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Jacquou Le Croquant

Jacquou Le Croquant

d’ Eugène Le Roy
I

Le plus loin dont il me souvienne, c’est1815, l’année que les étrangers vinrent à Paris, et où Napoléon,appelé par les messieurs du château de l’Herm « l’ogre de Corse », fut envoyé à Sainte-Hélène, par delà les mers. En ce temps-là, les miens étaient métayers à Combenègre, mauvais domaine du marquis de Nansac, sur la lisière de la Forêt Barade, dans le haut Périgord. C’était le soir de Noël : assis sur un petit banc dans le coin de l’âtre, j’attendais l’heure de partir pour aller à la messe de minuit dans la chapelle du château, et il me tardait fort qu’il fût temps. Ma mère, qui filait sa quenouille de chanvre devant le feu, me faisait prendre patience à grand-peine en me disant des contes. Elle se leva enfin, alla sur le pas de la porte, regarda les étoiles au ciel et revint aussitôt :

– Il est l’heure, dit-elle, va, mon drole* ; laisse-moi arranger le feu pour quand nous reviendrons.

Et aussitôt, allant quérir dans le fournil une souche de noyer gardée à l’exprès, elle la mit sur les landiers et l’arrangea avec des tisons et des copeaux.

 

Cela fait, elle m’entortilla dans un mauvais fichu de laine qu’elle noua par derrière, enfonça mon bonnet tricoté sur mes oreilles, et passa de la braise dans mes sabots. Enfin, ayant pris sa capuce de bure, elle alluma le falot aux vitres noircies par la fumée de l’huile, souffla le chalel*pendu dans la cheminée, et, étant sortis, ferma la porte au verrouen dedans au moyen de la clef-torte* qu’elle cacha ensuite dans untrou du mur :

 

– Ton père la trouvera là, maisqu’il revienne.

Le temps était gris, comme lorsqu’il vaneiger, le froid noir et la terre gelée. Je marchais près de mamère qui me tenait par la main, forçant mes petites jambes de septans par grande hâte d’arriver, car la pauvre femme, elle, mesuraitson pas sur le mien. C’est que j’avais tant ouï parler à notrevoisine la Mïon de Puymaigre, de la crèche faite tous les ans dansla chapelle de l’Herm par les demoiselles de Nansac, qu’il metardait de voir tout ce qu’elle en racontait. Nos sabots sonnaientfort sur le chemin durci, à peine marqué dans la lande grise etbien faiblement éclairé par le falot que portait ma mère. Aprèsavoir marché un quart d’heure déjà, voici que nous entrons dans ungrand chemin pierreux appelé lou cami ferrat, c’est-à-direle chemin ferré, qui suivait le bas des grands coteaux pelés desGrillières. Au loin, sur la cime des termes* et dans les chemins,on voyait se mouvoir comme des feux follets les falots des gens quiallaient à la messe de minuit, ou les lumières portées par lesgarçons courant la campagne en chantant une antique chanson de nospères, les Gaulois, qui se peut translater ainsi dupatois :

Nous sommes arrivés,

Nous sommes arrivés,

À la porte des rics,(chefs)

Dame, donnez-nous l’étrenne dugui !…

Si votre fille estgrande,

Nous demandons l’étrenne dugui !

Si elle est prête à choisirl’époux,

Dame, donnez-nous l’étrenne dugui !…

Si nous sommes vingt outrente,

Nous demandons l’étrenne dugui !

Si nous sommes vingt ou trente bonsà prendre femme,

Dame, donnez-nous l’étrenne dugui !…

Lorsque nous fûmes sous Puymaigre, uneautre métairie du château, ma mère mit une main contre sa bouche ethucha fortement :

– Hô, Mïon !

La Mïon sortit incontinent sur sa porteet répondit :

– Espère-moi,Françou !

Et, un instant après, dévalant lentementpar un chemin d’écoursière ou de raccourci, elle nousrejoignit.

– Et tu emmènes le Jacquou !…fit-elle en me voyant.

– M’en parle pas ! il veut yaller que le ventre lui en fait mal. Et, avec ça, notre Martissouest sorti : je ne pouvais pas le laisser tout seul.

Un peu plus loin, nous quittions lechemin qui tombait dans l’ancienne route de Limoges à Bergerac,venant de la forêt, et nous suivîmes cette route un quart d’heurede temps, jusqu’à la grande allée du château de l’Herm.

Cette allée, large de soixante pieds,dont il ne reste plus de traces aujourd’hui, avait deux rangées devieux ormeaux de chaque côté. Elle était pavée de grosses pierres,tandis qu’une herbe courte poussait dans les contre-allées où ilfaisait bon passer, l’été. Elle montait en droite ligne au châteaucampé sur la cime du puy, dont les toits pointus, les pignons etles hautes cheminées se dressaient tout noirs dans le cielgris.

Comme nous grimpions avec d’autres gensrencontrés en chemin, il commença de neiger fort, de manière quenous étions déjà tout blancs en arrivant en haut ; et cetteneige, qui tombait en flottant, faisait dire aux bonnesfemmes :

– Voici que le vieux Noël plume sesoies.

La porte extérieure renforcée de grosclous à tête pointue pour la garder jadis des coups de hache, étaitce soir-là grande ouverte, et donnait accès dans l’enceintecirculaire bordée d’un large fossé, au milieu de laquelle était lechâteau. Cette porte était percée dans un bâtiment crénelé, défendupar des meurtrières, maintenant rasé, et, sous la voûte quiconduisait à la cour intérieure, un fanal se balançait, éclairantl’entrée et le pont jeté sur la douve.

Au fond de l’enceinte de murs solides età droite du château, on voyait briller les vitraux enflammés d’unechapelle qui n’existe plus ; ma mère tua son falot et nousentrâmes.

Que de lumières ! Dans le chœur dela chapelle, le vieil autel de pierre en forme de tombeau en étaitgarni, et voici qu’on achevait d’éclairer la crèche de verdurefaite dans une large embrasure de fenêtre. Après s’être signés avecde l’eau bénite, les gens allaient s’agenouiller devant la crècheet prier l’enfant Jésus qu’on voyait couché dans une mangeoire surde la paille ruisselante comme de l’or, entre un bœuf pensif et unâne tout poilu qui levait la tête pour attraper du foin à un petitrâtelier. Que c’était beau ! On aurait dit une croze ougrotte, toute garnie de mousse, de buis et de branches de sapinsentant bon. Dans la lumière amortie par la verdure sombre, lasainte Vierge, en robe bleue, était assise à côté de sonnouveau-né, et, près d’elle, saint Joseph debout, en manteau vert,semblait regarder tout ça d’un œil attendri. Un peu à distance,accompagnés de leurs chiens, les bergers agenouillés, un bâtonrecourbé en crosse à la main, adoraient l’enfançon, tandis que,tout au fond, les trois rois mages, guidés par l’étoile quibrillait suspendue à la voûte de branches, arrivaient avec leurslongues barbes, portant des présents…

Je regardais goulûment toutes ces jolieschoses, avec les autres qui étaient là, écarquillant nos yeux àforce. Mais il nous fallut bientôt sortir du chœur réservé auxmessieurs, car la messe était sonnée.

Ils entrèrent tous, comme en procession.D’abord le vieux marquis, habillé à l’ancienne mode d’avant laRévolution, avec une culotte courte, des bas de soie blancs, dessouliers à boucles d’or, un habit à la française de velours brun àboutons d’acier ciselés, un gilet à fleurs brochées qui lui tombaitsur le ventre et une perruque enfarinée, finissant par une petitequeue entortillée d’un ruban noir qui tombait sur le collet de sonhabit. Il menait par le bras sa bru, la comtesse de Nansac, grossedame coiffée d’une manière de châle entortillé autour de sa tête,et serrée dans une robe de soie couleur puce, dont la ceinture luimontait sous les bras quasi.

Puis venait le comte, en frac àl’anglaise, en pantalon collant gris à sous-pieds, menant sa filleaînée qui avait les cheveux courts et frisés comme unedrolette, quoiqu’elle fût bien en âge d’être mariée.Ensuite venaient un jeune garçon d’une douzaine d’années, quatredemoiselles entre six et dix-sept ans, et une gouvernante quimenait la plus jeune par la main.

Tout ce monde défila, regardé de côtépar les paysans craintifs, et alla se placer sur des prie-Dieualignés dans le chœur.

Et la messe commença, dite par un ancienmoine de Saint-Amand-de-Coly, qui s’était habitué au château,trouvant le gîte bon, et servie par le jeune monsieur, blondin,chaussé de jolis escarpins découverts, habillé d’un pantalon grisclair et d’un petit justaucorps de velours noir, sur lequelretombait une collerette brodée.

Au moment de la communion, les femmes dela campagne mirent leur voile et attendirent. Les messieurs ne sedérangèrent pas : comme de juste, le chapelain vint leurporter le bon Dieu d’abord. Tous ceux qui étaient d’âge compétentcommunièrent, manque le vieux marquis, lequel, disaient les gens duchâteau, par suite d’une grande imbécillité d’estomac, ne pouvaitjamais garder le jeûne le temps nécessaire. Mais les vieux du paysriaient de ça, se rappelant fort bien qu’avant la Révolution il necroyait ni à Dieu, ni au Diable, ni à l’Aversier, cet êtremystérieux plus puissant et plus terrible que le Diable.

Après les messieurs, ce fut le tour desdomestiques, agenouillés à la balustrade qui fermait le chœur,M. Laborie, le régisseur, en tête avec sa figure dure etfourbe en même temps. Ensuite vinrent les bonnes femmes voilées,les paysans, métayers du château, journaliers et autres manantscomme nous. Pour tous ceux qui étaient sous la main des messieurs,il fallait de rigueur communier aux bonnes fêtes, c’était derègle ; pourtant ma mère n’y alla pas cette fois ; maison sut bien le lui reprocher puis après.

La messe finie, dom Enjalbert posa sonornement doré sur le coin de l’autel, et, la grille de labalustrade ayant été ouverte, on nous fit entrer tous dans le chœurpour prier devant la crèche. On chanta d’abord un noël ancien,entonné par le chapelain, ensuite chacun fit son oraison à part.Tout ce monde à genoux regardait pieusement le petit Jésus rose,aux cheveux couleur de lin, en marmottant ses prières, quand voicique tout d’un coup il ouvre les bras, remue les yeux, tourne latête et fait entendre un vagissement de nouveau-né…

Alors de cette foule de paysanssuperstitieux sortit discrètement un : « Oh ! »d’étonnement et d’admiration. Ces bonnes gens, bien sûr, pensaientpour la plupart qu’il y eût là quelque miracle, et en restaientimmobiles, les yeux écarquillés, badant*, avec l’espoir que lemiracle allait recommencer.

Mais ce fut tout. Lorsque nous sortîmesen foule, tout ce monde babillait, échangeant ses impressions.D’aucuns tenaient pour le miracle, d’autres étaient en doute, carde vrais incrédules point. Ma mère s’en fut allumer notre falot àla cuisine dont la porte ouverte flambait au bas de l’escalier dela tour. Quelle cuisine ! sur de gros contre-hâtiers* de ferforgé, brûlait un grand feu de bois de brasse devant lequelrôtissait un gros coq d’Inde au ventre rebondi, plein de truffesqui sentaient bon. Au manteau de la cheminée, un râtelier fait àl’exprès portait une demi-douzaine de broches avec leurs hâtelets*,placés par rang de taille. Accrochées à des planches fixées auxmurs, des casseroles de toutes grandeurs brillaient des reflets dufoyer, au-dessous de chaudrons énormes et de bassines couleur d’orpâle. Des moules en cuivre rouge ou étamés étaient posés sur destablettes, et encore des ustensiles de forme bizarre dont on nedevinait pas l’usage. Sur la table longue et massive, des couteauxrangés par grandeur sur un napperon, et des boîtes en fer battu, àcompartiments, pour les épices. Deux grils étaient là aussi,chargés, l’un de boudins, l’autre de pieds de porc, tout prêts àêtre posés sur la braise qu’une fille de cuisine tirait par le côtéde la cheminée. Il y avait encore sur cette table des pièces deviande froide et des pâtés qui faisaient plaisir à voir dans leurcroûte dorée.

Ayant allumé son falot, ma mère remerciaet donna le bonsoir à ceux qui étaient là. Mais les deux femmesseules le lui rendirent. Quant au chef cuisinier qui se promenait,leur donnant des ordres, glorieux comme un dindon, avec sa vesteblanche et son bonnet de coton, il ne daigna tant seulement pas luirépondre.

Au-delà de la première porte, aprèsavoir passé le pont, la Mïon de Puymaigre et d’autres nousattendaient : leurs falots ayant été allumés au nôtre, nousnous en allâmes tous.

Il neigeait toujours, « comme quijette de la plume d’oie à grandes poignées », pour parlerainsi que les bonnes femmes, et la neige était épaisse d’un pieddéjà, dans laquelle nos sabots enfonçaient. À mesure que les gensrencontraient leur chemin, ils nous laissaient avec un :« À Dieu sois ! » À Puymaigre, la Mïon nous ayantquittés, nous suivîmes seuls notre route. Cette neige me lassaitfort et, tout au rebours de l’aller, je me faisais tirer par lebras.

– Tu es fatigué, dit ma mère :monte à la chèvre-morte.

Et, s’étant baissée, je grimpai à chevalsur son échine, entourant son col de mes petits bras, tandisqu’avec les siens elle ramenait mes jambottes en avant. Tout enallant, je lui faisais des questions sur tout ce que j’avais vu,principalement sur le petit Jésus :

– Est-ce qu’il est vivant,dis ?…

Ma mère, qui était une pauvre paysanneignorante, comme celle qui n’entendait pas seulement le français,mais femme de bon sens au demeurant, me fit comprendre que s’ilavait remué, c’était par le moyen de quelque mécanique.

Et elle allait toujours, lentement,enfonçant dans la neige molle, me rehissant d’un coup de reinslorsque j’avais glissé quelque peu, et s’arrêtant de temps à autrepour secouer, contre une pierre, ses sabots embottés deneige.

Un vent âpre s’était levé, faisanttourbillonner la neige qui tombait toujours à force. La campagnedéserte était toute blanche ; les coteaux semblaient couvertsd’un grand linceul triste, comme ceux qu’on met sur la caisse despauvres morts. Les châtaigniers, aux formes bizarres, marquaientleurs branches tourmentées par une ligne blanche. Les fougèrespoudrées de neige penchaient vers la terre, tandis que, sur lesbruyères, la brande et les ajoncs, plus solides, elle s’amassaitpar places. Un silence de mort planait sur la terre désolée, etl’on n’entendait même pas le bruit des pas de ma mère, amorti parla neige épaisse. Pourtant, comme nous entrions dans la lande duGrand-Castang, un crapaud-volant jeta dans la nuit son cri malplaisant qui me fit frissonner.

Cependant, ma mère peinait fort à suivrele mauvais chemin perdu sous la neige. Des fois elle s’écartait unpeu et, le reconnaissant, revenait incontinent, se guidait sur unarbre, une grosse touffe d’ajoncs, une flaque d’eau, geléemaintenant. Moi, bercé par le mouvement, malgré le froid, jefinissais par m’endormir sur son échine, et mes bras gourds sedénouaient malgré moi.

– Tiens-toi bien ! medisait-elle ; dans un moment nous serons chez nous.

Malgré ça, j’avais peine à me teniréveillé, lorsque tout à coup, à cent pas en avant, éclate unhurlement prolongé qui me fit passer dans la tête comme un millierd’épingles : « Hoû ! oû… oû… oû… », et je voisune grande bête, comme un bien fort chien, aux oreilles pointues,qui gueulait ainsi en levant le museau vers le ciel.

– N’aie pas peur, me dit mamère.

Et, m’ayant donné le falot, elle ôtases sabots, en prit un dans chaque main et marcha droit à la bête,en les choquant l’un contre l’autre à grand bruit. Ça n’est paspour dire, mais lors, j’aurais fort voulu être couché contre elle,dans le lit bien chaud. Lorsque nous fûmes à une cinquantaine depas, le loup se jeta dans la lande en quelques sauts, et nouspassâmes, épiant de côté, sans le voir pourtant. Mais, un instantaprès, le même hurlement sinistre s’éleva en arrière :« Hoû ! oû… oû… oû… », qui m’effraya encore plus,car il me semblait que le loup fût sur nos talons. De temps àautre, ma mère se retournait, faisant du tapage avec ses sabots,pour effrayer cette sale bête ; mais, si ça gardait le loupd’approcher trop, ça ne l’empêcha pas de nous suivre à unetrentaine de pas, jusqu’à la claire-voie de notre cour. Ayant prisla clef-torte dans la cache, car mon père n’était pas rentré, mamère fit jouer le loquet de dedans et referma vivement la portederrière nous.

 

Au lieu du bon feu que nous pensionstrouver, la souche était sur les landiers, toute noire,éteinte.

– Ah ! s’écria ma mère, c’estméchant signe ! il nous arrivera quelquemalheur !

En farfouillant sous la cendre avec unebrindille, elle trouva quelques braises, sur lesquelles elle jetaun petit fagot de menu bois, qui flamba bientôt sous le vent dutuyau de fer qu’elle mit à sa bouche.

Lorsque je fus un peu réchauffé, n’ayantplus peur du loup, je dis :

– Mère, j’ai faim.

– Pauvre drole ! il n’y a riende bon ici… fit-elle, pensant au réveillon du château ; et,découvrant une marmite, elle ajouta : Te voici unemique.

Tout en mangeant cette boule de farinede maïs, pétrie à l’eau, cuite avec des feuilles de chou, sans unbrin de lard dedans, et bien froide, je pensais à toutes ces bonneschoses vues dans la cuisine du château et, je ne le cache pas, çame faisait trouver la mique mauvaise, comme elle l’était devrai ; mais, ordinairement, je n’y faisais pas attention.Oh ! je n’étais pas bien gourmand en pensée, je n’appétais pasla dinde truffée, ni les pâtés, mais seulement un de ces beauxboudins d’un noir luisant…

Pourquoi, là-haut, tant de bonneschoses, plus que de besoin, et chez nous de mauvaises miquesfroides de la veille ? Dans ma tête d’enfant, la question nese posait pas bien clairement ; mais, tout de même, il mesemblait qu’il y avait là quelque chose qui n’était pas bienarrangé.

– Il te faut aller au lit, dit mamère.

Elle me prit sur ses genoux et medépouilla en un tour de main. Aussitôt couché, je m’endormis sansplus penser à rien.

Lorsque je me réveillai, le lendemain,ma mère attisait le feu sous la marmite où cuisait la soupe, et monpère triait sur la table les oiseaux attrapés la nuit à la palette.Aussitôt levé, je vins le voir faire. Il y en avait une trentaine,petits ou gros : grives, merles, pinsons, verdiers,chardonnerets, mésanges, et même un mauvais geai. Mon père lesassemblait, pour les vendre mieux, par cinq ou six, avec un filqu’il leur passait dans le bec. Ayant fini, il mit toutes cespauvres bestioles dans son havresac et le pendit à un clou, decrainte de la chatte. Cela fait, ma mère, ayant taillé le paincependant, fit bouillir la marmite et trempa la soupe. Il était unpeu tôt, sur les huit heures, mais mon père voulait aller àMontignac vendre ses oiseaux. Ayant mis la soupière sur la table,ma mère nous servit d’abord, mon père et moi, puis elle ensuite, etnous nous mîmes à manger de bon goût, ayant faim tous trois,surtout mon père, qui avait passé presque toute la nuit dehors.Lorsqu’il eut mangé ses deux grandes assiettes de soupe, et bu,mêlée à un reste de bouillon, de mauvaise piquette gâtée, ma mèreôta les assiettes de terre brune, décrocha l’oule* de lacrémaillère et versa sur la nappe de grosse toile grise leschâtaignes fumantes. C’est bon, les châtaignes blanchieslorsqu’elles sont vertes ; lorsqu’elles ont passé par leséchoir, ça n’est plus la même chose. Mais quoi ! il faut bienles manger sèches, puisqu’on ne peut pas les garder toujoursvertes. Nous les mangions donc tout de même, avec des raves un peugrillées qui étaient au fond de l’oule, et triant les gâtées pourles poules. Lorsqu’il n’y eut plus de châtaignes, mon père but unplein gobelet de piquette, s’essuya les babines avec le revers dela main et se leva.

– Il te faudra me porter une pairede sabots, lui dit ma mère ; j’ai fini d’écraser les miens enfaisant peur à cette méchante bête de loup.

– Je t’en porterai, mais que jevende mes oiseaux, répondit mon père, car, autrement, je n’ai pointde sous.

Et, prenant une petite baguette au balaide genêts, il la mit dans le vieux sabot de ma mère et la coupajuste à la longueur. Cela fait, il prit son havresac, mit la mesurededans, décrocha le fusil au manteau de la cheminée, et s’en alla,laissant notre chienne qui voulait bien le suivrepourtant :

– Tu te perdrais là-bas, àMontignac.

Moi, je restai à me chauffer dans lecoin du feu, mais bientôt, ne pouvant tenir en place, comme c’estl’ordinaire des petits droles, je sortis sur le pas de la porte. Ilétait tombé de la neige toute la nuit ; dans notre cour, il yen avait deux pieds d’épaisseur, de manière qu’il avait fallu faireun chemin avec la pelle pour aller à la grange donner aux bestiaux.Du côté de la forêt, au loin, la lande n’était plus qu’une largeplaine blanche, semée çà et là de grandes touffes d’ajoncs, dont laverdure foncée s’apercevait au pied. Sur les coteaux, les maisonsgrisâtres, sous leurs tuilées chargées de neige, fumaientlentement. Là-bas, sur ma droite, j’apercevais le château de l’Hermavec ses tours noires coiffées d’une perruque blanche, comme levieux marquis de Nansac. Devant moi, à une lieue de pays, leshauteurs de Tourtel, avec leurs arbres dépouillés et chargés degivre, cachaient le massif clocher de Rouffignac, où les clochescommençaient à campaner*, appelant les gens à la messe. Un peu surla droite, à demi-heure de chemin, la métairie de Puymaigre, lesportes closes, semblait comme endormie au flanc du coteau, et enhaut, tout en haut, dans le ciel couleur de plomb, des corbeauxbattaient lourdement l’air de leurs ailes et passaient encouahnant[1].

Près de moi, le long du mur de notrecour, dans un gros tas de fagots, un rouge-gorge sautelait,cherchant un bourgeon desséché, ou, dans les trous du mur, quelquebarbotte* engourdie par le froid ; sous la charrette, nosquatre poules se tenaient tranquilles à l’abri. Le temps étaittoujours dur ; un aigre vent de bise faisait poudroyer laneige sur la campagne ensevelie et coupait la figure : jerentrai vite m’asseoir dans le coin du foyer.

– Nous irons à la messe,mère ? demandai-je.

– Non, mon petit, il fait tropméchant temps, et puis nous y avons été cette nuit.

Je m’ennuyai bientôt de ne rien faire etde ne pouvoir sortir, car la maison, basse et délabrée, n’étaitguère plaisante. Il n’y avait qu’une chambre, pas bien grandeencore, qui servait de cuisine et de tout, comme c’est assezl’ordinaire dans les anciennes métairies de notre pays. On n’yvoyait guère non plus, car il n’y avait qu’un petit fenestroufermant par un contrevent sans vitres, de manière que, lorsqu’ilfaisait mauvais temps et qu’il était clos, la clarté ne venaitqu’un petit peu au-dessus de la porte et par la cheminée large etbasse. Joint à ça que les murs décrépis étaient sales, et leplancher du grenier tout noirci par la fumée, ce qui n’était paspour y faire voir plus clair.

Dans un coin, touchant la cheminée,était le grand lit de grossière menuiserie où nous couchions toustrois ; et au pied du lit, à des chevilles plantées dans lemur, pendaient quelques méchantes hardes. Du côté opposé, il yavait un mauvais cabinet tout troué par les vers, auquel ilmanquait un tiroir, et dont un pied pourri était remplacé par unepierre plate. Dans le fond, la maie où l’on serrait lechanteau ; sous la maie, une tourtière à faire les millas*,et, à côté, un sac de méteil à moitié plein, posé sur un bout deplanche pour le garder de l’humidité de la terre. À l’entrée, prèsde la porte, était dressée l’échelle de meunier qui montait à latrappe du grenier, et, sous l’échelle, un pilo de bois pour lajournée. Dans un autre coin était l’évier, dont le trou ne donnaitguère de chaleur par ce temps de gel, et, au milieu, une mauvaisetable avec ses deux bancs. Aux poutres pendaient des épis de bléd’Espagne, quelques pelotons de fil, et c’était tout. La maisonavait été pavée autrefois de petits cailloux, mais il y en avait lamoitié toute dépavée, ce qui faisait des trous où l’on marchait surla terre battue.

 

En ce temps dont je parle, je ne faisaisguère attention à ça, étant né et ayant été élevé dans des baraquessemblables ; mais, depuis, j’ai pensé qu’il était un peuodieux que des chrétiens, comme on dit, fussent logés ainsi que desbêtes. Où c’est le pire encore, c’est lorsque la famille estnombreuse, et que tous, père, mère, garçons et filles, petits etgrands, logent dans la même chambre entassés dans deux ou troislits à trois ou quatre, en maladie comme en santé ; tout çan’est pas bien sain, ni convenable. Il n’est pas honnête non plusque le père et la mère se dépouillent devant leurs enfants, lessœurs devant les frères. Et puis quand ces enfants prennent del’âge, il n’est pas bonnement possible qu’ils ne s’aperçoivent pasde choses qu’ils ne devraient point voir, et ne surprennent dessecrets qu’ils devraient ignorer.

Mais revenons : ma mère, me voyanttout de loisir et ne sachant que faire, coupa avec la serpe despetites bûchettes bien droites et me les donna :

– Tiens, fais des petites quilles,et tu t’en amuseras.

Je façonnai ces quilles de mon mieux,avec son couteau, et, ayant fini, je les plantai, et me mis à tirerdessus avec une pomme de terre bien ronde, en manière deboule.

Cependant, ce triste jour de Noëltouchait à sa fin. Sur les quatre heures, mon père revint deMontignac ; en entrant, il se secoua, car il était tout blanc,la neige tombant toujours, et posa son fusil dans le coin du foyer.Ensuite, ayant ôté son havresac, il en tira une paire de sabotsjaunes, en bois de vergne, liés par un brin de vîme*, et les posa àterre.

Ma mère mit le pied dans un sabot, etdit :

– Ils m’iront tout à fait bien. Etque te coûtent-ils ?

– Douze sous… et six liards declous pour les ferrer, ça fait treize sous et demi. J’ai vendu lesoiseaux vingt-six sous, j’ai acheté un tortillon pour le Jacquou,ça fait qu’il me reste onze sous et deux liards : te lesvoilà.

Ma mère prit les sous et alla les mettredans le tiroir du cabinet.

Alors, mon père, ayant pris le tortillondans la poche de dessous de sa veste, me le donna. Je l’embrassai,et je me mis à manger ce gâteau de paysan, après en avoir porté unmorceau à ma mère, qui ne le voulut pas :

– Non, mon petit, mange-le,toi.

Ah ! quel bon tortillon ! j’aidepuis tâté de la tourte aux prunes, et même, une fois, dumassepain, mais je n’ai jamais rien mangé de meilleur que cepremier tortillon.

Mon père me regardait faire avecplaisir, tout heureux de ce que j’étais content, le pauvrehomme ! Puis il se leva, alla quérir dans le tiroir du cabinetun vieux marteau rouillé, et, revenant près du feu, se mit à ferrerles sabots. Lorsqu’il eut fini, il ôta les brides des vieux, et lesposa aux neufs, après les avoir ajustées à la mesure du pied. Étantainsi tout prêts, ma mère prit les sabots sur-le-champ, car ellen’avait autre chose à se mettre aux pieds.

Après ça, elle descendit de lacrémaillère l’oule où cuisait pour le cochon, et, ayant vidé lespommes de terre dans le bac, les écrasa avec la pelle du foyer en ymêlant quelques poignées de farine de blé rouge. Puis, ayant laissémanger un peu notre chienne, elle porta cette baccade ou pâtée ànotre porc qui, connaissant l’heure, geignait fort en cognant sonnez sous la porte de son étable.

La nuit noire venue, le chalel futallumé, et ma mère, en ayant fini avec le cochon, découvrit latourtière où cuisait un ragoût de pommes de terre pour notresouper. Après l’avoir goûté, elle y ajouta quelques grains de sel,et mit sur la table trois assiettes et trois cuillers de ferrouillées quelque peu. De gobelets elle n’en mit que deux, pour labonne raison que nous n’en avions pas davantage : moi, jebuvais dans le sien. Après cela, elle alla tirer à boire dans lepetit cellier attenant à la maison, et, étant rentrée, mit latourtière sur la table. De ce temps, mon père, revenu de la grangeoù il avait été soigner les bœufs, avait tiré de la maie une grandetourte plate de pain de méteil, seigle et orge, avec des pommes deterre râpées, et, après avoir fait une croix sur la sole avec lapointe de son couteau, se mit à l’entamer. Mais c’était tout untravail : cette tourte était la dernière de la fournée faiteil y avait près d’un mois, de manière qu’elle était dure en diable,un peu gelée peut-être, et criait fort sous le couteau, que monpère avait grand-peine à faire entrer. Enfin, à force, il en vint àbout ; mais, en séparant le chanteau, il vit qu’il y avaitdans la mie, par places, des moisissures toutes vertes.

– C’est bien trop de malheur !fit-il.

On dit : « blé d’un an, farined’un mois, pain d’un jour » ; mais ce dicton n’était pasà notre usage. Nous attendions toujours la moisson avec impatience,heureux lorsque nous pouvions aller jusque-là sans emprunterquelques mesures de seigle ou de baillarge* ; et pour le pain,nous ne le mangions jamais tendre : on en aurait tropmangé.

Si mon père se faisait tant de mauvaissang pour un peu de pain perdu, c’est qu’autrefois chez les pauvreson en était très ménager. Le pain, même très noir, dur et grossier,était une nourriture précieuse pour ceux qui vivaient en bonnepartie de châtaignes, de pommes de terre et de bouillie de bléd’Espagne. Puis les gens se souvenaient des disettes fréquentesautrefois, et avaient ouï parler par leurs anciens de ces faminesoù les paysans mangeaient les herbes des chemins, comme des bêtes,et ils sentaient vivement le bonheur de ne pas manquer de ce painsauveur. Aussi pour le paysan, ce pain, obtenu par tant de sueurset de peines, avait quelque chose de sacré : de là cesrecommandations incessantes aux petits droles de ne point leprodiguer.

Mon père resta un bon moment toutestomaqué, regardant fixement le pain gâté ; mais qu’yfaire ?…

Il coupa donc trois morceaux de pain,ôtant à regret le plus moisi et le jetant à notre chienne, puisnous nous mîmes à souper. Il n’y avait pas grande différence entrenotre ragoût et la pâtée du cochon : c’était toujours despommes de terre cuites dans de l’eau ; seulement, dans notremanger, il y avait un peu de graisse rance, gros comme une noix, etdu sel.

Avec un souper comme ça, on ne s’attardepas à table ; pourtant nous y restâmes longtemps, car ilfallait avoir de bonnes dents pour mâcher ce pain dur comme lapierre. Aussitôt que nous eûmes fini, ma mère me mena dehors, puisme mit au lit.

Ce mauvais temps de neige dura unedizaine de jours qui me semblèrent bien longs. C’est que ça n’estrien de bien plaisant que d’être enfermé toute une grande journéedans une maison comme la nôtre, noire et froide. Lorsqu’il faitbeau, ça passe, on est tout le jour dehors sous le soleil, on nerentre guère au logis que le soir pour souper et dormir, et ainsion n’a pas le loisir de s’ennuyer. Mais par ce méchant temps, si jemettais le nez sur la porte, je ne voyais au loin que la neige ettoujours de la neige. Personne aux champs, les gens étant au coindu feu, et les bêtes couchées sur la paillade*, dans l’établetiède. Cette solitude triste, cette campagne morte, sans un bruit,sans un mouvement, me faisaient frissonner autant que lefroid : il me semblait que nous étions séparés du monde ;et, de fait, dans ce lieu perdu, avec plus de deux pieds de neigepartout, et des fois un brouillard épais venant jusqu’à notreporte, c’était bien la vérité. Pourtant, malgré ça, le matin, ayantdonné à manger aux bœufs et aux brebis, mon père prenait son fusilet s’en allait avec notre chienne chercher un lièvre à la trace. Ilen tua cinq ou six dans ces jours-là, car il était adroit chasseuret la chienne était bonne. Ça fut heureux ; nous n’avions pluschez nous que les onze sous et demi rapportés le jour de la Noël.Mais il lui fallait se cacher pour vendre son gibier et aller auloin, à Thenon, au Bugue, à Montignac, son havresac sous sa blouse,à cause de nos messieurs de Nansac qui étaient très jaloux de lachasse. Ces quelques lièvres, donc, mirent un peu d’argent dans letiroir du cabinet, quoiqu’on ne les achetât pas cher, car il nefallait pas penser de les vendre au marché, mais les proposer auxaubergistes, qui profitaient de l’occasion et vous payaient dansles vingt-cinq sous un lièvre pesant six ou sept livres. Dans lajournée, lorsqu’il était rentré, mon père faisait des paniers envîme blanc, des rondelles pour atteler les bœufs, avec de laguidalbre ou liane, des cages en bois et autres menus ouvragescomme ça, pour avoir quelques sous. Ça m’amusait un peu de le voirfaire et de m’essayer à tresser un panier comme lui.

Quoique notre pain fût bien noir, biendur, nous l’eûmes fini tout de même avant la fonte des neiges. Lemeunier de Bramefont ne pouvant pas venir nous rendre notremouture, nous ne pouvions pas cuire, de manière qu’il nous fallutaller emprunter une tourte à la Mïon de Puymaigre, qui nous laprêta avec plaisir, car c’était une bonne femme, encore que, desfois, elle mouchât bien un peu fort ses droles lorsqu’ils avaientmal fait.

Pour le dire en passant, cette tourten’a jamais été rendue à la Mïon. La coutume veut que l’emprunteurdu pain ne le rende pas de son chef : c’est le prêteur quidoit venir le chercher, faisant semblant d’en avoir besoin. Mais laMïon, par la suite, nous voyant dans la peine et le malheur, n’estjamais venue la demander.

Enfin, le dégel vint, et les terresgrises, détrempées, reparurent, laissant voir les blés verts quipointaient sur les sillons. Lorsque la terre fut un peu ressuyée,ma mère fit sortir les brebis, car la feuille que nous avionsramassée pour l’hiver était mangée et notre peu de regain étaitpresque fini. Elle m’emmena avec elle, touchant nos bêtes, vers lescoteaux pierreux des Grillières, où poussait une petite herbe finequ’elles aimaient fort. C’était dans l’après-midi ; un pâlesoleil d’hiver éclairait tristement la terre dénudée, et un petitvent soufflait par moments, froid comme les neiges des montsd’Auvergne sur lesquels il avait passé. Mais, au prix du tempsqu’il avait fait une dizaine de jours durant, c’était un beau jour.Ma mère et moi, nous étions assis à l’abri du nord contre un de cesgros tas de pierres que nous appelons un cheyrou ;elle, filant sa quenouille, et moi, m’amusant à faire de petitesmaisons, tandis que nos brebis paissaient tranquillement. Sur lestrois heures, tandis que je mordais ferme dans un morceau de painque ma mère avait porté, voici que nos brebis, effrayées par unchien, reviennent vers nous au galop et nous dépassent en menantgrand bruit. S’étant levée pour les ramener, ma mère vit alors ungarde de l’Herm, appelé Mascret, qui lui cria de s’arrêter.Lorsqu’il nous eut joints, sans aucune forme de salut, il lui ditde se rendre tout d’abord au château, où le régisseur voulait luiparler.

– Et que me veut-il de sipressé ? fit ma mère.

– Ça, je n’en sais rien, mais ilvous le dira bien.

Et le garde s’en alla.

Nous fûmes vers les brebis qui s’étaientplantées à deux cents pas, regardant toujours le chien qui lesavait effrayées, puis, les chassant devant nous et descendant lecoteau, nous revînmes à Combenègre, d’où ma mère repartit pourl’Herm, après avoir fermé les bêtes dans l’étable.

Lorsqu’elle fut de retour, à la nuit,mon père lui demanda :

– Et que te voulait-il, ce vieuxcoquin ?…

– Ah ! voilà… d’abord, il m’areproché de n’avoir pas fait mes dévotions le soir de Noël, commeles autres, ni même toi, qui n’avais pas tant seulement été à lamesse, ce dont les dames n’étaient pas du tout contentes, etl’avaient chargé de me le dire. Après ça, il m’a dit que tubraconnais toujours, de manière que M. le comte ne trouvaitplus de lièvres devers Combenègre, et qu’il te faisait prévenir decesser et de te défaire de notre chienne. Enfin, il a ajouté qu’ilnous fallait totalement changer de conduite, sans quoi lesmessieurs nous mettraient dehors.

– Nous ne sommes pas bienembarrassés pour trouver une aussi mauvaise métairie ! fit monpère. Et autrement, il ne t’a rien dit ?

– Oh ! si, toujours sa mêmechanson : que lui n’était pour rien dans tout ça ; qu’ilfaisait la commission seulement. Au contraire, il nous portaitbeaucoup d’intérêt, et, si je voulais l’écouter, touts’arrangerait : il nous mettrait dans la métairie des Fages,qui était bien bonne, et de plus il te donnerait du bois à couperdans la forêt, tous les hivers, où tu gagnerais dessous…

– C’est ça ! et, du temps queje serais dans les bois, il viendrait voir un peu aux Fages si lebétail profitait !… Et que lui as-turépondu ?…

– Je lui ai répondu d’abord que,pour ce qui était de la communion, nous n’avions pas le tempsd’aller nous confesser souvent, étant si loin ; que c’étaitbon pour les gens de loisir, mais que, pour nous autres, c’étaitbien assez d’y aller une fois l’an. Et puis, d’ailleurs, ai-jeajouté, si je vous écoutais, je ne pourrais pas même faire mesPâques, car le curé ne voudrait pas me donnerl’absolution.

– Mais bête que tu es, a-t-il faitalors, est-ce qu’on a besoin de lui dire ça ?

– Ah ! la canaille ! s’écriamon père ; si jamais je le trouvais au milieu de la forêt, parlà entre La Granval et le Cros-de-Mortier, il passerait un mauvaisquart d’heure !

– Reste tranquille, il nous arriveraitde la peine, dit ma mère ; tu sais bien que pour ça, il n’y apas de danger.

Mon père ne répliqua rien et se mit àregarder le feu.

À ce moment-là, moi, je ne comprenaispas grand-chose à cette conversation, et je mettais toute la colèrede mon père sur le compte de la défense de chasser. Je savais bien,pour l’avoir ouï dire souvent chez nous, et à d’autres métayers duchâteau, que M. Laborie était un homme dur, exigeant, injuste,qui trompait les pauvres gens tant qu’il pouvait, faisant sauter unlouis d’or ou un écu, sur un compte de métayer, rapiant cinq sous àun misérable journalier, s’il ne pouvait faire davantage ; etpuis, comme on ajoutait toujours, grand « chenassier* »,terme dont la signification m’était inconnue alors, et que jecroyais vouloir dire autant comme : grand coquin ; maisc’était tout. Aujourd’hui, quand je pense à ce gueusard qui avaittotalement englaudé* la comtesse de Nansac en faisant le dévot,l’hypocrite, et qui était voleur, méchant, et« chenassier », comme disaient les gens, je ne puism’empêcher de croire qu’il méritait ce qui est arrivé.

Environ quinze jours après cetteconversation, tandis que ma mère triait des haricots pour mettredans la soupe, voici venir M. Laborie à Combenègre. Il entra,fit : « Bonjour, bonjour », en m’avisant de côté, etdemanda où était mon père.

 

– Il est à couper de la bruyère,répondit ma mère.

– Ou à braconner, plutôt !repartit-il. Et ces bœufs, est-ce qu’ilsprofitent ?

Et, disant cela, il s’en fut à lagrange. Ma mère me prit par la main et le suivit. Lorsqu’il eut vules bœufs, M. Laborie fit sortir les brebis de l’étable et,tout en les regardant, il marmonnait entre ses dents, pensant queje n’y prenais garde :

– Eh bien ! tu ne veux doncpas être raisonnable ?… Voyons ! Je te porterai un jolimouchoir de tête de Périgueux, dis ?…

Ma mère ne lui ayant pas répondu, aprèsavoir tourné, viré, M. Laborie s’en alla, disant toujours surle même ton :

– Tu t’en repentiras ! tu t’enrepentiras !

Le surlendemain, tandis que nousmangions la soupe, vers le coup de neuf heures, la chienne grondasous la table, et le garde Mascret, survenant, s’arrêta sur le pasde la porte :

– M. Laborie vous fait dire,par l’ordre de M. le comte, d’avoir à vous défaire de votrechienne, au premier jour ; si on la trouve encore ici, il lafera tuer.

– Que le bon Dieu préserveM. le comte, et celui qui vous envoie, de commander ça !dit mon père en serrant les poings et en regardant Mascret, lesyeux pleins de colère ; et vous, n’en faites rien, sans quoiil arrivera un malheur !

– Pourtant, si on me le commande,il faudra bien que j’obéisse, dit le garde ; à votre place,moi, je vendrais la chienne. M. le comte assure que, d’aprèsles anciennes lois, un paysan ne peut avoir de chien de chasse, quin’ait le jarret coupé.

– C’est bon, fit mon père,rapportez-leur seulement ce que je vous ai dit.

Il y eut un moment de silence après ledépart de Mascret, puis ma mère fit :

– Mon pauvre Martissou, le mieux,c’est de vendre la chienne, comme dit le garde ; le notaire deLadouze te l’a demandée plusieurs fois, mène-la-lui : il t’endonnera bien quatre ou cinq écus peut-être, puisqu’elle est bonnepour suivre le lièvre.

– Je ne veux pas la vendre !répondit mon père.

– Alors, mène-la chez ton cousin deCendrieux : il te la gardera jusqu’à tant que nous partionsd’ici, car nous ne pouvons plus y rester ; il arriveraitquelque chose.

– Femme, tu as raison, à ce coup,dit sourdement mon père : je l’y mènerai dimanche quivient.

Le samedi, comme mon père liait lesbœufs pour aller quérir de la bruyère, un individu à cheval,d’assez mauvaise figure, vint à Combenègre, entra dans la cour, et,s’adressant à mon père :

– C’est vous Martissou le Croquant,le métayer de M. de Nansac ? dit-il.

– C’est moi.

– Alors, voilà un acte de sortie dela métairie.

Et il tendit un papier à monpère.

Lui, le prit, le déchira en millemorceaux et les jeta au nez de l’huissier.

– Tout ça se payera ! ditl’autre en ricanant.

Et il s’en alla bon train, parce que monpère avait pris son aiguillon un peu brusquement, de manière qu’ilsemblait vouloir s’en servir plutôt pour en allonger un coup àl’huissier, que pour mener ses bœufs.

Depuis que nous avions reçu cet acte desortie, et après que la chienne fut à Cendrieux, ma mère était plustranquille. C’était l’affaire de quelques mois, et, à laSaint-Jean, nous quitterions cette mauvaise métairie où nouscrevions de faim : surtout, nous ne serions plus exposés àquelque méchante affaire de la part de cette canaille de Laborie.Mais, quand un malheur est en chemin, il faut qu’il arrive :une nuit, nous entendîmes gratter à la porte avec de petitsginglements*.

– C’est la chienne, fit mon père enallant ouvrir ; j’avais pourtant bien dit à mon cousin de lafermer et de l’attacher pendant quelques jours.

La chienne entra, traînant un bout decorde qu’elle avait coupée avec ses dents, et sauta après mon pèreen aboyant joyeusement.

Ma mère ne dormit pas du reste de lanuit, tracassée de cette affaire-là, et comme sentant approcher unmalheur. Le matin, sur les neuf heures, nous finissions de mangerla soupe, quand tout à coup la chienne sortit en aboyant, et, uneseconde après, nous entendîmes un coup de fusil, et quelques plombsvinrent ricocher contre la porte ouverte, jusque dans la maison,l’un desquels blessa ma mère au front, ce qui lui fit jeter un cri.Mon père, alors, saute sur son fusil, écarte ma mère qui veutl’arrêter, et court dehors. Devant lui il voit la chienne étendue,morte, le sang lui sortant par la gueule, et, à l’entrée de lacour, Laborie qui rendait au garde son fusil déchargé.

– Ah ! canaille ! tu neferas plus de misère à personne !

Et, avant que l’autre ait songé à sesauver, il épaule son fusil et l’étend raide mort.

Tandis que Mascret, pâle et lui-mêmeplus mort que vif, ne savait où il en était, ma mère survenait avecde grands cris.

– Ah ! Martissou, qu’as-tufait ?

– C’est lui qui l’a cherché,répliqua mon père ; ça devait de toute forcearriver.

Du temps qu’aidée du garde ma mèreaccotait Laborie contre un tas de bruyère, pour lui porter secours,mais bien inutilement, mon père rentre dans la maison, prend sessouliers, son gros bonnet de laine, passe le havresac en sautoir,met dedans un morceau de pain, sa corne à poudre, son sac àgrenaille, m’embrasse, sort, son fusil à la main, et tire vers laforêt.

Moi, je sortis aussi, ne voulant pasrester seul, et je fus rejoindre ma mère qui regardait piteusementce corps étendu. Il était là, les yeux fixes, la bouche entrouvertecomme pour crier, les bras retombés le long du corps : onvoyait qu’il avait eu conscience de sa mort. Le garde avait défaitson gilet et déboutonné la chemise pour se rendre compte, et, aumilieu de la poitrine, dans les poils rouges qui foisonnaient, lecoup avait presque fait balle, et la blessure, horrible à voir,saignait.

 

Pendant ce temps Mascret courait versl’Herm, et sur son chemin semait la nouvelle, en sorte que les gensarrivèrent bientôt. Le premier qui vint, ce fut l’homme à la Mïonde Puymaigre ; il regarda tranquillement le mort etdit :

– Je plains Martissou et vousautres pour les conséquences ; mais quant à ce gueux-là, je nele plains point : il n’a que ce qu’il a mérité centfois !

Et tous ceux qui vinrent, des paysans depar là, dirent de même : « Il ne l’a pasvolé ! » ou bien : « C’est une canaille demoins ! » Et autres oraisons de ce genre. Mais peu aprèssurvint, grand train, le comte de Nansac, à cheval, avec sonpiqueur, et dom Enjalbert qui, n’étant pas trop bon cavalier,s’accrochait à sa selle : alors tout le monde se tut. Le comteregarda le corps un instant, puis demanda à ma mère comment c’étaitarrivé. Après qu’elle eut dit que mon père avait tiré sur Laborie,fou de colère parce qu’un plomb l’avait blessée et que sa chienneavait été tuée, M. de Nansac regarda la pauvre bêteétendue au milieu de la cour et, reportant ses yeux sur son défuntrégisseur, ne dit plus rien. Sans doute, il comprenait bien que sonordre brutal de tuer notre chienne avait amené mort d’homme, et quela responsabilité de cette mort remontait jusqu’à lui ; maissur sa figure on n’y aurait rien connu. Il regardait le corps deLaborie froidement, comme il aurait regardé un loup porté bas parses chiens. Au bout d’un moment, ses gens étant arrivés, ilcommanda de mettre le mort sur une civière qu’on avait étéchercher, et tout le monde repartit.

Le lendemain, les gendarmes vinrentquestionner ma mère sur la manière dont la chose s’était passée.Ils me faisaient grand-peur, ces gendarmes, avec leur sabre pendu àun baudrier jaune et le mousqueton attaché à la selle. C’était lapremière fois que j’en voyais, et tout, depuis leurs lourdes bottesjusqu’à leur grand chapeau bordé, me les faisait paraîtreextraordinairement à craindre. Aussi, tandis qu’ils étaient là,l’un à cheval sur le banc, interrogeant ma mère, l’autre debout,appuyé sur son sabre, je me faisais tout petit dans un coin. Aprèsqu’elle leur eut tout raconté, le plus vieux fit :

– Tout ça, c’est bien, maismaintenant dites-nous où est votre homme.

– Je ne le sais pas, répondit mamère, mais quand même je le saurais, vous pensez bien que je nevous le dirais pas.

– Il pourrait vous en cuire !faites-y attention ! Voyons, il est revenu ici cettenuit ?

– Non.

– Pourtant, on nous l’acertifié.

– On vous a trompés, en cecas.

Enfin, après avoir beaucoup tracassé mamère, l’avoir pressée de questions, dans l’espoir qu’elle secouperait, et avoir tâché inutilement de l’effrayer, les gendarmess’en furent, à mon grand contentement.

Le soir, sur les dix heures, uncharbonnier que nous connaissions pour lui avoir quelquefois trempéla soupe chez nous, vint cogner à la porte. Ma mère s’étantvitement habillée lui ouvrit après qu’il se fut fait connaître etlors il nous dit que mon père l’envoyait pour s’enquérir de lavisite des gendarmes. Il ajouta qu’au reste il ne fallait pass’inquiéter de lui, attendu qu’il était couché dans une cabaneabandonnée, au plus épais des bois, dans un fond plein de ronces etd’ajoncs, entre la Foucaudie et le Lac-Viel, où le diable n’iraitpas le chercher. Seulement, il avait besoin de sa limousine pour secouvrir la nuit.

Lui ayant donné la vieille limousine etla moitié d’une tourte de pain, ma mère chargea encore lecharbonnier de beaucoup de bonnes paroles pour son homme, ensuitede quoi il s’en retourna.

Dans l’après-midi du jour suivant, lesgens de la justice vinrent avec le comte de Nansac et desdomestiques du château. Ils firent mettre Mascret et un autre dansl’endroit où il était avec Laborie, un autre encore à l’endroitd’où mon père avait tiré, comptèrent les pas et se remuèrentbeaucoup dans la cour. Après ça, un vieux, qui avait une mauvaisefigure d’homme, fit raconter à ma mère la manière dont ça s’étaitpassé. Elle répéta ce qu’elle avait dit la veille aux gendarmesprésents là avec ces messieurs, que c’était sur le coup de lacolère, en la voyant blessée, elle, et sa chienne morte, que monpère avait tiré sur Laborie.

Tandis que ma mère parlait, le vieuxtâchait de lui en faire dire plus qu’elle ne disait ; maiselle se défendait bien. Lorsqu’elle eut fini, il essaya de luifaire avouer que dès longtemps mon père projetait ce coup ;mais elle protesta que non, et s’en tint à ce qu’elle avait dit.Alors le vieux renard qui l’interrogeait, m’avisant dans un coin,fit signe à un gendarme :

– Amenez-moi cet enfant.

Lorsque je fus là, devant lui, et qu’ilcommença à me questionner d’un air dur, faisant la grosse voix, jecompris bien, quoique tout jeune, que peut-être, sans le vouloir,je pourrais lâcher quelque chose de conséquence contre mon père,et, pour éviter ça, je me mis à geindre et à pleurer. Il eut beaum’interroger en français que je ne comprenais pas, en patois qu’ilparlait comme ceux de Sarlat, me menacer de la prison, me montrerune pièce de quinze sous, rien n’y fit, je ne lui répondis qu’enpleurant. Voyant ça, il se leva mal content,disant :

– Cet enfant estimbécile !

Et, passant la porte de la maison, ilss’en furent tous.

Quelques jours après, nous sûmes que lesgendarmes faisaient une battue dans la forêt, avec les gardes duchâteau, le piqueur, et aussi des paysans réquisitionnés la veille.Mais justement un de ceux-là s’en fut trouver Jean, le charbonnier,et fit prévenir mon père, qui, en pleine nuit noire, alla secoucher dans le fenil de cet homme, sûr qu’on ne viendrait pas letrouver là. Et, en effet, les gendarmes et tout ce monde seretirèrent à la nuit, sans avoir rien trouvé que force lièvres, unrenard et deux loups qui se sauvèrent, bien étonnés de voir tant degens à la fois.

Le surlendemain, sur la mi-nuit, ma mèreouït gratter doucement à la porte et se leva ouvrir. Moi, jedormais, et je ne m’éveillai qu’au matin parce que mon père, avantde repartir, m’embrassait bien fort. Ma mère, les yeux brillants,sortit, fit le tour des bâtiments et revint,disant :

– Il n’y a personne.

– Adieu donc, femme, dit monpère.

Et, prenant son fusil, il s’enalla.

Cette vie dans les bois dura quelquessemaines. Tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, mon père ne couchaitguère jamais deux nuits de suite au même endroit, dans la mêmecabane. Les gens des maisons écartées, des villages autour de laforêt, le connaissaient et savaient bien qu’il n’était pas uncoquin : puis Laborie était si détesté dans le pays, que toutle monde comprenait que, dans le mouvement de la colère, mon pèreeût fait ce coup, et nul ne l’en blâmait. Aussi, quoique bien desgens l’eussent trouvé en allant de grand matin couper un faix debois dans les taillis, ou en se rendant au guet la nuit, par unbeau clair de lune, personne n’en disait rien. Au contraire, s’ilavait besoin de vendre un lièvre ou de faire porter quelque chosede Thenon ou de Rouffignac, de la poudre à giboyer, de lagrenaille, ou une chopine dans sa gourde, on lui faisait sescommissions ; même, des fois, il y en avait qui luidisaient :

– Martissou, viens souper cheznous ; tu dormiras après dans un lit et ça te reposera, depuisle temps que tu l’as désaccoutumé.

Et il y allait, connaissant qu’il avaitaffaire à de braves gens.

Chez nous, il y venait bien, mais passouvent, se méfiant que, de ce côté-là, on surveillait davantage.Et en effet, un matin, deux heures avant la pointe du jour, quatregendarmes vinrent entourer la maison, croyant le surprendre, maisils en furent pour leur chevauchée de nuit. Il ne se passait guèrede jour, non plus, que Mascret et l’autre garde ne vinssent rôderpar là ; mais pour guetter autour de la maison après le soleilcouché, ils n’osaient, sachant qu’il n’aurait pas fait bonrencontrer mon père. Je crois bien qu’ils auraient autant aimétourner d’un autre côté, mais le comte, qui rageait froid de savoirmon père en liberté, les y forçait.

Ma mère, elle, ne vivait plus, la pauvrefemme, étant toujours dans les transes, ne mangeant guère et nedormant quasi plus, tant elle craignait que son Martissou ne fûtpris. Elle se disait que, de force forcée, ça arriverait un jour,car d’espérer que jamais un mauvais hasard, ou la maladie, ouquelque canaille, peut-être, ne le ferait prendre, ça ne se pouvaitbonnement. Et alors, la nuit, dans ses pensers pleins de fièvre,elle voyait la cour d’assises et la guillotine et gémissaitlonguement ; si elle s’endormait de fatigue, elle en rêvaitencore et se plaignait toujours.

Il y avait un mois, tout près, que monpère était dans les bois, lorsque le comte de Nansac fit dire parses gardes dans les villages, autour de la forêt, qu’il donneraitdeux louis d’or à celui qui le ferait prendre. Comme il se doutaitque Jean le charbonnier voyait souvent « ce coquin deMartissou », et l’aidait à vivre, il lui en fit même proposercinq.

– Écoutez, Mascret ! réponditJean au garde qui lui faisait la commission, je ne sais pas où estMartissou, mais quand même je le saurais, ça n’est pas pour cinqlouis, ni pour vingt, ni pour cent que je le vendrais. Dites ça àvotre monsieur, et ne venez plus me parler de tellecanaillerie.

Malheureusement, tout le monde n’étaitpas solide honnête homme comme Jean, et il ne faut pas s’étonnerque parmi tant de braves gens du pays il se soit trouvé un coquin.Quand je parle d’un, ça ne veut pas dire qu’il n’y eût par là desindividus capables d’un mauvais coup, et en ayant fait : çaserait faire mentir le proverbe qui dit que la Forêt Barade ne futjamais sans loups ni sans voleurs. Mais ceux-là mêmes qui auraientvolé sur les grands chemins étaient honnêtes à leur manière :détrousser un homme, passe ; pour le vendre, non.

Mais enfin le traître s’est trouvé. Il yavait aux Maurezies un homme pauvre appelé Jansou qui, toutel’année déjà, travaillait comme journalier au château de l’Herm. CeJansou avait cinq enfants, petits tous, l’aîné ayant neuf ans, quidemeuraient avec leur mère dans une mauvaise baraque de maisonaffermée deux écus par an, tandis que lui, tout le long de lasemaine, couchait dans une grange, là où il était occupé. Il nevenait pour l’ordinaire aux Maurezies que le samedi soir et s’enretournait au travail le lundi matin. Comme bien on pense, avec lesdouze sous par jour que gagnaient les ouvriers de terre en cetemps-là, il avait peine à entretenir le pain à ses droles, car leseigle était cher alors, et la baillarge et le méteil. De bléfroment il n’en fallait pas parler, on n’en mangeait que dans lesbonnes maisons. Pour le reste, les droles de Jansou étaient à lacharité, habillés de morceaux de vieilles hardes toutesrapetassées, de mauvaises culottes en guenilles percées à montrerla peau, et tenues sur l’épaule par un bout de corde. Avec ça, lespieds nus toute l’année, et couchant dans un coin de la cahute surune mauvaise paillasse bourrée de fougères.

C’est à ce Jansou que, d’après l’ordredu comte, le maître valet, qui remplaçait Laborie pour le moment,s’adressa. Le pauvre diable fit bien tout d’abord quelquesdifficultés, disant qu’il ne savait du tout où étaitMartissou ; mais, lorsque l’autre l’eut menacé de ne plus luidonner de travail et lui eut parlé de deux louis d’or, qu’ilpouvait gagner facilement en le faisant guetter par son drolel’aîné, il dit qu’il le ferait.

Ce drole, qui avait ses neuf ans, ainsique je viens de le dire, était fin comme une belette, rusé comme unrenard et méchant comme une guenon. Avec ça, il connaissait laforêt comme celui qui la courait toute l’année, dénichant lesoiseaux, cherchant des manches de fouet dans les houx, et faisantdes commissions pour les bûcherons et les charbonniers. Plusieursfois il avait trouvé mon père et l’avait épié par curiositémaligne, mais sans pouvoir découvrir où était son gîte habituel, cequi était difficile, au surplus, car il en changeait souvent, commeje l’ai dit.

Dans ce moment, le carnaval étaitproche, et, quoique d’ordinaire on s’en réjouisse, ma mère levoyait arriver avec crainte, sachant bien que son Martissouvoudrait le faire en notre compagnie, et appréhendant qu’on neprofitât de l’occasion pour le prendre. Aussi lui manda-t-elle, parJean, de ne pas venir ce soir-là, qu’il valait mieux attendre aulendemain, attendu que, le jour des Cendres, on ne se douterait derien.

Le drole de Jansou, à qui son père avaitfait le mot, pensant aussi que Martissou voudrait fêter le carnavalchez lui, s’était caché, le soir du mardi gras, dans les taillisprès du carrefour de l’Homme-Mort, pour l’épier. À la nuittombante, il l’ouït venir du fond des bois, et fut bien étonnélorsqu’il vit qu’il prenait le chemin de La Granval, au lieu decelui qui l’aurait mené à Combenègre. L’ayant suivi de loin, piedsnus, sans faire de bruit, il le vit entrer dans la maison où onl’avait convié.

C’était chez de braves gens à leur aisequi étaient fermiers dans le bien de famille du curé de Fanlac. Laveille, la femme, peinée en pensant que le pauvre Martissoun’oserait pas aller chez lui, et ferait carnaval au profond desfourrés avec quelque morceau de pain, l’avait fait engager par sonhomme.

Aussitôt que la porte fut refermée, ledrole s’en galopa prévenir son père, qui courut au château prévenirque Martissou était chez le Rey, de La Granval. Sur le coup, unhomme à cheval part grand train avertir les gendarmes, qui laissentlà leur souper et viennent en grande hâte.

À une centaine de pas de La Granval, ilsdonnent leurs chevaux à Jansou qui les attendait, et, à petitbruit, aidés des gardes de l’Herm, cernent la maison. Il était surles onze heures du soir, tous ceux qui étaient là avaient bienfestoyé et ils chantaient en trinquant avec du vin cuit, lorsquedeux gendarmes poussèrent la porte brusquement etentrèrent.

Ce fut une grande surprise, comme onpense. Tandis que chacun s’écriait, mon père court à son fusilqu’il avait posé dans un coin ; mais il se trouva qu’onl’avait ôté et mis sur un lit à cause d’un petit drole qui voulaits’en amuser. Alors il se lance vers la fenêtre et l’enjambe malgréles deux gendarmes qui le voulaient retenir, et tombe dans lesmains des deux autres qui la gardaient. En un rien de temps, il futenchaîné les mains derrière le dos, tandis que la femme du Reypleurait et se lamentait, disant d’une voix bienpiteuse :

– Oh ! mon pauvreMartissou ! c’est moi qui en suis la cause ;pardonnez-moi, je croyais bien faire !

– Non, non, Catissou, vous êtes unebonne femme et les vôtres sont de braves gens, mais j’ai été vendupar quelque canaille. Adieu à tous, et merci ! cria-t-il commeon l’emmenait.

En arrivant à l’endroit où étaient leschevaux, mon père vit Jansou qui les tenait.

– Ah ! c’est toi qui m’asvendu, gueusard !… Si jamais je sors, tu es sûr de tonaffaire !

Là-dessus, les gendarmes lui attachèrentau cou une corde, que l’un d’eux tenait en main ; puis, étantremontés à cheval, ils mirent le prisonnier entre eux etl’emmenèrent.

Cette canaillerie ne porta pas bonheur àJansou. Une fois qu’il eut ses deux louis, lui qui n’en avaitjamais vu, il se crut riche. Mais ils ne durèrent pas longtemps,car le nouveau régisseur du château mit des métayers dans lesdomaines tenus en réserve, de manière qu’il n’y eut plus d’ouvragepour lui. Dans le pays, personne ne se souciait de le fairetravailler, à cause de sa méchante action, et ainsi, bientôt ayantmangé les deux louis, lui et les siens prirent le bissac etdisparurent. Encore aujourd’hui de ces côtés, lorsqu’on veut parlerd’un homme à qui il ne faut pas se fier, on dit :« traître comme Jansou. »

Pour moi, c’est une canaille, sansdoute ; mais je trouve ceux qui, par argent et menaces, luiont fait faire cette coquinerie, cent fois plus misérables quelui.

II

Ce qui doit arriver arrive. En apprenantl’arrestation de son homme, ma mère eut un profond soupir, comme sielle se mourait :

– Ô mon pauvreMartissou !

Moi, je me mis à pleurer, et, tout lejour, nous restâmes tous deux bien tristes et dolents. Elle étaitassise sur un petit banc, les mains jointes sur ses genoux,regardant fixement devant elle sans rien dire. Par moments, unepensée plus grièvement pénible lui faisait échapper uneplainte :

– Mon pauvre homme, que vas-tudevenir ?

Le soir, comme elle n’avait pas songé àfaire de soupe, la pauvre femme me coupa un morceau de pain que jemangeai lentement, après quoi nous fûmes nous coucher.

Nous n’étions pas au bout de nos peines.Le lendemain, le maître valet du château vint dire à ma mère qu’àcette heure elle ne pouvait plus faire marcher la métairie touteseule, et que par ainsi il fallait nous en aller tout de suite,pour laisser la maison à celui qui nous remplaçait, à cause dutravail en retard depuis deux mois tantôt.

Quoi faire ? où aller ? nousne savions. En cherchant bien dans sa tête, ma mère vint à penser àun homme de Saint-Geyrac qui avait dans la forêt une tuilière, outuilerie, abandonnée depuis longtemps, où peut-être nous pourrionsnous mettre, s’il le voulait. Le lendemain matin, de bonne heure,ma mère fit tomber du foin du fenil, en donna aux bœufs, et enlaissa un tas pour le leur mettre dans la crèche à midi. Puis,ayant jeté un peu de regain aux brebis, elle rentra à la maison, mecoupa un morceau de pain pour ma journée et, m’ayant embrassé, s’enalla vers l’homme de la tuilière en me recommandant bien de ne pasm’écarter.

Il n’y avait pas de danger à ça :où aurais-je été ?

Bientôt je sortis de la maison et jem’assis, sur une pierre, devant la porte. Je restai là de longuesheures, pensant à mon pauvre père, maintenant fermé dans uneprison, et, de temps en temps, le pleurer me prenait. Quelle tristejournée je passai là, ayant en face de moi les coteaux pelés desGrillières, où pas un arbre n’apparaissait, et, tout autour desbâtiments, les terres de la métairie environnées de grandes landesgrises, au-delà desquelles, du côté du nord et du couchant, étaientles bois profonds. Par moment, fatigué d’être assis et decontempler cet horizon brumeux et désolé comme l’avenir quej’entrevoyais confusément dans mes idées d’enfant, je me levais etje faisais le tour de la maison, ou bien j’allais voir les bœufs,qui ruminaient tranquillement sur leur paillade* et se dressaienten me voyant entrer. Je leur donnais quelques fourchées de foin, etje m’en retournais, épiant au loin sur les chemins si ma mèrerevenait. Dans leur étable, les brebis bêlaient, ayant faim, et, detemps à autre, je leur jetais une petite brassée de regain pourleur faire prendre patience.

Et je me rasseyais, regardant fixementla place où était tombé Laborie, qu’il me semblait voir encore,avec sa bouche ouverte, ses yeux épouvantés et la plaie sanglantede sa poitrine.

Sur les cinq heures, nos quatre poulesrevinrent des terres où elles avaient été picorer, et, après s’êtreun peu épouillées, se décidèrent à monter une à une la petiteéchelle de leur poulailler. Le jour baissait, et je commençais àm’inquiéter de ne pas voir arriver ma mère, lorsque pourtant monoreille, habituée par la vie de plein air à ouïr de loin, reconnutson pas précipité venant du côté du couchant. Enfin elle arriva,harassée de fatigue, essoufflée, car elle s’était hâtée beaucoup, àcause de moi. Je courus à sa rencontre, et elle m’embrassa bienfort, comme si elle avait cru m’avoir perdu ; puis nousentrâmes tous deux dans la maison noire.

En fouillant sous les cendres du foyer,ma mère trouva une braise, et finit par allumer le chalel à forcede souffler. Puis, ayant fait du feu, elle pela un oignon, le coupaen petits morceaux, et mit la poêle sur le feu, avec un peu degraisse, la moitié d’une pleine cuiller : c’était tout ce quirestait à la maison. L’oignon étant frit, elle remplit la poêled’eau, tailla le pain dans la soupière, et, lorsque l’eau eut prisle boût*, elle la versa dessus. Ordinairement, chez les pauvresgens de nos pays, on mettait une pincée de poivre sur la soupe pourlui donner un peu de goût, mais nous n’en avions plus. Dire que ceméchant bouillon sur de mauvais pain noir faisait quelque chose debon, ça ne se peut ; mais c’était chaud, et ça valait encoremieux que du pain tout sec ou une pomme de terre froide ;ayant mangé notre soupe, nous nous mîmes au lit.

L’homme de Saint-Geyrac avait dit à mamère qu’elle pouvait aller demeurer à la tuilière, qu’il ne luidemandait rien, mais que la maison était en mauvais état. Avant departir, il nous fallut prendre un homme pour faire l’estimation ducheptel avec le nouveau régisseur de l’Herm. L’estimation faite, mamère comptait qu’il nous devait revenir dans les dix écus ;mais lorsqu’elle fut pour régler, il se trouva que c’était lecontraire, que nous autres redevions une quarantaine de francs,comme le lui dit l’autre. Laborie nous avait marqué un demi-sac deblé dont ma mère n’avait aucune connaissance ; il n’avait pasporté en compte tout le prix d’un cochon que nous avions vendu àThenon, et, de plus, il avait omis d’inscrire l’argent de troisbrebis que mon père lui avait remis. Il nous fallut donc quitterCombenègre soi-disant dans les dettes des messieurs.

Ce fut un rude coup pour ma pauvre mère.Nous n’avions qu’une trentaine de sous à la maison, un chanteau desix ou sept livres, quelque peu de pommes de terre et un fond desac de farine de blé d’Espagne qui pesait bien dans les quinzelivres : il n’y avait pas pour aller loin avec ça.

L’homme de la Mïon vint le lendemainavec sa charrette pour emporter nos affaires. Tout ça n’était paslourd pour les bœufs : notre mauvais lit, le méchant cabinet,la table, les bancs, la maie, la barrique à piquette, une marmite,une oule, une tourtière, la poêle, un seau de bois et d’autrespetites choses, comme la lanterne et la salière de bois. Tout cemisérable mobilier ne valait pas les quarante francs que nousétions censés redevoir aux messieurs de Nansac, par la canailleriede ce Laborie qui nous faisait du mal jusqu’après samort.

La charrette prit d’abord le mauvaischemin qui allait vers le Lac-Viel, chemin pierreux où lechargement était fort secoué. L’homme de la Mïon avait apporté dufoin pour faire manger ses bœufs, et ma mère m’avait assis dessus,derrière la charrette qu’elle suivait. Tandis que nous passions auxBessèdes, deux femmes tenant leurs petits droles par la main, et unvieux assis sur une souche, nous regardaient passer. Dans les yeuxde ceux d’âge, on sentait la compassion de nous voir nous en allercomme ça, seuls désormais, sans le père.

Tous ces pays maintenant sont pleins dechemins et de routes. On en a fait une de Thenon à Rouffignac, quilonge la forêt et la traverse sur la moitié de sa longueur ;une autre qui la coupe en biais venant de Fossemagne et allants’embrancher sur celle de Thenon, près de la Cabane, et encore unetroisième, plus vers le couchant, qui vient du côté deMilhac-d’Auberoche et joint aussi la route de Thenon à Rouffignac,entre Balou et Meyrignac : on peut donc passer la forêtfacilement. Mais, en ce temps dont je parle, elle était bien plusgrande qu’aujourd’hui, car depuis quatre-vingts ans on a beaucoupdéfriché, et il n’y avait lors de marqués que deux mauvais grandschemins longeant les lisières, que l’eau ravinait l’hiver et noyaitdans les fonds, ou des sentiers sous bois fréquentés par lescharbonniers et les braconniers. Peu après avoir dépassé lesBessèdes, l’homme de la Mïon quitta le chemin que nous suivionspour en prendre un autre. Pour dire la vérité, ça n’était pas unvrai chemin, mais un de ces passages tracés dans les bois par lesroues des charrettes qui enlèvent les brasses dans les coupes.L’hiver, lorsque des endroits devenaient trop mauvais, on prenait àdroite ou à gauche, et ainsi se traçaient de nouveaux passages danstoutes les directions, pistes douteuses qui s’entrecroisaient dansles landes et les bois. Dans les creux nous trouvions des fois desflaques d’eau jaunâtre qu’il fallait éviter, et, tantôt après, desornières profondes d’un côté, et des bosses de l’autre quifaisaient pencher fortement la charrette, et causaient des ressautsviolents lorsque le chemin redevenait brusquementplainier.

Nous marchions lentement, comme on peutaller avec des bœufs dans des chemins pareils. Le temps était griset brumeux ; il semblait que nous nous enfoncions dans lebrouillard. L’homme de la Mïon s’en allait devant, appelant sesbœufs, les encourageant de la voix, et parfois les piquant del’aiguillon. On voyait qu’il connaissait bien la forêt :rarement il hésitait pour prendre une sente qui coupait à droitecelle que nous suivions, ou une autre qui, bifurquant d’abordinsensiblement, finissait par s’en écarter tout à fait. Pourtant,dans des endroits où s’entrecroisaient de ces pistes effacées, ils’arrêtait quelquefois un instant, regardait autour de lui,s’orientait, et prenait sans se tromper la bonne direction.Cependant il nous dit qu’il n’avait pas été à la tuilière depuisune dizaine d’années de ça. Mais nous autres paysans, habitués àvoyager de jour et de nuit dans des pays sans chemins, nous nousreconnaissons bien partout où nous avons passé une fois.

Il y en a d’aucuns peut-être quiseraient curieux de savoir pourquoi je dis toujours :« l’homme de la Mïon. » Voici : c’est que je ne l’aijamais ouï nommer autrement chez nous. Je crois bien que sa femmel’appelait Pierre, mais, comme c’était elle qui portait culottes,tout le monde disait « l’homme de la Mïon ».

Sur les deux heures, après avoirtraversé un taillis, la charrette déboucha dans une grandeclairière entourée de bois. Au milieu, était la tuilière ou ce quien restait. De loin, c’étaient des toitures à moitié écrasées,noircies par le temps, mais, de près, c’était un amas de ruines.Les hangars effondrés montraient encore quelques piliers de bois àdemi pourris, supportant une partie de charpente où se voyaientquelques restes de la couverture de tuiles, à côté d’autres partiesoù les lattes brisées l’avaient laissé s’affaisser. Le four où l’oncuisait la brique et la tuile s’était écroulé, et, sur ses ruines,des érables poussaient des jets robustes. La maison n’était pastout à fait en aussi mauvais état, mais de guère ne s’en fallait.Elle était bâtie en bois, en briques et en torchis ; le toutmaçonné avec de la terre grasse. Par l’effet du temps et deshivers, les murs s’étaient effrités, écaillés, déjetés comme cespauvres vieux qu’on rencontre devers chez nous, courbés, tordus parla misère, le travail et les ans.

Des graines apportées par le ventavaient germé çà et là, dans les trous et les fentes desmurs ; pourpiers sauvages, artichauts de murailles,scolopendres et perce-murs. La tuilée couverte de mousse surlaquelle pointait une herbe fine comme des aiguilles, avec quelquestouffes de joubarbe çà et là, tenait encore, excepté à un bout oùelle s’était écrasée. À travers ce trou grand comme un drap de lit,on voyait, soutenus par une panne, des chevrons sur lesquelsétaient encore cloués des morceaux de lattes. Autour de la maisonet de la tuilière, tout était plein de débris de tuiles, de briqueset de décombres entassés sur lesquels poussaient, gourmandes, cesplantes rustiques qui foisonnent dans les lieux abandonnés et surle bord des vieux chemins où l’on ne passe plus. Là se serraient,drues et vivaces, des menthes à l’âcre odeur, des carottessauvages, des choux-d’âne, des morelles, des mauves, des chardons àtête ronde que nous appelons des peignes, et vingt espèces encore.Plus au loin dans la clairière, les fouilles pour l’extraction desterres avaient laissé des trous où l’eau verdâtre croupissait, etdes amoncellements pareils à de grandes tombes sur lesquels çà etlà de maigres ajoncs avaient poussé, rares dans la mauvaise terre.Tout cet ensemble avait un aspect de ruine et de désolation quiserrait le cœur. On eût dit un vieux champ de bataille abandonnéaprès l’enfouissement précipité des morts.

En embrassant d’un regard toutes cestristes choses, ma mère eut un petit frisson, un triboulement commenous disons, et ses yeux se reportèrent sur moi. Mais, commec’était une femme de grand cœur, elle entra fermement dans lamaison où je la suivis, tandis que l’homme de la Mïon défaisait lacorde du chargement.

Quelle maison ! Celle de Combenègreétait bien nue, bien noire, bien triste, mais c’était une maisonbourgeoise en comparaison de celle-ci. Lorsque la porte futpoussée, qui ne tenait plus que par un gond, elle se montra danstout son délabrement. Aux murs, par endroits, une crevasse laissaitvoir le jour extérieur, ou donnait passage à une plante qui perçaitde dehors. Le foyer était grossièrement construit à la façon deceux des cabanes qu’on fait dans les terres. Point degrenier ; en haut dans un coin, sur les solives, des planchesbrutes, mises là pour sécher et oubliées, faisaient une espèce deplancher mal joint, juste à peu près pour abriter un lit. Partoutailleurs on voyait la tuilée, et, dans le coin découvert, le ciel.Par ce trou, les pluies d’hiver avaient fait un petit bourbier dansla terre battue.

Ayant contemplé ça sans rien dire, mamère ressortit pour aider l’homme à décharger le mobilier. Pour lefaire plus aisément, lui se coula entre les bœufs et souleva letimon, tandis qu’elle ôtait la cheville de fer qui passait dans lesrondelles, et appelait les bœufs. L’homme alors posa doucement letimon à terre et sur ce timon ainsi incliné, aidé de ma mère, ilfit glisser tout bellement le châlit, le cabinet et le reste. Moi,pendant ce temps, je portai la brassée de foin devant les bœufs.Lorsque tout fut placé dans la maison, ma mère tira d’un panier lechanteau plié dans une touaille, puis le posa sur la table avec lasalière et un oignon qu’elle prit dans la tirette. Après ça, ellevoulut remplir de piquette le pichet, mais le peu qui restait dansla barrique, à force d’avoir été secoué, était comme de laboue : elle sortit donc pour aller chercher de l’eau. Dans cetemps l’homme de la Mïon fit une frotte, et, assis sur le banc,mangeait lentement, coupant le pain à taillons* et croquantl’oignon trempé dans le sel, à petites tranches.

Ayant achevé, il ferma son couteau, butla moitié d’un gobelet d’eau et se leva. Ma mère lui aida à attelerles bœufs ; il prit son aiguillon, répondit aux remerciementsque ça n’était rien, nous donna le bonsoir, et, reprenant sonchemin, traversa lentement la clairière et disparut dans lesbois.

Lorsque nous fûmes seuls, ma mère meprit et m’embrassa longuement, me serrant par reprises contre sapoitrine. Ce moment de peine un peu passé, elle se mit à faire lelit et finit d’arranger du mieux possible notre pauvre mobilier.Cela fait, nous allâmes chercher du bois. Aux alentours il n’enmanquait pas, et nous en eûmes bientôt assemblé un bon tas. Sousles hangars, il y avait des débris de charpente qui nous servirentbien aussi. Mais ça n’était pas une affaire commode que de faire dufeu. En ce temps-là, les allumettes chimiques étaient inconnues, dumoins dans nos pays, et nous conservions le feu sous la cendre,ordinairement. Quelquefois, lorsqu’il se trouvait éteint, ilfallait en aller quérir dans un vieux sabot, chez les voisins quien donnaient de bonne grâce, à charge de revanche. Il n’y avait queles aubergistes, dans les bourgades, qui le refusaient les jours defête ou de foire, parce que ça portait malheur. Quelquefois ilfallait courir assez loin, comme nous autres qui allions chez laMïon de Puymaigre ; mais ici nous ne connaissions ni le pays,ni les voisins. Heureusement, il y avait dans le tiroir du cabinetdes pierres à fusil que mon père ramassait lorsqu’il en trouvait ettaillait pour s’en servir au besoin. Ma mère en prit une, et àforce de battre contre avec la lame de son couteau fermé, ellefinit par mettre le feu à un morceau de vieille chiffe bienéparpillée. Cette pincée mise dans une poignée de mousse sèche,ramassée sur le bois mort, lui communiqua le feu, et bientôt, avecdes feuilles mortes, des herbes et des brindilles, en soufflantferme, la flamme brilla dans l’âtre.

Le feu ainsi allumé, il fallut aller àl’eau. En cherchant bien dans les environs, nous trouvâmesl’ancienne fontaine dont se servaient les tuiliers. Pour dire vrai,c’était une mauvaise fontaine suintant un peu l’hiver, et, l’été,gardant seulement l’eau des pluies. Elle ne différait guère du trouoù ma mère avait pris l’eau pour faire boire l’homme à la Mïon,étant pour lors demi-comblée et pleine de joncs qui sortaient del’eau blanchâtre. Impossible d’y puiser de l’eau avec laseille : il nous fallut la remplir avec le pichet. Revenus àla cahute, ma mère garnit l’oule de pommes de terre, et la mit surle feu pour notre souper.

Le soir, après avoir mangé deux ou troispommes de terre à l’étouffée avec un peu de sel, lorsqu’il futquestion de nous coucher, ma mère vit qu’il n’y avait jamais eu deserrure ou de verrou à la porte. On la fermait de dedans àl’ancienne manière avec une barre qui, entrant dans deux trous dechaque côté du mur, maintenait le battant. Voyant ça, ma mèretailla avec la serpe un bout de bois de longueur, l’ajusta bien, etainsi ferma solidement, après quoi nous allâmes au lit.

