On arriva à Gaston-Marie, en une masse grossie encore,
plus de deux mille cinq cents forcenés, brisant tout,
balayant tout, avec la force accrue du torrent qui roule. Des
gendarmes y avaient passé une heure plus tôt, et s’en
étaient allés du côté de Saint-Thomas, égarés par des
paysans, sans même avoir la précaution, dans leur hâte,
de laisser un poste de quelques hommes, pour garder la
fosse. En moins d’un quart d’heure, les feux furent
renversés, les chaudières vidées, les bâtiments envahis et
dévastés. Mais c’était surtout la pompe qu’on menaçait. Il
ne suffisait pas qu’elle s’arrêtât au dernier souffle expirant
de la vapeur, on se jetait sur elle comme sur une personne
vivante, dont on voulait la vie.
—A toi le premier coup! répétait Étienne, en mettant un
marteau au poing de Chaval. Allons! tu as juré avec les
autres!
Chaval tremblait, se reculait; et, dans la bousculade, le
marteau tomba, pendant que les camarades, sans
attendre, massacraient la pompe à coups de barres de fer,
à coups de briques, à coups de tout ce qu’ils rencontraient
sous leurs mains. Quelques-uns même brisaient sur elle
des bâtons. Les écrous sautaient, les pièces d’acier et de
cuivre se disloquaient, ainsi que des membres arrachés.
Un coup de pioche à toute volée fracassa le corps de
fonte, et l’eau s’échappa, se vida, et il y eut un
gargouillement suprême, pareil à un hoquet d’agonie.
C’était la fin, la bande se retrouva dehors, folle, s’écrasant
derrière Étienne, qui ne lâchait point Chaval.
—A mort, le traître! au puits! au puits!
Le misérable, livide, bégayait, en revenait, avec
l’obstination imbécile de l’idée fixe, à son besoin de se
débarbouiller.
—Attends, si ça te gêne, dit la Levaque. Tiens! voilà le
baquet!
Il y avait là une mare, une infiltration des eaux de la pompe.
Elle était blanche d’une épaisse couche de glace; et on l’y
poussa, on cassa cette glace, on le força à tremper sa tête
dans cette eau si froide.
—Plonge donc! répétait la Brûlé. Nom de Dieu! si tu ne
plonges pas, on te fout dedans… Et, maintenant, tu vas
boire un coup, oui, oui! comme les bêtes, la gueule dans
l’auge!
Il dut boire, à quatre pattes. Tous riaient, d’un rire de
cruauté. Une femme lui tira les oreilles, une autre lui jeta au
visage une poignée de crottin, trouvée fraîche sur la route.
Son vieux tricot ne tenait plus, en lambeaux. Et, hagard, il
butait, il donnait des coups d’échine pour fuir.
Maheu l’avait poussé, la Maheude était parmi celles qui
s’acharnaient, satisfaisant tous les deux leur rancune
ancienne; et la Mouquette elle-même, qui restait d’ordinaire
la bonne camarade de ses galants, s’enrageait après
celui-là, le traitait de bon à rien, parlait de le déculotter,
pour voir s’il était encore un homme.
Étienne la fit taire.
—En voilà assez! Il n’y a pas besoin de s’y mettre tous… Si
tu veux, toi, nous allons vider ça ensemble.
Ses poings se fermaient, ses yeux s’allumaient d’une fureur
homicide, l’ivresse se tournait chez lui en un besoin de tuer.
—Es-tu prêt? Il faut que l’un de nous deux y reste…
Donnez-lui un couteau. J’ai le mien.
Catherine, épuisée, épouvantée, le regardait. Elle se
souvenait de ses confidences, de son envie de manger un
homme, lorsqu’il buvait, empoisonné dès le troisième
verre, tellement ses soûlards de parents lui avaient mis de
cette saleté dans le corps. Brusquement, elle s’élança, le
souffleta de ses deux mains de femme, lui cria sous le nez,
étranglée d’indignation:
—Lâche! lâche! lâche!… Ce n’est donc pas de trop, toutes
ces abominations? Tu veux l’assassiner, maintenant qu’il
ne tient plus debout! Elle se tourna vers son père et sa
mère, elle se tourna vers les autres.
—Vous êtes des lâches! des lâches!… Tuez-moi donc
avec lui. Je vous saute à la figure, moi! si vous le touchez
encore. Oh! les lâches!
Et elle s’était plantée devant son homme, elle le défendait,
oubliant les coups, oubliant la vie de misère, soulevée dans
l’idée qu’elle lui appartenait, puisqu’il l’avait prise, et que
c’était une honte pour elle, quand on l’abîmait ainsi.
Étienne, sous les claques de cette fille, était devenu blême.
Il avait failli d’abord l’assommer. Puis, après s’être essuyé
la face, dans un geste d’homme qui se dégrise, il dit à
Chaval, au milieu d’un grand silence:
—Elle a raison, ça suffit… Fous le camp!
Tout de suite, Chaval prit sa course, et Catherine galopa
derrière lui. La foule, saisie, les regardait disparaître au
coude de la route. Seule, la Maheude murmura:
—Vous avez tort, fallait le garder. Il va pour sûr faire
quelque traîtrise.
Mais la bande s’était remise en marche. Cinq heures
allaient sonner, le soleil d’une rougeur de braise, au bord
de l’horizon, incendiait la plaine immense. Un colporteur qui
passait, leur apprit que les dragons descendaient du côté
de Crèvecoeur. Alors, ils se replièrent, un ordre courut.
—A Montsou! à la Direction!… Du pain! du pain! du pain!
V
M. Hennebeau s’était mis devant la fenêtre de son cabinet,
pour voir partir la calèche qui emmenait sa femme
déjeuner à Marchiennes. Il avait suivi un instant Négrel
trottant près de la portière; puis, il était revenu
tranquillement s’asseoir à son bureau. Quand ni sa femme
ni son neveu ne l’animaient du bruit de leur existence, la
maison semblait vide. Justement, ce jour-là, le cocher
conduisait Madame; Rose, la nouvelle femme de chambre,
avait congé jusqu’à cinq heures; et il ne restait
qu’Hippolyte, le valet de chambre, se traînant en pantoufles
par les pièces, et que la cuisinière, occupée depuis l’aube
à se battre avec ses casseroles, tout entière au dîner que
ses maîtres donnaient le soir. Aussi, M. Hennebeau se
promettait-il une journée de gros travail, dans ce grand
calme de la maison déserte.
Vers neuf heures, bien qu’il eût reçu l’ordre de renvoyer tout
le monde, Hippolyte se permit d’annoncer Dansaert, qui
apportait des nouvelles. Le directeur apprit seulement alors
la réunion tenue la veille, dans la forêt; et les détails étaient
d’une telle netteté, qu’il l’écoutait en songeant aux amours
avec la Pierronne, si connus, que deux ou trois lettres
anonymes par semaine dénonçaient les débordements du
maître-porion: évidemment, le mari avait causé, cette
police-là sentait le traversin. Il saisit même l’occasion, il
laissa entendre qu’il savait tout, et se contenta de
recommander la prudence, dans la crainte d’un scandale.
Effaré de ces reproches, au travers de son rapport,
Dansaert niait, bégayait des excuses, tandis que son
grand nez avouait le crime, par sa rougeur subite. Du reste,
il n’insista pas, heureux d’en être quitte à si bon compte;
car, d’ordinaire, le directeur se montrait d’une sévérité
implacable d’homme pur, dès qu’un employé se passait le
régal d’une jolie fille, dans une fosse. L’entretien continua
sur la grève, cette réunion de la forêt n’était encore qu’une
fanfaronnade de braillards, rien ne menaçait sérieusement.
En tout cas, les corons ne bougeraient sûrement pas de
quelques jours, sous l’impression de peur respectueuse
que la promenade militaire du matin devait avoir produite.
