Isabelle d’Égypte

Isabelle d’Égypte

d’ Achim von Arnim

 

Braka, la vieille bohémienne, enveloppée dans la guenille rouge qui lui servait de manteau, marmottait son troisième pater devant la fenêtre, et depuis longtemps déjà Bella, répondant au signal,montrait sa tête charmante et nuageuse&|160;; ses yeux noirs brillaient à la clarté de la pleine lune qui, rouge comme un fer à demi éteint, sortait des vapeurs de l’Escaut, pour s’élever de plus en plus claire dans l’espace.

– Tiens, dit Bella, vois donc l’ange, comme il me sourit.

– Enfant, dit la vieille, que vois-tu donc&|160;?

– C’est la lune, dit Bella, elle est de retour, elle&|160;; mais mon père n’est pas revenu&|160;; cette fois il reste trop longtemps dehors&|160;; j’ai pourtant fait de beaux rêves de lui la nuit dernière. Je le voyais assis sur un trône élevé, en Égypte, et les oiseaux volaient autour de lui&|160;; cela m’a consolée.

– Pauvre enfant, dit la vieille, si cela était vrai&|160;! Maisas-tu apporté quelque chose pour dîner&|160;?

– Oh&|160;! oui, répondit Bella&|160;; le voisin a secoué son pommier, et beaucoup de pommes sont tombées dans le petit ruisseau&|160;; je les ai recueillies là-bas, au détour, les racines d’un vieil arbre les avaient arrêtées&|160;; et puis mon père, avant de partir, m’avait laissé un gros pain.

– Il a bien fait, dit sourdement la vieille, il n’a plus besoin de pain, ils lui en ont fait passer le goût.

– Ma bonne vieille, dit Bella, parle, je t’en prie&|160;;dis-moi, mon père ne se serait-il pas blessé en faisant ses tours de force&|160;? Conduis-moi auprès de lui&|160;; où est mon père,où est mon duc&|160;?

Bella tremblait en disant cela, et ses larmes tombaient sur le sol humide, à travers les rayons de la lune.

Si j’eusse été un oiseau, et que j’eusse passé alors, je seraisdescendu, j’y aurais trempé mon bec, et je les aurais rapportées auciel ces larmes de Bella, tant elles étaient tristes etpénétrantes.

– Regarde là-bas, murmura la vieille&|160;; sur cette montagne,il y a une potence&|160;; Dieu n’y vient jamais voir, et celas’appelle le tribunal de Dieu&|160;; celui qu’on amène devant cetribunal n’a pas longtemps à vivre&|160;; la viande que le soleil yfait cuire, on ne la sert sur aucun plat&|160;; elle reste làjusqu’à ce que nous venions la chercher. Ne crie pas, pauvreenfant, c’est ton père qui est pendu là-bas. Mais, calme-toi, restetranquille : nous allons le chercher cette nuit, et nous lejetterons dans la rivière avec tous les honneurs dus à son rang,pour qu’il aille rejoindre ses frères en Égypte, car il est mort enpieux pèlerinage. Prends ce vin et ce plat de viande, et va, pauvreorpheline, célébrer en son honneur le repas funèbre.

Bella était si effrayée qu’elle pouvait à peine tenir ce que luidonnait la vieille.

– Tiens donc, continua la vieille, cela va tomber, et ne pleurepas&|160;; ainsi pense que maintenant tu es notre seul espoir, quec’est toi qui dois nous reconduire, lorsque notre vœu seraaccompli&|160;; pense aussi que tu es maintenant maîtresse de toutce que possédait ton père&|160;; va voir dans sa chambre, dontvoici la clé, tu y trouveras bien des choses. Ah&|160;! j’oubliais: lorsqu’il m’a donné la clé, il m’a chargé de te dire de ne plusavoir peur de son chien noir Simson, que l’animal savait déjà qu’ildevait t’obéir et ne plus te mordre&|160;; il a dit aussi qu’il nefallait pas que tu fusses triste&|160;; qu’il avait eu longtemps lemal du pays, et que maintenant il en était guéri, car il estretourné dans sa patrie. Voilà tout ce qu’il a dit. Tu as là un potde lait que j’ai trait en cachette dans le pâturage. Cela faitpartie du repas funèbre. Bonne nuit, mon enfant, bonnenuit&|160;!

La vieille sortit, et Bella consternée la suivit des yeux commeon regarde une lettre qui vous annoncerait un grand malheur : on larejette loin de soi, et cependant on voudrait savoir tout cequ’elle contient. Elle eût volontiers suivi la vieille, mais ellecraignait autant qu’elle l’aimait la rude peuplade dont faisaitpartie Braka.

Les bohémiens étaient alors sous le coup de la persécution queles Juifs, chassés de tous côtés, avaient attirée sur eux enempruntant leur nom. Bien souvent leur duc Michel s’en étaitplaint&|160;; bien souvent il avait employé tous les moyens pourréunir les siens et les ramener dans leur patrie&|160;; car ilsavaient accompli leur vœu de marcher aussi longtemps qu’ilstrouveraient des chrétiens. Ils revenaient d’Espagne par l’Océan,mais la puissance toujours croissante des Turcs, la persécution, lemanque d’argent rendaient leur retour impossible. Déjà le duc avaitessayé de les faire vivre de leurs jeux nationaux, – c’est-à-direporter des tables en équilibre sur les dents, marcher sur lesmains, faire des culbutes, et tout ce qu’ils montraient sous le nomde tours de force et d’adresse&|160;; mais, chassés sans cesse d’unpays à l’autre, leurs forces mêmes s’épuisaient, et ils se voyaientréduits, pour soutenir leur pauvre existence, à manger des taupeset des hérissons. Ils comprirent bien qu’ils étaient punis d’avoirrepoussé la sainte Mère avec l’enfant Jésus et le vieux Joseph,lorsqu’ils fuyaient en Égypte&|160;; car dans leur grossièreindifférence ils avaient pris ces divins personnages pour desJuifs&|160;; or ces derniers, depuis les temps les plus reculés,n’étaient plus revus en Égypte, parce que, dans leur fuite, ilsavaient emporté les vases d’or et d’argent qu’on leur avait prêtés.Mais lorsque plus tard, à sa mort, ils reconnurent ce Sauveur,qu’ils avaient méconnu pendant sa vie, une partie du peuple voulutexpier cette dureté par un pèlerinage. Ils firent vœu de marchertant qu’ils trouveraient des chrétiens. Ils passèrent en Europe parl’Asie Mineure, et emportèrent toutes leurs richesses aveceux&|160;; tant qu’elles durèrent, ils furent partout lesbienvenus&|160;; mais ensuite… malheur aux pauvres sur la terreétrangère&|160;!

Après cette digression nécessaire à l’intelligence de ce qui vasuivre, revenons à notre histoire.

Une nouvelle troupe, dans laquelle se trouvaient deux individusnommés Happy et Emler, était arrivée de France depuis huit jours,sans argent ni ressources. Le duc résolut de se montrer encore unefois en public pour leur procurer de quoi manger&|160;; il allaavec eux dans une auberge. Pendant qu’il émerveillait lesassistants en portant une douzaine d’hommes sur ses bras et sur sesépaules, il entendit répéter de tous côtés qu’Happy avait été prisà voler des coqs dans la cour, et que les cris de ces animauxl’avaient trahi&|160;; tandis que lui, le duc, était resté dans lachambre pour occuper la foule et faire diversion.

Les bourgeois de Gand ne pardonnent jamais un vol&|160;; en vainle duc feignit-il de vouloir punir Happy, il fut arrêté lui-mêmeainsi qu’Emler, et on les condamna à être pendus commevoleurs&|160;; on avait le droit, à cette époque, de faire périrles bohémiens toutes les fois qu’ils se laissaient prendre. En vainMichel voulut-il protester de son innocence et de celled’Emler.

« On fait avec nous comme on fait avec les souris&|160;; unesouris a-t-elle entamé un fromage, on dit aussitôt : les sourissont là&|160;; on sème du poison, on tend des pièges pour les tuertoutes&|160;; pour nous, de même, pauvres bohémiens, nous ne sommestranquilles qu’une fois pendus. »

Il fut condamné en effet à être pendu&|160;; il versa des larmesamères, en pensant que lui, le dernier héritier mâle de sa noblemaison, allait être mis à mort d’une manière si déshonorante.Bientôt sa bouche fut fermée jusqu’au jour du jugement, où ilélèvera ses plaintes contre la dureté des riches, pour qui la vied’un homme est peu de chose à côté de leurs vains trésors, et cesriches n’iront point dans le royaume du ciel où Bella retrouverason père.

Lorsque Bella fut revenue de sa stupeur, elle s’écria :

– Mon rêve voulait donc dire que mon père serait élevé bienhaut. Ah&|160;! oui, maintenant il est élevé dans le ciel, où ilpense à nous.

Le chien noir quitta alors, contre son habitude, la porte de lachambre, s’étendit aux pieds de la jeune fille, et poussa unhurlement plaintif.

– Toi aussi, tu le sais donc, Simson&|160;? lui dit-elle.

Le chien secoua la tête.

– Veux-tu me servir fidèlement&|160;?

Le chien secoua de nouveau la tête, courut vers la fenêtre, etse mit à gratter&|160;; Bella leva les yeux, le battant était restéouvert : elle vit à travers l’obscurité de la nuit le cadavre deson père se balancer, puis tout d’un coup tomber.

– Maintenant, dit-elle, ils l’ont enlevé, ils lui donnent unfestin d’honneur&|160;; moi aussi, je vais lui donner son repasfunèbre.

Munie de son pain et de sa cruche de vin, et suivie du chiennoir, elle entra dans le jardin. La maison était abandonnée depuisdix ans par peur des revenants&|160;; pendant tout ce temps, lesbohémiens en avaient fait leur résidence, et avaient eu soin d’enéloigner le propriétaire, riche marchand de la ville, qui l’avaitachetée pour y venir passer l’été.

À la suite d’une banqueroute, il avait été mis en prison, et sesbiens étaient administrés par ses créanciers&|160;; on pense dequelle manière.

Quoique la crainte des revenants fit respecter cette retraite,les bohémiens n’osaient cependant pas s’y montrer pendant le jour,mais la nuit, les voyageurs se détournaient de leur route pour nepas passer près de la maison. La belle et pâle enfant se dirigeavers la porte du jardin. Elle ressemblait à un spectre&|160;; et legardien, effrayé, courut se réfugier dans une chapelle éloignéepour implorer la protection de la foi. La pauvre Bella&|160;! ellene se doutait pas qu’elle fût si terrible&|160;!…

La douleur causée par la perte de son seul espoir, de son père,l’avait tellement ébranlée, qu’elle n’avait plus qu’une seule idée,celle d’exécuter les ordres de la vieille Braka&|160;; c’était saplus douce consolation, de pouvoir rendre encore un dernier honneurà son père.

Selon l’usage établi chez les siens pour les repas funèbres,elle étendit son voile sur une pierre&|160;; elle mit deux verres,deux assiettes, partagea le pain en deux, puis elle versa du vindans les deux gobelets et les choqua&|160;; elle vida le sien etversa celui du mort dans le ruisseau, qui, à quelque distance de lamaison, se perdait dans l’Escaut. Comme elle répandait dans l’eaucette première offrande, les flots, tout d’un coup, mugirent et sesoulevèrent, comme si un gros poisson, qui n’aurait pas eu de placedans ce lit étroit, était remonté à la surface&|160;; en ce moment,la lune s’éleva au-dessus de la maison, derrière laquelle elleétait restée cachée jusque-là, et Bella vit l’image pâle de sonpère&|160;; sur sa tête était la couronne qu’y avaient placée lesbohémiens avant de le lancer dans le fleuve&|160;; et comme lesflots tourbillonnaient avec leur précieux fardeau, la tête tourna àla pauvre enfant&|160;; elle crut que son père vivait encore, etqu’il cherchait à sortir de l’eau&|160;; elle s’y jeta pour lesaisir&|160;; mais le chien noir la retint par sa robe, ets’arc-boutant sur le bord, l’empêcha de ramener le cadavre et enmême temps d’être emportée avec lui dans la mer.

Enfin Braka revint&|160;; ayant trouvé la porte de la maisonfermée, elle était entrée dans le jardin. Elle resta commepétrifiée à ce spectacle étrange : le puissant Michel dans sonlinceul, avec sa brillante couronne d’argent&|160;; au-dessus delui la blanche jeune fille, entourée de ses vêtements de deuil, etretenue, grâce à sa robe, par le chien noir dont les yeux lançaientdes flammes. La vieille se mit à rire, comme c’était son habitudequand il arrivait quelque chose d’extraordinaire&|160;; puis elles’élança, ramena avec peine la jeune fille sur le bord, et lui dit:

– Laisse-le aller, il sait mieux son chemin que toi.

À ces mots, les flots reprirent tranquillement leur course, lalune disparut derrière les nuages, et Bella tomba dans les bras dela vieille.

Un mois s’était déjà écoulé dans l’affliction et ladouleur&|160;; la vieille, dans l’intérêt de leur propre sûreté, nepouvait venir tous les jours, et Bella passait son temps avec lechien qui dormait toujours. Lorsqu’il avait mangé, il remuait laqueue, se léchait et se grattait&|160;; c’était là toute sonoccupation. Elle finit enfin par se décider à ce que les héritiersfont d’habitude tout d’abord&|160;; elle voulut voir ce qu’avaitlaissé le défunt…

Elle ouvrit la chambre secrète avec une crainte mêlée derespect&|160;; mais son attente fut trompée&|160;; il n’y avait nibrillants vêtements, ni trésors, mais seulement quelques paquetsd’herbes, des sacs pleins de racines, des pierres et différentsobjets dont elle ne connaissait pas l’usage, car son père ne luiavait jamais fait connaître cette chambre mystérieuse. Enfin elletrouva dans une cachette quelques écrits qu’elle parcourut&|160;;plusieurs, ornés de riches cachets, étaient écrits sur très beaupapier dans une langue étrangère qu’elle ne connaissait pas. Maisd’autres étaient en allemand des Pays-Bas, langue qu’elle savaittrès bien lire et écrire, parce que sa mère, descendante d’uneancienne maison des comtes de Hogstraaten, et qui s’était faitenlever par le duc Michel, avait appris cette langue qu’elle aimaità son mari et à sa fille. Elle prit les livres et lut toute lanuit, car elle dormait le jour pour éviter de faire aucun bruit. Aumatin, Braka lui envoya sa chouette apprivoisée pour lui fairesavoir qu’elle désirait entrer&|160;; Bella quitta son livre avecdépit, et lorsque la vieille se présenta, elle resta silencieusedevant elle&|160;; alors Braka, appliquant ses deux mains sur lespages du livre, lui dit :

– Maintenant, plus d’amitiés, plus de baisers&|160;! Lorsque lesenfants sont petits, ils ne croient jamais être assezreconnaissants du moindre service&|160;; mais aussitôt qu’ilscommencent à grandir, ils n’ont plus d’oreille pour tout le bienqu’on leur fait. Tu n’auras pas de gâteau aujourd’hui si tu ne mele demandes pas comme il faut&|160;; j’ai passé une demi-heure chezle boulanger pour l’avoir&|160;; il devait aller chez le prince, eta fait attendre toutes ses pratiques.

– Même quand je ne t’en demande point, tu n’as pas de repos queje n’aie mangé de ton gâteau : donne-le donc et ne sois plusméchante comme cela. J’ai examiné aujourd’hui les livres de monpère, et j’y ai trouvé de si belles histoires, si belles et simerveilleuses, que cela me donnerait envie d’être revenant.

La vieille regarda dans le livre.

– C’est étonnant, dit-elle, que moi qui suis si vieille je nesache pas lire, et toi qui n’as pas encore vécu, tu lises si bienet si couramment. Maintenant écoute-moi&|160;; puisque tu as sienvie d’être revenant, tu peux te satisfaire&|160;; c’est une idéequi me vient, et nous pouvons en profiter.

– Qu’est-ce donc, dit Bella, tu as l’air d’hésiter&|160;?

– Voici ce que c’est&|160;; il n’y a pas à plaisanter dans ceque je vais te dire. Le prince Charles passait à cheval, hier,devant cette maison, avec son précepteur Cenrio&|160;; il demandad’où venait que cette maison fût ainsi fermée et abandonnée. Cenriolui raconta comme quoi les revenants avaient écarté tous lesacheteurs et tous les locataires&|160;; mais le prince, au lieu des’en effrayer, jura qu’il voulait passer tout seul une nuit danscette maison, et qu’il saurait bien en chasser les esprits. Tucomprends qu’il peut à tout moment venir ici, et ses gens garderontsi bien les issues, qu’aucun de nous ne pourra entrer nisortir.

– Quoi, Braka, dit la jeune fille, je pourrais donc voir leprince&|160;; j’ai si souvent entendu parler de lui, on dit qu’ilest si beau, si noble, qu’il monte si bien à cheval&|160;!

– Tu penses beaucoup au prince et pas à notre salut, continua lavieille&|160;; es-tu capable de jouer le revenant&|160;? Cela noussauvera.

– Pourquoi pas, dit Bella&|160;; mais comment faire&|160;?

Et elle continua sa lecture.

– Écoute, mon enfant&|160;; il ne peut passer la nuit que dansla grande chambre noire, sur laquelle donne le cabinet secret deton père, car toutes les autres ont plusieurs entrées, ce quiserait moins sûr pour lui, et de plus c’est la seule où il y ait unlit. Maintenant, suppose-le bien tranquille et bien endormi&|160;;tu te glisses hors du cabinet, et tu te places à côté de lui dansle lit&|160;; je te jure qu’il se sauvera bien vite de frayeur, etqu’il ne reviendra plus. Mais si par hasard il ne s’effrayait pas,et qu’il te retint, il ne t’en coûtera qu’un mensonge&|160;; tudiras que c’est l’amour qui t’a poussée à te glisser ainsi auprèsde lui, et qu’il peut faire ton bonheur.

– Oui, dit Bella en continuant de lire, tu as une bonneidée.

– Mais dis-moi donc où tu as trouvé ce maudit livre&|160;;lorsque je te parle des choses les plus importantes, tu ne pensesqu’à ton livre.

– Je l’ai trouvé dans la chambre de mon père, dit Bella&|160;;il y en a encore plusieurs, prends-en un aussi.

– Puisque tu le permets, répondit la vieille, je vais yentrer&|160;; je n’ai jamais osé y aller du vivant de ton père.

– Va, dit Bella, tu ne trouveras pas grand-chose.

La vieille se dirigea vers le cabinet avec une curiosité mêléede crainte&|160;; lorsqu’elle ouvrit la porte, elle pria Bella derappeler le chien noir qui se tenait toujours couché en travers, etqui ne laissait entrer personne que Bella.

Bella appela le chien, et la vieille pénétra aussitôt dans lachambre. Lorsqu’elle y fut entrée, Bella, voulut se divertir,rappela le chien, le fit coucher de nouveau devant la porte, et secacha pour jouir à son aise de la frayeur de la vieille&|160;;c’était une plaisanterie de noble fille.

Quelques minutes après, la vieille reparut avec un sac et ungros paquet d’herbes, mais le chien lui faisait une paire d’yeuxflamboyants, et lui montrait les dents&|160;; elle resta clouée surle seuil, et appela Bella en tremblant&|160;; en ce moment, ellesentendirent devant la porte un bruit inaccoutumé de chevaux, deshommes armés marchaient dans la cour. Bella, effrayée, se réfugiaavec la lumière et le chien dans le cabinet où se trouvait déjà lavieille&|160;; elles fermèrent la porte, et attendirent en silencepour voir si c’était par hasard le prince qui venait pour combattreles esprits.

Elles ne s’étaient pas trompées&|160;; c’était Charles, lebrillant et puissant héritier d’un empire où le soleil ne secouchait pas. Il entra dans la chambre abandonnée comme l’avaitprévu la vieille. Bella pouvait le regarder à son aise par unefente de la porte&|160;; elle n’avait jamais rien vu depareil&|160;; elle ne s’était encore trouvée qu’en face de noirsbohémiens bruyants et grossiers, tandis que lui marchait avec tantde noblesse&|160;; il avait l’air si doux et si fort en même temps,qu’elle avait reconnu le maître, bien avant que ceux quil’accompagnaient l’eussent appelé prince. Charles jeta avecvivacité son chapeau sur la table, étendit son manteau sur le lit,et dit à Cenrio de faire cerner la maison avec soin, et de luilaisser deux flambeaux allumés&|160;; que pour le reste il pouvaitêtre tranquille.

Cenrio lui recommanda de ne pas manquer de tirer un coup depistolet s’il avait besoin de quelqu’un, et si le coup manquait, iln’aurait qu’à appeler&|160;; un soldat serait placé sous lafenêtre, et lui-même, Cenrio, veillerait non loin de là.

Le prince lui répondit qu’il se passerait bien de toutes sesprécautions et de toutes ses sentinelles, qu’avec sa cotte demaille et son épée il ne craignait personne, et que ce n’étaientpas les contes de revenants qui pouvaient l’effrayer.

Cenrio sorti, le prince s’accouda sur la table et chanta un liedpour se tenir éveillé. Puis, il s’étendit sur le lit, et continuade chanter en s’assoupissant peu à peu. Comme le lit était en facedu cabinet, Bella pouvait voir et entendre parfaitement leprince.

&|160;

Viens, chère nuit noire,

Et imprime les étoiles étincelantes

Comme le sceau de ta force,

Comme les marques de mon infimité

Dans mon coeur courageux,

Afin que tous leurs rayons

Enchâssés dans ma couronne à venir,

Me soutiennent, car je suis fatigué de servir.

&|160;

Elle est assise sur un trône encore obscur.

On porte sur un coussin de nuages

Sa couronne éternellement resplendissante.

Oh&|160;! si je pouvais baiser cet objet aimé&|160;;

Et que l’étoile de Vénus me fit

Pour une seule nuit son maître,

Alors je pourrais m’emparer de la terre

Avec toutes, avec toutes ses couronnes.

&|160;

– Celui-là m’a l’air assez impatient d’arriver au trône, dittout bas la vieille à Bella.

Bientôt le prince ferma les yeux, sa tête s’inclina&|160;; ilétait endormi, et Bella restait immobile à le regarder, sanspouvoir se rassasier.

Comme le pistolet et l’épée du prince étaient par terre devantle lit, Bella devait d’abord les enlever sans bruit, et ensuitejouer son rôle de spectre en venant se coucher à côté duprince&|160;; la jeune fille, après quelques hésitations, se décidaà ôter ses souliers et ses bas, pour ne pas faire de bruit enmarchant, et à quitter sa robe, dans la crainte de renverserquelque chose, et pour pouvoir plus vite se sauver vers la portequ’elle devait laisser ouverte. Bella n’avait aucuneinquiétude&|160;; elle était heureuse de pouvoir s’approcher duprince, et ne réfléchissait pas si l’entreprise de la vieille étaitraisonnable ou non.

Elle se dirigea avec précaution vers le lit du prince&|160;; ildormait si profondément qu’elle put facilement lui ôter ses armes.La vieille les regardait tous deux avec joie. Bella, selon l’usagedes bohémiennes, avait une longue chemise de toile bleue, retenuepar une boucle d’or : elle s’approchait tout doucement du prince,tendant vers lui ses bras blancs et ronds&|160;; ses cheveuxtombaient en mille mèches de jais. Elle le regarda avec des yeuxpleins d’amour&|160;; mais bientôt elle n’y tint plus et ses lèvresvinrent s’appuyer sur celles du prince.

Jusque-là tout s’était bien passé&|160;; mais le prince,réveillé par ce baiser, les yeux encore pleins des visions dusommeil, sauta du lit avec précipitation, et tout haletant s’enfuiten criant dans la chambre voisine&|160;; son pistolet, son épée, ilavait tout oublié : de telles frayeurs se rencontrent souvent dansles cœurs les mieux trempés&|160;; ils ont horreur de ce mondeinconnu et effroyable qui échappe à toutes nos recherches.

Bella était si étonnée de cette fuite qu’elle tomba presqueévanouie dans les bras de la vieille, qui l’emporta aussitôt dansle cabinet. Le prince arriva bientôt avec Cenrio et quelquessoldats, qui, à la vérité, auraient mieux aimé rester dehors qued’entrer dans cette chambre. Le prince, plus brave qu’eux tous,s’avança et s’écria :

– Malgré les noirs serpents qui couvraient sa tête, je n’aijamais vu un plus beau visage&|160;; le spectre était très grand,il portait sur la poitrine un point brillant, et… Par la sainteMère de Dieu, je crois qu’il est encore auprès du lit. Personne neveut donc entrer ici, je vais y entrer moi-même. Il n’y a plusrien. Où est donc le revenant&|160;? Cenrio, si je savais seulementce qu’il me voulait&|160;! Pardieu&|160;! je reste ici&|160;! Meslèvres ne sont pas brûlées, n’est-ce pas&|160;? et cependant, jevous le jure, il m’a donné un baiser qui a fait battre mon cœur deplaisir. Cenrio, je veux rester ici, pour lui demander ce qu’ilveut de moi.

Cenrio jura qu’après une telle frayeur il ne le laisserait pasexécuter ce projet&|160;; que le prince lui-même ne devait pas sefaire prier plus longtemps et donner, en se retirant, une preuve deson bon sens&|160;; qu’il pouvait sans honte quitter cette maison,où les plus braves tremblaient au moindre bruit.

La vieille n’était pas très contente de cet arrangement&|160;;cependant elle en comprit tout de suite les avantages. C’était unmoyen de rendre la maison encore plus sûre pour elle et pour lessiens&|160;; aussi, dès que ses hôtes audacieux eurent quitté lachambre, elle sortit de sa cachette, ferma toutes les portes avecbruit, renversa tous les meubles, de sorte que les cavaliers,effrayés, montèrent précipitamment à cheval et, sans regarderderrière eux, gagnèrent à toute bride la ville, où l’histoire,racontée et amplifiée de tous côtés, allait rendre encore plusredoutable la maison des esprits.

À peine rentré chez lui, le prince fut saisi d’une fièvreviolente. Comme l’image de Bella remplissait son cerveau, sa fièvrele trahit, et le lendemain matin, il avoua avec douleur à Adrien,son précepteur, qu’il était amoureux d’un revenant.

Adrien, que l’empereur Maximilien avait donné au prince pour luiapprendre le latin, ne manqua pas cette occasion de lui adresserune foule de beaux discours, qui remirent un peu le prince desimpressions de la nuit.

À cause de son isolement, la pauvre Bella devait expier plusdurement que tout autre cette première passion.

Pendant deux jours, elle pensa à lui au lieu de dormir&|160;; lanuit, elle regardait de tous côtés pour voir s’il ne reparaîtraitpas dans la maison des esprits&|160;; elle n’écoutait pas lesconseils de Braka qui la réprimandait de se laisser aller à de sifolles pensées, qui lui blanchiraient les cheveux avant l’âge.Rompant enfin le silence qu’elle avait gardé jusque-là, elledemanda à la vieille s’il n’y avait pas un moyen de se rendreinvisible, pour pouvoir aller sans crainte dans la ville. Lavieille se mit à rire, et lui répondit :

– Je ne connais pas d’autre moyen que d’avoir beaucoup d’argent,avec cela on peut aller où on veut, c’est la vraie racineforce-porte, au moyen de laquelle on fait tomber toutes lesserrures. Ton père avait peut-être quelqu’autre moyen, mais s’il nese trouve pas dans ses livres, il sera perdu, car il n’en a montréaucun.

Ces mots frappèrent Bella&|160;; elle se tut, et dès que lavieille fut sortie, elle alla chercher les livres que, depuis lavisite du prince, elle avait laissés dans un coin. En même temps,elle s’aperçut que la vieille avait emporté toute sa provision deracines et d’herbe et cette infidélité lui fit prendre larésolution de ne pas lui découvrir dans quel but elle allait avoirrecours à des forces secrètes. Mais quel embarras de fouiller dansces livres, de lire toutes ces lois mystérieuses, toutes cespréparations auxquelles elle ne comprenait rien&|160;; ces moyensde trouver la pierre philosophale, de citer les esprits, de guérirles maladies, d’enchanter les animaux, et même de faire del’or.

Moyen il est vrai si difficile, qu’il eût été, je crois, pluscommode d’aller au soleil dans un char attelé de deux lunes.

Après une semaine passée dans d’infructueuses recherches, elledécouvrit enfin, dans un de ces livres, le moyen d’avoir la racinede mandragore et d’en obtenir de l’argent&|160;; c’est tout ce quepeut désirer un être humain.

Mais, bien que ce fût une des plus simples opérations de lamagie, elle présentait cependant d’extrêmes difficultés. La magie,en effet, demande un rude apprentissage. Qui pourrait aujourd’huiaffronter toutes les épreuves auxquelles il fallait se soumettrepour avoir la mandragore&|160;? Qui pourrait les accomplir avecsuccès&|160;? Il faut une jeune fille qui aime de toute son âme,qui, oubliant toute la pudeur de son rang et de son sexe, désireardemment voir son bien-aimé&|160;; condition qui, pour la premièrefois peut-être, se trouvait satisfaite dans Bella : regardée parles bohémiens comme un être d’un rang supérieur, elle s’étaittoujours considérée comme telle. L’apparition du prince l’avaittellement frappée, et elle l’avait vu avec une âme si pure,qu’aucune arrière-pensée n’eût pu s’éveiller en elle.

Chez cette jeune fille doit couver un courage surhumain.

Il faut au milieu de la nuit emmener un chien noir, aller sousun gibet où un pendu innocent ait laissé tomber ses larmes sur legazon&|160;; arrivé là, on doit se boucher soigneusement lesoreilles avec du coton, et promener ses mains par terre, jusqu’à cequ’on trouve la racine&|160;; et malgré les cris de cette racine,qui n’est pas un végétal, mais qui est née des pleurs dumalheureux, on se dépouille la tête, on fait de ses cheveux unecorde dont on entoure la racine&|160;; on attache le chien noir àl’autre extrémité&|160;; on s’éloigne alors, de manière que lechien voulant vous suivre arrache la racine de terre et se trouverenversé par une secousse foudroyante. Dans cet instant, si l’on nes’est pas bien bouché les oreilles, on risque de devenir foud’effroi.

Bella était peut-être la seule depuis bien des années, chezlaquelle toutes ces conditions se trouvassent réunies. Qui étaitplus innocent que Michel son père, lui qui avait sacrifié sonexistence pour son peuple, et qui avait vécu constamment dans lasouffrance et le besoin&|160;? Quelle jeune fille aurait eu lecourage de sortir ainsi la nuit, si ce n’est Bella qui depuisquatre ans, époque de la mort de sa mère, avait mené une existencecachée et nocturne, et qui était assez familière avec le cours dela lune et des étoiles pour trouver dans la nuit une consolation etune solitude animée&|160;; quelle jeune fille avait comme elle unchien noir qu’elle détestât autant&|160;? Car, depuis le jour oùtoute petite il l’avait mordue, elle ne pouvait le souffrir,maintenant même, que le chien lui obéissait avec un zèle exemplaireet veillait toujours. sur elle, tout cela d’un air singulier, quifaisait dire à Michel qu’il y avait quelque chose du diable dans cechien. Quelle jeune fille avait une chevelure comme Bella, assezlongue pour pouvoir en tresser une corde, et quelle jeune fillel’eût sacrifiée avec autant d’indifférence&|160;? tandis qu’elle nese savait pas belle, et se trouvait contente de ne plus avoir àpeigner de si longs cheveux. Elle coupa donc cette chevelure où lesétoiles auraient pu venir se jouer comme dans celle deBérénice&|160;; d’un coup de ciseau elle les fit tomber à sespieds, qu’ils entourèrent comme d’un voile noir : avec cela elleallait tresser la corde qui devait lier et tuer son chienSimson.

