelque trace de violence. Non !aucune trace : il avait été ouvert proprement, avec unrossignol, pendant que je gardais avec tant de soin la clef dans mapoche.

Douze mille lires !

De nouveau, la pensée de mon impuissance absolue m’assaillit,m’écrasa. La pensée qu’on pourrait me voler et que je seraiscontraint de rester coi, avec la peur en plus que le vol ne fûtdécouvert, comme si c’était moi qui l’avais commis et non unvoleur !

« Douze mille lires ? Mais c’est peu ! On peut mevoler tout, m’enlever jusqu’à ma chemise de dessus mon dos, et moi,rien à dire ! Quel droit ai-je de parler ? la premièrechose qu’on me demanderait serait celle-ci : « Et vous,qui êtes-vous ? D’où vous « était venu cetargent ? » Mais, sans le dénoncer… voyons un peu !Si ce soir je le saisis au collet et je lui crie : « Icitout de suite l’argent que tu as pris là, dans le bureau, espèce devoleur ! » Il crie, nie, me dit peut-être :« Oui, monsieur, le voici, je l’ai pris par« erreur. » Et alors ? Mais il y a le cas où ilporte plainte aussi pour diffamation. Silence donc !silence ! Il m’a semblé une fortune d’être cru mort ? Ehbien, je suis mort, en vérité. Mort ? Pis que mort.M. Anselme me l’a rappelé : les morts ne doivent plusmourir, et moi je suis encore vivant pour la mort et mort pour lavie. Quelle vie, en effet, peut être la miennemaintenant ? »

Je me cachai le visage dans les mains ; je retombai assissur le fauteuil.

Ah ! si j’avais été au moins un vaurien ! J’aurais pupeut-être m’arranger pour rester ainsi, suspendu dans l’incertitudede la destinée, abandonné au hasard, exposé à un risque continuel.Mais, moi, non ! Et que faire, donc ? M’en aller ?Et où ? Et Adrienne ? Mais que pouvais-je pourelle ? Rien… Pourtant, comment m’en aller ainsi, sans aucuneexplication, après tout ce qui était arrivé ? Elle enchercherait la cause dans ce vol ; elle dirait :« Pourquoi a-t-il voulu sauver le coupable et me punir, moi,innocente ? » Ah ! non ! non ! pauvreAdrienne ! Mais, d’autre part, ne pouvant rien faire, commentrendre moins triste mon rôle à son égard ! Forcément, jedevais me montrer inconséquent et cruel. L’inconséquence, lacruauté étaient dans mon destin, et j’étais le premier à ensouffrir. Papiano lui-même, le voleur avait été plus conséquent etmoins cruel que je n’allais, hélas ! être forcé de leparaître !

Il voulait Adrienne, pour ne pas restituer à son beau-père ladot de sa première femme ; donc, cette dot c’était à moi à larestituer à Paleari.

Pour un voleur, rien de plus conséquent !

Voleur ? Mais pas même voleur, car le vol lui semblait plusapparent que réel. En effet, connaissant l’honnêteté d’Adrienne, ildevait penser que je voulais certainement l’épouser ; ehbien ! alors je récupérais mon argent sous forme de dotd’Adrienne, et j’aurais par-dessus le marché une petite femme sageet bonne. Que demander de plus ?

Oh ! j’étais sûr que, pouvant attendre, et si Adrienneavait eu la force de garder le secret, nous aurions eu de Papianola promesse de restituer dans l’année la dot de sa défunteépouse ?

Cet argent, il est vrai, ne pouvait plus me revenir car Adriennene pouvait être à moi ; mais il irait à elle, si elle savaitse taire, en suivant mon conseil, et si je pouvais rester encore unpeu de temps là. Il me faudrait user de beaucoup d’habileté, etalors, Adrienne, à défaut d’autre chose, y gagnerait peut-êtrececi : la restitution de la dot.

Je me calmai un peu à ces pensées. Ah ! non pas pourmoi ! Pour moi, il ne restait que l’âpreté de ma découverte,celle du mensonge de mon illusion, devant laquelle le vol des douzemille lires n’était rien, était plutôt un bien, s’il pouvait serésoudre en faveur d’Adrienne.

Je me vis exclu pour toujours de la vie sans possibilité d’yrester. Avec ce deuil dans le cœur, avec cette expérience faite,j’allais m’en aller à présent de cette maison où je m’étais presquefait mon nid, et, de nouveau, j’errerais par les rues, sans but,sans terme, dans le vide. Par peur de retomber dans les lacets dela vie, je me tiendrais plus que jamais loin des hommes, seul, toutà fait seul, défiant, ombrageux. Le supplice de Tantale allait serenouveler pour moi.

Je sortis de la maison comme un fou. Je me retrouvai bientôtdans la rue Flaminia, près du pont Molle. Qu’étais-je allé fairelà ? Je regardai autour de moi ; puis mes yeux sefixèrent sur l’ombre de mon corps, et je restai un instant à lacontempler. Enfin, rageusement, je levai un pied sur mon ombre.Mais non, je ne pouvais la fouler aux pieds.

Qui était le plus ombre de nous deux ? moi ouelle ?

Deux ombres !

Là, là, par terre, et chacun pouvait passer dessus, m’écraser latête, m’écraser le cœur, et moi, pas un mot ! L’ombre, pas unmot :

« L’ombre d’un mort : voilà ma vie… »

Une voiture passa ; je restai là immobile, exprès :d’abord le cheval sur moi, puis les quatre fers, puis lavoiture !

« Là, comme cela ! fort ! sur lecou ! »

J’éclatai d’un rire méchant. Le voiturier se retourna pour meregarder. Alors, je fis un mouvement, et l’ombre aussi, devant moi.Je pressai le pas pour la fourrer sous d’autres voitures, sous lespieds des passants, voluptueusement. Une fureur mauvaise m’avaitpris, me plantait des griffes au ventre ; à la fin, je ne pusplus voir devant moi cette ombre : j’aurais voulu mel’arracher des pieds. Je me retournai, mais à quoi bon ? Jel’avais derrière moi, maintenant.

« Et si je me mets à courir, pensai-je, elle mesuivra ! »

Je me frottai le front très fort, de peur d’être gagné par lafolie, par une idée fixe. Mais oui ! c’était comme cela !Le symbole, le spectre de ma vie était cette ombre : j’étaislà, par terre, exposé à la merci des pieds d’autrui. Voilà ce quirestait de Mathias Pascal, mort à l’Épinette : son ombre parles rues de Rome.

Mais elle avait un cœur, cette ombre, et ne pouvait aimer ;elle avait de l’argent, cette ombre, et chacun pouvait le luidérober ; elle avait une tête, mais pour penser et comprendrequ’elle était la tête d’une ombre, et non l’ombre d’une tête.Absolument comme cela !

Alors, je la sentis comme une chose vivante et je sentis de ladouleur pour elle, comme si le cheval et les roues de la voiture etles pieds des passants l’avaient vraiment endommagée. Et je nevoulus pas la laisser plus longtemps, là, par terre. Un tramwaypassa, et j’y montai.

En rentrant à la maison…

Chapitre 16LE PORTRAIT DE MINERVE

Avant même qu’on m’eût ouvert la porte, je devinai que quelquechose de grave devait être arrivé à la maison : j’entendaiscrier Papiano et Paleari. La Caporale vint à ma rencontre, toutebouleversée :

– C’est donc vrai ? Douze mille lires ?

Je m’arrêtai, haletant, égaré. Scipion Papiano, l’épileptique,traversa à ce moment le vestibule, déchaussé, ses souliers à lamain, très pâle, sans paletot, tandis que son frère criait,là-bas :

– Et maintenant, dénoncez ! dénoncez !

Tout à coup, une colère farouche me prit contre Adrienne qui,malgré ma défense, malgré son serment, avait parlé.

– Qui vous l’a dit ? criai-je à la Caporale. Ce n’estpas vrai du tout ! Je l’ai retrouvé !

La Caporale me regarda, stupéfaite :

– L’argent ? Retrouvé ? Vraiment ? Ah !Dieu soit loué ! s’écria-t-elle en levant les bras.

Et elle courut, suivie par moi, annoncer cela, exultante, dansla salle à manger, où Papiano et Paleari criaient et Adriennepleurait :

– Retrouvé ! retrouvé ! Voilà monsieurMeis ! Il a retrouvé son argent !

– Comment ?

– Retrouvé ?

– Est-ce possible ?

Ils restèrent hors d’eux-mêmes tous les trois ; maisAdrienne et son père avec le visage en feu ; Papiano, aucontraire, décomposé, terreux.

Je le considérai un instant. Je devais être plus pâle que lui,et je vibrais tout entier. Il baissa les yeux, comme atterré, etlaissa tomber de ses mains le paletot de son frère. J’allai à lui,jusqu’à le toucher, et lui tendis la main.

– Excusez-moi, vous, et tous… excusez-moi !dis-je.

– Non ! cria Adrienne, révoltée.

Mais aussitôt elle pressa son mouchoir sur sa bouche. Papiano laregarda et n’osa pas me tendre la main. Alors, jerépétai :

– Excusez-moi !…

Et je tendis la main encore davantage, pour sentir la sienne,comme elle tremblait.

On eût dit la main d’un mort, et ses yeux aussi, troubles etcomme éteints, semblaient ceux d’un mort.

– Je suis tout à fait fâché, ajoutai-je, du bouleversementque, sans le vouloir, j’ai occasionné…

– Mais non !… c’est-à-dire oui !… vraiment !balbutia Paleari. Voilà, c’était une chose qui… oui, cela nepouvait être, pardieu ! Très heureux, monsieur Meis ; jesuis vraiment très heureux que vous ayez retrouvé cet argent, parceque…

Papiano soupira, passa ses deux mains sur son front en sueur etsur sa tête, et, nous tournant le dos, se mit à regarder vers laterrasse.

– J’ai fait comme cet autre !… repris-je enm’efforçant de sourire. Je cherchais mon âne et j’étais dessus.J’avais les douze mille lires ici, dans mon portefeuille, surmoi.

Mais Adrienne à ce moment, ne put se contenir :

– Mais puisque, dit-elle, vous avez regardé partout en maprésence ; puisque là, dans le bureau…

– Oui, mademoiselle ! interrompis-je avec une fermetéfroide et sévère. Mais j’ai mal cherché, évidemment ; dumoment que j’ai retrouvé… Je vous demande pardon, à vousparticulièrement, car, par mon étourderie, vous avez dû souffrirplus que les autres. Mais j’espère que…

– Non ! non ! cria Adrienne, éclatant en sanglotset sortant précipitamment de la salle, suivie de la Caporale.

– Je ne comprends pas… fit Paleari, abasourdi.

Papiano se retourna furieusement :

– Je m’en vais tout de même aujourd’hui… Il me semble que,désormais, on n’a pas besoin de… de…

Il s’interrompit, comme s’il eût senti le souffle lui manquer.Il voulut se tourner vers moi, mais il n’eut pas le cœur de meregarder en face.

– Je… Je n’ai pas pu, croyez-moi, dire que non… quand ilsm’ont… entrepris ici… Je me suis précipité sur mon frère qui… dansson inconscience malade comme il l’est… irresponsable,c’est-à-dire, je crois… qui sait ? on pouvait imaginer que… Jel’ai traîné ici… Une scène sauvage ! Je me suis vu contraintde le dépouiller… de le fouiller… partout… ses habits, jusqu’à seschaussures… Et lui… Ah !

Des sanglots, à ce moment lui montèrent à la gorge ; sesyeux se gonflèrent de larmes, et comme étranglé par l’angoisse, ilajouta :

– Ainsi, on a vu que… Mais puisque vous… Après cela, jem’en vais !

– Mais non ! Pas du tout ! dis-je alors. À causede moi ? Il vous faut rester ici ! Je m’en irai plutôt,moi !

– Que dites-vous là, monsieur Meis ? s’écria Paleari,désolé. À son tour, Papiano, empêché par les pleurs qu’il voulaitétouffer, nia de la main ; puis il dit :

– Je devais… je devais m’en aller, et même tout cela estarrivé, parce que comme cela, innocemment… j’annonçais que jevoulais m’en aller, à cause de mon frère qu’on ne peut plus garderà la maison… Le marquis même m’a donné… – je l’ai ici… – une lettrepour le directeur d’une maison de santé, à Naples, où je dois merendre aussi pour d’autres documents dont il a besoin… Et mabelle-sœur alors, qui a pour vous… à juste titre, tant d’… tantd’égards… s’est montée, s’est mise à me dire que personne ne devaitbouger de la maison… que tous devaient rester ici… parce que vous…je ne sais… vous aviez découvert…

À moi, cela ! à son propre beau-frère ?… c’est à moiqu’elle l’a dit… peut-être parce que, pauvre mais honnête, je doisrestituer à mon beau-père…

– Mais que vas-tu penser, maintenant ? s’écria Palearil’interrompant.

– Non ! maintint fièrement Papiano. J’y pense, n’endoutez pas ! Et si je m’en vais… Pauvre, pauvre, pauvreScipion !

Ne parvenant plus à se contenir il éclata en sanglots.

– Eh bien ! fit Paleari tout ému. Qui le met en cause,maintenant ?

– Mon pauvre frère ! poursuivit Papiano, avec un teléclat de sincérité, que moi aussi je sentis presque s’agiter lapitié dans les entrailles.

Je perçus dans cet éclat le remords qu’il devait éprouver à cemoment pour ce frère dont il s’était servi, à qui il allait faireendosser toute la culpabilité, si j’avais dénoncé le vol, et à quiil venait de faire souffrir l’affront de cette odieuseperquisition.