Je crois bien qu’elle ne dormit guère dela nuit, bourrelée par l’idée de mon pauvre père, prisonnier àPérigueux, que la guillotine ou les galères attendaient. Pour moi,qui ne voyais pas toutes les conséquences de ce qu’il avait fait,après avoir un peu regardé les étoiles qu’on apercevait du lit, parle trou de la toiture, je m’endormis lourdement.

Outre ses chagrins par rapport à monpère, ma mère se tourmentait aussi en pensant à moi et à ce quenous allions devenir. Les riches, lorsqu’ils ont des peines,peuvent y songer à leur aise et se donner tout entiers à leurdouleur ; mais les pauvres ne le peuvent point. Il leur fautavant tout affaner* pour vivre, et gagner le pain des petitsenfants. Au malheur qui les frappe vient s’ajouter celui de lapauvreté qui ne leur laisse pas même le loisir de pleurer ;aussi, nous autres paysans, sommes-nous, pour l’ordinaire, sobresde larmes. On ne nous voit guère rire bien fort non plus, n’ayantpas souvent sujet de le faire ; nous rions comme saint Médard,du bout des lèvres, nous souvenant du proverbe : « Troprire fait pleurer. »

Dès le lendemain, ma mère s’inquiéta detrouver du travail. Après avoir mangé un peu, nous partîmes pour leJarripigier, où l’homme de la Mïon lui avait dit que peut-être elletrouverait des journées chez un nommé Maly, qui avait des terres àfaire valoir et employait souvent des journaliers. Après avoirmarché longtemps, nous voici chez ce Maly, qui n’était pas là. Maissa femme nous dit qu’il n’avait besoin de personne pour le moment,et il fallut donc nous en retourner. En passant par les villagessur la lisière de la forêt, ma mère demandait aux gens où ellepourrait avoir du travail. Aux Lucaux, un vieux qui se chauffait ausoleil, le long d’un mur, nous dit qu’à Puypautier, chez un richepaysan appelé Géral, elle pourrait trouver quelques journées pourtravailler aux vignes ou sarcler les blés. Arrivés dans le village,un drole nous fit voir une grande vieille maison où justement Géralétait en ce moment. Lorsque, sur sa demande, ma mère lui eut ditqu’elle était la femme de Martissou, de Combenègre, la servante quiétait là fit : « Oh ! Sainte Vierge ! » ennous regardant d’un air pas trop engageant. Mais Géral, l’ayantfait taire, dit à ma mère qu’il lui donnerait huit sous par jour,et qu’elle pourrait venir dès le lendemain.

Lors elle le remercia, et lui réponditque, ne pouvant m’abandonner seul à la tuilière au milieu des bois,elle le priait, si ça ne le dérangeait pas, de me laisser venir, etqu’il la payerait moins, en ce que je serais nourriaussi.

– Eh bien ! amène ton drole,dit le vieux Géral, qui n’avait pas l’air d’un mauvais homme ;et, au lieu de huit sous, je t’en donnerai cinq.

Le lendemain donc, nous fûmes de bonneheure à Puypautier, et, tandis que ma mère ramassait les sarmentsdans les vignes avec une autre femme, moi, je m’amusais par là,avec la drole de la servante à Géral, qui gardait la chèvre et lesoies et s’appelait Lina.

À neuf heures, la mère de Lina nousappela tous pour déjeuner. Il y avait sur la table un grand platvert où fumait une bonne soupe avec des pommes de terre et desharicots dessus en quantité. Il y avait longtemps que je n’en avaismangé d’aussi bonne, et, sans doute, les autres la trouvaient àleur goût aussi, car Géral, son domestique, l’autre femme et laservante, tout le monde y revint, moins ma mère que le chagrinempêchait de manger beaucoup. Cette servante coupait le farci,comme on dit, chez Géral qui était un vieux garçon ; et,quoique je sache bien qu’elle seule fit renvoyer ma mère, on nepeut lui ôter ceci, que sa soupe était bonne : c’est bien vraique, dans la maison, il y avait tout ce qu’il fallait pourça.

Tout en déjeunant, Géral encourageait mamère et lui disait que, Laborie étant connu de tout le monde commeun mauvais homme, ou, pour mieux dire, un coquin, mon père seraitpeut-être acquitté. Mais elle secouait la têtetristement.

– Voyez-vous, Géral, il y a desgens trop riches contre nous et qui ont le bras long : lesmessieurs de Nansac feront tout ce qu’ils pourront pour le fairecondamner.

– C’est bien ça, firent lesautres.

– En tout cas, ma pauvre, repritGéral, il te faut manger pour te soutenir ; autrement, tu terendrais malade, et alors que deviendrait tondrole ?…

– Vous avez bien raison, répondaitma mère en s’efforçant de manger à contrecœur.

Ce que c’est que les enfants !j’aimais bien mon père, pour sûr, mais à l’âge que j’avais on selaisse distraire aisément. Tout le long du jour, j’étais avec Lina,par les chemins bordés de haies épaisses de ronces, de sureaux etde buissons noirs, contre lesquelles la chèvre se dressait parfoispour brouter. Tandis que les oies paissaient l’herbe courte sur lesbords du chemin, je les regardais faire curieusement. Lorsqu’ellesétaient saoules, elles se mettaient sur le ventre, et, de temps entemps, piaulaient entre elles, comme si elles se fussent dit leursidées. De vrai, lorsqu’on voit ces bêtes, et tant d’autresd’ailleurs, avoir un cri particulier, un son de voix différent, unemanière tout autre de jaser, dans des occasions diverses, on nepeut pas s’empêcher de croire qu’elles se comprennent. Ainsi,lorsque le gros jars de Lina, tranquille, les pattes repliées souslui, la tête haute, l’œil brillant, faisait tout doucement à sesoies reposant autour de lui : « Piau, Piau,Piau », il me semblait qu’il leur disait : « Ilfait bon ici, le jabot plein. » Et, lorsqu’une oie répondaitsur le même ton : « Piau, Piau, Piau », jeme pensais qu’elle devait dire : « Oui, il fait bonici. » Puis, quand venait dans le chemin un chien étranger, ouquelqu’un qui n’était pas du village, le mâle le signalait de loinpar un cri perçant comme un appel de clairon, en se dressant surses pattes, imité aussitôt par toutes les oies qui répétaient soncri, comme pour dire : « Nous avons compris ! »Et alors, il leur disait quelque chose comme : « Il fautse retirer » ; à quoi elles répondaient brièvement :« Oui », et se mettaient en marche vers la basse-cour,lui à l’arrière-garde, l’œil et l’ouïe attentifs, sérieux comme unâne qui boit dans un seau, avec la plume qui le bridait en luitraversant les nasières.

Je disais ça quelquefois à Lina, maiselle se moquait de moi en riant, et disait que j’étais aussiinnocent que les oies, de croire des choses comme ça ; mais çan’était pas de méchanceté et ne m’empêchait point de l’affectionnerbeaucoup et de l’embrasser souvent.

Une douzaine de jours se passèrent ainsià m’amuser avec Lina, lorsqu’un soir, après souper, Géral donna àma mère les sous de ses journées, et lui dit qu’il n’avait plusbesoin d’elle pour le moment. Il était un peu honteux en disant ça,comme quelqu’un qui ment ; et, en effet, il y avait encore dutravail assez. Mais, à ce que nous dit l’autre femme quitravaillait avec ma mère, la servante lui faisait tant de train àcause d’elle que, pour avoir la paix, il la renvoya. Ayant reçudeux pièces de trente sous, ma mère les noua dans le coin de sonmouchoir, remercia Géral, et puis nous nous en fûmes tristement,elle inquiète de l’avenir, moi désolé de quitter Lina.

Le lendemain, il fallut recommencer àcourir les villages autour de la forêt pour chercher des journées.Mais lorsque, le soir venu, nous fûmes de retour à la tuilière sansavoir rien trouvé, j’étais bien las, tellement que ma mère sedésolait, ne sachant comment faire, me laisser seul, ou me traînertoute une journée après elle. Moi, le matin, la voyant en cettepeine, je lui dis que j’étais reposé et que je marcherais bien.Là-dessus, nous voilà en route, cheminant doucement, nous arrêtantde temps en temps, elle me portant quelquefois, malgré que je nevoulusse pas. Cela dura trois ou quatre jours comme ça, pendantlesquels nous ne profitions guère, nous crevant à chercherinutilement du travail et n’ayant plus le bon ordinaire de chezGéral, lorsqu’un soir, en passant à la Grimaudie, un homme nous ditque le maire de Bars nous mandait d’y aller sans faute lelendemain.

Nous voici donc partis le matin, et, surles neuf heures, nous arrivions dans l’endroit. Une femme quiépouillait son drole devant la porte, écachant les poux sur unsoufflet, nous montra la maison. Ayant cogné, ma mère ouvrit laporte lorsqu’une grosse voix nous eut crié d’entrer.

Un chien courant, maigre comme un pic,qui dormait devant le feu, se lança sur nous en aboyant.

– Tirez ! tirez ! luicria la même voix rude, sans pouvoir le faire taire.

Dans le coin du feu, sur un fauteuilpaillé, il y avait, les coudes sur ses genoux, une vieille, trèsvieille, à la tête branlante, qui pouvait avoir cent ans, et nousregardait par côté d’un œil mort. Lui, le maire, était là aussi,dans sa cuisine, un pied sur un banc, attachant un éperon à sonsoulier, car c’était un mardi, et il allait partir pour le marchéde Thenon.

Lorsqu’il eut attaché son éperon, iljeta un grand coup de pied au chien, qui jappait toujours, et lefit se cacher sous la table. Ma mère lui ayant alors expliquéqu’elle venait céans sur son commandement, il lui ditbrusquement :

– Alors, c’est toi la femme deMartissou ?

– Oui bien, notremonsieur.

– Cela étant, il te faudra terendre à Périgueux d’aujourd’hui en quinze, sans faute : on vajuger ton homme. Voilà l’assignation ! ajouta-t-il en prenantun papier dans une tirette.

– Mon Dieu, commentferons-nous ? disait ma mère sur le chemin, en nous enretournant.

Et en effet, sur les trois francs quelui avait donnés Géral, il avait fallu acheter une tourte de pain,de sorte qu’il ne nous restait presque rien. Moi, voyant combienelle se tourmentait à cause de ça, je me faisais du mauvais sang dene pouvoir lui aider, lorsqu’un matin, rôdant par là sur la lisièrede la forêt, je trouvai dans un sentier un lièvre étendu, tué laveille d’un coup de fusil sur l’échine, car la blessure était toutefraîche. Je le ramassai, et m’en courus à la maison, tout contentde le porter à ma mère. Comme il n’était pas possible de savoir quil’avait tué, elle le vendit, le mardi d’après, à Thenon, avec nosdeux poules que nous avions eues en partage à Combenègre, afin defaire un peu d’argent pour notre voyage.

Le jour arrivé qu’il nous fallaitpartir, nous avions dans un fond de bas, attaché avec un bout degros fil, un peu plus de trois francs en sous et en liards. Ma mèremit le reste du chanteau dans le havresac de mon père, que le Reynous avait rendu avec son couteau, le passa sur son épaule enbandoulière, prit un bâton d’épine, et nous partîmes après avoirattaché la porte à un gros clou avec une corde pour la tenirfermée.

Nous n’étions pas trop bien habilléspour nous montrer en ville. Ma mère avait un mauvais cotillon dedroguet, une brassière d’étoffe brune toute rapiécée, un mouchoirde coton à carreaux jaunes et rouges sur la tête, des chausses delaine brune et des sabots. Moi, j’avais aussi des sabots aux pieds,puis un bonnet et des bas tricotés, un pantalon trop court, pareilau cotillon de ma mère, bien usé, et une veste faite d’un vieuxsans-culotte de mon père.

Il y en a sans doute qui demanderont ceque c’est qu’un sans-culotte.

Eh bien ! ça n’est pas autre choseque la carmagnole du temps de la Révolution, sorte de veste assezcourte et à petit collet, droit comme ceux des vestes des soldats.Dans nos pays, ce vêtement des bons patriotes a pris, je ne saispourquoi, le nom de ceux qui le portaient.

Reprenons.

Notre chemin était de traverser la forêten allant vers le Lac-Gendre, et nous prîmes cette direction, aprèsnous être déchaussés pour cheminer plus à l’aise sur les sentiersdes bois. Du Lac-Gendre, nous fûmes passer à la Triderie, puis àBonneval, et enfin à Fossemagne, où nous trouvâmes la grande routede Lyon à Bordeaux, achevée depuis peu.

À la sortie de Fossemagne, ma mère mefit asseoir sur le rebord du fossé pour me reposer un peu. Unedemi-heure après, nous voilà repartis, marchant doucement ensuivant l’accotement de la route, moins dur pour les pieds que lemilieu de la chaussée. La pauvre femme, bourrelée par l’idée de cequi attendait mon père, ne parlait guère, me disant seulementquelques paroles d’encouragement, et me prenant des fois par lamain pour m’aider un peu. Nous ne rencontrions presque personne surla route ; quelquefois un homme cheminant à pied, portant surl’épaule, avec son bâton, un petit paquet plié dans unmouchoir ; ou bien un voyageur sur un fort roussin, le manteaubouclé sur les fontes de sa selle, qui laissaient voir les crossesde ses pistolets ; et derrière, attaché au troussequin, unportemanteau de cuir, fermé par une chaînette avec un cadenas. Devoitures, on n’en voyait pas comme aujourd’hui sur lesroutes : les gens richissimes seuls en avaient. À une petitedemi-lieue de Saint-Crépin, nous entrâmes dans un boqueteau dechênes pour faire halte. Ma mère me donna un morceau de pain que jemangeai avec appétit, tout sec et noir qu’il était ; aprèsquoi, m’étendant sur l’herbe, je m’endormisprofondément.

Lorsque je me réveillai, le soleil avaittourné du côté du couchant, et je vis ma mère assise contre moi. Mevoyant réveillé, elle se leva, me tendit la main, et après m’êtreun peu étiré, je me levai aussi pour repartir.

En passant à Saint-Crépin, je bus à unefontaine qui coulait dans un bac de pierre, près du relais deposte, et, m’étant ainsi bien rafraîchi, je continuai à marchervaillamment, m’efforçant un peu pour faire voir à ma mère que jen’étais pas trop fatigué. Et c’est la vérité que je ne l’étais pastrop ; seulement, les pieds me cuisaient un peu, car cen’était plus la même chose de marcher nu-pieds sur une routechauffée par le soleil ou sur la terre fraîche des sentiers sousbois.

Il était soleil entrant lorsque nousfûmes à Saint-Pierre, car j’avais dormi longtemps dans le bois.Ayant remis nos chausses et nos sabots, après avoir suivi le bourgqui n’était pas bien grand alors, ni encore, ma mère avisa unemaison vieille et pauvre d’apparence, où, dans un trou du mur, onavait planté pour enseigne une branche de pin, et, la porte étantouverte, elle entra.

Une bonne vieille avec une coiffe àbarbes, un fichu à carreaux croisé sur sa poitrine, et un devantalou tablier de cotonnade rouge, assise sur une chaise, filait saquenouille de laine près de la table. À la salutation de ma mèreelle répondit par une franche parole :

– Bonsoir, bonsoir, bravesgens !…

Interrogée si elle pouvait nous donnerun peu de soupe et nous faire coucher, elle répondit que oui, maisque, comme elle n’avait plus qu’un lit, l’autre ayant été saisipour payer les rats de cave, il nous faudrait coucher dans lefenil.

– Oh ! dit ma mère, nousdormirons bien dans le foin.

– Eh bien ! donc,approchez-vous du feu, reprit la vieille.

Et lorsque nous fûmes assis, comme onest curieux dans les petits endroits, principalement les femmes, lavieille se mit à questionner ma mère, tournant autour du pot, poursavoir où nous allions et à quelle occasion. Tant elle avait l’aird’une brave femme que ma mère lui raconta tout par le menu, lesmisères qu’on nous avait faites, les canailleries de Laborie, etcomment mon père avait tiré sur ce régisseur des messieurs deNansac, eux et lui l’ayant poussé à bout, jusqu’à lui venir tuer lachienne dans la cour.

– Ah ! les canailles !s’écria la vieille. Il y en a bien par ici qui en feraientautant ! ajouta-t-elle en posant sa quenouille. Avant laRévolution, il n’y a pas de gueuseries qu’ils ne nous aient faites.Et depuis qu’ils sont revenus, ils recommencent, surtout depuisquelque temps !

Elle se leva brusquement, là-dessus,alla fermer la porte et alluma la lampe :

– Voyez-vous, pauvre femme,dit-elle, ces nobles sont toujours les mêmes, faisant les maîtres,orgueilleux comme des coqs d’Inde et durs pour les pauvres gens.Mais quand l’autre reviendra, il se souviendra qu’ils l’ont trahi,et il les jettera à la porte…

– L’autre ? fit mamère.

– Eh ! oui.. Poléon, qu’ilsont envoyé à cinq cent mille lieues, par delà les mers, dans uneîle déserte.

Ma mère avait bien ouï parlerquelquefois, le dimanche, devant l’église, d’un certain Napoléon,qui était empereur, et qui avait tant bataillé que beaucoup deconscrits du Périgord étaient restés par là-bas, dans des paysinconnus ; mais du côté de la Forêt Barade, on n’était pasbien au courant, et elle répondit simplement :

– Alors, il est fort à désirerqu’il revienne tôt, puisque c’est un ami des pauvres gens, car noussommes trop malheureux !

Moi, tout en écoutant ces propos, assissur le saloir dans le coin du feu, je regardais cette maison bienpauvre en vérité. Le lit de la vieille était dans un coin, garantide la poussière du grenier par un ciel et des rideaux de mêmeétoffe, jadis bleus avec des dessins, et maintenant tout fanés. Celit coustoyé de chaises, dont aucunes dépaillées, était encombré,au pied, de vieilles hardes. Dans le coin opposé, il y avait laplace vide du lit qu’on lui avait fait vendre. Au milieu, la tableavec un banc. Contre le mur, en face de la porte, était unemauvaise maie, où la bonne femme serrait le pain et autres affairesdepuis que son cabinet était vendu. Une cocotte et une marmiteétaient sous la maie, une soupière et des assiettes dessus, et avecla seille dans l’évier, c’était à peu près tout : on voyaitque les gens du roi avaient passé par là.

Cependant, l’heure du souper approchant,la vieille alla quérir des branches de fagots dans l’en-bas quicommuniquait avec la cuisine, raviva le feu devant lequel cuisaientdéjà des haricots, et pendit à la crémaillère son autre marmite oùil y avait du bouillon. Cela fait, elle débarrassa le couvercle dela maie, en maudissant ces bougres de gabelous qui lui avaient faitvendre son vaisselier si commode, prit dedans une tourte entamée etcommença à tailler la soupe avec un taillant*, engin plus facileque la serpe dont nous nous servions chez nous.

– Nous souperons, dit-elle, maisque Duclaud soit arrivé.

– Vous attendez quelqu’un ?fit ma mère.

– Oui, c’est un brave garçon quivend du fil, des aiguilles, du ruban, des boutons, des crochets,des images comme celles qui sont là – ajouta-t-elle en montrant desgravures grossières passées en couleur – et d’autres petitesaffaires encore… Tu peux bien aller les voir, les images, me dit lavieille, ça t’amusera en attendant le souper… Il passe presque tousles mois, pour aller dans la contrée de Thenon, reprit-elle ;je pense qu’il viendra ce soir, c’est son jour.

Je me mis à regarder les images clouéesau mur. Il y avait entre autres le malheureux Juif errantavec son bâton et ses longues jambes, symbole du pauvre peupledéshérité qui n’a ni feu ni lieu ; ensuite Jeannot etColin, histoire instructive, surtout en ce temps-ci où tant degens se vont perdre dans les villes. Puis le fameuxCrédit, mort, étendu à terre, tué par de mauvais payeursqui s’enfuient, et, à côté, une oie tenant une bourse dans son bec,avec cette inscription, qu’alors je ne savais paslire :Mon oie fait tout ; – triste et désolantesentence pour les pauvres gens.

Tandis que j’examinais curieusement cesimages, on frappa trois coups de bâton à la porte.

– C’est Duclaud, fit la vieille enallant ouvrir.

Lui, nous voyant, sembla hésiter ;mais elle l’encouragea :

– Vous pouvez entrer… C’est unebrave femme et son drole.

Alors, il entra. C’était un fort garçonà la figure brune, aux cheveux crépus, coiffé d’une casquette depeau de fouine, vêtu d’une blouse de cotonnade grise rayée, etchaussé de gros souliers ferrés. Il pliait sous le poids d’uneballe qu’il portait à l’aide d’une large bricole decuir.

– Salut, la compagnie ! dit-ilen posant son gros bâton contre la porte.

Puis il se débarrassa de sa balle en laplaçant sur deux chaises que la vieille avait vitement arrangées àl’exprès.

– Vous êtes fatigué, mon pauvreDuclaud, lui dit-elle ; tournez-vous un peu vers le feu ;nous allons souper dans une petite minute.

– Ça n’est pas pour dire, Minette,mais je souperai avec plaisir : depuis Razac, vous pensez, ledéjeuner a eu le temps de couler.

La soupe trempée, on se mit à table, etla vieille servit à chacun une assiette comble de bonne soupe auxchoux et aux haricots. Je fus étonné de voir Duclaud manger lasoupe avec sa cuiller et sa fourchette en même temps. Chez nous onne connaissait pas cette mode, pour la bonne raison que nousn’avions pas de fourchettes. Lorsque nous soupions d’un ragoût depommes de terre ou de haricots, on le mangeait avec des cuillers.Pour la viande, on se servait du couteau et des doigts ; maisça n’arrivait qu’une fois l’an, au carnaval.

Duclaud ayant fini sa soupe, prit lapinte et nous versa à tous du vin dans notre assiette. Lui-mêmeremplit la sienne jusqu’aux bords de telle manière qu’un petitcanard s’y serait noyé : on voyait qu’il était dans la maisoncomme chez lui et ne se gênait pas. Ce vin était un petit vinochetdu pays, qui ne valait pas celui de la côte de Jaures, àSaint-Léon-sur-Vézère ; mais nous autres qui ne buvions que dela mauvaise piquette, gâtée souvent, pendant trois ou quatre mois,et, le reste de l’année, de l’eau, nous le trouvions bien bon.Après avoir bu, le porte-balle nous offrit de la soupe encore, et,personne n’en voulant plus, il s’en servit une autre pleineassiette, après quoi il fit un second copieux« chabrol », comme nous appelons le coup du médecin, budans l’assiette avec un reste de bouillon.

Pendant ce temps, la Minette avait tiréles mongettes ou haricots dans un saladier et les posa sur latable. Ma mère se leva alors, disant qu’elle n’avait plusfaim ; mais la brave vieille, qui se doutait qu’elle disait çaparce qu’elle craignait la dépense, la fitrasseoir :

– Il vous faut manger tout de mêmepour avoir des forces, dit-elle ; mangez, mangez, pauvrefemme, autrement vous ne pourriez pas finir d’arriver àPérigueux.

Tandis que nous mangions, la Minetteconta l’affaire de mon père à Duclaud, et lui demanda ce qu’il enpensait.

– Que voulez-vous que je vousdise ? fit-il. Si les juges et les jurés étaient des genspareils à moi, eux voyant comme cet homme a été poussé à bout parce coquin de régisseur et les messieurs, il s’en tirerait avec unan de prison ou six mois. Mais, voyez-vous, ceux du jury, c’est desbourgeois, des riches, qui, encore qu’ils soient honnêtes, penchentplutôt pour ceux de leur bord. Pourtant il y a des hommes justespartout, et il n’en faudrait qu’un ou deux pour entraîner lesautres ; souvent ça arrive ainsi, il ne vous faut pasdésespérer… Ah ! ajouta-t-il, que ceux-là mériteraient d’êtrepunis, qui commandent des injustices et des méchancetés sans sedonner garde des malheurs qui en peuvent advenir !

Le soir, après souper, Duclaud tira dufond de sa balle des petits paquets et diverses affaires qu’il mitdans une grande poche de dessous sa blouse et sortit. Depuis, je mesuis pensé qu’il faisait peut-être bien quelque peu la contrebandede tabac et de poudre.

Le moment de se coucher venu, la vieilleMinette dit que, réflexion faite, Duclaud devant coucher dans lefenil, ma mère et moi coucherions dans son lit, qui était assezlarge pour trois, surtout que je n’étais pas bien gros, ce qui futfait. Sans doute, le colporteur rentra par la porte de l’en-bas,qui donnait dehors.

Le lendemain, de bonne heure, la Minettefit chauffer de la soupe et nous la fit manger. Lorsqu’il futquestion de compter, elle dit à ma mère qu’elle aurait assez besoinde son argent à Périgueux où tout était cher ; qu’ellepayerait en repassant s’il lui en restait. Ma mère la remerciabien, mais lui dit que ça lui ferait de la peine de s’en allercomme ça sans payer ; joint à ça qu’elle ne savait pas commentil en adviendrait, et si nous repasserions parSaint-Pierre.

– Alors, dit la vieille, puisquec’est ainsi, vous me devez dix sous.

Ma mère connut bien qu’elle ménageaitbeaucoup ; elle lui donna les dix sous en l’accertainantqu’elle se souviendrait toujours d’elle, et de sa bonté pour nousautres.

La Minette fit aller ses bras etdit :

– Il faut bien que les pauvress’entraident !

Puis elles s’embrassèrent fort, ma mèreet elle, et nous partîmes garnis de beaucoup de souhaits de bonnechance, qui comme tant d’autres ne servirent de rien.

De bonne heure, donc, nous revoilà surla grande route déserte. Il faisait bon marcher ; le soleil selevait, fondant une petite brume qui montait dans l’air etdisparaissait. Derrière nous les coqs de Saint-Pierre chantaientfort, ce qui, avec le brouillard s’élevant, présageait la pluie.Les oiselets voletaient, se poursuivant dans les haies aux buissonsfleuris, au pied desquelles pointaient dans l’herbe des petitespervenches et des fleurs de mars, autrement des violettes. La roséeséchait dans les prés reverdis, et, sur le haut des coteaux,travaillés jusqu’à mi-hauteur, les taillis commençaient à prendreles verdoisons claires du printemps. J’étais bien reposé, bienrepu, et sans la triste cause qui nous mouvait, c’eût été unplaisir de voyager ainsi.

Un peu après avoir dépassé Sainte-Marie,nous allons rencontrer deux joyeux garçons qui cheminaient en sedandinant un peu et chantaient à plein gosier. Ils étaient habillésde velours noir, ceinturés de rouge et avaient des havresacs desoldats sur le dos. Des casquettes de velours noir aussi lescoiffaient sur le côté crânement ; à leurs oreilles pendaientdes anneaux d’or, et ils tenaient à la main de grandes cannesenrubannées qu’ils maniaient dextrement, faisant, avec, desmoulinets superbes. Ils nous saluèrent jovialement en passant, etnous nous demandions qui pouvaient être ces gens-là ; maisdepuis j’ai compris que c’étaient des compagnons du tour deFrance.

Nous allions arriver à Saint-Laurent,lorsque la pluie nous attrapa, petite pluie fine qui mouillait, etembrumait les prés où serpentait lentement le Manoir. Çà et là,dans les endroits bas, le ruisseau faisait des rosières* oùnichaient les poules d’eau, et ailleurs se perdait dans desmauves* pour ressortir un peu plus loin, toujourslentement, lentement, comme s’il avait regret d’aller se perdredans l’Ille.

Nous avions laissé le château duLieu-Dieu sur notre droite, quand voici derrière nous un grandbruit de grelots. Nous retournant alors, nous apercevons une grandebelle voiture attelée de quatre chevaux avec deux postillons engrandes bottes, culotte jaune, gilet rouge, habit bleu de roi,plaque au bras et chapeau de cuir ciré. Je me plantai par curiositépour voir passer cette voiture, et ma mère en fit autant pourm’attendre. Lorsqu’elle fut là, je vis à travers les grandscarreaux de vitre le comte de Nansac, la comtesse et leur filleaînée. Sur le siège de devant était le garde Mascret, et, derrière,un domestique avec une chambrière. Ma mère regarda les messieursd’un œil fiché, les mâchoires serrées, les sourcils froncés, et,moi, je sentis en mon cœur s’élever un violent mouvement de haine.Eux, nous voyant ainsi, mal vêtus, mouillés, pataugeant pieds nusdans la terre détrempée, détournèrent les yeux d’un air froid,méprisant, et la voiture passa, rapide, en nous éclaboussant dequelques gouttes de boue liquide.

Arrivés à Lesparrat, j’aperçus la belleplaine de l’Ille, et la rivière aux eaux vertes, bordée depeupliers, qui coule au-dessous du château du Petit-Change. Enquittant le vallon étroit du Manoir enserré entre des coteauxarides aux terres grisâtres, aux arbres chétifs, il me semblaarriver dans un autre pays. Mais lorsque, après avoir monté lapetite côte du Pigeonnier, je vis Périgueux au loin, avec sesmaisons étagées sur le puy Saint-Front, et, tout en haut, montantdans le ciel, le vieux clocher roussi par le soleil de dix siècles,ce fut bien autre chose. Je n’avais encore vu que le petit bourg deRouffignac, et je ne pouvais m’imaginer un tel entassement demaisons, quoique je n’en visse qu’une partie. La hâte d’arriver medonna des jambes, et, de ce moment, je ne sentis plus lafatigue.

Après avoir longé le jardin deMonplaisir, nous allons traverser le faubourg de Tournepiche ou,autrement, des Barris. Ayant longé l’ancien couvent des Récollets,qui est maintenant l’École normale, nous arrivons sur lePont-Vieux, aux arches ogivales, défendu jadis par une tour à huitpans dont les fondements se voient encore.

Jamais pluie de printemps ne passa pourun mauvais temps, dit le proverbe ; pourtant celle-ci nousavait mouillés ; mais, à cette heure, elle avait cessé et jen’y pensais plus, curieux de tout ce que je voyais. Tout le long dela rivière, à droite et à gauche, des vieilles maisons, quisemblaient descendre du puy Saint-Front, venaient se mirer dans leseaux. En amont du pont, c’était, au coin de la rue duPort-de-Graule, avec sa façade tournée vers l’Ille, une grandeancienne maison en pierre de taille, superbe avec ses mâchicoulistravaillés, ses larges baies et ses hauts toits pointus. Ensuite,la belle maison Lambert avec ses trois étages de galeries donnantsur la rivière, soutenues par de jolis piliers sculptés ; etplus loin se dressait fièrement, dominant la rive, la tour de laBarbecane, avec sa plate-forme crénelée, ses mâchicoulis et sesmeurtrières pour couleuvrines et arquebuses : belle relique del’ancienne enceinte de la ville, que des massacres ont raséedepuis. Un peu plus loin, les rochers à pic de l’Arsault sedressaient fièrement.

En aval du pont, c’était le vieux moulinfortifié de Saint-Front, tout sombre, curieux à voir avec sesmurailles épaisses, ses baies étroites, ses appentis moitié boismoitié pierre, maintenus par des jambes de force, ou collés à sesmurs comme des nids d’hirondelles. Sous ses arches sombres, leseaux de l’écluse, divisées par des éperons de pierre, allaients’engouffrer lentement. Plus loin, c’était une maison étrange, avecune galerie en forme de dunette, plantée sur un massif demaçonnerie, qui s’avançait dans l’eau en angle effilé comme unéperon de galère : on eût dit une nef du Moyen Âge, avec sonchâteau d’avant, à l’ancre dans la rivière. Tout au fond, lesgrands arbres feuillus du jardin de la Préfecture se reflétaientsur les eaux.

Et par en haut, comme du côté d’en bas,entre ces points principaux, c’était une foule de maisons dévaléesvers la rivière, en désordre, comme un troupeau de brebis, et s’ybaignant les pieds : vieilles maisons aux pignons bizarresavec des pots à passereaux, aux balcons de bois historiés, auxétages en saillie soutenus par d’énormes corbeaux de pierre, auxfenêtres étroites ou à meneaux, avec des basilics dans de vieillessoupières ébréchées, ou des résédas dans des marmitespercées ; maisons aux louviers étranges qui semblaient épiersur la rivière. Quelques-unes de ces maisons, baticolées en torchisavec des cadres de charpente, cahutes informes, lézardées,écaillées, tordues et déjetées de vieillesse, comme de pauvresbonnes femmes, se penchaient sur l’Ille où elles semblaient seprécipiter. D’autres à côté ayant perdu leur aplomb, comme desfemmes saoules, s’appuyaient sur la maison plus proche ou sesoutenaient par des béquilles énormes faisant contrefort. D’autresencore, en pierre de taille, solidement construites, quelques-unessur des restes des anciens remparts, réfléchissaient dans les eauxclaires leurs assises roussies par le soleil, leurs baiesirrégulières, leurs galeries couvertes, leurs toits d’ardoisesaigus, leurs chatonnières triangulaires, leurs cheminées massivesfumant sous un chapeau pointu. Toutes ces maisons dissemblables,cossues ou minables, variées d’aspect, chacune ayant sonarchitecture, ses matériaux, ses ornements, ses verrues, songabarit propres, se pressaient sur le bord de l’Ille, curieuses dese mirer dedans. Les unes avançaient sur les eaux où plongeaientleurs piliers de pierre : d’autres se reculaient, commecraignant de se mouiller les pieds, et poussaient jusqu’à larivière leurs massives terrasses aux lourds balustres ;d’autres enfin se haussaient d’un étage par-dessus le toit de leurvoisine, pour voir couler l’Ille et contempler sur l’autre rive lesprairies bordées de peupliers où séchait le linge des lavandièresaux battoirs bruyants. Çà et là, sur une terrasse, un jardinetgrand comme la main ; au pied d’un mur, un saule pleureurretombant sur l’eau, et à des portes donnant sur la rivière étaientamarrés des bateaux : gabares de pêcheurs ou de teinturiers.Tout cet ensemble de constructions bizarres, irrégulières,entassées en désordre ; tout cet amas de pignons, de galeries,d’escaliers extérieurs, d’appentis, d’auvents écaillés d’ardoises,de baies larges ou étroites, de piliers, de poutres entrecroisées,de corbeaux de pierre, de jambes de force, d’étages surplombants,de balcons de bois, de lucarnes, de toits pointus ou plats, bleusou rouges, de cheminées étranges, de girouettes rouillées – toutcela s’étalait au soleil en un fouillis enchevêtré où se jouaientles ombres sur des teintes bleuâtres, vertes, rousses, bistrées,grisâtres, où parmi des hardes étendues, piquait comme uncoquelicot quelque jupon rouge séchant à une fenêtre : çan’est pas pour dire, mais c’était plus beauqu’aujourd’hui.

Après que j’eus regardé ça un bonmoment, planté à l’entrée du pont, étourdi par le bruit des eauxtombant de l’écluse, ma mère me tira par la main, et nous voicimontant la rue qui allait à la place du Greffe ; rue roide,pavée de gros cailloux de rivière, rouges, que la pluie du matinfaisait reluire au soleil. De chaque côté, c’étaient des boutiquesà ouverture ronde ou en ogive, ou en anse de panier, sansdevantures, avec une coupée, sombres à l’intérieur ; mauvaisregrats où pendillaient des chandelles de résine, chétivesboutiques où l’on vendait de la faïence ou des sabots, ou du vin àpot et à pinte ; petits ateliers où travaillaient descloutiers, des chaisiers dont le tour ronflait, des savetierstirant le ligneul, des lanterniers tapant sur le fer-blanc avec unmaillet de bois. Tous ces gens de métier levaient la tête, oyantnos sabots sur le pavé, et avaient l’air de se dire :« D’où diable sortent donc ceux-ci ? » Puis, enhaut, sur la place et collées aux grands murs noirs de Saint-Front,c’étaient de petites baraquettes en planches, de pauvres échoppesen torchis, des logettes en parpaing, où étaient installées desmarchandes de fruits secs, de légumes, de pigeons, et des bouchèresà la cheville.

Arrivés devant le porche du greffe, nousnous arrêtâmes, la tête en l’air, contemplant le vieux monument etson clocher à colonnettes, éclairé par le soleil, autour duquel lesmartinets tourbillonnaient avec des cris aigus. Puis ma mère,abaissant la tête, vit devant le portail une marchande de cierges,et eut la pensée d’en faire brûler un à l’intention de mon père, etl’ayant acheté, six liards, elle entra dans la cathédrale, où je lasuivis.

Quelle grandeur superbe ! Que je metrouvais petit sous ces coupoles suspendues dans les airs !Dans la chapelle de l’Herm je n’avais éprouvé qu’un vif sentimentde curiosité ; dans l’église de Rouffignac, encore, je mesentais à l’aise ; mais dans ce vieux Saint-Front aux piliersgéants noircis par le temps, aux murs verdis par l’humidité, quiavaient vu passer sans fléchir dix siècles d’événements, c’étaitbien autre chose. Moi, petit enfant, ignorant et faible, je mesentais perdu dans l’immensité du monument, écrasé par sa masse, età ce moment je ressentis quelque chose comme une impression deterreur religieuse, qui s’augmentait à mesure que nous cheminionsdans l’église déserte, sur les grandes dalles qui renvoyaient auxvoûtes le bruit de nos sabots. Dans un coin ma mère aperçut sur unpiédestal massif une statue de la Vierge et se dirigea de ce côté.Autant qu’il m’en souvienne, c’était une très vieille statue depierre assez naïvement taillée ; pourtant l’imagier avait sudonner à la figure de la mère du Christ une expression de tendrepitié, d’infinie bonté. Devant la Vierge était disposé une sorted’if à pointes de fer, où en ce moment achevait de se consumer uncierge de pauvre comme le nôtre. Ayant allumé le sien, ma mère leficha sur une pointe, et, se mettant à genoux, elle pria en patois,ne sachant parler français, suppliant la vierge Marie comme si elleeût été là présente.

Et sa prière peut se tournerainsi :

« Je vous salue, Mère trèsgracieuse, le bon Dieu est avec vous, vous êtes bénie entre toutesles femmes, et Jésus le fruit de votre ventre est béniaussi.

« Sainte Vierge, je suis une pauvrefemme qui tant seulement ne sait pas vous parler comme il faut.Mais vous qui connaissez tout, vous me comprendrez bien tout demême. Ayez pitié de moi, sainte Vierge ! Quelquefois j’ai bienoublié de vous prier, mais, vous savez, les pauvres gens n’ont pastoujours le temps. Ayez pitié de nous autres, sainte Vierge, etsauvez mon pauvre Martissou ! Il n’est pas mauvais homme, nicoquin, il est seulement un peu vif. S’il a fait ce méchant coup,on l’y a poussé, sainte Vierge ! Ce Laborie était unecanaille, de toutes les manières, vous le savez bien, sainteVierge ! Ce qui a fini de faire perdre patience à mon pauvrehomme, c’est qu’il savait de longtemps que ce gueux m’attaquaittoujours : il l’avait ouï un jour de dedans lefenil.

« Ah ! sainte bonneVierge ! je vous en prie en grâce, sauvez mon pauvreMartissou ! Je vous bénirai tous les jours de ma vie, sainteVierge ! et avant de m’en retourner, je vous ferai brûler unechandelle dix fois plus grande que celle-ci ; faites-le,sainte Vierge ! faites-le ! »

Tandis que ma mère priait ainsi àdemi-voix avec un accent piteux, moi, je m’essuyais les yeux. Ayantachevé, elle fit un grand signe de croix, reprit son bâton parterre, et nous sortîmes.

Sous le porche, ma mère demanda à lafemme qui nous avait vendu le cierge où étaient lesprisons.

– Là, tout près, dit lafemme : vous n’avez qu’à monter devant vous la rue de laClarté ; au bout, vous tournerez à droite ; une fois surle Coderc, vous avez les prisons tout en face.

En arrivant sur la place, bordée à cetteépoque de maisons anciennes, dans le genre de celle du coin de larue Limogeane, nous vîmes dans le fond, sur l’emplacement où estmaintenant la halle, l’ancien Hôtel de Ville, où étaient lesprisons depuis la Révolution. On dit, par dérision :« Gracieux comme une porte de prison », et on dit vrai.Celle-ci ne faisait pas mentir le proverbe : solidement ferréeet renforcée de clous, avec un guichet étroitement grillagé, elleavait un aspect sinistre, comme si elle gardait la mémoire de tousles condamnés qui en avaient passé le seuil pour aller aux galèresou à l’échafaud.

Ma mère souleva le lourd marteau de ferqui retomba avec un bruit sourd. Un pas accompagné d’un cliquetisde clefs se fit entendre, et le guichet s’ouvrit.

– Qu’est-ce que vous voulez ?dit une voix dure.

– Voir mon homme, répondit mamère.

– Et qui est celui-là, votrehomme ?

– C’est Martissou, deCombenègre.

– Ah ! l’assassin de Laborie…Eh bien ! vous ne pouvez pas le voir sans permission ;mais son avocat est avec lui en ce moment : attendez-le quandil sortira.

Et le guichet se referma.

Ma mère s’assit sur le montoir de pierreprès de la porte, et moi, curieux, je reculai de quelques pas pourregarder ce vieil Hôtel de Ville qui avait vu passer tant degénérations. C’était un assemblage de bâtiments irréguliers,inégaux, solidement construits pour résister à un coup de main.D’un côté un large et massif corps de logis percé de baiesgrillées, haut de trois étages et terminé en terrasse crénelée. Del’autre, une sorte de pavillon carré plus étroit, avec une toiturepointue. Entre ces deux bâtiments, dans une construction moinshaute surmontée d’un mâchicoulis, s’ouvrait la porte dont j’aiparlé, qui, par une voûte, conduisait à une petite cour intérieure.Autour de cette cour, et attenants au reste de l’édifice, étaientaccolés d’autres bâtiments, quelques-uns ajoutés après coup. Letout était dominé par la tour carrée du beffroi, haute, à créneaux,avec des gargouilles aux angles et un toit très aigu surmonté d’unegirouette.

Tandis que je regardais tout ça, laporte se rouvrit et un jeune monsieur dit à mamère :

– C’est vous qui êtes la femme deMartin Ferral ?

– Oui, notre monsieur, pour vousservir, si j’en étais capable, dit ma mère en se levant.

– Vous ne pouvez pas voir votrehomme en ce moment, pauvre femme ; mais c’est demain qu’ilpasse aux assises, vous le verrez. Je suis son avocat –continua-t-il – venez un peu chez moi, j’ai besoin de vousparler.

Et il nous mena dans sa chambre, quiétait au deuxième étage dans une maison de la rue de la Sagesse, aun° 11, là où il y a encore une jolie porte ancienne avec despilastres et des ornements sculptés. Ayant monté l’escalier encolimaçon logé dans une tour à huit pans, le monsieur nous fitentrer chez lui, et, nous ayant fait asseoir, commença àquestionner ma mère sur beaucoup de choses, et, à mesure qu’ellerépondait, il écrivait. Il lui demanda notamment si cespropositions que lui faisait Laborie avaient été entendues dequelqu’un, et elle lui répondit que non, que nul, sinon mon père,bien par hasard, ne les avait ouïes, parce que cet homme était ruséet hypocrite ; mais qu’il était au su de tout le monde qu’ilattaquait les femmes jeunes qui étaient sous sa main, comme lesmétayères, ou celles qui allaient en journée au château. Ça sesavait, parce qu’en babillant au four, ou au ruisseau en lavant lalessive, les femmes se le racontaient, du moins celles qui nel’avaient pas écouté, comme la Mïon de Puymaigre.

– Bon, dit l’avocat, je l’ai faitciter comme témoin, avec d’autres.

Lorsqu’il eut fini ses questions, ilexpliqua à ma mère ce qu’il fallait dire devant la Cour etcomment ; qu’elle devait narrer tout au long les poursuitesmalhonnêtes de Laborie, et raconter une par une toutes les misèresqu’il leur avait faites et fait faire, à cause de ses refus del’écouter. Il lui recommanda bien de dire, ce qui était la vérité,que mon père était fou de rage et qu’il n’avait tiré sur Laboriequ’en le voyant rendre au garde le fusil avec lequel il l’avaitblessée au front, et puis tué sa chienne.

Lorsque nous fûmes pour nous en aller,l’avocat demanda à ma mère où nous étions logés, et, après qu’ellelui eut répondu ne savoir encore où nous gîterions, venantseulement d’arriver, il prit son chapeau et nous emmena dans unepetite auberge, dans la rue de la Miséricorde. Après nous avoirrecommandés à la bourgeoise, il dit à ma mère de ne pas manquerd’être à dix heures au tribunal, le lendemain ; et, comme ellelui demandait s’il avait bon espoir, il fit un geste etdit :

– Tout ce qui est entre les mainsdes hommes est incertain ; mais le mieux est d’espérer jusqu’àla fin.

III

Le lendemain, à l’heure dite, nousétions devant le bâtiment de l’ancien Présidial, qu’on appelaitencore de ce nom et qui était sur la place du Coderc, juste en facedes prisons, à l’endroit où est aujourd’hui le numéro 8. De laporte d’entrée, on passait sous une voûte qui aboutissait à unepetite cour noire et entourée de grands murs. Tandis que nousattendions dans cette cour, parlant avec des gens de chez nouscités comme témoins, voici que des pas lourds, éperonnés, sonnentsous la voûte, et mon père arrive, les mains enchaînées, escorté detrois gendarmes. Ma mère poussa un cri terrible, et ils eurent beaufaire, les gendarmes, elle se jeta sur son homme, le prit à pleincorps et l’embrassa fort en criant et en se lamentant, pendant quemoi, je le tenais par une jambe en pleurant.

– Allons, allons, disaient lesgendarmes, c’est assez, c’est assez, vous le verrezaprès.

– Donne-moi le drole, dit monpère.

Alors ma mère, me prenant à deux mains,me haussa jusqu’à son col, que je serrai de toute ma force dans mespetits bras.

– Mon pauvre Jacquou ! monpauvre Jacquou ! faisait mon père en m’embrassant.

Enfin, il fallut nous séparer, moitié degré, moitié de force, tirés en arrière par les gendarmes, quiemmenèrent leur prisonnier.

Après avoir attendu longtemps, lorsqu’unhuissier appela ma mère, nous entrâmes dans une haute salle longue,voûtée à nervures, et faiblement éclairée par deux fenêtres enogive donnant sur une cour. Dans le fond, sur une estrade ferméepar une barrière de bois, il y avait trois juges assis devant unegrande table couverte d’un tapis vert et encombrée de papiers.Celui du milieu avait une robe rouge, qui donnait des idéessinistres ; les deux autres étaient enrobés de noir, et toustrois portaient lunettes. De chaque côté de l’estrade étaientassis, devant des tables plus petites, le procureur et le greffier.Au mur, dans le fond, au-dessus des juges, un grand tableaureprésentant Jésus-Christ en croix, tout ruisselant desang.

Puis les jurés, les avocats, lesgendarmes, l’accusé, le public : c’était à peu près la mêmedisposition qu’aujourd’hui ; seulement, maintenant, juges,jurés, avocats, tout ce monde porte la barbe ou la moustache,tandis qu’alors tous étaient bien rasés, moins lesgendarmes.

Pendant que ma mère déposait, unmonsieur répétait en français ce qu’elle avait dit en patois. Moi,je n’y faisais pas grande attention, occupé que j’étais à regardermon père qui me regardait aussi ; mais, à un moment, dansl’affection qu’elle y mettait, ma mère haussa fort la voix, et, meretournant, je vis que tout le monde considérait cette grande femmebien faite sous ses méchants vêtements, qui avait une belle figure,des cheveux noirs et deux yeux qui brillaient tandis qu’elleparlait pour son homme.

Lorsqu’elle eut fini, le procureur duroi se leva et fit son réquisitoire avec de grands gestes et deséclats de voix qui résonnaient sous la voûte. Je ne comprenais pastout ce qu’il disait ; pourtant il me semblait qu’il tâchaitde faire entendre aux douze messieurs du jury que de longtemps monpère avait l’idée d’assassiner Laborie. Ce qui le prouvait, à sondire, c’était le propos tenu à Mascret quelque temps auparavantqu’il ferait un malheur si on tuait sa chienne, et cela étant, ilméritait la mort.

On doit penser en quel état nous étions,ma mère et moi, en entendant ce procureur parler de mort. Pour monpère, il n’avait pas l’air de l’écouter, et son regard fiché surnous semblait dire : « Que deviendront ma femme et monpauvre drole si je suis condamné ?… »

Le procureur ayant terminé, notre avocatse leva et plaida pour mon père. Il fit voir, par tous lestémoignages entendus, quel gueux c’était que Laborie ; ilreprésenta toutes les misères qu’il nous avait faites, appuyasurtout sur les propositions malhonnêtes dont il poursuivait sanscesse ma mère, et enfin montra clairement que c’était par un coupde colère que mon père avait tué ce mauvais homme, et non pardessein pourpensé. Bref, il dit tout ce qu’il était possible pourle tirer de là, mais il ne réussit qu’à sauver sa tête : monpère fut condamné à vingt ans de galères.

Lorsque le président prononça l’arrêt,un murmure sourd courut dans le public, et nous autres, ma mère etmoi, nous nous mîmes à gémir et à nous lamenter en tendant les brasvers le pauvre homme que les gendarmes emmenaient. Et parmi tout cemonde qui s’écoulait, j’ouïs le comte de Nansac dire àMascret :

– Nous en voilà débarrassés !il crèvera au bagne.

Le surlendemain, l’avocat, ayant eu unepermission, nous mena voir mon père. Quels tristes moments nouspassâmes dans cette geôle ! Je coule là-dessus, car, aprèstant d’années, ça me fait mal encore d’y penser.

En sortant, la mort dans l’âme, ma mèredemanda à l’avocat s’il n’y avait aucun moyen de faire quelque peugracier mon père ou de faire casser la sentence.

– Non, pauvre femme, dit-il :en se conduisant bien là-bas, il pourrait avoir quelque diminutionde peine ; mais, ayant contre lui le comte de Nansac, il n’yfaut pas trop compter. Pour ce qui est de faire casser l’arrêt, jene vois pas de motifs, et d’ailleurs, y en eût-il, je neconseillerais pas à votre homme de se pourvoir, parce qu’ilpourrait y perdre : il ne s’en est fallu de rien qu’il fûtcondamné à perpétuité. Restez encore ici – ajouta-t-ilen nous quittant – je tâcherai de vous le faire voir une autrefois.

Après la condamnation de mon père, mamère, ayant perdu toute espérance, ne mangeait ni ne dormait. Unepetite fièvre sourde lui faisait briller les yeux et rougir lesjoues, et cette fièvre fut en augmentant de manière que letroisième jour elle resta au lit, tandis que, moi, je regardais àtravers les vitres les tuilées noircies des maisons d’en face, oùquelquefois passait lentement un chat qui bientôt disparaissaitdans une chatonnière. Pourtant, le lendemain, ma mère se leva, etnous allâmes par les rues, nous promenant lentement, elle me tenantpar la main, et revenant toujours vers la prison, comme si deregarder les murailles derrière lesquelles mon père était enfermé,ça nous faisait du bien.

En d’autres temps, j’aurais été envieuxde voir la ville, mais pour lors, la peine m’ôtait toute idée dem’intéresser à tant de choses si nouvelles pour moi. Les gens, dansles rues, sur le pas des portes ou des boutiques, nousdévisageaient curieusement, connaissant bien à notre air et à notreaccoutrement que nous étions sortis de quelque partie des plussauvages du Périgord : de la Double, ou des landes duNontronnais, ou de la Forêt Barade, comme il était vrai.

Dans l’après-dîner du cinquième jour,nous remontions la rue Taillefer, allant vers Saint-Front,regardant machinalement les boutiques des pharmaciens, desliquoristes, des épiciers, des bouchers, des chapeliers, desmarchands de parapluies, dont elle était pleine en ce temps,lorsqu’en arrivant sur la place de la Clautre nous vîmes un grosrassemblement.

Au milieu de la place, à l’endroit oùl’on montait la guillotine, il y avait un petit échafaud de quatreou cinq pieds de haut, du milieu duquel sortait un fort poteau quisupportait un petit banc. Sur ce petit banc un homme était assis,les mains enchaînées, attaché au poteau par un carcan de fer quilui serrait le cou ; et cet homme, c’était mon père !Debout sur l’échafaud le bourreau attendait, et, autour, quatregendarmes, le sabre nu, montaient la garde et maintenaient la fouleà distance. Ma mère, voyant son Martissou en cette triste posture,fit un gémissement douloureux et se mit à pleurer dans son tablier,tandis que moi, saisi de terreur, je m’attachai à son cotillon enpleurant aussi sans bruit. Devant nous, un individu lisait à hautevoix l’écriteau attaché au-dessus de la tête du malheureux exposéau carcan :

« Martin Ferral, dit le Croquant,de Combenègre, commune de Rouffignac, condamné à vingt ans detravaux forcés pour meurtre. »

Nous restâmes là un gros moment, cachésderrière les curieux et pleurant en silence. Par instant, lorsqueles gens se remuaient, j’entrevoyais le bourreau qui avait l’air des’ennuyer d’être là, et regardait l’heure à une grosse montred’argent qu’il tirait du gousset de sa culotte par une courtechaîne garnie d’affiquets. En le rencontrant dans la rue sans leconnaître, on n’aurait jamais dit que ce fût celui quiguillotinait, tant il avait une bonne figure. Et puis, il étaitbien habillé, et, selon le dicton, « brave comme un bourreauqui fait ses Pâques », avec sa grande lévite bleu de roi,tombant sur des bottes à revers, sa haute cravate de mousseline etson petit chapeau tuyau de poêle. Enfin, tant nous attendîmes qu’auclocher de Saint-Front sonnèrent les quatre heures. Alors lebourreau tira une clef de sa poche, ouvrit le cadenas du carcan defer qui tenait mon père par le cou, et, le prenant par le bras, lemena jusqu’au bas de l’escalier de l’échafaud, et le remit auxgendarmes qui l’emmenèrent. Nous autres suivions à petite distance,le regardant s’en aller la tête haute, l’air assuré, entre lesquatre gendarmes. Quoique, sur le pas des portes et des boutiques,les gens le dévisageassent curieusement, je suis bien sûr qu’il necillait pas tant seulement les yeux. Nous, c’était différent, nousavions la contenance triste, la figure désolée, les yeux mouillésque nous essuyions d’un revers de main, et ceux qui nous voyaientpasser disaient entre eux :

– Ça doit être sa femme et sondrole.

Cette nuit-là, je dormis mal. La têtepleine de mauvais rêves, je me réveillais des fois en sursaut et jeme serrais contre ma mère, qui, elle, la pauvre femme, ne dormaitpas du tout, et, pour me tranquilliser, me prenait et m’embrassaitlonguement. Lorsque vint le jour, elle se leva, et, me laissantsommeiller, alla s’asseoir près de la fenêtre, regardant sans rienvoir, perdue dans son chagrin. Ainsi je la vis sur la chaise,lorsqu’à sept heures j’ouvris les yeux, les bras allongés, lesmains jointes, la tête penchée, le regard fiché sur le plancher. Dela rue montaient les cris des marchands de tortillons et dechâtaignes, ce qui acheva de m’éveiller. Ma mère m’ayant habillé,nous sortîmes, pensant revoir mon père ce jour-là, comme son avocatnous l’avait fait espérer : aussi, nous allâmes droit à laprison où il nous avait dit de l’attendre. En chemin, ma mèreacheta pour deux liards de châtaignes sèches qui n’étaient guèrebonnes, car la saison était passée, et nous fûmes nous asseoircontre cette terrible porte ferrée. Cependant que nous étions là,moi prenant les châtaignes, une à une, dans la poche du tablier dema mère, elle songeant tristement, voici qu’une grande voiture àcaisse noire, longue, en forme de fourgon couvert et percéeseulement sur les côtés de petits fenestrous grands comme la mainet grillés de fer, s’arrêta devant la prison. Un homme endescendit, en uniforme gris, avec un briquet pendu à unebuffleterie blanche, et s’en fut frapper à la porte de la prisonqui s’ouvrit et se referma sur lui.

Aussitôt arrivèrent des enfants, descurieux, des gens de loisir, qui s’attroupèrent autour de lavoiture, disant entre eux :

– Voilà la galérienne qui vaemmener ceux qui ont été condamnés dernièrement.

Nous nous étions levés transis, ma mèreet moi, oyant ça, lorsque la porte se rouvrit, et l’homme aubriquet en sortit, précédant un gendarme après lequel venaienttrois hommes enchaînés, dont le dernier était mon père ; unautre gendarme les suivait. L’homme gris ouvrit derrière la voitureune petite porte pleine, solidement ferrée, et fit monter lescondamnés. En voyant ainsi partir mon père, sans nous être fait lesadieux, nous autres jetions les hauts cris en pleurant ; maislui, quoique poussé par les gendarmes, se retourna et cria à mamère :

– Du courage, femme ! pense audrole !

Là-dessus, un gendarme monta derrièrelui, la porte fut refermée à clef, l’autre gendarme se mit devantavec l’homme en gris, et le postillon enleva ses trois chevaux quipartirent au grand trot.

Pendant un moment, nous restâmes là,tout étourdis, comme innocents, nous lamentant, sans faireattention aux badauds qui s’étaient assemblés autour de nous.Pourtant, j’ouïs un homme en tablier de cuir quidisait :

– Moi, je l’ai vu juger, celui-là,et sur ma foi il vaut cent fois mieux que celui qu’il a tué… Quantà ceux-là qui l’ont poussé à bout, ils sont plus coupables quelui ! Ah ! il y a quelque vingtaine d’années, on lesaurait mis à la raison !

Étant allés chez l’avocat, il fut bienétonné d’apprendre que mon père était parti, car on lui avaitassuré que la galérienne ne devait passer que le lendemain. Mais,soit qu’on l’eût trompé à l’exprès, ou bien qu’elle eût avancé d’unjour, c’était fini, il fallait se faire une raison, comme il nousdit. Après qu’il nous eût réconfortés de bonnes paroles, et un peuconsolés en nous promettant de nous donner des nouvelles de monpère, ma mère le remercia bien fort de tout ce qu’il avait faitpour sauver son pauvre homme, et aussi de toutes ses bontés pournous. Et comme elle ajoutait que, n’ayant rien, elle étaittotalement incapable de le récompenser de ses peines, il luirépondit :

– Je ne prends rien aux pauvresgens ; ainsi ne vous tracassez pas pour cela.

Là-dessus, ma mère lui demanda son nom,l’assurant que, l’un et l’autre, nous lui serions reconnaissantsjusqu’à la mort.

– Mon nom est Vidal-Fongrave,dit-il ; je suis content de n’avoir pas obligé desingrats ; mais il ne faut rien exagérer : je n’ai faitque mon devoir d’homme et d’avocat.

Ayant quitté M. Fongrave, ma mèrese décida à partir tout de suite, vu que nous n’avions plus demotif de rester à Périgueux, et qu’il était encore de bonne heure.Auparavant nous fûmes à l’auberge, où elle demanda à la bourgeoisece que nous devions, en tremblant de n’avoir pas assezd’argent ; mais l’autre lui répondit :

– Vous ne me devez rien du tout,brave femme ; M. Fongrave a tout payé à l’avance ;et même, tenez, il m’a chargée de vous remettre ça.

Et elle lui tendit un écu de cent sousplié dans du papier.

– Mon Dieu ! fit ma mère leslarmes aux yeux, il y a encore de braves gens dans le monde !…Dites à M. Fongrave, je vous prie en grâce, que je ne l’ai pasassez remercié tout à l’heure, mais que tous les jours de ma vie,en me rappelant le malheur de mon pauvre homme, je penserai à sabonté !

– Ah ! dit la femme, c’est unbien brave jeune monsieur ! Et, sans vouloir faire du tort auxautres avocats, je crois qu’il n’y en a guère commelui !

Au sortir de l’auberge, ayant gagné laplace du Greffe, nous redescendîmes vers le faubourg des Barris, etun instant après, nous étions dans la campagne, sur la granderoute.

Ma mère, me tenant par la main pourm’aider, marchait le petit pas. Par moment, elle soupirait fort,comme si elle eût reçu un mauvais coup, en songeant à la rude viede galère qu’allait mener mon père là-bas : où ? nous nesavions. Pourtant, si elle était triste à la mort, elle était moinsangoissée qu’en venant, car la terrible image de la guillotineavait disparu de son imagination ; mais il lui restaitl’épouvantable pensée de son pauvre Martissou séparé d’elle à toutjamais, et crevant au bagne, comme avait dit le comte de Nansac, dechagrin et de misère, sous le bâton des argousins.

À Saint-Laurent-du-Manoir, proche unbouchon, une grosse charrette de roulage, attelée de quatre fortschevaux, était arrêtée. Nous avions dépassé l’endroit de deux outrois cents pas, quand derrière nous se fit entendre le bruit desgrelots que les chevaux avaient à leur collier. Celui qui lesconduisait était un grand gaillard avec une blouse roulière, lapipe à la bouche, qui faisait claquer son fouet à tour de bras,tandis que, sur la bâche, un petit chien loulou blanc courait d’unbout à l’autre de la carriole en jappant. Aussitôt que l’équipagenous eut rejoints, l’homme nous accosta sans façon et demanda à mamère où nous allions ; sur sa réponse, il luidit :

– Moi, je vais souper à Thenon, cesoir ; je vais vous faire porter ; vous avez l’air bienlas, pauvres !

Et sans attendre le consentement de mamère, il arrêta ses chevaux et me logea dans une grande panièresuspendue sous la charrette, où il y avait de la paille et salimousine. Je me couchai là, et bientôt, bercé par le mouvement, jem’endormis.

Lorsque je me réveillai, le soleilbaissait, allongeant sur la route les ombres de l’équipage, etcelle du roulier qui marchait à la hauteur de la croupe de sonlimonier. En cherchant ma mère des yeux, je vis ses lourds sabotsse balançant sous le porte-faignant* où elle était assise. Nousapprochions lors de Fossemagne, et, ma mère voulant descendre, leroulier lui dit que de s’engager dans les bois avec la nuit quiallait venir, ça n’était pas bien à propos ; qu’il nous valaitmieux venir jusqu’à Thenon où il nous ferait souper et coucher.Mais ma mère le remercia bien, et lui répondit qu’ayant une bonneheure et demie de jour encore, nous avions le temps d’arriver cheznous.

– Comme vous voudrez, brave femme,dit-il alors en arrêtant ses chevaux.

Ma mère l’ayant derechef remercié de sonobligeance qui nous avait rendu bien service, il dit que ça n’étaitrien, nous donna le bonsoir, fit claquer son fouet,cria :

– Hue !…

Et les chevaux repartirent, démarrantavec effort leur lourde charge.

Nous refîmes à rebours le chemin quenous avions fait quelques jours auparavant pour aller àPérigueux ; bien reposés, grâce à ce brave garçon de roulier,nous marchions d’un bon pas, mesuré tout de même sur mes petitesjambes. Sur son épaule, ma mère portait, percée avec son bâton, unetourte de cinq livres qu’elle avait achetée à Périgueux avant departir. Au Lac-Gendre, les métayers qui nous avaient vus à l’allernous demandèrent comment ça s’était passé, et, sur la réponse de mamère, la femme s’écria :

– Sainte bonne Vierge !c’est-il possible !

Puis elle nous convia à entrer, disantque nous mangerions la soupe avec eux ; mais, pour dire levrai, je crois que ça n’était pas une invitation bien franche, carelle n’insista guère, lorsque ma mère s’excusa, disant que nousn’avions que juste le temps d’arriver avant la nuit. Ayant échangénos : « À Dieu sois », les quittant, nous entrâmesen pleine forêt.

Le soleil éclairait encore un peu lacime des grands arbres, mais l’ombre se faisait sous les taillisépais, et au loin, dans les fonds, une petite brume flottaitlégère. La fraîcheur du soir commençait à tomber ; de touscôtés advolaient vers la forêt les pies venant de picorer auxchamps, et, dans les baliveaux où elles se venaient enjucher, ellesjacassaient le diable avant de s’endormir, comme c’est leurcoutume.

Lorsque nous fûmes dans ce petit vallonqui vient du Grand-Bonnet, passe sous La Granval et descend versSaint-Geyrac, le soleil tomba tout à fait derrière l’horizon desbois, et le crépuscule s’étendit sur la forêt, assombrissant lescoteaux boisés, et, autour de nous, les coupes de châtaigniers. Enmême temps l’angélus du soir tinta assez loin devant nous, auclocher de Bars, et bientôt, sur main droite, plus faiblement, àcelui de Rouffignac. Ma mère alors me reprit par la main et pressale pas ; malgré ça, il était nuit close lorsque nous fûmes àla tuilière.

La porte était toujours fermée au moyendu bout de corde qui y avait été mis en partant ; lorsqu’ilfut défait, nous entrâmes. Rien ne semblait dérangé dans la cahute,mais, revenant de Périgueux où nous avions vu de belles maisons etde jolies boutiques, elle nous parut plus misérablequ’auparavant ; joint à ça, que l’idée de mon père nous auraitfait trouver triste la plus belle demeure. Je dis que rien n’étaitdérangé dans la maison ; pourtant, lorsque ma mère eut alluméune chandelle de résine au moyen de la pierre à fusil et d’uneallumette soufrée, elle vit sur la terre battue la trace de grossouliers ferrés : qui pouvait être venu ? pour quoifaire ? des voleurs ? et quoi voler ? Enfin, nesachant comment expliquer ça, ma mère mit la barre à la porte,après quoi, ayant mangé un morceau de pain, nous fûmes nouscoucher.

Dès le jour ensuivant, malgré tout sonchagrin, la pauvre femme s’inquiéta de trouver des journées. Deretourner chez Géral, il n’y fallait point songer, à cause de laservante qui « coupait le farci » chez lui, comme on ditde celles qui font les maîtresses ; moi, je le regrettais fortà cause de Lina. Dans ce pays par là, il y avait plus de métayerset de petits biens que de bons propriétaires employant desjournaliers. À l’autre bout de la forêt, vers Saint-Geyrac, c’étaitla terre de l’Herm, dont il ne pouvait être question. Du côté deRouffignac, en deçà, il y avait Tourtel qui appartenait àM. de Baronnat, qui, à ce que j’ai ouï dire depuis, étaitun ancien juge du parlement de Grenoble ; au-delà, il y avaitle château du Cheylard, où elle aurait encore pu trouver quelquesjournées maintenant que le travail sortait ; mais ces endroitsétaient trop loin de la tuilière. À force de chercher, ma mèretrouva à s’employer chez un homme de Marancé dont l’aîné étaitparti s’enrôler, car, en ce moment, on ne tirait plus au sortdepuis la chute de Napoléon. Cet homme donc, ayant besoin dequelqu’un pour l’aider, car sa femme ne pouvait guère, ayanttoujours un nourrisson au col et cinq ou six autres droles autourde ses cotillons, prit ma mère à raison de six sous par jour etnourrie. Mais lorsqu’elle voulut parler de m’amener, comme chezGéral, il lui dit roidement qu’il y avait bien assez de droles chezlui pour le faire enrager, qu’il y en avait même trop, et qu’ainsiil n’en voulait pas davantage.

Ma mère se désolant de ça, je lui dis dene pas se faire de mauvais sang en raison de moi ; que jeresterais très bien seul à la tuilière, sans avoir peur. Malgré ça,elle n’en était pas plus contente ; mais ainsi qu’on ditcommunément : « Besoin fait vieille trotter » ;les pauvres gens ne font pas souvent à leur fantaisie, et il luifallut se résigner.

Tous les matins donc, à la pique dujour, elle s’en allait à Marancé, qui était à environ trois quartsd’heure de chemin ; moi, je restais seul. Le premier jour, jene bougeai guère de la maison et des environs, mais je m’ennuyaivite d’être ainsi casanier, et je me risquai dans la forêt. Desloups, je n’en avais pas peur, sachant bien qu’en cette saison oùils trouvent à manger des chiens, des moutons, des oies, de lapoulaille, ils ne sont pas à craindre pour les gens, et dormentdans le fort sur leur liteau lorsqu’ils sont repus, ou sinon, vontrôder au loin autour des troupeaux. D’ailleurs, j’avais dans mapoche le couteau de mon père attaché au bout d’une ficelle, et,avec un bâton accourci à ma taille, ça me donnait de la hardiesse.Pour les voleurs, on disait bien qu’il s’en cachait dans la forêt,mais je n’y pensais point : c’est un souci dont les pauvressont exempts ; malheureusement, il leur en reste assezd’autres.

Dans les temps anciens, à ce qu’ilparaît, la forêt était beaucoup plus vaste et considérable quemaintenant, car elle s’étendait sur les paroisses de Fossemagne, deMilhac, de Saint-Geyrac, de Cendrieux, de Ladouze, de Mortemart, deRouffignac, de Bars, et venait jusqu’aux portes de Thenon. Encore àcette époque où j’étais petit drole, quoique moins grandequ’autrefois, elle était cependant bien plus étenduequ’aujourd’hui, car on a beaucoup défriché depuis. Elle sedivisait, ainsi qu’aujourd’hui, en plusieurs cantons, ayant un nomparticulier : forêt de l’Herm, forêt du Lac-Gendre, forêt deLa Granval ; mais, lorsqu’on parlait de tous ces bois qui setenaient, on disait, comme on dit encore : « la ForêtBarade », qui vaut autrement à dire comme « la ForêtFermée », parce qu’elle dépendait des seigneurs de Thenon, dela Mothe, de l’Herm, qui défendaient d’y mener lestroupeaux.

Les bois n’étaient pas en trop bon étatpartout, au temps où nous étions à la tuilière : on y avaitmis le feu autrefois à quelques places, et puis l’ancien noble àqui presque toutes ces forêts appartenaient à la Révolution,s’étant ruiné, disait-on, avait fait couper les futaies, avancé descoupes et, finalement, avait vendu la plus grande partie de sesbois pour un morceau de pain. Malgré ça, on y trouvait encore,quelques années après, des taillis épais et de beaux arbres dansles endroits difficiles à exploiter. Il y avait aussi, dans lesendroits écartés, dans les fonceaux perdus, des fourrés drus,d’ajoncs, de genêts, de brandes, de bruyères, entremêlés de ronceset de fougères qui semblaient de petits arbres. C’est dans cesfourrés impénétrables que les sangliers, appelés en patoisporcs-singlars, avaient leur bauge, d’où ils sortaient lanuit pour aller fouir les champs de raves ou de pommes de terreautour des villages. On ne les voyait guère de jour, sinonlorsqu’ils étaient chassés par la meute du comte ; ou bienc’était une laie traversant une clairière, au loin, suivie de sespetits trottinant après elle.

Deux chemins coupaient la forêt :le grand chemin royal de Bordeaux à Brives ou, autrement, deLimoges à Bergerac, qui passait à l’Herm, à la Croix-de-Ruchard oùs’embranchait un chemin venant de Rouffignac, et ensuite allait,toujours en plein bois, jusqu’au Jarripigier, pour de là gagnerThenon. L’autre était le grand chemin de traverse d’Angoulême àSarlat qui, venant de Milhac-d’Auberoche, passait près duLac-Nègre, au Lac-Gendre, et, à un quart de lieue de Las Motras,allait croiser le chemin de Bordeaux à Brives et se dirigeait versAuriac, en passant sur la gauche de Bars.

Ces chemins n’étaient pas tenus commeles routes d’aujourd’hui. C’étaient, du moins les deux premiers, degrandes voies larges de quarante et quarante-huit pieds, comme çase voit encore à des tronçons qui restent, lorsque les riverainsn’ont pas empiété. Elles montaient tout bonnement dans les montées,descendaient dans les descentes, sans remblais ni déblais,gazonnées par places, ravinées par d’autres, et s’en allaientdirectement où elles devaient aller, sans chercher de détours,tristes et grandioses entre les immenses bois noirs qui lesbordaient. Quelquefois, en voyant, l’espace d’une demi-lieue, cesroutes s’allonger tout droit, jusqu’en haut d’une côte, sans unvoyageur, sans un passant, pierreuses, arides ou verdissantes,défoncées, envahies çà et là par les herbes sauvages ou desbruyères rases, il semblait que sur cette voie déserte, ruinée,allaient apparaître, escortés par des cavaliers de la maréchausséeprévôtale, les mulets du fisc portant les écus de la taille et dela gabelle dans les coffres du Roy. Ailleurs, dans une combesauvage, traversée par la route, c’était un fond d’aspect sinistre,humide l’été, dont l’hiver faisait une fondrière, loin de toutehabitation, en plein bois, entouré de halliers épais : lorsquetombait la nuit, on se prenait à regarder autour de soi, comme sides voleurs de grand chemin étaient prêts à sortir des taillissombres. Outre ces grands chemins, il y avait des pistes tracéespar les charrettes qui enlevaient les brasses de bois, pistes quis’effaçaient après l’exploitation des coupes, et des petitssentiers de braconniers qui s’enfonçaient dans les fourrés,serpentaient sous les taillis, suivaient les combes, contournaientles coteaux, ou s’entrecroisaient à leur cime où était un postepour le lièvre.

On ne rencontrait guère jamais personnedans les bois. Quelquefois, le soir, on apercevait un paysan enbonnet de coton bleu, du foin dans ses sabots l’hiver, pieds nusl’été, cachant la batterie de son fusil sous sa veste déchirée, quis’enfonçait dans les taillis, et allait au clair de lune se posterà l’orée d’une clairière, pour guetter le lièvre sortant de sonfort et allant au gagnage ; ou bien, sur une cafourche hantéepar les loups, attendre, caché derrière une touffe de genêts, labête à l’oreille pointue qui, au milieu de la nuit, vient hurlersinistrement en levant le museau vers la lune. Dans la journée, deloin en loin, on trouvait sur ces petits chemins un garde-bois, saplaque au bras, venant donner de la bruyère à couper, ou du bois àfaire ; et, plus rarement encore, une file de cinq à sixmulets portant du charbon pour la forge des Eyzies.

Ainsi que tous les enfants de par cheznous, je grimpais comme un écureuil. Des fois, lorsque je trouvaisun grand arbre sur la cime d’une haute butte, je montais jusqu’aufaîte, et je regardais l’immensité des bois qui s’étendaient àperte de vue sur les plateaux, les croupes et les creux ravinés. Çàet là, dans une éclaircie, une maison isolée sur la lisière de laforêt, un clocher pointu au-dessus des masses sombres des bois, oula fumée d’une charbonnière, flottant lourdement comme une brumeépaisse dans les combes et les fonds. De tous côtés, presque, lespuys, les coteaux et les vallons s’enchevêtraient et s’étageaientpour gagner les plateaux du haut Périgord, tandis qu’au midi, dansle lointain, au-delà de la Vézère, les grandes collines du Périgordnoir fermaient l’horizon bleuâtre. Autour de moi, nul bruit :quelquefois seulement, le battement d’ailes d’un oiseau effarouché,ou le passage, dans le fourré, d’un renard cheminant la queuetraînante. Au loin, c’était le jappement clair d’un chien labri*sur la voie du lièvre, ou la corne d’appel de quelque chasseurhuchant ses briquets, ou bien encore une vache bramantlamentablement après son veau, livré au boucher deThenon.

Puis, quand venait le midi, l’angélustintait à tous les clochers d’alentour, Fossemagne, Thenon, Bars,Rouffignac, Saint-Geyrac, Milhac-d’Auberoche, et la musique detoutes ces cloches aux sonorités variées s’épandait sur la forêtsilencieuse. Je restais là, enjuché sur mon arbre, rêvant à ceschoses vagues qui passent dans les têtes d’enfants, aspirant lessenteurs agrestes qui montaient de la forêt, vaste herbier deplantes sauvages chauffé par le soleil, écoutant le coucou chanterau fond des bois, et, plus au loin, un autre lui répondre, comme unécho affaibli. D’autres fois, c’était un geai miauleur, qui s’étaitappris à imiter les chats, autour des maisons, à la saison descerises, et qui s’envolait bientôt en m’apercevant.

J’aimais cette solitude et cequasi-silence, qui amortissaient, sans que j’y fisse attention, lescruels ressouvenirs de mon pauvre père, et, tous les jours, pendantque ma mère travaillait à Marancé, je courais dans les bois,mangeant une mique ou un morceau de pain apporté dans ma poche, megorgeant de fruits sauvages, buvant dans les creux où l’eaus’assemblait, car il n’y a guère de sources dans la forêt, et mecouchant sur l’herbe lorsque j’étais las. Pas bien loin de LasMotras, il y a, dans un creux, un petit lac appelé le Gour ;on dit qu’on n’a jamais pu en sonder le fond, mais peut-être, onn’a jamais bien essayé. En ce temps-là, le Gour était environnéd’épais fourrés, et l’eau dormait là tranquille et claire, ombragéepar de grands arbres qu’elle réfléchissait : frênes, fayardsou hêtres, érables et chênes robustes. Il y avait même, penché surle petit lac, un tremble argenté, venu là par hasard, dont lesfeuilles frémissaient avec un bruit léger comme celui d’une ailed’insecte. J’allais quelquefois me coucher là ; sous leshautes fougères, et quand le soleil commençait à baisser, alorsqu’aux environs un mâle de tourterelle roucoulait amoureuse­ment,j’épiais les oiseaux, altérés par la chaleur du jour, qui venaienty boire. Il y en avait de toute espèce : geais, loriots,merles, grives, pinsons, linots, mésanges, fauvettes,rouges-gorges ; ils arrivaient voletant, se posaient sur unebranche, tournaient la tête de droite, de gauche, et, lorsqu’ilsvoyaient qu’il n’y avait pas de danger, ils s’abattaient au bord duGour, et buvaient à gorgées en levant le bec en l’air pour fairecouler l’eau. Des fois, les uns se baignaient en faisant allerleurs ailes, comme des enfants qui battent l’eau à la baignade et,après, se secouaient pour se sécher et s’éplumissaient.

Il me semblait, à moi, sur qui pesaittoujours, quoique moins lourdement, le malheur de mon père, il mesemblait, je dis, que ces petites bêtes, libres dans les bois,étaient heureuses, n’ayant souci de rien, se levant avec le soleil,se couchant avec lui, et, le jabot bien garni, dormant tranquillesla tête sous leur aile. Pourtant, je me venais à penser aussi quel’hiver elles n’étaient pas trop à leur affaire, lorsqu’il gelaitfort et que la neige était épaisse : il y en avait alors quidevaient jeûner. Les merles, les grives, les geais, trouventtoujours quelques grains de genièvre, quelques prunelles debuisson, des baies de viorne ou de sureau, ou encore quelquesalises restées à la cime de l’arbre. Mais les autres pauvres petitsoisillons ne trouvent plus de graines, ni de bestioles à picorer,et, si la neige tient, si le froid est dur, affaiblis par le jeûne,une nuit où il gèle à pierre fendre, ils tombent morts de labranche, et restent là, le bec ouvert, les plumes hérissées, lespattes roides. D’autres fois, c’est un chat sauvage qui, dansl’obscurité, monte à l’arbre et les emporte, ou encore un chasseurà l’allumade, qui vient avec sa lanterne, tandis que tout dort, etd’un coup de palette assomme les imprudents qui s’enjuchent tropbas : ah ! il y a de la misère pour tous les êtres sur laterre.

Le dimanche, ma mère restait à latuilière, bien contente d’être avec moi, et elle s’occupait derapetasser nos pauvres hardes, qui en avaient grand besoin, surtoutles miennes, car on pense bien qu’avec cette vie dans les bois, àtraverser les ronciers, à grimper aux arbres, mes culottes et machemise en voyaient de rudes. Ce jour-là, elle faisait de la soupeavec quelque chose qu’on lui avait donné, ou avec des haricots quenous appelons mongettes, et il nous semblait bon de manger comme çaensemble, étant toute la semaine chacun de notre côté. La nécessitéenseigne de bonne heure les enfants du pauvre ; lors donc quej’étais seul, s’il restait un peu de bouillon, je le faisaischauffer quelquefois, et je me trempais de la soupe dans une petitesoupière ; mais, ordinairement, j’aimais mieux allercourir.