Elle s’aperçut facilement que le chien avait compris tout cequ’elle avait dit&|160;; car au lieu d’aller enfouir sa pitancedans le jardin, il se mit au contraire à déterrer tous ses trésorscachés, et à les manger avidement. Toute autre aurait ététouchée&|160;; Bella ne s’en émut pas le moins du monde. Du restele chien ne paraissait pas triste&|160;; il la regardait d’un airrailleur, et lorsqu’arriva le vendredi, car c’est un vendredi quedoit se faire l’opération, il parcourut toute la maison, inspectatous les coins, et, contre son habitude, s’alla réfugier dans saniche. Braka passa toute la journée à lui raconter la longuehistoire de son premier amour, entremêlée de dis-je, dit-il, qu’ildit, etc.

Bella aurait pu en prendre sa part et mettre à profit laconnaissance des malheurs de la vieille pour assurer le succès deson entreprise, mais elle n’était occupée qu’à compter avecImpatience les heures et les minutes&|160;; aussi, lorsque minuitsonna, elle sauta de sa place, et, irritée d’être obligée deremettre l’affaire à la semaine suivante, elle saisit la vieille,et se mit à danser avec elle la danse de la Grue, qui est la dansenationale des bohémiens, jusqu’à ce que Braka, hors d’haleine,tombât sur un siège, en toussant et jurant qu’elle n’avait jamaissi bien dansé depuis le jour de ses noces. Elle s’introduisit unmorceau de réglisse dans la bouche pour apaiser sa toux, et s’enalla en regrettant d’être obligée de partir si tôt.

Jusqu’à ce moment, Bella avait été fort inquiète&|160;; aussin’était-elle pas fâchée d’avoir encore une semaine devant elle pourse préparer&|160;; le chien ne paraissait pas non plus regretter ceretard, qui lui permettait de finir ses provisions. Bella luiréservait les morceaux les plus délicats, car elle savait qu’ildevait être sacrifié pour elle, et souvent, malgré son aversionpour l’animal, il lui venait des larmes aux yeux en leregardant&|160;; mais elle se consolait en se rappelant ce quedisait le livre magique : que l’âme du chien fidèle qui perdait lavie dans cette occasion, allait au ciel rejoindre celle de sonmaître, et Bella était sûre que Simson serait plus heureux avec leduc Michel qu’avec elle.

Le deuxième vendredi était enfin arrivé, il commençait à fairefroid, et l’eau gelait déjà dans les mares et les étangs&|160;; lavieille avait dit à Bella qu’elle ne viendrait pas la voir dequelques jours, parce que son rhume la retenait à la maison. Toutallait à souhait : les voisins étaient tous à la ville, la nuitétait obscure, et le vent balayait sur la terre durcie les premiersflocons de neige. Bella relut encore une fois le livred’enchantements, son cœur battait violemment.

Dans ce moment le chien noir se mit à déchirer la poupée àlaquelle Bella avait donné le costume du prince&|160;; cela devaitdécider du sort de l’entreprise. Elle voulut punir cette insultefaite à son bien-aimé&|160;; détachant la corde tressée de sescheveux, que jusque-là, pour ne pas éveiller les soupçons de lavieille, elle avait gardée sur sa tête, elle frappa le chien.Celui-ci voulant sortir, se dirigea vers la porte&|160;; ellel’ouvrit, et tous deux se trouvèrent transportés dans le mondemystérieux et bizarre des enchantements : ils suivirent d’abord unchemin qu’ils ne connaissaient pas, en se dirigeant, toutefois, ducôté où ils supposaient trouver la montagne où se dressaitl’échafaud. Il n’y avait pas un homme sur cette route&|160;;seulement plusieurs chiens vinrent à grand bruit vers la porte dujardin et coururent sur le noir Simson&|160;; mais au moment où cesphilistins s’approchaient de lui, il les fixa en leur montrant sesgrosses dents, si bien que tous, jusqu’au plus petit, s’enfuirenteffrayés, la queue repliée entre les jambes, et se réfugièrentderrière la porte en poussant des cris pitoyables.

Au même instant deux porcs-épics, leurs dards garnis de pommeset de poires qu’ils avaient ramassées dans le jardin, traversèrentla route&|160;; mais à l’aspect du chien, ils se formèrent en bouleet celui-ci se contenta de leur prendre leur butin et de s’enrégaler. Bella ne s’effraya pas de tout cela, mais une chose luiparaissait extraordinaire : soit qu’elle s’arrêtât, soit qu’elles’avançât vers la montagne, elle sentait quelqu’un marcher derrièreelle, et si près d’elle, que souvent le mystérieux personnagetouchait, avec la pointe de son pied, le talon de la jeunefille&|160;; elle n’osait pas regarder derrière elle, et marchaittoujours plus vite, jusqu’à ce qu’un coup violent appliqué sur satête la renversa à terre. Elle n’avait été qu’étourdie, elle sereleva et prit courage&|160;; tout était silencieux. Elle regardaautour d’elle, et ne vit personne&|160;; mais elle s’aperçutqu’elle s’était heurtée contre une barrière&|160;; ce qui avaitsuivi ses pas si exactement n’était qu’une branche de pin quis’était attachée à sa robe. Elle rit elle-même de sa peur, etrésolut d’être maintenant plus raisonnable&|160;; elle avait déjàoublié cet incident lorsqu’une troupe de chevaux, attachés deux àdeux, vinrent caracoler devant elle, puis s’enfoncèrent en courantdans le taillis qui bordait la route.

Bella était arrivée sur la hauteur, elle voyait la riche citétoute brillante de lumières. Une maison resplendissait plus que lesautres&|160;; elle pensa que ce devait être la demeure duprince&|160;; la vieille la lui avait décrite ainsi, et elle savaitque c’était aujourd’hui l’anniversaire de sa naissance. Elle auraittout oublié à cet aspect, même les pendus desséchés qui sebalançaient au-dessus de sa tête, en se heurtant l’épaule commepour se demander quelque chose, si le chien ne s’était pas mit delui-même à gratter au pied de la potence. Elle chercha ce qu’ilavait découvert et elle se sentit dans les mains une figurehumaine&|160;; une petite figure humaine qui avait encore les deuxjambes enracinées dans la terre&|160;; c’était elle, c’était labienheureuse mandragore, l’enfant de la potence&|160;; elle l’avaittrouvée sans peine&|160;; elle attacha une extrémité de ta tresse àla racine&|160;; elle enroula l’autre bout au cou du chien noir,et, pleine d’anxiété, elle se mit à courir malgré les cris de laracine. Mais elle avait oublié de se boucher les oreilles&|160;;elle courut aussi vite qu’elle put, et le chien la suivant arrachala racine de terre. Aussitôt un effroyable coup de tonnerre lesrenversa tous deux&|160;; par bonheur elle avait couru très vite,et se trouvait déjà éloignée d’environ cinquante pas.

Cette circonstance l’avait sauvée&|160;; cependant elle restalongtemps évanouie, et elle s’éveilla vers cette heure où lesamoureux satisfaits quittent leurs maîtresses et vont se reposer deleur bonheur&|160;; un d’eux chantait une chanson sur sa joliebien-aimée, et sur les mauvaises langues qui troublent les pluspaisibles amitiés&|160;; il dormait à moitié et ne fit pasattention à Bella. L’endroit où elle se trouvait lui était inconnu.Elle se leva avec peine, et les premières lueurs du jour luipermirent de voir Simson étendu mort à ses pieds&|160;; elle lereconnut et se rappela tout successivement : au bout de la tressequ’elle détacha du chien, elle trouva un être de forme humainesemblable à une ébauche animée, mais que n’a pas encore vivifiée lapensée&|160;; quelque chose comme une larve de papillon. C’était lamandragore, et, chose étonnante, Bella avait entièrement oublié leprince, l’unique cause qui l’avait poussée à chercher lamandragore, tandis qu’elle aimait le petit homme avec une tendressequ’elle n’avait encore ressentie que la nuit où elle avait vuCharles pour la première fois.

Une mère qui croit avoir perdu son enfant dans un tremblement deterre ne le revoit pas avec plus de joie et de tendresse que Bella,lorsqu’elle porta la mandragore sur son cœur, en lui ôtant la terrequi couvrait encore ce petit être, et en le débarrassant despousses qui le gênaient. Du reste il paraissait ne riensentir&|160;; son haleine sortait irrégulièrement par une ouvertureimperceptible qu’il avait à la tête&|160;; lorsque Bella l’avaitbercé quelque temps dans ses bras, il portait ses mains à sapoitrine pour indiquer que le mouvement lui plaisait&|160;; et ilne cessait de remuer bras et jambes qu’elle ne l’eût endormi enrecommençant ce mouvement.

Après cela elle rentra avec lui à la maison. Elle ne fit pasattention aux aboiements des chiens, ni aux marchands disséminéssur la route, qui se rendaient vers la ville pour être les premiersà l’ouverture des portes&|160;; elle ne voyait que le petit monstrequ’elle avait soigneusement enveloppé dans son tablier. Elle arrivaenfin dans sa chambre, alluma sa lampe et examina le petitêtre&|160;; elle regrettait qu’il n’eût pas de bouche pour recevoirses baisers, pas de nez pour donner un passage régulier à sonhaleine divine, pas d’yeux qui laissassent voir dans son âme, pasde cheveux pour garantir le frêle siège de ses pensées. Mais celane diminuait en rien son amour. Elle prit son livre d’enchantementset chercha le moyen à employer pour développer les forces etcompléter la formation de cette carotte garnie de membres et douéede vie&|160;; elle le trouva bientôt.

Il fallait d’abord laver la mandragore&|160;; elle le fit&|160;;puis lui semer du millet sur la tête, et une fois ce millet pousséet transformé en cheveux, les autres membres se délieraienteux-mêmes&|160;; elle devait ensuite à la place de chaque oeilplacer une baie de genièvre, à la place de la bouche le fruit del’églantier.

Par bonheur elle pouvait se procurer tout cela&|160;; la vieillelui avait apporté récemment quelques grains de millet qu’elle avaitvolés&|160;; le genièvre, son père s’en servait pour parfumer sachambre : comme elle ne pouvait souffrir cette odeur, il lui enrestait une poignée qu’elle n’avait jamais touchée. Il y avait dansle jardin un églantier encore couvert de fruits rouges, dernièreparure de l’année expirante. Tout était prêt&|160;; elle mitd’abord le fruit de l’églantier à la place indiquée, mais elle nes’aperçut pas qu’en y déposant un baiser, elle l’avait fait entrerde travers&|160;; puis elle lui planta les deux baies de genièvre.Elle trouva que cela lui seyait si bien, qu’elle lui en auraitvolontiers mis une douzaine, si elle eût trouvé la place&|160;;elle pensait bien à lui en mettre par derrière, mais elle craignaitqu’ils ne fussent pas suffisamment garantis&|160;; cependant ellefinit par lui en placer une paire à la nuque, et nous devons avouerque cette disposition n’est pas tout à fait à dédaigner pour sonoriginalité. Elle était en même temps joyeuse et triste d’avoirainsi créé un être qui devait lui donner tant de tourments, commetous les hommes en donnent à leur créateur&|160;; d’un autre côté,en regardant son petit monstre informe, elle était contente gommeun jeune artiste à qui tout réussit au-delà de ses espérances.

Elle le coucha dans un petit berceau trouvé dans la maison,l’enveloppa bien dans les couvertures, et l’enferma soigneusementpour le cacher à la vieille Braka&|160;; c’était son premiersecret.

Braka arriva le surlendemain, en s’annonçant par le miaulementconvenu&|160;; elle vit bien qu’il était arrivé quelque chosed’extraordinaire à Bella&|160;; aussi se mit-elle à l’interrogerfinement sur tous les points.

– Dieu soit loué, dit-elle lorsqu’elle eut remarqué l’absence duchien noir, le chien n’y est plus&|160;; je l’aurais bien tuédepuis longtemps, le mâtin, si je l’avais osé&|160;; mais il nousavait été laissé par ton père, c’est à cause de cela que je me suisretenue&|160;; cependant un jour je l’avais enfermé dans un sacpour le noyer, mais au moment où je soulevais le sac pour le jeterà l’eau, il me mordit si fort la main que je lâchai l’enveloppe etle chien avec&|160;; mais, dis-moi, comment as-tu donc fait,comment cela est-il arrivé&|160;?

Bella, qui épluchait des pommes pour se donner une contenance,lui raconta avec de grands détails, qu’elle était sortie la nuitdans le jardin, qu’un chien furieux était accouru vers elle, queSimson avait sauté sur l’ennemi, et que tous s’étaient battus etdéchirés, jusqu’à ce que le chien étranger eût pris la fuite&|160;;alors Simson, tout moulu et tout sanglant, s’était mis à sapoursuite&|160;; depuis ce temps elle ne l’avait pas revu,peut-être parce qu’il s’était senti enragé et qu’il n’avait pasvoulu blesser sa maîtresse.

Bella avait raconté cette histoire d’une manière sivraisemblable, bien que ce fût son premier mensonge, que Braka futsatisfaite, et se mit à regretter le pauvre chien, à louer safidélité et à se féliciter qu’elle eût échappé à un si granddanger.

Maintenant Bella avait le courage de raconter à la vieille toutce qui lui passerait par la tête&|160;; quant à son petithomme-racine, elle attendait avec impatience le départ de lavieille, car elle craignait de ne plus retrouver son enfant envie.

La vieille, après avoir mangé la soupe à l’oignon qu’elles’était fait cuire, se décida à partir. Bella ferma aussitôt laporte derrière elle, et courut à son cher berceau, elle ledécouvrit en tremblant, et vit le millet qui germait déjà sur latête du petit homme-racine, les baies de genièvre s’animaientaussi&|160;; c’était, dans le petit être, un mouvement semblable àce qui se produit dans la campagne au printemps, lorsqu’après lespluies paraissent les premières lueurs de soleil&|160;; rien nepousse encore, mais la terre s’agite en tous sens&|160;; et de mêmeque les rayons du soleil font tout sortir, tout germer, de même,par un baiser, Bella réveilla les forces de cette mystérieusenature. Comme elle était extrêmement fatiguée, elle se coucha, maistout près du berceau sur lequel elle étendit une main, dans lacrainte qu’on ne lui dérobât son trésor.

Que dirons-nous de l’attachement extraordinaire qu’ellemanifestait pour cette ébauche humaine, elle qui avait éprouvé, lemême amour pour le beau prince&|160;; c’était chez elle cesentiment sacré qui nous attache à tout ce que nous créons, et quinous rappelle cette parole de l’Écriture : « Dieu a tant aimé lemonde, qu’il a envoyé son Fils unique pour le sauver. » Ô monde,fais-toi donc encore plus beau pour te rendre digne d’une tellegrâce&|160;!

Bella avait entièrement oublié qu’elle n’était allée chercher lepetit homme merveilleux que pour en tirer le moyen d’approcher duprince aimé d’elle&|160;; maintenant cet enfant surnaturel,découvert au prix des plus grands dangers, occupait toutes sespensées.

Dans son sommeil, elle vit le prince qu’elle avait presqueoublié&|160;; c’était dans un tournoi où l’on s’exerçait à lancerla flèche&|160;; ses adversaires le défiaient et le provoquaientpar la vigueur et l’adresse de leur tir, par l’habileté aveclaquelle ils menaient leurs chevaux&|160;; mais le prince lessurpassait tous. Ses flèches allaient au ciel se planter dans lesétoiles, et les faisaient tomber sur sa poitrine où elles venaientformer une brillante parure. La plupart de ces étoiless’éteignaient après quelques minutes. Mais il y en avait une quiétincelait au milieu de sa poitrine, et qui s’y enfonçait, s’yenfonçait toujours, et Bella ne pouvait en détacher les yeux.Là-dessus, elle se réveilla. Ne se souvenant plus à qui elles’était si vivement intéressée, elle supposa que le petit hommeracine était le héros de son rêve. Elle lui dit bonjour ens’éveillant, et le monstre lui répondit par un gémissement, commeun nouveau-né, en la regardant avec de petits yeux noirs et toutronds, qui semblaient vouloir lui sortir de la tête. Son visagejaune et ridé réunissait l’expression de différents âges de la vie,et le millet avait déjà poussé sur sa tête en touffeshérissées&|160;; il en était de même sur les parties de son corpsoù il en était tombé quelques graines. Bella pensa qu’il demandaità manger, et elle était très embarrassée de savoir ce qu’elle luidonnerait&|160;; comment se procurer du lait&|160;? Après quelquetemps de réflexion elle se souvint d’une chatte qui avait mis basdans le grenier : ravie de cette trouvaille, elle alla chercher leschatons, et les plaça dans le berceau avec le petit homme-racinequi la regardait déjà d’un air malin&|160;; la chatte vint bientôtrejoindre sa progéniture&|160;; mais il arriva que les infortunésaveugles furent trompés par leur nouveau camarade qui, voyant clairde tous côtés, épuisait avant eux la provision de la mère, sans quecelle-ci y fit attention.

Bella, à genoux auprès du berceau, regardait pendant des heurescette ruse de son petit homme. En le voyant tromper ainsi lesautres, elle lui trouvait une grande supériorité, et, en remarquantcomme il savait éviter leurs griffes, elle admirait sa prévoyanceet sa prudence. Mais ce qui lui plaisait le plus dans cet être,c’était les yeux qu’il avait à la nuque. Il la comprenait déjàlorsqu’elle lui faisait signe du regard, qu’un des petits chatsétait tombé de sa place, car aussitôt il s’y mettait jusqu’à ce quel’autre fût revenu.

Leur affection s’accrut si vite, qu’elle s’affligeait à chaquegoutte de lait que les nouveau-nés enlevaient à l’étranger, etqu’après avoir longtemps hésité, elle résolut d’enlever toutdoucement un des petits, et alla le porter sur le gazon au bord duruisseau.

Après l’exécution, elle s’enfuit aussitôt pour qu’il ne lasuivit pas&|160;; mais à peine avait-elle fait quelques pas,qu’elle entendit un bruit dans l’eau, et en se retournant, elle vitle petit chat emporté par le courant&|160;; cela lui lit de lapeine&|160;; ce corps porté sur l’eau lui rappelait son pèreinnocent qui avait pris le même chemin, et elle fitinvolontairement un mouvement pour se jeter à la rivière&|160;;mais elle s’arrêta au bord. Elle comprit qu’elle venait de fairequelque chose de mal : le ciel s’obscurcissait sur sa tête, laterre refroidissait sous ses pieds, autour d’elle l’airs’agitait&|160;; elle rentra précipitamment et se mit à pleurer.Lorsque le petit homme s’en aperçut, au moyen de ses yeux dederrière, il se prit à rire si fort, que la chatte effrayée sautadu berceau, en emportant un de ses petits entre ses dents.L’homme-racine était maintenant assez éveillé et assez fort pourêtre sevré : seulement, avec des manières d’enfant, il avait l’aird’un petit vieux ridé.

Voyant que la mauvaise action que venait de commettre Bellal’avait irritée contre lui, il s’approcha d’elle si près qu’elle nepouvait pas le battre, et que ce qu’elle avait de mieux à faire,c’était de l’embrasser.

Après cette victoire, il se mit à ramasser les racines quijonchaient la chambre et qui avaient été jetées là, non pas par leduc Michel, mais par la vieille Braka qui, dans son ignorance, lesavait abandonnées parce qu’elles ne pouvaient pas lui servir. Lepetit tomba par hasard sur une racine de force-porte&|160;;aussitôt il se mit à sauter de la manière la plus risible sur latable et sur les chaises, tête en haut, tête en bas, tandis queBella, effrayée et craignant pour ses yeux postérieurs, couraitaprès lui comme une poule après son poussin, sans pouvoir lerattraper.

Il sut bientôt fouiller dans tous les coins et chercher ce dontil avait besoin&|160;; il trouva d’abord la racine d’éloquence queles verts perroquets ramassent sur les hautes cimes du Chimborazo,et viennent dans la plaine échanger avec les serpents contre lespommes de l’arbre défendu&|160;; arracher cette racine auxserpents, le diable seul le peut&|160;; l’obtenir de ce dernier estfort difficile, et plus d’un y a consumé vainement sa vie.

Aussitôt qu’il eut mangé cette racine, assez dégoûtante dureste, il sauta, sur le poêle. – Comme l’oiseau dont les ailescoupées ont repoussé peu à peu et qui, un beau jour, au grandétonnement de son maître, s’envole et se plaçant sur l’arbre leplus voisin, au lieu de chanter la musique que lui a appris lanature, se met à siffler, comme par raillerie, l’air qu’on lui aseriné&|160;; les premières paroles du petit furent pour répétercelles de sa maîtresse : « Sois gentil, sois sage, restetranquille. » Il ne cessait de les redire, et Bella l’auraitvolontiers battu, mais il savait toujours se placer hors de sonatteinte. Enfin, pour épuiser sa patience, il saisit une paire delunettes rouillées et se mit à raconter, de la manière la plusextravagante, les malices qu’il voulait faire à tout le monde pourse divertir.

Bella fut très affligée de le voir mettre des lunettes&|160;; eneffet, qu’y a-t-il de plus familier, de plus intime chez l’hommeque les yeux&|160;? Aussi est-ce un bien grand malheur quand lafaiblesse de la nature nous oblige à interposer ces morceaux deverre entra nous et ceux que nous aimons. Bella se trouvait donctrès inquiète de la conduite de son petit bien-aimé, lui qu’elleaurait volontiers divinisé dans le premier enthousiasme de sacréation. Elle vit bien que le seul moyen de maîtriser lamandragore serait d’en parler à Braka. Elle y réfléchissaitprofondément, lorsque le petit homme lui cria du haut de lacorniche où il était perché :

– Écoute, Bella, je t’ai bien regardée avec mes yeux dederrière, et je te soupçonne de ne plus m’aimer comme aucommencement&|160;; si j’en étais sûr, ce serait fait detoi&|160;!

Bella fut très effrayée, comme une coupable convaincue de soncrime&|160;; cette propriété de tout savoir, que possédait le petithomme, grâce à ses yeux de derrière, l’affermit dans sa résolutionde se débarrasser de ce terrible diablotin.

– Je te soupçonne, cria le petit, je te soupçonne de méditerquelque chose de mal contre moi&|160;; mais je veux que, dans uninstant, tu m’aimes autant que tout à l’heure.

À ces mots, il descendit, se plaça sur son sein, et l’embrassaavec tant de feu, qu’il lui écorcha presque la peau avec sa barbede millet&|160;; malgré cela, Bella sentit dans son âme unmouvement extraordinaire. Elle ne le comprenait pas, et necherchait pas à se l’expliquer&|160;; mais dans ce moment le petitlui était devenu plus cher que jamais.

Au bout de huit jours, l’enfant avait accompli sacroissance&|160;; il était haut d’environ trois pieds et demi,Braka avait déjà soupçonné son existence&|160;; lui, de son côté,n’ayant pas envie de se voir enfermer toutes les fois qu’elleviendrait, résolut de se montrer à Braka. Il découvrit une vieillerobe brodée d’argent qui avait appartenu à la mère de Bella, et quecelle-ci lui ajusta du mieux qu’elle put&|160;; puis, un soir, ils’assit dans un coin et fit semblant de lire lorsque la vieilleentra.

Bella lui dit que c’était sa cousine, une très riche demoisellequi allait vivre avec elle, et qui avait l’intention de faire uncadeau à Braka. La vieille se mit en devoir de faire un complimentet prit la main de la cousine pour la baiser, mais en sentant unemain rude et âpre comme une racine, elle hésita à y appuyer seslèvres&|160;; cela humilia le petit homme, qui lui lança un violentsoufflet. La vieille, furieuse, se mit à vomir contre lui, lespoings sur les hanches, les plus violentes injures&|160;; si bienque Bella ne put l’apaiser qu’en lui faisant craindre d’éveillerl’attention des voisins et de faire découvrir leur retraite.

Cependant le petit homme ne s’était pas intimidé des injures dela vieille&|160;; il se mit à sauter autour d’elle et à lapoursuivre en lui donnant des coups de pied&|160;; mais en faisanttous ces mouvements son voile tomba, et la vieille l’ayant reconnupour ce qu’il était, vint lui faire des excuses en tremblant.Lorsqu’il lui eut donné la paix, elle s’assit, toute brisée, surune chaise.

– Ah&|160;! Bella, dit-elle, que tu es heureuse d’avoir un petithomme comme cela, qui peut découvrir et déterrer tous lestrésors&|160;! Mon beau-frère en avait un qu’il appelait CornéliusNépos.

– Moi aussi je veux m’appeler ainsi, dit le petit&|160;; etqu’est-il devenu&|160;?

– Mon beau-frère fut tué d’un coup d’épée&|160;; on trouva lepetit homme dans sa poche, et on le donna à des enfants, quil’allèrent porter à un cochon&|160;; celui-ci le mangea et encreva.

Le nouveau sire de Cornélius fut très fâché de cela, et ilsupplia instamment qu’on ne le donnât pas aux cochons&|160;; puisil demanda la description de cet animal.

La vieille voulut lui faire comprendre qu’il n’avait pas às’inquiéter du monde, ni de ce qu’on y mangeait, mais qu’il devaitchercher des trésors, et ne pas s’occuper de l’avenir.

Comme le petit Cornélius faisait mine de s’impatienter, ellechercha à l’apaiser en lui exposant tous les honneurs auxquels ilpourrait parvenir.

Il y a chez les enfants chétifs une intelligence et unepénétration souvent extraordinaires. Comme s’il avait déjà vécu unefois, la connaissance des choses humaines lui revint tout à coup.Indifférent à tous les tableaux que Braka lui avait faits de la viedélicieuse des boulangers et des sommeliers, rien ne le séduisaitautant qu’un bâton de maréchal&|160;; vêtu d’un brillant costume,comme celui du maréchal dont le portrait était au château, galoperà la tête de milliers de cavaliers et recevoir leurs hommages,voilà ce qu’il voulait. Aussi, ordonna-t-il que, dans la maison, onne l’appelât jamais autrement que le maréchal Cornélius.

– Pour cela, il faut de l’argent, dit la vieille&|160;; ici-bas,rien pour rien&|160;; de l’argent&|160;! de l’argent&|160;! criesans cesse le monde.

– Quant à l’argent, je m’en charge, répondit le petithomme&|160;; aussi bien, je ne suis pas tranquille ici, il doit yavoir un trésor caché dans ce coin.

La vieille se mit aussitôt à gratter avec ses ongles la pierrequ’il avait indiquée&|160;; puis, comme cela n’allait pas assezvite, elle prit une barre de fer qui fermait la porte, et se mit autravail&|160;; par bonheur, le trésor était immédiatement derrièrecette pierre&|160;; au reste, tous les coups de pied du maréchal nel’auraient pas empêchée de traverser le mur tout entier.

Aussi, sans se troubler des morsures et des égratignures dupetit, elle amena bientôt une grosse cassette remplie de beaux écusd’or et d’argent. Elle s’assit dessus, puis tint ce discourssolennel :

– Mes enfants, jeunesse n’a pas de sagesse, dit leproverbe&|160;; les vieux connaissent les sottises desjeunes&|160;; vous ne savez ni l’un ni l’autre vous servir del’argent, et vous seriez bientôt entre les mains de la justicesoupçonneuse, si je n’étais là pour vous conseiller&|160;; écoutezdonc mes paroles et faites ce que je vous dirai, pour jouir entoute sûreté de ce trésor Écoute, Bella, tu m’as souvent appelée tamère, je veux t’en tenir lieu, et en porter le nom dans le monde,où je vais t’introduire. Toi, Cornélius, tu dois te faire passerpour mon neveu, pour le cousin de ma chère Bella&|160;; tu pourrasainsi habiter avec nous&|160;; nous te recommanderons à quelqueempereur qui te prendra comme feld-maréchal&|160;; noust’achèterons un beau costume, avec une épée, un casque, un chevalde bataille, et alors tu seras heureux&|160;; lorsque tu passerasdans les rues, les gens te montreront au doigt, en disant : Voilàle noble, le jeune chevalier, le feld-maréchal, le hardi guerrier.Les jeunes filles baisseront les yeux, et tu galoperas devant tousles autres en retroussant ta moustache.

Si Cornélius avait regardé la vieille, il aurait bien vu qu’ellese moquait de lui, mais il ne l’avait qu’entendue, et depuis qu’ilvivait, rien ne lui avait fait plus de plaisir que ce qu’ellevenait de dire&|160;; aussi il lui sauta au cou, et l’embrassa sifort que Bella, jalouse, le saisit et le mordit au lieu del’embrasser à son tour.

Comme le petit n’entendait pas qu’on le traitât ainsi, il allaitcommencer une querelle, mais la vieille reprit la délibérationqu’elle avait entamée.

– Vous vous battrez une autre fois, dit-elle, lorsque nousaurons le temps&|160;; aujourd’hui il faut décider comment nousferons pour entrer à Gand d’une manière honorable. Je connais àBuick une vieille marchande qui fournit le Conseil et qui nousdonnera ce qu’il nous faut : un carrosse d’apparat, où nousmettrons monsieur Cornélius, en disant qu’il a été blessé en duelet qu’il est encore en convalescence.

– Non, non, dit le petit, je ne veux pas faire cela, la chosen’aurait qu’à m’arriver véritablement.

– Seulement, Monseigneur, continua la vieille, dans ce village,nous ne trouverons peut-être pas un costume digne de votrerang&|160;! Ayez d’abord soin de couper soigneusement votre barbeet vos cheveux&|160;; autrement, les gens vous prendraient pourPeau-d’Ours.

– Je suis peut-être de sa famille, dit le petit&|160;; qui estce Peau-d’Ours, où est-il&|160;?

– Raconte-nous cette histoire, dit à son tour Bella, la nuit estpresque passée et nous ne pourrons partir aujourd’hui&|160;; jeveux rester encore demain pour prendre congé de tout ce qui m’estcher dans cette maison.

– Raconte, vieille, dit le petit, ou je te bats.

Braka commença donc.

