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Histoires désobligeantes

Histoires désobligeantes

de Léon Bloy

Chapitre 1 La tisane

À Henry de Groux

 

Jacques se jugea simplement ignoble. C’était odieux de rester là, dans l’obscurité, comme un espion sacrilège, pendant que cette femme, si parfaitement inconnue de lui, se confessait.

Mais alors, il aurait fallu partir tout de suite, aussitôt que le prêtre en surplis était venu avec elle, ou, du moins, faire un peu de bruit pour qu’ils fussent avertis de la présence d’un étranger. Maintenant, c’était trop tard, et l’horrible indiscrétion ne pouvait plus que s’aggraver.

 

Désœuvré, cherchant, comme les cloportes, un endroit frais, à la fin de ce jour caniculaire, il avait eu la fantaisie, peu conforme à ses ordinaires fantaisies, d’entrer dans la vieille église et s’était assis dans ce soin sombre, derrière ce confessionnal pour y rêver, en regardant s’éteindre la grande rosace.

Au bout de quelques minutes, sans savoir comment ni pourquoi, ildevenait le témoin fort involontaire d’une confession.

Il est vrai que les paroles ne lui arrivaient pas distinctes et,qu’en somme, il n’entendait qu’un chuchotement. Mais le colloque,vers la fin, semblait s’animer.

Quelques syllabes, çà et là, se détachaient, émergeant du fleuveopaque de ce bavardage pénitentiel, et le jeune homme qui, parmiracle, était le contraire d’un parfait goujat, craignit tout debon de surprendre des aveux qui ne lui étaient évidemment pasdestinés.

Soudain cette prévision se réalisa. Un remous violent parut seproduire. Les ondes immobiles grondèrent en se divisant, comme pourlaisser surgir un monstre, et l’auditeur, broyé d’épouvante,entendit ces mots proférés avec impatience:

– Je vous dis, mon père, que j’ai mis du poison dans satisane!

Puis, rien. La femme dont le visage était invisible se releva duprie-Dieu et, silencieusement, disparut dans le taillis desténèbres.

Pour ce qui est du prêtre, il ne bougeait pas plus qu’un mort etde lentes minutes s’écoulèrent avant qu’il ouvrît la porte et qu’ils’en allât, à son tour, du pas pesant d’un homme assommé.

Il fallut le carillon persistant des clefs du bedeau etl’injonction de sortir, longtemps bramée dans la nef, pour queJacques se levât lui-même, tellement il était abasourdi de cetteparole qui retentissait en lui comme une clameur.

* * *

Il avait parfaitement reconnu la voix de sa mère!

Oh! impossible de s’y tromper. Il avait même reconnu sa démarchequand l’ombre de femme s’était dressée à deux pas de lui.

Mais alors, quoi! tout croulait, tout fichait le camp, toutn’était qu’une monstrueuse blague!

Il vivait seul avec cette mère, qui ne voyait presque personneet ne sortait que pour aller aux offices. Il s’était habitué à lavénérer de toute son âme, comme un exemplaire unique de la droitureet de la bonté.

Aussi loin qu’il pût voir dans le passé, rien de trouble, riend’oblique, pas un repli, pas un seul détour. Une belle routeblanche à perte de vue, sous un ciel pâle. Car l’existence de lapauvre femme avait été fort mélancolique.

Depuis la mort de son mari tué à Champigny et dont le jeunehomme se souvenait à peine, elle n’avait cessé de porter le deuil,s’occupant exclusivement de l’éducation de son fils qu’elle nequittait pas un seul jour. Elle n’avait jamais voulu l’envoyer auxécoles, redoutant pour lui les contacts, s’était chargéecomplètement de son instruction, lui avait bâti son âme avec desmorceaux de la sienne. Il tenait même de ce régime une sensibilitéinquiète et des nerfs singulièrement vibrants qui l’exposaient à deridicules douleurs, – peut-être aussi à de véritables dangers.

Quand l’adolescence était arrivée, les fredaines prévues qu’ellene pouvait pas empêcher l’avaient faite un peu plus triste, sansaltérer sa douceur. Ni reproches ni scènes muettes. Elle avaitaccepté, comme tant d’autres, ce qui est inévitable.

Enfin, tout le monde parlait d’elle avec respect et lui seul aumonde, son fils très cher, se voyait aujourd’hui forcé de lamépriser – de la mépriser à deux genoux et les yeux en pleurs,comme les anges mépriseraient Dieu s’il ne tenait pas sespromesses!…

Vraiment, c’était à devenir fou, c’était à hurler dans la rue.Sa mère! une empoisonneuse! C’était insensé, c’était un million defois absurde, c’était absolument impossible et, pourtant, c’étaitcertain. Ne venait-elle pas de le déclarer elle-même? Il se seraitarraché la tête.

Mais empoisonneuse de qui? Bon Dieu! Il ne connaissait personnequi fût mort empoisonné dans son entourage. Ce n’était pas son pèrequi avait reçu un paquet de mitraille dans le ventre. Ce n’étaitpas lui, non plus, qu’elle aurait essayé de tuer. Il n’avait jamaisété malade, n’avait jamais eu besoin de tisane et se savait adoré.La première fois qu’il s’était attardé le soir, et ce n’étaitcertes pas pour de propres choses, elle avait été malade elle-mêmed’inquiétude.

S’agissait-il d’un fait antérieur à sa naissance? Son pèrel’avait épousée pour sa beauté, lorsqu’elle avait à peine vingtans. Ce mariage avait-il été précédé de quelque aventure pouvantimpliquer un crime?

Non, cependant. Ce passé limpide lui était connu, lui avait étéraconté cent fois et les témoignages étaient trop certains.Pourquoi donc cet aveu terrible? Pourquoi surtout, oh! pourquoifallait-il qu’il en eût été le témoin?

Soûl d’horreur et de désespoir, il revint à la maison.

* * *

Sa mère accourut aussitôt l’embrasser.

– Comme tu rentres tard, mon cher enfant! et comme tu es pâle!Serais-tu malade?

– Non, répondit-il, je ne suis pas malade, mais cette grandechaleur me fatigue et je crois que je ne pourrais pas manger. Etvous, maman, ne sentez-vous aucun malaise? Vous êtes sortie, sansdoute, pour chercher un peu de fraîcheur? Il me semble vous avoiraperçue de loin sur le quai.

– Je suis sortie, en effet, mais tu n’as pu me voir sur le quai.J’ai été me confesser, ce quetu ne fais plus, je crois, depuis longtemps, mauvais sujet.

Jacques s’étonna de n’être pas suffoqué, de ne pas tomber à larenverse, foudroyé, comme cela se voit dans les bons romans qu’ilavait lus.

C’était donc vrai, qu’elle avait été se confesser! Il ne s’étaitdonc pas endormi dans l’église et cette catastrophe abominablen’était pas un cauchemar, ainsi qu’il l’avait, une minute,follement conçu.

Il ne tomba pas, mais il devint beaucoup plus pâle et sa mère enfut effrayée.

– Qu’as-tu donc, mon petit Jacques? lui dit-elle. Tu souffres,tu caches quelque chose à ta mère. Tu devrais avoir plus deconfiance en elle qui n’aime que toi et qui n’a que toi… Comme tume regardes! mon cher trésor… Mais qu’est-ce que tu as donc? Tu mefais peur!…

Elle le prit amoureusement dans ses bras.

– Écoute-moi bien, grand enfant. Je ne suis pas une curieuse, tule sais, et je ne veux pas être ton juge. Ne me dis rien, si tu neveux rien me dire, mais laisse-toi soigner. Tu vas te mettre au littout de suite. Pendant ce temps, je te préparerai un bon petitrepas très léger que je t’apporterai moi-même, n’est-ce pas? et situ as de la fièvre cette nuit, je te ferai de la TISANE…

Jacques, cette fois, roula par terre.

– Enfin! soupira-t-elle, un peu lasse, en étendant la main versune sonnette.

Jacques avait un anévrisme au dernier période et samère avait un amant qui ne voulait pas être beau-père.

Ce drame simple s’est accompli, il y a trois ans, dans levoisinage de Saint-Germain-des-Prés. La maison qui en fut lethéâtre appartient à un entrepreneur de démolitions.

Chapitre 2Le vieux de la maison

À Charles Cain[2].

 

Ah! elle pouvait se vanter d’en avoir de la vertu, MmeAlexandre! Songez donc! Depuis trois ans qu’elle le supportait, cevieux fricoteur, cette vieille ficelle à pot-au-feu qui déshonoraitsa maison, vous pensez bien que si ce n’était pas son père, il yavait longtemps qu’elle lui aurait collé son billet de retour pourle poussier des invalos de la Publique!

Mais quoi! on est bien forcé de garder les convenances, desubvenir à ses auteurs quand on n’est pas des enfants de chiens etsurtout quand on est dans le commerce.

Oh! la famille! Malheur de malheur! Et il y en a qui disentqu’il y a un bon Dieu! Il ne crèvera donc pas un de ces quatrematins, le chameau?

La fréquence extrême de ce monologue filial en avaitmalheureusement altéré la fraîcheur. Il ne se passait pas de jourque Mme Alexandre ne se plaignît en ces termes de la coriacité deson destin.

Quelquefois, pourtant, elle s’attendrissait lorsqu’il luifallait divulguer son âme à des clients jeunes qui n’eussentqu’imparfaitement saisi la noblesse de ses jérémiades.

– Bon et cher papa, roucoulait-elle, si vous saviez comme nousl’aimons! Nous n’avons toutes qu’un cœur pour le chérir. Le métiern’y fait rien, voyez-vous! On a beau être des déclassées,des malheureuses, si vous voulez, le cœur parle toujours. On sesouvient de son enfance, des joies pures de la famille, et je mesens bien relevée à mes propres yeux, je vous le jure, quand jevois aller et venir, dans ma maison, ce vénérable vieillardcouronné de cheveux blancs qui nous fait penser à la célestepatrie. Etc., etc.

L’inconscience professionnelle permettait sans doute à ladrôlesse de fonctionner, avec une égale bonne foi, dans l’une oul’autre posture, et l’hôte septuagénaire du grand 12,alternativement habillé de gloire et d’ignominie, croupissait aubord de sa fille, – dans l’inaltérable sérénité du soir de sa vie,- comme une guenille d’hôpital sur la rive du grand collecteur.

* * *

L’histoire de ces deux individus n’avait, pour tout dire, aucunedes qualités essentielles qu’on doit exiger du poème épique.

Le bonhomme Ferdinand Bouton, familièrement dénommé papaFerdinand ou le Vieux, était une ancienne canaille de larue de Flandre où il exerça naguère trente métiers dont le moinsinavouable mit plusieurs fois en danger sa liberté.

Mlle Léontine Bouton, qui devait être un jour Mme Alexandre etdont la mère disparut peu de temps après sa naissance, avait étéélevée par le digne homme dans les principes de la plus rigoureuseimprobité.

Préparée, dès son âge tendre, aux militantes pratiques, elledécrochait, à treize ans, une brillante situation de vierge oblatechez un millionnaire genevois renommé pour sa vertu, qui l’appelaitson «ange de lumière» et qui acheva de la putréfier. Deux anssuffirent à la débutante pour crever ce calviniste.

Après celui-là, combien d’autres! Recommandée surtout auxmessieurs discrets, elle devint quelque chose comme un placement depère de famille et marcha, jusqu’à dix-huit ans, dans une auréolede turpitudes.

À ce moment, devenue sérieuse elle-même, à force de se frotter àdes gens sérieux, elle lâcha son père dont la pochardefrivolité de crapule, désormais oisive, révoltait son cœur.

Et quinze années ensuite s’écoulèrent pendant lesquelles cetabandonné se rassasia d’infortunes.

Désaccoutumé des affaires, ne retrouvant plus son ancienneastuce, il ressemblait à une vieille mouche qui n’aurait pas laforce de voler sur les excréments et dont les araignées elles-mêmesne voudraient plus.

Léontine, plus heureuse, prospéra. Sans s’élever aux premièrescharges de la Galanterie publique dont ses manières de goujateincorrigible ne lui permettaient pas d’ambitionner la dictature,elle sut manœuvrer dans les emplois subalternes avec tant d’art etde si ambidextres complaisances, elle se faufila, s’installa, setassa si fermement aux bonnes ripailles et, n’oubliant jamaisd’emplir son verre avant que la bouteille eût achevé de circuler,fut tellement rosse devant Dieu et devant les hommes,qu’elle en vint à pouvoir défier le malheur.

* * *

Le malheur, alors, se présenta sous l’espèce falote etfantomatique de son père.

Le vieux drôle, au moment de sombrer à tout jamais dans le plusinsondable gouffre, avait appris que sa fille, sa Titine, quasicélèbre, maintenant, sous le nom de Mme Alexandre, gouvernait demain magistrale une hôtellerie fameuse où les princes de l’extrêmeOrient venaient apporter leur or.

Vermineux et couvert de loques impures, n’ayant «plus un radisdans la profonde et rien dans le battant», il tomba donc chez elleun beau jour et la fortune lui fut à ce point favorable quel’altière pachate, quoique enragée de sa survenue, fut obligée del’accueillir avec les démonstrations du plus ostensible amour.

La malechance de celle-ci voulut, en effet, qu’à l’instant mêmeoù, forçant toutes les consignes, il se précipitait dans ses bras,elle se trouvât en conférence avec de rigides sénateurs peucapables de badiner sur le quatrième commandement de la loi divine.L’un d’eux même, remué jusqu’au fond de ses entrailles par cetincident pathétique, ne crut pouvoir se dispenser de la bénir enlui prédisant une interminable vie.

Après un tel coup, papa Ferdinand devenait indélogeable etinextirpable à jamais. Sous peine d’encourir l’indignation deshonnêtes gens et de perdre l’estime fructueuse des mandarins, ilfallut le décrasser, l’habiller, le loger et le remplir tous lesjours.

L’existence, jusqu’alors douce comme le miel, de Mme Alexandre,fut empoisonnée. Ce père fut le pli de rose de sa couche, le pétrinde son âme, la tablature de ses digestions et, tout au contraire deCalypso, elle ne parvenait pas à se consoler du retourd’Ulysse.

Il n’était pourtant pas gênant. Dès le premier jour, on l’avaitinstallé dans la mansarde la plus lointaine, la plus incommode etprobablement la plus malsaine. C’était à peine si on le voyait. Ilobservait fidèlement la consigne de ne pas rôder dans la maison àl’heure des clients et surtout de ne jamais mettre les pieds auSalon.

Il ne fallait rien moins pour déroger à cette loi sévère, que lafantaisie d’un amateur étranger qui demandait quelquefois à voir leVieux, dont toutes ces dames parlaient avec des susurrements devénération craintive, comme elles auraient parlé du Masque deFer.

Pour ces circonstances, il avait un justaucorps écarlate àbrandebourgs et une espèce de casquette macédonienne qui luidonnait l’air d’un Hongrois ou d’un Polonais dans le malheur. Onl’ornait alors du titre de comte, – le comte Boutonski! – et ilpassait pour un débris couvert de gloire, de la plus récenteinsurrection.

Cumulativement, il nettoyait les latrines, balayait lesescaliers, essuyait les cuvettes et la vaisselle, quelquefois avecle même torchon, disait avec rage Mme Alexandre. Enfin, il faisaitles courses des pensionnaires dont il avait la confiance et qui luidonnaient de jolis pourboires.

Aux heures de loisir, l’heureux vieillard se retirait dans sachambre et relisait assidûment les œuvres de Paul de Kock ou lesélucubrations humanitaires d’Eugène Transpire, ainsi qu’ilnommait l’auteur des Mystères de Pariset du Juif Errant, les deux plus beaux livres dumonde.

* * *

Pendant la guerre, naturellement, la maison périclita. Lesclients étaient en province ou sur les remparts et l’état de siègerendait les trottoirs impraticables.

L’exaspération de Mme Alexandre fut à son comble. Du matin ausoir, elle ne cessait d’exhaler sa fureur contre le Vieux qui seracornissait de plus en plus et qu’elle vomissait à pleine gueule,sans interruption.

Elle alla, dans son délire, jusqu’à l’accuser d’avoir allumé leconflit international par ses manigances. Quand fut décidée larançon des cinq milliards, elle se prétendit frustrée, vociférantque c’était autant de fichu pour son commerce et qu’on devrait bienfusiller tous les vieux salauds qui portaient malheur…

Elle tournait positivement à l’hydrophobie et l’existencedevenait impossible.

Il va sans dire que la Commune fut inapte à revigorer sonbranlant négoce. La clientèle pourtant ne chômait pas.L’établissement ne désemplissait pas une minute. C’était à secroire dans une église!

Mais quelle clientèle, Dieu des cieux! Des ivrognes rouges, desassassins, des voyous infâmes galonnés de la tête aux pieds, qui sefaisaient servir le revolver au poing et qui cassaient tout, et quiauraient tout brûlé si on avait eu l’audace de leur résister.

Cette fois, par exemple, elle ne gueulait plus, la patronne.Elle crevait silencieusement de peur, en attendant le secours d’EnHaut.

Il ne se fit pas longtemps attendre. On apprit tout à coup queles Versaillais venaient d’entrer dans Paris! Délivrance! Mais uneguigne vraiment noire s’acharnait sur la pauvre créature.

Il arriva qu’une barricade fut dressée au bout de la rue.C’était le moment ou jamais de fermer la porte à triple tour et defaire comme si on était des mortes. Papa Ferdinand fut complètementoublié.

La barricade était prise à deux heures de l’après-midi et lesfédérés en fuite abandonnaient le quartier. Bientôt, il ne restaplus qu’un seul être, un mince vieillard dont les pas sonnaientdans le grand silence.

Impossible de ne pas le reconnaître. C’était le gâteux sorti lematin par curiosité et qui, bêtement, fuyait comme un crimineldevant les pantalons rouges.

Ceux-ci, pleins de défiance, ne le suivaient pas encore,hésitant à tirer sur un homme d’un si grand âge. Ils accoururent enle voyant s’arrêter à la porte du grand 12.

– Avance à l’ordre et fais voir tes pattes!

Le vieillard, pantelant d’effroi, se précipita sur la sonnetteet se mit à carillonner.

– Titine, ma Titine, c’est moi! Ouvre à ton vieux père.

La fenêtre close du mauvais lieu s’ouvrit alors spontanément etMme Alexandre, ivre de joie, désignant son père auxsoldats, leur cria:

– Mais fusillez-le donc, tonnerre de Dieu! Il était tout àl’heure avec les autres. C’est un sale communard, c’est unpétroleur qui a essayé de foutre le feu au quartier.

On n’en demandait pas davantage en ces gracieux jours et papaFerdinand, criblé de balles, tomba sur le seuil…

Aujourd’hui, Mme Alexandre est retirée des affaires et n’habiteplus le quartier de la Bourse dont elle fut, si longtemps, lagloire. Elle a trente mille francs de rentes, pèse quatre centskilos et lit avec émotion les romans de Paul Bourget.

Chapitre 3La Religion de monsieur Pleur

Généralement, les individus qui
ont excité mon dégoût en ce monde
étaient des gens florissants et
de bonne renommée. Quant aux coquins
que j’ai connus, et ils ne sont pas
en petit nombre, je pense à eux, à
eux tous sans exception,
avec plaisir et bienveillance.

THOMAS DE QUINCEY[3]

À Paul Adam[4].

 

L’aspect de ce vieillard fécondait la vermine. Le fumier de sonâme était tellement sur ses mains et sur son visage qu’il n’eût pasété possible d’imaginer un contact plus effrayant. Quand il allaitpar les rues, les ruisseaux les plus fangeux, tremblant de refléterson image, paraissaient avoir l’intention de remonter vers leursource.

Sa fortune, qu’on disait colossale et que les bons jugesn’évaluaient qu’en pleurant d’extase, devait être cachée dans defurieux endroits, car nul n’osait hasarder une ferme conjecture surles placements financiers de ce cauchemar.

Il se disait seulement que, diverses fois, on entrevit sa mainde cadavre dans certaines manigances d’argent qui avaient abouti àdes débâcles sublimes dont quelques éleveurs de grenouilles lesupposaient artisan.

Il n’était pas juif, cependant, et lorsqu’on le traitait de«vieille crapule» il avait une manière douce de répondre:Dieu vous le rende! qui faisaitcourir, sur l’échine des plus roublards, un léger frisson.

L’unique chose qui parût certaine, c’était que ce guenilleuxeffroyable possédait une maison de haut rapport dans l’un oul’autre des grands quartiers excentriques. On ne savait pasexactement. Il en possédait peut-être plusieurs.

La légende voulait qu’il couchât dans un antre obscur, sousl’escalier de service, entre le tuyau des latrines et la loge duconcierge que ce voisinage idiotifiait.

Ses quittances de loyer étaient, m’a-t-on dit, délivrées, paréconomie, sur des déchirures d’affiches que des locataires pleinsd’entregent revendirent à des collectionneurs astucieux.

On racontait aussi l’histoire, devenue fameuse, d’une soupefantastique trempée régulièrement le dimanche soir et qui devait lenourrir toute la semaine. Pour ne pas brûler de charbon, il lamangeait froide six jours de suite.

Dès le mardi, naturellement, cette substance alimentairedevenait fétide. Alors, avec les révérencieuses façons d’un prêtrequi ouvre le tabernacle, il prenait, dans une petite armoirescellée au mur et qui devait contenir d’étranges papiers, unebouteille de très vieux rhum vraisemblablement recueillie dansquelque naufrage.

Il en versait des gouttes rares dans un verre minuscule et sefortifiait à l’espoir de les déguster aussitôt après avoir engloutison cataplasme. L’opération terminée:

– Maintenant que tu as mangé ta soupe, disait-il, tun’auras pas ton petit verre de rhum!

Et déloyalement, il reversait dans la bouteille le précieuxliquide. Recommandable finesse qui réussissait toujours, depuistrente ou quarante ans.

* * *

Jamais un spectre ne parut être aussi complètement dénué destyle et de caractère. Il avait beau ressembler par ses haillons,et sans doute, par quelques-unes de ses pratiques, aux youtres lesplus conspués de Buda-Pesth ou d’Amsterdam, l’imagination d’unProméthée n’aurait pu découvrir en lui le moindre linéamentarchaïque.

Le surnom de Schylock, décerné par de subalternes imprécateurs,révoltait comme un blasphème, tellement cet avare n’exprimait quela platitude! Il n’avait de terrible que sa crasse et sa puanteurde bête crevée. Mais cela encore était d’un modernismedécourageant. Son ordure ne lui conférait la bienvenue dans aucunabîme.

Il ne réalisait, en apparence du moins, que leBOURGEOIS, le Médiocre, le «Tueur de cygnes», comme disaitVilliers, accompli et définitivement révolu, tel qu’il doitapparaître à la fin des fins, quand les Tremblements sortiront deleurs tanières et que les sales âmes seront manifestées au grandjour!

S’il pouvait être innocent de prostituer les mots, il auraitfallu comparer M. Pleur à quelque horrible prophète, annonciateurdes vomissements de Dieu.

Il semblait dire aux individus confortables que dégoûtait saprésence:

– Ne comprenez-vous pas, ô mes frères, que je voustraduis pour l’éternité et que mon impure carcasse vousreflète prodigieusement? Quand la vérité sera connue, vousdécouvrirez, une bonne fois, que j’étais votre vraie patrie, à telpoint que, venant à disparaître, la pestilence de vos esprits meregrettera. Vous aurez la nostalgie de mon voisinage immonde quivous faisait paraître vivants, alors que vous étiez au-dessous duniveau des morts. Hypocrites salauds qui détestez en moi ledénonciateur silencieux de vos turpitudes, l’horreur matérielle queje vous inspire est précisément la mesure des abominations de votrepensée. Car enfin, de quoi pourrais-je donc être vermineux, sinonde vous-mêmes qui me grouillez jusqu’au fond du cœur?

Le regard du drôle était particulièrement insupportable auxfemmes élégantes qu’il paraissait exécrer, les fixant parfois d’unrayon plus pâle que le phosophore des charniers, œillade funèbre etvisqueuse qui se collait à leur chair, comme la salive desbrucolaques, et qu’elles emportaient en bramant d’effroi.

– N’est-il pas vrai, mignonne, croyaient-elles entendre, que tuviendras à mon rendez-vous? Je te ferai visiter ma fosse gracieuseet tu verras la jolie parure d’escargots et de scarabées noirs queje te donnerai pour rehausser la blancheur de ta peau divine. Jesuis amoureux de toi comme un chancre, et mes baisers, je t’assure,valent mieux que tous les divorces. Car vous puerez un jour, masouris rose, vous puerez voluptueusement à côté de moi, et nousserons deux cassolettes sous les étoiles…

* * *

Mais il eût été difficile, encore une fois, malgré ce regardatroce, de donner un signe qui pût être appelé caractéristique dece M. Pleur.

La voix seule, peut-être, – voix d’une douceur méchante et quisuggérait l’idée d’un impudique sacristain chuchotant designominies.

Il avait, par exemple, une manière de prononcer le mot «argent»qui abolissait la notion de ce métal et même de sa valeurreprésentative.

On entendait quelque chose comme erge ou orge,selon le cas. Souvent aussi, on n’entendait rien du tout. Le mots’évanouissait.

Cela faisait une espèce de pudeur soudaine, une draperie tombanttout à coup au-devant du sanctuaire, une crainte inopinée deparaître obscène en dépoitraillant l’idole.

Imaginez, si la chose vous amuse, un sculpteur fanatique, unPygmalion sanguinaire et doucereux, cherchant avec vous le point devue de sa Galathée, et vous faisant reculer sournoisement jusqu’àune trappe ouverte pour vous engloutir.

C’était si fort, cette passion jalouse pour l’Argent, quequelques-uns s’y étaient trompés. On avait attribué d’horriblesvices à ce dévot impénitent de la tirelire et du coffre-fort, -soupçons injustes mais accrédités par quelques exégètes savants dela vie privée d’autrui qui l’avaient surpris en de mystérieuxcolloques de trottoir avec des femmes ou des enfants.

Son culte s’exprimait parfois en de telles circonlocutionsextatiques, le baveux éréthisme de sa ferveur atténuait siétrangement sa physionomie de fossoyeur calciné, et de sidéshonnêtes soupirs s’exhalaient alors de son sein, que les vasesde moindre élection dans lesquels il laissait tomber sa rareparole, étaient excusables, après tout, de ne pas sentir passer,entre eux et lui, l’hypocondriaque majesté de l’Idolâtrie.

* * *

On me dispensera, je veux l’espérer, de faire connaître lesraisons d’ordre exceptionnel qui déterminèrent un commerce d’amitiéentre moi et ce personnage sympathique.

J’étais jeune, alors, très jeune même, et facilement accessibleà l’enthousiasme. M. Pleur se fit un plaisir de m’en saturer en sedévoilant à moi.

Je crois être le seul qui ait reçu ses confidences. J’ajoute quece souvenir m’a fort aidé à supporter une destinée plus que chienneet, le personnage étant mort, il y a bien longtemps déjà, maconscience me presse, aujourd’hui, de témoigner en faveur de ceméconnu.

Quelques hommes de ma génération peuvent se rappeler sa fintragique, arrivée dans les dernières années de l’Empire, et qui fitun assez grand bruit.

L’assassinat, dont les gazettes m’apportèrent les détailsjusqu’aux environs du Cap Nord, était assurément de l’espèce laplus banale et les chenapans qui le perpétrèrent étaient peudignes, il faut l’avouer, de la célébrité qu’ils obtinrent.

Le vieillard avait été simplement étranglé sur sa couchenidoreuse par des bandits jusqu’alors privés de notoriété et quin’avouèrent d’autre mobile que le vol.

Mais certaines circonstances relatives seulement au passé de lavictime et demeurées inexplicables, exercèrent en vain, quelquesmois, la sagacité des contemporains.

Enfin on crut deviner ou comprendre que M. Pleurn’avait pas été cequ’il paraissait être.

Bref, les assassins malchanceux, qui, d’ailleurs, se laissèrentprendre avec une extrême facilité, n’avaient pu découvrir lemoindre trésor dans la tanière de l’avare et, quoique ce dernierfût mort intestat et sans héritiers naturels, le Domaine de l’Étatne put étendre ses griffes sur aucune propriété mobilière ouimmobilière.

Il fut établi que le défunt ne possédait absolument rien… sinonl’intendance viagère et l’usufruit d’une fortune gigantesqueinattaquablement aliénée dans les mains d’un certainÉvêque.

Impossible de savoir ce qu’étaient devenues les considérablessommes qui avaient dû lui passer par les mains, depuis tantd’années qu’il donnait lui-même quittance à des escadrons delocataires.

Pas un titre, pas une valeur, rien de rien, excepté la fameusebouteille de rhum vidée par les étrangleurs.

* * *

Comme ceci est à peine un conte, j’ai le droit de ne paspromettre une conclusion plus dramatique. Je le répète, je n’aivoulu que donner mon témoignage, le seul, très probablement, quepuisse espérer l’ombre courroucée du mort.

Qu’il me soit donc permis de résumer en quelques lignes lesparoles assez curieuses qui me furent dites, en diverses fois, parce solitaire ordinairement silencieux.

Je ne crois pas que je sentirai jamais un si noir frisson qu’ence lointain jour où, côte à côte sur un banc du Jardin des Plantes,il me fit entendre ceci:

– Mon avarice vous fait peur. Eh bien! mon petit homme, j’aiconnu un prodigue, d’espèce moins rare qu’on ne pense,dont l’histoire vous donnera peut-être l’envie de baiser mes loquesavec respect, si vous êtes assez doué pour la comprendre.

Ce prodigue était un maniaque – naturellement. C’est toujoursfacile à dire et cela dispense de tout examen profond. C’étaitmême, si vous voulez, un monomaniaque.

Son idée fixe était de jeter le PAINdans les latrines!

Il se ruinait dans ce but chez les boulangers. On ne lerencontrait jamais sans un gros pain sous le bras, qu’il s’enallait, en sautillant d’aise, précipiter dans les goguenots de lapopulace.

Il ne vivait que pour accomplir cet acte et il faut croire qu’ilen éprouvait de furieuses jouissances; mais sa joie devenait dudélire quand l’occasion se présentait d’en offrir le spectacle à depauvres diables crevant de faim.

Il avait trente mille francs de rente, celui-là, et se plaignaitde la cherté du pain.

Méditez attentivement cette histoire vraie qui ressemble à unapologue.

Je n’eus pas le désir de baiser les loques de M. Pleur, mais sonrécit me fut assez clair, sans doute, car je crus entendre galoper,au-dessous de moi, toute la cavalerie des abîmes.

* * *

La dernière fois que je rencontrai ce Platon de la lésine:

– Savez-vous, me dit-il, que l’Argent est Dieu et que c’est pourcette raison que les hommes le cherchent avec tant d’ardeur? Non,n’est-ce pas? vous être trop jeune pour y avoir pensé. Vous meprendriez infailliblement pour une espèce de fou sacrilège si jevous disais qu’Il est infiniment bon, infiniment parfait, lesouverain Seigneur de toutes choses et que rien ne se fait en cemonde sans Son ordre ou Sa permission; qu’en conséquence noussommes créés uniquement pour Le connaître, L’adorer et Le servir,et gagner, par ce moyen, la Vie éternelle.

Vous me vomiriez si je vous parlais du mystère de SonIncarnation. N’importe! apprenez que je ne passe pas unjour sans demander que Son Règne arrive et que Son nom soitsanctifié.

Je demande aussi à l’Argent, mon Rédempteur, qu’Il me délivre detout mal, de tout péché, des pièges du diable, de l’esprit defornication, et je L’implore par Ses langueurs aussi bien que parSes Joies et par Sa Gloire.

Vous comprendrez un jour, mon garçon, combien ce Dieu S’estavili pour nous autres. Rappelez-vous mon maniaque! Et voyez àquels emplois la malice des hommes Le condamne!

… Moi, je n’ose plus y toucher depuis trente ans!… Oui, jeunehomme, depuis trente ans, je n’ai pas osé porter mes pattesmalpropres sur une pièce de cinquante centimes! Quand meslocataires me paient, je reçois leur monnaie dans une cassetteprécieuse, en bois d’olivier, qui a touché le Tombeau du Christ, etje ne la garde pas un seul jour.

Je suis, si vous voulez le savoir, un pénitentde l’Argent.

Avec des consolations inexprimables, j’endure pour Lui d’êtreméprisé par les hommes, d’épouvanter jusqu’aux bêtes et d’êtrecrucifié tous les jours de ma vie par la plus épouvantablemisère…

J’avais assez pénétré l’existence mystérieuse de cet hommeextraordinaire pour entrevoir qu’il me parlait d’une façon toutesymbolique. Cependant les Paroles Saintes aussi rudement adaptées,m’effaraient un peu, je l’avoue.

Il se dressa tout à coup, levant les bras, et je le vois encore,semblable à une potence géminée d’où pendraient les haillonspourris de quelque ancien supplicié.

– On dit assez, par le monde, me cria-t-il, que je suis unhorrible avare. Eh! bien, vous raconterez un jour que j’avaisdécouvert la cachette, infiniment sûre, dont aucun avare, avantmoi, ne s’était encore avisé:

J’enfouis mon Argent dansle Sein des Pauvres!…

Vous publierez cela, mon enfant, le jour où le Mépris et laDouleur vous auront fait assez grand pour ambitionner le suprêmehonneur d’être incompris.

… … … … … … … … … … … … … … … … … … …… … … … … … … … … … … … …

M. Pleur nourrissait environ deux cents familles, parmilesquelles on aurait cherché vainement un individu qui ne leregardât pas comme une canaille, – tellement il était malin!

Mais aujourd’hui, juste ciel! où donc est la multitude pâle desindigents assistés par le délégataire épiscopal de ce Pénitent?

Chapitre 4Le parloir des tarentules

À P. N. Roinard.[5]

Ce fut chez Barbey d’Aurevilly, en 1869, au temps de ma jeunesseradieuse, que je rencontrai ce poète. Il m’intéressa tout de suitepar ses cheveux et son coup de gueule.

C’était un hirsute blanc dont le port de tête continuel semblaitun défi à tous les tondeurs. Bien qu’il eût à peine quarante ans,l’épaisse toison couleur de neige qu’il secouait dans les vents luidonnait, à quelque distance, l’aspect d’un Saturne pétulant ou d’unJupiter de la panclastite prématurément vieilli par un abusincroyable des carreaux de la volupté.

La mauvaise petite figure de brique pilée, qu’il exhibait sousles flocons, se manifestait plus bouillante et plus cuite chaquefois qu’on la regardait.

Son agitation chronique l’étonnait lui-même:

– Je suis le Parloir des tarentules!criait-il de sa voix de promis à la camisole, qui faisait presserle pas aux petites ouvrières, dans la rue.

Il avait toujours l’air d’un Samson faisant éclater les cordesou les entraves dont les Philistins naïfs auraient prétendu lefagoter pendant son sommeil.

L’infortuné d’Aurevilly, qui devait un jour succomber aux tramesd’une araignée noire de l’occultisme languedocien, ne haïssaitpoint d’attiser la rage de ce métromane volcanique, décidémentincapable d’accepter une considération, même distinguée, qui n’eûtpas été la première, ou mieux encore, l’exclusiveconsidération.

Damascène Chabrol avait été médecin, ou plutôt il l’étaittoujours, car on dirait que la médecine imprimecaractère aussi bien que le Sacerdoce. Mais, n’ayant pasabsolument besoin de gagner sa vie, il s’était, de très bonneheure, dégoûté de purger des négociants ou d’analyser leurssécrétions. En conséquence, il avait lui-même vomi sa clientèle, -pour ne pas employer un terme plus fort dont il faisait un fréquentusage, – et s’était généreusement acharné à la plus intensiveculture des vers.

Je crus, dans le temps, qu’il n’était pas tout à fait indigne depincer la lyre et, si ma mémoire est fidèle, ce fut l’opinion dequelques autorités.

Dieu sait ce que j’en pourrais penser aujourd’hui! Mais la vieest si courte, hélas! et de durée si peu certaine, que jecraindrais vraiment d’élimer le tissu précieux de mon existence enrecherchant, sous les poussières accumulées de vingt-cinq ans, lesdeux ou trois recueils oubliés qu’il publia.

J’ajoute qu’en supposant même du génie à ce disparu, nul poèmeécrit de sa main ne pourrait encore égaler l’inégalable poème de lanuit que nous passâmes ensemble chez lui, rue de Fleurus, quatrejours avant sa terrible mort, et qui ne fut pas, – je vous pried’en être inébranlablement persuadés, – une nuit d’amour.

* * *

Trois passions fauves habitaient en lui. Les petites femmes, lesgrands vers, et le désir de la gloire.

Chacune d’elles ayant les caractères indéniables du paroxysme,je n’ai jamais bien compris comment elles pouvaient subsisterensemble et surtout la première avec les deux autres.

C’était une chose funèbre que l’emportement de cet homme,semblable à un patriarche possédé, vers les souillons et lesguenillons adorés de feu Sainte-Beuve qui, du moins, n’avait riende patriarcal, et ce fut un bienfait du Second Empire que laviolence de ses fantaisies soudaines ait toujours pu s’amortir dansles garnos circonvoisins ou dans les taillis du Luxembourg, sansfâcheux esclandre.

Dans les intervalles de ces crises, et en attendant que le boucrepoussât en lui, il se jetait à la copie, se précipitait dans letourbillon des souffles inspirateurs, comme le pétrel dansl’ouragan.

Et c’était alors une cohue de visions, de demi-visions,d’éclairs de chaleur, d’éclipses totales, de blasphèmes gesticuléscontre la voûte irresponsable du firmament et d’invocationsfamilièrement chuchotéees à l’oreille de tous les démons,jusqu’au moment où il se vautrait sur son tapis en grinçant desdents, tordu par des convulsions d’épileptique.

Difficilement on s’introduisait chez lui. Il semblait toujoursavoir peur que quelque chose de subtil, d’infiniment rare etprécieux, ne s’évadât par la porte ouverte, ne descendîtl’escalier, ne passât devant le morne concierge et n’allât seprofaner parmi la honte infinie des chiens de la rue…

En conséquence, il n’ouvrait pas quand on frappait, ou s’ilouvrait, c’était à peine, maintenant la porte à un millimètre duchambranle et, de sa main libre, dessinant de grands gestessilentiaires, comme s’il y avait eu, dans sa demeure, un agonisantsublime dont il eût été nécessaire à l’équilibre des univers de nepas rater le dernier soupir.

Et si l’arrivant, non effarouché par les yeux de flamme dusolitaire, voulait passer outre, malgré cet étrange accueil, il nepouvait jamais s’introduire avec trop de rapidité, et la porte, àl’instant même se refermait en coup de vent, comme un piège à ratssur un musaraigne. Témérité rare dont peu d’hommes, je vous enréponds, furent capables.

Le redoutable Damascène, alors, à demi courbé, se frottait lesmains, la pointe en bas et les paumes tout près du menton,exprimant ainsi l’allégresse d’un cannibale sûr de sa proie.

