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Jean-François-les-bas-bleus et autres Contes

Charles Nodier

JEAN-FRANÇOIS-LES-BAS-BLEUS

ET AUTRES CONTES

1832

PRÉFACE.

Depuis plus cinquante ans que je subis l’ennui de la vie réelle, je n’ai trouvé aux soucis qui la dévorent qu’une compensation de quelque valeur ; c’est d’entendre des Contes ou d’en composer soi-même. Aussi, en sage dispensateur de mon temps, ne me suis-je guère, occupé d’autre chose, et si j’avais été plus libre, j’en aurais fait davantage ; mais quoi ? il n’est donné à personne d’être toujours heureux à sa guise ; il faut vivre.

La confession que je viens de faire n’est pas tout-à-fait une marque de mon humilité ; j’ai presque peur qu’elle ne trahisse même un secret orgueil dont je voudrais bien être exempt. C’est que je doute en vérité que les natures élevées s’accommodent de bonne foi du positif absurde que la société nous a fait. L’idéal, voilà leur domaine, et si ce n’est errer de le croire, j’ai du moins ce rapport avec elles. Cette hypothèse n’est pas modeste.

Quoi qu’il en soit, je ne préfère rien à la lecture des Contes, moins les contes de ma façon, dont je ne recommande la lecture à personne. Quand le progrès du progrès aura rendu la conflagration des bibliothèques inévitables, car la quintessence de tous les livres se trouvera nécessairement dans la charte de la perfectibilité, comme elle était dans l’Alcoran, je ne demanderai grâce que pour le Chat Botté, le Chaperon, Peau-d’Âne, et les Mille et Une Nuits ; il ne faut rien de plus en littérature pour le bien-être moral d’un peuple intelligent et sensible. On pourrait excepter Homère en faveur de l’Odyssée, mais il faudrait être impitoyable pour l’Histoire, car il y a, quoiqu’on en dise, des vérités dans l’Histoire : les dates et les noms propres.

J’ai déjà dit que je n’avais pas composé autant de Contes que je l’aurais voulu ; Dieu m’a refusé ces loisirs ; et cependant, le nombre de ceux que j’ai mis en prose ou en vers est presque incalculable ; il décuplerait sans peine le fatras qu’un libraire euphémiste a la politesse d’appeler mes Œuvres complètes. Mais une fois que la démangeaison d’écrire était satisfaite, je me souciais peu de l’œuvre qu’elle avait produite, parce que je n’imaginais pas qu’on s’avisât jamais de la donner au public ; je le croyais plus difficile. Ce volume ne s’est donc formé que de lambeaux égarés partout comme les feuilles volantes de la Sibylle, et quiconque se sera intrépidement résigné à lire ce qui reste, n’aura pas de peine à croire que le meilleur est perdu. C’est grand dommage pour les bonnes d’enfants.

Je prie donc messieurs les journalistes d’être convaincus d’avance que cette publication n’est pas une de celles dont la société sentait impérieusement le besoin, et qui placent toutes les semaines quelque auteur nouvellement éclos au rang de nos premiers prosateurs. Tant d’honneurs ne sont faits ni pour mes contes ni pour moi. Je serai assez fier de leur destinée, si on daigne les admettre sur la dernière tablette d’une bibliothèque ad usum adolescentulorum, fort au-dessous de l’aimable madame d’Aulnoy et du tendre M. Berquin ; mon respect pour la langue et pour les mœurs me permet du moins cette ambition ; mais toute place m’y sera bonne, pourvu qu’on me tienne à une grande distance de Charles Perrault ; ce génie-là m’épouvante.

Si toutefois quelque nouvel Aristarque s’avise de venger un jour mes écrits de la témérité des rhapsodes typographiques, dans une édition ordonnée avec plus de soin, je le préviens que les deux ou trois contes dont on a bourré, ob exiguitatem tomi, le volume qui contient Mademoiselle de Marsan, seront placés dans celui-ci d’une manière beaucoup plus convenable. Cette indication n’est pas de grande importance, car elle est seulement fondée sur la supposition qu’où réimprimera mes Œuvres complètes, mais pourquoi ne les réimprimerait-on pas ? On les a bien imprimées !

JEAN-FRANÇOIS-LES-BAS-BLEUS.

Le fantastique est un peu passé de mode, et il n’y a pas de mal. L’imagination abuse trop facilement des ressources faciles ; et puis ne fait pas du bon fantastique qui veut. La première condition essentielle pour écrire une bonne histoire fantastique, ce serait d’y croire fermement, et personne ne croit à ce qu’il invente. Il arrive aussi bientôt qu’une combinaison d’effets trop arrangés, un jeu trop recherché de la pensée, un trait maladroitement spirituel, viennent trahir le sceptique dans le récit du conteur, et l’illusion s’évanouit. C’est le joueur de gobelets qui a laissé rouler ses muscades, ou le machiniste qui a laissé voir ses ficelles. Tout disparaît à la fois, comme derrière le rideau prosaïque et désenchanteur des ombres chinoises. Vous avez vu ce que vous ayez vu. Le nécromancien, dépouillé de sa barbe et de son bonnet pointu, se recommande à vos visites, si vous êtes content, et il ne vous y reprendra guère pour peu que vous soyez de mon goût, car il n’y a rien de plus sot qu’une illusion finie. Envoyez-lui vos connaissances. Voilà tout ce que vous lui devez.

Je n’écrirai de ma vie une histoire fantastique, on peut m’en croire, si je n’ai en elle une foi aussi sincère que dans les notions les plus communes de ma mémoire, que dans les faits les plus journaliers de mon existence ; et je ne crois pas pour ceci rien devoir en intelligence et en raison aux esprits forts qui nient absolument le fantastique. Je diffère d’eux, à la vérité, par une certaine manière de voir, de sentir et de juger, mais ils diffèrent ainsi de moi, et je ne me crois obligé par aucun défaut public et reconnu d’organisation à soumettre les perceptions intimes de mes sens et de ma conscience au caprice d’une autorité frondeuse, qui n’a peut-être de motif pour contester qu’une présomptueuse ignorance. L’Amérique était un monde fantastique avant Christophe Colomb.

Amenez-moi un homme sans instruction, mais sûr de lui comme le sont tous les sots, qui a d’accident une paillette de fer dans l’œil : « Mon ami, lui dirais-je, on trouve au mont Sipyle, dans l’Asie-Mineure (c’est bien loin d’ici), une pierre extraordinaire qui guérirait sur-le-champ votre œil malade et enflammé, si vous pouviez la regarder de près. C’est quelque chose de fort mystérieux, et qui ne saurait s’expliquer, si ce n’est parce que Dieu l’a permis de la sorte ; mais il n’y a que cette pierre qui puisse vous soulager.

— Vous me la donnez belle, me répondrait-il en colère, avec votre pierre du mont Sipyle ! Contes de bonne femme que cela ! misérable amusette de charlatan !… »

J’ai supposé que cet homme était sot. C’est déjà plus de la moitié d’un philosophe.

« Le hasard, répondrais-je alors, permet qu’au temps de mes voyages lointains, j’aie fait enchâsser un fragment de cette pierre dans le chaton de la bague que voici, et nous sommes en mesure d’éprouver sa vertu. » – J’approcherais alors de l’endroit douloureux la pierre du mont Sipyle, et le corps étranger volerait vers elle, car la pierre du mont Sipyle, c’est l’aimant. L’aimant a des propriétés fantastiques pour ceux qui ne les ont pas essayées. Il en est ainsi de mille autres puissances naturelles, qu’un petit nombre d’hommes connaissent, et d’une multitude infinie de merveilles plus occultes encore, que personne ne connaît.

Après cela, madame, je suis prêt, si cela vous convient le moins du monde, à vous raconter une histoire fantastique où je vous promets de ne rien mettre du mien. Vous en jugerez comme il vous plaira.

En 1793, il y avait à Besançon un idiot, un monomane, un fou, dont tous ceux de mes compatriotes qui ont eu le bonheur ou le malheur de vivre autant que moi se souviennent comme moi. Il s’appelait Jean-François Touvet, mais beaucoup plus communément, dans le langage insolent de la canaille et des écoliers, Jean-François les Bas-Bleus, parce qu’il n’en portait jamais d’une autre couleur. C’était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, si je ne me trompe, d’une taille haute et bien prise, et de la plus noble physionomie qu’il soit possible d’imaginer. Ses cheveux noirs et touffus sans poudre, qu’il relevait sur son front, ses sourcils épais, épanouis et fort mobiles, ses grands yeux, pleins d’une douceur et d’une tendresse d’expression que tempérait seule une certaine habitude de gravité, la régularité de ses beaux traits, la bienveillance presque céleste de son sourire, composaient un ensemble propre à pénétrer d’affection et de respect jusqu’à cette populace grossière qui poursuit de stupides risées la plus touchante des infirmités de l’homme : « C’est Jean-François les Bas-Bleus, disait-on en se poussant du coude, qui appartient à une honnête famille de vieux Comtois, qui n’a jamais dit ni fait de mal à personne, et qui est, dit-on, devenu fou à force d’être savant. Il faut le laisser passer tranquille pour ne pas le rendre plus malade. »

Et Jean-François les Bas-Bleus passait en effet sans avoir pris garde à rien ; car cet œil que je ne saurais peindre n’était jamais arrêté à l’horizon, mais incessamment tourné vers le ciel, avec lequel l’homme dont je vous parle (c’était un visionnaire) paraissait entretenir une communication cachée, qui ne se faisait connaître qu’au mouvement perpétuel de ses lèvres.

Le costume de ce pauvre diable était cependant de nature à égayer les passants et surtout les étrangers. Jean-François était le fils d’un digne tailleur de la rue d’Anvers, qui n’avait rien épargné pour son éducation, à cause des grandes espérances qu’il donnait, et parce qu’on s’était flatté d’en faire un prêtre, que l’éclat de ses prédications devait mener un jour à l’épiscopat. Il avait été en effet le lauréat de toutes ses classes, et le savant abbé Barbélenet, le sage Quintilien de nos pères, s’informait souvent dans son émigration de ce qu’était devenu son élève favori ; mais on ne pouvait le contenter, parce qu’il n’apparaissait plus rien de l’homme de génie dans l’état de déchéance et de mépris où Jean-François les Bas-Bleus était tombé. Le vieux tailleur, qui avait beaucoup d’autres enfants, s’était donc nécessairement retranché sur les dépenses de Jean-François, et bien qu’il l’entretînt toujours dans une exacte propreté, il ne l’habillait plus que de quelques vêtements de rencontre que son état lui donnait occasion d’acquérir à bon marché, ou des mise-bas de ses frères cadets, réparées pour cet usage. Ce genre d’accoutrement, si mal approprié à sa grande taille, qui l’étriquait dans une sorte de fourreau prêt à éclater, et qui laissait sortir des manches étroites de son frac vert plus de la moitié de l’avant-bras, avait quelque chose de tristement burlesque. Son haut-de-chausses, collé strictement à la cuisse, et soigneusement, mais inutilement tendu, rejoignait à grand’peine aux genoux les bas-bleus dont Jean-François tirait son surnom populaire. Quant à son chapeau à trois cornes, coiffure fort ridicule pour tout le monde, la forme qu’il avait reçue de l’artisan, et l’air dont Jean-François le portait, en faisaient sur cette tête si poétique et si majestueuse un absurde contre-sens. Je vivrais mille ans que je n’oublierais ni la tournure grotesque ni la pose singulière du petit chapeau à trois cornes de Jean-François les Bas-Bleus.

Une des particularités les plus remarquables de la folie de ce bon jeune homme, c’est qu’elle n’était sensible que dans les conversations sans importance, où l’esprit s’exerce sur des choses familières. Si on l’abordait pour lui parler de la pluie, du beau temps, du spectacle, du journal, des causeries de la ville, des affaires du pays, il écoutait avec attention et répondait avec politesse ; mais les paroles qui affluaient sur ses lèvres se pressaient si tumultueusement qu’elles se confondaient, avant la fin de la première période, en je ne sais quel galimatias inextricable, dont il ne pouvait débrouiller sa pensée. Il continuait cependant, de plus en plus inintelligible, et substituant de plus en plus à la phrase naturelle et logique de l’homme simple le babillage de l’enfant qui ne sait pas la valeur des mots, ou le radotage du vieillard qui l’a oubliée.

Et alors on riait ; et Jean-François se taisait sans colère, et peut-être sans attention, en relevant au ciel ses beaux et grands yeux noirs, comme pour chercher des inspirations plus dignes de lui dans la région où il avait fixé toutes ses idées et tous ses sentiments.

Il n’en était pas de même quand l’entretien se résumait avec précision en une question morale et scientifique de quelque intérêt. Alors les rayons si divergents, si éparpillés de cette intelligence malade se resserraient tout à coup en faisceau, comme ceux du soleil dans la lentille d’Archimède, et prêtaient tant d’éclat à ses discours, qu’il est permis de douter que Jean-François eût jamais été plus savant, plus clair et plus persuasif dans l’entière jouissance de sa raison. Les problèmes les plus difficiles des sciences exactes, dont il avait fait une étude particulière, n’étaient pour lui qu’un jeu, et la solution s’en élançait si vite de son esprit à sa bouche, qu’on l’aurait prise bien moins pour le résultat de la réflexion et du calcul, que pour celui d’une opération mécanique, assujettie à l’impulsion d’une touche ou à l’action d’un ressort. Il semblait à ceux qui l’écoutaient alors, et qui étaient dignes de l’entendre, qu’une si haute faculté n’était pas payée trop cher au prix de l’avantage commun d’énoncer facilement des idées vulgaires en vulgaire langage ; mais c’est le vulgaire qui juge, et l’homme en question n’était pour lui qu’un idiot en bas bleus, incapable de soutenir la conversation même du peuple. Cela était vrai.

