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Figures et choses qui passaient

Figures et choses qui passaient

de Pierre Loti

PASSAGE D’ENFANT

5 décembre 1894.

Ce que je vais écrire est pour ceux qui, dans les cimetières, contemplant quelque fosse à peine fermée que les premiers bouquets blancs recouvrent encore, se sont sentis tenaillés jusqu’au fond et déchirés, au souvenir de petits yeux candides, éteints là sous la terre affreuse…

Oh ! l’énigme déroutante et sombre, que la mort des petits enfants !… Pourquoi ceux-là, au lieu de nous, qui avons fini et qui, si volontiers, accepterions de partir ?… Ou plutôt, pourquoi étaient-ils venus, alors,puisqu’ils devaient s’en retourner si vite après avoir subil’inique châtiment d’une agonie ?… Devant leurs tombes blanches, notre raison et notre cœur se débattent, en détresse révoltée, au milieu de ténèbres…

***

 

Le petit être délicieux, dont je voudrais prolonger un peu la mémoire en parlant de lui, était le fils unique de Sylvestre, – un domestique à nous qui est devenu, après dix années, presque quelqu’un de la famille.

Il n’avait vu que deux fois les étés de la terre. Ses cheveux de soie jaune, comme on en met aux poupées, se partageaient en drôles de petites mèches, rebelles aux coiffures.Son teint était comme celui des roses de Bengale, ses traits comme ceux des anges ; il avait une petite bouche ouverte, au-dessus d’un menton un peu rentrant qui lui donnait une naïveté adorable.D’ailleurs, le plus joyeux des innocents bébés, tout au bonheur nouveau d’exister, de respirer, de se mouvoir ; plein de vie et de santé fraîche ; potelé, musclé comme les Amours païens.

Mais son charme surtout était dans ses yeux,de grands yeux bleus assez enfoncés sous l’arcade du front, desyeux de candeur, de confiance et aussi de continuel étonnement devant toutes les choses de ce monde…

***

 

A Paris, ce matin gris de décembre, dans une chambre d’hôtel quelconque, sans nouvelles depuis quatre jours,arrivant d’un voyage du Nord, j’ouvre au hasard une de mes lettres prises à la poste restante. – Et elle commence ainsi :« Hier au soir, à huit heures, cet amour de petit Roger mourait dans d’affreuses souffrances. Nous le pleurons tous, et Sylvestre fait une pitié profonde… »

… D’abord, je tourne sur place et je marche,vite, comme sous la poussée et l’exaspération d’une douleur physique… Ensuite, je reprends la lettre, pour continuer de savoir : c’est le croup, qui l’a emporté en quelques heures,au milieu de l’affolement de ceux qui le soignaient…

Je marche encore, détaillant sans savoirpourquoi les objets, les laideurs de cette chambre, repoussant dupied des choses qui m’entravent pour passer, – le temps de biencomprendre l’inexorable réalité de ce que je viens de lire, etpuis, tout à coup, un nuage, je n’y vois plus – et je pleure…

L’idée ne m’était jamais venue que ce petitRoger pouvait mourir… Et puis, non, je ne croyais pas qu’il avaitpris tant de place en moi, ce petit-là, je ne pouvais pas croireque je l’aimais tant !… Est-ce qu’on sait d’ailleurs pourquoion aime tel petit être qui ne vous est rien, plutôt que tel autrequi vous touche de plus près : c’est quelque chose qui va desyeux dans les yeux, qui vient de la toute petite âme candide etneuve, pour pénétrer doucement jusqu’au fond de la vôtre, lassée etmorne…

***

 

Dans ce même courrier, une dépêche, quiattendait aussi depuis deux jours à la poste restante :« Je suis dans la peine. Notre petit Roger mort.SYLVESTRE. »

Maintenant je regarde les dates. Tout cela estdéjà d’avant-hier ! Donc, on l’emportera au cimetière ce soir,et il est trop tard, je n’ai aucune possibilité d’arriver, aucunmoyen humain de revoir la chère petite figure, même rigide etpâlie…

***

 

Roger Couëc, c’était le titre qu’il se donnaità lui-même quand on lui demandait : « Commentt’appelles-tu ? » (Couëc, une abréviation à lui du nom deson père, qui est un nom de Bretagne aux rudes consonances degranit.) Quand il prononçait ce Couëc, il était comique sigentiment, qu’on le lui faisait toujours redire – et, de retrouveraujourd’hui ce pauvre petit mot enfantin, de le réentendre ensouvenir, me fait mal affreusement.

***

 

Ici, à Paris, où je devais m’arrêter, j’avaismille choses à faire, tant de rendez-vous arrangés ; des amiscomptaient sur moi pour régler des questions importantes… Rien detout cela n’existe plus ; sans seulement m’inquiéter de lesavertir, je veux au plus vite m’en aller, rentrer chez moi, dans mamaison où pourtant va manquer pour toujours cette petite fleur quiétait Roger Couëc.

Mais je n’ai de train possible pour m’emmenerque ce soir et, pendant tout un long jour désolé, il va falloirattendre dans cette chambre, ou bien errer dans les rues ; aumilieu d’ambiances indifférentes ou hostiles, être sombre et seul,en révolte outrée et sans espoir contre la cruauté stupide de lamort, qui ferme de tels petits yeux, qui fauche de tels petitsanges pour les coucher dans son charnier…

***

 

« Je suis dans la peine. Notre petitRoger mort. » Tandis que les heures suivent leur marche lente,je fais comme une revue de cette existence de deux étés – chaqueinstant qui vient, après la stupeur première, martelant en moi plusprofondément la notion que c’est à tout jamais fini…

Oh ! sa petite voix dans la cour de notremaison quand je passais devant le logis de ses parents et qu’ilvoulait me suivre : « Messieu !messieu ! » (Pour lui, monsieur était mon nom.) Etensuite son petit trottinement joyeux derrière moi, pour merejoindre… Fini et glacé, tout cela !…

En souvenir, il me réapparaît surtout avec unecertaine robe de molleton rose, qui fut son costume de tous lesjours pendant cette fin de saison, et une cravate « LaVallière » blanche, brodée à chaque bout d’une fleur chinoise,qu’il portait généralement sens devant derrière, la rosette dans ledos, sous les petites mèches de ses cheveux jaunes… Mon Dieu, voicique cela me déchire le cœur à me faire pleurer encore, de penser àcette petite cravate tournée à rebours, retombant sur le dos decette robe rose…

***

 

Il était très vif, ce petit Roger, etcependant il ne se mettait jamais dans de méchantes colères, commetant d’autres enfants ; quand on le contrariait, enl’empêchant d’aller patauger dans l’eau ou en lui retirant desmains quelque objet qu’il aurait brisé, il jetait de grands cris etpleurait de grosses larmes ; mais c’était du désespoirseulement, avec un air de dire : « Est-il possible qu’onsoit si injuste pour moi ? est-il possible qu’il m’arrive desmalheurs pareils ? » Alors, il était si adorable qu’onlui cédait toujours. Et à présent, on donnerait des jours de la viepour ne lui avoir jamais causé même ces petits chagrins-là.

Parfois, quand il croyait avoir quelque chosede bien important à faire et qu’on voulait l’arrêter au passage, ilvous regardait avec un sérieux impayable, en vous repoussant dubras sans rien dire les sourcils froncés, et il continuait sonchemin ; – les chats, à certaines heures, affectent de cesgravités drôles et charmantes, quand ils se rendent empressésquelque part, trop occupés pour répondre à votre appel.

***

 

Il avait des yeux, ce Roger, des yeux quin’étaient pas de la terre, qui souriaient d’habitude avec unepetite joie confiante, mais qui, par instants furtifs, regardaienttrop profond. Bien que tout en lui respirât la vie, l’insouciantbonheur de croître et de rire, il avait des yeux, quand on yrepense, qui semblaient interroger, implorer, s’inquiéter dequelque lendemain noir…

Et ce sont ceux-là qu’elle va choisir, lavieille Faucheuse implacable et imbécile, pour les jeter dans sestrous de cimetière !…

***

 

Le lendemain 6 décembre, après une nuit devoyage, j’arrive chez moi, au lever d’un sinistre jour d’hiver.Dans ma chambre, je trouve le pauvre Sylvestre allumant mon feu.Avec des sanglots qui tout de suite lui viennent, il me dit cettesimple et enfantine phrase, résumant tout : « J’ai perdumon petit Roger. » Et là, dans cette chambre glacée encore,éclairée par un commencement de jour et par une lampe qu’on aoublié d’éteindre, il me raconte la fin de ce petit enfant que jepleure autant que lui…

Si inattendue et si brusque, cette agressionde la Mort ! Il a été étouffé, en pleine vie, luttant, tordantses petites mains dans la souffrance… « Jusqu’au derniermoment, dit Sylvestre, il me tendait les bras pour que je leprenne, il s’accrochait à moi, il voulait se soulever, il nevoulait pas mourir… »

En écoutant les déchirantes choses qu’il medit, je me rappelle tout à coup une scène de l’été passé : unsoir, on était venu m’avertir que le petit Roger s’étouffait, etj’étais accouru chez ses parents. Là, je l’avais trouvé assis surles genoux de sa mère, encore tout rouge, tout tremblant, deslarmes sur les joues, et il avait serré mon doigt, dans sa petitemain, puis m’avait regardé, les yeux froncés et implorants, avec unair de me dire : « Crois-tu, ce qui vient dem’arriver !… La peur que j’ai eue d’étouffer comme ça, si tusavais !… » Ce n’était rien de grave ; toutsimplement, il s’était enroué, comme il arrive aux bébésquelquefois. Mais, déjà, dans son regard, avait passé l’anxiétésuprême, l’angoisse de se sentir si petit, si frêle encore devantl’inconnu des menaces sombres… Et, en me souvenant de cela, je mereprésente cruellement bien ce que devaient être la supplication etl’effroi de ce même regard, quand il tendait les bras à son père,« ne voulant pas mourir… »

L’habituelle et naïve confiance en notreprotection, qui se lisait dans ses yeux, il semble que nous l’ayonstrompée, en le laissant emporter ainsi par la vieille Faucheusemaudite. Son expression à certaines heures, revue si vivante dansma mémoire, me fait un mal que les mots humains ne peuvent pasdire… Et je crois que l’humilité aussi de sa condition ajoute je nesais quoi de plus à cette douleur que j’ai de l’avoir perdu :je le pleurerais certainement moins, s’il avait été un petitprince.

***

 

– Oh ! il n’a pas été oublié, continueSylvestre. Tout le monde du quartier est venu, – et il a reçu tantde bouquets, tant de couronnes !…

D’ailleurs, la maison est en profond deuil delui, la maison où ne s’entendra plus son petit rire, ni son pasmenu, ni sa petite voix brusque et charmante.

***

 

Il est silencieux, notre déjeuner, ce matin deretour, et Sylvestre, qui reprend ses fonctions pour la premièrefois depuis les journées affreuses, a les yeux brûlés de larmes ennous servant.

C’est que, pendant tout ce dernier été, Rogervenait souvent assister à nos repas, quand nous les prenions ici,dans la salle à manger intime. D’abord on l’entendait passer entrottinant dans la cour, au milieu des rangées de fleurs, trèsempressé d’arriver ; puis, il paraissait à la porte, souriantet rose, hésitant un peu cependant, avec des yeux qui demandaientla permission d’entrer, comme si déjà, dans sa petite tête, ilprenait conscience de n’en avoir pas tout à fait le droit. Alors,on disait : « Oui, entre, entre, RogerCouëc ! » Et il entrait, en faisant le soldat :« Une ! deux ! Une ! deux ! » Et toutle temps du déjeuner, bien que ce ne fût pas très correct, iltournait entre les jambes de son père, l’entravant beaucoup dansson service. Puis, à l’instant du dessert, auprès de mon filsSamuel – son aîné de trois ans, qui l’aimait comme sa plus bellepoupée – il s’enhardissait jusqu’à avancer son petit bec confiantpour recevoir une cerise ou une fraise.

***

 

Après déjeuner, je m’en vais, sous un cielgris, au fond de la maison, dans une seconde cour en contre-bas dela nôtre qui est celle des domestiques. Dans ce lieu ordinairementensoleillé, où l’on descend par quelques marches, il m’était arrivéd’aller tant de fois, sous prétexte de voir à la serre, en réalitépour embrasser Roger Couëc, qui rôdait généralement par là, en roberose et en cravate de soie chinoise.

Lui, sitôt qu’il m’apercevait, se dépêchait devenir, me prenait par la main pour que je l’emmène avec moi, – et,même les jours où je ne voulais pas de sa compagnie, c’étaitirrésistible, sa petite voix me rappelant son ardeur à me couriraprès : sur les marches, un peu hautes pour ses jambes, quiséparent les deux cours, il se mettait à quatre pattes, d’un airaffairé, afin d’aller plus vite… Petit être éclos dans ma maison,comme, au printemps, il y naît des hirondelles, comme il y fleuritdes roses sur les vieux murs, pour lui ces cours tapissées debranches vertes représentaient le monde ! Quel mystère que sespetites notions sur la vie, que ses petites pensées – retournées àprésent au grand abîme noir !…

***

 

La première soirée, sur mon sinistreretour.

Chez moi, au-dessus de ma table à écrire, dansun cadre or et rose, – rose comme était la robe, – je viens deplacer le portrait du petit Roger. C’est lui-même qui me l’avaitdonnée, cette photographie ; un jour, on la lui avait misedans les mains en lui disant : « Va porter ça àMessieu. » Et il était venu, d’un air intimidé mais très fin,me présenter ce petit carton, tenu à deux mains avec une gaucherieexquise, comprenant que c’était sa propre image qu’il m’offraitlà.

Maintenant, Sylvestre arrive, m’apportantlavée et repassée de frais, la petite cravate « LaVallière », que je lui ai demandé de me donner. « Jel’avais achetée en Chine, dit-il, du temps où j’étaismatelot. » Au cadre du portrait, j’attache cette cravate,nouée avec une branche de fleurs blanches.

L’image, pour un temps, fixera encore cettefigure d’ange, qui fut si éphémère, si vite évanouie dans la grandeTénèbre. L’image fera durer quelques années de plus le je ne saisquoi inexprimable de ce regard d’enfant.

***

 

Un jour de passé encore.

Au matin gris, en traversant la cour du fond,j’ai la pauvre, petite robe de molleton rose, qu’on avait lavée etqui séchait, suspendue sur une corde, les manches tombantes, etballantes. Elle va devenir une chose pliée soigneusement, qu’ongardera – jusqu’au jour où, dans des années plus lointainespersonne ne se rappellera quel enfant l’avait portée…

Puis, je suis entré chez Sylvestre et j’airevu là, bien rangés, et tristes sur une étagère, de modestesjoujoux que je connaissais : son cheval de bois, sa grandechèvre, qu’il aimait tant, et son fusil pour faire le soldat…

Il avait aussi, je me souviens, un albumd’oiseaux coloriés qu’il ne se lassait pas de voir ; entournant les feuillets, il les désignait l’un après l’autre du boutde son doigt levé et prononçait leur nom, toujours avec sabrusquerie comique. L’autruche, qui sait pourquoi ? l’amusaitle plus ; il trépignait de joie et prenait un air de triomphepour l’annoncer : « Truche ! » dès qu’elleapparaissait.

Chaque infime et insignifiante chose qu’on serappelle de lui à présent est pour faire souffrir.

***

 

Vers midi de ce même jour, un clair soleilperce les brumes du matin, resplendit bientôt au milieu du cielvide. Avec Sylvestre en deuil, je chemine à travers lecimetière ; dans ces allées, on dirait un temps d’avril.

La voici, la place où il dort, notre petitRoger ; pas encore de tombe faite, mais l’impression, d’unenfouissement d’hier. Cependant, la terre fraîchement remuée, laterre grasse, l’affreuse terre disparaît sous un lit defleurs : tous les bouquets qui avaient suivi le léger cercueilet qui se fanent à peine.

Donc, c’est là-dessous que la petite figures’est à jamais cachée, là-dessous que s’est figé le candide petitsourire…

***

 

Encore un jour, et c’est le premier dimanchedepuis qu’il n’est plus là. Un de ces beaux dimanche d’hiver quis’éclairent d’un soleil trompeur, qui simulent les temps d’avril,mais qui s’éteignent si vite dans des soirs froids – et qui sontpeut-être les plus mélancoliques de toutes les journées.

C’est par de tels après-midi qu’on mettait àRoger Couëc sa belle robe, sa fourrure blanche, son beau chapeau,et que ses parents avaient la joie et l’orgueil de l’emmener à lapromenade, où il était le plus rose et le plus joli de tous lesbébés endimanchés de la ville.

Aujourd’hui, Sylvestre et sa femme, seulsensemble, s’en sont allés au cimetière, lentement. Là sans doute,au pâle et trompeur soleil, ils se sont occupés à arranger lesbouquets blancs encore frais, sur la petite fosse, sur l’horribleterre. Et maintenant le jour baisse avec des frissonsdésolés ; l’heure de rentrer vient, l’heure où l’on ramenaitau logis l’amour de petit enfant, les joues rougies par le vent dudehors… Ce soir, ils rentreront seuls, les parents ; c’estleur premier dimanche sans leur petit Roger ; ils l’ont laissélà-bas, décoloré et froid sous la terre. Dans leur chambre, quandils seront de retour, devant le feu qui s’allumera, la petite voixvive et le petit rire délicieux ne s’entendront pas. La robe et lebeau chapeau des jours de fête, serrés dans l’armoire, sont devenusde pauvres reliques, que le temps va bientôt démoder et jaunir.

***

 

Et à la longue, ils s’accoutumeront à ne plusle voir, leur petit Roger, de même que je me déshabituerai, moi,d’écouter s’il passe dans la cour ou d’attendre, à la porte de lasalle à manger, ses petites apparitions soudaines…

Ce jour où il est retombé sur son berceau,inerte après avoir tant souffert, après avoir tant imploré dusecours avec ses bras tendus ; oh ! ce jour-là il étaitbien fauché à jamais et replongé au gouffre… Désagrégée et finie,cette combinaison d’atomes qui avait donné momentanément son petitsourire et l’expression de ses yeux. Au fond de nos mémoires, quid’ailleurs se désagrégeront aussi, son image bientôt pâlira ;même dans ce minuscule recoin du monde où s’était limitée sa vie dedeux ans, on oubliera bientôt qu’il a passé ; les choses, lesexistences, ici comme ailleurs, continueront leur marche. Et, dansle cours des innombrables destinées, dans la suite infinie desâges, sa disparition sera aussi négligeable et perdue que la mortd’une hirondelle ou que l’effeuillement d’une rose blanche sur nosmurs… Mais pourtant, comment dire ma révolte amère, ma pitiéinfiniment tendre, au souvenir de la vaine supplication de ce petitregard qui s’épouvantait de sa fin ! Comment dire le mal quej’ai de lui, avec, en plus, cette presque puérile angoisse desonger que le cher petit mort ne le saura même pas !…

VACANCES DE PAQUES

I

En ce temps-là tous les mois étaient longs,très longs – et les années, presque infinies.

Les beaux mois de l’été et des vacanceduraient délicieusement ; quant à ceux de l’arrière-automne etde l’hiver, empoisonnés par les devoirs, les pensums, les froids etles pluies, ils se traînaient lamentables, avec de stagnanteslenteurs.

L’année dont je vais parler ici, fut, jepense, la douzième que je vis sur la terre. Je la passai,hélas !, sous la férule du « Grand Singe-Noir »,professeur de belles-lettres, au collège où je débutais sans lemoindre brio… Aussi m’a-t-elle laissé des impressions qui,aujourd’hui encore, me sont pénibles et déprimantes pour peu quej’y concentre mon souvenir.

Et je me rappelle, comme si c’était d’hier, lamélancolie profonde et désolée de ce jour d’octobre qui fut, cetteannée-là, le dernier des vacances et la veille de la cruelle« rentrée des classes ». J’étais revenu le matin même depasser un temps enchanteur, un temps de liberté et de soleil, chezdes cousins du Midi, et j’avais la tête pleine encore des images delà-bas : les joyeuses vendanges parmi les pampresrougis ; les ascensions, sous des bois de chênes, vers devieux châteaux fantastiques perchés sur des cimes ; lesvagabondages imprévus, avec une bande de petits amis dont j’étaisle chef indiscuté…Quel changement, mon Dieu ! Arriver ainsidans ma maison – cependant si aimée – pour voir un été mourir etpour prendre demain une chaîne effroyable !…

Et ce jour-là précisément, sous un ciel tout àcoup assombri, des frissons commençaient à passer, m’apportant cestristesses de l’automne que, dans mon enfance, je ressentais avecune intensité si mystérieuse. De plus, le « GrandSinge-Noir » (de son vrai nom M. Cracheux), qu’ilfaudrait affronter dans quelques heures, je le connaissaisd’aspect, pour l’avoir maintes fois aperçu, en passant avec mabonne devant la porte morose du collège ; depuis un an, jel’avais flairé, prévu, redouté, et mon dégoût très particulier poursa personne aggravait encore mes terreurs de l’enfermementinévitable et prochain…

Cette dernière journée, je l’employai d’abordà mettre en ordre, dans mon musée d’enfant, les différentsspécimens précieux que j’avais rapportés de mes coursesméridionales : papillons extraordinaires, attrapés sur lesfoins de septembre ; fossiles étonnants, découverts dans lesgrottes et les vallées. Et puis, seul dans ma chambre, jem’installai sur mon bureau – où il faudrait, hélas !recommencer à travailler demain – et j’entrepris une œuvre quim’occupa jusqu’au crépuscule : confectionner un calendrier àma façon, duquel je déchirerais tous les soirs une page ;préparer, pour les dix mois scolaires, dix petits paquets d’unetrentaine de feuillets chacun, avec indication des dates et desjours, – les jeudis et les dimanches, écrits avec des honneursspéciaux sur papier rose.

Dans la rue, tandis que j’arrangeais cela, desramoneurs savoyards passaient sous le ciel brumeux, avec leurplaintif appel qui s’entend chez nous à l’automne, comme le glasdes beaux jours : « A ramounâ la cheminâ, du haut enba-âs ! » Et leurs pauvres voix lugubres me mettaientdans le cœur des angoisses infinies.

Cependant ma besogne s’avançait ; j’enarrivais au mois d’avril et au bienheureux jour de Pâques. Surpapier rose, bien entendu, ce jour-là, et inscrit avec des soinstout à fait tendres dans une guirlande de fleurs ! Sur papierrose aussi, les dix jours suivants, qui seraient dix jours devacances, une trêve délicieuse aux hostilités du« Grand-Singe… »

Quand ce fut terminé, j’ouvris l’armoire demes jouets, pour clouer là, sur le devant d’une étagère, mes dixmois bien alignés, à commencer par ce sinistre octobre.

En clouant le mois d’avril, je regardais lapetite liasse rose des vacances de Pâques, me disant avec un doutedécouragé : « Est-ce que vraiment il viendra jamais, cetemps qui est si loin de moi ? » Et, comme dans un rêvede chimérique avenir, je me voyais déchirant ces feuilles-là, surla fin des journées plus longues et plus tièdes où le printempsserait dans l’air…

Le beau mois de mai eut son tour ensuite.Quand j’en arriverai là, me disais-je, l’heure de déchirer lafeuille sera claire et charmante avec un ciel tout doré encore parles reflets du couchant, et j’entendrai dans la rue, sous desguirlandes accrochées aux fenêtres, les matelots, les jeunesfilles, chanter, et danser les vieilles rondes de mai…

Et juin, quel charme de fleurs, de cerises etde soleil !… Et juillet : l’approche enfin des grandesvacances, l’approche de l’enivrant départ pour chez les cousins duMidi !…

Mais, au fond de quels lointainsinaccessibles, ces temps-là m’apparaissent !…

II

Le joug du « Grand-Singe-Noir » futune chose vraiment terrible, dépassant mes prévisions les pluspessimistes. Quel hiver languissant et pitoyable, mon Dieu, avecdes mains toujours tachées d’encre, des devoirs jamais finis et,par suite, une conscience jamais en repos !… Même les jeudis,même les dimanches, il nous accablait, ce vieillard sansentrailles !… Et, pour distraire un peu mes petits camaradesde chaîne, je peignais, avec du noir épais, en tête de mes cahiersque l’on se faisait passer en classe, d’énormes singes dans desattitudes variées, pérorant sur des livres classiques – ou bien segrattant…

La race des « Grand-Singe-Noir », ànotre époque, tend à disparaître. Mais il en existe encore au fonddes provinces, et je voudrais, en passant, ameuter contre eux lespetits souffre-douleur qui sont derniers en thème, leur prêcher àtous la révolte contre le fatras qu’on leur impose pour les abêtiret les étioler !…

***

 

Cependant, Pâques s’approchait, cahin-caha, etbientôt s’en iraient au vent les derniers feuillets qui masquaientla désirée petite liasse rose.

Mais Pâques était de très bonne heure cetteannée, et le printemps se faisait prier pour nous venir. Unecrainte me prenait déjà que les jours sur papier rose ne fussentque des jours de pluie et d’hiver..

Le dimanche des Rameaux passa, presque sanssoleil. Puis, le vendredi saint, voilé de gris, très morne, avecles coups de canon de deuil tirés toutes les demi-heures, dansl’arsenal de la marine, en mémoire de la mort du Christ.

Et enfin, le samedi survint, sombre lui aussi,mais amenant la clôture des cours du Grand-Singe, l’heure adorablede la liberté !…

***

 

Elle allait finir, cette dernière classe. Rienqu’un quart d’heure encore !… Et je ne tenais plus sur monbanc.

Plein de méfiance toujours, mon buvard à peineouvert, j’écrivais en hâte mes adieux pour dix jours à mon amiAndré, le doyen et le plus homme de nous tous, qui avait, cetteannée-là, commencé de me prendre en affection, sans doute parce quej’étais au contraire le plus jeune et le plus notoirement enfant.(Nous ne nous voyions jamais qu’en classe, lui étant pensionnaireet moi externe ; encore le Grand-Singe avait-il eu la noirceurde nous placer aux deux bouts de la salle, sous prétexte que nouscausions trop, ce qui nous obligeait à nous écrire tout le temps, –en une cryptographie égyptienne, sur des feuillets timbrés d’unsinge à l’encre de chine, comme sceau de notre esclavage.)

Plus qu’un quart d’heure, avant le soupir desoulagement final ! Les pieds me brûlaient… Je sentais dansmes jambes comme une démangeaison de sauter par la fenêtre…

– Messieurs, dit tout à coup le Grand-Singe,écrivez maintenant le devoir de vacances que vous aurez à merapporter de mercredi en huit, à la classe de rentrée.

Un devoir de vacances !Horreur ! ! Trahison ! Quel vieillardimpitoyable !

Nous nous regardions tous, les uns consternés,les autres révoltés et frondeurs.

C’était une narration latine !… Et moiqui ne pouvais déjà pas me tirer des narrations françaises, moi quirestais court sur tous les sujets du Grand-Singe !

J’écrivis, la rage au cœur, d’une écriturevolontairement gauche et malpropre.

Il était d’ailleurs inepte, son canevas :Dans un jardin embaumé, où soufflaient des zéphyrs printaniers, unenfant téméraire s’amusait, malgré la défense de son précepteur, àtaquiner les abeilles qui butinaient sur les corolles fraîchementécloses… (De temps à autre, des points de suspension, pour indiquerle lieu des développements à introduire.) Finalement le jeuneindiscipliné en venait à enfermer, avec le pouce et l’index, l’unede ces intéressantes travailleuses dans le calice d’unecampanule…

– Et l’insecte en fureur, dictait le vieux, etl’insecte en fureur, de se débattre… » (remarquez l’infinitifde mouvement) et de piquer les doigts de son lâche persécuteur.(Ceci, messieurs, est la moralité.) Un point, c’est tout.

En m’en allant chez lui, je me répétais cettephrase : « Et l’insecte en fureur… » qui, je ne saispourquoi, m’exaspérait d’une façon particulière. Et, à l’adresse duSinge Noir, j’ajoutais, avec un grincement de dents :« Vieux sale moineau, va ! »

Tout est convention en ce monde, et« sale moineau » représentait, en style collégien decette époque, une injure absolument accablante.

***

 

Le jour de Pâques, grand ‘carillon des clochesd’églises. Dès le matin, dans les rues, mouvement de la fouleendimanchée. Suivant un vieil usage, les bonnes gens avaientarboré, pour la première fois de la saison, des costumes de couleurclaire, des chapeaux de paille. Mais le ciel restait sombre, lesoleil boudeur – et c’était plus triste de les voir tous, dans cetattirail de printemps, marcher vite, avec des airs gelés, enbaissant, la tête sous le vent du nord.

En vérité, les avrils ne devraient jamaisapporter de déceptions aux enfants qui les ont attendus avec tantde confiance et de ferveur, durant les trois mois interminables del’hiver…

***

 

A partir du lendemain lundi, on exigea que jeme misse au travail pendant une heure tous les matins, pourconfectionner ce devoir de vacances, pensant bien qu’au bout dedeux ou trois jours j’en aurais le cœur net et les mainslavées.

Et docilement je restais dans ma chambre toutle temps voulu, accoudé à mon bureau, avec de l’encre plein lesdoigts. Mais ça ne venait pas, non… « Et l’insecte en fureur,de se débattre… » Mon inspiration demeurait nulle… J’avaisl’idée ailleurs, décidément ; j’avais l’idée au printemps quise refusait à paraître, l’idée à courir dehors malgré les averseset les rafales.

Et mon cœur s’angoissait de plus en plus àvoir se consumer si tristement et si vite les précieuses journéesinscrites sur papier rose…

III

Ils fuyaient mes jours de vacances, endeuilléstous par la même pluie froide, par le même ciel noir.

Et je n’en avais plus que cinq devant moi –quand, le vendredi, ma petite amie Jeanne vint avec sa mèrem’inviter à passer la journée en sa fine compagnie, dans un jardinqu’elle possédait en dehors des remparts de la ville… Oh !joie inespérée !…Et précisément il faisait presque beau, plusd’averses, rien que de violentes alternatives de soleil etd’ombre.

Après une semaine d’enfermement sous la pluie,ce fut une surprise délicieusement troublante que de rencontrerdans ce jardin le printemps dont j’avais douté. Elles étaient làtout de même, épanouies à profusion, les jacinthes roses, lesanémones trop rouges, les anémones trop violettes, et les touffesde giroflées communes, d’un jaune d’or si magnifique strié de brunardent ; elles éclataient en couleurs excessives, sous un cielincertain, où couraient de gros nuages encore chargés d’obscuritéet d’hiver. Et un charme indéfini se dégageait pour moi de laprésence de toutes ces fleurs, malgré ces frissons de vent et cesmenaces de giboulées…

Pendant le retour – forcément mélancolique,parce que la promenade était finie, parce que je voyais de nouveaupoindre pour demain matin la narration latine avec l’insecte enfureur – j’insinuai à l’oreille de ma petite amie de venir mechercher encore une fois avant la rentrée si prochaine, ce qu’ellevoulut bien me promettre.

IV

Oh ! misère ! il faudrait déchirerce soir le dernier feuillet des jours en papier rose !…

Et j’étais là, après le déjeuner, peinant surcette composition latine, guère plus avancée qu’au lundi de Pâques,lorsqu’on m’avertit que la petite Jeanne m’attendait en bas pourm’emmener dans son jardin du faubourg.

Mais mon père survint, qui regarda mon cahier,avec consternation et s’opposa à la promenade :

– Qu’il finisse d’abord sa narration,dit-il ; après, il ira la rejoindre.

Mon Dieu !…Et c’était le dernierjour !… A l’idée de manquer cette occasion, qui ne s’offriraitplus, de passer une après-midi avec Jeanne, dans son grand jardinpourtant si triste, je me sentais en révolte et en désespoir.

Donc, je m’y attelai avec rage, à cecanevas ; j’y introduisis des zéphirs, des papillons, desroses purpurines et des fleurs d’un rouge punique. Puis, j’enarrivai à la phrase presque finale : « Et l’insecte enfureur… » Se débattre, dans mon gros dictionnaire latin, ça sedisait : Jactare corpus (jeter son corps de côté et d’autre.)L’expression me paraissant bien énorme pour une abeille, j’ajoutaià corpus l’ingénieuse épithète : tenue (ténu), et, pourmaintenir l’insidieux infinitif de mouvement, j’écrivis :tenue corpus jactare, furens.