Lorsque M. Hennebeau se retrouva seul, il fut pourtant sur
le point d’envoyer une dépêche au préfet. La crainte de
donner inutilement cette preuve d’inquiétude le retint. Il ne
se pardonnait déjà pas d’avoir manqué de flair, au point de
dire partout, d’écrire même à la Régie, que la grève
durerait au plus une quinzaine. Elle s’éternisait depuis près
de deux mois, à sa grande surprise; et il s’en désespérait,
il se sentait chaque jour diminué, compromis, forcé
d’imaginer un coup d’éclat, s’il voulait rentrer en grâce près
des régisseurs. Il leur avait justement demandé des ordres,
dans l’éventualité d’une bagarre. La réponse tardait, il
l’attendait par le courrier de l’après-midi. Et il se disait qu’il
serait temps alors de lancer des télégrammes, pour faire
occuper militairement les fosses, si telle était l’opinion de
ces messieurs. Selon lui, ce serait la bataille, du sang et
des morts, à coup sûr. Une responsabilité pareille le
troublait, malgré son énergie habituelle.
Jusqu’à onze heures, il travailla paisiblement, sans autre
bruit, dans la maison morte, que le bâton à cirer
d’Hippolyte, qui, très loin, au premier étage, frottait une
pièce. Puis, coup sur coup, il reçut deux dépêches, la
première annonçant l’envahissement de Jean-Bart par la
bande de Montsou, la seconde racontant les câbles
coupés, les feux renversés, tout le ravage. Il ne comprit
pas. Qu’est-ce que les grévistes étaient allés faire chez
Deneulin, au lieu de s’attaquer à une fosse de la
Compagnie? Du reste, ils pouvaient bien saccager
Vandame, cela mûrissait le plan de conquête qu’il méditait.
Et, à midi, il déjeuna, seul dans la vaste salle, servi en
silence par le domestique, dont il n’entendait même pas les
pantoufles. Cette solitude assombrissait encore ses
préoccupations, il se sentait froid au coeur, lorsqu’un
porion, venu au pas de course, fut introduit et lui conta la
marche de la bande sur Mirou. Presque aussitôt, comme il
achevait son café, un télégramme lui apprit que Madeleine
et Crèvecoeur étaient menacés à leur tour. Alors, sa
perplexité devint extrême. Il attendait le courrier à deux
heures: devait-il tout de suite demander des troupes?
valait-il mieux patienter, de façon à ne pas agir avant de
connaître les ordres de la Régie? Il retourna dans son
cabinet, il voulut lire une note qu’il avait prié Négrel de
rédiger la veille pour le préfet. Mais il ne put mettre la main
dessus, il réfléchit que peut-être le jeune homme l’avait
laissée dans sa chambre, où il écrivait souvent la nuit. Et,
sans prendre de décision, poursuivi par l’idée de cette
note, il monta vivement la chercher, dans la chambre.
En entrant, M. Hennebeau eut une surprise: la chambre
n’était pas faite, sans doute un oubli ou une paresse
d’Hippolyte. Il régnait là une chaleur moite, la chaleur
enfermée de toute une nuit, alourdie par la bouche du
calorifère, restée ouverte; et il fut pris aux narines, il
suffoqua dans un parfum pénétrant, qu’il crut être l’odeur
des eaux de toilette, dont la cuvette se trouvait pleine. Un
grand désordre encombrait la pièce, des vêtements épars,
des serviettes mouillées jetées aux dossiers des sièges, le
lit béant, un drap arraché, traînant jusque sur le tapis.
D’ailleurs, il n’eut d’abord qu’un regard distrait, il s’était
dirigé vers une table couverte de papiers, et il y cherchait la
note introuvable. Deux fois, il examina les papiers un à un,
elle n’y était décidément pas. Où diable cet écervelé de
Paul avait-il bien pu la fourrer?
Et, comme M. Hennebeau revenait au milieu de la chambre
en donnant un coup d’oeil sur chaque meuble, il aperçut,
dans le lit ouvert, un point vif, qui luisait pareil à une
étincelle. Il s’approcha machinalement, envoya la main.
C’était, entre deux plis du drap, un petit flacon d’or. Tout de
suite, il avait reconnu un flacon de madame Hennebeau, le
flacon d’éther qui ne la quittait jamais. Mais il ne
s’expliquait pas la présence de cet objet: comment pouvait-
il être dans le lit de Paul? Et, soudain, il blêmit
affreusement. Sa femme avait couché là.
—Pardon, murmura la voix d’Hippolyte au travers de la
porte, j’ai vu monter Monsieur…
Le domestique était entré, le désordre de la chambre le
consterna.
—Mon Dieu! c’est vrai, la chambre qui n’est pas faite!
Aussi Rose est sortie en me lâchant tout le ménage sur le
dos!
M. Hennebeau avait caché le flacon dans sa main, et il le
serrait à le briser.
—Que voulez-vous?
—Monsieur, c’est encore un homme… Il arrive de
Crèvecoeur, il a une lettre.
—Bien! laissez-moi, dites-lui d’attendre.
Sa femme avait couché là! Quand il eut poussé le verrou, il
rouvrit sa main, il regarda le flacon, qui s’était marqué en
rouge dans sa chair. Brusquement, il voyait, il entendait,
cette ordure se passait chez lui depuis des mois. Il se
rappelait son ancien soupçon, les frôlements contre les
portes, les pieds nus s’en allant la nuit par la maison
silencieuse. Oui, c’était sa femme qui montait coucher là!
Tombé sur une chaise, en face du lit qu’il contemplait
fixement, il demeura de longues minutes comme
assommé. Un bruit le réveilla, on frappait à la porte, on
essayait d’ouvrir. Il reconnut la voix du domestique.
—Monsieur… Ah! Monsieur s’est enfermé…
—Quoi encore?
—Il paraît que ça presse, les ouvriers cassent tout. Deux
autres hommes sont en bas. Il y a aussi des dépêches.
—Fichez-moi la paix! dans un instant!
L’idée qu’Hippolyte aurait découvert lui-même le flacon, s’il
avait fait la chambre le matin, venait de le glacer. Et,
d’ailleurs, ce domestique devait savoir, il avait trouvé vingt
fois le lit chaud encore de l’adultère, des cheveux de
madame traînant sur l’oreiller, des traces abominables
souillant les linges. S’il s’acharnait à le déranger, c’était
méchamment. Peut-être était-il demeuré l’oreille collée à la
porte, excité par la débauche de ses maîtres.
Alors, M. Hennebeau ne bougea plus. Il regardait toujours
le lit. Le long passé de souffrance se déroulait, son
mariage avec cette femme, leur malentendu immédiat de
coeur et de chair, les amants qu’elle avait eus sans qu’il
s’en doutât, celui qu’il lui avait toléré pendant dix ans,
comme on tolère un goût immonde à une malade. Puis,
c’était leur arrivée à Montsou, un espoir fou de la guérir,
des mois d’alanguissement, d’exil ensommeillé, l’approche
de la vieillesse qui allait enfin la lui rendre. Puis, leur neveu
débarquait, ce Paul dont elle devenait la mère, auquel elle
parlait de son coeur mort, enterré sous la cendre à jamais.
Et, mari imbécile, il ne prévoyait rien, il adorait cette femme
qui était la sienne, que des hommes avaient eue, que lui
seul ne pouvait avoir! Il l’adorait d’une passion honteuse, au
point de tomber à genoux, si elle avait bien voulu lui donner
le reste des autres! Le reste des autres, elle le donnait à
cet enfant.
Un coup de timbre lointain, à ce moment, fit tressaillir M.
Hennebeau. Il le reconnut, c’était le coup que l’on frappait,
d’après ses ordres, lorsque arrivait le facteur. Il se leva, il
parla à voix haute, dans un flot de grossièreté, dont sa
gorge douloureuse crevait malgré lui.
