Germinal d’Emile Zola


L’autre haussa les épaules.
—Tu m’embêtes, je n’ai rien dit… D’abord, qui t’a dit ça?
—On m’a dit que tu l’as dit, tu n’as pas besoin de savoir…
Même tu as dit que tu nous entendais bien faire nos
saletés derrière ta cloison, et que la crasse s’amassait
chez nous parce que j’étais toujours sur le dos… Dis
encore que tu ne l’as pas dit, hein!

Chaque jour, des querelles éclataient, à la suite du
continuel bavardage des femmes. Entre les ménages
surtout qui logeaient porte à porte, les brouilles et les
réconciliations étaient quotidiennes. Mais jamais une
méchanceté si aigre ne les avait jetés les uns sur les
autres. Depuis la grève, la faim exaspérait les rancunes, on
avait le besoin de cogner: une explication entre deux
commères finissait par une tuerie entre les deux hommes.
Justement, Levaque arrivait à son tour, en amenant de
force Bouteloup.
—Voici le camarade, qu’il dise un peu s’il a donné vingt
sous à ma femme, pour coucher avec.
Le logeur, cachant sa douceur effarée dans sa grande
barbe, protestait, bégayait.
—Oh! ça, non, jamais rien, jamais!
Du coup, Levaque devint menaçant, le poing sous le nez
de Maheu.
—Tu sais, ça ne me va pas. Quand on a une femme
comme ça, on lui casse les reins… C’est donc que tu crois
ce qu’elle a dit?
—Mais, nom de Dieu! s’écria Maheu, furieux d’être tiré de
son accablement, qu’est-ce que c’est encore que tous ces
potins? Est-ce qu’on n’a pas assez de ses misères? Fous-

moi la paix ou je tape!… Et, d’abord, qui a dit que ma
femme l’avait dit?
—Qui l’a dit?… C’est la Pierronne qui l’a dit.
La Maheude éclata d’un rire aigu; et, revenant vers la
Levaque:
—Ah! c’est la Pierronne… Eh bien! je puis te dire ce qu’elle
m’a dit, à moi. Oui! elle m’a dit que tu couchais avec tes
deux hommes, l’un dessous et l’autre dessus!
Dès lors, il ne fut plus possible de s’entendre. Tous se
fâchaient, les Levaque renvoyaient comme réponse aux
Maheu que la Pierronne en avait dit bien d’autres sur leur
compte, et qu’ils avaient vendu Catherine, et qu’ils s’étaient
pourris ensemble, jusqu’aux petits, avec une saleté prise
par Étienne au Volcan.
—Elle a dit ça, elle a dit ça, hurla Maheu. C’est bon! j’y vais,
moi, et si elle dit qu’elle l’a dit, je lui colle ma main sur la
gueule.
Il s’était élancé dehors, les Levaque le suivirent pour
témoigner, tandis que Bouteloup, ayant horreur des
disputes, rentrait furtivement. Allumée par l’explication, la
Maheude sortait aussi, lorsqu’une plainte d’Alzire la retint.
Elle croisa les bouts de la couverture sur le corps
frissonnant de la petite, elle retourna se planter devant la
fenêtre, les yeux perdus. Et ce médecin qui n’arrivait pas!