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HISTOIRE DE PEAU-D’OURS

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– Lorsque Sigismond, roi de Hongrie, fut vaincu par les Turcs,un lansquenet allemand abandonna le champ de bataille et s’enfuitdans la forêt. Cet homme, n’ayant ni argent, ni maître, ni Dieu,était fort embarrassé du chemin qu’il devait prendre,lorsqu’apparut un génie qui lui dit que s’il voulait le servir, illui donnerait assez d’argent pour devenir maître à son tour. Lelansquenet répondit qu’il serait très content, et il accepta. Maisavant de l’engager, le génie désirant savoir s’il était courageux,afin de ne pas donner son argent pour rien, le conduisit au réduitd’une ourse qui avait des petits, et au moment où elle sauta sur lelansquenet, il lui ordonna de lui tirer dans le nez. Le lansquenetobéit exactement, et lui envoya deux chevrotines qui l’étendirentraide. Après cet exploit, le génie lui dit :

– Prends la peau de cette ourse, elle pourra te servir.Seulement, ôte-la sans la déchirer&|160;; je veux te rendre riche,mais pour cela il faut rester sept ans à mon service. Pendant septans, il faut, toutes les nuits, à minuit, monter la garde pendantune heure à mon château&|160;; pendant sept ans, tu ne dois tecouper ni te nettoyer les cheveux, ni la barbe, ni les ongles, nejamais te laver, t’épousseter, ni te parfumer&|160;; le jour, tuauras pour t’éclairer la lumière du soleil, et la nuit celle de lalune et des étoiles. Tu auras du bon vin et du pain demunition&|160;; mais surtout tu ne devras jamais prononcer niPater, ni Ave.

Le lansquenet accepta tout, et dit au génie :

– Tout ce que tu me défends de faire, je ne l’ai guère fait dansma vie&|160;; je n’ai pas souvent usé de peignes, d’éponges, ni deprières&|160;; et tout ce que tu m’ordonnes de faire ne me sera pasdifficile après un bon verre de vin.

Là-dessus, il endossa sa peau d’ours, et le génie le conduisit àtravers les airs, dans un château isolé, situé au milieu de la mer,où il commença son service. Le lansquenet resta six ans et demidans sa peau d’ours. C’est de là qu’il prit le nom dePeau-d’Ours&|160;; sa barbe et ses cheveux avaient tellementpoussé, et s’étaient tellement enchevêtrés, qu’il n’avait plusguère l’air d’être l’image du Créateur. Il était venu du persil surla peau d’ours&|160;; enfin il était très effrayant.

À ces mots, Bella regarda avec effroi le petit, qui passait avecsatisfaction les doigts dans ses cheveux, bien convaincu de sasupériorité sur le malpropre lansquenet.

– Alors, continua Braka, le génie vint le trouver, s’amusabeaucoup de sa tournure, et lui dit qu’il n’avait plus besoin delui, qu’il voulait le ramener parmi les hommes, mais à conditionqu’il se montrerait dans le monde encore pendant six mois dans cetaccoutrement sauvage&|160;; puis il lui régla son compte, et luidonna un trésor, qui lui permit d’être aussi heureux quepossible.

Le lansquenet était très content de retourner chez les hommesdont il avait presque oublié la langue. Il se fit transporter parle génie en Allemagne, dans le pays des Grisons, parce que c’étaitde son temps le pays le plus crasseux de la terre. Malgré cela,aucun hôtelier ne voulut le recevoir&|160;; il finit par en déciderun, en lui jetant à la tête une poignée de doublons et depiastres&|160;; l’hôtelier l’installa et le fit servir dans sa plusbelle chambre, pour qu’il n’effrayât pas les habitués de sonauberge.

Il arriva que le pape, cet homme habile qui conduit toute lachrétienté avec des images, passât par les Grisons, revenant duconcile&|160;; le génie vint alors et peignit dans la chambre dulansquenet les portraits des hommes les plus célèbres de la terre,de ceux qui avaient vécu et de ceux qui devaient exister dans lasuite&|160;; il avait même peint l’Antéchrist et le Jugementdernier. Cela surprit fort l’aubergiste&|160;; ce qui ne l’empêchapas, la nuit où devait arriver le pape, de faire sortir lelansquenet de la chambre et de l’envoyer coucher à l’écurie&|160;;puis il mena le pape dans la chambre si bien peinte parPeau-d’Ours.

Le lendemain, lorsque le pape se réveilla, la première chosequ’il fit fut de s’informer du peintre admirable qui avait sihabilement orné cette salle.

L’hôtelier lui raconta tout ce qu’il savait sur l’artiste, etfut obligé de l’amener. Le pape le complimenta, et lui demanda quiil était&|160;; le lansquenet lui répondit qu’il s’appelaitPeau-d’Ours. Puis il lui demanda si c’était bien lui qui avait faitces superbes peintures.

– Qui donc serait-ce alors&|160;? répondit le lansquenet.

Le pape lui donna alors les plus grands éloges, et le proclamale plus grand peintre de la terre&|160;; il lui dit qu’il avaittrois filles naturelles qu’il aimait beaucoup&|160;; l’aînées’appelait Passé, la seconde Présent, la troisième Avenir.

– Si tu peux les peindre, lui dit-il, de manière à lesreprésenter telles qu’elles seront dans un certain nombre d’années,je te donnerai pour femme celle qui te plaira le plus.

Le lansquenet accepta tout, comptant sur son génie.

Le pape continua.

– Mais comme tu pourrais me tromper, me dire qu’ellesressembleront à leur portrait, et qu’au contraire cela nes’accomplisse pas, tandis que tu peux devenir amoureux de mesfilles, je veux y ajouter une autre épreuve. Je te montreraiseulement la plus jeune, Avenir, et d’après ses traits, tu devraspeindre les deux aînées, Présent et Passé. Si tu réussis, la jeunefille sera à toi&|160;; si tu ne réussis pas, tout ce talent dontm’a parlé l’hôtelier sera à mes ordres.

Peau-d’Ours accepta tout, et s’en vint à Rome dans le carrossedu pape. Dès le soir, le pape lui montra sa fille Avenir qui étaittrès belle, mais qui avait les cheveux de couleursdifférentes&|160;; Peau-d’Ours en tomba aussitôt amoureux. Mais lapauvre fille tremblait en le regardant.

Lorsqu’elle fut partie, il appela son génie, qui vint avec unepalette et un pinceau, et fit aussitôt le portrait des deux sœursaînées. Lorsque Peau-d’Ours vit le portrait de Présent, il ne pensaplus à la cadette, et se plaignit amèrement de ne pouvoir la voir.Le génie le consola et lui dit :

– Dans six mois, ta fiancée sera entièrement semblable à ceportrait. Ainsi, dans ce portrait, tu as fait ce que demandait lepape, l’image de sa fille telle qu’elle sera dans un certaintemps&|160;; dans le portrait de Passé, tu vas voir comment seraPrésent d’après ce même espace de temps.

En même temps, le génie peignit Passé, et elle ne plut pas aulansquenet, qui demanda au génie de faire le portrait de Passé,telle qu’elle était maintenant. Le génie essuya alors les pinceauxsur le mur, et lui répondit :

– Autant saisir les nuages dont personne ne garde lesouvenir.

Là-dessus il disparut.

Le lendemain, le lansquenet montra les portraits au pape, quil’embrassa et le fiança à sa plus jeune fille. Le lansquenet étaitsi joyeux, qu’il ne s’aperçut pas que sa fiancée pleurait,lorsqu’il partagea l’anneau qui devait les unir, et qu’il lui enmit une moitié au doigt. Après quoi il prit congé du pape, carj’avais oublié de vous dire que le génie le lui avait ainsiordonné, et retourna en Allemagne pour attendre dans les Grisons lafin de sa septième année. Après cela, il alla aux eaux de Bade, oùil resta six mois pour se laver&|160;; on cassa une douzaine derasoirs avant de pouvoir entamer sa barbe et ses cheveux. Lorsquecette toilette fut finie, il s’acheta les plus riches vêtements, etrepartit vers sa bien-aimée.

Mais pendant l’intervalle celle-ci avait pris la figure que legénie avait autrefois donnée à Présent&|160;; elle était trèsbelle, mais toujours triste, parce qu’elle avait peur de sonfiancé, et qu’elle était constamment raillée par ses sœurs quin’étaient pas mariées.

Un jour un grand bruit de trompettes attira les trois sœurs à lafenêtre&|160;; c’était un beau chevalier étranger qui entrait dansla ville suivi d’une foule de domestiques&|160;; les deux sœursaînées se le souhaitèrent aussitôt pour époux, et, ô merveille, lechevalier s’arrêta devant la maison, et fit demander la permissionde leur rendre visite, ce qu’elles accordèrent avec empressement.Il se donna pour un de leurs parents éloignés qui désirait épouserune d’elles, et voulait leur présenter ses hommages en leur offrantquelques cadeaux.

Les deux aînées prirent les présents avec avidité, mais la plusjeune restait silencieuse, et solitaire comme une tourterelle. Lesdeux sœurs faisaient tous leurs efforts pour plaire au chevalier,mais sans y réussir. Présent était comme autrefois Passé, tandisque Passé avait un visage panaché, semblable à une statue d’albâtrequi serait restée longtemps exposée sous une gouttière&|160;; maisAvenir était resplendissante de beauté, et ses cheveux avaient unecouleur charmante et uniforme. Cependant, pour connaître lesentiment de la plus jeune, il se montra très aimable auprès desdeux aînées&|160;; mais la cadette restait toujours muette etréservée, taudis que ses sœurs s’enorgueillissaient de l’apparentepréférence du chevalier&|160;; il reconnut alors sa fiancée, et luimit au doigt l’autre moitié de l’anneau. La pauvre fille, tout àl’heure délaissée, était au comble de la joie&|160;; le pape arrivaen ce moment, et les bénit. Lorsque les deux époux furent allés secoucher, les deux sœurs aînées furent prises d’un si violentdésespoir, que l’une se pendit, et l’autre alla se jeter àl’eau.

Dans la nuit le génie, portant le corps des deux sœurs entre sesbras, apparut pour la dernière fois chez le lansquenet, et lui dit:

– Tu as rempli tous tes devoirs envers moi&|160;; j’y gagneencore, puisque j’ai ces deux sœurs, et toi tu n’en as qu’une.Adieu, vis heureux et garde bien ton trésor.

– Mais, dit Cornélius, pourquoi les deux sœurs furent-elles sifurieuses qu’ils aient été se coucher&|160;?

– Parce qu’ils allaient se marier, répondit Braka.

– Qu’est-ce donc que se marier&|160;? demanda le petit.

– Tu ne peux pas le comprendre, dit la vieille.

Et le petit s’apprêtait à se retourner pour lire dans la penséede Braka au moyen de ses yeux de derrière, lorsque tout à coup ilpoussa un cri effroyable, et, sautant sous la table, alla seréfugier dans la robe rapiécée de la vieille.

– Qu’est-ce qui te fait peur, dit Braka&|160;?

Elle n’avait pas plus tôt dirigé sa vue du côté où Cornéliusavait regardé, qu’elle sauta en criant sur la cassette&|160;; Bellase cacha la tête dans ses mains, sans oser lever les yeux.

– Les hommes vivants, dit une voix rauque, sont bien fous, ilsécoutent avec grand plaisir mon histoire, et ils ont peur quand ilsme voient&|160;! Revenez de votre effroi, sinon je crie si fort queles poutres de la maison vont vous tomber sur la tête.

– Allons, dit Cornélius toujours caché sous la robe de lavieille, que veut Peau-d’Ours&|160;? je l’écoute.

– Dans quel trou de souris es-tu caché, mauvais bout d’homme,dit Peau-d’Ours.

– Dans un trou où tu n’arriveras pas, gros lourdaud&|160;;allons, dépêche-toi, car j’étouffe ici&|160;; dis-nous ce que tunous veux.

– Ah&|160;! dit Peau-d’Ours, j’ai pendant ma vie tant aimé monargent, que j’en ai caché le reste dans ce mur, et qu’après ma mortje voudrais veiller auprès de ce trésor&|160;; accordez-moiseulement cette dernière liberté.

– Rends-le-lui, murmura la vieille, sinon il va nous tordre lecou.

– Non, répondit Cornélius, tu n’en auras pas un heller, ilfaudra que tu le gagnes&|160;; tu es un gaillard solide qui peutnous être utile&|160;; tu peux encore remettre ton corps, tu lebrosseras et l’époussetteras bien, et tu nous serviras sur la terreen qualité de valet.

– Oh&|160;! dit Peau-d’Ours, pour mon corps, il n’a que quelquesveines qui se sont un peu ossifiées depuis que je suis mort, maisj’arrangerai cela facilement avec un bon couteau&|160;; ce n’estcependant pas agréable pour moi, de servir sur la terre un avortoncomme toi&|160;; c’est la punition de mon avarice.

– Eh&|160;! quoi, dit Cornélius en se réfugiant de nouveau sousla robe de la vieille, je ne suis déjà pas si petit, c’est toi quies trop grand, et je ne sais pas trop ce qui vaut le mieux : unpetit peut se glisser là où un grand ne peut pas même approcher.Enfin, veux-tu nous servir fidèlement&|160;? Je te donnerai unducat par semaine, jusqu’à ce que tu aies ainsi regagné tout tontrésor.

– J’accepte le traité, dit Peau d’ours, la nuit prochaine, jeviendrai ici avec mon corps, si j’ai le temps de lerattraper&|160;; auprès de moi est enterré le domestique d’un trèsriche seigneur, avec lequel je changerai d’habit, ce qui m’éviterade sortir mon beau pourpoint de soie. Le pauvre diable sera biencontent de se voir si richement enterré, si toutefois il seréveille au dernier jour, car il ne bouge jamais et ronfle sansdiscontinuer.

– C’est bien, dit Cornéllus, c’est bien&|160;; ces femmes neprennent pas grand plaisir à t’entendre, va te faire homme.

– Adieu, répondit Peau-d’Ours, c’est convenu&|160;; mais nepourrais-je avoir un ducat par avance&|160;? j’ai engagé aux versquelques petits objets que je voudrais bien retirer&|160;?

– Voilà, dit le petit, en prenant une pièce dans le tas surlequel s’était assise la vieille&|160;; voilà ton ducat, si tu teconduis bien, je ne te le retiendrai pas sur tes gages.

Peau-d’Ours disparut&|160;; cependant il se passa encore quelquetemps avant que Bella et la vieille osassent lever la tête. Lepetit Cornélius se mit à se moquer d’elles : depuis cetteapparition, elles ne pouvaient se défendre d’avoir un certainrespect pour lui.

– L’homme nous échappera, et s’enfuira avec tout notre argent,dit la vieille.

– Comment le pourrait-il&|160;? Ne savez-vous pas qu’un géniedoit tenir sa parole scrupuleusement&|160;; vous autres hommes,vous n’avez pas besoin de le faire, parce que vous n’avez rien àcraindre pour votre âme après la mort.

– Mais, toi, es-tu un génie, ou un homme, mon cherCornélius&|160;? dit Bella.

– Moi, répondit vivement le petit, c’est une question bien bête.Je suis moi, et vous n’êtes pas moi&|160;; je suis feld-maréchal,et vous, vous restez aujourd’hui. ce que vous étiez hier. Mais desquestions pareilles, si on y faisait attention, feraient venir desampoules au cerveau, comme le raifort sur la peau.

– Où as-tu donc appris cette propriété du raifort&|160;? demandaBraka.

– Lorsque j’étais là-haut, sous la potence, j’avais pour voisinun pied de raifort qui était très content de pouvoir faire venirdes ampoules, parce que cela attirait l’attention sur lui&|160;; ilappelait cela faire son effet tragique. Allons, bonne nuit, Braka,et au revoir&|160;; va-t’en vite, et surtout n’oublie pas mon bâtonde maréchal.

Lorsque le petit se fut éloigné, Braka récapitula tout ce quiétait nécessaire pour le voyage, qui fut irrévocablement fixé pourla nuit prochaine. Le lendemain au soir, Bella vint encore une foisdans le petit jardin. Il lui sembla que chaque branche avait uneâme. Elle se souvint de la nuit où elle avait vu l’archiduc&|160;;mais quant à lui-même, elle l’avait complètement oublié : elle nese rappelait même plus comment il lui était apparu, et du resteelle n’y attachait aucune importance. Elle était contente d’entrerdans le monde, mais elle avait peur de tous ces yeux qui allaients’attacher sur elle, et la crainte de les trouver méchants mêlaitde l’amertume à sa joie. Elle rougissait d’elle-même, d’avoir connuson père&|160;; et toute la reconnaissance qu’elle devait à Braka,toute la joie qu’elle éprouvait des progrès de son heureux et hardipetit homme-racine ne pouvaient étouffer cette honte. La noblessede sa race égyptienne coulait dans ses veines, elle regardaitintimement les étoiles ses aïeules, et à travers le froid du moisd’octobre, elle sentait la chaude brise de son pays, alors que leNil rentre dans son lit et que tout se remet au travail&|160;; maiselle connaissait aussi le crime du peuple dont elle faisaitpartie&|160;; ce peuple qui n’avait pas voulu donner un abri à lasainte mère de Dieu lorsqu’elle se réfugia dans ce puissant royaumeavec son Fils le Sauveur.

– Notre crime n’est pas encore expié, dit Bella ensoupirant.

Elle leva les yeux, et vit la lune entourée d’un cercle d’unecouleur si étrange, que son cœur battit avec violence et qu’elle semit à prier et fut quelques minutes sans pouvoir prononcer uneparole.

– Avec quel bonheur mon père bien-aimé se tournait vers cettecolline pour y saisir le premier rayon du soleil levant : et demainje ne la reverrai plus&|160;! Que me veulent donc tous ceux quim’entourent&|160;? Il faut que je m’en aille loin, aussi loin quemes pieds pourront me soutenir&|160;; le monde n’appartient-il doncpas à tous&|160;?

– Les sentiments après la liberté, lui dit tout bas la vieillequi s’était approchée&|160;! Allons, Peau-d’Ours a déjà toutchargé, Cornélius est à cheval sur son dos&|160;; n’as-tu rienencore à emporter&|160;?

– Si fait, répondit Bella, il y a encore mes poupées et monlivre de magie.

– Ah&|160;! ma chère enfant, dit la vieille, ce butor de Peaud’Ours a jeté tout cela dans le poêle, mais ne t’en fâche pas, jet’en prie.

– Ainsi, il faut que je laisse ce qui m’a tant amusée&|160;?

– Oui, chère fille, dit la vieille en l’embrassant. Voilà déjàdeux semaines que je voulais te le dire : tu es grandemaintenant&|160;; d’un jour à l’autre tu peux te marier&|160;; tonsein se gonfle comme un fruit qui sort du bouton.

– Vieille, es-tu folle, dit Bella étonnée.

– Ah&|160;! laisse-moi dire, il fait nuit, et lorsque je ne mevois pas, je peux oublier encore une fois que j’ai traîné par toutle monde, ramassant les ordures, et que je suis et serai toujoursune sale et horrible vieille. Moi aussi j’ai été jeune et jolie, etje chantais et je faisais des chansons avec nos beaux jeunes gens,et maintenant que je te vois, toi, jeune et jolie aussi, ne sachantrien, ne te connaissant pas toi-même, je rêve au bonheur, aux joiesque tu devrais goûter. Te voilà une grande fille&|160;; toutes lesjouissances, tous les plaisirs te sont ouverts. Tu regardes unhomme, les autres en sont jaloux&|160;; tu lui tends la main, ilbalbutie, il se trouble, il devient fou&|160;; tu jettes un regardà un cavalier, un regard à un autre, ils vont se battre, ilscomptent pour rien leur sang, quand c’est pour toi qu’ils leversent.

– Grand Dieu&|160;! s’écria Bella, quels malheurs je pourraisoccasionner, j’aime mieux m’enfuir, et me cacher loin du monde.

Braka la retint et lui dit :

– Tu veux t’enfuir, petite sotte&|160;; si tu l’essayaisseulement, je te fouetterais avec des orties&|160;; tu es unebûche&|160;; autant vaudrait parler d’amour à une oie, elle ycomprendrait autant que toi&|160;; et maintenant, arrive, nousn’avons plus de temps à perdre, une autre fois je t’en dirai pluslong.

Elle poussa dans la maison Bella, qui, toute troublée de cequ’elle venait d’entendre et de ce que la vieille lui promettait delui dire encore, se consola bien vite de la perte de ses poupées etde son livre, et prit à peine attention à Peau-d’Ours qui, vêtu desa livrée sombre et avec Cornélius sur son dos, ressemblait à un.ours portant un singe comme on en voit dans les foires.

La vieille ouvrit la marche, Bella la suivit, Peau-d’Ours sortitle dernier et ferma la porte&|160;; ils s’avançaient ensilence&|160;; de temps en temps la vieille murmurait en cherchantla route qui avait disparu sous la neige. Du côté de la montagnefunèbre, ils crurent voir comme un grand mouvement&|160;; mais ilsne s’en occupèrent pas, et ils aperçurent enfin dans un enfoncementle village de Buick, où Braka reconnut la lumière qui brillait chezsa vieille camarade de vol, la Nietken.

Ils arrivèrent sans bruit à la porte d’un jardin, où Brakas’annonça en poussant le cri de la caille&|160;; une petite fillevint ouvrir et les conduisit dans une cave&|160;; après la cave,ils montèrent un escalier et se trouvèrent dans un galetas éclairépar la lumière de la chambre voisine. Braka entra bravement dans lachambre éclairée, où ils trouvèrent une grosse vieille femme, qui,avec sa belle robe de soie verte, ressemblait à un oeillet dont lespétales auraient été représentés par sa tête et ses mains rouges,ou par son jupon éclatant&|160;; elle était agenouillée devant unpetit autel, orné d’une image de la sainte mère Marie, et debeaucoup de cierges de couleur.

– Allons, lui dit Braka, tu pries maintenant parce que tu asbeaucoup bu, et que ton gosier te refuse le service.

La mère Nietken, car c’était elle, leva un instant la tête, puisse remit à égrener son chapelet avec un redoublement d’activité.Peau-d’Ours, qui était en humeur de dévotion, se mit aussi àgenoux, et Bella, qui savait de belles prières, en fit autant.Quant à Braka, qui connaissait toutes les serrures et tous lesêtres de la maison, elle prit un grand pot plein de bière dans unearmoire et se mit à boire pour les autres.

Pendant ce temps, Cornélius examinait tout ce qui se trouvaitdans la chambre&|160;; c’était un fouillis de vieux galons, dechiffons, d’ustensiles de cuisine, qu’il ne pouvait se rassasierd’admirer&|160;; tout cela était nouveau pour lui, mais il savaitbien vite deviner l’usage de chaque objet. La mère Nietken, quiétait une revendeuse, et dont les relations étaient très étendues,réunissait dans son taudis les plus curieuses vieilleries en toutgenre&|160;; dans cette maison, rien n’avait été fait pour l’emploiqu’il remplissait. Elle avait fait un choix de tout ce qui pouvaitlui convenir pour son usage, et il en était résulté l’ameublementle plus bizarre, mélange de la mode de chaque siècle et de chaquepays. Les chaises, par exemple, représentaient des nègres en bois,tenant au-dessus d’eux un parasol bariolé&|160;; elles venaient dujardin d’un riche marchand de Gand, qui avait fait de grandesaffaires en Afrique. Au milieu de la chambre était suspendue unecouronne de cuivre qui avait autrefois orné la synagogue juive, etdans laquelle brûlait maintenant un cierge en l’honneur de laSainte-Vierge. L’autel était formé par une table de jeu réformée,toute déchirée par le frottement des bourses de cuir, et surlaquelle était placée une salière en guise de bénitier.

Les murailles étaient garnies de vieilles tapisseriesreprésentant des tournois, et l’on voyait suspendus le long desmurs des vêtements et des armes de chevaliers.

La mère Nietken, par son commerce qui comprenait souvent lerecel, était la providence de tous les filous des environs&|160;;c’était une amie intime de Braka, et elle pouvait lui tenir tête enbavardage. Lorsqu’elle eut fini son dernier Ave, elle se leva avecune vivacité étonnante pour un si gros corps, et alla se placer,les bras croisés, devant Braka.

– Tu ne peux plus prier maintenant : le diable, ton maître, tel’a défendu&|160;! Quand viendra-t-il donc te chercher&|160;? Tu teratatines de jour en jour : si je te ressemblais, je n’oseraiscertes pas sortir.

– Tu es donc bien jeune, toi, répondit Braka, tu ressembles àmon vieux chien lorsqu’il vient d’être tondu&|160;; tes cheveuxfont l’effet de baguettes au-dessus de ta figure rouge&|160;; tu assûrement trop bu d’eau-de-vie aujourd’hui&|160;; pourrais-tuseulement danser la Russe, vieille folle&|160;?

– Hé&|160;! cela peut encore aller, repartit la mèreNietken.

Et elle se mit à danser à l’étonnement de tous, sur ses jambesqui tremblaient sous elle, jusqu’à ce qu’elle tombât au milieu deséclats de rire des assistants&|160;; elle se releva en jurantqu’elle avait tous les os rompus, et qu’elle avait besoin de boireun verre de vin d’Espagne.

Après avoir bu son vin, elle regarda, pour la première fois, lesnouveaux arrivants&|160;; lorsqu’elle aperçut Bella, elle dit àBraka :

– Laisse-moi celle-là, il faut qu’elle me passe par lesmains&|160;; si tu as quelque projet en tête, elle te rapportera del’argent, cette petite.

Braka lui imposa silence, en lui disant que c’était samaîtresse.

– Quel est ce crapaud&|160;? continua la Nietken en montrant lepetit.

– Je suis le feld-maréchal Cornélius, répondit-il, ayez doncplus d’égards pour moi, vieille crête de coq.

– Allons, il pourra bien être feld-maréchal dans les enfers, ditNietken&|160;; et toi, ours apprivoisé, qui es-tu&|160;? Eh&|160;!je connais cette livrée&|160;; oui, oui, je l’ai vendue au seigneurde Floris, pour tenir lieu d’une neuve qu’il ne voulait pas mettreà son serviteur en l’ensevelissant&|160;; tu la lui as volée dansson cercueil&|160;; tu m’en as bien l’air.

Peau-d’Ours, sans lui répondre, lui donna un violent soufflet,qui la dégrisa complètement : elle demanda enfin ce qu’on désirait.Braka lui expliqua qu’il leur fallait de beaux vêtements, et qu’ilsvoulaient le lendemain matin prendre son meilleur carrosse pouraller à Gand, où ils loueraient un bel hôtel.

La mère Nietken voyant qu’il y avait quelque chose à gagner danscette affaire, alla réveiller aussitôt son monde et parcourut toutela maison pour chercher ce qu’il y avait de plus beau. Elle revintles bras chargés de vêtements de tous genres&|160;; ils firent leurchoix et en remplirent deux coffres&|160;; pour le linge, il étaitmoins abondant, car les Hollandais vendent bien leurs habits, maisils gardent leur linge jusqu’à la dernière extrémité. Ensuite ons’occupa de la toilette&|160;; la mère Nietken alla chercher unbrasier et des fers pour les friser à la dernière mode. Bella eutbeau lui montrer que ses cheveux frisaient naturellement, cen’était pas assez bien au goût de la vieille, et la pauvre enfantse crut entre les griffes du diable, lorsqu’elle sentit ses cheveuxgrésiller sous l’action du fer chaud.

Les cheveux de derrière de Bella, quoique récemment coupés,étaient assez longs pour la mode du jour. L’air noble de la jeunefille inspirait un certain respect à la mère Nietken&|160;; Brakaelle-même, lorsqu’elle fut lavée et frisée, avait pris une minepleine de dignité et elle avait l’air d’une vénérablegouvernante&|160;; car, au premier coup d’oeil, on reconnaissaitqu’elle n’était pas la mère de Bella. La coquetterie se réveillabientôt chez les deux femmes, et aussitôt qu’elles eurent mis leursriches vêtements, elles allèrent s’admirer complaisamment dans laglace.

Quant au feld-maréchal, la mère Nietken n’en pouvait pas fairegrand-chose&|160;; elle avait beau lui arranger, lui tailler, luipeigner son épaisse chevelure, il n’en gardait pas moins son visagecomprimé, ses épaules courbées, et sa voix étouffée.

– Mon cher petit, lui dit la vieille, tu es un nain, biencertainement, ou je ne suis pas une honnête femme.

– Quoi&|160;? répondit Cornéllus, je suis un homme&|160;! etvous m’appelez un nain, qu’est-ce que c’est qu’un nain&|160;?

– Je n’en ai jamais vu, repartit la mère Nietken, mais tu m’asbien l’air d’en être un&|160;; tu pourrais te montrer pour del’argent.

– Je ne demande pas mieux, dit Cornélius.

Et il se mit à réfléchir à cette possibilité de pouvoir gagnerainsi de l’argent, très reconnaissant du moyen que la mère Nietkenvenait de lui indiquer.

Le lendemain matin tous étaient équipés&|160;; Cornélius,enveloppé dans une robe de chambre, fut porté dans le beau carrossedoré. Madame de Braka lui tenait la tête et mademoiselle de Brakales pieds. Peau-d’Ours était sur le siège. Ils partirent, le cœurserré d’abord par la peur, et ensuite par leurs habits qui, n’étantpas faits à leur taille, les gênaient extrêmement&|160;; cependantils étaient assez bien assortis&|160;; en revanche, ils coûtaienttrès cher, ce qui avait fait pousser un soupir au malheureuxPeau-d’Ours, qui voyait entamer profondément son trésor.

Ils marchaient déjà depuis une demi-heure, lorsque Cornéliuspoussa un grand éclat de rire.

– La vieille sorcière pensait nous escroquer, mais c’est moi quil’ai attrapée&|160;; dans les vieilles bottes dont elle m’aaffublé, on a caché une parure de pierreries&|160;; je ne saiscomment cela se fait, mais elle ne s’en est pas aperçue. Prenez cepetit couteau et décousez la couture.

Braka se mit à l’ouvrage, détacha le revers, et trouva un richecollier de diamants. Elle porta la main à ses cheveux, par uneancienne habitude, ce qui détruisit l’édifice de sa coiffure.

– Comme cela m’ira bien, dit-elle.

En même temps elle fit mine de le mettre sur son cou jaune etridé&|160;; mais Cornélius voulut que ce fût Bella qui le portât,et ils allaient se disputer, si le voisinage de la ville n’avaitdétourné l’attention de la vieille.

– Regardez donc autour de vous, enfants, leur cria Braka, voilàquelque chose de nouveau pour vous et vous n’y faites pasattention&|160;; voyez cette richesse lorsqu’on approche de laville&|160;; les voitures de marchandises sont si nombreuses, quenous avons peine à nous frayer un chemin au milieu d’elles.

Mais Cornélius et Bella étaient occupés à regarder de beauxcavaliers qui faisaient caracoler leurs chevaux, et des bouchersqui tuaient des moutons dans un abattoir&|160;; une charretteplaine de veaux liés ensemble et poussant des gémissementsplaintifs effraya Bella, non moins que le bruit qui se faisait dansune auberge du faubourg où, malgré l’heure peu avancée, on sequerellait et on se battait déjà.

Enfin ils arrivèrent à la porte de la ville. Un bourgeois sortitavec sa hallebarde et leur demanda d’où ils venaient.

– Du pays de Hadeln, répondit Braka assez embarrassée&|160;; jesuis madame de Braka, voici ma fille, et voilà mon neveu, monsieurde Cornélius.

– Passez&|160;! cria la sentinelle, et la voiture entra dans laville&|160;; ils triomphaient, mais en tremblant encore d’êtreentrés sans difficulté&|160;; ils se dirigèrent vers la place dumarché, où se trouvait une maison que la mère Nietken avait àlouer, et s’y installèrent sans autre événement remarquable.

