ION de Platon

ION.
Point du tout.

SOCRATE.
Et ce que doit dire une ouvrière en laine touchant
son travail?

ION.
Non.

SOCRATE.
Ou les discours dont un général doit se servir pour
donner du cœur à ses soldats?

ION.
Oui, voilà ce que le rapsode connaîtra.

SOCRATE.
Quoi donc! l’art du rapsode est-il l’art de la guerre?

ION.
Du moins je sais fort bien comment doit parler un
général d’armée.

SOCRATE.
Peut-être, Ion, sais-tu aussi l’art militaire. En effet, si tu
étais à-la-fois bon écuyer et bon joueur de luth, tu
distinguerais les chevaux qui ont une bonne ou une
mauvaise allure. Mais si je te demandais, Par quel art,
Ion, connais-tu les chevaux qui ont une bonne allure?
est-ce en qualité d’écuyer ou de joueur de luth? que me
répondrais-tu?

ION.

Je te répondrais que c’est comme écuyer.

SOCRATE.
Pareillement, si tu distinguais les bons joueurs de luth,
n’avouerais-tu point que tu fais ce discernement comme
joueur de luth, et non comme écuyer?

ION.
Oui.

SOCRATE.
Ainsi, puisque tu entends l’art militaire, est-ce en qualité
d’homme de guerre, ou de bon rapsode, que tu as cette
connaissance?

ION.
Il importe peu, ce me semble, en quelle qualité.

SOCRATE.
Comment dis-tu que cela importe peu? L’art du rapsode
est-il le même, à ton avis, que l’art de la guerre? ou
sont-ce deux arts?

ION.
Selon moi, c’est le même art.

SOCRATE.
Ainsi quiconque est bon rapsode est aussi bon général
d’armée?

ION.

Oui, Socrate.

SOCRATE.
Par la même raison, quiconque est bon général d’armée,
est aussi bon rapsode?

ION.
Pour cela, je ne le crois pas.

SOCRATE.
Tu crois du moins qu’un excellent rapsode est aussi
un excellent capitaine?

ION.
Assurément.

SOCRATE.
N ’es-tu pas le meilleur rapsode de toute la Grèce?

ION.
Sans comparaison, Socrate.

SOCRATE.
Et es-tu aussi le plus grand général de toute la Grèce?

ION.
N’en doute pas, Socrate; j’en ai appris le métier dans
Homère.

SOCRATE.
Au nom des dieux, Ion, pourquoi donc, étant le meilleur

général et le meilleur rapsode de la Grèce, vas-tu de ville
en ville récitant des vers, et ne commandes-tu pas les
armées? Penses-tu que les Grecs aient grand
besoin d’un rapsode portant une couronne d’or, et qu’ils
n’aient point affaire d’un général?

ION.
Notre ville, Socrate, est sous votre domination; vous
commandez à ses troupes, et il ne lui faut point de
général. Quant à la vôtre et à Lacédémone, elles ne me
choisiront pas non plus pour conduire leurs armées:
vous vous croyez en état de les conduire vous-mêmes.

SOCRATE.
Mon cher Ion, ne connais-tu pas Apollodore de Cyzique?

ION.
Quel Apollodore?

SOCRATE.
Celui que les Athéniens ont si souvent mis à la tête de
leurs troupes, quoique étranger, ainsi que
Phanosthène d’Andros, et Héraclide de Clazomène ,
que notre ville a élevés au grade de général et aux
autres charges, tout étrangers qu’ils sont, parce qu’ils
ont donné des preuves de leur mérite. Et elle ne choisira
pas pour commander ses armées, elle ne comblera pas
d’honneurs Ion d’Éphèse, si elle l’en juge digne! Quoi
donc! n’êtes-vous pas Athéniens d’origine, vous autres
Éphésiens? et Éphèse n’est-elle pas une ville qui ne
le cède à nulle autre?

Si tu dis la vérité, Ion, si c’est à l’art et à la science que
tu dois de parler si bien d’Homère, tu en agis mal avec
moi; car, après t’être vanté de savoir une infinité de
belles choses sur Homère, et m’avoir promis de m’en
faire part, tu me trompes, et non-seulement tu ne m’en
fais point part, mais tu ne veux pas même me dire
quelles sont les connaissances où tu excelles, quoique je
t’en prie depuis longtemps, et, semblable à Protée, tu te
tournes en tous sens, tu prends toutes sortes de figures,
tu finis même, pour m’échapper, par te transformer en
général, afin de ne pas me laisser voir combien tu
es habile dans l’intelligence d’Homère.
Encore une fois, si c’est à l’art que tu dois cette
habileté, et que, t’étant engagé à me la montrer, tu
manques à ta promesse, ton procédé est injuste. Si au
contraire ce n’est point l’art, mais une inspiration divine,
qui te fait dire tant de belles choses sur Homère, parce
que tu en es possédé, et sans aucune science, comme je
le disais d’abord; en ce cas je n’ai point à me plaindre de
toi. Ainsi vois si tu aimes mieux passer dans notre esprit
pour un homme injuste ou pour un homme divin.

ION.
La différence est grande, Socrate! et il est bien plus beau
de passer pour un homme divin.

SOCRATE.
Eh bien, nous te l’accordons, Ion, ce qui te paraît le plus
beau, de célébrer Homère par une inspiration divine et
non en vertu de l’art.

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