A la porte des Pierron, Maheu et les Levaque rencontrèrent
Lydie, qui piétinait dans la neige. La maison était close, un
filet de lumière passait par la fente d’un volet; et l’enfant
répondit d’abord avec gêne aux questions: non, son papa
n’y était pas, il était allé au lavoir rejoindre la mère Brûlé,
pour rapporter le paquet de linge. Elle se troubla ensuite,
refusa de dire ce que sa maman faisait. Enfin, elle lâcha
tout, dans un rire sournois de rancune: sa maman l’avait
flanquée à la porte, parce que M. Dansaert était là, et
qu’elle les empêchait de causer. Celui-ci, depuis le matin,
se promenait dans le coron, avec deux gendarmes, tâchant
de racoler des ouvriers, pesant sur les faibles, annonçant
partout que, si l’on ne descendait pas le lundi au Voreux, la
Compagnie était décidée à embaucher des Borains. Et,
comme la nuit tombait, il avait renvoyé les gendarmes, en
trouvant la Pierronne seule; puis, il était resté chez elle à
boire un verre de genièvre, devant le bon feu.
—Chut! taisez-vous, faut les voir! murmura Levaque, avec
un rire de paillardise. On s’expliquera tout à l’heure… Va-
t’en, toi, petite garce!
Lydie recula de quelques pas, pendant qu’il mettait un oeil
à la fente du volet. Il étouffa de petits cris, son échine se
renflait, dans un frémissement. A son tour, la Levaque
regarda; mais elle dit, comme prise de coliques, que ça la
dégoûtait. Maheu, qui l’avait poussée, voulant voir aussi,
déclara qu’on en avait pour son argent. Et ils

recommencèrent, à la file, chacun son coup d’oeil, ainsi
qu’à la comédie. La salle, reluisante de propreté, s’égayait
du grand feu; il y avait des gâteaux sur la table, avec une
bouteille et des verres; enfin, une vraie noce. Si bien que
ce qu’ils voyaient là-dedans finissait par exaspérer les
deux hommes, qui, en d’autres circonstances, en auraient
rigolé six mois. Qu’elle se fît bourrer jusqu’à la gorge, les
jupes en l’air, c’était drôle. Mais, nom de Dieu! est-ce que
ce n’était pas cochon, de se payer ça devant un si grand
feu, et de se donner des forces avec des biscuits, lorsque
les camarades n’avaient ni une lichette de pain, ni une
escarbille de houille?
—V’là papa! cria Lydie en se sauvant.
Pierron revenait tranquillement du lavoir, le paquet de linge
sur une épaule. Tout de suite, Maheu l’interpella.
—Dis donc, on m’a dit que ta femme avait dit que j’avais
vendu Catherine et que nous nous étions tous pourris à la
maison… Et, chez toi, qu’est-ce qu’il te la paie, ta femme,
le monsieur qui est en train de lui user la peau?
Étourdi, Pierron ne comprenait pas, lorsque la Pierronne,
prise de peur en entendant le tumulte des voix, perdit la
tête au point d’entrebâiller la porte, pour se rendre compte.
On l’aperçut toute rouge, le corsage ouvert, la jupe encore
remontée, accrochée à la ceinture; tandis que, dans le
fond, Dansaert se reculottait éperdument. Le maître-porion

se sauva, disparut, tremblant qu’une pareille histoire
n’arrivât aux oreilles du directeur. Alors, ce fut un scandale
affreux, des rires, des huées, des injures.
—Toi qui dis toujours des autres qu’elles sont sales, criait
la Levaque à la Pierronne, ce n’est pas étonnant que tu
sois propre, si tu te fais récurer par les chefs!
—Ah! ça lui va, de parler! reprenait Levaque. En voilà une
salope qui a dit que ma femme couchait avec moi et le
logeur, l’un dessous et l’autre dessus!… Oui, oui, on m’a dit
que tu l’as dit.
Mais la Pierronne, calmée, tenait tête aux gros mots, très
méprisante, dans sa certitude d’être la plus belle et la plus
riche.
—J’ai dit ce que j’ai dit, fichez-moi la paix, hein!… Est-ce
que ça vous regarde, mes affaires, tas de jaloux qui nous
en voulez, parce que nous mettons de l’argent à la caisse
d’épargne! Allez, allez, vous aurez beau dire, mon mari sait
bien pourquoi monsieur Dansaert était chez nous.
En effet, Pierron s’emportait, défendait sa femme. La
querelle tourna, on le traita de vendu, de mouchard, de
chien de la Compagnie, on l’accusa de s’enfermer pour se
gaver des bons morceaux, dont les chefs lui payaient ses
traîtrises. Lui, répliquait, prétendait que Maheu lui avait
glissé des menaces sous sa porte, un papier où se

