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Guerrier De Lumière – Volume 3

Guerrier De Lumière – Volume 3

de Paulo Coelho

Chapitre 1 Pendant que je parcours le monde
Prague, 1981

Un jour, au cours de l’hiver de 1981, je me promenais avec ma femme dans les rues de Prague, quand nous avons vu un garçon qui dessinait les immeubles qui l’entouraient.

Bien que j’aie véritablement horreur d’emporter des choses quand je voyage (et il y avait encore un long voyage devant nous), l’un des dessins m’a plu et j’ai décidé de l’acheter.

Quand j’ai tendu l’argent au garçon, j’ai constaté qu’il ne portait pas de gants, malgré le froid de – 5 degrés.

« Pourquoi ne portez-vous pas de gants ? ai-je demandé.

– Pour pouvoir tenir le crayon. » Et il a commencé à me raconter qu’il adorait Prague en hiver, que c’était la meilleure saison pour dessiner la ville. Il était tellement content d’avoir vendu son dessin qu’il a décidé de faire un portrait de ma femme,gratuitement.

Tandis que j’attendais que le portrait fût prêt, je me suis rendu compte qu’il s’était passé quelque chose de très étrange :nous avions parlé presque cinq minutes, aucun de nous deux ne parlant la langue de l’autre. Nous nous étions compris simplement par des gestes, des rires, des expressions du visage, et l’envie de partager quelque chose.

La simple envie de partager quelque chose nous avait fait entrer dans le monde du langage sans paroles, où tout est toujours clair,et où il n’y a pas le moindre risque d’être mal interprété.

Quelqu’un arrive du Maroc

Quelqu’un arrive du Maroc et me raconte une curieuse histoiresur la façon dont certaines tribus du désert voient le péchéoriginel.

Ève se promenait dans le jardin d’Éden, quand le serpents’approcha.

« Mange cette pomme », dit le serpent.

Ève, très bien instruite par Dieu, refusa.

« Mange cette pomme, insista le serpent, tu dois te faire bellepour ton homme.

– Ce n’est pas la peine, répondit Ève. Il n’a pas d’autre femmeque moi. »

Le serpent rit :

« Bien sûr que si. »

Et comme Ève ne le croyait pas, il l’emmena jusqu’en haut d’unecolline, où se trouvait un puits.

« Elle est dans cette caverne. Adam l’y a cachée. »

Ève se pencha et vit, reflétée dans l’eau du puits, une bellefemme. Sur-le-champ, elle mangea la pomme que le serpent luioffrait.

Selon la même tribu marocaine, celui qui se reconnaît dans lereflet du puits et n’a plus peur de lui-même retourne auParadis.

Je suis à New York

Je suis à New York, je me suis réveillé tard, j’ai unrendez-vous, et quand je descends, je découvre que ma voiture a étéremorquée par la police. J’arrive en retard, le déjeuner seprolonge plus qu’il ne le devait, je sors en courant pour me rendreau Service de la Circulation, payer une amende qui va me coûter unefortune.

Je me souviens du billet d’un dollar que j’ai trouvé par terrehier, et j’établis une relation apparemment folle entre ce dollaret tout ce qui s’est passé le matin.

J’ai peut-être ramassé le billet avant que la bonne personne nele trouve.

J’ai peut-être retiré ce dollar du chemin de quelqu’un qui enavait besoin.

J’ai peut-être interféré dans ce qui est écrit.

Je dois m’en défaire. Je vois un mendiant assis sur le sol, jelui remets le dollar – il semble que j’aie réussi à rééquilibrerles choses.

« Un moment, dit le mendiant. Je ne demande pas l’aumône ;je suis un poète. »

Et il me tend une liste de titres, pour que je choisisse unepoésie.

« La plus courte, parce que je suis pressé. »

Le mendiant se tourne vers moi et récite :

« Elle n’est pas de moi, mais elle est très jolie, et elle ditceci :

“Il existe pour vous un moyen de savoir si vous avez déjàaccompli votre mission sur Terre : si vous êtes toujours en vie,c’est que vous ne l’avez pas encore accomplie.” »

Gagner une seule nuit

À l’âge de douze ans, Milton Ericksson fut victime de lapoliomyélite. Dix mois après avoir contracté la maladie, ilentendit un médecin dire à ses parents : « Votre fils ne passerapas la nuit. »

Ericksson entendit sa mère pleurer. « Qui sait, si je passecette nuit, peut-être ne souffrira-t-elle pas autant », pensa-t-il.Et il décida de ne pas dormir jusqu’à ce que le jour se lève.

Au matin, il s’écria : « Regarde, mère ! Je suis encorevivant ! »

La joie fut si grande à la maison que dès lors il décida detoujours résister une nuit de plus, pour remettre à plus tard lasouffrance de ses parents.

Il mourut en 1990, à 75 ans, laissant une série de livresimportants sur l’énorme capacité qu’a l’homme de vaincre sespropres limites.

Restaurer la toile

À New York, je vais prendre le thé en fin d’après-midi avec uneartiste hors du commun. Elle travaille dans une banque à WallStreet, mais un jour elle a fait un rêve : elle devait aller dansdouze endroits du monde, et dans chacun de ces lieux, faire unouvrage de peinture ou de sculpture à même la nature.

Jusqu’à présent, elle a réussi à réaliser quatre de cesouvrages. Elle me montre les photos de l’un d’eux : un Indiensculpté dans une caverne en Californie. Tandis qu’elle attend lessignes à travers ses rêves, elle continue à travailler à la banque– elle trouve ainsi de l’argent pour voyager et poursuivre satâche.

Je lui demande pourquoi elle fait cela.

« Pour maintenir le monde en équilibre, répond-elle. Cela peutparaître une sottise, mais il existe une chose ténue, qui nous unittous, et que nous pouvons améliorer ou rendre pire à mesure quenous agissons. Nous pouvons sauver ou détruire beaucoup de chosesd’un simple geste qui parfois semble absolument inutile.

Il se peut même que mes rêves soient des sottises, mais je neveux pas courir le risque de ne pas les suivre : pour moi, lesrelations entre les hommes ressemblent à une immense et fragiletoile d’araignée. Par mon travail, je tente de raccommoder unepartie de cette toile. »

Chapitre 2Comment avons-nous survécu ?

Que nous tentions toujours d’améliorer notre santé, notre modede vie et notre rapport à la nature, c’est très bien, mais jecommence à trouver que l’on exagère un peu.

Je reçois par la poste trois litres de produits qui remplacentle lait ; une société norvégienne veut savoir si je suisintéressé à investir dans la production de ce nouveau typed’aliment, vu que, de l’avis du spécialiste David Rietz, « TOUT(les majuscules sont de lui) lait de vache contient 59 hormonesactives, beaucoup de graisse, du cholestérol, des dioxines, desbactéries et des virus ».

Je pense au calcium dont ma mère, quand j’étais petit, me disaitqu’il était bon pour les os, mais le spécialiste me réplique : « Lecalcium ? Comment est-ce que les vaches peuvent acquérir assezde calcium pour leur volumineuse structure osseuse ? Par lesplantes ! » Bien sûr, le nouveau produit est fait à base deplantes, et le lait est condamné sur la base d’innombrables étudesfaites dans les instituts les plus divers répandus dans lemonde.

Et la protéine ? David Rietz est implacable : « Je sais quel’on appelle le lait viande liquide (je n’ai jamais entendu cetteexpression, mais il doit savoir ce qu’il dit) à cause de la hautedose de protéine qu’il contient. Mais c’est la protéine qui faitque le calcium ne peut être absorbé par l’organisme. Les pays quiont un régime riche en protéines ont également un indice élevéd’ostéoporose (absence de calcium dans les os). »

Le même après-midi, je reçois de ma femme un texte trouvé surInternet :

« Les personnes qui ont aujourd’hui entre 40 et 60 ans montaientdans des voitures qui n’avaient pas de ceinture de sécurité,d’appui-tête ou d’airbag. Les enfants étaient en liberté sur labanquette arrière, chahutant et s’amusant à faire des bonds.

Les berceaux étaient peints avec des peintures “douteuses”,puisqu’elles pouvaient contenir du plomb ou d’autres élémentsdangereux. »

Moi par exemple, je fais partie d’une génération qui pratiquaitles fameux carrinhos de rolimão (je ne sais pas comment expliquercela à la génération actuelle – disons que c’étaient des boules demétal attachées entre deux cercles de fer) et nous descendions lespentes de Botafogo, en freinant avec nos chaussures, tombant, nousblessant, mais fiers de cette aventure à grande vitesse.

« Il n’y avait pas de téléphone mobile, nos parents n’avaientaucun moyen de savoir où nous étions : comment était-cepossible ? Les enfants n’avaient jamais raison, ils étaienttoujours punis, et ils n’avaient pas pour autant des problèmespsychologiques de rejet ou de manque d’amour. À l’école, il y avaitles bons et les mauvais élèves : les premiers passaient à l’étapesuivante, les autres étaient recalés. On n’allait pas chercher unpsychothérapeute pour étudier leur cas, on exigeait simplementqu’ils redoublent. »

Et pourtant nous avons survécu avec des genoux écorchés etquelques traumatismes. Non seulement nous avons survécu, mais nousnous rappelons, avec nostalgie, le temps où le lait n’était pas unpoison, où l’enfant devait résoudre ses problèmes sans aide, sebattre quand c’était nécessaire, et passer une grande partie de lajournée sans jeux électroniques, à inventer des jeux avec sesamis.

Mais revenons au thème initial de cette colonne : j’ai décidéd’expérimenter le nouveau produit miraculeux qui remplacera le laitassassin.

Je n’ai pas pu aller au-delà de la première gorgée.

J’ai demandé à ma femme et à ma bonne d’essayer, sans leurexpliquer ce que c’était : elles m’ont dit toutes les deux qu’ellesn’avaient jamais goûté quelque chose d’aussi mauvais de leurvie.

Je suis préoccupé pour les enfants de demain, avec leurs jeuxélectroniques, leurs parents et leurs mobiles, lespsychothérapeutes qui les aident à chaque défaite, et – surtout –obligés de boire cette « potion magique » qui les protégera ducholestérol, de l’ostéoporose, des 59 hormones actives, destoxines.

Ils vivront en excellente santé, très équilibrés, et, quand ilsseront grands, ils découvriront le lait (à ce moment-là, peut-êtreune boisson hors la loi). Peut-être qu’un scientifique en 2050 sechargera de racheter un produit qui est consommé depuis lecommencement des temps.

Ou bien obtiendra-t-on seulement le lait grâce à des trafiquantsde drogues ?

Chapitre 3Manuel est un homme important et nécessaire

Manuel doit être occupé. Sinon, il pense que sa vie n’a pas desens, qu’il perd son temps, que la société n’a pas besoin de lui,que personne ne l’aime, que personne ne veut de lui.

Par conséquent, à peine réveillé, il a une série de tâches àaccomplir : regarder les nouvelles à la télévision (il a pu sepasser quelque chose pendant la nuit), lire le journal (il a pu sepasser quelque chose la veille), prier sa femme de ne pas laisserles enfants se mettre en retard pour l’école, prendre une voiture,un taxi, un autobus, un métro, mais toujours concentré, regardantle vide, regardant sa montre, si possible donnant quelques coups detéléphone sur son mobile – et faisant en sorte que tout le mondevoit qu’il est un homme important, utile au monde.

Manuel arrive au travail, se penche sur la paperasse quil’attend. S’il est fonctionnaire, il fait son possible pour que lechef voie qu’il est arrivé à l’heure. S’il est patron, il met toutle monde au travail immédiatement ; s’il n’y a pas de tâchesimportantes en perspective, Manuel va les développer, les créer,préparer un nouveau projet, établir de nouvelles lignesd’action.

Manuel va déjeuner, mais jamais seul. S’il est patron, ils’assied avec ses amis, discute des nouvelles stratégies, dit dumal des concurrents, garde toujours une carte dans la manche, seplaint (avec une certaine fierté) de la surcharge de travail. SiManuel est fonctionnaire, il s’assied aussi avec ses amis, seplaint du chef, dit qu’il fait beaucoup d’heures supplémentaires,affirme avec désespoir (et une grande fierté) que beaucoup dechoses dans l’établissement dépendent de lui.

Manuel – patron ou employé – travaille tout l’après-midi. Detemps à autre il regarde sa montre, il est bientôt l’heure derentrer à la maison, mais il reste un détail à résoudre par-ci, undocument à signer par-là. C’est un homme honnête, il doit faire deson mieux pour justifier son salaire et répondre aux attentes desautres, aux rêves de ses parents, qui ont fait tant d’efforts pourlui donner l’éducation nécessaire.

Enfin il rentre chez lui. Il prend un bain, met un vêtement plusconfortable et va dîner avec sa famille. Il s’enquiert des devoirsdes enfants, des activités de sa femme. De temps en temps il parlede son travail, uniquement pour servir d’exemple – il n’a pasl’habitude d’apporter des soucis à la maison. Le dîner terminé, lesenfants – qui ne sont pas là pour des exemples, des devoirs, ou deschoses de ce genre – sortent de table aussitôt et s’installentdevant l’ordinateur. Manuel, à son tour, va s’asseoir devant cevieil appareil de son enfance, appelé télévision. Il regarde denouveau les informations (il a pu se passer quelque chosel’après-midi).