Les deux premiers mois furent consacrés à apprendre les bellesmanières&|160;; on eut des maîtres et des maîtresses de toutesorte. Quand la vénérable Braka faisait quelques fautes, elledisait que cela venait du pays d’Hadeln, où les manières de lanoblesse n’étaient pas encore bien formées. Bella acquit bientôtdans toute sa personne l’air de la meilleure compagnie&|160;; elleparlait l’espagnol avec facilité. Quelqu’enfermée qu’elle se tint,elle n’en était pas moins le sujet des conversations de tous lesjeunes gens qui, chaque jour, venaient à cheval devant sa maisonpour la voir et pour attirer son attention. Cornélius n’allait pastrès bien à sa nouvelle position&|160;; les vêtements étaientétroits et le gênaient extrêmement&|160;; l’escrime le fatiguaitjusqu’à le faire évanouir. Au manège, malgré ses grimacesfurieuses, il ne pouvait empêcher qu’on rît de lui, à cause de sataille&|160;; et, par sa perpétuelle agitation, il effrayait leschevaux les plus doux, qui ne manquaient jamais de le jeter parterre, ce qui, du reste, ne le rebutait pas, car il remontaitaussitôt. La chose se répétait souvent dix fois dans une heure, etun autre homme n’aurait pas pu supporter ces secousses. Il étaitplus heureux dans ses autres travaux. Il surpassait souvent enéloquence son maître de rhétorique et le mettait en fureur par sesplaisanteries. Il pouvait parler à chacun dans sa langue, car illes savait toutes, sans en employer une de préférence à l’autre.Grâce à ses yeux scrutateurs qui lui permettaient de pénétrer dansla pensée, il connaissait une foule de gens qui le protégeaient, etétaient au mieux avec lui. Toutes les nouvelles, tous les bruits dela ville lui arrivaient tout frais&|160;; il les amplifiait, lesentremêlait de nouveaux incidents, et, ainsi arrangés, lesremettait en circulation. Il fit tant, qu’on parla de lui àl’archiduc. L’archiduc venait de recevoir la nouvelle qu’à caused’une lettre où il avait omis d’énumérer tous ses titres, songrand-père Ferdinand l’avait déshérité. Et il rentrait chez lui,furieux de n’avoir tué à la chasse qu’une chevrette pleine qu’ilavait prise pour un chevreuil. Le petit Cornélius avait trouvé durapport entre ces deux aventures, et dit à un page que l’archiducn’attrapait pas mieux les chevreuils que l’héritage de songrand-père.

On rapporta ces paroles à l’archiduc, et comme il était trèsbon, il dit au page de faire venir le plaisant à son dîner. Lepetit Cornélius, très ému intérieurement, n’entra qu’avec un airplus impudent et plus arrogant chez l’archiduc. Charles étaitjeune, et sa bonté fit taire l’impression de ridicule produite parl’entrée de ce petit drôle. Charles l’interrogea sur son pays. Lepetit répondit en faisant le portrait le plus risible des paysansd’Hadeln, et tout le monde aurait juré qu’il disait la vérité. Onlui donna beaucoup de morceaux de sucre pour le récompenser&|160;;cela le mit en train. Il commença par se vanter du duel que, pourdéfendre l’honneur de sa dame, il avait soutenu contre deuxcavaliers étrangers qu’il avait tués, mais dans lequel il avait étéblessé à la poitrine&|160;; de sorte qu’il était revenu à demi mortà Gand. Comme quelqu’un lui demandait quel était le médecin quil’avait soigné, et n’avait pas l’air de croire à ce qu’ilaffirmait, il ouvrit sa veste et leur montra sa peau rugueuse, sapeau de racine, que chacun prit pour une cicatrice.

Après avoir célébré cet exploit, il vanta ses richesses et safamille. Sa tante Braka était une noble dame, pleine d’expérience,de cœur, de bonté, de tendresse et de grandes manières, comme Gandn’en avait jamais vue. Dans la description qu’il en fit, il mitBella bien au-dessus d’Hélène&|160;; puis il se mit à raconter unefoule d’histoires pour prouver l’innocence de Bella, histoires quiétaient toutes vraies, mais qu’on ne crut pas, parce qu’on neconnaissait pas sa naissance et sa nature extraordinaires. Enfin ildonna à entendre qu’il allait l’épouser.

L’archiduc en ressentit presque un mouvement de jalousie&|160;;mais comme il savait dissimuler, il essaya en le plaisantant de ledécider à paraître une fois en public avec sa fiancée&|160;; il luiindiqua même comme un jour convenable la kermesse de Buick, quiétait fréquentée par les Gantois les plus distingués. Cornéliusdonna dans le piège et choisit pour rendez-vous la maison de laNietken. Après s’être promis d’être exacts, ils se séparèrent.

L’archiduc, qui n’avait jamais connu une fille, surtoutsemblable à celle que lui avait décrite Cornélius, éprouvait unsentiment irrésistible qui lui aurait fait aimer la douceur etl’innocence de Bella même quand elle n’aurait pas eu sa beauté, quise perfectionnait de jour en jour. Il demanda à Cenrio, qui avaitacquis sa confiance en sacrifiant souvent ses devoirs auxfantaisies du prince, comment il pourrait éviter la sévèresurveillance d’Adrien d’Utrecht, son premier précepteur. Cenrioinventa le moyen suivant :

Il préparerait un vieux livre sur lequel il mettrait un fauxtitre. Il le ferait passer aux yeux d’Adrien pour les sentences dePierre Lombard, sur lequel il faisait un commentaire, et lui diraitque ce livre était à vendre chez la Nietken&|160;; il se chargeaitde le lui faire chercher jusqu’à ce que l’archiduc eût accompli sonprojet.

L’archiduc fut très content de l’expédient. Rien ne fait plus deplaisir à un jeune prince que lorsqu’il peut tromper les gensprudents qui le surveillent pour satisfaire plus librement sespassions.

Lorsque l’enthousiasme de Cornélius pour les honneurs dont ilavait été l’objet chez l’archiduc fut dissipé en même temps que lafumée du vin qui obscurcissait sa petite tête, il se rappela laconversation qu’il avait eue avec lui&|160;; il se souvint qu’ils’était fait passer pour fiancé, et qu’il devait lui montrer Bellaà la kermesse. Il était très satisfait, se frottait les mains, etne put s’empêcher d’en parler à Peau-d’Ours.

Cet incident acheva de faire croire à Cornélius qu’il étaitamoureux de Bella&|160;; et il prit pour de l’amour la tendressepour ainsi dire maternelle qu’elle lui avait montréejusqu’alors&|160;; il était tellement sûr de cet amour, qu’il ne sedonna même pas la peine de regarder avec ses yeux scrutateursquelle était sa pensée. S’il l’eût fait, il aurait vu que cen’était pas seulement les yeux de Bella qui cherchaient les douxrayons du soleil de mai, et que son cœur commençait aussi à setourner vers le soleil de l’amour. Il ne connaissait pas cettepuissance du printemps qui vient murmurer à chaque fenêtre :

– Jeune fille, regarde&|160;; vois celui-là, comme il estbeau&|160;!

Elle aussi, avait entendu la voix du printemps&|160;; ellequittait sans cesse son travail pour aller à la fenêtre, et voilàpourquoi il s’était opéré en elle depuis deux jours un changementtout naturel. Elle profitait de l’absence du petit pour aller danssa chambre, qui donnait sur la rue. En soulevant un peu latapisserie qui fermait la fenêtre, elle regardait sur la place. Unjour elle vit l’archiduc passer à cheval avec sa suite&|160;;aussitôt un coup violent, comme celui qu’elle ressentit sur lamontagne, mais rapide comme la foudre, vint éclaircir tous sessouvenirs&|160;; tout ce qu’elle avait ressenti pour lui, avantl’opération magique de la montagne, un regard de ses yeux charmantsle lui avait rappelé. Lorsqu’elle ne put plus le voir, elle secacha la tête dans les mains, et se mit à pleurer en se plaignantque tout ce qu’elle voyait, tout ce qui l’entourait lui étaitodieux&|160;; et Braka, qui était accourue, ne pouvant en tirer unseul mot, se mit à gémir avec elle. Mais il fallait bien que Bellase confiât à quelqu’un : elle avoua enfin à la vieille qui elleavait revu&|160;; elle lui dit que tout ce qu’elle apprenait, quecette existence dans une villa lui étaient insupportables&|160;;qu’elle serait bien heureuse d’habiter dans une petite maison, horsde la ville, dans un grenier, d’où elle pourrait voir à son aisefleurir le printemps et l’été, dont elle ne voyait l’effet que dansdes fleurs en bouquets ou sur de pauvres arbustes en caisse.

– Dans les nuits tranquilles et silencieuses, je voudrais voirla campagne et prier.

Lorsque Braka eut entendu tout cela, elle battit des mains.

– Tu comprends donc maintenant ce que je te disais au jardinavant de partir pour Buick&|160;? Mais il ne s’agit pas de cela, jet’indiquerai un moyen qui te servira plus que tes soupirs et tesprières. Tu peux, tu dois avoir cet homme&|160;; car, ma chèreenfant, j’ai formé là-dessus depuis longtemps un plan qui a étéapprouvé par tous les chefs de notre peuple. De ce prince quihéritera de la moitié du monde, tu dois avoir un enfant, qui, grâceà son père, pourra rassembler les restes épars de notre peuple, etle ramener dans le foyer de ses ancêtres. Ne pleure donc pas, celate rougit les yeux&|160;; et, du reste, je ne veux rien que tonbonheur.

– Mais comment en avoir un enfant&|160;? demanda Bella&|160;;faudrait-il qu’il aille à cette source dont me parlait mon père, oùl’un doit tenir l’échelle pendant que l’antre descend&|160;?

– Ma chère, dit malicieusement la vieille, si tu peux te trouverseule avec lui, demande-le-lui instamment&|160;; s’il est de bonnehumeur, ce qui est probable, il te l’accordera sur le moment, tuseras toujours assez forte pour lui tenir l’échelle.

– Ah&|160;! mon Charles doit être si bon, reprit la petite, quine comprenait pas : ses yeux, son front me le disent&|160;;lorsqu’en passant à cheval auprès d’un soldat blessé, il ôta sonbonnet pour le saluer, cela m’a fait bien plaisir : il faudra luifaire dire tout cela par Cornélius.

– Par la sainte Vierge, je t’en prie, dit Braka en lui fermantla bouche, n’en dis pas un mot devant Cornélius, il est si méchantqu’il ne te pardonnerait jamais de lui avoir laissé croire qu’ilétait ton amoureux.

– Lui, mon amoureux&|160;! s’écria Bella&|160;; jusqu’à présentj’avais eu de l’affection pour lui, aujourd’hui je voudrais quenous l’eussions laissé là-haut, à côté de son raifort&|160;; il neme fait plus l’effet d’un homme, je ne sais pourquoi.

– Là-dessus, je suis d’accord avec toi, mon enfant, je me suistoujours fort étonnée de te voir prendre avec tendresse sur tesgenoux cet affreux nabot, qui te donnait tous les ennuis possibles,te déchirait tes livres, pour faire des cornets, et renversaittoujours de la soupe sur tes robes&|160;; mais sois prudente, suismes conseils, et ne lui laisse rien découvrir&|160;; si je puis luisaisir ses yeux de derrière, je les lui arracherai&|160;; de sortequ’il ne pourra plus rien deviner. Mais comme il doit nous fournirde l’argent, et l’occasion nécessaire pour voir l’archiduc,flatte-le, et laisse-lui croire que tu l’aimes.

– Mais cela n’est ni juste, ni honnête, objecta Bella.

– Quelle niaiserie, s’écria la vieille&|160;; si c’était unhomme, oui, mais une mauvaise racine, quelle injustice, quellemalhonnêteté peut-on lui faire&|160;? Il pouvait aussi bien luiarriver d’être coupé en petits morceaux et mis à la marmite&|160;;c’est déjà un bien grand honneur pour une racine, que de nousservir de poupée : je sais bien qu’il sera difficile de nous endébarrasser&|160;; mais j’ai là-dessus mon petit plan avecPeau-d’Ours, qui enrage de le servir ainsi, et qui, en s’enretournant dans son tombeau, ne demandera pas mieux que del’emporter avec son trésor. L’archiduc t’aime, nous n’avons pasbesoin de tout cet argent&|160;; il ne nous laissera certainementpas mourir de faim.

Bella, impatiente qu’elle était de voir l’archiduc, acceptatout. Il fallait d’abord se montrer tendre avec le petit&|160;; lelendemain elle en trouva l’occasion. Lorsqu’il revint de chezl’archiduc, il lui parla pour la première fois du projet qu’ilavait fait de l’épouser à Gand, et de s’y fixer avec elle. Braka,qui était présente, lui demanda malicieusement où il en était deses exploits guerriers, et s’il allait bientôt être nommé généralou caporal.

Cornélius sourit avec un air de satisfaction intime, et lui ditqu’il allait être certainement placé, et qu’il avait tout pouvoirsur l’archiduc. Il lui raconta qu’il lui avait donné rendez-vous àla kermesse de Buick et ajouta qu’il fallait faire préparer unebelle chambre chez la Nietken.

Braka, très satisfaite intérieurement, crut nécessaire de fairequelques objections. Elle prétendait que la Nietken, lesconnaissant, pouvait les trahir&|160;; que la chose aurait pu sepasser aussi bien à Gand&|160;; que cependant avec de l’argent ilserait facile de mettre la vieille dans leurs intérêts.

Le voyage fut aussitôt arrêté. Les couturières se mirent àl’œuvre pour faire des habits de fête, et on fit tant travailler cepauvre Peau-d’Ours, qu’on prétend que, malgré sa natured’outre-tombe, il lui arriva de suer à grosses gouttes. Ce pauvregarçon faisait tout ce qu’on aurait pu demander d’un homme vivant,et il mangeait tant que bientôt il reprit une espèce de vieterrestre&|160;; de sorte qu’il se passait parfois en lui une lutteentre son corps vivant et son corps mort, alors toute sa peautressaillait et lui démangeait. La même dissension se répétait dansson esprit à l’égard de ses maîtres : son corps mort était toutdévoué à Cornélius, tandis que son corps vivant préférait debeaucoup Braka et la belle Bella, et alors il méprisaitcomplètement le petit, selon qu’il était sollicité par l’une ou parl’autre influence. Nous allons voir qu’il penchait tantôt d’uncôté, tantôt de l’autre, sans cependant trahir ses préférences.

Tout était préparé pour la partie de campagne. Il avait fallupayer une voiture trois fois plus cher que d’habitude, parce queles gens de la ville, qui ne sortaient pas souvent, avaient choisice jour pour prendre un peu l’air. Les vieux habits de fêtesortaient des armoires où ils étaient relégués depuis l’annéedernière, et revenaient à la lumière&|160;; les enfants, levésavant le jour, couraient et criaient dans les maisons. Cependanttout le monde n’ayant pas le moyen de se donner la commodité d’unevoiture, les uns prenaient des sentiers à travers champs pouréviter la poussière de la grande route&|160;; d’autres préféraientsuivre le chemin pour voir passer les voitures et les riches,bourgeois en grand costume. Mais ce qui piquait surtout lacuriosité, c’était la nouvelle que l’archiduc devait honorer de saprésence la kermesse de Buick, où il viendrait avec tous ses pageset une foule de cavaliers, condescendance sans exemple dansl’histoire du pays.

Les autorités du lieu avaient préparé des discours, élevé desarcs de triomphe et semé des fleurs. De Gand jusqu’à Buick on avaitdisposé sur les points culminants des paysans avec des drapeauxpour annoncer à l’avance l’arrivée de l’archiduc.

Mais le prince, qui s’inquiétait beaucoup plus de la jeune fillequ’il allait voir que de la kermesse, donna le change à lacuriosité publique en partant seul avec Cenrio et Adrien dans unegondole bien fermée, pour se rendre secrètement dans la maison dela Nietken, où Cenrio avait fait préparer des chambres. Pendant laroute, il écouta patiemment Adrien qui lui expliquait et luidémontrait le syllogisme suivant : Tous les jeunes gens sontamoureux, Caïus est un jeune homme, donc Caïus est amoureux.

Sans qu’Adrien s’en doutât, Caïus, c’était l’archiduc en cemoment. Charles était si amoureux de la belle inconnue qu’il allaitvoir, que ce voyage lui semblait la traversée du Styx au delàduquel il trouverait une autre vie où tout serait plus beau, plusadmirable, plus adorable que dans celle qu’il avait menée jusqu’àprésent.

Adrien pensait au livre de Pierre Lombard, que Cenrio lui avaitdit avoir vu chez une voleuse&|160;; Cenrio réfléchissait à lafaveur dont il jouirait lorsque l’archiduc hériterait du trône.

Ils arrivèrent enfin à la maison de la Nietken, et, bien queCenrio l’eût avertie, elle parut ne pas les reconnaître, et ditqu’elle avait loué sa maison à deux familles de Gand. Adrien, sanss’occuper de tout cela, lui demanda si on ne pouvait pas aller danssa bibliothèque. La vieille se mit à rire, et lui répondit qu’enfait de bibliothèque elle n’avait qu’un grenier où l’on pouvait àpeine se tenir debout, et où il y avait peut-être deux ou troismorceaux de lard mangés des vers. Malgré tout ce qu’elle disait,Adrien ne la laissa pas qu’elle ne les y eût conduits. Alors il luidit que sa maison avait aujourd’hui l’honneur de recevoirl’archiduc, et que les familles de Gand pouvaient bien lui céderdeux chambres sur la route.

La vieille faillit tomber d’étonnement et de respect, et baisahumblement l’extrémité de l’écharpe de l’archiduc&|160;; puis ellecourut annoncer à madame de Braka que l’archiduc était venu etqu’il fallait lui céder deux chambres.

Pendant ce temps le petit était allé sur la place au milieu duvillage, pour attendre le passage de l’archiduc, dont il comptaitêtre remarqué. Aussi apprit-il à grand regret qu’il ne viendraitpas, ainsi que le lui annoncèrent des pages qui, arrêtés devant lamaison de ville, dont l’architecture somptueuse faisait voir que lelieu avait eu autrefois de l’importance, écoutaient les discoursque les conseillers adressaient au peuple à l’occasion du passagedu prince.

Il allait retourner à la maison pour annoncer à ses femmes qu’ilétait inutile d’attendre le cortège, lorsque deux amis de Cenrioqui le connaissaient aussi vinrent à sa rencontre, en lui demandantpourquoi il n’avait pas sollicité auprès du prince une place dansla compagnie qu’on venait de former, lui, si intime avecl’archiduc, et qui avait tant d’influence sur lui. Le petit, toutfier et tout joyeux de ces paroles qui flattaient sa penséefavorite, entama une conversation avec eux&|160;; et comme ils luioffrirent de prendre avec eux un verre de vin à l’auberge voisine,il envoya le fidèle Peau-d’Ours annoncer à ses femmes qu’il étaitinutile d’attendre l’archiduc, et que lui-même était retenu par degraves affaires auprès de plusieurs seigneurs.

Le temps passa vite pour le petit, car, outre les flatteries deses nouveaux amis et le vin qu’ils lui versaient, il était étourdipar l’ivresse de cette foule qui, venue avec l’intention des’amuser pendant ces trois jours, ne voulait pas interrompre unmoment cette occupation. C’était dans cette auberge un entassementénorme de pains, de viandes, de gâteaux, apportés par les convivesou préparés par l’hôtelier&|160;; ils mangeaient comme l’on mangelorsqu’on se décarême, et plus d’un se serait étouffé s’ilsn’avaient pris soin de s’humecter fréquemment de vin et de bièrepour ramener les aliments à leur place.

Les Hollandais, dont le pays était alors puissamment riche parle commerce et le transit de toutes les marchandises du monde,savaient se procurer des vivres à très bas prix. C’était unebagatelle pour un riche citoyen de nourrir et d’entretenir desmilliers de malheureux, de sorte que dans les villes il n’y avaitpas de misère, excepté quelques gueux qui préféraient l’oisiveté etla mendicité à toute autre occupation honnête.

Souvent, les jours de fêtes publiques, ces mendiants quittaientleurs haillons, et, endossant des oripeaux fastueux, donnaient lacomédie et imploraient la générosité du public. C’est ce qui étaitarrivé à Buick. Quelques planches installées sur des tonneauxformaient le théâtre&|160;; un pitre était sur le devant, armé d’unlong boudin rembourré en guise de fouet, pour frapper les enfantsqui essayaient de se glisser dans le théâtre. Une marotte à lamain, un bonnet d’âne sur la tête, il débitait des extravagances ens’entretenant avec les assistants.

Le petit était ravi de ce spectacle. Il venait d’entendreraconter l’histoire de l’homme que sa femme a changé en chien, etqui fait de vains efforts pour démontrer qu’il est bien un hommecomme les autres. Cette histoire l’intéressait tant, qu’ils’approcha trop près du théâtre, et que le pitre lui envoya un coupde son boudin sur le dos. Notre petit, se croyant insulté devantune foule aussi nombreuse, tira son épée et fondit sur le pitrequi, avec son arme, se défendit de la manière la plusrisible&|160;; tout le monde criait de joie. Beaucoup de gens,croyant que ce combat entre ce grand et ce petit homme était uneplaisanterie comprise dans le programme, les applaudissaient tousdeux&|160;; les enfants grimpaient sur les épaules des grands,d’autres montaient sur les tables de l’auberge, s’accrochaient auxbarreaux de la maison de ville ou se perchaient dans les arbrespour voir le combat. Les deux seigneurs regardèrent pendant quelquetemps en riant le combat de leur protégé&|160;; mais voyant qu’ilvenait de toucher au mollet le pauvre pitre, et craignant pour luiquelque mauvaise affaire, car les assistants commençaient às’inquiéter de cette interruption, et un paysan parlait de luicouper le nez et les oreilles, ils jugèrent prudent de l’éloigner,et, le cachant sous leur manteau, malgré sa résistance, ils leportèrent dans la première maison passable qu’ils trouvèrent. Lehasard voulut que ce fut la maison de la bonne femme Nietken, quiavait loué deux chambres à deux filles de la ville&|160;; la porteavait été laissée ouverte, afin que les hommes pussent s’y glissersans être remarqués. Les deux filles étaient très contentes de lavenue des deux seigneurs et du nain, comme elles l’appelèrentd’abord&|160;; mais il leur fit entendre avec colère qu’il était unjeune officier.

Nous ne détaillerons pas la querelle qu’il eut avec elles&|160;;le fait est que, grâce à la malice des seigneurs, à l’impudence desfilles et à la vanité du petit, il se fit un tel vacarme queCornélius voulut sortir&|160;; mais il trouva la porte gardée parle pitre et par le paysan qui voulait lui couper les oreilles…

– Mais comment nos amoureux employaient-ils le temps&|160;?

L’archiduc à peine entré dans sa chambre, écouta à toutes lesportes et s’assura que les deux femmes étaient dans une chambrecontiguë à la sienne. Il demanda à Cenrio un instrument quelconquepour faire un trou&|160;; Cenrio chercha de tous cotés et finit partrouver un foret qu’un tonnelier avait laissé la veille dans lacour où il avait mis un muid en perce. Le prince perça toutdoucement la porte, jusqu’à ce qu’il sentît que le forettraversât&|160;; il agrandit encore le trou pour pouvoir regarderplus facilement. Son cœur battait violemment, sans qu’il sûtpourquoi&|160;; mais à peine eut-il approché l’oeil de l’ouverture,qu’il recula brusquement&|160;; il avait vu l’image embellie duspectre qui lui était apparu autrefois dans la maison decampagne.

– Cenrio, s’écria-t-il, nous sommes entre les mains de puissantsgénies&|160;; nous croyons nous jouer d’eux, ce sont eux qui sejouent de nous&|160;; je voudrais m’enfuir, mais je ne le peux pas,elle est si belle&|160;!

Cenrio était stupéfait.

– C’est le même spectre qui m’a poursuivi dans cette maison decampagne abandonnée, au commencement de l’hiver&|160;; maismaintenant il est devenu humain, et je ne lui veux plus de mal.Trouve-moi un moyeu qui me permette de lui parler. Je pourrai luidire tout.

– Soyez tranquille, répondit Cenrio, j’y ai pensé : nous avonsdu temps devant nous&|160;; Adrien est occupé dans ce moment àdémontrer que l’appendice que j’ai ajouté à Lombard n’est pasauthentique. Par surcroît de précaution, j’ai fermé la porte de sonantichambre, de sorte qu’il ne pourra nous surprendre. Maintenant,prince, je vais vous proposer mon plan : La jeune fille a mal à latête, faites-vous passer pour médecin&|160;; vous serez ainsi seulavec elle… et en lui tâtant le pouls, vous deviendrez éloquent.

En effet, Bella était indisposée&|160;; les préparatifs duvoyage, une nuit sans sommeil, la chaleur du jour, l’avaientextrêmement fatiguée, et la mère Nietken était venue aussitôtindiquer à Cenrio le plan qu’il proposait au prince.

Le prince eut bien vite endossé une robe noire de médecin, avectout l’attirail du métier&|160;; il entra en tremblant dans lachambre, conduit par la mère Nietken, qui le présenta comme undocteur espagnol. Bella le reconnut au premier regard, et son cœurse partagea entre l’amour et la pudeur. Braka, qui l’avait reconnuaussi, se réjouit fort de la présence du prince : Bella baissa sonvoile pour cacher son visage, et la vieille passa dans la chambrevoisine, après avoir fait une profonde révérence.

Les deux amants étaient seuls, tout pouvait s’expliquer ets’éclaircir promptement et facilement&|160;; mais l’archiduc quin’avait pas l’habitude de parler aussi intimement aux jeunesfilles, ne sut dire que :

– Donnez-moi votre pouls&|160;; donnez-moi votre pouls, dit-ilune seconde, une troisième fois.

Bella lui tendit son bras blanc et potelé. Il lui prit le boutdu doigt, qu’il tint longtemps entre ses mains&|160;; il voulaitlui dire quelque chose, lui parler de l’apparition dans la maisonde campagne, mais il ne prononça que ces mots :

– C’est un spectre, c’est un spectre que j’ai vu.

Puis, et c’est là ce qu’il fit de plus hardi, il lui passa unanneau au doigt qu’il tenait dans sa main. Sa silencieusejouissance fut interrompue en ce moment par la bruyante arrivée dupetit, qui s’était égayé chez les filles, et, ayant échappé à lasurveillance des deux seigneurs, était entré dans la chambre deBella en parlant de son régiment, de ses soldats, et d’autreschoses extravagantes. Heureusement il ne reconnut pas sa fiancéequi était couchée sur le sofa. L’archiduc, qui avait repris touteson assurance, le pria de ne point faire de bruit dans une chambrede malade&|160;; puis, prenant un air solennel, il lui dit que sonaspect dénotait qu’il n’avait plus longtemps à vivre.

Cornélius recula d’épouvante&|160;; les deux seigneurs quiétaient arrivés lui assurèrent qu’il était très pâle, et qu’ilpouvait bien avoir attrapé la peste, après être resté toute lajournée dans la foule. Le pauvre petit n’avait plus la force de setenir sur ses jambes, il était complètement ivre&|160;; le princeprofita du moment pour lui appliquer adroitement, sur le visage, unlarge emplâtre qu’il trouva dans sa botte de docteur. Le petit fitobserver qu’il ne voyait plus clair du tout. Les deux seigneurs luioffrirent de le reconduire chez lui&|160;; et comme il n’avaitreconnu ni la pièce ni Bella, ils l’emmenèrent dans la chambre duprince.

Pendant ce temps, Braka était à la torture : l’amour du princene s’était pas encore prononcé, et sa générosité était trèsproblématique&|160;; elle avait même appris de la mère Nietkenqu’il était quelque peu avare&|160;; Cornélius, au contraire,pouvait découvrir tous les trésors cachés de la terre, et nes’inquiétait jamais de la manière dont on dépensait l’argent.

Lorsqu’elle vit les deux amants interdits et troublés l’undevant l’antre, elle sentit malgré elle renaître les espérancesqu’elle avait faites pour leur avenir, mais cela ne satisfaisaitpas encore les projets qu’elle avait rêvés pour son peuple.

L’archiduc était de nouveau seul avec Bella&|160;; il s’étaitenhardi, mais elle était inquiète sur le sort de Cornélius, et lelaissa voir sur sa physionomie, ce que l’archiduc remarqua avec unsentiment de jalousie. Il lui demanda, avec une certaine ironie, sic’était bien là son fiancé. Sans lui répondre, elle lui fit signede quitter son habit et son rôle de médecin, de se montrer dans sonvrai costume d’archiduc. En le voyant ainsi, elle ne put cacher sonadmiration. Ils ne s’étaient pas encore parlé et ils savaient déjàqu’ils s’aimaient. Bella finit cependant par lui dire que sonmariage avec son cousin dépendait des ordres et des intentions desa mère, et non de sa volonté. L’archiduc lui conseilla de ne passe soumettre si aveuglément aux ordres de sa mère, et de ne passacrifier sa beauté et son bonheur à une union malheureuse&|160;;mais il ne lui parla pas de son amour. Bella répondit ce qu’on luiavait commandé de dire&|160;; qu’elle devait tout à ce richecousin, qu’il fallait bien se plier aux désirs des parents, et que,du reste, elle ne connaissait personne au monde qui pût la délierde cette union. Le duc, alors, lui assura que la moindre peine, lemoindre chagrin que son mari lui causerait, il saurait le punirpromptement et sévèrement.

Ces mots amenèrent une déclaration qui soulagea d’un grandpoids, non seulement les deux amants, mais aussi Braka, qui avaitécouté tout leur entretien. Malheureusement la joie de la vieillecessa bientôt, lorsqu’elle vit Bella, à laquelle son amour pour leprince rendait tout mensonge odieux, se jeter à ses pieds, et luidire :

– Je vous en conjure, au nom de mon amour, ne me méprisez pas sije vous ai trompé&|160;; je ne suis pas, ainsi que je viens de vousle dire, la fille de cette vieille qui est avec moi, je suis lafille de…

Sa voix se couvrit de sanglots.

En ce moment, un des seigneurs qui avaient accompagné Cornéliusentra, et dit au prince qu’il pouvait retourner dans sachambre&|160;; qu’ils avaient ramené le petit en lui faisant fairedes détours dans cette maison même qu’il venait de quitter, et quele malheureux se croyait malade à la mort. Le prince sortitbrusquement, irrité d’être dérangé au moment le plus intéressant deson entretien. Bella se retira dans la chambre voisine.

Le petit arriva porta par Peau-d’Ours, qui appela avec effroi lavieille, et redoublait de zèle, craignant de voir finir son servicesi Cornélius succombait. Lorsque Braka entra, le petit lui ditd’une voix faible qu’il était abattu par la peste au point de nepouvoir plus se tenir sur ses jambes&|160;; que tout tournaitautour de lui, qu’il ne voyait plus rien, et que sa langue était sipeu d’accord avec ses idées, qu’il oubliait ce qu’il voulait direavant d’avoir pu parler.