trouvaient deux os de mort en croix, avec un poignard au-
dessus. Et cela se termina forcément par un massacre
entre les hommes, comme toutes les querelles de femmes,
depuis que la faim enrageait les plus doux. Maheu et
Levaque s’étaient rués sur Pierron à coups de poing, il
fallut les séparer.
Le sang coulait à flots du nez de son gendre, lorsque la
Brûlé, à son tour, arriva du lavoir. Mise au courant, elle se
contenta de dire:
—Ce cochon-là me déshonore.
La rue redevint déserte, pas une ombre ne tachait la
blancheur nue de la neige; et le coron, retombé à son
immobilité de mort, crevait de faim sous le froid intense.
—Et le médecin? demanda Maheu, en refermant la porte.
—Pas venu, répondit la Maheude, toujours debout devant
la fenêtre.
—Les petits sont rentrés?
—Non, pas rentrés.
Maheu reprit sa marche lourde, d’un mur à l’autre, de son
air de boeuf assommé. Raidi sur sa chaise, le père
Bonnemort n’avait pas même levé la tête. Alzire non plus
ne disait rien, tâchait de ne pas trembler, pour leur éviter

de la peine; mais, malgré son courage à souffrir, elle
tremblait si fort par moments, qu’on entendait contre la
couverture le frisson de son maigre corps de fillette infirme;
pendant que, de ses grands yeux ouverts, elle regardait au
plafond le pâle reflet des jardins tout blancs, qui éclairait la
pièce d’une lueur de lune.
C’était, maintenant, l’agonie dernière, la maison vidée,
tombée au dénuement final. Les toiles des matelas avaient
suivi la laine chez la brocanteuse; puis, les draps étaient
partis, le linge, tout ce qui pouvait se vendre. Un soir, on
avait vendu deux sous un mouchoir du grand-père. Des
larmes coulaient, à chaque objet du pauvre ménage dont il
fallait se séparer, et la mère se lamentait encore d’avoir
emporté un jour, dans sa jupe, la boîte de carton rose,
l’ancien cadeau de son homme, comme on emporterait un
enfant, pour s’en débarrasser sous une porte. Ils étaient
nus, ils n’avaient plus à vendre que leur peau, si entamée,
si compromise, que personne n’en aurait donné un liard.
Aussi ne prenaient-ils même pas la peine de chercher, ils
savaient qu’il n’y avait rien, que c’était la fin de tout, qu’ils ne
devaient espérer ni une chandelle, ni un morceau de
charbon, ni une pomme de terre; et ils attendaient d’en
mourir, ils ne se fâchaient que pour les enfants, car cette
cruauté inutile les révoltait, d’avoir fichu une maladie à la
petite, avant de l’étrangler.
—Enfin, le voilà! dit la Maheude.

Une forme noire passait devant la fenêtre. La porte s’ouvrit.
Mais ce n’était point le docteur Vanderhaghen, ils
reconnurent le nouveau curé, l’abbé Ranvier, qui ne parut
pas surpris de tomber dans cette maison morte, sans
lumière, sans feu, sans pain. Déjà, il sortait de trois autres
maisons voisines, allant de famille en famille, racolant des
hommes de bonne volonté, ainsi que Dansaert avec ses
gendarmes; et, tout de suite, il s’expliqua, de sa voix
fiévreuse de sectaire.
—Pourquoi n’êtes-vous pas venus à la messe dimanche,
mes enfants? Vous avez tort, l’Église seule peut vous
sauver… Voyons, promettez-moi de venir dimanche
prochain.
Maheu, après l’avoir regardé, s’était remis en marche,
pesamment, sans une parole. Ce fut la Maheude qui
répondit.
—A la messe, monsieur le curé, pour quoi faire? Est-ce
que le bon Dieu ne se moque pas de nous?… Tenez!
qu’est-ce que lui a fait ma petite, qui est là, à trembler la
fièvre? Nous n’avions pas assez de misère, n’est-ce pas? il
fallait qu’il me la rendît malade, lorsque je ne puis
seulement lui donner une tasse de tisane chaude.
Alors, debout, le prêtre parla longuement. Il exploitait la
grève, cette misère affreuse, cette rancune exaspérée de
la faim, avec l’ardeur d’un missionnaire qui prêche des