Personne mieux que lui ne savait que je ne pouvais avoirretrouvé l’argent qu’il m’avait dérobé. Cette déclarationinattendue, qui le sauvait juste au moment où, se voyant perdu, ilaccusait son frère, l’avait absolument écrasé. À présent, ilpleurait, par un besoin irrépressible de donner un soulagement àson âme, si terriblement secoué, et peut-être aussi parce qu’ilsentait qu’il ne pouvait rester qu’ainsi, pleurant en face de moi.Grâce à ses pleurs, il s’abaissait, il s’agenouillait presque à mespieds, mais à condition que je maintinsse mon affirmation d’avoirretrouvé l’argent : car, si j’avais profité de sonavilissement actuel pour revenir sur mes paroles, il se seraitredressé contre moi, furibond. Il ne savait – ceci était déjà bienentendu – et ne devait rien savoir de ce vol, et moi, avec monaffirmation, je ne sauvais que son frère, lequel, en fin de compte,au cas où je l’aurais dénoncé, n’aurait sans doute rien eu àsouffrir, vu son infirmité : de son côté, il s’engageait,comme il l’avait déjà laissé entrevoir, à restituer la dot àPaleari.

Il me sembla comprendre tout cela dans ses pleurs. Grâce auxexhortations de M. Anselme, et aussi aux miennes, il se calmaenfin ; il dit qu’il reviendrait bientôt de Naples, dès qu’ilaurait enfermé son frère dans la maison de santé, pris quelquesinformations sur certaine affaire qu’il avait dernièrement engagéelà, en société avec un de ses amis, et fait les recherches desdocuments dont le marquis avait besoin.

– Et à propos, conclut-il en s’adressant à moi, monsieur lemarquis m’avait dit que, si cela ne vous dérange pas, aujourd’hui,avec mon beau-père et avec Adrienne…

– Ah ! bravo ! oui ! s’écriaM. Anselme, sans le laisser finir. Nous irons tous…parfaitement ? Il me semble que nous avons des raisons de noustenir en joie, maintenant, pardieu ! Qu’en dites-vous,monsieur Adrien ?

– Pour moi… fis-je en ouvrant les bras.

– Et alors, vers quatre heures… Cela va ? proposaPapiano, s’essuyant définitivement les yeux.

Je me retirai dans ma chambre. Ma pensée courut à Adrienne, quis’était sauvée en sanglotant, après mon démenti. Et si maintenantelle allait venir me demander une explication ? Certes, ellene pouvait pas croire, elle non plus, que j’eusse réellementretrouvé mon argent. Que devait-elle donc penser ? Qu’en niantde la sorte le vol, j’avais voulu la punir du serment violé. Maispourquoi ? Évidemment parce que, de l’avocat, à qui je luiavais dit vouloir recourir pour prendre conseil, avant de dénoncerle vol, j’avais su qu’elle aussi et tous les gens de la maisonseraient cités comme en étant responsables. Eh bien ! nem’avait-elle pas dit qu’elle affronterait volontiers lescandale ? Oui ; mais moi, je n’avais pas voulu ;j’avais préféré perdre douze mille lires… Donc devait-elle croireque c’était générosité de ma part, sacrifice par l’amourd’elle ? Voilà à quel autre mensonge me réduisait masituation : mensonge répugnant, qui me donnait tout l’honneurd’une exquise et délicate preuve d’amour et qui m’attribuait unegénérosité d’autant plus grande qu’elle était moins désirée parelle. Mais non ! mais non ! mais non ! Qu’allais-jepenser là ? C’est à de bien autres conclusions qu’elle devaitarriver, en suivant la logique de ce mensonge inévitable. Quellegénérosité ? Quel sacrifice ? quelle preuved’amour ? Pouvais-je encore flatter les illusions de la pauvreenfant ? Je devais étouffer ma passion ; ne plus luiadresser ni un regard ni une parole d’amour. Et alors ?Comment pourrait-elle mettre d’accord mon apparente générosité avecl’attitude que dorénavant je devais m’imposer vis-à-visd’elle ? J’étais donc conduit forcément à profiter de celarcin, qu’elle avait révélé contre ma volonté et que j’avaisdémenti, pour rompre toute relation avec elle. Mais quelle logiqueétait-ce là ? De deux choses l’une : ou j’avais subi unvol, et alors pour quelle raison, connaissant le voleur, ne ledénonçais-je pas et lui retirais-je, à elle, mon amour, comme sielle aussi en était coupable ? Ou j’avais réellement retrouvémon argent, et alors pourquoi ne continuais-je pas àl’aimer ?

Je me sentis étouffer de dégoût, de colère, de haine pourmoi-même. Si seulement j’avais pu lui dire que ce n’était pasgénérosité de ma part ; que je ne pouvais en aucune façondénoncer le vol… Mais il me fallait pourtant lui donner une raison…Peut-être que mon argent était de l’argent volé ? Ellepourrait croire cela aussi… Ou bien je devais lui dire que j’étaisun persécuté, un fugitif compromis, qui devait vivre dans l’ombreet ne pouvait lier à son sort celui d’une femme ! Autresmensonges… Mais, pourtant, la vérité qui, maintenant,m’apparaissait à moi-même comme incroyable, comme une fableabsurde, un rêve insensé, la vérité, pouvais-je la lui dire ?Pour ne pas mentir encore, devais-je lui avouer que j’avaistoujours menti ? Voilà à quoi me conduirait la révélation dema situation. Et à quoi bon ? Ce ne serait ni une excuse pourmoi, ni un remède pour elle.

Toutefois, révolté, exaspéré comme je l’étais en ce moment,j’aurais peut-être tout avoué à Adrienne, si, au lieu d’envoyermademoiselle Caporale, elle était entrée en personne dans machambre pour m’expliquer pourquoi elle avait manqué à sonserment.

La raison m’était déjà connue : Papiano lui-même me l’avaitdite. La Caporale ajouta qu’Adrienne était inconsolable.

– Et pourquoi ? demandai-je avec une indifférenceforcée.

– Parce qu’elle ne croit pas, me répondit-elle, que vousayez réellement retrouvé l’argent.

Il me vint tout à coup l’idée qui s’accordait, du reste, à mondégoût de moi-même, l’idée de faire perdre à Adrienne toute estimede moi, pour qu’elle ne m’aimât plus. En me montrant à elle, faux,dur, changeant, intéressé, je me punirais du mal que je lui avaisfait. Sur le moment, il est vrai, je lui causerais un autre mal,mais pour son bien, pour la guérir.

– Elle ne le croit pas ? Comment ? dis-je avec untriste rire à la Caporale. Douze mille lires, mademoiselle, sont-cedes cailloux ? Croyez-vous que je serais si tranquille si onme les avait volées ?

– Mais Adrienne m’a dit…, essaya-t-elle d’ajouter.

– Sottises ! sottises ! interrompis-je. J’aisoupçonné un instant… Mais j’ai dit aussi à mademoiselle Adrienneque je ne croyais pas ce vol possible… Quelle raison aurais-je dedire que j’ai retrouvé cet argent, si je ne l’avais pas vraimentretrouvé ?

Mademoiselle Caporale haussa les épaules.

– Peut-être Adrienne croit-elle que vous pouvez avoirquelque raison…

– Mais non ! m’empressais-je d’interrompre.

Quand mademoiselle Caporale s’en alla, pour rapporter mesparoles à Adrienne, je me tordis les mains, je me les mordis.Devais-je vraiment me comporter ainsi ? Profiter de ce vol,comme si je voulais avec cet argent volé la payer, compenser laperte de ses espérances ? Ah ! combien était vile cettemanière d’agir ! Elle allait certainement me mépriser… sanscomprendre que sa douleur était aussi la mienne. Eh bien ! ildevait en être ainsi ! Elle devait me haïr, comme je mehaïssais. Et même, pour plus de férocité envers moi-même, pouraccroître son mépris, je me montrerais désormais affectueux enversPapiano, envers son ennemi, comme pour lui faire oublier, sous sesyeux, le soupçon que j’avais conçu. Et ainsi j’étourdirais aussimon voleur, oui, jusqu’à faire croire à tous que j’étais fou… Etmême pis !

Je me souvins que nous devions aller chez le marquisGiglio : eh bien ! je me mettrais, ce jour même, à fairela cour à mademoiselle Pantogada…

– Tu me mépriseras encore plus, comme cela, Adrienne !gémis-je, en me renversant sur mon lit… Que puis-je faire d’autrepour toi, quoi ?

Un peu après quatre heures, M. Anselme vint frapper à laporte de ma chambre.

– Me voici, lui dis-je, et je mis mon pardessus. Je suisprêt.

– Vous venez comme cela ? me demanda Paleari, en meregardant, étonné.

– Pourquoi ? fis-je.

Mais je m’aperçus tout à coup que j’avais encore sur ma tête macasquette de voyage, que j’avais coutume de porter à la maison. Jela fourrai dans ma poche et pris mon chapeau, pendant queM. Anselme riait.

– Où allez-vous, monsieur Anselme ?

– Mais voyez un peu comment j’allais partir, moiaussi ! répondit-il entre deux éclats de rire, et il me montrases pantoufles à ses pieds. Allez, allez par là ; il y aAdrienne…

– Elle vient aussi ? demandai-je.

– Elle ne voulait pas venir, dit-il en se dirigeant vers sachambre. Mais je l’ai décidée. Allez ; elle est dans la salleà manger, déjà prête…

Avec quel regard dur, de reproche, m’accueillit dans cette piècemademoiselle Caporale ! Elle, qui avait tant souffert paramour et qui s’était senti autrefois consoler par cette douceenfant ignorante, à présent qu’Adrienne savait, à présentqu’Adrienne était blessée, elle voulait la consoler à son tour,reconnaissante, empressée. Elle se révoltait contre moi, parcequ’il lui paraissait injuste que je fisse souffrir une si bonne etsi belle créature. Elle, oui ; elle n’était ni belle ni bonne,et si donc les hommes se montraient méchants pour elle, ilspouvaient au moins avoir une ombre d’excuse. Mais pourquoi fairesouffrir ainsi Adrienne ?

C’est ce que me dit son regard. Comme Adrienne était pâle !On voyait encore dans ses yeux qu’elle avait pleuré. Qui sait queleffort elle avait dû faire, dans son angoisse, pour s’habiller etsortir avec moi !

*

* *

Malgré l’état d’esprit dans lequel je rendis cette visite, lafigure et la maison du marquis Giglio d’Auletta éveillèrent en moiune certaine curiosité. Je savais qu’il restait à Rome, parce quedésormais, pour la restauration du royaume des Deux-Siciles, il nevoyait d’autre expédient que la lutte pour le triomphe du pouvoirecclésiastique. Sa demeure était fréquentée par les prélats lesplus intransigeants de la Curie, par les paladins les plus ferventsdu parti noir.

Ce jour-là, pourtant, dans le vaste salon splendidement orné,nous ne trouvâmes personne. Il y avait, au milieu, un chevalet quisupportait une toile à demi ébauchée, laquelle voulait être leportrait de Minerve, la petite chienne de Pépita, toute noire,couchée sur un fauteuil blanc, la tête allongée sur les pattes.

Papiano nous dit que c’était l’œuvre de Bernaldez.

D’abord se présentèrent Pépita Pantogada et sa gouvernante,madame Candide.

J’avais vu l’une et l’autre dans la demi-obscurité de machambre ; maintenant, à la lumière, mademoiselle Pantogada meparut différente, non pas en tout, à vrai dire, mais par le nez…Était-ce possible qu’elle eût ce nez chez moi ? Je me l’étaisfigurée avec un petit nez en l’air, effronté, et, au contraire,elle l’avait aquilin et pas si petit que cela. Mais elle était toutde même belle ainsi, brune, avec des yeux étincelants, des cheveuxbrillants, très noirs, ondulés, des lèvres allumées. Son vêtementsombre, pointillé de blanc, sobre et élégant, semblait peint surles belles formes de son corps svelte. La douce beauté blonded’Adrienne, à côté d’elle, pâlissait.

Et je pus enfin m’expliquer ce que Madame Candide avait sur latête ! Une magnifique perruque fauve, frisée et, sur laperruque, un ample mouchoir de soie bleue, ou plutôt un châle, nouéartistement sous le menton. Autant resplendissait l’encadrement,autant était terne la petite figure maigre et flasque, malgré leblanc, le rouge et l’émail qui la recouvraient.

Minerve, cependant, la vieille petite chienne, avec sesaboiements enroués, ne nous laissait pas faire nos compliments. Lapauvre bête, pourtant, n’aboyait pas contre nous ; elleaboyait au chevalet, elle aboyait au fauteuil blanc qui devait êtrepour elle un instrument de torture : protestation etsoulagement d’une âme exaspérée. Elle aurait voulu chasser du saloncette maudite machine aux trois longues pattes ; mais commecelle-ci restait là, immobile, menaçante, c’est elle qui seretirait en aboyant, puis elle lui sautait après, grinçant desdents, et de nouveau, se retirait, furieuse.

Petite, courtaude, grasse sur ses quatre pattes trop maigres,Minerve était vraiment disgraciée de la nature : elle avaitles yeux déjà voilés par la vieillesse et les poils de la têteblanchis ; son dos, près de l’attache de la queue, était peléà cause de l’habitude qu’elle avait de se gratter furieusement sousles meubles, aux barreaux des chaises, partout où elle pouvait.

Pépita l’attrapa brutalement par le cou et la jeta dans les brasde madame Candide, en lui criant :

– Cito !

