Germinal d’Emile Zola

Étienne ne se plaignait guère que de Jeanlin, qui dormait
en chien de fusil. Alzire respirait d’un léger souffle, on
retrouvait le matin Lénore et Henri aux bras l’un de l’autre,
tels qu’on les avait couchés. Dans la maison noire, il n’y
avait d’autre bruit que les ronflements de Maheu et de la
Maheude, roulant à intervalles réguliers, comme des
soufflets de forge. En somme, Étienne se trouvait mieux
que chez Rasseneur, le lit n’était pas mauvais, et l’on
changeait les draps une fois par mois. Il mangeait aussi de
meilleure soupe, il souffrait seulement de la rareté de la
viande. Mais tous en étaient là, il ne pouvait exiger, pour
quarante-cinq francs de pension, d’avoir un lapin à chaque
repas. Ces quarante-cinq francs aidaient la famille, on
finissait par joindre les deux bouts, en laissant toujours de
petites dettes en arrière; et les Maheu se montraient
reconnaissants envers leur logeur, son linge était lavé,
raccommodé, ses boutons recousus, ses affaires mises en
ordre; enfin, il sentait autour de lui la propreté et les bons
soins d’une femme.
Ce fut l’époque où Étienne entendit les idées qui
bourdonnaient dans son crâne. Jusque-là, il n’avait eu que
la révolte de l’instinct, au milieu de la sourde fermentation
des camarades. Toutes sortes de questions confuses se
posaient à lui: pourquoi la misère des uns? pourquoi la
richesse des autres? pourquoi ceux-ci sous le talon de
ceux-là, sans l’espoir de jamais prendre leur place? Et sa
première étape fut de comprendre son ignorance. Une

honte secrète, un chagrin caché le rongèrent dès lors: il ne
savait rien, il n’osait causer de ces choses qui le
passionnaient, l’égalité de tous les hommes, l’équité qui
voulait un partage entre eux des biens de la terre. Aussi se
prit-il pour l’étude du goût sans méthode des ignorants
affolés de science. Maintenant, il était en correspondance
régulière avec Pluchart, plus instruit, très lancé dans le
mouvement socialiste. Il se fit envoyer des livres, dont la
lecture mal digérée acheva de l’exalter: un livre de
médecine surtout, _l’Hygiène du mineur, où un docteur
belge avait résumé les maux dont se meurt le peuple des
houillères; sans compter des traités d’économie politique
d’une aridité technique incompréhensible, des brochures
anarchistes qui le bouleversaient, d’anciens numéros de
journaux qu’il gardait ensuite comme des arguments
irréfutables, dans des discussions possibles. Souvarine,
du reste, lui prêtait aussi des volumes, et l’ouvrage sur les
Sociétés coopératives l’avait fait rêver pendant un mois
d’une association universelle d’échange, abolissant
l’argent, basant sur le travail la vie sociale entière. La honte
de son ignorance s’en allait, il lui venait un orgueil, depuis
qu’il se sentait penser.
Durant ces premiers mois, Étienne en resta au
ravissement des néophytes, le coeur débordant
d’indignations généreuses contre les oppresseurs, se
jetant à l’espérance du prochain triomphe des opprimés. Il
n’en était point encore à se fabriquer un système, dans le
vague de ses lectures. Les revendications pratiques de

Rasseneur se mêlaient en lui aux violences destructives de
Souvarine; et, quand il sortait du cabaret de l’Avantage, où
il continuait presque chaque jour à déblatérer avec eux
contre la Compagnie, il marchait dans un rêve, il assistait à
la régénération radicale des peuples, sans que cela dût
coûter une vitre cassée ni une goutte de sang. D’ailleurs,
les moyens d’exécution demeuraient obscurs, il préférait
croire que les choses iraient très bien, car sa tête se
perdait, dès qu’il voulait formuler un programme de
reconstruction. Il se montrait même plein de modération et
d’inconséquence, il répétait parfois qu’il fallait bannir la
politique de la question sociale, une phrase qu’il avait lue et
qui lui semblait bonne à dire, dans le milieu de houilleurs
flegmatiques où il vivait.
Maintenant, chaque soir, chez les Maheu, on s’attardait une
demi-heure, avant de monter se coucher. Toujours Étienne
reprenait la même causerie. Depuis que sa nature
s’affinait, il se trouvait blessé davantage par les
promiscuités du coron. Est-ce qu’on était des bêtes, pour
être ainsi parqués, les uns contre les autres, au milieu des
champs, si entassés qu’on ne pouvait changer de chemise
sans montrer son derrière aux voisins! Et comme c’était
bon pour la santé, et comme les filles et les garçons s’y
pourrissaient forcément ensemble!
—Dame! répondait Maheu, si l’on avait plus d’argent, on
aurait plus d’aise… Tout de même, c’est bien vrai que ça
ne vaut rien pour personne, de vivre les uns sur les autres.

Ça finit toujours par des hommes saouls et par des filles
pleines.
Et la famille partait de là, chacun disait son mot, pendant
que le pétrole de la lampe viciait l’air de la salle, déjà
empuantie d’oignon frit. Non, sûrement, la vie n’était pas
drôle. On travaillait en vraies brutes à un travail qui était la
punition des galériens autrefois, on y laissait la peau plus
souvent qu’à son tour, tout ça pour ne pas même avoir de
la viande sur sa table, le soir. Sans doute on avait sa pâtée
quand même, on mangeait, mais si peu, juste de quoi
souffrir sans crever, écrasé de dettes, poursuivi comme si
l’on volait son pain. Quand arrivait le dimanche, on dormait
de fatigue. Les seuls plaisirs, c’était de se saouler ou de
faire un enfant à sa femme; encore la bière vous
engraissait trop le ventre, et l’enfant, plus tard, se foutait de
vous. Non, non, ça n’avait rien de drôle.
Alors, la Maheude s’en mêlait.
—L’embêtant, voyez-vous, c’est lorsqu’on se dit que ça ne
peut pas changer… Quand on est jeune, on s’imagine que
le bonheur viendra, on espère des choses; et puis, la
misère recommence toujours, on reste enfermé là-
dedans… Moi, je ne veux du mal à personne, mais il y a
des fois où cette injustice me révolte.
Un silence se faisait, tous soufflaient un instant, dans le
malaise vague de cet horizon fermé. Seul, le père