sauvages, pour la gloire de sa religion. Il disait que l’Église
était avec les pauvres, qu’elle ferait un jour triompher la
justice, en appelant la colère de Dieu sur les iniquités des
riches. Et ce jour luirait bientôt, car les riches avaient pris la
place de Dieu, en étaient arrivés à gouverner sans Dieu,
dans leur vol impie du pouvoir. Mais, si les ouvriers
voulaient le juste partage des biens de la terre, ils devaient
s’en remettre tout de suite aux mains des prêtres, comme à
la mort de Jésus les petits et les humbles s’étaient groupés
autour des apôtres. Quelle force aurait le pape, de quelle
armée disposerait le clergé, lorsqu’il commanderait à la
foule innombrable des travailleurs! En une semaine, on
purgerait le monde des méchants, on chasserait les
maîtres indignes, ce serait enfin le vrai règne de Dieu,
chacun récompensé selon ses mérites, la loi du travail
réglant le bonheur universel.
La Maheude, qui l’écoutait, croyait entendre Étienne, aux
veillées de l’automne, lorsqu’il leur annonçait la fin de leurs
maux. Seulement, elle s’était toujours méfiée des soutanes.
—C’est très bien, ce que vous racontez là, monsieur le
curé, dit-elle. Mais c’est donc que vous ne vous accordez
plus avec les bourgeois… Tous nos autres curés dînaient à
la Direction, et nous menaçaient du diable, dès que nous
demandions du pain.
Il recommença, il parla du déplorable malentendu entre
l’Église et le peuple. Maintenant, en phrases voilées, il

frappait sur les curés des villes, sur les évêques, sur le haut
clergé, repu de jouissance, gorgé de domination, pactisant
avec la bourgeoisie libérale, dans l’imbécillité de son
aveuglement, sans voir que c’était cette bourgeoisie qui le
dépossédait de l’empire du monde. La délivrance viendrait
des prêtres de campagne, tous se lèveraient pour rétablir
le royaume du Christ, avec l’aide des misérables; et il
semblait être déjà à leur tête, il redressait sa taille
osseuse, en chef de bande, en révolutionnaire de
l’Évangile, les yeux emplis d’une telle lumière, qu’ils
éclairaient la salle obscure. Cette ardente prédication
l’emportait en paroles mystiques, depuis longtemps les
pauvres gens ne le comprenaient plus.
—Il n’y a pas besoin de tant de paroles, grogna
brusquement Maheu, vous auriez mieux fait de commencer
par nous apporter un pain.
—Venez dimanche à la messe, s’écria le prêtre, Dieu
pourvoira à tout!
Et il s’en alla, il entra catéchiser les Levaque à leur tour, si
haut dans son rêve du triomphe final de l’Église, ayant pour
les faits un tel dédain, qu’il courait ainsi les corons, sans
aumônes, les mains vides au travers de cette armée
mourante de faim, en pauvre diable lui-même qui regardait
la souffrance comme l’aiguillon du salut.
Maheu marchait toujours, on n’entendait que cet

