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Graziella

Graziella

d’ Alphonse de Lamartine
Chapitre 1

I

À dix-huit ans, ma famille me confia aux soins d’une de mes parentes que des affaires appelaient en Toscane, où elle allait accompagnée de son mari. C’était une occasion de me faire voyager et de m’arracher à cette oisiveté dangereuse de la maison paternelle et des villes de province, où les premières passions de l’âme se corrompent faute d’activité. Je partis avec l’enthousiasme d’un enfant qui va voir se lever le rideau des plus splendides scènes de la nature et de la vie.

Les Alpes, dont je voyais de loin, depuis mon enfance, briller les neiges éternelles, à l’extrémité de l’horizon,du haut de la colline de Milly ; la mer dont les voyageurs et les poëtes avaient jeté dans mon esprit tant d’éclatantes images ; le ciel italien, dont j’avais, pour ainsi dire,aspiré déjà la chaleur et la sérénité dans les pages de Corinne et dans les vers de Gœthe :

Connais-tu cette terre où les myrtes fleurissent ?

les monuments encore debout de cette antiquité romaine, dont mes études toutes fraîches avaient rempli ma pensée ; la liberté enfin ; la distance qui jette un prestige sur les choses éloignées ; les aventures, ces accidents certains des longs voyages, que l’imagination jeune prévoit, combine à plaisir et savoure d’avance ; le changement de langue, de visages, de mœurs, qui semble initier l’intelligence à un monde nouveau, tout cela fascinait mon esprit. Je vécus dans un état constant d’ivresse pendant les longs jours d’attente qui précédèrent le départ. Ce délire, renouvelé chaque jour par les magnificences de la nature en Savoie, en Suisse, sur le lac deGenève, sur les glaciers du Simplon, au lac de Côme, à Milan et àFlorence, ne retomba qu’à mon retour.

Les affaires qui avaient conduit ma compagnede voyage à Livourne se prolongeant indéfiniment, on parla de meramener en France sans avoir vu Rome et Naples. C’était m’arrachermon rêve au moment où j’allais le saisir. Je me révoltaiintérieurement contre une pareille idée. J’écrivis à mon père pourlui demander l’autorisation de continuer seul mon voyage en Italie,et, sans attendre la réponse, que je n’espérais guère favorable, jerésolus de prévenir la désobéissance par le fait. « Si ladéfense arrive, me disais-je, elle arrivera trop tard. Je serairéprimandé, mais je serai pardonné ; je reviendrai, maisj’aurai vu. » Je fis la revue de mes financestrès-restreintes ; mais je calculai que j’avais un parent dema mère établi à Naples, et qu’il ne me refuserait pas quelqueargent pour le retour. Je partis, une belle nuit, de Livourne, parle courrier de Rome.

J’y passai l’hiver seul dans une petitechambre d’une rue obscure qui débouche sur la place d’Espagne, chezun peintre romain qui me prit en pension dans sa famille. Mafigure, ma jeunesse, mon enthousiasme, mon isolement au milieu d’unpays inconnu, avaient intéressé un de mes compagnons de voyage dansla route de Florence à Rome. Il s’était lié d’une amitié soudaineavec moi. C’était un beau jeune homme à peu près de mon âge. Ilparaissait être le fils ou le neveu du fameux chanteur David, alorsle premier ténor des théâtres d’Italie. David voyageait aussi avecnous. C’était un homme d’un âge déjà avancé. Il allait chanter pourla dernière fois sur le théâtre Saint-Charles, à Naples.

David me traitait en père, et son jeunecompagnon me comblait de prévenances et de bontés. Je répondais àces avances avec l’abandon et la naïveté de mon âge. Nous n’étionspas encore arrivés à Rome que le beau voyageur et moi nous étionsdéjà inséparables. Le courrier, dans ce temps-là, ne mettait pasmoins de trois jours pour aller de Florence à Rome. Dans lesauberges, mon nouvel ami était mon interprète ; à table, il meservait le premier ; dans la voiture, il me ménageait à côtéde lui la meilleure place, et, si je m’endormais, j’étais sûr quema tête aurait son épaule pour oreiller.

Quand je descendais de voiture aux longuesmontées des collines de la Toscane ou de la Sabine, il descendaitavec moi, m’expliquait le pays, me nommait les villes, m’indiquaitles monuments. Il cueillait même de belles fleurs et achetait debelles figues et de beaux raisins sur la route ; ilremplissait de ces fruits mes mains et mon chapeau. David semblaitvoir avec plaisir l’affection de son compagnon de voyage pour lejeune étranger. Ils se souriaient quelquefois en me regardant d’unair d’intelligence, de finesse et de bonté.

Arrivés à Rome la nuit, je descendis toutnaturellement dans la même auberge qu’eux. On me conduisit dans machambre ; je ne me réveillai qu’à la voix de mon jeune ami quifrappait à ma porte et qui m’invitait à déjeuner. Je m’habillai àla hâte et je descendis dans la salle où les voyageurs étaientréunis. J’allais serrer la main de mon compagnon de voyage et je lecherchais en vain des yeux parmi les convives, quand un riregénéral éclata sur tous les visages. Au lieu du fils ou du neveu deDavid, j’aperçus à côté de lui une charmante figure de jeune filleromaine élégamment vêtue et dont les cheveux noirs, tressés enbandeaux autour du front, étaient rattachés derrière par deuxlongues épingles d’or à têtes de perles, comme les portent encoreles paysannes de Tivoli. C’était mon ami qui avait repris, enarrivant à Rome, son costume et son sexe.

J’aurais dû m’en douter à la tendresse de sonregard et à la grâce de son sourire. Mais je n’avais eu aucunsoupçon. « L’habit ne change pas le cœur, me dit en rougissantla belle Romaine ; seulement vous ne dormirez plus sur monépaule, et, au lieu de recevoir de moi des fleurs, c’est vous quim’en donnerez. Cette aventure vous apprendra à ne pas vous fier auxapparences d’amitié qu’on aura pour vous plus tard ; celapourrait bien être autre chose. »

La jeune fille était une cantatrice, élève etfavorite de David. Le vieux chanteur la conduisait partout aveclui, il l’habillait en homme pour éviter les commentaires sur laroute. Il la traitait en père plus qu’en protecteur, et n’étaitnullement jaloux des douces et innocentes familiarités qu’il avaitlaissées lui-même s’établir entre nous.

II

David et son élève passèrent quelques semainesà Rome. Le lendemain de notre arrivée, elle reprit ses habitsd’homme et me conduisit d’abord à Saint-Pierre, puis au Colisée, àFrascati, à Tivoli, à Albano ; j’évitai ainsi les fatigantesredites de ces démonstrateurs gagés qui dissèquent aux voyageurs lecadavre de Rome, et qui, en jetant leur monotone litanie de nomspropres et de dates à travers vos impressions, obsèdent la penséeet déroutent le sentiment des belles choses. La Camilla n’était passavante, mais, née à Rome, elle savait d’instinct les beaux siteset les grands aspects dont elle avait été frappée dans sonenfance.

Elle me conduisait sans y penser auxmeilleures places et aux meilleures heures, pour contempler lesrestes de la ville antique : le matin, sous les pins auxlarges dômes du Monte Pincio ; le soir, sous les grandesombres des colonnades de Saint-Pierre ; au clair de lune, dansl’enceinte muette du Colisée ; par de belles journéesd’automne, à Albano, à Frascati et au temple de la Sibylle toutretentissant et tout ruisselant de la fumée des cascades de Tivoli.Elle était gaie et folâtre comme une statue de l’éternelle Jeunesseau milieu de ces vestiges du temps et de la mort. Elle dansait surla tombe de Cecilia Metella, et, pendant que je rêvais assis surune pierre, elle faisait résonner des éclats de sa voix de théâtreles voûtes sinistres du palais de Dioclétien.

Le soir nous revenions à la ville, notrevoiture remplie de fleurs et de débris de statues, rejoindre levieux David, que ses affaires retenaient à Rome, et qui nous menaitfinir la journée dans sa loge au théâtre. La cantatrice, plus âgéeque moi de quelques années, ne me témoignait pas d’autressentiments que ceux d’une amitié un peu tendre. J’étais trop timidepour en témoigner d’autres moi-même ; je ne les ressentaismême pas, malgré ma jeunesse et sa beauté. Son costume d’homme, safamiliarité toute virile, le son mâle de sa voix de contralto et laliberté de ses manières me faisaient une telle impression, que jene voyais en elle qu’un beau jeune homme, un camarade et unami.

III

Quand Camilla fut partie, je restai absolumentseul à Rome, sans aucune lettre de recommandation, sans aucuneautre connaissance que les sites, les monuments et les ruines où laCamilla m’avait introduit. Le vieux peintre chez lequel j’étaislogé ne sortait jamais de son atelier que pour aller le dimanche àla messe avec sa femme et sa fille, jeune personne de seize ansaussi laborieuse que lui. Leur maison était une espèce de couventoù le travail de l’artiste n’était interrompu que par un frugalrepas et par la prière.

Le soir quand les dernières lueurs du soleils’éteignaient sur les fenêtres de la chambre haute du pauvrepeintre, et que les cloches des monastères voisins sonnaient l’AveMaria, cet adieu harmonieux du jour en Italie, le seul délassementde la famille était de dire ensemble le chapelet et de psalmodier àdemi-chant les litanies jusqu’à ce que les voix affaissées par lesommeil s’éteignissent dans un vague et monotone murmure semblableà celui du flot qui s’apaise sur une plage où le vent tombe avec lanuit.

J’aimais cette scène calme et pieuse du soir,où finissait une journée de travail par cet hymne de trois âmess’élevant au ciel pour se reposer du jour. Cela me reportait ausouvenir de la maison paternelle, où notre mère nous réunissaitaussi, le soir, pour prier tantôt dans sa chambre, tantôt dans lesallées de sable du petit jardin de Milly, aux dernières lueurs ducrépuscule. En retrouvant les mêmes habitudes, les mêmes actes, lamême religion, je me sentais presque sous le toit paternel danscette famille inconnue. Je n’ai jamais vu de vie plus recueillie,plus solitaire, plus laborieuse et plus sanctifiée que celle de lamaison du peintre romain.

Le peintre avait un frère. Ce frère nedemeurait pas avec lui. Il enseignait la langue italienne auxétrangers de distinction qui passaient les hivers à Rome. C’étaitplus qu’un professeur de langues, c’était un lettré romain dupremier mérite. Jeune encore, d’une figure superbe, d’un caractèreantique, il avait figuré avec éclat dans les tentatives derévolution que les républicains romains avaient faites pourressusciter la liberté dans leur pays. Il était un des tribuns dupeuple, un des Rienzi de l’époque. Dans cette courte résurrectionde Rome antique suscitée par les Français, étouffée par Mack et parles Napolitains, il avait joué un des premiers rôles, il avaitharangué le peuple au Capitole, arboré le drapeau de l’indépendanceet occupé un des premiers postes de la république. Poursuivi,persécuté, emprisonné au moment de la réaction, il n’avait dû sonsalut qu’à l’arrivée des Français, qui avaient sauvé lesrépublicains, mais qui avaient confisqué la république.

Ce Romain adorait la France révolutionnaire etphilosophique ; il abhorrait l’empereur et l’empire. Bonaparteétait pour lui, comme pour tous les Italiens libéraux, le César dela liberté. Tout jeune encore, j’avais les mêmes sentiments. Cetteconformité d’idées ne tarda pas à se révéler entre nous. En voyantavec quel enthousiasme à la fois juvénile et antique je vibrais auxaccents de liberté quand nous lisions ensemble les versincendiaires du poëte Monti ou les scènes républicaines d’Alfieri,il vit qu’il pouvait s’ouvrir à moi, et je devins moins son élèveque son ami.

IV

La preuve que la liberté est l’idéal divin del’homme, c’est qu’elle est le premier rêve de la jeunesse, etqu’elle ne s’évanouit dans notre âme que quand le cœur se flétritet que l’esprit s’avilit ou se décourage. Il n’y a pas une âme devingt ans qui ne soit républicaine. Il n’y a pas un cœur usé qui nesoit servile.

Combien de fois mon maître et moin’allâmes-nous pas nous asseoir sur la colline de la villaPamphili, d’où l’on voit Rome, ses dômes, ses ruines, son Tibre quirampe souillé, silencieux, honteux, sous les arches coupées duPonte Rotto, d’où l’on entend le murmure plaintif de ses fontaineset les pas presque muets de son peuple marchant en silence dans sesrues désertes ! Combien de fois ne versâmes-nous pas deslarmes amères sur le sort de ce monde livré à toutes les tyrannies,où la philosophie et la liberté n’avaient semblé vouloir renaîtreun moment en France et en Italie que pour être souillées, trahiesou opprimées partout ! Que d’imprécations à voix basse nesortaient pas de nos poitrines contre ce tyran de l’esprit humain,contre ce soldat couronné qui ne s’était retrempé dans larévolution que pour y puiser la force de la détruire et pour livrerde nouveau les peuples à tous les préjugés et à toutes lesservitudes ! C’est de cette époque que datent pour moi l’amourde l’émancipation de l’esprit humain et cette haine intellectuellecontre ce héros du siècle, haine à la fois sentie et raisonnée, quela réflexion et le temps ne font que justifier, malgré lesflatteurs de sa mémoire.

V

Ce fut sous l’empire de ces impressions quej’étudiai Rome, son histoire et ses monuments. Je sortais le matin,seul, avant que le mouvement de la ville pût distraire la pensée ducontemplateur. J’emportais sous mon bras les historiens, lespoëtes, les descripteurs de Rome. J’allais m’asseoir ou errer surles ruines désertes du Forum, du Colisée, de la campagne romaine.Je regardais, je lisais, je pensais tour à tour. Je faisais de Romeune étude sérieuse, mais une étude en action. Ce fut mon meilleurcours d’histoire. L’antiquité, au lieu d’être un ennui, devint pourmoi un sentiment. Je ne suivais dans cette étude d’autre plan quemon penchant. J’allais au hasard, où mes pas me portaient. Jepassais de Rome antique à Rome moderne, du Panthéon au palais deLéon X, de la maison d’Horace, à Tibur, à la maison de Raphaël.Poëtes, peintres, historiens, grands hommes, tout passaitconfusément devant moi ; je n’arrêtais un moment que ceux quim’intéressaient davantage ce jour-là.

Vers onze heures, je rentrais dans ma petitecellule de la maison du peintre, pour déjeuner. Je mangeais, sur matable de travail et tout en lisant, un morceau de pain et defromage. Je buvais une tasse de lait ; puis je travaillais, jenotais, j’écrivais jusqu’à l’heure du dîner. La femme et la fillede mon hôte le préparaient elles-mêmes pour nous. Après le repas,je repartais pour d’autres courses et je ne rentrais qu’à la nuitclose. Quelques heures de conversation avec la famille du peintreet des lectures prolongées longtemps dans la nuit achevaient cespaisibles journées. Je ne sentais aucun besoin de société. Jejouissais même de mon isolement. Rome et mon âme me suffisaient. Jepassai ainsi tout un long hiver, depuis le mois d’octobre jusqu’aumois d’avril suivant, sans un jour de lassitude ou d’ennui. C’estau souvenir de ces impressions que dix ans après j’écrivis des verssur Tibur.

VI

Maintenant, quand je recherche bien dans mapensée toutes mes impressions de Rome, je n’en trouve que deux quieffacent, ou qui, du moins, dominent toutes les autres : leColisée, cet ouvrage du peuple romain ; Saint-Pierre, cechef-d’œuvre du catholicisme. Le Colisée est la trace gigantesqued’un peuple surhumain, qui élevait, pour son orgueil et sesplaisirs féroces, des monuments capables de contenir toute unenation. Monument rivalisant par la masse et par la durée avec lesœuvres mêmes de la nature. Le Tibre aura tari dans ses rives deboue que le Colisée le dominera encore.

Saint-Pierre est l’œuvre d’une pensée, d’unereligion, de l’humanité tout entière à une époque du monde. Cen’est plus là un édifice destiné à contenir un vil peuple. C’est untemple destiné à contenir toute la philosophie, toutes les prières,toute la grandeur, toute la pensée de l’homme. Les murs semblents’élever et s’agrandir, non plus à la proportion d’un peuple, maisà la proportion de Dieu. Michel-Ange seul a compris le catholicismeet lui a donné dans Saint-Pierre sa plus sublime et sa pluscomplète expression. Saint-Pierre est véritablement l’apothéose enpierres, la transfiguration monumentale de la religion duChrist.

Les architectes des cathédrales gothiquesétaient des barbares sublimes. Michel-Ange seul a été un philosophedans sa conception. Saint-Pierre, c’est le christianismephilosophique, d’où l’architecte divin chasse les ténèbres, et oùil fait entrer l’espace, la beauté, la symétrie, la lumière à flotsintarissables. La beauté incomparable de Saint-Pierre de Rome,c’est que c’est un temple qui ne semble destiné qu’à revêtir l’idéede Dieu de toute sa splendeur.

Le christianisme périrait que Saint-Pierreresterait encore le temple universel, éternel, rationnel, de lareligion quelconque qui succéderait au culte du Christ, pourvu quecette religion fût digne de l’humanité et de Dieu ! C’est letemple le plus abstrait que jamais le génie humain, inspiré d’uneidée divine, ait construit ici-bas. Quand on y entre, on ne saitpas si l’on entre dans un temple antique ou dans un templemoderne ; aucun détail n’offusque l’œil, aucun symbole nedistrait la pensée ; les hommes de tous les cultes y entrentavec le même respect. On sent que c’est un temple qui ne peut êtrehabité que par l’idée de Dieu, et que toute autre idée neremplirait pas.

Changez le prêtre, ôtez l’autel, détachez lestableaux, emportez les statues, rien n’est changé, c’est toujoursla maison de Dieu ! ou plutôt, Saint-Pierre est à lui seul ungrand symbole de ce christianisme éternel qui, possédant en germedans sa morale et dans sa sainteté les développements successifs dela pensée religieuse de tous les siècles et de tous les hommes,s’ouvre à la raison à mesure que Dieu la fait luire, communiqueavec Dieu dans la lumière, s’élargit et s’élève aux proportions del’esprit humain grandissant sans cesse et recueillant tous lespeuples dans l’unité d’adoration, fait de toutes les formes divinesun seul Dieu, de toutes les fois un seul culte, et de tous lespeuples une seule humanité.

Michel-Ange est le Moïse du catholicismemonumental, tel qu’il sera un jour compris. Il a fait l’archeimpérissable des temps futurs, le Panthéon de la raisondivinisée.

VII

Enfin, après m’être assouvi de Rome, je voulusvoir Naples. C’est le tombeau de Virgile et le berceau du Tasse quim’y attiraient surtout. Les pays ont toujours été pour moi deshommes. Naples, c’est Virgile et le Tasse. Il me semblait qu’ilsavaient vécu hier, et que leur cendre était encore tiède. Je voyaisd’avance le Pausilippe et Sorrente, le Vésuve et la mer à traversl’atmosphère de leurs beaux et tendres génies.

Je partis pour Naples vers les derniers joursde mars. Je voyageais en chaise de poste avec un négociant françaisqui avait cherché un compagnon de route pour alléger les frais duvoyage. À quelque distance de Velletri, nous rencontrâmes lavoiture du courrier de Rome à Naples renversée sur les bords duchemin et criblée de balles. Le courrier, un postillon et deuxchevaux avaient été tués. On venait d’emporter les hommes dans unemasure voisine. Les dépêches déchirées et les lambeaux de lettresflottaient au vent. Les brigands avaient repris la route desAbruzzes. Des détachements de cavalerie et d’infanterie françaises,dont les corps étaient campés à Terracine, les poursuivaient parmiles rochers. On entendait le feu des tirailleurs, et on voyait surtout le flanc de la montagne les petites fumées des coups de fusil.De distance en distance nous rencontrions des postes de troupesfrançaises et napolitaines échelonnées sur la route. C’est ainsiqu’on entrait alors dans le royaume de Naples.

Ce brigandage avait un caractère politique.Murat régnait. Les Calabres résistaient encore ; le roiFerdinand, retiré en Sicile, soutenait de ses subsides les chefs deguérillas dans les montagnes. Le fameux Fra Diavolo combattait à latête de ces bandes. Leurs exploits étaient des assassinats. Nous netrouvâmes l’ordre et la sécurité qu’aux environs de Naples.

J’y arrivai le 1er avril. J’y fus rejointquelques jours plus tard par un jeune homme de mon âge, avec qui jem’étais lié au collège d’une amitié vraiment fraternelle. Ils’appelait Aymon de Virieu. Sa vie et la mienne ont été tellementmêlées depuis son enfance jusqu’à sa mort que nos deux existencesfont comme partie l’une de l’autre, et que j’ai parlé de luipresque partout où j’ai eu à parler de moi…

** * * *

ÉPISODE

I

Je menais à Naples à peu près la même viecontemplative qu’à Rome chez le vieux peintre de la placed’Espagne ; seulement, au lieu de passer mes journées à errerparmi les débris de l’Antiquité, je les passais à errer ou sur lesbords ou sur les flots du golfe de Naples. Je revenais le soir auvieux couvent où, grâce à l’hospitalité du parent de ma mère,j’habitais une petite cellule qui touchait aux toits, et dont lebalcon, festonné de pots de fleurs et de plantes grimpantes,ouvrait sur la mer sur le Vésuve, sur Castellamare et surSorrente.

Quand l’horizon du matin était limpide, jevoyais briller la maison blanche du Tasse, suspendue comme un nidde cygne au sommet d’une falaise de rocher jaune, coupée à pic parles flots. Cette vue me ravissait. La lueur de cette maisonbrillait jusqu’au fond de mon âme. C’était comme un éclair degloire qui étincelait de loin sur ma jeunesse et dans monobscurité. Je me souvenais de cette scène homérique de la vie de cegrand homme, quand, sorti de prison, poursuivi par l’envie despetits et par la calomnie des grands, bafoué jusque dans son génie,sa seule richesse, il revient à Sorrente chercher un peu de repos,de tendresse ou de pitié, et que, déguisé en mendiant, il seprésente à sa sœur pour tenter son cœur et voir si elle, au moins,reconnaîtra celui qu’elle a tant aimé.

« Elle le reconnaît à l’instant, dit lebiographe naïf, malgré sa pâleur maladive, sa barbe blanchissanteet son manteau déchiré. Elle se jette dans ses bras avec plus detendresse et de miséricorde que si elle eût reconnu son frère sousles habits d’or des courtisans de Ferrare. Sa voix est étoufféelongtemps par les sanglots ; elle presse son frère contre soncœur. Elle lui lave les pieds, elle lui apporte le manteau de sonpère, elle lui fait préparer un repas de fête. Mais ni l’un nil’autre ne purent toucher aux mets qu’on avait servis, tant leurscœurs étaient pleins de larmes ; et ils passèrent le jour àpleurer sans se rien dire, en regardant la mer et en se souvenantde leur enfance. »

II

Un jour, c’était au commencement de l’été, aumoment où le golfe de Naples, bordé de ses collines, de ses maisonsblanches, de ses rochers tapissés de vignes grimpantes et entourantsa mer plus bleue que son ciel, ressemble à une coupe de vertantique qui blanchit d’écume, et dont le lierre et le pamprefestonnent les anses et les bords ; c’était la saison où lespêcheurs du Pausilippe, qui suspendent leur cabane à ses rochers etqui étendent leurs filets sur ses petites plages de sable fin,s’éloignent de la terre avec confiance et vont pêcher la nuit àdeux ou trois lieues en mer jusque sous les falaises de Capri, deProcida, d’Ischia, et au milieu du golfe de Gaëte.

Quelques-uns portent avec eux des torches derésine, qu’ils allument pour tromper le poisson. Le poisson monte àla lueur croyant que c’est le crépuscule du jour. Un enfant,accroupi sur la proue de la barque, penche en silence la torcheinclinée sur la vague, pendant que le pêcheur, plongeant de l’œilau fond de l’eau, cherche à apercevoir sa proie et à l’envelopperde son filet. Ces feux, rouges comme des foyers de fournaise, sereflètent en longs sillons ondoyants sur la nappe de la mer commeles longues traînées de lueurs qu’y projette le globe de la lune.L’ondoiement des vagues les fait osciller et en prolongel’éblouissement de lame en lame aussi loin que la première vagueles reflète aux vagues qui la suivent.

III

Nous passions souvent, mon ami et moi, desheures entières, assis sur un écueil ou sur les ruines humides dupalais de la reine Jeanne, à regarder ces lueurs fantastiques et àenvier la vie errante et insouciante de ces pauvres pêcheurs.

Quelques mois de séjour à Naples, lafréquentation habituelle des hommes du peuple pendant nos coursesde tous les jours dans la campagne et sur la mer nous avaientfamiliarisés avec leur langue accentuée et sonore, où le geste etle regard tiennent plus de place que le mot. Philosophes parpressentiment et fatigués des agitations vaines de la vie avant deles avoir connues, nous portions souvent envie à ces heureuxlazzaroni dont la plage et les quais de Naples étaientalors couverts, qui passaient leurs jours à dormir à l’ombre deleur petite barque, sur le sable, à entendre les vers improvisés deleurs poëtes ambulants, et à danser la tarantela avec lesjeunes filles de leur caste, le soir, sous quelque treille au bordde la mer. Nous connaissions leurs habitudes, leur caractère etleurs mœurs, beaucoup mieux que celles du monde élégant, où nousn’allions jamais. Cette vie nous plaisait et endormait en nous cesmouvements fiévreux de l’âme, qui usent inutilement l’imaginationdes jeunes hommes avant l’heure où leur destinée les appelle à agirou à penser.

Mon ami avait vingt ans ; j’en avaisdix-huit : nous étions donc tous deux à cet âge où il estpermis de confondre les rêves avec les réalités. Nous résolûmes delier connaissance avec ces pêcheurs et de nous embarquer avec euxpour mener quelques jours la même vie. Ces nuits tièdes etlumineuses passées sous la voile, dans ce berceau ondoyant deslames et sous le ciel profond et étoilé, nous semblaient une desplus mystérieuses voluptés de la nature, qu’il fallait surprendreet connaître, ne fût-ce que pour la raconter.

Libres et sans avoir de compte à rendre de nosactions et de nos absences à personne, le lendemain nous exécutâmesce que nous avions rêvé. En parcourant la plage de la Margellina,qui s’étend sous le tombeau de Virgile, au pied du mont Pausilippe,et où les pêcheurs de Naples tirent leurs barques sur le sable etraccommodent leurs filets, nous vîmes un vieillard encore robuste.Il embarquait ses ustensiles de pêche dans son caïque peint decouleurs éclatantes et surmonté à la poupe d’une petite imagesculptée de saint François. Un enfant de douze ans, son seulrameur, apportait en ce moment dans la barque deux pains, unfromage de buffle dur, luisant et doré comme les cailloux de laplage, quelques figues et une cruche de terre qui contenaitl’eau.

La figure du vieillard et celle de l’enfantnous attirèrent. Nous liâmes conversation. Le pêcheur se prit àsourire quand nous lui proposâmes de nous recevoir pour rameurs etde nous mener en mer avec lui.

« Vous n’avez pas les mains calleusesqu’il faut pour toucher le manche de la rame, nous dit-il. Vosmains blanches sont faites pour toucher des plumes et non dubois : ce serait dommage de les durcir à la mer.

– Nous sommes jeunes, répondit mon ami, etnous voulons essayer de tous les métiers avant d’en choisir un. Levôtre nous plaît, parce qu’il se fait sur la mer et sous leciel.

– Vous avez raison, répliqua le vieuxbatelier, c’est un métier qui rend le cœur content et l’espritconfiant dans la protection des saints. Le pêcheur est sous lagarde immédiate du ciel. L’homme ne sait pas d’où viennent le ventet la vague. Le rabot et la lime sont dans la main de l’ouvrier, larichesse ou la faveur sont dans la main du roi, mais la barque estdans la main de Dieu. »

Cette pieuse philosophie du barcarolle nousattacha davantage à l’idée de nous embarquer avec lui. Après unelongue résistance il y consentit. Nous convînmes de lui donnerchacun deux carlins par jour pour lui payer notreapprentissage et notre nourriture.

Ces conventions faites, il envoya l’enfantchercher à la Margellina un surcroît de provisions de pain, de vin,de fromages secs et de fruits. À la tombée du jour nous l’aidâmes àmettre sa barque à flot et nous partîmes.

IV

La première nuit fut délicieuse. La mer étaitcalme comme un lac encaissé dans les montagnes de la Suisse. Àmesure que nous nous éloignions du rivage, nous voyions les languesde feu des fenêtres du palais et des quais de Naples s’ensevelirsous la ligne sombre de l’horizon. Les phares seuls nous montraientla côte. Ils pâlissaient devant la légère colonne de feu quis’élançait du cratère du Vésuve. Pendant que le pêcheur jetait ettirait le filet, et que l’enfant, à moitié endormi, laissaitvaciller sa torche, nous donnions de temps en temps une faibleimpulsion à la barque, et nous écoutions avec ravissement lesgouttes sonores de l’eau, qui ruisselait de nos rames, tomberharmonieusement dans la mer comme des perles dans un bassind’argent.