Comme la rue d’Anvers aboutit presque au collège, il n’y avait pas de jour où je n’y passasse quatre fois pour aller et pour revenir ; mais ce n’était qu’aux heures intermédiaires, et par les jours tièdes de l’année qu’éclairait un peu de soleil, que j’étais sûr d’y trouver Jean-François, assis sur un petit escabeau, devant la porte de son père, et déjà le plus souvent enfermé dans un cercle de sots écoliers, qui s’amusaient du dévergondage de ses phrases hétéroclites. J’étais d’assez loin averti de cette scène par les éclats de rire de ses auditeurs, et quand j’arrivais, mes dictionnaires liés sous le bras, j’avais quelquefois peine à me faire jour jusqu’à lui ; mais j’y éprouvais toujours un plaisir nouveau, parce que je croyais avoir surpris, tout enfant que j’étais, le secret de sa double vie, et que je me promettais de me confirmer encore dans cette idée à chaque nouvelle expérience.

Un soir du commencement de l’automne qu’il faisait sombre, et que le temps se disposait à l’orage, la rue d’Anvers, qui est d’ailleurs peu fréquentée, paraissait tout à fait déserte, à un seul homme près. C’était Jean-François assis, sans mouvement et les yeux au ciel, comme d’habitude. On n’avait pas encore retiré son escabeau. Je m’approchai doucement pour ne pas le distraire ; et, me penchant vers son oreille, quand il me sembla qu’il m’avait entendu : — Comme te voilà seul, lui dis-je sans y penser ; car je ne l’abordais ordinairement qu’au nom de l’aoriste ou du logarithme, de l’hypoténuse ou du trope, et de quelques autres difficultés pareilles de ma double étude. Et puis, je me mordis les lèvres en pensant que cette réflexion niaise, qui le faisait retomber de l’empyrée sur la terre, le rendait à son fatras accoutumé, que je n’entendais jamais sans un violent serrement de cœur.

— Seul ! me répondit Jean-François en me saisissant par le bras. Il n’y a que l’insensé qui soit seul, et il n’y a que l’aveugle qui ne voie pas, et il n’y a que le paralytique dont les jambes défaillantes ne puissent pas s’appuyer et s’affermir sur le sol…

Nous y voilà, dis-je en moi-même, pendant qu’il continuait à parler en phrases obscures, que je voudrais bien me rappeler, parce qu’elles avaient peut-être plus de sens que je ne l’imaginais alors. Le pauvre Jean-François est parti, mais je l’arrêterai bien. Je connais la baguette qui le tire de ses enchantements.

— Il est possible, en effet, m’écriai-je, que les planètes soient habitées, comme l’a pensé M. de Fontenelle, et que tu entretiennes un secret commerce avec leurs habitants, comme M. le comte de Gabalis ? Je m’interrompis avec fierté après avoir déployé une si magnifique érudition.

Jean-François sourit, me regarda de son doux regard, et me dit : — Sais-tu ce que c’est qu’une planète ?

— Je suppose que c’est un monde qui ressemble plus ou moins au nôtre.

— Et ce que c’est qu’un monde, le sais-tu ?

— Un grand corps qui accomplit régulièrement de certaines révolutions dans l’espace.

— Et l’espace, t’es-tu douté de ce que ce peut être ?

— Attends, attends, repris-je, il faut que je me rappelle nos définitions… L’espace ? un milieu subtil et infini, où se meuvent les astres et les mondes.

— Je le veux bien. Et que sont les astres et les mondes relativement à l’espace ?

— Probablement de misérables atomes, qui s’y perdent comme la poussière dans les airs.

— Et la matière des astres et des mondes, que penses-tu qu’elle soit auprès de la matière subtile qui remplit l’espace ?

— Que veux-tu que je te réponde ?… il n’y a point d’expression possible pour comparer des corps si grossiers à un élément si pur.

— À la bonne heure ! Et tu comprendrais, enfant, que le Dieu créateur de toutes choses, qui a donné à ces corps grossiers des habitants imparfaits sans doute, mais cependant animés, comme nous le sommes tous deux, du besoin d’une vie meilleure, eût laissé l’espace inhabité ?…

— Je ne le comprendrais pas ! répliquai-je avec élan. Et je pense même, qu’ainsi que nous l’emportons de beaucoup en subtilité d’organisation sur la matière à laquelle nous sommes liés, ses habitants doivent l’emporter également sur la subtile matière qui les enveloppe ! Mais, comment pourrais-je les connaître ?

— En apprenant à les voir, répondit Jean-François qui me repoussait de la main avec une extrême douceur.

Au même instant, sa tête retomba sur le dos de son escabelle à trois marches ; ses regards reprirent leur fixité, et ses lèvres leur mouvement.

Je m’éloignai par discrétion. J’étais à peine à quelques pas quand j’entendis derrière moi son père et sa mère qui le pressaient de rentrer, parce que le ciel devenait mauvais. Il se soumettait comme d’habitude à leurs moindres instances ; mais son retour au monde réel était toujours accompagné de ce débordement de paroles sans suite qui fournissait aux manants du quartier l’objet de leur divertissement accoutumé.

Je passai outre en me demandant s’il ne serait pas possible que Jean-François eût deux âmes, l’une qui appartenait au monde grossier où nous vivons, et l’autre qui s’épurait dans le subtil espace où il croyait pénétrer par la pensée. Je m’embarrassai un peu dans cette théorie, et je m’y embarrasserais encore.

J’arrivai ainsi auprès de mon père, plus préoccupé, et surtout autrement préoccupé que si la corde de mon cerf-volant s’était rompue dans mes mains, ou que ma paume lancée à outrance fût tombée de la rue des Cordeliers dans le jardin de M. de Grobois. Mon père m’interrogea sur mon émotion, et je ne lui ai jamais menti.

— Je croyais, dit-il, que toutes ces rêveries (car je lui avais raconté sans en oublier un mot ma conversation avec Jean-François les Bas-Bleus) étaient ensevelies pour jamais avec les livres de Swedenborg et de Saint-Martin, dans la fosse de mon vieil ami Cazotte ; mais il paraît que ce jeune homme, qui a passé quelques mois à Paris, s’y est imbu des mêmes folies. Au reste, il y a une certaine finesse d’observation dans les idées que son double langage t’a suggérées, et l’explication que tu t’en es faite ne demande qu’à être réduite à sa véritable expression. – Les facultés de l’intelligence ne sont pas tellement indivisibles qu’une infirmité du corps et de l’esprit ne puisse les atteindre séparément. Ainsi, l’altération d’esprit que le pauvre Jean-François manifeste dans les opérations les plus communes de son jugement peut bien ne s’être pas étendue aux propriétés de sa mémoire, et c’est pourquoi il répond avec justesse quand on l’interroge sur les choses qu’il a lentement apprises et difficilement retenues, tandis qu’il déraisonne sur toutes celles qui tombent inopinément sous ses sens, et à l’égard desquelles il n’a jamais eu besoin de se prémunir d’une formule exacte. Je serais bien étonné si cela ne s’observait pas dans la plupart des fous, mais je ne sais si tu m’as compris.

— Je crois vous avoir compris, mon père, et je rapporterais dans quarante ans vos propres paroles.

— C’est plus que je ne veux de toi, reprit-il en m’embrassant. Dans quelques années d’ici, tu seras assez prévenu par des études plus graves contre des illusions qui ne prennent d’empire que sur de faibles âmes ou des intelligences malades. Rappelle-toi seulement, puisque tu es si sûr de tes souvenirs, qu’il n’y a rien de plus simple que les notions qui se rapprochent du vrai, et rien de plus spécieux que celles qui s’en éloignent.

— Il est vrai, pensai-je en me retirant de bonne heure, que les Mille et Une Nuits sont incomparablement plus aimables que le premier volume de Bezout ; et qui a jamais pu croire aux Mille et Une Nuits ?

L’orage grondait toujours. Cela était si beau que je ne pus m’empêcher d’ouvrir ma jolie croisée sur la rue Neuve, en face de cette gracieuse fontaine dont mon grand-père l’architecte avait orné la ville, et qu’enrichit une sirène de bronze qui a souvent, au gré de mon imagination charmée, confondu des chants poétiques avec le murmure de ses eaux. Je m’obstinai à suivre de l’œil dans les nues tous ces météores de feu qui se heurtaient les uns contre les autres, de manière à ébranler tous les mondes. – Et quelquefois le rideau enflammé se déchirant sous un coup de tonnerre, ma vue plus rapide que les éclairs plongeait dans le ciel infini qui s’ouvrait au-dessus, et qui me paraissait plus pur et plus tranquille qu’un beau ciel de printemps.

Oh ! me disais-je alors, si les vastes plaines de cet espace avaient pourtant des habitants, qu’il serait agréable de s’y reposer avec eux de toutes les tempêtes de la terre ! Quelle paix sans mélange à goûter dans cette région limpide qui n’est jamais agitée, qui n’est jamais privée du jour du soleil, et qui rit, lumineuse et paisible, au-dessus de nos ouragans comme au-dessus de nos misères ! Non, délicieuses vallées du ciel, m’écriai-je en pleurant abondamment, Dieu ne vous a pas créées pour rester désertes, et je vous parcourrai un jour, les bras enlacés à ceux de mon père !

La conversation de Jean-François m’avait laissé une impression dont je m’épouvantais de temps en temps, la nature s’animait pourtant sur mon passage, comme si ma sympathie pour elle avait fait jaillir des êtres les plus insensibles quelque étincelle de divinité. Si j’avais été plus savant, j’aurais compris le panthéisme. Je l’inventais.

Mais j’obéissais aux conseils de mon père ; j’évitais même la conversation de Jean-François les Bas-Bleus, ou je ne m’approchais de lui que lorsqu’il s’alambiquait dans une de ces phrases éternelles qui semblaient n’avoir pour objet que d’épouvanter la logique et d’épuiser le dictionnaire. Quant à Jean-François les Bas-Bleus, il ne me reconnaissait pas, ou ne me témoignait en aucune manière qu’il me distinguât des autres écoliers de mon âge, quoique j’eusse été le seul à le ramener, quand cela me convenait, aux conversations suivies et aux définitions sensées.

Il s’était à peine passé un mois depuis que j’avais eu cet entretien avec le visionnaire, et, pour cette fois, je suis parfaitement sûr de la date. C’était le jour même où recommençait l’année scolaire, après six semaines de vacances qui couraient depuis le 1er septembre, et par conséquent le 16 octobre 1793. Il était près de midi, et je revenais du collège plus gaiement que n’y étais rentré, avec deux de mes camarades qui suivaient la même route pour retourner chez leurs parents, et qui pratiquaient à peu près les mêmes études que moi, mais qui m’ont laissé fort en arrière. Ils sont vivants tous deux, et je les nommerais sans craindre d’en être désavoué, si leurs noms, que décore une juste illustration, pouvaient être hasardés sans inconvenance dans un récit duquel on n’exige sans doute que la vraisemblance requise aux contes bleus, et qu’en dernière analyse je ne donne pas moi-même pour autre chose.

En arrivant à un certain carrefour où nous nous séparions pour prendre des directions différentes, nous fûmes frappés à la fois de l’attitude contemplative de Jean-François les Bas-Bleus, qui était arrêté comme un terme au plus juste milieu de cette place, immobile, les bras croisés, l’air tristement pensif, et les yeux imperturbablement fixés sur un point élevé de l’horizon occidental. Quelques passants s’étaient peu à peu groupés autour de lui, et cherchaient vainement l’objet extraordinaire qui semblait absorber son attention.

— Que regarde-t-il donc là haut ? se demandaient-ils entre eux. Le passage d’une volée d’oiseaux rares, ou l’ascension d’un ballon ?

— Je vais vous le dire, répondis-je pendant que je me faisais un chemin dans la foule, en l’écartant du coude à droite et à gauche. — Apprends-nous cela, Jean-François, continuai-je ; qu’as-tu remarqué de nouveau ce matin dans la matière subtile de l’espace où se meuvent tous les mondes ?…

— Ne le sais-tu pas comme moi ? répondit-il en déployant le bras, et en décrivant du bout du doigt une longue section de cercle depuis l’horizon jusqu’au zénith. Suis des yeux ces traces de sang, et tu verras Marie-Antoinette, reine de France, qui va au ciel.

Alors les curieux se dissipèrent en haussant les épaules, parce qu’ils avaient conclu de sa réponse qu’il était fou, et je m’éloignai de mon côté, en m’étonnant seulement que Jean-François les Bas-Bleus fût tombé si juste sur le nom de la dernière de nos reines, cette particularité positive rentrant dans la catégorie des faits vrais dont il avait perdu la connaissance.

Mon père réunissait deux ou trois de ses amis à dîner, le premier jour de chaque quinzaine. Un de ses convives, qui était étranger à la ville, se fit attendre assez longtemps.

— Excusez-moi, dit-il en prenant place ; le bruit s’était répandu, d’après quelques lettres particulières, que l’infortunée Marie-Antoinette allait être envoyée en jugement, et je me suis mis un peu en retard pour voir arriver le courrier du 13 octobre. Les gazettes n’en disent rien.

— Marie-Antoinette, reine de France, dis-je avec assurance, est morte ce matin sur l’échafaud peu de minutes avant midi, comme je revenais du collège.

— Ah ! Mon dieu ! s’écria mon père, qui a pu te dire cela ?

Je me troublai, je rougis, j’avais trop parlé pour me taire.

Je répondis en tremblant : c’est Jean-François les Bas-Bleus.

Je ne m’avisai pas de relever mes regards vers mon père. Son extrême indulgence pour moi ne me rassurait pas sur le mécontentement que devait lui inspirer mon étourderie.

— Jean-François les Bas-Bleus ? dit-il en riant. Nous pouvons heureusement nous tranquilliser sur les nouvelles qui nous viennent de ce côté. Cette cruelle et inutile lâcheté ne sera pas commise.

— Quel est donc, reprit l’ami de mon père, ce Jean-François les Bas-Bleus qui annonce les événements à cent lieues de distance, au moment où il suppose qu’ils doivent s’accomplir ? Un somnambule, un convulsionnaire, un élève de Mesmer ou de Cagliostro ?