ébranlement régulier, dont les dalles tremblaient. Il y eut un
bruit de poulie mangée de rouille, le vieux Bonnemort
cracha dans la cheminée froide. Puis, la cadence des pas
recommença. Alzire, assoupie par la fièvre, s’était mise à
délirer à voix basse, riant, croyant qu’il faisait chaud et
qu’elle jouait au soleil.
—Sacré bon sort! murmura la Maheude, après lui avoir
touché les joues, la voilà qui brûle à présent… Je n’attends
plus ce cochon, les brigands lui auront défendu de venir.
Elle parlait du docteur et de la Compagnie. Pourtant, elle
eut une exclamation de joie, en voyant la porte s’ouvrir de
nouveau. Mais ses bras retombèrent, elle resta toute
droite, le visage sombre.
—Bonsoir, dit à demi-voix Étienne, lorsqu’il eut
soigneusement refermé la porte.
Souvent, il arrivait ainsi, à la nuit noire. Les Maheu, dès le
second jour, avaient appris sa retraite. Mais ils gardaient le
secret, personne dans le coron ne savait au juste ce
qu’était devenu le jeune homme. Cela l’entourait d’une
légende. On continuait à croire en lui, des bruits mystérieux
couraient: il allait reparaître avec une armée, avec des
caisses pleines d’or; et c’était toujours l’attente religieuse
d’un miracle, l’idéal réalisé, l’entrée brusque dans la cité de
justice qu’il leur avait promise. Les uns disaient l’avoir vu au
fond d’une calèche, en compagnie de trois messieurs, sur

la route de Marchiennes; d’autres affirmaient qu’il était
encore pour deux jours en Angleterre. A la longue,
cependant, la méfiance commençait, des farceurs
l’accusaient de se cacher dans une cave, où la Mouquette
lui tenait chaud; car cette liaison connue lui avait fait du tort.
C’était, au milieu de sa popularité, une lente désaffection,
la sourde poussée des convaincus pris de désespoir, et
dont le nombre, peu à peu, devait grossir.
—Quel chien de temps! ajouta-t-il. Et vous, rien de
nouveau, toujours de pire en pire?… On m’a dit que le petit
Négrel était parti en Belgique chercher des Borains. Ah!
nom de Dieu, nous sommes fichus, si c’est vrai!
Un frisson l’avait saisi, en entrant dans cette pièce glacée
et obscure, où ses yeux durent s’accoutumer pour voir les
malheureux, qu’il y devinait, à un redoublement d’ombre. Il
éprouvait cette répugnance, ce malaise de l’ouvrier sorti de
sa classe, affiné par l’étude, travaillé par l’ambition. Quelle
misère, et l’odeur, et les corps en tas, et la pitié affreuse
qui le serrait à la gorge! Le spectacle de cette agonie le
bouleversait à un tel point, qu’il cherchait des paroles, pour
leur conseiller la soumission.
Mais, violemment, Maheu s’était planté devant lui, criant:
—Des Borains! ils n’oseront pas, les jean-foutre!… Qu’ils
fassent donc descendre des Borains, s’ils veulent que nous
démolissions les fosses!

D’un air de gêne, Étienne expliqua qu’on ne pourrait pas
bouger, que les soldats qui gardaient les fosses
protégeraient la descente des ouvriers belges. Et Maheu
serrait les poings, irrité surtout, comme il disait, d’avoir ces
baïonnettes dans le dos. Alors, les charbonniers n’étaient
plus les maîtres chez eux? on les traitait donc en galériens,
pour les forcer au travail, le fusil chargé? Il aimait son puits,
ça lui faisait une grosse peine de n’y être pas descendu
depuis deux mois. Aussi voyait-il rouge, à l’idée de cette
injure, de ces étrangers qu’on menaçait d’y introduire. Puis,
le souvenir qu’on lui avait rendu son livret lui creva le coeur.
—Je ne sais pas pourquoi je me fâche, murmura-t-il. Moi,
je n’en suis plus, de leur baraque… Quand ils m’auront
chassé d’ici, je pourrai bien crever sur la route.
—Laisse donc! dit Étienne. Si tu veux, ils te le reprendront
demain, ton livret. On ne renvoie pas les bons ouvriers.
Il s’interrompit, étonné d’entendre Alzire, qui riait
doucement, dans le délire de sa fièvre. Il n’avait encore
distingué que l’ombre raidie du père Bonnemort, et cette
gaieté d’enfant malade l’effrayait. C’était trop, cette fois, si
les petits se mettaient à en mourir. La voix tremblante, il se
décida.
—Voyons, ça ne peut pas durer, nous sommes foutus… Il
faut se
rendre.