—Ah! je m’en fous! ah! je m’en fous, de leurs dépêches et
de leurs lettres!
Maintenant, une rage l’envahissait, le besoin d’un cloaque,
pour y enfoncer de telles saletés à coups de talon. Cette
femme était une salope, il cherchait des mots crus, il en
souffletait son image. L’idée brusque du mariage qu’elle
poursuivait d’un sourire si tranquille entre Cécile et Paul,
acheva de l’exaspérer. Il n’y avait donc même plus de
passion, plus de jalousie, au fond de cette sensualité
vivace? Ce n’était à cette heure qu’un joujou pervers,
l’habitude de l’homme, une récréation prise comme un
dessert accoutumé. Et il l’accusait de tout, il innocentait
presque l’enfant, auquel elle avait mordu, dans ce réveil
d’appétit, ainsi qu’on mord au premier fruit vert, volé sur la
route. Qui mangerait-elle, jusqu’où tomberait-elle, quand
elle n’aurait plus des neveux complaisants, assez pratiques
pour accepter, dans leur famille, la table, le lit et la femme?
On gratta timidement à la porte, la voix d’Hippolyte se
permit de souffler par le trou de la serrure:
—Monsieur, le courrier… Et il y a aussi monsieur Dansaert
qui est revenu, en disant qu’on s’égorge…
—Je descends, nom de Dieu!
Qu’allait-il leur faire? les chasser à leur retour de
Marchiennes, comme des bêtes puantes dont il ne voulait
plus sous son toit. Il prendrait une trique, il leur crierait de
porter ailleurs le poison de leur accouplement. C’était de
leurs soupirs, de leurs haleines confondues, dont
s’alourdissait la tiédeur moite de cette chambre; l’odeur
pénétrante qui l’avait suffoqué, c’était l’odeur de musc que
la peau de sa femme exhalait, un autre goût pervers, un
besoin charnel de parfums violents; et il retrouvait ainsi la
chaleur, l’odeur de la fornication, l’adultère vivant, dans les
pots qui traînaient dans les cuvettes encore pleines, dans
le désordre des linges, des meubles, de la pièce entière,
empestée de vice. Une fureur d’impuissance le jeta sur le lit
à coups de poing, et il le massacra, et il laboura les places
où il voyait l’empreinte de leurs deux corps, enragé des
couvertures arrachées, des draps froissés, mous et inertes
sous ses coups, comme éreintés eux-mêmes des amours
de toute la nuit.
Mais, brusquement, il crut entendre Hippolyte remonter.
Une honte l’arrêta. Il resta un instant encore, haletant, à
s’essuyer le front, à calmer les bonds de son coeur. Debout
devant une glace, il contemplait son visage, si décomposé,
qu’il ne le reconnaissait pas. Puis, quand il l’eut regardé
s’apaiser peu à peu, par un effort de volonté suprême, il
descendit.
En bas, cinq messagers étaient debout, sans compter
Dansaert. Tous lui apportaient des nouvelles d’une gravité
croissante sur la marche des grévistes à travers les fosses;
et le maître-porion lui conta longuement ce qui s’était passé
à Mirou, sauvé par la belle conduite du père Quandieu. Il
écoutait, hochait la tête; mais il n’entendait pas, son esprit
était demeuré là-haut, dans la chambre. Enfin, il les
congédia, il dit qu’il allait prendre des mesures. Lorsqu’il se
retrouva seul, assis devant son bureau, il parut s’y assoupir,
la tête entre les mains, les yeux couverts. Son courrier était
là, il se décida à y chercher la lettre attendue, la réponse
de la Régie, dont les lignes dansèrent d’abord. Pourtant, il
finit par comprendre que ces messieurs souhaitaient
quelque bagarre: certes, ils ne lui commandaient pas
d’empirer les choses; mais ils laissaient percer que des
troubles hâteraient le dénouement de la grève, en
provoquant une répression énergique. Dès lors, il n’hésita
plus, il lança des dépêches de tous côtés, au préfet de
Lille, au corps de troupe de Douai, à la gendarmerie de
Marchiennes. C’était un soulagement, il n’avait qu’à
s’enfermer, même il fit répandre la rumeur qu’il souffrait de
la goutte. Et, tout l’après-midi, il se cacha au fond de son
cabinet, ne recevant personne, se contentant de lire les
dépêches et les lettres qui continuaient de pleuvoir. Il suivit
ainsi de loin la bande, de Madeleine à Crèvecoeur, de
Crèvecoeur à la Victoire, de la Victoire à Gaston-Marie.
D’autre part, des renseignements lui arrivaient sur
l’effarement des gendarmes et des dragons, égarés en
route, tournant sans cesse le dos aux fosses attaquées. On
pouvait s’égorger et tout détruire, il avait remis la tête entre
ses mains, les doigts sur les yeux, et il s’abîmait dans le
grand silence de la maison vide, où il ne surprenait, par
moments, que le bruit des casseroles de la cuisinière, en
plein coup de feu, pour son dîner du soir.
Le crépuscule assombrissait déjà la pièce, il était cinq
heures, lorsqu’un vacarme fit sursauter M. Hennebeau,
étourdi, inerte, les coudes toujours dans ses papiers. Il
pensa que les deux misérables rentraient. Mais le tumulte
augmentait, un cri éclata, terrible, à l’instant où il
s’approchait de la fenêtre.
—Du pain! du pain! du pain!
C’étaient les grévistes qui envahissaient Montsou, pendant
que les gendarmes, croyant à une attaque sur le Voreux,
galopaient, le dos tourné, pour occuper cette fosse.
Justement, à deux kilomètres des premières maisons, un
peu en dessous du carrefour, où se coupaient la grande
route et le chemin de Vandame, madame Hennebeau et
ces demoiselles venaient d’assister au défilé de la bande.
La journée à Marchiennes s’était passée gaiement, un
déjeuner aimable chez le directeur des Forges, puis une
intéressante visite aux ateliers et à une verrerie du
voisinage, pour occuper l’après-midi; et, comme on rentrait
enfin, par ce déclin limpide d’un beau jour d’hiver, Cécile
avait eu la fantaisie de boire une tasse de lait, en
apercevant une petite ferme, qui bordait la route. Toutes
alors étaient descendues de la calèche, Négrel avait
galamment sauté de cheval; pendant que la paysanne,
effarée de ce beau monde, se précipitait, parlait de mettre
une nappe, avant de servir. Mais Lucie et Jeanne voulaient
voir traire le lait, on était allé dans l’étable même avec les
tasses, on en avait fait une partie champêtre, riant
beaucoup de la litière où l’on enfonçait.
Madame Hennebeau, de son air de maternité
complaisante, buvait du bout des lèvres, lorsqu’un bruit
étrange, ronflant au-dehors, l’inquiéta.
—Qu’est-ce donc?
L’étable, bâtie au bord de la route, avait une large porte
charretière, car elle servait en même temps de grenier à
foin. Déjà, les jeunes filles, allongeant la tête, s’étonnaient
de ce qu’elles distinguaient à gauche, un flot noir, une
cohue qui débouchait en hurlant du chemin de Vandame.
—Diable! murmura Négrel, également sorti, est-ce que nos
braillards finiraient par se fâcher?
—C’est peut-être encore les charbonniers, dit la paysanne.
Voilà deux fois qu’ils passent. Paraît que ça ne va pas
bien, ils sont les maîtres du pays.
Elle lâchait chaque mot avec prudence, elle en guettait
l’effet sur les visages; et, quand elle remarqua l’effroi de
tous, la profonde anxiété où la rencontre les jetait, elle se
hâta de conclure:
—Oh! les gueux, oh! les gueux!
Négrel, voyant qu’il était trop tard pour remonter en voiture
et gagner Montsou, donna l’ordre au cocher de rentrer
vivement la calèche dans la cour de la ferme, où l’attelage
resta caché derrière un hangar. Lui-même attacha sous ce
hangar son cheval, dont un galopin avait tenu la bride.
