HIPPIAS de Platon

HIPPIAS.
Ce serait un procédé bien étrange, Socrate, si je
refusais de les entendre. Quelles sont-elles? Parle.

SOCRATE.

Je vais te le dire, toujours sous le nom de celui dont je
fais ici le personnage, pour ne pas me servir vis-à-vis de
toi des expressions dures et choquantes qu’il ne
m’épargnera pas; car voici, je te le garantis, ce qu’il me
dira: Parle, Socrate. Penses-tu que j’aurais si grand tort
de te battre, après que tu m’as chanté, avec si peu de
sens, un dithyrambe qui n’a aucun rapport à ma
question? Comment cela? lui répondrai-je. Comment,
dira-t-il, tu n’as seulement pas l’esprit de te souvenir que
je te demande quel est ce beau qui embellit toutes
les choses où il se trouve, pierre, bois, homme, dieu,
toute espèce d’action et de science? Car tel est, Socrate,
le beau dont je te demande la définition; et je ne puis
pas plus me faire entendre que si j’avais affaire à une
pierre, et encore une pierre de meule, et que tu n’eusses
ni oreilles ni cervelle. Ne te fâcherais-tu point, Hippias,
si, épouvanté de ce discours, je répondais: C’est Hippias
qui m’a dit que le beau était cela? je l’interrogeais
cependant comme tu m’interroges ici sur ce qui est beau
pour tout le monde et toujours. Qu’en dis-tu? Ne te
fâcheras-tu pas, si je lui parle ainsi?

HIPPIAS.
Je suis bien sûr, Socrate, que le beau est et paraîtra à
tout le monde tel que je t’ai dit.

SOCRATE.
Le sera-t-il aussi? reprendra cet homme. Car le beau,
c’est-à-dire le vrai beau, l’est dans tous les temps.

HIPPIAS.

Sans doute.

SOCRATE.
Ne l’était-il pas? dira-t-il encore.

HIPPIAS.
Oui, il l’était.

SOCRATE.
L’étranger d’Élis, poursuivra-t-il, t’a-t-il dit qu’il fût beau à
Achille d’être enseveli après ses ancêtres, comme à son
aïeul Éaque, aux autres enfants des dieux et aux
dieux eux-mêmes?

HIPPIAS.
Qu’est-ce que cet homme-là? Envoie-le au gibet. Voilà
des questions, Socrate, qui sentent fort l’impiété.

SOCRATE.
Mais quoi, lorsqu’on nous fait de pareilles questions,
n’est-il pas tout-à-fait impie d’y répondre
affirmativement?

HIPPIAS.
Peut-être.

SOCRATE.
Peut-être donc es-tu cet impie, me dira-t-il, toi qui
soutiens qu’il est beau en tout temps et pour tout le
monde, d’être enseveli par ses descendants, et de rendre
les mêmes devoirs à ses ancêtres. Hercule et les autres

qu’on vient de nommer ne font-ils pas partie de tout le
monde?

HIPPIAS.
Je n’ai pas prétendu parler ainsi pour les dieux.

  SOCRATE.

Ni pour les héros apparemment?

HIPPIAS.
Non, du moins pour ceux qui sont enfants des dieux.

SOCRATE.
Mais pour ceux qui ne le sont pas?

HIPPIAS.
Oui, pour ceux-là.

SOCRATE.
Ainsi, à ton compte, c’eût été, ce semble, une chose
affreuse, impie et laide pour les héros tels que Tantale,
Dardanus et Zethus; et pour Pélops et les autres nés de
mortels comme lui, ce serait une belle chose?

HIPPIAS.
C’est là mon avis.

SOCRATE.
Tu penses donc, répliquera-t-il, ce que tu ne disais pas
tout-à-l’heure, qu’être enseveli par ses descendants
après avoir rendu le même devoir à ses ancêtres, est une

chose qui en certaines rencontres et pour quelques
uns n’est pas du tout belle; et que même il semble
impossible qu’elle devienne jamais et soit belle pour tout
le monde; en sorte que ce prétendu beau est sujet aux
mêmes inconvénients que les précédents, la fille et la
marmite; et qu’il est même plus ridiculement encore
beau pour les uns, et laid pour les autres. Quoi donc,
Socrate, poursuivra-t-il, ne pourras-tu, ni aujourd’hui ni
jamais, satisfaire à ma question, et me dire ce que c’est
que le beau? Tels sont à-peu-près les reproches qu’il me
fera, et à juste titre, si je lui réponds comme tu veux.
Voilà pour l’ordinaire, Hippias, de quelle manière
il converse avec moi. Quelquefois cependant, comme s’il
avait compassion de mon ignorance et de mon
incapacité, il me suggère en quelque sorte ce que je dois
dire, et me demande si telle chose ne me paraît pas être
le beau. Il en use de même par rapport à tout autre sujet
sur lequel il m’interroge, et qui fait la matière de
l’entretien.