La Maheude, immobile et silencieuse jusque-là, éclata tout
d’un coup, lui cria dans la face, en le tutoyant et en jurant
comme un homme:
—Qu’est-ce que tu dis? C’est toi qui dis ça, nom de Dieu!
Il voulut donner des raisons, mais elle ne le laissait point
parler.
—Ne répète pas, nom de Dieu! ou, toute femme que je
suis, je te flanque ma main sur la figure… Alors, nous
aurions crevé pendant deux mois, j’aurais vendu mon
ménage, mes petits en seraient tombés malades, et il n’y
aurait rien de fait, et l’injustice recommencerait!… Ah! vois-
tu, quand je songe à ça, le sang m’étouffe. Non! non! moi,
je brûlerais tout, je tuerais tout maintenant, plutôt que de me
rendre.
Elle désigna Maheu dans l’obscurité, d’un grand geste
menaçant.
—Écoute ça, si mon homme retourne à la fosse, c’est moi
qui l’attendrai sur la route, pour lui cracher au visage et le
traiter de lâche!
Étienne ne la voyait pas, mais il sentait une chaleur,
comme une haleine de bête aboyante; et il avait reculé,
saisi, devant cet enragement qui était son oeuvre. Il la
trouvait si changée, qu’il ne la reconnaissait plus, de tant de

sagesse autrefois, lui reprochant sa violence, disant qu’on
ne doit souhaiter la mort de personne, puis à cette heure
refusant d’entendre la raison, parlant de tuer le monde. Ce
n’était plus lui, c’était elle qui causait politique, qui voulait
balayer d’un coup les bourgeois, qui réclamait la
république et la guillotine, pour débarrasser la terre de ces
voleurs de riches, engraissés du travail des meurt-de-faim.
—Oui, de mes dix doigts, je les écorcherais… En voilà
assez, peut-être! notre tour est venu, tu le disais toi-
même… Quand je pense que le père, le grand-père, le
père du grand-père, tous ceux d’auparavant, ont souffert ce
que nous souffrons, et que nos fils, les fils de nos fils le
souffriront encore, ça me rend folle, je prendrais un
couteau… L’autre jour, nous n’en avons pas fait assez.
Nous aurions dû foutre Montsou par terre, jusqu’à la
dernière brique. Et, tu ne sais pas? je n’ai qu’un regret,
c’est de n’avoir pas laissé le vieux étrangler la fille de la
Piolaine… On laisse bien la faim étrangler mes petits, à
moi!
Ses paroles tombaient comme des coups de hache, dans
la nuit. L’horizon fermé n’avait pas voulu s’ouvrir, l’idéal
impossible tournait en poison, au fond de ce crâne fêlé par
la douleur.
—Vous m’avez mal compris, put enfin dire Étienne, qui
battait en retraite. On devrait arriver à une entente avec la
Compagnie: je sais que les puits souffrent beaucoup, sans