— Quelque chose de pareil, répliqua mon père, mais de plus digne d’intérêt ; un visionnaire de bonne foi, un maniaque inoffensif, un pauvre fou qui est plaint autant qu’il méritait d’être aimé. Sorti d’une famille honorable, mais peu aisée, de braves artisans, il en était l’espérance et il promettait beaucoup. La première année d’une petite magistrature que j’ai exercée ici était la dernière de ses études ; il fatigua mon bras à le couronner, et la variété de ses succès ajoutait à leur valeur, car on aurait dit qu’il lui en coûtait peu de s’ouvrir toutes les portes de l’intelligence humaine. La salle faillit crouler sous le bruit des applaudissements, quand il vint recevoir enfin un prix sans lequel tous les autres ne sont rien, celui de la bonne conduite et des vertus d’une jeunesse exemplaire. Il n’y avait pas un père qui n’eût été fier de le compter parmi ses enfants, pas un riche, à ce qu’il semblait, qui ne se fût réjoui de le nommer son gendre. Je ne parle pas des jeunes filles, que devaient occuper tout naturellement sa beauté d’ange et son heureux âge de dix-huit à vingt ans. Ce fut là ce qui le perdit ; non que sa modestie se laissât tromper aux séductions d’un triomphe, mais par les justes résultats de l’impression qu’il avait produite. Vous avez entendu parler de la belle Madame de Sainte-A… Elle était alors en Franche-Comté, où sa famille a laissé tant de souvenirs et où ses sœurs se sont fixées. Elle y cherchait un précepteur pour son fils, tout au plus âgé de douze ans, et la gloire qui venait de s’attacher à l’humble nom de Jean-François détermina son choix en sa faveur. C’était, il y a quatre ou cinq ans, le commencement d’une carrière honorable pour un jeune homme qui avait profité de ses études, et que n’égaraient pas de folles ambitions. Par malheur (mais à partir de là, je ne vous dirai plus rien que sur la foi de quelques renseignements imparfaits), la belle dame qui avait ainsi récompensé le jeune talent de Jean-François était mère aussi d’une fille, et cette fille était charmante. Jean-François ne put la voir sans l’aimer ; cependant, pénétré de l’impossibilité de s’élever jusqu’à elle, il paraît avoir cherché à se distraire d’une passion invincible qui ne s’est trahie que dans les premiers moments de sa maladie, en se livrant à des études périlleuses pour la raison, aux rêves des sciences occultes et aux visions d’un spiritualisme exalté ; il devint complètement fou, et renvoyé de Corbeil, séjour de ses protecteurs, avec tous les soins que demandait son état ; aucune lueur n’a éclairci les ténèbres de son esprit depuis son retour dans sa famille. Vous voyez qu’il y a peu de fond à faire sur ses rapports, et que nous n’avons aucun motif de nous en alarmer. –

Cependant on apprit le lendemain que la reine était en jugement, et deux jours après, qu’elle ne vivait plus.

Mon père craignit l’impression que devait me causer le rapprochement extraordinaire de cette catastrophe et de cette prédiction. Il n’épargna rien pour me convaincre que le hasard était fertile en pareilles rencontres, et il m’en cita vingt exemples qui ne servent d’arguments qu’à la crédulité ignorante, la philosophie et la religion s’abstenant également d’en faire usage.

Je partis peu de semaines après pour Strasbourg, où j’allais commencer de nouvelles études. L’époque était peu favorable aux doctrines des spiritualistes, et j’oubliai aisément Jean-François au milieu des émotions de tous les jours qui tourmentaient la société.

Les circonstances m’avaient ramené au printemps. Un matin (c’était, je crois, le 3 messidor), j’étais entré dans la chambre de mon père pour l’embrasser, selon mon usage, avant de commencer mon excursion journalière à la recherche des plantes et des papillons. — Ne plaignons plus le pauvre Jean-François d’avoir perdu la raison, dit-il en me montrant le journal. Il vaut mieux pour lui être fou que d’apprendre la mort tragique de sa bienfaitrice, de son élève, et de la jeune demoiselle qui passe pour avoir été la première cause du dérangement de son esprit. Ces innocentes créatures sont aussi tombées sous la main du bourreau.

— Serait-il possible ! m’écriai-je… – Hélas ! Je ne vous avais rien dit de Jean-François, parce que je sais que vous craignez pour moi l’influence de certaines idées mystérieuses dont il m’a entretenu… – Mais il est mort !

— Il est mort ! reprit vivement mon père ; et depuis quand ?

— Depuis trois jours, le 29 prairial. Il avait été immobile, dès le matin, au milieu de la place, à l’endroit même où je le rencontrai, au moment de la mort de la reine. Beaucoup de monde l’entourait à l’ordinaire, quoiqu’il gardât le plus profond silence, car sa préoccupation était trop grande pour qu’il pût en être distrait par aucune question. À quatre heures enfin, son attention parut redoubler. Quelques minutes après, il éleva les bras vers le ciel avec une étrange expression d’enthousiasme ou de douleur, fit quelques pas en prononçant les noms des personnes dont vous venez de parler, poussa un cri et tomba. On s’empressa autour de lui, on se hâta de le relever, mais ce fut inutilement. Il était mort.

— Le 29 prairial, à quatre heures et quelques minutes ? dit mon père en consultant son journal. C’est bien l’heure et le jour !… – Écoute, continua-t-il après un moment de réflexion, et les yeux fixement arrêtés sur les miens, ne me refuse pas ce que je vais te demander ! – Si jamais tu racontes cette histoire, quand tu seras homme, ne la donne pas pour vraie, parce qu’elle t’exposerait au ridicule.

— Y a-t-il des raisons qui puissent dispenser un homme de publier hautement ce qu’il reconnaît pour la vérité ? répartis-je avec respect.

— Il y en a une qui les vaut toutes, dit mon père en secouant la tête. La vérité est inutile.

BAPTISTE MONTAUBAN.

— Je ne sortirai certainement pas de ces montagnes, dis-je à l’hôtesse en arrivant avec elle sur le pas de la porte, sans avoir vu ce bon M. Dubourg dont vous me parlez. C’était un des plus tendres amis de mon père. Il n’est que sept heures du matin, trois lieues sont bientôt faites quand le temps est beau à souhait, et je peux disposer d’un jour sans préjudice pour mes affaires. Il me saurait mauvais gré de n’avoir pas dîné avec lui en passant, n’est-il pas vrai ?

— Il ne vous le pardonnerait pas, répondit-elle, puisqu’il n’y a pas de semaine qu’il n’envoie prendre des informations de votre arrivée.

— Je ne me pardonnerais pas davantage d’avoir manqué une occasion de vérifier ce que valent mes prophéties. J’ai prédit il y a cinq ans que sa fille Rosalie, qui n’en avait que douze, deviendrait une des piquantes beautés de la province, et je suis curieux de savoir si la petite brunette aux yeux bleus m’a fait mentir.

— Tenez-vous assuré du contraire, s’écria madame Gauthier. On irait à Besançon, et peut-être à Strasbourg (c’était pour madame Gauthier l’équivalent des antipodes), sans rencontrer sa pareille ; et avec cela, élevée comme un charme et sage comme une image ; mais n’allez pas vous y laisser prendre, pour rentrer ici au désespoir, comme vous faisiez du temps de l’autre. Tout gentil que vous êtes, vous pourriez en être cette fois pour vos peines et pour vos soupirs, car voilà déjà bien des mois qu’il est bruit qu’on la marie.

— Diable, diable ! madame Gauthier, vous me prenez toujours pour un jeune homme, quoique j’aie vingt-quatre ans passés, une fortune établie et une position sérieuse. Croyez-vous qu’un avocat stagiaire au barreau de Lons-le-Saulnier se passionne comme un légiste ou comme un clerc d’avoué ?… Rassurez-vous, ma chère dame, et montrez-moi seulement le chemin qu’il faut que je tienne pour parvenir chez M. Dubourg, car j’ignorais même que sa maison de campagne fût si près d’ici.

— Vous ne serez pas embarrassé dans toute la première moitié de la route, répliqua-t-elle. Vous ne perdrez pas un moment le petit sentier bien frayé que vous voyez courir là dans les prés, le long de ce ruisseau bordé de saules ; mais une fois arrivé au pied du coteau qui ferme le Val, ce sera une autre affaire ; vous serez aux bois de Châtillon, qu’il faut traverser pour apercevoir le château, et comme ils ne sont pratiqués que par les bûcherons, qui y ont tracé dans leurs allées et venues bien des chemins qui se croisent, je me suis laissé dire que les gens du pays s’y égaraient quelquefois ; mais il ne manque pas de huttes et de baraques à la rive du bois, et vous n’aurez qu’à hucher pour vous procurer un guide.

Fort pénétré de ces utiles renseignements, je saluai mon hôtesse de la main ; je me mis en route, et je gagnai du pays en faisant des tirades pour le premier acte de ma tragédie, avec la délicieuse et immense préoccupation d’un homme qui se complaît dans ses vers. Aussi j’étais fort loin, au bout d’une heure, du petit sentier bien frayé qui court dans les prés le long d’un ruisseau bordé de saules, et je fus fort heureux, pour retrouver ma direction, que la colline ne se fût pas avisée de la fantaisie, à la vérité assez étrange, de se déranger de sa place.

Après avoir longtemps côtoyé la rive du bois, comme disait madame Gauthier, en suivant inutilement un fourré si épais, que j’aurais à peine compris qu’il pût ouvrir passage à un lièvre poursuivi par les chiens, je fus frappé de la vue d’une petite maison toute blanche, c’est-à-dire assez fraîchement crépie, qui s’adossait au bois comme un oratoire couronné de feuillages, et autour de laquelle se fermait en carré une palissade à treillage fort serré d’où se répandaient de toutes parts des pampres de vignes, de flottantes guirlandes de liseron et de houblon, et des rameaux d’églantier chargés de fleurs. Je fis quelques pas et j’arrivai à l’entrée de ce joli réduit, qui ne paraissait guère propre qu’à loger deux ou trois personnes. Sur un bout de banc joint à la porte du logis, et qui était élevé comme elle d’une marche ou deux au-dessus d’un potager de quelques pieds de surface, il y avait un jeune homme assis. Je pris le temps de le regarder, parce que lui ne me regardait pas. Il était vraisemblablement trop occupé pour s’apercevoir de ma présence.

Je ne dirais pas facilement ce qui, dans ce jeune homme, excita soudainement ma curiosité, mon intérêt, mon affection. Je ne suis pas romanesque, on le sait bien ; mais le lieu, la circonstance, la personne surtout, faisaient naître en moi une foule d’idées mélancoliquement poétiques, dont j’étais presque fâché de faire tort à ma composition. Je finis cependant par y prendre un plaisir très vif et par le goûter en silence.

Ce jeune homme, si absorbé dans ses pensées, qu’un peu de bruit que j’avais fait étourdiment en m’approchant de lui n’avait pu un moment l’en distraire, était beau comme une de ces figures qu’on rêve quand on s’endort sur une bonne action, et du sommeil d’un homme qui se porte bien. (Ce sont décidément les deux seules manières d’être heureux que je connaisse.) Il semblait délicat et même faible, et cependant sa blanche et gracieuse figure, qu’inondaient les flots d’une chevelure blonde parfaitement bouclée, ne se serait peut-être pas refusée à l’expression d’une forte nature d’homme. À travers la suave douceur de ses traits languissants, on démêlait le caractère d’une méditation habituelle et d’une profonde résolution. Cela m’étonna.

— Eh quoi ! pensai-je à part moi, envierais-tu dans ton cœur navré les avantages dont te privent les aveugles répartitions de la fortune ? Regretterais-tu le droit qu’elle t’a ravi de prendre une part active aux agitations de la multitude, et de l’entraîner par l’amour ou de la soumettre par le génie ? Dieu t’en préserve, pauvre ange ! continuai-je en m’approchant encore de lui, car je l’aimais déjà beaucoup. Reste doux et pur comme te voilà dans ta force inutile, jouis de ta solitude, et laisse aux ridicules tyrans du vieux monde, conquérant déçu ou roi détrôné que tu es sur la terre, l’empire absurde qu’ils y exercent depuis tant de siècles !

Le jeune homme tourna les yeux de mon côté, et me regarda fixement pendant que je le saluais. Il fit un mouvement pour se lever ; je me hâtai de le retenir sur son banc, parce qu’il m’avait semblé malade.

— Je vous demande pardon, mon ami, lui dis-je, d’avoir interrompu le cours de vos pensées ; la rêverie est si belle à votre âge ! Pourriez-vous m’indiquer, sans vous déranger davantage, le chemin du bois qui conduit à la maison de M. Dubourg ? Elle ne doit pas être fort loin d’ici.

Il me regarda encore, mais sa physionomie avait subitement passé de l’expression d’une bienveillance timide à celle de l’inquiétude et de l’effroi. Cependant il parut réfléchir.

— La maison de M. Dubourg ? répondit-il enfin, comme s’il avait cherché à recueillir quelques souvenirs très-confus ; Dubourg ? M. Dubourg ? la maison de M. Dubourg ?… Ah ! ah ! continua-t-il en riant, il y avait autrefois une belle maison de ce nom-là, que j’ai habitée quand j’étais jeune. C’est là que j’ai vu pour la première fois des anges qui avaient pris la figure de femmes, des fleurs de toutes les saisons, et des oiseaux de tous les ramages… Mais ce n’était pas dans ce monde-ci.

Ensuite il laissa tomber sa tête sur ses mains, et il oublia que j’étais là.

Je compris alors qu’il était idiot, ou innocent, suivant le langage du pays. Merveilleuse société que la nôtre, où ces deux êtres d’élection, celui qui vit inoffensif envers tous, et celui qui vit solitaire, sont repoussés avec mépris jusqu’aux limbes de la civilisation, comme de pauvres enfants morts sans baptême !

Au même instant, la porte s’ouvrit près de moi, et j’y vis paraître une femme d’une cinquantaine d’années, qui était mieux vêtue que ne le sont ordinairement les paysannes.

— Eh quoi ! dit-elle, Baptiste, vous recevez un voyageur sans le presser d’accepter du lait et des fruits, et d’accorder à notre pauvre toit l’honneur de lui procurer un peu d’ombre et de délassement ?

