GORGIAS de Platon

SOCRATE.
La seconde chose qu’il faudrait examiner, n’est-ce pas si
nous avons déjà bâti de nous-mêmes quelque maison
pour nous ou pour nos amis, et si cette maison est bien
ou mal construite? Et cet examen fait, si nous trouvions
que nous avons eu des maîtres habiles et célèbres,
que sous leur direction nous avons bâti un grand nombre
de beaux édifices, et beaucoup d’autres aussi de nous-
mêmes, depuis que nous avons quitté nos maîtres; les
choses étant ainsi, il n’y aurait que de la prudence à
nous charger des ouvrages publics; si au contraire nous
ne pouvions dire quels ont été nos maîtres, ni montrer
aucun bâtiment de notre façon, ou si nous en montrions

plusieurs, mais mal entendus, ce serait une folie de notre
part d’entreprendre aucun ouvrage public, et de nous y
encourager l’un l’autre. Avouerons-nous que cela
soit bien dit?

CALLICLÈS.
Assurément.

SOCRATE.
N’en est-il pas de même de toutes les autres choses? par
exemple, si nous avions dessein de servir le public en
qualité de médecins, et que nous nous y exhortassions
mutuellement, comme étant suffisamment versés dans
cet art; ne nous examinerions-nous point de part et
d’autre toi et moi? Au nom du ciel, voyons d’abord,
dirais-tu, comment Socrate lui-même se porte, et si
quelque autre homme, libre ou esclave, a été guéri de
quelque maladie par les soins de Socrate. Autant en
voudrais-je savoir sans doute par rapport à toi. Et s’il se
trouvait que nous n’avons rendu la santé à
personne, ni étranger, ni concitoyen, ni homme, ni
femme, par Jupiter, Calliclès, ne serait-ce pas réellement
une chose ridicule que des hommes en vinssent à cet
excès d’extravagance, de vouloir, comme on dit,
commencer le métier de potier par la cruche d’argile, de
se consacrer au service du public et d’exhorter les autres
à en faire autant, avant d’avoir fait en particulier
plusieurs coups d’essai passables, d’avoir réussi un
certain nombre de fois, et d’avoir suffisamment exercé
leur art? Ne penses-tu pas qu’une pareille conduite serait
insensée?

CALLICLÈS.
Oui.

SOCRATE.
Maintenant donc, ô le meilleur des hommes, que tu
commences depuis peu à te mêler des affaires
publiques, que tu m’engages à t’imiter, et que tu me
reproches de n’y prendre aucune part, ne nous
examinerons-nous point l’un l’autre? Voyons un peu:
Calliclès a-t-il par le passé rendu quelque citoyen
meilleur? Est-il quelqu’un qui étant auparavant méchant,
injuste, libertin, et insensé, soit devenu honnête homme
par les soins de Calliclès, étranger ou citoyen, esclave ou
libre? Dis-moi, Calliclès, si on te questionnait là-
dessus, que répondrais-tu? Diras-tu que ton commerce a
rendu quelqu’un meilleur? As-tu honte de me déclarer si,
n’étant que simple particulier, et avant de t’immiscer
dans le gouvernement de l’état, tu as fait quelque chose
de semblable?

CALLICLÈS.
Tu es bien disputeur, Socrate.

SOCRATE.
Ce n’est point pour disputer que je t’interroge, mais dans
le désir sincère d’apprendre comment, selon toi, on doit
se conduire chez nous dans l’administration de la chose
publique; et si, en te mêlant des affaires de l’état,
tu te proposeras un autre but que de faire de nous des
citoyens accomplis. Ne sommes-nous pas convenus

plusieurs fois, que tel doit être le but du politique? En
sommes-nous tombés d’accord, ou non? Réponds. Oui,
nous en sommes tombés d’accord, puisqu’il faut que je
réponde pour toi. Si donc tel est l’avantage que l’homme
de bien doit tâcher de procurer à sa patrie, réfléchis un
peu, et dis-moi s’il te semble encore que ces
personnages dont tu parlais il y a quelque temps,
Périclès, et Cimon, et Miltiade, et Thémistocle, ont été de
bons citoyens?

CALLICLÈS.
Sans doute.

SOCRATE.
Si donc ils ont été bons citoyens, il est évident qu’ils ont
rendu leurs compatriotes meilleurs, de plus mauvais
qu’ils étaient auparavant. L’ont-ils fait, ou non?

CALLICLÈS.
Ils l’ont fait.