Ouf ! c’était fini ! Vite ma bonne,pour me conduire là-bas, – car, à ma grande humiliation, je n’étaispas encore jugé d’âge à sortir seul. – Vite, faire ma toilette,laver mes mains noircies jusqu’au coude, et en route pour cejardin, où Jeanne m’attendait, parmi l’or des giroflées et le rougepunique des anémones. Vite, vite, car il était tard, et le soleilbaissait, le soleil de mon dernier jour ! …

Hélas, au sortir des portes du rempart, dansune allée d’ormeaux qui mène vers la banlieue tranquille, je visJeanne qui s’en revenait avec sa mère :

– C’est à cette heure-ci que tu arrives !me dit-elle d’un petit ton d’ironie. C’est que, tu sais, nousrentrons, nous autres !

Alors, à cette tombée froide du jour, devantla certitude de ne plus revoir, cette année, à cette même saisonchangeante de printemps, ce grand jardin enclos de murs gris, etces premières fleurs frileuses, éclatantes de nuances trop vivessous le soleil incertain, il me prit un de ces regrets désolés, unede ces tristesses tout à fait insondables et sans explicationpossible, dont ma vie d’enfant était tissée – surtout aux heures oùs’allongeaient les ombres des soirs.

V

Le lendemain matin, devant nos figures mornesalignées sur les bancs, le Grand-Singe pontifiait en lisant nosproduits de Pâques.

Mon tour arriva d’être lu à haute voix parlui… Et, qui s’en serait douté : c’était réussi, paraît-il, ceque j’avais fait !… Même, quand il en vint à la phrase :Tenue corpus jactare, furens, il s’écria d’une petite voix flûtéeet grotesque :

– Oh ! que c’est bon, ça !

Eh bien ! c’était complet parexemple ! Avoir enfanté une chose dont se délectait ce vieuxsinge ! … Tout confus, je cherchai des yeux mon ami André,dans l’inquiétude de ce qu’il allait penser de moi. – Il m’adressade loin une petite moue, en baissant la tête et en avançant leslèvres, comme pour me faire honte. Mais son sourire, quoiquemoqueur, restait bienveillant et affectueux : je compris qu’ilne m’en voulait pas trop d’avoir fait quelque chose d’aussi bienque ça, – et alors, je me sentis consolé, un peu.

INSTANT DE RECUEILLEMENT

Hendaye, 22 novembre 1892

A certaines heures, longuement amenées,spéciales et rares, le caractère des pays tout à coup se dégagepour nous de l’uniforme banalité moderne. Sous nos yeux, une âmesort du sol, des arbres, des mille choses : l’âme antique desraces, qui dormait, affaiblie par le grand mélange universel, etqui, pour un instant s’éveille et plane…

Aujourd’hui 22 novembre, tandis que je suis làseul, à ce point extrême où finit la France, assis sur ma terrassequi regarde l’Espagne, l’âme du pays basque pour la première foism’apparaît.

Nos contrées d’Europe, hélas ! de plus enplus se ressemblent toutes. Ainsi, depuis un an je l’habitais,cette Euscalerria, sans y avoir découvert rien de bien particulier,sans m’être aucunement aperçu que je m’y attachais.

Mais sans doute un lent travail s’était faiten moi-même, une lente pénétration par des effluves basques, etj’avais été préparé insensiblement à comprendre et à aimer.

Aujourd’hui, c’est le jour de l’Adorationperpétuelle, et les vieilles églises d’alentour, tant espagnolesque françaises, sont plus remplies encore de cierges qui brûlent etde cœurs naïfs qui prient. Il fait idéalement beau ; sur laBidassoa, sur les Pyrénées, sur la mer, partout règne le même calmeinfini. L’air immobile est tiède comme en mai, avec pourtant cetteinsaisissable mélancolie de l’arrière-automne, indiquant à elleseule que l’année s’en va.

La mer, au loin, luit comme une bande de nacrebleue. Il y a des teintes méridionales, presque africaines, sur lesmontagnes qui se découpent au ciel avec une netteté absolue, et quisont vaporeuses cependant, noyées dans je ne sais quoi de diaphaneet de doré. La Bidassoa, à mes pieds, inerte et lisse, reflète etrenverse avec une précision de miroir le vieux Fontarabie d’enface, son église, son château fort, roussis par des centainesd’étés ; reflète et renverse toutes les arides montagnes avecleurs moindres plis et leurs moindres ombres, même leurs pluspetites maisonnettes, çà et là éparses, blanches de chaux sur cesgrands fonds roux. Là-haut en l’air, ou bien en bas tout au fond dumiroir trompeur, les plus lointaines cimes ont une pureté égale.L’immobilité des choses et l’éclat lumineux des teintes donnent àcette côte espagnole un peu de la tristesse ensoleillée duMaroc ; aujourd’hui, du reste, on sent l’Afrique presquevoisine, – comme si les limpidités de l’atmosphère, qui atténuentles distances visibles, avaient eu le pouvoir aussi de larapprocher de nous.

Et ce grand calme silencieux de tout, cettetranquillité inaltérée de l’air, cette immobilité des lumièresdouces et des grandes ombres nettes, me donnent d’abordl’impression d’un temps d’arrêt dans le mouvement vertigineux dessiècles, d’une réflexion, d’une immense attente, – ou plutôt d’unregard de mélancolie jeté sur le passé, sur l’antérieur dessoleils, des êtres, des races, des religions…

Et, dans le vide sonore, de temps à autretintent les antiques cloches d’église, appelant, mieux les hommesaux cultes défunts, pendant ces recueillements étranges ;Fontarabie, Hendaye, les couvents de moines, sonnent, sonnent,appellent, avec les mêmes timbres vieillis, les mêmes voix qu’auxsiècles d’avant.

Sur la Bidassoa, des barques d’allure lente,passent d’une rive à l’autre, traînant après elles de longues ridesalanguies, dérangeant par places les images renversées deFontarabie et des brunes montagnes. Des marins et descontrebandiers qui les montent – figures rudes, imberbes à la modebasque, têtes coiffées du traditionnel béret noir – causent en leurlangue tant de fois millénaire, ou bien chantent, en faussetnasillard, comme les Arabes, les airs des ancêtres.

Et, dans les sentiers d’alentour refleuris parce merveilleux automne, entre les haies garnies comme au printempsd’églantines, de troènes et de chèvrefeuilles, les femmes et lesjeunes filles se promènent, allant d’une église à l’autre, vêtuessurtout de noir, l’épaisse mantille noire abaissée sur le front,comme c’est l’usage ici quand on va prier pour soi-même ou pour lesêtres évanouis dans la terre des cimetières…

Alors, tout à coup, tandis que je suis là seuldevant ce décor que semble endormir le morne soleil, écoutantsonner les vieilles cloches on vibrer dans le lointain les vieilleschansons, je prends conscience de tout ce que ce pays a gardé aufond de lui-même de particulier et d’absolument distinct. Del’ensemble des choses et des êtres ambiants se dégage, aux yeux demon esprit, comme une essence vivante ; pour la première fois,je sens exister ici un je ne sais quoi à part, mystérieux, –destructible, hélas ! mais encore imprégnant tout ets’exhalant de tout, – sans doute, l’âme finissante du paysbasque…

Cependant voici que, là-bas derrière moi,quelque chose de laid, de noirâtre, de tapageur, d’idiotementempressé, passe, vite, vite, ébranle la terre, trouble ce calmedélicieux par des sifilets et des bruits de ferraille : lechemin de fer !… Le chemin de fer, plus niveleur que le temps,propageant la basse camelote de l’industrie et des idées modernes,déversant chaque jour, ici comme ailleurs, de la banalité et desimbéciles.

A LOYOLA

I

Mercredi 25 octobre 1892

Vers le soir, au baisser du soleil, l’expressde Saint-Sébastien à Madrid nous dépose, mon compagnon basque etmoi, dans une ville appelée Zumarraga, où il nous faut séjournerune heure, en attendant la voiture que l’on prépare pour nous menerau pays de saint Ignace.

Temps tiède de l’automne méridional, avecpartout la mélancolie des feuilles rousses. Inévitablement cela esttriste, d’être à errer, à la tombée d’un crépuscule d’octobre, dansune toute petite ville isolée, inconnue, très vieille, où se parleune incompréhensible langue, et que de hautes montagnesentourent…

Nous errons sans but. A une fenêtre, dans uneétroite rue noire, un pauvre perroquet du Brésil cause toutseul :

– Je parie que, lui aussi, parle basque,dis-je à mon compagnon de voyage.

– Oh ! c’est probable ! répond-il –et il écoute :

– Oui, en effet, continue-t-il en riant, jel’entends dire Jacquo ederra ! (Jacquot joli !)

Pour la dixième fois, nous voici revenus à laplace de l’Eglise. Une grande place carrée, que bordent des maisonsvieilles, à l’abandon, en ruine, avec des toits saillants auxbalcons sculptés et des blasons sur les murs. L’église, qui formeune des faces de ce lieu, est d’un brun rougeâtre, lézardée,effritée par le temps. Et alentour, pour enfermer tout cela, dehautes montagnes abruptes, des mêmes pierres et du même rouge quel’église, montent dans le ciel d’octobre qui s’éteint.

Sur cette place, il y a une fontaine demarbre, où des jeunes filles viennent de temps à autre puiser. Il ya aussi une statue neuve, dont le marbre se détache très blanc surle fond sombre des autres choses : un vieillard à têted’illuminé qui tient une guitare, l’étrange Yparraguire, qui futmusicien ambulant, compositeur de chants patriotiques séditieux etde chants d’amour. Une inscription, en cette langue millénaire queles étrangers ne réussissent jamais à bien entendre, indique quec’est là un hommage du pays basque au dernier de ses bardes.Vraiment il est encore spécial, encore lui-même, ce peupleeuscarrien : ni la France ni l’Espagne n’ont réussi, aprèstant de siècles, à se l’assimiler complètement…

Dans le lointain, une flûte criarde commence àgémir, et un tambourin l’accompagne sur un rythme saccadé un peuarabe. Cela se rapproche ; c’est une noce qui nous arrive,oh ! une bien humble petite noce, défilant très vite, courantpresque, au son de cette musique.

Sur la place, le petit cortège s’arrête, pourdanser, dans les envolées de feuilles mortes que le vent soulève.Ils sont une quinzaine en tout, et il n’y a d’abord que nous deuxpour les regarder. La mariée, très jeune et jolie, est la seule quiporte un costume au goût du jour, les manches à gigot et la jupe1830 qui sont la dernière création de 1892. Le tambourin et laflûte leur jouent un air rapide et sauvage, un de ces airs basquesà cinq temps qui déconcertent toutes nos notions sur les rythmes,et ils commencent tous ensemble une danse extrêmement compliquée,mêlée de sauts et de cris, – une très vieille danse dont latradition sera bientôt perdue.

Deux ou trois filles arrivent, avec descruches sur la tête, pour puiser à la fontaine ; alors lemarié, – qui a une figure de dix-huit ans, – s’en va les inviter àdanser aussi. Des enfants accourent, quelques oisifs s’approchent,un petit rassemblement se forme, rendant moins triste cette fête depauvres gens, à cette tombée de nuit, au milieu de ce cadredésolé.

Et, dans la rue, des paysans, pour regarderaussi, arrêtent leurs lourds chariots à bœufs qui passaient, enroulant bruyamment sur des disques de bois plein, comme des charsantiques.

A cinq heures, on nous amène là notre voiture,qui est cependant prête : une espèce de cabriolet, à capote detoile cirée, avec deux chevaux attelés en flèche qui ont au cou unequantité considérable de clochettes.

Tout de suite nous sommes dans la campagne, etbientôt dans la nuit noire, – nuit tiède comme en été. Une heure etdemie de route, grand train, dans des vallées, dans des gorgessinueuses, longeant des torrents que nous ne voyons pas, mais quenous entendons bruire malgré nos clochettes tout le temps agitées.Un vent du midi, très doux, nous jette sans cesse des feuillesmortes au visage.

On nous arrête enfin devant les porches d’unefonda monumentale. Nous sommes arrivés. De l’autre côté de laroute, l’immense couvent de Saint-Ignace surgit, – masse obscuredans de l’obscurité. Aucune maison aux alentours ; la fonda etle couvent, à Loyola il n’y a pas autre chose.

La fonda est très ancienne, avec des escalierset des rampes de fer forgé comme dans un palais. Ainsi que danstoutes les auberges d’Espagne, on y sent dès l’entrée l’âcre odeurdes mets et de l’huile. Les gens n’y comprennent, ni le français,ni l’espagnol, rien que la langue de la patrie, le basque. A table,il n’y a qu’un vieux prêtre et nous ; mais dernièrement,paraît-il, quand on a élu le nouveau général des Jésuites, toutesles grandes salles étaient pleines ; il y avait des voyageursvenus de partout, même du fond de la Pologne et de la Russie.

La fonda est presque un lieu saint ; desimages de piété sont accrochées à tous les murs, et, le long desescaliers, des écriteaux défendent aux personnes qui montent« de jurer ou de blasphémer ».

II

Jeudi 26 octobre.

A Loyola, quand j’ouvre les yeux, je voisfiltrer à travers mes contrevents de longs rayons de lumière. Lagrande chambre où j’ai couché est blanchie à la chaux, très nue,presque vide, avec des images de saints et des bénitiers accrochésaux murs. Toute la nuit, j’ai entendu sonner au couvent des clochessingulièrement argentines et bruire dans la campagne les eaux d’untorrent. Ce matin, c’est la voix d’une servante de la fonda qui meréveille, en chantant dans l’escalier un air basque à cinq temps,un air de cet Yparraguire dont j’ai vu hier la statue à Zumarraga,sur la petite place triste.

J’ouvre mes fenêtres au clair soleil. C’est lemerveilleux matin d’un octobre méridional. Sans ces teintes rougeset dorées des arbres, sans ces feuilles mortes sur l’herbe, ondirait la chaude splendeur d’août. Le site est très particulier,admirablement choisi : une petite plaine unie, – la seulequ’on trouverait à bien des lieues à la ronde dans ce recointourmenté du pays basque ; une plaine fertile comme un jardin,traversée par un frais torrent, et mystérieusement murée, presquesurplombée par, des hautes montagnes sauvages, qui la séparent dureste du monde. Le torrent fait son bruit léger dans le silenced’alentour et un calme pastoral plane sur toute cette régionexquise.

Cependant le couvent de Saint-Ignace, nid desJésuites, est là devant moi, qui trône en maître souverain, immenseet superbe dans cet isolement. Il forme une masse imposante, griseet morne, d’un aspect très spécial, d’une magnificence trèssurprenante, au milieu de ce pays si perdu, resté si humble et siprimitif. La chapelle est au centre de la grande façade, qui luifait de chaque côté comme deux ailes un peu sinistres ; sondôme s’élève dans des proportions grandioses de basilique ;son péristyle s’avance en rotonde somptueuse, tout en marbre,porche et piliers de marbre noir blasonnés de marbre blanc ;l’escalier de marbre qui y mène est monumental, compliqué, orné delions et de statues. Et, en avant, rien que des parterres dechrysanthèmes, des allées paisibles taillées en charmilled’autrefois ; détail étrange, aucune défense, même aucuneclôture ; tout de suite après, la campagne, les champs, lessentiers où des paysans passent.

De sombres pensées s’associent d’elles-mêmes àce nid du Jésuitisme et de l’Inquisition ; en regardant cecouvent de Loyola, dont le nom seul a je ne sais quoi d’oppressant,on ne peut se tenir de songer à tant de cruelles et implacableschoses, qui jadis furent décrétées à voix basse derrière ces murs –et puis exécutées, au près ou au loin, toujours dans l’ombre etsans merci. Cet immense et opulent édifice, avec son architecturelourde, son air dominateur, caché dans ces montagnes, a bien laphysionomie qui convient à la grande Jésuitière originelle.Cependant ces alentours si confiants, ces jardins ouverts à tout lemonde, ces fleurs qu’une simple haie ne défend même pas, donnentdéjà à l’ensemble un abord hospitalier que l’on n’avait pas prévu.La règle de cet ordre est certes la plus étonnante déformation duchristianisme qui jamais soit sortie des cerveaux humains, et,autant il y a de douceur persistante, de douceur quand même autourdu nom de Jésus, autant ce mot de Jésuite, qui en dérive, resteinquiétant, glacial et dur…

Au milieu même des allées en charmille,familièrement circulent des laboureurs. Des chars à bœufs passentaussi, de ces chars dont les roues en bois plein, à la moderomaine, font ce gémissement particulier qu’on entend sur toutesles routes du pays basque ; ils sont remplis à déborder depommes à cidre, rouges ou dorées, qui laissent dans l’air tiède destraînées de senteurs ; ils sont menés par des paysansquelconques, qui chantent, sans se gêner, sous les hautes fenêtresgrises, les chansons joyeuses du vieux temps. Vraiment, autour dela Jésuitière, tout a un aspect de bien-être, d’abondance, de paix,de sécurité profonde.

Nous quittons la fonda pour descendre, au gaisoleil, nous promener dans les parterres du couvent morose. Voiciqu’une des portes s’ouvre : c’était celle de l’école, à cequ’il paraît, car une trentaine de petits garçons s’en échappent,sautillant, criant, et un vieux bonhomme, en robe noire de l’ordre,se hâte de fermer au-dessus de leurs têtes les contrevents dupremier étage – afin de leur permettre de jouer au traditionnel jeubasque, à la pelote au mur, sans risquer de casser des vitres. Ilsjouent quelques minutes, les petits, leur gaîté enfantine détonnanttrès gentiment auprès de ces murailles sombres ; ensuite, ilsse dispersent dans la campagne, et le silence revient, le grandsilence des champs ; plus personne ne passe ; auxapproches de midi, un soleil de plus en plus chaud éclaire lesparterres de chrysanthèmes et les pompeux escaliers de marbre.

Tandis que je monte à cette chapelle par cesbelles rampes solitaires, admirant ces somptueux portiques, ce siteincomparable et ce ciel bleu, j’éprouve bien, tout au fond demoi-même, une répulsion instinctive, peut-être une vieille rancunede huguenot, en face de cette Compagnie de Jésus. Ce n’est pas quej’ajoute foi, bien entendu, à tout le mal dont certains passionnésl’accusent, – et, d’ailleurs, qu’importerait qu’elle eût commis descrimes : une institution humaine ne doit être jugée qued’après la quantité d’enthousiasme qu’elle a suscité dans les âmes,d’après la quantité de consolation ou d’illusion berçante qu’elle asu répandre sur le monde… Mais cette Compagnie de Jésus, qui nesait qu’anéantir ceux qu’elle engouffre dans son sein sévère, non,je la trouve incompréhensible et inquiétante, avec l’impersonnalitéfarouche qui en est la base ; je la trouve un peu terribleaussi, avec sa puissance presque sans bornes, aux agissementstoujours ténébreux…

Les grandes portes de la chapelle, sculptéesluxueusement du haut en bas et garnies d’ornements de cuivre, sontsi bien frottées, si bien vernies, qu’elles brillent, malgré leurvieillesse, d’un éclat neuf. Aucune église n’a des portesentretenues avec un soin pareil. Dès l’abord on en reçoit uneimpression de richesse, de persistance et de durée.

Personne… Nous essayons de pousser doucementun des battements sculptés, qui cède et s’ouvre ; il semblemême qu’il n’y ait rien pour le tenir fermé. Et alors la splendeurdu dedans nous apparaît.

Une immense église ronde. Au milieu, unecolonnade circulaire, massive, puissante, en marbre presque noirrehaussé de très minces filets d’or, soutenant un dôme d’unecouleur beaucoup plus claire, tout de marbre gris et de marbrerose. Il est décoré, ce dôme, par une série de gigantesques blasonsde marbre, gris et or, rangés en cercle. Chacun de ces blasons estposé sur un manteau royal, également en marbre, dont les plissemblent retomber ; le dessus des manteaux est de marbre rosetrès pâle, et le dedans – la doublure, si l’on peut dire – est demarbre rose très vif ; l’ensemble a un brillant de porcelaine.Et, au-dessus de chacune des colonnes noires qui soutiennent ledôme rose, est posée une statue blanche, se détachant sur les beauxmanteaux éployés ; toute une compagnie de personnages, d’uneneigeuse blancheur, est là-haut, alignée en rond, dans desattitudes de recueillement et de prière.

Au fond de l’église, face à l’entrée, est lamerveille du sanctuaire, le maître-autel, entièrement fait d’agatebrune, avec mosaïques en pierres rares de différentes couleurs oùle blanc domine. Autour de ses grandes colonnes torses en agate,s’enroulent comme des spirales de ruban les mosaïques prodigieuses.Tout son ensemble, d’un poli irréprochable, brille commel’intérieur des coquilles marines. Au milieu, pose une statue desaint Ignace, de taille humaine, en argent repoussé et ciselé.

Autour de la rotonde centrale, dans lesbas-côtés qui sont de marbre brun et de marbre gris, les différentsautels secondaires sont ornés de statues presque toutesremarquables, dont les vêtements dorés ont cet éclat particulierque prend l’or sur le marbre.

Nulle part aucune surcharge ; partout unesobriété sévère dans la magnificence ; partout les teintesnaturelles et le poli des marbres sombres ; l’or employé avecune discrétion extrême, en filets légers, en minces broderies surles robes des saints et des saintes ; mais toujours de l’orvif, bruni, étincelant.

Et ce lieu tout entier est maintenu dans unefraîcheur presque neuve, – sous laquelle pourtant, se devine lavieillesse des choses. Tout ici est brillant et sans trace depoussière, même les dalles sonores sur lesquelles nous marchons.Pas une église au monde ne saurait témoigner d’un entretien pareil,et ce soin excessif donne à lui seul la mesure de l’opulence de laCompagnie.

Toujours personne. Nous sommes entrés, sansqu’on ait pris garde à nous, par une porte continuellement ouverte.Ce silence, cette solitude, dans cette splendeur qui semble à peinereligieuse, et l’apparition soudaine de ce lieu au sortir descampagnes environnantes, tout cela, par ce tranquille matin, estpour faire songer aux palais enchantés qui, sous le coup desbaguettes magiques, peuvent s’évanouir…

D’une façon générale, je les trouve bienétranges, bien inexpliquées au point de vue purement humain, cesmagnificences des couvents et des églises, qui ont coûté la fortunede milliers d’êtres différents, et qui sont impersonnelles, dontles créateurs n’ont même pas joui plus que le voyageur de hasardqui, des centaines d’années après, vient à passer…

Après la chapelle, nous voudrions visiterl’intérieur du cloître, et, revenus dans le parterre dechrysanthèmes, nous demandons à des paysans, qui sont là, commentfaire, où frapper, par où entrer.

– Oh ! disent-ils, par où vous voudrez,toutes les portes sont bonnes, puisqu’on laisse entrer partout.

Et ils poussent la première porte venue, quis’ouvre devant nous toute grande.

Un peu hésitants, nous montons, toujours sansrencontrer personne, jusqu’à un deuxième étage, – et là nousapparaît une salle étonnante, qui ressemble à quelque petite pagodeasiatique ou bien à la chambre d’une fée.

Extraordinairement basse de plafond, elle ad’énormes solives que l’on toucherait de la main et dont chacuneest une guirlande de feuilles d’acanthe précieusement dorées.Toutes ces solives qui se répètent, également magnifiques,extravagantes de surcharge ornementale, jusqu’au fond de ce lieuétrange, forment dans leur ensemble comme une tonnelle defeuillages d’or. Et cette salle est coupée en deux par un grillaged’or, au-delà duquel sont allumées, devant des reliquaires d’or,deux lampes religieuses dans des globes semblables à des fleursroses. Tout est brillant, de cet inimitable éclat doux des ors plusépais d’autrefois, et une exquise odeur d’encens remplit l’air…

Cependant, voici que, dans une porte, un petitjudas s’entrebâille, par lequel deux yeux nous regardent ;puis cette porte s’ouvre, et un jeune homme de dix-huit à vingtans, au charmant visage, en robe noire de Jésuite, un plumeau sousle bras, un balai à la main, nous fait signe d’entrer, ensouriant.

Il est dans une vieille chambre somptueuse,tendue de brocart rouge, dont les meubles sont d’or et demarqueterie de marbre, et il s’occupe à épousseter là desreliquaires

Il nous demande si nous sommes français. Moncompagnon de voyage, qui croit deviner en lui un homme de sa race,répond en euscarrien.

– Ah ! oui, reprend le frère ; vousêtes des Français, mais des Français-Euscualdunac ! (desFrançais-Basques !)

Il semble sous-entendre : « Alors,vous l’êtes si peu, français ! Dites donc plutôt que noussommes compatriotes ! » et il devient plus accueillantencore.

Il nous explique que c’est ici la proprechambre d’Ignace de Loyola, dont l’entretien est confié à sessoins. Ces os, aujourd’hui incrustés de pierreries, et ces vieillesétoffes qui remplissent les reliquaires, sont les débris de lapersonne et des vêtements du grand saint.

Si nous voulons visiter le couvent, nousdit-il, – toujours avec cette même absolue confiance qui sembleêtre ici dans l’air, – nous n’avons qu’à redescendre aurez-de-chaussée, tourner à droite, puis à gauche, frapper à ladeuxième porte ; nous trouverons là des pères qui se feront unplaisir de nous promener partout.

Nous allons donc frapper à la porte indiquée.Un frère portier, après nous avoir regardés par un judas, nousouvre, en souriant, lui aussi, comme le jeune frère basque d’enhaut.

Il nous introduit dans un grand parloir clair.Certainement, dit-il, on nous fera visiter tout ce que nousdésirerons. On va même nous choisir pour guide un père français, sinous voulons bien prendre la peine de nous asseoir et d’attendre unmoment. Impossible de souhaiter maison plus hospitalière, hôtesplus aimables.

Il arrive bientôt, la main tendue, le pèredésigné pour nous conduire. Sa figure est bonne et, franche ;ses yeux regardent bien en face ; rien de ce qu’on est convenud’appeler l’air Jésuite. Il est cordial, et gai.

Le couvent, où il nous promène sans fin, estimmense ; un vrai labyrinthe, dans lequel, dit-il, les jeunesnovices souvent perdent leur chemin. Avec ses murs blancs et sanudité, il ressemble à tous les couvents possibles. Sesinterminables couloirs sont bordés de petites cellules quiregardent la tranquille et sauvage campagne d’alentour ; surchacune d’elles, en haut de la porte, est écrit le nom du père quil’habite. Beaucoup de noms français, des noms anglais, des nomsrusses : la Compagnie de Jésus étend partout sa puissante maincachée.

Mais la merveille du lieu, c’est le vieuxchâteau féodal de Saint-Ignace – où le hasard nous avait faitentrer d’abord. C’est un de ces petits nids de vautour, du moyenâge espagnol, aux murs archaïques faits de pierres et de briquesrouges bizarrement agencées. Il est englobé, serti comme un joyauprécieux, dans l’immense et redoutable couvent issu de lui ;on le respecte si religieusement que, dans les salles à luiadossées, quelle qu’en soit la décoration intérieure, on a laisséen pierres brutes, tels quels, tout de travers parfois, les pans demuraille qui lui appartiennent. Sa vieillesse extrême fait paraîtrepresque jeunes les constructions déjà si âgées quil’entourent ; sa petitesse paraît plus étonnante au milieu dece monastère de proportions gigantesques : on dirait unjoujou, un château fort construit jadis pour des enfants. Deslampes sacrées et des parfums y brûlent nuit et jour partout. LesJésuites, qui se sont succédé là depuis des siècles, ont pris ensainte tâche de l’orner du haut en bas ; il y a des chapelleset des dorures jusque dans ses petites écuries. La salle, plafonnéede feuillages d’or comme une pagode, que nous avions vue enarrivant, est l’ancienne salle d’honneur du château, – fort modesteautrefois sans doute, – dont on a respecté les grosses solivesbasses, en les recouvrant avec tant de luxe, comme on mettrait unerelique dans une châsse d’or.

Loyola est situé entre deux vieilles petitesvilles basques très voisines, Aspeïtia et Ascoïtia, toutes deuxtypiques, immobilisées depuis longtemps sans doute, avec leurssombres maisons aux balcons de fer forgé, avec leurs petitesboutiques, leurs petits métiers. Toutes deux ont des églises,sanctifiées comme Loyola par le passage terrestre de saint Ignace,et qui, même en Espagne, sont d’une richesse d’ornementationinusitée. A Aspeïtia, derrière le maître-autel, depuis les dallesjusqu’à la haute voûte, tout est revêtu des plus délicatsfeuillages d’or, sculptés profondément en plein bois avec unepatience chinoise.

Dans ces deux villes, sur lesquelles dardeaujourd’hui un lourd soleil d’automne, la principale industrieparaît être la confection des alpargates (espadrilles) et desavarcac (chaussures basques en peau de mouton qui s’attachent, àl’antique, par des cordelières le long du mollet).

A Ascoïtia surtout, c’est comique : toutle long des, rues, sur les trottoirs étroits, une fileininterrompue d’alpargatiers, travaillant tous avec uneprécipitation fiévreuse. On dirait que l’univers entier, pieds nus,attend avec avidité l’achèvement d’une commande gigantesqued’alpargates. Ces gens cousent, tapotent avec frénésie et lessemelles de cordes s’empilent autour d’eux en petitesmontagnes…

La même carriole, qui nous a amenés hier dansl’obscurité noire, nous reporte aujourd’hui à Zumarraga par un beauet chaud soleil. Nous croisons des quantités de pesants chars àbœufs, remplis de pommes parfumées, qui cheminent avec lenteur,grinçant sur leurs roues massives. Nos chevaux couverts declochettes s’en vont galopant sur une continuelle jonchée defeuilles mortes, par les petites vallées délicieuses, le long deces frais torrents que nous n’avions fait qu’entendre pendant notrepremier trajet nocturne…

L’ALCALDE DE LA MER

La grande salle de la mairie de Fontarabiedélabrée, vide, solennelle, attestant, comme la ville entière,qu’ici le passé fut presque somptueux. Au fond, sous une sorte dedais en vieux brocart, un portrait de la Reine régente. Des bancset des fauteuils, bien rangés le long des murs.

Nous sommes là trois ou quatre qui attendons.Les contrevents restent fermés, nous laissant dans une demi-nuit, –à cause des mouches.

– Dans un moment, dit l’alcalde (le maire) dela ville, sitôt que finiront les vêpres, ils vont venir.

On entend, dans le silence du dehors, un petitturlututu de flûte basque, plaintif et étrange comme une musiquearabe. Il fait étouffant, et on a conscience, malgré cette pénombrevoulue, que le grand soleil de juillet flambe au ciel, surchauffetout cet amas de vieux bois et de vieilles pierres qu’estFontarabie.

Nous sortons sur l’antique balcon de ferforgé, pour voir s’ils viennent. Alors, au-dessous de nous sedécouvre la rue, la « Calle Mayor », étroite, où lesoleil ne descend guère, encaissée entre des maisons du moyen âge.Elle est en pente rapide, terminée en bas par une porte en ruine,et comme fermée en haut, comme murée par la masse sombre del’église. Décor de l’Espagne d’autrefois, demeuréextraordinairement intact ; toitures aux chevrons sculptés,très débordantes pour faire plus d’ombre ; blasonsmagnifiques, en relief sur les murs de pierre rousse ; balconsde fer forgé qui s’étagent les uns au-dessus des autres, garnis depots de fleurs, égayés partout de géraniums et d’œillets. Quelquestêtes espagnoles se montrent aux fenêtres, regardent du côté del’église, attendent comme nous ce cortège qui va venir. Unecuriosité commence d’animer la rue morte.

Des cloches, tout à coup ! Des vibrationsdescendent de l’église si voisine, emplissent l’air tranquille etchaud : les vêpres sont finies.

Les habitants sortent des vieilles maisonsobscures, garnissent les balcons et les portes, se penchent,regardent. Et cinq ou six prêtres, les offices terminés, sejoignent à nous dans la salle, viennent nous saluer, l’air naïf etbon.

Enfin, au loin s’entend le tambour. Ilsarrivent !

Du bout de la rue, du tournant qui paraît lafinir, débouche un cortège. En avant du mur farouche de l’église,qui est le grand fond de ce tableau, les gens un à un apparaissent.D’abord des musiciens en béret rouge, jouant une marche vive etgaie. Derrière eux, une femme qui semble être, dans ce défilé, lepersonnage principal ; une femme aux allures de déesse,superbement cambrée, grande, drapée à la mode d’Espagne dans uncrépon de Chine blanc ; elle s’avance d’un pas rapide, un peudansant, que rythme la musique, et, avec ses bras levés, arrondiscomme des anses d’amphore, elle maintient sur sa tête un coffreénorme. Vient ensuite un garçon, tenant une grande bannière rougeornée d’un écusson bleu. Puis, un groupe de figures brunies,coiffées du traditionnel béret basque : les pêcheurs, toute laconfrérie des pêcheurs de Fontarabie, qui arrivent de là-bas, duquartier de la marine, pour la solennité annuelle du renouvellementde leur alcalde.

