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Histoire d’un paysan – 1792 – La Patrie en danger

Histoire d’un paysan – 1792 – La Patrie en danger

d’ Erckmann-Chatrian
Chapitre 1

Je vous ai raconté les misères du peuple avant1789 : la masse d’impôts qu’on nous faisait supporter ;le compte rendu de Necker, où l’on apprit qu’il existait un gros déficit tous les ans ; la déclaration du parlement de Paris,que les états généraux avaient seuls le droit de voter les impôts ; les tours de Calonne et de Brienne pour avoir de l’argent ; les deux réunions de notables, qui refusèrent d’imposer leurs propres biens ; et finalement, quand il fallut payer ou faire banqueroute, la convocation des états généraux à Versailles, après cent soixante-quinze ans d’interruption.

Je vous ai dit que nos députés avaient l’ordre écrit d’abolir les barrières intérieures, qui gênaient le commerce ; les maîtrises et jurandes, qui gênaient l’industrie, les dîmes et droits féodaux, qui gênaient l’agriculture ; la vénalité des charges et offices, contraire à la justice ; les tortures et autres barbaries, contraires à l’humanité ; et les vœux des moines, contraires aux familles,aux bonnes mœurs et au bon sens.

Voilà ce que demandaient tous les cahiers du tiers état.

Mais le roi n’avait convoqué les députés du tiers que pour accepter les dépenses de la cour, des seigneurs et des évêques, pour régler le déficit et tout mettre sur le dos desbourgeois, des ouvriers et des paysans. C’est pourquoi la noblesseet le clergé, voyant qu’ils voulaient avant tout abolir lesprivilèges, refusèrent de se réunir à eux et les accablèrent detant d’humiliations, qu’ils se redressèrent d’un coup, jurèrent dene se séparer qu’après avoir fait la constitution, et seproclamèrent Assemblée nationale.

C’est ce que nous avait écrit Chauvel ;vous avez vu sa lettre.

Lorsque ces nouvelles arrivèrent au pays, ladisette était encore si grande, que les pauvres vivaient de l’herbedes champs, en la faisant bouillir avec un peu de sel. Par bonheurle bois ne manquait pas ; l’orage montait : les gardes demonseigneur le cardinal-évêque restaient tranquillement chez eux,pour ne pas rencontrer les délinquants. Oui, c’étaitterrible !… terrible pour tout le monde, mais principalementpour les employés du fisc, pour les justiciers et tous ceux quivivaient de l’argent du roi. Ces gens graves, prévôts, conseillers,syndics, tabellions, procureurs, de père en fils, se trouvaientcomme logés dans une de ces vieilles maisons de Saverne, toutesvermoulues et décrépites, de véritables nids à rats, qui durentdepuis des siècles et qui tomberont aux premiers coups de pioche.Ils le savaient, ils sentaient que cela menaçait ruine, et vousregardaient du coin de l’œil, d’un air inquiet ; ilsoubliaient de poudrer leurs perruques et ne venaient plus danserleurs menuets au Tivoli.

Les nouvelles de Versailles se répandaientjusque dans les derniers villages. On attendait encore quelquechose, personne n’aurait pu dire quoi ! Le bruit courait quenos députés étaient entourés de soldats ; qu’on voulait leurfaire peur, ou peut-être les massacrer. Ceux qui passaient àl’auberge des Trois-Pigeons ne parlaient plus que de cela. MaîtreJean s’écriait :

– À quoi pensez-vous ? Est-ce quenotre bon roi est capable de commettre des abominations ?Est-ce qu’il n’a pas convoqué lui-même des députés de son peuple,pour connaître nos besoins et faire à tous notre bonheur ?Otez-vous donc ces idées de la tête !

Les autres, du Harberg ou de Dagsbourg, lepoing sur la table, ne répondaient pas ; ils s’en allaientpensifs, et maître Jean disait :

– Dieu veuille que la reine et le comted’Artois n’essayent pas de faire un mauvais coup, car ceux quin’ont plus rien à perdre ont tout à gagner ; et si la bataillecommence, personne de nous n’en verra la fin.

Il avait bien raison ; pas un de ceux quivivaient alors, nobles, bourgeois ou paysans, n’a vu la fin de larévolution ; elle dure encore, et ne finira que si l’esprit dedouceur, de justice et de bon sens arrive une fois chez nous.

Les choses traînèrent ainsi plusieurssemaines ; le temps des petites récoltes était venu, la faminediminuait dans nos villages, et l’on commençait à se calmer, quandle 18 juillet, la nouvelle se répandit que Paris était en feu,qu’on avait voulu cerner l’Assemblée nationale pour la dissoudre,que la municipalité s’était soulevée contre le roi, qu’elle avaitarmé les bourgeois, que le peuple se battait dans les rues contreles régiments étrangers, et que les gardes-françaises tenaient avecla ville.

Aussitôt la lettre de Nicolas nous revint àl’esprit et cela nous parut naturel.

Tous les gens qui revenaient de Phalsbourgrépétaient les mêmes choses ; le régiment de La Fère étaitconsigné dans les casernes, et d’heure en heure des courrierss’arrêtaient à l’hôtel du gouverneur, puis filaient ventre à terreen Alsace.

Qu’on se représente l’étonnement dumonde ! On n’avait pas encore l’habitude des révolutions commede nos jours ; l’idée d’en faire ne vous venait jamais. Ce futune grande épouvante.

Ce jour-là rien ne bougea, les nouvellesétaient arrêtées ; mais le lendemain on apprit l’enlèvement dela Bastille ; on sut que les Parisiens étaient maîtres detout ; qu’ils avaient des fusils, de la poudre, des canons, etcela produisit un si grand effet, que les montagnards descendirentavec leurs haches, leurs fourches et leurs faux en Alsace et enLorraine ; ils passaient par bandes, en criant :

– À Marmoutier !

– À Saverne !

– À Neuviller !

– À Lixheim !

Ils se répandaient comme des fourmilières, etdémolissaient jusqu’aux baraques des hardiers, jusqu’aux maisonsdes gardes forestiers du prince-évêque, sans parler des bureauxd’octroi et des barrières sur les grandes routes.

Létumier, Huré, Cochard et les autres duvillage vinrent aussi prendre maître Jean, pour ne pas rester enarrière de Mittelbronn, des Quatre-Vents et de Lutzelbourg. Luicriait :

– Laissez-moi tranquille !… Faitesce qui vous plaira !… Je ne me mêle de rien.

Mais comme presque tous les villages d’Alsaceavaient déjà brûlé les papiers des couvents et des seigneurs, etque les Baraquins voulaient aussi brûler ceux de la commune, aucouvent des Tiercelins à Lixheim, il mit son habit, pour tâcher desauver nos titres. Nous partîmes ensemble, Cochard, Létumier, Huré,maître Jean, moi, tout le village.

Il fallait entendre les cris des montagnardsdans la plaine, il fallait voir les bûcherons, les schlitteurs, lességares, tout débraillés, les haches, les pioches, les faux et lesfourches en l’air par milliers. Les cris montaient et descendaientcomme le roulement de l’eau sur l’écluse des Trois-Étangs ; etles femmes aussi s’en mêlaient, leurs tignasses pendantes et lahachette à la main.

À Mittelbronn, chez Forbin, il ne restait pluspierre sur pierre ; tous les papiers étaient brûlés, le toitétait enfoncé dans la cave. À Lixheim, on marchait dans les plumeset la paille des paillasses jusqu’au ventre : on vidait toutpar les fenêtres des malheureux juifs ; on hachait leursmeubles. Quand les gens sont lâchés, ils ne se connaissentplus ; ils confondent la religion, l’amour de l’argent, lavengeance, tout !

J’ai vu les pauvres juifs se sauver du côté dela ville : leurs femmes et leurs filles, les petits enfantssur les bras, criant comme des folles, et les vieux trébuchantderrière, en sanglotant. Et pourtant quels autres avaient plussouffert que ces malheureux, sous nos rois ? Lesquels avaienteu plus à se plaindre ? – Mais on ne songeait plus à rien.

Le couvent des Tiercelins était au vieuxLixheim ; les cinq prêtres qui vivaient là gardaient lespapiers de Brouviller, de Hérange, de Fleisheim, de Pickeholtz,ceux des Baraques et même de Phalsbourg.

Toutes les communes, réunies avec la foule desmontagnards, remplissaient les vieilles rues autour de lamairie ; elles voulaient leurs papiers, mais les Tiercelinspensaient :

« Si nous donnons les titres, ces gensnous massacreront ensuite. »

Ils ne savaient que faire, car la foules’étendait autour du couvent et gardait tous les passages.

Quand maître Jean arriva, les maires desvillages, en tricorne et gilet rouge, délibéraient près de lafontaine : les uns voulaient tout brûler, d’autres voulaientenfoncer les portes, quelques-uns plus raisonnables, soutenaientque l’on devait réclamer les titres d’abord, et que l’on verraitaprès ; ils finirent par avoir le dessus. Et comme Jean Lerouxavait été député au bailliage, on le choisit avec deux autresd’entre les maires, pour aller redemander les papiers. Ilspartirent ensemble, les pères Tiercelins, voyant qu’ils n’étaientque trois, leur ouvrirent, ils entrèrent, et la grosse porte sereferma.

Ce qui se passa dans le couvent, maître Jeannous l’a raconté depuis : les pauvres vieux tremblaient commedes lièvres, leur supérieur, qui s’appelait père Marcel, criait queles titres étaient sous sa garde, qu’il ne pouvait les lâcher, etqu’il faudrait le tuer pour les avoir !

Mais alors maître Jean l’ayant conduit prèsd’une fenêtre, en lui montrant les faux qui reluisaient à perte devue, il ne dit plus rien et monta leur ouvrir une grande armoiregarnie d’un treillage en fil de fer, où les registres étaientempilés jusqu’au plafond.

Il fallait tout choisir et mettre en ordre.Comme cela durait depuis une bonne heure, les communes, croyant àla fin qu’on retenait leurs maires prisonniers, s’approchaient pourenfoncer les portes en poussant des cris terribles, lorsque maîtreJean s’avança sur le balcon, avec une grosse poignée de papiersqu’il montrait d’un air joyeux, et les cris de contentement et desatisfaction s’étendirent jusqu’à l’autre bout de Lixheim. Partouton se disait en riant :

– Nous les avons !… Nous allonsavoir nos papiers !

Maître Jean et les deux autres sortirentbientôt, traînant une charrette de registres. Ils traversèrent lafoule, en criant qu’il ne fallait pas maltraiter les révérendspères Tiercelins, puisqu’ils rendaient à chacun son bien. On nedemandait pas mieux !

Chaque village reçut ses papiers à la maisoncommune, plusieurs en firent un feu de joie sur la place, brûlantleurs propres titres avec ceux du couvent. Mais Jean Leroux avaitles nôtres dans sa poche, c’est pourquoi les Baraques conserventleurs droits de pâture et de glandée au bois de chênes, tandis quebeaucoup d’autres n’ont plus rien, ayant en quelque sorte brûléleurs propres forêts et pâturages à perpétuité.

J’aurais encore bien des choses à vousraconter sur cela, car un grand nombre, au lieu de rendre lestitres qu’ils avaient sauvés, les ont gardés et vendus plus tardaux anciens seigneurs et même à l’État, ils sont devenus riches auxdépens de leurs communes. Mais à quoi bon ? Les gueux sontmorts, ils ont rendu leurs comptes depuis longtemps.

On peut dire que, dans ces quinze jours, laFrance a été changée de fond en comble : tous les titres descouvents et des châteaux s’en allèrent en fumée ! Le tocsinbourdonnait jour et nuit, le ciel était rouge le long desVosges : les abbayes, les vieux nids d’éperviers brûlaientcomme des cierges parmi les étoiles ; et cela continuajusqu’au 4 août suivant, jour où les évêques et les seigneurs del’Assemblée nationale renoncèrent à leurs droits féodaux etprivilèges. Quelques-uns soutiennent qu’ils n’avaient plus besoinde renoncer, puisque tout était détruit à l’avance, sans doute,mais cela vaut pourtant mieux, de cette manière leurs descendantsn’ont rien à réclamer.

Enfin, voilà comment le peuple se débarrassades anciens droits de la noble race des conquérants. Onl’avait mis sous le joug par la force, et c’est aussi par la forcequ’il s’est rendu libre.

Depuis ce jour, l’Assemblée nationale putcommencer notre constitution ; le roi vint même lacomplimenter et lui dire :

– Vous avez tort de vous méfier demoi ! Tous ces régiments que j’ai fait venir, ces dix millehommes réunis au Champ de Mars, et ces canons qui vous entourentsont pour vous garder. Mais puisque vous n’en voulez pas, je vaisles renvoyer.

Nos représentants eurent l’air de croire cequ’il leur racontait ; mais si la Bastille n’avait pas étéprise ; si la nation ne s’était pas soulevée, si les régimentsétrangers avaient eu le dessus, si les gardes-françaises avaientmarché contre la ville, qu’est-ce qui serait arrivé ? Il nefallait pas être bien malin pour le deviner, notre bon roi LouisXVI aurait parlé tout autrement, et les représentants du tiers enauraient vu de dures ! Heureusement les choses avaient bientourné pour nous : la commune de Paris venait de former sagarde nationale, et toutes les communes de France suivirent cetexemple ; elles s’armèrent contre ceux qui voulaient nousremettre sous le joug. Chaque fois que l’Assemblée nationaledécrétait quelque chose, les paysans prenaient leurs fourches ouleurs fusils, en disant :

– Exécutons ça tout de suite !… Cesera plus tôt fait… Nous éviterons de la peine à nos bonsseigneurs !

Et l’on remplissait la loi.

Je me rappelle toujours avec plaisir laformation de notre milice citoyenne, comme on appela d’abord lesgardes nationales, en août 1789. L’enthousiasme était presque aussigrand qu’à la nomination des députés du tiers état.

Maître Jean fut nommé lieutenant de lacompagnie des Baraques, Létumier sous-lieutenant, Gauthier Courtoissergent-major, et puis d’autres sergents, caporaux. Nous n’avionspas de capitaine, parce que les Baraques ne fournissaient pas unecompagnie entière.

Qu’on se représente la joie de ce jour, lescris de : Vive la nation ! pendant qu’on arrosait lesépaulettes ; et la mine de maître Jean, qui pouvait enfinporter ses grosses moustaches et ses favoris pour de bon. Cela luicoûta bien deux mesures de son vin rouge de Lorraine. Létumieraussi, depuis ce moment, laissa pousser ses moustaches, de longuesmoustaches rousses, qui lui donnaient un air de vieux renard. JeanRat fut notre tambour ; il faisait tous les rigodons etbattait toutes les marches comme un vieux tambour-maître. Je nesais pas où Jean Rat avait appris tant de choses, c’était peut-êtreen jouant de la clarinette.

Nous avions reçu des fusils de l’arsenal, devieilles patraques garnies de baïonnettes longues d’une aune. Onles maniait bien tout de même ; seulement il fallut d’abordnous donner des instructeurs du régiment de La Fère, quelquessergents qui nous apprirent l’exercice au Champ de Mars, lesdimanches après-midi.

Avant la fin de la semaine, maître Jean avaitdéjà commandé son uniforme chez le tailleur du régiment, Kountz,et, le deuxième dimanche, il arrivait à l’exercice en grande tenue,le ventre bien arrondi dans son habit bleu à revers rouges, lesyeux luisants, les épaulettes pendantes, le chapeau à cornes penchésur la nuque, le grand sabre à coquille traînant derrière sur sestalons. Il allait et venait devant les rangs, et criait àValentin : – Citoyen Valentin, effacez donc vos épaules, milletonnerres !

On n’a jamais vu de plus bel homme ; dameCatherine en le voyant rentrer avait peine à croire que c’était sonmari ; les idées de Valentin se confondaient en le regardant,il le prenait pour de la noblesse, et sa longue figure jaunes’allongeait encore d’admiration.

Mais à l’exercice maître Jean n’était pasaussi ferré que beaucoup d’autres ; le grand Létumier luirivait son clou. C’est là qu’on riait et qu’on se faisait du bontemps. Tous les villages des environs : Vilschberg,Mittelbronn, Quatre-Vents, Dann, Lutzelbourg, Saint-Jean-des-Choux,marchaient au pas comme des anciens, et les enfants de la villeautour poussaient des cris de : Vive la nation ! quimontaient jusqu’au ciel. Annette Minot, fruitière à la halle, étaitnotre cantinière ; elle avait sa petite table de sapin, sachaise et sa cruche d’eau-de-vie au milieu du Champ de Mars, avecdes gobelets, et son grand parapluie tricolore déployé contre lesoleil. Cela ne l’empêchait pas de rôtir dessous, nous, vers lestrois heures, nous n’étions pas trop à l’aise non plus, en avalantla poussière. Comme toutes ces choses me reviennent, monDieu ! – Et notre sergent Quéru, un gros court, les moustachesgrises, les oreilles dans la perruque, ses petits yeux noirsremplis de malice, et le grand chapeau à cornes parlà-dessus ! Il marchait à reculons, devant nous, le fusil entravers des cuisses, et criait : « Une !deusse ! Une ! deusse ! Halte ! À droite,alignement ! Fixe ! En place, repos. » Et, nousvoyant suer comme des malheureux, il se mettait à rire de bon cœur,et finissait par crier :

– Rompez les rangs !

Alors on courait à la table d’AnnetteMinot ; chacun se faisait un honneur d’offrir le petit verreau sergent, qui ne refusait jamais, et disait avec son accent duMidi :

– Ça marchera, citoyens ; çapromet !

Il aimait les petits verres, mais qu’est-ceque cela nous faisait ? C’était un bon instructeur, un bravehomme, un bon patriote. Lui, le petit Trinquet, de latroisième ; Baziaux, la plus belle voix du régiment ;Duchêne, un grand Lorrain de six pieds, rude comme du paind’orge ; enfin tous ces vieux sergents fraternisaient avec lesbourgeois ; et souvent, le soir, avant la retraite, nous lesvoyions au club se glisser dans l’ombre des piliers de la halle, enécoutant les disputes d’un air attentif, avant d’aller à l’appel.Ces gens avaient passé des quinze à vingt ans à moisir dans lesgrades inférieurs, en remplissant le service des officiers nobles,et plus tard nous les avons vus capitaines, colonels,généraux ; ils sentaient cela d’avance et tenaient pour larévolution.

Le soir, maître Jean, après avoir pendu sonbel uniforme dans l’armoire, serré ses épaulettes et son chapeaudans leur étui de carton, et mis sa grosse veste en tricot,étudiait la théorie ; quelquefois, en travaillant à la forge,quand on y pensait le moins, il se mettait à crier :

– Garde à vous !… Par file à droite…droite !… En avant, pas accéléré, marche !… pour essayersa voix et savoir s’il avait un bon creux. Presque toujours, aprèssouper, le grand Létumier venait s’asseoir chez nous, son genoupointu entre les deux mains, et lui posait des questions en sebalançant d’un air malin sur sa chaise. Maître Jean ne voyait dansla théorie que des carrés et des attaques en masse par colonnes,parce que le sergent Quéru nous avait dit que c’était le principalà la guerre. Il devenait tout rouge et criait :

– Michel, l’ardoise !

Et, tous penchés sur l’ardoise, les unsderrière les autres, nous regardions les carrés sur trois et quatrehommes de profondeur, et puis les colonnes d’attaque avec descanons, qu’il nous expliquait dans les détails. Mais Létumierclignait des yeux et hochait la tête, en disant :

– Vous n’y êtes pas ! Vous n’y êtespas, maître Jean !

Alors on se fâchait ; le parrain tapaitavec la craie sur l’ardoise, en criant :

– C’est ça !… Je vous dis que c’estça !

Tout le monde s’en mêlait, jusqu’à dameCatherine. On criait si haut, pour empêcher Létumier de répondre,qu’à la fin on ne s’entendait plus, et qu’on arrivait à dix heuressans avoir rien éclairci. Létumier partait en répétant dansl’allée :

– Vous n’y êtes pas !… Vous n’y êtespas !…

Et nous courions après lui jusque sur laporte, en lui répondant :

– C’est vous qui n’y êtes pas !…C’est vous !

Si nous avions osé, nous serions tombésdessus. Maître Jean disait :

– Oh ! l’animal, peut-on être sibête ?… Il ne comprend rien.

Mais, à l’exercice Létumier serattrapait ; il commandait bien, et faisait défiler seshommes, en leur montrant la direction avec son sabre, tantôt àdroite, tantôt à gauche, sans hésitation. Il fallait lui rendrecette justice ; il aurait mérité d’être lieutenant aussi bienque maître Jean, tous les Baraquins le pensaient ; mais laposition de Jean Leroux, comme aubergiste et forgeron, l’élevait engrade, et puis c’était le plus bel homme du village.

Une chose qui montre bien la simplicité desnobles et des évêques de ce temps, c’est qu’aussitôt après la prisede la Bastille, au lieu de rester à l’Assemblée nationale poursoutenir leurs droits, s’ils en avaient, ces gens firent leurpaquet et s’en allèrent mendier le secours de nos ennemis contrenous. Ils partaient à la file, seigneurs, évêques, domestiques,abbés, capucins, grandes dames, suivant les routes : ceux deLorraine du côté de Trêves ; ceux d’Alsace du côté deCoblentz, ou de Bâle, en répétant d’un air de menace :

– Attendez !… attendez ! Nousreviendrons !… nous reviendrons !

Ils étaient comme fous ; on leur riait aunez. C’est ce qu’on appelle l’émigration. Cela commença par lecomte d’Artois, le prince de Condé, le prince de Bourbon, Polignac,et le maréchal de Broglie, le même qui commandait l’armée autour deParis et qui devait enlever l’Assemblée nationale. Ils avaientpoussé le roi dans leurs folies, et maintenant qu’ils enreconnaissaient le danger, ces bons royalistes le laissaient seuldans la peine.

En voyant cette débâcle, maître Jeans’écriait :

– Qu’ils partent !… qu’ilspartent !… Quel débarras pour nous et notre bon roi !…Maintenant il sera seul, il n’aura plus monseigneur le comted’Artois pour lui souffler ses idées.

Tout le monde se réjouissait. Ah ! s’ilsétaient tous partis, on ne parlerait plus d’eux ; nous enaurions fait cadeau de bon cœur aux Allemands, aux Anglais et auxRusses ; mais un grand nombre restèrent à la tête de nosrégiments, et ceux-là ne pensaient qu’à soulever les soldats contrela nation. Quelle chose abominable ! Vous verrez ce que cesgens essayèrent contre leur patrie, tout cela viendra par la suite,nous n’avons pas besoin de nous presser.

Les Parisiens en ce temps aimaient encoretellement le roi, qu’ils voulurent l’avoir au milieu d’eux. Ilsenvoyèrent leurs femmes à Versailles, pour le prier de venir avecla reine Marie-Antoinette, le jeune dauphin et toute la familleroyale. Louis XVI ne put faire autrement que d’accepter, et cepauvre peuple dans la disette criait :

– Nous ne mourrons plus de faim… voici leboulanger, la boulangère et le petit mitron.

Lafayette, qui marchait en avant, sur soncheval blanc, fut nommé commandant de la garde nationale, et Baillymaire de Paris. On voit bien ici le bon cœur des malheureux, qui negardent jamais rancune du mal qu’on leur a fait.

Chauvel nous écrivit alors ces chosesattendrissantes. Il nous dit aussi que l’Assemblée nationale avaitsuivi le roi et qu’elle délibérait dans un grand manège, derrièrele château des Tuileries. Tous les cinq ou six semaines nousrecevions une de ses lettres, avec un paquet de gazettes :le Journal des révolutions de Paris, les Révolutionsde France et du Brabant, les Annales patriotiques, lePubliciste parisien, et beaucoup d’autres dont les noms ne mereviennent pas maintenant.

C’était plein de force et d’esprit, surtoutles articles de Loustalot et de Camille Desmoulins.

Tout ce qui se faisait, tout ce qui se disaiten France était rapporté dans ces journaux, et si bien, que chaquepaysan pouvait se faire une idée de notre position. Nous leslisions à la halle de Phalsbourg, où le grand Élof Collin avaitétabli notre premier club, sur le modèle des Jacobins et desCordeliers de Paris. C’est là qu’on se réunissait le soir, entre lemagasin des pompes à feu et les vieilles boucheries, et queLétumier criait les nouvelles d’une voix tellement forte et claire,qu’on le comprenait jusque sur la place d’Armes. On arrivait detout le pays pour l’entendre, et l’apothicaire Tribolin, RaphaëlMang, le préposé aux étapes, Didier Hortzou, le chapelier, hommeplein de bon sens, Henri Dominique, l’aubergiste, Fixari, BaruchAron, Pernett, enfin tous les notables de la ville prononçaient desdiscours touchant les droits de l’homme, le veto, la division de laFrance en départements, la loi sur les citoyens actifs et passifs,l’admission des protestants et des juifs aux emplois publics,l’institution du jury, l’abolition des couvents et des ordresreligieux, la reprise des biens du clergé par la nation, lacréation des assignats, enfin sur tout ce qui se présentait, àmesure que ces questions se débattaient dans l’Assembléeconstituante. Quelle vie et quel changement !

Autrefois les seigneurs et les évêquesauraient tout dit, tout fait, tout arrangé dans leur intérêt, àVersailles, sans s’inquiéter de nous ; ils auraient continuéde nous tondre régulièrement, leurs intendants, leurs collecteurs,leurs lieutenants de police, seraient venus avec la maréchausséenous appliquer tranquillement leurs volontés, qui faisaient laloi ; notre bon roi, le meilleur des hommes, aurait eu labouche pleine de l’amour des malheureux, les bals, les fêtes, lesparties de chasse, les salutations et génuflexions auraient rempliles journaux de la cour ; et, en attendant, le froid, la faim,les misères de toute sorte auraient continué leurs tournées dans lepeuple. Ah ! oui, c’est un bonheur d’entendre parler de sespropres affaires et d’avoir sa voix au chapitre ; comme onsoutient ceux qui sont dans nos intérêts ; comme on crie,comme on trépigne contre ceux qui nous déplaisent !

Voilà ce qui s’appelle vivre ! Encoreaujourd’hui la vieille halle, avec sa lanterne à la maîtressepoutre ; les bancs du marché, pleins de monde ; lesenfants assis sur la baraque du vieux savetier Damien, le grandCollin debout sur la table avec le journal, le vent qui soufflesous le toit ; la lumière qui tourne autour de cette masse degens ; et de loin la sentinelle du corps de garde ; –avec son vieux chapeau, son habit blanc râpé, l’arme au bras, – quis’arrête pour entendre, tout est sous mes yeux !

Et ces anciens, endormis derrière la bascule,et dont la pierre est mangée par la mousse depuis cinquante ans, jeles vois aussi : notre gros maire Boileau, avec son écharpetricolore, messieurs les échevins ; Jean Beaucaire, huissier,sergent royal au siège de la prévôté, remplacé depuis par JosephBasaille, maréchal des logis de la gendarmerie nationale, et leprévôt lui-même avec sa longue perruque, sa figure jaune et son nezpincé : tous ces gens qui se promènent le long des piliers,sans rien dire, au lieu de nous faire entourer, jeter dehors, etmême pendre, comme ils l’auraient ordonné deux ou trois ans avant,tout me revient !

Ah ! ceux qui n’ont pas vu de changementspareils ne connaissent pas leur bonheur, et tout ce que je peuxleur dire, c’est de tâcher, par leur courage et leur bon sens, dene jamais se laisser remettre dans l’état où nous étions avant 89.Qu’ils y pensent !… Les gueux ne manquent jamais qui nedemandent qu’à vivre dans l’orgueil, la paresse et toutes lesjouissances de la vie, aux dépens du peuple.

Mais, au milieu de ce grand bouleversement dupays, de ces descentes de montagnards dans la plaine, de cesincendies de châteaux, de couvents et de barrières, quand lesseigneurs, les moines et les évêques s’en allaient à pied, àcheval, en voiture, et que les anciens gabelous sans placepensaient à se faire nommer officiers dans la garde citoyenne, etles procureurs fiscaux, présidents de leurs districts ; aumilieu de cette débâcle, ce que je me représente encore le mieux,c’est mon pauvre père qui tremble de ne plus vendre ses balais, lamère qui dit :

– La fin du monde est proche, nous sommestous perdus… tâchons de sauver nos âmes !

Et puis mon frère Claude qui rentre un soir,son bâton à la main, en s’écriant tout désolé :

– Les révérends pères Tiercelinspartent ; ils m’ont donné mon compte. Qu’est-ce que je vaisfaire maintenant qu’il ne me reste plus de vaches àgarder ?

J’avais alors vingt ans, j’étais dans toute maforce, et les craintes de mes parents m’indignaient. Je leurdisais :

– Hé ! mon Dieu ! n’ayez doncpas si peur ! Nous avons supporté bien d’autres misères ;nous avons bien pu vivre avec les dîmes, les corvées, la gabelle etles autres droits, en nourrissant les moines et les seigneurs denotre travail ; et maintenant que nous en sommes délivrés,maintenant que nous allons garder l’argent qu’ils nous coûtaient,qu’avons-nous donc à gémir ? Tous les bœufs et les moutons nesont pas morts, et s’il faut à Claude un troupeau de bétail àgarder, eh bien, qu’il attende un peu, peut-être qu’un jour je leprendrai pour mon hardier !

C’était bien insolent de ma part, mais quevoulez-vous ? mes idées sur la soumission changeaient de jouren jour ; je pensais déjà que les paysans valaient lesnobles ; que les uns ne paraissaient si grands, que parce queles autres se faisaient petits, et qu’il était temps de sedébarrasser du respect des privilèges.

Ma mère, elle, alors, le coude allongé sur latable et le poing derrière son oreille, me regardait avec ses yeuxgris, les lèvres serrées, et me disait en dessous :

– Toi, Michel, c’est l’orgueil qui temine ! Tu crois déjà, comme Joseph, que les gerbes de tesfrères se penchent autour de la tienne, et que leurs étoilesdansent pour te glorifier. Mais, je t’en préviens, tu ne seras pasministre du roi d’Égypte ; tu seras pendu, et les corbeaux duciel mangeront dans ton panier.

En partant de notre baraque, après huitheures, je courais au club, en ville, batailler contre nos ancienséchevins et syndics, qu’on appelait aristocrates ; ma voixpassait par-dessus toutes les autres ; mes yeux, quand on mecontredisait, reluisaient de colère ; et sur la fin de l’hiverje faisais déjà des motions, comme par exemple de crier tousensemble : « Vivent les amis de laconstitution ! » ou bien : « À bas les fauxpatriotes ! » Cela me donnait de la considération auxBaraques. Vers dix heures, en rentrant chez nous au clair de lune,nous chantions : « Ça ira ! » Jechantais comme un merle, et maître Jean la main sur mon épaule,disait en riant :

– Michel est un des bons ; nousserons toujours ensemble.

Voilà l’exaltation de la jeunesse !L’idée de Marguerite et de Chauvel redoublait monpatriotisme : l’amour remplissait mon cœur.

Cette année passa vite ; l’hiver étaitdoux, la neige fondait en tombant ; à la fin de février onn’en voyait plus dans la plaine.

Pendant les mois de mars, d’avril et de mai1790, les gardes citoyennes commencèrent à se fédérer ; on seréunissait de village à village, on fraternisait, au lieu de sebattre à coups de pierre et de bâton, comme autrefois ; lesanciens prononçaient des discours, et l’on s’embrassait les uns lesautres, en criant :

– Vivre libres ou mourir !

Les femmes et les filles venaient aussi voirces fêtes, seulement elles ne s’en mêlaient pas ; la mode desgrâces et des déesses n’était pas encore venue.

Une chose qui fit plus de plaisir que tout lereste aux paysans, c’est le commencement de la vente des biens duclergé.

On pense bien que dans une révolutionpareille, quand on abolissait tous les vieux impôts, le déficitallait en augmentant ; et l’Assemblée nationale, quireprésentait une nation comme la France, ne pouvait pas suivrel’exemple de nos anciens rois, qui faisaient banqueroute ;elle ne pouvait pas nous déshonorer ! Mais comment payer lesdettes de la monarchie ? Où trouver de l’argent ? Parbonheur, l’évêque d’Autun, monseigneur Talleyrand de Périgord, ditque l’Église avait pour quatre milliards de biens, indivis entredeux cent mille religieux de toute sorte ; qu’en faisant debonnes pensions à ces religieux, on pouvait prendre les biensqu’ils avaient en dépôt ; et qu’étant mieux cultivées, cesterres rapporteraient de quoi payer les pensions et mêmedavantage.

C’était une véritable idée du ciel, aussi,malgré tout ce que les autres évêques purent répondre, l’Assembléenationale décréta que les biens de l’Église seraient vendus etqu’on ferait des pensions aux prêtres.

Cela sauva le pays de la banqueroute ; etl’on commença par vendre pour quatre cents millions de ces biens,en cette année 1790.

Ah ! beaucoup d’anciens, qui n’avaientpas encore donné dans la révolution, devinrent alors trèschauds ; leurs yeux pétillaient, ils prenaient leur vieux sac,où le pauvre argent était entré sou par sou, liard par liard, ets’en allaient à la municipalité.

C’est à la municipalité qu’on vendait au plusoffrant et dernier enchérisseur. On achetait des masses de terres àterme, par lots de cinq, dix, vingt hectares et plus. Chaquemunicipalité répondait de ses ventes ; elle envoyait des bonsà l’État, et ces bons payaient le déficit des seigneurs et desévêques, qui seuls avaient fait la dette, puisque nous n’avionsjamais été consultés. Un peu plus tard, ces bons s’appelèrentassignats, les assignats représentaient tant de terre, et personnene pouvait les refuser, puisque la terre c’est de l’argent.

Mon Dieu ! que j’aurais fait de bonsmarchés en ce temps, si j’avais eu de quoi payer ! Le grandétang de Lixheim m’avait donné dans l’œil, et la prairie autour ducouvent des Tiercelins aussi ; mais quand on n’a rien pourrépondre, c’est difficile ! Combien de fois, sous la voûte dela mairie, j’écoutais crier ces beaux champs, ces bois de taillisou de haute futaie, ces gras pâturages ! Le cœur me crevait dene pouvoir pas miser un liard, faute de caution. Quand quelquevieux paysan tout gris, en blouse, s’en allait emportant un bonlot, je le regardais avec envie, et je criais dans monâme :

« Michel, tâche de travailler etd’économiser, tu auras aussi de la joie dans tes vieuxjours ! »

Je n’ai jamais oublié cela. Malheureusementles plus belles occasions sont passées ; il ne reste plus àvendre que les forêts de l’État, et nous attendons toujours unnouveau déficit ! Mais avec l’ordre et l’économie qu’on amaintenant, c’est bien long à venir. Et puis tout se fait paremprunt ; ce sont nos enfants et nos petits-enfants quipayeront nos dettes ! Enfin, il faut nous contenter de ce quenous avons jusqu’à nouvel ordre, c’est assez beau.

Je n’ai pas besoin de vous peindre la mine desmoines et des autres prêtres irréguliers pendant qu’on vendaitleurs terres ; ils criaient, ils s’indignaient et damnaienttous les acquéreurs de biens nationaux ; mais pour de si beauxbiens on pouvait risquer le purgatoire, et maître Jean n’avait paspeur de sentir le roussi ; ça rentrait même dans son état deforgeron. Il acheta donc quelques bons lots : le breuil desrévérends pères, et cent cinquante arpents à Pickeholz, c’étaientde bonnes terres fortes, dans une belle exposition. Il eut toutcela pour douze mille livres, et vous pensez s’il clignait desyeux, s’il soufflait dans ses grosses joues, de contentement et deravissement, en revenant de la vente. Dame Catherine lui faisaitbien quelques petits reproches, elle parlait bien du repos de sonâme, mais lui, ce jour-là, riait et se promenait de long en largedans la salle, les mains croisées sur le dos, criant :

– Bah ! bah ! nous brûleronsdeux livres de cierges en l’honneur de la sainte Vierge ; net’inquiète pas, Catherine, je prends tout sur mon compte.

Il tirait son gilet sur son ventre, enarrondissant ses gros mollets, et sifflant tout bas un petit airjoyeux.

Ah ! j’aurais bien voulu prendre sonmarché, malgré les cris des vieilles dévotes qui le maudissaient auvillage. Ma mère surtout n’a jamais pu lui pardonner. Mais leparrain ne s’en portait pas plus mal, au contraire, il se disaitsans doute en lui-même :

« À cette heure, je suis un homme riche.Je n’ai plus besoin de travailler à la forge, si cela m’ennuie.J’entre dans les idées de monseigneur Talleyrand de Périgord, et jepuis me croiser les bras, en méprisant les envieux qui voudraientbien être à ma place. »

Ces pensées agréables faisaient en quelquesorte refleurir encore sa bonne santé, de sorte qu’il est devenuvieux, et qu’il a conservé ses grosses joues rouges et sa bonnehumeur jusqu’à soixante-seize ans.

Le plus indigné contre maître Jean, c’était lepère Bénédic, qui courait tout le pays pour damner les acquéreursde biens de l’Église. Cet homme plein d’effronterie osait maudirela révolution, et depuis, jamais il ne voulut rien recevoir de dameCatherine ; il criait :

– C’est du bien volé ! et passaitdevant l’auberge en se signant.

Maître Jean en riait.

Il faut pourtant que je le dise, Valentinétait devenu très amer contre le maître en ses propos ; ilavait même l’idée de quitter notre forge ; c’est moi seul quile retenais, en écoutant ses plaintes durant des heures sansl’interrompre.

Tous les biens du clergé se vendirent de lasorte, et cette vente éleva d’un coup les paysans au-dessus desouvriers de la ville, d’autant plus que leurs terres furentdégrevées en même temps des charges féodales. Aussi la culture semit à prospérer ; sous les moines, tout était en bois, eneaux, en pâturages, et la moitié des champs en jachères ; àquoi bon se donner de la peine ? les couvents en avaienttoujours assez ! Pendant que les pauvres curés de campagneavaient à peine de quoi vivre de leur petite dîme, les moines etles capucins nageaient dans l’abondance. Les testaments, lesdonations, les fondations pieuses, – par crainte de l’enfer, – lesredevances de toutes sortes, arrondissaient sans cesse lecouvent ; et comme rien ne se partageait à la mort desreligieux, tout restait en commun. Ces gens n’avaient donc qu’à selaisser vivre, à cultiver les âmes ; cela leur rapportait bienplus que de labourer la terre.

Mais pour nous ce fut autre chose ; quandon a femme et enfants il faut se remuer ; tout fut défriché,retourné, planté ; les étangs furent vidés, les jachèresabandonnées pour les assolements, les engrais recueillis, et lesvieilles routines souvent remplacées par des idées meilleures. Etce n’est pas fini, tout marche encore : le drainage, lesoufrage des vignes, les assurances contre la grêle, les grandstravaux de dessèchement et d’irrigation, les essais d’acclimatationdes bonnes espèces, les nouvelles machines agricoles, montrent quela révolution étend de plus en plus ses bénédictions dans le monde,par le travail et la bonne conduite.

Seulement, et c’est bien triste à reconnaître,rien de bon ne se fait sans résistance, la masse des imbéciles semet en travers de tous les progrès. En cette année 1790, le Midi sesouleva contre les nouvelles lois ; les moines passaientlà-bas pour des saints, le pauvre peuple ignorant voulait resterdans la crasse et la misère. À Montauban, Nîmes, Montpellier,Toulouse, les évêques disaient dans leurs mandements « que lesprêtres ne devaient pas être soldés par des brigands ! »Les protestants étaient massacrés. Quel malheur ! Pendant queles émigrés cherchaient à soulever l’Europe contre nous, au lieu derester unis comme des frères, la division commençait. Tout le mondeen voyait le danger ; on comprenait que le clergé, ensoulevant le peuple au nom de la religion, allait donner auxaristocrates la force qui leur manquait pour commencer la guerrecivile, d’autant plus que les officiers nobles restaient à la têtede nos régiments. Souvent maître Jean disait le soir, en lisant lesgazettes que nous envoyait Chauvel :

– À quoi servent toutes ces bonneslois ? À quoi sert d’avoir renvoyé les troupes de Paris, sinous les voyons à vingt, trente ou quarante lieues autour en bonordre, sous le commandement des marquis, des comtes, des ducs et detous ceux qui nous en veulent ? Est-ce qu’ils ne peuvent pass’entendre et marcher du jour au lendemain ensemble, pour cernerl’Assemblée nationale, la dissoudre, rappeler les émigrés, nousreprendre les biens que nous avons achetés et nous remettre lacorde au cou ? C’est tout à fait contraire au bon sens delaisser ces gens en place ; les nobles sont nos plus grandsennemis ; j’aimerais autant voir des Autrichiens à la tête denos armées.

On ne peut pas se figurer aujourd’hui la massed’abominations qu’on trouvait alors contre le tiers, dans lesécrits des nobles et des évêques ; dans leur Salvumfac, dans leur Passion de Louis XVI, roi des Juifs et desFrançais, dans leur Apocalypse, où les chosessaintes, les versets de l’Évangile étaient mêlés avec les injuresdes poissardes. Ils écrivaient aussi la Gazette de BlondinetLafayette, général des bluets ; Duchêne, le véritablepère, la Prise des annonciades, enfin un tas dechoses qui n’avaient pas le sens commun et qui faisaient lever lesépaules aux honnêtes gens.

Des plaintes arrivaient de tous côtés, par cesmisérables journaux, à l’Assemblée nationale, contrel’insubordination des troupes et le relâchement de la discipline.Pour contenter les officiers nobles, l’Assemblée aurait dû fairefusiller les soldats, parce que les soldats refusaient de bousculerl’Assemblée ! On n’a jamais rien vu de pareil ; c’étaitcomme les mouches en automne, qui deviennent d’autant plusinsupportables que leur fin approche.

Et, malgré tout, la révolution marchait ;le peuple avait confiance. L’abolition des droits du roi, desseigneurs et des couvents réjouissait tout le monde ; ledimanche, les paysans sortaient battre les champs, les haies et lesbruyères ; c’était un plaisir d’entendre les coups de fusilpartir à droite et à gauche, et de voir un lièvre tourner à labroche dans la hutte du plus pauvre diable, qui se moquait desgardes et disait en riant à ses enfants :

– Nous mangeons les gueux qui vivaientsur notre compte, nous sommes maintenant nos propres seigneurs.

Vous pensez bien que les officiers de lagarnison ne venaient plus au Tivoli ; le temps des menuets etdes jetés-battus était passé. On ne voyait plus dans notre cour,sous le grand chêne, que des sergents, avec leurs vieux habitsblancs et leurs larges feutres râpés, en train de vider des petitsverres et de causer entre eux d’un compte à régler. Nous ne savionspas ce que ce compte voulait dire ; mais rien qu’à voir leursmines, lorsqu’ils se disputaient à voix basse, en se penchantpar-dessus les tables pour être plus près, nous pensions que cedevait être une affaire grave.

M. le comte Bower, colonel de La Fère,M. le chevalier Boiran du Chef-du-Bos, M. le comte deDivonne, et même les cadets gentilshommes de Glairambault, deLagarde, de Danglemont, de Kménenau, d’Anzers, dont nous entendionsparler toujours se réunissaient au café de la Régence, sur la placed’Armes. Ils avaient sans doute aussi à régler des comptes !La formation de la milice citoyenne, en nous mêlant avec lestroupes, n’avait pas l’air de leur plaire beaucoup. Ils allaient etvenaient sous les ormes, et reconnaissaient de loin les soldats quis’arrêtaient à causer avec des bourgeois.

Les choses trainèrent ainsi jusqu’au moisd’août. J’écrivais jour par jour ce qui se passait au pays, et,vers la fin de chaque mois, j’avais une lettre de six pages, quej’envoyais à Paris, rue du Bouloi, n° 11, où demeurait alorsChauvel. Il nous répondait régulièrement en nous envoyant lesjournaux ; et Marguerite ajoutait chaque fois un bonjour pourMichel au bas de la lettre, ce qui me remplissait de joie et mêmed’attendrissement. Le soir, dans leur bibliothèque, je restais desheures à relire les quatre lignes qu’elle avait écrites, et j’ytrouvais toujours quelque chose de nouveau.

C’était mon bonheur de lui donner desnouvelles de son petit jardin, où les fleurs poussaient à foisonjusque sur le mur de la ruelle, et de ses arbres, qui se penchaientavec leurs bouquets de cerises innombrables. Ah ! que j’auraisvoulu pouvoir lui porter un panier de ces bonnes cerisescroquantes, avec une grosse poignée de ses roses joufflues, toutespleines de rosée le matin !… Quelle joie elle aurait eue deles voir et de les sentir ! En y pensant, je me désolaisd’être seul dans ce petit coin rempli de fraîcheur et de bonnesodeurs, à l’ombre des arbres et de la vieille baraque.

Voilà ce qui faisait ma vie, au milieu de cegrand mouvement du monde, de ces disputes et de ces dangers quigrandissaient à vue d’œil.

Une fois, le bruit courut que les Autrichiensentraient en France par Stenay, et que le général Bouillé,commandant dans les Ardennes, avait retiré ses troupes deCharleville pour leur livrer passage.

Ce fut une affaire terrible ! plus detrente mille gardes nationaux prirent les armes ; ceux de lamontagne, qui n’avaient pas encore de fusils, venaient faireredresser chez nous leurs vieilles faux en forme de lances. Letambour battait, on criait aux armes ! et nous allions partiravec ceux de Phalsbourg, quand on apprit par des courriers quenotre bon roi permettait aux Autrichiens d’aller à travers lesArdennes écraser la révolution de Belgique.

Il fallait un décret de l’Assemblée nationalepour accorder ce passage à des étrangers. On vit bien alors ce quiserait arrivé si les citoyens ne s’étaient pas levés en masse, etmaître Jean lui-même n’eut plus tant l’amour de notre bon roi.Cette permission de passer, donnée aux Autrichiens pour allerdétruire une révolution sortie de la nôtre, lui paraissait louchecomme à tout le monde. Les ministres déclarèrent que c’était par untraité diplomatique secret ; et l’Assemblée nationale nevoulut pas ordonner d’enquête sur cette affaire, de peur d’en tropapprendre.

Nous étions alors au commencement du moisd’août 1790, et tout allait de mal en pis pour les nobles ;car la plus grande honte qu’on ait peut-être jamais vue en France,c’est que les soldats arrêtaient leurs officiers comme voleurs. Lesrégiments de Poitou, de Forez, de Beauce, de Normandie et quantitéd’autres mettaient des sentinelles à la porte des officiers, enréclamant des comptes.

Quelle misère et quelle abomination !… depauvres malheureux, dépouillés par cette noblesse si fière, siriche, et jouissant de tous les grades, de tous les honneurs, detoutes les pensions, de tous les privilèges ! Ah ! quipouvait s’imaginer de pareilles indignités !… C’était pourtantla triste vérité ; les restitutions commençaient : Beauceréclamait 240 727 livres ; Normandie et les marins deBrest, jusqu’à deux millions ! et les chefs capitulaient, ilscomptaient ! À Strasbourg, sept régiments étaient en l’air, àBitche, les soldats jetaient leurs officiers à la porte ;l’Assemblée nationale suppliait le roi « de nommer desinspecteurs extraordinaires parmi les généraux, pour, en présencedes commandants de chaque corps, du deuxième capitaine, du premierlieutenant, du premier sous-lieutenant, du premier et derniersergent-major, ou maréchal des logis, du premier et derniercaporal, ou brigadier, et de quatre soldats, procéder à lavérification des comptes de chaque régiment, depuis six ans, etfaire droit à toutes les plaintes. » Et voilà que parl’enquête, les états-majors étaient forcés de rendre des deux ettrois cent mille livres volées sur la soupe et les légumes despauvres soldats. C’est alors que cette affaire parut dégoûtante etqu’on s’écriait :

– Il était temps que la révolutionarrive.

La rage des officiers contre les pauvresdiables qui réclamaient leur bien n’était pas à peindre. C’est letemps de l’émigration d’une foule d’états-majors ; ilspassaient aux Autrichiens avec armes et bagages. Tous ne partirentpas, il existait aussi d’honnêtes gens indignés parmi cesnobles ! mais je pourrais vous en nommer pas mal d’autres, carmes gazettes sont encore là, remplies de leurs désertions ;toute l’Alsace et la Lorraine en parlaient avec horreur. Et nousdevions bientôt voir la cruauté de ces gens pris la main dans lesac, de ces gens qui, loin de reconnaître leur faute et d’endemander pardon à genoux, ne songeaient qu’à se venger.

Vers le 15 août, un roulant du côté deLunéville, qui changeait de la poterie neuve contre du vieux linge,de la cendre et du verre cassé, le père Soudeur, passa par lesBaraques avec sa charrette et sa haridelle. Il s’arrêta chez maîtreJean, pour voir si dame Catherine n’avait rien à changer, et pourvider une chopine de vin, selon son habitude. C’était un vieux,tout gris, marqué de la petite vérole ; il aimait à répandreles nouvelles, comme tous ces ambulants. On l’appelait, dans lepays, « le batteur de grenouilles, » parce que les gens de sonvillage étaient forcés de battre l’étang de Lindre pendant la nuit,pour empêcher les grenouilles de déranger le sommeil de leurseigneur.

Maître Jean lui demanda s’il ne savait rien deneuf, et lui, qui n’attendait que cela pour commencer, nous racontequ’un grand trouble régnait aux environs de Nancy ; que lestrois régiments de la garnison : Mestre-de-Camp, cavalerie, lerégiment du Roi et Château-Vieux, suisse, ne s’entendaient plusavec leurs officiers, et que la division était surtout entre lesofficiers et les soldats de Château-Vieux.

Le père Soudeur clignait de l’œil en nousracontant ces choses. Quelques instants après, Nicole, qui filaitprès du poêle, étant sortie, il nous dit que la colère desofficiers venait de ce que les soldats réclamaient leurcompte ; qu’il avait déjà fallu rendre à ceux du régiment duRoi 150 000 livres, écus sonnants ; à ceux deMestre-de-Camp 47 962 livres, et que ceux de Château-Vieux enréclamaient maintenant 229 208 ; – qu’on avait faitpasser des soldats députés à la place, par les courroies, vu qu’ilest plus commode d’assommer les gens que de leur donner descomptes ; mais que ce moyen mettait le trouble en ville ;que les gardes nationaux tenaient avec la troupe ; que desmaîtres d’armes, excités par les officiers, provoquaient lesbourgeois pour les tuer en duel, et que l’affaire prenait unevilaine tournure.

Il riait, mais nous n’avions pas envie derire, car nous autres, à dix lieues de la frontière, avec la massede congés et de cartouches jaunes qu’on donnait aux soldatspatriotes pour s’en débarrasser, nous risquions d’être envahis dujour au lendemain, d’autant plus que Frédéric-Guillaume, le roi dePrusse, et Léopold, l’empereur d’Autriche, venaient de faire leurpaix, en déclarant que les révolutionnaires de France étaient leursvéritables ennemis.

Enfin, après avoir bien causé, changé sapoterie et payé son compte, le père Soudeur sortit, et continua deremonter le village, en criant :

– Poterie et vieux linge àchanger !

Mais à cette heure arriva une chose autrementgrave, qui nous surprit tous, en nous montrant que non seulementLouis XVI et les émigrés, les nobles et les évêques, les officierset les moines étaient d’accord, mais qu’un grand nombre de nospropres députés s’entendaient avec eux, comme larrons en foire,pour arrêter la révolution et nous réduire encore une fois enservitude.

Nous apprîmes cela par une lettre de Chauvel,que je suis désolé de ne plus avoir, car elle éclairait tout cetemps ; maître Jean, comme toujours, l’ayant prêtée, ellecourut le pays et puis on ne sut jamais ce qu’elle était devenue.Je me souviens que dans cette lettre, Chauvel nous disait queMirabeau et plusieurs députés du tiers s’étaient vendus à lacour ; que ces malheureux avaient trouvé la révolution tropgrande ; qu’ils s’étaient effrayés de la voir s’étendrepartout ; que l’un voulait devenir premier ministre ; queles autres trouvaient agréable d’avoir des châteaux, des forêts,des voitures, des domestiques ; enfin que Lafayette lui-mêmeet Bailly commençaient à nous tourner le dos ; qu’ilstrouvaient le roi trop malheureux d’avoir été forcé de rendre sesdroits au peuple, et de se contenter d’environ quarante millionspar an, au lieu de pouvoir dire : « Tout est à moi, laterre, les gens et les bêtes. » Ils avaient en quelque sortepitié de sa position.

Je me rappelle aussi que Chauvel nous parlaitd’hommes nouveaux, qui s’élevaient dans les clubs et quigrandissaient chaque jour : Danton, Robespierre, Marat,Pétion, Brissot, Loustalot, Desmoulins. Mais tous ces gens sontmorts pauvres, misérables, ou bien ils se sont guillotinés les unsles autres, après avoir servi le peuple, qui les a tousabandonnés ; au lieu que les serviteurs de la noblesse et duclergé ont vécu noblement ; ils ont rempli des grades élevéset sont morts dans de bons lits, entourés de leurs domestiques,avec l’absolution de ce qu’ils avaient fait. Si l’Être suprêmen’existait pas, de pareils exemples seraient pourtant biendécourageants, et ceux qui se sacrifient pour le peuple, qui leslaisse traîner dans la boue, même après leur mort, et traiter debrigands par ses ennemis, devraient être regardés comme de fameusesbêtes !

La lettre de Chauvel nous surpritbeaucoup ; maître Jean n’en paraissait pas content, il disaitqu’on ne doit jamais en demander trop d’un coup ; moi j’avaisd’autres idées, je ne trouvais pas que Chauvel en demandait trop.Je comprenais bien que maître Jean et tous les bourgeois, aprèsavoir happé leur morceau, voulaient reprendre haleine ; maisnous autres hommes du peuple, nous n’avions encore rien, et nousvoulions aussi notre part dans la révolution.

Nous étions encore à nous disputer sur cettelettre, et Létumier l’avait prise pour la lire au club, lorsqu’enarrivant à la halle, le jeudi 29 au soir, après sept heures, nousvîmes trois grandes affiches posées sur le pilier du milieu. Lesquatre ou cinq vieux Phalsbourgeois qui restent encore de mon tempsdoivent se rappeler que, entre ce pilier massif qui portait lesgrosses poutres du toit, et l’ancienne baraque du bureau de lagabelle, se trouvait pendue une grosse lanterne, où leschauves-souris allaient et venaient tout le temps du club, en été.Les gens de la ville avaient décroché cette lanterne, et sepenchaient les uns sur les autres pour lire les affiches. Ceux desBaraques, arrivant en dernier, ne pouvaient approcher, maisLétumier, avec ses coudes pointus, qui vous entraient dans lescôtes, arriva tout de même, et se mit à lire les affiches, encriant si fort qu’on l’entendait jusque sous la voûte du corps degarde :

« Lettre de M. de Lafayetteaux gardes nationales des départements de la Meurthe et de laMoselle.

» Paris, le 17 août 1790.

» Messieurs,

» L’Assemblée nationale ayant appris lacoupable conduite de la garnison de Nancy, et sentant les funestesconséquences de pareils excès, a pris, pour les réprimer, lesmesures contenues dans le décret que j’ai l’honneur de vousenvoyer, pour vous mettre à portée de prévoir les ordres que vouspourrez recevoir.

» Permettez, messieurs, à celui de vosfrères d’armes que vous avez chargé d’exprimer ici votre dévouementpour la constitution et l’ordre public, de présenter à votre zèleet à votre fermeté cette occasion, comme une des plus importantes,pour consolider la liberté qui se fonde sur le respect des lois, etpour amener la tranquillité générale.

» Lafayette. »

C’était terrible d’entendre cela. Quelquesjours avant nous aurions tous marché ; mais après la lettre deChauvel, qui nous représentait Lafayette comme un être plein defaiblesse et de vanité, cet homme, en nous appelant à la guerrecontre les soldats patriotes, nous remplit d’indignation. Tous ceuxdes Baraques criaient :

– C’est une abomination, les soldats ontraison de réclamer leur compte ; les soldats sont nos frères,nos amis et nos enfants ; nous tenons avec eux contre lesofficiers nobles, qui veulent les dépouiller.

Cela gagnait partout ; les honnêtes gensn’approuvaient pas cette manière de payer ses dettes. Létumier,levant son chapeau par-dessus la foule, criait :

– Mais écoutez donc le reste…Silence !… Écoutez le décret de l’Assemblée nationale.

Et malgré la colère qui grandissait, on fitpourtant silence pour entendre lire ce décret « ordonnant lerassemblement d’une force militaire tirée des garnisons et desgardes nationales du département de la Meurthe et des départementsvoisins, pour agir aux ordres de tel officier général qu’ilplairait à Sa Majesté de commettre, à l’effet de réprimer lesauteurs de la rébellion », et puis cette dernière affiche dudirectoire de la Meurthe, à Nancy : « Vu la réquisitionen date du jour d’hier, adressée au directoire du département de laMeurthe, par M. de Bouillé, officier général commandantpour Sa Majesté les troupes de la ci-devant province desTrois-Évêchés, et par elle employé pour l’exécution du décret del’Assemblée nationale du 16 de ce mois, les officiers municipaux detous les lieux du département de la Meurthe où se trouvent desgardes nationales armées, requerront les commandants desditesgardes nationales de réunir le plus grand nombre de volontairespossible, et d’en dresser un état, qui sera remis sur le champ auxofficiers municipaux.