Braka prit un air effrayé et compatissant&|160;; Bella ne puts’empêcher de le plaindre en le voyant si pâle.

– Ah&|160;! reprit le petit, si je pouvais retrouver le docteurqui a si bien reconnu que j’avais la peste, peut-être medonnerait-il un remède.

– Oh&|160;! dit Braka, j’ai bien souvent déjà guéri lapeste&|160;; je mets une certaine herbe dans l’eau tiède, j’endonne toutes les minutes une tasse, et bientôt tout va aumieux.

– Fais donc vite, dit-il languissamment, s’enfonçant de plus enplus dans son ivresse.

Pendant que Peau-d’Ours le déshabillait et le mettait sur lesofa, bien enveloppé de couvertures, Braka lui faisait avaler detemps en temps une tasse de tisane de fenouil, comme on en donneaux petits enfants. Bientôt il fut soulevé par d’épouvantablesnausées, et se trouva soulagé. Après quoi, il dit en entremêlantses paroles de hoquets et de gémissements :

– Où peut donc être le médecin que j’ai vu dans l’autremaison&|160;; il faudrait trouver cet homme, il pourrait me guérir,et j’ai grande confiance en lui, car il a reconnu ma maladie aupremier abord. Ouvrez donc la porte, continua-t-il, il fait tropchaud ici.

– La porte est fermée à clé, répondit Bella, l’archiduc est dansla chambre à côté.

– L’archiduc&|160;!

À ces mots, le petit sauta du lit tel qu’il était&|160;; mais ilne put se soutenir, et fut obligé de s’aller appuyer contre unbaquet.

– L’archiduc est ici, et je ne pourrai pas lui parler de maplace de commandant&|160;; si je meurs, cela aura empoisonné monbonheur&|160;!

Peau-d’Ours le roula de nouveau dans ses draps, mais le petitpleurait, et demandait en gémissant le médecin qu’il venait devoir. Braka lui assura enfin qu’elle allait le chercher&|160;; ellecourut prier la Nietken de décider le prince à paraître encore unefois en médecin. Mais lorsque la vieille Nietken se présenta devantl’archiduc, il tira son poignard, et lui ordonna de dire tout cequ’elle savait à l’endroit de ces étranger qui étaient peut-êtredes émissaires envoyés par ses ennemis pour le perdre. La vieilleraconta sans réserve tout ce qu’elle savait&|160;; elle dit queBraka était une vieille bohémienne qu’elle connaissait depuislongtemps&|160;; qu’elle était arrivée chez elle une nuit avecBella et le petit, et qu’elle s’était fait conduire avec eux àGand, où elle dépensait beaucoup d’argent. Elle ne pensait pas queBella fût son enfant&|160;; elle la supposait plutôt une fille denoble maison, mais sans pouvoir en répondre au juste. Cette jeunefille n’était certainement pas un enfant volé, car elle parlait àBraka d’un air de commandement et d’amitié en même temps&|160;;elles s’entretenaient dans une langue étrangère qu’elle croyaitbien être le français.

Cet aveu changea toutes les idées du prince. Tout à l’heure ilcroyait être tombé dans les filets d’une coureuse, maintenant ilsupposait que cette fille devait être une princesse française dontil pourrait demander et obtenir la main à la cour de France, malgréla volonté de son grand-père. On voit par cette idée que lestalents politiques qu’il déploya plus tard ne s’étaient pas encoreprononcés dans sa jeunesse, qu’il passait dans des exercicescorporels&|160;; car il croyait possible une chose dont tout autreaurait fort douté. Cenrio et Adrien lui conseillèrent d’écouter lavieille Nietken qui le priait en tremblant, de reparaître enmédecin.

L’archiduc y consentit&|160;; il se traça quelques lignes avecdu charbon, sur le front et sur les sourcils, pour se rendre encoreplus méconnaissable, et se fit conduire dans la chambre du malade.Cornélius était impatient de l’entendre. L’archiduc l’interrogeagravement&|160;; le petit se plaignait d’une violente douleur detête et de vomissements, d’un brouillard épais qui obscurcissait savue, et d’une éruption qui se manifestait sur tout son visage.

Remarquons qu’il n’osait pas se servir de ses yeux de derrièredevant le monde, habitude qu’il avait prise en fréquentant la bonnesociété, autrement il aurait bien vu qu’on l’avait trompé. Enfin illui dit que tout son bonheur était anéanti, s’il ne le rétablissaitpas bien promptement, parce que l’archiduc était dans la chambrevoisine, venu tout exprès pour le voir, et très probablement pourlui donner une place dans la nouvelle compagnie.

– Ah&|160;! mon cher docteur, s’écria-t-il dans son enthousiasmeguerrier, si je meurs de cette maladie, le monde ne m’aura pasconnu dans la splendeur, et les honneurs où devaient m’amener manaissance et mon courage. Souvent je crois que de méchantsenchanteurs s’opposent à ce que je vive de l’existence qui m’estnaturelle.

L’archiduc l’écoutait patiemment, en pensant à cette princesseétrangère à laquelle il ne comprenait rien&|160;; il finit par secroire un prince enchanté par une vieille, fée, comme on en voyaitalors dans les romans espagnols. Cette idée, corroborée parl’apparition dans la maison de campagne, inspira au prince uncertain effroi qui l’aurait inévitablement trahi, si le petit avaitosé se servir de ses yeux scrutateurs. Enfin, le duc lui dit que lemoyen employé par la vénérable dame était excellent&|160;; qu’ilfallait se laisser couvrir et envelopper de couvertures afin dechasser, par une abondante transpiration, le germe de la maladie.Malgré les réclamations du petit, qui prétendait être brûlant commeun poêle, la vieille lui entassa couverture sur couverture, l’yenveloppa jusque par-dessus la tête, et, sous le prétexte depréparer quelque chose pour le malade, elle sortit avecPeau-d’Ours.

L’archiduc était encore une fois seul avec Bella&|160;; ilsévitèrent de parler du petit&|160;; Bella était encore trèsconfuse, lorsque le prince se jeta à ses genoux en lui disant :

– Je ne crois plus à cet aveu que vous m’avez fait, mabien-aimée, je devine que vous êtes la fille d’un noble prince, etje ne crois pas tout ce que vous avez cru devoir me dire&|160;;mais je voudrais entendre la vérité de votre bouche, en recueillirl’assurance de votre amour, qui, pour échapper aux odieusesexigences de la politique, allait jusqu’à sacrifier tout l’éclat devotre position. Mais ne craignez rien, je connais mes Hollandais,ils sont jaloux de leurs libertés, et sauront bien défendre lamienne&|160;; et s’il nous faut céder à la force, n’avons-nous pasla mer et ce riche monde qu’on vient de découvrir&|160;?

Bella, qui ne connaissait rien à la politique de l’Europe, sinonque le prince son père n’y avait jamais été respecté, mais toujourspoursuivi et proscrit, crut que l’archiduc avait découvert sanaissance, et voulait l’épouser. Elle se plaça devant lui les yeuxbaissés, puis le regarda et lui dit d’une voix tremblante, qu’ellel’avait trompé une fois, que ç’avait été la première, et que ceserait la dernière&|160;; qu’elle avouait sa naissance, qu’elleavouait l’amour depuis longtemps allumé en elle par le prince etque sa présence venait de raviver.

Elle inclina la tête en rougissant, et l’archiduc allait toucherle bord de ses lèvres lorsque le petit, se remuant sous sescouvertures, cria en se plaignant de douleurs d’estomac et enjurant qu’on allait l’étouffer au lieu de le guérir. L’amour nousrend compatissant : l’archiduc courut vers lui et lui ôta toutesses couvertures&|160;; il fumait comme un pudding qu’on débarrassedes serviettes dans lesquelles on l’a fait cuire&|160;; ill’examina&|160;; lui ôta l’emplâtre qui couvrait son visage baignéde sueur, et lui assura qu’il serait bientôt guéri&|160;; il luidit qu’il allait lui envoyer deux remèdes actifs, et qu’il n’avaitqu’à se tenir tranquille pendant ce temps.

L’archiduc sortit. Le petit, dont l’ivresse était entièrementdissipée et qui voyait clair maintenant, était étendu sur le litavec la béatitude d’un individu qu’on vient de sauver de la mort,et qui tient beaucoup à la vie&|160;; il prit la main de Bella, laserra, et lui dit que l’idée de mourir lui avait été trèsdouloureuse, surtout parce qu’il l’aurait laissée seule. Ilparaissait si doux et si affectueux, que la tendresse maternelle deBella lui ôta le courage de lui confier son nouvel amour et sonbonheur récent. Mais, tandis qu’il l’embrassait, comme il avaitcoutume, l’archiduc les épiait par le trou de la porte, furieux dese voir trompé une seconde fois, et de s’être laissé prendre parBella avec une crédulité d’enfant.

Le petit essaya de se mettre sur ses jambes, il pouvait se teniret marcher. Il remit ses vêtements en ordre et dit à Bella des’apprêter parce qu’il allait lui amener l’archiduc, et luirecommanda, s’il était de bonne humeur, de demander pour lui uneplace de capitaine&|160;; qu’elle pourrait le flatter tant qu’ellevoudrait, car de là dépendait son bonheur&|160;; une fois celaobtenu, il se marierait avec elle, libre de toutepréoccupation.

Bella ne répondit pas.

Le petit, plein de ses idées guerrières, avait oublié sa maladieet ses excès de vin, il parcourait la chambre d’un air important,et mit Braka à la porte lorsqu’elle revint avec son eau chaude.Ainsi sont faits la plupart des petits hommes&|160;; ils ont lecœur si près de la tête, que lorsque le cœur se met à bouillir, ildéborde dans le cerveau. Notre petit Cornélius ne pouvait plus setenir en place&|160;; enfin il se décida à aller faire sa cour auprince, et alla le trouver dans sa chambre, au moment même où ilbrûlait de jalousie. Aussi à peine eut-il exposé l’objet de sademande, que l’archiduc l’accabla d’injures, l’appelant petitemandragore, faussaire et sale racine&|160;; Cornéllus, profondémentétonné de cet accueil et ne sachant où le prince avait appris toutcela, s’enfuit en lui criant :

– Mon gracieux seigneur, qui vous a donc dit toutcela&|160;?

Rentré dans la chambre, il ne dit mot de la réception qu’ilvenait d’essuyer&|160;; mais Braka vit bien à sa physionomie qu’ilétait découragé. Il leur dit seulement qu’il n’avait pas trouvél’archiduc, et qu’il désirait s’en aller bientôt de ce lieu, où ilcourait à tout moment le danger d’être attaqué de la peste&|160;;en même temps il demanda si le docteur n’avait pas apporté quelquechose.

Braka, pour ne pas l’irriter, alla en toute hâte à la boutiqued’un docteur juif ambulant, et acheta les plus violents élixirs,capables de réveiller un mort, et les porta au petit en lui disantque c’était là ce que le médecin avait laissé pour lui.

À peine le petit eut-il avalé les élixirs, que tout son couragelui revint. Il était furieux de ne pas avoir répondu vertement auxinjures de l’archiduc&|160;; et il était si en colère que, dansl’intention de se venger sur le prince ou sur quelqu’un des siens,il se décida à rester un jour de plus.

Le moment le plus bruyant de la fête était arrivé. On venait decommencer les courses à cheval nu : le cavalier, pour gagner leprix, doit couper avec son sabre une corde à laquelle est attachéeune oie. On était assourdi par le hennissement des chevaux et lesrires qui éclataient lorsqu’un des cavaliers tombait par terre.Aussi Cornélius y mena-t-il ces dames. Emporté par sa vivacité, ilfut bientôt séparé d’elles, et Braka put écouter un peu ce que sapupille avait à lui dire. Bella lui raconta que l’archiduc voulaitl’épouser&|160;; Braka se récria, disant que cela avait son mauvaiscôté, et qu’il ne fallait pas s’engager là-dedans&|160;; qu’ilfallait lui faire entendre hardiment et sans détour qu’elle voulaitavoir de lui un enfant qui fit le bonheur de son peuple&|160;;qu’ainsi tout s’arrangerait sans qu’on eût besoin de cérémonies.Bella promit de lui dire tout cela exactement lorsque l’occasions’en présenterait. La colère du prince allait bientôt lui en donnerune. Il avait avoué à Cenrio toute sa jalousie, et ce dernier avaiteu aussitôt une excellente idée.

Dans une baraque de lanterne magique, il avait retrouvé unsavant, juif polonais qui l’avait beaucoup amusé autrefois par sontalent à faire les golems. Les golems sont des figures d’argile,pétries à la ressemblance d’un individu. On leur écrit sur le frontle mot AEMAETH, c’est-à-dire vérité, qui leur donne la vie&|160;;ils pourraient être employés à toute sorte d’occupation s’ils negrandissaient avec une telle rapidité qu’ils deviennent bientôtplus forts et plus grands que leur maître. Mais tant qu’on peutatteindre leur front, il est facile de s’en débarrasser&|160;; ilsuffit pour cela d’effacer la première syllabe, AE, de ne laisserque MAETH, qui veut dire mort&|160;; aussitôt ils tombent comme unbloc d’argile brisé.

On fit venir le vieux juif, et l’archiduc lui demanda une figurede ce genre représentant Bella, lui promettant de le payerprincièrement. Le juif l’avertit qu’il ne fallait pas s’oublieravec ces figures, et que, dans son pays, elles avaient occasionnébeaucoup d’accidents. Son cousin, entre autres, avait un golemqu’il employait pour son service journalier&|160;; mais peu à peuil devint si grand, qu’on ne put plus atteindre le front poureffacer l’AE. Il eut alors recours à l’expédient suivant : il luiordonna de lui retirer ses bottes&|160;; pour exécuter cet ordre,le golem se baissa, et le cousin profita de cette position pour luieffacer l’AE. Malheureusement il avait mal pris ses mesures, toutel’argile tomba sur l’infortuné qui fut écrasé.

L’archiduc lui jura qu’un tel accident ne lui arriverait pas, etqu’il n’avait qu’à s’occuper de faire l’image de Bella exactementressemblante. Le juif demanda seulement qu’on trouvât moyen defaire passer l’image de Bella dans un miroir enchanté qui engarderait l’empreinte.

Le miroir se trouvait dans la baraque de la lanterne magique, ettoute la difficulté était d’y attirer Bella.

Cenrio, qui connaissait Cornélius, se chargea du soin del’amener, lui et sa belle, à la lanterne magique, tandis que leprince déguisé serait caché dans la baraque.

Chacun courut à son poste. Cenrio trouva le petit auxcourses&|160;; il lui dit à l’oreille de ne pas prendre à cœur lacolère du prince, à qui de mauvaises langues avaient méchammentraconté son aventure avec les comédiens&|160;; il lui conseilla detâcher de détruire cette mauvaise impression, en soutenant auprince qu’il n’y avait pas eu de sa faute, et qu’il avait été dansce moment-là mordu par un chien enragé. Le petit, tout joyeux, lepria de rester avec lui, et lui présenta sa fiancée. Cenrio lui ditmainte galanterie, et lui conseilla de ne pas se retirer sansentrer auparavant à la lanterne magique, où l’on voyait en petittoutes les villes et tous les peuples du monde.

Ils entrèrent&|160;; Bella regarda la première, malgré lamauvaise humeur du petit, qui se trouvait assez vexé d’être obligéà cette politesse&|160;; elle était émerveillée de toutes cesmagnificences, et aurait volontiers fait recommencer toute la sériedes points de vue, si le petit, impatient de regarder à son tour,ne l’avait détachée de la lorgnette. Ce qu’il voyait le mettaittout hors de lui&|160;; chaque ville qu’on lui montrait, il croyaiten être le prince&|160;; s’il voyait des soldats étrangers, il seregardait lui-même pour voir s’il avait aussi bonne tournurequ’eux. Pendant ce temps, l’archiduc s’entretenait à voix basseavec. Bella. Il lui reprocha la honteuse fausseté avec laquelleelle avait exploité son amour, dans le but d’obtenir une place decapitaine pour son fiancé. Bella fondit on larmes, et lui juraqu’il en était tout autrement&|160;; que son amour pour lui n’étaitpas une feinte, et que son plus grand, son plus noble désir étaitd’avoir de lui un enfant qui donnât à son peuple la gloire et laliberté. Cette franchise mit le prince dans un certain embarras (ilétait profondément et complètement innocent, mais innocent parvanité)&|160;; il lui jura enfin qu’il ferait tout son possiblepour satisfaire ce désir, qui n’allait pas contre ses obligationspolitiques. Après cette assurance, il l’emmena sans que le petit sefût aperçu de ce qui s’était passé, et Braka donna le signal de seretirer.

Cornélius s’arracha à regret de ce microcosme qu’il regardaitpour la troisième fois et qui lui plaisait bien plus que levéritable monde&|160;; pendant ce temps, le vieux juif, tout encausant avec Cenrio, travaillait à la statue de Bella.

– Comment pouvez-vous donc leur donner la vie&|160;? lui demandaCenrio.

Le juif lui en démontra la possibilité par la ressemblance del’homme avec Dieu. Dieu a créé l’homme&|160;; l’homme, image deDieu, peut donc créer d’autres hommes, pourvu qu’il sache le motque Dieu prononça en lui donnant la vie. Mais l’ouvrage de l’hommereste toujours au-dessous de celui de Dieu, autant que l’argile denotre terre est inférieure à celle du paradis.

Tout en disant cela, le juif avait terminé son ouvrage&|160;; ilsouffla sur la statue, écrivit le mot sacré sur le front inondé deboucles de cheveux, et ils virent devant eux une seconde Bella,qui, par le moyen du miroir, connaissait toute l’existence deBella, mais seulement jusqu’au moment où elle s’y étaitregardée&|160;; du reste, cette fausse Bella n’avait aucune idéepropre. Elle n’avait dans l’âme que ce qui était dans celle duvieux juif, son créateur : l’orgueil, la luxure et l’avarice, quisont, comme tous les vices, l’excès de nobles penchants. Mais commeelle n’avait aucun autre sentiment élevé, elle différait en celamême du juif et de tous les autres hommes, qu’elle pouvaitcependant tromper par sa beauté, comme ce tableau qui représentaitdes fruits si habilement peints, que les oiseaux, les prenant pourdes fruits véritables, venaient se heurter contre la toile.

Cenrio et le vieux juif s’approchèrent. de la secondeBella&|160;; lui donnèrent chacun un baiser, et la mirent au brasdu petit qui, ayant assez vu la lanterne magique, rentra à lamaison avec sa Bella, à travers une foule de promeneurs et depaysans ivres qui se querellaient.

Ni Braka, ni Cornélius ne s’étaient aperçus du changement. Ilssoupèrent tous trois en silence, ce qui était bien naturel aprèstous les événements extraordinaires d’une telle journée. Ilsfinissaient leur repas lorsqu’arriva Peau-d’Ours, le visage toutégratigné :

– C’est cette infernale vieille qui m’a mis dans cet état&|160;;l’ivrogne avait jeté le grappin sur moi, et elle n’a pas voulu melâcher que je n’aie reçu ses confidences. Elle m’a découvert que leduc devait avoir quelques vues sur notre jeune demoiselle, car ilavait demandé des renseignements sur elle avec beaucoup desoin.

Bella Golem, qui ne savait rien des pensées que l’autre Bellaavait eues depuis qu’elle s’était regardée dans le miroir, criatout haut :

– Comme je serais contente s’il pouvait me donner un enfant quimît mon peuple en liberté&|160;!

Braka fut atterrée de cette exclamation intempestive&|160;;Cornélius sauta vers elle comme un furieux.

– Tu l’aimes donc, Bella&|160;? lui dit-il.

– Certainement, répondit-elle.

Le petit, exaspéré, s’arracha les cheveux, et faillit étoufferde rage. Puis, se rappelant les leçons de son professeur, il exhalasa douleur dans un admirable et pathétique discours.

– Pourquoi, par tes enchantements infernaux, m’as-tu arraché àla tranquillité de ma première vie&|160;? Le soleil et la lunebrillaient sur moi sans artifice&|160;; je me réveillais dans depaisibles pensées, et le soir je joignais mes feuilles pour fairema prière. Je ne voyais rien de mal, car je n’avais pasd’yeux&|160;; je n’entendais rien de mal, car je n’avais pasd’oreilles&|160;; mais je me vengerai&|160;!

Je perdrai mes yeux à force de pleurer&|160;; dussé-je yconsumer tout ma vie, ce que tu as fait, causera ta perte : quandtu me croiras loin, je serai à tes côtés&|160;; tu ne peux tedéfaire de moi aussi facilement que tu m’as créé, et en tejouant&|160;; je resterai près de toi&|160;; je te donnerai del’argent pour satisfaire tous tes désirs, je t’apporterai destrésors, tant que tu en demanderas, mais tout cela pour te perdre.Tu voudras m’éloigner, te débarrasser de moi, mais je seraitoujours là, attaché à tes pas, jusqu’à ce qu’une autre mérite macolère, par une perfidie plus noire que celle dont tu m’as renduvictime.

Malheur à toutes les races à venir. Tu m’as amené au monde pardes moyens infernaux, et je ne pourrai en sortir qu’au jour dujugement dernier.

Bella Golem, revenant dans les idées de Bella, lui parla de latendresse qu’elle ressentait pour lui, malgré tout l’amour del’archiduc.

Cornélius la regarda avec étonnement, et lui dit :

– Tu pourrais bien me tromper encore&|160;; qui sait si tu n’espas convenue de quelque chose pour cette nuit avec le prince.Donne-moi une marqué de ta sincérité. Il fait clair&|160;; la lunebrille&|160;; le temps est superbe, partons&|160;; nous arriveronsdemain matin à un village où on nous bénira, et nous rentrerontmariés à Gand, que nous quitterons bientôt, de crainte d’êtrepoursuivis par l’archiduc. Mous gagnerons Paris, où j’irai offrirmes services au roi de France, qui sait apprécier les gens decourage malgré leur petite taille.

Bella Golem ne répondit pas&|160;; elle n’avait pas de volonténi de réponse pour cet incident, auquel Bella n’avait pas pensé. Lepetit supposa qu’elle acceptait, et comme Braka s’apprêtait à fairequelques observations, il tira son épée, et jura de la teindre deson sang si elle s’opposait à son bonheur. La vieille futépouvantée et se tut.

Le petit ordonna à Peau-d’Ours de faire les paquets, et detrouver à n’importe quel prix un cocher qui les conduisît à la plusproche paroisse, car il était trop tard pour trouver à Buick unprêtre pour les bénir. Peau-d’Ours, très content de s’en aller etd’échapper à l’ivrognerie de l’hôtesse, fit tout avec le plus grandzèle et la plus louable discrétion.

La voiture étant à la porte, ils montèrent tous dedans, sans quela mère Nietken y comprît rien. Pour éviter ses crisinsupportables, on lui jeta le triple du prix qu’elle exigeait.

Cette étrange compagnie, composée d’une vieille sorcière, d’unmort qui se conduisait comme s’il était vivant, d’une jeune beautéen terre glaise, et d’un jeune homme taillé dans une racine, toutcela en bonne intelligence, se livrait à d’importantes réflexionssur le bonheur de la vie qu’ils allaient mener, sur leurs trésors,leurs exploits, et Peau-d’Ours pensait aux gratificationsextraordinaires qu’il recevrait à l’occasion de cettesolennité.

Souvent, pendant une nuit d’orage, il arrive que dans unparterre deux fleurs éloignées d’habitude, sont rapprochées par levent, joignent leurs calices, et s’accouplent sans se connaître,jusqu’à ce que la clarté de la lune leur laisse voir leurerreur&|160;; de même dans une muette jouissance, les illusionschantent toute la nuit jusqu’à ce que le matin les oiseaux viennentles faire envoler. L’archiduc voulait se venger de la trahisonqu’elle avait faite à son amour, et restait sourd aux inquiétudesde Bella, qui ne savait pas ce qui allait lui arriver. Il l’avaittransportée sans bruit dans sa propre chambre sur son lit. Tousdeux étaient endormis lorsqu’ils furent réveillés par le psaume :De profondis clamavi ad te, Domine&|160;; Domine, exaudi vocemmeam, chanté dans l’église voisine. Les sociétés qui, n’ayant pastrouvé de place dans les maisons, étaient restées dans la rue,joignirent leurs voix à celles des prêtres. C’était une claire nuitd’été&|160;; tous deux coururent à la fenêtre. Bella sortit alorsde son espèce d’ivresse.

– Grand Dieu&|160;! la nuit est déjà bien avancée, commentvais-je faire pour me coucher&|160;? où suis-je&|160;? que m’est-ilarrivé&|160;? que vais-je devenir&|160;?

L’archiduc en était trop amoureux, sa joie était trop neuve pouravoir la cruauté de l’affliger, en lui rappelant sa fausseté.

– Maintenant tu resteras toujours avec moi, lui dit-il&|160;;nous ne nous quitterons pas&|160;; pas plus que l’âme ne quitte lecorps.

– Serait-ce vrai&|160;? dit naïvement Bella, comme j’en seraisheureuse.

Le duc fut assez étonné de cette réponse.

– Mais ton mariage avec Cornélius, veux-tu donc lerompre&|160;?

– Ne suis-je pas à toi, répondit Bella&|160;; ne dois-je pasavoir de toi un enfant qui reconduira mon peuple dans sapatrie&|160;?

– À quel peuple appartiens-tu donc, ma chère Bella&|160;?demanda le duc, ne me cache rien, je te traiterai toujours enprincesse&|160;; mais je voudrais savoir si le sort a été justeenvers toi, et s’il t’a donné un rang digne de toi.

– Mon père était le duc Michel d’Égypte, dit Bella émue, je suisle dernier rejeton de cette vieille race qui, traversant lesrévolutions tantôt triomphante, tantôt vaincue, a conservé touteson indépendance. Je suis le dernier enfant de ma famille&|160;;mon père est mort victime de la persécution qui s’appesantit surnotre peuple&|160;; mais une vieille prédiction dit qu’un enfant,né de moi et d’un souverain puissant, rassemblera les derniersrestes de mon peuple persécuté, et les ramènera aux bords fertilesdu Nil.

– J’ai toute confiance en ce que tu viens de m’avouer, réponditle duc&|160;; mais dis-moi cependant, qu’est-ce qui te portait à temarier avec ton petit ami, en m’abandonnant&|160;; commentpouvais-tu vouloir te livrer à moi dans le seul but d’avoir uneplace pour lui&|160;? Maintenant que je te vois si belle, si pure,je voudrais pouvoir accuser mes oreilles de mensonges&|160;; maisje l’ai entendu, lorsque je l’épiais à travers la porte&|160;; dansce moment, j’aurais voulu me venger, et maintenant je t’avoue macolère.

Bella sourit de ses soupçons, et lui raconta tout naturellementcomme Braka l’avait poussée à faire quelques concessions à l’humeurétrange du petit&|160;; puis elle lui avoua, sous la promesse dusecret, la mystérieuse origine de ce dernier.

L’archiduc, que ces aventures avaient transporté de sonexistence habituelle et tranquille, dans toutes les étrangetés d’unbonheur mystérieux, tomba dans une profonde rêverie&|160;; ilpensait que chaque mot, chaque pas qu’il allait faire, avait sonimportance. Il possédait un grand secret, qu’il voulait garder, etdont il ne trouvait personne assez digne, pas même Cenrio. Puis, ils’occupa sérieusement de trouver un moyen d’emmener Bella.

– N’es-tu donc pas heureux comme moi, lui dit-elle&|160;? Toutme parait étonnant, et je ne sais comment tout cela estarrivé&|160;! Mais je réfléchis que le petit sera furieux,lorsqu’il s’apercevra que je me suis donnée toute entière àtoi&|160;; tous mes biens me viennent de lui, il me lesretirera&|160;; pourras-tu te charger de moi&|160;? L’archiduclaissa couler une larme.

– Chère enfant, la rigueur de mes parents me rend bienmisérable&|160;; ma folle passion pour les chevaux m’a gravementendetté, et mes précepteurs n’osent plus me laisser d’argent que cedont j’ai exactement besoin&|160;; mais pour toi j’en trouveraibien, dussé-je mettre en gage ma royauté à venir.

Bella le baisa sur les yeux, et lui dit qu’elle ne lui demandaitcela que pour obéir à sa tante, qui s’inquiétait beaucoup de sonavenir&|160;; mais que, dans son cœur, elle détestait la manière devivre qu’on lui faisait suivre à Gand, et qu’elle était lasse depasser toutes les heures de sa journée à des occupationsfastidieuses.

– Qu’ai-je besoin de parler latin et espagnol&|160;? À quoi meservira-t-il d’apprendre : amo – j’aime, amas – tu aimes&|160;? Queje sache seulement dire que je t’aime, et que tu m’aimes&|160;!

Ils s’embrassaient tendrement, lorsque la voix de Cenrio vintles troubler&|160;; il leur criait qu’Adrien voulait s’en aller,parce qu’il venait de découvrir un événement extraordinaire dans lesystème sidéral.

Au même moment le prince entendit tousser Adrien&|160;; ilpoussa aussitôt Bella dans la chambre voisine, où l’on avaitprécédemment déposé le petit, et courut au-devant d’Adrien pouressayer de le détourner de ce caprice. Mais ce dernier était touthors de lui&|160;; il jurait que cette nuit devait donner naissanceà un enfant de Mars et de Vénus, et qu’il voulait retourner à seslivres pour vérifier ses observations&|160;; et, supposant que leprince y prenait grand intérêt, il n’écoutait même pas sesobjections. Adrien était un véritable et complet précepteur quinourrissait son élève de ses propres idées.

Le prince se soumit à sa volonté, et alla aussitôt s’habillerpour retourner à Gand avec lui. Il aurait bien voulu dire encoreune fois adieu à sa chère Bella, qui était dans la chambre voisine,mais il craignait de découvrir leur amour à ses parents, car iln’avait plus pensé à ce qui avait pu arriver à la seconde Bella, niau départ de ses voisins. Du reste, il ne faisait plus attention àrien&|160;; aujourd’hui que son cœur battait des premières joies del’amour, le monde ne l’occupait plus&|160;; il ne pensait ni à seschevaux, ni à ses chiens de chasse&|160;; pour la première fois ilsentit dans son cœur résonner cette sensible corde dont plus tard,au camp devant Ratisbonne, une belle joueuse de harpe lui rappelales accords, alors que la maladie et les douloureux souvenirs deson premier amour l’avaient presque entièrement séparé du monde.peut-être ne serait-il pas devenu ce prince insatiable, se jetantsur tout et cherchant à s’emparer de tout, si le sort ne l’avaitpas arraché à cette liaison qui aurait pu faire le bonheur de toutesa vie.

Le bruit occasionné par le départ du prince s’était apaisé.Bella, la tête appuyée contre les vitres, vit le bateau se mettreen mouvement : les voiles se tendirent, les rames frappèrentl’eau.

– Ah&|160;! pensait-elle, ces voiles qui nous séparent l’un del’autre ont une force cachée qui rapproche nos cœurs à mesurequ’elles s’éloignent.