L’alcalde de la Mer, chef de la confrérie despêcheurs, est élu tous les ans, au suffrage restreint, et, depuisle moyen âge, la remise de cette charge se fait, à l’ardent soleilde juillet, avec un cérémonial immuable.

Ils ont descendu la « Calle Mayor »en musique et maintenant les voici montés dans la grande salle dela mairie où tout le monde prend gravement place : l’alcaldede la ville au centre, sous le dais à ses côtés, les deux officiersde marine, l’un Français, l’autre Espagnol, qui commandent sur laBidassoa ; puis, les deux alcaldes de la Mer, l’ancien et lenouveau ; puis les prêtres, et enfin tous les pêcheurs.

Et la bannière rouge, vieille de quatresiècles, a été montée elle aussi ; ses broderies de soie, trèsarchaïques, représentent des scènes de la pêche à la baleine, etdes saints auréolés qui marchent sur les eaux agitées. Onl’assujettit au balcon de fer pour que, durant la cérémonie, elleflotte au-dessus de la rue.

Devant les alcaldes, on ouvre le coffreapporté par la belle fille brune, car il contient le trésor de laconfrérie qui doit être vérifié : un large parchemin couvertd’écriture gothique, accordant les bénédictions très particulièresdu pape Clément VIII ; un christ d’argent, un reliquaired’argent, un calice d’argent, des ciboires d’argent, et des cannespour les chefs, en fanons de baleine à pomme, d’argent (car laconfrérie, qui ne pêche plus que des thons et des sardines, futfondée aux temps lointains où les baleines venaient encore se faireprendre dans le golfe de Biscaye).

Ils sont intacts, tous ces vénérables objetsque l’on se repasse de main en main depuis des siècles.

On va donc à présent lire à haute voix lescomptes de la communauté, en cette langue, millénaire et d’originesi inconnue, que les étrangers au pays basque n’arrivent jamais àcomprendre : tant pour les œuvres, tant pour les secours, tantpour les messes de bon voyage et les messes de mort…

Cela est écouté attentivement par tous cespêcheurs alignés autour de la salle. Matelots issus, depuis desgénérations sans nombre, d’aventuriers de mer, vivant sur leshautes lames dangereuses du golfe de Biscaye. Figures durcies,hâlées, tannées, rasées soigneusement comme des figures de moines.Un peu rapaces, tous un peu pillards, obstinés à venir, malgré leslois, jeter leurs filets dans les eaux françaises, jusque sur nosplages, mais braves gens quand même et marins si hardis !…

C’est terminé, cette vérification, et on vas’amuser un peu. En bas, du reste, une grande rumeur s’élève dansla rue, qui s’est beaucoup peuplée : c’est qu’on amène letaureau !

Il arrive à contre-cœur, ce taureau-là, tenupar la tête à une pièce de bois que tire une paire de bœufsaccouplés ; le lien qui l’attache est assez long pour qu’ilpuisse labourer de coups de cornes le derrière des bêtes qui letraînent, et cet équipage difficile à mener s’avance avec desà-coups, des arrêts, des sauts et des ruades.

Sous les hauts porches de la mairie, lafanfare de cuivre alterne avec l’orchestre basque : petitesflûtes et tambourins jouant les vieux airs à cinq temps, dont lerythme est pour dérouter nos oreilles et dont on ne sait plusl’âge.

Cependant, le taureau, aux cornesemmaillotées, délivré à présent de son attelage, a été attaché à unpilier de pierre, par une interminable corde qui lui permet debalayer toute la rue. Et le voilà, affolé et hébété, fonçant auhasard sur les passants qui l’appellent et qui se dérobenttoujours. Et ce sont des bousculades, des portes refermées en coupde canon, des galops sur les pavés, qui glissent, des fuites, deschutes, des cris d’effroi et des éclats de rire…

La course achevée, le cortège des pêcheurs sereforme pour s’en retourner au quartier de la « marine »,où un repas de gala est servi chez le nouvel alcalde de la Mer.

En tête, la musique, tambourins et flûte.Puis, la grande belle fille porteuse du coffre sacré, qui reprendla cadence de sa marche et son balancement de hanches sous soncrépon blanc. La bannière ensuite ; les alcaldes, les deuxofficiers et les prêtres. Enfin les pêcheurs et la foule qui lesaccompagne, toujours plus nombreuse.

Cela défile joyeusement et vite, dans le décorun peu funèbre, dans la triste rue aux maisons si hautes et siblasonnées.

Et, après le tournant de l’église, cela sorttout à coup de l’étouffement de Fontarabie pour descendre verscette « marine » par une rampe qui surplombe tout le fonddu golfe de Biscaye, les Pyrénées, les côtes de France etd’Espagne, l’infini de l’Océan bleu, dans une splendeur delumière.

Là-bas, sur la plage, s’ouvre la modestepetite maison du nouvel alcalde de la Mer, entourée à la modebasque de platanes taillés en voûte. A l’arrivée du cortège, onplante à la porte la sainte bannière et l’on va remiser le précieuxcoffre au fond d’une alcôve, sous un lit.

Un couvert de fête, très naïvement dressé,avec de gros bouquets, occupe là une salle étroite et basse, dontles solives sont proches et oppressantes comme à bord des navires.Sur les murailles peintes à la chaux blanche, rien que des imagesdu Christ, de la Vierge, des saints qui protègent les hommes demer.

Dans ce lieu, chaud comme une étuve, où entrepourtant un peu de la brise du large, on s’assied à se toucher, ons’entasse, alcaldes, officiers, prêtres et plus notables pêcheurs,tant qu’il en peut tenir. Des femmes et des filles, alertes,souriantes, s’empressent à servir toutes sortes de poissons et decoquillages, à toutes sortes de sauces. Entre chaque mets, descigarettes s’échangent et s’allument, – et on cause pêche oucontrebande, en espagnol et surtout en basque.

C’est au rez-de-chaussée, tout près despromeneurs. Par la fenêtre ouverte, éclate au premier plan labannière rouge qui flotte, s’envole ou bien s’abaisse parfoisjusqu’au sable ; puis, la plage où la musique s’est installée,où les danseurs commencent le fandango ; et, entre les couplesqui tournent et se balancent les bras levés, un peu du profond bleude la mer – où dorment aujourd’hui des centaines de petites chosesnoires qui sont les barques des pêcheurs en fête.

Des gens du dehors viennent à tour de rôleregarder et gentiment sourire par cette fenêtre ouverte. Il passemême des étrangers de Biarritz ou de Saint-Sébastien, des cyclistesen culotte courte, des élégantes aux larges chapeaux emplumés. Ilstouchent la bannière, ceux-là, l’étendent pour en examiner lespersonnages enfantins et le patient travail…

Aussi loin d’eux que ces broderies anciennesqui les amusent, aussi loin d’eux, Dieu merci, de leurs conceptionset de leur mièvreries modernes, sont ces rudes pêcheurs bronzés quisoupent à cette table, entre des images du Christ, dans l’intactecandeur des vieilles joies, des vieux espoirs et des vieuxrêves…

LA GROTTE D’ISTURITZ

Toutes les grottes du monde se ressemblentplus ou moins ; leurs galeries, leurs stalactites, leurs dômessont de même architecture. Les mêmes mystérieux Génies, – ceux quiinventent les formes des lentes cristallisations, ceux quiprésident aux métamorphoses de la matière inorganique, – ont prissoin de diriger, pendant des millénaires, avec des patienceséternelles, leur ornementation blanche.

Celle d’Isturitz mérite d’être vue, bien qu’ilen existe assurément de plus étonnantes.

***

 

Elle est située au cœur du vieux pays basque,où nous nous enfonçons par des chemins ombreux, à travers desravins et des bois. A mi-côte, elle s’ouvre dans le flanc d’unemontagne sauvage.

D’abord il nous faut grimper par des petitslacets, au milieu des roches, des sources, entre des tapis odorantsde menthes et d’œillets. La contrée d’alentour, à mesure que nousnous élevons, se découvre pareille jusque dans ses lointains :pastorale, toute d’ombre et de paix, avec de grands bois, et, çà etlà, de vieilles petites églises noyées dans les arbres.

Un trou, fermé par un pan de maçonnerie et parune porte quelconque, c’est l’entrée de la grotte.

Le paysan d’Isturitz, qui nous guide, nousouvre avec une grosse clef, – et tout de suite nous pénétrons dansle mystère des régions souterraines, dans le noir, dans l’humiditéfroide, dans le silence aux sonorités effrayantes.

Nous descendons dans le gouffre par une penteroide. De plus en plus, au-dessus de nos têtes les plafondss’élèvent, et les flammes de nos bougies y sont absolument perdues,comme dans les ténèbres d’une cathédrale.

Nous voici dans la grande nef. Au milieu,malgré cette obscurité de rêve où tremblent nos petites lumières,on distingue vaguement quelque chose de gigantesque, qui se dressedans une pose presque humaine ; c’est tout blanc et laiteux,cela semble un colosse en albâtre qui essaierait de toucher lavoûte avec sa tête.

Notre guide jette aux pieds de ce personnageune botte de paille qu’il avait apportée ; tout à l’heure il ymettra le feu, et ce sera le grand spectacle final.

Auparavant il veut nous emmener dans plusieursgaleries latérales où sont pétrifiées toutes les variétés de ceschoses ou de ces êtres qui hantent les cauchemars. Les stalactites,aux aspects infiniment changeants, sont groupés là par familles,par formes à peu près semblables, comme si les Génies de la grotteavaient pris la peine de les classer.

Telle galerie est consacrée plus spécialementaux franges légères, si fines quelquefois qu’on les briserait enles touchant ; elles descendent de partout comme une pluiefigée, elles pendent de la voûte en guirlandes innombrables :franges de toutes les tailles, très longues ou très courtes, qui seséparent ou s’emmêlent, avec une surprenante diversité decaprice.

Ailleurs, ce sont comme de longs doigts blancsde cadavre, tantôt ouverts, tantôt crispés en griffe ; ondirait des collections de bras et de mains, les uns absolumentgéants, qui seraient appliqués, enchevêtrés, superposés à profusioncontre les parois froides. Mais jamais un angle vif, jamais unearête nulle part ; tout est d’un même aspect de crème quiexclut l’idée de dureté : on s’attend à ce que cela cède sousla moindre pression et on est surpris, quand on y touche, par cetterigidité de marbre.

Çà et là un monstre, également blanc, desilhouette inquiétante, se dresse ou s’accroupit, imprévu au milieud’une allée, ou bien tapi dans un recoin d’ombre… Et, si l’on songeque la moindre de ces immobiles bêtes a dû demander pour le moinsdeux mille ans de travail aux Génies décorateurs du lieu, on enarrive à des conceptions de patience, à des conceptions de durée unpeu écrasantes pour nos brièvetés humaines…

Ailleurs, enfin, c’est la région des grossesformes animales arrondies et molles : entassements de trompeset d’oreilles d’éléphants, monceaux de larves, d’embryons humains àtêtes énormes sans yeux, tout le déchet d’on ne sait quelsenfantements n’ayant pas pu prendre vie… Et toujours ces êtresisolés, séparés de la masse confuse des germes, assis n’importe où,membres ballants et oreilles pendantes.

***

 

Quand nous revenons dans la première nef,notre guide allume son feu de paille, et l’obscurité lourde s’enva, se recule dans les bas-côtés, dans les couloirs profonds d’oùnous venons de sortir. A la lueur de cette flamme rouge, la hautevoûte de cathédrale se révèle, apparaît toute festonnée etfrangée ; les piliers se dessinent, ouvragés curieusement duhaut en bas ; le colossal spectre blanc, entrevu tout àl’heure à l’arrivée, semble tout à fait une femme drapée dans desvoiles, et son immense ombre monte, descend, danse sur les paroisde ce lieu un peu effroyable…

Alors on reste confondu devant la raison deschoses, devant l’énigme des formes, devant le pourquoi de cettemagnificence étrange, édifiée dans le silence et les ténèbres, sansbut, au hasard, à force de centaines et de milliers d’années, pard’imperceptibles suintements de pierres

***

 

Au sortir de la grotte, c’est une impressionjoyeuse que de retrouver l’air pur et chaud du dehors, la verduredes chênes, les grands horizons boisés, la lumière etl’espace ; au lieu de l’humidité sépulcrale d’en dessous, labonne senteur saine des menthes et des œillets sauvages ; aulieu de la chute goutte à goutte des eaux mortes, dans le silenced’en bas, le bruit gai des torrents, qui sont des eaux vivantes etdans le lointain, les clochettes des troupeaux qui rentrent deschamps. Pour un instant furtif, on est tout à 1 ‘ivresse derespirer et de voir, et le pays d’alentour, si tranquille et sivert, semble un Eden…

MESSE DE MINUIT

C’est une nuit de Noël ; mais, cetteannée, en ce point extrême de la France méridionale, c’est une nuitsi douce qu’on dirait une nuit d’avril. Un croissant de lune, quibientôt s’abîmera derrière la masse obscure des montagnes del’Ouest, est encore en l’air, parmi de tout petits nuagessemblables à des parcelles effilées de ouate blanche.

De la rive française où j’habite, je viensd’entendre onze heures sonner là-bas au vieux clocher deFontarabie, sur la rive espagnole. Et voici la barque que j’avaiscommandée pour me passer, à cette heure nocturne, de l’autre côté,de la Bidassoa, qui est ici la frontière ; à la lueur de sonfanal, elle arrive, en glissant, jusqu’au pied de mon jardin,établi en terrasse au-dessus de l’eau sombre.

***

 

Donc, en route pour l’Espagne.

La rivière est large, inerte et luisante sousla lune… Vraiment cette nuit de Noël est si douce qu’on dirait unenuit d’avril…

Depuis déjà plusieurs années, j’ai traverséces eaux la même nuit et au même moment, tantôt par des tempstièdes comme celui-ci, tantôt par des temps de gelée ou detourmente ; des fois, seul comme ce soir, des fois, avec desamis qui sont loin ou qui ne sont plus. Et c’était toujours pouraller assister à la pareille messe de minuit, dans le même couventdes moines capucins, situé un peu solitaire au bord de cetteBidassoa, sur la route qui mène de Fontarabie à Irun… Il y a unemélancolie grave à revoir, quand cela est possible, tous les ans,les mêmes choses, dans les mêmes lieux, aux mêmes dates et auxmêmes instants.

***

 

Après un quart d’heure d’une petite traversée,tranquille comme un glissement d’ombres, nous abordons au rivageespagnol et là, reconnu par les carabiniers de veille, je puism’acheminer librement vers la chapelle des moines par une route quisuit la berge de la rivière, à la base des montagnes.

Le clair croissant de lune décidément mequitte, me laissant à la garde des étoiles, dans une pénombre plusconfuse. Le long de mon chemin passent quelques hautes maisonsbasques, déjetées, anciennes, encore blanches au milieu de la nuità force de chaux sur les murs ; puis, des fantômes d’arbres,de grandes ramures effeuillées. Il y a aussi des endroits désertset plus obscurs, que des rochers surplombent. Et toutes ces chosesdorment, dans une paix, dans un silence infini.

Vingt minutes de marche, une demi-heurepeut-être, en allant sans hâte dans cette nuit très recueillie, quiemprunte on ne sait quoi de particulier et d’apaisant au douxmystère de Noël.

Deux ou trois bandes de chanteurs se croisentavec moi, annoncées de loin au milieu de tant de silence ; desgarçons de Fontarabie qui se promènent aux lanternes, chantant lesantiques chansons où figurent les Mages de Bethléem ; ceux-cis’accompagnant avec une guitare grêle, ceux-là avec un tambourin.Un peu gris, tous, ils me disent en passant de gais bonsoirs, ettout de suite je perds dans le lointain le bruit de leurs voix, deleur musique sautillante et vieille.

***

 

Voici enfin les grands murs du couvent, d’ungris pâle et d’un aspect chimérique sous les étoiles deminuit ; je monte les escaliers des hauts perrons, et déjà,dans l’air si fraîchement pur du dehors, filtre jusqu’à moi uneodeur d’encens.

La porte de la chapelle est ouverte, en raiede lumière jaune dans le bleuâtre nocturne, et, ce soir, paraît-il,entrera qui voudra sans contrôle aucun. Jadis pourtant, aux Noëlsantérieurs, cette porte était verrouillée ; il fallait passerpar la sacristie, après avoir montré patte blanche à un moinesoupçonneux, et on ne pénétrait là qu’en petits groupes dévisagéset triés. Mais, dans nos temps, tout se simplifie, tout sebanalise ; les sanctuaires n’ont plus de défenses et s’ouvrentà tous venants.

Elle est déjà remplie, cette chapelle, et, eny entrant, c’est un effet inattendu que de s’y trouver comme dansun nuage, d’y voir à peine, dans une nuit différente de celle de lacampagne, à travers une si épaisse fumée d’encens qu’il y a duvague de vision épandu sur les capucins immobiles devant l’autel,et sur les femmes uniformément voilées de noir, immobiles dans lanef. Au murmure des litanies, qui se chantent à demi-voix dans lelointain du chœur, une impression étrangement funèbre se dégage dèsl’abord de cet amas de femmes, dont les têtes enveloppées de drapnoir s’inclinent vers la terre. Toutes ont mis la mantille dedeuil, qu’il est d’usage, en pays basque, de porter pendant lescérémonies religieuses et qui a pour but de bien marquer l’humainefragilité.

La mort, ici tout est pour la rappeler. Et ilsemble qu’elle plane lourdement au-dessus de ces quelques centainesde têtes courbées. Chaque dalle de cette église est une dallefunéraire, et on a conscience que ce sol où l’on marche est pleind’ossements. De cette foule de paysans et de pauvres, où lesvieillards dominent, s’exhale une odeur de cadavre que l’encens nedissimule pas. On entend çà et là des toux creuses qu’exagère lasonorité de la voûte. Et, de fait, ce n’est que la terrifiantepensée de la mort qui, ce soir, réunit là tous ces êtres d’un jour,pour l’effort en commun d’une prière. C’est contre la mort quesonnent toutes ces cloches d’églises, dont le bruit s’élève en cemoment de partout et remplit le silence. Et c’est contre la mortaussi qu’a été érigée cette grande Vierge blanche, seule éclairéepar la flamme des cires, dans la chapelle sombre… Oh ! sisouriante et si blanche, cette grande Vierge, au milieu deguirlandes de roses blanches : sorte de trompeuse visioninfiniment douce, qui pose radieusement sur l’autel, parmi lesnuages de l’encens.

L’encens de plus en plus s’épaissit dans lanef. Et les statues des saints se confondent avec les immobilesmoines dont les barbes, les chevelures sont archaïques autant quecelles des images de bois ou de pierre.

Cependant, ces litanies murmurées si bas nesont qu’une sorte d’incantation préliminaire, de préparation àquelque chose d’autre, qui va se passer et que la foule attend.Au-dessus des fidèles, agenouillés ou assis, un vaste jubémystérieux, grillé comme un harem, s’avance en voûte depuis le murde façade jusqu’au tiers de l’église ; on sent qu’il estrempli d’assistants invisibles, et parfois il s’en échappe des sonsde tambour, des cliquetis de paillettes, comme si on se disposaitlà pour quelque étonnante musique.

Maintenant voici l’heure, et la messe vacommencer. D’autres cierges, plus nombreux, s’allument. Une dizainede moines, dont les robes et les capuches sont de soie blanche,entrent rituellement dans le chœur nuageux, précédés de diacres quiportent des lanternes au bout de longues hampes. Tout cela, ancien,fané et demi-barbare.

Et alors tout à coup, dans le jubé secret,là-haut, en l’air, éclate une musique stridente et étrange, quifait presque frissonner après le bercement monotone deslitanies ; c’est que le Christ est né, c’est que le fictiftriomphateur de la mort vient d’apparaître au monde, et on salue savenue avec une soudaine et folle allégresse !… Deux ou troishautbois, qui ont le mordant des musettes bédouines, mènent unchœur éperdument joyeux de voix d’hommes, scandé par une trentainede tambours de basque et par une légion de castagnettes. Et toutcela, qui est si dissonant et si imprévu dans une église, arrivepourtant à produire, par son étrangeté même, une sorte desaisissement religieux. Ce sont de très vieux noëls du pays deGuipuzcoa, rapides et alertes comme des habaneras ou dességuidilles. Et les moines, qui font dans le jubé tout ce bruit desauvage fête, accompagnent leur musique d’une sorte de pasrituel ; on les entend s’agiter en cadence, on voit tremblersur les murailles leurs ombres dansantes.

La messe, très compliquée, très longue, secontinue dans un étourdissant fracas de hautbois et de noteshumaines en fausset nasillard ; au-dessus de toutes les têtesnoires enveloppées de voiles, au-dessus des vieux châlesmisérables, des vieilles chevelures grises, dans la fumée toujoursplus épaissie de l’encens, les cantiques d’autrefois se succèdentavec une exaltation croissante, rythmés toujours par le petittonnerre cuivré des tambourins, par le bruit sec et léger desinnombrables castagnettes sonnant entre des doigts agiles…

Puis, quand tout est fini, il y a un mouvementpressé des paysans et des pauvres vers le chœur, où une poupéevient d’arriver dans les bras d’un capucin qui l’offre aux baisersdes fidèles, une pauvre impuissante poupée que l’on a pris soind’envelopper dans des maillots d’enfant et qui représente leSauveur nouveau-né…

***

 

Et maintenant on se disperse, dans la nuitplus froide et plus bleue.

Comme au sortir de quelque rêve de l’ancientemps, je m’en reviens seul, du côté de la barque qui doit meramener sur la rive française. Je m’en reviens plus attristé, parcequ’un Noël encore a passé sur ma tête, parce qu’une année encoreest tombée au gouffre sans m’avoir apporté la solution de rien, nil’espérance de rien.

Et pendant ce retour solitaire, j’aiconscience d’être déshérité mille fois plus que le dernier de ceshumbles, de ces vieillards ou de ces pauvres, qui tout à l’heure,en priant comme avaient prié ses ancêtres, embrassait la naïve, laridicule et l’adorable, l’ineffable poupée dans ses langes…

PASSAGE DE PROCESSION

Mardi 1er juin 1897

Tous les ans, depuis des siècles, dans lamatinée du mercredi qui précède la Pentecôte, vingt ou trentevillages basques perchés sur le versant espagnol des Pyrénées sevident de leurs paroissiens, qui, chargés chacun d’une croix commecelle du Christ, montent en pèlerinage au couvent de Roncevaux. Et,pour voir passer cette procession étrange, il faut aller la veillecoucher à Burguette, le dernier des villages qu’elle traverse avantd’arriver au vénérable monastère.

Saint-Jean-Pied-de-Port, une petite villepaisible et charmante, que le chemin de fer, hélas ! netardera pas à déflorer, est le lieu d’où je pars, ce mardi 1er juinsous un ciel très sombre, pour monter en voiture à Burguette, pardes lacets ombreux à travers une immense forêt de hêtres.

Une heure environ aprèsSaint-Jean-Pied-de-Port, c’est l’Espagne ; c’est le village deVal-Carlos où il faut s’arrêter pour les formalités defrontière.

Et puis, comme Burguette est de l’autre côtédes Pyrénées (près des sommets, à une altitude encore très grande),nous recommençons à monter pendant quatre heures encore, pénétrantau cœur de la forêt, qui se fait de plus en plus sauvage et plusverte. L’orage gronde sourdement autour de nous, derrière lesnuées, et la cloche de Val-Carlos, pour conjurer la grêle, se met àtinter d’une petite voix fêlée et triste. Longtemps ses vibrationsnous suivent, puis se perdent au-dessous de nous, dans le silenceinfini des arbres.

Sur les berges de la route, c’est un luxemonotone de fleurs roses : des silènes roses, des amourettesroses, des digitales roses ; aussi des ancolies, de grandescampanules, d’étonnantes saxifrages. Et partout des sourcestombent, en gouttelettes fines ou bien en cascades vives, parmi lesfougères…

La voici brusquement arrivée, la grêled’orage, subite et cinglante comme un coup de fouet. Et nous nousarrêtons contre une paroi presque verticale de la montagne, qui esttapissée, avec une particulière magnificence, des mêmes fleurs. Lagrêle jette sur nous par myriades ses perles de verre ; alors,les longues quenouilles des digitales, coupées, hachées, sèmentleurs fleurs sur la mousse, et il y en a tant que c’est comme uneenvolée de petits rubans roses au milieu des feuilles et desmousses si vertes.

Très vite, cela finit, l’averse passe, et leschevaux reprennent leur marche, nous élevant toujours par lesinterminables lacets dans la forêt de hêtres.

Et tous ces arbres de la forêt sont pareils,semblent de même forme et de même âge, arrivés à leur completdéveloppement sans avoir été contrariés, un peu comme dans lesforêts primitives.

Un bruit continu d’orage se fait en sourdinedans les lointains et, au-dessus de nous, est uniformément tendueune nuée sombre, de laquelle peu à peu nous nous rapprochons. Detous côtés, la forêt monte s’y plonger, dans cette nuée, et s’yperdre ; là-haut, les arbres, les rochers qui frôlent ce grandvoile de ténèbres semblent mêlés à d’immobiles fumées et leur têtese noie tout à fait dans les épaisses choses grises. Nous nousélevons, semble-t-il, sur les parois d’un grand gouffrefermé ; des masses oppressantes nous surplombent departout ! il fait si obscur, si obscur, que l’on dirait unhâtif crépuscule, et ce serait funèbre sans cette splendeur de laverdure et des fleurs roses.

Bientôt, nous voici tout près de la ténébreusevoûte que l’on dirait presque palpable. Et, à un tournant de laroute si solitaire, une procession nous croise : une humbleprocession de village, toute transie par l’averse, d’une centainede montagnards qui suivent une croix d’argent et trois prêtres ensurplis de mousseline. Ils redescendent vers Val-Carlos, enchantant des litanies qui sont infiniment mélancoliques, entenduesici, au milieu de l’impassible souveraineté des arbres et du cielnoir.

Ensuite, plus personne, plus rien. Seulement,l’immobilité et le silence des gigantesques parois de verdure, lemystère de la forêt qui s’en va rejoindre là-haut ce vélumnébuleux, toujours plus voisin de nos têtes, comme une sorte deplafond dantesque. Nous cheminons à travers une morne obscuritéverte et grise.

Et, après quatre heures environ de cettemontée tranquillement régulière, nous entrons enfin dans le nuage,qui est une brume glacée ; alors on ne distingue plus que lesramures les plus proches, les massives ramures blanchâtres deshêtres. Le soir va venir, et tout s’assombrit encore.

Quand nous sommes au point culminant de cetteroute de lacets, qui devant nous commence à redescendre, la pluietombe à torrents, tandis que le jour meurt ; à traversl’ondée, nous apercevons les hautes murailles et le donjon morose,du couvent de Roncevaux, où nous devons revenir avec la processiondemain matin. Une demi-lieue plus loin, au dernier crépuscule, nousentrons dans Burguette. Et, sous la pluie ruisselante, dans unéclaboussement de boue, je descends à l’unique auberge du village,qui paraît vieille de deux ou trois siècles.

Là, j’attendais une nuit de solitude et desilence. Mais non, la veille du pèlerinage, c’est la coutume,paraît-il, de faire grande fête. Après le souper, arrive unepremière guitare, dont le manche est orné de pompons de laine commela tête d’une mule ; puis une seconde, puis une troisième,tout un orchestre, avec un tambourin à paillettes de cuivre. Et lachaude musique d’Espagne commence, d’abord hésitante et légère,tandis que circulent le cidre et le vin, pour monter les têtes. Desfandangos, des jotas, des habaneras, peu à peu se renforcent ets’accélèrent, toujours plus bruyants, toujours plus rapides. Ilvient des carabiniers, il vient des contrebandiers, il vient despâtres. Point de femmes, que les deux servantes de la maison, nesachant auquel courir. Mais les hommes dansent entre eux, jetantdes petits cris d’enfantine joie.

Maintenant les guitaristes chantent, tout enpromenant sur les cordes des mains effrénées ; la tête rejetéeen arrière, les yeux clos comme par ivresse, la bouche largementouverte, montrant des dents de loup, à demi pâmés, ils reprennentindéfiniment les mêmes vieux airs, avec une sorte de furie, sur desnotes trop hautes. De minuit à deux heures, tandis que tombe dehorsla grande pluie d’orage, tout le monde danse, même l’aubergiste,même sa femme, même des vieux et des vieilles que le bruit aréveillés dans les coins. Et l’auberge centenaire vibre du haut enbas ; on sent frémir ses boiseries déjetées, ses plafondsnoircis ; ses murs sont comme imprégnés et, animés de latrépidation sautillante des guitares…

***

 

Mercredi 2 juin.

Auprès et au loin, les piétinements du bétail,les innombrables bruits de clochettes légères pendues au cou desmoutons et des chèvres sont les musiques du matin sonore, dans cesolitaire village, au lever du jour frais, parmi les nuées descimes.

L’antique auberge s’éveille, silencieusemaintenant, après avoir toute la nuit tant vibré de l’exaltationdes chants et de la furie des guitares.

Sept heures, quand je descends de machambrette pour aller sur le seuil de la porte attendre laprocession qui bientôt passera. Il ne pleut plus. Un peu de soleilperce les nuées errantes dont le village était enveloppé. La ruepar où doit défiler ce cortège des croix s’en va assez régulière etlongue entre de vieilles petites maisons toutes pareilles, dont leshauts toits noirâtres sont en planchettes de hêtre, en bois desforêts voisines. La boue de la chaussée est couverte à l’infini deshachures faites par les pieds fourchus des troupeaux qui, à lapremière heure, sont sortis pour se répandre dans les hautspâturages, dans les prairies d’alentour. De temps à autre, despaysans, des paysannes passent, sur des mules qui ont aussi desclochettes et dont les harnais sont enjolivés de cuivre, dont lesselles se terminent par des pendeloques rouges. C’est naturellementdans la direction du grand monastère de Roncevaux qu’ils s’en vonttous, pour le pèlerinage du jour.

Sur la place de l’église, on sera bien pourvoir la procession arriver des villages d’en dessous, pour la voirsortir là-bas de cette brume blanche – qui est un nuagemomentanément posé, dans un repli des Pyrénées.

Lourde, fruste, massive, étrangement rustique,battue depuis des siècles par les tourmentes des altitudes, estcette église de granit devant laquelle s’étend une petite place –au sol criblé, comme celui de la rue, par les empreintes desmoutons et des chèvres.

Et tout à coup, là-haut, à chacune des deuxfenêtres du clocher, par où deux cloches égales apparaissaient, deshommes surgissent, qui se mettent à sonner à toute volée, enmaniant les battants comme des heurtoirs. Ding, ding, ding, ding,ils frappent l’airain avec une rapidité frénétique – comme ilsjouaient de la guitare cette nuit, – et l’air s’emplit aussitôtd’un bruit fêlé, sauvage : c’est le signal de la procession,qu’ils ont déjà aperçue et qui sera bientôt visible pour nous.

En effet la voici venir, émergeant de labrume. Et on dirait d’abord un convoi de madriers, péniblementcharroyés par des hommes en deuil. Puis, à mesure que celas’approche, tous ces bois, en se dessinant mieux, montrent desformes d’instruments de torture : ce sont des croix commecelles du Calvaire, que des pénitents portent sur le dos et dontils maintiennent les branches en étendant les bras dans des posesde suppliciés. On commence d’entendre une plainte intermittente,qui s’exhale en lamentation rythmée de cette foule en marche. Ilsont tous des robes noires, et, sur le visage, des cagoulesnoires ; pieds nus dans la boue, ils cheminent vite,contrairement à la coutume des lentes processions. Ils sont environcinq cents, rangés en double file : Ora pro nobis !… Orapro nobis !… crient-ils tous sur un ton de lugubre appel, enpassant avec une sorte de hâte étrange, la tête courbée sous leurcroix. De distance en distance, au milieu d’eux, les alcades deleurs villages les surveillent, le béret bas, drapés dans la grandecape des cérémonies. Derrière, viennent ensuite des groupes dediacres en surplis de mousseline, portant au bout de hampes lescroix d’argent et de vermeil des vingt ou trente paroissesd’alentour, pièces d’ancienne orfèvrerie dont quelques-unes sont àdemi barbares. Puis, pour finir, s’avance la nombreuse troupe defemmes en mantille noire qui chantent avec des voix tristes leslitanies de la Vierge. Pas de cagoules sur leurs visages, à elles,et dans l’encadrement de leurs voiles de deuil, ce ne sont quepauvres laideurs flétries, que pauvres regards de naïvetésouffrante : population étiolée des trop grandes altitudes,filles pâles des hauts plateaux où les conditions de vie deviennentdépressives…

Sur la place de l’église, et çà et là dans larue de Burguette, il y a les inévitables touristes, attirés commepar quelque fête de barrière dans ce village perdu – qui,hélas ! n’est plus assez protégé par ses montagnes, plus assezloin de Biarritz ou de Bayonne. Il va de soi du reste que cesintrus ont des jumelles, des appareils variés, des kodaks, desbicyclettes, voire des mirlitons. Et, devant toute cette humblehumanité de montagne, qui passe lamentable sous ses haillonssombres, mais suppliante et enfantine, s’en allant s’agenouilleravec confiance devant la Notre-Dame de Roncevaux, ces gens-làtrouvent des rires qui mériteraient des gifles immédiates, desréflexions qui sont une quintessence d’idiotie.