» D’après cet état, les officiersmunicipaux remettront aux commandants desdits volontaires une sommepropre à assurer leur subsistance pendant huit jours, à raison devingt-quatre sols, cours du royaume, par homme. Chaque homme seramuni de vingt cartouches au moins ; ceux qui ne pourront pass’en procurer en trouveront à Nancy. Il n’y aura par district qu’unseul drapeau. Les gardes nationaux seront logés sur leur route,ainsi qu’il est d’usage pour les troupes réglées ; à l’effetde quoi aucun citoyen ne pourra se refuser audit logement. Lamarche sera la plus rapide possible, etc., etc. »

Toute la masse des citoyens écoutait ensilence.

Létumier finissait à peine de lire la dernièreaffiche, que l’administrateur du district, Matheis, de Sarrebourg,un gros homme bourgeonné, l’écharpe tricolore autour des reins,grimpa dans l’étal de l’ancienne gabelle, d’où l’on parlait aupeuple, pour engager les patriotes à se montrer. Il répétait mot àmot la lettre de Lafayette, qu’il appelait « l’ami deWashington et le sauveur de la liberté ». Plusieurs criaientdéjà : « Vive le roi ! vive Lafayette ! »et le gros Matheis riait d’avance, quand Élof Collin, du milieu dela halle, se mit à lui répondre que les gardes nationales n’étaientpas faites pour combattre nos soldats, mais au contraire pour lessoutenir contre nos ennemis ; qu’au lieu d’attaquerMestre-de-Camp et Château-Vieux, on ferait bien mieux de leur payerce qu’ils réclamaient avec justice ; qu’on apaiserait ainsi larévolte, et que tout rentrerait dans l’ordre ; mais qu’onvoulait mettre la guerre entre l’armée et les citoyens, pourredevenir nos maîtres ; et que lui, Collin, engageait tous leshommes de bon sens à ne pas se mêler de cela ; que lesofficiers nobles pouvaient arranger eux-mêmes leurs affairesvéreuses, qui ne regardaient pas la nation !

Alors des cris innombrables s’élevèrent pouret contre. Tous les acquéreurs de biens nationaux, maître JeanLeroux, Nicolas Roche, aubergiste à l’Aigle ; MelchiorLéonard, ancien garde-marteau de la maîtrise ; Louis Masson,directeur de la poste aux chevaux ; Raphaël Mang, préposé auxétapes, qui venait d’entreprendre la fourniture des fourrages deRoyal-Guyenne ; le commandant de la garde citoyenne,Gérard ; enfin tous les notables bourgeois de Phalsbourg etdes environs tenaient pour Lafayette ; ils avaient aussi laplus grande influence, à cause des gens de tous les métiers qu’ilsemployaient dans leurs entreprises.

Leur conseil municipal venait déjà de déciderque la ville avancerait 1000 francs pour assurer la subsistance desvolontaires, cela s’était passé le matin, avant le club ; et,malgré tout ce qu’Élof Collin put encore dire, on vota qu’undétachement de la garde nationale partirait le lendemain, sansfaute : que tel village fournirait tant d’hommes, tel autrevillage tant, etc. Les Baraques en étaient pour quinze volontaires,et naturellement Jean Leroux, Létumier et moi, nous devions êtredans le nombre, comme les meilleurs patriotes.

Maître Jean trouvait cela juste ! Jecrois aussi qu’il n’était pas fâché de jouer un peu au soldat, etde montrer son bel uniforme à Nancy, car son bon sens et son boncœur ne l’empêchaient pas d’être très vaniteux. Létumier, Jean Ratet moi, nous continuâmes à nous disputer sur ces choses jusqu’auvillage.

Enfin chacun alla se coucher, après avoirarrêté qu’on partirait au petit jour et qu’on se réunirait devantl’auberge des Trois-Pigeons.

Chapitre 2

 

À six heures nous étions réunis sur la placed’Armes, avec les volontaires de la ville et des environs, en toutcent cinquante hommes. Nous avions pris un verre de vin chez maîtreJean avant de partir, chacun avait mangé un bon morceau de pain, etmis le reste dans son sac pour la route. Les autres villages enavaient fait autant, et le roulement pour appeler ceux quipouvaient être en retard commençait. Cinq ou six arrivèrent encore,et puis le commandant de place vint nous passer en revue ; ilfit distribuer des gibernes à ceux qui n’en avaient pas etvingt-cinq cartouches par homme.

Alors le commandant de la garde citoyenne,Gérard, monta sur son cheval ; il nous parla des devoirs dusoldat-citoyen, et levant son sabre, le roulement recommença. Aucunautre volontaire ne s’étant présenté, nous sortîmes par la porte deFrance, au milieu des cris de : Vive le roi ! vive lanation ! qui partaient de toutes les fenêtres. Beaucoupd’enfants nous suivirent jusque sur la côte de Mittelbronn et mêmejusqu’au Petit-Saint-Jean, mais ensuite nous continuâmes seulsnotre chemin au milieu de la poussière.

Ce 30 août 1790 et le lendemain 31 sontpeut-être les plus chaudes journées que j’ai vues ; le soleilrouge, qu’on avait sur la nuque, vous abasourdissait, et lapoussière vous étouffait. Et puis c’était la première marchemilitaire que nous faisions ; quand les hommes vont entroupes, c’est tout autre chose que d’aller seul ; tantôt ilfaut ralentir le pas et tantôt se dépêcher, ce qui fatiguebeaucoup, et cette grande poussière qu’on avale vous dessèche labouche.

Malgré cela nous étions à Sarrebourg vers onzeheures. Pas un bourgeois n’était parti ; les gens s’étonnaientde nous voir. On fit halte pour se rafraîchir, et puis on redoublal’étape jusqu’à Blamont, où nous n’arrivâmes que sur les septheures du soir.

Pendant cette route, maître Jean se repentitplus d’une fois d’avoir mis son bel uniforme au lieu d’une blouse,et le pauvre Jean Rat, sa caisse sur l’épaule et le nez presque àterre, tirait la langue comme s’il avait traîné la charrette dupère Soudeur. Moi j’allais bien, la sueur me coulait dans la raiedu dos, c’est vrai, et j’avais même ôté mes guêtres pour sentir unpeu d’air autour de mes jambes, mais je supportais cela facilementet les autres garçons du village aussi.

Les jeunes gens de la ville furent biencontents, eux, de rencontrer des voitures qui s’en allaient àBlamont, et de grimper dessus moyennant quelques sous ; etJean Rat se réjouit de pendre sa caisse au timon de derrière.

Enfin nous arrivâmes tout de même à Blamont,où le commandant Gérard et le capitaine Laffrenez furent logés chezle maire, qui s’appelait M. Voinon ; maître Jean etLétumier chez un officier municipal ; et Jean Rat, JacquesGrillot et moi, chez un marchand de vin, un bon patriote, qui nousfit souper à sa table et nous raconta que leur commandant,M. Fromental, était parti deux jours avant, avec lesvolontaires de Blamont et d’Herbéviller ; qu’ils manquaientpresque tous de fusils, mais qu’on leur en avait promis pourlà-bas.

Nous bûmes chez lui du bon vin de Toul, et,comme il fallait se lever le lendemain avant le jour pour profiterde la fraîcheur, après souper il nous conduisit dans une chambre àdeux lits ; Jean Rat et Grillot prirent le plus grand ;moi je couchai seul dans l’autre, où je dormis tellement bien,qu’il fallut me secouer pour me réveiller. Jean Rat battait déjà lerappel dans la rue noire. Il pouvait être trois heures ; àquatre nous étions en route, et fort heureusement, car lorsque lesoleil se leva derrière nous, rien qu’à voir la couleur du ciel, oncomprenait que nous allions être comme dans un four jusqu’àLunéville.

Nous en approchions vers neuf heures. Ilfallut se mettre en rang, l’arme au bras et le tambour en tête,pour entrer.

Là, tout le monde était content de nousvoir ; les cris de : Vive la nation !recommencèrent. Les enfants couraient derrière nous en troupes, etles femmes nous regardaient en souriant de leurs fenêtres. Ces gensde Lunéville ont toujours été de bons patriotes ; cela vientde la garnison.

Je me rappelle que nous fîmes halte sur unepetite place carrée, garnie d’arbres touffus, et qu’après avoir misles armes en faisceaux, maître Jean, Létumier et moi, nous entrâmesdans une belle auberge, au coin de cette place. Nous avions uneheure de repos, cela nous réjouissait.

– Eh bien ! criait maître Jean, nousavançons !

– Oui, mais il va falloir donner unfameux coup de collier jusqu’à Nancy, répondait Létumier.

– Bah ! le plus rude est faitmaintenant, disait maître Jean. Le principal, c’est d’arriver pourdire son mot.

La place et les rues aux environsfourmillaient de monde ; des bourgeois, des soldats et desgens de toute sorte, hommes et femmes, allaient et venaient ;quelques-uns s’arrêtaient pour nous regarder. Je n’avais jamais vude presse pareille ; dans l’auberge aussi la foule sepressait ; de grands carabiniers rouges fumaient et buvaient,leurs longues jambes allongées sous les tables ; on riait, etdans ce moment nous entendions dire autour de nous que la paixétait faite ; que Mestre-de-Camp, Château-Vieux et le régimentdu roi mettaient les pouces ; que tout allait se raccommoderet que les meneurs seuls auraient leur compte.

Il paraît que de bonnes nouvelles venaientd’arriver, car on criait dehors : « Vive leroi ! » Les carabiniers, des géants alsaciens, riaientdans leurs moustaches, en avalant des cruchons de bière, etdisaient :

– Ce n’est pas malheureux qu’on soittombé d’accord !

La joie de tout le monde montrait combien laguerre entre nous aurait fait de peine aux gens ; etnaturellement nous autres, en cassant notre croûte et vidant unebouteille de vin, nous étions contents de ne pas être forcés d’envenir aux coups.

Le commandant Gérard était allé voir le mairede la ville, M. Drouin ; et comme les nouvelles de paixse répandaient de plus en plus, au lieu de nous presser, nousrestâmes là jusqu’à onze heures. Alors le maire et la municipalitévinrent nous voir sur la place, pendant qu’on battait le rappel etqu’on reformait les rangs. Le commandant remonta sur son cheval ensaluant ces messieurs, et nous repartîmes, tout joyeux de savoirque nous arriverions à Nancy comme pour une fédération, au lieu dela bataille.

Vers quatre heures, nous commencions àdécouvrir au bord du ciel deux hautes tours grises et quelquesvieilles bâtisses. Je pensais : « Est-ce que ce seraitdéjà Nancy ? » mais je ne pouvais le croire. C’étaitSaint-Nicolas. Nous continuions à nous en approcher lentement, aumilieu de la poussière, quand deux coups sourds retentirent auloin, sur notre droite, dans la plaine ; toute notre troupeétonnée s’arrêta, regardant et prêtant l’oreille. Il se fit ungrand silence. Quelques secondes après, un troisième, puis unquatrième coup retentirent, et notre commandant, debout sur sesétriers, cria :

– C’est le canon !… La bataille estcommencée… En avant !

Alors, malgré la fatigue et la tristesse depenser que les bonnes nouvelles de Lunéville étaient fausses, onreprit le pas accéléré ; mais, à mesure que nous avancions,notre ligne s’étendait ; les trois quarts ne pouvaient plussuivre ; et quand, arrivés aux premières maisons deSaint-Nicolas, regardant en arrière, nous vîmes au loin lestraînards tout le long de la route, il fallut bien s’arrêter pourattendre les plus proches.

Voilà ce que c’est de commencer par desmarches forcées ; j’ai vu cela bien des fois depuis, enAllemagne : tous les conscrits restent en route ;bienheureux encore quand la cavalerie ne vient pas lesrécolter.

Enfin, les tambours étant arrivés, nousentrâmes dans cette vieille ville de Saint-Nicolas, pleined’enseignes de tisserands, de drapiers, de bonnetiers, penduesdehors comme à la foire. C’est bien changé depuis ; mais dansce temps le bras d’or de saint Nicolas attirait des quantités depèlerins, et cela dura jusqu’au jour où la république envoya fondrele bras à la monnaie de Metz, avec les ciboires et les cloches.

Nous étions abîmés !

Comme nous remontions la grande rue, ellefourmillait de monde ; les gens de boutiques et de métiersdescendaient leurs escaliers en dehors, tout effarés ; desfemmes couraient, traînant leurs enfants à la main. Sur la place dela vieille cathédrale, on nous fit mettre crosse à terre au milieud’une foule de paysans, d’ouvriers et de gardes nationaux débandés,que la municipalité de Nancy venait de renvoyer avant l’attaque,parce que ces gens tenaient avec la troupe. On n’a jamais vu deconfusion pareille. Ces hommes indignés racontaient qu’à peinesortis de la ville, pour retourner chez eux, croyant que tout étaitfini, l’attaque des Allemands à la porte Neuve avait commencé. Unde leurs capitaines, un vieux sec, le nez camard et la figure toutegrêlée, vint saluer notre commandant, et lui cria, la main sur lecol de son cheval :

– Commandant, vous allez à Nancy ?N’y allez pas ! L’autorité militaire et la municipalité seméfient de la garde citoyenne ; c’est de la canaille !…Vous tomberez dans un guet-apens !

Il écumait de colère.

– Capitaine, lui répondit le commandant,mes hommes et moi nous ne connaissons que le devoir.

– C’est bon, dit ce vieux. Allez, je vousai prévenu, faites ce qu’il vous plaira.

Mais comme la moitié de nos gens restaitencore en arrière, le commandant fit rompre les rangs pour lesattendre. Chacun eut le temps de boire un verre de vin, sous lestoits de toile grise en avant des cabarets.

Beaucoup de curieux remplissaient les clochersavec des lunettes d’approche, et ceux qui descendaient criaient enpassant :

– L’affaire est au faubourgSaint-Pierre ! ou bien :

– La fumée monte sur la porteStainville.

Ainsi de suite.

Au bout d’une demi-heure, tous les traînardsétant arrivés, nous repartîmes pour Nancy, et bientôt nousentendîmes la fusillade ; sur les six heures elle devintterrible. Le bruit du canon avait cessé. Nous commencions à voir laville, et dans le même moment les premières bandes qui se sauvaientpassaient à côté de nous. On peut dire des misérables ! carces gens étaient presque tous en blouse, sans chemise et nu-pieds,sans casquette ni chapeau ; enfin la misère, la grande misèredes villes en ce temps ! Des lignes entières de ces malheureuxgagnaient les champs ; trois ou quatre que nous rencontrâmesplus loin, assis au revers de la route, pâles comme des morts,étaient blessés ; ils avaient, les uns la poitrine, les autresles jambes pleines de sang, et nous regardaient avec de grands yeuxclairs, sans rien nous dire. Je crois qu’ils ne nous voyaient plus,ou qu’ils nous prenaient pour des ennemis.

Dans le moment où nous rencontrions cesmalheureux, les coups de fusil, que nous avions entendus d’abordsur notre droite, s’étendaient par toute la ville ; et c’estalors, comme nous l’apprîmes plus tard, que les soldats deChâteau-Vieux et le peuple se débandaient ; c’est alors que lemassacre commençait !

En entrant dans une longue rue bordée dehautes maisons fermées du haut en bas, nous vîmes une masse de gensrouler de notre côté, devant cinq ou six hussards qui les hachaientsans miséricorde. Les chevaux se cabraient, les sabres montaient etdescendaient, et des cris partaient, mais des cris qui vousdonnaient froid, des cris horribles.

Ces gens n’auraient eu qu’à se retourner ettomber sur les brigands qui les poursuivaient ; ils n’auraienteu qu’à les prendre par la botte et les précipiter à terre, en lesécrasant comme des chats ! eh bien, ils se laissaientmassacrer ! Oh ! que la peur rend bête !

Le commandant nous ordonna d’obliquer àgauche, contre les maisons, pour laisser passer ce monde, et defaire halte. Maître Jean, Létumier et les autres officiers tirèrentle sabre, en nous criant de charger ; chacun déchira sapremière cartouche.

La foule arrivait ; elle passa devantnotre ligne, comme un troupeau poursuivi par une bande deloups ; et les hussards alors, voyant reluire nos baïonnettes,tournèrent bride. Ils s’attendaient sans doute à recevoir notredécharge dans les reins, car, à la première ruelle, ilsdisparurent.

Au bout d’un instant la grande rue était vide,tous les fuyards s’étaient cachés ; quelques-uns seulementrestaient étendus la face contre terre. Nous entendions de nouveaule grand bourdonnement de la ville, la fusillade, et le tocsind’une petite cloche qui tintait au milieu de ces massacres.

Mon Dieu ! que de pensées tristes vousviennent en se rappelant ces misères, et qu’on plaint les pauvresmalheureux, toujours exterminés, même lorsqu’ils ne demandent quela justice !

Aussitôt après le tumulte, notre commandantnous ordonna de repartir ; le grand carré gris de la porteSaint-Nicolas s’avançait lentement dans le ciel, et tout à coup lecri de : Wer da ! nous avertit que les Allemandsétaient maîtres de Nancy.

M. de Bouillé n’avait pour ainsidire amené que de ces gens-là ; des Français se seraientarrêtés trop tôt, il lui fallait un exemple terrible.

Alors les vieilles moustaches grises ducommandant frémirent ; il s’avança seul et répondit :

– France !… garde citoyenne dePhalsbourg !

Quelques instants après, un piquet de cesAllemands, en habit bleu, comme les invalides d’aujourd’hui,s’avança de notre côté, avec un de leurs officiers, pour nousreconnaître. Il paraît qu’on se méfiait de nous, car il fallutattendre là très longtemps, l’arme au pied, pour recevoir l’ordrede la place. La fatigue nous accablait après ces deux marchesforcées, et ce n’est que vers neuf heures qu’un lieutenant vintnous prévenir d’avancer et de relever les Allemands à leurposte.

Ils étaient environ une quinzaine dans lecorps de garde. Les gueux furent bien contents de nous céder laplace, pour aller piller comme les camarades.

C’est sous la porte Saint-Nicolas que nouspassâmes la nuit, étendus à terre, la tête sur le sac, le long desmurs. Nous dormions tous l’un à côté de l’autre ; deux piècesde canon et des fourgons barraient la porte ; on avait aussilevé des pavés. Les sentinelles, qu’on changeait d’heure en heure,allaient vers la ville et le faubourg. C’est tout ce que je merappelle, car je n’en pouvais plus, et par bonheur mon tour d’êtreen faction n’arriva que le matin.

Deux ou trois fois pourtant, je fus éveillépar des cris et des disputes : c’étaient nos patrouilles quiamenaient leurs prisonniers ; on les poussait dans le corps degarde, en refermant la porte, malgré les cris des misérables qui nerespiraient plus là dedans ; – cela me revient comme unrêve !

Que voulez-vous, une fois que le sommeil prendl’homme, il n’entend et ne voit plus rien. Je sais que cettenuit-là, des centaines de malheureux furent encore massacrés, etque la barbarie de la noblesse se montra dans toute sa fureurcontre le peuple, mais je ne puis rien vous en dire, ne l’ayant pasvu moi-même.

Seulement, le lendemain 1erseptembre 1790, ce fut autre chose.

J’étais debout de grand matin, et ce que jevis en ce jour malgré les années, reste comme peint devant mesyeux.

À quatre heures le roulement du tambour nouséveilla. En me levant sur le coude, encore tout endormi, j’aperçusdans le petit jour, à dix pas de moi, devant la voûte, un officierallemand avec le commandant Gérard ; ils causaientensemble ; derrière eux se tenait un officier municipal,l’écharpe autour des reins et la main dans le grand gilet blanc.Ils regardaient sous la porte sombre, où nous nous levions l’unaprès l’autre, secouant la poussière de nos effets, ramassant nosfusils et bouclant notre sac.

Après le roulement, on fit l’appel ;plusieurs de nos camarades étaient encore arrivés pendant la nuit,de sorte que nous pouvions être de cent vingt à cent trente, sanscompter ceux de faction et de patrouille aux environs.

L’appel fini, le commandant nousdit :

– Camarades, vous allez escorter lesprisonniers aux prisons de la ville.

En même temps trois charrettes s’approchèrent,des charrettes à échelles, avec de la paille, et l’on commença partirer du corps de garde les malheureux qu’on avait poussés dedansdepuis la veille. Il en sortait, … il en sortait !… ce n’étaitpas à croire : des femmes, des soldats, des gens du peuple,des bourgeois, tellement que la rue en était encombrée, et sipâles, si défaits, que cela vous retournait le cœur. Un assez grandnombre, couverts de sang, ne pouvaient pas marcher, il fallait lesporter sous les bras. En reprenant l’air, ils se débattaient,ouvraient la bouche comme des gens près d’étouffer, et demandaientde l’eau, qu’on leur donnait à boire dans un bidon. On les portaitensuite sur les voitures.

Cela dura bien vingt minutes, et puis tout semit en marche : les voitures de blessés devant ; lesautres prisonniers derrière, deux à deux, entre nous.

J’en ai vu depuis de ces convois, oui, j’en aivu, mon Dieu ! et même de plus grands, des trente et quarantecharrettes à la file. Mais celui-ci c’était le premier, il me fitune horreur en quelque sorte éternelle ; il faut être couchésous terre, pour oublier des spectacles si terribles. Plus tard,c’étaient des blessés qu’on conduisait aux ambulances, le soir denos grandes batailles, ou des aristocrates qu’on menait à laguillotine ; cette fois c’étaient des gens du peuple et dessoldats qu’on menait à la potence ; car, non content d’avoirexterminé trois mille pauvres misérables, dont quatre cents femmeset enfants, ce même jour Bouillé fit pendre vingt-huit soldats deChâteau-Vieux, condamnés par jugement du conseil de guerre ;un fut roué vif, malgré l’abolition des tortures décrétée parl’Assemblée nationale, et quarante et un furent envoyés aux galèresdu roi.

Nous étions encore en route pour retourner àPhalsbourg, que la nouvelle de ces abominations se répandait déjàpartout.

On a bien crié contre les massacres deseptembre et les convois de 93, et l’on a eu raison : c’étaitcontre nature. Mais les nobles avaient commencé. C’est un grandmalheur ! Quand on demande de la pitié pour les siens et poursoi-même, il faudrait d’abord en avoir eu pour les autres et ne pasavoir été cruels dans la victoire.

Enfin la ligne des prisonniers s’avançaitentre nos deux files de baïonnettes. Nous marchions au milieu d’ungrand silence, car toutes les maisons étaient fermées comme desprisons, excepté celles qu’on avait pillées, et dont les portes etles volets pendaient dehors en morceaux. Maître Jean nouscommandait ; deux ou trois fois en passant il me regarda, etje vis dans ses yeux quelle horreur et quelle pitié il avait ;mais quoi faire ? Bouillé était le maître, il fallaitobéir.

Les malheureux que nous escortions, les unssans veste, les autres sans chemise, le bras en écharpe ou la têtebandée, regardaient devant eux, les yeux troubles, et nous lesentendions quelquefois pousser un de ces soupirs que donnel’épouvante d’être pris, de savoir qu’on n’a plus de ressource, etqu’on laisse ou bien une vieille mère, ou bien une femme et dejeunes enfants qui périront abandonnés. Voilà ce qui fait soupirerde cette manière, lentement et par secousses, en frémissant toutbas. Et ceux qui vous entendent vous comprennent ; s’ilspouvaient vous lâcher, ils le feraient de bon cœur.

Chacun doit comprendre que dans ce moment jene faisais pas attention aux rues, d’autant moins que nousrencontrions souvent des soldats, et d’autres misérables, hommes etfemmes, étendus en travers de larges mares de sang. Il fallaitmarcher par-dessus… Nous en frémissions tous !… Quelques-unsde nos prisonniers, les plus braves, tournaient la tête en passant,les yeux à demi fermés, pour reconnaître et saluer le cadavre d’uncamarade.

Sur une petite place nous vîmes des chevauxdébridés qui mangeaient du foin à terre, et des hussards de Lauzunendormis autour sur des tas de paille. C’est tout ce qui me revientde la route, excepté pourtant la grande mairie, – dont le jourblanchissait les vitres pleines de lumières, – les officiers quimontaient et descendaient sous une porte magnifique, et quelquesestafettes en bas, attendant les ordres. Deux bataillons deLiégeois bivouaquaient sur la place. Le ciel était clair, desétoiles y brillaient encore.

Au moment où nous passions sous une sorted’arc de triomphe, on nous cria :

– Wer da !

C’était un cavalier en sentinelle devant lesprisons entourées de fossés. Le major, qui nous suivait avecl’officier municipal, s’avança tout de suite ; il nous fitreconnaître et nous arrivâmes sur une autre place, à trois rangéesd’arbres. Les voitures s’arrêtèrent devant une sorte d’hôpital,avec des barreaux en forme de hotte aux fenêtres ; et pendantqu’on les faisait avancer sous la voûte, je reconnus que cetteprison était gardée par un poste de Royal-Allemand.

Qu’on se figure mon trouble de savoir queNicolas était à Nancy ! Je me rappelai sa lettre, et l’idée mevint que le malheureux avait tout haché par amour de la discipline,comme à Paris ; je souhaitai de ne pas le rencontrer. – Maiscomme on déchargeait les blessés, songeant qu’il pouvait aussiavoir reçu un mauvais coup, cela m’attendrit ; nous étionspourtant des frères ; il m’avait toujours soutenu dans letemps ; et puis, lorsque les père et mère allaient apprendreque nous avions été si proche l’un de l’autre, sans nous embrasserni même nous dire bonjour, ils ne pouvaient manquer d’en avoir ungrand chagrin.

Alors j’oubliai tout le reste, et jem’approchai du premier factionnaire, pour lui demander s’il neconnaissait pas Nicolas Bastien, brigadier au 3eescadron de Royal-Allemand. Cet homme, en apprenant que j’étais sonfrère, me dit qu’il le connaissait très bien ; que je n’avaisqu’à descendre les petites rues en face, jusqu’à la porte Neuve, oùRoyal-Allemand avait donné la veille, et que tous ceux del’escadron me conduiraient près de lui.

Maître Jean ne fut pas content d’entendre queje voulais aller voir Nicolas.

– Quel malheur pour nous d’être venusnous mêler avec des brigands pareils ! dit-il. On va croiremaintenant que la garde citoyenne a soutenu les Allemands contreles patriotes ; ils vont le crier dans toutes leurs gazettes…Quel malheur !

Il ne m’empêcha pourtant pas d’aller voir monfrère, et m’avertit seulement de me dépêcher, parce que nous neresterions plus longtemps à Nancy ; que tout le monde en avaitbien assez !

Je partis aussitôt, le fusil sur l’épaule, enallongeant le pas du côté de la porte Neuve. Et maintenant si jevous racontais l’horreur du massacre dans ce quartier, vous auriezde la peine à me croire. Non, ce n’étaient pas des hommes !…Les bêtes sauvages pouvaient seules avoir commis tous ces dégâts etces cruautés ! Le peuple et les Suisses devaient aussi s’êtredéfendus terriblement dans ces recoins, car tout était arraché,cassé, criblé : les portes, les chéneaux, les fenêtres,tout !…

Des tas de briques et de tuiles remplissaientla rue, comme après un incendie ; des paillasses qu’on avaitjetées dehors pour les blessés étaient piétinées et pleines desang ; quelques chevaux restaient encore étendus et sedébattaient avec la fièvre. Deux ou trois fois, en passant devantdes maisons à moitié démolies, j’entendis des cris terribles :c’étaient de pauvres Suisses qui s’étaient cachés après labataille, et qu’on massacrait sans pitié, car Bouillé avait donnél’ordre à ses Allemands de tuer les soldats de Château-Vieuxjusqu’au dernier !

Oh ! les scélérats ! capables decommettre de tels crimes, qu’ils soient maudits !… Oui, qu’ilssoient maudits !… et que Dieu venge les malheureusesvictimes !

Je songeais à ces choses ; l’indignationme possédait.

Tout à coup, dans une rue plus large, je visune montagne de pavés, et derrière ces pavés, la porte Neuvecriblée de balles, avec une longue file de charrettes où les mortsétaient entassés comme des guenilles : hommes, femmes et, ilfaut bien que je le dise puisque c’est la vérité, de pauvres petitsenfants !

Des gens du peuple débarrassaient les pavés,pour ouvrir un passage à ces morts qu’on allait enterrer. Deshussards surveillaient l’ouvrage, et des femmes autour poussaientdes cris qui ne finissaient pas ; elles voulaient encore voirleurs parents ; mais il faisait si chaud depuis deux jours,qu’on ne pouvait pas attendre. Le long de la rue, desRoyal-Allemand, logés chez les bourgeois, regardaient auxfenêtres ; d’autres en bas se tenaient autour des voitures,pour prêter main-forte aux hussards si le peuple s’en mêlait, carla foule était grande.

Une vieille, que des voisins emmenaient parforce, criait :

– Je veux qu’on me tue aussi !… Queces brigands me tuent, puisqu’ils ont tué mon garçon !…Laissez-moi… Vous êtes tous des brigands !

Cela me retournait le cœur, je me repentaisd’être venu. J’allais même repartir, quand, dans le nombre de ceuxqui se tenaient autour des voitures, je vis le grand Jérôme, desQuatre-Vents, avec sa balafre. Il était toujours maréchal deslogis, et riait en fumant sa pipe. Celui-là je le connaissais, etje ne lui dis pas un mot ; mais d’autres Royal-Allemand, dessoldats, auxquels je demandais le logement du brigadier Bastien, memontrèrent tout de suite les fenêtres de l’auberge en face, où jereconnus Nicolas, malgré son uniforme. Il fumait aussi sa pipe enregardant ce terrible spectacle ; et je traversai la rue,content tout de même de revoir mon frère. C’est plus fort que soi,c’est naturel ! Je savais pourtant bien que nous ne pourrionsjamais nous entendre.

Enfin, comme j’arrivais en bas, sous safenêtre, et que j’appelais :

– Nicolas !

Il descendit d’un trait, et se mit àcrier :

– C’est toi !… Vous êtes donc aussivenus de Phalsbourg ?… À la bonne heure… ça me faitplaisir !…

Il me regardait, et je voyais sa joieintérieure. Nous montions l’escalier, bras dessus, brasdessous ; quand nous fûmes en haut, poussant la porte d’unegrande salle, où cinq ou six Royal-Allemand étaient en train deboire autour d’une table, et trois ou quatre autres de regarder auxfenêtres, il cria tout joyeux.

– Hé ! hé ! vous autres,regardez-moi ce gaillard-là !… c’est mon frère… Quellesépaules !…

Il essayait de m’ébranler de ses deux mains enme secouant, et les autres riaient. Moi, naturellement, j’étaisheureux. Tous ces Royal-Allemand, leurs sabres et leurs bonnets àpoil accrochés aux murs, paraissaient de bons garçons. Ils mefirent boire un coup. Nicolas ne finissait pas de dire :

– Ah ! si vous étiez venushier !… C’est hier qu’il fallait venir, sur les cinq heures,pour voir la danse… Nous en avons sabré !… Nous en avonssabré !…

Il me dit aussi à l’oreille que le maréchaldes logis de sa compagnie avait été tué, et que le capitaine Mendeln’en voulait pas d’autre que le brigadier Bastien pour leremplacer, à cause de sa belle conduite.

On pense si cela me dégoûtait, après lesabominations que je venais de voir, mais, devant les autres, je nepouvais rien répondre, j’avais l’air content.

Quelques instants après, la trompette sonna lepansage, et tous se levèrent ; ils remirent leur sabre et leurbonnet pour sortir. Nicolas voulait aussi descendre, mais un de sescamarades lui dit de rester, qu’il préviendrait l’officier etremplirait son service. Il se rassit donc ; et seulementalors, quand les autres furent partis, il se rappela les parents ets’écria :

– Et les vieux vont toujoursbien ?

Je lui répondis que tout le monde était enbonne santé dans notre baraque, les père et mère, Mathurine, Claudeet le petit Étienne ; que je gagnais maintenant trente livrespar mois, et que je ne les laissais manquer de rien. Il étaitréjoui de m’entendre et me serrait la main en disant :

– Michel, tu es un bon garçon ! Ilne faut les laisser manquer de rien, ces pauvres vieux !J’aurais déjà été les voir… Oui, j’aurais été les voir… mais, enpensant aux fèves, aux lentilles, à ce nid de vermine où nous avonssouffert toutes les misères, j’ai changé d’idée chaque fois. UnRoyal-Allemand doit garder son rang. Tu gagnes plus que moi, c’estvrai, mais d’avoir un sabre à son côté et de servir le roi, ça faitune différence… On doit se respecter !… Et des vieux pareils,avec leurs robes et leurs culottes déchirées… tu comprends, Michel,ça ne convient pas pour un brigadier.

– Oui, oui, lui dis-je, je comprends.Mais à cette heure ils ne sont plus aussi déchirés. J’ai payé ladette de Robin, le père n’a plus de corvées à faire ; la mèrea deux chèvres, qui donnent du lait et du beurre, et des poules quiont des œufs ; Mathurine travaille en journée chez maîtreJean ; elle est économe ; et le petit Étienne sait lire,je l’ai moi-même instruit le soir. La baraque est aussi bienmieux ; j’ai fait mettre du chaume sur le toit, pour remplirles trous, et j’ai remplacé l’échelle par un escalier en bois. Leplancher en haut est neuf ; nous avons deux lits, avec quatrepaires de draps, au lieu de nos caisses remplies de fougères. Levitrier Régal, de Phalsbourg, est venu remplacer les carreaux quimanquaient aux fenêtres depuis vingt ans, et le maçon Kromer a misdeux marches devant la porte.

– Ah ! dit-il, puisque tout est enbon état et qu’il y a quelque chose à manger, je peux venir… et jeviendrai voir ces pauvres vieux ! Je veux demander un congé dehuit jours, tu peux leur dire ça, Michel.

Il avait un bon cœur, mais pas l’ombre de bonsens ; il n’admirait que les épaulettes, les coups de sabre etles coups de canon. Aujourd’hui on ne rencontre plus guère d’êtresaussi bornés, l’instruction s’étend de plus en plus dans lepeuple ; malheureusement alors ils n’étaient pas rares, àcause de l’ignorance où les seigneurs et les moines nous avaiententretenus, pour nous faire travailler et nous tondre à leuraise.

Comme je lui parlais ensuite du massacre, etqu’il m’écoutait en fumant sa pipe, le coude sur la table, tout àcoup il cria, en lançant de grosses bouffées de tabac enl’air :

– Bah ! bah ! tout ça c’est dela politique… Vous ne comprenez rien à la politique, vous autresdes Baraques.

– De la politique ? lui dis-je. Maisces pauvres Suisses réclamaient leur argent.

– Leur argent ! fit-il en levant lesépaules, allons donc ! Est-ce que Mestre-de-Camp n’a pas reçuson compte ?… Est-ce que la commune n’a pas donné trois louispar homme au régiment du Roi, pour le faire rentrer dans sa caserneavant la bataille ?… Ces Suisses étaient des gueux ; ilstenaient avec les patriotes !… Nous les avons massacrés, parcequ’ils avaient mis la crosse en l’air, au lieu de tirer sur lacanaille à l’attaque de la Bastille… Comprends-tu,Michel ?

Et comme je restais là tout surpris de ceschoses, au bout d’un instant il ajouta :

– Et ce n’est que le commencement… Ilfaut que le roi rentre dans ses droits… Il faut que les bavards del’Assemblée nationale y passent !… Sois tranquille, le généralBouillé fait son plan… un de ces quatre matins nous marcherons surParis, et alors gare !… gare !

Il riait, en montrant ses dents sous sesmoustaches ; le courage et la joie des bêtes qui vont attaquerun bon morceau, et qui croient déjà le tenir, étaient peints sur safigure.

J’en étais dégoûté. Je me disais enmoi-même : « Est-il possible qu’un pareil animal soit tonfrère ! » Mais de lui parler raison, de vouloir lui faireentrer une idée de bon sens dans la tête, à quoi bon ? Iln’aurait rien compris et se serait peut-être fâché contre moi.C’est pourquoi je pensai qu’il était temps de m’en aller.

– Allons, Nicolas, lui dis-je en melevant, j’ai beaucoup de plaisir avec toi ; mais à huit heureset demie le détachement retourne à Phalsbourg.

– Tu pars ?

– Oui, Nicolas ;embrassons-nous.

– Mais je croyais que tu déjeunerais avecnous… Les camarades vont revenir… J’ai de l’argent… le généralBouillé nous a fait donner douze livres de gratification parhomme.

Il tapait sur sa poche.

– Ce n’est pas possible… Avant tout leservice ; si je ne répondais pas à l’appel, ce seraitgrave.

Cette raison lui parut meilleure que toutesles autres. J’avais repris mon fusil ; nous descendîmesensemble dans la rue.

– Eh bien, dit-il, embrassons-nous,Michel, et bonne route !

Nous nous embrassâmes attendris.

– Tu n’oublieras pas de dire aux vieuxque je vais passer maréchal des logis un de ces jours.

– Non.

– Et que j’irai les voir avec mesgalons.

– C’est bon… ils sauront tout !

Je partis, en m’écriant dans mon âme :« Le pauvre diable n’est pourtant pas méchant ; seulementil vous hacherait par amour de la discipline ! »

Au moment où j’arrivais à la porteSaint-Nicolas, on battait le rappel :

– Eh bien ! me dit maître Jean, tul’as vu ?

– Oui, maître Jean.

Il comprit à ma figure ce que je pensais, etdepuis il ne fut plus question de Nicolas entre nous.

J’eus à peine le temps d’entrer chez unboulanger, en face, et de m’acheter une petite miche de troislivres, avec deux cervelas, car je n’avais fait que boire à laporte Neuve ; ensuite notre détachement repartit pourPhalsbourg.

Cette route augmenta beaucoup notre tristesse,par le spectacle des lâches qui se mettent toujours du côté de laforce, en criant victoire, en prenant des figures réjouies poursaluer le maître, en arrangeant des discours où l’on parle del’ordre, de la justice, du dévouement aux défenseurs de l’autorité,de sévérité pour le maintien des lois, etc., etc. Ce qui revient àdire : « Nous sommes avec vous parce que vous êtes lesplus forts, et nous aurions été les premiers à vous écraser, sivous aviez été les plus faibles ! »

Sur toute notre route, nous vîmes cette espècede gens, avec leurs grosses faces de lâches, leurs gros ventresentourés d’écharpes ; des gaillards qui criaient :« Vive le roi ! vive le général Bouillé ! viveRoyal-Allemand ! » jusqu’à se faire de grosses gorges etse donner des hernies.

On voulut aussi nous faire des complimentsdans un village, le maire en tête, mais le commandant Gérard, quiles voyait venir de loin, leur cria :

– Faites place, mille tonnerres !faites place !

Et nous passâmes, pendant qu’ils noussaluaient, et que nous les regardions avec mépris, par-dessusl’épaule. Quel malheur qu’on ne traite pas toujours ainsi les gueuxde cette espèce ! Ils apprendraient peut-être l’estime qu’on apour leurs discours, et s’ils ne se respectaient pas eux-mêmes, ilsrespecteraient au moins le deuil des honnêtes gens.

À Lunéville, l’autorité municipale avait ététrès ferme, mais cela n’empêchait pas l’inquiétude d’être partout,lorsque nous arrivâmes vers les deux heures. Comme la gardecitoyenne de la ville n’était pas encore revenue, on nous arrêtaità toutes les portes pour avoir des nouvelles, surtout les femmes,dont les fils ou les maris se trouvaient là-bas ; nous avionsde la peine à continuer notre chemin. Sur la place, la foule nousentourait ; et nous ne savions que répondre à tout ce monde,quand tout à coup quelqu’un se mit à crier :

– Tiens, c’est maître Jean et MichelBastien ; ha ! ha ! ha ! les Baraques sedistinguent.

C’était Georges Mouton, – le fils de notreancien échevin, l’aubergiste du Mouton d’Or, sur la placede Phalsbourg, – un grand garçon de vingt ans, solide, carré, toutriant, et qui depuis a fait son chemin. Nous prenions notre painblanc chez son père, car il était aussi boulanger ; et plusd’une fois maître Jean, dans les bonnes années, avait fait routeavec lui pour l’Alsace ; ils achetaient ensemble leur vin àBarr, et l’obtenaient à meilleur marché, par cinquante et soixantemesures. Nous étions donc en pays de connaissance, et bien contentsde voir le fils Mouton, qui finit par nous emmener encriant :

– Arrivez !… nous allons dîner àl’auberge des Deux Carpes.

– Hé ! qu’est-ce que tu fais donc àLunéville, Georges ? lui demanda maître Jean, qui letutoyait.

– Moi ? maître Jean, je suis garçonépicier, dit-il en riant. Je vends du sucre et de la cannelle pourle compte d’un autre, en attendant que j’aie le fonds deboutique.

– C’est un fameux état, dit maître Jean,ton père fait bien de te pousser dans l’épicerie ; c’est unarticle qui ne reste jamais, il faut toujours du poivre, de lachandelle, de l’huile, et pourvu qu’on achète bien, on est sûr derevendre.

Mouton marchait devant nous, et nous entrionsalors dans une de ces petites auberges où l’on prend du vin, del’eau-de-vie et de la bière sur le comptoir ; les gensentraient et sortaient ; quelques étrangers seuls, à leurtable, cassaient une croûte de pain, en mangeant de la friture.Mouton voulut se lâcher jusqu’à nous payer une omelette au lard,avec du vin de Toul, ce que maître Jean, en homme d’âge, ne pouvaitpas permettre ; c’est lui qui paya tout et qui fit même encoreà la fin apporter le café.

Naturellement on parlait des affaires deNancy ; Mouton s’écriait :

– Quel malheur que je n’aie pas vuça ! Le patron est sergent-major dans sa compagnie ;c’est un être rempli d’ambition, qui m’a laissé sa boutique sur ledos, pour aller faire le brave là-bas. Encore s’il s’était faitcasser une patte, cela me consolerait un peu ; mais je leconnais, il aura crié : « En avant ! » à l’abrides autres.

– Hé ! disait maître Jean, tun’aurais vu que la gueuserie des nobles.

– Raison de plus, j’ai toujours détestécette espèce de cadets, qui nous barrent l’avancement dans l’arméeet nous forcent d’entrer dans l’épicerie pour espérer unavenir ; je les aurais pris encore plus en grippe, ça m’auraitfait du bien !

Et comme maître Jean craignait les suites dumassacre, pour la liberté :

– Bah ! tout ça, voyez-vous, dit-il,c’est la fin de la comédie ! Si les aristocrates avaientmarché lentement, ils auraient pu faire durer leurs pensions sur lacassette encore dix, quinze et même vingt ans ; mais à cetteheure, l’affaire est lancée, elle est entre les officiers et lessoldats ; il faut qu’on s’empoigne, et que les uns ou lesautres y sautent ; les gentilshommes y sauteront ! Et, mafoi ! maître Leroux, pourvu que ce soit bientôt ! car jene vous cache pas qu’un fusil sur l’épaule me conviendrait mieuxque ce tablier sur les cuisses.

Maître Jean riait et disait :

– Avec des idées pareilles tu n’auras paston fonds de boutique. Mais à la guerre comme à la guerre ; jepense comme toi que les occasions de faire son chemin ne vont pasmanquer à la jeunesse. Bouillé, qui vient de réussir son premiercoup, voudra bien sûr conduire ses Allemands à Paris.

– Tant mieux ! cria Mouton, c’est leplus grand service qu’il puisse nous rendre.

Le rappel s’étant mis à battre sur la place,il fallut sortir. Mouton nous reconduisit jusque sous les arbres,et nous serra la main, en nous chargeant de compliments pour sesamis et connaissances de Phalsbourg. Après cela, nous repartîmes,et il rentra dans sa boutique. Nous ne pensions pas avoir vu celuiqui remplacerait un jour Lafayette, à la tête des gardes nationalesde Paris !

Quelle drôle de chose que le monde, surtout enrévolution ! Celui qui, dans des temps ordinaires, seraitdevenu marchand de vin, épicier, sergent, devient maréchal deFrance, roi de Suède, empereur des Français ! Et les autres,qu’on croyait des aigles par droit de naissance, lui tirent lechapeau pour avoir de bonnes places.

Le même soir nous arrivâmes à Blamont, et lelendemain chez nous, sans rien de nouveau.

Les mauvaises nouvelles avaient marché plusvite que notre détachement ; tout le pays était dans un grandtrouble, tout le monde pensait que bientôt les Autrichiens allaiententrer en Lorraine comme chez eux. Le pire, c’est qu’on n’osait pasle dire ; notre bon roi représentait l’ordre, et les vendus del’Assemblée nationale, dont nous avait parlé Chauvel, faisaientvoter des remerciements au général Bouillé ! mais, grâce àDieu ! le comte d’Artois et ses amis n’en étaient pas encoreoù l’on croyait ; il devait se passer du temps avant de lesrevoir à Paris, avec leur droit d’aînesse, leur loi sur lesacrilège et toutes leurs bêtises ; la révolution devaitenfoncer d’autres racines dans la terre de France, des racines quetous les aristocrates et tous les capucins du monde n’arracherontpas, et qui feront la force et l’honneur éternel de notre pays.

Chapitre 3

 

Après notre retour aux Baraques, l’agitationet l’inquiétude augmentèrent de jour en jour ; maître Jean,Létumier, Claude Huré, tous les acquéreurs de biens du clergécommençaient à craindre qu’on ne voulût les traiter comme lessoldats de Château-Vieux, et garder leur argent, en reprenant lesterres. Ces hommes prudents devinrent alors les plus terriblessoutiens de la révolution. On les appelait citoyens actifs, parcequ’ils payaient en contributions foncières, mobilières ou patentes,la valeur de trois journées de travail. C’étaient presque tous despères de famille, et seuls ils avaient le droit de voter auxélections des députés, des officiers municipaux, des juges, descurés et même des évêques.

Nous autres, qui n’avions que nos bras etnotre sang à donner pour le service de la patrie, on nous appelaitcitoyens passifs, et nous n’avions aucune voix aux élections.L’Assemblée nationale, au lieu de réunir les citoyens par lajustice et l’égalité, venait de faire comme nos anciens rois, quiles divisaient en classes, pour les opposer les uns aux autres etles tenir ainsi tous ensemble sous le joug. Tous nos malheursdurant soixante ans sont venus de là ; mais on ne voyait pasencore le mal que devait produire un pareil décret, et nous tenionstous, riches ou pauvres, à la révolution, parce que ceux qui nepossédaient rien avaient l’espoir de posséder un jour, par lecourage, le travail et l’économie.

C’est alors qu’il fallut voir la bonne mineque les citoyens actifs faisaient aux citoyens passifs ; commemaître Jean me tapait sur l’épaule, en m’appelant un solidedéfenseur de la liberté ; comme les plus pauvres diables duvillage étaient salués par les acquéreurs de biens de l’Église, etcomme on leur serrait la main, en disant :

– Nous sommes tous ensemble, nous devonsnous soutenir les uns les autres. Ces gueux de nobles et d’évêquesveulent nous dépouiller, rétablir les anciens droits… maisgare ! tous les citoyens se feront hacher pour lapatrie !

Ainsi de suite.

Tous les soirs, à l’auberge, on n’entendaitque cela. Maître Jean se rendait familier avec tout le monde ;il faisait crédit aux plus grands ivrognes, et leur marquait surson ardoise des cinq et six bouteilles de vin, sans espérer d’enrecevoir un liard. Voilà ce qu’un mauvais décret forçait d’honnêtesgens à faire, pour s’attirer des amis. Combien de batailles sontgagnées par les soldats, malgré les fautes des chefs ; et quede bon sens il faut avoir en masse, pour réparer des fautespareilles ! Quand maître Leroux parlait de défense, bien desgens ne se gênaient pas pour lui répondre :

– C’est bon, maître Jean, c’estbon ! nous n’avons rien à garder, nous autres ; nous nesommes rien, nous ne votons sur rien, pas même sur ce qui nousregarde. Les bourgeois font tout, ils ont tout pris pour eux… Quechacun se soutienne en proportion de ce qu’il a !

D’autres alors prenaient sa défense etcriaient :

– Maître Jean a raison, nous sommes tousfrères ; nous soutiendrons nos droits… Allons, dame Catherine,encore une bouteille ! … À la santé des bonspatriotes !

Et l’on n’osait pas refuser, dans un moment oùLafayette faisait voter des remerciements à son cousin Bouillé,pour les massacres de Nancy ; quand les amis du trôneannonçaient que Sa Majesté Louis XVI allait faire un tour au pays,pour rétablir l’ordre dans ses provinces. Naturellement les moineset les capucins relevaient la tête ; ils couraient etprêchaient, ils excommuniaient et damnaient ; on les voyait àla porte de toutes les baraques, en train d’exhorter les femmes àsoutenir le bon Dieu contre leur mari ; et le bon Dieu,c’étaient leurs couvents, leurs abbayes, leurs étangs, leursforêts, qu’ils auraient voulu ravoir en mettant le trouble parminous, jusque dans l’intérieur des familles.

Je n’avais pas dit à la maison que j’étaisallé voir Nicolas ; il aurait fallu raconter en détail saconduite dans le massacre, ses idées sur la noblesse, sur ladiscipline, et le reste ; le père en aurait eu du chagrin, etje savais que la mère lui donnerait raison ; elle ne pouvaitplus me voir sans crier :

– Toi, tu te feras casser les os pourmaître Jean ; tu recevras les coups, et lui gardera les biensvolés, à moins qu’on ne te pende avec dame Catherine et leur amiChauvel. Tu renieras ta religion, tu seras damné pour le compte desbandits !

– Allons, allons, lui disait le père avecdouceur, ne crie pas si fort !

Mais elle redoublait ; et l’on voyait quec’était mot à mot la leçon du père Bénédic.

Encore si j’avais eu du repos à la forge, maisValentin, qui n’osait pas se réjouir ouvertement devant maîtreJean, ne cessait de me répéter :

– Nos seigneurs ont eu maintenant leurrevanche de la Bastille ; cela devait arriver tôt ou tard, carle droit est le droit ! Et ceux qui descendent de nosseigneurs ne doivent pas être confondus avec des misérables denotre espèce. Bientôt, je t’en préviens, Michel, l’Assembléenationale sera mise à la porte ; Sa Majesté le roi casseratout, et chacun sera châtié selon ses crimes. Quant à maître Jean,il a beau faire crédit à Christophe Magloire et à PierreTournachon, quand les armées de Sa Majesté viendront, tout seranettoyé ; les biens seront rendus à notre sainte Église ;et le mal sera réparé sur la personne et les biens des coupables.Plaise à Dieu seulement qu’on nous laisse continuer notre métier,car nos fautes sont grandes, et nous avons mis le comble à nosiniquités ! Plaise à Dieu qu’on ferme les yeux sur le passé,car nous avons tous mérité la corde, par nos votes et nosélections !

Ainsi raisonnait cet animal. S’il n’avait pasété si bête, nous nous serions empoignés plus d’une fois ;mais je l’écoutais comme on écoute braire un âne, sans luirépondre.

Cela se passait ainsi dans toutes les maisons,dans tous les villages ; si Bouillé avait pu faire son coup àParis, la révolution était peut-être perdue, tant les gens avaientpeur, tant les moines se remuaient.

Mais vous allez voir que si le découragementétait au milieu de nous, les patriotes là-bas ne se laissaient pasfacilement abattre, et qu’ils avaient du courage, non seulementpour résister à la cour, mais encore aux vendus de l’Assembléenationale.

Maître Jean m’avait dit d’écrire à Chauveltout ce qui s’était passé sous nos yeux à Nancy ; commej’avais toujours une lettre en train, cela m’était facile. Le soir,après le travail, j’entrais dans la bibliothèque où Margueritem’avait conduit, et là, tout seul avec ma petite lampe, j’écrivaischaque chose en ordre. Quand il me restait du temps, je me mettaisà lire encore une heure ou deux ; et puis je m’en allaisrêvant à travers le village, regardant les Baraques au milieu dusilence et me faisant mille idées de toutes choses : de la vieet des hommes, du grand savoir des uns et de l’ignorance desautres.

Mon bonheur était toujours de lirel’Encyclopédie ; je ne passais rien, tout meparaissait admirable, et les articles de M. Diderot plusencore que tout le reste. Au lieu d’être aveugle comme autrefois,tout m’étonnait et m’attendrissait, depuis le plus petit brind’herbe jusqu’aux étoiles. J’aurais aussi voulu savoir calculer,mais c’était hors de mes moyens ; je n’avais pas de maîtrepour m’apprendre les commencements.

Enfin, en allant ainsi, l’idée de Margueriteme venait et celle de mon père, tantôt avec tristesse, tantôt avecsatisfaction. Je songeais aussi aux grandes batailles, que lesvrais représentants de la nation livraient pour les droits dupeuple. Cela m’élevait le cœur, et je ne rentrais souvent que forttard, après minuit, sans m’être ennuyé seulement une minute.

Voilà ma vie ! Les dimanches, au lieu decommencer à lire le soir, j’étais dans la bibliothèque de Chauveldès sept heures du matin. Cette vie me paraissait la plus belle,surtout après avoir tant souffert dans mon enfance, tant souhaitéd’apprendre, sans avoir un instant pour m’instruire, puisque toutmon temps était au maître ; je m’estimais très heureux.

Quand maître Jean me dit d’écrire les malheursde Nancy, dans les premiers jours de septembre, ma lettre tirait àsa fin, et je remplis les dernières pages de cette triste histoire.Or, cette nuit-là, quand ce fut fini, sur les onze heures, étantcontent d’avoir tout raconté, selon ce que nous savions au juste,j’ouvris une fenêtre pour rêver à mon aise. La nuit était douce etblanche. En regardant le petit jardin rempli d’ombre, où descendaitla lune, je vis que les grosses pommes de reinette étaientmûres ; et, songeant au plaisir que Marguerite et son pèreauraient eu de voir et de goûter ces beaux fruits juteux, tout àcoup je me dis en moi-même :

« Pourquoi n’en goûteraient-ilspas ? Je n’aurais qu’à cueillir les plus beaux, et les mettredans des feuilles, au fond d’un panier solide, les uns sur lesautres, par couches, et puis à les envoyer à Paris par le roulierJean Maire ; il reste quinze jours en route, mais les pommesse conservent plus de quinze jours. »

Cette idée me parut tellement agréable, quej’y pensai toute la nuit dans notre baraque, et que le lendemain,en allant lire ma lettre à maître Jean, je lui parlai de cela.

– Ma foi ! Michel, dit-il, ton idéeest très bonne. Rien ne fait plus de plaisir que de recevoirquelque chose de la maison, quand on est loin du pays. Pendant montour de France, en 1760, du côté de Mézières, un compagnon quis’appelait Christian Weber arriva d’Alsace ; il avait dessaucisses fumées et des andouilles dans son sac ; jamais je neme suis mieux régalé que cette fois-là ; l’odeur du sapinm’entrait dans le nez ; je voyais en quelque sorte lamontagne, et, sans les camarades qui riaient et chantaient en segobergeant, j’aurais été capable d’en pleurer d’attendrissement.C’est pourquoi, demain dimanche, tu cueilleras les plus bellespommes du verger de Chauvel, en montant sur les arbres avec un sacautour des reins, car les fruits tombés ne se conservent paslongtemps ; et non seulement tu en empliras un panier choisiparmi les plus grands et les plus solides de ton père, mais nous ymettrons encore une bajoue fumée, que l’on peut considérer comme lemorceau le plus délicat du cochon, avec cinq ou six bonnessaucisses, deux bouteilles de vin blanc d’Alsace et deux bouteillesde vin rouge de Lorraine, ce que j’ai de meilleur dans ma cave. Etsurtout il ne faudra pas oublier quelques douzaines de mes grossesnoix vertes, car Chauvel, tu dois te le rappeler, aime beaucoup lesnoix ; nous l’entendions toujours croquer derrière le fourneaucelles qu’il apportait dans sa poche. Tout y sera, seulement ilfaut un grand et fort panier.

Ainsi parla maître Jean, qui se complaisaitdans mon idée et s’écriait :

– C’est le plus grand plaisir que nouspuissions leur faire !

Je pensais comme lui, de sorte qu’en le voyantm’approuver, ma joie en fut encore plus grande.

Je ne me rappelle pas de jour plus heureux quece dimanche où, de bon matin, après avoir choisi notre panier enforme de hotte parmi ceux de mon père, qui les empilait comme deschapeaux derrière l’escalier, je l’emportai sur mon épaule auxTrois-Pigeons ; et puis quand, debout dans les branches, jecueillis les plus belles pommes en les glissant dans mon sac. Non,je n’ai jamais eu de moment plus agréable, à cause de la beauté deces fruits, et du bonheur de me représenter Marguerite mordrededans avec ses petites dents blanches.