Après être restée quelque temps absorbée par ses pensées, elleouvrit doucement la porte de la chambre où elle devait coucher avecBraka&|160;; mais elle fut assez étonnée de trouver les fenêtresouvertes, les lits intacts et les malles absentes. Elle s’approchadu lit de la vieille et l’appela tout bas, puis plus haut, maisrien ne bougea, et elle vit à la faveur de la lune qu’il ne restaitaucune trace de leur présence, excepté une cuvette pleine d’eausale, et une serviette mouillée étendue sur une chaise.

Bella, sans cependant s’en effrayer, ne pouvait pas s’expliquertout cela. Elle passa dans la troisième chambre que devait habiterCornélius&|160;; elle n’y trouva non plus personne. Elle commençaalors à s’inquiéter d’être ainsi a abandonnée&|160;; elle neconnaissait dans cette maison que la vieille Nietken, mais elleaurait préféré s’enfuir toute seule que d’avoir recours à elle.

Malheureusement le hasard amena la vieille au-devant d’elle.Deux vieux gentilshommes lui demandaient du vin, des dés et desfilles pour se divertir&|160;; et la vieille n’ayant pas demeilleure chambre libre que celle que venaient de quitter le duc etla famille Braka, entra avec une lumière pour remettre les chosesen ordre&|160;; mais en apercevant Bella, elle recula, comme à lavue d’un spectre.

– Qu’avez-vous, maman Nietken&|160;? lui dit Bellanaturellement, où est donc ma mère&|160;?…

– Jésus Maria, dit la vieille, je ne sais pourquoi vous m’avezfait peur. Avez-vous oublié quelque chose, Mademoiselle&|160;?C’est donc bien précieux&|160;! Vous deviez déjà être loin.Ç’aurait été un boisseau d’or, il se serait trouvé en toute sûretéchez moi&|160;!

Bella ne pouvait s’expliquer ces paroles, et lui demanda oùétait allée sa mère&|160;; elle se trouva bien embarrassée quand laNietken lui répondit n’en rien savoir.

La vieille, qui se rappelait l’interrogatoire du prince, futassez rusée pour soupçonner quelque connivence entre Bella etlui&|160;; et, comme elle avait été peu payée par le prince, ouplutôt par Adrien qui tenait la caisse, elle résolut de profiter decette découverte pour s’en venger.

– Eh&|160;! dit-elle en regardant Bella avec un visage étrangeet sévère, sur mon âme, je n’aurais pas cru qu’une noble jeunefille pût se conduire si mal. Ma bonne réputation ne permet pas quecela se passe chez mol&|160;; pour une telle conduite, on devraitfouetter la fille sur la place publique pour faire un exemple.

Bella tremblait de honte et de peur Elle ne voyait etn’entendait plus rien, car son bonheur venait de se changer en undélaissement et un mépris affreux&|160;; n’ayant pas l’expériencedu monde, elle pouvait à peine croire qu’elle fût la mêmepersonne&|160;; sa position lui faisait horreur&|160;; ledéshonneur qu’elle croyait voir si près d’elle faisait un effeteffrayant sur sa noble âme, que rien, pas même le malheur, n’auraitpu atteindre. Elle pleura et se laissa tomber sur une chaise.

La mère Nietken laissa cette idée de déshonneur s’enraciner plusprofondément dans son esprit, et lui proposa de rester pour fairepasser le temps aux vieux seigneurs&|160;; Bella ne soupçonnantrien de mal, et pensant qu’il n’y avait rien d’autre à faire que deservir et de dresser la table, accepta aussitôt, pensant qu’ellepourrait, par ce moyen, adoucir la Nietken et s’en aller lelendemain retrouver tranquillement Braka.

La mère Nietken était très contente de trouver Bella aussicomplaisante.

Lorsque les deux vieux entrèrent, ils écarquillèrent les yeux àla vue de Bella, et lui demandèrent pardon d’être entrés dans sachambre. Qui, en effet, pouvait s’imaginer que la vieille Nietkendisposât d’une beauté comme Bella&|160;?

Mais celle-ci dissipa leur erreur, en leur disant d’un air assezembarrassé qu’elle était à leur service&|160;; aussitôt les jouesde ces deux vieux se colorèrent du feu de l’amour en même temps quede celui de la jalousie, car ni l’un ni l’autre ne voulait se céderla possession de cette précieuse jeunesse&|160;; ils froncèrent lesourcil, cherchant chacun un moyen d’éloigner l’autre, ou desurenchérir le prix de la fille auprès de la mère Nietken.

Ils se mirent à boire, et à jouer, et pendant que l’un jouait,l’autre essayait de glisser un mot à l’oreille de la vieille qui,calculant à quel prix elle pourrait faire monter la possession dela pauvre Bella, objectait de grandes difficultés aux offres desdeux seigneurs.

Bella était naturellement trop prudente et trop fine pour ne pass’apercevoir du danger que courait son amour et sa liberté&|160;;les deux vieux se permettaient déjà d’insolentes privautés&|160;;elle réfléchit pour trouver un moyen de s’échapper de cettemaison&|160;; mais quoi qu’elle pût imaginer, elle était trop biensurveillée, et on ne lui aurait permis sous aucun prétexte desortir de la chambre.

Les deux vieux se passionnaient à mesure qu’ils buvaient&|160;;ils parlaient de leurs exploits et commençaient à sequereller&|160;; l’hôtesse craignait qu’ils ne tirassent leursépées et ne cassassent ses bouteilles et ses verres,lorsqu’heureusement une bande de ces musiciens qui couraientautrefois les kermesses des Pays-Bas frappèrent à la fenêtre etdemandèrent s’ils pouvaient entrer pour chanter&|160;; la vieilleles introduisit aussitôt. Les musiciens masqués, enveloppés dans degrands manteaux, regardèrent autour d’eux, et, voyant les deuxvieillards si tendrement épris de la jeune fille, se mirent àchanter cette chanson sur la bonheur de la vieillesse qui peutencore aimer et être aimée :

&|160;

Bon papa, suce l’ardeur de la jeunesse

Sur la fraîche rougeur de ces lèvres.

– Lorsqu’on mêle du miel avec du vin,

N’en naît-il pas une boisson agréable&|160;? –

&|160;

Allume aussi du feu

Pour qu’Amour puisse se chauffer&|160;;

Vois, le mauvais petit polisson,

Entre dans la chambre, appuyé sur des béquilles.

&|160;

Après cette chanson, Bella fit semblant de redoubler deprévenances pour les deux seigneurs&|160;; elle alla voir lesmusiciens, et leur dit qu’elle voulait chanter avec eux, mais qu’ilfallait lui prêter un de leur costume et un masque. La mère Nietkenétait ravie de la voir accepter son sort aussi gaiement.

– Danse plutôt, mon cœur, et fais voler tes jupes jusquepar-dessus ta tête&|160;; je m’en vais servir à ces Messieurs unverre de malaga.

Pendant ce temps, Bella prit à part une musicienne, et luioffrit le précieux collier que Cornélius avait trouvé dans sesbottes, si elle voulait protéger sa fuite en lui prêtant soncostume et en restant à sa place. Cette femme accepta trèsvolontiers, bien sûre de se tirer d’affaire avec ses six camarades,aussi habitués à se battre que les autres hommes à se peigner, ettrouvant un bon bénéfice à échanger à ce prix quelques vieuxhaillons.

Le changement s’opéra derrière un paravent, et Bella s’esquiva,pendant que son bonnet, garni d’argent, et son riche collier au coude la musicienne faisaient l’admiration des deux vieux fousamoureux. Cette femme dansa, et ses pas leur parurent sivoluptueux, qu’ils se jetèrent l’un et l’autre à son cou&|160;;mais ces démonstrations firent tomber le masque, et les deuxseigneurs furent très désagréablement étonnés en voyant un visageinconnu et décrépit qui leur jeta un éclat de rire au nez.

– Où est Bella, misérables fripons&|160;? s’écria laNietken.

Pour toute réponse, un des musiciens lui envoya un coup de poingqui l’étendit à terre.

Les deux seigneurs voulurent sauter sur lui, mais les autres eneurent bien vite raison&|160;; ils les saisirent, les garrottèrent,leur enlevèrent leur bourse, avec laquelle ils s’apprêtaient àpayer la Nietken, fermèrent la porte à double tour, et s’enallèrent tranquillement, après avoir fait une bonne récolte dansleur soirée.

Bella, après avoir couru pendant une heure dans un sentierqu’elle savait mener à Gand, s’était arrêtée au pied d’un buissonpour prendre un peu de repos. Elle vit passer plusieurs troupes degens ivres qui revenaient également de la kermesse, mais on nel’aperçut pas&|160;; quelques chiens seulement vinrent rôder autourd’elle.

Ce buisson formait la limite de deux communes, et les ossementsqui l’entouraient marquaient assez la destination du lieu&|160;;aussi resta-t-elle longtemps sans que personne fît attention àelle. Personne n’était passé de ce côté. Elle tomba bientôt dans unsommeil profond qui dura jusqu’au lendemain soir. Lorsqu’elle seréveilla, elle ne pouvait plus remuer aucun membre, ni ouvrir lesyeux&|160;; elle n’avait conservé qu’une perception vague desbruits et des sons&|160;; elle entendit d’abord l’aboiement d’unchien, puis deux voix, qu’à leur conversation elle reconnut êtrecelle des gardes champêtres des deux villages contigus.

– Écoute, Pierre, disait l’un, cette femme morte est sur tonterritoire.

– Je parie le contraire, répondit l’autre&|160;; on devrait bienmettre une pierre pour mieux marquer la limite, et je suis sûr quece corps serait de ton côté.

– Non, par le diable, tu m’as l’air de ne pas savoir ce que tudis : les deux communes paieront l’enterrement, et cela va leurcoûter beaucoup de peines et de frais, sans compter les querelleset les procès qui en résulteront.

– Écoute, mon vieux, reprit l’autre, je me souviens d’un moyeninventé par mon prédécesseur Benoît le Roux. Lorsque je trouve uncadavre, disait-il, et que je le regarde, je lui trouvegénéralement l’air de mauvaise humeur, c’est qu’il ne veut pas êtreenterré chez nous&|160;; eh bien&|160;! que sa volonté soit faite.Je décris un signe de croix au-dessus de l’Escaut et j’y jette lemort&|160;; s’il veut retourner dans son pays, il en est libre.Mais, dis, personne ne peut-il nous voir&|160;?

– Eh&|160;! Pierre, reprit l’autre, l’idée n’est pas simauvaise&|160;; tu n’aperçois personne&|160;? Enveloppons le corpset portons-le à la rivière.

Bella voulut crier, mais elle ne put donner le moindre signe devie. Les deux hommes l’avaient déjà saisie lorsque le plus jeune seravisa.

– Halte-là&|160;! dit-il à son compagnon, il fait encore tropclair, on pourrait nous voir de la colline&|160;; allons un peudans la prairie, et revenons dans deux heures, il fera sombre, etpersonne ne nous dérangera.

À ces mots, ils s’éloignèrent, chacun de leur côté.

En cet instant Bella passa alors de cette affreuse angoisse dansune étrange extase. Elle vit son père une couronne sur la tête,assis sur une pyramide d’Égypte qu’il lui avait bien souventdécrite&|160;; ses jambes étaient comme soudées l’une à l’autre, etses bras collés le long de son corps&|160;; elle lui dit doucement:

– Ne peux-tu donc me tendre la main comme autrefois&|160;?

– Non, répondit-il&|160;; autrefois je t’aurais soutenue, jet’aurais retenue avant que tu ne déterrasses la mandragore&|160;;mais sois heureuse, tu en es débarrassée. Tu es destinée à avoir unfils qui ramènera notre peuple au pays. Tu as encore beaucoup àsouffrir. Sois hardie comme la rosée de la nuit, qui va au-devantdu soleil et qui ne craint pas de le regarder en face pour qu’ill’attire à lui.

Après que cette apparition se fut dissipée, Bella se réveilla.Le soleil était sur son coucher&|160;; elle put se releverfacilement, et ne ressentait plus qu’une légère lassitude dans lesmembres. Elle se dirigea lentement vers la ville, et passa ensoupirant devant la maison de campagne abandonnée qui avait protégéson enfance&|160;; elle arriva enfin à la maison que trois joursauparavant elle avait quittée avec les plus douces espérances. Ellesouleva tranquillement le marteau de la porte&|160;; la servantevint ouvrir, et Bella lui sauta au cou&|160;; mais cette fille larepoussa en lui disant qu’elle ne la connaissait pas.

Lorsque Bella se fut nommée, la servante poussa un cri, laissatomber son flambeau, et courut vers ses maîtres, en leur criant demanière que Bella entendit :

– Jésus Maria, c’est une autre Bella&|160;!

Braka, Cornélius et sa compagne Bella Golem, sortirent de leurchambre pour voir la nouvelle arrivée. Comment peindre leurétonnement réciproque&|160;? Braka ne savait quelle contenancefaire&|160;; Bella Golem ne paraissait nullement émue, comme sielle était trop sûre de son affaire pour concevoir des doutes sursa propre personne. Bella pleurait&|160;; abattue par la fatigue etla faim, elle avait à peine la force de les regarder. Cornélius,qui se voyait tout d’un coup en possession de deux femmes, et quine pouvait savoir comment cela se faisait, n’en ayant réellementpris qu’une, sautait comme un pétard (terme d’artificier), courait,leur disait des injures, sans savoir au juste ce qu’il faisait. Laservante et Braka, les premières, hasardèrent que la dernièrearrivée pouvait bien être la vraie&|160;; mais Cornélius leursoutint le contraire, parce que Golem, bien habillée, lui plaisaitplus que Bella vêtue des haillons d’une chanteuse ambulante.

La pauvre Bella demanda quelques aliments et l’abri pour lanuit, car elle tombait de fatigue, promettant de s’en aller lelendemain matin si on ne pouvait la souffrir dans cettemaison&|160;; mais Golem s’y opposa. On sait en effet qu’ellen’avait pris dans le miroir que quelques-unes des pensées de Bella,et c’était ce qui lui donnait une apparence d’éducation&|160;; maiselle avait conservé un cœur de juive, et dans la crainte quel’étrangère n’occasionnât quelque dépense, et surtout ne lasupplantât, elle s’écria :

– Si cette fille ne quitte pas de suite et volontairement lamaison, si elle continue à vouloir profiter de cette ressemblancepour m’enlever l’amour de mon mari, je lui déchirerai ce visageimposteur de mes propres ongles. Et toi, s’écria-t-elle en setournant d’un air menaçant vers Cornélius, pourquoi restes-tu là etne lui as-tu pas déjà rompu l’échine&|160;? Cela révèle tafausseté, tu as déjà eu des rapports avec cette femme&|160;; jevais vous casser la tête à tous deux, et vous vous embrasserezensuite tant que vous voudrez, misérables adultères&|160;!

Cornélius, fort effrayé de cette menace, jugea prudent de semontrer encore plus furieux&|160;; il leva son bâton en s’écriant:

– Misérable fille, je vais te punir&|160;!…

Braka eut peine à retenir un éclat de rire à l’aspect de sonvisage furibond. Bella, voyant tout cela, se retira lentement, etsortit. Cornélius se contenta de donner quelques coups de bâton surla porte, et rentra en disant :

– Je lui donné quelque chose dont elle se souviendralongtemps.

Golem, pour le récompenser, l’embrassa en l’appelant son chermari&|160;; le pauvre Cornélius ne se doutait pas qu’il venait dechasser la vraie Bella pour garder une poupée d’argile&|160;; car,dans la nuit de noces, Bella Golem, par mégarde, lui avait écraséses yeux de derrière qu’il avait conservés jusque-là. De telsaccidents arrivent souvent quand on a des propriétés siparticulières.

Je sais un orateur qui s’animait toujours d’une manièreextraordinaire, et qui perdit complètement cette propriété un jourque ses auditeurs, voulant faire une expérience sur lui, luiversèrent un seau d’eau froide au moment où il était au paroxysmede son animation.

Bella était maintenant décidée à chercher un refuge chezl’archiduc. Elle se rendit à son palais qu’elle connaissait, etqu’on voyait de loin s’élever au-dessus des autres maisons. Soncœur battait violemment, ses jambes se dérobaient sous elle, salangue refusait presque de la servir&|160;; enfin elle parvint àexpliquer au portier qu’elle avait absolument besoin de parler àl’archiduc.

Le portier était un vieillard tout dévoué à Adrien, lequel, parraison hygiénique, faisait surveiller très soigneusementl’innocence de son élève. Le vieux portier fit entrer Bella dansune antichambre, et alla avertir Adrien qu’il y avait là une fillesuspecte qui demandait à parler à l’archiduc. Adrien venait de semettre à table, devant un bon poulet rôti, dans son cabinet detravail, où il avait l’habitude de souper seul. Il ordonna d’assezmauvaise humeur de faire entrer cette fille. On introduisit Bella.Comme elle craignait que le prince ne fût pas de retour, la vued’Adrien la tranquillisa. Celui-ci la regarda, et se contenta dedire :

– Kyrios, kyrios (seigneur, seigneur).

Elle aperçut le rôti, et, poussée par la faim, elle prit unechaise, se mit à table devant Adrien, et se servit un morceau depoulet qu’elle mangea avec l’appétit d’une malheureuse qui n’a rienpris depuis deux jours.

Adrien secoua la tête en répétant :

– Kyrios, kyrios.

Il lui offrit de la confiture de groseille qui assaisonnait lerôti, et lui versa un verre de vin.

– Tu es une étonnante fille, lui dit-il&|160;; mais dis-moiquand tu es née&|160;; je veux examiner le signe qui a présidé à tanaissance.

– Ah&|160;! Monseigneur, répondit-elle, je ne pourrais guèrem’en souvenir, j’étais trop sotte dans ce temps-là&|160;!

– Kyrios, kyrios, dit Adrien&|160;; mais comment s’appelle tonpère&|160;?

– Ah&|160;! mon pauvre père, s’il avait su&|160;!

– Kyrios, kyrios, reprit Adrien&|160;; allons, rassure-toi, jene veux pas savoir tes secrets.

– Mais l’archiduc ne va-t-il pas venir&|160;? dit Bella. Kyrios,kyrios, tu as raison, je te conduirai près de lui, mais cela nepresse pas.

– Eh&|160;! mon cher seigneur, dit Bella d’un air aimable,menez-moi de suite, cela lui fera certainement plaisir, je l’aimetant.

– L’étonnante fille, se dit Adrien, elle me fait le messager deson amour… Et qui sait si cet amour n’attachera pas l’âme légère denotre prince&|160;; il ne va bientôt plus nous être possible del’éloigner des femmes&|160;; elles s’efforceront toutes del’entraîner dans la mauvaise voie, tandis que celle-ci me paraîtjeune et encore innocente.

– Que dites-vous donc ainsi à part, mon cher seigneur&|160;?demanda Bella.

– Je vais te conduire bientôt chez l’archiduc&|160;; maisattends encore un peu, tu es fatiguée, repose-toi sur mon lit, etdis-moi avec confiance d’où tu viens, je garderai fidèlement lesecret.

Bella ne put s’empêcher de lui ouvrir son âme&|160;; elle luiraconta toute son histoire, elle ne lui cacha qu’une chose, lamanière dont elle s’était rencontrée à Buick avec le prince&|160;;elle lui dit que c’était dans la foule qu’elle avait été séparée deBraka.

Après ce récit, Adrien tomba dans une profonde méditation etdans de graves calculs&|160;; pendant ce temps, Bellas’endormit.

Il s’approcha de son lit, et la regarda avec une espèced’étonnement : c’était en effet bien étrange pour lui de voir unejeune fille repose sur cette couche, froide et solitaire commecelle d’un prêtre.

Enfin il entendit rentrer l’archiduc qui avait passé la nuit àun souper chez le comte d’Egmont&|160;; il laissa passer quelquesinstants avant d’aller le trouver dans sa chambre. Lorsqu’il entra,Cenrio lui fit signe de marcher doucement, parce que le princeétait très fatigué, et qu’il s’était endormi aussitôt rentré. EtAdrien alla vers le lit, vit la chevelure blonde du prince, réuniecomme il en avait l’habitude dans une résille d’or, et se retirasur la pointe des pieds en faisant signe de la main de se tenirtranquille. Pendant ce temps, Cenrio se mordait les doigts pour nepas rire.

Le tour était fait, et Adrien avait pris un mannequin rembourrépour le véritable archiduc, Car tandis que la vraie et vivanteBella était chez lui, Charles cherchait en vain chez Golem, cettepoupée sans vie, le bonheur qu’il avait goûté si pur avecBella.

Le matin, le prince, par l’entremise de Cenrio, était convenuavec Bella Golem, qui au lieu du cœur plein d’amour de la vraieBella, n’avait qu’un vil cœur de juive, de venir la voir dans lanuit, après qu’elle aurait donné à son petit homme-racine uneboisson soporifique qu’il lui ferait remettre. Braka qui était dansle secret, devait remplacer Bella dans le lit conjugal, car lepetit était si jaloux que, même en dormant, il tenait toujours safemme par un doigt qu’il étreignait et qu’il baisait de temps entemps : c’était sa seule manière de la caresser.

Cornélius, toujours préoccupé de la seconde Bella, venait des’endormir, lorsque le prince entra dans la maison, après avoirattendu quelque temps que Bella Golem se fût débarrassée de sonmari. Il était extrêmement curieux de savoir comment elle setrouvait la femme de Cornélius, et ce qui était arrivé au Golemqu’il avait fait faire par le juif, pour tromper son mari.

Golem Bella lui répondit si naturellement qu’il ne se douta pasle moins du monde avoir affaire à une poupée&|160;; surtout parcequ’il avait une extrême confiance dans la pénétration de sonregard, pour deviner les faussetés de l’âme. Elle lui dit queCornélius soupçonnant quelque liaison entre elle et l’archiduc,s’était d’abord montré très méchant, et ensuite l’avait obligée àl’épouser au premier village qu’ils avaient rencontré&|160;; ilespérait par là la dédommager de la perte du prince.

L’archiduc ne lui demanda pas d’autre explication. Le malheureuxavait joué avec les enchantements pour arriver à son but, etmaintenant il en était la victime. Dans l’amour tout est si noble,qu’une fourberie est comme une perle fausse enchâssée dans uneriche monture, et qui éveille la défiance&|160;; le princen’avait-il pas trompé Bella en cherchant à la mettre en son pouvoirpar des moyens surnaturels&|160;?

Lorsque le lendemain matin au lever du soleil, et à l’heure oùles corneilles, le seul oiseau des grandes villes, commençaient àcrier, Cenrio vint le réveiller. Le prince sentit qu’il y avait euquelque chose d’incomplet dans son bonheur : son cœur était tristeet serré, il n’était pas heureux comme lorsqu’à Buick il prenaitcongé de Bella&|160;; il lui semblait que ce n’était plus le mêmeêtre qui avait dormi à côté de lui&|160;; s’il n’était pas parti sitôt il aurait peut-être découvert sur son front le mot qui lafaisait vivre. En retournant au palais il maudit cette nuit, etjura de ne plus retourner à ce rendez-vous. Rentré chez lui, Cenriolui raconta le danger qu’il avait couru, et comment il avait manquéd’être découvert par le vieil Adrien.

Pendant ce temps Adrien était dans une grande perplexité. Aprèsavoir quitté le prince empaillé, il avait fait de grands projets,qui revenaient tous à favoriser la passion du prince. Il cherchaità s’excuser à ses propres yeux de garder Bella. À cette heureavancée de la nuit, il n’aurait pu sans scandale faire sortir unejeune fille de chez lui. Il avait bien fallu être indulgent etdonner son lit à la pauvre Bella accablée de fatigue : ils’étendrait lui-même sur un canapé loin d’elle, pour éviter toutetentation. Son embarras redoubla lorsqu’il voulut prendre un verreque Bella avait placé tout près de son lit&|160;; c’était le seulqu’il y eût dans sa chambre, et il avait extrêmement soif&|160;; ilse leva enfin et alla le chercher. Bella, dont le sommeil étaittrès agité, s’éveilla à moitié et la regarda.

Jamais un tel regard n’avait été dirigé vers le pauvre Adrien,et, malgré lui, il mit beaucoup plus de temps qu’il n’en fallait àboire, et à chasser une mouche qui revenait toujours piquer cetange endormi&|160;; à la fin il fut pris d’une sensation qu’ilavait à peine soupçonnée&|160;; Vénus s’était emparée de lui. Ilrécita en lui-même des vêts d’Horace, et je ne sais où cetteérotique érudition l’aurait mené, s’il n’avait rencontré dans uneglace sa tonsure et ses cheveux gris&|160;; ce spectacle le glaça.Adrien amoureux, c’était un saint qui s’enivrerait le jour de samort.

Il s’étendit en soupirant sur le dur parquet, mais il ne putdormir, son imagination était en mouvement&|160;; il aurait bienvoulu se débarrasser de Bella, mais d’un autre côté il ne pouvaitse résoudre à la repousser durement.

Le hasard conduisit ses yeux sur les vêtements d’un domestiquequi, après avoir été longtemps à son service, s’était fait chasserpour ses mauvais tours&|160;; ces habits lui parurent propres àfaire sortir de la maison la jeune fille, sans qu’elle futdécouverte.

Lorsque Bella se réveilla, elle se frotta les peux et demandaavec effroi où elle était&|160;; Adrien la rassura. Il la pria dedire un Ave Maria, qu’elle lui récita avec dévotion&|160;; puis illui dit qu’il fallait patienter&|160;; qu’il ne pouvait la mener àl’archiduc parce que cela était contre sa conscience, mais qu’ilprendrait soin d’elle, si elle lui promettait le secret. Il lui ditalors qu’il avait eu un domestique habitant chez de pauvresparents, qui venait le matin et le soir pour s’informer s’iln’avait pas de commission ou de courses à faire&|160;; que si ellevoulait mettre les habits de ce domestique, elle pourrait faireauprès de lui ce service qu’il ne pouvait demander aux laquais duchâteau.

Bella accepta tout ce que lui proposa le vieillard, car elleentrevoyait la possibilité de rencontrer l’archiduc au moyen de cedéguisement, et c’était là sa seule pensée. Elle courut chercher lecostume de son nouvel emploi&|160;; mais entièrement étrangère àces vêtements, elle ne se reconnaissait pas entre les culottes etles pourpoints, et son vénérable maître fut obligé, non sans rire,de l’aider à s’habiller. Elle lui dit qu’elle allait retourner secacher à la maison de campagne, et qu’elle s’y noircirait si bienle visage avec des décoctions de plantes, que personne ne laprendrait pour une fille.

Adrien reconnut à ce trait la prudence naturelle à sonpeuple&|160;; il craignait cependant encore d’être découvert&|160;;mais il se rassura complètement en entendant, lorsqu’elle passa surla place publique, des garçons lui parler comme à leur anciencamarade, le domestique d’Adrien.

Après cela, il se rendit chez l’archiduc, qu’il trouva dormantaprès une nuit sans sommeil&|160;; il le secoua pour le réveiller,et lui fit une longue réprimande sur la paresse, où la vertu,semblable à un navire perdu dans une mer sans fond, ne peut pasjeter l’ancre et finit par s’engloutir. Le soir il n’avait pasvoulu le déranger, parce qu’avant minuit les heures de sommeil sontsacrées, et une de ces heures vaut mieux pour le repos du corps etpour l’esprit que deux après&|160;; mais ronfler quand le soleillui donnait dans le nez était tout à fait inconvenant&|160;; ilparla ainsi pendant une heure et sa réprimande rendormit le princeencore plus profondément&|160;; de sorte que le vieux précepteurdécouragé l’abandonna, et se consola en démontrant à Cenrio que ceprétendu ouvrage de Pierre Lombard, qu’il avait découvert à Buick,était ou supposé ou fait par l’auteur à une époque à laquelle songénie et ses connaissances l’avalent abandonné.

Cenrio fit l’étonné, mais intérieurement il riait de voir qu’unevieille paperasse avait coûté tant de travail à ce savant homme. Ill’interrogea sur l’extraordinaire conjonction qu’il avait observéeà Buick, sur quoi Adrien lui assura qu’un puissant conquérantdevait être apparu dans l’Orient&|160;; mais où, il ne pouvait pasle préciser.

Cenrio faisait semblant de l’écouter, mais il pensait à toutautre chose&|160;; il avait dans la tête plusieurs événements dontil ne pouvait pas trouver la rime&|160;; peut-être parce que lesort n’y avait mis que des assonances&|160;; par exemple, iln’avait pu deviner ce qu’était devenu Bella Golem&|160;; il nesavait pas non plus comment la vraie Bella avait rejoint la vieilleBraka, qui l’avait laissée à Buick entre les bras de l’archiduc,toutes choses qu’il n’avait pas eu le temps d’approfondir avec leprince.

Lorsque. le vieillard eut quitté la chambre en disant : «Kyrios, kyrios, je donnerais bien quelque chose pour découvrir, ceconquérant », Cenrio soumit au prince les questions qu’il s’étaitadressées à lui-même.

L’archiduc n’était pas moins inquiet&|160;; car au milieu de sonbonheur, il lui semblait que la Bella qu’il avait rêvée n’était pascelle qu’il venait de voir.

– C’est certainement celle que j’aime qui est perdue, disait-il,celle qui, au seuil de ma vie, m’est apparue comme une aurorepassagère, au milieu d’un nuage divin&|160;; ce que j’ai pressédans mes bras, ce n’est que son imitation terrestre, quisatisfaisait avec moi ses appétits grossiers, et dont mon cœur amaintenant horreur. Que je devienne un pauvre pèlerin, que jeparcoure la terre en redisant mon malheur à tous les vents, et encherchant partout celle à qui j’appartiens pour toujours&|160;; etsi je ne la trouve pas, que je me réfugie dans la solitude et lapaix d’un monastère : Cenrio, voilà ce que je désire&|160;; et sije n’y arrive pas, je refuserai de remplir les espérances que lemonde attend de moi.

Cenrio laissant le prince à ses réflexions, lui promit d’aller àBuick, et de faire toutes les recherches possibles pour déchiffrerl’énigme.

Pendant ce temps, Cornélius fut mandé au château. L’archiduc,pour rendre moins dangereuses ses visites à Bella Golem, avaitpromis à celle-ci de donner un emploi à son mari, à condition qu’ilobtiendrait d’un certain nombre de seigneurs de haut rang letémoignage qu’il soit véritablement un homme.

Le petit avait déjà couru toute la matinée, et s’était faitdonner par écrit l’opinion de différents seigneurs sur sanature&|160;; et il vit avec étonnement que chez tous il y avaitplus ou moins de doute à son égard. Tous ces témoignagess’exprimaient, d’ailleurs, d’une manière conditionnelle. Voici ceque disait le baron de Vanderloo :

« S’il restait assis à une table, on pourrait encore le fairepasser pour un homme&|160;; mais il faudrait qu’il ne se levâtjamais, à cause de la petitesse disproportionnée de ses jambes, quilui donnent l’air d’un chien habillé. »

Le seigneur de Meulen déclarait que :

« Il serait irréprochable en tous points, si sa mère n’avait paseu apparemment le corps trop chaud, à cause de quoi il ressemblaità un pain trop cuit, qui serait crevassé et ratatiné. »

Le comte d’Egmont avait mis sur la circulaire :

« Il est très bon dans certains cas de pouvoir cacher ses forcesà l’ennemi&|160;; Cornélius pourrait être utilement employé, étantmis dans la poche d’un soldat&|160;; il appuierait son mousquet surun des boutons de la veste, et l’ennemi serait effrayé de voir unefusillade sortir de la poche des adversaires. »

Le petit porta au prince ces observations et d’autres du mêmegenre, qui toutes avaient été rédigées avec la meilleure intentionpossible de le faire réussir. L’archiduc les lut, et eutgrand-peine à ne pas éclater de rire. Malgré cela il lui promit uneplace convenable dans un régiment qu’il allait former, et où ilintroduisit un nouveau genre de casque, remarquable surtout par ungrelot et deux longues oreilles, qui en faisaient un ornementoriginal.