Et la fanfare de ses récriminations éclatait pendant une heure.Il devenait un torrent de plaintes dont on entendait, d’abord, legrondement sourd et la grandissante rumeur quand il arrivait, auloin, des montagnes bleues; puis le rauque mugissement, de plus enplus clair, qui s’épandait à la façon d’une nappe immense; etenfin, le fracas énorme des dislocations, des écroulements qu’ilapportait, de toutes les clameurs confondues.

Il en avait fameusement sur le cœur, allez! Et je suppose qu’ilaurait fallu la mort pour qu’il cessât de vociférer,jusque pendant son sommeil,contre les éditeurs, les journaux, l’Académie, les sociétaires dela Comédie-Française et, en général, contre toute la clique humainequi s’obstinait à ne pas le récompenser.

* * *

Peut-être avait-il raison. Je vous répète que je n’en sais rienet que je ne veux pas le savoir. Je suis assez ivre déjà de mespropres indignations, sans avoir besoin de me soûler de celles desautres.

J’arrive au poème de cette nuit, fameuse entre toutes, qui nefut pas une nuit d’amour.

Très exceptionnellement, Damascène Chabrol m’avait invité parlettre à venir chez lui, non pour dîner, ce qui n’eût été quesalutaire et, par conséquent, archi-banal, mais pour entendre lalecture d’un de ses drames, ce qui me parut dangereux et forteffrayant.

Sa lettre, d’ailleurs, beaucoup plus comminatoire quefraternelle, ne pouvait me laisser aucun doute sur la gravité ducas. Il exigeait absolument que je fusse exact, déclarant que lajustice le voulait ainsi.

Cette forme d’invitation ne me révolta pas. Ma curiositévivement émue établit aussitôt l’accord entre la justiceet ma volonté. Je fus exact et voici tout net ce qui arriva.

Dès le premier coup, la porte s’entrouvrit et je fus introduitselon le rite mentionné plus haut.

Damascène était plus calme que je n’eusse osé l’espérer. Ilétait même prodigieusement calme et je ne pus m’empêcher de lecomparer à un opérateur ou à un bourreau sur le point defonctionner. Analogie dont j’étais infiniment loin de soupçonner larigueur.

Deux grogs étaient préparés et, sur la table, grand ouvertdevant l’une des deux chaises, le manuscrit redoutables’étalait.

Le temps était doux, par bonheur. S’il avait fait trop froid outrop chaud, je pouvais très bien mourir cette nuit-là, les plusclaires précautions ayant été prises pour que je comprissel’inutilité absolue d’une tentative d’interruption, quelque courteet légitime qu’elle fût.

– La Fille de Jéphté! drame bibliqueen cinq actes, commença-t-il, me fixant d’un œil implacable.

L’exercice, d’abord, ne me déplut pas. Le lecteur avait une voixbizarre de gastralgique, s’élevant sans effort des basses profondesaux notes enfantines les plus aiguës. Il parlait ainsi etjouait véritablement son drame, multipliant les gestes jusqu’à seprécipiter à genoux pour une prière, quand la situation l’exigeait.Curieux spectacle qui m’amusa pendant une heure, c’est-à-dirependant tout le premier acte seulement; car le monstre poussait laconscience jusqu’à recommencer plusieurs fois des scènes entièresdont il craignait de ne m’avoir pas fait sentir toute la beauté,sans qu’aucune admirative protestation pût le rassurer.

Au deuxième acte, la mimique ayant perdu le charme de l’imprévu,je m’avisai d’écouter véritablement.

C’était lamentable. Imaginez le poncif le plus poussiéreux, leplus culotté, le plus crasseux, le plus fétide. Un amalgameeffrayant de Racine, du bonhomme Gagne et de Désaugiers. Je merappelle un interminable discours de son impossible Juge surl’agriculture et l’économie sociale…

Vers la fin du troisième, je feignis un besoin subit de l’espècela plus vulgaire, espérant ainsi gagner la porte de l’escalier. Cethomme nuisible m’accompagna…

Il fallut tout avaler et cela dura jusqu’à minuit. J’étaispresque aussi sacrifié que la fille elle-même duLibérateur d’Israël.

* * *

Mais que devins-je, lorsque m’élançant sur mon chapeau,Damascène me dit ces mots qui me parurent tirés de l’Apocalypse: -Oh! ne vous pressez pas, nous n’avonsencore rien lu. Je ne vous lâche pasavant que vous n’ayez entendu mes sonnets.

Un ignorant de la langue française aurait pu croire qu’ilm’offrait une tasse de chocolat. Or, il m’annonça quinzecents sonnets, plus de vingt mille vers! et savoix, loin d’être affaiblie par le précédent effort, étaitmaintenant plus claire, plus fraîche, mieux entraînée, capable,semblait-il, de tromboner jusqu’à la chute, si malencontreusementajournée, du ciel.

Que faire? Il m’était démontré que je ne pourrais sortir que surle cadavre de cet enragé et je n’avais pas alors, comme depuis,l’habitude vénielle de tremper mes mains dans le sang.

Je me rassis, étouffant un râle de désespoir.

Cinq minutes plus tard, je dormais profondément. Le carillond’une clarine alpestre, vivement agitée à mon oreille, me réveilla.- Ah! Ah! vous dormez, je crois, me dit mon bourreau. – Mon Dieu!répondis-je, je dors, sans dormir… J’avoue que je sens un peu defatigue. – Très bien, je connais ça.

Il ouvrit alors son tiroir, en tira un revolver qui me parut dedimensions anormales, l’arma soigneusement, le posa sur la tablesans lâcher la crosse et, reprenant de la main gauche sonmanuscrit, ajouta simplement: – Je continue!…

Ce supplice dura jusqu’au lever du soleil. À ce moment, il seleva mécaniquement, ferma son accordéon et me déclara qu’il allaitprendre le train. – Je vais voir papa, m’expliqua-t-il.

Quelques heures plus tard, il giflait son père âgé desoixante-quinze ans, en arrivant à Orléans, et se jetait, aussitôtaprès, dans un puits du fond duquel on le retira fou furieux pourl’enfermer dans un cabanon où il mourut en pleine frénésie, lesurlendemain.

À mon extrême surprise, j’héritai d’une partie considérable desa fortune et c’est avec son argent – si on tient à le savoir – queje me suis tant amusé de vingt-cinq à trente, comme chacunsait.

Chapitre 5Projet d’oraison funèbre

À Gustave deMalherbe.[6]

C’est à peine si quelques-uns savent qu’il vient de mourir.Quand la multitude de ceux qui se croient vivants apprendra samort, il y aura sûrement dans les journaux de vives jérémiadesclichées sur le grand écrivain défunt «qu’on a eu la douleur deperdre», après l’avoir si bassement détesté pendant sa vie.

Ces lamentations univoques et professionnelles seront ramasséesà la pelle, comme la terre des cimetières, par les fossoyeurs de lachronique, jusque sous les pieds de «l’ami de la dernière heure»,romancier saumâtre et vulpin, qui avait besoin de cette réclame etqui confisqua son agonie, lui faisant la mort plusamère.

Contentons-nous de le nommer simplement Lazare, ce décédé dansla plus parfaite indigence, qui avait le droit de porter l’une desplus larges couronnes comtales de l’Occident. – Je suis, disait-il,de la race des Êtres qui font l’honneur des autres hommes.

Il ne voulut donc jamais qu’on lui parlât d’une «autre patrieque l’exil» et la vie, par conséquent, fut merveilleusement chiennepour ce pauvre diable sublime.

Un peu plus tard, lorsque se seront éteintes les flammespostiches de la canicule des admirations après décès, – un peu oubeaucoup plus tard, – je parlerai de cette mort dont la tristesseet l’horreur, avec soin dissimulées, sont difficilementsurpassables.

Car j’ai fort à dire, je vous assure, et la matière noiresurabonde.

Tel n’est pas aujourd’hui précisément mon dessein. Je voudraisseulement, à propos de ce Lazare que tout le monde a le droit desupposer imaginaire, vérifier à la clarté d’un déplorable flambeau,l’adage le plus décisif sur les vieilles aristocraties que laRévolution croit avoir tuées.

«Tout homme est l’addition de sa race». Ainsi fut condensée,comme sur une lame d’airain, par le philosophe Blanc deSaint-Bonnet, toute l’expérience des siècles.

C’est-à-dire qu’à l’extrémité du dernier rameau d’un grand arbreélu par la foudre, pend toujours un fruit de délectation oud’épouvante en qui l’essence précieuse fait escale avant dedisparaître à jamais.

Quand il s’agit d’une sève glorieuse, comme dans le cas de notreLazare, le douloureux être chargé de tout assumer, n’est passeulement le support unique des splendeurs ou des misères, desjoies divines ou des deuils profonds, des abaissements ou destriomphes accumulés par tant d’ancêtres. Il faut encore qu’il portele Rêve de tout cela, qu’il le porte dans le long, l’interminabledésert, «de l’utérus au sépulcre», sans qu’une âme puisse lesecourir ou le consoler.

Il lui faut subir le miraculeux et redoutable héritage d’unepoitrine houleuse de tous les soupirs des générations dont le nommême agonise…

Et ce n’est pas tout, – ô mon Dieu! – car voici le gouffre desdouleurs.

* * *

La destinée de Lazare fut si extraordinaire que sa vie parutcomme un raccourci de l’histoire même de la Race altière dont ilétait la suprême incarnation.

Une espèce d’analogie me fera peut-être comprendre.

Vous rappelez-vous ces chronologiques épitomés qu’infligèrent ànotre enfance des pédagogues inassouvis de malédictions? Chaqueépoque est condamnée à respirer entre quatre pages étroites, en cesopuscules suffocants où les événements les plus éloignés, les plusdistincts, sont empilés et pressés à la manière des salaisons dansla caque d’un exportateur.

Charlemagne y compénètre Mérovée, les premiers Valois ne fontqu’un mastic avec les Valois d’Orléans ou les Valois d’Angoulême,Henri III crève les côtes à Charles le Sage, François Ier s’aplatitsur Louis le Gros, Ravaillac assassine Jean Sans Peur et c’est àVarennes que Louis XIV a l’air de signer la Révocation de l’Édit deNantes, etc. Tout recul est impossible et le chaosindébrouillable.

Lazare, dernier du nom, et n’ayant plus rien devant lui que leGoujatisme grandissant de la fin du siècle, était lui-même, enquelque manière, un de ces terribles abrégés.

Incapable de s’ajuster à la vie contemporaine qui le pénétraitde dégoût, il résidait au fond de son propre cœur, tel que, dansson antre, un dragon d’avant le déluge, inconsolable et hagard dela destruction de son espèce.

Il portait vraiment en lui les âmes de tous les grands de saMaison et la liste en était longue. Il confabulait avec leursombres, ne cherchant pas irrespectueusement à les démêler, bien aucontraire, et finissant par être heureux de ne plus savoir ce quirevenait, en bonne justice, à chacune d’elles.

Il était, d’ailleurs, un de ces rares adeptes qui nient la mort,se persuadant que l’autosurvie est un acte simple de la volonté, etqu’il est incomparablement plus facile de s’éterniser que definir.

Selon lui, la mort dont parlent tant les imbéciles n’étaitqu’une imposture, une insoutenable imposture inventée par lesfabricants de couronnes et les marbriers.

Il avait même écrit, pour son usage personnel, une fantaisie, -hégélienne, hélas! – sur cet objet, en vue d’établir qu’êtres etchoses ne peuvent avoir d’autre maintien devant l’Infini que celuiqu’il plaît à notre conscience de leur accorder.

Il vivait donc au milieu d’un groupe superbe dont il avait,depuis longtemps, obtenu la résurrection, – nullement émud’aboucher ensemble des guerriers ou des magistrats séparés partoute la largeur des siècles, et dont la personnalité même seperdait pour lui dans l’admirable cohue des individus de sonsang.

* * *

L’existence infernale de cet homme est suffisamment connue. Onen fait une légende merveilleuse, quoique les circonstancesbizarres, dont l’imagination de quelques-uns l’a surchargéemalicieusement, aient été beaucoup plus rares, en réalité, qu’on nele suppose.

Le trouble célèbre de son esprit n’était, au fond, que letrouble de sa pauvre âme et c’était, comme cela, bien asseztragique.

J’ai dit que sa vie se trouva configurée à l’Histoire même de saRace et que tel fut le principe de douleurs sans nom. Mais commentfaire entendre un pareil langage?

Cette histoire qui est juste au centre de l’Histoire universelleet qu’on apprend si mal dans les écoles, était, en lui, tout à faitvivante et contemporaine. Elle le brûlait, le dévorait comme uneflamme furieuse dont il eût été l’aliment dernier.

Dans la flagrance des tortures, ses moindres gestes récupéraientaussitôt les gestes anciens de la Lignée quasi royale toutentière qui mourait debout dans les ventricules de son cœur.

Très peu le comprirent, et ceux-là, que pouvaient-ils pour un sigrandiose malheureux? Dieu lui-même, le Dieu Moloch ne voulant plusd’aristocratie, l’holocauste s’imposait.

Le génie littéraire lui avait été donné par surcroît, mais cefut la broutille de son supplice.

… … … … … … … … … … … … … … … … … … …… … … … … … … … …

Qu’ils avaient été beaux les commencements! On avait vingt ans,on éblouissait les hommes et les femmes, toutes les fanfareséclataient sur tous les seuils, on apportait au monde quelque chosede nouveau, de tout à fait inouï que le monde allait sans douteadorer, puisque c’était le reflet, l’intaille fidèle des primitivesIdoles.

Qu’importait qu’on fût très pauvre? N’était-ce pas une grandeurde plus? On avait, d’ailleurs, une besace pleine de fruits quiressemblaient à des étoiles, ramassés à pleines mains dans la forêtlumineuse, et on ne doutait pas de l’Espèce humaine.

Mais on s’aperçut un jour que le peuple, dégoûté du pain,réclamait à grands cris des pommes de terre, qu’il voulait qu’onlui frottât la plante des pieds avec le gras des petits boyaux desPrinces de la Lumière, – et ce fut le commencement de l’agonie quidura trente ans.

Elle eut trop de témoins pour qu’il soit nécessaire de laraconter. Le courage, d’ailleurs, me manque. Je ne me réserve,comme il fut dit un peu plus haut, que la dernière et suprême phasetrès ignorée, celle-là, très profondément ignorée, je vous assure,et dont je veux être le divulgateur implacable.

Nous verrons alors la couleur du front d’un certainpontife.

Chapitre 6Les captifs de Longjumeau

À Mme HenrietteL’Huillier.[7]

 

Le Postillon de Longjumeau annonçaithier la fin déplorable des deux Fourmi. Cette feuille, recommandéeà juste titre pour l’abondance et la qualité de ses informations,se perdait en conjectures sur les causes mystérieuses du désespoirqui vient de précipiter au suicide ces époux qu’on croyaitheureux.

Mariés très jeunes et toujours au lendemain de leurs nocesdepuis vingt ans, ils n’avaient pas quitté la ville unseul jour.

Allégés par la prévoyance de leurs auteurs de tous les soucisd’argent qui peuvent empoisonner la vie conjugale, amplementpourvus, au contraire, de ce qui est nécessaire pour agrémenter ungenre d’union légitime sans doute, mais si peu conforme à ce besoinde vicissitudes amoureuses qui travaille ordinairement lesversatiles humains, ils réalisaient, aux yeux du monde, le miraclede la tendresse à perpétuité.

Un beau soir de mai, le lendemain de la chute de M. Thiers, letrain de grande ceinture les avait amenés avec leurs parents venuspour les installer dans la délicieuse propriété qui devait abriterleur joie.

Les Longjumelliens au cœur pur avaient vu passer avecattendrissement ce joli couple que le vétérinaire compara sanshésiter à Paul et à Virginie.

Ils étaient, en effet, ce jour-là, véritablement très bien etressemblaient à des enfants pâles de grand seigneur.

Maître Piécu, le notaire le plus important du canton, leur avaitacquis, à l’entrée de la ville, un nid de verdure que leur eussentenvié les morts. Car il faut en convenir, le jardin faisait penserà un cimetière abandonné. Cet aspect ne leur déplut pas, sansdoute, puisqu’ils ne firent, par la suite, aucun changement etlaissèrent croître les végétaux en liberté.

Pour me servir d’une expression profondément originale de maîtrePiécu, ils vécurent dans les nuages, nevoyant à peu près personne, non par malice ou dédain, mais toutsimplement parce qu’ils n’y pensèrent jamais.

Puis, il aurait fallu se désenlacer quelques heures ou quelquesminutes, interrompre les extases, et, ma foi! considérant labrièveté de la vie, ces époux extraordinaires n’en avaient pas lecourage.

Un des plus grands hommes du Moyen Age, maître Jean Tauler,raconte l’histoire d’un solitaire à qui un visiteur importun vintdemander un objet qui se trouvait dans sa cellule. Le solitaire semit en devoir d’entrer chez lui pour y prendre l’objet. Mais, enentrant, il oublia de quoi il s’agissait, car l’image des chosesextérieures ne pouvait demeurer dans son esprit. Il sortit donc etpria le visiteur de lui dire ce qu’il voulait. Celui-ci renouvelasa demande. Le solitaire rentra, mais avant de saisir ledit objet,il en avait perdu la mémoire. Après plusieurs expériences, il futobligé de dire à l’importun: – Entrez et cherchez vous-même cequ’il vous faut, car je ne puisgarder votre image enmoi assez longtemps pour faire ce que vous medemandez.

M. et Mme Fourmi m’ont souvent rappelé ce solitaire. Ils eussentdonné volontiers tout ce qu’on leur aurait demandé, s’ils avaientpu s’en souvenir un seul instant.

Leurs distractions étaient fameuses, on en parlait jusqu’àCorbeil. Cependant, ils n’avaient pas l’air d’en souffrir et la«funeste» résolution qui a terminé leur existence généralementenviée doit paraître inexplicable.

* * *

Une lettre ancienne déjà de ce malheureux Fourmi, que je connusavant son mariage, m’a permis de reconstituer, par voied’induction, toute sa lamentable histoire.

Voici donc cette lettre. On verra, peut-être, que mon amin’était ni un fou, ni un imbécile.

«… Pour la dixième ou vingtième fois, cher ami, nous te manquonsde parole, outrageusement. Quelle que soit ta patience, je supposeque tu dois être las de nous inviter. La vérité, c’est que cettedernière fois, aussi bien que les précédentes, nous avons été sansexcuses, ma femme et moi. Nous t’avions écrit de compter sur nouset nous n’avions absolument rien à faire. Cependant nous avonsmanqué le train, comme toujours.

«Voilà quinze ans que nous manquons tous lestrains et toutes les voitures publiques, quoi quenous fassions. C’est infiniment idiot, c’est d’unridicule atroce, mais je commence à croire que le mal est sansremède. C’est une espèce de fatalité cocasse dont nous sommes lesvictimes. Rien n’y fait. Il nous est arrivé de nous lever à troisheures du matin ou même de passer la nuit sans sommeil pour ne pasmanquer le train de huit heures, par exemple. Eh! bien, mon cher,le feu prenait dans la cheminée au dernier moment, j’attrapais uneentorse à moitié chemin, la robe de Juliette était accrochée parquelque broussaille, nous nous endormions sur le canapé de la salled’attente, sans que ni l’arrivée du train ni les clameurs del’employé nous réveillassent à temps, etc., etc. La dernière fois,j’avais oublié mon porte-monnaie.

«Enfin, je le répète, voilà quinze années que cela dure et jesens que c’est là notre principe de mort. À cause de cela, tu nel’ignores pas, j’ai tout raté, je me suis brouillé avec tout lemonde, je passe pour un monstre d’égoïsme, et ma pauvre Julietteest naturellement enveloppée dans la même réprobation. Depuis notrearrivée dans ce lieu maudit, j’ai manqué soixante-quatorzeenterrements, douze mariages, trente baptêmes, un millier devisites ou démarches indispensables. J’ai laissé crever mabelle-mère sans la revoir une seule fois, bien qu’elle ait étémalade près d’un an, ce qui nous a valu d’être privés des troisquarts de sa succession qu’elle nous a rageusement dérobés laveille de sa mort, par un codicille.

«Je ne finirais pas si j’entreprenais l’énumération des gaffeset mésaventures occasionnées par cette incroyable circonstance quenous n’avons jamais pu nous éloigner de Longjumeau. Pour tout direen un mot, nous sommes descaptifs, désormais privés d’espérance et nous voyons venirle moment où cette condition de galériens cessera pour nous d’êtresupportable… »

Je supprime le reste où mon triste ami me confiait des chosestrop intimes pour je puisse les publier. Mais je donne ma paroled’honneur que ce n’était pas un homme vulgaire, qu’il fut digne del’adoration de sa femme et que ces deux êtres méritaient mieux quede finir bêtement et malproprement comme ils ont fini.

Certaines particularités que je demande la permission de garderpour moi, me donnent à penser que l’infortuné couple étaitréellement victime d’une machination ténébreuse de l’Ennemi deshommes qui les conduisit, par la main d’un notaire évidemmentinfernal, dans ce coin maléfique de Longjumeau d’où rien n’eût lapuissance de les arracher.

Je crois vraiment qu’ils ne pouvaient pas s’enfuir,qu’il y avait, autour de leur demeure, un cordon detroupes invisibles triées avec soin pour les investir etcontre lesquelles aucune énergie n’eût été capable deprévaloir.

* * *

Le signe pour moi d’une influence diabolique, c’est que lesFourmi étaient dévorés de la passion des voyages. Ces captifsétaient, par nature, essentiellement migrateurs.

Avant de s’unir, ils avaient eu soif de courir le monde.Lorsqu’ils n’étaient encore que fiancés, on les avait vus àEnghien, à Choisy-le-Roi, à Meudon, à Clamart, à Montretout. Unjour même ils avaient poussé jusqu’à Saint-Germain.

À Longjumeau qui leur paraissait une île de l’Océanie, cetterage d’explorations audacieuses, d’aventures sur terre et sur mern’avait fait que s’exaspérer.

Leur maison était encombrée de globes et de planisphères, ilsavaient des atlas anglais et des atlas germaniques. Ils possédaientmême une carte de la lune publiée à Gotha sous la direction d’uncuistre nommé Justus Perthes.

Quand ils ne faisaient pas l’amour, ils lisaient ensemble leshistoires des navigateurs fameux dont leur bibliothèque étaitexclusivement remplie et il n’y avait pas un journal de voyages, unTour du Monde ou un Bulletin de sociétégéographique auquel ils ne fussent abonnés. Indicateurs de cheminsde fer et prospectus d’agences maritimes pleuvaient chez eux sansintermittence.

Chose qu’on ne croira pas, leurs malles étaient toujours prêtes.Ils furent toujours sur le point de partir, d’entreprendre uninterminable voyage au pays les plus lointains, les plus dangereuxou les plus inexplorés.

J’ai bien reçu quarante dépêches m’annonçant leur départimminent pour Bornéo, la Terre de Feu, la Nouvelle-Zélande ou leGroënland.

Plusieurs fois même il s’en est à peine fallu d’un cheveu qu’ilsne partissent, en effet. Mais enfin ils ne partaient pas, ils nepartirent jamais, parce qu’ils ne pouvaient pas et ne devaient paspartir. Les atomes et les molécules se coalisaient pour les tireren arrière.

Un jour, cependant, il y a une dizaine d’années, ils crurentdécidément s’évader. Ils avaient réussi, contre toute espérance, às’élancer dans un wagon de première classe qui devait les emporterà Versailles. Délivrance! Là, sans doute, le cercle magique seraitrompu.

Le train se mit en marche, mais ils ne bougèrent pas. Ilss’étaient fourrés naturellement dans une voiture désignée pourrester en gare. Tout était à recommencer.

L’unique voyage qu’ils ne dussent pas manquer était évidemmentcelui qu’ils viennent d’entreprendre, hélas! et leur caractère bienconnu me porte à croire qu’ils ne s’y préparèrent qu’entremblant.

Chapitre 7Une idée médiocre

À Louis Montchal[8], dédicataire du «Désespéré».

 

Ils étaient quatre et je les ai trop connus. Si cela ne vousfait absolument rien, nous les nommerons Théodore, Théodule,Théophile et Théophraste.

Ils n’étaient pas frères, mais vivaient ensemble et ne sequittaient pas une minute. On ne pouvait en apercevoir un sansqu’aussitôt les trois autres apparussent.

Le chef de l’escouade était naturellement Théophraste, ledernier nommé, l’homme aux Caractères et je pense qu’ilétait digne de commander à ses compagnons, car il savait secommander à lui-même.

C’était une manière de puritain sec, harnaché de certitudes,méticuleux et auscultateur. Extérieurement, il tenait à la fois dublaireau et de l’estimateur d’une succursale de mont-de-piété, dansun quartier pauvre.

Quand on lui disait bonjour, il avait toujours l’air de recevoirun nantissement et sa réponse ressemblait à l’évaluation d’unexpert.

Intérieurement, son âme était l’écurie d’un mulet inexorable, del’espèce de ceux qu’on élève avec tant de sollicitude en Angleterreou dans la cité de Calvin pour le transport des cercueilsblanchis.

Il ne voulait pas cependant qu’on l’imaginât protestant,s’affirmait catholique jusqu’à la pointe des cheveux,ostensiblement mettait à sécher son cœur sur les échalas de laVigne des élus.

Son fonds, c’était d’être chaste, et surtout de leparaître. Chaste comme un clou, comme un sécateur, comme un harengsaur! Ses acolytes le proclamaient immarcescible et ineffeuillable,non moins albe et lactescent que le nitide manteau des anges.

Oserai-je le dire? Il regardait les femmes comme du caca et lecomble de la démence eût été de l’inciter à des gaillardises. D’unemanière générale, il désapprouvait le rapprochement des sexes ettoute parole évocatrice d’amour lui semblait une agressionpersonnelle.

Il était si chaste qu’il eût condamné la jupe des zouaves.

Telle, à larges traits, la physionomie de ce chef.

* * *

Qu’il me soit permis d’esquisser les autres.

Théodore était le lion du groupe. Il en était l’orgueil, laparure et c’était lui qu’on mettait en avant lorsqu’il s’agissaitde diplomatie ou de persuasion, car Théophraste manquaitd’éloquence.

Il est vrai qu’en ces occasions, Théodore se soûlait pour mieuxrugir, mais il s’en tirait à la satisfaction générale.

C’était un petit lion de Gascogne, malheureusement privé decrinière, qui se flattait d’appartenir à la célèbre famille, à peuprès éteinte aujourd’hui, des Théodore de Saint-Antonin et deLexos, dont les rives de l’Aveyron connurent la gloire.

On eût été malvenu d’ignorer que ses armes, les fières et noblesarmes de ses aïeux, étaient sculptées au porche ou dans un endroitquelconque de la cathédrale d’Albi ou de Carcassonne. Le voyageétait trop coûteux pour qu’on entreprît une vérification, inutiled’ailleurs, puisqu’il donnait sa parole de gentilhomme.

Ces armes calquées avec attention sur du papier végétal, à laBibliothèque nationale, ne me furent pas montrées, mais la devise:Par là sambleu! m’a toujours paru aussisimple que magnifique.

Bref, ce Théodore fascinait, éblouissait ses amis dontl’ascendance n’était, hélas! que de croquants. Cependant, il nepouvait être leur caporal, parce que tout éclat doit céder à lasagesse. C’était le terne mais impeccable Théophraste qui les avaitunis en faisceau pour que les orages de la vie ne pussent lesrompre. C’était lui qui les maintenait ainsi chaque jour, leurenseignant la vertu, leur apprenant à vivre et à penser, et lebouillant Achille avait noblement accepté d’obéir à l’oraculaireNestor.

Théodule et Théophile peuvent être expédiés en quelques mots. Lepremier n’avait de remarquable que son apparente robustesse de bœufdocile et plein d’inconscience à qui on eût pu faire labourer uncimetière. Il était simplement heureux de marcher sous l’aiguillonet n’avait presque pas besoin de lumière.

Le second, au contraire, marchait par crainte. Il ne trouvaitpas le faisceau bien spirituel ni bien amusant; mais s’étant laisséligoter par Théophraste, il n’osait pas même concevoir la penséed’une désertion et tremblait de déplaire à cet hommeredoutable.

C’était un garçon très jeune, presque un enfant, qui méritait,je crois, un meilleur sort, car il me parut doué d’intelligence etde sensibilité.

* * *

Voici maintenant l’idée misérable, l’imbécile guimbarde d’idéedont ces quatre individus formaient l’attelage. Si quelqu’un peuten découvrir une plus médiocre, je lui serai personnellement obligéde me la faire connaître.

Ils avaient imaginé de réaliser à quatre l’associationmystérieuse des Treize rêvée par Balzac. Rêvepaïen, s’il en fut jamais. Eadem velle,eadem nolle, disait Salluste qui fut une des plusatroces canailles de l’antiquité.

N’avoir qu’une seule âme et qu’un seul cerveau répartis sousquatre épidermes, c’est-à-dire, en fin de compte, renoncer à sapersonnalité, devenir nombre, quantité, paquet, fractions d’un êtrecollectif. Quelle géniale conception!

Mais le vin de Balzac, trop capiteux pour ces pauvres têtes, lesayant intoxiqués, cet état leur parut divin, et ils se lièrent parserment.

Vous avez bien lu? Par serment. Sur quelévangile, sur quel autel, sur quelles reliques? Ils ne me l’ont pasdit, malheureusement, car j’eusse été bien curieux de le savoir.Tout ce que j’ai pu découvrir ou conjecturer, c’est que, parformules exécratoires, et le témoignage de tous les abîmes étantinvoqué, ils se vouèrent à cette absurde existence de ne jamaisavoir une pensée qui ne fût la pensée de leur groupe, de n’aimer oudétester rien qui ne fût aimé ou détesté en commun, de ne jamaisobserver le moindre secret, de se lire toutes leurs lettres et devivre ensemble à perpétuité, sans se séparer un seul jour.

Naturellement, Théophraste avait dû être l’instigateur de cetacte solennel. Les autres n’auraient pas été si loin.

Employés tous quatre dans le même bureau d’un ministère, il leurfut possible de réaliser l’essentielle partie du programme. Ilseurent le même gîte, la même table, les mêmes vêtements, les mêmescréanciers, les mêmes promenades, les mêmes lectures, la mêmedéfiance ou la même horreur de tout ce qui n’était pas leurquadrille et se trompèrent de la même façon sur les hommes et surles choses.

Afin d’être tout à fait entre eux, ils lâchèrentmalproprement leurs anciens amis et leurs bienfaiteurs, parmilesquels un fort grand artiste qu’ils avaient eu la chanceincroyable d’intéresser un instant et qui avait essayé de lesprémunir contre la tendance de marcher à quatre pattes comme despourceaux…

Des années s’écoulèrent de la sorte, les meilleures années de lavie, car l’aîné Théophraste avait à peine trente ans, quandl’association commença. Ils devinrent presque célèbres. Le ridiculenaissait tellement sous leurs pas, qu’ils durent plusieurs foischanger de quartier.

Les bonnes gens s’attendrissaient à voir passer ces quatrehommes tristes, ces esclaves enchaînés de la Sottise, vêtus de lamême manière et marchant du même pas, qui avaient l’air de porterleurs âmes en terre et que surveillaient attentivement les sergotspleins de soupçons.

* * *

Cela devait naturellement finir par un drame. Un jour, lecombustible Théodore devint amoureux.

On avait aussi peu de relations que possible, mais enfin, on enavait. Une jeune fille que Dieu n’aimait pas crut bien faire enépousant un gentilhomme dont les armoiries embellissaient trèscertainement la cathédrale d’Albi ou la cathédrale deCarcassone.

Il est bien entendu que je ne raconte pas l’histoire infinimentcompliquée de ce mariage qui modifiait, de la manière la pluscomplète et la plus profonde, l’existence mécanique de noshéros.

Dès les premières atteintes du mal, Théodore, fidèle auprogramme, ouvrit son cœur à ses trois amis, dont la stupeur fut aucomble. D’abord, Théophraste exhala une indignation sans bornes etrépandit, en termes atroces, le plus noir venin sur toutes lesfemmes sans exception.

On faillit se battre et la Sainte-Vehme fut à deux doigts de sedissoudre.

Théodule se liquéfiait de douleur, cependant que Théophile,secrètement affamé d’indépendance et formant des vœux pour qu’unerévolution éclatât, mais n’osant se déclarer, gardait un mornesilence.

Néanmoins, tout s’apaisa, l’équilibre artificiel fut rétabli;chaque bloc, un instant soulevé, retomba lourdement dans sonalvéole; et le terrible pion Théophraste, considérant que sontroupeau allait, en somme, s’accroître d’une unité, finit pars’épanouir à l’espoir d’une domination plus étendue.

Les inséparables allèrent en corps demander, pour Théodore, lamain de l’infortunée qui ne vit pas le gouffre où la précipitaitson désir aveugle d’épouser un enfant des preux.

L’enfer commença dès le premier jour. Il avait été convenu quela vie commune continuerait. Les nouveaux époux obtinrent, il estvrai, d’être laissés seuls pendant la nuit, mais il fallut, commeauparavant, que tout le monde fût sur pied à une certaine heure etque nul ne bronchât dans l’observance du règlement le plusmonastique.

Théodore dut rendre compte exactement, chaque matin, de ce quiavait pu s’accomplir dans l’obscurité de la chambre conjugale, etla pauvre femme découvrit bientôt avec épouvante qu’elle avaitépousé quatre hommes.

L’avenir le plus effroyable se déroula devant ses yeux, aulendemain de ses tristes noces. Elle vit en plein la sottiseignoble du rastaquouère dont elle était devenue la femme etl’avilissant état d’esclavage qui résultait de cette affiliationd’imbéciles.

Ses lettres, à elle, furent décachetées par l’odieux Théophrasteet lues à haute voix devant les trois autres, en sa présence. Lebison promena sa fiente et sa bave impure sur des confidences defemmes, de mères, de jeunes filles.

Du consentement de son mari, la tyrannie de ce cuistreabominable s’exerça sur sa toilette, sur sa tenue, sur son appétit,sur ses paroles, ses regards et ses moindres gestes.

Étouffée, piétinée, flétrie, désespérée, elle tomba au profondsilence et se mit à envier, de tout son cœur, les bienheureux quivoyagent en corbillard et que n’accompagne aucun cortège.

* * *

Dans les premiers temps, le quadrille l’enfermait à double tour,quand il allait à son bureau où l’administration ne lui eût paspermis de la conduire.

De très graves inconvénients le forcèrent à se relâcher de cetterigueur. Alors, elle fut libre ou dut se croire libre d’aller etvenir, environ huit heures par jour.

Elle ignorait que la concierge, grassement payée, inscrivait sesentrées et ses sorties et que des espions échelonnés dans les ruesvoisines épiaient avec soin toutes ses démarches.

La prisonnière profita donc de ce simulacre d’élargissement pours’enivrer d’un autre air que celui du cloître infâme où ellen’osait pas même respirer.

Elle alla voir des parents, d’anciennes amies, elle se promenasur le boulevard et le long des quais. Elle en fut punie par desscènes d’une violence diabolique et devint encore plus malheureuse:car Théodore, en surplus de ses autres qualités charmantes, étaitjaloux comme un Barbe-Bleue de Kabylie.

C’en était trop. Il arriva ce qui devait naturellement,infailliblement, arriver sous un tel régime.

Mme Théodore écouta sans déplaisir les propos d’un étranger quilui parut un homme de génie en comparaison de tels idiots. Elle levit aussi beau qu’un Dieu, parce qu’il ne leur ressemblait pas, lecrut infiniment généreux parce qu’il lui parlait avec douceur etdevint sur-le-champ sa maîtresse, dans un transport d’indiciblejoie.

Ce qui vint ensuite a été raconté, ces jours derniers, dans unfait divers.

Mais on m’a dit que, le soir même de la chute, les quatre hommesétant réunis, le Démon leur apparut.

Chapitre 8Deux fantômes

À Laurent Tailhade[9].

 

Peu de choses furent aussi affligeantes que la rupture de cetteamitié.

Mlle Cléopâtre du Tesson des Mirabelles deSaint-Pothin-sur-le-Gland et miss Pénélope Elfrida Magpie sechérissaient depuis trente hivers. Elles avaient même fini par seressembler.

La première appartenait à la race chevaline de ces bas-bleusinvendables et sans pardon qu’aucun holocauste n’apaise.

Elle avait écrit une vingtaine de volumes de sociologie oud’histoire et crevé sous elle un égal nombre d’éditeurs. Il n’yavait pas assez de boîtes sur les quais pour recueillir ses tomesque des journaux agonisants offraient en prime à leurs abonnés etqu’un cartonnage peu précieux faisait aptes à récompenserl’application des jeunes élèves aux distributions de prix.

Fille d’un coriace traducteur d’Homère, dont elle seuledéplorait la mort, et d’une effroyable dame boucanée par lessolstices qu’on croyait une vieille espionne, cette Corinne dessarcophages ne se consolait pas de n’avoir pu naguère épouser unhomme célèbre dont elle se crut adorée.

Ayant été belle en des temps anciens, au dire de quelquespaléographes, elle s’était, en frémissant, résignée à planterl’arbre de la liberté philosophique au milieu de ses propresruines.

Toujours habillée de noir, jusqu’au boutdes ongles, et les cheveux en nid de cigogne, lesrares tranches d’elle-même qu’une bienséance toute britannique luipermettait d’exhiber, étaient poisseuses d’une couche épaisse decrasse dont les premières alluvions remontaient sans doute à laRévolution de Juillet.

Par le visage, elle ressemblait à une pomme de terre friteroulée dans de la raclure de fromage. Ses mains donnaient à penserqu’elle avait «déterré sa bisaïeule», comme dit un proverbescandinave.

Enfin toute sa personne exhalait l’odeur d’un palier d’hôtelgarni de vingtième ordre, au sixième étage.

Elle était néanmoins fort admirée de tout un groupe de jeunesAnglaises dont l’indépendance était assurée par l’élevage desbestiaux ou le trafic international de ces précieux nègres quiblanchissent en vieillissant.

On venait de divers points du Royaume-Uni chez Mlle du Tesson,pour apprendre la littérature et les hautes façons du grand siècledont elle était la dernière et la plus illustre professoresse.

Mais elle entendait que ces disciples gracieuses fussent encoreplus ses amies que ses écolières. Persuadée, peut-être par sonexpérience personnelle, que le cœur d’une jeune fille est ungouffre de turpitudes et de crimes, elle les incitait à laconfiance, les tisonnait de questions bizarres, de suggestives etcorruptrices demandes, se faisait l’ouvreuse de leurs âmes.

En échange des aveux dont elle avait soif, elle offrait saprotection. Comme elle avait le renom d’une femme très supérieure,les petites volailles se laissaient ordinairement soutirer, en mêmetemps que leur propre histoire, les histoires plus ou moinscarabinées de leurs parents ou de leurs proches.