Avec ça, je mangeais des frottes d’ail,ménageant le sel, comme de juste, car il était cher, ou bien despommes de terre à l’étouffée, des miques, et puis des fruits venussur des arbres sauvages, semés par les oiseaux dans les bois :cerises, sorbes ou pommes, ou encore de mauvais percès ou alberges,trouvés dans quelque vigne perdue à la lisière de la forêt. Desfois, ma mère me portait dans la poche de son tablier un morceau demillassou dont elle s’était privée, la pauvre femme, mais il luifallait se cacher pour ça, parce que l’homme de Marancé, quiregrettait le pain qu’on mangeait, se serait fâché s’il s’en étaitdonné garde. Malgré tout, je profitais comme un arbre planté en bonterrain, et je devenais fort, car, quoique n’ayant que huit ans,j’en paraissais bien dix. Ma connaissance aussi s’était bienfaite ; je parlais avec ma mère de choses que les enfantsignorent d’ordinaire, et je comprenais des affaires au-dessus demon âge : je crois que la misère et le malheur m’avaientouvert l’entendement.

Il y en a qui diront :

– Alors vous viviez comme deshigounaous, des huguenots ! vous n’alliez pas à lamesse le dimanche, ni à vêpres ?

Eh ! non, nous n’y allions pas. Mamère, la pauvre, croyait bien au paradis et à l’enfer ; ellesavait bien qu’elle se damnait en faisant ainsi ; d’ailleurs,elle ne pouvait l’ignorer, car le curé, l’ayant rencontrée un soirqu’elle revenait, harassée de sa journée, le lui avait reproché,disant que de ne pas aller à la messe, de ne point se confesser, nifaire ses Pâques, c’était vivre comme la chenaille*. Non, ellen’allait pas à l’église et ne m’y menait point, faute de n’avoir letemps, disait-elle, mais il y avait autre chose. S’il faut dire lavérité, elle s’était brouillée avec le bon Dieu : elle lui envoulait, et surtout à la Sainte Vierge, de ce que mon père avaitété condamné. Elle convenait bien qu’il devait être puni, mais nonpas de mort, parce que les vrais coupables, ceux qui l’avaientpoussé à faire ce coup, c’était le comte, qui avait donné l’ordreinjuste et méchant de tuer notre chienne, et puis cette canaille deLaborie, qui la poursuivait de ses propositions malhonnêtes. Jedis : puni de mort, car, en ce temps-là, ce n’était pas commeà présent, où les forçats sont mieux soignés et plus heureuxlà-bas, dans les îles, que les pauvres gens de par chez nous. Ceuxqui tenaient dix ans à cette vie des galères avaient la carcassesolide ; mais la plupart mouraient avant, surtout ceux qu’onenvoyait à Rochefort, dans les marais de la Charente. Et justement,c’était là qu’on avait mis mon père, sur la demande du comte deNansac, comme M. Fongrave nous le fit savoir. Dans lecommencement, comme on nous avait dit que Rochefort était plus prèsde la tuilière que Brest ou Toulon, nous nous en contentions, commesi d’être séparés de cinquante, ou de cent, ou de deux centslieues, ça n’était pas la même chose pour nous. Mais, depuis, j’aisu par un marinier de Saint-Léon que c’était là qu’on envoyait ceuxdont on voulait se défaire.

Et pour mon pauvre père, ça ne fut paslong. Tout le jour à travailler dans les boues de la rivière,nourri de mauvaises fèves, enchaîné la nuit sur le lit de planches,il attrapa les terribles fièvres du bagne. Et puis, la perte de saliberté et le chagrin le minaient plus que la maladie : aussi,au bout de quelques mois, le pauvre misérable mourutdésespéré.

L’avant-veille de la Toussaint, le mairefit appeler ma mère, et lui dit brutalement devant le curé, quiétait avec lui sur la place de l’église :

– Ton homme est mort là-bas, il yeut hier quinze jours ; tu peux lui faire dire desmesses.

– Les pauvres gens n’en ont pasbesoin, repartit ma mère : ils font leur enfer en cemonde.

Et elle s’en alla. Il était nuit noirelorsqu’elle arriva à la tuilière, où je l’attendais au coin du feuen faisant cuire des châtaignes sous la cendre pour mon souper.Sans me rien dire, elle défit son mouchoir de tête, et, serecoiffant, elle cacha en dessous la pointe du mouchoir qui étaitramenée en avant.

Il faut dire qu’autrefois il y avait desmanières différentes de se coiffer en mouchoir : les filleslaissaient pendre un long bout par derrière, sur le cou, comme pourpêcher un mari ; les femmes glorieuses d’avoir un hommeramenaient fièrement ce bout en avant sur l’oreille, tandis que lespauvres veuves le cachaient sous leur coiffure, désolées de leurviduité. D’après cette explication, on comprend que ce bout demouchoir, arrangé d’une certaine façon, était l’emblème du mariagedésiré par les filles, possédé par les femmes et regretté par lesveuves : cela tout naïvement, et sans penser à mal.

En ce temps-là, je ne connaissais pas lasignifiance de cette pointe de mouchoir, et je regardais faire mamère, tout étonné. Lorsqu’elle eut fini, elle prit une gibe, sortede forte serpe au bout d’un long manche, et, me tenant par la main,elle m’emmena à travers la forêt.

Elle marchait d’un pas rapide,m’obligeant ainsi à courir presque, muette, farouche, serrant mamain dans la sienne d’une pression égale et forte. Elle neconnaissait pas aussi bien la forêt que l’homme de la Mïon ;et puis, d’ailleurs, son idée qui la poussait en avant l’empêchaitde se bien diriger dans la nuit, de manière que, voulant aller àl’Herm, elle gauchit sur la droite beaucoup, vers leLac-Nègre ; ce que voyant et qu’elle avait failli son chemin,ma mère tourna droit vers le midi. Nous allions toujours sans motdire, moi pressentant quelque chose de grave dans ce long silence,et ému par avance à la pensée de quelque terrible révélation. Dansles bois, les feuilles secouées par un vent humide tombaient aupied des arbres, ou quelquefois, enlevées par une rafale,tourbillonnaient dans la nuit, passant sur nos têtes comme uneinnumérable troupe de sansonnets emportés par la bourrasque. Dansles sentiers semés de feuilles mortes, des flaques d’eau, pareillesà des miroirs sombres où rien ne se reflétait, clapotaient sous nossabots. Et nous marchions toujours grand pas, ma mère, sa gibe surl’épaule, moi entraîné par elle, et enveloppés tous deux del’obscurité sinistre des bois. Enfin, sur les onze heures, nousvîmes sur la lisière de la forêt se dresser dans le ciel noir lestoits pointus du château de l’Herm, et ma mère pressa le pas encontournant le coteau pour éviter le village. En arrivant audécouvert, le ciel se montra gris, rayé de bandes noirâtres avec degrands nuages qui couraient vers l’est poussés par le vent detravers. En rencontrant les fossés de l’enceinte, ma mère leslongea et, s’arrêtant en face de la porte extérieure, la têtehaute, les yeux brillants, les cotillons fouettés par le vent, medit :

– Mon drole, ton père est mortlà-bas aux galères, tué par le monsieur de Nansac : tu vasjurer de le venger ! Fais comme moi !

Et suivant le rite antique des sermentssolennels, usité dans le peuple des paysans du Périgord depuis desmilliers d’années, elle cracha dans sa main droite, fit une croixdans le crachat avec le premier doigt de la main gauche et tenditla main ouverte vers le château.

– Vengeance contre lesNansac ! dit-elle trois fois à haute voix.

Et, moi, je fis comme elle et je répétaitrois fois :

– Vengeance contre lesNansac !

Cela fait, tandis que les grands chienshurlaient au chenil, ayant côtoyé les maisons du village endormi,nous fûmes prendre le vieux grand chemin royal qui passe près del’Herm et traverse les bois en se dirigeant vers Thenon. Troisquarts d’heure après, nous étions à la Croix-de-Ruchard, qui setrouve maintenant sur la lisière de la forêt, et, laissant LaSalvetat sur la droite, nous rentrâmes dans les bois de La Granval,suivant les sentiers pour revenir à la tuilière, où nous fûmesrendus sur les deux heures du matin.

À l’âge que j’avais alors, le dormir estun besoin presque aussi fort que le manger et le boire. Lorsque jeme réveillai le lendemain, il faisait grand jour, et j’étais seuldans le lit, ma mère étant partie de bonne heure au travail. Jerestai là un moment, regardant à l’autre bout de notre masure unepetite pluie fine qui tombait par la tuilée effondrée, faisant uneflaque dans le sol, et lors je pensai à tous les malheurs qui noustombaient dessus. La mort de mon père, quoiqu’elle m’eût fait unebien grosse peine, ne m’avait pas surpris, car nous nous yattendions, ma mère et moi. Souventes fois, parlant tous deux de ceque pouvait être cet enfer des galères, nous imaginions des chosessi terribles, et pourtant si vraies, que la mort pouvait êtreconsidérée comme une délivrance. Oh ! en être réduit àpréférer la mort pour ceux qu’on aime, quelle triste chose !Aussi quelle haine farouche pour les Nansac grouillait en moi,pareille à un de ces nœuds de vipères accouplées que je trouvaisparfois dans la forêt !

Après ces tristes pensers, j’éprouvaisdu soulagement à sentir dans mon cœur une grande reconnaissancepour M. Fongrave, qui avait été si bon pour nous. Il mesemblait que tant que nous n’aurions pas en quelque manière marquénotre reconnaissance à l’avocat de mon père, je ne serais pas à monaise. En cherchant en moi-même ce que nous pourrions faire pour ça,je vins à penser que lui envoyer un lièvre, ça serait à propos. Jeme souvins alors que, dans le tiroir du cabinet, il y avait dessetons ou lacets de laiton dont se servait mon père, et, sautant dulit incontinent, je mis ma culotte, soutenue à mode de bretelle parun bout de ficelle que j’avais faite avec du chanvre, et j’allai autiroir. Je fus content de voir qu’il y avait une dizaine de setons,et, sans plus tarder, je pris une mique et, en la mangeant, je m’enfus à la recherche de passages de lièvres, où je pourrais en poser.Après avoir bien viré, tourné, je remarquai trois coulées assezfréquentées, et, le soir, ayant flambé trois de ces collets, je lescachai dans une poignée de fougères, et au soleil entrant, oucouchant, si l’on veut, je m’en fus les placer. Je posai le premierdans un passage à deux pas du sentier, attaché à une forte pousséede chêne. J’en mis un autre sur la lisière d’un bois à un endroitoù j’avais connu que le lièvre passait souvent pour aller faire sanuit dans les terres autour des villages, et enfin le troisième àla croisée de deux petits sentiers qui devait être un poste pour lachasse aux chiens courants.

Le lendemain matin, de bonne heure, jem’en fus voir mes setons : rien. Le surlendemain, rien encore.Le troisième jour, je trouvai qu’il m’en manquait un, enlevé sansdoute par quelque garde ; aux autres, rien encore. Je comprislors que je n’étais pas bien fin braconnier, mais je ne medécourageai point pour ça ; en quoi j’eus raison, car lequatrième jour, approchant de mon dernier seton, je vis quelquechose de gris dans la coulée et je me mis à courir : c’étaitun beau lièvre étendu mort, le poil encore humide de la rosée de lanuit ; je le ramassai et m’engalopai chez nous. Lorsque lesoir ma mère vint, je lui montrai le lièvre en lui disant quec’était pour M. Fongrave que je l’avais attrapé. Elle me ditque c’était très bien ; qu’il ne fallait jamais oublier ceuxqui nous avaient fait du bien, et non plus ceux qui nous avaientfait du mal.

Je n’avais garde d’oublierceux-ci ; mais que faire, moi, drole d’une huitained’années ? Comment venger la mort de mon père sur lesmessieurs de Nansac ? Ils étaient riches, puissants, la terreétait à eux ; ils avaient un château inabordable à leurvolonté, des domestiques, des gardes armés, et, moi, j’étaispauvre ; et chétif. Je pensais à ça souvent, sans rienimaginer, preuve que je n’avais pas de nature l’idée tournée aumal, quand, le mardi suivant, allant à Thenon avec ma mère pourtâcher de faire passer le lièvre à M. Fongrave, nous trouvâmesun homme qui portait un fusil à la bretelle et menait, par unecorde, un méchant briquet qui avait le cou tout écorché. On causaiten marchant, et, entre autres propos, l’homme vint à nous dire queson chien s’était pris dans un seton et qu’heureusement, lui, étanttout près à couper de la bruyère, l’avait ouï gueuler et l’avaittiré du lacet à moitié étranglé : entendant ça, je vins àpenser que, le comte de Nansac chassant souvent dans la forêt, jepourrais lui tuer des chiens par ce moyen, et je fuscontent.

À Thenon, ma mère trouva un marchandétabli sur la place de la Clautre, à Périgueux, qui venait souventau marché les mardis, avec deux mulets de bât portant sesmarchandises. Cet homme nous dit connaître M. Fongrave, quilui avait plaidé une affaire, et promit de lui rendre le lièvre lelendemain, certainement. Sur cette assurance, nous revînmes à latuilière.

Je n’allais pas souvent dans la forêt del’Herm, qui était aux messieurs de Nansac, pour ne pas lesrencontrer chassant, ou leurs gardes ; mais un soir, ayantremarqué les endroits, j’y posai deux solides setons doublés etbien attachés à de fortes cépées de chêne, et m’en retournai toutcourant. Le lendemain, c’était jour de chasse, et, de loin,j’entendais par intervalles la trompe du piqueur et les voix deschiens. Je ne sus rien de ce jour-là, et j’enrageais en moi-même,quand, le surlendemain, étant dans la forêt de La Granval, jetrouvai, entre les Maurezies et le Lac-Viel, le piqueur de l’Hermqui sonnait des appels. Il me demanda si je n’avais pas vu un grandchien blanc et noir, marqué de feu aux pattes et au-dessus desyeux. Je lui répondis que non, et là-dessus, poussant son cheval,il s’en alla. Dans les villages aux entours de la forêt, on sut parce piqueur que Taïaut, le chien de tête, était perdu. Moi, je nedisais rien, mais je soupçonnais qu’il pourrait bien être étranglémort au pied d’un petit chêne, là-bas, dans la Combe-du-Loup.J’avais une forte envie de m’en accertainer, mais la crainte d’êtrevu et d’attirer les soupçons sur moi me retenait. Cependant,perdant patience, le dimanche, pendant la messe, sûr que tous,maîtres et domestiques y étaient, je courus à la Combe-du-Loup.Ha ! la tête de Taïaut était là par terre dans la coulée, ettout le reste avait disparu, mangé par les loups : il payaitpour notre pauvre chienne. Je détachai vite le seton et je m’enrevins tout fier et content de ce commencement de vengeance. Auchâteau, personne ne se douta de rien, et lorsque, quelques joursplus tard, Mascret trouva la tête de Taïaut à moitié mangée par lesfourmis, on crut que le chien, n’ayant pas retraité avec lesautres, avait été attrapé la nuit par les loups.

J’étais content, j’ai dit :pourtant quelque chose me fâchait ; c’était que le comte nesût pas que j’avais fait ce coup. Un beau jour, pensais-je, je lelui dirai bien ; mais, pour le moment, c’était trop dangereux.La mort de mon père ne l’avait pas saoulé, d’ailleurs, et ilcherchait encore à nous faire du mal à nous autres. Pour nous fairequitter le pays, et nous ôter le pain de la main, il voulut d’abordacheter la tuilière où nous demeurions ; mais l’homme à quielle appartenait, qui ne l’aimait guère, comme tout le monde dansle pays, du reste, refusa de la lui vendre. N’ayant pas réussi dece côté, il imagina de faire revenir le fils de chez Tâpy, là oùtravaillait ma mère, lequel avait assez de la vache enragée durégiment, quoiqu’il se fût enrôlé volontairement. Le comte agit sibien qu’il lui fit avoir son congé, je ne sais sous quelprétexte ; mais, en ce temps-là, les nobles comme luifaisaient tout ce qu’ils voulaient.

Voilà donc ma mère encore une foischômant et à se demander d’où elle tirerait le pain. Juste en cetinstant, comme pour répondre à la méchanceté du comte, un autre deses chiens se prend encore à un seton ; mais, cette fois, onle trouva, et Mascret dit :

– Si Martissou n’était pas mort auxgalères, je jurerais que c’est lui qui a fait et posé cecollet !

Mais ça n’alla pas plus loin pour lemoment : on crut que le chien s’était pris à un seton tendupour le lièvre, comme ça arrive quelquefois.

Pourtant, une quinzaine de jours après,Mascret, qui avait son idée, me trouvant dans la forêt, tira lelacet de son carnier et me dit :

– Connais-tu ça ?

La colère de toutes les canailleries ducomte me monta tout d’un coup :

– Oui bien ! dis-je, c’est moiqui l’ai posé !

– Ah ! foutu méchantgarnement, je vais te corriger !

Mais, me jetant en arrière, j’ouvris moncouteau en même temps, prêt à le planter dans le ventre dugarde :

– Avance ! si tu n’es pas uncapon !

Lorsque Mascret me vit ainsi, lessourcils froncés, les yeux flamboyants, la bouche grinçante,montrant les dents comme un jeune loup qui va mordre, il eut peuret s’en alla après force menaces.

Cependant l’hiver était là ; lespinsons se rassemblaient par troupes, les mésanges quittaient lesbois pour les jardins, les grives descendaient dans les prés, etles rouges-gorges venaient autour des maisons. C’est l’époque oùl’on balaie la feuille dans les châtaigneraies, où l’on cure lesrigoles des prés, où l’on ramasse le gland et autres broutillescomme ça, toutes choses que les gens font en s’amusant : iln’y a pas d’ouvrage pour les journaliers en ce temps-là. Voyantdonc qu’elle n’aurait pas de travail autrement, ma mère, qui étaitbonne filandière, chercha du chanvre à filer, d’un côté et d’autre,et en trouva quelque peu. Elle se mettait une châtaigne sèche,toute crue, dans la bouche, pour faire de la salive, et filaitainsi du matin au soir, gagnant à peu près ses trois sous parjour : il n’y avait pas pour manger notre aise de pain.Heureusement, l’homme à qui était la tuilière nous avait donné deschâtaignes à ramasser à moitié, de manière que nous en avions lavaleur de deux sacs sur de la fougère, dans le fond de la cassine,ce qui nous assurait de ne pas mourir de faim cet hiver. Quant aubois, il ne nous manquait pas : nous en avions amassé un grandpilo pour la mauvaise saison sous un bout de hangar qui tenaitencore un peu. Ce fut bien à propos, quand vint la neige, et qu’ilfallut rester des journées entières au coin du feu. Pour m’amuser,cependant que ma mère filait sans relâche, moi, je m’essayais àfaire des cages d’osier, ayant pour tout outil mon couteau et unebaguette de fer que je faisais rougir pour percer les trous desbarreaux.

L’hiver, on dit que c’est la bonnesaison pour les riches ; mais pour les pauvres, il n’en va demême. D’ailleurs, il n’y a pas de bonne saison pour eux. Ceux-làqui ont besoin de gagner leur vie sont encore plus malheureuxlorsque le travail de terre manque : ainsi sont dans lacampagne les pauvres mercenaires : il leur faut chômerlorsqu’il pleut ou neige, et jeûner aussi souvent. Outre ça,l’hiver, c’est le temps où il ferait bon être bien habillé de bonnebure épaisse, ou de bon cadis bourru, pour se préserver dufroid ; mais les pauvres gens sont obligés de passer les moisde gel avec leurs habillements d’été. Nous autres, dans cettebaraque où l’eau et la neige tombaient par le trou de la tuilée oùle vent s’engouffrait aussi, tuant quelquefois le chalel pendu aumanteau de la cheminée, nous n’étions pas trop bien, comme on peutcroire ; surtout que nos habillements, toujours les mêmes,usés, percés, n’étaient guère chauds. Aussi, quand vint leprintemps, que les noisetiers sauvages fleurirent leurs chatons etque les buis commencèrent à faire leurs petites marmites, il noussembla renaître avec le soleil. Mais ce n’était pas le tout, ilfallait manger et, pour manger, gagner des sous.

Ce qui fait la peine des uns arrangequelquefois les autres. Vers la mi-carême, la femme de Tâpy tombamalade, de manière que son homme manda à ma mère d’y aller pour lasoigner, les droles aussi, et tenir la maison. La pauvre femmeresta au lit un mois et demi et, aussitôt qu’elle put se lever,quoique bien faible, il lui fallut reprendre son travail, car Tâpyétait un peu serré et même avare, de sorte que d’être obligé depayer une femme pour faire les affaires dans la maison, si peu quece fût, alors qu’il en avait une à lui, ça le suffoquait ;tellement bien, qu’il en voulait à sa femme d’être malade, comme sic’eût été sa faute, à la pauvre diablesse !

Voilà donc ma mère encore une fois sanstravail, de manière qu’au bout d’un mois et demi, les quelques sousqu’elle avait amassés furent dépensés. Un jour vint où il n’y eutplus de pain chez nous, ni de pommes de terre. Les châtaignes, il yavait longtemps qu’elles étaient finies ; de graisse,plus : nous faisions la soupe avec un peu d’huile rance, tantqu’il y en eut ; dans un fond de sac, seulement, il restait unpeu de farine de blé d’Espagne. Ma mère la pétrit, en fit desmiques qu’elle fit cuire, en disant :

– Lorsqu’elles seront finies, ilnous faudra prendre le bissac et chercher notre pain.

Entendant ça, je maudissais ce comte deNansac qui était la cause de la mort de mon père aux galères, etqui voulait nous faire crever de misère. En moi-même je répétais ceque j’avais souvent ouï dire à ma mère :

– Le bon Dieu n’est pas juste desouffrir ça !

Si j’avais eu le fusil de mon père,qu’au greffe ils gardaient, je crois que je me serais embusqué dansla forêt pour tuer comme un loup ce méchant noble, lorsqu’ilpassait à cheval avec ses chiens, l’air froid et méprisant, criant,lorsqu’il rencontrait quelque paysan sur sonchemin :

– Gare, manant !

En ruminant toutes ces choses pénibles,affolé par la misère, je vins à penser que nous étions à la veillede la Saint-Jean. C’est la coutume dans nos pays que, ce jour-là,on allume un feu sur les cafourches ou carrefours, auprès desvillages et des maisons écartées. Dans les bourgs on en dresse unbeau, recouvert de verdure et de feuillage, avec, à la cime, unbouquet de lis, de roses et d’herbes de la Saint-Jean, qu’ons’arrache après. Comme autrefois le druide célébrant la fête dusolstice, à la tombée de la nuit, le curé vient bénir le feu encérémonie : ainsi faisait celui de Fanlac, de qui j’ai appriscela. Lorsque le feu tire à sa fin, ceux qui n’ont pu attraper lebouquet emportent des charbons pour garder la maison du tonnerre,après avoir sauté le brasier pour se préserver desclous.

Au temps que nous demeurions àCombenègre, d’où l’on voyait au loin s’étager les coteaux et lespuys, j’aimais à regarder, ce soir-là, ces milliers de feux quibrillaient dans l’ombre, sur une immense étendue de pays, jusqu’àl’extrémité de l’horizon, où le vacillement incertain de la flammese percevait à peine, comme une étoile perdue dans les profondeursdu ciel. Sur les cimes, les feux, tirant à leur fin, quelquefoiss’obscurcissaient un instant, puis, ravivés par l’air, jetaientencore quelques clartés pour finir par s’éteindre alors qued’autres, dans la vigueur de leur première flambée, montaient dansle ciel noir comme des langues de feu.

De la tuilière, au milieu des bois, onne pouvait pas apercevoir tous ces feux, mais je ne m’en souciaisguère, car, sur le coup où j’avais pensé à cela, m’entra comme uneballe dans la tête cette idée : mettre le feu à la forêt del’Herm ! De cet instant, je ne m’occupai d’autre chose ;la nuit, j’en rêvais. Ce n’était pas la résolution perverse d’unenfant précocement méchant, faisant le mal pour le mal, parplaisir ; non. À la guerre sans pitié du comte je répondaispar une guerre semblable ; ne pouvant le tuer – ce quej’aurais fait alors sans remords – je lui causais un grand dommage.Je tenais mon serment, je vengeais mon père ; cette pensée mefaisait du bien. Tout ça n’était pas, à ce moment-là, aussi netdans ma tête que je le dis aujourd’hui, mais je le sentais tout demême.

Le difficile était d’en venir à mesfins. J’y songeais tous les jours, cherchant les moyens, lespesant, les comparant, et, finalement, m’arrêtant aux meilleurs,c’est-à-dire à ceux qui pourraient rendre l’incendie plusconsidérable.

Le premier point, c’est qu’il fallaitattendre un jour où il venterait fort ; le second, que le ventdevait venir de l’est, du côté de Bars, pour ne pas brûler la forêtde La Granval, ni celle du Lac-Gendre, ce que je n’aurais voulupour rien au monde, mais seulement celle de l’Herm. La troisièmecondition, c’est qu’il fallait allumer le feu à un endroit d’où ilpût gagner facilement tous les bois du comte de Nansac, car, depréparer plusieurs foyers, c’était appeler les soupçons ; misà une seule place, ça passerait pour un accident. Enfin, lequatrième point, c’est qu’il fallait mettre le feu la nuit, afinque les secours ne vinssent pas arrêter l’incendie à sondébut.

Pour un enfant de mon âge, tout çan’était pas trop mal arrangé ; le malheur était que ce fûtpour une mauvaise action ; mais, poussé au mal, je n’étais pasle seul coupable.

Tandis que je ruminais ces choses dansma tête, ma mère, ayant su qu’on avait besoin de faneuses auCheylard, y alla le lendemain, me laissant seul pour tout le tempsdes fenaisons, car c’était trop loin pour revenir chaque soir. Ellese fâchait de ça, mais je la tranquillisai en l’assurant que je nem’inquiétais point d’être seul. Si je lui avais dit la vérité,j’aurais dit que j’en étais content. Le premier jour, jel’accompagnai jusqu’au Cheylard, où, ayant demandé quelque peud’argent d’avance sur ses journées, elle acheta chez le fournier deRouffignac une tourte de pain que j’emportai.

Mon plan était bien arrêté, je n’avaisplus qu’à chercher un bon endroit et à attendre le moment propice.Il y avait une différence de trois ou quatre ans entre les coupesde la forêt de l’Herm et celles de La Granval qui se jouxtaient.Les premières étaient bonnes à couper l’hiver prochain, de manièreque la divise, ou limite, était facile à trouver et à suivre,surtout avec les grosses bornes cornières qu’il y avait de distanceen distance. Ayant bien considéré les choses, je me décidai pourune place où les bois de l’Herm entraient en coin dans les autres.Il y avait justement là un vieux fossé à moitié comblé : jecavai un petit four dans le talus, comme ceux que font les enfantspour s’amuser, j’assemblai quelques brassées de broussailles dansle fossé, et je m’en revins sans avoir été vu dequiconque.

Plusieurs jours se passèrent dansl’attente. Il faisait un soleil brûlant qui séchait sous bois lesherbes et les brindilles, ce qui me réjouissait, en me faisantespérer une belle flambée ; mais point de vent. Pourtant, unmatin, avec la lune le temps changea, et un fort vent d’est se mità souffler, à mon grand contentement. Toute la journée, jetrépignai, impatient, et, la nuit venue, j’emplis un vieux sabot debraises et de cendres, et, le cachant sous ma veste, je m’encourusà travers les bois.

Des nuages grisâtres filaient au ciel,le temps était orageux, le vent soufflait chaud, sous les taillis,courbant les fougères et la palène, ou herbe forestière, etbalançant à grand bruit les têtes des baliveaux et des arbres dehaute futaie. Aussi, tout en galopant, je me disais :« Pourvu qu’il ne pleuve pas cettenuit ! »

Lorsque j’arrivai à mon endroit, j’étaisessoufflé et tout en sueur. Il pouvait être sur les dixheures : je retrouvai mon petit four en tâtonnant, etaussitôt, vidant mon sabot dedans, je le bourrai d’herbes sèches etme mis à souffler sur les braises. L’herbe flamba rapidement :j’y ajoutai quelques brindilles, et, à mesure que le feu prenait,des petits morceaux de branches mortes. Après qu’il fut bienallumé, j’y jetai une brassée des broussailles sèches que j’avaisamassées et, incontinent, la flamme monta, gagnant le bois.Bientôt, sous l’action du vent, le taillis fut en feu, et je mesauvai comme j’étais venu, par les fourrés, emportant le sabot quim’aurait dénoncé.

Arrivé à la tuilière, les mainssaignantes, les jambes éraflées par les ronces, je me couchai touthabillé, agité, inquiet, ne craignant qu’une seule chose, que lefeu ne s’éteignît de lui-même, ou par l’orage qui ronflait au loin.Vers une heure après minuit, j’entendis de grands bruits, et, melevant, je sortis. Le tocsin sonnait aux clochers d’alentour, avecdes tintements pressés, sinistres. Une immense lueur rougeensanglantait les nuages qui s’enfuyaient emportés par le vent, etéclairait les coteaux. Des clameurs montaient des villages voisinsde la forêt : l’Herm, Prisse, Les Foucaudies, La Lande ;et, au milieu des bois, on entendait les cris des gens desMaureizes, de la Cabane, du Lac-Viel, de La Granval, qui couraientau secours.

Alors je fus pris d’un grandissime désirde contempler mon ouvrage. Ayant laissé passer ces gens, je gagnaià travers les coupes un des endroits les plus élevés de la forêt,où il y avait un grand hêtre sur lequel j’étais monté plus d’unefois, et, l’embrassant aussitôt, je me mis à grimper.

À mesure que je montais, je découvraisle feu, et, arrivé au faîte, l’incendie m’apparut dans toute sonétendue. La forêt de l’Herm brûlait sur une demi-lieue de largeur,semblable à un grand lac de feu. Les taillis, desséchés par lachaleur, flambaient comme des sarments ; les grands baliveauxisolés au milieu de l’incendie résistaient plus longtemps, mais,enveloppés par les flammes, le pied miné, ils finissaient partomber avec bruit dans l’énorme brasier où ils disparaissaient ensoulevant des nuages d’étincelles. La fumée chassée par le ventdécouvrait ce flot qui s’avançait rapidement, dévorant tout sur sonpassage. Les oiseaux, réveillés brusquement, s’élevaient en l’air,et, ne sachant où aller dans les ténèbres, voletaient effarésau-dessus du foyer géant. Sur le sourd grondement de l’incendies’élevaient dans la nuit les pétillements du bois vert se tordantdans la flamme, les craquements des arbres chus dansl’amoncellement de charbons ardents, et les voix des gens affoléstravaillant à préserver leurs blés mûrs. Dans les clairières, deslangues de feu s’allongeaient comme d’immenses serpents, ets’arrêtaient finalement à la lisière des bois. Sur le seuil desmaisons d’alentour, inondées d’une aveuglante lumière, des enfantsen chemise regardaient tranquillement brûler la forêt du comte deNansac. Les lueurs de l’immense embrasement se projetaient au loinsur les collines, éclairant les villages de rougeurs sinistres quise reflétaient dans le ciel incendié. Plus près, au-dessus desmaisons basses du village, les tours et les grands pignons duchâteau de l’Herm se dressaient comme une masse sombre oùbrillaient dans les vitres des reflets enflambés.

Je restai là, à cheval sur une grossebranche, jusqu’à la pointe du jour, suivant les progrès du feu,qui, sauf en quelques coins préservés par un bout de chemin, nes’arrêta qu’après avoir dévoré toute la forêt, laissant après luiun vaste espace noir d’où s’élevaient des nuages de fumée. Alors,repu de vengeance, je descendis de mon arbre, et m’en retournai àla tuilière, plein d’une joie sauvage.

Merci à mon petit four, on crut que lefeu avait été mis par des enfants en s’amusant ; ils furentinterrogés, tous ceux de par là, à tour de rôle ; maisinutilement : le comte de Nansac en fut pour six ou sept centsjournaux de bois brûlés.

Dès lors, il me sembla que je devenaisun homme. L’orgueil de ma mauvaise action me grisait ; jemesurais ma force à son étendue, et je me complaisais dans lesentiment de ma haine satisfaite. De remords, je n’en avais pasl’ombre, pas plus que le sanglier qui se retourne sur le veneur,pas plus que la vipère qui mord le pied du paysan. Au contraire, laréussite de mon projet m’affriandait jusqu’à me faire songer auxmoyens de me venger encore.

Le dimanche, quand vint ma mère passerla journée à la tuilière, elle me demanda si je n’avais pas eupeur, la nuit de l’incendie, à quoi je répondis que non, et que,tout à l’opposé, je m’étais réjoui en voyant brûler les bois ducomte.

À l’air dont je dis cela, elle meregarda, prise d’un soupçon, et puis, comprenant tout à coup, sejeta sur moi, m’enleva contre sa poitrine et m’embrassafurieusement.

– Ah ! dit-elle en me reposantà terre, il ne sera jamais assez puni !

Trois ou quatre jours après, lesfenaisons finies, la pauvre femme revenait tard, recrue, épuisée defatigue, pour avoir peiné toute une longue journée de quinze heuressous un soleil pesant. Elle se hâtait fort afin d’arriver avantl’orage qui la suivait, mais elle eut beau se presser, un peu aprèsavoir passé La Salvetat, les nuages crevèrent à grand bruit, ettoute en sueur, haletante, une pluie froide mêlée de grêlons luitomba dessus, de manière qu’au bout de trois quarts d’heure,lorsqu’elle arriva sous cette pluie battante, trempée jusqu’à lapeau, elle triboulait, c’est-à-dire grelottait, et n’en pouvaitplus. N’ayant pas d’autres habillements pour se changer, elle secoucha, et, moi, j’en fis autant. Toute la nuit je la sentis contremoi, brûlante, agitée par la fièvre, et tourmentée dans sondemi-sommeil de mauvais rêves qui la faisaient déparler, oudélirer. Le matin, comme c’était une vaillante femme, elle voulutse lever ; mais, ayant mis la marmite sur le feu pour fairecuire des pommes de terre, elle fut obligée de se recoucher, prisede frissons avec de forts claquements de dents, et se plaignantd’un grand mal dans les côtés.

La voyant ainsi, je la couvris de toutce que je pus trouver, de son cotillon séché, et, finalement, de maveste, mais elle frissonnait toujours. Je pensai alors à allerquérir du secours, mais lorsque je lui en parlai, elle me ditfaiblement :

– Ne me quitte pas, monJacquou !…

Comme on doit penser, j’étais bieninquiet. Ne sachant que faire pour apaiser la soif qui latourmentait, je coupai en quartiers des pommes d’anis que la pauvrefemme avait portées pour moi dans la poche de son tablier, et, lesfaisant bouillir, j’en fis une espèce de tisane que je lui donnaislorsqu’elle demandait à boire, ce qui était souvent. Quelquefois,je me disais que, si elle pouvait s’endormir, je courrais jusqu’auxGranges pour avoir du secours ; mais, quand je me bougeais lemoindrement, elle ouvrait les yeux et disait :

– Tu es là, mon Jacquou ? neme laisse pas !

Et je lui répondais, en lui prenant lamain :

– Ne crains point, mère, je ne tequitterai pas.

Et elle refermait les paupières, briséepar la fièvre, et la poitrine haletante, oppressée.

Lorsqu’elle s’assoupissait un peu,j’allais sur la porte et j’épiais si quelqu’un passait par là. Maisdans cet endroit sauvage, où personne n’avait affaire, qui n’étaitsur aucun chemin, on ne voyait guère jamais personne, sinon, deloin en loin, un pauvre diable longeant l’orée des bois, sa serpesous son sans-culotte, ou autrement dit sa veste, et s’en allantfaire son faix dans les taillis. Et, personne ne se montrant, jerentrais bien ennuyé, et lorsque ma mère se réveillait, j’essayaisde lui faire comprendre qu’il lui fallait avoir la patience derester deux heures seule, tandis que j’irais chercherquelqu’un ; mais à tout ce que je pouvais lui dire, elle nesavait que répondre toujours :

– Ne me quitte pas, monJacquou !

Ou bien, n’ayant pas la force de parler,elle secouait la tête pour dire non.

La nuit d’après, elle se mit à délirer,parlant de guillotine, de galères, appelant son pauvre homme, mortlà-bas, sur une planche nue, les fers aux pieds. Tous nos malheurslui revenaient dans la tête, et l’affolissaient. Elle criait aprèsle comte de Nansac, et reniait la vierge Marie qui n’avait passauvé son homme. Dans sa fièvre, elle battait des bras sur lecouvre-pieds pour chasser le bourreau qu’elle disait voir au fonddu lit, ou cherchait à se lever pour aller rejoindre son Martissouqui l’attendait. J’avais grand-peine à la calmer un peu ; ilme fallait monter sur le lit, la prendre par le cou et lui parlercomme à un petit drole en l’embrassant. Au matin, harassée defatigue, elle s’assoupit un peu et, moi, la voyant ainsi, je crusqu’elle allait mieux ; mais, lorsqu’elle se réveilla ensursaut avec une longue plainte, je vis bien que non. Sarespiration devenait de plus en plus pénible, précipitée, et lafièvre était si forte que sa main brûlait la mienne. La journée sepassa ainsi, et quand revint la nuit, elle ne pouvait plus parler,mais se doulait* et s’agitait désespérément. Oh ! quellenuit ! Qu’on s’imagine un enfant de neuf ans, seul dans unecahute perdue au milieu des bois, avec sa mère agonisante !Pendant plusieurs heures, la pauvre malheureuse se débattit contrela mort, faisant aller follement ses bras, essayant d’arracher lecouvre-pieds, se soulevant tout entière dans les transports de lafièvre, les yeux égarés, la poitrine haletante, et retombant sur lelit, le souffle lui faisant défaut un instant, pour reprendreencore par un pénible effort. Vers la minuit ou une heure, lafièvre cessa, et un bruit rauque sortit de sa poitrine, le rommeauou râle de la mort ! Cela dura une demi-heure ; j’étaissur le banc près du lit, et, à moitié couché, je tenais la main dema pauvre mère serrée contre ma poitrine. La connaissance luirevint tout à fait à la fin ; elle tourna vers moi ses yeuxpleins d’un angoisseux désespoir et deux grosses larmes coulèrentsur ses joues amaigries et hâlées ; puis ses lèvres remuèrent,le râle s’arrêta : elle était morte.

Alors, moi, plein de douleur etd’épouvante, je l’appelai :

– Mère !mère !

Et je me mis à sangloter sur sa main queje gardais toujours dans les miennes.

Je restai longtemps là, immobile,affaissé. Lorsque je relevai la tête, à la lueur du chalel, que levent venant du trou de la tuilée faisait vaciller, je vis la figurede ma mère qui prenait une teinte de cire jaunâtre. Ses yeuxétaient restés ouverts, et aussi sa bouche, dont les lèvresrétractées, laissaient voir les dents. Oh ! de quelle funèbreterreur je fus pris en la voyant ainsi ! Je ne pus la regarderune minute, et, me cachant la figure dans les draps, rempli dedésespoir et d’effroi, j’achevai de passer de la sorte cettehorrible nuit.

Le jour venu, je me relevai un peurassuré et j’avisai ma pauvre mère. Maintenant elle était froide,roidie par la mort ; sa main que je touchais glaçait lamienne ; ses cheveux noirs, défaits dans les mouvements defièvre, s’épandaient en mèches épaisses sur le lit, comme desserpents ; sa pâleur était devenue terreuse ; ses yeuxétaient vitreux et ternis, et sa bouche, toujours grande ouverte,semblait clamer le désespoir de laisser son drole seul sur laterre.

Je restai là un moment à la contempler,puis, faisant ce que j’avais ouï dire qu’on faisait en tel cas, jelui couvris la figure avec le linceul, et, ayant fermé la porte, jem’en fus chercher quelqu’un. Au Petit-Lac, une femme qui filaitaccotée contre un mur, me voyant passer bien ennuyé, me demanda ceque j’avais. Lui ayant dit ce qui en était, elle leva les bras endisant :

– Sainte Vierge !

Et puis elle me fit une quantité dequestions, et finit par me dire :

– Ah ! donc, tu es le drole dudéfunt Martissou !

Et ce fut tout. Comme elle ne me faisaitaucune offre de service, je la quittai et m’en allai tout droit àBars, chez le maire qui tout de suite me reconnut.

– Et qu’est-ce que tudemandes ? me dit-il rudement, selon son habitude.

Après que je lui eus dit la mort de mamère, il fit un geste de mauvaise humeur, grommela quelques parolesentre ses dents et finit par me répondre touthaut :

– Tu peux t’en retourner, on ferale nécessaire.

Je m’en revins à la tuilière etj’attendis assis devant la porte toute la journée. Sur les cinqheures, quatre hommes vinrent avec une espèce de civière à rebords,sorte de caisse longue avec des brancards dont on se servait pourporter en terre les pauvres qui n’avaient pas de quoi avoir uncercueil, ce qui était commun en ce temps-là. Entrés qu’ils furent,l’un d’eux découvrit la figure de ma mère et dit :

– Pauvre femme ! elle étaittrop jeune pour mourir !

Voyant qu’elle n’était pas pliée,ensevelie, ils la laissèrent dans les draps, les rabattirent, puisl’ayant mise dans le vieux couvre-pieds, tout bâti et rapiécé demorceaux différents, après l’avoir bien arrangée dedans, ilsattachèrent les linceuls au-dessus de la tête et aux pieds. Celafait, ils prirent ce pauvre corps roide et le posèrent sur lacivière, puis chacun prit un des quatre bras, et, étant sortis dela maison, ils se mirent en marche à travers la forêt.

La journée avait été chaude ; lesoleil qui baissait envoyait ses rais à travers les taillis commedes pailles d’or. Les oiseaux commençaient à se retirer pour lanuit et voletaient dans les branches. On étouffait dans ces boissans air, et les chemins étaient mauvais, de sorte que les porteursfatigués s’arrêtaient souvent et s’essuyaient le front avec leurmanche. Puis, reposés, ils crachaient dans leurs mains,empoignaient les brancards et se remettaient en route.

Moi, je les suivais machinalement,m’arrêtant lorsqu’ils s’arrêtaient, repartant avec eux, perdu dechagrin, sans penser à rien, regardant d’un œil fixe le corps de mamère plié dans le couvre-pieds, qui s’en allait secoué par l’effetdes accidents de terrain, et autour duquel de grosses mouchesnoires venaient bourdonner…

Au sortir de la forêt, les chemins étantdécouverts et meilleurs, les hommes purent porter tout le temps surl’épaule et hâtèrent le pas. En passant près d’un village, unevieille pauvresse, qui venait de chercher son pain, comme enfaisait foi son bissac à moitié plein sur son échine courbée, sesigna disant à mi-voix :

– C’est grand’pitié de voir unepauvre créature portée en terre comme ça !

Et, tirant son chapelet de sa poche,elle suivit avec moi.

L’Ave Maria sonnait comme nousarrivions au bourg de Bars. Les hommes posèrent la civière devantle portail de l’église, et l’un d’eux alla quérir le curé. Celui-civint, un moment après, jeta un coup d’œil froid sur le corps, etdit :

– Cette femme ne fréquentait pasl’église et n’a pas fait ses Pâques ; elle reniait Dieu et lasainte Vierge ; c’est une huguenote : il n’y a pas deprières pour elle… Vous pouvez la porter dans le coin du cimetièreoù la fosse est creusée.

Les hommes restèrent un instant étonnés,puis, reprenant leur fardeau, ils entrèrent dans le cimetièretandis que la vieille me disait :

– Si tu avais eu de quoi payer, ilaurait bien fait l’enterrement tout de même… Jésus monDieu !

Dans un coin du cimetière, plein depierraille, de ronces et d’orties, le trou était là tout prêt, etl’homme qui l’avait fait attendait. Sur la planche inclinée, lesporteurs placèrent le corps et, autant qu’ils purent, le firentglisser doucement. Puis ils ôtèrent peu à peu la planche, et mapauvre mère se coucha au fond du trou noir, où elle était à peineétendue que le fossoyeur commença à jeter la terre et les pierresqui tombaient sur elle avec un bruit mat…

Pendant ce temps la nuit était venue, etmoi, noyé dans mon chagrin, j’étais debout, regardant commeimbécile la fosse qui se comblait. À côté, la vieille, à genoux,disait son chapelet. Après que l’homme eut achevé, elle se leva,fit un signe de croix et, me touchant le bras, medit :

– Viens-t’en, mon petit, c’estfini.

Et je la suivis jusqu’au village où onla retirait dans une grange, et, lorsqu’elle m’eut fait monter,écrasé de douleur et de fatigue, je tombai sur le foin et jem’endormis d’un lourd sommeil.

IV

Le matin, à mon réveil, je fus toutétonné de me trouver dans un grenier à foin ; mais bientôt lamémoire me revint. Je regardai autour de moi : la vieilleétait partie, mais, se doutant que j’aurais faim, elle m’avaitlaissé un bon morceau de pain. Mon ventre criait, comme ça devaitêtre depuis deux jours que je n’avais rien mangé. Pourtant, quoiquece pain fût de pur froment, qu’il eût l’air bien propre, je sentaisune grande répugnance à y toucher. Chez nous autres, aussi pauvresque soient les gens, ils ont horreur du pain de l’aumône. On ditcommunément qu’un bissac bien promené nourrit son homme, mais avecça, le plus chétif paysan, dans la plus noire misère, s’estimeencore heureux de n’en être pas réduit là, et regarde avec unecompassion un peu méprisante ceux qui cherchent leur vie enmendiant.

Moi, songeant à cette bonne penséequ’avait eue la vieille, je me sentais comme ingrat de refuser cemorceau de miche ; et puis j’étais affamé, ce qui est uneterrible chose. Je pris donc le pain et je descendis du fenil. Dansla cour je ne vis personne, et la porte de la maison étaitfermée ; ce qu’ayant vu, je m’en allai en mangeant.

Arrivé à la tuilière, lorsque j’aperçuscette masure déserte et ce châlit sur lequel il ne restait plus quela paillasse et une méchante couette, je m’assis sur le banc et memis à pleurer en songeant à ma mère écrasée là-bas sous six piedsde terre et en me voyant tout seul au monde. Ayant pleuré mon aisepour la dernière fois, je me décidai à partir. Mais, auparavant, nevoulant pas laisser traîner les méchantes hardes de ma chère morte,je fis tout brûler dans le foyer. Ceci fait, je passai le havresacde corde sur mon épaule, je pris le bâton d’épine de mon père, et,ayant jeté un dernier regard sur le lit où il me semblait toujoursvoir le pauvre corps roidi qui n’y était plus, je sortis de cettebaraque, abandonnant notre misérable mobilier.

Mon idée était de me louer commedindonnier, et je pensai tout d’abord à la Mïon de Puymaigre, nonpour me rendre chez eux, car pour rien au monde je n’aurais vouludemeurer sur les terres du comte de Nansac, mais pour m’enseignerquelque place.

Une fois rendu à Puymaigre, je fusétonné d’y trouver une nouvelle métayère qui me dit que la Mïon etson homme s’en étaient allés bordiers, du côté de Tursac, et, sereprenant, elle ajouta : « ou de Cendrieux » ;elle ne savait trop. Je connus tout de suite que la pauvre femmen’était pas des plus adroites, car Tursac est sur la Vézère, entirant vers le midi, à un endroit où la rivière fait un grand tour,comme le nom l’indique, tandis que Cendrieux est au couchant. Lalaissant donc, je rentrai dans la forêt, et, en cheminant, je vinsà penser à Jean le charbonnier qui avait aidé mon père à se cacher.J’avais ouï dire qu’il était du côté de Vergt, où il avait pris ducharbon à faire, mais, pour savoir au juste, j’allai aux Maurezies,où il avait une petite maison à lui. Lorsque j’y fus, on me dit queJean avait fini à Vergt, et qu’il était pour l’heure dans la forêtde la Bessède, au-delà de Belvès. Voyant ça, je remerciai les genset je m’en fus au hasard, cherchant les bonnes maisons, car cen’est pas chez les pauvres qu’on a de grands troupeaux de dindons àgarder.

À ceux que je rencontrais sur leschemins, dans les villages, je demandais où je pourrais trouver àme louer, mais les premiers auxquels je m’adressai ne me surentrien dire de bon. Lorsque c’étaient des femmes, comme elles sontcurieuses, tout ainsi que des hommes qu’il y a, elles medemandaient de chez qui j’étais et, après que je leur avais ditbonnement la vérité, je connaissais que ça ne les disposait pasbien pour moi. Le fils de ce Martissou le Croquant, qui avait tuéLaborie et qui était mort aux galères, ça leur faisait une mauvaiseimpression, quoiqu’elles sussent bien qu’il n’était pas unscélérat, et il y en avait, sans doute, qui se disaient enelles-mêmes le vieux proverbe : « De race le chienchasse ». Voyant ça, il me vint en idée de dire un autrenom ; aussi, lorsque je fus aux Foucaudies, à la questionforcée : « De chez qui es-tu ? » je répondisassurément :

– De chez Garrigal, de laJugie.

– Et où c’est-il, laJugie ?

– Dans la paroisse de Lachapelled’Albarel.

Comme ce n’était pas dans leur renvers,ou voisinage, les gens ne connaissaient pas cet endroit de laJugie ; et ça aurait été difficile qu’ils le connussent,d’ailleurs, vu qu’il n’y en a pas dans la commune de Lachapelle,comme je le sus deux ou trois jours après.

On aurait cru que, de céler mon nom, çaallait me porter bonheur, car une femme me dit :

– Tu pourrais aller voir àl’Auzelie, et puis ensuite à la Taleyrandie.

Je me fis enseigner le chemin del’Auzelie, mais arrivé que j’y fus, on me dit que tous les petitsdindons avaient crevé en mettant le rouge, pour s’être trouvés sousun orage.

De là je fus à la Taleyrandie, et je meprésentai à la cuisinière, une bonne grosse femme :

– Mon pauvre drole, fit-elle, tuviens trop tard ; on en a loué un.

Je la remerciai et je repartais,lorsqu’elle me dit d’attendre, et, un instant après, elle me portaun gros morceau de pain sur lequel elle avait écrasé desharicots.

Je n’étais pas encore bien maté par laMarane, ou malchance, c’est pourquoi je devins rouge, et lui disque je ne demandais pas la charité.

– Aussi je ne te le donne pas parcharité, fit-elle, mais c’est que j’ai un drole de ton âge… Allons,tu peux le prendre, va ! ajouta-t-elle en me voyanthésiter.

Je pris le morceau de pain et, ayantbien remercié la cuisinière, je m’en fus devant moi sans savoir oùj’allais.

Vers le soir, je commençai à penser oùje me retirerais pour la nuit. En face de moi, sur le coteauvoisin, un village était campé, dont les vitres brillaient ausoleil couchant avec des reflets d’incendie. Mais d’aller ydemander l’abri, c’était comme pour le manger, ça me faisaitcrème*. J’avais pourtant couché la veille dans une grange, comme unmendiant, mais je m’étais laissé conduire par la vieille, nesachant où j’en étais. Il faisait beau temps, et chaud, de manièreque je ne me tracassai pas trop de ça, et je continuai mon chemin.La nuit m’attrapa du côté de la Pinsonnie, lorsque, avisant dansune vigne perdue une de ces cabanes rondes au toit de pierrepointu, j’y allai droit. Il y avait, dans la logette, de la brandeet des fougères sèches qui marquaient qu’on y venait au guet :je m’arrangeai sur cette litière et je m’endormis.

Au matin, dès l’aube, je repartis, et,pendant de longues heures, je marchai au hasard, m’offrant dans lesgrosses maisons mais inutilement. Ce jour-là, je ne mangeai pas,ayant toujours honte de mendier, et, quand vint la nuit, je mecouchai au pied d’un châtaignier, dans un tas de bruyère coupée. Jene sommeillai pas tout d’abord, car je commençais à m’inquiéter dene pas trouver à me louer, et je me demandais ce que j’allaisdevenir si cela continuait ainsi. Enfin, malgré cette inquiétude etles tiraillements de mon estomac, je finis par fermer lesyeux.

Le soleil me réveilla, et je me remis enmarche ; mais j’avais tellement faim qu’en passant dans unvillage appelé La Suzardie, et voyant sur sa porte une femme quiavait une bonne figure, je surmontai ma honte et je lui demandai lacharité, « pour l’amour de Dieu », selon l’usage, et enbaissant les yeux. La femme alla me chercher un morceau de pain,qui était aussi noir et dur que pain que j’aie vu ; malgré ça,je me mis à le manger tout de suite comme un affamé que j’étais.Alors, m’ayant questionné, comme de bon juste, mes réponses ouïes,cette femme m’enseigna le chemin du château d’Auberoche, assez prèsde Fanlac, où peut-être on me prendrait. Mais, arrivé à Auberoche,le maître valet me dit, sans autre explication, qu’on n’avait pasbesoin de moi céans.

Je commençais à croire que quelquesorcière m’avait jeté la mauvaise vue ; mais que faire àcela ? Je repartis donc, et, grimpant le rude coteau pelé aufond duquel est le château, je m’en allai vers Fanlac.

Tout en montant le chemin roide etpierreux bordé de murailles de pierres sèches, je faisais detristes réflexions sur mon sort. Depuis trois jours que je galopaisle pays, j’avais vu des enfants de mon âge dans les maisonsbourgeoises et chez les paysans, et je songeais que ceux-là étaientheureux qui avaient leurs parents autour d’eux, une demeure où seretirer, et la vie à souhait, ou tout au moins le nécessaire. Nonpas qu’une basse envie me travaillât, mais, en comparant madestinée à la leur, je sentais plus vivement mon isolement et mondénuement de toutes choses. Tout de même, je tâchais de prendrecourage en suivant ce chemin pénible, mû par l’espérance. Le soleilrayait fort et tombait d’aplomb sur ma figure hâlée ; ilfaisait une chaleur à faire bader les lézards, ou luserts, commedit l’autre, et les pierres du chemin brûlaient mes pieds nus.Aussi, lorsque je fus sur la crête du haut coteau rocailleux où estpinqué le petit bourg de Fanlac, j’étais rendu, et je m’assis àl’ombre de la vieille église pour me reposer.

Il me sembla, en arrivant sur cettehauteur, d’où l’on domine le pays, que mes chagrins s’apaisaient.C’est qu’à mesure qu’on monte, l’esprit s’élève aussi ; onembrasse mieux l’ensemble des choses de ce bas monde où tant demisères sont semblables aux nôtres, et l’on se résigne. Et puis onrespire mieux sur les hautes cimes et, en ce moment, avec l’airpur, l’ombre et le repos me donnaient un bien-être quim’engourdissait. Le bourg était désert quasi, la plupart des gensétant dans les terres à couper le blé. De tous côtés les cigalesfolles grinçaient leur chanson étourdissante, toujours la même, et,autour du clocher, dans le ciel d’un bleu cru, les hirondelless’entre-croisaient avec de petits cris aigus. Un écho affaibli deschansons des moissonneurs montait de la plaine et se mêlait auxvoix des bestioles de l’air. Sur la petite place devant l’église,au pied d’une ancienne croix, un coq grattait dans le terreau etappelait ses poules pour leur faire part d’un vermisseau. Jecontemplais tout cela, machinalement, les yeux demi-clos, bercé parces bruits qui m’enveloppaient, et alangui par le manque denourriture. Tandis que j’étais là, rêvant vaguement au sort quim’attendait, l’angélus de midi sonna dans le clocher, envoyant auloin, sur la campagne brûlée par le soleil, un son clair, etfaisant vibrer la muraille massive contre laquelle je m’étaisadossé. Puis la cloche se tut, et le curé sortit de l’église, où ilvenait sans doute de remplacer son marguillier occupé à la moisson.En me voyant, il s’arrêta et me dit avec une voix forte, mais bonnepourtant :

– Que fais-tu là,petit ?

Je m’étais levé, et, pendant que je luiracontais mon histoire, en gros, il me regardait d’un air decompassion. J’étais bien fait pour ça, car, depuis que je traînaismes habillements, ils étaient en guenilles. Ma culotte trouéelaissait voir ma peau, et, tout effilochée, ne me venait guèrequ’au-dessus du genou, tenue tant bien que mal par une cheville debois à mode de bouton. Ma veste était de même, déchirée partout, etma chemise, sale, usée et toute percée. Mes pieds nus etpoussiéreux étaient égratignés par les ronces, et mes jambes demême. J’étais nu-tête aussi, mais, dès cette époque, j’avais uneépaisse tignasse qui me gardait du soleil et de la pluie. À mesureque le curé m’examinait, je voyais, dans ses yeux couleur de tabac,sourdre une grande pitié. C’était un homme de taille haute, fort,aux cheveux noirs grisonnants, au front carré, aux jouescharbonnées par une barbe rude de deux jours. Son grand nez droit,charnu, partageait une figure maigre, et son menton avancé, avec untrou au milieu, finissait de lui donner un air dur qui m’effrayaitun peu ; mais ses yeux, où se reflétait la bonté de son cœur,me rassuraient.

Quand j’eus fini de parler, le curé medit :

– Viens avec moi.

La maison curiale était là, tout près del’église, la porte donnant sur la petite place, pas loin d’un vieuxpuits à la margelle usée par les cordes à puiser l’eau. Entré queje fus derrière le curé, sa servante, qui était en train de tremperla soupe, s’écria :

– Hé ! qui m’amenez-vouslà ?

– Tu le vois, un pauvre enfant malcouvert et qui n’a plus ni père ni mère.

– Mais il doit avoir despoux ?

Moi, je secouai la tête, ce qui amenasur les lèvres du curé un petit commencement de sourire, tandisqu’il répondait à sa chambrière :

– S’il en a, ma pauvre Fantille,nous les lui ôterons ; le plus pressé, c’est de le fairemanger, car je crois que depuis quelque temps il ne vit pas tropbien.

Et là-dessus, allant au vaisselier, il yprit une assiette de faïence à fleurs, une cuiller d’étain, etensuite remplit l’assiette d’une bonne soupe aux choux.

– Tiens, mange.

Tandis que je mangeais avidement, deboutau bout de la table, le curé me regardait faire avec plaisir. Aprèsque j’eus fini, il prit un pichet que la Fantille était alléeremplir et me versa un bon chabrol.

– Tu en mangerais bien encore unepleine cuiller ? me dit-il, en montrant la soupe, lorsquej’eus achevé de boire.

Je n’osais dire oui, par honnêteté, maisil le connut et me remplit de nouveau mon assiette, après quoi ilpassa de l’autre côté, où la servante lui porta lasoupière.

Un quart d’heure après, ayant déjeuné,le curé m’appela.

– Donc, tu es de la Jugie, dans lacommune de Lachapelle-Aubareil ? dit-il en déroulant unecarte.

– Oui, monsieur le curé.

Il chercha un moment, puis me dit d’unevoix grave :

– Tu mens, mongarçon !

Je devins rouge et je baissai latête.

– Allons, dis-moi la vérité, dechez qui es-tu ? d’où viens-tu ?

Alors, gagné par sa bonté, je luiracontai tous mes malheurs, la mort de mon père au bagne et cellede ma mère à la tuilière, il y avait quatre jours seulement.Pendant que je parlais, lui expliquant ce qui s’était passé, lahaine du comte de Nansac perçait dans mes paroles, tellement qu’ilme dit :

– Alors, si tu pouvais te venger,tu le ferais ?

– Oh ! oui ! répondis-je,les yeux brillants.

Une idée lui vint :

– Peut-être tu l’as déjàfait ? dit-il en me regardant fixement.

– Oui, monsieur le curé…

Et, sur le coup, pris du besoin de meconfier à lui, je racontai tout ce que j’avais fait :l’étranglement des chiens et l’incendie de la forêt.

– Comment, malheureux ! c’esttoi qui as mis le feu à la forêt de l’Herm ?

Après que je lui eus répété la chose, ilresta un moment sans parler, les yeux sur la carte. Puis, relevantla tête, il me dit, d’une voix qui me remuait dans le creux del’estomac :

– Souviens-toi bien de ne plusjamais mentir ! Et rappelle-toi aussi qu’il faut pardonner àses ennemis.

Pardonner au comte de Nansac !c’était une idée qui ne me riait pas : il me semblait que ceserait une lâcheté et une trahison envers mes parents morts ;mais je ne dis rien, et le curé se leva en m’avertissant del’attendre.

Tandis qu’il était dans une secondechambre à côté, où il couchait, je regardai celle oùj’étais.

Elle était grande, comme dans lesmaisons d’autrefois où l’on ne s’enfermait pas dans des boîtesainsi qu’aujourd’hui. Les murs nus, mal unis, étaient blanchis à lachaux ; au plafond, des solives passées en couleurgrise ; sous les pieds, un plancher raboteux et mal joint. Aumilieu était la table massive où mangeait le curé ; dans lefond, un cabinet ancien en noyer ; sur le grand côté, ungrossier buffet du même genre sans dressoir faisait face à lacheminée en bois de cerisier, surmontée d’un crucifix de plâtrecomme en vendent les colporteurs. Autour de la pièce, le long dumur, de vieilles chaises tournées, communes, étaient rangées, et,au bout, une fenêtre à profonde embrasure, sans rideaux, laissaitvoir les coteaux au loin et éclairait mal la chambre.

Tout cela sentait la simplicitécampagnarde, l’indifférence pour le bien-être intérieur, le méprisdes choses matérielles.

Cependant le curé revint avec un paquetde linge sous le bras et m’emmena.

En passant dans la cuisine, la Fantille,voyant le paquet, hocha la tête :

– Vous savez que bientôt vous n’enaurez plus pour vous changer !

– Bah ! fit le curé sanss’émouvoir, il y a encore des chènevières dans la commune, et puisdes fileuses… sans compter que Séguin, le tisserand, ne demandequ’à travailler.

Et nous sortîmes, tandis que la Fantilledisait :

– Oui, oui, riez, et puis quandvous n’aurez plus de chemises…

Je n’entendis pas la fin.

Au milieu d’une petite ruette passantentre des jardins, et aboutissant à des vignes encloses demurailles basses d’où sortaient des pousses de figuiers, le curéouvrit une porte ronde, et nous nous trouvâmes dans une cour ferméepar une écurie, des volaillères, un fournil et de grands murs. Aufond, une vieille maison terminée d’un côté par un pavillon à unétage avec un toit très haut.

Dans la cour, une chambrière donnait dugrain à la poulaille et aux pigeons.

– Votre demoiselle y est,Toinette ? fit le curé.

– Oui bien, monsieur le Curé, elleest dans le salon à manger.

– En ce cas, je passe par lejardin.

Et, poussant une petite claire-voie, lecuré longea le mur tapissé de jasmins, de rosiers grimpants, degrenadiers en fleur, et s’arrêta devant un perron de trois marches.La porte-fenêtre était ouverte, et, à l’entrée, une vieilledemoiselle, en cheveux blancs, travaillait assise dans un grandfauteuil, avec une chaise pleine de linge devant elle.

Entendant le curé la saluer, elle relevases besicles et dit :

– Ah ! c’est vous, curé ;gageons que vous m’apportez de l’ouvrage ?

– Tout juste… et de l’ouvragepressé même !

– Vous avez encore fait quelquebonne trouvaille ?

– Eh ! oui.

Et, se retournant, il me montra à lavieille demoiselle.

– Oh ! Seigneur Jésus !s’écria-t-elle, et d’où sort celui-ci ?

– De la Forêt Barade.

– Alors ça ne m’étonne pas qu’ilsoit ainsi dépenaillé… Viens çà, mon petit !

Et, lorsque, ayant monté les troismarches, je fus devant elle, elle ajouta :

– Il a bon besoin d’être nippé,c’est sûr.

– Pour commencer, dit le curé,voici de quoi lui faire deux chemises.

La vieille demoiselle déplia les deuxchemises et fit :

– Hum ! elles ne sont pas tropbonnes, curé ! Enfin, nous tâcherons d’en tirerparti.

Et, ce disant, elle mesurait sur moi,avec une chemise, la longueur du corps, celle des manches, etmarquait tout cela au moyen d’épingles.

– Je vais m’y mettre tout de suite,continua-t-elle ; Toinette m’aidera, et demain il en aura une…Il est gentil, cet enfant-là, vous savez, curé – ajouta-t-elle enrelevant les yeux sur moi – et il a l’air éveillé comme une potéede souris.

– Ah ! les femmes !toujours sensibles aux avantages physiques ! dit le curé enplaisantant.

– Si cela était, riposta la vieilledemoiselle en riant, nous ne serions pas si bons amis.

– Bien touché ! fit le curé enriant aussi. Et où est M. le Chevalier ?

– Il est allé jusqu’à La Grandie,voir si le meunier a ramassé beaucoup de blé.

– C’est à craindre que non. Avec lasécheresse qu’il fait depuis un mois, l’étang doit être à sec…Allons, mademoiselle, au revoir et merci !

En sortant de là, nous allâmes chez letisserand. Dans une espèce d’en-bas, comme un cellier, où l’on n’yvoyait guère, l’homme était assis sur une barre, faisant aller sonmétier des pieds et des mains, comme une araignée filant satoile.

– Séguin, dit le curé, il mefaudrait de bon droguet solide, pour faire des culottes à ce droleet une veste.

– Ça ne sera pas de gloire…monsieur le Curé, je vais vous donner ça.

Et, ayant fait le prix, l’homme mesuraavec son aune l’étoffe que le curé emporta. En chemin, il entradans une petite maison.

– Ton homme n’y est pas,Jeannille ?

– Eh ! non, monsieur le Curé,il travaille à Valmassingeas ; mais demain il aurafini.

– Alors, qu’il vienne demain, sansfaute ; ne manque pas de l’avertir ; c’est pour habillerce drole : tu vois qu’il en a besoin.

– Oui, le pauvre !

– Maintenant, me dit le curé ennous en allant, je te ferai porter une paire de sabots de Montignacet un bonnet : ainsi tu seras équipé.

– Faites excuse ; monsieur leCuré, mais je n’ai pas besoin de sabots avant l’hiver, étanthabitué à marcher nu-pieds dans les pierres et les épines, et, pource qui est d’un bonnet, je ne puis rien souffrir sur latête.

– C’est vrai que tu as une bonneperruque ; mais tout ça te servira à un moment ou àl’autre.

Dès que nous fûmes rentrés, la Fantilledemanda au curé où est-ce qu’il entendait me fairecoucher.

– Dans la chambrette qui estderrière la tienne, où l’on met les hardes ; tu lui arrangerasle lit de sangles.

Et il alla dans le jardin lire sonoffice.

Le soir, M. le chevalier deGalibert vint après souper, et, me voyant, dit :

– Ah ! ah ! voilà lepetit sauvage de la Forêt Barade… Quels yeux noirs, et quelscheveux ! il y a là une goutte de sang sarrasin… Et quefaisais-tu là-bas, garçon ?

Lorsque je lui eus conté mon histoire,sans parler pourtant de l’étranglement des chiens ni de l’incendiede la forêt, le chevalier tira une tabatière d’argent de la grandepoche de son gilet, prit une bonne prise, et donna cettesentence :

Cil va disant : « Noblesseoblige »,

Qui, maufaisant, ses pairsafflige.

Puis il s’en fut trouver le curé aujardin en marmottant entre ses dents :

– Décidément, ce Nansac ne vaut pascher.

Deux jours après, j’étais habillé deneuf, et j’avais une chemise blanche. Mon pantalon et ma veste dedroguet me semblaient superbes après mes guenilles ; mais jecontinuai à aller tête et pieds nus.

– À ton aise, m’avait dit lecuré ; pourtant, le dimanche, il te faudra mettre les bas quela Fantille te fait, et tes sabots, pour venir à lamesse.

Quel changement dans monexistence ! Au lieu d’être par les chemins à chercher monpain, sans savoir où je coucherais le soir, j’avais le vivre et lecouvert, et tout mon travail consistait à aller puiser de l’eau oufendre du bois pour la cuisine ; à aider la Fantille auménage, et le curé au jardin ; je n’avais qu’une peur, c’estque ça ne durât pas.

Un soir, tout en arrosant, le curé meparla ainsi :

– Maintenant que te voilàapprivoisé, je vais t’enseigner à parler français d’abord, à lireet à écrire ensuite ; après, nous verrons.

Je fus bien content de ces paroles, carje compris alors que le curé s’intéressait à moi et voulait megarder. À partir de ce jour, tous les matins, après la messe, il memontrait, deux heures durant ; après quoi, il me donnait desleçons à apprendre dans la journée, et, le soir, il me faisaitencore deux heures de classe avant souper. J’étais tellementheureux d’apprendre, et j’avais tant à cœur de faire plaisir aucuré, que je travaillais avec une sorte de rage ; de manièrequ’il me disait quelquefois, le digne homme :

– Il faut se modérer en tout ;à cette heure, va-t’en demander à mademoiselle Hermine, ou àM. le Chevalier, s’ils n’ont pas besoin de toi.

Alors je laissais là mes cahiers et meslivres, et je courais trouver la demoiselle Hermine, bien heureuxlorsqu’elle me donnait quelque commission. J’allais chez lesmétayers chercher des œufs, ou une paire de poulets, ou à LaGrandie quérir de la farine pour faire une tarte. Puis, lorsqu’onm’eut indiqué le chemin de Montignac et que la demoisellem’envoyait acheter du fil, ou des boutons, et M. le Chevalierdu tabac, ah ! que j’étais content ! On peut croire queje ne m’amusais pas en route. En partant de Fanlac, il y avait unmauvais chemin pierreux qui descendait dans le vallon par une pentetrès roide. Je dégringolais ce chemin en galopant et en sautantparmi les pierres comme un cabri, puis, ayant traversé les prés etle ruisseau qui va se perdre dans la Vézère à Thonac, je remontais,toujours courant, la côte du Sablou. Il me semblait qu’ainsi, enfaisant grande diligence, je marquais ma reconnaissance pour labonne demoiselle qui m’avait fait ma première chemise, sans parlerd’autres depuis : elle m’eût fait passer dans le feu, certes,et j’aurais été heureux qu’elle me le commandât. Et puis elle avaitsi bien l’air de ce qu’elle était, bonne comme le bon pain, querien que de regarder sa douce figure et ses cheveux blancs sous sacoiffe de dentelles à l’ancienne mode, je me sentais couler du mieldans le cœur.

M. le chevalier de Galibert étaitun très bon homme aussi, mais c’était un homme, et il n’avait pastoujours de ces petites idées délicates comme sa sœur. Il étaitbien charitable également, mais il n’aurait pas su deviner lesbesoins des pauvres, et n’avait pas, comme la demoiselle, cesfaçons aimables de faire le bien qui en doublent le prix. Avec ça,il était d’un caractère jovial, aimant à rire et à plaisanter, etil avait toujours à son service une quantité de vieux dictons ousentences proverbiales dont il lardait son discours.

À un malheureux ildisait :

Le diable n’est pas toujours à laporte d’un pauvre homme.

À celui qui se plaignait de safemme :

Des femmes et deschevaux,

Il n’en est point sansdéfauts.

À un qui avait perdu sonprocès :

On est sage au retour desplaids.

À un homme trompé dans un marché, ilfaisait :

À la boucherie, toutes vaches sontbœufs :

À la tannerie, tous bœufs sontvaches.

À ceux qui se plaignaient de la pluie,il prêchait la patience :

Il faut faire comme à Paris, laisserpleuvoir.

Si c’était de la sécheresse, ildisait :

En hiver partout ilpleut :

En été, c’est où Dieuveut.

Lorsque les gens trouvaient que lesaffaires de la commune allaient mal, il les consolait de lasorte :

L’âne du commun est toujours le plusmal bâté.

Et ainsi de suite ; il n’étaitjamais à court.

Il les faisait bon voir tous les deux,le frère et la sœur, aller à la messe, le dimanche, habillés à lamode de l’ancien temps. Lui, en habit à la française de drap bleude roi, avec un grand gilet broché, une culotte de bouracan, desbas chinés l’été, de hautes guêtres de drap l’hiver, de bonssouliers à boucle d’acier, et un tricorne noir bordé sur sescheveux gris attachés en queue, représentait bien le gentilhommecampagnard d’avant la Révolution. Elle, avec sa coiffe à barbes dedentelles, son fichu de linon noué à la ceinture, par derrière, sajupe de pékin rayé qui laissait voir la cheville mince et le petitsoulier, son tablier de soie gorge-de-pigeon et ses mitainestricotées, mince de taille, de démarche légère, semblait une jeunedemoiselle d’autrefois, n’eût été ses cheveux blancs.

À la sortie, elle prenait le bras de sonfrère, tenant de l’autre main son livre d’heures, et, sur la petiteplace, tout le monde venait les saluer et les complimenter, tant onles aimait. Et elle voyait là tout son monde, s’informait de sespauvres, des malades, emmenait les gens chez elle, distribuait desnippes aux uns, une bouteille de vin vieux, de la cassonade, dumiel, aux autres. Ce jour-là, elle donnait les affaires auxquelleselle avait travaillé dans la semaine : bourrasses, ou langes,et brassières pour les petits nourrissons, cotillons et chemisespour les pauvres femmes. Elle et le curé connaissaient tout le payssur le bout du doigt, et ils se renseignaient l’un l’autre sur lesgens. Ce que l’un était mieux à même de faire, il le faisait ;et ces deux cœurs d’or, ces charitables amis des malheureux, nes’arrêtaient pas aux bornes de la paroisse, ils ne craignaient pasd’empiéter chez les autres, heureusement, car aux environs, ni mêmeà beaucoup de lieues à la ronde, on ne trouvait guère de curés etde nobles comme ceux-ci.

Moi, dans le commencement, j’étais toutétonné de voir ça. Avant celui de Fanlac, je n’avais connu en faitde curés que dom Enjalbert, le chapelain de l’Herm, qui nonobstantson gros ventre avait l’air d’un fin renard, d’un attrape-minon, etpuis le curé de Bars, mauvais avare bourru, qui avait du cœur commeune pierre. De nobles, je n’avais vu que le comte de Nansac,orgueilleux et méchant, qui était la cause de tous mes malheurs.Aussi dans ma tête d’enfant il s’était formé cette idée que lescurés et les nobles étaient tous des mauvais. À mon âge, cettemanière de raisonner était excusable, d’autant plus que je n’étaisjamais sorti de nos bois ; et il y a pas mal de gens, plusâgés et plus instruits que je ne l’étais, qui raisonnent de cettefaçon. Mais en voyant combien je m’étais trompé, j’avais une grandebonne volonté de me rendre utile à ceux qui me traitaient si bien,et je m’ingéniais à leur marquer ma reconnaissance. La demoiselleHermine aimait beaucoup les donjaux ; aussi, à la saison, jeme levais avant le jour pour passer le premier dans les bois oùl’on en trouvait. Et comme j’étais content de lui en apporter unbeau panier qui lui faisait pousser desexclamations :

– Oh ! les bellesoronges !

La jument blanche du chevalier n’avaitjamais été étrillée, brossée, soignée, comme depuis que j’étaislà : car, auparavant, Cariol, le domestique, prenait surtoutsoin de ses bœufs et la soignait un peu à coups de fourche, ainsiqu’on dit. Maintenant elle était bien en point et luisante, demanière que le chevalier lui-même, un jour que je la lui amenaispour monter, avec sa selle de velours rouge frappé, et les bouclesde la bride à la française brillantes comme l’or, me ditjovialement :

– C’est bien, mongarçon…

Qui aime Bertrand aime sonchien.

Pour le curé, lui, c’était un hommecomme il n’y en a guère ; il n’était sensible à rien de ce quetant de gens estiment. L’argent, il en avait toujours assez, pourvuqu’il pût faire la charité ; du boire et du manger, il s’enmoquait, disant que des haricots ou des poulets rôtis, c’est toutun. Et, à ce propos, il faisait quelquefois la guerre au chevalierqui était un peu porté sur sa bouche et, pour citer quelque chosede délicat, usait de ce dicton :

Aile de perdrix, cuisse de bécasse,toute la grive.

Mais c’était pour rire qu’il le piquaitainsi, sachant fort bien que plus d’une fois il avait envoyé lesmeilleurs morceaux à des voisins malades. Quoique enfant encoreignorant, comme celui qui ne fait que commencer à apprendre, jem’étais vite aperçu que rien n’était plus agréable au curé que defaire le bien, et de voir en profiter ceux à qui il le faisait.C’est ce qui me donnait tant de cœur à étudier, en voyant de quelleaffection il me montrait.

– Aussitôt que tu sauras bien lire,m’avait-il dit, tu apprendras les répons de la messe, et tu me laserviras, car ce pauvre Francès se fait vieux.

Quand la bonne volonté y est, on apprendvite. Aussi le curé me dit un jour :

– À Pâques, tu seras en état deservir la messe.

Je le remerciai simplement, car iln’était pas façonnier et n’aimait pas les compliments, quoique boncomme il n’est pas possible de le dire.

Lorsque vint le jour de Pâques, jesavais mes répons sur le bout du doigt. Une chose cependantm’ennuyait, c’était de ne pas comprendre les paroles latines ;je l’avouai au curé qui ne le trouva pas mauvais, car lui-mêmeprêchait toujours en patois pour être compris. Il m’expliqua doncce que voulait dire ce latin, et je fus content, parce que jetrouvais sot de dire des mots sans savoir ce que je disais. J’étaiscrâne, ce jour-là, bien habillé d’étoffe burelle, et aux pieds unepaire de souliers que la demoiselle Hermine avait commandés àMontignac. Moi qui n’en avais jamais eu, je m’en carrais, et jetrouvais ces souliers tellement beaux qu’en marchant je ne pouvaism’empêcher de baisser la tête pour les regarder. Le chevalierm’avait acheté une casquette pour mes étrennes, de manière quej’étais tout flambant, ce jour-là, car la casquette était encoreneuve, ayant l’habitude d’aller tête nue au soleil, à la pluie etau froid.

À partir de ce moment, je servis demarguillier au curé, et le vieux Francès n’eut plus besoin que desonner l’angélus et se promener avec sa bourrique pour ramasser leblé et l’huile qu’on lui donnait pour ses peines, comme c’était lacoutume. J’étais content plus qu’on ne peut le dire d’être utile aucuré. Lorsqu’il fallait porter le bon Dieu à quelque malade, jem’en allais devant avec un falot, sonnant la clochette, et derrièrele curé suivaient la demoiselle Hermine et quelque deux ou troisvieilles femmes du bourg, disant leur chapelet. Tandis que nouspassions dans les chemins pierreux, les gens qui étaient àtravailler par les terres faisaient planter leurs bœufs s’ilslabouraient, ôtaient leur bonnet, se mettaient à genoux et disaientun Notre-Père pour le malade. Et des fois, au loin, au milieu desbrandes, une bergère, oyant le son clair de la clochette, faisaittaire son chien qui jappait, et, se mettant à genoux, priaitaussi.

Pour ce qui est des enterrements, lecuré allait toujours faire la levée du corps à la maison du défunt,aussi loin qu’il fallût aller, quelque misérables que fussent lesgens. Et, soit que ce fût un enterrement, un mariage ou un baptême,quand on lui demandait ce qui lui était dû, ilrépondait :

– Rien, rien, braves gens,allez-vous-en tranquilles.

Et les gens s’en allant, l’ayant bienremercié, il disait parfois à demi-voix :

– Ce que vous avez reçugratuitement, donnez-le gratuite­ment.

Lorsque c’étaient des propriétairesriches, comme ceux de La Coudonnie, de Valmassingeas, de LaRolphie, ils insistaient :

– Monsieur le Curé, au moins pourvotre église, pour vos pauvres, laissez-nous faire quelquechose !

– Puisque vous le voulez, disait-ilalors, il ferait besoin d’une nappe d’autel.

Ou bien :

– Faites porter un sac de blé chezla veuve de Blasillou.

Et les autresfaisaient :

– À la bonne heure, monsieur leCuré ; n’ayez crainte, nous ne l’oublierons pas.