Bonnemort, s’il était là, ouvrait des yeux surpris, car de son
temps on ne se tracassait pas de la sorte: on naissait dans
le charbon, on tapait à la veine, sans en demander
davantage; tandis que, maintenant, il passait un air qui
donnait de l’ambition aux charbonniers.
—Faut cracher sur rien, murmurait-il. Une bonne chope est
une bonne chope… Les chefs, c’est souvent de la canaille;
mais il y aura toujours des chefs, pas vrai? inutile de se
casser la tête à réfléchir là-dessus.
Du coup, Étienne s’animait. Comment! la réflexion serait
défendue à l’ouvrier! Eh! justement, les choses
changeraient bientôt, parce que l’ouvrier réfléchissait à
cette heure. Du temps du vieux, le mineur vivait dans la
mine comme une brute, comme une machine à extraire la
houille, toujours sous la terre, les oreilles et les yeux
bouchés aux événements du dehors. Aussi les riches qui
gouvernent, avaient-ils beau jeu de s’entendre, de le vendre
et de l’acheter, pour lui manger la chair: il ne s’en doutait
même pas. Mais, à présent, le mineur s’éveillait au fond,
germait dans la terre ainsi qu’une vraie graine; et l’on
verrait un matin ce qu’il pousserait au beau milieu des
champs: oui, il pousserait des hommes, une armée
d’hommes qui rétabliraient la justice. Est-ce que tous les
citoyens n’étaient pas égaux depuis la Révolution?
puisqu’on votait ensemble, est-ce que l’ouvrier devait rester
l’esclave du patron qui le payait? Les grandes
Compagnies, avec leurs machines, écrasaient tout, et l’on

n’avait même plus contre elles les garanties de l’ancien
temps, lorsque les gens du même métier, réunis en corps,
savaient se défendre. C’était pour ça, nom de Dieu! et pour
d’autres choses, que tout péterait un jour, grâce à
l’instruction. On n’avait qu’à voir dans le coron même: les
grands-pères n’auraient pu signer leur nom, les pères le
signaient déjà, et quant aux fils, ils lisaient et écrivaient
comme des professeurs. Ah! ça poussait, ça poussait petit
à petit, une rude moisson d’hommes, qui mûrissait au
soleil! Du moment qu’on n’était plus collé chacun à sa place
pour l’existence entière, et qu’on pouvait avoir l’ambition de
prendre la place du voisin, pourquoi donc n’aurait-on pas
joué des poings, en tâchant d’être le plus fort?
Maheu, ébranlé, restait cependant plein de défiance.
—Dès qu’on bouge, on vous rend votre livret, disait-il. Le
vieux a raison, ce sera toujours le mineur qui aura la peine,
sans l’espoir d’un gigot de temps à autre, en récompense.
Muette depuis un moment, la Maheude sortait comme d’un
songe.
—Encore si ce que les curés racontent était vrai, si les
pauvres gens de ce monde étaient les riches dans l’autre!
Un éclat de rire l’interrompait, les enfants eux-mêmes
haussaient les épaules, tous devenus incrédules au vent du
dehors, gardant la peur secrète des revenants de la fosse,

mais s’égayant du ciel vide.
—Ah! ouiche, les curés! s’écriait Maheu. S’ils croyaient ça,
ils mangeraient moins et ils travailleraient davantage, pour
se réserver là-haut une bonne place… Non, quand on est
mort, on est mort.
La Maheude poussait de grands soupirs.
—Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu!
Puis, les mains tombées sur les genoux, d’un air
d’accablement immense:
—Alors, c’est bien vrai, nous sommes foutus, nous autres.
Tous se regardaient. Le père Bonnemort crachait dans son
mouchoir, tandis que Maheu, sa pipe éteinte, l’oubliait à sa
bouche. Alzire écoutait, entre Lénore et Henri, endormis au
bord de la table. Mais Catherine surtout, le menton dans la
main, ne quittait pas Étienne de ses grands yeux clairs,
lorsqu’il se récriait, disant sa foi, ouvrant l’avenir enchanté
de son rêve social. Autour d’eux, le coron se couchait, on
n’entendait plus que les pleurs perdus d’un enfant ou la
querelle d’un ivrogne attardé. Dans la salle, le coucou
battait lentement, une fraîcheur d’humidité montait des
dalles sablées, malgré l’étouffement de l’air.
—En voilà encore des idées! disait le jeune homme. Est-
ce que vous avez besoin d’un bon Dieu et de son paradis

pour être heureux? est-ce que vous ne pouvez pas vous
faire à vous-mêmes le bonheur sur la terre?
D’une voix ardente, il parlait sans fin. C’était, brusquement,
l’horizon fermé qui éclatait, une trouée de lumière s’ouvrait
dans la vie sombre de ces pauvres gens. L’éternel
recommencement de la misère, le travail de brute, ce
destin de bétail qui donne sa laine et qu’on égorge, tout le
malheur disparaissait, comme balayé par un grand coup
de soleil; et, sous un éblouissement de féerie, la justice
descendait du ciel. Puisque le bon Dieu était mort, la
justice allait assurer le bonheur des hommes, en faisant
régner l’égalité et la fraternité. Une société nouvelle
poussait en un jour, ainsi que dans les songes, une ville
immense, d’une splendeur de mirage, où chaque citoyen
vivait de sa tâche et prenait sa part des joies communes.
Le vieux monde pourri était tombé en poudre, une
humanité jeune, purgée de ses crimes, ne formait plus
qu’un seul peuple de travailleurs, qui avait pour devise: à
chacun suivant son mérite, et à chaque mérite suivant ses
oeuvres. Et, continuellement, ce rêve s’élargissait,
s’embellissait, d’autant plus séducteur, qu’il montait plus
haut dans l’impossible.
D’abord, la Maheude refusait d’entendre, prise d’une
sourde épouvante. Non, non, c’était trop beau, on ne devait
pas s’embarquer dans ces idées, car elles rendaient la vie
abominable ensuite, et l’on aurait tout massacré alors, pour
être heureux. Quand elle voyait luire les yeux de Maheu,

troublé, conquis, elle s’inquiétait, elle criait, en interrompant
Étienne:
—N’écoute pas, mon homme! Tu vois bien qu’il nous fait
des contes…
Est-ce que les bourgeois consentiront jamais à travailler
comme nous?
Mais, peu à peu, le charme agissait aussi sur elle. Elle
finissait par sourire, l’imagination éveillée, entrant dans ce
monde merveilleux de l’espoir. Il était si doux d’oublier
pendant une heure la réalité triste! Lorsqu’on vit comme
des bêtes, le nez à terre, il faut bien un coin de mensonge,
où l’on s’amuse à se régaler des choses qu’on ne
possédera jamais. Et ce qui la passionnait, ce qui la
mettait d’accord avec le jeune homme, c’était l’idée de la
justice.
—Ça, vous avez raison! criait-elle. Moi, quand une affaire
est juste, je me ferais hacher… Et, vrai! ce serait juste, de
jouir à notre tour.
Maheu, alors, osait s’enflammer.
—Tonnerre de Dieu! je ne suis pas riche, mais je
donnerais bien cent sous pour ne pas mourir avant d’avoir
vu tout ça… Quel chambardement! Hein? sera-ce bientôt,
et comment s’y prendra-t-on?
Étienne recommençait à parler. La vieille société craquait,