Mlle du Tesson se disait catholique, mais n’approuvait pas lamesse et parlait avec un vif enthousiasme des beautés duprotestantisme.

* * *

Miss Pénélope vivait exclusivement pour assurer le bonheurd’autrui. Cette Écossaise, informée de l’inexistence de Dieu,adorait avec une égale ferveur tous les habitants de laplanète.

On la rencontrait sans cesse par les rues, allant porter desconsolations aux uns et aux autres. Elle ne pouvait entendre parlerd’une catastrophe, d’une maladie ou d’une affliction sansqu’aussitôt elle s’élançât afin de répandre, sur les dolents ou lesabîmés, le dictame de ses conseils et l’électuaire de sacompassion.

Elle aurait voulu être partout à la fois et parvint souvent, àforce de diligence, à donner l’illusion de l’ubiquité.

On la trouvait, à la même heure, au chevet d’un agonisant, à laréception d’un immortel, dans l’escalier d’un éditeur ou d’unjournaliste, dans le salon de quelque juive, à l’ouverture d’untestament ou derrière le cercueil d’un mort.

Elle se faufilait ainsi, pénétrait dans la vie d’une multitudequi finissait par la supposer indispensable à quelque équilibremystérieux.

Certains même la crurent un ange, mais d’une classe d’anges, ilest vrai, non catalogués par saint Denys l’Aéropagite, cantonnés àune distance infinie du Trône de Dieu, dans un steppe désolé duciel, où les rivières, les sources vives et le savon de Marseillesont inconnus.

C’était, hélas! un ange malpropre, et je pense que telle futl’origine peu connue de l’attraction qui avait orbité cette planètefolle autour de la fixe Cléopâtre considérée comme un astresage.

Il eût été difficile de prononcer laquelle des deux l’emportaiten immondices. C’était une émulation de saleté, un assaut decrotte, un antagonisme de taches et de sédiments impurs, unecompétition de pulvérulences, un conflit de déchirures et dependeloques, un tournoi d’exhalaisons renardières, de remugles, derelents et d’empyreumes.

Ces deux créatures s’aimaient, d’ailleurs, sans aveuglement etse jugeaient, en toute occasion, avec une extrême indépendance.

– Cette Pénélope est vraiment par trop cochonne, claironnait ladu Tesson. Il faudrait une drague pour la nettoyer.

– Je ne conçois pas, flûtait à son tour miss Magpie, que notrechère Cléopâtre se néglige à ce point. C’est à croire qu’elle arésolu d’inspirer le dégoût. L’administration de la voirie devraitbien lui envoyer une équipe.

À cela près, elles se trouvaient infiniment bien et leur amitiémarchait à ravir.

* * *

Une chose grave, pourtant, les divisait, Cléopâtre voulait qu’onse mariât, n’importe à quel autel.

– Tant qu’on ne vit pas de la «double vie» disait-elle, on nevit pas en réalité. Physiquement, une femme sans mari nerespire que par enhaut…

Avec une grande patience et une hauteur de vues difficilementégalable, elle développait à ses insulaires ce considérableaxiome.

Pénélope déclarait, au contraire, que le mariage est un étatd’ignominie et que la prétendue nécessité de coucher avec un hommeest une insoutenable abomination.

Ces deux vierges indécrottables se querellèrent donc fréquemmentà ce sujet. Mais la victoire demeurait toujours à la dévoranteCléopâtre qui broyait, en se jouant, les objections de sonadversaire.

Elle ne lui concédait qu’un seul point: l’évidente inférioritédes hommes, et cela faisait tant de plaisir à Miss Magpie que ladiscussion finissait.

Tant bien que mal il demeurait acquis à jamais que l’union dessexes est une loi physiologique et que la trop légitime horreur desfemmes distinguées pour ce hideux accouplement n’est insurmontablequ’en apparence.

– La littérature manque de femmes, concluait avec énergie ladoctoresse et le mariage est l’unique moyen d’en faire. Au petitbonheur! Et tant pis s’il pousse des hommes à côté.

Un jour, à l’insu de son amie, Cléopâtre fonda une agencematrimoniale, une toute petite agence très discrète qui n’agitaitle brandon de ses offres et de ses demandes que dans des journauxd’une irréprochable correction.

Un prospectus anonyme sur papier rose informait les amateurs queL’Ange gardien du foyern’entreprenait que des «mariages d’amour». Il refusait de tremperdans des manigances d’argent, n’offrait pas des virginitésdouteuses, ne faisait pas scintiller aux yeux des aventuriers desgrappes et des girandoles de millions.

Non. L’Ange gardien s’était donné pour missionexclusive de rapprocher les «cœurs d’élite» qui, sans lui, ne sefussent jamais connus, de faciliter des rencontres et despourparlers d’une innocence garantie. Il battait le rappel descandeurs ignorées, des lys dans l’ombre, des âmes pures etmeurtries que le monde ne comprend pas, ne se prêtait, endéfinitive, qu’à des alliances complètement et absolumentirréprochables.

Cette noble entreprise eut quelque succès. De vieilles puretéstremblantes d’espoir jaillirent de leurs antres, et coururent viderleurs économies dans les mains de Cléopâtre.

Une institutrice genevoise très austère et un vieillard décorétout à fait affable recevaient les visiteurs ou les visiteuses etrédigeaient la correspondance.

La fondatrice ne payait de sa personne que dans certains casdifficiles où l’éloquence était nécessaire. Elle se faisait appeleralors Mme Aristide.

Un beau jour, «environ le temps que tout aime et que toutpullule», Pénélope, oui, Pénélope elle-même se présenta, réclamantaussi l’époux idéal!…

Je n’y étais pas, malheureusement, mais il paraît que sesexigences furent excessives et qu’il fallut l’intervention de MmeAristide.

Quelle rencontre et quelle scène! Cléopâtre enragée de sonanonyme dévoilé et Pénélope furieuse d’être prise en flagrant délitde concupiscence, tout à coup sortirent leurs âmes, leursvéritables âmes de mégères, mille fois plus puantes et plusodieuses que leurs carcasses, et réciproquement se les retournèrentsur la tête comme des pots de chambre.

Chapitre 9Terrible châtiment d’un dentiste

À Édouard d’Arbourg.

 

– Enfin, monsieur, me ferez-vous l’honneur de me dire ce quevous désirez?

Le personnage à qui s’adressait l’imprimeur était un hommeabsolument quelconque, le premier venu d’entre les insignifiants oules vacants, un de ces hommes qui ont l’air d’être aupluriel tant ils expriment l’ambiance, la collectivité,l’indivision. Il aurait pu dire Nous, comme le Pape, etressemblait à une encyclique.

Sa figure, jetée à la pelle, appartenait à l’innumérablecatégorie des faux mastocs du Midi que nul croisement ne peutaffiner et chez qui, cependant, tout, jusqu’à la grossièreté même,n’est qu’apparence…

Il ne put répondre sur-le-champ, car il était hors de lui etfaisait précisément, à cette minute, une tentative désespérée pourêtre quelqu’un. Ses gros yeux pleins d’incertitude roulaient,presque jaillissant de leurs orbites, comme ces billes de jeu dehasard qui semblent hésiter avant de choir dans l’alvéole numérotéeoù va s’accomplir le destin d’un imbécile.

– Eh! bougre de bougre, exclama-t-il, à la fin, dans un fortaccent de Toulouse, ce n’est pas le tonnerre de Dieu peut-être queje viens chercher dans votre boutique. Vous allez me conditionnerun cent de lettres de faire-part pour un mariage.

– Très bien, monsieur. Voici nos modèles, vous pourrez fairevotre choix. Monsieur désire-t-il un tirage de luxe sur beau vergéou sur japon impérial?

– Du luxe? parbleu! On ne se marie pas tous les jours. Je pensebien que vous n’allez pas m’exécuter ça sur des torche-culs. Toutce qu’il y a de plus impérial, c’est entendu. Mais surtout ne vousavisez pas de me foutre un encadrementnoir, bon Dieu de bon Dieu!

L’imprimeur, simple bonhomme de Vaugirard, craignant d’être enprésence d’un fou qu’il ne fallait pas exciter, se contenta deprotester avec mesure contre le soupçon d’une telle négligence.

Quand il fut question de libeller la copie, la main du clienttremblait si fort que l’ouvrier dut écrire sous sa dictée:

«Monsieur le docteur Alcibiade Gerbillon a l’honneur de vousfaire part de son mariage avec Mademoiselle Antoinette Planchard.La bénédiction nuptiale sera donnée dans l’église paroissialed’Aubervilliers».

– Vaugirard et Aubervilliers, ça ne se touche guère! pensa letypo qui se fit doucement régler.

* * *

Évidemment, ça ne se touchait pas. Il y avait bien quinze heuresque le docteur Alcibiade Gerbillon, chirurgien-dentiste, erraitdans Paris.

Toutes les autres démarches relatives à son mariage qui devaitse faire dans deux jours, il venait de les accomplirtranquillement, à la manière d’un somnambule. Seule, cetteformalité de la circulaire l’avait bouleversé. Voici pourquoi.

Gerbillon était un assassin privé de repos.

L’expliquera qui pourra. Ayant consommé son crime de la manièrela plus lâche et la plus ignoble, mais sans aucune émotion, commeune brute qu’il était, le remords n’avait commencé pour lui qu’àl’arrivée d’une missive imprimée, largement encadrée de noir, parlaquelle toute une famille éplorée le suppliait d’assister auxobsèques de sa victime.

Ce chef-d’œuvre typographique l’avait affolé, détraqué, perdu.Il arracha de très bonnes dents, aurifia maladroitement denégligeables chicots, s’acharna sur des gencives précieuses,ébranla des mâchoires que le temps avait respectées, infligeant àsa clientèle des supplices tout à fait nouveaux.

Sa couche d’odontechnicien solitaire fut visitée par de sombrescauchemars, dont grincèrent jusqu’aux dentiers en caoutchoucvulcanisé qu’il avait lui-même construits dans les orifices descitoyens éperdus qui l’honoraient de leur confiance.

Et la cause de ce trouble était exclusivement le banal messagequ’avaient accueilli d’une âme si calme tous les patentés notablesdes alentours, – Alcibiade étant un de ces adorateurs du Moloch desImbéciles, à qui l’Imprimé ne pardonne pas.

Le croira-t-on? Il avait assassiné, véritablement assassinépar amour.

La justice veut sans doute qu’un tel crime soit imputable auxlectures de dentiste qui faisaient l’aliment unique du cerveau dece meurtrier.

À force de voir dans les romans-feuilletons les situationsamoureuses dénouées de façon tragique, il s’était laissé gagner peuà peu à la tentation de supprimer, d’un seul coup, le marchand deparapluies qui faisait obstacle à son bonheur.

Ce négociant jeune et superbement endenté dont il n’avait aucuneoccasion de dévaster la mâchoire, était sur le point d’épouserAntoinette, la fille du gros quincaillier Planchard, pour laquellebrûlait silencieusement Gerbillon depuis le jour où, lui ayantcassé une molaire turberculeuse, la charmante enfant s’était pâméedans ses bras.

On allait publier les bans. Avec la décision rapide qui fait lesdentistes si redoutables, Alcibiade avait machiné l’exterminationde son rival.

Un matin d’averse torrentielle, le marchand de parapluies futtrouvé mort dans son lit. L’examen médical rendit manifeste qu’unscélérat de la plus dangereuse espèce avait étranglé ce malheureuxpendant son sommeil.

Le diabolique Gerbillon, qui savait mieux que personne à quois’en tenir, confirma cet avis audacieusement et s’honora d’unelogique implacable dans la démonstration scientifique du forfait.Ses mesures, d’ailleurs, étaient si bien prises qu’après uneenquête aussi vaine que méticuleuse, la justice fut obligée derenoncer à découvrir le coupable.

* * *

Le dentiste sanguinaire fut donc sauvé, mais non pas impuni,ainsi que vous l’allez voir.

Comme il entendait que son crime lui profitât, le marchand deparapluies était à peine sous la terre qu’il commença le sièged’Antoinette.

L’attitude supérieure qu’il avait montrée au cours de l’enquête,les lumières dont il avait inondé ce drame obscur, enfinl’empressement respectueux de sa compassion délicate pour une jeunepersonne frappée si cruellement, lui facilitèrent l’accès de soncœur.

Ce n’était pas, à vrai dire, un cœur difficile à prendre, uneBabylone de cœur. La fille du quincaillier était une viergeraisonnable et bien portante qui ne s’abîma que très peu dans sadouleur.

Elle ne prétendit pas à la vaine gloire des lamentationséternelles, n’afficha point d’être inconsolable.

– On ne vit pas pour les morts, un mari perdu, dix de retrouvés,etc., lui murmurait Alcibiade. Quelques sentences tirées du mêmegouffre lui dévoilèrent bientôt la noblesse de cet arracheur quilui parut transcendant.

– C’est votre cœur, Mademoiselle, que je voudrais extirper, luidit-il un jour. Parole décisive.

Ce mot charmant que l’éducation de la jeune fille lui permitheureusement de savourer, la détermina. Gerbillon, d’ailleurs,était un époux sortable. On s’entendit aisément et le mariages’accomplit.

Pourquoi fallut-il qu’un bonheur si chèrement conquis fûtempoisonné par le souvenir du mort? La fameuse lettre de deuil dontl’impression commençait à s’effacer, n’avait-elle pas réapparu dansl’imagination de ce meurtrier qui se croyait bêtement dénoncé parelle? L’avant-veille de son mariage, – on vient de le voir, -l’obsession était revenue plus forte, le poussant à la folie, lefaisait errer tout un jour, comme un fugitif, dans ce Paris qu’iln’habitait pas, jusqu’à l’heure terrible où il avait enfin trouvél’énergie de commander ses billets de mariage à cet imprimeur deVaugirard qui avait certainement deviné son crime.

C’était bien la peine d’avoir été si malin, si débrouillard,d’avoir si bien dépisté la justice et d’avoir, contre touteespérance, obtenu la main d’une femme qu’on idolâtrait, pour enarriver à cette misère d’être fréquenté par des hallucinations!

* * *

L’ivresse des premiers jours ne fut qu’un répit. Les finescornes du croissant de la lune de miel des nouveaux époux n’avaientpas encore cessé de piquer l’azur, qu’il se produisit un germe detribulation.

Alcibiade, un matin, découvrit le portrait du marchand deparapluies. Oh! une simple photographie qu’Antoinette avaitinnocemment acceptée de lui lorsqu’elle se croyait à la veille del’épouser.

Le dentiste outré de fureur la mit en pièces aussitôt sous lesyeux de sa femme que cette violence révolta, bien que la relique nelui parût pas fort précieuse.

Mais en même temps, – parce qu’il est impossible de détruirequoi que ce soit, – l’image hostile qui n’existait auparavant surle papier que comme le reflet visible de l’un des fragments del’indiscernable Cliché photographique dont l’univers est enveloppé,s’alla fixer dans la mémoire soudainement impressionnée deMme Gerbillon.

Hantée, dès lors, par ce défunt dont le souvenir lui étaitdevenu presque indifférent, elle ne vit plus que lui, le vit sanscesse, le respira, l’exhala par tous ses pores, en satura par tousses effluves son triste mari qui fut, à son tour, surpris etdésespéré de toujours trouver ce cadavre entre elle et lui.

Au bout d’un an, ils eurent un enfant épileptique, un enfantmâle monstrueux qui avait la figure d’un homme de trente ans et quiressemblait d’une façon prodigieuse à l’assassiné de Gerbillon.

Le père s’enfuit en poussant des cris, vagabonda comme uninsensé pendant trois jours, et le soir du quatrième, s’étantpenché sur le berceau de son fils, l’étrangla en sanglotant.

Chapitre 10Le réveil d’Alain Chartier

À Rachilde[10].

 

«Cher ami, venez, ce soir, à onze heures. La porte du jardinsera entr’ouverte. Vous n’aurez qu’à la pousser doucement. Je vousattendrai sous le berceau. Mon mari est absent pour deux jours, etil a emmené le chien. Tant pis si je me perds. Je vous aime et veuxêtre à vous. – ROLANDE».

En recevant ce billet, le jeune Duputois devint si pâle que sescollègues supposèrent une catastrophe. Étant fort discret, il serrascrupuleusement le message dans le coin le plus mystérieux de sonportefeuille et parla, balbutiant un peu, d’une menace decréancier.

Mais il lui fut impossible de se remettre au travail. La lecturede ces quelques lignes l’avait rompu, émietté. Il éprouva lemalaise physique d’un homme qui n’a pas mangé depuis deux jours:tête vide, articulations douloureuses, fébrilité. Il eut un tisonau creux de l’estomac, un battement de cœur insupportable et laboule hystérique dans l’oesophage.

C’est une remarque banale que le trouble de l’amour procure auxjeunes gens, et même aux vieillards, les sensations du condamnéqu’on va traîner à la guillotine. Il existe une telle connexionentre le dernier supplice et la volupté qu’en certaines villes, auMoyen Age, les échevins ou les bourgmestres exigeaient que latanière du bourreau fût reléguée dans les basses rues où l’onparquait la prostitution. Les paillards de «haulte futaye», commedit Panurge, durent quelquefois s’y méprendre.

Florimond Duputois n’était plus assez jeune pour faire de lapsychologie. Il avait, depuis plusieurs jours déjà, dépassé vingtans et ne songeait pas à s’analyser.

Il constata seulement que la peau du crâne lui faisait très malet que ses jambes flageolaient. Ayant, à diverses reprises, essayéde boire, l’eau de la carafe administrative lui parut avoir unarrière-goût de charogne.

– Enfin, se disait-il, pourquoi cette lettre? Je n’ai rien fait,en somme, pour la séduire, cette jolie femme. C’est tout au plus sije lui ai parlé deux fois, seul à seule, et je suis bien sûrqu’elle a dû me prendre pour un idiot. Il est vrai que je ne suispas plus dégoûtant qu’un autre, surtout lorsque je dis des versaprès dîner. Je conçois même très bien qu’une femme, à cemoment-là, puisse avoir un emballement, une toquade. Mon Dieu! oui,pourquoi pas? Mais tout de même, cette lettre est un peu raide etje trouve que le rendez-vous manque par trop de préliminaires.

Il se moralisa toute la journée, se fit à lui-même les plussages remontrances, car ce jeune homme se nourrissait exclusivementdes racines de la vertu.

Le mari était un ami ancien de sa famille qui l’avait utilementprotégé. Il lui devait son emploi au ministère, la promesse d’unbrillant avenir, un assez grand nombre de relations agréables, etil dînait chez lui plusieurs fois par mois. Il ne pouvait cocufiercet homme sans se plonger, tête en avant, dans un puits d’ordures.Cela, c’était le déshonneur certain, absolu, l’acte le plus bas etle plus fétide, une trahison à ne plus jamais relever la tête,etc.

En conséquence, il prit la résolution généreuse d’aller fortexactement au rendez-vous.

* * *

– Oui, certainement, il irait et on verrait bien ce qu’il avaitdans le ventre. Il parlerait de la bonne sorte à cette épouseinconsidérée qui n’hésitait pas à lui sacrifier son honneur. Ilsaurait lui faire sentir l’énormité de sa faute et lesinconvénients effroyables d’une liaison si dangereuse.

Enfin il la rendrait à son mari, la rejetterait dans les brastoujours ouverts de cet homme de bien qui ne saurait jamais qu’ilavait été sur le point de subir le dernier outrage.

Il s’enflamma bientôt à la pensée de reconnaître ainsi lesbienfaits de son protecteur.

– Ah! elle en avait eu de la chance, la chèrecréature, de tomber sur lui! Elle aurait tout aussi bienpu se livrer à quelque imbécile ou à quelque goujat qui n’eût pasmanqué d’en abuser, de flétrir cette fleur penchée qui avait tantbesoin qu’on la soutînt, qu’on la ranimât…

Combien d’autres, à sa place, qui ne verraient là qu’uneoccasion de satisfaire leurs sales instincts, de triompher en leurvanité de dindons et qui, déjà, sans aucun doute, eussent criépar-dessus les toits la déchéance d’une malheureuse égarée, victimede son enthousiasme!…

J’ai oublié de dire que Florimond Duputois avait le nez en piedde marmite, les yeux en cuillers à pot, la bouche en suçoir delépidoptère, la peau granuleuse, le croupion bas et une grandecrainte des bœufs.

J’ajoute qu’il appartenait à la pléïade symboliste et qu’ilcollaborait assidûment au Grimoire, à la Mélusineet à la Revue des Crotales.

Il s’échappa de son bureau un peu avant l’heure, courut se faireadoniser chez un coiffeur qu’il encourageait, fit un dînerpalingénésique, relut quelques pages de l’Après-midid’un faune, dans le dessein d’élever son cœur et,sûr de lui, prit enfin l’omnibus d’Auteuil.

La petite porte du jardin de Mme Rolande était entr’ouverte, eneffet. Poussée par lui avec des précautions infinies, elle bâillapeu à peu sur un gouffre noir. L’allée, à peine visible près duseuil, se perdait aussitôt dans la profondeur des massifs.

Mais ayant été souvent admis à promener son inspiration dans celabyrinthe, il en connaissait, comme on dit, tous les détours.

Refermant donc la porte derrière lui, il s’avança d’une allureprocessionnelle, ressaisi de tout son trouble, et la grosse clochede son cœur sonnant à toute volée.

Le silence était aussi profond qu’aurait pu le désirer ou lecraindre un malfaiteur, dans ce quartier sédatif habité par desmalades ou des millionnaires très précieux.

À peine, au loin, dans la direction du Point-du-Jour, quelquesrumeurs vagues et la plainte prolongée d’un de ces chiensmélancoliques de Maldoror que tourmente l’infini…

À mesure qu’il approchait du berceau d’aristoloches et dechèvrefeuilles où l’attendait l’épouse coupable, son assurancediminuait, sa marche devenait plus incertaine, son tremblement plusirréprimable. À la fin, ses dents claquèrent avec tant de forcequ’il craignit d’éveiller les petits oiseaux, et il se sentittellement pâlir qu’il se demanda s’il n’allait pas teinter lesfeuilles de sa pâleur, à la manière d’un poissonphosphorescent.

* * *

Une main, tout à coup, se posa sur son épaule.

– Je suis là, mon cher amour, disait la voix de Mme Rolande.

Et, presque aussitôt, les deux bras de cette femme sans délai senouèrent autour de son cou, pendant qu’un baiser de vie ou de mortlui mangeait l’âme.

Ah! le vorace et fauve baiser que c’était-là! Le jeune hommeavait tout prévu, excepté ce baiser fougueux, inapaisable, éternel;ce baiser odorant et capiteux où passaient les parfums féroces desFleurs du Mal, les volatils détraquants de la Venaison et lesexécrables poivres du Désir; ce baiser qui avait des griffes commeun aigle et qui allait à la chasse comme un lion; qui entrait enlui de même façon qu’une épée de feu; qui lui mettait dans lesoreilles toutes les sonnailles des béliers ou des capricornes desmontagnes; cet épouvantable baiser d’opium, de folie furieuse,d’abrutissement et d’extase!

Les chastes vouloirs avaient décampé. Ils étaient au diable, autonnerre de Dieu, dans le fond d’une crique de la lune, avec lesharangues ou objurgations orphiques préalablement élaborées.

Duputois roulait aux abîmes, lorsqu’un bruit de pas se fitentendre. Les ténèbres étaient absolues. Impossible de distinguerquoi que ce fût.

Le lyrique de la Revue des Crotalesreçut alors, en plein milieu du visage, le coup du plat de deuxmains furieuses qui le repoussaient et qui faillirent le jeter àterre.

Mme Rolande, se débarrassant du pauvre diable, avait bondi enarrière et, maintenant, il entendait le chuchotement de deuxpersonnes qui s’éloignaient rapidement vers la maison.

Craignant d’exhaler un souffle et n’osant bouger de son poste,il demeura immobile plus d’une heure dans l’obscurité, espérant ilne savait quoi.

À la fin pourtant, rompu de fatigue et gelé par les étoiles, ilregagna la porte du jardin, toujours entrebâillée, et se retrouvasur le bon trottoir des morfondus, n’ayant pas fait plus de bruitqu’une fourmi noire émigrant dans la nuit noire, aussi déconfit etcourbatu que le puisse être un adolescent plein de soliloques et deprosodie.

* * *

Le lendemain, on le fit demander à l’anti-chambre de sonministère. II se trouva en présence d’un très bel hommesuffisamment athlétique, ayant l’air d’un officier de cavalerie, dela politesse la plus exquise et qui lui parla en ces termes:

– Monsieur, une erreur de suscription a mis hier entre vos mainsun billet de femme qui m’était destiné. Il est inutile, je pense,de vous rappeler le contenu de ce message. Je vous prie même del’oublier soigneusement. En recevant, de mon côté, les quelqueslignes qui eussent dû vous parvenir, j’ai deviné fort heureusementla substitution d’adresse, et j’ai pu arriver juste assez tôt pouren conjurer les suites funestes. On vous sait galant homme, et jecompte que vous allez en échange de la lettre que voici, merestituer sur-le-champ l’autographe qui m’appartient. J’ajoute -bien inutilement à coup sûr, monsieur le poète – que lamaîtresse de César nedoit pas être soupçonnée.

Cette dernière phrase trop claire était appuyée d’une façontellement significative que le chétif, incapable d’expectorer unediphtongue, s’exécuta.

Voici quel était le contenu de l’autre missive:

«Monsieur Duputois, je vous serais infiniment obligée de vouloirbien, à l’avenir, m’épargner l’honneur de vos dédicaces dans lespetites revues. Vos poésies sont incontestablement délicieuses,mais j’avoue ma préférence pour une humble prose, et le rôle demuse ne me convient pas. Agréez, etc.»

Cette insignifiante aventure est arrivée en 187… FlorimondDuputois, de plus en plus protégé, continue ses chants auministère. On assure qu’il sera promu chevalier le 14 juilletprochain.

Chapitre 11Le frôleur compatissant

À Remy de Gourmont[11].

 

Je le connus en 1864, lorsqu’il était à peine un adolescent.Nous vécûmes ensemble plus de vingt ans et je l’ai aimé comme onaime rarement un frère.

Aujourd’hui que le malheureux est descendu un peu au-dessous desmorts, je peux bien dire que je fus pour lui l’éducateur le plusdiligent, le plus attentif, le plus dévotieux.

Tout ce qu’il y eut de bon dans sa pauvre âme, – aussi dépourvuemaintenant que les greniers de la Famine, – il le reçut de mabouche, comme sont nourris les enfants des aigles de nuitqu’épouvante la lumière.

J’empruntai à la lampe des autels, à la lampe qui ne s’éteintpas, la flamme tranquille et droite qu’il fallait pour désobstruerune intelligence naturellement élaboratrice de ténèbres.

Étant l’aîné, je le pris sur mes épaules et, durant un tiers dema triste vie, je l’ai porté dans la rosace des horizons, leséparant chaque jour un peu plus des niveaux fangeux, à mesure queje grandissais moi-même, et je suis à jamais courbaturé de ceportement.

J’aurais eu horreur de me plaindre, cependant. J’étais si sûrd’avoir arraché une proie au Démon de la Sottise, une proied’autant plus précieuse qu’elle semblait, à l’avance, dévolue, parson extraction, à ce Captateur de la multitude.

Némorin Thierry avait été récolté d’une basse branche de cenéflier de la Bourgeoisie dont les fruits pourrissent aussitôtqu’ils touchent le sol. Il tenait, par conséquent, de ses auteurs,un esprit béant aux idées médiocres et rétractile à touteimpression d’ordre supérieur.

Pédagogie plus que difficile, tour de force continuel. Ilfallait, d’une main, boucher l’entonnoir et, de l’autre, lubrifierles petits conduits, sarcler le terroir et greffer le sauvageon,écheniller et provigner tout à la fois.

Il était indispensable de tirer ce pauvre être de lui-même, dele tamiser, de le filtrer, de l’inaugurer enfin, de luiconditionner, en quelque manière, un petit fantôme plus vivant quilui soutirât peu à peu son identité.

Les résultats furent tels, en apparence, que je suis excusabled’avoir pu me considérer moi-même comme un thaumaturge, au pointd’oublier la loi formelle de régression à leur type rudimentaire,des bêtes ou des végétaux dont on interrompt la culture.

J’eus le malheur de ne pas entendre les rappels incessants dugratte-cul primordial et indéfectible.

Je crus, en un mot, que ce pauvre Némorin pouvait marcher seulet l’ayant étayé vingt ans, je commis l’imprudence irréparable dele déposer sur le sol.

Ce qu’il est devenu, je ne sais pas comment j’aurai la force dele dire, mais pouvais-je supposer que tant d’efforts seraient sicomplètement, si abominablement perdus, dès le premier jour, etn’auraient pas d’autre salaire que cette amertume infinie d’enconstater à la fin l’inutilité?

* * *

On le nommait le doux Thierry et ce n’était pas une antiphrase.Il était doux comme les plumules des colombes, doux comme lessaintes huiles, doux comme la lune.

Qu’on ne me soupçonne pas ici d’exagération. Il était vraimentsi doux qu’on ne pouvait imaginer un individu appartenant au sexemâle et, par conséquent, appelé à la reproduction de l’espèce, quile pût être davantage.

Il fondait dans la main comme du chocolat, lénifiait l’ambiance,faisait penser aux cocons des chenilles les plus soyeuses. Rienn’aurait pu le mettre en colère, exciter son indignation, et ce futle désespoir d’un éducateur acharné à viriliser le néant, de nejamais obtenir le plus pâle éclair, quelque furieusement qu’ilattisât et qu’il fourgonnât cette conscience gélatineuse.

Plusieurs fois, j’entrepris de me rassurer en supposant une deces natures que je demande la permission de nommereucharistiques «trempées d’ambroisie et de miel», disaitChénier, dont la force consiste précisément à tout endurer et quisemblent placées aux confins des tourbes humaines pour amortir lescollisions ou les bousculades.

Mais cet état n’est présumable qu’accompagné de laprédestination théologique, et, par malheur, – je le reconnus troptard, – certaines appétences ou velléités obscures écartaientabsolument l’hypothèse du «vase élu», où se complaisait majocrisserie de précepteur.

Le doux Thierry était simplement un petit cochon et appartenaità la race peu dominatrice des Frôleurs compatissants.

Quand commença-t-il à frôler et à compatir? En quel avril denéfaste germination se développa tout à coup ce penchant bifide?C’est Dieu qui le sait. Lui-même probablement n’aurait pu le dire,lorsqu’il paraissait capable encore de dire quelque chose etd’articuler des sons véritablement humains.

Ce que je sais bien, c’est qu’un beau jour, il se trouvacomplètement outillé pour la fonction. Les bureaux d’omnibus, lescrémeries achalandées par les petites ouvrières, les vestibules desgares, les églises même, furent les hippodromes de son choix.

Pénétré de cette idée qu’il lui fallait absolument une compagne,il la voulut simple avant toutes choses et, dès lors, parune conséquence aussi nécessaire que la translation des Globes,l’albumine de ses ancêtres exigea rigoureusement que la vulgaritésentimentale fût toujours l’élue de son cœur.

D’horribles souillasses minaudières lui parurent indécomposablescomme la lumière de l’Empyrée. Mais le nombre en était si grandqu’il ne put jamais parvenir à fixer sa dilection.

Don Juan des trottins mûrs et des couturières galvanoplastiquesen instance de protecteurs, il cherchait assidûment l’Objet idéalau milieu des foules.

Avec une patience merveilleuse que nul fiasco ne déconcerta, ils’acharnait à découvrir la pleureuse tendre sur le sein de laquelleil eût pu poser, comme une gerbe de mimosas, son front chauve etpleine d’amnisties.

Peu doué, dans le sens physiologique, il réprouvait en amour lespulsations vives et ne réclamait, sans doute, que très rarement lesjoies inférieures.

Ce qui l’enivrait, le délectait, le désopilait, saboulait sonâme de délices et répandait en toute sa personne le benjoin oul’oliban des béatitudinaires langueurs, c’était de toucherà peine, de palper infiniment peu, de promener çàet là – comme le bout de l’aile du zéphire, – son appareil detactilité; cependant qu’il exhalait de mélodieux et pitoyablesgémissements sur le triste sort des muguets ou des liserons flétrisque foule aux pieds l’indélicatesse des aventuriers de lapaillardise.

* * *

Une si belle constance devait être récompensée. Béatrix apparutun jour à l’itinérant des cieux.

Vous éclaterez de rire tant que vous voudrez, mais c’est commeça. Elle s’appelait réellement Béatrix et piquait à lamécanique.

Némorin la rencontra dans un établissement de bouillon et lafrôla sans lassitude pendant sept années. Ses entrailles, il estvrai, s’entr’ouvrirent souvent, même alors, à d’intercalairesinfortunes qui sollicitaient son pizzicato. Il ne se fût pas permisde claquemurer ainsi complètement sa vocation.

Béatrix, de son côté, ne parut avoir nulle soif de leconfisquer, entreprit même, tous les printemps et tous lesautomnes, le licenciement de ce tripoteur lacrymal qui secramponnait toujours.

N’importe, elle était quand même l’Idéale et la mort seule putla délivrer.

Combien de fois, lorsque j’essayais encore de le ressaisir,combien de fois, juste ciel! et avec quels yeux baignés d’infini,m’en parla-t-il, comme les premiers chrétiens parlaient de leurDieu, sous la dent des bêtes!

Enfin, je le répète, cette liturgie de petits frissons et desoupirs lents permit à la terre de rouler sept fois autour dusoleil.

– Est-elle du moins ta maîtresse? lui demandais-jequelquefois.

Question brutale, j’en conviens, qui le faisait aussitôtremonter dans son vitrail. Sa réponse négative expirait dans ungeste pieux.

Ai-je besoin de le dire? Béatrix puait de la bouche et peut-êtreaussi, je pense, de ses larges pieds. Elle était si dinde qu’on sesentait pousser des caroncules au bout d’un quart d’heure deconversation.

Ses manières correspondaient à sa figure qu’on eût crue tirée dusaloir d’un charcutier de la populace.

Hargneuse, en même temps, à faire avorter des chiennes, etpudibonde comme l’arithmétique, elle accueillait sans tropd’aigreur, dans son lit très pur, les suffrages crépusculaires dequelques boucs épuisés du petit négoce.

Le doux Thierry dut se résigner six fois sur dix, en lâchant despleurs, à trouver la porte close. Il arriva même qu’on faillit leprécipiter dans l’escalier, sous l’averse des malédictions les plusordurières. Ces violences, qui le contristaient, lui parurent,néanmoins, dériver d’une âme tout à fait divine et quadruplèrentnaturellement sa ferveur.

– Elle a tant souffert! disait-il, élevant ses deux mainsjointes vers l’azur pris à témoin.

Béatrix, d’ailleurs, percevait en dîners ou petits cadeauxl’octroi de ce culte et toujours, dès le lendemain, clarifiaitadmirablement la situation.

Cette râclure de fille lui fit avaler cinq cents fois – en unautre style sans doute, mais avec quelle facilité! – le mot fameuxde l’éblouissante Courtisane: «Ah! vous ne m’aimez plus! vouscroyez ce que vous voyez et vous ne croyez pas ce que je vousdis!»

Némorin lui-même, dans l’élan sublime de sa foi, rencontra desmots qui me confondirent.

– Elle m’a tout expliqué! medit-il, un jour, ayant aperçu, quelques heures auparavant, chez labien-aimée, une paire de pantoufles d’homme et un râtelier de pipesculottées pour la plupart, – beaucoup plus, sans doute,que n’aurait pu le faire supposer l’endroit. Elle lui avait toutexpliqué!…

* * *

Mais maintenant? Ah! maintenant, c’est la mort qu’on frôle et lasale mort, je vous en réponds. C’est la mort ignoble qui ne demandepas de compassion et qui n’en offrit jamais à personne. C’est laMort liquide…

Mon Dieu! mon Dieu! je l’avais pourtant tenu dans mes bras, cetenfant du Rien, ce fils de l’Inexistant, ce jumeau del’Insignifiance et de l’Illusion dont j’espérais former un êtrevivant!

J’avais tenté de lui inspirer mon âme. J’avais travaillé,souffert, prié, crié, sangloté pour lui, des années, les pluschères et les plus précieuses de la vie!

J’avais pris sur moi des peines affreuses qu’il n’aurait pas eula force de porter. Tout ce qu’un homme peut faire, je croisl’avoir fait, vraiment.

Pour qu’il fût armé contre les assignations du néant, j’avaisfait passer devant lui, j’avais déroulé sur lui les images que rienn’efface; je m’étais exterminé pour lui dessiner un trompe-l’œildes réalités qui ne peuvent pas finir… et je n’ai pas même obtenude réaliser une canaille…

Il demande aujourd’hui, gâteusement, du matin au soir, qu’on neplante pas de croix sur sa tombe, et il faut soutenir salèvre inférieure quand on lui donne à manger, avec une petitecuiller d’étain.

Chapitre 12Le passé du monsieur

À Eugène Demolder[12].

Pénètre, mon cœur,
Dans ce passé charmant[13].

Victor Hugo

 

Quatre-vingt mille francs! monsieur. Vous ne vousembêtez pas. Et vous avez fait comme ça une centaine de lieues pourvenir me les demander, à moi? Vous avez pensé que je n’hésiteraispas une minute à dépouiller ma femme et les enfants que je pourraisfaire encore, pour payer les frasques de cette petite drôlesse queje ne reconnais plus du tout pour ma nièce, que je renie, vousm’entendez bien! Voyons, décidément, vous me prenez pour un jobard.Quatre-vingt mille francs! Pourquoi donc pas un petit million,pendant que vous y êtes?

Ces paroles raisonnables me furent dites, il y a quinze ans, parun gros vigneron de la Charente-Inférieure dont la large faceressemblait au derrière d’un singe papion.

Je ne peux pas dire que j’avais eu beaucoup de confiance enallant trouver ce marchand de vins richissime, jusqu’alors inconnude moi. Je savais trop le dénuement proverbial des millionnaires etleur guigne atroce qui ne permet jamais que la plus mince partie deleur avoir soit disponible au moment précis où on les implore.

Toutefois, l’énormité même de la somme à obtenir me faisaitespérer, au moins, quelques égards. Mais, dès le premier coupd’œil, j’avais eu le pressentiment de mon insuccès fatal et jen’avais accompli la démarche que pour libérer ma conscience.

Démarche, il est vrai, des plus singulières. Il s’agissait defaire entrer dans cette futaille une quantité spécifique dedésintéressement familial pouvant équivaloir à la dixième partied’un million, et j’étais, à coup sûr, l’ambassadeur le plus maltroussé pour ce genre de négociations.