Il est vrai qu’aux étrennes, les gens,reconnaissants, portaient bien des affaires à la maisoncuriale : c’était une paire de chapons, ou de poulets, ou desœufs, ou un panier de pommes, ou un lièvre, ou une bouteille de vinpinaud, ou un quarton de marrons, ou quelque chose comme ça. Il yeut même, une fois, une pauvre vieille qui lui apporta trois ouquatre douzaines de nèfles dans les poches de son devantal, et,comme elle s’excusait de ce qu’elle n’en avait pas davantage etpuis qu’elles n’étaient pas trop mûres, le curé lui dit de bonnegrâce :

– Merci, merci bien, mèreBabeau ; celui qui donne une pomme n’ayant que ça, donne plusque celui qui offre un coq d’Inde de son troupeau.

Et comme son cœur était réjoui, cejour-là, de voir combien tout ce peuple l’aimait, il ajouta ensouriant ce dicton du chevalier :

Avec le temps et la paille, lesnèfles mûrissent.

Mais ces affaires qu’on lui portait nerestaient pas toutes chez lui ; il en redonnait la moitié àses pauvres, et, si la Fantille ne s’était pas fâchée et n’avaitpas serré les cadeaux, il aurait, ma foi, tout donné. Ainsi,lorsqu’on lui offrait une bonne bouteille d’eau-de-vie, bien sûrqu’elle était pour le vieux La Ramée : ça n’était pas son nom,mais on ne l’appelait pas autrement.

Ce La Ramée, donc, était un anciengrenadier de Poléon, comme disait la bonne femme Minette, deSaint-Pierre-de-Chignac ; il s’était promené en Égypte, enItalie, en Allemagne et en dernier lieu en Russie, où il s’étaitquelque peu gelé les orteils, de manière qu’il ne marchait pas bienaisément. Après le retour du roi, on lui avait fendu l’oreille,comme il disait, et il s’en était revenu au village, où il auraitcrevé de faim sans sa belle-sœur, pauvre veuve qui l’avaitrecueilli. Et encore, si le chevalier et le curé ne lui avaient pasaidé, elle n’en serait jamais venue à bout, n’ayant pour tout bienqu’une maisonnette et une terre de trois quartonnées. Mais La Raméese serait plutôt passé de pain que d’eau-de-vie et de tabac, vu lagrande habitude qu’il en avait : aussi le curé lui en donnaitde temps en temps. Et alors le vieux troupier reconnaissant,lorsqu’il s’en allait par là dans quelque coderc, ou pàtiscommunal, garder les oisons de sa belle-sœur, avec une houssine, etqu’il rencontrait le curé, il se plantait droit, les talons sur lamême ligne, portait militairement la main à son bonnet de policequ’il n’avait pas quitté, puis, d’un geste montrant les oisons, ilfaisait piteusement :

– Et dire qu’on a été àAusterlitz !

Le jour où l’on portait comme ça descadeaux, il y avait table ouverte chez le curé pour recevoir lesgens, et nul ne s’en retournait sans avoir bu et mangé : aussiune charge de vin y passait, tout près ; heureusement, iln’était pas cher en ce temps-là.

Quand j’eus mes douze ans, le curé mefit faire ma première communion. Moi, voyant que tous les droles demon âge la faisaient, je m’efforçais de les surmonter en apprenantle catéchisme de façon à contenter le curé en ça, comme en tout. Aureste, pour toutes ces choses de la religion, il n’était pastracassier et exigeant, comme il y en a. Il avait tôt fait de meconfesser ; d’ailleurs, vivant chez lui, toujours sous sesyeux, lui disant tout ce que je faisais, le consultant lorsquej’étais embarrassé, il me connaissait aussi bien que, moi-même, jeme connaissais.

La veille de la première communion, pourtoute confession, il me demanda si j’avais encore de la haine dansle cœur contre le comte de Nansac, et, après que je lui eus répondupar un « oui » timide, il me dit de si belles choses surl’oubli des injures et me fit tant d’exhortations de pardonner àl’exemple de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que je l’assurai que jem’efforcerais de tout oublier, et de chasser la haine de mon cœur.J’étais bien dans les dispositions de le faire à ce moment-là, maisça ne dura pas.

À ce propos, je conviens bien que c’estune grande et belle chose que de pardonner à ses ennemis et de nepas chercher à se venger ; seulement, il faudrait que lepardon fût réciproque entre deux ennemis, parce que, si l’unpardonne et l’autre non, la partie n’est plus égale. Comme disaitle chevalier :

Lorsqu’on se fait brebis, le loupvous croque.

Malgré la misère de mes premièresannées, j’étais, lors de ma première communion, grand et fort, demanière que je paraissais avoir quinze ans. D’un autre côté, depuistrois ans que j’étais chez le curé, j’avais appris tout ce qu’ilm’avait montré, mieux et plus vite que ne font tous les enfantsd’habitude. Je savais passablement le français ; un françaisplein d’expressions du terroir, de vieux mots, d’anciennestournures, comme le parlait le curé, puis l’histoire de France, unpeu de géographie et les quatre règles. Mais où j’étais bien plusfort qu’un drole de mon âge, c’était pour raisonner des choses etconnaître ce qui était bien ou mal, vrai ou faux. Cela venait de ceque, en toute occasion, le curé m’enseignait, et me formait lejugement, soit en travaillant au jardin, soit en allant porterquelque chose à un malade, soit dans les moments de loisir que lesgens vulgaires emploient à baguenauder ou à faire pire. Il savait,à propos d’une chose très simple, très ordinaire, me donner desleçons de bon sens et de morale, me montrer où étaient lesvéritables biens, dans la sagesse, la modération, lavertu.

Moi, je me conformais bien tant que jepouvais à ses préceptes, et j’y avais goût ; mais il y avaitau fond de mon être une chose que je ne pouvais pas vaincre,c’était ma haine pour le comte de Nansac. Comme je viens de ledire, lors de ma première communion, j’avais bien tâché de lefaire, de bonne foi, mais, huit jours après, je n’en avais mêmeplus la volonté. Lorsque le passé douloureux de ma première enfanceme revenait à la mémoire, je me disais que je serais un fils ingratet dénaturé si j’oubliais toutes les misères que cet homme nousavait faites, tous les malheurs qui nous étaient venus par lui. Et,quand je songeais à mon père mort aux galères, à ma mère agonisantdans toutes les angoisses du désespoir, ma haine se ravivaitardente, comme un feu de bûcherons sur lequel se lève le ventd’est.

On comprend que, dans ces dispositions,tout ce que j’apprenais au désavantage des Nansac me faisait grandplaisir. Un jour, j’eus de quoi me contenter. Étant au jardin àbiner des pommes de terre, tandis que le curé et le chevalier sepromenaient dans la grande allée du milieu, j’entendis raconter àce dernier que l’aînée des demoiselles de Nansac était partie avecun freluquet, on ne savait où. Cela me fit prêter l’oreille, etj’ouïs tout ce que disait le chevalier :

– Moi, mon pauvre curé, je ne suispas comme vous, ça ne m’étonne pas :

Elle a de qui tenir,

Le sang ne peutmentir.

– Quevoulez-vous dire ?

– Mon cher curé, j’avais une tantequi était un vrai registre de tout ce qui touchait à la noblesse duPérigord, et, d’elle, j’ai appris beaucoup de choses. Je voismaintenant quantité de gens qui se sont faufilés parmi la noblesseet qui eussent été mis honteuse­ment à la porte s’ils s’étaientprésentés pour voter avec nous en 1789 : quidams prenant lenom de terres nobles achetées à vil prix ; roturiers émigréspour des causes qui les auraient menés tout droit à la guillotine –car la République a eu cela de bon qu’elle n’était pas tendre pourles fripons – bourgeois emparti­culés, un moment disparus dans latempête révolutionnaire, et se prétendant maintenant nobles commeCréqui ; tous ces gens-là ne m’en font pas accroire. Je leurdirais volontiers avec un des leurs qui avait du bonsens :

Quelques nobles, ousoi-disants,

S’ils entendent bien lesmystères,

Trouveront qu’ils sont despaysans,

Parmi les écrits desnotaires.

Le curé, qui trouvait que le chevaliertirait les choses d’un peu loin, dit à ce moment :

– Pardon… mais je ne vois pas bienle rapport…

– Vous allez le voir, mon ami. Lecas des Nansac n’est pas tel : ils sont nobles, mais à lafaçon de ceux de Pontchartrain, qui vendaient les lettres denoblesse deux mille écus. Le père du vieux marquis d’aujourd’huiétait tout bonnement un porteur d’eau, natif de Saint-Flour, quiavait commencé sa fortune dans la rue Quincampoix, et l’avaitgrossie en tripotant dans les fournitures militaires et dans un tasd’affaires véreuses. Ce maltôtier, nommé Crozat, se faisaitappeler : « de Nansac », à cause d’une métairiequ’il possédait dans son pays. Il acheta la terre de l’Herm, et futanobli, grâce à ses écus. Son fils, le marquis actuel, avait épouséune femme sans principes, qui se rendit célèbre par ses frasques,en un temps où il était difficile de se distinguer en ce genre.L’étendue de ses relations amoureuses l’avait faitsurnommer :La Cour et la Ville. Parmi ses nombreuxamants, elle en eut d’utiles. Le vieux débauché La Vrillière,ministre tout-puissant de Louis XV, se pliait à tous ses caprices.Ce fut lui qui fit conférer au fils du porteur d’eau le titre demarquis dont il est affublé… Vous comprenez maintenant, curé, queles filles du comte ont de qui tenir, ayant eu une tellegrand-mère.

– Voilà de vilaines histoires, ditle curé ; je ne connaissais pas cette origine. Mais avouez,chevalier, que si le trône et la noblesse ont été fortement secouéspendant la Révolution, c’était un peu bien mérité.

– Je l’avoue, et j’y joins unenotable partie du clergé, que vous oubliez : moines vicieux,abbés de ruelles, curés concubinaires et tous ces prêtresincrédules qui n’osaient plus annoncer en chaire Jésus-Christcrucifié et ne parlaient que du « législateur deschrétiens ».

– Oh ! fit le curé, je vousles passe volontiers… De tout ceci, ajouta-t-il, on pourraitconclure que la Révolution n’a pas été inutile, car assurément leclergé de notre temps vaut mieux que l’ancien.

– Oui, dit le chevalier, et lanoblesse aussi. La correction a peut-être été un peu rude, maisc’est Dieu qui tenait la verge, et il est le seul bon juge de ceque nous avions mérité tous.

Moi, j’écoutais cette conversation sansen perdre un mot. Ça n’était pas bien, j’en conviens, mais latentation était trop forte. Je fus tout content de savoir que lesNansac n’étaient pas des nobles de la bonne espèce ; et, devrai, lorsque je les comparais au chevalier et à sa sœur, quiétaient la fine fleur des braves gens, bons comme du pain dechanoine, honnêtes comme il n’est pas possible, je ne pouvais pasm’empêcher de croire qu’il y avait deux races de nobles, les unsbons, les autres méchants. C’était une idée d’enfant ; depuis,j’ai vu que là c’était mélangé, comme partout.

Quelque temps après cet entretien, lecuré me dit :

– Jacquou, maintenant il te fautsonger à prendre un état. Voyons, que préfères-tu ? Veux-tuêtre tisserand ? sabotier ? maréchal ? veux-tu temettre en apprentissage avec Virelou le tailleur ? as-tuquelque idée pour un métier quelconque ?

– Monsieur le Curé, je ferai ce quevous me conseillerez.

– Cela étant, mon ami, je teconseille de te faire cultivateur. C’est le premier de tous lesétats, c’est le plus sain, le plus intelligent, le plus libre.C’est, vois-tu, le travail des champs qui a libéré de la servitudele peuple de France, et c’est par lui qu’un jour la terre seratoute aux paysans… Mais n’allons pas si loin. Comme je me doutaisde ta réponse, voici comment j’ai arrangé les choses avecM. le Chevalier. Tu travailleras le jour à la réserve avecCariol : c’est un bon ouvrier terrien qui te montrera àlabourer, sarcler, biner, faucher, moissonner, façonner les vignes,et le reste. Tu vivras avec lui et la Toinette chez M. leChevalier, mais tu coucheras ici, parce que, le soir, je pourraiencore te donner quelques leçons et t’enseigner des choses qui teseront utiles plus tard. Nos bonnes gens de par là, qui ont vuleurs anciens ne sachant ni A ni B, et qui sont eux-mêmes aussiignorants, disent qu’il n’est pas besoin d’en savoir tant pourcultiver la terre ; mais ils se trompent. Un paysan un peuinstruit en vaut deux, sans compter que celui qui ne connaît pasl’histoire de son pays, ni sa géographie, n’est pas Français, pourainsi parler : il est Fanlacois, s’il est de Fanlac,et voilà tout. De même, celui qui ne sait ni lire ni écrire, c’estcomme s’il avait un sens de moins… Lorsque tu seras grand, que tusauras bien ton état de laboureur, tu trouveras aisément à telouer ; et, plus tard, ayant mis de côté tes gages, tuchercheras une honnête fille économe et tu te marieras, et vousserez chez vous autres ; ce qui est une belle et bonne chose,et bien à considérer : ainsi voilà qui est entendu.

Je remerciai bien le curé, comme onpense, et, dès le lendemain, j’allai travailler avecCariol.

V

Cinq années se passèrent ainsi, bienpleines et sans nul souci présent pour moi. De temps en temps, ilme sourdait quelque pénible souvenir du comte de Nansac et de tousmes malheurs, comme une piquée d’écharde dans la chair, mais letravail amortissait ça un peu. La semaine, je travaillais dur toutle jour, je mangeais comme un loup et je dormais comme une souche.Le dimanche, après la messe, je faisais aux quilles avec les autresgarçons du bourg, ou au bouchon, que nous appelons tible, ou encoreau rampeau. L’hiver nous allions énoiser dans les maisons, etaprès, chacun son tour, on allait faire l’huile au moulin de LaGrandie. Et puis il y avait les veillées, où l’on aidait auxvoisins à égrener le blé d’Espagne, à peler les châtaignes pour lelendemain, tandis que les femmes filaient et que les anciensdisaient des contes. Ensuite, quinze jours avant la Noël, nousallions, les garçons, sonner la Luce, comme nous appelonscette sonnerie&|160;; et on peut croire que la cloche était trèsconsciencieu­sement brandie&|160;!

À la Saint-Sylvestre nous courions lesvillages en chantant la Guilloniaou ou Gui-l’an-neuf, quise peut dire ainsi en français&|160;:

À Paris, y a unedame

Mariée richement…

Le Gui-l’an-neuf on vousdemande,

Pour le dernier jour del’an.

Elle se coiffe et semire,

Dans un beau miroird’argent…

Le Gui-l’an-neuf on vousdemande,

Pour le dernier jour del’an.

Elle portait de bellesrobes,

Cousues en beau filblanc…

Le Gui-l’an-neuf on vousdemande,

Pour le dernier jour del’an.

Mais à présent elle lesporte,

Cousues en fild’argent…

Le Gui-l’an-neuf on vousdemande,

Pour le dernier jour del’an.

Ou bien encore celle qui commenceainsi&|160;:

À Paris sur le petitpont,

Le Gui-l’an-neuf vousdemandons,

À Paris sur le petitpont,

&|160;&|160; Moncapitaine&|160;!

Le Gui-l’an-neuf vousdemandons,

&|160;&|160; Et puisl’étrenne&|160;!

Y avait trois dames sur cepont…

Et nous entrions dans les maisons où ily avait des filles, principalement, pour leur demander l’étrenned’un baiser.

Il est question de Paris dans ces deuxchansons, de Paris la grande ville&|160;: c’est que, pour le pauvrepaysan périgordin de jadis, Paris était le paradis des riches etdes belles dames. Pampelune aussi avait frappé son imagination,comme un pays lointain, quasi chimérique. On disait de celui donton n’avait ouï parler depuis de longues années&|160;: «&|160;Il està Pampelune&|160;!&|160;» Lorsqu’on parlait d’un pays dont onignorait la situation, on disait&|160;: «&|160;C’est àPampelune&|160;!&|160;»

Pourquoi Pampelune plutôt que touteautre ville&|160;? Le curé Bonal disait que ça venait peut-être dece qu’un cardinal d’Albret, très puissant en Périgord autrefois,était évêque de Pampelune, ancienne capitale du royaume deNavarre.

Moi, je n’en sais rien&|160;; je laisseça à d’autres plus savants.

L’été, il n’était plus question de tousces amusements&|160;: on n’avait que le temps de travailler, demanger et de dormir&|160;; et encore, de dormir, pas trop. Dans lemoment des fenaisons ou des moissons, il fallait se lever à troisheures du matin et, des fois il était neuf heures le soir lorsqu’onavait fini de rentrer le foin ou les gerbes si la pluie menaçait.Tout cela était coupé par les dimanches et quelques fêtes chôméescomme la Noël, Notre-Dame d’Août et la Toussaint.

À propos de cette dernière fête, quitombe la vigile du jour des Morts, il y avait dans certainesmaisons, et non des pires, un usage ancien assezcurieux&|160;:

Le soir on soupait en famille, et,pendant le repas, on s’entretenait des parents défunts, de leursqualités, de leurs vertus, même de leurs défauts&|160;; et ce qu’ily avait de plus étrange, on buvait à leur santé en trinquant. Cesouper devait être composé de neuf plats, comme soupe, bouilli,fricassée, daube, saugrenade, tourtière, fricandeau,etc.

Le repas fini, on laissait sur la tableles viandes et tout ce qui restait de chaque plat pour le souperdes anciens, morts, et on rapportait du pain et du vin lorsqu’iln’y en avait pas assez.

Après ça, on faisait un beau feu et onrangeait les chaises en demi-cercle autour du foyer. Puis on seretirait pour laisser la place aux défunts, après avoir récité desprières à leur intention.

Le curé Bonal disait bien que tout celasentait fort la superstition&|160;; mais en raison des prières etde l’intention pieuse, il fermait un peu les yeux.

Outre toutes ces fêtes, il y avait notrevote ou frairie, qui tombait le vingt-deux d’août, et celles desparoisses voisines, comme Bars, Auriac, Thonac, où nous nemanquions guère. Mais où on ne faillait jamais d’aller, c’était àMontignac, le vingt-cinq novembre, à la grande foire de laSainte-Catherine. Ça, c’était de rigueur, et, ce jour-là, avec lecuré, la demoiselle Hermine et La Ramée, il ne restait dans lebourg que les vieux, vieux, qui ne pouvaient quitter le coin dufeu, et les tout petits enfants&|160;; et même, de ceux-ci, il yavait beaucoup de clampasses* de femmes qui les y traînaient par lamain, ou les portaient sur les bras quand ils étaient trop petits.Le chevalier lui-même y allait sur sa jument, pour rencontrer sesamis, petits nobles des environs, et manger ensemble une tête deveau et une dinde truffée au Soleil d’or.

Les choses marchaient donc àsouhait&|160;; tout le monde était satisfait de moi, et moi bienreconnaissant à tous ceux qui me faisaient bien. Mais, «&|160;si çamarchait toujours au gré de tous sur la terre, les gens nevoudraient pas aller en paradis&|160;», comme disait lechevalier.

Depuis quelque temps il n’était pascontent, le brave et digne homme, il trouvait dans sa gazette desnouvelles de Paris qui ne lui convenaient pas. Les affaires de lapolitique prenaient une vilaine tournure&|160;: on avait guillotinéquatre sergents de La Rochelle, fusillé des généraux, desofficiers&|160;; les jésuites revenus étaient les maîtres partout,et c’étaient de mauvais maîtres. Les missionnaires envoyés par euxprêchaient de ville en ville, provoquant des persécutions contreles incrédules, les jacobins, excitant quelquefois des troubles,durement réprimés&|160;; tout cela causait par toute la France unmécontentement général qui favorisait le développement des sociétéssecrètes.

–&|160;Vous verrez, disait le chevalieren racontant ça, vous verrez que ces ultras finiront parfaire renvoyer le roi en exil.

Je ne savais point ce qu’étaient cesultras, mais, d’après tout ça, je me figurais que cedevait être une espèce de royalistes dans le genre du comte deNansac.

Pour ce qui regardait les missionnaires,la chose était sûre, car à Montignac ils avaient planté une croixsur la place d’armes, juste à l’ancien endroit de l’arbre de laliberté, et par leurs sermons violents, leurs paroles de haine, ilsavaient réussi à soulever un tas de gredins contre les patriotesconnus pour leur attachement à la Révolution.

–&|160;Ces diables de missionnaires,ajoutait le chevalier, ont failli faire jeter à la Vézère le vieuxCassius, qui nous a sauvés jadis, ma sœur et moi.

Et sur l’interrogation du curé, ilpoursuivit&|160;:

–&|160;Oui, un jour, à la Sociétépopulaire, un bouillant patriote demanda la mise en réclusiondes ci-devant nobles, La Jalage et sa sœur, mais Chabannais, ditCassius, se leva&|160;:

«&|160;–&|160;Laissez en paix le citoyenet la citoyenne La Jalage&|160;; c’est eux qui nourrissent lespauvres de leur commune, et il y en a.

«&|160;Et, par deux fois, il prit laparole pour nous défendre, et finit par faire passer l’assemblée àl’ordre du jour.

–&|160;Mais, fit le curé, vousdites&|160;: «&|160;La Jalage&|160;»&|160;; est-ce donc votrenom&|160;?

–&|160;Parfaitement. C’est notre nompatronymique&|160;; Galibert est un nom de terre. Nous descendonsdu fameux Jean de La Jalage, dont vous voyez la grossière statuecommémorative dans une niche carrée du mur extérieur de l’églisequ’il défendit contre des routiers anglais.

Et, saisissant l’occasion aux cheveux,le chevalier, grand diseur d’histoires, raconta celle de Jean de LaJalage.

–&|160;C’était, dit-il, un sergentd’armes du temps de Charles&|160;VI, qui avait suivi le maréchalBoucicaut lors de son expédition contre Archambaud, le derniercomte de Périgord, et s’était ensuite établi à Fanlac, après laprise de Montignac en 1398.

«&|160;En ces temps les Anglais étaientdans nos pays, de sorte qu’une troupe de ces brigands mêlés demalandrins des grandes compagnies, traversant le Périgord, vint àpasser par le Cern et Auriac, se dirigeant vers Fanlac. Notreéglise était fortifiée, comme il apparaît encore. Jean de La Jalagela fait garnir de provisions et y fait retirer les gens de laparoisse, en sorte que lorsque les Anglais arrivèrent, ilstrouvèrent à qui parler.

«&|160;Il y eut plusieurs assauts, tousrepoussés, et ce fut dans la sortie faite pour mettre ces routiersen fuite, que Jean de La Jalage reçut un coup de hache d’armes quilui abattit le bras&|160;: c’est pourquoi sa statue le représentemanchot. Les Anglais, fortement étrillés, filèrent du côté deRouffignac en laissant la moitié de leur bande autour del’église.

«&|160;C’est en récompense de ce faitd’armes et de ses anciens services que le duc d’Orléans, alorscomte de Périgord, donna à mon ancêtre le fief noble de Galibertdont il prit le nom, ainsi que ses descendants, en sorte que celuide La Jalage était totalement délaissé.

«&|160;Ainsi Cassius nous appelait LaJalage, comme on appelait le pauvre Louis XVI, Capet.

–&|160;Alors, dit le curé, je m’expliquemaintenant vos armoiries&|160;: la jalage, est, en patois,l’ajonc, ou genêt épineux.

–&|160;Oui, dit le chevalier, Jean de LaJalage, anobli et possesseur du fief de Galibert, prit pour armesun ajonc épineux de sinople fleuri d’or, sur fond d’argent, avec ladevise&|160;:Cil se Pique, qui s’y frotte&|160;! Et defait, c’était un rude homme auquel il ne faisait pas bon sefrotter, même après qu’il fut estropié…

J’ai dit que le chevalier n’était pascontent de la manière dont marchaient les affaires, mais bientôt lecuré eut encore plus sujet de se plaindre.

Quelques jours après l’histoire de Jeande La Jalage, le piéton de Montignac lui apporta une lettrecachetée de cire violette, venant de Périgueux. Après en avoir prisconnaissance, le curé vint trouver le chevalier et lui dit qu’ilavait besoin de moi pour m’envoyer à La Granval.

–&|160;Il est à vous plus qu’à moi, fitle chevalier&|160;: la permission est inutile.

M’étant habillé promptement, le curé medit&|160;:

–&|160;Tu vas aller à La Granval trouverle Rey et tu lui diras qu’il me faudrait une avance de dix écus surle pacte de la Saint-Jean. Il n’est pas nécessaire de courir&|160;:couche là-bas et reviens demain, ce sera assez tôt.

Là-dessus je partis en coupant au pluscourt, je traversai les brandes au-delà de Fanlac, et je m’en fustout droit à La Granval, en passant par Chambor, Saint-Michel et leLac-Viel. Arrivé que je fus, la femme du Rey ne voulait pas mereconnaître&|160;:

–&|160;Ça n’est pas Dieu possible que cesoit toi, Jacquou&|160;!

Enfin, lui ayant rappelé tout ce quis’était passé lors de nos malheurs, elle finit par s’enaccertainer. Le Rey, étant survenu peu après, me reconnut bien,lui, et me dit&|160;:

–&|160;Te voilà tout à fait dru,petit&|160;!

Le soir, je soupai avec ces braves gens,et puis ils me firent coucher. Étant au lit dans cette maison oùmon pauvre père avait été pris, je pensai longtemps à des chosestristes, et puis je finis par m’endormir. À la pointe du jour, jeme levai. Le Rey me donna les dix écus et je repartis, non pas sansavoir bu un coup et trinqué avec lui.

Il me faut dire ici que, depuis quelquetemps, lorsque je voyais un garçon et une fille se promener seulsdans un chemin, ou se parler le dimanche sur la place en se tenantpar la main, et s’amitonner, ça me tournait les idées du côté del’amour, et alors, je ne sais pas pourquoi, je me prenais à penserà la petite Lina. Je me demandais si elle était toujours àPuypautier, ce qu’elle faisait, si elle était aussi jolie qu’étantpetite&|160;; et je me disais que je serais bien heureux de l’avoirpour mie. Tout ça fit que, me trouvant de ces côtés, je fus prisd’un grand désir de la revoir&|160;: ça m’allongeait bien un peu depasser par Puypautier, mais je n’étais pas pressé. En approchant duvillage, assez embarrassé de savoir comment m’y prendre pour lavoir sans que cela se sût, je rencontrai une drolette qui gardaitses oies, comme autrefois Lina quand je l’avais connue. M’étantinformé à cette petite, elle me dit que la Lina touchait sesbrebis, et qu’elle devait être dans des friches qu’elle me montra.Je m’en fus par là, et, en approchant, je la vis seulette quifaisait son bas, accotée contre un chêne de bordure, tandis que sesbrebis broutaient l’herbe courte. Sans faire de bruit, je vins toutprès d’elle&|160;:

–&|160;Oh&|160;! Lina&|160;! c’est donctoi&|160;!

–&|160;Jacquou&|160;! dit-elle en mereconnaissant et en devenant toute rouge.

Alors je lui demandai le portage* d’elleet de chez elle et j’appris bien des choses&|160;: que le vieuxGéral s’était marié avec sa mère, et qu’elle était maintenant lafille de la maison.

Cette nouvelle ne me fit guèreplaisir&|160;: j’aurais préféré la retrouver pauvre commemoi&|160;; mais, au reste, j’étais si heureux de la revoir que cene fut qu’une contrariété d’un instant. Elle était toujours gente,la Lina. C’était maintenant une belle fille, de moyenne taille,bien faite et d’une jolie figure. Son mouchoir de tête laissaitvoir ses cheveux châtain clair&|160;; ses yeux bruns et douxétaient abrités par de longs cils qui faisaient une ombre sur sesjoues duvetées comme une pêche mûre, et sa petite bouche, rougecomme une fraise des bois, découvrait ses dents blancheslorsqu’elle riait&|160;:

–&|160;Que tu es donc joliette,Lina&|160;!

–&|160;Tu dis ça pour rire,Jacquou&|160;!

–&|160;Non, par ma foi, je le dis telque je le pense.

–&|160;Les garçons disent tous commeça.

–&|160;Ah&|160;! il y en a donc qui tele disent&|160;? fis-je, piqué de jalousie.

–&|160;On ne peut pas empêcher ça&|160;;mais rien n’oblige de les croire.

–&|160;Et moi, dis&|160;? mecrois-tu&|160;?

–&|160;Tu es curieux, Jacquou&|160;!…fit-elle en riant.

–&|160;Oh&|160;! écoute, ma petiteLina&|160;! depuis huit ans que je ne t’ai vue, j’ai songé souventà toi. Il me semblait te voir encore toute nicette, avec ta petitetête frisée, gardant tes oies par les chemins, mignarde comme unetourterelle des bois. Plus j’ai grandi, et plus mon idée setournait vers toi&|160;; et, maintenant que je t’ai revue, tu nesortiras plus de ma pensée, quoi qu’il advienne&|160;!

–&|160;Oh&|160;! Jacquou&|160;! tu es unenjôleur… Et où donc as-tu appris à parler commeça&|160;?

Et alors, je lui racontai mon histoiretout du long, maudissant le comte de Nansac et faisant de grandeslouanges du chevalier, de sa sœur, et du curé Bonal, qui m’avaitenseigné. Je voyais bien que ce que je lui disais lui faisaitplaisir, et qu’elle était contente que je fusse un peu plusinstruit que l’on n’était à cette époque de nos côtés, où l’onaurait pu chercher à deux lieues à la ronde autour de la forêt sanstrouver un paysan sachant lire. De temps en temps, elle levait lesyeux sur moi, sans lâcher de faire son bas, et je connaissaisqu’elle ne me haïssait pas, rien qu’à son regard qui disait toutesa pensée, la pauvre drole.

En parlant du curé, ça me fit songer quedepuis deux heures j’étais là à babiller, et qu’il me fallait m’enaller. Mais, avant, je voulus que Lina me dît où je pourrais larevoir. D’aller lui parler le dimanche à Bars, au sortir de lamesse, sa mère qui était toujours là ne le trouverait pas à propos,croyait-elle.

–&|160;Adonc, je ne te verraiplus&|160;?

–&|160;Écoute, me dit-elle, je doisaller à Auriac le jour de la Saint-Rémy, le 23 du mois d’août, avecune voisine…

–&|160;J’irai donc à la dévotion de laSaint-Rémy.

Et, la regardant avec amour, je lui prisla main&|160;:

–&|160;Oh&|160;! ma Lina, à cette heureje suis bien content… Adieu&|160;!

Et, en même temps, l’attirant un peu àmoi, je l’embrassai, toute rougissante.

–&|160;Tu profites de ce que je suistrop bonne, Jacquou&|160;!

Je l’embrassai une autre fois, et jem’en fus, non sans regarder souvent derrière moi.

En m’en allant, il me semblait quej’avais des ailes, et que tous mes sens avaient crû soudain. Jetrouvais le pays plus beau, les arbres plus verts, le ciel plusbleu. Je sentais en moi une force inconnue jusqu’à ce jour.Quelquefois, arrivant au pied d’un terme, j’étais pris du besoin dedépenser cette force&|160;; je grimpais en courant à travers lespierres et les broussailles et, parvenu en haut, je me plantais,les narines gonflées, et je regardais, tout fier, le raide coteauescaladé.

Lorsque j’entrai chez le curé, il étaiten train de causer avec le chevalier.

–&|160;Moi, j’en reviens toujours là,disait celui-ci&|160;: «&|160;Que diable vousveut-on&|160;?&|160;»

–&|160;Rien de bon, sans doute. Il y alà quelque tour de ces renards de jésuites, qui m’auront desservi àl’évêché.

Le lendemain matin, le curé, ayantemprunté la jument du chevalier, et ses houseaux, montait à chevalet partait pour Périgueux par les chemins de traverse, en passantpar Saint-Geyrac.

–&|160;Bon voyage, curé&|160;! lui ditle chevalier, la jument est solide, mais tenez-la tout de même dansles descentes&|160;; vous savez le proverbe&|160;:

Il n’est si bon cheval qui nebronche.

Lorsque le curé revint le surlendemain,je connus à sa figure que quelque chose n’allait pas bien. Luiayant demandé s’il avait fait bon voyage, il merépondit&|160;:

–&|160;Oui, Jacquou, quant à ce qui estdu voyage lui-même.

Je n’osai en demander davantage, etj’emmenai la jument à l’écurie.

Aussitôt qu’il sut le retour du curé, lechevalier vint au presbytère savoir ce qu’il en était, et, le soir,il raconta tout à sa sœur. Le curé avait, lors de la Révolution,prêté serment à la constitution civile du clergé, et voici que,trente ans après, on s’avisait de le chicaner là-dessus&|160;;oui&|160;! et on lui demandait une rétractation publique de sonserment.

Lui, avait répondu à l’évêque qu’ilavait autrefois prêté ce serment, parce qu’il n’intéressait pointles dogmes de l’Église&|160;; que sa conscience ne lui reprochaitrien à cet égard, et qu’il n’était point disposé à unerétractation, ni publique, ni secrète.

Là-dessus, l’évêque, de son air de grandseigneur ecclésiastique, l’avait congédié en l’invitant à réfléchirmûrement avant que de s’engager dans une lutte où il serait brisécomme verre.

–&|160;Les ultras du clergé,c’est-à-dire les jésuites et leur séquelle, perdront la religion,comme les ultras royalistes perdront la royauté&|160;!ajouta en manière de conclusion le chevalier.

–&|160;Et que va faire le curé&|160;?demanda la demoiselle Hermine.

–&|160;Rien&|160;; il dit qu’il lesattend.

Sur ces entrefaites, le chevalierattrapa un refroidissement et fut obligé de se mettre au lit. Sasœur le tourmentant pour voir un médecin, il me fitappeler&|160;:

–&|160;Maître Jacques, pour faireplaisir à mademoiselle, tu vas aller à Montignac quérir unmédecin.

–&|160;Il y en a un jeune, dit-elle,qu’on prétend très habile&|160;: il faudrait faire venircelui-là.

–&|160;Point ma sœur, fit lechevalier&|160;:

Les jeunes médecins font lescimetières bossus.

«&|160;Tu iras, Jacquou, trouver cevieux Diafoirus de Fournet. S’il ne peut venir, tu lui expliquerasque j’ai besoin d’une drogue pour suer, m’étant refroidi. Etlorsqu’il t’aura donné l’ordonnance, tu la porteras chez Riquer,l’arquebusier de ponant, en l’avertissant de ne pas prendre unbocal pour l’autre&|160;:

Dieu nous garde d’unet cetera de notaire,

Et d’un quiproquod’apothicaire&|160;!

–&|160;Oh&|160;! fit le curé qui entraiten ce moment&|160;; je vois que vous n’êtes pas endanger&|160;!

Étant à Montignac, le soir, lacommission faite à M.&|160;Fournet, le hasard fit que je passaidevant l’église du Plo, où prêchaient des missionnaires&|160;; lacuriosité me poussa à y entrer. Il y avait en chaire un jésuitemaigre et jeune, à figure de belette, qui déclamait contre lesjacobins, les impies, les incrédules. Il avait l’air d’un de ceshypocrites qui se donnent la discipline avec une queue de renard.Après avoir bien daubé sur les ennemis de la religion, sur cesloups dévorants enfantés par les philosophes et la Révolution, ilajouta que cette Révolution avait été tellement satanique dans sesprincipes et dans ses œuvres que des pasteurs même, ayant charged’âmes, s’étaient laissés séduire. Et ils’écriait&|160;:

–&|160;Oui, jusque dans le sanctuaire,le démon a fait des prosélytes&|160;! Ne croyez pas que je parle depays lointains&|160;! Aux portes de cette cité qui, après l’orgierévolutionnaire, est revenue à Dieu, il en est, de ces loups qui secouvrent de peaux de brebis pour mieux perdre les âmes dontNotre-Seigneur Jésus-Christ leur a donné la charge&|160;; quicachent sous le manteau d’une charité menteuse l’orgueil desrenégats et les vices des libertins hypocrites&|160;!

Et, ce disant, ce coquin-là tendait lebras du côté de Fanlac, de manière que tous les assistantscomprenaient bien qu’il parlait du curé Bonal, qui avait étévicaire à Montignac, autrefois.

Moi, oyant cette bête-là parler ainsi ducuré, je fus au moment de lui crier sur le coup de la colère qui memonta&|160;: «&|160;Tu en as menti, gredin&|160;!&|160;»

Mais je me retins, et je le disseulement à demi-voix, ce qui fit retourner plusieurs personnesdans le fond de l’église, où j’étais, puis je partisfurieux.

«&|160;Est-il possible, pensais-je enm’en allant, qu’un homme si bon, si charitable&|160;; qu’un prêtred’une vie si exemplaire, et digne par son caractère des respects detous, soit ainsi vilainement calomnié par ses confrères&|160;!»

Je dis par ses confrères, car, outre lesmissionnaires, il y avait aussi dans le voisinage des curés qui,pour se faire bien venir des jésuites tout-puissants, prenaientleur mot d’ordre et semaient à la sourdine un tas de calomniescontre le curé Bonal. Ils ne l’aimaient point, d’ailleurs, tousceux du doyenné de Montignac, parce que sa conduite les accusaittous. On ne le voyait pas dans ces ribotes qu’ils faisaient les unschez les autres, sous le prétexte de la fête de l’endroit, ou sansprétexte aucun&|160;; ribotes d’où ils sortaient les oreillesrouges, gorgés de bons vins, et le ventre entripaillé. Lorsqu’ilétait, par état, obligé d’assister à une réunion, à un repas, il nepassait pas la nuit avec les autres, à jouer à la bouillotte ou àla bête hombrée&|160;; il trouvait une raison honnête pour seretirer. Celui qui disait le plus de mal de lui, derrière, car pardevant il faisait le cafard, la chattemite, c’était dom Enjalbert,le chapelain de l’Herm. C’était lui qui, en allant piquerl’assiette chez les curés d’alentour, répandait depuis longtemps demauvais bruits sur le curé Bonal. Le curé le savait, mais ne s’ensouciait guère, comptant bien que sa conduite le cautionnaitassez&|160;; et, en effet, dans sa paroisse, il était aimé etrespecté comme il le méritait. Du côté de l’évêché, il avait ététranquille tant que le diocèse avait dépendu de l’évêqued’Angoulême, mais depuis quelques années qu’on avait rétablil’évêché de Périgueux, il avait essuyé des tracasseries, desvexations, et maintenant il comprenait bien qu’on voulait leperdre.

–&|160;S’ils avaient affaire à moi – luidisait quelquefois le chevalier – je les démasquerais publiquement,tous ces mauvais chrétiens&|160;!

–&|160;Oui&|160;! bien souvent le sangbout dans mes veines… mais le scandale retomberait sur lareligion&|160;: il vaut mieux que je me taise.

Pourtant, s’il avait su tout ce que cesmisérables disaient de lui et de la demoiselle Hermine, comme jel’appris en revenant de la fête d’Auriac, peut-être n’aurait-il paseu tant de patience.

Car j’y allai, à cette dévotion de laSaint-Rémy&|160;: je n’eus garde de faillir à l’assignation, commeon pense. La veille, je profitai du moment où le curé était venuvoir le chevalier, pour leur en demander la permission à tous deux.Ma requête ouïe, le chevalier dit&|160;:

–&|160;Au Pèlerinagevoisin,

Peu de cire, beaucoup devin.

–&|160;Mais,monsieur le Chevalier, répliquai-je, Rome est troploin&|160;!

–&|160;Oh&|160;! tu serais romipète quece serait même chose&|160;:

Jamais cheval ni mauvaishomme

N’amenda pour aller àRome.

Et, tout content de lui, le chevalierajouta&|160;:

–&|160;Si M.&|160;le Curé y consent,moi, je le veux bien.

–&|160;Comme je compte qu’il sera sage,je le veux bien aussi, dit le curé.

Et je me retirai bien aise.

Le lendemain, ayant déjeuné de bonneheure, la demoiselle Hermine me dit&|160;:

–&|160;Te voilà dix sols pour faire legarçon.

Je la remerciai bien et je m’en fus toutjoyeux. J’avais déjà, en sous et en liards, vingt-deux sous etdemi, noués dans un coin de mon mouchoir&|160;; j’y ajoutai les dixsous, et je m’en allai, me croyant riche déjà. Je descendis passerà Glaudou, de là sous Le Verdier, et je montai à travers lesbruyères prendre le vieux grand chemin du plateau, près de LaManinie, à un endroit appelé Coupe-Boursil, ce qui n’est pas un nomtrop rassurant&|160;; mais, en plein jour, mes trente-deux sous etdemi ne risquaient rien. Ce chemin était très large, comme ça sevoit encore en plusieurs places. On dit que c’est celui que suivitle maréchal Boucicaut lorsqu’il alla assiéger Montignac. Il faisaittrès chaud&|160;; sous le soleil brûlant, les cosses des genêtséclataient avec bruit, projetant au loin leurs grainesnoires&|160;: aussi j’avais seulement, sur mon gilet, une blousebleue, toute neuve, et j’étais coiffé d’un de ces chapeaux depaille que les femmes, par chez nous, tressaient à leurs moments deloisir en allant aux foires ou en gardant le bétail. La paillen’était pas aussi fine que celle des chapeaux qu’on vend partoutaujourd’hui&|160;; mais elle était plus solide, et, dans lescampagnes, tout le monde portait de ces chapeaux – les paysans,s’entend. Un quart d’heure avant d’arriver aux Quatre-Bornes, jepris un raccourci et je m’en fus passer au village de Lécheyrie,puis le long des murs du jardin du château de Beaupuy, d’où jefinis de descendre dans le vallon de La Laurence, où se trouve lachapelle de Saint-Rémy, à un petit quart de lieue au-dessusd’Auriac.

Au long des prés, sur le bord du vieuxchemin, dans une espèce de communal, est bâtie la vieille chapelleaux deux pignons ornés de figures grimaçantes. Autour, l’herbepousse maigre et courte sur le terrain pierrailleux etsablonneux&|160;; mais, tout contre les murs, la terre bien fuméepar les passants fait foisonner des orties, des carottes sauvages,des choux d’âne, des menthes âcres d’une belle venue. En tempsordinaire, cet endroit a l’air triste, abandonné, et cetteconstruction, aux murs noircis par les siècles, ressemble à unegrande chapelle de cimetière.

Au contraire, les jours de pèlerinage,le lieu est bruyant et animé. On y vient de loin, plus que deprès&|160;: les saints sont comme les prophètes, ils n’ont pasgrand crédit chez eux. Les paroisses des environs, au-dessus et enaval de Montignac, y envoient bien des pèlerins, mais c’est surtoutles gens du bas Limousin qui y affluent. Seulement, comme à cesLimougeaux la dévotion ne fait pas perdre la tête, quoiqu’ils aientune bonne suffisance, ils apportent dans les bastes ou paniers deleurs mulets des fruits de la saison, mais surtout des melons.C’est la fête des melons, on peut dire, tant il y en a. Sur descouches de paille, ils sont là étalés, petits, gros, de toutes lesespèces&|160;: ronds comme une boule, ovales comme un œuf, aplatisaux deux bouts, melons à côtes, lisses, brodés, verts, jaunes,grisâtres, est-ce que je sais&|160;? Et il s’en vend&|160;! C’estdu fruit nouveau pour le pays, car les environs de Brives etd’Objat sont bien plus précoces que par ici&|160;; en sorte que lesgens de chez nous venus à la dévotion tiennent à emporter un melon.C’est une sorte de témoignage qu’on a été à la Saint-Rémyd’Auriac.

Je dis d’Auriac, parce que saint Rémy aencore une autre dévotion en Périgord&|160;; c’est à Saint-Raphaël,sur les hauteurs, entre Cherveix et Excideuil. Il y a là, dansl’église, le tombeau du saint que l’on va chevaucher, comme àAuriac on se frotte à sa statue, pour guérir de toutes sortes demaladies et douleurs, et on y est guéri comme à Auriac.

Autrefois, le tombeau de saint Rémyn’était pas au bourg de Saint-Raphaël, mais à une cafourche dequatre chemins, où aboutissaient quatre paroisses&|160;: Cherveix,Anlhiac, Saint-Médard et Saint-Raphaël. Comme ce tombeau attiraitbeaucoup de monde, ces quatre paroisses se le disputaient. Un jour,les gens d’Anlhiac amenèrent leurs meilleurs bœufs, les attelèrentà la pierre du tombeau, mais ne purent la faire bouger d’une ligne.Ceux de Saint-Médard essayèrent ensuite et ne réussirent pasdavantage. Alors les riches propriétaires de Cherveix, avec leursgrands forts bœufs de la plaine, bénis pour la circonstance,montèrent sur les coteaux et à leur tour essayèrent d’entraîner lasusdite pierre&|160;; mais sans plus de succès que les autres.Enfin les gens de Saint-Raphaël vinrent en procession avec un âne –tout ce qu’ils avaient, les pauvres&|160;! – et après que le curéeût invoqué le grand saint Rémy, l’âne attelé au tombeau traînafacilement la pierre, à travers les friches, jusqu’à Saint-Raphaël,où elle est restée.

Voilà ce que racontent les gens dupays&|160;; moi, je ne garantis rien.

Pour en revenir à la dévotion d’Auriac,c’est encore une foire aux paniers&|160;; non pas de ces paniers devîmes grossiers pour vendanger ou ramasser les noix et leschâtaignes, mais de ces jolis paniers en osier blanc, de toutesformes, depuis le grand panier plat pour porter les fromages dechèvre au marché, jusqu’au joli petit panier de demoiselle àcueillir les fraises, sans oublier les corbeilles à fruits, et cesbelles panières rondes ou carrées, à deux couvercles, où il setient tant d’affaires, lorsqu’on revient de la foire.

Il y a là aussi, pour soutenir les gensvenus de loin, des boulangers de Montignac, vendant des choines* etdes pains d’œufs parfumés au fenouil, et aussi des marchandes detortillons. Puis, contre les haies, à l’ombre, bien abritées debranchages, des barriques sont là, en chantier, où l’on vend le vinà pot et à pinte.

Lorsque j’eus dépassé le moulin deBeaupuy, et que je fus sur la petite hauteur qui domine le vallon,je m’arrêtai, tâchant de reconnaître la Lina dans cette foule demonde qui était autour de la chapelle, mais je ne le pus. Je voyaisdes coiffes blanches, des mouchoirs de couleur, des pailloles ouchapeaux de paille de femme, des fichus bariolés, mais c’étaittout. Me remettant alors en marche, je finis d’arriver à lachapelle et je commençai de chercher dans tout ce peuple. Je fus unbon moment à me promener partout, enjambant les tas de melons, lespaniers de pêches, poussant les gens pour avoir place, jouant descoudes pour avancer, et je ne voyais pas Lina. «&|160;Sa mâtine demère, me pensai-je, l’aura peut-être empêchée devenir&|160;!…&|160;» Tandis que j’étais là assez ennuyé à cetteidée, voici montant du bourg, dans le chemin bordé de haiesépaisses, la procession du pèlerinage. Comme je regardais si Linan’était pas dans les rangs, j’ouïs dire derrièremoi&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! il pense jolimentà toi&|160;!

Je me retournai coup sec, et je vis Linaavec une autre fille&|160;:

–&|160;Ha&|160;! te voilà donc&|160;! Etcomment ça va-t-il vous autres&|160;? Il y a un gros moment que jevous cherche&|160;; où étiez-vous donc&|160;?

–&|160;Nous ne faisons qued’arriver.

–&|160;Aussi je me disais&|160;:«&|160;Si elle était là, je l’aurais vue, poursûr&|160;!&|160;»

Et voilà que nous nous mettons àbabiller tous trois&|160;; non pas de choses bien curieuses,peut-être, mais il suffit que ce soit avec celle qu’on aime pour yprendre plaisir. À de certaines paroles, quelquefois, on comprendqu’elle veut faire entendre autre chose que la signification desparoles, et on l’entend, encore qu’on ne soit pas bien fin, car,pour ces affaires-là, on a toujours assez d’esprit. Et puis il y ala joie de la présence, il y a les yeux qui parlent aussi, lesmains qui se serrent, et on regarde les lèvres s’agiter vives etsouriantes, et on est heureux des petits rires musiqués quilaissent voir les dents saines et blanches.

Pendant que nous étions à caqueter, laprocession arriva. En tête, comme de bon juste, le marguillierportant la croix, petit homme brun, qui avait l’air pas malfarceur, et se réjouissait d’avance, ça se voyait dans ses yeuxpétillants, de ce que cette journée allait lui rapporter. Ensuite,sur deux files, les pèlerins les plus dévots, qui sortaient d’ouïrune messe à la paroisse, et venaient encore à celle de Saint-Rémybien plus estimée ce jour-là. Ces pèlerins, c’étaient des femmesdes paroisses des environs de Montignac&|160;; puis celles venuesdu causse de Salignac, qui tire vers le Quercy, coiffées demouchoirs à carreaux rouges et jaunes, habillées de cotillons dedroguet avec des devantaux rouges&|160;; puis d’autres du causse deThenon et de Gabillou, en bas bleus, avec des coiffes à barbes etdes fichus d’indienne à grandes palmes, retenus par devant avecleur tablier de cotonnade. Et puis, pour la plus grande part,c’étaient des femmes du bas Limousin, tirant vers la frontière del’Auvergne, habillées de cadis, coiffées de bonnets en dentelle delaine, noirs, comme des béguins, avec par-dessus des chapeaux depaille, noirs aussi, à fonds hauts avec des rebords par devantsemblables à de grandes visières. Celles-là marchaient lourdement,chaussées de gros souliers ferrés, comme leurs maris. Les hommesétaient habillés, selon leur pays, de culotte en grosse toile desacs, ou de droguet&|160;; peu de blouses, mais des vestes de bure,ou des gipous de forte étoffe bleue, avec des poches par derrièredans les pans écourtés de cette espèce d’habit. Et c’est là qu’onconnaissait les gens ménagers de leur argent, au morceau de painqui enflait leur poche d’un côté, et à la petite roquille de terrebrune qui dépassait dans l’autre poche, bouchée, avec unecacarotte, ou épi de blé d’Espagne égrené. Il y en avait qui aulieu de pain avaient dans leur poche un tortillon, mais ceux-làpassaient pour des prodigues.

Tous ces hommes, leur grand chapeau noirà larges bords à la main, marchaient lentement dans la pierraillepoussiéreuse avec leurs lourds souliers, sous un soleil brûlant quileur faisait cligner les yeux. Les femmes, leur chapelet d’unemain, et portant de l’autre un petit cierge dont la flamme sevoyait à peine sous ce soleil aveuglant, suivaient à petits pas enremuant les lèvres. Parmi les gens sains, on voyait des boiteuxtraînant avec une béquille une jambe attaquée du mal deSaint-Antoine, ou érysipèle&|160;; d’autres qui avaient un bras enécharpe, plié dans des linges tout blancs pour lacirconstance&|160;; et d’autres encore qui avaient attrapé uneffort, comme en témoignait leur culotte soulevée par une grosseurà l’aine. Entre tous ces visages brûlés par les fenaisons et lesmétives, il y avait des figures malades, jaunes, terreuses, quisentaient la fièvre et la misère. Quelques-uns à demi aveugles, unbandeau sur les yeux, étaient menés par la main. Tout ce mondevenait demander la guérison au bon saint Rémy&|160;: ceux-ciavaient des douleurs, ou du mal donné par les jeteurs de sorts, oudes humeurs froides&|160;; ceux-là tombaient du haut mal, ou segrattaient, rongés par le mal Sainte-Marie, autrement dit la gale,assez commune en ce temps. Parmi ces malades, il y en avait devieux, de jeunes&|160;; des hommes fatigués par un mauvais rhumetombé sur la poitrine&|160;; des femmes incommodées de suites decouches&|160;; des filles aux pâles couleurs&|160;; des enfantsteigneux&|160;; de pauvres épouses bréhaignes qui, n’ayant pas lemoyen d’aller à Brantôme ou à Rocamadour, toucher le verrou,venaient demander un enfant à saint Rémy.

Derrière les deux longues files depèlerins, venaient les curés, chantant des litanies&|160;; les unsen surplis à ailes, les autres en ornements brodés à fleurs&|160;;et puis, le dernier, le curé de la paroisse, en chasuble dorée,portait le calice recouvert. Il les faisait bon voir tous en bonpoint, avec des figures rouges, luisantes, bien fleuries sous lebonnet carré ou la calotte de cuir, et les cheveux noirs ougrisonnants descendant bouclés sur le cou. Ils n’étaient pasmalades, ceux-là, oh&|160;! non, ça se voyait tout de suite&|160;:c’étaient des curés à l’ancienne mode, de bons vivants quin’allaient pas chercher midi à quatorze heures, et touchaient leurtroupeau vers le paradis sans s’embarrasser du Sacré-Cœur, ni del’Immaculée Conception, ni de l’infaillibilité du pape. Sans doute,il y en avait bien qui faisaient jaser les gens pour aimer un petitpeu trop l’eau bénite de cave, ou avoir deux chambrières devingt-cinq ans pour une de cinquante, ou encore quelquenièce&|160;; malgré ça ils valaient autant ou mieux que d’aucunsd’aujourd’hui qui baptisent leur vin et ont de vieilles servantes,mais qui sont bilieux, haineux, hypocrites, intrigants, avares, etvont chercher chez leurs paroissiennes ce qui leur manque aulogis.

Mais après tout, ça m’est égal&|160;:celui-là qui passe en couleur les mongettes ou haricots de coquefera le tri si ça lui convient.

Tous les trois, Lina et son amie, nousregardions curieusement défiler cette multitude bigarrée quis’engouffrait dans la chapelle. Les curés faisaient des détourspour éviter les tas de melons et les paniers, jetant çà et là uncoup d’œil de côté sans tourner la tête, lorsque parmi cette foulepressée devant l’entrée ils reconnaissaient une gentille ouaille.Après eux, nous entrâmes dans la chapelle, qui était bondée quoiqu’elle soit assez grande. On n’y voyait pas bien clair, car lesfenêtres très étroites étaient solidement grillagées de barreaux defer, de crainte des voleurs. Pourtant, je ne sais ce qu’ilsauraient pu y voler. Les murs blanchis à la chaux, verdis çà et làpar l’humidité, n’avaient pas de riches tableaux, ils étaient nus,excepté au-dessus de l’autel, où un vilain barbouillage, dans uncadre de bois peint en jaune pour imiter l’or, représentait le bonDieu, avec une belle barbe, recevant saint Rémy dans le paradis. Cetableau n’avait jamais été beau, sans doute, et il était trèsvieux, de manière que les couleurs passées s’écaillaient parendroits, emportant le nez du saint ou l’œil d’un ange qui jouaitde la flûte. L’autel était peint en gris, avec des filets bleusautrefois. Les grands chandeliers étaient de bois badigeonné d’unjaune d’or, maintenant terni, ainsi que toutes les couleurs danscette chapelle humide, qui sentait le moisi et comme le relent desplaies qu’on y étalait depuis des siècles. Sur une petite tablerecouverte d’une sorte de nappe, par côté du chœur, était unestatue de saint Rémy en bois, qui avait l’air d’avoir été faite parle sabotier d’Auriac, tant elle était mal taillée. On l’avait bienpassée en couleurs depuis peu, pour la rendre un peu plusconvenable, mais la robe bleue de charron et le manteau rouged’ocre n’embellissaient guère ce pauvre saint.

Je la fis voir à Lina en lui disant àl’oreille&|160;:

–&|160;J’en ferais bien autant avec uneserpe&|160;!

–&|160;Écoute la messe, fit-elle ensouriant.

C’était le curé d’Auriac qui la disait,qui la chantait plutôt, vieux homme gris pommelé, de bonne mine etencore vert. Il était servi par deux enfants de chœur et, de plus,assisté de deux autres curés en costume, qui lui faisaient degrandes révérences, mains jointes, qui embrassaient les objetsavant de les lui donner, lui soulevaient sa chasuble lorsqu’ils’agenouillait, enfin faisaient un tas de cérémonies de ce genre.Moi qui n’avais jamais vu que la messe du curé Bonal, qui officiaitplus simplement, je trouvais tout ça bien étrange. Il y eutbeaucoup de femmes qui communiè­rent, de sorte qu’avec toutes cescérémonies la messe dura longtemps&|160;; mais enfin elle s’achevaet je n’en fus pas fâché. Au moment de sortir, le curé annonçaqu’ils allaient déjeuner, et qu’il nous engageait chacun à en faireautant, afin qu’à deux heures tout le monde fût là, parce qu’onchanterait les vêpres avec sermon et bénédiction du SaintSacrement, après quoi on continuerait à donner lesévangiles.

–&|160;Mais, ajouta-t-il, comme il y ena qui sont de loin et ne peuvent attendre si tard, M.&|160;le curéd’Aubas va rester pour donner les évangiles à ceux-là.

Et en effet, aussitôt que les autresfurent partis, le curé d’Aubas, un livre à la main, assisté dumarguillier qui tenait une soupière d’étain, fut entouré par unefoule de gens qui demandaient l’évangile. Le curé avait biendit&|160;: «&|160;donner&|160;», mais c’était une façon de parler,car on les payait. Lorsqu’on avait remis les sous au marguillier,qui les jetait dans la soupière, il disait&|160;:

–&|160;C’est à celui-là.

Alors chacun à son tour s’approchait ducuré qui leur mettait son étole sur la tête et récitait des versetsde l’évangile selon saint Matthieu, où il est question de laguérison de plusieurs malades et infirmes. Après l’évangile, lesgens allaient se frotter au saint&|160;: car l’évangile, ça n’étaitrien au prix de saint Rémy, d’autant plus que l’évangile se payaitet que le saint frottait gratis. Mais ce n’était pas celui quiétait dans le chœur&|160;: on avait eu beau le passer en couleurs,personne ne le regardait. Le véritable, c’était un petit saint depierre qu’on avait tiré de sa niche et que chacun prenait pour sefrotter la partie malade, ou se faire frotter par un voisin,lorsque les douleurs étaient dans l’échine ou dans les reins. On sefrottait l’estomac avec, les bras, les jambes, les cuisses, sur lapeau autant que ça se pouvait. Ce bonhomme de saint avait une telleréputation de guérisseur, que les gens l’appelaient enpatois&|160;:saint Rémédy, comme qui dirait&|160;: saintRemède&|160;; et que dans le courant de l’année, la chapelle étantfermée, les passants affligés de douleurs allaient pleins deconfiance se frotter contre le mur extérieur de la chapelle audroit de sa niche.

Mais les jours de dévotion commecelui-ci, on se frottait directement. Ceux qui avaient la sciatiquese le faisaient promener depuis la hanche jusqu’au talon,par-dessus la culotte&|160;; mais, des fois, des vieilles,percluses de douleurs, qui n’avaient pas peur de montrer leurslie-chausses ou jarretières, se le fourraient sous les cottes,ayant fiance que le frottement sur la peau avait plus de vertu.Ah&|160;! il en voyait de belles, le pauvre diable desaint&|160;!

Quand je dis qu’il en voyait de belles,c’est une manière de dire, car il n’avait pas d’yeux, pas plusd’ailleurs que de nez et de bouche. Depuis des siècles qu’un curéadroit avait inventé ce saint, il avait tant frotté de bras, dejambes, de cuisses, d’épaules, d’échines, de côtes, de reins, qu’ilen était tout usé. Comme ces marottes de carton qui servaient jadisaux modistes de campagne pour monter leurs coiffures et qui, àforce d’avoir servi, n’étaient plus que des boules de cartonéraillées où l’on ne voyait plus ni traits ni couleurs, lemalheureux n’avait plus figure de saint, ni même d’homme. Ses bras,ses jambes, ses pieds, ses mains, sa tête, tout cela avaittellement frotté qu’on n’y connaissait plus rien, qu’on n’ydistinguait plus aucune partie du corps ni de la figure&|160;; toutétait confondu sous l’usure. Ça pouvait être aussi bien une vieilleborne déformée par les roues des charrettes, rongée par les pluieset les gelées, qu’une statue mangée par des siècles de frottements.Mais ça n’ôtait rien à la foi des pauvres gens désireux deguérir&|160;: on se disputait le saint, chacun le voulait,quelquefois deux le tenaient en même temps et le tirassaient,chacun de son côté, d’où il s’ensuivait des paroles à voixétouffée&|160;:

–&|160;C’est mon tour&|160;!

–&|160;Non, c’est àmoi&|160;!

–&|160;Ça n’est pasvrai&|160;!

Et cependant le curé, qui avait vu çad’autres fois, récitait ses versets d’évangile au milieu d’un bruitsourd, et l’on entendait les sous tomber dans la soupière d’étainque le marguillier, fatigué, avait posée sur une chaise.

–&|160;Sortons, dis-je à Lina et à sonamie, après avoir longtemps regardé faire les gens.

Et, une fois dehors, je respiraifortement, content d’être en plein air. Puis, après nous êtrepromenés un moment, je menai les deux droles à l’ombre d’un noyer,sur le bord d’un pré, en leur disant&|160;:

–&|160;Ne bougez pas d’ici, je revienscoup sec.

Et j’allai acheter un melon, des pêches,un pain de choine, et je fis tirer une bouteille de vin à unebarrique d’un homme de la côte des Gardes au-dessus de Montignac,où l’on faisait de bon vin en ce temps-là. J’en avais en tout pourquatorze sous&|160;; alors les choses n’étaient pas chères commeaujourd’hui.

Lorsque les droles me virent revenirainsi chargé, elles s’écrièrent&|160;:

–&|160;Ho&|160;! qu’est-ce toutceci&|160;?

–&|160;Eh bien&|160;! leur dis-je, voilàles curés qui reviennent&|160;; il est deux heures, c’est le momentdu mérenda, mangeons.

Lina faisait des façons, ayant crainteque quelqu’un de par chez elle ne la vît et ne le dît à samère&|160;; pourtant à force je la rassurai, et nous étant assissur l’herbe contre une haie, je coupai le pain, le melon, et nousnous mîmes à manger en devisant gaiement.

–&|160;Mais, dit tout d’un coup en riantla camarade de Lina, qui s’appelait Bertrille, comment allons-nousboire puisqu’il n’y a pas de gobelets&|160;?

–&|160;Ma foi, répondis-je, vous boirezla première à la bouteille&|160;; Lina boira ensuite, et moi ledernier, comme de juste.

–&|160;Les hommes, répliqua-t-elle, sontplus assoiffés que les femmes&|160;: ça serait à vous decommencer.

–&|160;Non pas, je suis trop honnêtepour ça&|160;!

Et je lui tendis labouteille.

Elle la prit en guignant un peu del’œil, comme qui dit&|160;: «&|160;Je te comprends,va&|160;!&|160;»

Ayant bu, elle passa la bouteille àLina, qui après quelques gorgées me la donna.

–&|160;Je vais savoir ce que tu penses,Lina&|160;! dis-je.

Et, prenant la bouteille, je me mis àboire lentement.

–&|160;Il va la finir&|160;! disait enriant la Bertrille.

Mals ça n’était pas pour le vin que jefaisais durer le plaisir&|160;; et, tout en buvant, je coulai àLina un regard qui la fit rougir un peu.

Tandis que nous étions là, on entendaitles curés chanter vêpres à pleine voix, comme des gens qui ont prisdes forces et qui savent qu’ils se reposeront à table lesoir&|160;; mais je n’étais pas bien curieux d’y aller, ni lesdroles non plus, étant bien où nous étions.

La bouteille ayant été vidée à latroisième tournée, je voulus aller en faire tirer une autre, tantje prenais goût à cette manière de boire après Lina&|160;; alorstoutes deux me dirent que j’étais un ivrogne, et que, pour ce quiles touchait, elles ne boiraient plus. Voyant ça, je rapportai labouteille à l’homme de la barrique, et nous fûmes nous promener àAuriac, tandis qu’on commençait à prêcher.

Les auberges étaient pleines de gens quibuvaient. Ceux-là, c’étaient des gens de la paroisse, qui n’avaientpas grande dévotion pour le saint, et le laissaient pour lesétrangers forains, mais qui l’aimaient tout de même, parce qu’ilfaisait aller le commerce de l’endroit, et qui le fêtaient le verreau poing.

À ce moment, les pétarous, ainsi qu’onappelle ces marchands de fruits des environs de Brives et d’Objat,commençaient à repartir, ayant vidé les bastes de leurs mulets, etrempli de gros sous leurs bourses de cuir. Ceux à qui il restaitquelques melons les donnaient pour presque rien à leur auberge, ouaux adroits qui avaient attendu sur le tard pour acheter. Nous nouspromenâmes assez longtemps dans le bourg et sur la place où l’ondansait à l’ombre des gros ormeaux. Je dansai une contredanse etune bourrée avec Lina, autant avec la Bertrille, et nous revoilàsur le chemin tous les trois&|160;; Lina et moi nous tenant par lepetit doigt, comme c’est la coutume des amoureux, en remontant versla chapelle où j’entrai seul. Les offices étaient finis, on avaitdonné la bénédiction, et les curés s’en allaient. Mais pour ça lachapelle ne désemplissait pas. Un autre curé avait relevé celuid’Aubas, qui disait les évangiles auparavant, et le fait est qu’ildevait être fatigué. Pour le pauvre marguillier, qui était seul demarguillier, et qui ne voulait peut-être pas non plus quitter lasoupière, il lui fallait rester là&|160;; mais il se consolait enla voyant se remplir de sous parmi lesquels reluisaient des piècesde quinze et de trente sous, de tout quoi il comptait avoir sapart.

Et le saint frottait, frottait toujours,passant de main en main, toujours disputé, toujours tirassé par lesgens impatients. À cause de la chaleur grande, tout ce mondes’était rafraîchi, quelques-uns un peu beaucoup&|160;; de manièreque la foule était plus bruyante qu’après la messe, et qu’il y enavait qui, rouges comme des coqs de redevance, empoignaient lesaint et l’arrachaient à d’autres qui se rebiffaient comme de beauxdiables, n’ayant pas eu le temps de se frotter. Dans cettechapelle, sentant la poussière moisie et le renfermé, ils’échappait de cette presse de gens à l’haleine vineuse, sales,suants et échauffés par la marche, ou ayant des plaies, une odeurdégoûtante. On commençait à ne plus se gêner&|160;; on parlaitfort, les gens se déboutonnaient&|160;; on défaisait les manchespour se frotter le bras&|160;; les femmes se dégrafaient le corsagepour faire toucher au saint une tétine gonflée par un dépôt delait, ou se troussaient pour détacher leurs jarretières et sefrotter les jambes à nu, laissant voir sans honte leurs genouxcrasseux. Parmi ceux qui étaient là en curieux, comme moi, il yavait parfois une rumeur de risée en voyant tout cela&|160;; maisles bonnes gens croyants qui attendaient leur tour et guettaient lesaint, regardaient de travers les moquandiers. Du milieu de cebourdonnement sourd, de ce brouhaha de réclamations etd’apostrophes salées, s’élevait parfois la plainte d’un maladepoussé par une main brutale, ou le cri d’une femme dont le piedétait écrasé par un gros soulier ferré. Car tous ces gens, commeaffolés, se poussaient, se bousculaient, se marchaient sur lesorteils et s’enfonçaient les côtes à coups de coudes, avec desjurons étouffés. Et, dans ce temps, à l’entrée du petit chœur, lecuré récitait toujours des versets de l’évangile, et les soustombaient toujours, emplissant presque la soupière dusacristain.

De la cohue pressée sortaient des hommesqui se reboutonnaient, des femmes qui s’agrafaient ou rattachaientleurs bas bleus avec le bout de chanvre ou de lisière qui leurservait de lie-chausses. Et peu à peu, comme il ne venait pluspersonne, le tas diminuait de tous ceux qui avaient satisfait leurmanie superstitieuse, et bientôt il n’y eut plus là que quelquesvieilles folles qui ne pouvaient se décider à s’en aller. Alors,des coins de la chapelle où ils attendaient, sortirent, setraînant, clopinant, des malades, des infirmes, des estropiés, desimpotents qui n’avaient pas osé se fourrer dans la foule où on lesaurait pilés&|160;; et ils vinrent se frotter à leur tour, étalantsans vergogne leurs hideuses misères, et se rendant charitablementun bon office lorsque l’endroit malade le requérait. Le malheureuxsaint frotta encore quelques échines tordues, quelques jambespourries, quelques bras desséchés&|160;; il subit encore quelquessales attouchements de plaies croûteuses ou vives, d’ulcèressuppurants, et puis enfin fut replacé, tranquille pour un an, danssa niche, par le marguillier qui avait cessé de recevoir des sous,le curé ayant cessé de réciter ses versets d’évangile, faute depratiques. Et, tout le monde étant parti, il ne resta plus sur lepavé, plein de terre et de gravats apportés par les pieds desdévotieux, que des boutons arrachés dans la précipitation etplusieurs morceaux de jarretières cassées.

J’ai ouï dire que, depuis ce temps-là,cette dévotion a beaucoup perdu et que les gens n’y courent plus àtroupeaux comme jadis. La foi à ce tronçon de pierre informe, qu’onappelle le saint, s’en est allée, comme tant d’autres belleschoses, et il n’y a plus guère que les bas Limousins qui fontsemblant d’y croire à cause de leurs melons. Mais, en revanche,ceux qui ont absolument besoin d’être trompés s’en vont porter leurargent aux diseuses de bonne aventure dans les foires ou acheterdes poudres aux charlatans, ce qui en finale revient aumême.

Lorsque je sortis, je trouvai les deuxdroles qui revenaient de se promener un peu toutes seules, et ilfut question de partir. Bien entendu, je voulus leur faire un boutde conduite, car c’est à peine si, dans cette foule, j’avais puparler tranquillement à Lina. Pour dire la vérité, cette dévotionne va pas bien pour les amoureux&|160;: on est toujours en vue,dans ce vallon de la Laurence où il n’y a que des prés, et, d’uncôté comme de l’autre, des coteaux de vignes, à la réserve de lagarenne du château de La Faye. Quoique sans mauvaises intentions,on aime à se cacher un peu. Ah&|160;! ce n’est pas comme aupèlerinage de Fonpeyrine, où l’on est au beau milieu desbois.

Nous nous en fûmes donc tous les trois,suivant d’abord le grand chemin d’Angoulême à Sarlat, qui passedans la combe, le long des prés de Beaupuy, pour monter ensuite àLa Bouyérie et aux Quatre-Bornes. Je tenais Lina par la taille etpar une main, marchant tout doucement et lui parlant de choses etd’autres&|160;: combien j’étais content de cette journée, tout leplaisir que j’avais eu à la passer avec elle, et aussi comment nouspourrions faire pour nous revoir. Bertrille côtoyait Lina, mais, detemps en temps, la bonne fille faisait semblant de ramasser quelquefleurette sur le bord du chemin, et restait un peu en arrière pournous mieux laisser causer. Lorsque nous fûmes aux Quatre-Bornes,j’aurais dû les quitter, mais je dis à Lina&|160;:

–&|160;Je vais aller avec vous autres unpeu plus loin.

Et nous voilà suivant le chemin tracépar les charrettes à travers les grands bois châtaigniers. Nousétions si occupés à parler, Lina et moi, que nous fûmes près deL’Orlégie sans nous en être aperçus. Mais la Bertrille, qui, elle,était dépareillée, me dit alors&|160;:

–&|160;Vous ferez bien de nous laisserlà&|160;; il vaut mieux qu’on ne nous voie pas ensemble dans levillage.

Ça m’ennuyait bien, mais, comme jesentais que c’était raisonnable, de crainte de faire avoir desreproches à Lina, je les laissai après les avoir embrassées toutesdeux, Bertrille la première, et ma bonne amie si longuement quel’autre me dit en riant&|160;:

–&|160;Vous voulez donc lamanger&|160;!

Je lâchai Lina sur ces paroles, et elless’en furent… Pour moi, appuyant sur la gauche, j’allai descendredans la combe qui vient de dessous Bars, et je suivis le ruisseaude Thonac, qui n’est guère qu’un fossé jusqu’au moulin de LaGrandie. À la rencontre de la combe de Valmassingeas, qui rejointl’autre, et avec elle s’élargit en vallon, je trouvai un homme quiportait sur son épaule, avec son bâton, quelque chose de rond nouédans son mouchoir. Lorsqu’on rencontre, ce jour-là, quelqu’unportant un melon, on peut dire qu’il vient de laSaint-Rémy.

–&|160;Et vous en venez doncaussi&|160;? lui dis-je.

–&|160;Eh&|160;! oui, fit-il en tournantun peu la tête vers son melon, comme qui dit&|160;: «&|160;Vous levoyez.&|160;»

Là-dessus, nous cheminâmes en causant.L’homme me dit qu’il était de La Voulparie, dans la commune deSergeac, et qu’il venait de se frotter à saint Rémy, pour un mal detête qui le prenait de temps en temps et le rendait quasi imbécile.Puis il se mit à parler de la fête, et s’en alla remarquer quenotre curé n’y était point.

–&|160;Aussi bien y étaient-ils asseztout de même, lui répliquai-je, pour manger le fricot du curéd’Auriac&|160;!

–&|160;Sans doute, fit l’homme, maisavec ça, comme voisin, il aurait dû être à cette dévotion où lesgens viennent de si loin&|160;; mais on dit qu’il ne croit pas àgrand-chose, et même qu’il ne se conduit pas trop bien.

–&|160;Et qui dit ça&|160;?

–&|160;On le dit.

–&|160;Ceux qui le disent sont desimbéciles&|160;!

–&|160;En ce cas, il y a beaucoupd’imbéciles devers chez nous, car les gens ne se gênent pas pour ledire.

–&|160;Et peut-être vous en êtes, deceux-là qui le disent&|160;?

–&|160;Moi, je ne dis que ce que j’aiouï dire&|160;; et, probablement, tout le monde dans notreparoisse, le curé en tête, ne le dirait pas si ça n’était pas vrai.Lorsqu’un bruit court comme ça, on peut bien croire qu’il n’y a pasde fumée sans feu.

Le rouge m’était monté et je le rabrouairudement&|160;:

–&|160;Pour les pauvres sottards quicroient bêtement tout ce que leur dit votre curé, ils sontpardonnables&|160;; mais quant à lui, qui sait aussi bien quepersonne que le curé Bonal est un brave homme et un digne prêtre,je vous le dis, c’est un pas grand-chose&|160;!

Et nous continuions à disputer et noiseren marchant, moi faisant de notre curé tous les éloges qu’ilméritait, l’homme répétant tout le mal qu’il en avait entenduraconter, lorsque, à un moment donné, en face de la petite combe deGlaudou, sur une parole qu’il lâcha, touchant la demoiselleHermine, je le pris au collet et je le secouaifortement&|160;:

–&|160;Bougre d’animal&|160;! je voisbien, à cette heure, que saint Rémy est un foutu saint, car tu aseu beau te frotter la tête, tu es resté plus bête qu’unâne&|160;!

Et lui, de son côté, m’ayant attrapé parle col de ma blouse, nous nous saboulions comme à prix fait, tandisque le melon roulait sur le chemin.

L’homme était plus âgé que moi de cinqou six ans, mais tout de même je le jetai à terre, et je luibourrai la figure à coups de poing, de manière que je lui fissaigner le nez. Ayant un peu passé ma colère, je le lâchai&|160;;il se releva, ramassa son melon qui s’était quelque peu écrabouilléen tombant, et, sentant qu’il n’était pas le plus fort, continua saroute, non sans me faire des menaces de nous revoir.

–&|160;Quand tu voudras, grandessoti&|160;! lui criai-je.

Et, montant dans le coteau rocheux àtravers les taillis de chênes clairsemés, je fus bientôt àFanlac.

Je fis mon possible, en arrivant, pourne pas rencontrer le curé, mais, justement, je m’en allai me jeterdans ses jambes. Il connut d’abord à ma blouse déchirée que jem’étais battu, et il me demanda à quel sujet. J’étais un peuembarrassé, ne voulant pas mentir, et ne voulant pas lui dire nonplus de quoi il s’agissait. Pourtant, pressé de questions, je finispar lui avouer l’affaire&|160;:

–&|160;Ma foi, monsieur le Curé, c’est àcause de vous.

Et je lui racontai tout, excepté quel’homme eût parlé de la demoiselle Hermine.

–&|160;Mon garçon, me dit-il quand j’eusfini, je te sais gré du sentiment qui t’a porté à prendre madéfense&|160;; mais, une autre fois, il faut être pluspatient&|160;; allons, va te changer…

La Fantille, à qui je dus aussiexpliquer les accrocs de ma blouse, ne fut pas du même avis que lecuré&|160;; elle dit que j’avais bien fait de corriger cetindividu.

–&|160;Je te pétasserai toujours de boncœur, lorsque tu auras été déchiré en pareilleoccasion&|160;!

–&|160;Allons, allons&|160;! Fantille.Il faut être plus doux et savoir supporter les injures et lescalomnies.

–&|160;Oh&|160;! vous, monsieur le Curé,vous vous laisseriez agonir de sottises sans rien dire.

Le curé sourit un peu, et s’en futécrire dans sa chambre.

Moi, je me doutais bien que toutes cesméchancetés répandues par les curés, d’après le mot d’ordre desjésuites prêcheurs, n’annonçaient rien de bon. «&|160;Sans doute,me disais-je, afin de préparer les gens à une mesure de rigueurcontre le curé Bonal, on essaye de le déshonorer à l’avance.&|160;»Dans mon idée, on voulait l’ôter de Fanlac, et l’envoyer dansquelque mauvaise petite paroisse au loin, rien ne pouvant lui êtreplus pénible que de quitter ses chers paroissiens, qui l’aimaienttant… Mais je ne connaissais pas bien ses ennemis etpersécuteurs.

Quelques jours après, arriva une autrelettre cachetée de cire violette comme la première. L’ayant lue, lecuré, qui était maître de lui, ne broncha pas&|160;; il replia lalettre et s’en fut se promener dans le jardin, tout pensif, et, uneheure après, alla trouver le chevalier.

Lui, ne prit pas la chose aussipatiemment que le curé, et il s’écria, aussitôt qu’il sut de quoiil s’agissait, que c’était une infamie, et une ânerie par-dessus lemarché&|160;; qu’il fallait que l’évêque eût perdu la tête pourfaire une chose pareille, ou qu’on l’eût trompé&|160;; que quant àlui, il ne ficherait plus les pieds à la messe – dans sa colère, illâcha le mot – puisque les tartufes faisaient forclore de l’Églisele meilleur curé du diocèse.

Le lendemain se trouvant un dimanche, lecuré Bonal monta en chaire, pour la dernière fois. Lorsqu’ilannonça à ses paroissiens que, d’après la décision de monseigneurl’Évêque, il était interdit et ne dirait plus la messe, même ceprésent dimanche, ni n’administrerait plus les sacrements, ce futdans l’église bondée de monde une explosion de surprise qui secontinua en une rumeur sourde que le curé fut un instant impuissantà dominer.

Ayant obtenu le silence, il exposa quec’était un devoir pour tous, paroissiens et curé, de se soumettre àl’autorité de l’évêque&|160;; que, pour lui, quoique sa consciencene lui reprochât rien, car il avait toujours agi, non dans unintérêt personnel, mais pour la paix de l’Église, il obéirait sansrésistance et sans murmure. Mais il ajouta que cette obéissance luicoûtait beaucoup, parce qu’il les aimait tous comme ses enfants, etqu’il avait espéré leur faire entendre longtemps la parole de Dieu,et finalement reposer dans le petit cimetière où il en avait tantconduit déjà. Il parla ainsi longuement, avec tant de cœur et debonté que tout le monde en était ému et que les femmes, les yeuxmouillés, se mouchaient avec bruit. Mais, ce moment d’émotionpassé, la colère prit le dessus, et, à la sortie de l’église, lesgens s’assemblèrent et se dirent entre eux qu’il ne fallait paslaisser partir le curé. Tous, les uns et les autres, se montèrentla tête de manière que plusieurs des plus décidés s’en allèrenttrouver le chevalier de Galibert, toujours coléré, quoique ce fûtun bon homme. Lui, voyant comme ça tournait, monta sur les marchesde la vieille croix, et commença à prêcher les gens. Il leur ditque la conduite de leur curé, sa patience, sa résignation danscette circonstance, prouvaient combien il était digne de leuraffection et de leur respect.