Il va toujours se coucher avec un livre technique sur la tablede nuit – qu’il soit patron ou employé, il sait que la concurrenceest rude et que celui qui ne se met pas à jour court le risque deperdre son emploi et de devoir affronter la pire des malédictions :rester inoccupé.

Il cause un peu avec sa femme – après tout, c’est un hommegentil, travailleur, affectueux, prenant soin de sa famille et prêtà la défendre en toute circonstance. Le sommeil vient tout desuite, Manuel s’endort, sachant que le lendemain il sera trèsoccupé et qu’il doit recouvrer ses énergies.

Cette nuit-là, Manuel fait un rêve. Un ange lui demande : «Pourquoi fais-tu cela ? » Il répond qu’il est un hommeresponsable.

L’ange continue : « Serais-tu capable, au moins quinze minutesdans ta journée, de t’arrêter un peu, regarder le monde, teregarder toi-même, et simplement ne rien faire ? » Manuel ditqu’il adorerait, mais qu’il n’a pas le temps. « Tu te moques demoi, affirme l’ange. Tout le monde a le temps, ce qui manque, c’estle courage. Travailler est une bénédiction quand cela nous aide àpenser à ce que nous sommes en train de faire. Mais cela devientune malédiction quand cela n’a d’autre utilité que de nous éviterde penser au sens de notre vie. »

Manuel se réveille en pleine nuit, il a des sueurs froides.Courage ? Comment cela, un homme qui se sacrifie pour lessiens n’a pas le courage de s’arrêter quinze minutes ?

Il vaut mieux qu’il se rendorme, tout cela n’est qu’un rêve, cesquestions ne mènent à rien, et demain il sera très, trèsoccupé.

Manuel est un homme libre

Pendant trente ans, Manuel travaille sans arrêt, il élève sesenfants, donne le bon exemple, consacre tout son temps au travailet ne se demande jamais : « Est-ce que ce que je suis en train defaire a un sens ? » Son seul souci, c’est l’idée que plus ilsera occupé, plus il sera important aux yeux de la société.

Ses enfants grandissent et quittent la maison, il a unepromotion au travail, un jour on lui offre une montre ou un stylopour le récompenser de toutes ces années de dévouement, ses amisversent quelques larmes, et arrive le moment tant attendu : levoilà retraité, libre de faire ce qu’il veut.

Les premiers mois, il se rend de temps à autre à son ancienbureau, bavarde avec ses vieux amis, et s’accorde un plaisir dontil a toujours rêvé : se lever plus tard. Il se promène sur la plageou dans la ville, il a une maison de campagne qu’il s’est achetée àla sueur de son front, il a découvert le jardinage et il pénètrepeu à peu le mystère des plantes et des fleurs. Manuel a du temps,tout le temps du monde. Il voyage grâce à une partie de l’argentqu’il a pu mettre de côté. Il visite des musées, apprend en deuxheures ce que les peintres et sculpteurs de différentes époques ontmis des siècles à développer, mais du moins a-t-il la sensationd’accroître sa culture. Il fait des centaines, des milliers dephotos, et les envoie à ses amis – après tout, ils doivent savoirqu’il est heureux !

D’autres mois passent. Manuel apprend que le jardin ne suit pasexactement les mêmes règles que l’homme – ce qu’il a planté vapousser lentement, et rien ne sert d’aller voir si le rosier estdéjà en boutons. Dans un moment de réflexion sincère, il découvrequ’il n’a vu au cours de ses voyages qu’un paysage à l’extérieur del’autocar de tourisme, des monuments qui sont maintenant rangés surdes photos 6 x 9, mais qu’il n’a, en réalité, ressenti aucuneémotion particulière – il s’inquiétait davantage de raconter à sesamis que de vivre l’expérience magique de se trouver dans un paysétranger.

Il continue à regarder tous les journaux télévisés, il litdavantage la presse (car il a plus de temps), il se considère commeune personne extrêmement bien informée, capable de discuter dechoses qu’autrefois il n’avait pas le temps d’étudier.

Il cherche quelqu’un avec qui partager ses opinions – mais ilssont tous plongés dans le fleuve de la vie, travaillant, faisantquelque chose, enviant Manuel pour sa liberté, et en même tempscontents d’être utiles à la société et « occupés » à une activitéimportante.

Manuel cherche du réconfort auprès de ses enfants. Ces derniersle traitent toujours très gentiment – il a été un excellent père,un exemple d’honnêteté et de dévouement – mais eux aussi ontd’autres soucis, même s’ils se font un devoir de prendre part audéjeuner dominical.

Manuel est un homme libre, dans une situation financièreraisonnable, bien informé, il a un passé impeccable, maismaintenant ? Que faire de cette liberté si durementconquise ? Tout le monde le félicite, fait son éloge, maispersonne n’a de temps pour lui. Peu à peu, Manuel se sent triste,inutile – malgré toutes ces années au service du monde et de safamille.

Une nuit, un ange apparaît dans son rêve : « Qu’as-tu fait de tavie ? As-tu cherché à la vivre en accord avec tes rêves ?»

Manuel se réveille avec des sueurs froides. Quels rêves ?Son rêve, c’était cela : avoir un diplôme, se marier, avoir desenfants, les élever, prendre sa retraite, voyager. Pourquoi l’angepose-t-il encore des questions qui n’ont pas de sens ?

Une nouvelle et longue journée commence. Les journaux. Lesinformations à la télévision. Le jardin. Le déjeuner. Dormir unpeu. Faire ce dont il a envie – et à ce moment-là, il découvrequ’il n’a envie de rien faire. Manuel est un homme libre et triste,au bord de la dépression, parce qu’il était trop occupé pour penserau sens de sa vie, tandis que les années coulaient sous le pont. Ilse rappelle les vers d’un poète : « Il a traversé la vie/il ne l’apas vécue. »

Mais comme il est trop tard pour accepter cela, mieux vautchanger de sujet. La liberté, si durement acquise, n’est autrequ’un exil déguisé.

Manuel va au Paradis

Et puis, notre cher, honnête et dévoué Manuel finit par mourirun jour – ce qui arrivera à tous les Manuel, Paulo, Maria, Monicade la vie. Et là, je laisse la parole à Henry Drummond, dans sonlivre brillant Le Don Suprême, pour décrire ce qui se passeensuite.

Nous nous sommes tous posés, à un certain moment, la questionque toutes les générations se sont posée :

Quelle est la chose la plus importante de notreexistence ?

Nous voulons employer nos journées le mieux possible, carpersonne d’autre ne peut vivre pour nous. Alors il nous faut savoiroù nous devons diriger nos efforts, quel est l’objectif suprême àatteindre.

Nous sommes habitués à entendre que le trésor le plus importantdu monde spirituel est la Foi. Sur ce simple mot s’appuient dessiècles de religion.

Considérons-nous la Foi comme la chose la plus importante dumonde ? Eh bien, nous avons totalement tort.

Dans son épître aux Corinthiens, chapitre XIII, (saint) Paulnous conduit aux premiers temps du christianisme. Et il dit à lafin : « ces trois-là demeurent, la foi, l’espérance et l’amour,mais l’amour est le plus grand ».

Il ne s’agit pas d’une opinion superficielle de (saint) Paul,auteur de ces phrases. En fin de compte, il parlait de Foi un peuplus haut, dans la même lettre. Il disait : « Quand j’aurais la foila plus totale, celle qui transporte les montagnes, s’il me manquel’amour, je ne suis rien. »

Paul n’a pas esquivé le sujet ; au contraire, il a comparéla Foi et l’Amour. Et il a conclu : « (…) l’amour est le plusgrand. »

Matthieu nous donne une description classique du Jugementdernier : le Fils de l’Homme siège sur un trône et sépare, comme unberger, les chèvres des brebis.

À ce moment, la grande question de l’être humain n’est pas : «Comment ai-je vécu ? »

Elle est : « Comment ai-je aimé ? »

L’épreuve finale de toute quête du Salut sera l’Amour. Il nesera pas tenu compte de ce que nous avons fait, de nos croyances,de nos réussites.

On ne nous fera rien payer de tout cela. On nous fera payer lamanière dont nous avons aimé notre prochain.

Les erreurs que nous avons commises seront oubliées. Nous seronsjugés pour le bien que nous n’avons pas fait. Car garder l’Amourenfermé en soi, c’est aller à l’encontre de l’esprit de Dieu, c’estla preuve que nous ne L’avons jamais connu, qu’Il nous a aimés envain, que son Fils est mort inutilement.

Dans cette histoire, notre Manuel est sauvé au moment de sa mortparce que, bien qu’il n’ait jamais donné un sens à sa vie, il a étécapable d’aimer, de prendre soin de sa famille, et d’avoir de ladignité dans ce qu’il faisait. Cependant, même si la fin estheureuse, le restant de ses jours sur la terre a été trèscompliqué.

Chapitre 4Les sorcières et le pardon

Le 31 Octobre 2004, se prévalant d’une loi féodale qui futabolie le mois suivant, la ville de Prestonpans, en Écosse, accordale pardon officiel à 81 personnes exécutées pour pratique desorcellerie au cours des XVIe et XVIIe siècles – ainsi qu’à leurschats.

D’après le porte-parole officiel des barons de Prestoungrange etDolphinstoun, « on avait condamné la plupart d’entre elles sansaucune preuve concrète – en se fondant uniquement sur les témoinsde l’accusation, qui déclaraient sentir la présence d’espritsmalins ».

Ce n’est pas la peine de rappeler ici tous les excès del’Inquisition, avec ses chambres de torture et ses bûchers inspiréspar la haine et la vengeance. Mais il y a un fait qui m’intriguedans cette information.

La ville et le quatorzième baron de Prestoungrange etDolphinstoun « accordent leur pardon » à des personnes exécutéesbrutalement. Nous sommes en plein XXIe siècle, et les descendantsdes vrais criminels, ceux qui ont tué des innocents, se jugentencore en droit de « pardonner ».

En attendant, une nouvelle chasse aux sorcières commence àgagner du terrain. Cette fois, l’arme n’est plus le fer rouge, maisl’ironie ou la répression. Tous ceux qui, développant un don(généralement découvert par hasard), osent parler de leur capacité,sont la plupart du temps regardés avec méfiance ; ou bienleurs parents, leurs maris, leurs épouses, leur interdisent de direquoi que ce soit à ce sujet. Pour m’être intéressé très jeune à ceque l’on appelle les « sciences occultes », j’ai fini par entrer encontact avec beaucoup de ces personnes.

J’ai cru des charlatans, bien sûr. J’ai consacré mon temps etmon enthousiasme à des « maîtres » qui plus tard ont fait tomber lemasque, montrant le vide total dans lequel ils se trouvaient. J’aiparticipé de manière irresponsable à certaines sectes, j’aipratiqué des rituels et je l’ai payé très cher. Tout cela au nomd’une quête absolument naturelle chez l’homme : trouver la réponseau mystère de la vie.

Mais j’ai rencontré également nombre de gens qui étaientréellement capables de manier des forces qui dépassaient macompréhension. J’ai vu le temps se modifier, par exemple. J’ai vudes opérations sans anesthésie, et une fois (justement un jour oùje m’étais réveillé avec beaucoup de doutes concernant le pouvoirméconnu de l’homme) j’ai mis le doigt dans une incision faite avecun canif rouillé. Croyez-le si vous voulez – ou moquez-vous sic’est la seule manière de lire ce que je suis en train d’écrire –j’ai vu du métal se transformer, des couverts se tordre, deslumières briller dans l’air autour de moi, parce que quelqu’unavait dit que cela allait arriver (et c’est arrivé). Il y avaitpresque toujours des témoins, en général peu crédules. Dans laplupart des cas, ces témoins sont restés incrédules, pensanttoujours que tout cela n’était qu’un « truc » bien élaboré.D’autres disaient que c’était « affaire du diable ». Finalement,rares étaient ceux qui croyaient se trouver en présence dephénomènes qui dépassaient la compréhension humaine.

J’ai pu voir tout cela au Brésil, en France, en Angleterre, enSuisse, au Maroc, au Japon. Et qu’arrive-t-il à la plupart despersonnes qui réussissent, disons, à interférer dans les lois «immuables » de la nature ? La société les considère toujourscomme un phénomène marginal : si elles ne peuvent pas expliquer,alors elles n’existent pas. La grande majorité de ces personnes necomprennent pas non plus pourquoi elles sont capables de faire deschoses surprenantes. Et redoutant d’être accusées de charlatanerie,elles finissent étouffées par leurs propres dons.

Aucune d’elles n’est heureuse. Elles attendent toutes le jour oùelles seront prises au sérieux. Elles espèrent toutes une réponsescientifique à leurs propres pouvoirs (et, à mon avis, ce n’est pasla bonne voie). Beaucoup cachent leur potentiel, et finissent parsouffrir – car elles pourraient aider le monde et n’y parviennentpas. Au fond, je crois qu’elles attendent aussi le « pardonofficiel » pour leur différence.