ça ne pouvait durer au-delà de quelques mois, affirmait-il
carrément. Sur les moyens d’exécution, il se montrait plus
vague, mêlant ses lectures, ne craignant pas, devant des
ignorants, de se lancer dans des explications où il se
perdait lui-même. Tous les systèmes y passaient, adoucis
d’une certitude de triomphe facile, d’un baiser universel qui
terminerait le malentendu des classes; sans tenir compte
pourtant des mauvaises têtes, parmi les patrons et les
bourgeois, qu’on serait peut-être forcé de mettre à la
raison. Et les Maheu avaient l’air de comprendre,
approuvaient, acceptaient les solutions miraculeuses, avec
la foi aveugle des nouveaux croyants, pareils à ces
chrétiens des premiers temps de l’Église, qui attendaient la
venue d’une société parfaite, sur le fumier du monde
antique. La petite Alzire accrochait des mots, s’imaginait le
bonheur sous l’image d’une maison très chaude, où les
enfants jouaient et mangeaient tant qu’ils voulaient.
Catherine, sans bouger, le menton toujours dans la main,
restait les yeux fixés sur Étienne, et quand il se taisait, elle
avait un léger frisson, toute pâle, comme prise de froid.
Mais la Maheude regardait le coucou.
—Neuf heures passées, est-il permis! Jamais on ne se
lèvera demain.
Et les Maheu quittaient la table, le coeur mal à l’aise,
désespérés. Il leur semblait qu’ils venaient d’être riches, et
qu’ils retombaient d’un coup dans leur crotte. Le père

Bonnemort, qui partait pour la fosse, grognait que ces
histoires-là ne rendaient pas la soupe meilleure; tandis que
les autres montaient à la file, en s’apercevant de l’humidité
des murs et de l’étouffement empesté de l’air. En haut,
dans le sommeil lourd du coron, Étienne, lorsque Catherine
s’était mise au lit la dernière et avait soufflé la chandelle,
l’entendait se retourner fiévreusement, avant de s’endormir.
Souvent, à ces causeries, des voisins se pressaient,
Levaque qui s’exaltait aux idées de partage, Pierron que la
prudence faisait aller se coucher, dès qu’on s’attaquait à la
Compagnie. De loin en loin, Zacharie entrait un instant;
mais la politique l’assommait, il préférait descendre à
l’Avantage, pour boire une chope. Quant à Chaval, il
renchérissait, voulait du sang. Presque tous les soirs, il
passait une heure chez les Maheu; et, dans cette assiduité,
il y avait une jalousie inavouée, la peur qu’on ne lui volât
Catherine. Cette fille, dont il se lassait déjà, lui était
devenue chère, depuis qu’un homme couchait près d’elle et
pouvait la prendre, la nuit.
L’influence d’Étienne s’élargissait, il révolutionnait peu à
peu le coron. C’était une propagande sourde, d’autant plus
sûre, qu’il grandissait dans l’estime de tous. La Maheude,
malgré sa défiance de ménagère prudente, le traitait avec
considération, en jeune homme qui la payait exactement,
qui ne buvait ni ne jouait, le nez toujours dans un livre; et
elle lui faisait, chez les voisines, une réputation de garçon
instruit, dont celles-ci abusaient, en le priant d’écrire leurs

lettres. Il était une sorte d’homme d’affaires, chargé des
correspondances, consulté par les ménages sur les cas
délicats. Aussi, dès le mois de septembre, avait-il créé
enfin sa fameuse caisse de prévoyance, très précaire
encore, ne comptant que les habitants du coron; mais il
espérait bien obtenir l’adhésion des charbonniers de
toutes les fosses, surtout si la Compagnie, restée passive,
ne le gênait pas davantage. On venait de le nommer
secrétaire de l’association, et il touchait même de petits
appointements, pour ses écritures. Cela le rendait presque
riche. Si un mineur marié n’arrive pas à joindre les deux
bouts, un garçon sobre, n’ayant aucune charge, peut
réaliser des économies.
Dès lors, il s’opéra chez Étienne une transformation lente.
Des instincts de coquetterie et de bien-être, endormis
dans sa pauvreté, se révélèrent, lui firent acheter des
vêtements de drap. Il se paya une paire de bottes fines, et
du coup il passa chef, tout le coron se groupa autour de lui.
Ce furent des satisfactions d’amour-propre délicieuses, il
se grisa de ces premières jouissances de la popularité:
être à la tête des autres, commander, lui si jeune et qui la
veille encore était un manoeuvre, l’emplissait d’orgueil,
agrandissait son rêve d’une révolution prochaine, où il
jouerait un rôle. Son visage changea, il devint grave, il
s’écouta parler; tandis que son ambition naissante
enfiévrait ses théories et le poussait aux idées de bataille.
Cependant, l’automne s’avançait, les froids d’octobre

avaient rouillé les petits jardins du coron. Derrière les lilas
maigres, les galibots ne culbutaient plus les herscheuses
sur le carin; et il ne restait que les légumes d’hiver, les
choux perlés de gelée blanche, les poireaux et les salades
de conserve. De nouveau, les averses battaient les tuiles
rouges, coulaient dans les tonneaux, sous les gouttières,
avec des bruits de torrent. Dans chaque maison, le fer ne
refroidissait pas, chargé de houille, empoisonnant la salle
close. C’était encore une saison de grande misère qui
commençait.
En octobre, par une de ces premières nuits glaciales,
Étienne, fiévreux d’avoir parlé, en bas, ne put s’endormir. Il
avait regardé Catherine se glisser sous la couverture, puis
souffler la chandelle. Elle paraissait toute secouée, elle
aussi, tourmentée d’une de ces pudeurs qui la faisaient
encore se hâter parfois, si maladroitement, qu’elle se
découvrait davantage. Dans l’obscurité, elle restait comme
morte; mais il entendait qu’elle ne dormait pas non plus; et,
il le sentait, elle songeait à lui, ainsi qu’il songeait à elle:
jamais ce muet échange de leur être ne les avait emplis
d’un tel trouble. Des minutes s’écoulèrent, ni lui ni elle ne
remuait, leur souffle s’embarrassait seulement, malgré leur
effort pour le retenir. A deux reprises, il fut sur le point de se
lever et de la prendre. C’était imbécile, d’avoir un si gros
désir l’un de l’autre, sans jamais se contenter. Pourquoi
donc bouder ainsi contre leur envie? Les enfants
dormaient, elle voulait bien tout de suite, il était certain
qu’elle l’attendait en étouffant, qu’elle refermerait les bras

sur lui, muette, les dents serrées. Près d’une heure se
passa. Il n’alla pas la prendre, elle ne se retourna pas, de
peur de l’appeler. Plus ils vivaient côte à côte, et plus une
barrière s’élevait, des hontes, des répugnances, des
délicatesses d’amitié, qu’ils n’auraient pu expliquer eux-
mêmes.
IV
—Écoute, dit la Maheude à son homme, puisque tu vas à
Montsou pour la paie, rapporte-moi donc une livre de café
et un kilo de sucre.
Il recousait un de ses souliers, afin d’épargner le
raccommodage.
—Bon! murmura-t-il, sans lâcher sa besogne.
—Je te chargerais bien de passer aussi chez le boucher…
Un morceau de veau, hein? il y a si longtemps qu’on n’en a
pas vu.
Cette fois, il leva la tête.
—Tu crois donc que j’ai à toucher des mille et des cents…
La quinzaine est trop maigre, avec leur sacrée idée