–&|160;Mais, nous autres paroissiens,nous avons bien le droit d’agir un peu différemment… Nous pouvonsnous rappeler qu’autrefois le peuple élisait ses curés etparticipait à l’élection des évêques et même des papes. Ce n’estpas une raison parce que des rois se sont entendus avec d’aucuns deceux-ci pour confisquer nos antiques privilèges, de ne pas nous ensouvenir. Il faut donc que toute la paroisse adresse une pétition àl’évêque pour lui demander le maintien de notre curé. Mais –ajouta-t-il – comme il n’y en a guère que deux ou trois qui sachentsigner, nous ferons comme on faisait jadis, nous appellerons unnotaire qui dressera un acte de notre protestation&|160;:Par le papier&|160;!

«&|160;Voilà, dans la position où noussommes, ce qu’il y a de mieux à faire. Un chien regarde bien unévêque, nous pouvons donc lui adresser la parole. Êtes-vous de cetavis&|160;?

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;! crièrenttous les gens qui étaient là.

–&|160;Eh bien&|160;! donc, je vaisenvoyer quérir le tabellion. Vous autres, revenez à l’heure devêpres, et soyez là, tous, sans faute&|160;; que personne ne resteà la maison&|160;: plus nous serons, mieux ça vaudra… Maintenant,je vous dirai que les gens en place, qu’ils aient une robe ou unhabit, ne voient pas toujours les choses comme il faut, en sorteque je ne sais pas trop ce qu’il adviendra de notreprotestation&|160;: peut-être s’en ira-t-elle en eau de boudin, enbrouet d’andouilles, nous le verrons bien&|160;!

Il ne faut pas laisser de semer pourla crainte des pigeons.

«&|160;Pour moi, je l’ai ditd’abord&|160;: si on nous ôte notre curé, je ne mets plus les piedsà l’église&|160;!

–&|160;C’est ça&|160;! c’est ça&|160;!Ni nous non plus&|160;!

–&|160;Et si on nous en envoie un autre,il dira sa messe tout seul&|160;!

Un chien est fort sur sonpalier,

Un coq sur sonfumier.

Tout le monde applaudit, et, la chosebien convenue, le chevalier m’expédia à Montignac chercher maîtreBoyer, ou un autre à son défaut.

À trois heures, le notaire était là, etsur la place, noire de monde, à l’ombre du vieux ormeau où l’onavait porté une table, il commença à instrumenter en écrivant sonpréambule. Puis tous les gens de la paroisse, hommes et femmes, lechevalier en tête, défilèrent devant lui, et, après avoir couchésur son acte leurs noms et surnoms, il continuaainsi&|160;:

«&|160;Lesquels, adressantrespectueusement mais fermement la parole à monseigneur l’Évêque dePérigueux, tout comme s’il était présent, lui ont dit et remontréque, depuis le rétablissement du culte catholique, le sieur curéBonal a donné dans cette paroisse l’exemple de toutes lesvertus&|160;; qu’il l’a édifiée par sa vraie et sincèrepiété&|160;; qu’il a été, depuis bientôt trente ans, la providencedes pauvres, et le père et l’ami de ses paroissiens, en sorte quetous, vieux et jeunes, pauvres et riches, désirent ardemment leconserver, tant qu’il plaira à Dieu de le laisser sur cetteterre.

«&|160;À cette fin, lesdits comparantssupplient très instamment mondit seigneur Évêque de révoquer lesordres par lui signifiés, et de continuer ledit sieur Bonal dansses fonctions de curé de ladite paroisse de Fanlac&|160;; ajoutantlesdits comparants, que le seul exemple de leur curé a fait de bonschrétiens de tous les habitants de cette paroisse, et que, le biende la religion s’accordant avec leur vif désir de le conserver, ilsespèrent que mondit seigneur Évêque prendra la présente demande enconsidération.

«&|160;Et, sans se départir aucunementdu respect du audit seigneur Évêque, lesdits comparants, au cas oùleur requête demeurerait sans effet, protestent très fermementcontre les inconvénients qui pourront résulter, pour la religion etses ministres, d’une mesure qui les atteint dans leur piété et leuraffection pour leur curé.

«&|160;De tout quoi lesdits comparantsm’ont requis acte, que je leur ai concédé sous le scel royal,etc.&|160;»

Et après avoir fait signer les deux outrois qui savaient, le notaire signa lui-même avec un paraphesavant, car c’était un notaire de l’ancienne école, comme ça sevoit à son acte.

Le surlendemain, le chevalier en emportaune copie superbement moulée, et s’en fut à Périgueux la remettre àl’évêque.

Celui-ci, à ce que connutM.&|160;de&|160;Galibert, comprit un peu plus tard qu’on lui avaitfait faire une bêtise&|160;; mais, comme les gens en place nereconnaissent pas facilement qu’ils se sont trompés, les évêquesmoins que les autres, monseigneur persista dans sa décision, malgrétout ce que put lui dire le chevalier, qui plaida chaleureusementla cause de son ami.

–&|160;Je vous prédis, monseigneur,fit-il en partant, que vous regretterez votre refus.

Tel maintenantrefuse,

Qui par aprèss’accuse&|160;!

L’évêque, passablement offusqué de laliberté que prenait ce laïque, ne répondit rien, et le chevaliers’en alla.

La veille de son retour, le curé, quiconnaissait bien les gros bonnets du clergé, et savait que ladémarche du chevalier serait inutile, m’avait envoyé à La Granvalparler au Rey pour venir faire des arrangements. Le Rey vint troisou quatre jours après, et, comme il n’avait plus qu’une année deferme à courir, il consentit à résilier le bail, et à se retirerdans le bien qu’il avait à La Boissonnerie, moyennant une petiteindemnité. Tout bien convenu, il s’en retourna, et le curé commençaà penser à déloger, parce que le refus de l’évêque, bientôt connude toute la paroisse, échauffait les têtes&|160;; et il ne voulaitpas être l’occasion de quelque désordre.

Il fut entendu entre le chevalier et luique je le suivrais à La Granval, comme je le lui avais demandé.Aussi, quelque peine que j’eusse de le voir dans cette passe, jefus un peu consolé par l’idée de le suivre et de lui être utile. Jecommençai à emmener le mobilier, qui n’était pas très important.Outre ce que j’en ai dit, il y avait encore dans la chambre du curéun lit tout simple, sans rideaux, une petite table recouverte d’uneserviette sur laquelle il y avait une cuvette et un pot à eau enfaïence, une autre table à écrire, plus grande, encombrée depapiers, quelques livres sur une tablette, deux chaises, une grandemalle longue recouverte de peau de sanglier, et c’était tout.Malgré ça, avec le lit de la Fantille et le reste, avec quelquesprovisions, il me fallut trois jours pour emporter toutes lesaffaires, peu à peu, à cause des mauvais chemins. Je ne faisaisqu’un voyage par jour&|160;: encore fallait-il coucher à LaGranval, car il y avait loin, et les bœufs ne vont pasvite.

Un matin, tandis que je chargeais lebuffet sur la charrette avec Cariol, je te vois arriver un granddiable de curé, sec comme un pendu d’été, de poil rouge, torcol,avec de gros yeux ronds et un nez crochu, qui me demanda où étaitle presbytère.

–&|160;Vous y êtes, lui dis-je, voici laporte.

Et, un instant après, je le suivis, pourm’assurer que c’était le nouveau curé. Précisément c’était lui, et,ensuite des civilités d’usage, il s’enquit du jour où il pourraitfaire amener ses meubles qui étaient à Montignac.

–&|160;Demain nous achèverons dedéménager, répondit le curé Bonal, et après-demain le presbytèresera libre.

Et là-dessus, toujours honnête, iloffrit à son confrère de se rafraîchir, ce que l’autre accepta, enfaisant des façons, comme s’il avait eu peur de se compromettre.Alors le curé appela la Fantille et lui dit de donner le nécessairepour faire collation. La Fantille, au lieu d’obéir, s’en alla toutecolère par les maisons du bourg dire que le remplaçant du curévenait d’arriver, et qu’il avait une de ces figures qu’onn’aimerait pas à trouver au coin d’un bois. Ne la voyant pasparaître, le curé passa dans la cuisine et me dit d’aller tirer àboire, tandis que lui-même prenait le chanteau, dans une nappe,avec des noix. Quand je mis la bouteille sur la table, le nouveaucuré était en train de questionner son prédécesseur sur ce querapportait la cure, combien on payait pour les baptêmes, lesmariages, les enterrements, la bénédiction des maisons neuves,celle du lit des nouveaux mariés&|160;; si les paroissiensfaisaient beaucoup de cadeaux, et s’il y avait de bonnes maisonspieuses où l’on recevait bien les curés.

«&|160;Toi, me pensais-je en m’enallant, si tu en attrapes beaucoup, de cadeaux, çam’étonnera&|160;!&|160;»

Tandis que le curé nouveau faisaitcollation, les femmes du bourg, mues par la curiosité, une à une,deux par deux, arrivaient sur la petite place, qui filant saquenouille, qui faisant son bas ou de la tresse de paille pour leschapeaux. Elles furent bientôt là une vingtaine, avec leurs drolespendus à leurs cotillons, et puis quelques vieux érenés*, et mêmeLa Ramée qui fumait son brûle-gueule.

Au bout d’une demi-heure, ou troisquarts d’heure, que je ne mente, lorsque le nouveau curé traversala place pour s’en retourner, tout ce monde le regarda detravers.

–&|160;Eh bien&|160;! mon brave, dit-ilen passant à La Ramée, vous fumez votre pipe&|160;?

Et comme le vieux soldat l’avisait d’unmauvais œil, sans répondre, il ajouta&|160;:

–&|160;Vous n’êtes pasbavard&|160;!

–&|160;Ça dépend.

–&|160;Alors, ce serait que je ne vousconviens pas&|160;?

–&|160;Il se pourrait.

–&|160;Vous n’êtes pas biengêné&|160;!

–&|160;Je suis comme ça.

Voyant que La Ramée continuait de tirerdes bouffées sans plus dire mot, que les hommes ne le saluaientpas, et que les femmes faisaient semblant de ne pas le voir, lecuré, tout étonné, grommela quelque chose entre ses dents et s’enalla.

Pendant qu’il était encore à portéed’entendre, Cariol, de la charrette, cria à LaRamée&|160;:

–&|160;Comment le trouves-tu, celevraut&|160;?

–&|160;Pas mal, pour ce que j’en veuxfaire&|160;!

Le lendemain, le curé Bonal suivittoutes les maisons de la commune pour faire ses adieux à chacun,entrant dans les terres pour parler aux gens qui étaient autravail, et n’oubliant personne, riches ou pauvres. Le soir, ilrentra fatigué, regarda tristement le presbytère vide, et s’en futsouper et coucher chez le chevalier.

À ce que me raconta la Toinette, ce futun triste souper, aucun des trois n’étant de goût demanger.

–&|160;Ce qui me console dans cemalheur, disait le curé, c’est que je sais que mes pauvres n’enpâtiront pas, mon bon chevalier, et que vous et mademoiselleHermine me remplacerez dignement.

–&|160;Mon pauvre curé, oui, je tâcheraide vous remplacer en ce qui regarde la charité matérielle&|160;;mais pour ce qui est des consolations morales, de ces bonnesparoles qui aident les malheureux à porter patiemment leurs peines,de ces exhortations charitables aux fins de relever les faibles…qui vous remplacera&|160;? Moi, je sens bien ce qu’il faudraitdire, mais je ne sais pas trouver les paroles…

–&|160;Alors, dit le curé, je suis sûrque mademoiselle Hermine me remplacera à cet égard.

–&|160;Certes, fit-elle, je ferai debonne volonté tout ce que je pourrai…

Et ils restèrent silencieux, les bravescœurs.

Le lendemain après le déjeuner, le curéBonal prit son bâton et, accompagné de ses hôtes, s’achemina versLa Granval. Tous trois marchaient lentement comme pour retarder lemoment de la séparation, échangeant de temps en temps quelquesparoles. Arrivés à la cafourche où une croix de pierre est plantéedepuis les temps anciens, le curé s’arrêta et ils se firent leursderniers adieux. Le chevalier, moins résigné que ses compagnons,récriminait contre la décision de l’évêque, cependant que lademoiselle Hermine, ayant tiré son mouchoir, s’essuyait les yeux,et que le curé regardait la terre en tapant de petits coups de sonbâton.

–&|160;Mes amis, dit-il en relevant latête, nous ne serions pas de bons chrétiens si nous ne savions passupporter l’injustice. Ce saint emblème, ajouta-t-il en montrant lacroix, nous enseigne la résignation&|160;: que la volonté de Dieusoit faite&|160;!

Et, s’étant fraternellement embrassés,le curé commença à descendre la combe raide. Les pierres du cheminroulaient sous ses pieds et il s’appuyait sur son bâton pour seretenir. Peu à peu sa haute taille diminuait dans le lointain etenfin il disparut dans les fonds boisés. Alors le chevalier et sasœur, qui l’avaient suivi des yeux, rentrèrent tristement chezeux.

Sur les cinq heures du soir, le curéarriva à La Granval, où, aidé de la Fantille, j’avais mis tout àpeu près en ordre. L’ancienne maison était grande assez&|160;; il yavait une vaste cuisine, une belle chambre où l’on aurait pu mettrequatre lits, et deux petites. Le curé jeta un coup d’œil surl’installation, et sembla retrouver sous le vieux toit de familleles souvenirs de son enfance, car il resta longtemps pensif devantle feu.

L’heure du souper approchant, laFantille mit une nappe au plus haut bout de la table, et y plaça lecouvert du curé, puis elle trempa la soupe.

–&|160;Dorénavant, dit-il en la voyantfaire, nous mangerons tous ensemble. Il n’y a plus ici de curéobligé par état de garder certaines convenances&|160;; il n’y aplus que Pierre Bonal, fils de paysan, redevenu paysan. DemainVirelou viendra pour me faire d’autres habillements.

–&|160;Comment&|160;! s’écria laFantille en joignant les mains&|160;; vous allez poser la soutane,monsieur le Curé&|160;!

–&|160;Sans doute, puisque je ne suisplus curé, et qu’il m’est défendu de la porter… Allons, mets desassiettes sur la table pour toi et Jacquou.

La Fantille hésitait, ne sachant plus oùelle en était, mais elle finit par obéir.

Alors le curé, se levant, s’approcha dela table, fit le signe de la croix et récita leBenedicite.

Ayant fini, il s’assit, prit la grandecuiller et nous servit, à Fantille et à moi, chacun une pleineassiette de soupe&|160;; après quoi, il se servit lui-même moinscopieusement.

Après souper, nous parlâmes de lamanière qu’il convenait de gouverner le domaine, et je fisconnaître au curé mes idées là-dessus. Je l’assurai que j’étaiscapable de faire le travail tout seul, et bien&|160;; mais il merépliqua qu’il n’entendait pas rester oisif, et que, nonobstant sessoixante ans passés, il était robuste et comptait m’aider. Sur leshuit heures, je fus donner aux bœufs, car le Rey avait laissé lecheptel, comme c’est la coutume, en ayant pris en entrant&|160;;après quoi, chacun alla se coucher.

Je pensai longtemps, avant dem’endormir, à la manière de conduire les affaires la plusprofitable pour la maison. Je comprenais qu’il fallait charrierdroit et travailler ferme, car la propriété n’était pas grande,valant une douzaine de mille francs au plus, et le pays, juste aubeau milieu de la forêt, n’était pas des meilleurs. Mais le couragene me manquait pas, et je me sentais tout fier et heureux d’êtreutile au curé et de lui témoigner ma reconnaissance. Puis, il fautque je le dise, quoique je fusse bien marri de ce qui lui arrivait,le plaisir de me sentir plus près de Lina me donnait du cœur.Certes, si la chose eût dépendu de moi, je serais retourné à lacure de Fanlac avec lui, très content de le voir heureux. Maiscomme cela ne se pouvait, je m’en consolais en pensant au voisinagede ma bonne amie. L’homme a un fond égoïste&|160;; tout ce qu’ilpeut faire, c’est de se vaincre lorsque le devoir lecommande.

Virelou vint le lendemain, et, quatrejours après, le curé était habillé comme un bon paysan, de grosseétoffe brune avec un chapeau périgordin à calotte ronde, à largesbords.

C’était un dimanche&|160;: il nousengagea à aller tous deux, Fantille et moi, à la première messe àFossemagne, disant qu’il garderait la maison de ce temps-là,d’autant qu’il craignait que sa présence à l’église ne fit duscandale.

–&|160;Mais la soupe&|160;! fit laFantille, qui n’en revenait pas de le voir ainsihabillé.

–&|160;J’attiserai le feu sous lamarmite, ne crains rien.

Elle joignit les mains et leva les yeuxaux poutres comme qui dit&|160;:

–&|160;Que verrons-nous de plus, grandDieu&|160;!

Nous étions à peine de retour de lamesse, la Fantille et moi, lorsqu’à l’orée du défrichement, dans ladirection de La Mazière, nous vîmes le chevalier déboucher du boissur sa jument, qu’il poussa au grand trot. Un moment après, ilmettait pied à terre dans la cour et serrait avec chaleur les deuxmains du curé.

–&|160;Je viens manger la soupe avecvous, dit-il.

–&|160;Soyez le très bien venu, monvieil ami&|160;!

Et tandis que j’emmenais la jument àl’étable, ils se promenèrent aux alentours de la maison.

–&|160;Heureusement qu’il y a une pouledans la soupe, disait la Fantille tout affairée lorsque jerevins.

En déjeunant tous deux, le chevalierraconta à son ami ce qui s’était passé à l’arrivée du nouveau curé,et la mauvaise impression qu’il avait faite sur lesgens&|160;:

–&|160;Je crois bien, dit-il, qu’iln’aura pas eu grand monde à sa messe, ce matin.

–&|160;C’est tant pis, repartit le curé.Je suis bien reconnaissant à toute la paroisse de l’affectionqu’elle m’a marquée dans cette circonstance&|160;; mais il nefaudrait pas que, pour des préférences de personnes, la religion ensouffrît.

Oyant cela, tout en vaquant à sesaffaires, la Fantille hochait la tête en signe dedésapprobation.

Le chevalier était bon convive et fithonneur à la poule au pot, à la farce dont elle était garnie, et àl’omelette qui la suivit. Il égaya un peu le repas en lâchantquelques-uns de ses dictons familiers. Ainsi, le curé, qui nebuvait pas de vin pur, lui ayant offert de l’eau par distraction ouhabitude, avant de se servir lui-même, il le remerciaainsi&|160;:

–&|160;L’eau gâte moult levin,

Une charrette lechemin,

Le carême le corpshumain.

Ils restèrent longtemps à deviser àtable. Le chevalier faisait tourner sa tabatière et prenait defréquentes prises&|160;; le curé, son couteau à la main, traçait devagues figures géométriques sur la nappe. Tous deux goûtaient lesplaisirs de l’amitié à leur manière. Le chevalier, heureux dumoment présent, n’oubliait pourtant pas ses griefs, et s’exprimaitassez librement sur le compte de l’évêque qui avait frappé son amiet son curé&|160;; quant au successeur de celui-ci, il n’était pasbon à jeter aux chiens.

Le curé Bonal, qui avait peut-êtreressenti plus vivement le coup de cette séparation de tout ce qu’ilaffectionnait, avait pourtant plus de résignation, et tâchait, dansl’intérêt de la religion, d’apaiser le chevalier.

–&|160;Mon ami, disait-il, avant tout ilfaut connaître votre nouveau curé. Il n’y a pas huit jours qu’ilest à Fanlac, vous l’avez vu deux fois&|160;: comment pouvez-vousl’apprécier&|160;? Vous dites qu’il a une mauvaise figure&|160;;mais il se peut qu’il soit un bon prêtre malgré cela&|160;! Voussavez, comme moi, qu’il ne faut pas juger les gens sur lamine&|160;: les apparences sont souvent trompeuses.

–&|160;Oui, dit lechevalier&|160;:

Ne crois pas ribaud pourjurer,

Ni jamais femme pourpleurer,

Car ribaud toujours jurerpeut,

Femme pleurer quand elleveut.

Le ci-devant curé sourit un peu, et lechevalier continua&|160;:

–&|160;Avec ça, je ne me trompe guère.Lorsque vous vîntes à Fanlac, malgré votre figure noire et votreair un peu rude, je dis tout de suite&|160;: «&|160;Voilà un bravehomme de curé.&|160;» Me suis-je trompé&|160;?

–&|160;Mon cher ami&|160;! dit Bonal enprenant à travers la table la main du chevalier.

À la vesprée, après avoir passé quelquesbonnes heures à La Granval, M.&|160;de&|160;Galibert se mit enselle pour retourner à Fanlac, chargé de souhaits de bon voyage etpuis de bons souvenirs pour sa sœur.

Il ne s’était pas mépris au sujet de lamesse du nouveau curé. Un homme de L’Escourtaudie, que jerencontrai quelques jours après à Thenon, où j’avais été acheterquelques brebis, me dit qu’il n’y avait pas eu un chat, par manièrede parler. Mais ça, ce n’était rien&|160;; à peu de temps de là, onvit bien autre chose. Un homme de La Galube étant mort subitement,les parents, n’osant se passer de prêtre, s’en furent, bien qu’àcontrecœur, parler au nouveau curé pour l’enterrement. L’autre leurdit que ce serait quinze francs, et vingt s’il allait faire lalevée du corps à la maison. Les fils du mort et son gendretrouvaient que c’était cher, d’autant plus que, de longues années,la coutume de payer s’était perdue avec le curé Bonal. Ilsmarchandèrent donc afin de faire rabattre quelque chose au curé.Mais lui protestait que c’était le tarif, et qu’il n’avait pas ledroit de faire de rabais.

–&|160;Pourtant, dit l’un des fils,puisque le curé Bonal rabattait le tout, vous auriez bien le droitd’en rabattre la moitié&|160;?

Cette raison mit le curé de mauvaisehumeur.

–&|160;Je ne sais pas comment agissaitmon prédécesseur, répliqua-t-il sèchement, mais c’est comme je vousai dit&|160;: à prendre ou à laisser.

Enfin, après avoir bien débattu, avoirapporté de part et d’autre toutes les raisons d’usage entre gensqui font un marché&|160;; après être sortis pour se consulter, lesautres rentrèrent et acceptèrent, moyennant que le curé leurcouperait quarante sous sur son prix, ce à quoi il consentit.Seulement, et c’est là que l’affaire se gâta, il leur dit qu’ilfallait le payer comptant, car il avait perdu beaucoup d’argentdans son ancienne paroisse, parce que souvent, les honneurs rendus,le mort enterré, les héritiers se faisaient tirer l’oreille pourpayer&|160;; tellement qu’il y en avait qu’il fallait assignerdevant le juge de paix et faire condamner.

«&|160;Foutre&|160;! pensaient lesparents du défunt, il n’est pas cassé*, ce curé-là&|160;!»

S’ils avaient eu l’argent, quoique pascontents, ils l’auraient donné, tenant beaucoup, comme tous lespaysans, à ce que le curé fît les honneurs à leur vieux&|160;; maisils ne l’avaient pas. Force leur fut donc de s’en retourner endisant au curé que, les choses étant ainsi, ils étaient obligés dese passer du service mortuaire.

Mais, quelques heures après, une dizainede jeunes gens vinrent pour sonner le glas et, trouvant les cordesremontées et la porte intérieure du clocher fermée, furent demanderla clef au marguillier, qui répondit que le curé lui avait défendude la donner. Là-dessus, eux, enfoncent la porte du clocher avecdes haches, et se mettent à sonner les deux cloches. Le curé vintpour les faire sortir, mais il fut obligé de s’en revenir plus viteque le pas et de se fermer chez lui. Cependant, au son des cloches,les gens des villages venaient de tous côtés, et bientôt, dans lemauvais chemin qui montait au bourg, on vit au loin un cercueilrecouvert d’un drap blanc se mouvoir sur les épaules de quatrehommes qui se relayaient souvent, car la montée était rude, et ilfaisait chaud. En s’en allant, le curé avait donné deux tours declef à la grande porte de l’église, de manière que ceux quisonnaient s’y trouvaient pris. Lorsque le mort arriva, on le posadevant le portail sur des chaises prêtées par les voisins, puis onfut chez le curé pour avoir la clef&|160;; mais la maison curialeétait close, et personne ne répondit. Pourtant il aurait fallu êtresourd pour ne pas entendre, car, après avoir cogné avec les poings,avec des bâtons, les gens finirent par jeter des pierres à la porteet dans les fenêtres. La colère montait les têtes de tout lemonde&|160;; des exclamations à peine contenues par la présence ducorps s’entendaient au milieu d’une rumeur sourde. Sur les rudesvisages de ces paysans on voyait l’indignation que leur causait lerefus de ce qu’ils appelaient&|160;: les honneurs, fait à l’und’eux. Déjà les plus hardis parlaient d’entrer de force aupresbytère et d’amener le curé, lorsque ceux qui étaient enfermésdans l’église finirent par faire sauter la serrure, et ouvrirent àdeux battants. Le cercueil fut alors apporté devant le chœur, à laplace ordinaire&|160;; des cierges furent allumés autour, selon lacoutume, et le marguillier, qu’on avait été chercher et amenémalgré lui, revêtu d’une chape, chanta en tremblant de peurl’office des morts. On l’obligea ensuite à encenser et asperger ledéfunt comme eût fait le curé lui-même, et, tout étant fini àl’église, on partit pour le cimetière, où le pauvre marguillier,qui se croyait sacrilège, fut encore obligé de parachever lesdernières cérémonies, jusqu’à la pelletée de terre finale sur lecercueil descendu dans la fosse.

Pendant que tout ceci se passait, lechevalier, qui était tenace, avait été à Périgueux faire unedernière démarche près de l’évêque et lui représentait le tort quesa décision faisait à la religion, le curé disant sa messe ledimanche devant les bancs vides.

–&|160;Il est à craindre, ajouta-t-il,qu’à la première occasion il ne se produise un désordre, tant tousles paroissiens sont outrés du départ du curé Bonal, et maldisposés pour son successeur qui semble prendre à tâche de le faireencore plus regretter&|160;!

Mais le pauvre chevalier eut beauplaider et patrociner la cause de la religion et celle de son ami,l’évêque lui fit entendre que, quelque considération qu’eûtl’Église pour les laïques pieux, elle ne pouvait se gouverner parleurs avis.

–&|160;Je regrette personnellement,comme gentilhomme, de ne pouvoir accéder à votre demande, monsieurle Chevalier&|160;; mais ce que j’ai décidé dans la plénitude demon autorité épiscopale est irrévocable.

À la suite de cet enterrement, lesgendarmes vinrent à Fanlac et s’enquérirent. Puis les gens du rois’y transportèrent et interrogèrent une masse de monde. Beaucoupd’arrestations furent faites, et finalement il y eut une dizaine decondamnations de six mois à cinq ans de prison.

Le curé Bonal eut grande peine de cetteméchante affaire. À chaque occasion, il ne manquait pas de dire etde faire dire à ses anciens paroissiens de prendre patience, de nepas se buter à l’impossible&|160;; mais c’était inutile, et lescondamnations achevèrent de les mutiner. Le nouveau curé voyant ça,dépité de ce que son église était toujours vide, et ne se croyantpas trop en sûreté, depuis qu’un soir il avait failli recevoir uncoup de pierre par la tête, finit par demander à s’en aller, ce quilui fut accordé, et la paroisse resta sans curé, à la confusion dequelques-uns, les meneurs de cette affaire.

Ainsi se vérifiait la prédiction un peuobscure du chevalier qui avait dit&|160;:

–&|160;Il viendra un temps où lesrenards auront besoin de leur queue.

VI

Cependant, nous autres étions bientranquilles à La Granval. Cette vie étroitement attachée à la terreme convenait ; j’aimais à pousser mes bons bœufs limousinsdans le champ que déchirait l’araire, enfonçant mes sabots dans laterre fraîche, et suivi de toutes nos poules qui venaient mangerles vers dans la glèbe retournée. Les travaux pénibles de la saisonestivale même me riaient, comme les fauchaisons et les métives*. Çame faisait du bien d’employer ma force, et quand le matin, ayantfauché un jounal de pré, je voyais l’herbe humide de rosée, coupéerégulièrement et bien ras, j’étais content. Alors je prenais mapierre à repasser, et j’aiguisais mon dail* en sifflant un air dechanson. Le soir, dans le temps des moissons, lorsque, après avoirchargé la dernière gerbe sur la charrette, je voyais tout ce bléqui devait faire un bon pain bis et savoureux, j’avais comme unpetit mouvement de fierté, en songeant que c’était moi qui avaisfait tout cela, ou quasiment tout. Pourtant Bonal m’aidait bienautant qu’il pouvait, mais ça n’est pas à son âge qu’on se met àces travaux pénibles. Il menait la charrette, il aidait à faner, àlier les gerbes, il taillait la vigne, et autres choses comme ça. ÀFanlac, il avait toujours aimé à cultiver le jardin, et il mit enordre celui de La Granval, qui était mal en train, comme c’estl’ordinaire dans nos campagnes, où l’on est tellement pressé qu’oncourt au plus essentiel.

Nous vivions donc tranquilles, ne voyantguère personne, les plus proches voisins étant encore loin etséparés de nous par des bois, de manière que leurs poules ne nousgênaient point, ni les nôtres eux, ce qui est une bonne conditionpour être en paix, car on sait que dans les villages les troisquarts des brouilles commencent à propos des poules qui vontgratter dans les jardins. Cela ne nous ennuyait pas au surplus,d’être isolés : lorsqu’on est occupé du lever au coucher dusoleil, on ne sent pas le besoin de fréquenter des étrangers. Avecça, Jean le charbonnier, devenu trop vieux pour passer les nuits àsurveiller les fourneaux dans les bois, s’était retiré dans samaison des Maurezies après avoir gagné quelques sous, et il venaitnous voir quelquefois. C’était un brave homme, serviable, comme ill’avait montré dans l’affaire de mon père, et qui depuis cetteépoque s’était intéressé à moi. Il me donnait des conseils pourl’exploitation du bien, ce qui n’était pas de refus, car quoique jesusse bien faire tous les travaux que requiert un domaine, jen’avais pas d’expérience assez pour les diriger sûrement en touteoccasion, et ce brave homme me fut d’un bon secours pour cetteraison. Le curé l’aima tout de suite aussi et l’entretenait enpatois, parce que Jean, étant sans instruction aucune, ne savaitmême pas parler le français, comme d’ailleurs presque tous les gensde par chez nous. Mais, ayant tant vécu seul au milieu des bois, ils’était habitué à penser et à réfléchir plus qu’à parler, demanière que le peu de paroles qu’il disait avaient un grand sens.Le curé n’était pas bavard non plus, mais tout ce qu’il disaitétait plein de substance : aussi s’entendaient-ils bien. Jean,toutefois, lui portait respect, comme ça se comprend, et l’appelaittoujours, ainsi que nous autres : « Monsieur leCuré. »

Mais lui, à ce propos, nous dit un jourqu’il nous fallait corriger cette façon de parler, attendu qu’iln’était plus curé, ni en droit ni de fait, et que par conséquentnous ne devions plus le nommer ainsi.

– Sainte bonne Vierge !s’écria la Fantille, il y a vingt ans que je vous appelle comme ça,je ne saurai jamais vous parler autrement !

– Tu t’y habitueras !Appelez-moi tous de mon nom : Bonal.

– Ça, je ne le pourrai pas !répliqua la Fantille ; non, monsieur le…, écoutez, puisquevous ne voulez plus qu’on vous y appelle, je dirai :« Notre Monsieur ! »

– C’est ça ! fit-il ensouriant un peu. Et vous autres, dit-il en se tournant vers Jean etmoi, si vous voulez me faire plaisir appelez-moi Bonal.

Et depuis ce temps, selon sa volonté,nous l’appelions ainsi. La langue me fourchait bien quelquefois parl’effet de l’habitude, mais je me reprenais vitement, connaissantque ça lui renouvelait ses peines de s’entendre dire :monsieur le Curé.

On pense bien que, dans tous ceschangements, je n’avais pas oublié Lina. Le second dimanche aprèsnotre venue à La Granval, je m’en fus à la messe à Bars. Le curé enétait à l’évangile lorsque j’arrivai et je restai au fond del’église, jetant mes regards partout pour voir ma bonne amie. Encherchant curieusement, je finis par l’apercevoir au droit de lachaire à prêcher, mais elle n’était pas seule, sa mère était avecelle. Tant que dura la messe, pour dire vrai, je ne suivis guèreles cérémonies du curé, occupé que j’étais à regarder le cou rondde ma Lina, un peu hâlé comme celui des filles des champs, et lespetits frisons à reflets cuivrés qui sortaient de sous sa coiffedes dimanches. À la sortie, je me plantai devant le portail etj’attendis. Les gens se répandaient sur la place, faisant de petitsgroupes et se mettant, après le portage et les compliments, àdeviser : les hommes, du temps, de l’apparence des récoltes,du prix des bestiaux au dernier marché de Thenon ; les femmes,de leur lessive, de la réussite de leur chaponnage, et les fillesde leurs galants.

Tout d’un coup Lina, sortant, me vit etfit un mouvement ; mais sa mère ne me reconnut point, ce quin’était pas étonnant, ne m’ayant plus vu depuis que je gardais lesoies avec sa fille. Elles s’arrêtèrent pour causer, comme lesautres, la mère avec une autre femme, et Lina avec la Bertrille,qui, à un moment donné, se tourna pour me regarder, ce qui me fitconnaître qu’il était question de moi. Un moment après, sans avoirl’air de rien, la Bertrille s’en vint de mon côté et, en passantprès de moi qui me promenais, faisant le badaud en regardant le coqdu clocher, elle me dit à demi-voix :

– Aux vêpres, sa mère n’y serapas.

– Bien !

Et je m’en fus voir jouer aux quilles,coulant mon regard vers Lina de temps en temps.

Vers trois heures, au sortir de vêpres,les deux droles restèrent un bon moment à causer, pour laisseraller devant les gens de leur renvers ; puis elles s’en furentdoucement, et moi, peu après, faisant un détour par un autrechemin, je les rattrapai.

Et ce furent des rires, des serrementsde main, des amitonne­ments à n’en plus finir. Puis, comme ellesétaient pressées de savoir comment je me trouvais là, il fallutleur raconter tout ce qui était arrivé au curé Bonal, et leurexpliquer que nous étions venus demeurer dans son bien à LaGranval. Elles n’en revenaient pas qu’un curé pût n’être plus curéet posât sa soutane. Quant à leur faire entendre que c’était parcequ’il avait prêté serment à l’époque de la Révolution, et cequ’était ce serment, ça n’était pas facile, et je leur dis en grosque c’étaient d’autres curés appelés jésuites, grands ennemis desanciens curés patriotes, qui l’avaient fait casser.

Des jésuites ! elles n’en avaientjamais ouï parler :

– Et qu’est-ce donc que cesjésuites ? demandaient-elles.

– D’après ce que dit M. lechevalier de Galibert, c’est, parmi les curés, comme qui dirait desrenards…

Elles se mirent à rire, et je leurparlai de choses plus aimables. Je fis entendre à Lina quemaintenant, étant voisins à une heure et demie de chemin, nouspourrions nous voir plus souvent, et combien j’en étais content.Cela lui faisait bien plaisir aussi, mais elle craignait que samère ne s’aperçût de notre entente, et qu’elle lui défendît de meparler.

– Nous tâcherons qu’elle ne sedoute de rien, lui dis-je ; et puis, après tout, peut-être nese fâchera-t-elle point, sachant à coup sûr que c’est choseimpossible d’empêcher un garçon et une fille qui s’aiment, de sevoir ; mais, si ça arrive qu’elle le trouve mauvais, il seratoujours temps d’aviser : ainsi, n’aie point decraintes.

Et nous marchions lentement tous troisen devisant, dans le chemin pierreux bordé de mauvaises haies oùs’entremêlaient les buissons et les ronces ; moi, au milieud’elles, les tenant par-dessous le bras, et, pour dire la vérité,serrant un peu plus fort du côté de Lina. Lorsque le chemintraversait quelque boqueteau de chênes, je prenais ma bonne amiepar la taille et, la serrant tout doucement contre moi, jel’embrassais sur sa joue brunie par le soleil et duvetée comme unebelle pêche de vigne. Le temps ne nous durait pas, de manière quenous fûmes près de Puypautier sans nous en donner garde ; maisla Bertrille, toujours avisée, nous en avertit, et il fallut sequitter après bien des adieux, des embrassements et des regardsamoureux. Afin de ne pas me montrer, je pris sur la gauche àtravers un taillis, et j’allai passer à La Grimaudie pour de làgagner La Granval.

Cela dura quelque temps ainsi, sanspoint de destourbier*. Toutes les fois que je le pouvais, j’allaisà Bars le dimanche et je faisais la conduite aux deux filles. Lapauvre Bertrille, elle, était dépareillée comme je l’ai dit, sonbon ami étant au régiment ; mais elle prenait patience, demême que les dames de Périgueux lorsque la garnison est encampagne. Comme elle ne nous quittait jamais, on ne pouvait pasdire de mal de nos rencontres. Mais il y a des mauvaises languespartout, même à Bars. Quelqu’un s’étant aperçu de notre manège ledit à la mère de Lina, en sorte qu’un dimanche, à la sortie de lamesse, je m’avisai qu’elle me regardait fort. Pourtant, elle ne sefâcha pas pour lors après sa fille ; elle lui demandaseulement qui j’étais, où je demeurais et ce que jefaisais.

Lina ayant tout raconté sans détour, samère lui dit qu’elle ne trouvait pas mauvais que je lui parle, ence qu’elle entendait que ce fût toujours honnêtement. Et là-dessus,elle ajouta qu’il leur faudrait bien chez eux un domestique grandet fort comme j’étais, pour faire valoir leur bien, maintenant queGéral se faisait vieux.

Moi, je m’apercevais qu’au sortir de lamesse, la bonne femme me regardait toujours d’un air engageant, cequi n’était pas difficile à connaître, car d’habitude elle n’étaitpas aimable. Aussi, dans ma bêtise, je venais à penser que, quoiquenous ne fussions pas en âge d’être mariés, elle ne trouvait pas àredire que je parle à sa fille en attendant. Et un dimanche, je mecrus sûr de la chose, lorsque, passant à l’exprès devant moi, avecLina et Bertrille, elle me dit :

– Puisque tu leur fais la conduiteles autres dimanches, tu peux bien venir aujourd’hui : çan’est pas moi qui te fais peur ?

– Que non, Mathive ! alors,avec votre permission, nous cheminerons ensemble.

Tout en marchant, tandis que les deuxdroles allaient devant, la mère de Lina me parla de ses affaires,et me dit combien la conduite de leur domaine était lourde pourelle, depuis que Géral ne quittait guère le coin du feu. Elleprenait des journaliers, mais ce n’était plus pareil : il luifaudrait un jeune homme fort dans mon genre ; et, en mêmetemps, elle me regardait comme pour me dire que je ferais bienl’affaire. Moi ne répondant pas à ça, après d’autres propos, elleme demanda si je ne serais pas bien aise de venir chez eux, melaissant entendre que puisque nous nous aimions tous deux Lina,dans quelque temps nous pourrions nous marier. Et, tout en disantça, elle me dévisageait d’une manière un peu trop hardie, à ce queje trouvais, comme si elle eût parlé pour elle.

Lors je lui dis, un peu fatigué de sesgrimaces :

– Écoutez, Mathive, j’aime la Linaplus que je ne puis dire ! Je serais donc bien content devenir chez vous, et de travailler de toutes mes forces et de toutmon savoir, pour faire profiter votre bien ; mais pour lemoment, je fais besoin à La Granval, et, cela étant, je serais unecanaille d’abandonner le curé Bonal qui m’a retiré de l’aumône,maintenant que je lui suis nécessaire.

– Tu as raison, medit-elle.

Et on parla d’autre chose.

Les affaires marchèrent longtemps ainsi.Presque tous les dimanches, j’allais à Bars, et je rencontrais Linaet sa mère, souvent. Ça ne me plaisait guère que la Mathive fûttoujours là, mais je patientais, aimant trop mieux voir ma miedevant sa mère que de ne la voir point du tout. Celle-ci,d’ailleurs, continuait d’être bien pour moi, me disant à l’occasionquelque mot pour me faire entendre qu’elle me voyait avecplaisir ; mettant sa fille en avant, toutefois – en paroles –mais à ses mines, à ses airs amiteux, je finis par comprendre quecette femme, sur le tard, était prise de la folie des jeunesgarçons. Pour ne pas me brouiller avec elle, je faisais le nesci,celui qui ne comprend pas, et j’avais l’air de ne pas me donnergarde que des fois elle se serrait un peu contre moi en marchant,comme si le chemin eût été trop étroit. Tout cela était cause quesouvent, au lieu de les accompagner, je m’en retournais à LaGranval, sous quelque prétexte, après avoir dit un mot à Linatandis que sa mère achetait un tortillon pour faire une trempetteau vieux Géral.

Chez nous, tout allait bien. Moi, jetravaillais comme un nègre, me levant à la pointe du jour et mecouchant le dernier. La Fantille, solide encore, élevait lapoulaille, nourrissait les cochons, et faisait tous les ouvragesqui, dans une maison, reviennent de droit aux femmes. Notreci-devant curé Bonal, lui, faisait tout son possible pour m’aider,soignant les bœufs, gardant les brebis, s’apprenant aux ouvrages deterre et ne s’épargnant pas la peine.

À propos de brebis, ça me faisait dépitde le voir aller toucher les quinze ou vingt que nous avions, etfaire l’office d’une simple bergerette : je le lui dis unjour.

– Et pourquoi ? fit-il presquegaiement, c’est mon métier ! faisant allusion, comme je pense,à son ancien état de curé.

Il avait absolument voulu apprendre àlabourer et il y était arrivé assez vite. Quelquefois, lorsqu’ilavait fait passablement quelques sillons, afin de le distraire unpeu, sans manquer au respect qui lui était dû, je luidisais :

– C’est bien ouvré ! on diraitque vous n’avez jamais fait que ça !

– Jacquou, mon garçon, tu es unflatteur !

Et il ajoutait :

– Quand on fait tout ce qu’on peut,on fait tout ce qu’on doit.

Lorsque je le voyais s’attraper àquelque chose d’un peu pénible, je lui disais :

– Laissez ça, allez, c’est trop durpour vous qui ne l’avez pas d’habitude.

Mais il me répondait qu’il était solideencore et que le travail lui faisait du bien, lui rendait la paixde l’âme.

– Vois-tu, Jacquou, disait-il,l’homme est né pour travailler, c’est une loi de nature ; et,cela étant, de tous les travaux, il n’en est pas de plus sains, deplus moralisants que ceux de la terre. Plus on est en rapport avecelle, et plus on a de sujet de s’en applaudir, tant au point de vuede la santé du corps que de celle de l’esprit.

Et de là il continuait, me disant debelles choses sur ce sujet, me montrant qu’une des conditions dubonheur était de vivre libre sur son domaine, du fruit de sontravail :

– Comme dit le chevalier,« liberté et pain cuit sont les premiers des biens ».Manger le pain pétri par sa ménagère, et fait avec le blé qu’on asemé ; goûter le fruit de l’arbre qu’on a greffé, boire le vinde la vigne qu’on a plantée ; vivre au milieu de la nature quinous rappelle sans cesse au calme et à la modération des désirs,loin des villes où ce qu’on appelle le bonheur est artificiel – lesage n’en demande pas plus…

Et quelquefois ayant ainsi parlé, ilrestait longtemps rêveur, comme s’il eût eu des regrets.

Le dimanche, ainsi que je l’ai dit,Bonal n’allait pas à l’église, pour éviter le trouble que saprésence aurait pu causer. Il se promenait le long d’une ancienneallée de châtaigniers, qui partait de la cour de la maison etaboutissait à l’extrémité du défrichement de La Granval, où elleétait fermée par un gros marronnier planté par le milieu. À l’ombrede cet arbre, il se reposait sur un banc qu’il avait construit, etméditait. Son esprit rasséréné songeait à l’iniquité dont il avaitété victime, non plus avec les soubresauts douloureux de lapremière heure, mais avec cette philosophie sereine qui acceptesans récriminer les accidents humains. Mais s’il se résignait en cequi le touchait seul, lorsqu’il pensait à ses vieux amis, lechevalier et sa sœur, à ses paroissiens qui l’aimaient, aux pauvresdont il était la consolation et la providence, le chagrin luiserrait le cœur, et il lui fallait des efforts pour lesurmonter.

Il aurait bien voulu revoir tout sonmonde de là-bas, mais il n’y allait pas, par raison : les gensne l’auraient pas laissé revenir. Aussi était-il bien heureux,lorsque le chevalier venait déjeuner à La Granval et lui apportaitdes nouvelles de son ancienne paroisse. Quoiqu’il ne fût guèreparleur, c’était alors des questions à n’en plus finir sur un tel,une telle : « Que devenait celui-ci ? cette vieilleétait-elle encore en vie ? la drole de chez cet autreétait-elle mariée ? Et, sa sollicitude satisfaite, tous deuxparlaient des choses d’autrefois, et échangeaient de vieuxsouvenirs. Quand le chevalier remontait sur sa jument, chargé debonnes paroles pour tout le monde, et emportant du tabac pour LaRamée, le pauvre ancien curé était plus tranquille.

Presque tous les dimanches, Jean venaitpasser la journée à La Granval et tenir compagnie à Bonal. Ça ledistrayait un peu, car Jean, étant ancien, lui rappelait des chosesdu temps de sa jeunesse, et à un mot, à un nom quelquefois, desfaits oubliés depuis longtemps se réveillaient dans sa mémoire. Cesjours-là, Jean restait à souper, et le soir, à table, Bonal nousentretenait de choses et d’autres, et nous intéressait par desrécits curieux, et des remarques que jamais nous n’aurions songé àfaire de nous-mêmes.

Par exemple, il nous disait lasignification des noms de villages des alentours, et celle des nomsd’hommes.

– Ainsi Fossemagne, nous disait-ilun jour, signifie : grande fosse ; Fromental, pays àfroment, et ton nom de Ferral, à toi Jacquou, semble indiquer àl’origine un travailleur de fer de ces forges à bras communesautrefois dans nos pays : pour le surnom de Croquantque vous portez de père en fils, tu sais d’où il tevient.

– Et ce nom de Maurezies, levillage de Jean, lui demandai-je, quesignifie-t-il ?

– Il y en a qui le tireraient desMaures ou Sarrasins qui ont fait des courses dans nos pays ;mais, moi, j’aime mieux avouer que je l’ignore. En revanche, jepuis te dire que ce village pourrait bien être le lieu où saintAvit perdit son compagnon Benedictus, comme il est dit dans lepropre du diocèse.

Bonal nous faisait voir aussi laressemblance de certains mots de notre patois avec le langagebreton ; il nous parlait des Gaulois nos ancêtres, de leurreligion, de leurs coutumes ; nous racontait les soulèvementsdes Croquants du Périgord, sous Henri IV et Louis XIII, et puisaussi toutes les vieilles histoires de la Forêt Barade qu’ilconnaissait à fond.

Ainsi se passaient honnêtement lesmoments de loisir à La Granval, lorsque Bonal commença à s’habituerà sa nouvelle vie.

Dans les premiers temps, la tristesse letenait fort, et il ne parlait guère ; mais peu à peu sa peines’amortit, et, en le mettant tout doucement sur le sujet, il selaissait aller à nous entretenir principalement de choses du passé.Et puis il était si bon que, pour nous obliger, il aurait fait toutde même, quoique n’en ayant pas grande envie. Moi, voyant comme çatournait passablement, je travaillais sans souci, content d’êtreplus près de Lina, sans penser que je m’étais aussi rapproché ducomte de Nansac, ou plutôt sans être inquiet de cerapprochement.

Quelquefois on entendait au loin dans laforêt le cor du piqueur appuyant les chiens, et alors tous mesmalheurs me revenaient en mémoire, et ma haine se réveillait,toujours chaude, toujours violente, malgré toutes les exhortationsque m’avait faites jadis le ci-devant curé. C’est le seul pointqu’il n’a pu gagner sur moi, tant il me semblait qu’en pardonnantj’aurais été un mauvais fils. Je ne craignais rien, d’ailleurs, carje me sentais, comme un jeune coq bien crêté, de force à medéfendre.

Je ne tardai pas beaucoup à en fairel’épreuve. Un soir d’hiver, je revenais de couper de la bruyèrepour faire la paillade à nos bestiaux. Le jour commençait àbaisser, et, dans les bois qui bordaient le chemin que je suivais,l’ombre descendait lentement. Je cheminais sans bruit, ma piochesur l’épaule, pensant à ma Lina ; lorsque, tout d’un couppresque, je viens à entendre derrière moi le pas pressé d’uncheval.

L’idée me vint aussitôt que c’était lecomte de Nansac, mais je continuai de marcher sans me retourner. Jene m’étais pas trompé ; arrivé à quelques toises de moi il mecria insolemment :

– Holà ! maraud, terangeras-tu !

Le sang me monta à la tête comme par uncoup de pompe, mais je fis semblant de n’avoir pas ouï ;seulement, lorsque je sentis sur mon cou le souffle des naseaux ducheval, je me retournai tout d’un coup, et, attrapant la bride dela main gauche, de l’autre je levai ma pioche :

– Est-ce donc que tu veux écraserle fils après avoir fait crever le père aux galères ? dis,mauvais Crozat !

De ma vie je n’ai vu un homme aussiétonné. D’habitude, les paysans se hâtaient de se garer de luilorsqu’il passait, de crainte d’être jetés à terre, ou, pour lemoins, d’attraper quelque coup de fouet : aussi était-il toutabasourdi. Mais ce qui l’estomaquait le plus, c’était ce nom deCrozat, si soigneusement caché, ce nom de son grand-père lemaltôtier véreux, que le fils du Croquant lui jetait à laface en lui rendant son tutoiement insolent.

Il mit son fouet dans sa botte et tirason couteau de chasse.

Le cheval, une bête nerveuse, grattaitla terre et secouait la tête.

– Lâche la bride de mon cheval,méchant goujat !

La colère me secouait :

– Pas avant de t’avoir crachéencore une fois à la figure, misérable, le nom de ton grand-père,Crozat le voleur !

Et lâchant la bride du cheval qui secabrait, je fis un saut en arrière et je me trouvai dans letaillis, tenant toujours ma pioche levée.

Il resta là un moment, pâle de ragefroide, les yeux venimeux, rinçant les lèvres et cherchant à foncersur moi. Mais le cheval, quoique rudement éperonné, à la vue de lapioche levée reculait effrayé. Alors, voyant qu’il ne pouvaitm’aborder de face, et que le bois épais me défendait, le comterengaina son couteau de chasse, et s’en alla en me jetant cesmots :

– Tu paieras cela cher,vermine !

– Je me fouts de toi,Crozat !

Encore ce nom qui l’affolait : ilpiqua son cheval et disparut.

Lorsque je racontai la chose à lamaison, Bonal en fut fort ennuyé, prévoyant bien que cet homme siorgueilleux, si méchant, chercherait à se venger cruellement dupauvre paysan qui l’avait fait bouquer.

– Il faut te tenir sur tes gardes,me dit-il, ne pas t’aventurer du côté de l’Herm, et surtout ne paspasser sur ses terres, ni dans ses bois.

La première fois que vint le chevalieraprès cette affaire, Bonal la lui raconta tout du long. Ayant ouï,lui, dit en manière de résumé :

– Ça ne m’étonnepas :

Grands seigneurs, grandschemins

Sont très mauvaisvoisins.

« Je sais bien que ce Nansac est ungrand seigneur de contrebande, mais ceux-là ne sont lesmeilleurs ! On dirait, continua-t-il, que ça tient auchâteau ; les seigneurs de l’Herm ont toujours été plus oumoins tyranneaux : témoin celui de la Main decire. »

– Ah !oui… C’est une vraie légende de Tour du Nord, dit Bonal, maisencore que ce ne soit sans doute qu’un conte, j’en suis pour ce quej’ai dit à Jacquou déjà : qu’il se méfie de cemauvais.

– C’est aussi mon avis, fit lechevalier. D’ailleurs, je ne suis pas inquiet, il est de taille àse défendre. Le comte a sans doute quelques avantages, comme d’êtremieux armé que lui, mais :

À vaillant homme, courteépée !

Suivant ces conseils, et aussi mon idée,de là en après, je pris quelques précautions, lorsque j’allais dansles parages où je risquais de rencontrer le comte de Nansac.J’emportais un bon billou, qui est autant à dire comme une bonnetrique, ou bien un vieux fusil à pierre qui venait de l’aïeul deBonal, mais dont lui ne s’était jamais servi, n’ayant de sa vie,ainsi qu’il disait, tué aucune créature vivante. Au reste, que jefusse loin ou près de la maison, j’avais toujours dans ma poche lecouteau de mon père dont la lame mesurait dans les six pouces, etavec lequel j’avais fait reculer Mascret, encore que je ne fussealors qu’un enfant. Ainsi précautionné, je fus six ou huit moissans revoir le comte, si ce n’est une fois au loin. De temps àautre, j’apercevais bien Mascret ou l’autre garde qui avaient l’airde m’épier à distance, mais de ceux-là je ne me souciais guère, etpuis j’avais autre chose en tête qui me distrayaitd’eux.

Lorsqu’on est amoureux, toutes les idéesse tournent du côté de la bonne amie, et les pas font comme lesidées : aussi je ne perdais aucune occasion de voir Lina. Samère essayait toujours de m’amadouer, et pour ce faire elles’attifait tant mieux qu’elle pouvait, et n’en était que pluslaide, ce dont je riais en moi-même, pensant au dicton duchevalier :

À vieille mule, freindoré.

Quelquefois le dimanche, suivanttoujours sa pensée, elle me faisait entrer chez eux en revenant dela messe, et même, des fois, me conviait à manger la soupe. Moi, jeconnaissais bien son manège, mais je ne refusais pas, pour êtreplus longtemps avec Lina. Après déjeuner, la vieille me promenaitdans le bien, sous couleur de voir comment le revenu se comportait.En faisant notre tour, tandis que Lina vaquait au ménage, elletrouvait toujours moyen de me faire entendre que je lui convenais,et qu’elle voudrait bien que je fusse chez eux. Elle m’indiquaitune terre restée en friche ou une vigne qu’on n’avait pas eu letemps de biner, faute d’un homme à la maison.

– C’est malheureux, disait-elle,que ça se trouve comme ça, que tu ne puisses pas sortir de LaGranval. Tu vois, nous avons un grand bien, qui donnerait le doublede revenu s’il y avait chez nous un jeune homme vaillant comme toi.Et puis enfin, en travaillant pour nous autres, tu travailleraispour toi, puisque la Lina te trouve à son goût et que nous n’avonsqu’elle de famille.

Et ce n’était pas seulement le bienqu’elle me montrait, mais les étables, le grenier garni de blé, lecellier où il y avait une trentaine de charges ou demi-barriques devin, vieux en partie, car Géral avait toujours eu cette coutumed’en garder de chaque récolte pour le faire vieillir. Jusqu’auxlingères bondées de linge, jusqu’aux cabinets pleins d’affaireselle me montrait ; et même, un jour, ouvrant une tirette de lagrande armoire dont la clef ne la quittait jamais, elle me fit voirun petit sac de cuir, plein de louis qu’elle étala comme pour medécider :

– Tout ça serait à toi plus tard,mon ami !

Quand le diable tient les femmes surl’âge, comme ça, il leur fait perdre la tête. Il le faut bien, carla Mathive, qui avait dans les quarante-sept ou quarante-huit ans,qui n’était pas belle, il s’en faut, étant brèche-dents, ayant lenez pointu et les yeux rouges, se figurait qu’en me montrantqu’elle était riche, ça me rendrait aveugle et canaille en mêmetemps.

Lorsque je me trouvais seul avec Lina,je lui contais tout ce que faisait sa mère pour m’attirer chez eux,sans lui expliquer, ça se comprend, le pourquoi de tant d’amitiés.Et lors, la pauvre drole me disait :

– Vois-tu, Jacquou, je t’aime bien,et tu penses si je serais contente que tu demeures avec nousautres, en attendant que nous nous mariions ; mais si tufaisais une chose comme ça, si tu abandonnais un homme comme lecuré Bonal qui t’a sauvé de la misère, qui t’a appris tout ce quetu sais, jamais plus je ne te parlerais.

– Sois tranquille, ma Lina, je mecouperais un doigt plutôt que de faire une tellecoquinerie.

Et pourtant, combien j’aurais étéheureux de vivre à ses côtés et de travailler pour elle !Toujours avec ses mêmes intentions, la Mathive me demandait, desfois, pour leur aider à faire les foins, ou à fouir les vignes, oupour quelque autre travail pressé. Et moi, content tout de même deleur rendre service, et surtout joyeux d’être près de Lina, j’yallais, avec le congé de Bonal. Et lorsque j’étais venu faire deslabours d’hiver, le soir, à la veillée, j’aidais à peler leschâtaignes, et je m’en allais tard, car jamais la Lina n’aurait misles tisons debout dans la cheminée, comme font les filles quiveulent congédier leur galant.

Un jour, comme j’y fus de bonne heureleur aider à vendanger, Lina se préparait à faire du pain et je laregardais en mangeant une frotte d’ail avec un raisin, avantd’aller à la vigne. D’abord, elle arrangea son mouchoir de tête demanière à cacher tous ses cheveux, puis elle releva ses manchesjusqu’à l’épaule et se savonna bien les bras et les mains à l’eautiède, et après les rinça à l’eau froide, que je lui faisais coulerdessus avec le tuyau du godet. Ensuite, s’étant bien nettoyé lesongles, elle prépara le levain, vida de la farine, puis de l’eauchaude, et commença à pétrir. C’était une joie de la voirfaire : elle maniait d’abord la farine, la mêlant à l’eau toutbellement ; puis, quand la pâte fut liée, elle la prenaitcomme à brassées, la soulevait et la rejetait fortement dans lamaie. Ses beaux bras ronds, un peu hâlés au-dessus du poignet, d’unjoli blanc rosé plus haut, s’enfonçaient vigoureusement dans lapâte qui collait à la peau, gluante, et qu’elle détachait avec sondoigt en ratissant. « Ah ! me pensais-je en la voyantainsi, quel plaisir de planter le couteau dans la tourte enfarinée,de manger le pain savoureux de sa ménagère, ce pain qu’elle a faitde ses mains, qu’elle a parfumé de la bonne odeur de sachair ! Quel bonheur de communier autour de la table defamille, enfants et tous, avec ce pain de bon froment dans lequelelle a mis, pour ainsi parler, quelque chose de sonaffection ! » Et, rêvant à cela, je nous voyais déjà,Lina et moi, soupant avec une troupe de petits droles…

Mais les choses ne marchent pas à lafantaisie des hommes ; ça irait trop bien, ou peut-être, desfois, plus mal. Pendant longtemps, la Mathive m’entretint de sesdesseins et me fit reluire des espérances qui me réjouissaient lecœur, quoique je visse bien qu’elle n’était pas franche en meparlant de Lina : tant nous sommes aisés à nous laisser piperen pareille affaire ! Elle ne tarda pas d’ailleurs à changerde langage. Un dimanche, c’était le jour de la Chandeleur, commej’étais sur la place, devant l’église de Bars, attendant àl’accoutumée la sortie de la messe, la vieille m’aborda et, metirant à part, sans plus me lanterner, me dit que, sur mon refusplusieurs fois répété, elle avait loué un domestique, et que, parainsi, je devais comprendre que les projets qu’elle m’avait faitentrevoir ne pouvaient plus tenir ; elle le regrettait fort,ses préférences ayant toujours été pour moi.

 

– À cette heure, conclut-elle, iln’est plus à propos que tu parles à Lina.

Oyant ça, je restai tout ébahi, laregardant fixement, comme si je n’avais pas compris. Pourtant,bientôt je me repris et lui dis que, s’il ne m’était plus permis deparler à sa fille, personne au monde ne pouvait m’empêcher del’aimer, tant que j’aurais vie au corps.

– Pour ça, me dit-elle, je n’y peuxrien ; mais je ne veux plus que tu fréquentes à la maison, nique tu la voies dehors.

Ayant ainsi prononcé, la Mathive s’enalla rejoindre sa fille qui me regardait tristement de loin, etmoi, je m’en fus tout déferré.

Ce domestique qu’elle avait loué étaitun garçon de La Séguinie, qui avait travaillé chez eux commejournalier et qui lui avait convenu. C’était un fort ribaud quiavait les épaules larges, le corps trapu, la figure bête, et avecça voulait faire le faraud. Pour le reste, c’était une bruteincapable de bons sentiments, et, à part son intérêt, ne voyant queles choses qui lui crevaient les yeux. Aussitôt qu’il s’aperçut quela Mathive le voyait d’un bon œil, et ça fut d’abord, il se mit àtrancher du maître, et se donna des airs de commander. Il futbientôt nippé comme un coque-plumet de village, avec de bonneschemises de toile demi-fine, une cravate de soie, un chapeau gris,une belle blouse et des bottes. Il n’était pas depuis un mois àPuypautier, qu’il connaissait le sac aux louis d’or de la Mathiveet les lui faisait danser très bien. Tous les voisins connurentbientôt ce qu’il en était ; pourtant, d’après les conseils dela vieille, il faisait semblant de parler à Lina, pour cacher sonjeu, mais il était trop bête pour tromper qui que cefût.

Ma pauvre bonne amie, elle, était commemoi bien ennuyée, et d’autant plus qu’elle comprenait ce qui sepassait, quoiqu’elle n’en dît rien. Mais que faire ? Géralétait toujours dans le canton du feu, ne pouvant guère se remuer etn’ayant plus trop ses idées : ce n’était donc pas lui quipouvait mettre ordre à ça. Malgré que la mère de Lina le lui eûtdéfendu comme à moi, nous trouvions moyen de nous voir quelquefois,ce qui n’étonnera personne. Alors elle me racontait ses peines, etje tâchais de la consoler et de lui faire prendre patience, en luidisant que tout cela n’aurait qu’un temps. Mais, pour dire le vrai,ça n’en prenait pas le chemin : plus ça allait, plus ce goujatprenait de la maîtrise dans la maison, par la folie de la Mathive.Si quelquefois elle n’agréait pas quelque chose qu’il avait entête, il parlait d’abord de s’en aller, et la vieille bestiasse defemme cédait et le laissait agir ; bref, c’était lui quicoupait le farci, comme on dit de ceux qui font lesmaîtres.

Encore qu’il fût bête, comme je l’aidit, ce garçon, qui s’appelait Guilhem, comprit, au bout de quelquetemps, qu’avec la vieille il pourrait avoir beaucoup de choses, luisoutirer des louis d’or, un à un, pour aller s’ivrogner le dimancheà Bars, le mardi à Thenon, et puis riboter aux balades desparoisses de par là, mais que pour ce qui était du bien, quiappartenait tout à Géral, il reviendrait à la Lina, puisque levieux l’avait reconnue en se mariant avec la Mathive. Et c’était cebien qui lui faisait surtout envie, à ce galapian, parce qu’il sedisait que, Géral venant à mourir, ce qui fut peu après, Linaresterait maîtresse de tout, et alors, adieu les bombances !Il lui faudrait filer. Aussi faisait-il l’empressé près d’elle,devant les gens surtout, et disait à la vieille, piquée dejalousie, quoique elle-même lui eût conseillé de jouer ce jeu, quec’était un semblant pour empêcher le monde de babiller. La Mathiveenrageait d’être obligée de supporter ça et passait sa colère sursa fille, ne décessant de crier après elle, et, des fois, luidonnant quelque buffe.

Au bout de quelque temps, cherchanttoujours à en venir à ses fins, Guilhem disait à la Mathive que leseul moyen de faire poser la langue aux gens, c’était de le fairemarier avec Lina. Mais la vieille n’entendait pas ça et se récriaithaut. Elle supportait bien à toute force que son goujat fît la minede courtiser sa fille ; quant à les marier ensemble, c’étaitune autre affaire.

L’autre avait beau l’assurer qu’il enserait après le mariage comme avant, et que ce qu’il en disait,c’était dans son intérêt à elle, afin que personne ne pût ladiffamer : tout ça, c’était inutile. La gueuse se doutaitqu’une fois marié avec Lina, Guilhem la laisserait là, et ellerefusait fort et ferme. Alors lui, coléré, la rebutaitgrossièrement, et, plus elle lui faisait bien, plus elle lemignardait pour l’apaiser, plus il la rabrouait durement. La pauvreLina recevait le contrecoup de tout ça, car sa mère l’avait priseen haine, de manière qu’elle en vint jusqu’à la battre. Moi, quisavais ce qui en était, soit par elle, soit par la Bertrille, jem’ennuyais grandement de la savoir malheureuse comme ça et je m’entourmentais au point de n’en pas dormir, des fois toute une nuit.Il me venait souvent à l’idée de corriger ce Guilhem, et les mainsme démangeaient ; mais Lina me suppliait de n’en rien faire,et, moi, je ne bougeais pas, de crainte de la rendre plusmalheureuse encore.

Pourtant, un jour, n’y tenant plus, jele jointai dans un coin, à Thenon, et je lui signifiai que, pour cequi était de la Mathive et de ses louis d’or, il pouvait endisposer à son plaisir, cela je m’en moquais ; que, quant àLina, je lui défendais de s’occuper d’elle en rien.

– Fais attention, continuai-je, quesi tu as le malheur de lui faire soit des misères, soit desamitiés, j’aurai ta peau !

Il était pour le moins aussi fort quemoi ; seulement il était lâche, et il me jura ses grandsdiables qu’il ne lui avait jamais tenu de propos reprochables, nien bien, ni en mal. Tout ce qu’il avait fait, c’était d’empêcher samère de la tracasser.

– Tu peux le lui demander, à laLina ; elle-même te le dira.

– Te voilà toujours prévenu !lui dis-je en m’en allant, dégoûté de sa couardise et de safausseté.

Sur ces entrefaites, il nous arriva ungrand malheur à La Granval. Un matin, comme il sortait de la maisonpour aller ramasser des marrons, Bonal tomba raide d’une attaque.L’ayant porté sur son lit, je lui fis respirer du vinaigre, tandisque la Fantille lui soulevait la tête ; mais il mourut au boutde quelques minutes sans avoir repris connaissance.

Le vieux Jean étant survenu à ce moment,après les premières complaintes je le priai de s’en retourner auxMaurezies et de dépêcher un de ses voisins à Fanlac, prévenirM. le chevalier de Galibert. Moi, je m’en fus faire ladéclaration chez le maire et en même temps commander lacaisse.

Quand je revins, Jean était déjà là, ettous trois avec la Fantille, nous restâmes à veiller le mort.Ordinairement on donne aux défunts leurs plus beaux habits ;mais nous n’avions pas eu à le faire, Bonal n’ayant d’autresvêtements que ceux qu’il avait sur le corps. Quelquefois laFantille lui disait :

– Vous feriez bien de vous fairefaire d’autres habillements. Lorsque vous vous mouillez, vousn’avez pas seulement pour changer.

Et lui, répondait :

– Quand ceux-ci seront usés… Peut-êtren’en aurai-je pas besoin ! ajoutait-il, en souriant unpeu.

Tel donc qu’il était vêtu tous lesjours, il était étendu sur le lit. Sa figure était calme, et,n’était cette pâleur de cire, on eût dit qu’il dormait. Ses traitss’étaient comme affinés, les ailes de son nez un peu fort s’étaientamincies, sa bouche était close doucement, et la trace des chagrinsqui assombrissaient parfois son visage avait disparu depuis qu’ilétait entré dans le repos éternel. La Fantille avait gardé quelquesbouts de cierge pour les temps d’orage, et en avait allumé un, prèsdu lit, sur une petite table recouverte d’une touaille, où il yavait aussi un brin de buis des Rameaux, trempant dans une assiettepleine d’eau bénite. Mais, si ce n’est Jean, personne n’était venuasperger le mort, car nous étions isolés au milieu de laforêt ; et puis, il faut le dire, les gens avaient, je ne dispas tout à fait peur de Bonal, mais ils sentaient quelque répulsionpour lui, comme curé défroqué, quoique ce fût bien contre son gréqu’il l’était, le pauvre homme.

Après un pénible après-midi, la nuitvint de bonne heure, comme en automne, et nous trouva là toujourstous trois. La lumière du cierge tremblotait sur le lit mortuaire,et nous éclairait, nous autres assis auprès, laissant dans la vastechambre des coins obscurs qui nous enveloppaient d’ombre. LaFantille égrenait son chapelet, et nous deux Jean, nous songionstristement, écoutant machinalement sur nos têtes un cussou,autrement un ver, qui faisait grincer sa tarière dans unepoutre : gre, gre, gre… et échangeant parfois à voix bassequelques mots qui rompaient à peine le silence funèbre.

Sur les sept heures du soir, nous ouïmesles pas d’un cheval dans la cour, et j’y fus avec Jean :c’était le chevalier. Tandis que Jean menait la jument à l’étable,je le conduisis à la chambre mortuaire, et lui pris sonmanteau.

– Pauvre ami ! dit-il enapprochant du lit.

Et se penchant, il embrassa pieusementle front glacé du mort. S’étant relevé, il me demanda commentc’était arrivé, et, après que je lui eus narré ce malheur, ils’assit sur la chaise que la Fantille lui avait avancée, et nousrestâmes tous quatre muets et songeurs.

Il faisait mauvais temps ; le ventsoufflait au dehors, passant sur les gros noyers avec un bruit derivière débordée, et, filtrant sous les tuiles, gémissait en hautsous la porte du grenier, qui battait parfois, mal fermée. De tempsen temps, une rafale faisait crépiter la pluie sur les vitres ets’engouffrait avec bruit dans la vaste cheminée. Nous nousregardions alors, disant : « Queltemps ! »

Ainsi s’écoula cette longue nuit. Moiqui ne l’avais pas de coutume, ne pouvant rester aussi longtempsassis, je me levais et j’allais dans la cour me remuer les jambes,et, tandis que le vent me fouettait la figure, je regardais passer,au ciel mantelé de gris, de gros nuages noirs qui s’enfonçaientdans la nuit.

Lorsque la pointe du jour parut àtravers les vitres, faisant pâlir la flamme du cierge qui nouséclairait, le chevalier me demanda si j’avais fait le nécessairepour l’enterrement. Je lui répondis que, hormis la déclaration aumaire et la caisse qui était commandée, je n’avais rien voulufaire, attendant son avis. Et alors, je lui expliquai que Bonalnous avait dit souvent qu’il voulait être enterré au bout del’allée, sous ce gros marronnier qui avait été planté le jour de lanaissance de son père, et qu’il serait bien à propos de suivre sesdésirs, d’autant plus que, si on le portait au cimetière, le curé,par haine, le ferait mettre dans le triste coin foisonnant d’ortieset de ronces, réservé pour ceux qui se détruisaient.

Le chevalier pensa un instant, puis medit :

– Qu’il soit fait selon la volontéde notre pauvre défunt. Je connais le maire, il n’est pas homme às’inquiéter d’un petit accroc à la loi que peut-être même ilignore ; d’ailleurs, s’il y a ensuite quelque difficulté, jetâcherai d’arranger cela.

Ayant ouï ces paroles, je sortis, et,prenant une pioche et une pelle, je m’en allai par l’allée. Lapluie avait cessé ; le temps était frais, et, dans la petitecombe au-dessous de La Granval, flottait au-dessus des prés pleinsde flaques d’eau blanchâtre, une buée légère venant de la fontaine.Le ciel rougeoyait du côté du levant, et le souffle humide du matinfaisait choir lourdement les feuilles mouillées et les boguesvides. Arrivé au pied du gros marronnier, je commençai à creusertristement la fosse en pensant que c’était le dernier service queje rendais au défunt à qui je devais tant.

Sur les dix heures, ayant achevé, jerevins à la maison, et, au moment où j’ouvrais la barrière de lacour, je vis venir la demoiselle Hermine, sur sa bourrique touchéepar Cariol. En entrant dans la chambre mortuaire, elle prit lerameau de buis, jeta de l’eau bénite sur le corps, et puiss’agenouilla tout contre le lit, la tête penchée, et prialonguement. Lorsqu’elle se releva, elle essuya ses yeux et,regardant le mort, elle dit :

– À cette heure, ses peines sontfinies !

Sur le midi, la Fantille, qui avait misune poule au pot, fit prendre un peu de bouillon à la demoiselleHermine qui ne voulut rien de plus ; mais le chevalier mangeaun peu de soupe et but un verre de vin.

Vers deux heures, le juge de paix vintavec son greffier poser les scellés. Il nous laissa prendre desdraps dans la lingère pour ensevelir le défunt, et puis ferma tout,les cabinets, les tiroirs et les placards. Ayant fait, ils’entretint un moment avec le chevalier en se promenant autour dela maison, et puis s’en retourna.

Le menuisier n’arrivant pas, je m’en fusau devant et, peu après, je l’aperçus au loin, marchant derrièreson bardot qui portait la caisse en travers attachée, lui se tenantparesseusement au bacul. Arrivés à la maison, je posai la caissedans la chambre et, étant entré dans la ruelle du lit, le chevalierétant de l’autre côté, nous passâmes un drap sous le corps encommençant par la tête, et puis tous quatre, avec Cariol et Jean,nous l’enlevâmes du lit pour le coucher dans le cercueil où lademoiselle Hermine avait placé un oreiller. Puis, ayant dit notredernier adieu au pauvre ci-devant curé Bonal, le linceul futrabattu sur lui ; après quoi, le menuisier ajusta le couvercleet se mit à le clouer. Ces coups de marteau dans cette chambre oùjusqu’à ce moment on n’avait parlé qu’à voix basse, comme decrainte de réveiller le mort, avaient quelque chose de brutal quifaisait peine à ouïr.

Cependant le jour tirait à sa fin :après avoir mis la caisse sur deux chaises, nous passâmes desserviettes tordues par-dessous et nous sortîmes de la maison. Iln’y avait pas un étranger, personne, à la réserve de deux vieillesmendiantes des environs, à qui Bonal portait de temps en tempsquelque tourte de pain ou un morceau de lard pour leursoupe.

Tandis que nous autres, portant lecercueil, nous marchions dans l’allée d’un pas lourd et cadencé,ces deux vieilles, leur chapelet à la main, suivaient la demoiselleHermine et la Fantille qui portait l’eau bénite. Une bise aigresoufflait de l’est, faisant flotter le drap qui couvrait la caisseet soulevant nos cheveux. Des feuilles mortes, détachées deschâtaigniers, tombaient sur le drap blanc, comme une marque dedeuil des choses inanimées. Des pies criardes volaient haut,luttant contre le vent pour gagner leur gîte de nuit. Au loin, onentendait la corne d’appel d’un berger et les meuglements d’un bœufrevenant de l’abreuvoir. Le soleil, prêt à descendre sousl’horizon, était caché par des nuages barrés de noir, et une sortede vapeur grise tombait sur la terre aux approches de l’heurenocturne. Comme nous étions près du fond de l’allée, le vent nousapporta le son lointain des cloches de Saint-Geyrac qui sonnaientl’Ave Maria. Il semblait que la voix de la religion,s’élevant au-dessus des misères de cette terre, bénissait le pauvreprêtre victime des haines de ses confrères. Arrivés au bord de lafosse, le cercueil fut posé sur les déblais, et nousattendîmes.

Alors M. de Galibert, debout,prenant un livre des mains de sa sœur, récita le DeProfundis et les prières pour les morts ; et tous, nousassociant à son intention, nous adressions notre dernière pensée àl’homme honnête et bon qu’avait été Bonal. Les prières achevées,nous descendîmes le cercueil dans la fosse, et le chevalier, ayantdit un dernier adieu au mort, prit le buis et jeta quelques gouttesd’eau bénite dessus, puis une poignée de terre. Nous autres, aprèslui, nous en fîmes autant et, tandis que la terre tombait avec unbruit sourd sur la caisse, la demoiselle Hermine, à genoux, priaitavec ferveur.

Après qu’aidé de Cariol j’eus comblé lafosse, tout le monde rentra à la maison. Puis le chevalier et sasœur s’en retournèrent à Fanlac, précédés de Cariol qui portait unfalot. Les deux vieilles, ayant reçu l’aumône accoutumée,regagnèrent. leurs cabanes ; Jean s’en retourna chez lui, etnous restâmes seuls, la Fantille et moi.

Le lendemain matin, j’allai lever desglèbes pour gazonner la tombe de Bonal et, tandis que la Fantillefaisait une croix avec du buis pour la poser dessus, je me remis autravail, car, quoique la mort soit entrée dans une maison, lessurvivants sont bien obligés de reprendre le trainhabituel.

Lorsque le juge de paix revint lever lesscellés, il était accompagné d’un quidam, demi-paysan, moitiémonsieur, qui, à ce que nous dit le greffier, était un cousintroisième de Bonal. Cet homme me regardait d’un mauvais œil, et safemme aussi, parce qu’ils avaient ouï dire que leur cousin m’avaitdonné tout son avoir. Moi, je n’en savais du tout rien et même jen’y avais jamais pensé, mais le chevalier, qui connaissait lesintentions du défunt, l’avait laissé entendre au juge, lors de lapose des scellés, et ces choses restent difficilement tout à faitsecrètes.

La lingère ouverte, dans le tiroir dumilieu, dont la clef fut trouvée entre deux draps, le jugedécouvrit un papier qui était le testament et, l’ayant ouvert, illut :

« Je donne et lègue à JacquesFerral, dit Jacquou, tous mes biens meubles et immeubles sansexception à la charge de garder, nourrir et d’entretenir avec lui,comme sa propre mère, ma servante Fantille durant savie.

« BONAL,

« ancien curé deFanlac. »

Le cousin fit une exclamation de dépit,et sa femme, qui déjà s’approchait de la lingère pour voir s’il n’yavait pas d’argent, me jeta un regard furieux comme si elle allaitme sauter à la figure.

– Malheureusement pour Jacquou,ajouta le juge, le testament n’est pas valable parce qu’il n’estpas daté.

« Tu vois, mon garçon, fit-il en memontrant le papier. Nous allons continuer, ajouta-t-il, peut-êtreen trouverons-nous un autre. »

Mais il ne trouva rien plus, au grandcontentement du cousin et de sa femme qui, aussitôt la rechercheterminée, refermèrent tous les cabinets, les armoires et suivirenttoute la maison pour se rendre compte de l’héritage. Ils montèrentau grenier voir s’il y avait beaucoup de blé, descendirent à lacave, où il n’y avait qu’une barrique en perce, allèrent après à lagrange estimer le bétail et tout, se gaudissant de la bonne aubainequi leur arrivait, car Bonal n’avait pas d’autresparents.

– Pour ça, fit cependant la femme,je croyais que chez un ancien curé il y aurait plus de linge dansles armoires.

– Et moi, ajouta l’homme, jepensais qu’il y aurait plus de vin dans la cave, et dubouché.

Pendant ce temps, je dis à laFantille :

– Ma pauvre, nous n’avons plus qu’àfaire notre paquet.

Et aussitôt, ne voulant pas rester uneheure de plus avec ces gens-là, tant leur cupidité me faisaithorreur, je rassemblai mes hardes et autant en fit la Fantille.Mais, au moment de partir, la femme nous dit :

– Et qu’est-ce que vous emportezdans vos paquets ?

– Rien qui soit à vous, bravefemme, n’ayez crainte.

Sortis de la maison, je demandai à laFantille :

– Où pensez-vous aller à cetteheure ?

– Et où veux-tu que j’aille, si cen’est chez M. le Chevalier ? Ils me garderont bienjusqu’à ce que j’aie trouvé une place, ajouta-t-elletristement.

Pauvre Fantille ! elle approchaitde la soixantaine, et n’était plus bien leste, et il lui fallaitaller se louer chez des étrangers, au moment où elle aurait eubesoin d’un peu de repos.