En séparant le bon grain de l’ivraie, en ne nous laissant pasdécourager par le fait qu’il existe beaucoup de charlatanerie, jepense que nous devons nous demander de nouveau : de quoisommes-nous capables ?

Et, sereinement, aller à la recherche de notre immensepotentiel.

Chapitre 5Le respect du mystère

Les Grecs ont décrit en grands maîtres le comportement humain àtravers des petites histoires que l’on a coutume d’appeler des «mythes ». Toutes les générations qui sont venues ensuite, jusqu’àla psychanalyse de Freud (avec le complexe d’Œdipe, par exemple) etles films d’Hollywood (comme le Morphée de Matrix) ont finalementbu à cette source.

Durant une grande partie de ma vie, l’une de ces histoires m’abeaucoup intrigué : le mythe de Psyché.

Il était une fois… une belle princesse, admirée de tous, maisque personne n’osait demander en mariage. Désespéré, le roi allaconsulter le dieu Apollon ; ce dernier conseilla que Psychéfût laissée seule, en vêtements de deuil, en haut d’une montagne.Avant que le jour commence à poindre, un serpent viendrait à sarencontre pour l’épouser. Le roi obéit, et toute la nuit laprincesse attendit, terrorisée et mourant de froid, l’arrivée deson mari.

Finalement elle s’endormit ; à son réveil, elle était dansun beau palais, devenue reine. Toutes les nuits, son mari venait laretrouver, ils faisaient l’amour, mais il avait imposé une seulecondition : Psyché aurait tout ce qu’elle désirait, mais elledevait lui accorder une confiance totale, et elle ne verrait jamaisson visage.

La jeune fille vécut heureuse très longtemps ; elle avaitle confort, la tendresse, la joie, elle était amoureuse de l’hommequi lui rendait visite toutes les nuits. Cependant, elle redoutaitparfois d’être mariée à un horrible serpent. Un matin, alors queson mari dormait, elle éclaira le lit avec une lanterne, et ellevit, couché près d’elle, Éros (ou Cupidon) – un homme d’une beautéextraordinaire. La lumière le réveilla, il découvrit que la femmequ’il aimait n’était pas capable de satisfaire son seul désir, etil disparut.

Chaque fois que je lisais ce texte, je me demandais : serait-ceque nous ne pouvons jamais découvrir le visage del’amour ?

Il fallut que de nombreuses années passent sous les ponts de mavie pour que je comprenne que l’amour est un acte de foi enl’autre, et que son visage doit demeurer enveloppé de mystère. Ondoit le vivre et en jouir à chaque moment, mais chaque fois quel’on tente de le comprendre, la magie disparaît.

Quand j’ai accepté cela, je n’ai plus laissé un langage étrange,que j’appelle « signes », guider ma vie. Je sais que le monde meparle, je dois l’écouter, et si je le fais, je serai toujours guidévers ce qu’il y a de plus intense, de plus passionné et de plusbeau. Bien sûr, ce n’est pas facile, et je me sens parfois commePsyché sur le rocher, gelé et terrorisé ; mais si je suiscapable de passer cette nuit et de m’abandonner au mystère et à lafoi en la vie, je finis toujours par me réveiller dans un palais.Tout ce dont j’ai besoin, c’est de faire confiance à l’Amour, mêmesi je cours le risque de me tromper.

Pour conclure le mythe grec : souhaitant désespérément le retourde son amour, Psyché se soumit à une série d’épreuves que luiimposa Aphrodite (ou Vénus), mère de Cupidon (ou Éros), jalouse desa beauté – elle devait entre autres lui livrer un peu de cettebeauté. Curieuse de savoir ce que contenait la boîte renfermant labeauté de la déesse, Psyché, de nouveau, ne parvint pas à supporterle Mystère – elle décida de l’ouvrir. Elle ne trouva dans la boîteaucune beauté, mais un sommeil infernal qui la laissa inerte et laparalysa.

Éros/Cupidon, lui aussi amoureux, se repentit de n’avoir pas étéplus tolérant envers sa femme. Il réussit à entrer dans le château,la réveilla de son profond sommeil de la pointe de sa flèche et luidit encore : « Tu as failli mourir à cause de ta curiosité. » Voilàla grande contradiction, Psyché qui voulait trouver l’assurancedans la connaissance avait trouvé l’insécurité.

Ils allèrent tous deux supplier Jupiter, le dieu suprême, quecette union ne fût jamais défaite.

Jupiter plaida ardemment la cause des amants et obtint l’accordde Vénus. Depuis ce jour, Psyché (l’essence de l’être humain) etÉros (l’amour) sont ensemble à tout jamais. Celui qui n’accepte pascela et cherche toujours une explication aux magiques etmystérieuses relations humaines perdra ce que la vie a demeilleur.

Chapitre 6De l’importance du regard

Au début, Lex Maars était seulement un type insistant. Pendantcinq ans, il a envoyé religieusement une invitation à mon bureau àBarcelone, me conviant à une causerie à Haia, en Hollande.

Pendant cinq ans, mon bureau répondait invariablement quel’agenda était complet. En réalité, l’agenda n’est pas toujourscomplet ; cependant, un écrivain n’est pas nécessairementquelqu’un qui parle bien en public. En outre, tout ce que j’ai àdire se trouve dans les livres et les colonnes que j’écris – c’estpourquoi j’essaie toujours d’éviter les conférences.

The découvrit que j’allais enregistrer une émission pour unechaîne de télévision en Hollande. Quand je suis descendu pour letournage, il m’attendait dans le salon d’attente de l’hôtel. Ils’est présenté et m’a proposé de m’accompagner, disant :

« Je ne suis pas quelqu’un qui ne peut pas entendre un refus. Jecrois seulement que je m’y prends mal pour atteindre mon but. »

Il faut lutter pour ses rêves, mais il faut savoir également quequand certains chemins se révèlent impossibles, mieux vaut garderses énergies pour parcourir d’autres routes. J’aurais pu simplementdire « non » (j’ai déjà prononcé et entendu ce mot très souvent),mais j’ai décidé de chercher un moyen plus diplomatique : mettredes conditions impossibles à satisfaire.

J’ai dit que je donnerais la conférence gratuitement, mais quele billet d’entrée ne dépasserait pas deux euros et que la salledevrait contenir au maximum deux cents personnes.

Lex a accepté.

« Vous allez dépenser plus que vous ne gagnerez, l’ai-je alerté.Pour ce qui me concerne, rien que le billet d’avion et l’hôtelcoûtent le triple de ce que vous recevrez si vous parvenez àremplir la salle. De plus, il y a les coûts de promotion, lalocation du local… »

Lex m’a interrompu, disant que rien de tout cela n’avaitd’importance : il faisait cela à cause de ce qu’il voyait dans saprofession.

« J’organise des événements parce que j’ai besoin de continuer àcroire que l’être humain est en quête d’un monde meilleur. Je doisapporter ma contribution pour que ce soit possible. »

Quelle était sa profession ?

« Je vends des églises. »

Et il a poursuivi, à mon grand étonnement :

« Je suis chargé par le Vatican de sélectionner des acheteurs,vu qu’il y a en Hollande plus d’églises que de fidèles. Et commenous avons eu dans le passé de très mauvaises expériences – nousavons vu des lieux sacrés se transformer en boîtes de nuit, enimmeubles en copropriété, en boutiques et même en sex-shops –, lesystème de vente a changé. Le projet doit être approuvé par lacommunauté, et l’acheteur doit annoncer ce qu’il fera de l’immeuble: en général nous acceptons seulement les propositions quicomportent un centre culturel, une institution charitable, ou unmusée.

« Et quel rapport cela a-t-il avec votre conférence, et lesautres que j’essaie d’organiser ? Les gens ne se rencontrentplus. Quand ils ne se rencontrent pas, ils ne peuvent pas sedévelopper. »

Me regardant fixement, il a conclu :

« Des rencontres. Mon erreur avec vous, ce fut justement cela.Au lieu d’envoyer un courrier électronique, j’aurais dû montrertout de suite que je suis fait de chair et d’os. Un jour où je neparvenais pas à obtenir de réponse d’un certain politicien, je suisallé frapper à sa porte, et il m’a dit : “Si vous voulez quelquechose, il faut d’abord montrer vos yeux.” Depuis lors, je l’aifait, et je n’ai recueilli que de bons résultats. Nous pouvonsavoir tous les moyens de communication du monde, mais rien,absolument rien, ne remplace le regard de l’être humain. »

Évidemment j’ai fini par accepter la proposition.

Chapitre 7Quand il est interdit d’interdire

Peu après la conférence à Haia, en Hollande, un groupe delecteurs s’est approché de moi. Ils voulaient que je visite leurville, car, selon eux, on y faisait une expérience unique enEurope.

Je suis vacciné contre les « expériences uniques au monde »,mais, en même temps, j’adore causer avec des inconnus. Nous avonspris rendez-vous pour le lendemain, puisque mon vol pour Paris nepartait qu’en fin d’après-midi.

Les lecteurs – deux filles et quatre garçons –, qui s’étaientengagés à me conduire à l’aéroport dès que j’aurais vu cette chose« unique en Europe », m’ont emmené dans un quartier de la ville deDrachten. Nous sommes descendus de la voiture, ils ont bu de labière, j’ai pris un café. Ils me regardaient surpris, mais je necomprenais pas ce qui se passait. Au bout d’un certain temps, l’und’eux a demandé :

« N’avez-vous rien vu de différent ? »

Une petite ville, jolie, des gens marchant dans la rue, dans unautomne qui ressemblait encore à l’été. À part cela, semblable àtoutes les autres villes que je connais au monde. Ils ont réglél’addition, nous avons traversé la rue pour aller dans un autrebar, ils m’ont prié de regarder de nouveau – et j’ai continué àtrouver Drachten très sympathique, et très semblable au reste del’Europe.

« Vous me décevez, a dit l’une des filles. Je pensais que vouscroyiez aux signaux.

– Bien sûr, j’y crois.

– Et vous avez vu un signal ici ?

– Non.

– Eh bien, c’est justement ça ! Drachten est une ville sanssignalisation ! »

Son petit ami a ajouté :

– Pour la circulation ! »

Soudain, je me suis rendu compte qu’ils avaient absolumentraison : il n’y avait pas la fameuse plaque « Stop », les passagescloutés, les panneaux indiquant le croisement et « cédez le passage» . Il n’y avait pas un seul de ces appareils que nous appelonssignaux, ou sémaphores, avec leurs feux rouge, jaune et vert !Et, à ma surprise, il n’existait même pas de division entre letrottoir et la rue. Le mouvement était assez intense : camions,voitures, bicyclettes (omniprésentes en Hollande), piétons, toussemblaient parfaitement organisés dans cet endroit où rien nevenait mettre de l’ordre dans la circulation. À aucun moment jen’ai entendu une injure, des coups de frein brusques ou des klaxonsassourdissants.

Sur le chemin de l’aéroport, ils m’en ont dit un peu plus del’expérience, qui – il faut en convenir – est vraiment singulière.L’idée est venue d’un ingénieur, Hans Mondermann. Il travaillaitpour le gouvernement hollandais dans les années 70, quand il acommencé à penser que le seul moyen de réduire le nombred’accidents en augmentation constante était de donner au conducteurla responsabilité totale de ce qu’il faisait.

Sa première mesure consista à diminuer la largeur des routes quitraversaient des villages, utiliser des briques rouges au lieu del’asphalte, supprimer la ligne centrale qui sépare les deux voies,détruire les accotements et remplir les avenues avec des fontaineset des paysages apaisants – de sorte que les gens, pris dans lesembouteillages, puissent se distraire pendant l’attente. Puis vintla décision radicale : retirer les panneaux de signalisation et enfinir avec la limitation de vitesse.

En entrant dans la ville, les 6 000 conducteurs qui passaient làchaque jour furent effrayés : Où puis-je doubler ? Qui a lapriorité ? Et ainsi, ils firent deux fois plus attention à cequi se passait autour d’eux. Au bout de deux semaines, la vitessemoyenne était inférieure aux 30 km/h autorisés dans des lieux commeDrachten. Monderman pariait tout haut :

« Si un piéton s’apprête à traverser la rue, la voiture devraévidemment s’arrêter : nos aïeux nous ont enseigné les règles de lacourtoisie. »

Jusqu’à présent, cela a marché. Je suis arrivé à l’aéroport enpensant que Monderman n’avait pas fait seulement une expérience decirculation, mais quelque chose de beaucoup plus profond.Finalement, la phrase est de lui :

« Si vous traitez quelqu’un en idiot, il se comporteconformément au règlement, et c’est tout. Mais si vous lui donnezdes responsabilités, il saura s’en servir. »

Chapitre 8Fragments d’un journal qui n’existe pas

L’autre côté de la tour de Babel

J’ai passé toute la matinée à expliquer que je ne m’intéressaispas précisément aux musées et aux églises, mais aux habitants dupays, et qu’ainsi il vaudrait bien mieux que nous allions jusqu’aumarché. Cependant, ils insistent ; c’est jour férié, le marchéest fermé.