d’arrêter constamment le travail.
Tous deux se turent. C’était après le déjeuner, un samedi
de la fin d’octobre. La Compagnie, sous le prétexte du
dérangement causé par la paie, avait encore, ce jour-là,
suspendu l’extraction, dans toutes ses fosses. Saisie de
panique devant la crise industrielle qui s’aggravait, ne
voulant pas augmenter son stock déjà lourd, elle profitait
des moindres prétextes pour forcer ses dix mille ouvriers
au chômage.
—Tu sais qu’Étienne t’attend chez Rasseneur, reprit la
Maheude. Emmène-le, il sera plus malin que toi pour se
débrouiller, si l’on ne vous comptait pas vos heures.
Maheu approuva de la tête.
—Et cause donc à ces messieurs de l’affaire de ton père.
Le médecin s’entend avec la Direction… N’est-ce pas?
vieux, que le médecin se trompe, que vous pouvez encore
travailler?
Depuis dix jours, le père Bonnemort, les pattes engourdies
comme il disait, restait cloué sur une chaise. Elle dut
répéter sa question, et il grogna:
—Bien sûr que je travaillerai. On n’est pas fini parce qu’on
a mal aux jambes. Tout ça, c’est des histoires qu’ils
inventent pour ne pas me donner la pension de cent quatre-
vingts francs.

La Maheude songeait aux quarante sous du vieux, qu’il ne
lui rapporterait peut-être jamais plus, et elle eut un cri
d’angoisse.
—Mon Dieu! nous serons bientôt tous morts, si ça
continue.
—Quand on est mort, dit Maheu, on n’a plus faim.
Il ajouta des clous à ses souliers et se décida à partir. Le
coron des Deux-Cent-Quarante ne devait être payé que
vers quatre heures. Aussi les hommes ne se pressaient-ils
pas, s’attardant, filant un à un, poursuivis par les femmes
qui les suppliaient de revenir tout de suite. Beaucoup leur
donnaient des commissions, pour les empêcher de
s’oublier dans les estaminets.
Chez Rasseneur, Étienne était venu aux nouvelles. Des
bruits inquiétants couraient, on disait la Compagnie de plus
en plus mécontente des boisages. Elle accablait les
ouvriers d’amendes, un conflit paraissait fatal. Du reste, ce
n’était là que la querelle avouée, il y avait dessous toute
une complication, des causes secrètes et graves.
Justement, lorsque Étienne arriva, un camarade qui buvait
une chope, au retour de Montsou, racontait qu’une affiche
était collée chez le caissier; mais il ne savait pas bien ce
qu’on lisait sur cette affiche. Un second entra, puis un
troisième; et chacun apportait une histoire différente. Il

semblait certain, cependant, que la Compagnie avait pris
une résolution.
—Qu’est-ce que tu en dis, toi? demanda Étienne, en
s’asseyant près de Souvarine, à une table, où, pour unique
consommation, se trouvait un paquet de tabac.
Le machineur ne se pressa point, acheva de rouler une
cigarette.
—Je dis que c’était facile à prévoir. Ils vont vous pousser à
bout.
Lui seul avait l’intelligence assez déliée pour analyser la
situation. Il l’expliquait de son air tranquille. La Compagnie,
atteinte par la crise, était bien forcée de réduire ses frais,
si elle ne voulait pas succomber; et, naturellement, ce
seraient les ouvriers qui devraient se serrer le ventre, elle
rognerait leurs salaires, en inventant un prétexte
quelconque. Depuis deux mois, la houille restait sur le
carreau de ses fosses, presque toutes les usines
chômaient. Comme elle n’osait chômer aussi, effrayée
devant l’inaction ruineuse du matériel, elle rêvait un moyen
terme, peut-être une grève, d’où son peuple de mineurs
sortirait dompté et moins payé. Enfin, la nouvelle caisse de
prévoyance l’inquiétait, devenait une menace pour l’avenir,
tandis qu’une grève l’en débarrasserait, en la vidant,
lorsqu’elle était peu garnie encore.

Rasseneur s’était assis près d’Étienne, et tous deux
écoutaient d’un air consterné. On pouvait causer à voix
haute, il n’y avait plus là que madame Rasseneur, assise
au comptoir.
—Quelle idée! murmura le cabaretier. Pourquoi tout ça? La
Compagnie n’a aucun intérêt à une grève, et les ouvriers
non plus. Le mieux est de s’entendre.
C’était fort sage. Il se montrait toujours pour les
revendications raisonnables. Même, depuis la rapide
popularité de son ancien locataire, il outrait ce système du
progrès possible, disant qu’on n’obtenait rien, lorsqu’on
voulait tout avoir d’un coup. Dans sa bonhomie d’homme
gras, nourri de bière, montait une jalousie secrète,
aggravée par la désertion de son débit, où les ouvriers du
Voreux entraient moins boire et l’écouter; et il en arrivait
ainsi parfois à défendre la Compagnie, oubliant sa rancune
d’ancien mineur congédié.
—Alors, tu es contre la grève? cria madame Rasseneur,
sans quitter le comptoir.
Et, comme il répondait oui, énergiquement, elle le fit taire.
—Tiens! tu n’as pas de coeur, laisse parler ces messieurs!
Étienne songeait, les yeux sur la chope qu’elle lui avait
servie. Enfin, il leva la tête.

—C’est bien possible, tout ce que le camarade raconte, et
il faudra nous y résoudre, à cette grève, si l’on nous y
force… Pluchart, justement, m’a écrit là-dessus des choses
très justes. Lui aussi est contre la grève, car l’ouvrier en
souffre autant que le patron, sans arriver à rien de décisif.
Seulement, il voit là une occasion excellente pour
déterminer nos hommes à entrer dans sa grande
machine… D’ailleurs, voici sa lettre.
En effet, Pluchart, désolé des méfiances que
l’Internationale rencontrait chez les mineurs de Montsou,
espérait les voir adhérer en masse, si un conflit les
obligeait à lutter contre la Compagnie. Malgré ses efforts,
Étienne n’avait pu placer une seule carte de membre,
donnant du reste le meilleur de son influence à sa caisse
de secours, beaucoup mieux accueillie. Mais cette caisse
était encore si pauvre, qu’elle devait être vite épuisée,
comme le disait Souvarine; et, fatalement, les grévistes se
jetteraient alors dans l’Association des travailleurs, pour
que leurs frères de tous les pays leur vinssent en aide.
—Combien avez-vous en caisse? demanda Rasseneur.
—A peine trois mille francs, répondit Étienne. Et vous
savez que la Direction m’a fait appeler avant-hier. Oh! ils
sont très polis, ils m’ont répété qu’ils n’empêchaient pas
leurs ouvriers de créer un fonds de réserve. Mais j’ai bien
compris qu’ils en voulaient le contrôle… De toute manière,
nous aurons une bataille de ce côté-là.