— Ah ! madame ! m’écriai-je, ne le grondez pas, de grâce ! Il n’y a pas encore une minute que je suis à son côté, et son accueil m’a touché de manière à m’en souvenir toujours !

Baptiste n’avait pas même entendu sa mère. Il était retombé dans ses réflexions. Ses bras étaient croisés, sa tête pendait sur sa poitrine, et il murmurait des mots confus que je ne m’expliquais pas.

Je suivis la bonne femme dans une pièce assez vaste et d’une remarquable propreté, qui devait être la meilleure de la maison. Elle m’y fit asseoir sur une sorte de fauteuil d’honneur, dont le siège était assez joliment tressé de paille jaune et bleue, pendant qu’elle congédiait dans la chambre suivante une volée tout entière de petits oiseaux de la montagne et des champs, qui s’étaient à peine effarouchés à mon approche, et qui lui obéissaient avec un empressement charmant à voir, tant ils étaient bien apprivoisés.

Elle renouvela ensuite les offres qu’elle venait de me faire, et s’assit, sur mon refus réitéré, en me demandant à quoi du moins on pourrait m’être bon dans la maison blanche des bois.

— Je le disais à votre fils quand vous êtes survenue, lui répliquai-je, mais il m’a tout à fait oublié. Le pauvre enfant, madame, est bien affligé ! Le voyez-vous depuis longtemps dans cet état ?

— Non, monsieur, répondit-elle en essuyant une grosse larme, et cela même n’est pas continuel. Il est toujours triste, aussi triste qu’il est bon, le pauvre Baptiste ; mais il ne manque pas de suite dans ses idées et dans ses actions, quand de certains mots que je me garde bien, comme vous pouvez croire, de prononcer, devant lui, ne le rendent pas à ses accès. Comment ces mots le troublent, c’est ce que je ne sais pas. Je les évite, et voilà tout. Il était né si heureusement, ce cher enfant, qu’il faisait l’espoir, et d’avance l’honneur de mes vieux jours, mais le bon Dieu a changé tout-à-coup ses intentions sur lui !…

Ses larmes abondèrent à ces derniers mots. Je lui pris la main, en lui demandant pardon de renouveler de telles douleurs.

— Il faut vous dire, puisque vous avez la bonté de vous intéresser à Baptiste, reprit-elle avec plus de calme, que Joseph Montauban, mon mari, était le meilleur ouvrier en bâtiments du Grand-Vau. Cela n’empêchait pas que nous ne fussions fort pauvres, parce que c’était un bien mauvais temps pour l’ouvrage, et que ma famille, d’une condition supérieure à celle de Joseph, avait payé un tribut plus pénible encore aux événements ; mais cela ne fait rien à l’histoire. Nous ne savions trop à quel saint nous vouer, quand un riche et respectable particulier de la contrée chargea mon mari de la construction d’une maison superbe que vous verrez si vous traversez le bois, car je crois que vous venez d’Aval. Quand la maison fut bâtie jusqu’aux combles, mon pauvre Joseph monta lui-même sur le faîte, comme chef d’ouvriers, pour y planter, selon l’usage, le bouquet et les banderoles d’honneur. Il était près d’y atteindre lorsqu’une pièce de la toiture qu’on avait, à notre grand malheur, oublié de fixer, lui manqua sous le pied. C’est ainsi qu’il mourut. M. Dubourg, qui était et qui est encore le propriétaire du bâtiment, se montra vivement sensible à une si cruelle infortune. Il fit construire pour mon fils et moi ce petit logement sur un terrain assez productif, qui lui appartenait, et dont il nous accorda la jouissance, en y joignant même une pension, afin de subvenir à l’insuffisance du revenu, et de nous mettre à l’abri de tout besoin ; enfin, non content de cela, il voulut encore se charger de l’éducation de Baptiste, qui avait alors cinq ou six ans, et qui prévenait à la vérité tout le monde en sa faveur par son esprit précoce et sa jolie figure. Baptiste fut donc élevé chez M. Dubourg avec les mêmes soins et les mêmes maîtres qu’une aimable fille de son bienfaiteur, qui a trois ans de moins. Cela dura pendant dix ans, et Baptiste avait si bien profité, qu’il ne lui manquait presque rien, au dire des gens les plus savants, pour se faire un chemin honorable dans le monde. M. Dubourg prit la peine de me le venir assurer ici, en ajoutant d’un ton sérieux, mais doux : « Vous comprenez, mère Montauban, qu’il se fait temps d’ailleurs que je sépare Baptiste de ma Rosalie. Il a seize ans, elle en a treize et davantage. Ces jeunes gens touchent à l’âge où vient l’amour ; quoique élevés comme frères et sœurs, ils savent bien qu’il en est autrement, et je n’ai peut-être que trop longtemps tardé à détourner ce piège de leur innocence. Il faut donc reprendre chez vous votre fils, ma bonne amie, en attendant que je lui aie procuré la position favorable dont il s’est rendu digne par ses études et par ses succès, dans quelque famille encore plus opulente que la mienne, ou dans quelque pensionnat en crédit. Il faut davantage, si vous m’en croyez : il faut que nos enfants s’accoutument à ne pas se voir, pour sentir moins péniblement cette privation quand ils seront séparés tout-à-fait. J’ai mes raisons pour cela, quoique rien ne m’ait indiqué entre eux d’autres rapports que ceux d’une pure et naturelle amitié. – Baptiste est un ange de tendresse et de soumission. Dites-lui que je ne cesserai jamais de l’aimer, et faites-lui entendre, avec votre cœur et votre esprit de mère, que j’ai quelques motifs de le tenir éloigné de moi. Vous ne manquerez pas de prétextes ; et si vous parvenez à le convaincre que mon bonheur y est intéressé, je ne suis pas en peine de sa résolution. Cependant, s’il n’y avait pas d’autre moyen, rapportez-lui mes propres paroles. Dites-lui alors que la réputation des filles est le trésor le plus précieux des pères, et que la voix publique m’imposerait bientôt un sacrifice plus rigoureux pour nous tous, si je ne prenais prudemment un peu d’avance sur le temps. Exigez de lui qu’il ne revienne pas à Château-Dubourg ; je l’en tiendrai pour reconnaissant, et non pour ingrat. – Un mot encore, continua-t-il. – Comme la vue de ma maison pourrait lui inspirer des regrets qui troubleraient son doux repos auprès de vous, obtenez de lui qu’il ne s’éloigne de la forêt de ce côté que jusqu’à cet endroit qu’on appelle la Bée, parce que le bois y prolonge à droite et à gauche deux longues ailes de futaies qui cernent la route des voitures, à l’endroit où elle est fermée en demi-cercle par le cours de l’Ain. Vous savez que les premières clôtures de mon parc ne se montrent qu’après qu’on a quelque temps suivi ce détour. – Quant à son obéissance, je vous le répète, ne vous en inquiétez pas ! Il mourrait plutôt que de manquer à sa parole !… »

J’avais écouté M. Dubourg tout interdite, parce que mon esprit ne s’était jamais occupé du danger qui l’effrayait, et cependant ce qu’il disait me paraissait si raisonnable, que je me bornai, pour lui répondre, à des expressions de remerciement et de déférence.

« Je comprends, continua-t-il en se levant, que vos charges vont augmenter à mesure que les miennes diminueront, mais cela ne durera pas longtemps, car Baptiste est connu de mes amis sous les rapports les plus avantageux, et j’attends tous les jours la nouvelle qu’il est convenablement placé. En attendant, recevez de mon amitié ces cent louis d’or pour vous procurer à tous deux, dans votre petite solitude, quelques douceurs auxquelles il est accoutumé, et comptez toujours sur moi. »

En parlant ainsi, M. Dubourg laissa la bourse et partit, sans vouloir, malgré mes instances, se déterminer à la reprendre.

C’était l’époque où Baptiste venait chaque année passer quelques semaines avec moi ; il apportait alors ses livres, ses herbiers, ses ustensiles de science. J’étais bien heureuse ! Il ne trouva donc pas étonnant son déplacement d’habitude ; j’aime à croire qu’il l’avait même désiré cette fois-là comme à l’ordinaire. Jamais il n’avait été plus beau, plus animé, plus satisfait de vivre, quoique naturellement porté à la tristesse depuis son enfance ; et cela fut bien pendant quelques jours. Seulement je m’affligeais qu’il travaillât tant, de crainte, comme il n’était que trop vrai, que sa santé ne pût pas tenir à une si continuelle occupation. « Tu as bien le temps, lui dis-je un soir, de feuilleter et de refeuilleter tes auteurs ! Nous ne nous quitterons plus que lorsque tu auras une place, et on n’en trouve pas à volonté dans un pays où il y a tant de savants, surtout depuis la révolution. » Là-dessus, je lui racontai ce que m’avait dit M. Dubourg.

Quand j’eus fini, Baptiste sourit, ne répliqua pas, fit la prière, m’embrassa, et alla se coucher fort tranquille.

Le lendemain et les jours suivants, il me parut abattu. Il ne parla pas. Je ne m’en étonnai point ; je l’avais vu souvent de cette manière.

Au bout d’une semaine cependant (il y a quatre ans de cela), je crus m’apercevoir que son esprit se troublait. Mère infortunée ! c’était ce que j’avais prévu quand il s’opiniâtrait malgré moi dans ses études. Il renonça dès ce moment à ses livres, mais il était trop tard. Il disait des paroles qui n’avaient point de sens, ou qui signifiaient des choses que je ne comprenais plus. Il riait, il pleurait sans motif ; il n’était bien que seul ; il s’adressait aux arbres, aux oiseaux, comme s’il en avait été entendu ; et ce qu’il y a d’extraordinaire, mais que je n’oserais vous raconter, si vous ne veniez d’en voir la preuve, c’est qu’on croirait que les oiseaux le comprennent, à la facilité avec laquelle ils s’en laissent prendre. Ne serait-il pas possible, monsieur, que le bon Dieu, qui a donné un instinct à ces petits animaux pour éviter leurs ennemis, leur eût permis aussi de reconnaître l’innocent qui est incapable de leur vouloir du mal, et qui ne les aime que pour les aimer ?…

Ce récit m’avait grandement ému, et je crois qu’il aurait produit le même effet sur vous, si je m’étais trouvé assez de puissance pour vous le rendre, ainsi que je l’ai entendu, dans son éloquente simplicité. Je passai ma main sur mon front comme pour en écarter les soucis qu’il y avait fait descendre, et puis j’en couvris mes yeux pour me dispenser d’une explication douloureuse et d’un entretien inutile.

— J’ai abusé trop longtemps de votre patience, reprit la mère de Baptiste. Revenons, je vous en prie, à ce que vous pourriez désirer de nous. Il n’y a rien ici qui ne soit à votre service.

— Rien, rien, lui répondis-je avec attendrissement. Je n’avais à vous demander que le chemin de la forêt qui conduit chez M. Dubourg, et qui en ramène, car il faut absolument que je rentre ce soir.

— Vous êtes aussi bien tombé que possible pour vous en instruire, monsieur ; nous y touchons, mais il n’est pas fort aisé. Baptiste va vous conduire. Il ne vit pas un jour sans aller à la Bée d’Ain, jusqu’à un certain endroit que je lui ai défendu de passer, et voici justement l’heure où il se met en chasse. Je vous prie seulement de vouloir bien ne pas lui parler de cette maison, parce qu’il me semble que le souvenir de son ancien séjour chez son bienfaiteur n’est pas bon à la raison de mon enfant.

— Quel témoignage de ma reconnaissance pourrais-je vous offrir pour ce service ?

— Oh ! pour ce qui est de cela, répliqua-t-elle en souriant, vous ne sauriez en parler sans me mortifier ! Nous n’avons besoin de rien, et nous sommes au contraire en état de faire quelque chose pour des voyageurs peu favorisés de la fortune, qui se présentent rarement dans ces chemins écartés. Bien plus – mais c’est une condition nécessaire – l’unique grâce que j’attends de vous, c’est de n’avoir aucun égard aux sollicitations de ce genre que Baptiste oserait vous adresser, parce que leur objet accoutumé m’inquiète. Me le promettez-vous ?

Je n’hésitai pas. – Au même instant, elle frappa deux fois des mains, et tous les petits oiseaux que j’avais vus un moment auparavant s’empressèrent à la porte avec des gazouillements confus.

— Eh ! ce n’est pas encore vous, continua-t-elle, impatients que vous êtes ! vos grains ne sont pas triés, et vos mangeoires ne sont pas nettes.

Ensuite elle frappa un troisième coup.

À ce dernier signal, Baptiste entra, salua, s’approcha de sa mère, s’assit sur ses genoux, et lia un bras caressant autour de ses épaules.

— Vous voilà donc bien sage et bien beau ! dit la mère de Baptiste en le baisant sur le front. Voyez, monsieur, si je n’ai pas un aimable enfant ! un doux et docile enfant qui sera mon enfant toute la vie, comme si je l’avais gardé au berceau ! Pensez-vous que je sois à plaindre ?

Elle pleurait pourtant.

— Ce n’est pas tout, Baptiste ; il faut vous récréer un peu, car vous n’avez pas encore pris d’exercice aujourd’hui, bien que l’air fut si tiède et le soleil si riant ! Jamais on n’a vu tant de papillons ! vous savez d’ailleurs que nous avons deux serins verts des dernières couvées qui n’ont point de femelles, et il y a longtemps que vous pensez à remplacer votre vieux chardonneret, qui est mort d’âge !

Baptiste fit entendre par des gestes et des cris de joie que sa mère allait au-devant de ses désirs.

— Allez donc mettre vos guêtres de ratine rouge et votre toque polonaise à gland d’or, pour faire honneur à monsieur, et conduisez-le jusqu’auprès de la Bée de l’Ain, où vous l’attendrez en chassant à votre ordinaire. Je n’ai pas besoin de vous dire que vous me feriez de la peine en l’accompagnant plus loin.