Nous avions doublé depuis longtemps la pointedu Pausilippe, traversé le golfe de Pouzzoles, celui de Baia, etfranchi le canal du golfe de Gaëte, entre le cap Misène et l’île deProcida. Nous étions en pleine mer ; le sommeil nous gagnait.Nous nous couchâmes sous nos bancs, à côté de l’enfant.

Le pêcheur étendit sur nous la lourde voilepliée au fond de la barque. Nous nous endormîmes ainsi entre deuxlames, bercés par le balancement insensible d’une mer qui faisait àpeine incliner le mât. Quand nous nous réveillâmes, il était grandjour.

Un soleil étincelant moirait la mer de rubansde feu et se réverbérait sur les maisons blanches d’une côteinconnue. Une légère brise, qui venait de cette terre, faisaitpalpiter la voile sur nos têtes et nous poussait d’anse en anse etde rocher en rocher. C’était la côte dentelée et à pic de lacharmante île d’Ischia, que je devais tant habiter et tant aimerplus tard. Elle m’apparaissait, pour la première fois, nageant dansla lumière, sortant de la mer se perdant dans le bleu du ciel, etéclose comme d’un rêve de poëte pendant le léger sommeil d’une nuitd’été…

V

L’île d’Ischia, qui sépare le golfe de Gaëtedu golfe de Naples, et qu’un étroit canal sépare elle-même de l’îlede Procida, n’est qu’une seule montagne à pic dont la cime blancheet foudroyée plonge ses dents ébréchées dans le ciel. Ses flancsabrupts, creusés de vallons, de ravines, de lits de torrents, sontrevêtus du haut en bas de châtaigniers d’un vert sombre. Sesplateaux les plus rapprochés de la mer et inclinés sur les flotsportent des chaumières, des villas rustiques et des villages àmoitié cachés sous les treilles de vigne. Chacun de ces villages asa marine, on appelle ainsi le petit port où flottent les barquesdes pêcheurs de l’île et où se balancent quelques mâts de navires àvoile latine. Les vergues touchent aux arbres et aux vignes de lacôte.

Il n’y a pas une de ces maisons suspendues auxpentes de la montagne, cachée au fond de ses ravins, pyramidant surun de ses plateaux, projetée sur un de ses caps, adossée à son boisde châtaigniers, ombragée par son groupe de pins, entourée de sesarcades blanches et festonnée de ses treilles pendantes, qui ne fûten songe la demeure idéale d’un poëte ou d’un amant.

Nos yeux ne se lassaient pas de ce spectacle.La côte abondait en poissons. Le pêcheur avait fait une bonne nuit.Nous abordâmes à une des petites anses de l’île pour puiser del’eau à une source voisine et pour nous reposer sous les rochers.Au soleil baissant, nous revînmes à Naples, couchés sur nos bancsde rameurs. Une voile carrée, placée en travers d’un petit mât surla proue, dont l’enfant tenait l’écoute, suffisait pour nous fairelonger les falaises de Procida et du cap Misène, et pour faireécumer la surface de la mer sous notre esquif.

Le vieux pêcheur et l’enfant, aidés par nous,tirèrent leur barque sur le sable et emportèrent les paniers depoissons dans la cave de la petite maison qu’ils habitaient sousles rochers de la Margellina.

VI

Les jours suivants, nous reprîmes gaiementnotre nouveau métier. Nous écumâmes tour à tour tous les flots dela mer de Naples. Nous suivions le vent avec indifférence partoutoù il soufflait. Nous visitâmes ainsi l’île de Capri, d’oùl’imagination repousse encore l’ombre sinistre de Tibère ;Cumes et ses temples, ensevelis sous les lauriers touffus et sousles figuiers sauvages ; Baïa et ses plages mornes, quisemblent avoir vieilli et blanchi comme ces Romains dont ellesabritaient jadis la jeunesse et les délices ; Portici etPompeia, riants sous la lave et sous la cendre du Vésuve ;Castellamare, dont les hautes et noires forêts de lauriers et dechâtaigniers sauvages, en se répétant dans la mer teignent en vertsombre les flots toujours murmurants de la rade. Le vieux batelierconnaissait partout quelque famille de pêcheurs comme lui, où nousrecevions l’hospitalité quand la mer était grosse et nous empêchaitde rentrer à Naples.

Pendant deux mois, nous n’entrâmes pas dansune auberge. Nous vivions en plein air avec le peuple et de la viefrugale du peuple. Nous nous étions faits peuple nous-mêmes pourêtre plus près de la nature. Nous avions presque son costume. Nousparlions sa langue, et la simplicité de ses habitudes nouscommuniquait pour ainsi dire la naïveté de ses sentiments.

Cette transformation, d’ailleurs, nous coûtaitpeu à mon ami et à moi. Élevés tous deux à la campagne pendant lesorages de la Révolution, qui avait abattu ou dispersé nos familles,nous avions beaucoup vécu, dans notre enfance, de la vie dupaysan : lui, dans les montagnes du Grésivaudan, chez unenourrice qui l’avait recueilli pendant l’emprisonnement de samère ; moi, sur les collines du Mâconnais, dans la petitedemeure rustique où mon père et ma mère avaient recueilli leur nidmenacé. Du berger ou du laboureur de nos montagnes au pêcheur dugolfe de Naples, il n’y a de différence que le site, la langue etle métier. Le sillon ou la vague inspirent les mêmes pensées auxhommes qui labourent la terre ou l’eau. La nature parle la mêmelangue à ceux qui cohabitent avec elle sur la montagne ou sur lamer.

Nous l’éprouvions. Au milieu de ces hommessimples, nous ne nous trouvions pas dépaysés. Les mêmes instinctssont une parenté entre les hommes. La monotonie même de cette vienous plaisait en nous endormant. Nous voyions avec peine avancer lafin de l’été et approcher ces jours d’automne et d’hiver aprèslesquels il faudrait rentrer dans notre patrie. Nos familles,inquiètes, commençaient à nous rappeler. Nous éloignions autant quenous le pouvions cette idée de départ, et nous aimions à nousfigurer que cette vie n’aurait point de terme.

VII

Cependant septembre commençait avec ses pluieset ses tonnerres. La mer était moins douce. Notre métier, pluspénible, devenait quelquefois dangereux. Les brises fraîchissaient,la vague écumait et nous trempait souvent de ses jaillissements.Nous avions acheté sur le môle deux de ces capotes de grosse lainebrune que les matelots et les lazzaroni de Naples jettentpendant l’hiver sur leurs épaules. Les manches larges de cescapotes pendent à côté des bras nus. Le capuchon flottant enarrière ou ramené sur le front, selon le temps, abrite la tête dumarin de la pluie ou du froid, ou laisse la brise et les rayons dusoleil se jouer dans ses cheveux mouillés.

Un jour nous partîmes de la Margellina par unemer d’huile, que ne ridait aucun souffle, pour aller pêcher desrougets et les premiers thons sur la côte de Cumes, où les courantsles jettent dans cette saison. Les brouillards roux du matinflottaient à mi-côte et annonçaient un coup de vent pour le soir.Nous espérions le prévenir et avoir le temps de doubler le capMisène avant que la mer lourde et dormante fût soulevée.

La pêche était abondante. Nous voulûmes jeterquelques filets de plus. Le vent nous surprit ; il tomba dusommet de l’Epomeo, immense montagne qui domine Ischia, avec lebruit et le poids de la montagne elle-même qui s’écroulerait dansla mer. Il aplanit d’abord tout l’espace liquide autour de nous,comme la herse de fer aplanit la glèbe et nivelle les sillons. Puisla vague, revenue de sa surprise, se gonfla murmurante et creuse,et s’éleva, en peu de minutes, à une telle hauteur, qu’elle nouscachait de temps à autre la côte et les îles.

Nous étions également loin de la terre fermeet d’Ischia, et déjà à demi engagés dans le canal qui sépare le capMisène de l’île grecque de Procida. Nous n’avions qu’un parti àprendre : nous engager résolument dans le canal, et, si nousréussissions à le franchir, nous jeter à gauche dans le golfe deBaïa et nous abriter dans ses eaux tranquilles.

Le vieux pêcheur n’hésita pas. Du sommet d’unelame où l’équilibre de la barque nous suspendit un moment dans untourbillon d’écume, il jeta un regard rapide autour de lui, commeun homme égaré qui monte sur un arbre pour chercher sa route, puisse précipitant au gouvernail : « À vos rames,enfants ! s’écria-t-il ; il faut que nous voguions au capplus vite que le vent ; s’il nous y devance, nous sommesperdus ! » Nous obéîmes comme le corps obéit àl’instinct.

Les yeux fixés sur ses yeux pour y chercher lerapide indice de sa direction, nous nous penchâmes sur nos avirons,et tantôt gravissant péniblement le flanc des lames montantes,tantôt nous précipitant avec leur écume au fond des lamesdescendantes, nous cherchions à activer notre ascension ou àralentir notre chute par la résistance de nos rames dans l’eau.Huit ou dix vagues de plus en plus énormes nous jetèrent dans leplus étroit du canal. Mais le vent nous avait devancés, commel’avait dit le pilote, et, en s’engouffrant entre le cap et lapointe de l’île, il avait acquis une telle force, qu’il soulevaitla mer avec les bouillonnements d’une lave furieuse, et que lavague, ne trouvant pas d’espace pour fuir assez vite devantl’ouragan qui la poussait, s’amoncelait sur elle-même, retombait,ruisselait, s’éparpillait dans tous les sens comme une mer folle,et, cherchant à fuir sans pouvoir s’échapper du canal, se heurtaitavec des coups terribles contre les rochers à pic du cap Misène ety élevait une colonne d’écume dont la poussière était renvoyéejusque sur nous.

VIII

Tenter de franchir ce passage avec une barqueaussi fragile, et qu’un seul jet d’écume pouvait remplir etengloutir, c’était insensé. Le pêcheur jeta sur le cap éclairé parsa colonne d’écume un regard que je n’oublierai jamais, puisfaisant le signe de la croix : « Passer est impossible,s’écria-t-il ; reculer dans la grande mer encore plus. Il nenous reste qu’un parti : aborder à Procida oupérir. »

Tout novices que nous fussions dans lapratique de la mer nous sentions la difficulté d’une pareillemanœuvre par un coup de vent. En nous dirigeant vers le cap, levent nous prenait en poupe, nous chassait devant lui ; noussuivions la mer qui fuyait avec nous, et les vagues, en nousélevant sur leur sommet, nous relevaient avec elles. Elles avaientdonc moins de chance de nous ensevelir dans les abîmes qu’ellescreusaient. Mais pour aborder à Procida, dont nous apercevions lesfeux du soir briller à notre droite, il fallait prendre obliquementles lames et nous glisser, pour ainsi dire, dans leurs vallées versla côte, en présentant le flanc à la vague et les minces bords dela barque au vent. Cependant, la nécessité ne nous permettait pasd’hésiter. Le pêcheur nous faisant signe de relever nos rames,profita de l’intervalle d’une lame à une autre pour virer de bord.Nous mîmes le cap sur Procida, et nous voguâmes comme un brind’herbe marine qu’une vague jette à l’autre vague et que le flotreprend au flot.

IX

Nous avancions peu ; la nuit étaittombée. La poussière, l’écume, les nuages que le vent roulait enlambeaux déchirés sur le canal en redoublaient l’obscurité. Levieillard avait ordonné à l’enfant d’allumer une de ses torches derésine, soit pour éclairer un peu sa manœuvre dans les profondeursde la mer, soit pour indiquer aux marins de Procida qu’une barqueétait en perdition dans le canal, et pour leur demander non leursecours, mais leurs prières.

C’était un spectacle sublime et sinistre quecelui de ce pauvre enfant accroché d’une main au petit mât quisurmontait la proue, et de l’autre élevant au-dessus de sa têtecette torche de feu rouge, dont la flamme et la fumée se tordaientsous le vent et lui brûlaient les doigts et les cheveux. Cetteétincelle flottante, apparaissant au sommet des lames etdisparaissant dans leur profondeur toujours prête à s’éteindre ettoujours rallumée, était comme le symbole de ces quatre viesd’hommes qui luttaient entre le salut et la mort dans les ombres etdans les angoisses de cette nuit.

X

Trois heures, dont les minutes ont la duréedes pensées qui les mesurent, s’écoulèrent ainsi. La lune se leva,et, comme c’est l’habitude, le vent plus furieux se leva avec elle.Si nous avions eu la moindre voile, il nous eût chavirés vingtfois. Quoique les bords très-bas de la barque donnassent peu deprise à l’ouragan, il y avait des moments où il semblait déracinernotre quille des flots, et où il nous faisait tournoyer comme unefeuille sèche arrachée à l’arbre.

Nous embarquions beaucoup d’eau : nous nepouvions suffire à la vider aussi vite qu’elle nous envahissait. Ily avait des moments où nous sentions les planches s’affaisser sousnous comme un cercueil qui descend dans la fosse. Le poids de l’eaurendait la barque moins obéissante et pouvait la rendre plus lenteà se relever une fois entre deux lames. Une seule seconde deretard, et tout était fini.

Le vieillard, sans pouvoir parler, nous fitsigne, les larmes aux yeux, de jeter à la mer tout ce quiencombrait le fond de la barque. Les jarres d’eau, les paniers depoissons, les deux grosses voiles, l’ancre de fer, les cordages,jusqu’à ses paquets de lourdes hardes, nos capotes mêmes de grosselaine trempée d’eau, tout passa par-dessus le bord. Le pauvrenautonier regarda un moment surnager toute sa richesse. La barquese releva et courut légèrement sur la crête des vagues, comme uncoursier qu’on a déchargé.

Nous entrâmes insensiblement dans une mer plusdouce, un peu abritée par la pointe occidentale de Procida. Le ventfaiblit, la flamme de la torche se redressa, la lune ouvrit unegrande percée bleue entre les nuages ; les lames, ens’allongeant, s’aplanirent et cessèrent d’écumer sur nos têtes. Peuà peu la mer fut courte et clapoteuse comme dans une anse presquetranquille, et l’ombre noire de la falaise de Procida nous coupa laligne de l’horizon. Nous étions dans les eaux du milieu del’île.

XI

La mer était trop grosse à la pointe pour enchercher le port. Il fallut nous résoudre à aborder l’île par sesflancs et au milieu de ses écueils. « N’ayons plusd’inquiétude, enfants, nous dit le pêcheur en reconnaissant lerivage à la clarté de la torche, la Madone nous a sauvés. Noustenons la terre et nous coucherons cette nuit dans mamaison. » Nous crûmes qu’il avait perdu l’esprit, car nous nelui connaissions d’autre demeure que sa cave sombre de laMargellina, et, pour y revenir avant la nuit, il fallait se rejeterdans le canal, doubler le cap et affronter de nouveau la mermugissante à laquelle nous venions d’échapper.

Mais lui souriait de notre air d’étonnement,et comprenant nos pensées dans nos yeux : « Soyeztranquilles, jeunes gens, reprit-il, nous y arriverons sans qu’uneseule vague nous mouille. » Puis il nous expliqua qu’il étaitde Procida ; qu’il possédait encore sur cette côte de l’île lacabane et le jardin de son père, et qu’en ce moment même sa femmeâgée avec sa petite-fille, sœur de Beppino, notre jeune mousse, etdeux autres petits-enfants, étaient dans sa maison, pour y sécherles figues et pour y vendanger les treilles dont ils vendaient lesraisins à Naples. « Encore quelques coups de rame,ajouta-t-il, et nous boirons de l’eau de la source, qui est pluslimpide que le vin d’Ischia. »

Ces mots nous rendirent courage ; nousramâmes encore pendant l’espace d’environ une lieue le long de lacôte droite et écumeuse de Procida. De temps en temps, l’enfantélevait et secouait sa torche. Elle jetait sa lueur sinistre surles rochers, et nous montrait partout une muraille inabordable.Enfin, au tournant d’une pointe de granit qui s’avançait en formede bastion dans la mer nous vîmes la falaise fléchir et se creuserun peu comme une brèche dans un mur d’enceinte ; un coup degouvernail nous fit virer droit à la côte, trois dernières lamesjetèrent notre barque harassée entre deux écueils, où l’écumebouillonnait sur un bas-fond.

XII

La proue, en touchant la roche, rendit un sonsec et éclatant comme le craquement d’une planche qui tombe à fauxet qui se brise. Nous sautâmes dans la mer, nous amarrâmes de notremieux la barque avec un reste de cordage, et nous suivîmes levieillard et l’enfant qui marchaient devant nous.

Nous gravîmes contre le flanc de la falaiseune espèce de rampe étroite où le ciseau avait creusé dans lerocher des degrés inégaux, tout glissants de la poussière de lamer. Cet escalier de roc vif, qui manquait quelquefois sous lespieds, était remplacé par quelques marches artificielles qu’onavait formées en enfonçant par la pointe de longues perches dansles trous de la muraille, et en jetant sur ce plancher tremblantdes planches goudronnées de vieilles barques ou des fagots debranches de châtaignier garnies de leurs feuilles sèches.

Après avoir monté ainsi lentement environquatre ou cinq cents marches, nous nous trouvâmes dans une petitecour suspendue qu’entourait un parapet de pierres grises. Au fondde la cour s’ouvraient deux arches sombres qui semblaient devoirconduire à un cellier Au-dessus de ces arches massives, deuxarcades arrondies et surbaissées portaient un toit en terrasse,dont les bords étaient garnis de pots de romarin et de basilic.Sous les arcades, on apercevait une galerie rustique où brillaient,comme des lustres d’or aux clartés de la lune, des régimes de maïssuspendus.

Une porte en planches mal jointes ouvrait surcette galerie. À droite, le terrain, sur lequel la maisonnetteétait inégalement assise, s’élevait jusqu’à la hauteur duplain-pied de la galerie. Un gros figuier et quelques ceps tortueuxde vigne se penchaient de là sur l’angle de la maison, enconfondant leurs feuilles et leurs fruits sous les ouvertures de lagalerie et en jetant deux ou trois festons serpentant sur le murd’appui des arcades. Leurs branches grillaient à demi deux fenêtresbasses qui s’ouvraient sur cette espèce de jardin ; et, si cen’eût été ces fenêtres, on eût pu prendre la maison massive, carréeet basse, pour un des rochers gris de cette côte, ou pour un de cesblocs de lave refroidie que le châtaignier, le lierre et la vignepressent et ensevelissent de leurs rameaux, et où le vigneron deCastellamare ou de Sorrente creuse une grotte fermée d’une portepour conserver son vin à côté du cep qui l’a porté.

Essoufflés par la montée longue et rapide quenous venions de faire et par le poids de nos rames que nousportions sur nos épaules, nous nous arrêtâmes un moment, levieillard et nous, pour reprendre haleine dans cette cour. Maisl’enfant, jetant sa rame sur un tas de broussailles et gravissantlégèrement l’escalier se mit à frapper à l’une des fenêtres avec satorche encore allumée, en appelant d’une voix joyeuse sa grand-mèreet sa sœur : « Ma mère, ma sœur ! Madre !Sorellina ! criait-il, Gaetana !Graziella ! réveillez-vous ; ouvrez, c’est le père,c’est moi ; ce sont des étrangers avec nous. »

Nous entendîmes une voix mal éveillée, maisclaire et douce, qui jetait confusément quelques exclamations desurprise du fond de la maison. Puis le battant d’une des fenêtress’ouvrit à demi, poussé par un bras nu et blanc qui sortait d’unemanche flottante, et nous vîmes, à la lueur de la torche quel’enfant élevait vers la fenêtre, en se dressant sur la pointe despieds, une ravissante figure de jeune fille apparaître entre lesvolets plus ouverts.

Surprise au milieu de son sommeil par la voixde son frère, Graziella n’avait eu ni la pensée ni le temps des’arranger une toilette de nuit. Elle s’était élancée pieds nus àla fenêtre, dans le désordre où elle dormait sur son lit. De seslongs cheveux noirs, la moitié tombait sur une de ses joues ;l’autre moitié se tordait autour de son cou, puis, emportée del’autre côté de son épaule par le vent qui soufflait avec force,frappait le volet entrouvert et revenait lui fouetter le visagecomme l’aile d’un corbeau battue du vent.

Du revers de ses deux mains, la jeune fille sefrottait les yeux en élevant ses coudes et en dilatant ses épaulesavec ce premier geste d’un enfant qui se réveille et qui veutchasser le sommeil. Sa chemise, nouée autour du cou, ne laissaitapercevoir qu’une taille élevée et mince où se modelaient à peinesous la toile les premières ondulations de la jeunesse. Ses yeux,ovales et grands, étaient de cette couleur indécise entre le noirfoncé et le bleu de mer, qui adoucit le rayonnement par l’humiditédu regard et qui mêle à proportions égales dans des yeux de femmela tendresse de l’âme avec l’énergie de la passion, teinte célesteque les yeux des femmes de l’Asie et de l’Italie empruntent au feubrûlant de leur jour de flamme et à l’azur serein de leur ciel, deleur mer et de leur nuit. Les joues étaient pleines, arrondies,d’un contour ferme, mais d’un teint un peu pâle et un peu bruni parle climat, non de cette pâleur maladive du Nord, mais de cetteblancheur saine du Midi qui ressemble à la couleur du marbre exposédepuis des siècles à l’air et aux flots. La bouche, dont les lèvresétaient plus ouvertes et plus épaisses que celles des femmes de nosclimats, avait les plis de la candeur et de la bonté. Les dentscourtes, mais éclatantes, brillaient aux lueurs flottantes de latorche comme des écailles de nacre aux bords de la mer sous lamoire de l’eau frappée du soleil.

Tandis qu’elle parlait à son petit frère, sesparoles vives, un peu âpres et accentuées, dont la moitié étaitemportée par la brise, résonnaient comme une musique à nosoreilles. Sa physionomie, aussi mobile que les lueurs de la torchequi l’éclairait, passa en une minute de la surprise à l’effroi, del’effroi à la gaieté, de la tendresse au rire ; puis elle nousaperçut derrière le tronc du gros figuier elle se retira confuse dela fenêtre, sa main abandonna le volet qui battit librement lamuraille ; elle ne prit que le temps d’éveiller sa grand-mèreet de s’habiller à demi, elle vint nous ouvrir la porte sous lesarcades et embrasser tout émue, son grand-père et son frère.

XIII

La vieille mère parut bientôt tenant à la mainune lampe de terre rouge, qui éclairait son visage maigre et pâleet ses cheveux aussi blancs que les écheveaux de laine quifloconnaient sur la table autour de sa quenouille. Elle baisa lamain de son mari et le front de l’enfant. Tout le récit quecontiennent ces lignes fut échangé en quelques mots et en quelquesgestes entre les membres de cette pauvre famille. Nous n’entendionspas tout. Nous nous tenions un peu à l’écart pour ne pas gênerl’épanchement de cœur de nos hôtes. Ils étaient pauvres ; nousétions étrangers : nous leur devions le respect. Notreattitude réservée à la dernière place et près de la porte le leurtémoignait silencieusement.

Graziella jetait de temps en temps un regardétonné et comme du fond d’un rêve sur nous. Quand le père eut finide raconter la vieille mère tomba à genoux près du foyer ;Graziella, montant sur la terrasse, rapporta une branche de romarinet quelques fleurs d’oranger à larges étoiles blanches ; elleprit une chaise, elle attacha le bouquet avec de longues épingles,tirées de ses cheveux, devant une petite statue enfumée de laVierge placée au-dessus de la porte et devant laquelle brûlait unelampe. Nous comprîmes que c’était une action de grâces à sa divineprotectrice pour avoir sauvé son grand-père et son frère, et nousprîmes notre part de sa reconnaissance.

XIV

L’intérieur de la maison était aussi nu etaussi semblable au rocher que le dehors. Il n’y avait que les murssans enduit, blanchis seulement d’un peu de chaux. Les lézards,réveillés par la lueur, glissaient et bruissaient dans lesinterstices des pierres et sous les feuilles de fougère quiservaient de lits aux enfants. Les nids d’hirondelles, dont onvoyait sortir les petites têtes noires et briller les yeuxinquiets, étaient suspendus aux solives couvertes d’écorce quiformaient le toit. Graziella et sa grand-mère couchaient ensembledans la seconde chambre sur un lit unique, recouvert de morceaux devoiles. Des paniers de fruits et un bât de mulet jonchaient leplancher.

Le pêcheur se tourna vers nous avec une espècede honte, en nous montrant de sa main la pauvreté de sademeure ; puis il nous conduisit sur la terrasse, placed’honneur dans l’Orient et dans le midi de l’Italie. Aidé del’enfant et de Graziella, il fit une espèce de hangar en appuyantune des extrémités de nos rames sur le mur du parapet de laterrasse, l’autre extrémité sur le plancher. Il couvrit cet abrid’une douzaine de fagots de châtaignier fraîchement coupés dans lamontagne ; il étendit quelques bottes de fougère sous cehangar ; il nous apporta deux morceaux de pain, de l’eaufraîche et des figues, et il nous invita à dormir.

Les fatigues et les émotions du jour nousrendirent le sommeil soudain et profond. Quand nous nousréveillâmes, les hirondelles criaient déjà autour de notre coucheen rasant la terrasse, pour y dérober les miettes de notresouper ; et le soleil, déjà haut dans le ciel, échauffaitcomme un four les fagots de feuilles qui nous servaient detoit.

Nous restâmes longtemps étendus sur notrefougère, dans cet état de demi-sommeil qui laisse l’homme moralsentir et penser avant que l’homme des sens ait le courage de selever et d’agir. Nous échangions quelques paroles inarticulées,qu’interrompaient de longs silences et qui retombaient dans lesrêves. La pêche de la veille, la barque balancée sous nos pieds, lamer furieuse, les rochers inaccessibles, la figure de Graziellaentre deux volets, aux clartés de la résine : toutes cesimages se croisaient, se brouillaient, se confondaient en nous.

Nous fûmes tirés de cette somnolence par lessanglots et les reproches de la vieille grand-mère, qui parlait àson mari dans la maison. La cheminée, dont l’ouverture perçait laterrasse, apportait la voix et quelques paroles jusqu’à nous. Lapauvre femme se lamentait sur la perte des jarres, de l’ancre, descordages presque neufs, et surtout des deux belles voiles filéespar elle, tissues de son propre chanvre, et que nous avions eu labarbarie de jeter à la mer pour sauver nos vies.

« Qu’avais-tu à faire, disait-elle auvieillard atterré et muet, de prendre ces deux étrangers, ces deuxFrançais avec toi ? Ne savais-tu pas que ce sont des païens(pagani) et qu’ils portent le malheur et l’impiété aveceux ? Les saints t’ont puni. Ils nous ont ravi notrerichesse ; remercie-les encore de ce qu’ils ne nous ont pasravi notre âme. »

Le pauvre homme ne savait que répondre. MaisGraziella, avec l’autorité et l’impatience d’une enfant à qui sagrand-mère permettait tout, se révolta contre l’injustice de cesreproches, et prenant le parti du vieillard :

« Qu’est-ce qui vous a dit que cesétrangers sont des païens ? répondit-elle à sa grand-mère.Est-ce que les païens ont un air si compatissant pour les pauvresgens ? Est-ce que les païens font le signe de la croix commenous devant l’image des saints ? Eh bien, je vous dis qu’hierquand vous êtes tombée à genoux pour remercier Dieu, et quand j’aiattaché le bouquet à l’image de la Madone, je les ai vus baisser latête comme s’ils priaient, faire le signe de la croix sur leurpoitrine, et que même j’ai vu une larme briller dans les yeux duplus jeune et tomber sur sa main.

– C’était une goutte de l’eau de mer quitombait de ses cheveux, reprit aigrement la vieille femme.

– Et moi, je vous dis que c’était une larme,répliqua avec colère Graziella. Le vent qui soufflait avait bien eule temps de sécher leurs cheveux depuis le rivage jusqu’au sommetde la côte. Mais le vent ne sèche pas le cœur. Eh bien, je vous lerépète, ils avaient de l’eau dans les yeux. »

Nous comprîmes que nous avions une protectricetoute-puissante dans la maison, car la grand-mère ne répondit paset ne murmura plus.

XV

Nous nous hâtâmes de descendre pour remercierla pauvre famille de l’hospitalité que nous avions reçue. Noustrouvâmes le pêcheur, la vieille mère, Beppo, Graziella etjusqu’aux petits enfants, qui se disposaient à descendre vers lacôte pour visiter la barque abandonnée la veille, et voir si elleétait suffisamment amarrée contre le gros temps, car la tempêtecontinuait encore. Nous descendîmes avec eux, le front baissé,timides comme des hôtes qui ont été l’occasion d’un malheur dansune famille, et qui ne sont pas sûrs des sentiments qu’on y a poureux.

Le pêcheur et sa femme nous précédaient dequelques marches ; Graziella, tenant un de ses petits frèrespar la main et portant l’autre sur le bras, venait après. Noussuivions derrière, en silence. Au dernier détour d’une des rampes,d’où l’on voit les écueils que l’arête d’un rocher nous empêchaitd’apercevoir encore, nous entendîmes un cri de douleur s’échapper àla fois de la bouche du pêcheur et de celle de sa femme. Nous lesvîmes élever leurs bras nus au ciel, se tordre les mains comme dansles convulsions du désespoir, se frapper du poing le front et lesyeux et s’arracher des touffes de cheveux blancs, que le ventemportait en tournoyant contre les rochers.