SOCRATE.
Lorsque Périclès commença à parler en public, les
Athéniens étaient donc plus mauvais que quand il les
harangua pour la dernière fois.

CALLICLÈS.
Peut-être.

SOCRATE.
Il ne faut pas dire peut-être, mon cher, mais

nécessairement, d’après les principes dont nous sommes
convenus, s’il est vrai que Périclès fut un bon citoyen.

 CALLICLÈS.

Eh bien, qu’en veux-tu conclure?

SOCRATE.
Rien. Mais dis-moi de plus, est-ce l’opinion commune
que les Athéniens sont devenus meilleurs par les soins
de Périclès? ou tout au contraire qu’il les a corrompus?
J’entends dire en effet que Périclès a rendu les Athéniens
paresseux, lâches, babillards et intéressés, ayant le
premier soudoyé les troupes.

CALLICLÈS.
Tu entends tenir ce langage, Socrate, à ceux qui ont les
oreilles déchirées.

SOCRATE.
Du moins ce qui suit n’est pas un ouï-dire. Je sais
certainement, et tu sais toi-même que Périclès s’acquit
au commencement une grande réputation, et que les
Athéniens, dans le temps qu’ils étaient plus méchants, ne
rendirent contre lui aucune sentence infamante; mais
que sur la fin de la vie de Périclès, après qu’ils furent
devenus bons et vertueux par ses soins, ils le
condamnèrent pour cause de péculat, et que peu s’en
fallut qu’ils ne le jugeassent à mort, sans doute comme
un mauvais citoyen.

CALLICLÈS.

Eh bien! que fait cela contre Périclès?

SOCRATE.
On tiendrait pour un très mauvais gardien tout homme
qui aurait des ânes, des chevaux, des bœufs à soigner,
s’il faisait comme Périclès, et si ces animaux, devenus
féroces entre ses mains, ruaient, frappaient de la corne,
mordaient, quoiqu’ils ne fissent rien de semblable
lorsqu’on les lui a confiés. Ne penses-tu pas en
effet qu’on s’entend mal à gouverner quelque animal que
ce soit, quand on l’a reçu doux, et qu’on le rend plus
intraitable qu’on ne l’a reçu? Est-ce ton avis, ou non?

CALLICLÈS.
Je le veux bien, pour te faire plaisir.

SOCRATE.
Fais-moi donc encore le plaisir de me dire si l’homme est
ou n’est pas dans la classe des animaux.

CALLICLÈS.
Comment n’en serait-il pas?

SOCRATE.
N’est-ce point des hommes que Périclès avait à
conduire?

CALLICLÈS.
Assurément.

SOCRATE.

Quoi, ne fallait-il pas, comme nous en sommes
convenus, que d’injustes qu’ils étaient, ils devinssent plus
justes sous sa conduite, puisqu’il en prenait soin,
s’il eût été réellement bon politique?

CALLICLÈS.
A la bonne heure.

SOCRATE.
Mais les justes sont doux, comme dit Homère , et
toi, qu’en dis-tu? ne penses-tu pas de même?

CALLICLÈS.
Oui.

SOCRATE.
Or, Périclès les a rendus plus féroces qu’ils n’étaient
quand il s’en est chargé, et cela contre lui-même, la
chose du monde la plus contraire à ses intentions.

CALLICLÈS.
Veux-tu que je te l’accorde?

SOCRATE.
Oui, si tu trouves que je dis vrai.

CALLICLÈS.
Soit donc.

SOCRATE.
Et les rendant plus féroces, ne les a-t-il pas

conséquemment rendus plus injustes et plus méchants?

CALLICLÈS.

Soit.

SOCRATE.
Ainsi Périclès n’était point à ce compte un bon politique.

CALLICLÈS.
Tu le dis.

SOCRATE.
Et toi aussi assurément, si on en juge par tes aveux. Dis-
moi encore au sujet de Cimon; ceux dont il prenait soin
ne lui firent-ils pas subir la peine de l’ostracisme, afin
d’être dix ans entiers sans entendre sa voix? Ne tinrent-
ils pas la même conduite à l’égard de Thémistocle, et de
plus ne le condamnèrent-ils point au bannissement? Pour
Miltiade, le vainqueur de Marathon, ils le condamnèrent
à être précipité dans la fosse, et sans le premier
prytane, il y eût été jeté . Cependant, s’ils avaient
tous été de bons citoyens, comme tu le prétends, il ne
leur serait jamais arrivé rien de semblable. Il n’est pas
naturel que les habiles conducteurs de chars ne tombent
point de leurs chevaux dans les commencements, et
qu’ils en tombent après avoir rendu leurs chevaux plus
dociles, et être devenus eux-mêmes meilleurs cochers.
C’est ce qui n’arrive ni dans la conduite des chars, ni
dans aucune autre chose. Qu’en penses-tu?