– Je vais donc vous accompagner,lui dis-je ; mais auparavant nous allons passer chez Jean, j’yposerai mon paquet.

Arrivés aux Maurezies, je contai à Jeanl’histoire du testament, et alors il dit :

– Bonal était tellement honnêtequ’il croyait que c’était assez de faire connaître sa volonté. Ilétait bien savant en beaucoup de choses, mais il ne savait pascette loi, le pauvre ! Que veux-tu, il a eu la volonté de tebien faire, tu lui dois la même obligation.

– Ainsi fais-je, Jean ; jevous certifie que je me souviendrai toujours de lui avec la mêmereconnaissance que si sa volonté était faite.

– Maintenant, reprit Jean, je nesais pas ce que tu prétends faire ; mais, toujours, tu peuxrester ici ; tu auras du pain et tu ne coucheras pasdehors.

– Merci, mon Jean, je veux bien,pour le moment ; mais, par avant, il me faut accompagner laFantille jusqu’à Fanlac.

Et, posant mon petit paquet, je priscelui de la vieille femme qui était assise sur le banc, les mainscroisées sur les genoux, la tête penchée.

Alors, elle se leva et nous nous enallâmes vers Fanlac, moi ayant en bandoulière le vieux fusil deBonal qu’il m’avait donné.

En cheminant, je pensais, à part moi,que le chevalier et la demoiselle voudraient peut-être me garder,par pure bonté, car leur bien n’était pas tel qu’ils eussent besoind’un autre domestique dans la réserve que Cariol. Mais j’avais lafierté de ne pas vouloir être à leur charge, sachant que leur cœurétait plus grand que leur bourse et me sentant, d’ailleurs, biencapable de gagner ma vie. Et puis je ne pouvais me faire à l’idéede m’éloigner de Lina, voulant être à portée de la secourir, si samère la rendait trop malheureuse. Aussi, lorsque après avoir marchébien longtemps nous fûmes à La Blaugie, je dis à laFantille :

– Vous voici bientôt rendue ;je vais m’en retourner pour ne pas me mettre à la nuit.

– Et donc, tu ne viens pas jusqu’àFanlac conter ce qui s’est passé à M. leChevalier ?

– Ma pauvre Fantille, vous le luiconterez bien ; moi, je n’irai pas d’aujourd’hui : voyez,le soleil baisse déjà… Allons, adieu ! Dans quelques jours jeviendrai.

Et, la quittant, je m’en revins auxMaurezies.

La maison de La Granval était une grandebelle maison bourgeoise comparée à celle de Jean qui n’avait qu’unechambre seulement, éclairée par un petit fenestrou. Pour toutplancher, c’était la terre battue, avec des creux par places, etdes bosses là où les sabots laissaient la boue du dehors. Dans uncoin, un mauvais lit ; au milieu, une vieille table et unbanc ; contre le mur décrépi, un méchant coffre piqué desvers ; sous la table, une oule aux châtaignes et unemarmite ; dans l’évier, une seille de bois, et c’était tout.La cheminée basse et large fumait à tous les vents, car les poutreset les planches du grenier étaient d’un noir luisant : il mesemblait être revenu à Combenègre.

Quand j’arrivai, il était tard déjà. Àla clarté de la flamme, je vis Jean assis dans le coin de l’âtre,attisant le feu sous la marmite pendue à la crémaillère.

– J’ai fait un peu de soupe, medit-il, elle doit être cuite ; fais-lui prendre le boût, moi,je vais tailler le pain.

Et, se levant, il ouvrit la grandetirette de la table et en sortit le chanteau ; puis se mit àtailler le pain dans une soupière de terre brune recousue enplusieurs endroits.

– Tu vois – me dit-il, en memontrant le chanteau creusé au milieu et qui avait deux cornescomme la lune nouvelle – j’ai mauvaises dents, je ne peux mangerque la mie ; toi, tu mangeras les croustets.

J’avais grand faim, n’ayant guère mangédepuis deux jours, tant la mort de mon pauvre Bonal m’avaittroublé. Mais, lorsqu’on est jeune, on a beau avoir de la peine,bientôt l’estomac réclame. J’avalai donc deux pleines assiettes desoupe, pointues ; mais pas moyen de faire ce chabrol qui noussauve, nous autres paysans : Jean n’avait point de vin, nimême de piquette. Après avoir achevé ma soupe, je coupai un grosmorceau de pain, et je fis une bonne frotte, en ménageant le selqui était cher en ce temps-là. Ayant fini, je bus un coup d’eau augodet, et il fut question d’aller se coucher. Le lit de Jean étaitmauvais, car il n’avait qu’une paillasse bourrée de panouille demaïs et puis de feuilles de bouleau pour les douleurs, etpar-dessus une couette ; mais il était très large, presquecarré, comme ces lits anciens où l’on couchait quelquefois quatre,et je dormis là comme un loir en hiver.

Le lendemain, je m’en fus rôder autourde Puypautier pour tâcher de voir Lina, épiant de loin le moment oùelle mènerait ses bêtes aux champs. Lorsque je la vis sortir de lacour, chassant ses brebis et sa chèvre devant elle et tournant versla grande combe, au-dessous du village, j’allai me cacher dans unbois avoisinant, le long duquel il y avait un talus plein debuissons, de prunelliers et de vignes sauvages, où elle vint semettre à l’abri du vent. De ma cache, je la voyais filer saquenouille, levant les yeux de temps en temps, pour s’assurer queses bêtes ne s’écartaient pas. Quelquefois elle lâchait de filer,laissant pendre la main qui tenait le fuseau, et paraissait songertristement. À ses pieds, son chien était assis, surveillant letroupeau, et, à quelques pas d’elle, sa chèvre, dressée contre ungros tas de pierres ou cheyrou, couvert de ronces, broutaitactivement en agitant sa barbiche brune. Le lieu étaitdésert : c’étaient de mauvaises friches, avec des touffes decette plante dure appelée poil de chien ; des vignes perduesoù quelques pousses de figuier sortaient de terre sur de vieillesracines ; et, tout autour, des taillis de chênes aux feuillesmortes couleur de tan. Sur la teinte grise des terres, où pointaitune herbe fine et sèche parmi les lavandes, et sous ce cield’automne assombri où passaient des nuages chassés par le vent, lapersonne de ma chère Lina se montrait joliette en ses simpleshabillements. Elle avait un cotillon court, de droguet, qui faisaitde gros plis roides ; une brassière d’indienne à fleurs quimarquait sa taille fine et sa jeune poitrine ; un devantal decotonnade rouge, et, sur la tête, un mouchoir à carreauxbleus, trop petit, semblait-il, pour retenir ses cheveux châtainclair, qui débordaient sur le cou et sur le front, agités par levent.

Je restai là, un moment, à la regarder, sansbouger, puis j’attirai son attention par de petits sifflements quifirent accourir de mon côté son chien jappant. M’étant montré, jelui fis signe de venir à un endroit où l’on ne pouvait nous voir,et, lorsqu’elle y fut, ayant apaisé son chien, je l’embrassailonguement, la serrant contre moi, comme si j’avais craint de laperdre. Elle penchait sa tête sur ma poitrine, dolente, et semblaitainsi se mettre sous ma protection.

Hélas ! ce n’était pas la mort de Bonalqui me plantait en bonne posture pour la protéger. Elle écouta lerécit de tout ce qui était arrivé, puis soupira fort :

– La Sainte Vierge le sait bien ! jet’aime autant pauvre que riche ! Pourtant, je regrette qu’ilen soit ainsi advenu : si le testament du défunt curé avaitété bon, peut-être ça aurait aidé à notre mariage qui n’est pas enbon chemin, tant s’en faut !

Et alors elle me raconta toutes les misèresque lui faisait sa mère, et, chose qui lui était plus dure encore,les honnêtetés de Guilhem, qui prenait sa défense contre cettevieille coquine. Tout ça, sans parler de la honte qu’elle avait dece qui se passait sous ses yeux, car ces misérables ne se cachaientguère, la Mathive encore moins que son goujat.

– Écoute, lui dis-je, si ça arrive à unpoint que tu ne puisses plus supporter tes chagrins, et si nous nepouvons pas nous rencontrer, fais-le-moi savoir par laBertrille : j’irai tous les dimanches à Bars à cette fin.D’une manière ou d’autre, nous tâcherons d’y remédier ; Jeanest un homme de bon conseil, et puis j’irai trouver M. lechevalier et le juge ; il doit y avoir des lois pour empêcherdes choses comme ça : prends donc courage, maLinette !

Et nous restâmes un moment en silence,étroitement embrassés, tellement que je sentais le cher petit cœurde ma bonne amie palpiter dans sa poitrine, comme un jeune oiseausurpris dans le nid. Enfin, après nous être dit et répété vingtfois que nous nous aimerions jusqu’à la mort, quoi qu’il pûtarriver, j’embrassai une dernière fois ses beaux yeux humides, etje m’en fus à travers les bois pour n’être pas vu.

Les choses allèrent ainsi quelquetemps : Lina toujours ennuyée, prenant patience pourtant, moitoujours tracassé de la savoir malheureuse. Malgré ça, je cherchaisà gagner ma vie pour ne pas être à charge à ce pauvre Jean, mais cen’était guère le moment de trouver du travail. Voyant ça, commeJean avait quelques quartonnées de terre autour des Maurezies,restées en friche parce qu’il était trop vieux pour les travailler,je m’y embesognai, et, n’ayant pas de bétail, je les labourai àbras, et je les ensemençai, quoiqu’il fût un peu tard. Puis l’hivervint, le mauvais temps ; et le travail cessa tout à fait.Alors je m’ingéniai à trouver les moyens d’apporter quelques sous àla maison. Ayant rencontré, un jour, à une foire de Rouffignac, unhomme qui avait entrepris une fourniture de bois de bourdaine, quenous appelons pudi, dont le charbon sert à faire lapoudre, je me mis à en couper pour son compte. Mais le jeanfesse neme le payait pas cher, et il me fallait bien me galérer dans lesfourrés et faire bien des petits fagots pour avoir un écu de centsous. Aussi ma principale ressource fut la chasse.

Par les temps de neige, le soir tard, malanterne sous ma blouse, ma palette sous le bras, j’allais chasserles oiseaux à l’allumade, comme faisait mon défunt père. Dans lejour, je tuais quelques perdrix en les attirant avec unappeau ; ou bien, par un beau clair de lune, j’allais au guetdu lièvre sur les postes de la forêt. Je passais quelquefois desheures entières à une cafourche sans rien voir, assis au bord d’unfossé, mon fusil abrité, triboulant sous la mauvaise limousine deJean, toute percée et déchirée. D’autres fois, j’étais plusheureux, et dans le sentier, je voyais venir un bouquin le nez àterre, cherchant la trace d’une hase, et alors mon coup de fusil,assourdi par les brumes de la nuit, lui faisait faire la cabriole.Par tous ces moyens, j’apportais à la maison de temps en tempsquelques pièces de vingt ou trente sous, ou bien quelque chose quinous faisait besoin. Les loups ne manquaient pas dans la forêt,mais la nuit on ne les voyait guère, car ils sortaient de leur fortet s’en allaient rôder autour des villages pour attraper quelquechien oublié dehors, ou forcer une étable de brebis malclose ; pourtant c’eût été une bonne affaire d’en tuer un, àcause de la prime.

Un matin d’hiver, rentrant du guet à lapointe du jour, avec un lièvre que je venais de tuer encore chauddans mon havresac, je pensais au moyen d’attraper les quinze francsdu gouverne­ment, lorsque je m’en vais voir les pas d’un gros loup,dont les pieds de devant étaient fortement empreints dans la terrehumide. « En voilà un, me dis-je, qui étaitchargé ! » Et en effet, ayant suivi les traces de labête, je vis à des endroits la marque des pattes d’un animal quiavaient raclé le sentier. Quoique le loup emporte facilement unebrebis à sa gueule en la rejetant sur son épaule, allant au galopavec ça, il se peut faire que quelquefois la proie glisse et traîneà terre.

Dans la journée, je revins chercher lestraces de la bête, et je découvris sa rentrée dans un grand fourréde ronces, de buissons et d’ajoncs, où le diable n’aurait pas pupénétrer. Ayant bien remarqué le passage du loup à diverses fois,je connus qu’il avait des habitudes, et, à partir de la cafourcheou carrefour de l’Homme-Mort, revenait à son liteau par le mêmechemin. Cette cafourche était mal réputée dans le pays, commehantée par le diable, et chacun avait son histoire à raconterlà-dessus. Son nom lui venait de ce que, autrefois, on y avaittrouvé un homme mort, qui, examiné avec soin par le maîtrechirurgien de Thenon, n’avait aucune marque de blessure. De cettecirconstance, les gens avaient conclu que c’était quelque individuvenu là pour faire un pacte avec le Diable, et qui était mort depeur en le voyant arriver tout noir, ayant – cela va sans dire –des cornes au front, des pieds de bouc et des yeux luisants commebraise. D’ailleurs, l’endroit était bien propre à faire inventer depareilles histoires, car c’était un fonceau perdu dans la forêt aumilieu d’épais halliers, traversés par des sentes de charbonniersplus ou moins fréquentées selon les temps et qui se croisaientjuste dans ce creux.

Contre l’ordinaire des gens du pays, jen’étais point superstitieux, et je me moquais du Diable et del’Aversier. Il m’est arrivé de ramasser à cette cafourche un doubleliard, déposé là par quelque fiévreux, sans avoir peur d’attraperles fièvres, comme le croyait le pauvre imbécile qui l’y avaitapporté. Et lorsqu’en partant pour la chasse je rencontrais,cherchant son pain, la vieille Guillemette, des Granges, quipassait pour avoir le mauvais œil, ça ne me faisait pas rentrer àla maison, comme d’aucuns. J’avais beau voir aussi des oiseaux demauvais présage, comme buses, pies, graules ou corbeaux, à droiteou à gauche, ça m’était égal. Le défunt curé Bonal m’avaitdébarrassé de bonne heure de toutes ces bêtises, de ces croyancesau loup-garou, à la chasse volante, au lutin, aux revenants, qui aufond de nos campagnes se transmettent, dans les veillées, desgrand-mères aux petits-fils, et font frissonner les jeunes droleset les filles tapis au coin du feu.

Ce qui m’occupait, c’était d’avoir leloup. Pour y arriver, je fis un affût au bord du fourré tout prochela cafourche, et, sur les minuit, j’allai attendre la rentrée de labête dans son fort. Mais j’avais eu la bêtise de prendre le cheminqu’il suivait d’habitude, de manière que, m’ayant éventé, à unedemi-portée de fusil, il coupa dans le taillis et je ne le vispas.

« Sale bête – pensais-je en m’enretournant le matin – tu m’as enseigné : je ferai commetoi. »

Et en effet, quelques jours après,faisant un long détour, j’entrai sous bois et j’arrivai à mon affûtpar le couvert. Je restai là bien quatre heures, immobile, écoutantles bruits lointains. C’était le coup de fusil de quelque pauvrediable au guet comme moi ; le galop d’une harde de sangliers àtravers les fourrés ; le hurlement d’une louve en folieappelant le mâle ; les abois des chiens de garde humant dansle vent les émanations des bêtes fauves ; le« clou ! clou ! » d’une chouette enjuchée prèsde là ; le bruit presque imperceptible, transmis par la terre,d’une charrette cahotant lourdement sur un chemin perdu, au coursd’un de ces charrois nocturnes aimés des paysans ; ou bienencore de ces rumeurs inexpliquées qui passent dans la nuit. Autourde moi parfois, des bruits vagues : le battement d’ailes d’unoiseau surpris par un chat sauvage, la coulée d’un blaireau dans letaillis, ou le fouissement souterrain de quelque bestioleinconnue.

Malgré ma patience, je commençais àdésespérer, quand tout à coup je vois venir dans le sentier un grosanimal dont les yeux luisaient comme des chandelles. Le loupmarchait doucement comme une bête bien repue, qui avait faitgrassement sa nuit. À mesure qu’il approchait, je le voyaismieux : c’était un vieux loup vraiment superbe, avec son poilrude et épais, ses épaules robustes et son énorme tête aux oreillesdressées, au nez pointu. Je le tenais au bout de mon canon defusil, le doigt sur le déclic et, lorsqu’il fut à dix pas, je luilâchai le coup en plein poitrail. Il fit un saut, jeta un hurlementrauque, comme un sanglot étouffé par le sang, et retomba raidemort. Ayant lié les quatre pattes ensemble, je chargeai ce gibiersur mon épaule, et je m’en revins à la maison où j’arrivai tout ensueur, quoiqu’il ne fît pas chaud. Quand je posai l’animal à terre,Jean s’écria :

– C’est un joli coup defusil !

Comme il me tardait de lui rapporterl’argent, le matin même, un voisin m’ayant prêté son âne,j’attachai le loup sur le bât et je m’en allai à Périgueux. Jerefis le chemin que j’avais tenu avec ma mère autrefois ;mais, comme je marchais mieux qu’alors, j’y fus rendu vers les cinqheures. Mais il me fallut attendre au lendemain pour présenter monloup, et je logeai dans une petite auberge près du Pont-Vieux. Jene fus pas plus tôt arrêté que les voisins s’assemblèrent pour voirla bête, tant les gens de ville sont badauds. Ils me faisaient desquestions, demandaient où et comment je l’avais tué, etdiscouraient entre eux sur la nature et les habitudes des loups. Ilse trouvait des malins pour assurer que les loups avaient les côtesen long ; ceux qui avaient la sottise de le croire étaienttout étonnés, en tâtant celui-ci à travers le poil épais, detrouver que ses côtes étaient comme celles de toute autre bête, etalors les autres fortes têtes s’écriaient :

– Pourtant, c’est sûr et certain,j’ai toujours ouï dire que les loups avaient les côtes enlong ! Peut-être que celui-ci n’est qu’un groschien !

Moi, ça me faisait lever les épaules devoir des gens de ville aussi imbéciles ; mais je ne leur disrien : à quoi bon ?

Le lendemain, je portai mon loup à laPréfecture, suivi par tous les droles de la Rue-Neuve où je passai.Le portier me fit entrer dans la cour et alla chercher un monsieur.Au lieu d’un, ils vinrent plusieurs, et, comme les voisins del’auberge, me firent force questions sur l’endroit où j’avais tuéla bête, et comment je m’y étais pris ; si je n’avais pas peurd’aller ainsi au guet la nuit, et autres choses de ce genre. Leloup était étendu par terre, au milieu d’un cercle d’employés,jeunes et vieux, échappés de leurs bureaux, d’aucuns avec la plumederrière l’oreille, d’autres avec des manches de doublurepar-dessus celles de leur lévite, et un qui devait être un chef,empaletoqué comme un oignon, de quatre ou cinq vêtements l’unpar-dessus l’autre. L’âne, les oreilles baissées, restait là,patiemment, et moi, je faisais comme lui, quoiqu’il me tardât dem’en retourner. Enfin, lorsqu’ils eurent assez jasé, un desmessieurs m’emmena, et, après m’avoir fait attendre un bon quartd’heure et m’avoir ensuite promené dans d’autres bureaux, me donnaun papier en me disant d’aller chez le payeur toucher laprime.

Quand je fus chez le payeur le caissierme dit en patois :

– Vous ne savez point signer,n’est-ce pas ?

– Si bien, lui dis-je, jesigne.

Il me regarda tout étonné, me passa uneplume, et, lorsque j’eus signé, me donna quinze francs.

À la porte, je repris l’âne, et je m’enfus chez M. Fongrave lui porter un lièvre que j’avais dans monhavresac. Mais, à son ancienne maison de la rue de la Sagesse, onme dit qu’il ne demeurait plus là depuis longtemps. Je repartis,traînant toujours mon âne, et, après avoir bien cherché, je finispar découvrir la demeure de l’avocat de mon défunt père. Comme ilne s’y trouva pas, je laissai le lièvre à la servante, en luirecommandant de dire à son bourgeois que c’était le fils du défuntMartin Ferral qui le lui avait remis.

Cela fait, j’allai acheter, pour maLina, une bague en argent, qui me coûta bien trois francs dixsous ; puis, revenu à l’auberge, tandis que l’âne mangeaitquelques feuilles de chou, moi, après la soupe, ayant bu un boncoup, je repartis avec lui pour les Maurezies, où j’arrivai asseztard vers onze heures du soir.

Le dimanche d’après, je donnai à laBertrille la bague que j’avais portée, pour la remettre à la Lina,ce qu’elle fit d’abord, et je m’en retournai plus content, comme sicette bague avait eu le don d’arranger les affaires : tant ilfaut peu de chose pour changer nos désirs en espérances.

VII

Le temps s’écoulait cependant, l’hivertirait à sa fin, et dans les bois commençaient à sortir lesviolettes de la Chandeleur, que d’autres appellent des perce-neige.Avec le beau temps, je pus gagner quelques sous en allant à lajournée d’un côté et d’autre, pour faire les semailles d’avoine oud’orge, fouir les vignes et autres travaux de la saison.N’entendant plus parler du comte de Nansac, je me relâchais un peude mes précautions, en me rendant au travail ou en enrevenant.

Je ne comptais pas qu’il m’eût oublié,et encore moins pardonné, mais, comme il y avait déjà longtemps denotre rencontre, je me disais que s’il avait voulu me donner ou mefaire donner quelque mauvais coup par surprise, il en auraitfacilement trouvé l’occasion&|160;: d’où je concluais qu’il nevoulait pas se venger ainsi. Pourtant Jean me disait toujours,lorsque nous en parlions&|160;:

–&|160;Méfie-toi de cet homme, il estcapable de tout. Il fait peut-être le semblant de t’avoiroublié&|160;; en ce cas, c’est pour te mieux attraper. Si tu n’aspas reçu encore un coup de fusil en courant la forêt la nuit, c’estqu’il te garde quelque chose de mieux. Il est fin et adroit, lemâtin&|160;; et la preuve, c’est qu’il a tiré ses culottes de sesaffaires d’enlèvement des fonds de la taille, dans la Forêt Barade,où d’autres ont laissé leur tête.

J’avais entendu parler en gros, audéfunt curé Bonal et au chevalier, de ces affaires de la ForêtBarade et d’autres du même genre. C’étaient des nobles et des grosbourgeois du pays qui avaient entrepris de faire la guerre à laRépublique, à la manière des chouans, et qui n’avaient trouvé riende mieux que de lui couper les vivres en volant les fonds qu’onenvoyait des sous-préfectures à Périgueux.

Il y a eu des attaques en plusieursendroits du département, mais, rien que dans la Forêt Barade, il yen eut trois.

Le comte de Nansac était mêlé à toutesces affaires, et même il était un des chefs de la bande quitravaillait dans la forêt. En 1799, une troupe de vingt-cinq àtrente hommes bien armés, et masqués de peaux de lièvres, attaquale convoi de la recette de Sarlat, escorté par trois gendarmes, pasloin de la baraque du garde du Lac-Gendre, et enleva une quinzainede mille francs.

Le chevalier de Galibert racontait à cepropos qu’un de ces brigands, de sa connaissance, avait essayé del’embaucher, mais qu’il avait refusé, disant que voler legouvernement ou un particulier, c’était toujours voler.

Deux ans après cette attaque, un convoiqui portait plus de sept mille francs fut enlevé dans les mêmesconditions. On voit que, sans parler des autres vols des fonds deNontron et de Bergerac, ces gens-là ne faisaient pas de mauvaisesaffaires. Ils risquaient leur tête, c’est vrai, mais à cette époquela police était si mal faite qu’on ne sut jamais lesprendre.

Sous l’Empire, ce fut autrechose.

L’attaque la plus fameuse, où il y eutdes blessés et un mort, ce fut en 1811, à un endroit appelédepuis&|160;: «&|160;Aux trois frères&|160;», parce qu’il y avaitlà trois beaux châtaigniers bessons poussés sur la même souche.Cette fois-ci, le convoi portait quarante et quelques mille francs,contenus dans quatre caisses solides, sur deux chevaux de bât. Lesbrigands n’étaient pas nombreux, cinq ou six seulement, en sorteque l’affaire eût été bonne si elle avait réussi. Malheureusementpour eux, elle tourna mal finalement, car après avoir capturé leconvoi et lié à des arbres le convoyeur et l’escorte, les voleursne purent emporter qu’une caisse, et encore pas bien loin. L’alarmeayant été donnée par un homme qui s’était échappé, les gardesnationaux de Rouffignac et de Saint-Cernin, assemblés au son dutocsin, se mirent à leur poursuite et en prirent quatre, après unefusillade où un garde national fut tué roide, et deux autres trèsgrièvement blessés.

Un des brigands, voyant que ça tournaitmal, se sauva et passa à l’étranger, d’où il ne revint qu’après lachute de Napoléon.

Quant aux quatre voleurs pris, ilspayèrent pour tous, et, un mois et demi après, furent guillotinéssur la place de la Clautre, à Périgueux.

–&|160;Je mettrais ma main au feu que lecomte de Nansac était de cette bande, disait Jean. Mais, toujoursrusé, lorsque de l’endroit où il était embusqué il vit venir leconvoi fort de sept ou huit personnes, il comprit que ça n’iraitpas tout seul et se tira en arrière avant l’attaque, de manière quepersonne ne put dire l’avoir vu avec les autres. Pour l’affaire de1801, il y était, et même il la commandait. D’un fourré où j’étaiscouché je l’ai reconnu entre tous, lorsque après le coup ilssuivaient un sentier allant de la Peyre-Male, où sans doute ilspartagèrent l’argent volé.

–&|160;Tout de même, Jean, disais-je, onse plaint du temps d’aujourd’hui&|160;; mais, avec ça, il n’y aplus de bandes volant ainsi à main armée.

–&|160;C’est vrai. Ces quatre têtescoupées refroidirent un peu les autres. Mais si on ne vole plusautant en bande, il y en a toujours qui travaillent seuls, ou àdeux, sur les grands chemins de par là. Et puis, il y a diablementplus de larrons et de volereaux&|160;: je ne sais pas si on y abeaucoup gagné… Toi, toujours, continua-t-il, je te le redis,prends bien garde au comte. Il tuerait n’importe qui sans cillertant seulement&|160;; pense un peu à ce qu’il est capable de tefaire.

Moi, des fois, songeant à tout cela, jeme confirmais dans cette idée que le comte de Nansac n’était paspour se laisser arrêter par un crime, pourvu qu’il pût le commettreimpunément. «&|160;Peut-être, me disais-je, a-t-il besoin dequelqu’un de confiance pour l’aider, et attend-il son fils. Enfin,il faut se méfier et ne pas le mettre ànonchaloir.&|160;»

La manière de faire du comte montraitbien au reste ce qu’il était. Il n’y avait personne aux alentoursde l’Herm qui n’eût à se plaindre de lui et de son monde. C’étaitun amusement pour ce méchant de passer à cheval dans les blésépiés, avec ses gens&|160;; d’entrer dans les vignes avec seschiens qui mangeaient les raisins mûrs&|160;; de faire étranglerpar sa meute un chien de bergère, ou une brebis, lorsqu’il avaitfait buisson creux. Il fallait se ranger vitement sur son passageet saluer bien bas, sans quoi on était exposé à recevoir quelquebon coup de fouet. S’il rencontrait un paysan dans sa forêt, il lefaisait houspiller par ses gens. Un jour même, il envoya un coup defusil par les jambes d’un homme de Prisse, qu’il soupçonnait debraconner sur sa terre. Le piqueur et les gardes, tous se réglaientà sa montre, et en usaient de même, comme aussi ses invités,souvent nombreux à l’Herm, où l’on menait joyeuse vie. Ses fillesmême s’en mêlaient et ne se gênaient guère pour cravacher, enpassant au galop, un pauvre diable trop lent à se garer. L’aînéen’étant pas revenue, il restait encore quatre filles, grandebringues, belles et hardies, ayant toujours autour de leurscotillons des jeunes nobles du pays qui les galantisaient et sedivertissaient avec elles. Le jour c’était des cavalcades, desvisites dans les châteaux des environs, des chasses où cettejeunesse s’égaillait dans les bois, à sa convenance. Le soir, laretraite sonnée, on festoyait largement dans la haute salle, où desarbres flambaient sur les grands landiers de fer.

Les jours de pluie, il y avait bienquelque répit pour les villages un peu éloignés, la jeunesserestant au château à danser, chanter et jouer à cache-cache dansles chambres et les galetas où il y avait de petits réduits propresà se musser à deux. Mais, des fois, las de s’amuser ainsi ilsallaient chez quelqu’un de leurs métayers, ou chez un voisin duvillage, qui n’osait pas refuser, et ils se faisaient faire lescrêpes. Les demoiselles de Nansac riaient aux éclats si quelqu’undes jeunes messieurs qui les escortaient tracassait les filles. Et,comme ça allait loin quelquefois, si une drole se défendait, si lesparents se fâchaient, ces fous malfaisants disaient que c’étaitbeaucoup d’honneur pour elles. En tout, au reste, ils ne sefaisaient pas faute d’imiter le comte et d’être comme lui insolentset brutaux avec la «&|160;paysantaille&|160;», comme il disait. Cepetit-fils d’un porteur d’eau méprisait tellement les pauvres gensde par là que, s’il se trouvait surpris par quelque orage, étant àla chasse, il entrait avec son monde dans les maisons, tous menantleurs chevaux qu’ils attachaient au pied des lits. S’il luidéplaisait de voir passer dans un chemin public où l’on avait passéde tout temps, il le faisait sien sans gêne au moyen d’un fossé àchaque bout. Il s’était emparé ainsi des anciens pâtis communaux duvillage de l’Herm, et personne n’osait rien dire, parce qu’il n’yavait pas de justice à son égard. Ainsi, dans ce pays perdu, grâceà la faiblesse et à la complicité des gens en place, quiredoutaient son crédit et sa méchanceté, le comte renouvelait,autant que faire se pouvait, la tyrannie cruelle des seigneursd’autrefois. Aussi, dans tout le pays, c’était, contre lui surtout,et puis contre les siens, une haine sourde qui allait toujourscroissant et s’envenimant&|160;; haine contenue par la crainte deces méchantes gens et l’impossibilité d’obtenir justice par la voielégale. Ceux des villages de l’Herm et de Prisse étaient les plusmontés contre le comte et les siens, comme étant les plus exposés àleurs vexations et à leurs insolences.

On dira peut-être&|160;: «&|160;Commentse fait-il que le comte et sa famille, qui étaient si dévots,fussent si méchants&|160;?&|160;»

Ah&|160;! voilà… C’est que ces gens-làétaient, comme tant d’autres, des catholiques à gros grains, pourqui la religion est une affaire de mode, ou d’habitude, oud’intérêt, et qui, ayant satisfait aux pratiques extérieures dedévotion, ne se gênent pas pour lâcher la bride à leurs passions ets’abandonner à tous leurs vices.

Le comte était orgueilleux, injuste,méchant, capable de tout, et ses filles étaient folles, insolenteset libertines. Ni les uns ni les autres n’avaient jamais fait debien à personne autour d’eux, mais, au contraire, beaucoup de mal.Avec ça, ayant un chapelain à leur service, ne manquant jamais lamesse, et communiant tous aux bonnes fêtes.

Cela ne leur était pas particulier,d’ailleurs. Depuis la chute de l’Empire, et la rentrée en France decelui qu’on appelait «&|160;notre père de Gand&|160;», la religionétait devenue pour la noblesse une affaire de parti. Lesgentilshommes, philosophes avant la Révolution, affectaientmaintenant des sentiments religieux pour mieux se séparer du peupledevenu jacobin et indévot, tout comme autrefois ils étaientincrédules pour se distinguer du populaire encore englué dans lasuperstition. Il y en avait pourtant qui avaient persisté dans leurirréligion, comme le vieux marquis, lequel, au lit de mort, avaitnettement refusé les bons offices de dom Enjalbert&|160;; mais ilsétaient rares. Par contre, il y avait parmi les nobles descatholiques sincères, comme la défunte comtesse de Nansac&|160;;mais ceux-là aussi étaient rares.

Aujourd’hui on voit les gros bourgeois,emparticulés et autres, marcher avec les nobles et les singer. Maisles uns et les autres sont moins zélés que jadis, et font moinsbien les choses. Il en est beaucoup, de tous ceux-là, qui sejactent d’être bons catholiques, dont toute la religion consiste àdemander avec affectation de la merluche le vendredi dans leshôtelleries, lorsqu’ils sont hors de chez eux, et qui seraientdiablement embarrassés de montrer le curé qui leur fourbit laconscience.

Mais, au temps dont je parle, je nepensais pas à tout cela. Toutes ces histoires de Jean metravaillaient bien un peu par moments, outre ce que je savais ducomte de Nansac, mais qu’y faire&|160;? ouvrir l’œil&|160;: c’estbien ce que je faisais, mais on a beau se méfier, celui qui guettea l’avantage. Quelquefois, la nuit, je rencontrais dans la forêtdes gens seuls, ou en petite troupe de deux ou trois, s’en allant àgrands pas, leurs bonnets enfoncés sur les yeux, une grosse triqueà la main, se jetant bien vite dans les fourrés lorsqu’ils oyaientquelqu’un. Des fois, ils portaient des sacs, bondés&|160;; d’autresfois, ils avaient leur havresac gonflé sous la blouse, comme desgens qui vont au marché. Ceux-là, je les connaissais bien&|160;:c’étaient des hommes de rapine qui gitaient dans de vieillesmasures isolées sur la lisière de la forêt ou dans des cabanes decharbonniers abandonnées en plein bois. Tous ces individus-là, onpouvait les saluer à la mode de Saint-Amand-de-Coly&|160;:«&|160;Bonsoir, braves gens, si vous l’êtes&|160;!&|160;» De tempsen temps, on entendait parler de quelque vol fait dans une maisonécartée, ou de voyageurs, revenant des foires des environs,détroussés sur les grands chemins. Je ne m’étonnais pas de ça,sachant bien que, selon le dicton, la Forêt Barade n’avait jamaisété sans loups ni sans voleurs&|160;; mais, après que je fus auxMaurezies, chez Jean, je me donnai garde que j’étais épié. Unenuit, allant au guet du lièvre, je vis de loin au clair de lunedeux hommes qui entrèrent dans un taillis en m’oyantvenir.

&|160;

«&|160;Le plus grand, me dis-je, c’estle comte de Nansac&|160;; pour l’autre, si son fils est revenu deParis, ça doit être lui.&|160;»

Et cette rencontre me rendit encore plusméfiant. Je ne marchais pas, la nuit, sans avoir mon fusil armésous le bras, prêt à tirer, regardant à droite et à gauche sousbois et évitant les passages trop fourrés, du moins tant que je lepouvais. Mais on a beau se garder, ceux qui choisissent leur momentsont les plus forts et, lorsqu’on a affaire à des scélérats décidésà tout, il finit toujours par arriver quelque malheur.

Il y avait dans la forêt, au-dessus deLa Granval, un tuquet*, autrement dit une butte, où se croisaienttrois sentiers. Au milieu était un grand vieux chêne que cinqhommes à peine pouvaient embrasser, et que l’onappelait&|160;:lou Jarry de las Fadas ou le Chêne desFées. Cet arbre comptait peut-être des milliers d’années&|160;;c’était sans doute un de ceux que révéraient nos pères les Gaulois,et sur lesquels les druides venaient couper le gui avec une serped’or. Au dire des gens, cet endroit était hanté par les esprits.Quelquefois Néhalénia, la dame aux souliers argentés, descendaitdes nuages en robe blanche flottante, accompagnée de ses deuxdogues noirs et, glissant mystérieusement sur la cime des arbresdont les feuilles frémissaient, elle venait se reposer au pied duchêne géant. D’autres fois, à la clarté des étoiles, les stries,espèces de monstres à forme de femme, avec de grandes ailes deratepenades, advolant des quatre coins de l’horizon, venaients’enjucher dans son immense branchage et, au milieu de la nuitobscure, épiaient les braconniers accroupis au pied. Malheur alorsà celui qui était mal voulu de quelque femme&|160;! Tandis qu’ilétait là, presque invisible, confondu avec le tronc rugueux, et queles feuilles du chêne bruissaient pour l’endormir, ces méchantesbêtes, saisissant le moment, plongeaient sur lui, déchiraient sapoitrine comme des oiseaux de proie, lui dévoraient le cœur, etpuis le laissaient aller, vivant désormais d’une viefactice.

Comme je l’ai déjà dit, ces contes devieilles ne m’effrayaient pas, et j’allais souvent à ce poste,parce qu’il était bon pour tout gibier. Loups, sangliers, renards,blaireaux, lièvres, y montaient passer, du diable au loin&|160;; etpuis, à cause de la mauvaise réputation du lieu, personne n’yvenait au guet, en sorte que la place était toujourslibre.

Une nuit, j’étais là, assis sur uneracine qui sortait de terre, pareille à l’échine de quelquemonstrueux serpent, et, adossé à l’arbre, le bassinet de mon fusilà l’abri sous ma veste, je songeais. Il faisait un brouillardhumide que la lune, à son premier quartier, ne pouvait percerentièrement. Elle éclairait pourtant quelque peu la terre, àtravers le rideau de brume, assez pour de bons yeux comme les miensen ce temps-là. Autour de moi, les feuilles de l’arbre laissaienttomber des gouttes de rosée, semblables à des pleurs. Nul bruit nemontait de la forêt ensevelie dans l’ombre. Au loin seulement, ducôté de la Roussie, un chien hurlait lamentablement à la mort.J’étais triste, cette nuit-là, pensant à ma chère Lina simalheureuse chez elle, par le fait de sa coquine de mère et de cemauvais Guilhem. Depuis que je lui avais parlé, à ce chenapan, ilne lui disait pourtant rien, mais selon sa manière d’être avec laMathive, elle en recevait le contrecoup, et, comme d’ordinaire ilrudoyait fort la vieille, la pauvre petite n’était pas heureuse. Jel’avais vue le dimanche d’avant, elle avait pleuré en me contanttoutes les misères et les peines qu’elle avait à supporter, et cesouvenir me faisait passer dans la tête des folies, commed’assommer ce misérable ou de nous enfuir au loin tous les deux,Lina et moi&|160;; mais la crainte d’empirer sa position meretenait.

Regardant l’avenir, je le trouvaisrempli de cruelles incertitudes et de désolantes obscurités&|160;;et puis, reportant ma pensée en arrière et songeant à la fatalitéqui semblait poursuivre notre pauvre famille, je me remémorai mesmalheurs, la mort de mon père aux galères, et celle de ma mèredont, à cette heure encore, mon cœur saignait. Et remontant plushaut, je pensai à mon grand-père, jeté dans un cachot pourrébellion envers le seigneur de Reignac et incendie du château,délivré au moment où il attendait la mort, par le coup de tonnerrede la Révolution. Et toujours me remémorant le passé, je me souvinsde cet ancêtre qui nous avait transmis le sobriquet deCroquant, branché dans la forêt de Drouilhe, par lesgentilshommes du Périgord noir qui poursuivaient sans pitié lespauvres gens révoltés par l’excès de la misère. Alors, plein derancœur, reliant, par la pensée, les malheurs des miens avec ceuxdes paysans des temps anciens, depuis les Bagaudes jusqu’auxTard-advisés, dont nous avait parlé Bonal, j’entrevis, à traversles âges, la triste condition du peuple de France, toujoursméprisé, toujours foulé, tyrannisé et trop souvent massacré par sesimpitoyables maîtres. Comparant mon sort avec celui de nosancêtres, pauvres pieds-terreux, misérables casse-mottes, soulevéspar la faim et le désespoir, je le trouvais quasi semblable.Était-il possible, plus de trente ans après la Révolution, de subird’odieuses vexations comme celles de ce comte de Nansac quirenouvelait les méfaits des plus mauvais hobereauxd’autrefois&|160;! Ma haine contre ce prétendu noble me flambaitdans le cœur, et je me disais que celui qui en débarrasserait lepays ferait une bonne action. L’esprit de révolte, qui avait causéla mort de l’ancien Ferral le Croquant, qui avait mené mongrand-père jusqu’au pied de la potence et fait mourir mon père auxgalères, longtemps apaisé par les exhortations du défunt curé Bonalet les bontés de la sainte demoiselle Hermine, bouillonnait dansmes veines. J’en méprisais les conseils de la prudence, de cetteprudence avisée du barde dégénéré qui fit ce refrain conservé partradition dans la partie du Périgord qui confine auQuercy&|160;:

Prends garde, fierPétrocorieu,

Réfléchis avant de prendre lesarmes,

&|160;&|160; Car si tu esbattu,

César te fera couper lesmains&|160;!

Ah&|160;! si je n’avais pas eu Linaderrière moi, comme j’aurais risqué non seulement mes mains, maisma tête, pour me venger du comte&|160;!

Tandis que ces idées se pressaient endésordre dans mon cerveau, j’entendis sur ma droite le petitjappement espacé d’un renard menant un lièvre. J’armai mon fusil etj’attendis. Au bout d’un quart d’heure, je vis le lièvre qui venaitsans se presser trop. Arrivé à la cafourche, il se planta à quatrepas de moi, et se dressant, les oreilles pointées, écouta uninstant la voix du renard qui le chassait. Voyant qu’il avait letemps, il enfila un sentier, le suivit une cinquantaine de pas,puis se lança sous bois d’un bond, revint à la cafourche, prit unautre sentier, et, après avoir répété sa manœuvre une troisièmefois, et bien enchevêtré ses voies, il se forlongea en repassantsur le sentier par lequel il était arrivé, puis, en deux sautsénormes, se jeta dans les taillis et disparut.

J’avais pris plaisir à le voirfaire&|160;: «&|160;Va, pauvre animal, pensais-je, sauve-toi pourcette fois, mais gare à la bête puante qui tesuit&|160;!&|160;»

Je vis bientôt arriver le renard, le nezà terre, la queue traînante, tellement collé à la voie du lièvrequ’il en oubliait sa méfiance ordinaire. À vingt pas, je lui fisfaire la cabriole, et, l’ayant ramassé, je le mis dans mon havresacet m’en allai.

Il était sur les deux heures dumatin&|160;; le brouillard s’était épaissi, la lune se couchait, demanière qu’il faisait très brun. Il fallait connaître comme moi lespassages et les sentiers pour se diriger dans cette humideobscurité. Je marchais, mon fusil sous le bras, jetant un coupd’œil à droite et à gauche pour me garder, plutôt par l’habitudeque j’en avais que par une crainte de danger prochain, car on n’yvoyait point à deux pas. Tout en cheminant, je songeais encore àLina et j’étais travaillé de tristes pensées, comme il est biennaturel d’après ce que je savais de chez elle. Je me dépêchais, caril commençait à bruiner, suivant un sentier qui coupait un fourréoù il me fallait passer pour retourner aux Maurezies, lorsque,arrivé vers le milieu, je m’entrave les pieds dans une corde tenueà travers le sentier&|160;; et comme je marchais vite, je tombetout à plat et mon fusil avec moi. Je n’étais pas à terre, que desgens se jettent sur moi, me bâillonnent au moyen d’un mouchoir,m’entortillent la tête dans un sac, me lient les mains derrière ledos, puis les jambes, me prennent mon couteau, m’attachent entravers sur un cheval et me voici enlevé.

De doute, je n’en avais aucun. Quoiqueje n’eusse pas ouï un mot, j’avais la certitude que c’était un coupdu comte de Nansac, et je me demandais ce qu’il allait faire demoi&|160;: allait-il me jeter dans l’abîme du Gour&|160;? Unmoment, je le crus, mais, à la direction que nous prîmes bientôt,je vis que non. Ayant marché une heure à peu près, je connus au pasrésonnant du cheval que nous passions sur un pont&|160;:«&|160;C’est le pont des fossés du château&|160;», me dis-je enmoi-même. Un instant après, le cheval s’arrêta, et je fus porté, ouplutôt traîné par des escaliers de pierre, puis rudement jeté àterre. Ensuite on me passa une corde sous les bras, et bientôt jesentis qu’on me descendait dans le vide en filant la corde. Aprèsune descente que j’estimai à huit ou dix mètres, je touchai le sol,où je restai étendu sur le ventre. En même temps la corde, tiréepar un bout, remonta en haut&|160;; j’entendis un bruit comme celuid’une dalle retombant sur la pierre, et ce fut tout.

«&|160;Me voici enterré dans lesoubliettes de l’Herm&|160;!&|160;» fut alors ma première pensée.Puis je songeai à me tirer de la position incommode où j’étais.Mais les gredins m’avaient ficelé de telle sorte que ça n’était paschose facile. Je tâchai d’abord de me retourner sur l’échine, et,après plusieurs sauts de carpe, j’y parvins. Cela fait, j’essayaide me mettre sur mes jambes, mais je ne pus y réussir, et plusieursfois je chutai lourdement à terre. Meurtri et las, je restai assezlongtemps immobile, puis, me roulant péniblement plusieurs fois, jefinis par me trouver le long d’un mur, auquel, tournant le dos, jefrottai les cordes qui me liaient les mains. Mais, outre que lamanœuvre n’était pas aisée, les cordes étaient solides, de manièreque, après avoir longuement frotté, je m’arrêtai épuisé de fatigue.L’air que je respirais avec peine à travers la grosse toile du sacétait lourd, épais&|160;; une odeur fade de souterrain humide mevenait aux narines&|160;; mais aucun bruit léger ou sourd, mêmelointain, n’arrivait jusqu’à moi&|160;: j’étais dans untombeau.

On pense que je faisais là de tristesréflexions. J’étais condamné à mourir lentement de faim dans lefond de cette basse-fosse&|160;; je connaissais trop le comte deNansac pour en douter un instant. Pourtant je ne perdis pascourage, et, après m’être reposé, je recommençai à user la corde àla muraille, non sans m’écorcher aussi les mains. Et elle tenaittoujours, cette corde&|160;; heureusement, en tâtonnant, je trouvaiune pierre plus rugueuse que les autres, en sorte qu’après avoirraclé à plusieurs reprises, pendant une dizaine d’heures, je pense,je sentis mes liens se relâcher, et bientôt mes mains furentlibres. Le premier usage que j’en fis, ce fut de me débarrasser dusac qui m’enveloppait la tête, et du mouchoir qui me couvrait labouche, après quoi je me déliai les jambes et je me mis enpieds.

J’étais toujours dans la plus profondenuit, dans un noir de poix. En marchant à petits pas, les mains surla muraille, je m’aperçus bientôt que le souterrain était de formecirculaire&|160;; mais tout de suite une idée me vint qui m’arrêtanet&|160;: s’il y avait un puits dans le sol del’oubliette&|160;?

Je pensai un peu à ça, et puis je reprisma marche, lentement, prudemment, allongeant le pied en avant pourm’assurer qu’il n’y avait pas de vide. Étant revenu à mon point dedépart, ce que je connus en trouvant sous mes pieds les bouts decorde, je compris que j’étais dans le plus bas d’une des tours del’Herm. Après avoir tourné en rasant la muraille, je me hasardai àtraverser ma prison en marchant à quatre pattes, tâtonnant avec mesmains étendues toujours, de crainte de choir dans quelque puits.Enfin, m’étant traîné dans tous les sens, je fus rassuré à cetégard, et je restai avec l’horrible certitude que j’étais destiné àpourrir au fond de ce cul-de-basse-fosse. Pourrir est bien le mot,car l’humidité suintait des murailles, ce qui me prouva que j’étaisau-dessous du niveau des fossés du château.

Il y avait longtemps que je n’avaismangé, au moins vingt-quatre heures à en juger par destiraillements d’estomac qui me fatiguaient beaucoup&|160;: dans lanuit profonde où j’étais, je n’avais que ce moyen de mesurer letemps. Accablé, je m’assis à terre, adossé à la muraille, et jesongeai à tous ceux que j’affectionnais, et surtout à ma chèreLina, que j’abandonnais sans défense aux persécutions de sa gueusede mère et aux entreprises de cette canaille de Guilhem. Cette idéeme crevait le cœur et me faisait souffrir plus que la faim&|160;;mais bientôt j’en fus distrait par ma propre situation. J’attendaislà, quoi&|160;? une mort lente, affreuse, dont la pensée me donnaitle frisson. D’espérance, je n’en avais guère&|160;: je me disaisbien que, ne me voyant pas revenir, Jean serait allé chez le maire,aurait envoyé prévenir le chevalier, et j’étais sûr que celui-ci seremuerait pour me retrouver. Je supposais bien que leur premièreidée serait que le comte de Nansac m’avait fait disparaître&|160;;mais ils pouvaient croire qu’il m’avait fait jeter dans le Gour,une pierre au cou comme un chien, comme tant de cadavres demalheureux assassinés par des brigands et dont les squelettesmaintenant gisent dans ses profondeurs insondables. Pour lui, poursa sûreté, c’était bien le mieux&|160;; oui, mais si le comtetenait à se défaire de moi, il tenait encore plus à me fairesouffrir une mort très lente et angoisseuse. Comment donc Jean etle chevalier auraient-ils imaginé que j’étais emmuré au plusprofond d’une tour de l’Herm, dans une oubliette qu’ils neconnaissaient sans doute pas&|160;? C’était difficile&|160;; et,d’autre part, j’étais bien certain que le comte avait pris toutesses précautions pour qu’en cas de recherches au château on ne pûtme retrouver.

Cette terrible pensée d’être enterrévivant me poignait tellement que, les tortures de la faim aidant,je ne dormais pas. Devant mes yeux enflammés par l’insomnie, desvisions étranges flamboyaient. Il me semblait voir des palais defeu, des paysages lumineux passer dans l’obscurité et se succéderlentement. Pour échapper à ce supplice, j’essayais de fermer mesyeux, mais toujours devant mes paupières abaissées, brûlantes,passaient des mirages douloureux, où montaient lourdement desvapeurs phosphorescentes ou rougeâtres comme des reflets d’unénorme incendie. J’étais fatigué d’être assis, et cependant jen’osais me coucher, car mon imagination enfiévrée par la privationde sommeil et de nourriture me faisait redouter de m’endormir pourtoujours. Et alors, malgré ma faiblesse, je rampai à tâtons sur lesol humide, j’essayai de le creuser avec mes mains, je m’épuisai àagrandir des trous que je trouvai, semblables à des trous de taupe,et enfin je m’arrêtai à bout de forces, haletant, étendu sur laterre. Longtemps après, je recommençai à explorer mon tombeau,cherchant machinalement une issue, contre tout espoir. Tandis queje me traînais ainsi à quatre pattes, je m’en vais poser les mainssur quelque chose qui me parut d’abord être un petit tas de menusmorceaux de bois mort&|160;; mais tout à coup, ayantpalpéplus attentivement, l’horrible vérité m’apparut&|160;: c’étaientles débris d’un squelette qui, pourris par le temps, s’écrasaientsous mes mains.

À ce moment, je sentis la désespérancem’envahir et je me laissai aller à terre accablé, près de cesrestes humains enfouis dans ce lieu depuis de longues années. Maistandis que j’étais là gisant, voici qu’en haut des pas lourdsrésonnent sur la voûte. Je me relève et j’écoute&|160;: unbourdonnement à peine sensible, comme celui de gens qui parlent auloin, arrivait jusqu’au fond de la basse-fosse, coupé par des passourds et lents.

Ce sont les gendarmes qui font uneperquisition, pensai-je, et, l’espoir me revenant, je me mis àcrier. Mais en même temps la rumeur cessa, les pas s’assourdirentdans l’éloignement, et je retombai dans le silence de mort quim’enveloppait depuis ma descente au fond de ce tombeau. Écrasé parle désespoir, je m’affaissai sur le sol&|160;; les horreurs du lieudisparurent de ma pensée torturée, la tête me tourna et jem’évanouis.

Une douleur aiguë à la joue me réveilla, et, yportant la main, je sentis quelque chose qui lâcha prise ets’enfuit, tandis que, le long de mon corps, j’avais la sensation desemblables choses qui s’enfuyaient aussi, effarouchées par mesmouvements.

Et alors j’eux l’explication de trous quej’avais trouvés dans le sol de l’oubliette&|160;: c’étaient desanciens terriers de rats. Ces animaux qui foisonnaient, énormes,dans les vieilles murailles des douves, avaient creusé dessouterrains au-dessous des fondations de la tour, et, avec ceterrible flair qui perce les murs les plus épais, sentant uneproie, accouraient affamés. L’épouvantable certitude d’être dévoréà demi vivant par ces dégoûtantes bêtes acheva de m’affoler.J’essayai de me casser la tête contre les murs, mais j’étaisincapable de me tenir debout et, plus encore, de prendrel’élan nécessaire. Alors je pensai aux cordes qui m’avaientlié, et, les cherchant à tâtons dans ces ténèbres horribles, jeparvins péniblement à les retrouver après de longues heures.N’ayant rien où accrocher le bout de corde, je fis un nœud danslequel je passai le cou et je tâchai de m’étrangler. Mais le jeûneprolongé m’avait tellement affaibli que mes bras retombèrentimpuissants, et je restai là inerte, immobile.

Depuis que j’avais cessé tout mouvement,les rats, me voyant épuisé, étaient revenus nombreux, prêts à sejeter sur moi. Je les entendais trottiner dans la nuit, et ilss’enhardissaient jusqu’à ronger le cuir de mes souliers. L’idée mevint à ce moment d’en attraper un, pour apaiser la faim qui metorturait. Ah&|160;! avec quelle ardente concupiscence je songeaisà déchirer de mes dents une de ces bêtes immondes et à la dévorercrue et vivante&|160;!

J’attendis, et bientôt je les sentisgrimper sur moi, cherchant le visage et les mains. En vainj’essayai plusieurs fois de les saisir, mes mains n’avaient plusl’agilité nécessaire et je ne pus y réussir. Et alors, tenaillé parla faim qui me tordait les entrailles, la tête perdue, je portaimes mains à ma bouche et, machinalement, j’essayai de les ronger,mais je n’en avais plus la force, et je restai longtemps sansmouvement, comme anéanti. Maintenant les rats couraient sur moisans que je pusse les chasser&|160;; leurs morsures mêmes melaissaient presque insensible, et je devenais leur proie sans avoirla force de me défendre. Il me semblait que j’étais là depuis huitjours&|160;; mes oreilles bourdonnaient, ma tête ne pouvait plusproduire une idée, ma volonté se détendait, s’anéantissait, jesentais la vie me fuir, et je finis par tomber dans unévanouisse­ment précurseur de la mort.

Quand je revins à moi, j’étais dans unlit&|160;; on me desserrait les dents tout doucement, et on mefaisait avaler un peu de bouillon mêlé avec du vin, dans unecuiller. Mes yeux, par l’effet de la désaccoutumance, ne pouvaientsoutenir l’éclat du jour, et je les refermai aussitôt. Les mains etla figure me cuisaient fort par endroits, là où les rats m’avaientmordu, mais je ne rapportais cette douleur à aucune cause. Il mesemblait que ma cervelle s’était fondue et que ma tête était videcomme une calebasse. Incapable de former une idée, je restais làétendu, n’ayant que la respiration, et encore bien petite. Puis,peu à peu, avec le temps, et à force de soins, je commençai àressusciter et je reconnus Jean auprès du lit.

–&|160;Et Lina&|160;? lui dis-jefaiblement.

–&|160;Eh bien&|160;! tu la verras quandtu seras sur pied.

Tranquillisé un peu, je merendormis.

Quelques jours après, le chevalier vint,et, me voyant mieux, il fit&|160;:

–&|160;À cette heure, tu es sauvé… pourcette fois&|160;! il s’en va sans dire, comme le bréviaire demessire Jean.

Je souris légèrement et le remerciai detoutes leurs bontés, car je savais que lui et sa sœur avaientenvoyé des poules pour faire la soupe, des choines, du vin vieux etdu sucre.

–&|160;Bah&|160;! dit-il, ce n’est rienque tout cela, mon pauvre Jacques.

–&|160;Faites excuse, monsieur lechevalier, dit Jean&|160;; sans ce bon vin, je crois qu’il s’enserait allé dans le pays des taupes.

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! tant mieux,tant mieux que mon remède ait opéré, mais autrementqu’importe&|160;?

Crotte de chien ou marcd’argent

Seront tout un au jour dujugement&|160;!

Cette fois-ci, je ris un brin plus fort,et le chevalier s’en fut tout content, non pas sans que je l’eussebien prié de remercier fort pour moi la bonne demoiselleHermine.

Un mois après, j’étais sur pied, faibleencore, ne marchant qu’à petits pas avec un bâton&|160;; puis, peuà peu, mes forces revinrent. Tandis que j’étais encore au lit,pensant toujours à Lina et m’ennuyant fort de ne pas la voir, jeparlais souvent d’elle à Jean qui avait toujours quelque parolepour me calmer et me faire prendre patience. Dans les premiersjours que je fus en état de comprendre quelque chose, je luidemandai par quelle chance j’étais là, dans son lit, et alors ilm’expliqua qu’on m’avait trouvé un matin dans la forêt, sur legrand chemin, gisant comme mort, la figure et les mains pleines desang. Tout ce que je lui dis de l’endroit où j’étais, l’accertainaque c’était le comte de Nansac qui m’avait enlevé. Je sus alors queles pas entendus du fond de la basse-fosse étaient bien ceux desgendarmes, qui, sur la plainte du chevalier, faisaient uneperquisition dans le château avec le maire. Le comte les avaitpromenés partout, des caves aux galetas, et les avait conduits à laprison&|160;; mais, comme la dalle qui fermait l’oubliette étaitrecouverte d’une épaisse couche de poussière terreuse, ainsi quetout le pavé, ils ne s’étaient pas doutés, ni les uns ni lesautres, qu’il y avait un souterrain au-dessous. D’ailleurs, lemaire était à la dévotion du comte, et les gendarmes déjeunaientdes fois au château étant en tournée&|160;; puis ce brigand, qu’ilssavaient puissant, leur imposait, de sorte qu’ils firent leuraffaire un peu pour la forme. Il faut dire aussi, pour leurdécharge, que sans doute ils ne croyaient pas le comte capable d’uncoup pareil.

Mais le chevalier, prévenu par Jean, quil’avait appris de quelques anciens, de l’existence d’une oublietteà l’Herm, était revenu un soir à Montignac, et avait mis en branlele juge de paix et les gendarmes pour faire de nouvellesrecherches, principale­ment au-dessous de la prison. Les gendarmes,qui se sentaient quelque peu en faute, étaient assez ennuyés,d’autant plus que cette affaire mettait en rumeur tout Montignac oùles gens ne sont pas bien capons. Celui qui était le plus exaspéré,c’était ce vieux Cassius, dont nous avait parlé le chevalier. Ilallait par la ville, disant qu’il faudrait refaire la Révolution,puisque la leçon n’avait pas été suffisante pour quelques-uns quivoulaient recommencer les tyranneaux de jadis.

Devant tout ce bruit et le parler fermedu chevalier, il fut arrêté qu’une nouvelle perquisition seraitfaite le lendemain matin. Mais, dans la nuit, un exprès fut envoyéau comte&|160;: par qui&|160;? on ne l’a jamais su&|160;; toujoursest-il que, le matin, on me trouva sur le grand chemin, comme j’aidit, ce qui coupa court à toute nouvelle recherche. Au surplus, lajustice tenait si peu à éclaircir cette affaire que je ne fus pasmême interrogé.

Pour moi, dès que la force et la volontéme furent revenues, je renouvelai en moi-même le premier sermentque j’avais fait de me venger du comte de Nansac, et, dès lors, j’ysongeai toujours. Mais, auparavant, quelque chose me tourmentaitplus que la vengeance, c’était l’envie de revoir ma Lina. Il metardait de pouvoir marcher assez&|160;: aussi, dès que je le pus,malgré que Jean essayât de me faire repousser la chose au dimanched’après, je fus à Bars, et j’attendis la sortie de la messe commed’habitude. La Bertrille sortit d’abord seule, et, me voyant, vintvers moi.

–&|160;La Lina est là&|160;? lui dis-je,sans autre compliment.

Elle me regarda d’un air si tristementétonné que quelque chose me mordit au cœur. Et, juste à ce moment,la Mathive sortit de l’église habillée de deuil.

Je répétai ma question, dans une transeaffreuse.

La Bertrille me tira àl’écart&|160;:

–&|160;Alors, tu ne saisrien&|160;?

–&|160;Mais quoi&|160;? tu me faismourir&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! mon Jacquou, tu neverras plus la pauvre Lina&|160;!… elle est morte&|160;!

–&|160;Ho&|160;! Dieu&|160;! fis-je,écrasé par cette nouvelle.

Lors la Bertrille m’emmena plus loin,sur un chemin écarté, et me raconta ce qui était arrivé.

Pour garder son Guilhem, qui parlaittoujours de s’en aller parce qu’il voyait bien que lorsque la Linaserait maîtresse de ses droits, ce serait fini de rire, la Mathive,surmontant sa jalousie, voulait absolument le faire marier avec safille. La pauvre petite résistait, bien entendu, de manière quec’étaient continuellement des trains dans la maison et des tapagesqui faisaient mettre les voisins sur les portes. Ça en était venu àce point que la Mathive s’était adonnée à battre sa fille quasitous les jours, pour la forcer à consentir&|160;; d’où il advintqu’un soir qu’elle l’avait tabustée, souffletée, tirée par lescheveux et battue tellement qu’elle en portait les marques à lafigure, la pauvre drole, épouvantée, s’était sauvée des mains de samisérable mère, qui était capable de la tuer quelque moment. Venueen hâte aux Maurezies pour me dire qu’elle n’y pouvait plus tenir,et me consulter sur ce qu’il y avait à faire, elle trouva unevoisine de nous à qui elle demanda où j’étais.

–&|160;Ah&|160;! pauvre fille&|160;! quisait où il est&|160;! voici trois jours et trois nuits qu’âmevivante ne l’a vu&|160;: il était au guet du lièvre, la nuit&|160;;sans doute on l’aura assassiné et jeté dans le Gour.

Là-dessus, désespérée, la tête perdue,la pauvre Lina s’encourut, remontant au-dessus de La Granval, et,le lendemain, tandis qu’on me relevait sur le chemin, on trouvaitses petits sabots au bord du Gour…

Ayant ouï, je m’enfuis fou de douleurvers la forêt, et, comme une bête blessée à mort, je me jetai dansun fourré où je pleurai jusqu’au soir, sanglotant, mordant l’herbe,et parfois hurlant de désespoir comme un loup enragé. Puis, la nuittombée, je revins aux Maurezies et je me couchai sanssouper.

De ce jour, je commençai à courir lesvillages le soir, dans les alentours de l’Herm, là où l’on avait leplus éprouvé la malfaisan­ce du comte de Nansac, comme Prisse, LesBessèdes, Le Mayne, La Lande, Martillat, Le Laquens, La Bourdarie,Monplaisir et autres. Partout je rappelais les tyranniquesvexations de ce gredin, ses méchancetés, la férocité froide aveclaquelle il abusait de sa force&|160;; son insolence, celle de sonfils et de leurs hôtes à l’égard des femmes&|160;: à chacun jeravivais le souvenir de ce qu’il avait eu particulièrement àsouffrir de cet odieux seigneur de contrebande. Je tâchais derelever ces pauvres gens courbés sous cette tyrannie humiliante, deleur faire sentir qu’ils étaient des hommes pourtant, et qu’ilsseraient débarrassés de ce brigand, le jour où ils auraient lecourage de lui résister et de prendre leurs fourches.

Tous étaient bien de mon avis, maisvoilà, il y en avait d’apoltronis, qui cherchaient à reculer lemoment d’agir, et ceux-là, tout en étant d’accord avec moi,soulevaient des difficultés, disant que le comte était bienpuissant, qu’il avait toujours fait ce qu’il avait voulu, et ques’attaquer à lui c’était cracher contre le soleil et risquer lesgalères&|160;:

–&|160;Tu sais bien, mon pauvre Jacquou,qu’il en a coûté cher à ton père pour s’être rebellé contre ceméchant homme&|160;!

–&|160;Écoutez, leur disais-je alors, onne condamnera pas aux galères tous ceux de nos villages&|160;; lechef paiera pour tous&|160;: eh bien&|160;! je prends toute lacoulpe sur moi&|160;! D’ailleurs, mes amis, les époques ne sontplus les mêmes&|160;; nous ne sommes plus en 1815, nous sommes en1830, et d’après ce que j’ai ouï dire à M.&|160;le chevalier deGalibert, de Fanlac – le roi des braves gens, celui-là&|160;! – larévolution n’est pas loin, par le fait de ceux qui voudraient nousramener au temps d’autrefois, comme le comte de Nansac.

Dans des affaires de ce genre, on estsouvent obligé de faire attention à qui l’on parle, pour ne pasavoir de traîtres avec soi&|160;; mais ici, point de danger, lecomte n’avait que des ennemis dans le pays, ses métayers plus queles autres, peut-être, comme plus exposés à ses méchancetés&|160;:aussi ne restaient-ils jamais plus d’une année chez lui.

Pendant trois mois, je suivis comme çatout le pays pour voir les gens. Enfin, à force de les prêcher, deles encourager, je finis par les tirer tous à ma cordelle. Lorsqueje les vis bien décidés, je leur assignai un rendez-vous pour unenuit marquée, dans une friche au nord des Maurezies.

Dès les onze heures, j’étais là avecJean et un de nos voisins. Je comptais qu’il viendrait unequarantaine d’hommes ou cinquante, mais je fus bien étonné lorsqueje vis arriver avec les hommes des femmes en assez bonnombre.

L’endroit était un petit plateau entouréde bois et loin de tout chemin. Dans le sol pierreux, sablonneux,poussaient quelques touffes de thlaspi, des immortelles sauvages,et çà et là quelques genévriers d’un vert grisâtre. En un endroit,sur la sombre bordure des taillis, un bouleau au tronc argenté,semé là par le vent, semblait un revenant dans son linceul. Aumilieu était un amas de pierres géantes appelé&|160;: Peyre-Male,ou encore la Cabane du Loup, débris d’un autel druidique abattu,selon le défunt Bonal, au temps de Tibère, qui faisait détruire lesmonuments de notre antique culte national et mettre à mort sesprêtres. C’est là que la vieille Huguette, la sorcière duCros-de-Mortier, faisait ses sacrifices de nuit. Ceux quirequéraient ses divinations se rendaient à cet endroit, portant,selon le cas, un coq ou une poule que la vieille saignait après untas de simagrées. Ensuite, ayant aspergé les pierres du sang de labête, elle lui ouvrait le ventre d’un coup de couteau etfarfouillait dedans au clair de lune, afin de tirer, au vu du cœuret du foie, des pronostics sur l’affaire pour laquelle on laconsultait.

La sorcière est morte maintenant, et lessacrifices de poulaille ont cessé, mais il y a encore des vieux quien ont été témoins.

À mesure que les gens sortaient du bois,ils venaient se grouper autour de la Peyre-Male, et attendaientappuyés sur leurs lourds bâtons. Lorsque je vis que tout le mondeétait arrivé, je me levai, et, m’adressant aux femmes, je leurdemandai ce qu’elles venaient faire là.

–&|160;Et penses-tu, dit une ancienne dePrisse, que nous n’ayons rien à venger&|160;?

–&|160;Nous crois-tu plus couardes queles hommes&|160;? ajouta une autre.

–&|160;À la bonne heure, donc, puisqu’ilen est ainsi&|160;!

Et alors, monté sur une de ces grossespierres, je refis amplement mes premiers prêches des villages, etje montrai très clairement la triste situation où nous étions.Tandis que je parlais, récapitulant longuement les griefs de toutle pays contre le comte de Nansac, mes paroles ravivaient lesblessures de tous ces pauvres gens, et je voyais dans l’ombrereluire leurs yeux. C’était une chose curieuse que ces paysansassemblés la nuit dans cet endroit sauvage. Ils étaient vêtusmisérablement, tous, de vestes en droguet, blanchies par l’usure,de vieilles blouses décolorées, salies par le travail, de culottesde grosse toile ou d’étoffe burelle, pétassées de morceauxdisparates. Quelques vieux, comme Jean, avaient de mauvaiseslimousines effilochées par le bas, et d’autres pauvres diables deloqueteux étaient à demi couverts de haillons n’ayant plus ni formeni couleur. La plupart étaient coiffés de bonnets de coton, bleus,blancs, avec un petit floquet, sales, troués souvent, quilaissaient échapper d’épaisses mèches de cheveux. D’autres avaientde grands chapeaux périgordins ronds aux bords flasques, déforméspar le temps et roussis par le soleil et les pluies. Point desouliers, tous pieds nus dans leurs sabots garnis de paille ou defoin. Les femmes abritaient leurs brassières d’indienne et leurscotillons de droguet sous de mauvaises capuces de bure, ou secouvraient les épaules d’un de ces fichus grossiers qu’on appelaiten patois des coullets.

C’était bien, là, la représentation dupauvre paysan périgordin d’autrefois, tenu soigneusement dansl’ignorance, mal nourri, mal vêtu, toujours suant, toujoursahanant, comptant pour rien, et méprisé par la gentriche.

Quand j’eus fini mon oraison, jedemandai&|160;:

–&|160;Maintenant, parlez. Votre sortest entre vos mains, il ne faut que vouloir. Êtes-vous bien décidésà vous venger du brigand de Nansac&|160;? à jeter bas samalfaisante puissance&|160;? à vous débarrasser pour toujours decette famille de loups&|160;?

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;! dirent-ilstous d’une voix sourde.

–&|160;C’est très bien&|160;!

Et alors, les faisant tourner tous versle château de l’Herm, je les fis jurer à l’antique manière de nosancêtres, comme ma mère m’avait fait jurer jadis. Tous comme moicrachèrent dans leur main droite et, après y avoir tracé une croixavec le premier doigt de la main gauche, la tendirent ouverte endisant à demi-voix après moi&|160;:

–&|160;À bas lesNansac&|160;!

–&|160;C’est bien, mes amis&|160;; etmaintenant, que chacun se tienne prêt. Une de ces nuits, quand lemoment sera bon, lorsque vous entendrez trois coups de corne secset espacés, suivis d’un autre coup prolongé, arrivez tous vitementici&|160;: la vengeance sera proche et notre délivrance sera sousnotre main&|160;!

Là-dessus, la foule se dispersa dans lesbois et chacun s’en revint dans son village.

Un jeune drole de Prisse, adroit ethardi, guettait le château et me tenait au courant de ce qui s’ypassait. Un soir, comme nous finissions de souper, Jean et moi, jele vis arriver&|160;:

–&|160;Tous les messieurs qui étaient auchâteau sont partis&|160;; le fils du comte s’en est retourné àParis, à ce qu’il paraît. Il n’y a plus maintenant que le comte,les demoiselles, le chapelain, les gardes et lesdomestiques.

–&|160;Ah&|160;! fis-je en me levant, lejour est donc venu&|160;! Voici, garçon&|160;: tu vas courir à LaLande et au Mayne, et tu diras à François de chez le Bourru et augrand Micheou de répéter mon coup de corne lorsqu’ils l’ouïront.Ensuite de ça, tu iras te cacher aux abords du château, et quand,ayant fait le tour des fossés, tu verras que toutes les lumièressont éteintes, tu viendras me retrouver à la Peyre-Male&|160;:tiens, bois un coup et va.

Et, lui ayant donné un plein verre duvin qui nous restait de celui que le chevalier avait envoyé, ledrole l’avala d’un trait, passa sa main sur ses babines et repartitcourant.

Sur les neuf heures, je pris le fusil deJean, le mien ayant disparu lors de mon affaire, et je m’en fustout droit au plateau de Peyre-Male. C’était vers la fin du mois demai. Il avait plu dans la journée&|160;; de gros nuages noirsglissaient lentement dans le ciel, cachant les étoiles, et la luneétait couchée, de sorte qu’il faisait très brun. Je marchaisdoucement, calculant en moi-même comment il fallait s’y prendrepour réussir.

Mon dessein était d’attaquer le châteauet, après l’avoir pris, d’y mettre le feu, afin de purger le paysde cette famille de brigands. J’espérais bien, dans l’assaut,trouver le comte et le tuer à son corps défendant, car tout le malqu’il avait fait, rien qu’à moi, méritait la mort&|160;; et combiend’autres avaient été ses victimes&|160;! Celui-là, je me leréservais&|160;; il me semblait que, de par la haine envenimée queje lui portais, il m’appartenait. Aussi comptais-je fairel’impossible pour l’avoir en face de moi, pour l’abattre à mespieds dans le feu de la colère, dans la chaleur de labataille&|160;; et ma raison dernière de le désirer tant, c’estqu’en me sondant la volonté, je sentais que si on le faisaitprisonnier je ne pourrais jamais, de sang-froid, le tuer, ni lelaisser tuer, impuissant et désarmé. Et cela même, quoique ma haineprotestât, me remplissait de fierté, parce que je me trouvaissupérieur au misérable qui avait voulu me faire mourir à petit feu,comme on dit, après m’avoir pris en un lâche guet-apens.

Et, réfléchissant à ça, je me disais quesi le comte se tirait vivant de là, son affaire n’en serait guèremoins empirée. C’est que depuis quelque temps il courait sur luides bruits de ruine&|160;; on disait qu’il avait mangé toute safortune, ce qui était bien croyable, avec la vie qu’il menait. Lachose se savait, parce que depuis deux ou trois mois il venait deshuissiers au château, qui n’étaient pas trop bien reçus, à tellesenseignes que l’un d’eux, ayant parlé de verbaliser, fut obligé desauter dans les fossés, et de se sauver ayant de l’eau et de lavase jusqu’aux aisselles. Cela étant, sa ruine serait achevée parl’incendie du château, car les compagnies d’assurances, toutesnouvelles alors, étaient encore inconnues dans nos pays&|160;; etce serait peut-être pour cet homme orgueilleux, pour ce tyranféroce, une punition plus griève que la mort, d’être ainsi réduit àla pauvreté et à l’impuissance.

Une autre chose m’occupait. J’étais sûrque ça n’irait pas tout seul, et que le comte et ses gens ne selaisseraient pas déloger sans résistance, et je cherchais lesmoyens d’y arriver sans trop exposer mon monde. Tout de suite jecompris que pour cela il fallait brusquer l’attaque du châteauendormi et la mener vivement. Je pensai longtemps à la manière dontil fallait s’y prendre, et, après avoir tout bien pesé et examiné,mon plan étant arrêté dans ma tête, j’attendis.

Le temps était doux&|160;; la terremouillée et attiédie fermentait. Un petit vent passant légèrementsur la friche faisait frissonner les herbes grêles et m’apportaitla senteur des bois humides, des bourgeons ouverts, et l’odeurcharriée de loin des buissons blancs fleuris le long des chemins.Sous l’amoncellement des énormes pierres sur lesquelles j’étaisassis, un rat dans son trou grignotait quelque châtaigne de saprovision hivernale. Parfois un oiseau de nuit traversait leplateau de son vol lourd et silencieux en jetant un appelmélancolique à sa femelle. Dans cette nuit embaumée, on percevaitcomme la germination du renouveau de la terre fécondée, incitanttous les êtres à aimer. Et lors, mes pensées se tournèrent vers ladéfunte Lina&|160;: mes regrets amers se mêlaient, avec desmouvements de colère contre ses bourreaux, au cher souvenir de mapauvre bonne amie, et je rêvai longtemps la tête dans mesmains.

Un pas rapide à l’orée de la friche mefit dresser en pieds&|160;; c’était le drole de Prisse.

–&|160;Tout le château est endormi, medit-il.

–&|160;Ça va bien, fils.

Et, embouchant ma corne, j’envoyaisuccessivement du côté de La Lande et puis du Mayne trois coupsbrefs, suivis d’un quatrième qui s’en alla en mourant, comme lemugissement d’un bœuf tombant sous la masse du boucher.

Aussitôt, deux cornes me répondirent,jetant dans la nuit le sinistre appel. Bientôt les plus prochesarrivèrent, et trois quarts d’heure après, tous les gens desvillages étaient là, une nonantaine environ en comptant les femmesqui portaient des bâtons, des sarcloirs, des aiguillons. Leshommes, eux, étaient armés de fusils, de fourches-fer, de gibes, dehaches, et le forgeron de Meyrignac avait porté le plus grosmarteau de sa boutique.

Les voyant tous là, je les rassemblai encercle, et, me mettant au milieu, je leur expliquai d’abord que,pour réussir sans trop s’exposer, il fallait faire promptement. Lapremière porte, celle de la cour, ne fermant qu’au verrou, seraitouverte doucement par un homme qui traverserait dans l’eau etgrimperait au mur des fossés en s’accrochant aux petits arbres quiavaient poussé entre les pierres. Mais la porte d’entrée du châteauétait faite d’épais madriers de chêne, armée de gros clous dedéfense, solidement close avec une forte serrure, et barrée endedans de deux grosses pièces de bois. Attaquer cette porte à coupsde hache, ça n’était pas aisé à cause des clous&|160;; l’enfonceravec le lourd marteau du forgeron ne serait pas facile non plus, eten tout cas ce serait long et, pendant ce temps-là, le comte et lesgardes, sans parler des demoiselles qui maniaient très bien unearme, nous fusilleraient par les meurtrières&|160;: il fallait doncun engin puissant.

–&|160;Savez-vous, par là, une grossepoutre&|160;? quelque arbre coupé puis ébranché&|160;?

–&|160;À l’Herm, dans le village, medirent les uns, le vieux Bertillou fait monter une grange&|160;; ily a de forts chevrons.

–&|160;C’est bien notre affaire. Trentehommes des plus forts, leurs mouchoirs roulés comme ceux des drolesqui font à la chatemitte, et noués deux à deux, porteront lechevron, quinze de chaque côté. Lorsqu’ils seront dans la cour, ilscourront de toute leur vitesse sur la porte du château et lachoqueront avec le bout du chevron qui dépassera un peu les hommesde devant. Comme il est sûr qu’elle ne tombera pas du premier coup,ils reculeront en arrière pour prendre du champ et recommencerontla même manœuvre. Pendant ce temps-là, cinq ou six de ceux qui ontdes fusils surveilleront les meurtrières qui défendent l’entrée ettireront dedans s’ils voient passer un canon de fusil. En mêmetemps, vingt hommes, qui auront pris en passant dans le villagetoutes les échelles des greniers, traverseront les fossés du côtéde Prisse et escaladeront les croisées vitement pour diviser ceuxdu dedans, tandis que quelques-uns, se répandant tout autour duchâteau, tireront des coups de fusil dans les vitres et mènerontgrand bruit&|160;: de cette manière, le comte et ses gens nesauront où donner de la tête, et nous les aurons.

Tout ça bien expliqué, j’assignai àchacun son poste, et, tout étant convenu,j’ajoutai&|160;:

–&|160;Et qu’il soit bien entendu qu’onne touchera pas à un bouton dans le château. Nous sommes de bravesgens qui nous vengeons, et non des voleurs&|160;!

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;! firent-ilstous à demi-voix.

Alors, je demandai&|160;:

–&|160;Quelle heure est-il, vousautres&|160;?

Les vieux levèrent les yeux au ciel, et,entre deux nuages, regardèrent la position des étoiles.

–&|160;Il doit être environ les onzeheures, dirent quelques-uns.

–&|160;Partons, et ne faisons pas debruit.

Au moment de me mettre en route, jesentis quelqu’un qui me prenait le bras et je meretournai&|160;:

–&|160;Ah&|160;! mon pauvre Jean, jevous avais bien dit de rester tranquille dans votre lit et delaisser faire les jeunes&|160;!

–&|160;Donne-moi le fusil, merépondit-il&|160;: il ne ferait que te gêner pour commander tout.Moi, j’ai bon œil encore, j’aviserai aux meurtrières&|160;:laisse-moi faire, j’ai plaisir de voir forcer ce loup dans sonrepaire.

–&|160;Comme vous voudrez,donc&|160;!

Et, lui donnant le fusil, nouspartîmes.

Nous marchions en silence. On n’oyaitque le bruit sourd d’une troupe foulant la terre, et le froissementdes branches, lorsque nous traversions les taillis. Une fois sur legrand chemin qui vient de Thenon et passe contre l’Herm, nous fîmesplus doucement encore, et, à mesure que nous approchions, chacunprenait plus de précautions. Les femmes même, quoique babillardes,ne disaient mot. À deux cents pas avant de sortir de la forêt quivenait jusqu’au village, ceux qui devaient porter le chevron, ayantarrangé leurs mouchoirs, se mirent ensemble. Ceux qui devaientécheler le château en firent autant, et tout le monde se remit enmarche.