Là-dessus, entra don Ignace Giglio d’Auletta. À toute vitesse,courbé, comme cassé en deux, il courut au fauteuil près de lafenêtre, et, à peine assis, mettant sa canne entre ses jambes, ilpoussa un profond soupir. Son visage amaigri, tout sillonné derides verticales, rasé, était d’une pâleur cadavérique ; maisses yeux, par contre, étaient vifs, ardents, comme juvéniles. Surses joues, sur ses tempes s’allongeaient d’une manière étrange degrosses mèches de cheveux qui ressemblaient à des langues trempéesdans de la cendre.

Il nous accueillit avec beaucoup de cordialité, parlant avec unfort accent napolitain ; ensuite il pria son secrétaire decontinuer à me montrer les souvenirs dont le salon était plein, etqui attestaient sa fidélité à la dynastie des Bourbons. Quand nousfûmes devant un petit tableau couvert d’une housse verte, surlaquelle était brodée en or cette inscription : Je necache pas ; je protège ; enlève-moi, et lis, il priaPapiano de détacher le tableau du mur et de nous le présenter. Il yavait en dessous, protégée par le verre et encadrée, une lettre dePierre Ulloa, qui, en septembre 1860, c’est-à-dire aux derniershalètements du royaume, invitait le marquis Giglio d’Auletta àfaire partie du ministère, qu’on ne put ensuite constituer ; àcôté se trouvait la minute de la lettre d’acceptation du marquis,fière lettre qui stigmatisait tous ceux qui s’étaient refusés àassumer la responsabilité du pouvoir en ce moment de dangersuprême.

En lisant à haute voix ce document, le vieux s’enflamma ets’émut, si bien qu’il excita mon admiration. Il avait été un héros.J’en eus une autre preuve quand lui-même voulut me raconterl’histoire d’un certain lis de bois doré, qui était aussi là, dansle salon. Le matin du 5 septembre 1860, le roi sortait du palais deNaples, dans une voiture découverte, avec la reine et deuxgentilshommes de la cour ; arrivée rue de Chiaia, la voituredut s’arrêter à cause d’un embarras de chariots devant unepharmacie qui portait sur son enseigne les lis d’or. Une échelle,appuyée à l’enseigne, empêchait la circulation. Quelques ouvriers,montés sur cette échelle, détachaient les lis de l’enseigne. Le rois’en aperçut et du doigt indiqua à la reine cet acte de vileprudence du pharmacien, qui, pourtant, en d’autres temps, avaitsollicité l’honneur d’orner sa boutique de cet emblème royal. Lui,le marquis d’Auletta, se trouvait à ce moment à passer parlà : indigné et furieux, il s’était précipité dans lapharmacie, avait empoigné ce lâche par le collet de sa veste, luiavait montré le roi là, dehors, lui avait ensuite craché à la faceet, brandissant un de ces lis détachés, s’était mis à crier dans lafoule : « Vive le roi ! »

Ce lis de bois lui rappelait maintenant, dans ce salon, cettetriste matinée de septembre et une des dernières promenades de sonsouverain par les rues de Naples. Il se glorifiait presque autantde la clef d’or de gentilhomme de la chambre et del’insigne de chevalier de Saint-Janvier et de tant d’autres marquesd’honneur, qui s’étalaient dans le salon, sous un grand portrait deFrançois II.

Peu après, pour mettre en œuvre mon odieux dessein, je laissaile marquis avec Paleari et Papiano, et m’approchai de Pépita.

Je m’aperçus aussitôt qu’elle était fort nerveuse etimpatiente.

Elle voulut tout d’abord savoir l’heure.

– Quouatré et démie ? Bien !bien !

Qu’il fût quatre heures et demie, cela n’avait certainement pasdû lui faire plaisir ; c’est ce que je conclus de ceBien ! bien ! entre les dents et du discours, plein devolubilité et presque agressif, où elle se lança tout de suiteaprès contre l’Italie et surtout contre Rome, si gonfléed’elle-même à cause de son passé. Elle me dit, entre autres choses,qu’eux aussi, en Espagne, avaient tambien un Colisée commele nôtre, de la même époque ; mais ils ne s’en souciaient nipeu ni prou :

– Piedra muerta !

Cela n’avait pas d’autre valeur, pour eux ; qu’unePlaza de toros. Oui, et pour elle particulièrement tousles chefs-d’œuvre de l’antiquité ne valaient pas ce portrait deMinerve du peintre Manuel Bernaldez qui tardait à venir.L’impatience de Pépita ne provenait que de là et atteignait soncomble. Elle frémissait en parlant, se passait rapidement, de tempsen temps, un doigt sur le nez, se mordait la lèvre, ouvrait etrefermait les mains, et ses yeux revenaient toujours là, à la ported’entrée.

Enfin, Bernaldez fut annoncé par le valet, et se présenta touten sueur, comme s’il avait couru. Aussitôt Pépita lui tourna le doset s’efforça de prendre une attitude froide, mais quand, aprèsavoir salué le marquis, il s’approcha de nous, ou plutôt d’elle et,lui parlant dans sa langue, lui demanda pardon de son retard, ellene sut pas se contenir et lui répondit avec une rapiditévertigineuse :

– D’abord, parlez italiano ! Porqué aqui noussommés à Rome, où restent ces señores qui no comprené pas loespagnol, et il mé semble poco convénable qué vos parliez espagnolavec migo. Et pouis, yo vos digo qué no m’importe en rien dé votrerétardo et qué vos pouviez sé passer déla excousa.

L’autre, mortifié, sourit nerveusement et s’inclina ; puisil lui demanda s’il pouvait se remettre au portrait, car il y avaitencore un peu de lumière.

– Mais, à votre aise ! lui répondit-elle du même airet du même ton. Vos pouvez pintar sans mi ou tambien bourrar lopintado, comé il plaît à usted.

Manuel Bernaldez recommença à s’incliner et se tourna versmadame Candide, qui tenait encore sur son bras la petitechienne.

Alors, le supplice recommença pour Minerve. Mais sonbourreau fut mis à un supplice plus cruel : Pépita, pour lepunir de son retard, se mit à déployer avec moi tant decoquetterie, que cela me parut même trop pour le but que jepoursuivais. En tournant à la dérobée les yeux vers Adrienne, jevoyais combien elle souffrait. Le supplice n’était donc passeulement pour Bernaldez et pour Minerve, il était aussipour elle et pour moi. Je me sentais le visage en feu, comme si jeme fusse enivré peu à peu du dépit que je savais causer à ce pauvregarçon, lequel, toutefois, ne m’inspirait pas de pitié ; de lapitié, ici, Adrienne seule m’en inspirait, et puisqu’il me fallaitla faire souffrir, il m’importait peu qu’il souffrît lui aussi dela même peine, et même, plus il en souffrait, moins il me semblaitqu’Adrienne dût en souffrir. Peu à peu la violence que chacun denous se faisait à lui-même s’accrut et se tendit tellement, qu’elledevait forcément éclater d’une manière ou d’une autre.

Ce fut Minerve qui en donna le prétexte. Délivréeaujourd’hui de la contrainte que lui imposait le regard de samaîtresse, à peine le peintre avait-il détaché d’elle ses regardspour les reporter à sa toile, tout doucement elle se levait de laposition voulue, fourrait ses pattes et son museau dansl’intervalle entre le dossier et le fond du fauteuil, comme si elleeût voulu se cacher, et présentait au peintre son derrière, enagitant sa queue dressée. Déjà plusieurs fois madame Candidel’avait remise en place. En attendant, Bernaldez soupirait,cueillait au vol quelques paroles adressées par moi à Pépita et lescommentait en marmottant en lui-même. Plus d’une fois, m’en étantaperçu, je fus sur le point de lui dire : « Parlez touthaut ! » Mais, à la fin, il n’en put plus et cria àPépita :

– Je vous en prie : faites au moins tenir la bêtetranquille !

– Vête, vête, vête ! éclata Pépita, les mainsen l’air, très excitée. C’est peut-être ouna vête, mais on nélé loui dit pas !

– Qui sait ce qu’elle comprend, la pauvrette !…observai-je en manière d’excuse, m’adressant à Bernaldez.

La phrase pouvait véritablement se prêter à une doubleinterprétation : je m’en aperçus après l’avoir prononcée. Jevoulais dire : « Qui sait ce qu’elle imagine qu’on luifait ? » Mais Bernaldez prit mes paroles dans un autresens, et, avec une extrême violence, me fixant les yeux dans lesyeux, répliqua :

– Ce qui prouve que c’est vous qui ne comprenezpas !

Sous son regard ferme et provocant, dans l’excitation où je metrouvais moi aussi, je ne pus m’empêcher de lui répondre :

– Mais je comprends, mon cher monsieur, que vous êtespeut-être un grand peintre…

– Qu’y a-t-il ? demanda le marquis, remarquant nosmanières agressives.

Bernaldez, perdant tout empire sur lui-même, se leva et seplanta en face de moi :

– Un grand peintre… Finissez !

– Un grand peintre, voilà… mais assez mal poli, à ce qu’ilme semble, et qui fait peur aux petits chiens, lui dis-je alors,résolu et méprisant.

– Fort bien ! fit-il. Nous verrons si c’est seulementaux petits chiens ?

Et il se retira.

Pépita éclata subitement en sanglots étranges, convulsifs, ettomba évanouie entre les bras de madame Candide et de Papiano.

Dans la confusion qui s’ensuivit, tandis que, comme les autres,je m’approchais de la Pantogada, étendue sur le canapé, je mesentis saisir par un bras et je vis de nouveau Bernaldez, qui étaitrevenu sur moi. J’eus le temps de lui arrêter la main qu’il avaitdéjà levée et je le repoussai avec force, mais il s’élança encoreune fois et m’effleura à peine le visage avec sa main. Jem’avançai, furieux ; mais Papiano et Paleari accoururent pourme retenir, pendant que Bernaldez se retirait en mecriant :

– Tenez-vous-le pour dit ! À vos ordres… Ici, onconnaît mon adresse !

Le marquis s’était levé à moitié de son fauteuil, toutfrémissant, et criait contre l’agresseur. Cependant, je medébattais entre Paleari et Papiano, qui m’empêchaient de courirrejoindre mon homme. Le marquis essaya aussi de me calmer, en medisant qu’en bon gentilhomme, je devais envoyer deux amis pourdonner une bonne leçon à ce drôle, qui avait osé montrer si peu derespect pour sa maison.

Je m’excusai à peine de ce désagréable incident et je me sauvaisuivi de Paleari et de Papiano. Adrienne resta auprès de la malade,qui avait été emmenée par là.

Je n’avais plus qu’à prier mon voleur de me servir de témoin,avec M. Paleari. À quel autre aurais-je pum’adresser ?

– Moi ? s’écria stupéfait M. Anselme. Parlez-voussérieusement ? Je ne me connais pas à ces affaires-là…Enfantillages, sottises ! Excusez-moi, monsieurMeis !

– Vous le ferez pour moi, lui dis-je énergiquement, nepouvant, en ce moment, entrer en discussion avec lui. Vous irezavec votre gendre trouver ce monsieur et…

– Mais je n’y vais pas ! m’interrompit-il. Inutile quevous insistiez, monsieur Meis. Demandez-moi tout autre service, jesuis prêt ; mais pour cela, non : cela n’est pas monaffaire, d’abord, et puis, voyons, je vous l’ai dit :enfantillages ! Il ne faut pas donner d’importance… À quoibon ?…

– Non pas ! non pas ! intervint Papiano me voyantfurieux. C’est fort important. Monsieur Meis a tout le droitd’exiger une satisfaction ; je dirai même qu’il y est obligé,certainement ! Il le doit, il le doit…

– Vous irez donc, vous, avec un de vos amis ? luidis-je, n’attendant pas de lui un refus.

Mais Papiano ouvrit les bras, désespéré :

– Croyez bien que je voudrais le faire de tout cœur !me répondit-il.

– Et vous ne le faites pas ? lui criai-je très fort,au milieu de la rue.

– Doucement, monsieur Meis ! supplia-t-il humblement.Voyez… écoutez… considérez-moi… considérez ma malheureuse conditionde subalterne… de misérable subalterne du marquis…

– Qu’est-ce que cela a à faire ici ? m’écriai-je. Lemarquis lui-même… Vous avez entendu ?

– Oui, monsieur ! convint Papiano. Mais demain ?Ce clérical… vis-à-vis de son parti… avec un secrétaire qui se mêlede questions chevaleresques… Ah ! Dieu bon ! vous nesavez pas quelles misères ! Et puis, cette freluquette, vousavez vu ? Elle est amoureuse, comme une chatte, du peintre, decet écornifleur… Demain, ils feront la paix, et alors, moi,excusez, dans quelle position suis-je ? Je paye les potscassés ! Ayez patience, monsieur Meis, considérez-moi… C’estabsolument ainsi.

– Voulez-vous donc me laisser seul dans cette tristeaffaire ? éclatai-je encore une fois, exaspéré. Je ne connaispersonne ici, à Rome !

– Mais il y a un moyen ! s’empressa de me conseillerPapiano. Je voulais vous le dire tout de suite… Aussi bien moi quemon beau-père, nous sommes incompétents. Adressez-vous,sur-le-champ, à deux officiers de l’armée royale : ils nepeuvent refuser de représenter un gentilhomme comme vous dans uneaffaire d’honneur. Exposez-leur le cas… Ce n’est pas la premièrefois qu’il leur incombe de rendre service à un étranger.

Nous étions arrivés à la porte de la maison ; je dis àPapiano :

– Cela va bien !