CALLICLÈS.

Je pense comme toi.

SOCRATE.
Ce qui a été dit précédemment était donc vrai, à ce qu’il
paraît, que nous ne connaissons aucun homme de
cette ville qui ait été bon politique. Tu avouais toi-même
qu’il n’y en a point aujourd’hui; mais tu soutenais qu’il y
en a eu autrefois; et tu as nommé de préférence ceux
dont je viens de parler. Or, nous avons vu qu’ils n’ont
aucun avantage sur ceux de nos jours. C’est pourquoi,
s’ils étaient orateurs, ils n’ont fait usage ni de la véritable
rhétorique, car jamais alors ils ne seraient tombés de
leur puissance, ni de la rhétorique flatteuse.

CALLICLÈS.
Cependant, Socrate, il s’en faut de beaucoup qu’aucun
des politiques d’aujourd’hui exécute d’aussi grandes
choses qu’aucun de ceux-là.

SOCRATE.
Aussi, mon cher, je ne les méprise pas comme serviteurs
du peuple: il me paraît au contraire qu’à ce titre ils
l’emportent sur ceux de nos jours, et qu’ils ont montré
plus d’habileté à procurer au peuple ce qu’il désirait.
Mais pour ce qui est de faire changer d’objet à ses
désirs, de ne pas lui permettre de les satisfaire, et de
tourner les citoyens, soit par persuasion, soit par
contrainte, vers ce qui pouvait les rendre meilleurs, c’est
en quoi il n’y a, pour ainsi dire, aucune différence
entre eux et ceux d’à présent; et c’est pourtant la tâche
véritable d’un bon citoyen. A l’égard des vaisseaux, des

murailles, des arsenaux, et de beaucoup d’autres choses
semblables, je conviens avec toi que ceux du temps
passé s’entendaient mieux à nous procurer tout cela que
ceux de nos jours. Mais il nous arrive à toi et à moi une
chose plaisante dans cette dispute.
Depuis le temps que nous conversons, nous n’avons
pas cessé de tourner autour du même objet, et nous ne
nous entendons pas l’un l’autre. Il me semble que tu as
souvent avoué et reconnu que par rapport au corps
et à l’âme il y a deux manières de les soigner: l’une
servile, qui se propose de procurer par tous les moyens
possibles des aliments au corps lorsqu’il a faim, de la
boisson lorsqu’il a soif, des vêtements pour le jour et la
nuit, et des chaussures lorsqu’il fait froid, en un mot
toutes les autres choses dont le corps peut avoir besoin.
Je me sers exprès de ces images, afin que tu
comprennes mieux ma pensée. Lorsqu’on est en état de
fournir à ces besoins, comme marchand à poste fixe ou
comme marchand forain, comme artisan de
quelqu’une de ces choses, boulanger, cuisinier,
tisserand, cordonnier, tanneur, il n’est pas surprenant
qu’en ce cas on se regarde soi-même et on soit regardé
par les autres comme chargé du soin du corps; mais
c’est ignorer qu’outre tous ces arts, il y en a un dont les
parties sont la gymnastique et la médecine, auquel la
culture du corps appartient véritablement; que c’est à lui
qu’il convient de commander à tous les autres arts, et de
se servir de ce qu’ils font, parce qu’il sait ce qu’il y a
dans le boire et le manger de salutaire et de nuisible
à la santé, et que les autres arts ne le savent pas.
C’est pourquoi il faut qu’en ce qui concerne le soin du