Les chiens des villages de Prisse et del’Herm avaient été enfermés dans les étables ou les maisons, demanière que leurs abois ne firent pas trop de bruit. Tandis queceux qui avaient été désignés pour ça allaient chercher leséchelles dans les granges, nous autres tous, nous attendions. Letemps était toujours couvert et doux. Au milieu des vignes, despêchers difformes s’entrevoyaient vaguement dans l’ombre. Au borddes terres, les noyers branchus haussaient leurs têtes rondes versle ciel gris. Autour des maisons, des chènevières répandaient leurodeur forte. Au long d’une cour, un sureau fleuri poussé sur unvieux mur embaumait l’air et, près de là, dans le silence de lanuit, un rossignol chantait bellement. Le cœur me battait en cemoment&|160;; non que j’eusse peur pour moi&|160;: depuis la mortde ma pauvre Lina, la vie ne m’était rien, et je l’aurais donnéebon marché&|160;; mais je craignais pour tous ces braves gens quime suivaient, et je redoutais de ne pas réussir, sachant bien qu’ence cas le comte leur en ferait payer les pots cassés.

Cependant, les autres étant revenus avecles échelles, je chassai ces idées et je ne pensai plus qu’àl’exécution. En passant devant chez Bertillou, ceux qui avaientnoué leurs mouchoirs prirent le plus gros chevron et avancèrentlentement, marchant au pas, silencieusement, sur la bruyère quipourrissait dans les chemins du village. Alors, passant au-devant,je fis descendre un drole leste dans les fossés et bientôt la portede l’enceinte fut ouverte. Mais, malgré toutes les précautions,tout ça ne pouvait se faire sans quelque bruit, en sorte que lesgrands chiens courants du comte hurlèrent au fond de leur chenil.Heureusement, comme ça arrivait souvent, les gens du château n’yfirent pas attention.

À ce moment, le chevron arriva,cheminant comme un monstrueux mille-pattes, et entra dans la cour.À quinze pas, les hommes se mirent à courir, fonçant sur la porte,et lui portèrent un rude coup qui retentit dans la tour del’escalier, mais elle ne céda pas. Tandis que nos gens revenaienten arrière pour prendre du champ, des têtes effarées apparurent auxcroisées du château, des cris se firent entendre et bientôt deslumières coururent partout à l’intérieur. À ce moment un secondcoup de chevron ébranla la porte.

–&|160;Courage, mes amis&|160;! elle vacéder&|160;! m’écriai-je.

Au même instant, des coups de fusilfurent tirés par quelques-uns des nôtres apostés autour du château,et ceux qui étaient montés aux échelles brisèrent les fenêtres àgrand bruit.

Pendant que les porteurs du chevronreculaient pour choquer de nouveau la porte, des canons de fusilpassèrent par les meurtrières qui défendaient l’entrée, etplusieurs coups de feu éclatèrent, tirés tant du dedans que par lesnôtres. Les femmes se mirent alors à crier, voyant un homme blessélâcher le chevron&|160;; mais une belle gaillarde robuste galopa leremplacer. De cette même décharge, je me sentis cinglé à la joue età l’épaule, mais je n’y pris garde, dans la grande excitation oùj’étais.

–&|160;Hardi&|160;! criai-je, cognezferme&|160;! la porte va tomber, cette fois&|160;!

Alors, d’un élan vigoureux, s’animantpar leurs cris, nos hommes coururent sur la porte qui céda, laserrure arrachée, les barres brisées, les gonds tordus. Comme elletenait encore quelque peu, le faure acheva de la faire tomber avecson lourd marteau.

–&|160;En avant&|160;!

Et empoignant la hache d’un homme, jem’élançai dans l’escalier, suivi de tous ceux qui étaient là,quelques-uns avec des lanternes, et enjambant les degrés quatre àquatre. Je fus bientôt au palier du premier étage, où étaient lecomte et ses filles, ainsi que Mascret, tous à demi vêtus et sedépêchant de recharger leurs armes.

–&|160;Ah&|160;! brigand&|160;!m’écriai-je en me précipitant sur le comte, la hachelevée.

Lui, n’ayant pas fini de recharger sonfusil, le prit par le canon et essaya de m’assommer d’un coup decrosse.

Heureusement, je le parai avec ma hache,qui en retomba&|160;; puis, aussitôt la levant de nouveau, dans unélan furieux, sans faire attention aux bourrades que Mascret et laplus jeune fille m’ajustaient par les côtes, à grands coups decanon de fusil, j’envoyai au comte un coup qui devait lui fendre latête. Il fit un grand saut en arrière, évita le coup, et se trouvaprès de la porte d’entrée de la grande salle, où, heureusement pourlui, il fut saisi, et aussi le garde, par ceux de nos gens quiavaient escaladé les croisées en repoussant le piqueur et lesautres domestiques.

–&|160;Ah&|160;! mes amis, vous mefaites tort&|160;! dis-je, en abaissant ma hache, ne voulant pas lefrapper maintenant qu’il était hors d’état de sedéfendre.

«&|160;Qu’on ne fasse de mal à personnemaintenant&|160;! ajoutai-je, en m’apercevant que le comte et lesautres étaient malmenés un peu fort.

Trois des demoiselles, voyant leur pèrepris, s’étaient sauvées à l’étage au-dessus&|160;; mais la plusjeune, qu’on appelait Galiote, se défendait encore comme un vraidiable, et repoussait à coups de crosse ceux qui voulaient ladésarmer. Pour l’avoir sans la blesser, on arracha un grand rideaud’une fenêtre de la salle et on le lui jeta dessus. Pendant qu’ellecherchait à s’en dépêtrer, on lui ôta son fusil, et on la mit dansl’impossibilité de faire de mal à personne.

Après que le comte, Mascret, le piqueuret les autres eurent les mains attachées avec des cordons derideaux, on les fit tous descendre dans la cour. Puis, suivi dequelques hommes, je montai l’escalier pour rechercher les troisautres demoiselles qui, moins braves que leur cadette, s’étaientenfuies. Après plusieurs portes barricadées qu’il fallut enfoncer,on les trouva cachées au fond d’un cabinet, derrière des robesaccrochées au mur. Tremblantes de peur, elles se jetèrent aux piedsde ces paysans qu’elle avaient tant de fois maltraités.

–&|160;Ne craignez rien, leur dis-je,nous ne sommes pas de la race des Nansac, pour insulter ou battredes femmes&|160;: allez vous vêtir et revenezpromptement.

Et je descendis. Dans la cour noire, oùbrillaient seulement quelques lanternes portées par des paysans, lecomte était là, les mains liées, n’ayant sur lui que son pantalonet sa chemise toute en loques. Près de lui, épeurés, se tenaientles gens du château&|160;; et tous ceux des villages, hommes etfemmes, les entouraient et leur reprochaient leurs méfaits avec desinjures et des gestes menaçants&|160;; quelques-uns mêmecommençaient à crier qu’il fallait faire passer le goût du pain auNansac. Lui, très pâle, tâchait d’assurer sa contenance devant la«&|160;paysantaille&|160;», comme il avait coutume de dire, mais onvoyait tout de même qu’il rageait et tremblait en même temps de sesentir à la merci de cette foule irritée qui grossissait maintenantdes vieux et des petits droles des villages, réveillés par lescoups de fusil.

Quand j’arrivai, une femme en cheveuxgris, celle qui m’avait répondu la première, là-bas, à laPeyre-Male, écartait les gens, et, furieuse, envoya au comte uncoup de bâton qui lui tomba sur le cou au mouvement qu’ilfit&|160;:

–&|160;Foutu gueux&|160;! ma drole estperdue par la faute de ton coquin de fils&|160;: tu vas payer pourlui&|160;!

Et à cette voix s’en joignaientd’autres, clamant leurs griefs au comte, et, dans la colère, luiportant les poings sous le nez, cependant que l’un le tenait déjà àla gorge et que les bâtons et les serpes se levaient sur satête&|160;: il était temps d’arriver.

Le sang découlait de ma joue, et jesentais ma blessure de l’épaule saigner sous ma veste&|160;; mais,malgré ça, j’écartai la foule, et, levant le bras, jecriai&|160;:

–&|160;Arrêtez&|160;!… Jusqu’ici, bravesgens, je vous ai bien conseillés, n’est-ce pas&|160;? Ehbien&|160;! écoutez-moi encore&|160;!… Vous avez tous à vousplaindre de cet homme et des siens&|160;; il n’est pas decoquineries qu’il ne vous ait faites…

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;!

Et tous autour du comte, le poing tendu,ou brandissant une arme, lui crachaient ses canailleries à laface.

–&|160;Mais toi, Jacquou, me cria unefemme, tu as le plus à te plaindre de tous&|160;!

–&|160;C’est vrai, Nadale&|160;; cethomme est la cause que mon père est mort aux galères&|160;; que mamère est morte de misère, désespérée&|160;; que ma pauvre Linas’est allée jeter dans le Gour, me croyant disparu à toutjamais&|160;; pour moi, il m’a tenu quatre jours et quatre nuitsdans le fond de l’oubliette de la prison, et si je n’y suis pascrevé de faim, lentement, mangé demi-vivant par les rats, c’estgrâce au chevalier de Galibert…

«&|160;Ah&|160;! tu nies, gredin&|160;!– fis-je en voyant le comte secouer la tête.

«&|160;Allez avec une échelle dans laprison – dis-je à trois ou quatre autour de moi – levez la dalle etdescendez dans ce tombeau, vous y trouverez les morceaux des cordesqui m’attachaient et que j’ai usées à grand-peine contre lesmurailles, et vous y verrez aussi des os pourris et tombant enpoussière, de quelque malheureux qui y a été jetéautrefois.

Tandis que ceux-là allaient à la prison,je me donnai garde de la plus jeune fille du comte. Elle était làprès de lui à moitié vêtue, dans une attitude crâne. Ses épaischeveux fauves brillaient comme des louis d’or et retombaient enmasse sur ses épaules nues&|160;; sa bouche serrée exprimait lemépris, les ailes de son nez un peu recourbé se gonflaient decolère, et ses yeux d’un bleu sombre m’envoyaient un regardhaineux, pénétrant comme une lame d’épée.

Mais, en ce temps-là, je n’avais pasfroid aux yeux non plus, et je la regardai fixement sans ciller.C’était une belle fille de dix-huit ans, grande, bien faite ethardie, qui se tenait là, sans honte et sans embarras, à demi nueau milieu de tout ce monde. Non pas qu’elle fût dévergondée, carelle était la seule des quatre sœurs dont on ne dît rien, maiscette attitude venait de son dédain pour tous ces paysans qui à sesyeux n’étaient pas des hommes.

Moi, j’eus honte pour elle, et je luidis&|160;:

–&|160;Allez vous vêtir.

Elle me dévisagea sans répondre, lesbras nus toujours croisés sur sa poitrine, et ne bougeapas.

–&|160;Emmenez votre demoiselle, dis-jeà une des chambrières, ou bien je vais la faire habiller par nosfemmes, tout d’abord.

Alors elle se décida, mais si ses yeuxavaient été des pistolets, j’étais mort.

Cependant les hommes étaient revenus etrapportaient de l’oubliette des bouts de corde et des débrisd’ossements.

–&|160;À cette heure, nieras-tu&|160;?méchant Crozat&|160;!

Il devint encore plus pâle, ferma lesyeux et ne répondit pas.

–&|160;Il faut le pendre&|160;! milledieux&|160;! il faut le pendre&|160;! criaientquelques-uns.

–&|160;Si nous le pendons, m’écriai-je,il ne souffrira qu’un court instant, dans deux minutes tout serafini&|160;: nous avons mieux. Vous avez tous vu près de la Vézère,en allant à la dévotion de Fonpeyrine, les ruines du château deReignac, dans la paroisse de Tursac. Il y avait là, avant laRévolution, un noble si gredin, si mauvais sujet pour les femmes,qu’on l’appelait dans le pays&|160;:le bouc de Reignac. Ehbien&|160;! ces ruines, c’est mon grand-père qui les a faites avecles gens de Tursac, fatigués des malfaisances de ce misérable.Lorsqu’on lui eut brûlé son château, le bouc de Reignac, déjà perdude dettes, traîna dans le pays quelque temps et finit par crever derage et de misère&|160;: ainsi se débarrassa-t-on delui.

«&|160;Puisque vous êtes tous d’accordque j’ai le plus à me plaindre de cet homme, laissez-moi en fairejustice. La plus grande punition pour lui, pire que la mort, c’estd’être ruiné, de traîner, lui si fier, si orgueilleux, uneexistence méprisée&|160;; ce qui arrivera de force, car, sans lesou, il n’aura plus d’amis, attendu que les autres nobles nel’aiment ni ne l’estiment non plus que les paysans.

Ici le comte essaya dericaner.

–&|160;Tu le sais bien, Crozat, qu’ilsne te prennent pas pour un des leurs&|160;! qu’ils se souviennentde ton grand-père, le porteur d’eau auvergnat&|160;!

Et je repris&|160;:

–&|160;De même que les gens de Tursacont brûlé Reignac, il nous faut brûler l’Herm. L’abolition totalede ce repaire de bandits achèvera de ruiner ce prétendu seigneur,qui s’en ira mendier de château en château une pitié méprisante quisera son plus grand châtiment&|160;!…

«&|160;Croyez-m’en, mes amis&|160;! Jesuis d’une race où l’on s’y connaît. Du temps de Henri IV, un demes anciens, chef d’une troupe de Croquants, brûlait les châteauxdes nobles, tyrans du pauvre paysan, et c’est de celui-là que nousvient ce sobriquet de Croquant&|160;! Mon grand-père brûlaReignac, comme je viens de le dire&|160;; moi, j’ai commencé, il ya treize ans, en brûlant la forêt de l’Herm et, aujourd’hui, jevais faire flamber le château&|160;!

–&|160;C’est ça&|160;! c’estça&|160;!

–&|160;Allons, empilez des fagotspartout, dans la cuisine, dans les salles du bas&|160;; montez dela cave les barriques d’eau-de-vie, l’huile du bac, et nous allonsvoir un beau feu de joie&|160;!

Tandis que les gens couraient àl’ouvrage, la chambrière sortit du château et vint versmoi.

–&|160;Mademoiselle ne veut pasdescendre.

–&|160;J’y vais, répondis-je, venez memontrer où elle est.

Arrivés en haut, je vis la jeune fillehabillée, et assise dans un coin de la chambre.

–&|160;Il faut descendre, luidis-je&|160;: nous allons brûler le château.

Elle me regarda durement, sansrépondre.

–&|160;Si vous ne venez pas de bon gré,vous viendrez de force.

Et je m’avançai vers elle.

À ce moment, elle leva un petit poignardsur moi et essaya de me frapper&|160;; mais je lui attrapai lepoignet à la volée et je la désarmai.

–&|160;Quoique vous me le donniez un peupar force, je le garde pour le moment&|160;! dis-je en mettant lepoignard dans la poche de ma veste.

Et, en même temps, la saisissant àbras-le-corps, je l’emportai, nonobstant sa résistance.

Ce que c’est que l’homme&|160;! Malgrétoute ma haine pour le comte de Nansac, haine qui rejaillissait surles siens, en emportant cette belle créature à travers les salleset les corridors, j’étais ému. Le souffle de son haleine sur mafigure, et contre moi ce corps superbe se mouvant pour m’échapper,me faisaient passer dans le cerveau de ces folies brutales desoudards prenant une ville d’assaut. La vue du sang qui coulait dema joue, tombant sur le front de la Galiote, achevait de me griser.Et puis nous étions seuls&|160;: la chambrière avait dégringolé lesescaliers, épouvantée à la pensée du feu. Je m’arrêtai entraversant un corridor.

–&|160;Tenez-vous tranquille&|160;! luidis-je rudement en plongeant mes yeux dans les siens et en laserrant plus fort, tandis qu’elle cherchait à megriffer.

Elle comprit, et ne bougea plus&|160;;un instant après, je la déposais sur ses pieds, près de sonpère.

Puis, tout étant prêt, je pris unelanterne à un homme&|160;; mais, au moment où j’allais vers lagrande salle, une voix s’écria&|160;:

–&|160;Et le capelan&|160;?

Foutre&|160;! personne n’y avaitsongé.

–&|160;Allez donc le quérir, dis-je, etfaites vite.

Un moment après, le gros dom Enjalbertarriva dans la cour, traîné par trois ou quatre hommes quil’avaient découvert caché dans les galetas. Le malheureux criaitcomme un porc qu’on va saigner, ne s’interrompant que pour demandergrâce d’une voix piteuse.

–&|160;Allons, tais-toi,braillard&|160;! ne vois-tu pas tous les autres sur pied&|160;?… Iln’y a plus personne&|160;? Alors, en avant&|160;!

Et, entrant dans le château, je défonçaià coups de hache deux barriques d’eau-de-vie qui se répandirent surle plancher, puis j’y mis le feu, et je ressortis.

À travers les croisées, ouvertes pouraviver le feu, on voyait la flamme bleuâtre s’élever, frôlant lesmurs, enveloppant les meubles, grimpant aux rideaux. et enflammantles fagots entassés dans la grande salle. Un quart d’heure après,un énorme bûcher flambait jusqu’au plafond, et l’incendie attaquaitles pièces voisines. Les baies s’illuminaient successivement àmesure que le feu gagnait, et, une heure après, tout l’intérieurn’était plus qu’une immense fournaise, vomissant par les ouverturesdes torrents de flammes qui, comme des langues ardentes, léchaientles murs extérieurs. Puis le feu s’élançant à l’escalade gagna leshauts étages, et bientôt les vieilles charpentes de châtaignier,chauffées à force, prirent feu comme des allumettes de chènevottes.Alors les ardoises commencèrent à pleuvoir dans la cour,surchauffées par les lambris qui brûlaient&|160;: il fallut sereculer. Enfin, la couverture s’étant effondrée avec fracas, lesflammes montèrent dans les airs par les travées, jetant au loin surles coteaux des reflets rougeâtres, tandis qu’à Rouffignac et àSaint-Geyrac le tocsin sonnait à coups précipités.

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;!sonnez&|160;! sonnez&|160;!

Lorsque les gens réveillés par lescloches voyaient que c’était le château de l’Herm qui brûlait, ilsne se dérangeaient pas, disant&|160;: «&|160;Ça n’est pas un grandmalheur&|160;!&|160;» Et, s’il en venait quelques-uns, c’était parcuriosité.

Quoique ces vieux bois flambassent àplaisir, les poutres et les chevrons, très forts, résistèrentlongtemps&|160;; mais pourtant, sur le matin, la charpentes’affaissa, entraînant les restes des poutres des étages inférieurset faisant jaillir vers le ciel des milliasses d’étincelles. Alorsil ne resta plus entre les murs calcinés que des débris de boisnoircis brûlant sur un grand amas de braise.

À ce moment, j’entendis deux hommes sechamailler derrière moi, et, me retournant, je vis qu’ils sedisputaient un fusil double, enlevé à ceux du château.

–&|160;Ce n’est pas la peine de débattreentre vous de la chape à l’évêque, mes amis. Vous savez ce qui estconvenu&|160;: nul n’emportera un bouton.

Et, prenant le fusil, j’allai le lancerdans le feu par une croisée, et je revins.

–&|160;Maintenant que justice est faite,qu’on laisse aller tout ce monde&|160;! dis-je en montrant le comteet les siens, blêmes et frissonnants sous l’air frais du matin,malgré le brasier ardent d’où montaient quelques nuages de fuméebleuâtre.

Lorsque, une fois déliés, ils se furentéloignés, se dirigeant vers leur plus proche métairie,j’ajoutai&|160;:

–&|160;Et vous autres tous, gardez larecordance que moi seul ai mis le feu au château, rejetez sur moice qui s’est passé, je prends tout sur mon compte.

Là-dessus, comme je pensais bien que jene tarderais pas à recevoir la visite des gendarmes, je m’en fustout droit à Thenon, avec deux autres blessés, pour nous fairetirer les balles de la chair.

Le lendemain, à la pointe du jour, onheurta fortement à la porte. Jean se leva et revintdisant&|160;:

–&|160;Les gendarmes sont là.

–&|160;Dites-leur que j’yvais.

Et, m’étant habillé, je lui donnai lepoignard de la demoiselle Galiote&|160;:

–&|160;Gardez-moi cet outil, Jean, et aurevoir&|160;!

Les gendarmes, m’ayant enchaîné lesmains, me mirent entre eux, et s’en furent vers Prisse, puis àl’Herm, faisant se musser les petits droles épeurés. Après qu’ilseurent rassemblé tout le monde dans l’enceinte du château, devantles ruines fumant encore, le juge de paix et le maire commencèrentdes interrogats à n’en plus finir. Mais ça n’était pas chosefacile&|160;: il fallait arracher les réponses aux gens, comme avecun tire-bouchon&|160;; et encore, ça ne les avançait guère, car cesréponses ne disaient pas grand-chose. Pour moi, j’avouai hautementque j’étais le seul coupable, que j’avais tout fait&|160;; mais ilsdisaient que ça n’était pas possible, pour ce qui était de la prisedu château. Enfin, sur les renseignements du maire et lesdénonciations du comte, d’après les ordres du juge les gendarmesramassèrent au petit bonheur cinq ou six paysans, de ceux réputésmauvaises têtes, méchants sujets, et, nous ayant enchaînés deux pardeux, nous emmenèrent à Montignac. Le matin, on nous tira de bonneheure d’un endroit puant où nous avions couché sur la paille, pournous conduire à Sarlat.

Au juge d’instruction qui nousinterrogea, je répondis, comme au juge de paix, que c’était moi quiavais tout fait, allumé le feu, et le reste&|160;: les autres,comme il était convenu, me mirent tout sur le dos. Cependant, commeça n’était pas possible, le juge s’entêta à nous faireavouer&|160;; mais il avait affaire à de plus têtus que lui. Alorsil nous laissa tranquilles quelques jours, et une grande enquêtecommença. Tous ceux des villages d’autour de l’Herm furent mandés àla mairie de Rouffignac, où siégeaient le procureur, le juged’instruction et un greffier, assistés des estafiers de la justice.Mais ils ne salirent guère leur papier à écrire les réponses&|160;:personne ne savait rien&|160;; tous étaient venus oyant le tocsin,ou voyant le feu&|160;; quant à ce qui s’était passé avant,personne n’avait rien vu. Cependant, comme ces messieurs nevoulaient pas rentrer bredouilles, on tria encore dans tout cemonde trois hommes qui vinrent nous rejoindre à la prison deSarlat.

Nous n’étions pas trop mal dans cetteprison. Le geôlier, seul pour tous les prisonniers, se faisaitaider par sa fille à nous apporter la soupe. Cette fille était unegrande pâle, qui avait l’air d’être poitrinaire. Elle s’intéressaitfort à nous&|160;; à moi surtout, qu’elle prenait, je crois, pourun chef de bandits célèbre. De temps en temps, elle m’apportait descompresses pour mettre sur mon épaule qui me cuisait fort, et sousprétexte de voir si nous ne cherchions pas à nous sauver, ellevenait dix fois le jour à une fenêtre grillée qui donnait sur lapetite cour, entourée de hauts bâtiments, où nous sortions, et mefaisait part de ce qui se disait en ville sur notre compte. Sur sademande, je lui racontai mon histoire qui l’intéressa tellementqu’un soir elle me proposa de me faire sauver.

–&|160;Pauvre petite, lui dis-je, jevous suis bien obligé de ça et je n’oublierai jamais votre boncœur&|160;; mais vous pensez bien que je me ferais couper le couplutôt que d’abandonner ceux qui m’ont suivi&|160;; et puis votrepère en pâtirait fort, vous entendez bien&|160;?

On nous garda plus d’un mois et demi àSarlat. Dans les commencements, le juge nous faisait venir pournous interroger quasi tous les matins, moi principalement. Le mâtinsavait son métier, et il me posait quelquefois des questions àdouble tranchant comme un couteau de tripière, d’où j’avais quelquepeine à me démêler. Lorsque ça m’arrivait, je faisais le niais,celui qui ne comprend pas, pour me donner le temps de réfléchir.Les autres, eux, ne savaient rien, n’avaient rien vu, rien entendu,sinon les cloches sonnant au feu, qui les avaient fait accourir àl’Herm. Enfin, voyant qu’il ne tirait pas grand-chose de nous, lejuge finit par nous laisser tranquilles et grabela son affaire toutseul.

Quoique nous ne fussions pas trop mallà, je m’y ennuyais fort, car, comme le disait le chevalier,«&|160;il n’y a pas de belle prison, ni de laides amours&|160;», etde plus il me tardait d’être jugé. Aussi fus-je content lorsqu’unmatin le geôlier nous réveilla de bonne heure.

–&|160;Vous partez pour Périgueux,dit-il.

Quand nous fûmes prêts, il nous donna àchacun un morceau de pain&|160;; puis les gendarmes vinrent quinous attachèrent deux à deux.

Au moment où nous partions, la fille dugeôlier accourut, et me dit&|160;:

–&|160;Que Dieu vous garde&|160;! jevais faire brûler un cierge pour vous autres.

Et, en disant ça, elle me regardait, lesyeux mouillés, et de telle façon que je connus que c’était pour moiqu’elle parlait ainsi sous le couvert de tous.

Ça me toucha au cœur&|160;:

–&|160;Grand merci&|160;! luirépondis-je, grand merci de votre bonté&|160;!

En ce temps-là, on ne portait pas commeaujourd’hui les prisonniers en voiture, ni en chemin de fer, pourla bonne raison qu’il n’y avait pas de chemins de fer, ni guère devoitures, et de celles-ci, les quelques-unes qu’il y avait, lespauvres diables n’y montaient pas.

On avait tellement parlé de notreaffaire au pays sarladais, dans les marchés, les foires, et, ledimanche, devant la porte des églises, que tout au long de la routeles gens nous voyant passer disaient&|160;: «&|160;Ce sont lesincendiaires de l’Herm&|160;»&|160;; et ils nous apportaient àboire, ce qui n’était pas de refus, car la chaleur étaitgrande.

Il nous fallut trois jours pour faire laroute, mais il faut dire que nous ne marchions pas vite, plusieursayant aux pieds les lourds sabots avec lesquels ils avaient étépris. Notre premier gîte d’étape fut à Montignac, où l’on nousenferma dans la prison puante que nous connaissions déjà. Commenous y arrivions, un grand vieux qui était là avec quelques autresnous cria&|160;:

–&|160;Bon courage,citoyens&|160;!

–&|160;Merci&|160;! lui répondis-je,merci bien&|160;! Nous n’en manquerons pas&|160;!

Plus tard, je sus que ce vieux était leCassius dont M.&|160;de&|160;Galibert nous avait parlé une fois.Brave homme, il l’était, car, ne pouvant faire autre chose, iltrouva moyen de nous faire passer un cornet de tabac à priser pourceux qui en usaient.

Le second jour, nous ne fîmes que deuxgrandes lieues de pays, jusqu’à Thenon&|160;; mais la troisièmejournée fut dure, surtout pour ceux qui traînaient leurs sabots,car l’étape est longue, de sorte que nous arrivâmes tard àPérigueux, où l’on nous boucla incontinent à la prison, qui étaiten ce temps dans l’ancien couvent des Augustins, sur les allées deTourny.

Le lendemain, le président des assisesvint m’interroger et me demanda si j’avais un avocat.

–&|160;Oui, monsieur, lui répondis-je,c’est M.&|160;Vidal-Fongrave.

–&|160;Ah&|160;!M.&|160;Vidal-Fongrave&|160;?

–&|160;Oui, monsieur, il nous défendtous.

Et alors je compris à son étonnement quenotre affaire ne lui paraissait pas bonne, car M.&|160;Fongrave,l’«&|160;Honnête-Homme&|160;», comme on l’appelait, avait laréputation de ne pas se charger d’affaires injustes.

Je lui avais écrit de Sarlat pour leprier de nous défendre, et je lui avais raconté tout au long ce quis’était passé. Après que nous fûmes arrivés à Périgueux, il venaitsouvent à la prison et nous voyait tous, moi principalement, afinde bien connaître l’affaire. Je me souviens qu’un jour, après queje lui eus exposé mon plan et raconté comment je m’y étais prispour forcer le château, il me dit en me tutoyant, comme m’ayant vutout petit&|160;:

–&|160;Tu aurais dû te fairesoldat&|160;! tu as la bosse du métier.

–&|160;Ma foi, monsieur Fongrave, j’aitiré un bon numéro et je n’ai point eu envie de m’enrôler&|160;;j’aime trop ma liberté.

Ensuite, en causant de notre défense, ilme dit qu’un grand nombre de gens de l’Herm et des villages voisinsétaient cités comme témoins à décharge, et qu’il espérait que lesdépositions de toutes ces victimes du comte pèseraient sur ladécision des jurés.

Le jour qu’on commença notre procès,c’était le 29 juillet 1830. Il y avait grande rumeur dans lepalais, et les avocats et tous les curieux conféraient desnouvelles de Paris qui annonçaient la révolution. Les témoinsappelés par le procureur étaient le comte, ses filles, et tous ceuxdu château&|160;: personne autre n’avait rien vu. Dans une affaireoù beaucoup de gens sont mêlés, c’est rare qu’il n’y ait pasquelque gredin acheté à bons deniers pour trahir les autres&|160;;mais ici rien de pareil, nul ne broncha. Le Nansac me chargea fort,ainsi que dom Enjalbert qui raconta tant de choses, qu’on eût cruque lui seul savait tout ce qui s’était passé. Il m’impatientatellement que je finis par lui dire&|160;:

–&|160;Et comment avez-vous pu voir toutça, étant caché derrière un coffre dans legrenier&|160;?

Tout le monde s’esclaffa de rire, ce quilui coupa totalement la parole.

Les trois demoiselles aînées ajoutèrentaussi quelque peu à la vérité, d’où je connus que ceux qui avaienteu le plus de peur étaient ceux qui me chargeaient leplus.

Car la plus jeune, elle, ne témoignarien que la vérité. Comme le président, pour guirlander monaffaire, avait donné à entendre que, lorsque j’avais été lachercher, j’avais essayé de la violenter, elle dit nettement qu’iln’en était rien&|160;; que j’étais le chef de cette bande debrigands qui avait attaqué le château&|160;; que moi seul y avaismis le feu&|160;; qu’elle regrettait fort de n’avoir fait que meblesser de son coup de fusil, mais qu’autrement elle n’avait rien àme reprocher.

–&|160;Pourtant, mademoiselle, répliquale président, l’accusé Ferral avait des égratignures au visage, etvous-même aviez du sang sur la figure.

–&|160;J’ai pu lui donner quelques coupsd’ongles en me débattant, lorsqu’il m’emportait hors duchâteau&|160;; quant au sang que j’avais au front, c’était celui desa blessure à la joue qui coulait sur moi.

–&|160;Voyons, mademoiselle, peut-êtreéprouvez-vous quelque confusion, bien naturelle, à confesser cettetentative&|160;; mais rassurez-vous, votre réputation n’en peutsouffrir à aucun degré&|160;: dites-nous bien toute lavérité.

–&|160;Je l’ai dite tout entière,monsieur&|160;; je hais l’accusé, mais je n’ai pas de griefspersonnels contre lui. Je dois même ajouter que sans lui mon pèreaurait été certainement assommé par la foule furieuse.

–&|160;C’est bien, allez vous asseoir,fit sèchement le président.

Et puis commença le long défilé destémoins à décharge. À mesure que tous ces pauvres gens, victimesdes violences cruelles et des odieuses vexations du comte,faisaient le récit naïf de leurs misères, on voyait le nez duprocureur s’allonger dans ses papiers où il se donnait le semblantde chercher quelque chose, tandis que le président tapait de petitscoups impatients sur son bureau avec un couteau à papier. Quant auxjurés, il était visible que cette audition leur produisait unebonne impression.

La comparution du chevalier de Galiberteut un grand succès, de curiosité d’abord, car en ville on avaitoublié ces anciens costumes de nobles de l’ancien régime, tels quele sien, et ensuite son témoignage me fut tellement favorable quele public, qui s’intéressait à nous, faisait entendre des murmuresd’approba­tion.

Lorsqu’il eut achevé,M.&|160;Vidal-Fongrave se leva&|160;:

–&|160;Monsieur le président, jevoudrais demander à M.&|160;le chevalier de Galibert de nous faireconnaître son opinion sur M.&|160;le comte de Nansac.

–&|160;La question me paraîtinutile…

Mais déjà le chevalier répondaitvivement&|160;:

–&|160;Je n’éprouve aucun embarras àm’expliquer sur ce point. Un vieux proverbe dit&|160;:

On fait carême prenant avec safemme,

&|160;&|160; Pâques avec soncuré.

«&|160;J’y ajoute&|160;: Et le sabbatavec le comte de Nansac.

Qui le suit, mals’ensuit.

Quoique ce fût un peu tiré par lescheveux, il y eut là-dessus des rires et une grande rumeur dansl’auditoire nonobstant les vives admonestations du président. Puis,comme il était heure tarde, l’affaire fut remise au lendemain, pourle réquisitoire du procureur et la plaidoirie deMe&|160;Fongrave qui nous défendait tous.

Le lendemain on savait qu’à Paris lepeuple avait battu les Suisses, la garde royale, et que Charles Xétait en fuite. Ces nouvelles estomaquèrent quelque peu les gens dela justice qui attendaient autre chose&|160;; mais pourtant çan’empêcha pas le procureur de demander ma tête avec âpreté. Cen’était point l’homme juste qui s’élève au-dessus des hommes et deschoses, qui pèse les circonstances, scrute les motifs, tient comptedes événements et requiert le châtiment qui, dans sa conscience,lui paraît équitable&|160;: non, son métier était de me faireguillotiner, et il faisait tout son possible pour y arriver. Ilassura que j’avais le crime dans le sang, témoin cet ancien à moi,pendu autrefois pour révolte et incendie, à qui je devais lesobriquet injurieux de Croquant. De celui-là, il passa àmon grand-père emprisonné à la veille de la Révolution pour avoirbrûlé le château de Reignac&|160;; puis vint à mon père, lemeurtrier de Laborie, mort au bagne, et enfin, arrivant à moi, ildit que j’avais dépassé mes ancêtres en précoce perversité,puisque, avant d’incendier l’Herm, à l’âge de huit ans j’avaisbrûlé la forêt du comte. Ensuite, après avoir longuement assuré quela haine des riches était le seul mobile de mon crime, il passa auxautres accusés. Pour ceux-là, il ne refusait pas les circonstancesatténuantes, il se contentait des galères à perpétuité. Mais pourmoi, qui avais conçu, comploté et exécuté le crime, comme celarésultait de mes propres aveux, il fallait que ma têtetombât&|160;; et en même temps, d’un geste de sa main sèche, ilsemblait me la couper lui-même.

Moi, j’écoutais tout ça distraitement,sans beaucoup m’en émouvoir&|160;; ma pensée était ailleurs. Jerevoyais mon pauvre père assis sur ce même banc où j’étais, et mamère mourant sur un grabat dans toutes les affres dudésespoir&|160;; je songeais à ma chère Lina gisant au fond del’abîme du Gour, et, me laissant aller à toutes ces tristespensées, je me disais que maintenant, ayant vengé ceux quej’aimais, ma tâche faite, la mort n’avait riend’effrayant…

–&|160;Maître Fongrave, vous avez laparole, dit le président.

Et alors notre avocat se dressa enpieds, posa son bonnet devant lui, et commença ainsi d’une voixgrave et profonde son plaidoyer, reproduit en entier le lendemainpar le journal l’Echo de Vésone&|160;:

«&|160;Messieurs les jurés,

«&|160;Il me semble entrevoir à traversles siècles quelques traces de la justice inconsciente des choses.Ce n’est pas, certes, cette justice haute et sereine à laquelleaspire l’humanité, mais une sorte de talion vengeur qui fait quel’oppression engendre la haine, que la tyrannie suscite la révolte,que la violence appelle la violence, et l’injustice la violationdes lois de la justice.

«&|160;L’affaire qui vous est soumisen’est qu’un épisode de cette longue suite de soulèvements depaysans, amenés par des vexations cruelles, une insolence sansbornes et par la plus brutale oppression.

«&|160;Tous les coupables ne sont pas làsur ce banc derrière moi, messieurs&|160;! Il y manque celui dontles agissements criminels ont amené les événements dont les accusésont à répondre&|160;; il y manque ce prétendu gentilhomme, cepetit-fils orgueilleux d’un vilain qui ramassa des monceaux d’orimpur dans le ruisseau de la rue Quincampoix…

–&|160;Maître Fongrave, interrompit leprésident, ces apprécia­tions rétrospectives sont inutiles&|160;;vous n’avez pas à rechercher les origines de la fortune d’unehonorable famille&|160;; tenez-vous-en aux faits de la cause&|160;:la propriété doit être respectée…

–&|160;Monsieur le président, jesouscris pleinement à cette maxime… Je respecte donc la fortuneacquise par un labeur honnête et persévérant, et je respecte aussila propriété qui est le fruit visible du travail. Mais lorsqu’unefortune est édifiée sur la ruine publique, lorsque la propriétéprovient d’une vaste escroquerie, j’ai le droit comme homme etcomme avocat de les flétrir et de les mépriser&|160;!

«&|160;Je disais, messieurs les jurés,que le plus coupable était cet anobli qui apparaît en ce sièclecomme un monstrueux anachro­nisme.&|160;»

Et alors, reprenant les dépositions destémoins à décharge, M.&|160;Fongrave fit le tableau effrayant desmisères, des vexations, des cruautés subies par les paysans voisinsdu comte. Il le peignit tel qu’il était, orgueilleux, dur etméchant, foulant sans pitié les pauvres gens, les écrasant sous unetyrannie capricieuse et arbitraire, faisant le mal uniquement pourle plaisir de le faire et le faisant impunément grâce à la coupablefaiblesse des autorités&|160;:

–&|160;Voilà, s’écria-t-il, où nous ensommes quarante ans après la proclamation des droits del’homme&|160;! Et maintenant, messieurs, ne pourrait-on s’étonnerque les voisins du comte de Nansac aient poussé la patience jusqu’àla longanimité&|160;? qu’ils n’aient pas su dire plus tôt&|160;:«&|160;Non&|160;!&|160;»

Puis, passant à moi en particulier, ilfit l’histoire de ma vie misérable dès ma première enfance, etraconta tous mes malheurs causés par la méchanceté barbare ducomte. Lorsqu’il montra mon père miné par la fièvre, expirant surle lit de camp du bagne&|160;; qu’il fit voir ma mère, la vaillantefemme, mourant affolée par les angoisses du désespoir, je mis uninstant ma tête dans mes mains et j’essuyai mes yeuxhumides.

Et à mesure qu’il continuait, montrantla haine semée dans mon cœur par la malfaisance du comte,grandissant, se fortifiant avec l’âge, et la résolution de vengermes malheureux parents devenue pour moi une sorte de vertu enl’absence de toute justice humaine, on voyait sur la figure desjurés transparaître la pitié. Puis, lorsqu’il en vint à ces quatrejours que j’avais passés dans le cul-de-basse-fosse de l’Herm,torturé par la faim et la désespérance, destiné à être dévoré àmoitié vivant par les rats, il y eut dans le public un frémissementsuivi d’un murmure sourd.

–&|160;Comment cet acte d’odieusetyrannie qui nous reporte aux plus tristes temps de la féodalité,comment cet abominable crime est-il resté impuni&|160;?s’écria-t-il. Comment ce coupable, qui perpétue dans ce siècle lesplus criminelles violences des plus méchants hobereaux du tempspassé, n’a-t-il pas été atteint et puni&|160;?

«&|160;Ah&|160;! il ne faut pass’étonner, messieurs, que lorsque la justice et l’humanité sontainsi outragées et violées impunément, la vindicte populaires’élève et juge sommairement les coupables&|160;! Heureux lorsque,comme dans cette affaire, elle se borne à des représaillesmatérielles&|160;!

«&|160;Si l’on consulte l’histoire, onvoit que, jusqu’à la Révolution qui en fut comme la synthèse, tousles soulèvements populaires ont été causés par la tyrannie cruelledes puissants&|160;: Bagaudes, Pastoureaux, Jacques, Gauthiers,Croquants…

–&|160;Arrivez au déluge, maîtreFongrave&|160;! dit le président qui, depuis le commencement decette plaidoirie, s’agitait fiévreuse­ment sur sonfauteuil.

–&|160;J’y suis, monsieur leprésident&|160;! Ce déluge, c’est le flot populaire qui, dans cestrois jours de tempête, a submergé le trône de Charles X, en cemoment sur le chemin de l’exil&|160;!…

À cette réplique envoyée d’une voixforte, les applaudisse­ments éclatèrent dans le public, malgré lesmenaces du président. Après que le silence fut rétabli,M.&|160;Fongrave continua&|160;:

–&|160;Messieurs, je termine. De mêmeque tous ces révoltés, dont j’aurais pu grossirl’énumération&|160;; de même que tous les innommés de l’Histoirequi ont, eux aussi, essayé en vain, pendant des siècles, desoulever le fardeau qui les écrasait, ou, pour mieux dire, lapierre du tombeau qui les recouvrait&|160;; de même, dis-je, quetous ces malheureux ont été absous par la postérité, ceux-cidoivent être acquittés par vous. Ce qu’ils ont fait, leurs ancêtresl’ont fait. Poussés à bout par des brutalités insolentes, par descruautés gratuites, par la violation humiliante de leur dignitéd’hommes, ils se sont révoltés. Puisque la loi n’existait pas poureux, puisque ceux qui devaient les protéger contre ces vexationsarbitraires et ces violences sans nom les ont abandonnés, puisqu’onles a relégués pour ainsi dire hors du droit et de la justice, jele dis bien haut&|160;: ils sont excusables&|160;; je diraispresque&|160;: innocents&|160;! Eux pauvres, chétifs et opprimés,ils ont voulu se remettre en leur droit naturel et, par manière dedire, de bêtes redevenir hommes&|160;: qui oserait lescondamner&|160;? Certes, ce n’est pas dans le pays de La Boétiequ’il se trouvera douze citoyens pour souffleter ainsil’humanité&|160;! Messieurs les jurés, je remets avec confiance lesort de tous ces accusés entre vos mains, certain qu’en ce momentoù le peuple de la capitale a chassé ceux qui voulaient confisquertoutes nos libertés, vous les rendrez à leurs familles. Ferral etses compagnons ont fait en petit ce que les Parisiens ont fait engrand&|160;: à défaut de la loi, ils ont appelé la force au servicede la justice. Acquittez-les, messieurs&|160;! la Révolution,triomphante à Paris, ne peut être condamnée ici&|160;!Acquittez-les, et vous comblerez les vœux de vos concitoyens quivous béniront pour avoir jugé, non en froids légistes, mais enhommes de cœur que rien de ce qui touche à l’humanité ne laisseindifférents&|160;!

Et M.&|160;Fongrave se rassit au bruitdes applaudissements.

Le procureur du roi fut tellementdéferré par l’effet de cette plaidoirie, visible sur la physionomiedes jurés, qu’il jugea inutile de répliquer. Quant au président, ilessaya bien, en faisant son résumé, d’effacer cette impression enfaisant ressortir, en grossissant les raisons du procureur et enamoindrissant celles de notre avocat, mais rien n’y fit&|160;:après une demi-heure de délibération, le jury revint avec unverdict d’acquittement pour tous les accusés.

À la sortie, toute une foule nousattendait curieusement pour nous voir de plus près, tant les gensdes villes sont badaurels. Je crois bien avoir dit ça déjà, maisc’est que l’occasion de le dire se présente souvent. En voyant cescurieux qui se bousculaient disant&|160;: «&|160;Les voilà&|160;!les voilà&|160;!&|160;» je pensais en moi-même&|160;: «&|160;Il yen aurait encore bien davantage s’il s’agissait de nous couper lecou&|160;!&|160;» Mais je n’en dis rien pour ne pas gâter la joiedes autres qui avaient eu peur de ne pas revoir leurmonde.

Nous allâmes tous gîter dans cettepetite auberge de la rue de la Miséricorde où nous avions logé, mamère et moi, lors du procès de mon père. Il n’y avait pas assez delits pour tous&|160;; mais, en ce temps-là, il était ordinaire envoyage, surtout pour les pauvres gens, de coucher deux ou troisensemble, ce que nous fîmes. Le lendemain matin, nous allâmes tousen troupe remercier M.&|160;Fongrave et lui demander ce que nouslui devions.

–&|160;Ah&|160;! fit-il, sachant quenous étions bien pauvres, ce n’est rien, mes amis. Je suis assezpayé de ma peine par le plaisir de vous avoir aidés à vous tirerd’une méchante affaire&|160;: allez-vous-en tranquilles chez vousautres.

Et après qu’il nous eut à tous donné lamain, nous le quittâmes après lui avoir renouvelé nos remerciementset l’avoir assuré de notre reconnaissance. Ça n’est pas pour dire,mais il n’avait pas obligé des ingrats, car, tant qu’il a vécu,tous lui ont marqué que nous n’avions pas oublié sa bonté. C’étaitles uns une paire de poulets ou de chapons, ou une panière de beauxfruits, ou un pot de miel, ou des pigeons&|160;; d’autres luiportaient un chevreau, un agneau ou un piot, autrement dit undindon. Moi, je lui avais fait une rente annuelle d’un lièvre queje lui envoyais par Gibert, l’épicier de Thenon, qui allait tousles ans à la foire des Rois faire ses emplettes&|160;; sans compteraussi quelques bécasses quand j’en trouvais l’occasion.

Ayant pris congé de M.&|160;Fongrave etdévalé la place du Greffe, nous traversâmes le Pont-Vieux, lesBarris, et nous voilà sur la grande route de Lyon, partis pour laForêt Barade, où nous arrivâmes à soleil entré, tous bien contentsde la revoir.

VIII

Le premier moment de contentement de meretrouver libre passé, je tombai dans une noire tristesse ensongeant à ma pauvre Lina. Tant que ma tête avait été en jeu, jem’étais laissé un peu distraire de son souvenir par mon propredanger. L’homme est ainsi bâti, et je crois bien que d’autresvalant mieux que moi en auraient fait autant. Mais maintenant quej’étais hors d’affaire, ce souvenir me revenait, amer etdouloureux, comme le ressenti­ment d’une ancienneblessure.

Quelquefois, le dimanche, j’allais àBars, recherchant la Bertrille, pour avoir la consolation de causerde ma défunte bonne amie. Elle s’y prêtait complaisamment, la bravefille, et me parlait d’elle longuement, m’entretenant de tous cespetits secrets que les droles se disent sur leurs amoureux. Quoiqued’une manière ça ravivât ma peine de savoir, par ce que me disaitla Bertrille, combien la pauvre Lina m’aimait, je me complaisaistout de même à l’entendre et je ne me lassais point de laquestionner là-dessus.

D’autres fois, le cœur gros, je m’enallais au Gour, et là, couché à l’ombre des arbres, je pensaislonguement à Lina. Je me remémorais nos innocentes amours dans tousleurs détails, je me ramentevais* un coup d’œil, un sourire, un motaimable. Il me semblait nous voir, nous en allant tous deux dansquelque chemin creux, infréquenté, nous tenant par la main, la têtebaissée, sans rien dire, que parfois quelques paroles quitémoignaient de notre amour, et nous faisaient relever la tête pournous regarder au plus profond des yeux.

Et quand j’avais épuisé les souvenirsheureux, je songeais au martyre que la pauvre drole avait souffertdans sa maison, et la colère me montait. Je me l’imaginaisaccourant aux Maurezies, pour me demander secours contre sa coquinede mère, et, désespérée en apprenant ma disparition, venir se noyerau Gour. Je voyais la place où l’on avait retrouvé ses sabots, et,dans mon chagrin, je me cachais la figure dans l’herbe et jerugissais comme une bête sauvage.

Maintenant, tout était fini ; elleétait au fond de l’abîme, couchée dans quelque recoin de cesgrottes aux eaux souterraines, et ce corps charmant, perdant touteforme humaine, tombait en décomposition, pour ne laisser sur lesable fin qu’un squelette destiné peut-être, dans des milliersd’années, à fonder le système d’un savant de l’avenir, aprèsquelque cataclysme terrestre.

Oh ! sa mère, cette vieille Mathivequi l’avait poussée au désespoir, combien je la haïssais !Heureusement son fameux Guilhem se chargeait de la faire souffrircomme elle avait fait souffrir sa fille. Il n’y avait pas tout àfait trois mois que la pauvre Lina n’était plus que, Géral étantmort depuis un an, ces deux misérables se mariaient. Le goujatl’avait forcée, cette vieille affolée, de lui donner tout son bienpar le contrat, et maintenant qu’il était le maître, il le faisaitvoir, pardieu ! De travail, il ne lui en fallait pas ; ilcourait partout les marchés, les foires, les frairies, buvant,jouant aux cartes, ribotant avec des coureuses de balades etrentrant à la maison pour se reposer seulement. Si alors ellevoulait se plaindre, il la traitait comme la dernière des traînées,la rudoyait et finissait par la battre. Et après avoir été biensecouée, comme pois en pot, quand venait le soir, et que l’hommeavait largement pris son vin à souper, elle, qui hennissaittoujours après ce fort mâle, faisait l’aimable, et, par manière dedire, lui aurait embrassé les pieds. Mais il la mettait à la porteà coups de botte : « À la paille ! vieillechienne ! », et puis tirait le verrou. Oh ! lechâtiment de cette mauvaise mère était en bon chemin.

Dans la semaine, j’étais nécessairementdistrait un peu de ma peine par le travail ; mais ce n’étaitpas sans que, de temps en temps, le souvenir de ma pauvre Lina merevint comme un coup de couteau. Il me fallait bien gagner quelquessous, car le peu qu’avait le vieux Jean n’aurait pu nous nourrirtous deux. En eût-il eu cent fois plus, d’ailleurs, que je n’auraispas voulu vivre en fainéant à ses dépens. J’avais donc recommencéma vie ordinaire, travaillant le bien, faisant des journées par-cipar-là, et vendant quelques lièvres, ou une couple de perdrix lemardi à Thenon. Puis, quand l’hiver fut là, je pris du bois à fairedans une coupe devers Las Motras. C’était l’occupation qui m’allaitle mieux, car on était seul. Le matin, je partais, emportant dansmon havresac un morceau de pain noir avec quelque petit fromage dechèvre, dur comme la pierre, un oignon et une chopine de boissonque j’avais fabriquée avec des sorbes. Je cheminais par lessentiers, faisant craquer la glace sous mes sabots dans un pas demule, ou poudroyer sur moi le givre des grands ajoncs et des hautesfougères, lorsque je traversais les fourrés pour couper au court.Toute la journée seul dans les taillis, je coupais du bois,m’arrêtant des fois, dans un moment de ressouvenance, et, appuyésur ma hache, je regardais fixement devant moi, les yeux attachéssur la masse des bois sombres, comme si la Lina allait en sortir.Puis, me reprenant, je crachais dans mes mains et je me remettais àcogner.

Mais l’homme est homme. Lorsque la mortde celle qu’il pensait garder toute sa vie à ses côtés et aimerjusqu’à son dernier jour lui a arraché la moitié de son cœur, ilcroit de bonne foi qu’il ne survivra pas à cette perte. Il luisemble que la disparition de celle-là est un malheur irréparablequi touche, non seulement lui, mais le monde entier. Cependant, àla longue, lorsqu’il voit les choses suivre leur coursordinaire ; qu’après l’hiver le soleil montant au ciel inondela terre de lumière et de chaleur ; que, tout autour de lui,la vie afflue dans le sol fécond ; que les oiseaux font leurnid ; que les amoureux se recherchent, il subit l’influencedes choses qui l’environnent ; il se sent revivre avec lanature, et peu à peu la peine s’amortit, le souvenir s’efface, etla chère image, crue impérissable, qui, aux premiers jours,apparaissait nettement comme une pièce toute neuve, s’affaiblitdans la mémoire, et devient moins distincte, comme l’effigie d’unvieil écu usé par le frai.

Ainsi étais-je. Avec le temps, monchagrin était moins amer, ma peine moins lourde à porter. Au lieud’une douleur aiguë et pleine de révoltes, je me sentais glisserdans une tristesse résignée. Non pas que j’aie jamais oublié cellequi fut mon premier et mon plus doux amour, mais si son souvenirm’était toujours cher, il n’était plus aussi constammentdouloureux.

Depuis l’incendie du château de l’Herm,j’avais grandi beaucoup dans la considération des paysans desenvirons. Aux marchés de Thenon, aux foires de Rouffignac, partout,je trouvais assez de gens pour me convier à boire une chopine sij’avais voulu. Mais je n’acceptais pas souvent, ce qui peut-êtrem’a fait quelquefois passer pour fier, en quoi on s’est bientrompé. Je n’avais d’ailleurs aucun sujet de l’être, étant sansdoute des moindres de ceux de par là. Mais j’avais d’autres idées,d’autres goûts, et, grâce au curé Bonal, je voyais mieux et plusloin que les pauvres gens qui m’avoisinaient. Lorsque j’acceptaisde choquer le verre avec eux, c’est qu’il y avait quelque service àleur rendre. Comme j’étais dans ces cantons le seul paysan sachantlire et écrire, au lieu d’aller trouver le régent de Thenon, ouquelque praticien, ils avaient recours à moi pour faire une lettreau fils parti pour le service, ou dresser un compte de journées, ourégler les affaires d’un métayer à sa sortie. Et quand je passaispar les villages, partout on m’invitait à entrer boire un coup.Même il y avait des filles ayant bien de quoi qui me donnaientassez à connaître qu’elles m’auraient voulu pour galant. Il y enavait de celles-là qui étaient de belles droles, fraîches, gentesmême, mais ça n’était plus ma pauvre Lina.

Mais ce qui me faisait le mieux venirdes gens, c’était d’avoir pris leur défense, de les avoirdébarrassés du comte et d’avoir aboli ce repaire de chenapans.Maintenant ils étaient tranquilles, ne craignaient plus de voirfouler leurs blés sous les pieds des chevaux, ou manger leursraisins mûrs par les chiens courants. Ils s’en allaient par leschemins, sûrs désormais de ne pas être cinglés d’un coup de fouetpour ne s’être pas assez tôt garés, et ils allaient aux foires etdans les terres, certains qu’en leur absence leurs femmes, ou leursfilles ne seraient pas houspillées par une jeunesseinsolente.

Car, depuis l’incendie du château, lecomte était parti, et aussi tous les siens. Lui, on ne savait tropoù il était passé. La plus âgée de ses filles avait suivi, commegouvernante, le chapelain dom Enjalbert, qui avait été nommé curédu côté de Carlux ; la seconde était placée comme demoisellede compagnie dans une grande famille où elle ne tarda pas à mettrele désordre ; la troisième, la plus délurée de toutes, avaitété rejoindre à Paris sa sœur aînée qui depuis longtemps avait maltourné. Quant à la plus jeune, à celle que j’avais emportée hors duchâteau lors de l’incendie, elle s’était établie pas bien loin del’Herm dans un petit domaine qui était un bien dotal de sa défuntemère, et que, pour cette raison, les créanciers n’avaient pu fairevendre comme le reste de la terre. Elle vivait là, chez lamétayère, qui était sa mère nourrice, couchant dans une chambrettesur un mauvais lit, mangeant comme les autres de la soupe de painnoir, des châtaignes et des milliassous ; dans la journée ellecourait les bois, son fusil sous le bras, en compagnie de sachienne. Avec ses allures de pouliche échappée, de toute la famillec’était la seule qui valût quelque chose. Elle était bien fièreaussi, comme les autres ; mais tandis que ses sœurs plaçaientmal leur fierté, en continuant de mener une existence dedissipation, même aux dépens de leur liberté ou de leur honneur,elle préférait une existence dure et paysanne à leur vie desujétion ou de désordres. Les autres étaient tellement têtes fêléesqu’elles n’avaient pas compris ça ; aussi, lorsque la Galioteleur avait annoncé son intention, les moqueries ne lui avaient pasmanqué :

– Et alors, te voici devenue unevraie Jeanneton ?

– Il ne te manque qu’unequenouille !

– Et tu te marieras avecJacquou !

« Tu te marieras avecJacquou !… » Cette moquerie dérisoire, qui me futrapportée en riant fort par la sœur de lait de la Galiote, ramenama pensée sur elle. Je me rappelai l’émotion que j’avais ressentieen l’emportant hors du château, et je restai tout songeur.Certainement, je crois bien que tout garçon de mon âge, vigoureuxet sain comme moi, eût été troublé comme je l’avais été en sentantse mouvoir et se tordre dans mes bras ce beau corps de fille. Je nem’étonnais donc pas de ça. Mais comment se faisait-il que le seulsouvenir de ce moment-là pût m’émouvoir encore, moi qui n’avaisjamais songé à autre femme qu’à Lina ? Tout le jour jem’efforçai de chasser cette scène de ma mémoire, en me complai­santdans la remémorance de mes chères amours défuntes ; maisj’avais beau faire, de temps en temps elle me revenait à l’esprit,tenace comme une ronce où on est empêtré.

 

« Que le diable emporte cetteFrancette de m’avoir conté telle sottise ! » pensai-jeplusieurs fois.

Et de ce jour en avant, il me futimpossible de me débarrasser entièrement de la pensée troublante decette scène, que quelque diable semblait raviver en moi à mon granddépit.

Tandis que j’étais dans cet étatd’esprit mal content de moi-même, en raison de ce que je regardaiscomme une trahison envers la mémoire de mes parents et comme unaffront à celle de ma pauvre Lina, le vieux Jean vint à mouriraprès quatre jours de maladie, et je me trouvai seul. Son neveu,qui était charbonnier comme lui, vint demeurer dans la maison avecsa femme et ses cinq droles, tout heureux de cette aubaine. Çan’était pas un mauvais homme, mais il était si pauvre que ce petithéritage lui semblait le Pérou : aussi lui et les siens furentd’abord consolés de la mort de l’oncle Jean.

C’est, à mon avis, un des grandsinconvénients de l’extrême pauvreté que d’étouffer ainsi lessentiments naturels entre parents. Celui qui, sans être riche,n’est pas pressé par le besoin, peut sans trop de peine fairepasser l’affection pour la parentelle avant l’avantage d’hériter.Mais les pauvres diables qui, comme ce neveu de Jean, se galèrenttoute l’année et peuvent à peine entretenir le pain à leurs petitsdroles, il est malaisé que le plaisir de les voir un peu sortir dela misère ne leur fasse pas oublier la mort des parents.

C’est une des choses qu’on reproche leplus à nous autres paysans ; mais on voit tous les jours cesmessieurs qui ne manquent de rien en faire tout autant, en quoi ilssont beaucoup moins excusables.

Pour moi, je regrettai bien le vieuxJean qui avait été bon à mon égard et j’aidai à le porter aucimetière ; puis après, je me disposai à déloger.

En rassemblant mes quelques hardes, jetrouvai le petit poignard de la Galiote, et ça me remémora leschoses que j’avais un peu oubliées tandis que Jean était malade. Jefus au moment de le jeter au diable, mais tout de même je le mis aufond de mon havresac.

Mon paquet ne fut pas long à faire.J’avais deux chemises, dont l’une sur la peau, un pantalon, unemauvaise veste, une blouse, une casquette de peau de renard, unepaire de souliers et des sabots. Avec ça, un petit livre d’unesclave de l’ancienne Rome que m’avait baillé le défunt curé Bonal,une hache et mon fusil qu’on avait retrouvé dans une cabane, cachésous de la feuille : voilà tout mon bien. Du temps de Lina,j’étais curieux de me mieux habiller pour lui faire honneur ;mais maintenant il ne m’importait guère.

Mon petit paquet fait, je sifflai monchien et je m’en fus, laissant la clef à une voisine pour laremettre au neveu de Jean qui avait été quérir son peu demobilier.

J’étais parti délibérément, mais quandje fus à quelque distance, je m’arrêtai, pensant en moi-même où jepourrais aller. Comme je l’ai dit, il y avait bien des gens qui mefaisaient bonne figure, et j’aurais pu sans point de doute trouverà me placer. Mais quoique la condition de domestique de terre, chezdes paysans, travaillant et mangeant avec eux, n’ait rien de bienpénible, j’aimais trop ma liberté pour me louer. Peut-être qu’en meplaçant ainsi, j’aurais pu me marier sans servir sept ans commeJacob. Il y avait aux Bessèdes une fille accorte qui me regardaitd’un bon œil. La mère, veuve, avait besoin d’un gendre pour fairevaloir le domaine, et, comme j’y avais travaillé quelque temps à lajournée, elles m’avaient donné à comprendre toutes deux que je leurconvenais pour mari et pour gendre. Mais, moi, je n’avais envie nide la fille ni du bien, encore que le tout en valût la peine ;aussi je recevais fraîchement les paroles amiteuses de la fille, etles avances de la mère.

Mais à cette heure il ne s’agissait plusde ça ; où aller ? En cherchant bien, je vins à songer àune vieille masure sise entre Las Saurias et le Cros-de-Mortier, etqui avait autrefois servi d’abri passager aux gardes-bois desseigneurs, mais qui était abandonnée depuis quelques années. Ledernier hôte était un brigand qui s’y était établi et qui y avaithabité quelque temps, jusqu’au moment où il avait été pris etenvoyé aux galères pour le restant de ses jours. Cette baraque,appelée « aux Âges », et les bois autour appartenaient àun propriétaire de Bonneval que j’allai trouver sur-le-champ. Commec’était un bon homme, nous fûmes tout de suite d’accord. Il futconvenu que je me logerais là, sans payer de loyer, moyennant que,tous les ans, à la fête patronale de Fossemagne, qui tombe le 21octobre, je lui porterais un lièvre et deux perdrix deredevance ; la chose convenue, je m’en fus droit à la susditebaraque.

Pour dire la vérité, celle de Jean étaitune maison cossue à côté de celle-ci, et je me pris à rire enrépétant un dicton du chevalier :

Vailà une belle maison, s’il y avaitdes pots à moineaux !

Il n’y avait que les quatre murs avec latuilée en mauvais état. Le foyer était construit grossièrement depierres frustes ; pour toute ouverture il y avait une portebasse qui fermait au loquet ; pour plancher, c’était la terrenue où l’herbe avait poussé par l’inhabitation. Le premier jour, jecouchai sur de la fougère que j’amassai dans un coin ; mais lelendemain, m’étant procuré des planches et des piquets, je fis unemanière de lit comme une grande caisse, et je dressai une tabledans le même genre. Deux tronces équarries, de chaque côté del’âtre, me servirent de banc, et me voilà dans mes meubles, commeon dit. Après ça, il me fallut acheter une marmite, une seille debois, une soupière et une cuiller. – Heureusement au moment de lamort de Jean, j’avais recouvré quelques sous qui me servirent bien.– L’endroit était fort sauvage, mais point déplaisant, du moinspour moi, car je crois qu’un monsieur de Périgueux ne s’y seraitpas habitué aisément. Autour de la maison il y avait cinq ou sixgros châtaigniers qui donnaient de l’ombre et sous lesquels venaitune petite herbe courte et drue comme du velours, parmi laquellepoussaient par places des fougères et des touffes de cette fleurappelée bouton d’or, ou en patois : paoutoloubo,parce que les feuilles ressemblent à l’empreinte d’une patte delouve. Attenant la maison, il y avait un petit jardin aux muraillesécrasées, plein d’herbes folles, de ronces, de buissons,d’églantiers, qui avaient étouffé un prunier sur lequel grimpaitune clématite des haies, autrement appelée : « herbe auxgueux », parce que ces coureurs qui braillent piteusement lesjours de foire à l’entrée des bourgs se servent des feuilles, ou dujus, pour se fabriquer ces plaies artificielles qu’ils étalent sousles yeux des passants.

Au-delà des châtaigniers, à quarantepas, c’étaient des bois, taillis épais et vigoureux, quientouraient de tous côtés la maison, à laquelle on arrivait par unpetit chemin perdu déjà, mangé par la bruyère, et qui s’arrêtaitlà. Une fontaine, dans le genre de celle de la tuilière, était àtrois cents pas de là, au fond d’une petite combe pleine dejoncs ; l’eau n’en était pas bien bonne, mais il fallait s’encontenter. Les bonnes fontaines sont rares sur certains hautsplateaux du Périgord : aussi les belles sources abondantes, detout temps depuis les druides, ont été l’objet d’une grandevénération dans nos pays. Il y en a beaucoup où, dans les premiersjours de l’automne, on se rend de loin, comme en pèlerinage, pouren boire les eaux salutaires. À quelques-unes, les femmes viennentdéposer un œuf sur la pierre, pour porter bonheur à lacouvée ; dans d’autres, les filles jettent une épingle pourtrouver un mari ; et, comme toutes veulent se marier, il y ena où l’on voit au fond de l’eau des milliers d’épingles. Danscertains cantons où il n’y a pas de fontaines, les puits sontrévérés comme elles, et la fille de la maison, le jour de la Noël,laisse tomber un morceau de pain dedans pour que l’eau ne tarissepas.

Ce qui me plaisait dans cette maison desÂges, c’est qu’elle était toute seule au milieu de la forêt, assezloin des villages, et qu’il n’y avait pas de danger d’avoir dedispute avec les voisins. Cet endroit désert allait bien avec mesidées tristes, et la vie solitaire qu’on y menait de forces’accordait bien avec mes goûts. Et puis j’aimais ma forêt, malgrésa mauvaise renommée. J’aimais ces immenses massifs de bois quisuivaient les mouvements du terrain, recouvrant le pays d’unmanteau vert en été, et à l’automne se colorant de teintes variéesselon les espèces : jaunes, vert pâle, rousses, feuille-morte,sur lesquelles piquait le rouge vif des cerisiers sauvages, etressortait le vert sombre de quelques bouquets de pins épars.J’aimais aussi ces combes herbeuses fouillées par le groin dessangliers ; ces plateaux pierreux, parsemés de bruyères roses,de genêts et d’ajoncs aux fleurs d’or ; ces vastes étendues dehautes brandes où se flâtraient* les bêtes chassées ; cespetites clairières sur une butte, où, dans le sol ingrat,foisonnaient la lavande, le thym, l’immortelle, le serpolet, lamarjolaine, dont le parfum me montait aux narines, lorsque j’ypassais mon fusil sur l’épaule, un peu mal accoutré sans doute,mais libre et fier comme un sauvage que j’étais.

Pourtant, il me fallait bien en sortirlorsque j’allais travailler dans les environs, mais j’y revenaistoujours avec plaisir. Le soir, la journée faite, après avoirsoupé, je m’en retournais aux Âges, cheminant lentement dans lesbois, suivi de mon chien. Je jouissais de me retrouver seul,débarrassé de la sujétion du mercenaire et des propos importuns, etje m’entretenais avec mes souvenirs.

En quittant les Maurezies, j’avais cru,je ne sais pourquoi, laisser derrière moi la pensée de cetteGaliote qui me tourmentait, mais il n’en était rien. En fermant lesyeux, il me semblait la voir encore dans la cour du château, lescheveux dénoués, les épaules nues, les narines frémissantes, mejeter un regard acéré. Et je croyais la tenir encore dans mes bras,me révélant à son insu, en se débattant, les beautés de son corps,furieuse de recevoir sur son front des gouttes de monsang.

Ah ! ce n’était plus le sentimentdoux et profond qui m’attachait à Lina ; ce n’était plus cettetendresse de cœur qui faisait que je ne voyais qu’elle au monde,mais un furieux appétit de la chair superbe de cette créature. Jene l’aimais pas, je la haïssais plutôt, et cependant j’étaisentraîné vers elle, je la voulais avec rage. Je me révoltais contrecette passion, je m’accusais de lâcheté pour mêler ainsi à la haineque j’avais vouée à cette race maudite des Nansac un désir quil’affaiblissait. Mais, malgré tout, je ne réussissais pas à chasserde mon esprit cette vision qui le hantait.

Pourtant, quoique impuissant à repoussercette obsession humiliante, je me sentais encore maître de mavolonté, et ça me rassurait ; mais bientôt j’eus une terriblesecousse.

Un dimanche que je chassais dans laforêt, entre les Foucaudies et le Lac-Nègre, tandis que mon chiensuivait la voie d’un lièvre, à la croisée de deux sentiers dans letaillis, je me rencontrai avec la Galiote. Elle marchait lestement,suivie de sa chienne, son fusil sur l’épaule, l’air crâne, la mineassurée. Elle avait des culottes de coutil, des guêtres de toilequi lui prenaient le mollet, une grande blouse plissée, encotonnade rayée, à ceinture lâche, et un chapeau de feutre grisdans lequel elle avait piqué une plume de geai. La large courroiede la carnassière passant entre ses petits seins les faisaitressortir fermes et libres sous la légère étoffe. Je m’arrêtai coupsec en la voyant, comme suffoqué par une sensation brûlante, etlorsqu’elle passa, les joues rosées, l’œil brillant, un brin demarjolaine entre ses lèvres rouges, je sentais mes tempes battreavec bruit.

Elle passa fière, en me jetant un coupd’œil dédaigneux, et, moi, je restai là tout capot sans trouver uneparole, la regardant s’éloigner de son pas léger etcadencé.

Cette rencontre aggrava ma situation.J’étais comme un homme qui a une épine enfoncée au profond de lachair, et qui, à chaque mouvement, ressent un élancementdouloureux. Tout me rappelait la Galiote : un geai criards’envolant à mon approche me faisait penser à la plume de sonchapeau ; l’odeur de la marjolaine me rappelait le brinqu’elle avait à la bouche ; dans les sentiers, sur la terrefraîche, je retrouvais l’empreinte de son petit pied ; enfin,le silence et la solitude, tout me parlait d’elle, sans compter lesang bouillant de la jeunesse. Malgré ça, je résistais toujours, etj’avais même la force de ne pas aller chasser aux environs del’Herm, pour ne pas la rencontrer de nouveau. Mais quand le diables’en mêle, comme on dit, on est pris du côté où on ne se méfiepas.

Un mardi, à la vesprée, je revenais deThenon où j’avais été vendre un lièvre et une couple de lapins, etje marchais vite, parce que le temps menaçait. L’air était lourd etétouffant ; les genêts sauvages, chauffés par le soleil,exhalaient leur odeur âcre ; des roulements de tonnerre sesuccédaient, après de longs éclairs qui déchiraient le ciel. Unvent brûlant poussait des nuages noirs, roussâtres, courbait lestaillis et balançait en l’air les hauts baliveaux. Les oiseaux,effarés, rentraient de la picorée aux champs s’abriter sous bois.Les mouches plates se collaient sur ma figure, terribles comme despoux affamés, et autour de moi les taons tourbillonnaientenragés.

« Jamais plus je n’arrive asseztôt ! » me disais-je en regardant le ciel.

Et, en effet, à deux cents toises desÂges, de grosses gouttes commencèrent à tomber, s’aplatissant dansla poussière du sentier d’où montait cette odeur fade que dégage laterre en temps d’orage. Et puis la pluie tomba serrée, drue, commequi la verse à seaux, de manière que lorsque j’arrivai à la maison,j’étais tout trempé.

Ayant quitté ma blouse, je mis mamauvaise veste, et je jetai sur les pierres du foyer une brassée debranches que je fis flamber vitement. Tandis que j’étais là à mesécher les jambes, mon chien, qui regardait le feu, se tourna et semit à grogner, puis à japper. En même temps, la porte s’ouvrevivement et je vois la Galiote. Ça me donna un coup dans l’estomac,mais elle ne fut pas moins surprise que moi ; en me voyant,elle s’arrêta sur le seuil.

– Entrez ! entrez sanscrainte, lui dis-je en me levant, venez vous sécher.

Elle ferma la porte et s’avança vers lefoyer.

– De crainte, je n’en aipoint ! dit-elle bravement.

– Et vous avez raison. Tenez,mettez-vous là, et tournez-vous vers le feu…

Et, en disant ceci, j’avais poussé unedes tronces de bois qui servaient de siège au milieu, devant lefoyer.

Elle posa son fusil dans le coin de lacheminée, ôta sa carnassière, la mit sur la table, et s’assit,tournant le dos à la flamme. Pendant ce temps, mon chien flairaitsa chienne et lui faisait fête.

Ce n’est pas pour dire, mais, quoique jefisse le crâne, le cœur me battait fort en la voyant là. Sa blousemouillée lui collait au corps, marquant ses belles formes, etbientôt elle commença à fumer, l’enveloppant d’une légère buée.Pour cacher mon trouble, je fus chercher une brassée de bois sec,que je jetai sur le feu. Puis il y eut un moment de silence, tandisque, dans la cabane obscure où il fumait comme dans un séchoir àchâtaignes, se répandait la bonne odeur du genévrier quibrûlait.

– Vous ne venez pas souvent de cescôtés, lui dis-je pour rompre ce silence embarrassant.

– C’est la première fois ; jeme suis égarée en suivant un lièvre blessé.

– Il est heureux que je sois arrivéà temps de Thenon ; vous auriez attrapé du mal à rester ainsitrempée.

– Oh !… fit-elle seulement, enhaussant un peu les épaules.

J’aurais voulu me taire, mais je ne lepouvais pas.

– Votre chapeau dégoutte sur vous,partout, repris-je ; vous ferez bien de le quitter pour lefaire sécher.

Elle ôta son chapeau et chercha unendroit où le poser ; mais il n’y avait ni landiers, nirien.

– Donnez-le moi, je vais letenir.

Et je le lui pris des mains, un peumalgré elle, avide de toucher un objet à son usage.

Lorsqu’elle fut décoiffée, ses lourdscheveux d’or massés sur la nuque brillèrent aux reflets de laflamme, éclairant la masure sombre. Elle regardait ce misérablemobilier, ce lit de planches, garni de fougères, avec une méchantecouverte, cette table faite de quatre piquets plantés en terre,sous laquelle une marmite rouillée représentait toutes les affairesde cuisine.

– Alors, vous demeurez ici ?dit-elle pour ne pas affecter de se taire.

– Eh ! oui, et vous voyezqu’il n’y a rien de trop : je couche dans mon fourreau, commel’épée du roi.

Elle hocha la tête, comme pourapprouver.

Il y eut un moment de silence, pendantlequel on entendait, de quelque trou dans la tuilée, des gouttes depluie tomber avec un bruit mat sur la terre battue, régulièrement,comme un balancier de pendule marquant les secondes. Du coin du feuoù j’étais, je la regardais sans qu’elle me vît, admirant lesfrisons d’or qui se tordaient sur son cou et sa mignonne oreillerose, sans aucun pendant. Mais, se sentant sèche dans le dos, ellese tourna face au foyer, allongea vers le feu ses petits souliersferrés, et tendit à la flamme ses mains humides, avec un légerfrémissement de plaisir.

Alors je m’efforçai de la regarder sansen faire le semblant. Elle soulevait légèrement sa blouse quicollait sur sa poitrine et ses bras, et regardait ses guêtres quifumaient. Ah ! la belle créature, et quel charme sain etrobuste se dégageait de ce jeune corps superbe que ne gâtaient pasles affiquets féminins ! Des idées folles me passaient par latête, en la voyant là, tout près de moi, à ma merci, pour ainsidire. De son chapeau, que je tenais, montait la bonne odeur de sachair : j’étais comme ivre, et je sentais ma raison s’enaller.

Alors je fis un effort sur moi-même, etje sortis pour échapper à la tentation, la laissant seule finir dese sécher à son aise. L’orage était passé ; on n’entendaitplus que quelques lointains roulements du tonnerre. Une bonnefraîcheur avait succédé à la chaleur étouffante de tout à l’heure.Autour de la maison, les feuilles luisantes des grands châtaignierslaissaient choir des gouttes qui faisaient trembler les fougèresvenues à l’ombre. Je m’éloignai un peu, marchant à pas lents dansle mauvais chemin semé de flaques d’eau. Dans les bois, toutsemblait rajeuni ; l’herbe était plus verte, les fleurs desgenêts plus jaunes, celles des bruyères plus roses, cependant queles scabieuses sauvages, chargées d’eau, inclinaient leurs têtessur leurs tiges grêles, et que les houx nains faisaient brillerleurs feuilles rigides. Le soleil tombait derrière l’horizon,envoyant à travers les bois ces derniers rais qui faisaient brillerles gouttelettes tremblotantes aux épillets de la folle avoine. Unesenteur rustique et fraîche venait de la terre abreuvée oùfoisonnaient les plantes sauvages : thym, sauge, marjolaine,serpolet, et l’herbe jaune de Saint-Roch à la subtile odeur. Je mepromenai un moment, la tête nue, aspirant avec avidité l’air pur etfrais, et roulant dans ma tête des pensées contradictoires commeles sentiments qui m’agitaient. L’Ave Maria sonnait auclocher de Fossemagne, et les vibrations sonores s’épandaient dansle crépuscule avec une mélancolique harmonie. Peu à peu je sentaisdescendre sur moi les impressions apaisantes de la chute du jour,et bientôt la fraîcheur qui m’enveloppait acheva de me calmer, etje revins à la maison.

Devant le foyer, qui brillait seul aufond de la masure, la Galiote était debout.

– Il est tard ?demanda-t-elle.

– La nuit vient, luirépondis-je.

– Alors, je vais partir, fit-elleen prenant son fusil.

– Je vais vous mettre dans votrechemin : vous vous perdriez dans ces bois.

Et je sortis après elle.

Nous cheminions en silence, moi pensantà cette belle créature, non plus avec les ardentes convoitises detout à l’heure, mais avec la résolution virile de me souvenir qu’ily avait entre nous des choses inoubliables ; elle, songeant àje ne sais quoi. Après une demi-heure de marche, ayant trouvé lagrande voie mal famée d’Angoulême à Sarlat, nous la suivîmes unmoment, jusqu’au droit du village du Puy, après quoi, entrant dansles taillis, nous traversâmes la forêt de l’Herm. Nous passions pardes sentiers étroits, à peine frayés souvent, tout à fait perdusquelquefois. Je marchais devant la Galiote, écartant une branched’églantier, l’avertissant de la rencontre d’une flaqued’eau ; et lorsqu’une cépée courbée par l’orage barrait lechemin, je la relevais pour la laisser passer. Au bout de troisquarts d’heure, le sentier débouchait du bois dans une lande d’oùl’on voyait les vitres de la métairie où elle habitait, luirefaiblement dans la nuit.

– Vous voici rendue, à cetteheure.

– Merci, Jacques, me dit-elle d’unevoix claire, en me regardant fixement ; merci.

Je la contemplai un instant,l’enveloppant tout entière d’un regard ardent, et je fus au momentde lui répondre : « Je voudrais vous avoir sauvé lavie ! » mais je me retins :

– Adieu,mademoiselle !

Et, tandis qu’elle s’éloignait, jerentrai dans le bois.

Pour m’en retourner, je m’en fus passerau Jarry de las Fadas, et, quand je fus en haut du tuquet,je m’assis au pied de l’arbre. La lune se levait rouge, sanglante,sur l’horizon, et montait lentement, sinistre dans le ciel noir. Jela regardai longtemps, fixement, en songeant à la Galiote, en mefaisant des reproches de n’avoir pas été plus ferme. J’avais desremords d’avoir fait taire en sa présence la haine que j’avais pourelle et les siens. C’était bien malgré moi, car sa vue inattenduem’avait troublé au point de me faire tout oublier un moment. Puis,je me cherchais des excuses : que pouvais-je faire autre quece que j’avais fait ? Devais-je la repousser hors de macabane, avec ce temps à ne pas mettre un chien dehors, comme ondit ? Non, ça ne se pouvait pas. Et, un peu tranquillisé parces raisons, je me repaissais de son image que je croyais avoirencore devant mes paupières.

