Cinq heures sonnèrent, le crépuscule venait déjà. Encore
un tour, jusqu’à la forêt de Vandame, pour décider qui
gagnait la casquette et le foulard; et Zacharie plaisantait,
avec son indifférence gouailleuse de la politique: ce serait
drôle de tomber là-bas, au milieu des camarades. Quant à
Jeanlin, depuis le départ du coron, il visait la forêt, avec
son air de battre les champs. D’un geste indigné, il menaça
Lydie, qui, travaillée de remords et de crainte, parlait de
retourner au Voreux cueillir ses pissenlits: est-ce qu’ils
allaient lâcher la réunion? lui, voulait entendre ce que les
vieux diraient. Il poussait Bébert, il proposa d’égayer le
bout de chemin, jusqu’aux arbres, en détachant Pologne et
en la poursuivant à coups de cailloux. Son idée sourde
était de la tuer, une convoitise lui venait de l’emporter et de
la manger, au fond de son trou de Réquillart. La lapine
reprit sa course, le nez frisé, les oreilles rabattues; une
pierre lui pela le dos, une autre lui coupa la queue; et,
malgré l’ombre croissante, elle y serait restée, si les
galopins n’avaient aperçu, au centre d’une clairière,
Étienne et Maheu debout. Éperdument, ils se jetèrent sur la
bête, la rentrèrent encore dans le panier. Presque à la
même minute, Zacharie, Mouquet et les deux autres,
donnant le dernier coup de crosse, lançaient la cholette, qui
roula à quelques mètres de la clairière. Ils tombaient tous
en plein rendez-vous.
Dans le pays entier, par les routes, par les sentiers de la
plaine rase, c’était, depuis le crépuscule, un long
acheminement, un ruissellement d’ombres silencieuses,
filant isolées, s’en allant par groupes, vers les futaies
violâtres de la forêt. Chaque coron se vidait, les femmes et
les enfants eux-mêmes partaient comme pour une
promenade, sous le grand ciel clair. Maintenant, les
chemins devenaient obscurs, on ne distinguait plus cette
foule en marche, qui se glissait au même but, on la sentait
seulement, piétinante, confuse, emportée d’une seule âme.
Entre les haies, parmi les buissons, il n’y avait qu’un
frôlement léger, une vague rumeur des voix de la nuit.
M. Hennebeau, qui justement rentrait à cette heure, monté
sur sa jument, prêtait l’oreille à ces bruits perdus. Il avait
rencontré des couples, tout un lent défilé de promeneurs,
par cette belle soirée d’hiver. Encore des galants qui
allaient, la bouche sur la bouche, prendre du plaisir derrière
les murs. N’étaient-ce pas là ses rencontres habituelles,
des filles culbutées au fond de chaque fossé, des gueux se
bourrant de la seule joie qui ne coûtait rien? Et ces
imbéciles se plaignaient de la vie, lorsqu’ils avaient, à
pleines ventrées, cet unique bonheur de s’aimer!
Volontiers, il aurait crevé de faim comme eux, s’il avait pu
recommencer l’existence avec une femme qui se serait
donnée à lui sur des cailloux, de tous ses reins et de tout
son coeur. Son malheur était sans consolation, il enviait
ces misérables. La tête basse, il rentrait, au pas ralenti de
son cheval, désespéré par ces longs bruits, perdus au fond
de la campagne noire, et où il n’entendait que des baisers.
VII
C’était au Plan-des-Dames, dans cette vaste clairière
qu’une coupe de bois venait d’ouvrir. Elle s’allongeait en
une pente douce, ceinte d’une haute futaie, des hêtres
superbes, dont les troncs, droits et réguliers, l’entouraient
d’une colonnade blanche, verdie de lichens; et des géants
abattus gisaient encore dans l’herbe, tandis que, vers la
gauche, un tas de bois débité alignait son cube
géométrique. Le froid s’aiguisait avec le crépuscule, les
mousses gelées craquaient sous les pas. Il faisait nuit
noire à terre, les branches hautes se découpaient sur le
ciel pâle, où la lune pleine, montant à l’horizon, allait
éteindre les étoiles.