Je regardais Baptiste avec un intérêt curieux pour savoir quel effet produisait sur lui cette défense, car je croyais avoir pénétré une partie de son secret dans le récit de sa mère. Je ne m’aperçus pas que le nom de la Bée d’Ain lui rappelât rien autre chose. Il alla mettre sa toque polonaise et ses guêtres de ratine rouge, revint, embrassa la bonne femme, et courut devant moi en sifflant, tandis que tous les oiseaux du bois se hâtaient à chanter et voleter autour de lui. J’imaginai sans peine qu’ils se seraient posés à l’envi sur la toque et sur les épaules de Baptiste, si son compagnon ne les eût effrayés.

Après une demi-heure de marche, nous traversâmes les baraques des bûcherons. Les enfants s’amassèrent sur notre passage.

— Oh ! voilà, criaient-ils, l’innocent aux rouges guêtres, le fils à la mère Montauban, qui va chasser sans filets. – Bonne chasse, brave Bâti ! rapportez-nous quelque oiseau, un gros geai bleu à moustaches, un beau compère-loriot noir et jaune, ou un de ces méchants piverts qui font des trous dans nos arbres ; – et ne fût-ce qu’un verdier.

— Non, non, leur répondait Baptiste, vous n’aurez plus de mes oiseaux comme par le passé, et je me repens bien de vous en avoir donné quelquefois. Vous les emprisonnez dans des cages, au lieu de les retenir par des caresses. Vous leur coupez les ailes et vous les faites souffrir ! Vous n’aurez plus de mes oiseaux. L’esprit de Dieu est dans l’oisillon qui vole. Il n’est pas dans le cruel enfant qui le garrotte, qui le mutile, qui le tue et qui le mange. Vous êtes une race méchante, et les petits oiseaux du ciel sont mes frères.

Et Baptiste reprit sa course au milieu des éclats de rire de ces misérables enfants, qui s’étonnaient sans doute de le trouver tous les jours plus stupide et plus insensé !

Je les aurais volontiers frappés, car je ne pouvais me défendre d’aimer Bâti de plus en plus.

Quand nous fûmes arrivés à la Bée d’Ain, Baptiste s’arrêta comme si une barrière de fer s’était opposée à son passage ; il recula même de quelques pas, et se retourna du côté de la forêt en appelant ses oiseaux.

— Oh ! oh ! dit-il, où êtes-vous, les jolis, les mignons, les bien-aimés !… Où êtes-vous, les jeunes serines du taillis ? où êtes-vous, Rosette ? où êtes-vous, Finette ? Faut-il croire que vous ne m’aimiez plus, ingrates que vous êtes, et plus mauvaises que des femmes, si le hibou ne vous a mangées ! Venez, petites, venez, mes belles ! j’ai des maris à vous donner, deux serins verts d’une couvée !… – Tenez, continua-t-il en jetant sur le gazon sa toque polonaise, qui laissa ses grands cheveux blonds se répandre sur ses épaules ; dormez là-dedans, mes filles, sans rien craindre des hommes, des oiseleurs et des serpents, car je veille sur vous comme une mère sur ses petits.

Pendant qu’il parlait ainsi, je m’étais un peu plus avancé. Je plongeais mes yeux dans cette belle eau si claire et si limpide qui baigne, mon cher Jura, le pied des nobles montagnes qui font ta gloire, et où il n’y a de trop que des villes et des habitants ! L’Ain est un autre ciel dont l’azur n’a rien à envier à celui où nagent les soleils, et le Timave peut-être est seul digne de lui être comparé sur la terre.

Le langage de Baptiste me tira de ma contemplation. Je m’approchai de sa toque à pas timides et suspendus, mais en souriant intérieurement à ma crédulité. – Les petites serines y étaient cependant. Elles s’accroupirent en se pressant l’une contre l’autre, hérissèrent et dressèrent leurs plumes pour s’en mieux couvrir, comme la phalange en tortue qui se cache sous ses boucliers, et laissèrent à peine briller au dehors un œil inquiet qu’elles auraient bien voulu rendre menaçant. Je n’ai pas besoin de vous dire que je me retirai soudainement pour ne pas les effrayer davantage.

— Quoique votre chasse, dis-je à Baptiste, me paraisse heureuse et complète, il est probable que vous ne retournerez pas ce matin à la Maison-Blanche des Bois. Votre mère vous a recommandé de l’exercice, et j’espère encore vous trouver en revenant. En tout cas, j’ai assez bien remarqué mon chemin pour ne pas m’y tromper, et je serais fâché de vous retenir ici contre votre gré. – Mais, si je ne dois pas vous revoir, Baptiste, j’aurais du regret de vous avoir quitté sans vous laisser quelque souvenir de mon amitié. Gardez en mémoire de moi cette montre d’argent, si vous n’aimez mieux une double pièce d’or pour acheter quelque chose qui vous convienne davantage. – Et ne me refusez pas !

— Une montre ! dit l’innocent en me prenant la main… Croyez-vous donc que le soleil s’éteigne aujourd’hui ? – De l’or ? ma mère en a encore pour nos pauvres. Que saurais-je en faire au milieu de mes oiseaux ?

— Vous n’avez donc rien à désirer, Baptiste ?…

— Rien, car ma mère ne m’a rien refusé… si ce n’est un méchant couteau !…

Cette idée me glaça le sang. Je me rappelai ce que m’avait dit sa mère.

— Dieu me garde, Baptiste, de vous donner un couteau. Ma bonne nourrice, qui vit encore, m’a répété cent fois que ce triste cadeau coupait les attachements. – Et d’ailleurs, les gens tels que vous et moi, mon ami, ne portent pas de couteau… Je ne me suis jamais muni de cette arme de l’homme carnassier, du boucher et de l’assassin.

Baptiste se rassit à côté de sa toque polonaise, et se remit à parler à ses serines.

Je l’observais un moment avant de poursuivre ma route, quand je m’entendis nommer par un groupe de cavaliers qui la suivaient dans la direction même que j’allais prendre.

— Maxime ici, dirent-ils, Maxime au bord des eaux bleues de l’Ain ! Que le ciel en soit loué ! Mais arrive donc ! les amis de Dubourg ne doivent pas manquer à la bénédiction nuptiale de sa belle Rosalie, et il est déjà plus de midi…

— Malheureux ! pensai-je, et d’abord je ne répondis pas. Baptiste m’occupait trop. Il avait en effet tourné sur eux des yeux fixes, mais sans expression déterminée. J’attendis : je crus le voir sourire, et puis revenir à ses oiseaux. Je me flattai qu’il n’avait pas entendu ou qu’il n’avait pas compris, et je me joignis à mes nouveaux compagnons de voyage, sans le perdre tout-à-fait de vue. Il paraissait tranquille.

La noce fut gaie comme une noce. Les hommes n’ont jamais l’air si heureux que le jour où ils abdiquent leur liberté. Rosalie était charmante, plus charmante que je ne me l’étais faite, mais plus soucieuse encore que ne l’est ordinairement une jeune fille qui se marie. Son âme entretenait sans doute un souvenir vague de ces beaux jours de l’enfance où elle avait dû rêver d’autres amours et un autre époux. J’en ressentis un secret plaisir !…

Quant au marié, c’était le type complet du gendre de convenance dont les familles se glorifient ; c’est-à-dire un grand garçon d’une constitution forte qu’aucune émotion n’avait jamais altérée ; doué de cette assurance imperturbable que beaucoup de fortune et un peu d’usage donnent aux sots ; parlant haut, parlant longtemps, parlant de tout, riant de ce qu’il disait ; forçant les autres à prendre part en dépit d’eux à la satisfaction qu’il avait de lui-même ; gros industriel, teint superficiellement de physique, de chimie, de jurisprudence, de politique, de statistique et de phrénologie ; éligible par droit de patente et de capacité foncière ; du reste, libéral, classique, philanthrope, matérialiste, et le meilleur fils du monde ; – un homme insupportable !

Je partis aussitôt que j’en fus le maître, dissimulant adroitement mon évasion à travers la confusion des plaisirs et des fêtes. J’étais pressé de revoir Baptiste.

Lorsque j’arrivai à la pointe du bois, près de l’endroit où la Bée de l’Ain s’enfonce profondément dans les terres, je fus un moment surpris de voir la rivière parcourue par quelques petites barques fort agiles que je n’avais pas remarquées le matin. Je supposai qu’elles appartenaient à des gens du canton qui s’efforçaient d’approvisionner Château-Dubourg pour les festins du soir et du lendemain. Tout-à-coup les barques se rapprochèrent, les paysans descendirent, et un groupe assez épais se forma autour de quelque chose. Je ne suis pas curieux. Je ne sais pourquoi je courus.

— C’est bien lui, murmurait un vieux pêcheur, c’est le pauvre innocent aux rouges guêtres, c’est le garçon à la mère Montauban, qui se sera noyé en poursuivant une hirondelle au vol, sans se rappeler que la rivière fût là ; – s’il ne l’a fait d’intention, ce que Dieu veuille épargner à son âme ! Bâti, le bon, l’honnête Bâti ! regardez ce qu’il est devenu ! Le malheureux enfant ne me demandera plus de couteau !

— Attendez, attendez, dis-je en reprenant le sentiment et la pensée, et en me précipitant vers le cadavre… Il n’est peut-être pas encore mort !…

— Mais comment voulez-vous, mon brave jeune homme, répartit un autre pêcheur, qu’il ne soit pas encore mort, puisque c’est un de nos petits qui était où nous sommes, et qui a vu de loin quelqu’un se jeter dans l’Ain, à l’instant où la cavalcade des amis de M. Dubourg a commencé à déborder la pointe du bois. Nous sommes venus au cri du petit, nous avons mis sept heures à chercher l’homme, et voilà que nous le trouvons. Alors il est mort ! et il n’est que trop mort à toujours !…

— Quel bonheur ! s’écria un joli petit garçon d’une dizaine d’années en s’élançant dans le bois. – Je sais, moi, où il a laissé sa toque polonaise, qui est toute pleine, comme un nid, de jeunes serines vertes !…

J’ai repassé depuis dans le pays. Je n’ai pu obtenir aucun renseignement sur la mère de Baptiste ; il faut qu’elle soit morte ou retournée dans son village.

La maison des bois a changé de forme. Elle est devenue fort grande, fort peuplée et fort bruyante. Aussi les petits oiseaux n’y viennent plus ; ils s’en gardent bien. Le gendre de M. Dubourg y a établi une école d’enseignement mutuel, où les enfants apprennent à s’envier, à se haïr réciproquement, et puis à lire et à écrire, c’est-à-dire tout ce qui leur manquait pour être de détestables créatures. C’est un enfer.

PAUL

OU

LA RESSEMBLANCE.

HISTOIRE VÉRITABLE ET FANTASTIQUE.

Je commence par déclarer hautement que s’il fallait renoncer de toute nécessité à l’un de ces immortels chefs-d’œuvre d’Homère, l’Iliade et l’Odyssée, et qu’il y eût pour cela une ordonnance expresse du roi, ou une loi formelle des chambres, je tâcherais d’apprendre l’Iliade par cœur avant de la perdre, mais c’est l’Odyssée que je garderais. Je n’hésiterais pas un moment.

Et je conviens que ce début peut sembler trop magnifique pour une historiette. Il me met en état de rebellion manifeste contre la régie éternelle de l’exorde classique :

 

Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem.

 

Il faut cependant le prendre comme il est, car je n’y changerai pas un mot. Les critiques en parlent bien à leur aise.

Ce qui me charme dans l’Odyssée, ce qui me pénètre à sa lecture d’un sentiment mêlé d’admiration et d’attendrissement, c’est la bonne foi sublime de ce poète qui récite ingénument des contes d’enfants comme il les a entendu réciter, et qui les orne à plaisir des plus riches couleurs de l’imagination et du génie, parce qu’il n’a rien appris de mieux dans la conversation des vieillards, des héros et des sages. Ses histoires sont merveilleuses à la vérité ; mais il est plus merveilleux qu’elles encore, lui qui a confiance dans ses histoires. Quand Alcinoüs, roi des Phéaciens, laisse échapper quelques doutes sur la vraisemblance de tant d’événements étranges observés en quelques années de navigation, Ulysse se garde bien de lui répondre par des raisonnements ; il se borne à continuer, et Alcinoüs n’insiste plus. C’est qu’il faut deux choses essentielles à la poésie, le poète qui croit ce qu’il dit, et l’auditeur qui croit le poète. Cette rencontre est devenue fort rare et la poésie aussi.

Notre âge participe beaucoup du double état de ces corps affaiblis que la mort a déjà saisis presque tout entiers. À ceux-là, une mélodie suave et tendre comme des chants anticipés du ciel suffit pour bercer l’agonie, et le poète inspiré arrive à son temps. À ceux-ci, dont la sensibilité matérielle ne peut être réveillée que par des irritants caustiques et dévorants, il arrive un autre poète qui les déchire et qui les brûle pour leur arracher un cri de vie. Ce sont les deux dernières missions de l’art, et quand elles sont accomplies, tout est fini.

Il y a du génie dans ces derniers efforts de la poésie ; il y en a autant peut-être que dans l’abondance naïve et crédule des compositions homériques : il faut lutter à la fois contre le prosaïsme d’une parole usée, contre la monotonie d’une création trop décrite, où les savants ne voient plus que des agrégations capricieuses de molécules élémentaires, contre la sécheresse de ce cœur de cendre que porte la société actuelle, et qui ne palpite plus. Cela est difficile et admirable. Mais la poésie des choses, où est-elle maintenant sur la terre ? où sont les anges d’Isaac et de Tobie, les tentes de Booz, et les lavoirs de Nausicaa ? je ne vous en dirai pas de nouvelles.

Ce grand voyageur épique de l’antiquité, dont j’aime tant les récits, serait bien surpris aujourd’hui s’il avait à recommencer sa fable immortelle ! On lui apprendrait que sa Circé n’est tout au plus que la Narina de Levaillant, ou l’Obérea de Bougainville. Ses sirènes, ce sont des phoques ou des veaux marins, Charybde et Scylla, des rochers, Polyphème, un Patagon borgne et anthropophage. Heureuse influence des découvertes et des progrès ! ne redemandez pas ce sublime conteur aux siècles pour lesquels il était fait, et qui l’ont cependant méconnu. Vous seriez encore plus ingrats et plus injustes qu’eux ; vous ne lui donneriez pas l’aumône.

