Voici GORGIAS ou Sur la Rhétorique de Platon
PERSONNAGES
CALLICLÈS , SOCRATE,
CHÉRÉPHON , GORGIAS ,
POLUS
CALLICLÈS.
C’est à la guerre et à la bataille, Socrate, qu’il faut, dit-
on, se trouver ainsi après coup.
SOCRATE.
Est-ce que nous venons, comme on dit, après la fête, et
arrivons-nous trop tard?
CALLICLÈS.
Oui, et après une fête tout-à-fait charmante; car Gorgias,
il n’y a qu’un instant, vient de nous dire une infinité de
belles choses.
SOCRATE.
Chéréphon, que voici, est la cause de ce retard, Calliclès;
il nous a forcés de nous arrêter sur la place.
CHÉRÉPHON.
Il n’y a point de mal, Socrate: en tout cas, j’y remédierai.
Gorgias est mon ami: ainsi il nous répétera les mêmes
choses à présent, si tu veux; ou, si tu l’aimes mieux, ce
sera pour une autre fois.
CALLICLÈS.
Quoi donc, Chéréphon? Socrate est-il curieux d’entendre
Gorgias?
CHÉRÉPHON.
Nous sommes venus tout exprès.
CALLICLÈS.
Eh bien, quand vous voudrez venir chez moi, Gorgias y
loge , vous l’entendrez.
SOCRATE.
Je te suis obligé, Calliclès; mais serait-il d’humeur à
s’entretenir avec nous? Je voudrais apprendre de lui
quelle est la vertu de son art, ce qu’il prétend savoir et
ce qu’il enseigne. Pour le reste, il en fera, comme tu dis,
l’exposition une autre fois.
CALLICLÈS.
Rien n’est tel que de l’interroger lui-même, Socrate; car
c’est là précisément un des points de la leçon qu’il vient
de nous faire. Il disait tout-à-l’heure à ceux qui étaient
présents de l’interroger sur ce qu’ils voudraient, se
faisant fort de les satisfaire sur tout.
SOCRATE.
Voilà qui est fort beau. Chéréphon, interroge-le.
CHÉRÉPHON.
Que lui demanderai-je?
SOCRATE.
Ce qu’il est.
CHÉRÉPHON.
Que veux-tu dire?
SOCRATE.
Par exemple, si son métier était de faire des souliers, il
te répondrait qu’il est cordonnier. Ne comprends-tu pas
ma pensée?
CHÉRÉPHON.
Je comprends, et je vais l’interroger. Dis-moi Gorgias, ce
que dit Calliclès est-il vrai, que tu te fais fort de répondre
à toutes les questions qu’on peut te proposer?
GORGIAS.
Oui, Chéréphon; c’est ce que je déclarais tout-à-l ‘heure,
et j’ajoute que depuis bien des années personne ne m’a
proposé aucune question qui me fût nouvelle.
CHÉRÉPHON.
A ce compte, tu dois répondre avec bien de l’aisance,
Gorgias.
GORGIAS.
Il ne tient qu’à toi, Chéréphon, d’en faire l’essai.
POLUS.
Assurément; mais fais-le sur moi, si tu le veux bien,
Chéréphon: car Gorgias me paraît fatigué; il vient de
discourir bien longtemps.
CHÉRÉPHON.
Quoi donc, Polus? te flattes-tu de mieux répondre que
Gorgias?
POLUS.
Qu’importe, pourvu que je réponde assez bien pour toi?
CHÉRÉPHON.
Cela n’y fait rien. Réponds donc puisque tu le veux.
POLUS.
Interroge.
CHÉRÉPHON.
C’est ce que je vais faire. Si Gorgias était habile dans le
même art que son frère Hérodicus , quel nom
aurions-nous raison de lui donner? Le même qu’à
Hérodicus, n’est-ce pas?
POLUS.
Sans doute.
CHÉRÉPHON.
Nous aurions donc raison de l’appeler médecin.
POLUS.
Oui.
CHÉRÉPHON.
Et s’il était versé dans le même art qu’Aristophon, fils
d’Aglaophon, ou que son frère , de quel nom
conviendrait-il de l’appeler?
POLUS.
Du nom de peintre, évidemment.
CHÉRÉPHON.
Puisqu’il est habile dans un certain art, quel nom faut-il
lui donner?
POLUS.
Chéréphon, il y a, parmi les hommes, un grand nombre
d’arts qu’à force d’expériences l’expérience a découverts:
car l’expérience fait que notre vie marche avec ordre, et
l’inexpérience, au hasard. Les hommes se sont donc
partagés les arts: les uns ont pris ceux-ci, les autres
ceux-là, chacun à sa manière; les meilleurs ont pris les
meilleurs ; Gorgias est de ce nombre, et l’art qu’il
possède est le plus beau de tous.
SOCRATE.
Il me paraît, Gorgias, que Polus est très exercé à
discourir; mais il ne tient pas la parole qu’il a donnée à
Chéréphon.
GORGIAS.
Pourquoi donc, Socrate?
SOCRATE.
Il ne répond pas, ce me semble, à ce qu’on lui demande.
GORGIAS.
Interroge-le toi-même, si tu le trouves bon.
SOCRATE.
Non, mais s’il te plaisait de répondre, je t’interrogerais
bien plus volontiers; d’autant que, sur ce que Polus vient
de dire, il m’est évident qu’il s’est bien plus appliqué à
cet art qu’on appelle la rhétorique, qu’à celui de la
conversation.
POLUS.
Pour quelle raison, Socrate?
SOCRATE.
Par la raison, Polus, que Chéréphon t’ayant demandé
dans quel art Gorgias est habile, tu fais l’éloge de son
art, comme si quelqu’un le méprisait, et tu ne dis point
ce qu’il est.
POLUS.
N’ai-je pas répondu que c’était le plus beau de tous les
arts?
SOCRATE.
J’en conviens; mais personne ne t’interroge sur la qualité
de l’art de Gorgias: on te demande seulement ce qu’il
est, et de quel nom on doit appeler Gorgias. Chéréphon
t’a mis sur la voie par des exemples, et tu lui avais
d’abord bien répondu et en peu de mots. Dis-nous donc
de même maintenant quel art professe Gorgias, et quel
nom nous devons lui donner. Ou plutôt, Gorgias, dis-
nous toi-même de quel nom il faut t’appeler, et quel art
tu possèdes.
GORGIAS.
La rhétorique, Socrate.
SOCRATE.
Il faut donc t’appeler rhéteur?
GORGIAS.
Et bon rhéteur, Socrate, si tu veux m’appeler ce que je
me glorifie d’être , pour me servir de l’expression
d’Homère.
SOCRATE.
J’y consens.
GORGIAS.
Hé bien! appelle-moi ainsi.
SOCRATE.
Et ne dirons-nous pas que tu es capable d’enseigner cet
art aux autres?
GORGIAS.
C’est de quoi je fais profession, non-seulement ici, mais
ailleurs.
SOCRATE.
Voudrais-tu bien, Gorgias, continuer en partie à
interroger, en partie à répondre, comme nous faisons
maintenant, et remettre à un autre temps les longs
discours, comme celui que Polus avait commencé? Mais,
de grâce, tiens ta promesse, et réduis-toi à faire des
réponses courtes à chaque question.
GORGIAS.
Socrate, il y a des réponses qui exigent nécessairement
quelque étendue. Néanmoins je ferai en sorte
qu’elles soient aussi courtes qu’il est possible. Car une
des choses dont je me vante est que personne ne dira
les mêmes choses en moins de paroles que moi.
SOCRATE.
C’est ce qu’il faut ici, Gorgias. Montre-moi aujourd’hui ta
précision; tu nous déploieras une autre fois ton
abondance.
GORGIAS.
Je le ferai, et tu conviendras que tu n’as jamais entendu
parler plus brièvement.
SOCRATE.
Puisque tu te vantes d’être habile dans l’art de la
rhétorique, et capable d’enseigner cet art à un
autre, apprends-moi quel est son objet: comme, par
exemple, l’art du tisserand a pour objet de faire des
habits, n’est-ce pas?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et la musique de composer des chants?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Par Junon, Gorgias, j’admire tes réponses: il n’est pas
possible d’en faire de plus courtes.
GORGIAS.
Je me flatte, Socrate, que tu ne seras pas mécontent de
moi sous ce rapport.
SOCRATE.
Fort bien. Réponds-moi, je te prie, de même sur la
rhétorique, et dis-moi quel est son objet.
GORGIAS.
Les discours.
SOCRATE.
Quels discours, Gorgias? Ceux avec lesquels le médecin
explique au malade le régime qu’il doit observer pour se
rétablir?
GORGIAS.
Non.
SOCRATE.
La rhétorique n’a donc pas pour objet toute espèce de
discours?
GORGIAS.
Non, sans doute.
SOCRATE.
Elle apprend à parler.
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et n’apprend-elle pas à penser aussi sur les mêmes
choses, sur lesquelles elle apprend à parler?
GORGIAS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Mais la médecine, que nous venons d’apporter en
exemple, ne met-elle pas en état de penser et de parler
sur les malades?
GORGIAS.
Nécessairement.
SOCRATE.
La médecine, à ce qu’il paraît, a donc aussi pour objet
les discours.
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Ceux qui concernent les maladies?
GORGIAS.
Précisément.
SOCRATE.
La gymnastique a de même pour objet les discours sur la
bonne et la mauvaise disposition du corps.
GORGIAS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Et il en est ainsi, Gorgias, des autres arts: chacun
d’eux a pour objet les discours relatifs à la chose sur
laquelle il s’exerce.
GORGIAS.
Il paraît qu’oui.
SOCRATE.
Pourquoi donc n’appelles-tu pas rhétorique les autres
arts qui ont aussi pour objet les discours, puisque tu
donnes ce nom à un art dont les discours sont l’objet?
GORGIAS.
C’est, Socrate, que tous les arts ne s’occupent presque
que d’ouvrages de main et d’autres semblables; au lieu
que la rhétorique ne produit rien de pareil, et que tout
son effet, toute sa force est dans les discours.
Voilà pourquoi je dis que la rhétorique a les discours
pour objet; et je prétends que je dis vrai en cela.
SOCRATE.
Je crois comprendre ce que tu veux désigner par cet art;
mais je verrai la chose plus clairement tout-à-l ‘heure.
Réponds-moi; il y a des arts, n’est-ce pas?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Parmi tous les arts, les uns consistent, je pense,
principalement dans l’action, et n’ont besoin que de très
peu de discours; quelques-uns même n’en ont que faire
du tout: mais leur ouvrage peut s’achever en silence,
comme la peinture, la sculpture et beaucoup d’autres.
Tels sont, à ce qu’il me paraît, les arts que tu dis
n’avoir aucun rapport à la rhétorique.
GORGIAS.
Tu saisis parfaitement ma pensée, Socrate.
SOCRATE.
Il y à, au contraire, d’autres arts qui exécutent tout ce
qui est de leur ressort par le discours, et qui d’ailleurs
n’ont besoin d’aucune ou de presque aucune action. Tels
sont la numération et le calcul dans l’arithmétique, la
géométrie, le jeu de dés, et beaucoup d’autres arts, dont
quelques-uns demandent autant de paroles que d’action,
et la plupart davantage, et dont tout l’effet et toute
la force est dans le discours. C’est de ce nombre que tu
dis, ce me semble, qu’est la rhétorique.
GORGIAS.
A merveille.
SOCRATE.
Ton intention n’est pourtant pas, je pense, de donner le
nom de rhétorique à aucun de ces arts, si ce n’est peut-
être que, comme tu as dit en termes exprès que la
rhétorique est un art dont la force est tout entière dans
le discours, quelqu’un voulût chicaner sur les mots, et en
tirer cette conclusion: Gorgias, tu donnes donc le nom
de rhétorique à l’arithmétique. Mais je ne pense pas que
tu appelles ainsi ni l’arithmétique, ni la géométrie.
GORGIAS.
Tu ne te trompes point, Socrate., et tu prends ma
pensée comme il faut la prendre.
SOCRATE.
Allons, achève ta réponse à ma question. Puisque la
rhétorique est un de ces arts qui font un grand usage du
discours, et que beaucoup d’autres sont dans le même
cas, tâche de me dire par rapport à quoi toute la force
de la rhétorique consiste dans le discours. Si quelqu’un
me demandait au sujet d’un des arts que je viens de
nommer: Socrate, qu’est-ce que la numération? je
lui répondrais, comme tu as fait tout-à-l ‘heure, que c’est
un des arts dont toute la force est dans le discours. Et
s’il me demandait de nouveau: Par rapport à quoi? je lui
dirais que c’est par rapport à la connaissance du pair et
de l’impair, pour savoir combien il y a d’unités dans l’un
et dans l’autre. Pareillement, s’il me demandait:
Qu’entends-tu par le calcul? je lui dirais aussi que c’est
un des arts dont toute la force consiste dans le discours.
Et s’il continuait à me demander: Par rapport à quoi? je
lui répondrais, comme ceux qui recueillent les suffrages
dans les assemblées du peuple , que pour tout
le reste la numération est comme le calcul, puisqu’elle a
le même objet, savoir, le pair et l’impair; mais qu’il y a
cette différence, que le calcul considère en quel rapport
le pair et l’impair sont entre eux, relativement à la
quantité. Si on m’interrogeait encore sur l’astronomie, et
qu’après que j’aurais répondu que c’est aussi un art qui
exécute par le discours tout ce qui est de son ressort, on
ajoutât: Socrate, à quoi se rapportent les discours de
l’astronomie? je dirais qu’ils se rapportent au mouvement
des astres, du soleil et de la lune, et qu’ils expliquent en
quel rapport ils sont, relativement à la vitesse.
GORGIAS.
Tu répondrais très bien, Socrate.
SOCRATE.
Réponds-moi de même, Gorgias. La rhétorique est un de
ces arts qui achèvent et exécutent tout par le discours,
n’est-ce pas?
GORGIAS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Dis-moi donc quel est le sujet auquel se rapportent ces
discours dont la rhétorique fait usage.
GORGIAS.
Ce sont les plus grandes de toutes les affaires humaines,
Socrate, et les plus importantes.
SOCRATE.
Ce que tu dis là, Gorgias, est une chose controversée,
sur laquelle il n’y a encore rien de décidé: car tu
as, je pense, entendu chanter dans les banquets la
chanson, où les convives, faisant rémunération des biens
de la vie, disent que le premier est la santé; le second, la
beauté; le troisième, la richesse acquise sans injustice,
comme parle l’auteur de la chanson .
GORGIAS.
Je l’ai entendu; mais à quel propos dis-tu cela?
SOCRATE.
C’est que les artisans de ces biens, chantés par le poète,
savoir, le médecin, le maître de gymnase, l’économe, se
mettront aussitôt avec toi sur les rangs, et que le
médecin me dira le premier: Socrate, Gorgias, te
trompe. Son art n’a point pour objet le plus grand des
biens de l’homme; c’est le mien. Si je lui demandais: Toi,
qui parles de la sorte, qui es-tu? Je suis médecin, me
répondra-t-il. Et que prétends-tu? que le plus grand des
biens est celui que produit ton art? Peut-on le contester,
Socrate, me dira-t-il peut-être, puisqu’il produit la santé?
Est-il un bien préférable pour les hommes à la
santé? Après celui-ci, le maître de gymnase pourrait bien
dire: Socrate, je serais très surpris que Gorgias pût te
montrer quelque bien résultant de son art, plus grand
que celui qui résulte du mien. Et toi, mon ami,
répliquerai-je, qui es-tu? quelle est ta profession? Je suis
maître de gymnase, répondrait-il; ma profession est de
rendre le corps humain beau et robuste. Après le maître
de gymnase viendrait l’économe, qui, méprisant toutes
les autres professions, me dirait, à ce que je m’imagine:
Juge toi-même, Socrate, si Gorgias ou quelque
autre peut produire un bien plus grand que la richesse.
Quoi donc! lui dirions-nous, est-ce toi qui fais la
richesse? Sans doute, répondrait-il. Qui es-tu donc? Je
suis économe. Et quoi! est-ce que tu regardes la richesse
comme le plus grand de tous les biens? Assurément,
dira-t-il. Cependant, Gorgias que voici, prétend que son
art produit un plus grand bien que le tien. Il est clair qu’il
demanderait après cela: Quel est donc ce plus
grand bien? Que Gorgias s’explique. Imagine-toi,
Gorgias, que la même question t’est faite par eux et par
moi; et dis-moi en quoi consiste ce que tu appelles le
plus grand bien de l’homme, celui que tu te vantes de
produire.
GORGIAS.
C’est en effet, Socrate, le plus grand de tous les biens,
qui rend libre et même puissant dans chaque ville.
SOCRATE.
Mais encore quel est-il?
GORGIAS.
C’est, selon moi, d’être en état de persuader par ses
discours les juges dans les tribunaux, les sénateurs dans
le sénat, le peuple dans les assemblées, en un mot tous
ceux qui composent toute espèce de réunion politique.
Or, ce talent mettra à tes pieds le médecin et le maître
de gymnase: et l’on verra que l’économe s’est enrichi,
non pour lui, mais pour un autre, pour toi qui possèdes
l’art de parler et de gagner l’esprit de la multitude.
SOCRATE.
Enfin, Gorgias, il me paraît que tu m’as montré, d’aussi
près qu’il est possible, quel art est la rhétorique. Si
j’ai bien compris, tu dis qu’elle est l’ouvrière de la
persuasion, que tel est le but de toutes ses opérations,
et qu’en somme elle se termine là. Pourrais-tu en effet
me prouver que le pouvoir de la rhétorique aille plus loin
que de faire naître la persuasion dans l’âme des
auditeurs?
GORGIAS.
Nullement, Socrate, et tu l’as, à mon avis, bien définie;
car c’est à cela véritablement qu’elle se réduit.
SOCRATE.
Écoute-moi, Gorgias. S’il est quelqu’un qui, en
conversant avec un autre, soit jaloux de bien
comprendre quelle est la chose dont on parle, sois
assuré que je me flatte d’être un de ceux-là, et je pense
que tu en es aussi.
GORGIAS.
A quoi tend ceci, Socrate?
SOCRATE.
Le voici: tu sauras que je ne conçois en aucune façon de
quelle nature est la persuasion que tu attribues à la
rhétorique, ni relativement à quoi cette persuasion a lieu.
Ce n’est pas que je ne soupçonne ce que tu veux dire;
mais je ne t’en demanderai pas moins quelle persuasion
la rhétorique fait naître, et sur quoi. Si je
t’interroge, au lieu de te faire part de mes soupçons, ce
n’est point à cause de toi, mais de cet entretien, afin
qu’il aille de manière que nous sachions clairement ce
dont il est question entre nous. Vois toi-même si j’ai
raison de t’interroger. Si je te demandais dans quelle
classe de peintres est Zeuxis, et si tu me répondais qu’il
peint des animaux, n’aurai-je pas raison de te demander
encore quels animaux il peint, et sur quoi?
GORGIAS.
Sans doute.
SOCRATE.
N’est-ce point parce qu’il y a d’autres peintres qui
peignent aussi des animaux?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Au lieu que si Zeuxis était le seul qui en peignît, alors tu
aurais bien répondu.
GORGIAS.
Assurément.
SOCRATE.
Dis-moi donc, par rapport à la rhétorique: te semble-t-il
qu’elle produise seule la persuasion, ou qu’il y a d’autres
arts qui en font autant? Voici quelle est ma pensée:
quiconque enseigne quoi que ce soit, persuade-t-il ou
non ce qu’il enseigne?
GORGIAS.
Il le persuade sans contredit, Socrate.
SOCRATE.
Pour revenir donc aux mêmes arts dont il a déjà été fait
mention, l’arithmétique et l’arithméticien ne nous
enseignent-ils pas ce qui concerne les nombres?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et en même temps ne persuadent-ils pas?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
L’arithmétique est donc aussi ouvrière de la persuasion?
GORGIAS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Si on nous demandait: De quelle persuasion, et sur quoi?
nous dirions que c’est celle qui apprend la quantité du
nombre, soit pair, soit impair. Appliquant la même
réponse aux autres arts dont nous parlions, il nous sera
aisé de montrer qu’ils produisent la persuasion, et d’en
marquer l’espèce et l’objet; n’est-il pas vrai.
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
La rhétorique n’est donc pas le seul art dont la
persuasion soit l’ouvrage.
GORGIAS.
Tu dis vrai.
SOCRATE.
Par conséquent, puisqu’elle n’est pas la seule qui la
produise, et que d’autres arts en font autant, nous
sommes en droit, comme au sujet du peintre, de
demander en outre de quelle persuasion la rhétorique
est l’art, et sur quoi roule cette persuasion. Ne penses-tu
pas que cette question est à sa place?
GORGIAS.
Si fait.
SOCRATE.
Réponds donc, Gorgias, puisque tu penses ainsi.
GORGIAS.
Je parle, Socrate, de cette persuasion qui a lieu dans les
tribunaux et les assemblées publiques, comme je disais
tout-à-l ‘heure, et qui roule sur ce qui est juste ou
injuste.
SOCRATE.
Je soupçonnais que tu avais en vue cette persuasion et
ces objets, Gorgias, mais je n’en ai rien dit, afin que tu
ne fusses pas surpris, si, dans la suite de cet entretien,
je t’interroge sur des choses qui paraissent évidentes;
car ce n’est point à cause de toi, comme je t’ai déjà
dit, que j’en agis de la sorte, mais à cause de la
conversation, pour qu’elle marche régulièrement, et que
sur de simples conjectures nous ne prenions point
l’habitude de prévenir et de deviner nos pensées de part
et d’autre; mais que tu achèves comme il te plaira ton
discours, selon les principes que tu auras établis toi-
même.
GORGIAS.
Socrate, à mon avis, rien n’est plus sensé que cette
conduite.
SOCRATE.
Allons en avant, et examinons encore ceci. Admets-tu ce
qu’on appelle savoir?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et ce qu’on nomme croire?
GORGIAS.
Je l’admets aussi.
SOCRATE.
Te semble-t-il que savoir et croire, la science et la
croyance soient la même chose, ou bien deux choses
différentes?
GORGIAS.
Je pense, Socrate, que ce sont deux choses différentes.
SOCRATE.
Tu penses juste, et tu pourrais en juger à cette marque.
Si on te demandait: Gorgias, y a-t-il une croyance fausse
et une croyance vraie? tu en conviendrais sans doute.
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Mais quoi! y a-t-il de même une science fausse et une
science vraie?
GORGIAS.
Non, certes.
SOCRATE.
Il est donc évident que savoir et croire n’est pas la même
chose.
GORGIAS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Cependant ceux qui savent sont persuadés, comme
ceux qui croient.
GORGIAS.
J’en conviens.
SOCRATE.
Veux-tu qu’en conséquence nous mettions deux espèces
de persuasions, dont l’une produit la croyance sans la
science, et l’autre la science.
GORGIAS.
Sans doute.
SOCRATE.
De ces deux persuasions, quelle est celle que la
rhétorique opère dans les tribunaux et les autres
assemblées, au sujet du juste et de l’injuste? Est-ce celle
d’où naît la croyance sans la science, ou celle qui
engendre la science?
GORGIAS.
Il est évident, Socrate, que c’est celle d’où naît la
croyance.
SOCRATE.
La rhétorique, à ce qu’il paraît, est donc ouvrière de la
persuasion qui fait croire, et non de celle qui fait
savoir, relativement au juste et à l’injuste.
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi l’orateur ne se propose point d’instruire les
tribunaux et les autres assemblées sur le juste et
l’injuste, mais uniquement de les amener à croire. Aussi
bien ne pourrait-il jamais, en si peu de temps, instruire
tant de personnes à-la-fois sur de si grands objets.
GORGIAS.
Non, sans doute.
SOCRATE.
Cela posé, voyons, je te prie, ce que nous devons penser
de la rhétorique. Pour moi, je ne puis encore me
former une idée précise de ce que j’en dois dire.
Lorsqu’une ville s’assemble pour faire choix de médecins,
de constructeurs de vaisseaux, ou de toute autre espèce
d’ouvriers, n’est-il pas vrai que l’orateur n’aura point
alors de conseil à donner, puisqu’il est évident que, dans
chacun de ces cas, il faut choisir le plus instruit? Ni
lorsqu’il s’agira de la construction des murs, des ports,
ou des arsenaux; mais que l’on consultera là-dessus les
architectes: ni lorsqu’on délibérera sur le choix d’un
général, sur l’ordre dans lequel on marchera à l’ennemi,
sur les postes dont on doit s’emparer; mais qu’en
ces circonstances les gens de guerre diront leur avis, et
les orateurs ne seront pas consultés. Qu’en penses-tu,
Gorgias? Puisque tu te dis orateur, et capable de former
d’autres orateurs, on ne peut mieux s’adresser qu’à toi
pour connaître à fond ton art. Figure-toi d’ailleurs que je
travaille ici dans tes intérêts. Peut-être parmi ceux qui
sont ici y en a-t-il qui désirent d’être de tes
disciples, comme j’en sais quelques-uns et même
beaucoup, qui ont cette envie, et qui n’osent pas
t’interroger. Persuade-toi donc que, quand je
t’interroge, c’est comme s’ils te demandaient eux-
mêmes: Gorgias, que nous en reviendra-t-il, si nous
prenons tes leçons? sur quoi serons-nous en état de
conseiller nos concitoyens? Sera-ce seulement sur le
juste et l’injuste, ou, en outre, sur les objets dont
Socrate vient de parler? Essaie de leur répondre.
GORGIAS.
Je vais, Socrate, essayer de te développer en son entier
toute la vertu de la rhétorique; car tu m’as mis
parfaitement sur la voie. Tu sais sans doute que les
arsenaux des Athéniens, leurs murailles, leurs ports, ont
été construits, en partie sur les conseils de Thémistocle,
en partie sur ceux de Périclès, et non sur ceux des
ouvriers.
SOCRATE.
Je sais, Gorgias, qu’on le dit de Thémistocle. A l’égard de
Périclès, je l’ai entendu moi-même, lorsqu’il conseilla aux
Athéniens d’élever la muraille qui sépare Athènes du
Pirée .
GORGIAS.
Ainsi tu vois, Socrate, que quand il s’agit de prendre un
parti sur les objets dont tu parlais, les orateurs sont ceux
qui conseillent, et dont l’avis l’emporte.
SOCRATE.
C’est aussi ce qui m’étonne, Gorgias, et ce qui est cause
que je t’interroge depuis si longtemps sur la vertu de la
rhétorique. A le prendre ainsi, elle me paraît
merveilleusement grande.
GORGIAS.
Et si tu savais tout, Socrate, si tu savais que la
rhétorique embrasse, pour ainsi dire, la vertu de tous les
autres arts! Je vais t’en donner une preuve bien
frappante. Je suis souvent entré, avec mon frère et
d’autres médecins, chez certains malades qui ne
voulaient point ou prendre une potion, ou souffrir qu’on
leur appliquât le fer ou le feu. Le médecin ne pouvant
rien gagner sur leur esprit, j’en suis venu à bout, moi,
sans le secours d’aucun autre art que de la rhétorique.
J’ajoute que, si un orateur et un médecin se présentent
dans une ville, et qu’il soit question de disputer de vive
voix devant le peuple, ou devant quelque autre
assemblée, sur la préférence entre l’orateur et le
médecin, on ne fera nulle attention à celui-ci, et
l’homme qui a le talent de la parole sera choisi, s’il
entreprend de l’être. Pareillement, dans la concurrence
avec un homme de toute autre profession, l’orateur se
fera choisir préférablement à qui que ce soit, parce qu’il
n’est aucune matière sur laquelle il ne parle en présence
de la multitude d’une manière plus persuasive que tout
autre artisan, quel qu’il soit. Telle est l’étendue et la
puissance de la rhétorique. Il faut cependant, Socrate,
user de la rhétorique, comme on use des autres
exercices: car, parce qu’on a appris le pugilat, le
pancrace, le combat avec des armes véritables, de
manière à pouvoir vaincre également ses amis et ses
ennemis, on ne doit pas pour cela frapper ses amis, les
percer ni les tuer; mais, certes, il ne faut pas non plus,
parce que quelqu’un ayant fréquenté les gymnases, s’y
étant fait un corps robuste, et étant devenu bon lutteur,
aura frappé son père ou sa mère, ou quelque autre de
ses parents ou de ses amis, prendre pour cela en
aversion et chasser des villes les maîtres de
gymnase et d’escrime; car ils n’ont dressé leurs élèves à
ces exercices qu’afin qu’ils en fissent un bon usage
contre les ennemis et les médians, pour la défense, et
non pour l’attaque, et ce sont leurs élèves qui,
contre leur intention, usent mal de leur force et de leur
adresse; il ne s’ensuit donc pas que les maîtres soient
mauvais, non plus que l’art qu’ils professent, ni qu’il en
faille rejeter la faute sur lui; mais elle retombe, ce me
semble, sur ceux qui en abusent. On doit porter le même
jugement de la rhétorique. L’orateur est, à la vérité, en
état de parler contre tous et sur toute chose; en sorte
qu’il sera plus propre que personne à persuader en un
instant la multitude sur tel sujet qu’il lui plaira;
mais ce n’est pas une raison pour lui d’enlever aux
médecins ni aux autres artisans leur réputation, parce
qu’il est en son pouvoir de le faire. Au contraire, on doit
user de la rhétorique comme des autres exercices, selon
les règles de la justice. Et si quelqu’un, s’étant formé à
l’art oratoire, abuse de cette faculté et de cet art pour
commettre une action injuste, on n’est pas, je pense, en
droit pour cela de haïr et de bannir des villes le maître
qui lui a donné des leçons: car il ne lui a mis son art
entre les mains qu’afin qu’il s’en servît pour de
justes causes; et l’autre en fait un usage tout opposé.
C’est donc le disciple qui abuse de l’art qu’on doit haïr,
chasser, faire mourir, et non pas le maître.
SOCRATE.