Après cela, j’allai derrière l’auberge abattredes noix sous le grand noyer, et quand mon rondin les faisaitrouler par douzaines, je me disais en moi-même :

« Le père Chauvel va-t-il êtrecontent ! va-t-il s’en donner ! »

Il me semblait le voir en train de les croqueret de penser :

« Michel est pourtant un bongarçon ! »

Ce qui m’attendrissait et me faisait crier enmoi-même :

« Oui, père Chauvel, oui, c’est un bongarçon et qui vous aime. Croyez-moi, il donnerait sa vie pourvous ! Marguerite ne trouvera jamais quelqu’un capable del’aimer autant et de la rendre plus heureuse ; ce n’est paspossible ! »

Voilà les idées que je me faisais, les yeuxpleins de larmes. Et je n’ai pas besoin de vous parler maintenantde la manière dont nous arrangeâmes tout cela dans notre panier,car tout se fit comme maître Jean l’avait dit : la bajoue etles andouilles furent au fond ; les pommes dans du foin, aumilieu ; par-dessus les noix, sans avoir été épluchées, pourconserver leur fraîcheur ; tout en haut les bouteilles ;puis encore de la paille ; et enfin la toile d’emballagesolidement cousue avec de la grosse ficelle, et, sur une carteretournée : À Monsieur Chauvel, député à l’Assembléenationale, rue du Bouloi, n. 11, à Paris.

Cela se fit dans la grande salle, maître Jean,dame Catherine, Nicole et moi réunis.

Beaucoup d’autres patriotes, ayant appris quenous envoyions des provisions à Chauvel, vinrent nous prier demettre aussi quelque chose pour eux dans notre panier : dulard fumé, du miel en rayon, quelques-uns de beaux fruits ou dukirschenwasser ; malheureusement ce n’était pas possible, etnous les remerciâmes tous ; le panier était bien assez lourd,il pesait peut-être cent cinquante livres ; mais c’est égal,le gros roulier, Jean Maire, qui chargeait des milliers sur sagrande voiture à six chevaux, le prit tout de même ; il passala bâche par-dessus et partit le lundi soir.

Depuis ce jour nous attendions des nouvellesde Paris, mais elles n’arrivèrent qu’à la fin de septembre, et,pendant ce temps, combien de disputes nous eûmes encore auxTrois-Pigeons !

C’est en ce temps que le livre rouge, imprimépar ordre de l’Assemblée nationale, arriva pour la première foisaux Baraques. Le vieux Rigaud, étant allé recueillir un petithéritage à Toul, le rapporta de là-bas, et tous les soirs nousétions en train de l’éplucher, de crier et de nous indigner. Alorsnous sûmes que non seulement les officiers nobles dépouillaientleurs soldats, mais que nous étions tous grugés depuis longtempspar des seigneurs de la cour qu’on appelait courtisans, et quirapinaient de leurs dix doigts d’une façon abominable. Voicicomment les principaux vols se faisaient : chaque fois que ledéficit forçait les ministres du roi de faire un nouvel emprunt,leurs amis, ceux du comte d’Artois, de la reine et des princes,jusqu’aux valets, étaient comptés comme prêteurs d’une somme autrésor ; ils recevaient quittance de cette somme, – ce qu’onappelait un coupon, – chacun en proportion de sa bassesse, et sansverser un liard. Après cela, nous autres malheureux, nous étionsforcés, par de nouveaux impôts, de payer la rente perpétuelle dessommes que ces gueux n’avaient pas prêtées à la nation. Qued’argent on nous avait volé par ce moyen ! Ce n’est pas àcalculer.

Camille Desmoulins disait, dans sa gazette,que ces courtisans méritaient d’être vingt-quatre millions de foispendus, parce qu’ils avaient volé vingt-quatre millions demalheureux, comme dans leur poche ; et plus honteusementencore, puisqu’on les croyait honnêtes, puisqu’ils se disaientnobles, qu’on leur confiait tout, et qu’ils ne risquaient pasd’être arrêtés.

J’ai le livre rouge et je voudrais bien vousen donner le détail, mais ce serait trop long ; une fois surce chapitre, on ne finirait plus.

Valentin criait que Chauvel et ses amisavaient inventé le livre rouge pour déshonorer nos seigneurs. Quevoulez-vous ? Quand un homme est naturellement aveugle, on luimettrait le soleil sous le nez, qu’il ne le verrait pas ;toutes les explications du monde ne lui serviraient à rien pourvoir clair.

C’est aussi dans ce mois de septembre 1790 queLouis XVI renvoya Necker ; après la victoire deM. de Bouillé, le roi pensait ne plus avoir besoin delui. Les uns traitaient Necker de gueux, parce qu’il avait aussifait des pensions à ses amis, et qu’il avait longtemps refusé delivrer le livre rouge ; les autres, comme maître Jean,disaient qu’il faut toujours mettre le bien et le mal dans labalance ; que Necker ne s’était pas enrichi lui-même, commemonseigneur le cardinal de Brienne ; que sans le compte rendude Necker en 1778, la révolution ne serait pas venue de sitôt, etque les honnêtes gens devaient s’en souvenir.

Je crois qu’il avait raison, mais dans tousles cas, depuis le renvoi de Necker, Louis XVI n’écouta plus queles ennemis de la révolution ; ils le poussèrent sur la pentetellement vite, qu’au bout de deux ans c’était le bord dufossé.

Mais tout cela se trouvera plus tard ; jen’ai pas besoin d’en parler maintenant.

J’en reviens à ce mois de septembre 1790, oùnous reçûmes enfin, avec un gros paquet de journaux, la réponse deMarguerite. La voici, je vais la copier mot à mot, car, outre lebonheur que j’aurai de me rappeler le bon temps de ma jeunesse,chacun verra bien mieux ce qui se passait alors à Paris ;comme on vivait là-bas, et ce qu’on pensait du roi, de Bouillé, desémigrés, des clubs et de l’Assemblée nationale. Moi-même je nepourrais pas en dire autant.

« Mon bon Michel,

» Nous avons reçu ta lettre et ton panierde bons fruits, de bonnes saucisses et de bons vins. Tout nous afait plaisir, malgré la tristesse de ce que tu nous racontes. Il nefaut pas vous décourager, au contraire ; plus les aristocratesen feront, plus vite nous serons débarrassés d’eux. La nation ouvreles yeux de jour en jour, et, quand elle le voudra bien, sesmisères seront finies.

» Mon père a tant d’ouvrage à l’Assembléeet aux Jacobins, qu’il me charge de vous remercier, toi, maîtreJean, dame Catherine, et tous ceux qui voulaient mettre quelquechose dans le panier. J’en suis bien contente, car depuis longtempsj’avais l’idée de vous écrire ; lui, dans ses grandes lettresde six pages, ne vous parle jamais que des affaires de l’Assembléenationale et du pays ; pour maître Jean, Létumier et tous lespatriotes de là-bas, c’est bien le meilleur, je ne dis pas lecontraire ; mais dame Catherine, Nicole, et même toi, j’ensuis sûre, vous ne seriez pas fâchés non plus de savoir aussi commenous vivons, dans quel endroit nous logeons, ce que je fais lematin et le soir ; ce que coûtent le beurre et les œufs aumarché ; si on se lève de bonne heure ; si l’on se réunità la veillée ; enfin, comme on vit.

» Eh bien ! voilà justement ce quime trotte dans la tête, et maintenant je vais tout vous raconter,pour que vous soyez en quelque sorte avec nous, et que vous voyiezla différence des Baraques et de Paris. Cela va me coûter du temps,car j’en ai vu depuis quinze mois, et je m’en suis fait des idéessur ce bas-monde ! Mais c’est égal, tu m’écouteras, mon bonMichel, et je vais me figurer que nous sommes à causer ensemble,derrière le grand fourneau des Trois-Pigeons.

» Et d’abord, vous saurez que nouslogeons au cinquième d’une maison aussi haute que la grande tour duHaut-Bar ; et que même au-dessus de nous loge encore unefamille de cordonniers, avec les fenêtres dans le toit, en forme detabatière ; ils ne font que rouler, aller, venir et trébucher,avec leurs trois enfants. Tous les étages sont garnis de la mêmemanière : l’un tisse, l’autre coud, l’autre racle de lamusique, l’autre arrange les affaires des particuliers ; il asur sa porte un écriteau : Maître Jacques Pichaud, huissier auChâtelet. Un escalier descend en vrille du haut en bas, toutglissant et sombre ; et tous ces gens vivent ensemble sans seconnaître, sans s’inquiéter les uns des autres, ni même seregarder, ou se dire bonjour en passant. Toutes les maisons deParis sont comme cela ! En bas, dans la rue, les boutiques,les ateliers, les magasins se suivent avec leurs enseignes à pertede vue : cordonniers, épiciers, ferblantiers, fruitiers,etc.

Les rues sont grises, pleines de bouenoire ; et les voitures : coucous, soufflets, landaus,berlines, carrosses, charrettes, les unes rondes, les autrescarrées, ou longues, avec des tas d’ordures dessus, ou de grandslaquais debout derrière, roulent du matin au soir comme un torrent,au milieu des cris d’une foule d’ambulants, qui regardent en l’airpour voir si la pratique ne leur fait pas signe de monter : cesont des marchands d’eau, de vieux habits, de légumes, avec depetites charrettes à bras qu’ils poussent ; des vendeurs dejouets d’enfant et de tout ce qu’il est possible d’inventer pourtirer votre argent. Ici tout se vend et tout se crie ; desgazetiers, avec leurs paquets sous le bras, montent dans lesmaisons, entrent dans les cafés, et vous arrêtent au coin des rues,– couverts d’affiches de toutes les couleurs, – en vous mettantleur journal sous le nez.

» Vous entendez cela comme un grand bruitqui bourdonne sur toute la ville, depuis le petit jour et mêmeavant, jusqu’à minuit, une et deux heures du matin, à trois celarecommence. Entre deux et trois heures, en écoutant bien dans lanuit, vous avez un instant de silence, à moins que la voiture d’unmédecin ne passe, ou que la patrouille ne ramasse un ivrogne dansvotre rue. Oui, vous avez un peu de silence, mais il ne faut pascroire que ce soit le coq qui vous réveille, ou le chien du voisinRigaud, comme aux Baraques ; ce sont les charrettes despaysans qui vont au marché voisin, quelquefois le cri de leur ânequi se met à braire, ou les clochettes de leurs chevaux. Tous cesgens arrivent de deux ou trois lieues autour de Paris, les hommesavec leur voiture et les femmes assises sur leur bourrique, aumilieu des paniers de légumes, d’œufs, de beurre et d’autresprovisions. Il fait encore sombre, et vous les entendez déjà ;les fouets claquent ; les hommes enroués crient :« Hue ! » et cela ne fait qu’augmenter, jusqu’augrand bruit qui dure toute la journée.

» Et maintenant, vous n’avez encorequ’une petite idée de ce grand mouvement de Paris ! Il fautpenser que dans cette ville, où vivent plus de sept cent mille gensde toute espèce, depuis les plus riches jusqu’aux plus misérables,il en vient encore par jour près de cent mille de toute la Franceet des environs, pour remplir leurs halles, leurs marchés, leursboutiques et leurs caves. Voilà pourquoi les famines sont terriblesici, lorsque cela se ralentit seulement quelques jours : ceuxqui n’avaient que leur pain, un peu de bois, un peu d’huile et devin, n’ont plus rien du tout ; et la misère alors esttellement grande, que, même dans les plus rudes hivers de cheznous, on ne peut pas se la figurer ; les gens au-dessus devotre tête, sans que vous le sachiez seulement, hommes, femmes etenfants, sont en train de grelotter et de mourir. Ils ne seplaignent pas, car dans cette grande ville on ne se connaît pas, etles plus pauvres sont quelquefois les plus fiers.

» Mais j’aime mieux ne pas te parler decela, mon bon Michel ; nous savons aussi ce que c’est d’êtrepauvre, de souffrir et de travailler ; et quand on ne peut pasvenir en aide aux malheureux, cela vous fait trop de peine.

» Tu vois maintenant le gros d’une villecomme Paris. Vous pouvez marcher des heures à droite et à gauche,de tous les côtés, et c’est toujours la même chose : toujoursles mêmes maisons grises, les mêmes rues sales, un peu plus larges,un peu plus étroites, voilà tout ; les mêmes files deboutiques ; les mêmes voitures et les mêmes ambulants quicrient. Vous rencontrez seulement de loin en loin une place pluslarge, avec une fontaine où les femmes et les marchands d’eaufourmillent ; ou bien une grande bâtisse comme celle ducardinal de Rohan, à Saverne ; ou bien un pont, un marché, unthéâtre, et tout a l’air misérable. Les jours d’hiver on est dansla boue jusqu’aux chevilles ; la neige fond d’une minute àl’autre, le brouillard couvre tout, la tristesse vous gagnejusqu’au coin du feu. Ce n’est pas comme chez nous, la belle neigesur les haies et les bois, la grande lumière blanche qui vouséblouit, et le froid vif qui vous donne la force de courir, de voussecouer, et de vous réchauffer en marchant sur la terre dure. Toutest brouillard : il coule sur les vitres, il vous entre jusquesous la peau, et la lumière est si grise qu’on se croirait àl’entrée de la nuit, en plein midi. L’été, on étouffe de poussièreet de mauvaises odeurs.

» Ce que je vous dis est la pure vérité.Sans le courage qu’il faut avoir pour défendre et soutenir sesdroits, on ne pourrait pas vivre dans une ville pareille, au moinsmoi ! Le père, lui, ne fait attention qu’aux décrets del’Assemblée, aux motions, aux discours des clubs et aux articlesdes gazettes. Il se soucie d’une maison autant que d’une autre, dela neige que de la pluie ou du soleil, et trouve tout bien, pourvuque les affaires marchent à la Constituante et aux Jacobins. Aussi,depuis que nous sommes à Paris, c’est moi qui fais tout à lamaison, qui paye tout, qui touche l’argent, qui vais au marché, quiraccommode, qui donne à laver, qui compte ; et, quand je luiparle de cela, il me dit :

» – C’est bon… c’est bon !… Je n’aipas le temps de penser à tout… Tu me diras cela plus tard… Ce soirnous avons réunion ; il faut que je voie les gazettes, que jepense à l’institution du jury, ou bien à la création desassignats-monnaie ; laisse-moi, Marguerite. » Et je voisà sa figure qu’il ne faut plus rien lui dire, car lorsque leschoses ne vont pas à ses idées dans l’Assemblée, il se fâche etpourrait se rendre malade de colère.

» Mais les jours où tout va bien, il meconduit au théâtre, ou bien au club des Jacobins, à l’Assembléenationale, dans les tribunes. Je suis forcée de bien me mettre,avec ma petite cornette à barbe de mousseline, et la cocardenationale sur l’oreille ; il me mène à son bras et me présenteaux patriotes, en disant : « Voici ma fille. » Jeconnais tous les patriotes : M. Danton, M. CamilleDesmoulins, M. Fréron, M. Robespierre, M. Antoine(de Metz), tous !… mais ces choses viendront plus tard. J’enreviens à mon ménage ; pour dame Catherine et Nicole, c’est lepremier chapitre, et je ne veux rien oublier, puisque nous ysommes.

» D’abord pour le logement, nous avonsdeux petites chambres, une petite salle à manger et une cuisinegrande de trois pas. La salle à manger et la chambre à coucher demon père donnent sur la rue ; la cuisine et ma chambre à moisont derrière, sur une cour où je n’ose presque pas regarder, mêmeà travers les vitres, parce que je crois toujours y tomber la têteen avant, et qu’elle est grise, pleine de fenêtres au-dessous, etprofonde comme un puits. Eh bien ! savez-vous combien celanous coûte ? Soixante livres par mois ; dix fois plus quenous ne pourrions louer notre maison aux Baraques. Je sais bien quedame Catherine et Nicole vont lever les deux mains en criant :« Est-ce possible ? » Mais c’est comme cela. Si monpère n’était pas député, nous pourrions avoir un plus petitlogement sous le toit, pour vingt ou trente francs ; mais undéputé du tiers reçoit la visite d’une foule de monde, il doit êtrebien logé ; ce ne serait pas bien de faire des économies surce qu’on reçoit de la nation pour la représenter ; ce n’estpas une place qu’on a, c’est un devoir que les électeurs vousdonnent, et qui ne doit pas vous enrichir.

» Mais voilà toujours soixante livrespour commencer. Maintenant vous allez voir le reste.

» Le matin je me lève à six heures, parceque le père est forcé de partir à huit heures et demie au plustard, pour aller à l’Assemblée nationale, et que le déjeuner doitêtre prêt avant. Je m’habille, je prends mon panier sous le bras,et je vais au marché des Innocents, au bout de notre rue. C’est unancien cimetière encombré de vieilles baraques moisies, avec unehaute fontaine très jolie au milieu, et quelques tombes autour,derrière des palissades. Lorsque les ménagères arrivent, entre huitet neuf heures, on ne s’entend plus, car alors les paysansfinissent de vendre ce qu’ils ont apporté ; les revendeuses,qu’on appelle les dames de la halle, viennent reprendre leursbaraques louées ; il faut que les autres détalent vite, qu’ilscèdent à bas prix ce qui leur reste ; on se bouscule, et cesont des cris bien autres que sur la grande foire de Saverne.

» Moi, j’achète toujours d’une vieillegrand-mère en capuchon piqué, le menton garni d’une petite barbegrise, une bien bonne femme, qui m’appelle « la petitepatriote » et qui me garde une tête de chou, quelques carotteset un navet pour mon pot-au-feu. Tu penses bien, Michel, qu’il mefaut souvent autre chose, un poisson, une volaille, des œufs, dubeurre ; et puis il faut encore passer à la boucherie.Ah ! que cela coûte, et qu’on a besoin d’être sur ses gardes,pour ne pas acheter trop cher ! Par exemple, le beurre deChartres est à seize sous, celui de Lonjumeau à vingt-cinq sous,celui de Gournay à trente et quatre deniers, celui d’Isigny àtrente-deux sous, et tous se ressemblent ; si l’on allaitprendre l’un pour l’autre, on serait bien trompé pourtant !Mais tout de suite, dans les premiers jours, je me suis mise aucourant, et je pourrais vous dire le prix de tout : du fromagequi se vend ici à la douzaine, des œufs, qui sont aussi dedifférentes qualités, lorsqu’ils viennent de Mortagne ou dePicardie ; des huiles, du lard, du savon, enfin de tout.

» La viande est bon marché cette année,le bœuf à quinze sous cinq deniers ; le mouton à seize sousneuf deniers ; le veau à seize sous cinq deniers ; leporc à quinze sous deux deniers.

» Ces choses intéresseront dameCatherine ; la différence est grande avec les prix desBaraques, j’en suis sûre.

» Pour vous donner une idée de ce que lavie coûte, je n’aurais qu’à vous dire que le bois, que le charbonde bois et le charbon de terre se vendent à la livre. Ce sont desAuvergnats qui font ce commerce ; ces gens laborieux vousvendent tout, jusqu’à l’eau, qu’ils vous apportent sur leursépaules, au cinquième et sixième étage, à deux liards lebaquet ; et, rien que pour allumer le feu, on a de petitsfagots qui s’appellent cottrets et qui se vendent dix-neuf livressix sous huit deniers les deux cent huit. Mais comme deux cent huitde ces fagots vous rempliraient la cuisine, il faut les payer deuxsous la pièce. Encore les cottrets de quartier et ceux de taillissont-ils bien différents ; si l’on n’y regardait pas, cesAuvergnats, qu’on appelle les plus honnêtes gens du monde, vousdonneraient souvent des uns pour des autres.

» Et ce n’est pas tout, sans parler dulait, qu’on appelle ici de la crème, et du petit bouillon qu’onappelle des consommés ; une fois la cuisine faite, il fautsonger à la chandelle, au sucre, au poivre, au sel ; après lemarché et la boucherie, il faut compter avec l’épicier, et puisavec la blanchisseuse, le cordonnier, le tailleur, cela ne finitpas ; il faut acheter, acheter ! Les trois quarts del’indemnité qu’on nous donne y passent, et le reste, le père ledépense jusqu’au dernier liard en achats de livres, de gazettes, eten souscriptions pour les patriotes malheureux.

» Enfin tout marche, c’est le principal.Malgré les députés de l’Assemblée nationale qui se sont vendus à lacour, le peuple aura ses droits ; et nous pouvons dire qu’illes aura bien gagnés. Seulement, si les vrais représentants de lanation, les honnêtes gens de l’Assemblée et les patriotes avaientlaissé faire ces vendus, ils nous auraient déjà remis labricole ; nous pourrions travailler, peiner et souffrir poureux, comme avant la convocation des états généraux. Heureusementles clubs se sont mis en travers ; le premier de tous, c’estle club Breton, séant ici près de nous, au cloître des Jacobins. Lepère y va tous les soirs. Là se réunissent les meilleurs patriotes,dans une vieille bibliothèque vide, depuis que les Jacobins ontémigré. C’est avec le club des Cordeliers, à la cour du Commerce,de l’autre côté de l’eau, le meilleur de Paris.

» Dans les premiers temps, lesreprésentants seuls y allaient ; mais depuis quelques moisbeaucoup de patriotes, qui ne sont pas de l’Assemblée nationale, yvont, et tous les jours on en parle de plus en plus.MM. Danton, Legendre, Fréron, Pétion, Brissot, CamilleDesmoulins sont là comme chez eux. Quand les nobles font trop leursembarras ; quand ils crient à l’Assemblée, en s’appelant lesuns les autres : « Hé ! vicomte un tel,allons-nous-en ! N’êtes-vous pas ennuyé d’entendre cegalimatias ? » ou bien : « Ah ça ! voustairez-vous, braillards ? Il faut tomber à coups de sabre surcette canaille ! » comme ils ont l’habitude de le faire,ceux des Jacobins et des Cordeliers se réunissent le lendemain. Onsonne le tocsin partout ; les patriotes, les gens des marchés,hommes et femmes, s’en vont ensemble à l’Assemblée nationale, avecdes chaudrons, des casseroles, tout ce qui peut faire du bruit, encriant : « À la lanterne ! à la lanterne, lesaristocrates ! ça ira ! » Et les autres tremblent,ils se cachent. C’est maître Jean et Létumier qui riraient de voircette débâcle !… On appelle ça une manifestation. Lesaristocrates disent que c’est une insurrection. M. Lafayettemonte sur son cheval blanc ; il réunit les gardes nationales,il fait des discours, il se démène avec M. Bailly, le maire dela ville. Mais le lendemain tout le monde rit, et l’on dit :« Les aristocrates ont eu peur ! ils vont avoir du bonsens pour quinze jours ; après ça ils recommenceront, et nousrecommencerons. »

» Lafayette est toujours là, qui faitbattre le tambour, qui salue le roi, la reine, et qui parle à lanation ; mais de temps en temps il essaye aussi d’arrêter lespatriotes, et, sans les femmes qui tiennent pour la révolution etqui défendent à leur mari de lui obéir, depuis longtemps il auraitfait de mauvais coups.

» Je vous raconte cela, mon bon Michel,parce qu’aux Baraques vous ne pourriez pas comprendre tous cesmouvements. Chez nous, on ne connaît que la milice et lesimpôts ; mais si les Parisiens ne tenaient pas tête à tous cescomtes, ces marquis et ces évêques, la révolution serait arrêtée etla France grugée par quelques nobles. L’ami du peuple, Marat, estle plus fort pour découvrir leurs complots ; il dénonce toutle monde : le roi, la reine, les princes, le clergé, lanoblesse, les anciens parlements, la municipalité, le châtelet, lesdistricts, l’état-major de la garde soldée, et M. Mottié, songénéral, comme il dit ; les procureurs, les financiers, lesagioteurs, les déprédateurs, les sangsues de l’État, etl’innombrable armée des ennemis du bien public.

» Quelquefois il va même un peu loin, etmon père dit que c’est pourtant trop fort ; qu’on doit penserqu’il existe d’honnêtes gens parmi nos ennemis : des êtres malélevés qui se trompent, parce qu’on leur a fait croire dèsl’enfance qu’ils valaient plus que les autres hommes, qu’ilsétaient d’une autre race, et que, par ce moyen, la bêtise leur estvenue tout doucement, et qu’ils se figurent des choses contrenature, en quelque sorte de bonne foi. Il dit qu’une quantitéd’ambitieux parmi nous, de faux patriotes, ne demanderaient qu’àfaire les grands, à renier leur père, à se couvrir de décorationsdu haut en bas, à toucher des pensions sans les avoir gagnées, àtraiter leurs semblables comme des valets, et même à se vendre aupremier venu, s’ils valaient la peine d’être achetés ! qu’on atort de flagorner le peuple, en lui disant qu’il a toutes lesvertus, parce que ce n’est pas vrai ; qu’il existe dans lepeuple et les bourgeois beaucoup de filous, et qu’on verrapeut-être par la suite, après la victoire du peuple, de misérablesva-nu-pieds devenir aussi fiers et plus insolents que les anciensnobles ; et que ce sera d’autant plus triste qu’ils serontavares, ignorants, et grossiers, et qu’on se rappellera qu’ils ontrenié leur propre sang pour grimper à la place des autres, et faireoublier par leur arrogance que leur mère était vachère et leur pèregarçon d’écurie ! Pourvu que nous ne voyions pas de pareillesabominations, mon bon Michel, car ce serait la honte et ladésolation du genre humain !

» Mon père a souvent de ces moments decolère, l’exemple des Maury l’indigne ; mais il se calme vite,et finit toujours par dire : « Tout cela ne signifierien ; la grande affaire est d’établir de bonnes lois pourempêcher les filous, qu’ils soient du peuple, de la bourgeoisie oude la noblesse, de s’élever au-dessus des honnêtes gens, de lesmaîtriser et de leur tenir le pied sur la gorge, afin de vivre àleurs dépens. Le principal aujourd’hui, c’est d’avoir des hommescomme Danton, Robespierre, Grégoire, Desmoulins, etc., pouréclairer la nation et lui faire voir que notre salut est dansl’union. Ces hommes sauveront la France ; ils bousculeronttous ces vendus aux premières élections, et d’ici quelques mois onne parlera plus que d’eux. Les autres emploieront la calomnie etl’injure pour les détruire, mais la vérité finit toujours parl’emporter ; et quand le peuple souffre, il reconnaît sesfautes et met les gueux à leur place. »

» Tu penses bien, Michel, que tout letemps où nous demeurions avec le curé Jacques, les patriotes duclub des Jacobins ne venaient jamais chez nous ; mon pèren’aurait pas osé les inviter, car sur beaucoup de questions on seserait pris aux cheveux ; mais depuis ils viennent quelquefoiss’entendre avec mon père sur les mesures à prendre dans leursréunions, et tu ne pourrais pas croire combien ces gens sontsimples et naturels ; autant les intrigants jouent la comédieet se redressent pour se donner de l’importance, autant ils semontrent ouverts et vous mettent de suite à votre aise.

» Aux fêtes de la Fédération, le mercredi14 juillet, M. Danton, qui marchait en garde national avec sasection, m’a fait avoir une bonne place près de l’autel de lapatrie ; il est venu me prendre lui-même au cortège, et m’aconduite auprès de sa jeune femme, en nous disant :« Asseyez-vous, causez, vous serez bien ensemble. » C’estune belle personne. Nous causions comme d’anciennes amies ;elle paraissait bien heureuse, malgré la pluie qui tombait àverse ; et quand M. Danton revint la prendre et l’emmenerdans une voiture, elle me fit promettre d’aller la voir, en medonnant la main. M. Camille Desmoulins, qui venait derencontrer mon père au champ de Mars, monta dans notrevoiture ; il criait contre le roi, qui avait profité de lapluie pour se cacher dans son pavillon, au lieu de prêter sermentsur l’autel de la patrie, comme c’était son devoir. Mais enentendant les cris de : Vive la nation ! s’éleverjusqu’au ciel, il riait et disait : « C’est égal,Chauvel, le peuple est avec nous. Tous les cœurs battent ensemblepour la patrie, la justice et la liberté ! » Ses yeuxbrillaient ; moi j’aurais voulu pleurer d’attendrissement.Chaque bande qui passait poussait de nouveaux cris, agitait desbranches de peuplier, levait les chapeaux et les bonnets garnis decocardes ; cela ne finissait pas, et les mille cloches de laville sonnaient ensemble.

» Le soleil était revenu.

» Nous étions descendus vers cinq heuresdevant les Tuileries, où demeure le roi. M. Camille Desmoulinsme prit à son bras pour aller nous rafraîchir au café Holiot, enbas de la terrasse des Feuillants. Beaucoup de patriotes et degardes nationaux, avec leur femme et leurs enfants, étaient là quiriaient et se réjouissaient. M. Desmoulins, avant d’allerfaire son journal, vint encore nous saluer et nous remercier. Tuvois, Michel, comme ces gens-là sont bons et peu fiers. Chez nous,le dernier bagnard vous regarde du haut de sa grandeur, et croiraits’abaisser en se montrant poli. C’est bien pitoyable, mais tousceux qui ne sont rien par eux-mêmes et qui n’ont un peu de valeurque par leur place tiennent la même conduite ; à Paris, jusquedans les derniers villages, on les reconnaît à leur air de majestéqui vous fait rire.

» Il est vrai que nous connaissonsM. Camille Desmoulins depuis notre arrivée ici ; monpère, qui le regarde comme un des meilleurs patriotes, avait placéson journal dans tous les coins de l’Assemblée, et lui nous avaitenvoyé tout de suite des billets pour aller au théâtre de laNation, à celui de Mlle Montansier, dans lePalais-Royal, et aux Comédiens de Beaujolais. C’était mon bonheurd’entendre le Siège de Calais ou bien le ChênePatriotique. Ces grands cris des acteurs, qui s’en allaient etvenaient en levant les mains et gémissant, me touchaient lecœur ; et j’avais aussi du plaisir à voir jouer Ésope à lafoire, ou les Deux fermiers, au Palais-Royal. Cespaysans habillés en soie et ces bergères en petits souliers rougesme réjouissaient la vue. Mais j’ai bien changé depuis, car monpère, qui s’ennuyait de perdre son temps, et qui bâillait à chaqueinstant dans sa main en voyant ces choses, me dit unsoir :

» – Tiens, Marguerite, voilà comme SaMajesté le roi connaît les paysans ; c’est là qu’il les avus ! ils sont tous gros et gras, bien portants, bienhabillés, bien nourris ; et les soldats aiment tous mieux lagloire du roi que leur baraque. Ça doit l’étonner quand on parle defamine ; et les Parisiens doivent aussi s’indigner d’entendredire que nous ne sommes pas contents, car nous avons de tout enabondance : nos greniers sont remplis de blé, d’orge,d’avoine ; nos crémeries sont pleines de lait et de fromage,et nos caves de bons vins. Nous allons danser régulièrement tousles jours dans l’herbe, au bord de l’eau, avec nos bergères ;et de temps en temps un jeune seigneur, un prince, nous enlève unefille qu’il finit par épouser. Je n’aurais jamais cru que nousétions si heureux ! Et si l’on juge maintenant de leurs rois,de leurs seigneurs, de tout leur grand monde, d’après leurspaysans, ce que ces gens-là leur font dire doit être aussi vrai quece que chante cette gardeuse d’oies qui pense à devenir reine, etqui le sera pour sûr à la fin de la pièce. Les soldats du siège deCalais, qui plaisantent au milieu de la boue, sans recevoir leurration, sont aussi vrais que le reste ; et la conférence duParnasse aussi, où nous voyons les dieux, avec des couronnes encarton doré, raisonner comme des imbéciles. Je mets tout cela dansle même panier ; ces gens parlent de tout comme ils parlent denos villages ; ils en savent autant sur le chapitre des roisou d’Apollon, que sur notre chapitre. C’est agréable de regarderdes spectacles pareils et de s’instruire de cette manière.

» Alors je reconnus qu’il avait raison,et depuis j’aime beaucoup mieux rester dans notre chambre, àrepasser mon linge ou raccommoder mes bas, que d’aller voir deschoses contraires au bon sens.

» Mais à cette heure, mon bon Michel, jevois que le papier tire à sa fin, et je ne voudrais pourtant pasoublier une chose qui te fera plaisir, ainsi qu’à tous lespatriotes des Baraques. Quand ta dernière lettre nous est arrivée,on parlait des affaires de Nancy, et l’on ne savait pas ce qu’ilfallait croire de tous les éloges que M. Lafayette donnait àson cousin Bouillé : l’Assemblée nationale l’élevait jusqu’auxnues, et le roi demandait aux gardes citoyennes de lui voter desremerciements. Mon père, en lisant ta lettre, fut rempli d’unegrande joie : « Voilà la vérité ! dit-il, Michel estun brave garçon, qui nous raconte clairement ce qu’il a vu ;ce n’est pas de la comédie cela, ce n’est pas l’Ésope à lafoire ; c’est le bon sens qui parle. Michel fait desprogrès tous les jours ; il lit Diderot, il en profite, tantmieux ! »

« Pense si j’étais contente del’entendre ! Ensuite il replia la lettre et la mit dans sapoche en disant : « Le député Régnault, de Lunéville, aparlé hier au club ; il s’est plaint de ce qu’on ne remerciaitpas les gardes nationales de la Meurthe de leur dévouement, et dece que l’on voulait faire une enquête avant de se décider. Eh bien,je vais leur lire cela, moi ; nous verrons ce que Régnaultrépondra. »

» J’étais allée déjà plusieurs fois auclub sans m’y amuser beaucoup ; mais quand le père dit qu’ilallait lire ta lettre aux patriotes, tout de suite je lui demandaide l’accompagner.

» – C’est bien, dépêche-toi det’habiller, fit-il, car nous ne voulons pas arriver en retard.

» Nous venions de souper ; je n’eusque le temps de laver mes assiettes, de passer ma belle robed’indienne à petits bouquets, et de mettre ma cornette. Après cela,comme il me criait de la chambre : « En route,Marguerite, en route ! » j’arrivai prendre son bras, etnous sortîmes sur les sept heures et demie.

» Le club breton n’est pas loin de cheznous, à deux minutes au plus. La porte du vieux cloître, avec songrand drapeau tricolore qui pend au-dessus et ses deux peupliers àl’intérieur de la cour, donne sur la rue Saint-Honoré. La bâtissedu club est à droite, en entrant dans cette cour ; sa portereste toujours ouverte, excepté quand il pleut ; et ceux quisont en retard écoutent du dehors, au milieu du roulement desvoitures.

» En arrivant, nous vîmes que les bancsétaient déjà presque tous remplis. M. Robespierre, leprésident, un jeune homme pâle et maigre, en frac bleu de ciel àgrands revers, la veste et la cravate blanches, sonnait pouravertir que la séance était commencée. J’entrai tout de suite sousles arcades, où les femmes sont assises, au-dessus de la salle, etje vis MM. Prieur et Danton, qui nous suivaient, donner unepoignée de main à mon père avant de s’asseoir. Le vieux greffierLafontaine lisait le procès-verbal de la veille ; comme ilfinissait, mon père se leva dans son banc, et dit :

« J’aurais à répondre aux plaintes dudéputé Régnault, de Lunéville, qui réclame des remerciements pourM. Bouillé, et pour les gardes nationales de la Meurthe quimarchaient sous ses ordres. Je demande à vous lire la lettre d’ungarde national de mon bailliage, qui m’écrit à ce sujet ;c’est un homme dont je réponds comme de moi-même, et qui s’esttrouvé dans l’action.

– Vous avez la parole, dit leprésident.

» Cela se fait toujours ainsi àParis ; par ce moyen, au lieu de parler à deux ou troisensemble, en criant toujours plus haut pour forcer les autres de setaire, chacun parle à son tour, et tout le monde est content.

» Le père se mit donc à lire ta lettre,au milieu du plus grand silence, et je n’ai pas besoin de te diresi mon cœur battait. Il commença dans l’endroit où vous avezentendu le premier coup de canon, sur la route, en arrière deSaint-Nicolas, jusqu’à votre rencontre des hussards quimassacraient les malheureux. Sa voix claire allait dans tous lescoins. Jamais vous ne pourrez vous figurer l’indignation de cettemasse de monde, en apprenant que les gardes nationales patriotesavaient été renvoyées avant l’attaque, pour laisser les Allemandspiller et massacrer à leur aise ; non ! c’est quelquechose qu’on ne peut pas se représenter : de tous les côtés onse dressait à la fois dans les tribunes, dans les bancs, et l’onn’entendait plus qu’un grand bourdonnement, pendant queM. Robespierre agitait sa sonnette de toutes ses forces ;cela dura plus de dix minutes. À la fin pourtant les gens serassirent, et mon père continua de lire ta lettre ; mais il neput aller jusqu’au bout, car, au moment où tu racontes lesabominations que vous avez vues à la porte Neuve, l’indignationéclata de nouveau tellement, qu’il s’interrompit lui-même, encriant, pâle comme un mort :

» – Est-ce que j’ai besoin decontinuer ? Vous connaissez maintenant les affaires deNancy ; maintenant vous voyez si les gardes nationales deLorraine réclament quelque chose de la gloire de Bouillé, vousvoyez si les patriotes de chez nous veulent avoir trempé la maindans le sang de leurs frères ! Je le savais, j’en étais sûr,tous répandent des larmes sur ces malheurs. Ah ! qu’on nousretire cette coupe des lèvres ; que les Allemands de Bouilléla vident tout seuls ; elle nous soulève le cœur !

» Alors il s’assit au milieu d’unetempête de cris, où la grande voix de M. Danton put seule sefaire entendre : il remerciait mon père d’avoir éclairé leclub sur cet épouvantable massacre ; il disait que lesprovinces patriotiques de l’Est sont incapables de prêter la mainaux manœuvres de l’étranger, et que la calomnie ne peut lesatteindre.

» Et tu sauras, Michel, que malgrél’approbation de l’Assemblée nationale, trompée par lesvendus ; malgré les intrigues de Bailly et de Lafayette ;malgré tous les journaux royalistes, vingt-huit bataillons de lagarde citoyenne ont refusé de voter les remerciements que le roidemandait pour M. Bouillé ; et que celui du Val-de-Grâcea protesté contre, en disant : « que loin d’être un hérosanimé par le patriotisme, Bouillé peut n’être qu’un homme avide desang et de carnage, et que la victoire peut lui mériter, après unexamen impartial, plutôt des supplices que deslauriers ! »

» Vous serez contents d’apprendre cesbonnes nouvelles. Ah ! nous ne sommes pas seuls pour lajustice et la liberté, les braves Parisiens tiennent avec nous, etl’on peut dire que tous les honnêtes gens se donnent la main.

» Mais j’arrive au bout de mon papier, etj’aurais encore tant d’autres choses à vous dire sur la mort de cebon Loustalot, sur les éloges qu’on fait de son courage et de sondévouement. Vous auriez été bien touchés ; mais je n’ai plusde place, il faut donc finir ! Bientôt… l’année prochainej’espère, nous causerons de tout cela, tranquillement assis au coindu feu de maître Jean. Alors la constitution sera finie, et lesdroits de l’homme seront gagnés ! Ah ! que nous seronsheureux ; mais il faut encore de la patience. En attendant, tuvas toujours bien soigner notre petit jardin, Michel. Rien que d’ypenser, je crois sentir la bonne odeur du fruitier dans la chambreen haut, en automne ; je sens toutes ces bonnes poires et cesbelles reinettes, et je les vois sur le plancher. Quel bon pays,mon Dieu ! Ma seule consolation est de penser que tu montestous les soirs, et que tu y mènes aussi le petit Étienne. Vous vousen donnez… tant mieux ! j’en suis bien contente.

» Et maintenant c’est fini. Adieu, tous,adieu… Je vous embrasse. Dites aux bons amis des Baraques quivoulaient mettre quelque chose dans le panier, que c’est comme sinous avions reçu leurs présents, et que nous les en remercionsmille et mille fois. Adieu, maître Jean, dame Catherine, Nicole,Michel, adieu !

» MargueriteChauvel. »
Paris, le 24 septembre 1790. »

Chapitre 4

 

Cette lettre de Marguerite fit le plus grandbien au pays. Je me rappelle l’avoir lue peut-être plus de centfois ; car non seulement ceux des Baraques, mais encore lesrouliers, les marchands de grains, enfin tous les étrangers quis’arrêtaient aux Trois-Pigeons, après nous avoir souhaité lebonjour, et demandé leur chopine de vin, se mettaient àcrier :

– Ah çà ! maître Jean, vous avezreçu des nouvelles de Paris, à ce qu’on raconte. Nous ne serionspas fâchés non plus de savoir ce qui se passe là-bas.

Et tout de suite maître Jean medisait :

– Michel, va chercher la lettre.

Je prenais la lettre dans l’armoire, je lalisais d’un bout à l’autre, au milieu d’un cercle de gens quim’écoutaient, la hotte au dos ou le fouet sur l’épaule. Ons’étonnait, on se faisait expliquer les choses difficiles àcomprendre. Maître Jean s’étendait en long et en large sur chaquechapitre, touchant les clubs, les marchés, et même les théâtres,qu’il n’avait jamais vus, mais qu’il se figurait d’après son bonsens naturel.

Finalement, après s’être bien étonné, chacuns’en retournait à ses affaires, en s’écriant :

– Allons ! pourvu que les patriotestiennent ferme à Paris et qu’ils aient toujours le dessus, c’est leprincipal.

Le monde avait bien besoin d’être encouragé,car c’est en ce temps que les nobles, les anciens justiciers, lesévêques, qui ne pouvaient plus soutenir leurs injustices àl’Assemblée nationale, parce que les députés du tiers leurprouvaient clairement qu’ils avaient tort de vouloir toujours vivreaux dépens de la nation, songèrent à redevenir nos maîtres par laforce. Mais ils ne voulaient pas se battre eux-mêmes, c’était tropdangereux ; ils voulaient nous faire battre les uns contre lesautres, et si cela ne suffisait pas, appeler les Allemands à leursecours. Les nobles venaient déjà de frapper le premier coup àNancy, en opposant la garde nationale à la troupe ; maintenantles évêques allaient en frapper un deuxième, bien autrementdangereux, en opposant les gens religieux, amateurs de la vieéternelle, aux patriotes, amateurs des biens de la terre. Aprèsavoir regagné les biens de la terre, les gens religieux devaientles rendre aux évêques et se contenter de leur bénédiction.

Voilà le fond de l’histoire, vous allezreconnaître cela vous-mêmes.

Sur la fin du mois de novembre 1790, quelquesjours avant les neiges, on fut bien étonné de revoir au pays despersonnes que l’on croyait émigrées : le P. Gaspard, dePhalsbourg, le grand écolâtre Rôos, et bien d’autres qu’on disait àTrêves depuis six mois. En même temps les curés nommés par lesseigneurs et les évêques allaient et venaient sur toutes lesroutes ; ils avaient des réunions à Neuviller, à Henridorff, àSaverne, etc. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Quelque chosese passait, on ne savait pas quoi ; mais les patriotes, etprincipalement les acquéreurs de biens du clergé, s’en inquiétaientbeaucoup ; on se disait :

« Ces gens-là reviennent de l’émigration,c’est dangereux ! »

Et tout à coup la nouvelle se répandit par lesgazettes, qu’après de grandes batailles à l’Assemblée nationale,nos députés venaient de décréter que les prêtres prêteraientserment à la constitution.

Voici comment ces choses étaientarrivées : les évêques, qui n’osaient plus réclamer contre lavente des biens ecclésiastiques, parce qu’on aurait vu clairementqu’ils ne songeaient qu’aux richesses de ce monde, avaient changéde batteries, en demandant que l’Assemblée reconnût la religioncatholique, apostolique et romaine comme la religion de la France.Cela revenait à dire que nous avions deux rois : celui descorps à Paris, celui des âmes à Rome. Mais l’Assemblée avaitrefusé, disant que les âmes n’ont pas d’autre roi que Dieu, quivoit tout, qui sait tout, et qui n’a pas besoin de quelqu’un pourgouverner les âmes à sa place.

Alors ces malheureux avaient commis de sigrandes insolences, que, pour les mettre à la raison, nos députésavaient décrété qu’à l’avenir les évêques et les curés seraientnommés par la nation, comme dans les temps des premiersapôtres.

Naturellement, les évêques s’étaient de plusen plus indignés. Le cardinal de Rohan, l’archevêque de Trêves etquantité d’autres dignitaires de l’Église avaient protesté contrele décret, en continuant de nommer leurs curés ; et c’estalors que le père gardien Gaspard, de Phalsbourg ; le pèreBarnabé, de Haguenau ; le père Janvier, de Molsheim ; lepère Tibère, de Schlestadt ; le grand écolâtre Rôos,l’archiprêtre Holzer, d’Andelau ; Meuret, le recteur deBenfeld ; enfin des centaines de moines étaient revenus deTrêves, de Coblentz, de Constance, et que l’inondation des petitslivres avait recommencé tellement, qu’on aurait cru que lesApocalypse, les Lanterne magique nationale, lesPassions de Louis XVI, les Réflexions de monsieurBurke sur la révolution française, tombaient des arbres commeles feuilles mortes en automne ! Tous ces mauvais petitslivres disaient qu’il fallait refuser les impôts ; que nousétions gouvernés par des juifs et des protestants ; qu’ilvalait mieux obéir à un roi borné, qu’à douze cents brigands ;que les droits de l’homme étaient une véritable farce ; queles assignats allaient descendre à deux liards ; enfin tout cequ’il était possible d’inventer pour désoler le pays.

En même temps les massacres recommençaientdans le midi ; de sorte que l’Assemblée nationale, voyant quela France risquait d’être bouleversée de fond en comble, si l’on neprenait pas de nouvelles mesures, avait décrété que les curés etles évêques prêteraient serment à la constitution, pensant lesforcer ainsi de remplir enfin leurs devoirs, au lieu d’allumer laguerre civile chez nous.

Mais c’est alors qu’il fallut entendre crierles femmes ; c’est alors qu’il fallut reconnaître combien lesgens étaient arriérés dans nos villages ! Je vois encore lepère Bénédic arriver le matin aux Baraques, avec son âne, engémissant comme si tout avait été perdu, et criant :

– Oui, maintenant on voit dans quel abîmenous sommes tombés ! On nous a tout pris, on nous a pillé nosbiens – les biens des pauvres, déposés depuis le commencement dessiècles entre les mains de notre sainte Église !… Nous avonstout souffert… nous n’avons pas réclamé ; nous nous sommesseulement signés ; mais, à cette heure, c’est notre âme qu’onveut nous prendre, notre âme !

Et il sanglotait en répétant :

– Notre âme !

Dame Catherine, la mère Létumier, toutes lesvoisines accouraient, levaient les mains et gémissaient avec luipour le consoler.

Ce même jour, le grand écolâtre, le pèreJanvier et d’autres capucins passèrent aux Baraques, en faisant lesmêmes simagrées. Valentin en était dans la désolation ; ilcriait que le roi n’approuverait jamais ce serment, et qu’unelégion d’anges descendrait du ciel pour empêcher les mauvaisprêtres de le prêter. Tous les villages aux environs, Mittelbronn,Quatre-Vents, Biechelberg, pensaient comme lui, sans savoirpourquoi, mais parce que les capucins l’avaient dit !

Maître Jean lui-même paraissait abattu, sesgrosses joues pendaient ; et comme, après dîner, dameCatherine venait de sortir, le tablier sur les yeux, il me regardatout pâle, en me demandant :

– Et toi, Michel, qu’est-ce que tu pensesde tout ça ?

Alors je lui répondis :

– Tout cela, maître Jean, c’est pourfaire peur aux acquéreurs de biens du clergé. Ces moines ne sontpas les véritables prêtres ! Pendant que nos pauvres curés devillage remplissaient tous les devoirs de la religion ; qu’ilscouraient la montagne, été comme hiver, dans la pluie et sous lesoleil, pour consoler les misérables abandonnés et sacrifiés, voléset dépouillés par l’avarice des seigneurs, et qu’ils n’avaient quela petite dîme sur les blés, qui ne rapportait presque rien dansnos pays de seigle, ces fainéants de moines vivaientgrassement ; ils donnaient le spectacle honteux de leurivrognerie, de leur paresse et de leurs mauvaises mœurs ; ilsnageaient dans tous les biens de la terre !… Et maintenant quepar la vente de ces biens, le plus pauvre vicaire a sept centslivres, et le moindre curé douze cents, ils seraient bien bêtes dese sacrifier pour ces moines, qui les regardaient de travers, oupour ces évêques qui les traitaient avec mépris, en les appelant« de la prêtraille ! » et qui, lorsqu’un d’euxdevenait par hasard évêque, disaient que « c’était d’un évêchéde laquais ! » Je suis sûr que les curés de bon sens etde courage prêteront le serment ; et que si plusieurs lerefusent, ce sera par la peur de ces êtres orgueilleux qui nepardonnent rien, et non par conscience, et parce qu’ils croirontdevoir moins à leur pays qu’à ces hommes égoïstes.

Maître Jean m’écoutait avec plaisir, et meposant la main sur l’épaule, il s’écria :

– Michel, ce que tu dis est vrai.Malheureusement le peuple, et surtout les femmes, sont élevés dansl’ignorance ; tout ce que nous pouvons faire, c’est de nousréunir aux patriotes et d’attendre que les moines attaquent laconstitution, pour la défendre.

Dans le même moment, dame Catherine rentrait,aussitôt il lui dit :

– Écoute, Catherine, si tu m’ennuies enfaisant cette figure désolée, j’irai rendre aux Tiercelins mesterres de Pickeholtz, que j’ai payées en beaux deniers comptants.Alors nous serons ruinés ; le père Bénédic et tous les gueuxriront ; et tu verras si les Tiercelins, les évêques, lesseigneurs ou le roi nous rendront mon argent, qui vient de servir àpayer les dettes qu’ils avaient faites sans nous et malgrénous.

Il était en colère, et sa femme se dépêcha derentrer dans la cuisine, parce qu’elle n’avait rien de bon à luirépondre.

Ce qui se passait aux Trois-Pigeons se passaitdans chaque ménage, le trouble était partout ; et même avantde retourner le soir à notre baraque, je savais d’avance que mamère allait m’entreprendre sur le serment, comme si cela m’avaitregardé. Je ne me trompais pas ! Elle tenait avec ceux quinous avaient réduits à la misère ; elle me prédit ce même soirla damnation éternelle, parce que je ne voulais pas reconnaître quel’Assemblée nationale était un tas de juifs et d’hérétiques, réunispour renverser la religion de Notre-Seigneur. Elle m’accabla dereproches, mais je ne lui répondis pas ; depuis longtemps jeme soumettais à ma mère, même quand elle se fâchait injustement. Lepère, lui, n’osait pas élever la voix, et je le plaignais de toutmon cœur.

Ces choses traînèrent ainsi trois ou quatrejours ; l’Assemblée nationale avait décrété : « quele serment des évêques, des ci-devant archevêques et des curésd’être fidèles à la nation, à la loi et au roi, de veiller avecsoin sur les fidèles de leurs districts ou de leurs paroisses, etde maintenir de tout leur pouvoir la constitution, » serait prêtédans la huitaine de la publication du décret, un jour de dimanche,après la messe. Savoir : par les évêques, les ci-devantarchevêques, les vicaires, les supérieurs et directeurs desséminaires, dans l’église épiscopale ; et par les curés, leursvicaires et tous autres ecclésiastiques, dans l’église de leurparoisse, en présence du conseil général de la commune et desfidèles ; qu’ils déclareraient deux jours à l’avance à lamunicipalité de leur district leur intention de prêter ceserment ; et que ceux qui ne l’auraient pas prêté dans lesdélais déterminés seraient réputés avoir renoncé à leur office, etqu’on les remplacerait par les élections, selon la nouvelleconstitution décrétée le 12 juillet.

On attendait donc le dimanche, pour voir ceuxdes curés qui prêteraient le serment ; et jusque-là les moinescabalaient, tous les ordres et congrégations abolis reparaissaient,la confusion grandissait ! Mais en même temps, comme oncomprenait très bien que les évêques et les nobles jouaient leurplus grosse partie, et qu’en la gagnant, ils rattraperaient tousleurs biens et privilèges, les bourgeois, les ouvriers, les soldatset les paysans tenaient ensemble, j’entends ceux qui se faisaienthonneur et gloire d’obéir aux lois de leur pays, et qui mettaientla France au-dessus de tout, en même temps que la justice et laliberté.

Maître Jean m’avait dit que nous irionsensemble voir, à Lutzelbourg, son ami Christophe, qui jusqu’alorsavait été du même avis que nous sur les moines fainéants. Comme lebruit courait que pas un curé du pays ne lèverait la main, nousavions du doute sur ce qu’il ferait ; mais cet homme de grandbon sens et de bon cœur voyait les choses simplement, son devoir nel’embarrassait jamais ; et le jeudi soir, 3 janvier 1791,pendant que nous étions en train de forger, et qu’il tombaitbeaucoup de neige, tout à coup M. le curé Christophe, avec songrand parapluie, son tricorne et sa vieille soutane, se pencha dansnotre petite porte, en s’écriant :

– Hé ! bonjour, Jean. Quel temps deneige ! Si cela continue, nous en aurons deux piedsdemain.

– Hé ! c’est Christophe, dit maîtreJean en déposant le marteau. Entre donc à l’auberge.

– Non, la nuit arrive ! Je viens defaire ma déclaration en ville, et je n’ai pas voulu passer, sans teprévenir que le serment sera pour dimanche, après la messe. Si vouspouvez venir, Michel et toi, ça me fera plaisir.

– Alors, tu prêtes serment ?

– Oui, dimanche prochain. Mais la vieilleSteffen est là qui m’attend ; nous recauserons de ça.

Maître Jean et lui sortirent alors, et je meretournai du côté de Valentin, dont la figure s’était allongée d’uncoup, et qui rêvait les yeux tout ronds, et la bouche ouverte,comme un être abasourdi. Moi j’étais content : je regardaistout réjoui monsieur le curé, la vieille Steffen et maître Jeandehors, en train de causer tranquillement au milieu des grosflocons de neige qui tombaient. Ils se serrèrent la main. –M. Christophe, avant de continuer sa route dans la grande rueblanche, avec la vieille Steffen sous son parapluie, me cria deloin :

– Tu viendras, Michel, je compte surtoi !

Ensuite il partit, et maître Jean rentra toutjoyeux.

– Qui donc faisait courir le bruit queles curés refuseraient le serment ? s’écria-t-il. J’étais biensûr, moi, que les hommes de bon sens, qui ne manquent pas encore enFrance, Dieu merci ! seraient d’accord avec nous, et non pasavec les imbéciles obstinés dans leurs vieilles idées de couvents,d’abbayes, de droits du seigneur, de grandeur des nobles, et debassesse du peuple, comme si nous ne descendions pas tous du pèreAdam, et comme si nous n’étions pas tous nobles, ha !ha ! ha !

Maître Jean, quand il était joyeux, neménageait plus rien ; il allait jusqu’à traiter ceux quin’avaient pas les mêmes idées que lui de mauvais gueux et decanailles. Cela me faisait beaucoup de peine pour notre vieuxcompagnon, qui ne répondait pas et devenait sombre des journéesentières. Je sentais que cela ne pouvait pas durer ; quemaître Jean se mettait dans son tort, et que Valentin, qui nemanquait pas de courage, pourrait un jour perdre patience et luirépondre solidement.

Par bonheur, ce jour-là Nicole vint à tempsnous appeler pour souper ; chacun remit sa veste, et l’on sesépara comme à l’ordinaire, sans accident. Le lendemain, on sutdéjà que M. le curé Ott, de Phalsbourg, et son vicaire,M. Himmel, n’avaient pas fait leur déclaration à lamunicipalité ; mais l’aumônier du régiment de La Fère,M. Joseph-Hector, avait fait la sienne. On parlait beaucoup decela, c’était la grande affaire en ce temps ; et, le dimanchevenu, maître Jean, moi, Létumier, Cochard, sans parler d’un assezgrand nombre d’autres patriotes de la ville et des Baraques, nousdescendîmes à Lutzelbourg.

La neige avait cessé de tomber, la petiteéglise blanche était pleine de gens arrivés de la montagne, pourassister à la cérémonie. On croyait que plusieurs avaient demauvaises intentions ; mais il fallait bien d’autresexcitations pour soulever le peuple contre M. le curéChristophe, que tout le pays aimait et respectait ; et puisson frère Materne et quelques autres géants roux de sa familleétaient descendus du Dagsbourg ; ils remplissaient lechœur ; et rien qu’à voir leurs longues échines maigres, leursépaules comme des brancards et leur long nez crochu, pendant qu’ilschantaient au lutrin, l’envie vous serait passée de faire duscandale, car avec leurs grosses mains de schlitteurs et debûcherons, ils vous auraient jeté de l’un à l’autre par-dessus lafoule, sans dérangement, jusqu’à la porte, où les coups ne vousauraient pas manqué.

Tout se passa donc avec calme. M. le curédit sa messe, et seulement après l’office il s’avança jusque surles marches du chœur, en face de l’assistance, et, d’une voixforte, que chacun put entendre au loin, il dit en levant lamain :

– Je jure de veiller avec soin auxfidèles dont la direction m’est confiée. Je jure d’être fidèle à lanation, à la loi et au roi. Je jure de maintenir de tout monpouvoir la constitution française, et notamment le décret relatif àla constitution civile du clergé.

Quelques instants après la foule sortit.M. le curé Christophe était encore dans sa sacristie ;maître Jean et moi, le grand Materne et ses parents nous restionsseuls à l’attendre dans l’église.

Dehors, tout était calme ; les gens s’enallaient.

M. le curé vint enfin, et nous emmenatous au presbytère. Pendant la route, maître Jean lui dit enriant :

– Eh bien, tout s’est passé dans l’ordre,les cris des capucins ne servent pas à grand-chose !

M. Christophe était pensif.

– Le danger viendra peut-être,dit-il ; mais pourvu que nous remplissions notre devoir, lereste ne nous regarde pas.