– Mon Dieu! monsieur, répondis-je, vous êtes vraiment tropaimable de ne pas lâcher tout de suite vos chiens sur moi ou de nepas envoyer quérir les gendarmes. Cela m’encourage à vous rappelerque j’agis au nom d’une morte, c’est-à-dire pour obéir auxdernières volontés d’une malheureuse fille qu’on enterraitavant-hier. Je ne suis en cela, vous le sentez bien, qu’unmandataire bénévole qui s’est beaucoup dérangé. Libre à vous de nerien faire et même de renier, tant qu’il vous plaira, votre propresang. Mais je suis très las de mon voyage et je m’étonne que vousne m’ayez pas fait encore la plus légère démonstrationd’hospitalité.

Ces derniers mots tendant à prolonger l’entrevue de quelquesheures durant lesquelles je m’efforcerais d’enlacer mon hôte, nelui déplurent pas. Il s’adoucit, devint même cordial et me fitdéjeuner avec lui/

Mais quelque allumante et suggestive que fût la table duviticole, mes finesses diplomatiques, aussi bien que mon éloquenceattendrie, se trouvèrent inefficaces, ainsi que je l’avais prévu,et je n’emportai de cette visite qu’une confirmation plus amère demon impuissance à pénétrer les carapaces des hippopotames ou desphilosophes pachydermateux.

* * *

L’histoire de la nièce est peut-être ce que j’ai connu de plusextraordinaire dans le lamentable. Elle se nommait Justine D… etmourut à vingt-huit ans, dans le plus horrible désespoir.

Un tiers de cette existence trop longue futexclusivement et vainement employé à la conquête d’un pauvre hommejugé par elle supérieur, qu’elle adora jusqu’au crime et dont ellevoulut, à quelque prix que ce fût, devenir la femme. Notre fin desiècle amincie et spiraliforme, comme la queue d’un porc, doitoffrir peu d’exemples d’un pareil ensorcellement.

Le miracle, c’est que cette fleur de passion, cette passiflored’amour s’était développée dans l’humus le plus réfractaire, dansles conditions les plus défavorables qui se puissent imaginer.

C’était une de ces vierges au cordeau, telles que le commercedes tissus ou le monopole des salaisons nous en conditionne,engendrée du flanc estimable d’un négociant qui avait toujours payérecta.

Élevée, par conséquent, dans l’horreur sage des constellationset des auréoles, on devait naturellement ne supposer rien de plusrectiligne que ses sentiments ou ses transports.

Son cœur avait été cultivé comme un jardin potager de peud’étendue où les moindres plates-bandes seraient calculées pour lepot-au-feu. Pas de ces fleurs inutiles dont l’éclat frivole neprofite pas. Tout au plus quelques violettes en bordure desharicots et de la salade, pour ne pas exiler complètement lapoésie.

Deux ou trois tomes dépareillés d’Émile Souvestre ou du grandDumas, un recueil de morceaux choisis et la quotidienne lecture desfaits divers du Petit Journal étanchaientsurabondamment sa soif littéraire.

Enfin jamais fille n’avait paru plus désignée pour devenirl’ornement et la récompense d’un «honnête homme».

Je ne me charge pas d’expliquer les prodiges non plus que lesmystères, et il ne faut pas compter sur moi pour une élucidationpsychologique des histoires trop arrivées dont je me suisfait le narrateur.

Ce qui est sûr, c’est que l’arbre donna des fruits qui nepermirent plus de le reconnaître et que le potager minusculeproduisit des fleurs étranges, probablement exotiques, à la placemême où l’on s’attendait à voir sortir des navets ou des pommes deterre.

Une héroïne, une véritable et scandaleuse héroïne d’amour,apparut tout à coup en cette Justine qu’on avait crue digne des’élever jusqu’au traversin d’un homme d’affaires.

Seulement, pour que la nature ne perdît pas tous ses droits,celui qu’elle aima, beaucoup plus que sa propre vie, était unmédiocre parmi les médiocres, un employé blond qui raclait l’alto,léchotait de petits paysages en savon et conservait, à trente ans,le prestige du poil follet de l’adolescence.

Ce basilic des demoiselles de comptoir lui donna l’Illusionsublime. Et voici l’incroyable drame qui s’ensuivit.

* * *

Narcisse Lépinoche, tel était le nom du vainqueur, ne refusaitpas absolument d’épouser Justine. Autant celle-là qu’une autre,après tout. Mais n’ayant, hormis son emploi, que des échéancesd’usurier pour tout capital et désirant, au surplus, jeter le filetquelque temps encore, il ne montrait aucune hâte fébriled’enchaîner à son existence une jeune personne sans le sou dont labeauté n’avait rien de foudroyant.

Je ne l’ai jamais cru sordide, mais un désintéressement héroïquen’était pas son fait; et puisqu’on parlait d’«entrer en ménage», laprudence rudimentaire n’exigeait-elle pas qu’on attendît au moinsl’héritage de l’oncle Tiburce, qui gagnait cent mille francs par andans ses échalas et ne tarderait guère, sans doute, à quitter unmonde où sa belle âme était en exil?

Justine se trouvait, en effet, ruinée, depuis quelque tempsdéjà, par son imbécile de père, qui avait engagé toute sa fortunepour le percement du fameux tunnel sous l’Himalaya, destiné àrelier l’Inde anglaise à la Mandchourie.

L’insuccès colossal de cette entreprise ayant précipité lespéculateur au plus profond des abîmes, la jeune fille vivait avecsa mère sur de misérables débris de l’opulence d’autrefois, secramponnant à l’espoir de cet héritage bienheureux qui devaitl’unir à son Lépinoche qu’elle imaginait chaque jour plus beau,plus idolâtrable.

Car c’était son oncle, à elle, le propre frère de son père, ceTiburce des vins et spiritueux qu’on savait si riche et si avare,mais qui était vieux et sans enfants. Une fois l’an, par l’effetd’une antérieure habitude, il envoyait une caisse de bouteilles etc’était tout. Il fallait attendre hélas! puisque cet homme nepouvait être utile qu’à la manière des cochons, c’est-à-dire aprèssa mort.

Le grigou, par malechance, ne semblait pas vouloir crever, etles années passèrent ainsi. Justine se voyant vieillir elle-même,luttait avec rage et Lépinoche, visiblement dégoûté, se cachait àpeine de chercher ailleurs.

Il devenait même insolent. Je n’ai pas su tous les épisodes oupéripéties, mais à coup sûr la pauvre fille brûlait trop pour avoirjamais refusé quelque chose à son misérable amant et je crus, plusd’une fois, remarquer en celui-ci la blague féroce, la cruautélâche d’un bellâtre qui n’en est plus à solliciter quoi que ce soitet qui n’a rien donné pour tout obtenir.

* * *

Un jour on vint, en toute hâte, me chercher de la part de cettemalheureuse qui voulait me parler seul à seule avant de mourir.

Le prêtre, que je rencontrai dans l’escalier, parut heureux deme voir. Il était fort pâle et m’affirma que ma présence ledélivrait d’un grand poids. Puis, il s’en alla, me suppliant d’êtrecharitable.

Je revenais à peine d’un grand voyage et je n’avais pas vuJustine depuis quelques mois. J’eus peine à la reconnaître,tellement elle était devenue belle sous les griffes de la mort.

Je ne retrouvai que les yeux – quels yeux! – dans une face touteblanche où passaient des ombres et des clartés, comme si on eûtpromené devant elle un flambeau.

Les lèvres, absolument décolorées, n’étaient visibles qu’enopposition à la ligne sombre des dents noircies par la fièvre. Toutle reste indistinct, unifié, fondu dans cette blancheur presquenitide, presque lumineuse, – un bloc d’albâtre poli réverbérant untapis de neige! Les cheveux avaient disparu dans une amplecoiffe.

Je suis sûr de n’avoir senti, en cette occasion, que de lapitié, la plus déchirante pitié de ma vie, surtout lorsqu’elle meparla. Plus tard, seulement, je devais sentir la beautésurnaturelle de cette configuration de l’Épouvante et de laDouleur.

Elle m’attendait, assise dans son lit.

– Monsieur, dit-elle à voix très basse, je viens de recevoirl’extrême-onction et je vais mourir… Dieu est très bon et j’espèrequ’il ne me rejettera pas… Je vous ai prié de venir parce que vousêtes un ami véritable et que vous accomplirez, j’en suis certaine,ce que vous demande humblement un cœur désolé.

Personne, excepté le prêtre qui sort d’ici, ne sait encore ceque j’ai fait. Quand je serai morte, tout le monde le saura et cesera une honte horrible.

J’ai ruiné plusieurs personnes qui avaient confiance en moi etque j’ai trompées odieusement. Depuis trois ans, ma vie n’a étéqu’une imposture, un mensonge de tous les jours, de toutes lesheures. J’ai fait croire à d’anciens amis de la famille, que nousn’étions pas ruinées, ma mère et moi. On m’a prêté des sommesimportantes que j’ai jetées dans la spéculation et que j’aiperdues. Je faisais, sans y rien entendre, mais avec uneobstination de damnée, le trafic des valeurs de Bourse dansl’espérance de gagner une fortune… Vous comprenez… Je voulaisdevenir riche pour celui que j’aimais à la perdition de mon âme,que j’aime encore et pour qui je meurs inutilement!

… J’ai volé de très pauvres gens. Une fois, monsieur, j’aidérobé à une vieille femme infirme et presque aveugle quelquestitres ou obligations qui étaient tout son bien et je les airemplacés par des prospectus en papier de couleur… Cette chrétiennequi me chérissait sera forcée de mendier son pain.

Comme je perdais continuellement, j’étais prête à tous lescrimes dans l’illusion de me rattraper… Enfin, je dois plus deQUATRE-VINGT MILLE FRANCS! Mon oncle seul pourrait les payer, mononcle riche dont j’ai souvent désiré la mort. Allez le trouver, jevous en supplie, aussitôt qu’on m’aura mise dans la terre etdites-lui bien que c’est moi quimeurs, et que je meurs épouvantée de toutes cesmalédictions sur ma pauvre tombe!… Épouvantée!…

L’agonisante poussa un grand cri et, me jetant les bras autourdu cou, aboya ces derniers mots que j’entends encore:

– Ah! si vous saviez… si vous saviez ce que je vois!…

C’était la fin. Je fus forcé de me délier du cadavre dont lesongles m’entraient dans la chair et dont les yeux, incroyablementdilatés, regardaient toujours…

L’oncle, naturellement, ne paya rien et Lépinoche, à qui jeracontai cette mort, quelque temps après, m’avoua qu’il trouvaittout cela bien triste, vraiment.

Quatre ans plus, il épousait la fille d’un larbin de hautparage, une femme honnête, celle-là, qui réprouve toutes lesdémences et ne lui permet plus de me fréquenter.

Chapitre 13Tout ce que tu voudras !…

Au Prince AlexandreOurousof.

Maxence, fatigué d’une longue soirée de plaisir, arrivait àl’angle de la rue et de la ruelle Dupleix, de l’autre côté del’École militaire. L’endroit, simplement ignoble en plein jour,était, à une heure du matin, cette nuit-là, quelque peu sinistre.La ruelle noire, surtout, ne rassurait pas. Ce tronçon de voiefangeuse où l’on travaille à vil prix l’artilleur et le cavalierdans des garnos effrayants, inquiétait le noctambule.

Il délibéra pourtant. Une rumeur arrivait du boulevard deGrenelle redouté des sages, et l’horreur de tomber dans un conflitde pochards l’inclinait à choisir le boyau malpropre à l’extrémitéduquel il se croyait sûr de trouver un plus paisible vallon pour lecours de ses rêveries amoureuses.

Il sortait des bras de sa maîtresse et sentait le besoin decuver sa paillardise dans la somnolence d’un retour sansperturbation.

– Eh bien! te décides-tu, oui ou non? dit une voix abjecte quicherchait à se faire aimable.

Maxence, alors, vit se détacher du mur le plus proche une grossefemme qui vint lui offrir la denrée précieuse de son amour.

– Je ne te prendrai pas cher, va, et je ferai tout ce que tuvoudras, mignon.

Elle défila le programme. Le rôdeur immobile écoutait cela commeil eût écouté battre son cœur. C’était stupide, mais il n’aurait pudire pourquoi cette voix le remuait. Il n’aurait pu le dire, lepauvre homme, quand même il se fût agi de sauver sa peau. Cependantson trouble était bien certain. Et ce trouble devint une angoisseinsupportable, quand il sentit son âme s’en aller à la dérive surce boniment d’ignominie qui le portait comme un reflux vers lesamonts les plus lointains de son passé.

Souvenirs de suavité merveilleuse que cette façon de reparaîtreprofanait indiciblement! Les impressions de son enfance avaient étéquelque chose de divin et sa vie actuelle n’était, hélas! rien deglorieux.

Lorsqu’il cherchait à se récupérer, en les évoquant aprèsquelque noce, elles accouraient bonnement et fidèlement à lui, cesimpressions, comme des brebis frileuses et abandonnées qui nedemanderaient pas mieux que de toujours suivre leur pasteur…

Mais cette fois, il ne les avait pas appelées. Elles venaientd’elles-mêmes, ou plutôt, c’était une autre voixqui les appelait, une voix aussi écoutée, sans doute, que lasienne, et c’était abominable de n’y rien comprendre.

* * *

– Tout ce que tuvoudras! je te ferai tout ce que tu voudras, montrésor…

Non, vraiment, ce n’était pas tolérable. Sa mère était morte,brûlée vive dans un incendie. Il se souvenait d’une maincarbonisée, la seule partie qu’on eût osé lui montrer ducadavre.

Sa sœur unique, son aînée de quinze ans, qui l’avait élevée avectant de sollicitude et de laquelle il tenait ce qu’il y avait enlui de meilleur, avait fini d’une manière non moins tragique.L’océan l’avait avalée avec cinquante passagers ou passagères, dansun naufrage trop fameux, sur l’une des côtes les plusinhospitalières du golfe de Gascogne. Il n’avait pas été possiblede retrouver son corps.

Et ces deux créatures douloureuses le possédaient chaque foisqu’il s’accoudait, en regardant couler sa propre vie, sur leparapet de sa mémoire.

Eh bien! c’était horrible, c’était monstrueux, mais la gueusequi le tenait là, sur ce trottoir, sur ce quai d’enfer, comme ditMaeterlinck, avait exactement la voix de sa sœur, de cette créatured’élection qui lui avait paru appartenir aux hiérarchies angéliqueset dont les pieds, croyait-il, eussent purifié la boue deSodome.

Oh! sans doute, c’était sa voix inexprimablement dégradée,tombée du ciel, roulée dans les sales gouffres où meurt letonnerre. Mais c’était sa voix tout de même, à ce point qu’il futtenté de s’enfuir en criant et en sanglotant.

C’était donc vrai que les morts peuvent se glisser de la sorteparmi ceux qui vivent ou qui font semblant d’être des vivants!

Au moment même où la vieille prostituée lui promettait sa viandeexécrable, et dans quel style, justes cieux! il entendait sa sœur,mangée par les poissons depuis un quart de siècle, lui recommanderl’amour de Dieu et l’amour des pauvres.

– Si tu savais comme j’ai de belles cuisses! disait lavampire.

– Si tu savais comme Jésus est beau! disait la sainte.

– Viens donc chez moi, gros polisson, j’ai un bon feu et un bonlit. Tu verras que tu ne t’en repentiras pas, reprenait l’une.

– Ne fais pas de peine à ton ange gardien, murmuraitl’autre.

Involontairement, il prononça tout haut cetterecommandation pieuse qui avait rempli son enfance.

La quémandeuse, à ces mots, reçut une secousse et se mit àtrembler. Levant sur lui ses vieux yeux liquides, sanguinolents, -miroirs éteints qui semblaient avoir reflété toutes les images dela débauche et toutes les images de la torture, – elle le regardaavidement, de ce regard effroyable des noyés qui contemplent, unedernière fois, le ciel glauque, à travers la vitre d’eau qui lesasphyxie…

Il y eut une minute de silence.

– Monsieur, dit-elle enfin, je vous demande pardon. J’ai eu tortde vous parler. Je ne suis qu’un ancien chameau, une paillasse àvoyous, et vous auriez dû me jeter à coups de pied dans leruisseau. Rentrez chez vous et que leSeigneur vous protège.

Maxence confondu la vit aussitôt s’enfoncer dans lesténèbres.

* * *

Elle avait raison, après tout, il fallait rentrer. L’attardé sedirigea donc vers le boulevard de Grenelle, mais avec quellelenteur! Cette rencontre l’avait assommé littéralement.

Il n’avait pas fait dix pas que la vieille mangeuse de cervellesreparut, courant après lui.

– Monsieur, je vous en supplie, n’allez pas par là.

– Et pourquoi n’irais-je pas par là? demanda-t-il. C’est monchemin, puisque j’habite Vaugirard.

– Tant pis, il faut revenir sur vos pas, faire un détour, quandvous devriez marcher une heure de plus. Vous risquez de vous faireassommer en traversant le boulevard. Si vous voulez le savoir, lamoitié des souteneurs de Paris se sont réunis là pour leursaffaires. Il y en a depuis les Abattoirs jusqu’à la Manufacture destabacs. La police leur a cédé la place. Vous n’auriez personne pourvous protéger, et on vous ferait certainement un mauvais parti.

Maxence fut tenté de répondre qu’il n’avait pas besoin d’êtreprotégé, mais il sentit, par bonheur, la sottise d’une tellebravade.

– Soit, dit-il, je vais remonter du côté des Invalides. C’est unpeu fort tout de même. Je suis éreinté et ce supplément devadrouille m’exaspère. On devrait bien lancer de la cavalerie surces marlous…

– Il y aurait peut-être un moyen, dit la vieille, après uninstant d’hésitation.

– Ah! voyons ce moyen.

Très humblement, alors, elle exposa qu’étant fort connue dans cejoli monde, il lui serait facile de faire passer quelqu’un…

– Seulement, ajouta-t-elle avec une douceur surprenante, ilfaudrait qu’on pût croire que vous êtes une… connaissance, et pourcela il serait indispensable de me laisser prendre votre bras.

Maxence, à son tour, hésita, craignant quelque piège. Mais uneforce inconnue agissant en lui, son hésitation fut courte, et ilput traverser sans injures la foule immonde, ayant, à son bras etprès de son cœur, cette créature que félicitèrent au passageplusieurs bandits, et qui était vraiment à décourager le Péchémême.

Pas un mot, d’ailleurs, ne fut échangé entre eux. Il remarquaseulement qu’elle pressait son bras, se serrait contre lui beaucoupplus que ne l’exigeait strictement la situation et même qu’il yavait quelque chose de convulsif dans cette étreinte.

Le trouble extraordinaire qu’il avait senti s’était dissipémaintenant qu’elle ne parlait plus. Il en vint naturellement àsupposer une sorte d’hallucination, car tout le monde sait combienest commode ce précieux mot par lequel sont élucidés tous lessentiments ou pressentiments obscurs.

* * *

Quand vint le moment de se séparer, Maxence formula je ne saisquel banal remerciement et prit son porte-monnaie dans le desseinde récompenser l’étrange compagne silencieuse qui venait peut-êtrede le sauver.

Mais celle-ci, l’arrêtant d’un geste:

– Non, monsieur, ce n’est pas cela.

Il vit alors seulement qu’elle pleurait, car il n’avait pas oséla regarder depuis une demi-heure qu’ils marchaient ensemble.

– Qu’avez-vous? dit-il, très ému, et que puis-je faire pourvous?

– Si vous vouliez me permettre de vous embrasser, répondit-elle,ce serait la plus grande joie de ma vie, de ma dégoûtant vie, et ilme semble qu’après cela, j’aurais la force de mourir.

Voyant bien qu’il y consentait, elle sauta sur lui, grondanted’amour, et l’embrassa comme on dévore.

Une plainte de cet homme qu’elle étouffait la désenlaça. -Adieu, Maxence, mon petit Maxence, mon pauvre frère, adieu pourtoujours et pardonne-moi, cria-t-elle. Maintenant je peuxcrever.

Avant que son frère eût le temps de faire le moindre mouvement,elle avait la tête broyée sous la roue d’un camionnocturne qui passait comme la tempête.

Maxence n’a plus de maîtresse. Il achève en ce moment sonnoviciat de frère convers au monastère de la Grande-Chartreuse.

Chapitre 14La fin de Don Juan

À Henry Cayssac.

 

Ça fait du bien de causer avec unhomme qui n’a qu’une tête.

JULES VALLÈS

– Et le misérable est mort comblé de biens, tel qu’il a vécu. Iln’eut pas même l’excuse d’être un dissipateur, un prodigue. Ilétait, dit-on, le premier du monde pour placer avantageusement sescapitaux. Enfin, il est mort sans aucune infirmité, en pleinepossession de lui-même, quoique très vieux, comme un patriarched’avant le déluge. Cela me paraît un peu fort. Sans exigerassidûment «le doigt de Dieu», à la façon d’un potache allaité parles bons pères, on voudrait tout de même, pour l’honneur de laJustice, que l’agonie de ce malfaiteur eût été moins douce.

Ainsi parlait un homme sans malice qu’offusquait l’insolentegloire du marquis de la Tour de Pise.

Ce personnage trop connu venait à peine d’expirer. Longtemps onl’avait cru éternel. Né dans la joyeuse Angleterre, dès lecommencement de l’émigration, quand Louis XVI avait encore sa têtesur ses épaules, un bruit public le disait vert galant encore auxenvirons de la nonantaine. Prodige peu vérifié, sans doute, maisaccrédité par l’enthousiasme de quelque disciples frileux quiavaient eux-mêmes dépassé soixante ans.

Le fait est que le marquis Hector de la Tour de Pise lançait desrayons, comme un ostensoir. Il passait pour indiscutable que desreines avaient autrefois crevé d’amour «en entrant dans sa chambre»et que tout un peuple d’Arianes sanglotait à cause de lui.

Bien longtemps avant le célèbre Beauvivier qui nous console, ilavait su mettre sa personne en adjudication et même enactions. De là son opulence. Jusque dans les derniersjours, on vit les familles les plus hautaines payer très cher descoupons de son alcôve…

Telle était du moins la légende universellement acceptée sur cemange-cœur, dont les boutons de culotte, montés en pendantd’oreilles, sont regardés, à l’heure présente, comme d’inestimablesjoyaux. – Mon cher monsieur, répondit la Sage-Femme, vous n’y êtespas du tout. Je n’ai point assisté à la mort de cette crapule, maisje peux vous assurer qu’il n’y eut jamais d’Ixion plus cruellementchâtié. Imaginez tout ce qu’il vous plaira, vous n’arriverez jamaisà cette horreur. Asseyez-vous donc sur ce fœtus qui vous tend lesbras et prêtez-moi votre attention. J’ai, ce matin, l’humeurnarrative.

* * *

Le marquis Hector était un bel homme, c’est certain, et il avaittoute la mine d’un grand seigneur. Ses envieux n’ont jamais trouvémoyen de le nier. Il était si différent de la multitude qu’aussitôtqu’il apparaissait, tout le mondeavait l’air de seressembler.

Il aurait pu se faire voir en public pour de l’argent, comme unvrai monstre. Il se contenta de se faire voir en particulier pourdes sommes considérables que, d’ailleurs, il plaçait avec unextrême soin dans les entreprises les plus sérieuses. On sait leflair de spéculateur qu’il manifesta au milieu des pirescomplications.

Mais cela est d’un intérêt médiocre. À une époque où tous leshommes sont sur le trottoir, à peu près sans exception, le putanatde ce gentilhomme et ses concomitantes aptitudes financières n’ontrien d’inouï. Les deux choses vont si bien ensemble.

J’ai beaucoup mieux à vous offrir, et c’est une horreurdifficilement imaginable que je vous ai promise, n’est-ce pas? Sivotre soif d’une expiation ne s’apaise pas après mon récit, c’estque rien ne serait capable de l’apaiser.

Et d’abord, savez-vous seulement ce qu’il y avait à expier? Non.Vous pensez, comme le premier venu, à l’existence plus ou moinsodieuse d’un vampire exclusivement occupé de ses turpitudes,perdant près d’un siècle au travers duquel il coula tel qu’unruisseau de putréfaction, et n’ayant jamais regardé le visage deceux qui peinent et qui souffrent. Point de vue banal comme unprône, mon digne monsieur. Il s’agit de quelque chose de bienautrement superfin.

Vous me faites, sans doute, l’honneur de croire que je me fousdu secret professionnel, comme doit faire toute sage-femme, depremière classe, bien entendu. Nous laissons cela aux médecins quin’ont pas d’autre moyen d’éviter le bagne, la plupart du temps.

Eh! bien, j’ai eu pour client le bel Hector qui fut marié deuxfois et qui tua au moins l’une de ses deux femmes, sans avoirbesoin que je l’aidasse dans cette besogne. Il fonctionnait toutseul à ravir et il n’avait recours à personne.

J’ai tout bêtement accouché sa première, puis sa seconde, dixans après, vers la fin du règne de Louis-Philippe, comme j’eusseaccouché des portières ou des filles publiques. Le marquis avaittenu à être seul avec moi dans l’une et l’autre circonstance.

La première fois nous amenâmes une espèce de chèvre-pieds sansyeux ni bouche, qui avait, en guise de nez, une espèce de membraneflasque et pendante que je ne vous décrirai pas, hommeimpressionnable… La Tour de Pise, doué du sang-froid des morts,s’empara de l’avorton avant que j’eusse pu m’y opposer et l’offritaux baisers de la mère qui en mourut deux heures après.

Le second enfant du marquis eut deux têtes sur un fuseau decorps, à peu près sans jambes ni bras, et c’était une autre éditionde la même image.

Cette fois, l’accouchée ne put rien voir. Je roulai dans montablier la petite abomination et m’élançai hors de la chambre. Jeperdis ainsi la clientèle du noble seigneur, mais j’avais devinébeaucoup de choses, et plus tard, j’en appris d’autres encore…

* * *

– Vous êtes persuadé maintenant, continua la terrible matrone enbaissant la voix de manière étrange, que je viens de vous raconterle Crime et le Châtiment. Voici que déjà se détend la fibred’airain de votre implacable justice, comme se détendraient lesboyaux d’une guitare dans laquelle trente chiens auraient pissé.Or, vous y êtes moins que jamais, entendez-vous?

Dans notre métier, on est précisément à la bouche de l’égout, eton en voit sortir de telles choses qu’il devient, à la longue,difficile de s’étonner. Pourtant, monsieur, l’homme dont nousparlons m’a étonnée et m’étonne encore, jusqu’à l’épouvante.

S’il n’y avait eu que ce que vous venez d’entendre, cet homme neserait, en définitive, qu’une horrible canaille de plus dans lafoule de nos canailles et mériterait à peine qu’on le mentionnât.Mais, je vous le répète, c’est autre chose, et la punition vousfera trembler si vous êtes capable de la comprendre.

Avez-vous remarqué la bizarrerie de l’identité du phénomènemonstrueux, se reproduisant, à dix ans d’intervalle, avec deuxfemmes légitimes, épousées pour leur argent, cela va sans dire? Jesuis persuadée que l’expérience aurait indéfiniment donné le mêmerésultat.

Pour parler net, le marquis était un IDOLATRE, un fervent etrigoureux idolâtre, intérieurement configuré à la ressemblance deson Dieu et qui ne pouvait que la reproduireextérieurement dans ses tentatives de progéniture.

Il adorait chez lui, dans un oratoire mystérieusement éclairé,cette partie de son propre corps que les prêtres de Cybèle tenaientautrefois en si grand honneur. Il l’avaitfait mouler surlui-même par un ouvrier fort habile et l’objet,exposé dans une sorte de tabernacle, recevait, chaque jour, lesobsécrations de ce Corybante que les mondains croyaient un viveur,- absolument comme les petits cabillauds de l’internat ont avaléque le bouddhiste Charcot était médecin. On ne saura jamais lenombre des gens qui sont autre chose que ce qu’ils paraissent auxyeux des contemporains.

Cela, monsieur, c’était son vrai crime, l’attentat suprême pourceux qui savent et pour ceux qui voient dans la profondeur. Tout lereste en découlait.

Voici, maintenant, l’expiation qui dura dix ans, jusqu’à laveille de sa mort.

Chaque nuit, un très grand et très beau vieillard que les plusfières avaient aimé et que connaissaient maintenant toutes lesrôdeuses, était invariablement raccroché dans l’ombre, à ladernière heure des retapes.

On savait son goût et le dialogue s’engageait, aussi crapuleuxque possible du côté de la femme, tout à fait humble du sien, caril tenait à jouer le rôle d’un sale client consumé d’inavouablesdésirs.

Au bout de quelques minutes mesurées par un infailliblechronomètre, on s’entendait naturellement.

La femme, alors, s’appuyant au mur, lui tendait alternativementl’un et l’autre pied, et l’octogénaire vautré sur le sol, – quelquetemps qu’il fît, – léchait, en grognant d’extase, ledessous de ses bottines.

Telle fut la dernière exigence du petit Dieu de ce vainqueur quetrois générations d’imbéciles égalèrent à Don Juan.

Chapitre 15Une martyre

À Julien Leclercq[14].

 

– Ainsi donc, monsieur mon gendre, c’est bien vrai qu’aucuneconsidération religieuse ne saurait agir sur votre âme. Vousn’attendrez même pas à demain pour faire vossaletés, je le prévois trop.

Vous n’aurez aucune pitié de cette pauvre enfant, élevée jusqu’àce jour dans la pureté des anges, et que vous allez ternir de votresouffle de reptile. Enfin, mon Dieu! que votre volontés’accomplisse et que votre saint nom soit béni dans tous lessiècles des siècles!

– Amen, répondit Georges en allumant un cigare. Une dernièrefois, ma chère belle-mère, soyez assurée de ma reconnaissanceéternelle. Je compte infiniment sur vos prières et je n’oublieraipas, croyez-le, vos exhortations; bonsoir.

Le train se mettait en marche. Mme Durable, restée sur le quai,regarda fuir le rapide qui emportait dans la direction du Midi lesnouveaux mariés.

Houleuse encore des émotions de cette journée, mais l’œil secautant qu’un émail qui sort du four, elle tapotait nerveusement letrottoir du bout de son parapluie.

Supputant avec rage les immolations et les sacrifices, elle sedisait, la chère âme, que c’était vraiment bien dur de n’avoirvécu, depuis vingt ans, que pour cette ingrate fille quil’abandonnait ainsi, dès la première heure de son mariage, poursuivre un étranger manifestement dénué de pudeur qui allait sansdoute, presque aussitôt, la profaner de ses attouchementsimpudiques.

– Ah! oui, pour sûr, on en avait de l’agrément, avec lesenfants! Songez, donc, monsieur, – elle s’adressait presqueinconsciemment au sous-chef de gare qui s’était rapproché d’ellepour l’exhorter civilement à disparaître, – songez qu’on les met aumonde avec des douleurs abominables dont vous ne pouvez vous faireune idée, on les élève dans la crainte de Dieu, on tâche de lesrendre semblables à des anges pour qu’ils soient dignes de chanterindéfiniment aux pieds de l’Agneau. On prie pour eux sans relâchenuit et jour, pendant un tiers de la vie. On s’inflige, pour lebien de ces tendres âmes, des pénitences dont la seule pensée faitfrémir. Et voilà la récompense! La voilà bien! On est abandonnée,plantée là comme une guenille, comme une épluchure, aussitôtqu’apparaît un polisson d’homme qu’on a eu la sottise de recevoir,parce qu’il avait l’air d’un bon chrétien, et qui en abusa tout desuite pour souiller un cœur innocent, pour suggérer d’impuresvisions, pour faire croire, si j’ose le dire, à une jeune personneélevée dans la plus saine ignorance, que les sales caresses d’unépoux de chair lui donneraient une joie plus vive que les chasteseffusions de la tendresse d’une mère… Et vous voyez ce qui arrive,monsieur, vous pourrez en rendre témoignage au jour du jugement! Jesuis quittée, délaissée, trahie, seule au monde, sans consolationet sans espérance. Mettez-vous donc à ma place.

– Madame, répondit l’employé, je vous prie de croire que jecompatis à votre chagrin. Mais j’ai le devoir de vous faireobserver que les exigences du service ne permettent pas de vouslaisser stationner ici plus longtemps. Je vous prie donc, à mongrand regret, de vouloir bien vous retirer.

La mère douloureuse, ainsi congédiée, disparut alors, non sansavoir pris, une dernière fois, le ciel à témoin de l’immensité deson deuil.

* * *

Mme Virginie Durable, née Mucus, était le type insuffisammentadmiré de la martyre.

C’était même une martyre de Lyon et, par conséquent, la plusatroce chipie qu’on pût voir.

Elle avait été, dès son enfance, livrée aux bourreaux les pluscruels et n’avait jamais connu le rafraîchissement des consolationshumaines. L’univers, d’ailleurs, était régulièrement informé de sestourments.

Trente années auparavant, lorsque M. Durable, aujourd’huinégociant retiré des huîtres, avait épousé cet holocauste, il ne sedoutait guère, le pauvre homme, de l’effrayante responsabilité detortionnaire qu’il assumait.

Il ne tarda pas à l’apprendre et même en devint, à la longue,tout à fait gâteux.

Quoi qu’il eût pu faire ou dire, il n’était jamais, une seulefois, parvenu à n’être pas criminel, à ne pas piétiner le cœur desa femme, à n’y pas enfoncer des glaives ou des épines.

Virginie était de ces aimables créatures qui ont «tantsouffert», dont aucun homme n’est digne, que nul ne peut nicomprendre ni consoler et qui n’ont pas assez de bras à lever auciel.

Elle arborait, cela va sans dire, une piété sublime qu’il eûtété ridicule de prétendre assez admirer et dont elle-même nes’arrêtait pas d’être confondue.

En un mot, elle fut une épouse irréprochable, ah! grand Dieu! etqui devait attirer infailliblement les bénédictions les plus raressur la maison de commerce d’un imbécile malfaisant qui necomprenait pas son bonheur.

Un jour, quelques années après le mariage, la martyre étantjeune encore et, paraît-il, assez ragoûtante, l’odieux personnagela surprit en compagnie d’un gentilhomme peu vêtu.

Les circonstances étaient telles qu’il aurait fallu nonseulement être aveugle, mais sourd autant que la mort, pourconserver le plus léger doute.

L’austère dévote qui le cocufiait avec un enthousiasmeévidemment partagé, n’était pas assez littéraire pour lui servir lemot de Ninon, mais ce fut presque aussi beau.

Elle marcha sur lui, gorge au vent, et d’une voix très douce,d’une voix profondément grave et douce, elle dit à cet hommestupéfait:

– Mon ami, je suis en affaires avec Monsieur le Comte. Allezdonc servir vos pratiques, n’est-ce pas? Après quoi, elle ferma saporte.

Et ce fut fini. Deux heures plus tard, elle signifiait à sonmari de n’avoir plus à lui adresser la parole, sinon dans les casd’urgence absolue, se déclarant lasse de condescendre jusqu’à sonâme de boutiquier et bien à plaindre, en vérité, d’avoir sacrifiéses espérances de jeune vierge à un malotru sans idéal qui avaitl’indélicatesse de l’espionner.

Étant fille d’un huissier, elle n’oublia pas, en cetteoccurrence, de rappeler la supériorité de son extraction.

À dater de ce jour, la chrétienne des premiers siècles ne marchaplus qu’avec une palme et l’existence devint un enfer, un lac detrès profonde amertume pour le pauvre cocu dompté qui se mit àboire et devint assez idiot pour être plausiblement etcharitablement calfeutré dans un asile.

* * *

Par une chance inouïe, l’éducation de Mlle Durable avait étémeilleure que n’aurait pu le faire supposer la conjoncture.

Il est vrai que sa vertueuse mère, appliquée sans relâche àl’abrutissement de M. Durable et livrée, en outre, à d’obscuresfarces, ne s’en était occupée que très peu, l’ayant, de bonneheure, abandonnée à la vigilance mercenaire des religieuses del’Escalier de Pilate qui, par miracle, s’acquittèrentconsciencieusement de leur mission.

La jeune fille, dotée suffisamment et sortable de tout point,saisit avec empressement la première occasion de mariage qui seprésenta, aussitôt qu’elle eut pénétré le ridicule et la maliceexécrable de cette vieille chienne qui devint alorsbelle-mère par un décret mystérieux de laProvidence redoutable.

La vaillance de l’épouseur fut généralement admirée.

La cérémonie était à peine achevée que celui-ci fortindépendant, ayant déclaré sa volonté ferme de s’éloignerimmédiatement avec sa femme par un train rapide, tout le mondeavait pu voir que cette résolution, concertée sans doute,n’affligeait pas le moins du monde la jeune épousée qui avait parun’accorder qu’une attention vague aux gémissements ou reprochesmaternels.

Mme Durable, outrée de l’indignation la plus généreuse, étaitdonc rentrée dans sa maison solitaire en méditant de sacréesvengeances.

Non, cependant. Le mot de vengeance ne convenait pas. C’était depunir qu’il s’agissait.

Cette mère outragée avait le droit de punir. Elle en avait mêmele devoir, pour que force restât au quatrième commandement de laloi divine.

Dès lors, tout moyen devenait bon, l’intention pieuse allaitparfumer les plus vénéneuses manigances.

En exécution de ce louable dessein, la martyre fut désormaisattentive à procurer, par tous les micmacs et tous les trucs, ledéshonneur de son gendre et le déshonneur de sa fille.

Le premier fut incriminé de vices monstrueux, d’habitudesinfâmes que certifièrent d’abominables témoins. La jeune femmereçut des lettres qui eussent pu être datées de Sodome.

La Culasse lui écrivit des doléances, et le Môme Gros-Doigt luifit assavoir que «cela ne se passerait pas ainsi». Un torrentd’ordures submergea le lit conjugal des nouveaux époux.

De son côté, le mari fut accablé d’un nombre infini de messagesanonymes ou pseudonymes, de formes variées, mais toujours onctueuxet saturés de la plus affable tristesse, l’informant avecprécaution du passé malpropre de sa compagne, au souffle de quicinquante jeunes filles s’étaient putréfiées dans les dortoirs dupensionnat, et qui n’avait certainement pu lui offrir,avec sa dot, que la basse etrudimentaire virginité de son corps.

Rien n’exprimait la méchanceté diabolique, la compétenceinfernale qui faisait mouvoir tous les fils de cette intrigued’impostures, qui dosait ainsi, chaque jour, les épouvantablespoisons de l’infanticide.

Cela dura plus de six mois. Les malheureux qui n’avaient d’abordvoulu sentir qu’un profond mépris, furent bientôt saisis parl’horreur d’une persécution si tenace.

Ils apprirent que des lettres venues de la même sourceignorée s’éparpillaient autour d’eux dans les hôtels, surles patrons et la domesticité; sur certains notables des villes oudes villages qu’ils traversaient en fuyant.

Ils furent tenaillés par l’angoisse panique, continuelle;griffés par d’irréparables soupçons que vainement ils savaientabsurdes, roulèrent enfin dans un cloaque de mélancolie.