Tu as, je pense, Gorgias, assisté comme moi à bien des
disputes, et tu y as sans doute remarqué une chose,
savoir que, sur quelque sujet que les hommes
entreprennent de converser, ils ont bien de la peine à
fixer, de part et d’autre leurs idées, et à terminer
l’entretien, après s’être instruits et avoir instruit les
autres. Mais s’élève-t-il entre eux quelque controverse, et
l’un prétend-il que l’autre parle avec peu de justesse ou
de clarté? ils se fâchent, et s’imaginent que c’est par
envie qu’on les contredit, qu’on parle pour disputer, et
non pour éclaircir le sujet. Quelques-uns finissent par les
injures les plus grossières, et se séparent après avoir dit
et entendu des personnalités si odieuses, que les
assistants se veulent du mal de s’être trouvés présents
à de pareilles conversations. A quel propos te
préviens-je là-dessus? C’est qu’il me paraît que tu ne
parles point à présent d’une manière conséquente, ni
bien assortie à ce que tu as dit précédemment sur la
rhétorique; et j’appréhende, si je te réfute, que tu n’ailles
te mettre dans l’esprit que mon intention n’est pas de
disputer sur la chose même, pour l’éclaircir, mais contre
toi. Si tu es donc du même caractère que moi, je
t’interrogerai avec plaisir; sinon, je n’irai pas plus loin.
Mais quel est mon caractère? Je suis de ces gens qui
aiment qu’on les réfute, lorsqu’ils ne disent pas la vérité,
qui aiment aussi à réfuter les autres, quand ils s’écartent
du vrai, et qui, du reste, ne prennent pas moins de
plaisir à se voir réfutés qu’à réfuter. Je tiens en effet
pour un bien d’autant plus grand d’être réfuté, qu’il est
véritablement plus avantageux d’être délivré du plus
grand des maux, que d’en délivrer un autre; et je ne
connais, pour l’homme, aucun mal égal à celui d’avoir
des idées fausses sur la matière que nous traitons.
Si donc tu m’assures que tu es dans les mêmes
dispositions que moi, continuons la conversation; ou, si
tu crois devoir la laisser là, j’y consens, terminons ici
l’entretien.
GORGIAS.
J’espère, Socrate, être des gens dont tu as fait le
portrait. Il nous faut aussi pourtant avoir égard à ceux
qui nous écoutent. Longtemps avant que tu vinsses, je
leur ai déjà expliqué bien des choses; et, si nous
reprenons la conversation, peut-être nous mènera-t-elle
loin. Il convient donc de penser aussi aux assistants, et
de n’en retenir aucun qui aurait quelque autre chose à
faire.
CHÉRÉPHON.
Vous entendez, Gorgias et Socrate, le bruit que font tous
ceux qui sont présents, pour témoigner le désir qu’ils ont
de vous entendre, si vous continuez à parler. Pour moi,
aux dieux ne plaise que j’ai jamais des affaires si
pressées, qu’elles m’obligent à quitter une dispute aussi
intéressante et aussi bien dirigée, pour vaquer à quelque
chose de plus nécessaire.
CALLICLÈS.
Par tous les dieux, Chéréphon, tu as raison. J’ai déjà
assisté à bien des entretiens, mais je ne sais si aucun
m’a causé autant de plaisir que celui-ci, et vous
m’obligeriez fort, si vous vouliez converser ainsi toute la
journée .
SOCRATE.
Si Gorgias y consens, tu ne trouveras, Calliclès, nul
obstacle de ma part.
GORGIAS.
Il serait désormais honteux pour moi de n’y pas
consentir, Socrate, surtout après m’être engagé à
répondre à quiconque voudra m’interroger. Reprends
donc l’entretien, si cela plaît à la compagnie, et
propose-moi ce que tu jugeras à propos.
SOCRATE.
Écoute, Gorgias, ce qui me surprend dans ton discours.
Peut-être n’as-tu rien dit que de vrai, et t’ai-je mal
compris. Tu es, dis-tu, en état de former un homme à
l’art oratoire, s’il veut prendre tes leçons.
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
C’est-à-dire, n’est-il pas vrai, que tu le rendras capable
de parler sur toute chose d’une manière plausible devant
la multitude, non en enseignant, mais en
persuadant?
GORGIAS.
Justement.
SOCRATE.
Tu as ajouté, en conséquence, que, pour ce qui regarde
la santé, l’orateur s’attirera plus de croyance que le
médecin.
GORGIAS.
Oui, pourvu qu’il ait affaire à la multitude.
SOCRATE.
Par la multitude tu entends sans doute les ignorants; car
apparemment l’orateur n’aura pas d’avantage sur le
médecin, devant des personnes instruites.
GORGIAS.
Tu dis vrai.
SOCRATE.
Si donc il est plus propre à persuader que le médecin,
n’est-il pas plus propre à persuader que celui qui sait?
GORGIAS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Quoique lui-même ne soit pas médecin, n’est-ce pas?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Mais celui qui n’est pas médecin n’est-il point ignorant
dans les choses où le médecin est savant?
GORGIAS.
Sans doute.
SOCRATE.
Ainsi l’ignorant sera plus propre à persuader que le
savant vis-à-vis des ignorants, s’il est vrai que l’orateur
soit plus propre à persuader que le médecin. N’est-ce
point ce qui résulte de là, ou s’ensuit-il autre chose?
GORGIAS.
Oui, c’est bien ici ce qui en résulte.
SOCRATE.
Cet avantage de l’orateur et de la rhétorique n’est-il pas
le même par rapport aux autres arts? je veux dire qu’il
n’est pas nécessaire qu’elle s’instruise de la nature des
choses, et qu’il suffit qu’elle invente quelque moyen
de persuasion, de manière à paraître aux yeux des
ignorants plus savante que ceux qui savent.
GORGIAS.
N’est-ce pas une chose bien commode, Socrate, de
n’avoir pas besoin d’apprendre d’autre art que celui-là,
pour ne le céder en rien aux artisans?
SOCRATE.
Si en cette qualité l’orateur le cède ou ne le cède point
aux autres, c’est ce que nous examinerons tout-à-l
‘heure, si notre sujet le demande. Mais auparavant
voyons si par rapport au juste et à l’injuste, au
beau et au laid, au bon et au mauvais, l’orateur est dans
le même cas que par rapport à la santé et aux objets des
autres arts, et qu’ignorant ce qui est bon ou mauvais,
beau ou laid, juste ou injuste, il ait seulement imaginé
là-dessus quelque expédient pour persuader, et paraître
vis-à-vis des ignorants mieux instruit que les savants,
quoiqu’il soit ignorant lui-même: ou bien voyons si
c’est une nécessité que celui qui veut apprendre la
rhétorique sache tout cela et s’y soit rendu habile avant
de prendre tes leçons; ou si, au cas qu’il n’en ait aucune
connaissance, toi qui es maître de rhétorique, tu ne lui
enseigneras point du tout ces choses, parce que ce n’est
pas ton affaire, mais si tu feras d’ailleurs en sorte que ne
les sachant point, il paraisse les savoir, et qu’il passe
pour homme de bien, sans l’être; ou si tu ne pourras
point absolument lui enseigner la rhétorique, à moins
qu’il n’ait appris d’avance la vérité sur ces matières. Que
penses-tu là-dessus, Gorgias? Au nom de Jupiter,
développe-nous, comme tu l’as promis il n’y a qu’un
moment, toute la vertu de la rhétorique.
GORGIAS.
Je pense, Socrate, que quand il ne saurait rien de tout
cela, il l’apprendrait auprès de moi.
SOCRATE.
Arrête, je te prie. Tu réponds très bien. Afin donc que tu
puisses faire de quelqu’un un orateur, il faut, de toute
nécessité, qu’il connaisse ce que c’est que le juste et
l’injuste, soit qu’il l’ait appris avant d’aller à ton école,
soit qu’il l’apprenne de toi.
GORGIAS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Mais quoi? celui qui a appris le métier de charpentier est-
il charpentier, ou non?
GORGIAS.
Il l’est.
SOCRATE.
Et quand on a appris la musique, n’est-on pas musicien?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et quand on a appris la médecine, n’est-on pas médecin?
En un mot, par rapport à tous les autres arts, quand on
a appris ce qui leur appartient, n’est-on pas tel que doit
être l’élève de chacun de ces arts?
GORGIAS.
J’en conviens.
SOCRATE.
Ainsi, par la même raison, celui qui a appris ce qui
appartient à la justice est juste.
GORGIAS.
Nul doute.
SOCRATE.
Mais l’homme juste fait des actions justes.
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
C’est donc une nécessité que l’orateur soit juste, et que
l’homme juste veuille faire des actions justes.
GORGIAS.
Du moins la chose paraît telle.
SOCRATE.
L’homme juste ne voudra donc jamais commettre une
injustice?
GORGIAS.
La conclusion est nécessaire.
SOCRATE.
Ne suit-il pas nécessairement de ce qui a été dit, que
l’orateur est juste?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Jamais, par conséquent, l’orateur ne voudra commettre
une injustice.
GORGIAS.
Il paraît que non.
SOCRATE.
Te rappelles-tu d’avoir dit, un peu plus haut, qu’il ne
fallait pas s’en prendre aux maîtres de gymnase, ni
les chasser des villes, parce qu’un athlète aura abusé du
pugilat, et fait quelque action injuste? et pareillement
que, si quelque orateur fait un usage injuste de la
rhétorique, on ne doit point en faire tomber la faute sur
son maître, ni le bannir de l’État, mais qu’il faut la rejeter
sur l’auteur même de l’injustice, qui n’a point usé de la
rhétorique comme il devait? As-tu dit cela, ou non?
GORGIAS.
Je l’ai dit.
SOCRATE.
E t ne venons-nous pas de voir que ce même
orateur est incapable de commettre aucune injustice?
GORGIAS.
Nous venons de le voir.
SOCRATE.
Et ne disais-tu pas dès le commencement, Gorgias, que
la rhétorique a pour objet les discours qui traitent, non
du pair et de l’impair, mais du juste et de l’injuste? N’est-
il pas vrai?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Lors donc que tu parlais de la sorte, je supposais que la
rhétorique ne pouvait jamais être une chose injuste,
puisque ses discours roulent toujours sur la justice. Mais
quand je t’ai entendu dire un peu après que l’orateur
pouvait faire un usage injuste de la rhétorique, j’ai
été bien surpris, et j’ai cru que tes deux discours ne
s’accordaient pas; c’est ce qui m’a fait dire que si tu
regardais, ainsi que moi, comme un avantage d’être
réfuté, nous pouvions continuer l’entretien; sinon, qu’il
fallait le laisser là. Nous étant mis ensuite à examiner la
chose, tu vois toi-même qu’il a été accordé que l’orateur
ne peut user injustement de la rhétorique, ni vouloir
commettre une injustice. Et par le chien ,
Gorgias, ce n’est pas la matière d’un petit entretien, que
d’examiner à fond ce qu’il faut penser à cet égard.
POLUS.
Quoi donc, Socrate, as-tu réellement de la rhétorique
l’opinion que tu viens de dire? ou ne crois-tu pas plutôt
que c’est par pudeur que Gorgias t’a avoué que l’orateur
connaît le juste, le beau, le bon, et que si on venait chez
lui sans être instruit de ces choses, il les enseignerait?
C’est cet aveu, probablement, qui est cause de la
contradiction où il est tombé, et dont tu
t’applaudis, l’ayant jeté dans ces sortes de questions.
Mais penses-tu qu’il y ait quelqu’un au monde qui
reconnaisse qu’il n’a aucune connaissance de la justice,
et qu’il n’est pas en état d’en instruire les autres? En
vérité, il faut être bien étrange pour faire descendre le
discours à de pareilles bagatelles.
SOCRATE.
Mon bel ami, nous nous procurons des amis et des
enfants tout exprès, afin que si nous venons à faire
quelque faux pas étant devenus vieux, vous autres
jeunes gens vous redressiez et nos actions et nos
discours. Si donc nous nous sommes trompés dans ce
que nous avons dit, Gorgias et moi, toi, qui as tout
entendu, relève-nous. Tu le dois. Parmi tous nos aveux,
s’il y en a quelqu’un qui te paraisse mal accordé, je te
permets de revenir dessus, et de le réformer à ta guise,
pourvu seulement que tu prennes garde à une chose.
POLUS.
A quoi donc?
SOCRATE.
A réprimer, Polus, cette démangeaison de faire de longs
discours, à laquelle tu étais sur le point de te livrer au
commencement de cet entretien.
POLUS.
Quoi! ne pourrai-je donc point parler aussi longtemps
qu’il me plaira?
SOCRATE.
Ce serait en user bien mal avec toi, mon cher, si étant
venu à Athènes, l’endroit de la Grèce où l’on a la plus
grande liberté de parler, tu étais le seul que l’on privât
de ce droit. Mais mets-toi aussi à ma place. Si tu parles à
ton aise, et que tu refuses de répondre avec précision à
ce qu’on te propose, ne serais-je pas bien à plaindre à
mon tour, s’il ne m’était point permis de m’en aller,
et de ne pas t’écouter? Si donc tu prends quelque intérêt
à la dispute précédente, et que tu veuilles la rectifier,
reviens, ainsi que j’ai dit, sur tel endroit qu’il te plaira,
interrogeant et répondant à ton tour, comme nous avons
fait, Gorgias et moi, combattant mes raisons, et me
permettant de combattre les tiennes. Tu te donnes sans
doute pour savoir les mêmes choses que Gorgias: n’est-
ce pas?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Par conséquent, tu te livres aussi à quiconque veut
t’interroger sur quelque sujet que ce soit, comme étant
en état de le satisfaire.
POLUS.
Assurément.
SOCRATE.
Eh bien, choisis lequel des deux il te plaira, d’interroger
ou de répondre.
POLUS.
J’accepte la proposition: réponds-moi, Socrate. Puisque
Gorgias te paraît embarrassé à expliquer ce que c’est
que la rhétorique, dis-nous ce que tu en penses.
SOCRATE.
Me demandes-tu quelle espèce d’art c’est, selon moi?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
A te dire la vérité, Polus, je ne la regarde pas comme un
art.
POLUS.
Comment donc la regardes-tu?
SOCRATE.
Comme une chose que tu te vantes d’avoir réduite en art
dans un écrit que j’ai lu depuis peu.
POLUS.
Quelle chose encore?
SOCRATE.
Une espèce de routine.
POLUS.
La rhétorique est donc une routine, à ton avis?
SOCRATE.
Oui, à moins que tu ne sois d’un autre sentiment.
POLUS.
Et quel est l’objet de cette routine?
SOCRATE.
De procurer de l’agrément et du plaisir.
POLUS.
Ne juges-tu pas que la rhétorique est une belle chose,
puisqu’elle met en état de plaire aux hommes?
SOCRATE.
Quoi donc, Polus, t’ai-je déjà expliqué ce que j’entends
par la rhétorique, pour me demander, comme tu
fais, si je ne la trouve pas belle?
POLUS.
Ne t’ai-je point entendu dire que c’est une certaine
routine?
SOCRATE.
Puisque faire plaisir a tant de prix à tes yeux, voudrais-tu
bien me faire un petit plaisir?
POLUS.
Volontiers.
SOCRATE.
Demande-moi un peu quel art est, à mon avis, la cuisine.
POLUS.
J’y consens. Quel art est-ce que la cuisine?
SOCRATE.
Ce n’en est point un, Polus.
POLUS.
Qu’est-ce donc? parle.
SOCRATE.
Le voici. C’est une espèce de routine.
POLUS.
Quel est son objet? parle.
SOCRATE.
Le voici. C’est, POLUS, de procurer de l’agrément
et du plaisir.
POLUS.
La cuisine et la rhétorique sont-elles la même chose?
SOCRATE.
Point du tout; mais elles font partie l’une et l’autre de la
même profession.
POLUS.
De quelle profession, s’il te plaît?
SOCRATE.
Je crains qu’il ne soit pas trop poli de dire ce qui en est,
et je n’ose le faire à cause de Gorgias, de peur qu’il ne
s’imagine que je veux tourner en ridicule sa profession.
Pour moi, j’ignore si la rhétorique que Gorgias
professe est ce que j’ai en vue; d’autant plus que la
discussion précédente ne nous a pas découvert
clairement ce qu’il pense. Quant à ce que j’appelle
rhétorique, c’est une partie d’une certaine chose qui n’est
pas du tout belle.
GORGIAS.
De quelle chose, Socrate? dis, et ne crains point de
m’offenser.
SOCRATE.
Il me paraît donc, Gorgias, que c’est une profession, où
l’art n’entre à la vérité pour rien, mais qui suppose dans
une âme du tact, de l’audace, et de grandes dispositions
naturelles à converser avec les hommes. J’appelle
flatterie le genre auquel cette profession se rapporte. Ce
genre me paraît se diviser en je ne sais combien de
parties, du nombre desquelles est la cuisine. On croit
communément que c’est un art; mais, à mon avis, ce
n’en est point un: c’est seulement un usage, une routine.
Je compte aussi parmi les parties de la flatterie la
rhétorique, ainsi que la toilette et la sophistique, et
j’attribue à ces quatre parties quatre objets différents.
Maintenant, si Polus veut m’interroger, qu’il interroge;
car je ne lui ai pas encore expliqué quelle partie de
la flatterie est, selon moi, la rhétorique. Il ne s’aperçoit
pas que n’ai point achevé ma réponse; et, comme si elle
était achevée, il me demande si je ne tiens point la
rhétorique pour une belle chose. Pour moi, je ne lui dirai
pas si je la tiens pour belle ou pour laide, qu’auparavant
je ne lui aie répondu ce que c’est. Cela ne serait pas
dans l’ordre, Polus. Demande-moi donc, si tu veux
l’entendre, quelle partie de la flatterie est, selon moi, la
rhétorique.
POLUS.
Soit: je te le demande. Dis-moi quelle partie c’est.
SOCRATE.
Comprendras-tu ma réponse? La rhétorique est, selon
moi, le simulacre d’une partie de la politique.
POLUS.
Mais encore, est-elle belle ou laide?
SOCRATE.
Je dis qu’elle est laide; car j’appelle laid tout ce qui est
mauvais, puisqu’il faut te répondre comme si tu
comprenais déjà ma pensée.
GORGIAS.
Par Jupiter, Socrate, je ne conçois pas moi-même ce que
tu veux dire.
SOCRATE.
Je n’en suis pas surpris, Gorgias; je n’ai encore rien
développé. Mais Polus est jeune et ardent.
GORGIAS.
Laisse-le là, et explique-moi en quel sens tu dis que la
rhétorique est le simulacre d’une partie de la politique.
SOCRATE.
Je vais essayer de t’exposer sur cela ma pensée. Si la
chose n’est point telle que je dis, Polus me
réfutera. N’y a-t-il pas une chose que tu appelles corps,
et une autre que tu appelles âme?
GORGIAS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Ne juges-tu pas qu’il y a une bonne constitution de l’un
et de l’autre?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Ne reconnais-tu pas aussi à leur égard une constitution
qui paraît bonne, et qui ne l’est pas? Je m’explique.
Plusieurs paraissent avoir le corps bien constitué; et tout
autre qu’un médecin ou qu’un maître de gymnase ne
s’apercevrait pas aisément qu’il est en mauvais état.
GORGIAS.
Tu as raison.
SOCRATE.
Je dis donc qu’il y a dans le corps et dans l’âme je ne
sais quoi, qui fait juger qu’ils sont l’un et l’autre en bon
état, quoiqu’ils ne s’en portent pas mieux pour
cela.
GORGIAS.
Soit.
SOCRATE.
Voyons si je pourrai te faire entendre plus clairement ce
que je veux dire. Je dis qu’il y a deux arts qui se
rapportent au corps et à l’âme. Celui qui répond à l’âme,
je l’appelle politique. Pour l’autre, qui regarde le corps,
je ne saurais le désigner d’abord par un seul nom. Mais
quoique la culture du corps soit une, j’en fais deux
parties, dont l’une est la gymnastique, et l’autre la
médecine. En divisant de même la politique en deux, je
mets la puissance législative vis-à-vis de la gymnastique,
et la puissance judiciaire vis-à-vis de la médecine. Car la
gymnastique et la médecine d’un côté, et de l’autre la
puissance législative et la judiciaire ont beaucoup
de rapport entre elles, car elles s’exercent sur le même
objet; mais elles ont entre elles aussi quelques
différences.
Ces quatre arts étant tels que j’ai dit, et ayant toujours
pour but le meilleur état possible, les uns du corps, les
autres de l’âme, la flatterie s’en est aperçue, non point
par réflexion, mais par un certain tact, et, s’étant
partagée en quatre, elle s’est insinuée sous chacun de
ses arts, et s’est donnée pour celui sous lequel elle
s’est glissée. Elle ne se met nullement en peine du bien;
mais par l’appât du plaisir, elle attire et séduit la folie, et
s’en fait adorer. La cuisine s’est glissée sous la médecine,
et s’attribue le discernement des aliments les plus
salutaires au corps; de façon que si le médecin et le
cuisinier avaient à disputer ensemble devant des enfants,
ou devant des hommes aussi peu raisonnables que les
enfants, pour savoir qui des deux, du cuisinier ou du
médecin, connaît mieux les qualités bonnes et mauvaises
de la nourriture, le médecin mourrait de faim. Voilà donc
ce que j’appelle flatterie, et c’est une chose que je dis
laide, Polus, car c’est à toi que j’adresse ceci, parce
qu’elle ne vise qu’à l’agréable et néglige le bien. J’ajoute
que ce n’est point un art, mais une routine, d’autant
qu’elle n’a aucun principe certain sur la nature des
choses dont elle s’occupe, et qu’elle ne peut rendre
raison de rien.
Or, je n’appelle point art toute chose qui est dépourvue
de raison. Si tu prétends me contester ceci, je suis prêt à
te répondre. La flatterie en fait de ragoûts s’est
donc cachée sous la médecine, comme je l’ai dit. Sous la
gymnastique s’est glissée de la même manière la toilette,
pratique frauduleuse, trompeuse, ignoble et lâche, qui
emploie pour séduire les airs, les couleurs, le poli, les
vêtements, et substitue le goût d’une beauté empruntée
à celui de la beauté naturelle que donne la gymnastique.
Et, pour ne pas m’étendre, je te dirai, comme les
géomètres (peut-être ainsi me comprendras-tu
mieux) que ce que la toilette est à la gymnastique, la
cuisine l’est à la médecine; ou plutôt de cette manière:
ce que la toilette est à la gymnastique, la sophistique
l’est à la puissance législative; et ce que la cuisine est à
la médecine, la rhétorique l’est à la puissance judiciaire.
Telles sont les différences naturelles de ces choses;
mais comme elles ont aussi des rapports ensemble, les
sophistes et les rhéteurs se confondent avec les
législateurs et les juges, s’appliquent aux mêmes objets,
et ne savent pas eux-mêmes quel est leur véritable
emploi, ni les autres hommes non plus. Si l’âme, en
effet, ne commandait point au corps, et que le
corps se gouvernât lui-même; si l’âme n’examinait point
par elle-même, et ne discernait pas la différence de la
cuisine et de la médecine, mais que le corps en fût juge
et qu’il les estimât par le plaisir qu’elles lui procurent,
rien ne serait plus commun, mon cher Polus, que ce que
dit Anaxagoras (et tu connais cela, assurément): toutes
choses seraient confondues , on ne pourrait
distinguer ce qui est salutaire en fait de médecine et de
cuisine. Tu as donc entendu ce que je pense de la
rhétorique: elle est par rapport à l’âme ce que la
cuisine est par rapport au corps. Peut-être est-ce une
inconséquence de ma part d’avoir fait un long discours,
après te les avoir interdits. Mais je mérite d’être excusé;
car lorsque je me suis expliqué en peu de mots tu ne
m’as pas compris, tu ne savais quel parti tirer de mes
réponses, et il me fallait me développer. Lors donc que
tu répondras, si je me trouve dans le même
embarras à l’égard de tes réponses, je te permets de
t’étendre à ton tour. Mais tant que je pourrai en tirer
parti, laisse-moi faire: rien n’est plus juste. Et
maintenant, si tu peux faire quelque chose de cette
réponse, vois, je te la livre.
POLUS.
Qu’est-ce que tu dis? La rhétorique est, à ton avis, la
même chose que la flatterie?
SOCRATE.
J’ai dit seulement qu’elle en était une partie. Eh quoi,
Polus! à ton âge tu manques déjà de mémoire? que
sera-ce donc quand tu seras vieux?
POLUS.
Te semble-t-il que dans les états les bons orateurs soient
regardés comme de vils flatteurs?
SOCRATE.
Est-ce une question que tu me fais, ou un discours que
tu entames?
POLUS.
C’est une question.
SOCRATE.
Eh! bien, il me paraît qu’on ne les regarde pas même.
POLUS.
Comment! on ne les regarde pas? De tous les citoyens,
ne sont-ils pas ceux qui ont le plus de pouvoir?
SOCRATE.
Non, si tu entends que le pouvoir est un bien pour celui
qui l’a.
POLUS.
C’est ainsi que je l’entends.
SOCRATE.
A ce compte, je dis que les orateurs sont de tous les
citoyens ceux qui ont le moins de pouvoir.
POLUS.
Quoi! Semblables aux tyrans, ne font-ils pas mourir
celui qu’ils veulent? ne dépouillent-ils pas de ses biens,
et ne bannissent-ils pas qui il leur plaît?
SOCRATE.
En vérité, je suis incertain, Polus, à chaque chose que tu
dis, si tu parles de ton chef et si tu m’exposes ta façon
de penser, ou si tu me demandes la mienne.
POLUS.
Je te demande la tienne.
SOCRATE.
A la bonne heure, mon cher ami. Pourquoi donc me fais-
tu deux questions à-la-fois?
POLUS.
Comment, deux questions?
SOCRATE.
Ne me disais-tu pas à ce moment que les orateurs,
tels que les tyrans, mettent à mort qui ils veulent; qu’ils
dépouillent de ses biens et bannissent qui il leur plaît?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Eh bien, je te dis que ce sont deux questions, et je vais
te satisfaire sur l’une et sur l’autre. Je soutiens, Polus,
que les orateurs et les tyrans ont très peu de pouvoir
dans les villes, comme je disais tout-à-l ‘heure; et qu’ils
ne font presque rien de ce qu’ils veulent, quoiqu’ils
fassent ce qui leur paraît le plus avantageux.
POLUS.
Mais n’est-ce point-là avoir un grand pouvoir?
SOCRATE.
Non, à ce que prétend Polus.
POLUS.
Moi, je prétends cela? c’est tout le contraire.
SOCRATE.
Oui, tu le prétends, si tu dis qu’un grand pouvoir est un
bien pour celui qui en est revêtu?
POLUS.
Je le dis encore.
SOCRATE.
Crois-tu que ce soit un bien pour quelqu’un de faire ce
qui lui paraît être le plus avantageux, lorsqu’il est
dépourvu de bon sens? et appelles-tu cela avoir un
grand pouvoir?
POLUS.
Nullement.
SOCRATE.
Prouve-moi donc que les orateurs ont du bon sens,
et que la rhétorique est un art, et non une flatterie, et tu
m’auras réfuté. Mais tant que tu ne l’auras pas fait, il
demeurera toujours vrai que ce n’est point un bien pour
les orateurs, ni pour les tyrans, de faire dans un état ce
qui leur plaît. Le pouvoir est à la vérité un bien, comme
tu dis. Mais tu conviens toi-même que faire ce qu’on
juge à propos, lorsqu’on est dépourvu de bon sens, est
un mal. N’est-il pas vrai?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Comment donc les orateurs et les tyrans auraient-ils un
grand pouvoir dans un état, à moins que Polus ne
réduise Socrate à avouer qu’ils font ce qu’ils veulent?
POLUS.
Quel homme!
SOCRATE.
Je dis qu’ils ne font pas ce qu’ils veulent: réfute-moi.
POLUS.
Ne viens-tu pas d’accorder qu’ils font ce qu’ils croient le
plus avantageux pour eux?
SOCRATE.
Je le répète.
POLUS.
Ils font donc ce qu’ils veulent.
SOCRATE.
Je le nie.
POLUS.
Quoi? lorsqu’ils font ce qu’ils jugent à propos!
SOCRATE.
Sans doute.
POLUS.
En vérité, Socrate, tu avances des choses pitoyables et
insoutenables.
SOCRATE.
Ne me condamne pas si vite, charmant Polus, pour
parler comme toi . Mais si tu as encore
quelque question à me faire, prouve-moi que je me
trompe: sinon, réponds-moi.
POLUS.
Je consens à te répondre, afin de voir clair dans ce que
tu viens de dire.
SOCRATE.
Juges-tu que les hommes veulent les actions mêmes
qu’ils font habituellement, ou la chose en vue de laquelle
ils font ces actions? Par exemple, ceux qui prennent une
potion de la main des médecins, veulent-ils, à ton avis,
ce qu’ils font, c’est-à-dire, avaler une potion et ressentir
de la douleur? ou bien veulent-ils la santé, en vue de
laquelle ils prennent la médecine?
POLUS.
Il est évident qu’ils veulent la santé, en vue de
laquelle ils prennent la médecine.
SOCRATE.
Pareillement ceux qui vont sur mer, et qui font toute
autre espèce de commerce, ne veulent pas ce qu’ils font
journellement: car quel est l’homme qui veut aller sur
mer s’exposer à mille dangers, et avoir mille embarras?
Mais ils veulent, ce me semble, la chose en vue de
laquelle ils vont sur mer, c’est-à-dire, la richesse: la
richesse en effet est le but de ces voyages maritimes.
POLUS.
J’en conviens.
SOCRATE.
N’en est-il pas de même par rapport à tout le reste? de
façon que quiconque fait une chose en vue d’une autre,
ne veut point la chose même qu’il fait, mais celle
en vue de laquelle il la fait.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Y a-t-il quoi que ce soit au moins qui ni ne soit bon ou
mauvais, ou tenant le milieu entre le bon et le mauvais,
sans être ni l’un ni l’autre?
POLUS.
Cela ne saurait être autrement, Socrate.
SOCRATE.