Cependant, vers Roncevaux, la rapideprocession continue de monter, en poussant son gémissement lugubre,– et, à sa suite, me voici de nouveau dans la campagne.

La campagne, ici, c’est quelque chosed’admirablement vert, de constamment humecté par le voisinage ou lecontact des nuées, quelque chose de mélancolique, d’un peuparadisiaque en même temps, que la main des hommes est à peinevenue déranger. Et un je ne sais quoi dans l’air y donne consciencede la hauteur à laquelle on respire.

La route traverse des bouquets d’énormeshêtres aux branches toutes chevelues de lichens blancs, traversedes prairies de marguerites où paissent en troupes des chèvresblanches. Mais plus loin, partout alentour, c’est la forêt, laforêt de tous côtés, la forêt de hêtres qu’on ne voit pas finir,tranquille et pareille, silencieuse, fraîche et verte. Aux environsde ce plateau de Burguette, les cimes, qui semblaient si hautperchées quand on les regardait des plaines d’en bas, font l’effetde petites collines très proches, boisées toujours des mêmesessences puissantes. Et les nuages, qui surit ici chez eux, sepromènent autour de nous comme des fumées, comme des ouateslégères ; se traînent ou se reposent sur cette verte splendeurdes arbres…

La procession, que je continue de suivre,chemine toujours de son même pas alerte, sans bruit, parce que tousces pieds de montagnards sont nus ou bien chaussés d’espadrilles.On n’entend que les lamentations, perpétuellement reprises encadence. Devant moi, c’est d’abord la masse noire des femmes ;puis, le groupe des croix d’argent, où un rayon de soleil en cemoment tombe et qui brille sur tout le vert nébuleux desfonds ; puis, enfin, à l’avant-garde, là-bas, la fouleindistincte des crucifiés aux bras étendus, qui va se perdre tout àfait au milieu d’une vapeur épaisse, grise à reflets de nacre. Etl’antique Roncevaux, vers lequel tout cela monte, est invisible,derrière un nuage ; une grande fumée pâle, qui passait, s’estarrêtée pour l’enténébrer.

Cependant nous en sommes très près, de ceRoncevaux qu’on n’aperçoit point, car voici le fracas subit descloches du beffroi qui signalent notre arrivée, à coups précipitéscomme ce matin sonnaient les cloches de Burguette. Et,soudainement, le couvent se dessine, agrandi par l’indécision deses contours, par le vague dans lequel ce nuage le maintientencore ; il paraît colossal et farouche, avec son donjon deforteresse et son entassement de lourdes murailles.

On s’engouffre, dans l’ombre d’un vieux porchede granit. On traverse un cloître désolé, aux arceaux en ruine,plein de décombres, de fougères et de mousses ; le nuagetoujours y embrume les silhouettes humaines, y jette une humiditéet un frisson de sépulcre, y donne aux choses des aspects irréelset ramène l’imagination à la demi-nuit des temps passés.

Et enfin, on pénètre comme un flot dansl’obscurité de l’église, embaumée d’encens, où des cierges brûlentau fond, devant les vieux tabernacles étincelants d’or. Les petitesflammes des cires font scintiller là-bas des colonnes dorées, desretables dorés, des restes d’anciennes magnificences, au milieu detant de délabrement et d’abandon. Mais dans la nef, on y voit àpeine pour se conduire, et c’est d’abord, une sorte de mêlée où laprocession se condense en tâtonnant ; les corps en sueur sefrôlent et se poussent ; les croix s’entrechoquent, on entenddes claquements de bois, des heurts pesants sur les dalles.

Peu à peu, cependant, la foule se tasse, etles yeux habitués commencent à mieux voir. Toute l’allée du milieu,entre les colonnes, est occupée par la masse noire des femmesvoilées de deuil. Et des deux côtés sont symétriquement rangés lescinq cents crucifiés aux bras étendus, aux respirations haletanteset fatiguées ; c’est ici le terme de leur pénible course, avecles fardeaux qu’ils traînaient, et maintenant les moines vont direpour eux la bienfaisante messe…

***

 

Mon Dieu !… sans ces nuages quiaujourd’hui passaient, tout cela, peut-être, m’aurait semblévulgaire et quelconque…

LA DANSE DES EPEES

Saint-Jean-de-Luz, 17 août 1897.

Sous le soleil de midi, la partie de paumeallait s’achever. Au milieu de la place, au sol de ciment grisaplani soigneusement pour que les balles y puissent bien rebondir,les six champions ruisselaient de sueur ; dans la détente deleurs bras, dans le jeu encore puissant de leurs muscles, onsentait la fatigue et la hâte d’arriver à la fin.

D’ailleurs, elle n’intéressait plus, cettepartie de paume, tant elle était inégale ; le résultat n’enlaissait plus aucun doute, tant l’un des camps avait distancél’autre. Et je cessais de suivre les joueurs, – tandis que,machinalement, mes yeux éblouis de soleil relisaient uneinscription tracée à la chaux blanche sur ce mur arrondi du fond,où les balles venaient frapper avec des claquements secs.

Viva Euskual Herria ! disaitl’inscription, en grandes lettres gauchement tracées (Vive lapatrie basque !). Oeuvre de quelque passant fanatique du solnatal, de quelque enfant peut-être, voici qu’elle prenait pour moiune importance dominante : en ces mots d’une sonorité un peuétrange, en ce cri de rébellion un peu sauvage contre lenivellement général, se résumait pour moi tout ce qui restait devraiment basque ici, à cette heure, dans ce Saint-Jean-de-Luz, dejour en jour plus défloré.

Quand on habite depuis longtemps la mouranteEuskual-Herria, on en a tant vu partout, on en a tant joué, desparties de paume, qu’elles ont presque perdu le pouvoir de donner àl’imagination la note locale. Et aujourd’hui du reste – jour degrande fête, dans une ville en train de devenir, hélas !station de bains quelconque – ces gradins qui bordent la placeétaient garnis d’une foule cosmopolite, à l’aspect navrant debanalité.

Mais voici qu’arriva une troupe de paysanssinguliers, tous pareillement vêtus. Et les Basques qui étaient làles accueillirent par des petits cris de gaie bienvenue :« You ! you ! you ! » auxquels cesvisiteurs, en souriant, répondirent, à la mode de chez eux, par descris semblables : « You ! you !you ! » – avec de ces voix flûtées d’oiseau, comme s’enfont, pendant les danses, les Peaux-rouges de certaines tribus dunord.

Pantalons noirs, bérets noirs, blouses noiresà mille plis, très courtes, finissant au-dessus des reins ;figures entièrement rasées, expressions naïves, regards des vieuxtemps… C’étaient des « Souletins », danseurs délégués,qui, pour prendre part aux fêtes, arrivaient de cette vieillecontrée de la Soule, aux traditions encore immuables. Et leurmusique les accompagnait : un tambourin, avec une sorte degrande flûte de Pan, ayant forme de carquois.

En leur présence, la partie s’acheva. Et, dèsque le crieur, de sa voix traînante, eût annoncé en langue basquele dernier point, avant que la foule se fût levée, l’organisateurdes fêtes pria ces Souletins de danser.

Alors, on vit le vieillard qui jouait la flûtede Pan s’avancer au milieu de la place, et les danseurs, unetrentaine environ, former autour de lui un large cercle, sans setenir la main. Au son d’un tout petit turlutu, mystérieux et commevenu de très loin, qui sortit de cette énorme flûte archaïque, leshommes commencèrent de se mouvoir gravement en cadence… On entenditbien çà et là quelques rires bêtes s’échapper de dessous deschapeaux élégants ; mais la majorité du public, même des plusvulgaires touristes, était conquise et s’intéressait. Un silence sefit, autour de cette danse presque silencieuse, tandis que lesespadrilles légères des Souletins effleuraient sans bruit le sol dela place. L’Esprit des âges passés venait de s’éveiller encore unefois au son de la flûte, communiquant aux délicats un frissoninattendu, et imposant aux plus grossiers une sorte de respectquand même…

Réguliers comme des automates, les Souletinsexécutaient des pas compliqués et rapides, sur un rythme triste.Par instants, un saut nerveux les élevait de terre, tousensemble ; alors leurs petites blouses plissées, bizarrementcourtes, s’éployaient sous leurs bras comme des jupes deballerines, – et ils étaient si légers qu’on ne les entendait pasretomber. Malgré l’empressement de leurs pieds alertes, leursvisages demeuraient impassibles, naïvement graves. Toujours levieux flûtiste tenait le centre du cercle, leur jouant sa grêlemusique, ayant l’air de les mener par quelque sorcellerie ancienne…Et le soleil de midi faisait toutes courtes, presque nulles, lesombres de ces bonshommes noirs, qui dansaient en rond surl’asphalte gris.

***

 

L’angélus du jour commençait de sonner, – car,Dieu merci, l’angélus sonne encore aux vénérables clochers de cepays – quand, la séance, finie, le public se répandit dans les ruesde Saint-Jean-de-Luz.

Pour quatre heures était annoncée une dansed’antiquité millénaire (la danse des épées, par de jeunesmontagnards de Guipuzcoa) et il fallait, en attendant, déjeunerdans l’encombrement d’un hôtel, parmi des touristes de touteclasse ; puis, errer d’une manière quelconque dans la ville enfête, où résonnaient çà et là des musiques basques, de tambourinset de fifres.

Saint-Jean-de-Luz conserve encore quelquesrecoins charmants, quelques tranquilles et honnêtes petites rues,empreintes du cachet local : toits débordants ; façadespeintes à la chaux, où s’entrecroisent des poutres vertes ourouges ; grands arbres passant par dessus des clôtures dejardins ; échappées de vue sur la mer bleue ou les Pyrénéesbrunes ; paix et silence, entre des murs blancs, sur un pavagede galets marins… Mais l’horreur des constructions modernes va semultipliant chaque jour. Pas un bout de plage, pas une gentillecolline que ne déshonore à présent quelque grande bâtisse coûteuse,conçue par des rastaquouères extravagants, par des snobs en délire…Quand ce serait si simple, mon Dieu, pour ne pas défigurer ce pays,de bâtir des maisons basques, comme certains rares artistes ont eule bon goût de le faire !… Hélas ! hélas ! qui noussauvera de la pacotille moderne, du faux luxe, de l’uniformité etdes imbéciles !…

***

 

Sous les arbres d’une place, devant certaincafé établi dans une ex-demeure royale du XVIIe siècle, je m’étaisassis pour attendre, regardant passer des bicyclistes et desbicyclistes ; des femmes aux têtes emplumées, – des femmes quiétaient de toutes les nationalités et de tous les mondes, mais quiavaient copié les unes sur les autres, avec un complet dédain dutype spécial à chacune, leurs accoutrements sans style ni raison.C’est un des bienfaits du siècle que, dans une ville balnéaire, ilsoit impossible de dire à première vue si l’on se trouve à Ostende,à Trouville ou encore à Saint-Sébastien.

Elle était bien perdue, la note étrange que,le matin, ces danseurs m’avaient donnée. Un effort était mêmenécessaire pour se rappeler que dans ces montagnes, aperçues auloin, existent encore les débris d’un peuple tenace qui garde, avecl’énigme de sa provenance, la foi, les traditions et le langage desancêtres.

Cependant, deux guitaristes s’approchèrent, unvieil homme aveugle et une jeune fille, arrivés de l’Espagnevoisine pour quêter des sous pendant les fêtes. Et, dès que se fitentendre leur petite musique sourde, presque éteinte par le bruitdu vent qui soufflait de la mer et par la confuse rumeur de laville, un voile commença de tomber, de tomber sur toutes lestrivialités modernes. Ils jouaient une « Malaguénia »très ancienne. L’une des guitares faisait le chant, et c’étaitcomme un chant d’Arabie, comme une plainte épandue sur des plainesdésertes. L’autre accompagnait en petites notes brèves ettremblotantes, qui imitaient le bruissement des sauterelles dansles solitudes où le sable brûle. Et cela disait les tristesses desâmes d’autrefois, en Andalousie, à l’heure des midis accablants, autemps des Maures … Dans l’indéfinissable de la musique, dans lemystère des rythmes, se conservera pendant des siècles encore,malgré l’universelle fusion des hommes et des choses, ce qui fut legénie particulier des races…

***

 

Au coup de quatre heures enfin, les jeunesmontagnards de Guipuzcoa, venus pour danser la danse des épées,apparurent dans la cour du couvent des Frères, où la foule avaitdepuis longtemps pris place à l’ombre des arbres, sur quelquescentaines de chaises.

L’un tenait un immense étendard de soie, lesautres, des épées nues. Indifférents et graves, comme ce matinleurs frères de la Soule, ils montèrent sur l’estrade qu’on leuravait préparée.

Coiffés du béret rouge, en bras de chemise,tous, et sans cravate à la mode basque, en pantalon blanc et legilet ouvert, ils portaient sur les mollets de traditionnelsornements de cuir : des lanières garnies de grelots qui, toutà l’heure, d’un bruit un peu sauvage, accompagneraient ladanse.

Elle ressemblait bien un peu à un théâtre defoire, leur estrade enguirlandée, – malgré un je ne sais quoi deplus honnête cependant et de plus naïf. Il faudrait donc, pour lesregarder et les comprendre, faire abstraction de cela – abstractionaussi de la foule moderne et de mille petits détails ridicules, et,d’une façon générale, de toutes les choses ambiantes.

Eux-mêmes d’ailleurs semblaient ne pas s’enpréoccuper, de cette foule. Et, la veille, ils avaient répondu,paraît-il, au directeur d’un casino des environs qui voulait lesenrôler pour une soirée. « Non, nous sommes des Basques quidansons en plein air, devant d’autres Basques, les danses de notrepays pour en prolonger la tradition. Mais nous ne sommes pas desgens que l’on paie pour qu’ils se donnent en spectacle. »Grands, découplés et forts ; ils avaient l’air aussi à l’aisedevant ce public de baigneurs que là-bas, dans leur village, quandil s’agit de danser entre soi, le dimanche, sur la place del’église.

D’abord ils s’agenouillèrent ensemble, lefront incliné vers la terre, pour un salut superbe à leurétendard ; celui qui le portait, à genoux aussi au milieu dugroupe maintenant immobile, se mit à brandir longuement la hampe,avec des gestes d’une plastique admirable, de façon à faire voler,comme de grandes ailes agitées, les plis de la soie au-dessus destêtes.

Puis, ils se relevèrent, nobles d’altitudes,et la danse commença, au son d’une sorte de marche belliqueusejouée par un fifre et un tambourin. Le pas était compliquésingulièrement, avec, de temps à autre, des bonds d’une vigueurprodigieuse qui faisaient tinter les grelots et claquer, le longdes mollets, les lanières de cuir. Il y avait de grands coupsd’estoc portés en cadence, avec des parades vives, des heurtssimultanés de toutes les épées, de bruyants cliquetis d’acier. Etcela faisait songer à quelque scène de l’antiquité, à quelqu’une deces pyrrhiques guerrières auxquelles se complaisaient les jeuneshommes de la Grèce…

***

 

Sur cette même estrade, bien d’autres dansessuivirent, toutes très anciennes, quelques-unes remontant à desépoques incalculables, tant ce peuple est de vieille origine. Il yeut aussi l’antique pastorale d’Abraham, qui fut jouée là, par« les jeunes garçons de la commune de Barcus » – et oùfigurent, à côté du patriarche, les anges, les démons, voire mêmeChodorlahomor, roi de Sodome.

Ensuite, la nuit venue, on recommença sur laplace publique, sans tréteaux cette fois et au milieu de la foule,la danse des épées, plus noblement barbare aux lanternes et sous lalune qu’à la lumière du jour. Puis, enfin un immense fandangoentraîna tout le monde, filles et garçons, dans une même griseriede mouvement et d’alerte joie.

***

 

Ainsi, depuis une semaine, se succèdent àSaint-Jean-de-Luz ces fêtes de la tradition basque : toutesles danses de jadis, toutes les sortes de jeux de paume ; desimprovisations par des bergers inspirés, des concours de cesétranges cris de gaîté qui s’appellent Irrintzina et qui fontfrémir ; des chants, des hymnes sacrées dans les églises… Etles exécutants de toutes ces choses portent des noms tels queceux-ci, pris au hasard, dont les consonances semblent venir desplus primitives époques : Agestaran, Lizarraga, Imbil, Olaïzet Héguiaphal…

Cela se passe, il est vrai dans un décor, deplus en plus quelconque, devant des assemblées où les Béotiensdominent, et c’est si dépaysé, hélas ! que par instants celasemble lamentable au milieu des ineptes sourires.

Mais, malgré tout, combien il est touchant,combien il est digne d’intérêt et de respect, l’effort deconservation, ou de religieux retour vers le passé, que ces fêtesreprésentent !…

IMPRESSIONS DE CATHEDRALE,

Burgos, à la tombée du jour, à la fin d’undimanche d’avril, dans la splendeur d’un printemps méridional etdans tout l’or rose du couchant.

L’air est immobile, très doux ; unrayonnement de soir sans joie s’épand de plus en plus, à mesure ques’accélère la fuite de la journée, sur cette ville du passé, isoléedans les terres, vieillie, mourante au bord d’un mince fleuve, sanscommunication avec le grand large marin qui vivifie et égaye ;il semble que l’oppression de ce nom superbe : Burgos, de cenom évocateur de magnificences anciennes, s’appesantisse, au déclinde la lumière, sur ces rues endimanchées, où circule, dans sesbeaux habits modernes, l’Espagne d’aujourd’hui, si amoindrie auprèsde l’Espagne d’autrefois.

La cathédrale, la très célèbre cathédrale, dèsen arrivant, elle s’indique : au-dessus des maisons,apparaissent des choses qui se dressent très haut dans l’air jauned’or, des flèches, des pointes, d’inimaginables découpures, sifrêles avec leur ajourement excessif ! On dirait des dentellesde papier qu’emportera le vent – et elles sont là depuis dessiècles, immuablement légères. Toutes rougies à cette heure, ellesflamboient sous ce soleil déjà abaissé, qui bientôt n’éclaireraplus qu’elles seules, laissant s’assombrir le fond des petitesrues, où la foule du dimanche peu à peu rentre et disparaît dansd’obscurs logis…

***

 

Au cœur même de la ville, trône cettecathédrale, où l’on me conduit à travers un labyrinthe de maisonscentenaires – très vite, parce que je repars sitôt la nuitclose.

Maintenant la voici. De grands murs percésd’ogives gothiques, des séries de marches, des portiques somptueuxoù tout un monde de statues, taillé dans la pierre rougeâtre,s’aligne et se superpose. Puis, de majestueuses grilles – etsubitement une pénombre crépusculaire, un froid de sépulcredescendant sur les épaules, une suave odeur d’encens dans unehumidité souterraine : je suis entré, je pénètre dans un monded’incroyables magnificences, dans une solitude sombrementenchantée. Devant moi, des lointains fuient, très obscurs,traversés çà et là par un rayon d’arc-en-ciel qui tombe de quelquevitrail, et des dalles bruissent sous mes pas, au milieu d’unsilence, d’une sonorité de caveau…

C’est la cathédrale, la légendaire cathédrale,la merveille des vieux temps, plus surprenante que Milan,Strasbourg ou Tolède… Dans cet abandon du dimanche finissant, aprèsque se sont tues les grandes orgues, que se sont éteints lesencensoirs, elle est déserte et presque effrayante.

Au premier abord, on a un peu l’impressiond’arriver dans une forêt pétrifiée, sous des arbres, démesurés. Lescolonnes, les troncs monstrueux s’élancent tout enguirlandés dechoses qui semblent des lierres, des mousses, et qui sont dessculptures fines et merveilleuses. En haut, partout où ces piliersdéploient leurs arceaux comme des branches, les amas de feuillagess’enroulent, les frondaisons de pierre s’étalent, serrées,touffues, imitant un dessous de futaie – et témoignant du patienttravail de toute une génération d’hommes. Tout cela taillé dans lapierre vive, tout cela indéfiniment durable, malgré sa délicatesserare, et déjà transmis à nous de très loin par les sièclespassés.

Des grilles géantes, de trente pieds de haut,en bronze, en fer, prodigieusement travaillées, courent dans toutesles directions, entre les piliers énormes, séparant de la grandenef une multitude de chapelles secondaires encore plusinvraisemblablement magnifiques, où les feuillées délicates etinfinies, les espèces de féeriques charmilles, qui, là aussi,montent jusqu’aux voûtes, ne sont plus de pierre, mais d’orétincelant.

***

 

Un homme, qui est le gardien de ces richesses,ouvre devant moi l’une après l’autre, avec des clefs ouvragéeslongues comme des dagues, toutes ces pesantes clôtures de fer ou debronze, et le choc de ces portes qui se referment sur nous résonnelonguement sous les hautes voûtes.

– Il est trop tard, dit-il, pour tout voir, lanuit va tomber. Et il me presse.

D’abord, nous étions seuls dans ce lieu sisplendide ; puis, viennent quatre ou cinq paysans de lamontagne, en vieux costumes, l’air craintif, sauvage et misérable,qui demandent la permission de suivre et se joignent à nous en toutpetit groupe serré, regardant de près dans la pénombre les chosessomptueuses, touchant du doigt les ors, soufflant les buées deleurs respirations sur les marbres.

Nous visitons le chœur, rempli de richessesinestimables, qui est enfermé à part dans une sorte d’immense cageen bronze ajouré et que cachaient de longs velums de brocart,retombant de toute l’élévation de la nef ; des flambeaux decinq ou six pieds de hauteur, en argent repoussé, s’y alignentdevant le maître-autel ruisselant d’or. Ensuite, toutes ceschapelles secondaires, dont les grilles, en s’ouvrant, éveillentdes sonorités toujours plus lourdes et plus longues, dansl’obscurité croissante ; vues de près, leurs frondaisons d’or,imitant des acanthes, des chicorées légères, sont peuplées decentaines de personnages et d’animaux. Ensuite encore, en nouspressant toujours davantage, on nous montre les tombeaux des saints« fondateurs » ; l’homme qui nous conduit soulèvebrusquement les suaires de velours rouge et d’or qui recouvraientleurs images d’albâtre ou de marbre, leurs blanches statuescouchées. Puis, nous traversons un dédale de cloîtres, emplis desouvenirs et de reliques, dont les portes sont fermées pard’étranges serrures à figure humaine, la clef s’enfonçant dans labouche qui grimace. Et enfin, voici de nouveau l’immense nef,presque noire cette fois, et dans laquelle, au retour de notrecourse, nous rentrons tout à coup sans nous y attendre, par unepetite porte sournoise.

De tout cela, aucune paix religieuse ne sedégage ; au contraire, le sentiment d’une magnificenceécrasante, orgueilleuse, implacable ; non, pas même du calme,malgré tant de pénombre et de silence ; pas même, unereposante unité, comme par exemple dans certains sanctuairesjaponais de la Sainte Montagne qui sont, avec celui-ci, les plussplendides des quelques temples de dieux respectés encore par letemps. Dans cette extravagante surcharge de richesses, on sent jene sais quoi de tourmenté, de lourdement humain, de presquesensuel. Un prodigieux passé s’évoque : toute l’Espagne desgrands siècles regorgeant de puissance et d’or ; mais la paix,la douce paix de tant d’autres églises chrétiennes, est absented’ici…

J’ai déjà éprouvé que, voir pour la premièrefois les choses, furtivement, le soir, dans la fièvre des haltescourtes, est une manière d’en recevoir une impression complète,définitive et juste. Ainsi jadis, il y a bien longtemps, ayant faitma première visite à l’Acropole d’Athènes au milieu de la nuit, enquelques minutes, au prix de mille difficultés et avec l’inquiétudede manquer le départ de mon navire, je me rappelle y avoir entrevula grandeur antique d’une façon saisissante et neuve que, depuis,dans les mêmes lieux, je n’ai jamais retrouvée. Je ne désireraidonc pas revenir à Burgos, plus tard et plus longuement ; pourquelques incomparables détails que j’y découvrirais sans doute, monimpression d’ensemble serait affaiblie et diminuée…

***

 

Nous allions sortir.

Là-bas pourtant, deux minces flammes brillent,comme des lumières de Petit-Poucet, dans les lointains de la nefimmense et, tout à côté, une forme noire se dessine agenouillée.Alors, voyons ce que c’est ; approchons-nous, très doucement,sur les dalles si sonores, pour ne pas troubler ce fantôme enprière.

Deux cierges – oh ! bien modestes –brûlent là devant un tableau de la Vierge, qui est dans un recoinnégligé, dans une niche tout infime derrière l’un des piliersmonstrueux, mais trop somptueuse encore avec son cadre éclatant dedorures anciennes.

Et une femme se tient auprès, prosternée,vêtue de noir, la tête couverte de la mantille de deuil. Elle porteà son cou un bébé lamentable, enfant de quelques mois dont lafigure vieillotte est déjà marquée par la Mort. Et elle prieardemment pour lui, tandis que se consument les cires, la pauvresseen deuil, ayant choisi la plus humble des images pour lui offrirses cierges de deux sous. Elle prie les yeux pleins de larmes. Etle contraste est accablant et cruel entre les prodigieusesrichesses d’alentour et la robe de la suppliante ; entre ladurée persistante de ces milliers de saints habillés d’or et lafragilité de ce petit être sans lendemain, enveloppé de guenilles,qu’on a apporté là devant eux, qu’on essaye si timidement de leurprésenter pour qu’ils en aient pitié, et qui va bientôt s’enretourner à la terre.

Elle est déjà décrépite, cette femme, dontl’attitude révèle une détresse sans bornes : quelquegrand’mère peut-être, disputant à la mort le petit d’une fillemorte ; ou bien quelque mère ayant conçu dans un âge tropavancé un enfant non viable.

Elle le tient et le couvre avec une tendresseinfinie, le pauvre petit essai humain, qui doit à je ne sais quelhasard d’être si manqué et si misérable ; elle abaisse unfoulard noir sur son inquiétante figure qui exprime déjà uneclairvoyante angoisse ; elle entoure d’un châle son mincecorps de poupée, à cause de cette humidité de sépulcre qui tombesur lui des voûtes de pierre. Et elle reste à genoux, remuant seslèvres pour des redites obstinées et vaines.

Voici maintenant qu’elle me regarde, avec sesyeux désolés, qui devinent sans doute une pitié dans les miens etqui semblent interroger : N’est-ce pas qu’il a une mine bienmalade, mon pauvre petit ? Je me détourne pour éluder saquestion muette qui me serre le cœur, et je prends un air dem’intéresser à d’autres choses. Mais, l’instant qui suit, voyantque je reste là, elle lève de nouveau la tête vers moi, après uncoup d’œil sur la splendeur d’alentour ; nos regards secroisent encore. Elle n’est pas bien convaincue, cela se devine, etses yeux demandent, avec plus d’angoisse cette fois : Est-ceque vraiment vous croyez qu’elles m’écouteront, les divinitésmagnifiques ?…

Mon Dieu, je ne sais pas, moi, si ellesl’écouteront. À sa place, cependant, j’aurais préféré porter monpetit dans une de ces chapelles de campagne où se complaît laVierge des simples. Les madones et les saints qui habitent ce lieusont avant tout, je crois, des êtres de faste et d’orgueil,endurcis dans la pompe séculaire. Non, je ne me les représente pass’occupant d’une vieille pauvresse en larmes et de son petitavorton qui va mourir…

PASSAGE DE SULTAN

La fenêtre par laquelle je regarde est celled’un des kiosques du palais de Yeldiz, résidence habituelle de SaMajesté le Sultan.

Et la fenêtre, il va sans dire, encadre ungrand décor très spécial, très unique, qui, dès le premier aspect,fournit une précise indication de temps et de lieu.

C’est d’abord, dans un poudroiement depoussière, dans un flamboiement du soleil de juin, à midi, sous unciel pâli de chaleur, une mosquée invraisemblablementblanche ; mais une mosquée élégante et neuve, bien queconstruite en pur style ancien, une mosquée donnant l’impressiondes raffinements d’un Islam moderne, quelque chose comme nosnouvelles églises gothiques où des recherches d’archaïsme s’allientà des procédés perfectionnés ; presque trop jolie, avec sonhaut portique couronné de trèfles arabes, avec les très finesdécoupures de ses fenêtres, la grâce de son minaret couvertd’ornements comme des retombées de stalactites et surmonté d’unétincelant croissant d’or. Aux alentours immédiats, tout est neufaussi, et arrangé, sablé, ratissé ; les arbres sont jeunes,les gazons peignés à la tondeuse et mêlés de corbeilles de fleurs,avec les soins habituels aux résidences princières.

Derrière la blanche mosquée tout en dentelles,qui occupe le milieu du tableau, qui en est le sujet principal etcapital, apparaissent vaguement les grandes merveilles d’autrefois.Dans des lointains – dont l’arrangement par plans superposésindique que l’on regarde de haut – s’étagent le Bosphore, lasilhouette de Scutari d’Asie ; puis, cette chose incomparablequi est la pointe du Vieux-Sérail avancée sur les eaux de Marmara,avec les minarets, les coupoles et les cyprès de Stamboul :tout cela à peine esquissé en grisailles bleues, mangé de soleil aumilieu des miroitements de la mer ; tout cela, justereconnaissable sous un voile de poussière lumineuse et occupanttrès peu de place dans les fonds, derrière la belle mosquée dupremier plan – comme, dans certains tableaux des Primitifs, cesmaisons et ces palais qui se tassent, tout petits, sous les bras etcontre les épaules des personnages du milieu… Mais c’est une tellemerveille, cette pointe de Stamboul avec Sainte-Sophie et leVieux-Sérail, que sa simple indication de présence suffit àévoquer, sous le décor moderne, le souvenir et le respect despassés magnifiques.

Les routes, les allées, les avenues en lacetqui avoisinent la mosquée impériale sont pleines de soldats enmarche, qui se rapprochent au son des musiques militaires, et, deplus en plus, ces troupes se condensent autour des blanchesmurailles ajourées du sanctuaire dans lequel on devine qu’une chosesolennelle va se passer. On les voit de tous côtés se croiser,zigzaguer comme dans les défilés sans fin des féeries authéâtre ; drapeaux de la cavalerie, bannières noires brodéesd’argent, fanions rouges des lanciers passent et repassent les unsdevant les autres, dans le nuage toujours plus soulevé de lapoussière ; les grands cuivres clairs des musiques étincellentau soleil, et les hauts chapeaux-chinois ornés de queues decheval ; des sonneries et des fanfares éclatent, l’air estrempli du son grave et si particulier des trompettes turques.Toujours il en vient, des soldats, qui se massent suivant un planconnu, avec une régularité parfaite, et s’arrêtent soudain à leurposte de parade. Les plus rapprochés, ceux qui s’alignent en rangsserrés directement au-dessous de nous, contre les murs du kiosque,sont des Arnautes du nord de l’empire et des zouaves de laTripolitaine en turban vert ; troupes superbes d’ailleurs detenue et d’attitude, d’ensemble et de beauté individuelle.

Maintenant, ils sont tous arrivés et nebougent plus ; ils se recueillent, car l’heure sainte de midiapproche, et bientôt va se passer dans la mosquée la cérémonie pourlaquelle on les a rassemblés tous, le « selamlike », lagrande prière du vendredi à laquelle assistera en personne SaMajesté le Sultan.

Recueilli, on ne le paraît pas encore dans lesalon où je suis ; des diplomates y causent avec desambassadrices, ou bien effleurent ensemble des questionspolitiques.