Le cabaretier s’était mis à marcher, en sifflant d’un air
dédaigneux. Trois mille francs! qu’est-ce que vous voulez
qu’on fiche avec ça? Il n’y aurait pas six jours de pain, et si
l’on comptait sur des étrangers, des gens qui habitaient
l’Angleterre, on pouvait tout de suite se coucher et avaler
sa langue. Non, c’était trop bête, cette grève!
Alors, pour la première fois, des paroles aigres furent
échangées entre ces deux hommes, qui, d’ordinaire,
finissaient par s’entendre, dans leur haine commune du
capital.
—Voyons, et toi, qu’en dis-tu? répéta Étienne, en se
tournant vers
Souvarine.
Celui-ci répondit par son mot de mépris habituel.
—Les grèves? des bêtises!
Puis, au milieu du silence fâché qui s’était fait, il ajouta
doucement:
—En somme, je ne dis pas non, si ça vous amuse: ça ruine
les uns, ça tue les autres, et c’est toujours autant de
nettoyé… Seulement, de ce train-là, on mettrait bien mille
ans pour renouveler le monde. Commencez donc par me
faire sauter ce bagne où vous crevez tous!

De sa main fine, il désignait le Voreux, dont on apercevait
les bâtiments par la porte restée ouverte. Mais un drame
imprévu l’interrompit: Pologne, la grosse lapine familière,
qui s’était hasardée dehors, rentrait d’un bond, fuyant sous
les pierres d’une bande de galibots; et, dans son
effarement, les oreilles rabattues, la queue retroussée, elle
vint se réfugier contre ses jambes, l’implorant, le grattant,
pour qu’il la prît. Quand il l’eut couchée sur ses genoux, il
l’abrita de ses deux mains, il tomba dans cette sorte de
somnolence rêveuse, où le plongeait la caresse de ce poil
doux et tiède.
Presque aussitôt, Maheu entra. Il ne voulut rien boire,
malgré l’insistance polie de madame Rasseneur, qui
vendait sa bière comme si elle l’eût offerte. Étienne s’était
levé, et tous deux partirent pour Montsou.
Les jours de paie aux Chantiers de la Compagnie,
Montsou semblait en fête, comme par les beaux
dimanches de ducasse. De tous les corons arrivait une
cohue de mineurs. Le bureau du caissier étant très petit, ils
préféraient attendre à la porte, ils stationnaient par groupes
sur le pavé, barraient la route d’une queue de monde
renouvelée sans cesse. Des camelots profitaient de
l’occasion, s’installaient avec leurs bazars roulants,
étalaient jusqu’à de la faïence et de la charcuterie. Mais
c’étaient surtout les estaminets et les débits qui faisaient
une bonne recette, car les mineurs, avant d’être payés,
allaient prendre patience devant les comptoirs, puis y

retournaient arroser leur paie, dès qu’ils l’avaient en poche.
Encore se montraient-ils très sages, lorsqu’ils ne
l’achevaient pas au Volcan.
A mesure que Maheu et Étienne avancèrent au milieu des
groupes, ils sentirent, ce jour-là, monter une exaspération
sourde. Ce n’était pas l’ordinaire insouciance de l’argent
touché et écorné dans les cabarets. Des poings se
serraient, des mots violents couraient de bouche en
bouche.
—C’est vrai, alors? demanda Maheu à Chaval, qu’il
rencontra devant l’estaminet Piquette, ils ont fait la saleté?
Mais Chaval se contenta de répondre par un grognement
furieux, en jetant un regard oblique sur Étienne. Depuis le
renouvellement du marchandage, il s’était embauché avec
d’autres, mordu peu à peu d’envie contre le camarade, ce
dernier venu qui se posait en maître, et dont tout le coron,
disait-il, léchait les bottes. Cela se compliquait d’une
querelle d’amoureux, il n’emmenait plus Catherine à
Réquillart ou derrière le terri, sans l’accuser, en termes
abominables, de coucher avec le logeur de sa mère; puis,
il la tuait de caresses, repris pour elle d’un sauvage désir.
Maheu lui adressa une autre question.
—Est-ce que le Voreux passe?
Et comme il tournait le dos, après avoir dit oui, d’un signe

de tête, les deux hommes se décidèrent à entrer aux
Chantiers.
La caisse était une petite pièce rectangulaire, séparée en
deux par un grillage. Sur les bancs, le long des murs, cinq
ou six mineurs attendaient; tandis que le caissier, aidé d’un
commis, en payait un autre, debout devant le guichet, sa
casquette à la main. Au-dessus du banc de gauche, une
affiche jaune se trouvait collée, toute fraîche dans le gris
enfumé des plâtres; et c’était là que, depuis le matin,
défilaient continuellement des hommes. Ils entraient par
deux ou par trois, restaient plantés, puis s’en allaient sans
un mot, avec une secousse des épaules, comme si on leur
eût cassé l’échine.
Il y avait justement deux charbonniers devant l’affiche, un
jeune à tête carrée de brute, un vieux très maigre, la face
hébétée par l’âge. Ni l’un ni l’autre ne savait lire, le jeune
épelait en remuant les lèvres, le vieux se contentait de
regarder stupidement. Beaucoup entraient ainsi, pour voir,
sans comprendre.
—Lis-nous donc ça, dit à son compagnon Maheu, qui
n’était pas fort non plus sur la lecture.
Alors, Étienne se mit à lire l’affiche. C’était un avis de la
Compagnie aux mineurs de toutes les fosses. Elle les
avertissait que, devant le peu de soin apporté au boisage,
lasse d’infliger des amendes inutiles, elle avait pris la

résolution d’appliquer un nouveau mode de paiement, pour
l’abattage de la houille. Désormais, elle paierait le boisage
à part, au mètre cube de bois descendu et employé, en se
basant sur la quantité nécessaire à un bon travail. Le prix
de la berline de charbon abattu serait naturellement baissé,
dans une proportion de cinquante centimes à quarante,
suivant d’ailleurs la nature et l’éloignement des tailles. Et un
calcul assez obscur tâchait d’établir que cette diminution
de dix centimes se trouverait exactement compensée par
le prix du boisage. Du reste, la Compagnie ajoutait que,
voulant laisser à chacun le temps de se convaincre des
avantages présentés par ce nouveau mode, elle comptait
seulement l’appliquer à partir du lundi, 1er décembre.
—Si vous lisiez moins haut, là-bas! cria le caissier. On ne
s’entend plus.
Étienne acheva sa lecture, sans tenir compte de
l’observation. Sa voix tremblait, et quand il eut fini, tous
continuèrent à regarder fixement l’affiche. Le vieux mineur
et le jeune avaient l’air d’attendre encore; puis, ils partirent,
les épaules cassées.
—Nom de Dieu! murmura Maheu.
Lui et son compagnon s’étaient assis. Absorbés, la tête
basse, tandis que le défilé continuait en face du papier
jaune, ils calculaient. Est-ce qu’on se fichait d’eux! jamais
ils ne rattraperaient, avec le boisage, les dix centimes