Le petit était au comble de la joie de voir son désir satisfait.Aussi se trouvait-il très fier de recevoir chez lui l’archiduc, quilui demanda des nouvelles de sa jeune femme, et manifesta le désirde la connaître.

Ce jour même une fête devait avoir lieu dans la maison deCornélius. Malgré une nuit de désappointement, malgré sespréventions, l’archiduc sentait une force magique qui se moquait deson amour pour la vraie Bella, et qui lui inspirait un désirinvincible de revoir Golem. Ce sentiment, auquel il ne peinait,résister, n’était pas d’accord avec ce qu’il avait au fond ducœur&|160;; l’un de ces sentiments exigeait quelque chose depossible et de positif, tandis que l’autre se perdait dansd’interminables rêveries.

Dès le matin Bella avait pris tristement le chemin de la maisonde campagne, où elle comptait se glisser sans être vue, et par desdétours connus d’elle seule.

Mais elle rencontra Peau-d’Ours qui s’était attardé à compterson trésor, qu’il avait presque recouvré par son travail.

Lorsqu’il aperçut Bella, il ne put retenir ses larmes, et luidemanda ce que c’était que sa nouvelle maîtresse, car il avait trèsbien remarqué qu’elle avait une figure fausse et imitée&|160;; maisde peur de perdre sa place, il n’en avait osé rien dire. Bella luirecommanda le silence : elle lui dit que depuis l’accueil qu’on luiavait fait à son retour, elle avait en aversion Braka, Cornélius etle reste&|160;; qu’elle ne pouvait se résoudre à soumettre sonindépendance de princesse aux exigences de la ville&|160;; etqu’elle voulait de nouveau vivre dans sa vieille maison, jusqu’à cequ’elle rencontrât des gens de son peuple et libres comme elle.

Après cela elle lui demanda comment les choses s’étaientpassées, et pourquoi, le soir de son arrivée à Gand, elle nel’avait pas vu&|160;; il lui raconta qu’il avait été envoyé par lafausse Bella pour introduire, par une porte dérobée, l’archiduc quilui avait donné rendez-vous.

À ces mots, Bella lui ferma la bouche&|160;; elle ne voulaitplus rien entendre après cela : après avoir appris que cetteaventurière lui avait enlevé la dernière chose qui la fit vivre aumonde, l’amour de l’archiduc. Sa douleur déborda dans sonâme&|160;; lorsqu’elle put pleurer, les larmes la soulagèrent. Ellese pendit au cou de Peau-d’Ours, et y resta attachée pendant plusd’une heure. Heureusement le chemin n’était pas fréquenté, carautrement on se serait arrêté pour les regarder. Peau-d’Ourscalculant en lui-même combien il avait encore de jours à servir, semit à son tour à pleurer sa position, sans prendre attention aumalheur de Bella&|160;; semblable en cela au moulin, qui ne trouvebelles que les eaux qui font tourner sa roue. Enfin craignantd’arriver trop tard à Gand, et voulant se débarrasser de Bella,pour terminer cette scène, il écrasa entre ses doigts une prunevéreuse, tombée d’un arbre voisin et dit :

– Combien ce ver est plus heureux que nous autres hommes&|160;!plus il vit, plus le fruit devient doux&|160;; seulement, je nesaisis pas l’idée de cet animal, de rester enfermé dans sa chambre,et de se soustraire ainsi à toutes les jouissances de lavie&|160;?

Le niais ne comprenait pas que sa position n’était autre quecelle du ver caché dans un fruit délicat.

Belle était trop triste pour faire attention à ce qu’ildisait&|160;; elle lui ordonna de partir&|160;; et il la quitta, enlui promettant de revenir chaque nuit, et de lui apporter ce dontelle avait besoin, moyennant quelque petite récompense. Elle nepensait pas à ce q elle disait en ce moment, car elle avait toutperdu.

Ne s’inquiétant pas si elle pouvait être vue, elle entra sansaucune précaution dans cette maison mystérieuse&|160;; en ouvrantla porte au moyen d’un secret de la serrure, elle ne fut assailliepar aucune considération sur le changement de son sort&|160;; ellese sentait déshonorée, méprisable, depuis que l’archiduc nel’aimait plus&|160;; elle voulait l’oublier, taudis que, malgréelle, toute son inquiétude était de savoir où il se trouvait.

Guidée par cette pensée bien plutôt que par la faim, elle revintle soir au palais. Elle trouva fermée la porte d’Adrien, qui étaiten discussion avec plusieurs grands génies de sa connaissance. Ellerestait indécise sous l’obscure entrée du château, lorsque leprince passa&|160;; cet endroit n’étant pas éclairé, il la pritpour l’ancien domestique d’Adrien, qu’il s’était attaché parquelques petits cadeaux, et il lui cria de prendre une torche et del’éclairer jusqu’à la maison de M. de Corliélius.

Bella s’empressa d’obéir&|160;; elle alluma une torche et marchadevant lui. L’archiduc était fort agité&|160;; un ami intime étaitarrivé d’Espagne, avec la nouvelle certaine que son grand-père nepouvait plus lutter que quelques jours contre la maladie qui leminait depuis longtemps&|160;; en vain fuyait-il la mort etallait-il d’une ville à l’autre, comme un malade qui veut changerde lit à chaque instant. Carvajal, Zapara et Vargas, ses médecins,lui avaient annoncé l’approche de ses derniers moments&|160;; etvoulant réparer ses torts envers Charles, il avait nommé régent lecardinal Unnenetz au lieu de Ferdinand, et laissait sanscontestations à Charles sa succession légitime.

L’attrait magnétique d’une royauté prochaine agitait le cœurambitieux de Charles, semblable à l’aiguille aimantée qui se meutpour tourner vers l’étoile polaire. Il était si absorbé qu’il nejeta pas un regard à Bella&|160;; il marcha sans faire attention,en suivant la lumière de la torche, et une fois arrivé il ordonna àBella d’attendre sa sortie à la porte.

La pauvre Bella&|160;! En éteignant sa torche elle ressemblait àun bon génie qui désespère de sauver celui qui est lui confié.L’air et le ton altier du prince lui avaient ôté tout le couragedont elle avait besoin pour lui parler&|160;; elle le regardaitcomme perdu à son amour. Elle se tenait tristement appuyée contrele mur, lorsqu’un bruit de musique vint la tirer de sa douloureuserêverie. Elle n’entendait pas les paroles des musiciens quidemandaient l’aumône devant la maison de Cornélius, splendidementilluminée&|160;; ces musiciens lui rappelèrent aussitôt la manièredont elle s’était sauvée des mains des vieillards, ainsi que lesémotions auxquelles elle avait été alors en proie. Elle craignaitde les voir approcher&|160;; elle ne savait pas ce qu’elle auraitperdu en se retirant&|160;!

Se voyant seule au milieu de cette réunion d’hommes qui erraientla nuit dans la ville, elle eut peur et se réfugia entre lescolonnes d’une petite chapelle de la Vierge, peu fréquentée etadossée à la maison qui avait été la sienne. Cette bande demusiciens qui se faisaient entendre aux portes des maisons, étaitbien différente des grossiers chanteurs de la kermesse. Cen’étaient pas des mendiants, ni des voleurs&|160;; c’étaient desjeunes gens de toutes professions, qui, le soir, se réunissaientavec leurs guitares, et chantaient chacun leur lied. Ce qu’ilsrecueillaient, ils allaient le dépenser joyeusement le matin avantde se séparer, ou bien ils le donnaient à la fille qui avait bienvoulu les accompagner.

Ces chanteurs étaient si aimés dans la ville, que les parents necouchaient pas leurs enfants, avant qu’ils eussent fait leurtournée. Et si les petits garçons préféraient suivre les tamboursqui battaient la retraite, les petites filles goûtaient bien mieuxles chanteurs qu’elles accompagnaient jusqu’à leur cabaret.

Un grand nombre de chants, les uns gais, les autres tristes,avaient traversé l’oreille de Bella sans y laisser d’impression,lorsqu’un jeune étudiant voyageur vint se placer devant l’image dela Vierge, de telle sorte que son pâle visage était faiblementéclairé par les lumières de la maison, et commença un lied comme onen chantait beaucoup alors, d’une voix qui trahissait son émotion:

&|160;

I
La nuit propice est arrivée.

Les ténèbres cachent les hommes les uns aux autres,

Je peux donc laisser couler mes larmes

Et me promener sous la fenêtre de ma bien-aimée.

Le gardien de nuit crie les heures d’un ton monotone,

Le malade gémit sur son lit de douleur,

L’amour se plaint de ses blessures,

Et les cierges brûlent autour des cercueils.

&|160;

&|160;

II

&|160;

Ma bien-aimée est morte pour moi en ce jour,

Où elle épouse mon rival&|160;;

J’ai enseveli mon amour dans la douleur.

Voue compter, mes pleurs, ce serait compter lesétoiles&|160;;

Autant la lumière des astres donne du courage,

Autant la lumière qui vient de sa fenêtre me fait mal.

Je vois d’épais nuages dans le lointain,

Et des spectres qui m’entourent.

&|160;

&|160;

III

&|160;

La maison est pleine de tumulte et de bruits étranges&|160;;

Ces hommes m’évitent et ne me parlent pas.

Ils ont pitié de moi, et s’arrêtent autour de moi.

Ne suis-je donc point un de leurs semblables&|160;?

Pendant le jour, les forêts me cachent,

Et la nuit sombre vient me rendre la liberté&|160;;

Ma bien-aimée est heureuse dans ce beau jour

Qui me voue à la douleur éternelle.

&|160;

&|160;

IV

&|160;

Combien de fois me suis-je assis ici plein de joie,

Jusqu’au moment où les étoiles commencent à pâlir&|160;!

Ah&|160;! le monde m’a oublié

Depuis que ma bien-aimée m’a abandonné.

La terre verdoyante n’existe plus pour moi&|160;;

Le brillant soleil ne luit plus pour moi&|160;;

La clarté de la lune m’est insupportable&|160;;

La nuit voit couler la fontaine de mes larmes.

Là il s’arrêta, rejeta son manteau sur son bras, découvrit unelanterne d’où il tira un cierge allumé, et le piqua devant l’imagede la sainte Mère&|160;; puis il chanta sur un autre air :

&|160;

La sainte Mère ne pense plus à moi,

Notre Père ne pense plus à moi.

Cependant j’allume ce cierge pour la sainte Mère,

Et je crois au céleste Père.

&|160;

Lorsque le cierge éclaira le visage du jeune homme, Bella sesouvint de l’avoir vu plusieurs fois devant sa maison, lorsqu’elleregardait dans la rue. Elle se supposa et non sans raison la causede ses tourments, et comprit qu’il la croyait mariée. Un amour puret fidèle lui était resté inconnu, tandis que celui qu’elle aimaitl’abandonnait pour une aventurière.

Fallait-il donner son amour à ce malheureux&|160;? C’étaitsauver une vie pleine de dévouement et de respect. Elle sedirigeait déjà vers le jeune chanteur pour se faire connaître etlui découvrir sa naissance et sa nation&|160;; en ce moment la lunevint éclairer un clocher voisin, qui se dressa devant elle et luirappela les pyramides de l’Égypte et sa patrie&|160;; cetteillusion chassa toute idée d’amour.

Un des garçons chanteurs fit le tour de l’assemblée tenant unechandelle d’une main, un plateau de l’autre&|160;; il passaégalement devant elle&|160;; ce plateau ne contenait que desfruits, quelques poires et quelques pommes, restes du repas que lesenfants leur avaient donnés&|160;; aussi Bella, croyant qu’on leslui offrait, prit une poire et la porta à sa bouche. Le garçon laregarda avec étonnement et lui fit comprendre qu’il fallaitpayer&|160;; Bella, fort embarrassée, porta la main à sa poche, etprenant pour de l’argent un vieux bouton que le domestique y avaitlaissé, elle le déposa dans le plateau&|160;; le garçon se mit àrire, et appela toute la bande qui lui ordonna, puisqu’elle n’avaitpas d’argent, de chanter son plus beau lied.

La pauvre Bella était dans le plus grand effroi, aucun lied nelui revenait à la mémoire au moment où elle était obligée dechanter. Enfin, elle se leva, et dans sa douleur chanta ce qui suit:

&|160;

Celui qui s’est frappé contre une pierre

Saute haut&|160;;

Son visage dit : Hélas&|160;! et malheur&|160;!

Appellerez-vous cela danser&|160;?

&|160;

Celui que l’amour a trompé

Crie haut&|160;;

Sa voix dit : Hélas&|160;! et malheur&|160;!

Appellerez-vous cela chanter&|160;?

&|160;

Ô douleur&|160;! Comment pourrais-je te chanter&|160;?

Tu es si dure pour moi&|160;!

&|160;

Ô mon coeur&|160;! où te porter maintenant&|160;?

Personne ne veut plus de toi&|160;!

L’amour et l’honneur sont perdus&|160;!

&|160;

Bella avait chanté ces paroles avec une telle émotion dans lavoix, que le chanteur mélancolique cessa sa prière, et, sans laregarder, versa une partie des fruits et de la monnaie du plateaudans sa toque, qu’elle tenait à la hauteur de ses yeux pour secacher. S’il avait pu la voir, il lui aurait tout donné, car ilétait le chef de la troupe. Les amours purs comme celui-là donnentà l’âme une telle délicatesse, qu’on fait du bien même à ceux dontle talent ne peut vous détourner de vos pensées.

Le pauvre écolier se sentit comme soulagé après cette aumône.Par discrétion il ne leva pas les yeux vers celui à qui il venaitde faire du bien, et emmena sa troupe de peur qu’on ne tourmentâtencore ce pauvre étudiant, en le faisant chanter de nouveau.

Lorsque Bella fut seule, elle courut se jeter à genoux à laplace que venait de quitter le jeune homme, et où il avait laissésa lanterne et un bouquet. Les fleurs exhalaient une si douce odeuret la sainte Mère parut la regarder avec tant de tendresse, qu’ellesentit que le péché de son peuple était pardonné :

– Sainte Mère, s’écria-t-elle, nous pardonnes-tu notrecrime&|160;? nous recueilles-tu, après que nous t’avonschassée&|160;?

Il lui sembla qu’alors la sainte Mère la regardait avec amitié,et son cœur s’oublia si bien dans cette contemplation qu’elleremarqua à peine la foule des invités qui, vers minuit, sortirentde la maison de Cornélius.

Deux pages de l’archiduc se racontaient qu’ils avalent pris lepetit Cornélius endormi avec de l’opium, et l’avaient caché sous lepoêle, où ils l’avaient suspendu en l’attachant par les quatremembres aux pieds du meuble&|160;; et qu’il était très fâcheuxqu’on ne fit pas encore de feu, car il aurait poussé de jolis crisen se sentant cuire. Ils passèrent sans apercevoir Bella, qui nefit pas non plus attention à eux&|160;; et lorsque le cierge dupauvre écolier fut éteint, elle se sentit transportée, les yeuxouverts, dans un autre monde. Elle se vit tenant sur son sein unenfant, ressemblant à l’archiduc, et que des peuples nombreuxvenaient saluer de tous côtés.

Au milieu de cette vision, elle entendit la voix aimée del’archiduc qui lui dit :

– Allons, réveille-toi&|160;; allume ta torche etéclaire-moi.

En ce moment Bella chancela&|160;; elle avait vu Bella Golem,qui, couverte d’un grand manteau, un flambeau à la main, avaitreconduit le prince jusqu’à la porte.

L’archiduc, sans se préoccuper des difficultés qui pouvaientl’empêcher de voir Golem, s’approcha d’elle et lui dit :

– Ainsi demain je serai à tes côtés&|160;; après-demain aussi,et aussi toutes les nuits&|160;; pourquoi pas aussi le jour&|160;?Si j’étais libre et prince d’un peuple qui, comme nous, oublie dansles joies de l’amour les folies de la vie&|160;!

– Souviens-toi des perles que tu m’as promises, dit Golem.

Belle alluma sa torche au flambeau&|160;; sa toque était restéedevant la chapelle avec les fruits&|160;; et son manteau cachaitses habits d’homme.

Le duc la reconnut, et portant la main à son front, il s’écria:

– Elles sont deux&|160;!

– Faut-il donc que je te revoie toujours ici, maudite créature,toujours craindre que tu ne mettes fin à mon existence, cria Golem,en la piquant d’une longue aiguille à cheveux faite en forme dedard.

Mais l’archiduc à qui, en ce moment, venait de se révéler toutce qu’il n’avait pu croire, saisit Golem Bella par lescheveux&|160;; sur son front il vit le mot qui la faisait vivre :AEMAETH&|160;; il effaça précipitamment la première syllabe, et lecorps tomba aussitôt à terre.

Le manteau était étendu sur cette masse informe&|160;; on auraitdit un de ces tas de sable que ramassent les servantes, et surlesquels elles étendent un linge quand on les rappelle à la maison,pour que personne ne vienne y toucher.

Ni l’archiduc ni Bella ne jetèrent un regret à cette massed’argile&|160;; en un tour de main le prince enleva Bella dans sesbras, avec tant de précipitation, qu’il fit tomber la torche&|160;;il la porta, cachée dans son manteau, jusqu’à une fontaine, où ilse lava d’eau fraîche les mains et le visage, pour effacer toutetrace de l’attouchement qu’il avait eu avec cette trompeusecréature d’argile.

Lorsqu’il se fût purifié, il baisa la vraie Bella sur leslèvres, et lui avoua comment toutes ces faussetés l’avaient faittomber dans un piège infâme, et la pria de lui raconter commentelle se trouvait dans ces habits.

Bella se retrouvant en possession d’un trésor qu’elle avait cruperdu, était cependant très agitées, et cherchait à paraîtrejoyeuse et calme. C’était bien encore les mêmes liens qui lesunissaient, mais ils n’avaient plus cette première fraîcheur,semblable au duvet d’un beau fruit, que le contact du monde enlèvebientôt aux âmes innocentes&|160;; c’était ce qui nous arrive ànous autres, buveurs, lorsqu’on achève de remplir un tonneau de vinprécieux avec une petite quantité d’un vin inférieur&|160;; le vinn’en est pas moins clair, moins goûté, mais il n’est plus pur.

Charles restait calme, mais par la farce de sa volonté&|160;; ilvoulait se venger d’avoir été trompé, et la conduite d’Adrienl’irritait si fort, qu’il ne parut pas s’intéresser à ce que luiracontait Bella de ses malheurs, de son abandon et de son désir deretourner en Égypte. L’archiduc, troublé et échauffé par la joie debientôt régner, résolut de jouer à Adrien, qui allait partir enEspagne pour surveiller le cardinal Ximenès, un tour qui luiindiquerait bien la fin de son préceptorat.

La nuit même il devait se tenir un conseil présidé par Adrien.Il fut convenu qu’à la fin de la séance, Bella entrerait accuserAdrien de la délaisser, et demander un jugement contre lui.

Bella voyant l’archiduc si calme, essaya à son exemple d’oubliersa tristesse et accepta son rôle dans cette plaisanterie&|160;;elle croyait de son devoir de ne plus se souvenir de ses douleurs,surtout parce que l’archiduc lui avait promis de faire quelquechose pour elle et pour son peuple dispersé.

Après être convenus de leur plan, ils rentrèrent au château parune porte dérobée. L’archiduc offrit à Bella de quoi se rafraîchir,et la fit reposer sur son lit. Puis il la quitta, bien à regret,pour entendre pour la première fois discuter le sort de l’univers.Le conseil se composait d’Adrien, de Chièvres, de Guillaume deCroï, son neveu, et de Sauvage.

Lorsque l’archiduc entra, il remarqua, non sans vanité, lamanière inusitée dont on le salua. Chacun calculait intérieurementce que pouvait lui rapporter ce changement. Pour eux, Ferdinand songrand-père n’était plus malade, il était mort, enterré et oublié.Tous s’efforçaient de l’emporter sur les Espagnols dans le cœur dujeune archiduc qui avait une aveugle confiance en leur dévouement,et cherchaient à faire triompher leurs intérêts et leur ambition,bien plutôt que l’honneur et la gloire de leur roi.

On croyait le conseil fini, lorsque Charles annonça que,maintenant qu’il était son propre maître, il voulait ouvrir uneenquête sur la conduite de son précepteur Adrien, principalementpour s’assurer s’il avait rempli exactement ses vœux de chasteté.Tous parurent étonnés, et Adrien, qui n’avait jamais entendu leprince parler sur ce ton et se croyait sûr de son innocence, perditson sang-froid, et offrit de se soumettre au tribunal le plussévère.

– Nous ne voulons pas juger, dit Charles, mais seulement donnerdes preuves&|160;; et voici qui va vous montrer sa rusecléricale&|160;!

À ces mots, il fit entendre un signal convenu, et Bella entradans la salle avec la livrée du cardinal. Le cardinal rougitaussitôt visiblement&|160;; les autres personnages ne comprenaientpas ce que cela signifiait, jusqu’à ce que l’archiduc demandât àAdrien de lui dire en conscience si c’était bien là sondomestique&|160;; si c’était un garçon, si au contraire il n’étaitpas sûr que ce fût une fille, si, enfin, cette fille n’avait pascouché dans son lit.

Adrien avait tellement perdu toute assurance, qu’il ne putprononcer un mot. Toutes les arguties qu’il avait employées dans savie ne vinrent pas l’aider à se défendre&|160;; enfin il dit qu’iln’avait rien à répondre, que c’était un complot monté contre lui,et qu’il serait bientôt vengé.

L’archiduc et Bella ne voulurent pas jouir plus longtemps de sonembarras. Il prit Bella dans ses bras, et réhabilita le pauvreAdrien aux yeux de l’assemblée, en disant que c’était lui-même quiavait amené cette jeune fille et l’avait mise nu service ducardinal pour l’avoir plus près de lui.

Adrien respira après ces paroles, et les conseillers vantèrentl’habileté précoce du jeune prince. Chièvres, qui, le croyantencore fort maladroit, l’aurait volontiers laissé faire la cour àsa femme pour le tenir plus facilement en son pouvoir, assura quedorénavant il se garderait bien de le laisser seul avec elle.

L’archiduc dit à Bella d’aller trouver madame de Chièvres, quihabitait au château, de se faire donner les plus beaux habits et derevenir avec elle au conseil où il avait encore quelques papiers àsigner pour le départ d’Adrien. Ces papiers à expédier n’étaientqu’un prétexte pour gagner du temps.

Des désirs opposés se partageaient l’esprit de l’archiduc. Il sedemandait ce qu’il devait à l’amour, ce qu’il devait à saposition&|160;; s’il pouvait épouser une duchesse d’Égypte, et sicela n’apporterait pas le trouble sur son trône.

Il n’avait pas encore terminé cette délibération intérieure,lorsque Bella, vêtue d’une robe de brocard d’argent parsemée defleurs rouges, une petite couronne de duchesse sur la tête, entradans la salle avec madame de Chièvres. Tous restèrent étonnés à lavue de son noble maintien, au point que Sauvage et de Croï sedirent à l’oreille que ce devait être quelque princesse que Charlesavait résolu d’épouser.

Charles s’inclina devant elle, la fit asseoir sur le sièged’honneur qu’il venait de quitter, et essaya de parler&|160;; sonémotion l’en empêcha. Chièvres s’aperçut de cette hésitation, etvoulant lui donner le temps de se remettre, il vint vers lui et luiraconta qu’Adrien était parti, et que la crainte de voir saréputation endommagée lui avait porté à l’estomac. Le succès de saplaisanterie tira, pour un instant, l’archiduc de son agitationintérieure, et après un silence il dit à l’assemblée :

– Je reconnais publiquement Isabelle, fille du duc Micheld’Égypte, comme héritière de ce pays, et princesse de tous lesBohémiens errants en deçà et au delà des mers&|160;; je lui donnela liberté de les renvoyer tous dans leur patrie, à la seulecondition qu’elle restera auprès de nous pour faire notrebonheur.

Bella qui n’avait pas tout entendu, occupée qu’elle était àconserver son maintien et son air imposant, lui sauta au coulorsqu’il prononça ces derniers mots. Ce mouvement soulagea Charlesqui craignait d’être obligé d’aller jusqu’au mariage, et il luirendit son baiser avec un redoublement de tendresse.

Les conseillers demandèrent qu’on procédât au baisemain, etChièvres, qui cherchait à prévenir tous les désirs de son maître,dit à sa femme de loger chez elle, le mieux possible, la princessed’Égypte, jusqu’à ce qu’on lui eût préparé un palais digne d’elle.Charles lui fit la grâce d’accorder ce que, quelque tempsauparavant, il aurait demandé comme une faveur à madame deChièvres. Bella passa avec sa nouvelle mère dans une autre partiedu château, tandis que Charles resta encore quelque temps avec sesconseillers.

Le jour était levé depuis longtemps, les oiseaux chantaientleurs chansons, et les hommes politiques allaient se coucher&|160;!Charles se contenta de s’étendre sur un banc de gazon dans lejardin, où il ne put dormir, et où Bella put le contempler de sachambre.

Dans la maison de Cornélius régnait le plus granddésordre&|160;; lorsqu’en se réveillant il se trouva sous le poêle,il se mit à crier et appela les domestiques qui accoururent dansles costumes les plus légers. Tous étant plus ou moins ivres, ilsne s’étalent pas inquiétés le moins du monde de leur maître.Peau-d’Ours, lui-même, avait oublié cette nuit d’aller voir sontrésor. Le petit, qui était balancé au-dessus d’un carreaureprésentant la met couverte de vaisseaux, s’imaginait, dans sonivresse, qu’il volait au-dessus des flots.

Mais lorsqu’on lui eut détaché les pieds et les mains et qu’iltomba sur ce qu’il prenait pour la mer, il se crut perdu. Et cetteidée le poursuivit, même après qu’on l’eut retiré de dessous lepoêle et qu’on l’eut lavé. Enfin il finit par se dégriser et se fitmener à sa chambre à coucher. Mais quel ne fut pas son trouble, enne trouvant d’autre trace de sa femme que le lit défait. C’étaitune énigme pour tous, même pour Braka et pour la servante, quisavaient cependant qu’il avait dû se passer quelque chosed’extraordinaire.

– Le ciel l’aura rappelée à cause de ses vertus, mon enfant, ditBraka, la fenêtre est encore ouverte.

Le pauvre petit Cornélius regarda par la fenêtre pour voir s’iln’apercevait pas encore de loin sa femme. Braka se consola enpensant que l’archiduc avait dû lui préparer un refuge.

Le petit, à qui une hirondelle avait laissé tomber quelque chosedans la bouche, quitta la fenêtre et se mit à courir comme un foudans la maison&|160;; il trouva la porte ouverte et réprimandaviolemment Peau-d’Ours à ce sujet&|160;; mais lorsqu’il vit lemanteau de sa bien-aimée, et dessous, une masse d’argile, sanssavoir pourquoi il se prit d’une tendresse pour cette terre, commesi c’eût été la femme qu’il avait perdue, il la ramassasoigneusement et la porta dans sa chambre, il l’embrassa mille etmille fois, tout en cherchant à lui donner une forme qui ressemblâtà sa Bella. Cette occupation lui apporta quelque consolation&|160;;pendant ce temps il avait envoyé de tous côtés chercher desnouvelles de la retraite où elle s’était cachée, ou du moins duchemin qu’elle avait pris pour s’enfuir. Mais personne ne put luidonner de renseignements.

Enfin Braka, qui se croyait frustrée des profits qu’elle auraitpu tirer de l’amour de l’archiduc et de Golem Bella, lui apporta lanouvelle que Isabelle, la princesse d’Égypte, qui avait étérecueillie au château, et grâce à qui tous les bohémiens obtenaientla permission de se montrer sans obstacle et de gagner leur vielibrement, n’était autre que sa femme.

Le petit resta un instant cloué en place, puis il ceignit sonépée et courut au château demander à l’archiduc desexplications.

L’archiduc lui donna aussitôt audience, l’entendit, lui ditqu’il allait citer la princesse à son tribunal, et assembla pourcela plusieurs seigneurs autour de lui.

Cornélius était si enorgueilli, il faisait des yeux si vaniteux,qu’il put à peine reconnaître Isabelle vêtue d’une robe de soiebrodée d’hermine, et accompagnée de madame de Chièvres, qui avaitune robe de damas sur laquelle étaient brodés Adam et Ève au piedde l’arbre du bien et du mal, lorsqu’elle entra dans la chambre etvint s’asseoir avec cette dame à la place qui leur avait étéassignée.

L’archiduc demanda alors à monsieur de Cornélius Népos sur quoiil fondait sa plainte. Cornélius, qui n’avait pas étudié larhétorique pour rien, se mit à expliquer toute l’affaire et àdérouler son plaidoyer. Il fut si pathétique qu’il s’empara detoutes les sympathies conjugales des juges&|160;; il parla despremières joies de deux nouveaux mariés, de cette tranquillité quin’est interrompue que par les efforts qu’on fait pour employertoutes les forces de sa passion à produire un premier-né, le plusbeau possible&|160;; car l’usage des hommes n’est pas de partagerentre les enfants, selon leurs talents, la succession du père, maisde tout donner à l’aîné qui doit représenter la famille. C’était cepremier-né, la future joie du pays d’Hadeln, que la conduite légèrede sa femme venait de lui enlever, sans penser que le troublequ’elle avait dans son âme se reproduirait peut-être dans celle deson enfant.

– Le diable parle par la bouche de cet avorton, dit tout bas deChièvres&|160;; moi qui ne m’émeut pas facilement, je m’intéresse àson infortune.

Le petit continua :

– Et comment pourrais-je vous dire mon malheur, puisque pendantcette même nuit je voguais sur l’immense Océan, et que je fisnaufrage sur un lit qui n’était pas le mien : triste présage de cequi devait arriver au mien, et ce fut cela qui donna l’éveil&|160;!Comme un aigle, les ailes déployées, volant au-dessus des flots, jeregardais le soleil, espérant qu’il m’indiquerait la retraite oùétait caché tout mon bonheur&|160;!

– Oui, c’est vrai&|160;! s’écria madame de Braka, qui avait étéappelée comme témoin&|160;; c’était deux jeunes garnements quil’avaient attaché sous le poêle&|160;; et voyez le pauvre petithomme, il est encore tout faible, il aurait pu sa faire bien dumal.

À cette interruption faite dans une bonne intention, toutl’auditoire éclata de rire&|160;; le petit, furieux, tira son épéeet allait frapper la vieille, si un hallebardier n’était venu àtemps pour l’arrêter.