Et je le plantai là, avec son beau-père, m’en allant tout seul,farouche, sans direction.

Encore une fois, la pensée écrasante de mon impuissance absolues’était présentée à mon esprit. Pouvais-je, dans ma situation,m’engager dans un duel ? Deux officiers ! Mais ilsauraient d’abord voulu savoir, et à juste titre, qui j’étais.Ah ! on pouvait me cracher à la face, me souffleter, mebâtonner ; je devais prier qu’on frappât dur, oui, tant qu’onvoudrait, mais sans crier, sans faire trop de bruit… Deuxofficiers ! Et pour peu que je leur eusse découvert mavéritable situation, tout d’abord ils ne m’auraient pas cru, et quisait ce qu’ils auraient soupçonné ? Et puis, ç’aurait étéinutile, comme pour Adrienne : tout en me croyant, ilsm’auraient conseillé de me refaire d’abord vivant, car un mort,voyons, ne se trouve pas dans les conditions requises vis-à-vis ducode de l’honneur…

Devais-je donc souffrir en paix l’affront, comme déjà levol ? Insulté, presque souffleté, défié, m’en aller comme unlâche, disparaître ainsi dans les ténèbres de l’intolérabledestinée qui m’attendait, méprisable, odieux à moi-même ?

Non ! Comment aurais-je pu vivre plus longtemps ?Comment supporter ma propre vie ? Assez ! assez ! Jem’arrêtai. Je vis vaciller tous les objets à l’entour : jesentis mes jambes me manquer à l’apparition subite d’un sentimentobscur qui me fit passer un frisson de la tête aux pieds.

– Mais au moins, avant, avant… dis-je tout en délire. Aumoins, avant, essayer… Pourquoi pas ? Si je réussissais… Aumoins, avant, essayer pour ne pas rester un lâche à mes propresyeux… Si je réussissais… J’aurais moins honte de moi… D’ailleurs,je n’ai plus rien à perdre… Pourquoi ne pas essayer ?

J’étais à deux pas du café Aragno : « Là, là, dans lacohue ! ». Et, éperonné par une fièvre aveugle, j’entraidans le café.

Dans la première salle, autour d’une table, étaient cinq ou sixofficiers d’artillerie, et comme l’un d’eux, me voyant m’arrêtertout près, troublé, hésitant, s’était retourné pour me regarder,j’esquissai un salut, et, d’une voix brisée parl’angoisse :

– Je vous prie… Excusez-moi !… lui dis-je. Pourrais-jevous dire un mot ?

C’était un petit homme sans moustache, qui devait être sorticette année même de l’école, sous-lieutenant. Il se leva aussitôtet s’approcha de moi, avec beaucoup de courtoisie :

– Dites, monsieur !…

– Voici ! Je me présente moi-même : Adrien Meis.Je suis étranger, et je ne connais personne… Je viens d’avoir une…une querelle, oui… J’aurais besoin de deux témoins… Je ne savais àqui m’adresser… Si vous vouliez, avec un de vos camarades…

Surpris, perplexe, il resta un peu à me regarder, puis se tournavers ses compagnons et appela :

– Grigliotti !

Celui-là, qui était un lieutenant ancien, avec une paire degrosses moustaches à la Guillaume, le monocle encastré de forcedans l’orbite, peigné, pommadé, se leva, en continuant à parleravec les autres (il prononçait l’r à la française) ets’approcha, me faisant un petit salut compassé. En le voyant selever, j’étais sur le point de dire au petit sous-lieutenant :« Pas celui-là, de grâce ! Pas celui-là ». Maiscertainement aucun autre du groupe ne pouvait être plus désigné quelui, qui savait sur le bout du doigt tous les articles du codechevaleresque.

Je ne pourrais ici rapporter tout ce qu’il se complut à me diretouchant mon cas, tout ce qu’il prétendait de moi… Je devaistélégraphier, je ne sais comment, je ne sais à qui, exposer,déterminer, allez chez le colonel… ça va sans dire…[3] . Comme il avait fait, lui, quand iln’était pas encore sous les drapeaux et qu’il s’était trouvé, àPavie, dans le même cas que moi… Car, en matière d’honneur… etpatati et patata, articles et précédents et controverses,arbitrages et jurys… Que sais-je encore ?

J’avais commencé à me sentir sur les épines à peine l’avais-jevu : figurez-vous ce que je devais ressentir maintenant, enl’entendant parler ainsi ! À un certain moment, je n’en pusplus ; tout mon sang m’était monté à la tête,j’éclatai :

– Mais oui, monsieur ! Mais je le sais ! Fortbien !… Vous dites bien. Mais comment voulez-vous que jetélégraphie, maintenant ? Je suis seul ! Je veux mebattre, voilà ! Me battre tout de suite, demain même si c’estpossible… sans tant d’histoires ! Je me suis adressé à vousdans l’espérance qu’il n’était pas besoin de tant de formalités, detant d’inepties, excusez-moi !

Après cette sortie, la conversation devint presque une disputeet se termina tout à coup par un stupide éclat de rire de tous cesofficiers. Je m’enfuis, hors de moi, le visage enflammé, comme sil’on m’avait chassé à coups de cravache. Je portai mes mains à matête, comme pour arrêter ma raison qui s’enfuyait et, poursuivi parces rires, je m’éloignai en courant, pour me cacher n’importe où…Et je me remis à errer, je ne sais pendant combien de temps,m’arrêtant çà et là pour regarder aux vitrines des magasins, qui sefermaient les unes après les autres, et il me semblait qu’elles sefermaient pour moi, pour toujours, et que les rues se dépeuplaientpeu à peu pour que je rentrasse seul, dans la nuit, errant parmides maisons muettes, sombres, avec toutes les portes, toutes lesfenêtres fermées pour moi, fermées pour toujours : toute lavie se refermait, s’éteignait, se taisait avec cette nuit, et,déjà, je la voyais comme de loin, comme si elle n’avait plus desens ni de but pour moi. Et voilà qu’à la fin, sans le vouloir,comme guidé par le sentiment obscur qui m’avait envahi tout entier,qui avait mûri peu à peu en moi, je me retrouvai sur le pontMarguerite, appuyé au parapet à regarder avec des yeux hagards lefleuve noir dans la nuit.

– Là ?

Un frisson me parcourut, d’épouvante, qui fit d’un seul coup sedresser dans un élan rageur toutes mes énergies vitales. J’éprouvaiun sentiment de haine féroce contre ceux qui, de loin,m’obligeaient à finir, comme ils l’avaient voulu, là, au moulin del’Épinette. C’étaient elles, Romilda et sa mère, qui m’avaient jetédans cette aventure : ah ! je n’aurais jamais pensé, moi,à simuler un suicide pour me délivrer d’elles. Et voici quemaintenant, après m’être débattu deux ans, comme une ombre, danscette illusion de vie au-delà de la mort, je me voyais contraint,forcé, d’exécuter sur moi leur condamnation. Elles m’avaient tuéréellement ! Et elles, elles seules s’étaient délivrées demoi…

Un frémissement de révolte me secoua. Et ne pouvais-je mevenger, au lieu de me tuer ? Qui allais-je tuer ? Unmort… personne…

Je restai comme ébloui par une étrange et subite lumière. Mevenger ? Donc, retourner là, à Miragno ? Sortir de cemensonge qui m’étouffait, devenu désormais insoutenable ;retourner vivant, pour leur châtiment, avec mon vrai nom, dans mavraie condition, avec mes vrais et propres malheurs ? Mais lesprésents ? Pouvais-je les secouer ainsi, comme un fardeaupénible qu’on peut jeter à bas ? Non, non, non ! Jesentais que je ne pouvais pas le faire. Et je délirais là, sur lepont, encore incertain de mon sort.

Cependant, dans la poche de mon pardessus, je palpais, jeserrais avec mes doigts, inquiet, quelque chose que je neréussissais pas à reconnaître. À la fin, dans un accès de rage, jele tirai dehors. C’était ma casquette de voyage, celle qu’ensortant de chez moi pour faire visite au marquis Giglio j’avaisfourrée dans ma poche, sans faire attention. Je fus sur le point dela jeter dans le fleuve, mais tout à coup, une idée me vint, commeun éclair ; une réflexion, faite pendant le voyage d’Alenga àTurin, me vint clairement à la mémoire.

– Ici, dis-je, presque inconsciemment à part moi, sur ceparapet… mon chapeau… ma canne… Oui ! Comme eux, là-bas, dansle bief du moulin, Mathias Pascal ; moi, ici, maintenant,Adrien Meis… Chacun son tour ! Je redeviens vivant ; jeme vengerai !

Un sursaut de joie, ou plutôt un élan de folie s’empara de moi,me souleva. Je ne devais pas me tuer, moi, un mort, je devais tuercette folle, absurde fiction qui m’avait torturé, déchiré deux ans.C’est cet Adrien Meis, condamné à être un lâche, un menteur, unmisérable, c’est cet Adrien Meis que je devais tuer, cet homme qui,n’étant après tout qu’un faux nom, n’aurait dû avoir aussi qu’unecervelle d’étoupe, un cœur de carton, des veines de caoutchouc, oùaurait dû courir un peu d’eau teintée, au lieu de sang. À bas,odieux et funèbre pantin ! Noyé, là comme MathiasPascal ! Chacun son tour ! Cette ombre de vie, issue d’unmensonge macabre, aurait sa digne conclusion dans un mensongemacabre ! Et je réparais tout : Quelle autre satisfactionaurais-je pu donner à Adrienne pour le mal que je lui avaisfait ? Mais l’affront de ce flibustier, devais-je legarder ? Il m’avait attaqué par traîtrise, le lâche !Oh ! j’étais bien sûr de n’avoir pas peur de lui. Ce n’étaitpas moi, mais Adrien Meis, qui avait reçu l’insulte. Et, à présent,voilà qu’Adrien Meis se tuait.

Il n’y avait pas pour moi d’autre voie de salut !

Cependant, un tremblement m’avait pris, comme si réellementj’avais dû tuer quelqu’un. Mais mon cerveau s’était éclairci toutd’un coup, mon cœur était allégé, et je jouissais d’une luciditéd’esprit presque joyeuse.

Je regardai autour de moi. Je soupçonnai que par là, le long duTibre, pouvait se trouver quelqu’un, quelque gardien qui, – mevoyant depuis quelque temps sur le pont – se serait arrêté pourm’épier. Je voulus m’en assurer : j’allai, je regardai d’abordsur la place de la Liberté, puis sur le quai des Mellini…Personne ! Je revins alors en arrière ; mais, avant dem’engager de nouveau sur le pont, je m’arrêtai parmi les arbres,sous un bec de gaz : je déchirai une feuille de mon calepin etj’y écrivis avec un crayon :

Adrien Meis. Et puis ? Rien. L’adresse et la date. C’étaitsuffisant. Je laisserais tout là-bas, à la maison, habits, livres…L’argent, depuis le vol, je l’avais sur moi.

Je retournai sur le pont, doucement, baissé. Les jambes metremblaient et mon cœur tempêtait dans ma poitrine. Je choisisl’endroit le moins éclairé, et aussitôt j’enlevai mon chapeau,j’insérai le billet plié dans le ruban, puis je le posai sur leparapet, avec ma canne à côté. Je mis sur ma tête la providentiellecasquette de voyage qui m’avait sauvé, et, vite, loin d’ici,cherchant l’ombre, je m’enfuis comme un voleur, sans meretourner.

Chapitre 17RÉINCARNATION

J’arrivai à la gare à temps pour le train de minuit dix versPise.

Je pris mon billet, je me rencognai dans un compartiment deseconde classe, la visière de ma casquette tirée presque sur monnez, non pas tant pour me cacher que pour ne pas voir. Mais jevoyais tout de même par la pensée. J’avais le cauchemar de ce grandchapeau et de cette canne, laissés là, sur le parapet du pont.Peut-être qu’à ce moment quelqu’un, passant par là, les découvrait…ou peut-être déjà quelque gardien de nuit avait couru au postedonner l’avis… Et j’étais encore à Rome !Qu’attendait-on ? Je ne respirais plus…

Enfin, le train s’ébranla. Par chance, j’étais resté seul dansmon compartiment. Je sautai debout, je levai les bras ; jepoussai un interminable soupir de soulagement, comme si je m’étaisenlevé un pavé de dessus la poitrine. Ah ! je recommençais àêtre vivant, à être moi, moi, Mathias Pascal. J’allais le crier àtout le monde, maintenant : « Moi, moi, MathiasPascal ! C’est moi ! Je ne suis pas mort ! Mevoici ! » Et ne devoir plus mentir, ne devoir pluscraindre d’être découvert… Pas encore, à la vérité, tant que je neserais pas arrivé à Miragno… Là, je devais d’abord me déclarer, mefaire reconnaître vivant, me rattacher à mes racines ensevelies…Fou ! comment avais-je cru qu’un tronc pouvait vivre séparé deses racines ? Et pourtant, et pourtant, voici que je merappelais l’autre voyage, celui d’Alenga à Turin : je m’étaisestimé heureux, de la même manière, alors. Fou ! Cela m’avaitparu la délivrance ! Oui, avec la chape de plomb du mensongesur le dos ! Une chape de plomb sur le dos d’une ombre… Àprésent, c’était ma femme que j’allais avoir de nouveau sur le dos,il est vrai, et cette belle-mère… Mais ne les avais-je pas euesaussi étant mort ? À présent, j’étais vivant et aguerri.Ah ! nous allions voir un peu !