Une fois dans sa petite chambre, où la tableronde était mise, il dit le benedicite ; on s’assitet l’on mangea en silence une bonne soupe et un grand plat de chouxd’hiver, garni de lard, avec quelques noix et du fromage pourdessert.

La mère de M. le curé avait les yeuxrouges, elle servait sans rien dire ; cela nous rendaittristes. Vers la fin du dîner elle sortit, et M. Christophenous dit :

– Voyez ! voilà le trouble quicommence ; voilà la désolation ; voilà ce qui se passerabientôt dans toutes les maisons ! La pauvre femme pleure… Lescapucins ont plus d’autorité sur elle que moi-même… Elle me croitdamné ! Et quoi lui dire ? que faire ?

– Bah ! répondit maître Jeanattendri, ma femme se désole aussi, mais tout cela changera ;les gueux seront mis à la porte, et le bon sens prendra le dessuspartout.

Mais alors le curé Christophe prononça desparoles qui ne me sont jamais sorties de la mémoire :

– Ce n’est pas aussi facile que tu crois,Jean, dit-il, car nos seigneurs les évêques nobles aimeraient mieuxvoir tout périr que de perdre leurs biens et leursprivilèges ; et c’est pour cela qu’ils nous défendent deprêter serment à cette constitution, qui leur enlève ce qu’ilsmettaient au-dessus de la religion. Est-ce que la constitution estcontraire à nos saints Évangiles ? Non… Ils le savent bien.Elle est d’accord avec notre foi. Depuis dix-sept cents ans, lesdroits de l’homme étaient prédits par Notre-Seigneur. Il avaitdit : « Aimez-vous les uns les autres, car vous êtesfrères. » Il avait dit : « Vendez tous vos bienspour me suivre, et donnez l’argent aux pauvres. » Mais eux,bien loin de vendre leurs biens, en amassaient toujours denouveaux ; eux, bien loin de vouloir l’égalité des hommes, nesongeaient qu’à s’attirer de nouveaux honneurs, de nouveauxprivilèges et de nouvelles distinctions ; eux, bien loin devouloir que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme auciel, se complaisaient dans leur orgueil, dans leur avarice et dansl’abaissement de leurs semblables ! Cette constitutiond’accord avec l’Évangile les indigne. Comment pourraient-ilssouffrir que les curés et les évêques soient nommés par le peuple,qui ne connaît que les vertus et mettrait les derniers pasteurs,les plus humbles, au-dessus d’eux, comme cela se faisait du tempsdes saints martyrs ? Ils aiment bien mieux être nommés par desPompadour, des Dubarry et d’autres drôlesses pareilles, qui nedemandent que de belles manières, des salutations, desgénuflexions, de grands noms et des paroles agréables, qu’un pauvrecuré de campagne ne peut jamais avoir. C’est de là que nous sontvenus les de Rohan, les Dubois et tous ces êtres qui serontl’opprobre éternel de notre religion. Est-ce que le peuple lesaurait choisis ? Non ! il les aurait jetés dehors commedu fumier, car tout honnête homme, en les voyant, se voilait laface. Eh bien ! quand la constitution déclare que cesimpudiques ne seront plus rien à l’avenir dans les grâces, que lepauvre peuple fera tout selon ses besoins, ils sentent que leurrègne est fini, que leur temps est passé, si cette bonne lois’affermit. Et si les pauvres curés qu’ils méprisaient tant restentà la tête de leurs troupeaux, s’ils prêchent la paix, l’ordre, lasoumission aux lois faites par les députés de la nation, commec’est leur devoir, cette bonne constitution s’affermira. Les curésseront forts, honorés et respectés ; ils feront régnerl’Évangile. Si des gueux se présentent pour troubler le pays, ilsseront là les premiers à se dévouer, à donner l’exemple du couragecontre l’esprit du mal ; et la révolution glorieuse, annoncéepar le Sauveur, s’accomplira paisiblement et pour toujours. Voilàce qu’ils ne veulent pas !… Ils veulent le trouble, ilsveulent exciter la guerre entre nous ; et pendant que lesfrères seront à se battre contre les frères, pendant que tout seradésuni, bouleversé… alors ceux de Coblentz, de Worms et d’ailleursarriveront à la tête des Prussiens, des Autrichiens et des Russes,nous remettre sous le joug et rétablir leurs privilèges, sur lesruines de l’Évangile et les droits de l’homme ! C’est tout cequ’ils veulent ; ils appellent cela de la politique. Maisest-ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ avait de la politique ?Est-ce que, s’il avait eu de la politique, il se serait faitcrucifier pour le salut des malheureux ? Est-ce que lui, ledescendant de David, ne se serait pas mis avec les rois contre lespeuples ? Est-ce qu’il n’aurait pas écouté le démon del’orgueil, au haut de la montagne, lorsqu’il lui disait :« Regarde ce pays, ces villages, ces fleuves et ces montagnes,tout est à toi si tu t’inclines devant ma face ! »Croyez-vous que de Rohan et les autres à sa place ne se seraientpas prosternés bien vite la face contre terre ? MaisNotre-Seigneur n’avait pas de politique ; et moi, pauvre curéde village, c’est lui que j’écoute, c’est lui que je prends pourmodèle, et non ces évêques orgueilleux qui vivaient comme despaïens ! Oui, j’obéirai toujours à l’Évangile, et je nepactiserai jamais avec l’étranger ! »

Il se tut un instant, tout pâle ; sonfrère, le grand Materne, de la Houpe, lui tendit la main endisant :

– Tu as bien raison, Christophe, nousserons toujours avec Notre-Seigneur Jésus-Christ, contre cecardinal de Rohan. Je l’ai vu… nous l’avons vu avec sa femme, lafemme d’un autre. Quelle abomination !

Et tous les montagnards se signèrent, pendantque je frémissais en moi-même et que maître Jeans’écriait :

– Oui, nous en avons vu desscandales !… Si le peuple est encore religieux, ce n’est pasla faute de ces malheureux. Et s’ils pensent qu’après tout celaleurs commandements seront pour nous des paroles d’Évangile, ils setrompent.

– Sans doute, dit le curé Christophe, ilsont perdu notre respect ; mais, je vous en préviens, bientôtils calomnieront les pauvres curés qui se seront soumis aux lois deleur pays en prêtant le serment ; ils les représenteront commedes renégats. Nous aurons beaucoup à souffrir ; mais quandtout m’abandonnerait, père, mère, frères et sœurs, et mes amis, ettout le monde, pourvu que ma conscience soit tranquille et que jemarche avec mon Dieu, le reste m’est égal !… Tout ce que jesouhaite, c’est que, avec leur politique de trouble et de guerrecivile, ces hommes ne causent pas la perte de notre roi, de notremalheureuse reine et de ceux qui les entourent. Une fois le peuplelâché, le débordement dépasse tout ce qu’on peut se figurerd’avance ; et si beaucoup de sang est répandu, ce sera leurfaute, car en défendant aux curés de prêter serment, ils lesrendent suspects à la nation, ils les éloignent de leur troupeau,ils habituent les âmes honnêtes à considérer la religion commel’ennemie la plus redoutable de la liberté, de l’égalité, de lafraternité, de tous les grands principes chrétiens proclamés par lanouvelle constitution… Dieu sait ce qui peut arriver dans letrouble !

Ainsi parla ce brave homme. Et, deux ansaprès, en 93, lorsque je voyais passer les charrettes de laguillotine, pleines de femmes, de vieillards, de prêtres, debourgeois, d’ouvriers, de paysans, combien de fois je me suis écriéen moi-même :

– Voilà la politique des évêques et desémigrés qui passe !

Le cardinal de Rohan, le comte d’Artois etleurs amis étaient alors de l’autre côté du Rhin, et nos seigneursles évêques expliquaient l’Apocalypse à Constance ; ilsregardaient de loin et ne venaient jamais en Vendée et dans leMidi, où les prêtres réfractaires marchaient courageusement à latête des paysans révoltés ! Ils devaient penser :« Que ces hommes sont bêtes de se faire massacrer pour desgaillards de notre espèce ! » Et c’était vrai, lesmalheureux paysans de l’Ouest auraient pu mettre sur leursdrapeaux : « Servitude, ignorance et misère ! »car c’était pour défendre ces choses qu’ils se battaient.

Deux ou trois fois le comte d’Artois fitannoncer qu’il arrivait se mettre à la tête des Vendéens ; ils’approchait sur un vaisseau anglais ; mais quand les paysanss’étaient soulevés, que tout brûlait, et qu’il entendait gronder lecanon républicain, ce brave s’en allait bien vite, et laissait lespauvres diables se battre tout seuls pour son droit divin. Vousverrez cela plus tard ; on n’a jamais rien vu d’aussi lâche aumonde !

Tout ce qui me reste à vous dire de ce jour,c’est que l’on causa du serment et des affaires de la nation, chezM. Christophe, jusque vers deux heures ; qu’alors ceux dela Houpe, ayant une longue course à faire, reprirent leurs bâtonspour arriver chez eux avant la nuit ; qu’on se serra lesmains, et que chacun s’en retourna de son côté, pendant queM. Christophe allait dire les vêpres.

Il faisait un froid de loup sur la côte.Maître Jean, tout joyeux, me disait en allongeant le pas :

– Tout a bien marché, les capucins ontmanqué leur coup ; mes terres de Pickeholtz ont monté de prixdepuis avant-hier.

Moi, je songeais au discours deM. Christophe ; ce qu’il nous avait dit de la politiquedes évêques nobles et des émigrés me faisait réfléchir : je nevoyais pas l’avenir en beau.

Chapitre 5

 

Vers ce temps, de grands changementsarrivèrent à la forge, et je dois vous les raconter en détail,parce qu’ils furent cause du bonheur de toute ma vie, malgré lechagrin que j’en eus les premiers jours.

Vous saurez donc que Valentin prenait sesrepas chez nos voisins Rigaud. Il se plaisait avec ces vieillesgens, qui le traitaient de M. Valentin par-ci,M. Valentin par-là. Son idée sur la différence des rangs luirendait ces égards très agréables. Tous les soirs il était assisdans le fauteuil de la maison, en face d’une bonne omelette au lardou d’un plat de viande, sa chopine de vin à droite, sa carafe d’eauà gauche, et les pieds dans ses savates, pendant que les deuxvieux, à l’autre bout de la table, pelaient leurs pommes de terreet mangeaient du lait caillé. Valentin trouvait cela toutsimple ; il était premier compagnon forgeron et se disait sansdoute :

« Je suis d’un autre rang que cesRigaud ; c’est pourquoi je mange de bons morceaux et qu’ilsn’en ont que l’odeur. »

Chaque fois qu’on cuisait le pain chez lesRigaud, tous les quinze jours ou trois semaines, il faisait mettreau four deux bonnes kisches [1], etm’invitait à venir m’en régaler avec lui. Il débouchait alors unebouteille de petit vin gris de Lorraine, qu’il avait à part dans lacave. Jamais l’idée ne lui serait venue d’en offrir un verre aupère Rigaud ! Cela m’ennuyait d’autant plus que le vieux et lavieille nous regardaient d’un œil d’envie ; mais je n’osais enparler à Valentin ; il se serait indigné de voir que j’étaiscapable de manquer à notre rang, et ne m’aurait peut-être plusinvité.

Quelquefois il me disait aussi d’amener monfrère Étienne, dont le petit nez luisant remuait d’avance à l’odeurdes kisches, et qui nous faisait rire à cause de son bonappétit. Valentin l’aimait beaucoup et lui montrait, les dimanchesaprès vêpres, tous ses secrets pour élever, nourrir et prendre lesoiseaux ; car il avait l’amour des oiseaux, soit pour lesmanger, comme les grives et les mésanges, soit pour les entendrechanter, comme les fauvettes et les rossignols : c’était sonbonheur. Vers la fin de juillet, son logement, au premier étage desRigaud, était plein d’oiseaux qu’il avait pris au bois, et lesvitres de ses fenêtres étaient toutes crottées. Il en avait parcentaines de toutes les espèces. Ceux qui chantent et senourrissent de vers et de mouches comme les rossignols et leslinots, il les relâchait avant l’hiver, et les autres qui vivent degraines, il les gardait. On avait de la peine à traverser la petiteallée de sa chambre en haut, tant elle était remplie de pavotsdesséchés, de chanvre et d’épis de millet pendus en l’air sur destraverses, et qu’il cultivait lui-même dans un petit coin de terre,derrière la baraque, pour leur nourriture.

Voilà sa vie ! Pendant l’hiver, en tempsde neige, il préparait ses sauterelles, ses trébuchets et seslacets, en ne faisant que parler de la passe des grives, del’arrivée des mésanges et de la quantité qu’il espérait en prendredans l’année.

Avant la révolution, il ne m’avait jamaisparlé d’autre chose, et toujours avec joie ; mais depuis lesétats généraux la mauvaise humeur était venue et l’aigreur aussi.Chaque fois que nous étions ensemble à causer le soir, tout entaillant ses baguettes pour la pipée, il ne faisait que se plaindrede l’orgueil et de la bêtise de maître Jean, et s’écriait en levantles épaules :

– Cet homme ne dit plus que dessottises ; il ne voit plus que des sabotiers colonels, desbûcherons princes, des maîtres Jean députés ! Rien n’est tropgrand pour un patriote de son espèce ; il croit déjà tenir lesforêts de monseigneur le cardinal-évêque, et les payer enassignats. Ni les excommunications, ni les armées innombrables duroi, ni les secours de la chrétienté ne l’inquiètent !

Il riait avec amertume, et même à la forge, aulieu de se taire, il lançait quelquefois des mots pointus trèsméchants contre l’Assemblée nationale, la garde citoyenne et tousceux qui tenaient avec la nation. C’était un grand ennui pourmaître Jean d’être forcé de l’entendre, et d’avoir un compagnon quil’empêchait de crier contre les nobles et les évêques à son aise.Il se retenait autant que possible ; mais les jours demauvaises nouvelles, après avoir bien soufflé dans ses joues, bienretourné sa langue, et rêvassé, il criait :

– Ah ! les gueux !… ah !la canaille !… sans dire qui.

Valentin comprenait bien qu’il pensait auxseigneurs, ou bien aux évêques, et lui répondait aussi sans direqui :

– Vous avez bien raison, les gueux detoute sorte et la canaille ne manquent pas dans ce monde !

Alors maître Jean, le regardant de travers,disait :

– Ni les imbéciles non plus !

Et Valentin répondait :

– Ah ! je crois bien ; surtoutceux qui se figurent être des malins, ce sont les pires !

Et cela continuait de la sorte. Je voyaissouvent maître Jean devenir tout rouge et Valentin tout pâle decolère, et je me disais : « Ils vonts’empoigner ! »

Mais jusqu’au serment de M. le curéChristophe, toutes ces petites disputes s’étaient apaisées, quand,durant le mois de janvier 1791, il arriva chaque jour dunouveau : tantôt on apprenait que le curé de tel village avaitprêté serment, tantôt celui de tel autre ; et puis queM. le curé Dusable, de Mittelbronn, venait remplacerM. Ott à Phalsbourg ; que tous les curés de l’Assembléenationale, M. l’abbé Grégoire en tête, avaient renouvelé leserment, etc.

Maître Jean riait et s’enthousiasmait ;il se rengorgeait et chantait : « Ça ira !… çaira ! » pendant que Valentin devenait plus sombre. Jecommençais même à croire qu’il avait peur de maître Jean et qu’iln’osait pas se fâcher, lorsqu’un matin arriva la nouvelle queM. l’évêque d’Autun, Talleyrand-Périgord, allait sacrer lesévêques assermentés, malgré la défense du pape.

Maître Jean en eut une joie si grande, qu’ilse mit à crier que monseigneur Talleyrand-Périgord était unvéritable apôtre du Christ ; qu’il avait déjà proposé la ventedes biens du clergé ; qu’il avait célébré la messe au Champ deMars, sur l’autel de la patrie, le jour de la fédération ;qu’il allait élever sa gloire jusqu’aux nues en sacrant lesévêques ; que cet homme de bon sens méritait l’estime de tousles honnêtes gens, et que les évêques réfractaires étaient des ânesauprès de lui.

Mais tout à coup Valentin, qui l’écoutait d’unair tranquille, en continuant de forger, se redressa nez à nezcontre lui, criant :

– C’est pour moi que vous dites ça, c’estpour moi que vous dites ça, n’est-ce pas ? Eh bien,écoutez : votre Talleyrand-Périgord est le plus lâcheJudas ! Vous entendez, un Judas ! Et ceux qui leglorifient sont aussi des Judas !

Et comme maître Jean avait reculéd’étonnement, il lui dit encore :

– Des ânes !… nos évêques desânes !… C’est vous qui êtes un âne !… un être vaniteux,rempli d’orgueil et de bêtise.

En entendant cela, maître Jean étendit lesdeux mains pour l’étrangler, mais Valentin, levant son marteau,cria :

– Ne me touchez pas !

Sa figure était terrible, et, si je ne m’étaispas précipité comme un éclair entre eux, le plus grand malheurserait arrivé.

– Au nom du ciel ! maître Jean,Valentin, leur dis-je, songez à ce que vous faites !

Alors tous les deux devinrent pâles. MaîtreJean voulut parler, il ne pouvait pas, l’indignationl’étouffait ; et Valentin, jetant son marteau dans un coin,dit :

– Maintenant c’est fini ! J’en aibien assez supporté depuis deux ans… Vous n’avez qu’à vous chercherun autre compagnon.

– Oui, dit maître Jean en bégayant decolère, j’en ai bien assez aussi d’un aristocrate de votreespèce !

Mais Valentin, sur cela, luirépondit :

– Vous allez me faire mon compte !Et vous me donnerez un certificat pour les quinze ans que j’aitravaillé chez vous ; vous m’entendez ? Un certificat bonou mauvais ! Je veux voir ce qu’un patriote comme vous peutdire contre un aristocrate comme moi.

En même temps il sortit, emportant sa veste,dont il passa les manches dehors, en entrant chez les Rigaud.

Maître Jean était bouleversé.

– Mauvais gueux, dit-il.

Et quelques instants après il medemanda :

– Qu’est-ce que tu penses d’un animalpareil ?

– Eh ! sans doute, c’est un fou, luidis-je ; mais c’est tout de même un brave homme, un honnêtecompagnon et un bon ouvrier. Vous avez eu tort, maître Jean, del’ennuyer depuis si longtemps.

– Comment, j’ai eu tort ?s’écria-t-il.

– Oui, lui répondis-je, vous perdez unbon compagnon, un homme qui vous aimait, vous le perdez par votrefaute, il ne fallait pas le pousser à bout.

Il parut tout surpris, et finit par medire :

– J’étais le maître !… Si je n’avaispas été le maître, il en aurait vu de dures !… C’est égal,Michel, tu me dis ce que tu penses, et c’est bien. Je suis fâché dece qui vient d’arriver… oui, j’en suis fâché… mais c’est fait.Est-ce que je pouvais croire qu’il existait un être aussibête ?

Voyant qu’il se repentait, sans rien dire deplus je mis ma veste et je courus chez les Rigaud, pour tâcher detout raccommoder ; car j’aimais Valentin, il me semblait quenous ne pouvions pas vivre les uns sans les autres. Maître Jeancomprit bien ce que je voulais faire, et me laissant partir, ilentra dans son auberge.

Comme j’ouvrais la porte des Rigaud, Valentinétait là, racontant aux deux vieux ce qui venait de sepasser ; ils l’écoutaient dans la consternation. Jel’interrompis en criant :

– Valentin, vous ne pouvez pas nousquitter, ce n’est pas possible, il faut oublier tout cela !…maître Jean ne demande pas mieux… Ne croyez pas qu’il vous enveuille ; au contraire, il vous estime et vous aime, j’en suissûr.

– Oui, dit le vieux Rigaud, il me l’araconté cent fois.

– Qu’est-ce que cela me fait ?répondit Valentin. Avant les états généraux, j’aimais aussi cethomme ; mais depuis qu’il a profité des malheurs du temps pours’attirer les biens de l’Église, je le regarde comme un bandit. Etpuis, s’écria-t-il en s’asseyant et frappant du poing sur la table,c’est cet orgueil de croire que les hommes sont égaux, c’est cetorgueil qui m’indigne. Son esprit de rapine le perdra, je vous enpréviens, et ce sera bien fait. Toi, Michel, tu n’es coupable derien ; le malheur a voulu que tu tombes dans la société d’unmaître Jean et d’un Chauvel ; ça n’est pas ta faute ! Siles choses étaient restées dans l’ordre, d’ici quatre ou cinq anstu pouvais acheter une maîtrise ; je t’aurais aidé, j’ai seizecents livres d’économies chez maître Boileau à Phalsbourg. Tu teserais marié chrétiennement ; nous aurions travaillé ensemble,et le vieux compagnon aurait toujours eu le respect des petitsenfants et de la famille !

En parlant, il s’attendrissait, et moi je luirépétais :

– Valentin, non, vous ne partirez pas, çan’est pas possible.

Mais aussitôt il se passa la main sur lesyeux, et dit d’une voix ferme, en se levant :

– Nous sommes au jeudi ;après-demain, samedi, de grand matin, je pars, il faut qu’un hommeremplisse ses devoirs ; de rester dans une caverne où l’onrisque de perdre son âme, c’est coupable, c’est même criminel. J’aidéjà couru trop de risques ; depuis longtemps j’aurais dûpartir, mais la faiblesse de l’accoutumance m’a retenu. Maintenanttout est fini, et j’en suis bien content. Tu diras à maître JeanLeroux que tout soit en règle demain soir, tu m’entends ? Jene veux plus lui parler ; il se figurerait encore pouvoir meconvertir.

Alors il entra dans l’allée et grimpal’escalier de meunier, au fond, qui montait à sa chambre. Moi jetraversai la rue pleine de neige, et j’entrai fort triste dans lagrande salle des Trois-Pigeons, où Nicole était en train de dresserla table pour dîner. Dame Catherine l’aidait, toute pensive ;maître Jean venait de lui raconter sans doute sa dispute avecValentin ; il se promenait de long en large, les mainscroisées sur le dos et la tête penchée.

– Eh bien ! fit-il.

– Eh bien, maître Jean, il partaprès-demain samedi, de bon matin ; il m’a dit de vousprévenir, que tout soit en règle.

– Bon, les soixante livres du mois sontlà ; le certificat sera bientôt dressé puisqu’il veut s’enaller. Mais va le prévenir que je n’ai pas de rancune contrelui ; dis-lui que je l’invite à dîner, et qu’on ne parlera nide seigneurs, ni de capucins, ni de patriotes ; va lui dire çade ma part ! Et dis-lui bien que deux vieux compagnons commenous peuvent se serrer la main et boire une bonne bouteilleensemble avant de se quitter, sans être d’accord sur lapolitique.

Je voyais qu’il avait le cœur gros ; jen’osais lui dire que son compagnon ne voulait plus même luiparler !

Dans ce moment, Valentin passait justementdevant nos fenêtres, un bâton à la main, en allongeant le pas ducôté de la ville. Il allait sans doute retirer son argent de chezle notaire ; maître Jean, ouvrant une fenêtre, luicria :

– Valentin !… Hé !Valentin !

Mais il ne tourna pas la tête et continua sonchemin. Alors l’indignation reprit maître Jean :

– Le gueux ne veut pas m’entendre, dit-ilen refermant la fenêtre ; c’est un être plein de rancune.J’avais des torts… Je me repentais d’avoir été trop vif ; ehbien, à cette heure, je suis content. Ah ! mauvaisaristocrate, tu ne veux pas seulement m’écouter !

En même temps il ouvrit son petit secrétaireau coin de la salle et me dit :

– Assieds-toi là, Michel, que je te dicteson certificat.

Je croyais qu’il allait lui donner un mauvaiscertificat, et je me permis de lui dire qu’après dîner il seraitplus tranquille et que cela vaudrait mieux.

– Non, non, fit-il brusquement, j’aimemieux en finir tout de suite, et puis après cela n’y pluspenser.

Je m’assis donc, et maître Jean, malgré sacolère, me dicta pour Valentin le plus beau certificat qu’il soitpossible de se figurer, disant que c’était un excellent ouvrier, unbrave homme, fidèle, probe et dévoué ; qu’il le regrettaitbeaucoup, mais que des affaires particulières le privaient de cevieux compagnon, et qu’il le recommandait à tous les maîtresforgerons comme un modèle. Après quoi, m’ayant fait relire sadictée :

– C’est bien, dit-il en signant ; tului porteras cela ce soir, ou demain. Prends aussi l’argent ;qu’il voie si c’est juste, et te donne une quittance. S’il tedemande de lui faire la conduite, comme c’est naturel entrecompagnons, je t’accorde toute la journée de samedi. Et maintenantasseyons-nous et dînons.

La soupière était sur la table, et l’ons’assit.

Toute cette journée, il ne se passa rien denouveau ; Valentin ne reparut pas aux Baraques, et lelendemain seulement j’allai le voir dans sa chambre ; il étaiten train de mettre de l’ordre dans ses cages, ses sauterelles etses lacets. Je lui donnai le certificat, qu’il lut et mit dans sapoche, sans rien dire, et puis il compta l’argent et me donnaquittance.

– Tout est en règle maintenant, dit-il.Seulement je te donne à toi et à ton petit frère Étienne tous mesoiseaux, toutes mes cages et toutes mes graines. Vous en ferez toutce qu’il vous plaira.

Je le remerciai, les larmes aux yeux, pourÉtienne et pour moi. Ensuite il me dit encore :

– Tu m’accompagneras demain à huit heuresjusque sur la côte de Saverne. C’est là que nous nousembrasserons ; maître Jean ne peut pas te refuser cela.

– Non, lui dis-je, il m’a même donnétoute la journée.

– C’est l’habitude entre compagnons,répondit-il. Ainsi nous partirons à huit heures, sans faute.

Alors je le quittai, et, le lendemain samedi,nous partîmes ensemble comme il avait été convenu. Je portais sonsac ; lui marchait derrière, dans mes traces, appuyé sur sonbâton de compagnon, car s’il était très fort des bras, ses jambesse fatiguaient vite.

Je n’oublierai jamais ce jour, non seulement àcause des masses de neige qu’il nous fallut traverser, et del’Alsace que nous vîmes du haut de la côte, toute blanche à plus devingt lieues jusqu’au Rhin, avec ses petits villages, ses lignesd’arbres et ses forêts, mais encore à cause de ce que Valentin medit au bouchon de l’Arbre Vert, où nous arrivâmes sur lesneuf heures.

Les rouliers s’arrêtaient là dans les tempsordinaires, mais aucun n’aurait osé se mettre en route dans cechemin au mois de janvier.

La petite auberge, au milieu des sapins, surle bord du talus, était comme enterrée dans la neige ; on nevoyait que le sentier, où deux ou trois personnes avaient marchédepuis la veille, et les petites fenêtres, déblayées devant parquelques coups de balai. Sans la fumée qui montait du toit, onaurait cru que tout était mort aux environs.

En entrant, nous vîmes une vieille femme quidormait près de l’âtre, le pied à son rouet ; il fallutl’éveiller, et seulement alors le Spitz à longs poilsblancs, la queue en panache, le nez pointu et les oreilles droites,se mit à japper sous la table. Il avait eu peur de nous entendreapprocher dehors, et s’était caché là.

La vieille ne parlait qu’allemand ; elleavait de grands rubans noirs sur la tête ; son mari venait departir pour chercher des provisions à Saverne. Elle nous apporta duvin, une miche de pain bis et du fromage.

Valentin posa son sac sur le banc et s’assitauprès, le dos à la petite fenêtre, le bâton entre les genoux etles mains croisées dessus ; moi je m’assis en face, et lavieille se rendormit, en ayant l’air de vouloir filer.

– Nous allons nous quitter ici, ditValentin, à ta santé, Michel !

– À la vôtre ! lui répondis-jetristement.

– Oui, fit-il après avoir bu d’un airgrave, maintenant je suis content, ma conscience esttranquille ; j’ai jeté par-dessus mes épaules la terre duscandale, j’ai pris le bâton de voyage et je suis sur la route demon salut. Depuis longtemps j’aurais dû partir ; je suiscoupable d’être si longtemps resté dans les liens de cetteBabylone ; je suis coupable, et je m’en accuse : c’est mafaute… c’est ma très grande faute !… Les habitudes et lafaiblesse en sont cause !

Il continua quelques instants de la sorte, jecroyais entendre ma mère lorsqu’elle revenait de la messe desprêtres réfractaires, dans la montagne : c’était le capucinÉléonore qui parlait par sa bouche ! Finalement levant lesyeux, il étendit ses grands bras en disant :

– L’heure de la miséricorde est venue… Àtout péché miséricorde !… J’arrive dans les derniers, mais iln’est jamais trop tard. Ta miséricorde, ô mon Dieu ! estinfinie.

– Mais, Valentin, où doncallez-vous ? lui dis-je.

– Toi, fit-il, en me regardant comme pourvoir s’il devait me répondre, je puis te dire où je vais ; –ton cœur est avec nous, sans le savoir ; ton égarement vientdes autres ; – tu n’en diras rien à personne ! Et quandmême tu le dirais, qu’est-ce que cela pourrait faire ? Ce quiest écrit est écrit, la ruine de Babylone a sonné ; avant quecette neige soit fondue, chacun sera récompensé selon ses œuvres…Toi, tu seras épargné… oui, tu seras épargné ! Mais cesarbres, regarde ces arbres, Michel, ils ploieront sous le poids despatriotes pendus après, et leurs branches casseront à force d’êtrechargées.

Toutes ces vieilleries me rendaienttriste.

– Sans doute, Valentin, lui dis-je, jevous crois, c’est bien possible ; mais, en attendant, vousallez quelque part ?

– Je vais à Mayence, dit-il, en regardantla vieille qui dormait ; je vais rejoindre nos bons princes,et d’abord l’homme selon Dieu, Mgr le comte d’Artois. C’est en luique repose notre confiance. Et de Mayence nous irons à Lyon, quideviendra la capitale du royaume, car l’autre est souillée, il n’enrestera pas pierre sur pierre. Le général Bender a déjà mis lespatriotes des Pays-Bas à la raison ; maintenant c’est le tourdes patriotes de la France profanée. Tu verras ça, Michel, tu leverras ! La cavalerie, l’infanterie, les canons, les uhlans etles pandours, tout va marcher ensemble ! Il en entrera par laSavoie ; il en entrera par le pays de Liège ; il enentrera par la Suisse et du côté des Espagnes ; et nosseigneurs marcheront devant nous, à la délivrance du pauvre martyrqui souffre pour nos péchés. Alors, paix aux hommes de bonnevolonté ! paix aux soumis !… paix aux humbles !…paix aux sujets fidèles !… mais guerre aux orgueilleux quidressent la tête, aux antéchrists, aux acquéreurs de biensvolés ! pas de pitié pour eux, pas de pitié pour les JeanLeroux, les Létumier, les Élof Collin !… leur cravate dechanvre est déjà prête. Toi, tu n’auras rien à craindre ; tues un bon fils qui nourrit ses père et mère, c’est bien !… Laraison te reviendra. Seulement, quand nos princes seront en Alsaceou du côté de Metz, il ne faudra pas courir à leur rencontre avecles autres, pour soutenir la révolte. Pas un seul n’en réchappera,je te le dis ; monseigneur le comte d’Artois a toutarrangé ! Ne bouge pas, laisse aller Létumier, Cochart, maîtreJean. Les soldats tourneront contre eux, ils sont tous pour nosprinces. On ira d’abord exterminer la Babylone d’iniquité, lesgueux de Parisiens !

En regardant la tête en pain de sucre deValentin, je pensais :

– Quel malheur !… te voilà devenufou, mon pauvre vieux !

Et je lui répondis tranquillement :

– Vous allez à Mayence, c’est bon !Mais qu’est-ce que vous allez faire là-bas ? Vous n’êtes pasun soldat, vous. Et puis, à votre âge !

– Ah ! s’écria-t-il, l’ouvrage nemanquera pas ; ma place est marquée d’avance, j’entrerai commeforgeron dans un régiment de cavalerie, et je travaillerai pourfaire mon salut.

Alors je ne dis plus rien ; et, commenous avions vidé la bouteille, je toquai pour en demander uneautre ; mais il ne voulut pas, et s’écria :

– Non, Michel, non, c’est assez ! Unverre de vin fait du bien, deux ce serait trop.

Il boucla son sac, paya la bouteille, et noussortîmes au milieu des jappements du spitz, qui reprenaitcourage.

Dehors Valentin étendit ses longs bras, etnous nous embrassâmes. Après cela, le pauvre diable descendit ducôté de Saint-Jean-des-Choux, pour gagner Wissembourg. Je leregardai quelques instants ; il enfonçait dans la neige et seredressait avec fierté, comme un homme de vingt ans.

Moi, je repris le chemin des Baraques. Tout ceque Valentin venait de me dire me paraissait de la folie ; jene savais pas encore en ce temps que les nobles et les rois del’Europe formaient une sorte de franc-maçonnerie entre eux ;qu’ils n’étaient ni Français, ni Allemands, ni Russes, mais noblesavant tout, et qu’ils se prêtaient aide, secours et assistance,pour tenir les peuples sous le joug.

Cette idée me paraissait trop horrible, je nepouvais pas y croire.

Il était près de midi quand je rentrai auxTrois-Pigeons.

– Ah ! te voilà ? me dit leparrain, tu reviens à temps pour dîner. L’autre estparti ?

– Oui, maître Jean.

– De quel côté ?

J’étais embarrassé de lui répondre, mais iln’avait pas besoin de cela.

– C’est bon, fit-il en clignant des yeux,il va rejoindre les émigrés à Coblentz ; je m’endoutais !

Et, s’asseyant, il s’écria :

– Mangeons et ne pensons plus à cetimbécile !

Pendant le dîner, il paraissait toutjoyeux.

– Nous voilà seuls, Michel,disait-il ; nous allons pouvoir chanter à notre aise. Mais,avant ça, le temps est venu de prendre d’autres mesures, je suiscontent de toi, tu m’as toujours donné de la satisfaction ; tune vaux pas encore Valentin comme ouvrier, car, il faut être juste,c’est un fameux ouvrier ; mais, pour le bon sens, tu vauxmille fois mieux que lui ; le reste viendra. Nous seronstoujours d’accord.

Et, le dîner fini, comme j’allais me lever, ilme posa sa main sur le bras, en disant :

– Reste, nous avons à causer. Catherine,va tirer une bouteille. Il faut qu’aujourd’hui tout soit mis auclair.

Dame Catherine sortit. J’étais étonné de labonne humeur de maître Jean ; je sentais qu’il voulait me direquelque chose d’agréable. Sa femme, ayant apporté la bouteille,rentra dans la cuisine pour aider Nicole à laver la vaisselle, etnous restâmes seuls dans la grande salle.

– Nous ne serons pas dérangés, dit leparrain en remplissant nos verres ; par ce temps de neige,personne ne vient à l’auberge.

Puis, après avoir bu, il reprit d’un airpensif :

– Tu sauras, Michel, que mes terres dePickeholtz sont les meilleures du ban de Lixheim ; j’ai vu çala dernière fois en me promenant autour, de tous les côtés. C’estune terre forte, entremêlée de chaux et de sable. Il devraitpousser de tout là-dessus en abondance ; mais ces fainéants deTiercelins ont tout laissé dépérir ; la rivière déborde enbas, les prairies sont un véritable marais, les flèches d’eau etles autres herbes tranchantes y viennent à foison ; le bétailn’en veut pas. Rien n’aurait été plus facile que de donner unepente à l’eau, en la débarrassant des saules tombés dedans depuisdes siècles ; mais les gueux ne s’en souciaient pas, ilsavaient assez de provisions dans leur sac, en rentrant matin etsoir au couvent ; les jambons pourrissaient sur leursgreniers ; Quelle race !… Sur les terres élevées, toutrestait en friche, tout desséchait, les vieux noyers et les vieuxpoiriers étendaient leurs branches au hasard et couvraient tout deleur ombre. La charrue aura de l’ouvrage pour retourner tout cela,et la hache aussi ; les fagots et le bois ne manqueront pas,j’en ferai pour trois ou quatre ans. Ce n’est pas une petiteaffaire de mettre cent cinquante arpents de terre en bon état, defumer, de labourer et d’ensemencer ce qui n’a pas reçu deux liardsd’engrais depuis des centaines d’années. Ces cent cinquante arpentsauraient dû me rapporter deux mille quatre cents livres cetteannée, et je n’en ai pas retiré seulement six cents. Voilà ce quefont la paresse et la lâcheté des gueux ; ça ruine unpays ! Enfin nous allons changer tout cela. J’ai déjà faitrelever le toit de la petite ferme, qui tombait en décombres ;j’ai fait remplacer les poutres vermoulues de la grange et paverl’écurie. Maintenant tout est à peu près bien ! mais il va mefalloir du fumier en masse, et pour avoir du fumier, il faut dubétail. J’en aurai. Le bien de Catherine, à Fleisheim, n’a pascessé de fructifier ; notre auberge n’a pas mal rapporté nonplus ; nous viendrons à bout de tout. Seulement je ne pourraipas toujours vivre ici ; la première chose d’un paysan, c’estd’être sur sa terre, de voir si chacun fait son ouvrage, si lebétail est bien soigné, la terre bien retournée, etc., etc. Il fautêtre là. Je passerai tout le printemps et l’automne là-bas ;je ne viendrai qu’une ou deux fois par semaine aux Baraques.Catherine n’a pas besoin de moi pour conduire l’auberge ; maisil me faut un homme à la tête de la forge et c’est toi que j’aichoisi. Tu seras maître forgeron à ma place. Tu te chercheras uncompagnon, car la responsabilité sera sur toi seul, et le compagnondoit convenir au maître. Dès aujourd’hui je te donne cinquantelivres par mois au lieu de trente. Et ce n’est pas tout ; avecle travail et la bonne conduite, tout s’embellira. Je t’aime, tu esun brave garçon ; je t’ai pour ainsi dire élevé ; je suiston parrain ; je n’ai pas d’enfants… tu comprends !

Il s’attendrissait à la fin ; moi,j’étais tellement heureux que je lui disais :

– Oh ! maître Jean, vous faites demoi un homme, et je sens que je le mérite ; oui, par l’amitiéque je vous porte, je le mérite.

– Et par ta bonne conduite, aussi, fit-ilen me serrant la main, par ton travail et ton attachement à tafamille. Si j’avais un fils, je le voudrais comme toi. Enfin c’estentendu, jusqu’au printemps nous allons encore travaillerensemble ; je t’apprendrai ce qui te reste à savoir ; tute chercheras, en attendant, un compagnon, et puis tout sera commec’est maintenant arrêté entre nous.

Il me donna la main. Ah ! on peut direque s’il y a de grandes misères dans la vie, il se rencontre ausside beaux jours ! Quand maître Jean m’eut fait passer maître,je sentis cette fierté d’être quelque chose par soi-même et de nepas toujours attendre un ordre pour obéir. L’idée du bonheur deMarguerite, lorsqu’elle apprendrait cette grande nouvelle, meremplit de joie. Mais ce qui me causait le plus de satisfaction,c’était de voir qu’avec mes cinquante livres par mois, j’allaispouvoir payer la pension de mon frère Étienne à Lutzelbourg, et lefaire instruire par M. le curé Christophe, jusqu’à le rendrecapable de devenir maître d’école. Ce bonheur dépassait tous lesautres, à cause de la crainte que j’avais eue de laisser mon frèreinfirme à la charge du village, s’il m’arrivait un malheur ;et tout de suite, en me représentant la joie du père je demandai lapermission à maître Jean de courir à la maison.

– Va ! dit-il, et soyez tousheureux !

Il ne me fallut pas une minute pour arriverchez nous ; le père, Étienne et Mathurine tressaient despaniers ; ils furent bien étonnés de me voir à cette heure, oùje travaillais toujours à la forge. La mère, près de l’âtre,finissait son ménage ; elle tourna la tête, et puiscontinua.

– Qu’est-ce qui s’est donc passé,Michel ? me dit le père.

Et moi dans mon bonheur, je criai :

– Maître Jean me donne cinquante livrespar mois. Valentin est parti ; maintenant je le remplace etj’ai cinquante livres ! Maître Jean m’a dit qu’à la fin del’hiver il irait à Pickeholtz pour soigner ses terres, et qu’alorsje resterais maître à sa place, que je ferais tout et que jepouvais déjà me choisir un compagnon moi-même.

Alors le père, levant les deux mains,s’écria :

– Ah ! mon Dieu ! est-cepossible ? Ah ! maintenant, mon enfant, on peut dire quetu reçois la récompense de ta bonne conduite envers nous !

Il s’était levé. Je courus dans ses bras et jelui dis en le serrant :

– Oui, c’est aussi bien heureux pourÉtienne ! Depuis longtemps je pensais à l’envoyer s’instruirechez M. le curé Christophe, pour devenir maître d’école ;l’argent manquait…

Mais la mère ne me laissa pas finir et mecria :

– Il n’ira pas !… Je ne veux pasqu’il devienne un païen !

Comme elle disait cela, le père s’étaitretourné d’un coup ; il la regardait tout pâle et lui réponditavec une voix de colère et d’indignation que nous n’avions jamaisentendue :

– Et moi je dis qu’il ira ! Qui doncest le maître ici ? Tu ne veux pas, toi ? Eh bien, moi,je veux… entends-tu ? je veux ! Ah ! quand ton fils,le meilleur ! vient sauver son pauvre frère de la misère, tune trouves que ça pour le remercier ! Ce sont les autres, lesNicolas, les Lisbeth, que tu aimes, n’est-ce pas ? Des êtresqui nous abandonnent, qui nous laisseraient périr de faim, toi,moi, les enfants, tout le monde !… Tu les aimesceux-là !

Sa colère était tellement épouvantable, quenous en frémissions tous. La mère, derrière l’âtre, le regardaitavec des yeux étonnés sans pouvoir lui répondre. Il s’approchad’elle tout doucement, et quand il fut à deux pas il lui dit d’unevoix sourde, en la regardant du haut en bas :

– Mauvais cœur ! tu n’as pas uneparole pour ton enfant, pour celui qui te donne du pain tous lesjours !

Alors, elle, à la fin des fins, se jeta dansmes bras en criant :

– Oui, c’est un bon garçon… un bonfils !

Et je sentis qu’elle m’aimait tout de même, cequi m’attendrit beaucoup. Les enfants aussi pleuraient ; maisle père un instant ne put s’apaiser, il restait là, pâle et lesyeux terribles, à nous regarder ; puis il vint me prendre parla main et dit :

– Arrive ! que je t’embrasse encore.C’est bon d’avoir un fils comme toi ; oui, c’estbon !

En même temps il sanglotait tout haut, et lamère gémissait ; de sorte que ce qui devait faire notre joienous rendit comme désolés.

Pourtant à la fin tout le monde se calma. Lepère s’essuya la figure ; il mit sa camisole, son bonnet desdimanches, et me dit en me prenant par le bras :

– Aujourd’hui je ne travaille plus !Sortons, Michel, il faut que j’aille remercier mon ami Jean, notrebienfaiteur. Ah ! quelle bonne idée j’ai eue de le choisirpour être ton parrain ! Cette idée-là m’est venue duciel !

Deux secondes après nous remontions la ruepleine de neige. Le père était appuyé sur mon bras ; la joiebrillait dans ses yeux ; il m’expliquait que j’étais baptiséJean-Michel ; cela lui paraissait un grand bonheur ! Etcomme nous entrions dans la salle des Trois-Pigeons, ilcria :

– Jean, je viens te remercier !

Maître Jean fut bien content de le voir. Ons’assit derrière le poêle jusqu’à la nuit, à causer joyeusement demoi, des projets de maître Jean et de toutes les choses de lafamille. Ensuite, l’heure du souper étant venue, le père se mit àtable avec nous ; et seulement bien tard, vers neuf heures etdemie, nous rentrâmes dans notre baraque, où tout le monde étaitdéjà couché.

Chapitre 6

 

Ainsi commença l’année 1791. Je mis mon frèreÉtienne en pension à Lutzelbourg, chez une vieille cardeuse dematelas, Gertrude Arnold, moyennant douze francs par mois. Il putsuivre alors l’école de M. Christophe, et cet enfant n’ajamais cessé depuis de nous donner la plus grande satisfaction.

Maître Jean, durant ce mois de janvier,m’expliqua ce qu’il voulait ; je ne devais pas seulementsurveiller la forge, mais encore inscrire dans son livre tout cequi s’achetait et se vendait à l’auberge, parce que sa femme nesavait pas écrire. Je devais régler ses comptes, de sorte qu’enrentrant de la ferme, il n’eut qu’à jeter un coup d’œil au bas dela page, pour reconnaître l’état de ses affaires.

Ma mère, bien étonnée de ce qu’on avait osélui résister dans notre baraque, semblait toute pensive ; etde temps en temps le père s’écriait :

– Ah ! maintenant je suis content…Tout va bien ! Pourvu que Mathurine trouve à se placer quelquepart, chez d’honnêtes gens, nous n’aurons plus rien àsouhaiter.

J’y songeais aussi, mais en ce temps detroubles, les gens riches n’aimaient pas à se charger de nouveauxdomestiques ; et puis je me sentais plus fier qu’autrefois, jen’aurais pas été content de voir ma sœur servante chez des gens dela ville. Ces choses sont naturelles, chacun les comprendra.

Nous étions donc heureux !

Malheureusement l’orage grandissait de jour enjour ; ces deux mois de janvier et de février sont le temps dela plus grande émigration. Alors le livre rouge courait toute laFrance ; on y voyait les pensions et gratificationsscandaleuses qu’avaient reçues de nobles familles, et quis’élevaient jusqu’à cinquante millions par an, lorsque lesmalheureux, accablés d’impôts, mouraient de faim. Le mépris de lanation forçait ces nobles à partir en foule ; toutes lesroutes étaient couvertes de leurs voitures, ils ne trouvaient pasassez de chevaux aux relais ; on entendait jour et nuit leflic-flac de leurs postillons. Quand les portes de la place étaientfermées après onze heures, ils faisaient le tour des remparts sansvouloir attendre l’arrivée du portier-consigne, le père Lebrun,pour leur ouvrir. Cela devenait même si fort que les patriotescommençaient à s’en inquiéter.

L’Assemblée nationale débattait la loi sur lespasseports. Mirabeau criait que c’était une abomination de vouloirempêcher les gens d’aller et de venir ; mais les gardescitoyennes remplissaient tout de même leur service ; oninterrogeait les émigrants, on leur demandait ce qu’ils allaientfaire à Coblentz, à Constance, à Turin. Quand ils ne voulaient pasrépondre, on parlait de conduire les dames au violon de la ville,en attendant les ordres du département. C’est alors qu’il fallaitvoir la mine hautaine de ces monseigneurs changer ; c’estalors qu’il fallait les voir devenir doux, serrer la main despatriotes, en les appelant « amis ! » et boire dupetit vin au bouchon voisin, à la santé de la nation. On riait deces comédies, et le garde national lâchait la bride des chevaux,criant :

– Bon voyage, messieurs !

Que voulez-vous, les Français ont toujoursaimé la plaisanterie, c’est dans le fond de leur nature.

Cependant les troubles à propos du sermentcivique s’étendaient : douze à quinze cents rebelles, enAlsace, s’étaient associés sous le nom de citoyens catholiques,apostoliques et romains, pour s’opposer à l’exécution du décret.Ils se réunissaient en criant :

– Vive le comte d’Artois !

L’Assemblée nationale envoya des commissairespour s’informer de ce que ces gens voulaient ; mais ils n’endevinrent que plus insolents et se mirent à crier :

– Les commissaires à lalanterne !

Des chevaliers de Saint-Louis, et mêmed’anciens conseillers au parlement, étaient à leur tête. Quand onvit cela, les patriotes de Colmar et de Strasbourg prirent de bonsgourdins et dispersèrent les citoyens apostoliques.

Toutes les gazettes royalistes nousannonçaient l’invasion. À Phalsbourg, les hussards de Saxe ayanttraversé la ville pour se rendre à Sarreguemines, comme on sedoutait déjà qu’ils passeraient bientôt à l’ennemi, les soldats durégiment de la Fère en prirent quelques-uns par la bride etvoulurent leur faire crier : « Vive lanation ! » mais alors tous en masse tirèrent le sabre etleur passèrent sur le ventre, en filant par la porte de France.L’hôpital était rempli de soldats blessés. C’était une infamie, carceux de la Fère avaient été surpris sans armes. Cela n’empêcha pasLouis XVI d’approuver les hussards de Saxe, qui devaient quelquetemps après aller à sa rencontre, et protéger son passage auxAutrichiens. Le régiment de la Fère fut blâmé sévèrement ; onnous envoya pour le remplacer Royal-Liégeois, qui s’était distinguésix mois avant sous les ordres de M. de Bouillé.

Qu’on se figure l’indignation despatriotes ! Tout le temps que Royal-Liégeois resta dans lepays, pas un honnête homme, en ville et dans les environs, nerépondit au salut de ses officiers. Il fallut alors perdre notrebon sergent Quéru et tous nos instructeurs de la garde citoyenne.On les reconduisit en corps jusqu’à Sarrebourg, où l’on fraternisaavant de se séparer.

C’est au milieu de ces agitations qu’on appritque les tantes du roi venaient de s’échapper, avec douze millionsen or dans leurs voitures, et trois millions de dettes qu’elleslaissaient sans honte à notre charge ; ensuite qu’ellesétaient arrêtées à Arnay-le-Duc, en Bourgogne, et que dans leurépouvante elles avaient écrit à l’Assemblée nationale :

« Nous ne voulons être et nous ne sommesd’après la loi que des citoyennes. Nous sommes, avec respect, vostrès humbles et très obéissantes servantes. »

Cette lettre, qui nous excitait à rire,montrait pourtant de leur part un grand bon sens, car elles nedisaient que la simple vérité.

C’est pourquoi l’Assemblée nationale leurdonna la permission de s’en aller où bon leur semblerait. Malgré lacolère de maître Jean, qui disait qu’on aurait dû les ramener entriomphe à Paris, j’ai toujours pensé que l’Assemblée nationaleavait bien fait, et qu’on aurait même dû laisser les portes de laFrance ouvertes tout au large, pour engager les autres nobles àsortir, en les prévenant seulement qu’ils ne rentreraient plusjamais.

Enfin, à chacun son idée ; je suis sûrque si Louis XVI avait gagné l’Allemagne ou l’Angleterre, il auraitproduit autant d’effet là-bas que le comte d’Artois, son frère, niplus ni moins ; je suis sûr que nos souverains, qui plus tardsont partis, n’auraient pas mieux demandé que de rester chez nous,s’étant aperçus qu’il est plus difficile pour eux de rentrer que desortir.

Mais j’en reviens à mesdames les tantes duroi. Elles s’en allèrent à Rome, et l’on n’entendit plus parlerd’elles.

Les troubles étaient surtout terribles àParis. Nous voyions cela dans les gazettes que nous envoyaitChauvel. Le peuple, plein de méfiance, s’attendait à quelquemauvais coup des nobles et des évêques. Camille Desmoulins,Brissot, Fréron, tous ces hommes hardis et fins, nous criaient sanscesse :

– Soyez sur vos gardes ! ne vouslaissez pas surprendre ! Vos députés du tiers, en grandnombre, se sont vendus !… Léopold et Guillaume ont fait leurpaix pour nous envahir… Attention !… Soyez prêts… Ne vousendormez pas !

Une fois, ceux du faubourg Saint-Antoine deParis voulurent démolir le château de Vincennes, comme ils avaientfait de la Bastille. Lafayette eut mille peines à les en détourner.Ce même jour, cinq cents nobles, avec des poignards, se glissèrentdans le palais du roi, par une porte de derrière qui traversait lecorps de garde des Suisses. Lorsqu’on les eut découverts, ilsdirent que la véritable garde du roi c’étaient eux ! On lesmit dehors avec des bourrades, et Louis XVI déclara qu’il nevoulait pas d’autre garde que la garde citoyenne ; mais celan’empêcha pas le peuple d’avoir toujours l’œil sur lui par lasuite. Le bruit courait qu’il était malade et que son médecinl’engageait à faire un tour du côté de Saint-Cloud. Alors les damesde la halle le prièrent de rester, ce qui montre bien la simplicitédes gens élevés dans l’ignorance ; ces pauvres êtres croyaientque ce serait une grande perte pour la France de laisser partirLouis XVI ; comme si les peuples n’étaient pas toujours plussûrs de trouver des rois, que les rois de trouver despeuples ! Enfin le bon sens ne peut pas nous venir d’uncoup.

Vers la fin de mars, maître Jean allasurveiller le travail de sa ferme, et je restai seul à la forgeavec mon nouveau compagnon, Simon Benerotte, un solide gaillard, labarbe rude et les reins massifs. Il pleuvait presque tous lesjours, comme il arrive au printemps ; peu de voiturespassaient aux Baraques, mais nous avions une bonne commande pourl’église de Phalsbourg ; c’était la grille qu’on voit encoremaintenant dans le chœur. Maître Jean en partant m’avait laissé lesoin de la poser, et j’allais chaque matin travailler en ville,pendant que Benerotte restait à la forge.

Le régiment de Royal-Liégeois, que personne nepouvait supporter, reçut en ce temps l’ordre de retourner à Metz.On disait que le général Bouillé voulait avoir sous sa main tousles régiments dévoués à Louis XVI ; on a su plus tardpourquoi ! Ce régiment partit donc en mars, et celuid’Auvergne, un vrai régiment de patriotes, vint le remplacer. Ils’était distingué dans la guerre d’Amérique et n’avait pas voulumarcher contre Nancy. Élof Collin en fit un grand éloge auclub ; il rappela ses batailles, et l’on fraternisa le premierjour avec les sous-officiers et les soldats, comme avec ceux de LaFère.

Mais le régiment d’Auvergne avait aussi devieux comptes à régler : ses officiers nobles continuaient àbattre leurs hommes, et bientôt on vit chez nous une choseextraordinaire, bien capable de faire réfléchir lesaristocrates.

Ce jour-là, dans le commencement d’avril,j’étais en train de poser ma grille, avec deux journaliers, quandtout à coup, vers une heure, le tambour bat du côté de l’hôtel deville. Je sors étonné, pour voir ce qui se passe, et commej’arrivais à la porte de l’église, voilà que le régimentd’Auvergne, conduit par ses sous-officiers, débouche sur la placed’armes et se range en carré sous les vieux ormes. Les officiersnobles étaient au café de la Régence, où se trouve aujourd’hui ladistillerie de Hoffmann, au coin de la rue de l’Ancienne-Citerne.Ils prenaient tranquillement leur café et jouaient aux cartes. Enentendant le tambour, ils sortent pêle-mêle, sans prendre le tempsde mettre leurs tricornes. Le colonel, marquis de Courbon,s’approche en criant et demandant tout indigné ce que cela veutdire ; mais les tambours continuent leurs roulements, sans sedonner la peine de lui répondre ; et trois vieuxsous-officiers sortent des rangs, le fusil sur l’épaule, et seréunissent au milieu du carré.

C’étaient de grands gaillards à moustachesgrises, le tricorne de travers, la queue pendant au milieu du dos,et qui n’avaient pas l’air tendre. Les gens de la ville étaient auxfenêtres, ou sur la place, à regarder, ne sachant ce que celavoulait dire.

Tout à coup les tambours cessent de battre, etl’un de ces vieux, tirant un papier de sa poche, crie :

– Sergent Ravette, sortez desrangs !

L’autre s’avance l’arme au bras.

– Sergent Ravette, le régiment d’Auvergnevous reconnaît pour son colonel !

Aussitôt le nouveau colonel pose son fusilcontre un arbre, et tire son sabre, pendant que les tamboursbattent, que le drapeau se penche, et que tout le régiment présenteles armes.

Je n’ai jamais rien vu de plus terrible ;on comprenait que si les officiers nobles faisaient mine de leverla canne, le régiment allait tomber sur eux à coups de crosse et debaïonnette ; j’en étais tout saisi. Par bonheur ils avaientbien vite reconnu que l’affaire était dangereuse et retournèrentdans leur café, pendant que la proclamation continuait.

Après le colonel, on nomma lelieutenant-colonel, le major, les capitaines, les lieutenants,enfin tous les officiers, et même beaucoup de sous-officiers. Verstrois heures, tout était fini. Le carré se déployait, lorsque lesofficiers nobles sortirent brusquement pour protester ; maisle nouveau colonel, un petit brun, leur dit d’un ton sec :

– Messieurs, vous avez six heures pourévacuer la place.

Puis il commanda :

– Par file à gauche, gauche ! Enavant, pas accéléré, marche !

Et les soldats rentrèrent dans leurscasernes.

Le lendemain, plus un seul des anciensofficiers n’était en ville. Voilà ce que j’ai vu !

Trois semaines plus tard, le 24 avril,l’Assemblée nationale reçut une lettre du ministre de la guerre,lui annonçant la révolte d’Auvergne, « lequel avait chassé sesofficiers, s’était constitué en société particulière et nereconnaissait plus d’autre autorité que la sienne ». J’ai lucela dans les gazettes du temps, avec beaucoup d’autres mensonges.La vérité c’est que les soldats d’Auvergne tenaient avec lanation ; qu’ils étaient las de l’insolence des officiersnobles, et qu’ils ne voulaient plus être commandés par des hommescapables de les trahir sur le champ de bataille. Du reste, malgréla lettre du ministre, beaucoup d’autres régiments firent la mêmechose ; et si toute notre armée avait suivi l’exempled’Auvergne, on n’aurait pas vu plus tard des généraux en chefessayer d’entraîner leurs soldats contre l’assemblée desreprésentants du peuple, et des états-majors tout entiers passer àl’ennemi.