« Où allons-nous ?

– Une église. »

Je le savais.

« Aujourd’hui on célèbre un saint très spécial pour nous, ettrès certainement pour vous aussi. Nous allons visiter le tombeaude ce saint. Mais ne posez pas de questions, et acceptez qu’il nousarrive parfois de réserver de bonnes surprises aux écrivains.

– Combien de temps dure le trajet ?

– Vingt minutes. »

Vingt minutes, c’est la réponse toute faite : je sais évidemmentqu’il va durer beaucoup plus longtemps. Mais jusqu’à présent ilsont respecté toutes mes demandes, mieux vaut céder cette fois.

Je suis à Erevan, en Arménie, ce dimanche matin. Je monterésigné dans la voiture, je vois au loin le mont Ararat couvert deneige, je contemple le paysage autour de moi. Si seulement jepouvais me promener par là, au lieu d’être enfermé dans cette boîteen fer-blanc. Mes amphitryons essaient d’être gentils, mais je suisdistrait, acceptant stoïquement le « programme touristique spécial». Ils finissent par laisser s’éteindre la conversation, et nouscontinuons en silence.

Cinquante minutes plus tard (je le savais !) nous arrivonsdans une petite ville et nous nous dirigeons vers l’église bondée.Je vois qu’ils sont tous en costume et cravate, l’événement esttrès formel et je me sens ridicule car je porte simplement untee-shirt et un jean. Je sors de la voiture, des gens de l’Uniondes écrivains m’attendent, m’offrent une fleur, me conduisent aumilieu de la foule qui assiste à la messe, nous descendons unescalier derrière l’autel, et je me trouve devant un tombeau. Jecomprends que le saint doit être enterré là, mais avant de déposerla fleur, je veux savoir précisément à qui je rends hommage.

« Le saint patron des traducteurs », me répond-on.

Le saint patron des traducteurs ! Sur-le-champ mes yeux seremplissent de larmes.

Nous sommes le 9 octobre 2004, la ville s’appelle Oshakan, etl’Arménie est, à ma connaissance, le seul lieu au monde qui déclarefête nationale et célèbre en grand style le jour du saint patrondes traducteurs, saint Mesrob. Outre qu’il a inventé l’alphabetarménien (la langue existait déjà, mais seulement sous formeorale), il a consacré sa vie à transmettre dans sa languematernelle les textes les plus importants de son époque – quiétaient écrits en grec, en persan, ou en cyrillique. Lui et sesdisciples se sont consacrés à la tâche gigantesque de traduire laBible et les principaux classiques de la littérature de son temps.Dès lors, la culture du pays a acquis son identité propre, quis’est maintenue jusqu’à nos jours.

Le saint patron des traducteurs. Je tiens la fleur dans la main,je pense à toutes les personnes que je n’ai jamais rencontrées etque je n’aurai peut-être jamais l’occasion de connaître, mais quien ce moment ont mes livres en main, essayant de donner le meilleurd’elles-mêmes pour rendre fidèlement ce que j’ai voulu partageravec mes lecteurs. Mais je pense surtout à mon beau-père,Christiano Monteiro Oiticica, profession : traducteur. Aujourd’hui,en compagnie des anges et de saint Mesrob, il assiste à cettescène. Je me souviens de lui collé à sa vieille machine à écrire,se plaignant très souvent que son travail fût mal payé (ce qui estmalheureusement encore vrai de nos jours). Aussitôt après, ilexpliquait que la vraie raison pour laquelle il poursuivait cettetâche était son enthousiasme de partager un savoir qui, sans lestraducteurs, n’arriverait jamais jusqu’à son peuple.

Je fais une prière silencieuse pour lui, pour tous ceux qui onttraduit mes livres, et pour ceux qui m’ont permis de lire desœuvres auxquelles je n’aurais jamais eu accès, m’aidant ainsi –anonymement – à former ma vie et mon caractère. En sortant del’église, je vois des enfants dessinant l’alphabet, des sucreriesen forme de lettres, des fleurs, et encore des fleurs.

Quand l’homme a montré son arrogance, Dieu a détruit la tour deBabel et tous se sont mis à parler des langues différentes. Maisdans Son infinie bienveillance, Il a créé également une sorte degens qui allaient reconstruire ces ponts, permettre le dialogue etla diffusion de la pensée humaine. Cet homme (ou cette femme) dontnous nous donnons rarement la peine de connaître le nom quand nousouvrons un livre étranger : le traducteur.

Bouger, c’est vivre

Je suis à une fête de la Saint Jean, avec petites baraques, tirà l’arc, nourriture simple. La seule chose curieuse, c’est que,d’un certain angle de la rue aux maisons à deux étages, nouspouvons voir les édifices les plus hauts du monde, la fête paysannese passe en plein New York.

Soudain, un clown se met à imiter tous mes gestes. Les gensrient, et moi aussi je m’amuse. À la fin, je l’invite à prendre uncafé.

« Engagez-vous dans la vie », dit le clown. « Si vous êtesvivant, vous devez secouer les bras, sauter, faire du bruit, rireet parler aux gens, parce que la vie est exactement l’opposé de lamort.

« Mourir, c’est rester toujours dans la même position. Si vousêtes très calme, vous ne vivez pas. »

Le rat et les livres

Alors que j’étais interné à la maison de santé du Dr Eiras, jeme suis mis à avoir des crises de panique. Un jour, j’ai décidé deconsulter le psychiatre chargé de mon cas :

« Docteur, je suis sous l’emprise de la peur. Cela me retire lajoie de vivre.

– Ici, dans mon cabinet, il y a un petit rat qui mange meslivres », a dit le médecin. « Si ce rat me met au désespoir, il vase cacher et je ne ferai rien d’autre dans la vie que le chasser.Alors, je mets les livres les plus importants en lieu sûr, et je lelaisse en ronger quelques autres.

« Ainsi, il reste un petit rat, et il ne devient pas un monstre.Ayez peur de certaines choses, et concentrez toute votre peur surelles – et vous aurez du courage pour le reste. »

Chapitre 9Une place au paradis

Il y a des années, vivaient dans le Nordeste du Brésil un hommeet une femme très pauvres, dont le seul bien était une poule. Grâceaux œufs qu’elle pondait, ils parvenaient péniblement àsurvivre.

Mais voilà que, la veille de Noël, la poule mourut. Le mari, quin’avait que quelques centimes, bien insuffisants pour acheter de lanourriture pour le repas de ce soir-là, alla chercher de l’aideauprès du curé du village.

Pour toute aide, le prêtre déclara simplement :

« S’Il ferme une porte, Dieu ouvre une fenêtre. Vu que, avecvotre argent, vous n’aurez presque rien, allez au marché et achetezla première chose que l’on vous offrira. Je bénis cet achat et,comme Noël est le jour des miracles, quelque chose va se passer,qui va changer votre vie pour toujours. »

L’homme n’était pas certain que ce fût la meilleure solution, ilse rendit cependant au marché ; le voyant errer sans but, uncommerçant lui demanda ce qu’il cherchait.

« Je ne sais pas. J’ai très peu d’argent, et le curé m’a ditd’acheter la première chose que l’on m’offrirait. »

Le commerçant, bien que richissime, ne manquait jamais uneoccasion de faire du profit. Il s’empara immédiatement des piècesque tenait l’homme, griffonna quelques mots sur un bout de papieret le lui tendit.

« Le curé a eu raison ! Comme j’ai toujours été bon, en cejour de fête, je vous vends ma place au paradis ! Voici lecontrat ! »

L’homme prit le papier et s’éloigna, tandis que le commerçant sesentait très fier d’avoir fait encore une excellente affaire. Lesoir, alors qu’il se préparait pour le souper dans sa maisonremplie de domestiques, il raconta l’histoire à sa femme, ajoutantque c’était grâce à sa faculté de raisonner rapidement qu’il avaitréussi à devenir très riche.

« C’est une honte ! s’exclama la femme. Agir ainsi le jourde la naissance de Jésus ! Va chez cet homme et reprends cepapier, ou bien tu ne remettras pas les pieds ici ! »

Effrayé par la fureur de son épouse, le commerçant se résolut àlui obéir. Après qu’il eut beaucoup cherché, il trouva enfin lamaison de l’homme. Lorsqu’il entra, il vit le couple assis devantune table vide, le papier au milieu.

« Je suis venu jusqu’ici parce que j’ai commis une erreur,dit-il. Voici votre argent, rendez-moi ce que je vous ai vendu.

– Vous n’avez pas commis d’erreur, rétorqua le pauvre. J’aisuivi le conseil du prêtre, et je sais que ce papier est béni.

– Ce n’est qu’un bout de papier : personne ne peut vendre saplace au paradis ! Si vous le voulez, je vous en donne ledouble. »

Mais le pauvre ne voulait pas vendre, car il croyait auxmiracles. Petit à petit, le commerçant fit monter son offre, quiatteignit la somme de dix pièces d’or.

« Cela ne m’avancera pas, dit le pauvre. Je dois donner à mafemme une vie plus digne, et pour cela cent pièces d’or sontnécessaires. Voilà le miracle que j’attends en cette nuit de Noël.»

Désespéré, sachant que s’il s’attardait davantage, personne chezlui ne dînerait ni n’assisterait à la messe de minuit, lecommerçant paya finalement les cent pièces d’or et reprit le boutde papier. Pour le couple pauvre, le miracle s’était réalisé. Quantau commerçant, il avait fait ce que sa femme lui avait demandé.Mais l’épouse se mit à douter : n’avait-elle pas été trop dure avecson mari ?

Dès que fut terminée la messe de minuit, elle alla voir le curéet lui raconta l’histoire.

« Mon père, mon mari a rencontré un homme à qui vous aviezsuggéré d’acheter la première chose qui lui serait offerte. Voulantgagner de l’argent facile, il a écrit sur un papier qu’il vendait àl’autre sa place au paradis. J’ai dit à mon mari qu’il ne dîneraitpas chez nous ce soir s’il n’allait pas rechercher ce bout depapier, et finalement il a dû payer cent pièces d’or. Ai-jeexagéré ? Est-ce qu’une place au paradis a vraiment un telprix ?

– Premièrement, votre mari a su se montrer généreux en ce jourqui est le plus important pour les chrétiens. Deuxièmement, il aété l’instrument de Dieu pour la réalisation d’un miracle. Maispour répondre à votre question : quand il a vendu sa place au cielpour quelques centimes, elle ne les valait même pas, mais aprèsqu’il eut décidé de la racheter pour cent pièces d’or, uniquementpour faire plaisir à la femme qu’il aime, je peux vous assurerqu’elle vaut beaucoup plus que cela. »

(d’après un conte hassidique de David Mandel)

Chapitre 10De la gloire transitoire

SIC TRANSIT GLORIA MUNDI. Saint Paul définit ainsi la conditionhumaine dans l’une de ses épîtres : la gloire du monde esttransitoire. Et, même sachant cela, l’homme est toujours en quêtede reconnaissance pour son travail. Pourquoi ? L’un des plusgrands poètes brésiliens, Vinicius de Moraes, dit dans l’une de seschansons:

« Et cependant il faut chanter

Plus que jamais il faut chanter. »

Ces phrases de Vinicius de Moraes sont magnifiques. RappelantGertrud Stein, dans son poème « Une rose est une rose, c’est unerose », il dit simplement qu’il faut chanter. Il ne donne pasd’explications, il ne se justifie pas, il n’use pas de métaphores.Lorsque j’ai présenté ma candidature à l’Académie brésilienne desLettres, accomplissant le rituel qui consiste à entrer en contactavec ses membres, j’ai entendu l’académicien Josué Montello me direquelque chose de semblable : « Tout homme a le devoir de suivre laroute qui passe par son village. »

Pourquoi ? Qu’y a-t-il sur cette route ?

Quelle est cette force qui nous pousse loin du confort de ce quiest familier et nous fait affronter des défis, même si nous savonsque la gloire du monde est transitoire ?

Je crois que cette impulsion s’appelle la quête du sens de lavie.

Pendant des années, j’ai cherché dans les livres, dans l’art,dans la science, dans les chemins périlleux ou confortables que jeparcourais, une réponse définitive à cette question. J’en ai trouvébeaucoup ; certaines m’ont convaincu pour des années, d’autresn’ont pas résisté à un seul jour d’analyse, aucune cependant n’aété assez forte pour que je puisse dire maintenant : le sens de lavie, c’est cela.

Aujourd’hui, je suis convaincu que cette réponse ne nous serajamais confiée dans cette existence, même si à la fin, au moment oùnous serons de nouveau face au Créateur, nous comprenons toutes lesopportunités qui nous ont été offertes – et que nous avonsacceptées ou rejetées.

Dans un sermon de 1890, le pasteur Henry Drummond parle de cetterencontre avec le Créateur. Il dit :

« À ce moment, la grande question de l’être humain ne sera pas :“Comment ai-je vécu ?”