À y repenser, la légèreté avec laquelle, deux ans avant, jem’étais jeté hors de toute loi, à l’aventure, me paraissait tout àfait invraisemblable. Était-ce un songe ? Non, ç’avait étéréel ! Ah ! si j’avais pu rester toujours dans cesconditions ; voyager, étranger de la vie… Mais ensuite…Ah ! ensuite !

Je retournai par la pensée à Rome ; j’entrai comme uneombre dans la maison abandonnée. Tous dormaient-ils ?Adrienne, peut-être ; non… elle m’attend encore, elle attendque je rentre ; on lui aura dit que j’étais allé à larecherche de deux témoins, pour me battre avec Bernaldez ;elle ne m’entend pas encore revenir, elle a peur, elle pleure…

Je me pressai avec force les mains sur le visage, sentant moncœur se serrer d’angoisse.

– Mais, puisque, pour toi, je ne pouvais être vivant,Adrienne, gémissais-je, il vaut mieux que, maintenant, tu me sachesmort ! Mortes les lèvres qui cueillirent un baiser de tabouche, pauvre Adrienne ! Oublie ! oublie !

Ah ! Qu’allait-il advenir dans cette maison, le lendemainmatin, quand quelqu’un de la police se présenterait pour annoncerla chose ? À quelle raison, une fois passé le premiereffarement, attribueraient-ils mon suicide ? Au duelimminent ! Mais non ! Il serait au moins fort étrangequ’un homme qui n’avait jamais laissé entrevoir qu’il fût couard setuât par peur d’un duel… Et alors ? Parce que je ne pouvaistrouver de témoins ? Prétexte futile ! Ou peut-être… quisait ? il était possible qu’il y eût, là-dessous, dans monétrange existence, quelque mystère…

Oh ! oui ! ils le penseraient sans doute ! Je metuais ainsi, sans aucune raison apparente, sans en avoir d’abordmontré en aucune façon l’intention. Oui, ma conduite avait étéétrange, ces derniers jours : cette comédie du vol, d’abordsoupçonné, puis subitement démenti… Ou bien était-ce que cet argentn’était pas à moi ? Peut-être devais-je le restituer àquelqu’un ; je m’en étais indûment approprié une partie, etj’avais essayé de me faire croire victime d’un vol, puis je m’étaisrepenti, et, à la fin, tué ? qui sait ? Certes, j’avaisété un homme très mystérieux ; pas un ami, pas une lettre,jamais, de nulle part…

Combien aurais-je mieux fait d’écrire quelque chose sur cebillet, outre le nom, la date et l’adresse : une raisonquelconque de mon suicide ! Mais, à ce moment… Et puis, quelleraison ? Las de la vie ? Juste à la veille d’unduel ?

« Qui sait tout ce que les journaux, pensai-je, obsédé,vont glapir sur ce mystérieux Adrien Meis ? On va sans doutevoir surgir mon fameux cousin, ce nommé François Meis, de Turin,sous-agent, pour donner des renseignements à la police : onfera des recherches, sur la foi de ces renseignements, et qui saitce qui en résultera ? Oui ? mais l’argent ?l’héritage ? Adrienne les a vus, tous mes billets de banque…Figurez-vous Papiano ! Sus au bureau ! Mais il letrouvera vide… Et alors, perdus ? au fond du fleuve ?Quel dommage ! quel dommage ! Quelle rage de ne pas lesavoir volés tous à temps ! La police séquestrera mes habits,mes livres… À qui iront-ils ? Oh ! au moins un souvenir àla pauvre Adrienne ! Avec quels yeux regardera-t-elle,désormais, ma chambre déserte ? »

Ainsi, demandes, suppositions, pensées, sentiments seconfondaient dans ma tête (tandis que le train ronflait dans lanuit) et ne me laissaient pas de repos.

Je jugeai prudent de m’arrêter quelques jours à Pise, pour nepas établir un rapport entre la réapparition de Mathias Pascal àMiragno et la disparition d’Adrien Meis à Rome, rapport qui auraitpu facilement sauter aux yeux, surtout si les journaux de Romeavaient trop parlé de ce suicide. J’attendrais à Pise les journauxde Rome, ceux du soir et ceux du matin ; puis s’il ne s’yfaisait pas trop de bruit autour de moi, avant Miragno, je merendrais à Oneglia chez mon frère Robert, pour expérimenter sur luil’impression qu’allait faire ma résurrection. Mais je devais medéfendre absolument de faire la moindre allusion à mon séjour àRome, aux aventures qui m’étaient arrivées. Sur ces deux années etplus d’absence, je donnerais des renseignements fantaisistes, jeparlerais de voyages lointains… Ah ! à présent, redevenantvivant, je pourrais, moi aussi, m’offrir le luxe de dire quelquesmensonges, voire de la force de ceux du chevalier Titus Lenzi.

Il me restait plus de cinquante-deux mille lires. Mescréanciers, me sachant mort depuis deux ans, s’étaient certainementcontentés du domaine de l’Épinette avec le moulin. Ils avaientvendu l’un et l’autre et s’étaient arrangés pour le mieux :ils ne me molesteraient plus, et, du reste, je ne me laisserais pasmolester. Avec cinquante-deux mille lires, à Miragno, je pourraisvivre à mon aise.

À peine descendu du train de Pise, j’allai acheter un chapeau,de la forme et de la dimension de ceux qu’avait coutume de porterMathias Pascal ; tout de suite après, je me fis couper lachevelure de cet imbécile d’Adrien Meis.

– Courts, bien courts !… dis-je au coiffeur.

Ma barbe était déjà un peu repoussée, et, à présent, avec lescheveux courts, je commençais à reprendre mon véritable aspect,mais de beaucoup amélioré, plus fin, ennobli. Déjà mon œil n’étaitplus de travers ; il n’était plus la caractéristique deMathias Pascal.

Donc, quelque chose d’Adrien Meis me resterait toujours sur lafigure. Mais je ressemblais tant à Robert, à présent ;oh ! plus que je n’aurais jamais supposé.

Le mal fut quand – après m’être délivré de toute cette tignasse– je remis sur ma tête le chapeau que je venais d’acheter : ilm’entra jusqu’à la nuque ! Je dus y remédier, avec l’aide duperruquier, en mettant une bande de papier sous la coiffe.

Pour ne pas entrer ainsi, les mains vides, dans un hôtel,j’achetai une valise : j’y mettrais, pour le moment, l’habitque je portais et mon pardessus. J’avais à me refournir de tout, nepouvant espérer qu’après si longtemps, là-bas, à Miragno, ma femmeeût conservé quelqu’un de mes vêtements et mon linge. J’achetai unhabit tout fait, dans un magasin, et je le laissai sur moi ;avec ma valise neuve, je descendis à l’hôtel Neptune.

J’étais déjà venu à Pise, quand j’étais Adrien Meis, et j’étaisdescendu alors à l’hôtel de Londres. J’avais déjà admiré toutes lesmerveilles artistiques de la ville ; maintenant, exténué parles émotions violentes, à jeun depuis la veille au matin, je tombaide sommeil et de faim. Je pris quelque nourriture, puis jem’endormis presque jusqu’au soir.

À peine éveillé, pourtant, je fus en proie à un tourmentaccablant. Cette journée passée sans que je m’en aperçusse, aumilieu des premières besognes et puis dans ce sommeil de plomb oùj’étais tombé, qui sait, au contraire, comment elle s’était passéelà-bas, dans la maison Paleari ? Bouleversement, effarement,curiosité malsaine des étrangers, recherches hâtives, soupçons,hypothèses extravagantes, insinuations, et mes habits et meslivres, là, gardés avec cette consternation qu’inspirent les objetsayant appartenu à quelqu’un mort tragiquement.

Et j’avais dormi ? Et, à présent, dans cette impatienceanxieuse, il me faudrait attendre jusqu’au lendemain matin, poursavoir quelque chose par les journaux de Rome.

En attendant, ne pouvant courir à Miragno, ou au moins àOneglia, j’allais rester dans une jolie situation, dans une espècede parenthèse de deux, trois jours, et peut-être mêmedavantage : mort par là, à Miragno, en tant que MathiasPascal ; mort par ici, à Rome, en tant qu’Adrien Meis.

Ne sachant que faire, espérant me distraire un peu de tant depréoccupations, je menai ces deux morts se promener à traversPise.

Oh ! ce fut une agréable promenade ! Adrien Meis, quiy était déjà venu, voulait, ou peu s’en faut, servir de guide et decicérone à Mathias Pascal ; mais celui-ci, oppressé par tantde choses qu’il allait retournant dans son esprit, se dérobait,avec beaucoup de mauvaise humeur, secouait un bras comme pourchasser d’autour de lui cette ombre odieuse, chevelue, en habitlong, avec un chapeau à larges bords et des lunettes.

– Va-t’en ! Au fleuve, là-bas ! Noyé !

Mais je me rappelai qu’Adrien Meis, lui aussi, se promenant deuxans auparavant par les rues de Pise, s’était senti importuné, agacéde la même manière par l’ombre, également odieuse, de MathiasPascal, et aurait voulu avec le même geste s’en débarrasser en larefourrant dans le bief du moulin, là-bas, à l’Épinette.

Avec l’aide de Dieu, j’arrivai enfin au bout de cette nouvelleet interminable nuit d’angoisse, et j’eus dans les mains lesjournaux de Rome.

Je ne dirai pas que leur lecture me tranquillisa : c’étaitimpossible. Mais ma consternation fut vite dissipée quand je visqu’à la nouvelle de mon suicide les journaux avaient donné lesproportions d’un simple fait divers. Ils disaient tous à peu prèsla même chose ; du chapeau, de la canne trouvés au pontMarguerite, avec le billet laconique, on concluait que j’étais deTurin, homme assez original, et qu’on ignorait les raisons quim’avaient poussé à cette triste détermination. L’un d’eux,pourtant, avançait la supposition qu’il y avait là-dedans une« raison intime », se fondant sur la « querelle avecun jeune peintre espagnol, dans la maison d’un personnage trèsconnu du monde clérical ».

Un autre disait, « probablement à cause d’embarraspécuniaires ». Renseignements vagues, en somme, et brefs.Seul, un journal du matin, habitué à s’étendre longuement sur lesfaits de la journée, faisait allusion « à la surprise et à ladouleur de la famille du chevalier Paleari, chef de bureau auministère de l’Instruction publique, aujourd’hui en retraite, chezqui Meis habitait, fort estimé pour sa réserve et ses façonscourtoises ». Merci ! Lui aussi, ce journal, rapportantla dispute avec le peintre espagnol, M. B…, laissait entendreque la raison du suicide devait être cherchée dans une secrètepassion amoureuse.

Je m’étais tué pour Pépita Pantogada, en somme. Mais, au bout ducompte, c’était mieux ainsi. Le nom d’Adrienne n’avait pas paru, etaucune allusion n’avait été faite à mes billets de banque. Lapolice, donc, ferait des recherches secrètes. Mais sur quellestraces ?

Je pouvais partir pour Oneglia.

*

* *

Je trouvai Robert à la campagne, pour la vendange. Ce quej’éprouvai en revoyant ma belle Côte d’Azur, où je croyais nedevoir plus remettre le pied, on le comprendra facilement. Mais majoie était troublée par la fièvre de l’arrivée, par l’appréhensiond’être reconnu par quelque étranger avant de l’être par mesparents, par l’émotion sans cesse grandissante que me causait lapensée de ce qu’ils allaient éprouver en me revoyant vivant, tout àcoup, devant eux. Ma vue s’obscurcissait à y penser, je voyaiss’assombrir le ciel et la mer, mon cœur battait en tumulte. Et ilme semblait que je n’arriverais jamais !

Quand enfin le domestique vint m’ouvrir la grille de lagracieuse villa, apportée en dot à Berto par son épouse, il meparut, en traversant l’allée, que je revenais réellement de l’autremonde.

– S’il vous plaît, me dit le domestique en me cédant le pasà la porte de la villa. Qui dois-je annoncer ?

Je ne trouvai plus dans mon gosier de voix pour luirépondre.

Dissimulant mon effort dans un sourire, je balbutiai :

– Dites-lui que… c’est… un de ses amis, intimes, qui… quivient de loin…

Ce domestique dut, pour le moins, me croire bègue. Il déposa mavalise à côté du porte-parapluies et m’invita à entrer à côté, dansle salon.

Je frémissais dans l’attente. Je regardais autour de moi, dansce petit salon clair, bien arrangé, orné de meubles neufs, en laquevert pâle. Je vis tout à coup, sur le seuil de la porte parlaquelle j’étais entré, un beau bébé d’environ quatre ans, avec unpetit arrosoir dans une main et un petit râteau dans l’autre. Il meregardait en ouvrant de grands yeux.

J’éprouvai une tendresse indicible : ce devait être un demes petits-neveux, le fils aîné de Berto ; je me penchai, jelui fis signe avec la main d’avancer, mais je lui fis peur :il disparut.

J’entendis à ce moment s’ouvrir l’autre porte du salon. Je melevai, mes yeux se troublèrent d’émotion, une espèce de rireconvulsif me gazouilla dans le gosier.

Robert était resté devant moi, troublé, comme étourdi.

– Berto ! lui criai-je, en ouvrant les bras. Tu ne mereconnais pas ?

Il devint extrêmement pâle, au son de ma voix, se passarapidement une main sur le front et sur les yeux, vacilla, enbalbutiant :

– Comment… comment… comment ?

Mais je fus prompt à le soutenir, bien qu’il se retirât enarrière, comme par peur.