HIPPIAS.
Que veux-tu dire par là, Socrate?

SOCRATE.
Je vais te l’expliquer. Mon pauvre Socrate, me dit-il,
laisse là toutes ces réponses et autres semblables; elles
sont trop ineptes, et trop aisées à réfuter. Vois plutôt
si le beau ne serait point ce que nous avons touché
précédemment, lorsque nous avons dit que l’or est beau
pour les choses auxquelles il convient, et laid pour celles
auxquelles il ne convient pas; qu’il en est de même pour

tout le reste où cette convenance se trouve. Examine
donc le convenable en lui-même et dans sa nature, pour
voir s’il ne serait point le beau que nous cherchons.
Ma coutume est de me rendre à son avis, lorsqu’il me
propose de pareilles choses, car je n’ai rien à lui
opposer. Mais toi, penses-tu que le convenable est le
beau?

HIPPIAS.
Tout-à-fait, Socrate.

SOCRATE.
Examinons bien, de peur de nous tromper.

HIPPIAS.
Il faut examiner, sans doute.

SOCRATE.
Vois donc. Appelons-nous convenable ce qui fait paraître
belles les choses où il se trouve, ou bien ce qui les
rend belles en effet? ou n’est-ce ni l’un ni l’autre?

HIPPIAS.
Il me semble que c’est l’un ou l’autre.

SOCRATE.
Est-ce ce qui les fait paraître belles, comme lorsque
quelqu’un, ayant pris un habit ou une chaussure qui lui
va bien, paraît plus beau, fût-il d’ailleurs d’un extérieur
ridicule? Si le convenable fait paraître les choses plus
belles qu’elles ne sont, c’est donc une espèce de

tromperie en fait de beauté; et ce n’est point ce que
nous cherchons, Hippias; car nous cherchons ce
par quoi les belles choses sont réellement belles, comme
c’est par la grandeur que toutes les choses grandes sont
grandes: c’est en effet par là qu’elles sont grandes; et
quand même elles ne le paraîtraient pas, s’il est vrai qu’il
s’y trouve de la grandeur, elles sont nécessairement
grandes: de même, le beau, disons-nous, est ce qui rend
belles toutes les belles choses, soit qu’elles paraissent
telles ou non. Évidemment ce n’est point le convenable,
puisque, de ton aveu, il fait paraître les choses plus
belles qu’elles ne sont, au lieu de les faire paraître telles
qu’elles sont. Il nous faut donc essayer, comme je viens
de dire, de découvrir ce qui fait que les belles
choses sont belles, soit qu’elles le paraissent ou non; car
si nous cherchons le beau, c’est là ce que nous
cherchons.

HIPPIAS.
Mais le convenable, Socrate, rend belles et fait paraître
telles toutes les choses où il se rencontre.

SOCRATE.
Il est donc impossible, cela posé, que ce qui est
réellement beau ne paraisse pas beau, ayant en soi ce
qui le fait paraître tel.

HIPPIAS.
Cela est impossible.

SOCRATE.

Mais dirons-nous, Hippias, que les lois et les institutions
réellement belles paraissent telles toujours et aux
yeux de tout le monde? ou, tout au contraire, qu’on n’en
connaît pas toujours la beauté, et que c’est un des
principaux sujets de dispute et de querelles, tant entre
les particuliers qu’entre les états?

HIPPIAS.
Il me paraît plus vrai de dire, Socrate, qu’on n’en connaît
pas toujours la beauté.