Près de trois mille charbonniers étaient au rendez-vous,
une foule grouillante, des hommes, des femmes, des
enfants, emplissant peu à peu la clairière, débordant au
loin sous les arbres; et des retardataires arrivaient toujours,
le flot des têtes, noyé d’ombre, s’élargissait jusqu’aux taillis
voisins. Un grondement en sortait, pareil à un vent d’orage,
dans cette forêt immobile et glacée.
En haut, dominant la pente, Étienne se tenait, avec
Rasseneur et Maheu. Une querelle s’était élevée, on
entendait leurs voix, par éclats brusques. Près d’eux, des
hommes les écoutaient: Levaque les poings serrés,
Pierron tournant le dos, très inquiet de n’avoir pu prétexter
des fièvres plus longtemps; et il y avait aussi le père
Bonnemort et le vieux Mouque, côte à côte, sur une
souche, l’air profondément réfléchi. Puis, derrière, les
blagueurs étaient là, Zacharie, Mouquet, d’autres encore,
venus pour rire; tandis que, recueillies au contraire, graves
ainsi qu’à l’église, des femmes se mettaient en groupe. La
Maheude, muette, hochait la tête aux sourds jurons de la
Levaque. Philomène toussait, reprise de sa bronchite
depuis l’hiver. Seule, la Mouquette riait à belles dents,
égayée par la façon dont la mère Brûlé traitait sa fille, une
dénaturée qui la renvoyait pour se gaver de lapin, une
vendue, engraissée des lâchetés de son homme. Et, sur le
tas de bois, Jeanlin s’était planté, hissant Lydie, forçant
Bébert à le suivre, tous les trois en l’air, plus haut que tout
le monde.
La querelle venait de Rasseneur, qui voulait procéder
régulièrement à l’élection d’un bureau. Sa défaite, au Bon-
Joyeux, l’enrageait; et il s’était juré d’avoir sa revanche, car
il se flattait de reconquérir son autorité ancienne, lorsqu’on
serait en face, non plus des délégués, mais du peuple des
mineurs. Étienne, révolté, avait trouvé l’idée d’un bureau
imbécile, dans cette forêt. Il fallait agir révolutionnairement,
en sauvages, puisqu’on les traquait comme des loups.
Voyant la dispute s’éterniser, il s’empara tout d’un coup de
la foule, il monta sur un tronc d’arbre, en criant:
—Camarades! camarades!
La rumeur confuse de ce peuple s’éteignit dans un long
soupir, tandis que Maheu étouffait les protestations de
Rasseneur. Étienne continuait d’une voix éclatante:
—Camarades, puisqu’on nous défend de parler, puisqu’on
nous envoie les gendarmes comme si nous étions des
brigands, c’est ici qu’il faut nous entendre! Ici, nous
sommes libres, nous sommes chez nous, personne ne
viendra nous faire taire, pas plus qu’on ne fait taire les
oiseaux et les bêtes!
Un tonnerre lui répondit, des cris, des exclamations.
—Oui, oui, la forêt est à nous, on a bien le droit d’y
causer…
Parle!
Alors, Étienne se tint un instant immobile sur le tronc
d’arbre. La lune, trop basse encore à l’horizon, n’éclairait
toujours que les branches hautes; et la foule restait noyée
de ténèbres, peu à peu calmée, silencieuse. Lui, noir
également, faisait au-dessus d’elle, en haut de la pente,
une barre d’ombre.
Il leva un bras dans un geste lent, il commença; mais sa
voix ne grondait plus, il avait pris le ton froid d’un simple
mandataire du peuple qui rend ses comptes. Enfin, il
plaçait le discours que le commissaire de police lui avait
coupé au Bon-Joyeux; et il débutait par un historique
rapide de la grève, en affectant l’éloquence scientifique:
des faits, rien que des faits. D’abord, il dit sa répugnance
contre la grève: les mineurs ne l’avaient pas voulue, c’était
la Direction qui les avait provoqués, avec son nouveau tarif
de boisage. Puis, il rappela la première démarche des
délégués chez le directeur, la mauvaise foi de la Régie, et
plus tard, lors de la seconde démarche, sa concession
tardive, les dix centimes qu’elle rendait, après avoir tâché
de les voler. Maintenant, on en était là, il établissait par des
chiffres le vide de la caisse de prévoyance, indiquait
l’emploi des secours envoyés, excusait en quelques
phrases l’Internationale, Pluchart et les autres, de ne
pouvoir faire davantage pour eux, au milieu des soucis de
leur conquête du monde.