Graziella et les petits enfants mêlèrentbientôt leurs voix à ces cris. Tous se précipitèrent comme desinsensés en franchissant les derniers degrés de la rampe vers lesécueils, s’avancèrent jusque dans les franges d’écume que lesvagues immenses chassaient à terre, et tombèrent sur la plage, lesuns à genoux, les autres à la renverse, la vieille femme le visagedans ses mains et la tête dans le sable humide.

Nous contemplions cette scène de désespoir duhaut du dernier petit promontoire, sans avoir la force d’avancer nide reculer. La barque, amarrée au rocher, mais qui n’avait pointd’ancre à la poupe pour la contenir, avait été soulevée pendant lanuit par les lames et mise en pièces contre les pointes des écueilsqui devaient la protéger. La moitié du pauvre esquif tenait encorepar la corde au roc où nous l’avions fixé la veille. Il sedébattait avec un bruit sinistre comme des voix d’hommes enperdition qui s’éteignent dans un gémissement rauque etdésespéré.

Les autres parties de la coque, la poupe, lemât, les membrures, les planches peintes, étaient semées ça et làsur la grève, semblables aux membres des cadavres déchirés par lesloups après un combat. Quand nous arrivâmes sur la plage, le vieuxpêcheur était occupé à courir d’un de ces débris à l’autre. Il lesrelevait, il les regardait d’un œil sec, puis il les laissaitretomber à ses pieds pour aller plus loin. Graziella pleurait,assise à terre, la tête dans son tablier Les enfants, leurs jambesnues dans la mer couraient en criant après les débris des planches,qu’ils s’efforçaient de diriger vers le rivage.

Quant à la vieille femme, elle ne cessait degémir et de parler en gémissant. Nous ne saisissions que desaccents confus et des lambeaux de plaintes qui déchiraient l’air etqui fendaient le cœur : « Ô mer féroce ! mersourde ! mer pire que les démons de l’enfer ! mer sanscœur et sans honneur ! » criait-elle avec desvocabulaires d’injures, en montrant le poing fermé aux flots,« pourquoi ne nous as-tu pas pris nous-mêmes ? noustous ? puisque tu nous as pris notre gagne-pain ?Tiens ! tiens ! tiens ! prends-moi du moins enmorceaux, puisque tu ne m’as prise tout entière ! »

Et en disant ces mots elle se levait sur sonséant, elle jetait, avec des lambeaux de sa robe, des touffes deses cheveux dans la mer. Elle frappait la vague du geste, ellepiétinait dans l’écume ; puis, passant alternativement de lacolère à la plainte et des convulsions à l’attendrissement, elle serasseyait dans le sable, appuyait son front dans ses mains, etregardait en pleurant les planches disjointes battre l’écueil.« Pauvre barque ! » criait-elle, comme si ces débriseussent été les membres d’un être chéri à peine privé de sentiment,« est-ce là le sort que nous te devions ? Ne devions-nouspas périr avec toi ? Périr ensemble, comme nous avionsvécu ? Là ! en morceaux, en débris, en poussière, criant,morte encore, sur l’écueil où tu nous as appelés toute la nuit, etoù nous devions te secourir ! Qu’est-ce que tu penses denous ? Tu nous avais si bien servis, et nous t’avons trahie,abandonnée, perdue ! Perdue, là, si près de la maison, àportée de la voix de ton maître ! jetée à la côte comme lecadavre d’un chien fidèle que la vague rejette aux pieds du maîtrequi l’a noyé ! »

Puis ses larmes étouffaient sa voix ;puis elle reprenait une à une toute l’énumération des qualités desa barque, et tout l’argent qu’elle leur avait coûté, et tous lessouvenirs qui se rattachaient pour elle à ce pauvre débrisflottant. « Était-ce pour cela, disait-elle, que nous l’avionsfait si bien radouber et si bien peindre après la dernière pêche duthon ? Était-ce pour cela que mon pauvre fils, avant de mouriret de me laisser ses trois enfants, sans père ni mère, l’avaitbâtie avec tant de soins et d’amour presque tout entière de sespropres mains ? Quand je venais prendre les paniers dans lacale, je reconnaissais les coups de sa hache dans le bois, et jeles baisais en mémoire de lui. Ce sont les requins et les crabes dela mer qui les baiseront maintenant ! Pendant les soirsd’hiver, il avait sculpté lui-même avec son couteau l’image desaint François sur une planche, et il l’avait fixée à la proue pourla protéger contre le mauvais temps. Ô saint impitoyable !Comment s’est-il montré reconnaissant ? Qu’a-t-il fait de monfils, de sa femme et de la barque qu’il nous avait laissée aprèslui pour gagner la vie de ses pauvres enfants ? Comments’est-il protégé lui-même, et où est-elle, son image, jouet desflots ? »

« Mère ! mère ! » s’écriaun des enfants en ramassant sur la grève, entre deux rochers, unéclat du bateau laissé à sec par une lame, « voilà lesaint ! » La pauvre femme oublia toute sa colère et tousses blasphèmes, s’élança, les pieds dans l’eau, vers l’enfant, pritle morceau de planche sculpté par son fils, et le colla sur seslèvres en le couvrant de larmes. Puis elle alla se rasseoir et nedit plus rien.

XVI

Nous aidâmes Beppo et le vieillard àrecueillir un à un tous les morceaux de la barque. Nous tirâmes laquille mutilée plus avant sur la plage. Nous fîmes un monceau deces débris, dont quelques planches et les ferrures pouvaient servirencore à ces pauvres gens ; nous roulâmes par-dessus degrosses pierres, afin que les vagues, si elles montaient, nedispersassent pas ces chers restes de l’esquif, et nous remontâmes,tristes et bien loin derrière nos hôtes, à la maison. L’absence debateau et l’état de la mer ne nous permettaient pas de partir.

Après avoir pris, les yeux baissés et sansdire un mot, un morceau de pain et du lait de chèvre que Graziellanous apporta près de la fontaine, sous le figuier, nous laissâmesla maison à son deuil, et nous allâmes nous promener dans la hautetreille de vignes et sous les oliviers du plateau élevé del’île.

XVII

Nous nous parlions à peine, mon ami et moi,mais nous avions la même pensée et nous prenions par instinct tousles sentiers qui tendaient à la pointe orientale de l’île et quidevaient nous mener à la ville prochaine de Procida. Quelqueschevriers et quelques jeunes filles au costume grec, que nousrencontrâmes portant des cruches d’huile sur leurs têtes, nousremirent plusieurs fois dans le vrai chemin. Nous arrivâmes enfin àla ville après une heure de marche.

« Voilà une triste aventure, me dit enfinmon ami.

– Il faut la changer en joie pour ces bonnesgens, lui répondis-je.

– J’y pensais, reprit-il en faisant sonnerdans sa ceinture de cuir bon nombre de sequins d’or.

– Et moi aussi ; mais je n’ai que cinq ousix sequins dans ma bourse. Cependant j’ai été de moitié dans lemalheur il faut que je sois de moitié aussi dans la réparation.

– Je suis le plus riche des deux, dit monami ; j’ai un crédit chez un banquier de Naples. J’avanceraitout. Nous réglerons nos comptes en France. »

XVIII

En parlant ainsi, nous descendions légèrementles rues en pente de Procida. Nous arrivâmes bientôt sur lamarine. C’est ainsi qu’on appelle la plage voisine de larade ou du port dans l’archipel et sur les côtes d’Italie. La plageétait couverte de barques d’Ischia, de Procida et de Naples, que latempête de la veille avait forcées de chercher un abri dans seseaux. Les marins et les pêcheurs dormaient au soleil, au bruitdécroissant des vagues, ou causaient par groupes assis sur le môle.À notre costume et au bonnet de laine rouge qui recouvrait noscheveux, ils nous prirent pour de jeunes matelots de Toscane ou deGênes qu’un des bricks qui portent l’huile ou le vin d’Ischia avaitdébarqués à Procida.

Nous parcourûmes la marine encherchant de l’œil une barque solide et bien gréée, qui pût êtrefacilement manœuvrée par deux hommes, et dont la proportion et lesformes se rapprochassent le plus possible de celle que nous avionsperdue. Nous n’eûmes pas de peine à la trouver. Elle appartenait àun riche pêcheur de l’île, qui en possédait plusieurs autres.Celle-là n’avait encore que quelques mois de service. Nous allâmeschez le propriétaire, dont les enfants du port nous indiquèrent lamaison.

Cet homme était gai, sensible et bon. Il futtouché du récit que nous lui fîmes du désastre de la nuit et de ladésolation de son pauvre compatriote de Procida. Il n’en perdit pasune piastre sur le prix de son embarcation ; mais il n’enexagéra point la valeur et le marché fut conclu pour trente deuxsequins d’or que mon ami lui paya comptant. Moyennant cette somme,le bateau et un gréement tout neuf, voiles, jarres, cordages, ancrede fer tout fut à nous.

Nous complétâmes même l’équipement en achetantdans une boutique du port deux capotes de laine rousse, une pour levieillard, l’autre pour l’enfant ; nous y joignîmes des filetsde diverses espèces, des paniers à poissons et quelques ustensilesgrossiers de ménage à l’usage des femmes. Nous convînmes avec lemarchand de barques que nous lui payerions le lendemain troissequins de plus si l’embarcation était conduite le jour même aupoint de la côte que nous lui désignâmes. Comme la bourrasquebaissait et que la terre élevée de l’île abritait un peu la mer duvent de ce côté, il s’y engagea, et nous repartîmes par terre pourla maison d’Andréa.

XIX

Nous fîmes la route lentement, nous asseyantsous tous les arbres, à l’ombre de toutes les treilles, causant,rêvant, marchandant à toutes les jeunes Procitanes lespaniers de figues, de nèfles, de raisins qu’elles portaient, etdonnant aux heures le temps de couler. Quand, du haut d’unpromontoire, nous aperçûmes notre embarcation qui se glissaitfurtivement sous l’ombre de la côte, nous pressâmes le pas pourarriver en même temps que les rameurs.

On n’entendait ni pas ni voix dans la petitemaison et dans la vigne qui l’entourait. Deux beaux pigeons auxlarges pattes emplumées et aux ailes blanches tigrées de noir,becquetant des grains de maïs sur le mur en parapet de la terrasse,étaient le seul signe de vie qui animât la maison. Nous montâmessans bruit sur le toit ; nous y trouvâmes la familleprofondément endormie. Tous, excepté les enfants, dont les joliestêtes reposaient à côté l’une de l’autre sur le bras de Graziella,sommeillaient dans l’attitude de l’affaissement produit par ladouleur.

La vieille mère avait la tête sur ses genoux,et son haleine assoupie semblait sangloter encore. Le père étaitétendu sur le dos, les bras en croix, en plein soleil. Leshirondelles rasaient ses cheveux gris dans leur vol. Les mouchescouvraient son front en sueur. Deux sillons creux et serpentantjusqu’à sa bouche attestaient que la force de l’homme s’étaitbrisée en lui et qu’il s’était assoupi dans les larmes.

Ce spectacle nous fendit le cœur La pensée dubonheur que nous allions rendre à ces pauvres gens nous consola.Nous les éveillâmes. Nous jetâmes aux pieds de Graziella et de sespetits frères, sur le plancher du toit, les pains frais, lefromage, les salaisons, les raisins, les oranges, les figues, dontnous nous étions chargés en route. La jeune fille et les enfantsn’osaient se lever au milieu de cette pluie d’abondance qui tombaitcomme du ciel autour d’eux. Le père nous remerciait pour safamille. La grand-mère regardait tout cela d’un œil terne.L’expression de sa physionomie se rapprochait plus de la colère quede l’indifférence.

« Allons, Andréa, dit mon ami auvieillard, l’homme ne doit pas pleurer deux fois ce qu’il peutracheter avec du travail et du courage. Il y a des planches dansles forêts et des voiles dans le chanvre qui pousse. Il n’y a quela vie de l’homme que le chagrin use qui ne repousse pas. Un jourde larmes consume plus de forces qu’un an de travail. Descendezavec nous, avec votre femme et vos enfants. Nous sommes vosmatelots ; nous vous aiderons à remonter ce soir dans la cour,les débris de votre naufrage. Vous en ferez des clôtures, des lits,des tables, des meubles pour la famille. Cela vous fera plaisir unjour de dormir tranquille dans votre vieillesse au milieu de cesplanches, qui vous ont si longtemps bercé sur les flots. – Qu’ellespuissent seulement nous faire des cercueils ! » murmurasourdement la grand-mère.

XX

Cependant ils se levèrent et nous suivirenttous en descendant lentement les degrés de la côte ; mais onvoyait que l’aspect de la mer et le son des lames leur faisaientmal. Je n’essayerai pas de décrire la surprise et la joie de cespauvres gens quand, du haut du dernier palier de la rampe, ilsaperçurent la belle embarcation neuve, brillante au soleil et tiréeà sec sur le sable à côté des débris de l’ancienne, et que mon amileur dit : « Elle est à vous ! » Ils tombèrenttous comme foudroyés de la même joie à genoux, chacun sur le degréoù il se trouvait, pour remercier Dieu, avant de trouver desparoles pour nous remercier nous-mêmes. Mais leur bonheur nousremerciait assez.

Ils se relevèrent à la voix de mon ami qui lesappelait. Ils coururent sur ses pas vers la barque. Ils en firentd’abord à distance et respectueusement le tour, comme s’ils eussentcraint qu’elle n’eût quelque chose de fantastique et qu’elle nes’évanouît comme un prodige. Puis ils s’en approchèrent de plusprès, puis ils la touchèrent en portant ensuite à leur front et àleurs lèvres la main qui l’avait touchée. Enfin ils poussèrent desexclamations d’admiration et de joie, et, se prenant les mains enchaîne, depuis la vieille femme jusqu’aux petits enfants, ilsdansèrent autour de la coque.

XXI

Beppo fut le premier qui y monta. Debout surle petit faux-pont de la proue, il tirait un à un de la cale toutle gréement dont nous l’avions remplie : l’ancre, lescordages, les jarres à quatre anses, les belles voiles neuves, lespaniers, les capotes aux larges manches ; il faisait sonnerl’ancre, il élevait les rames au-dessus de sa tête, il dépliait latoile, il froissait entre ses doigts le rude duvet des manteaux, ilmontrait toutes ces richesses à son grand-père, à sa grand-mère, àsa sœur avec des cris et des trépignements de bonheur. Le père, lamère, Graziella pleuraient en regardant tour à tour la barque etnous.

Les marins qui avaient amené l’embarcation,cachés derrière les rochers, pleuraient aussi. Tout le monde nousbénissait. Graziella, le front baissé et plus sérieuse dans sareconnaissance, s’approcha de sa grand-mère, et je l’entendismurmurer en nous montrant du doigt : « Vous disiez quec’étaient des païens, et quand je vous disais, moi, que cepouvaient bien être plutôt des anges ! Qui est-ce qui avaitraison ? »

La vieille femme se jeta à nos pieds et nousdemanda pardon de ses soupçons. Depuis cette heure, elle nous aimapresque autant qu’elle aimait sa petite-fille ou Beppo.

XXII

Nous congédiâmes les marins de Procida, aprèsleur avoir payé les trois sequins convenus. Nous nous chargeâmeschacun d’un des objets de gréement qui encombraient la cale. Nousrapportâmes à la maison, au lieu des débris de sa fortune, toutesces richesses de l’heureuse famille. Le soir après souper à laclarté de la lampe, Beppo détacha du chevet du lit de sa grand-mèrele morceau de planche brisée où la figure de saint François avaitété sculptée par son père ; il l’équarrit avec une scie ;il la nettoya avec son couteau ; il la polit et la peignit àneuf. Il se proposait de l’incruster le lendemain sur l’extrémitéintérieure de la proue, afin qu’il y eût dans la nouvelle barquequelque chose de l’ancienne. C’est ainsi que les peuples del’Antiquité, quand ils élevaient un temple sur l’emplacement d’unautre temple, avaient soin d’introduire dans la construction dunouvel édifice les matériaux, ou une colonne au moins, de l’ancien,afin qu’il y eût quelque chose de vieux et de sacré dans lemoderne, et que le souvenir lui-même fruste et grossier eût sonculte et son prestige pour le cœur parmi les chefs-d’œuvre dusanctuaire nouveau. L’homme est partout l’homme. Sa nature sensiblea toujours les mêmes instincts, qu’il s’agisse du Parthénon, deSaint-Pierre de Rome ou d’une pauvre barque de pêcheur sur unécueil de Procida.

XXIII

Cette nuit fut peut-être la plus heureuse detoutes les nuits que la Providence eût destinées à cette maisondepuis qu’elle est sortie du rocher et jusqu’à ce qu’elle retombeen poussière. Nous dormîmes aux coups de vent dans les oliviers, aubruit des lames sur la côte et aux lueurs rasantes de la lune surnotre terrasse. À notre réveil, le ciel était balayé comme uncristal poli, la mer foncée et tigrée d’écume comme si l’eau eûtsué de vitesse et de lassitude. Mais le vent, plus furieux,mugissait toujours. La poussière blanche que les vaguesaccumulaient sur la pointe du cap Misène s’élevait encore plus hautque la veille. Elle noyait toute la côte de Cumes dans un flux etun reflux de brume lumineuse qui ne cessait de monter et deretomber. On n’apercevait aucune voile sur le golfe de Gaëte ni surcelui de Baïa. Les hirondelles de mer fouettaient l’écume de leursailes blanches, seul oiseau qui ait son élément dans la tempête etqui crie de joie pendant les naufrages, comme ces habitants mauditsde la baie des Trépassés qui attendent leur proie des navires enperdition.

Nous éprouvions, sans nous le dire, une joiesecrète d’être ainsi emprisonnés par le gros temps dans la maisonet dans la vigne du batelier. Cela nous donnait le temps desavourer notre situation et de jouir du bonheur de cette pauvrefamille à laquelle nous nous attachions comme des enfants.

Le vent et la grosse mer nous y retinrent neufjours entiers. Nous aurions désiré, moi surtout, que la tempête nefinît jamais et qu’une nécessité involontaire et fatale nous fîtpasser des années où nous nous trouvions si captifs et si heureux.Nos journées s’écoulaient pourtant bien insensibles et bienuniformes. Rien ne prouve mieux combien peu de chose suffit aubonheur quand le cœur est jeune et jouit de tout. C’est ainsi queles aliments les plus simples soutiennent et renouvellent la vie ducorps quand l’appétit les assaisonne et que les organes sont neufset sains…

XXIV

Nous éveiller au cri des hirondelles quieffleuraient notre toit de feuilles sur la terrasse où nous avionsdormi ; écouter la voix enfantine de Graziella, qui chantait àdemi-voix dans la vigne, de peur de troubler le sommeil des deuxétrangers ; descendre rapidement à la plage pour nous plongerdans la mer et nager quelques minutes dans une petite calanque,dont le sable fin brillait à travers la transparence d’une eauprofonde, et où le mouvement et l’écume de la haute mer nepénétraient pas ; remonter lentement à la maison en séchant eten réchauffant au soleil nos cheveux et nos épaules trempés par lebain ; déjeuner dans la vigne d’un morceau de pain et defromage de buffle, que la jeune fille nous apportait et rompaitavec nous ; boire l’eau claire et rafraîchie de la source,puisée par elle dans une petite jarre de terre oblongue qu’ellepenchait en rougissant sur son bras, pendant que nos lèvres secollaient à l’orifice ; aider ensuite la famille dans lesmille petits travaux rustiques de la maison et du jardin ;relever les pans de murs de clôture qui entouraient la vigne et quisupportaient les terrasses ; déraciner de grosses pierres, quiavaient roulé, l’hiver du haut de ces murs sur les jeunes plants devigne, et qui empiétaient sur le peu de culture qu’on pouvaitpratiquer entre les ceps ; apporter dans le cellier lesgrosses courges jaunes dont une seule était la charge d’unhomme ; couper ensuite leurs filaments qui couvraient la terrede leurs larges feuilles et qui embarrassaient les pas dans leursréseaux ; tracer entre chaque rangée de ceps, sous lestreilles hautes, une petite rigole dans la terre sèche, pour quel’eau de la pluie s’y rassemblât d’elle-même et les abreuvât pluslongtemps ; creuser pour le même usage, des espèces de puitsen entonnoir au pied des figuiers et des citronniers : tellesétaient nos occupations matinales, jusqu’à l’heure où le soleildardait d’aplomb sur le toit, sur le jardin, sur la cour, et nousforçait à chercher l’abri des treilles. La transparence et lereflet des feuilles de vigne y teignaient les ombres flottantesd’une couleur chaude et un peu dorée.

Chapitre 2

 

I

Graziella alors rentrait à la maison pourfiler auprès de sa grand-mère ou pour préparer le repas du milieudu jour. Quant au vieux pêcheur et à Beppo, ils passaient lesjournées entières au bord de la mer à arrimer la barque neuve, à yfaire les perfectionnements que leur passion pour leur nouvellepropriété leur inspirait, et à essayer les filets à l’abri desécueils. Ils nous rapportaient toujours, pour le repas de midi,quelques crabes ou quelques anguilles de mer, aux écailles plusluisantes que le plomb fraîchement fondu. La mère les faisait friredans l’huile des oliviers. La famille conservait cette huile, selonl’usage du pays, au fond d’un petit puits creusé dans le rochertout près de la maison, et fermé d’une grosse pierre où l’on avaitscellé un anneau de fer. Quelques concombres frits de même etdécoupés en lanières dans la poêle, quelques coquillages frais,semblables à des moules, et qu’on appelle frutti di mare,fruits de mer composaient pour nous ce frugal dîner le principal etle plus succulent repas de la journée. Des raisins muscats auxlongues grappes jaunes, cueillis le matin par Graziella, conservéssur leur tige et sous leurs feuilles, et servis sur des corbeillesplates d’osier tressé, formaient le dessert. Une tige ou deux defenouil vert et cru trempé dans le poivre, et dont l’odeur d’anisparfume les lèvres et relève le cœur, nous tenaient lieu deliqueurs et de café, selon l’usage des marins et des paysans deNaples. Après le dîner nous allions chercher, mon ami et moi,quelque abri ombragé et frais au sommet de la falaise, en vue de lamer et de la côte de Baïa, et nous y passions, à regarder à rêveret à lire, les heures brûlantes du jour, jusque vers quatre ou cinqheures après midi.

II

Nous n’avions sauvé des flots que troisvolumes dépareillés, parce que ceux-là ne se trouvaient pas dansnotre valise de marin, quand nous la jetâmes à la mer :c’était un petit volume italien d’Ugo Foscolo, intitulé Lettresde Jacopo Ortis, espèce de Werther, moitié politique, moitiéromanesque, où la passion de la liberté de son pays se mêle dans lecœur d’un jeune Italien à sa passion pour une belle Vénitienne. Ledouble enthousiasme, nourri par ce double feu de l’amant et ducitoyen, allume dans l’âme d’Ortis une fièvre dont l’accès, tropfort pour un homme sensible et maladif, produit enfin le suicide.Ce livre, copie littérale mais coloriée et lumineuse duWerther de Gœthe, était alors entre les mains de tous lesjeunes hommes qui nourrissaient, comme nous, dans leur âme, cedouble rêve de ceux qui sont dignes de rêver quelque chose degrand : l’amour et la liberté.

III

La police de Bonaparte et de Murat proscrivaiten vain l’auteur et le livre. L’auteur avait pour asile le cœur detous les patriotes italiens et de tous les libéraux de l’Europe. Lelivre avait pour sanctuaire la poitrine des jeunes gens commenous ; nous l’y cachions pour en aspirer les maximes. Des deuxautres volumes que nous avions sauvés, l’un était Paul etVirginie, de Bernardin de Saint-Pierre, ce manuel de l’amournaïf ; livre qui semble une page de l’enfance du mondearrachée à l’histoire du cœur humain et conservée toute pure ettoute trempée de larmes contagieuses pour les yeux de seizeans.

L’autre était un volume de Tacite, pagestachées de débauche, de honte et de sang, mais où la vertu stoïqueprend le burin et l’apparente impassibilité de l’histoire pourinspirer à ceux qui la comprennent la haine de la tyrannie, lapuissance des grands dévouements et la soif des généreusesmorts.

Ces trois livres se trouvaient par hasardcorrespondre aux trois sentiments qui faisaient dès lors, comme parpressentiment, vibrer nos jeunes âmes : l’amour,l’enthousiasme pour l’affranchissement de l’Italie et de la France,et enfin la passion pour l’action politique et pour le mouvementdes grandes choses dont Tacite nous présentait l’image et pourlesquelles il trempait nos âmes de bonne heure dans le sang de sonpinceau et dans le feu de la vertu antique. Nous lisions haut ettour à tour, l’enthousiasme pour l’affranchissement de l’Italie etde la France, et enfin la passion pour l’action politique et pourle mouvement des grandes choses dont Tacite nous présentait l’imageet pour lesquelles il trempait nos âmes de bonne heure dans le sangde son pinceau et dans le feu de la vertu antique. Nous lisionshaut et tour à tour tantôt admirant, tantôt pleurant, tantôtrêvant. Nous entrecoupions ces lectures de longs silences et dequelques exclamations échangées, qui étaient pour nous lecommentaire irréfléchi de nos impressions, et que le vent emportaitavec nos rêves.

IV

Nous nous placions nous-mêmes par la penséedans quelques-unes de ces situations fictives ou réelles que lepoëte ou l’historien venait de raconter pour nous. Nous nousfaisions un idéal d’amant ou de citoyen, de vie cachée ou de viepublique, de félicité ou de vertu. Nous nous plaisions à combinerces grandes circonstances, ces merveilleux hasards des temps derévolution, où les hommes les plus obscurs sont révélés à la foulepar le génie et appelés, comme par leurs noms, à combattre latyrannie et à sauver les nations ; puis, victimes del’instabilité et de l’ingratitude des peuples, condamnés à mourirsur l’échafaud, en face du temps qui les méconnaît et de lapostérité qui les venge.

Il n’y avait pas de rôle, quelque héroïquequ’il fût, qui n’eût trouvé nos âmes au niveau des situations. Nousnous préparions à tout, et si la fortune, un jour, ne réalisait pasces grandes épreuves où nous nous précipitions en idée, nous nousvengions d’avance en la méprisant. Nous avions en nous-mêmes cetteconsolation des âmes fortes : que si notre vie restaitinutile, vulgaire et obscure, c’était la fortune qui nousmanquerait, ce n’était pas nous qui aurions manqué à lafortune !

V

Quand le soleil baissait, nous faisions delongues courses à travers l’île. Nous la traversions dans tous lessens. Nous allions à la ville acheter le pain ou les légumes quimanquaient au jardin d’Andréa. Quelquefois nous rapportions un peude tabac, cet opium du marin, qui l’anime en mer et qui leconsole à terre. Nous rentrions à la nuit tombante, les poches etles mains pleines de nos modestes munificences. La famille serassemblait, le soir sur le toit qu’on appelle à Naplesl’astrico, pour attendre les heures du sommeil. Rien de sipittoresque, dans les belles nuits de ce climat, que la scène del’astrico au clair de la lune.

À la campagne, la maison basse et carréeressemble à un piédestal antique, qui porte des groupes vivants etdes statues animées. Tous les habitants de la maison y montent, s’ymeuvent ou s’y assoient dans des attitudes diverses ; laclarté de la lune ou les lueurs de la lampe projettent et dessinentces profils sur le fond bleu du firmament. On y voit la vieillemère filer le père fumer sa pipe de terre cuite à la tige deroseau, les jeunes garçons s’accouder sur le rebord et chanter enlongues notes traînantes ces airs marins ou champêtres dontl’accent prolongé ou vibrant a quelque chose de la plainte du boistorturé par les vagues ou de la vibration stridente de la cigale ausoleil ; les jeunes filles enfin, avec leurs robes courtes,les pieds nus, leurs soubrevestes vertes et galonnées d’or ou desoie, et leurs longs cheveux noirs flottants sur leurs épaules,enveloppés d’un mouchoir noué sur la nuque, à gros nœuds, pourpréserver leur chevelure de la poussière.

Elles y dansent souvent seules ou avec leurssœurs ; l’une tient une guitare, l’autre élève sur sa tête untambour de basque entouré de sonnettes de cuivre. Ces deuxinstruments, l’un plaintif et léger, l’autre monotone et sourd,s’accordent merveilleusement pour rendre presque sans art les deuxnotes alternatives du cœur de l’homme : la tristesse et lajoie. On les entend pendant les nuits d’été sur presque tous lestoits des îles ou de la campagne de Naples, même sur lesbarques ; ce concert aérien, qui poursuit l’oreille de site ensite, depuis la mer jusqu’aux montagnes, ressemble auxbourdonnements d’un insecte de plus, que la chaleur fait naître etbourdonner sous ce beau ciel. Ce pauvre insecte, c’estl’homme ! qui chante quelques jours devant Dieu sa jeunesse etses amours, et puis qui se tait pour l’éternité. Je n’ai jamais puentendre ces notes répandues dans l’air du haut desastricos, sans m’arrêter et sans me sentir le cœur serré,prêt à éclater de joie intérieure ou de mélancolie plus forte quemoi.