Elle sera : “Comment ai-je aimé ?”

L’épreuve finale de toute quête est la dimension de notre Amour.Il ne sera pas tenu compte de nos actes, de nos croyances, de nosréussites.

Nous n’aurons pas à payer pour cela, mais pour notre manièred’aimer notre prochain. Les erreurs que nous avons commises serontoubliées. Nous ne serons jamais jugés pour le mal que nous avonsfait, mais pour le bien que nous n’avons pas fait. Car garderl’Amour enfermé en soi, c’est aller à l’encontre de l’esprit deDieu, c’est la preuve que nous ne L’avons jamais rencontré, qu’Ilnous a aimé en vain. »

La gloire du monde est transitoire, et ce n’est pas elle quidonne sa dimension à notre vie, mais le choix que nous faisons desuivre notre légende personnelle, de croire en nos utopies et delutter pour elles. Nous sommes tous les protagonistes de notreexistence, et très souvent ce sont les héros anonymes qui laissentles marques les plus durables.

Une légende japonaise raconte qu’un moine, enthousiasmé par labeauté du livre chinois du Tao-Tö King, décida de lever des fondspour traduire et publier ces vers dans la langue de sa patrie. Ilmit dix ans à trouver la somme suffisante.

Cependant, la peste ravagea son pays, et le moine décidad’utiliser l’argent pour soulager la souffrance des malades. Maisdès que la situation fut redevenue normale, il se remit àéconomiser la somme nécessaire à la publication du Tao.

Dix ans passèrent encore et, alors qu’il se préparait à imprimerle livre, un raz-de-marée laissa des centaines de gens sans abri.Le moine dépensa de nouveau l’argent à la reconstruction de maisonspour ceux qui avaient tout perdu. Dix ans s’écoulèrent encore, ilse remit à rassembler l’argent, et enfin le peuple japonais putlire le Tao-Tö King.

Les sages disent que, en réalité, ce moine a fait trois éditionsdu Tao : deux invisibles, et une imprimée. Il a cru en son utopie,il a livré le bon combat, il a gardé la foi en son objectif, maisil est resté attentif à son semblable. Qu’il en soit ainsi de noustous : les livres invisibles, nés de la générosité envers notreprochain, sont parfois aussi importants que ceux qui occupent nosbibliothèques.

Chapitre 11Histoires d’apprentissage

Apprends à prendre soin de toi-même

« Pendant des années, j’ai cherché l’illumination, dit ledisciple. Je sens que j’approche et je veux savoir comment faire lepas suivant.

– Un homme qui sait chercher Dieu sait aussi prendre soin delui-même. Comment subviens-tu à tes besoins? demanda le maître.

– Ce n’est qu’un détail. J’ai des parents riches, qui m’aidentsur mon chemin spirituel. Ainsi, je peux me consacrer entièrementaux choses sacrées.

– Très bien, dit le maître. Alors je vais t’expliquer le passuivant : tu dois regarder le soleil pendant une demi-minute. »

Le disciple obéit.

Quand il eut fini, le maître lui demanda de décrire le paysageautour de lui.

« Je ne peux pas. L’éclat du soleil m’a ébloui.

– Un homme qui garde les yeux fixés sur le soleil finit aveugle.Un homme qui ne cherche que la Lumière et laisse aux autres lepoids de ses responsabilités ne trouve jamais ce qu’il cherche. »Tel fut le commentaire du maître.

Rendre le champ fertile

Le maître zen chargea le disciple de s’occuper de larizière.

La première année, le disciple veillait à ce que l’eaunécessaire ne manquât jamais ; le riz poussa vigoureusement,et la récolte fut bonne.

La deuxième année, il eut l’idée d’ajouter un peu defertilisant ; le riz poussa rapidement, et la récolte futencore meilleure.

La troisième année, il mit davantage de fertilisant. La récoltefut encore plus abondante, mais le riz apparut petit et sanséclat.

« Si tu continues à augmenter la quantité d’engrais, il n’auraplus aucune valeur l’année prochaine, dit le maître.

« Quand tu aides un peu quelqu’un, tu le rends fort. Mais si tul’aides trop, tu l’affaiblis. »

Le chemin du tigre

Un homme marchait dans la forêt quand il vit un renardestropié.

« Comment se nourrit-il ? », pensa-t-il.

À ce moment, un tigre s’approcha, une bête entre les dents. Ilassouvit sa faim et laissa les restes pour le renard.

« Si Dieu aide le renard, il m’aidera aussi », réfléchitl’homme. Il rentra chez lui, s’enferma, et attendit que les Cieuxlui donnent à manger.

Rien ne se passa. Alors qu’il était trop faible pour sortir ettravailler, un ange apparut.

« Pourquoi as-tu décidé d’imiter le renard estropié ?demanda l’ange. Lève-toi, prends tes outils, et suis le chemin dutigre ! »

Quelqu’un aurait su la différence

Un père emmenait ses deux garçons jouer au minigolf. À lacaisse, il demanda le prix de l’entrée.

« Cinq euros pour les adultes, trois pour les plus de six ans.Pour les moins de six ans, c’est gratuit.

– L’un a trois ans, l’autre sept. Je paie pour l’aîné.

– Vous êtes stupide, dit le caissier. Vous auriez pu économisertrois euros en disant que l’aîné avait moins de six ans ; jen’aurais jamais su la différence.

– Peut-être, mais les petits auraient su. Et le mauvais exempleserait gravé pour toujours. »

Le condamné à mort

Le groupe passa dans la rue : les soldats emmenaient un condamnéà la potence.

« Cet homme n’était bon à rien, déclara un disciple à Awas-elSalam. Une fois, je lui ai donné une pièce d’argent pour l’aider àsortir de la misère, et il n’a rien fait d’important.

– Il n’était peut-être bon à rien, mais il se peut quemaintenant il marche vers la potence à cause de toi. Il estpossible qu’il ait utilisé l’argent que tu lui as donné pouracheter un poignard qu’il a finalement utilisé pour commettre lecrime ; alors, toi aussi tu as du sang sur les mains. Au lieude chercher à le soutenir avec amour et tendresse, tu as préférélui donner l’aumône et te libérer de ton devoir.

Chapitre 12Un jour quelconque de 2006

Aujourd’hui il pleut beaucoup, et la température est proche de 3°C. J’ai décidé de marcher – je pense que si je ne marche pas tousles jours, je ne travaille pas bien – mais le vent est fort aussi,et je suis retourné à la voiture au bout de dix minutes. J’ai prisle journal dans la boîte aux lettres, rien d’important – exceptéles choses dont les journalistes ont décidé que nous devions lesconnaître, les suivre, prendre position à leur sujet.

Je vais lire sur l’ordinateur les messages électroniques.

Rien de nouveau, quelques décisions sans importance, que jeprends en peu de temps.

J’essaie un peu l’arc et la flèche, mais le vent continue desouffler, c’est impossible. J’ai déjà écrit mon livre bisannuel, LeZahir, et il a été publié. J’ai écrit les colonnes que je publiesur Internet. J’ai fait le bulletin de ma page sur le Web. Je mesuis fait faire un check-up de l’estomac, heureusement on n’adétecté aucune anomalie (on m’avait inquiété avec cette histoire detube qui entre par la bouche, mais ce n’est rien de terrible). Jesuis allé chez le dentiste. Les billets pour le prochain voyage enavion, qui tardaient, sont arrivés par courrier exprès. Il y a deschoses que je dois faire demain, et des choses que j’ai fini defaire hier, mais aujourd’hui…

Aujourd’hui je n’ai absolument rien sur quoi concentrer monattention.

Je suis effrayé : ne devrais-je pas faire quelque chose ?Bon, si je veux m’inventer du travail, ce n’est pas difficile – ona toujours des projets à développer, des lampes à remplacer, desfeuilles mortes à balayer, le rangement des livres, l’organisationdes archives de l’ordinateur, etc. Mais pourquoi ne pas envisagerle vide total ?

Je mets un bonnet, un vêtement chaud, un manteau imperméable –ainsi, je parviendrai à résister au froid les quatre ou cinq heuresà venir – et je sors dans le jardin. Je m’assieds sur l’herbemouillée, et je commence à faire mentalement la liste de ce qui mepasse par la tête :

A] Je suis inutile. Tout le monde en ce moment est occupé,travaillant dur.

Réponse : moi aussi je travaille dur, parfois douze heures parjour. Aujourd’hui, il se trouve que je n’ai rien à faire.

B] Je n’ai pas d’amis. Moi qui suis l’un des écrivains les pluscélèbres du monde, je suis seul ici, et le téléphone ne sonnepas.

Réponse : bien sûr, j’ai des amis. Mais ils savent respecter monbesoin d’isolement quand je suis dans mon vieux moulin àSaint-Martin, en France.

C] Je dois sortir pour acheter de la colle.

Oui, je viens de me rappeler qu’hier il manquait de la colle,pourquoi ne pas prendre la voiture et aller jusqu’à la ville laplus proche ? Et sur cette pensée, je m’arrête. Pourquoiest-il si difficile de rester comme je suis maintenant, à ne rienfaire ?

Une série de pensées me traverse l’esprit. Des amis quis’inquiètent pour des choses qui ne sont pas encore arrivées, desconnaissances qui savent remplir chaque minute de leur vie avec destâches qui me paraissent absurdes, des conversations qui n’ont pasde sens, de longs coups de téléphone pour ne rien dire d’important.Des chefs qui inventent du travail pour justifier leur fonction,des fonctionnaires qui ont peur parce qu’on ne leur a rien donnéd’important à faire ce jour-là et que cela peut signifier qu’ils nesont déjà plus utiles, des mères qui se torturent parce que lesenfants sont sortis, des étudiants qui se torturent pour leursétudes, leurs épreuves, leurs examens.

Je mène un long et difficile combat contre moi-même pour ne pasme lever et aller jusqu’à la papeterie acheter la colle qui manque.L’angoisse est immense, mais je suis décidé à rester ici, sans rienfaire, au moins quelques heures. Peu à peu, l’anxiété cède la placeà la contemplation, et je commence à écouter mon âme. Elle avaitune envie folle de causer avec moi, mais je suis tout le tempsoccupé.

Le vent continue de souffler très fort, je sais qu’il faitfroid, qu’il pleut, et que demain je devrai peut-être acheter de lacolle. Je ne fais rien, et je fais la chose la plus importante dansla vie d’un homme : j’écoute ce que j’avais besoin d’entendre demoi-même.

Chapitre 13Comme un fleuve qui coule

« Un fleuve ne passe jamais deux fois au même endroit », dit unphilosophe. « La vie est comme un fleuve », dit un autrephilosophe, et nous arrivons à la conclusion que cette métaphoreest ce qui se rapproche le plus de la signification de la vie. Parconséquent, il est bon de nous rappeler ceci toute l’année :

A] Nous sommes toujours devant la première fois. Pendant quenous nous déplaçons entre notre source (la naissance) et notredestination (la mort), les paysages changent sans cesse. Nousdevons envisager toutes les nouveautés avec joie et sans crainte –il est inutile de redouter ce qui ne peut être évité. Un fleuve necesse jamais de couler.

B] Dans une vallée, nous avançons plus lentement. Quand autourde nous tout est plus facile, les eaux se calment, et nous devenonsplus amples, plus larges, plus généreux.

C] Nos rives sont toujours fertiles. La végétation pousseseulement là où il y a de l’eau. Celui qui entre en contact avecnous doit comprendre que nous sommes là pour donner à boire à celuiqui a soif.

D] Les pierres doivent être contournées. Évidemment, l’eau estplus puissante que le granit, mais pour cela il faut du temps. Iln’avance à rien de nous laisser dominer par des obstacles plusforts que nous, ou de tenter de nous jeter contre eux ; nousdépenserions notre énergie inutilement. Mieux vaut comprendre où setrouve l’issue, et aller de l’avant.

E] Les dépressions nécessitent de la patience. Le fleuve entrebrusquement dans une sorte de trou et cesse de couler aussijoyeusement qu’auparavant. Alors, le seul moyen d’en sortir est decompter sur l’aide du temps. Quand arrive le bon moment, ladépression se remplit et l’eau peut poursuivre son cours. À laplace du trou laid et sans vie, se trouve maintenant un lac que lesautres peuvent contempler avec plaisir.

F] Nous sommes uniques. Nous naissons dans un lieu qui nousétait destiné, qui nous alimentera toujours suffisamment en eaupour que, face à des obstacles ou à des dépressions, nous trouvionsla patience ou la force nécessaires pour aller plus loin. Au début,notre cours est doux, fragile, même une simple feuille l’arrête.Cependant, comme nous respectons le mystère de la source qui nous aengendrés et que nous avons confiance en sa Sagesse éternelle, nousacquérons peu à peu tout ce qui nous est nécessaire pour parcourirnotre chemin.