Ne mets-tu pas au rang des bonnes choses, la sagesse,
la santé, la richesse et toutes les autres semblables; et
leurs contraires, au rang des mauvaises?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Et par les choses qui ne sont ni bonnes ni mauvaises
n’entends-tu pas celles qui tantôt tiennent du bien,
tantôt du mal, et tantôt ne tiennent ni de l’un ni de
l’autre? par exemple, être assis, marcher, courir,
naviguer: et encore, les pierres, les bois, et les autres
choses de cette nature. N’est-ce pas là ce que tu conçois
par ce qui n’est ni bon ni mauvais? ou bien est-ce autre
chose?
POLUS.
Non, c’est cela même.
SOCRATE.
Lorsque les hommes font ces choses indifférentes, les
font-ils en vue des bonnes, ou font-ils les bonnes en vue
de celles-là?
POLUS.
Ils font les indifférentes en vue des bonnes.
SOCRATE.
C’est donc toujours le bien que nous poursuivons;
lorsque nous marchons, c’est dans la pensée que cela
nous sera plus avantageux; et c’est encore en vue du
bien que nous nous arrêtons, lorsque nous nous
arrêtons. N’est-ce pas?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Et soit qu’on mette quelqu’un à mort, qu’on le bannisse,
ou qu’on lui ravisse ses biens, ne se porte-t-on point à
ces actions, dans la persuasion que c’est ce qu’il y a de
mieux à faire? N’est-il pas vrai?
POLUS.
Assurément.
SOCRATE.
Tout ce qu’on fait en ce genre, c’est donc en vue du bien
qu’on le fait.
POLUS.
J’en conviens.
SOCRATE.
Ne sommes-nous pas convenus que l’on ne veut point la
chose qu’on fait en vue d’une autre, mais celle en
vue de laquelle on la fait?
POLUS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Ainsi on ne veut pas simplement tuer quelqu’un, le
bannir, lui enlever ses biens: mais si cela est avantageux,
on veut le faire; si cela est nuisible, on ne le veut pas.
Car, comme tu l’avoues, on veut les choses qui sont
bonnes: et celles qui ne sont ni bonnes ni mauvaises ou
tout-à-fait mauvaises, on ne les veut pas. Ce que je dis,
Polus, te paraît-il vrai, ou non? Pourquoi ne réponds-tu
pas?
POLUS.
Cela me semble vrai.
SOCRATE.
Puisque nous sommes d’accord là-dessus, quand un
tyran ou un orateur fait mourir quelqu’un, le condamne
au bannissement, ou à la perte de ses biens, croyant que
c’est le parti le plus avantageux pour lui-même, quoique
ce soit en effet le plus mauvais; il fait alors ce qui lui
plaît: n’est-ce pas?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Fait-il pour cela ce qu’il veut, s’il est vrai que ce qu’il fait
est mauvais? que ne réponds-tu?
POLUS.
Il ne me paraît pas qu’il fasse ce qu’il veut.
SOCRATE.
Se peut-il donc qu’un tel homme ait un grand
pouvoir dans sa ville, si toutefois, de ton aveu, c’est un
bien d’être revêtu d’un grand pouvoir?
POLUS.
Cela ne se peut.
SOCRATE.
Par conséquent, j’avais raison de dire qu’il est possible
qu’un homme fasse dans une ville ce qui lui plaît, sans
avoir néanmoins un grand pouvoir, ni faire ce qu’il veut.
POLUS.
Comme si toi-même, Socrate, tu n’aimerais pas mieux
avoir la liberté de faire dans une ville tout ce qui te plaît,
que de ne pas l’avoir; et comme si, lorsque tu vois
quelqu’un qui fait mourir celui qu’il juge à propos, le
dépouille de ses biens, le met dans les fers, tu ne lui
portais pas envie?
SOCRATE.
Supposes-tu qu’il agisse en cela justement ou
injustement?
POLUS.
De quelque manière qu’il agisse, n’est-ce pas toujours
une chose digne d’envie?
SOCRATE.
Parle mieux, Polus.
POLUS.
Pourquoi donc?
SOCRATE.
Parce qu’il ne faut point porter envie à ceux dont le sort
n’en doit exciter aucune, ni aux malheureux, mais en
avoir pitié.
POLUS.
Quoi! penses-tu que telle est la condition de ceux dont je
parle?
SOCRATE.
Quelle autre idée pourrais-je en avoir?
POLUS.
Tu regardes donc comme malheureux et digne de
compassion, quiconque fait mourir celui qu’il juge à
propos, lors même qu’il le condamne justement à la
mort.
SOCRATE.
Point du tout: mais aussi il ne me paraît pas digne
d’envie.
POLUS.
N’as-tu pas dit tout-à-l ‘heure qu’il est malheureux?
SOCRATE.
Oui, mon cher, je l’ai dit de celui qui met à mort
injustement, et de plus j’ai dit qu’il est digne de pitié.
Pour celui qui ôte la vie justement à un autre, je dis qu’il
ne doit point faire envie.
POLUS.
L’homme qui est injustement mis à mort, n’est-il pas en
même temps malheureux et à plaindre?
SOCRATE.
Moins que l’auteur de sa mort, Polus, et moins encore
que celui qui a mérité de mourir.
POLUS.
Comment cela? Socrate?
SOCRATE.
Le voici. C’est que le plus grand de tous les maux est de
commettre l’injustice.
POLUS.
Est-ce là le plus grand mal? Souffrir une injustice, n’en
est-ce pas un plus grand?
SOCRATE.
Nullement.
POLUS.
Aimerais-tu donc mieux recevoir une injustice que de la
faire?
SOCRATE.
Je ne voudrais ni l’un ni l’autre; mais s’il fallait
absolument commettre une injustice ou la souffrir,
j’aimerais mieux la souffrir que la commettre.
POLUS.
Est-ce que tu n’accepterais pas la condition de tyran?
SOCRATE.
Non, si par être tyran tu entends la même chose que
moi.
POLUS.
J’entends par là ce que je disais tout-à-l ‘heure, avoir le
pouvoir de faire dans une ville tout ce qu’on juge à
propos, de tuer, de bannir, en un mot, d’agir en tout à
sa fantaisie.
SOCRATE.
Mon cher ami, fais réflexion à ce que je vais dire.
Si lorsque la place publique est pleine de monde, tenant
un poignard caché sous mon bras, je te disais: J’ai en ce
moment, Polus, un pouvoir merveilleux et égal à celui
d’un tyran. De tous ces hommes que tu vois, celui qu’il
me plaira de faire mourir, mourra tout-à-l ‘heure; s’il me
semble que je doive casser la tête à quelqu’un, il l’aura
cassée à l’instant; si je veux déchirer son habit, il sera
déchiré: tant est grand le pouvoir que j’ai dans
cette ville. Si tu refusais de me croire, et que je te
montrasse mon poignard, peut-être dirais-tu en le
voyant: Socrate, il n’est personne à ce compte qui n’eût
un grand pouvoir: tu pourrais de la même façon brûler la
maison de tel citoyen qu’il te plairait, mettre le feu aux
arsenaux des Athéniens, à leurs galères, et à tous les
vaisseaux appartenant à l’état ou aux particuliers. Mais la
grandeur du pouvoir ne consiste point précisément à
faire ce qui plaît. Que t’en semble?
POLUS.
Non, assurément, de la manière que tu viens de dire.
SOCRATE.
Me dirais-tu bien la raison pour laquelle tu rejettes un
semblable pouvoir?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Dis-la donc.
POLUS.
C’est qu’il est inévitable que quiconque en agit ainsi, soit
puni.
SOCRATE.
Être puni n’est-ce point un mal?
POLUS.
Sans doute.
SOCRATE.
Ainsi, mon cher, tu juges donc de nouveau, que l’on a
un grand pouvoir, lorsque, faisant ce qui plaît, on ne fait
rien que d’avantageux, et qu’alors c’est une bonne
chose. C’est en cela que consiste en effet le grand
pouvoir: hors de là, il n’y a que mal et faiblesse.
Examinons encore ceci. Ne convenons-nous point qu’il
est bien quelquefois de faire ce que nous disions à
l’instant, de mettre à mort, de bannir, de dépouiller de
ses biens; et que quelquefois il ne l’est point?
POLUS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Nous sommes donc, à ce qu’il paraît, d’accord sur ce
point, toi et moi.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Dans quel cas dis-tu qu’il est bien de faire ces sortes de
choses? Assigne-moi les bornes que tu y mets.
POLUS.
Réponds toi-même à cette question, Socrate?
SOCRATE.
Eh bien, Polus, puisque tu préfères m’interroger, je dis
qu’il est bien de les faire, lorsqu’on les fait justement, et
mal, lorsqu’on les fait injustement.
POLUS.
Il est vraiment bien difficile de te réfuter, Socrate. Un
enfant même ne te prouverait-il pas que tu ne dis point
la vérité?
SOCRATE.
Je serai fort redevable à cet enfant, et je ne te le serai
pas moins, si tu me réfutes, et si tu me délivres de mes
extravagances. Ne te lasse point d’obliger un homme qui
t’aime: de grâce, montre-moi que j’ai tort.
POLUS.
Il n’est pas besoin, Socrate, de recourir pour cela à des
exemples anciens. Ce qui s’est passé hier et avant-
hier suffit pour te confondre, et pour démontrer
que beaucoup d’hommes injustes sont heureux.
SOCRATE.
Qu’est-ce donc?
POLUS.
Tu vois cet Archélaüs, fils de Perdiccas, roi de
Macédoine.
SOCRATE.
Si je ne le vois pas, du moins j’en entends parler?
POLUS.
Qu’en penses-tu? est-il heureux ou malheureux?
SOCRATE.
Je n’en sais rien, Polus. Je n’ai point encore eu
d’entretien avec lui.
POLUS.
Quoi donc! Tu saurais ce qui en est, si tu avais conversé
avec lui; et tu ne peux connaître d’ici même, par une
autre voie, s’il est heureux?
SOCRATE.
Non, certes.
POLUS.
Évidemment, Socrate, tu diras aussi que tu ignores si le
grand roi est heureux.
SOCRATE.
Et je dirai vrai: car j’ignore quel est l’état de son âme par
rapport à la science et à la justice.
POLUS.
Et quoi! Est-ce que tout le bonheur consiste en cela?
SOCRATE.
Oui, selon moi, Polus. Je prétends que quiconque est
honnête et vertueux, homme ou femme, est heureux; et
quiconque est injuste ou méchant, malheureux.
POLUS.
Cet Archelaüs est donc malheureux, à ton compte.
SOCRATE.
Oui, mon cher, s’il est injuste.
POLUS.
Et comment ne serait-il pas injuste? Il n’avait aucun droit
au trône qu’il occupe, étant fils d’une esclave d’Alcétas,
frère de Perdiccas; selon la justice, il était esclave
d’Alcétas; il aurait dû le servir, s’il eût voulu être juste, et
en conséquence il aurait été heureux, à ce que tu
prétends; au lieu qu’aujourd’hui le voilà devenu
souverainement malheureux, puisqu’il a commis les plus
grands forfaits; car ayant d’abord envoyé chercher
Alcétas, son maître et son oncle, comme pour lui
remettre l’autorité dont Perdiccas l’avait dépouillé, il le
reçut chez lui, l’enivra lui et son fils Alexandre, qui était
son cousin et à-peu-près du même âge, et les ayant mis
dans un chariot, et transportés de nuit hors du palais, il
les fit égorger tous deux, et s’en débarrassa ainsi. Cela
fait, il ne s’aperçut point du malheur extrême où il était
tombé, il ne conçut nul repentir; et peu de temps
après, au lieu de consentir à devenir heureux, en
prenant soin, comme la justice l’exigeait, de l’éducation
de son frère, fils légitime de Perdiccas, âgé d’environ
sept ans, à qui la couronne appartenait de droit, et en la
lui rendant, il le jeta dans un puits après l’avoir fait
étouffer, et dit à Cléopâtre, mère de l’enfant, qu’il était
tombé dans ce puits en poursuivant une oie, et qu’il y
était mort. Aussi s’étant rendu coupable de plus de
crimes qu’aucun homme de Macédoine, est-il
aujourd’hui, non le plus heureux, mais le plus
malheureux de tous les Macédoniens. Et peut-être y a-t-il
plus d’un Athénien, à commencer par toi, qui
préférerait la condition de tout autre Macédonien à celle
d’Archélaüs.
SOCRATE.
Dès le commencement de cet entretien, Polus, je t’ai fait
compliment sur ce que tu me paraissais fort versé dans
la rhétorique, mais je t’ai dit que tu avais négligé l’art de
discuter. Voilà donc ces raisons avec lesquelles un enfant
me réfuterait? Et, à t’entendre, tu as détruit avec ces
raisons ma proposition que l’homme injuste n’est point
heureux. Par où, mon cher? puisque je ne t’accorde
absolument rien de ce que tu as dit.
POLUS.
C’est que tu ne le veux pas: car du reste tu penses
comme moi.
SOCRATE.
Tu es admirable de prétendre me réfuter avec des
arguments de rhétorique, comme ceux qui croient faire
la même chose devant les tribunaux. Là en effet un
avocat s’imagine en avoir réfuté un autre, lorsqu’il a
produit un grand nombre de témoins distingués pour
appuyer ce qu’il avance, et que sa partie adverse n’en a
produit qu’un seul, ou point du tout. Mais ce mode de
réfutation ne sert de rien pour découvrir la vérité.
Car quelquefois un accusé peut être condamné à tort sur
la déposition d’un grand nombre de témoins, qui
paraissent de quelque poids. Et, dans le cas présent,
presque tous les Athéniens et les étrangers seront de ton
avis; et si tu veux produire contre moi des témoignages
pour me prouver que la vérité n’est pas de mon côté, tu
auras, quand il te plaira, pour témoins Nicias , fils
de Nicérate, et ses frères, qui ont donné tous ces
trépieds qu’on voit rangés dans te temple de Bacchus; tu
auras encore, si tu veux, Aristocrate, fils de
Scellios , de qui est cette belle offrande dans le
temple d’Apollon pythien; tu auras aussi toute la famille
de Périclès; et telle autre famille d’Athènes qu’il te plaira
de choisir. Mais je suis, quoique seul, d’un autre avis: car
tu ne dis rien qui m’oblige d’en changer, et tu ne fais
que produire contre moi une foule de faux témoins pour
me déposséder de mon bien et de la vérité.
Pour moi, à moins que je ne te réduise à rendre toi-
même témoignage à la vérité de ce que je dis, je n’ai, à
mon sens, rien gagné contre toi, ni toi, je pense,
contre moi, à moins que je ne dépose, quoique seul, en
ta faveur, et que tu ne comptes absolument pour rien le
témoignage des autres. Voilà donc deux manières de
réfuter, l’une que tu crois bonne, ainsi que bien d’autres;
l’autre, que je juge telle aussi de mon côté.
Comparons-les ensemble, et voyons si elles ne diffèrent
en rien; car les objets sur lesquels nous ne sommes
point d’accord, ne sont pas de petite conséquence: au
contraire, il n’y en a peut-être point qu’il soit plus beau
de connaître, et plus honteux d’ignorer, puisqu’ils
aboutissent à ceci, de savoir ou d’ignorer qui est heureux
ou malheureux. Et pour en venir à la question qui
nous occupe, tu prétends en premier lieu qu’il est
possible qu’on soit heureux étant injuste, et au milieu
même de l’injustice; puisque tu crois qu’Archélaüs,
quoique injuste, n’en est pas moins heureux. N’est-ce
pas là l’idée que nous devons prendre de ta manière de
penser?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Et moi, je soutiens que la chose est impossible. Voilà un
premier point sur lequel nous ne nous accordons pas.
Soit. Mais le coupable sera-t-il heureux, si on lui fait
justice, et s’il est puni?
POLUS.
Point du tout; au contraire, dans ce cas, il serait très
malheureux.
SOCRATE.
Si le coupable échappe à la punition qu’il mérite, il sera
donc heureux, à ton compte?
POLUS.
Assurément.
SOCRATE.
Et moi, je pense, Polus, que l’homme injuste et criminel
est malheureux de toute manière; mais qu’il l’est encore
davantage, s’il ne subit aucun châtiment, et si ses crimes
demeurent impunis; et qu’il l’est moins, s’il reçoit des
hommes et des dieux la juste punition de ses fautes.
POLUS.
Tu avances là d’étranges paradoxes, Socrate.
SOCRATE.
Je vais essayer, mon cher, de te faire dire les mêmes
choses que moi: car je te tiens pour mon ami. Voilà
donc les objets sur lesquels nous sommes divisés. Juges-
en toi-même. J’ai dit tout-à-l ‘heure que commettre une
injustice est un plus grand mal que la souffrir.
POLUS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Et toi, que c’est un plus grand mal de la souffrir.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
J’ai dit que ceux qui agissent injustement sont
malheureux; et tu m’as réfuté là-dessus.
POLUS.
Oui, par Jupiter.
SOCRATE.
A ce que tu crois, Polus.
POLUS.
Et probablement j’ai raison de le croire.
SOCRATE.
De ton côté, tu tiens les méchants pour heureux,
lorsqu’ils ne portent pas la peine de leur injustice.
POLUS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Et moi, je dis qu’ils sont très malheureux, et que ceux
qui subissent le châtiment qu’ils méritent, le sont moins.
Veux-tu aussi réfuter cette maxime?
POLUS.
Elle est encore plus difficile à réfuter que la précédente,
Socrate.
SOCRATE.
Point du tout, Polus: mais impossible; car le vrai ne se
réfute pas.
POLUS.
Comment dis-tu? Quoi? un homme que l’on surprend
dans quelque forfait, comme celui d’aspirer à la tyrannie,
qu’on met ensuite à la torture, qu’on déchire, à qui
l’on brûle les yeux; qui, après avoir souffert en sa
personne des tourments sans mesure, sans nombre et de
toute espèce, et en avoir vu souffrir autant à ses enfants
et à sa femme, est enfin mis en croix, ou enduit de poix
et brûlé vif: cet homme sera plus heureux que si,
échappant à ces supplices, il devenait tyran, passait sa
vie entière, maître dans sa ville, libre de faire tout ce qui
lui plaît, objet d’envie pour ses concitoyens et pour
les étrangers, et regardé comme heureux par tout le
monde? Et tu prétends qu’il est impossible de réfuter de
pareilles absurdités?
SOCRATE.
Tu cherches de nouveau à m’épouvanter, brave Polus;
mais tu ne me réfutes point: tout-à-l ‘heure tu appelais
des témoins à ton secours. Quoi qu’il en soit, rappelle-
moi une petite chose: as-tu supposé que cet homme
aspirât injustement à la tyrannie?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Cela étant, l’un ne sera pas plus heureux que l’autre, ni
celui qui a réussi à s’emparer injustement de la tyrannie,
ni celui qui a été puni; car il ne saurait se faire que de
deux malheureux l’un soit plus heureux que l’autre.
Mais le plus malheureux des deux est celui qui a échappé
au châtiment, et s’est mis en possession de la tyrannie.
Qu’est ceci,
Polus? Tu ris? C’est sans doute encore une nouvelle
manière de réfuter, que de rire au nez d’un homme, sans
alléguer aucune raison contre ce qu’il dit.
POLUS.
Ne crois-tu pas être réfuté suffisamment, Socrate, en
avançant ainsi des choses qu’aucun homme ne
soutiendra jamais? Interroge plutôt qui tu voudras des
assistants.
SOCRATE.
Je ne suis point du nombre des politiques, Polus; et l’an
passé le sort m’ayant fait sénateur, lorsque ma tribu
présida à son tour aux assemblées du peuple, et qu’il me
fallut recueillir les suffrages, je me rendis ridicule,
parce que je ne savais comment m’y prendre. Ne me
parle donc point de recueillir les suffrages des assistants,
et si, comme je l’ai déjà dit, tu n’as point de meilleurs
arguments à m’opposer, laisse-moi t’interroger à mon
tour, et fais l’essai de ma façon de réfuter, que je crois la
bonne. Je ne sais produire qu’un seul témoin en faveur
de ce que je dis, celui-là même avec qui je discute; et je
ne tiens nul compte du grand nombre. Je ne recueille
d’autre suffrage que le sien; pour la foule, je ne lui
adresse pas même la parole. Vois donc si tu veux souffrir
à ton tour que je te réfute, en t’engageant à répondre à
mes questions. Car je suis convaincu que toi et moi et
les autres hommes, nous pensons tous que c’est un plus
grand mal de commettre l’injustice que de la souffrir, et
de n’être point puni de ses crimes que d’en être puni.
POLUS.
Je soutiens, au contraire, que ce n’est ni mon sentiment,
ni celui d’aucun autre. Toi-même, aimerais-tu mieux
qu’on te fît injustice, que de faire injustice à autrui?
SOCRATE.
Oui, et toi aussi, et tout le monde.
POLUS.
Il s’en faut bien: ni toi, ni moi, ni qui que ce soit n’est
dans cette disposition.
SOCRATE.
Eh bien, répondras-tu?
POLUS.
J’y consens; car je suis extrêmement curieux de savoir ce
que tu diras.
SOCRATE.
Afin de l’apprendre, réponds-moi, Polus, comme si je
commençais pour la première fois à t’interroger. Quel est
le plus grand mal, à ton avis, de faire une injustice, ou
de la recevoir?
POLUS.
De la recevoir, selon moi.
SOCRATE.
Et quel est le plus laid de faire une injustice, ou de la
recevoir? Réponds.
POLUS.
De la faire.
SOCRATE.
Si cela est plus laid, c’est donc aussi un plus grand mal.
POLUS.
Point du tout.
SOCRATE.
J’entends. Tu ne crois pas, à ce qu’il paraît, que le
beau et le bon, le mauvais et le honteux soient la même
chose.
POLUS.
Non, certes.
SOCRATE.
Et que dis-tu à ceci? Toutes les belles choses en fait de
corps, de couleur, de figures, de sons, de genres de vie,
les appelles-tu belles sans aucun motif? Et pour
commencer par les beaux corps, quand tu dis qu’ils sont
beaux, n’est-ce point ou par rapport à leur usage, à
cause de l’utilité qu’on en peut tirer, ou en vue d’un
certain plaisir, parce que leur aspect fait naître un
sentiment de joie dans l’âme de ceux qui les regardent?
Est-il hors de là quelque autre raison qui te fasse dire
qu’un corps est beau?
POLUS.
Je n’en connais point.
SOCRATE.
N’appelles-tu pas belles de même toutes les autres
choses, soit figures, soit couleurs, pour le plaisir ou
l’utilité qui en revient, ou pour l’un et l’autre à-la-fois?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
N’en est-il pas ainsi des sons, et de tout ce qui
appartient à la musique?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Pareillement, ce qui est beau en fait de lois et de genres
de vie ne l’est pas sans doute pour une autre raison que
parce qu’il est ou utile ou agréable, ou l’un et l’autre.
POLUS.
Apparemment.
SOCRATE.
N’en est-il point de même de la beauté des sciences?
POLUS.
Sans contredit; et c’est bien définir le beau, Socrate, que
de le définir comme tu fais, ce qui est bon ou agréable.
SOCRATE.
Le laid est donc bien défini par les deux contraires, le
douloureux et le mauvais?
POLUS.
Nécessairement.
SOCRATE.
De deux belles choses, si l’une est plus belle que l’autre,
n’est-ce point parce qu’elle la surpasse ou en agrément,
ou en utilité, ou dans tous les deux?
POLUS.
Sans doute.
SOCRATE.
Et de deux choses laides, si l’une est plus laide que
l’autre, ce sera parce qu’elle cause ou plus de douleur,
ou plus de mal, ou l’un et l’autre. N’est-ce pas une
nécessité?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Voyons à présent. Que disions-nous tout-à-l ‘heure
touchant l’injustice faite ou reçue? Ne disais-tu pas qu’il
est plus mauvais de souffrir l’injustice, et plus laid de la
commettre?
POLUS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Si donc il est plus laid de faire une injustice que de la
recevoir, c’est ou parce que cela est plus fâcheux et plus
douloureux, ou parce que c’est un plus grand mal, ou
l’un et l’autre à-la-fois. N’est-ce pas là encore une
nécessité?
POLUS.
J’en conviens.
SOCRATE.
Examinons, en premier lieu, s’il est plus douloureux
de commettre une injustice que de la souffrir, et si ceux
qui la font ressentent plus de douleur que ceux qui la
reçoivent.
POLUS.
Nullement, SOCRATE.
SOCRATE.
L’action de commettre une injustice ne l’emporte donc
pas du côté de la douleur.
POLUS.
Non.
SOCRATE.
Cela étant, elle ne l’emporte pas, par conséquent, pour
la douleur et le mal tout à-la-fois.
POLUS.
Il n’y a pas d’apparence.
SOCRATE.
Il reste donc qu’elle l’emporte par l’autre endroit.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Par l’endroit du mal, n’est-ce pas?
POLUS.
Vraisemblablement.
SOCRATE.
Puisque faire une injustice l’emporte du côté du mal, la
faire est donc plus mauvais que la recevoir.
POLUS.
Cela est évident.
SOCRATE.
La plupart des hommes ne reconnaissent-ils point, et
n’as-tu pas toi-même avoué précédemment qu’il est plus
laid de commettre une injustice que de la souffrir?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Et ne venons-nous pas de voir que c’est une chose plus
mauvaise?
POLUS.
Il paraît que oui.
SOCRATE.
Préférerais-tu ce qui est plus laid et plus mauvais à ce
qui l’est moins? N’aie pas honte de répondre, Polus; il ne
t’en arrivera aucun mal. Mais livre-toi sans crainte à la
discussion, comme à un médecin; réponds, et
accorde ou nie ce que je te demande.
POLUS.
Non, je ne le préférerais pas, Socrate.
SOCRATE.
Est-il quelqu’un au monde qui le préférât?
POLUS.
Il me semble que non, du moins d’après ce qui vient
d’être dit.
SOCRATE.
Ainsi, j’avais raison de dire que ni moi, ni toi, ni qui que
ce soit n’aimerait mieux faire une injustice que la
recevoir, parce que c’est une chose plus mauvaise.
POLUS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Vois-tu présentement, Polus, que ma manière de réfuter
et la tienne ne se ressemblent en rien? Tous les autres
t’accordent ce que tu avances, excepté moi. Pour moi, il
me suffit de ton seul aveu, de ton seul témoignage;
je ne recueille point d’autre suffrage que le tien, et je me
mets peu en peine de ce que les autres pensent. — Que
ce point demeure donc arrêté entre nous. Passons à
l’examen de l’autre, sur lequel nous n’étions pas
d’accord, savoir, si être puni pour les injustices qu’on a
commises est le plus grand des maux, comme tu le
pensais, ou si c’est un plus grand mal de n’être pas puni,
comme je le croyais. Procédons de cette manière. Porter
la peine de son injustice, et être châtié à juste titre,
n’est-ce pas la même chose, selon toi?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Pourrais-tu me nier que tout ce qui est juste, en tant que
juste, est beau? fais-y réflexion avant de répondre.
POLUS.
Il me paraît bien que cela est ainsi, Socrate.
SOCRATE.
Considère encore ceci. Lorsque quelqu’un fait une chose,
n’est-il pas nécessaire qu’il y ait un patient qui
corresponde à l’agent ?
POLUS.
Je le pense.
SOCRATE.
Ce que le patient souffre n’est-il pas la même chose que
ce que fait l’agent? Voici ce que je veux dire. Si
quelqu’un frappe, n’est-ce pas une nécessité qu’une
chose soit frappée?
POLUS.
Assurément.
SOCRATE.
Et s’il frappe fort ou vite, que la chose soit frappée
de même?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Ce qui est frappé éprouve donc une passion de même
nature que l’action de qui frappe.
POLUS.
Sans doute.
SOCRATE.
Pareillement, si quelqu’un brûle, il est nécessaire qu’une
chose soit brûlée.
POLUS.
Cela ne peut être autrement.
SOCRATE.
Et s’il brûle fort ou d’une manière douloureuse, que la
chose soit brûlée précisément de la façon dont on la
brûle.
POLUS.
Sans difficulté.
SOCRATE.
Il en est de même si une chose coupe; une autre est
coupée.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Et si la coupure est grande, ou profonde, ou
douloureuse, la chose coupée l’est exactement de
la manière dont on la coupe.
POLUS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
En un mot, vois si tu m’accordes en général ce que je
viens de dire, que ce que fait l’agent, le patient le souffre
tel que l’agent le fait.
POLUS.
Je l’accorde.
SOCRATE.
Cela convenu, dis-moi si être puni c’est pâtir ou agir.
POLUS.
Évidemment, c’est pâtir, Socrate.
SOCRATE.
De la part de quelque agent, sans doute.
POLUS.
Cela va sans dire: de la part de celui qui châtie.
SOCRATE.
Quiconque châtie à bon droit ne châtie-t-il point
justement?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Fait-il en cela une action juste, ou non?
POLUS.
Il fait une action juste.
SOCRATE.
Ainsi celui qui est châtié, lorsqu’on le punit d’une faute,
pâtit justement.
POLUS.
Apparemment.
SOCRATE.
N’avons-nous pas avoué que tout ce qui est juste est
beau?
POLUS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Ce que fait la personne qui châtie et ce que souffre la
personne châtiée est donc beau.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Mais si c’est beau, c’est en même temps bon; car le beau
est ou agréable, ou utile.
POLUS.
Nécessairement.
SOCRATE.
Ainsi ce que souffre celui qui est puni est bon.
POLUS.
Il paraît qu’oui.
SOCRATE.
Il lui en revient par conséquent quelque utilité.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Est-ce l’utilité que je conçois, savoir, de devenir meilleur
quant à l’âme, s’il est vrai qu’il soit châtié à juste titre?
POLUS.
Cela est vraisemblable.
SOCRATE.
Ainsi, celui qui est puni est délivré du mal de l’âme.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
N’est-il pas délivré par là du plus grand des maux?
Envisage la chose de cette manière. Connais-tu, pour qui
veut faire fortune, quelque autre mal que la pauvreté?
POLUS.
Non, je ne connais que celui-là.
SOCRATE.
Et par rapport au corps, n’appelles-tu point mal la
faiblesse, la maladie, la laideur, et ainsi du reste?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Tu penses sans doute que l’âme a aussi son mal?
POLUS.
Sans contredit.