Un de mes amis s’écriait dernièrement à ce propos, dans une boutade assez gaie :

 

Mais ces trésors de goût, d’amour, de poésie,

Qui les remplacera ? – l’idiosyncratie.

 

Hélas oui ! sous la baroque influence qui a fait de la rose un phanérogame, et du papillon un lépidoptère, il ne faut rien attendre de mieux de notre civilisation anthropomorphe. J’en suis aussi fâché que vous.

C’est pour cela que j’ai juré de ne plus lire d’ouvrages marqués au sceau du savoir et de l’esprit, et on ne saurait croire combien il est difficile d’en trouver qui n’aient pas ce cachet fatal, depuis que l’enseignement mutuel et la méthode Jacotot ont mis la littérature transcendante à la portée de toutes les intelligences. Oh ! si j’avais été M. de Monthyon, avec toutes les agréables conditions qui lui ont permis de doter si richement ses héritiers, que j’aurais fondé de beaux prix en faveur des ignorants et des simples, et que je prendrais de plaisir, du monde où il habite, à les voir distribuer, au jugement des mères de famille et des petits enfants ! quelles bonnes primes j’aurais attachées à la publication d’un livre ingénu où la foi tient lieu de science, où l’expérience tient lieu d’étude, où le sentiment tient lieu d’habileté ; où le naturel ferait oublier au besoin l’absence du talent s’il était bien prouvé que le talent fût autre chose que le naturel ! Avec quelle munificence, toutefois plus économique et plus facile que la sienne, j’aurais voulu reproduire en abondance tous les ans, pour l’instruction et le bonheur de la multitude, ces délicieuses compositions qui saisissent l’âme par des sympathies si vives, et qui la pénètrent d’enseignements si utiles et si doux : l’Odyssée, les Voyages de Pinto, les Contes de Perrault, les Fables de Pilpay, d’Ésope, de La Fontaine, Télémaque, Robinson, D. Quichotte, les Hommes volants ! On sent bien qu’il n’est question ici que des livres de l’homme, mais quels hommes et quels livres, grand Dieu ! que ceux dont je viens de parler ! voilà de l’argent bien employé ! voilà une bibliothèque de véritable progrès humanitaire ! et le peuple qui l’adoptera, voilà un peuple digne d’envie, un peuple qui mérite que l’on vive de l’air qu’il respire, et qu’on se réchauffe à son soleil ! M. Herschell le trouvera peut-être dans la lune.

En attendant, je n’ai pas renoncé à raconter des histoires auxquelles je suis souvent le seul à croire, et je voudrais bien savoir pourquoi, mes histoires réunissant tous les motifs de créance qu’on peut chercher dans les histoires, la vraisemblance des faits et la loyauté du témoin désintéressé qui les rapporte. Je vous demande en effet quel intérêt j’aurais à imaginer que le loup a mangé le Petit Chaperon, s’il ne l’avait pas mangé ? et plût à Dieu que le loup n’eût pas mangé le Petit Chaperon, et qu’on pût me le prouver tout-à-l’heure, car cette peine compte encore parmi mes peines, bien que la foule y soit grande ! Ces choses-là ne s’inventent pas, et ne se disent qu’à regret quand on ne peut se dispenser de les dire pour en tirer de saines inductions morales et d’excellentes règles de conduite, comme celles qui sortent de la catastrophe du pauvre Chaperon, savoir : premièrement, qu’il ne faut jamais confier son secret aux méchants, et secondement, qu’il ne faut pas laisser sortir les petites filles toutes seules. Je voudrais qu’on me fît connaître un livre de haute philosophie ou de haute politique, solennellement couronné, qui ait porté dans les familles deux enseignements plus utiles, et qui les ait accrédités d’une manière plus universelle par un symbole plus naïf et plus populaire ! Je sais bien qu’un livre que je n’entends pas est au-dessus du Petit Chaperon de toute la hauteur insurmontable de son inintelligibilité ; mais ce livre que je n’entends pas, ne fussions-nous qu’un cinquième ou un dixième de la nation à ne pas l’entendre (et cela n’est pas très-fier), est en dehors du but providentiel de l’instructif nécessaire qui appartient à tout le monde. Dans une bonne civilisation, les gens qui ne progressent pas, qui n’ont pas progressé, et qui ne progresseront probablement jamais, n’en méritent pas moins des égards.

Chacun est libre, d’ailleurs, d’occuper son imagination à sa manière, et « de s’approprier, comme le dit admirablement un philosophe, dans les mythes d’une intellectualité rationnelle, ce qui s’harmonise le plus identiquement avec les sympathies spontanées de son esthétisme individuel et intime. » Voilà qui est assez clair ! Avez-vous plus de foi, par hasard, au saint-simonisme qu’aux contes de fées ? Allez au Père ! – Est-ce au néo-christianisme ? Allez à son pontife, qui est ressuscité le troisième jour. – Au Phalanstère ? on va l’ouvrir. – À la loterie de M. Reinganum ? on va la fermer. – À l’Église française de M. Châtel ? on sonne la Messe ; il y en a pour tous les goûts. À moi seulement, à moi, esprits indolents et crédules, mais tendres et gracieux, qui prendriez plus de plaisir à une fable intéressante qu’à toutes les vaines théories de l’orgueil, quand mêmes ces mensonges superbes seraient destinés à devenir, par malheur, des vérités et des lois. Permettez aux petits de venir, car il n’y a point de danger pour eux à écouter mes récits, et vous me connaissez assez pour me croire. Celui-ci sera revêtu d’ailleurs d’une autorité qui vaut mieux que la mienne. Il m’a été communiqué par un homme dont j’aurais peut-être essayé de décrire les rares et parfaites qualités, s’il ne m’avait permis d’attacher son nom à ces pages fugitives. Maintenant qu’il est nommé, son éloge est fait.

Le 4 août 1834, M. le marquis de Louvois arrivait en calèche dans les Pyrénées. Sur le siège de sa voiture était assis un jeune domestique dont l’histoire antérieure ne tiendra pas beaucoup de place. Paul est le fils d’un marchand de bestiaux très peu favorisé de la fortune, et le frère de neuf autres enfants qui déciment, chacun pour leur part, les fruits chanceux du petit commerce paternel. Paul s’était par conséquent trouvé trop heureux d’entrer au service de M. de Louvois, et cela se conçoit à merveille quand on connaît son maître.

La voiture suivait depuis quelque temps cette route inégale qui domine sur la droite la riante vallée d’Argelez, et d’où l’œil s’égare à plaisir en remontant le cours des eaux, à travers des massifs d’arbres touffus, parmi lesquels se dressent quelquefois les ruines d’une vieille tour féodale, aussi fameuse par ses traditions que pittoresque par son aspect. Au loin, quelques espaces d’un blanc lisse et resplendissant se détachent çà et là sur le fond obscur et mobile de la plus magnifique végétation ; une flèche pointue perce les cimes arrondies, et vous devinez un village presque entièrement voilé de la richesse de ses ombrages, comme d’un rideau de verdure. Ainsi s’acheminait, sous le fouet retentissant du postillon, la calèche de M. le marquis de Louvois, quand elle dépassa pour la dernière fois un bon vieillard à cheval, qui semblait s’efforcer de l’accompagner, et dont l’émulation hors de propos inquiétait sans doute la sensibilité de notre noble voyageur. Enfin, c’en était fait : ni l’homme ni sa monture n’avaient reparu dès lors jusqu’au relais de Pierrefitte ; et M. de Louvois, délivré du souci de cette lutte inégale, s’empressa de demander des chevaux. Les chevaux manquent rarement au relais de Pierrefitte ; mais la route y manque souvent, quand les eaux du gave de Cauterets, grossies par un violent orage, se débordent avec fureur dans la plaine ; et le 4 août 1834 était un de ces jours-là. Il fallait coucher à la poste de Pierrefitte, ce qui est une des extrémités les plus fâcheuses auxquelles puisse être réduit le touriste des Pyrénées, depuis les rives du Tet jusqu’à celles de la Nivette. M. de Louvois se résigna, et porta aussi loin que possible le courage de sa position. Malgré la mauvaise apparence des mets, il se résolut à souper.

À l’extrémité de la longue table où il s’était placé, on vint apporter un second couvert, et un vieillard ne tarda pas à s’y asseoir après un salut modeste : c’était le cavalier présomptueux qui avait entrepris, une heure auparavant, de mettre son coursier fatigué au train d’un attelage fringant, circonstance dont l’attention de M. de Louvois avait été frappée, comme on s’en souvient. Il jeta sur lui les yeux, et c’était un simple mouvement de curiosité ; il les y reporta plusieurs fois, et c’était l’effet d’un mouvement d’intérêt et de sympathie. Cet homme avait une figure noble et douce ; des cheveux blancs, mais fournis, ombrageaient sa tête respectable ; son regard, que M. de Louvois rencontrait souvent, paraissait animé d’une expression peu commune ; et les larmes involontaires qu’il roulait quelquefois trahissaient une peine intérieure qui demandait à se répandre. La conversation ne tarda pas de s’établir et d’en amener l’occasion. Je ne changerai rien à ce récit, pas même les noms propres, que je sais ajuster comme un autre aux convenances d’une fiction, quand j’ai besoin de les inventer. J’ai promis en commençant une histoire authentique, où l’imagination du conteur ne serait pour rien, une histoire sans parure et sans déguisement, comme la nature et la société en donnent de temps en temps à ceux qui les cherchent, et c’est cette histoire que j’écris. Il y a peut-être quelque indiscrétion à désigner si ouvertement des personnes dont je n’ai ni reçu ni demandé l’aveu ; mais à quoi bon s’envelopper des mystères du roman dans une narration qui n’a rien d’offensant pour qui que ce soit, et qui, sous certains rapports, est honorable pour tout le monde ? Quoi qu’il en puisse être, et dans le cas même où l’on me condamnerait sur la forme, on m’absoudra sur l’intention. Je n’en demande pas davantage, car ce n’est pas ici une œuvre d’écrivain, mais une causerie de la veillée, destinée à ne pas sortir d’un petit cercle de bonnes gens dans lequel j’ai renfermé mon auditoire, mes prétentions littéraires et ma réputation.

— Vous avez dû vous étonner, monsieur, dit le vieillard, de me voir tout-à-l’heure si obstiné à vous suivre ; et cette ambition, si déplacée à mon âge, peut vous avoir donné une mauvaise opinion de mon jugement ?

— Non en vérité, répondit M. de Louvois ; j’ai seulement supposé que ma rencontre, prévue ou non, ne vous était pas tout-à-fait indifférente, et que vous aviez quelque communication à me faire.

— Il le faut bien, si vous m’y autorisez, répliqua le vieux voyageur ; mais comment expliquer cela ? Mon seul dessein était d’attirer l’attention d’un jeune domestique assis devant votre voiture, et qui ne paraît pas me reconnaître. Il n’est que trop probable au reste, ajouta-t-il en étouffant un sanglot, et portant sa main sur ses yeux pour y contenir une larme, que nous nous sommes vus tous deux aujourd’hui pour la première fois. Oserais-je vous demander s’il est depuis longtemps à votre service ?

— Depuis deux ans, dit M. de Louvois, et je le connais depuis son enfance ; je l’ai reçu de sa famille.

— De sa famille ! répéta le vieillard. À ce mot, il éleva les yeux aux ciel, et ses larmes s’échappèrent en abondance.

— Parlez, parlez ! s’écria M. de Louvois. Je ne comprends rien encore à ce mystère ; mais j’ai besoin de vous entendre et un désir profond de vous consoler : j’y parviendrai peut-être.

Un soupir qui exprimait le doute, une inclination de tête qui exprimait la reconnaissance, furent d’abord sa seule réponse. — Vous le permettez donc, reprit-il enfin, et il ne me reste qu’à vous demander grâce pour ce qui pourra dans mes paroles révolter votre esprit et votre raison. Le trouble où m’ont jeté mes impressions d’aujourd’hui ne me laisse pas la force de me décider moi-même entre ce qu’il faut croire et ce qu’il faut nier.

Je m’appelle Despin ; je suis maire de la petite ville de Gaujac où M. le comte de Marcellus a un château. J’étais, il y a quatre mois tout au plus, aussi heureux qu’on peut l’être sur la terre. Nous avons trois cent mille francs de fortune, ma femme et moi, c’est-à-dire beaucoup plus qu’il n’en faut pour vivre dans une douce aisance, et pour faire un peu de bien autour de soi, quand on a des goûts simples et qu’on vit sans ambition. Toute la nôtre était de laisser, avec un nom honnête, l’agréable indépendance dont nous avions joui à un fils unique âgé de vingt-deux ans, qui récompensait nos soins par les meilleures qualités et la plus tendre affection. La mort nous l’a enlevé ; là finit notre bonheur. Nous avions vécu trop longtemps !

Ici de nouvelles larmes interrompirent M. Despin. Après un moment de silence il continua :

— Une pierre surmontée d’une croix, voilà tout ce qui nous reste de lui ! Par mon inconsolable douleur, monsieur, vous pouvez juger de celle d’une mère. Souvent, pendant les courts moments de sommeil que le ciel accordait à mes yeux fatigués, ma vieille femme se dérobait de mon lit pour aller pleurer au cimetière sur la tombe de son fils. Dernièrement, par une nuit froide et humide, je m’aperçus de son absence, et je me relevai pour la chercher, ou plutôt pour la trouver, car je savais bien où elle était. Cependant elle ne répondit point à ma voix, et j’arrivai jusqu’à la place où avait été creusée la fosse avant de l’apercevoir. Elle y était couchée, immobile, sans connaissance. Je crus un moment, hélas ! qu’elle était morte aussi. Le mouvement de mon départ avait réveillé quelques domestiques qui me suivaient de loin. Les uns la rapportèrent à la maison, un autre me soutint pour y revenir. Je n’avais pas encore tout perdu ; elle était rendue à la vie. On nous laissa.