VI

Telles étaient aussi les attitudes, lesmusiques et les voix sur la terrasse du toit d’Andréa. Graziellajouait de la guitare, et Beppino, faisant rebondir ses doigtsd’enfant sur le petit tambour qui avait servi autrefois àl’endormir dans son berceau, accompagnait sa sœur. Bien que lesinstruments fussent gais et que les attitudes fussent celles de lajoie, les airs étaient tristes, les notes lentes et rares allaientprofondément pincer les fibres endormies du cœur. Il en est ainside la musique partout où elle n’est pas un vain jeu de l’oreille,mais un gémissement harmonieux des passions qui sort de l’âme parla voix. Tous ses accents sont des soupirs, toutes ses notesroulent des pleurs avec le son. On ne peut jamais frapper un peufort sur le cœur de l’homme sans qu’il en sorte des larmes, tant lanature est pleine, au fond, de tristesse ! et tant ce qui laremue en fait monter de lie à nos lèvres et de nuages à nosyeux !…

VII

Même quand la jeune fille, sollicitée parnous, se levait modestement pour danser la tarentelle aux sons dutambourin frappé par son frère, et qu’emportée par le mouvementtourbillonnant de cette danse nationale, elle tournoyait surelle-même, les bras gracieusement élevés, imitant avec ses doigtsle claquement des castagnettes et précipitant les pas de ses piedsnus, comme des gouttes de pluie sur la terrasse ; oui, mêmealors, il y avait dans l’air dans les attitudes, dans la frénésiemême de ce délire en action, quelque chose de sérieux et de triste,comme si toute joie n’eût été qu’une démence passagère, et commesi, pour saisir un éclair de bonheur, la jeunesse et la beauté mêmeavaient besoin de s’étourdir jusqu’au vertige et de s’enivrer demouvement jusqu’à la folie !

VIII

Plus souvent nous nous entretenions gravementavec nos hôtes ; nous leur faisions raconter leur vie, leurstraditions ou leurs souvenirs de famille. Chaque famille est unehistoire et même un poème pour qui sait la feuilleter. Celle-ciavait aussi sa noblesse, sa richesse, son prestige dans lelointain.

L’aïeul d’Andréa était un négociant grec del’île d’Égine. Persécuté pour sa religion par le pacha d’Athènes,il avait embarqué une nuit sa femme, ses filles, ses fils, safortune dans un des navires qu’il possédait pour le commerce. Ils’était réfugié à Procida où il avait des correspondants et où lapopulation était grecque comme lui. Il y avait acheté de grandsbiens dont il ne restait plus de vestiges que la petite métairie oùnous étions, et le nom des ancêtres gravé sur quelques tombeauxdans le cimetière de la ville. Les filles étaient mortesreligieuses dans le monastère de l’île. Les fils avaient perdutoute la fortune dans les tempêtes qui avaient englouti leursnavires. La famille était tombée en décadence. Elle avait échangéjusqu’à son beau nom grec contre un nom obscur de pêcheur deProcida. « Quand une maison s’écroule, on finit par en balayerjusqu’à la dernière pierre », nous disait Andréa. « Detout ce que mon aïeul possédait sous le ciel, il ne reste rien quemes deux rames, la barque que vous m’avez rendue, cette cabane quine peut pas nourrir ses maîtres, et la grâce de Dieu. »

IX

La mère et la jeune fille nous demandaient deleur dire, à notre tour qui nous étions, où était notre pays, quefaisaient nos parents ; si nous avions notre père, notre mère,des frères, des sœurs, une maison, des figuiers, des vignes ;pourquoi nous avions quitté tout cela si jeunes, pour venir ramer,lire, écrire, rêver au soleil et coucher sur la terre dans le golfede Naples. Nous avions beau dire, nous ne pouvions jamais leurfaire comprendre que c’était pour regarder le ciel et la mer pourévaporer notre âme au soleil, pour sentir fermenter en nous notrejeunesse et pour recueillir des impressions, des sentiments, desidées, que nous écririons peut-être ensuite en vers, comme ceuxqu’ils voyaient écrits dans nos livres, ou comme ceux que lesimprovisateurs de Naples récitaient ; le dimanche soir, auxmarins, sur le Môle ou à la Margellina.

« Vous voulez vous moquer de moi, nousdisait Graziella en éclatant de rire, vous des poëtes ! maisvous n’avez pas les cheveux hérissés et les yeux hagards de ceuxqu’on appelle de ce nom sur les quais de la marine ! Vous despoëtes ! et vous ne savez pas même pincer une note sur laguitare. Avec quoi donc accompagnerez-vous les chansons que vousferez ? »

Puis elle secouait la tête en faisant la moueavec ses lèvres et en s’impatientant de ce que nous ne voulions pasdire la vérité.

X

Quelquefois un vilain soupçon traversait sonâme et jetait du doute et une ombre de crainte dans son regard.Mais cela ne durait pas. Nous l’entendions dire tout bas à sagrand-mère : « Non, cela n’est pas possible, ce ne sontpas des réfugiés chassés de leur pays pour une mauvaise action. Ilssont trop jeunes et trop bons pour connaître le mal. » Nousnous amusions alors à lui faire le récit de quelques forfaits biensinistres, dont nous nous déclarions les auteurs. Le contraste denos fronts calmes et limpides, de nos yeux sereins, de nos lèvressouriantes et de nos cœurs ouverts, avec les crimes fantastiquesque nous supposions avoir commis, la faisait rire aux éclats ainsique son frère, et dissipait vite toute possibilité de défiance.

XI

Graziella nous demandait souvent qu’est-ce quenous lisions donc tout le jour dans nos livres. Elle croyait quec’étaient des prières, car elle n’avait jamais vu de livres qu’àl’église dans la main des fidèles qui savaient lire et quisuivaient les paroles saintes du prêtre. Elle nous croyaittrès-pieux, puisque nous passions des journées entières à balbutierdes paroles mystérieuses. Seulement elle s’étonnait que nous nenous fissions pas prêtres ou ermites dans un séminaire de Naples oudans quelque monastère des îles. Pour la détromper nous essayâmesde lire deux ou trois fois, en les traduisant en langue vulgaire dupays, des passages de Foscolo et quelques beaux fragments de notreTacite.

Nous pensions que ces soupirs patriotiques del’exilé italien et ces grandes tragédies de Rome impériale feraientune forte impression sur notre naïf auditoire ; car le peuplea de la patrie dans les instincts, de l’héroïsme dans le sentimentet du drame dans le coup d’œil. Ce qu’il retient, ce sont surtoutles grandes chutes et les belles morts. Mais nous nous aperçûmesvite que ces déclamations et ces scènes si puissantes sur nousn’avaient point d’effet sur ces âmes simples. Le sentiment de laliberté politique, cette aspiration des hommes de loisir ne descendpas si bas dans le peuple.

Ces pauvres pêcheurs ne comprenaient paspourquoi Ortis se désespérait et se tuait, puisqu’il pouvait jouirde toutes les vraies voluptés de la vie : se promener sansrien faire, voir le soleil, aimer sa maîtresse et prier Dieu surles rives vertes et grasses de la Brenta. « Pourquoi setourmenter ainsi », disaient-ils, « pour des idées qui nepénètrent pas jusqu’au cœur ? Que lui importe que ce soientles Autrichiens ou les Français qui règnent à Milan ? C’est unfou de se faire tant de chagrin pour de telles choses. » Etils n’écoutaient plus.

XII

Quant à Tacite, ils l’entendaient moinsencore. L’empire ou la république, ces hommes qui s’entre-tuaient,les uns pour régner, les autres pour ne pas survivre à laservitude, ces crimes pour le trône, ces vertus pour la gloire, cesmorts pour la postérité les laissaient froids. Ces orages del’histoire éclataient trop au-dessus de leurs têtes pour qu’ils enfussent affectés. C’étaient pour eux comme des tonnerres hors deportée sur la montagne, qu’on laisse rouler sans s’en inquiéterparce qu’ils ne tombent que sur les cimes, et qu’ils n’ébranlentpas la voile du pêcheur ni la maison du métayer.

Tacite n’est populaire que pour les politiquesou pour les philosophes ; c’est le Platon de l’histoire. Sasensibilité est trop raffinée pour le vulgaire. Pour le comprendre,il faut avoir vécu dans les tumultes de la place publique ou dansles mystérieuses intrigues des palais. Ôtez la liberté, l’ambitionet la gloire à ces scènes, qu’y reste-t-il ? Ce sont les troisgrands acteurs de ses drames. Or ces trois passions sont inconnuesau peuple, parce que ce sont des passions de l’esprit et qu’il n’aque les passions du cœur Nous nous en aperçûmes à la froideur et àl’étonnement que ces fragments répandaient autour de nous.

Nous essayâmes alors, un soir de leur lirePaul et Virginie. Ce fut moi qui le traduisis en lisant,parce que j’avais tant l’habitude de le lire que je le savais, pourainsi dire, par cœur. Familiarisé par un plus long séjour en Italieavec la langue, les expressions ne me coûtaient rien à trouver etcoulaient de mes lèvres comme une langue maternelle. À peine cettelecture eut-elle commencé, que les physionomies de notre petitauditoire changèrent et prirent une expression d’attention et derecueillement, indice certain de l’émotion du cœur. Nous avionsrencontré la note qui vibre à l’unisson dans l’âme de tous leshommes, de tous les âges et de toutes les conditions, la notesensible, la note universelle, celle qui renferme dans un seul sonl’éternelle vérité de l’art : la nature, l’amour et Dieu.

XIII

Je n’avais encore lu que quelques pages, etdéjà vieillards, jeune fille, enfant, tout avait changé d’attitude.Le pêcheur, le coude sur son genou et l’oreille penchée de moncôté, oubliait d’aspirer la fumée de sa pipe. La vieillegrand-mère, assise en face de moi, tenait ses deux mains jointessous son menton, avec le geste des pauvres femmes qui écoutent laparole de Dieu, accroupies sur le pavé des temples. Beppo étaitdescendu du mur de la terrasse, où il était assis tout à l’heure.Il avait placé, sans bruit, sa guitare sur le plancher. Il posaitsa main à plat sur le manche, de peur que le vent ne fît résonnerses cordes. Graziella, qui se tenait ordinairement un peu loin, serapprochait insensiblement de moi, comme si elle eût été fascinéepar une puissance d’attraction cachée dans le livre.

Adossée au mur de la terrasse, au pied duquelj’étais étendu moi-même, elle se rapprochait de plus en plus de moncôté, appuyée sur sa main gauche, qui portait à terre, dansl’attitude du gladiateur blessé. Elle regardait avec de grands yeuxbien ouverts tantôt le livre, tantôt mes lèvres, d’où coulait lerécit ; tantôt le vide entre mes lèvres et le livre, comme sielle eût cherché du regard l’invisible esprit qui mel’interprétait. J’entendais son souffle inégal s’interrompre ou seprécipiter, suivant les palpitations du drame, comme l’haleineessoufflée de quelqu’un qui gravit une montagne et qui se reposepour respirer de temps en temps. Avant que je fusse arrivé aumilieu de l’histoire, la pauvre enfant avait oublié sa réserve unpeu sauvage avec moi. Je sentais la chaleur de sa respiration surmes mains. Ses cheveux frissonnaient sur mon front. Deux ou troislarmes brûlantes, tombées de ses joues, tachaient les pages toutprès de mes doigts.

XIV

Excepté ma voix lente et monotone, quitraduisait littéralement à cette famille de pêcheurs ce poème ducœur on n’entendait aucun bruit que les coups sourds et éloignés dela mer qui battait la côte là-bas sous nos pieds. Ce bruit mêmeétait en harmonie avec la lecture. C’était comme le dénouementpressenti de l’histoire, qui grondait d’avance dans l’air aucommencement et pendant le cours du récit. Plus ce récit sedéroulait, plus il semblait attacher nos simples auditeurs. Quandj’hésitais, par hasard, à trouver l’expression juste pour rendre lemot français, Graziella, qui depuis quelque temps tenait la lampeabritée contre le vent par son tablier, l’approchait tout près despages et brûlait presque le livre dans son impatience, comme sielle eût pensé que la lumière du feu allait faire jaillir le sensintellectuel à mes yeux et éclore plus vite les paroles sur meslèvres. Je repoussais en souriant la lampe de la main sansdétourner mon regard de la page, et je sentais mes doigts toutchauds de ses pleurs.

XV

Quand je fus arrivé au moment où Virginie,rappelée en France par sa tante, sent, pour ainsi dire, ledéchirement de son être en deux, et s’efforce de consoler Paul sousles bananiers, en lui parlant de retour et en lui montrant la merqui va l’emporter, je fermai le volume et je remis la lecture aulendemain.

Ce fut un coup au cœur de ces pauvres gens.Graziella se mit à genoux devant moi, puis devant mon ami, pournous supplier d’achever l’histoire. Mais ce fut en vain. Nousvoulions prolonger l’intérêt pour elle, le charme de l’épreuve pournous. Elle arracha alors le livre de mes mains. Elle l’ouvrit,comme si elle eût pu, à force de volonté, en comprendre lescaractères. Elle lui parla, elle l’embrassa. Elle le remitrespectueusement sur mes genoux, en joignant les mains et en meregardant en suppliante.

Sa physionomie si sereine et si souriante dansle calme, mais un peu austère, avait pris tout à coup dans lapassion et dans l’attendrissement sympathique de ce récit quelquechose de l’animation, du désordre et du pathétique du drame. On eûtdit qu’une révolution subite avait changé ce beau marbre en chairet en larmes. La jeune fille sentait son âme, jusque-là dormante,se révéler à elle dans l’âme de Virginie. Elle semblait avoir mûride six ans dans cette demi-heure. Les teintes orageuses de lapassion marbraient son front, le blanc azuré de ses yeux et de sesjoues. C’était comme une eau calme et abritée où le soleil, le ventet l’ombre seraient venus à lutter tout à coup pour la premièrefois. Nous ne pouvions nous lasser de la regarder dans cetteattitude. Elle, qui jusque-là, ne nous avait inspiré que del’enjouement, nous inspira presque du respect. Mais ce fut en vainqu’elle nous conjura de continuer ; nous ne voulûmes pas usernotre puissance en une seule fois, et ses belles larmes nousplaisaient trop à faire couler pour en tarir la source en un jour.Elle se retira en boudant et éteignit la lampe avec colère.

XVI

Le lendemain, quand je la revis sous lestreilles et que je voulus lui parler elle se détourna commequelqu’un qui cache ses larmes et refusa de me répondre. On voyaità ses yeux bordés d’un léger cercle noir, à la pâleur plus mate deses joues et à une légère et gracieuse dépression des coins de sabouche, qu’elle n’avait pas dormi, et que son cœur était encoregros des chagrins imaginaires de la veillée. Merveilleuse puissanced’un livre qui agit sur le cœur d’une enfant illettrée et d’unefamille ignorante avec toute la force d’une réalité, et dont lalecture est un événement dans la vie du cœur !

C’est que de même que je traduisais le poème,le poème avait traduit la nature, et que ces événements si simples,le berceau de ces deux enfants aux pieds de deux pauvres mères,leurs amours innocents, leur séparation cruelle, ce retour trompépar la mort, ce naufrage et ces deux tombeaux, n’enfermant qu’unseul cœur, sous les bananiers, sont des choses que tout le mondesent et comprend, depuis le palais jusqu’à la cabane du pêcheur Lespoëtes cherchent le génie bien loin, tandis qu’il est dans le cœuret que quelques notes bien simples, touchées pieusement et parhasard sur cet instrument monté par Dieu même, suffisent pour fairepleurer tout un siècle, et pour devenir aussi populaires quel’amour et aussi sympathiques que le sentiment. Le sublime lasse,le beau trompe, le pathétique seul est infaillible dans l’art.Celui qui sait attendrir sait tout. Il y a plus de génie dans unelarme que dans tous les musées et dans toutes les bibliothèques del’univers. L’homme est comme l’arbre qu’on secoue pour en fairetomber ses fruits : on n’ébranle jamais l’homme sans qu’il entombe des pleurs.

XVII

Tout le jour la maison fut triste comme s’ilétait arrivé un événement douloureux dans l’humble famille. On seréunit pour prendre les repas, sans presque se parler. On sesépara. On se retrouva sans sourire. On voyait que Graziellan’avait point le cœur à ce qu’elle faisait en s’occupant dans lejardin ou sur le toit. Elle regardait souvent si le soleilbaissait, et, de cette journée, il était visible qu’ellen’attendait que le soir.

Quand le soir fut venu et que nous eûmesrepris tous nos places ordinaires sur l’astrico, jerouvris le livre et j’achevai la lecture au milieu des sanglots.Père, mère, enfants, mon ami, moi-même, tous participaient àl’émotion générale. Le son morne et grave de ma voix se pliait, àmon insu, à la tristesse des aventures et à la gravité des paroles.Elles semblaient, à la fin du récit, venir de loin et tomber dehaut dans l’âme avec l’accent creux d’une poitrine vide où le cœurne bat plus et qui ne participe plus aux choses de la terre que parla tristesse, la religion et le souvenir.

XVIII

Il nous fut impossible de prononcer de vainesparoles après ce récit. Graziella resta immobile et sans geste,dans l’attitude où elle était en écoutant, comme si elle écoutaitencore. Le silence, cet applaudissement des impressions durables etvraies, ne fut interrompu par personne. Chacun respectait dans lesautres les pensées qu’il sentait en soi-même. La lampe presqueconsumée s’éteignit insensiblement sans qu’aucun de nous y portâtla main pour la ranimer La famille se leva et se retirafurtivement. Nous restâmes seuls, mon ami et moi, confondus de latoute puissance de la vérité, de la simplicité et du sentiment surtous les hommes, sur tous les âges et sur tous les pays.

Peut-être une autre émotion remuait-elle déjàaussi le fond de notre cœur. La ravissante image de Graziellatransfigurée par ses larmes, initiée à la douleur par l’amourflottait dans nos rêves avec la céleste création de Virginie. Cesdeux noms et ces deux enfants, confondus dans des apparitionserrantes, enchantèrent ou attristèrent notre sommeil agité jusqu’aumatin. Le soir de ce jour et les deux jours qui suivirent, ilfallut relire deux fois à la jeune fille le même récit. Nousl’aurions relu cent fois de suite qu’elle ne se serait pas lasséede le demander encore. C’est le caractère des imaginations du Midi,rêveuses et profondes, de ne pas chercher la variété dans la poésieou dans la musique ; la musique et la poésie ne sont, pourainsi dire, que les thèmes sur lesquels chacun brode ses propressentiments ; on s’y nourrit, sans satiété, comme le peuple, dumême récit et du même air pendant des siècles. La nature elle-même,cette musique et cette poésie suprême, qu’a-t-elle autre chose quedeux ou trois paroles et deux ou trois notes, toujours les mêmes,avec lesquelles elle attriste ou enchante les hommes, depuis lepremier soupir jusqu’au dernier ?

XIX

Au lever du soleil, le neuvième jour, le ventde l’équinoxe tomba enfin, et, en peu d’heures, la mer redevint unemer d’été. Les montagnes mêmes de la côte de Naples, ainsi que leseaux et le ciel, semblaient nager dans un fluide plus limpide etplus bleu que pendant les mois des grandes chaleurs, comme si lamer le firmament et les montagnes eussent déjà senti ce premierfrisson de l’hiver qui cristallise l’air et le fait étinceler commel’eau figée des glaciers. Les feuilles jaunies de la vigne et lesfeuilles brunies des figuiers commençaient à tomber et à joncher lacour. Les raisins étaient cueillis. Les figues séchées surl’astrico au soleil étaient emballées dans des paniersgrossiers d’herbes marines tressées en nattes par les femmes. Labarque était pressée d’essayer la mer et le vieux pêcheur deramener sa famille à la Margellina. On nettoya la maison et letoit, on couvrit la source d’une grosse pierre, pour que lesfeuilles séchées et les eaux de l’hiver n’en corrompissent pas lebassin. On épuisa d’huile le petit puits creusé dans la roche. Onmit l’huile dans des jarres ; les enfants les descendirent àla mer en passant de petits bâtons dans les anses. On fit un paquetentouré de cordes du matelas et des couvertures du lit. On allumaune dernière fois la lampe sous l’image abandonnée du foyer. On fitune dernière prière devant la Madone, pour lui recommander lamaison, le figuier, la vigne que l’on quittait ainsi pour plusieursmois. Puis l’on ferma la porte. On cacha la clef au fond d’unefente de rocher recouverte de lierre, pour que le pêcheur s’ilrevenait pendant l’hiver sût où la trouver et qu’il pût visiter sontoit. Nous descendîmes ensuite à la mer aidant la pauvre famille àemporter et à embarquer l’huile, les pains et les fruits.

Chapitre 3

 

I

Notre retour à Naples, en longeant le fond dugolfe de Baïa et les pentes sinueuses du Pausilippe, fut unevéritable fête pour la jeune fille, pour les enfants, pour nous, untriomphe pour Andréa. Nous rentrâmes à la Margellina à nuit closeet en chantant. Les vieux amis et les voisins du pêcheur ne selassaient pas d’admirer sa nouvelle barque. Ils l’aidèrent à ladécharger et à la tirer à terre. Comme nous lui avions défendu dedire à qui il la devait, on fit peu d’attention à nous.

Après avoir tiré l’embarcation sur la grève,et porté les paniers de figues et de raisins au-dessus de la caved’Andréa, près du seuil de trois chambres basses habitées par lavieille mère, les petits enfants et Graziella, nous nous retirâmesinaperçus. Nous traversâmes, non sans serrement de cœur, le tumultebruyant des rues populeuses de Naples, et nous rentrâmes dans noslogements.

II

Nous nous proposions, après quelques jours derepos à Naples, de reprendre la même vie avec le pêcheur toutes lesfois que la mer le permettrait. Nous nous étions si bien accoutumésà la simplicité de nos costumes et à la nudité de la barque depuistrois mois, que le lit, les meubles de nos chambres et nos habitsde ville nous semblaient un luxe gênant et fastidieux. Nousespérions bien ne les reprendre que pour peu de jours. Mais lelendemain, en allant chercher à la poste nos lettres arriérées, monami en trouva une de sa mère. Elle rappelait son fils sans retarden France pour assister au mariage de sa sœur. Son beau-frèredevait venir au-devant de lui jusqu’à Rome. D’après les dates, ildevait déjà y être arrivé. Il n’y avait pas à atermoyer : ilfallait partir. J’aurais dû partir avec lui. Je ne sais quelattrait d’isolement et d’aventure me retenait. La vie du marin, lacabane du pêcheur l’image de Graziella y étaient peut-être bienpour quelque chose, mais confusément. Le vertige de la liberté,l’orgueil de me suffire à moi-même à trois cents lieues de monpays, la passion du vague et de l’inconnu, cette perspectiveaérienne des jeunes imaginations y étaient pour davantage.

Nous nous séparâmes avec un mâleattendrissement. Il me promit de venir me rejoindre aussitôt qu’ilaurait satisfait à ses devoirs de fils et de frère. Il me prêtacinquante louis pour combler le vide que ces six mois avaient faitdans ma bourse, et il partit.

III

Ce départ, l’absence de cet ami, qui étaitpour moi ce qu’un frère plus âgé est à un frère presque enfant, melaissèrent dans un isolement que toutes les heuresm’approfondissaient et dans lequel je me sentais enfoncer commedans un abîme. Toutes mes pensées, tous mes sentiments, toutes mesparoles, qui s’évaporaient autrefois en les échangeant avec lui, merestaient dans l’âme, s’y corrompaient, s’y attristaient et meretombaient sur le cœur comme un poids que je ne pouvais plussoulever. Ce bruit où rien ne m’intéressait, cette foule oùpersonne ne savait mon nom, cette chambre où aucun regard ne merépondait, cette vie d’auberge où l’on coudoie sans cesse desinconnus, où l’on s’assied à une table muette à côté d’hommestoujours nouveaux et toujours indifférents ; ces livres qu’ona lus cent fois, et dont les caractères immobiles vous redisenttoujours les mêmes mots dans la même phrase et à la mêmeplace ; tout cela qui m’avait semblé si délicieux à Rome et àNaples, avant nos excursions et notre vie vagabonde et errante del’été, me semblait maintenant une mort lente. Je me noyais le cœurde mélancolie.

Je traînai quelques jours cette tristesse derue en rue, de théâtre en théâtre, de lecture en lecture, sanspouvoir la secouer ; puis enfin elle finit par me vaincre. Jetombai malade, de ce qu’on appelle le mal du pays. Ma tête étaitlourde ; mes jambes ne pouvaient me porter. J’étais pâle etdéfait. Je ne mangeais plus. Le silence m’attristait ; lebruit me faisait mal ; je passais les nuits sans sommeil etles jours couché sur mon lit, sans avoir ni l’envie ni même laforce de me lever. Le vieux parent de ma mère, le seul qui pûts’intéresser à moi, était allé passer plusieurs mois à trentelieues de Naples, dans les Abruzzes, où il voulait établir desmanufactures. Je demandai un médecin ; il vint, me regarda, metâta le pouls et me dit que je n’avais aucun mal. La vérité c’estque j’avais un mal auquel sa médecine n’avait pas de remède, un mald’âme et d’imagination. Il s’en alla. Je ne le revis plus.

IV

Cependant je me sentis si mal le lendemain queje cherchai dans ma mémoire de qui je pourrais attendre quelquesecours, et quelque pitié si je venais à ne pas me relever. L’imagede la pauvre famille du pêcheur de la Margellina, au milieu delaquelle je vivais encore en souvenir me revint naturellement àl’esprit. J’envoyai un enfant qui me servait chercher Andréa et luidire que le plus jeune des deux étrangers était malade et demandaità le voir.

Quand l’enfant porta mon message, Andréa étaiten mer avec Beppino ; la grand-mère était occupée à vendre lespoissons sur les quais de Chiaja. Graziella seule était à la maisonavec ses petits frères. Elle prit à peine le temps de les confier àune voisine, de se vêtir de ses habits les plus neufs de Procitane,et elle suivit l’enfant qui lui montra la rue, le vieux couvent, etla précéda sur l’escalier.

J’entendis frapper doucement à la porte de machambre. La porte s’ouvrit comme poussée par une maininvisible : j’aperçus Graziella. Elle jeta un cri de pitié enme voyant. Elle fit quelques pas en s’élançant vers mon lit ;puis, se retenant et s’arrêtant debout, les mains entrelacées etpendantes sur son tablier, la tête penchée sur l’épaule gauche dansl’attitude de la Pitié : « Comme il est pâle, se dit-elletout bas ; et comment si peu de jours ont-ils pu lui changer àce point le visage ! Et où est l’autre ? » dit-elleen se retournant et en cherchant des yeux mon compagnon ordinairedans la chambre.

« Il est parti, lui dis-je, et je suisseul et inconnu à Naples.

– Parti ? dit-elle. En vous laissant seulet malade ainsi ? Il ne vous aimait donc pas ! Ah !si j’avais été à sa place, je ne serais pas partie, moi ; etpourtant je ne suis pas votre frère, et je ne vous connais quedepuis le jour de la tempête ! »

V

Je lui expliquai que je n’étais pas maladequand mon ami m’avait quitté. « Mais comment ? »reprit-elle vivement et avec un ton de reproche moitié tendre,moitié calme, « n’avez-vous pas pensé que vous aviez d’autresamis à la Margellina ? Ah ! je le vois, »ajouta-t-elle tristement et en regardant ses manches et le bas desa robe, « c’est que nous sommes de pauvres gens et que nousvous aurions fait honte en entrant dans cette belle maison. C’estégal, » poursuivit-elle en s’essuyant les yeux, qu’ellen’avait pas cessé de tenir attachés sur mon front et sur mes brasaffaissés, « quand même on nous eût méprisés, nous serionstoujours venus ».

– « Pauvre Graziella, répondis-je ensouriant, Dieu me garde du jour où j’aurai honte de ceux quim’aiment ! »

VI

Elle s’assit sur une chaise au pied de monlit, et nous causâmes un peu.

Le son de sa voix, la sérénité de ses yeux,l’abandon confiant et calme de son attitude, la naïveté de saphysionomie, l’accent à la fois saccadé et plaintif de ces femmesdes îles, qui rappelle, comme dans l’Orient, le ton soumis del’esclave dans les palpitations mêmes de l’amour, la mémoire enfindes belles journées de la cabane passées au soleil avec elle ;ces soleils de Procida qui me semblaient encore ruisseler de sonfront, de son corps et de ses pieds dans ma chambre morne ;tout cela, pendant que je la regardais et que je l’écoutais,m’enlevait tellement à ma langueur et à ma souffrance, que je mecrus subitement guéri. Il me semblait qu’aussitôt qu’elle seraitsortie j’allais me lever et marcher Cependant je me sentais si bienpar sa présence que je prolongeais la conversation tant que jepouvais, et que je la retenais sous mille prétextes, de peurqu’elle ne s’en allât trop vite en emportant le bien-être que jeressentais.