On ne l’est pas non plus dans le salon voisin,qui est bondé de monde, de femmes surtout : touristes dedifférentes nationalités d’Europe, auxquels, sur la demande desambassades, le grand maître des cérémonies a bien voulu permettrede venir voir ces défilés du selamlike. Et un aide de camp, le trèsaimable Mehmed-Bey, aux longues manches flottantes de Tcherkess,fait les honneurs du lieu, s’empresse à placer comme il convientles belles curieuses. – Sa Majesté, qui passera ici même, sous cesfenêtres, sera-t-elle à cheval, ou bien en voiture ? Questionqui préoccupe beaucoup les spectateurs et à laquelle il estimpossible de répondre. Le plus souvent, pour ce trajet de deux outrois cents mètres entre le palais et la mosquée, le Sultan trouveplus simple de monter en voiture et de faire suivre, tenus en main,ses chevaux d’armes ; alors c’est un regret pour les yeux, carSa Majesté a très grand air à cheval et d’ailleurs répond mieuxainsi à l’idée que nous nous faisons d’un Khalife, que passant enlandau comme n’importe quel souverain d’Occident.

Cependant, l’heure s’avance ; l’escalierde marbre de la mosquée vient d’être recouvert en hâte du précieuxtapis rouge sur lequel le Sultan posera les pieds, et, de chaquecôté de la porte, se sont rangés d’étranges groupesasiatiques ; longues robes vertes, jaunes ou orangées,éclatantes sur le blanc neigeux des murs ; têtes brunes auregard sombre, coiffées de larges turbans : – prêtres déléguésde là-bas, de la Mecque ou de Bagdad, des contrées si lointainessur lesquelles le Calife étend son religieux empire, ils apportentau milieu de l’Orient modernisé d’ici la note farouche et charmantedes temps anciens…

Par l’avenue sablée, que les troupes bordentd’une double haie et maintiennent libre, commencent à arriver desdignitaires de toute sorte qui se rendent à la prière, desofficiers surtout, des généraux, des maréchaux, tous les chefs dela vaillante armée turque ; – mais on les regarde peu, dansl’attente de voir bientôt passer le Sultan….

Voici, dans d’élégantes voitures fermées, lesprincesses de la famille impériale ; – mais un nuage demousseline dissimule leurs costumes et leurs visages…

Le soleil flambe ; dans les salons clairset blancs, sur la mosquée claire et blanche, dans les lointainstroublés de miroitements et de poussière, rayonne une lumièrepuissante, et il semble que la chaleur soit alourdie encore par laprésence de ces milliers d’hommes en armes, qui se tiennent masséslà, ne parlant pas et retenant leur souffle.

Un à un, continuent d’arriver à pied lesgrands personnages conviés au selamlike ; les princesimpériaux, les aînés avec leurs aides de camp, les plus jeunes,enfants en costume militaire, avec leurs précepteurs. Un succès decharme, quand passe un petit être ravissant, chamarré de croix, quimarche svelte et noble sous son costume de marine, tournant versles curieux sa jolie figure intelligente ; dans le salon destouristes, où on ne le connaît pas encore, quelques têtes defemmes, aux chapeaux fleuris comme des jardins de mai, se penchentà la fenêtre pour le voir, et demandent : qui est-ce ? –C’est le petit prince Burhan-Eddine, le dernier des fils de SaMajesté.

Bientôt midi. On regarde du côté du palais. Onconsulte les montres – montres de voyageurs, jamais d’accord,réglées à toutes les différentes heures d’Europe. Dans les troupes,qui se rectifient et dressent la tête, court un frémissementannonciateur de l’approche souveraine. Les musiques, à grandséclats de cuivre, entonnent ensemble l’hymne impérial. Et là-haut,à la galerie aérienne du minaret blanc, sous le croissant d’or, lemuezzin vient d’apparaître, tout petit dans le ciel et dans lesoleil, – le muezzin qui va chanter la sainte prière…

Midi ! Soudain les musiques se taisent,s’arrêtent au milieu de leur phrase, comme frappées etmuettes ; un silence se fait, inattendu, subit, saisissant,comme sous l’oppression de quelque chose d’un peu terrible, et lestroupes se figent dans une immobilité haletante. Alors les troiscris : Allah ! Allah ! Allah ! sortis ensembleformidablement de cinq mille puissantes poitrines de soldats,ébranlent l’air inerte et chaud… Et, dans le silence, qui retombeencore, après cette clameur immense, le souverain passe.

Il est en voiture, ayant devant lui OsmanPacha, le héros illustre de Plewna ; il passe très vite,tandis que toutes les têtes s’inclinent.

Et de là-haut, du ciel de feu blanc, tombe lechant du muezzin, l’appel oriental, l’appel séculaire ; lavoix merveilleuse, choisie entre toutes les voix, domine les bruitsterrestres, couvre les commandements militaires et la vague rumeurde tant de milliers d’hommes ; elle est fraîche, facile etinfinie, un peu étrange aussi, avec son timbre mélancolique dehautbois. Ses fugues rapides et désolées s’envolent et s’abaissent,légères au-dessus des têtes humaines, jetant une mystiqueimpression d’Islam, même, aux étrangers incroyants assemblés làpour un spectacle…

Le Khalife, descendu de son landau, gravitl’escalier de marbre sur le tapis rouge. Les robes orientales etles sombres turbans, qui étaient échelonnés le long des marches, seprosternent, jusqu’à terre. Les dernières notes de la voix céleste,devenues plaintives, se meurent là-haut – et c’est fini. Le Khalifeest passé. On se reprend à respirer et à parler avec liberté, aprèsle saisissement religieux, et les conversations recommencent, dansles groupes cosmopolites du kiosque, tandis que défilent, tenus enmain, de beaux chevaux d’armes, blancs, harnachés d’or… L’instant aété court, furtif ; mais c’est égal, on a senti encore, avecun frisson, au milieu de la mise en scène splendide, le frôlementd’un de ces êtres spéciaux qui s’appellent empereurs ou rois, et enqui de grandes nations se personnifient.

PASSAGE DE REINE

J’habite en France, mais sur une sorte debalcon avancé qui regarde l’Espagne. Des fenêtres, des terrasses dema maisonnette à demi baignée dans la Bidassoa, je vois etj’entends tout ce qui se passe sur la rive d’en face, qui n’estplus française.

Aujourd’hui, jour quelconque, en pleinesplendeur d’été, voici tout à coup une agitation inattendue descloches de là-bas : l’église de Fontarabie, l’église d’Irun,les couvents de moines, sonnent, sonnent, comme pour les grandesfêtes carillonnées… Puis, c’est un large drapeau national, rouge àbande jaune, qui monte bien vite au-dessus du château deJeanne-la-Folle, éclatant de couleur sur le brun sombre desmontagnes, – et des barques françaises, qui se hâtent de partirvers Fontarabie, emmenant des gens d’ici comme pour unspectacle.

Qu’est-ce qu’il y a ?… J’interroge unbatelier par ma fenêtre :

– C’est la Reine ! la reined’Espagne ! Nous allons la voir passer !

En effet, je savais, que, chaque été, SaMajesté la Reine Régente venait de Saint-Sébastien faire unpèlerinage de quelques heures au vieux Fontarabie.

– Tiens, si j’allais, moi aussi, voir passerla Reine, mêlé à la foule des paysans et des pêcheurs !

Et je descends prendre place dans la joyeusebarque, où une bande de jeunes filles et de jeunes garçonséchangent leurs gaîtés naïves en une des langues les plus vieilleset les plus mystérieuses du monde, avec ce roulement sonore etléger des r qui est particulier aux mots basques

Dix minutes sur cette Bidassoa, endormie etlente, à l’heure de la haute marée, sous l’éclatante lumièreméridionale, – et nous abordons à la rive espagnole, au quai désertde Fontarabie.

Elles disent, les jeunes filles, qu’il estdéjà presque trop tard : la Reine va sortir de l’église ets’en aller ; alors il faut courir…

Par un raccourci familier, lestement nousgrimpons, entre des maisons du plus noir moyen âge, sinistres etmortes sous le soleil ardent, – et tout de suite nous voici dansl’étonnante vieille rue des Chevaliers, à côté de l’église aux mursde forteresse blasonnés si magnifiquement.

Bien tard, en effet, à peine le temps d’ôternos bérets, d’ouvrir nos yeux éblouis de soleil, la Reine passe,très vite, très vite, dans une voiture découverte que des mulesemportent ventre à terre sur les bruyants pavés. A peine apparue, àpeine reconnue, la Reine est déjà en fuite rapide, ayant à sescôtés l’enfant roi, qui se retourne une demi-seconde pour jeter surl’église ses jeunes yeux profonds. Et si simplement habillée, cetteReine, d’après l’usage moderne qui exige que les souverainsressemblent le plus qu’ils peuvent à leurs sujets ; il estvrai, tellement reine d’aspect, malgré sa simplicité voulue, que,dans ce cas particulier, la confusion ne serait guère possible.

Je souris du désappointement de mes compagnonsde barque, accourus de notre France où il n’y a plus de rois dansl’espoir sans doute d’admirer une belle robe dorée. Mais vraimentce nivellement étrange qui emporte tout, les usages, lestraditions, les costumes, la pompe et les splendeurs, me frappedavantage, ici, dans ce décor si intact du passé espagnol, parmices sombres maisons armoriées, et au carillon d’honneur de toutesces cloches d’autrefois…

Là-bas, au bout de l’antique petite rue, déjàla voiture royale va disparaître, – et les campagnards, lespêcheurs attroupés près de l’église, sont lents à remettre leursbérets, lents à s’agiter et à élever la voix, comme après uneémotion un peu religieuse. Tous Carlistes, pourtant, par bienancienne tradition ; mais on sent que, à ceux-là même, lasouveraine et la mère qui vient de passer, simple et grave dans sarobe unie, impose le sympathique respect par le seul charme de saprésence.

PAPILLON DE MITE

Dans ma maison familiale, – dans mon logisparticulier qui est comme un coin d’Orient ancien – un soir terneet voilé de printemps, entre les rideaux sombres et presque fermés,une lueur de crépuscule se glisse, triste, dessinant une longueraie dans l’air obscur.

Des plis d’une tenture murale en veloursrouge, brodée d’archaïques dessins d’or, quelque chose d’infinimentpetit s’échappe, comme attiré vers cette traînée mourante de jour,et, une fois là, se met à voltiger follement : un à peinevisible papillon gris, un fétu ailé, qui sans doute vient d’écloreau renouveau si pâle de cette année.

La saison d’avant, tandis que je courais lesmers chinoises, il avait été quelque affreux petit ver, rongeant ensournois la trame du velours précieux, dans la continuelleobscurité et le continuel silence de cet appartement.

Et, aujourd’hui, une vie toute neuve grisaitcet atome, et ce peu d’espace lui semblait grand, et cette pénombrelui semblait, de la lumière. C’était son heure jeune, et son heureexubérante, et son heure d’amour, et le but et le couronnement detoute son inférieure existence de larve. Vite, vite, dans le délired’exister, il agitait ses ailes de soyeuse poussière, pour décrireces petites courbes gaies et fantasques…

En passant, je le fis tomber d’une pichenetteirréfléchie, Alors, par terre, sur le rouge pourpre d’un tapisoriental, je distinguai de nouveau son petit corps abattu, secouédu tremblement de la fin, – et, par pitié, pour replonger sans plusde souffrance ce rien dans le néant de tout, je posai le pied sursa microscopique agonie…

Après, je restai songeur une minute… Qu’est-cedonc que cela me rappelait ? Quelque chose d’à peu prèssemblable, une sorte d’agitation, de papillonnement gris pareil,m’ayant causé jadis, ailleurs, une courte mélancolie de même ordre,mais plus vive… Où donc avais-je vu ça ?

Ah ! oui ! ! … AConstantinople, un soir d’avril terne comme celui-ci, sur le pontde bois qui réunit Stamboul à Péra !… Je passais, à la tombéed’une journée de printemps, brumeuse comme aujourd’hui. Tous lesmendiants qui hantent ce lieu étaient à leurs postes ; le longdes rampes, leurs figures coutumières s’alignaient : aveugles,estropiés, idiots rongés par des plaies. Entre autres, un enfantlamentable de quatre ou cinq ans, aux mains recroquevillées, auxyeux malades, chaque jour immobile à sa même place, effondré surdes loques, au bord du trottoir, apathique et lent comme une larve.Et, derrière lui, sa mère accroupie, vieille femme exhibant lesmoignons rouges de deux jambes tranchées au genou.

Les gens passaient, affairés ou flâneurs, lescavaliers, les voitures, les hommes en fez rouge, les bellesvoilées des harems. Et, derrière ces foules, Stamboul échafaudaitmagnifiquement ses dômes dans le triste ciel crépusculaire.

D’une voix presque douce, la femme sans jambesappela son petit, disant en turc : « Viens mettre tonmanteau, Mahmoud ! viens vite, voilà le vent quifroidit ! »

Il se leva docile et il vint. Son manteauétait un vieux petit burnous sordide, grisâtre à rayures indécises,d’une forme orientale avec un capuchon. La mère lui tendait cetteloque, et il présentait ses menus bras que terminaient des mainscroches.

Mais tout à coup, avant que la seconde manchefût passée, il s’échappa, dans un subit élan d’espièglerie, et ilse mit à courir, à courir, décrivant des cercles fous devant lespassants, s’amusant à agiter, dans le vent froid qui se levait, lesmanches de son burnous comme des ailes…

Un peu de l’éternelle et si fugitive jeunesse,un peu de cet enfantillage joueur du début de la vie, qui estcommun aux hommes et aux bêtes, venait par hasard de s’éveiller enlui. Parmi ses ascendants, jadis il avait dû avoir, comme tout lemonde, des êtres sains, connaissant les élans de la joie physique,de la simple joie d’exister et de se mouvoir ; alors quelquechose de ces disparus revivait furtivement dans sa frêle chairatrophiée.

Je le regardais, étonné, l’ayant toujoursconnu inerte, et je ne sais quelle impression d’infinie tristessese dégageait pour moi de sa pauvre petite gaîté si éphémère, de sacourse follette, du papillonnement de son burnous grisâtre dans levent refroidi et dans la lumière pâlie…

La mère sans jambes s’inquiétait à cause deschevaux, des voitures ; l’appelait, se fâchait, essayant de setraîner vers lui pour l’attraper. Mais il tournait toujours, autourdes groupes indifférents qui passaient ; il tournaitéperdument, semblable aux phalènes grises des soirs…

Il revint pourtant s’accroupir à son poste demisère ; il reprit son attitude effondrée et ne bougea plus.Ce fut fini, brusquement, comme cela avait commencé.

Quelque chose de plus cruel que la pichenettedonnée au papillon de mite venait d’abattre ce petit être déjàpensant : l’inquiétude du gîte et de la soupe du soir ;la conscience d’être si misérable et si différent des autres,d’avoir des mains mortes et d’être un paria.

Tête baissée, il regardait maintenant parterre avec une impression sournoise et mauvaise, clignant sespaupières pleines de mal…

Entre lui et le papillon de mite,l’association qui s’est faite dans ma mémoire est encore plusintime que je n’ai su l’exprimer…

PROFANATION

– Le fossoyeur est là dans le jardin, quivient avertir le commandant que les trous sont faits !

Avec l’alerte accent gascon, cette sinistrephrase m’est dite, un matin de printemps, par un marin tout jeune,à la voix fraîche et gaie.

Un matin de printemps, un beau matin de mairayonne sur le pays basque. Et il y a tant de vie neuve épanduepartout, tant de joie dans l’air, tant de sève montante dans lesplantes vertes, que la mort semble un noir rêve improbable…Cependant, à la porte de mon jardin plein de roses, se tient levieux homme annoncé, le fossoyeur aux mains souillées de terre…

Il s’agit de pauvres petits matelots bretons,enfants d’une vingtaine d’années, noyés il y a quatre ans dans lesbrisants de la Bidassoa, et que l’on exhume aujourd’hui. Lecimetière où ils dormaient est devenu trop étroit, trop plein demorts ; il faut les réveiller et les déplacer. L’équipage deleur navire, que je commande en ce moment, vient d’acheter poureux, à perpétuité, un terrain où pieusement on va les coucher tousensemble. Et, comme leur famille est loin, c’est à moi que revientle soin de surveiller ce changement de demeure.

Les trous sont faits. Donc, il est temps queje me rende. Et je prends, à la suite du vieux déménageur de morts,le sentier bordé de marguerites, de véroniques, de germandrées, degraminées folles, qui mène à l’enclos des suprêmes paix.

Du haut d’une colline au bord de la Bidassoa,le cimetière regarde de grandes profondeurs lumineuses, de grandsdéploiements de mer et de montagnes qui sont, à cette heure, detous les bleus connus, depuis les plus pâles et les plus diaphanesjusqu’aux indigos les plus intenses. L’air, étonnamment suave àrespirer, est plein de senteurs d’aubépine, de senteurs de lis. Etle cimetière est tout en fleurs ; on dirait d’un jardinprivilégié où les choses pousseraient à profusion ; des lisblancs, fleurs d’autrefois, déjà un peu archaïques, montent çà etlà leurs longues tiges au-dessus des tombes ; des œilletss’étendent en bordures et en tapis ; des pâquerettes de pleineterre forment de grands bouquets réguliers ; il y a surtoutdes rosiers du Bengale fleuris avec une surprenanteabondance : ils sont des gerbes roses, des masses roses qui sedétachent délicieusement sur le bleu des lointains. Le mois de maiméridional a jeté sur ce lieu une exquise parure éphémère, et ilfait aujourd’hui un temps rare, même dans le Midi ; un tempslimpide parmi les plus limpides, et calme, tiède sans accablement,presque immobile avec de légers souffles tout imprégnés de vie, quipassent… Et on a beau avoir éprouvé tant de fois combien sonttrompeurs ces mirages des printemps, on s’y laisse prendre encore,comme on s’y laissera prendre toujours, jusqu’à l’heure de lavieillesse sombre. On s’abandonne à une sorte de bien-être,d’intime ivresse de vivre, qui semble ne jamais devoir finir, pasplus que cette fête de lumière et de jeunesse qui est ce matinpartout, immense, rayonnante et douce…

Les trous sont creusés jusqu’à découvrir lesplanches pourries des cercueils ; mais on s’est arrêté là,suivant l’ordre que j’avais donné ; on m’attend pour souleverces couvercles d’épouvantes.

Allons, commençons par Yvon Gaëlo, vingt-deuxans, gabier, dont le nom se lit en lettres blanches sur une pauvrepetite croix de bois noir renversée parmi des œillets et desmarguerites.

Le vieux fossoyeur descend, s’enfonce jusqu’àdisparaître entre les parois de la fosse fraîchement ouverte ;un autre homme, son aide, reste en haut, près du bord, attentif àce qui va se passer…

Un premier coup de pioche, du côté des pieds,dans les planches qui cèdent et s’émiettent ; alors, au milieud’une terre grasse, plus noire que celle d’ailleurs, des débrisinformes apparaissent. Le fossoyeur tire sur quelque chose de longet de noirâtre : une jambe, qui se casse au genou et lui restedans la main :

– Allons, dit-il à l’homme d’en haut, ils sonttrop avancés, il faudra les avoir par morceaux ; va-t’en vitechez nous chercher la corbeille !

Et tout courbé sur sa besogne, il gratte làdedans avec ses ongles, ramassant un à un des doigts de pied qu’ilrange en petit tas, comme un jeu d’osselets.

– Je ne les croyais pas si avancés que ça,continue-t-il ; c’est vrai que, de ce côté du cimetière, ilsfinissent toujours plus vite…

En effet, il n’y a plus guère que desossements, qui se tiennent à peine entre eux.

Le soleil de mai plonge au fond de cettefosse, aussi gaîment que sur les fleurs voisines, il descend surces choses longtemps enfouies, qu’on s’imaginerait faites pours’agiter dans les ténèbres, dans les confuses pénombres des nuits,et qu’on est presque surpris de voir si nettement éclairées et sidéfinitivement inertes. L’horreur qu’on attendait en est déjàmoindre : elles diffèrent si peu, ces pauvres choses de laterre d’à côté où les roses puisent la vie…

Voici la corbeille d’osier arrivée, et lesdébris s’y entassent. Le déterreur procède par méthode, enremontant peu à peu vers la tête du mort ; les jambes,retrouvées ; tous les doigts des pieds, comptés avec soin, ildécouvre à présent les os plus larges du bassin, que de vivacesracines traversent, enlacent d’une infinité de filamentsblancs…

En remontant toujours, voici le plus horrible,la poitrine, entre les cercles encore rougeâtres qui sont lescôtes, apparaissent des tas de pourriture noire, des amas de vers.Alors, malgré le souriant soleil, malgré toutes les fleurstrompeuses, un frisson de révolte et d’effroi passe en nous, et levieil homme lui-même se redresse hésitant.

Il prend son parti toutefois, réunit ses deuxmains, les doigts joints, et puise dans ce thorax comme avec unecuiller… Il a raison, en somme ; tout cela n’est que de lamatière inoffensive, fécondante pour les racines profondes, déjàpresque de l’humus, qui passera dans les branches des rosiers à lapousse prochaine

Et, de nouveau, mais définitivement cettefois, l’horreur s’en va ; la révolte, le dégoût, font place àje ne sais quelle résignation grave, et il me semble que, moi-même,s’il le fallait, pour quelque pieux devoir ou pour quelque agrestebesogne de culture, j’oserais toucher à de tels débris. C’estpresque une impression apaisante que de surprendre ainsi, à lalueur du grand soleil, le mystère des transformationssouterraines ; de voir que ce n’est que cela, un cadavre,qu’au bout de trois ou quatre années c’est déjà si peu humain, siproche du terreau et des pierres. Et on comprend mieux lesdernières volontés de certains penseurs, d’Alphonse Karr entreautres : être enfoui entre des planches très minces, à peinesolides, pour pouvoir retourner plus vite à la terre…

La corbeille s’emplit toujours on y a jetéaussi des fragments encore reconnaissables de la chemise du matelotet sa cravate presque intacte.

Voici que l’homme y jette même un morceau ducercueil ; alors je lui demande :

– Pourquoi, ce bout de bois ?

– Oh ! répond-il, c’est pour ce qui tientaprès ; tenez, voyez, ça vient de lui, c’est de ses vers.

Et il retourne la planche pour me montrer, endessous, un amas de larves qui s’y tient collé.

Le soleil monte, monte radieux dans le cieltout bleu. L’heure de midi s’avance avec une tranquille splendeur.Du sol, s’exhale une odeur de menthes, d’herbes surchauffées, quiva, jusqu’à l’heure plus fraîche du soir, dominer le parfum detoutes les fleurs d’ici, roses, œillets, giroflées ouchèvrefeuilles. Il y a comme une joie infinie dans l’air ; lavie épand ses mille puissances, le renouveau sourit délicieusementpartout. Là-bas, très loin, les nappes étincelantes de la merviennent de se couvrir d’innombrables petites voilesblanches : toute la flottille des pêcheurs de Fontarabie quiprend gaîment le large, emportée par la brise légère. Sur le mur del’enclos, des enfants frais et rieurs se sont perchés, pour voir ceque nous faisons, et, près de moi, deux belles filles, coiffées dufoulard basque, regardent tranquillement la corbeille siremplie.

Le vieux fossoyeur continue de fouiller avecses doigts

– Oh ! s’écrie-t-il, voyez si on a raisonde dire qu’ils tombent tous du même côté, la tête sur la gauche Lavoilà, la tête, et regardez un peu de quel bord elle esttournée !… Oh ! ces dents, c’est-il blanc ! c’estcomme du lait !

Il prend la tête dans sa main, l’élève hors dutrou, toute suintante et rougeâtre, au plein soleil :

– Mais, regardez-moi ces dents ! c’est-iljoli !… Dame, aussi, des tout jeunes, des enfants, comme ça,et des si beaux enfants qu’ils étaient !

Puis, s’adressant aux deux belles filles quisont là, curieuses et nullement recueillies :

– Le jour de leur mort, j’en connais plusd’une au pays qui a pleuré, allez !… A leur enterrement,tenez, je m’en souviens comme si c’était d’hier, je parie qu’il yavait plus de trois cents personnes !… Ah ! les cheveux àprésent ; tenez voilà les cheveux !

Et il met, sur le tas des débris, des choseslégères qui ressemblent à de l’étoupe blonde…

Cependant, elle est trop pleine, la corbeille,posée tout au bord de la fosse ; il s’en détache un amas depourriture noire qui retombe sur le vieux déterreur, sur son cou,dans sa chemise ouverte…

– Oh ! fait-il, un peu décontenancé toutde même.

Et il se secoue :

– Je l’aurais préféré de son vivant pour metomber dessus, bien sûr ! … Enfin, ça ne me tuera pas, jepense bien !

La besogne pénible s’avance.

Les trois premiers sont déjà partis parmorceaux. Nous en sommes au quatrième, Jean Kergos, timonier. Prèsde sa jambe, à la hauteur où la poche de son pantalon pouvait être,le fossoyeur trouve une petite chose noire, qu’il dépose à mespieds : une bourse de cuir, avec un fermoir en métal…Ah ! c’est que celui-ci, rapporté à la plage par une lame aubout de huit jours seulement, n’avait sans doute pas été déshabilléavant sa mise au cercueil.

Je fais ouvrir cette bourse. Elle contient despièces d’argent, des sous espagnols, puis des boutons de marine,avec des aiguilles pour les recoudre. Pauvre garçon, il était unsoigneux, probablement, un qui aimait avoir sa tenue de matelotbien en ordre… Allons, qu’on lui rende sa bourse et ses bibelots decouture ; dans le panier tout cela, avec ses os et les débrisde sa chair. Gardons seulement ses pièces d’argent : il apeut-être, qui sait, quelque vieille mère indigente, à qui ce legssuprême fournira du pain.

Quand la corbeille a été remplie une dernièrefois, je quitte ces fosses vides pour la suivre, tandis qu’onl’emporte, par les petites allées paisibles si envahies degraminées folles, si fleuries de roses. L’air très suave est à lafois chaud et léger. Des oiseaux chantent et des abeillesbourdonnent. Vraiment, je n’ai jamais vu journée plus charmante,temps plus enchanteur, ciel de renouveau plus rempli de mensongèrespromesses douces. Et les apaisements inattendus continuent de sefaire en moi-même, apaisement de l’effroi physique d’après la mort,apaisement de l’horreur des cimetières, résignation aux pourriturespromptes, dans cette terre où descendent les racines amies,transformeuses de tout…

Voici le trou préparé pour les réunir. Aufond, dans une grande caisse en bois blanc, où sont déjà les débrismêlés des autres, on jette le contenu de cette quatrième corbeille.Alors tout mon calme d’esprit s’en va, à contempler cet amas d’osrouges, de lambeaux de drap de marine, de pourriture noire et devers, qui a été quatre jeunes hommes, quatre beaux matelots… Desboules rougeâtres, – les crânes, – se détachent sur ce fouillissans nom, la tête de l’un entre les tibias de l’autre, dans unepromiscuité atroce, dans un désordre ridicule et pitoyable…

Anxieusement je me demande si nous ne venonspas de commettre, dans un dessein pieux, la plus odieuse desprofanations… Oh ! laisser les corps en paix, là où ils sontcouchés, ne pas rouvrir les tombes, ne pas porter la main sur lesossements !…

Les Orientaux encombrent leurs villes decimetières, plutôt que de violer une sépulture ; ilsdétournent un chemin plutôt que de déranger le plus humble desmorts… Mais, comme nous sommes loin, nous, de leurs respectsexquis ! …

L’OEUVRE DE MER

[Le siège de l’Oeuvre de Mer, dirigée parl’amiral Lafond, est à Paris, 5, rue Bayard.]

Peut-être ai-je détourné autrefois un petitcourant de sympathie et de charité vers cette race héroïque dematelots qui est vouée, de père en fils, à la pêche d’Islande. On aversé quelques larmes sur les Yann et sur les Sylvestre, sur lesGaud et les vieilles grand’mères Moan, qui sont innombrables dansces familles de pêcheurs. Et, à une époque où la mer avait faitplus nombreux que jamais les orphelins et les veuves, mes amisinconnus ont généreusement donné sur ma demande ; j’ai eul’inoubliable joie d’aller distribuer à Paimpol de largesaumônes.

Eh bien ! ils sont encore les heureux,ces Islandais-là, qui meurent, comme « Yann » et commel’équipage de la Léopoldine, en pleine santé et en pleine vigueur,emportés soudainement par les lames au milieu de quelquetourmente.

Et c’est pour de plus déshérités que je tendsla main aujourd’hui ; c’est pour ceux que la maladie vientprendre en mer, pendant la saison de pêche, sur ces eaux lointaineset glacées ; c’est pour ceux qui finissent là dans des agoniesaffreuses, éternellement secoués et éternellement mouillés, à bordde bateaux inhabitables, où personne ne sait le premier mot de cequ’il faudrait faire pour les guérir. Ils n’ont même pas, cesbraves, les secours élémentaires que le dernier de nos rouleurs degrands chemins est assuré de trouver dans les hospices deFrance.

Cette mortalité, par les maladies qu’on nesoigne pas, est énorme chaque année, et il est révoltant de se direqu’on n’a pas enrayé cela encore, quand c’était sifacile !

Une œuvre enfin vient de se fonder dans cebut. Une société s’est constituée pour équiper des navires-hôpitauxqui iront dans les parages d’Islande, et où les malades serontrecueillis, – recueillis et presque toujours sauvés, car, engénéral, il suffira des moindres soins, des plus ordinairesremèdes, pour rétablir ces constitutions robustes.

Mais l’argent manque encore à cette société sinouvelle. Donc, il faudrait donner maintenant, donner pour empêcherde si misérablement mourir tous ces malades de là-bas : pèresde famille vaillants et jeunes, ou fils de vieilles femmes veuves,ou grands aînés et soutiens de petites nichées à l’abandon, oudésirés de pauvres fiancées en coiffe blanche…

PASSAGE DE CARMENCITA

Ceci se passait, il y a, hélas ! plus devingt années.

Tout jeune midship, j’avais l’air d’un enfantattaché à la majorité de l’amiral qui commandait alors la stationdes Mers du Sud.

Je ne me rappelle vraiment plus qui m’avaitprésenté chez cette amie Carmencita… A Valparaiso, dans ce quartiersolitaire, éloigné des quais et des navires, qui s’appellel’Almendral, elle habitait, au milieu d’un jardin, une belle,maison dont les fenêtres étaient grillées de barreaux de fersuivant l’usage de l’Amérique du Sud. Elle pouvait avoir detrente-cinq à trente-six ans, l’âge de la beauté finissante pourles Espagnoles de cette côte, et, à mes yeux très jeunes d’alors,elle paraissait déjà une personne sans conséquence. Elle neprétendait pas le contraire, d’ailleurs, malgré ses toilettesélégantes que les paquebots rapides lui apportaient directement deParis : « Je suis une si vieille fille ! »avait-elle coutume de dire.

Nous nous étions bientôt liés d’une intimeamitié dans le sens de ce mot le plus absolument honnête et chaste.Je lui consacrais mes soirées, toutes les heures de liberté que melaissait le service du bord, – et maternellement elle me faisaitchaque jour conjuguer mes verbes espagnols. Sa figure fine, un peujaunie, un peu – oh ! si peu pourtant – parcheminée,consistait en deux yeux exquis, allongés à n’en plus finir, dontles cils frisaient, dont les coins, dès qu’elle souriait, serelevaient à la chinoise. Et je me disais : « Comme ellea dû être jolie ! » Généralement silencieuse, répondantpar des demi-mots, des clignements ou des moues, elle étaitspirituelle comme un singe, avec une nuance de moquerie sans lamoindre noirceur.

Elle était très habile à lire dans la main, etvolontiers je lui laissais longuement la mienne, ayant toujoursquelque question nouvelle à lui poser sur mon avenir.

Dans sa maison, surtout le soir, dès quetombait la nuit, j’éprouvais, malgré les tentures et les meublesd’Europe, des impressions d’exil très lointain : c’était cequartier isolé, toujours silencieux ; c’était la pensée dulong trajet qu’il faudrait faire dans les rues vides pour rejoindreles quais animés de matelots, et la perspective de ces deuxkilomètres à parcourir ensuite en embarcation, sur une mer souventagitée, pour rejoindre mon navire avant minuit, – les midships, surla côte chilienne, n’ayant pas encore le droit de découcher, nimême de dépasser l’heure de Cendrillon. En plein jour, son jardinme dépaysait aussi beaucoup ; c’étaient pourtant des arbustesà petites feuilles et à petites fleurs, qui poussaient là commedans les pays tempérés qui ont un hiver ; mais tous, nouveauxpour moi, inconnus : plantes de l’hémisphère austral, soumisesau froid d’un hiver inverse du nôtre…

Un de ses grands moyens de charmer était lamusique. Elle avait des doigts merveilleux ; elle jouaitsurtout Liszt d’une façon tourmentée et délicieuse, où se mêlaitune certaine étrangeté exotique. Je lui demandais souvent aussi deshabaneras, des séguidilles, toutes sortes de danses espagnoles ouchiliennes. Et, une fois, comme elle m’en jouait une dont le rythmeme semblait nouveau, je lui demandai ce que c’était ?