La physionomie de ma femme était extrêmement animée. Ses yeux brillaient d’une lumière étrange que je n’y avais pas remarquée jusque-là.

— Notre fils n’est peut-être pas mort, dit-elle en me pressant la main ; peut-être sa fosseest vide ?

Ce langage me remplit d’une nouvelle inquiétude, car je craignis que le désespoir n’eût altéré sa raison.

— Écoute, continua-t-elle du ton de voix assuré d’une personne qui veut qu’on la croie, tu connais ma dévotion à la Sainte Vierge, et combien j’ai toujours redouté de l’offenser. Eh bien ! j’ai osé compter sur sa protection dans le malheur qui nous accable, et tout m’annonce que ses divines bontés ont répondu à mon espérance. Je l’ai déjà vue deux fois.

— Grand Dieu ! m’écriai-je, qui penses-tu donc avoir vu ?

— Elle-même, reprit-elle avec calme, et c’est l’éclat dont elle est entourée qui m’avait privée de mes sens quand tu m’as retrouvée tout-à-l’heure au cimetière ; mais ses paroles sont aussi présentes à mon oreille que si je les entendais à l’instant. Tu m’as priée, m’a-t-elle dit ; je viens à ceux qui me prient dans la sincérité de leur cœur. Envoie ton mari vers la montagne ; il y reverra l’enfant que vous avez perdu.

Qu’auriez-vous fait à ma place, monsieur ?

J’hésitai cependant, car la fréquentation des gens éclairés et l’habitude de la lecture m’avaient guéri des préjugés du peuple. Est-ce là un grand bonheur ? Il le faut bien, puisque les philosophes sont si impatients de le faire goûter à tout le monde. Mais l’apparition se renouvela plusieurs fois au même lieu avec les mêmes circonstances. Je connaissais dans ma femme une simplicité de cœur et une austérité de conscience qui la rendaient incapable du moindre mensonge ; aucune autre illusion n’obscurcissait son intelligence, car, à ma grande satisfaction, son désespoir, calmé par une promesse venue du ciel, laissait reprendre de jour en jour à ses esprits la sérénité qu’ils avaient perdue pendant trois mois. Son bon sens naturel s’était fortifié depuis qu’elle avait foi à cette révélation étrange dans laquelle vous ne voyez sans doute qu’une marque de folie. Que vous dirai-je ? Prestige ou vérité, il y avait du moins dans son rêve un sujet de consolation que ne pouvait lui fournir la vaine sagesse des hommes, et je me hâtai de souscrire à ses espérances, avec plus de confiance dans le pouvoir du temps qui guérit toutes les douleurs, que dans l’accomplissement du miracle ; j’avais besoin du miracle aussi, et quel homme n’a pas eu besoin d’un miracle pour se réconcilier avec la vie ! mais je n’y comptais pas ; je partis toutefois quand le terme annoncé dans la sainte apparition fut venu, et je quittai ma pauvre femme en lui témoignant une sécurité qui n’avait point gagné mon âme. Dès ce moment, je n’ai cessé d’errer inutilement dans la montagne, comme je m’y étais attendu, et je devais partir demain pour porter la mort peut-être à la plus malheureuse des mères, quand ce matin…

— Eh bien ! monsieur Despin, ce matin ?…

— Quand ce matin j’ai vu mon fils assis sur le siège de votre voiture ; mais il ne m’a pas reconnu.

— Paul, votre fils, dites-vous ?

— C’est bien le nom de mon fils, c’est bien mon fils aussi, mais il ne m’a pas reconnu. C’est mon fils, quoiqu’il ne me reconnaisse pas, et j’en ignore la raison. Je l’ai vu pendant toute la route. Je viens de le revoir et de lui parler quelque temps dans la cour de l’auberge. C’est mon fils. Je me suis informé de son âge. Il a exactement l’âge de mon fils. Il a ses traits. Il a le son de sa voix. Il a son accent. Mon fils a un signe à la joue. Il a un signe à la joue. S’il arrivait à Gaujac, tout le monde le reconnaîtrait. Je le reconnais si bien, moi, qui ne peux pas m’y tromper, moi qui suis son père ! mais il ne me reconnaît point.

Les larmes de M. Despin recommencèrent à couler, et il resta plongé dans un morne silence, les bras accoudés, et la tête appuyée sur ses mains.

M. de Louvois était profondément ému. — Croyez, dit-il au vieillard, croyez, monsieur, que je voudrais pouvoir prolonger l’erreur qui a suspendu un moment vos afflictions, s’il dépendait de moi de l’entretenir sans manquer à la vérité. Un incroyable hasard l’a produite, et je ne sais s’il n’est pas plus propre à augmenter vos regrets qu’à les adoucir.

— Vous êtes plus capable que vous ne l’imaginez, monsieur, de donner à cette apparence une espèce de réalité, reprit M. Despin en relevant sur M. de Louvois un regard suppliant. Vous vous étonnez de mes paroles, et je le conçois, mais cette dernière espérance va s’expliquer. La famille de Paul n’est pas dans l’aisance, puisqu’il est obligé de vendre ses services à un maître. Il n’est pas mon fils, je le crois ; mais sa ressemblance avec mon fils a trompé mon désespoir, et tromperait celui de sa mère. N’est-il pas le fils qu’une céleste protection lui a rendu ? Je lui offre une mère, un père dévoués à son bonheur ; je lui offre tout mon bien dont je suis prêt à signer la donation, et M. le comte de Marcellus ne refusera pas d’attester ce que je vous en ai dit : il n’appartiendra plus qu’à lui-même, il n’aura plus de devoirs que ceux qu’impose une affection facile à contenter, et qui ne demande que de l’affection ; il était pauvre, il sera riche ; il servait, il sera servi ; votre bonté pourvoyait sans doute à son bonheur, nous y suppléerons par notre tendresse ; nous en serons aimés, j’en suis sûr, car nous l’avons aimé d’avance, nous l’avons aimé dans un autre, et on est toujours aimé quand on aime. C’était là, tout me l’annonce, le véritable sens d’une prédiction dont la vérité s’est manifestée hier à mes yeux. Le ciel ne fait pas inutilement de semblables miracles ; il a voulu réparer envers votre Paul un tort du hasard, envers nous un tort de la nature qui nous a ravi le nôtre. L’indigent aura une fortune, et les parents en deuil auront un fils. Ne vous semble-t-il pas, monsieur, que cela soit ainsi ? Oh ! ne me refusez pas, je vous en conjure, votre intercession et votre appui ! Les grands de la terre peuvent compatir sans déroger à une douleur qui a intéressé la reine du ciel ! Je n’ai plus qu’à mourir si vous me rebutez.

En prononçant ces dernières paroles, M. Despin pressait les mains de M. de Louvois et les mouillait de ses pleurs.

La nuit s’était écoulée en partie dans cet entretien, et M. de Louvois ne pouvait douter que la résolution du vieillard ne fût invariable. Il entra de bonne heure dans la chambre où Paul, tout habillé, dormait paisiblement sur un des grabats de l’auberge, et il y retrouva M. Despin à genoux, les yeux avidement fixés sur la vivante image de son fils mort. M. Despin se leva, remit à M. de Louvois l’acte de donation dont il lui avait parlé, accompagné d’un dédit de la somme de dix mille francs, payable au cas où cette épreuve étrange ne réussirait pas à la satisfaction de toutes les parties, et se retira en lui recommandant pour la dernière fois la négociation dont paraissait dépendre sa vie, par une inclination respectueuse et par un regard suppliant. Le mouvement qui se faisait dans la chambre avait réveillé Paul ; il voulut s’élancer à l’aspect de son maître, et s’excuser de n’avoir pas été plus diligent.

— Reste, lui dit M. de Louvois, et assieds-toi pour m’écouter avec tout le recueillement dont tu es capable. Tu n’as peut-être pas entendu raconter, continua-t-il en souriant, l’histoire de l’homme que la fortune vint surprendre dans son lit, et tu n’imaginerais peut-être pas que ce fût la tienne. Il n’y a cependant rien de plus vrai. Un mot, Paul, et tu vas échanger ma livrée contre le frac d’un gros bourgeois. Un mot, et tu seras riche !

— En vérité, monsieur, répondit Paul, je n’en serais pas surpris. On me prédit cette destinée depuis l’enfance, et il y a quelques jours qu’on me l’annonçait en Auvergne. Monsieur se rappelle sans doute qu’il s’arrêta pour déjeuner dans une misérable auberge des montagnes où des gendarmes arrivèrent presque en même temps, avec une espèce de bohémienne qu’ils conduisaient à la prison du chef-lieu, et dont la physionomie le frappa. C’est que ce n’était pas une sorcière du commun, et on voyait bien à ses airs de dignité qu’elle croyait à son art. Je fus un moment si tenté d’y croire aussi, que je n’osai retirer ma main quand elle la saisit de sa main sèche et nerveuse, et qu’elle me força par un dur regard de ses yeux noirs à la déployer devant elle. Quant à moi, je détournai les miens, tant elle me faisait peur à voir.

— Oh ! oh ! voici du nouveau, dit-elle avec une voix rauque, et en grommelant entre ses dents ; vous conviendrait-il, mon fils, d’avoir de bons champs en plein rapport, de bons prés qui verdoient au soleil, de bons troupeaux de moutons prêts à tondre, deux ou trois douzaines de bonnes vaches laitières, et autant de veaux qui bondissent à l’entour, une maison de campagne qui rit au midi, et d’où l’œil plonge avec peine dans l’épaisseur d’un beau verger, ployant sous le poids des fruits mûrs ? Vous plairait-il de vous délasser de temps en temps à la ville du soin de vos grasses métairies dans un bon fauteuil de velours d’Utrecht à larges raies, au premier étage d’une maison spacieuse et en bon état qui vous appartint ; aussi près qu’il vous plaira d’un balcon chargé de fleurs qui donne sur la grande place, et d’y attendre indolemment l’heure d’un excellent repas en lisant votre journal, si le journal vous amuse ?

Je ne pus me défendre de sourire, car le genre de vie qu’elle me proposait était assez de mon goût. — Vous serez tout au plus entré dans les Pyrénées, ajouta-t-elle en repoussant ma main avec une méprisante colère, que cette fortune vous aura été offerte, et que vous l’aurez refusée. – Je ne compris pas trop comment cela pourrait se faire, mais j’attachais si peu d’importance à la prédiction de cette aventurière que je n’y ai pas songé depuis.

La coïncidence de ces deux mystérieux événements frappa M. de Louvois, car il n’est point d’esprit si aguerri contre la séduction des apparences, qu’il ne s’étonne d’être obligé d’accorder quelque chose à l’intelligence du hasard. Après un moment de réflexion, il fit part à Paul de ce qui s’était passé la veille entre lui et M. Despin, et ouvrit sous ses yeux l’acte formel qui n’attendait plus que sa signature. Il le quitta ensuite pour laisser un libre cours à ses réflexions. L’affaire en valait la peine.

Pendant que tout ceci se passait au méchant cabaret de Pierrefitte, le ciel s’était éclairci ; les eaux turbulentes du gave étaient rentrées dans leur lit, et les mazettes du relais, délassées par un long loisir, piaffaient à la porte, sur les pavés de granit sonore, comme des chevaux de bataille ; le maréchal du pays cherchait à dégager adroitement quelque vis de son écrou, pour avoir un prétexte à le resserrer, et M. de Louvois se préparait à partir. Un quart d’heure s’était à peine écoulé, quand Paul entra chez son maître, d’un air modeste et cependant résolu. M. de Louvois le regarda fixement.

— Eh bien ! dit-il en riant, est-ce à M. Despin fils que j’ai l’avantage de parler ?

— Non, monsieur le marquis, répondit Paul ; c’est à Paul qui était votre domestique hier, qui l’est aujourd’hui, et qui n’a d’autre ambition que de l’être toujours, si vous êtes content de ses services.

— As-tu bien réfléchi ? reprit M. de Louvois étonné.

— Je réfléchirais dix ans sans changer de détermination. – M. de Louvois paraissant disposé à lui accorder une attention sérieuse, il continua : Je suis extrêmement touché, dit-il, du malheur de cette famille, et je voudrais pouvoir lui procurer quelque soulagement. C’est un devoir que j’aimerais à accomplir, s’il s’accordait avec les miens, et je n’aurais pas besoin d’y être porté par mon intérêt ; mais ce que demande ce bon vieillard, monsieur, je suis incapable de le lui donner : il cherche un fils, et j’ai un père. C’est à mon père que je dois la tendresse et les soins d’un fils, et le cœur d’un fils n’est pas à l’enchère. L’honnête homme qui a voulu m’enrichir a des droits à ma reconnaissance ; je ne peux rien lui offrir de plus. Les sentiments qu’il réclame appartiennent à cet autre vieillard qui m’a nourri, qui m’a élevé du produit de son travail, qui m’a réchauffé sur son sein quand j’avais froid, qui a pleuré sur mon berceau quand j’étais malade, qui a fondé sur ma bonne conduite et sur ma reconnaissance le dernier espoir de ses vieux jours. Croyez-vous qu’il survivrait à l’idée que j’ai vendu son nom pour de l’argent ; que j’ai renoncé au souvenir de ses embrassements et de ses conseils, que j’ai renié mes neuf frères comme un traître et comme un maudit, pour me livrer sans gêne aux douceurs de la paresse ? Vous me direz sans doute, monsieur, que mon nouvel état me permettrait de lui faire quelque bien, que M. Despin lui-même ne blâmerait pas cet emploi de mon superflu, et qu’il y aurait moyen de racheter à ce prix devant les hommes mon ingratitude et ma lâcheté ; mais qui me justifierait devant ma propre conscience ? Il faudrait d’ailleurs que mon père voulût accepter cette indemnité honteuse, et je le connais assez pour être sûr qu’il la repousserait avec indignation. « À quel propos, s’écrierait-il, M. Despin fils, de Gaujac, qui m’est inconnu, vient-il me gratifier de ses aumônes ? Qui les lui a demandées ? Qui lui a parlé de mes affaires et de ma pauvreté ? Ai-je eu besoin de recourir à lui, pour fournir à l’entretien de mes neuf enfants (il ne me compterait plus) ; pour les élever dans la crainte de Dieu, et dans l’amour de leur famille et de leur pays ? Si M. Despin fils est trop riche, s’il est tourmenté par quelque remords qui l’oblige à répandre son superflu en œuvres de charité, qu’il regarde autour de lui ! Ne connaît-il point de peines à soulager dans son village, et peut-être parmi ses plus proches voisins ? » Car je serais devenu aussi étranger à mes souvenirs, à mes amitiés d’enfance, à ma patrie qu’à mon père ! Je recommencerais une vie nouvelle, la vie d’un autre qui n’a rien aimé de ce que j’aime ; et si elle était abrégée par la honte, par le chagrin, par les plaisirs même, auxquels je me livrerais pour m’étourdir, laisserais-je les regrets que M. Despin fils a laissés ? Pensez-vous, monsieur, que mon véritable père, insensible à l’abandon que j’aurais fait de sa vieillesse, irait courir les montagnes pour y chercher ma ressemblance ? Ah ! il l’éviterait plutôt, n’en doutez pas ; car elle ne lui rappellerait que mon avarice, ma bassesse et mon indignité ! Non, monsieur, je ne changerai pas d’état, je ne changerai pas de fortune, parce que je ne veux pas changer de nom, parce que je ne veux pas changer de famille. Je resterai pauvre, mais je resterai le fils de mon père, et je conserverai le droit de l’embrasser sans rougir ; cela vaut mieux que de l’argent.