Après ce plaidoyer, il fut interrogé avec Braka par Cenrio selonles formes régulières de la justice, et ils furent convaincusd’avoir vécu jusque-là, dans la ville, sous des titres supposés.Mais quant à leurs accusations à l’égard de Bella, ils ne voulurentpas céder, et demandèrent qu’on fit venir le prêtre qui avait bénileur union.

Bella ne put se contenir plus longtemps&|160;; elle leur demandaavec indignation s’ils avaient oublié la manière dont ils l’avaientchassée de leur maison, après l’avoir abandonnée à Buick, en lalaissant entre les mains d’une infâme entremetteuse&|160;; elleleur demanda si c’était ainsi que le petit était reconnaissant dece qu’elle avait fait de lui un homme, d’une racine informe.

Le petit et Braka se trouvèrent dans un grand embarras&|160;;mais la vieille eut bientôt fait ses réflexions&|160;; elle passasans hésiter du côté de Bella :

– Tout ce que j’ai dit, s’écria-t-elle, ne m’est sorti de labouche que par crainte de ce petit homme&|160;; mais maintenant jedois avouer qu’une personne quelconque a été unie à Cornélius sousle nom de Bella, laquelle personne a disparu sans qu’on sachecomment&|160;; mais voilà la vraie Bella, que je dois honorer commeprincesse, moi qui suis à son service depuis ses premiers ans.

Là-dessus elle poussa un aboiement digne d’une meute affamée, etse prosterna devant Bella.

Le petit homme-racine, à ces mots, sauta comme un furieux, jetases gants à terre, et jura de se battre avec quiconque contesteraitl’existence de sa femme et prétendrait qu’il fût unemandragore.

De Chièvres objecta que, pour se battre, il fallait d’abordprouver qu’il fût homme, chrétien, et égal en rang à sesadversaires.

Cornélius répondit qu’il avait un serviteur, nommé Peau-d’Ours,qui pouvait certifier la vérité de tout ce qu’on lui contestait, etdemanda la permission d’aller le chercher.

On la lui accorda.

Pendant cet intervalle, on apprit par les bavardages de Brakaque le petit savait découvrir et déterrer les trésors cachés. DeChièvres, qui écoutait attentivement, dit au prince :

– Dieu vous bénit en vous envoyant un ministre des finances dansla personne de cette mandragore qui assurera votre gloire àvenir&|160;; sans compter vos fantaisies qu’il pourra satisfaire,il vous donnera dorénavant un moyen de vous ouvrir toutes lesvoies. Ce sera l’âme de l’État&|160;; son génie saura allier lesdroits divins des peuples avec les intérêts des gouvernements. Vivel’archiduc, et sa mandragore secrétaire d’État&|160;!

L’archiduc découvrit en ce moment la sagacité de cet homme, quidevait plus tard lui venir en aide dans bien des circonstances.

Il fit à Chièvres un signe de tête plein de bonté, et chercha lemoyen de s’attacher le petit homme.

Chièvres, par cette découverte, avait conquis sa faveur et saconfiance.

L’archiduc salua très amicalement le petit lorsqu’il revint avecPeau-d’Ours, portant les vêtements qui restaient de Golem Bella,ainsi que l’ébauche de sa statue. Le petit avait promis au pauvregarçon de lui rendre en une seule fois tout le reste de son trésor,à condition qu’il témoignerait qu’il n’y avait qu’une seuleBella&|160;; qu’elle avait quitté la maison après son mariage, sansmotifs, et n’avait laissé qu’un tas d’argile recouvert de sonmanteau. Il devait également jurer qu’il connaissait les parents deson maître, et qu’ils étaient regardés à Hadeln comme bonschrétiens et des gens de vieille noblesse.

Le pauvre Peau-d’Ours, Peau-d’Ours le mort, promit tout&|160;;il entra et commença à défiler son faux témoignage&|160;; maiscomme Braka et Bella étaient mêlées dans l’affaire, la partienouvelle de son corps, l’édition revue et corrigée de sa nature,voulait aussi répondre.

– Lui homme, lui pas homme&|160;; Bella mariée, Bella chassée dela maison…

Enfin, il se coupa tellement dans ses réponses, que les jugesconsidérèrent son témoignage comme nul.

Le petit homme était fou d’impatience&|160;; il arracha aupauvre Peau-d’Ours les vêtements et l’image de Bella Golem, le mità la porte à coups de pied, et jura qu’au lieu de lui rendre sontrésor, il le distribuerait en aumônes&|160;; qu’il le poursuivraiten vain jusqu’au dernier jour&|160;; qu’il aurait beau, pour lerecouvrer, servir tous les maîtres, trahir celui-ci pour celui-làafin de gagner quelques thalers, passer d’une armée à l’autre pourgagner une primé d’enrôlement, sa nouvelle nature dépenserait toutl’argent amassé d’une manière aussi honteuse&|160;; et ainsi audernier jour il serait aussi pauvre, aussi déguenillé, aussi désoléqu’en ce moment même [1] .

Après avoir lancé cette malédiction, le petit se tournatristement vers la figure d’argile.

De Chièvres lui demanda ce que cela représentait&|160;; ilmontra Bella en pleurant amèrement. Qui aurait reconnu dans cecornichon, fiché au milieu d’une boule de terre, le nez fin etgracieusement mobile de Bella&|160;? Mais cette image suffisait àson amour&|160;; et c’était surprenant de le voir embrasser cemorceau d’argile, qu’il détrempait de ses pleurs. PauvreProméthée&|160;! Il regardait de temps en temps Bella d’un air sifurieux, que l’archiduc eut un moment peur qu’il ne prit l’éclatdes yeux de sa bien-aimée pour l’inoculer à sa boule d’argile. Ilcraignait aussi que ses mains ne prissent racine dans la terre, etque sa nature argentifère ne se perdit s’il redevenait végétal.

Lui et Bella avaient deviné depuis longtemps que c’étaient lesrestes terrestres de Golem, et cela leur fit horreur.

Bella ne se moqua point des efforts que faisait le petit pourmodeler cette figure&|160;; elle eut pitié de lui, et demanda qu’onlevât la séance : car c’était elle qui avait causé tout sonmalheur, en le tirant du sein de la terre.

– J’aurais bien dû y rester, s’écria maladroitement le petit,oubliant son système de dénégation&|160;; les taupes, les vers etles fourmis ne m’auraient pas fait tant de mal que vous tous.

De Chièvres déclara que cet aveu suffisait&|160;; et quitta lachambre avec les autres seigneurs de la cour.

Lorsqu’ils furent partis, l’archiduc frappa sur l’épaule deCornélius et lui dit qu’il fallait réfléchir sur la distance énormequi le séparait, lui, racine, de Bella, princesse&|160;; qu’iln’était pas possible qu’il fût le maître de Bella. En effet laBible dit à la femme : « Que le mari soit ton seigneur et maître. »Le peuple qui lui était soumis voudrait-il la voir obéir à unemandragore&|160;?

Le prince ajouta qu’il serait très possible et très faisablequ’il l’épousât de la main gauche[2] , et qu’ilhabitât la même maison qu’elle, avec le titre de feld-maréchal&|160;; mais à condition de ne partager ni son lit, ni satable. En échange de cette distinction, il devait chercher, avec unzèle infatigable, tous les trésors cachés et les abandonner auprince en sa qualité de protecteur du pays Bohémien.

Le petit réfléchit un instant, puis s’écria :

– Bravo&|160;! tout cela me va&|160;! Je sauterais au cou deVotre Altesse, si elle n’était pas si grande. J’aurai ma chambre àcoucher à moi, où je pourrai dormir tranquillement&|160;; je nesais pas encore ce que c’est que de dormir, car ma femme que j’aiperdue, si ce n’est pas la même que celle-ci, ne me laissait pas derepos. Cela m’a coûté une paire d’yeux tout neufs que j’avais à lanuque, et avec lesquels j’aurais pu prévoir qu’il ne fallait lesmontrer à personne. Les repas en commun avec ma femme que j’aiperdue, si ce n’est pas la même que celle-ci, répéta-t-il, nem’étaient pas non plus très agréables&|160;; j’avais beau crier,elle prenait toujours les meilleurs morceaux, et si je ne me tenaispas tranquille, elle me frappait au visage avec des os brûlants etavec la cuiller à soupe.

Bella ayant accepté le projet, l’archiduc envoya auprès du curéqui avait déjà marié une fois Cornélius, et le menaça de lecondamner au pain et à l’eau pour avoir béni un mariage secret,s’il ne consentait à en faire un second en public.

Le pauvre curé se soumit, et l’union fut célébrée devantquelques intimes de l’archiduc&|160;; union qui devait établir degraves rapports entre les personnages subalternes, c’est-à-direBraka, Cornélius et le curé&|160;; comme entre les héros de notrehistoire, l’archiduc et Bella.

Cependant au moment de prononcer les paroles de consentement,Bella se mit à pleurer&|160;; l’archiduc lui demanda la cause deses larmes, et elle n’en put donner d’autre que le souvenir d’unepetite chatte qu’elle avait noyée à cause de Cornélius, péché dontelle ne s’était pas confessée. Comme ce n’était pas assez importantpour suspendre la cérémonie, on passa outre, et le mariage futconsidéré comme conclu. Le soir même, le petit exprima sareconnaissance à l’archiduc en mettant à jour un trésor caché dansune niche du château, consistant en chaînes d’or et pièces demonnaie, et qui était là depuis plus de deux siècles.

L’archiduc, lorsqu’il se trouva seul le soir avec Bella, sesentit tout troublé au souvenir de Golem Bella, qui s’était briséeen tombant à terre. De son côté, Bella ne retrouvait pas sapremière familiarité avec le prince&|160;; si bien qu’ils furenttous deux très contents de voir que leurs lits n’étaient pas aussirapprochés qu’à Buick.

L’archiduc fit un beau songe. Il crut voir les grands d’Espagne,qui ne se découvraient devant personne, pas même devant le roi,prosternés à ses pieds, et liés par les chaînes d’or découvertespar le petit. Il lui sembla qu’avec cette chaîne il pouvait seprocurer des milliers de soldats, et que, partout où il seprésenterait avec ces soldats on lui rendrait hommage.

Pendant ce temps, Cornélius, son voisin, trop agité pour dormir,se sentait toujours attiré par le morceau d’argile qui étaitmaintenant le seul trésor de son cœur&|160;; l’excitation causéepar son bonheur récent lui fit réussir son image&|160;; la terre sepétrissait sons ses doigts pour former une ressemblance tellementfrappante, qu’il préféra bientôt la femme qu’il venait de composerà celle qu’il avait perdue.

De son côté Bella reposait tranquillement, lorsque sur lesminuit un bruit de voix assez extraordinaire se fit entendre à lafenêtre. Elle reconnut bientôt la langue de son peuple dont lesprincipaux chefs, ayant appris que l’archiduc leur avait donné laliberté de se montrer dans les Pays-Bas, étaient accourus auprès deleur princesse qui venait d’être reconnue, et s’empressaient, parune sérénade, de lui donner l’assurance de leur fidélité et de leuramour à toute épreuve.

Nous avons essayé de donner une traduction de ce qu’ilschantèrent&|160;; mais auparavant nous allons décrire la danse quiprécéda. Ils avaient trempé leurs mains et leurs vêtements dans unedissolution de phosphore alors connue d’eux seuls, de sorte qu’ilsbrillaient au milieu d’un nuage de vapeur, et quand ils setouchaient ou se frottaient l’un contre l’autre, ils faisaientjaillir une lumière éclatante&|160;; ce fut au milieu de cetembrasement que commença leur chant :

&|160;

I
Les crimes sont expiés&|160;!

Nous échappons aux flammes,

Et nous sommes tous réunis

Autour de notre princesse.

Nous éveillons cette belle

Par nos douces chansons.

La couronne résonne

En se frappant contre le sceptre

Qui gouverne immuablement,

Passant de père en fils

Dans la maison souveraine,

Selon la volonté divine.

&|160;

&|160;

II

&|160;

Le souffle de l’automne remplit

Nos yeux de larmes,

Notre coeur, de saints attendrissements,

Au souvenir de notre patrie.

Maintenant s’élèvent les vagues

Qui entraînent tout.

L’instant créateur

Anime les champs,

Et les forêts verdoyantes

S’élèvent du sein de la terre,

Et les enfants innombrables

Chantent les plaisirs de l’hiver.

&|160;

&|160;

III

&|160;

Viens, Bella, conduis les tiens,

Nous te jurons fidélité.

Viens et fuis avec nous en liberté.

Loin ce château, bâti de pierres inanimées,

Vois comme ces murs sont noirs&|160;;

La tristesse y habite.

Comme s’entre-choquent les armes

Des gardiens attentifs.

Nous, nous nous réjouissons,

Car nous vivons depuis ce matin,

Nous suivons dans notre marche

Le vol des oiseaux.

&|160;

Bella appartenait à cette famille d’oiseaux qui, malgré le bonaccueil que leur font les hommes, dès qu’ils entendent dans lesairs la voix de leurs frères ne peuvent s’empêcher de lessuivre.

N’y a-t-il pas sous les glaces du pôle de pauvres habitants quine goûtent aucune des joies ni des inventions de notre zone, etqui, lorsqu’ils aperçoivent un cygne, se jettent à l’eau,s’imaginant qu’en le suivant ils retrouveront leur patrie&|160;?Combien ce sentiment devait-il être encore plus fort chez Bella, oùil se joignait au désir de régner. Elle était en Europe comme cettefleur exotique qui ne s’ouvre que la nuit, parce que cette heureest celle où brille le jour dans son pays. Sa passion et la penséede ses malheurs se heurtaient sans ordre dans sa tête. Sans savoirpourquoi, elle ne pouvait se résoudre à rester&|160;; elle aimaitl’archiduc comme elle l’avait aimé autrefois&|160;; mais ellesentait que depuis qu’il en avait aimé une autre autant qu’elle,elle seule gardait et emportait son premier, son innocentamour&|160;; elle vit que cette union avec le petit, sans altéreren aucune manière son innocence, lui montrait clairement que lapensée de son Charles n’était pas de l’épouser, comme elle l’avaitcru dans son orgueil de princesse. Que lui importait l’habileté del’archiduc à lui procurer les plus grandes richesses&|160;? Elle neconnaissait que l’opulence de la pauvreté, qui possède tout parcequ’elle n’a besoin de rien&|160;; elle ne connaissait que sonpeuple qui considérait un acte de dévouement pour elle comme unedette acquittée. Pendant ce combat intérieur, elle s’approcha dulit du prince et l’embrassa. S’il s’était éveillé, elle n’auraitpas pu se décider à le quitter.

Dans son sommeil il chercha à se débarrasser de sesembrassements, parce que dans son rêve il lui semblait que leschaînes d’or avec lesquelles il emmenait les peuples prisonnierss’enroulaient de plus en plus étroitement autour de ses jambes, aupoint d’entraver sa marche.

Mais Bella était trop agitée pour faire attention à cesmouvements. Elle se précipita par la fenêtre pour rejoindre lessiens, sans réfléchir si elle sautait de haut&|160;; le bonheur deson peuple voulut qu’elle ne se fit aucun mal. Sa chambre était aupremier étage&|160;; et l’écolier qui, après avoir reconnu qu’elleétait au château, était venu promener sous ses fenêtres sa douleuret son amour malheureux, la reçut dans ses bras.

Les bohémiens la reconnurent, lui mirent la couronne sur latête, le sceptre à la main, et sans faire de bruit, sans éveillerl’attention des gardiens, et en entraînant en même temps l’écolier,de peur qu’il ne les trahit, ils l’emmenèrent jusqu’aux portes dela ville, où des chevaux rapides les attendaient et les éloignèrentbientôt de Gand par des sentiers cachés à toutes lesrecherches.

Lorsque l’archiduc fut réveillé de ce rêve ambitieux terminéd’une manière assez triste, par l’éclat du jour qui semble direinsolemment aux rêves : « Vous n’êtes pas vrais, car vous ne pouvezrester quand j’arrive », il pensa que toutes ces inquiétudesn’étaient que des chimères, des élancements du cerveau.

Mais qui donc remue notre cerveau&|160;? N’est-ce pas celui quifait mouvoir toujours également et selon des changements réguliersles étoiles à la voûte du ciel&|160;?

Le trésor de l’archiduc était intact devant son lit, et il semit à jouer tout doucement pour ne pas éveiller Bella.

La foule affairée se pressait de plus en plus épaisse dans lesrues, et Bella ne s’éveillait pas&|160;; le prince l’appela, puisalla à son lit&|160;; il ne l’y trouva pas. Il parcourut la maisonavec inquiétude&|160;; Bella ne répondait point.

– Elle cueille peut-être un bouquet pour nous parer ce matin.Elle est peut-être à la messe, qui remercie Dieu de sonbonheur&|160;!

L’heure suivante, se passant sans nouvelles de Bella, vintdémentir ces suppositions. L’archiduc interrogea sans résultat lessentinelles. Il fit enfin appeler Braka. La vieille pleurait ladisparition de Bella&|160;; tous ses beaux projets étaient partisavec elle.

Quand un malheur arrive, les femmes sont ainsi faites : lagravité de l’événement ne retient pas la colère de leurlangue&|160;; et leur tête se remplit tellement de leursimpressions, qu’elles ne gardent plus aucune retenue.

Aussi au lieu de s’effrayer de la colère du prince, Braka luireprocha amèrement d’avoir, par son entêtement à l’unir avecCornélius, poussé Bella à s’enfuir.

L’archiduc ne répondit rien&|160;; il vit bien qu’elle avaitraison, que sa maladroite prudence lui avait fait perdre ce qu’ilavait de plus cher, ce qui avait fait le bonheur de sa vie&|160;;il se sentit aussi méprisable aux yeux de cette vieille que lepetit l’était à ses propres yeux. Il dit à Braka de se retirer, enla priant d’accepter une pension qu’elle dépenserait à sa cour,afin qu’il eût quelqu’un à côté de lui pour parler de sa Bella. Sesinnombrables courriers parcoururent toute l’Allemagne, et ne luiapportèrent pas de nouvelles. Son grand-père Maximilien, qui savaitquelque chose de sa passion, avait fait faire des recherchespartout.

Enfin, et tandis que Bella était déjà bien loin avec les siens,il apprit qu’elle était accouchée en Bohème d’un prince auquel, enle baptisant, on avait donné le nom de Selrahc (le nom retourné deson père Charles), et que l’écolier enlevé par les bohémiens étaitdevenu, grâce à la faveur de Bella, un de leurs chefs sous le nomde Sleipner.

L’attente de ces nouvelles avait causé le retardincompréhensible que le prince mettait à quitter les Pays-Bas pourl’Espagne, où son grand-père venait de mourir, et où le peu deménagement de Ximenès pouvait allumer une guerre civile. Muni deces renseignements sur Isabelle, il voulait la rejoindre&|160;;mais en quel lieu&|160;? Comment, d’un autre côté, abandonner lesrêves de sa jeunesse près de se réaliser&|160;? Sa couronne, qu’iln’avait jusque-là regardée que comme un jeu, était devenue pour luiun fardeau&|160;; les cérémonies d’avènement qui ne luiparaissaient autrefois que des divertissements agréables, luisemblaient maintenant du temps perdu.

C’est ainsi qu’une horloge vient, d’un timbre inopportun,interrompre une suite de tranquilles et douces pensées.

Si nous ne nous trompons pas, d’étranges caprices, contrelesquels vinrent échouer ses plus importantes entreprises,s’expliquent par cette première imprudence : l’indifférence aveclaquelle il prit d’abord le gouvernement, laissant perdre lesEspagnes par les infâmes malversations de Chièvres et des siens,les plaisirs matériels dans lesquels il cherchait à s’oublier, etoù il épuisait prématurément ses forces&|160;; tous actes d’une âmedésappointée et à laquelle il manquait quelque chose. Il luifallait le temps et de grands événements, comme la conquête de laNouvelle-Espagne, son avènement à l’empire, un adversaireinfatigable, pour l’empêcher de tomber dans un profond dégoût de laroyauté. Enfin il lui fallait Mandragore pour mettre en actiontoute son activité.

Que faisait pendant ce temps le rival du prince&|160;? Aprèsavoir cherché de tout son pouvoir, mais sans succès, sa femmeperdue pour la seconde fois, il avait, plus tôt que l’archiduc,trouvé une consolation : il s’était remis avec la plus grandeactivité à l’image de la belle Bella. Le prince, plongé dans unetristesse inquiète, entra un matin dans son appartement&|160;; ilsalua cette statue en poussant un cri d’admiration, et, sansécouter les cris et les réclamations de Cornélius, il l’emportadans sa chambre.

Tandis qu’il l’ornait de fleurs et s’agenouillait devant elle,les domestiques du château entendirent un grand bruit dans lachambre du petit&|160;; on avait d’abord entendu les cris deCornélius, puis des voix devenant de plus en plus nombreuses.

Lorsque les gardes enfoncèrent la porte, on entendit comme uncoup de foudre, une odeur de soufre se répandit dans lachambre&|160;; le petit homme-racine gisait par terre sans vie ettout déchiqueté. On l’enterra secrètement, et Charles se regardacomme débarrassé de lui. Le monde crut qu’il avait complètementdisparu. La vérité est qu’il s’était tellement mis en colère qu’ilen était devenu démon, et l’empereur vit bien qu’on ne pouvait pasen être débarrassé si facilement.

En vain il changea de demeure, de vêtements&|160;; en vain il seréfugia jusque sous le soleil d’Afrique&|160;; lorsqu’un mauvaisdésir venait l’assiéger, au moment où il s’en croyait débarrassépour toujours, la mandragore apparaissait : tantôt sous la figured’un grillon qui, caché derrière le poêle, lui indiquait l’occasionet le moyen d’avoir de l’argent pour accomplir son mauvaisdessein&|160;; tantôt sous la forme d’une araignée qui descendaitdu plafond sur son pupitre&|160;; ou d’un crapaud qui venaitau-devant de lui, lorsqu’il entrait au jardin&|160;; d’autres foiselle venait bourdonnant autour de lui comme un hanneton&|160;; etle matin et le soir elle volait auprès de lui en poussant des crissauvages. Charles l’écoutait, et trop souvent obéit à sa voix.

Ce génie, qui lui procurait de l’argent, lui facilita bien desentreprises&|160;; mais cela ne devait que diminuer la durée de sonrègne&|160;; et il devait plus tard, par une sainte vie passée dansla prière et dans le repentir, expier chacun de ces mauvaisdésirs.

Longtemps après il passait à Gand&|160;; assailli par lesouvenir de son premier amour, amour si malheureux, il résolutd’assister au coucher de ce soleil qui avait étéCharles-Quint&|160;; il abdiqua en faveur de son fils Philippe, etprit congé des envoyés de toutes nations qui étaient à sacour&|160;; puis il vécut dans la plus profonde solitude jusqu’àson retour en Espagne. Le jour anniversaire de sa naissance, ilprit possession du monastère de Hiéronymites fondé par lui àSaint-Yuste, en Espagne.

C’était justement le jour où était venue au monde la mandragorequi avait été le tourment de toute sa vie. Il naissait pour le cielle même jour qu’il était né pour la terre.

Son vœu le plus ardent fut exaucé, et sa discipline sanglante,qu’on a gardée comme une relique, témoigne combien il lui futdifficile de se détacher de cette pensée d’amour qui l’avait occupétoute sa vie.

Et nous, dont les aïeux ont tant souffert de son systèmepolitique, de l’avarice que lui inspirait la mandragore, desdivisions excitées par lui en Allemagne, alors sans unité et sanspatriotisme&|160;; malgré tout cela, nous nous sentons désarmés aurécit des souffrances que lui a coûtées ce premier amour : cetteexpiation nous réconcilie avec sa vie, et nous trouvons qu’ilaurait fallu être un saint pour mieux faire.

Il fallait qu’il se sentit bien préparé à être jugé, lorsque,voulant éprouver si son cœur était prêt pour le grand voyage,toujours effrayant, même pour un vieillard qui a vécu longtemps, ilse fit construire sur ses propres plans un magnifique tombeau dansl’église du couvent, en haut d’une galerie, ornée des statues deses prédécesseurs, et où devait être placé son cercueil. Il sesentait bien préparé lorsqu’il se fit mettre vivant dans cecercueil, au milieu des glas, des chants funèbres, et entouré de laflamme lugubre des cierges&|160;; il se fit porter dans sontombeau, et là, à travers le toit de l’église, il aperçut Bella quivenait au-devant de lui dans les champs des pensées éternelles, oùles erreurs des hommes les quittent et tombent en poussière avecleur enveloppe terrestre.

Il alla vers elle sur un signe de sa main, et se trouva bientôtau milieu d’une clarté lumineuse où Isabelle lui montrait le chemindu ciel&|160;; il demanda aux assistants si le jour était déjàlevé&|160;; l’archevêque qui le veillait répondit qu’il faisaitnuit&|160;; quelques instants après il recommanda son âme à Dieu etmourut.

Demandons à notre cœur comment nous voudrions mourir&|160;?N’est-ce pas comme Charles, la femme aimée de notre jeunesse seplaçant comme un ange entre nous et le soleil, pour nous garantirde son éclat trop éblouissant. Ces funérailles de Charles, ne lesconsidérons pas, du reste, comme un drame lugubre. Cette pensée,réalisée par le maître du monde entier, travaille souvent les cœursqui ont mené une vie agitée&|160;; et s’ils ne peuvent pas tousfaire comme Charles-Quint, ils aiment au moins à régler leurspropres funérailles.

Notre vain siècle néglige les cérémonies funèbres&|160;; cheznos pieux aïeux on donnait souvent parmi les cadeaux de noces unlinceul à la fiancée&|160;; qui oserait traiter celad’étrangeté&|160;? C’était une marque de cette unité de pensées quise reproduit à nos yeux dans toute leur histoire, et surtout dansles monuments de leur haute piété que nous ont conservés lesvieilles églises allemandes. Quelle unité, quelle entente de toutesles proportions&|160;! Tout a de profonds fondements dans la terre,et tout s’élève vers le ciel avec noblesse et beauté. L’église sedresse vers le ciel, les fleurs et les feuilles de sculpturessemblent se joindre pour prier&|160;; tout se tourne vers la croixqui marque l’extrémité de l’édifice, représentant le sceau de lavie divine chez l’homme. Elle seule brille des couleurs de l’or, etaucun ornement dans l’œuvre de l’architecte n’ose s’enrichir del’éclat de ce métal.

Ce ne sont pas seulement les funérailles, c’est aussi la vie deCharles-Quint que la postérité a jugée longuement et sévèrement,quoique les contemporains seuls puissent bien apprécier unconquérant à la fin de sa carrière&|160;; mais les tribunaux desmorts qui étaient une des grandes institutions de l’Égypteancienne, ne se retrouvent malheureusement plus dans notre Europe.Nous les voyons encore chez les Abyssiniens&|160;; là encore, lesdescendants d’isabelle sont placés le lendemain de leur mort sur untrône devant l’entrée de la pyramide qui leur servira de sépulcre,et chacun doit dire son opinion sur le défunt. Bella avait aussipassé devant ce tribunal&|160;; et maintenant encore lesAbyssiniens conservent la mémoire de ce jugement qui leur sertsouvent de conduite dans leur vie. Ils montrent encore sa statue,près des sources du Nil. Elle est représentée les tenant toutesréunies en un crible, sans doute pour indiquer qu’elle a pu réunirles troupes éparses des Abyssiniens ou Bohémiens, mais qu’elle n’ajamais pu parvenir à empêcher leurs dissensions intestines. Nousdevons ces renseignements au célèbre voyageur Taurinius, dont nousallons rapporter les propres paroles :

« Isabelle, la célèbre reine, manda son fils Selrahc qu’elleavait eu de Charles, selon la prédiction Adrien, son capitaineSleipner qu’elle avait trouvé simple écolier à Gand, ainsi que tousles seigneurs et chefs du peuple à l’entrée de la grande pyramide,près des sources du Nil, où elle s’était fait faire un tombeau.

« C’était le 20 août 1558, le jour même où son bien-aimé Charlesassistait vivant, les yeux ouverts, à ses propres funérailles. Elledéclara en prenant congé de tous, en montrant le ciel àl’inconsolable Sleipner, et en pressant son fils sur son cœur, elledéclara qu’elle se sentait trop malade et trop infirme, pourconserver plus longtemps le pouvoir, et que, maintenant qu’ellecessait de régner et qu’elle allait en même temps quitter le monde,son plus vif désir, sa dernière prière était qu’on n’attendit pasqu’elle fût réellement morte pour la soumettre à la sainte etancienne coutume du jugement des morts, mais que, pendant qu’elleserait étendue dans son cercueil, elle désirait que chacun vintdonner son avis sur elle et sur sa conduite, en jurant de dire lavérité. Ni les supplications, ni les pleurs ne purent la détournerde cette résolution&|160;; alors on prêta serment.

« La reine, au milieu des gémissements de tout son peuple,s’étendit dans sa bière, et chacun selon son rang, comme c’était lacoutume, passa devant elle, et fit insérer au livre royal sonopinion bien méditée et rédigée d’une manière intelligible. »

Le prêtre qui m’a donné tous ces détails me lut comment leschoses s’étaient passées, et comment elle mourut paisiblementpendant son jugement. C’était sur un vieux parchemin&|160;; j’aiessayé de le traduire en notre langue. En plusieurs endroits lacopia verborum m’a manqué&|160;; aussi dois-je le porter auprofesseur Uhsen, qui me le reverra et me le corrigera.

« Pendant le jugement, elle tomba dans une douce contemplation.À travers les brouillards qui couvraient encore ce pays créé parelle, elle entrevit les jardins enchantés de son peuple&|160;! Lesenfants jouaient en toute sécurité&|160;; les fontaines coulaient,là où autrefois le crocodile venait se chauffer au soleil sur unsable brûlant&|160;; des oiseaux rouges et bleus chantaient oùautrefois on n’entendait que le sifflement des serpents. Plus loinelle vit la verte prairie émaillée de fleurs&|160;; les agneaux sepromenaient lentement à travers les touffes d’herbes, en faisantrésonner leurs clochettes, là où autrefois la mort saisissait toutêtre vivant qui s’aventurait sur les marais sans fond. Elle voyaitcouler le FLEUVE, le fleuve des fleuves, qui seul polit comme uneépée le métal vierge du monde sublunaire&|160;; on entendait lebruit cadencé des rames, là où aux eaux basses les poissons osaientà peine nager.

« Mais le plus beau coup d’oeil était sur l’autre rive. Pendantqu’elle se félicitait d’avoir laissé à son peuple des matériauxtout préparés pour bâtir un palais superbe, elle vit briller surl’autre bord, aux reflets du soleil couchant, des châteaux et deséglises d’un travail merveilleux&|160;; étonnée, elle s’approcha dufleuve pour regarder sur la rive opposée et s’assurer si ellen’avait pas été le jouet d’une illusion.

« À ce moment elle tomba dans le fleuve et disparut.

« Un pieux témoin de sa mort à essayé de rendre dans ce tableaula béatitude qui illumina ses derniers moments. »

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