Ils ne dormirent plus, ne mangèrent plus et leurs âmess’extravasèrent dans les gouffres pâles où se diluel’espérance.

Un jour enfin, ils moururent ensemble à la même heure et dans lemême lieu, sans qu’on ait pu très précisément savoir de quellemanière ils avaient cessé de souffrir.

La mère, qui les suivait comme le requin, fit constater leursuicide pour qu’ils n’eussent point de part à la sépulture deschrétiens.

Elle est, de plus en plus, la Martyre, s’élève chaque jourjusqu’au troisième ciel, avec une extrême facilité, et carillonnetous les soirs à la dernière heure, – dit la chronique de la rue deConstantinople – un robuste valet de chambre.

Chapitre 16Le soupçon

À Édouard d’Arbourg.

 

Le nombre des imbéciles a beau être infini, selon l’expressioncanonique de l’Ecclésiaste, il serait difficile pourtant derencontrer ou de concevoir un aussi parfait idiot que ce marchandd’huile de sphinx dont tous les journaux ont relaté ou auraient purelater, ces jours derniers, le bruyant suicide.

L’histoire des crétins célèbres est au pied du mur aussitôtqu’on a parlé d’Aristobule. Je demande la permission de masquer dece transparent anagramme le patronymique de mon héros.

Aristobule donc naquit, pour l’étonnement d’un grand nombre, àl’âge de cinquante-cinq ans, c’est-à-dire que, dès le biberon, semanifesta en lui une de ces prudences qui supposent environ troisfois la majorité des citoyens ordinaires.

Dans ses langes, l’aimable enfant se défiait déjà du mondeentier. Taciturne par circonspection ou ne gueulant qu’avec astuce,il bava soupçonneusement jusqu’à l’échéance de sa dentition.

Ses parents s’estimèrent comblés du ciel pour avoir engendré untel garçon, qui, ne parlant pas encore, surveillait déjà lesdomestiques, se faisait hisser sur des chaises pour vérifier lecontenu des armoires et ne consentait à dormir qu’après avoirregardé sous tous les lits.

Écolier sournois et délateur, il se fit abhorrer de sescondisciples par ses allures de mouchard et par le silencehermétique où se claquemurait le néant de son vilain cœur.

L’unique pensée qu’il parut alors, comme depuis et jusqu’à lafin de ses misérables jours, capable d’excogiter, fut que tout lemonde, aussi bien que lui-même, se dissimulait avec une attentioncontinuelle, prodigieuse, et que les plus expansifs ou les plusbavards étaient précisément ceux dont il fallait le plus segarder.

Quand les sales pommiers de concupiscence commencèrent à fleuriren lui, aux alentours de son dix-septième printemps, il ne s’opposapas vertueusement au bouc tentateur, mais s’appliqua de son mieux àle décevoir, chaque fois qu’il pointait sa corne, pour ne pas êtrevictime de l’atroce perfidie des femmes.

Enfin, ce savoureux imbécile eut, dès l’origine, quelque chosequi donnait l’illusion de la profondeur. Il fut un bâtard del’ombre, comme eût dit Hugo, un fœtus de l’opacité, et il euttoujours l’air de flotter dans un bocal de ténèbres,

* * *

Un jour, cependant, il se maria. Les affaires sontindiscutablement les affaires et la prospérité de la raisoncommerciale «Aristobule et fils» exigeait impérieusement qu’unehéritière confortable entrât dans son lit, jusqu’alors ignorant despromiscuités.

On ne saura probablement jamais ce qui fut accompli dans cettecouche mystérieuse. Mais un grand nombre de particularités,relevées avec une exactitude scrupuleuse, donnent à penser que lesmolécules des époux durent se combiner un peu moins souvent quen’arrive la précession des équinoxes.

Mode conjugal qui n’empêcha pas Aristobule d’être dévoré d’unejalousie de marcassin, dont l’effet admirable fut de déniaiser sabourrique de femme, infiniment mieux et plus vite que n’aurait pufaire la tendresse la plus savante, la plus suggestive.

Quelle que soit mon ambition de désobliger, je n’oserais passoutenir que ses amants furent aussi nombreux que les étoiles, maisj’imagine qu’en les groupant au milieu d’une vaste plaine, onobtiendrait un contingent très idoine à la solennelle manifestationd’un patriotisme exalté.

Le malheureux industriel devina sans doute ou crut deviner biendes histoires, mais il était dans l’axe d’un si furieux tourbillonqu’il ne put jamais fixer sa rage sur un point déterminé, – lesconsolateurs de sa femme pouvant être comparés aux invisiblesrayons de la roue d’un char qui passerait avec une inconcevablerapidité.

Il en vint à douter de l’Arithmétique! L’incertitude et lesoupçon poignaient tellement ce pauvre cocu dont l’intelligence,chaque jour, s’enténébrait un peu plus, qu’il dévala jusqu’à cetétage inférieur où croupissent les athées du Nombre. Tout à coup ilcessa de croire à la probité des chiffres…

* * *

Ce fut en ce jour d’excessive tribulation, à cette heure dedétresse noire et de déréliction infinie, qu’un ami désintéressé,le seul peut-être qui eût dégoûté sa femme, vint l’avertir qu’unebaisse probable sur le cours des sphinx allait entraîner sa ruine,s’il ne prenait aussitôt les plus énergiques mesures.

Aristobule, je crois lavoir assez dit. se défiait de tout ce quiest au-dessous du ciel. A cet égard, son intransigeance étaitabsolue. Le soupçon était son principe de vie, les douze tables desa loi, son credo suprême. Il en eût été le martyr.

Que dis-je? Ne l’était-il pas depuis quarante ans? Dans soncommerce, l’un des plus considérables, à coup sûr, de notrecivilisation et celui de tous, peut-être, où la bonne foiréciproque est le plus rigoureusement inviolée, la crainteperpétuelle des carottes ou des traquenards l’avait, à la lettre,angoissé, flagellé, tenaillé, tanné, trépané, boucané, tordu,écartelé et décarcassé tous les soirs et tous les matins.

Il s’était brouillé avec une multitude de correspondantsaffables dont la patience égalait celle du patriarche. Il avaitraté de royales affaires qui l’eussent enrichi démesurément.

Dans sa maison, pleine de trouble et de bousculades, les commisse succédaient à la file indienne, sans qu’aucun d’eux pûtdécouvrir la platitude géniale qui lui eût permis d’immobiliservingt-quatre heures son appareil de locomotion. C’était un miracle,enfin, que la faillite l’eût épargné.

On peut alors présumer de quel front dut être accueilli l’amitéméraire qui s’était, contre toute vraisemblance, ému de pitiépour cet animal dont il prévoyait la déconfiture.

Sur-le-champ la résolution d’Aristobule fut décrétée. Ilprononça que son ami était une horrible canaille, un fangeuxtraître qui lui tendait un piège infernal. En conséquence, il fitexactement le contraire de ce qu’on lui conseillait et, quelquessemaines plus tard, fut obligé de déposer son bilan.

Cette ruine fut un coup de lumière dans sa nuit. Il vit ou crutvoir clairement qu’on ne l’avait pas trompé. Pour la première fois,il trouva bon que sa femme le qualifiât de jobard, de propre-à-rienet même de souteneur par une flagrante contradiction dansles termes, car tel fut le premier élan de cette compagne.

Cependant, il craignait encore de se leurrer.

– Pourquoi, demanda-t-il au prophète, ayant l’air de lui parlerdu fond de sa cave, pourquoi donc m’avoir prévenu?

L’autre expliqua simplement qu’il avait redouté la misère pourlui et même pour sa femme, bien que madame Aristobule n’eût jamaisdaigné l’avantager de sa considération.

Ces paroles véridiques – si toutefois il est permis, en un telsujet, d’emprunter le style respectable des Livres saints, -renouvelèrent en l’âme saccagée de ce négociant la jeunesse duméléagride, animal décrit par Aristote et qu’on croit être ledindon.

– Le gredin parle de ma femme, hurla-t-il, il doit y avoirquelque chose.

Et tout de suite il apostropha celle-ci, l’accusant brutalementd’avoir couché avec le perfide.

Mais madame Aristobule qui avait une diabolique pénétration ducaractère soupçonneux de son mari, lui lança cette réponse quil’atteignit aussi sûrement que le disque du discobole:

– Oui, mon cher, vous êtes cocu.

C’était là, sans contredit, une affirmation, et par conséquent,une imposture, d’après son système. Le mensonge, alors, lui parutcertain de tous les côtés. Il réintégra l’habitacle noir de soncrétinisme dément et, du désespoir de n’être pas mêmeindubitablement un cocu, il s’extermina.

Chapitre 17Le téléphone de Calypso

À Marius.

 

Madame Presque ne pouvait se consoler du départ de MonsieurVertige. Depuis six mois que, prononçant leur divorce, un arrêtprofondément équitable avait mis un terme à leurs conjugalestribulations, cette femme exquise, peu à peu, s’était laissée choirdans l’hypocondrie.

Aux premiers élans d’une joie bien naturelle, avaientpromptement succédé les transes de la solitude, les alarmes del’insomnie, le gril de la continence et enfin les regretsamers.

Ce n’était pourtant pas que M. Vertige fût un homme précisémentadorable. Ah! Dieu, non. Il sentait le bouc, avait un caractèrediabolique et ne possédait pas un globule d’enthousiasme pour safemme.

Mais on trouvait en lui ce ragoût, cette espèce de je ne saisquoi qui fait qu’on revient toujours à ces animaux. C’estinexplicable sans doute, mais trop certain.

Elle pouvait se rendre cette justice d’avoir fait généreusement,avant leur divorce, tout ce qu’une bonne femme peut faire pour sedégoûter de son mari. Elle s’était crue même tout à fait sûre deréussir. Elle avait eu plusieurs amants d’une distinction peuordinaire. Le premier surtout, oh! le premier, un employé supérieurde l’administration des Catacombes. qui l’avait lâchéemalheureusement, était, on pouvait le dire sans crainte, le typeidéal.

Eh! bien, ces tentatives heureuses et le divorce favorable quien fut la conséquence n’avaient pu l’opérer complètement de sonmari. Elle pensait toujours à ce vilain homme et ne parvenait pas às’en empêcher.

Elle n’allait pas, sans doute, jusqu’à déplorer de n’être plusmadame Vertige, mais il lui devenait chaque jour plus clair quel’époux banni avait été le condiment indispensable de ses joies. End’autres termes, l’amour était sans saveur depuis qu’ellen’encornait plus un tenancier légitime.

* * *

Il faudrait être le dernier des hommes pour ignorer ou ne passentir à quel point le divorce élève les cœurs. Mais on est en mêmetemps forcé de reconnaître que ce n’est pas exactement uneinstitution de crédit, et madame Presque était, suivant sonexpression familière, gênée dans les entournures.

L’argent avait disparu à la même heure que M. Vertige. Il avaitdisparu comme dans un gouffre, et cette circonstance devaitcertainement, aux yeux du penseur, être pour quelque chose dansl’actuelle mélancolie de l’abandonnée.

Ses expéditions amoureuses ne lui avaient pas été profitables.Il s’en fallait. Dans sa crainte vraiment puérile de paraître seprostituer, elle avait expérimenté l’admirable désinvolture aveclaquelle messieurs les hommes souffrent qu’on les allège du poidsimportun des additions, et ce n’étaient pas les inconstants ou lesingrats régalés par elle autrefois qui s’empresseraient aujourd’huide la secourir. On ne se bousculait pas dans l’escalier de l’hôtelmeublé de dixième ordre qui avait remplacé l’appartementconfortable de naguère, et la question de subsistance quotidiennecommençait à pendre.

Au plus fort de cette anxiété, une idée rafraîchissante passasur elle comme une brise de parfums sur les lieux arides.

Elle venait de se rappeler l’appareil téléphonique possédé parM. Vertige. Cet appareil l’avait souvent réveillée la nuit, etc’était un de ses griefs innombrables.

Elle s’en était vengée en faisant servir à diverses fourberiescet irresponsable véhicule des turpitudes ou des sottisescontemporaines. Un assez grand nombre de fois, M. Vertige avaitreçu des rendez-vous dérisoires qui le forçaient à s’absenterpendant des heures dont profitait audacieusement sa femme. Aubureau central, on devait le croire surchargé d’affaires. Lesblagues avaient même été si loin qu’on pouvait craindre désormaisun parti-pris de ne plus répondre.

Pleine d’un dessein mystérieux, madame Presque s’élança donc àla plus prochaine cabine et demanda communication.

* * *

J’ouvre ici une parenthèse, complètement inutile d’ailleurs,pour déclarer que le téléphone est une de mes haines.

Je prétends qu’il est immoral de se parler de si loin, et quel’instrument susdit est une mécanique infernale.

Il est bien entendu que je ne puis alléguer aucune preuve del’origine ténébreuse de cet allonge-voix et queje suis incapable de documenter mon affirmation. Mais j’en appelleaux gens de bonne foi et d’esprit ferme qui en ont usé.

Le bruissement de larves qui précède l’entretien n’est-il pascomme un avertissement qu’on va pénétrer dans quelque confinréservé où la terreur, peut-être, surabonde… si on savait?

Et l’horrible déformation des sons humains qu’on croirait étiréssous un laminoir, qui ont l’air de n’arriver jusqu’à l’oreille qu’àforce de se distendre monstrueusement, n’est-elle pas aussi quelquechose d’un peu panique?

Il y a peu de jours, un vieux garçon de bains scientifiques,appointé spécialement pour le massage des découvertesutiles, au hammam d’un puissant journal, célébrait lagloire d’une usine anglaise qui est en train d’exterminerl’Écriture.

Il paraît qu’une lumineuse machine va destituer la main deshommes qui n’auront plus du tout besoin d’écrire, et le fantocheinvitait naturellement plusieurs peuples à se réjouir d’un telprogrès.

J’imagine que le téléphone est un attentat plus grave, puisqu’ilavilit la Parole même.

* * *

– Hallô! Hallô! À qui ai-je l’honneur de parler?

– A moi, Charlotte, votre ancienne femme.

– Ah! très bien, chère madame, comment vous portez-vous?

– Pas mal, je vous remercie, et vous-même?

– Oh! moi, je prends du ventre. Que puis-je faire pour vous êtreagréable, s’il vous plaît?

– M’accorder un rendez-vous le plus tôt possible pour uneaffaire tout à fait pressée.

– Pardon, madame, j’ai l’honneur de vous rappeler que nous nedevions plus nous voir.

– Eh! bien, mon cher Ferdinand, mon petit nand-nand, il fautchanger ça. A quoi servirait d’être divorcés si on ne devait plusse voir?

– Que voulez-vous dire? Expliquez-vous, s’il vous plaît,répondit l’ex-époux dont l’extrémité de la voix grondeuseparut sauteler sur la plaque où madame Presque fit retentir unbaiser que l’appareil transmit comme un dard.

– Soyez donc attentif, gros canard, et faites un effort pour mebien entendre. Quand nous nous sommes mariés, nous avons agi commedes enfants et nous avons failli manquer toute notre existence,parce que nous n’avons rien compris, mais rien de rien à ce que lanature exigeait de nous.

L’amour libre, voilà ce qu’il nous fallait. Le mariage est faitpour les êtres inférieurs et nous étions appelés à une vie plushaute. Nous aurions été parfaitement heureux si nous avions eu lasagesse de ne pas nous épouser, de ne pas habiter bêtement sous lemême toit et de nous voir gentiment de loin en loin, comme deuxpetits cochons qui s’adorent.

Pourquoi ne pas réaliser aujourd’hui ce beau rêve? Croyez-vousdonc qu’il soit trop tard? Ecoutez-moi, polisson d’homme, et voyezsi on vous aime:

JE TROMPERAI TOUT LE MONDE AVEC TOI! mon Ferdinand…

Il est probable que madame Presque savait à l’avance dans quelfumier d’âme allait tomber cette promesse, car les deux tronçons duserpent de l’adultère, tranchés par le divorce et recollés par leplus sordide concubinage, se réintégrèrent.

Chapitre 18Une recrue

À Henry de Groux.

 

Le pauvre diable se comparait à ce renard, à cet autre pauvrediable de renard qu’il surprit un jour, il y avait bien dix ouquinze ans, au milieu d’un bois.

On était en plein hiver. L’animal boiteux, efflanqué par delongs jeûnes et, n’ayant presque plus la force de se traîner,portait dans sa gueule un mince lièvre chassé lui-même de son troupar la famine, dont la capture avait dû coûter de pénibles heuresd’affût à ce père de renardeaux qu’on attendait sans doute quelquepart, avec beaucoup d’impatience.

En apercevant le promeneur, la malheureuse vermineavait essayé de fuir sur la neige. Mais il paraît qu’elle étaitcomplètement épuisée, car elle avait été forcée de s’arrêterpresque aussitôt, sans lâcher sa proie, et l’homme, dont le bâtondéjà se levait, tout à coup manqua d’énergie pour frapper un êtresi misérable.

Il s’était donc éloigné tranquillement, satisfait de saclémence, mais gardant à jamais le souvenir des yeux de cette bêtesouffrante qui l’avait fixé avec l’expression du plus intelligentdésespoir.

Ce regard où il avait cru discerner, en même temps qu’une ragede fauve aux abois, quelque chose qui ressemblait à de la douleurhumaine, il ne l’avait pas oublié, il l’avait revu plus d’une fois,aux heures d’angoisse, et maintenant, ce même regard se précisaitplus nettement que jamais avec cruauté.

– J’ai eu pitié de cette créature, pourtant, gémit-il, pourquoin’obtiendrais-je pas de pitié pour moi-même?

Lui aussi était attendu dans sa tanière. Depuis tant d’heuresqu’il avait quitté sa femme infirme et ses trois petits enfants,ils avaient eu le temps de mourir de froid et de faim, sans parlerde l’aimable propriétaire qui avait dû profiter de son absence pourles accabler d’injures.

Que faire? mon Dieu! que faire? Il avait monté et redescendu unmillier de marches. Il avait parlé, prié, supplié, pleuré sans rienobtenir. Expirant d’inanition, il ne pouvait presque plus marcheret se prenait à envier ce renard qui, du moins, tenait quelquechose dans sa gueule…

Il venait de quitter un homme très riche qu’il avait pu croireexorable, ayant eu naguère l’occasion de lui rendre un dé cesservices qu’il n’est pas facile d’oublier. Ce prochain, rutilantd’ingratitude, lui avait parlé de ses personnels déboires dans uneentreprise gigantesque où il avait raté le gain de plusieursmillions. Il l’avait doucement reconduit jusqu’à l’escalier, en leravitaillant du conseil de travailler de ses mains.

Quelques heures auparavant, un individu de piété haute avaitdéploré devant lui l’abomination des philanthropes hypocrites oudes sociologues bavards et avait fini par lui décerner une valablerecommandation de placer sa confiance en Dieu.

Cet homme de bien, toujours prêt à s’immoler, n’avait pas hésitéà sacrifier les délices d’un entretien avec de nombreux convives,pour exhorter ce frère indigent, et s’était fait servir enparticulier une tasse unique d’excellent café dont ilavait fait boire un bon tiers à son chien fidèle.

Et partout ainsi. La pluie même se déclarait a la fin contre ledésespéré, une transperçante pluie noire qui lui détrempait lecœur. Il se crut alors dans un chenil de démons et fut, au mêmeinstant, jugé digne de collaborer au salut du monde.

* * *

A deux pas de lui, sous la même porte cochère, s’abritait uninconnu qui l’observait avec attention.

Cet inconnu signalé par toutes les polices de l’Europe, avaitune de ces figures en mastic où il semble que les serrures les pluscompliquées pourraient s’empreindre et sur lesquelles unchiromancien découvrirait la ligne devie du téméraire qui les souffleta; – une de ces figuresmodifiables et impersonnelles qui ne paraissent avoir d’autreemploi que de refléter la blafarde peur de la multitude.

Personnage débile qui eût pu être fauché d’un seul coup de poingdécoché par un faible bras et trituré sous n’importe quel talon,sans que la pitié la plus attentive s’en émût, sans que l’idée mêmed’un malheur ou d’un préjudice quelconque s’éveillât, tellement onle devinait absent de toute solidarité sublunaire.

C’était un de ces Êtres engendrés par la Colère silencieuse, quiont juste assez de surface humaine pour incorporer le Danger socialdont ils sont les simulacres effrayants.

Colis étranges cahotés dans les trains rapides ou les paquebotstransatlantiques pour apparaître au moment précis où la tige del’universelle Inquiétude s’élance du cœur des agonisants qu’onoutrage.

Les ressources de la répression n’y peuvent rien. Ils sontincolores et dilués comme le crépuscule des soirs et c’est toujoursun fantôme qui s’interpose quand la main pénale croit lessaisir.

Mais la Mort soudaine obéit à ces contumaces, comme une chiennede voleur de nuit, et l’Épouvante marche devant eux dans desbrodequins de velours…

* * *

L’inconnu redoutable observait donc le mourant de faim et sonœil unique, frangé de cils pâles, ressemblait à une araignéecouleur d’argent au fond de sa toile.

– Hein! c’est rigolo, n’est-ce pas? dit-il tout à coup, c’esttout à fait rigolo de chercher de la galette chez les bourgeois,quand on crève de faim, quand les enfants gueulent et que le cielfait pipi partout.

Entendant cet écho fidèle de ses intérieures doléances, levagabond ne put se retenir d’exhaler sa plainte.

– Ah! les cochons… soupira-t-il.

Puis, tout à coup, se ravisant:

– Vous me connaissez donc, monsieur?

– Je ne connais personne, répondit l’autre, et le lapin quipourra se vanter de me connaître est encore dans le tiroir d unepetite maman qui ne vêlera jamais. Il suffit de te regarder uneminute, mon pauvre bonhomme. Ta figure a l’air d’un paillasson surlequel tout le monde aurait essuyé ses bottes. Tu n’as pas mangédepuis deux jours, je vois ça à ta manière de poser tes pattes dederrière, et tu as dans le coin de l’œil un picotement de bonbougre qui ne souffre pas seulement pour sa carcasse. Tiens,fourneau, regarde donc cette affiche de notaire. Cent vingt milleronds de petite braise d’amour pour une turne avec jardin etgoguenots confortables. Un morceau de pain, quoi! Eh bien! tu mefais l’effet d’un placard de vente aux enchères et je te lis aussifacilement que tu mangerais un poulet rôti. Voyons, combien veux-tude ta peau? Je l’achète, moi,

– Monsieur, dit à son tour le famélique, vous avez tort de vousmoquer de moi. Je vous assure que je n’ai pas le cœur à laplaisanterie.

L’étranger eut un sourire de ses dents noires et déchaussées quile fit paraître plus livide encore.

– C’est vrai, fît-il, je m’entends à la plaisanterie. J’ai faitquelquefois d’assez bonnes farces qui ont eu un certainretentissement. Je suis même très recherché pour cela.Mais je ne plaisante pas toujours Écoute-moi bien et tâche de nepas me faire répéter. Je n’ai pas l’habitude de causer si longtempsque ça. Voici un billet de cent francs. Va te remplir, gave tafamille, crève-là si tu peux, amuse-toi et viens me trouver demain,rue Ramey, 366, chez le papa Bissextil. Tudemanderas monsieur RENARD. C’est bien compris,n’est-ce pas? Bonsoir.

* * *

Il faut croire que ce magnifique avait un don rare depénétration et qu’il savait admirablement ce qu’il faisait, car lesdeux hommes partirent le lendemain soir pour Barcelone où lesappelait sans doute une affaire de grande importance.

Chapitre 19Sacrilège raté

À Paul Jury[15].

 

Dans l’après-midi de ce jour saint, les paysannes accroupies’ çàet là autour du confessionnal s’écartèrent tout à coup, avecl’empressement le plus respectueux, pour faire place à lavicomtesse Brunissende des Égards qui s’approchait en falbalas duTribunal de la Pénitence.

Le confesseur était un simple bonhomme, missionnaire de laCongrégation des Lazaristes, envoyé pour prêcher la station duCarême dans cette campagne religieuse encore et qui donnait un coupde main au vieux curé pour les lessives pascales.

La brillante vicomtesse qui régnait sur toute la contrée et quiétait pour les pauvres gens de son fief, l’archétype desmagnificences, vint s’agenouiller rapidement et sans barguignerdans l’humble compartiment dévolu aux aveux réconciliatoires.

Le missionnaire, l’ayant aperçue, se hâta d’absoudre unesabotière qui le cramponnait dans l’autre alvéole et, presqueaussitôt, ouvrit le sabord des exhortations à la pénitenteconsidérable que lui envoyait le ciel.

Celle-ci ne lui permit pas de placer un mot.

– Monsieur le prédicateur, dit-elle tout de suite, j’imagine quevotre temps est précieux et je commence par vous déclarer que je nepeux disposer moi-même que d’un très petit nombre d’instants. Jesuis impatiemment attendue par mon dix-septième amant, un imbécileadorable à qui j’ai résolu de livrer mon corps et mon âme, dans uneheure ou deux.

Je suis athée, autant qu’on peut l’être et je fais tout ce qu’ilme plaît de faire. J’ai l’horreur des pauvres, j’exècre la douleuret j’aime mieux une mauvaise conscience qu’une mauvaise dent, commel’a dit agréablement un poète juif que vous ne connaissez pas.

Je me moque de votre Dieu sanglant et n’ai que faire desabsolutions que vous prodiguez aux petites bonnes gens de cevillage. Mais mon mari est un député vertueux qui a besoin del’admiration de ses électeurs. Que ne dirait-on pas dans le pays sion apprenait que la vicomtesse des Égards ne fait pas sespâques?

Nous avons, au contraire, le devoir de prêcher d’exemple et jevous annonce que j’aurai la joie de recevoir de votre main les paindes anges, dimanche prochain, à la grand’messe.

Maintenant, mon père, j’estime que le temps normal d’uneconfession ordinaire a dû s’écouler, les âmes pieuses qui nousenvironnent doivent être suffisamment édifiées sur mes sentimentschrétiens et je serais inexcusable d’accaparer votre ministère. Jevais donc me retirer modestement, comme il convient à unepécheresse qui vient de se réconcilier avec son Sauveur, en vouspriant de nous honorer le plus tôt possible de votre présence auchâteau où je m’efforcerai très humblement de vous rendre votrepolitesse de la table sainte.

Une minute après, la châtelaine s’étant prosternée au pied del’autel pour y former, sans doute, un fervent propos, sortait del’église telle qu’une frégate sort d’un port, laissant derrièreelle un sillage de parfums étranges que les villageoisesrespirèrent comme les romarins du Paradis.

* * *

Le lendemain, le prédicateur, aussitôt sa messe dite, monta auxÉgards et se fit annoncer à Brunissende.

Les domestiques bien pensants admirèrent en lui unecclésiastique d’une longueur inusitée, une espèce dephénicoptèresacerdotal qu’on pouvait croire spécialement façonné pour larecherche des brebis perdues, ou des drachmes en vieil argent qu’ilest difficile de retrouver sous les meubles somptueux des richesdemeures où le désordre s’est acclimaté.

Sa forte face marquait soixante ans, comme une échelle d’étiagemarque les grandes crues d’un fleuve, et sa physionomie offrait, encette occasion, le spectacle d’une bonté de ruminant mise endéroute et harcelée par d’inexprimables tintoins.

On l’introduisit, mais il dut attendre plus d’une heure, cartout le monde sait, aujourd’hui, que le premier devoir d’un prêtreest d’attendre que les belles dames se lèvent, quand elles ont leloisir ou la condescendance de le recevoir.

– Ah! mon cher père, dit la vicomtesse, qui daigna paraîtreenfin, quelle aimable surprise! Je me suis précipitée de mon litpour vous recevoir, mais je crains vraiment de vous avoir faitattendre, bien malgré moi, je vous le jure, et je compte sur votrecharité pour excuser une mondaine qui ne pouvait pas deviner quevous lui feriez la grâce d’un si matinal bonjour.

– Madame, le soleil est levé depuis cinq heures et plusieursmillions de chrétiens ont déjà souffert. Beaucoup d’entre euxagonisent et se désespèrent, à la minute que voici… répondit assezrudement le missionnaire. Je ne serais pas venu vous troubler sitôt, ni même plus tard, croyez-le bien, si l’honneur de Dieu nem’en avait fait un devoir pressant… … …

Je vous dois une nuit cruelle, madame, et ce matin, il m’asemblé qu’un ange terrible me traînait par les cheveux jusqu’àvotre seuil. Je suis ici pour vous demander si vous êtes préparée àla mort.

* * *

La jolie femme éclata de rire.

– A la mort? Mais c’est admirable, cela! Ai-je l’air d’uneagonisante? Ou me prenez-vous pour une criminelle qu’on vaguillotiner au point du jour? Et c’est pour me dire cela que vousme forcez à sortir du lit à neuf heures du matin, comme unebalayeuse des rues? C’est pour placer ce folâtre petit mot que vousvous êtes dérangé vous-même? Ah! çà, voyons; mon cher père,êtes-vous dans votre bon sens?

– Je pourrais vous faire la même question, madame, et je laferais sans doute bien vainement… Je sais ce que je vous dis,répondit le prêtre, d’une voix d’en bas qui parut faire quelqueimpression, je le sais profondément. Auriez-vous oublié déjà ce quis’est passé hier dans l’église, entre vous et moi?

– Je sais, monsieur, que vous avez reçu mes aveux au sacrementde pénitence et que le secret de la confession est inviolable. Jesais cela et rien de plus.

Il y eut un silence.

– Il me reste donc à vous apprendre ce que vous ne savez pas oune voulez pas savoir. Soit. Vous êtes venue porter à Dieu unabominable défi. Non contente de profaner hideusement et par pureméchanceté ce sacrement que vous avez l’audace de nommer, vous avezaffirmé le dessein d’un sacrilège plus effrayant… Naturellement,vous avez compté sur le silence d’un malheureux prêtre lié par soncaractère sacré… Je pourrais peut-être vous répondre que je n’aipas à garder le secret d’une confession qui n’existepas, mais ces formes sont si saintes que la simagrée vautl’acte même. Je me tairai donc.

Cependant, vous êtes en danger, et j’ai le devoir de vousavertir. Il est temps encore… Je vous supplie par le Sang du Christque j’ai consommé tout à l’heure. Ne me réduisez pas à devenirvotre juge.

– Oh! qu’à cela ne tienne, monsieur le buveur de sang, devenezmon juge tant qu’il vous plaira. Cette licence accordée, comme nousne sommes pas précisément au Tribunal révolutionnaire, je voussupplie à mon tour de mettre un terme à cette plaisanteriedéplorable, dont je suis déjà très lasse, je vous assure.

– Je me retire donc, dit le missionnaire. Voici mon dernier mot.Défi pour défi. J’ignore ce que Dieu fera de votre âme et jetremble d’y penser. Mais je sens que vous nepourrez pas accomplir, dimanche, l’acteépouvantable que vous m’avez annoncé du fond de vos ténèbres. LeChrist glorieux est le pain des pauvres, madame, et il se mangedans la lumière.

* * *

Conclusion.

Le jour de Pâques, l’église était pleine et Brunissende était àson banc de seigneuresse du canton, plus éblouissante quejamais.

Le prédicateur avait tenu à célébrer cette messe solennelle.Ayant lu l’évangile des Aromates et de la Résurrection, ildépouilla ses ornements et parut en chaire.

Il était extrêmement pâle et ressemblait, en son surplis, à cetange vêtu de blanc que les saintes femmes virent au Tombeau.

Insolitement, il parla sur ce texte: Edentpauperes et saturabuntur, les pauvresmangeront et seront rassasiés.

Il parla près d’une heure, comme s’il attendait que le soufflelui manquât, comme s’il espérait mourir à force de parler, saparole s’exaltant de plus en plus, jusqu’à devenir quelque chosed’effrayant, de lumineux, de surnaturel.

Cet homme sans éloquence fut sublime. Il s’exprima tellement surla pauvreté que son guenilleux auditoire parut un congrès depotentats et qu’à la fin, la hautaine vicomtesse eut l’air d’uneinfortunée qui mendie son pain.

Quand ce fut l’instant de la communion pascale, il arrivasimplement ceci:

Brunissende agenouillée la première, le troupeau des humbless’approchant, recula soudain, comme devant un mur de flammes et leprêtre qui descendait la dernière marche de l’autel pour s’envenir, portant le ciboire, vers la table sainte, remontaprécipitamment…

On fut obligé de purifier le sanctuaire, et tous les ans, àpareil jour, une cérémonie lavatoire est scrupuleusementobservée.

La vicomtesse des Égards parait vivre depuis cette époque, maiselle est, en réalité, plus misérable que les habitantes destombeaux…

Ainsi me fut expliquée la déconfiture politique d’un desfantoches les plus éminents de l’Ordre moral.

Chapitre 20Le torchon brûle !

À Edmond Picard[16].

 

Nous étions, ce soir-là, chez Henry de Groux, le peintre deshomicides, une dizaine environ de récipiendaires à l’éternité.

Nous nous étions triés attentivement pour qu’il n’y eût pas aumilieu de nous un seul de ces gens qui sont promis aux académies etqu’une dérisoire immortalité peut satisfaire.

Il était solidement établi, dans nos conseils, que nuln’admettrait jamais ni commencement ni fin de quoi que ce fût et nedescendrait jusqu’à l’abjection de s’imaginer comblé d’unbonheur quelconque.

Nous étions les chanoines de l’Infini, les protonotaires del’Absolu, les exécuteurs médiques de toute opinion probable et detout lieu commun respecté. De temps en temps, j’ose le dire, lafoudre tombait sur nous.

Ce soir donc, après d’amples et photogéniques déclarations surmaint objet, il arriva qu’un chasseur de licornes, aussi opiniâtreque subtil, renommé pour ses doctrines hyrcaniennes et son facièsglabre, crut devoir s’exprimer ainsi:

* * *

– Remarquâtes-vous suffisamment, chers compagnons, labouffonnerie supérieure de ce qu’on est convenu d’appeler laRépression? Des statistiques persévérantes et jubilatoires nousrenseignent périodiquement sur le flux et le jusant destransgressions de nos lois pénales. Nous jouissons de cataloguessynoptiques où se trouvent consignés, en chiffres naturellementarabes, les assassinats ou les viols qui nous ont aidés à supporterla monotonie des heures et que la magistrature a punis sansindolence, de telle époque à telle autre époque.

Il serait inutile, je suppose, de contester l’intérêtpatriotique de ces documents dont les philanthropes consciencieuxfrémissent coutumièrement de l’ergot à la caroncule.

Il ne le serait pas moins, vous en conviendrez sans blêmir derage, d’entreprendre la divulgation de l’universelle crapulerie deshonnêtes gens. Les voleurs de grandes routes et les plus notoiresmalandrins eux-mêmes s’insurgeraient contre un tel décri despondérateurs de l’équilibre social.

Mais je crois vous être agréable en vous offrant le poème d’uneexpérience très banale qui m’a réussi.

Hier matin, passant rue Saint-Honoré, j’aperçus un hommevénérable qui descendait les marches de Saint-Roch. C’était un sidoux vieillard qu’il répandait comme de la tiédeur à l’entour delui. On avait, en le regardant, la sensation de manger de la moellede veau. Ses modestes mains déversaient toutes les clémencesdisponibles et son menu pas lui donnait l’air d’un bonhomme ensucre qui marcherait sur des entrailles de lapin. Le ciel qu’ilinterrogeait d’un œil affable était, à n’en pas douter, son ami,son camarade le plus intime. Il venait certainement d’accomplir desexercices de piété d’une indiscutable ferveur et s’acheminait, àcoup sur, vers des pratiques fraternelles que les chatteries duciel pouvaient seules récompenser – un peu plus tard.

Je conclus immédiatement de cet examen qu’un parfait drôle étaitdevant moi, et m’approchant:

– Monsieur, lui dis-je d’une voix brève et sourde, prenez garde!Le torchon brûle!

Vous savez qu’il n’est pas facile de m’étonner. Eh! bien, mesamis, l’effet de cette parole me déconcerta jusqu’à me rendreimbécile pour quelques heures.

Le personnage devint vert, me jeta les yeux fous et désespérésd’un nègre entamé par un crocodile, se mit à trembler comme uneavenue de trembles et s’élança dans une voiture qui disparutinstantanément.

Voici donc ce que j’avais à vous dire. Je suis persuadé qu’uneexpérience analogue, en la supposant très bien faite, donnerait,dix-neuf fois sur vingt, le même résultat. Il ne tient qu’à vousd’essayer. Les consciences modernes sont tellement endettées qu’ilest au pouvoir du premier audacieux venu de se transformer en coupde tonnerre et de circuler comme la Gorgone au milieu des fouleshonorables.

* * *

– Parbleu! s’écria le tonitruant Rodolosse, vous tombezsingulièrement, mon cher. J’ai sur moi, depuis quelques jours, unelettre confidentielle que je vais vous lire à l’instant. Je ne suispas un ecclésiastique pour garder le secret des confessions et,d’ailleurs, je m’arrêterai à la signature. Mais les aveux de sonauteur confirment et assermentent à tel point le paradoxe joyeuxqu’on vient d’entendre qu’il me serait impossible de vous priverd’un témoignage si concluant.

La lettre que voici, continua-t-il, exhibant une feuille depapier, est d’un artiste fort connu et parfaitement honorable, vousm’entendez bien? parfaitement et absolument ho-no-ra-ble.

«Cher monsieur, vous me fîtes l’honneur, il y a quelques jours,de remarquer en moi une certaine tristesse que rien ne dissipe etdont la cause vous échappait. Vous insistâtes pour la connaître. Jeme décide aujourd’hui à vous satisfaire.

» C’est un secret terrible et passablement dangereux que jeporte depuis quinze ans. Vous paraissez avoir vu plus profondémenten moi que les autres hommes. Peut-être ne serez-vous pas tropétonné. Peut-être même sentirez-vous quelque pitié pour un individulamentable que le monde croit heureux et que déchirentcontinuellement des remords atroces.

» N’importe, je me livre à vous dans l’espoir d’être soulagéd’une partie de ce fardeau chaque jour plus accablant. On finittoujours par être forcé de se confesser à quelqu’un, et je vouschoisis pour n’être pas exposé à la tentation de m’adresser aupremier gendarme venu, puisque je n’ai pas le courage de chercherun prêtre.

» Rassurez-vous, ce ne sera pas long.

» En 187.., j’avais vingt-cinq ans et je crevais de misère. Acette époque, rien ne pouvait me faire pressentir le succès futuret la consécutive prospérité que m’envient sans doute, aujourd’hui,quelques pauvres diables qui ont hérité de ma détresse. J’étais,alors, dévoré moi-même de la plus basse, de la plus haineuse envie.Féru de la beauté de mon âme et ne doutant pas de mon génie,pouvais-je tolérer que des gens vulgaires, de définitifs crétins etd’imperfectibles cancres possédassent impunément des habitations,des femmes, des cochons, des pommes de terre, cependant que le plusgrand artiste du monde couchait sous le pavillon des chastesétoiles?