SOCRATE.
N’est-ce pas ce que tu nommes injustice, ignorance,
lâcheté, et les autres vices semblables?
POLUS.
Assurément.
SOCRATE.
A ces trois choses donc, fortune, corps et âme,
répondent, selon toi, trois maux, pauvreté, maladie,
injustice?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
De ces trois maux, quel est le plus laid? N’est-ce pas
l’injustice, et, pour le dire en un mot, le mal de l’âme?
POLUS.
Sans comparaison.
SOCRATE.
Si c’est le plus laid, n’est-ce pas aussi le plus mauvais?
POLUS.
Comment entends-tu ceci, Socrate?
SOCRATE.
Le voici. En conséquence de nos aveux précédents, ce
qui est le plus laid est toujours tel? parce qu’il cause la
plus grande douleur ou le plus grand dommage, ou l’un
et l’autre ensemble.
POLUS.
A merveille.
SOCRATE.
Or, ne venons-nous pas de reconnaître que l’injustice et
tout mal de l’âme est ce qu’il y a de plus laid?
POLUS.
Nous l’avons reconnu en effet.
SOCRATE.
Et le plus laid n’est-il point tel, ou parce que rien n’est
plus douloureux, ou parce que rien n’est plus
dommageable, ou à cause de l’un et de l’autre?
POLUS.
De toute nécessité.
SOCRATE.
Or, est-il plus douloureux d’être injuste, intempérant,
lâche, ignorant, que d’être indigent ou malade?
POLUS.
Il me paraît que non, Socrate, d’après tout cela.
SOCRATE.
Le mal de l’âme n’est donc le plus laid que parce qu’il
l’emporte en dommage sur tous les autres, d’une
manière extraordinaire et merveilleuse, puisque de ton
aveu il ne l’emporte point du côté de la douleur.
POLUS.
Il le faut bien.
SOCRATE.
Mais ce qui l’emporte par l’excès du dommage est le plus
grand de tous les maux.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Donc l’injustice, l’intempérance, et en général les maux
de l’âme sont de tous les maux les plus grands.
POLUS.
Il paraît qu’oui.
SOCRATE.
Quel art nous délivre de la pauvreté? N’est-ce pas
l’économie?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Et de la maladie? N’est-ce pas la médecine?
POLUS.
Sans difficulté.
SOCRATE.
Et des maux de l’âme et de l’injustice? Si tu ne trouves
pas de réponse de cette manière, vois de celle-ci. Où et
chez qui conduisons-nous ceux dont le corps est
malade?
POLUS.
Chez les médecins, Socrate.
SOCRATE.
Où conduit-on ceux qui s’abandonnent à l’injustice et à
l’intempérance?
POLUS.
Tu veux dire apparemment chez les juges.
SOCRATE.
N’est-ce pas pour y être punis?
POLUS.
Sans doute.
SOCRATE.
Ceux qui châtient avec raison ne suivent-ils point en cela
une certaine justice?
POLUS.
Cela est évident.
SOCRATE.
Ainsi l’économie délivre de l’indigence, la médecine
de la maladie, et la justice de l’intempérance et de
l’injustice.
POLUS.
Je le pense ainsi.
SOCRATE.
Mais de ces trois choses dont tu parles, quelle est la plus
belle?
POLUS.
De quelles choses?
SOCRATE.
L’économie, la médecine et la justice.
POLUS.
La justice l’emporte de beaucoup, Socrate.
SOCRATE.
Puisqu’elle est la plus belle, c’est donc parce qu’elle
procure le plus grand plaisir, ou la plus grande utilité, ou
l’un et l’autre.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Est-ce une chose agréable d’être entre les mains des
médecins; et le traitement qu’on fait aux malades leur
cause-t-il du plaisir?
POLUS.
Je ne le crois pas.
SOCRATE.
Mais c’est une chose utile, n’est-ce pas?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Car elle délivre d’un grand mal: en sorte qu’il est
avantageux de souffrir la douleur pour recouvrer la
santé.
POLUS.
Sans contredit.
SOCRATE.
L’homme qui est ainsi entre les mains des médecins est-il
dans la situation la plus heureuse par rapport au corps,
ou bien est-ce celui qui n’a point été malade?
POLUS.
Il est évident que c’est celui-ci.
SOCRATE.
En effet, le bonheur ne consiste pas, ce semble, à être
soulagé du mal, mais à n’en pas avoir eu.
POLUS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Mais quoi! de deux hommes malades, quant au corps ou
quant à l’âme, quel est le plus malheureux, de celui
qu’on traite et qu’on délivre de son mal, ou de celui
qu’on ne traite point, et qui garde son mal?
POLUS.
Il me paraît que c’est celui qu’on ne traite point.
SOCRATE.
Ainsi la punition procure la délivrance du plus grand des
maux, du mal de l’âme.
POLUS.
J’en conviens.
SOCRATE.
Car elle rend sage, elle oblige à devenir plus juste, et elle
est une sorte de médecine morale.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Le plus heureux, par conséquent, est celui qui n’a admis
dans son âme aucun mal, puisque nous avons vu que le
mal de l’âme est le plus grand de tous.
POLUS.
Sans difficulté.
SOCRATE.
Le second est celui qu’on en a délivré.
POLUS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
C’est-à-dire, celui qui a reçu des avis, des réprimandes,
qui a subi la punition.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi, celui qui est malade de l’injustice, et qui n’en a pas
été délivré, mène la vie la plus malheureuse.
POLUS.
Selon toute vraisemblance.
SOCRATE.
Eh bien! cet homme, n’est-ce pas celui qui, s’étant rendu
coupable des plus grands crimes, et tout rempli
d’injustice, parvient à se mettre au-dessus des
réprimandes, des corrections, des punitions? Telle
est, comme tu le dis toi-même, la situation d’Archélaüs,
et celle des autres tyrans, des orateurs et de tous ceux
qui jouissent d’un grand pouvoir.
POLUS.
Il paraît qu’oui.
SOCRATE.
Et véritablement, mon cher, tous ces gens-là ont fait à-
peu-près la même chose que celui qui, étant attaqué des
plus grandes maladies, trouverait le moyen de ne point
faire corriger par les médecins les affections vicieuses
qui le travaillent, et de ne point faire de traitement,
craignant, comme un enfant, qu’on ne lui applique le fer
et le feu, parce que cela fait mal. Ne te semble-t-il
pas que la chose est ainsi?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Ce serait sans doute par ignorance des avantages de la
santé et de la bonne habitude du corps. D’après nos
aveux précédents, ceux qui fuient la punition ont bien
l’air de se conduire de la même manière, mon cher
Polus. Ils voient ce qu’elle a de douloureux; mais ils sont
aveugles sur son utilité; ils ignorent combien on est plus
à plaindre d’habiter avec une âme qui n’est pas saine,
mais qui est corrompue, injuste et impie, qu’avec
un corps malade. C’est pourquoi ils mettent tout en
œuvre pour échapper à la punition, et n’être point
délivrés du plus grand des maux, et ils ne songent qu’à
amasser des richesses, à se faire des amis, et à acquérir
le talent de la parole et de la persuasion. Mais si les
choses dont nous sommes convenus sont vraies, Polus,
vois-tu ce qui résulte de ce discours? ou veux-tu que
nous en tirions ensemble les conclusions?
POLUS.
J’y consens, à moins que tu ne sois d’un autre avis.
SOCRATE.
Ne suit-il pas de là que l’injustice est le plus grand
des maux?
POLUS.
Il me le semble, du moins.
SOCRATE.
N’avons-nous pas vu que la punition procure la
délivrance de ce mal?
POLUS.
Vraisemblablement.
SOCRATE.
Et que l’impunité ne fait que l’entretenir?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
L’injustice n’est donc que le second mal pour la
grandeur; mais l’injustice impunie est le premier et le
plus grand de tous les maux.
POLUS.
Tu as bien l’air d’avoir raison.
SOCRATE.
Mon cher ami, n’est-ce point sur ceci que nous étions
partagés de sentiment? Tu regardais comme heureux
Archélaüs, parce que, s’étant rendu coupable des plus
grands crimes, il n’en subissait aucune punition; et
moi je soutenais, au contraire, qu’Archélaüs, et tout
autre, quel qu’il soit, qui ne porte pas la peine des
injustices qu’il a commises, doit passer pour infiniment
plus malheureux que personne; que l’auteur d’une
injustice est toujours plus malheureux que celui qui la
souffre, et le méchant qui demeure impuni, plus que
celui que l’on châtie. N’est-ce pas là ce que je disais?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
N’est-il pas démontré que j’avais la vérité pour moi?
POLUS.
J’en conviens.
SOCRATE.
A la bonne heure. Mais si cela est vrai, Polus, quelle est
donc la grande utilité de la rhétorique? Car c’est une
conséquence de nos aveux; qu’il faut avant toutes
choses se préserver de toute action injuste, parce qu’elle
ne nous rapporterait que du mal. N’est-ce pas?
POLUS.
Assurément.
SOCRATE.
Et que si on a commis une injustice ou soi-même, ou
quelque autre personne à qui l’on s’intéresse, il faut aller
se présenter là où l’on recevra au plus tôt la correction
convenable, et s’empresser de se rendre auprès du juge
comme auprès d’un médecin, de peur que la
maladie de l’injustice venant à séjourner dans l’âme, n’y
engendre une corruption secrète, qui devienne incurable.
Que pouvons-nous dire autre chose, Polus, si nos
premiers aveux subsistent? N’est-ce pas la seule manière
d’accorder ce que nous disons avec ce que nous avons
établi précédemment?
POLUS.
Comment en effet tenir un autre langage, Socrate?
SOCRATE.
La rhétorique, Polus, ne nous est donc d’aucun usage
pour nous défendre contre l’injustice, nous, nos parents,
nos amis, nos enfants, notre patrie; je ne vois guère
qu’un moyen de la rendre utile, c’est de s’accuser
soi-même avant tout autre, ensuite ses proches et ses
amis, dès qu’on a commis quelque injustice, de ne point
tenir le crime secret, mais de l’exposer au grand jour,
afin qu’il soit puni et réparé; c’est de se faire violence à
soi ainsi qu’aux autres pour s’élever au-dessus de toute
crainte, et de s’offrir à la justice les yeux fermés et de
grand cœur, comme on s’offre au médecin pour souffrir
les incisions et les brûlures, s’attachant au bon et au
beau, sans tenir compte de la douleur; en sorte que si,
par exemple, la faute qu’on a faite mérite des coups de
fouet, on se présente pour les recevoir; si les fers,
on leur tende les mains; une amende, on la paie; le
bannissement, on s’y condamne; la mort, on la subisse;
c’est enfin d’être le premier à déposer contre soi-même
et contre ses proches, de ne pas s’épargner, et pour cela
de mettre en œuvre toutes les ressources de la
rhétorique, afin de parvenir, par la manifestation de ses
crimes, à être délivré du plus grand des maux, de
l’injustice. Accorderons-nous cela, POLUS, ou le
nierons-nous?
POLUS.
Cela me paraît bien étrange, Socrate. Toutefois peut-être
est-ce une conséquence de ce que nous avons dit plus
haut.
SOCRATE.
Ainsi, il faut ou renverser nos discours précédents, ou
convenir que ceci en résulte nécessairement.
POLUS.
Oui. La chose est ainsi.
SOCRATE.
Et l’on fera tout le contraire, lorsqu’on voudra faire du
mal à quelqu’un, soit à son ennemi, soit à tout autre; il
faut seulement n’avoir rien à souffrir soi-même de son
ennemi; on doit bien y prendre garde; mais s’il commet
une injustice envers un autre, il faut s’efforcer de toute
manière, et d’action et de paroles, de le soustraire
au châtiment, et empêcher qu’il ne paraisse devant les
juges; et au cas qu’il y paraisse, il faut tout mettre en
œuvre pour qu’il échappe, et ne soit pas puni; de façon
que s’il a volé une grande quantité d’argent, il ne le
rende pas, mais qu’il le garde, et l’emploie en dépenses
injustes et impies pour son usage et celui de ses amis;
que si son crime mérite la mort, il ne la subisse point, et,
s’il se peut, qu’il ne meure jamais, et soit immortel dans
le crime, ou du moins qu’il y vive le plus longtemps
possible. Voilà, Polus, à quoi la rhétorique me semble
utile; car pour celui qui ne commet aucune injustice, je
ne vois pas qu’elle puisse lui être d’une grande utilité, s’il
est vrai même qu’elle lui en soit d’aucune, comme en
effet nous avons vu plus haut qu’elle n’est bonne à rien.
CALLICLÈS.
Dis-moi, Chéréphon, Socrate parle-t-il sérieusement, ou
badine-t-il?
CHÉRÉPHON.
Il me paraît, Calliclès, qu’il parle très sérieusement; mais
rien n’est tel que de l’interroger lui-même.
CALLICLÈS.
Par tous les dieux, tu as raison; c’est ce que j’ai envie de
faire. Socrate dis-moi, croirons-nous que tout ceci
est sérieux de ta part, ou que ce n’est qu’un badinage?
Car si c’est tout de bon que tu parles, et si ce que tu dis
est vrai, la conduite que nous tenons tous tant que nous
sommes, qu’est-ce autre chose qu’un renversement de
l’ordre, et une suite d’actions toutes contraires, ce
semble, à nos devoirs?
SOCRATE.
Si les hommes, Calliclès, n’étaient pas sujets aux mêmes
passions, ceux-ci d’une façon, ceux-là d’une autre; mais
que chacun de nous eût sa passion qui lui fût propre, il
ne serait point aisé de faire connaître à autrui ce
qu’on éprouve soi-même. Je parle ainsi, en faisant
réflexion que nous sommes actuellement toi et moi dans
le même cas, et que tous deux nous aimons deux
choses; moi, Alcibiade fils de Clinias et la philosophie;
toi, le peuple d’Athènes et le fils de Pyrilampe . Je
remarque tous les jours que, tout éloquent que tu es,
lorsque les objets de ton amour sont d’un autre avis que
toi, quelle que soit leur façon de penser, tu n’as pas la
force de les contredire, et que tu passes comme il leur
plaît du blanc au noir.
En effet, quand tu parles au peuple assemblé, s’il
soutient que les choses ne sont pas telles que tu dis, tu
changes aussitôt de sentiment, pour te conformer à ses
intentions. La même chose t’arrive vis-à-vis de ce beau
garçon, le fils de Pyrilampe. Tu ne saurais résister aux
volontés ni aux discours de ce que tu aimes; et si
quelqu’un, témoin du langage que tu prends
ordinairement pour leur complaire, en paraissait surpris,
et le trouvait absurde, tu lui répondrais probablement, si
tu voulais dire la vérité, qu’à moins qu’on ne vienne à
bout d’empêcher tes amours de parler comme ils
font, tu ne peux t’empêcher toi-même de parler comme
tu fais. Figure-toi donc que tu as la même réponse à
entendre de ma part, et ne t’étonne point des discours
que je tiens; mais engage la philosophie, mes amours, à
ne plus parler de même; car c’est elle, mon cher, qui dit
ce que tu as entendu; et elle est beaucoup moins
étourdie que mes autres amours. Le fils de Clinias parle
tantôt d’une façon, tantôt d’une autre; mais la
philosophie a toujours le même langage. Ça qui te
paraît à ce moment si étrange, est d’elle: tu viens de
l’entendre.
Ainsi, ou réfute ce qu’elle disait tout-à-l ‘heure par ma
bouche, et prouve-lui que commettre l’injustice et vivre
dans l’impunité après l’avoir commise, n’est pas le
comble de tous les maux, ou si tu laisses cette vérité
subsister dans toute sa force, je te jure, Calliclès, par le
dieu des Égyptiens , que Calliclès ne s’accordera
point avec lui-même, et sera toute sa vie dans une
contradiction perpétuelle. Cependant il vaudrait
beaucoup mieux pour moi, ce me semble, que la lyre
dont j’aurais à me servir fût mal montée et discordante,
que le chœur dont j’aurais fait les frais détonnât, et
que la plupart des hommes fussent d’un sentiment
opposé au mien, que si j’étais pour mon compte mal
d’accord avec moi-même, et réduit à me contredire.
CALLICLÈS.
En vérité, Socrate, tes discours sont pleins de prestiges,
comme ceux d’un orateur populaire; et ce qui autorise
tes déclamations, c’est qu’il est arrivé à Polus la même
chose qu’il a prétendu être arrivé à Gorgias vis-à-vis de
toi. Polus disait en effet que Gorgias, lorsque tu lui as
demandé si, au cas qu’on se rendît auprès de lui pour
apprendre la rhétorique sans avoir aucune
connaissance de la justice, il en donnerait des leçons,
avait répondu qu’il l’enseignerait, par mauvaise honte et
à cause des préjugés, qui trouveraient mauvais qu’on fît
une réponse contraire; cet aveu, selon Polus, avait réduit
Gorgias à tomber en contradiction avec lui-même, et tu
en avais profité. Il s’est moqué de toi avec raison en
cette rencontre, autant qu’il m’a paru. Mais voilà qu’il se
trouve à présent dans le même cas que Gorgias. Je
t’avoue pour moi, que je ne suis nullement satisfait que
Polus t’ait accordé qu’il est plus laid de faire une injustice
que de la recevoir. Car c’est pour t’avoir passé ce
point, qu’il s’est embarrassé dans la dispute, et que tu lui
as fermé la bouche, parce qu’il a eu honte de parler
suivant sa pensée. En effet, Socrate, tout en disant que
tu cherches la vérité, tu en agis comme le plus fatigant
déclamateur, et tu mets la conversation sur ce qui est
beau non selon la nature, mais selon la loi.
Or, dans la plupart des choses, la nature et la loi sont
opposées entre elles; d’où il arrive que, si on se laisse
aller à la honte, et que l’on n’ose dire ce qu’on
pense, on est forcé à se contredire. Tu as aperçu cette
subtile distinction, et tu t’en sers pour dresser des pièges
dans la dispute. Si quelqu’un parle de ce qui appartient à
la loi, tu l’interroges sur ce qui regarde la nature, et s’il
parle de ce qui est dans l’ordre de la nature, tu
l’interroges sur ce qui est dans l’ordre de la loi. C’est ce
que tu viens de faire pour l’injustice commise et reçue.
Polus parlait de ce qui est plus laid en ce genre, selon la
loi; toi, au contraire, tu as pris la loi pour la nature; car,
selon la nature, tout ce qui est plus mauvais est aussi
plus laid, c’est-à-dire souffrir l’injustice; tandis que, selon
la loi, c’est la commettre.
Et en effet, succomber sous l’injustice d’autrui
n’est pas le fait d’un homme, mais d’un esclave, à qui il
est meilleur de mourir que de vivre, quand, souffrant des
injustices et des affronts, il n’est pas en état de se
défendre soi-même, ni ceux pour qui il s’intéresse. Les
lois sont, à ce que je pense, l’ouvrage des plus faibles et
des plus nombreux; en les faisant ils n’ont donc pensé
qu’à eux-mêmes et à leurs intérêts: s’ils approuvent, s’ils
blâment quelque chose, ce n’est que dans cette
vue; et pour effrayer les plus forts, qui pourraient
acquérir de l’ascendant sur les autres, et les empêcher
d’en venir là, ils disent que la supériorité est une chose
laide et injuste, et que travailler à devenir plus puissant,
c’est se rendre coupable d’injustice; car, étant les plus
faibles, ils se tiennent, je crois, trop heureux que tout
soit égal. Voilà pourquoi, dans l’ordre de la loi, il est
injuste et laid de chercher à l’emporter sur les autres, et
ce qui fait qu’on a donné à cela le nom d’injustice.
Mais la nature démontre, ce me semble, qu’il est
juste que celui qui vaut mieux ait plus qu’un autre qui
vaut moins, et le plus fort plus que le plus faible. Elle fait
voir en mille rencontres qu’il en est ainsi, tant en ce qui
concerne les animaux que les hommes eux-mêmes,
parmi lesquels nous voyons des états et des nations
entières où la règle du juste est que le plus fort
commande au plus faible, et soit mieux partagé. De quel
droit en effet Xerxès fit-il la guerre à la Grèce, et son
père aux Scythes? Sans parler d’une inanité
d’autres exemples qu’on pourrait citer. Dans ces sortes
d’entreprises, on agit, je pense, selon la nature, selon la
loi de la nature, si ce n’est pas selon celle que les
hommes ont établie. Nous prenons dès l’enfance les
meilleurs et les plus forts d’entre nous; nous les formons
et les domptons comme des lionceaux, par des
enchantements et des prestiges, et nous leur enseignons
qu’il faut respecter l’égalité, et qu’en cela consistent
le beau et le juste.
Mais qu’il paraisse un homme d’une nature puissante,
qui secoue et brise toutes ces entraves, foule aux pieds
nos écritures, nos prestiges, nos enchantements et nos
lois contraires à la nature, et s’élève au-dessus de tous,
comme un maître, lui dont nous avions fait un esclave,
c’est alors qu’on verra briller la justice telle qu’elle
est selon l’institution de la nature. Pindare me paraît
appuyer ce sentiment dans l’ode où il dit que la loi est la
reine des mortels et des immortels. Elle traîne après elle,
poursuit-il, la violence d’une main puissante, et elle la
légitime. J’en juge par les actions d’Hercule, qui, sans les
avoir achetés… Ce sont à-peu-près les paroles de
Pindare; car je ne sais point cette ode par cœur. Mais le
sens est qu’Hercule emmena avec lui les bœufs de
Géryon, sans qu’il les eût achetés ou qu’on les lui
eût donnés; donnant à entendre que cette action était
juste, à consulter la nature, et que les bœufs et tous les
autres biens des faibles et des petits appartiennent de
droit au plus fort et au meilleur.
La vérité est donc telle que je dis: tu le reconnaîtras toi-
même si, laissant là la philosophie, tu t’appliques à de
plus grands objets. J’avoue, Socrate, que la philosophie
est une chose amusante, lorsqu’on l’étudie avec
modération dans la jeunesse. Mais si on si arrête trop
longtemps, c’est un fléau. Quelque beau naturel que l’on
ait, si on pousse ses études en ce genre jusque dans un
âge avancé, on reste nécessairement neuf en toutes les
choses qu’on ne peut se dispenser de savoir, si l’on
veut devenir un homme comme il faut, et se faire une
réputation. Les philosophes n’ont en effet aucune
connaissance des lois qui s’observent dans une ville; ils
ignorent comment il faut traiter avec les hommes dans
les rapports publics ou particuliers qu’on a avec eux; ils
n’ont nulle expérience des plaisirs et des passions
humaines, ni en un mot de ce qu’on appelle la vie. Aussi,
lorsqu’ils se trouvent chargés de quelque affaire
domestique ou civile, ils se rendent ridicules à-peu-
près comme les politiques, quand ils assistent à vos
assemblées et à vos disputes. Car rien n’est plus vrai que
ce que dit Euripide:
Chacun s’applique aux choses où il excelle,
Y consacrant la meilleure partie du jour,
Afin de se surpasser lui-même .
Au contraire, on s’éloigne des choses où l’on
réussit mal, et on en parle avec mépris; tandis que par
amour-propre on vante les premières, croyant par là se
vanter soi-même. Mais le mieux est, à mon avis, d’avoir
quelque connaissance des unes et des autres. Il est bon
d’avoir une teinture de philosophie, autant qu’il en faut
pour que l’esprit soit cultivé; et il n’est pas honteux à un
jeune homme d’étudier la philosophie.
Mais lorsqu’on est sur le retour de l’âge, et qu’on
philosophe encore, la chose devient alors ridicule,
Socrate. Pour moi, je suis, par rapport à ceux qui
s’appliquent à la philosophie, dans la même disposition
d’esprit qu’à l’égard de ceux qui bégaient et s’amusent à
jouer. Quand je vois un enfant à qui cela convient
encore, bégayer ainsi en parlant et badiner, j’en suis fort
aise, je trouve cela gracieux, noble, et séant à cet âge;
tandis que si j’entends un enfant articuler avec précision,
cela me choque, me blesse l’oreille, et me paraît sentir
l’esclave. Mais si c’est un homme que l’on entend ainsi
bégayer ou qu’on voit jouer, la chose paraît ridicule,
indécente à cet âge, et digne du fouet.
Voilà ce que je pense de ceux qui s’occupent de
philosophie. Quand je vois un jeune homme s’y
adonner, j’en suis charmé, cela me semble à sa place, et
je juge que ce jeune homme a de la noblesse dans les
sentiments. S’il la néglige au contraire, je le regarde
comme une âme basse, qui ne se croira jamais capable
d’une action belle et généreuse. Mais lorsque je
vois un vieillard qui philosophe encore, et n’a point
renoncé à cette étude, je le tiens digne du fouet,
Socrate.
Comme je disais en effet tout-à-l ‘heure, quelque beau
naturel qu’ait un pareil homme, il ne peut manquer de
tomber au-dessous de lui-même, en évitant les endroits
fréquentés de la ville, et les places publiques, où les
hommes, selon le poète , acquièrent de la célébrité:
et il passe ainsi caché le reste de ses jours à jaser dans
un coin avec trois ou quatre enfants, sans que
jamais il sorte de sa bouche aucun discours noble,
grand, et qui vaille quelque chose. Socrate, je suis de tes
bons amis; voilà pourquoi je suis à ce moment à ton
égard dans les mêmes sentiments que Zéthus vis-à-vis
de l’Amphion d’Euripide, dont j’ai déjà fait mention: et il
me vient à la pensée de t’adresser un discours semblable
à celui que Zéthus tenait à son frère. Tu négliges,
S o c rate , ce qui devrait faire ta principale
occupation, et tu avilis dans un rôle d’enfant une âme
aussi bien faite que la tienne. Tu ne saurais
proposer un avis dans les délibérations relatives à la
justice, ni saisir dans une affaire ce qu’elle a de plausible
et de vraisemblable, ni suggérer aux autres un conseil
généreux.
Cependant, mon cher Socrate (ne t’offense point de ce
que je vais dire; c’est par bienveillance que je te parle
ainsi), ne trouves-tu pas qu’il est honteux pour toi d’être
dans l’état où je suis persuadé que tu es, ainsi que tous
ceux qui passent leur vie à parcourir leur carrière
philosophique? Si quelqu’un mettait actuellement la main
sur toi, ou sur un de ceux qui te ressemblent, et te
conduisait en prison, disant que tu lui as fait tort,
quoiqu’il n’en soit rien, tu sais que tu serais fort
embarrassé de ta personne, que la tête te tournerait, et
que tu ouvrirais la bouche toute grande, sans savoir que
dire. Lorsque tu paraîtrais devant les juges, quelque vil
et méprisable que fût ton accusateur, tu serais mis à
mort, s’il lui plaisait de demander contre toi cette peine.
Or, quelle estime, Socrate peut-on faire d’un art qui
trouvant un homme bien né le rend plus mauvais, le met
hors d’état de se secourir lui-même, et de se tirer ou de
tirer les autres des plus grands dangers, qui l’expose à se
voir dépouiller de tous ses biens par ses ennemis,
et à traîner dans sa patrie une vie sans honneur? La
chose est un peu forte à dire; mais enfin on peut
impunément frapper sur la figure un homme de ce
caractère. Ainsi, crois-moi, mon cher, laisse là tes
arguments, cultive les belles choses, exerce-toi à ce qui
te donnera la réputation d’homme habile; abandonne cet
appareil d’extravagances ou de puérilités, qui finiront par
te ruiner et te faire une maison déserte, et propose-toi
pour modèles, non ceux qui disputent sur ces
bagatelles, mais ceux qui ont du bien, du crédit, et qui
jouissent des avantages de la vie.
SOCRATE.
Si mon âme était d’or, Calliclès, ne penses-tu pas que ce
serait une grande joie pour moi d’avoir trouvé quelque
pierre excellente, de celles dont on se sert pour éprouver
l’or; de façon qu’approchant mon âme de cette pierre, si
elle me rendait un témoignage satisfaisant de mon âme,
je susse à n’en pouvoir douter que je suis en bon état et
n’ai plus besoin d’aucune épreuve?
CALLICLÈS.
A quel propos me demandes-tu cela, Socrate?
SOCRATE.
Je vais te le dire: je crois avoir fait en ta personne cette
heureuse rencontre.
CALLICLÈS.
Pourquoi cela?
SOCRATE.
Je suis bien assuré que si tu tombes d’accord avec moi
sur les principes que j’ai dans l’âme, ces principes sont
vrais. Je remarque en effet que pour examiner
comme il faut si une âme est bien ou mal, il faut avoir
trois qualités, que tu réunis toutes, la science, la
bienveillance et la franchise. Je me trouve avec bien des
gens qui ne sont pas capables de me sonder, parce qu’ils
ne sont pas savants comme toi. Il en est d’autres qui
sont savants; mais comme ils ne s’intéressent pas à moi,
ainsi que tu le fais, ils ne veulent pas me dire la vérité.
Quant à ces deux étrangers, Gorgias et Polus, ils sont
habiles l’un et l’autre et de mes amis: mais ils
manquent d’une certaine hardiesse à parler, et ils sont
plus timides qu’il ne convient de l’être. Je n’exagère pas,
puisqu’ils ont porté la timidité au point de se contredire
par une mauvaise honte l’un et l’autre en présence de
tant de personnes, et cela sur les objets les plus
importants. Pour toi, tu as d’abord tous les avantages
des autres. Tu es grandement habile, comme la plupart
des Athéniens en conviendront, et de plus tu as de la
bienveillance pour moi.
Voici par où j’en juge. Je sais, Calliclès, que vous
êtes quatre, qui avez étudié ensemble la philosophie, toi,
Tisandre d’Aphidne , Andron fils d’Androtion, et
Nausicyde de Cholarges . Je vous ai entendus un
jour délibérer jusqu’à quel point il fallait cultiver la
sagesse; et je sais que l’avis qui l’emporta, fut qu’on ne
devait pas se proposer de devenir un philosophe à la
rigueur, et que vous vous conseillâtes
mutuellement de bien prendre garde de vous faire tort
sans le vouloir en vous appliquant à l’étude plus qu’il ne
faut. Aujourd’hui donc que je t’entends me donner le
même conseil qu’à tes plus intimes amis, c’est une
preuve décisive pour moi de la sincérité de ton affection.