SOCRATE.
Cela n’arriverait pas, cependant, si elles paraissaient ce
qu’elles sont; et elles le paraîtraient, si le convenable
était la même chose que le beau, et que non-seulement
il rendît les choses belles, mais les fit paraître telles.
Ainsi, si le convenable est ce qui rend une chose belle,
c’est là en effet le beau que nous cherchons, et non le
beau qui la fait paraître belle. Si au contraire le
convenable donne seulement aux choses l’apparence de
la beauté, ce n’est point le beau que nous cherchons,
puisque celui-là les fait être belles, et qu’une même
chose ne saurait être à-la-fois une cause d’illusion et de
vérité, soit pour la beauté, soit pour toute autre chose.
Choisissons donc quelle propriété nous donnerons au
convenable, de faire paraître les choses belles, ou de les
rendre telles.

HIPPIAS.
A mon avis, Socrate, il les fait paraître belles.

SOCRATE.
Dieux! la connaissance que nous croyions avoir de la
nature du beau nous échappe donc, Hippias, puisque
nous jugeons que le convenable est autre que le beau?

HIPPIAS.
Vraiment oui, Socrate; et cela me paraît bien étrange.

SOCRATE.
Ne lâchons pourtant pas prise, mon cher ami: j’ai
encore quelque espérance que nous découvrirons ce que
c’est que le beau.

HIPPIAS.
Assurément, Socrate; car ce n’est pas une chose bien
difficile à trouver; et je suis sûr que, si je me retirais un
moment à l’écart pour méditer là-dessus, je t’en
donnerais une définition si exacte que l’exactitude même
n’y saurait trouver à redire.

SOCRATE.
Oh! ne te vante point, Hippias. Tu vois combien
d’embarras cette recherche nous a déjà causé; prends
garde que le beau ne se fâche contre nous, et ne
s’éloigne encore davantage. J’ai tort cependant de
parler ainsi. Tu le trouveras aisément, je pense, lorsque
tu seras seul; mais, au nom des dieux, trouve-le en ma
présence; et, si tu le veux bien, continuons à le chercher
ensemble. Si nous le découvrons, ce sera le mieux du
monde; sinon, il faudra bien que je prenne mon malheur
en patience: pour toi, tu ne m’auras pas plus tôt quitté,

que tu le trouveras sans peine. Si nous faisons
maintenant cette découverte, ce sera une affaire faite, et
je n’aurai pas besoin de t’importuner pour te demander
ce que c’est que tu as trouvé seul. Vois donc si ceci
ne serait pas le beau, selon toi. Je dis que c’est…
Examine bien, et écoute-moi attentivement, de peur que
je ne dise une sottise. Le beau donc, par rapport à nous,
c’est ce qui nous est utile. Voici sur quoi je fonde cette
définition. Nous appelons beaux yeux, non ceux qui ne
peuvent rien voir, mais ceux qui le peuvent, et qui sont
utiles pour cette fin.

HIPPIAS.
Oui.

SOCRATE.
Ne disons-nous pas de même du corps entier, qu’il est
beau, soit pour la course, soit pour la lutte? et
pareillement de tous les animaux, par exemple
qu’un cheval est beau, un coq, une caille; de tous les
meubles; de toutes les voitures, tant de terre que de
mer, comme les bateaux et les galères; de tous les
instruments, soit de musique, soit des autres arts; et
encore, si tu le veux, des institutions et des lois? Nous
donnons ordinairement à toutes ces choses la qualité de
belles, envisageant chacune d’elles sous le même point
de vue, c’est-à-dire par rapport aux propriétés qu’elle
tient ou de la nature, ou de l’art, ou de sa position,
appelant beau ce qui est utile, en tant qu’il est utile,
relativement à ce à quoi il est utile, et autant de
temps qu’il est utile; et laid, ce qui est inutile à tous

égards. N’est-ce pas aussi ton avis, Hippias?

HIPPIAS.
Oui.

SOCRATE.
Ainsi nous avons raison de dire que le beau n’est autre
chose que l’utile?

HIPPIAS.
Sans contredit, Socrate.

SOCRATE.
N’est-il pas vrai que ce qui a la puissance de faire quoi
que ce soit, est utile par rapport à ce qu’il est capable de
faire, et que ce qui en est incapable est inutile?

HIPPIAS.
Certainement.

SOCRATE.
La puissance est donc une belle chose, et l’impuissance
une chose laide?

HIPPIAS.
Assurément: tout rend témoignage de la vérité de
cette définition, Socrate; mais surtout ce qui concerne la
politique. En effet, avoir de la puissance politique dans
sa propre ville, est ce qu’il y a de plus beau au monde,
comme ne rien pouvoir est ce qu’il y a de plus laid.

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