Lorsqu’il revint, il trouva sa tante et les jeunes filles
éperdues, prêtes à suivre la paysanne, qui leur proposait
de se réfugier chez elle. Mais il fut d’avis qu’on était là plus
en sûreté, personne ne viendrait certainement les chercher
dans ce foin. La porte charretière, pourtant, fermait très
mal, et elle avait de telles fentes, qu’on apercevait la route
entre ses bois vermoulus.
—Allons, du courage! dit-il. Nous vendrons notre vie
chèrement.
Cette plaisanterie augmenta la peur. Le bruit grandissait,
on ne voyait rien encore, et sur la route vide un vent de
tempête semblait souffler, pareil à ces rafales brusques qui
précèdent les grands orages.
—Non, non, je ne veux pas regarder, dit Cécile en allant se
blottir dans le foin.
Madame Hennebeau, très pâle, prise d’une colère contre
ces gens qui gâtaient un de ses plaisirs, se tenait en
arrière, avec un regard oblique et répugné; tandis que
Lucie et Jeanne, malgré leur tremblement, avaient mis un
oeil à une fente, désireuses de ne rien perdre du
spectacle.
Le roulement de tonnerre approchait, la terre fut ébranlée,
et Jeanlin galopa le premier, soufflant dans sa corne.
—Prenez vos flacons, la sueur du peuple qui passe!
murmura Négrel, qui, malgré ses convictions républicaines,
aimait à plaisanter la canaille avec les dames.
Mais son mot spirituel fut emporté dans l’ouragan des
gestes et des cris. Les femmes avaient paru, près d’un
millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la
course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de
femelles lasses d’enfanter des meurt-de-faim. Quelques-
unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient,
l’agitaient, ainsi qu’un drapeau de deuil et de vengeance.
D’autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de
guerrières, brandissaient des bâtons; tandis que les
vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs
cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes
déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des
haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui
roulait d’un seul bloc, serrée, confondue, au point qu’on ne
distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en
loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les
yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches
noires, chantant La Marseillaise, dont les strophes se
perdaient en un mugissement confus, accompagné par le
claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des
têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache
passa, portée toute droite; et cette hache unique, qui était
comme l’étendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le
profil aigu d’un couperet de guillotine.
—Quels visages atroces! balbutia madame Hennebeau.
Négrel dit entre ses dents:
—Le diable m’emporte si j’en reconnais un seul! D’où
sortent-ils donc, ces bandits-là?
Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrance
et cette débandade enragée au travers des fosses, avaient
allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides
des houilleurs de Montsou. A ce moment, le soleil se
couchait, les derniers rayons, d’un pourpre sombre,
ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du
sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper,
saignants comme des bouchers en pleine tuerie.
—Oh! superbe! dirent à demi-voix Lucie et Jeanne,
remuées dans leur goût d’artistes par cette belle horreur.
Elles s’effrayaient pourtant, elles reculèrent près de
madame Hennebeau, qui s’était appuyée sur une auge.
L’idée qu’il suffisait d’un regard, entre les planches de cette
porte disjointe, pour qu’on les massacrât, la glaçait. Négrel
se sentait blêmir, lui aussi, très brave d’ordinaire, saisi là
d’une épouvante supérieure à sa volonté, une de ces
épouvantes qui soufflent de l’inconnu. Dans le foin, Cécile
ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de
détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand
même.
C’était la vision rouge de la révolution qui les emporterait
tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de
siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait
ainsi sur les chemins; et il ruissellerait du sang des
bourgeois, il promènerait des têtes, il sèmerait l’or des
coffres éventrés. Les femmes hurleraient, les hommes
auraient ces mâchoires de loups, ouvertes pour mordre.
Oui, ce seraient les mêmes guenilles, le même tonnerre de
gros sabots, la même cohue effroyable, de peau sale,
d’haleine empestée, balayant le vieux monde, sous leur
poussée débordante de barbares. Des incendies
flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des
villes, on retournerait à la vie sauvage dans les bois, après
le grand rut, la grande ripaille, où les pauvres, en une nuit,
efflanqueraient les femmes et videraient les caves des
riches. Il n’y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus
un titre des situations acquises, jusqu’au jour où une
nouvelle terre repousserait peut-être. Oui, c’étaient ces
choses qui passaient sur la route, comme une force de la
nature, et ils en recevaient le vent terrible au visage.
Un grand cri s’éleva, domina La Marseillaise:
—Du pain! du pain! du pain!
Lucie et Jeanne se serrèrent contre madame Hennebeau,
défaillante; tandis que Négrel se mettait devant elles,
comme pour les protéger de son corps. Était-ce donc ce
soir même que l’antique société craquait? Et ce qu’ils
virent, alors, acheva de les hébéter. La bande s’écoulait, il
n’y avait plus que la queue des traînards, lorsque la
Mouquette déboucha. Elle s’attardait, elle guettait les
bourgeois, sur les portes de leurs jardins, aux fenêtres de
leurs maisons; et, quand elle en découvrait, ne pouvant leur
cracher au nez, elle leur montrait ce qui était pour elle le
comble de son mépris. Sans doute elle en aperçut un, car
brusquement elle releva ses jupes, tendit les fesses,
montra son derrière énorme, nu dans un dernier
flamboiement du soleil. Il n’avait rien d’obscène, ce
derrière, et ne faisait pas rire, farouche.
Tout disparut, le flot roulait sur Montsou, le long des lacets
de la route, entre les maisons basses, bariolées de
couleurs vives. On fit sortir la calèche de la cour, mais le
cocher n’osait prendre sur lui de ramener Madame et ces
demoiselles sans encombre, si les grévistes tenaient le
pavé. Et le pis était qu’il n’y avait pas d’autre chemin.
—Il faut pourtant que nous rentrions, le dîner nous attend,
dit madame Hennebeau, hors d’elle, exaspérée par la
peur. Ces sales ouvriers ont encore choisi un jour où j’ai du
monde. Allez donc faire du bien à ça!
Lucie et Jeanne s’occupaient à retirer du foin Cécile, qui se
débattait, croyant que ces sauvages défilaient sans cesse,
et répétant qu’elle ne voulait pas voir. Enfin, toutes reprirent
place dans la voiture. Négrel, remonté à cheval, eut alors
l’idée de passer par les ruelles de Réquillart.
—Marchez doucement, dit-il au cocher, car le chemin est
atroce. Si des groupes vous empêchent de revenir à la
route, là-bas, vous vous arrêterez derrière la vieille fosse,
et nous rentrerons à pied par la petite porte du jardin,
tandis que vous remiserez la voiture et les chevaux
n’importe où, sous le hangar d’une auberge.
Ils partirent. La bande, au loin, ruisselait dans Montsou.
Depuis qu’ils avaient vu, à deux reprises, des gendarmes
et des dragons, les habitants s’agitaient, affolés de
panique. Il circulait des histoires abominables, on parlait
d’affiches manuscrites, menaçant les bourgeois de leur
crever le ventre; personne ne les avait lues, on n’en citait
pas moins des phrases textuelles. Chez le notaire surtout,
la terreur était à son comble, car il venait de recevoir par la
poste une lettre anonyme, où on l’avertissait qu’un baril de
poudre se trouvait enterré dans sa cave, prêt à le faire
sauter, s’il ne se déclarait pas en faveur du peuple.