Quelques jours après, un dimanche, maître Jeanrevint ; il vit tout en ordre et fut content. Il apportait unpaquet de gazettes de l’hôtel du Grand-Cerf, à Lixheim, et nousapprîmes alors que Mirabeau venait de mourir ; que le roi, lareine, la cour et tout le monde le regrettait ; qu’on leglorifiait, et que l’Assemblée nationale avait rendu cedécret : « Le nouvel édifice de Sainte-Geneviève seradestiné à recevoir les cendres des grands hommes. Le Corpslégislatif décidera seul à quels hommes cet honneur sera décerné.Honoré Riquetti Mirabeau est jugé digne de cet honneur. »D’après ce que Chauvel nous avait écrit sur Mirabeau, ce décretnous étonna.

Les mêmes gazettes racontaient que Louis XVIvoulait à toute force prendre l’air dans son château deSaint-Cloud ; que la garde citoyenne et le peuple s’opposaientà son départ, et qu’il était allé se plaindre à l’Assembléenationale de ce qu’on n’avait pas confiance en lui. Il avait bienraison ! car en voyant son palais toujours plein de nobles etde prêtres réfractaires, sans un seul patriote ; en lisant sesjournaux, toujours à crier contre l’indiscipline des troupes,contre les décrets de l’Assemblée nationale, contre le peuple etles bourgeois ; en voyant la masse des mauvais petits livresque ces journaux célébraient, et qu’on allait jusqu’à mettre sousle nom de Camille Desmoulins, de Marat et du père Duchêne, pour lesrépandre plus vite et décrier les honnêtes gens ; en voyantces bassesses et ces lâchetés, ces mensonges et ces calomnies,est-ce qu’il n’aurait pas fallu manquer de bon sens, et même decœur, pour lui donner sa confiance ?

Est-ce que les discours de Valentin, descapucins et des citoyens catholiques, apostoliques et romains,comme ils s’appelaient eux-mêmes, ne suffisaient pas pour ouvrirles yeux des plus aveugles et faire découvrir la trahison qui sepréparait ? Non ! personne n’avait confiance enlui ; mais ce n’était pas notre faute, c’était la sienne. Pourobtenir la confiance du peuple, il faut agir franchement,loyalement ; il ne faut pas mettre en avant des filous quivous représentent ; une fois que la tromperie a paru, lemépris arrive au lieu de la confiance, et c’est juste.

Maître Jean, ayant trouvé que tout marchaitbien aux Baraques, s’en retourna le lendemain à sa ferme, etquelques jours après, le pape Pie VI lança son excommunicationcontre les prêtres et les évoques assermentés. Cela ne leur fit nichaud ni froid, mais les autres en devinrent plus insolents. Ilssoulevèrent l’île de Corse ; ils attaquèrent les patriotesdans l’Avignonnais ; ils cassèrent les vitres des clubs àParis. On leur répondit en brûlant la bulle du pape auPalais-Royal, en transportant les cendres de Voltaire àSainte-Geneviève, en décrétant la fonte des cloches pour faire dela monnaie, en sommant le prince de Condé de rentrer en France,sous peine de perdre tous ses droits de Français, etc.

Mais, bien loin de se calmer, les citoyenscatholiques redoublèrent leurs excès ; à Brie-Comte-Robert,leurs hussards de Hainaut arrachaient les patriotes, même lesfemmes, du lit, pour les garrotter et les insulter honteusement. Lafureur grandissait ; l’idée d’être forcés d’en venir aux mainsvous indignait d’autant plus que l’année s’annonçait bien ; aumois de mai tout fleurissait aux Baraques, les arbres, les haies etles bois ; le grand poirier de Marguerite montait derrièreleur maison comme une boule de neige. On se disait :

« Quel bonheur, si nous pouvions êtretranquilles maintenant ! Est-ce que ce n’est pas assezmalheureux pour les pauvres de souffrir le froid et la faim dansles mauvaises années ? Faut-il encore être menacé, dans lesbonnes années, de voir les Autrichiens et les Prussiens venirravager nos moissons ; et les traîtres s’entendre avec euxpour nous livrer ? »

Malgré cela le travail reprenait, quand unbeau matin la nouvelle arriva que Sa Majesté venait de lever lepied, et que toutes les gardes nationales de la Champagne et dupays Messin couvraient les routes, pour tâcher de l’arrêter ;que le tocsin sonnait, que les tambours battaient, que lescourriers se suivaient à la file, et que celui qui parviendrait àmettre la main dessus aurait sa fortune faite.

La nouvelle arriva chez nous par trois grandsAlsaciens et leurs femmes, qui revenaient de Sarrebourg, envoiture ; les femmes criaient :

– Jésus ! Marie !Joseph !… nous sommes tous perdus !

Les hommes assis devant, avec leurs grandstricornes et leurs gilets rouges, tapaient à tour de bras sur leurschevaux. Je leur criai :

– Qu’est-ce qui se passe ?

Et celui qui tenait les rênes me répondit entournant la tête :

– Le diable est déchaîné !

Il riait, ayant trop bu ; mais une femmeme cria toute désolée :

– Le roi s’est sauvé !

Quelques instants après, plus de cinquantepersonnes qui revenaient du marché de la ville, et s’enretournaient en courant dans leurs villages pour annoncer la grandenouvelle, répétèrent la même chose. Trois ou quatre, quis’arrêtèrent à l’auberge, dirent encore que la reine et le dauphinétaient avec le roi.

C’est alors que j’eus ma première colèrecontre cet homme ; parce que, malgré tout, j’avais euconfiance dans son serment, à cause de sa grande piété. SimonBenerotte en fut bien étonné, car je frémissais des pieds à latête, et je lançai mon marteau contre le mur, comme un boulet, encriant :

– Ah ! le lâche, il nous atrompés !

Mais ensuite le calme me revint ; etcomme un grand nombre d’hommes et de femmes se trouvaient devantles Trois-Pigeons à se disputer sur cela, je leur criai que si leroi s’en allait, c’était pour rejoindre nos ennemis à Coblentz, etque les Allemands n’attendaient que lui pour nous envahir ;que Guillaume et Léopold n’avaient pas osé nous attaquer avant sonarrivée, de peur d’un accident aux Tuileries, mais qu’à cette heureils n’allaient plus se gêner.

Si maître Jean avait été aux Baraques, ilaurait bien sûr fait battre le rappel ; mais lui, Létumier ettous les sous-officiers de la compagnie se trouvaient alors auxchamps. Je m’en désolai ; aujourd’hui j’en ris : car biendes milliers d’autres patriotes gardaient la route de Paris àStrasbourg, et ce n’est pas celle-là que Louis XVI devaitprendre ; celle de Belgique ou celle de Metz était bien pluscourte. Voilà des idées de jeunesse !

Dans tous les cas, les gens étaient d’accordque le roi allait rejoindre nos ennemis et que nous ne pouvionsplus tarder d’être envahis. C’était tellement dans l’esprit de lanation, que l’Assemblée nationale elle-même n’avait pas le moindredoute sur ce point, et que le lendemain matin, 25 juin, ce décretse voyait affiché partout, à la porte des églises et des mairies,et même à l’intérieur des auberges, contre un mur, pour que tousles patriotes fussent prêts au rappel. C’est maître Jean lui-mêmequi vint de Pickeholtz l’afficher dans la grande salle desTrois-Pigeons, en criant contre le roi d’une manière terrible et letraitant de cafard.

« 21 juin 1791.

« L’Assemblée nationaledécrète :

» Art. 1er. La garde nationalede tout le royaume sera mise en activité.

» Art. 2. Les départements du Nord, duPas-de-Calais, du Jura, du Haut et du Bas-Rhin et tous lesdépartements situés sur les frontières d’Allemagne, fourniront unnombre d’hommes aussi considérable que leur situation lepermettra.

» Art. 3. Les autres départementsfourniront chacun de deux à trois mille hommes.

» Art. 4. En conséquence, tout citoyenqui voudra porter les armes, se fera inscrire dans samunicipalité.

» Art. 5. Les gardes nationauxenregistrés se formeront en bataillons de dix compagnieschacun ; chaque compagnie sera de cinquante hommes.

» Art. 6. Les compagnies serontcommandées par un sous-lieutenant, un lieutenant et uncapitaine.

» Art. 7. Les bataillons seront commandéspar deux lieutenants-colonels et un colonel.

» Art. 8. Les compagnies nommeront leursofficiers et les bataillons leur état-major.

» Art. 9. Chaque garde national recevraquinze sous par jour. Le tambour aura une solde et demie, lefourrier deux soldes, le sous-lieutenant trois, le lieutenantquatre, le capitaine cinq, le lieutenant-colonel six, le colonelsept.

» Art. 10. Les gardes nationaux, àl’instant où leurs services ne seront plus nécessaires, nerecevront plus de solde et rentreront sans distinction dans leursanciennes compagnies.

» Art. 11. Il sera fait incessamment unrèglement pour ces troupes. »

Je vous ai copié ce décret parce que c’est lepremier modèle des levées en masse ; c’est de ce décret quesont sortis tous les grands généraux de la république ; tousceux qui, pendant des années, ont battu les généraux de Frédéric,de François, de Paul, de Guillaume, d’Alexandre, non pas dix fois,non pas vingt fois, mais un nombre de fois extraordinaire ; etpourtant c’étaient des fils de paysans ! Les autres étaient dela race noble « les descendants de nos fiersconquérants », et nos républicains étaient de l’humblepostérité des vaincus. Comme tout change en ce monde !

Ce décret montre aussi quelle confiancel’Assemblée nationale avait dans notre roi, puisque ce n’est pascontre les ennemis qu’elle faisait lever la nation ; c’estcontre Louis XVI, qui courait se mettre avec eux ! Il secroyait bien sûr alors de nous ravoir bientôt dans sesfilets ; mais, grâce à Dieu, les choses devaient tournerautrement qu’il ne pensait, et c’est ici qu’on voit bien que l’Êtresuprême était avec le peuple et les prêtres constitutionnels, etnon avec la cour et les évêques ; c’est ici qu’il faut admirerla Providence, puisque, malgré toutes les ruses, toutes lesprécautions, malgré la trahison de Bouillé et de tant d’autresmalheureux qui passèrent à l’ennemi quand leur coup fut manqué, lefils d’un maître de poste, le patriote Drouet, suffit pourrenverser ces projets abominables, et forcer le roi de retourner àParis. Il fut arrêté par le conseil municipal de Varennes, un petitvillage à neuf lieues de la frontière ; et les hussards queBouillé avait envoyés à sa rencontre pour escorter sa voiture,furent empêchés par une simple charrette de meubles, que Drouet etses amis venaient de renverser sur un petit pont.

Oui, la volonté de Dieu se montre dans ceschoses, que j’ai lues avec attendrissement dans les gazettes de cetemps-là. Maître Jean m’avait fait monter sur une table dans lagrande salle, tellement pleine de monde qu’on ne pouvait plusrespirer : les fenêtres étaient ouvertes, l’allée et la rue enface jusqu’à la forge étaient remplies de têtes penchées les unessur les autres ; et je lisais ces nouvelles, au milieu destrépignements, des étonnements et des cris de : « Vive lanation ! » qui se prolongeaient dans tout le village.

Mais ce qui surtout excitait l’indignation,c’était la lettre que le général Bouillé avait eu l’insolenced’écrire à l’Assemblée nationale, au moment où le roi venait derentrer à Paris sans aucun mal, et dans laquelle ce malheureuxessayait de nous faire peur, en nous menaçant de l’invasion.Écoutez ! Je ne veux pas la copier tout entière ; maisseulement les endroits où la trahison se montre dans tout sonjour :

« Luxembourg, 26 juin 1791. – Le roivient de faire un effort pour briser ses fers ; une destinéeaveugle, à laquelle les empires sont soumis, en a décidéautrement. »

Voilà comme il commence ! Qu’est-ce quecela veut dire : « Une destinée aveugle, à laquelle lesempires sont soumis ? » Cela signifie qu’il n’y a pas deDieu ; cela montre que ces nobles n’étaient que des païens, etqu’ils nous traitaient, nous chrétiens, comme des esclaves, parcequ’ils ne croyaient pas aux paroles du Sauveur : « Vousêtes frères, vous êtes égaux !… Aimez-vous les uns lesautres ! »

Mais je ne veux pas m’arrêter sur cela ;j’arrive à ses menaces. Après avoir dit que le roi n’était partique d’après ses conseils, pour aller à Montmédy, au milieu de sesfidèles Allemands, déclarer l’Assemblée nationale dissoute et enfaire nommer une autre dans son goût, pour rétablir les privilègesde la noblesse, il finit de cette manière :

« Croyez-moi, tous les princes del’univers reconnaissent qu’ils sont menacés par le monstre que vousavez enfanté, et bientôt ils fondront sur notre malheureuse patrie.Je connais nos forces, toute espèce d’espoir est chimérique, etbientôt votre châtiment servira d’exemple mémorable à lapostérité ; c’est ainsi que doit vous parler un homme auquelvous avez d’abord inspiré la pitié. Vous répondez des jours duroi et de la reine à tous les rois de l’univers ; si on leurôte un cheveu de la tête, il ne restera pas pierre sur pierre àParis. Je connais les chemins ; je guiderai les arméesétrangères. Cette lettre n’est que l’avant coureur dumanifeste des souverains de l’Europe ; ils vous avertirontd’une manière plus prononcée, de la guerre que vous avez àcraindre. Adieu, messieurs. »

C’était clair, cela ; nous répondions desjours du roi et de la reine aux rois de l’univers, et lui, Bouillé,connaissait nos forces, il devait conduire l’ennemi chez nous,dans sa patrie, et détruire Paris de fond encomble !

Quand je lus cette lettre à mon père, le soir,il joignit les mains au-dessus de sa tête, en s’écriant :

– O mon Dieu, mon Dieu !… Est-cepossible qu’il existe de pareils malheureux dans le monde ? SiNicolas, qui connaît aussi les chemins du pays, était capable deconduire les ennemis aux Baraques, j’en mourrais de chagrin.

Et je lui répondis :

– Oui, mon père, oui… mais vous n’êtespas un noble, vous !… vous n’êtes pas un descendant desconquérants… vous n’êtes pas un général nommé par le roi ;vous n’avez pas reçu de grosses pensions, des honneurs et dupouvoir !…Vous êtes un pauvre paysan… vous avez toujourssouffert. La patrie ne vous a rien donné, pas un liard… Vous ne luidevez que la lumière du jour, et cela suffit pour vous fairel’aimer ; l’idée seule de la trahir vous fait frémir !Mais, pour ces nobles-là, il n’existe pas de patrie sans pensionset sans honneurs ; la vraie patrie pour eux, c’est où l’on ades serfs qui travaillent et des rois qui vous comblent derichesses. S’ils étaient forcés comme nous de piocher la terre, deforger, de travailler du matin au soir, pour entretenir leur roidans l’opulence, ils ne seraient bientôt plus royalistes.

Et ce que je disais à mon père, on le vitaussitôt que Louis XVI fut rentré dans les Tuileries ; iln’était plus le maître ; il ne pouvait plus combler ces gensde grâces : des quantités d’officiers désertèrent. On appritque tous ceux du régiment de Colonel-Général, en garnison àDunkerque, avaient passé dans une nuit aux Autrichiens ; queceux de Lille avaient essayé de livrer la place aux ennemis, etqu’ils auraient réussi sans le patriotisme des soldats et deshabitants. C’était une véritable désolation ; on craignait des’éveiller chaque matin avec Condé, Léopold, Guillaume et centmille gueux à sa porte. Toute la France trouvait Louis XVI indignede régner : tous disaient qu’il avait trahi son serment etconspiré contre la patrie ; qu’il était notre plus dangereuxennemi, puisque les forces qu’il recevait de nous pour nousdéfendre devaient lui servir à nous livrer. On ne pouvait pas vivreavec cette plaie horrible, tous les hommes de bon sens levoyaient.

Les journaux de Paris nous avertissaient queles patriotes là-bas pensaient comme nous. Mais qui mettre à laplace ? Les uns soutenaient qu’il fallait le destituer etnommer le dauphin au trône, avec un régent, d’après laconstitution ; les autres, qu’il fallait charger quelqu’un del’exécution des lois ; d’autres voulaient la république. Maisau club des Jacobins, Robespierre s’indignait contre cette idée derépublique : il disait que le nom ne faisait rien à lachose ; qu’on pouvait être heureux et libre avec un monarque,esclave et malheureux avec certaines républiques. Danton voulaitseulement la destitution de Louis XVI, assisté d’un conseild’interdiction, comme les imbéciles. Pétion pensait commeRobespierre ; mais Brissot, Condorcet et le duc d’Orléanspenchaient pour la république. Je crois pourtant que si, dans cetemps, quelqu’un avait eu le moyen de faire nommer le duc d’Orléansà la place du roi, malgré ses idées de république, il se seraitsacrifié pour la patrie. Seulement il aurait fallu lui montrerqu’il serait le plus fort : car un homme aussi prudent voyaitbien le danger de remplir cette place avec des Marat, des CamilleDesmoulins et des Fréron sur le dos. Personne n’y pensa ;l’expérience des révolutions manquait encore aux gens, et l’oncroyait que c’était grand-chose de faire des rois, des républiquesou des empires ; depuis on a vu que le plus difficile est deles conserver.

Ces disputes durèrent environ trois semaines,l’Assemblée nationale ne décidait rien. Un grand nombre de sesmembres, les évêques et les nobles, qu’on appelait le côté droit,avaient protesté contre les outrages faits au monarque et à sonauguste famille, en déclarant qu’ils continueraient d’assister auxséances de l’Assemblée, mais sans prendre aucune part à sesdélibérations ni reconnaître la légalité de ses décrets. Les autresmembres, à ce qu’il paraît, eurent peur. Barnave, Lameth et Duport,qu’on appelait les « Feuillants », et qui rendaientvisite à Leurs Majestés en secret, parlaient toujours sans rienproposer de clair ; cela traînait… traînait. À la fin lepeuple perdit patience, il envoya des pétitions pour demander ladéchéance du roi ; l’Assemblée nationale les mit de côté. Lepeuple, indigné, courut au Champ de Mars en signer une autre plusforte, sur l’autel de la patrie ; mais le maire de Paris,M. Bailly, fit retarder en chemin ceux qui devaient la porterà l’Assemblée nationale ; de sorte qu’ils arrivèrent au momentoù l’Assemblée venait de décider que le roi ne pouvait être jugé,parce que sa personne était sacrée ; ce qui revenait àdire qu’il pouvait appeler les Prussiens et les Autrichiens enFrance, et nous livrer à son aise sans courir aucunrisque.

Le peuple reconnut alors que l’Assembléenationale presque tout entière, excepté quelques hommes commel’abbé Grégoire, Chauvel, Robespierre, etc., était gâtée ; safureur grandit ; les clubs tonnèrent ; Danton dit auxCordeliers qu’il fallait un supplément à la révolution ; etles patriotes se donnèrent rendez-vous au Champ de Mars, pourdresser une nouvelle pétition, qui serait signée par des milliersde Français.

L’Assemblée nationale ne voulait pas decela ; elle comprit qu’une telle pétition lui forcerait lamain : Lafayette et Bailly reçurent l’ordre d’appliquer la loimartiale, cette loi terrible qui permet de tirer sur le peupleaprès trois sommations de se disperser ; et ils rassemblèrenttout de suite des masses de troupes.

Le lendemain, de bonne heure, le peuple, quicommençait à se réunir, découvrit sous l’autel de la patrie deuxespions cachés là pour dénoncer à la cour ce qui s’était passé. Onleur coupa la tête, et l’on promena ces têtes au bout de deuxgrandes perches, dans tout Paris. Alors Lafayette et Bailly, versdeux heures, arrivèrent au Champ de Mars : ils appliquèrent laloi martiale ; les uns disent après avoir crié, les autressans avoir crié, mais cela revient au même. Beaucoup de malheureuxsans armes, des femmes, des vieillards, des enfants furenttués ; la noblesse, les évêques, la cour et les émigrés durentêtre contents !

C’est par l’ordre de l’Assemblée nationalequ’on venait de tirer sur le peuple pour la première fois : laguerre entre les bourgeois et le peuple, quel malheur ! Il nepouvait pas en arriver de plus grand, puisque cette guerre dureencore, et que nous lui devons le gouvernement militaire et ledespotisme.

Camille Desmoulins, Danton, Fréron étaientpoursuivis par ordre de Bailly et de Lafayette ; ilss’échappèrent. Mais ils revinrent ; et Marat aussirevint ; et les parents de ceux qu’on avait tuésrevinrent !… Ah ! la guerre civile, la guerre entre leshommes de la même famille, voilà ce que nous avait d’abord attiréla fuite de Louis XVI ; le reste devait venir plus tard.

Cette Assemblée nationale, après avoir fait desi grandes choses, rendu des lois si justes, proclamé les droits del’homme et du citoyen, et conservé sa grandeur au milieu des plusterribles épreuves, en arrivait là pour une idée misérable :l’idée du droit divin ! contraire au bon sens, à la justice, àtoute la constitution qu’elle venait de faire.

Quand on songe à de pareilles choses, il fautreconnaître l’infirmité de l’esprit des hommes et surtout ledanger des grosses listes civiles ! ! !Heureusement cette assemblée gâtée, fatiguée et vendue, ne devaitplus durer longtemps ; la constitution était presque finie,les nouvelles élections approchaient.

Chapitre 7

 

C’est au pays qu’il aurait fallu voir la joiedes anciens justiciers, du prévôt, du lieutenant de police et deséchevins destitués, lorsqu’ils apprirent le malheur du Champ deMars. La satisfaction de ces gens était comme peinte sur leursfigures ; ils ne pouvaient la cacher. Le père Raphaël Manque,un respectable bourgeois de Phalsbourg, président de notre club,prononça sur ces choses un discours désolé, disant que Marat,Fréron, Desmoulins et d’autres gazetiers abominables, en dénonçanttout le monde, en représentant Lafayette, l’ami de Washington,comme un traître, et Bailly, le président des états généraux au Jeude paume, comme un imbécile, étaient cause de tout ; qu’àforce de vous exciter et de vous agacer, ces gens vous faisaientperdre la tête, et qu’il ne fallait qu’un instant de colère pourcauser les plus grands malheurs.

Voilà comment il expliquait l’affaire. Mais lajoie de nos ennemis nous montrait que c’était bien autrement graveet que cela partait de plus haut.

En même temps commençaient les assembléesprimaires pour nommer les députés de la législative ; la listedes citoyens actifs était affichée à la mairie ; et nousautres citoyens passifs, qui ne payions pas la valeur de troisjournées de travail en contributions directes, nousn’avions pas le droit de voter comme en 89 ! pourtant nouspayions vingt fois plus en contributions indirectes, surle vin, l’eau-de-vie, la bière, le tabac, etc. ; nous étionsdes citoyens plus actifs par notre travail et notre dépense que lesavares qui mettent toutes leurs économies en biens-fonds. Pourquoidonc cette différence ? Maître Jean lui-même disaitalors :

– Ça va mal ! nos députés font desfautes… Beaucoup de patriotes, et des meilleurs, réclamerontl’égalité par la suite.

Les élections eurent lieu tout de même ;on nomma des gens riches, qui payaient au moins cent cinquantelivres de contributions directes ; l’argent faisait toutmaintenant ; l’instruction, le bon sens, le courage,l’honnêteté, ne venaient plus qu’en seconde ligne, et l’on pouvaitmême s’en passer.

Quelque temps après, pendant les récoltes,Chauvel nous écrivit que la constitution était finie, que le roivenait de l’accepter, et qu’ils allaient revenir à Phalsbourg, parle coche de la rue Coq-Héron. Huit jours après, maître Jean et moi,nous les attendions dans la cour du Bœuf-Rouge, de bon matin ;sur les huit heures, le coche tout blanc de poussière arriva ;nous embrassâmes Chauvel et Marguerite, avec quels cris de joie, jen’ai pas besoin de vous le dire ; chacun doit se le figurer.Mon Dieu, que Marguerite était devenue grande !… C’étaitmaintenant une femme, une belle brune, les yeux vifs et l’airmalin. Ah ! c’était bien la fille du père Chauvel ; etquand elle sauta de la voiture en criant :« Michel ! » c’est à peine si j’osai la recevoirdans mes grosses mains de forgeron, et l’embrasser sur les deuxjoues, tant j’étais confondu d’admiration. Chauvel, lui, n’avaitpas l’air changé du tout ; on aurait dit qu’il venait de faireun tour en Alsace ou en Lorraine, pour vendre ses petitslivres ; il riait et disait :

– Eh bien ! maître Jean, nous voilàde retour, tout a marché. – Je suis content de toi, Michel, teslettres m’ont fait bien plaisir.

Quelle joie de les revoir ! quel bonheurde retourner aux Baraques, en portant le panier de Marguerite etmarchant à côté d’elle ! Et là-bas, dans la grande salle desTrois-Pigeons, de l’aider à déballer les cadeaux qu’elle nousapportait de Paris : un grand bonnet à cocarde pour dameCatherine, des aiguilles en acier avec un bel étui pour Nicole, aulieu des anciennes aiguilles en bois ; et, pour la montre deMichel, de belles breloques rouges à la dernière mode, que jeconserve dans mon secrétaire comme des louis d’or. Elles sont làdans une boîte… C’est vieux, c’est devenu jaune, et ça n’a pas mêmedû coûter cher en son temps ; Marguerite avait bien tropd’esprit pour me rapporter une chose de valeur ; elle savaitque le moindre objet d’elle aurait du prix pour moi. Eh bien !toutes fanées, toutes usées que sont aujourd’hui ces pauvresvieilles breloques, il faudrait encore un homme solide pour me lesprendre ; je les défendrais comme un vieux sauvage : –c’est le premier cadeau de Marguerite ! – Elle avait alorsdix-huit ans, j’en avais vingt et un ; nous nous aimions…Qu’est-ce que je pourrais vous dire de plus ?

Mais une chose que je dois vous raconter endétail, c’est le discours que prononça Chauvel, le lendemain soir,à notre club. Il était bien fatigué, il venait de passer six joursdans le coche ; maître Jean s’écriait :

– Mais, Chauvel, vous n’y pensezpas !… vous n’en pouvez plus… Il sera toujours temps demain,après-demain.

Malgré tout, cet honnête homme ne voulut pasattendre ; il voulut rendre compte de son mandat tout desuite. Une quantité de gens vinrent des villages des environs, etvoici ce que dit Chauvel ; j’ai conservé son discours :car je comprenais qu’il en valait la peine et que je serais contentde le retrouver plus tard :

– Messieurs, la constitution que vousnous avez chargés d’établir est finie. Le roi l’accepte, il jure del’observer. Cette constitution va donc nous gouverner tous :c’est la première loi de notre pays. J’ai fait mon possible pour larendre bonne ; j’ai soutenu vos intérêts de toutes mes forces,et maintenant je viens vous rendre compte de mes votes àl’Assemblée nationale, comme c’est mon devoir ; car je n’aijamais oublié que j’étais responsable envers vous du mandat quevous m’avez confié.

» Sans responsabilité, rien d’honnête nepeut s’accomplir. Quiconque nous charge de ses affaires a droit denous demander des comptes. Je viens donc vous rendre les miens. Sivous, vous êtes satisfaits, vous m’accorderez votre estime ;si je vous ai trompés, vous ne me devez que votre mépris.

Alors plusieurs se mirent à crier :« Vive notre député Chauvel ; vive notrereprésentant ! » Mais lui parut contrarié ; seslèvres se serrèrent, il étendit la main, comme pour dire :« Assez !… assez… » et quand on se tut ils’écria :

– Mes amis, méfiez-vous de cetenthousiasme sans réflexion, qui vous empêcherait de faire ladifférence d’un honnête homme avec un coquin. Si vous applaudisseztout le monde sans réfléchir, à quoi me sert d’avoir rempli mondevoir ? Vous feriez de même pour le premier intrigantvenu.

Mais, au lieu de l’écouter, lesapplaudissements redoublèrent, et lui, levant les épaules, dut enattendre la fin.

– Allons, fit-il, vous êtessatisfaits ; vous avez approuvé ma conduite sans la connaître.Qu’est-ce que vous direz ensuite, si vous n’êtes pascontents ?

Il continua :

– Quand je vous quittai, le 10 avril1789, la France était divisée en trois ordres : la noblesse,le clergé et le peuple, ou tiers état. Les deux premiers ordresavaient tous les biens, tous les bénéfices et tous les honneurs, etvous, le dernier ordre, cent fois plus nombreux que les deuxensemble, vous aviez toutes les charges et toutes les misères.

» Chacun de vous se souvient de ce qu’ilsouffrait en ce temps ; des masses d’impôts qui l’accablaient,des avanies qu’il était forcé de supporter, et des horriblesfamines qui venaient le désoler tous les deux ou trois ans. C’étaitla honte, la ruine du pays ; vous le savez, il est inutiled’en parler.

» Eh bien ! nous allons voir ce quel’Assemblée nationale a mis à la place ; les avantages quenous avons remportés, et les quelques défauts qu’il a fallu laissersubsister dans cette constitution, bien malgré nous.

» Je ne puis pas vous parler en détaildes deux mille cinq cents lois ou décrets que nous avons votés envingt-huit mois ; mais je puis vous en donner les pointsprincipaux. Et d’abord les ordres sont abolis ; c’est lepremier article de la constitution : « Art.Ier. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux endroits. L’Assemblée nationale, voulant établir la constitutionfrançaise sur les droits de l’homme, abolit irrévocablement lesinstitutions qui blessent l’égalité des droits. Il n’y a plus ninoblesse, ni distinctions héréditaires, ni distinction d’ordres, nirégime féodal, ni justices patrimoniales, ni aucun titre, ni aucundes ordres de chevalerie, corporations ou décorations, pourlesquels on exigeait des titres de noblesse, ni aucune supérioritéque celle des fonctionnaires publics dans l’exercice de leursfonctions. Il n’y a plus ni vénalité, ni hérédité d’aucun officepublic. Il n’y a plus ni jurandes ni corporations de professions,arts et métiers.

» La loi ne reconnaît plus de vœuxreligieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire au droitnaturel. Elle déclare que tous les citoyens sont admissibles auxplaces et emplois publics, sans autre distinction que celle desvertus et des talents ; que toutes les contributions serontréparties entre tous les citoyens également, en proportion de leursfacultés ; que les mêmes délits seront punis des mêmes peines,sans aucune distinction de personnes.

» Tout cela, je l’ai voté : car àmes yeux l’égalité et la justice sont une seule et même chose.C’est le premier point ; et vous voyez que sous ce rapportvous n’avez plus rien à désirer.

» Le deuxième point, c’est la liberté.Tous les droits se tiennent ; ils s’appuient les uns sur lesautres : si les citoyens n’avaient pas la liberté de parler,d’écrire, d’imprimer et de répandre leurs idées, à quoi leurservirait d’avoir des droits, puisqu’ils ne pourraient se plaindre,réclamer et forcer par la justice de leurs réclamations, entendusde la nation entière, les violateurs de leurs droits, de lesrespecter et même de réparer le tort commis à leur égard ?Toutes les lois seraient des lettres mortes ; le plus fortaurait toujours raison ; en vous mettant la main sur labouche, il pourrait vous voler et vous égorger impunément dans uncoin. Aussi la constitution garantit-elle à chacun, comme droitsnaturels et civils, la liberté de parler, d’écrire, d’imprimer sespensées et de les répandre par tous les moyens.

» Après cela viennent les autreslibertés : celle d’aller, de venir, de rester, de partir, sanspouvoir être arrêté, accusé, ni détenu, que dans les cas déterminéspar la loi et selon les formes qu’elle prescrit ; celled’exercer le culte religieux qui nous convient ; la libertéd’adresser aux autorités constituées des pétitions signéesindividuellement ; la liberté de se réunir pour discuter lesaffaires de la nation ; enfin, la liberté de faire tout ce quine peut pas nuire au droit d’autrui ni à la sécurité publique.

» J’ai voté tout cela sans aucuneexception : car si l’égalité est la justice même, la libertéest la garantie de la justice ; l’une n’existe pas sansl’autre.

» Le troisième point, c’est lafraternité. La constitution déclare qu’il sera créé et organisé unétablissement général de secours publics, pour le soulagement despauvres infirmes et des pauvres valides manquant de travail. Cen’est plus à l’aumône qu’elle s’en rapporte ; la mendicitédégrade l’homme, elle lui fait perdre le sentiment de sadignité ; elle l’abaisse, en le forçant de se courber devantson semblable : cela dégénère en bassesse ; laconstitution ne veut plus de cela, c’est nuisible à la grandeur dela nation. Elle déclare donc que la bienfaisance n’est plusseulement une vertu individuelle, mais un devoir social.

» Mais, au point de vue de la charité,ou, pour mieux dire, de la solidarité des hommes réunis en société,il est un bienfait plus grand que tous les autres :l’instruction publique ; car, a dit le Christ, notre modèle àtous, « l’homme ne vit pas seulement de pain, il vitd’esprit ! » La constitution, comprenant cette belleparole, déclare qu’il sera créé et organisé une instructionpublique commune à tous les citoyens ; gratuite à l’égard desparties d’enseignement indispensables à tous, telles que lalecture, l’écriture et les éléments de calcul, et dont lesétablissements seront distribués dans un rapport combiné avec ladivision du royaume.

» Ainsi, messieurs, vous voyez que cettepremière partie de la constitution se résume en trois mots :Égalité, liberté, fraternité. C’est là le droit des personnes. Ilrestait à compléter les droits de notre pays pour les choses. Vousn’avez pas oublié qu’avant 89, de même qu’il existait des ordres degens, il existait aussi des ordres de biens, des propriétés detoutes sortes : apanages, pairies, grands fiefs, fiefssimples, arrière-fiefs ou bénéfices communaux, censives, etc. Pluson était pauvre et misérable, plus votre morceau de terre étaitsurchargé d’impôts ; plus vous étiez puissant, moins vosterres en étaient grevées. La constitution abolit toutes cesdistinctions ; les impôts seront répartis également, et toutesles propriétés seront inviolables au même titre.

» De plus, la constitution attribue lesbiens ci-devant destinés à des services publics, tels que lesglacis des places fortes, les rues, les promenades publiques et lesmonuments, à la nation et non plus au roi. Elle met à ladisposition de la nation, pour les vendre et payer ses dettes, ceuxqui étaient affectés aux dépenses du culte commun, savoir :les prieurés, les abbayes, couvents et biens de toute sorte qui endépendent. Donc, maintenant tout est en ordre ; et l’un de nosderniers décrets porte qu’il sera formé un code civil de lois, pourrégler les rapports des personnes et des biens dans tout leroyaume. Ce code civil complétera notre œuvre, en effaçant lesdernières traces du droit romain et du droit coutumier, qui varientencore d’une province à l’autre et jettent la confusion au milieude nous.

» Je ne vous parlerai pas aujourd’hui denotre droit public, de la nouvelle division du royaume, de la tenuedes assemblées primaires et électorales, de la réunion desreprésentants en assemblée législative ; de la royauté, de larégence et des ministres ; des relations du Corps législatifavec le roi, de l’exercice du pouvoir exécutif ; des relationsextérieures de la France : toutes ces parties sont réglées endétail par la constitution. Mais ce qui nous regardeparticulièrement, nous autres, ce qui nous intéresse ; non pasune fois tous les deux ans, mais toutes les heures de notre vie,c’est l’argent ! Aussi, pendant toute la durée de l’Assembléenationale, je me suis toujours inquiété de votre argent et du mien,pour savoir ce qu’il deviendrait, qui le demanderait, qui letoucherait, qui l’aurait dans sa caisse, et comment on ledépenserait. J’étais de toutes les commissions pour examiner cechapitre, et je savais aussi que cela vous ferait plaisir, parcequ’on n’aime pas travailler pour des fainéants ; on n’aime pasque des pique-assiettes mangent ce que vous avez gagné ; celavous révolte et vous dégoûte. »

Alors, malgré les recommandations de Chauvel,toute la vieille halle éclata d’applaudissements, et lui-même neput s’empêcher de sourire : car il avait touché la vraiecorde, la corde sensible des paysans. Maître Jean riait comme unbienheureux, et disait.

– Ah ! qu’il a raison, et qu’il nousconnaît bien tous !

Enfin, le tumulte s’étant apaisé, Chauvelcontinua :

– Autrefois, le pays entier était sous lamouvance du roi, notre seigneur et maître suprême, chefirresponsable de l’État ; nos terres et nos personnes étaientà lui ; ce qu’il voulait d’argent, les assemblées provincialesle votaient, quelquefois en faisant la grimace, mais elles levotaient ; les intendants et les collecteurs faisaient larépartition ; les conseils de paroisse, avec le sieur syndic,estimaient la part de chaque héritage roturier ; le pauvrepeuple payait, et Sa Majesté n’avait pas de comptes à nous rendre.Eh bien, la constitution établit aujourd’hui que les contributionspubliques seront délibérées et fixées chaque année par le Corpslégislatif, et qu’elles ne pourront subsister au-delà du dernierjour de la session suivante. Vous voyez donc que c’est vous-mêmesqui fixerez à l’avenir les contributions que vous voudrez bienpayer, puisque vous nommez les gens chargés de les consentir pourvous. Si vous envoyez des paysans, soyez sûrs qu’ils neconsentiront pas facilement à s’imposer eux-mêmes, avec vous, auprofit des courtisans ; si vous en envoyez d’autres, ça vousregarde. Il existe d’honnêtes gens dans tous les états, mais ilfaut bien les connaître avant de les envoyer.

» Le Corps législatif devant êtrerenouvelé tous les deux ans, les impôts ne peuvent subsister aprèsce terme, et, s’ils n’ont pas été votés de nouveau, personne n’a ledroit de vous demander un liard. – Voilà ce qui fait la force denotre constitution ; du moment que le Corps législatif refuseles impôts, tout s’arrête, il faut que le roi cède.

» En outre, pour que vous autres,contribuables, vous puissiez bien voir si vos députés sont fidèles,s’ils ne sont pas trop coulants à donner votre argent, les comptesdétaillés de la dépense devront être rendus publics, par la voie del’impression, au commencement de chaque législature. Il en sera demême des états de recettes des diverses contributions et de tousles revenus publics. Ainsi, tout citoyen qui voudra s’inquiéter deses propres affaires n’aura qu’à lire la gazette une fois paran ; il verra si son député défend bien les intérêts descontribuables, s’il vote les yeux fermés, ou s’il ne se soucie pasassez de ce chapitre… Alors, à moins d’être un imbécile, le citoyensaura ce qu’il doit faire.

» Je crois qu’il était impossibled’organiser un meilleur contrôle. Reste à savoir si vous devez êtrecontents des dépenses : car la constitution porte que, sousaucun prétexte, les fonds nécessaires à l’acquittement de la dettenationale et au payement de la liste civile ne pourront êtrerefusés ou suspendus. Pour la dette nationale, rien de plus juste,et j’ai voté oui ; une grande nation comme la France ne peutse laisser mettre en faillite, et ceux qui lui prêtent doiventsavoir qu’il n’existe pas de meilleur placement dans lemonde ; chacun de nous en répond jusqu’à son dernier liard, etnous serions indignés si nos représentants voulaient fairebanqueroute pour nous, c’est clair !

» Mais, quant à la liste civile, pourquoidoit-elle passer avant tous les services de l’État ? Est-ceque nos juges, nos magistrats, nos administrations, nos soldats, nedoivent pas être aussi sûrs de leur payement que le roi ?Pourquoi le roi doit-il recevoir ses appointements avant ceux quifont l’existence de la nation ? Je n’en vois pas la raison.J’ai voté contre, et je regarde cela comme un défaut de notreconstitution ; mais ne nous arrêtons pas là-dessus, c’est unpetit défaut. Et d’ailleurs la constitution réserve à l’Assembléelégislative le droit de fixer, à la fin de chaque règne, le montantde la liste civile pour le règne suivant. C’est un grand remède, etnous ne devons pas douter que nos représentants n’en fassent usage,lorsque par la suite les vieilles habitudes d’entretenir une foulede laquais, de valets et de courtisans, sera passée de mode à lacour, et que l’on comprendra combien il est triste d’appauvrircelui qui travaille, pour entretenir l’orgueil et la fainéantisedes gens qui ne sont bons à rien, qu’à déshonorer l’espècehumaine.

» Oui, cela viendra avec le progrès dubon sens et de la justice ; mais, en attendant, je croisqu’après avoir traversé tant de misères, le peuple aurait tort dese plaindre. Nos conquêtes sont immenses ; nous avons enfin ceque nos malheureux pères ont demandé les mains au ciel pendant dessiècles : nous avons des droits solidement établis et desarmes pour les défendre ; au lieu d’être de pauvres animauxcourbés sur la terre, nous sommes devenus des hommes.

» Et maintenant que nous avons pris ledessus, malgré les cris, malgré les injures et les calomnies de larace qui vivait à nos dépens, malgré ses ruses pour nous opposerles uns aux autres ; maintenant que ces honnêtes gens partentpar milliers et qu’ils vont soulever le ciel et la terre contrenous, en Allemagne, en Angleterre, en Russie ; pendant que lesautres, restés en France, abusent de la protection des lois etd’une religion de charité et de fraternité, pour soulever lespopulations ignorantes du Midi et de l’Ouest contre laconstitution ; maintenant que ces bons Français préparent à lafois la guerre civile et l’invasion, pour rattraper leursprivilèges coûte que coûte ! mes amis, je vous en conjure,tenons ferme ensemble ; mettons de côté nos divisions ;qu’il ne soit jamais question entre nous de citoyens actifs et decitoyens passifs ; c’est la seule loi tout à fait mauvaise quenos ennemis aient fait passer à l’Assemblée nationale, le seulgrand défaut de notre constitution ; mais elledisparaîtra : les bourgeois comprendront bientôt que, seuls,ils seraient écrasés par le clergé et l’aristocratie ; et que,pour recueillir et surtout pour conserver les fruits de la victoirecommune, il faut absolument qu’ils s’allient avec le peuple, etqu’ils effacent de leurs propres mains ces distinctions injustes decitoyens actifs et de citoyens passifs.

» Un dernier mot.

» Nous avons gagné, tâchons de conservernotre gain ; et pour cela, messieurs, que chacun se mette biendans la tête qu’il est souverain, entendez-vous,souverain ! que tous les fonctionnaires, depuis lepremier jusqu’au dernier, depuis le roi jusqu’au garde champêtre,sont établis, non pour leurs intérêts particuliers ou pourl’intérêt d’une dynastie, mais pour le nôtre, à nous qui les avonsnommés et qui travaillons pour les payer. Celui que je paye estmon serviteur. Voilà ce qu’il faut bien comprendre, voilà cequ’il faut mettre dans l’esprit de nos enfants, voilà ce qui ferala force et la grandeur de notre pays. Et puis, disons aussi quechacun soit pour tous et que tous soient pour chacun. Ne laissonsjamais violer les droits d’un de nos concitoyens ; s’il crie,s’il réclame, courons à sa défense comme on court au feu ; etsi quelque fonctionnaire aristocrate veut violer notre droit ànous, protestons, réclamons, appelons nos concitoyens à notresecours.

» Je vous le déclare franchement, celuiqui laisse violer la loi dans sa personne est un lâche ; ilmérite d’être foulé aux pieds et rattaché à la glèbe ; etcelui qui ne vient pas au secours d’un citoyen qu’on opprime est untraître à la nation. Nous avons assez souffert de l’injustice et dubon plaisir pendant des siècles ; il est temps d’établir entrenous une grande assurance, de prendre la constitution pour base, etde regarder quiconque la viole comme notre plus dangereux ennemi.De cette façon nous serons heureux ; et quand toute l’Europemarcherait pour nous détruire, nous pourrons la regarder en faceavec calme : un grand peuple qui défend ses droits fondés surla justice et le bon sens est invincible, il peut défierl’univers. »

Après ce discours de Chauvel, dont tous lesanciens de notre pays ont gardé le souvenir, on peut se figurerl’enthousiasme des patriotes. Le président Raphaël lui fit desremerciements publics ; on le reçut par acclamation membre duclub ; et puis nous repartîmes pour les Baraques, vers dixheures, au moment où l’on sonnait le couvre-feu aux deuxcasernes.

Chapitre 8

 

C’est dans ce mois d’octobre 1791, aucommencement de l’Assemblée législative, que Chauvel montra quelhomme de commerce il était. En moins de trois semaines il avaitvendu sa maison des Baraques au grand Létumier, qui mariait safille Christine avec un garçon de Mittelbronn. Il avait loué lerez-de-chaussée du vieux Baruch Aron, en face de la halle, àPhalsbourg ; il avait arrangé des rayons à l’intérieur pourses gazettes, ses livres et ses brochures ; il recevait degros ballots que Marguerite défaisait et rangeait en bon ordre dansleur boutique ; ses deux colporteurs, Toubac et Marc Divès,couraient l’Alsace et la Lorraine, la balle au dos ; enfintout allait en diligence, jamais on n’avait vu de commerce pareilau pays.

C’est même par Chauvel qu’arriva la mode despetits fichus tricolores où se trouvaient imprimés les droits del’homme et du citoyen ; toutes les femmes patriotes enportèrent. Alors les autres en eurent avec des versets del’Apocalypse et cette inscription sur la bordure : « Quesi les acheteurs n’étaient pas contents, on leur rendrait leurargent, quand la nation rembourserait ses assignats. »

Chauvel vendait de tout : autant depetits livres des capucins que de catéchismes politiques ;autant de gazettes d’émigrés que de numéros de l’Ami dupeuple, de lettres bougrement patriotiques du pèreDuchêne ; et maître Jean s’étant permis un jour de luidire qu’il avait tort, il lui répondit avec malice :

– Laissez faire, maître Jean, nosprinces, nos seigneurs et nos évêques, nos petits abbés et nosdévotes nous rendent un fameux service d’imprimer leursidées ; ils éclairent le peuple ; ils font notre ouvragemieux que nous-mêmes.

Mais en même temps, pour donner aux patriotesle moyen de connaître à bon marché les dernières nouvelles, ilétablit à côté de sa boutique, sur la rue du Cœur-Rouge, une sortede maison d’école avec une grande table et des bancs ; latable était couverte de gazettes arrivées le matin, et chacunentrait là, s’asseyait et lisait à son aise, pour un sou, tantqu’il voulait.

Quelle belle invention ! Depuis longtempselle existait à Paris, mais il fallait un homme de bon sens commeChauvel, pour en faire profiter notre petite ville et sesenvirons.

Tout cela ne l’empêchait pas de menerrondement notre club : car il avait été nommé président à laplace de Raphaël Manque, et trois fois par semaine, après septheures, la halle se remplissait de monde.

Chauvel arrivait ; il montait à l’étal,s’asseyait dans le fauteuil, posait sa tabatière et son mouchoir àdroite, après avoir pris une bonne prise, et s’écriait :

– Messieurs ! la séance estouverte.

Aussitôt il déployait le Moniteur etse mettait à lire les discussions de l’Assemblée législative etquelquefois aussi celles des Jacobins, dans le Journal desDébats. Il expliquait ce qu’un grand nombre n’aurait pas pucomprendre, et puis, les nouvelles finies, il disait :

– Voilà, messieurs, où nous ensommes ! Quelqu’un veut-il parler ?

Tantôt l’un, tantôt l’autre avait quelquechose à dire. On écoutait… on répondait. Non seulement lesouvriers, les bourgeois et les officiers municipaux de la villevenaient là ; mais encore le colonel Bazelaire envoyé parl’Assemblée nationale pour remplacer le sergent Ravette, qui neconnaissait pas assez les grandes manœuvres. Chacun disait son mot,et, sur le coup de dix heures, pendant que le couvre-feu sonnaitencore à la mairie, Chauvel se levait en s’écriant d’un air debonne humeur :

– Les affaires publiques sontexpédiées ; à lundi, mercredi ou samedi prochain !

Si je vous raconte ces choses, c’est parcequ’il faut que vous les sachiez ; mais vous pensez bienqu’alors d’autres idées me passaient par la tête. C’est le temps oùj’allais faire ma cour à Marguerite tous les dimanches, avec monchapeau à cornes, mes bottes cirées au blanc d’œuf, et mes grossesbreloques rouges pendues majestueusement sur l’estomac. Ah !je n’étais plus ce bon Michel Bastien, qui se croyait propre en sefaisant la barbe une fois par mois.

Depuis l’arrivée de Marguerite, j’avais vu quecela ne pouvait plus aller ; que bien d’autres la trouvaientjolie et regardaient ses grands yeux bruns et ses beaux cheveuxnoirs avec plaisir, et que je n’étais pas le seul non plus à penserqu’elle avait de l’esprit et du bon sens. Non ! beaucoupd’autres avaient mes idées ; et ce n’étaient pas seulement desouvriers ou des paysans, c’étaient des mirliflores, de jeunesofficiers d’Auvergne, des ci-devant, en perruques poudrées, quiremplissaient la boutique de leurs bonnes odeurs, achetaient desgazettes, riaient et roucoulaient pour s’attirer seulement unsourire. J’avais vu cela bien vite. Aussi, comme je me lavais,comme je me rasais ! Dieu du ciel ! il fallait me voir ledimanche matin devant mon petit miroir pendu à la lucarne, en trainde me faire la barbe deux ou trois fois de suite. Mes joues enreluisaient comme une hache neuve ; et je ne me trouvais pasencore assez beau, je me passais dix fois la main autour du menton,pour voir si rien n’y manquait. Et puis, après neuf heures, quandla mère venait de partir dans la neige pour aller entendre la messedu prêtre réfractaire à Henridorff, le vieux père arrivait toutdoucement ; il grimpait l’escalier et regardait par lasoupente au niveau du plancher, en me disant tout bas :

– Michel, elle est partie !… Est-ceque tu veux que je te fasse la queue ?

Car c’est lui qui m’arrangeait la queue, unequeue noire grosse comme le bras, et que j’étais forcé pendant lasemaine d’enfoncer sous ma chemise, parce qu’elle me battait lesépaules en forgeant et me gênait pour le travail. C’est lui,l’excellent homme, qui me la tressait lentement, avec soin. Je mevois encore à cheval sur la chaise, et ce bon père, qui me peigne,tout heureux. Il était fier de mes épaules et de mes reins, etdisait :

– Ah ! ce n’est pas parce que jesuis ton père, mais dans tout le pays il n’y a pas d’aussi forthomme que toi !

Je m’attendrissais et j’aurais voulu luiparler de mon amour, mais je n’osais pas ; je respectais tropmon père. Et puis il savait bien que j’aimais Marguerite ;j’en étais sûr. La mère aussi s’en doutait ; elle s’apprêtaitpour la bataille ; et, le père et moi, sans nous rien dire,nous nous apprêtions de notre côté. Cela devait être terrible, maisnous pensions l’emporter tout de même.

Enfin, dans ce petit grenier, sous le chaume,nous rêvions à de beaux jours. Lorsque j’étais bien rasé, bienhabillé, et que le bon père m’avait encore donné un coup de brosse,il disait :

– C’est bon !… va maintenant, tupeux partir !… Amuse-toi bien, mon enfant…

Il ne s’était pas beaucoup amusé, lui, dans salongue vie de travail, il n’avait pas eu beaucoup de bonsmoments ; et maintenant encore que la mère abandonnait labaraque pour courir au loin entendre la messe d’un prêtre quiviolait les lois de son pays, le pauvre homme était forcé de pelerles pommes de terre et de préparer lui-même le dîner. Voilà ce quec’est d’être trop bon !…

Alors je l’embrassais, et je partais le cœurcontent ; il me regardait en souriant de sa porte, et toutesles vieilles restées aux Baraques se penchaient dans leurs lucarnespleines de givre, pour me voir passer. J’entrais à l’auberge desTrois-Pigeons, où je dînais au galop, et je me sauvais ensuite àtravers le petit jardin derrière, dans la crainte d’êtreretenu ; car souvent dans cette saison des premières gelées,des voituriers de passage avaient leurs chevaux à ferrer, etnaturellement il aurait fallu ôter son bel habit et retrousser sesmanches.

Au bout d’un quart d’heure j’arrive en ville,au coin de l’apothicaire Tribolin, mort depuis soixante ans ;il me fait un signe de tête, pour me souhaiter le bonjour, mais jene le regarde pas… Je vois plus loin la boutique de Chauvel, avecsa porte ronde, le petit toit en planches au-dessus, et les paquetsde brochures en étalage sur les supports des fenêtres. Des gensentrent et sortent avec leur journal : des patriotes, destraîneurs de sabre, des ci-devant ; et puis je suis sur laporte ; Marguerite, en petit bonnet blanc, vive, alerte, estlà, derrière le comptoir ; elle parle, elle donne à chacun cequ’il demande.

– Voici, monsieur, les Révolutions deParis, c’est six liards. – Monsieur demande le Journal dela cour et de la ville ? les derniers numéros sontpartis.

Elle est dans le feu de la vente ; maisaussitôt qu’elle me voit, sa figure change, et d’un air tout joyeuxelle me crie :

– Entre à la bibliothèque, Michel, monpère est là ; je vais venir.

Je lui serre la main en passant ; ellerit et me dit :

– Va ! va ! je n’ai pas letemps de causer.

Et j’entre dans la bibliothèque, où le pèreChauvel, assis à son bureau, écrit dans son registre ; il seretourne :

– Ah ! ah ! c’est toi,Michel ? Bon… assieds-toi… Laisse-moi finir ces quatrelignes.

Tout en écrivant, il me demande des nouvellesde maître Jean, de dame Catherine, de la forge et de tout endétail. Ses quatre lignes continuent. À la fin je me lève endisant :

– Il faut que j’aille voir lesnouvelles.

– Oui, va… va…, je suis en train derégler un compte. Alors je passe à gauche, dans la grande salle, oùles patriotes lisaient les gazettes arrivées le matin. Le grandThévenot, membre du conseil général de la commune ; le grosDidier Hortzou, chapelier de la place d’Armes, auquel Broussousse asuccédé plus tard ; le jeune médecin Steinbrenner, que nousavons eu pendant vingt ans pour maire ; le cabaretierRottenbourg, le petit tapissier Laffrenez, l’apothicaire en chef del’hôpital militaire Dapréaux, sont là penchés d’un air grave.Quelques-uns écrivent leurs lettres, et moi je fais semblant delire, en regardant par la porte vitrée Marguerite, qui va et vientdans la boutique, et qui regarde aussi dans les petites vitres ensouriant. Quelquefois elle entre comme un éclair et me donne unjournal en me disant à l’oreille :

– Lis ça, Michel, ça te fera plaisir.

Je passais là des heures entières, mais quantà vous dire ce que je lisais, j’en serais bien embarrassé. Jeprenais du bonheur pour toute la semaine en regardant Marguerite,et je n’aurais pas changé cette vie contre cent mille autres.

Le père Chauvel, me voyant si bien rasé, laqueue si bien faite, et les habits tirés, comme on dit, à quatreépingles, se mettait à rire avec malice en m’appelant muscadin.J’en devenais tout rouge. Souvent aussi il me tendait sa grossetabatière en s’écriant :

– Allons, une prise, citoyenMichel !

Mais d’aller me barBouillér le nez sansraison, qu’est-ce que Marguerite en aurait pensé ? Je disaisau père Chauvel que le tabac me faisait mal à la tête, et luiriait, en me traitant d’aristocrate qui ne veut pas salir sonjabot. C’était un moqueur, mais dans le fond il m’aimaitbien ; il savait aussi que je ne restais pas là tous lesdimanches depuis une heure jusqu’à six et sept heures du soir, àfaire semblant de lire et de politiquer pour lui seul. Il avaitl’œil trop malin pour ne pas voir les choses clairement, et s’il melaissait sourire à Marguerite, c’est qu’il me trouvait un honnêtegarçon ; sans cela je suis sûr qu’il m’aurait mis dehors, etsans gêne. Il me voyait donc avec satisfaction, et mes idées luiconvenaient aussi ; seulement, chaque fois que l’occasion s’enprésentait, il me recommandait toujours de lire de bons livres. Ilme prêtait tous ceux que je voulais de sa bibliothèque, et il n’enavait que de sérieux.

Comme je ne pouvais plus entrer dans la maisonqu’il avait vendue, c’est dans mon grenier que je lisais le soir,et la dépense d’huile que cela coûtait pour ma lampe indignait mamère. C’était une cause de dispute à la baraque ; si jen’avais pas eu soin d’enfermer les livres dans mon coffre, chaquefois que je sortais, je suis sûr qu’elle aurait été capable de lesbrûler ; depuis des années, les capucins avaient prêché queles livres étaient la perdition des âmes, qu’ils étaient commel’arbre de la science du bien et du mal, où le serpent avaitcueilli la pomme d’Adam pour nous faire chasser du paradis, etd’autres sottises pareilles. Les livres qu’ils défendaient le plus,c’étaient la Bible et les Évangiles, parce que le peuple auraitreconnu que les gueux faisaient le contraire de ce que le Sauveuravait ordonné. On peut se figurer, d’après cela, dans quelleignorance profonde le monde vivait avant 89. Au club, Chauvel necessait pas d’engager les gens à s’instruire ; il avait bienraison : car si la misère est une plaie horrible,l’aveuglement de la bêtise en est une plus grande.