diminués sur la berline. Au plus toucheraient-ils huit
centimes, et c’était deux centimes que leur volait la
Compagnie, sans compter le temps qu’un travail soigné
leur prendrait. Voilà donc où elle voulait en venir, à cette
baisse de salaire déguisée! Elle réalisait des économies
dans la poche de ses mineurs.
—Nom de Dieu de nom de Dieu! répéta Maheu en relevant
la tête. Nous sommes des jean-foutre, si nous acceptons
ça!
Mais le guichet se trouvait libre, il s’approcha pour être
payé. Les chefs de marchandage se présentaient seuls à
la caisse, puis répartissaient l’argent entre leurs hommes,
ce qui gagnait du temps.
—Maheu et consorts, dit le commis, veine Filonnière, taille
numéro sept.
Il cherchait sur les listes, que l’on dressait en dépouillant les
livrets, où les porions, chaque jour et par chantier,
relevaient le nombre des berlines extraites. Puis, il répéta:
—Maheu et consorts, veine Filonnière, taille numéro sept…
Cent trente-cinq francs.
Le caissier paya.
—Pardon, Monsieur, balbutia le haveur saisi, êtes-vous sûr
de ne pas vous tromper?

Il regardait ce peu d’argent, sans le ramasser, glacé d’un
petit frisson qui lui coulait au coeur. Certes, il s’attendait à
une paie mauvaise, mais elle ne pouvait se réduire à si
peu, ou il devait avoir mal compté. Lorsqu’il aurait remis
leur part à Zacharie, à Étienne et à l’autre camarade qui
remplaçait Chaval, il lui resterait au plus cinquante francs
pour lui, son père, Catherine et Jeanlin.
—Non, non, je ne me trompe pas, reprit l’employé. Il faut
enlever deux dimanches et quatre jours de chômage: donc,
ça vous fait neuf jours de travail.
Maheu suivait ce calcul, additionnait tout bas: neuf jours
donnaient à lui environ trente francs, dix-huit à Catherine,
neuf à Jeanlin. Quant au père Bonnemort, il n’avait que trois
journées. N’importe, en ajoutant les quatre-vingt-dix francs
de Zacharie et des deux camarades, ça faisait sûrement
davantage.
—Et n’oubliez pas les amendes, acheva le commis. Vingt
francs d’amendes pour boisages défectueux.
Le haveur eut un geste désespéré. Vingt francs
d’amendes, quatre journées de chômage! Alors, le compte
y était. Dire qu’il avait rapporté jusqu’à des quinzaines de
cent cinquante francs, lorsque le père Bonnemort travaillait
et que Zacharie n’était pas encore en ménage!
—A la fin le prenez-vous? cria le caissier impatienté. Vous

voyez bien qu’un autre attend… Si vous n’en voulez pas,
dites-le.
Comme Maheu se décidait à ramasser l’argent de sa
grosse main tremblante, l’employé le retint.
—Attendez, j’ai là votre nom. Toussaint Maheu, n’est-ce
pas?… Monsieur le secrétaire général désire vous parler.
Entrez, il est seul.
Étourdi, l’ouvrier se trouva dans un cabinet, meublé de vieil
acajou, tendu de reps vert déteint. Et il écouta pendant cinq
minutes le secrétaire général, un grand monsieur blême,
qui lui parlait par-dessus les papiers de son bureau, sans
se lever. Mais le bourdonnement de ses oreilles
l’empêchait d’entendre. Il comprit vaguement qu’il était
question de son père, dont la retraite allait être mise à
l’étude, pour la pension de cent cinquante francs, cinquante
ans d’âge et quarante années de service. Puis, il lui
sembla que la voix du secrétaire devenait plus dure. C’était
une réprimande, on l’accusait de s’occuper de politique,
une allusion fut faite à son logeur et à la caisse de
prévoyance; enfin, on lui conseillait de ne pas se
compromettre dans ces folies, lui qui était un des meilleurs
ouvriers de la fosse. Il voulut protester, ne put prononcer
que des mots sans suite, tordit sa casquette entre ses
doigts fébriles, et se retira, en bégayant:
—Certainement, monsieur le secrétaire… J’assure à

monsieur le secrétaire…
Dehors, quand il eut retrouvé Étienne qui l’attendait, il
éclata.
—Je suis un jean-foutre, j’aurais dû répondre!… Pas de
quoi manger du pain, et des sottises encore! Oui, c’est
contre toi qu’il en a, il m’a dit que le coron était
empoisonné… Et quoi faire? nom de Dieu! plier l’échine,
dire merci. Il a raison, c’est le plus sage.
Maheu se tut, travaillé à la fois de colère et de crainte.
Étienne songeait d’un air sombre. De nouveau, ils
traversèrent les groupes qui barraient la rue.
L’exaspération croissait, une exaspération de peuple
calme, un murmure grondant d’orage, sans violence de
gestes, terrible au-dessus de cette masse lourde.
Quelques têtes sachant compter avaient fait le calcul, et les
deux centimes gagnés par la Compagnie sur les bois,
circulaient, exaltaient les crânes les plus durs. Mais c’était
surtout l’enragement de cette paie désastreuse, la révolte
de la faim, contre le chômage et les amendes. Déjà on ne
mangeait plus, qu’allait-on devenir, si l’on baissait encore
les salaires? Dans les estaminets, on se fâchait tout haut,
la colère séchait tellement les gosiers, que le peu d’argent
touché restait sur les comptoirs.
De Montsou au coron, Étienne et Maheu n’échangèrent pas
une parole. Lorsque ce dernier entra, la Maheude, qui était

seule avec les enfants, remarqua tout de suite qu’il avait les
mains vides.
—Eh bien, tu es gentil! dit-elle. Et mon café, et mon sucre,
et la viande? Un morceau de veau ne t’aurait pas ruiné.
Il ne répondait point, étranglé d’une émotion qu’il renfonçait.
Puis, dans ce visage épais d’homme durci aux travaux des
mines, il y eut un gonflement de désespoir, et de grosses
larmes crevèrent des yeux, tombèrent en pluie chaude. Il
s’était abattu sur une chaise, il pleurait comme un enfant,
en jetant les cinquante francs sur la table.
—Tiens! bégaya-t-il, voilà ce que je te rapporte… C’est
notre travail à tous.
La Maheude regarda Étienne, le vit muet et accablé. Alors,
elle pleura aussi. Comment vivre neuf personnes, avec
cinquante francs pour quinze jours? Son aîné les avait
quittés, le vieux ne pouvait plus remuer les jambes: c’était
la mort bientôt. Alzire se jeta au cou de sa mère,
bouleversée de l’entendre pleurer. Estelle hurlait, Lénore et
Henri sanglotaient.
Et, du coron entier, monta bientôt le même cri de misère.
Les hommes étaient rentrés, chaque ménage se lamentait
devant le désastre de cette paie mauvaise. Des portes se
rouvrirent, des femmes parurent, criant au-dehors, comme
si leurs plaintes n’eussent pu tenir sous les plafonds des