– C’est moi, Mathias ! N’aie pas peur ! Je nesuis pas mort… Tu me vois ? Touche-moi ! C’est moi,Robert. Je n’ai jamais été plus vivant qu’aujourd’hui !Allons ! allons !

– Mathias ! Mathias ! se mit à dire le pauvreBerto, n’en croyant pas encore ses yeux. Comment ? Toi ?Oh ! Dieu… Mon frère ! Mon cher Mathias !

Et il m’embrassa fort, fort, fort. Je me mis à pleurer comme unenfant.

– Me voici… Tu vois ? Je suis revenu… pas de l’autremonde, non j’ai toujours été dans ce vilain monde-ci…Allons !… Je te dirai…

Me tenant avec force par le bras, le visage plein de larmes,Robert me regardait encore hors de lui :

– Mais, comment… puisque, là-bas ?…

– Ce n’était pas moi… Je t’expliquerai… On s’est trompé…J’étais loin de Miragno, et j’ai su, comme tu l’as su peut-êtreaussi, par un journal, mon suicide à l’Épinette.

– Ce n’était donc pas toi ? s’écria Berto. Et qu’as-tufait ?

– Le mort. Tais-toi. Je te raconterai tout. Pour l’instant,je ne peux pas. Je te dirai seulement que je suis allé çà et là, mecroyant heureux, d’abord. Puis après… Après bien des vicissitudes,je me suis aperçu que je m’étais trompé, que faire le mort n’estpas une belle profession ; et me voici ici : je me refaisvivant.

– Mathias, je l’ai toujours dit, Mathias,matto (fou)… Fou ! s’écria Berto. Ah ! quellejoie tu m’as donnée ! Qui pouvait s’y attendre ? Mathiasvivant… Je n’y peux croire encore ! Laisse-moi te regarder… Tume sembles un autre !

– Tu vois que je me suis rajusté l’œil aussi ?

– Ah ! tiens ! oui… c’est pour cela qu’il mesemblait… Je ne sais… Je te regardais, je te regardais…Parfait ! Allons chez ma femme… Oh ! mais, attends…tu…

Il s’arrêta tout à coup et me regarda, bouleversé.

– Tu veux retourner à Miragno ?

– Certainement, ce soir.

– Donc, tu ne sais rien ?

Il se cacha le visage dans les mains et gémit :

– Malheureux ! Qu’as-tu fait ?… Qu’as-tufait ?… Mais ne sais-tu pas que ta femme !…

– Morte ? m’écriai-je, interdit.

– Non ! Pis que cela ! Elle s’est… elle s’estremariée !

Je restai confondu.

– Remariée ?

– Oui, Pomino ! J’ai reçu la lettre de faire-part. Ily a au moins un an.

– Pomino ? Pomino, mari de… ? balbutiai-je.

Mais tout à coup un rire amer, comme un flot de bile, me monta àla gorge, et je ris bruyamment.

Robert me regardait abasourdi, consterné, craignant peut-êtreque j’eusse perdu le sens commun.

– Tu ris !

– Mais oui ! lui criai-je, en le secouant par le bras.Voilà le comble de ma chance !

– Que dis-tu ? éclata Robert, presque avec rage. Maissi tu vas là-bas, maintenant…

– J’y cours tout de suite, comme bien tu penses !

– Mais tu ne sais donc pas que tu dois lareprendre ?

– Hein ?… Comment ? moi ?

– Certainement ! confirma Berto, pendant que je leregardais, stupéfait. Le second mariage s’annule et tu es obligé dela reprendre.

Je me sentis bouleversé.

– Quelle loi est-ce là ! criai-je. Ma femme seremarie, et moi… Mais quoi ? Tais-toi ! Cela n’est paspossible !

– Et moi je te dis que c’est comme cela ! soutintBerto… Attends : il y a là mon beau-frère. Il te l’expliqueramieux, lui qui est docteur en droit. Viens… ou plutôt, non :attends un peu ici. Ma femme est enceinte ; je ne voudrais pasque, bien qu’elle te connaisse peu, une impression trop forte pûtlui faire mal… Je vais la prévenir… Attends, eh ?

Et il me tint la main jusque sur le seuil, comme s’il craignaitencore – en m’abandonnant un instant – que je pusse disparaître denouveau.

Resté seul, je me mis à marcher dans ce salon, comme un lion encage. « Remariée ! avec Pomino ! Lui ! –eh ! tiens ! – il l’avait aimée avant. Cela ne lui aurapas semblé vrai ! Et elle aussi… pensez un peu ! Riche,épouse de Pomino… Et pendant qu’elle, ici, s’était remariée, moi,là-bas, à Rome… Et maintenant, je dois la reprendre ! Maisest-il possible ! »

Peu d’instants après, Robert vint m’appeler, tout exultant.J’étais à présent si désorienté que je ne pus répondre à la fêteque me firent ma belle-sœur, sa mère et son frère. Berto s’enaperçut et interpella aussitôt son beau-frère sur ce que j’avaissurtout hâte de savoir.

– Mais quelle loi est-ce là ? éclatai-je encore unefois. Pardon ! c’est une loi turque !

Le jeune avocat sourit, rajustant son lorgnon sur son nez, avecun air de suffisance.

– C’est pourtant ainsi, me répondit-il. Robert a raison. Jene me rappelle pas exactement l’article, mais le cas est prévu parle code : le second mariage devient nul à la réapparition dupremier époux.

– Et je dois reprendre, m’écriai-je résolument, une femmequi, au su de tout le monde, a fait pendant une année entièrefonction d’épouse avec un autre homme, lequel…

– Mais, par votre faute, excusez-moi, cher MonsieurPascal ! interrompit le petit avocat, toujours souriant.

– Par ma faute ? Comment ! fis-je. Cette bravefemme commence par se tromper, en me reconnaissant dans le cadavred’un malheureux qui s’est noyé, puis se hâte de se remarier, etc’est ma faute ? et je dois la reprendre ?

– Certainement, répliqua-t-il, du moment que vous, monsieurPascal, vous ne voulûtes pas corriger à temps, c’est-à-dire avantle terme prescrit par la loi pour contracter un second mariage,l’erreur de votre épouse, qui put bien aussi – je ne le nie pas –être de mauvaise foi. Vous l’avez acceptée, cette faussereconnaissance, et vous en avez profité… Oh ! faitesattention : je vous loue pour cela, pour moi vous avez trèsbien fait. Et même cela me fait quelque chose de vous voir vousrengager dans la mêlée de nos stupides lois sociales. À votreplace, on n’aurait plus entendu parler de moi.

La suffisance fanfaronne de ce petit jeune homme diplômém’irrita.

– Comment ! reprit-il. Peut-on imaginer un plus grandbonheur que celui-là ?

– Oui, essayez-en ! essayez ! m’écriai-je, en metournant vers Berto, pour le planter là, avec sa présomption.

Mais de ce côté encore je trouvai des épines.

– À propos, me demanda mon frère, comment as-tu fait, toutce temps-là, pour ?…

Et il frotta son pouce sur son index, pour signifier : del’argent.

– Comment j’ai fait ? lui répondis-je. C’est unelongue histoire. Je ne suis pas, à présent, en état de te laraconter. Mais j’en ai encore : ne crois donc pas que jeretourne maintenant à Miragno parce que je suis à sec !

– Ah ! tu t’obstines à y retourner, insista Berto,même après ces nouvelles ?

– Mais bien sûr que j’y retourne ! m’écriai-je.Crois-tu qu’après ce que j’ai expérimenté et souffert, je veuilleencore faire le mort ? Non, mon cher ; là, là ; jeveux mes papiers en règle, je veux me ressentir vivant, même si jedois reprendre ma femme.

Dis-moi un peu, et sa mère, la veuve Pescatore, est-elle encorevivante ?

– Oh ! je n’en sais rien ! me répondit Berto. Tucomprends qu’après le second mariage… Mais je crois que oui,qu’elle est vivante…

– Je me sens mieux ! m’écriai-je. Mais, n’importe, jeme vengerai. Je ne suis plus celui d’autrefois, tu sais ?Seulement, je regrette que ce soit une chance pour cet imbécile dePomino !

Tous rirent. Le domestique, sur ces entrefaites, vint annoncerque c’était servi. Je dus rester à déjeuner, mais je frémissaisd’une telle impatience que je ne m’aperçus même pas si jemangeais ; je sentis pourtant à la fin que j’avais dévoré.

Berto me proposa de rester ce soir-là à la villa : lelendemain matin nous irions ensemble à Miragno. Il voulait jouir dela scène de mon retour imprévu à la vie, voir le milan fondrelà-bas sur le nid de Pomino. Mais je le priai de me laisser allerseul, ce soir même, sans autre délai.

Je partis par le train de huit heures : dans une demi-heureà Miragno !

Partagé entre l’anxiété et la rage (je ne savais ce quim’agitait le plus, mais c’était peut-être une seule et mêmechose : rage anxieuse, anxiété rageuse), je ne me souciai plusd’être reconnu avant de descendre ou à peine descendu àMiragno.

J’étais monté dans un wagon de première classe, pour uniqueprécaution. C’était le soir, et, du reste l’expérience faite surBerto me rassurait : avec la certitude enracinée comme ellel’était chez tous de ma triste mort, lointaine déjà de deux années,personne ne penserait plus que je fusse Mathias Pascal.

Je fis l’épreuve de tendre la tête à la portière, espérant quela vue de lieux connus éveillerait en moi quelque autre émotionmoins violente ; mais cela ne servit qu’à faire croître monanxiété et ma rage. Sous la lune j’entrevis au loin la pente del’Épinette.

Combien de choses, dans la stupéfaction de mon retour inattendu,avais-je oublié de demander à Robert ! La propriété, le moulinavaient-ils été réellement vendus ? ou étaient-ils toujours,par un commun accord des créanciers, sous une administrationprovisoire ? Et Malagna était-il mort ? Et tanteScholastique ?

Il ne me semblait pas qu’il ne se fût passé que deux ans etquelques mois ; cela me semblait une éternité, et je pensaisque, comme il m’était arrivé à moi des événements extraordinaires,il devait en être pareillement arrivé à Miragno. Et, pourtant,rien, peut-être, n’y était arrivé, à part ce mariage de Romildaavec Pomino, très normal en soi, et qui n’allait devenirextraordinaire que maintenant, grâce à ma réapparition.

Où allais-je me diriger, aussitôt descendu à Miragno ? Oùle nouveau couple avait-il bâti son nid ?

Trop humble pour Pomino, riche et fils unique, la maison où moi,pauvret, j’avais habité ! Et puis, Pomino, tendre de cœur, s’yserait certainement trouvé mal à l’aise, avec mon inévitable etobsédant souvenir. Peut-être demeurait-il avec son père, dans lechâteau. Figurez-vous la veuve Pescatore, quel air de matrone, àprésent ! Et ce pauvre chevalier Pomino, Gérôme I, délicat,gentil, doux, entre les serres de la mégère ! Quellesscènes ! Ni le père, certes, ni le fils n’avaient eu lecourage de se débarrasser d’elle. Et voici que maintenant –ah ! quelle rage ! – j’allais les délivrer, moi…

Oui, c’est là, chez Pomino, que je devais me diriger : car,même si je ne les y trouvais pas, je pourrais savoir par laconcierge où aller pour les dénicher.

Dans mon village endormi, quel remue-ménage demain, à lanouvelle de ma résurrection.

La lune brillait, ce soir-là, et, par conséquent, tous lesréverbères étaient éteints, selon la coutume, par les rues presquedésertes, car c’était l’heure du dîner pour la plupart.

J’avais presque perdu, dans mon extrême excitation nerveuse, lasensibilité nerveuse, la sensibilité de mes jambes : j’allais,comme si je ne touchais plus terre avec mes pieds. Je ne sauraisredire dans quel état d’esprit j’étais : j’ai seulementl’impression comme d’un rire énorme, homérique, qui, dans ma fièvreviolente, me bouleversait les entrailles, sans pouvoiréclater ; s’il avait éclaté, il aurait fait sauter en l’air,comme des dents, les pavés de la rue et vaciller les maisons.

J’arrivai en un instant à la maison Pomino ; mais, danscette espèce de cage qui est à la porte d’entrée, je ne trouvai pasla vieille portière ; frémissant, j’attendais depuis quelquesminutes, quand sur un battant du portail j’aperçus une bandelettede deuil, déteinte et poussiéreuse, clouée là, évidemment, depuisquelques mois. Qui était mort ? Le chevalier Pomino ?Mais Berto ne me l’avait pas dit… Eh oui ! il ne pouvait enêtre autrement. Et alors, mes deux tourtereaux, je les trouveraisen haut, tout simplement. Je ne pus attendre davantage : jem’élançai, je bondis par l’escalier. Au second palier, voici laportière.

– Le chevalier Pomino ?

À la stupeur avec laquelle cette vieille tortue me regarda, jecompris qu’assurément le pauvre chevalier devait être mort.

– Le fils ! le fils ! corrigeai-je aussitôt,certain maintenant, en me remettant à monter.

Je ne sais ce que marmotta la vieille dans l’escalier. Audernier palier, je dus m’arrêter : je ne respirais plus !Je regardai la porte ; je pensai : « Peut-êtredînent-ils encore, tous les trois à table… sans aucun soupçon. Danspeu d’instants, à peine aurai-je frappé à cette porte, leur viesera bouleversée… Le destin qui pend sur leur tête est encore dansma main. »

Je montai les dernières marches. Le cordon de la sonnette à lamain, tandis que mon cœur bondissait jusqu’à ma gorge, je tendisl’oreille. Aucun bruit. Et, dans ce silence, j’écoutai letin-tin-tin lent de la sonnette, tirée à peine, toutdoucement.