Elle me servit une partie du jour sanscrainte, sans réserve affectée, sans fausse pudeur comme une sœurqui sert son frère, sans penser qu’il est un homme. Elle allam’acheter des oranges. Elle en mordait l’écorce avec ses bellesdents pour en enlever la peau et pour en faire jaillir le jus dansmon verre en les pressant avec ses doigts. Elle détacha de son couune petite médaille d’argent qui pendait par un cordon noir et secachait dans sa poitrine. Elle l’attacha avec une épingle au rideaublanc de mon lit. Elle m’assura que je serais bientôt guéri par lavertu de la sainte image. Puis, le jour commençant à baisser, elleme quitta, non sans revenir vingt fois de la porte à mon lit pours’informer de ce que je pourrais désirer encore et pour me fairedes recommandations plus vives de prier bien dévotement l’imageavant de m’endormir

VII

Soit vertu de l’image et des prières qu’ellelui fit sans doute elle-même, soit influence calmante de cetteapparition de tendresse et d’intérêt que j’avais eue sous lestraits de Graziella, soit que la distraction charmante que saprésence et son entretien m’avaient donnée eût caressé et apaisél’agacement maladif de tout mon être, à peine fut elle sortie queje m’endormis d’un sommeil tranquille et profond.

Le lendemain, à mon réveil, en apercevant lesécorces d’oranges qui jonchaient le plancher de ma chambre, lachaise de Graziella tournée encore vers mon lit, comme si ellel’avait laissée et comme si elle allait s’y rasseoir encore ;la petite médaille pendue à mon rideau par le collier de soienoire, et toutes ces traces de cette présence et de ces soins defemme qui me manquaient depuis si longtemps, il me sembla, d’abordmal éveillé, que ma mère ou une de mes sœurs était entrée le soirdans ma chambre. Ce ne fut qu’en ouvrant tout à fait les yeux et enrappelant mes pensées une à une que la figure de Graziellam’apparut telle que je l’avais vue la veille.

Le soleil était si pur, le repos avait si bienfortifié mes membres, la solitude de ma chambre me pesait tant surle cœur le besoin d’entendre de nouveau le son d’une voix connue mepressait si fort, que je me levai aussitôt, tout faible et toutchancelant que j’étais ; je mangeai le reste desoranges ; je montai dans un corricolo de place et jeme fis conduire instinctivement du côté de la Margellina.

VIII

Arrivé près de la petite maison bassed’Andréa, je montai l’escalier qui menait à la plate-formeau-dessus de la cave, et sur laquelle s’ouvraient les chambres dela famille. Je trouvai sur l’astrico Graziella, lagrand-mère, le vieux pêcheur Beppino et les enfants. Ils sedisposaient à sortir au même moment, dans leurs plus beaux habits,pour venir me voir. Chacun d’eux portait, dans un panier ou dans unmouchoir ou à la main, un présent de ce que ces pauvres gensavaient imaginé devoir être plus agréable ou plus salutaire à unmalade : celui-ci une flasque de vin blanc doré d’Ischia,fermée, en guise de liège, par un bouchon de romarin et d’herbesaromatiques qui parfument le vase ; celle-là des figuessèches, celle-ci des nèfles, les petits enfants des oranges. Lecœur de Graziella avait passé dans tous les membres de lafamille.

IX

Ils jetèrent un cri de surprise en me voyantapparaître encore pâle et faible, mais debout et souriant devanteux. Graziella laissa rouler de joie à terre les oranges qu’elletenait dans son tablier et, se frappant les mains l’une contrel’autre, elle courut à moi : « Je vous l’avais bien dit,s’écria-t-elle, que l’image vous guérirait si elle couchaitseulement une nuit sur votre lit. Vous avais-jetrompé ? » Je voulus lui rendre l’image, et je la prisdans mon sein, où je l’avais mise en sortant. « Baisez-laavant », me dit-elle. Je la baisai, et un peu aussi le bout deses doigts, qu’elle avait tendus pour me la reprendre. « Jevous la rendrai si vous retombez malade, ajouta-t-elle en laremettant à son cou et en la glissant dans son sein ; elleservira à deux. »

Nous nous assîmes sur la terrasse, au soleildu matin. Ils avaient tous l’air aussi joyeux que s’ils eussentrecouvré un frère ou un enfant de retour après un long voyage. Letemps, qui est nécessaire à la formation des amitiés intimes dansles hautes classes, ne l’est pas dans les classes inférieures. Lescœurs s’ouvrent sans défiance, ils se soudent tout de suite, parcequ’il n’y a pas d’intérêt soupçonné sous les sentiments. Il seforme plus de liaison et de parenté d’âme en huit jours parmi leshommes de la nature qu’en dix ans parmi les hommes de la société.Cette famille et moi nous étions déjà parents.

Nous nous informâmes réciproquement de ce quinous était survenu de bien ou de mal depuis que nous nous étionsséparés. La pauvre maison était en veine de bonheur La barque étaitbénie. Les filets étaient heureux. La pêche n’avait jamais autantrendu. La grand-mère ne suffisait pas au soin de vendre lespoissons au peuple devant sa porte ; Beppino, fier et fort,valait un marin de vingt ans, quoiqu’il n’en eût que douze.Graziella enfin apprenait un état bien au-dessus de l’humbleprofession de sa famille. Son salaire, déjà haut pour le travaild’une jeune fille, et qui monterait davantage encore avec sontalent, suffirait pour habiller et nourrir ses petits frères, etpour lui faire une dot à elle-même quand elle serait en âge et enidée de faire l’amour.

C’étaient les expressions de ses parents. Elleétait corailleuse, c’est-à-dire elle apprenait à travailler lecorail. Le commerce et la manufacture du corail formaient alors laprincipale richesse de l’industrie des villes de la côte d’Italie.Un des oncles de Graziella, frère de la mère qu’elle avait perdue,était contremaître dans la principale fabrique de corail de Naples.Riche pour son état, et dirigeant de nombreux ouvriers des deuxsexes, qui ne pouvaient suffire aux demandes de cet objet de luxepar toute l’Europe, il avait pensé à sa nièce, et il était venu peude jours avant l’enrôler parmi ses ouvrières. Il lui avait apportéle corail, les outils, et lui avait donné les premières leçons deson art très-simple. Les autres ouvrières travaillaient en commun àla manufacture.

Graziella, dans l’absence continuelle etforcée de sa grand-mère et du pêcheur étant la gardienne unique desenfants, exerçait son métier à la maison. Son oncle, qui ne pouvaitpas s’absenter souvent, envoyait depuis quelque temps à la jeunefille son fils aîné, cousin de Graziella, jeune homme de vingt ans,sage, modeste, rangé, ouvrier d’élite, mais simple d’esprit,rachitique et un peu contrefait dans sa taille. Il venait le soir,après la fermeture de la fabrique, examiner le travail de sacousine, la perfectionner dans le maniement des outils et luidonner aussi les premières leçons de lecture, d’écriture et decalcul. « Espérons », me dit tout bas la grand-mèrependant que Graziella détournait les yeux, « que cela tourneraau profit des deux, et que le maître deviendra le serviteur de safiancée. » Je vis qu’il y avait une pensée d’orgueil etd’ambition pour sa petite-fille dans l’esprit de la vieille femme.Mais Graziella ne s’en doutait pas.

X

La jeune fille me mena par la main dans sachambre, pour me faire admirer les petits ouvrages de corailqu’elle avait déjà tournés et polis. Ils étaient proprement rangéssur du coton dans de petits cartons sur le pied de son lit. Ellevoulut en façonner un morceau devant moi. Je faisais tourner laroue du petit tour avec le bout de mon pied, en face d’elle,pendant qu’elle présentait la branche rouge de corail à la sciecirculaire qui la coupait en grinçant. Elle arrondissait ensuiteces morceaux, en les tenant du bout des doigts, et en les usantcontre la meule.

La poussière rose couvrait ses mains, et,volant quelquefois jusqu’à son visage, saupoudrait ses joues et seslèvres d’un léger fard, qui faisait paraître ses yeux plus bleus etplus resplendissants. Puis elle s’essuya en riant et secoua sescheveux noirs, dont la poussière me couvrit à mon tour« N’est-ce pas, dit-elle, que c’est un bel état pour une fillede la mer comme moi ? Nous lui devons tout, à la mer :depuis la barque de mon grand-père et le pain que nous mangeonsjusqu’à ces colliers et à ces pendants d’oreilles dont je meparerai peut-être un jour, quand j’en aurai tant poli et tantfaçonné pour de plus riches et de plus belles que moi. »

La matinée se passa ainsi à causer à folâtrerà travailler sans que l’idée me vînt de m’en aller Je partageai, àmidi, le repas de la famille. Le soleil, le grand air, lecontentement d’esprit, la frugalité de la table, qui ne portait quedu pain, un peu de poisson frit et des fruits conservés dans lacave, m’avaient rendu l’appétit et les forces. J’aidai le père,après midi, à raccommoder les mailles d’un vieux filet étendu surl’astrico.

Graziella, dont nous entendions le piedcadencé faisant tourner la meule, le bruit du rouet de lagrand-mère et les voix des enfants qui jouaient avec les orangessur le seuil de la maison, accompagnaient mélodieusement notretravail. Graziella sortait de temps en temps pour secouer sescheveux sur le balcon, nous échangions un regard, un mot amical, unsourire. Je me sentais heureux, sans savoir de quoi, jusqu’au fondde l’âme. J’aurais voulu être une des plantes d’aloès enracinéesdans les clôtures du jardin, ou un des lézards qui se chauffaientau soleil auprès de nous sur la terrasse et qui habitaient aveccette pauvre famille les fentes du mur de la maison.

XI

Mais mon âme et mon visage s’assombrissaient àmesure que baissait le jour. Je devenais triste en pensant qu’ilfallait regagner ma chambre de voyageur. Graziella s’en aperçut lapremière. Elle alla dire quelques mots tout bas à l’oreille de sagrand-mère.

« Pourquoi nous quitter ainsi ? ditla vieille femme, comme si elle eût parlé à un de ses enfants.N’étions-nous pas bien ensemble à Procida ? Ne sommes-nous pasles mêmes à Naples ? Vous avez l’air d’un oiseau qui a perdusa mère et qui rôde en criant autour de tous les nids. Venezhabiter le nôtre, si vous le trouvez assez bon pour un monsieurcomme vous. La maison n’a que trois chambres, mais Beppino couchedans la barque. Celle des enfants suffira bien à Graziella, pourvuqu’elle puisse travailler le jour dans celle où vous dormirez.Prenez la sienne, et attendez ici le retour de votre ami. Car unjeune homme bon et triste comme vous, seul dans les rues de Naples,cela fait de la peine à penser. »

Le pêcheur, Beppino, les petits enfants même,qui aimaient déjà l’étranger, se réjouirent de l’idée de la bonnefemme. Ils insistèrent vivement, et tous ensemble, pour me faireaccepter son offre. Graziella ne dit rien, mais elle attendait avecune anxiété visible, voilée par une distraction feinte, ma réponseaux insistances de ses parents. Elle frappait du pied, par unmouvement convulsif et involontaire, à toutes les raisons dediscrétion que je donnais pour ne pas accepter.

Je levai à la fin les yeux sur elle. Je visqu’elle avait le blanc des yeux plus humide et plus brillant qu’àl’ordinaire, et qu’elle froissait entre ses doigts et brisait une àune les branches d’une plante de basilic qui végétait dans un potde terre sur le balcon. Je compris ce geste mieux que de longsdiscours. J’acceptai la communauté de vie qu’on m’offrait.Graziella battit des mains et sauta de joie en courant, sans seretourner dans sa chambre, comme si elle eût voulu me prendre aumot, sans me laisser le temps de me rétracter.

XII

Graziella appela Beppino. En un instant, sonfrère et elle emportèrent, dans la chambre des enfants, son lit,ses pauvres meubles, son petit miroir entouré de bois peint, lalampe de cuivre, les deux ou trois images de la Vierge quipendaient aux murs attachées par des épingles, la table et le petittour où elle travaillait le corail. Ils puisèrent de l’eau dans lepuits, en répandirent avec la paume de la main sur le plancher,balayèrent avec soin la poudre de corail sur la muraille et sur lesdalles ; ils placèrent sur l’appui de la fenêtre les deux potsles plus verts et les plus odorants de baume et de réséda qu’ilspurent trouver sur l’astrico. Ils n’auraient pas préparéet poli avec plus de soin la chambre des noces si Beppo eût dûamener le soir sa fiancée dans la maison de son père. Je les aidaisen riant à ce badinage.

Quand tout fut prêt, j’emmenai Beppino et lepêcheur avec moi pour acheter et rapporter le peu de meubles quim’étaient nécessaires. J’achetai un petit lit de fer complet, unetable de bois blanc, deux chaises de jonc, une petite brasière encuivre où l’on brûle, les soirs d’hiver pour se chauffer, lesnoyaux enflammés d’olives ; ma malle, que j’envoyai prendredans ma cellule, contenait tout le reste. Je ne voulais pas perdreune nuit de cette vie heureuse qui me rendait comme une famille. Lesoir même, je couchais dans mon nouveau logement. Je ne meréveillai qu’au cri joyeux des hirondelles, qui entraient dans machambre par une vitre cassée de la fenêtre, et à la voix deGraziella, qui chantait dans la chambre à côté en accompagnant sonchant du mouvement cadencé de son tour.

XIII

J’ouvris la fenêtre qui donnait sur de petitsjardins de pêcheurs et de blanchisseuses encaissés dans le rocherdu mont Pausilippe et dans la place de la Margellina.

Quelques blocs de grès brun avaient rouléjusque dans ces jardins et tout près de la maison. De grosfiguiers, qui poussaient à demi écrasés sous ces rochers, lessaisissaient de leurs bras tortueux et blancs et les recouvraientde leurs larges feuilles immobiles. On ne voyait, de ce côté de lamaison, dans ces jardins du pauvre peuple, que quelques puitssurmontés d’une large roue, qu’un âne faisait tourner, pour arroserpar des rigoles, le fenouil, les choux maigres et les navets ;des femmes séchant le linge sur des cordes tendues de citronnier encitronnier ; des petits enfants en chemise jouant ou pleurantsur les terrasses de deux ou trois maisonnettes blanches éparsesdans les jardins. Cette vue si bornée, si vulgaire et si livide desfaubourgs d’une grande ville me parut délicieuse en comparaison desfaçades hautes des rues profondément encaissées et de la foulebruyante des quartiers que je venais de quitter. Je respirais del’air pur au lieu de la poussière, du feu, de la fumée de cetteatmosphère humaine que je venais de respirer. J’entendais lebraiment des ânes, le chant du coq, le bruissement des feuilles, legémissement alternatif de la mer au lieu de ces roulements devoitures, de ces cris aigus du peuple et de ce tonnerre incessantde tous les bruits stridents qui ne laissent dans les rues desgrandes villes aucune trêve à l’oreille et aucun apaisement à lapensée.

Je ne pouvais m’arracher de mon lit, où jesavourais délicieusement ce soleil, ces bruits champêtres, ces volsd’oiseaux, ce repos à peine ridé de la pensée ; et puis, enregardant la nudité des murs, le vide de la chambre, l’absence desmeubles, je me réjouissais en pensant que cette pauvre maison dumoins m’aimait, et qu’il n’y a ni tapis, ni tentures, ni rideaux desoie qui vaillent un peu d’attachement. Tout l’or du monden’achèterait pas un seul battement de cœur ni un seul rayon detendresse dans le regard à des indifférents.

Ces pensées me berçaient doucement dans mondemi-sommeil ; je me sentais renaître à la santé et à la paix.Beppino entra plusieurs fois dans ma chambre pour savoir si jen’avais besoin de rien. Il m’apporta sur mon lit du pain et desraisins que je mangeai en jetant des grains et des miettes auxhirondelles. Il était près de midi. Le soleil entrait à pleinsrayons dans ma chambre avec sa douce tiédeur d’automne quand je melevai. Je convins avec le pêcheur et sa femme du taux d’une petitepension que je donnerais par mois, pour le loyer de ma cellule, etpour ajouter quelque chose à la dépense du ménage. C’était bienpeu, ces braves gens trouvaient que c’était trop. On voyait bienque, loin de chercher à gagner sur moi, ils souffraientintérieurement de ce que leur pauvreté et la frugalité troprestreinte de leur vie ne leur permettaient pas de m’offrir unehospitalité dont ils eussent été plus fiers si elle ne m’avait riencoûté. On ajouta deux pains à ceux qu’on achetait chaque matin pourla famille, un peu de poisson bouilli ou frit à dîner du laitage etdes fruits secs pour le soir, de l’huile pour ma lampe, de labraise pour les jours froids : ce fut tout. Quelques grains decuivre, petite monnaie du peuple à Naples, suffisaient par jour àma dépense. Je n’ai jamais mieux compris combien le bonheur étaitindépendant du luxe, et combien on en achète davantage avec undenier de cuivre qu’avec une bourse d’or, quand on sait le trouveroù Dieu l’a caché.

XIV

Je vécus ainsi pendant les derniers mois del’automne et pendant les premiers mois de l’hiver. L’éclat et lasérénité de ces mois de Naples les font confondre avec ceux qui lesont précédés. Rien ne troublait la monotone tranquillité de notrevie. Le vieillard et son petit-fils ne s’aventuraient plus enpleine mer à cause des coups de vent fréquents de cette saison. Ilscontinuaient à pêcher le long de la côte, et leur poisson vendu surla marine par la mère fournissait amplement à leur vie sansbesoin.

Graziella se perfectionnait dans sonart ; elle grandissait et embellissait encore dans la vie plusdouce et plus sédentaire qu’elle menait depuis qu’elle travaillaitau corail. Son salaire, que son oncle lui apportait le dimanche,lui permettait non-seulement de tenir ses petits frères pluspropres et mieux vêtus et de les envoyer à l’école, mais encore dedonner à sa grand-mère et de se donner à elle-même quelques partiesde costumes plus riches et plus élégants, particuliers aux femmesde leur île : des mouchoirs de soie rouge pour pendre derrièrela tête en long triangle sur les épaules ; des souliers sanstalon, qui n’emboîtent que les doigts du pied, brodés de paillettesd’argent ; des soubrevestes de soie rayée de noir et devert : ces vestes galonnées sur les coutures flottent ouvertessur les hanches, elles laissent apercevoir par-devant la finesse dela taille et les contours du cou orné de colliers ; enfin delarges boucles d’oreilles ciselées où les fils d’or s’entrelacentavec de la poussière de perles. Les plus pauvres femmes des îlesgrecques portent ces parures et ces ornements. Aucune détresse neles forcerait à s’en défaire. Dans les climats où le sentiment dela beauté est plus vif que sous notre ciel et où la vie n’est quel’amour, la parure n’est pas un luxe aux yeux de la femme :elle est sa première et presque sa seule nécessité.

XV

Quand, le dimanche ou les jours de fête,Graziella ainsi vêtue sortait de sa chambre sur la terrasse, avecquelques fleurs de grenades rouges ou de lauriers-roses sur le côtéde la tête dans ses cheveux noirs ; quand, en écoutant le sondes cloches de la chapelle voisine, elle passait et repassaitdevant ma fenêtre comme un paon qui se moire au soleil sur letoit ; quand elle traînait languissamment ses piedsemprisonnés dans ses babouches émaillées en les regardant, et puisqu’elle relevait sa tête avec un ondoiement habituel du cou pourfaire flotter le mouchoir de soie et ses cheveux sur sesépaules ; quand elle s’apercevait que je la regardais, ellerougissait un peu, comme si elle eût été honteuse d’être sibelle ; il y avait des moments où le nouvel éclat de sa beautéme frappait tellement que je croyais la voir pour la première fois,et que ma familiarité ordinaire avec elle se changeait en une sortede timidité et d’éblouissement.

Mais elle cherchait si peu à éblouir et soninstinct naturel de parure était si exempt de tout orgueil et detoute coquetterie, qu’aussitôt après les saintes cérémonies, ellese hâtait de se dépouiller de ses riches parures et de revêtir lasimple veste de gros drap vert, la robe d’indienne rayée de rougeet de noir et de remettre à ses pieds les pantoufles au talon debois blanc, qui résonnaient tout le jour sur la terrasse comme lesbabouches retentissantes des femmes esclaves de l’Orient.

Quand ses jeunes amies ne venaient pas lachercher ou que son cousin ne l’accompagnait pas à l’église,c’était souvent moi qui la conduisais et qui l’attendais, assis surles marches du péristyle. À sa sortie, j’entendais avec une sorted’orgueil personnel, comme si elle eût été ma sœur ou ma fiancée,les murmures d’admiration que sa gracieuse figure excitait parmises compagnes et parmi les jeunes marins des quais de laMargellina. Mais elle n’entendait rien, et, ne voyant que moi dansla foule, me souriait du haut de la première marche, faisait sondernier signe de croix avec ses doigts trempés d’eau bénite etdescendait modestement, les yeux baissés, les degrés au basdesquels je l’attendais.

C’est ainsi que, les jours de fête, je lamenais le matin et le soir aux églises, seul et pieuxdivertissement qu’elle connût et qu’elle aimât. J’avais soin, cesjours-là, de rapprocher le plus possible mon costume de celui desjeunes marins de l’île, afin que ma présence n’étonnât personne etqu’on me prît pour le frère ou pour un parent de la jeune fille quej’accompagnais.

Les autres jours elle ne sortait pas. Quant àmoi, j’avais repris peu à peu ma vie d’étude et mes habitudessolitaires, distraites seulement par la douce amitié de Graziellaet par mon adoption dans sa famille. Je lisais les historiens, lespoëtes de toutes les langues. J’écrivais quelquefois ;j’essayais, tantôt en italien, tantôt en français, d’épancher enprose ou en vers ces premiers bouillonnements de l’âme, quisemblent peser sur le cœur jusqu’à ce que la parole les aitsoulagés en les exprimant.

Il semble que la parole soit la seuleprédestination de l’homme et qu’il ait été créé pour enfanter despensées, comme l’arbre pour enfanter son fruit. L’homme setourmente jusqu’à ce qu’il ait produit au-dehors ce qui letravaille au-dedans. Sa parole écrite est comme un miroir dont il abesoin pour se connaître lui-même et pour s’assurer qu’il existe.Tant qu’il ne s’est pas vu dans ses œuvres, il ne se sent pascomplètement vivant. L’esprit a sa puberté comme le corps.

J’étais à cet âge où l’âme a besoin de senourrir et de se multiplier par la parole. Mais, comme il arrivetoujours, l’instinct se produisit en moi avant la force. Dès quej’avais écrit, j’étais mécontent de mon œuvre et je la rejetaisavec dégoût. Combien le vent et les vagues de la mer de Naplesn’ont-ils pas emporté et englouti, le matin, de lambeaux de messentiments et de mes pensées de la nuit, déchirés le jour ets’envolant sans regret loin de moi !

XVI

Quelquefois Graziella, me voyant pluslongtemps enfermé et plus silencieux qu’à l’ordinaire, entraitfurtivement dans ma chambre pour m’arracher à mes lecturesobstinées ou à mes occupations. Elle s’avançait sans bruit derrièrema chaise, elle se levait sur la pointe des pieds pour regarderpar-dessus mes épaules, sans le comprendre, ce que je lisais ou ceque j’écrivais ; puis, par un mouvement subit, elle m’enlevaitle livre ou m’arrachait la plume des doigts en se sauvant. Je lapoursuivais sur la terrasse, je me fâchais un peu : elleriait. Je lui pardonnais ; mais elle me grondait sérieusement,comme aurait pu faire une mère.

« Qu’est-ce que dit donc si longtempsaujourd’hui à vos yeux ce livre ? murmurait-elle avec uneimpatience moitié sérieuse, moitié badine. Est-ce que ces lignesnoires sur ce vilain vieux papier n’auront jamais fini de vousparler ? Est-ce que vous ne savez pas assez d’histoires pournous en raconter tous les dimanches et tous les soirs de l’année,comme celle qui m’a tant fait pleurer à Procida ? Et à quiécrivez-vous toute la nuit ces longues lettres que vous jetez lematin au vent de la mer ? Ne voyez-vous pas que vous vousfaites mal et que vous êtes tout pâle et tout distrait quand vousavez écrit ou lu si longtemps ? Est-ce qu’il n’est pas plusdoux de parler avec moi, qui vous regarde, que de parler des joursentiers avec ces mots ou avec ces ombres qui ne vous écoutentpas ? Dieu ! que n’ai-je autant d’esprit que ces feuillesde papier ! Je vous parlerais tout le jour, je vous diraistout ce que vous me demanderiez, moi, et vous n’auriez pas besoind’user ainsi vos yeux et de brûler toute l’huile de votrelampe. » Alors elle me cachait mon livre et mes plumes. Ellem’apportait ma veste et mon bonnet de marin. Elle me forçait desortir pour me distraire.

Je lui obéissais en murmurant, mais enl’aimant.

Chapitre 4

 

I

J’allais faire de longues courses à travers laville, sur les quais, dans la campagne ; mais ces coursessolitaires n’étaient pas tristes comme les premiers jours de monretour à Naples. Je jouissais seul, mais je jouissaisdélicieusement des spectacles de la ville, de la côte, du ciel etdes eaux. Le sentiment momentané de mon isolement ne m’accablaitplus ; il me recueillait en moi-même et concentrait les forcesde mon cœur et de ma pensée. Je savais que des yeux et des penséesamies me suivaient dans cette foule ou dans ces déserts, et qu’auretour j’étais attendu par des cœurs pleins de moi.

Je n’étais plus comme l’oiseau qui crie autourdes nids étrangers, suivant l’expression de la vieille femme,j’étais comme l’oiseau qui s’essaye à voler à de longues distancesde la branche qui le porte, mais qui sait la route pour y revenir.Toute mon affection pour mon ami absent avait reflué sur Graziella.Ce sentiment avait même quelque chose de plus vif, de plus mordant,de plus attendri que celui qui m’attachait à lui. Il me semblaitque je devais l’un à l’habitude et aux circonstances, mais quel’autre était né de moi-même, et que je l’avais conquis par monpropre choix.

Ce n’était pas de l’amour, je n’en avais nil’agitation, ni la jalousie, ni la préoccupation passionnée ;c’était un repos délicieux du cœur au lieu d’être une fièvre doucede l’âme et des sens. Je ne pensais ni à aimer autrement ni à êtreaimé davantage. Je ne savais pas si elle était un camarade, un ami,une sœur ou autre chose pour moi ; je savais seulement quej’étais heureux avec elle et elle heureuse avec moi.

Je ne désirais rien de plus, rien autrement.Je n’étais pas à cet âge où l’on s’analyse à soi-même ce qu’onéprouve, pour se donner une vaine définition de son bonheur. Il mesuffisait d’être calme, attaché et heureux, sans savoir de quoi nipourquoi. La vie en commun, la pensée à deux, resserraient chaquejour l’innocente et douce familiarité entre nous, elle aussi puredans son abandon que j’étais calme dans mon insouciance.

II

Depuis trois mois que j’étais de la famille,que j’habitais le même toit, que je faisais, pour ainsi dire,partie de sa pensée, Graziella s’était si bien habituée à meregarder comme inséparable de son cœur, qu’elle ne s’apercevaitpeut-être pas elle-même de toute la place que j’y tenais. Ellen’avait avec moi aucune de ces craintes, de ces réserves, de cespudeurs, qui s’interposent dans les relations d’une jeune fille etd’un jeune homme et qui souvent font naître l’amour des précautionsmêmes que l’on prend pour s’en préserver. Elle ne se doutait pas etje me doutais à peine moi-même que ses pures grâces d’enfant,écloses maintenant à quelques soleils de plus, dans tout l’éclatd’une maturité précoce, faisaient de sa beauté naïve une puissancepour elle, une admiration pour tous et un danger pour moi. Elle neprenait aucun souci de la cacher ou de la parer à mes yeux. Ellen’y pensait pas plus qu’une sœur ne pense si elle est belle oulaide aux yeux de son frère. Elle ne mettait pas une fleur de plusou de moins pour moi dans ses cheveux. Elle n’en chaussait pas plussouvent ses pieds nus quand elle habillait le matin ses petitsfrères sur la terrasse au soleil, ou qu’elle aidait sa grand-mère àbalayer les feuilles sèches tombées la nuit sur le toit. Elleentrait à toute heure dans ma chambre, toujours ouverte, ets’asseyait aussi innocemment que Beppino sur la chaise au pied demon lit.

Je passais moi-même, les jours de pluie, desheures entières seul avec elle dans la chambre à côté, où elledormait avec les petits enfants, et où elle travaillait le corail.Je l’aidais, en causant et en jouant, à son métier qu’ellem’apprenait. Moins adroit mais plus fort qu’elle, je réussissaismieux à dégrossir les morceaux. Nous faisions ainsi double ouvrage,et dans un jour elle en gagnait deux.