Justement, les Grégoire, attardés dans leur visite par
l’arrivée de cette lettre, la discutaient, la devinaient l’oeuvre
d’un farceur, lorsque l’invasion de la bande acheva
d’épouvanter la maison. Eux, souriaient. Ils regardaient, en
écartant le coin d’un rideau, et se refusaient à admettre un
danger quelconque, certains, disaient-ils, que tout finirait à
l’amiable. Cinq heures sonnaient, ils avaient le temps
d’attendre que le pavé fût libre pour aller, en face, dîner
chez les Hennebeau, où Cécile, rentrée sûrement, devait
les attendre. Mais, dans Montsou, personne ne semblait
partager leur confiance: des gens éperdus couraient, les
portes et les fenêtres se fermaient violemment. Ils
aperçurent Maigrat, de l’autre côté de la route, qui
barricadait son magasin, à grand renfort de barres de fer,
si pâle et si tremblant, que sa petite femme chétive était
forcée de serrer les écrous.
La bande avait fait halte devant l’hôtel du directeur, le cri
retentissait:
—Du pain! du pain! du pain!
M. Hennebeau était debout à la fenêtre, lorsque Hippolyte
entra fermer les volets, de peur que les vitres ne fussent
cassées à coups de pierres. Il ferma de même tous ceux
du rez-de-chaussée; puis, il passa au premier étage, on
entendit les grincements des espagnolettes, les
claquements des persiennes, un à un. Par malheur, on ne
pouvait clore de même la baie de la cuisine, dans le sous-
sol, une baie inquiétante où rougeoyaient les feux des
casseroles et de la broche.
Machinalement, M. Hennebeau, qui voulait voir, remonta au
second étage, dans la chambre de Paul: c’était la mieux
placée, à gauche, car elle permettait d’enfiler la route,
jusqu’aux Chantiers de la Compagnie. Et il se tint derrière
la persienne, dominant la foule. Mais cette chambre l’avait
saisi de nouveau, la table de toilette épongée et en ordre,
le lit froid, aux draps nets et bien tirés. Toute sa rage de
l’après-midi, cette furieuse bataille au fond du grand
silence de sa solitude, aboutissait maintenant à une
immense fatigue. Son être était déjà comme cette
chambre, refroidi, balayé des ordures du matin, rentré dans
la correction d’usage. A quoi bon un scandale? est-ce que
rien était changé chez lui? Sa femme avait simplement un
amant de plus, cela aggravait à peine le fait, qu’elle l’eût
choisi dans la famille; et peut-être même y avait-il
avantage, car elle sauvegardait ainsi les apparences. Il se
prenait en pitié, au souvenir de sa folie jalouse. Quel
ridicule, d’avoir assommé ce lit à coups de poing! Puisqu’il
avait toléré un autre homme, il tolérerait bien celui-là. Ce ne
serait que l’affaire d’un peu de mépris encore. Une
amertume affreuse lui empoisonnait la bouche, l’inutilité de
tout, l’éternelle douleur de l’existence, la honte de lui-même,
qui adorait et désirait toujours cette femme, dans la saleté
où il l’abandonnait.
Sous la fenêtre, les hurlements éclatèrent avec un
redoublement de violence.
—Du pain! du pain! du pain!
—Imbéciles! dit M. Hennebeau entre ses dents serrées.
Il les entendait l’injurier à propos de ses gros
appointements, le traiter de fainéant et de ventru, de sale
cochon qui se foutait des indigestions de bonnes choses,
quand l’ouvrier crevait la faim. Les femmes avaient aperçu
la cuisine, et c’était une tempête d’imprécations contre le
faisan qui rôtissait, contre les sauces dont l’odeur grasse
ravageait leurs estomacs vides. Ah! ces salauds de
bourgeois, on leur en collerait du champagne et des truffes,
pour se faire péter les tripes.
—Du pain! du pain! du pain!
—Imbéciles! répéta M. Hennebeau, est-ce que je suis
heureux?
Une colère le soulevait contre ces gens qui ne
comprenaient pas. Il leur en aurait fait cadeau volontiers,
de ses gros appointements, pour avoir, comme eux, le cuir
dur, l’accouplement facile et sans regret. Que ne pouvait-il
les asseoir à sa table, les empâter de son faisan, tandis
qu’il s’en irait forniquer derrière les haies, culbuter des
filles, en se moquant de ceux qui les avaient culbutées
avant lui! Il aurait tout donné, son éducation, son bien-être,
son luxe, sa puissance de directeur, s’il avait pu être, une
journée, le dernier des misérables qui lui obéissaient, libre
de sa chair, assez goujat pour gifler sa femme et prendre
du plaisir sur les voisines. Et il souhaitait aussi de crever la
faim, d’avoir le ventre vide, l’estomac tordu de crampes
ébranlant le cerveau d’un vertige: peut-être cela aurait-il tué
l’éternelle douleur. Ah! vivre en brute, ne rien posséder à
soi, battre les blés avec la herscheuse la plus laide, la plus
sale, et être capable de s’en contenter!
—Du pain! du pain! du pain!
Alors, il se fâcha, il cria furieusement dans le vacarme:
—Du pain! est-ce que ça suffit, imbéciles?
Il mangeait, lui, et il n’en râlait pas moins de souffrance.
Son ménage ravagé, sa vie entière endolorie, lui
remontaient à la gorge, en un hoquet de mort. Tout n’allait
pas pour le mieux parce qu’on avait du pain. Quel était
l’idiot qui mettait le bonheur de ce monde dans le partage
de la richesse? Ces songe-creux de révolutionnaires
pouvaient bien démolir la société et en rebâtir une autre, ils
n’ajouteraient pas une joie à l’humanité, ils ne lui retireraient
pas une peine, en coupant à chacun sa tartine. Même ils
élargiraient le malheur de la terre, ils feraient un jour hurler
jusqu’aux chiens de désespoir, lorsqu’ils les auraient sortis
de la tranquille satisfaction des instincts, pour les hausser à
la souffrance inassouvie des passions. Non, le seul bien
était de ne pas être, et, si l’on était, d’être l’arbre, d’être la
pierre, moins encore, le grain de sable, qui ne peut saigner
sous le talon des passants.
Et, dans cette exaspération de son tourment, des larmes
gonflèrent les yeux de M. Hennebeau, crevèrent en gouttes
brûlantes le long de ses joues. Le crépuscule noyait la
route, lorsque des pierres commencèrent à cribler la
façade de l’hôtel. Sans colère maintenant contre ces
affamés, enragé seulement par la plaie cuisante de son
coeur, il continuait à bégayer au milieu de ses larmes:
—Les imbéciles! les imbéciles!
Mais le cri du ventre domina, un hurlement souffla en
tempête, balayant tout.
—Du pain! du pain! du pain!
VI
Étienne, dégrisé par les gifles de Catherine, était resté à la
tête des camarades. Mais, pendant qu’il les jetait sur
Montsou, d’une voix enrouée, il entendait une autre voix en
lui, une voix de raison qui s’étonnait, qui demandait
pourquoi tout cela. Il n’avait rien voulu de ces choses,
comment pouvait-il se faire que, parti pour Jean-Bart dans
le but d’agir froidement et d’empêcher un désastre, il
achevât la journée, de violence en violence, par assiéger
l’hôtel du directeur?
C’était bien lui cependant qui venait de crier: halte!
Seulement, il n’avait d’abord eu que l’idée de protéger les
Chantiers de la Compagnie, où l’on parlait d’aller tout
saccager. Et, maintenant que des pierres éraflaient déjà la
façade de l’hôtel, il cherchait, sans la trouver, sur quelle
proie légitime il devait lancer la bande, afin d’éviter de plus
grands malheurs. Comme il demeurait seul ainsi,
impuissant au milieu de la route, quelqu’un l’appela, un
homme debout sur le seuil de l’estaminet Tison, dont la
cabaretière s’était hâtée de mettre les volets, en ne
laissant libre que la porte.
—Oui, c’est moi… Écoute donc.
C’était Rasseneur. Une trentaine d’hommes et de femmes,
presque tous du coron des Deux-Cent-Quarante, restés
chez eux le matin et venus le soir aux nouvelles, avaient
envahi cet estaminet, à l’approche des grévistes. Zacharie
occupait une table avec sa femme Philomène. Plus loin,
Pierron et la Pierronne, tournant le dos, se cachaient le
visage. D’ailleurs, personne ne buvait, on s’était abrité,
simplement.