Tout mon sang afflua dans ma tête, et mes oreilles se mirent àbourdonner, comme si ce léger tintement qui s’était éteint dans lesilence avait au contraire retenti furieusement en moi jusqu’àm’étourdir.

Peu après, je reconnus avec un tressaillement, de l’autre côtéde la porte, la voix de la veuve Pescatore :

– Qui est là ?

Je ne pus, sur-le-champ, répondre ; je serrai mes poingscontre ma poitrine, comme pour empêcher mon cœur de sauter dehors.Puis, d’une voix profonde, en détachant les syllabes, jedis :

– Mathias Pascal !

– Qui ?… hurla la voix à l’intérieur.

– Mathias Pascal ! répétai-je d’une voix pluscaverneuse encore.

J’entendis s’enfuir la vieille sorcière, certainement terrifiée,et aussitôt j’imaginai ce qui arrivait en ce momentlà-dedans : l’homme allait venir, maintenant, Pomino, lecourageux !

Mais il me fallut d’abord raisonner, comme la première fois,tout doucement.

À peine Pomino, ayant ouvert la porte toute grande, d’un seulcoup, m’eut-il vu devant lui, qu’il recula, épouvanté. Je m’avançaien criant :

– Mathias Pascal… De l’autre monde !

Pomino tomba assis par terre, avec un coup sourd, les brasappuyés en arrière, les yeux égarés :

– Mathias ! Toi ?

La veuve Pescatore, accourue, avec une lampe à la main, poussaun piaulement très aigu. Je refermai la porte d’un coup de pied, etpromptement je lui pris la lampe, qui déjà lui tombait desmains.

– Silence ! lui ordonnai-je. Vous me prenez pour unfantôme, en vérité ?

– Vivant ? fit-elle, blême, les mains dans lescheveux.

– Vivant ! vivant ! vivant ! poursuivis-jeavec une joie féroce. Vous m’avez reconnu mort, n’est-ce pas ?Noyé, là-bas ?

– Et d’où viens-tu ? me demanda-t-elle avecterreur.

– Du moulin, sorcière ! lui hurlai-je. Tiens !là, à la lampe regarde-moi bien ! Est-ce moi ? Mereconnais-tu ? Ou crois-tu voir encore ce malheureux qui s’estnoyé à l’Épinette ?

– Ce n’était pas toi ?

– Crève, mégère ! Je suis ici, vivant !Allons ! relève-toi. Beau sire ! où estRomilda ?

– De grâce… gémit Pomino, se relevant en hâte. La petite…j’ai peur… le lait…

Je le saisis par un bras, interdit à mon tour :

– Quelle petite ?

– Ma… ma fille !… balbutia Pomino.

– Ah ! quel assassinat ! cria la Pescatore.

Je ne pus répondre, encore sous l’impression de cette autrenouvelle.

– Ta fille ?… murmurai-je. Une fille, encore ?…Et celle-là, à présent…

– Maman, va vers Romilda, je t’en prie !… suppliaPomino. Mais trop tard. Romilda, le corset délacé, le nourrisson ausein, toute en désordre, comme si, en entendant les cris, elleétait sortie du lit en toute hâte, s’avança, m’entrevit :

– Mathias !

Et elle tomba dans les bras de Pomino et de sa mère, quil’entraînèrent, laissant, dans le désarroi, la petite sur monbras.

Je restai dans les ténèbres, là, dans le vestibule, avec cettefrêle bambine au bras, qui vagissait avec une petite voix aigre delait. Consterné, bouleversé, je sentais encore dans mes oreilles lecri de la femme qui avait été mienne et qui, maintenant, était lamère de cette enfant d’un autre, d’un autre ! tandis que lamienne, ah ! elle ne l’avait pas aimée, elle, alors ! Et,donc, à présent, non, pardieu ! non, je ne devais pas avoir depitié. Elle s’était remariée ! Mais cette petite continuait àvagir, à vagir, et, alors, moi… que devais-je faire ? Je lacouchai sur ma poitrine et je commençai à lui passer tout doucementune main sur les épaules et à me promener pour l’apaiser. Ma haines’évapora, mon ardeur céda. Et, peu à peu, l’enfant se tut.

Pomino appela dans les ténèbres, avec terreur :

– Mathias !… la petite !…

– Tais-toi ! Je l’ai ici ! lui répondis-je.

– Et que fais-tu ?

– Je la mange… voilà ce que je fais ! Vous me l’avezjetée dans les bras… Maintenant, laissez-la tranquille ! Elles’est calmée ! Où est Romilda ?

S’approchant de moi, tout tremblant et indécis, comme unechienne qui voit son petit dans les mains de son maître :

– Romilda ? Pourquoi ? me demanda-t-il.

– Parce que je veux lui parler ! lui répondis-jerudement.

– Elle est évanouie, tu sais ?

– Évanouie ? Nous la ferons revenir.

Pomino parut devant moi, suppliant :

– De grâce… écoute… j’ai peur… Comment… toi… vivant !…Où as-tu été ?… Ah ! mon dieu !… Écoute… Nepourrais-tu t’expliquer avec moi ?

– Non ! lui criai-je. C’est à elle que je dois parler.Toi, ici, tu ne représentes plus rien.

– Comment ?

– Ton mariage s’annule.

– Que dis-tu ? Et la petite ?

– La petite !… la petite !… remâchai-je.Impudents ! En deux ans, mari et femme, et avec une petitefille ! Tais-toi, ma belle, tais-toi ! Nous allons versta maman… Allons ! conduis-moi ! Par oùpasse-t-on ?

À peine étais-je entré dans la chambre à coucher que la veuvePescatore fit mine de me sauter dessus comme une hyène.

Je la repoussai d’un furieux coup de coude :

– Allez-vous-en, vous ! Voilà votre gendre : sivous avez à brailler, braillez avec lui. Moi, je ne vous connaispas !

Je me penchai vers Romilda, qui pleurait, désespérée, et je luitendis la petite fille :

– Allons ! tiens !… Tu pleures ? Pourquoipleures-tu ? Parce que je suis vivant ? Tu m’aimais mieuxmort ? Regarde-moi… Allons ! regarde-moi en face !Vivant ou mort ?

Elle se risqua, parmi ses larmes, à lever les yeux sur moi, et,d’une voix brisée par les sanglots, balbutia :

– Mais… comment ? Qu’as-tu fait ?

– Moi ? ce que j’ai fait ? ricanai-je. Tu medemandes ce que j’ai fait ? Tu as repris mari… cecoco-là ! Tu as mis au monde une fille, et tu as le front deme demander ce que j’ai fait ?

– Et maintenant ? gémit Pomino, se couvrant le visageavec les mains.

– Mais où as-tu été ? Puisque tu as fait semblantd’être mort et t’es sauvé… se mit à crier la Pescatore, ens’avançant, les bras levés.

Je lui en saisis un, le lui tordis et lui hurlai :

– Tenez-vous tranquille, vous, parce que si je vous entendssouffler, je perds la pitié que m’inspirent votre imbécile degendre et cette petite créature, et je fais valoir la loi !Savez-vous ce qu’elle dit, la loi ? Qu’à présent je doisreprendre Romilda…

– Ma fille ? toi ? Tu es fou ! invectiva,intrépide, la veuve Pescatore.

Mais Pomino, sous ma menace, s’approcha aussitôt d’elle pour lasupplier de se taire, de se calmer, pour l’amour de Dieu.

La mégère alors me laissa et se mit à invectiver contre lui, ceniais, ce stupide, ce propre à rien, qui ne savait que pleurer etse désespérer comme une femmelette…

J’éclatai de rire, jusqu’à en avoir mal aux reins…

– Finissez-en ! criai-je. Je la lui laisse ! Jela lui laisse volontiers ! Sérieusement, est-ce que vous mecroyez assez fou pour redevenir votre gendre ! Ah !pauvre Pomino ! Mon pauvre ami, excuse-moi, tu sais, si jet’ai appelé imbécile ; mais tu as entendu ? elle te l’adit aussi, ta belle-mère, et je peux te jurer que même avant,Romilda, notre épouse, me l’avait dit aussi… Oui, elle,parfaitement, que tu lui semblais imbécile, stupide, insipide… etje ne sais quoi encore ? N’est-ce pas, Romilda ? Dis lavérité… Allons ! cesse de pleurer, ma chère ;remets-toi ; tu pourrais faire du mal à ta petite ! Jesuis vivant, maintenant, tu vois, et je veux me tenir en joie…De la gaieté ! comme disait un certain ivrogne… De lagaieté, Pomino ! Crois-tu que je veuille laisser une petitefille sans sa maman ? Fi donc ! Dites-moi comment, toi etta mère, vous avez fait pour me reconnaître mort, là-bas, àl’Épinette…

– Mais, moi aussi ! s’écria Pomino exaspéré. Mais toutle pays ! Et pas elles seulement !

– Braves gens ! Il me ressemblait donc tant ?

– La même taille… ta barbe… vêtu comme toi, de noir… etpuis, disparu depuis si longtemps !…

– Et parbleu ! je m’étais sauvé, tu as entendu ?comme si ce n’étaient pas elles qui m’avaient fait sauver… Etpourtant, j’allais revenir, tu sais ? Mais, oui, chargéd’or ! Quand… mort, noyé, pourri… et reconnu, par-dessus lemarché ! Grâce à Dieu, j’ai couru pendant deux ans ;pendant qu’il y avait ici fiançailles, noces, lune de miel, fêtes,joie et naissance de la petite fille… Que les morts dorment,hein ? et que les vivants se réjouissent en paix…

– Et maintenant, comment va-t-on faire ? répétaPomino, gémissant.

Romilda se leva pour coucher l’enfant dans le berceau…

– Allons-nous-en d’ici, dis-je. La petite s’est endormie.Nous discuterons par là.

Nous passâmes dans la salle à manger, où, sur la table encoremise, étaient les restes du dîner. Tout tremblant, bouleversé,d’une pâleur cadavérique, battant sans cesse des paupières sur sesyeux devenus tout blancs, percés au milieu de deux points noirs,aigus de fièvre et de désespoir, Pomino se grattait le front etdisait, comme dans le délire :

– Vivant !… vivant !… Et comment cela sefait-il ?

– Ne m’ennuie pas ! lui criai-je. Nous allonsvoir.

Romilda, ayant endossé une robe de chambre, vint nous rejoindre.Je restai à la regarder, à la lumière, avec admiration ; elleétait redevenue belle comme autrefois, et même avec plus deformes.

– Laisse-moi que je te voie ! lui dis-je. Tu permets,Pomino ? Il n’y a rien de mal ; je suis le mari aussi,moi, et même avant toi et plus que toi. N’aie pas de honte, allons,Romilda ! Regarde comme Mino se tortille ? Mais queveux-tu que j’y fasse, si je ne suis pas mort réellement ?

Je m’approchai de Romilda et lui appliquai un gros baiser sur lajoue.

– Mathias ! cria Pomino frémissant.

J’éclatai de rire de nouveau.

– Jaloux ? de moi ? Halte-là ! J’ai le droitde préséance. Du reste, allons, Romilda, efface, efface… Regarde,en venant, je supposais (excuse-moi, Romilda !), je supposais,mon cher Mino, que j’allais te faire un grand plaisir en tedébarrassant de ta femme, et je t’avoue que cette penséem’affligeait extrêmement, parce que je voulais me venger ent’enlevant Romilda. Mais, vous avez une fille à présent, donc n’enparlons plus ! Je vous laisse en paix, que diable !

– Mais le mariage est annulé ! cria Pomino…

– Laisse le annuler, lui dis-je. On l’annulera proforma si on le fait jamais, car je ne ferai pas valoir mesdroits et je ne me ferai même pas reconnaître vivantofficiellement, à moins qu’on ne m’y force. Il me suffit que tousme revoient et me sachent vivant de fait, pour sortir de cettemort, qui est une vraie mort, croyez-le ! Déjà, tu levois : Romilda, ici présente, a pu devenir ta femme… Le restene m’importe pas ! Tu as contracté le mariagepubliquement ; il est connu de tout le monde qu’elle est,depuis un an, ton épouse, et elle restera telle. Au bout d’un moison n’en parlera plus. Dis-je bien, double belle-mère ?

La Pescatore, sombre, renfrognée, approuva de la tête. MaisPomino, dans une excitation croissante, demanda :

– Et tu resteras ici, à Miragno ?

– Oui ! et je viendrai parfois, le soir, prendre cheztoi une tasse de café ou boire un verre de vin à votre santé.

– Quant à cela, non ! grommela la Pescatore, sautantsur ses pieds.

– Mais puisqu’il plaisante !… observa Romilda, lesyeux baissés.

Je m’étais mis à rire, comme tout à l’heure.

– Vois-tu, Romilda ? lui dis-je. Ils ont peur que nousne nous remettions à nous aimer… Ce serait pourtant gentil !Non, non ; ne tourmentons pas Pomino… C’est-à-dire que, s’ilne me veut plus chez lui, je me mettrai à me promener en bas, dansla rue, sous tes fenêtres, et je te ferai de belles sérénades.

Pomino, pâle, vibrant, allait et venait par la salle ens’indignant :

– Ce n’est pas possible… ce n’est pas possible…

Romilda le regardait, angoissée et indécise.

– Il me semble, lui fis-je observer, que c’est moi quidevrais t’en vouloir, moi, qui vais voir dorénavant ma bellecompagne d’autrefois vivre maritalement avec toi !