» Car j’étais sans domicile, sans argent, quelquefois même sanspoches, et mon estomac d’adolescent récriminait sous la loi dure del’appétit le plus insatiable.

» Stimulé par un trafiquant de chair humaine, j’avais entreprisle courtage des assurances sur la vie des autres et ne parvenantpas à décrocher la moindre police, j’expirais littéralement de faimdans la campagne, en m’efforçant de gagner Paris de mon pied léger…»

* * *

En cet endroit, messieurs, dit le lecteur, les détails et lescirconstances de lieu sont d’une telle précision que je suis forcéde passer un assez grand nombre de lignes. Vous êtes, d’ailleurs,suffisamment édifiés sur la posture d’âme de mon correspondant.J’arrive donc au dénouement.

«… On était au mois d’août et la chaleur avait été insupportabletout le long du jour. Exténué, incapable de marcher sous ce soleilféroce, j’avais dormi ou essayé de dormir au bord du chemin, àl’abri d’une meule immense, la dernière d’une longue file quicommençait à la grange dîme métairie où on m’avait refusébrutalement l’hospitalité.

» Quand je me réveillai, la nuit était tout à fait venue. Unedélicieuse nuit sans lune. Il me sembla que je franchirais sanspeine les quatre ou cinq lieues qui me séparaient encore de Paris.Mais j’avais si faim que je fus au moment de pleurer.

» Comme je cherchais machinalement dans mes guenilles un restede pain, une bouchée de n’importe quoi, ma main rencontra un objetque je crus être une vieille croûte. Aussitôt je le portai à mabouche en rugissant de bonheur.

» C’était une hotted’allumettes.

» Je ne l’avalai pas, cette boîte maudite, cette boite infâmedont je n’ai jamais pu m’expliquer la présence et que m’envoyèrentsans doute les démons.

» Cependant quelque chose descendit en moi, quelque chose qui meparut meilleur que le rassasiement de mes intestins. Je fus saturé,soûlé, rafraîchi du vin délectable de la haine et de lavengeance. J’avais remarqué qu’un léger souffle passait, filant ducôté de la métairie…

» Une demi-heure plus tard, tout flambait. La maisoninhospitalière devint un amas de cendres et une vieilleparalytique, m’a-t-on dit, fut calcinée… La justice n’a jamais putrouver le coupable… »

Notre ami Rodolosse en était là, lorsqu’un sculpteur dont jecontemplais la barbe soyeuse, tourna vivement le bouton de la lampequi nous éclairait et on entendit plusieurs hommessangloter dans les ténèbres.

Chapitre 21La taie d’argent

À Alcide Guérin[17]
celui de mes contes que je préfère.

 

– Ayez pitié d’un pauvre clairvoyant, s’il vous plaît!

Histoire des plus banales. Il avait eu le malheur d’être atteintde clairvoyance à la suite d’une catastrophe épouvantabledans laquelle un grand nombre d’honnêtes gens avaient succombé.

C’était, je crois, une déconfiture de chemin de fer, à moins quece ne fut un naufrage, un incendie ou un tremblement de terre. Onn’a jamais pu savoir. Il n’en parlait pas volontiers et, quellesque fussent les précautions ou les finesses, il se dérobaittoujours à l’insultante curiosité des individus charitables.

Je me rappellerai toujours sa décorative prestance de suppliant,sous le porche basilicaire de Saint-Isidore-le-Laboureur, où ildemandait l’aumône. Car sa ruine était absolue.

Impossible de résister à l’attendrissement respectueux provoquépar une infortune si rare et si noblement supportée.

On sentait que ce personnage avait autrefois connu, mieux quebeaucoup d’autres sans doute, les joies précieuses de lacécité.

Une éducation brillante avait dû certainement affiner en luicette inestimable faculté de ne rien voir, qui est le privilège detous les hommes, à peu près sans exception, et le critérium décisifde leur supériorité sur les simples brutes.

Avant son accident, il avait pu être, on le devinait avecémotion, un de ces aveugles remarquables appelés à devenirl’ornement de leur patrie, et il lui restait de cette époque unemélancolie de prince des ténèbres exilé dans la lumière.

Les offrandes, cependant, ne pleuvaient pas dans le vieuxchapeau qu’il tendait toujours aux passants. Un mendiant frappéd’une infirmité aussi extraordinaire déconcertait la munificencedes dévots et des dévotes qui se hâtaient, en l’apercevant, depénétrer dans le sanctuaire.

Instinctivement, on se défiait d’un nécessiteux qui voyait lesoleil en plein midi. Cela ne pouvait s’expliquer que par quelquecrime exceptionnel, quelque sacrilège sans nom qu’il expiait de lasorte, et les parents le montraient de loin à leur géniture commeun témoignage vivant des redoutables sentences de Dieu.

On avait même eu peur, un instant, de la contagion, et le curéde la paroisse avait été sur le point de l’expulser. Par bonheur,un groupe de savants honorables, dont la compétence ne pouvait êtremise en doute, avait déclaré, non sans aigreur, mais de la façon laplus péremptoire, que «ça ne se prenait pas».

* * *

Il vivait donc chichement de rares aumônes et du maigre fruitdes travaux futiles où il excellait.

Il n’avait pas son pareil pour enfiler des aiguilles. Ilenfilait même des perles avec une rapidité surprenante.

Personnellement, je me vis forcé, naguère, de recourir à lui,plusieurs fois, pour déchiffrer les œuvres d’un psychologue renomméqui avait adopté l’usage d’écrire avec des poils de chameau fendusen quatre.

C’est ainsi que nous nous connûmes et que se forma l’intimitéregrettable qui devait, un jour, me coûter si cher.

Dieu me préserve d’être dur pour un pauvre monstre qui,d’ailleurs, est heureusement enterré depuis longtemps. Mais on jugecombien dut être néfaste sur ma jeune imagination l’influence d’unparticulier qui m’enseigna le secret magique – oublié depuis tantde siècles – de distinguer un lion d’un porc et l’Himalaya d’uncumul de bran.

Cette science dangereuse a failli me perdre. Peu s’en est falluque je ne partageasse le destin démon précepteur. J’en étais arrivéà ne presque plus tâtonner. Ce mot-là dit tout.

Mon étoile bénigne, grâce au ciel! me sauva du gouffre. Je pusme dégager peu à peu de cet ascendant funeste, rompredéfinitivement le charme et faire encore une assez bonne figureparmi les taupes et les quinze-vingts qui jouent entre eux lecolin-maillard de la vie.

Mais il était temps, rien que temps, et je fus réduit à payerd’une partie considérable de mes revenus la dextérité fameuse d’unoculiste de Chicago qui m’opéra définitivement de la lumière.

* * *

Cependant je voulus savoir ce que devenait le mendiant terrible,et voici très exactement sa fin.

Quelques années encore, il continua sa mendicité de clairvoyantà la porte de la cathédrale. Son mal, dit-on, s’accrut avec l’âge.Plus il vieillissait, plus il voyait clair. Les aumônes diminuaientà proportion.

Les vicaires lui donnaient encore quelques liards pour l’acquitde leur conscience. Des étrangers qui ne se doutaient de rien oudes êtres appartenant au plus bas peuple et qui, très probablement,avaient en eux le principe secret de la clairvoyance, lesecouraient quelquefois.

L’aveugle de l’autre porte, homme juste et pitoyable qui faisaitde belles recettes, le gratifiait d’une humble offrande aux joursde grand carillon.

Mais tout cela était vraiment bien peu de chose, et la répulsionqu’il inspirait, devenant chaque jour plus grande, il y avait lieude conjecturer qu’il ne tarderait pas à crever de faim.

C’était à croire qu’il en avait fait le serment. Avec cynisme,il étalait son infirmité, comme les culs-de-jatte, les goitreux,les ulcéreux, les manicrots ou les rachitiques étalent les leurs,aux fêtes votives, dans les campagnes. Il vous la mettait sous lenez, vous forçant pour ainsi dire, à la respirer.

Le dégoût et l’indignation publics étaient à leur comble, et lasituation du malandrin ne tenait plus qu’à un seul cheveu, lorsquesurvint un événement aussi prodigieux qu’inattendu.

Le clairvoyant héritait d’un petit neveu d’Amérique, devenuinsolemment riche dans la falsification des guanos et qui avait étédévoré par des cannibales de l’Araucanie.

L’ex-mendiant ne fit pas réclamer ses restes, mais réalisa lasuccession et se mit à faire la noce.

On aurait pu croire que l’invraisemblable et quasi monstrueuselucidité qui l’avait rendu célèbre allait aussitôt devenirgalopante comme une phtisie que précipite le dévergondage.Ce fut précisément le contraire qui arriva.

Quelques mois plus tard, il était radicalement guéri, – sansopération. Il perdit toute clairvoyance et devint même complètementsourd.

Ne vivant plus que pour se rincer les tripes, il était enfindélivré du monde extérieur, par la Taied’argent.

Chapitre 22Un homme bien nourri

À Eugène Grasset[18] .

 

«Monsieur, j’ai le regret de vous informer que M. VénardProsper, salle Bouley, 13, est décédé à dix heures du matin, le 17octobre 1893. Je vous prie de faire connaître de suite vosintentions relativement à la sépulture du corps qui doit êtreenlevé dans les vingt-quatre heures et d’apporter, en même temps,les pièces nécessaires (acte de naissance ou de mariage) pourrédiger régulièrement l’acte de décès».

Ce fut par un tel avis daté de l’hôpital Necker que j’appris, lemois dernier, la mort sans gloire d’un des hommes les mieux nourrisqu’on ait observés au-dessous des montagnes de la lune, depuis lesgrands goinfres tourangeaux dont Rabelais nous a transmis lesépopées.

Je m’honore d’avoir été son ami et me loue d’avoir partagéquelques-unes de ses bombances. Mais je ne sais comment il se fitque j’étais demeuré seul d’une multitude, quand survint le marasmeinexplicable qui devait le consumer à trente-cinq ans. Lemalheureux n’eut que moi pour le visiter en ses derniers jours etpourvoir à ses funérailles.

Je fis de mon mieux, content d’épargner au cadavre lesprofanations odieuses de l’amphithéâtre et la terrifiante avaniedernière de ce crématoire où l’Assistance publique, toujoursmaternelle, fait brûler, sans leur permission, les indigents mortsdans ses antres.

Car les pauvres ne possèdent même pas leur carcasse, et quandils gisent dans les hôpitaux, après que leur âme désespérée s’estenfuie, leurs pitoyables et précieux corps promis à l’éternellerésurrection,- ô douloureux Christ! – on les emporte sans croix nioraison, loin de vos églises et de vos autels, loin de ces beauxvitraux consolants où vos amis sont représentés, pour servir, commedes charognes d’animaux immondes, aux expérimentations descharcutiers ou des faiseurs de poussière…

Mais, pardon, j’allais perdre de vue qu’il s’agit d’une histoireprécisément saturée de consolation et que les optimistes les plusdéçus ne liront pas, j’ose l’espérer, sans quelque douceur.

* * *

Mon ami Vénard pratiquait, avec une espèce de génie, le plusoublié des arts. Il n’était pas seulement un enlumineur,il était le rénovateur de l’Enluminure et l’un des plusincontestables artistes contemporains.

Il m’a raconté qu’ayant fait dans sa jeunesse d’assez fortesétudes de dessin, cette vocation singulière lui fut révéléebeaucoup plus tard, lorsqu’au retour d’une expédition fameuse où ilavait failli périr, et son patrimoine ayant disparu, la misère lecontraignit à chercher quelque moyen de gagner sa vie.

A toutes les époques, cet homme d’action, enchaîné sur le grilde ses facultés, avait machinalement essayé de les décevoir parl’application de sa main à des ornementations hétéroclites dont ilsurchargeait, en ses heures de pesant loisir, les billets d’unlaconisme surprenant qu’il écrivait à ses amis ou à sesmaîtresses.

On montrait de lui des messages de trois mois notifiant desrendez-vous, dans lesquels l’amplification amoureuse étaitremplacée par une broussaille d’arabesques, de feuillagesimpossibles, d’enroulements inextricables, de figures monstrueusesinsolitement coloriées, où les quelques syllabes exprimant son bonplaisir s’imposaient rudement à l’œil en onciales carlovingiennesou caractères anglo-saxons, les deux écritures les plus énergiques,depuis la rectiligne capitale des éphémérides consulaires.

Un mépris gothique pour toutes les manigances contemporaines luiavait donné le besoin, le goût passionné de ces formes vénérables,dans lesquelles il faisait entrer sa pensée comme il aurait faitentrer ses membres dans une armure.

Peu à peu la lettre ornée lui avait inspiré l’ambition de lalettrine historiée, puis de la miniature détachée dutexte, avec toutes ses conséquences, – conformément à laprogression de cet art primordial et générateur des autres arts,commençant à la pauvre transcription des moines mérovingiens pouraboutir, après une demi-douzaine de siècles, à Van Eyck, Cimabué etOrcagna qui continuèrent sur la toile, avec des couleurs plusmatérielles dont la Renaissance allait abuser, les traditionsesthétiques du spirituel Moyen Age.

Son habileté devint prodigieuse aussitôt qu’il eût décidé d’entirer parti et il apparut un artiste merveilleux. de l’originalitéla plus imprévue.

Il avait étudié avec soin et consultait sans cesse les monumentsadorables conservés à la Bibliothèque Nationale ou aux Archives,tels que les Évangéliaires de Charlemagne. de Charles-le-Chauve, deLothaire, le Psautier de saint Louis, le Sacramentaire de Drogon deMetz, les célèbres livres d’heures de René d’Anjou, d’Anne deBretagne et les miniatures sublimes de Jehan Fouquet, peintreattitré de Louis XI.

Il avait fait presque des bassesses pour obtenir l’autorisationde copier quelques scènes bibliques ou paysages dans les Heuresmagnifiques du frère de Charles V possédées par le ducd’Aumale.

Enfin, un jour, il avait accompli le coûteux pèlerinage deVenise, uniquement pour y étudier ce miraculeux Bréviaire deGrimani auquel Memling passe pour avoir collaboré et dont s’inspiraDurer.

Toutefois, il ne reproduisait jamais, ne fût-ce que parfragments juxtaposés, l’œuvre de ses devanciers du Moyen Age. Sescompositions, toujours étranges et inattendues, qu’elles fussentflamandes, irlandaises, byzantines ou même slaves, étaient bien àlui et n’avaient d’autre style que le sien, a le style Vénard»,comme l’avait dit exactement Barbey d’Aurevilly, dans un feuilletonplein d’enthousiasme qui commença la réputation del’enlumineur.

Dédaigneux des chloroses de l’aquarelle, son unique procédéconsistait à peindre à la gouache, en pleine pâte, en exaspérant laviolence de ses reliefs de couleur par l’application d’un certainvernis dont il était l’inventeur et qu’il ne livrait à l’analyse depersonne.

Ses enluminures, par conséquent, avaient l’éclat et laconsistance lumineuse des émaux. C’était une fête pour les yeux, enmême temps qu’un ferment puissant de rêverie pour les imaginationscapables de faire reculer la croupe de la Chimère, et de réintégrerles siècles défunts.

* * *

Il me reste maintenant à expliquer comment ce personnageextraordinaire fut un homme si bien nourri et comment sa finlamentable a pu être, pour un grand nombre, l’occasion de seconsoler.

On sait que je n’en laisse échapper aucune de faire valoir mescontemporains et que c’est pour moi un besoin de répandre sur lescœurs souffrants le dictame de mes adjectifs.

Ici, par bonheur, je n’ai presque rien à faire. Je me demandemême si jamais la grandeur morale a tant éclaté qu’en cetteoccurrence du trépas de l’enlumineur.

Prosper Vénard n’était pas encore enterré que, déjà, vingtfeuilles rédigées par de justes écrivains mentionnaient engémissant les origines peu connues de sa déchéance.

L’enlumineur n’avait pensé qu’à manger. Pendant dix ans on nel’avait vu occupé, pour ainsi dire, qu’à chercher de la nourriture.Il aurait fallu vider les caisses publiques pour obtenir sonrassasiement et tous les troupeaux de la Mésopotamie n’aurait pucombler la voracité de ce défunt.

Mais enfin, grâce à Dieu! c’était fini. Le cyclone de cettefringale s’était dissipé. Les autres humains, à leur tour, allaientêtre admis à fonctionner de la mandibule inférieure, et la sociétéfrançaise, délivrée d’un si grand péril, pourrait tranquillement seremettre à table.

Les révélations affluèrent. – Je l’ai nourri pendant deux ans,disait l’un. – Il venait sans cesse dîner chez moi, criait l’autre.- Je n’ai pu le voir une seule fois sans qu’il se plaignît decrever de faim, vociférait un troisième.

On découvrit avec stupeur que ce Vénard avait été gavé partoutle monde, sans exception, Plus de cinq cents personnes, peut-être,avaient été occupées exclusivement à l’emplir du matin au soir, ets’il était mort de langueur, comme l’affirmait si étrangement lechef de service de l’hôpital, c’est qu’alors il n’y avait jamais eurien à faire et qu’il eût été beaucoup plus sage d’y renoncer,etc.

– Tranchons le mot, écrivait un de nos plus adipeux critiques,c’est décourageant, c’est profondément inéquitable. On a droit aumoins à la graisse des cochons qu’on alimente à si grands frais. Cemonsieur n’était pas même capable de la gratitude la plusvulgaire.

C’était, ma foi, vrai. Mon ami le maigre Vénardmangeait assez bien, je ne dis pas non, quand il en trouvaitl’occasion, ce qui arrivait, je crois, un peu moins souvent que laconjonction de Neptune et de Jupiter, mais il léchait mal.

On ne put jamais lui faire comprendre qu’un artiste pauvre a ledevoir de sucer l’empeigne d’un avorton littéraire qui le régalad’épluchures, un certain jour, et que plus il est grand artiste,plus il a ce devoir.

Il comprit moins encore que l’emprunt d’une pièce de cent sousdût l’engager éternellement aux jean-foutreries de la complaisanceet il fut sans respect pour les importants qui le dégoûtaient. Delà sa réputation d’ingratitude.

J’ai bien essayé de le défendre. J’ai même poussé l’audacejusqu’à dire qu’il se pourrait, après tout, que quelques repasdénués de faste se trouvassent un million de fois payés par destravaux d’enluminure d’une incomparable magnificence, dont nul nesoufflait mot, et que l’exilé du Moyen Age avait offert simplementà ses bienfaiteurs.

Mais on m’a fermé la bouche en me faisant observer que lespolychromies invendables de ce mangeur ne pourraient avoir unesorte d’intérêt que pour les hommes de la seconde moitié duvingtième siècle, époque assignée par quelques prophètes pour larésurrection de Barberousse ou de Charlemagne.

En attendant, la légende est inextirpable, et les ducs oumargraves, sortis des entrailles de l’Anarchie, qui gouvernerontl’Europe dans cent ans, donneront peut-être des territoires enéchange de quelques miniatures de ce Vénard, si fameux autrefoispar sa goinfrerie, et que ses infortunés contemporainss’exténuèrent à bien nourrir.

Chapitre 23La fève

À Alphonse Soirat[19]

Un beau jeune homme et une
belle jeune fille se sont épousés
avec enthousiasme.
Après la cérémonie, seuls
enfin! assis en
face l’un de l’autre sur
des chaises confortables,
ils se regardent
longtemps sans rien dire
et crèvent d’horreur.

 

(Précis d’histoire contemporaine.)

 

Monsieur Tertullien venait d’attraper lacinquantaine, ses cheveux étaient encore d’un beau noir, sesaffaires marchaient admirablement et sa considération grandissaitde jour en jour, lorsqu’il eut le malheur de perdre sa femme.

Le coup fut terrible. Il aurait fallu de la perversité pourimaginer une compagne plus satisfaisante.

Elle avait vingt ans de moins que son mari, le visage le plusragoûtant qui se pût voir et un caractère si délicieux qu’elle nelaissait jamais échapper une occasion de ravir.

Le magnanime Tertullien l’avait épousée sans le sou, comme fontla plupart des négociants que le célibat incommode et qui n’ont pasle temps de vaquer à la séduction des vierges difficiles.

Il l’avait épousée «entre deux fromages», disait-il avecenjouement. Car il était marchand de fromages en gros et il avaitaccompli cet acte sérieux dans l’intervalle d’une livraisonmémorable de Chester et d’un arrivage exceptionnel de Parmesan.

Cette union, j’ai ]e regret de le dire, n’avait pas été féconde,et c’était une ombre au gracieux tableau.

A qui la faute? Question grave qui pendait toujours chez lesfruitiers et les épiciers du Gros-Caillou. Une bouchère hispide quele beau Tertullien avait dédaignée l’accusait ouvertementd’impuissance, au mépris des objections d’une granuleusematelassière qui se prétendait documentée.

Le pharmacien, toutefois, déclarait qu’il fallait attendre pourse former une opinion, et la bienveillante masse des conciergesdésintéressés du litige approuvait la circonspection de cepenseur.

Ceux-là disaient avec une grande autorité que Paris n’a pas étébâti en -un jour, que tout est bien qui finit bien, que qui veutvoyager loin ménage sa monture, etc., et que, par conséquent, il yavait lieu de présupposer l’événement favorable qui mettrait, unjour ou l’autre, la dernière touche à l’éblouissante prospérité dufromager.

On aurait pu croire qu’il s’agissait d’un Dauphin de France.

* * *

L’émotion fut grande quand on apprit la mort soudaine quifauchait de si légitimes espoirs.

À moins que Tertullien ne se remariât promptement, hypothèse quesa douleur ne permettait pas d’accepter une seule minute, l’avenirde son établissement était fricassé, et ce fils de ses propresœuvres, déjà si riche quoique parti du néant, verrait à la fin saclientèle passer à un successeur étranger!

Perspective noire qui devait amertumer singulièrement lesregrets de l’époux en deuil.

Celui-ci parut, en effet, sur le point de culbuter dans ungouffre de désespoir.

J’ignore jusqu’à quel point le rêve d’une descendance fromagèrele travaillait, mais je fus l’auriculaire témoin de ses beuglementsdouloureux et des sommations extra-judiciaires qu’il se fit àlui-même d’avoir à suivre sa Clémentine au tombeau dans des délaisfort prochains que, d’ailleurs, il ne fixa pas.

Ayant eu le loisir d’étudier à fond cet homme sympathique avecqui j’entretins, dix ans, les plus étroites relations commerciales,il me fut donné d’observer un trait admirable, quoique peu connu,de son caractère.

Il avait une peur atroce d’être cocu. Tous ses ancêtresl’avaient été, depuis deux ou trois cents ans, et sa tendresse poursa femme tenait surtout à la certitude inébranlable d’êtreexceptionnellement assuré par elle de l’intégrité de son front.

Sa reconnaissance avait même quelque chose deprofondément cocasse et touchant. A la réflexion, cela finissaitpar devenir à peu près tragique, et je me suis demandé parfois,avec stupeur, si la stérilité scandaleuse de Clémentine étaitexplicable autrement que par certains doutes bien étranges quepouvait avoir Tertullien sur sa propre identité,et par une crainte sublime de se cocufier lui-même, – en lafécondant.

* * *

Mais tout cela était trop beau, trop au-dessus des Marolles, desBondons ou des Livarots, et la chose banale arriva qui devaitinfailliblement arriver.

Clémentine ayant restitué son âme au Seigneur, l’infortuné veufexhala d’abord, avec impétuosité, les gémissements et les sanglotsque recommande la nature.

Quand il eut payé ce premier tribut – pour me servir d’uneexpression qu’il affectionnait – il voulut, préalablement à lacérémonie des obsèques dont la bousculade certaine le crispaitd’avance, mettre en ordre lui-même les reliques de l’adorée.

C’était là que sa destinée marâtre l’attendait. Le labarumdérisoire des Tertulliens lui apparut.

Dans un tiroir mystérieux d’un meuble intime que le plusombrageux mari ne se fût jamais avisé de soupçonner, il découvritune correspondance volumineuse autant que variée qui ne lui permitpas de se cramponner une seconde.

Tous ses amis et connaissances y avaient passé. A l’exception demoi seul, tous avaient été chéris de sa femme.

Ses employés même – il trouva des lettres d’employés sur papierrose – avaient été simultanément gratifiés.

Il acquit la certitude que la défunte l’avait trompé nuit etjour, quelque temps qu’il fit, à peu près partout. Dans son lit,dans sa cave, dans son grenier, dans sa boutique, jusque sous l’œildu gruyère et dans les effluves du roquefort ou du camembert.

Inutile d’ajouter que cette correspondance malpropre leménageait peu. On se fichait de lui sans relâche delà premièreligne à la dernière.

Un employé du télégraphe, renommé pour la finesse de son esprit,le blaguait d’une manière aussi désobligeante que possible sur soncommerce, au point de se permettre des allusions ou desconseils qu’il est impossible de publier.

Mais il y avait une chose inouïe, exorbitante, fabuleuse, àdétraquer la constellation du Capricorne.

À ce dossier mortifiant s’annexait une interminable série depetits bâtons qui l’étonnèrent et dont la présence lui parutd’abord inexplicable. Mais appelant à lui la sagacité d’un Apachesubtil penché sur une piste de guerre, une clarté vive l’inondaquand il s’aperçut que le nombre de ces objets était précisément lenombre des adorateurs encouragés de son infidèle, et que chacund’eux était entaillé au canif d’une multitude de cochessemblables à celles qui se pratiquent sur les souches desboulangers.

Évidemment, cette Clémentine avait été une femme d’un grandordre et qui tenait à se rendre compte.

Le mari, écrasé d’humiliation, exprima le désir bien naturelqu’on le laissât seul avec la morte et s’enferma deux ou troisheures, comme un homme qui veut se livrer sans contrainte à sonaffliction.

* * *

Quelques semaines plus tard, Tertullien offrait un dînersomptueux pour le jour des Rois.

Vingt convives mâles, triés avec soin, se pressaient autour desa table. Une magnificence non pareille était déployée. Chèreexquise, abondante et inattendue. Cela ressemblait au festind’adieu d’un opulent prince qui est sur le point d’abdiquer.

Plusieurs cependant éprouvèrent un moment de gêne à l’aspect dudécor funèbre que l’imagination, désormais lugubre, du fromageravait emprunté sans doute à quelque souvenir de mélodrame.

Les murs, le plafond même étaient tendus de noir, la nappe étaitnoire, on était éclairé par des candélabres noirs où brûlaient desbougies noires. Tout était noir.

L’employé du télégraphe, complètement démonté, voulait s’enaller. Un jovial éleveur de porcs le retint, déclarant qu’ilfallait «se mettre à la hauteur» et qu’il trouvait ça «trèsrigolo».

Les autres, un moment indécis, se déterminèrent à narguer lamort. Bientôt, les bouteilles ne s’arrêtant pas de circuler, lerepas devint tout à fait hilare. Au Champagne, le triomphe ducalembour était assuré et les cochonneries commentaient à poindre,lorsqu’un gâteau gigantesque fut apporté.

– Messieurs, dit Tertullien, qui se leva, nous allons vider nosverres, si vous voulez, à la mémoire de notre chère morte. Chacunde vous a pu connaître, apprécier son cœur. Vous ne pouvez avoiroublié, n’est-ce pas? son aimable et tendre cœur. Je vous prie doncde vous pénétrer – d’une façon très particulière,- de son souvenir, avant que soit découpé ce gâteau des Roisqu’elle eût tant aimé à partager avec vous.

N’ayant jamais été l’amant de la fromagère, probablement parceque je ne l’avais jamais rencontrée, je n’avais pas été invité à cedîner et ne pus savoir à qui échut la fève royale.

Mais je sais que le diabolique Tertullien fut inquiété par lajustice pour avoir inséré, dans les flancs énormes de cette galettefrangipanée, le cœur de sa femme, le petit cœur enputréfaction de la délicieuse Clémentine.

Chapitre 24Propos digestifs

À André Noell.

 

Tous les ventres étant pleins, on décida d’en finir avec lespauvres.

À dix heures du soir, une trentaine environ de plantigradessublimes étaient tombés d’accord sur ce point que les «balançoires»fraternelles avaient duré trop de siècles et qu’il était expédientde verser une ample réprobation sur cette classe guenilleuse qui secomplaît malicieusement à fendre le cœur des gens bien vêtus.

Diverses motions furent expectorées.

Le Psychologue roucoula qu’il n’y a de beau que la pitié, lavraie pitié judicieuse qui s’émeut aux gémissements du riche, etque c’est un crime social d’encourager la paresse desmendicitaires.

Il ajouta qu’une administration lumineuse aurait le souci deprotéger avant tout, contre ces derniers, les intelligencesdistinguées et les «âmes fines» qui conservent encore parmi nousles traditions de l’élégance aristocratique et de lasensibilité.

La conclusion fut rotée par Francisque Lepion, philosophe graset plein d’énergie qui réclama nettement les plus insalubrescolonies pénitentiaires pour tout citoyen français incapable dejustifier de trente mille francs de revenu.

Un homme libre qui avait eu des malheurs à Constantinople et quis’était rendu célèbre en exécutant des rossignolades à la chapelleSixtine du suffrage universel, appuya ce juste vœu d’ungazouillement tibicin.

Plusieurs poètes mucilagineux et inextricables énumérèrent leschâtiments afflictifs qu’une vigoureuse répression devrait exercercontre les impénitents ou les relaps de la misère.

Les fusillades, les mitraillades, les noyades, les autodafés,les bannissements ou déportations en masse, arrachèrentsuccessivement des cris d’enthousiasme.

Il arriva même qu’un bibliophile ayant sur lui, par bonheur,l’édition princeps et rarissime de ce fameux Bottindes Supplices, en quatorze langues, imprimé pourla première fois, au commencement du neuvième siècle, àKing-Tchéou-Fou sur les bords du Kiang, par le Plantin duCéleste-Empire, en lut quelques pages et fit pleurerd’attendrissement tous les auditeurs.

Je ne finirais pas si j’entreprenais de rapporter lesapophtegmes transcendants que débitèrent, en cette occasion, lesfemmes parées qui se trouvaient là, et dont la raison est sisupérieure à celle de l’homme, comme chacun sait.

D’ailleurs, tout ne sera-t-il pas dit quand on saura que cela sepassait chez l’éblouissante vidamesse du Fondement, de qui l’épouxtrop heureux s’est couvert de gloire en négociant le traitébilatéral, – si longtemps considéré dans les cabinets européenscomme un rêve irréalisable,- qui unit désormais, enfin! laprincipauté de Sodome à la République Française?

* * *

Ma conscience d’historien ne me permet pas d’omettre un individubizarre et passablement indéchiffré, dont la mise précaire étonnaitdans un tel milieu.

On le surnommait familièrement Apémantus et il était le Cynique.Cette qualité précieuse lui conférait une espèce de bien-venue danscertains groupes ultra-superfins qui prétendaient à Tathénianismesuprême.

– De quoi vivez-vous? lui demanda méchamment un jour, enprésence de cinquante personnes, la plus acariâtre despoétesses.

– D’aumônes, madame, répondit-il simplement, avec un sang-froidde poisson mort.

Réponse, d’ailleurs inexacte, qui le caractérisait trèsbien.

On ne l’embêtait pas trop, lui sachant la dent cruelle, etparfois il dégainait une sorte d’éloquence barbare qui l’imposait àl’attention des inattentifs les plus rétractiles ou des délicatsles plus crispés.

En somme, il disait tout ce qu’il voulait, privilège rare que nelui contestait personne.

La maîtresse du lieu le pria donc, ce soir-là, de manifester sonsentiment.

– Alors, tant pis, ce sera une histoire, dit Apémantus, unehistoire aussi désobligeante que possible, cela va de soi; maisauparavant, vous subirez, – sans y rien comprendre, j’aime à lecroire. – quelques réflexions ou préliminaires conjectures dontj’ai besoin pour stimuler en moi le narrateur.

Il est malheureusement indiscutable que la pauvreté contamine labrillante face du monde, et il est tout à fait fâcheux que lesdames pleines de parfums soient si souvent exposées à rencontrer depetits enfants qui crèvent de faim. Je sais bien qu’il y a laressource de ne pas les voir. Mais on sent tout de même qu’ilsexistent; on entend leurs supplications inharmonieuses, on risquemême d’attraper un peu de vermine, – vous savez bien, mesdames,cette ignoble vermine pédiculaire qui «ne se laisse pas caresseraussi volontiers que l’éléphant», comme disait notre grand poèteMaldoror, et qui abandonne elle-même de bon cœur le nécessiteuxpour se fourrer dans les manchons ou les pelisses d’un inestimableprix.

Tout cela me plonge dans une affliction très amère, etj’applaudis avec du délire à la haute idée d’une immolationgénérale des indigents.

Toutefois, en attendant la bonne nouvelle des massacres, mesera-t-il permis de demander à ceux d’entre vous qui ne se sontjamais grattés, s’il leur fut donné d’observer, sans télescope,l’inégale répartition de la certitude philosophique en ce quitouche quelques axiomes prétendus?

Pour parler d’une autre manière, où trouver un homme, non encorevérifié et catalogué comme idiot de naissance ou comme gâteux, quiosera dire qu’il n’a pas l’ombre d’un doute sur sa propreidentité? Car tel est le point.

Très ingénument, je déclare que, songeant parfois au récit del’Evangile et à l’étonnante multitude de pourceaux qui futnécessaire pour loger convenablement les impurs démons sortis d’unseul homme, il m’arrive de regarder autour de moi avecépouvante…

– Pardon, monsieur, dit un paléographe, il me semble que vousallez un peu loin.

– Je suis donc dans mon chemin, répliqua l’imperturbable ens’inclinant. car c’est justement très loin que je veux aller,

* * *

– Voyons, reprit-il avec bonhomie, je veux bien condescendre àêtre tout à fait clair. Quel est, dans notre littérature la plusaccréditée, je veux dire le roman-feuilleton ou le théâtre, quelest, dis-je, le truc suprême, irrésistible, indéfectible,primordial et fondamental?

Quel est, si j’ose m’exprimer ainsi, la ficelle qui casse tout,l’arcane certain, le Sésame de Polichinelle qui ouvre lescavernes de l’émotion pathétique et qui fait infailliblement etdivinement palpiter les foules?

Mon Dieu! c’est très bote, ce que je vais vous dire. Ce fameuxsecret, c’est, tout bonnement, l’incertitude surl’identité des personnes.

Il y a toujours quelqu’un qui n’est pas ou qui pourrait ne pasêtre l’individu qu’on suppose. Il est nécessaire qu’il y aittoujours un fils dont on ne se doutait pas, une mère que personnen’aurait prévue ou un oncle plus ou moins sublime qui a besoind’être débrouillé du chaos.

Tout le monde finit par se reconnaître et voilà la source despleurs. Depuis Sophocle, ca n’a pas changé.

Ne pensez-vous pas, comme moi, que cette imperdable puissanced’une idée banale tient à quelque symbole, quelquepressentiment très profond, cherché, depuis trois milleans, par les tâtonnants inventeurs de fables, comme Œdipe aveugleet désespéré cherche la main de son Antigone?…

Nous parlions des pauvres, n’est-ce pas? Nous y voilà donc.Cette mécanique émotionnelle est inconcevable sans le Pauvre, sansl’intervention et la perpétuelle présence du pauvre dont jesollicite, par conséquent, le maintien au théâtre et dans lesromans.

Le riche, au contraire, ne peut prétendre à aucune sorte de«boisseau». Il est impossible à cacher, puisqu’il est partout chezlui. Il crève l’œil, il sue son identité par tous ses pores, dumoins en littérature. L’univers le dévisage et Dieu même esttellement embarrassé pour lui fabriquer un rôle dans sesMystères qu’il a dû lui abandonner les pratiquesvieillottes et négligeables de la bienfaisance.

Si donc il est nécessaire et même tout à fait urgent demassacrer, j’ose ouvrir le propos d’une sélection préambulatoire,d’une concluante et irréfragable vérification des individus.

– L’anthropométrie des âmes, alors, précisa le psychologue quis’embêtait ferme.

– Ce chien de mot ou tout autre qui vous conviendra, j’yconsens. Mais, de toutes manières, il faudrait le crible de Dieu,car je veux bien que le Diable m’emporte si quelqu’un, ici ouailleurs, a le pouvoir de se délivrer à lui-même un passeportquelque peu valable.

Nul ne sait son propre nom, nul ne connaît sa propreface,, parce que nul ne sait de quel personnage mystérieux – etpeut être mangé dos vers, – il tient essentiellement laplace.

* * *

– Vous vous fichez de nous, Apémantus, intervint alors madame duFondement. Vous nous aviez promis une histoire.

– Vous y tenez donc. Soit.

«Un homme riche avait deux fils. Le plus jeune dit à sonpère:

» – Mon père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir.

» Et le père leur partagea son bien.

» Peu de jours après, le plus jeune fils ayant rassemblé tout cequ’il avait, partit pour une région lointaine, et là, dissipa toutson bien en vivant luxurieusement… »

– Ah! ça, s’écria impétueusement la petite baronne du Carcand’Amour, par qui la mode fut inventée de se décolleter un peuau-dessous du nombril, mais c’est la parabole de l’Enfant prodiguequ’il nous débite, ce monsieur. Il va nous apprendre que son hérosfut réduit à garder les porcs, en mourant de faim et qu’un beaujour, las du métier, il revint à la maison de son père, qui sesentit tout ému, le voyant arriver de loin.

– Hélas! non, madame, répondit Apémantus d’une voix très grave,ce furent les cochonsqui arrivèrent…

La conversation en était là, lorsque Quelqu’un qui ne sentaitpas bon fit son entrée dans l’appartement.

Chapitre 25L’appel du gouffre

(Extrait de «!a Femme Pauvre»)

À André Roullet.

Ne prostituas filiam tuam, ne
contaminetur terra, et impleatur
piaculo[20].

 

Levitic. xix, 29.

L’habitacle était sinistre.

C’était la noire misère parisienne attifée de son mensonge,l’odieux bric-à-brac d’une ancienne aisance d’ouvriers bourgeoislentement démeublés par la noce et les fringales.

D’abord, un grand lit napoléonien qui avait pu être beau en1810, mais dont les cuivres dédorés depuis les Cent-Jours, levernis absent, les roulettes percluses, les pieds eux-mêmeslamentablement rapiécés et les éraflures sans nombre attestaient ladécrépitude.

Cette couche sans délices, à peine garnie d’un matelas équivoqueet d’une paire de draps]sales inhabilement dissimulés sous unecourte-pointe gélatineuse, avait dû crever sous elle troisgénérations de déménageurs.

Dans l’ombre de ce monument, qui remplissait le tiers de lamansarde, s’apercevait un autre matelas moucheté par les punaiseset noir de crasse, étalé simplement sur le carreau.

De l’autre côté, un vieux voltaire, qu’on pouvait croire échappéau sac d’une ville, laissait émigrer ses entrailles de varech et defil de fer, malgré l’hypocrisie presque aimable d’une loque detapisserie d’enfant.