Étienne reconnut Rasseneur, et il s’écartait, lorsque celui-ci
ajouta:
—Ma vue te gêne, n’est-ce pas?… Je t’avais prévenu, les
embêtements commencent. Maintenant, vous pouvez
réclamer du pain, c’est du plomb qu’on vous donnera.
Alors, il revint, il répondit:
—Ce qui me gêne, ce sont les lâches qui, les bras croisés,
nous regardent risquer notre peau.
—Ton idée est donc de piller en face? demanda
Rasseneur.
—Mon idée est de rester jusqu’au bout avec les amis,
quitte à crever tous ensemble.
Désespéré, Étienne rentra dans la foule, prêt à mourir. Sur
la route, trois enfants lançaient des pierres, et il leur
allongea un grand coup de pied, en criant, pour arrêter les
camarades, que ça n’avançait à rien de casser des vitres.
Bébert et Lydie, qui venaient de rejoindre Jeanlin,
apprenaient de ce dernier à manier sa fronde. Ils lançaient
chacun un caillou, jouant à qui ferait le plus gros dégât.
Lydie, par un coup de maladresse, avait fêlé la tête d’une
femme, dans la cohue; et les deux garçons se tenaient les
côtes. Derrière eux, Bonnemort et Mouque, assis sur un
banc, les regardaient. Les jambes enflées de Bonnemort le
portaient si mal, qu’il avait eu grand-peine à se traîner
jusque-là, sans qu’on sût quelle curiosité le poussait, car il
avait son visage terreux des jours où l’on ne pouvait lui tirer
une parole.
Personne, du reste, n’obéissait plus à Étienne. Les pierres,
malgré ses ordres, continuaient à grêler, et il s’étonnait, il
s’effarait devant ces brutes démuselées par lui, si lentes à
s’émouvoir, terribles ensuite, d’une ténacité féroce dans la
colère. Tout le vieux sang flamand était là, lourd et placide,
mettant des mois à s’échauffer, se jetant aux sauvageries
abominables, sans rien entendre, jusqu’à ce que la bête fût
soûle d’atrocités. Dans son Midi, les foules flambaient plus
vite, seulement elles faisaient moins de besogne. Il dut se
battre avec Levaque pour lui arracher sa hache, il en était à
ne savoir comment contenir les Maheu, qui lançaient les
cailloux des deux mains. Et les femmes surtout l’effrayaient,
la Levaque, la Mouquette et les autres, agitées d’une fureur
meurtrière, les dents et les ongles dehors, aboyantes
comme des chiennes, sous les excitations de la Brûlé, qui
les dominait de sa taille maigre.
Mais il y eut un brusque arrêt, la surprise d’une minute
déterminait un peu du calme que les supplications
d’Étienne ne pouvaient obtenir. C’étaient simplement les
Grégoire qui se décidaient à prendre congé du notaire,
pour se rendre en face, chez le directeur; et ils semblaient
si paisibles, ils avaient si bien l’air de croire à une pure
plaisanterie de la part de leurs braves mineurs, dont la
résignation les nourrissait depuis un siècle, que ceux-ci,
étonnés, avaient en effet cessé de jeter des pierres, de
peur d’atteindre ce vieux monsieur et cette vieille dame,
tombés du ciel. Ils les laissèrent entrer dans le jardin,
monter le perron, sonner à la porte barricadée, qu’on ne se
pressait pas de leur ouvrir. Justement, la femme de
chambre, Rose, rentrait de sa sortie, en riant aux ouvriers
furieux, qu’elle connaissait tous, car elle était de Montsou.
Et ce fut elle qui, à coups de poing dans la porte, finit par
forcer Hippolyte à l’entrebâiller. Il était temps, les Grégoire
disparaissaient, lorsque la grêle des pierres recommença.
Revenue de son étonnement, la foule clamait plus fort:
—A mort les bourgeois! vive la sociale!
Rose continuait à rire, dans le vestibule de l’hôtel, comme
égayée de l’aventure, répétant au domestique terrifié:
—Ils ne sont pas méchants, je les connais.
M. Grégoire accrocha méthodiquement son chapeau. Puis,
lorsqu’il eut aidé madame Grégoire à retirer sa mante de
gros drap, il dit à son tour:
—Sans doute, ils n’ont pas de malice au fond. Lorsqu’ils
auront bien crié, ils iront souper avec plus d’appétit.
A ce moment, M. Hennebeau descendait du second étage.
Il avait vu la scène, et il venait recevoir ses invités, de son
air habituel, froid et poli. Seule, la pâleur de son visage
disait les larmes qui l’avaient secoué. L’homme était
dompté, il ne restait en lui que l’administrateur correct,
résolu à remplir son devoir.
—Vous savez, dit-il, que ces dames ne sont pas rentrées
encore.
Pour la première fois, une inquiétude émotionna les
Grégoire. Cécile pas rentrée! comment rentrerait-elle, si la
plaisanterie de ces mineurs se prolongeait?
—J’ai songé à faire dégager la maison, ajouta M.
Hennebeau. Le malheur est que je suis seul ici, et que je ne
sais d’ailleurs où envoyer mon domestique, pour me
ramener quatre hommes et un caporal, qui me nettoieraient
cette canaille.
Rose, demeurée là, osa murmurer de nouveau:
—Oh! Monsieur, ils ne sont pas méchants.
Le directeur hocha la tête, pendant que le tumulte croissait
au-dehors et qu’on entendait le sourd écrasement des
pierres contre la façade.
—Je ne leur en veux pas, je les excuse même, il faut être
bêtes comme eux pour croire que nous nous acharnons à
leur malheur. Seulement, je réponds de la tranquillité…
Dire qu’il y a des gendarmes par les routes, à ce qu’on
m’affirme, et que, depuis ce matin, je n’ai pu en avoir un
seul!
Il s’interrompit, il s’effaça devant madame Grégoire, en
disant:
—Je vous en prie, madame, ne restez pas là, entrez dans
le salon.
Mais la cuisinière, qui montait du sous-sol, exaspérée, les
retint dans le vestibule quelques minutes encore. Elle
déclara qu’elle n’acceptait plus la responsabilité du dîner,
car elle attendait, de chez le pâtissier de Marchiennes, des
croûtes de vol-au-vent, qu’elle avait demandées pour
quatre heures. Évidemment, le pâtissier s’était égaré en
chemin, pris de la peur de ces bandits. Peut-être même
avait-on pillé ses mannes. Elle voyait les vol-au-vent
bloqués derrière un buisson, assiégés, gonflant les ventres
des trois mille misérables qui demandaient du pain. En tout
cas, Monsieur était prévenu, elle préférait flanquer son
dîner au feu, si elle le ratait, à cause de la révolution.
—Un peu de patience, dit M. Hennebeau. Rien n’est perdu,
le pâtissier peut venir.
Et, comme il se retournait vers madame Grégoire, en
ouvrant lui-même la porte du salon, il fut très surpris
d’apercevoir, assis sur la banquette du vestibule, un
homme qu’il n’avait pas distingué jusque-là, dans l’ombre
croissante.
—Tiens! c’est vous, Maigrat, qu’y a-t-il donc?
Maigrat s’était levé, et son visage apparut, gras et blême,
décomposé par l’épouvante. Il n’avait plus sa carrure de
gros homme calme, il expliqua humblement qu’il s’était
glissé chez monsieur le directeur, pour réclamer aide et
protection, si les brigands s’attaquaient à son magasin.
—Vous voyez que je suis menacé moi-même et que je n’ai
personne, répondit M. Hennebeau. Vous auriez mieux fait
de rester chez vous, à garder vos marchandises.