– Mais, repartit Pomino, si légalement elle n’est plus mafemme…

– Oh ! à la fin ! renâclai-je, je voulais mevenger, et je ne me venge pas ; je te laisse ta femme, je telaisse en paix, et tu n’es pas content ? Allons, Romilda,lève-toi ! Allons-nous-en tous les deux ! Je te proposeun beau voyage de noces… Nous allons nous amuser ! Laisse làcet ennuyeux pédant. Tu vois ; il veut que j’aille me jeterréellement dans le bief du moulin, à l’Épinette.

– Je ne prétends pas cela ! s’emporta Pomino au comblede l’exaspération. Mais va-t’en au moins ! Va-t’en d’ici,puisqu’il t’a plu de te faire croire mort ! Va-t’en tout desuite, loin, sans te faire voir de personne.

Je me levai ; je lui abattis une main sur l’épaule pour lecalmer et lui répondis, avant tout, que j’avais été déjà à Onegliachez mon frère, et que, par conséquent, tous, là-bas, à cetteheure, me savaient vivant et que, demain, inévitablement, lanouvelle arriverait à Miragno.

J’ajoutai :

– Mourir de nouveau ? loin de Miragno ? Tu veuxrire, mon cher ! Va, joue ton rôle de mari sans t’inquiéter…Ton mariage, quoi qu’il en soit, a été célébré. Tout le mondeapprouvera, sachant qu’il y a au milieu de tout cela un bébé. Je tejure que je ne viendrai jamais t’importuner, même pas pour unemisérable tasse de café, même pas pour jouir du réjouissantspectacle de votre amour, de votre concorde, de votre félicitéédifiée sur ma mort… Ingrats ! Je parie que personne, pas mêmetoi, ami sans entrailles, que personne de vous n’est allé suspendreune couronne, déposer une fleur sur ma tombe, là-bas, au cimetière…Dis, est-ce vrai ? Réponds !

– Cela te va de plaisanter… fit Pomino en s’agitantrageusement.

– Plaisanter ? Pas du tout ! Là-bas, il y aréellement le cadavre d’un homme, et on ne plaisante pas ! Yas-tu été ?

– Je… je… je n’en ai pas eu le courage… marmottaPomino.

– Mais tu as bien eu celui de me prendre ma femme, mauvaissujet !

– Et toi ? dit-il alors vivement. Tu ne me l’avais pasprise, avant, de ton vivant ?

– Moi ? m’écriai-je. Et allez donc ! Mais,puisque c’est elle qui ne t’a pas voulu ! Tu veux donc qu’onte le répète, que tu lui semblais une bête ? Dis-le-lui, toi,Romilda, je t’en prie : vois, il m’accuse de trahison… àprésent ! J’irai, moi, demain, vers ce pauvre mort abandonnélà, sans une fleur, sans une larme… Y a-t-il au moins une pierresur la fosse ?

– Oui !… s’empressa de répondre Pomino. Aux frais dela commune… Mon pauvre papa…

– … Lut mon éloge funèbre, je le sais ! Si ce pauvrehomme entendait… Qu’y a-t-il d’écrit sur la pierre ?

– Je ne sais… C’est l’Alouette qui l’acomposé.

– Jugez un peu ! soupirai-je. Enfin ! Laissonsencore ce sujet. Raconte-moi plutôt comment vous vous êtes mariéssi vite… Ah ! comme tu m’as peu pleuré, ma petiteveuve !… Peut-être pas du tout, eh ? voyons !dis ? Est-il possible que je ne doive plus entendre tavoix ? Regarde, la nuit est déjà avancée… à peine le jourpoindra-t-il que je m’en irai, et ce sera comme si nous ne nousétions jamais connus… Profitons de ces courtes heures.Allons ! dis-moi…

Romilda haussa les épaules, regarda Pomino, sourit nerveusement,puis, rabaissant ses yeux et se regardant les mains :

– Que puis-je te dire ?… Certainement que jepleurai…

– Et tu ne le méritais pas ! grogna la Pescatore.

– Merci ! Mais enfin, voyons !… ce fut peu dechose, n’est-ce pas ? repris-je. Ces beaux yeux qui, pourtant,se sont trompés si facilement, n’eurent pas à s’endommager beaucoupsans doute ?

– Nous restions en assez mauvaise posture, dit en guised’excuse Romilda. Et si ce n’eût été lui…

Et elle montra Pomino.

– C’est-à-dire, c’est-à-dire, corrigea celui-ci, mon pauvrepapa… Tu sais qu’il était à la municipalité ? Eh bien !il fit d’abord accorder une petite pension, vu le malheur… etpuis…

– Puis consentit à la noce ?

– Très heureux ! Et il nous voulut ici, tous, aveclui… Hélas ! Depuis deux mois…

Et il se mit à raconter la mort de son père, l’affection qu’ilportait à Romilda et à sa petite-fille, le deuil que sa mort avaitcausé dans tout le pays. Je demandai alors des nouvelles de latante Scholastique, si amie du chevalier Pomino. La veuvePescatore, qui se souvenait encore de l’emplâtre de pâte que laterrible vieille lui avait appliqué sur la figure, s’agita sur sachaise. Pomino répondit qu’il ne la voyait plus depuis deux ans,mais qu’elle était vivante ; puis, à son tour, il me demandace que j’avais fait, où j’avais été, etc. Je dis seulement ce queje pouvais, sans nommer ni les lieux ni les personnes, pour montrerque je ne m’étais pas toujours amusé pendant ces deux ans. Etainsi, en conversant ensemble, nous attendîmes l’aube du jour oùdevait s’affirmer publiquement ma résurrection.

Nous étions fatigués par la veille et les fortes émotionséprouvées. Nous étions aussi apaisés. Pour nous réchauffer un peu,Romilda voulut nous préparer le café de ses mains. En me tendant latasse, elle me regarda avec, sur les lèvres, un léger souriremélancolique, comme lointain, et dit :

– Toi, comme d’habitude, sans sucre, n’est-cepas ?

Que lut-elle à cet instant dans mes yeux pour abaisser si viteson regard ?

Dans cette lueur livide de l’aube, je sentis ma gorge serrée parune envie de pleurer inattendue, je regardai Pomino, haineusement.Mais le café me fumait sous le nez, m’enivrant de son arôme, et jecommençai à le déguster lentement. Puis je demandai à Pomino lapermission de laisser chez lui ma valise, jusqu’à ce que j’eussetrouvé un logement ; j’enverrais ensuite quelqu’un pour lareprendre.

– Mais oui ! me répondit-il empressé. Et même, ne t’enoccupe pas : je penserai, moi, à te la faire porter…

– Oh ! dis-je, elle est à peu près vide, tusais ?… À propos, Romilda, aurais-tu encore, par hasard,quelque chose à moi… des habits, du linge ?

– Non, rien !… me répondit-elle dolente, en ouvrantles mains. Tu comprends… après le malheur…

– Qui pouvait imaginer ton retour ! s’écriaPomino.

Mais je jurerais que lui, l’avare Pomino, avait au cou un de mesvieux foulards de soie.

– Enfin ! adieu et bonne chance ! dis-je ensaluant, les yeux fixés sur Romilda, qui ne voulut pas me regarder.Mais sa main trembla en me rendant le salut. Adieu !adieu !

Je descendis dans la rue, je me trouvai encore une fois perdu,et cette fois dans mon village natal : seul, sans maison, sansbut.

– Et maintenant ? me demandai-je. Oùvais-je ?

Je me mis en route, regardant les gens qui passaient. Maisquoi ? Personne ne me reconnaissait ! Et pourtant,j’avais maintenant l’air de quelque chose : tous, en mevoyant, auraient pu penser : « Regarde cet étranger,comme il ressemble au pauvre Mathias Pascal ! S’il avait l’œilun peu de travers, on dirait absolument lui. » Mais non !Personne ne me reconnaissait, parce que personne ne pensait plus àmoi. Je n’éveillais pas même la curiosité, pas la moindre surprise…Et moi qui m’étais imaginé un éclat, un effarement dans larue ! Dans ma profonde désillusion, j’éprouvai uneconsternation, un dépit que je ne saurais redire, le dépit et laconsternation m’empêchèrent d’attirer l’attention de ceux que, demon côté, je reconnaissais bien : parbleu ! au bout dedeux ans… Ah ! quelle chose que la mort ! Personne,personne ne se souvenait de moi, pas plus que si je n’avais jamaisexisté.

Deux fois je parcourus le pays d’un bout à l’autre, sans que nulm’arrêtât. À un certain moment, furieux, j’eus l’idée de retournerchez Pomino, afin de me venger sur lui de l’affront que tout lepays me faisait en ne me reconnaissant plus. Mais Romilda nem’aurait pas suivi de bonne grâce, et moi, pour le moment, jen’aurais pas su où la mener. Il me fallait au moins me chercherd’abord une maison. Je pensai à aller à la mairie, au bureau del’état civil, pour me faire tout de suite effacer du registre desmorts ; mais, chemin faisant, je changeai d’avis et me rendisau contraire à cette bibliothèque de Santa-Maria-Liberale, où jetrouvai à ma place mon révérend ami don Eligio Pellegrinotto, quine me reconnut pas tout de suite, lui non plus. À la vérité, donEligio soutient qu’il me reconnut aussitôt et qu’il attenditseulement que j’eusse prononcé mon nom pour me jeter les bras aucou. Il fut le premier à me faire fête, chaleureusement ; puisil voulut de force me reconduire avec lui au pays pour effacer demon esprit la mauvaise impression que l’oubli de mes concitoyensm’avait faite.

Mais je ne veux pas maintenant, après coup, décrire ce quis’ensuivit d’abord à la pharmacie de Brisigo, puis au café del’Union, quand don Eligio, encore tout exultant, me présentaressuscité. La nouvelle se répandit comme un éclair, et tout lemonde accourut pour me voir et m’accabler de questions. Ilsvoulaient savoir de moi qui étais alors celui qui s’était noyé àl’Épinette, comme s’ils ne m’avaient pas reconnu, tous, l’un aprèsl’autre. Donc, c’était moi, réellement moi : d’oùrevenais-je ? De l’autre monde ? Qu’avais-je fait ?le mort ? Je pris le parti, impatienté, de ne plus sortir deces deux réponses, et de les laisser tous dans la fièvre de lacuriosité, qui dura encore des jours et des jours. Et l’ami« l’Alouette », qui vint « m’interviewer » pourle Feuillet, n’eut pas plus de chance que les autres. Envain, pour m’amener à parler, il m’apporta un numéro de son journald’il y a deux ans, avec ma nécrologie. Je lui dis que je la savaispar cœur, parce que, dans l’enfer, son journal était trèsrépandu.

– Merci, tu sais, mon cher ! Et aussi de la pierretombale… j’irai la voir.

Je renonce à transcrire son nouveau morceau de résistance dudimanche suivant, qui portait en grosses lettres le titre :Mathias Pascal est vivant !

Dans le petit nombre de ceux qui ne voulurent pas se faire voir,outre mes créanciers, fut Batta Malagna, qui pourtant, me dit-on,avait deux ans auparavant montré un grand chagrin de mon affreuxsuicide. Et je le crois. Autant de chagrin alors, en me sachantdisparu pour toujours, que de déplaisir à présent, en me sachantrevenu à la vie.

Et Olive ? Je l’ai rencontrée dans la rue, un de cesdimanches, à la sortie de la messe, avec son bébé de cinq ans,florissant et beau comme elle. Elle m’a regardé avec des yeuxaffectueux et riants, qui m’ont dit, l’espace d’un éclair, bien deschoses…

Suffit. Maintenant, je vis en paix avec ma vieille tanteScholastique, qui a voulu m’offrir un asile chez elle. Je dors dansle même lit où mourut ma pauvre maman, et je passe une grandepartie du jour ici, dans la bibliothèque, en compagnie de donEligio, qui est encore bien loin d’avoir rangé tous les vieuxlivres poudreux.

J’ai mis environ six mois à écrire cette étrange histoire, aidépar lui. Il conservera le secret sur tout ce qui est écrit ici,comme s’il l’avait su sous le sceau de la confession.

Nous avons discuté longuement ensemble sur mes aventures, etsouvent je lui ai déclaré que je ne voyais pas quel profit onpouvait en tirer.

– Celui de savoir, me dit-il, que hors de la loi et hors deces particularités, qu’elles soient gaies ou tristes, parlesquelles nous sommes nous, cher monsieur Pascal, iln’est pas possible de vivre.

Mais je lui fais observer que je ne suis tout à fait rentré nidans la loi, ni dans mes particularités. Ma femme est la femme dePomino, et moi, à proprement parler, je ne saurais dire que jesuis.

Dans le cimetière de Miragno, sur la fosse de ce pauvre inconnuqui se tua à l’Épinette, se trouve encore la pierre sur laquelle« l’Alouette » avait écrit :

ATTEINT PAR LES DESTINSCONTRAIRES

MATHIAS PASCAL

BIBLIOTHÉCAIRE

CŒUR GÉNÉREUX, ÂME OUVERTE

REPOSE ICI

VOLONTAIREMENT

*

LA PIÉTÉ DE SES CONCITOYENS

LUI A ÉLEVÉ CETTE PIERRE

J’y ai porté la couronne de fleurs promise, et, de temps àautre, je vais me voir mort et enseveli là. Quelque curieux me suitde loin ; puis, au retour, marche près de moi, sourit, et,considérant ma situation, me demande :

– Mais vous, en somme, peut-on savoir qui vousêtes ?

Je hausse les épaules, je ferme à demi les yeux et je luiréponds :

– Eh ! mon cher ami… je suis feu Mathias Pascal.

Share