Ça… dit-elle ! Une Sema-Couëque_ !…La danse d’ici !… Comment, vous ne connaissiez pas ?…

Plus tard, je devais souvent voir cetteSema-Couëque, chez les jolies Cholas (qui sont des métisses de sangespagnol et indien). Mais pour le moment, non ; je ne l’avaispas pratiquée encore.

– Oh ! continua-t-elle ; eh bien,nous allons vous la danser, et même vous l’apprendre.

Vite, elle manda Juanita, Mercédès et Pilar(quinze à dix-huit ans), ses trois nièces, qui demeuraient au boutdu jardin avec leur mère. Et, quand furent en place les danseuses,tenant chacune, au bout d’un bras levé, son mouchoir à la main,brusquement elle se leva encore du piano où elle allait jouer cetteSema-Couëque :

– Oh ! dit-elle, il faut chanter plutôt,chanter comme les Cholas, et moi je vais vous faire letambourin.

Les petites chantèrent en se balançant, et,elle, l’œil changé, l’œil presque indien, tapait sur le bois sonorede la table d’harmonie, avec ses petites mains sèches quisemblaient devenues des bâtons, marquait le pan pan ! panpan ! saccadé de la Sema-Couëque.

Pour que ce fût complet, ce soir-là, on servitmême le mathé, qui est une infusion traditionnelle de l’Amérique duSud et que l’on boit à l’aide d’un tube de roseau.

J’eus vite fait d’apprendre. Et cela devint detradition pour nos fins de soirées, auxquelles assistaient toujoursPilar, Mercédès et Juanita : « Si nous dansions laSema-Couëque__ ! »

Une fois, la veille de quitter le Chili et departir pour la Polynésie, je voulus qu’elle dansâtelle-même :

– Oh ! dit-elle, une si vieille fillecomme je suis !… Vraiment, Pilar, est-ce possible, ce qu’il medemande ?

– Monsieur, répondit Pilar, personne àValparaiso ne danse comme tante Carmencita !

Avec une grâce souple et légère, elle se mit àdanser. D’abord sa taille mince se balança sur ses hanches qui nese déplaçaient presque pas, agitées à peine d’un petit mouvementrythmé. Puis, tout à coup, elle partit comme envolée à la cadenceétrange, et tourbillonna.

Alors, pour la première fois, il me parutqu’elle était jeune…

Nous nous revîmes dix-huit mois après, à monretour d’Océanie. Escale courte et mélancolique, avant le départpour la France, les grands adieux. Je la trouvai vieillie, –surtout après ces Tahitiennes si jeunes, auxquelles je venais dem’habituer. En mon absence, ses cheveux s’étaient mêlés de filsargentés, et une de ses jolies dents blanches avait été dorée.

Dans son jardin, les plantes australesperdaient leurs feuilles : on était en avril, le commencementde l’automne, là-bas…

Nous nous quittâmes, nous promettant de nousécrire.

Puis, avec le temps, les lettres s’espacèrent– et, je ne sais comment, finirent. Vingt-trois ans, c’est unetelle éternité !…

De plus en plus rarement, je songeais aux Mersdu Sud, à Valparaiso, à l’Almendral, me disant : « Elleest vieille aujourd’hui, ma pauvre Carmencita, courbée peut-être,avec une chevelure blanche… »

Et, cette nuit, voici que j’ai rêvé d’elle.J’ai revu la maison de l’Almendral, le salon d’autrefois, aucrépuscule gris ; Carmencita, dans un fauteuil, blanchie,toute caduque. J’ai dit : Si nous dansions uneSema-Couëque ! Et, d’un geste triste, elle m’a montré desmanteaux et des châles de vieille dont elle était jusqu’au mentonenveloppée.

Dans mon rêve, alors tout à coup l’heure asonné de rentrer à bord de ma frégate qui allait partir. J’étaismême en retard ; j’avais un long trajet à faire à travers laville obscure, dans des quartiers de gens du peuple, où desquantités de Cholas dansaient la Sema-Couëque, rieuses,moqueuses ; les bras nus qui agitaient les mouchoirs à chaqueinstant se rejoignaient pour me faire une troublante barrière etretarder ma course. Enfin, la vision s’est éteinte dans la nuit, dusilence et du rien, comme j’atteignais les bords d’une mer sombreoù personne ne dansait plus…

Ce matin, à la reprise de la vie réelle, j’airetrouvé le souvenir de Carmencita très vivant, comme il arrivetoujours pendant les premières heures après qu’on a rêvé dequelqu’un. J’avais surtout une mélancolie en songeant à sa beautépassée, à sa forme perdue. Et c’était pour la première fois, aprèsvingt-trois ans, comme l’éveil de je ne sais quoi de tendre quisommeille toujours, même imprécis et inavoué, au fond des amitiésque l’on a pour les femmes lorsqu’elles sont jolies ou finissent àpeine de l’être.

LE MUR D’EN FACE

Tout au fond d’une cour, elles habitaient unmodeste petit logis, la mère, la fille, et une parente maternelledéjà bien âgée – leur tante et grand’tante – qu’elles venaient derecueillir.

La fille était encore très jeune, dansl’éphémère fraîcheur de ses dix-huit ans, lorsqu’elles avaient dû,après des revers de fortune, s’enfermer là, au recoin le plusretiré de leur maison familiale. Le reste de la chère demeure, toutle côté vivant qui regardait la rue, il avait fallu le louer à desétrangers profanateurs, qui y changeaient les aspects des ancienneschoses et y détruisaient les souvenirs.

Une vente judiciaire les avait dépouillées desmeubles plus luxueux d’autrefois, et elles avaient arrangé leurnouveau petit salon de recluses avec des objets un peudisparates : reliques des aïeules, vieilleries exhumées desgreniers, des réserves de la maison. Mais tout de suite ellesl’avaient aimé, ce salon si humble, qui devait maintenant, pendantdes années, les réunir toutes trois auprès d’un même feu et d’unemême lampe, aux veillées des hivers. On s’y trouvait bien ; ilavait un air familial et intime. On s’y sentait un peu cloîtré,c’est vrai, mais sans tristesse, car les fenêtres, garnies desimples rideaux de mousseline, donnaient sur une cour ensoleilléedont les murs très bas étaient garnis de chèvrefeuilles et deroses.

Et déjà elles oubliaient le confort, le luxed’autrefois, heureuses de leur salon modeste, quand un jour unecommunication leur fut faite, qui les laissa dans la consternationmorne : le voisin allait élever de deux étages sonlogis ; un mur allait monter là, devant leurs fenêtres,enlever l’air, cacher le soleil…

Et aucun moyen, hélas ! de conjurer cemalheur, plus intimement cruel à leurs âmes que tous les précédentsdésastres de fortune. Acheter cette maison du voisin, ce qui eûtété facile au temps de leur aisance passée, il n’y fallait plussonger ! Rien à faire, dans leur pauvreté, qu’à courber latête.

***

 

Donc, les pierres commencèrent de surgir,assise par assise ; avec angoisse, elles les regardaients’élever ; un silence de deuil régnait entre elles, dans lepetit salon, de jour en jour attristé, à mesure que montait cettechose obscurcissante. Et dire que cette chose-là, toujours plushaute, remplacerait bientôt le fond de ciel bleu ou de nuages d’orsur lequel se détachait jadis le mur de leur cour avec sa chevelurede branches !…

En un mois, les maçons eurent achevé leurœuvre : c’était une surface lisse, en pierres de taille, quifut peinte ensuite d’un blanc grisâtre, simulant presque un cielcrépusculaire de novembre, perpétuellement opaque, invariable etmort ; – et aux étés suivants, les rosiers, les arbustes de lacour reverdirent plus étiolés à son ombre.

Dans le salon, les chauds soleils de juin etde juillet pénétraient encore, mais plus tardifs le matin, plusvite enfuis le soir ; les crépuscules d’arrière-saisontombaient une heure plus tôt, amenant tout de suite les pénétrantestristesses grises.

***

 

Et le temps, les mois, les saisons coulèrent.Entre chien et loup, aux heures indécises des soirs, quand lestrois femmes quittaient l’une après l’autre leur ouvrage debroderie ou de couture, avant d’allumer la lampe de veillée, lajeune fille – qui bientôt ne serait plus jeune – levait toujoursles yeux vers ce mur, dressé là au lieu de son ciel de jadis ;souvent même, par une sorte de mélancolique enfantillage, quiconstamment lui revenait comme une manie de prisonnière, elles’amusait à regarder, d’une certaine place, les branches desrosiers, la tête des arbustes se détacher sur ce fond grisâtre despierres peintes, et cherchait à se donner l’illusion que ce fond-làétait un ciel, un ciel plus bas et plus proche que le vrai, – dansle genre de ceux qui, la nuit, pèsent sur les visions déformées dessonges.

***

 

Elles avaient en espérance un héritage dontelles parlaient souvent autour de leur lampe et de leur table detravail, comme d’un rêve, comme d’un conte de fée, tant il semblaitlointain.

Mais, quand on la tiendrait, cette successiond’Amérique, à n’importe quel prix on achèterait la maison duvoisin, pour démolir toute la partie nouvelle, rétablir les chosescomme au temps passé, et rendre à leur cour, rendre aux chersrosiers des murailles le soleil d’autrefois. Le jeter bas, ce mur,c’était devenu leur seul désir terrestre, leur continuelleobsession.

Et la vieille tante avait coutume alors dedire :

– Mes chères filles, Dieu permette que je viveassez longtemps, moi, pour voir ce beau jour !…

***

 

Il tardait bien à venir, leur héritage.

Les pluies, à la longue, avaient tracé sur lasurface lisse une sorte de zébrure noirâtre, triste, triste à voir,formant comme un V, ou comme la silhouette trouble d’un oiseau quiplane. Et la jeune fille contemplait cela longuement, tous lesjours, tous les jours…

***

 

Une fois, à un printemps très chaud, qui,malgré l’ombre du mur, avait fait les roses plus hâtives que decoutume et plus épanouies, un jeune homme parut dans ce fond decour, prit place pendant quelques soirs à la table des trois damessans fortune. De passage dans la ville, il avait été recommandé pardes amis communs, non sans arrière-pensée de mariage. Il étaitbeau, avec un visage fier, bruni par les grands soufflesmarins…

Mais il le jugea trop chimérique,l’héritage ; il la trouva trop pauvre, la jeune fille, dont leteint commençait d’ailleurs à beaucoup pâlir faute de lumière.

Donc, il repartit sans retour, lui qui avaitlà, pour un temps, représenté ce soleil, la force et la vie. Etcelle qui déjà s’était cru sa fiancée reçut de ce départ un muet etintime sentiment de mort.

***

 

Et les années monotones continuèrent leurmarche, comme les impassibles fleuves ; il en passacinq ; il en passa dix, quinze et même vingt. La fraîcheur dela jeune fille sans dot peu à peu acheva de s’en aller, inutile etdédaignée ; la mère prit des cheveux blancs ; la vieilletante devint infirme, branlant la tête, octogénaire dans unfauteuil fané, éternellement assise à sa même place, près de lafenêtre obscurcie, son profil vénérable se découpant sur lesfeuillages de la cour, au-dessous de ce fond de muraille unie, oùs’accentuait la marbrure noirâtre, en forme d’oiseau, tracée parles lentes gouttières.

En présence du mur, de l’inexorable mur, ellesvieillirent toutes les trois. Et les rosiers, les arbustesvieillirent aussi, de leur moins sinistre vieillesse de plantes,avec encore des airs de rajeunissement à chaque renouveau.

– Oh ! mes filles, mes pauvres filles,disait toujours la tante, de sa voix cassée qui ne finissait plusles phrases, pourvu que je vive assez longtemps, moi…

Et sa main osseuse, avec un geste de menace,désignait l’oppressante chose de pierre.

***

 

Elle était morte depuis une dizaine de mois,laissant un vide affreux dans le petit salon des recluses, et onl’avait pleurée comme la plus chérie des grand’mères, quandl’héritage arriva enfin, très bouleversant, un jour où l’on n’ypensait plus.

La vieille fille, – quarante ans sonnésmaintenant, – se retrouva toute jeune, dans sa joie d’entrer enpossession de la fortune revenue.

On chasserait les locataires, bien entendu, onse réinstallerait comme avant ; mais de préférence, on setiendrait à l’ordinaire dans le petit salon des temps demédiocrité : d’abord il était maintenant rempli de souvenirs,et puis d’ailleurs il redeviendrait d’une gaîté ensoleillée, dèsqu’on aurait abattu ce mur emprisonnant, qui n’était plusaujourd’hui qu’un vain épouvantail, si facile à détruire à coups delouis d’or.

***

 

Elle eut enfin lieu, cette chute du mur,désirée depuis vingt mornes années. Elle eut lieu un avril, aumoment des premiers souffles tièdes, des premières soirées longues.Très vite cela s’accomplit, au milieu d’un tapage de pierres quitombaient, d’ouvriers qui chantaient, dans un nuage de plâtras etde vieille poussière.

Et, au déclin de la seconde journée, quand cefut terminé, les ouvriers partis, le silence revenu, elles seretrouvèrent assises à leur table, la mère et la fille, étonnéesd’y voir si clair, de n’avoir plus besoin de lampe pour commencerle repas du soir. Comme en un étrange retour de temps antérieurs,elles regardaient les rosiers de leur cour s’étaler à nouveau surle ciel. Mais, au lieu de la joie qu’elles en avaient attendue,c’était d’abord un indéfinissable malaise : trop de lumièretout à coup dans leur petit salon, une sorte de resplendissementtriste, et la notion d’un vide inusité au dehors, d’un immensechangement… Il ne leur venait point de paroles, en présence del’accomplissement de leur rêve ; absorbées l’une et l’autre,prises d’une croissante mélancolie, elles restaient là sans causer,sans toucher au repas servi. Et peu à peu, leurs deux cœurs seserrant davantage, cela devenait comme de la détresse, comme l’unde ces regrets noirs et sans espérance que nous laissent lesmorts.

Quand la mère enfin s’aperçut que les yeux desa fille commençaient à s’embrumer de pleurs, devinant les penséesinexprimées qui devaient si bien ressembler aux siennes :

– On pourrait le rebâtir, dit-elle. Il mesemble qu’on pourrait essayer, n’est-ce pas, de le refairepareil ?…

– J’y songeais moi aussi, répondit la fille…Mais non, vois-tu : ce ne serait plus le même !…

Mon Dieu ! comment cela sepouvait-il ; c’était elle, c’était bien elle qui l’avaitdécrété, l’anéantissement de ce fond de tableau familier,au-dessous duquel, pendant un printemps, elle avait vu se détachercertain beau visage de jeune homme, et, pendant de si nombreuxhivers, un profil vénéré de vieille tante morte…

Et tout à coup, au souvenir de ce vague dessinen forme d’ombre d’oiseau, tracé là par de patientes gouttières, etqu’elle ne reverrait jamais, jamais, jamais, son cœur fut déchirésoudainement d’une manière plus affreuse ; elle pleura leslarmes les plus sombres de sa vie, devant l’irréparable destructionde ce mur.

UN VIEUX MISSIONNAIRE D’ANNAM

Là-bas, dans le sinistre pays jaune d’ExtrêmeOrient, pendant la mauvaise période de la guerre, depuis dessemaines notre navire, un lourd cuirassé, stationnait à son postede blocus, dans une baie de la côte.

Avec la terre voisine, – montagnesinvraisemblablement vertes ou rizières unies comme des plaines develours, – nous communiquions à peine. Les gens des villages et desbois restaient chez eux, méfiants ou hostiles. Une accablantechaleur tombait sur nous, d’un ciel morne, presque toujours gris,que voilaient de continuels rideaux de plomb.

Certain matin, pendant mon quart, le timonierde veille vint me dire :

– Il y a un sampan, cap’taine, qui arrive dufond de la baie et qui a l’air de vouloir nous accoster.

– Ah ! et qu’est-ce qu’il y adedans ?

Indécis, avant de répondre, il regarda denouveau avec sa longue-vue :

– Il y a, cap’taine… une manière de bonze, deChinois, de je ne sais pas quoi, qui est assis tout seul àl’arrière.

Sans hâte, sans bruit, il s’avançait, lesampan, sur l’eau inerte, huileuse et chaude. Une jeune fille àvisage jaune, vêtue d’une robe noire, ramait debout pour nousamener ce visiteur ambigu, qui portait bien le costume, la coiffureet les lunettes rondes des bonzes d’Annam, mais qui avait de labarbe et une surprenante figure pas du tout asiatique.

Il monta à bord et vint me saluer en français,parlant d’une façon timide et lourde.

– Je suis un missionnaire, me dit-il, je suisde la Lorraine, mais j’habite depuis plus de trente ans un villagequi est ici, à six heures de marche dans les terres et où tout lemonde s’est fait chrétien… Je voudrais parler au commandant pourlui demander du secours. Les rebelles nous ont menacés et ils sontdéjà près de chez nous. Tous mes paroissiens vont être massacrés,c’est très certain, si l’on ne vient pas bien promptement à notreaide !

Hélas ! le commandant fut obligé derefuser le secours. Tout ce que nous avions d’hommes et de fusilsavait été envoyé dans une autre région ; il nous restait, ence moment, juste le nombre de matelots nécessaires pour garder lenavire ; vraiment, nous ne pouvions rien pour ces pauvres« paroissiens-là », et il fallait les abandonner commechose perdue.

Maintenant, arrivait l’heure accablante demidi, la torpeur quotidienne qui suspend partout la vie. Le petitsampan et la jeune fille s’en étaient retournés à terre, venant dedisparaître là-bas, dans les malsaines verdures de la rive, et lemissionnaire nous restait – naturellement – un peu taciturne, maisne récriminant pas.

Il ne se montra guère brillant, le pauvrehomme, pendant le déjeuner qu’il partagea avec nous. Il étaitdevenu tellement Annamite, qu’aucune conversation ne semblaitpossible avec lui. Après le café, il s’anima seulement quandparurent les cigarettes, et il demanda du tabac français pourbourrer sa pipe ; depuis vingt ans, disait-il, pareil plaisirlui avait été refusé. Ensuite, s’excusant sur la longue route qu’ilvenait de faire, il s’assoupit sur des coussins.

Et dire que nous allions sans doute le garderplusieurs mois, jusqu’à son rapatriement, cet hôte imprévu que leciel nous envoyait ! Ce fut sans enthousiasme, je l’avoue, quel’un de nous vint enfin lui annoncer de la part ducommandant :

– On vous a préparé une chambre, mon Père. Ilva sans dire que vous êtes des nôtres jusqu’au jour où nouspourrons vous déposer en lieu sûr.

Il parut ne pas comprendre.

– Mais… j’attendais la tombée de la nuit pourvous demander un petit canot et me faire reconduire là-bas, au fondde la baie. Avant la nuit vous pourrez bien me faire porter àterre, au moins ? reprit-il avec inquiétude.

– A terre !… Et que feriez-vous àterre ?

– Mais, je retournerai dans mon village,dit-il avec une simplicité tout à fait sublime. Ah ! je nepeux pas dormir ici, vous comprenez bien… Si c’était pour cettenuit, l’attaque !

Voici qu’il grandissait à chaque mot, cet êtred’un premier aspect si vulgaire, et nous commencions à l’entoureravec une curiosité charmée.

– Cependant, c’est vous qui serez le moinsépargné de tous, mon Père ?

– Oh ! c’est bien probable, en effet,répondit-il, tranquille et admirable comme un martyr antique.

Dix de ses paroissiens l’attendaient sur laplage au coucher du soleil ; tous ensemble, ils retourneraientla nuit au village menacé, et alors, à la volonté deDieu !

Et comme on le pressait de rester, – carc’était courir à la mort, à quelque atroce mort chinoise, que des’en retourner là-bas après ce refus de secours, – il s’indignadoucement, obstiné, inébranlable, mais sans grandes phrases et sanscolère :

– C’est moi qui les ai convertis, et vousvoulez que je les abandonne quand on les persécute pour leurfoi ? Mais ce sont mes enfants, vous comprenezbien !…

Avec une certaine émotion, l’officier de quartfit préparer un de nos canots pour le reconduire, et nous allâmestous lui serrer la main à son départ. Toujours tranquille, redevenuinsignifiant et muet, il nous confia une lettre pour un vieuxparent de Lorraine, prit une petite provision de tabac français,puis se mit en route.

Et, tandis que le jour baissait, nous restâmeslongtemps à regarder en silence s’éloigner, sur l’eau lourde etchaude, la silhouette de cet apôtre qui s’en allait simplement àson martyre obscur.

Nous appareillâmes la semaine suivante, pourje ne sais plus où, et les événements, à partir de cette époque,nous bousculèrent sans trêve. Jamais nous n’entendîmes plus parlerde lui, et je crois que, pour ma part, je n’y aurais jamaisrepensé, si monseigneur Morel, directeur des missions catholiques,ne m’avait demandé un jour avec instance d’écrire une petitehistoire de missionnaire.

TROIS JOURNEES DE GUERRE EN ANNAM

I. A BORD

17 août 1883.

L’escadre se réunit dans la baie de Tourane.L’attaque des forts et de la ville de Hué sera pour demain.

Aucune communication avec la terre. La journéese passe en préparatifs. Le thermomètre marque 33°, 5 au vent et àl’ombre. De hautes montagnes entourent la baie, rappelant lesAlpes, moins leurs neiges. Dans le lointain, sur une langue desable, on aperçoit la ville de Tourane : un assemblage dehuttes basses, en bois et en roseaux. On s’occupe à bord d’équiperles hommes des compagnies de débarquement, de leur délivrer àchacun vivres, munitions, sac, bretelle de fusil, etc., même deleur faire essayer leurs souliers. Les matelots sont gais comme degrands enfants, à cette idée de débarquer demain, et cespréparatifs semblent absolument joyeux.

Pourtant, les insolations et les fièvres ontdéjà fait parmi eux bien des ravages ; de braves garçons, quitout dernièrement étaient alertes et forts, se promènent têtebasse, la figure tirée et jaunie.

Dans l’après-midi, on voit arriver de terre uncanot portant des mandarins vêtus de noir, l’un d’eux abrité sousun immense parasol blanc. Ils vont conférer à bord de l’amiral ets’en retournent comme ils étaient venus.

A cinq heures, réunion et conseil descapitaines, à bord du Bayard. Orage et pluie torrentielle.

Les matelots passent la soirée à chanter, plusgaiement que de coutume. On entend même les vieux sons aigres d’unbiniou, que des Bretons ont apporté.

***

 

Samedi, 18 août.

A neuf heures du matin, l’escadre (Bayard,Atalante, Annamite, Château-Renaud, Drac, Lynx, Vipère) sort enligne de file de la baie de Tourane, par un temps lumineux etsplendide, traverse une légion de jonques de pêcheurs voilées enailes de papillon, et fait route vers Hué, la capitale del’Annam.

A deux heures vingt, l’escadre arrive devantl’entrée de la rivière de Hué. Au premier plan, une côte de sable,étincelante dans le soleil, quelques cocotiers aux panaches verts,quelques maisons aux toits arqués dans le goût chinois. Un seulgrand fort apparent, gardant l’entrée de la rivière, où la merbrise.

L’escadre s’approche avec précaution, ensondant, mouille le plus près possible, et s’embosse, en hissantles pavillons français, pour commencer le bombardement.

Le fort répond bravement, en hissant lepavillon jaune d’Annam. On dirait un fort moderne, bien construitet casematé, mais on n’y aperçoit pas de canons. Quelquespersonnages apparaissent aux embrasures, ayant l’air de flâner etde nous regarder fort tranquillement ; leur résistance sansdoute ne sera pas sérieuse, et on s’attend à les voir fuir aupremier coup de nos canons.

Au-dessus de la ligne brillante des sables,les montagnes forment un fond obscur qui monte très haut dans leciel, et se découpe en sombre sur la grande lumière bleue.

Cinq heures et demie du soir.

Un premier obus lancé par le Bayard donne lesignal du feu. Il tombe en plein sur le fort annamite, soulevantune trombe rougeâtre de sable et de gravier. De tous les bâtimentsde l’escadre, le bombardement commence, régulier et méthodique,chacun tirant sur le point précis qui lui a été indiqué hier.Quelques minutes se passent, et, à terre, rien ne bouge ;vraisemblablement les Annamites se sont sauvés.

Mais voici tout à coup de petites lueursrapides, qui éclatent aux embrasures du fort, accompagnées defumées blanches ; c’est la riposte, on tire sur nous.

Il y a même, ailleurs, des canons en quantité,de petites batteries qu’on ne voyait pas, qui étaient échelonnéestout le long de la côte dans le sable, et qui font feu tantqu’elles peuvent.

Mais ce sont des boulets ronds, qui ne portentpas jusqu’à nous. Ils tombent à moitié route, en laissant desremous dans l’eau. Les avisos seuls, qui se sont approchésdavantage, peuvent en recevoir par raccroc quelques-uns ; –les cuirassés, trop éloignés, les regardent venir sanscrainte ; on les voit sautiller sur l’eau, en faisant desricochets, comme des paumes d’enfant, et puis disparaître enchemin.

Bientôt de grandes flammes rouges commencent àmonter, derrière le fort de Thouane-An ; c’est un incendie quenos obus ont allumé là-bas, ce sont des villages quiflambent ; cela gagne vite, et cela monte très haut, avec uneépaisse fumée.

Le bombardement continue. Malgré le roulis quigêne notre tir, les obus pleuvent sur les Annamites, chaviranttout ; mais eux tiennent toujours et précipitent leur feu.Assurément, ils sont braves.

Sept heures du soir.

La nuit est presque venue ; c’est lalueur du village brûlé qui nous guide pour notre tir. Des nuagestrès épais se sont amoncelés sur les montagnes de l’Annam ;cela forme un immense fond noir, avec des éclairs qui se promènentdessus ; en bas, au ras de la mer, toujours les petites lueursrapides des canons tirant sur nous. Une grosse lune jaune, qui selève très embrouillée de nuages, éclaire mal la situation ; –on commence à ne plus rien voir. L’amiral, signale de cesser lefeu, et tout se tait.

Mais les Annamites ont riposté jusqu’à la fin,avec une force de résistance inattendue, et les pavillons du roiTu-Duc flottent toujours sur la plage.

C’est demain matin, dimanche, au petit jour,que nous devons tenter le débarquement de vive force ; – on apréparé, avec des bambous, les ponts, les radeaux, tout le matérielnécessaire. Les matelots ont toujours leur entraininsouciant ; – mais les gens raisonnables se préoccupent unpeu de ce coup de main, avec si peu de monde, au milieu desbrisants, sur une plage garnie de canons et de soldats. Vu de près,cela semble moins facile qu’hier, quand on en causait àTourane.

***

 

Dimanche 19 août.

Branle-bas à quatre heures du matin, Lescompagnies de débarquement prennent à la hâte les armes, lesmunitions, les vivres. On embarque dans les canots les pièces decampagne et les canons-revolvers.

Cinq heures et demie.

Contre-ordre de l’amiral, débarquementajourné. Des baleinières de l’escadre sont allées dans la nuit à laplage examiner les brisants qui sont trop dangereux aujourd’hui.Avant le soleil levé, les hommes sont désarmés, le matérielramassé, et l’on commence à bord des navires, comme si de rienn’était, le grand lavage traditionnel du dimanche.

Au petit jour, l’air est si pur qu’ondistingue à terre, jusque dans les lointains, les moindres détailsdes choses.

Les longues-vues sondent le fond de la rivièrede Hué : de grands arbres, des palmiers verts, et, de distanceen distance, des pavillons d’Annam, indiquant des forts et desbatteries. On n’aperçoit rien de la ville, où, prétend-on, la têtedu pauvre commandant Rivière serait encore exposée en placepublique, au bout d’une perche.

Voici un mouvement de troupes sur le sable dela plage, Des gens sortent du fort de Thouane-An, que nous avonsbombardé hier ; ils sont habillés de noir et coiffés de grandschapeaux chinois blancs, en forme de champignon : on voitleurs armes briller au soleil : ce sont des soldats de l’arméerégulière du roi Tu-Duc. Ils commencent à traverser la rivière surun bac, pour se concentrer en face dans un fort de la rive sud. LeBayard leur envoie des obus ; il en résulte des paniques, deschutes dans l’eau ; on les voit courir comme des fous sur lesable. Mais le mouvement continue toujours, et les forts annamitesse mettent à nous riposter.

Ce matin, à notre surprise, leurs projectilesarrivent jusqu’à nous et sifflent en l’air avec un bruit pareil àcelui des nôtres. Evidemment, ce sont des pièces rayées qui nousles envoient. Ils n’en avaient pas hier, ils ont dû les établirpendant la nuit.

Un projectile traverse la hune de la Vipère,un autre enfonce les tôles du Bayard, et frappe un matelot dans lapoitrine. Alors, au signal de l’amiral, le bombardement généralrecommence.

Pas de roulis aujourd’hui ; les pièces del’escadre, parfaitement pointées, portent toutes en plein sur lesbatteries annamites, qui doivent être écrasées. A chacun de noscoups, on voit voler des tourbillons de sable et de pierres. Leurfeu ne tient pas dix minutes. Au haut d’une demi-heure, nouscessons aussi le nôtre, la terre ne ripostant plus.

Il est onze heures. Ce sera une journée derepos pour les matelots, qui en ont besoin ; on donne à bordle coup de sifflet bien connu :. « L’équipage aux sacs,les jeux sont permis ! » Les batteries de l’escadre,salies par la poudre, la fumée, l’eau boueuse des écouvillons,n’ont pas leur aspect habituel, leur réjouissante propreté dudimanche ; mais il y passe aujourd’hui une bonne brise de mer,pas trop chaude, très respirable. Au lieu de prendre leurs sacs,les matelots, fatigués par quelques journées de travail excessif etde veilles, se couchent à plat pont et s’endorment. Les bâtimentsdeviennent silencieux comme de grands dortoirs.

A huit heures du soir, conseil de guerre àbord du Bayard. – Les brisants se sont beaucoup calmés ; lesforts annamites, deux fois bombardés, ne doivent plus être en étatd’opposer une résistance très longue ; le débarquement estdécidé pour demain matin, et les marins se couchent bien vite, afind’avoir un peu le temps de dormir avant le branle-bas qu’on doitleur faire à quatre heures.

Les officiers du corps de débarquement sontdésignés d’avance d’après certaines règles fixes, d’après leurancienneté et leurs fonctions à bord ; ceux qui doivent resterpour la manœuvre et le service des batteries sont donc préparésdepuis longtemps à cette privation et l’acceptent sansmurmures.

Pour les matelots, il y a plusd’arbitraire ; bien des gabiers, qui n’avaient pas étédésignés d’abord, ont réussi aujourd’hui à se substituer à d’autresmoins dégourdis qu’eux, et partiront à leur place. Il s’agit demainmatin de s’emparer de toute la rive gauche de la rivière de Hué,qui est la partie la plus sérieusement fortifiée de la côte.Indépendamment des petites batteries disposées çà et là dans lesable, il y a le grand fort circulaire du Sud qui garde l’entrée decette rivière avec une quarantaine d’embrasures à canons ;puis, la batterie du Magasin-au-Riz, et enfin, en remontanttoujours vers le nord-ouest, le fort extrême du nord. Tous, plus oumoins abîmés par les obus, mais sans doute réparés pendant la nuitet capables encore de recommencer le feu.

Nuit splendide. Les bâtiments de l’escadrepromènent sur la terre de grands jets de lumière électrique quidoivent effrayer beaucoup les Annamites. Pendant ce temps-là, lesbaleinières françaises sondent l’entrée de la rivière, et explorentles brisants de la plage.

***

 

Lundi 20 août, quatre heures du matin.

Branle-bas. – Nuit close. Le corps dedébarquement déjeune à la hâte, s’arme, prend ses munitions et deuxjours de vivres. Quelques poignées de main, quelques petitesrecommandations échangées entre ceux qui partent et ceux quirestent ; – puis, on s’embarque dans les canots. Toutes lespièces de l’escadre sont pointées sur la côte, prêtes à fairefeu.

Cinq heures trente.

Au petit jour, les pavillons français sonthissés en tête de chaque mât ; le vacarme du bombardementrecommence. La terre ne répond pas. Les dunes font tout le long del’horizon une ligne blanche ; les montagnes d’Annam dessinentau-dessus, dans le ciel qui s’éclaire, de hautes découpuresviolettes.