D’ailleurs, que tu saches me parler avec toute liberté, et
ne me rien déguiser, tu le dis toi-même, et le discours
que tu viens de m’adresser en fait foi. Puisqu’il en
est évidemment ainsi, ce que tu m’accorderas dans la
discussion aura passé par une épreuve suffisante de ta
part et de la mienne, et il ne sera plus nécessaire de le
soumettre à un nouvel examen. Car tu ne me l’auras
laissé passer ni par défaut de lumières, ni par timidité: tu
ne feras non plus aucune concession à dessein de me
tromper, étant mon ami, comme tu le dis. Ainsi le
résultat dont nous serons convenus sera la pleine et
entière vérité. Or, de tous les sujets de discussion,
Calliclès, le plus beau est sans doute celui sur lequel tu
m’as fait une leçon: ce que l’homme doit être, à
quoi il doit s’appliquer, et jusqu’à quel point, soit dans la
vieillesse, soit dans la jeunesse. Le genre de vie que je
mène peut être répréhensible à quelques égards; mais
sois persuadé que la faute n’est pas volontaire de ma
part, et que l’ignorance seule en est la cause.
Continue donc à me donner des avis, comme tu as si
bien commencé; et explique-moi à fond quel est le genre
de vie que je dois embrasser, et comment je dois m’y
prendre pour l’exercer: et si après que la chose aura été
arrêtée entre nous, tu découvres dans la suite que je ne
suis pas fidèle à mes conventions, tiens-moi pour un
homme sans cœur, et désormais ne me fais plus
part de tes conseils, comme en étant absolument
indigne. Expose-moi donc de nouveau, je t’en prie, ce
que tu entends, toi et Pindare, par le juste selon l’ordre
de la nature? N’est-ce pas le droit qu’aurait le plus
puissant de s’emparer de ce qui appartient au plus faible,
le meilleur de commander au moins bon, et celui qui
vaut davantage d’avoir plus que celui qui vaut moins?
As-tu quelque autre idée du juste? ou ma mémoire ne
me trompe-t-elle pas?
CALLICLÈS.
C’est ce que j’ai dit alors et ce que je dis encore.
SOCRATE.
Est-ce le même homme que tu appelles meilleur et plus
puissant? car je t’avoue que je n’ai pu comprendre
ce que tu voulais dire. Par les plus puissants, entends-tu
les plus forts; et faut-il que les plus faibles soient soumis
au plus fort, comme tu l’as, ce me semble, insinué, en
disant que les grands états attaquent les petits d’après la
justice naturelle, parce qu’ils sont plus puissants et plus
forts; ce qui suppose que plus puissant, plus fort et
meilleur sont la même chose: ou peut-on être meilleur,
et en même temps plus petit et plus faible; plus puissant,
et aussi plus méchant? ou meilleur et plus puissant sont-
ils compris sous la même définition? Donne-moi
une définition nette, et dis-moi si plus puissant, meilleur,
et plus fort, expriment la même idée, ou des idées
différentes.
CALLICLÈS.
Je te déclare donc nettement que ces trois mots
expriment la même idée.
SOCRATE.
Dans l’ordre de la nature le grand nombre n’est-il pas
plus puissant que l’individu, le grand nombre, qui fait
des lois contre l’individu, comme tu disais tout-à-l
‘heure?
CALLICLÈS.
Qui en doute?
SOCRATE.
Les lois du plus grand nombre sont donc celles des plus
puissants.
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Et par conséquent des meilleurs, puisque, selon toi, les
plus puissants sont aussi les meilleurs de beaucoup.
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Leurs lois sont donc belles suivant la nature, étant celles
des plus puissants.
CALLICLÈS.
J’en conviens.
SOCRATE.
Or le grand nombre ne pense-t-il pas que la justice
consiste, ainsi que tu le disais il n’y a qu’un moment,
dans l’égalité, et qu’il est plus laid de commettre une
injustice que de la souffrir? Cela est-il vrai, ou non?
Et prends garde d’aller montrer ici une mauvaise honte.
Le grand nombre pense-t-il, ou non, qu’il est juste
d’avoir autant et pas plus que les autres, et que faire une
injustice est une chose plus laide que de la recevoir? Ne
me refuse pas une réponse là-dessus, Calliclès, afin que,
si tu en conviens, je m’affermisse dans mon sentiment,
le voyant appuyé du suffrage d’un homme capable d’en
juger.
CALLICLÈS.
Eh bien, oui; le grand nombre est dans cette persuasion.
SOCRATE.
Ainsi ce n’est pas suivant la loi seulement, mais encore
suivant la nature, qu’il est plus laid de faire une injustice
que de la recevoir, et que la justice consiste dans
l’égalité; et, à ce qu’il paraît, tu ne disais pas la vérité
tout-à-l ‘heure, et tu avais tort de m’accuser et de
soutenir que la nature et la loi sont opposées l’une à
l’autre, que je le savais fort bien, et que je me servais de
cette connaissance pour embarrasser la discussion en
faisant tomber la dispute sur la loi, lorsqu’on parlait de la
nature, et sur la nature, lorsqu’on parlait de la loi.
CALLICLÈS.
Cet homme-là ne cessera pas de dire des pauvretés.
Socrate, réponds-moi: n’as-tu pas honte à ton âge
d’éplucher ainsi les mots, et de croire que tu as
cause gagnée, lorsqu’on s’est mépris sur une expression?
Penses-tu que par les plus puissants, j’entende autre
chose que les meilleurs? Ne te dis-je pas depuis
longtemps que je prends ces termes de meilleur et de
plus puissant dans la même acception? T’imagines-tu
que ma pensée est qu’on doit tenir pour des lois ce qui
aura été arrêté dans une assemblée composée d’un
ramas d’esclaves et de gens de toute espèce, qui n’ont
d’autre mérite peut-être que la forte du corps?
SOCRATE.
A la bonne heure, très sage Calliclès. C’est donc ainsi
que tu l’entends?
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Je soupçonnais aussi depuis longtemps, mon cher, que
tu prenais le mot plus puissant en ce sens, et je ne
t’interroge que par l’envie de connaître clairement ta
pensée; car tu ne crois pas apparemment que deux
soient meilleurs qu’un, ni tes esclaves meilleurs que toi,
parce qu’ils sont plus forts. Dis-moi donc de nouveau qui
sont ceux que tu appelles les meilleurs, puisque ce ne
sont point les plus forts, et, de grâce, tâche de
m’instruire d’une manière plus douce, afin que je ne
m’enfuie point de ton école.
CALLICLÈS.
Tu railles, Socrate,.
SOCRATE.
Non, Calliclès, non par Zéthus, sous le nom duquel tu
m’as raillé tout-à-heure assez longtemps. Allons, dis-moi
qui sont ceux que tu appelles les meilleurs.
CALLICLÈS.
Ceux qui valent mieux.
SOCRATE.
Tu vois que tu ne dis toi-même que des mots, et que tu
n’expliques rien. Ne me diras-tu point si par les meilleurs
et les plus puissants tu entends les plus sages, ou
d’autres semblables?
CALLICLÈS.
Oui, par Jupiter, ce sont ceux-là que j’entends, et très
fort.
SOCRATE.
Ainsi, souvent un seul homme sage est meilleur, à ton
avis, que dix mille qui ne le sont pas; c’est à lui qu’il
appartient de commander, et aux autres d’obéir, et, en
qualité de maître, il doit avoir plus que ses sujets. Voilà,
ce me semble, ce que tu veux dire, s’il est vrai qu’un seul
soit meilleur que dix mille; et je n’épluche point les mots.
CALLICLÈS.
C’est justement ce que je dis, et mon sentiment est que,
selon la nature, il est juste que le meilleur et le plus sage
commande, et soit mieux partagé que ceux qui n’ont
aucun mérite.
SOCRATE.
Tiens-t’en donc là. Que réponds-tu maintenant à ceci? Si
nous étions plusieurs dans un même lieu, comme nous
sommes ici, et que nous eussions en commun différents
mets et différents breuvages; que notre assemblée fût
composée de toutes sortes de gens, les uns forts, les
autres faibles, et qu’un d’entre nous, en qualité de
médecin, eût plus de sagesse que les autres touchant
l’usage de ces aliments; que d’ailleurs il fût, comme il est
vraisemblable, plus fort que les uns et plus faible que les
autres: n’est-il pas vrai que cet homme, étant plus sage
que nous, sera aussi meilleur et plus puissant par
rapport à ces choses?
CALLICLÈS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Faudra-t-il parce qu’il est meilleur, qu’il ait une plus forte
part d’aliments que les autres? Ou plutôt, en qualité de
chef, ne doit-il pas être
chargé de la distribution du tout? Et quant à la
consommation des aliments, et leur usage pour la
nourriture de son corps, ne faut-il pas qu’il s’abstienne
d’en prendre plus que les autres, sous peine d’être
incommodé, qu’il s’en donne plus qu’à ceux-ci et moins
qu’à ceux-là; et s’il est le plus faible de tous, quoique le
meilleur, qu’il en ait le moins de tous, Calliclès? Cela
n’est-il pas ainsi, mon cher?
CALLICLÈS.
Tu me parles d’aliments, de breuvages, de médecins, et
d’autres sottises semblables. Ce n’est point là ce
que je veux dire.
SOCRATE.
N’avoues-tu pas que le plus sage est le meilleur? Accorde
ou nie.
CALLICLÈS.
Je l’accorde.
SOCRATE.
Et que le meilleur doit avoir davantage?
CALLICLÈS.
Oui, mais non pas en fait d’aliments et de breuvages.
SOCRATE.
J’entends: peut-être en fait d’habits; et il faut que le
plus habile à fabriquer des étoffes, porte l’habit le
plus grand, et marche chargé d’un plus grand nombre de
vêtements et des plus beaux.
CALLICLÈS.
De quels habits me parles-tu?
SOCRATE.
Et en fait de chaussures, apparemment il faut que le plus
entendu et le meilleur en ce genre, en ait plus que les
autres; et le cordonnier doit peut-être aller par les rues
portant les plus grands souliers et en plus grand nombre.
CALLICLÈS.
Quels souliers? Radotes-tu?
SOCRATE.
Si ce n’est point cela que tu as en vue, peut-être est-ce
ceci: par exemple, que le laboureur entendu, sage et
habile dans la culture de la terre, doit avoir plus de
semences, et en jeter dans son champ beaucoup plus
que les autres.
CALLICLÈS.
Tu rebats toujours les mêmes choses, Socrate.
SOCRATE.
Non-seulement les mêmes choses, Calliclès, mais sur le
même sujet.
CALLICLÈS.
Oui, par tous les dieux, tu as sans cesse à la bouche des
cordonniers, des foulons, des cuisiniers et des médecins,
comme s’il était ici question d’eux.
SOCRATE.
Ne me diras-tu pas enfin en quoi doit être plus puissant
et plus sage celui que la justice autorise à avoir plus que
les autres? Ou ne souffriras-tu pas que je te le suggère,
si tu ne veux pas le dire toi-même?
CALLICLÈS.
Je te le dis depuis longtemps. D’abord, par les plus
puissants, je n’entends ni les cordonniers, ni les
cuisiniers, mais ceux qui sont entendus dans les
affaires publiques et la bonne administration d’un état, et
non-seulement entendus, mais courageux, capables
d’exécuter les projets qu’ils ont conçus, et d’une âme
trop ferme pour se laisser rebuter.
SOCRATE.
Tu le vois, mon cher Calliclès; nous ne nous faisons pas
l’un à l’autre les mêmes reproches. Tu me reproches de
dire toujours les mêmes choses, et tu m’en fais un crime.
Je me plains au contraire de ce que tu ne parles jamais
d’une manière uniforme sur les mêmes objets, et de ce
que, par les meilleurs et les plus puissants, tu
entends tantôt les plus forts, et tantôt les plus sages.
Voilà maintenant que tu en donnes une troisième
définition, et les plus puissants et les meilleurs sont,
selon toi, les plus courageux. Mon cher, dis-moi une fois
pour toutes qui sont ceux que tu appelles les meilleurs et
les plus puissants, et relativement à quoi.
CALLICLÈS.
J’ai déjà dit que ce sont les hommes habiles dans les
affaires politiques, et courageux: c’est à eux
qu’appartient le gouvernement des états, et il est juste
qu’ils aient plus que les autres, ceux qui commandent
plus que ceux qui obéissent.
SOCRATE.
Et relativement à quoi? est-ce relativement à eux-
mêmes, mon cher ami? ou relativement à quoi est-ce
qu’ils commandent ou obéissent?
CALLICLÈS.
Que veux-tu dire?
SOCRATE.
Je dis que chaque individu commande à soi-même. Est-
ce qu’il ne faut pas qu’on commande à soi-même, mais
seulement aux autres?
CALLICLÈS.
Qu’entends-tu par commander à soi-même?
SOCRATE.
Rien d’extraordinaire, mais ce que tout le monde entend;
savoir, être tempérant, maître de soi-même, et
commander aux passions et désirs qui sont en
nous.
CALLICLÈS.
Que tu es charmant! tu nous parles d’imbéciles sous le
nom de tempérants. Qui ne le sent?
SOCRATE.
Il n’est personne, au contraire, qui ne comprenne que ce
n’est pas là ce que je veux dire.
CALLICLÈS.
C’est cela même, Socrate. Comment, en effet, un
homme serait-il heureux, s’il est asservi à quoi que ce
soit? Mais je vais te dire avec toute liberté ce que c’est
que le beau et le juste dans l’ordre de la nature. Pour
mener une vie heureuse, il faut laisser prendre à ses
passions tout l’accroissement possible, et ne point les
réprimer; et lorsqu’elles sont ainsi parvenues à leur
comble, il faut être en état de les satisfaire par son
courage et son habileté, et de remplir chaque désir à
mesure qu’il naît. C’est ce que la plupart des hommes ne
sauraient faire, à ce que je pense; et de là vient qu’ils
condamnent ceux qui en viennent à bout, cachant par
honte leur propre impuissance. Ils disent donc que
l’intempérance est une chose laide, comme je l’ai
remarqué plus haut, ils enchaînent ceux qui ont une
meilleure nature, et, ne pouvant fournir à leurs passions
de quoi les contenter, ils font, par pure lâcheté, l’éloge
de la tempérance et de la justice. Et, dans le vrai,
pour ceux qui ont eu le bonheur de naître d’une famille
de rois, ou que la nature a faits capables de devenir
chefs, tyrans ou rois, y aurait-il rien de plus honteux et
de plus dommageable que la tempérance? Tandis qu’ils
peuvent jouir de tous les biens de la vie, sans que
personne les en empêche, ils se donneraient eux-mêmes
pour maîtres les lois, les discours et la censure du
vulgaire? Comment cette beauté prétendue de la justice
et de la tempérance ne les rendrait-elle pas
malheureux, puisqu’elle leur ôterait la liberté de donner
plus à leurs amis qu’à leurs ennemis, et cela tout
souverains qu’ils sont dans leur propre ville? telle est,
Socrate, la vérité des choses, que tu cherches, dis-tu. La
volupté, l’intempérance, la licence, pourvu qu’elles aient
des garanties, voilà la vertu et la félicité. Toutes ces
autres belles idées, ces conventions contraires à la
nature, ne sont que des extravagances humaines,
auxquelles il ne faut avoir nul égard.
SOCRATE.
Tu viens, Calliclès, d’exposer ton sentiment avec
beaucoup de courage et de liberté: tu t’expliques
nettement sur des choses que les autres pensent, il est
vrai, mais qu’ils n’osent pas dire. Je te conjure donc de
ne te relâcher en aucune manière, afin que nous voyions
clairement quel genre de vie il faut embrasser. Et dis-
moi, tu soutiens que, pour être tel qu’on doit être, il ne
faut point gourmander ses passions, mais leur lâcher la
bride, et se ménager d’ailleurs de quoi les satisfaire; et
qu’en cela consiste la vertu.
CALLICLÈS.
Oui, je le soutiens.
SOCRATE.
Cela posé, on a donc grand tort de dire que ceux qui
n’ont besoin de rien sont heureux.
CALLICLÈS.
A ce compte, il n’y aurait rien de plus heureux que les
pierres et les cadavres.
SOCRATE.
Mais aussi ce serait une terrible vie que celle dont tu
parles. En vérité, je ne serais pas surpris que ce que dit
Euripide fût vrai:
Qui sait si la vie n’est pas pour nous une mort,
Et la mort une vie?
Peut-être mourons-nous réellement nous autres,
comme je l’ai ouï dire à un sage qui prétendait que notre
vie actuelle est une mort, notre corps un tombeau, et
que cette partie de l’âme, où résident les passions, est
de nature à changer de sentiment, et à passer d’une
extrémité à l’autre ; et un homme habile dans l’art
des fables, Sicilien peut-être ou Italien , appelait par
une allusion de nom cette partie de l’âme un tonneau, à
cause de sa facilité à croire et à se laisser
persuader , et les insensés des hommes qui ne sont
pas initiés aux saints mystères. Il comparait la
partie de l’âme de ces hommes non-initiés, dans laquelle
résident les passions, en tant qu’elle est intempérante et
ne saurait rien retenir, à un tonneau percé, à cause de
son insatiable avidité . Il pensait tout au contraire
de toi, Calliclès, que de tous ceux qui sont dans l’autre
monde (entendant par là le monde invisible ) les
plus malheureux sont les hommes que l’initiation n’a pas
purifiés, et qu’ils portent dans un tonneau percé de l’eau
qu’ils puisent avec un crible également percé. Ce crible,
disait-il en m’expliquant sa pensée, c’est l’âme; et il
désignait par crible l’âme des insensés, pour marquer
qu’elle est percée, et que la défiance et l’oubli ne lui
permettent de rien retenir. Toute cette explication est
assez bizarre; néanmoins elle fait entendre ce que je
veux te donner à connaître, si je puis réussir à te faire
changer d’avis, et préférer à une vie insatiable et
dissolue une vie réglée, qui se contente de ce qu’elle a
sous la main, et n’en désire pas davantage. Ai-je gagné
en effet quelque chose sur ton esprit? et revenant
sur tes pas, admets-tu que les tempérants sont plus
heureux que les déréglés? ou n’ai-je rien fait, et quand
j’emploierais encore bien des fables semblables, n’en
serais-tu pas plus disposé à changer d’avis?
CALLICLÈS.
Tu dis vrai pour le dernier point, Socrate.
SOCRATE.
Souffre que je te propose un nouvel emblème sorti de la
même école que le précédent. Vois si ce que tu dis de
ces deux vies, la tempérante et la déréglée, n’est pas
comme si tu supposais que deux hommes ont chacun un
grand nombre de tonneaux; que les tonneaux de l’un
sont en bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là
de miel, un troisième de lait, et d’autres de plusieurs
autres liqueurs; que d’ailleurs les liqueurs de chaque
tonneau sont rares, malaisées à avoir, et qu’on ne peut
se les procurer qu’avec des peines infinies; que l’un de
ces hommes ayant une fois rempli ses tonneaux, n’y
verse plus rien désormais, n’a plus aucune inquiétude, et
est parfaitement tranquille à cet égard: que l’autre peut,
à la vérité, comme le premier; se procurer les mêmes
liqueurs, quoique difficilement, mais que, du reste, ses
tonneaux étant percés et gâtés, il est obligé de les
remplir sans cesse jour et nuit, sous peine de
s’attirer les derniers chagrins. Ce tableau étant l’image de
l’une et de l’autre vie, dis-tu que la vie de l’homme
déréglé est plus heureuse que celle du tempérant? Ce
discours t’engage-t-il à convenir que la condition du
second est préférable à celle de l’autre, ou ne fait-il
aucune impression sur ton esprit?
CALLICLÈS.
Aucune, Socrate; car cet homme dont les tonneaux
demeurent remplis ne goûte plus aucun plaisir, et il est
dans le cas dont je parlais tout-à-l ‘heure, il vit comme
une pierre, dès qu’une fois ils sont pleins, sans
plaisir ni douleur. Mais la douceur de la vie consiste à y
verser le plus qu’on peut.
SOCRATE.
N’est-ce pas une nécessité, que plus on y verse, plus il
s’en écoule, et qu’il y ait de grands trous pour ces
écoulements?
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
La condition dont tu parles n’est point, à la vérité, celle
d’un cadavre ni d’une pierre, mais celle d’une cane .
De plus, dis-moi, ne reconnais-tu point ce qu’on appelle
avoir faim, et manger ayant faim?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi qu’avoir soif et boire ayant soif?
CALLICLÈS.
Oui; et je soutiens que c’est vivre heureux que
d’éprouver ces désirs et les autres semblables, et d’être
en état de les remplir.
SOCRATE.
Fort bien, mon cher; continue comme tu as commencé,
et prends garde que la honte ne s’empare de toi. Mais il
faut, ce me semble, que je ne sois pas honteux de mon
côté. Et d’abord dis-moi si c’est vivre heureux que d’avoir
la gale et des démangeaisons, d’être à même de se
gratter à son aise, et de passer toute sa vie à se gratter.
CALLICLÈS.
Que tu es absurde, Socrate, et un vrai bavard!
SOCRATE.
Aussi, Calliclès, ai-je déconcerté et Polus et Gorgias.
Pour toi, je n’ai pas peur que tu te troubles, ni que tu
rougisses; tu es trop courageux: mais réponds seulement
à ma question.
CALLICLÈS.
Je dis donc que celui qui se gratte vit agréablement.
SOCRATE.
Et si sa vie est agréable, n’est-elle pas heureuse?
CALLICLÈS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Est-ce assez qu’il éprouve des démangeaisons à la tête
seulement? ou faut-il qu’il en sente encore quelque autre
part? je te le demande. Vois, Calliclès, ce que tu
répondras, si on pousse les questions en ce genre aussi
loin qu’elles peuvent aller. Et, pour tout dire, en un mot,
la vie du débauché n’est-elle point triste, honteuse et
misérable? Oseras-tu soutenir que de pareils hommes
sont heureux, s’ils ont abondamment de quoi se
satisfaire?
CALLICLÈS.
Ne rougis-tu point, Socrate, de faire tomber la
conversation sur de pareils propos?
SOCRATE.
Est-ce moi, mon cher, qui y donne occasion, ou celui qui
avance sans façon que quiconque ressent du plaisir, de
quelque nature qu’il soit, est heureux, sans mettre
aucune distinction entre les plaisirs honnêtes et les
déshonnêtes? Explique-moi donc encore ceci. Prétends-
tu que l’agréable et le bon sont la même chose? ou
admets-tu des choses agréables qui ne sont pas bonnes?
CALLICLÈS.
Afin qu’il n’y ait pas de contradiction dans mon discours,
si je dis que l’un est différent de l’autre, je réponds que
c’est la même chose.
SOCRATE.
Tu gâtes ce que tu as dit précédemment, et nous ne
cherchons plus ensemble la vérité comme il faut, si tu
réponds autrement que selon ta pensée, mon cher
Calliclès.
CALLICLÈS.
Tu m’en donnes l’exemple, Socrate.
SOCRATE.
Si cela est, je ne fais pas bien, non plus que toi. Mais
vois, mon cher, si le bien ne consiste point en toute
autre chose que dans le plaisir, quel qu’il soit: car, s’il en
est ainsi, il en résulte toutes les conséquences honteuses
que je viens de t’indiquer à demi-mot, et beaucoup
d’autres semblables.
CALLICLÈS.
Oui, à ce que tu crois, Socrate.
SOCRATE.
Et toi, Calliclès, soutiens-tu tout de bon qu’il en est ainsi.
CALLICLÈS.
Certainement.
SOCRATE.
Attaquerai-je ce discours, comme étant sérieux de ta
part?
CALLICLÈS.
Très sérieux.
SOCRATE.
A la bonne heure. Puisque telle est ta manière de
penser, explique-moi ceci. N’y a-t-il point une chose
quelque part que tu appelles science?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et avec la science, ne parlais-tu pas aussi du courage?
CALLICLÈS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
N’as-tu pas parlé de ces deux choses, comme étant
différentes?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Mais quoi! le plaisir est-il la même chose que la science?
ou en diffère-t-il?
CALLICLÈS.
Il en diffère, très sage Socrate.
SOCRATE.
Et le courage est-il différent du plaisir?
CALLICLÈS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Attends, pour que nous nous en souvenions bien.
Calliclès d’Acharnée dit que l’agréable et le bon
sont la même chose, et que la science et le courage sont
différents l’un de l’autre et du bon: Socrate
d’Alopèce n’en convient pas. Ou peut-être en
convient-il?
CALLICLÈS.
Non, il n’en convient pas.
SOCRATE.
Je ne pense pas non plus que Calliclès en convienne,
lorsqu’il s’examinera sérieusement lui-même. Car, dis-
moi, ne crois-tu pas que le bonheur est une affection
contraire au malheur?
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Puisque ces deux choses sont opposées, n’est-ce pas
une nécessité qu’il en soit d’elles comme de la santé et
de la maladie? Car le même homme n’est point à-la-fois
sain et malade, ni ne quitte la santé en même temps que
la maladie.
CALLICLÈS.
Que veux-tu dire?
SOCRATE.
Le voici: prenons pour exemple telle partie du corps
qu’il te plaira. N’a-t-on pas quelquefois une maladie
d’yeux, qu’on appelle ophtalmie?
CALLICLÈS.
Qui en doute?
SOCRATE.
On n’a pas apparemment dans le même temps les yeux
sains.
CALLICLÈS.
En aucune manière.
SOCRATE.
Mais quoi! lorsqu’on est guéri de l’ophtalmie, perd-on la
santé des yeux, et est-on enfin privé à-la-fois et de l’un
et de l’autre?
CALLICLÈS.
Non, certes.
SOCRATE.
Car ce serait, je pense, une chose prodigieuse et
absurde; n’est-ce pas?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Mais, autant qu’il me semble, l’un vient et l’autre s’en va
successivement.
CALLICLÈS.
J’en conviens.
SOCRATE.
N’en faut-il pas dire autant de la force et de la faiblesse?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et encore de la vitesse et de la lenteur?
CALLICLÈS.
Nul doute.
SOCRATE.
Et pour le bien et le mal, la félicité et la misère, les
acquiert-on et les perd-on successivement?
CALLICLÈS.
Oui, certes.
SOCRATE.
Si nous découvrons donc de certaines choses que l’on
perd et que l’on possède en même temps, ne sera-t-il
pas évident qu’elles ne sont ni un bien ni un mal?
Avouons-nous cela? Examine bien avant de répondre.
CALLICLÈS.
Je l’avoue parfaitement.
SOCRATE.
Revenons maintenant à ce qui a été accordé d’abord. As-
tu dit de la faim que ce fût un sentiment agréable ou
douloureux? Je parle de la faim prise en elle-même.
CALLICLÈS.
Oui, c’est un sentiment douloureux; et manger ayant
faim est une chose agréable.
SOCRATE.
J’entends; mais la faim en elle-même est-elle
douloureuse, ou non?
CALLICLÈS.
Je dis qu’elle l’est.
SOCRATE.
Et la soif aussi, par conséquent?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Est-il besoin que je te fasse de nouvelles questions? ou
conviens-tu que tout besoin, tout désir est douloureux?
CALLICLÈS.
J’en conviens: n’interroge pas davantage.
SOCRATE.
A la bonne heure. Boire ayant soif n’est-ce pas, selon toi,
une chose agréable?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Eh bien, avoir soif, n’est-ce pas avoir de la douleur?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et boire, n’est-ce pas l’accomplissement d’un besoin, et
un plaisir?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi, boire, c’est avoir du plaisir?
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Parce qu’on a soif?
CALLICLÈS.
Précisément.
SOCRATE.
C’est-à-dire, parce qu’on a de la douleur?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Vois-tu qu’il résulte de là que, quand tu dis, boire ayant
soif, c’est comme si tu disais avoir du plaisir en ayant de
la douleur? Ces deux sentiments ne concourent-ils pas
dans le même temps et dans le même lieu, soit de l’âme,
soit du corps, comme il te plaira; car il n’importe pas, à
mon avis? Cela est-il vrai, ou non?
CALLICLÈS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Mais n’es-tu pas convenu qu’il est impossible d’être
malheureux en même temps qu’on est heureux?
CALLICLÈS.
Je le dis encore.
SOCRATE.
Tu viens aussi de reconnaître qu’on peut avoir du plaisir
en ayant de la douleur.
CALLICLÈS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Donc avoir du plaisir n’est point être heureux, ni avoir de
la douleur être malheureux; et par conséquent l’agréable
est autre que le bon.
CALLICLÈS.
Je ne sais quels raisonnements captieux tu emploies,
Socrate.
SOCRATE.
Tu le sais très bien; mais tu dissimules, Calliclès,
assurément. Avançons, car tout ceci n’est qu’un
badinage de ta part; il faut que tu voies combien en effet
ta sagesse te donne le droit de me reprendre. Ne
cesse-t-on pas en même temps d’avoir soif et de sentir le
plaisir qu’il y a à boire?
CALLICLÈS.
Je n’entends rien à ce que tu dis.
GORGIAS.
Ne parle point de la sorte, Calliclès; réponds du moins à
cause de nous, afin d’achever cette dispute.
CALLICLÈS.
SOCRATE est toujours ainsi, Gorgias. Il fait de petites
questions, qui ne sont de mille importances, et puis il
vous réfute.
GORGIAS.
Que t’importe? Après tout, ce n’est point ton affaire,
Calliclès. Laisse Socrate argumenter à sa guise.
CALLICLÈS.
Continue donc tes minutieuses et petites interrogations,
puisque tel est l’avis de Gorgias.
SOCRATE.
Tu es heureux, Calliclès, d’avoir été initié aux grands
mystères avant de l’avoir été aux petits: pour moi, je
n’aurais pas cru que cela fût permis . Reviens donc
à l’endroit où tu en es resté, et dis-moi si on ne cesse
point en même temps d’avoir soif et de sentir du plaisir.
CALLICLÈS.
Je l’avoue.
SOCRATE.
Ne perd-on pas de même à-la-fois le sentiment de la
faim et des autres désirs, et celui du plaisir?