Le soir, au contraire, quand les enfants et lafamille étaient couchés, c’était elle qui devenait l’écolière etmoi le maître. Je lui apprenais à lire et à écrire en lui faisantépeler les lettres sur mes livres et en lui tenant la main pour luienseigner à les tracer. Son cousin ne pouvant pas venir tous lesjours, c’était moi qui le remplaçais. Soit que ce jeune homme,contrefait et boiteux, n’inspirât pas à sa cousine assez d’attraitet de respect, malgré sa douceur, sa patience et la gravité de sesmanières ; soit qu’elle eût elle-même trop de distractionspendant ses leçons, elle faisait beaucoup moins de progrès avec luiqu’avec moi. La moitié de la soirée d’étude se passait à badiner, àrire, à contrefaire le pédagogue. Le pauvre jeune homme était tropépris de son élève et trop timide devant elle pour la gronder. Ilfaisait tout ce qu’elle voulait pour que les beaux sourcils de lajeune fille ne prissent pas un pli d’humeur, et pour que ses lèvresne lui fissent pas leur petite moue. Souvent l’heure consacrée àlire se passait pour lui à éplucher des grains de corail, à déviderdes écheveaux de laine sur le bois de la quenouille de lagrand-mère, ou à raccommoder des mailles au filet de Beppo. Toutlui était bon, pourvu qu’au départ Graziella lui sourît aveccomplaisance et lui dît addio d’un son de voix qui voulûtdire : À revoir !

III

Quand c’était avec moi, au contraire, la leçonétait sérieuse. Elle se prolongeait souvent jusqu’à ce que nos yeuxfussent lourds de sommeil. On voyait, à sa tête penchée, à son coutendu, à l’immobilité attentive de son attitude et de saphysionomie, que la pauvre enfant faisait tous ses efforts pourréussir. Elle appuyait son coude sur mon épaule pour lire dans lelivre où mon doigt traçait la ligne et lui indiquait le mot àprononcer Quand elle écrivait, je tenais ses doigts dans ma mainpour guider à demi sa plume.

Si elle faisait une faute, je la grondais d’unair sévère et fâché ; elle ne répondait pas et nes’impatientait que contre elle-même. Je la voyais quelquefois prêteà pleurer ; j’adoucissais alors la voix et je l’encourageais àrecommencer. Si elle avait bien lu et bien écrit, au contraire, onvoyait qu’elle cherchait d’elle-même sa récompense dans monapplaudissement. Elle se retournait vers moi en rougissant et avecdes rayons de joie orgueilleuse sur le front et dans les yeux, plusfière du plaisir qu’elle me donnait que du petit triomphe de sonsuccès.

Je la récompensais en lui lisant quelquespages de Paul et Virginie, qu’elle préférait à tout ; ouquelques belles strophes du Tasse, quand il décrit la vie champêtredes bergers chez lesquels Herminie habite, ou qu’il chante lesplaintes ou le désespoir des deux amants. La musique de ces vers lafaisait pleurer et rêver longtemps encore après que j’avais cesséde lire. La poésie n’a pas d’écho plus sonore et plus prolongé quele cœur de la jeunesse où l’amour va naître. Elle est comme lepressentiment de toutes les passions. Plus tard, elle en est commele souvenir et le deuil. Elle fait pleurer ainsi aux deux époquesextrêmes de la vie : jeunes, d’espérances, et vieux, deregrets.

IV

Les familiarités charmantes de ces longues etdouces soirées à la lueur de la lampe, à la tiède chaleur dubrasier d’olives sous nos pieds, n’amenaient jamais entre nousd’autres pensées ni d’autres intimités que ces intimités d’enfants.Nous étions défendus, moi par mon insouciance presque froide, ellepar sa candeur et sa pureté. Nous nous séparions aussi tranquillesque nous nous étions réunis, et un moment après ces longsentretiens nous dormions sous le même toit, à quelques pas l’un del’autre, comme deux enfants qui ont joué ensemble le soir et qui nerêvent rien au-delà de leurs simples amusements. Ce calme dessentiments qui s’ignorent et qui se nourrissent d’eux-mêmes auraitduré des années, sans une circonstance qui changea tout et qui nousrévéla à nous-mêmes la nature d’une amitié qui nous suffisait pourêtre si heureux.

V

Cecco, c’était le nom du cousin de Graziella,continuait à venir plus assidûment de jour en jour passer les soirsd’hiver dans la famille du marinaro. Bien que la jeunefille ne lui donnât aucune marque de préférence et qu’il fût mêmel’objet habituel de ses badinages et un peu le jouet de sa cousine,il était si doux, si patient et si humble devant elle, qu’elle nepouvait s’empêcher d’être touchée de ses complaisances et de luisourire quelquefois avec bonté. C’était assez pour lui. Il était decette nature de cœurs faibles, mais aimants, qui, se sentantdéshérités par la nature des qualités qui font qu’on est aimé, secontentent d’aimer sans retour et qui se dévouent comme desesclaves volontaires au service, sinon au bonheur, de la femme àlaquelle ils assujettissent leur cœur. Ce ne sont pas les plusnobles, mais ce sont les plus touchantes natures d’attachement. Onles plaint, mais on les admire. Aimer pour être aimé, c’est del’homme ; mais aimer pour aimer c’est presque de l’ange.

VI

Sous les traits les plus disgracieux, il yavait quelque chose d’angélique dans l’amour du pauvre Cecco.Aussi, bien loin d’être humilié ou jaloux des familiarités et despréférences dont j’étais à ses yeux l’objet de la part deGraziella, il m’aimait parce qu’elle m’aimait. Dans l’affection desa cousine il ne demandait pas la première place ou la placeunique, mais la seconde ou la dernière : tout lui suffisait.Pour lui plaire un moment, pour en obtenir un regard decomplaisance, un geste, un mot gracieux, il serait venu me chercherau fond de la France et me ramener à celle qui me préférait à lui.Je crois même qu’il m’eût haï si j’avais fait de la peine à sacousine.

Son orgueil était en elle comme son amour.Peut-être aussi, froid à l’intérieur réfléchi, sensé et méthodique,tel que Dieu et son infirmité l’avaient fait, calculait-ilinstinctivement que mon empire sur les penchants de sa cousine neserait pas éternel ; qu’une circonstance quelconque, maisinévitable, nous séparerait ; que j’étais étranger, d’un payslointain, d’une condition et d’une fortune évidemment incompatiblesavec celles de la fille d’un marinier de Procida ; qu’un jourou l’autre l’intimité entre sa cousine et moi se romprait commeelle s’était formée ; qu’elle lui resterait alors seule,abandonnée, désolée ; que ce désespoir même fléchirait soncœur et le lui donnerait brisé, mais tout entier. Ce rôle deconsolateur et d’ami était le seul auquel il pût prétendre. Maisson père avait une autre pensée pour lui.

VII

Le père, connaissant l’attachement de Ceccopour sa nièce, venait la voir de temps en temps. Touché de sabeauté, de sa sagesse, émerveillé des progrès rapides qu’ellefaisait dans la pratique de son art, dans la lecture et dansl’écriture ; pensant d’ailleurs que les disgrâces de la naturene permettraient pas à Cecco d’aspirer à d’autres tendresses qu’àdes tendresses de convenance et de famille, il avait résolu demarier son fils à sa nièce. Sa fortune faite, et assez considérablepour un ouvrier lui permettait de regarder sa demande comme unefaveur à laquelle Andréa, sa femme et la jeune fille ne penseraientmême pas à résister. Soit qu’il eût parlé de son projet à Cecco,soit qu’il eût caché sa pensée pour lui faire une surprise de sonbonheur, il résolut de s’expliquer.

VIII

La veille de Noël, je rentrai plus tard que decoutume pour prendre ma place au souper de famille. Je m’aperçus dequelque froideur et de quelque trouble dans la physionomieévidemment contrainte d’Andréa et de sa femme. Levant les yeux surGraziella, je vis qu’elle avait pleuré. La sérénité et la gaietéétaient si habituelles sur son visage que cette expressioninaccoutumée de tristesse la couvrait comme d’un voile matériel. Oneût dit que l’ombre de ses pensées et de son cœur s’était répanduesur ses traits. Je restai pétrifié et muet, n’osant interroger cespauvres gens ni parler à Graziella, de peur que le seul son de mavoix ne fît éclater son cœur qu’elle paraissait à peinecontenir.

Contre son habitude, elle ne me regardait pas.Elle portait d’une main distraite les morceaux de pain à sa boucheet faisait semblant de manger par contenance ; mais elle nepouvait pas. Elle jetait le pain sous la table. Avant la fin durepas taciturne, elle prit le prétexte de mener coucher lesenfants ; elle les entraîna dans leur chambre ; elle s’yrenferma sans dire adieu ni à ses parents ni à moi, et nous laissaseuls.

Quand elle fut sortie, je demandai au père età la mère quelle était la cause du sérieux de leurs pensées et dela tristesse de leur enfant. Alors ils me racontèrent que le pèrede Cecco était venu dans la journée à la maison ; qu’il avaitdemandé leur petite-fille en mariage pour son fils ; quec’était un bien grand bonheur et une haute fortune pour lafamille ; que Cecco aurait du bien ; que Graziella, quiétait si bonne, prendrait avec elle et élèverait ses deux petitsfrères comme ses propres enfants ; que leurs vieux jours àeux-mêmes seraient ainsi assurés contre la misère ; qu’ilsavaient consenti avec reconnaissance à ce mariage ; qu’ils enavaient parlé à Graziella ; qu’elle n’avait rien répondu, partimidité et par modestie de jeune fille ; que son silence etses larmes étaient l’effet de sa surprise et de son émotion, maisque cela passerait comme une mouche sur une fleur ; enfinqu’entre le père de Cecco et eux il avait été convenu qu’on feraitles fiançailles après les fêtes de Noël.

IX

Ils parlaient encore que depuis longtemps jen’entendais déjà plus. Je ne m’étais jamais rendu compte à moi-mêmede l’attachement que j’avais pour Graziella. Je ne savais pascomment je l’aimais ; si c’était de l’intimité pure, del’amitié, de l’amour, de l’habitude ou de tous ces sentimentsréunis que se composait mon inclination pour elle. Mais l’idée devoir ainsi soudainement changées toutes ces douces relations de vieet de cœur qui s’étaient établies et comme cimentées à notre insuentre elle et moi ; la pensée qu’on allait me la prendre pourla donner tout à coup à un autre ; que, de ma compagne et dema sœur qu’elle était à présent, elle allait me devenir étrangèreet indifférente ; qu’elle ne serait plus là ; que je nela verrais plus à toute heure, que je n’entendrais plus sa voixm’appeler ; que je ne lirais plus dans ses yeux ce rayontoujours levé sur moi de lumière caressante et de tendresse, quim’éclairait doucement le cœur et qui me rappelait ma mère et messœurs ; le vide et la nuit profonde que je me figurais tout àcoup autour de moi, là, le lendemain du jour où son mari l’auraitemmenée dans une autre maison ; cette chambre où elle nedormirait plus ; la mienne où elle n’entrerait plus ;cette table où je ne la verrais plus assise ; cette terrasseoù je n’entendrais plus le bruit de ses pieds nus ou de sa voix lematin à mon réveil ; ces églises où je ne la conduirais plusles dimanches ; cette barque où sa place resterait vide, et oùje ne causerais plus qu’avec le vent et les flots ; les imagespressées de toutes ces douces habitudes de notre vie passée, qui meremontaient à la fois dans la pensée et qui s’évanouissaient tout àcoup pour me laisser comme dans un abîme de solitude et denéant ; tout cela me fit sentir pour la première fois cequ’était pour moi la société de cette jeune fille et me montra tropqu’amour ou amitié, le sentiment qui m’attachait à elle était plusfort que je ne le croyais, et que le charme, inconnu à moi-même, dema vie sauvage à Naples ce n’était ni la mer ni la barque, nil’humble chambre de la maison, ni le pêcheur, ni sa femme, niBeppo, ni les enfants, c’était un seul être, et que, cet êtredisparu de la maison, tout disparaissait à la fois. Elle de moinsdans ma vie présente, et il n’y avait plus rien. Je lesentis : ce sentiment confus jusque-là, et que je ne m’étaisjamais confessé, me frappa d’un tel coup que tout mon cœur entressaillit, et que j’éprouvai quelque chose de l’infini de l’amourpar l’infini de la tristesse dans laquelle mon cœur se sentit toutà coup submergé.

X

Je rentrai en silence dans ma chambre. Je mejetai tout habillé sur mon lit. J’essayai de lire, d’écrire, depenser, de me distraire par quelque travail d’esprit pénible etcapable de dominer mon agitation. Tout fut inutile. L’agitationintérieure était si forte que je ne pus avoir deux pensées et quel’accablement même de mes forces ne put pas amener le sommeil.Jamais l’image de Graziella ne m’avait apparu jusque-là aussiravissante et aussi obstinée devant les yeux. J’en jouissais commede quelque chose qu’on voit tous les jours et dont on ne sent ladouceur qu’en la perdant. Sa beauté même n’était rien pour moijusqu’à ce jour ; je confondais l’impression que j’enressentais avec l’effet de l’amitié que j’éprouvais pour elle et decelle que sa physionomie exprimait pour moi. Je ne savais pas qu’ily eût tant d’admiration dans mon attachement ; je nesoupçonnais pas la moindre passion dans sa tendresse.

Je ne me rendis pas bien compte de tout cela,même dans les longues circonvolutions de mon cœur pendantl’insomnie de cette nuit. Tout était confus dans ma douleur commedans mes sensations. J’étais comme un homme étourdi d’un coupsoudain qui ne sait pas encore bien d’où il souffre, mais quisouffre de partout.

Je quittai mon lit avant qu’aucun bruit se fîtentendre dans la maison. Je ne sais quel instinct me portait àm’éloigner pendant quelque temps, comme si ma présence eût dûtroubler dans un pareil moment le sanctuaire de cette famille dontle sort s’agitait ainsi devant un étranger.

Je sortis en avertissant Beppo que je nereviendrais pas de quelques jours. Je pris au hasard la directionque me tracèrent mes premiers pas. Je suivis les longs quais deNaples, la côte de Resina, de Portici, le pied du Vésuve. Je prisdes guides à Torre del Greco ; je couchai sur une pierre à laporte de l’ermitage de San Salvatore, aux confins où la naturehabitée finit et où la région du feu commence. Comme le volcanétait depuis quelque temps en ébullition et lançait à chaquesecousse des nuages de cendre et de pierres que nous entendionsrouler la nuit jusque dans le ravin de lave qui est au pied del’ermitage, mes guides refusèrent de m’accompagner plus loin. Jemontai seul ; je gravis péniblement le dernier cône enenfonçant mes pieds et mes mains dans une cendre épaisse etbrûlante qui s’éboulait sous le poids de l’homme. Le volcangrondait et tonnait par moments. Les pierres calcinées et encorerouges pleuvaient ça et là autour de moi en s’éteignant dans lacendre. Rien ne m’arrêta. Je parvins jusqu’au rebord extrême ducratère. Je m’assis. Je vis lever le soleil sur le golfe, sur lacampagne et sur la ville éblouissante de Naples. Je fus insensibleet froid à ce spectacle que tant de voyageurs viennent admirer demille lieues. Je ne cherchais dans cette immensité de lumière, demers, de côtes et d’édifices frappés du soleil qu’un petit pointblanc au milieu du vert sombre des arbres, à l’extrémité de lacolline du Pausilippe où je croyais distinguer la chaumièred’Andréa. L’homme a beau regarder et embrasser l’espace, la natureentière ne se compose pour lui que de deux ou trois pointssensibles auxquels toute son âme aboutit. Ôtez de la vie le cœurqui vous aime : qu’y reste-t-il ? Il en est de même de lanature. Effacez-en le site et la maison que vos pensées cherchentou que vos souvenirs peuplent, ce n’est plus qu’un vide éclatant oùle regard se plonge sans trouver ni fond ni repos. Faut-ils’étonner après cela que les plus sublimes scènes de la créationsoient contemplées d’un œil si divers par les voyageurs ?C’est que chacun porte avec soi son point de vue. Un nuage surl’âme couvre et décolore plus la terre qu’un nuage sur l’horizon.Le spectacle est dans le spectateur. Je l’éprouvai.

XI

Je regardai tout ; je ne vis rien. Envain je descendis comme un insensé, en me retenant aux pointes delaves refroidies, jusqu’au fond du cratère. En vain je franchis descrevasses profondes d’où la fumée et les flammes rampantesm’étouffaient et me brûlaient. En vain je contemplai les grandschamps de soufre et de sel cristallisés qui ressemblaient à desglaciers coloriés par ces haleines du feu. Je restai aussi froid àl’admiration qu’au danger. Mon âme était ailleurs ; je voulaisen vain la rappeler.

Je redescendis le soir à l’ermitage. Jecongédiai mes guides ; je revins à travers les vignes dePompeia. Je passai un jour entier à me promener dans les ruesdésertes de la ville engloutie. Ce tombeau, ouvert après deux milleans et rendant au soleil ses rues, ses monuments, ses arts, melaissa aussi insensible que le Vésuve. L’âme de toute cette cendrea été balayée depuis tant de siècles par le vent de Dieu qu’elle neme parlait plus au cœur. Je foulais sous mes pieds cette poussièred’hommes dans les rues de ce qui fut leur ville avec autantd’indifférence que des amas de coquillages vides roulés par la mersur ses bords. Le temps est une grande mer qui déborde, commel’autre mer, de nos débris. On ne peut pas pleurer sur tous. Àchaque homme ses douleurs, à chaque siècle sa pitié ; c’estbien assez.

En quittant Pompeia, je m’enfonçai dans lesgorges boisées des montagnes de Castellamare et de Sorrente. J’yvécus quelques jours, allant d’un village à l’autre, et me faisantguider par les chevriers aux sites les plus renommés de leursmontagnes. On me prenait pour un peintre qui étudiait des points devue, parce que j’écrivais de temps en temps quelques notes sur unpetit livre de dessins que mon ami m’avait laissé. Je n’étaisqu’une âme errante qui divaguait ça et là dans la campagne pouruser les jours. Tout me manquait. Je me manquais à moi-même.

Je ne pus continuer plus longtemps. Quand lesfêtes de Noël furent passées, et ce premier jour de l’année aussidont les hommes ont fait une fête comme pour séduire et fléchir letemps avec des joies et des couronnes, comme un hôte sévère qu’onveut attendrir, je me hâtai de rentrer à Naples. J’y rentrai lanuit et en hésitant, partagé entre l’impatience de revoir Graziellaet la terreur d’apprendre que je ne la verrais plus. Je m’arrêtaivingt fois ; je m’assis sur le rebord des barques enapprochant de la Margellina.

Je rencontrai Beppo à quelques pas de lamaison. Il jeta un cri de joie en me voyant, et il me sauta au coucomme un jeune frère. Il m’emmena vers sa barque et me raconta cequi s’était passé en mon absence.

Tout était bien changé dans la maison.Graziella ne faisait plus que pleurer depuis que j’étais parti.Elle ne se mettait plus à table pour le repas. Elle ne travaillaitplus au corail. Elle passait tous ses jours enfermée dans sachambre sans vouloir répondre quand on l’appelait, et toutes sesnuits à se promener sur la terrasse. On disait dans le voisinagequ’elle était folle ou qu’elle était tombée innamorata.Mais lui savait bien que ce n’était pas vrai.

Tout le mal venait, disait l’enfant, de cequ’on voulait la fiancer à Cecco et qu’elle ne le voulait pas.Beppino avait tout vu et tout entendu. Le père de Cecco venait tousles jours demander une réponse à son grand-père et à sa grand-mère.Ceux-ci ne cessaient de tourmenter Graziella pour qu’elle donnâtenfin son consentement. Elle ne voulait pas en entendreparler ; elle disait qu’elle se sauverait plutôt à Genève.C’est pour le peuple catholique de Naples une expression analogue àcelle-ci : « Je me ferais plutôt renégat. » C’estune menace pire que celle du suicide : c’est le suicideéternel de l’âme. Andréa et sa femme, qui adoraient Graziella, sedésespéraient à la fois de sa résistance et de la perte de leursespérances d’établissement pour elle. Ils la conjuraient par leurscheveux blancs ; ils lui parlaient de leur vieillesse, de leurmisère, de l’avenir des deux enfants. Alors Graziellas’attendrissait. Elle recevait un peu mieux le pauvre Cecco, quivenait de temps en temps s’asseoir humblement le soir à la porte dela chambre de sa cousine et jouer avec les petits. Il lui disaitbonjour et adieu à travers la porte ; mais il était rarequ’elle lui répondît un seul mot. Il s’en allait mécontent maisrésigné, et revenait le lendemain toujours le même. « Ma sœura bien tort, disait Beppino. Cecco l’aime tant et il est sibon ! Elle serait bien heureuse ! – Enfin ce soir,ajouta-t-il, elle s’est laissé vaincre par les prières de mongrand-père et de ma grand-mère et par les larmes de Cecco. Elle aentrouvert un peu la porte ; elle lui a tendu la main ;il a passé une bague à son doigt et elle a promis qu’elle selaisserait fiancer demain. Mais qui sait si demain elle n’aura pasun nouveau caprice ? Elle qui était si douce et si gaie !Mon Dieu ! qu’elle a changé ! Vous ne la reconnaîtriezplus !… »

XII

Beppino se coucha dans la barque. Instruitainsi par lui de ce qui s’était passé, j’entrai dans la maison.

Andréa et sa femme étaient seuls surl’astrico. Ils me revirent avec amitié et me comblèrent dereproches tendres sur mon absence si prolongée. Ils me racontèrentleurs peines et leurs espérances touchant Graziella. « Si vousaviez été là, me dit Andréa, vous qu’elle aime tant et à qui ellene dit jamais non, vous nous auriez bien aidés. Que nous sommescontents de vous revoir ! C’est demain que se font lesfiançailles ; vous y serez ; votre présence nous atoujours porté bonheur. »

Je sentis un frisson courir sur tout mon corpsà ces paroles de ces pauvres gens. Quelque chose me disait que leurmalheur viendrait de moi. Je brûlais et je tremblais de revoirGraziella. J’affectai de parler haut à ses parents, de passer et derepasser devant sa porte comme quelqu’un qui ne veut pas appelermais qui désire être entendu. Elle resta sourde, muette, et neparut pas. J’entrai dans ma chambre et je me couchai. Un certaincalme que produit toujours dans l’âme agitée la cessation du douteet la certitude de quoi que ce soit, même du malheur, s’emparaenfin de mon esprit. Je tombai sur mon lit comme un poids mort etsans mouvement. La lassitude des pensées et des membres me jetapromptement dans des rêves confus, puis dans l’anéantissement dusommeil.

XIII

Deux ou trois fois dans la nuit, je meréveillai à demi. C’était une de ces nuits d’hiver plus rares, maisplus sinistres qu’ailleurs, dans les climats chauds et au bord dela mer. Les éclairs jaillissaient sans interruption à travers lesfentes de mes volets, comme les clignements d’un œil de feu sur lesmurs de ma chambre. Le vent hurlait comme des meutes de chiensaffamés. Les coups sourds d’une lourde mer sur la grève de laMargellina faisaient retentir toute la rive, comme si on y avaitjeté des blocs de rocher.

Ma porte tremblait et battait au souffle duvent. Deux ou trois fois il me sembla qu’elle s’ouvrait, qu’elle serefermait d’elle-même et que j’entendais des cris étouffés et dessanglots humains dans les sifflements et dans les plaintes de latempête. Je crus même une fois avoir entendu résonner des paroleset prononcer mon nom par une voix en détresse qui aurait appelé ausecours ! Je me levai sur mon séant ; je n’entendis plusrien : je crus que la tempête, la fièvre et les rêvesm’absorbaient dans leurs illusions ; je retombai dansl’assoupissement.

Le matin, la tempête avait fait place au pluspur soleil. Je fus réveillé par des gémissements véritables et pardes cris de désespoir du pauvre pêcheur et de sa femme qui selamentaient sur le seuil de la porte de Graziella. La pauvre petites’était enfuie pendant la nuit. Elle avait réveillé et embrassé lesenfants en leur faisant signe de se taire. Elle avait laissé surson lit tous ses plus beaux habits et ses boucles d’oreilles, sescolliers, le peu d’argent qu’elle possédait.

Le père tenait à la main un morceau de papiertaché de quelques gouttes d’eau qu’on avait trouvé attaché par uneépingle sur le lit. Il y avait cinq ou six lignes qu’il me priaitéperdu, de lire. Je pris le papier. Il ne contenait que ces motsécrits en tremblant dans l’accès de la fièvre, et que j’avais peineà lire : « J’ai trop promis… une voix me dit que c’estplus fort que moi… J’embrasse vos pieds, pardonnez-moi. J’aimemieux me faire religieuse. Consolez Cecco et le Monsieur…Je prierai Dieu pour lui et pour les petits. Donnez-leur tout ceque j’ai. Rendez la bague à Cecco… »

À la lecture de ces lignes, toute la famillefondit de nouveau en larmes. Les petits enfants, encore tout nus,entendant que leur sœur était partie pour toujours, mêlaient leurscris aux gémissements des deux vieillards et couraient dans toutela maison en appelant Graziella !

XIV

Le billet tomba de mes mains. En voulant leramasser, je vis à terre, sous ma porte, une fleur de grenade quej’avais admirée le dernier dimanche dans les cheveux de la jeunefille et la petite médaille de dévotion qu’elle portait toujoursdans son sein et qu’elle avait attachée quelques mois avant à monrideau pendant ma maladie. Je ne doutai plus que ma porte ne se fûten effet ouverte et refermée pendant la nuit ; que les paroleset les sanglots étouffés que j’avais cru entendre et que j’avaispris pour les plaintes du vent ne fussent les adieux et lessanglots de la pauvre enfant. Une place sèche sur le seuilextérieur de l’entrée de ma chambre, au milieu des traces de pluiequi tachaient tout le reste de la terrasse, attestait que la jeunefille s’était assise là pendant l’orage, qu’elle avait passé sadernière heure à se plaindre et à pleurer couchée ou agenouilléesur cette pierre. Je ramassai la fleur de grenade et la médaille etje les cachai dans mon sein.

Les pauvres gens, au milieu de leur désespoirétaient touchés de me voir pleurer comme eux. Je fis ce que je puspour les consoler. Il fut convenu que s’ils retrouvaient leurfille, on ne lui parlerait plus de Cecco. Cecco lui-même, que Beppoétait allé chercher fut le premier à se sacrifier à la paix de lamaison et au retour de sa cousine. Tout désespéré qu’il fût, onvoyait qu’il était heureux de ce que son nom était prononcé avectendresse dans le billet, et qu’il trouvait une sorte deconsolation dans les adieux mêmes qui faisaient son désespoir.

« Elle a pensé à moi pourtant »,disait-il, et il s’essuyait les yeux. Il fut à l’instant convenuentre nous que nous n’aurions pas un instant de repos avant d’avoirtrouvé les traces de la fugitive.

Le père et Cecco sortirent à la hâte pouraller s’informer dans les innombrables monastères de femmes de laville. Beppo et la grand-mère coururent chez toutes les jeunesamies de Graziella qu’ils soupçonnèrent d’avoir reçu quelquesconfidences de ses pensées et de sa fuite. Moi, étranger, je mechargeai de visiter les quais, les ports de Naples et les portes dela ville pour interroger les gardes, les capitaines de navire, lesmariniers, et pour savoir si aucun d’eux n’avait vu une jeuneProcitane sortir de la ville et s’embarquer le matin.

La matinée se passa dans de vaines recherches.Nous rentrâmes tous silencieux et mornes à la maison pour nousraconter mutuellement nos démarches et pour nous consulter denouveau. Personne, excepté les enfants, n’eut la force de porter unmorceau de pain à la bouche. Andréa et sa femme s’assirentdécouragés sur le seuil de la chambre de Graziella. Beppino etCecco retournèrent errer sans espoir dans les rues et dans leséglises, que l’on rouvre le soir à Naples pour les litanies et lesbénédictions.

XV

Je sortis seul après eux et je pris tristementet au hasard la route qui mène à la grotte du Pausilippe. Jefranchis la grotte ; j’allai jusqu’au bord de la mer quibaigne la petite île de Nisida.

Du bord de la mer mes yeux se portèrent surProcida, qu’on voit blanchir de là comme une écaille de tortue surle bleu des vagues. Ma pensée se reporta naturellement sur cetteîle et sur ces jours de fête que j’y avais passés avec Graziella.Une inspiration m’y guidait. Je me souvins que la jeune fille avaitlà une amie presque de son âge, fille d’un pauvre habitant deschaumières voisines ; que cette jeune fille portait un costumeparticulier qui n’était pas celui de ses compagnes. Un jour que jel’interrogeais sur les motifs de cette différence dans ses habits,elle m’avait répondu qu’elle était religieuse, bien qu’elledemeurât libre chez ses parents dans une espèce d’étatintermédiaire entre le cloître et la vie de famille. Elle me fitvoir l’église de son monastère. Il y en avait plusieurs dans l’île,ainsi qu’à Ischia et dans les villages de la campagne deNaples.

La pensée me vint que Graziella, voulant sevouer à Dieu, serait peut-être allée se confier à cette amie et luidemander de lui ouvrir les portes de son monastère. Je ne m’étaispas donné le temps de réfléchir et j’étais déjà marchant à grandspas sur la route de Pouzzoles, ville la plus rapprochée de Procidaoù l’on trouve des barques.