Auprès de ce meuble, que tous les fripiers avaient refuséd’acquérir, apparaissait, surmontée de son pot à eau et de sacuvette, une de ses tables minuscules de crapuleux garnos qui fontpenser au Jugement dernier.

Enfin, au-devant de l’unique fenêtre, une autre table ronde ennoyer, sans luxe ni équilibre, que le frottement le plus assidun’aurait pas fait resplendir, et trois chaises de paille, dont deuxpresque entièrement défoncées.

Le linge, s’il en restait, devait se fourrer dans une vieillemalle poilue et cadenassée sur laquelle s’asseyaient parfois lesvisiteurs.

Tel était le mobilier, assez semblable à beaucoup d’autres, danscette joyeuse capitale de la bamboche et du désarroi.

Mais ce qu’il y avait de particulier et d’atroce, c’était laprétention de dignité fière et de distinction quel’habitante du lieu, madame Demandon, avait répandue, comme unepommade, sur la moisissure de cet effroyable taudis.

La cheminée sans feu ni cendres eût pu être mélancolique, malgrésa hideur, sans le grotesque encombrement de souvenirs etde bibelots infâmes qui la surchargeaient.

On y remarquait de petits globes cylindriques protégeant depetits bouquets de fleurs desséchées; un autre petit globesphérique monté sur une rocaille en béton conchylifère, où lespectateur voyait flotter un paysage de la Suisse allemande; unassortiment de ces coquillages univalves dans lesquels une oreillepoétique peut aisément percevoir le murmure lointain des flots; etdeux de ces tendres bergers de Florian, mâle et femelle, enporcelaine coloriée, cuits pour la multitude, on ne sait dansquelles manufactures d’ignominie.

A côté de ces œuvres d’art se nichaient des images de dévotion,des colombes qui buvaient dans des calices d’or, des anges portantà brassées le «froment des élus», des premiers communiants trèsfrisés tenant des cierges dans du papier à dentelle, puis deux outrois questions du jour: «où est le chat?» «ouest legarde-champêtre?» inexplicablement encadrées.

Enfin des photographies d’ouvriers, de militaires ou denégociants. Le nombre était incroyable de ces effigies quimontaient en pyramide jusqu’au plafond.

Çà et là, le long des murs, dans les intervalles des guenilles,quelques effrayantes chromolithographies, achetées aux foires oudélivrées par les magasins de confection, étaient appendues. Lasentimentale Demandon raffolait de ces horreurs.

Cette gueuse minaudière était une des plus décourageantesincarnations de l’idiote vanité des femmes, et la carie de cet «ossurnuméraire», suivant l’expression de Bossuet, aurait fait reculerla peste.

* * *

Le matelas gisant par terre était la couche de sa fille,affublée par elle du nom ridicule de Cymodocée.

La pauvre enfant dormait là depuis deux ans que sévissait lanoire misère. Elle y dormait en punition de sa résistance à lavolonté de la vieille, qui lui avait manigancé vainement desaffaires d’or avec des messieurs très bien.

Cymodocée Demandon appartenait à la catégorie de ces êtrestouchants et tristes dont la vue ranime la constance dessuppliciés.

Elle était plutôt jolie que belle, mais sa haute taille,légèrement voûtée aux épaules par le poids des mauvais jours, luidonnait un assez grand air. C’était la seule chose qu’elle tint desa mère, dont elle était le repoussoir angélique et qui contrastaitavec elle en disparates infinies.

Ses magnifiques cheveux, du noir le plus éclatant; ses vastesyeux de gitane captive, «d’où semblaient couler des ténèbres», maisoù flottait l’escadre vaincue des Résignations; la pâleurdouloureuse de son visage enfantin dont les lignes, modifiées parde très savantes angoisses étaient devenues presque sévères; enfinla souplesse voluptueuse de ses attitudes et de sa démarche luiavaient valu la réputation de posséder ce que les bourgeois deParis appellent entre eux une tournureespagnole.

Pauvre Espagnole, singulièrement timide! A cause de son sourire,on ne pouvait la regarder sans avoir envie de pleurer. Toutes lesnostalgies de la tendresse – comme des oiselles désolées que lebûcheron décourage – voltigeaient autour de ses lèvres sans malicequ’on aurait pu croire vermillonnées au pinceau, tellement le sangde son cœur s’y précipitait pour le baiser.

Ce navrant et divin sourire qui demandait grâce et qui bonnementvoulait plaire, ne pouvait être oublié, quand on l’avait obtenu parla plus banale prévenance.

Elle avait à peine vingt ans. Vingt ans déjà de misère, depiétinement, de désespoir! Les roses meurtries de son adolescencede galère avaient été cruellement effeuillées par les ouragans,dans la vasque noire du mélancolique jardin de ses rêves. Mais,quand même, tout un orient de jeunesse était encore déployé surclic, comme la transsudation lumineuse de son âme, que rien n’avaitpu vieillir.

On sentait si bien qu’un peu de bonheur l’aurait rendueravissante et qu’à défaut de joie terrestre, l’humble créatureaurait pu s’embraser peut-être, ainsi que la torche amoureuse del’Évangile, en voyant passer le Christ aux pieds nus!

Mais le Sauveur, cloué depuis tant de siècles, ne descend guèrede sa croix tout exprès pour les pauvres filles, et l’expériencepersonnelle de la triste Cymodocée était peu capable de lafortifier dans l’espoir des consolations.

* * *

Elle ne dormit guère, cette nuit-là. Ses pensées la faisaienttrop souffrir. Elle avait froid, aussi, et grelottait sous laficelle de ses haillons, car l’hiver commençait déjà.

Elle songeait, en regardant les ténèbres, que c’était pourtantbien cruel de n’avoir même pas le droit de pleurer dans unmisérable coin. En supposant que l’horreur de salir ses larmes nel’eût pas empêchée de les répandre quelquefois sur le fumier decette étable à cochons, une effusion si mélancolique eut été blâméeà l’instant par madame Demandon, comme une preuve d’égoïsme et delâcheté criminelle.

Cette vieille chenille du Purgatoire avait toujours interditrigoureusement les plaintes, disant qu’une enfant doit être larécompense et la «couronne» d’une mère. Elle avait même là-dessusd’humides phrases empruntées à la rhétorique jaculatoire des imagesde dévotion, qu’elle idolâtrait.

Le cœur de la malheureuse fillette, comprimé dans un étauimplacable, avait donc résorbé silencieusement ses peines, sansjamais avoir pu se barricader ni s’endurcir.

Quoi qu’on put lui faire, elle agonisait de la soif d’amour, et,n’ayant personne à chérir, elle entrait, parfois, au milieu dujour, dans les églises, pour y sangloter à son aise au fond dequelque chapelle tout à fait obscure.

Ces heures d’attendrissement avaient été les meilleures de savie, et le simulacre de passion qui lui était venu plus tard ne lesavait certes pas values.

Au moins, elles ne lui avaient pas laissé d’amertume, ces heuresbénies où les sources de son cœur invoquaient silencieusement lessources du ciel.

Elle se souvenait d’avoir senti la Douceur même, et quand ellefondait en pleurs, c’était comme une impression très lointaine,infiniment mystérieuse. un pressentiment anonyme d’avoirétanché des soifs inconnues…

Un certain jour, ah! ce souvenir ne s’effacerait jamais, unPersonnage lui avait parlé, un prêtre à longue barbe blanche depatriarche, portant la croix pectorale et l’améthyste, et quiparaissait venir de ces solitudes situées aux confins du monde oùse promènent, sous des cieux terribles, les lions évangéliques del’Episcopat.

Voyant pleurer une si jeune fille, il s’était approché, laconsidérant avec bonté. Il l’avait bénie d’une très lentebénédiction, en remuant doucement les lèvres. et lui posant ensuitela main sur la tête, à la façon d’un dominateur des âmes:

– Mon enfant, avait-il dit, pourquoi pleurez-vous?

Elle l’entendait encore, cette voix calme et pénétrante, qui luiavait paru la voix d’un être surhumain Mais qu’aurait-elle purépondre en un tel moment, sinon qu’elle se mourait du désir devivre?

Elle le regarda seulement de ses grands yeux de chevretteperdue, où se lisait si bien sa peine.

C’est alors que l’étranger ajouta ces paroles étonnantes,qu’elle ne devait jamais oublier:

– On a dû quelquefois vous parler d’Eve, qui est la Mère dugenre humain. C’est une grande sainte aux yeux de l’Église,quoiqu’on ne l’honore guère, dans cet Occident où son nom estsouvent mêlé à des réflexions profanes. Mais on l’invoque toujoursdans nos chrétientés du vieil Orient, où les traditions antiques sesont conservées. Son nom signifie: la Mère desVivants… Dieu, qui fait toutes nos pensées, a voulu, sansdoute, que je me souvinsse d’elle en vous voyant. Adressez-vousdonc à cette mère qui vous est plus proche que celle qui vousengendra. Elle seule, croyez-moi, peut vous secourir, puisque vousne ressemblez à personne, pauvre enfant, qui avez soif de la Vie…Adieu, ma douce fille, je repars dans quelques instants pour descontrées éloignées d’où je ne reviendrai probablement jamais, àcause de mon très grand âge… Quand vous serez dans la peine,souvenez-vous du vieux missionnaire qui priera pour vous au fonddes déserts.

Et il était parti, en effet, après avoir laissé une pièce devingt francs sur l’accoudoir du prie-Dieu, où elle demeura clouéepar l’étonnement et le respect le plus indicibles.

Incapable de se renseigner sur le champ, elle ne sut rien de cevieillard, qu’elle crut envoyé tout exprès par le Père des enfantsqui souffrent. Il fut pour elle simplement «le Missionnaire»…

Tout le passé remontait ainsi dans sa mémoire pendant cetteinsomnie douloureuse! Elle avait à peine seize ans, à cette époque,et depuis, qu’était-elle devenue, grand Dieu?

Elle n’arrivait pas à comprendre cette chute affreuse. Car lesfaits sont inexorables. Ils ne connaissent point la pitié, etl’oubli même, si on pouvait l’obtenir. est sans pouvoir pouranéantir leur témoignage accablant…

– Toute la puissance des cieux ne pourrait faire que je n’aiepas appartenu volontairement à cet homme et que je ne sois passouillée de lui jusque dans la mort. O mon Dieu! mon Dieu!

* * *

Gémissante, elle s’était dressée dans les ténèbres. Elledevenait folle d’angoisse quand cette idée reparaissait avecprécision.

Son aventure avait été d’une banalité désespérante. Elle avaitsuccombé, comme cent mille autres, à l’inamovible trébuchet de laséduction la plus vulgaire. Elle s’était perdue simplement,bêtement, avec un Faublas de ministère qui ne lui avait rien promisni rien donné, pas même le plaisir d’une heure, et dont ellen’avait elle-même rien espéré ni rien attendu.

La vérité crucifiante, c’est qu’elle s’était livrée à unbellâtre quelconque, parce qu’il s’était trouvé sur son chemin,parce qu’il pleuvait, parce qu’elle avait le cœur et les nerfsmalades, parce qu’elle était lasse à mourir de l’uniformité de sestourments, et probablement aussi par curiosité. Elle ne savaitplus. C’était devenu pour elle tout à fait incompréhensible.

Et quelle odieuse platitude en cette intrigue de stationsd’omnibus et de restaurants à prix fixe! Sa meilleure excuse,peut-être, avait été – comme toujours, hélas! – l’illusionfacilement procurée à une fille si malheureuse par un homme bienvêtu et dont la politesse paraissait exquise.

La liaison avait duré quelque temps, et par noblesse de cœur,par fierté, pour ne pas être une prostituée, bienqu’il la secourût à peine, elle s’était efforcée consciencieusementd’aimer ce garçon dont elle sentait si bien l’égoïsme et laprétentieuse médiocrité.

Mais maintenant, c’était bien fini. Il ne lui restait plus qu’unintolérable dégoût pour le misérable amant dont elle aurait acceptél’âme étroite, mais dont l’étonnante lâcheté l’avait saturée detous les crapauds du mépris et de l’aversion.

Trahie, abandonnée, outragée et goujatement lapidée d’ordurespar celui-Là même à qui elle avait sacrifié son unique fleur, quelchâtiment rigoureux pour la folie d’un seul jour!

Maintenant donc, que devenir? Est-ce que vraiment elle nepourrait pas échapper â la chose odieuse dont avait parlé samère?

La loi des malheureux est par trop dure, en vérité. C’est donctout à fait impossible qu’une fille pauvre échappe, de manière oud’autre, à la prostitution?

Que dirait le missionnaire? Que dirait-il, ce beau vieillard quiavait si bien vu qu’elle agonisait de la soif de vivre?… Lesouvenir de cet inconnu, vivant ou mort, la fit pleurersilencieusement dans l’ombre.

Elle ne se jugeait pas meilleure que les plus perdues. Sa fauteayant été sans ivresse, rien n’était capable d’en atténuerl’amertume et l’humiliation. Cette récurrence perpétuellel’hypnotisait, l’immobilisait, la faisait paraître stupidequelquefois, avec ses paniques yeux de Cassandre du repentir,fixement ouverts…

Elle avait donné irrévocablement, pour toute la durée deséternités, son seul bien, le plus précieux trésor qu’une femmepuisse posséder, – cette femme s’appelât-elle l’Impératrice de laVoie lactée. Elle avait donné cela à qui, et pourquoi?…

A présent, les Trois Personnes pourraient faire ce qu’ellesvoudraient, raturer la création, congédier le temps et l’espace,repétrir le néant, amalgamer tous les infinis, tout cela nechangerait absolument rien à ceci: qu aune certaine minute elleétait vierge et qu’à la minute suivante elle ne l’était plus.Impossible de décommander la métamorphose.

– Que puis-je donc offrir? murmurait-elle. En quoi suis-jepréférable à la première venue que les hommes roulent du pied dansleurs ordures? Quand j’étais sage, il me semblait que je gardaisdes agneaux très blancs sur une montagne pleine de parfums et derossignols. J’avais beau être malheureuse, je sentais qu’il y avaiten moi une fontaine de courage pour défendre cette chose précieusedont j’étais la dépositaire et que le Seigneur ne trouvera plus…Aujourd’hui, ma source est tarie, ma belle eau limpide est devenuede la boue, et les plus affreuses bêtes y pullulent… Moi qui auraispu devenir une sainte aussi claire que le jour, et prier avec lesanges sur le bord du tapis des cieux, je n’ai même plus le droitd’être aimée d’un honnête homme qui serait assez charitable pourvouloir de moi!…

* * *

A cet instant, les pensées de la jeune fille se figèrent commele sang des morts. Sa mère, complètement saoule, rentrait à tâtons,bousculant tout, rotant le blasphème et l’ordure, et finalement sevautrait en grognant comme une truie dangereuse.

– Allons! se dit la jeune fille, j’iraijusque-là, puisqu’il est impossible de faireautrement. Une honte de plus ou de moins, qu’importe? Je ne pourraijamais me mépriser plus que maintenant. Ne pense donc plus à rienet tâche de dormir, pauvre petite chienne perdue que ne réclamerapersonne.

Ta destinée, vois-tu, c’est de souffrir. C’est à peu près celaqu’il m’a dit, le missionnaire, – mon bon vieux missionnaire quiaurait bien dû m’emporter avec lui dans ses déserts et qui pleure,peut-être, en me regardant du fond de sa tombe!

Chapitre 26Le cabinet de lecture

À Pol Demade, catholiquebelge.

La littérature est indispensable.

 

– Mais, tonnerre de Dieu! quand on vous dit qu’il y aquelqu’un.

Orthodoxie Panard, qui s’acharnait sur la serrure, depuis uninstant, prit la fuite en entendant la voix redoutée de son onclepaternel.

Ce cabinet de lecture était si cocassement aménagé qu’un seulindividu pouvait en jouir à tour de rôle, et il y avait dixpersonnes dans la maison.

Il y avait le père Panard et la mère Panard; les quatrehéritiers Panard: Athanase, Héliodore, Démétrius et Orthodoxie;puis l’oncle Justinien, la tante Plectrude et la tante Roxelane.Enfin, la vieille bonne Palmyre. Cela faisait dix, bien comptés.C’était absurde.

Et remarquez que tout ce monde-là, sans excepter Palmyreelle-même, avait ou pouvait avoir des besoins intellectuels de lanature la plus impérieuse.

A quelque heure que ce fût, on était toujours sûr de trouverquelqu’un. Parfois on se bousculait à la porte.

Il y avait de quoi dégoûter de la famille.

Impossible de faire entendre raison à ce grigou de Panard, unancien professeur de grec, membre de l’Institut, s’il vous plaît,qui ne se lavait jamais les mains, par mesure d’économie, et quidéclamait les imprécations d’Hécube, dans le texte même d’Euripide,quand on lui parlait de construire un second local.

L’argent ne lui manquait pourtant pas. depuis le fameux héritagequi avait fait de ce traducteur de Philostrate un propriétaireimportant.

Mais la littérature contemporaine dont s’alimentaient surtoutles Panard sortis de son flanc, étant dénuée pour lui d’intérêt, ilprétendait qu’on se contentât des lieux actuels et feignait de nepas entendre les optatives insinuations de ses hoirs.

Le plus intolérable des compétiteurs, c’était l’oncle Justinien,un colonel de gendarmerie en retraite qui n’en finissaitjamais.

Quand l’animal avait réussi, une bonne fois, à s’introduire, lessupplications et les pleurs étaient inutiles. Il fallait attendreune heure qu’il eût fini de paperasser.

Si, du moins, cette basane, ce gâteux fétide qui n’aboutissaitpas, ce pourvoyeur démantibulé de la guillotine, avait eu desmotifs élevés pour prolonger ainsi les vacations, pour s’attarderindéfiniment dans le cabinet précieux, trois ou quatre fois parjour!

Mais non. Ce vétéran de malheur, que le ciel s’obstinait à nepas confondre, avait toujours été incapable de lire autre chose quedes signalements de malfaiteurs ou des ordres d’arrestation.

– Que pouvez-vous faire là-dedans? bonté divine! criait tantePlectrude, en levant ses deux bras arides vers les étoiles, car ilse levait souvent au milieu des nuits.

– Je fais ma correspondance, répondait-il avec la finesse d’ungendarme qu’on ne prenait pas sans vert.

* * *

De tout cela, plus que personne, Orthodoxie était malheureuse.Celait une jeune fille d’une grâce peu commune, qui avait desrelations littéraires et prenait des leçons de bicyclette.

Son frère Athanase. qui, déjà, se lançait dans le symbolisme,lui avait fait connaître le chef d’école Romano-Spada, que sesracines grecques firent exceptionnellement agréer du vieux Panard,et l’avisé Romano profita bientôt de cet accueil pour faufiler soninséparable ami, le grand Papadiamantopoulos.

Un jour même, les défiances bien légitimes du professeur furentassez vaincues pour qu’on pût inviter le non-pareil, le suréminentPéritoine, qui daigna venir sans façon, à la bonne franquette, avecson auréole de travail.

Enfin, la table s’élargissant, plusieurs Klephtes, à leur tour,avaient reçu l’hospitalité pour l’amour du Pinde.

Il est vrai qu’un tel surcroît de convives rendait plusinaccessible encore le petit endroit, autant que jamais,d’ailleurs, occupé malicieusement par Justinien, qui n’en sortaitque pour faire à table d’irrémissibles incongruités.

Cette circonstance mettait une ombre au tableau, et, je lerépète, Orthodoxie en souffrait jusque dans ses recoins les plusdélicats.

Vierge aimable qui ne demandait qu’à s’ouvrir! Fleur charmantequ’un souffle eût épanouie! Combien ne lui eût-il pas été facile,sans l’avaricieuse chiennerie de son père, de se pousser dans lejoyeux monde, où l’eussent efficacement patronnée de si dignesmaîtres!

Par malheur, il aurait fallu rompre audacieusement avec unvieillard plein de préjugés, que cette affluence d’apôtresinquiétait déjà et qui parlait de congédier l’Attique et lePéloponèse.

Avec angoisse elle voyait venir le moment où elle serait à peuprès réduite, comme auparavant, à se cultiver elle-même…

Ah! si Panard avait consenti seulement à lui laisser lire lesbrillantes productions des psychologues ou des mages! Mais il n’yavait pas moyen d’y songer. Toutes les œuvres nouvelles que lesauteurs ou les éditeurs envoyaient avec dédicaces au membre sévèrede l’Institut étaient expédiées illico dans ce dérisoirecabinet où il était impossible de se recueillir un quartd’heure.

Et, il n’y avait pas à dire, c’était l’unique ressource. On nepouvait s’instruire que là. Quant à emporter les brochures avecsoi. il fallait en bannir l’espoir. La rage du vieux pion, quifouillait partout, eût éclaté d’une manière terrible si quelqu’uns’était avisé de détourner un seul tome de cette bibliothèqueprivée dont il avait le catalogue dans son implacable mémoire. Ilfallait absolument les utiliser sur place.

Or Justinien en faisait un scandaleux abus. Quand il avaitcompulsé des études de mœurs ou des recueils de poésies, lesfeuilles étaient dans un tel état qu’on devait, en gémissant,renoncer à les parcourir après lui. Les dédicaces même ypassaient.

La sentimentale Orthodoxie en perdait la tête, ne parvenant pasà retrouver le fil des histoires, se voyant tout à coup privée d’unchapitre décisif qui l’eut éclairée, sans doute; forcée, malgré soninexpérience, de bâtir elle-même des épisodes improbables, deconjecturer d’impossibles dénouements.

* * *

La nécessité, dit-on, rend ingénieux. Cette histoire. véridiqueva nous en fournir la preuve.

Il arriva qu’un certain jour un robuste commissionnaire apportales œuvres complètes du célèbre romancier russe Borborygme, qu’onvenait enfin de traduire.

Depuis longtemps, la jeune fille rêvait de lire les pagesémollientes et philharmoniques de ce Moscovite relâché. Mais ilétait trop facile de prévoir que cette masse précieusen’échapperait pas à la destinée commune des papiers lyriques oudocumentaires dont le cabinet de lecture s’emplissaitcontinuellement.

Pour conjurer cette catastrophe, il n’y avait pas une minute àperdre. Orthodoxie alla donc trouver sur-le-champ la tanteRoxelane, qui se piquait aussi de littérature et qui étaitcertainement, après elle, la personne la plus euphonique de lafamille.

Non moins ladresse, d’ailleurs, que Panard, celui-ci laconsidérait attentivement pour les capitaux aimables qu’ellepossédait et qu’elle manipulait avec prudence. Elle seule échappaità l’inquisition du maniaque et son seuil était respecté.

En quelques instants fut ourdie la conspiration. Les deux femmesarrêtèrent que le grand homme échapperait aux mains profanantes ducolonel de gendarmerie, et Palmyre, corrompue par d’illusoirespromesses, traîna le colis dans la chambre de Roxelane.

Il y eut alors quelques beaux jours, la tante et la nièce lisantet pleurant ensemble…

Malheureusement, la vibrante Orthodoxie ne put assez contenirson enthousiasme. A son insu, des idées et des métaphores slaveslui échappèrent, et la défiance de Panard, un beau matin,s’éveilla.

Le mot rouble ayant été prononcé par l’imprudente, quicroyait parler d’or, il se leva de table comme un homme frappéd’une lueur subite et se précipita dans le cabinet, au moment mêmeoù l’éternel Justinien venait d’en sortir.

On l’entendit longtemps fourrager avec énergie dans lesarchives, nul n’osant bouger, tellement Forage était proche.

Il reparut à la fin, pâle et rouge, assez semblable à quelquetison mal éteint sur lequel soufflerait la bise.

– Où sont mes Borborygmes? hurla-t-il.

Tante Plectrude, informée du micmac, essaya de détourner lecyclone sur Justinien. Mais celui-ci ayant juré, par sa croix etpar ses bottes, qu’on le soupçonnait injustement, la véracité de cegendarme ne put être mise en doute.

Orthodoxie, à son tour, comblée d’effroi, chargea si obstinémentses frères Athanase, Héliodore et Démétrius, qui ne savaient mêmepas de quoi il retournait, que le discernant patriarche démêla sanspeine leur innocence.

Le cas était grave, et le châtiment fut proportion né au délit.Il fallut restituer les précieux bouquins, qui prirent incontinentla même route que leurs devanciers, et ce fut l’oncle trois foisodieux qui en profita presque seul, cette littérature agissant surlui avec tant de force qu’il n’émergeait plus de son antre qu’auxheures des repas.

Orthodoxie, dont la douleur fut déchirante, parvint cependant àse consoler. Elle a même fini par comprendre que tel est lejugement dernier de tous les papiers humains, que les lectures sefont généralement ainsi dans les familles où la raison prédomine,et que de tangibles félicités sont plus estimables que lesdécevantes élucubrations de quelques rêveurs…

Mais, que dis-je? n’avait-elle pas surtout découvert, en cetteoccasion, la profonde vérité de l’axiome formulé par une de nospoétesses, et qui fut désormais pour elle un principe delumière:

Avant de parler, il fauttourner sept fois salangue dans la bouche…de son voisin.

Chapitre 27On n’est pas parfait

À Camille Lemonnier[21].

 

Esculape Nuptial, s’étant assuré que le vieillard avait reçu unnombre suffisant de coups de couteau et qu’il avait certainementexhalé ce qu’on est convenu d’appeler le dernier soupir, songeatout d’abord à se procurer quelque divertissement.

Cet homme judicieux estima que la corde ne saurait être toujourstendue, qu’il est sage de respirer quelquefois et que toute peinevaut son salaire.

Il avait eu la chance de mettre la main sur la forte somme.Heureux de vivre et la conscience délicatement parfumée, il allaitçà et là, sous les marronniers ou les platanes, respirant avecdélices l’odorante haleine du soir.

C’était le printemps, non l’équivoque et rhumatismal printempsde l’équinoxe, mais le capiteux renouveau du commencement de juin,lorsque les Gémeaux enlacés reculent devant l’Ecrevisse.

Esculape, inondé d’impressions suaves et les yeux mouillés depleurs, se sentit apôtre.

Il désira le bonheur du genre humain, la fraternité des bêtesféroces, la tutelle des opprimés, la consolation de ceux quisouffrent.

Son cœur plein de pardons s’inclina vers les indigents. Ilrépandit dans des mains tendues l’abondante monnaie de cuivre dontses poches étaient encombrées.

Il entra même dans une église et prit part à la prière en communque récitait un troupeau fidèle.

Il adora Dieu, lui disant qu’il aimait son prochain commelui-même. Il rendit grâces pour les biens qu’il avait reçus, sereconnaissant tiré du néant.

Il demanda que fussent dissipées les ténèbres qui lui cachaientla laideur et la malice du péché, fit un scrupuleux examen deconscience, découvrit en lui des imperfections tenaces, depersistantes broutilles: mouvements de vanité, impatiences,distractions, omissions, jugements téméraires et peu charitables,etc., mais surtout la paresse et la négligence dansl’accomplissement des devoirs de sonétat. Il termina par un bon propos d’être moins fragiledésormais, implora le secours du ciel pour les agonisants et lesvoyageurs, demanda, comme il convient, d’être protégé pendant lanuit, et, pénétré de ces sentiments, courut au plus prochainlupanar.

* * *

Car il tenait pour les joies honnêtes. Ce n’était pas un de ceshommes qui se laissent aller facilement aux dissipationsfrivoles.

Il penchait plutôt du côté de la rigueur et ne se défendait qu’àpeine d’une gravité ridicule.

Il tuait pour vivre, parce qu’il n’y a pas de sot métier. Ilaurait pu, comme tant d’autres, s’enorgueillir des dangers d’une sichatouilleuse profession. Mais il préférait le silence. Pareillesau convolvulus, les fleurs de son âme ne s’épanouissaient que dansla pénombre.

Il tuait à domicile, poliment, discrètement et le plusproprement du monde. C’était, on peut le dire, de la besognejoliment exécutée.

Il ne promettait pas ce qu’il était incapable de tenir. Il nepromettait même rien du tout. Mais ses clients ne se plaignirentjamais.

Quant aux langues venimeuses, il n’en avait cure. Bienfaire et laisser dire, telleétait sa devise. Le suffrage de sa conscience lui suffisait.

Homme d’intérieur, avant tout, on ne le voyait que très rarementdans les cafés, et les malveillants eux-mêmes étaient forcés de luirendre cette justice qu’en dehors du bordel, il ne voyait à peuprès personne.

Dans cette demeure hospitalière, il avait fixé sa dilection surune jeune fille légèrement vêtue qui faisait prospérerl’établissement et que sa précocité de virtuose désignait àl’enthousiasme.

A peine au sortir de l’enfance, de nombreux salons l’avaientadmirée déjà.

L’heureux Esculape avait eu l’art de s’en faire aimer, et letemps paraissait «suspendre son vol», quand ces deux êtres étaientpenchés, l’un vers l’autre, sur le lac mystique.

La ravissante Loulou ne voulait plus rien savoir aussitôtqu’apparaissait son petit Cucu, et, souvent, celui-ci fut contraintde la ramener au sentiment professionnel de son art, quand lesvieux messieurs s’impatientaient.

Elle lui donnait, en retour, des indications précieuses…

Enfin, ils plaçaient avec discernement d’assez jolies sommes.Loulou n’usait presque rien, l’air et la lumière suffisant à peuprès à sa toilette quotidienne, qui était toujours très simple etd’un goût parfait.

Déjà même, ils entrevoyaient la récompense, l’heureux avenir quiles attendait à la campagne, dans quelque chaumière enfouie sousles lilas et les roses, qu’ils achèteraient un jour, et lavieillesse paisible, dont la Providence rémunère ceux qui ontbravement combattu.

Oui, sans doute, mais, hélas! qui pourra dire combien sontvaines les pensées des hommes?

* * *

Ce qui va suivre est excessivement douloureux.

Cette nuit-là, Esculape ne parut pas. La maison en souffrit plusqu’on ne peut dire,

La pauvre Loulou, d’abord fébrile, puis agitée, et enfinhagarde, cessa de plaire.

Un notaire belge, qui avait apporté les fonds de ses clients,reçut une retentissante paire de claques, dont les passantss’étonnèrent.

Le scandale fut énorme et le décri parut imminent. Mais elle nevoulait «entendre à rien ni à personne». Son inquiétude montant audélire, elle poussa le mépris des lois jusqu’à ouvrir une fenêtredemeurée close, depuis le dernier 14 juillet, et appela son Cucu,d’une voix terrible, dans le grand silence nocturne.

Quelques pasteurs protestants prirent le large, non sans avoirexprimé leur indignation, et, dès le lendemain, les journaux gravespronostiquèrent tristement la fin du monde.

Dois-je le déclarer? Esculape faisait la noce, Esculape avaitrencontré un serpent.

Comme il rentrait sagement au bercail d’amour, il fut accostépar un camarade d’enfance qu’il n’avait pas vu depuis dix ans etqui parvint à le débaucher, pour la première fois de sa vie.

J’ignore les sophismes que déploya cet ami funeste pour ledétourner de l’étroite voie qui mène au ciel; mais ils se soûlèrentà ce point que, vers l’aurore, l’amant désorbité de la gémissanteLoulou prit une voiture pour aller chercher un Combatspirituel qu’il se souvenait d’avoir oublié, la veille,chez son machabée, et qu’il jugeait tout à fait indispensable à sonprogrès intérieur.

Le fidèle compagnon de sa nuit le conduisit, comme par la main,jusque dans la chambre du mort, où le commissaire de policel’attendit obligeamment.

Et voilà comment une seule défaillance brisa deux carrières.

On n’est pas parfait.

Chapitre 28Soyons raisonnables !…

À Édouard d’Arbourg.

 

– Pourquoi ne mangez-vous pas, mon père? demanda Suzanne, dontles yeux s’emplirent de larmes. Voilà deux jours que vous netouchez à rien et que vous ne voulez voir personne. Vous n’êtes pasmalade, cependant: vous auriez fait appeler le docteur. Vous avezdonc quelque gros chagrin que vous ne vouiez pas me dire? Je nesuis plus une petite fille, vous le savez bien, et j’aurais tant debonheur à vous consoler!

Le personnage à qui s’adressait ce discours n’était pas moindreque le fameux Ambroise Chaumontel, qui occupa de ses affaires lamoitié du globe, l’avocat incomparable dont l’éloquence eutembrouillé jusqu’aux filaments du chaos et pétrifié lesténèbres.

Le maître avait environ soixante ans et ne se l’envoyait pasdire. Il le déclarait lui-même à tout le monde, en toute occasion,car c’était sa douce manie d’aspirer à la dignité despatriarches.

Venimeusement quelques rivaux l’avaient accusé de teindre sescheveux en blanc, afin d’être plus auguste enplaidant pour l’orphelin. Mais il maintenait son âme infinimentau-dessus de l’envie dont les impuissantes flèches venaient expirerà sa base.

La décourageante réputation qu’il s’était acquise en un quart desiècle de barre, sa grande fortune et le haut éclat d’un nom queplusieurs générations de braillards avaient illustré, mettaiententre lui et la multitude vile d’infranchissables étendues.

Enfin il jouissait- d’une sorte de considération toute anglaiseque rien ne semblait pouvoir entamer et passait, avec raison sansdoute, pour une figure peu excitante, mais combien précieuse! del’intégrité professionnelle.

Il faut croire que, ce jour-là, d’étranges soucis l’obsédaient,car il ne répondit pas à sa fille et devint plus morose encore,fixant de ses deux gros yeux habitués aux dignes regards, un objetquelconque dont l’image se peignait en vain dans sa rétine.

Il chérissait à sa manière cette enfant aimable devenuemiraculeusement une belle fille, dont la mère, enterrée depuis dixans, avait été emportée, disait-on, par une attaque foudroyante derespect.

Les gens racontaient que son mari avait été pour la pauvre femmequelque chose comme le Sinaï et qu’elle avait fini par enmourir.

Suzanne, plus heureuse, avait réussi à se faire à peu prèsaimer. Par l’effet de mouvements intérieurs difficilementexplicables, le sourcilleux et pinaculaire Chaumontel s’étaitincliné vers sa fille. Pour elle seule, il est vrai, le bois de soncœur s’était assoupli. Il poussait la condescendance jusqu’àsouffrir ses caresses, jusqu’à lui permettre quelques locutionsaffectueuses, quelques propos familiers…

Néanmoins, ce jour-là, je le répète, rien ne pouvait mordre.Chaumontç1 était remonté sur sa colonne.

Suzanne, renonçant elle-même à déjeuner, vint passer l’un de sesbras autour du cou de son père et, d’une voix qui eût adouci dessinges féroces, le supplia de parler.

– Tu ne peux comprendre cela, mon enfant, dit-il à la fin, toutà fait austère.

Et, se levant de table, comme un homme fatigué de porter lemonde, il se retira lentement, sans ajouter un seul traîtremot.

* * *

Or, voici ce qui s’était passé.

Deux jours auparavant, Chaumontel avait rencontré Bardache.

Tous les vieux rôdeurs ont connu Bardache, le long AgénorBardache, qui fut si joli dans les dernières années du secondEmpire, quand il débuta.

A cette époque lointaine, on le surnommait, rue Marbeuf, laTranquillité des parents. Le drôle eutde fiers succès, dont quelques gâteux se souviennent. Despersonnages illustres l’entretinrent, et de fiers généraux, tannéspar le ciel d’Afrique, lui offrirent des bouquets rares.

Après la Commune, qui l’avait orné, je crois, de quelquesgalons, il disparut, pour quelques années, dans les profondeurs dunadir.

Les trottoirs et les bois sacrés le revirent un jour, maiscombien changé! Désormais barbu, jaune et sale, il ressemblait à unarbre aride qui aurait poussé de trop longues branches. La faceanguleuse et plaquée de lividités singulières, en dépit desmaquillages et des fards, taisait penser à ces effigies du Mal sanspardon que le Moyen Age a tant sculptées, sous les pieds dessaints, dans les coins obscurs de ses basiliques.

Pour les imaginatifs, ce fantôme de boue devait avoir les mainsmoites de la sueur des agonisants, et on l’appelait définitivementle Cadavre, dans l’étrange monde pseudonymique où ilfréquentait.

Particularité fort sinistre, les jointures de ses os craquaienten marchant, comme il est raconté de Pierre le Cruel.

Ostensible, d’ailleurs, autant que le puisse être un abominablescélérat, il avouait une situation de journaliste d’affaires etcherchait un riche mariage.

* * *

Chaumontel, content de lui-même et qui venait de serrerd’honorables mains sur le seuil de la Première Chambre, sepréparait à monter dans sa voiture, quand il fut arrêté par cetécumeur de pourrissoir, qui lui touchait familièrementl’épaule.

– Eh! bien, petit Verbe Déponent, onne reconnaît donc plus les amis? dit le Cadavre.

L’avocat, suffoqué, recula.

– Mais, monsieur, qui êtes-vous? Je ne vous connais pas.

– Tu ne me reconnais pas, mon chéri? J’ai donc bienchangé? Entrons d’abord dans ton corbillard. Je vais te rafraîchirla mémoire.

– Baptiste! cria Chaumontel, allez me chercher un agent tout desuite!

– Ah! prends garde! petit Déponent de mon cœur, si tufais du pétard, je bouffe tout. Je raconterai au commissaire depolice nos farces de jeunesse, la petite maison de Marly et lachambre des gros soupirs où on s’est tant amusé. Je pourrai mêmelui faire admirer ta photographie, que je porte toujours sur moi…tu sais bien, ta photographie «en fleur des champs qu’on vacueillir», que tu m’offris si gentiment. – l’ayant fait exécuterpour moi seul, – en l’apostillant d’une suggestive dédicace?

A ces mots, le père de Suzanne, devenu très pâle, rappelaprécipitamment son cocher et, se voyant observé, poussa lui-mêmedans la voiture l’épouvantable compagnon que lui envoyait sondestin. Sur un ordre bref, l’attelage partit au grand trot.

– Voyons, c’est de l’argent qu’il vous faut? commença-t-il.

– De l’argent? répondit l’autre. Pour qui me prends-tu? J’ail’honneur, monsieur Chaumontel, de vous demander la main demademoiselle votre fille.

– La main de ma fille! hurla le transfuge de Sodome, qui sesentit père, la main de ma fille! Est-ce que vous allez mêler lenom de ma fille à vos ordures, maintenant?

– Allons, allons, cher ami, un peu de calme et soyonsraisonnables! s’il vous plaît. Nous ne sommes plus desenfants, n’est-ce pas? ni même des jeunes gens. Le temps des bellesfolies est passé. J’ai perdu tous mes avantages, je me déplume dejour en jour, je m’embête à crever et je vis à peine. Je veuxdevenir honorable, comme vous-même, cher ami. Pour cela, il me fautde l’argent sans doute, mais il me faut surtout une femme. Il étaitassez naturel que je jetasse les yeux sur vous qui pouvez me donnerà la fois l’une et l’autre… Mademoiselle Suzanne est toutsimplement délicieuse.