Cinq heures cinquante.

Toute la flottille des canots se met enmarche. Temps très pur, absolument calme. Le soleil se lève sous depetits nuages couleur d’or. Le jour est venu tout d’un coup, commeil est de règle dans les pays des tropiques. Tous les détails desmontagnes s’accentuent en rose et en bleu. On voit, au-dessus desdunes, les cocotiers verts, les batteries, les villages, lespagodes, les maisons aux toits ornés de découpures. Dans tout celarien ne bouge, et nos obus semblent tomber sur un paysabandonné.

Six heures vingt.

Les compagnies de débarquement du Bayard et del’Atalante arrivent à la plage, commencent à mettre pied à terrepar les brisants, en se mouillant beaucoup. Un instantd’anxiété : des navires de l’escadre, on distingue nettementdes rangées de têtes annamites qui apparaissent au-dessus des duneset que les marins débarqués ne peuvent pas voir ; ces gens lesattendent là, dans des tranchées. Le Lynx, le plus rapproché, leurenvoie un feu de salve qui semble en abattre une vingtaine ;les autres se baissent.

C’est près du fort du Nord, en face d’unvillage, qu’a lieu ce débarquement. Tout à coup, de derrière lesdunes, part une pluie de bombettes enflammées, avec quelquesprojectiles et des morceaux de ferraille. Personne n’est blessé.Les bombettes sont presque inoffensives, elles retombent toutdoucement sur le sable comme de petits météores. Les matelotsmontent en courant sur les dunes, rencontrent les Annamites dans latranchée, font feu sur eux, puis les chargent à la baïonnette.Instantanément, toute cette première bande jaune est en fuite. Unmillier d’hommes, peut-être, se sauvent devant cette poignée dematelots. La compagnie de débarquement de l’Atalante court sur lefort du Nord. Des Annamites en sortent brusquement, s’avancent,font feu sans tuer personne, puis reculent et se sauvent.

Six heures quarante.

La compagnie de l’Atalante est dans le fort duNord. Le pavillon annamite est amené et le premier pavillonfrançais hissé à sa place par le lieutenant de vaisseau Poidloüe,commandant la compagnie. Les marins poursuivent les Annamites dansla direction du nord-ouest.

Sept heures.

L’artillerie de débarquement et le premiergroupe d’infanterie de marine mettent pied à terre. Les canotsreviennent pour faire un second transport. Une nouvelle batterieannamite, établie dans le sable, ouvre le feu contre la Vipère quilui répond. Les obus ont mis le feu au village nord, qui commence àflamber.

Sept heures trente.

La batterie annamite du Magasin-au-Riz ouvrele feu. Les obus ont allumé un second incendie, celui-cimagnifique : village, pagode, tout brûle avec d’immensesflammes rouges et des tourbillons de fumée.

Sept heures quarante.

Le second convoi d’infanterie de marine metpied à terre ; toute l’artillerie est débarquée et hissée surla crête des dunes. Les troupes françaises se massent,perpendiculairement à la plage, face au sud, se disposant à marchersur les grands forts.

Sept heures cinquante.

Un incendie est allumé par les obus del’escadre dans le fort circulaire du Sud. Toutes les troupesfrançaises sont massées ; l’artillerie de débarquement ouvrele feu contre les forts. Au nord, toutes les maisons brûlent.

Huit heures.

Les troupes françaises se divisent et seportent en avant vers le sud.

Huit heures trente-cinq.

Les premiers groupes français arrivent, peunombreux, à la batterie du Magasin-au-Riz, et font un feuprécipité.

Huit heures quarante.

Ils reculent de quelques pas ets’abritent : le fort circulaire tire sur eux. L’escadreaccélère le bombardement

Huit heures quarante-cinq.

Le corps de débarquement signale de terre auvaisseau amiral (au moyen de pavillons de timonerie hissés à uneperche) : « Demande de cesser le feu sur lesforts. » Le vaisseau amiral répond en signalant àl’escadre : « Cessez le feu ! »

Huit heures cinquante.

Un moment de serrement de cœur pour ceux quiregardent du bord : les Annamites sortent en masse duMagasin-au-Riz et font un feu assez rapide contre les premiersgroupes français, qui reculent et se jettent tous à terre, dans lesable.

Huit heures cinquante-cinq.

On recommence à respirer. Tous les Français sesont relevés. Pas un n’est blessé sans doute, car ils courenttous ; ils courent sur les Annamites sans leur laisser letemps de recharger leurs armes. D’ailleurs, des renforts dematelots et de soldats d’infanterie de marine leur arrivent parderrière. Les Annamites se sauvent à toutes jambes, toujours versle sud, et ils se réfugient dans un pâté de maisons sur lequel leurpavillon flotte. Les Français courent après eux.

Neuf heures.

De l’escadre, on ne voit pas bien ce qui sepasse, au milieu de ces maisons et de ces arbres. On y entend unefusillade très vive, et le pavillon d’Annam tombe. Les Françaiscontinuent de courir en avant, vers le fort circulaire du sud. Lesoleil commence à beaucoup monter et la chaleur devientterrible.

Neuf heures cinq.

On entend l’artillerie française, qui estarrivée à Thouane-An (le dernier village au sud), faire feu, toutprès du fort circulaire. Le village de Thouane-An s’allumebrusquement d’un seul coup et se met à flamber comme un immense feude paille.

Neuf heures dix.

Les Français sont entrés par deux côtés à lafois dans le grand fort circulaire que les obus de l’escadre ontdéjà rempli de morts. – Les derniers Annamites qui s’y étaientréfugiés se sauvent, dégringolent des murs, absolumentaffolés : quelques-uns se jettent à la nage, d’autres essayentde passer la rivière dans des barques, ou à gué, pour se réfugiersur la rive du sud. Ceux qui sont dans l’eau essaient de se couvrirnaïvement avec des nattes, des boucliers d’osier, des morceaux detôle. Les marins cessent de tirer, par pitié, et les laissentfuir ; il y aura bien assez de cadavres dans le fort, àdéblayer ce soir avant l’heure de se coucher.

Le grand pavillon jaune d’Annam, qui flottaitdepuis deux jours, est amené, et le pavillon français monte à saplace. – C’est fini ; toute la rive nord est prise, balayée,brûlée. En somme, une matinée, heureuse et glorieuse, admirablementconduite.

Du côté des Annamites, environ six cents mortsjonchent les chemins et les villages.

De notre côté, une dizaine de blessés à peine,pas un mort, pas même une blessure désespérée.

Neuf heures quinze.

Le Bayard, vaisseau-amiral, fait monter seshommes dans les haubans et crier : « Hurrah ! »– Tous les bâtiments de l’escadre imitent l’amiral.

Et puis, partout, le calme se fait. – On va sereposer du moins jusqu’à ce soir.

Les troupes débarquées demandent à l’escadredu vin et de l’eau qu’on leur envoie, et puis s’installent àl’ombre.

On était admirablement placé à bord poursuivre de haut et comme sur un plan tous les mouvements del’attaque. Maintenant, avec les longues-vues, on distingue lesdétails, les costumes, les attitudes, les épisodes.

Un gabier se promène gravement, le long de laplage, sous un grand parasol de mandarin.

Un Annamite, qui jouait le mort sur le sable,est rencontré par un matelot porteur d’un baril, qui le menace dudoigt comme on menace les gamins. L’Annamite lui fait humblementtchin tchin et lui embrasse les pieds, demandant grâce.

Le matelot a bon cœur et se laissetoucher :

– Seulement, par exemple, tu vas porter monbaril.

Il lui place l’objet sur les épaules et s’enfait accompagner comme d’un groom.

Plus un souffle dans l’air. L’accablement demidi commence à régner partout. La mer immobile brille et chauffepar en dessous comme un miroir. La ligne des dunes est sous lesoleil d’une blancheur fatigante ; deux ou trois cadavresannamites se dessinent sur le sable ; des moutons et desporcs, chassés par les incendies, passent sur eux en courant ;un pauvre chien qui, sans doute, n’a plus de maître, galope dedroite et de gauche, ayant l’air d’avoir perdu la tête. Derrièreles sables, les montagnes d’Annam pâlissent sous une espèce de buéechaude, et le bleu du ciel est comme terni de chaleur.

On n’entend plus rien. Seulement les villagesbrûlent toujours avec de longues flammes très rouges ; leursfumées montent tout droit, à d’étonnantes hauteurs, tant l’air estcalme ; au milieu de tout cet éblouissement de bleu, ellesressemblent à de gigantesques colonnes noires.

Encore une petite canonnade vers trois heuresdu soir. L’escadre a changé de mouillage et est venue se poster enface de l’embouchure de la rivière. Les forts annamites de la rivesud tirent sur la Vipère et le Lynx qui sont allés mouiller toutprès de la barre, pour être en position de la franchir demainmatin. L’escadre riposte, et le feu cesse.

La nuit est absolument calme. On voit, tout lelong de la côte, la lueur des villages annamites, qui flambent auclair de lune jusqu’au matin.

Autour de ces feux, il doit se passer decurieuses choses. Mais ils sont très lointains, et du bord on nepeut plus rien voir…

II. A TERRE. – DANS LE CAMPEMENT DESMARINS DE « L’ATALANTE ».

NUIT DU 20 AOUT.

Sept heures du soir.

Déjà la nuit. Près d’un petit feu qui brûlepar terre, deux officiers de l’escadre sont assis dans desfauteuils dorés, d’une forme asiatique ; – c’est dansl’enceinte d’un fort, sur le sable, au milieu de débris, detessons, de lambeaux quelconques.

Derrière eux, une tente qu’on a faite à lahâte avec les premières choses trouvées sous la main :vieilles voiles, lambeaux de pavillons jaunes ou de draperies desoie brodée ; le tout soutenu par des lances, des avironscassés, des bambous, ou des hampes d’étendard bariolées d’or.

Des matelots vont et viennent dansl’obscurité, en maraude pour se composer un souper ; leurs pasne font pas de bruit sur ce sable, et ils ne causent guère nonplus ; c’est une espèce de calme un peu lourd qui s’est faitpartout, en eux-mêmes comme ailleurs, à la tombée de cettenuit.

Ces choses presque somptueuses, cette tente etces lances, ces dorures au milieu de ce désarroi, tout cela prend,avec le soir, un faux air de grandeur. Vaguement tout cela faitsonger à des scènes du passé, à des pillages, à des invasions del’Asie ancienne…

Et les deux officiers qui sont là, dans leursfauteuils de cour, se communiquent cette impression qui leur estvenue ; ils se le disent, en riant d’eux-mêmes, naturellement,en tournant en plaisanterie leur idée, par habitude de toutes lessituations et par esprit moderne de tout gouailler. Au fond, ilséprouvent bien ce sentiment-là, qui les charme un peu :veillée dans quelque camp d’Attila ou de Tchengiz… Et lerapprochement est juste, car, si l’époque est changée, les motsaussi, – les faits en eux-mêmes sont restés pareils.

Impossible cependant de continuer gaîment lacauserie. On ne sait pourquoi, le silence revient. On pense à toutecette région déjà noire, qui entoure les murs bas du fort, et oùsont éparpillés des morts à longs cheveux… Vraiment, ces grandeschevelures rudes donnent à ces cadavres de soldats des physionomiestrès particulières.

Dans ce silence et ce repos, mille détailsvous reviennent en tête ; on a la conception plus nette deschoses, on est obsédé maintenant par l’horrible de ce qu’il a fallufaire.

La journée a été rude. On repasse lentement,heure par heure, cette succession de souvenirs.

D’abord, ce débarquement plein d’incertitudes,au petit jour, au milieu des brisants de la plage : lesmatelots, dans l’eau jusqu’à la ceinture, secoués par les lames,trébuchant, mouillant leurs munitions et leurs armes. Mauvaisdébut. Et puis, tout le monde était arrivé au complet sur le sable,malgré les balles et la pluie de bombettes que des gens invisibles,cachés derrière les dunes, lançaient d’en haut. Vite, on avaitcommencé à monter et à courir en gardant un silence de mort. Etpuis, tout à coup, dans une ligne de tranchée, merveilleusementétablie, qui semblait entourer toute la presqu’île, on avait trouvédes gens qui guettaient, tapis comme des rats sournois dans leurstrous de sable : des hommes jaunes, d’une grande laideur,étiques, dépenaillés, misérables, à peine armés de lances, de vieuxfusils rouillés, et coiffés d’abat-jours blancs. Ils n’avaient pasl’air d’ennemis bien sérieux ; on les avait délogés à coups decrosses ou de baïonnettes.

Quelques-uns s’étaient enfuis, vers le nord,laissant tomber leurs provisions, leurs petits paniers de riz,leurs chiques de bétel. Et tout cela, qui s’était passé très vite,très vite, en quelques secondes, défilait maintenant, en souvenir,avec une lenteur et une précision de détails qui étaientétranges…

Ensuite le commandant supérieur du corps dedébarquement avait donné l’ordre à cette compagnie de l’Atalante demonter tout au bout de la dune et de s’emparer du fort de droitesur lequel flottait le pavillon jaune d’Annam.

On était monté à la course toujours, un peu endésordre ; les matelots lancés y allaient comme des enfants.Puis brusquement ils s’étaient arrêtés, reculant de deux pas… Unenouvelle tranchée remplie de têtes humaines !… Toutes cesfigures venaient de surgir à la fois, sous une rangée de chapeauxchinois de forme abat-jour ; leurs petits yeux à coinsretroussés regardaient avec une expression fausse et féroce,dilatés par une vie intense, par un paroxysme de rage et deterreur.

C’étaient ceux-ci qu’on avait aperçus del’escadre, et qu’on avait suivis anxieusement de là-bas, au boutdes longues-vues.

Ils ne ressemblaient plus du tout aux pauvreshères de la tranchée basse ; c’étaient des hommes très beaux,vigoureux, trapus ; des têtes carrées, militaires, vraiestêtes de Huns, avec des cheveux longs et de petites barbichespointues à la mongole.

Correctement équipés, portant leur provisionde balles dans des petits paniers de jonc passés au bras, comme desménagères qui vont au marché, ils restaient là, barrant le passage,attendant, ne disant rien, et ne bougeant pas : c’étaient lessoldats réguliers d’Annam, – et ils devaient être braves, pouravoir tenu depuis hier sous le feu terrible des obus.

Mal armés, il est vrai ; mais on nepouvait guère juger cela à première vue : des lances ornées detouffes de poils rouges, des grands coutelas affreux, emmanchés surdes hampes, et des fusils à pierre, la baïonnette au bout.

Un instant d’hésitation et de peur chez cesgrands enfants étourdis, – les matelots, – la surprise, sans doute,la surprise de ces têtes jaunes, de ces physionomies jamais vues,et rencontrées là face à face, émergeant de leur fossé desable.

C’est grave quand cela prend, ces peurs-là.Les hommes d’Annam s’étaient redressés davantage, comme prêts àsortir de leurs trous. L’instant devenait suprême. Ils étaient àpeine trente, eux, les premiers montés, en présence de tout cemonde jaune ; les autres restaient encore à mi-côte, trop loinpour les soutenir.

Et précisément, malgré leurs airs de grandsgarçons et leurs tournures carrées, ces matelots de la section detête étaient des très jeunes, presque tous des enfants d’unevingtaine d’années, pêcheurs bretons qui avaient quitté leurvillage au printemps dernier et n’avaient jamais vu pareille fête.– On leur avait parlé des chausse-trapes, des trous garnis depointes que les Chinois dissimulent sous les pas ; on leuravait même donné des cordes à nœuds, en leur expliquant le jeu deces pièges et la manière d’en sortir. Et ces choses leur revenaientà l’esprit, avec la tête du commandant Rivière plantée au boutd’une pique, et la mort des prisonniers suppliciés… Oui, ilsavaient bien vraiment un peu peur.

Le lieutenant de vaisseau qui commandait cettecompagnie de l’Atalante s’était mis à leur crier : « Enavant ! » à leur dire très vite une foule de choses pourles entraîner. Il avait avec lui un brave second maître demanœuvre, appelé Jean-Louis Balcon, qui avait déjà guerroyé enChine, et qui, lui, cherchait à entraîner l’aile gauche par unerapide et bizarre harangue de matelot. – Et les têtes quiregardaient derrière la tranchée écarquillaient leurs petits yeuxobliques, hésitant encore, se demandant si le moment était bienvenu de se ruer sur ces Français…

Tout cela, qui est très long à dire, n’avaitpas duré deux minutes. – Mais, de l’escadre, on avait vu aussi cemouvement d’hésitation, et on l’avait suivi avec une poignanteinquiétude.

Enfin, tout d’un coup, les matelots avaientété enlevés par je ne sais quelle parole meilleure, quel sentimentde rage ou de devoir. Ils s’étaient jetés en avant, tête baissée,avec des cris, contre les gens d’Annam.

Ceux-ci s’étaient attendus à une attaque àl’arme blanche, ayant vu briller les baïonnettes des Français. Maisnon, les « magasins » des fusils étaient chargés, et cefut un « feu à répétition », un de ces feux rapides,foudroyants, des « kropatschek », qui s’abattit sur euxcomme une grêle. Ils tombaient en faisant voler du sable, etmaintenant ils avaient trouvé eux aussi des voix aiguës pourcrier ; ils s’affolaient, ne savaient plus se servir de leurslances ; cette rapidité de nos armes leur jetait une immensestupeur. Non, ils n’avaient rien imaginé de pareil – des fusilsencore plus effrayants et d’un jeu plus mystérieux que les canonsd’hier !… Alors ils avaient été pris de cette terreur sans nomdes choses incompréhensibles, fatales, contre lesquelles on sentqu’il n’y a rien à faire, et la panique des déroutes avait commencéà les gagner tous comme le feu gagne une traînée de poudre.

Ils fuyaient en criant, se renversant les unsles autres dans leur tranchée étroite. Et les matelots, la petitepoignée d’hommes, tout à fait enfiévrés à présent par la fumée, parle soleil, par le sang, couraient après eux, et montaienttoujours.

En quelques secondes on était arrivé tout enhaut des dunes, devant le fort. Des soldats à têtes de Huns, qui legardaient, cachés derrière les talus, en étaient sortis par unmouvement brusque, comme des diables qui sortent d’une boîte, etavaient fait feu à bout portant. Par une de ces chancesextraordinaires, comme nous en avions ce matin-là, ils n’avaientblessé personne, et tout de suite ils s’étaient sauvés en désordre,gagnés eux aussi par la contagion de la peur.

Alors le lieutenant de vaisseau commandant,aidé toujours du second maître Jean-Louis Balcon, avait arraché lepavillon jaune d’Annam, le pavillon noir du mandarin, et hissé àleur place celui de France. Ce fort était le point culminant de lapresqu’île ; on l’avait immédiatement aperçu de partout, cepetit pavillon français ; de la plage et de l’escadre, lesmatelots, qui étaient à ce moment très expansifs, l’avaient saluépar des cris de joie. C’était le premier, flottant sur cette terrede Tu-Duc ; ce n’était rien et c’était beaucoup : – unsigne d’espoir, visible là pour toute la petite troupe française,et, pour les autres, le présage de la déroute.

Du haut de ce fort, où les hommes del’Atalante venaient en courant se grouper, on voyait de loin toutle corps de débarquement, la compagnie du Bayard, l’artillerie,l’infanterie de marine, les matas indigènes se masser sur les dunespour commencer leur grand mouvement d’ensemble vers les forts dusud. On suivait cela du coin de l’œil ; mais on avait surtoutà s’occuper des fuyards de la tranchée, qui redescendaient tous surl’autre versant de sable, du côté de l’intérieur, de la grandelagune, et qui, à un moment donné, pourraient se grouper pourrevenir.

Ils s’étaient réfugiés à gauche, dans unvillage qui était là, au pied du fort. Un village très riant sousle soleil, avec des maisonnettes blanches bariolées à lachinoise ; avec de beaux arbres exotiques et des jardinsfleuris ; avec des pagodes anciennes, aux murs ornés defaïences de mille couleurs, aux toits tout hérissés demonstres.

Oh ! les malheureux fuyards !…L’instant d’après, ce village flambait. Un obus de l’escadre étaittombé au milieu, justement dans des cases de paille … Murailles deplanches peintes, fines charpentes de bambous, cloisons de rotins àjour, tout cela s’était allumé presque à la fois ; les flammespassaient d’une maison à l’autre, si vite, qu’on n’avait pas letemps de les voir courir.

Au milieu de la lumière matinale, qui étaitfraîche et bleue, ces flammes étaient d’un rougeextraordinaire ; elles n’éclairaient pas, elles étaientsombres comme du sang. On les regardait se tordre, se mêler, sedépêcher de tout consumer ; les fumées, d’un noir intense,répandaient une puanteur âcre et musquée. Sur les toits despagodes, au milieu des diableries, parmi toutes les griffesouvertes, toutes les queues-fourchues, tous les dards, celasemblait d’abord assez naturel de voir courir les langues rouges defeu. Mais tous les petits monstres de plâtre s’étaient mis àcrépiter, à éclater, lançant de droite et de gauche leurs écaillesen porcelaine bleue, leurs yeux méchants en boules de cristal, etils s’étaient effondrés, avec les solives, dans les trous béantsdes sanctuaires.

Les matelots devenaient difficiles àretenir ; ils voulaient descendre dans ce village, fouillersous les arbres, en finir avec les gens de Tu-Duc. Un dangerinutile, car évidemment les pauvres fuyards allaient être obligésd’en sortir et de se sauver ailleurs, à moitié roussis, dans uneplus complète déroute.

Pendant ce temps-là, vers le sud, s’accéléraitle mouvement combiné des autres troupes françaises ; là-bascomme ici les ennemis fuyaient, et l’un après l’autre, tombaientles pavillons jaunes d’Annam. La grande batterie du Magasin-au-Rizétait prise, les villages de derrière brûlaient avec des flammesrouges et des fumées noires… Et on s’étonnait de voir tous cesincendies, de voir comme tout allait vite et bien, comme tout cepays flambait. On n’avait plus conscience de rien, et tous lessentiments s’absorbaient dans cette étonnante fièvre dedétruire.

Après tout, en Extrême Orient, détruire, c’estla première loi de la guerre. Et puis, quand on arrive avec unepetite poignée d’hommes pour imposer sa loi à tout un pays immense,l’entreprise est si aventureuse qu’il faut jeter beaucoup deterreur, sous peine de succomber soi-même.

Maintenant, au milieu de ces matelots del’Atalante, qui s’étaient arrêtés en haut des dunes n’ayant plusrien à faire, un fort annamite venait d’envoyer trois boulets,parfaitement pointés, qui, par une rare chance, avaient traverséles groupes sans toucher personne, – et ils y avaient à peine prisgarde, les matelots, tant ils étaient occupés à regarder le grandspectacle de la déroute s’achever presque tout seul, à leurs pieds,sur l’étendue chaude des sables…

En effet, l’exode des soldats de Tu-Ducs’échappant du village en feu, ne s’était guère fait attendre.Soudainement on les avait vus paraître, se masser, à la sortie desmaisons, hésitant encore, se retroussant très haut pour mieuxcourir, se couvrant la tête, en prévision des balles, avec desbouts de planches, des nattes, des boucliers d’osier – précautionsenfantines, comme on en prendrait contre une ondée. Et puis, ilsétaient partis à toutes jambes. On en voyait d’absolument fous,pris d’un vertige de courir, comme des bêtes blessées ; ilsfaisaient en zigzags, et tout de travers, cette course de laterreur, se retroussant jusqu’aux reins d’une manièrecomique ; leurs chignons dénoués, leurs longs cheveux leurdonnaient des airs de femme. D’autres se jetaient à la nage dans lalagune, se couvrant la tête toujours avec des débris d’osier et depaille, cherchant à gagner les jonques.

Et, dans le village en feu, on en voyait debrûlés, à terre, par petits tas. Quelques-uns n’avaient pas fini deremuer : un bras, une jambe se raidissait tout droit, dans unecrispation, ou bien on entendait un grand cri horrible.

A peine neuf heures du matin, et déjà toutsemblait fini ; la compagnie du Bayard et l’infanterievenaient d’enlever là-bas le fort circulaire du Sud, armé de plusde cent canons ; son grand pavillon jaune, le dernier, étaitpar terre, et de ce côté encore les fuyards affolés se jetaient enmasse dans l’eau des lagunes. En moins de trois heures, lemouvement français s’était opéré avec une précision et un bonheursurprenants ; la défaite du roi d’Annam était achevée.

Le bruit de l’artillerie, les coups secs desgros canons avaient cessé partout ; les bâtiments de l’escadrene tiraient plus, ils se tenaient tranquilles sur l’eau trèsbleue.

Et puis, une foule d’hommes vêtus de toileblanche s’était répandue en courant dans les mâtures ; tousles matelots restés à bord étaient montés dans les haubans, face àla terre et criaient ensemble : « Hurrah ! » enagitant leurs chapeaux. C’était la fin.

A l’approche de midi, tous les gens del’Atalante avaient peu à peu rallié ce petit fort qu’ils devaientoccuper jusqu’au lendemain, par ordre du commandant supérieur. Ilsétaient très épuisés de fatigue, de surexcitation nerveuse et desoif. Les dunes roses miroitaient d’une manière insoutenable sousce soleil, qui était au zénith ; la lumière tombait d’aplomb,éblouissante, et les hommes debout ne projetaient sur le sable quedes ombres toutes courtes, qui s’arrêtaient entre leurs pieds.

Et cette grande terre d’Annam, qu’onapercevait de l’autre côté de la lagune, semblait un Eden, avec seshautes montagnes bleues, ses vallées fraîches et boisées. Onsongeait à cette ville immense de Hué, qui était là derrière cesrideaux de verdure, à peine défendue maintenant, et pleine demystérieux trésors. Sans doute, on irait demain, et ce serait lavraie fête.

L’heure de dîner était venue, et on avaitcommencé à s’installer pour faire le plus commodément possible unmaigre repas de campagne avec des vivres de bord. Par bonheur, il yavait là, à petite distance, la case portative d’un mandarinmilitaire en fuite depuis la veille ; une case très vastetoute en bambous et en roseaux, en treillages fins, élégants, d’unelégèreté extrême. On l’avait rapprochée, avec ses bancs de rotin,ses fauteuils, et on s’y était assis bien à l’abri contre l’ardentsoleil.

Mauvaise surprise : le vin se trouvaitcourt, malgré les ordres formels de l’amiral et du commandant del’Atalante. C’était à n’y rien comprendre… Tant pis ! on avaitmis un peu plus d’eau dans les bidons, et dîné très gaîment quandmême.

Ils avaient tous ramassé des lances, deshardes, des chapelets de sapèques, et portaient, enroulées autourdes reins, de belles bandes d’étoffes de différentes couleurschinoises. (Les matelots aiment toujours beaucoup les ceintures.)Ils prenaient des airs de triomphateurs, sous des parasolsmagnifiques ; ou bien jouaient négligemment de l’éventail etagitaient des chasse-mouches de plumes.

Avec ce peu d’ombre et de repos, le calmes’était fait dans ces têtes très jeunes ; l’excitation passée,ils s’étonnaient naïvement en eux-mêmes d’avoir pu être tout àl’heure des gens qui faisaient la guerre, des gens qui tuaient…

L’un d’eux, entendant un blessé crier dehors,s’était levé pour aller lui faire boire, à son propre bidon, saréserve de vin et d’eau.

L’incendie du village s’éteignaitdoucement ; on ne voyait plus que çà et là quelques flammèchesrouges au milieu des décombres noirs. Trois ou quatre maisonsn’avaient pas brûlé. Deux pagodes aussi restaient debout ; laplus rapprochée du fort, en achevant de se consumer, avait tout àcoup répandu un parfum suave de baume et d’encens.

Les matelots maintenant avaient tous quittéleur toit de bambous ; un peu fatigués pourtant, et aveuglésde lumière, ils erraient sous ce dangereux soleil de deux heures,cherchant les blessés pour les faire boire, leur porter duriz ; les arranger mieux sur le sable ; les coucher, latête plus haute. Ils ramassaient des chapeaux chinois pour lescoiffer, des nattes pour leur faire de petits abris contre lachaleur. Et eux, les hommes jaunes qui inventent pour leursprisonniers des raffinements de supplices, les regardaient avec desyeux dilatés de surprise et de reconnaissance ; ils leurfaisaient : « Merci », avec de pauvres mainstremblantes ; surtout ils osaient maintenant exhaler tout hautles râles qui soulagent, pousser les lugubres :« Han !… Han !… » qu’ils retenaient depuis lematin, pour avoir l’air d’être morts.

Il y avait des cadavres déjà bien affreux. Etde grosses mouches à bœufs les mangeaient.

L’apaisement s’était fait partout.

Là-bas, du côté de ce grand fort du Sud où lapartie finale avait été jouée ce matin par la compagnie du Bayard,on n’entendait rien non plus. – C’était le campement du capitainede vaisseau commandant supérieur et, les coups de feu ayant cessélà aussi, c’est que la journée d’action était bien officiellementterminée.

Quelques têtes humaines sortaient maintenantde la lagune, de dessous les vieilles jonques chavirées, regardant,avant de se risquer, si c’était bien vrai qu’on ne se battaitplus ; – pauvres effarés, derniers des fuyards qui étaientcachés dans l’eau depuis le matin, et qui suffoquaient.

La chaleur était lourde, orageuse. Lesvillages éloignés continuaient de brûler sans bruit. Il n’y avaitplus que, de temps en temps, quelque agonie d’Annamite, quelqueépisode isolé pour rompre la tranquillité de cette soirée, lamonotonie de ce soleil chauffant ce sable et ces morts.

Un jeune soldat ennemi, dont la poitrine étaitpercée d’un trou profond, avait osé le premier se traîner jusqu’aucampement de l’Atalante. Ayant ouï dire comment on traitait lesautres, il était venu pour demander un peu de riz.

Ensuite, il s’était étendu là, aux pieds dulieutenant de vaisseau commandant, devinant une protection, nevoulant plus s’en aller.

Avec beaucoup d’égards et de précautions, onl’avait emporté quand même, et couché ailleurs, parce que sablessure était bien repoussante : à chaque mouvement de sarespiration, l’air sortait par ce trou, en faisant bouillonner unliquide affreux qui était à l’ouverture.

Pas d’ambulance, pas de « Croix deGenève » en Annam. C’était tout ce qu’on pouvait faire poureux : un peu de riz, un peu d’eau fraîche, un peu d’ombre, –et puis les laisser mourir, en détournant la tête pour ne pasvoir.

Cinq heures.

Un blessé s’était relevé tout à coup, parlanttrès fort d’un ton prophétique, ayant l’air de dire aux Françaisdes choses qui voulaient être entendues. Alors on lui avait envoyél’interprète.

C’était une malédiction suprême contre lesmandarins militaires qui avaient pris la fuite après les avoirpoussés au combat, contre les Esprits des pagodes qui n’avaient passu les protéger. Il avait dit ensuite que les Esprits des Françaisétaient supérieurs à ceux d’Annam, et terminé en demandant un peude vin et de sucre.

Le verre vidé, sa mâchoire était tombée avecun bruit de boîte qui s’ouvre et il était mort, en agitant sesmains comme pour faire par politesse un dernier tchin-tchin.

On avait faim, malgré tout, et il avait fallus’occuper de dîner, avant la nuit qui arrive tout d’un coup dansces pays-là.

Alors on avait mandé les boys de Saïgon, quis’étaient mis tout de suite à fureter dans le village, comme demauvais petits renards voleurs. En un clin d’œil, ils avaienttrouvé du riz, des assiettes, des marmites, puisé de l’eau fraîche,attrapé et plumé des poulets… Tout, ce qu’on leur demandait sortaitcomme par enchantement de leurs mains. Merveilleux petitsdomestiques, ils avaient même apporté, pour les deux officiers dufort, de beaux hamacs bleus, en filets soyeux, et ces grandsfauteuils dorés dans lesquels ils venaient de s’asseoir, à latombée du soleil, comme des souverains, – commençant l’un etl’autre à repasser, dans leur tête, calmée, toute la série desscènes du jour…

III

Et maintenant que la nuit est tout à faitvenue, ces scènes s’assombrissent dans un demi-rêve. On prévoitqu’elle va être très longue, cette nuit, et assez pénible àpasser ; on ne se sent aucun sommeil.

Cette ville de Hué, qui est là, à deux heuresde marche, sans que rien révèle sa présence, tout près, enferméedans ses grands murs, commence, elle aussi, à prendre dansl’imagination des aspects fantastiques. Est-ce qu’on irademain ?… Cela semble probable. Et on s’en emparera sans doutecomme de Thouane-An, bien qu’il y ait des forts le long du cheminet des barrages dans la rivière.