G] Bien que nous soyons uniques, bientôt nous serons nombreux. Àmesure que nous avançons, les eaux d’autres sources nousrejoignent, car le chemin que nous suivons est le meilleur. Alorsnous ne sommes plus un, mais nombreux – et à un certain moment nousnous sentons perdus. Mais comme il est dit dans la Bible, « tousles fleuves coulent vers la mer ». Il est impossible de demeurerdans notre solitude, aussi romantique qu’elle puisse paraître.Quand nous acceptons l’inévitable rencontre avec d’autres sources,nous finissons par comprendre que cela nous renforce, nouscontournons les obstacles ou nous remplissons les dépressions bienplus rapidement, et bien plus facilement.

H] Nous sommes un moyen de transport. Pour des feuilles, desbateaux, des idées. Que nos eaux soient toujours généreuses, quenous puissions toujours emporter toutes les choses ou toutes lespersonnes qui ont besoin de notre aide.

I] Nous sommes une source d’inspiration. Alors, laissons à unpoète brésilien, Manuel Bandeira, les mots de la fin :

« Sois comme un fleuve qui coule

Silencieux dans la nuit.

Ne redoute pas les ténèbres de la nuit.

S’il y a des étoiles dans le ciel, réfléchis-les.

Et si le ciel s’encombre de nuages

Comme le fleuve, les nuages sont faits d’eau;

Réfléchis-les aussi sans tristesse

Dans les profondeurs tranquilles. »

Chapitre 14Au bout du tunnel noir

« Je n’ai vu qu’un tunnel. »

Dans le bar de Sibiu, en Transylvanie, Sorin me regarde au fonddes yeux. Il va un peu plus loin.

« J’ai vu un tunnel noir et un homme au bout, qui me faisait dessignes. »

J’attends. Nous avons tout le temps du monde et je me souviens,quand je me suis trouvé dans la même situation, que j’ai vu moiaussi un tunnel, seulement il menait à l’hôtel Glória, à Rio deJaneiro. J’ai regardé cet hôtel, m’attendant au pire, et j’ai pensé: « Ce n’est pas juste, je n’ai que 26 ans ! » Juste ou non,le 27 mai 1974 au petit matin, j’étais face à la mort, et je nepouvais voir ce qui se passait à côté de moi. Seulement le tunnelet l’hôtel. Mais mon histoire n’est pas le problème ; elle mepermet simplement de dire que je comprends parfaitement ce que meraconte Sorin dans ce bar perdu au milieu des montagnes desCarpates.

« J’ai vu seulement un tunnel noir, et un homme qui pointait unearme sur moi, m’ordonnant de descendre de la voiture. »

Le calvaire de Sorin Miscoci a commencé le 28 mars 2005, près deBagdad. Il avait été désigné pour y passer une semaine à la demanded’une station de télévision roumaine. Il a finalement été séquestrépendant 55 jours.

« Plus tard, après ma libération, les agents de sécuritéaméricains m’ont demandé combien de personnes se trouvaient là. «Une », leur ai-je dit. Ils ont ri et m’ont affirmé que ce n’étaitpas possible. C’est le psychologue qui m’a aidé, en m’expliquantque dans des situations comme celle-là, rien de ce qui est autourn’a d’importance. Vous voyez uniquement le foyer de la crise, cequi vous menace, et vous oubliez simplement tout le reste.

Sorin vient d’épouser Andrea, qui lui caresse la main. Nousvoyageons ensemble depuis trois jours, et nous continuerons encoreune semaine à travers les monts des Carpates. Je connaissais sonhistoire, mais j’ai attendu qu’il se trouve dans sa ville natalepour lui demander les détails. Cristina Topescu, une amie de longuedate, journaliste de la chaîne de télévision pour laquelletravaillait Sorin, est à notre table. Elle raconte qu’au moment oùle pays devait se mobiliser, les collègues ne se sont pasprécipités pour aller parler au président de la République,craignant de perdre leur emploi.

« Le pire, ce fut quand j’ai vu Sorin portant la combinaisonorange et le crâne rasé, sur une vidéo qui avait été remise àAl-Jazira (chaîne arabe basée au Qatar), dit Cristina. C’était unsigne que l’exécution ne devait pas tarder.

– Je n’ai demandé qu’une chose à Dieu : mourir d’une balle dansle cœur. J’avais déjà vu sur des vidéos des prisonniersdécapités ; j’ai demandé, j’ai imploré que l’on me fusille »,ajoute Sorin.

Andrea lui donne un baiser. Il sourit et demande si je veuxrester dans ce restaurant, ou si nous devons aller jusqu’à l’uniquekaraoké de Sibiu. Je préfère couper là la conversation, il vautmieux chanter ensemble. Notre groupe se lève, je tente de réglerl’addition, mais elle a été offerte par le restaurant en hommage auhéros du lieu, celui qui a survécu malgré tout.

Sur le chemin de la discothèque, je pense au tunnel noir : sansvouloir romancer une situation dramatique, je comprends que tout lemonde connaît ce phénomène. Quand nous sommes face à une menaceréelle, regarder autour est impossible, bien que ce soit lecomportement correct et le plus sûr. Nous ne pouvons pas voirclair, recourir à la logique, trouver les informations qui nousaideraient, nous et ceux qui veulent nous tirer de cette situation.En amour et à la guerre, nous sommes humains, grâce à Dieu.

Nous arrivons au karaoké, nous buvons encore un peu, nouschantons Elvis, Madonna, Ray Charles. Nous formons un groupeintéressant : Lacrima, qui a été abandonnée par sa mère quand elleavait deux mois. Leonardo, qui sort d’une dépression qui a durédeux ans. Cristina Topescu, qui a surmonté récemment des momentsdifficiles. Sorin avec ses 55 jours de captivité, et Andrea, qui afailli perdre la personne qu’elle aimait. Moi, avec mes cicatricessur le corps et dans l’âme.

Et pourtant nous buvons, nous chantons, nous fêtons la vie.Avoir des amis comme ceux-là me donne plus que de l’espoir ;cela me permet de comprendre que les vrais survivants ne serontjamais victimes de leurs bourreaux, car ils savent conserver cequ’il y a de plus important dans l’être humain : la joie.

Et là où il y a de la joie après la tragédie, il y aura toujoursun exemple à suivre.

Chapitre 15Le chemin du tir à l’arc

Il est important de répéter

Une action est une pensée qui se manifeste.

Un petit geste nous dénonce, de sorte que nous devons toutperfectionner, penser aux détails, apprendre la technique de tellemanière qu’elle devienne intuitive. L’intuition n’a rien à voiravec la routine, elle relève d’un état d’esprit qui est au-delà dela technique.

Ainsi, après avoir beaucoup pratiqué, nous ne pensons plus àtous les mouvements nécessaires : ils font désormais partie denotre existence. Mais pour cela, il faut nous entraîner,répéter.

Et comme si cela ne suffisait pas, il faut répéter et nousentraîner.

Observez un bon forgeron qui travaille l’acier. Pour l’œil malentraîné, il répète les mêmes coups de marteau.

Mais celui qui connaît l’importance de l’entraînement sait que,chaque fois qu’il soulève le marteau et le fait redescendre,l’intensité du coup est différente. La main répète le même geste,mais à mesure qu’elle s’approche du fer, elle comprend si elle doitle toucher plus durement ou plus délicatement.

Observez le moulin. Pour qui regarde ses ailes une seule fois,il semble tourner à la même vitesse, répétant toujours le mêmemouvement.

Mais celui qui connaît les moulins sait qu’ils sont soumis auvent et changent de direction chaque fois que c’est nécessaire.

La main du forgeron a été éduquée après qu’il a répété desmilliers de fois le geste de marteler. Les ailes du moulin peuventse mouvoir très vite après que le vent a beaucoup soufflé et queses engrenages ont été polis.

L’archer laisse beaucoup de flèches passer loin de son objectif,car il sait qu’il n’apprendra l’importance de l’arc, de laposition, de la corde et de la cible que lorsqu’il aura répété sesgestes des milliers de fois, sans craindre de se tromper.

Et puis vient le moment où il n’a plus besoin de penser à cequ’il est en train de faire. Dès lors, l’archer devient son arc, saflèche et sa cible.

Comment observer le vol de la flèche

La flèche est l’intention qui se projette dans l’espace.

Une fois qu’elle a été lancée, l’archer ne peut plus rien faire,si ce n’est accompagner son parcours vers la cible. À partir de cemoment, la tension nécessaire au tir n’a plus de raisond’exister.

Alors, l’archer garde les yeux fixés sur le vol de la flèche,mais son cœur est en paix et il sourit.

À ce moment, il s’est suffisamment entraîné, il est parvenu àdévelopper son instinct, il a gardé son élégance et saconcentration durant tout le processus du tir, il va sentir laprésence de l’univers et voir que son action était juste etdigne.

Grâce à la technique, ses deux mains sont prêtes, sa respirationprécise, ses yeux peuvent fixer la cible. Grâce à l’instinct, lemoment de tirer sera parfait.

Celui qui passerait près de là et verrait l’archer les brasécartés, ses yeux suivant la flèche, penserait qu’il est paralysé.Mais les alliés savent que l’esprit de celui qui a tiré est dansune autre dimension, qu’il est maintenant en contact avec toutl’univers : il continue à travailler, apprenant tout ce que ce tira apporté de positif, corrigeant les erreurs éventuelles, acceptantses qualités, attendant de voir comment la cible réagit quand elleest atteinte.

Lorsque l’archer tend la corde, il peut voir le monde entierdans son arc. Lorsqu’il accompagne le vol de la flèche, ce mondes’approche de lui, le caresse, et il a la sensation parfaite dudevoir accompli.

Aussitôt qu’il accomplit son devoir et transforme son intentionen geste, un guerrier de la lumière n’a plus rien à redouter : il afait ce qu’il avait à faire. Il ne s’est pas laissé paralyser parla peur – même si la flèche n’a pas atteint la cible, il aura uneautre occasion, car il ne s’est pas montré lâche.

Chapitre 16Accepter les paradoxes

« C’est curieux, se dit le guerrier de la lumière. J’airencontré tant de gens qui, à la première occasion, essaient demontrer le pire d’eux-mêmes. Ils dissimulent leur force intérieurederrière l’agressivité ; ils masquent leur peur de la solitudesous des dehors d’indépendance. Ils ne croient pas en leurscapacités, mais ils passent leur vie à proclamer leurs qualités auxquatre vents. »

Le guerrier lit des messages de ce genre chez nombre d’hommes etde femmes de sa connaissance. Il ne se laisse jamais tromper parles apparences, et il s’efforce de rester silencieux quand oncherche à l’impressionner. Mais il saisit l’occasion pour corrigerses défauts – vu que les autres sont toujours pour lui un bonmiroir.

Un guerrier profite de toutes les opportunités pour être sonpropre maître et accepter ses contradictions.

Patience versus Rapidité

Un guerrier de la lumière a besoin de patience et de rapidité enmême temps. Les deux plus graves erreurs stratégiques sont : agiravant l’heure, ou laisser passer l’occasion. Pour éviter cela, leguerrier traite chaque situation comme si elle était unique,n’applique ni formules, ni recettes, et se méfie de l’opinion desautres.

Le calife Mu‘awiya demanda à Omar ben al-Aas quel était lesecret de sa grande habileté politique.

Voici quelle fut sa réponse :

« Je ne me suis jamais engagé dans une affaire sans avoir aupréalable étudié la retraite ; d’autre part, je ne suis jamaisentré quelque part en voulant aussitôt sortir en courant. »

Pardon versus Acceptation

Un guerrier de la lumière ne souille jamais son cœur dusentiment de haine. Pour y parvenir, il lui faut pardonner.

Quand il marche vers le combat, il n’oublie pas les paroles duChrist : « Aimez vos ennemis. »

Et le guerrier obéit, mais en se rappelant toujours que leChrist n’a pas dit : «Que vos ennemis vous plaisent. »

L’acte du pardon ne l’oblige pas à tout accepter. Un guerrier nepeut pas baisser la tête, sinon il perd de vue l’horizon de sesrêves.

Repos versus Action

Entre deux combats, le guerrier se repose.

Il passe très souvent des journées sans rien faire, parce queson cœur l’exige.

Mais son intuition demeure en éveil. Il ne commet pas le péchécapital de la Paresse, car il sait où elle peut le conduire : à lasensation morne des dimanches après-midi, où le temps passe – etrien d’autre.

Le guerrier appelle cela la « paix du cimetière ». Il sesouvient d’un passage de l’Apocalypse : Je te maudis parce que tun’es ni froid ni bouillant. Que n’es-tu froid ou bouillant !Mais parce que tu es tiède, je vais te vomir de ma bouche.

Un guerrier se repose et rit. Mais il est toujours attentif etprêt pour l’action.

Ange versus Démon

Un guerrier sait qu’un ange et un démon se disputent la main quitient l’épée.

Le démon dit : « Tu vas faiblir. Tu ne vas pas savoir quel estle bon moment. Tu as peur. »

L’ange dit : « Tu vas faiblir. Tu ne vas pas savoir quel est lebon moment. Tu as peur. »

Le guerrier est surpris. Ils ont dit tous les deux la mêmechose.

Puis le démon continue : « Laisse-moi t’aider. »

Et l’ange dit : « Je t’aide. »

À ce moment, le guerrier comprend. Les mots sont les mêmes, maisles alliés sont différents.