… Oh! ne gueulez pas: c’est absolument inutile. Voici. J’aivotre captivante photographie et je possède, en outre, quelqueslettres non moins précieuses dont vous m’honorâtes autrefois.Donnant donnant. Vous m’entendez bien… Je vous offre un mois pourbâcler l’affaire, six semaines au plus.. Passé ce délai, je faistout sauter. Moi, je n’ai rien à perdre. Maintenant, arrêtez votrecocher. Je descends ici.

– Un mot encore, balbutia le malheureux qui venait de rouler dixmille marches. Vous avez oublié que je peux me tuer.

L’autre éclata de rire et, déjà sur le marchepied:

– Je n’ai pas peur de ça. Les cochons ne se tuent jamais,dit-il, non sans profondeur.

* * *

Deux mois après cet entretien, Agénor Bardache épousait Suzannedans un village de Normandie où l’avocat possédait une vieillemaison.

Nul ne fut invité et les billets de faire part, confiés aux bonssoins de Chaumontel, furent envoyés dans les latrines.

Cette histoire est substantiellement exacte. Je vous raconteraiun autre jour comment les époux sont morts. Le père est encorevivant, Dieu merci!

Ah! j’oubliais. Le jour du mariage, la cérémonie terminée,Bardache, rayonnant, se pencha vers son beau-père et lui murmuraces amoureuses paroles:

– O ami! comme ellevous ressemble!

Chapitre 29Jocaste sur le trottoir

À Ladislas Lubanski.

Sanctum nihil est
et ab inguine
tutum.

JUVÉNAL, Sat. III

Monsieur,

Quand vous recevrez cette lettre, je serai certainement en routepour l’Afrique, où je vais essayer de me faire tuer d’une manièrehonorable. Si cela peut s’appeler le suicide, je pense que le modeen est acceptable, même pour un catholique tel que vous.

Je suis las de vivre, j’en conviens, absolument etirrémédiablement fatigué de ce que les imbéciles ou les pourceauxnomment entre eux la vie.

Mes affaires sont en ordre, faites-moi l’honneur de le croire.Je ne dois d’argent à personne et ne serai pleuré par aucuncréancier. Les quelques revenus dont je fis un usage peu nobleiront, après moi, dans des mains pures.

Je suis sans famille, et le groupe de mes amis ou connaissancesvaut à peine un souvenir. Ma disparition ne sera pas mêmeremarquée, ne fût-ce que d’un humble chien.

Cependant, avant de disparaître, j’ai résolu de vous livrer unsecret de tristesse et d’ignominie effroyables, dont ladivulgation, je le crois, pourrait être utile à plusieurs.

Il est entendu que vous êtes parfaitement libre de publier cetteconfidence anonyme, à moins que vous ne jugiez, en votreconscience, plus expédient de l’anéantir.

Cette confession écrite, jetée à la poste, va me devenir aussicomplètement étrangère que le drame inconnu qui dort dans leslimbes de l’imagination d’un romancier, et mes mesures sont si bienprises que nul ne pourra me reconnaître.

Agissez donc, monsieur, comme il vous plaira. Voici lepoème:

* * *

Lorsque je perdis ma mère, à six ans, je me rappelle que monchagrin fut extrême, beaucoup plus grand, je le suppose, qu’il neconvient à un enfant de cet âge, car ce fut pour moi l’occasion derécolter une somme de gifles peu ordinaire.

Je ne pourrais jamais oublier le percement, le déchirement demon petit cœur lorsqu’on m’apprit avec brutalité que je ne laverrais plus, que c’était tout à fait fini de la jolie maman etqu’on l’avait fourrée dans la terre, au milieu des morts.

Je ne pouvais guère comprendre ce que c’était que mourir, maisje fus pilonné sous l’épouvante, broyé d’horreur, et je n’ai jamaispu en revenir complètement.

On ne me montra pasle cadavre. Il y avait une raison, que je n’aisue que beaucoup plus tard…

Mes cris furent tels, d’ailleurs, que mon père, homme très dur,qui me détestait, me fit expédier, le jour même, à la campagne, surla lisière d’un bois de sapins très sombre, dans le voisinage d’unétang fétide et non loin de l’établissement d’un équarisseur, -lieu sinistre que je vois encore.

J’ai vécu là deux ans, entièrement privé de culture, sous lesyeux indifférents d’une paysanne desséchée qui me nourrissait aussichiennement que possible et me laissait vagabonder tout lejour.

Pauvre petite maman, au milieu des morts!…

J’allais souvent errer à l’entour de la palissade du tueur,attiré là, traîné là comme par des griffes.

Je n’apercevais presque rien à travers les planches, mais jerespirais l’odeur abominable du repaire et je voyais souvent filerdevant moi des rats énormes, je ne sais quelles créatures affreusesqui paraissaient venir de l’étang.

J’en vins à penser que c’était peut-être là qu’on l’avait mise,la disparue – car j’avais déjà le pressentiment que le monde estfait à l’image infâme de ce chantier d’assommeurs des bêtes quisouffrent.

Je dus faire pitié à Dieu lorsqu’il m’arriva – combien de fois!- de me jeter contre la clôture et d’appeler ma mère ensanglotant.

Ah! j’étais bien abandonné, je vous assure. Mon père, que jevoyais à peine une fois tous les trois mois, pendant uneaprès-midi, me régalait exclusivement de calottes, me traitant dejeune idiot, de petit «crétin exalté», de petit voleur (!)et ne se gênant pas pour exhaler, en propres termes, son désir deme voir «crever» bientôt.

Je me souviens qu’un jour, ayant parlé de promenade, il meconduisit le long de l’étang, à un endroit vaseux et plein deroseaux où je m’arrêtais souvent, des heures entières, pourcontempler le grouillement des têtards ou des salamandres.

Tout à coup, il m’ordonna durement d’aller lui cueillir unnénuphar qui flottait à quelques pas, et, comme j’essayais d’obéirà cet homme impitoyable, je sentis avec terreur que j’enfonçaisdans la boue. Lorsque, blasphémant, il me retira, j’en avaisjusqu’aux épaules, et je suis persuadé que, sans la présence d’untémoin attiré par mes cris de désespoir, j’y serais resté, tant saface était diabolique!

* * *

Tel a été le vestibule de mon existence. Je suppose que vous enavez assez de ce début. Je passe donc les misérables années quisuivirent. Années d’internat dans un collège où mon père mecalfeutra pendant l’espace de deux lustres.

Vous me croirez si vous le pouvez. Jusqu’à dix-huit ans je nesortis pas un seul jour de cette prison.

A ceux dont l’enfance eut quelques joies, il serait évidemmentinutile de chercher à faire comprendre ce que durent être leseffets d’une si longue et si féroce incarcération. Il paraît que laloi civile permet cela. C’est la paternité antique, si je ne metrompe.

J’étais assez robuste, heureusement ou malheureusement, pourn’en pas mourir. Seulement, j’ignore ce que devint mon âme dans cepourrissoir. Dix ans de contact avec des élèves et des professeursputréfieraient un cheval de bronze, vous le savez. Quelquesécrivains l’ont démontré surabondamment, et je pense qu’il estinutile d’insister.

Une seule chose précieuse m’était restée. Une sorte de fleurtrès pure dans un coin vierge de mon jardin saccagé. C’était lesouvenir infiniment doux de ma mère.

Souvenir de délices, lumineux et pacifiant! L’ayant perdue sitôt, je n’aurais pu reconstituer les lignes de son cher visage,mais je me souvenais de l’avoir vue ravissante, et la douceurmerveilleuse de ses caresses était immortelle.

La dernière fois, surtout, elle avait été si triste et sitendre, ma mère bien aimée, si tendre et si profondément tristequ’en y songeant, je me sentais fondre de pitié…

* * *

Je cours au dénouement de cette histoire, qui me tue, qui medévore, qui me souille au delà de ce qui peut être pensé.

Quand je sortis du collège, celui qui se disait mon père avaittellement vieilli que j’eus peine à le reconnaître. Mais il étaitdevenu, je crois, plus atroce.

Sa haine pour moi, d’ailleurs inexplicable, me parut s’êtreexaspérée jusqu’à une espèce de rage chronique, difficile àpeindre, qui faisait songer à la possession démoniaque.

Les premières nuits, je me barricadai dans ma chambre, craignantqu’il ne profitât de mon sommeil pour m’égorger. Peur juvénile,sans doute, mais si justifiée par certains regards qu’il me lançaità la dérobée!

Peu ou point de paroles, d’ailleurs. Les âmesse voyaient. On avait la sensation d’être face àface au bord d’un gouffre.

Quelques ordres brefs, quelques durs et coupants monosyllabes.C’était absolument tout.

Je n’eus pas besoin de génie pour deviner qu’il ne m’avait faitrevenir que pour m’infliger quelque supplice nouveau. Mais j’étaismaintenant un homme, j’avais l’expérience acquise dans lestribulations ignobles de l’internat universitaire, et j’eusse défiéun jeune lion d’être plus armé que moi.

Comment prévoir la chose qui n’a pas de nom, l’ineffable horreurque le monstre me réservait?

Il était architecte, chargé de travaux assez importants, et jefus immédiatement dévolu aux petits soins d’un premier commis quidevait m’initier à L’art de bâtir.

Cet individu, que j’ai studieusement et très lentementsaigné, la semaine dernière, avant de quitter Paris, étaitl’homme de confiance, l’âme damnée de mon père. Je me souvenais del’avoir toujours vu dans la maison. Il me faisait travailler sansrelâche du matin au soir.

Le premier mois étant achevé, il prit tout à coup un air bonenfant pour me déclarer que son patron, moins coriace que je neparaissais le croire, avait résolu de me gratifier chaque moisd’une raisonnable somme, quoique je n’eusse besoin de rien sous sontoit.

– Mais, ajouta-t-il, on sait ce que c’est que les jeunes gens.Le plaisir leur est nécessaire après une journée de travail, etmonsieur votre père l’a parfaitement compris. Je suis même chargéde vous remettre une clef de la porte extérieure, pour que vouspuissiez rentrer à l’heure qu’il vous plaira, quand vous sortirezle soir. On tient à vous faire sentir que vous n’êtes pas unprisonnier.

L’argent que me donna cet intermédiaire – mon premier argent! -m’amollit naturellement le cœur, et je ne songeai plus à me défierde lui.

Il en profita sur le champ pour me soutirer toute la confiancepossible, ce qui n’était vraiment pas un travail d’Hercule, puisqueje n’avais que dix-huit ans et pas un ami sur terre.

Bon enfant, de plus en plus, il devint, peu à peu, mon chaperonde libertinage, daigna se soûler en ma compagnie et me fitconnaître les bons endroits.

* * *

Bâclons l’épisode final. Un jour le terrible drôle, quisavait ce qu’il faisait, me donna l’adresse -qu’il tenaitsans doute en réserve pour le moment opportun – d’une femme«charmante, quoique un peu mûre», qui me comblerait de délices.

Deux heures plus tard, je couchaisavec ma mère, qui ne me reconnut que lelendemain.

Agréez, etc.

Chapitre 30La plus belle trouvaille de Caïn

À Henry Hornbostel[22].

 

Je ne sais comment, vers la fin de ce mémorable dîner, on envint à ce degré de bêtise de parler des objets trouvés sur ce quis’appelle mystérieusement et amphibologiquement la voiepublique.

Presque tous en profitèrent pour raconter des aventures detrésors gisants, de sacoches heurtées du pied et qui contenaient degrandes richesses, aventures dans lesquelles – on était forcé d’enconvenir – leur désintéressement avait éclaté. Quelques-uns, moinsivres, avouèrent, en baissant la tête, qu’ils n’avaient jamais rientrouvé.

Ce fut alors que ramassant d’un geste large toutes lesattentions disséminées, le claironnant sculpteur PélopidasGacougnolle nous interpella:

– Savez-vous, beugla-t-il, quelle fut, un jour, la plus belletrouvaille de Marchenoir?

Une collective nutation des chefs lui révéla qu’on n’en savaitabsolument rien.

– Alors, mes enfants, écoutez-moi ça. L’anecdote vaut la peined’être racontée.

* * *

On sait généralement, commença-t-il, que notre grand Inquisiteurlittéraire a été le plus imprenable et calamiteux adolescent quiait arboré, sur nos trottoirs, le cataclysme de la redingote ou dupantalon. Rien n’exprimerait la luxuriance de cette gueuserie derêveur.

Je me souviens de l’avoir aperçu bien des fois à cette époque,et j’en suis si fier que j’ai peine à concevoir que la terre puisseme porter! Oh! je vous parle d’il y a longtemps. Je n’étais pasencore son ami, et je ne devinais guère que je le deviendrais unjour. Je ne sais même pas s’il avait jamais eu un seul ami.

C’était un orageux et difficile marcassin qui ne s’encanaillaitqu’avec les constellations. On le devinait impatient de toute autrepromiscuité, et personne, je crois, n’eût entrepris le recrutementde ce primitif.

Chacun de vous le connaît trop pour que je m’extermine à vous ledépeindre. Mais je ne sais si vous l’imaginez, à dix-huit ans, telque le représente un féroce portrait, peint par lui-même à l’huilede requin, et qu’il exhibe seulement à ses plus intimes.

Il apparaît là, se rongeant un poing dans un mastic de bitume,de terre d’ombre et de carbonate de plomb, fixant le spectateur dedeux yeux terribles, sanguinolents à force d’intensité. Quand onn’a pas vu cela, on n’a rien vu…

C’est la première manière de notre héros, lequel voulut êtrepeintre, longtemps avant de se sentir écrivain, et qui, ma foi! eûtété, dans ses tableaux, précisément ce qu’il est dans seseffroyables livres, le soyeux molosse et le cannibale céleste quenous admirons.

Les yeux de ce portrait, obsédants au point d’étonner unvirtuose de mon acabit, ne furent jamais, il est vrai, ces yeuxd’une invraisemblable douceur que le créateur des volcans et desluminaires alluma sous son front morose pour la confusion desimbéciles.

Ils ont suffi, néanmoins, pour déterminer une ressemblanceextraordinaire que la plus audacieuse longévité ne parviendrait pasà démentir, parce qu’ils sont les yeux de son âme. les vrais yeuxde sa profonde âme éternellement affamée de pressentimentsdivins.

Évidemment, lorsqu’il exécuta cette exorbitante effigie, soninstinct de séquestré au milieu des gouffres l’avertissait déjà deson exécrable destin.

Sans aucun doute, il subodorait les charognes qui devaientencombrer sa voie et dont l’haleine faillit asphyxier les troiscents lions qu’il portait en lui.

Comment n’aurait-il pas eu la vision de cet avenir infernalqu’on est bien forcé de supposer assorti à ses facultés degladiateur? car je ne sais aucun homme que sa nature ait autantdésigné que lui aux couleuvres noires et aux vexationscarabinées.

Les infortunés moins élus le devraient bénir, puisqu’il fut etqu’il est encore le paratonnerre isolé qui soutire tous lestonnerres. Le miracle est offert par lui, depuis vingt ans, d’unblasphémateur de la Racaille, absolument invincible et toujours surses étriers, malgré le tourbillon des crapules et le cyclone despusillanimes.

Ah! il peut se vanter d’avoir été lâché, celui-là, et d’en avoirvu décamper, de fiers gentilshommes qui se disaient ses compagnons.Les amitiés ou les simples admirations qu’il rencontra me fontl’effet de ressembler à ces divines allumettes qui ne s’enflammentque «sur la boîte», suivant la formule dont nous gratifia leSeptentrion.

Le ciel me préserve d’une additionnelle jérémiade surl’agriculture des affections et l’économie politique du cimentcordial. L’homme dont je parle s’est exprimé, d’ailleurs, de façontellement définitive que toute rhétorique sur ce point seraitdésormais oiseuse. Nous savons tous le désagrément atroce de n’êtrepas né dans la peau d’un chien quand l’acariâtre destinée refusa legroin d’un heureux pourceau…

Tout le monde vous dira que cet indigent fameux a étéfrénétiquement secouru par des bienfaiteurs innombrables, et quec’est à peine si les entrailles de la charité contemporaine sontguérissables des tumeurs que son ingratitude adéterminées.

Mais c’est dans le monde littéraire qu’il passe pour avoir.,surtout, perpétré la déprédation. Il n’est pas jusqu’au plus vaseuxgiton de l’écritoire qui n’exploite volontiers, comme une carrièrede diamants, cette légende cristallisée devenue semblable à unintraitable calcul dans le bas endroit des sécrétions dujournalisme.

J’en ai soigné quelques-uns de ces valétudinaires excitants dontla semelle de mes bottes rafraîchissait instantanément le rognon.Ils se souvenaient alors de n’avoir jamais connu avecprécision le parasite supposé. Marchenoir, en personne, a plusieursfois obtenu de ces cures miraculeuses et ses procédés, supérieursaux miens, sont tellement infaillibles que je le tiens pour le plussublime oculiste de la mémoire, capable, j’en suis persuadé,d’opérer de la cataracte du Niagara!…

* * *

Mais voici que je m’emballe! fit Pélopidas en se rasseyant. Caril s’était levé, marchant à grands pas et bousculant tout, depuisun instant.

Je suis désarmé de tout sang-froid quand je songe à ces animauxqui tueraient un homme supérieur pour glaner trois sous dans lecrottin des cynocéphales influents du Premier-Paris.

Je vous disais donc que j’avais entrevu Marchenoir à l’époquelointaine de son noviciat dans les odyssées de la famine et duchienlit. J’étais moi-même, en ce temps-là, un assez vilain pauvrebougre de petit plâtrier fricoteur qui faisait pins souventsoupeser son torse aux longitudinales du quartier qu’il netriturait la glaise des académies. J’étais un juste noceur, un deces malins à compartiments qui dramatisent la billevesée etj’aurais peut-être joué quelque sale tour à ce lamentable qu’onvoyait passer, de loin en loin, devant l’atelier, déchiffrant, avecdes extases, une loque d’elzévir qui paraissait une continuation deses surprenantes guenilles.

Mais il y avait la légende instructive d’un certain malvat de lachalcographie qu’il avait, un jour, trempé de la tête aux piedsdans une mare de houe, sans mêmeinterrompre sa lecture, et qu’il avaitensuite mis à sécher en équilibre sur l’appui d’une fenêtrebalustrée que le soleil dardait avec rage. Épisode qui donnait àréfléchir.

Puis, quelque imbécile que je fusse alors, le grandiose de cettemisère agissait un peu sur moi. Je sentais, quand même, la présenced’une âme extraordinaire, et, plus tard, j’ai compris que c’étaitlà justement ce qui révoltait les enfants de cancrelats répartissous nos épidémies, à chacune des apparitions de cet insolitemalheureux.

Ses haillons, je vous assure, n’avaient rien d’ignoble. Lapropreté de ses hardes en copeaux était même une chose curieuse ettouchante.

J’ai toujours devant les yeux un certain chapeau de haute formeacquis, Dieu sait en quels anciens jours! et dont la cocasserie nepouvait être surpassée que par l’inoubliable tromblon deThorvaldsen, que bafouée des vents, hommage décrépit del’admiration des Danois sur les parois extérieures de son musée àCopenhague.

On vit ce chapeau, fréquenté par les météores, se transformer aucours des saisons et passer par toutes les couleurs. Le dernierétat constaté fut la spirale ou colimaçon d’Archimède, auxblanchâtres circonvolutions. qui faisait paraître le titulairecoiffé d’un tronçon de colonne torse arraché au tremblement dequelque basilique portugaise, – phase décisive suivie, peu de moisplus tard, d’un affaissement irrémédiable dont trois ou quatremaroufles de l’atelier furent les témoins éperdus. Je n’exprimeraisjamais la sollicitude avec laquelle il frottait cet objetindéfinissable.

Après la catastrophe, il alla nu-tête par les rues.

Je ne crois pas qu’il ait jamais été positivement va-nu-pieds,mais ses bottines auraient fait juger séculières les sandales desanachorètes les plus déchaussés. Je demande la permission de ne pasinsister sur cet endroit de mon poème qui finirait par être aussilong que le Paradis perdu et qui nousdessécherait autant que les prodromes évangéliques de la fin dumonde, si je m’attardais aux accessoires.

Il faudrait je ne sais quelles hyperboles pour donner un aperçude cette enveloppe d’un aborigène du malheur, qu’à la distance debeaucoup d’années, je me représente accoutré par la griffe même duChérubin des Humiliations.

En voilà donc tout à fait assez de la digression et je reviens àmon histoire.

* * *

Lorsque j’eus l’extrême joie, longtemps espérée, de devenirl’ami et le compagnon de Marchenoir, je lus le témoinmalheureusement impuissant, – je n’étais pas riche, alors, – desavanies sans nom qu’une vieille propriétaire lui fit endurer.

Il devait plusieurs termes et ne parvenait pas, quoi qu’il fit,à la satisfaire. Cette ordure de femme voulait à toute force qu’illui donnât de l’argent.

Elle le gardait néanmoins, mais comme on garde les huîtresperlières dans les pêcheries de l’Océan Indien, surveilléescontinuellement par des squales attentifs, – ayant mis l’embargo leplus rigoureux sur les pauvres meubles aux trois quarts détruitsqui lui venaient de sa mère et guettant toujours l’occasion de ledépouiller des misérables aubaines qui pouvaient échoir.

L’Infortuné locataire était condamné à ne sortir de sa chambreque sous le feu des réclamations de la pygargue féroce quil’injuriait plusieurs fois par jour, en présence de tous lesvoisins, et souvent même l’apostrophait insolemment au milieu desrues.

Messieurs, cette situation a duré dix ans, Marchenoir n’arrivantjamais à pouvoir donner mieux que des acomptes et ne pouvant serésoudre à prendre la fuite. Pour la somme de trois ou quatre centsfrancs, cette gueuse l’a torturé quarante saisons.

Ne vous impatientez pas, s’il vous plaît, j’arrive à monanecdote. Mais ce que vous venez d’entendre était nécessaire pourvous amener à sentir l’importance unique de la trouvaille qu’ilfit, «ce beau matin d’été si doux», à l’heure charmante où lesconvolvulus et les renoncules des bois ouvrent leurs calices.

Il y avait trois ans déjà que la compassion des Océanides avaitréussi à désenchaîner notre Prométhée. Un premier succèslittéraire, escompté par d’inexprimables tourments, lui avaitpermis de trancher enfin le câble d’ignominie et il vivait à peuprès tranquille dans un quartier solitaire, infiniment loin del’horrible geôle.

L’image du vautour femelle s’estompait, s’embrumait de plus enplus, devenait indiscernable, télescopique. Impossible de retrouverle cliché, même au plus profond des latrines de sa mémoire.

Un jour de juillet, presque à l’aube et le lever du soleils’annonçant à peine, Marchenoir sortit, selon sa coutume, pour serafraîchir sur les bastions, en lisant quelques pages de SaxoGrammaticus ou de la Cornucopia de Perotto.

Ayant fait une soixantaine de pas environ, comme il regardait àses pieds pour tourner l’angle de sa rue, il aperçut à deux pas,dans ce lieu désert où n’existaient alors que des clôtures dejardins fruitiers et de terrains vagues, un carton bureaucratiquede la forme la plus notariale ou la plus huissière, dont laprésence l’étonna.

S’approchant jusqu’à le toucher du pied, la résistance del’objet redoubla son étonnement qui devint aussitôt de l’épouvantequand il vit un filet de sang.

Le couvercle enlevé rapidement, sapropriétaire lui apparut… , la têtecoupée de son ancienne propriétaire le regardant de ses yeux morts,de ses blancs yeux morts qui ressemblaient à deux grosses piècesd’argent.

Chapitre 31L’ami des bêtes

(Extrait de «La Femme Pauvre»)

À l’Ami qui viendra sansêtre attendu.

Eratque cum bestiis, et
angeli ministrabant illi.

SAINT MARC, chapitre I.

– Je ne sais, nous dit le Consolateur, si le nom d’histoireconvient exactement à ce que vous allez entendre. C’est plutôt unsouvenir de voyage, une impression ancienne, demeurée très vive ettrès profonde, que je voudrais vous faire partager.

Cela s’est passé sur la montagne de la Salette, où lescatholiques savent que la Vierge est apparue, en 1846, à deuxenfants pauvres.

Naturellement, on a tout fait pour déshonorer, par le ridiculeou la calomnie, cet événement prodigieux. Mais qu’importe?

Je me trouvais donc en ce lieu de pèlerinage, et, dès le premiersoir, j’avais pris avec énergie la défense d’un inconnu, l’un demes compagnons de table d’hôte, que tous les convivesplastronnaient lâchement de leurs sarcasmes dévots.

J’avais même forcé l’une de ces brutes, parmi lesquelles setrouvaient deux ou trois ecclésiastiques, à lui demanderpardon.

Vous savez si c’est dans ma nature de supporter que les faiblessoient opprimés devant moi. Mon client était un personnage à figuretriste, vêtu comme un campagnard et dont la simplicité m’avaitattendri.

On se moquait de lui parce qu’il était une espèce de végétarien,n’admettant pas qu’on tuât les bêtes et s’interdisant de mangerleur chair, sous quelque prétexte que ce fut. Il le disait à quivoulait l’entendre, sans que nul persiflage eût le pouvoir de leretenir, et on sentait qu’il aurait donné sa vie pour cetteidée.

* * *

Le lendemain, la première personne que j’aperçus près de lafontaine miraculeuse fut mon protégé. Il priait en grandrecueillement, et je pus l’observer.

C’était un homme d’aspect vulgaire, habillé de façon presquemisérable. Il devait avoir dépassé cinquante ans et portait déjàles marques d’une caducité prochaine.

On devinait que toutes les giboulées du malheur s’étaientacharnées sur lui. Sa figure timide et souffreteuse eût été, jecrois, insignifiante, sans une expression de joie singulière quiparaissait être l’effet d’un colloque intérieur. Je voyais seslèvres s’agiter faiblement et, parfois, sourire de ce doux et pâlesourire de quelques idiots ou de certains êtres pensants dont l’âmeserait immergée dans un gouffre de dilection.

Ses yeux, surtout, m’étonnèrent. Fixés sur l’image en bronze dela Vierge Lamentatrice, ils lui parlaient comme cent bouchesauraient parlé, comme tout un peuple de bouches suppliantes oulaudicènes! J’imaginai – sur le registre divin où les vibrationsdes cœurs seront, un jour, transposées en ondulations sonores -tout un carillon de louanges, de divagations amoureuses, deremerciements et de désirs.

Il me sembla même – et, depuis des ans, je garde cetteimpression – que, du milieu des montagnes environnantes, ceinturéesalors d’éclatants brouillards, mille fils de lumière, d’une ténuitéet d’une douceur infinies, venaient aboutir au visage calamiteux decet adorant, autour de qui je crus voir flotter un très vagueeffluve…

* * *

Quand il eut fini, il vint à moi et, se découvrant:

– Monsieur, dit-il, je serais heureux de vous entretenir unmoment. Voulez-vous me faire l’honneur de m’accompagner quelquespas?

Nous allâmes nous asseoir derrière l’église, au bord du plateau,en face de l’Obiou, dont le soleil, encore invisible sous lesvapeurs, éclaboussait, en ce moment, la cime neigeuse.

– Vous m’avez fait beaucoup de peine hier soir, commença-t-il.Je n’ai pu vous arrêter, malheureusement, et j’en suis trèsaffligé. Vous ne me connaissez pas. Je ne suis pas un individu àdéfendre. Autrefois, quand je ne me connaissais pas encoremoi-même, je me défendais tout seul. J’étais un héros. J’ai tué unami en duel pour une plaisanterie.

Oui, monsieur, j’ai tué un être formé à la ressemblance de Dieu,qui ne m’avait pas même offensé. On appelle ça une affaired’honneur! Je l’ai frappé en pleine poitrine, et il est mort en meregardant, sans dire un mot… Ce regard ne m’a pas quitté depuisvingt-cinq ans, et, au moment où je vous parle, il est là-haut,juste devant moi, sur cette vieille colonne du firmament…

Quand je me représente cette minute, je suis capable de toutendurer. Ma seule consolation et mon seul espoir, c’est qu’on semoque de moi, qu’on m’insulte, qu’on me traîne le visage dans lesordures. Ceux qui font ainsi, je les aime, je les bénis «de toutesles bénédictions d’en bas», parce que cela, voyez-vous, c’est lajustice, la vraie Justice.

Vous vous êtes mis en colère et vous avez abusé de votre forcecontre un homme dont je ne mérite pas, certainement, de décrotterla chaussure. Vous m’avez forcé à prier pour lui toute la nuit,étendu au seuil de sa porte, ainsi qu’un cadavre, et, ce matin, jel’ai supplié, par les Cinq Plaies de notre Sauveur, de me marchersur la figure…

Oh! monsieur, n’essayez pas de me justifier, je vous en conjure.Ne me dites riend’humain. Je vous le demande pour l’Amour de Dieu, quis’est promené sur cette montagne. Tout ce qui peut colorer uneinfamie, croyez-vous que je ne me le sois pas dit à moi-même et qued’autres encore ne me l’aient pas dit, jusqu’au jour où il me futdonné de comprendre que j’étais le plus ignoble des assassins?

Cet homme que j’ai tué avait une femme et deux enfants. La femmeest morte de chagrin, entendez-vous? Moi, j’ai donné un millionpour les orphelins. Si je n’ai pas tout donné, c’est que desraisons de famille, plus fortes que moi, s’y opposaient. Mais j’aipromis de vivre, jusqu’à ma dernière heure, à la façon d’unmendiant.

J’espérais ainsi que la paix reviendrait en moi, comme si la vied’un homme pouvait être payée avec des écus. C’est l’argent desprinces des prêtres que j’ai donné à ces pauvres enfants, traitésen petits Judas par le meurtrier de leur père. Ah! bien oui! ellen’est jamais revenue, la paix divine, et je suis crucifié tous lesjours!…

Je vous dis cela, monsieur, parce que vous avez eu de la pitiéet que vous pourriez concevoir de l’estime. Je suis encore troplâche pour raconter ma vie à tout le monde, ainsi que je ledevrais, sans doute, et comme faisaient les grands pénitents duMoyen Age.

J’ai voulu me faire trappiste, puis chartreux. On m’a ditpartout que je n’avais pas la vocation. Alors je me suis marié poursouffrir tout mon soûl. J’ai pris une vieille catin de bas étagedont les matelots ne voulaient plus. Elle me roue de coups etm’abreuve de ridicule et d’ignominie…

Je ne la laisse manquer de rien, mais j’ai mis en lieu sûr lesdébris de ma fortune, qui fut assez considérable. C’est le bien despauvres, sur lequel je prélève de faibles sommes pour mes voyages.L’année dernière, j’étais en Terre Sainte, puisa Compostelle.Aujourd’hui, je suis à la Salette pour la trentième fois. On doitme connaître. C’est ici que j’ai reçu les plus grands secours, etj’engage tous les malheureux à faire ce pèlerinage. C’est le Sinaïde la Pénitence, le Paradis de la Douleur, et ceux qui ne lecomprennent pas sont bien à plaindre. Moi, je commence à comprendreet, quelquefois, j’obtiens d’être délié pendant une heure…

* * *

Il s’arrêta, et je me gardai bien de rompre ses pensées. J’eusseété, d’ailleurs, assez peu capable de proférer un seul mot qui nem’aurait pas semblé ridicule en présence de ce forçat volontaire,de ce Stylite colossal de l’Expiation.

Quand il se remit à parler, au bout d’un instant, j’eus lasurprise d’une transformation inouïe. Au lieu de ^e pathétiqueformidable qui venait de me serrer toutes les fibres autour ducœur, à la place de cette houle de remords, de ce « volcan deplaintes qui lançait partout ses laves d’angoisse, la voix humbleet mystérieusement placide que j’avais entendue la veille.

Si je vous priais d’imaginer, par exemple, un enfant mourant quevous entendriez parler à travers un mur, ce serait absurde, et,pourtant, je ne trouve pas mieux. Bref, j’eus l’intuition dequelque chose d’infiniment rare…

– On me raille souvent, disait cette voix, à propos des bêtes.Vous en avez été Le témoin. Je crois deviner en vous un hommed’imagination. Vous pourriez soupçonner, par conséquent – mesupposant un zèle téméraire – que je me suis donné ce ridicule àplaisir. Il n’en est rien. Je suis véritablement fait comme cela.J’aime les animaux, quels qu’ils soient, à peu près autant qu’ilest possible ou permis d’aimer les hommes.

J’ai quelquefois désiré, je l’avoue, d’être tout à faitimbécile, afin d’échapper complètement aux sophismes de l’orgueil;mais, ce désir ne s’étant pas réalisé jusqu’ici, je n’ignorenullement ce qui peut être l’occasion du mépris dans cette manièrede sentir, qui va, chez moi, jusqu’à la passion et que despersonnes très sages ont réprouvée.

N’est-ce point un malentendu? Serait-ce que la plupart deshommes ont oublié qu’étant eux-mêmes des créatures, ils n’ont pasle droit de mépriser l’autre côté de la création? Saint Françoisd’Assise, qu’admirent les athées eux-mêmes, se disait le trèsproche parent, non seulement des animaux, mais des pierres et del’eau des sources, et le juste Job ne fut pas blâmé pour avoir dità la pourriture: Vous êtes ma famille!

… Je sais que Dieu nous a livré les bêtes en pâture: mais il nenous a pas fait un commandement de les dévorer au sens matériel, etles expériences de la vie ascétique, depuis quelques dizaines desiècles, ont prouvé que la force de l’homme ne réside pas dans cetaliment. On ne connaît pas l’Amour universel parce qu’on ne voitpas la réalité sous les figures…

Il me parla ainsi très longtemps avec une grande foi, un grand,amour et je vous prie de le croire., avec une divinationmerveilleuse du Symbolisme chrétien que j’étais infiniment éloignéd’attendre de lui. Je dois beaucoup à cet homme simple, qui medonna, en quelques entretiens, la clef lumineuse d’un mondeinconnu.

Je vous assure qu’il était prodigieux quand il parlait desanimaux. Plus rien des grands éclats déchirants de sa premièreconfidence, plus de tempête, plus de météore douloureux. Un calmedivin, et quelle candeur!

Paisiblement, il s’allumait comme une toute petite lamped’accouchée dans une demeure gardée par les anges. En l’écoutant,je me souvenais de ces Bienheureux qui furent les premierscompagnons du Séraphique, dont les mains pleines de fleurs ontparfumé l’Occident, et je revoyais aussi tous les autres Saints dejadis, dont les pitoyables pieds nous ont laissé quelques grains dusable des cieux.

Le peu que je vous ai rapporté de ses paroles a dû vous faireentrevoir qu’il ne s’agissait pas de ces transports imbéciles quisont peut-être le mode le plus dégoûtant de l’idolâtrie. Lesanimaux étaient pour lui les signes alphabétique de l’Extase. Illisait en eux – comme les élus dont j’ai parlé – la seule histoirequi l’intéressât: l’histoire sempiternelle de la Trinité, qu’il mefaisait épeler dans les caractères symboliques de la Nature.

Mon ravissement fut inexprimable. À ses yeux, l’empire du monde,perdu par le premier Désobéissant, ne pouvait être reconquis quepar la restitution plénière de tout l’ancien ordresaccagé.

– Les animaux, me disait-il, sont,dans nos mains, lesotages de la Beautécéleste vaincue.

Parole étrange, dont je n’ai pas encore mesuré toute laprofondeur. Précisément parce que les Bêtes sont ce que l’homme ale plus méconnu et le plus opprimé, il pensait qu’un jour, Dieuferait par elles quelque chose d’inimaginable, quand serait venu lemoment de manifester sa Gloire.

C’est pourquoi sa tendresse pour ces créatures était accompagnéed’une sorte de révérence mystique assez difficile à caractériserpar des mots. Il voyait en eux les détenteurs inconscients d’unSecret sublime que l’humanité aurait perdu sous les frondaisons del’Eden et que leurs tristes yeux, couverts de ténèbres, ne peuventplus divulguer, depuis l’effrayante Prévarication…

Le Consolateur ne disait plus rien. Accoudé sur la table et sepressant les tempes du bout des doigts, dans une de ses attitudesfamilières, il regardait vaguement devant lui, ayant l’air dechercher au loin quelque grand oiseau de proie, désespéré d’êtresans capture, qui reflétât sa mélancolie.

* * *

– Qu’est devenu cet homme? lui demanda l’un de nous.

– Ah! oui: mon histoire ne serait pas complète. Je ne l’aijamais revu, et j’ai appris sa mort, un an plus tard, par un de mescompatriotes établi dans la petite ville qu’il habitait enBretagne, au bord de la mer.

Il est mort de la façon la plus terrible et, par conséquent laplus désirée par lui, c’est-à-dire dans sa maison, sous l’œil del’abominable Xantippe qu’il avait choisie tout exprès pour letorturer.

Frappé de paralysie peu de temps après notre rencontre, il nevoulut pas qu’on le transportât dans quelque maison de santé où ileût pu être exposé à s’éteindre en paix. Ayant vécu en pénitent, illui plut de râler et de mourir en pénitent.

Il paraît que sa femme le faisait coucher dans les ordures… Lesdétails sont affreux. On crut même, un instant, qu’elle l’avaitempoisonné.

Il est certain qu’elle devait être impatiente de sa mort,espérant hériter de lui. Mais les précautions étaient prises depuislongtemps, ainsi qu’il me l’avait dit, et le reliquat de sonpatrimoine est allé dans les mains des pauvres. Le bail de cettecuisinière de son agonie expirait naturellement avec lui.

Maintenant, mon histoire est tout à fait finie. Vous voyezqu’elle n’était pas très compliquée. Je voulais simplement vousfaire voir, tel que je l’ai vu moi-même, incomplètement, hélas! unêtre humain tout à fait unique, dont je suis persuadé qu’iln’existe pas d’autre exemplaire dans le monde entier.

Sans la lettre trop précise de mon correspondant de Bretagne, jeserais, parfois, tenté de me demander si tout cela fut bien réel,si cette rencontre fut vraiment autre chose qu’un mirage de moncerveau, une espèce de réfraction intérieure du Miracle de laSalette, qui se serait ainsi modifié en passant à travers mon ame.

Le pauvre homme est resté là, comme une similitude paraboliquede ce Christianisme gigantesque d’autrefois dont ne veulent plusnos générations avortées.

Il représente pour moi la combinaison surnaturelled’enfantillage dans l’Amour et de profondeur dans le Sacrifice quifut tout l’esprit des premiers chrétiens, autour desquels avaitmugi l’ouragan des douleurs d’un Dieu.

Bafoué par les imbéciles et les hypocrites, indigent volontaireet triste jusqu’à la mort, quand il se regarde lui-même, fiancé àtous les tourments et compagnon satisfait de tous les opprobres, cebrûlant de la Croix est à mes yeux, l’image et le raccourci trèsfidèle de ces temps défunts où la terre était comme un grandvaisseau dans les golfes du Paradis!

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