doute elle consentirait à un arrangement.
—Non, rien du tout! hurla-t-elle.
Justement, Lénore et Henri, qui rentraient, arrivaient les
mains vides. Un monsieur leur avait bien donné deux sous;
mais, comme la soeur allongeait toujours des coups de
pied au petit frère, les deux sous étaient tombés dans la
neige; et, Jeanlin s’étant mis à les chercher avec eux, on ne
les avait plus retrouvés.
—Où est-il, Jeanlin?
—Maman, il a filé, il a dit qu’il avait des affaires.
Étienne écoutait, le coeur fendu. Jadis, elle menaçait de
les tuer, s’ils tendaient jamais la main. Aujourd’hui, elle les
envoyait elle-même sur les routes, elle parlait d’y aller tous,
les dix mille charbonniers de Montsou, prenant le bâton et
la besace des vieux pauvres, battant le pays épouvanté.
Alors, l’angoisse grandit encore, dans la pièce noire. Les
mioches rentraient avec la faim, ils voulaient manger,
pourquoi ne mangeait-on pas? et ils grognèrent, se
traînèrent, finirent par écraser les pieds de leur soeur
mourante, qui eut un gémissement. Hors d’elle, la mère les
gifla, au hasard des ténèbres. Puis, comme ils criaient plus
fort en demandant du pain, elle fondit en larmes, tomba
assise sur le carreau, les saisit d’une seule étreinte, eux et
la petite infirme; et, longuement, ses pleurs coulèrent, dans

une détente nerveuse qui la laissait molle, anéantie,
bégayant à vingt reprises la même phrase, appelant la
mort: «Mon Dieu, pourquoi ne nous prenez-vous pas? mon
Dieu, prenez-nous par pitié, pour en finir!» Le grand-père
gardait son immobilité de vieil arbre tordu sous la pluie et
le vent, tandis que le père marchait de la cheminée au
buffet, sans tourner la tête.
Mais la porte s’ouvrit, et cette fois c’était le docteur
Vanderhaghen.
—Diable! dit-il, la chandelle ne vous abîmera pas la vue…
Dépêchons, je suis pressé.
Ainsi qu’à l’ordinaire, il grondait, éreinté de besogne. Il
avait heureusement des allumettes, le père dut en
enflammer six, une à une, et les tenir, pour qu’il pût
examiner la malade. Déballée de sa couverture, elle
grelottait sous cette lueur vacillante, d’une maigreur
d’oiseau agonisant dans la neige, si chétive qu’on ne voyait
plus que sa bosse. Elle souriait pourtant, d’un sourire égaré
de moribonde, les yeux très grands, tandis que ses
pauvres mains se crispaient sur sa poitrine creuse. Et,
comme la mère, suffoquée, demandait si c’était
raisonnable de prendre, avant elle, la seule enfant qui
l’aidât au ménage, si intelligente, si douce, le docteur se
fâcha.
—Tiens! la voilà qui passe… Elle est morte de faim, ta

sacrée gamine. Et elle n’est pas la seule, j’en ai vu une
autre, à côté… Vous m’appelez tous, je n’y peux rien, c’est
de la viande qu’il faut pour vous guérir.
Maheu, les doigts brûlés, avait lâché l’allumette; et les
ténèbres retombèrent sur le petit cadavre encore chaud. Le
médecin était reparti en courant. Étienne n’entendait plus
dans la pièce noire que les sanglots de la Maheude, qui
répétait son appel de mort, cette lamentation lugubre et
sans fin:
—Mon Dieu, c’est mon tour, prenez-moi!… Mon Dieu,
prenez mon homme, prenez les autres, par pitié, pour en
finir!
III
Ce dimanche-là, dès huit heures, Souvarine resta seul
dans la salle de l’Avantage, à sa place accoutumée, la tête
contre le mur. Plus un charbonnier ne savait où prendre les
deux sous d’une chope, jamais les débits n’avaient eu
moins de clients. Aussi madame Rasseneur, immobile au
comptoir, gardait-elle un silence irrité; pendant que
Rasseneur, debout devant la cheminée de fonte, semblait
suivre, d’un air réfléchi, la fumée rousse du charbon.