Encore notre pays d’Alsace et de Lorrainen’était-il pas le plus arriéré de France, et je me rappelle quetout le club fut indigné, lorsque Chauvel nous lut le rapport queGensonné, commissaire civil envoyé dans les départements de laVendée et des Deux-Sèvres, venait de faire à l’Assembléelégislative, touchant les troubles religieux. Alors nous reconnûmesque l’ignorance était plus extraordinaire là-bas que chez nous, etqu’elle pouvait même devenir très dangereuse pour la nation.

Dans ce rapport, il était dit que les paysanspoursuivaient les prêtres constitutionnels à coups de bâton le jouret à coups de fusil la nuit ; que les prêtres réfractairescontinuaient leurs fonctions ; qu’ils disaient la messe,confessaient et faisaient l’eau bénite dans leurs maisons ;que la difficulté des chemins et la simplicité des pauvres êtresélevés dans le culte des images rendaient leur conversion auxdroits de l’homme très difficile et même presque impossible ;d’autant plus qu’une lettre circulaire du grand vicaire Beauregardprescrivait aux curés de la Vendée de ne pas dire la messe dans leséglises paroissiales, de crainte que les fidèles ne fussent gâtéspar les prêtres schismatiques, mais de réunir leurs paroissiensdans des lieux écartés, sous une roche, au fond d’une grange, avecun simple autel portatif, une chasuble en indienne ou de quelqueautre étoffe grossière, des vases d’étain, etc. ; les assurantque cette pauvreté pour la célébration des saints mystères feraitplus d’impression sur le peuple que des vases d’or, et leurrappelant les persécutions de la première Église chrétienne, oùl’on avait vu tant de martyrs.

Oui, nous comprîmes alors combien c’étaitdangereux ; et ce même jour, Chauvel, en finissant de lire cerapport, nous expliqua que les prêtres réfractaires devaient avoirreçu l’ordre de mettre la guerre civile en France, pendant que lesémigrés, à la tête des Allemands, essayeraient de nous envahir. Ilnous dit que c’était sûrement le plan de nos ennemis, et qu’ilfallait nous tenir de plus en plus ensemble, si nous voulions leurrésister.

Tous les voyageurs de commerce qui revenaientde l’autre côté du Rhin nous apprenaient qu’à Worms, à Mayence, àCoblentz, plus de quinze mille gentilshommes étaient prêts à guiderles armées de Léopold et de Frédéric-Guillaume, lorsque le momentd’entrer en Lorraine serait venu. Il fallait donc absolumentprendre des mesures : l’Assemblée nationale décréta le 9novembre 1791 que les Français rassemblés sur la rive droite duRhin étaient suspects de conjuration ; que, s’ils restaient enétat de rassemblement jusqu’au 1er janvier, ils seraientpoursuivis comme coupables et punis de mort, et que leurs revenusseraient confisqués au profit de la nation.

Le roi mit son veto sur cedécret.

Aussitôt les agitations redoublèrent enBretagne, dans le Poitou et le Gévaudan ; les moines envoyésen mission élevaient des calvaires à l’embranchement de tous leschemins ; ils distribuaient aux passants des chapelets, desmédailles et des indulgences ; ils déclaraient nuls lesmariages célébrés par les prêtres constitutionnels et tous leurssacrements abominables ; ils excommuniaient les officiersmunicipaux qui les avaient installés à l’église et donnaientl’ordre aux fidèles de n’avoir aucune communication avec lesintrus.

On vit alors des femmes se séparer de leurmari, des enfants abandonner leur père, et la plupart des paysansde ces provinces renoncer au service de la garde nationale. C’estle temps où Jean Chouan se mit en route dans le bas Maine, commeSchinderhannes et sa bande dans nos pays ; ils commencèrentpetitement par piller les écuries et les granges ; mais, aubout de deux ou trois ans, ils devinrent célèbres, surtout JeanChouan, que la noblesse et le clergé reconnaissaient comme un fermesoutien du trône et de l’autel, et qui donna son nom aux armées dela Vendée.

L’Assemblée législative, voulant arrêter cesdébordements, décréta le 29 novembre que les prêtres nonassermentés seraient privés de leur pension ; qu’ils nepourraient plus dire la messe, même dans des maisons particulières,et que s’il s’élevait des troubles dans leur commune, à propos dereligion, le département les forcerait d’aller demeurerailleurs.

Eh bien ! le roi mit encore leveto sur ce décret. Il approuvait donc tout ce qui pouvaitnous nuire, et rejetait tout ce qui pouvait nous sauver. On atrouvé plus tard des lettres qu’il écrivait dans ce même temps auroi de Prusse, pour le supplier de se presser ! on avu qu’il s’entendait avec nos ennemis et qu’il ne s’inquiétait quede lui-même et de ses ordres privilégiés. S’il est arrivé de grandsmalheurs, peut-on nous les reprocher ? Fallait-il nous laisserpiller par des gens qui n’avaient fait que cela de père en fils,depuis des siècles, et qui nous appelaient la race desvaincus ?

L’Assemblée législative, où Brissot,Vergniaud, Guadet, Mathieu Dumas, Bazire, Merlin (de Thionville),etc., ne pouvaient s’entendre sur rien, s’accordait au moins surcela que Sa Majesté Louis XVI ne méritait pas notre confiance, etla reine Marie-Antoinette encore moins.

La nation entière pensait comme eux. On étaitdans la plus grande inquiétude, et durant cet hiver de 91 à 92, quifut très rude au pied de nos montagnes, les gens assis autour deleur âtre, tout pensifs, se disaient :

« Nous ne récolterons pas nossemailles ; la guerre arrivera pour sûr au printemps. Cela nepeut pas durer ; il vaut encore mieux se massacrer que desupporter une existence pareille ; le plus tôt vaudra lemieux ! »

Ah ! le roi, la reine, les belles damesde la cour, les grands seigneurs et les évêques réfractaires, qu’onn’a pas cessé de plaindre depuis soixante et dix ans et dereprésenter comme des martyrs, auraient bien dû venir chez nous,dans les baraques de nos bûcherons, de nos schlitteurs, pour setrouver très heureux d’avoir des millions à dépenser par an, tandisque tant d’honnêtes gens laborieux n’avaient pas seulement despommes de terre en suffisance. Ils auraient dû penser qu’encherchant à tout ravoir, comme autrefois, injustement et sansraison, en écrivant à nos ennemis, en excitant la guerre civiledans le royaume, en s’opposant aux décrets qui pouvaient rétablirl’ordre, en trompant et mentant tous les jours, en calomniant lespatriotes, en regardant leurs semblables comme des animaux ets’efforçant de les tenir sous leurs pieds, au nom de celui-là mêmequi s’était sacrifié pour les sauver ! ces gens auraient dûpenser qu’ils n’étaient pas des modèles de vertu et que Dieului-même les punirait d’une façon terrible.

Quelquefois, lorsque les mauvaises nouvellesse répandaient, soit au marché, soit autour des casernes, ou dansnos villages, on sentait comme un frémissement de colère dans lafoule ; les patriotes se regardaient et devenaient pâles uneseconde, et puis tout avait l’air de se calmer ; c’était unegoutte de plus dans ce vase de douleurs, qui se remplissaitlentement et qui devait déborder un jour.

Une chose plus agréable, et qui me revienttoujours avec plaisir, c’est le mariage de Christine Létumier et deClaude Bonhomme, le fils du charron de Mittelbronn, en janvier1792. C’était le premier mariage constitutionnel des Baraques.Létumier, qu’on appelait le riche depuis sa bonne affaire sur lesbiens nationaux, avait invité plusieurs de ses parents du paysMessin. Ils ne vinrent pas tous ; mais son cousin MauriceBrunet, président du club de Courcelles, et sa cousine SuzanneChassin, fille d’un armurier du même endroit, arrivèrent. Cettepauvre Christine, sans rancune de ce que j’en aimais une autre,m’avait choisi pour être le Valentin de Marguerite. Ah ! labonne créature, et que j’aurais voulu pouvoir l’aimer à cause deça ! Lorsqu’elle vint me prendre par la main et qu’elle medit : « Voici votre Valentine ! » mes yeux seremplirent de larmes ; je la regardais le cœur toutgros ; elle me souriait d’un air un peu triste et medemanda :

– Êtes-vous content, Michel ?

– Oh ! oui, bien content, luirépondis-je. Soyez aussi heureuse, Christine ; ayez tous lesbonheurs de ce monde.

Chauvel, maître Jean en uniforme de lieutenantde la garde citoyenne, Cochard, Huré, Raphaël Manque, notre ancienprésident, et bien d’autres, étaient de la noce. La mairiefourmillait de patriotes ; et quand Joseph Boileau, sonécharpe autour du ventre et l’air majestueux, prononça les parolesde la constitution : « La loi vous unit, » un cri de« Vive la nation ! » fit grelotter toutes les vitresde la haute salle et s’étendit jusque sur la place d’Armes.

C’était autre chose qu’une simple inscriptionà la maison de cure, sur des feuilles qui se perdaient souvent, desorte qu’on ne savait plus le jour de sa naissance ou de sonmariage. J’en ai connu plusieurs qui se sont trouvés dans cecas ; et, lorsqu’il fallut mettre en ordre les vieux papiersde la cure, pour les inscrire au registre de l’état civil, notresecrétaire de la commune, Freylig, eut de l’ouvrage.

Enfin cette nouvelle cérémonie fit plaisir àtout le monde. Après cela, Jean Rat, son tricorne garni de rubanstricolores, nous reconduisit aux Baraques en jouant de laclarinette.

Une fois dehors, en plein champ, malgré lefroid qu’il faisait, on riait, on courait pour se réchauffer.Marguerite, à mon bras, trottait ; Christine, devant nous,paraissait toute consolée avec Claude Bonhomme, et les vieux,derrière, bavardaient en se dépêchant. Chauvel lui-même était gaicomme un pinson ; le grand Létumier, une main sur son chapeaupour l’empêcher d’être emporté par le vent, criait :

« On se rappellera qui nous étions le 3janvier 1792, et qu’il ne faisait pas chaud ! »

Pour dire la vérité, nous pleurions tous defroid en arrivant aux Trois-Pigeons. Aussi quel plaisir d’entrerdans la grande salle bien chauffée, où la table était déjàmise ! car c’était aux Trois-Pigeons que se faisait la noce,la mère Létumier n’ayant jamais fait chez elle que son pot-au-feules dimanches. Quelle fête ! et comme je vous peindrais cesgrands plats de choux garnis de saucisses, ces magnifiques jambons,ce buffet couvert de tartes, de fruits, de bouteilles ; etl’attendrissement de la mère Létumier ; et le bon appétit desgens ; le discours de Chauvel touchant les nouvellescérémonies patriotiques, qui devaient remplacer bientôt lescoutumes des sauvages de la Gaule ; les propos de toute sorte,les santés à la mariée, les éclats de rire et les grossesplaisanteries des anciens, que la jeunesse avait le bon sens de nepas comprendre. Quel temps ! Et comme tout s’en va, comme toutpasse !

Rien que d’y penser, Marguerite est assise àcôté de moi, son petit bonnet blanc noué sous le menton rose, et lapetite cocarde sur l’oreille ; nous rions, nous causons, jeregarde ses yeux bruns, et je lui demande :

– Veux-tu de ceci ? veux-tu de ça,Marguerite ? Encore un peu de vin… ? encore un morceau detarte ?

Quel bonheur de lui parler sans gêne, de laservir, de l’appeler ma Valentine, de voir qu’elle me regarde aveccomplaisance et qu’elle ne fait attention qu’à moi ! Voilà deschoses qu’on ne peut raconter.

Et puis quand, vers le soir, la maison seremplit de garçons et de filles des Baraques, qui viennent danser(car de mon temps, sans la danse on ne connaissait pas de bellesnoces), quelle joie d’entendre la clarinette de Jean Rat commencerla valse d’Esterhazi-Houzard, dans la grande salle derrière, sur lejardin ; de prendre le bras de Marguerite et de luidire :

– Allons, ma Valentine, c’est laclarinette de Jean Rat !

Marguerite était toute surprise ;elle me demandait :

– Où donc allons-nous, Michel ?

– Eh ! nous allons à ladanse !

– Mais je ne sais pas danser…

– Bah ! bah ! toutes les fillessavent danser !

Beaucoup d’autres dansaient déjà comme desbienheureux, et je voulus enlever Marguerite dans le tourbillon,mon cœur en sautait de joie ; mais figurez-vous monétonnement, elle ne savait pas danser, elle ne savait pas dutout ! ses petits pieds s’embarrassaient ; je ne pouvaispas le croire.

– Allons, essayons encore, lui disais-je,un peu de courage ! tiens, regarde, ce n’est pasdifficile !

Et je lui montrais la marche dans un coin.Nous essayions, elle ne pouvait pas !… Quel malheur !j’en étais dans la désolation. On avait fini par nous entourer, lesgens riaient ; Marguerite en était ennuyée, et tout à coupelle me dit un peu fâchée :

– Je ne peux pas… c’est fini… tu voisbien que je ne peux pas ! Danse, toi, moi je vais aider dameCatherine.

Et malgré mon chagrin, elle partit. Plus d’unejolie fille regardait Michel, comme pour lui dire :

– Nous savons danser, nous, Michel,arrive !

Mais d’aller en prendre une autre, j’auraismieux aimé me casser le cou. Je sortis donc aussi dans la petiteallée. Marguerite entrait alors dans la cuisine, où toutes lesfemmes, la mère Létumier, Nicole, dame Catherine, la cousineSuzanne Chassin étaient en train de s’indigner, criant :

– C’est une abomination !… chanterdes chansons pareilles… des chansons contre la reine… ! Leshommes n’ont pas de bon sens… les meilleurs ne valentrien !…

Ainsi de suite.

Et dans la grande salle à côté, j’entendais enmême temps les patriotes qui riaient comme de véritables fous, quitrépignaient et qui chantaient une chanson sur MadameVeto. C’était le cousin Maurice qui chantait, les autresfaisaient le refrain.

Naturellement, j’allai voir ; commej’ouvrais la porte, je vis un spectacle extraordinaire : lecousin Maurice, avec son habit bleu de ciel à larges rebords, sesdeux montres à breloques sur sa culotte jaune, sa chemise à jabot,sa grosse cravate tricolore et son grand chapeau en forme defaucille en travers de la tête, dansait une danse du diable, lepied en l’air, le genou près du menton ; il se balançait, ilsautait, et faisait des mines, des grimaces de corps qu’on ne peutpas se figurer ; en même temps il chantait la chanson deMadame Veto, une chanson pleine d’horreurs contre lareine ; et tous les patriotes autour de la table, le nezrouge, les yeux ronds de plaisir, riaient quelquefois tellement,qu’ils en tombaient en arrière sur le dos de leur chaise, les braspendants, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles ; les murs entremblaient ! et le cousin Maurice allait toujours son train,baissant la tête, jetant ses jambes en l’air et chantant :

Madame Veto a faitceci !
Madame Veto a faitcela !

Cette chanson commençait depuis l’affaire ducardinal ; elle avait des couplets par douzaines, tous piresles uns que les autres ; moi-même j’en étais en quelque sortehonteux. Mais tous ceux qui se trouvaient là, et qui depuislongtemps avaient souffert des dépenses de la cour, s’en donnaientà leur contentement et ne trouvaient rien trop fort.

Le grand Létumier lui-même, à la fin, futentraîné par cette danse enragée, jusqu’à vouloir suivre le cousin,et puis maître Jean, et puis l’ancien président Raphaël.

Comme pourtant les choses changent en cemonde ! Cette auberge des Trois-Pigeons, où les officiers deRouergue, de Schœnau, de La Fère, tous d’anciens nobles, descomtes, des ducs, des marquis, étaient venus danser avec les damesde la ville, noblement, gravement, en se penchant et s’enlaçantcomme des guirlandes de fleurs, avec leurs petits violons, leur vinqui rafraîchissait dans la source, et les pâtés dans des panierssur le dos d’un vieux soldat, cette auberge maintenant voyait unedanse nouvelle, la danse des patriotes. Ce sont ces nobles quiauraient ouvert les yeux et les oreilles de voir cette danse oùl’on sautait, où l’on se démenait comme des possédés de Saint-Guy,où l’on se moquait de tous les vieux menuets ensemble ; etd’entendre cette chanson qui continuait toujours :

Madame Veto a faitceci !
Madame Veto a faitcela !

Non, jamais on n’a vu de scandale pareil. Lesfemmes qui criaient dehors avaient bien raison ; mais çan’empêchait pas les patriotes de rire comme des fous.

Chauvel, lui, ne dansait pas. Assis au bout dela table, il regardait en clignant de l’œil, tout pâle desatisfaction. Il marquait la mesure, en tapant sur la table avec lemanche de son couteau, et criant de temps en temps d’un airironique :

– Courage, Létumier !… Vous y êtes…c’est ça !… Maître Jean, en avant ! hardi !… À labonne heure ! Président Raphaël, vous faites desprogrès !

C’est là qu’on voyait sa malice ; c’étaitbien celui qui nous écrivait qu’il aurait dû venir au monde àParis.

Et maintenant, si vous voulez savoir quellesétaient cette danse et cette chanson apportées chez nous pour lapremière fois par le cousin Maurice Brunet, je vous dirai quec’était la fameuse Carmagnole, dont tout le monde doitavoir entendu parler depuis ; cette danse que les Parisiensdansèrent plus tard sur la place de la Révolution et même enmarchant sur les canons des ennemis.

Dansons la carmagnole,

Vive le son, vive leson,

Dansons la carmagnole,

Vive le son du canon.

Toute la révolution était dans cettecarmagnole ; on y ajoutait un couplet chaque fois qu’ilarrivait quelque chose de nouveau ; les anciens coupletss’oubliaient et les derniers faisaient rire le monde.

Enfin, ce jour-là, je crois qu’il devait bienêtre dix heures lorsque Chauvel, voyant que les patriotes n’enpouvaient plus, et qu’ils venaient de se rasseoir pour serafraîchir avec du vin chaud, s’écria :

– Citoyens, vous avez bien dansé, nousnous sommes tous bien réjouis ; mais je crois qu’il seraittemps d’aller dormir, pour être à nos affaires demain matin.

– Bah ! s’écria maître Jean, nousavons le temps jusqu’à minuit.

– Non ! c’est assez comme cela,répondit Chauvel en se levant et décrochant son carrick.

Presque tous les patriotes de la villesuivirent son exemple.

– Vous prendrez bien encore un verre devin chaud ? disait maître Jean.

– Non, merci ; les meilleures chosesdoivent avoir un terme, répondit Chauvel, qui serrait déjà la mainde Létumier. Allons, bonne nuit, citoyen Maurice !

Moi je passais son casaquin à capuche sur lesépaules de Marguerite, en lui disant :

– Couvre-toi bien, il fait un froidterrible.

Elle était devenue toute pensive ; maisle père Chauvel, lui, paraissait content et criait déjà dansl’allée :

– En route !… Marguerite, enroute !

On pense bien que je ne voulais pas quitter maValentine si tôt. Elle me donnait le bras. J’avais enfoncé mon grosbonnet de loutre sur les oreilles, et, une fois dehors, nousmarchions en tête de la société, remontant le petit sentier toutblanc de neige. Il faisait une de ces belles nuits de janvier, oùl’on voit les collines blanches et bleues se suivre à perte de vue,et de loin en loin les petits clochers des villages, les toits desvieilles fermes, les longues allées de peupliers courbés sous legivre. Ces nuits-là sont les plus froides de l’année, et sous vospieds la glace crie comme du verre.

Mais que le ciel est beau avec ses étoiles quitremblotent, en bleu, en rouge, et les milliers d’autres toutesblanches, qu’on découvre plus loin, et toujours plus loin, comme dela poussière, tellement que votre âme s’élève, et qu’on s’attendritde pouvoir comprendre cette grandeur sans bornes et véritablementinfinie. Et quand la main chaude de celle qu’on aime repose survotre bras, quand on sent battre son cœur, près du vôtre, et queles mêmes pensées d’admiration et d’amour vous viennent ensemble,oh ! qu’est-ce que vous fait le froid, alors ? On n’ypense plus ; on est mille fois heureux, et l’on voudraitchanter un cantique, comme les anciens… Oui, l’église, le temple deDieu, c’est une de ces belles nuits d’hiver.

Derrière, Chauvel, Raphaël, Collin, tous lesautres patriotes de la ville bavardaient ; et tout à coup, enapprochant des glacis, comme malgré moi, je me mis à chanter unevieille chanson de paysan, qui me revenait de mon enfance ; mavoix s’étendait dans la nuit ; elle s’étendait dans le grandsilence de l’hiver. Je ne sais plus ce que c’était, c’était del’amour. La main de Marguerite se reposait avec plus de tendressesur mon bras ; elle me disait tout bas :

– Oh ! que ta voix est belle etforte, Michel, que tu chantes bien !

Les autres derrière s’étaient tus, tousm’écoutaient. Quand nous arrivâmes aux glacis, Marguerite medit :

– Il faut les attendre.

Et nous nous retournâmes.

Le père Chauvel me dit en arrivant :

– Je ne savais pas que tu chantais sibien, Michel ; je ne t’avais jamais entendu. C’est la voix deton père, mais plus forte et plus mâle, la vraie voix du paysan.Quand la chanson des Droits de l’homme sera faite, c’esttoi qui la chanteras dans notre club.

– Hé ! dit le président Raphaël, jevoudrais bien l’entendre chanter la Carmagnole.

– Bah ! répondit Chauvel, redevenugrave, la Carmagnole est une plaisanterie. C’est bon pourrire entre patriotes, après avoir vidé une bouteille, mais il nousfaut autre chose… quelque chose de grand et de fort comme lepeuple.

Alors on se souhaita le bonsoir, et puis ilsremontèrent à la file le petit sentier des glacis pour couper aucourt. Moi j’étais resté à ma place ; je regardais Marguerites’éloigner, et mon cœur se serrait. Elle marchait la dernière.Quand ils furent à l’endroit où le sentier entre dans l’avancée,elle se retourna.

Voilà cette journée et cette belle nuit ;elles sont restées dans mon cœur, et je vous les ai racontéesfidèlement.

Chapitre 9

 

Dans ce temps, les idées de guerre reprirentle dessus : car la hardiesse de nos ennemis grandissait chaquejour ; non seulement les prêtres réfractaires soulevaient laVendée, mais les archevêques de Trêves et de Mayence, et leci-devant évêque de Strasbourg, cet honnête cardinal de Rohan,cause de tant d’autres scandales, faisaient recruter tous lesvagabonds de la frontière, pour nous envahir. Les recruteurs,d’anciens gabelous, des percepteurs aux barrières et d’autresemployés de la régie, des aides, supprimés, distribuaient del’argent pour racoler les gueux de notre pays contre la révolution.Cela se passait ouvertement ; mais alors l’indignation éclata.Chauvel d’abord, ensuite Lallemand, de Lixheim, et tous les chefsdes clubs affiliés aux Jacobins, dénoncèrent ce traficabominable ; et malgré le silence des ministres du roi, quifermaient les yeux sur les manœuvres des émigrés, CamilleDesmoulins, Fréron, Brissot, crièrent si fort, qu’il fallut bienenvoyer des ordres pour arrêter le débordement.

À Lixheim, un des recruteurs logeait àl’auberge du Grand-Cerf ; tout le monde savait qu’il racolaitdes soldats pour le compte de l’émigration ; car les noblesvoulaient tous commander, pas un n’aurait eu l’idée de prendre unfusil ; il leur fallait des paysans, même pour défendre leurpropre cause ; eux, ils naissaient lieutenants, capitaines oucolonels par la grâce de Dieu.

Et comme un matin le racoleur était en traind’embaucher des garçons que lui envoyaient les prêtres réfractairesdu pays, tout à coup les gendarmes nationaux frappent à la porte.Il regarde à la fenêtre et voit dehors les grands chapeaux àcornes ; aussitôt le gueux se sauve par derrière, dans ungrenier à foin. Mais on l’avait vu monter ; le brigadiergrimpe derrière lui ; et ne trouvant rien là-haut, ilenfonçait lentement son sabre dans les tas de foin, endisant :

– Où donc est le gueux ? Il n’estpas ici… non, il n’est pas ici !

Mais à la fin un grand cri montra qu’il étaitlà tout de même, et le brigadier, en retirant son sabre tout rouge,dit :

– Ah ! je me suis trompé… Je croisqu’il est sous la paille.

Alors on sortit ce misérable, qui s’appelaitPassavent et qui était borgne ; le sabre l’avait traversé parles reins, de sorte qu’il en mourut le même soir, et bienheureusement encore : car on avait trouvé dans sa chambre deslettres de nobles qui lui fournissaient des sommes pour exciter laguerre civile, et d’autres lettres de prêtres réfractaires d’Alsaceet de Lorraine, qui lui envoyaient des garçons à racoler ; ilaurait été pendu sans miséricorde.

On l’enterra donc, et, durant tout ce mois, onfit des arrestations en nombre ; c’étaient des recruteurs, desprêtres réfractaires et des vagabonds de toute sorte. Le pèreÉléonore disparut pour un temps ; ma mère s’en désolait, nesachant plus où remplir ses devoirs religieux. Ces malheureux nepensaient qu’à mettre le trouble chez nous, et beaucoup de ceuxqu’on a massacrés plus tard à la prison de l’Abbaye étaient decette espèce, sans foi ni loi, capables de vendre la patrie àl’étranger pour de l’argent et des privilèges.

On savait qu’il existait trois rassemblementssur le Rhin : celui de Mirabeau-Tonneau, prèsd’Ettenheim ; celui de Condé, près de Worms ; et le plusgrand à Coblentz, où se trouvaient nos seigneurs le comte d’Artoiset le comte de Provence.

Un seul prince du sang, le duc d’Orléans, quis’est appelé depuis Philippe-Égalité, restait en France ; sonfils, colonel des dragons de Chartres, servait dans l’armée duNord.

Qu’on se représente maintenant d’après celal’inquiétude de notre pays ; tout ce tas d’émigrés pouvaitarriver chez nous à marche forcée en une seule nuit. Il ne fautpourtant pas croire qu’ils nous faisaient peur ; s’ils avaientété seuls, on se serait moqué d’eux ; mais le roi de Prusse etl’empereur d’Autriche les soutenaient ; et puis ils avaientdésorganisé nos armées en abandonnant leurs drapeaux. On savait dumoins alors que toute leur force venait de nos ennemis ; onvoyait de plus en plus combien nous avions été bêtes de leur donnernotre argent pendant tant de siècles, puisqu’ils ne pouvaient rienentreprendre contre nous par eux-mêmes.

Je me souviens que le 6 décembre, jour de laSaint-Nicolas, notre club se fit du bon sang à propos de cesémigrés. Joseph Gossard, un marchand de vins des environs de Toul,grand, sec, la figure rouge et la tête frisée, un vrai Lorrain,joyeux comme un merle, nous racontait la tournée qu’il venait defaire à Coblentz, avec des échantillons dans sa malle.

Je crois encore le voir, penché sur l’étal,nous peindre la confusion de tous ces nobles, de tous ces moines,de ces supérieurs de couvent, de ces chanoines, de ceschanoinesses, de ces grands seigneurs, de ces grandes dames et decette quantité de servantes et de domestiques qui les suivaientpour les peigner, pour les laver, pour les brosser, pour leur fairela barbe, pour leur couper les ongles, pour les habiller et lesdéshabiller comme des enfants, et qui ne pouvaient plus vivre àleurs dépens, puisqu’ils n’avaient plus le sou.

Jamais on n’a rien entendu de pareil !Gossard contrefaisait leurs grimaces au milieu des pauvresAllemands, qui ne comprenaient pas un mot de ce qu’ils disaient. Ilreprésentait une vieille marquise avec ses falbalas, sa grandecanne et ses affiquets dans une auberge de Worms. Cette vieilleavait encore de l’argent, elle commandait, elle voulait ci, ellevoulait ça, et les servantes la regardaient en sedemandant :

– Wass ? Wass ?[2]

– Wass ? Wass ? criaitla vieille. Je vous dis de bassiner mon lit, grossesbuses !

Tout notre club en mourait de rire.

Et puis il imitait les vieux seigneurs quifaisaient des rigodons, pour se donner l’air d’être dissipés etsans soucis comme à Versailles ; les jeunes dames quicouraient après leur mari perdu ; les capucins qui montaientla garde sur la place de Trêves, avec d’autres prêtres engagés dansles compagnies rouges ; l’étonnement de ceux qui couraient àla poste, croyant recevoir des billets sur Amsterdam ou Francfort,et qui recevaient des lettres vides, où l’intendant leur apprenaitque le château, les bois et les terres de monseigneur étaient sousle séquestre de la nation.

Gossard arrondissait ses yeux, ses jouess’allongeaient : on voyait ces gens, habitués à vivre auxdépens des autres, que le kellner [3]tourmentait depuis six semaines pour être payé. Et puis, à l’hôteldu Rhin, il représentait le terrible général Bender, – qui devaitnous mettre à la raison, – racontant sa dernière campagne deBelgique ; il avait fait pendre et fusiller les patriotes, desorte que le pays jouissait maintenant de la plus grandetranquillité. Mais le plus fort c’était la désolation del’électeur, apprenant que les émigrés avaient logé nos princes dansson palais, sans s’inquiéter de sa permission, comme s’ils avaientété maîtres chez lui ; maître Jean s’en tenait les côtes, etChauvel lui-même disait qu’il n’avait jamais eu de plus grandplaisir.

Joseph Gossard répétait le même spectacle danstous les clubs sur sa route ; on le recevait partout avec descris de joie, et, pour dire la vérité, cet homme aurait gagné del’argent en masse par la représentation de son voyage àCoblentz ; on aurait volontiers payé pour le voir jouer cetteespèce de comédie ; mais il faisait tout cela par patriotisme,se contentant de réjouir les patriotes et de leur vendre duvin.

Je vous raconte cette histoire, pour vousfaire voir quelle espèce de gens la France nourrissait de sontravail avant 89 ; et ce qui montre encore mieux leur peu debon sens, c’est la réponse de Monsieur, devenu plus tardLouis XVIII, à l’Assemblée nationale législative, qui l’invitait àrentrer s’il voulait conserver ses droits éventuels à larégence.

Voici ce qu’il répondit :

– Gens de l’Assemblée française se disantnationale, la saine raison, en vertu du titre Ier,chapitre Ier, article Ier des loisimprescriptibles du sens commun, vous prescrit de rentrer envous-mêmes dans le délai de deux mois à compter de ce jour, fautede quoi, et après l’expiration dudit délai, vous serez censés avoirabdiqué votre droit à la qualité d’êtres raisonnables, et ne serezplus considérés que comme des fous dignes des petites-maisons.

Voilà ce qu’un prince royal répondait à lanation qui l’appelait à la régence, dans le cas où son frèreviendrait à mourir ! C’était bien la peine d’écraser un grandpeuple d’impôts terribles et de lui laisser encore des milliards dedettes, pour élever des êtres si bornés ! Le dernier garçon denotre village aurait mieux profité de l’argent qu’on auraitsacrifié pour l’instruire.

Tous ces émigrés ensemble n’auraient pas faitune bouchée pour la nation ; mais les souverains de l’Europe,effrayés de voir s’élever un peuple de bon sens, qui pouvait donnerl’exemple du courage aux autres, nous menaçaient toujours. On neparlait plus que de guerre, et c’est au club des Jacobins, entreBrissot et Robespierre, que la dispute commença. Brissot voulait laguerre tout de suite contre les émigrés, le roi de Prusse etl’empereur d’Autriche. Robespierre disait que le véritable dangerpour nous était à l’intérieur, qu’il fallait d’abord combattre lestraîtres prêts à livrer la patrie pour ravoir leurs privilèges.Voilà le fond de ces discours, dont Chauvel vendit parmilliers : bourgeois, soldats et paysans, tout le monde endemandait ; la boutique ne désemplissait jamais ;Marguerite avait à peine le temps de les servir.

Cette bataille s’aigrit ; le club sedivisa : Danton, Desmoulins, Carra, Billaud de Varennes,tenaient pour Robespierre ; ils disaient que le roi, la reine,la cour, les émigrés, avaient besoin de la guerre pour se relever,qu’ils nous y poussaient, que c’était la dernière ressource dudespotisme vaincu ; qu’il fallait donc être sur ses gardes etne pas exposer ce que nous avions gagné. Brissot persistait ;il était de l’Assemblée législative qui, dans ce temps, separtagea, comme le club des Jacobins, en deux partis : lesgirondins et les montagnards. Les montagnards voulaient tout finirà l’intérieur d’abord, les girondins voulaient commencer par ledehors.

Louis XVI penchait pour les girondins ;il n’avait rien à perdre de ce côté : si nous étionsvainqueurs, la victoire lui donnait une grande force pour arrêterla révolution, car les armées tiennent toujours avec un roi quigagne des batailles et qui donne les grades ! Si nous étionsbattus, le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche devaient toutrétablir chez nous, comme avant les états généraux. C’est ce que lareine Marie-Antoinette espérait ; elle voulait devoir sontrône à nos ennemis.

Les girondins Brissot, Vergniaud, Guadet,Gensonné, etc., faisaient donc les affaires de la cour, et lesjacobins Robespierre, Danton, Couthon, Billaud de Varennes,Desmoulins, Merlin (de Thionville), faisaient les affaires de lanation. C’est tout ce que je puis vous dire sur cela.

Plus la guerre approchait, plus l’exaltationdevenait terrible, plus on se méfiait du roi, de la reine, de leursministres, de leurs généraux. On voyait bien que l’intérêt de cesgens n’était pas le nôtre ; et ce qui fit le plus grand tortaux girondins dans l’esprit du peuple, c’est que Louis XVI finitpar choisir ses ministres parmi eux.

Mais ces choses sont connues, et je ne veuxvous parler que de notre pays, de ce que j’ai vu moi-même.

Les idées d’invasion depuis le 1erjanvier 1792 jusqu’en mars ne firent que grandir. On armaitPhalsbourg, on montait les canons sur les remparts ; onfaisait des embrasures dans le gazon et du clayonnage le long desrampes ; le ministre de la guerre, Narbonne, visitait lesplaces fortes de la frontière, pour les mettre en état dedéfense ; enfin tous les hommes de bon sens voyaient que ledanger était proche.

En même temps nos ennemis à l’intérieurredoublaient d’audace ; la société des citoyens catholiques,apostoliques et romains s’était renforcée ; on assassinait lesprêtres constitutionnels au détour des chemins, on pillait leursmaisons, on ravageait leurs jardins. Un député de Strasbourg seplaignit hautement aux Jacobins de ce que le directoire du Bas-Rhinne prenait aucune mesure pour arrêter ces crimes ; déjà plusde cinquante prêtres patriotes avaient été assommés ; et lescitoyens qui réclamaient étaient arrêtés par ceux-là mêmes quidevaient les soutenir et les défendre. Le maire Dietrich étaitaccusé dans toute la basse Alsace de manquer à ses devoirs ;les assignats, à la suite de ces troubles, perdaient déjà soixanteet dix pour cent : c’était ce que voulaient lesaristocrates.

Qu’on juge de la désolation du peuple et de lafureur qui le prenait ! Si plus tard le vicaire général del’évêché de Strasbourg, Schneider, pour venger les prêtresconstitutionnels massacrés lâchement, a fait guillotiner desréfractaires par douzaines, faut-il s’en étonner ? C’estterrible de faire le métier de bourreau, mais on ne peut pas nonplus toujours tendre la gorge comme des moutons. Ce serait tropcommode pour les êtres féroces de n’avoir rien à craindre ;ceux qui tuent doivent s’attendre au même sort.

Pendant que l’on assassinait les patriotes surtous les chemins, des espions étrangers couraient le pays,répandant de mauvaises nouvelles et de faux assignats, que lesémigrés fabriquaient à Francfort. On ne se fiait plus auxétrangers, on ne se donnait plus les nouvelles, et même au club onétait sur ses gardes ; ceux qui voulaient en être devaient sefaire inscrire à l’avance.

Le travail continuait pourtant à la forge.Maître Jean espérait toujours reprendre sa culture dePickeholtz ; il n’avait plus que deux mois à patienter :car les petites semailles commencent chez nous au mois demars ; mais en pensant qu’alors la guerre pourrait éclater,que les émigrés avec leurs amis les Prussiens et les Autrichienspourraient venir brûler la grange qu’il avait bâtie et le beau toitneuf qu’il avait fait mettre sur sa ferme, dévaster ses champs etmême essayer de le pendre à quelque branche de son verger !cette idée l’indignait tellement que tous les soirs, la figurerouge et son gros poing sur la table, il ne finissait pas demaudire les aristocrates, et de s’écrier qu’au lieu d’attendre leurarrivée, il vaudrait beaucoup mieux aller sur le Rhin disperserleurs rassemblements et mettre le feu dans les fermes, les grangeset les moissons de l’Électorat, que de voir la mauvaise raceallumer les nôtres, piller nos grains, boire notre vin et seréjouir à nos dépens ! Il tenait avec les girondins etsoutenait que les patriotes volontaires ne manqueraient pas pourune telle expédition, déclarant que lui-même, en cas de besoin,marcherait à la tête de sa compagnie et descendrait la vallée de laSarre, en bousculant tout ce qui ferait résistance.

Les paysans alsaciens et lorrains qui setrouvaient de passage aux Trois-Pigeons l’écoutaient crier avecplaisir ; leurs figures s’éclairaient de satisfaction ;ils tapaient sur les tables, se faisaient apporter des bouteilleset chantaient en chœur : « Ça ira !… çaira !… »

Ainsi tout s’envenimait de jour en jour.

Le temps s’était mis à la pluie en février.Plusieurs disaient que les semailles pourrissaient dans la terre,que l’année serait mauvaise. Des bruits de disette couraient ;tout était rare ; et, dans le Midi, la peur de la famine,jointe aux prédications des prêtres réfractaires annonçant la findu monde, jetait partout le désespoir et préparait ces oragesépouvantables que nous avons vu depuis.

Le mot d’ordre au club était : « Pasde guerre ! » Chauvel n’en voulait pas ; ilsoutenait que ce serait notre plus grand malheur ; qu’ilfallait laisser aux bonnes idées le temps de prendre racine, etsurtout profiter du temps qui nous restait, pour arracher lamauvaise herbe qui nuisait au bon grain en l’étouffant et en luiprenant sa nourriture. Il nous prêchait sans cesse la concorde etl’union, que les ennemis du genre humain essayaient de nous raviren nous divisant le plus possible, et se tenant toujours eux-mêmesbien ensemble pour avoir bon marché de nous.

– C’est le seul moyen, s’écriait-il, nel’oubliez pas ! Tant que les patriotes, ouvriers, bourgeois etpaysans, se donneront la main, ils n’auront rien à craindre ;aussitôt divisés, ils seraient perdus ; les vieux privilègesreviendraient ; les uns auraient toutes les jouissances de lavie et les autres toutes les misères !

Il nous disait de grandes vérités, et l’on avu plus tard que nous en avions profité ; car tous lespatriotes sont restés unis ; ils ont fait de grandes chosesnon seulement dans l’intérêt de la France, mais de tous lespeuples.

On ne parlait plus de Lafayette ni de ses amisBailly, Duport, les frères Lameth, qu’on appelait autrefois lesfeuillants et qu’on disait vendus à la cour. Lafayette, aprèsl’acceptation de la constitution par le roi, avait donné sadémission de général de la garde nationale ; ensuite il avaitvoulu se faire nommer maire de Paris, mais les électeurs ayantchoisi Pétion, il était parti pour l’Auvergne.

Le Courrier, l’Orateur du Peuple, lesDébats des Jacobins et les autres gazettes, que recevaitChauvel, ne s’en inquiétaient plus, lorsque l’Assemblée nationalelégislative ayant sommé les électeurs de Trêves et de Mayence dedissiper chez eux les rassemblements d’émigrés, ces électeurs s’yrefusèrent et demandèrent le rétablissement des princes allemandspossessionnés en Alsace. L’empereur Léopold d’Autriche déclara mêmeque, si ces électeurs étaient attaqués, il viendrait à leursecours. Alors le roi répondit que si les rassemblements n’étaientpas dispersés le 15 janvier, il emploierait la force des armes, etl’Assemblée décréta d’accusation les frères du roi, le prince deCondé et Mirabeau le jeune, pour crime de conjuration. On formatrois armées de cinquante mille hommes chacune, sous lecommandement de Luckner, de Lafayette et de Rochambeau : deDunkerque à Philippeville, de Philippeville à Lauterbourg, deLauterbourg à Bâle.

Tout le monde croyait que la guerre allaitéclater ; mais cela traîna jusqu’en mars, et pendant ce tempsla fureur des royalistes se déchaînait contre le club desJacobins ; leurs gazettes criaient que c’était une caverne debrigands. Celles des feuillants, écrites par Barnave, André Chénieret quelques autres, répétaient les mêmes injures. Mais les jacobinsne leur répondaient plus : ils n’en valaient plus la peine. Lavraie bataille était entre les montagnards et les girondins. C’estdans ce mois de février 1792 qu’elle commença, et l’on sait qu’ellene pouvait finir que par la mort des uns ou des autres.

Depuis que le monde existe, on n’a peut-êtrejamais lu tant de beaux discours sur la guerre ; chaque hommede cœur était forcé de prendre parti pour ou contre, parce qu’ils’agissait de ses propres droits, de sa vie, de son sang, de safamille et de son pays. Mais tout est encore là, chacun peut voirsi j’en dis trop sur le génie de ces hommes.

Notre exaltation était devenue si grande, lepeuple de Paris et des provinces voulait tellement se débarrasserde ce qui le gênait, de ce qui l’ennuyait et le menaçait ; ilétait si résolu à garder ses biens et ses droits, et détestaittellement ceux qui, par l’adresse, la ruse ou la force, essayaientde lui reprendre ce qu’il avait gagné, qu’on aurait finipar tomber sur eux en masse, comme des loups, lorsque Léopold,l’empereur d’Autriche, qui venait d’envoyer quarante mille hommesdans les Pays-Bas et vingt mille sur le Rhin, mourut de sesdébauches. Il avait avalé des poisons pour soutenir ses forces, etla gangrène s’était mise dans son corps.

Alors quelques braves gens crurent que sonfils François, roi de Bohême et de Hongrie, en attendant d’êtrecouronné empereur d’Allemagne, serait plus raisonnable et qu’ilretirerait ses troupes de nos frontières, puisque nos démêlés ne leregardaient pas. Mais au contraire, à peine sur le trône, ce jeuneprince, conseillé par les aristocrates et les prêtres de son pays,somma l’Assemblée nationale, non seulement de rendre leursseigneuries d’Alsace aux princes allemands, mais encore de rétablirles trois ordres dans toute la France et de restituer tous sesbiens au clergé.

C’était trop fort ! Il avait l’air denous traiter comme des valets, auxquels on n’a qu’à parler de hautpour se faire obéir. Pas un seul patriote, en apprenant cela, neresta calme, notre sang bouillonnait, et, le 23 avril, malgré larésistance de Chauvel, qui nous répétait sans cesse que la guerreest toujours dans l’intérêt des princes et jamais dans celui despeuples, tout le monde voulait se battre. Maître Jean devait faireune motion au club pour demander la guerre à l’Assembléenationale ; il voulait combattre Chauvel lui-même et luireprocher de ne pas assez tenir à l’honneur du pays, le premier detous les biens.

Moi, tantôt la colère me faisait pencher pourmaître Jean, et tantôt le bon sens pour Chauvel.

Tout ce jour, un lundi, il ne fit quepleuvoir ; la tristesse et l’indignation nous rendaientsombres ; à chaque instant on s’arrêtait de travailler, pourmaudire les misérables qui nous attiraient ces insultes. Enfin,après souper, vers sept heures et demie, à la nuit on se mit enroute à travers la boue : maître Jean avec son grand parapluierouge, la tête penchée ; Létumier, avec son vieux carrick, etle reste des patriotes derrière à la file.

En arrivant à Phalsbourg, nous reconnûmes quel’agitation était partout ; les gens couraient d’une maison àl’autre, comme dans les moments extraordinaires ; on lesvoyait se parler vivement dans les petites allées sombres ;nous pensions que c’était à cause des motions qu’on allait faire auclub ; mais une fois sur la petite place, nous vîmes bienautre chose : la boutique de Chauvel ouverte au large, ettellement pleine de monde que la foule débordait comme un essaimjusque dans la rue ; et, dans la boutique, au milieu de cettemasse de gens penchés les uns sur les autres, Marguerite debout surune chaise, un journal à la main.

Tant que je vivrai, j’aurai Marguerite devantmes yeux, telle que je la vis ce soir-là : sa petite têtebrune sous la lampe, près du plafond, les yeux brillants, la figureanimée et lisant avec enthousiasme.

Elle venait de finir un passage, comme lesBaraquins arrivaient en courant dans la boue, et qu’ils cherchaientà se faire place dans la foule avec les coudes ; naturellementil s’éleva du tumulte ; alors se retournant, elle s’écria desa petite voix claire et ferme :

– Écoutez ! Voici maintenant ledécret de l’Assemblée nationale ; c’est la France quiparle !

Puis elle se remit à lire :

« Décret de l’Assemblée nationalelégislative.

– L’Assemblée nationale, délibérant surla proposition formelle du roi ; considérant que la cour deVienne, au mépris des traités, n’a cessé d’accorder sa protectionouverte aux Français rebelles ; qu’elle a formé un concertavec plusieurs princes de l’Europe contre l’indépendance et lasûreté de la nation française ; que François II, roi deHongrie et de Bohême, après ses notes du 18 mars et du 7 avrildernier, a refusé de renoncer à ce concert ; que, malgré laproposition qui lui en a été faite par la note du 11 mars 1792, deréduire de part et d’autre à l’état de paix les troupes sur lesfrontières, il a continué et augmenté ses préparatifshostiles ; qu’il a formellement attenté à la souveraineté dela nation française, en déclarant vouloir soutenir les prétentionsdes princes allemands possessionnés en France, auxquels la nationfrançaise n’a cessé d’offrir des indemnités ; qu’il a cherchéà diviser les citoyens français et à les armer les uns contre lesautres, en offrant aux mécontents un appui dans le concert despuissances ; considérant enfin que le refus de répondre auxdernières dépêches du roi des Français ne lui laisse plus l’espoird’obtenir par la voie d’une négociation amicale le redressement deces différents griefs et équivaut à une déclaration deguerre ;

» Décrète qu’il y a urgence. »

Dans ce moment l’enthousiasme me prit d’uncoup, et, le chapeau en l’air, je criai :

– Vive la nation !

Tous les autres derrière moi répétèrent cecri, qui s’étendit sur la petite place. Marguerite, se retournant,me regarda toute joyeuse, et puis elle dit en levant lamain :

– Écoutez !… ce n’est pasfini !

Et le silence étant rétabli dans la foule,elle continua : « L’Assemblée nationale déclare que lanation française, fidèle aux principes consacrés par saconstitution, de n’entreprendre aucune guerre de conquête et den’employer jamais sa force contre la liberté d’aucun peuple, neprend les armes que pour la défense de sa liberté et de sonindépendance ; que la guerre qu’elle est obligée de soutenirn’est point une guerre de nation à nation, mais la juste défensed’un peuple libre contre l’agression d’un roi ; que lesFrançais ne confondront jamais leurs frères avec leurs véritablesennemis ; qu’ils ne négligeront rien pour adoucir le fléau dela guerre, pour ménager et conserver les propriétés et pour faireretomber sur ceux-là seuls qui se ligueront contre la liberté, tousles malheurs inséparables de la guerre ; qu’elle adopted’avance tous les étrangers qui, abjurant la cause de ses ennemis,viendront se ranger sous ses drapeaux et consacrer leurs efforts àla défense de la liberté ; qu’elle favorisera même par tousles moyens qui sont en son pouvoir leur établissement enFrance ;

» Délibérant sur la proposition formelledu roi, et après avoir décrété l’urgence, décrète la guerre contrele roi de Hongrie et de Bohême. »

Alors des centaines de cris : « Vivela nation ! » partirent de tous les côtés ; ilsgagnèrent jusqu’aux casernes, et les soldats du régiment de Poitou,qui venait de remplacer celui d’Auvergne, parurent aux fenêtres,agitant leurs grands chapeaux en l’air. Les chandelles couraient dechambrée en chambrée ; les sentinelles, en bas, levaient aussileurs chapeaux à la pointe des baïonnettes ; on s’arrêtait, onse serrait la main en criant :

– C’est fini, la guerre est déclarée.

Tout le monde avait la fièvre, malgré la pluiefine qui remplissait l’air comme un brouillard.

Marguerite était descendue de sa chaise ;je m’avançai vers elle à travers la foule ; elle me tendit lamain et me dit, la figure encore tout animée :

– Eh bien, Michel, nous allons nousbattre ?

Et je lui répondis :

– Oui, Marguerite. Je pensais comme tonpère ; mais puisque les autres nous attaquent, nous défendronsnos droits jusqu’à la mort.

Je tenais sa main serrée, et je la regardaisdans l’admiration : car elle me paraissait encore plus belleavec ses joues un peu rouges et ses grands yeux noirs pleins decourage, quand Chauvel, la tête nue et ses cheveux plats collés surle front par la pluie, arriva du dehors avec cinq ou six autres desmeilleurs patriotes, qu’il était allé prévenir.

– Ah ! c’est vous, dit-il, en nousvoyant dans la boutique, la pluie ne vous a pas retenus… Bon… jesuis content… nous allons être réunis.

– Hé ! lui cria maître Jean, nousavons donc la guerre, cette fois, et malgré nous !

– Oui, dit-il brusquement. Je n’envoulais pas ; mais nous la ferons bien, puisque les autres laveulent. Arrivez !

Et nous allâmes au club, en face. Un grandbourdonnement remplissait la vieille bâtisse ; tous les coinsdans l’ombre fourmillaient de monde. Chauvel monta dans l’étal, et,sans s’asseoir, d’une voix frémissante et claire qu’on entendaitjusque sur la petite place, il se mit à parler, et nous dit qu’ilavait voulu la paix, le plus grand bien des hommes après laliberté ; mais que, à cette heure, la guerre étant déclarée,celui qui voudrait autre chose que la victoire de son pays, qui nesacrifierait pas sa fortune et son sang pour défendrel’indépendance de la nation, devrait être regardé comme le plusgrand des lâches et le dernier des misérables.

Il nous dit que ce ne serait pas une guerreordinaire ; que cette guerre signifiait la liberté de l’hommeou son esclavage, l’injustice éternelle, ou le droit pour chacun,la grandeur de la France ou son abaissement. Il nous dit de ne pascroire que tout finirait en un jour mais de recueillir nos forceset notre résolution pour des années ; que les despotesallaient jeter sur nous tous leurs pauvres soldats élevés dansl’ignorance et le respect des privilèges ; qu’au lieu des’embrasser, il faudrait verser des torrents de sang et combattrejusqu’à la mort.

– Mais, dit-il, celui qui défend sondroit par la force est juste ; celui qui veut s’éleverau-dessus du droit des autres est criminel ; la justice estdonc pour nous.

Ensuite il nous dit encore que cette guerre,de notre côté, ne serait pas une guerre de soldats, mais une guerrede citoyens ; que nous n’irions pas seulement chez nos ennemisavec des canons et des baïonnettes, mais avec la raison, le bonsens et le bon cœur ; que nous leur offririons toujours lebien en même temps que le mal, et que, si bornés qu’on pût lessupposer, ces peuples finiraient pourtant par comprendre qu’ilsdéfendaient leurs chaînes et leurs carcans contre nous qui venionsles briser ; qu’alors ils nous béniraient et s’uniraient ànous ; que le droit de tous serait fondé sur les bases del’éternelle justice. Il appelait cela « guerre depropagande », où les bons livres, les bons discours, lesoffres de paix, d’alliances, de traités avantageux, marchaient àl’avant-garde, avec les Droits de l’homme.

Mais à la fin, parlant de tous les misérablesqui cherchaient à nous prendre par derrière, il pâlit, et s’écriaque ce serait là le côté terrible de la guerre si ces genscontinuaient leurs manœuvres, parce que les patriotes seraientforcés, pour sauver la patrie, d’appliquer aux traîtres les lois desang qu’ils voulaient nous faire !

Alors cet homme si ferme, qui ne donnaitjamais que de solides raisons, s’attendrit, et tout notre clubfrémit en l’entendant crier d’une voix étouffée :

– Ils le veulent, les malheureux, ils leveulent ! Nous leur avons offert cent fois la paix ; nousleur tendons encore la main, nous leur disons : « Soyonségaux… oublions vos injustices… n’y pensons plus… mais n’encommettez pas de nouvelles ; renoncez à vos privilèges contrenature ! » Eux nous répondent : « Non !vous êtes nos esclaves révoltés ! c’est Dieu qui vous a faitspour ramper devant nous et nous entretenir de votre travail, depère en fils. Et nous ne reculerons ni devant l’alliance desennemis de la patrie, ni devant les soulèvements de l’intérieur, nidevant la trahison ouverte, ni devant rien, pour vous remettre sousle joug ! » – Eh bien, si nous ne reculons devant riennon plus pour rester libres, que pourront-ils nous reprocher ?Je finis, citoyens ; que chacun fasse son devoir ; quechacun soit prêt à marcher quand la France l’appellera. Restonsunis, et que notre cri de ralliement soit toujours :« Vivre libres ou mourir ! »

Il s’assit, et l’enthousiasme éclata comme unroulement de tonnerre. Ceux qui n’ont pas vu des scènes pareillesne peuvent pas s’en faire l’idée ; on s’embrassait avec sesvoisins ; ouvriers, bourgeois, paysans, devenaientfrères ; on ne voyait plus que des patriotes et desaristocrates, pour les aimer ou les haïr. C’était unattendrissement et en même temps une indignation terribles.

D’autres encore prononcèrent desdiscours : Boileau, notre maire ; Pernett, l’entrepreneurdes fortifications ; Collin, etc. ; mais aucun neproduisit autant d’impression que Chauvel.

Nous rentrâmes ce soir-là bien tard ; ilpleuvait toujours, et, sur le chemin des Baraques, au milieu de lanuit sombre, chacun faisait ses réflexions en silence. Maître Jean,seul, de temps en temps élevait la voix ; il disait que lapremière chose maintenant c’était d’avoir des généraux patriotes,et rien que cette idée vous donnait à réfléchir : car nouspouvions en avoir d’autres, puisque le roi les choisissait. Aprèsl’enthousiasme revenait la méfiance ; et l’on pensait malgrésoi que Chauvel avait eu raison de dire que notre plus grand dangerétait de nous livrer à des traîtres. Enfin les mille idées qui voustraversent l’esprit dans un pareil moment ne sont pas à peindre.Tout ce que je puis dire, c’est qu’alors déjà je voyais que ma vieallait changer ; qu’il faudrait partir sans doute, et quel’amour de la patrie devait remplacer pour moi, comme pour desmilliers d’autres, l’amour du village, de la vieille baraque, dupère, de la forge, de Marguerite !

Au milieu de ces réflexions, je rentrai dansmon grenier. Tout cela me paraissait grave ; mais pourtant,malgré ce que Chauvel nous avait dit sur la provision de patiencequ’il nous fallait faire, ni maître Jean, ni Létumier, ni moi, nousne pensions alors que nous en avions pour vingt-trois ans deguerre, et que tous les peuples de l’Europe, à commencer par lesAllemands, viendraient avec leurs rois, leurs princes et leursseigneurs pour nous écraser, parce que nous voulions faire leurbien en même temps que le nôtre, en proclamant les Droits del’homme ; non, une pareille stupidité est contre nature, etl’on a de la peine à la comprendre, même après l’avoir vue.

Chapitre 10

 

Il faut savoir que depuis quelques moisbeaucoup de jeunes gardes nationaux étaient partis commevolontaires : des clercs de notaire, des fils d’employés ou demarchands, tous de solides gaillards, instruits et courageux :Rottembourg, Newingre, Duplain, Soye, étaient du nombre. Les unssont morts pour la patrie, les autres sont devenus capitaines,colonels, généraux. On les inscrivait à la commune, ils recevaientla prime de quatre-vingts livres et rejoignaient Rochambeau àMaubeuge, Lafayette à Metz, ou Luckner dans son camp, près de cheznous, entre Bitche et Belfort. On pensait, en les voyantpartir :

« Voilà les plus fermes soutiens de laliberté. Si les Autrichiens bousculent ceux-là, nous aurons de lapeine à les remplacer. »

Eh bien, maintenant, qu’on se fasse une idéede notre étonnement quand, le 29 avril, la nouvelle se répandit quenos volontaires nationaux s’étaient sauvés devant les Autrichiens,sans même croiser la baïonnette, et que nos vieux soldats de laligne avaient suivi leur exemple. Cela paraissait tellement contrenature, que personne ne pouvait y croire et qu’on disait :

– Les prêtres réfractaires font courirces bruits. Il serait temps d’aller une bonne fois les traquer dansla montagne.

Malheureusement, le soir du même jour, lecourrier de Paris confirma la nouvelle : nos gardes nationauxsoldés et d’autres troupes étaient partis de Valenciennes sur troiscolonnes, pour surprendre Fleurus, Tournay et Mons, où leshabitants patriotes nous attendaient. Mais Rochambeau, qui venaitd’être nommé maréchal par le roi, Rochambeau, comme il le déclaredans son journal du 20 avril, avait prévenu le général autrichienBeaulieu, par une lettre cachetée, qu’il allait l’attaquer ;de sorte que nos colonnes, en s’avançant pleines de confiance,avaient trouvé le double et le triple de forces en position surleur route, avec des canons, de la cavalerie et tout ce qu’ilfallait pour les écraser.