CALLICLÈS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
On cesse donc en même temps d’avoir de la
douleur et du plaisir?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Or, on ne peut pas, comme tu en es convenu, perdre à-
la-fois le bien et le mal. N’en conviens-tu pas encore?
CALLICLÈS.
Sans doute: que s’ensuit-il?
SOCRATE.
Il s’ensuit, mon cher ami, que le bon et l’agréable, le
mauvais et le douloureux ne sont pas la même chose,
puisqu’on cesse en même temps d’éprouver les uns, et
non les autres; ce qui en montre la différence. Comment
en effet l’agréable serait-il la même chose que le bon, et
le douloureux que le mauvais? Examine encore ceci, si tu
veux, de cette autre manière; car je ne crois pas que tu
sois mieux d’accord avec toi-même. Vois donc;
n’appelles-tu pas bons ceux qui sont bons, à cause du
bien qui est en eux, comme tu appelles beaux ceux en
qui se trouve la beauté?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Mais quoi! appelles-tu gens de bien les insensés et les
lâches? Tu ne le faisais pas tout-à-l ‘heure; mais tu
donnais ce nom aux hommes courageux et intelligents.
Ne dis-tu pas encore que ceux-là sont les gens de bien?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
N’as-tu pas vu, dans la joie, des enfants dépourvus de
raison?
CALLICLÈS.
Eh bien?
SOCRATE.
N’as-tu vu aussi, dans la joie, des hommes faits qui
étaient insensés?
CALLICLÈS.
Je le pense. Mais à quoi tendent ces questions?
SOCRATE.
A rien; réponds toujours.
CALLICLÈS.
J’en ai vu.
SOCRATE.
Et des hommes raisonnables dans la tristesse et dans la
joie, n’en as-tu pas vu?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Lesquels ressentent plus vivement la joie et la douleur,
des sages ou des insensés?
CALLICLÈS.
Je ne crois pas qu’il y ait grande différence.
SOCRATE.
Cela me suffit. N’as-tu pas vu à la guerre des hommes
lâches?
CALLICLÈS.
Impossible autrement.
SOCRATE.
Lorsque les ennemis se retiraient, lesquels t’ont paru
témoigner plus de joie, des lâches ou des courageux?
CALLICLÈS.
Il m’a semblé que tantôt les uns et tantôt les autres s’en
réjouissaient davantage, ou du moins à-peu-près
également.
SOCRATE.
Cela n’y fait rien. Les lâches ressentent donc aussi de la
joie?
CALLICLÈS.
Très fort.
SOCRATE.
Et les insensés de même, à ce qu’il paraît.
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Quand l’ennemi s’avance, les lâches seuls en sont-ils
attristés, ou les courageux le sont-ils aussi?
CALLICLÈS.
Les uns et les autres.
SOCRATE.
Le sont-ils également?
CALLICLÈS.
Les lâches le sont peut-être davantage.
SOCRATE.
Et quand l’ennemi se retire, ne sont-ils pas aussi plus
joyeux?
CALLICLÈS.
Peut-être.
SOCRATE.
Ainsi les insensés et les sages, les lâches et les
courageux ressentent la douleur et le plaisir à-peu-près
également, à ce que tu dis, et les lâches plus que
les courageux.
CALLICLÈS.
Je le soutiens.
SOCRATE.
Mais les sages et les courageux sont bons; les lâches et
les insensés sont médians.
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Les bons et les méchants éprouvent donc la joie et la
douleur à-peu-près également?
CALLICLÈS.
Je le prétends.
SOCRATE.
Mais les bons et les méchants sont-ils à-peu-près
également bons ou méchants? ou les méchants ne sont-
ils pas même à-la-fois et meilleurs et pires?
CALLICLÈS.
Par Jupiter, je ne sais ce que tu dis.
SOCRATE.
Ne sais-tu pas que tu as dit que les bons sont bons par
la présence du bien? et les méchants, méchants par celle
du mal; et que le plaisir est un bien, et la douleur un
mal?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Le bien ou le plaisir se rencontre donc en ceux qui
ressentent de la joie, dans le temps qu’ils en ressentent.
CALLICLÈS.
Est-il possible autrement?
SOCRATE.
Ceux qui ressentent de la joie sont donc bons par la
présence du bien?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et quoi! le mal ou la douleur ne se rencontre-t-il pas en
ceux qui ressentent de la peine?
CALLICLÈS.
Il s’y rencontre.
SOCRATE.
Dis-tu encore, ou ne dis-tu plus que les médians sont
méchants par la présence du mal?
CALLICLÈS.
Je le dis encore.
SOCRATE.
Ainsi ceux qui goûtent de la joie sont bons, et ceux qui
éprouvent de la peine méchants.
CALLICLÈS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Et ils le sont davantage, si ces sentiments sont plus vifs;
moins, s’ils sont plus faibles, également, s’ils sont égaux.
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Ne prétends-tu pas que les sages et les insensés, les
lâches et les courageux ressentent la joie et la douleur à-
peu-près également, et même les lâches davantage?
CALLICLÈS.
C’est mon avis.
SOCRATE.
Tire en commun avec moi les conclusions qui résultent
de ces aveux; car il est beau, dit-on, de répéter et de
considérer jusqu’à deux et trois fois les belles
choses. Nous avouons que le sage et le courageux sont
bons, n’est-ce pas?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et que l’insensé et le lâche sont méchants?
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
De plus, que celui qui goûte de la joie est bon.
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et celui qui ressent de la douleur méchant.
CALLICLÈS.
Nécessairement.
SOCRATE.
Enfin, que le bon et le méchant éprouvent également de
la joie et de la douleur, et le méchant peut-être
davantage.
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Donc le méchant devient aussi bon et même meilleur
que le bon. Ceci, et ce qui a été dit tout-à-l ‘heure,
ne suit-il pas de ce que l’on confond ensemble le bon et
l’agréable? Ces conséquences ne sont-elles pas
inévitables, Calliclès?
CALLICLÈS.
Il y a longtemps, Socrate, que je t’écoute et t’accorde
bien des choses, faisant réflexion en même temps que si
on te donne quoi que ce soit en badinant, tu le saisis
avec le même empressement que les enfants. Penses-tu
donc que mon sentiment, ou celui de tout autre homme,
n’est point que les plaisirs sont les uns meilleurs, les
autres plus mauvais?
SOCRATE.
Ha! Ha! Calliclès, que tu es rusé! Tu me traites
comme un enfant, en me disant tantôt que les choses
sont d’une façon, tantôt qu’elles sont d’une autre; et tu
cherches ainsi à me tromper. Je ne croyais pas pourtant,
au commencement, que tu pusses consentir à me
tromper, parce que je te croyais mon ami: mais je me
suis abusé, et je vois bien qu’il faut me contenter, selon
le vieux proverbe, des choses telles qu’elles sont, et de
prendre ce que tu me donnes. Tu dis donc
présentement, à ce qu’il paraît, que les plaisirs sont, les
uns bons, les autres mauvais, n’est-ce pas?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Les bons ne sont-ce pas les avantageux, et les mauvais,
ceux qui sont nuisibles?
CALLICLÈS.
Je le crois.
SOCRATE.
Les avantageux sont apparemment ceux qui procurent
quelque bien, et les mauvais, ceux qui font du mal.
CALLICLÈS.
Nul doute.
SOCRATE.
Ne parles-tu point des plaisirs que je vais dire; à l’égard
du corps, par exemple, de ceux qui se rencontrent,
comme nous avons dit, dans le manger et le boire? Et ne
tiens-tu pas pour bons ceux qui procurent au corps la
santé, la force, ou quelque autre bonne qualité
semblable; et pour mauvais ceux qui engendrent les
qualités contraires?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
N’en est-il pas ainsi des douleurs? et les unes ne sont-
elles pas bienfaisantes, et les autres malfaisantes?
CALLICLÈS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Ne faut-il pas choisir et se donner les plaisirs et les
douceurs qui font du bien?
CALLICLÈS.
Oui, certes.
SOCRATE.
Et nullement les plaisirs et les douleurs qui font du mal?
CALLICLÈS.
Cela est évident.
SOCRATE.
Car, s’il t’en souvient, nous sommes convenus, Polus et
moi, qu’en toutes choses on doit agir dans la vue du
bien. Penses-tu aussi, comme nous, que le bien est la fin
de toutes les actions; que tout le reste doit se rapporter
à lui, et non pas lui aux autres choses? Donnes-tu
aussi ton suffrage en tiers avec le nôtre?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi, il faut tout faire, même l’agréable, en vue du bien,
et non le bien en vue de l’agréable.
CALLICLÈS.
J’en tombe d’accord.
SOCRATE.
Le premier venu est-il en état de discerner parmi les
choses agréables les bonnes d’avec les mauvaises? Ou
bien est-il besoin pour cela d’un expert en chaque
genre?
CALLICLÈS.
Il en est besoin.
SOCRATE.
Rappelons ici ce que j’ai dit sur ce sujet à Polus et à
Gorgias. Je disais, s’il t’en souvient, qu’il y a
certaines industries qui ne vont que jusqu’au plaisir, ne
procurent que lui, et ignorent ce qui est bon et ce qui est
mauvais; et qu’il y en a d’autres qui connaissent le bien
et le mal. Du nombre des industries qui ont pour objet le
plaisir, j’ai mis la cuisine, non comme un art, mais
comme une routine relative au corps; et j’ai compté la
médecine parmi les arts qui ont le bien pour objet. Et, au
nom de Jupiter, qui préside à l’amitié, ne crois pas,
Calliclès, qu’il te faille badiner ici vis-à-vis de moi, et me
répondre contre ta pensée tout ce qui te vient à la
bouche, encore moins supposer que je badine moi-
même. Tu vois que la matière dont nous nous
entretenons est une des plus sérieuses qui puissent
occuper tout homme doué du moindre bon sens,
puisqu’il s’agit de savoir de quelle manière il doit vivre;
s’il faut embrasser la vie à laquelle tu m’invites, agir en
homme, c’est-à-dire, parler devant le peuple assemblée,
s’exercer à l’art oratoire, et faire de la politique comme
on en fait aujourd’hui; ou bien s’il faut vivre en
philosophe; et en quoi ce genre de vie diffère du
précédent. Peut-être est-il plus à propos de les
distinguer l’un de l’autre, comme je tâchais tout-à-l
‘heure de le faire; et après les avoir séparés et être
convenus entre nous que ce sont bien les deux systèmes
de vie, d’examiner en quoi cette différence consiste, et
lequel des deux mérite d’être préféré. Tu ne comprends
peut-être pas encore ce que je veux dire?
CALLICLÈS.
Non, vraiment.
SOCRATE.
Je vais donc te l’expliquer plus clairement. Nous sommes
demeurés d’accord, toi et moi, qu’il y a un bon et un
agréable, et que l’agréable est autre que le bon; de plus,
qu’il y a de certaines industries et de certaines manières
de se les procurer, qui tendent les unes à l’agréable, les
autres au bon. Commence avant tout par m’accorder
ou me nier ce point.
CALLICLÈS.
Je l’accorde.
SOCRATE.
Voyons; accorde-moi aussi ce que je disais à Polus et à
Gorgias, si ce que je disais t’a paru véritable. Je
soutenais que l’adresse du cuisinier n’est pas un art,
mais une routine; qu’au contraire, la médecine est
un art: me fondant sur ce que la médecine a étudié la
nature du sujet sur lequel elle travaille, connaît les
causes de ce qu’elle fait, et peut rendre raison de
chacune de ses opérations: au lieu que la cuisine,
appliquée tout entière à l’apprêt du plaisir, tend à ce but
sans s’appuyer sur aucun principe, n’ayant examiné ni la
nature du plaisir, ni les motifs de ses opérations;
pratique et routine tout-à-fait dépourvue de raison,
incapable de se rendre, pour ainsi dire, compte de rien,
simple souvenir de ce qu’on a coutume de faire;
voilà comment elle procure du plaisir. Considère d’abord
si cela te paraît juste, et ensuite s’il y a, par rapport à
l’âme, des professions du même genre, dont les unes
marchent suivant les règles de l’art, ménagent à l’âme ce
qui lui est avantageux; tandis que les autres le négligent,
et, comme dans mon dernier exemple, s’occupent
uniquement des plaisirs de l’âme, et des moyens de lui
en procurer, n’examinant, du reste, en aucune manière
quels sont les bons plaisirs et les mauvais, et ne se
mettant en peine d’autre chose que d’affecter l’âme
agréablement, que ce soit son avantage, ou non. Pour
moi, je pense, Calliclès, qu’il y a de pareilles professions,
et je dis que telle est la flatterie, tant par rapport au
corps que par rapport à l’âme, et à toute autre chose
dont on veut procurer le plaisir, sans avoir le moindre
égard à ce qui lui est utile ou préjudiciable. Es-tu du
même avis que moi là-dessus, ou d’un avis contraire?
CALLICLÈS.
Non; mais je te passe ce point, afin que tu puisses
terminer cette discussion, et par complaisance pour
Gorgias.
SOCRATE.
La flatterie dont je parle a-t-elle lieu à l’égard d’une âme,
et non pas à l’égard de deux et de plusieurs?
CALLICLÈS.
Elle a lieu à l’égard de deux et de plusieurs âmes.
SOCRATE.
Ainsi on peut chercher à complaire à une foule d’âmes
assemblées, sans s’embarrasser de ce qui est le plus
avantageux pour elles.
CALLICLÈS.
Je le pense.
SOCRATE.
Pourrais-tu me dire quelles sont les professions qui
produisent cet effet? On plutôt, si tu l’aimes mieux, je
t’interrogerai, et à mesure qu’il te paraîtra qu’une
profession est de ce genre, tu l’accorderas; si tu ne juges
pas qu’elle en soit, tu le nieras. Commençons par la
profession de joueur de flûte. Ne te semble-t-il point,
Calliclès, qu’elle vise uniquement à nous procurer du
plaisir, et qu’elle ne se met point en peine d’autre chose?
CALLICLÈS.
Il me le semble.
SOCRATE.
Ne portes-tu pas le même jugement de toutes les autres
semblables, telle que celle de jouer de la lyre dans les
jeux publics?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Mais quoi! n’en dis-tu pas autant des représentations des
chœurs, et de la composition des dithyrambes? Crois-tu
que Cinésias , fils de Melès, se soucie beaucoup que
ses chants soient propres à rendre meilleurs ceux qui les
entendent, et qu’il vise à autre chose qu’à plaire à
la foule?
CALLICLÈS.
Cela est évident, Socrate, pour Cinésias.
SOCRATE.
Et son père Mêlés? penses-tu que quand il chantait sur la
lyre, il eût en vue le bien? Est-ce que celui-là par hasard
ne visait pas au plus agréable, parce que son chant
assommait d’ennui les auditeurs? Examine bien, ne
penses-tu pas que toute espèce de chant sur la lyre et
toute composition dithyrambique a été inventée en vue
du plaisir?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et la tragédie, ce poème imposant et magnifique, à quoi
tend-elle? Son but, sa grande affaire est-elle uniquement
de plaire aux spectateurs, comme tu le crois? ou lorsqu’il
se présente quelque chose d’agréable, mais en même
temps de mauvais, prend-elle sur soi de le supprimer, et
de déclamer et chanter ce qui est désagréable, mais
utile, que les spectateurs y trouvent du plaisir ou non?
De ces deux dispositions quelle est, dis-moi, celle de la
tragédie?
CALLICLÈS.
Il est clair, Socrate, qu’elle va davantage du côté du
plaisir et de l’agrément du public.
SOCRATE.
N’avons-nous pas vu tout-à-l ‘heure, Calliclès, que tout
cela n’est que flatterie?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Mais si on ôtait de quelque poésie que ce soit le chant,
le rythme et la mesure, resterait-il autre chose que les
paroles?
CALLICLÈS.
Non.
SOCRATE.
Ces paroles ne s’adressent-elles pas à la multitude et au
peuple assemblé?
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
La poésie est donc une manière de parler au peuple?
CALLICLÈS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Mais si c’est une manière de parler au peuple, c’est donc
une rhétorique. En effet, ne te semble-t-il pas que les
poètes font les orateurs sur les théâtres?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Nous avons donc trouvé une rhétorique pour ce peuple,
composé d’enfants, de femmes et d’hommes, de citoyens
libres et d’esclaves , confondus ensemble,
rhétorique dont nous ne faisons pas grand cas, puisque
nous l’avons appelée flatterie.
CALLICLÈS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Fort bien. Et que nous semble de cette rhétorique faite
pour le peuple d’Athènes et les peuples des autres
cités, tous composés de personnes libres? Te paraît-il
que les orateurs fassent toujours leurs harangues en vue
du plus grand bien, et se proposent pour but de rendre
par leurs discours leurs concitoyens aussi vertueux qu’il
est possible? Ou bien les Orateurs eux-mêmes,
cherchant à plaire à leurs concitoyens, et négligeant
l’intérêt public pour ne s’occuper que de leur intérêt
personnel, ne se conduisent-ils point avec les peuples
comme avec des enfants, s’appliquant uniquement à leur
faire plaisir, sans s’inquiéter s’ils deviendront par là
meilleurs ou pires?
CALLICLÈS.
Cette question n’est plus aussi simple. Certains orateurs,
dans leurs discours, s’intéressent réellement à l’utilité
publique; d’autres sont tels que tu viens de le dire.
SOCRATE.
Cela me suffit: car s’il y a deux manières de parler au
peuple, l’une des deux est une flatterie et une menée
honteuse, et l’autre est honnête; j’entends celle qui
travaille à rendre meilleures les âmes des citoyens, et qui
s’applique en toute rencontre à dire ce qui est le plus
avantageux, que cela doive être agréable ou fâcheuse
aux auditeurs. Mais tu n’as jamais vu de rhétorique
semblable; ou si tu connais quelque orateur de ce
caractère, pourquoi ne me le nommes-tu point?
CALLICLÈS.
Par Jupiter, je n’en saurais citer aucun entre tous ceux
d’aujourd’hui.
SOCRATE.
Eh bien! en connais-tu quelqu’un parmi les anciens,
auquel les Athéniens aient l’obligation d’être devenus
meilleurs depuis qu’il a commencé à les haranguer, de
moins bons qu’ils étaient auparavant? Car, pour moi, je
ne vois pas qui ce pourrait être.
CALLICLÈS.
Quoi donc, Socrate? N’entends-tu pas dire que
Thémistocle fut un homme de bien, ainsi que Cimon et
Miltiade, et ce Périclès mort depuis peu, que tu as
entendu toi-même?
SOCRATE.
Si la véritable vertu consiste, comme tu l’as dit, Calliclès,
à contenter ses passions et celles des autres, tu as
raison: mais si ce n’est pas cela; si, comme nous avons
été forcés d’en convenir dans le cours de cet entretien,
la vertu consiste à satisfaire ceux de nos désirs qui, étant
remplis, rendent l’homme meilleur, et à ne rien
accorder à ceux qui le rendent pire; et si d’ailleurs il y a
un art pour cela, peux-tu me dire qu’aucun de ceux que
tu viens de nommer ait été de ce caractère?
CALLICLÈS.
Je ne sais quelle réponse te donner.
SOCRATE.
Tu la trouveras, si tu la cherches bien. Examinons donc
ainsi paisiblement si quelqu’un d’entre eux a été tel.
N’est-il pas vrai que l’homme vertueux qui, dans tous ses
discours, a le plus grand bien en vue, ne parlera point à
l’aventure, et se proposera un but? Voyez tous les
artistes; ils considèrent ce qu’ils veulent faire, et ne
prennent point au hasard les premiers moyens venus
pour exécuter leur ouvrage, mais ils choisissent ce qui
peut lui donner la forme qu’il doit avoir. Par exemple,
jette les yeux sur les peintres, les architectes, les
constructeurs de vaisseaux, en un mot, sur tel ouvrier
qu’il te plaira, tu verras que chacun deux place dans un
certain ordre tout ce qu’il emploie, et qu’il force chaque
partie de s’adapter et de s’arranger avec les autres,
jusqu’à ce que le tout ait l’ensemble, l’arrangement
et l’ordre convenables. Ce que les autres ouvriers font
par rapport à leur ouvrage, ceux dont nous parlions
auparavant, je veux dire les maîtres de gymnase et les
médecins, le font à l’égard du corps, ils l’ordonnent et le
règlent. Reconnaissons-nous ou non que la chose est
ainsi?
CALLICLÈS.
A la bonne heure; d’accord.
SOCRATE.
Et si le désordre y est, n’est-elle pas mauvaise?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
N’en faut-il pas dire autant d’un vaisseau?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Nous tenons le même langage au sujet de nos corps.
CALLICLÈS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Et notre âme sera-t-elle bonne, si elle est déréglée? Ne
le sera-t-elle pas plutôt, si tout y est dans l’ordre et dans
la règle?
CALLICLÈS.
C’est ce qu’on ne saurait nier, après les aveux
précédents.
SOCRATE.
Quel nom donne-t-on à l’effet que produisent la règle et
l’ordre, par rapport au corps? Tu l’appelles probablement
santé et force.
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Essaie à présent de trouver et de me dire pareillement le
nom de l’effet que la règle et l’ordre produisent dans
l’âme.
CALLICLÈS.
Pourquoi ne le dis-tu pas toi-même, Socrate?
SOCRATE.
Si tu l’aimes mieux, je le dirai: seulement si tu juges que
j’ai raison, conviens-en; sinon, réfute-moi, et ne me
laisse rien passer. Il me semble donc que l’on appelle
salutaire tout ce qui entretient l’ordre dans le corps, d’où
naît la santé et les autres bonnes qualités corporelles.
Cela est-il vrai, ou non?
CALLICLÈS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Et qu’on appelle légitime et loi tout ce qui met de l’ordre
et de la règle dans l’âme, d’où se forment les hommes
justes et réglés. L’effet produit, c’est ici la justice et la
tempérance. Est-ce bien cela?
CALLICLÈS.
Soit.
SOCRATE.
C’est donc à cet effet que le bon orateur, celui qui se
conduit selon les règles de l’art, visera toujours dans les
discours qu’il adressera aux âmes, et dans toutes ses
actions; s’il accorde au peuple, ou s’il lui ôte quelque
chose, ce sera par le même motif: son esprit sera sans
cesse occupé des moyens de faire naître la justice dans
l’âme de ses concitoyens, et d’en bannir l’injustice;
d’y faire germer la tempérance, et d’en écarter
l’intempérance; d’y introduire enfin toutes les vertus, et
d’en exclure tous les vices. Conviens-tu de cela, ou non?
CALLICLÈS.
J’en conviens.
SOCRATE.
Car que sert-il, Calliclès, à un corps malade et mal
disposé, qu’on lui présente des mets en abondance et les
breuvages les plus exquis, ou toute autre chose qui ne
lui sera pas plus avantageuse que dommageable, et
même moins, à le bien prendre? N’est-il pas vrai?
CALLICLÈS.
A la bonne heure.
SOCRATE.
Ce n’est point, je pense, un avantage pour un homme de
vivre avec un corps mal sain, puisqu’il est forcé à traîner
en conséquence une vie malheureuse, n’est-ce pas?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Aussi les médecins laissent-ils pour l’ordinaire à ceux qui
se portent bien la liberté de satisfaire leurs appétits,
comme de manger autant qu’ils veulent, lorsqu’ils ont
faim, et de boire de même, lorsqu’ils ont soif; mais ils ne
permettent presque jamais aux malades de se rassasier
de ce qu’ils désirent. Accordes-tu cela aussi?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Mais, mon cher, ne faut-il pas tenir la même conduite à
l’égard de l’âme? Je veux dire que, tant qu’elle est en
mauvais état, parce qu’elle est déraisonnable, déréglée,
injuste et impie, on doit l’éloigner de ce qu’elle désire, et
ne lui rien en permettre que ce qui peut la rendre
meilleure. Est-ce ton avis, ou non?
CALLICLÈS.
C’est mon avis.
SOCRATE.
C’est en effet le parti le plus avantageux pour l’âme.
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Mais tenir quelqu’un éloigné de ce qu’il désire, n’est-ce
pas lui infliger une correction?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Il vaut donc mieux pour l’âme d’être corrigée, que de
vivre dans la licence, comme tu le pensais tout-à-l
‘heure.
CALLICLÈS.
Je ne sais ce que tu veux dire, Socrate. Interroge
quelque autre.
SOCRATE.
Voilà un homme qui ne saurait souffrir ce qu’on fait pour
lui, ni endurer la chose même dont nous parlons, c’est-à-
dire, la correction.
CALLICLÈS.
Je me soucie bien de tous tes discours! Je ne t’ai
répondu que par complaisance pour Gorgias.
SOCRATE.
Soit. Que ferons-nous donc? Laisserons-nous cette
discussion imparfaite?
CALLICLÈS.
Tout ce qu’il te plaira.
SOCRATE.
Mais on dit communément qu’il n’est pas permis de
laisser ainsi tronqués même les contes, et qu’il faut y
mettre une tête, afin qu’ils ne courent point sans tête de
côté et d’autre. Réponds donc à ce qui reste, pour
donner une tête à cet entretien.
CALLICLÈS.
Que tu es pressant, Socrate! Si tu m’en crois, lu laisseras
là cette dispute, ou tu l’achèveras avec quelque autre.
SOCRATE.
Et quel autre le voudra? Allons, ne quittons pas ce
discours sans l’achever.
CALLICLÈS.
Ne pourrais-tu point l’achever seul, soit en parlant de
suite, ou en te répondant toi-même?
SOCRATE.
Bon, pour qu’il m’arrive ce que dit Épicharme, et que je
sois seul à dire ce que deux hommes disaient
auparavant . Je vois bien pourtant que de toute
nécessité il faudra en venir là: mais, si nous prenons ce
parti, je pense que du moins nous devons tous, tant que
nous sommes, être jaloux de connaître ce qu’il y a de
vrai et de faux dans le sujet que nous traitons; car il est
de notre intérêt commun que la chose soit mise en
évidence. Je vais donc exposer ce que je pense là-
dessus, et si quelqu’un trouve que je reconnaisse pour
vraies des choses qui ne le sont pas, qu’il ne manque
pas de m’arrêter et de me réfuter. Aussi bien je ne parle
pas comme un homme sûr de ce qu’il dit; mais je
cherche en commun avec vous. C’est pourquoi, si celui
qui m’arrêtera me paraît avoir raison, je serai le premier
à en tomber d’accord. Au reste, je ne vous propose ceci
qu’autant que vous jugerez qu’il faut achever cette
dispute: si vous n’en êtes pas d’avis, laissons-la pour ce
qu’elle est, et allons-nous-en.
GORGIAS.
Pour moi, Socrate, mon avis n’est pas que nous nous
retirions, mais que tu finisses ce discours; et il me
paraît que les autres pensent de même. Je serai charmé
de t’entendre exposer ce qui te reste à dire.
SOCRATE.
Et moi, Gorgias, je reprendrais de tout mon cœur la
conversation avec Calliclès, jusqu’à ce que je lui eusse
rendu le morceau d’Amphion pour celui de Zéthus .
Mais, puisque tu ne veux pas, Calliclès, achever à nous
deux cette dispute, écoute-moi du moins, et lorsqu’il
m’échappera quelque chose qui ne te paraîtra pas
bien dit, arrête-moi. Si tu me prouves que j’ai tort, je ne
me fâcherai pas contre toi, comme tu viens de faire, loin
de là, je te tiendrai pour mon plus grand bienfaiteur.
CALLICLÈS.
Eh bien! mon cher, parle toi-même, et achève.
SOCRATE.
Écoute donc: je vais reprendre notre discours dès le
commencement. L’agréable et le bon sont-ils la même
chose? Non, comme nous en sommes convenus,
Calliclès et moi. Faut-il faire l’agréable en vue du bon, ou
le bon en vue de l’agréable? Il faut faire l’agréable en
vue du bon. L’agréable n’est-ce point ce qui,
lorsque nous l’avons, nous fait avoir de l’agrément? et le
bon, ce qui, étant en nous, fait que nous sommes bons?
Sans contredit. Or, nous sommes bons, nous et toutes
les autres choses qui sont bonnes, par la présence de
quelque propriété. Cela me paraît incontestable,
Calliclès. Mais la vertu d’une chose, quelle qu’elle soit,
meuble, corps, âme, animal, ne se rencontre pas ainsi
en elle à l’aventure d’une manière parfaite; elle doit sa
naissance à un certain arrangement, disposition et art
qui convient à cette chose. Cela est-il vrai? Pour moi, je
dis qu’oui. La vertu de chaque chose est donc
réglée et arrangée avec ordre. J’en conviendrais. Ainsi,
un certain ordre propre de chaque chose est ce qui la
rend bonne, lorsqu’il se trouve en elle. C’est mon avis.
Par conséquent l’âme en qui se trouve l’ordre qui lui
convient, est meilleure que celle où il n’y a aucun ordre.
Nécessairement. Mais l’âme en qui l’ordre règne est
réglée. Comment ne le serait-elle pas? L’âme réglée
est tempérante. De toute nécessité. Donc l’âme
tempérante est bonne. Je ne saurai l’entendre
autrement, mon cher Calliclès: pour toi, si tu as quelque
chose à opposer, apprends-le-moi.
CALLICLÈS.
Poursuis, Socrate.
SOCRATE.
Je dis donc que si l’âme tempérante est bonne, celle qui
est dans une disposition contraire est mauvaise. Cette
âme, c’est l’âme insensée et déréglée.
CALLICLÈS.
Sans contredit.
SOCRATE.
L’homme tempérant s’acquitte de tous ses devoirs envers
les dieux et envers ses semblables; car il ne serait plus
tempérant, s’il ne les remplissait pas. Il est
nécessaire que cela soit ainsi. En s’acquittant de ses
devoirs vis-à-vis de ses semblables, il fait des actions
justes; et en les remplissant envers les dieux, il fait des
actions saintes. Or, quiconque fait des actions justes et
saintes est nécessairement juste et saint. Cela est vrai.