corps, les autres arts soient réputés des fonctions
serviles et basses; et que la gymnastique et la médecine
aient le premier rang. Les mêmes choses ont lieu à
l’égard de l’âme; et il me paraît quelquefois que tu
comprends que telle est ma pensée, et tu me fais des
aveux comme un homme qui entend parfaitement ce que
je dis; puis tu me viens ajouter un moment après qu’il y
a eu dans cette ville d’excellents hommes d’état; et
quand je te demande qui c’est, tu me présentes des
hommes qui, pour les affaires politiques, sont
précisément tels que, si, te demandant quels ont été ou
quels sont les gens habiles dans la gymnastique et
capables de dresser le corps, tu me nommais très
sérieusement Théarion le boulanger, Mithécos qui a écrit
sur la cuisine sicilienne, et Sarambos le marchand de
vin; prétendant qu’ils s’entendaient merveilleusement
dans l’art de prendre soin du corps, parce qu’ils savaient
apprêter admirablement, l’un le pain, l’autre les
ragoûts, le troisième le vin.
Peut-être te fâcherais-tu contre moi, si je te disais à ce
sujet: tu n’as, mon ami, nulle idée de la gymnastique; tu
me nommes des serviteurs de nos besoins, dont tonte
l’occupation est de les satisfaire, mais qui ne connaissent
point ce qu’il y a de bon et de convenable en ce genre;
qui après avoir rempli de toutes sortes d’aliments, et
engraissé le corps de leurs concitoyens, et en avoir reçu
des éloges, finissent par ruiner jusqu’à leur santé
première. Ceux-ci, vu leur ignorance, n’accuseront
point ces pourvoyeurs de leur gourmandise d’être cause
des maladies qui leur surviennent, et de la perte de leur
premier embonpoint: non, ils rejetteront la faute sur

ceux qui pour lors se trouvent présents, et leur donnent
quelques conseils; et lorsque les excès qu’ils ont faits
sans aucun égard pour leur santé auront amené
longtemps après les maladies, ils s’en prendront à ces
derniers, ils les blâmeront, et leur feront du mal, s’ils le
peuvent: pour les premiers, au contraire, qui sont la
vraie cause de leurs maux, ils les combleront de
louanges. Voilà précisément la conduite que tu tiens à
présent, Calliclès. Tu exaltes des hommes qui ont fait
faire bonne chère aux Athéniens, en leur servant tout ce
qu’ils désiraient. Ils ont agrandi l’état, disent les
Athéniens; mais ils ne s’aperçoivent pas que cet
agrandissement n’est qu’une enflure, une tumeur
pleine de corruption, et que c’est là tout ce qu’ont fait
ces anciens politiques, pour avoir rempli la république de
ports, d’arsenaux, de murailles, de tributs, et d’autres
bagatelles semblables, sans y joindre la tempérance et la
justice.
Quand donc la crise viendra, ils s’en prendront à ceux
qui se mêleront pour lors de leur donner des conseils, et
ils n’auront que des éloges pour Thémistocle, Cimon et
Périclès, les vrais auteurs de leurs maux. Peut-être même
se saisiront-ils de toi, si tu n’es sur tes gardes, et de mon
ami Alcibiade, quand avec leurs acquisitions ils auront
perdu ce qu’ils possédaient autrefois, quoique vous
ne soyez point les premiers auteurs, mais peut-être les
complices de leur ruine.
Au reste, je vois qu’il se passe aujourd’hui une chose
tout-à-fait déraisonnable, et j’en entends dire autant de
ceux qui nous ont précédés. Je remarque en effet que,
quand on punit quelqu’un des hommes qui se mêlent des

affaires publiques, comme coupables de malversation, ils
s’emportent et se plaignent amèrement des mauvais
traitements qu’on leur fait, après les services sans
nombre qu’ils ont rendus à l’état. Est-ce donc
injustement, comme ils le prétendent, que le peuple les
fait périr? Non, rien n’est plus faux. Jamais un homme
à la tête d’un état ne peut être injustement opprimé
par l’état qu’il gouverne.
Mais il paraît qu’il en est de ceux qui se donnent pour
politiques, comme des sophistes; car les sophistes, gens
habiles d’ailleurs, tiennent à certain égard une conduite
dépourvue de bon sens. En même temps qu’ils font
profession d’enseigner la vertu, ils accusent souvent
leurs élèves d’être coupables envers eux d’injustice, en
ce qu’ils les frustrent de l’argent qui leur est dû, et ne
témoignent pour eux aucune reconnaissance des
bienfaits qu’ils en ont reçus. Or, y a-t-il rien de plus
inconséquent qu’un pareil discours? Des hommes
devenus bons et justes, auxquels leur maître a ôté
l’injustice et donné la justice, agir injustement par un
vice qui n’est plus en eux! Ne juges-tu pas cela tout-à-
fait absurde, mon cher? — Tu m’as réduit, Calliclès, à
faire une harangue dans les formes, en refusant de me
répondre.

CALLICLÈS.
Quoi donc! ne pourrais-tu point parler, à moins qu’on ne
te réponde?

Auteurs::

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