maisons closes. Une pluie fine tombait, mais elles ne la
sentaient pas, elles s’appelaient sur les trottoirs, elles se
montraient, dans le creux de leur main, l’argent touché.
—Regardez! ils lui ont donné ça, n’est-ce pas se foutre du
monde?
—Moi, voyez! je n’ai seulement pas de quoi payer le pain
de la
quinzaine.
—Et moi donc! comptez un peu, il me faudra encore
vendre mes
chemises.
La Maheude était sortie comme les autres. Un groupe se
forma autour de la Levaque, qui criait le plus fort; car son
soûlard de mari n’avait pas même reparu, elle devinait que,
grosse ou petite, la paie allait se fondre au Volcan.
Philomène guettait Maheu, pour que Zacharie n’entamât
point la monnaie. Et il n’y avait que la Pierronne qui
semblât assez calme, ce cafard de Pierron s’arrangeant
toujours, on ne savait comment, de manière à avoir, sur le
livret du porion, plus d’heures que les camarades. Mais la
Brûlé trouvait ça lâche de la part de son gendre, elle était
avec celles qui s’emportaient, maigre et droite au milieu du
groupe, le poing tendu vers Montsou.
—Dire, cria-t-elle sans nommer les Hennebeau, que j’ai vu,

ce matin, leur bonne passer en calèche!… Oui, la
cuisinière dans la calèche à deux chevaux, allant à
Marchiennes pour avoir du poisson, bien sûr!
Une clameur monta, les violences recommencèrent. Cette
bonne en tablier blanc, menée au marché de la ville voisine
dans la voiture des maîtres, soulevait une indignation.
Lorsque les ouvriers crevaient de faim, il leur fallait donc du
poisson quand même? Ils n’en mangeraient peut-être pas
toujours, du poisson: le tour du pauvre monde viendrait. Et
les idées semées par Étienne poussaient, s’élargissaient
dans ce cri de révolte. C’était l’impatience devant l’âge d’or
promis, la hâte d’avoir sa part du bonheur, au-delà de cet
horizon de misère, fermé comme une tombe. L’injustice
devenait trop grande, ils finiraient par exiger leur droit,
puisqu’on leur retirait le pain de la bouche. Les femmes
surtout auraient voulu entrer d’assaut, tout de suite, dans
cette cité idéale du progrès, où il n’y aurait plus de
misérables. Il faisait presque nuit, et la pluie redoublait,
qu’elles emplissaient encore le coron de leurs larmes, au
milieu de la débandade glapissante des enfants.
Le soir, à l’Avantage, la grève fut décidée. Rasseneur ne la
combattait plus, et Souvarine l’acceptait comme un premier
pas. D’un mot, Étienne résuma la situation: si elle voulait
décidément la grève, la Compagnie aurait la grève.

V
Une semaine se passa, le travail continuait, soupçonneux
et morne, dans l’attente du conflit.
Chez les Maheu, la quinzaine s’annonçait comme devant
être plus maigre encore. Aussi la Maheude s’aigrissait-elle,
malgré sa modération et son bon sens. Est-ce que sa fille
Catherine ne s’était pas avisée de découcher une nuit? Le
lendemain matin, elle était rentrée si lasse, si malade de
cette aventure, qu’elle n’avait pu se rendre à la fosse; et elle
pleurait, elle racontait qu’il n’y avait point de sa faute, car
c’était Chaval qui l’avait gardée, menaçant de la battre, si
elle se sauvait. Il devenait fou de jalousie, il voulait
l’empêcher de retourner dans le lit d’Étienne, où il savait
bien, disait-il, que la famille la faisait coucher. Furieuse, la
Maheude, après avoir défendu à sa fille de revoir une
pareille brute, parlait d’aller le gifler à Montsou. Mais ce
n’en était pas moins une journée perdue, et la petite,
maintenant qu’elle avait ce galant, aimait encore mieux ne
pas en changer.
Deux jours après, il y eut une autre histoire. Le lundi et le
mardi, Jeanlin que l’on croyait au Voreux, tranquillement à
la besogne, s’échappa, tira une bordée dans les marais et
dans la forêt de Vandame, avec Bébert et Lydie. Il les avait
débauchés, jamais on ne sut à quelles rapines, à quels jeux
d’enfants précoces ils s’étaient livrés tous les trois. Lui,

reçut une forte correction, une fessée que sa mère lui
appliqua dehors, sur le trottoir, devant la marmaille du
coron terrifiée. Avait-on jamais vu ça? des enfants à elle,
qui coûtaient depuis leur naissance, qui devaient rapporter
maintenant! Et, dans ce cri, il y avait le souvenir de sa dure
jeunesse, la misère héréditaire faisant de chaque petit de
la portée un gagne-pain pour plus tard.
Ce matin-là, lorsque les hommes et la fille partirent à la
fosse, la
Maheude se souleva de son lit pour dire à Jeanlin:
—Tu sais, si tu recommences, méchant bougre, je t’enlève
la peau du derrière!
Au nouveau chantier de Maheu, le travail était pénible.
Cette partie de la veine Filonnière s’amincissait, à ce point
que les haveurs, écrasés entre le mur et le toit,
s’écorchaient les coudes, dans l’abattage. En outre, elle
devenait très humide, on redoutait d’heure en heure un
coup d’eau, un de ces brusques torrents qui crèvent les
roches et emportent les hommes. La veille, Étienne,
comme il enfonçait violemment sa rivelaine et la retirait,
avait reçu au visage le jet d’une source; mais ce n’était
qu’une alerte, la taille en était restée simplement plus
mouillée et plus malsaine. D’ailleurs, il ne songeait guère
aux accidents possibles, il s’oubliait là maintenant avec les
camarades, insoucieux du péril. On vivait dans le grisou,
sans même en sentir la pesanteur sur les paupières,