Nécessairement encore il est courageux: car il n’est pas
d’un homme tempérant ni de rechercher ni de fuir ce
qu’il ne convient pas qu’il recherche ou qu’il fuie, mais il
faut qu’il recherche ou qu’il fuie ce que le devoir lui
prescrit de fuir ou de rechercher, choses et personnes,
plaisir et douleur, et qu’il supporte tout avec constance.
De sorte qu’il est de toute nécessité, Calliclès, que
l’homme tempérant étant, comme on l’a vu, juste,
courageux et saint, soit parfaitement homme de bien;
qu’étant homme de bien, toutes ses actions soient
bonnes et belles, et que, vivant bien , il soit
heureux: qu’au contraire, le méchant, qui vit mal, soit
malheureux; et le méchant, c’est celui qui est dans une
disposition contraire à celle-là, c’est l’homme déréglé
dont tu vantes la condition.
Quant à moi, voilà ce que je pose pour certain, ce que
j’assure être vrai. Mais, si cela est vrai, il n’y a point, ce
me semble, d’autre parti à prendre pour quiconque veut
être heureux, que de s’attacher et de s’exercer à la
tempérance, et de fuir de toutes ses forces la vie
licencieuse; il doit par-dessus tout faire en sorte de
n’avoir aucun besoin de correction: mais s’il en a besoin
ou lui-même ou quelqu’un de ses proches, soit un simple
particulier, soit tout un état, il faut qu’on lui fasse subir
un châtiment, et qu’on le corrige, si l’on veut qu’il soit
heureux.
Tel est, à mon avis, le principe qui doit diriger notre
conduite; il faut rapporter toutes ses actions individuelles
et celles de l’état à cette fin, que la justice et la
tempérance règnent en celui qui aspire à être
heureux; et se bien garder de donner une libre carrière à
ses passions, et de chercher à les satisfaire, ce qui est
un mal sans remède, et de mener ainsi une vie de
brigand. Un tel homme en effet ne saurait être ami des
hommes, ni de Dieu: car il est impossible qu’il ait aucun
rapport avec eux, et où il n’y a point de rapport, l’amitié
ne peut avoir lieu. Les sages , Calliclès, disent que
le ciel et la terre, les dieux et les hommes sont unis
par des rapports d’amitié, de convenance, d’ordre, de
tempérance et de justice; et c’est pour cette raison, mon
cher, qu’ils donnent à cet univers le nom d’ordre ,
et non celui de désordre ou de licence. Mais, tout sage
que tu es, il me paraît que tu ne fais point attention à
cela, et que tu ne vois pas que l’égalité
géométrique a beaucoup de pouvoir chez les dieux
et chez les hommes.
Ainsi, tu crois qu’il faut chercher à avoir plus que les
autres, et négliger la géométrie. A la bonne heure. Il
nous faut donc réfuter ce que je viens de dire, et
montrer que les heureux ne le sont point par la
possession de la justice et de la tempérance, et les
malheureux par celle du vice; ou, si ce discours est vrai,
il faut examiner ce qui en résulte. Or, il en résulte,
Calliclès, tout ce que j’ai dit plus haut, et sur quoi tu
m’as demandé si je parlais sérieusement, lorsque j’ai
avancé qu’il fallait en cas d’injustice s’accuser soi-même,
son fils, son ami, et se servir de la rhétorique à cette fin.
Et ce que tu as cru que Polus m’accordait par honte était
vrai, savoir, qu’il est plus laid, et par conséquent
plus mauvais de faire une injustice, que de la recevoir. Il
n’est pas moins vrai que, pour être un bon orateur, il
faut être juste et versé dans la science des choses justes;
ce que Polus a dit pareillement que Gorgias m’avait
accordé par honte.
Les choses étant ainsi, examinons un peu les reproches
que tu me fais, et si tu as raison, ou non, de me dire que
je ne suis pas en état de me secourir moi-même, ni
aucun de mes amis ou de mes proches, et de me tirer
des plus grands dangers; que je suis comme les hommes
déclarés infâmes, à la merci du premier venu, soit
qu’on veuille, pour me servir de tes expressions, me
frapper au visage, ou me ravir mes biens, ou me bannir
de la ville, ou enfin me faire mourir; et qu’être dans une
pareille situation, c’est la chose du monde la plus laide.
Tel était ton sentiment. Voici le mien: je l’ai déjà dit plus
d’une fois; mais rien n’empêche de le répéter. Je
soutiens, Calliclès, que ce qu’il y a de plus laid n’est pas
d’être frappé injustement au visage, ni de se voir
couper le corps ou la bourse; mais que me frapper
injustement moi et les miens, et me mutiler, voilà ce qui
est laid et mauvais; et que me voler, m’entraîner en
esclavage, percer ma muraille, commettre en un mot
quelque espèce d’injustice que ce soit envers moi ou ce
qui est à moi, est une chose plus mauvaise et plus laide
pour l’auteur de l’injustice que pour moi, qui la souffre.
Ces maximes, qui, selon moi, ont été démontrées dans
toute la suite de cet entretien, sont, autant qu’il me
semble, attachées et liées entre elles, si on peut
parler avec cette rudesse, par des raisons de fer et de
diamant. Si tu ne parviens à les rompre, toi ou quelque
autre plus vigoureux que toi, je tiens que c’est là ce que
dit le sens commun sur ces matières. Pour moi, je le
répète, je se sais point ce qui en est en réalité; mais de
tous ceux avec qui j’ai conversé, comme je le fais
maintenant avec toi, il n’en est aucun qui ait pu éviter de
se rendre ridicule, en soutenant une autre opinion.
509b] Ainsi, je suppose que cette manière de voir est la
véritable; mais si elle l’est, si l’injustice est le plus grand
de tous les maux pour celui qui la commet, et si, tout
grand qu’est ce mal, c’en est un plus grand encore, s’il
se peut, de n’être point puni des injustices qu’on a
commises, quel est le genre de secours qu’on ne peut
être incapable de se procurer à soi-même, sans être
véritablement digne de risée? N’est-ce pas le secours
dont l’effet serait de détourner de nous le plus grand
dommage? Oui; ce qu’il y a incontestablement de plus
laid est de ne pouvoir se ménager ce secours à soi-
même, ni à ses amis, ni à ses proches. Il faut mettre au
second rang l’impuissance d’éviter le second mal;
au troisième, l’impuissance d’éviter le troisième, et ainsi
de suite, à proportion de la grandeur du mal. Ainsi,
autant il est beau de pouvoir se garantir de chacun de
ces maux, autant il est contraire au beau de ne pouvoir
le faire. Cela est-il comme je le dis, Calliclès, ou
autrement.
CALLICLÈS.
Cela est comme tu le dis.
SOCRATE.
De ces deux choses, commettre l’injustice et la recevoir,
la première étant, selon nous, un plus grand mal, et la
seconde un moindre, que faut-il donc que l’homme se
procure pour être à portée de se secourir, et pour
jouir du double avantage de ne commettre et de ne
recevoir aucune injustice? Est-ce la puissance, ou la
volonté? Voici ce que je veux dire. Je demande si pour
ne recevoir aucune injustice, il suffit qu’on ne veuille pas
en recevoir, ou s’il faut se rendre assez puissant pour se
mette à l’abri de toute injustice.
CALLICLÈS.
Il est clair qu’on n’y parviendra qu’en se rendant
puissant.
SOCRATE.
Et par rapport à l’autre point, qui est de commettre
l’injustice, est-ce assez de ne le pas vouloir, pour n’en
point commettre, et de cette manière en effet n’en
commettra-t-on point? ou faut-il de plus acquérir
pour cela une certaine puissance, un certain art, faute
duquel, si on ne l’apprend et si on ne le pratique, on
tombera dans l’injustice? Pourquoi ne me réponds-tu pas
là-dessus, Calliclès? Penses-tu que, quand nous sommes
convenus, Polus et moi, que personne ne commet
l’injustice volontairement, mais que tous les médians
sont tels malgré eux, nous ayons été forcés à cet aveu
par de bonnes raisons ou non?
CALLICLÈS.
Je te passe ce point, Socrate, afin que tu arrives à ta
conclusion.
SOCRATE.
Il faut donc, à ce qu’il paraît, se procurer aussi une
certaine puissance, un certain art pour ne point faire
d’injustice.
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Mais quel est le moyen de se garantir de toute ou de
presque toute injustice de la part d’autrui? Vois si tu es
sur cela de mon avis. Je pense qu’il faut avoir dans sa
ville l’autorité et la tyrannie, ou être ami de ceux qui
gouvernent.
CALLICLÈS.
Vois, SOCRATE, combien je suis disposé à t’approuver
quand tu dis bien. Ceci me paraît tout-à-fait bien
dit.
SOCRATE.
Examine si ce que j’ajoute est moins vrai. Il me semble,
comme l’ont dit d’anciens et sages personnages, que la
plus grande amitié est celle qui unit le semblable à son
semblable. Ne penses-tu pas de même?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi partout où il se trouve un tyran farouche et sans
éducation, s’il y a dans sa ville quelque citoyen beaucoup
meilleur que lui, il le craindra, et ne pourra jamais lui
être attaché de toute son âme.
CALLICLÈS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Ce tyran n’aimera pas non plus un citoyen d’un caractère
fort inférieur au sien: car il le méprisera, et n’aura jamais
pour lui l’affection qu’on a pour un ami.
CALLICLÈS.
Cela est encore vrai.
SOCRATE.
Le seul ami qui lui reste par conséquent, le seul à qui il
donnera sa confiance, est celui qui étant du même
caractère, approuvant et blâmant les mêmes choses,
consentira à lui obéir et à être soumis à ses volontés. Cet
homme jouira d’un grand crédit dans la ville;
personne ne lui nuira impunément. N’est-ce pas?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Si quelqu’un des jeunes gens de cette ville se disait à lui-
même: de quelle manière pourrai-je m’élever à un grand
pouvoir, et me mettre à l’abri de toute injustice? le
moyen d’y parvenir est, ce me semble, de s’accoutumer
de bonne heure à se plaire et à se déplaire aux mêmes
choses que le despote, et à faire en sorte d’acquérir la
plus parfaite ressemblance avec lui. N’est-il pas vrai?
CALLICLÈS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Par là, il se mettra, disons-nous, au-dessus des atteintes
de l’injustice, et se rendra puissant parmi ses
concitoyens.
CALLICLÈS.
Je le crois.
SOCRATE.
Mais se garantira-t-il également de commettre l’injustice?
ou s’en faut-il de beaucoup, en supposant qu’il
ressemble à son maître qui est injuste, et qu’il ait un
grand pouvoir auprès de lui? Pour moi, je pense au
contraire que toutes ses démarches tendront à se mettre
en état de commettre les plus grandes injustices, et de
n’avoir aucun châtiment à redouter. Qu’en dis-tu?
CALLICLÈS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Il aura donc en lui-même le plus grand des maux, son
âme étant pervertie et dégradée par l’imitation de son
maître, et par sa puissance.
CALLICLÈS.
Je ne sais, Socrate, quel secret tu as de tourner et de
retourner le discours en tous sens. Ignores-tu que cet
homme qui imite le tyran fera mourir, s’il lui plaît, et
dépouillera de ses biens celui qui ne l’imite pas?
SOCRATE.
Je le sais, mon cher Calliclès: il faudrait que je fusse
sourd pour l’ignorer, après l’avoir entendu tout-à-l’heure
plus d’une fois de ta bouche, de celle de Polus, et de
presque tous les habitants de cette ville. Mais écoute-moi
à mon tour. Je conviens qu’il mettra à mort qui il voudra:
mais il sera méchant, et celui qu’il fera mourir, homme
de bien.
CALLICLÈS.
N’est-ce pas précisément ce qu’il y a de plus fâcheux?
SOCRATE.
Non, du moins pour l’homme sensé, comme ce discours
le prouve. Crois-tu donc qu’on doive s’appliquer à vivre
le plus longtemps qu’il est possible, et apprendre les arts
qui nous sauvent de péril en toute rencontre,
comme la rhétorique que tu me conseilles d’étudier et
qui fait notre sûreté devant les tribunaux?
CALLICLÈS.
Et, par Jupiter, je te donne là un très bon conseil.
SOCRATE.
Et quoi, mon cher, l’art de nager te paraît-il bien
sublime?
CALLICLÈS.
Non, certes.
SOCRATE.
Cependant il sauve les hommes de la mort, lorsqu’ils se
trouvent dans les circonstances où l’on a besoin de cet
art. Mais si celui-ci te paraît méprisable, je vais t’en
nommer un plus important, l’art de conduire les
vaisseaux, qui ne préserve pas seulement les âmes, mais
aussi les corps et les biens des plus grands dangers,
comme la rhétorique. Cet art est modeste et sans
pompe; il ne fait point grand étalage, et ne se pavane
pas, comme procurant des résultats merveilleux: eh
bien, quoiqu’il nous procure justement les mêmes
avantages que l’art oratoire, il ne prend, je crois, que
deux oboles, pour nous ramener sains et saufs d’Égine
ici; si c’est de l’Égypte ou du Pont, pour un si grand
bienfait, et pour avoir conservé tout ce que je viens de
dire, notre personne et nos biens, nos enfants et nos
femmes, lorsqu’il nous a mis à terre sur le port, c’est
deux drachmes qu’il lui faut.
Quant à celui qui possède cet art et nous a rendu un si
grand service, dès qu’il est débarqué, il se promène
modestement le long du rivage et de son vaisseau. Car il
sait, à ce que je m’imagine, se dire à lui-même qu’il
est difficile de connaître quels sont les passagers à qui il
a fait du bien, en les préservant d’être submergés, et
ceux à qui il a fait tort, sachant bien qu’ils ne sont pas
sortis meilleurs de son vaisseau qu’ils n’y sont entrés, ni
pour le corps, ni pour l’âme. Il raisonne de la sorte: si
quelqu’un dont le corps est travaillé de maladies
considérables et sans remède ne s’est pas noyé, c’est un
malheur pour lui de n’être pas mort, et il ne m’a aucune
obligation.
Et si quelqu’un a dans son âme, qui est beaucoup plus
précieuse que son corps, une foule de maux incurables,
est-ce un bien pour lui de vivre, et rend-on service à un
tel homme, en le sauvant de la mer, ou des mains de la
justice, ou de tout autre danger? Au contraire, il
sait que ce n’est pas pour le méchant un avantage de
vivre, parce que c’est une nécessité qu’il vive
malheureux.
Voilà pourquoi il n’est point d’usage que le pilote tire
vanité de son art, quoique nous lui devions notre salut,
non plus, mon cher ami, que le machiniste qui dans
certains cas peut sauver autant de choses, je ne dis que
le pilote, mais que le général d’armée, et tout autre, quel
qu’il soit, puisqu’il est telle circonstance où il préserve
des villes entières. Prétendrais-tu le mettre en
comparaison avec l’avocat? Cependant, Calliclès, s’il
voulait tenir le même langage que vous autres et vanter
son art, il vous écraserait par ses raisons, en vous
prouvant que vous devez vous faire machinistes, et en
vous y exhortant, parce que les autres arts ne sont rien
auprès de celui-là: et il aurait belle matière à discourir.
Tu ne l’en méprises pas moins toutefois lui et son art, et
tu lui dirais comme une injure qu’il n’est qu’un
machiniste; tu ne voudrais ni donner ta fille en mariage à
son fils, ni prendre sa fille pour bru. Néanmoins à
examiner les raisons qui élèvent si fort ton art à tes yeux,
de quel droit méprises-tu le machiniste et les
autres dont j’ai parlé?
Je sais bien que tu vas me dire que tu es meilleur
qu’eux, et de meilleure famille. Mais si par meilleur il ne
faut pas entendre ce que j’entends, et si toute la vertu
consiste à mettre en sûreté sa personne et ses biens, ton
mépris pour le machiniste, le médecin, et les autres arts
qui se rapportent à notre conservation, est digne de
risée. Mon cher, prends garde qu’être vertueux et bon ne
soit autre chose que de se tirer d’affaire soi et les autres;
vois si celui qui est vraiment homme ne doit point
négliger le plus ou le moins de temps qu’il pourra
vivre, et se montrer peu amoureux de l’existence, et s’il
ne faut pas, laissant à Dieu le soin de tout cela, et
ajoutant foi à ce que disent les femmes, que personne
n’a jamais échappé à son heure fatale, s’occuper de
quelle manière on s’y prendra pour passer le mieux qu’il
est possible le temps qu’on a à vivre. Est-ce en se
conformant aux mœurs du gouvernement sous
lequel on se trouve? Il faut donc que dès ce moment tu
t’efforces de ressembler le plus qu’il se peut au peuple
d’Athènes, si tu veux lui être cher et avoir un grand
crédit dans cette ville. Vois si c’est là ton avantage et le
mien.
Mais il est à craindre, mon cher ami, qu’il ne nous
arrive la même chose qui arrive, dit-on, aux femmes de
Thessalie , lorsqu’elles attirent la lune, et que nous
ne puissions attirer à nous une telle puissance dans
Athènes, qu’aux dépens de ce que nous avons de plus
précieux. Et si tu crois que quelqu’un au monde
t’apprendra le secret de devenir puissant auprès
des Athéniens en différant d’eux, soit en mieux soit en
pis, mon avis est que tu te trompes, Calliclès. Car il ne
suffit pas de contrefaire les Athéniens, il faut être né
avec un caractère tel que le leur, pour contracter une
amitié réelle avec ce peuple, comme avec le fils de
Pyrilampe.
Ainsi quiconque te donnera une parfaite conformité
avec eux, fera de toi un politique et un orateur, tel que
tu désires de l’être. Les hommes en effet se
plaisent aux discours qui se rapportent à leur caractère;
et tout ce qui y est étranger les offense. Mais peut-être,
mon cher ami, tu es d’un autre avis. Avons-nous quelque
chose à opposer à cela, Calliclès?
CALLICLÈS.
Je ne sais trop comment, Socrate, il me paraît que tu as
raison: mais avec tout cela je suis dans le même cas que
la plupart de ceux qui t’écoutent; je ne te crois pas
entièrement.
SOCRATE.
C’est que le double amour enraciné dans ton âme,
Calliclès, combat mes raisons. Mais si nous réfléchissons
ensemble plus souvent et plus à fond sur les
mêmes objets, peut-être te rendras-tu. Rappelle-toi ce
que nous avons dit qu’il y a deux façons de cultiver le
corps et l’âme: l’une qui a pour but leur plaisir, l’autre
leur bien, et qui, loin de caresser leurs penchants et de
les flatter, combat au contraire leurs inclinations. N’est-
ce pas là ce que nous avons établi ci-dessus?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Celle qui ne vise qu’au plaisir est basse, et n’est autre
chose qu’une flatterie. N’est-ce pas?
CALLICLÈS.
A la bonne heure, puisque tu le veux.
SOCRATE.
Au lieu que l’autre ne pense qu’à rendre meilleur l’objet
de nos soins, le corps ou l’âme.
CALLICLÈS.
Soit.
SOCRATE.
N’est-ce pas ainsi que nous devons entreprendre la
culture de l’état et des citoyens, et travailler à les rendre
aussi bons qu’il est possible? puisque sans cela, comme
nous l’avons vu plus haut, tout autre service qu’on leur
rendrait ne leur serait d’aucune utilité; à moins que
l’âme de ceux à qui on procurera de grandes richesses
ou un accroissement de domaine, ou quelque autre
genre de puissance, ne soit belle et bonne. Poserons-
nous cela pour certain?
CALLICLÈS.
Je le veux bien, si cela te fait plaisir.
SOCRATE.
Si nous nous excitions mutuellement, Calliclès, à nous
charger de quelque entreprise publique, par exemple, de
la construction des murs, des arsenaux, des temples, des
édifices les plus considérables, ne serait-il point à propos
de nous sonder nous-mêmes, et d’examiner en
premier lieu si nous sommes habiles ou non dans
l’architecture, et de qui nous avons appris cet art? Cela
serait-il nécessaire, ou non?
CALLICLÈS.
Sans contredit.
SOCRATE.
La seconde chose qu’il faudrait examiner, n’est-ce pas si
nous avons déjà bâti de nous-mêmes quelque maison
pour nous ou pour nos amis, et si cette maison est bien
ou mal construite? Et cet examen fait, si nous trouvions
que nous avons eu des maîtres habiles et célèbres,
que sous leur direction nous avons bâti un grand nombre
de beaux édifices, et beaucoup d’autres aussi de nous-
mêmes, depuis que nous avons quitté nos maîtres; les
choses étant ainsi, il n’y aurait que de la prudence à
nous charger des ouvrages publics; si au contraire nous
ne pouvions dire quels ont été nos maîtres, ni montrer
aucun bâtiment de notre façon, ou si nous en montrions
plusieurs, mais mal entendus, ce serait une folie de notre
part d’entreprendre aucun ouvrage public, et de nous y
encourager l’un l’autre. Avouerons-nous que cela
soit bien dit?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
N’en est-il pas de même de toutes les autres choses? par
exemple, si nous avions dessein de servir le public en
qualité de médecins, et que nous nous y exhortassions
mutuellement, comme étant suffisamment versés dans
cet art; ne nous examinerions-nous point de part et
d’autre toi et moi? Au nom du ciel, voyons d’abord,
dirais-tu, comment Socrate lui-même se porte, et si
quelque autre homme, libre ou esclave, a été guéri de
quelque maladie par les soins de Socrate. Autant en
voudrais-je savoir sans doute par rapport à toi. Et s’il se
trouvait que nous n’avons rendu la santé à
personne, ni étranger, ni concitoyen, ni homme, ni
femme, par Jupiter, Calliclès, ne serait-ce pas réellement
une chose ridicule que des hommes en vinssent à cet
excès d’extravagance, de vouloir, comme on dit,
commencer le métier de potier par la cruche d’argile, de
se consacrer au service du public et d’exhorter les autres
à en faire autant, avant d’avoir fait en particulier
plusieurs coups d’essai passables, d’avoir réussi un
certain nombre de fois, et d’avoir suffisamment exercé
leur art? Ne penses-tu pas qu’une pareille conduite serait
insensée?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Maintenant donc, ô le meilleur des hommes, que tu
commences depuis peu à te mêler des affaires
publiques, que tu m’engages à t’imiter, et que tu me
reproches de n’y prendre aucune part, ne nous
examinerons-nous point l’un l’autre? Voyons un peu:
Calliclès a-t-il par le passé rendu quelque citoyen
meilleur? Est-il quelqu’un qui étant auparavant méchant,
injuste, libertin, et insensé, soit devenu honnête homme
par les soins de Calliclès, étranger ou citoyen, esclave ou
libre? Dis-moi, Calliclès, si on te questionnait là-
dessus, que répondrais-tu? Diras-tu que ton commerce a
rendu quelqu’un meilleur? As-tu honte de me déclarer si,
n’étant que simple particulier, et avant de t’immiscer
dans le gouvernement de l’état, tu as fait quelque chose
de semblable?
CALLICLÈS.
Tu es bien disputeur, Socrate.
SOCRATE.
Ce n’est point pour disputer que je t’interroge, mais dans
le désir sincère d’apprendre comment, selon toi, on doit
se conduire chez nous dans l’administration de la chose
publique; et si, en te mêlant des affaires de l’état,
tu te proposeras un autre but que de faire de nous des
citoyens accomplis. Ne sommes-nous pas convenus
plusieurs fois, que tel doit être le but du politique? En
sommes-nous tombés d’accord, ou non? Réponds. Oui,
nous en sommes tombés d’accord, puisqu’il faut que je
réponde pour toi. Si donc tel est l’avantage que l’homme
de bien doit tâcher de procurer à sa patrie, réfléchis un
peu, et dis-moi s’il te semble encore que ces
personnages dont tu parlais il y a quelque temps,
Périclès, et Cimon, et Miltiade, et Thémistocle, ont été de
bons citoyens?
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Si donc ils ont été bons citoyens, il est évident qu’ils ont
rendu leurs compatriotes meilleurs, de plus mauvais
qu’ils étaient auparavant. L’ont-ils fait, ou non?
CALLICLÈS.
Ils l’ont fait.
SOCRATE.
Lorsque Périclès commença à parler en public, les
Athéniens étaient donc plus mauvais que quand il les
harangua pour la dernière fois.
CALLICLÈS.
Peut-être.
SOCRATE.
Il ne faut pas dire peut-être, mon cher, mais
nécessairement, d’après les principes dont nous sommes
convenus, s’il est vrai que Périclès fut un bon citoyen.
CALLICLÈS.
Eh bien, qu’en veux-tu conclure?
SOCRATE.
Rien. Mais dis-moi de plus, est-ce l’opinion commune
que les Athéniens sont devenus meilleurs par les soins
de Périclès? ou tout au contraire qu’il les a corrompus?
J’entends dire en effet que Périclès a rendu les Athéniens
paresseux, lâches, babillards et intéressés, ayant le
premier soudoyé les troupes.
CALLICLÈS.
Tu entends tenir ce langage, Socrate, à ceux qui ont les
oreilles déchirées.
SOCRATE.
Du moins ce qui suit n’est pas un ouï-dire. Je sais
certainement, et tu sais toi-même que Périclès s’acquit
au commencement une grande réputation, et que les
Athéniens, dans le temps qu’ils étaient plus méchants, ne
rendirent contre lui aucune sentence infamante; mais
que sur la fin de la vie de Périclès, après qu’ils furent
devenus bons et vertueux par ses soins, ils le
condamnèrent pour cause de péculat, et que peu s’en
fallut qu’ils ne le jugeassent à mort, sans doute comme
un mauvais citoyen.
CALLICLÈS.
Eh bien! que fait cela contre Périclès?
SOCRATE.
On tiendrait pour un très mauvais gardien tout homme
qui aurait des ânes, des chevaux, des bœufs à soigner,
s’il faisait comme Périclès, et si ces animaux, devenus
féroces entre ses mains, ruaient, frappaient de la corne,
mordaient, quoiqu’ils ne fissent rien de semblable
lorsqu’on les lui a confiés. Ne penses-tu pas en
effet qu’on s’entend mal à gouverner quelque animal que
ce soit, quand on l’a reçu doux, et qu’on le rend plus
intraitable qu’on ne l’a reçu? Est-ce ton avis, ou non?
CALLICLÈS.
Je le veux bien, pour te faire plaisir.
SOCRATE.
Fais-moi donc encore le plaisir de me dire si l’homme est
ou n’est pas dans la classe des animaux.
CALLICLÈS.
Comment n’en serait-il pas?
SOCRATE.
N’est-ce point des hommes que Périclès avait à
conduire?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Quoi, ne fallait-il pas, comme nous en sommes
convenus, que d’injustes qu’ils étaient, ils devinssent plus
justes sous sa conduite, puisqu’il en prenait soin,
s’il eût été réellement bon politique?
CALLICLÈS.
A la bonne heure.
SOCRATE.
Mais les justes sont doux, comme dit Homère , et
toi, qu’en dis-tu? ne penses-tu pas de même?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Or, Périclès les a rendus plus féroces qu’ils n’étaient
quand il s’en est chargé, et cela contre lui-même, la
chose du monde la plus contraire à ses intentions.
CALLICLÈS.
Veux-tu que je te l’accorde?
SOCRATE.
Oui, si tu trouves que je dis vrai.
CALLICLÈS.
Soit donc.
SOCRATE.
Et les rendant plus féroces, ne les a-t-il pas
conséquemment rendus plus injustes et plus méchants?
CALLICLÈS.
Soit.
SOCRATE.
Ainsi Périclès n’était point à ce compte un bon politique.
CALLICLÈS.
Tu le dis.
SOCRATE.
Et toi aussi assurément, si on en juge par tes aveux. Dis-
moi encore au sujet de Cimon; ceux dont il prenait soin
ne lui firent-ils pas subir la peine de l’ostracisme, afin
d’être dix ans entiers sans entendre sa voix? Ne tinrent-
ils pas la même conduite à l’égard de Thémistocle, et de
plus ne le condamnèrent-ils point au bannissement? Pour
Miltiade, le vainqueur de Marathon, ils le condamnèrent
à être précipité dans la fosse, et sans le premier
prytane, il y eût été jeté . Cependant, s’ils avaient
tous été de bons citoyens, comme tu le prétends, il ne
leur serait jamais arrivé rien de semblable. Il n’est pas
naturel que les habiles conducteurs de chars ne tombent
point de leurs chevaux dans les commencements, et
qu’ils en tombent après avoir rendu leurs chevaux plus
dociles, et être devenus eux-mêmes meilleurs cochers.
C’est ce qui n’arrive ni dans la conduite des chars, ni
dans aucune autre chose. Qu’en penses-tu?
CALLICLÈS.
Je pense comme toi.
SOCRATE.
Ce qui a été dit précédemment était donc vrai, à ce qu’il
paraît, que nous ne connaissons aucun homme de
cette ville qui ait été bon politique. Tu avouais toi-même
qu’il n’y en a point aujourd’hui; mais tu soutenais qu’il y
en a eu autrefois; et tu as nommé de préférence ceux
dont je viens de parler. Or, nous avons vu qu’ils n’ont
aucun avantage sur ceux de nos jours. C’est pourquoi,
s’ils étaient orateurs, ils n’ont fait usage ni de la véritable
rhétorique, car jamais alors ils ne seraient tombés de
leur puissance, ni de la rhétorique flatteuse.
CALLICLÈS.
Cependant, Socrate, il s’en faut de beaucoup qu’aucun
des politiques d’aujourd’hui exécute d’aussi grandes
choses qu’aucun de ceux-là.
SOCRATE.
Aussi, mon cher, je ne les méprise pas comme serviteurs
du peuple: il me paraît au contraire qu’à ce titre ils
l’emportent sur ceux de nos jours, et qu’ils ont montré
plus d’habileté à procurer au peuple ce qu’il désirait.
Mais pour ce qui est de faire changer d’objet à ses
désirs, de ne pas lui permettre de les satisfaire, et de
tourner les citoyens, soit par persuasion, soit par
contrainte, vers ce qui pouvait les rendre meilleurs, c’est
en quoi il n’y a, pour ainsi dire, aucune différence
entre eux et ceux d’à présent; et c’est pourtant la tâche
véritable d’un bon citoyen. A l’égard des vaisseaux, des
murailles, des arsenaux, et de beaucoup d’autres choses
semblables, je conviens avec toi que ceux du temps
passé s’entendaient mieux à nous procurer tout cela que
ceux de nos jours. Mais il nous arrive à toi et à moi une
chose plaisante dans cette dispute.