Brusquement, dans cette paix lourde des pièces trop
chauffées, trois petits coups secs, tapés contre une vitre de
la fenêtre, firent tourner la tête à Souvarine. Il se leva, il
avait reconnu le signal dont plusieurs fois déjà Étienne
s’était servi pour l’appeler, lorsqu’il le voyait du dehors
fumant sa cigarette, assis à une table vide. Mais, avant que
le machineur eût gagné la porte, Rasseneur l’avait ouverte;
et, reconnaissant l’homme qui était là, dans la clarté de la
fenêtre, il lui disait:
—Est-ce que tu as peur que je ne te vende?… Vous serez
mieux pour causer ici que sur la route.
Étienne entra. Madame Rasseneur lui offrit poliment une
chope, qu’il refusa d’un geste. Le cabaretier ajoutait:
—Il y a longtemps que j’ai deviné où tu te caches. Si j’étais
un mouchard comme tes amis le disent, je t’aurais depuis
huit jours envoyé les gendarmes.
—Tu n’as pas besoin de te défendre, répondit le jeune
homme, je sais que tu n’as jamais mangé de ce pain-là…
On peut ne pas avoir les mêmes idées et s’estimer tout de
même.
Et le silence régna de nouveau. Souvarine avait repris sa
chaise, le dos à la muraille, les yeux perdus sur la fumée de
sa cigarette; mais ses doigts fébriles étaient agités d’une
inquiétude, il les promenait le long de ses genoux,

cherchant le poil tiède de Pologne, absente ce soir-là; et
c’était un malaise inconscient, une chose qui lui manquait,
sans qu’il sût au juste laquelle.
Assis de l’autre côté de la table, Étienne dit enfin:
—C’est demain que le travail reprend au Voreux. Les
Belges sont arrivés avec le petit Négrel.
—Oui, on les a débarqués à la nuit tombée, murmura
Rasseneur resté debout. Pourvu qu’on ne se tue pas
encore!
Puis, haussant la voix:
—Non, vois-tu, je ne veux pas recommencer à nous
disputer, seulement ça finira par du vilain, si vous vous
entêtez davantage… Tiens! votre histoire est tout à fait
celle de ton Internationale. J’ai rencontré Pluchart avant-hier
à Lille, où j’avais des affaires. Ça se détraque, sa machine,
paraît-il.
Il donna des détails. L’Association, après avoir conquis les
ouvriers du monde entier, dans un élan de propagande,
dont la bourgeoisie frissonnait encore, était maintenant
dévorée, détruite un peu chaque jour, par la bataille
intérieure des vanités et des ambitions. Depuis que les
anarchistes y triomphaient, chassant les évolutionnistes de
la première heure, tout craquait, le but primitif, la réforme
du salariat, se noyait au milieu du tiraillement des sectes,

les cadres savants se désorganisaient dans la haine de la
discipline. Et déjà l’on pouvait prévoir l’avortement final de
cette levée en masse, qui avait menacé un instant
d’emporter d’une haleine la vieille société pourrie.
—Pluchart en est malade, poursuivit Rasseneur. Avec ça, il
n’a plus de voix du tout. Pourtant, il parle quand même, il
veut aller parler à Paris… Et il m’a répété à trois reprises
que notre grève était fichue.
Étienne, les yeux à terre, le laissait tout dire, sans
l’interrompre. La veille, il avait causé avec des camarades,
il sentait passer sur lui des souffles de rancune et de
soupçon, ces premiers souffles de l’impopularité, qui
annoncent la défaite. Et il demeurait sombre, il ne voulait
pas avouer son abattement, en face d’un homme qui lui
avait prédit que la foule le huerait à son tour, le jour où elle
aurait à se venger d’un mécompte.
—Sans doute la grève est fichue, je le sais aussi bien que
Pluchart, reprit-il. Mais c’était prévu, ça. Nous l’avons
acceptée à contrecoeur, cette grève, nous ne comptions
pas en finir avec la Compagnie… Seulement, on se grise,
on se met à espérer des choses, et quand ça tourne mal,
on oublie qu’on devait s’y attendre, on se lamente et on se
dispute comme devant une catastrophe tombée du ciel.
—Alors, demanda Rasseneur, si tu crois la partie perdue,
pourquoi ne fais-tu pas entendre raison aux camarades?

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