l’envoilement de toile d’araignée qu’il laissait aux cils.
Parfois quand la flamme des lampes pâlissait et bleuissait
davantage, on songeait à lui, un mineur mettait la tête
contre la veine, pour écouter le petit bruit du gaz, un bruit
de bulles d’air bouillonnant à chaque fente. Mais la menace
continuelle étaient les éboulements: car, outre l’insuffisance
des boisages, toujours bâclés trop vite, les terres ne
tenaient pas, détrempées par les eaux.
Trois fois dans la journée, Maheu avait dû faire consolider
les bois. Il était deux heures et demie, les hommes allaient
remonter. Couché sur le flanc, Étienne achevait le havage
d’un bloc, lorsqu’un lointain grondement de tonnerre
ébranla toute la mine.
—Qu’est-ce donc? cria-t-il, en lâchant sa rivelaine pour
écouter.
Il avait cru que la galerie s’effondrait derrière son dos.
Mais déjà Maheu se laissait glisser sur la pente de la taille,
en disant:
—C’est un éboulement… Vite! vite!
Tous dégringolèrent, se précipitèrent, emportés par un élan
de fraternité inquiète. Les lampes dansaient à leurs poings,
dans le silence de mort qui s’était fait; ils couraient à la file
le long des voies, l’échine pliée, comme s’ils eussent
galopé à quatre pattes; et, sans ralentir ce galop, ils

s’interrogeaient, jetaient des réponses brèves: où donc?
dans les tailles peut-être? non, ça venait du bas! au
roulage plutôt! Lorsqu’ils arrivèrent à la cheminée, ils s’y
engouffrèrent, ils tombèrent les uns sur les autres, sans se
soucier des meurtrissures.
Jeanlin, la peau rouge encore de la fessée de la veille, ne
s’était pas échappé de la fosse, ce jour-là. Il trottait pieds
nus derrière son train, refermait une à une les portes
d’aérage; et, parfois, quand il ne redoutait pas la rencontre
d’un porion, il montait sur la dernière berline, ce qu’on lui
défendait, de peur qu’il ne s’y endormît. Mais sa grosse
distraction était, chaque fois que le train se garait pour en
laisser passer un autre, d’aller retrouver en tête Bébert qui
tenait les guides. Il arrivait sournoisement, sans sa lampe,
pinçait le camarade au sang, inventait des farces de
mauvais singe, avec ses cheveux jaunes, ses grandes
oreilles, son museau maigre, éclairé de petits yeux verts,
luisants dans l’obscurité. D’une précocité maladive, il
semblait avoir l’intelligence obscure et la vive adresse d’un
avorton humain, qui retournait à l’animalité d’origine.
L’après-midi, Mouque amena aux galibots Bataille, dont
c’était le tour de corvée; et, comme le cheval soufflait dans
un garage, Jeanlin, qui s’était glissé jusqu’à Bébert, lui
demanda:
—Qu’est-ce qu’il a, ce vieux rossard, à s’arrêter court?… Il
me fera casser les jambes.

Bébert ne put répondre, il dut retenir Bataille, qui s’égayait
à l’approche de l’autre train. Le cheval avait reconnu de
loin, au flair, son camarade Trompette, pour lequel il s’était
pris d’une grande tendresse, depuis le jour où il l’avait vu
débarquer dans la fosse. On aurait dit la pitié affectueuse
d’un vieux philosophe, désireux de soulager un jeune ami,
en lui donnant sa résignation et sa patience; car Trompette
ne s’acclimatait pas, tirait ses berlines sans goût, restait la
tête basse, aveuglé de nuit, avec le constant regret du
soleil. Aussi, chaque fois que Bataille le rencontrait,
allongeait-il la tête, s’ébrouant, le mouillant d’une caresse
d’encouragement.
—Nom de Dieu! jura Bébert, les voilà encore qui se sucent
la peau!
Puis, lorsque Trompette fut passé, il répondit au sujet de
Bataille:
—Va, il a du vice, le vieux!… Quand il s’arrête comme ça,
c’est qu’il devine un embêtement, une pierre ou un trou; et il
se soigne, il ne veut rien se casser… Aujourd’hui, je ne sais
ce qu’il peut avoir, là-bas, après la porte. Il la pousse et
reste planté sur les pieds… Est-ce que tu as senti quelque
chose?
—Non, dit Jeanlin. Il y a de l’eau, j’en ai jusqu’aux genoux.
Le train repartit. Et, au voyage suivant, lorsqu’il eut ouvert la

porte d’aérage d’un coup de tête, Bataille de nouveau
refusa d’avancer, hennissant, tremblant. Enfin, il se décida,
fila d’un trait.
Jeanlin, qui refermait la porte, était resté en arrière. Il se
baissa, regarda la mare où il pataugeait; puis, élevant sa
lampe, il s’aperçut que les bois avaient fléchi, sous le
suintement continu d’une source. Justement, un haveur, un
nommé Berloque dit Chicot, arrivait de sa taille, pressé de
revoir sa femme, qui était en couches. Lui aussi s’arrêta,
examina le boisage. Et, tout d’un coup, comme le petit allait
s’élancer pour rejoindre son train, un craquement
formidable s’était fait entendre, l’éboulement avait englouti
l’homme et l’enfant.
Il y eut un grand silence. Poussée par le vent de la chute,
une poussière épaisse montait dans les voies. Et,
aveuglés, étouffés, les mineurs descendaient de toutes
parts, des chantiers les plus lointains, avec leurs lampes
dansantes, qui éclairaient mal ce galop d’hommes noirs,
au fond de ces trous de taupe. Lorsque les premiers
butèrent contre l’éboulement, ils crièrent, appelèrent les
camarades. Une seconde bande, venue par la taille du
fond, se trouvait de l’autre côté des terres, dont la masse
bouchait la galerie. Tout de suite, on constata que le toit
s’était effondré sur une dizaine de mètres au plus. Le
dommage n’avait rien de grave. Mais les coeurs se
serrèrent, lorsqu’un râle de mort sortit des décombres.

Bébert, lâchant son train, accourait en répétant:
—Jeanlin est dessous! Jeanlin est dessous!
Maheu, à ce moment même, déboulait de la cheminée,
avec Zacharie et Étienne. Il fut pris d’une fureur de
désespoir, il ne lâcha que des jurons.
—Nom de Dieu! nom de Dieu! nom de Dieu!
Catherine, Lydie, la Mouquette, qui avaient galopé aussi,
se mirent à sangloter, à hurler d’épouvante, au milieu de
l’effrayant désordre, que les ténèbres augmentaient. On
voulait les faire taire, elles s’affolaient, hurlaient plus fort, à
chaque râle.
Le porion Richomme était arrivé au pas de course, désolé
que ni l’ingénieur Négrel, ni Dansaert, ne fussent à la fosse.
L’oreille collée contre les roches, il écoutait; et il finit par
dire que ces plaintes n’étaient pas des plaintes d’enfant.
Un homme se trouvait là, pour sûr. A vingt reprises déjà,
Maheu avait appelé Jeanlin. Pas une haleine ne soufflait.
Le petit devait être broyé.
Et toujours le râle continuait, monotone. On parlait à
l’agonisant, on lui demandait son nom. Le râle seul
répondait.
—Dépêchons! répétait Richomme, qui avait déjà organisé
le sauvetage.

On causera ensuite.

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