—Oh! j’ai mis les barres de fer, puis j’ai laissé ma femme.
Le directeur s’impatienta, sans cacher son mépris. Une
belle garde, que cette créature chétive, maigrie de coups!
—Enfin, je n’y peux rien, tâchez de vous défendre. Et je
vous conseille de rentrer tout de suite, car les voilà qui
demandent encore du pain… Écoutez…
En effet, le tumulte reprenait, et Maigrat crut entendre son
nom, au milieu des cris. Rentrer, ce n’était plus possible, on
l’aurait écharpé. D’autre part, l’idée de sa ruine le
bouleversait. Il colla son visage au panneau vitré de la
porte, suant, tremblant, guettant le désastre; tandis que les
Grégoire se décidaient à passer dans le salon.
Tranquillement, M. Hennebeau affectait de faire les
honneurs de chez lui. Mais il priait en vain ses invités de
s’asseoir, la pièce close, barricadée, éclairée de deux
lampes avant la tombée du jour, s’emplissait d’effroi, à
chaque nouvelle clameur du dehors. Dans l’étouffement
des tentures, la colère de la foule ronflait, plus inquiétante,
d’une menace vague et terrible. On causa pourtant, sans
cesse ramené à cette inconcevable révolte. Lui, s’étonnait
de n’avoir rien prévu; et sa police était si mal faite, qu’il
s’emportait surtout contre Rasseneur, dont il disait
reconnaître l’influence détestable. Du reste, les gendarmes
allaient venir, il était impossible qu’on l’abandonnât de la
sorte. Quant aux Grégoire, ils ne pensaient qu’à leur fille: la
pauvre chérie qui s’effrayait si vite! peut-être, devant le
péril, la voiture était-elle retournée à Marchiennes. Pendant
un quart d’heure encore, l’attente dura, énervée par le
vacarme de la route, par le bruit des pierres tapant de
temps à autre dans les volets fermés, qui sonnaient ainsi
que des tambours. Cette situation n’était plus tolérable, M.
Hennebeau parlait de sortir, de chasser à lui seul les
braillards et d’aller au-devant de la voiture, lorsque
Hippolyte parut en criant:
—Monsieur! Monsieur! voici Madame, on tue Madame!
La voiture n’ayant pu dépasser la ruelle de Réquillart, au
milieu des groupes menaçants, Négrel avait suivi son idée,
faire à pied les cent mètres qui les séparaient de l’hôtel,
puis frapper à la petite porte donnant sur le jardin, près des
communs: le jardinier les entendrait, il y aurait bien toujours
là quelqu’un pour ouvrir. Et, d’abord, les choses avaient
marché parfaitement, déjà madame Hennebeau et ces
demoiselles frappaient, lorsque des femmes, prévenues,
se jetèrent dans la ruelle. Alors, tout se gâta. On n’ouvrait
pas la porte, Négrel avait tâché vainement de l’enfoncer à
coups d’épaule. Le flot des femmes croissait, il craignit
d’être débordé, il prit le parti désespéré de pousser devant
lui sa tante et les jeunes filles, pour gagner le perron, au
travers des assiégeants. Mais cette manoeuvre amena une
bousculade: on ne les lâchait pas, une bande hurlante les
traquait, tandis que la foule refluait de droite et de gauche,
sans comprendre encore, étonnée seulement de ces
dames en toilette, perdues dans la bataille. A cette minute,
la confusion devint telle, qu’il se produisit un de ces faits
d’affolement qui restent inexplicables. Lucie et Jeanne,
arrivées au perron, s’étaient glissées par la porte que la
femme de chambre entrebâillait; madame Hennebeau
avait réussi à les suivre; et, derrière elles, Négrel entra
enfin, remit les verrous, persuadé qu’il avait vu Cécile
passer la première. Elle n’était plus là, disparue en route,
emportée par une telle peur, qu’elle avait tourné le dos à la
maison, et s’était jetée d’elle-même en plein danger.
Aussitôt, le cri s’éleva:
—Vive la sociale! à mort les bourgeois! à mort!
Quelques-uns, de loin, sous la voilette qui lui cachait le
visage, la prenaient pour madame Hennebeau. D’autres
nommaient une amie de la directrice, la jeune femme d’un
usinier voisin, exécré de ses ouvriers. Et, d’ailleurs, peu
importait, c’étaient sa robe de soie, son manteau de
fourrure, jusqu’à la plume blanche de son chapeau, qui
exaspéraient. Elle sentait le parfum, elle avait une montre,
elle avait une peau fine de fainéante qui ne touchait pas au
charbon.
—Attends! cria la Brûlé, on va t’en mettre au cul, de la
dentelle!
—C’est à nous que ces salopes volent ça, reprit la
Levaque. Elles se collent du poil sur la peau, lorsque nous
crevons de froid… Foutez-moi-la donc toute nue, pour lui
apprendre à vivre!
Du coup, la Mouquette s’élança.
—Oui, oui, faut la fouetter.
Et les femmes, dans cette rivalité sauvage, s’étouffaient,
allongeaient leurs guenilles, voulaient chacune un morceau
de cette fille de riche. Sans doute qu’elle n’avait pas le
derrière mieux fait qu’une autre. Plus d’une même était
pourrie, sous ses fanfreluches. Voilà assez longtemps que
l’injustice durait, on les forcerait bien toutes à s’habiller
comme des ouvrières, ces catins qui osaient dépenser
cinquante sous pour le blanchissage d’un jupon!
Au milieu de ces furies, Cécile grelottait, les jambes
paralysées, bégayant à vingt reprises la même phrase:
—Mesdames, je vous en prie, mesdames, ne me faites
pas du mal.
Mais elle eut un cri rauque: des mains froides venaient de
la prendre au cou. C’était le vieux Bonnemort, près duquel
le flot l’avait poussée, et qui l’empoignait. Il semblait ivre de
faim, hébété par sa longue misère, sorti brusquement de
sa résignation d’un demi-siècle, sans qu’il fût possible de
savoir sous quelle poussée de rancune. Après avoir, en sa
vie, sauvé de la mort une douzaine de camarades, risquant
ses os dans le grisou et dans les éboulements, il cédait à
des choses qu’il n’aurait pu dire, à un besoin de faire ça, à
la fascination de ce cou blanc de jeune fille. Et, comme ce
jour-là il avait perdu sa langue, il serrait les doigts, de son
air de vieille bête infirme, en train de ruminer des
souvenirs.
—Non! non! hurlaient les femmes, le cul à l’air! le cul à l’air!
Dans l’hôtel, dès qu’on s’était aperçu de l’aventure, Négrel
et M. Hennebeau avaient rouvert la porte, bravement, pour
courir au secours de Cécile. Mais la foule, maintenant, se
jetait contre la grille du jardin, et il n’était plus facile de
sortir. Une lutte s’engageait là, pendant que les Grégoire,
épouvantés, apparaissaient sur le perron.
—Laissez-la donc, vieux! c’est la demoiselle de la
Piolaine! cria la Maheude au grand-père, en reconnaissant
Cécile, dont une femme avait déchiré la voilette.
De son côté, Étienne, bouleversé de ces représailles
contre une enfant, s’efforçait de faire lâcher prise à la
bande. Il eut une inspiration, il brandit la hache qu’il avait
arrachée des poings de Levaque.
—Chez Maigrat, nom de Dieu!… Il y a du pain, là-dedans.
Foutons la baraque à Maigrat par terre!
Et, à la volée, il donna un premier coup de hache dans la
porte de la boutique. Des camarades l’avaient suivi,
Levaque, Maheu et quelques autres. Mais les femmes
s’acharnaient. Cécile était retombée des doigts de
Bonnemort dans les mains de la Brûlé. A quatre pattes,
Lydie et Bébert, conduits par Jeanlin, se glissaient entre
les jupes, pour voir le derrière à la dame. Déjà, on la
tiraillait, ses vêtements craquaient, lorsqu’un homme à
cheval parut, poussant sa bête, cravachant ceux qui ne se
rangeaient pas assez vite.