Depuis le temps que nous conversons, nous n’avons
pas cessé de tourner autour du même objet, et nous ne
nous entendons pas l’un l’autre. Il me semble que tu as
souvent avoué et reconnu que par rapport au corps
et à l’âme il y a deux manières de les soigner: l’une
servile, qui se propose de procurer par tous les moyens
possibles des aliments au corps lorsqu’il a faim, de la
boisson lorsqu’il a soif, des vêtements pour le jour et la
nuit, et des chaussures lorsqu’il fait froid, en un mot
toutes les autres choses dont le corps peut avoir besoin.
Je me sers exprès de ces images, afin que tu
comprennes mieux ma pensée. Lorsqu’on est en état de
fournir à ces besoins, comme marchand à poste fixe ou
comme marchand forain, comme artisan de
quelqu’une de ces choses, boulanger, cuisinier,
tisserand, cordonnier, tanneur, il n’est pas surprenant
qu’en ce cas on se regarde soi-même et on soit regardé
par les autres comme chargé du soin du corps; mais
c’est ignorer qu’outre tous ces arts, il y en a un dont les
parties sont la gymnastique et la médecine, auquel la
culture du corps appartient véritablement; que c’est à lui
qu’il convient de commander à tous les autres arts, et de
se servir de ce qu’ils font, parce qu’il sait ce qu’il y a
dans le boire et le manger de salutaire et de nuisible
à la santé, et que les autres arts ne le savent pas.
C’est pourquoi il faut qu’en ce qui concerne le soin du
corps, les autres arts soient réputés des fonctions
serviles et basses; et que la gymnastique et la médecine
aient le premier rang. Les mêmes choses ont lieu à
l’égard de l’âme; et il me paraît quelquefois que tu
comprends que telle est ma pensée, et tu me fais des
aveux comme un homme qui entend parfaitement ce que
je dis; puis tu me viens ajouter un moment après qu’il y
a eu dans cette ville d’excellents hommes d’état; et
quand je te demande qui c’est, tu me présentes des
hommes qui, pour les affaires politiques, sont
précisément tels que, si, te demandant quels ont été ou
quels sont les gens habiles dans la gymnastique et
capables de dresser le corps, tu me nommais très
sérieusement Théarion le boulanger, Mithécos qui a écrit
sur la cuisine sicilienne, et Sarambos le marchand de
vin; prétendant qu’ils s’entendaient merveilleusement
dans l’art de prendre soin du corps, parce qu’ils savaient
apprêter admirablement, l’un le pain, l’autre les
ragoûts, le troisième le vin.
Peut-être te fâcherais-tu contre moi, si je te disais à ce
sujet: tu n’as, mon ami, nulle idée de la gymnastique; tu
me nommes des serviteurs de nos besoins, dont tonte
l’occupation est de les satisfaire, mais qui ne connaissent
point ce qu’il y a de bon et de convenable en ce genre;
qui après avoir rempli de toutes sortes d’aliments, et
engraissé le corps de leurs concitoyens, et en avoir reçu
des éloges, finissent par ruiner jusqu’à leur santé
première. Ceux-ci, vu leur ignorance, n’accuseront
point ces pourvoyeurs de leur gourmandise d’être cause
des maladies qui leur surviennent, et de la perte de leur
premier embonpoint: non, ils rejetteront la faute sur
ceux qui pour lors se trouvent présents, et leur donnent
quelques conseils; et lorsque les excès qu’ils ont faits
sans aucun égard pour leur santé auront amené
longtemps après les maladies, ils s’en prendront à ces
derniers, ils les blâmeront, et leur feront du mal, s’ils le
peuvent: pour les premiers, au contraire, qui sont la
vraie cause de leurs maux, ils les combleront de
louanges. Voilà précisément la conduite que tu tiens à
présent, Calliclès. Tu exaltes des hommes qui ont fait
faire bonne chère aux Athéniens, en leur servant tout ce
qu’ils désiraient. Ils ont agrandi l’état, disent les
Athéniens; mais ils ne s’aperçoivent pas que cet
agrandissement n’est qu’une enflure, une tumeur
pleine de corruption, et que c’est là tout ce qu’ont fait
ces anciens politiques, pour avoir rempli la république de
ports, d’arsenaux, de murailles, de tributs, et d’autres
bagatelles semblables, sans y joindre la tempérance et la
justice.
Quand donc la crise viendra, ils s’en prendront à ceux
qui se mêleront pour lors de leur donner des conseils, et
ils n’auront que des éloges pour Thémistocle, Cimon et
Périclès, les vrais auteurs de leurs maux. Peut-être même
se saisiront-ils de toi, si tu n’es sur tes gardes, et de mon
ami Alcibiade, quand avec leurs acquisitions ils auront
perdu ce qu’ils possédaient autrefois, quoique vous
ne soyez point les premiers auteurs, mais peut-être les
complices de leur ruine.
Au reste, je vois qu’il se passe aujourd’hui une chose
tout-à-fait déraisonnable, et j’en entends dire autant de
ceux qui nous ont précédés. Je remarque en effet que,
quand on punit quelqu’un des hommes qui se mêlent des
affaires publiques, comme coupables de malversation, ils
s’emportent et se plaignent amèrement des mauvais
traitements qu’on leur fait, après les services sans
nombre qu’ils ont rendus à l’état. Est-ce donc
injustement, comme ils le prétendent, que le peuple les
fait périr? Non, rien n’est plus faux. Jamais un homme
à la tête d’un état ne peut être injustement opprimé
par l’état qu’il gouverne.
Mais il paraît qu’il en est de ceux qui se donnent pour
politiques, comme des sophistes; car les sophistes, gens
habiles d’ailleurs, tiennent à certain égard une conduite
dépourvue de bon sens. En même temps qu’ils font
profession d’enseigner la vertu, ils accusent souvent
leurs élèves d’être coupables envers eux d’injustice, en
ce qu’ils les frustrent de l’argent qui leur est dû, et ne
témoignent pour eux aucune reconnaissance des
bienfaits qu’ils en ont reçus. Or, y a-t-il rien de plus
inconséquent qu’un pareil discours? Des hommes
devenus bons et justes, auxquels leur maître a ôté
l’injustice et donné la justice, agir injustement par un
vice qui n’est plus en eux! Ne juges-tu pas cela tout-à-
fait absurde, mon cher? — Tu m’as réduit, Calliclès, à
faire une harangue dans les formes, en refusant de me
répondre.
CALLICLÈS.
Quoi donc! ne pourrais-tu point parler, à moins qu’on ne
te réponde?
SOCRATE.
Il y a apparence que je le puis, puisque je m’étends à
présent en longs discours, depuis que tu ne veux plus
me répondre. Mais, mon cher, au nom de Jupiter qui
préside à l’amitié, dis-moi, ne trouves-tu point absurde,
qu’un homme qui se vante d’en avoir rendu un autre
vertueux, se plaigne de lui comme d’un méchant, quand
par ses soins il est devenu et il est réellement bon?
CALLICLÈS.
Cela me paraît absurde.
SOCRATE.
N’est-ce pas pourtant le langage que tu entends tenir à
ceux qui font profession de former les hommes à la
vertu?
CALLICLÈS.
Il est vrai: mais que peut-on attendre autre chose de
gens méprisables, tels que les sophistes?
SOCRATE.
Eh bien, que diras-tu de ceux qui se vantant d’être à la
tête d’un état, et de mettre tous leurs soins à le rendre le
meilleur possible, l’accusent ensuite à la première
occasion, comme étant très corrompu? Crois-tu qu’il y ait
quelque différence entre eux et les précédents? Le
sophiste et l’orateur, mon cher, sont la même chose, ou
deux choses très ressemblantes, comme je le disais à
Polus. Mais faute de connaître cette ressemblance,
tu penses que la rhétorique est ce qu’il y a de plus beau
au monde, et tu méprises la profession de sophiste.
Dans la vérité cependant la sophistique est autant plus
belle que la rhétorique, que la fonction de législateur
l’emporte sur celle de juge, et la gymnastique sur la
médecine. Et je croyais pour moi que les sophistes et les
orateurs étaient les seuls qui n’eussent aucun droit de
reprocher à celui qu’ils forment d’être mauvais à leur
égard; ou qu’en l’accusant, ils s’accusaient eux-mêmes
de n’avoir fait aucun bien à ceux qu’ils se vantent de
rendre meilleurs. Cela n’est-il pas vrai?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Ce sont aussi les seuls qui pourraient n’exiger aucun
salaire des avantages qu’ils procurent, si ce qu’ils disent
était vrai. En effet, quelqu’un qui aurait reçu toute autre
espèce de bienfait, qui serait devenu, par exemple, léger
à la course par les soins d’un maître de gymnase, serait
peut-être capable de le frustrer de la reconnaissance
qu’il lui doit, si le maître de gymnase la laissait à sa
discrétion, et qu’il n’eût pas fait avec lui une convention
pour le prix, en vertu de laquelle il reçoit de l’argent
en même temps qu’il lui donne l’agilité. Car ce n’est
pas, je pense, la lenteur à la course, mais l’injustice qui
fait les hommes mauvais. N’est-ce pas?
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Si donc quelqu’un détruisait ce principe du mal, je veux
dire l’injustice, il n’aurait point à craindre qu’on se
comportât injustement à son égard; et il serait le seul qui
pourrait en sûreté placer son bienfait sans condition, s’il
était réellement en son pouvoir de faire des hommes
vertueux. N’en conviens-tu pas?
CALLICLÈS.
Soit.
SOCRATE.
C’est probablement pour cette raison qu’il n’y a nulle
honte à recevoir un salaire pour les autres conseils que
l’on donne, sur l’architecture, par exemple, ou tout autre
art semblable.
CALLICLÈS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Au lieu que s’il s’agit d’inspirer à un homme la vertu, et
de lui apprendre à gouverner parfaitement sa famille ou
sa patrie, on tient pour une chose honteuse de refuser
ses conseils, à moins qu’on ne nous donne de l’argent.
N’est-ce pas?
CALLICLÈS.
Oui
SOCRATE.
La raison de cette différence est évidemment que, de
tous les bienfaits, celui-là est le seul qui porte la
personne qui l’a reçu à faire du bien à son tour à son
bienfaiteur; et l’on regarde comme un bon signe
lorsqu’on donne à l’auteur d’un tel bienfait des marques
de sa reconnaissance, et comme un mauvais signe,
lorsqu’on ne lui en donne aucune. La chose n’est-elle pas
ainsi?
CALLICLÈS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Explique-moi donc nettement à laquelle de ces deux
manières de prendre soin de l’état tu m’invites, si c’est à
combattre les penchants des Athéniens, dans la vue d’en
faire d’excellents citoyens, et comme un médecin; ou à
les servir, et à traiter avec eux comme un flatteur. Dis-
moi là-dessus la vérité, Calliclès. Il est juste qu’ayant
débuté par me parler avec franchise, tu continues
jusqu’au bout à me dire ce que tu penses. Ainsi,
réponds-moi brièvement.
CALLICLÈS.
Je dis donc que je t’invite à les servir.
SOCRATE.
C’est-à-dire, brave Calliclès, que tu m’exhortes à les
flatter.
CALLICLÈS.
A moins que tu ne préfères être traité comme un Mysien,
Socrate; car si tu ne prends le parti de les flatter…
SOCRATE.
Ne me répète point ce que tu m’as déjà dit souvent, que
le premier venu me mettra à mort, si tu ne veux que je
te répète à mon tour que ce sera un méchant qui fera
mourir un homme de bien: ni qu’il me ravira ce que je
possède, pour que je ne te dise point que, m’ayant
dépouillé de mes biens, il ne saura quel usage en faire:
mais que comme il me les aura ravis injustement, il
en usera de même injustement; et par conséquent d’une
manière contraire au beau, et par conséquent encore, au
bien.
CALLICLÈS.
Tu me parais, Socrate, être dans la ferme confiance qu’il
ne t’arrivera rien de semblable, comme si tu étais éloigné
de tout danger, et qu’aucun homme, très méchant peut-
être très méprisable, ne pût te traîner devant un tribunal.
SOCRATE.
Je serais à coup sûr un insensé, Calliclès, si je croyais
que dans une ville comme Athènes il n’est personne qui
ne soit exposé à toutes sortes d’accidents. Mais ce que je
sais, c’est que si je parais devant un tribunal, et si j’y
cours quelqu’un des périls dont tu parles, celui qui
m’y citera sera un méchant homme: car jamais homme
de bien n’accusera un innocent. Et il ne serait pas
étonnant que je fusse condamnée mort. Veux-tu savoir
pourquoi je m’y attends?
CALLICLÈS.
Je le veux bien.
SOCRATE.
Je pense que je m’applique à la véritable politique avec
un très petit nombre d’Athéniens, pour ne pas dire seul,
et que seul je remplis aujourd’hui les devoirs de citoyen.
Et comme je ne cherche point à flatter ceux avec qui je
m’entretiens chaque jour, que je vise au plus utile
et non au plus agréable, et que je ne veux rien faire de
toutes ces belles choses que tu me conseilles, je ne
saurai que dire, lorsque je me trouverai devant les juges:
et ce que je disais à Polus revient fort bien ici; je serai
jugé comme le serait un médecin accusé devant des
enfants par un cuisinier. Examine en effet ce qu’un
médecin au milieu de pareils juges aurait à dire pour sa
défense, si on l’accusait en ces termes: Enfants, cet
homme vous a fait beaucoup de mal: il vous perd vous
et ceux qui sont plus jeunes que vous, et vous jette dans
le désespoir, vous coupant, vous brûlant, vous
amaigrissant et vous étouffant; il vous donne des potions
très amères, et vous fait mourir de faim et de soif, au
lieu de vous servir, comme moi, des mets de toute
espèce, en grand nombre et flatteurs au goût. Que
penses-tu que dirait un médecin dans une pareille
extrémité? Dirait-il ce qui est vrai? Enfants, je n’ai fait
tout cela que pour vous conserver la santé. Comment
crois-tu que de tels juges se récrieront à cette réponse?
de toutes leurs forces, n’est-ce pas?
CALLICLÈS.
Il y a tout lieu de le croire.
SOCRATE.
Ce médecin donc ne se trouvera-t-il pas, à ton avis, dans
le plus grand embarras sur ce qu’il doit dire?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Je sais bien que la même chose m’arriverait, si je
comparaissais devant un tribunal. Je ne pourrai parler
aux juges des plaisirs que je leur ai procurés, car voilà ce
qu’ils appellent des bienfaits et des services: et je ne
porte envie ni à ceux qui les procurent, ni à ceux qui les
reçoivent. Si on m’accuse, ou de corrompre la jeunesse,
en lui apprenant à douter, ou de parler mal des citoyens
d’un âge plus avancé, en tenant sur leur compte des
discours sévères, soit en particulier, soit en public, je ne
pourrai pas dire la vérité, savoir, que si je parle de la
sorte c’est avec justice, ayant en vue votre
avantage, ô juges, et rien autre chose. Ainsi, je dois
m’attendre à tout ce qu’il plaira au sort d’ordonner.
CALLICLÈS.
Et penses-tu, Socrate, qu’il soit beau pour un citoyen
d’être dans une semblable position, qui le met hors
d’état de se secourir lui-même?
SOCRATE.
Oui, Calliclès, pourvu qu’il ne lui manque pas une chose
que tu lui as plus d’une fois accordée; pourvu qu’il
puisse se donner à lui-même ce secours, qu’il n’a aucun
discours, aucune action injuste à se reprocher, ni
envers les dieux, ni envers les hommes. Car nous
sommes convenus souvent qu’il n’y a pas de secours
meilleur. Si l’on me prouvait donc que je suis incapable
de me donner ce secours à moi-même, ou à quelque
autre, je rougirais d’être pris en défaut sur ce point,
devant peu comme devant beaucoup de personnes, et
même vis à vis de moi seul, et je serais au désespoir
qu’une pareille impuissance fut cause de ma mort. Mais
si je perdais la vie faute d’avoir quelque usage de la
rhétorique flatteuse, je suis bien sûr que tu me verrais
supporter la mort de bonne grâce. Aussi bien
personne ne craint-il la mort, à moins qu’il ne soit tout-à-
fait insensé et lâche. Ce qui fait peur, c’est de commettre
l’injustice, puisque le plus grand des malheurs est de
descendre dans l’autre monde avec une âme chargée de
crimes. Je veux, si tu le trouves bon, te prouver par un
récit que la chose est ainsi.
CALLICLÈS.
Puisque tu as achevé tout le reste, achève encore ceci.
SOCRATE.
Écoute donc, comme on dit, un beau récit, que tu
prendras, à ce que j’imagine, pour une fable et que je
crois être un récit très véritable; je te donne pour certain
ce que je vais dire. Jupiter, Neptune et Pluton
partagèrent ensemble, comme Homère le rapporte ,
l’empire qu’ils tenaient des mains de leur père. Or, du
temps de Saturne, il y avait sur les hommes une loi, qui
a toujours subsisté et subsiste encore parmi les dieux,
que celui des mortels qui avait mené une vie juste et
sainte allait après sa mort dans les îles fortunées,
où il jouissait d’un bonheur parfait, à l’abri de tous les
maux; qu’au contraire celui qui avait vécu dans l’injustice
et l’impiété, allait dans un séjour de punition et de
supplice, appelé Tartare. Sous le règne de Saturne, et
dans les premières années de celui de Jupiter, ces
hommes étaient jugés vivants par des juges vivants, qui
prononçaient sur leur sort le jour même qu’ils devaient
mourir. Aussi ces jugements se rendaient-ils mal.
C’est pourquoi Pluton et les gardiens des îles fortunées
étant allés trouver Jupiter lui dirent qu’on lui envoyait
des hommes qui ne méritaient ni les récompenses,
ni les châtiments qu’on leur avait assignés. Je ferai
cesser cette injustice, répondit Jupiter. Ce qui fait que les
jugements se rendent mal aujourd’hui, c’est qu’on juge
les hommes tout vêtus; car on les juge lorsqu’ils sont
encore en vie. Plusieurs, poursuivit-il, dont l’âme est
corrompue, sont revêtus de beaux corps, de noblesse et
de richesses; et lorsqu’il est question de prononcer la
sentence, il se présente une foule de témoins en leur
faveur, prêts à attester qu’ils ont bien vécu.
Les juges se laissent éblouir par tout cela; et de
plus eux-mêmes jugent vêtus, ayant devant leur âme des
yeux, des oreilles, et toute la masse du corps qui les
enveloppe. Cet appareil, qui les couvre eux et ceux qu’ils
ont à juger, est pour eux un obstacle. Il faut commencer
par ôter aux hommes la prescience de leur dernière
heure; car maintenant ils la connaissent d’avance. Aussi
déjà l’ordre est donné à Prométhée qu’il change
cela. En outre, je veux qu’on les juge entièrement
dépouillés de ce qui les environne, et qu’à cet effet ils ne
soient jugés qu’après leur mort; il faut aussi que le juge
lui-même soit nu, qu’il soit mort, et qu’il examine
immédiatement avec son âme l’âme de chacun, dès qu’il
sera mort, séparée de tous ses proches, et ayant laissé
sur la terre l’attirail qui l’environnait, de sorte que le
jugement soit équitable.
J’étais instruit de ce désordre avant vous: en
conséquence j’ai établi pour juges trois de mes fils, deux
d’Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d’Europe,
savoir, Éaque. Lorsqu’ils seront morts, ils rendront leurs
jugements dans la prairie , à un endroit d’où partent
deux chemins, dont un conduit aux îles fortunées, et un
autre au Tartare. Rhadamanthe jugera les hommes de
l’Asie, Éaque ceux de l’Europe: je donnerai à Minos
l’autorité suprême pour décider en dernier ressort dans
les cas où ils se trouveraient embarrassés l’un ou l’autre;
ainsi une justice parfaite dictera la sentence qui sera
portée sur la route que les hommes doivent prendre.
Tel est, Calliclès, le récit que j’ai entendu, et que je
tiens pour véritable. En raisonnant sur ce discours,
voici ce qui me paraît en résulter. La mort n’est rien, à
mon avis, que la séparation de deux choses, l’âme et le
corps. Au moment où elles sont séparées l’une de l’autre,
chacune d’elles n’est pas beaucoup différente de ce
qu’elle était du vivant de l’homme. Le corps garde son
caractère, et les vestiges bien marqués des soins qu’on a
pris de lui, ou des accidents qu’il a éprouvés: par
exemple, si quelqu’un étant en vie avait un grand corps,
qu’il le tint de la nature ou de l’éducation, ou de l’une et
de l’autre, après sa mort son cadavre est grand: s’il avait
de l’embonpoint, son cadavre en a aussi; et ainsi du
reste. S’il avait pris plaisir à cultiver sa chevelure, il
conserve beaucoup de cheveux. Si c’était un homme à
étrivières, qui de son vivant portât sur son corps les
cicatrices de coups de fouet ou de toute autre blessure,
on y retrouve tout cela après la mort. S’il avait quelque
membre rompu ou disloqué durant sa vie, mort,
ces défauts sont encore visibles. En un mot, tel qu’on
s’est étudié à être pendant la vie pour ce qui concerne le
corps, tel on est après sa mort, en tout ou en grande
partie, pendant un certain temps.
Or, il me paraît, Calliclès, qu’il en est de même à l’égard
de l’âme; et que quand elle est dépouillée de son corps,
elle garde les marques évidentes de son caractère, et
des accidents que chaque âme a éprouvés, en
conséquence du genre de vie qu’elle a embrassé. Lors
donc que les hommes arrivent devant leur juge, par
exemple ceux d’Asie devant Rhadamanthe,
Rhadamanthe les faisant approcher, examine l’âme d’un
chacun, sans savoir de qui elle est; et souvent ayant
entre les mains le grand roi, ou quelque autre roi ou
potentat, il ne découvre rien de sain en son âme; il la
voit toute cicatrisée de parjures et d’injustices par
les empreintes que chaque action y a gravées: ici les
détours du mensonge et de la vanité, et rien de droit,
parce qu’elle a été nourrie loin de la vérité; là les
monstruosités et toute la laideur du pouvoir absolu, de la
mollesse, de la licence, et du désordre. Il la voit ainsi, et
de suite il l’envoie ignominieusement à la prison, où elle
ne sera pas plus tôt arrivée, qu’elle éprouvera les
châtiments convenables. Or quiconque subit une
peine, et est châtié d’une manière raisonnable, en
devient meilleur, et gagne à la punition, ou il sert
d’exemple aux autres, qui, témoins des tourments qu’il
souffre, en craignent autant pour eux, et s’améliorent.
Mais pour gagner à la punition et satisfaire aux dieux et
aux hommes, les fautes doivent être de nature à pouvoir
s’expier. Toutefois, même alors, ce n’est que par les
douleurs et les souffrances que l’expiation s’accomplit et
profite, ici ou dans l’autre monde: car il n’est pas
possible d’être délivré autrement de l’injustice. Pour
ceux qui ont commis les derniers crimes, et qui pour
cette raison sont incurables, on fait sur eux des
exemples. Leur supplice ne leur est d’aucune utilité,
parce qu’ils sont incapables de guérison; mais il est utile
aux autres, qui contemplent les tourments douloureux et
effroyables qu’ils souffrent à jamais pour leurs crimes, en
quelque sorte suspendus dans la prison des enfers, et
servant tout à-la-fois de spectacle et d’instruction à tous
les criminels qui y abordent sans cesse. Je soutiens
qu’Archélaüs sera de ce nombre, si ce que Polus a dit de
lui est vrai, ainsi que tout autre tyran qui lui ressemblera.
Je crois même que la plupart de ceux qui sont ainsi
donnés en spectacle sont des tyrans, des rois, des
potentats, des politiques. Car ce sont eux qui, à cause
du pouvoir dont ils sont revêtus, commettent les actions
les plus injustes et les plus impies. Homère est ici pour
moi. Ceux qu’il représente comme tourmentés pour
toujours aux enfers , sont des rois et des
potentats, comme Tantale, Sisyphe et Titye.
Quant à Thersite et aux autres méchants qui ont vécu
dans une condition privée, aucun poète ne l’a représenté
souffrant les plus grands supplices comme ayant commis
des crimes inexpiables, sans doute parce qu’il n’avait pas
tout pouvoir; en quoi il était plus heureux que ceux qui
pouvaient tout. En effet, mon cher Calliclès, c’est des
puissants que viennent les plus grands criminels.
Rien n’empêche pourtant qu’il ne se rencontre parmi eux
des hommes vertueux, et on ne saurait assez les
admirer. Car c’est une chose bien difficile, Calliclès, et
digne des plus grandes louanges, de vivre longtemps
dans la justice, lorsqu’on a une pleine liberté de mal
faire; et il se trouve très peu de caractères de cette
trempe. Il y a eu néanmoins, et dans cette ville et
ailleurs, et il y aura sans doute encore des personnages
excellents en ce genre de vertu, qui consiste à
administrer suivant les règles de la justice ce qui
leur est confié. De ce nombre a été Aristide, fils de
Lysimaque, qui s’est acquis par là tant de célébrité dans
toute la Grèce ; mais la plupart des hommes
puissants, mon cher, deviennent méchants.
Pour revenir donc à ce que je disais, lorsque quelqu’un
d’eux tombe entre les mains de ce Rhadamanthe, il ne
connaît nulle autre chose de lui, ni quel il est, ni quels
sont ses parents, sinon qu’il est méchant; et l’ayant
connu pour tel, il le relègue au Tartare, après lui avoir
mis un certain signe, selon qu’il le juge susceptible ou
incapable de guérison; et arrivé au Tartare, le
coupable est puni comme il mérite de l’être. D’autres
fois, voyant une âme qui a vécu saintement et dans la
vérité, soit l’âme d’un particulier ou de quelque autre,
mais surtout, à ce que je pense, Calliclès, celle d’un
philosophe uniquement occupé de lui-même, et qui
durant sa vie a évité l’embarras des affaires, il en est
ravi, et l’envoie aux îles fortunées. Éaque en fait autant
de son côté. L’un et l’autre porte ses jugements tenant
une baguette en main. Pour Minos, il est assis à l’écart et
les surveille: il a un sceptre d’or, comme Ulysse
d’Homère rapporte qu’il l’a vu,
Tenant un sceptre d’or, et rendant la justice aux
morts .
J’ajoute, Calliclès, une foi entière à ces discours, et je
m’étudie à paraître devant le juge avec une âme
irréprochable. Je méprise ce que la plupart des hommes
estiment; et ne vise qu’à la vérité, je tâcherai de vivre et
de mourir, lorsque le temps en sera venu, aussi
vertueux que je pourrai. J’invite tous les autres hommes,
autant qu’il est en moi, et je t’invite toi-même à mon
tour, à embrasser ce genre de vie, et à t’exercer à ce
combat, le meilleur, à mon avis, de tous ceux d’ici-bas;
et je te reproche que tu ne seras point en état de te
défendre, lorsqu’il faudra comparaître et subir le
jugement dont je parle; mais arrivé en présence de ton
juge, le fils d’Égine, quand il t’aura pris et amené
devant son tribunal, tu ouvriras la bouche toute grande,
et la tête te tournera, tout comme à moi devant les juges
de cette ville. Peut-être qu’alors on le frappera
ignominieusement sur la figure et l’on te fera toutes
sortes d’outrages.
Tu regardes apparemment tout cela comme des contes
de vieille femme, et tu n’en fais nul cas; et il ne serait
pas surprenant que nous n’en tinssions aucun compte si,
après bien des recherches, nous pouvions trouver
quelque chose de meilleur et de plus vrai. Mais tu vois
que vous trois, qui êtes les plus sages des Grecs
d’aujourd’hui, toi, Polus, et Gorgias, vous ne
sauriez prouver qu’on doive mener une autre vie que
celle qui nous sera utile quand nous serons là-bas; au
contraire, de tant d’opinions que nous avons discutées,
toutes les autres ont été réfutées; et la seule qui
demeure inébranlable, est celle-ci, qu’on doit plutôt
prendre garde de faire une injustice que d’en recevoir, et
qu’avant toutes choses il faut s’appliquer, non à paraître
homme de bien, mais à l’être, tant en public qu’en
particulier; que si quelqu’un devient méchant en quelque
point, il faut le châtier, et qu’après être juste, le second
bien est de le devenir, et de subir la punition qu’on
a méritée; qu’il ne faut flatter ni soi ni les autres, qu’ils
soient en petit ou en grand nombre; et qu’on ne doit
jamais ni parler ni agir qu’en vue de Injustice.
Rends-toi donc à mes raisons, et suis-moi dans la route
qui te conduira au bonheur et pendant ta vie et après ta
mort, comme ce discours vient de le montrer. Souffre
qu’on te méprise comme un insensé, qu’on t’insulte, si
l’on veut, et même, par Jupiter, laisse-toi frapper
volontiers de cette manière qui te paraît si
outrageante; car il ne t’en arrivera aucun mal, si tu es
solidement homme de bien et dévoué à la culture de la
vertu. Après que nous l’aurons ainsi cultivée en commun,
alors, si nous le jugeons à propos, nous nous mêlerons
de politique; et sur quoi que nous délibérions, nous
serons plus en état de délibérer que nous ne le sommes
à présent. En effet, il est honteux pour nous que, dans la
situation où nous paraissons être, nous nous en fassions
accroire, comme si nous valions quelque chose, nous qui
changeons à tout instant de sentiment sur les mêmes
objets, et cela, sur ce qu’il y a de plus important:
tant est grande notre ignorance.
Servons-nous donc du discours qui nous éclaire
aujourd’hui, comme d’un guide qui nous enseigne que le
meilleur parti à prendre est de vivre et mourir dans la
culture de la justice et des autres vertus. Suivons la
route qu’il nous trace, engageons les autres à nous
imiter, et n’écoutons pas le discours qui t’a séduit, et
auquel tu m’exhortes à me rendre, car il ne vaut rien,
Calliclès.