C’est Rochambeau qui raconte lui-même la choseau roi. Si plus tard Bonaparte, Hoche, Masséna, Kléber et lesautres généraux de la République avaient prévenu nos ennemis desmouvements qu’ils allaient faire, je ne pense pas qu’ils auraientremporté beaucoup de victoires.

Les mêmes gazettes nous annonçaient aussi queles volontaires nationaux, en se débandant, avaient crié :

– Nous sommes trahis !

Bien des hommes de bon sens trouvaient qu’ilsn’avaient pas eu tort, et soutenaient que les officiers noblesrestés à l’armée avaient voulu les livrer. Tout le monde criait àla trahison. Et ce n’est pas seulement à notre club que se tenaientces discours ; voici ce que raconte le Moniteur du 3mai 1792.

« Une députation des Cordeliers seprésente à la barre de l’Assemblée nationale ; l’orateur de ladéputation dit : « Trois cents de nos frères ont péri,ils ont eu le sort des Spartiates aux Thermopyles. La voix publiquefait croire qu’ils ont été victimes d’une trahison. »

Cent voix crient :

» Chassez ces coquins !chassez ! »

» Les cris redoublent ; ladéputation est forcée de se retirer. Quelques montagnards demandentla parole. L’Assemblée passe à l’ordre du jour. »

La majorité de cette Assemblée législative,nommée par les citoyens actifs seuls, ne voulait pas del’égalité ; M. le marquis de Lafayette était son dieu, etLafayette, lui, voulait deux chambres comme en Angleterre : lachambre haute des nobles et des évêques, et la chambre basse descommunes. La chambre haute aurait eu le veto du roi, pours’opposer à tout ce que la chambre des communes aurait pu décidercontre l’intérêt des privilégiés ; c’était rétablir les troisordres abolis par la Constituante. Heureusement Louis XVI et lareine Marie-Antoinette se méfiaient du marquis, et le duc d’Orléanspariait pour les Jacobins, qui grandissaient chaque jour.

La trahison s’étendait alors en Vendée, enBretagne, au Midi, dans le Centre, le long des frontières et jusquedans l’Assemblée nationale législative. Mais ce qui mit le comble àtout, c’est que, dans cette même quinzaine où Rochambeau se faisaitbattre par le général Beaulieu, où tous les gueux se réjouissaientde notre défaite, où les prêtres réfractaires annonçaient lechâtiment du ciel aux patriotes, où les émigrés traitaient nosgardes nationales soldées d’armée de savetiers, c’est que le 10mai, je m’en souviendrai toujours, la nouvelle arriva que laveille, à onze heures du soir, Saxe, ce brave régiment dehouzards, qui dans le temps avait sabré les soldatspatriotes de La Fère, et que le roi avait approuvé, venait depasser tout entier aux ennemis, et que chaque homme avait reçu sixlivres le jour de la désertion ; en outre, que ce même jour, 9mai, à cinq heures du matin, Royal-Allemand avait quittéSaint-Avold, sous prétexte d’une promenade militaire, et qu’ilavait passé le pont de Sarrebruck avec chevaux, armes etbagages.

C’était donc le plan de ces honnêtesgens : au nord, la trahison des chefs ; à l’est, ladésertion en masse ; derrière nous, le soulèvement desprovinces.

Depuis longtemps je m’attendais à quelquechose de pareil ; oui, depuis ma rencontre avec Nicolas, aprèsle massacre de Nancy, j’avais pensé qu’un vaurien sans bon sens,sans instruction, et qui n’avait à la bouche que « Moncolonel, mon capitaine, ma reine, mon roi ! » comme unvalet dit : « Mon maître ! » était capable defaire des lâchetés et de tourner son sabre contre la nation qui lenourrissait. Je n’avais pas voulu parler de cela à mon pauvrepère ; mais comment lui porter maintenant la terriblenouvelle ? Le bruit de ces désertions courait déjà dans toutle village ; les gens sortaient, criaient,s’indignaient ; d’une minute à l’autre un mauvais voisinpouvait entrer dans la baraque et tout dire à ces vieilles gens,méchamment, comme il arrive trop souvent en ce monde.

Je partis en bras de chemise, dans le plusgrand trouble, pensant qu’il valait mieux leur raconter le malheurmoi-même, doucement, avec des ménagements ; c’était mon idée.Mais en apercevant de loin le père, qui travaillait sur la porte denotre baraque et qui me regardait venir en souriant, commetoujours, mon trouble augmenta tellement que je ne savais plus ceque je faisais ; toutes mes idées de bon sens me sortirent dela tête, et, le voyant s’avancer à ma rencontre sous le petithangar, je lui criai :

– Oh quel malheur ! quelmalheur !… Nicolas vient de passer à l’ennemi !

Mais à peine avais-je parlé que je frémis dema bêtise ; toute ma vie j’entendrai le cri de ce pauvrevieux, qui tomba la face contre terre, comme assommé d’un coup depioche. Je suis bien vieux aussi maintenant, et je crois encoreentendre ce cri ; c’était quelque chose d’épouvantable, qui mefait pâlir quand j’y pense.

Moi je ne me tenais plus, je m’appuyais contrele mur ; si des voisins n’étaient pas venus me soutenir, jetombais à côté de lui.

La mère, en même temps, sortait de la baraqueen criant :

– Qu’est-ce que c’est ? qu’est-cequ’il y a ?

Et le grand bûcheron Rougereau, emportant monpère dans ses bras, lui répondit :

– C’est l’ouvrage de votre brave Nicolas,qui vient de déserter.

Alors elle se sauva, et j’entrai dans labaraque comme Rougereau déposait mon père sur le lit. Je m’assis àcôté, la tête sur les genoux ; la sueur me coulait comme del’eau froide sur tout le corps ; j’aurais voulu crier, et jene pouvais pas.

Au milieu de ces grandes misères, c’estpourtant une grande consolation de voir combien un honnête homme ad’amis qu’on ne connaissait même pas avant son malheur ; je nel’aurais jamais cru. Tout le village, hommes, femmes, enfants, leslarmes aux yeux, venaient voir le bon père Bastien ; la pauvrebaraque vermoulue était pleine de gens qui marchaient doucement,qui se penchaient dans les vieux rideaux de toile endisant :

– Oh ! pauvre père Bastien !…quel malheur ! Ce gueux de Nicolas lui a donné le coup de lamort.

Voyant cela, je comprenais que les autresauraient eu plus de bon sens que moi, et je me faisais de grandsreproches ; mais quand j’entendis la voix de maître Jeancrier : « Oh ! mon pauvre vieux ami… Oh !pauvre brave homme ! » mon cœur creva, et je gémis touthaut, me reprochant la mort de mon père !

Si je vous parle de ces choses en détail,c’est qu’on est heureux d’être le fils d’un brave homme, que toutle monde estimait malgré sa pauvreté. Combien ne sont estimés quepour leur argent ! Mais avec nous il n’y avait rien à gagner,et les trois quarts de ceux qui venaient nous plaindre étaient plusriches que nous ; voilà ce qui me rend fier ; oui, jesuis fier d’être le fils d’un si brave homme, qu’on aimait tantdans notre pauvre village.

Enfin qu’est-ce que j’ai besoin de vous direencore ? Mon père, cette fois, ne mourut pas. M. ledocteur Steinbrenner, que Marguerite avait envoyé à la premièrenouvelle du malheur, le soigna bien, et il en revint, seulementavec un mal dans le côté ; on aurait cru qu’il étouffait. Lesgens venaient toujours le voir, et il leur souriait endisant :

– Ce n’était rien !

Ma mère, elle, ne pouvait pas chasser cemonde. Je voyais à sa mine que cela l’ennuyait beaucoup : carc’était la condamnation de Nicolas, et Nicolas était celui qu’elleaimait.

Une seule chose lui fit de l’effet, c’estquand Jean Pierre Miralle, notre voisin, lui dit que Nicolas nepourrait plus jamais revenir en France sans être arrêté, jugé parun conseil de guerre et fusillé. Miralle avait servi commegrenadier dans le temps, il connaissait la loi militaire ;malgré cela, elle ne voulait pas le croire ; mais ensuitemaître Jean lui ayant dit que c’était vrai, et qu’on ne recevaitles traîtres en France qu’à coups de fusil, en pensant qu’elle nereverrait plus Nicolas, elle se mit le tablier sur les yeux etsortit pleurer dans les champs.

Quelque temps après ces malheurs, un jour quenous étions seuls, le père et moi, et qu’il se tenait la main surle côté pour reprendre haleine en travaillant, comme je luidemandais :

– Est-ce que vous vous sentez mal là, monpère ?

Il me répondit, après avoir bien regardé si lamère était sortie :

– Oui, mon enfant… Je crois que quelqu’unm’a piqué sous le téton gauche.

Il se rappelait la lettre de Nicolas, maîtrede pointe et de contre-pointe au régiment de Royal-Allemand, etfaisait semblant de sourire. Mais presque aussitôt il se mit àfondre en larmes ; et levant les deux mains au-dessus de satête, il disait :

– O mon Dieu ! pardonnez-lui,pardonnez-lui ! Le pauvre malheureux n’en sait pas plus ;il ne sait pas ce qu’il fait !

C’est tout ce qu’il me dit ; mais ilconserva toujours son mal, et quelquefois le soir, pendant que toutdormait dans la baraque et qu’il me croyait endormi comme lesautres, je l’entendais gémir dans son lit.

Moi je prenais une bonne figure ; tousles jours, en entrant, je m’asseyais près du père, je lui parlaisdes progrès d’Étienne, qui marchait très bien, et chaque dimancheje faisais venir mon petit frère pour embrasser les parents. Cejour-là tout était bien, la figure du pauvre homme changeait, sesyeux s’attendrissaient ; il ne pensait plus à Nicolas, etdisait :

– Nous sommes les plus heureuses gens dumonde. Tout va bien !

Mais durant la semaine, dans ces longuesjournées qui commencent à cinq heures du matin et ne finissent qu’àneuf heures du soir, et pendant lesquelles un vannier est courbésur son ouvrage, il n’avait de joie qu’à la nuit de m’entendrerentrer en chantant et sifflant : car j’avais pris cettehabitude pour cacher mon chagrin. Chaque fois il se levait etvenait sur la porte, en me disant :

– C’est toi, Michel ! Je t’ai bienentendu… Comment a marché le travail aujourd’hui ?

– Bien, très bien, mon père.

– Allons, tant mieux, faisait-il. Tiens,assieds-toi là, que je finisse cette corbeille.

La mère, elle, ne bougeait plus de son coin,dans l’ombre, près de l’âtre, les mains croisées sur les genoux,ses lèvres serrées ; elle ne disait plus rien : ellepensait à Nicolas !

Quand j’allais en ville, Marguerite me donnaitun paquet de gazettes, et tous les soirs j’en lisais une au père,qui ne trouvait rien de plus beau que les discours deM. Vergniaud et des autres girondins. Il s’étonnait de leurcourage et comprenait de mieux en mieux que le peuple devait êtresouverain. Ces nouvelles idées n’entraient pas facilement dansl’esprit du pauvre vieux, soumis pendant tant d’années aux droitsdu seigneur et de l’abbaye. Il se rappelait toujours les ancienstemps, et ne pouvait croire que les hommes sont égaux, qu’iln’existe entre eux d’autres différences que celles des vertus etdes talents. Les vieilles habitudes de l’esprit sont difficiles àdéraciner ; malgré cela un homme de bon cœur finit tout demême par se ranger à la justice, et voilà pourquoi mon pèrecomprenait ces choses.

On pense bien qu’après la trahison deshussards de Saxe et de Royal-Allemand, le maréchal Rochambeau, quetous les patriotes attaquaient, ne pouvait plus rester en place. Ildonna de lui-même sa démission, et nos trois armées sur lafrontière n’en firent plus que deux : celle du Nord (deDunkerque à la Moselle), sous Lafayette ; et celle de l’Est(de la Moselle au Jura), sous Luckner, un vieux houzardallemand qui savait à peine parler français.

Les Autrichiens, au lieu d’avancer,attendirent longtemps le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, qui nese pressait pas de venir, malgré les cris des émigrés. Ce fut ungrand bonheur pour la nation : car on avait vu ledanger ; on avait reconnu que les fusils manquaient presquepartout, et que si les autres avaient profité de notre étonnementpour nous envahir, nous aurions eu de la peine à nous défendre.Aussi tous les patriotes voulurent avoir des fusils, mais l’arsenalétait vide ; il avait fallu d’abord armer les volontaires avecde vieilles patraques du temps de Louis XV, dont les batteries nejouaient pas. Tout le reste était à l’avenant ; les vieuxcanons, mangés par le vert-de-gris, dormaient sur leurstraverses ; les boulets, trop petits on trop grands, roulaientdedans ou ne pouvaient pas entrer. La poudre seule était toujoursbonne et sèche, parce que les poudrières de Phalsbourg, tailléesdans le roc vif, sont peut-être les meilleures de France.

Voilà ce qui se disait et se voyait ; etc’est pourquoi l’idée d’avoir des piques se répandit dans lamontagne. Tout ce mois de mai 1792 fut pour nous un temps detravail extraordinaire. Le modèle des piques arriva de Paris. Lahampe, en bois de charme, avait sept pieds et demi, le fer quinzepouces ; il était en forme de serpe, tranchant des deux côtés,avec un crampon dans le bas pour accrocher les cavaliers.

Combien de fois, en forgeant ce crampon, je mesuis écrié dans mon âme :

– Pourvu que celui-ci tire de son chevalle gueux qui fait pleurer mon père ! Pourvu qu’il l’accrochepar le cou !

Je me figurais ces choses… mon marteauroulait… je forgeais avec une véritable rage. Quelles pensées pourun frère ! Voilà cette guerre civile terrible, cette guerrequi divise non seulement les hommes de la même patrie, maisjusqu’aux enfants de la même mère.

Nous avons bien forgé de mille à quinze centspiques en deux mois ; j’avais été forcé de prendre deuxnouveaux compagnons ; et maître Jean lui-même, pour m’aider,n’allait plus qu’une fois par semaine à sa ferme de Pickeholtz.

Il fallait nous voir, les manches retrousséesjusqu’aux épaules, la chemise ouverte, les reins serrés dans nosceintures, et notre bonnet rouge à cocarde sur l’oreille, battre lefer dans la rue, au milieu de cinquante à soixante montagnardsarrêtés chaque matin devant l’auberge des Trois-Pigeons, avec leurgrand sarrau de toile écrue et leur large feutre à chenillestricolores. La forge était trop petite pour un si grandtravail ; le four seul restait à l’intérieur et chauffait dumatin au soir. Un compagnon ne faisait qu’entrer et sortir pourprendre le fer, le présenter à l’enclume et le remettre au feu.

Maître Jean était là dans son élément ;il avait aussi un grand bonnet rouge qui lui couvrait à moitié sesgros favoris ; et quand la sueur nous coulait dans la raie dudos, quand on ne pouvait presque plus souffler, il criait d’unevoix terrible :

– En avant !… ça ira !… çaira !…

Et les marteaux continuaient de rouler commeune diligence sur le pavé de la ville.

Ah ! nous en avons abattu de l’ouvrage ence temps. Les chaleurs étaient alors revenues, la verdure couvraitle village, c’était un temps superbe ; mais le soir, maîtreJean, les compagnons et moi, nous étions si fatigués que nousaimions encore mieux nous étendre après souper que d’aller au club,excepté le samedi soir, quand nous étions sûrs de faire la grassematinée et de nous rattraper le lendemain dimanche.

Il m’est arrivé deux ou trois fois dans mavie, en courant la montagne, de retrouver une de ces vieillespiques chez les bûcherons ou les schlitteurs, derrière le vieuxbaldaquin ou contre la boîte de l’horloge ; les gens nesavaient plus ce que c’était ! Moi je prenais la piquerouillée, je la regardais, je la retournais, et tout ce bon tempsde patriotisme me revenait d’un coup ; je m’écriais enmoi-même :

« Toi, tu t’es promenée en Alsace, enLorraine, en Champagne. Tu as paré les coups de sabre d’un uhlan deWurmser, et le roulement du canon de Brunswick ne t’a pas faittrembler dans les mains qui te tenaient. »

Je revoyais ces histoires déjàlointaines ; j’entendais les cris de : « Vive lanation !… Vive la liberté !… Vaincre oumourir ! » Que les temps sont changés, mon Dieu, et leshommes aussi !

Enfin, pendant que cela se passait chez nous,tout allait son train ailleurs ; les feuillants traitaient lespatriotes de factieux ; les girondins appelaient lesmontagnards des anarchistes ; les montagnards reprochaient auxgirondins d’avoir fait déclarer une guerre qui commençait simal ; ils les accusaient de glorifier Lafayette, l’homme duChamp de Mars, celui qui demandait à l’Assemblée nationale deséloges pour Bouillé, après les massacres de Nancy ; ils leurdisaient : « Faites donc destituer Lafayette, puisque lesministres sont des vôtres. Lafayette est général, malgré l’articlede la constitution qui défend aux membres de l’Assemblée d’accepteraucune place du roi, dans les quatre années qui suivent sadissolution. Faites-le destituer, c’est votre devoir. »

Marat criait aux soldats de fusiller lesgénéraux qui les trahissaient ; Royou répétait dans saGazette que la dernière heure de la révolution allaitsonner ; en Vendée, un marquis de la Rouarie levait des impôtset faisait des magasins d’armes et de munitions au nom duroi ; les nobles qui voulaient passer à l’ennemi s’engageaientsous de faux noms dans les volontaires, pour gagner la Suisse oules Pays-Bas. Mais le pire, c’étaient toujours les prédications desprêtres réfractaires représentant les patriotes comme des brigandset le roi comme un martyr ; excitant la jeunesse à s’engagerparmi les citoyens catholiques, apostoliques et romains ; leurdistribuant des cœurs de Jésus brodés par de nobles dames, et desrubans blancs ornés de sentences, pour mettre autour de leurschapeaux.

La fureur de ces gens ne connaissait plus debornes, surtout depuis le dimanche des Rameaux, en avril. Avant laRévolution, tous les paysans, hommes et femmes, arrivaient enville, le jour de cette fête, avec des branches de sapin pour lesfaire bénir ; on faisait des processions dans les rues, et leshabitants, catholiques, protestants ou juifs, étaient forcés detendre leurs maisons de tapisseries, de fleurs et de feuilles.C’est à peine si on permettait aux luthériens et aux juifs defermer leurs volets pendant les chants autour des reposoirs. Maiscomme beaucoup de patriotes, Chauvel en tête, s’étaient plaints decette cérémonie, le corps municipal, sur la réquisition duprocureur de la commune, avait arrêté, d’après la nouvelleconstitution qui garantissait à tout homme l’exercice libre de sareligion, qu’à l’avenir personne ne serait plus forcé de tendre nitapisseries, ni feuilles devant sa maison ; que la gardenationale ne pourrait pas être requise d’assister aux cérémoniesd’un culte quelconque, et que les citoyens ne pourraient plus êtreforcés de fermer leurs boutiques sur le passage desprocessions.

On pense bien qu’en ce jour la garde citoyenneavait été sous les armes, et que des centaines de Valentin, de pèreBénédic, et d’autres malheureux pareils, étaient arrivés pour serévolter contre la loi. Mais le commandant ayant fait charger lesfusils sur la place, en leur présence, et le prêtre constitutionnelayant eu le bon sens de faire sa procession dans l’église, tous cesgens s’en étaient allés furieux, sans avoir osé rienentreprendre.

Malheureusement, les choses s’étaient passéesautrement dans le Midi et dans l’Ouest. Les gazettes nousapprenaient que, même à Paris, des citoyens paisibles avaient étéhorriblement maltraités, pour n’avoir pas voulu se découvrir devantles processions. On était allé jusqu’à les traîner dans laboue ! et depuis, les fanatiques commettaient des dégâts detoute sorte, surtout dans le Haut-Rhin ; à chaque instant onapprenait que tel curé constitutionnel venait d’avoir sa maisonbrûlée, ses arbres fruitiers coupés, ou d’être assommélui-même.

Dans nos environs, la mauvaise race n’osaitpas trop s’avancer ; elle se méfiait des gendarmes nationauxet de la garde citoyenne ; mais à mesure que les troublesgrandissaient, que les nouvelles devenaient mauvaises, elle prenaitplus d’audace. Vers la fin du mois de mai, un matin que nousforgions des piques, comme je vous l’ai dit, nous vîmes arriver deloin, dans la rue, le curé Christophe ; devant lui marchaientdeux espèces de mendiants, en sarraus déchirés, la tête nue, lescheveux pendants sur la figure et les mains liées sur le dos. Ilsétaient attachés l’un à l’autre, et regardaient à terre, tandis queM. le curé, son grand bâton de houx à la main, et trois de sesparoissiens, leurs fourches sur l’épaule, les conduisaient enville. Tous les montagnards réunis devant la forge s’étaientretournés et maître Jean, regardant le curé venir, luicria :

– Hé ! qu’est-ce que c’est donc,Christophe ? tu m’as l’air d’avoir fait des prisonniers.

– Oui, dit le curé, ces deux mauvaisdrôles, avec trois autres de la même espèce, sont venus m’attaquerhier soir entre Spartzprod et Lutzelbourg, comme je revenais devoir mon frère Jérôme ; ils ont déboulé sur moi des deux côtésavec des hachettes et des couteaux, en criant : « À mort,le renégat ! » Mais je les ai bien reçus avec monbâton ! Les trois autres se sont échappés et ces deux-ci sontrestés sur place ; je les ai relevés moi-même et je les aiconduits à la maison commune, où mes paroissiens les ont gardés àvue toute la nuit. Nous allons voir ce que ces gens-là me veulent,ce que je leur ai fait ! Si c’était la première fois, je meserais contenté de les corriger ; mais c’est la troisième foisqu’on m’attaque. Les premiers n’avaient que des triques, ceux-ciavaient des hachettes et des couteaux ; regarde, Jean, lescoups qu’ils m’ont portés !

Alors, ouvrant sa soutane, M. Christophenous montra sa poitrine entourée d’un bandeau de linge plein desang.

– J’ai trois coups, dit-il : un surl’épaule et deux dans les côtés.

En voyant cela, notre indignation fut telleque, si le curé n’avait pas poussé les deux misérables dans le coinoù se trouvait la pompe, nous leur aurions cassé la tête à coups demarteau. Mais il étendait les bras devant eux, et criait :

– Halte ! halte ! je n’auraispas eu besoin de vous si j’avais voulu les tuer. Il faut que la loiparle ; il faut que l’on sache d’où cela vient.

Et comme la foule accablait ces brigands dereproches, il fit signe à ses paroissiens de les emmener, et lessuivit lui-même en nous disant :

– Ce soir, je repasserai ; vousaurez de mes nouvelles !

Toute la journée on ne fit que parler decela ; maître Jean à chaque instant s’écriait :

– C’est pourtant agréable d’êtrefort ! Un autre que Christophe aurait été massacré poursûr ; mais son frère Jérôme, du Hengst, et lui, sont les deuxplus forts du pays. Ces grands hommes roux, avec de petites tachesjaunes sur la peau, sont tous très forts. C’est la vieille race deshommes de la montagne.

Et tout à coup il se mettait à rire, en setenant le ventre et criant :

– Quelle surprise pour les autres quicroyaient le surprendre ! Ah ! ah ! ah ! quellemine ils ont dû faire en recevant cette averse !

Il riait tellement que cela gagnait tout lemonde, et qu’on disait en s’essuyant les yeux :

– Oui, ça devait les étonner tout demême ; ils ne s’attendaient pas à cette débâcle !

Mais ensuite, en songeant aux coups dehachette et de couteau qu’ils avaient donnés à M. le curéChristophe, l’indignation vous revenait, et l’on pensait que ceserait avec ces gueux-là qu’on ferait l’épreuve, à Phalsbourg, dela nouvelle machine dont toutes les gazettes parlaient et quidevait remplacer la potence. On l’avait essayée à Paris depuis unequinzaine, et l’on appelait cette terrible invention un progrès del’humanité. Sans doute c’était un progrès, mais de pareillesinventions sont toujours un mauvais signe, et les capucins quicriaient que les temps étaient proches, n’avaient pas tort ;ils ont dû reconnaître eux-mêmes, par la suite, que leur prédictionétait encore plus vraie qu’ils ne pensaient.

Le curé Christophe, en repassant le soir auxBaraques pour retourner à Lutzelbourg, vint prendre un verre de vinà l’auberge, comme il l’avait promis à maître Jean, et nous dit queles deux prisonniers étaient au cachot de la ville ; que lejuge de paix, M. Fix, après les avoir interrogés longuement etavoir dressé son procès-verbal, allait les envoyer à Nancy, où leuraffaire marcherait rondement.

Voilà comme cette espèce de guerre religieuses’envenimait dans notre pays ; les prédications des prêtresréfractaires en étaient cause ; et ce devait être encore bienpis dans le Midi et en Vendée ; il devait arriver de là biend’autres accusations à l’Assemblée nationale, puisque deux joursaprès le passage du curé Christophe aux Baraques, on vit ce décretaffiché partout : à la porte des églises, devant les mairieset les maisons d’école :

« L’Assemblée nationale, après avoirentendu le rapport de son comité des douze ; considérant queles troubles excités dans le royaume par les ecclésiastiques nonsermentés exigent qu’elle s’occupe sans délai des moyens de lesréprimer, décrète qu’il y a urgence.

» L’Assemblée nationale, considérant queles efforts auxquels se livrent constamment les ecclésiastiques nonsermentés, pour renverser la constitution, ne permettent pas desupposer à ces ecclésiastiques la volonté de s’unir au pactesocial, et que ce serait compromettre le salut public que deregarder plus longtemps comme membres de la société des hommes quicherchent à la dissoudre ; – considérant que les lois pénalessont sans force contre ces hommes qui, agissant sur les consciencespour les égarer, dérobent presque toujours leurs manœuvrescriminelles aux regards de ceux qui pourraient les faire réprimeret punir – après avoir décrété l’urgence, décrète ce quisuit :

» Art. 1er. La déportation desecclésiastiques insermentés aura lieu comme mesure de sûretépublique et de police générale, dans les cas et suivant les formesci-après. »

Alors, dans une dizaine d’articles, on voyaitles cas où les prêtres insermentés devaient être déportés, et leprincipal de ces articles revenait à celui-ci : « Lorsquevingt citoyens actifs du même canton se réuniront pour demander ladéportation d’un ecclésiastique non sermenté, le directoire dudépartement sera tenu de prononcer la déportation, si l’avis dudirectoire du district est conforme à la pétition. »

C’était un décret terrible ; mais ilfallait ou périr ou se défendre ! Quand on a prévenu lesgens ; quand on les a priés et suppliés d’être justes etraisonnables ; quand on leur a cent fois offert la paix etqu’ils la refusent en nous attaquant toujours avec une fureurnouvelle ; quand ils excitent la guerre civile et qu’ilsappellent l’étranger à leur secours, alors, à moins d’être deslâches ou des dupes, il ne reste plus qu’un moyen de s’endébarrasser : c’est de leur prouver qu’on est le plus fort etde les traiter, non plus en hommes de paix, mais comme des soldatsrévoltés contre la patrie. Si la nation avait été vaincue, quelaurait été le sort des patriotes ? Brunswick, l’ami des nobleset des prêtres réfractaires, va bientôt vous le dire dans saproclamation.

Ce décret était donc nécessaire. Ehbien ! Louis XVI y mit son veto.

Le bruit courait aussi que les émigrés, parmilliers, retournaient à Paris ; qu’ils y tenaient desréunions secrètes, et qu’on allait apprendre de grandsmalheurs.

L’Assemblée nationale, voulant empêcher cesgens de troubler l’ordre, décréta qu’un camp de 20 000 hommesserait formé dans les environs de la capitale. Mais Louis XVI mitencore son veto sur ce décret. En même temps il envoyaitMallet-Dupan aux Prussiens, pour leur dire de se dépêcher,et d’annoncer, en nous envahissant, qu’ils n’en voulaient pas à lanation mais aux factieux, et qu’ils venaient seulement rétablirchez nous le gouvernement légitime contre les anarchistes.

Voilà l’honnête homme, le bon roi, d’accordavec les ennemis de son peuple. Qu’on le plaigne : il voulaitnous remettre la corde au cou ; s’il avait réussi, vous et moinous travaillerions tous pour les couvents, les abbayes et lesseigneurs ; nous supporterions tous les impôts ; nosenfants ne pourraient obtenir aucun grade dans les armées, niremplir aucune fonction excepté celles de capucin, de laquais, depalefrenier, de domestique ; nous serions les derniers desmisérables ; mais les courtisans, les fainéants, les moinesprospéreraient et chanteraient les louanges de Sa Majesté. Lepauvre homme n’a pas réussi ; les patriotes ont vaincu lesrois de l’Europe, pour établir et maintenir chez nous la justice…Quel malheur !… Il est bien à plaindre !… et la reineaussi, cette bonne Marie-Antoinette, qui disait tous les jours queles Prussiens et son neveu le roi de Hongrie, empereur d’Allemagne,allaient venir la délivrer sur les corps de deux cent milleFrançais !

Les girondins, reconnaissant enfin qu’ilsétaient joués par la cour, résolurent de forcer le roi des’expliquer, et le ministre Roland lui écrivit une lettre, pour luidemander d’avoir au moins la franchise de se déclarer ouvertementpour ou contre la nation ; que, s’il était pour, il devaitsanctionner les deux décrets ; que, s’il était contre, ildevait maintenir son veto, et qu’alors le peuple sauraitque Louis XVI tenait avec les ennemis de la France.

C’était honnête ! Il luidisait :

« Votre Majesté jouissait de grandesprérogatives, qu’elle croyait appartenir à la royauté. Élevée dansl’idée de les conserver, elle n’a pu se les voir enlever avecplaisir ; le désir de se les faire rendre était aussi naturelque le regret de les voir anéantir. Ces sentiments ont dû entrerdans les calculs des ennemis de la révolution ; ils ont comptésur une faveur secrète, jusqu’à ce que les circonstances permissentune protection déclarée. Ces dispositions ne pouvaient échapper àla nation elle-même, et elles ont dû la tenir en défiance. VotreMajesté a donc été constamment dans l’alternative de céder à sesaffections particulières, ou de faire des sacrifices exigés par lanécessité, par conséquent d’enhardir les rebelles en inquiétant lanation, ou d’apaiser celle-ci en vous unissant à elle. Tout a sonterme, et celui de l’incertitude est arrivé.

» La déclaration des droits est devenueun évangile politique, et la constitution française une religionpour laquelle le peuple est prêt à périr… Tous les sentiments ontpris l’accent de la passion. La fermentation est extrême ;elle éclatera d’une manière terrible, à moins qu’une confianceraisonnée dans les intentions de Votre Majesté ne puisse enfin lacalmer ; mais cette confiance ne s’établira pas sur desprotestations, elle ne saurait plus avoir pour base que des faits…Il n’est plus temps de reculer ; il n’y a même plus moyen detemporiser : la révolution est faite dans les esprits ;elle s’achèvera au prix du sang et sera cimentée par lui, si lasagesse ne prévient pas les malheurs qu’il est encore possibled’éviter… Encore quelque délai, et le peuple contristé croiraapercevoir dans son roi l’ami et le complice desconspirateurs. »

Pour toute réponse, le roi destitua lesministres girondins ; mais l’Assemblée nationale décréta queces ministres emportaient les regrets de la patrie, et que lalettre de Roland serait envoyée aux 83 départements.

Le roi nomma ensuite Dumouriez ministre de laguerre. Ce général était un homme très fin ; lorsqu’il vitque, malgré ses conseils, Louis XVI ne voulait pas sanctionner lesdeux décrets, il aima mieux se démettre lui-même et prendre unpetit commandement à l’armée ; de sorte que le roi, netrouvant plus un homme de bon sens pour courir le danger de sesdeux veto, fut très découragé. La reine lui rendaitconfiance, en disant : « Les Prussiens viendront bientôt.Encore un peu de patience !… Il ne faut pas se laisserabattre ; les prêtres nous soutiennent aussi ; toutmarche bien en Vendée, etc. »

Ces choses ont été racontées plus tard par unefemme de Marie-Antoinette, et je crois que c’est vrai ; celadevait se passer comme dans notre baraque, lorsque mon père perdaitconfiance et que ma mère lui disait :

– Sois tranquille ! le temps de lamilice approche ; nous vendrons Nicolas, Claude ouMichel ; sur trois il faudra bien qu’un gagne ! Alorsnous aurons du repos ; nous payerons l’usurier et nousachèterons avec le reste une vache ou bien deux chèvres.

C’est toujours la même histoire ;seulement au lieu de vendre Nicolas, Claude ou moi, la reine auraitpeut-être cédé l’Alsace. Toute la France s’en méfiait ; cetteidée vous pesait sur le cœur, et c’était lourd ; car ledernier Baraquin aimait mieux son pays que ces gens-là, j’en suissûr ! Le vrai patriotisme est dans le peuple ; il aime laterre, lui, qu’il retourne et qu’il ensème ; les autres aimentles places où l’on attrape de bonnes pensions sans rien faire. Aumoins dans le temps c’était comme cela.

Tous les soirs, au club, on faisait desmotions de tout exterminer, et Chauvel répétait sanscesse :

– Du calme ! du calme !… Lacolère ne sert à rien ; elle trouble tout !… Ces deuxveto nous font du bien, l’ennemi se découvre ; ilvaut mieux le voir en face. Jusqu’à présent nous avions eu dudoute, à cette heure nous n’en avons plus ; on veutl’agitation, le trouble, la division entre nous !… C’est leplan de nos ennemis ; raison de plus pour être unis et desang-froid. On ne veut pas de patriotes fédérés aux environs deParis, raison de plus pour en envoyer de bons ! Que chacuns’apprête à marcher ; que ceux qui resteront se cotisent pourfaire la solde des autres. Que chacun agisse selon ses moyens…Attention !… Restons unis et pas de trouble !

C’est ainsi qu’il parlait ! Et puis onlisait les discours des Jacobins, de Bazire, de Chabot, deRobespierre, de Danton, et l’on voyait que ces hommes n’avaient paspeur, qu’ils ne voulaient plus reculer ; au contraire. Tousregardaient la destitution des ministres girondins comme un malheurpublic, parce qu’au moins ceux-là ne s’entendaient pas avecl’étranger, et que, s’ils voulaient la guerre, c’était pour faireavancer plus vite la révolution, et non pour nous livrer auxennemis.

Parmi les clubs du pays, le nôtre, à cause dubon sens de Chauvel et de sa fermeté dans l’ordre, était peut-êtrele meilleur. On envoyait nos motions aux Jacobins, et quelquefoisil en était fait mention dans le rapport des séances.

Mais alors Lafayette, qu’on avait toujoursreprésenté comme un bon patriote, que maître Jean aimait tant etque les girondins avaient soutenu contre les montagnards, tout àcoup ce Lafayette découvrit ses batteries, et l’on reconnutqu’elles étaient pointées sur nous ; qu’il tenait avec la couret le roi et qu’il se moquait du peuple. Ce qu’il avait faitjusqu’à ce jour était en grande partie par vanité, maintenant ilrentrait dans sa vieille nature : c’était un marquis !.,et même un marquis dangereux, puisqu’il avait une armée et qu’ilpouvait essayer de l’entraîner contre l’Assemblée nationale.

C’est la première fois qu’on vit un pareildanger ; depuis, d’autres généraux ont eu la même idée !Heureusement Lafayette n’avait pas remporté de grandesvictoires ; il disait bien, après un petit combat en avant deMaubeuge, où les Autrichiens avaient été battus : « Monarmée me suivra ! » mais il n’en était pas sûr, et secontenta d’écrire à l’Assemblée une lettre très insolente,déclarant que les Jacobins étaient cause de tout le désordre,traitant les girondins d’intrigants, et donnant en quelque sortel’ordre à l’Assemblée nationale de dissoudre tous les clubs, et deretirer ses deux décrets sur les prêtres réfractaires et sur lecamp au nord de Paris.

Allez donc vous fier à des marquis amis deWashington !… Un soldat sans victoires qui veut donner desordres aux représentants du pays !… Aussi, depuis ce temps-là,M. le marquis de Lafayette, tantôt l’ami de Washington, tantôtle défenseur de la cour, était connu. Le roi n’en voulait pas plusque les patriotes ; il était trop républicain pour lui et tropmarquis pour nous.

Voilà les gens qui veulent porter l’eau surles deux épaules, et se figurent avoir plus d’esprit que tout lemonde. La garde nationale, depuis son départ de Paris, s’étaitréunie avec le peuple ; les bourgeois et les ouvriers tenaientensemble, comme en 89 ; le maire Pétion, avec son bon sens,les avait réconciliés ; et quand on vit l’insolence de cemarquis, on s’accorda pour célébrer l’anniversaire du serment duJeu de paume, qui tombait au 20 juin. Chauvel nous en parlait déjàhuit jours à l’avance, dans son arrière-boutique.

– C’est la plus grande fête nationale,disait-il, le coude au coin de son bureau et la tête penchée d’unair joyeux ; oui, le serment du Jeu de paume vaut, dans songenre, la prise de la Bastille ; ce devraient être là les deuxgrandes fêtes inscrites au calendrier, comme chez les juifs lepassage de la mer Rouge et l’arrivée au mont Sinaï !

Il prenait une prise tout doucement, enclignant de l’œil ; et, la veille du 20 juin, même avant deconnaître la lettre de Lafayette, qui n’arriva chez nous que le 24,Chauvel nous dit :

– Nous ne pouvons pas célébrer le sermentdu Jeu de paume à Phalsbourg ; dans une place forte ilfaudrait avoir la permission du ministre et je n’ai pas voulu lademander ; mais c’est égal, je vous engage tout de même àprendre demain, après dîner, un bon verre de vin en l’honneur de cejour ; nous ne serons pas les seuls en France !

Et nous comprîmes alors qu’il se passeraitquelque chose le lendemain, qu’il le savait, mais que sa grandeprudence l’empêchait de nous le dire.

Tout le monde sait aujourd’hui que le 20 juin1792 le peuple de Paris se leva de bon matin, et que, sous laconduite du brasseur Santerre, du boucher Legendre, de l’orfèvreRossignol et de quelques autres bons patriotes, une fouleinnombrable d’hommes, de femmes et d’enfants, avec des canons etdes piques, des drapeaux tricolores et des culottes pendues au boutde longues perches, se rendirent à l’Assemblée nationalecriant : « À bas le veto ! Vivent lesministres girondins ! » et chantant le « Çaira ! »

L’Assemblée nationale leur ouvrit sesportes ; ils défilèrent à vingt-cinq ou trente mille pendanttrois heures, et puis ils allèrent aussi visiter le roi, la reineet leurs ministres au château des Tuileries.

La garde nationale, qui n’était plus commandéepar Lafayette, au lieu de tirer dessus, se mit à fraterniser aveceux ; et tous ensemble, pêle-mêle, montèrent dans lepalais.

Alors ces pauvres gens, qui n’avaient jamaisvu que la misère, virent ce château plein de dorures et d’objetsd’art de tous les états : peintures, instruments de musique,armoires pleines de verreries et de porcelaines ; ils enfurent émerveillés. Ils virent aussi le roi, que ses domestiquesentouraient dans l’embrasure d’une fenêtre. Le boucher Legendre luidit qu’il fallait sanctionner les décrets, que le peuple était lasd’être pris pour une bête, qu’il voyait clair et ne se laisseraitplus tromper.

C’étaient les propos d’un homme simple.

Le roi lui promit d’observer la constitution.Ensuite il monta sur une table, mit un bonnet rouge et but un verrede vin à la santé de la nation.

Le tumulte était grand dans cette salle ;mais le maire Pétion, étant arrivé, dit à cette quantité depatriotes qui se complaisaient à regarder le château que, s’ilsrestaient plus longtemps, les ennemis du bien public envenimeraientleurs intentions ; qu’ils avaient agi avec la dignité d’hommeslibres, et que le roi verrait dans le calme ce qu’il aurait àdécider. Ils comprirent que le maire avait raison, et défilèrentjusqu’au soir, en saluant la reine et les princesses, assises dansune de ces grandes chambres, avec le petit dauphin.

Voilà ce que bien des gens ont représentécomme un crime du peuple contre le roi. Moi, plus j’y pense, plusje trouve cela simple et naturel. Sans doute on n’aime pas voir unegrande foule dans sa maison ; mais un roi doit être comme unpère pour son peuple. Louis XVI avait dit cent fois :« Je suis le père de mes sujets ! »

Eh bien ! si c’était vrai, s’il lepensait, cela ne devait pas l’étonner ; rien n’est plusnaturel que d’aller voir son père, et de lui demander ce qu’ondésire. Mais, pour dire la vérité, je crois qu’il disait cela commeautre chose, et que cette visite de ses enfants lui parut unspectacle terrible, parce qu’ils étaient trop sans gêne. Et commeles Valentins ne manquaient pas en ce temps, ils poussèrent deslamentations qui n’en finissaient plus.

D’un autre côté les patriotes avaient espéréque Louis XVI, en voyant cette masse de gens, ferait des réflexionset qu’il sanctionnerait les décrets. C’était la pensée de Chauvel.Mais le roi s’obstina dans son veto, de sorte qu’onreconnut que c’était une affaire manquée et que nos ennemisallaient en tirer avantage.

On pouvait y compter. Tout le parti desfeuillants et des soi-disant constitutionnels, Barnave, Mounier,Lally-Tollendal, Duport, les frères Lameth, ceux qui parlaienttoujours du respect de la constitution au peuple et qui donnaientdes conseils à la cour pour la détruire, ces gens, la moitié de lagarde nationale et soixante-seize directoires de départementlevèrent les mains au ciel en criant que tout était perdu, qu’on nerespectait plus le roi ; qu’il fallait mettre en accusationSanterre, Rossignol et Legendre, tous les chefs de la manifestationdu 20 juin, et le maire de Paris, Pétion, pour n’avoir pas faitmitrailler le peuple, comme Bailly au Champ de Mars. EnfinLafayette lui-même, au lieu de rester à son poste et d’observer lesquatre-vingt mille Autrichiens et Prussiens réunis à Coblentz pournous envahir, Lafayette quitta tout et vint à Paris, demander aunom de l’armée le châtiment des insurgés du 20 juin.

À l’Assemblée on lui fit beaucoup d’honneurs,ce qui n’empêcha pas le girondin Guadet de dire :

« En apprenant que M. Lafayetteétait à Paris, j’ai pensé tout de suite : Nous n’avons plusd’ennemis extérieurs, les Autrichiens sont vaincus. Cette illusionn’a pas duré longtemps ; nos ennemis sont toujours les mêmes,notre situation extérieure n’a pas changé, et cependantM. Lafayette est à Paris ! Quels puissants motifsl’amènent ? Nos troubles intérieurs ? Il craint donc quel’Assemblée nationale n’ait pas assez de puissance pour lesréprimer ? Il se constitue l’organe de son armée et deshonnêtes gens… Ces honnêtes gens où sont-ils ? Cette armée,comment a-t-elle pu délibérer ? Je crois que M. Lafayetteprend le vœu de son état-major pour celui de l’armée toutentière ; et je dis que s’il a quitté son poste sans congé duministre, il viole la constitution. »

C’était clair !

Lafayette est le premier exemple de cesgénéraux qui, par la suite, ont planté là leurs armées pour venirs’emparer du pouvoir, sous prétexte de sauver le pays.

On aurait dû l’arrêter et le faire juger parun conseil de guerre ; s’il avait eu dix ans de boulet, commeun simple soldat, les autres ne se seraient pas tant pressés devenir à Paris sans ordre.

Enfin, après avoir dénoncé les Jacobins àl’Assemblée nationale, il courut offrir à Leurs Majestés de lesconduire à Compiègne, où le roi pourrait ordonner la révision de laconstitution, rétablir la monarchie dans ses prérogatives et lanoblesse dans ses privilèges civils ; lui, Lafayette, sechargeait d’exécuter les volontés du roi, et, si Paris résistait,de le traiter en ville rebelle. C’est ce qu’on a su plus tard, pardes lettres de Coblentz. Mais la reine et le roi lui firentmauvaise mine.

La reine voulait être délivrée par lesPrussiens, et non par M. Lafayette, qui l’avait trimballée deVersailles à Paris, au milieu de la multitude en guenilles,criant : « Voici le boulanger, la boulangère et le petitmitron ! » Elle ne pouvait oublier cela, ni s’habituer àl’idée d’une constitution quelconque, et bien moins encore à voirdans M. Lafayette le sauveur de la monarchie. Le gouvernementabsolu des Prussiens et celui de François, son neveu, roi de Bohêmeet de Hongrie, empereur d’Allemagne, valait bien mieux.

Lafayette, reconnaissant alors que le temps ducheval blanc était passé, essaya tout de même d’assembler la gardenationale, pour exterminer le club des Jacobins ; mais lemaire Pétion défendit de battre le rappel ; personne ne vintet M. le marquis désolé retourna tranquillement à son armée,près de Sedan.

Les patriotes avaient bien vu latrahison ; de tous les côtés l’Assemblée nationale recevaitdes pétitions, pour lui demander la punition des traîtres, etsurtout de Lafayette.

C’est alors, au commencement de juillet 1792,pendant les plus grandes chaleurs de l’année, que des milliers defédérés, sans s’inquiéter du veto, se mirent en route pourformer le camp de vingt mille hommes. Ils partaient par petitesbandes de cinq ou six, en blouse, en carmagnole, le bonnet rougesur la nuque, avec la chemise, la culotte, les souliers de rechangedans le mouchoir au bout du bâton, et criaient :

– À Paris !… À Paris !

Les plus raisonnables, les vieux, qu’onarrêtait pour leur offrir une chope ou bien un petit verre sur lepouce, vous disaient :

– Nous allons là-bas défendre la liberté,secouer l’oppression et punir les traîtres.

Ils étaient tout blancs de poussière ;mon cœur sautait en les regardant s’en aller et se retourner, lebonnet ou le chapeau en l’air, pour nous crier :

– Adieu !… vous aurez bientôt de nosnouvelles !

J’aurais voulu les suivre ; mais l’idéedes père et mère, de Mathurine et d’Étienne, qui ne pouvaient sepasser de moi, me retenait. Quel crève-cœur d’être forcé derester !

Le ministre du roi, Terrier, écrivit alors auxdirectoires de tous les départements, d’arrêter et de disperser partous les moyens ces rassemblements ; de rappeler aux districtset aux municipalités que les magistrats devaient, sous leurresponsabilité, donner l’ordre aux officiers de police, à lagendarmerie nationale, à toutes les forces publiques, d’empêcherces gens de quitter leur pays, sous prétexte de se rendre à lacapitale. Mais sa lettre ne produisit aucun effet ; aucontraire, tous les clubs se mirent à crier contre, et Chauveldéclara que c’était une véritable trahison ; qu’on avaitpermis aux Prussiens et aux Autrichiens de se réunir ; qu’onleur avait en quelque sorte déblayé le chemin de la patrie ;et que maintenant on se servait encore du veto, de menacesde loi martiale et d’autres moyens abominables, pour empêcher lescitoyens de faire leur devoir.

On savait aussi que les domestiques du roi,habillés en gardes nationaux, allaient partout crier contre lesfédérés, qu’ils traitaient de « sans-culottes », comme sic’était un crime d’être pauvre ! et comme si très souvent celane prouvait pas qu’on a plus de cœur et plus de respect de soi-mêmeque des gueux pareils ; car de se faire valet, ce n’est pasdifficile et on y gagne plus d’argent qu’en travaillant de sonmétier du matin au soir.

Tout le monde pensait qu’il était temps demettre cette mauvaise race à la raison, et l’Assemblée nationaledécréta que les citoyens gardes nationaux, que l’amour de laconstitution amenait à Paris, soit pour rejoindre l’armée deréserve à Soissons, soit pour aller aux frontières, se feraientinscrire à la municipalité ; qu’ils assisteraient aux fêtes dela fédération du 14 juillet ; qu’ils recevraient des billetsde logement militaire pour trois jours, et qu’ensuite lamunicipalité leur délivrerait un ordre de route par étapes jusqu’àleur destination, où leurs bataillons seraient organisés et soldéssur le pied de guerre.

C’est ce décret qui fit du bien. Il fut envoyépar courrier extraordinaire aux quatre-vingt-troisdépartements ; et le roi, la reine, les courtisans et lesministres durent reconnaître alors que le veto n’était pastout ; que malgré la retraite de Luckner devant lesAutrichiens, dans les Pays-Bas, par ordre du gouvernement ;malgré la réunion de quatre-vingt-quinze mille Prussiens etAutrichiens à Coblentz, avec vingt mille émigrés prêts à nousenvahir ; malgré le beau plan de Bouillé, qui tenait sapromesse de montrer le chemin de la France à l’étranger, et queFrédéric-Guillaume, François II et Brunswick avaient convoqué àleur conseil ; malgré son beau plan d’attaquer Longwy, Sedan,Verdun, qui seraient à peine défendus, et puis de marcher surParis, par Rethel et Reims, à travers les belles plaines de laChampagne, où l’on trouverait les greniers et les granges de nospaysans pour nourrir l’invasion ; malgré les prédications desprêtres réfractaires, qui détachaient de plus en plus la Vendée etla Bretagne de notre révolution, et le soulèvement des paysans dubas Languedoc par M. le comte du Saillant, lieutenant généraldes princes ; enfin, que malgré toutes les trahisons de lanoblesse, de la cour et des évêques, réunis contre nous pourrétablir le bon plaisir du roi, la partie n’était pas belle poureux. Oui, s’il leur restait l’ombre du sens commun, ces gens-làdevaient voir que les armées des savetiers et des avocats, commeils nous appelaient, n’avaient pas peur des fameux grenadiers deFrédéric, ni des uhlans du roi de Bohême et de Hongrie, ni desillustres descendants de la race des fiers conquérants.

Et d’abord, quand on se bat pour soi, c’estautre chose que de se faire casser les os pour un prince qui vousmettra de côté comme une vieille béquille hors de service. Cetteidée aurait dû leur venir, et je crois aussi que Louis XVIl’avait : car on a trouvé plus tard dans l’armoire de fer deslettres désolées, dans lesquelles il racontait le trouble et lesinquiétudes que lui causait la réunion de l’armée des savetiers etdes avocats, qu’il aurait bien voulu voir en guerre les uns contreles autres.

Moi je n’oublierai jamais ce passage desfédérés, et surtout le cri terrible de la France, lorsque, aucommencement de juillet, pendant ce grand mouvement de patriotes,le fameux discours du girondin Vergniaud fut répandu dans le pays,et que chacun reconnut que notre pensée sur la trahison de LouisXVI était celle de l’Assemblée nationale. C’est Chauvel lui-mêmequi lut ce discours à notre club ; on pâlissait rien que del’entendre. Vergniaud disait :

– C’est au nom du roi, pour venger ladignité du roi, pour défendre le roi, pour venir au secours du roi,que les princes français ont soulevé les cours de l’Europe ;que s’est conclu le traité de Pilnitz ; que l’Autriche et laPrusse ont pris les armes… Tous les maux qu’on s’efforced’accumuler sur nos têtes, tous ceux que nous avons à redouter,c’est le nom seul du roi qui en est le prétexte ou la cause.

Et puis, parlant de la constitution, quichargeait le roi seul de défendre la patrie, ils’écriait :

– O roi, qui n’avez feint d’aimer leslois que pour conserver la puissance qui vous servirait à lesbraver ; la constitution, que pour qu’elle ne vous précipitâtpas du trône où vous aviez besoin de rester pour la détruire ;la nation, que pour assurer le succès de vos perfidies, en luiinspirant de la confiance ; pensez-vous nous abuser avecd’hypocrites protestations ? Était-ce nous défendre qued’opposer aux soldats étrangers des forces dont l’infériorité nelaissait même pas d’incertitude sur leur défaite ? Était-cenous défendre que d’écarter les projets tendant à fortifierl’intérieur du royaume, ou de faire des préparatifs de résistancepour l’époque où nous serions déjà devenus la proie destyrans ? Était-ce nous défendre que de ne pas réprimer ungénéral qui violait la constitution, et d’enchaîner le courage deceux qui la servaient ? Non, non, vous n’avez pas rempli levœu de la constitution ! Elle est peut-être renversée, maisvous ne recueillerez pas le fruit de vos parjures ! Vous nevous êtes pas opposé par un acte formel aux victoires qui seremportaient en votre nom sur la liberté ; mais vous nerecueillerez pas le fruit de vos indignes triomphes. Vous n’êtesplus rien pour cette constitution que vous avez si indignementviolée, pour ce peuple que vous avez si lâchement trahi !

Quel cri d’indignation et de colère s’élevadans le club et sur la petite place où la voix de Chauvels’étendait ! Tout cela n’était que la vérité, chacun l’avaitpensé d’avance ; avec un roi pareil, dont les intérêts étaientcontraires à ceux de la nation, il fallait périr ; aussi toutle monde disait :

Il faut le jeter à bas ; il faut que celafinisse, et que le peuple lui-même songe à se défendre !

Mais ce qui montre encore mieux l’indignetrahison de Louis XVI, c’est que, le jour suivant, ses propresministres vinrent déclarer à l’Assemblée nationale que notretrésor, nos armées et notre marine étaient en si mauvais état,qu’ils donnaient leur démission en masse. Et puis, après avoir ditcela, ces braves gens se sauvèrent de la salle, sans écouterseulement ce qu’on avait à leur répondre, comme ces banqueroutiersqui, n’ayant rien de bon à dire, s’échappent soit en Angleterre,soit ailleurs, en laissant les honnêtes gens dans la misère. Celasignifiait : « Vous avez eu confiance en nous. Au lieu demettre la France en état de résister à l’invasion, nous n’avonsrien fait du tout. Maintenant nos amis les Prussiens et lesAutrichiens sont prêts ; ils s’avancent… Voyons comment voussortirez de là ! »

Chapitre 11

 

Nous en sommes sortis tout de même !

Le lendemain, 11 juillet 1792, l’Assembléenationale déclara « la patrie en danger », et toute laFrance fut debout.

Ces mots de « patrie en danger »voulaient dire :

« Vos champs, vos prés, vos maisons, vospère et mère, vos villages, tous les droits et toutes les libertésque vous venez de gagner contre les nobles et les évêques, sont endanger. Les émigrés viennent, avec des masses de Prussiens etd’Autrichiens, pour vous voler et vous piller, vous massacrer,brûler vos granges et vos baraques ; vous faire payer la dîme,la gabelle, le champart, etc., de père en fils !…Défendez-vous et tenez bien ensemble ; ou bien remettez-vous àtravailler comme des bœufs, pour le couvent et leseigneur. »

Voilà ce que cela voulait dire ! Et c’està cause de cela que nous avons marché comme un seul homme ;c’est à cause de cela que nos coups ont été terribles : nousétions tous dans les idées de la révolution ; nous défendionstous nos biens, nos droits et notre liberté.

Ce décret fut proclamé dans toutes lescommunes de France. Le canon tirait toutes les heures ; letocsin sonnait dans tous les villages ; et quand les gensapprenaient que leur champ risquait d’être envahi, vous pensez bienqu’ils laissaient la faucille dans le sillon et couraient empoignerle fusil ; car le champ portera des moissons encore l’annéeprochaine et dans dix et cent ans ; la moisson, on peut labrûler, on peut la faire pâturer aux chevaux des Prussiens ;le principal, c’est de garder le champ, qui portera du blé, del’orge, de l’avoine et des pommes de terre, pour les enfants et lespetits-enfants.

Chez nous, quand le grand Élof Collin, sur uneestrade au milieu de la place, nous lut le décret, en criant commeun vieil épervier sur son rocher : « Citoyens, la patrieest en danger ! Citoyens, venez au secours de lapatrie !… » l’enthousiasme commença d’abord parmi lesfils d’acquéreurs de biens nationaux, qui savaient que si lesémigrés revenaient, leurs pères seraient pendus. C’est pourquoitous, par cinq, six, dix à la file, montaient sur l’estrade et sefaisaient inscrire.

Moi je n’avais encore rien, mais j’espéraisavoir ; je ne voulais pas toujours travailler pour les autres,et puis j’étais dans les idées de Chauvel sur la liberté ; jeme serais fait massacrer pour la liberté ! et même encore àl’âge où je suis, mon vieux sang bouillonne, rien que de penserqu’un gueux pourrait vouloir attenter sur ma personne ou sur mesbiens.

Je n’attendis donc pas longtemps ; je vistout de suite ce qu’il fallait faire : aussitôt laproclamation finie, je montai m’enrôler dans les volontaires. Lepremier en tête de la liste, c’est Xaintrailles ; le deuxième,Latour-Foissac, et le troisième, c’est Michel Bastien, desBaraques-du-Bois-des-Chênes.

Ah ! de vous dire que ça ne me coûtaitrien, j’aurais tort. Je savais que mon pauvre vieux père allaitêtre dans la misère pendant trois ans, et que maître Jean seraitdans un grand embarras pour sa forge ; mais je savais aussiqu’il fallait nous défendre, et qu’on ne pouvait pas envoyer desnobles à notre place ; qu’il fallait nous en mêler nous-mêmes,ou traîner la brouette dans tous les siècles.