—Ah! canailles, vous en êtes à fouetter nos filles!
C’était Deneulin qui arrivait au rendez-vous, pour le dîner.
Vivement, il sauta sur la route, prit Cécile par la taille; et, de
l’autre main, manoeuvrant le cheval avec une adresse et
une force extraordinaires, il s’en servait comme d’un coin
vivant, fendait la foule, qui reculait devant les ruades. A la
grille, la bataille continuait. Pourtant, il passa, écrasa des
membres. Ce secours imprévu délivra Négrel et M.
Hennebeau, en grand danger, au milieu des jurons et des
coups. Et, tandis que le jeune homme rentrait enfin avec
Cécile évanouie, Deneulin, qui couvrait le directeur de son
grand corps, en haut du perron, reçut une pierre, dont le
choc faillit lui démonter l’épaule.
—C’est ça, cria-t-il, cassez-moi les os, après avoir cassé
mes
machines!
Il repoussa promptement la porte. Une bordée de cailloux
s’abattit dans le bois.
—Quels enragés! reprit-il. Deux secondes de plus, et ils
me crevaient le crâne comme une courge vide… On n’a
rien à leur dire, que voulez-vous? Ils ne savent plus, il n’y a
qu’à les assommer.
Dans le salon, les Grégoire pleuraient, en voyant Cécile
revenir à elle. Elle n’avait aucun mal, pas même une
égratignure: sa voilette seule était perdue. Mais leur
effarement augmenta, lorsqu’ils reconnurent devant eux leur
cuisinière, Mélanie, qui contait comment la bande avait
démoli la Piolaine. Folle de peur, elle accourait avertir ses
maîtres. Elle était entrée, elle aussi, par la porte
entrebâillée, au moment de la bagarre, sans que personne
la remarquât; et, dans son récit interminable, l’unique pierre
de Jeanlin qui avait brisé une seule vitre devenait une
canonnade en règle, dont les murs restaient fendus. Alors,
les idées de M. Grégoire furent bouleversées: on égorgeait
sa fille, on rasait sa maison, c’était donc vrai que ces
mineurs pouvaient lui en vouloir, parce qu’il vivait en brave
homme de leur travail?
La femme de chambre, qui avait apporté une serviette et
de l’eau de
Cologne, répéta:
—Tout de même, c’est drôle, ils ne sont pas méchants.
Madame Hennebeau, assise, très pâle, ne se remettait
pas de la secousse de son émotion; et elle retrouva
seulement un sourire, lorsqu’on félicita Négrel. Les parents
de Cécile remerciaient surtout le jeune homme, c’était
maintenant un mariage conclu. M. Hennebeau regardait en
silence, allait de sa femme à cet amant qu’il jurait de tuer le
matin, puis à cette jeune fille qui l’en débarrasserait bientôt
sans doute. Il n’avait aucune hâte, une seule peur lui restait,
celle de voir sa femme tomber plus bas, à quelque laquais
peut-être.
—Et vous, mes petites chéries, demanda Deneulin à ses
filles, on ne vous a rien cassé?
Lucie et Jeanne avaient eu bien peur, mais elles étaient
contentes d’avoir vu ça. Elles riaient à présent.
—Sapristi! continua le père, voilà une bonne journée!… Si
vous voulez une dot, vous ferez bien de la gagner vous-
mêmes; et attendez-vous encore à être forcées de me
nourrir.
Il plaisantait, la voix tremblante. Ses yeux se gonflèrent,
quand ses deux filles se jetèrent dans ses bras.
M. Hennebeau avait écouté cet aveu de ruine. Une pensée
vive éclaira son visage. En effet, Vandame allait être à
Montsou, c’était la compensation espérée, le coup de
fortune qui le remettrait en faveur, près de ces messieurs
de la Régie. A chaque désastre de son existence, il se
réfugiait dans la stricte exécution des ordres reçus, il faisait
de la discipline militaire où il vivait, sa part réduite de
bonheur.
Mais on se calmait, le salon tombait à une paix lasse, avec
la lumière tranquille des deux lampes et le tiède
étouffement des portières. Que se passait-il donc, dehors?
Les braillards se taisaient, des pierres ne battaient plus la
façade; et l’on entendait seulement de grands coups
sourds, ces coups de cognée qui sonnent au lointain des
bois. On voulut savoir, on retourna dans le vestibule risquer
un regard par le panneau vitré de la porte. Même ces
dames et ces demoiselles montèrent se poster derrière les
persiennes du premier étage.
—Voyez-vous ce gredin de Rasseneur, en face, sur le seuil
de ce cabaret? dit M. Hennebeau à Deneulin. Je l’avais
flairé, il faut qu’il en soit.
Pourtant, ce n’était pas Rasseneur, c’était Étienne qui
enfonçait à coups de hache le magasin de Maigrat. Et il
appelait toujours les camarades: est-ce que les
marchandises, là-dedans, n’appartenaient pas aux
charbonniers? est-ce qu’ils n’avaient pas le droit de
reprendre leur bien à ce voleur qui les exploitait depuis si
longtemps, qui les affamait sur un mot de la Compagnie?
Peu à peu, tous lâchaient l’hôtel du directeur, accouraient
au pillage de la boutique voisine. Le cri: du pain! du pain!
du pain! grondait de nouveau. On en trouverait, du pain,
derrière cette porte. Une rage de faim les soulevait,
comme si, brusquement, ils ne pouvaient attendre
davantage, sans expirer sur cette route. De telles
poussées se ruaient dans la porte, qu’Étienne craignait de
blesser quelqu’un, à chaque volée de la hache.
Cependant, Maigrat, qui avait quitté le vestibule de l’hôtel,
s’était d’abord réfugié dans la cuisine; mais il n’y entendait
rien, il y rêvait des attentats abominables contre sa
boutique; et il venait de remonter pour se cacher derrière la
pompe, dehors, lorsqu’il distingua nettement les
craquements de la porte, les vociférations de pillage, où se
mêlait son nom. Ce n’était donc pas un cauchemar: s’il ne
voyait pas, il entendait maintenant, il suivait l’attaque, les
oreilles bourdonnantes. Chaque coup de cognée lui entrait
en plein coeur. Un gond avait dû sauter, encore cinq
minutes, et la boutique était prise. Cela se peignait dans
son crâne en images réelles, effrayantes, les brigands qui
se ruaient, puis les tiroirs forcés, les sacs éventrés, tout
mangé, tout bu, la maison elle-même emportée, plus rien,
pas même un bâton pour aller mendier au travers des
villages. Non, il ne leur permettrait pas d’achever sa ruine, il
préférait y laisser la peau. Depuis qu’il était là, il apercevait
à une fenêtre de sa maison, sur la façade en retour, la
chétive silhouette de sa femme, pâle et brouillée derrière
les vitres: sans doute elle regardait arriver les coups, de
son air muet de pauvre être battu. Au-dessous, il y avait un
hangar, placé de telle sorte, que, du jardin de l’hôtel, on
pouvait y monter en grimpant au treillage du mur mitoyen;
puis, de là, il était facile de ramper sur les tuiles, jusqu’à la
fenêtre. Et l’idée de rentrer ainsi chez lui le torturait à
présent, dans son remords d’en être sorti. Peut-être aurait-
il le temps de barricader le magasin avec des meubles;
même il inventait d’autres défenses héroïques, de l’huile
bouillante, du pétrole enflammé, versé d’en haut. Mais cet
amour de ses marchandises luttait contre sa peur, il râlait
de lâcheté combattue. Tout d’un coup, il se décida, à un
retentissement plus profond de la hache. L’avarice
l’emportait, lui et sa femme couvriraient les sacs de leur
corps, plutôt que d’abandonner un pain.