J’arrivai à Pouzzoles en moins d’une heure. Jecourus au port ; je payai double deux rameurs pour lesdéterminer à me jeter à Procida malgré la mer forte et la nuittombante. Ils mirent leur barque à flot. Je saisis une paire derames avec eux. Nous doublâmes avec peine le cap Misène. Deuxheures après j’abordais l’île et je gravissais tout seul, toutessoufflé et tout tremblant, au milieu des ténèbres et aux coups duvent d’hiver les degrés de la longue rampe qui conduisait à lacabane d’Andréa.

XVI

« Si Graziella est dans l’île, medisais-je, elle sera venue d’abord là, par l’instinct naturel quipousse l’oiseau vers son nid et l’enfant vers la maison de sonpère. Si elle n’y est plus, quelques traces me diront qu’elle y apassé. Ces traces me conduiront peut-être où elle est. Si je n’ytrouve ni elle ni traces d’elle, tout est perdu : les portesde quelque sépulcre vivant se seront à jamais refermées sur sajeunesse. »

Agité de ce doute terrible, je touchais audernier degré. Je savais dans quelle fente de rocher la vieillemère, en partant, avait caché la clef de la maison. J’écartai lelierre et j’y plongeai la main. Mes doigts y cherchaient à tâtonsla clef, tout crispés de peur d’y sentir le froid du fer qui nem’eût plus laissé d’espérance…

La clef n’y était pas. Je poussai un criétouffé de joie et j’entrai à pas muets dans la cour. La porte, lesvolets étaient fermés ; une légère lueur qui s’échappait parles fentes de la fenêtre et qui flottait sur les feuilles dufiguier trahissait une lampe allumée dans la demeure. Qui eût putrouver la clef, ouvrir la porte, allumer la lampe, si ce n’étaitl’enfant de la maison ? Je ne doutai pas que Graziella ne fûtà deux pas de moi, et je tombai à genoux sur la dernière marche del’escalier pour remercier l’ange qui m’avait guidé jusqu’àelle.

XVII

Aucun bruit ne sortait de la maison. Je collaimon oreille au seuil, je crus entendre le faible bruit d’unerespiration et comme des sanglots au fond de la seconde chambre. Jefis trembler légèrement la porte comme si elle eût été seulementébranlée sur ses gonds par le vent, afin d’appeler peu à peul’attention de Graziella et pour que le son soudain et inattendud’une voix humaine ne la tuât pas en l’appelant. La respirations’arrêta. J’appelai alors Graziella, à demi-voix et avec l’accentle plus calme et le plus tendre que je pus trouver dans mon cœur.Un faible cri me répondit du fond de la maison.

J’appelai de nouveau en la conjurant d’ouvrirà son ami, à son frère qui venait seul, la nuit, à travers latempête et guidé par son bon ange, la chercher la découvrir,l’arracher à son désespoir lui apporter le pardon de sa famille, lesien, et la ramener à son devoir à son bonheur à sa pauvregrand-mère, à ses chers petits enfants !

« Dieu ! c’est lui ! c’est monnom ! c’est sa voix ! » s’écria-t-ellesourdement.

Je l’appelai plus tendrement Graziellina, dece nom de caresse que je lui donnais quelquefois quand nousbadinions ensemble.

« Oh ! c’est bien lui, dit-elle. Jene me trompe pas, mon Dieu ! c’est lui ! »

Je l’entendis se soulever sur les feuillessèches qui bruissaient à chacun de ses mouvements, faire un paspour venir m’ouvrir puis retomber de faiblesse ou d’émotion sanspouvoir aller plus avant.

XVIII

Je n’hésitai plus ; je donnai un coupd’épaule de toutes les forces de mon impatience et de moninquiétude à la vieille porte, la serrure céda et se détacha sousl’effort, et je me précipitai dans la maison.

La petite lampe rallumée devant la Madone parGraziella l’éclairait d’une faible lueur. Je courus au fond de laseconde chambre où j’avais entendu sa voix et sa chute, et où je lacroyais évanouie. Elle ne l’était pas. Seulement sa faiblesse avaittrahi son effort ; elle était retombée sur le tas de bruyèresèche qui lui servait de lit, et joignait ses mains en meregardant. Ses yeux animés par la fièvre, ouverts par l’étonnementet alanguis par l’amour brillaient fixes comme deux étoiles dontles lueurs tombent du ciel, et qui semblent vous regarder.

Sa tête, qu’elle cherchait à relever retombaitde faiblesse sur les feuilles, renversée en arrière et comme si lecou était brisé. Elle était pâle comme l’agonie, excepté sur lespommettes des joues teintes de quelques vives roses. Sa belle peauétait marbrée de taches de larmes et de la poussière qui s’y étaitattachée. Son vêtement noir se confondait avec la couleur brune desfeuilles répandues à terre et sur lesquelles elle était couchée.Ses pieds nus, blancs comme le marbre, dépassaient de toute leurlongueur le tas de fougères et reposaient sur la pierre. Desfrissons couraient sur tous ses membres et faisaient claquer sesdents comme des castagnettes dans une main d’enfant. Le mouchoirrouge qui enveloppait ordinairement les longues tresses noires deses beaux cheveux était détaché et étendu comme un demi-voile surson front jusqu’au bord de ses yeux. On voyait qu’elle s’en étaitservie pour ensevelir son visage et ses larmes dans l’ombre commedans l’immobilité anticipée d’un linceul, et qu’elle ne l’avaitrelevé qu’en entendant ma voix et en se plaçant sur son séant pourvenir m’ouvrir.

XIX

Je me jetai à genoux à côté de labruyère ; je pris ses deux mains glacées dans lesmiennes ; je les portai à mes lèvres pour les réchauffer sousmon haleine ; quelques larmes de mes yeux y tombèrent. Jecompris, au serrement convulsif de ses doigts, qu’elle avait senticette pluie du cœur et qu’elle m’en remerciait. J’ôtai ma capote demarin. Je la jetai sur ses pieds nus. Je les enveloppai dans lesplis de la laine.

Elle me laissait faire en me suivant seulementdes yeux avec une expression d’heureux délire, mais sans pouvoirencore s’aider elle-même d’aucun mouvement, comme un enfant qui selaisse emmailloter et retourner dans son berceau. Je jetai ensuitedeux ou trois fagots de bruyère dans le foyer de la premièrechambre pour réchauffer un peu l’air. Je les allumai à la flamme dela lampe, et je revins m’asseoir à terre à côté du lit defeuilles.

« Que je me sens bien ! » medit-elle en parlant tout bas, d’un ton doux, égal et monotone,comme si sa poitrine eût perdu à la fois toute vibration et toutaccent et n’eût plus conservé qu’une seule note dans la voix.« J’ai voulu en vain me le cacher à moi-même, j’ai voulu envain te le cacher toujours, à toi. Je peux mourir mais je ne peuxpas aimer un autre que toi. Ils ont voulu me donner un fiancé,c’est toi qui es le fiancé de mon âme ! Je ne me donnerai pasà un autre sur la terre, car je me suis donnée en secret àtoi ! Toi sur la terre, ou Dieu dans le ciel ! c’est levœu que j’ai fait le premier jour où j’ai compris que mon cœurétait malade de toi. Je sais bien que je ne suis qu’une pauvrefille indigne de toucher seulement tes pieds par sa pensée. Aussije ne t’ai jamais demandé de m’aimer. Je ne te demanderai jamais situ m’aimes. Mais moi, je t’aime, je t’aime, je t’aime ! »Et elle semblait concentrer toute son âme dans ces trois mots.« Et maintenant, méprise-moi, raille-moi, foule-moi auxpieds ! Moque-toi de moi, si tu veux, comme d’une folle quirêve qu’elle est reine dans ses haillons. Livre-moi à la risée detout le monde ! Oui, je leur dirai moi-même : « Oui,je l’aime ! et si vous aviez été à ma place, vous auriez faitcomme moi, vous seriez mortes ou vous l’auriezaimé ! »

XX

Je tenais les yeux baissés, n’osant lesrelever sur elle, de peur que mon regard ne lui en dît trop ou troppeu pour tant de délire. Cependant je relevai, à ces mots, monfront collé sur ses mains, et je balbutiai quelques paroles.

Elle me mit le doigt sur les lèvres.« Laisse-moi tout dire : maintenant je suiscontente ; je n’ai plus de doute, Dieu s’est expliqué.Écoute :

« Hier quand je me suis sauvée de lamaison après avoir passé toute la nuit à combattre et à pleurer àta porte ; quand je suis arrivée ici à travers la tempête, j’ysuis venue croyant ne plus te revoir jamais, et comme une morte quimarcherait d’elle-même à la tombe. Je devais me faire religieusedemain, aussitôt le jour venu. Quand je suis arrivée la nuit àl’île et que je suis allée frapper au monastère, il était troptard, la porte était fermée. On a refusé de m’ouvrir. Je suis venueici pour passer la nuit et baiser les murs de la maison de mon pèreavant d’entrer dans la maison de Dieu et dans le tombeau de moncœur. J’ai écrit par un enfant à une amie de venir me chercherdemain. J’ai pris la clef. J’ai allumé la lampe devant la Madone.Je me suis mise à genoux et j’ai fait un vœu, un dernier vœu, unvœu d’espérance jusque dans le désespoir. Car tu sauras, si jamaistu aimes, qu’il reste toujours une dernière lueur de feu au fond del’âme, même quand on croit que tout est éteint. « Sainteprotectrice, lui ai-je dit, envoyez-moi un signe de ma vocationpour m’assurer que l’amour ne me trompe pas et que je donnevéritablement à Dieu une vie qui ne doit appartenir qu’à luiseul !

« Voici ma dernière nuit commencée parmiles vivants. Nul ne sait où je la passe. Demain peut-être onviendra me chercher ici quand je n’y serai déjà plus. Si c’estl’amie que j’ai envoyé avertir qui vient la première, ce sera signeque je dois accomplir mon dessein, et je la suivrai pour jamais aumonastère.

« Mais si c’était lui qui parût avantelle !… lui, qui vînt, guidé par mon ange, me découvrir etm’arrêter au bord de mon autre vie !… Oh ! alors, ce serasigne que vous ne voulez pas de moi, et que je dois retourner aveclui pour l’aimer le reste de mes jours !

« Faites que ce soit lui ! ai-jeajouté. Faites ce miracle de plus, si c’est votre dessein et celuide Dieu ! Pour l’obtenir je vous fais un don, le seul que jepuisse faire, moi qui n’ai rien. Voici mes cheveux, mes pauvres etlongs cheveux qu’il aime et qu’il dénoua si souvent en riant pourles voir flotter au vent sur mes épaules. Prenez-les, je vous lesdonne, je vais les couper moi-même pour vous prouver que je ne meréserve rien, et que ma tête subit d’avance le ciseau qui lescouperait demain en me séparant du monde. »

À ces mots, elle écarta, de la main gauche lemouchoir de soie qui lui couvrait la tête, et prenant de l’autre lelong écheveau de ses cheveux coupés et couchés à côté d’elle sur lelit de feuilles, elle me les montra en les déroulant. « LaMadone a fait le miracle ! » reprit-elle avec une voixplus forte et avec un accent intime de joie. « Elle t’aenvoyé ! J’irai où tu voudras. Mes cheveux sont à elle. Ma vieest à toi ! »

Je me précipitai sur les tresses coupées deses beaux cheveux noirs, qui me restèrent dans les mains comme unebranche morte détachée de l’arbre. Je les couvris de baisers muets,je les pressai contre mon cœur, je les arrosai de larmes comme sic’eût été une partie d’elle-même que j’ensevelissais morte dans laterre. Puis, reportant les yeux sur elle, je vis sa charmante têtequ’elle relevait toute dépouillée, mais comme parée et embellie deson sacrifice, resplendir de joie et d’amour au milieu des tronçonsnoirs et inégaux de ses cheveux déchirés plutôt que coupés par lesciseaux. Elle m’apparut comme la statue mutilée de la Jeunesse dontles mutilations mêmes du temps relèvent la grâce et la beauté enajoutant l’attendrissement à l’admiration. Cette profanationd’elle-même, ce suicide de sa beauté pour l’amour de moi, meportèrent au cœur un coup dont le retentissement ébranla tout monêtre et me précipita le front contre terre à ses pieds. Jepressentis ce que c’était qu’aimer et je pris ce pressentiment pourde l’amour !

XXI

Hélas ! ce n’était pas le complet amour,ce n’en était en moi que l’ombre. Mais j’étais trop enfant et tropnaïf encore pour ne pas m’y tromper moi-même. Je crus que jel’adorais comme tant d’innocence, de beauté et d’amour méritaientd’être adorés d’un amant. Je le lui dis avec cet accent sincère quedonne l’émotion et avec cette passion contenue que donnent lasolitude, la nuit, le désespoir, les larmes. Elle le crut, parcequ’elle avait besoin de le croire pour vivre et parce qu’elle avaitassez de passion elle-même dans son âme pour couvrir l’insuffisancede mille autres cœurs.

La nuit entière se passa ainsi dansl’entretien confiant, mais naïf et pur, de deux êtres qui sedévoilent innocemment leur tendresse et qui voudraient que la nuitet le silence fussent éternels pour que rien d’étranger à eux nevînt s’interposer entre la bouche et le cœur. Sa piété et maréserve timide, l’attendrissement même de nos âmes, éloignaient denous tout autre danger. Le voile de nos larmes était sur nous. Iln’y a rien de si loin de la volupté que l’attendrissement. Abuserd’une pareille intimité, c’eût été profaner deux âmes.

Je tenais ses deux mains dans les miennes. Jeles sentais se ranimer à la vie. J’allais lui chercher de l’eaufraîche pour boire dans le creux de ma main ou pour essuyer sonfront et ses joues. Je rallumais le feu en y jetant quelquesbranches ; puis je revenais m’asseoir sur la pierre à côté dufagot de myrte où reposait sa tête pour entendre et pour entendreencore les confidences délicieuses de son amour : comment ilétait né en elle à son insu, sous les apparences d’une pure etdouce amitié de sœur ; comment elle s’était d’abord alarmée,puis rassurée ; à quel signe elle avait enfin reconnu qu’ellem’aimait ; combien de marques secrètes de préférence ellem’avait données à mon insu ; quel jour elle croyait s’êtretrahie ; quel autre elle avait cru s’apercevoir que je lapayais de retour ; les heures, les gestes, les sourires, lesmots échappés et retenus, les révélations ou les nuagesinvolontaires de nos visages pendant ces six mois. Sa mémoire avaittout conservé ; elle lui rappelait tout, comme l’herbe desmontagnes du Midi, à laquelle le vent a mis le feu pendant l’été,conserve l’empreinte de l’incendie à toutes les places où la flammea passé.

XXII

Elle y ajoutait ces mystérieuses superstitionsdu sentiment qui donnent un sens et un prix aux plus insignifiantescirconstances. Elle levait, pour ainsi dire, un à un tous lesvoiles de son âme devant moi. Elle se montrait comme à Dieu, danstoute la nudité de sa candeur de son enfance, de son abandon. L’âmen’a qu’une fois dans la vie de ces moments où elle se verse toutentière dans une autre âme avec ce murmure intarissable des lèvresqui ne peuvent suffire à son amoureux épanchement, et qui finissentpar balbutier des sons inarticulés et confus comme des baisersd’enfant qui s’endort.

Je ne me lassais pas moi-même d’écouter degémir et de frissonner tour à tour. Bien que mon cœur trop léger ettrop vert encore de jeunesse, ne fût ni assez mûr ni assez fécondpour produire de lui-même de si brûlantes et de si divinesémotions, ces émotions faisaient, en tombant dans le mien, uneimpression si neuve et si délicieuse, qu’en les sentant je croyaisles éprouver. Erreur ! j’étais la glace et elle était le feu.En le reflétant, je croyais le produire. N’importe ; cerayonnement, répercuté de l’un à l’autre, semblait appartenir àtous les deux et nous envelopper de l’atmosphère du mêmesentiment.

XXIII

Ainsi s’écoula cette longue nuit d’hiver.Cette nuit n’eut pour elle et pour moi que la durée du premiersoupir qui dit qu’on aime. Il nous sembla, quand le jour parut,qu’il venait interrompre ce mot à peine commencé.

Le soleil était cependant déjà haut surl’horizon quand ses rayons glissèrent entre les volets fermés etpâlirent la lueur de la lampe. Au moment où j’ouvris la porte, jevis toute la famille du pêcheur qui montait en courantl’escalier.

La jeune religieuse de Procida, amie deGraziella, à qui elle avait envoyé son message la veille et confiéle dessein d’entrer le lendemain au monastère, soupçonnant quelquedésespoir de cœur, avait envoyé la nuit un de ses frères à Naplespour avertir les parents de la résolution de Graziella. Informésainsi de leur enfant retrouvée, ils arrivaient en hâte, tout joyeuxet tout repentants, pour l’arrêter sur le bord de son désespoir etla ramener libre et pardonnée avec eux.

La grand-mère se jeta à genoux près du lit enpoussant de ses deux bras les deux petits enfants qu’elle avaitamenés pour l’attendrir, et en se couvrant de leurs corps commed’un bouclier contre les reproches de sa petite-fille. Les enfantsse jetèrent tout en cris et tout en pleurs dans les bras de leursœur. En se levant pour les caresser et pour embrasser sagrand-mère, le mouchoir qui couvrait la tête de Graziella tomba etlaissa voir sa tête dépouillée de sa chevelure. À la vue de cesoutrages à sa beauté dont ils comprirent trop le sens, ilsfrémirent. Les sanglots éclatèrent de nouveau dans la maison. Lareligieuse qui venait d’entrer calma et consola tout lemonde ; elle ramassa les tresses coupées du front deGraziella, elle les fit toucher à l’image de la Madone en lespliant dans un mouchoir de soie blanc, et les remit dans le tablierde la grand-mère. « Gardez-les, lui dit-elle, pour les luimontrer de temps en temps, dans son bonheur ou dans ses peines, etpour lui rappeler quand elle appartiendra à celui qu’elle aime, queles prémices de son cœur doivent appartenir toujours à Dieu, commeles prémices de sa beauté lui appartiennent dans cettechevelure. »

XXIV

Le soir, nous revînmes tous ensemble à Naples.Le zèle que j’avais montré pour retrouver et sauver Graziella danscette circonstance avait redoublé l’affection de la vieille femmeet du pêcheur pour moi. Aucun d’eux ne soupçonnait la nature de monintérêt pour elle et de son attachement pour moi. On attribuaittoute sa répugnance à la difformité de Cecco. On espérait vaincrecette répugnance par la raison et le temps. On promit à Graziellade ne plus la presser pour le mariage. Cecco lui-même supplia sonpère de ne plus en parler ; il demandait, par son humilité,par son attitude et par ses regards, pardon à sa cousine d’avoirété l’occasion de sa peine. Le calme rentra dans la maison.

XXV

Rien ne jetait plus aucune ombre sur le visagede Graziella ni sur mon bonheur si ce n’est la pensée que cebonheur serait tôt ou tard interrompu par mon retour dans mon pays.Quand on venait à prononcer le nom de la France, la pauvre fillepâlissait comme si elle eût vu le fantôme de la mort. Un jour enrentrant dans ma chambre, je trouvai tous mes habits de villedéchirés et jetés en pièces sur le plancher. « Pardonne-moi,me dit Graziella en se jetant à genoux à mes pieds, et en levantvers moi son visage décomposé ; c’est moi qui ai fait cemalheur. Oh ! ne me gronde pas ! Tout ce qui me rappelleque tu dois quitter un jour ces habits de marin me fait trop demal ! Il me semble que tu dépouilleras ton cœur d’aujourd’huipour en prendre un autre quand tu mettras tes habitsd’autrefois ! » Excepté ces petits orages quin’éclataient que de la chaleur de sa tendresse et qui s’apaisaientsous quelques larmes de nos yeux, trois mois s’écoulèrent ainsidans une félicité imaginaire que la moindre réalité devait briseren nous touchant. Notre éden était sur un nuage.

Et c’est ainsi que je connus l’amour :par une larme dans des yeux d’enfant.

XXVI

Que nous étions heureux ensemble lorsque nouspouvions oublier complètement qu’il existait un autre monde au-delàde nous, un autre monde que cette maisonnette au penchant duPausilippe ; cette terrasse au soleil, cette petite chambre oùnous travaillions en jouant la moitié du jour ; cette barquecouchée dans son lit de sable sur la grève, et cette belle mer dontle vent humide et sonore nous apportait la fraîcheur et lesmélodies des eaux !

Mais, hélas ! il y avait des heures oùnous nous prenions à penser que le monde ne finissait pas là, etqu’un jour se lèverait et ne nous retrouverait plus ensemble sousle même rayon de lune ou de soleil. J’ai tort de tant accuser lasécheresse de mon cœur alors en le comparant à ce qu’il a ressentidepuis. Au fond, je commençais à aimer Graziella mille fois plusque je ne me l’avouais à moi-même. Si je ne l’avais pas aiméeautant, la trace qu’elle laissa pour toute ma vie dans mon âmen’aurait pas été si profonde et si douloureuse, et sa mémoire ne seserait pas incorporée à moi si délicieusement et si tristement, sonimage ne serait pas si présente et si éclatante dans mon souvenir.Bien que mon cœur fût du sable alors, cette fleur de mer s’yenracinait pour plus d’une saison comme les lis miraculeux de lapetite plage s’enracinent sur les grèves de l’île d’Ischia.

XXVII

Et quel œil assez privé de rayons, quel cœurassez éteint en naissant ne l’aurait pas aimée ? Sa beautésemblait se développer du soir au matin avec son amour. Elle negrandissait plus, mais elle s’accomplissait dans toutes ses grâces.Grâces, hier d’enfant, aujourd’hui de jeune fille éclose. Sesformes sveltes se transformaient à vue d’œil en contours plussuaves et plus arrondis par l’adolescence. Sa stature prenait del’aplomb sans rien perdre de son élasticité. Ses beaux pieds nus nefoulaient plus si légèrement le sol de terre battue. Elle lestraînait avec cette indolence et cette langueur que semble imprimerà tout le corps le poids des premières pensées amoureuses de lafemme.

Ses cheveux repoussaient avec la sève forte ettouffue des plantes marines sous les vagues tièdes du printemps. Jem’amusais souvent à en mesurer la croissance en les étirant roulésautour de mon doigt sur la taille galonnée de sa soubreveste verte.Sa peau blanchissait et se colorait à la fois des mêmes teintesdont la poudre rose du corail saupoudrait tous les jours le bout deses doigts. Ses yeux grandissaient et s’ouvraient de jour en jourdavantage comme pour embrasser un horizon qui lui aurait apparutout à coup. C’était l’étonnement de la vie quand Galatée sent unepremière palpitation sous le marbre. Elle avait involontairementavec moi des pudeurs et des timidités d’attitude, de regards, degestes, qu’elle n’avait jamais eues auparavant. Je m’en apercevais,et j’étais souvent tout muet et tout tremblant moi-même auprèsd’elle. On aurait dit que nous étions deux coupables, et nousn’étions que deux enfants trop heureux.

Et cependant depuis quelque temps un fond detristesse se cachait ou se révélait sous ce bonheur. Nous nesavions pas bien pourquoi. Mais la destinée le savait, elle.C’était le sentiment de la brièveté du temps qui nous restait àpasser ensemble.

XXVIII

Souvent Graziella, au lieu de reprendrejoyeusement son ouvrage après avoir habillé et peigné ses petitsfrères, restait assise au pied du mur d’appui de la terrasse, àl’ombre des grosses feuilles d’un figuier qui montait d’en basjusque sur le bord du mur. Elle demeurait là immobile, le regardperdu, pendant des demi-journées entières. Quand sa grand-mère luidemandait si elle était malade, elle répondait qu’elle n’avaitaucun mal, mais qu’elle était lasse avant d’avoir travaillé. Ellen’aimait pas qu’on l’interrogeât alors. Elle détournait le visagede tout le monde, excepté de moi. Mais moi, elle me regardaitlongtemps sans me rien dire. Quelquefois ses lèvres remuaient commesi elle avait parlé, mais elle balbutiait des mots que personnen’entendait. On voyait de petits frissons, tantôt blancs, tantôtroses, courir sur la peau de ses joues et la rider comme la napped’eau dormante touchée par le premier pressentiment des vents dumatin. Mais, quand je m’asseyais à côté d’elle, que je lui prenaisla main, que je chatouillais légèrement les longs cils de ses yeuxfermés avec l’aile de ma plume ou avec l’extrémité d’une tige deromarin, alors elle oubliait tout, elle se mettait à rire et àcauser comme autrefois. Seulement elle semblait triste après avoirri et badiné avec moi.

Je lui disais quelquefois :« Graziella, qu’est-ce que tu regardes donc ainsi là-bas,là-bas au bout de la mer pendant des heures entières ? Est-ceque tu y vois quelque chose que nous n’y voyons pas,nous ?

– J’y vois la France derrière des montagnes deglace, me répondit-elle.

– Et qu’est-ce que tu vois donc de si beau enFrance ? ajoutais-je.

– J’y vois quelqu’un qui te ressemble,répliquait-elle, quelqu’un qui marche, marche, marche, sur unelongue route blanche qui ne finit pas. Il marche sans se retourner,toujours, toujours devant lui, et j’attends des heures entières,espérant toujours qu’il se retournera pour revenir sur ses pas.Mais il ne se retourne pas ! »

Et puis elle se mettait le visage dans sontablier et j’avais beau l’appeler des noms les plus caressants,elle ne relevait plus son beau front.

Je rentrais alors bien triste moi-même dans machambre.

J’essayais de lire pour me distraire, mais jevoyais toujours sa figure entre mes yeux et la page. Il me semblaitque les mots prenaient une voix et qu’ils soupiraient comme noscœurs. Je finissais souvent aussi par pleurer tout seul, maisj’avais honte de ma mélancolie et je ne disais jamais à Graziellaque j’avais pleuré. J’avais bien tort, une larme de moi lui auraitfait tant de bien !

XXIX

Je me souviens de la scène qui lui fit le plusde peine au cœur et dont elle ne se remit jamais complètement.

Elle s’était depuis longtemps liée d’amitiéavec deux ou trois jeunes filles à peu près de son âge. Ces jeunesfilles habitaient une des maisonnettes dans les jardins. Ellesrepassaient et raccommodaient les robes d’une maison d’éducation dejeunes Françaises. Le roi Murat avait établi cette maison à Naplespour les filles de ses ministres et de ses généraux. Ces jeunesProcitanes causaient souvent d’en bas, en faisant leur ouvrage,avec Graziella, qui les regardait par-dessus le mur d’appui de laterrasse. Elles lui montraient les belles dentelles, les bellessoies, les beaux chapeaux, les beaux souliers, les rubans, leschâles qu’elles apportaient ou qu’elles remportaient pour lesjeunes élèves de ce couvent. C’étaient des cris d’étonnement etd’admiration qui ne finissaient pas. Quelquefois les petitesouvrières venaient prendre Graziella pour la conduire à la messe ouaux vêpres en musique dans la petite chapelle du Pausilippe.J’allais au-devant d’elles quand le jour tombait et que lestintements répétés de la cloche m’avertissaient que le prêtreallait donner la bénédiction. Nous revenions en folâtrant sur lagrève de la mer en nous avançant sur la trace de la lame quand ellese retirait, et en nous sauvant devant la vague quand elle revenaitavec un bourrelet d’écume sur nos pieds. Dieu ! que Graziellaétait jolie alors, quand, tremblant de mouiller ses bellespantoufles brodées de paillettes d’or, elle courait, les brastendus en avant, vers moi, comme pour se réfugier sur mon cœurcontre le flot jaloux de la retenir ou de lui lécher du moins lespieds !

XXX

Je voyais depuis quelque temps qu’elle mecachait je ne sais quoi de ses pensées. Elle avait des entretienssecrets avec ses jeunes amies les ouvrières. C’était comme un petitcomplot auquel on ne m’admettait pas.

Un soir je lisais dans ma chambre, à la lueurd’une petite lampe de terre rouge. Ma porte sur la terrasse étaitouverte pour laisser entrer la brise de mer. J’entendis du bruit,de longs chuchotements de jeunes filles, des rires étouffés, puisde petites plaintes, des mots d’humeur puis de nouveaux éclats devoix interrompus par de longs silences dans la chambre de Graziellaet des enfants. Je n’y fis pas grande attention d’abord.

Cependant l’affectation même qu’on mettait àétouffer les chuchotements et l’espèce de mystère qu’ilssupposaient entre les jeunes filles excitèrent ma curiosité. Jeposai mon livre, je pris ma lampe de terre dans la main gauche, jel’abritai de la main droite contre les bouffées du vent pourqu’elle ne s’éteignît pas. Je traversai à pas muets la terrasse, enassourdissant mes pas sur les dalles. Je collai mon oreille contrela porte de Graziella. J’entendis un bruit de pas qui allaient etvenaient dans la chambre, des froissements d’étoffes qu’on pliaitet qu’on dépliait, le cliquetis des dés, des aiguilles, des ciseauxde femmes qui ajustaient des rubans, qui épinglaient des fichus, etces babillages, ces bourdonnements de fraîches voix que j’avaissouvent entendus dans la maison de ma mère quand mes sœurss’habillaient pour le bal.