Alors, il consacre sa victoire à Dieu. Et, avec la confiance desvaillants, il choisit la main de son ange.

Croire aux signes

Le guerrier de la lumière connaît l’importance de sonintuition.

En pleine bataille, il n’a pas le temps de penser aux coups del’ennemi, alors il use de son instinct et il obéit à son ange. Entemps de paix, il déchiffre les signes que Dieu lui envoie.

Les gens disent : « Il est fou. »

Ou alors : « Il vit dans un monde imaginaire. »

Ou encore : « Comment peut-il se fier à des choses qui n’ontaucune logique ? »

Mais le guerrier sait que l’intuition est l’alphabet de Dieu, etil continue d’écouter le vent et de parler aux étoiles.

Croire à l’amour

Pour le guerrier, il n’existe pas d’amour impossible. Il ne selaisse pas intimider par le silence, par l’indifférence, ou par lerejet. Il sait que derrière le masque de glace que portent les gensse trouve un cœur ardent.

Aussi le guerrier prend-il plus de risques que les autres. Ilcherche sans répit l’amour de quelqu’un – même si cela signifieentendre souvent le mot « non », rentrer chez soi vaincu, se sentirrejeté corps et âme.

Un guerrier ne se laisse pas effrayer quand il cherche ce dontil a besoin. Sans amour, il n’est rien.

Croire à la négociation

Un guerrier de la lumière ne peut pas toujours choisir son champde bataille. Il est quelquefois entraîné malgré lui dans descombats qu’il ne désirait pas mener ; mais il n’avance à riende fuir, car ces combats le suivront.

Alors, au moment où le conflit est quasi inévitable, le guerrierconverse avec son adversaire. Sans manifester de peur ou delâcheté, il cherche à savoir pourquoi l’autre veut la lutte ;pour quelles raisons il a quitté son village et l’a provoqué enduel. Sans dégainer son épée, le guerrier le convainc que ce combatn’est pas le sien.

Un guerrier de la lumière écoute ce que son adversaire a à luidire. Et il ne lutte que si c’est nécessaire.

Mais s’il n’a pas d’autre solution, il ne pense pas à lavictoire ou à la défaite : il mène le combat jusqu’au bout.

Croire à la persévérance

Le guerrier de la lumière n’oublie jamais le vieux dicton : lebon chevreau ne rugit pas.

Les injustices arrivent. Il se voit aussi brutalement impliquédans des situations qu’il ne méritait pas, à des moments où iln’est pas en condition de se défendre.

Dans ces moments-là, il reste silencieux. Il ne dépense pas sonénergie en vaines paroles ; mieux vaut qu’il garde ses forcespour résister, être patient, et ne pas oublier que Quelqu’un leregarde. Quelqu’un qui a vu la souffrance injuste et ne s’ensatisfait pas.

Ce Quelqu’un donne au guerrier ce dont il a le plus besoin : dutemps. Tôt ou tard, tout recommencera à conspirer en sa faveur.

Un guerrier de la lumière est sage. Il ne commente pas sesdéfaites.

Croire à sa Légende Personnelle

Un guerrier de la lumière assume entièrement sa LégendePersonnelle – sa raison de vivre. Ses compagnons commentent : « Safoi est admirable ! »

Le guerrier est fier un bref instant, mais aussitôt il a hontede ce qu’il a entendu, car il n’éprouve pas la foi qu’ilmanifeste.

À ce moment, son ange lui murmure : «Tu es seulement uninstrument de la lumière. Tu n’as aucune raison de t’enorgueillir,ni de te sentir coupable ; il n’y a de motif que d’accomplirton destin.

Et le guerrier de la lumière, conscient d’être un instrument, sesent plus tranquille et plus sûr de lui.

Chapitre 17Encore des histoires d’amis et d’inconnus

La Hollandaise au club

En 1982, j’avais beau avoir un bon emploi dans une maison dedisques et gagner beaucoup d’argent grâce à des textes de chansons,je me sentais profondément malheureux. Pire encore : comme la vieétait généreuse avec moi, je me sentais coupable. J’ai donc décidéde tout laisser et de courir le monde, jusqu’à ce que je trouve unsens à l’existence.

Au cours de ces aventures, j’ai vécu un certain temps enHollande, à Amsterdam, qui était le symbole de la liberté totaledans tous les sens. J’y fréquentais le Kosmos – une sorte de cluboù se réunissaient les personnes avec qui j’avais desaffinités.

Un soir, une Hollandaise m’a demandé comment était leBrésil.

J’ai commencé à parler de nos problèmes : la dure répression durégime militaire, les inégalités sociales, la misère, laviolence.

« Mais toi, tu vis dans le meilleur endroit de la Terre.Qu’est-ce que cela fait de se réveiller tous les jours auparadis ? »

La Hollandaise s’est tue un long moment. Puis elle a répondu:

« C’est horrible. Ici tout va très bien, il n’y a plus aucundéfi, aucune émotion. Si seulement j’avais tes problèmes – j’auraisde nouveau la sensation de faire partie de l’humanité. »

Avec les yeux de l’âme

L’écrivain argentin Jorge Luis Borges, déjà âgé de 80 ans, allavisiter le Mexique. Son éditeur me raconte que, après plusieursjours de causeries, de conférences et d’hommages, Borges réclama unaprès-midi libre pour aller voir les pyramides aztèques auYucatán.

L’éditeur expliqua qu’il s’agissait d’un voyage très fatigant,qu’il fallait prendre un taxi, un avion et une jeep. Borges ne selaissa pas convaincre, et l’on finit par tout arranger pour qu’ilse rendît à Uxmal.

Il arriva à la tombée de la nuit, après une journée épuisante.Il s’assit face à une pyramide du Xe siècle, et demeura une heuresans rien dire. À la fin, il se leva et remercia sesaccompagnateurs : « Merci pour cet après-midi et pour ce paysageinoubliable. »

Nous le savons, Borges était aveugle. Mais cela n’a pas empêchéque son âme comprît ce qui se trouvait autour de lui.

Une chapelle dans les Pyrénées

Peu après le lancement de L’Alchimiste, je dus passer quelquetemps hors du Brésil. Mais comme le livre venait de sortir et quemon éditeur de l’époque ne se montrait pas très enthousiaste,j’étais très préoccupé par ce qui se passait dans mon pays.

Un beau jour, dans les Pyrénées, je trouvai dans une chapelle untexte gravé dans un mur. J’eus la certitude que ce message étaitfait pour moi, le copiai dans mon carnet de voyage, et me mis àrépéter ces phrases tous les matins. Peu à peu, la paix de l’espritme revint, et je pus enfin profiter du voyage.

Voici ce qui était écrit dans la petite chapelle :

« Si tu étais vraiment un enfant, un enfant authentique, au lieude te préoccuper de ce que tu ne peux pas faire, tu contempleraisla Création en silence. Et tu t’habituerais à regarder calmement lemonde, la nature, l’histoire et le ciel.

« Si tu étais vraiment un enfant, tu chanterais en ce momentl’Alléluia pour tout ce qui est devant toi. Alors, libéré destensions, des peurs et des questions inutiles, tu mettrais ce tempsà profit pour attendre, curieux et patient, le résultat des chosesdans lesquelles tu as tellement investi ton amour. » (CarlosCaretto, ermite italien).

Dans un marché à Rio

Un prêtre de l’église de Copacabana attendait patiemment sontour pour acheter de la viande au supermarché, quand une femmetenta de resquiller.

Commença alors un festival d’agressions verbales de la part desautres clients, auxquelles la femme répondait avec une égalevéhémence.

Alors que le climat était insupportable, quelqu’un cria :

« Allons, madame, Dieu t’aime. »

« Ce fut impressionnant, raconte le prêtre. À un moment où tousne pensaient qu’à la haine, quelqu’un a parlé d’amour.Immédiatement, l’agitation a disparu par enchantement. La femme arepris sa place dans la file, et les clients se sont excusésd’avoir réagi aussi agressivement. »

Il n’est jamais trop tard

Joyce est une photographe australienne, spécialisée dans la viesauvage.

« A 60 ans, j’ai pensé que la vie était finie pour moi »,raconte-t-elle. « Mes enfants étaient grands, et mes petits-enfantsne m’accordaient plus d’importance. Un jour, j’ai décidéd’accompagner mon fils dans un voyage dans le désert au centre del’Australie. Nous campions et, comme il n’y avait rien à faire, nipersonne à proximité, j’ai décidé de me saouler pour la premièrefois de ma vie. Après le deuxième verre, j’ai pris une caméra vidéoet j’ai commencé à filmer. J’ai filmé le ciel, la tente, tout cedont j’avais envie. Mais j’étais tellement ivre que je suis tombéeavec la caméra. Je suis restée là quelques instants, et j’aidistingué un rang de fourmis qui marchait à côté de moi. C’étaitcomme si je pouvais entendre leurs pas, comme si elles faisaientpartie d’un monde que je n’avais jamais vu. J’ai filmé les fourmisen marche, et j’ai découvert ma vocation. »

Quand nous avons conversé, il y a quelques années, Joyce avait71 ans.

Chapitre 18Les secrets de la cave

Une fois par an, je me rends à l’abbaye bénédictine de Melk, enAutriche, pour participer aux Rencontres de Waldzell – uneinitiative de Gundula Schatz et Andreas Salcher. En ce lieu, duranttoute une fin de semaine, je prends part à une sorte de retraiteavec des prix Nobel, des scientifiques, des journalistes, unevingtaine de jeunes, et quelques invités. Nous cuisinons, nous nouspromenons dans les jardins de l’ensemble monumental (qui a inspiréà Umberto Eco Le Nom de la Rose) et nous parlons de façoninformelle du présent et de l’avenir de notre civilisation. Leshommes dorment dans le cloître du monastère, et les femmes sonthébergées dans des hôtels des environs.

La rencontre de 2005 contenait tout ce qui se pouvait espérer,surtout des discussions passionnées, avec des moments de joie et deconfrontation. Presque tous les invités sont retournés dans leurspays respectifs le dimanche soir ; mais comme le lendemain lesorganisateurs et moi allions participer à l’inauguration de lapartie autrichienne du Chemin de Saint-Jacques et devions passer lanuit dans l’abbaye, le père Martin nous a invités à dîner dans son« lieu secret ».

Nous sommes descendus, tout excités, jusqu’aux souterrains duvieil édifice. Une porte ancienne s’est ouverte, et nous noussommes trouvés dans une gigantesque salle, dans laquelle il y avaittout – ou pratiquement tout – ce qui avait été accumulé au long dessiècles, et que Martin se refusait à jeter. De vieilles machines àécrire, des skis, des casques de la Seconde Guerre mondiale, desoutils d’autrefois, des livres qui ne sont plus en circulation, et…des bouteilles de vin ! Des dizaines, des centaines, debouteilles de vins recouvertes de poussière, parmi lesquelles, àmesure que le dîner se déroulait, l’abbé Burkhard, qui nousaccompagnait, choisissait ce qu’il y avait de meilleur. Jeconsidère Burkhard comme l’un de mes mentors en matière despiritualité, bien que nous n’ayons jamais échangé plus de deuxphrases (il ne parle qu’allemand). Ses yeux expriment la bonté, sonsourire manifeste une immense compassion. Je me souviens qu’unjour, chargé de me présenter dans une conférence, il a choisi, à lasurprise générale, une citation de mon livre Onze Minutes (quitraite de sexe et de prostitution).

Tout en mangeant, j’avais pleinement conscience d’être en trainde vivre un moment unique, dans un lieu unique. Soudain, j’aiconstaté quelque chose de très important : tous ces objets dans lacave étaient rangés, avaient un sens, faisaient partie du passé,mais complétaient l’histoire du présent.

Et je me suis demandé ce qui, dans mon passé, est rangé, maisque je n’utilise plus.

Mes expériences font partie de mon quotidien, elles ne sont pasà la cave, mais continuent à agir et à m’aider. Alors, parlerd’expérience, ce serait une mauvaise idée. Quelle serait la bonneréponse ?

Mes erreurs.

Oui. Regardant la cave de l’abbaye de Melk, comprenant que l’onne doit pas se débarrasser de tout ce qui n’a plus d’usage, j’aicompris que dans la cave de mon âme se trouvaient mes erreurs. Unjour, elles m’ont aidé à trouver le chemin, mais à présent que j’enai pris conscience, elles n’ont plus aucune utilité. Cependant,elles doivent m’accompagner, pour que je n’oublie pas qu’à caused’elles j’ai glissé, je suis tombé, et que c’est à peine si j’ai eula force de me relever.

Cette nuit-là, en regagnant ma cellule dans le cloître, j’aifait une liste. Voici deux exemples :

A] L’arrogance de la jeunesse. Chaque fois que je me suisrebellé, je cherchais un nouveau chemin, et c’était positif. Maischaque fois que je me suis montré arrogant, pensant que les aînésne savaient rien, il y a beaucoup de choses que je n’ai pasapprises.