Certes, son dernier regard, en mequittant, n’était plus ce regard méchant, transperçant comme uneépée, qu’elle m’avait jeté dans la cour du château, la nuit del’incendie. La haine méprisante qui débordait alors de tout sonêtre avait disparu. Je comprenais bien que ma manière d’être avecelle, ce soir, avait dû amener ce changement ; mais il mesemblait, en me rappelant ses paroles, son attitude, l’expressionde sa physionomie, qu’il y avait quelque chose de plus que de lareconnaissance pour un service rendu. Dans ma folie, je medisais : « Cette fille fière et rebelle à l’amour, queles mauvais exemples de ses sœurs et les galanteries des jeunesfous qui fréquentaient à l’Herm n’ont pu gâter, a-t-elle ététouchée par la passion ardente qui flambait visiblement en moi,encore que je m’efforçasse de la cacher ? » Certes, enlaissant de côté ma misérable situation, je pouvais n’en être pastrop étonné. À cette époque, j’étais un robuste et beau mâle, bienfait pour tourner la tête d’une de ces grandes dames dont j’avaisouï parler, qui prennent leurs amants dans une condition inférieurepour les mieux dominer. Mais, malgré la passion qui me poussaitvers la Galiote, je me révoltais à la pensée de jouer ce rôled’amant méprisé. À son orgueil de fille noble, j’opposais ma fiertéd’homme, et, malgré la fougue de son impérieuse nature, je mesentais assez d’énergie pour la dompter et lui imposer lasuprématie virile.

Comme j’étais dans ces pensées, agité,incertain des vrais sentiments de la Galiote, mon chien, qui étaitcouché en rond à mes pieds, leva la tête et grogna sourdement. Jeme couchai l’oreille à terre, et j’ouïs des pas d’homme venant versmoi. Aussitôt, prenant mon chien par la peau du cou, je l’entraînaiderrière le gros chêne où je me cachai, mon fusil à la main, appuyécontre l’arbre. Quelque dix minutes après, trois hommes arrivaienten haut du tertre. Ils étaient habillés de vestes brunes et coiffésde grands chapeaux rabattus ; leur mouchoir noué au-dessousdes yeux les masquait, et ils avaient chacun en main un gros bâton,de ceux que nous appelons en patois des billous. Je lesregardai passer, tenant la gueule de mon chien avec la main, decrainte qu’il ne jappât, mais il faisait très noir et, accoutréscomme ils étaient, je ne les connus pas. Par exemple, il n’étaitpas malaisé de voir que c’étaient des brigands qui revenaient defaire quelque mauvais coup ou y allaient ; de ceux-là quitueraient un mercier pour un peigne.

Je restai là une heure encore, puis jerevins vers les Âges, pensant toujours à la Galiote, marchantdoucement, comme celui qui n’est pas pressé de se coucher, parcequ’il sait qu’il ne dormira pas. J’étais à une portée de fusil dela maison, lorsque tout à coup, bien loin, dans la direction de lacafourche déserte de la route de Bordeaux à Brives et du grandchemin d’Angoulême à Sarlat, j’ouïs s’élever dans la nuit un grandcri d’appel : « Au secours ! » étouffé soudaincomme si l’homme avait été brusquement pris à la gorge ou assomméd’un seul coup. Les cheveux m’en levèrent sur la tête :« C’est quelque malheureux qu’on assassine », me dis-je,et aussitôt je me mis à courir de ce côté. Arrivé à la cafourche,tout essoufflé, suant, je ne vis rien. Je suivis la route jusqu’àla croix de l’Orme, criant : « Hô ! hô ! »pour avertir, s’il n’était pas trop tard, puis je remontai àl’opposé vers le Jarripigier, criant toujours de temps en temps,mais je ne vis ni n’entendis rien, de manière qu’après avoircherché, viré pendant trois quarts d’heure environ, je m’enretournai aux Âges, où je me jetai sur la fougère pour essayer dedormir. Mais ce cri terrible, angoissé, joint à ce que j’avaisl’esprit troublé par la passion, m’empêcha de fermer l’œil.« Peut-être, me disais-je, est-ce quelque pauvre diable allantà une foire des environs que ces scélérats auront assommé et jetéensuite dans le Gour. »

En ce temps-là, il y avait beaucoup decrimes impunis. Des marchands venus de loin, des porte-ballecourant les foires avec leur argent dans une ceinture de cuir,disparaissaient sans qu’on y prît garde. Ce n’est que longtempsaprès, ne les voyant pas revenir, qu’on s’en inquiétait dans leurpays. De savoir alors au juste où, comment et à quelle époque ilsavaient disparu, et surtout quels étaient les assassins, lesparents au loin en étaient bien empêchés : autant chercher uneaiguille dans un grenier à foin. C’était d’autant plus difficileque les brigands les faisaient disparaître pour toujours dans desendroits comme l’abîme du Gour, ou encore le trou de Pomeissac prèsdu Bugue, où tant de personnes ont été jetées, après avoir étéassassinées sur le grand chemin voisin, qu’on a été obligé de lefaire boucher…

Mais laissons ces brigandages. Je restaiquelque temps tout imbécile, tirassé entre une grande envie derevoir la Galiote, et ma conscience qui me le défendait. J’étaisennuyé et fatigué de ça et je me disais quelquefois qu’autantvaudrait pour moi être au fond d’un de ces abîmes d’où l’on neremonte pas. « Ah ! me disais-je, si j’étais couché pourtoujours à côté des os de ma Lina, tout serait fini ! Quepuis-je attendre de l’existence, sinon la misère et le crève-cœurde mes regrets ? » Car j’avais beau être entraîné verscette fille du diable, l’appéter comme un fou, je n’en gardais pasmoins le souvenir très pur et très cher de mes premières amours,que la force de ma passion présente pouvait bien obscurcir dans desmoments de folie, mais non pas effacer.

Heureusement, ces heures dedécouragement étaient rares ; j’en avais honte ensuite en merappelant les leçons du curé Bonal, qui disait coutumièrement quel’homme devait porter sa peine en homme, et que la force était lamoitié de la vertu.

Je ne cherchais pas à revoir celle quim’avait comme ensorcelé, mais tout de même je la rencontraisparfois. Avec un peu de vanité, j’aurais pu croire que cesrencontres ne lui déplaisaient pas. Nous nous disions quelquesparoles en passant, et des fois elle s’arrêtait pour parler pluslonguement.

Je lui enseignais unlièvre gîté ou une compagnie de perdreaux, et ça lui faisaitplaisir. Elle était bien revenue de ses méprisantes façonsd’autrefois, et voyant qu’au demeurant je n’étais ni bête, ni toutà fait ignorant, elle commençait à soupçonner qu’un paysan pouvaitêtre un homme. Pour être vrai, je crois que ma personne luiagréait. Comme je l’ai dit déjà, j’étais, en ce temps de majeunesse, grand, bien fait ; j’avais les épaules larges, lesyeux noirs, le cou robuste, les cheveux touffus, et une courtebarbe noire frisée ombrait mes joues brunes, car d’aller donnerdeux sous au perruquier de Thenon toutes les semaines pour me faireraser, je n’en avais pas le moyen.

Quand nous étions ainsi arrêtés quelquesminutes, je connaissais que cette fille, farouche aux hommesjusqu’ici, commençait à penser à l’amour. Le sang de sa raceparlait dans ses yeux, lorsqu’elle me dévisageait hardiment et metoisait des pieds à la tête, sans point de gêne, comme elle auraitadmiré un beau cheval. Je comprenais bien ça, et j’en étais quelquepeu mortifié ; mais, comme, de mon côté, c’était la belle etcrâne fille qui me tenait, je ne faisais pas trop de compte de sesmanières.

Dans ces moments, en la regardant, il meprenait des envies sauvages de me jeter sur elle, et de l’emporterau fond des taillis épais comme fait un loup d’une brebis. Elle levoyait bien à mes yeux qui luisaient, à ma voix qui s’étranglait, àtout mon être qui frémissait ; mais elle ne s’en émouvait pasautrement. Si la chose était arrivée, je ne sais pas trop commentça se serait arrangé, car elle n’était pas de celles qui parfaiblesse, ou par bonté de cœur, se laissent aller à celui qu’ellesaiment. C’était une de ces rudes femelles qui se défendent desongles et des dents, rétives à la maîtrise de l’homme encorequ’elles le désirent, et, jusque-là, veulent encorecommander.

L’hiver se passa ainsi, dans cestirassements entre la passion qui me tenait et ma volonté quireprenait le dessus lorsque j’étais hors de la présence de laGaliote. Pendant la mauvaise saison, je n’avais pas d’ouvrage auxchamps, mais seulement quelque peu de bois à couper, de manièrequ’il me fallait, pour vivre, chasser et piéger. Autour de laforêt, dans les friches pierreuses, semées de genévriers, jetendais des trappelles pour les grives, et, dans les haies deronces, de cornouillers et d’églantiers, des engins à prendre lesmerles. Dans les vignes entourées de murailles, où il y a forceclapiers, je posais des setons pour les lapins. Je prenais desrenards, puis des fouines et autres bêtes puantes dans les vieillesmasures abandonnées, et des fois, au clair de lune, dans lescantons où il y avait des terriers de blaireaux, j’allais àl’affût, et j’attendais l’animal qui venait se dresser contre unpied de blé d’Espagne oublié au coin d’une terre, croyant y trouverl’épi. Lorsqu’il faisait trop mauvais temps, je me tenais à lamaison, façonnant des pièges à taupes, des cages en bois, desmanches de fouet avec des tiges de houx, des paniers, des fléaux etautres petites gazineries*. Par tous ces moyens je ne manquais pasde pain, mais au reste, je mangeais plus de frottes et d’oignonsque de poulets rôtis. Quoique restant souvent plusieurs jours sansparler à âme qui vive, je ne m’ennuyais point, ayant été accoutuméde bonne heure à être seul, et de nature n’aimant guère lacompagnie. Et puis dans l’imbécillité d’esprit où j’étais pourlors, ayant la tête pleine de la Galiote, j’avais de quoim’occuper. Quelquefois je jetais les yeux sur la cosse de bois oùelle s’était assise et je croyais la voir encore allongeant vers lefeu ses petits pieds et ses mains roses, où transparaissait lesang. D’autres fois, je levais la tête et je regardais vers laporte qui, me semblait-il, allait s’ouvrir pour la laisser entrer.Le poignard que je lui avais enlevé était fiché dans une planche auchevet de ma couche) et quelquefois je le maniais, essayant lapointe sur un de mes doigts, et le bleu sombre de la lame d’acierme rappelait la couleur de ses yeux.

Au sortir de l’hiver, un dimanche demars, par un beau soleil, je fus saisi d’une terrible envie de larevoir. Il y avait tantôt deux mois que je ne l’avais pasrencontrée, car l’hiver avait été dur, la neige avait tenulongtemps, et il me semblait qu’il y avait dix ans. J’étais mû parun sentiment instinctif qui me portait de son côté, tout de mêmeque l’eau coule sur la pente, que la flamme monte en l’air, que laplante se tourne vers le soleil. Je pris mon fusil, desseignantd’aller du côté du domaine où elle demeurait, avec l’espoir qu’enrôdant autour je l’apercevrais sans être vu. Mais lorsque je fusprès de La Granval, soudain la pensée du défunt curé Bonal merevint et, avec elle, comme une bouffée de révolte, les souvenirsde ma jeunesse et la mémoire des miens morts de misère et dedésespoir.

Je m’arrêtai coup sec, effrayé de cetanéantissement de ma volonté : « Misérable ! medis-je, lâche ! vas-tu oublier la haine jurée à la racemaudite des Nansac !… »

Et sur le coup de la colère, changeantde chemin, je m’en fus passer au bout de l’allée de châtaigniers oùnous avions enterré le pauvre curé. La terre relevée s’étaittassée, enfonçant le cercueil de bois blanc, en sorte que la tombene marquait plus guère. L’herbe poussait égale et drue dans l’alléeabandonnée, recouvrant le tout. « Encore un hiver, pensai-je,et les pluies auront nivelé entièrement le terrain, et la trace dela fosse de ce brave homme disparaîtra entièrement. Son souvenirvivra encore parmi ceux qui l’ont connu, mais, ceux-là morts à leurtour, nul plus ne s’avisera de songer à lui ; l’oubli profondcouvrira de son ombre et la sépulture et le souvenir : ainsivont les choses de ce monde. » Et des idées tristes me venantà l’esprit, je m’en fus lentement vers le Gour, et là, je restailongtemps, les yeux attachés sur cette nappe d’eau qui montait desprofondeurs souterraines où dormait la pauvre Lina. Puis je fuspris par un désir grand de parler d’elle, et j’allai à Bars trouverla Bertrille.

On sortait de vêpres comme j’arrivais,et je me plantai contre l’ormeau pour l’attendre ; mais j’eusbeau épier, je ne la vis point. Tout le monde étant dehors, je mepromenai un instant, espérant trouver quelqu’un de connaissancepour me renseigner, car je la croyais toujours à Puypautier. Dansla méchante auberge de l’endroit, on chantait fort, et en passantj’aperçus le fameux Guilhem de la Mathive, saoul comme la bourriqueà Robespierre, ainsi qu’on dit, je ne sais pourquoi. Au bout desmaisons, qui ne sont pas en quantité, au moment où je passaisdevant une petite bicoque, la Bertrille en sortit et, me voyant,vint à moi.

– Et comment ça va ? luidis-je.

– Hélas ! mon pauvre Jacquou,j’ai eu bien des malheurs depuis que je ne t’aivu !

– Et quels, maBertrille ?

– Ma mère est tombée paralysée etne bouge plus du lit, et puis mon pauvre Arnaud est mort là-bas enAfrique, six mois avant d’avoir son congé.

– Pauvre Bertrille, je te plainsbien !

Et, là-dessus, nous nous entretînmes denos malheurs à tous deux ; moi lui parlant de son bon ami,elle me parlant de Lina.

Et, à ce propos, elle me dit que cettevieille gueuse de Mathive était tout à fait malheureuse avec cemauvais sujet de Guilhem qui avait pris une jeune chambrière à lamaison, mangé le bien à moitié, et par-dessus le marché la rouaitde coups.

– Et tant mieux ! fis-je, jene serai content que lorsque je la verrai, le bissac sur l’échine,crever au bord de quelque chemin !… Mais ta mère – repris-je –n’y a-t-il point d’espoir qu’elle guérisse ?

– Hélas ! non :d’ailleurs tu peux bien la voir, dit-elle en rouvrant laporte.

Et j’entrai après elle.

Quelle misère ! Dans un clédier àsécher les châtaignes où l’on avait fait une cheminée grossièrecomme celle d’une cabane des bois, les deux pauvres femmes étaientlogées. Il n’y avait en fait de meubles qu’une table contre un mur,avec un banc et, de l’autre côté, le méchant lit où gisait laparalytique. À peine pouvait-on passer entre la table et le lit,tellement c’était petit.

– Voilà Jacquou qui te vient voir,mère ! fit la Bertrille ; tu sais bien, c’est lui quiétait chez le curé Bonal, à La Granval.

La malade, qui n’avait plus de vivantque les yeux, baissa les paupières pour dire :

– Oui, je sais.

Lui ayant dit, en manière deconsolation, qu’il ne fallait pas désespérer, que sans doute lachaleur venant la guérirait, elle fit aller ses yeux à droite et àgauche en signifiance qu’elle n’y croyait point.

Après quelques paroles de réconfort, jesortis avec la Bertrille.

Nous nous en allions doucement le longdu chemin creux, entre les haies épaisses qui garnissaient lestalus. J’avais une idée, mais je n’osais pas l’avouer à la pauvredrole, et je regardais machinalement les buissons noirs oùrestaient quelques prunelles bleuâtres flétries par l’hiver, et lechèvrefeuille qui, s’étalant sur les ronces et les viornes,laissait pendre des jets sur le chemin. De temps en temps, jecassais une brindille sans m’arrêter, et je la mâchonnais, toujoursmuet ; mais enfin je me trouvai honteux de ma couardise, et,prenant courage, je dis :

– Pauvre Bertrille, excuse-moi…comment faites-vous pour vivre, toi ne pouvant aller enjournée ?

– Je file tant que jepeux.

– Et tu gagnes quatre à cinq sous àce métier ; tu n’as pas pour vous entretenir le pain, surtoutqu’il est cher, cette année !

Elle marchait la tête baissée et nerépondit pas.

Quelque chose me traversa le cœur, commeune aiguille.

– Et peut-être, repris-je, vousn’en avez pas, en ce moment ?

Elle ne répondit toujourspoint.

Alors je lui attrapai lamain :

– Regarde-moi,Bertrille.

Elle leva vers moi ses yeux pleins delarmes.

– J’ai trente sous dans mapoche ; je t’en prie, prends-les… les voici…

Elle hésita une seconde, mais, quandelle vit mes yeux humides, elle prit les sous.

– Merci, mon Jacquou.

– Si les pauvres ne s’aident pasentre eux, qui les aidera ? Je n’ai personne au monde, il mesemble que tu es ma sœur.

Elle mit les sous dans la poche de sondevantal, et nous revînmes vers le bourg.

– Écoute, Bertrille, lui dis-jedevant sa porte, ne te fais pas de peine et ne te tue pas à veilleravec ta quenouille pour avoir du pain : moi, je suis là ;dimanche je reviendrai.

– Oh ! Jacquou, je ne veuxpoint te mettre cette charge de deux femmes sur lesbras.

– Je suis fort assez pour laporter, lui répondis-je, n’aie point de honte de ça : supposeque je sois ton frère, ajoutai-je en lui tenant la main.

Elle me regarda avec un tel élancementd’âme que l’étincelle jaillie de ses yeux me donna un petitfrémissement d’émotion.

– Adieu, lui dis-je, et àdimanche !

Je m’en allai tout autre que je n’étaisvenu, content de moi, le cœur solide, prêt à tout. Le plaisird’avoir rendu service à ces deux pauvres femmes, la résolution quej’avais prise de les assister dans leur malheur, tout cela metransportait. Il me semblait que désormais je n’étais plus un êtreinutile à tous ; j’avais un but, une tâche à remplir que jem’étais donnée moi-même, et cette tâche avait quelque chose desacré qui me relevait dans ma propre estime ; tout cela mefaisait du bien.

Pendant la semaine, je travaillai aveccourage, sans perdre une journée, comme ça m’arrivait quelquefoislorsque je n’avais à penser qu’à moi, puis, le dimanche venu, jem’en fus à Bars. À la pensée de ce que j’allais faire, je sentaisune satisfaction intérieure qui m’était inconnue auparavant, et jemarchais allégrement, impatient d’apporter quelque soulagement à lamisère de ces deux malheureuses créatures.

Je les trouvai toujours dans la mêmesituation : la mère gisant sur son grabat ; la fille, saquenouille au flanc, filant toujours à s’user les doigts. Lorsqueaprès être resté un instant avec elles je sortis, la Bertrille vintavec moi, et tout en marchant je lui donnai l’argent de masemaine ; là-dessus, la pauvre drole me dit :

– Ô Jacquou ! il faut bien queça soit toi pour que je le prenne ! d’un autre je mourrais dehonte.

– Mais de moi tu peux tout prendrecomme de ton frère, je te l’ai dit : accepte donc ce peu, degrand cœur, comme je te le présente !

Alors, ayant pris l’argent, elles’attrapa à mon bras et nous fîmes une centaine de pas dans lechemin sans parler.

Puis, revenus devant la porte, nous nousregardâmes un instant, contents l’un de l’autre, et je luidis :

– À dimanche, maBertrille.

– À dimanche alors, monJacquou.

Cela dura près de trois mois ainsi. Lajoie d’être, moi, chétif, comme une petite providence pour laBertrille et sa mère, et le sentiment de la responsabilité quej’avais prise de moi-même, me faisaient homme et tout autre. Toutesles folles pensées, toutes les ardentes convoitises, toutes lesâpres révoltes de la chair qui m’agitaient naguère étaient matéespar la satisfaction du devoir accompli. À peine si de loin en loinune circonstance extérieure venait me rappeler la Galiote, etlorsque ça arrivait, je pensais à elle sans trouble aucun. Je mesentais heureux d’être débarrassé de cette fièvre amoureuse qu’elleme donnait, et qui empiétait sur ma volonté.

« Au moins, me disais-je, si jedois aimer, que ce soit une pauvre fille de la terre périgordine,une pauvre paysanne comme moi, et non une fille de cette raceexécrée des Nansac ! »

Je rencontrais bien quelquefois laGaliote, quoique plus rarement qu’auparavant, mais je ne ressentaisplus en sa présence ce bouillonnement de sang, cette rage de désirssauvages qui m’affolaient jadis. Les filles, encore qu’ellesn’aient pas eu affaire aux hommes, comme celle-ci, connaissent biences passions qu’elles excitent : aussi la Galiote s’étonnaitde me voir maintenant tranquille et froid près d’elle. Lorsqu’unjour, voulant la chasser de ma pensée, je lui rendis son petitpoignard, elle eut comme un mouvement de dépit. Peut-êtreétait-elle piquée de ce changement, car certaines femmes des plusfières prennent, dit-on, parfois un secret plaisir à l’admirationnaïve, au désir crûment exprimé d’un rustre.

À sa manière d’être, il me semblaitqu’elle essayait de souffler sur ce brasier éteint, pour leraviver ; mais c’était peine perdue. Même elle présente,j’avais la vision de ces deux femmes malheureuses là-bas,auxquelles j’étais nécessaire, et je m’étais trop entièrementdévoué à la Bertrille, pour désirer encore la Galiote. Au lieu dela fougue des sens qui me transportait ci-devant, je ne vivais plusque par le cœur ; mais il n’avait pas un battement de plus enprésence de cette superbe fille.

Ce n’est pas que j’aimasse la Bertrillecomme j’avais aimé la Lina ; je ne la désirais pas non pluscomme j’avais désiré la Galiote ; non ! En ce moment, jel’aimais seulement comme un frère, ainsi que je le lui avaisdit ; je l’aimais parce qu’elle était pauvre ainsi que moi,parce qu’elle était malheureuse. Je lui étais obligé de m’avoirrappelé les leçons du curé Bonal, d’avoir réveillé en moi cesentiment fraternel qui commande aux hommes de s’entraider dansl’infortune : près d’elle mon cœur était content, mais messens n’étaient pas émus.

Elle n’était point d’ailleurscomparable, comme femme, ni à l’une ni à l’autre. C’était une fortefille de la race terrienne de notre pays, mais sans point de cesbeautés qui, sauf les exceptions semblables à Lina, veulent, pourse développer dans une suite de générations, l’oisiveté,l’abondance des choses de la vie et le milieu favorable. De taillemoyenne, elle n’avait donc point de ces perfections de forme de lafemme des temps antiques : ses hanches larges, sa poitrinerobuste, ses bras forts, accusaient la fille d’un peuple sur lequelpèse le dur esclavage de la glèbe, qui depuis des siècles et dessiècles, peine et ahane, vit misérable­ment, loge dans destanières, et néanmoins puise dans notre sol pierreux et sain laforce de suffire à sa tâche, le travail et la génération : onvoyait qu’elle était faite pour le devoir, non pour leplaisir.

Sa figure n’était pas régulière, maisplaisait pourtant par un air de grande bonté, et par l’expressionde ses yeux bruns qui reflétaient les sentiments de son cœurvaillant.

Telle qu’elle était, je sentais que tousles jours je m’attachais à elle davantage et je m’en réjouissais.Il me semblait bon maintenant de n’être plus seul sur la terre,d’avoir une créature que j’affectionnais et à laquelle je pouvaisme confier.

Un dimanche, en arrivant, je trouvai lapauvre drole en larmes : sa mère était à l’agonie. Une vieillefemme, venue par pitié, se tenait près du lit où gisait la mouranteet disait son chapelet. Jamais je n’ai vu rien de plus triste. Lafigure n’était plus que des os recouverts d’une peau jaune,luisante, parcheminée ; la bouche entrouverte montrait sur ledevant deux dents longues et noirâtres, les seules ; les yeuxvitreux et éteints regardaient devant eux sans rien voir ; demaigres mèches de cheveux blancs sortaient de dessous le mouchoirde tête en cotonnade ; le nez aminci, racorni, laissait voirdeux trous noirs, et sous la peau qui recouvrait cette têtedesséchée, transparaissait l’image de la mort.

Je restai là jusqu’au soir, et puis jem’en fus en disant à la Bertrille que je reviendrais lelendemain.

Lorsque j’entrai le matin, sur le coupde huit heures, la vieille mère était morte, et la Bertrille,assise près du lit éclairé par une chandelle de résine, laveillait.

Elle se leva et vint à moi, les yeuxrouges.

– Pauvre femme ! lui dis-je,ses souffrances sont finies !

Puis, je pris le brin de buis quitrempait dans l’assiette de terre brune où était l’eau bénite, etj’en jetai quelques gouttes sur le corps.

En ce moment la voisine qui assistait laBertrille rentra :

– Ma drole, le curé veut huitfrancs, et qu’on le paie à l’avance.

– Hélas ! dit la pauvre fille,je n’avais qu’un écu de trois francs et je l’ai donné à Bonnetoupour la caisse !

– C’est un joli parpaillot, votrecuré ! mais ça ne m’étonne pas – ajoutai-je, en me rappelantl’enterrement de ma pauvre mère, et sa dureté.

Et comme la Bertrille se désolait que samère fût enterrée sans prières, je lui dis :

– Ne te tourmente pas ; jevais tâcher de trouver l’argent.

Et, repartant aussitôt, j’allai prendreune peau de blaireau et deux peaux de renard que j’avais aux Âges,et de là je fus à Thenon les vendre à un marchand qui me lesachetait d’habitude. Sur les trois heures de l’après-midi j’étais àBars, ayant assemblé les huit francs au moyen du prix des peaux etd’une avance que m’avait faite le marchand.

La voisine alla remettre l’argent aucuré, qui lui dit alors que l’enterrement serait pour les cinqheures.

À cinq heures donc, avec trois autreshommes, nous portâmes la caisse à l’église sans peiner beaucoup,car la pauvre femme n’était guère lourde, et puis l’église étaittout près.

Le curé attendait en surplis, son étoleautour du cou, son bonnet carré sur la tête. Il eut bientôt dépêchéles prières, et, un quart d’heure après, nous allions aucimetière ; lui devant, avec le marguillier qui portait lacroix et le seau d’eau bénite, et, derrière le corps, la Bertrilleavec quelques femmes.

Après que tout fut parachevé, j’allaivers l’endroit où ma mère était enterrée. Que dirai-je ? Çan’y fait rien, n’est-ce pas, que par-dessus les six pieds de terrequi recouvrent les os d’une pauvre créature il y ait des fleurs oudes herbes sauvages ; mais nous nous laissons facilementprendre par les yeux sans écouter la raison. Aussi, lorsque je visce coin plein de pierres des murs à moitié écrasés, envahi par lesronces, où foisonnaient les choux-d’âne, les mauves et des ortiesvigoureuses, je restai là un instant tout triste, regardantfixement ce lieu abandonné d’où toute trace de la sépulture de mapauvre mère avait disparu. Et, en m’en allant, je passai près d’unetombe brisée par le temps, rongée par les pluies, le soleil et lesgelées d’hiver, effritée, réduite en gravats, prête à disparaître,et je me dis combien c’était chose vaine que de chercher àperpétuer la mémoire des morts. La pierre dure plus longtempsqu’une croix de bois, mais le temps, qui détruit tout, la détruitaussi ; et puis, que fait cela à celui qui est dessous ?Ne faut-il pas enfin que le souvenir du défunt se perde dans cettemer immense et sans rives des millions de milliards d’êtres humainsdisparus depuis les premiers âges ? Dès lors, l’abandon à lanature qui recouvre tout de son manteau vert vaut mieux que cestombeaux où la vanité des héritiers se cache sous le prétexted’honorer les défunts.

Les femmes accompagnèrent la Bertrille,et moi, ensuite, j’allai lui donner le bonsoir en lui promettant derevenir le dimanche suivant. Et, en effet, je revins cedimanche-là, et tous les autres après. Il me tardait fort que lasemaine fût finie pour me rendre à Bars, et il ne me semblait pasque je pusse aller ailleurs.

L’hiver vint, puis le beau temps.L’herbe poussait dru sur la fosse de la vieille mère, cachant lacroix de feuillage que, le jour de l’enterrement, sa fille avaitmise dessus. Moi, je me sentais toujours plus entraîné vers laBertrille ; j’étais heureux de la revoir, et il me faisaitpeine de la quitter. Des pensées d’avenir m’occupaient maintenant,et je me disais souvent que je voudrais l’avoir à femme, pour vivrenos jours l’un près de l’autre.

Un soir que nous nous promenions sur lechemin qui va vers Fonroget, je le lui dis.

– Ô Jacquou ! merépondit-elle, pourquoi assembler nos misères ?

– Pour les mieux supporter à deux,nous aimant bien.

– Si tu le veux, je le veux doncaussi.

Et en même temps, s’appuyant sur moi,elle leva la tête et me regarda.

Je connus lors dans ses yeux qu’ellepensait comme moi, et, l’entourant de mon bras, nous marchâmeslongtemps en silence. Sur le souvenir de nos anciennes amoursdéfuntes, avait germé une nouvelle affection sérieuse et honnêtequi nous liait l’un à l’autre pour la vie, et, sentant cela, nousétions bien heureux.

– Étant si pauvres tous deux, nousfaisons peut-être une folie, mon pauvre Jacquou ! dit-elleaprès un moment.

– Ne crains point : je suisfort et vaillant assez et je travaillerai pour nousdeux.

– Oui, mais les petitsdroles !…

– Sois tranquille, lui dis-je en laserrant contre moi.

– Il faudra attendre la fin de mondeuil, reprit-elle après une pause.

– Oui, ma Bertrille, maintenant queje suis sûr de toi, j’attendrai le temps voulu.

Et, me penchant vers elle, je lui donnaile baiser de fiançailles.

Puis, l’ayant ramenée jusque chez elle,je la quittai et m’en revins tout content aux Âges.

Il fut entendu entre nous, ensuite decela, que nous nous marierions après la Noël, et, le temps étantvenu, il fallut en parler au curé de Bars. Lui se disait, sansdoute : « Puisque le bon ami de cette fille a trouvé huitfrancs pour faire enterrer la mère, il en trouvera bien dix pour semarier ! » Et il eut le toupet de les demander à la Bertrille.Ah ! ça n’était plus le brave curé Bonal, qui regardaitl’argent comme rien. Cet autre n’aimait ses brebis que pour lalaine ; et il les tondait de près.

Lorsque la drole me dit ça, je pensai unpeu en moi-même, et puis je lui dis :

– Tu vas voir ! puisqu’il faitainsi, nous allons l’attraper.

Et je m’en fus trouver le curé deFossemagne, dans la paroisse duquel était la maison des Âges, et jelui expliquai mon affaire, disant, comme c’était vrai, que nousétions bien pauvres tous deux, et que je le priais de nous marierau meilleur compte.

Lui, qui était un vieux brave homme, semit à rire en oyant cette requête et me répondit :

– Mon drole, je vous marierai aumeilleur marché possible ; ce sera gratis, pour l’amour deDieu.

– Merci bien, monsieur le Curé, luirépondis-je en riant aussi, vous n’aurez pas affaire à desoublieux.

Comme bien on pense, notre noce ne futpas une noce bien belle, et on ne se mit pas sur les portes pour lavoir passer. Moi, je n’avais nul parent, à ma connaissance, sinonce cousin de mon père qui demeurait vers Cendrieux, et dont je nesavais même pas le nom. La Bertrille était comme moi, à peu près,n’ayant que des parents éloignés, métayers autrefois du côté deSainte-Orse, mais qui, depuis dix ans qu’elle les avait perdus devue, avaient peut-être changé cinq ou six fois de métairie. Nousfûmes donc seuls chez le maire de Fossemagne et à l’église, et lespremiers venus servirent de témoins.

Il y a des endroits, dans nos pays, oùl’on présente le tourin, ou soupe à l’oignon, aux novis, sur laporte de l’église, lorsqu’ils sortent : mais nous autres,pauvres, sans amis, personne ne nous fit cettehonnêteté.

En sortant de l’église donc, après avoirbien remercié le curé, j’empruntai le mulet et la charrette d’unhomme du bourg que je connaissais pour lui avoir rendu un petitservice, et je m’en fus avec ma femme chercher son peu de mobilierà Bars.

Ayant chargé le tout, ce qui ne fut paslong, nous revînmes vers les Âges à travers les mauvais chemins dela forêt.

Lorsqu’elle entra dans la masure etqu’elle vit la table de planches clouées sur des piquets, etl’espèce de grande caisse dans laquelle je couchais sur de lafougère, ma femme me regarda, les yeux pleins decompassion :

– Tu n’étais pas trop bien là, monJacquou !

– Bah ! lui répondis-je, jedormais tout de même.

Après avoir tout déchargé et monté lechâlit, je m’en fus ramener le mulet et la charrette à l’homme deFossemagne, tandis que ma femme mettait au feu la marmite, avec unepoule qu’elle avait toute préparée.

Quand je revins, trois heures après,portant une demi-pinte de vin que j’avais prise à l’auberge, mafemme avait fini de tout arranger de son mieux. Ça n’était pasgrand-chose qu’un lit et une table dans cette baraque, mais il mesemblait qu’elle était changée du tout au tout. Le lit, avec desdraps d’étoupe, avait remplacé ma caisse dans le coin, et aumilieu, à la place des planches clouées, était la table. Le feubrillait clair dans l’âtre noir, et de la marmite s’échappait parjets une fumée qui sentait bon. Sur une touaille de toile grise,qui couvrait le bout de la table, étaient placés le chanteau etdeux assiettes de terre brune.

Et ma femme allait, venait, rinçant deuxgobelets verdâtres, essuyant deux cuillers, tâtant la soupe, yajoutant du sel, taillant le pain dans la soupière, et enfin, parsa seule présence, donnant la vie à cette misérable demeure,auparavant triste et solitaire.

Alors, le cœur réjoui, je la pris commeelle passait près de moi et je l’embrassai tellement fort que je lafis rougir un brin.

Et lorsque tout fut prêt, la nuit étantvenue, elle alluma le chalel et trempa la soupe. Puis, nous étantassis, elle la servit, et, avec la poule qui avait dans le ventreune farce à l’œuf, ce fut tout notre repas de noces, qui duralongtemps tout de même, car nous parlions plus que nous nemangions, rappelant nos souvenirs.

– Qui aurait dit que nous nousmarierions ensemble, ma Bertrille, lorsque nous revenions de laSaint-Rémy ?

– C’est qu’alors, répondit-elle, ily avait entre nous deux pauvres créatures qui ne sontplus !

Tandis que nous devisions en mangeant,mon chien assis nous regardait faire, balayant la terre de saqueue, et paraissant satisfait du changement qui s’était fait dansla maison.

– Tiens, mon vieux, dis-je en luijetant des os, régale-toi bien, car ça ne sera pas tous les soirsainsi.

Elle sourit un peu :

– La pauvreté se supporte mieux àdeux, quand on s’aime bien ; c’est toi qui l’as dit,Jacquou !

– Et c’est bien la vérité, maBertrille ; celui-là est riche qui est content, et ce soirnous sommes riches, n’est-ce pas ? Et puis – ajoutai-je un peupour rire – nous le serons encore plus, lorsqu’il y aura des petitsdroles !

– Oui, mon Jacquou, répondit-elletout simplement.

– À la garde de Dieu ! –repris-je en lui versant deux doigts de vin. – Nous sommes l’un etl’autre forts et courageux ; j’ai la foi que nous noustirerons bien des misères de la vie… À ta santé, maBertrille !

– À la tienne, monJacquou !

Et, ayant trinqué et bu une dernièrefois, comme il faisait froid, nous allâmes vers le foyer, encontinuant à deviser.

Nous restâmes là longtemps. Le chien,repu, dormait en rond dans un coin de l’âtre, et dans l’autre,assis sur la tronce, nous étions serrés l’un près de l’autre, mafemme ayant sa tête appuyée sur ma poitrine, moi l’entourant de monbras.

Au dehors le vent d’hiver soufflait âpreet s’engouffrait parfois dans la cheminée, refoulant la fumée etfaisant vaciller la flamme du chalel pendu au manteau. Je sentaiscontre moi le cœur de ma femme battre à coups sourds et répétés, etj’étais heureux.

Ma pensée se tournait vers le lointainde cet avenir où nous entrions tous deux, et tout en rêvant à cela,je regardais machinalement les branches se consumer lentement et seconvertir en braise que l’air extérieur avivait.

Puis la braise se couvrait de cendreblanche et peu à peu le feu s’éteignait. À un moment, une forterafale fit voler les cendres du foyer et éteignit lechalel :

– Il ne nous faut pas rester là,dis-je à ma femme en l’embrassant dans l’ombre.

IX

Mon histoire tire à sa fin. Les soixanteans qui suivent peuvent se conter brièvement : il n’y a quedes événements communs.

Le dimanche après notre mariage, sansplus tarder, je m’en fus avec ma Bertrille à Fanlac pour rendre nosdevoirs au chevalier de Galibert et à sa sœur. Quoique je leureusse mandé que je prenais femme, ce n’était pas suffisant. Mais,arrivés là-bas, la veuve de Séguin le tisserand nous dit que lademoiselle Hermine était morte il y avait un an à la Saint-Martin.Quant à son frère il était toujours là, bien vieilli tout de mêmeet attristé de la mort de sa sœur. Nous le trouvâmes dans le salonà manger, devant un grand feu de bûches, se chauffant les jambes oùil avait des douleurs qui lui faisaient serrer les dentsquelquefois. Mais ça ne l’empêcha pas de nous faire un bon accueilet de nous régaler de quelques vieux dictons, quoique à mon avis ilne les plaçât pas aussi à propos que dans le temps.

– Ah ! te voilà, maîtreJacques ! fit-il en réponse à mon salut et celle-ci est tafemme, je parie ?

– Eh ! oui, monsieur leChevalier.

– Alors vous êtes de la religion desaint Joseph : quatre sabots devant le lit !

Nous rîmes un peu et luicontinua :

– Puisque tu es entré en ménage,Jacquou, rappelle-toi comme l’homme se doit gouverner :« Compagnon de sa femme et maître de son cheval… » Toutdoit être commun entre vous autres, le malheur et le bonheur, aussibien que les choses du train ordinaire de la vie, comme le marquele dicton familier :

Boire et manger, coucherensemble,

C’est mariage, ce mesemble.

Là-dessus, le chevalier me demanda oùj’étais maintenant et ce que je faisais.

Quand je le lui eusdit :

– Ce n’est pas le Pérou, fit-il,mais vous êtes jeunes tous deux, et vous vous tirerezd’affaire :

Pauvreté n’est pasvice.

Est assez riche qui ne doitrien.

Ayant jeté ces deux sentences coup surcoup, le chevalier se leva en s’appuyant sur les bras de sonfauteuil ; puis, s’aidant de sa canne, il passa à la cuisineet appela :

– Holà !Seconde !

La chambrière, qui était dans la cour,arriva.

– Il te faut faire déjeuner cesdeux jeunes gens, tu entends ?

– Bien, monsieur leChevalier.

Et lui, se tournant vers moi, dit enmanière d’explication :

– La pauvre Toinette est morte sixmois avant ma sœur.

Il resta un moment pensif, etajouta :

– On trouve remède à tout, forsqu’à la mort.

Et là-dessus, il s’assit près du feu,tandis que la Seconde taillait la soupe.

Et lorsqu’elle fut trempée, tandis quenous mangions, le bon chevalier me parlait du temps passé, etprenait plaisir à rappeler ses souvenirs. Il m’entretint longuementdu curé Bonal, et finit par conclure ainsi :

– C’était un homme et un prêtre,celui-là ! Aussi les pharisiens l’ont-ilspersécuté.

Puis, entre autres choses, il me demandace qu’étaient devenus les Nansac. Quand je lui eus dit que tousavaient disparu, hormis la plus jeune demoiselle qui était restéechez sa mère nourrice, il fit :

– Elle saura biens’arranger :

Belle fille et vieille robe trouventtoujours qui les accroche.

Sur les deux heures, au moment derepartir, le chevalier me dit :

– Tu sais, Jacquou, si jamais tuétais dans une passe à avoir besoin d’aide, fais-le-moisavoir.

– Grand merci, monsieur leChevalier, pour cette parole, et grand merci mille fois pour toutesvos bontés passées, desquelles je vous serai reconnaissant tant quej’aurai vie au corps. Ça n’est point probable que ça arrive, jesuis trop petit pour ça, mais si, de mon côté, je pouvais vous êtreutile en quoi que ce soit, ce serait de bien bon cœur.

– Merci, mon Jacquou ! çan’est pas de refus :

On a souvent besoin d’un plus petitque soi.

« Allons, adieu, mesdroles !

– Bonsoir, monsieur le Chevalier,et bien de la santé nous vous désirons.

– Quel brave homme ! me disaitma femme en nous en allant, et qu’il est plaisant avec sesricantaines et ses proverbes !

– Et si tu avais connu sa sœur,donc ! Celle-là, c’était une sainte. Pauvre demoiselle, quim’a fait mes premières chemises quand je suis arrivé àFanlac !… Je ne me consolerai jamais de n’avoir pas été à sonenterrement !

Guère de temps après mon mariage, jecompris que de travailler, par-ci par-là, à la journée, gagnantquelques sous, chômant souvent, et réduit à m’aider pour vivre dequelques petits ouvrages, c’était chose trop incertaine et ingrate,maintenant que j’étais en ménage, et que mieux vaudrait avoir unétat, ou entreprendre un travail où ma petite capacité pourrait meservir plus profitablement que dans le métier de journalier. Commeje n’approuvais qu’à demi le proverbe que le chevalier disaitparfois en riant :

Qui croit sa femme et soncuré

Est en hasard d’êtredamné…

J’en causai donc à notre Bertrille, quifut bien de mon avis.

Là-dessus, ayant ouï dire que le neveude Jean cherchait quelqu’un pour l’aider, j’allai le trouver etnous fîmes nos conventions : me voilà devenucharbonnier.

Lorsqu’on a la raison et qu’on a bonneenvie d’apprendre quelque chose, ça va vite : aussi monapprentissage ne fut pas long. Il faut dire aussi que l’état n’estpas de ceux pour lesquels il faut une grande habileté demain : c’est surtout l’expérience qui fait le bon charbonnier,jointe à un savoir-faire qu’on attrape assez facilement avec un peud’idée.

Au reste, il ne faut pas croire quel’état soit aussi désagréable qu’il est noir ; il ne faut passe fier aux apparences. Ainsi beaucoup, sans doute, préféreraientle métier de boulanger comme plus propre que celui decharbonnier ; quelle différence pourtant ! Être enfermédans un fournil où il fait une chaleur d’enfer, suer et geindretoute la nuit, courbé sur la maie ; se griller la figure pourenfourner, et aller se coucher quand les autres se lèvent, envoilà-t-il pas un beau métier ! Parlez-moi d’êtrecharbonnier.

Pour moi, cet état me convenait bien,parce qu’on est seul dans les bois, et qu’on vit là tranquille,sans avoir affaire que rarement aux gens. Il y en a qui ont besoinde la société des autres, qui veulent se mêler à la foule, à qui ilfaut des voisinages, des nouvelles, des échanges de platusseries ouplats propos ; moi pas, et il me paraît que c’est un malheurque de ne pas savoir vivre seul. Les hommes rassemblés valent moinsqu’isolés. Il en est du moral comme du physique, les grandesréunions humaines sont malsaines pour l’esprit et le cœur, commepour le corps. Les citadins ont beau se jacter de tel avantage, dececi, de cela et du reste, les pauvres gens n’en crachent pas plusloin que nous. Aussi, quand j’ois vanter l’habitation des villes,il me semble qu’on me dévide les tripes sur un dévidoir en boisd’érable, arbre que nous appelons azéraü.

Or donc, pour en revenir, rien n’étaitplus plaisant pour moi que ce travail en plein air, sous le soleil,et la surveillance des fourneaux à la clarté des étoiles. Ça n’estpas un travail qui empêche de penser ; au contraire, on en atout le loisir, et les sujets ne manquent pas. Que de fois, lanuit, levant la tête et voyant briller sur le bleu sombre du cielces millions de soleils perdus dans des profondeurs immesurables,je me suis pris à rêver. Et que de fois j’ai admiré ces astres quise meuvent dans l’infini, et, exacts comme une horloge bien réglée,viennent passer à tel point de l’espace où ils doiventpasser ! À force de les observer, j’ai fini par connaîtrel’heure à leur position, aussi bien qu’avec une montre. Je ne saisrien de plus beau que de voir l’étoile du soir monter lentement surl’horizon. Bien souvent, seul, au milieu des bois, j’ai suivi sonascension superbe dans le firmament, en me disant que, peut-être,sur cet astre quelque charbonnier surveillant ses fourneaux dansune Forêt Barade quelconque contemplait la Terre, comme moi,terrien, sa planète.

On me dira peut-être : « Toutça, c’est très joli avec le beau temps ; mais quand ilpleuvait ?… »

Eh bien ! quand il pleuvait, je memettais à l’abri dans ma cabane ; et puis j’avais une bonnepeau de bique qui me gardait de la pluie. Un peu d’eau, ce n’estpas une affaire, et de temps en temps, je ne la détestepas.

Reprenons. J’aimais aussi à observer cequi se passait autour de moi, à connaître les mœurs et habitudesdes bêtes et des oiseaux. J’épiais le hérisson chassant lesserpents ; l’écureuil à la recherche de la faîne, le renardglapissant sur une voie de lièvre ; la belette et la fouinesurprenant les couveuses dans le nid ; les loups rôdeurssortant de leur fort à l’heure où se lèvent les étoiles, etrentrant le matin après avoir mangé quelque chien resté dehorsautour d’un village. Il m’est arrivé de passer de longs moments àépier le manège de quelque animal qui ne me voyait pas.

Une chose bien curieuse, c’est de voirles oiseaux faire leur nid. Leur adresse à tisser la mousse, lalaine, l’herbe, le crin, est étonnante aussi bien que la rapiditéavec laquelle ils ont achevé. Je connaissais tous les nids :celui de l’alouette qui fait le sien à terre dans l’empreinte d’unsabot de bœuf, et qui le cache si bien que souvent le moissonneurpasse dessus sans le voir ; celui du loriot, suspendu entreles deux branches d’une fourche ; celui du roitelet bâti enforme de boule, avec un petit trou pour l’entrée ; celui de lamésange, que nous appelons sanzille, où quinze à dix-huitpetits sont pressés l’un contre l’autre dans un trou dechâtaignier ; celui de la tourterelle, qui est fait dequelques branchettes croisées sans plus. Rien qu’en voyant un œuf,je pouvais dire sans me tromper de quel oiseau il était ;cependant, il y en a beaucoup d’espèces dans nos pays.

J’aurais voulu savoir aussi le nom decette grande quantité de plantes qui foisonnent chez nous ; jedis : leur nom français, car de nom patois, la plupart n’enont pas, à ma grande surprise. Mais si je ne savais pas le nom detoutes, je les connaissais, au moins beaucoup, par leur forme, lemoment de leur floraison, et puis par leurs qualités utiles ounuisibles, comme, par exemple : l’herbe aux blessures ouplantain ; l’herbe aux chats, qui les met en folie ;l’herbe aux cors ; l’herbe du diable, pour lesconjurations ; l’herbe aux engelures ; l’herbe àéternuer ; l’herbe à guérir les fièvres ; l’herbe auxfous ; l’herbe qui guérit la gale ; l’herbe aux gueux, ouclématite ; l’herbe aux ivrognes : ivraie en françaisouvirajo en patois ; l’herbe aux ladres ;l’herbe aux loups, qui est un poison ; l’herbe à soigner leshumeurs froides ; l’herbe des sorciers, qui est lamandragore ; l’herbe à lait, pour les mères nourrices qui enmanquent ; l’herbe de saint Fiacre, ou bouillon blanc ;l’herbe à tuer les poux ; l’herbe à chasser les puces ;l’herbe pour les panaris ; l’herbe de saint Roch, qu’onattache au joug, le jour de la bénédiction des bestiaux ;l’herbe à la teigne, ou bardane ; l’herbe aux verrues ;enfin, pour en finir, les cinq herbes de la Saint-Jean, dont onfait ces croix clouées aux portes des étables ; herbes qu’ilne faut pas oublier lorsqu’on veut réussir en quelque chose deconséquence.

Sans doute, on ne viendra pas me direque ma vie dans les bois n’était pas plus libre, plus santeuse*, etplus intelligente, cent fois, que celle des gens de ma conditiondans les villes, où ils ont un fil à la patte, bien court, desmaladies inconnues chez nous, et qui ne distinguent pas, tantseulement, le seigle de l’avoine. Mais quand même on me le dirait,je n’en croirais du tout rien.

On pense bien qu’étant toujours dehorset dans les bois, je n’avais garde d’oublier la chasse. Et, eneffet, je l’aimais toujours de passion, et mon fusil était toujoursdans la cabane, chargé, tout prêt. Seulement il ne faut pas croireque lorsqu’on est au travail, et qu’on a des fourneaux allumés, onpuisse faire péter le bâton percé aussi souvent qu’on veut :ce n’est que toutes les fois qu’on peut.

Tout de même, j’avais quelquefois debonnes aubaines, comme lorsque j’enlevai toute une nichée delouveteaux dans la forêt, du côté du Cros-de-Mortier. Ma femme lesporta à Périgueux dans un panier, gros comme des petits chiens detrois semaines, et on lui donna la prime, qui nous servit bien pourfaire un peu arranger notre baraque de maison et y faire ajouterune chambre.

Je tuai encore, depuis, quelquessangliers, à l’affût ou au passage, et puis trois autres loups, parle moyen que voici : à la saison, qui est l’hiver, j’appelaisles loups en hurlant dans mon sabot, comme une louve en folie. Jel’imitais si bien qu’une nuit, de l’endroit où j’étais embusqué, jevis quatre beaux loups arriver, qui jetaient des hurlements deréponse, et bientôt commencèrent à tourner autour les uns desautres en grondant, le poil hérissé, jaloux, comme font les chiens.Je les accordai tous d’un coup de fusil qui en laissa un surplace.

Les curieux diront peut-être :« Tout à l’heure, vous parliez de votre femme ; et quefaisait-elle, tandis que vous étiez dans le bois à faire lecharbon ? »

Eh bien ! moi, je n’étais pas deces tâte-poules qui ne peuvent pas quitter les cotillons de leurfemme. Certainement je l’aimais bien, mais il n’est pas besoin pourmontrer son affection de se cajoler tout le temps : lorsqu’ille fallait donc, nous nous séparions sans grimaces. C’est bien vraiaussi, que je n’étais pas comme les chabretaïres ouménétriers qui ne trouvent de pire maison que la leur, accoutumésqu’ils sont à faire noce partout où ils vont ; au contraire,je revenais toujours avec plaisir chez nous.

Mais dans les premiers temps, pendantque j’étais à mettre en charbon une coupe du côté du Lac-Viel, mafemme venait me trouver et restait avec moi deux ou trois jours,puis s’en retournait aux Âges voir si rien n’avait bougé, etrevenait après, apportant du pain, ou ce qui faisait besoin. Dansla journée, elle m’aidait des fois à monter un fourneau, ou bienfilait sa quenouille lorsqu’il était allumé. Et puis elle faisaitla soupe et attisait le feu sous la marmite qui pendait entre troispiquets assemblés par la cime. Le soir venu, nous souriions auxclartés du brasier, et ensuite nous nous couchions dans la cabanesur des fougères et des peaux de brebis. Il me fallait me releverquelquefois, pour aller voir aux fourneaux, mais je laissais mafemme reposer tranquillement, gardée par le chien couché en traversde la porte : je ne puis me tenir de le redire, c’était là unejolie vie, libre, saine et forte.

Ainsi faisions-nous au commencement quenous fûmes mariés ; mais lorsque, neuf mois plus tard, mafemme eut un drole, elle le portait avec elle, et après qu’il avaittété son aise, le couchait dans la cabane où il dormait tout sonsaoul. Tant qu’il n’y en eut qu’un, ça alla bien ; maislorsque le second survint, va te faire lanlaire ! il luifallut rester aux Âges, et tenir le dernier-né, tandis que l’autrecommençait à marcher, pendu à son cotillon, et mon pauvre Jacquoufut obligé de rester seul au milieu des bois, et de cuire sa soupelui-même. Et à mesure que le temps passait, tous les deux ans, deuxans et demi, à peu près, il y avait un autre drole à la maison, demanière que, pour ma femme, il ne fut plus question de la quitter,jusqu’à ce que l’aîné, ayant sept ou huit ans, gardait les pluspetits.

Je ne travaillais, d’ailleurs, pastoujours dans les environs, ni même dans la Forêt Barade, quoiquece fût là mon renvers ou quartier. J’étais quelquefois au loin,dans la forêt de Vergt, ou dans celle du Masnègre, entre Valjoux etTamniers, même jusqu’à La Bessède, près de Belvès ; et dans laforêt de Born, j’ai entrepris de faire du charbon, principalementpour les forges. Ainsi, par force, nous avions pris, ma femme etmoi, l’habitude d’être quelquefois séparés ; mais çan’empêchait pas que nous nous aimions tout autant comme auparavant.Si j’osais, je dirais même que ces petites absences retrempentl’affection, qui languit lorsqu’on ne se quitte jamais.

Notre position n’était guère changéedepuis notre entrée en ménage. Dès longtemps déjà, le neveu de Jeanavait vendu sa maison des Maurezies et son morceau de bien, et s’enétait allé du côté de Salignac, en sorte que j’étais seul decharbonnier dans le pays. J’avais pris un garçon, le travail lerequérant, mais ça ne veut pas dire pour ça que nous fussionsriches, car il fallait du pain, et beaucoup, pour tous ces drolesqui avaient grand appétit, et puis des habillements. Encore quejusqu’à l’âge de vingt ans ils aient marché tête et pieds nus, saufque l’hiver ils mettaient des sabots, il leur fallait bien aussi entous temps des culottes et une chemise, et, lorsqu’il faisaitfroid, une veste. C’est vrai que, à mesure qu’ils grandissaient, lavêture passait à celui qui venait après, comme âge, de sorte que,en arrivant au dernier, ce n’étaient plus que des loques rapiécéesde partout, mais propres tout de même. Ce qui donnait le plus demal à ma femme, c’était la toile pour faire des chemises et desdraps : l’hiver elle veillait tard et filait tant qu’ellepouvait, mettant des prunes sèches dans sa bouche pour avoir de lasalive. L’entretien des droles et leur nourriture, tout ça donccoûtait, sans compter que nous avions été obligés d’acheter biendes choses : un cabinet pour serrer les affaires, une maie, etun autre lit pour tous ces droles, où ils couchaient les uns enlong, les autres en travers, en haut et aux pieds.

Le vieux brave curé de Fossemagne,lorsqu’on les lui présentait à baptiser les uns après les autres, àmesure qu’ils venaient au monde, disait en riant :

– Ah ! ah ! j’ai étéjovent ! j’ai eu bonne main !

Et pour le prix, c’était toujours lemême : rien.

Mais aussi, à l’occasion, ma femme luiportait ou envoyait un lièvre, ou une couple de palombes à lasaison du passage, ou un beau panier de champignons, oronges,bolets ou cèpes, ou quelque petit cadeau comme ça, pour lui marquernotre reconnaissance.

Quoique n’étant pas riches, nous étionstous gais et contents plus que si nous avions eu cent mille francs.Je ne pensais plus qu’à ma femme, à mes enfants et à mon ouvrage.Et en songeant au travail, c’était encore penser aux miens, puisqueje travaillais pour les nourrir. Je n’avais pas oublié le passépourtant, mais il n’était plus toujours devant mon esprit occupédes choses du présent.

Pourtant si quelque circonstance venaitme le remembrer. il se réveillait vivace, et cela me reportait enarrière, aux temps malheureux de mon enfance et de ma jeunesse. Enme souvenant de telle canaillerie du comte, je sentais encore lahaine gronder en moi, comme un chien qu’on ne peut apaiser. Lorsqueaussi je passais à des endroits où je m’étais rencontré avec laGaliote, je me rappelais la fièvre d’amour qui me brûlait alors, etj’avais quelque peine, rassis maintenant, dans la plénitude de monaffection pour ma femme, à comprendre ma folie d’autrefois. Elleavait quitté le pays vers le temps de la naissance de mon aîné, carson frère et ses sœurs, besogneux d’argent, avaient voulu vendre ledomaine où elle demeurait. Où était-elle allée ? avait-ellefini par mal tourner comme ses sœurs ? Je ne l’ai jamaissu ; cela se peut, mais j’aime mieux croire que non, car ellevalait mieux qu’elles.

Quant au comte, on dit dans le pays, àl’époque, qu’après avoir vécu quelque temps de charités, pour ainsidire, piquant l’assiette dans les châteaux, ou chez dom Enjalbert,et traînant partout une misère honteuse, il s’était réfugié à Parischez sa fille aînée, qui était une bonne tireuse de vinaigre, etfinalement était mort à l’hôpital.

C’est bien comme disait lechevalier :

Cent ans bannière, cent anscivière !…

Quelques années après notre mariage, jeparlais avec ma femme des quatre terribles jours que j’avais languidans les oubliettes de l’Herm, et quoique ce ne fût pas la premièrefois, comme toujours en oyant ce récit, elle joignit les mains avecdes exclamations pitoyables. Elle voulut connaître l’endroit, et,un dimanche, nous fûmes à l’Herm en nous promenant.

Arrivé devant ces ruines habitéesmaintenant par les chouettes et les ratepenades, un mouvementd’orgueil me monta en voyant mon ouvrage, en songeant que moi,pauvre et méprisé, j’avais vaincu le comte de Nansac, puissant etbien gardé. Lorsque ma femme vit, dans le pavé de la prison, cettemanière de trappe de pierre, ce trou noir par lequel on m’avaitdescendu dans les ténèbres de la basse-fosse, elle eut unfrémissement pénible et recula d’horreur.

– Ô mon pauvre homme ! Commentas-tu pu vivre quatre jours et quatre nuits làdedans !

En sortant de l’enceinte du château, jetrouvai ce garçon qui avait fait le guet le soir de l’incendie. Ilétait marié dans le village maintenant, et il nous fallut de forceentrer boire un coup chez lui. Là, tout en trinquant, nous parlâmesde cette nuit où nous avions fait justice de cette famille deloups, et alors lui me dit :

– Je ne comprends pas comment lesgens du pays ont pu supporter toutes ces misères silongtemps ! le diable me flambe, je crois que sans toi nousserions encore sous la main de ces brigands !

– À la fin, sans doute, quelqu’unen aurait bien débarrassé le pays, répondis-je.

– Peut-être ; mais, enattendant, tu l’as fait ! Et tu en porteras les marquesjusqu’à la mort, ajouta-t-il en regardant les cicatrices des ballesà ma joue.

Et après avoir trinqué une dernièrefois, je m’en retournai aux Âges avec ma femme.

Une autre fois, nous en allant ensembleà la foire du 25 janvier à Rouffignac acheter un petit cochon –parlant par respect – je lui fis voir la tuilière où j’avais passéde si terribles moments, lors de la mort de ma mère. Mais depuis cetemps, il y avait des années, la charpente et la tuilée s’étaienteffondrées, entraînant les murs de torchis, en sorte que la maisonn’était plus qu’un amas de décombres, un pêle-mêle de terre, depierres, de débris de tuiles, recouvert de ronces et d’herbesfolles, d’où sortaient des bois pourris à moitié, comme lesossements de quelque animal géant enseveli sous cesruines.

Et là, je lui dis les horriblesangoisses que j’avais éprouvées, moi tout jeunet, en voyant ma mèreaffolée mourir dans les affres de la désespérance.

– Pauvre ! fit-elle, tu n’aspas été trop heureux dans tes premiers ans.

– Non, mais maintenant, s’il plaîtà Dieu, les mauvais jours sont passés, sauf les accidentsvimaires.

Elle ne dit rien et nous continuâmesnotre chemin.

Lors de ma dernière allée à Fanlac avecma femme, j’avais bien recommandé au vieux Cariol de me fairesavoir s’il arrivait quelque chose au chevalier. Cela m’avaitcausé, comme je l’ai dit déjà, beaucoup de regret, et même unevéritable peine, de n’avoir pas été à l’enterrement de la bonnedemoiselle Hermine. Il me semblait, quoique ce ne fût pas de mafaute, que j’avais manqué à mon devoir, et je ne voulais pasrécidiver. Un matin donc, un drolar arriva aux Âges de la part deCariol, nous porter la nouvelle que le chevalier était mort. En cetemps-là, nous avions déjà plusieurs enfants, de manière que,l’aîné étant déjà grandet, ma femme l’envoya me prévenir du côté deFagnac où j’étais. Laissant mon ouvrier aux fourneaux, je m’en vinsvite à la maison où, ayant pris mes meilleurs habillements, jepartis pour Fanlac, où je fus rendu tout juste pourl’enterrement.

Ce que c’est que d’être un bravehomme ! Toute la paroisse était là : vieux, jeunes,hommes, femmes, petits droles, et, avec ça, beaucoup de nobles etde messieurs de Montignac et des environs. Tous les hommesvoulurent aider à le porter au cimetière ou du moins toucher soncercueil. Le curé n’était plus celui qui avait remplacéBonal : les gens le détestaient tellement qu’il avait étéobligé de partir, comme je l’ai dit. Son successeur, qu’on avaitenvoyé deux ans après, fit un beau prêche sur la tombe duchevalier, et le loua comme il le méritait. Lorsqu’il annonça que,par testament, le défunt avait donné tout son avoir aux pauvres dela paroisse, ce fut un long murmure de bénédictions de tous, et lesbonnes femmes s’essuyèrent les yeux. Malheureusement, ce n’étaitpas le diable, ce qu’il donnait, le brave homme, car il ne luirestait guère vaillant et bien liquide qu’environ vingt-cinq ouvingt-six mille francs, à ce qu’il paraît, le bien étant fortementhypothéqué. Ce n’est point par dissipation ou désordre que lechevalier et sa sœur avaient mangé leur avoir, c’était par bonté.Lui, n’avait jamais su refuser cent écus en prêt, à un homme dansle besoin ; et, confiant comme un enfant, il avait souvent malplacé son argent, ou négligé de prendre les précautionsnécessaires. De même pour les pauvres ; le frère et la sœuravaient toujours donné sans compter : aussi mangeaient-ilsleur bien, petit à petit, et depuis des années vivaient plus sur lefonds que sur le revenu. Du reste, même pour ceux qui y regardentde près, il est forcé que les fortunes se fondent, si quelquesource, industrie, mariage ou héritage ne les renouvelle pas. Unpetit noble campagnard comme le chevalier, qui au commencement dece siècle était riche avec deux mille écus de revenu, se trouvaitgêné trente ans plus tard, et serait pauvre aujourd’hui. Si avec çail survient quelques mauvaises années, ou de grosses réparations àfaire, il faut emprunter ; les dettes font la boule de neige,et c’est la ruine totale.

Quelque temps après l’enterrement duchevalier, je revenais des Âges, et m’en allais voir une coupe ducôté de La Bossenie, lorsque sur le sentier, à une centaine de pas,je vis venir vers moi une vieille en guenilles, toute courbée, avecun bâton à la main et un bissac sur l’échine. À mesure qu’elleapprochait, je me disais : « Qui diable est cettevieille ? » Et tout d’un coup, quoiqu’elle fût fortchangée, maigre comme un pic, à son nez pointu, à ses yeux rouges,je reconnus la Mathive, et ma haine pour cette coquine de femme seréveilla soudain. En me joignant, elle releva un peu la tête, et,m’ayant reconnu aussi, s’arrêta.

– Ô Jacquou, fit-elle, tu me voisbien malheureuse !

– Tant mieux ! tu ne le serasjamais assez à mon gré !

– Guilhem m’a tout mangé –continua-t-elle en s’essuyant les yeux – et maintenant je cherchemon pain…

– Vieille gueuse ! depuis lamort de la pauvre Lina, j’ai toujours souhaité te voir crever dansun fossé, le bissac sur l’échine ! Tu es en chemin, je ne teplains pas !

Et je passai.

J’eus tort certainement de ne pas merappeler, en cette occasion, les leçons du curé Bonal qui prêchaitsans cesse la miséricorde. Mais la pensée que cette misérable mèreavait tant fait souffrir, et finalement tué, on peut le dire, sapropre fille, la plus douce et la meilleure des créatures, merévoltait et me rendait fou de colère. Et puis, sans doute, il fautbien être miséricordieux, mais il faut faire attention, aussi, quesi l’on est trop facile à pardonner, ça encourage les mauvais. Ceuxdont la conscience est morte ont besoin que la conscience desautres leur rappelle leurs fautes et leurs crimes. De plus,l’horreur qu’inspirent les méchants est un juste châtiment poureux, et sert d’avertissement à ceux qui seraient tentés de lesimiter. Au reste, ce que j’avais souhaité arriva : un matind’hiver, on trouva la Mathive morte sur un chemin entre Martillatet Prisse, et à moitié mangée par les loups.

Puisque j’ai nommé ce fameux Guilhemtout à l’heure, j’en dirai encore ceci que, peu de temps après lamort de la Mathive, il fut condamné aux galères à perpétuité pouravoir, un soir de foire à Ladouze, assommé et dévalisé un marchandde cochons de Thenon, sur la grande route, à laCroix-de-Ruchard : ainsi devait-il finir.

Tout ça est loin maintenant. J’ai àcette heure quatre-vingt-dix ans, et ces choses, quoique un peuobscurcies dans les brumes du passé, me remontent parfois à lamémoire. Comme tous les vieux, j’aime à raconter de vieilleshistoires, et je le fais trop longuement sans doute, d’autantqu’elles ne sont pas toujours gaies. Pourtant, dans le village del’Herm, où je demeure présentement, les gens ne le trouventpas ; mais c’est qu’ils sont accoutumés à ouïr des contesinterminables, pendant les longues veillées d’hiver. Quoique jeleur narre bien tout par le menu, ainsi qu’il m’en souvient, il yen a qui trouvent que je ne m’explique pas assez, et demandentencore ceci ou cela : ils voudraient savoir de quel poil étaitmon chien et l’âge de notre défunte chatte.

J’ai eu treize enfants, mâles oufemelles. On dit que ce nombre de treize porte malheur ; moi,je ne m’en suis jamais aperçu. Il ne nous en est pas mort un seul,ce qui est une chose rare et quasi extraordinaire. Mais, nésrobustes et nourris au milieu des bois, dans un pays santeux, ilsétaient à l’abri de ces maladies qui courent les villes et lesbourgs, où l’on est trop tassé. Si je dis que j’ai eu tant dedroles, ça n’est pas pour me vanter, il n’y a pas de quoi, car leshommes ne souffrent pas pour les avoir : c’est les pauvresfemmes qui en ont tout le mal, et aussi la peine de les élever. Lamienne avait vingt ans quand nous nous sommes mariés, et de là enavant, jusque vers cinquante ans, elle n’a cessé d’en avoir unentre les bras, qu’elle posait à terre lorsque l’autre arrivait. Jedirai franchement que sur la fin j’en avais un peu perdu lecompte : car, un soir de carnaval, en soupant, je m’amusais àles nombrer, et je n’en trouvais que onze.

– Et la Jeannette qui est là-bas,mariée au Moustier, dit ma femme, est-ce qu’elle estbâtarde ?

– C’est ma foi vrai ! je n’ypensais plus ; mais ça ne fait toujours quedouze ?

Alors elle alla prendre dans le lit lepetit dernier et me le présenta :

– Et celui-là, donc, tu ne leconnais pas ?

– Ah ! le pauvre ! jel’oubliais.

Et, prenant le petit enfançon qui meriait, je l’embrassai et je le fis un peu danser en l’air ;après quoi, je lui donnai à téter une petite goutte de vin dans monverre.

Et cependant, les autres droles quiétaient là autour de la table s’égayaient de voir que le père neretrouvait plus sa treizaine d’enfants.

En ce temps-là, il y en avait de mariés,garçons et filles, d’autres partis à travailler hors de la maison,de manière qu’il n’était pas bien étonnant d’en oublierquelqu’un : oui, seulement ma femme disait que le carnaval enétait la cause.

C’est bien sûr que si l’homme n’a pas lemal de faire et d’élever les enfants, il lui faut affaner pour lesnourrir et entretenir, ce qui n’est pas peu de chose, surtoutlorsqu’il y en a tant. Pourtant, Dieu merci, je ne leur ai paslaissé manquer le pain, ce qui n’a pas été sans bûcher dur :mais quoi ! nous sommes faits pour ça, je ne m’en plainspas.

On pense bien qu’avec cette troupe dedroles je ne pouvais pas devenir riche : aussi, dans toute mavie, je n’ai pas eu cinquante écus devant moi, content tout demême, pourvu qu’au jour la journée il y eût chez nous pour acheterun sac de blé. Aussi l’héritage que je laisserai ne sera pasgros : il y aura en tout et pour tout la maison des Âges avectrois journaux de pays autour ; l’ensemble acheté quarantepistoles, et un louis d’or pour les épingles de la dame, et payépeu à peu par pactes de cinquante francs à la Saint-Jean et à laNoël.

Je n’étais donc pas riche de bien, maisseulement riche en enfants ; et quand j’y songe, je trouve quej’ai été mieux partagé. Je préfère laisser après moi beaucoupd’enfants que beaucoup de terres ou d’argent. On me dira que, quandje serai mort, ça me fera une belle jambe : j’enconviens ! En attendant, je suis réjoui dès maintenant de voirfoisonner tous ces petits et arrière-petits-enfants venus de moi.Pour le coup, j’en ai tout à fait perdu le compte, ou, pour mieuxdire, je ne l’ai jamais su. Et puis, il faut que je l’avoue, il y adans cette affaire quelque chose que j’estime haut : c’est lecontentement d’avoir fait mon devoir d’homme et de bon citoyen.C’est une chose à laquelle on ne pense guère maintenant,malheureusement ; mais j’ai ouï conter qu’il y avait autrefoisdes peuples où celui qui n’avait pas d’enfants en était mésestimé,et où le citoyen qui en avait le plus passait devant lesautres ; aujourd’hui on dit que c’est un imbécile. Les gens,principalement ceux qui sont fortunés, aiment mieux n’avoir qu’unenfant et le faire riche. Pourtant, c’est une chose assez connueque les enfants des riches en valent moins. C’est une mauvaisecondition que d’entrer dans la vie ayant tout à souhait : çafait perdre tout nerf et tout ressort, ou ça empêche d’en acquérir.Aussi voit-on dégénérer les familles riches. Il y a sans doute desexceptions, mais elles sont rares.

Mais je m’attarde, il est temps d’enfinir. Voici dix ans que ma pauvre femme est morte, et, depuis cetemps-là, j’ai laissé la maison des Âges à l’aîné, qui s’arrangeraavec ses frères et sœurs, et je suis venu demeurer à l’Herm, chezun autre de mes garçons. Ça fut un coup bien dur que de me séparerde celle avec qui j’avais vécu si longtemps, sans une heure dedéplaisir, car c’était une femme bonne, dévouée et vaillante plusqu’on ne peut dire ; mais les bons comme les méchants sontsujets à la mort.

Après ça, il m’est arrivé un autremalheur, qui est que, voici tantôt deux ans à Notre-Dame d’août, jesuis devenu aveugle presque tout d’un coup. Moi qui allais encoregarder la chèvre le long des chemins, je ne suis plus bon àrien ; il me faut la main de ma nore ou celle de ma petiteCharlotte pour me mener asseoir à une bonne place à l’abri du ventet me chauffer au soleil d’hiver. Si ce n’était ça, j’ai encoretoute ma tête, et mes jambes sont bonnes. Lorsque ma petite-filleme tient compagnie, j’ai assez à faire à lui répondre, car elle necesse de me faire des questions sur ceci ou ça, comme on sait quec’est l’habitude des petits droles qui veulent tout savoir. Mais,des fois, elle me laisse pour aller s’amuser avec d’autres enfantsdu village, et alors je reste seul, à moins que notre plus prochevoisine, la vieille Peyronne, ne se vienne seoir près de moi ;malgré ça nous ne tenons pas grande conversation, car elle estsourde comme un pot.

Quand je suis ainsi tout seul, ausoleil, ou bien l’été à l’ombre d’un vieux noyer grollier* restédebout aux abords des fossés du château, je rumine mes souvenirs etje sonde ma conscience. Je songe à tout ce que j’ai fait, àl’incendie de la forêt, à celui du château et, après avoir tournéet retourné les choses dans tous les sens, après avoir bien examinétoutes les circonstances, je me trouve excusable, comme ont faitles braves messieurs du jury. Il n’y a que les deux chiens du comteque je regrette d’avoir fait étrangler avec mes setons, car lespauvres bêtes n’en pouvaient mais. Pour tout le reste, je rendaisguerre pour guerre et je ne faisais que me défendre, et les mienset tous, contre la malfaisance odieuse et les méchancetéscriminelles du comte de Nansac : je n’ai donc pas deremords.

Dans le village et partout on en juge demême, sans doute, car les gens m’affectionnent et me respectentcomme étant celui qui les a délivrés d’une tyrannie insupportable.Sans y penser, j’ai fait le bonheur du pays d’une autremanière : car, lorsque la terre du comte a été mise en venteau tribunal, la bande noire l’a achetée pour la revendre au détail.Alors les gens de l’Herm, de Prisse et des autres villages alentouront regardé dans les vieilles chausses cachées sous clef au fonddes tirettes, et ont acquis terres, prés, bois, vignes, à leurconvenance, payant partie comptant, partie à pactes. Ça a changé lepays du tout au tout. Ainsi, à l’Herm et à Prisse, il n’y avaitautrefois que deux ou trois chétifs propriétaires ; tout lereste, c’étaient des métayers, des bordiers, des tierceurs, desjournaliers, tous vivant misérablement, point libres, jamais sûrsdu lendemain qui dépendait des caprices méchants du comte et de lacoquinerie de Laborie et autres. Les fils et petits-fils de cespauvres gens qui n’osaient pas tant seulement lever la tête, parmanière de dire ; qui étaient épeurés comme des belettes, tantles avait écrasés cette famille maudite, sont maintenant de bonspaysans, maîtres chez eux, qui ne craignent rien et ont conscienced’être des hommes. C’est là une conséquence qui n’est pas petite etd’où il faut conclure que la grande propriété est le fléau dupaysan et la ruine d’un endroit. Mais il y en a encore une autrebien grande qui est que, en outre de l’aisance, de la sécurité etde l’indépendance, la disparition du comte a rendu aux gensconfiance dans la justice. Auparavant, lorsqu’ils étaientabandonnés, par les autorités et les gens en place, aux vexationset à la cruelle tyrannie de cet homme, ils disaientcommunément : « Il n’y a pas de justice pour lespauvres ! » Lui parti, ils ont commencé à la connaître età la respecter. Aujourd’hui, grâce à d’autres que le pauvreJacquou, ils savent qu’elle est pour tous, et celui qui est lésésait bien en user. Il y en a même qui n’en usent que trop, parcequ’ils plaident pour rien, pour un mouton écorné, pour une pouledans un jardin. C’est un peu notre maladie, d’ailleurs, commedisait le chevalier :

Les juifs se ruinent en Pâques, lesMaures en noces, les chrétiens en procès.

Mais au moins nos gens, dont je parle,n’en sont pas réduits, comme nous le fûmes jadis, à se fairejustice eux-mêmes, ce qui est une mauvaise chose.

La comparaison du passé et du présentnous enseigne que les gens ne se révoltent qu’à la dernièreextrémité, par l’excès de la misère, et de désespoir de ne pouvoirobtenir justice. Aussi ces grands soulèvements de paysans, sicommuns autrefois, sont devenus de plus en plus rares, etfinalement ont disparu, maintenant que chacun, pour petit qu’ilsoit, peut recourir à la loi qui nous protège tous. Pour moi, j’aila foi que je suis le dernier croquant du Périgord.

Longue vie ne diminue pas les peines,dit-on ; pourtant, comme on peut le voir, ma vieillesse estplus heureuse que ma jeunesse. Les gens de l’Herm sont quasi fiersde moi ; et, lorsqu’il vient des messieurs visiter les ruinesdu château, s’ils demandent chose ou autre à ce propos, on leurrépond :

– Le vieux Jacquou vous dirait toutça ; il sait mieux que personne les choses anciennes de l’Hermet de la Forêt Barade, car il est le plus vieux du pays, et c’estlui qui a fait brûler le château.

Et lors, quelquefois, on me vientquérir, et, assis sur une grosse pierre, dans la cour pleine dedécombres et envahie par les herbes sauvages, je leur conte monhistoire. Un de ces visiteurs, qui est venu deux ou trois fois àl’exprès, m’a dit qu’il la mettrait par écrit, telle que je la luiai contée. Je ne sais s’il le fera, mais il ne m’en chaut :comme je le lui ai dit, je ne suis plus à l’âge où l’on aime àentendre parler de soi.

Ainsi ma vie achève de s’écoulerdoucement, en paix avec moi-même, aimé des miens, estimé de mesvoisins, bien voulu de tout le monde. Et, dans une pleine quiétuded’esprit, demeuré le dernier de tous ceux de mon temps, rassasié dejours – comme la lanterne des trépassés du cimetière d’Atur, jereste seul dans la nuit, et j’attends la mort.

Glossaire des expressions et motspérigordins contenus dans le texte

AFFANER : travailler durement maishonnêtement dans sa besogne quotidienne.

BADANT : bouche bée.

BAILLARGE : orged’hiver.

BARBOTTE : insecte,bestiole.

BOÛT (lorsqu’il eut pris le) :lorsqu’il eut commencé à bouillir, aux premiersbouillons.

BRIN DE VÎME : brind’osier.

ÇA ME FAISAIT CRÈME : cette idée neme plaisait guère.

CAMPANER : les clochessonnaient dans leur clocher (du bas latincampanile).

CASSÉ (il n’est pas) : il n’est pasrompu aux usages du pays.

CHALEL : populaire lampe à huile del’ancien Périgord ; en fer ou en cuivre.

CHENAILLE : des gens de peu devaleur, presque comme des bêtes.

CHENASSIER : paillard, libertin debas étage.

CHOINES : petits pains defantaisie.

CIME DES TERMES (la) : sommet d’unebutte, d’un ressaut de terrain.

CLAMPASSES : commères, grandesbavardes.

CLEF-TORTE : crochet à usage declef servant à manœuvrer un verrou.

CONTRE-HÂTIERS : grands chenets decuisine pourvus de crochets.

DAIL : la faux.

DESTOURBIER (sans point de) : sanschanger en quoi que ce soit.

DOULAIT (se) : souffraitprofondément.

DROLE (sans accent circonflexe sur leO) : enfant déjà grandet, garçon ou fille.

ENGLAUDÉ : au sens propre,englué ; ici, trompé, dupé à la manière de l’oiseaupris au moyen de la glu.

ÉRENÉS : littéralement : quiont les reins brisés ; ici, au dos perclus par lesrhumatismes.

FLÂTRAIENT (se) : se cachaient enrampant.

GAZINERIES : au sens commun,hors-d’œuvre, amusements de bouche ; ici, petits travaux pourtuer le temps.

GINGLEMENTS : grincements oupetites plaintes.

GROLLIER : rabougri, affaibli parl’âge.

HÂTELETS : petites broches servantà fixer les grosses pièces à rôtir sur les grandesbroches.

LABRI (un chien) : un chien deberger (déformé probablement à partir de « un chien de labrie »).

MÉTIVES : moissons.

MILLAS : millas ou millassous,gâteaux de maïs.

MAUVES : bas-fonds humides,marais.

OULE : marmite ventrue à cuire leschâtaignes.

PAILLADE : litière depaille.

PORTAGE : la manière de se porter,des nouvelles de la santé.

PORTE-FAIGNANT : endroit de lacharrette où s’asseoit à l’occasion le charretier lorsqu’il estfatigué.

RAMENTEVAIS (je me) : je retrouvaisen mon esprit.

ROSIÈRES : buissonsd’églantines.

SANTEUSE : pleine de santé,vigoureuse.

TAILLANT : fort instrument à lamelarge pour couper le pain, taille-soupe.

TAILLONS (couper le pain à) :tranches, couper le pain en tranches. On dit « tailler lasoupe » pour « couper des tranches de pain qui entrerontdans la soupe ».

TUQUET : tertre.

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