Ville unique entre les villes ; un seulEuropéen, un évêque missionnaire (1), y a pu pénétrer un jour,mandé par le roi, au moment de la cession de Haï-Phong. Il en afait des récits étonnants.

[(1) Ceci est écrit en 1883.]

Les portes en sont fermées à tous, même auxgens d’Annam, qui ne franchissent que dans certaines circonstancesspéciales les enceintes extérieures, – et qui en sortent plusdifficilement qu’ils n’y sont entrés.

Sa forme est un carré parfait ; elle estsi étendue qu’il faut plus d’un jour à un homme pour en faire letour ; – et elle est presque vide. Les étrangers, lestravailleurs, les marchands, tout ce qui vit et se remue, estparqué dans ses faubourgs, en dehors de ses interminables murs. Audedans, elle n’est que l’immense demeure d’un roi invisible oupeut-être mort.

Rien que des palais, des sérails, des parcs etdes pagodes ; sans doute des richesses entassées, qui dormentdepuis des siècles ; rien que des gens de cour, des mandarins,– bandes ténébreuses qui gouvernent et pressurent ce vieux royaumede poussière.

Cinq enceintes concentriques de murailles,contenant, à mesure qu’on s’approche du centre, des personnages deplus en plus considérables et de plus en plus mystérieux.

Au milieu enfin, ce roi qu’on n’a jamais vu,enfermé comme au fond d’une de ces séries de coffrets chinois quis’emboîtent les uns dans les autres, indéfiniment. Il arrive,dit-on, que quelque garde du palais, pris de curiosité, risque savie pour apercevoir par une porte, par une fenêtre ouverte, cevieux visage de roi, aussi mortel que celui de Méduse ; – s’ily parvient et qu’on le sache, sa tête est aussitôt coupée.

Cette ville, paraît-il, est gardée par uncharme. « Quand les Européens y pénétreront, dit un proverbeancien, le ciel tombera. »

Cela vaut bien qu’on risque l’attaque, et lajournée de demain préoccupe l’imagination.

Huit heures du soir.

Il est temps de descendre faire une premièreronde de nuit dans le village ; des sections d’artillerie etd’infanterie qui y sont campées relèvent de l’autorité du fort.

On se met en route, les armes chargées. Lefanal de ronde, qui ouvre la marche porté par un matelot, est uneexquise petite lanterne chinoise d’un travail ancien, qu’on a prisedans une pagode.

La ronde descend, les pieds glissant dans lesable. On sent des odeurs de brûlé, voici le village : desbrasiers rouges exhalant des fumées puantes ; des porcs quigrognent, en furetant de la tête parmi les décombres et lesmorts ; des poules et des pintades effarées, qui cherchent oùse percher pour dormir. Malgré soi on évite les fouillis obscurs,on passe au large de peur des cadavres.

Voici l’horrible : « Han !…Han !… qu’on avait commencé à oublier, – le son d’une voixcreuse qui râle ; et des mains se tendent, suppliantes,essayant de faire tchin-tchin. – Ils sont même beaucoup là, parterre, qui appellent ; il faut s’arrêter pour les faire boire,et les bidons des braves rondiers y passent entièrement.

Une grande construction restée debout, danslaquelle des ombres paraissent s’agiter auprès d’un feu ; –au-dedans, des murailles dorées, une voûte dorée, une profondeurd’église, et une magnificence de sérail. C’était une pagode du roi.– Elle est pleine de soldats d’infanterie de marine qui causent,vont et viennent en fumant ; ils brûlent, pour cuire leursoupe, des fauteuils d’une élégance très recherchée, recouvertsd’une fine couche de laque et d’or.

Nuit épaisse et lourde. – Encore des maisonsbrûlées, – des cadavres. Des tas informes, des moitiés de têtesroussies essayant de se soulever, des mains qui remuent. La petitelanterne chinoise éclaire ces choses au passage…

Et puis, encore une pagode, moins grandecelle-ci, semblant très antique ; une vieillerie curieuse,avec des diables qui s’enchevêtrent sur le toit, des monstres deporcelaine qui grimacent à l’entrée.

Des Bouddhas de jaspe, des dieux et desdéesses en bois doré gisent près de la perte, cassés, les jambes enl’air, sans tête ; on en a sans doute emporté beaucoup, etceci semble le rebut d’un rapide triage. – Un feu est au fond,brûlant assez mal, faisant danser des lueurs sur les doruresanciennes, sur les inscriptions de nacre, sur les faïences ;c’est la cuisine de quatre soldats qui se sont installés pour fairebouillir un porc. Plusieurs éditions du groupe mystique du Héron etde la Tortue traînent par terre ; et même un de ces grandshérons brûle sous la marmite, avec d’autres débris de sculpture,couché en travers du feu, tenant raides ses longues pattes laquéesde rouge et son dos doré.

Ces quatre hommes qui sont là rient très fort,échangent des plaisanteries faubouriennes, avec un mauvais accentparisien ; on devine des rouleurs de barrière, que le hasards’est chargé de réunir autour de ce souper. Un peu plus loin,d’autres ont ramassé une toute petite fille, bébé de quatre ou cinqans, légèrement blessée à la jambe. Ils l’ont pansée, couchée leplus douillettement possible, ils la soignent avec une sollicitudeextrême. Elle dort, confiante, au milieu d’eux ; ses yeuxtirés vers les tempes lui donnent la figure d’un petit chat jaunetrès gentil et très câlin.

Ils l’avaient d’abord couchée toute nue pourqu’elle fût plus à l’aise par cette grande chaleur ; mais ilsviennent de décider en conseil qu’il faut lui couvrir le ventre, depeur qu’elle ne prenne la colique, avec la mauvaise humidité de lanuit ; – et l’un d’entre eux donne sa ceinture.

Pauvre petite abandonnée, qu’est-ce qu’ilsvont pouvoir en faire ? On ne leur permettra pas del’emmener : et alors, qu’est-ce qu’elle deviendra, touteseule, quand ils seront partis ?

Maintenant il faut remonter au fort ; –s’asseoir dans le grand fauteuil doré, ou se coucher dans le hamacbleu que les boys ont suspendu ? – Plutôt le fauteuil, pourmieux voir autour de soi.

Nuit de plus en plus obscure. On sent qu’onest dans un endroit élevé, à cause des étendues de noir qui sedéploient partout, avec des feux lointains d’incendies ou decampements.

Les matelots ont été sages. Plusieurs se sontdéjà couchés tranquillement dans la maison du mandarin militaire.D’autres restent assis, très silencieux et songeurs, écœurésmaintenant d’avoir dû charger à la baïonnette, de se voir du sangsur leurs habits de toile, et attendant le jour avec impatiencepour aller laver cela « à l’eau douce ».

Il y en a qui veulent déjà souper, parenfantillage, à peine remis de leur grand dîner ; ils ontencore été faire razzia du côté de certaine flaque d’eau où tousles poulets et les canards échappés du feu se sont réunis commepour un dernier conciliabule d’oiseaux. Ils en ont mis une douzaineà bouillir, avec un petit porc, dans une marmite énorme, sur un feude bambous.

Une détonation, et tout s’éparpille ! Lamarmite saute en l’air, vole en éclats ; la sauce retombe enpluie. – Pour s’expliquer la chose ils visitent le reste de cesbambous, pris tout à l’heure chez le mandarin : ce sont desétuis à poudre, pleins jusqu’au bord. Cela les fait rire, et ilsvont se coucher.

Le silence augmente, et les brisants de lagrande plage commencent à faire entendre leur bruit.

De temps à autre, « pan pan panpan », comme disent les boys de Saïgon : – une sentinellequi s’est figuré entendre marcher, et qui, effarée, dans undemi-sommeil, a tiré à coups précipités sur quelques fantômes deson rêve.

Ou bien un râle caverneux, qui monte d’endessous des murs ; toujours le « Han !Han !… » prolongé en plainte déchirante : quelqu’unqui meurt. On se bouche les oreilles pour ne plus entendre.

La houle du large doit être forte ce soir, carces brisants font un bruit qui augmente. Ce matin déjà, les canotsavaient peine à accoster la plage ; ils ne le pourraient plusdu tout ce soir, et, en cas de surprise, de déroute, lerembarquement serait impossible.

On écoute avec un peu de mélancolie legrondement sourd de ces lames qui coupent maintenant toutecommunication avec l’escadre, avec le monde européen ; – onsonge qu’on n’est qu’un tout petit nombre d’hommes, ne tenant làque par toute l’épouvante qu’on a jetée. – Et cela semble bizarre,à la réflexion, d’être venu ainsi impudemment se camper au milieud’un pays immense, en s’entourant de morts pour faire peur.

Huit heures et demie.

Une lueur rapide, un grand bruit qui faittressauter : un coup de canon à mitraille, parti d’en bas, duvillage. – Alerte ! on crie : « Auxarmes ! »

Ce sont les tirailleurs qui ont cru voir aumilieu de la lagune, sur les luisants noirs de l’eau, de grandesjonques apparaître en silhouettes.

Après tout, peut-être venaient-ellesparlementer.

On ne les voit plus. – Encore le silence.

Neuf heures.

Au même point plusieurs jonques apparaissent àla file, illuminées tout à coup par un feu clair, à long jet deflamme, qui brille à l’avant de l’une d’elles.

Encore alerte et aux armes ! Ces jonquesviennent de la grande terre, de la direction de Hué.

Et puis on s’arrête. Il y a le pavillonparlementaire blanc au-dessus de ce feu, allumé là sans doute pourle faire bien voir. – Il faut descendre sur la plage avecl’interprète, pour recevoir cette ambassade et donner l’ordre auxsentinelles de la laisser aborder.

Elles s’approchent lentement, les jonques,comme hésitantes, ayant peur : elles arrivent, avec leurtournure de gondole vénitienne, portant haut leur dôme central etleurs pointes arquées. Elles marchent sans bruit, à la godille,avec ce petit trémoussement qui est particulier à ce genred’allure. Une voix, qui semble bien française, interroge :

– Voulez-vous recevoir les parlementaires dela cour de Hué, qui viennent demander la paix ?

On répond :

– Oui !

Et elles accostent. Des torches improvisées,des morceaux de bois qu’on brûle, éclairent ce débarquement de gensétranges.

D’abord des gardes de la cour d’Annam, vêtusde bleu sombre, avec de larges cols bordés de rouge. On les trouvebien un peu nombreux pour une simple ambassade, mais c’estprobablement une question d’étiquette, et d’ailleurs ils sont sansarmes.

Et puis on voit sortir de grands brancardsd’or, somptueux, terminés en figures de monstres ; et desparasols d’or, ouverts en pleine nuit, et des baldaquins, et deshamacs… Cela semble un déballage de féerie.

Toutes ces choses, s’organisent méthodiquementsur le sable. Les gardes mettent sur leurs épaules les brancardsd’or, y suspendent les hamacs bleus, puis les recouvrent debaldaquins et de rideaux – en tout, quatre palanquins complets, –dans lesquels montent, avec des airs de mystère, des personnagesqu’on ne peut apercevoir. Quatre porteurs de parasols seprécipitent, comme pour les abriter contre des rayons imaginaires,et enfin le cortège s’ébranle. Avec toute une suite silencieuse, ilse dirige vers l’homme qui représente à ses yeux la guerre,l’invasion, l’extrême terreur : le lieutenant de vaisseaucommandant le fort.

Celui-ci attend, à quelque cent pas, debout,près d’un feu de branches attisé pour le mettre en lumière ;en tenue de campagne, lui, poudreux et déchiré, sali de terre et defumée, incorrect et un peu moqueur, devant une si cérémonieuseambassade.

A deux pas de lui, le premier parasols’abaisse, le premier palanquin s’arrête, et les rideauxs’ouvrent…

IV

On s’attendait à en voir descendre quelquegrand personnage asiatique. Mais non, c’est une tête européenne,très pâle, qui se soulève sur le hamac à franges bleues ; lavoix, absolument française, a cette lenteur douce, un peuonctueuse, des gens d’église ; l’homme est vêtu d’une soutaneviolette ; l’anneau pastoral brille à son doigt, et il tendd’abord sa main, pour recevoir un baiser qu’on ne lui donnepas.

– Monsieur, je suis l’évêque missionnaire deHué. J’accompagne les parlementaires. Voulez-vous recevoir leministre du roi ?

En même temps, le bras d’un des invisiblespersonnages entr’ouvre les rideaux du second palanquin et présenteune lettre dont l’adresse est mise en français d’une écriture trèscourante (celle de l’évêque sans doute) :

« A Monsieur le Commissaire généralcivil, ou, en son absence, à Monsieur le Contre-Amiral commandanten chef. »

Assurance est donnée à monseigneur qu’il seratraité avec les plus grands égards, lui et les personnes qu’ilaccompagne. Mais il est prévenu, en même temps, que les lois de laguerre, et celles aussi de la plus simple prudence, obligent à leconduire au fort sous escorte armée ; il y sera gardécourtoisement jusqu’au retour du sous-officier qui va aller là-bas,au quartier général (fort du Sud), porter la lettre parlementaireet prendre les ordres supérieurs.

Alors une bande de matelots vient, sur unsigne, envelopper l’ambassade entière, et le cortège, reprenant samarche à la lueur des torches, se met à gravir, dans un silence demort, la pente raide des sables.

Ces torches, de temps en temps, éclairentquelques cadavres effondrés, les mains en l’air, en travers duchemin, ou bien quelque mourant qui se met à pousser son râlehorrible, à tue-tête, en tendant ses bras vers les gens de cour.Mais ceux-ci passent sans oser se retourner, tremblants et hébétéspar la peur.

On s’arrête en haut dans le petit campement del’Atalante.

Alors tous les parasols dorés s’abaissent etles porteurs s’accroupissent. Les rideaux des palanquins s’agitentcomme pour s’ouvrir ; les invisibles personnages vontparaître ; et les matelots, curieux de leurs figures, fontcercle, attisent les bambous pour mieux voir.

D’abord, monseigneur, qui met pied à terrepéniblement, l’attitude affaissée. Son vicaire descend après lui. –Et enfin, les deux personnages d’Annam, ministre et secrétaired’Etat.

Ils tremblent très visiblement, ceux-ci et seserrent contre l’évêque.

Ils sont vêtus, avec une extrême simplicité,de tuniques à la chinoise, uniment noires, fermées par desbrandebourgs et des boutons de jaspe rose ; ils portent petitebarbiche rare et pointue, comme Attila ; et leurs longscheveux de femme sont relevés négligemment sur la nuque en unchignon à l’antique. L’un et l’autre parfaitement distinguésd’ailleurs, dans toute leur personne ; des figures fines etdes mains petites de patricien, avec des ongles invraisemblables,effilés en griffes.

Le ministre s’appuie sur l’épaule d’uncourtisan étrange, de sexe ambigu, qui s’est précipité pour l’aiderà descendre : vêtu de noir comme son maître, les cheveuxpartagés au milieu en deux nattes très longues, la taille mince etsvelte, la figure efféminée et jolie. On dirait d’abord une jeunefille en costume d’homme. Mais c’est un jeune garçon,paraît-il.

Alors on songe à ces « enfantsasiatiques » que les raffinés du Bas-Empire latin faisaientvenir à grands frais et attachaient à leur personne comme choses demode et de luxe. Sans doute cet Extrême Orient immobilisé, si vieuxavant notre ère, n’a pas changé depuis l’époque romaine.

Les boys de Saïgon, qui sont eux aussi des« enfants asiatiques », seraient très utiles en ce momentpour improviser, faire sortir de terre, un souper présentable àl’ambassade qui semble épuisée par les émotions et le voyage. Maisils ne sont plus là. Ils ont été expulsés du campement des matelotsà la tombée de la nuit, par mesure d’ordre, et s’en sont allésdormir on ne sait où. Un peu d’eau et de vin, un peu de thé et deriz, c’est tout ce qu’on peut offrir à ce ministre et àmonseigneur, qui l’acceptent.

Maintenant les deux prêtres, les deuxofficiers français et les deux grands d’Annam, ayant à leurs pieds« l’enfant asiatique », sont assis fort tranquillement,comme des amis, sur les bancs légers du mandarin militaire.

La conversation commence, un peu lente,embarrassée. – C’est monseigneur qui traduit, et, sa voix traînantedénote une fatigue excessive. Il dit la consternation qui règnedans Hué, la stupeur, la contagieuse épouvante, causées par noscanons énormes, par nos fusils à longue portée, par nos feuxrapides.

Et puis il ajoute, plus bas, que son rôle, àlui évêque, est naturellement tout à fait officieux. En venant cesoir, il n’a fait que céder aux sollicitations de la courd’Annam ; la terreur était telle que, sans lui, lesparlementaires n’auraient pas osé se présenter au camp desFrançais.

Au milieu de l’enceinte du fort, se tient lasuite silencieuse de l’ambassade ; gens de cour ou simplesgardes accroupis pêle-mêle dans le sable, serrés les uns contre lesautres, accablés, comme à l’approche de leur dernière heure. Et lesbrancards magnifiques qui gisent par terre, les dorures des grandsparasols, jettent leur note d’Asie sur ces groupes muets.

La nuit est moins épaisse ; les nuagesobscurs qui, au coucher du soleil, s’étaient tendus comme un velum,commencent à se déchirer, laissant paraître des trouées clairespleines d’étoiles.

Les matelots, qui se sont réveillés tous pourvoir entrer ces palanquins et ce cortège, sont assis maintenantalentour sur les murs bas du fort ; ils fument et ils causenten sourdine. Par-dessus leurs têtes on voit les étendues noires,redevenues si tranquilles avec la nuit. Du côté de l’ouest, il y atoujours, dans les lointains, des brasiers rouges qui sont lesrestes des villages. – A l’est, cette grande plaine unie qui semblede marbre bleuâtre, c’est la mer de Chine ; elle commence àluire par places, reflétant les trouées et les étoiles d’enhaut… !

… Voici une fois de plus le« Han !…Han !.. » qui monte de la plage,horriblement prolongé. Encore un qui meurt ! Malgré soi onfait silence tant que dure ce râle, et les gens d’Annamfrissonnent.

Et puis on voit, tout au ras de l’horizon,monter le gros disque rouge de la lune, qui étend sa traînéelumineuse sur l’immensité des eaux. Dans un moment il va faire trèsclair.

Peu à peu, dans le petit groupe parlementaire,la conversation devient plus animée, plus cordiale. Le ministreoffre ses longues cigarettes d’Annamite, roulées en cornets minces,qu’il a apportées toutes faites dans un coffret ; il paraîtprendre confiance en les voyant acceptées.

Le langage de ce pays semble toujours unesuite de consonances incertaines, nasillardes, entrecoupées enmonosyllabes un peu haletants, et où revient à courts intervallesquelque chose comme le miaou des chats. Tout cela pourtant a unesignification, parait-il, car monseigneur traduit une foule dechoses fort gracieuses que les pauvres vaincus se croient obligésde dire.

Vers dix heures et demie, arrive du fort duSud le capitaine de frégate L…, accusant réception de la lettre depaix et apportant les ordres supérieurs : on mande tout desuite au quartier général l’ambassadeur et l’évêque qui pourrontamener leurs secrétaires ; quant aux gens de leur suite, ilsdevront rester au fort de l’Atalante, sous la surveillance dulieutenant de vaisseau commandant qui est prié de les faire coucherau milieu de ses matelots.

Très vite, les beaux brancards se remontent,les hamacs, les rideaux s’arrangent ; les quatre personnagesprennent congé, et leurs palanquins s’éloignent, au pas rapide etcadencé des porteurs. La lune, encore très basse, les éclaire d’unelumière chaude ; on les regarde se perdre dans le lointain,sur les sables roses, toujours avec leurs parasols dorés, leur airde personnages de féerie.

Au campement on s’agite, on s’organisedéfinitivement pour dormir.

Mais les hommes jaunes ont peur, à présent quel’évêque et leur chef sont partis. Avant de se coucher parmi lesmarins, ils éprouvent le besoin de cimenter leur amitié avec eux,de l’affirmer par mille témoignages aimables. Alors ils leur font àtous de longues politesses, des révérences annamites à ressort, decérémonieux tchin-tchin à mains jointes, des shakehand à n’en plusfinir. Et les matelots, très saisis en présence de tant de bellesmanières, rendent les saluts et les poignées de main, en étouffantdes envies de rire ; ils s’étonnent beaucoup de rencontrer desgens de cour si obséquieux et de leur sentir les ongles silongs.

Avant minuit, tout le monde est à peu prèscasé, couché, endormi, – les sentinelles exceptées.

Les deux officiers, restés sur leurs fauteuilsde mandarins, ne dorment pas encore, eux non plus.

La lune a beau répandre sa belle lumièrenette ; les nuages ont beau s’en aller ; le ciel,redevenir pur et splendide, rien de tout cela n’égaye cette nuit deveille. On recommence à distinguer comme en plein jour les fuméesdes villages qui brûlent ; sur les sables clairs on voit lesmorts qui dessinent des taches noires, – des croix, quand leursbras sont étendus. Et les brisants font toujours leur bruit, quidonne cette même impression d’isolement, de séparation du reste dumonde, sur cette terre d’Annam.

Alors tout à coup l’affreux« Han !…Han !… » s’exhale encore, et cette foison l’entend venir de tout près, de par terre, presque de dessousles fauteuils, en même temps que de vrais bras se tendent pour toutde bon, cherchent à vous enlacer les genoux… – C’est le blessé dece soir, le pauvre garçon à la poitrine percée, qui est encorerevenu, qui s’est traîné et introduit là, Dieu saitcomment !

On n’ose plus le faire emporter ; on luidonne une couverture, du vin à boire, tout ce qu’il veut ;mais il est bien ennuyeux de s’obstiner ainsi à reparaître ;puisque l’on ne peut rien pour le sauver, il devrait bienmourir.

L’air, le vent sont chauds, lourds ; il ya une senteur douceâtre et énervante de plantes tropicales, defleurs de dunes. – Et puis autre chose encore, un mélange à la foisfétide et musqué qui est particulier aux villages, aux gens, auxobjets de ce pays. Les matelots disent : « Ça sent lechinois », et c’est tout ce qu’on peut dire de mieux.Voilà : « Ça sent le Chinois » ; c’estcaractéristique et indéfinissable.

… Tout à coup une première bouffée decimetière vient se mêler à toutes ces étrangetés d’odeurs… Lescadavres, qui commencent à se faire sentir !… – En effet, ilaurait fallu les éloigner avant la nuit ; on aurait dû ysonger, en voyant, au coucher du soleil, les premiers oiseaux noirss’assembler. Mais on comptait faire faire demain cette besogne parles prisonniers, on ne pensait pas que la décomposition viendraitsi vite.

… Une seconde bouffée monte, écœurante,horrible… et jusqu’au matin cela va certainement augmenter trèsvite, devenir intolérable. Que faire ?… Réveiller lesmatelots, déjà si fatigués ?… On hésite entre l’horreurd’aller remuer ces corps la nuit, et le malaise sombre que causeleur voisinage. Une lassitude vous cloue sur place ; uneespèce de mauvais sommeil finit par arriver, plein de rêves, hantépar des contorsions, des grimaces, de vilaines singeries demorts…

JOURNEE DU 22 AOUT

A six heures, le soleil est là, jetant d’unseul coup, à son lever rapide, sa grande lumière magnifique et sonextrême chaleur. Alors les visions de la nuit s’en vont ; leschoses reprennent leurs proportions vraies.

La tente où l’on a dormi est remplie derayons. On voit briller les hampes dorées, les lances de pagode quisoutiennent les toiles tendues ; mais ces toiles sontsouillées et sordides.

Dehors, tout le campement s’éveille. LesAnnamites, en s’étirant, soupirent à la pensée qui leur revient deleur défaite et de leurs terreurs d’hier. Ils secouent leurs robesbleues, – qui sont fanées, – tordent leurs longues chevelures,rajustent leurs chignons comme des femmes. Et il y a déjà plusieursfeux allumés sur le sable ; ce sont les matelots qui ont vouludès l’aube recommencer leurs grandes cuisines de poulets.

Là-bas, la terre d’Annam paraît très belle etun peu étrange à cette heure matinale. Les hautes montagnesdessinent en l’air leurs cimes violettes ; elles paraissentplus dentelées que nature, comme dans un paysage que des Chinoisauraient peint. Les plaines boisées sont de cette teinte fraîche etéclatante qui est particulière aux Tropiques. Et on aperçoit lemirador de Hué, – celui du palais royal, – qui domine ces lointainsverts…

Le blessé à la poitrine crevée est mortpendant la nuit ; il est allongé tout raide, bouche béante ausoleil. – Autour du fort, naturellement, les cadavres sont toujourslà, dans leurs poses de la veille. Et, comme si on en manquait, lamer a même rapporté tous ceux qu’on lui avait jetés hier ; ilssont le long de la plage, baignés dans l’écume blanche des lames,avec leurs mains en l’air toujours, – et tous ballonnés,ressemblant à de gros magots ventrus. Il va falloir décidémentcreuser de grands trous pour y mettre tout ce monde.

Est-ce qu’on marchera aujourd’hui sur Hué, –est-ce qu’on franchira les grands murs mystérieux ? – Sansdoute non ; cette ambassade arrivée cette nuit aura signén’importe quoi, par peur de nous voir venir dans la ville, dans lespalais, – et le vieux proverbe d’Annam aura raison encore unefois.

Auprès, autour du campement, ce sont toujoursles sables étincelants et chauds, contrastant avec la rive verte del’intérieur ; et puis les ruines, les débris de tout ce que lefeu a détruit hier. Deux pagodes restées debout montrent, avec desaspects méchants, leurs cornes, leurs griffes, toutes leursdiableries de faïence. Et les cocotiers du village, qui étaient sifrais, ont passé au noir ; ils sont plantés au milieu de cedésarroi comme de vieux plumeaux roussis.

Vers sept heures, le bruit très éloigné d’unefusillade. Ce sont les troupes françaises campées au fortCirculaire qui viennent de traverser la rivière de Hué dans lescanots de l’escadre et s’avancent sur les sables de la rive Sud. Ala longue-vue on suit dans le lointain les mouvements de cesrangées de petits pygmées noirs qui sont des matelots et dessoldats ; on les voit s’emparer sans coup férir de deux outrois forts que les ennemis ont abandonnés dans la grande paniqued’hier, – et le pavillon aux trois couleurs est hissé partout.

Ce doit être la fin des fins, et sans doute onne se battra plus.

Journée lourde, longue, monotone, accablée dechaleur, pénible à passer.

On enterre les morts. Il y en a encore plusqu’on ne croyait. Le rapport officiel annamite en accuse douzecents, et ce doit être le compte. On les jette en bloc dans degrands trous. Les prisonniers font cette besogne, surveillés,baïonnette aux reins, par les sergents des troupes indigènes deSaïgon.

Les matelots, qui sont très altérésaujourd’hui, puisent de l’eau aux citernes ; mais c’est del’eau boueuse, et de plus elle est musquée comme toutes les chosesde ce pays. Les prisonniers expliquent qu’on l’a apportée de lagrande terre dans des outres de bique où elle a pris cette odeur,et qu’elle n’en a pas moins un fort bon goût.

Tout de même, en cas de poison, les matelotsqui se méfient imaginent de la filtrer. Et voilà les grandschapeaux chinois, – qui faisaient déjà de merveilleux entonnoirspour vider le vin dans les bidons, – requis pour ce nouvel emploi.(Le sable en est semé, de ces grands chapeaux coniques en formed’abat-jour, tombés dans la déroute). On met dedans, au fond, unpeu de charbon pilé, puis on les remplit d’eau, et bientôt, par lapointe, coule un petit filet clair qui n’est pas trop mauvais àboire.

Trois heures de l’après-midi.

L’ambassade traverse de nouveau le campement,revenant du quartier général. Elle passe sans s’arrêter, ramasseson escorte, descend, au pas gymnastique, vers la lagune, puiss’embarque dans ses jonques. Et pendant tout ce défilé rapide, lesgrands parasols asiatiques bariolés d’or se tournent, s’élèvent ous’abaissent suivant les rayons du soleil, manœuvrés avec une rareprécision par leurs porteurs.

Cette fois les palanquins sont restés fermés.Monseigneur seul a entr’ouvert ses petits rideaux, pour saluer dela main et annoncer que le traité de paix est accepté avec sesclauses les plus dures : on se dépêche le plus possible, pourle porter ce soir même à la signature du roi d’Annam…

Allons, le vieux proverbe a dit vrai, et lesgrands murs de Hué vont garder leur mystère…

Le vent est à la paix décidément. Au coucherdu soleil, deux mandarins arrivent au fort, un peu tremblants, maisempressés et obséquieux, avec des airs d’humilité sournoise ;faisant de beaux tchin-tchin, distribuant à tout le monde despoignées de main qui s’embarrassent dans les plis de leursmanches-pagodes, dans la longueur de leurs ongles.

Leurs robes sont en gaze de soie bleu-marine,à grandes rosaces brochées, – avec des devants d’un bleu plus pâle,comme ces gilets qui ont été de mode pour les femmes en France.

Ils sont venus nous amener un convoi de bœufs,de porcs, de bananes, d’eau fraîche, de toutes sortes de chosesfort bonnes, qui vont être les bienvenues.

Ils apportent aussi des nouvelles àsensation : il paraîtrait que le roi en personne, l’invisible,l’inconnaissable, est monté hier dans son grand mirador, qu’onaperçoit là-bas, pour regarder le bombardement et l’escadre. Il estvrai, on avait répandu dans la ville de rigoureuses menaces de mortcontre qui oserait lever les yeux vers cette tour, et toutes lesmaisons, toutes les fenêtres s’étaient fermées avec terreur. Mais,dans les grands faubourgs habités par les Européens et lesmarchands, on aurait pu avec des lunettes l’apercevoir, et ce faitest vraiment un signe des temps, une chose sans précédent dansl’histoire de l’Annam.

Neuf heures du soir.

L’ordre arrive du quartier général, de fairerembarquer les marins demain matin à la première heure…

C’est fini, ce petit rêve de conquête. Onlaissera les forts sous la garde de l’infanterie de marine et de laVipère.

Les matelots, très désappointés, se répandentdans le village incendié pour ramasser dans les décombres millepetits souvenirs qu’ils désirent emporter ; avec deslanternes, ils font parmi les débris des choix trèsextraordinaires, se lamentant beaucoup de n’avoir pas été prévenusplus tôt, de n’avoir pas pu trier tout cela au jour. Ils nes’endorment que fort tard, quand ils ont préparé tous leurs petitpaquets et chanté plusieurs chansons.

V

LE 22 AOUT

Vers huit heures, par une matinée splendide,sur une mer étincelante, les canots très chargés qui ramènent lesmatelots, leurs armes, leur bagage, accostent les bâtiments del’escadre.

Les autres, les moins heureux, ceux qui ontgardé le bord, attendent près des coupées pour voir ceretour : – ils rentrent avec des airs de conquérants, étalantde belles ceintures, portant des chapeaux de Chinois, des lances,des pavillons jaunes ou noirs au bout de hampes dorées ; ayantdes coups de soleil, tous très noirs et mourant de soif.

Et puis, les uns ont ramassé des théières envieux Chine, des assiettes à fleurs, des bouddhas, ou bien encoredes hérons mystiques, oiseaux de pagodes qui perchent sur destortues.

Et d’autres, les pratiques, les gourmets,rapportent des poules dans des cages pour les faire cuire à bord, –même de petits porcs vivants, passés en bandoulière sur leur dos,attachés par les pattes et poussant des cris affreux.

On est tout à la joie de ce grand succèsrapide ; les nouvelles des journées douteuses du nord – aubord du fleuve Rouge – ne sont pas encore connues, et on se figurela paix immédiate, suivie bientôt du départ, du retour en France.Au souper, différents plats non prévus par le règlement circulentaux tables de l’équipage, avec des vins qui viennent de chez lesofficiers. Il y a même ensuite, au coup de neuf heures, un certaincortège qui s’organise et défile en se courbant sous les hamacs.Alors ceux qui dorment déjà s’éveillent en sursaut, et se penchenteffarés pour voir ce qui passe au-dessous d’eux : – des grandschapeaux pointus, un défilé de Chinois ! !… les uns dansdes robes mandarines, de coupe officielle, en soie noire,étriquées, trop étroites, ayant craqué aux épaules ; d’autrestout nus, portant simplement, – pour se donner l’air qu’il faut –une lance, un héron mystique, ou bien un bouddha.

Pas un mort à regretter, personne de moins àl’appel, pas la plus petite place vide ; – alors, la chosefinit d’une manière absolument joyeuse.

Et demain, l’escadre doit se séparer, pourassurer différents services de ravitaillement et de blocus…

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