B] L’oubli des amis. J’ai eu souvent des hauts et des bas. Maislors de mon premier « haut », j’ai cru que j’avais changé de vie etj’ai décidé de m’entourer de gens nouveaux. Bien sûr, dans la chutequi a suivi, les derniers arrivants ont disparu, et je ne pouvaisplus recourir à mes anciens compagnons. Depuis lors, je m’efforcede conserver l’amitié comme quelque chose qui ne change pas avec letemps.

La liste est immense, mais l’espace de l’article est limité.Cependant, bien que mes erreurs m’aient déjà enseigné tout ce qu’ilme fallait apprendre d’elles, il est important qu’elles demeurentdans la cave de mon âme. Ainsi, quand de temps en temps jedescendrai y chercher le vin de la sagesse, je pourrai lescontempler, accepter qu’elles font partie de mon histoire, qu’ellesse trouvent dans les fondations de ma personnalité d’aujourd’hui,et que je dois les porter en moi – aussi bien rangées (ou résolues)soient-elles.

Sinon, je cours le risque de tout répéter de nouveau.

Dans la retraite du cœur

Quelques jours après avoir écrit le texte qui précède et l’avoirenvoyé en Autriche, j’ai reçu une lettre de l’abbé Dr BurkhardEllegast, OSB. Voici une partie de ses réflexions :

« Il nous arrive très souvent de nous demander : comment celanous est-il arrivé ? Soudain, je me suis vu entouré de gensqui étaient prêts à réfléchir sur le sens de la vie. Qu’aurais-jepu dire à ces personnes, s’il ne m’est rien arrivé d’autre dansl’existence qu’entrer dans un couvent encore jeune, et plus tardêtre chargé de diriger cette abbaye pendant 26 ans ?

« Je pense que les gens me regardaient comme si j’avais uneréponse pour tout. Mais j’ai décidé simplement de parler un peu demoi. De dire que ma foi est capable de me maintenir en vie, avecl’enthousiasme d’aller de l’avant malgré des moments de pessimisme.Alors j’ai expliqué ma devise : si je fais un faux pas et que jesuis entraîné au fond, cela ne se passera jamais d’une manièrediscrète. Tout le monde me verra crier, donner des coups de pied,agiter des drapeaux, ainsi pourrai-je alerter ceux quiviendront.

« À cause de cette devise, je sais que j’entraîneraidifficilement d’autres personnes avec moi dans mes erreurs, parconséquent je parviens à dominer ma peur et je me risque à mener mabarque dans des eaux inconnues. Je sais, bien sûr, que si jecommence à me noyer malgré le bruit que je ferai, je pourrai encorelever la main et prier Dieu de venir à mon secours ! Je seraitrès certainement entendu, et un nouveau chemin s’ouvrira.

« Dans son article, Paulo Coelho déclare qu’il a été surpris deconstater que je le présentais en me servant d’un texte de sonlivre Onze Minutes. Je rapportais un passage du journal dupersonnage principal, dans lequel elle raconte l’histoire d’un beloiseau qui lui rendait souvent visite. Elle l’admirait tellementqu’un jour, elle décida de l’enfermer dans une cage pour avoirtoujours auprès d’elle sa beauté et son chant. Les jours passant,elle s’habitua à sa nouvelle compagnie, et elle perditl’éblouissement qu’était l’attente de cette âme libre qui luirendait visite de temps en temps, sans aucune contrainte. Quant àl’oiseau, ne pouvant chanter en captivité, il finit par mourir.Alors seulement elle comprit que l’amour avait besoin de libertépour exprimer tout son charme – bien que la liberté supposât desrisques.

« Nous avons tendance à rechercher la prison car nous sommeshabitués à voir dans la liberté quelque chose qui n’a pas defrontières et n’engage pas de responsabilités. C’est pourquoi nousfinissons également par essayer de réduire en esclavage tous ceuxque nous aimons – comme si l’égoïsme était la seule façon demaintenir notre monde en équilibre. L’amour ne limite pas, ilélargit notre horizon. Nous pouvons voir clairement ce qui estdehors, et nous nous pouvons voir encore plus clairement les lieuxobscurs de notre cœur.

« Bien que je ne parle pas anglais, je comprenais tout ce quedisaient les yeux et les gestes de Coelho. Je me rappelle le momentoù il m’a demandé, par l’intermédiaire de l’une des personnesprésentes, ce qu’il devait faire maintenant. J’ai alors répondu :“Continuez à chercher.

« “Et quand vous aurez trouvé, continuez pourtant à chercherencore, avec enthousiasme et curiosité. Malgré les erreurs quiseront éventuellement commises, l’amour est le plus fort, laissezl’oiseau voler en liberté, et non seulement chaque pas sera unmouvement en avant, mais il contiendra en soi tout un nouveauchemin.” »

Chapitre 19Je ne suis pas heureux

Au cours d’une interview, j’entends très fréquemment lecommentaire suivant :

« …Et maintenant que vous êtes un homme heureux… »

Ce qui provoque ma réaction immédiate :

« Ai-je dit que j’étais heureux ? »

Je ne suis pas heureux, et la quête du bonheur comme objectifprincipal ne fait pas partie de mon univers. Évidemment, depuis quej’ai une certaine notion des choses, je fais ce que j’aimeraisfaire. C’est pourquoi j’ai été interné trois fois dans un hôpitalpsychiatrique, passé quelques jours terribles dans les sous-sols dela dictature militaire au Brésil, perdu des amis et des copinespour en retrouver aussi rapidement. J’ai pris des chemins quej’éviterais peut-être si aujourd’hui je pouvais revenir en arrière,mais quelque chose me poussait toujours en avant, et il est certainque ce n’était pas la quête du bonheur. Ce qui m’intéresse dans lavie, c’est la curiosité, les défis, le bon combat avec sesvictoires et ses défaites. Je porte beaucoup de cicatrices, maisj’ai vécu aussi des moments qui ne seraient jamais arrivés si jen’avais pas osé dépasser mes limites. J’affronte mes peurs et mesmoments de solitude, et je pense qu’une personne heureuse neconnaît jamais cela.

Mais cela n’a aucune importance : je suis content. Et la joien’est pas exactement synonyme de bonheur ; celui-ci pour moiressemble davantage à un morne après-midi de dimanche, dans lequeln’existe aucun défi, mais seulement le repos qui à certaines heuresdevient ennui, les mêmes programmes de télévision à la fin de lasoirée, la perspective du lundi qui attend avec sa routine.

J’explique tout cela parce que j’ai été surpris par un granddossier dans l’un des magazines américains les plus réputés, quiconsacre généralement sa couverture à des sujets politiques. Lethème en était : « La science du bonheur : est-il dans votresystème génétique ? » Hormis les choses habituelles (tableauxdes pays où l’on est plus ou moins heureux, études sociologiquessur l’homme cherchant un sens à sa vie, huit étapes pour trouverl’harmonie), l’article présentait quelques observationsintéressantes, qui m’ont fait voir pour la première fois que mesopinions étaient partagées par d’autres :

A] Les pays où le revenu est inférieur à 10 000 dollars par ansont des pays dans lesquels la majorité des gens sont malheureux.Cependant, on découvre qu’à partir de ce niveau, la différencemonétaire n’a plus tellement d’importance. Une étude scientifiqueréalisée auprès des 400 personnes les plus riches des États-Unismontre qu’elles sont seulement légèrement plus heureuses que cellesqui gagnent 20 000 dollars. Conséquence logique : il est évidentque la pauvreté est inacceptable, mais la pertinence du vieuxdicton « l’argent ne fait pas le bonheur » est prouvée dans deslaboratoires.

B] Le bonheur n’est qu’une ruse de plus que notre systèmegénétique nous impose pour accomplir son unique rôle : la survie del’espèce. Ainsi, pour nous forcer à manger ou faire l’amour, est-ilnécessaire d’associer un élément appelé « plaisir ».

C] Les gens ont beau se dire heureux, personne n’est satisfait :il faut toujours tomber amoureux de la femme la plus belle, acheterune maison plus grande, changer de voiture, désirer ce que l’on n’apas. Cela aussi est une manifestation subtile de l’instinct desurvie : au moment où les gens se sentiront pleinement heureux,plus personne n’osera se comporter différemment, et le mondecessera d’évoluer.

D] Par conséquent, aussi bien sur le plan physique (manger,faire l’amour) que sur le plan émotionnel (désirer toujours ce quel’on n’a pas), l’évolution de l’être humain a dicté une règleimportante et fondamentale : le bonheur ne peut pas durer. Il seratoujours fait de moments, pour que nous ne puissions jamais nousmettre à l’aise dans un fauteuil et simplement contempler lemonde.

Conclusion : mieux vaut oublier cette idée de quête du bonheur àtout prix, et aller chercher des choses plus intéressantes, commeles mers inconnues, les personnes étrangères, les penséesprovocatrices, les expériences risquées. Seulement de cette manièrenous vivrons totalement notre condition humaine, contribuant à unecivilisation plus harmonieuse et plus en paix avec les autrescultures. Bien sûr, tout a un prix, mais cela vaut la peine depayer.

Chapitre 20L’homme qui suivait ses rêves

Je suis né à la maison de santé Saint-Joseph, à Rio de Janeiro.Comme l’accouchement avait été assez compliqué, ma mère m’aconsacré à ce saint, le priant de m’aider à vivre. Joseph estdevenu pour moi une référence dans la vie et, depuis 1987, l’annéequi suivit mon pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, je donnele 19 mars une fête en son honneur. J’invite des amis, des genstravailleurs et honnêtes, et avant le dîner, nous prions pour tousceux qui s’efforcent de faire ce qu’ils font avec dignité. Nousprions aussi pour ceux qui sont au chômage, sans aucuneperspective.

Dans la petite introduction que je fais avant la prière, j’aicoutume de rappeler que si le mot « rêve » apparaît cinq fois dansle Nouveau Testament, quatre occurrences font référence à Joseph,le charpentier. Dans tous ces cas, il est convaincu par un ange defaire exactement le contraire de ce qu’il avait projeté.

L’ange exige qu’il n’abandonne pas sa femme, même si elle estenceinte. Il pourrait dire des choses du genre : « Que vont penserles voisins ? » Mais il rentre chez lui, et il croit en laparole révélée.

L’ange l’envoie en Égypte. Il pourrait répondre : « Mais je suisdéjà établi ici comme charpentier, j’ai ma clientèle, je ne peuxpas tout laisser tomber maintenant ! » Pourtant, il range sesaffaires, et il part vers l’inconnu.

L’ange lui demande de revenir d’Égypte. Alors Joseph pourraitpenser : « Maintenant que j’ai réussi à stabiliser de nouveau mavie et que j’ai une famille à nourrir ? »

Contrairement à ce que veut le sens commun, Joseph suit sesrêves. Il sait qu’il a un destin à accomplir, le destin de tous leshommes ou presque sur cette planète : protéger et nourrir safamille. Comme des millions de Joseph anonymes, il cherche às’acquitter de sa tâche, même s’il doit faire des choses quidépassent sa compréhension.

Plus tard, sa femme ainsi que l’un de ses fils deviennent lesgrandes références du christianisme. Le troisième pilier de lafamille, l’ouvrier, on ne pense à lui que dans les crèches de find’année, ou si l’on a pour lui une dévotion particulière, ce quiest mon cas, comme c’est le cas de Leonardo Boff, pour qui j’aiécrit la préface d’un livre sur le charpentier.

Je reproduis une partie d’un texte de l’écrivain Carlos HeitorCony (j’espère qu’il est vraiment de lui, car je l’ai découvert surInternet!) :

« On s’étonne fréquemment que, me déclarant agnostique,n’acceptant pas l’idée d’un Dieu philosophique, moral ou religieux,je vénère quelques saints de notre calendrier traditionnel. Dieuest un concept ou une entité trop lointaine pour mes moyens et mêmepour mes besoins. Les saints, parce qu’ils furent terrestres, faitsde la même argile que moi, méritent plus que mon admiration. Ilsméritent ma dévotion.

« Saint Joseph est l’un d’eux. Les Évangiles ne mentionnent pasun seul mot de lui, seulement des gestes, et une référenceexplicite : vir justus. Un homme juste. Comme il s’agissait d’uncharpentier et non d’un juge, on en déduit que Joseph étaitpar-dessus tout un bon. Bon charpentier, bon époux, bon père d’ungamin qui allait diviser l’histoire du monde. »

Belles paroles de Cony. Et moi, très souvent, je lis desaberrations du genre : « Jésus est allé en Inde apprendre avec lesmaîtres de l’Himalaya. »

Pour moi, tout homme peut transformer en une mission sacréecelle que lui donne la vie, et Jésus apprit tandis que Joseph,l’homme juste, lui enseignait la fabrication des tables, deschaises, des lits.

Je me plais à imaginer que la table sur laquelle le Christconsacra le pain et le vin avait été fabriquée par Joseph – il yavait là la main d’un charpentier anonyme, qui gagnait sa vie à lasueur de son front et, justement pour cette raison, permettait queles miracles se manifestent.

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Tags: Paulo Coelho