Et comme je descendais, le billet d’enrôlementdans le ruban de mon chapeau, mon père était là qui me tendait lesbras. Nous nous embrassâmes sur la première marche de l’estrade,aux cris de : Vive la nation ! Son menton tremblait, deslarmes coulaient sur ses joues ; il me serrait en sanglotantet disait :

– C’est bien, mon enfant !Maintenant je suis content… Le coup de Nicolas est guéri… Je nesens plus mon mal !

Il disait cela, parce que c’était un honnêtehomme, et que rien au monde ne pouvait lui faire plus de peine quela trahison d’un de ses fils contre son propre sang et son proprepays, mais alors il fut soulagé.

Maître Jean aussi m’embrassa : car ilpensait bien que j’allais joliment défendre sa ferme de Pickeholtz,et que si les autres revenaient, ça ne serait pas de ma faute. Ilavait raison ; avant de lui toucher un cheveu, il aurait fallume hacher en mille morceaux.

Enfin, voilà, je ne dis ni plus ni moins quela vérité ; l’enthousiasme qui dure vient de la justice, dubon droit et du bon sens.

Je n’ai pas besoin de vous peindre les cris,les embrassades, les poignées de main et les jurements de vaincreou mourir ; chacun sait que c’est toujours la même chose, etque depuis, en trompant le peuple avec leurs mauvaises gazettes,des êtres remplis d’orgueil et de bêtise sont parvenus à exciter lemême enthousiasme, pour des guerres qui ne regardaient pas laFrance et qui lui ont fait le plus grand tort. Seulement cette foisc’était sérieux ; la nation avait de l’enthousiasme pour sonpropre compte ; elle se battait pour défendre ses biens et saliberté ; cela vaut mieux que de se faire massacrer pour lagloire d’un roi ou d’un empereur.

Aussi je me rappelle toujours avecattendrissement ces hommes et ces femmes, ces vieux et cesvieilles, tout courbés et pliés, les bras pendant sur les épaulesde leurs garçons qu’ils venaient d’enrôler ; de pauvres gens,on peut le dire, des malheureux du Dagsberg, qui n’avaient rien àgarder et qui vivaient dans leurs huttes de bûcheron ou decharbonnier, sans aucun intérêt à cette guerre ; mais ilsavaient pourtant l’amour de la liberté, de la justice et de lapatrie ! Et les dons patriotiques pour les parents desvolontaires, pour les blessés, pour l’équipement des troupes ;les offrandes de toutes sortes des malheureux infirmes, quisuppliaient nos officiers municipaux de recevoir aussi leurspauvres deux liards ; les enfants qui pleuraient, parce qu’ilsn’avaient pas l’âge d’entrer dans les tambours ou lestrompettes ! toutes ces choses étaient naturelles, chacunfaisait ce qu’il pouvait.

Mais ce qui me revient encore mieux, ce qui meréveille et me fait revivre comme à vingt ans, c’est de me rappelerque sur le midi, pendant que maître Jean, Létumier, mon père etmoi, nous étions à table dans la bibliothèque de Chauvel, lesvolets fermés à cause de la grande chaleur du jour, et que de tempsen temps la sonnette allait ; que Marguerite sortait servir lapratique, et puis rentrait sans oser me regarder ; et que moi,malgré le bon vin, la bonne chère, je ne pouvais pourtant pas rirecomme les autres, ni paraître bien content d’aller tout de suite aucamp de Wissembourg, tout à coup Chauvel prit une vieillebouteille, et dit, en la débouchant entre ses genoux :

– Celle-ci, mes amis, nous allons laboire à la santé de Michel ; videz vos verres !

Et que posant la bouteille sur la table, il meregarda d’un air grave, en me disant :

– Écoute, Michel, tu sais que je t’aimedepuis longtemps ; ta conduite d’aujourd’hui augmente encoremon estime pour toi ; elle me montre que tu es un homme. Tun’as pas attendu pour faire ton devoir de patriote, malgré tout cequi peut te retenir ici… c’est bien !… Maintenant tu vaspartir ; tu vas défendre les droits de l’homme ; si nousn’avions pas d’autres devoirs, tu ne partirais pas seul, nousserions dans les rangs ensemble. Mais à cette heure parlefranchement : est-ce que tu ne regrettes rien ici ?Est-ce que tu pars le cœur content ? Est-ce que tu n’auraisrien à nous demander ? un de ces cadeaux patriotiques, qu’onne fait qu’aux hommes qu’on estime et qu’on aime !

Il me regardait, et je sentis que je devenaistout rouge ; mes yeux se tournaient malgré moi du côté deMarguerite, pâle et les yeux baissés, mais pourtant ferme. Jen’osais parler, le silence était grand. Et regardant mon père,Chauvel dit :

– Hé ! père Bastien, dites donc, jecrois que ces enfants s’aiment.

– Ah ! je crois bien que oui,répondit mon père, et depuis longtemps !

– Si nous les fiancions ensemble, qu’enpensez-vous, père Bastien ?

– Ah ! monsieur Chauvel, ce seraitle bonheur de ma vie !

Comme ils parlaient ainsi d’un air gai,Marguerite et moi nous nous étions levés, sans oser nousapprocher ; alors Chauvel s’écria :

– Hé ! mes enfants, embrassez-vousdonc, embrassez-vous !

Et tout de suite nous étions dans les brasl’un de l’autre. Marguerite cachait sa figure sur mon épaule ;elle était à moi. Quel bonheur de pouvoir embrasser ainsi cellequ’on aime, devant tout le monde, devant ses parents, devant sesamis !… Ah ! qu’on est fier de la tenir, et quelle forceil faudrait pour vous l’ôter !

Maître Jean riait de son bon gros rire debrave homme ; et Chauvel, retourné de notre côté, sur sachaise, dit :

– Je vous fiance l’un à l’autre ! Tuvas partir, Michel, et dans trois ans, quand tu reviendras, ellesera ta femme. Tu l’attendras, n’est-ce pas, Marguerite ?

– Toujours ! dit-elle.

Et je sentis ses bras me serrer. Alors je nepus m’empêcher de pleurer, et je dis :

– Je n’ai jamais aimé que toi… je n’enaimerai jamais d’autre… Je suis content d’aller me battre pour voustous, car vous êtes ceux que j’aime !

Et je me rassis. Marguerite sortit aussitôt.Chauvel remplit nos verres et s’écria :

– Voici une belle journée !… À lasanté de mon fils Michel !

Mon père répondit :

– À la santé de ma filleMarguerite !

Et tous ensemble nous dîmes :

– À la patrie !… À laliberté !

Cent soixante-trois volontaires nationauxs’engagèrent ce jour-là à Phalsbourg. Tout le pays était dansl’enthousiasme et voulait défendre ce que nous avions ; pasune âme ne restait aux champs. Dehors, sur la place et dans lesrues, on n’entendait que les cris de « Vive la nation !Ça ira !… ça ira !… » Et puis le tintement descloches et, d’heure en heure, le canon de l’arsenal, qui faisaitgrelotter nos vitres. Nous, dans le fond de la boutique, nouscontinuions à fraterniser ; de temps en temps un patriotecriait dans la porte :

– Tant de volontaires !

On le faisait entrer et vider un verre de vin,en l’honneur de la patrie. Chauvel prenait de bonnes prises ets’écriait en clignant de l’œil :

– Ça marche !… tout irabien !

Il parlait aussi de grands coups qui sepréparaient à Paris, sans dire pourtant ce que c’était.

Maître Jean avait déjà comme premier garçon àsa ferme de Pickeholtz mon frère Claude, un véritable homme du bonDieu, sans malice, très bon laboureur, et qui faisait tout ce qu’onlui disait ; mais aucune idée ne lui serait venue de lui-même,et maître Jean aimait mieux ça, parce qu’il avait du plaisir àcommander. Alors il dit que Mathurine partirait aussi pour saferme ; car de trouver une meilleure ménagère, plus soigneuse,plus économe et même un peu avare, comme il convient à ceux quivivent de leur travail, il ne fallait pas l’espérer dans notrepays. Maître Jean, voulant se remettre à la tête de sa forgejusqu’à mon retour, avait arrangé tout de suite les choses de cettemanière ; et mon père, qui gagnait encore de huit à dix souspar jour, qui n’avait plus de dettes et possédait deux chèvres, seregardait comme très heureux, d’autant plus que Chauvel disaitqu’on trouverait une petite place en ville pour mon frèreÉtienne.

Sur les cinq heures, le secrétaire de lamairie, Freylig, vint nous dire que les volontaires de la villepartiraient le lendemain matin, à huit heures, pour le camp deWissembourg, et qu’ils attendraient ceux des autres villages ducanton au Graufthal, où était fixé le rendez-vous général. Celanous rendit un peu plus graves ; mais la bonne humeur continuatout de même ; on but encore quelques bons coups, et comme lanuit était venue, il fallut enfin retourner aux Baraques. Chauvelferma sa boutique, Marguerite, en cheveux, prit mon bras jusqu’à laporte de France. C’était la première fois qu’on nous voyaitensemble dehors ; les gens regardaient en nous criant :« Vive la nation ! »

Chauvel, maître Jean et mon père noussuivaient. Sur le pont, en face du corps de garde, on s’embrassatendrement ; Chauvel et Marguerite retournèrent chez eux, etnous continuâmes notre chemin en chantant et riant comme des gensheureux, et, mon Dieu ! pourquoi ne pas le dire ? un peugris, à cause du bon vin et de la bonne journée. Tous ceux que nousrencontrions étaient dans le même état ; il fallaits’embrasser et crier « Vive la nation ! »ensemble.

Vers neuf heures, à la nuit close, nousquittâmes maître Jean et Létumier devant l’auberge desTrois-Pigeons, en leur souhaitant le bonsoir ; mais s’ilsdevaient se coucher et dormir tranquillement, autre chose nousattendait, mon pauvre père et moi. Je vous raconte cela pour vousfaire comprendre le reste de mon histoire, et puis, en ce monde, lebon et le mauvais marchent ensemble ; et ceci vous montreraque si les patriotes ont fini par remporter la victoire, ce n’estpas sans peine, puisque chacun avait en quelque sorte la Vendéedans sa propre famille.

Mon père et moi nous continuions donc dedescendre la vieille rue pleine d’ornières et de fumier ; ilfaisait un beau clair de lune. Nous chantions d’un air joyeux, etpourtant tout cela n’était plus que pour nous raffermir ennous-mêmes ; nous pensions à la mère, qui n’allait pas êtrecontente d’apprendre que je partais comme volontaire, et encorebien moins que j’étais fiancé avec une hérétique : nouschantions pour reprendre confiance ! Mais à cent pas de notrebaraque nous n’eûmes plus envie de chanter, et nous nousarrêtâmes : car la mère était là, dans sa jupe de toile grise,le gros bonnet lié derrière, ses cheveux pendants, et ses bras secshors des manches de sa chemise jusqu’aux coudes. Elle était assisesur les marches de notre vieille baraque, les mains autour de sesgenoux et le menton dessus ; elle nous regardait deloin ; ses yeux brillaient, et nous comprîmes qu’elle savaitdéjà ce qui se passait.

Je n’ai jamais rien senti de pareil. J’auraisvoulu m’en retourner ; mais mon père me dit :

– Avançons, Michel !

Et je vis qu’il n’avait pas peur cettefois.

Nous approchions donc ; et comme nousn’étions plus qu’à vingt pas, la mère courut sur moi, en poussantun cri terrible, un cri, Dieu me pardonne de le dire, un véritablecri de sauvage. Elle m’enfonça ses deux mains dans le cou etm’aurait presque arraché à terre, si je ne l’avais saisie par lesbras, pour l’empêcher de m’étrangler. Mais alors elle me donna descoups de pied dans les jambes, en criant :

– Va tuer Nicolas ! va tuer tonfrère !… Va, va, mauvais calviniste !

En même temps elle essayait de me mordre. Onl’entendait dans tout le village ; les gens sortaient de leurmaison, c’était un grand scandale.

Le père l’avait prise au casaquin, derrière,et la tirait des deux mains pour la forcer de me lâcher ; maiselle, voyant cela, se jeta tout à coup sur lui comme une furieuse,en le traitant de jacobin ; et sans le grand charbonnierHanovre et cinq ou six voisins, je crois qu’elle lui aurait arrachéles yeux.

Enfin ces gens l’entraînèrent du côté de notrebaraque ; elle se débattait entre leurs mains comme un êtredes bois et me criait d’un air de mépris :

– Ah ! le bon fils, qui abandonneses père et mère pour avoir une calviniste ! mais tu nel’auras pas, mauvais renégat… Non !… Nicolas te hachera !Je ferai dire des messes pour qu’il te hache !… Va, va, je temaudis !

On l’avait déjà poussée dans notre maison, queses cris remplissaient encore le village.

Le père et moi, nous étions restés là, toutpâles, au milieu de la rue. Quand la porte de la baraque se futrefermée, il me dit :

– Elle est folle !… Allons-nous-en,Michel. Si nous rentrions, elle serait capable de faire un mauvaiscoup !… Mon Dieu, mon Dieu, que je suis malheureux !qu’est-ce que j’ai donc fait pour être si malheureux ?

Et nous reprîmes le chemin des Trois-Pigeons.Une lampe brillait encore dans l’auberge. Maître Jean étaittranquillement assis dans son fauteuil ; il racontait à safemme et à Nicole la bonne journée, et, quand il nous vit entrer, –moi le cou plein de sang, et mon père sa veste toute déchirée,quand il apprit ce qui venait de se passer, – il s’écria :

– Mon pauvre Jean-Pierre, est-cepossible ? Ah ! si ce n’était pas ta femme, nous laferions mettre en prison tout de suite !… C’est le prêtreréfractaire de Henridorff qui nous attire tout cela… Il est tempsd’en finir avec ces hommes… oui, il est grand temps !…

Il dit aussi qu’à l’avenir il fallait laisserla mère toute seule, et que le père viendrait travailler dans sonhangar, qu’il coucherait à l’auberge ; mais les choses nepouvaient s’arranger ainsi ; le père voulait vivre dans sapropre baraque avec ma mère ; la longue habitude etl’honnêteté l’empêchaient de vivre séparé de sa femme ; car,malgré les plus grands malheurs, il vaut mieux vivreensemble ; ceux qui vivent séparés sont mal vus des honnêtesgens, et leurs enfants en souffrent.

Cette nuit-là nous couchâmes à l’auberge, etle lendemain, de bon matin, mon père retourna dans notre baraquechercher ma caisse ; il mit tout dedans ; il apportaaussi mon fusil et mon sac de garde national, la giberne et lereste ; mais la mère ne voulut pas me voir, malgré tout ce quece brave homme put lui dire.

Je partis donc sans avoir vu ma mère, avec samalédiction et le souhait de ma mort. Je ne l’avais pas mérité, etpourtant cela me fit beaucoup de peine.

Maître Jean m’a dit plus tard que ma mère nem’aimait pas, parce que je ressemblais à sa belle-mère, UrsuleBastien, qu’elle avait toujours détestée de son vivant, et que lesbrus et les belles-mères se détestent toujours ; c’estpossible, mais c’est bien malheureux d’être détesté par ceux qu’onaime, et auxquels on a toujours fait tous les plaisirs qu’onpouvait ; oui, c’est un grand malheur.

Chapitre 12

 

Maintenant, mes amis, il va falloir quitter le pays, lesvieilles Baraques-du-Bois-des-Chênes et tous les braves gens quenous connaissons.

Le lendemain, vers dix heures, nous étions déjà dans la valléedu Graufthal, de l’autre côté de la montagne, sous les rochers.C’est là que tous les volontaires du canton devaient se réuniravant d’aller à Bitche, et puis à Wissembourg, et puis plusloin ; les premiers villages arrivés devaient attendre lesautres.

Nous étions partis de bonne heure, à cause de la chaleur qu’onsentait déjà venir au petit jour. Marguerite, Chauvel, maître Jean,mon père et toute la ville, hommes, femmes, enfants, nous avaientsuivis jusqu’à cette première halte. Nous campions au revers duchemin sablonneux, dans l’ombre des hêtres, nos fusils enfaisceaux, et la grande vallée devant nous à perte de vue, avec sarivière bordée de saules et ses forêts parsemées de rochers, dansles airs.

Combien de fois depuis cinquante ans je me suis arrêté dans cechemin, à regarder et à rêver aux anciens temps ! Je revoyaistout, et je me disais :

« C’est ici qu’on s’est embrassé pour la dernièrefois ! C’est là que ce pauvre Jacques, ou ce malheureuxJean-Claude, le fusil sur l’épaule, s’est retourné pour serrer lamain de son père, en criant : « À l’annéeprochaine ! »

C’est par ce sentier que sont arrivés ceux deSaint-Jean-des-Choux, et par cet autre ceux de Mittelbronn ;leur tambour bourdonnait depuis longtemps sous bois, et tout à coupils sortirent de ce bouquet de sapins, les grands chapeaux au boutde leur baïonnette. Alors les cris de « Vive lanation ! » remplirent la vallée.

Ah ! que ces temps sont loin de nous ! et pourtant lesarbres, les rochers, les broussailles, vivent encore, le lierregrimpe toujours aux rochers ; mais où sont ceux qui criaient,qui s’embrassaient et promettaient de revenir, où sont-ils ?Quand on songe à tous les camarades restés couchés le long de laMoselle, de la Meuse, du Rhin et dans les broussailles del’Argonne, il faut reconnaître que le Seigneur a veillé surnous.

Enfin si je vous dis cela, c’est pour vous peindre cesrassemblements du mois de juillet 1792 ; partout ailleurs onfaisait les mêmes choses, partout les volontaires s’attendaientavant de partir.

Marguerite, assise près de moi dans les bruyères sur le bord duchemin, découvrait un petit panier de pain, de viande et de vinqu’elle avait apporté ; car on ne pouvait rien avoir auGraufthal, l’auberge du vieux Becker n’existait pas encore, ettoutes les femmes de la ville, sachant qu’il fallait attendre,avaient apporté leurs provisions.

Chauvel, mon père, maître Jean et trois ou quatre officiersmunicipaux stationnaient dans le chemin au-dessous, à l’ombre deschênes, et nous regardaient de loin ; ils avaient compris quenous avions beaucoup de choses à nous dire et que nous serionscontents d’être seuls. Marguerite me recommandait d’écrire chaquefois que je pourrais ; elle me regardait avec amour ;elle ne pleurait pas, comme beaucoup d’autres ; elle étaitferme et savait bien que, dans des moments pareils, il ne faut pasdécourager ceux qui partent.

– Pendant que tu seras loin, disait-elle avec douceur, jepenserai toujours à toi !… et tu n’auras pas besoin det’inquiéter de ton père… c’est aussi le mien… je l’aime… rien nelui manquera.

Moi, debout devant elle, je l’écoutais dans l’admiration et jeprenais courage. Jamais l’espérance de revenir ne m’a quitté, mêmeau milieu des plus grands périls ; quand beaucoup d’autres selaissaient abattre par la pluie, la neige, le froid, la faim, lamisère, je me cramponnais, je voulais revoir Marguerite ; sonamour m’a soutenu.

À côté de nous, contre une roche, était assise la famille dupère Gouin, l’entrepreneur des fourrages ; ce vieux, la mèreet les sœurs se lamentaient ; le père disait que ses deux filsauraient dû lui demander son consentement ; qu’ils n’avaientpas besoin de partir tous les deux ; qu’à son âge il nepouvait pas continuer ses affaires tout seul. Enfin c’était triste,et ces garçons devaient perdre confiance.

Heureusement, ailleurs des vieux tenaient d’autres discours à lajeunesse ; ils ne parlaient que de patrie et de liberté.

Mais c’est à l’arrivée de M. le curé Christophe que lescris de « Vive la nation ! » roulèrent dans leséchos de Fallberg et de la Bande-Noire ! On aurait cru que lesvieilles montagnes se mettaient à vivre et qu’elles criaient avecnous d’une cime à l’autre, en levant leurs grands bras de chênes etde sapins ; tout en frémissait.

M. le curé Christophe nous amenait les volontaires deLutzelbourg ; il venait aussi bénir nos drapeaux. Je le vis debien loin, et je le reconnus sous les roches de Vichelberg, commeil descendait le chemin tournant avec mon frère Étienne, qu’iltenait par la main. Je n’avais pas eu le temps d’aller embrasser cepauvre enfant ; il venait donc et trottait en boitant, commeil pouvait.

Alors, pendant le roulement des cris, je descendis jusque sur lepont de la Zinsell. Il pouvait être onze heures ; la chaleurétait si grande dans cette vallée et l’air si lourd, que toute larivière brillait de petits poissons à la chasse des mouches quitombaient par milliers de la rive, et les truites filaient dansl’ombre des oseraies comme des éclairs. Sur le pont en dos d’âne,M. le curé Christophe, la figure couverte de sueur, me tenditses grosses mains en disant :

– Je suis content de toi, Michel. Je sais ton bonheur et jesais aussi que tu le mérites.

Et puis Étienne me sauta dans les bras, et nous remontâmesensemble du côté de la maison forestière, où se réunissait leconseil général de la commune. Étienne courut embrasser Margueriteet mon père ; Chauvel et maître Jean avec les maires desvillages vinrent serrer la main de M. le curé.

Tous les volontaires des environs se trouvaient alors réunis àcinq ou six cents ; il ne manquait plus que ceux de la hautemontagne, et l’on venait à peine de se rassembler, que leur tambourrésonnait au loin et qu’on criait :

– Les voilà !

Ceux-là venaient les derniers ; ils avaient eu cinq lieuesà faire de plus que nous ; c’étaient tous des bûcherons, descharbonniers, des schlitteurs, des flotteurs, des gaillards trapus,qui s’étaient déjà choisi pour chef le sabotier Claude Hullin, lemême qui s’est si terriblement défendu en 1814 contre les alliés.Le colporteur Marc Divès, avec son grand feutre, ses pantalons detoile, ses pieds nus, son bâton de houx et sa petite blouse serréeaux reins avec sa cravate, était parmi eux ; et d’unedemi-lieue on l’entendait déjà parler, crier, appeler lestraînards, imiter le chant du coucou et du pivert ; on levoyait faire tourbillonner sa longue trique, et, pour couper aucourt dans la grande prairie, traverser la rivière avec de l’eaujusqu’aux cuisses. Les autres le suivirent ; c’était lemeilleur rafraîchissement qu’on pouvait prendre.

Enfin, après l’arrivée de Hullin et de ses compagnons Jean Ratet les deux fils Léger, engagés dans les tambours, commencèrent leroulement et l’on vit que le grand moment approchait.

Ceux qui vont de Phalsbourg à la Petite-Pierre connaissent cegros bloc de roche, à gauche du chemin, au milieu de la prairie. Onne comprend pas comment il peut être là dans les prés. Cette massea bien sûr roulé d’en haut, mais quand ? Personne ne peut lesavoir ; c’était peut-être avant les hommes. Et bien c’est surcette roche, entouré de tous les volontaires et des autres gensaccourus en foule de la ville et des villages, au milieu d’un grandsilence, que M. le curé Christophe, après nous avoir rappelénos devoirs de soldats chrétiens, bénit nos drapeaux ; chaquevillage avait le sien ; on les réunit en faisceaux, et lui,les bras étendus, les bénit tous : il les bénit en latin, à lamanière de l’Église.

Mais aussitôt après Chauvel monta sur cette même roche, commeofficier municipal et président du club ; il fit avancer ledrapeau du bataillon, un grand drapeau tricolore, avec le bonnet depaysan en laine rouge au bout, et, les mains étendues, il le bénità la manière constitutionnelle, en disant :

– Vieux bonnet du paysan de France, si longtemps penchévers la terre ; bonnet que nos malheureux pères ont trempé deleurs sueurs ; bonnet du serf, sur lequel le seigneur et lesévêques ont posé le pied pendant mille ans, redresse-toi !marche au milieu des batailles !… Que les enfants et lespetits-enfants de ceux qui t’ont porté dans la servitude, teportent à travers les baïonnettes de nos ennemis !… Qu’ils tetiennent haut ; qu’ils ne te laissent jamais pencher, et quetu deviennes l’épouvante de ceux qui veulent rattacher le peuple àla glèbe ; que ta vue les fasse frémir, et que les sièclesapprennent que de l’abaissement le plus grand, par la fermeté, lecourage, les vertus de tes défenseurs, tu es arrivé à la plus hautegloire !

Après cela, Chauvel tout pâle, se tournant vers ceux quil’écoutaient en frémissant, s’écria :

– Volontaires, enfants du peuple, vous jurez de défendre cedrapeau jusqu’à la mort ?… ce drapeau qui vous représente lapatrie et la liberté ; ce drapeau qui vous rappelle lessouffrances de vos anciens ; vous le jurez ?Répondez-moi !…

Et tous ensemble nous répondîmes comme le tonnerre :

– Nous le jurons !

– C’est bien, dit-il alors, au nom de la patrie j’acceptevotre serment ; elle se repose sur vous et vous bénittous !

Il dit ces choses avec force, mais simplement ; sa voixs’étendait au loin et chacun pouvait l’entendre.

Après cela Chauvel descendit de la roche ; et presqueaussitôt un grand nombre de gens qui n’étaient pas les prochesparents des volontaires, se mirent en route pour leurvillage : car un gros nuage gris s’avançait de laPetite-Pierre, et, par la chaleur qu’il faisait, on pensait qu’uneaverse allait venir.

Chauvel fit battre le rappel, et comme nous étions formés encercle autour de lui, de maître Jean et des maires, il nous dit queles élections de nos officiers et sous-officiers, décrétées parl’Assemblée législative, se feraient par nous-mêmes à notre arrivéeau camp ; mais qu’en attendant il était bon de nous nommer unchef pour maintenir l’ordre dans la marche, la distribution deslogements, l’heure des départs et le reste. Il nous conseillaitdonc d’en choisir un, et cela se fit tout de suite. Les montagnardsavaient choisi le sabotier Hullin ; ils criaient :

– Hullin !

Tout le monde répéta le même nom, et Hullin fut notre chefjusqu’au camp de Rixheim. Il n’avait pas grand-chose à faire que denous presser, et, quand nous arrivions quelque part, d’aller à lamairie demander les logements et les vivres.

Mais à cette heure il est temps que je vous parle de laséparation. Vers midi, comme le ciel devenait toujours plus sombre,et qu’on entendait ce grand frémissement des bois où toutes lesfeuilles tremblent sans le moindre coup de vent, lorsqu’un orages’approche, Hullin, qui se trouvait parmi les maires, descenditdans le chemin et fit battre le rappel. En ce moment chacun compritque c’était le départ ; les maires, Chauvel, M. le curéChristophe, mon père, tout le monde descendait dans le chemin aupied de la côte. Moi, je regardai Marguerite un instant, comme pourla conserver dans mon cœur durant ces trois ans où je ne la verraisplus. Elle me regardait aussi, les yeux troubles. Je lui tenais lamain et je sentais qu’elle voulait me retenir.

– Allons, lui dis-je, embrassons-nous.

Et je l’embrassai ; elle était toute pâle et ne disaitrien. Je pris mon sac dans les bruyères et je le bouclai ;Chauvel, mon père, Étienne et maître Jean étaient arrivés. Nousnous embrassâmes. J’avais donné mes quatre-vingts livres de primeau père, pour payer la pension d’Étienne à Lutzelbourg, et, commej’embrassais maître Jean, je sentis qu’il glissait quelque chosedans la poche de ma veste ; c’étaient deux louis, qui m’ontrendu service plus tard.

Il était temps de partir, sans cela le courage m’aurait manqué.Je pris mon fusil en disant :

– Adieu !…, adieu tous !… adieu !

Mais au même instant Marguerite me cria :« Michel ! » d’une voix qui me traversa le cœur. Jerevins, et, comme elle pleurait, je lui dis :

– Allons, Marguerite, du courage, c’est la patrie qui veutça !

Je n’avais plus une goutte de sang ; tout autour de nousdes gens pleuraient ; les femmes sont terribles !Marguerite alors se raffermit ; elle me dit en meserrant :

– Défends-toi bien !

Et je descendis vite, sans plus rien dire aux autres ; jene regardai même plus de leur côté.

Presque tous les volontaires étaient en bas dans lechemin ; ceux qui restaient encore arrivèrent, et l’on partitpar trois, par quatre, comme on était.

De grosses gouttes d’eau tombaient déjà ; on sentait cettebonne odeur de la pluie dans la poussière chaude ; et commenous tournions le coude du chemin qui monte à la Petite-Pierre,l’averse commença par un éclair ; mais le plus fort de l’orageavait passé la montagne, il était à Saverne, en Alsace, et cettegrande pluie nous fit du bien.

Le même jour, à trois heures du soir, nous passâmes à laPetite-Pierre sans nous arrêter. Ce n’est qu’à trois ou quatrelieues plus loin qu’on fit halte, près de grandes verreries, aumilieu des bois.

J’avais rêvé pendant toute la route ; je n’avais pas mêmeregardé mes compagnons ; tant d’autres idées me passaient parla tête ! Mais alors, sous une sorte de grande halle ouverte,où l’on nous avait allumé du feu, pendant que les gens nousapportaient du pain et de la bière, Marc Divès, assis près de moi,me posa la main sur l’épaule en me disant :

– C’est dur, Michel, de quitter le pays !

Et je le regardai, je fus content de le reconnaître ;malgré cela je ne lui répondis rien. Personne n’avait envie decauser ; et tout de suite après avoir cassé sa croûte de painet vidé sa cruche, on s’étendit à droite et à gauche, l’oreille surle sac, entre les piliers de ce grand hangar.

C’est un bonheur de la jeunesse de pouvoir dormir, de pouvoiroublier un instant ses misères ; cela n’arrive plus auxvieillards.

Mais le lendemain de grand matin, Hullin criait déjà :

– En route, camarades, en route !

Et tout le monde se levait ; on bouclait son sac. Dehors iltombait une forte rosée, les grosses gouttes clapotaient sur lestuiles, on regardait ce temps, et quelques anciens soldats qui setrouvaient parmi nous, avant de se passer la bretelle du fusil surl’épaule, serraient leur mouchoir autour de la batterie.

Nous allions partir, lorsque sur notre droite déboucha tout àcoup une longue file de volontaires à cheval du Bas-Rhin. C’étaientdes dragons nationaux, comme on les appelait dans ce temps :des fils de bons paysans, de brasseurs, de maîtres de poste, debouchers, de fermiers, enfin des gens à leur aise, qui montaientleurs propres chevaux ; et, sauf trois ou quatre ancienssoldats, qui portaient leurs vieux uniformes, ces Alsaciens avaientencore, l’un son large tricorne et ses grosses bottes à clousluisants, l’autre son petit gilet rouge, sa veste courte, sonbonnet à queue de renard et ses hautes guêtres de toile à boutonsd’os. La seule chose qui les faisait reconnaître comme dragons,c’était le grand sabre à fourreau de cuir, grosse coquille et patinlarge de trois doigts, qui ballottait à leur ceinture et sonnaitcontre leur étrier.

On ne pouvait voir de plus beaux hommes ni de meilleurscavaliers, ils avaient tous l’air joyeux et décidé.

En nous apercevant sous le hangar, leur commandant fit tirer lesabre, et tous ensemble se mirent alors à chanter une chanson quepersonne de nous ne connaissait encore, mais que nous devionsentendre bientôt sur les champs de bataille :

Allons, enfants de lapatrie,

Le jour de gloire estarrivé !

Quel chant dans un moment pareil ! Il nous rendit presquefous !… Les cris de : « Vive la nation ! »ne finissaient plus. Et comme ces Alsaciens défilaient devant lesverreries, le maître en sortit avec sa femme et ses filles, pourles prier de s’arrêter. Nous étions pressés autour d’eux ;nous les tenions par la bride, par la main, et nouscriions :

– Il faut fraterniser, braves Alsaciens, il fautfraterniser ; descendez… Vive la nation !

Mais leur chef, un grand gaillard de six pieds, dit qu’ilsavaient l’ordre d’arriver à Sarrebruck le soir même, et ilsrepartirent en chantant.

Jamais on ne se figurera notre enthousiasme après avoir entenducette chanson ; c’était comme le cri de la patrie en danger.Quand nous repartîmes de là, je puis le dire, chacun de nous avaitun nouveau courage. Moi, je m’écriais dans mon âme :

« Maintenant tout ira bien, nous avons la chanson queChauvel demandait pour remplacer la Carmagnole ;quelque chose de grand et de fort comme le peuple. »

Ce qui me revient encore, c’est le grand mouvement des hameauxet des villages au milieu de ces montagnes ; le tocsinbourdonnait de tous les côtés ; à chaque embranchement denotre chemin, des files de volontaires, leur petit paquet d’habitsdans un mouchoir au bout du bâton, passaient en nous criant toutjoyeux : « Vaincre ou mourir ! »

Nous leur répondions ensemble ; et d’autres bandes plusloin, dans les chemins de traverse, s’en mêlaient aussitôt ;cela s’étendait quelquefois à une demi-lieue. Tout le pays étaitsur pied ; quand il s’agit de défendre les véritables intérêtsdu peuple, il sortirait, je crois, des hommes de la poussière.

En arrivant à la petite ville de Bitche, nous trouvâmes sesrues, ses places et ses auberges tellement encombrées de monde,qu’il fallut camper dehors, au milieu des jardins et des prés, avecune foule d’autres villages. Hullin entra seul faire sa déclarationà la municipalité et demander des vivres.

Alors je regardai cette vieille ville à moitié française et àmoitié allemande, qui ressemble beaucoup à Saverne, et son fort,au-dessus, où l’on monte par des sentiers et des poternes, quis’enfilent jusqu’à six cents pieds dans le ciel. Là-haut les canonsvous regardent à deux et trois lieues dans la plaine. Jeconnaissais sur les remparts l’uniforme rouge des pauvres soldatsde Château-Vieux ; ils avaient juré de mourir jusqu’audernier, plutôt que de rendre la citadelle ; et ces bravesgens ont tenu parole, pendant que leur bourreau, M. le marquisde Bouillé, montrait le chemin de la France aux Prussiens.

On nous fit à Bitche notre première distribution, et nousrepartîmes de là jusqu’au camp de Rixheim, entre Wissembourg etLandau.

Il fallut marcher tout ce jour sans relâche au soleil ; carnous avions dépassé les bois, et seulement de loin en loin ontrouvait un peu d’ombre le long des vergers. Bien d’autresdétachements à pied et à cheval, à droite et à gauche, devant etderrière, suivaient la même direction.

Les files de voitures qui conduisaient des vins et des munitionsne manquaient pas non plus, on ne voyait que cela ; maisquelle poussière, et qu’on aurait été content de recevoir une bonneaverse comme la veille !

Nous arrivâmes à Rixheim sur les neuf heures du soir, et noustrouvâmes le cantonnement dans la joie : un premier engagementde cavalerie venait d’avoir lieu le matin ; nos dragonsnationaux avaient culbuté les Ébenhussards et les dragons deLubgowitz, conduits par des officiers émigrés, et qui voulaientcouper un convoi de vivres en route pour Landau. Cette affaireavait été chaude. Custine commandait la charge.

Mais dans le village de Rixheim, les gens parlaient surtout avecattendrissement d’un pauvre petit tambour du bataillon de chasseursvolontaires de Strasbourg, qui le premier avait découvert lesÉbenhussards au loin sur la route, et s’était mis à battre lagénérale. Un ébenhussard lui avait abattu la main droite enpassant, et le pauvre enfant n’avait pas cessé de battre de la maingauche ; il avait fallu l’écraser sous les pieds deschevaux !

Voilà comment la guerre entrait chez nous !

Mais à cette heure j’ai besoin de reprendre haleine. Il fautaussi que j’aille voir deux anciens camarades, qui vivent encoredans la montagne, et qui me rafraîchiront la mémoire. C’estpourquoi, mes amis, nous allons en rester là quelque temps. Cettepremière guerre de la république vaut bien la peine qu’on y penseavant de la raconter ; et puis tant d’autres grandes choses sesont passées dans le même temps, qu’il faut mettre de l’ordre danstout, ramasser ses vieux papiers et ne rien écrire qui ne soitreconnu juste et vrai par les honnêtes

Enfin, si Dieu me conserve la santé, cela viendra bientôt.

CONSTITUTION DE 1793

 

MISE EN DISCUSSION LE 11 JUIN1793,
ACHEVÉE LE 24 DU MÊME MOIS

DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME ET DUCITOYEN

Le peuple français, convaincu que l’oubli, le mépris des droitsnaturels de l’homme, sont les seules causes des malheurs du monde,a résolu d’exposer dans une déclaration solennelle ces droitssacrés et inaliénables, afin que tous les citoyens, pouvantcomparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de touteinstitution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir parla tyrannie ; afin que le peuple ait toujours devant les yeuxles bases de sa liberté et de son bonheur ; le magistrat, larègle de ses devoirs ; le législateur, l’objet de samission.

En conséquence, il proclame, en présence de l’Être Suprême, ladéclaration suivante des droits de l’homme et du citoyen :

Art. 1er. Le but de la société est le bonheur commun.Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissancede ses droits naturels et imprescriptibles.

2. Ces droits sont l’égalité, la liberté, la sûreté, lapropriété.

3. Tous les hommes sont égaux par la nature et devant laloi.

4. La loi est l’expression libre et solennelle de la volontégénérale ; elle est la même pour tous, soit qu’elle protège,soit qu’elle punisse ; elle ne peut ordonner que ce qui estjuste et utile à la société : elle ne peut défendre que ce quilui est nuisible.

5. Tous les citoyens sont également admissibles aux emploispublics. Les peuples libres ne connaissent d’autres motifs depréférence dans leurs élections que les vertus et les talents.

6. La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de fairetout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui : elle a pourprincipe la nature, pour règle la justice, pour sauvegarde laloi ; sa limite morale est dans cette maxime :

Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soitfait.

7. Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par lavoie de la presse, soit de toute autre manière, le droit des’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes, ne peuventêtre interdits.

La nécessité d’énoncer ces droits suppose ou la présence ou lesouvenir récent du despotisme.

8. La sûreté consiste dans la protection accordée par la sociétéà chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de sesdroits et de ses propriétés.

9. La loi doit protéger la liberté publique et individuellecontre l’oppression de ceux qui gouvernent.

10. Nul ne doit être accusé, arrêté ni détenu que dans les casdéterminés par la loi et selon les formes qu’elle aprescrites ; tout citoyen appelé ou saisi par l’autorité de laloi doit obéir à l’instant ; il se rend coupable par larésistance.

11. Tout acte exercé contre un homme hors des cas et sans lesformes que la loi détermine est arbitraire et tyrannique ;celui contre lequel on voudrait l’exécuter par la violence a ledroit de le repousser par la force.

12. Ceux qui solliciteraient, expédieraient, signeraient,exécuteraient ou feraient exécuter des actes arbitraires sontcoupables et doivent être punis.

13. Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait étédéclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, touterigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personnedoit être sévèrement réprimée par la loi.

14. Nul ne doit être jugé et puni qu’après avoir été entendu oulégalement appelé, et qu’en vertu d’une loi promulguéeantérieurement au délit ; la loi qui punirait des délitscommis avant qu’elle existât serait une tyrannie ; l’effetrétroactif donné à la loi serait un crime.

15. La loi ne doit décerner que des peines strictement etévidemment nécessaires ; les peines doivent êtreproportionnées au délit et utiles à la société.

16. Le droit de propriété est celui qui appartient à toutcitoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de sesrevenus, du fruit de son travail et de son industrie.

17. Nul genre de travail, de culture, de commerce, ne peut êtreinterdit à l’industrie des citoyens.

18. Tout homme peut engager ses services, son temps ; maisil ne peut se vendre ni être vendu. Sa personne n’est pas unepropriété aliénable. La loi ne reconnaît point dedomesticité ; il ne peut exister qu’un engagement de soins etde reconnaissance entre l’homme qui travaille et celui quil’emploie.

19. Nul ne peut être privé de la moindre portion de sa propriétésans son consentement, si ce n’est lorsque la nécessité publiquelégalement constatée l’exige, et sous la condition d’une juste etpréalable indemnité.

20. Nulle contribution ne peut être établie que pour l’utilitégénérale. Tous les citoyens ont droit de concourir àl’établissement des contributions, d’en surveiller l’emploi et des’en faire rendre compte.

21. Les secours publics sont une dette sacrée. La société doitla subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant dutravail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont horsd’état de travailler.

22. L’instruction est le besoin de tous. La société doitfavoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, etmettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.

23. La garantie sociale consiste dans l’action de tous pourassurer à chacun la jouissance et la conservation de sesdroits ; cette garantie repose sur la souveraineténationale.

24. Elle ne peut exister si les limites des fonctions publiquesne sont pas clairement déterminées par la loi, et si laresponsabilité de tous les fonctionnaires n’est pas assurée.

25. La souveraineté réside dans le peuple. Elle est une etindivisible, imprescriptible et inaliénable.

26. Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance dupeuple entier ; mais chaque section du souverain assembléedoit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entièreliberté.

27. Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit àl’instant mis à mort par les hommes libres.

28. Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et dechanger sa constitution. Une génération ne peut assujettir à seslois les générations futures.

29. Chaque citoyen a un droit égal de concourir à la formationde la loi et à la nomination de ses mandataires ou de sesagents.

30. Les fonctions publiques sont essentiellementtemporaires ; elles ne peuvent être considérées comme desdistinctions ni comme des récompenses, mais comme des devoirs.

31. Les délits des mandataires du peuple et de ses agents nedoivent jamais être impunis. Nul n’a le droit de se prétendre plusinviolable que les autres citoyens.

32. Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires del’autorité publique ne peut en aucun cas être interdit, suspendu nilimité.

33. La résistance à l’oppression est la conséquence des autresdroits de l’homme.

34. Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul deses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre,lorsque le corps social est opprimé.

35. Quand le gouvernement viole les droits du peuple,l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuplele plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

ACTE CONSTITUTIONNEL

 

De la République

Art. 1er. La République française est une etindivisible.

 

De la distribution dupeuple

2. Le peuple français est distribué, pour l’exercice de sasouveraineté, en assemblées primaires de cantons.

3. Il est distribué, pour l’administration et pour la justice,en départements, districts, municipalités.

 

De l’état des citoyens

4. Tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt-un ansaccomplis ;

Tout étranger âgé de vingt-un ans accomplis qui, domicilié enFrance depuis une année,

Y vit de son travail ;

Ou acquiert une propriété ;

Ou épouse une Française ;

Ou adopte un enfant ;

Ou nourrit un vieillard ;

Tout étranger, enfin, qui sera jugé par le corps législatifavoir bien mérité de l’humanité,

Est admis à l’exercice des droits de citoyen français.

5. L’exercice des droits de citoyen se perd :

Par la naturalisation en pays étranger ;

Par l’acceptation de fonctions ou faveurs émanées d’ungouvernement non populaire ;

Par la condamnation à des peines infamantes ou afflictives,jusqu’à réhabilitation.

6. L’exercice des droits de citoyen est suspendu :

Par l’état d’accusation ;

Par un jugement de contumace, tant que le jugement n’est pasanéanti.

 

De la souveraineté dupeuple

7. Le peuple souverain est l’universalité des citoyensfrançais.

8. Il nomme immédiatement ses députés.

9. Il délègue à des électeurs le choix des administrateurs, desarbitres publics, des juges criminels et de cassation.

10. Il délibère sur les lois.

 

Des assemblées primaires

11. Les assemblées primaires se composent des citoyensdomiciliés depuis six mois dans chaque canton.

12. Elles sont composées de 200 citoyens au moins, de 600 auplus, appelés à voter.

13. Elles sont constituées par la nomination d’un président, desecrétaires, de scrutateurs.

14. Leur police leur appartient.

15. Nul n’y peut paraître en armes.

16. Les élections se font au scrutin ou à haute voix, au choixde chaque votant.

17. Une assemblée primaire ne peut, en aucun cas, prescrire unmode uniforme de voter.

18. Les scrutateurs constatent le vote des citoyens qui, nesachant point écrire, préfèrent de voter au scrutin.

19. Les suffrages sur les lois sont donnés par oui etpar non.

20. Le vœu de l’assemblée primaire est proclamé ainsi :Les citoyens réunis en assemblée primaire de… au nombre de…votants, votent pour ou votent contre, à la majoritéde…

 

De la représentationnationale

21. La population est la seule base de la représentationnationale.

22. Il y a un député en raison de 40 000 individus.

23. Chaque réunion d’assemblées primaires, résultant d’unepopulation de 39 000 à 41 000 âmes, nomme immédiatement undéputé.

24. La nomination se fait à la majorité absolue dessuffrages.

25. Chaque assemblée fait le dépouillement des suffrages, etenvoie un commissaire pour le recensement général, au lieu désignécomme le plus central.

26. Si le premier recensement ne donne point de majoritéabsolue, il est procédé à un second appel, et on vote entre lesdeux citoyens qui ont réuni le plus de voix.

27. En cas d’égalité de voix, le plus âgé a la préférence, soitpour être ballotté, soit pour être élu. En cas d’égalité d’âge, lesort décide.

28. Tout Français exerçant les droits de citoyen est éligibledans l’étendue de la République.

29. Chaque député appartient à la nation entière.

30. En cas de non-acceptation, démission, déchéance, ou mortd’un député, il est pourvu à son remplacement par les assembléesprimaires qui l’ont nommé.

31. Un député qui a donné sa démission ne peut quitter son postequ’après l’admission de son successeur.

32. Le peuple français s’assemble tous les ans, le1er mai, pour les élections.

33. Il y procède, quel que soit le nombre des citoyens ayantdroit d’y voter.

34. Les assemblées primaires se forment extraordinairement, surla demande du cinquième des citoyens qui ont droit d’y voter.

35. La convocation se fait, en ce cas, par la municipalité dulieu ordinaire du rassemblement.

36. Ces assemblées extraordinaires ne délibèrent qu’autant quela moitié plus un des citoyens qui ont droit d’y voter sontprésents.

 

Des assembléesélectorales

37. Les citoyens réunis en assemblées primaires nomment unélecteur à raison de 200 citoyens, présents ou non ; deuxdepuis 201 jusqu’à 400 ; trois depuis 401 jusqu’à 600.

38. La tenue des assemblées électorales et le mode des électionssont les mêmes que dans les assemblées primaires.

 

Du Corps législatif

39. Le corps législatif est un, indivisible et permanent.

40. Sa session est d’un an.

41. Il se réunit le 1er juillet.

42. L’Assemblée nationale ne peut se constituer si elle n’estcomposée au moins de la moitié des députés, plus un.

43. Les députés ne peuvent être recherchés, accusés ni jugés enaucun temps, pour les opinions qu’ils ont énoncées dans le sein ducorps législatif.

44. Ils peuvent, pour fait criminel, être saisis en flagrantdélit ; mais le mandat d’arrêt ni le mandat d’amener nepeuvent être décernés contre eux qu’avec l’autorisation du corpslégislatif.

 

Tenue des séances du Corpslégislatif

45. Les séances de l’assemblée nationale sont publiques.

46. Les procès-verbaux de ses séances sont imprimés.

47. Elle ne peut délibérer si elle n’est composée de 200membres, au moins.

48. Elle ne peut refuser la parole à ses membres, dans l’ordreoù ils l’ont réclamée.

49. Elle délibère à la majorité des présents.

50. Cinquante membres ont le droit d’exiger l’appel nominal.

51. Elle a le droit de censure sur la conduite de ses membresdans son sein.

52. La police lui appartient dans le lieu de ses séances, etdans l’enceinte extérieure qu’elle a déterminée.

 

Des fonctions du Corpslégislatif

53. Le corps législatif propose des lois, et rend desdécrets.

54. Sont compris sous le nom général de lois les actesdu corps législatif concernant :

La législation civile et criminelle ;

L’administration générale des revenus et des dépenses ordinairesde la République ;

Les domaines nationaux ;

Le titre, le poids, l’empreinte et la dénomination desmonnaies ;

La nature, le montant et la perception descontributions ;

La déclaration de guerre ;

Toute nouvelle distribution générale du territoirefrançais ;

L’instruction publique ;

Les honneurs publics à la mémoire des grands hommes.

55. Sont désignés sous le nom particulier de décrets,les actes du corps législatif concernant :

L’établissement annuel des forces de terre et de mer ;

La permission ou la défense du passage des troupes étrangèressur le territoire français ;

L’introduction des forces navales étrangères dans les ports dela République ;

Les mesures de sûreté et de tranquillité générale ;

La distribution annuelle et momentanée des secours et travauxpublics ;

Les ordres pour la fabrication des monnaies de touteespèce ;

Les dépenses imprévues et extraordinaires ;

Les mesures locales et particulières à une administration, à unecommune, à un genre de travaux publics ;

La défense du territoire ;

La ratification des traités ;

La nomination et la destitution des commandants en chef desarmées ;

La poursuite de la responsabilité des membres du conseil, desfonctionnaires publics ;

L’accusation des prévenus de complots contre la sûreté généralede la République ;

Tout changement dans la distribution partielle du territoirefrançais ;

Les récompenses nationales.

 

De la formation de laloi

56. Les projets de loi sont précédés d’un rapport.

57. La discussion ne peut s’ouvrir, et la loi ne peut êtreprovisoirement arrêtée que quinze jours après le rapport.

58. Le projet est imprimé et envoyé à toutes les communes de laRépublique, sous ce titre :

Loi proposée

59. Quarante jours après l’envoi de la loi proposée, si dans lamoitié des départements, plus un, le dixième des assembléesprimaires de chacun d’eux, régulièrement formées, n’a pas réclamé,le projet est accepté et devient loi.

60. S’il y a réclamation, le corps législatif convoque lesassemblées primaires.

 

De l’intitulé des lois et desdécrets

61. Les lois, les décrets, les jugements et tous les actespublics sont intitulés : Au nom du peuple français, l’an…de la République française.

 

Du conseil exécutif

62. Il y a un conseil exécutif composé de vingt-quatremembres.

63. L’assemblée électorale de chaque département nomme uncandidat. Le corps législatif choisit sur la liste générale lesmembres du conseil.

64. Il est renouvelé par moitié à chaque législature, dans lesderniers mois de la session.

65. Le conseil est chargé de la direction et de la surveillancede l’administration générale. Il ne peut agir qu’en exécution deslois et des décrets du corps législatif.

66. Il nomme, hors de son sein, les agents en chef del’administration générale de la République.

67. Le corps législatif détermine le nombre et les fonctions deces agents.

68. Ces agents ne forment point un conseil. Ils sont séparés,sans rapports immédiats entre eux ; ils n’exercent aucuneautorité personnelle.

69. Le conseil nomme, hors de son sein, les agents extérieurs dela République.

70. Il négocie les traités.

71. Les membres du conseil, en cas de prévarication, sontaccusés par le corps législatif.

72. Le conseil est responsable de l’inexécution des lois et desdécrets, et des abus qu’il ne dénonce pas.

73. Il révoque et remplace les agents à sa nomination.

74. Il est tenu de les dénoncer, s’il y a lieu, devant lesautorités judiciaires.

 

Des relations du conseil exécutifavec le Corps législatif.

75. Le conseil exécutif réside auprès du corps législatif. Il al’entrée et une place séparée dans le lieu de ses séances.

76. Il est entendu toutes les fois qu’il a un compte àrendre.

77. Le corps législatif l’appelle dans son sein, en tout ou enpartie, lorsqu’il le juge convenable.

 

Des corps administratifs etmunicipaux

78. Il y a dans chaque commune de la République uneadministration municipale ;

Dans chaque district une administration intermédiaire ;

Dans chaque département une administration centrale.

79. Les officiers municipaux sont élus par les assemblées deCommune.

80. Les administrateurs sont nommés par les assembléesélectorales de département et de district.

81. Les municipalités et les administrations sont renouveléestous les ans par moitié.

82. Les administrateurs et officiers municipaux n’ont aucuncaractère de représentation.

Ils ne peuvent, en aucun cas, modifier les actes du corpslégislatif, ni en suspendre l’exécution.

83. Le corps législatif détermine les fonctions des officiersmunicipaux et des administrateurs, les règles de leursubordination, et les peines qu’ils pourront encourir.

84. Les séances des municipalités et des administrations sontpubliques.

 

De la justice civile

85. Le code des lois civiles et criminelles est uniforme pourtoute la République.

86. Il ne peut être porté aucune atteinte au droit qu’ont lescitoyens de faire prononcer sur leurs différends par des arbitresde leur choix.

87. La décision de ces arbitres est définitive, si les citoyensne se sont pas réservé le droit de réclamer.

88. Il y a des juges de paix élus par les citoyens desarrondissements déterminés par la loi.

89. Ils concilient et jugent sans frais.

90. Leur nombre et leur compétence sont réglés par le corpslégislatif.

91. Il y a des arbitres publics élus par les assembléesélectorales.

92. Leur nombre et leurs arrondissements sont fixés par le corpslégislatif.

93. Ils connaissent des contestations qui n’ont pas ététerminées définitivement par les arbitres privés ou par les jugesde paix.

94. Ils délibèrent en public. Ils opinent à haute voix.

Ils statuent en dernier ressort, sur défenses verbales, ou sursimple mémoire, sans procédures et sans frais. Ils motivent leursdécisions.

95. Les juges de paix et les arbitres publics sont élus tous lesans.

 

De la justice criminelle

96. En matière criminelle, nul citoyen ne peut être jugé que surune accusation reçue par les jurés ou décrétée par le corpslégislatif.

Les accusés ont des conseils choisis par eux, ou nommésd’office. L’instruction est publique.

Le fait et l’intention sont déclarés par un juré de jugement. Lapeine est appliquée par un tribunal criminel.

97. Les juges criminels sont élus tous les ans par lesassemblées électorales.

 

Du tribunal de cassation

98. Il y a pour toute la République un tribunal decassation.

99. Ce tribunal ne connaît point du fond des affaires.

Il prononce sur la violation des formes, et sur lescontraventions expresses à la loi.

100. Les membres de ce tribunal sont nommés tous les ans par lesassemblées électorales.

 

Des contributionspubliques

101. Nul citoyen n’est dispensé de l’honorable obligation decontribuer aux charges publiques.

 

De la trésorerienationale

102. La trésorerie nationale est le point central des recetteset dépenses de la République.

103. Elle est administrée par des agents comptables nommés parle pouvoir exécutif.

104. Ces agents sont surveillés par des commissaires nommés parle corps législatif, pris hors de son sein, et responsables desabus qu’ils ne dénoncent pas.

 

De la Comptabilité

105. Les comptes des agents de la trésorerie nationale et desadministrateurs des deniers publics sont rendus annuellement à descommissaires responsables nommés par le conseil exécutif.

106. Ces vérificateurs sont surveillés par des commissaires à lanomination du corps législatif, pris hors de son sein etresponsables des abus et des erreurs qu’ils ne dénoncent pas.

Le corps législatif arrête les comptes.

 

Des forces de laRépublique

107. La force générale de la République est composée du peupleentier.

108. La République entretient à sa solde, même en temps de paix,une force armée de terre et de mer.

109. Tous les Français sont soldats ; ils sont tous exercésau maniement des armes.

110. Il n’y a point de généralissime.

111. La différence des grades, leurs marques distinctives et lasubordination ne subsistent que relativement au service et pendantsa durée.

112. La force publique employée pour maintenir l’ordre et lapaix dans l’intérieur n’agit que sur la réquisition par écrit desautorités constituées.

113. La force publique employée contre les ennemis du dehorsagit sous les ordres du conseil exécutif.

114. Nul corps armé ne peut délibérer.

 

Des conventionsnationales

115. Si dans la moitié des départements plus un, le dixième desassemblées primaires de chacun d’eux, régulièrement formées,demande la révision de l’acte constitutionnel, ou le changement dequelques-uns de ses articles, le corps législatif est tenu deconvoquer toutes les assemblées primaires de la République, poursavoir s’il y a lieu à une Convention nationale.

116. La Convention nationale est formée de la même manière queles législatures, et en réunit les pouvoirs.

117. Elle ne s’occupe, relativement à la Constitution, que desobjets qui ont motivé sa convocation.

 

Des rapports de la Républiquefrançaise avec les nations étrangères

118. Le peuple français est l’ami et l’allié naturel des peupleslibres.

119. Il ne s’immisce point dans le gouvernement des autresnations. Il ne souffre pas que les autres nations s’immiscent dansle tien.

120. Il donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour lacause de la liberté.

Il le refuse aux tyrans.

121. Il ne fait point la paix avec un ennemi qui occupe sonterritoire.

 

De la garantie desdroits

122. La Constitution garantit à tous les Français l’égalité, laliberté, la sûreté, la propriété, la dette publique, le libreexercice des cultes, une instruction commune, des secours publics,la liberté indéfinie de la presse, le droit de pétition, le droitde se réunir en sociétés populaires, la jouissance de tous lesdroits de l’homme.

123. La République française honore la loyauté, le courage, lavieillesse, la piété filiale, le malheur. Elle remet le dépôt de laConstitution sous la garde de toutes les vertus.

124. La déclaration des droits et l’acte constitutionnel sontgravés sur des tables, au sein du corps législatif, et dans lesplaces publiques.

Signé :

COLLOT-D’HERBOIS, président ; Durand-Maillane, Ducos,Méaulle, Ch. Delacroix, Gossuin, P. A… Laloy,secrétaires.

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