Il n’y avait point de fête au Pausilippe pourle lendemain. Graziella n’avait jamais songé à relever sa beautépar la toilette. Il n’y avait pas même un miroir dans sa chambre.Elle se regardait dans le seau d’eau du puits de la terrasse, ouplutôt elle ne se regardait que dans mes yeux.

Ma curiosité ne résista pas à ce mystère. Jepoussai la porte du genou. La porte céda. Je parus, ma lampe à lamain, sur le seuil.

Les jeunes ouvrières jetèrent un cri ets’échappèrent en volée d’oiseaux, se réfugiant, comme si on lesavait surprises en crime, dans les coins de la chambre. Ellestenaient encore à la main les objets de conviction. L’une le fil,l’autre les ciseaux, celle-ci les fleurs, celle-là les rubans. MaisGraziella, placée au milieu de la chambre, sur un petit escabeau enbois, et comme pétrifiée par mon apparition inattendue, n’avait paspu s’échapper. Elle était rouge comme une grenade. Elle baissaitles yeux, elle n’osait pas me regarder à peine respirer. Tout lemonde se taisait, dans l’attente de ce que j’allais dire. Je nedisais rien moi-même. J’étais absorbé dans la surprise et dans lacontemplation muette de ce que je voyais.

Graziella avait dépouillé ses vêtements delourde laine, sa soubreveste galonnée à la mode de Procida, quis’entrouvre sur la poitrine pour laisser la respiration à la jeunefille et la source de vie à l’enfant, ses pantoufles à paillettesd’or et au talon de bois dans lesquelles jouaient ordinairement sespieds nus, les longues épingles à boules de cuivre qui enroulaienttransversalement sur le sommet de sa tête ses cheveux noirs, commeune vergue enroule la voile sur la barque. Ses boucles d’oreilleslarges comme des bracelets étaient jetées confusément sur son litavec ses habits du matin.

À la place de ce pittoresque costume grec quisied à la pauvreté comme à la richesse, qui laisse, par la robetombante à mi-jambes, par l’échancrure du corsage et par l’entailledes manches, la liberté et la souplesse à toutes les formes ducorps de la femme, les jeunes amies de Graziella l’avaient revêtue,à sa prière, des habits et des parures d’une demoiselle française àpeu près de sa taille et de son âge dans le couvent. Elle avait unerobe de soie moirée, une ceinture rose, un fichu blanc, une coiffeornée de fleurs artificielles, des souliers de satin bleu, des basà mailles de soie qui laissaient voir la couleur de chair sur leschevilles arrondies de ses pieds.

Elle restait dans ce costume sous lequel jevenais de la surprendre aussi confondue que si elle eût étésurprise dans sa nudité par un regard d’homme. Je la regardais moimême sans pouvoir en détacher mes yeux, mais sans qu’un geste, uneexclamation, un sourire pussent lui révéler l’impression quej’éprouvais de son travestissement. Une larme m’était montée ducœur. J’avais tout de suite et trop bien compris la pensée de lapauvre enfant. Honteuse de la différence de condition entre elle etmoi, elle avait voulu éprouver si un rapprochement dans le costumerapprocherait à mes yeux nos destinées. Elle avait tenté cetteépreuve à mon insu, avec l’aide de ses amies, espérant m’apparaîtretout à coup ainsi plus belle et plus de mon espèce qu’elle necroyait l’être sous les simples habits de son île et de son état.Elle s’était trop trompée. Elle commençait à s’en apercevoir à monsilence. Sa figure prenait une expression d’impatience désespéréeet presque de larmes qui me révélait son dessein caché, son crimeet sa déception.

Elle était bien belle ainsi cependant. Sapensée devait l’embellir mille fois plus à mes yeux. Mais sa beautéressemblait presque à une torture. C’était comme une figure de cesjeunes vierges du Corrège clouées au poteau sur le bûcher de leurmartyre et se tordant dans leurs liens pour échapper aux regardsqui profanent leur pudicité. Hélas ! c’était un martyre aussipour la pauvre Graziella. Mais ce n’était pas, comme on eût pucroire en la voyant, le martyre de la vanité. C’était le martyre deson amour.

Les habillements de la jeune pensionnairefrançaise du couvent dont on l’avait vêtue, coupés sans doute pourla taille maigre et pour les bras et les épaules grêles d’uneenfant cloîtrée de treize à quatorze ans, s’étaient rencontrés tropétroits pour la stature découplée et pour les épaules arrondies etfortement nouées au corps de cette belle fille du soleil et de lamer. La robe éclatait de partout sur les épaules, sur le sein,autour de la ceinture, comme une écorce de sycomore qui se déchiresur les branches de l’arbre aux fortes sèves du printemps. Lesjeunes couturières avaient eu beau épingler ça et là la robe et lefichu, la nature avait rompu l’étoffe à chaque mouvement. On voyaiten plusieurs endroits, à travers les déchirures de la soie, le nudu cou ou des bras éclater sous les reprises. La grosse toile de lachemise passait à travers les efforts de la robe et du fichu etcontrastait par sa rudesse avec l’élégance de la soie. Les bras,mal contenus par une manche étroite et courte, sortaient comme lepapillon rose de la chrysalide qu’il fait gonfler et crever. Sespieds, accoutumés à être nus ou à s’emboîter dans de largesbabouches grecques, tordaient le satin des souliers qui semblaientl’emprisonner dans des entraves de cordons noués comme des sandalesautour de ses jambes. Ses cheveux, mal relevés et mal contenus parle réseau de dentelles et de fausses fleurs, soulevaient commed’eux-mêmes tout cet édifice de coiffure et donnaient au visagecharmant, qu’on avait voulu en vain défigurer ainsi, une expressiond’effronterie dans la parure et de honte modeste dans laphysionomie qui faisaient le plus étrange et le plus délicieuxcontraste.

Son attitude était aussi embarrassée que sonvisage. Elle n’osait faire un mouvement, de peur de laisser tomberles fleurs de son front ou de froisser son ajustement. Elle nepouvait marcher tant sa chaussure enclavait ses pieds et donnait decharmante gaucherie à ses pas. On eût dit l’Ève naïve de cette merdu soleil prise au piège de sa première coquetterie.

XXXI

Le silence dura un moment ainsi dans lachambre. À la fin, plus peiné que réjoui de cette profanation de lanature, je m’avançai vers elle en faisant des lèvres une moue unpeu moqueuse, et en la regardant avec une légère expression dereproche et de douce raillerie, faisant semblant de la reconnaîtreavec peine sous cet attirail de toilette. « Comment, luidis-je, c’est toi, Graziella ? Oh ! qui est-ce qui auraitjamais reconnu la belle Procitane dans cette poupée deParis ? Allons donc, continuai-je un peu rudement, n’as-tu pashonte de défigurer ainsi ce que Dieu a fait si charmant sous soncostume naturel ? Tu auras beau faire, va ! tu ne serasjamais qu’une fille des vagues au pied marin et coiffée par lesrayons de ton beau ciel. Il faut t’y résigner et en remercier Dieu.Ces plumes de l’oiseau de cage ne s’adapteront jamais bien àl’hirondelle de mer. »

Ce mot la perça jusqu’au cœur. Elle ne compritpas ce qu’il y avait dans mon esprit de préférence passionnée etd’adoration pour l’hirondelle de mer. Elle crut que je la défiaisde ressembler jamais à une beauté de ma race et de mon pays. Ellepensa que tous ses efforts pour se faire plus belle à cause de moiet pour tromper mes yeux sur son humble condition étaient perdus.Elle fondit tout à coup en pleurs, et s’asseyant sur son lit, levisage caché dans ses doigts, elle pria, d’un ton boudeur sesjeunes amies de venir la débarrasser de son odieuse parure.« Je savais bien, dit-elle en gémissant, que je n’étais qu’unepauvre Procitane. Mais je croyais qu’en changeant d’habits je ne teferais pas tant de honte un jour si je te suivais dans ton pays. Jevois bien qu’il faut rester ce que je suis et mourir où je suisnée. Mais tu n’aurais pas dû me le reprocher. »

À ces mots, elle arracha avec dépit lesfleurs, le bonnet, le fichu, et, les jetant d’un geste de colèreloin d’elle, elle les foula aux pieds en leur adressant des parolesde reproche, comme sa grand-mère avait fait aux planches de labarque après le naufrage. Puis, se précipitant vers moi, ellesouffla la lampe dans ma main pour que je ne la visse pas pluslongtemps dans ce costume qui m’avait déplu.

Je sentis que j’avais eu tort de badiner troprudement avec elle, et que le badinage était sérieux. Je luidemandai pardon. Je lui dis que je ne l’avais grondée ainsi queparce que je la trouvais mille fois plus ravissante en Procitanequ’en Française. C’était vrai. Mais le coup était porté. Elle nem’écoutait plus ; elle sanglotait.

Ses amies la déshabillèrent ; je ne larevis plus que le lendemain. Elle avait repris ses habitsd’insulaire. Mais ses yeux étaient rouges des larmes que cebadinage lui avait coûtées toute la nuit !

XXXII

Vers le même temps, elle commença à se défierdes lettres que je recevais de France, soupçonnant bien que ceslettres me rappelaient. Elle n’osait pas me les dérober tant elleétait probe et incapable de tromper, même pour sa vie. Mais elleles retenait quelquefois neuf jours, et les attachait avec une deses épingles dorées derrière l’image en papier de la Madonesuspendue au mur à côté de son lit. Elle pensait que la SainteVierge, attendrie par beaucoup de neuvaines en faveur de notreamour changerait miraculeusement le contenu des lettres, ettransformerait les ordres de retour en invitation à rester prèsd’elle. Aucune de ces pieuses petites fraudes ne m’échappait, ettoutes me la rendaient plus chère. Mais l’heure approchait.

XXXIII

Un soir des derniers jours du mois de mai, onfrappa violemment à la porte. Toute la famille dormait. J’allaiouvrir. C’était mon ami V… « Je viens te chercher, me dit-il.Voici une lettre de ta mère. Tu n’y résisteras pas. Les chevauxsont commandés pour minuit. Il est onze heures. Partons, ou tu nepartiras jamais. Ta mère en mourra. Tu sais combien ta famille larend responsable de toutes tes fautes. Elle s’est tant sacrifiéepour toi ; sacrifie-toi un moment pour elle. Je te jure que jereviendrai avec toi passer l’hiver et toute une autre longue annéeici. Mais il faut faire acte de présence dans ta famille etd’obéissance aux ordres de ta mère. »

Je sentis que j’étais perdu.

« Attends-moi là », lui dis-je.

Je rentrai dans ma chambre, je jetai à la hâtemes vêtements dans ma valise. J’écrivis à Graziella, je lui distout ce que la tendresse pouvait exprimer d’un cœur de dix-huit anset tout ce que la raison pouvait commander à un fils dévoué à samère. Je lui jurais, comme je me le jurais à moi-même, qu’avant quele quatrième mois fût écoulé, je serais auprès d’elle et que je nela quitterais presque plus. Je confiais l’incertitude de notredestinée future à la Providence et à l’amour. Je lui laissais mabourse pour aider ses vieux parents pendant mon absence. La lettrefermée, je m’approchai à pas muets. Je me mis à genoux sur le seuilde la porte de sa chambre. Je baisai la pierre et le bois ; jeglissai le billet dans la chambre par-dessous la porte. Je dévoraile sanglot intérieur qui m’étouffait.

Mon ami me passa la main sous le bras, mereleva et m’entraîna. À ce moment, Graziella, que ce bruit inusitéavait alarmée sans doute, ouvrit la porte. La lune éclairait laterrasse. La pauvre enfant reconnut mon ami. Elle vit ma valisequ’un domestique emportait sur ses épaules. Elle tendit les bras,jeta un cri de terreur et tomba inanimée sur la terrasse.

Nous nous élançâmes vers elle. Nous lareportâmes sans connaissance sur son lit. Toute la familleaccourut. On lui jeta de l’eau sur le visage. On l’appela de toutesles voix qui lui étaient les plus chères. Elle ne revint ausentiment qu’à ma voix. « Tu le vois, me dit mon ami, ellevit ; le coup est porté. De plus longs adieux ne seraient quedes contrecoups plus terribles. » Il décolla les deux brasglacés de la jeune fille de mon cou et m’arracha de la maison. Uneheure après, nous roulions dans le silence et dans la nuit sur laroute de Rome.

XXXIV

J’avais laissé plusieurs adresses à Grazielladans la lettre que je lui avais écrite. Je trouvai une premièrelettre d’elle à Milan. Elle me disait qu’elle était bien de corps,mais malade de cœur ; que cependant elle se confiait à maparole et m’attendrait avec sécurité vers le mois de novembre.

Arrivé à Lyon, j’en trouvai une seconde plussereine encore et plus confiante. La lettre contenait quelquesfeuilles de l’œillet rouge qui croissait dans un vase de terre surle petit mur d’appui de la terrasse, tout près de ma chambre, etdont elle plaçait une fleur dans ses cheveux le dimanche. Était-cepour m’envoyer quelque chose qui l’eût touchée ? Était-ce untendre reproche déguisé sous un symbole et pour me rappeler qu’elleavait sacrifié ses cheveux pour moi ?

Elle me disait qu’elle « avait eu lafièvre ; que le cœur lui faisait mal ; mais qu’elleallait mieux de jour en jour ; qu’on l’avait envoyée, pourchanger d’air et pour se remettre tout à fait, chez une de sescousines, sœur de Cecco, dans une maison du Vomero, colline élevéeet saine qui domine Naples. »

Je restai ensuite plus de trois mois sansrecevoir aucune lettre. Je pensais tous les jours à Graziella. Jedevais repartir pour l’Italie au commencement du prochain hiver.Son image triste et charmante m’y apparaissait comme un regret, etquelquefois aussi comme un tendre reproche. J’étais à cet âgeingrat où la légèreté et l’imitation font une mauvaise honte aujeune homme de ses meilleurs sentiments ; âge cruel où lesplus beaux dons de Dieu, l’amour pur, les affections naïves,tombent sur le sable et sont emportés en fleur par le vent dumonde. Cette vanité mauvaise et ironique de mes amis combattaitsouvent en moi la tendresse cachée et vivante au fond de mon cœur.Je n’aurais pas osé avouer sans rougir et sans m’exposer auxrailleries quels étaient le nom et la condition de l’objet de mesregrets et de mes tristesses. Graziella n’était pas oubliée, maiselle était voilée dans ma vie. Cet amour qui enchantait mon cœur,humiliait mon respect humain. Son souvenir, que je nourrissaisseulement en moi dans la solitude, dans le monde me poursuivaitpresque comme un remords. Combien je rougis aujourd’hui d’avoirrougi alors ! et qu’un seul des rayons de joie ou une desgouttes de larmes de ses chastes yeux valait plus que tous cesregards, toutes ces agaceries et tous ces sourires auxquels j’étaisprêt à sacrifier son image ! Ah ! l’homme trop jeune estincapable d’aimer ! Il ne sait le prix de rien ! Il neconnaît le vrai bonheur qu’après l’avoir perdu ! Il y a plusde sève folle et d’ombre flottante dans les jeunes plants de laforêt ; il y a plus de feu dans le vieux cœur du chêne.

L’amour vrai est le fruit mûr de la vie. Àdix-huit ans, on ne le connaît pas, on l’imagine. Dans la naturevégétale, quand le fruit vient, les feuilles tombent ; il enest peut-être ainsi dans la nature humaine. Je l’ai souvent pensédepuis que j’ai compté des cheveux blanchissants sur ma tête. Je mesuis reproché de n’avoir pas connu alors le prix de cette fleurd’amour. Je n’étais que vanité. La vanité est le plus sot et leplus cruel des vices, car elle fait rougir du bonheur !…

XXXV

Un soir des premiers jours de novembre, on meremit, au retour d’un bal, un billet et un paquet qu’un voyageurvenant de Naples avait apportés pour moi de la poste en changeantde chevaux à Mâcon. Le voyageur inconnu me disait que, chargé pourmoi d’un message important par un de ses amis, directeur d’unefabrique de corail de Naples, il s’acquittait en passant de sacommission ; mais que les nouvelles qu’il m’apportait étanttristes et funèbres, il ne demandait pas à me voir ; il mepriait seulement de lui accuser réception du paquet à Paris.

J’ouvris en tremblant le paquet. Ilrenfermait, sous la première enveloppe, une dernière lettre deGraziella, qui ne contenait que ces mots : « Le docteurdit que je mourrai avant trois jours. Je veux te dire adieu avantde perdre mes forces. Oh ! si tu étais là, je vivrais !Mais c’est la volonté de Dieu. Je te parlerai bientôt et toujoursdu haut du ciel. Aime mon âme ! Elle sera avec toi toute tavie. Je te laisse mes cheveux, coupés une nuit pour toi.Consacre-les à Dieu dans une chapelle de ton pays pour que quelquechose de moi soit auprès de toi ! »

XXXVI

Je restai anéanti, sa lettre dans les mains,jusqu’au jour. Ce n’est qu’alors que j’eus la force d’ouvrir laseconde enveloppe. Toute sa belle chevelure y était, telle que lanuit où elle me l’avait montrée dans la cabane. Elle était encoremêlée avec quelques-unes des feuilles de bruyère qui s’y étaientattachées cette nuit-là. Je fis ce qu’elle avait ordonné dans sondernier vœu. Une ombre de sa mort se répandit dès ce jour-là surmon visage et sur ma jeunesse.

Douze ans plus tard je revins à Naples. Jecherchai ses traces. Il n’y en avait plus ni à la Margellina ni àProcida. La petite maison sur la falaise de l’île était tombée enruine. Elle n’offrait plus qu’un monceau de pierres grisesau-dessus d’un cellier où les chevriers abritaient leurs chèvrespendant les pluies. Le temps efface vite sur la terre, mais iln’efface jamais les traces d’un premier amour dans le cœur qu’il atraversé.

Pauvre Graziella ! Bien des jours ontpassé depuis ces jours. J’ai aimé, j’ai été aimé. D’autres rayonsde beauté et de tendresse ont illuminé ma sombre route. D’autreâmes se sont ouvertes à moi pour me révéler dans des cœurs defemmes les plus mystérieux trésors de beauté, de sainteté, depureté que Dieu ait animés sur cette terre, afin de nous fairecomprendre, pressentir et désirer le ciel. Mais rien n’a terni tapremière apparition dans mon cœur. Plus j’ai vécu, plus je me suisrapproché de toi par la pensée. Ton souvenir est comme ces feux dela barque de ton père que la distance dégage de toute fumée et quibrillent d’autant plus qu’ils s’éloignent davantage de nous. Je nesais pas où dort ta dépouille mortelle, ni si quelqu’un te pleureencore dans ton pays ; mais ton véritable sépulcre est dansmon âme. C’est là que tu es recueillie et ensevelie tout entière.Ton nom ne me frappe jamais en vain. J’aime la langue où il estprononcé. Il y a toujours au fond de mon cœur une larme qui filtregoutte à goutte et qui tombe en secret sur ta mémoire pour larafraîchir et pour l’embaumer en moi.

(1829)

XXXVII

Un jour de l’année 1830, étant entré dans uneéglise de Paris le soir, j’y vis apporter le cercueil, couvert d’undrap blanc, d’une jeune fille. Ce cercueil me rappela Graziella. Jeme cachai sous l’ombre d’un pilier. Je songeai à Procida, et jepleurai longtemps.

Mes larmes se séchèrent ; mais les nuagesqui avaient traversé ma pensée pendant cette tristesse d’unesépulture ne s’évanouirent pas. Je rentrai silencieux dans machambre. Je déroulai les souvenirs qui sont retracés dans cettelongue note, et j’écrivis d’une seule haleine et en pleurant lesvers intitulés Le Premier Regret. C’est la note, affaibliepar vingt ans de distance, d’un sentiment qui fit jaillir lapremière source de mon cœur. Mais on y sent encore l’émotion d’unefibre intime qui a été blessée et qui ne guérira jamais bien.

Voici ces strophes, baume d’une blessure,rosée d’un cœur parfum d’une fleur sépulcrale. Il n’y manquait quele nom de Graziella. Je l’y encadrerais dans une strophe, s’il yavait ici-bas un cristal assez pur pour renfermer cette larme, cesouvenir, ce nom !

LE PREMIER REGRET

Sur la plage sonore où la mer de Sorrente

Déroule ses flots bleus au pied del’oranger,

Il est, près du sentier sous la haieodorante,

Une pierre petite, étroite, indifférente

Aux pieds distraits de l’étranger.

*

La giroflée y cache un seul nom sous sesgerbes,

Un nom que nul écho n’a jamaisrépété !

Quelquefois cependant le passant arrêté,

Lisant l’âge et la date en écartant lesherbes,

Et sentant dans ses yeux quelques larmescourir

Dit : « Elle avait seize ans !c’est bien tôt pour mourir ! »

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènespassées ?

Laissons le vent gémir et le flotmurmurer ;

Revenez, revenez, à mes tristespensées !

Je veux rêver et non pleurer !

Dit : « Elle avait seizeans !

– Oui, seize ans ! et cet âge

N’avait jamais brillé sur un front pluscharmant !

Et jamais tout l’éclat de ce brûlantrivage

Ne s’était réfléchi dans un œil plusaimant !

Moi seul je la revois, telle que la pensée

Dans l’âme où rien ne meurt, vivante l’alaissée,

Vivante ! comme à l’heure où les yeux surles miens,

Prolongeant sur la mer nos premiersentretiens,

Ses cheveux noirs livrés au vent qui lesdénoue,

Et l’ombre de la voile errante sur sajoue,

Elle écoutait le chant nocturne dupêcheur,

De la brise embaumée aspirait lafraîcheur,

Me montrait dans le ciel la lune épanouie,

Comme une fleur des nuits dont l’aube estréjouie,

Et l’écume argentée, et me disait :« Pourquoi

Tout brille-t-il ainsi dans les airs et dansmoi ?

Jamais ces champs d’azur semés de tant deflammes,

Jamais ces sables d’or où vont mourir leslames,

Ces monts dont les sommets tremblent au fonddes cieux,

Ces golfes couronnés de bois silencieux,

Ces lueurs sur la côte, et ces chants sur lesvagues,

N’avaient ému mes sens de voluptés sivagues !

Pourquoi, comme ce soin n’ai-je jamaisrêvé ?

Un astre dans mon cœur s’est-il aussilevé ?

Et toi, fils du matin, dis, à ces nuits sibelles

Les nuits de ton pays sans moiressemblaient-elles ? »

Puis, regardant sa mère, assise auprès denous,

Posait pour s’endormir son front sur sesgenoux.

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènespassées ?

Laissons le vent gémir et le flotmurmurer ;

Revenez, revenez, ô mes tristespensées !

Je veux rêver et non pleurer !

Que son œil était pur et sa lèvrecandide !

Que son œil inondait mon regard declarté !

Le beau lac de Némi, qu’aucun souffle neride,

A moins de transparence et delimpidité !

Dans cette âme, avant elle, on voyait sespensées,

Ses paupières jamais, sur ses beaux yeuxbaissées,

Ne voilaient son regard d’innocencerempli ;

Nul souci sur son front n’avait laissé sonpli ;

Tout folâtrait en elle : et ce jeunesourire,

Qui plus tard sur la bouche avec tristesseexpire,

Sur sa lèvre entrouverte était toujoursflottant,

Comme un pur arc-en-ciel sur un jouréclatant !

Nulle ombre ne voilait ce ravissantvisage,

Ce rayon n’arrivait pas traversé denuage !

Son pas insouciant, indécis, balancé,

Flottait comme un flot libre où le jour estbercé,

Ou courait pour courir ; et sa voixargentine,

Écho limpide et pur de son âme enfantine,

Musique de cette âme où tout semblaitchanter,

Égayait jusqu’à l’air qui l’entendaitmonter !

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènespassées ?

Laissez le vent gémir et le flotmurmurer ;

Revenez, revenez, à mes tristespensées !

Je veux rêver et non pleurer !

Mon image en son cœur se grava lapremière,

Comme dans l’œil qui s’ouvre, au matin, lalumière ;

Elle ne regarda plus rien après cejour ;

De l’heure qu’elle aima, l’univers futamour !

Elle me confondait avec sa propre vie,

Voyait tout dans mon âme, et je faisaispartie

De ce monde enchanté qui flottait sous sesyeux,

Du bonheur de la terre et de l’espoir descieux.

Elle ne pensait plus au temps, à ladistance ;

L’heure seule absorbait toute sonexistence ;

Avant moi cette vie était sans souvenir,

Un soir de ces beaux jours était toutl’avenir !

Elle se confiait à la douce nature

Qui souriait sur nous, à la prière pure

Qu’elle allait, le cœur plein de joie et nonde pleurs,

À l’autel qu’elle aimait répandre avec sesfleurs :

Et sa main m’entraînait aux marches de sontemple,

Et, comme un humble enfant, je suivais sonexemple,

Et sa voix me disait tout bas :« Prie avec moi !

Car je ne comprends pas le ciel même sansToi ! »

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènespassées ?

Laissez le vent gémir et le flotmurmurer ;

Revenez, revenez, à mes tristespensées !

Je veux rêver et non pleurer !

Voyez dans son bassin l’eau d’une sourcevive

S’arrondir comme un lac sous son étroiterive,

Bleue et claire, à l’abri du vent qui vacourir

Et du rayon brûlant qui pourrait latarir !

Un cygne blanc nageant sur la nappelimpide,

En y plongeant son cou qu’enveloppe laride,

Orne sans le ternir le liquide miroir,

Et si berce au milieu des étoiles dusoir ;

Mais si, prenant son vol vers des sourcesnouvelles,

Il bat le flot tremblant de ses humidesailes,

Le ciel s’efface au sein de l’onde quibrunit,

La plume à grands flocons y tombe et laternit,

Comme si le vautour ennemi de sa race,

De sa mort sur les flots avait semé latrace ;

Et l’azur éclatant de ce lac enchanté

N’est plus qu’une onde obscure où le sable amonté !

Ainsi, quand je partis, tout trembla danscette âme ;

Le rayon s’éteignit, et sa mourante flamme

Remonta dans le ciel pour n’en plusrevenir.

Elle n’attendait pas un secondavenir ;

Elle ne languit pas de doute en espérance,

Et ne disputa pas sa vie à lasouffrance ;

Elle but d’un seul trait le vase dedouleur ;

Dans sa première larme elle noya soncœur !

Et, semblable à l’oiseau, moins pur et moinsbeau qu’elle,

Qui le soir pour dormir met son cou sous sonaile,

Elle s’enveloppa d’un muet désespoir,

Et s’endormit aussi, mais bien avant lesoir !

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènespassées ?

Laissons le vent gémir et le flotmurmurer ;

Revenez, revenez, à mes tristespensées !

Je veux rêver et non pleurer !

Elle a dormi quinze ans dans sa couched’argile,

Et rien ne pleure plus sur son dernierasile,

Et le rapide oubli, second linceul desmorts,

A couvert le sentier qui menait vers cesbords ;

Nul ne visite plus cette pierre effacée,

Nul ne songe et ne prie !… excepté mapensée,

Quand, remontant le flot de mes joursrévolus,

Je demande à mon cœur tous ceux qui n’y sontplus,

Et que, les yeux flottants sur de chèresempreintes,

Je pleure dans mon ciel tant d’étoileséteintes !

Elle fut la première, et sa douce lueur

D’un jour pieux et tendre éclaire encore moncœur !

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènespassées ?

Laissez le vent gémir et le flotmurmurer ;

Revenez, revenez, à mes tristespensées !

Je veux rêver et non pleurer !

Un arbuste épineux, à la pâle verdure,

Est le seul monument que lui fit lanature ;

Battu des vents de mer du soleil calciné,

Comme un regret funèbre au cœur enraciné,

Il vit dans le rocher sans lui donnerd’ombrage ;

La poudre du chemin y blanchit sonfeuillage ;

Il rampe près de terre, où ses rameauxpenchés

Par la dent des chevreaux sont toujoursretranchés.

Une fleur au printemps, comme un flocon deneige,

Y flotte un jour ou deux ; mais le ventqui l’assiège

Les feuilles avant qu’elle ait répandu sonodeur,

Comme la vie avant qu’elle ait charrié lecœur !

Un oiseau de tendresse et de mélancolie

S’y pose pour chanter sur le rameau quiplie !

Oh ! dis, fleur que la vie a fait si tôtflétrir,

N’est-il pas une terre où tout doitrefleurir ?

Remontez, remontez à ces heurespassées !

Vos tristes souvenirs m’aident àsoupirer !

Allez où va mon âme ! allez, à mespensées !

Mon cœur est plein, je veux pleurer !

C’est ainsi que j’expiai par ces larmesécrites la dureté et l’ingratitude de mon cœur de dix-huit ans. Jene puis jamais relire ces vers sans adorer cette fraîche image querouleront éternellement pour moi les vagues transparentes etplaintives du golfe de Naples… et sans me haïr moi-même ! Maisles âmes pardonnent là-haut. La sienne m’a pardonné. Pardonnez-moiaussi, vous ! J’ai pleuré.

FIN

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