— Va régler les comptes, va, mon enfant, lui dit M. de Louvois en se détournant pour cacher son émotion. Un quart d’heure après, le fouet du postillon frappa l’air à coups redoublé. Une chaise de poste roula bruyamment sous la porte cochère de l’auberge. Elle sortit. Paul était assis sur le siège, comme la veille.

Un homme attentif à ce qui se passait dans cette maison, et qui errait tristement dans sa chambre en invoquant le secours de Dieu, s’élança rapidement vers la croisée pour convaincre ses yeux d’un nouveau malheur qu’il n’avait pas prévu. Tout venait d’être perdu pour lui, jusqu’à l’espérance ; il avait vu mourir son fils pour la seconde fois. Paul était parti.

M. Despin tomba comme foudroyé sur le lit où il n’avait point dormi, et quand un valet de l’auberge lui remit la triste lettre d’adieu de M. de Louvois, il ne fit qu’y jeter un regard sombre et abattu, car il connaissait déjà son arrêt. Oh ! de quelle force a-t-il dû s’armer pour regagner sa maison ! Comment s’est-il présenté à sa femme, si impatiente de son retour, et cependant si assurée du résultat de son voyage ? Quel récit lui a-t-il fait de ces espérances d’un moment changées en deuil éternel ? La religion seule peut expliquer la résignation du cœur dans de si cruelles épreuves ! Il y a là des angoisses qui se conçoivent à peine, et qui ne se décrivent pas.

L’histoire que je viens de raconter, sans y ajouter la plus légère circonstance, et sans la relever par des ornements recherchés qui me la gâteraient à moi-même, peut donner lieu à de graves réflexions. Les philosophes positifs qui nient l’intervention d’un Dieu dans les choses de la terre feront honneur de ces rencontres merveilleuses à la puissance du hasard, parce que c’est le nom qu’on donne à Dieu quand on a pris le parti désespéré de n’y pas croire. Les chrétiens y verront un symbole plus consolant et plus élevé.

Que peut, en effet, l’intercession la plus puissante pour consoler le veuvage d’un cœur que la mort a, pour ainsi dire, dédoublé (pardonnez-moi cette expression, qui est celle d’un sentiment, et non pas celle d’une manière) ? Hélas ! elle ne peut que lui rendre des apparences et des formes ; car l’âme qui les animait a déjà un autre séjour, et c’est à celui-là qu’il nous est enseigné d’aspirer pour retrouver tout ce que nous avons perdu. Le reste n’est qu’une illusion qui peut tromper un moment les yeux d’un père, mais qui ne trompe pas longtemps sa tendresse. Pour voir recommencer la vie d’un être chéri qui nous a été enlevé, il faut recommencer nous-mêmes à vivre ; et cette idée suffirait pour embellir la mort, si la mort avait besoin d’être embellie aux regards de quiconque a vécu longtemps. Mais du moins la vie recommencera-t-elle ? Oui, n’en doutez pas, elle recommencera ! Il n’y a rien dans cette création qui n’ait ses harmonies et son complément, si ce n’est le cœur de l’homme ; et le rôle d’un jour qu’il joue sur la terre ne serait qu’un mauvais épisode de plus dans un drame mal fait, si ce drame de dérision et de cruauté se dénouait par la mort. Cela n’est pas à redouter, parce que cela est impossible.

Il est vrai de dire qu’il faudrait avoir été mort pour pouvoir se former des notions exactes sur cet avenir mystérieux, et cela n’est pas commun. C’est le cas cependant du fameux Islandais de Bessestedt, qui fut extrait vivant de sa bière après huit jours de mort constatée, et qui vécut dix ans depuis dans la pratique des bonnes œuvres, mais sans communication immédiate avec les hommes. Ce sage, nommé ou plutôt surnommé Lazare Néobius (car la critique n’a pas encore éclairci ce point curieux d’histoire littéraire), avait passé tout le temps pendant lequel il fut retranché du siècle, dans le monde intermédiaire où les bons vont recevoir le commencement de leur récompense, et se disposer, par des épreuves plus douces que les nôtres, à recevoir dignement une récompense éternelle. Il y avait retrouvé, avec un ravissement que l’on croirait inexprimable s’il n’était parvenu à l’expliquer fort éloquemment, sa famille et ses amis ; et quand il se vit retombé dans les douloureux liens de notre vie de préparation, il s’était fait de son nouvel exil l’idée d’une sainte mission, qui lui était imposée pour réchauffer la tiédeur des fidèles et pour prémunir les faibles contre l’invasion des fausses doctrines. Tel est l’objet du livre admirable de Lazare Néobius, sur lequel je me suis un peu plus étendu qu’il ne convenait à mon sujet, parce qu’il est presque inconnu, et si rare d’ailleurs, qu’il n’en existe probablement pas d’autre exemplaire que le mien. Il encourut, en effet, tout naturellement, une double censure, dès le moment où il vint à paraître au jour de la publicité : celle de l’Église, qui ne se crut pas autorisée à recevoir, sur le témoignage isolé d’un saint homme, un document supplémentaire à la révélation de l’Évangile ; et celle du pouvoir temporel qui jugeait, peut-être avec raison, que la perspective d’un avenir si facile et si doux, en diminuant l’attrait qui nous attache à notre existence actuelle, relâcherait au bénéfice de la vie contemplative le lien de la vie sociale. Ce danger n’existe plus aujourd’hui, ou plutôt l’excès contraire est devenu si effrayant qu’on ne saurait trop se hâter d’y porter remède. Si la société menace de mourir bientôt, ce n’est pas l’expansion d’une sensibilité rêveuse qui la mine et qui la détruit ; ce n’est pas l’intention de pousser au-delà de toutes limites sa longévité intellectuelle et morale ; c’est le déplorable instinct d’un égoïsme étroit, qui l’emprisonne dans la matière et qui la force à escompter son éternité au prix de quelques années stériles que le présent dévore aussi vite qu’il les donne. Il n’y aurait donc pas d’inconvénient bien sérieux maintenant à livrer aux âmes tendres et souffrantes ces trésors de consolation et d’espérance, qui les dédommageraient du malheur de vivre dans un temps mauvais et dans un monde imparfait. J’y ai même pensé quelquefois, et si j’ai tardé longtemps à le faire, c’est que j’imaginais que l’âge pourrait prêter un jour plus d’autorité à ma parole. L’idée d’ouvrir enfin ce monde ignoré mais certain à l’attention de mes lecteurs m’occupait encore au moment où j’ai commencé à tracer ces dernières page ; mais des considérations soudaines m’ont retenu… –

— Et il me semble, tout réfléchi, que je ferai mieux d’y aller voir moi-même.

LIDIVINE.

En 1800, j’étais dans les prisons d’une ville de province, et je n’y étais pas pour la première fois. La cause de ces petits malheurs de jeune homme me dispense d’en rougir.

Je ne parlerai pas du geôlier et de sa femme, honnêtes et charitables personnes qui m’ont laissé cependant un bien tendre souvenir, mais je ne saurais me dispenser de remarquer en passant que ce triste ministère du geôlier est un des plus honorables qu’il y ait au monde, quand il est exercé avec douceur et humanité.

Madame Henriey était infirme et presque toujours malade ; mais elle avait pour la représenter, dans l’intérieur, une vieille femme de charge qui s’appelait Lidivine,

 

Nom peu connu, même parmi les saints,

 

et que les pauvres prisonniers nommaient la divine, parce qu’ils croyaient que ce nom hyperbolique était son nom véritable. Il n’y a rien en effet qui puisse nous donner une idée plus distincte de la Divinité que la charité chrétienne.

Lidivine avait soixante-dix-huit ans, ce qui ne l’empêchait pas d’être vive, active, empressée, et toute à tous, comme si elle n’en avait eu que cinquante. Elle était même allègre et joviale, car la première des conditions de l’hygiène, c’est une bonne conscience. Il y a une foncière gaîté du cœur qui n’appartient qu’aux bonnes gens. Les esprits occupés de mauvaises pensées deviennent, au contraire, facilement tristes. Il y a bien de quoi.

Quand je pense à Lidivine, je crois toujours la voir avec son petit béguin blanc si propre, son juste noir si leste et si serré, et son cœur d’argent passé à un petit cordon de velours noir aussi, qui avait un peu rougi. Elle n’osait porter visiblement la croix qui y avait été suspendue ; cela n’était pas encore permis ; mais elle la conservait sans doute entre sa chair et le cilice de laine ou de crin dont elle se couvrait par pénitence, et je n’ai jamais compris que Lidivine eût à faire pénitence de quelque chose. C’était peut-être d’avoir été jolie, car sa pâleur saine et sa maigreur robuste ne lui avaient pas fait perdre tous les avantages d’une taille bien prise et d’une figure agréable.

Ce que je raconte ici de Lidivine, c’était ce que nous en pensions tous, bons ou méchants. Aussi l’influence de Lidivine sur les esprits les plus âpres et les plus rebelles avait quelque chose de plus puissant que la force, et qui agissait sans qu’on sût au juste comment, par une sorte de faveur providentielle. À Lidivine le secret d’affermir les cœurs abattus et de consoler les cœurs désespérés. Quand la rage soulevait au fond des cachots une de ces émeutes de démons qui se battent avec leurs fers, et qui meurent, sans se rendre, en mordant des baïonnettes sanglantes, on n’y envoyait plus de soldats. On y envoyait Lidivine. Un instant après, tout était calmé.

Dieu n’aurait pas cru faire assez pour la prison dont je vous parle, s’il n’y avait placé que Lidivine. Elle était secondée par son petit-fils dans ce noble et pieux ministère. Pierre était un jeune homme de vingt-trois ans, faible de corps, mais infatigable de patience et de courage, qu’aucun soin ne rebutait pour adoucir nos ennuis et pour secourir nos misères. Je ne vous donnerais qu’une idée imparfaite de sa physionomie résignée et non pas abattue, de son regard bleu, plein de compassion et de tendresse, de sa chevelure blonde, lisse, aplatie et coupée à angles droits, si je ne disais que vous avez pu remarquer des caractères pareils dans le type de nos bons paysans de montagne, ou dans les images des saints, tracées par un peintre naïf.

Pierre n’était pas un grand personnage, même en prison. Arrivé là, selon nos conjectures, par la protection de Lidivine, il n’y était guère que l’aide et le valet des guichetiers. J’appris plus tard que c’était son titre, et que ce titre, chose étrange, était une faveur acquise par sa bonne conduite. J’expliquerai cela tout-à-l’heure, si la mèche de ma lampe brûle encore.

Quoi qu’il en soit, j’avais été entraîné vers Pierre par cette sympathie d’âge qui rapproche si vite les jeunes gens, surtout quand ils sont malheureux, et par cette sympathie de croyances, le seul lien social que nos discordes politiques n’eussent pas rompu. Quand sa chemise s’entrouvrait dans quelque œuvre de force, à rafraîchir notre grabat en y introduisant une botte de paille neuve, ou à transporter un malade, j’avais vu souvent flotter sur sa poitrine le cordon du scapulaire. Peut-être aussi quelque instinct secret m’avertissait que le Seigneur nous avait imposé une vie commune de misère et de dévouement, et que notre bonheur, comme son empire, ne serait pas de ce monde.

Notre chambrée, n° 6, était ordinairement ouverte par Pierre que nous chérissions tous ; et c’était un de ces égards auxquels nous reconnaissions la bienveillance de la geôle, car le salut religieux que Pierre nous adressait chaque matin était pour nous comme une bénédiction répandue sur la journée. Une fois, les verrous tournés plus tard et plus rudement, sans égard pour notre sommeil, nous annoncèrent la visite d’un autre guichetier. Celui-ci s’appelait Nicolas.

Nicolas était un bon homme qu’un autre genre de vocation, dont je ne me suis pas informé, avait engagé au service des prisons, et qui ne s’était pas accommodé sans effort, je le suppose, à l’esprit de son état ; mais il y était parvenu de manière à faire illusion sur ses sentiments naturels à quiconque ne les aurait pas connus. À force d’exercer les cordes basses de sa voix, le pauvre diable avait réussi à se donner une parole rauque et menaçante, qu’il savait rendre plus formidable en fronçant convulsivement des sourcils épais, mais doux, qui ne furent jamais destinés à exprimer la colère. Comme cette complication d’artifice devait lui coûter beaucoup, il ne répondait jamais plus brutalement que lorsqu’il avait le dos tourné.

Un jour qu’on le surprit à pleurer sur un homme qui allait mourir, et qui embrassait sa femme pour la dernière fois, il se plaignit qu’on lui eût jeté du tabac dans les yeux : j’ai rencontré vingt guichetiers comme Nicolas. Les hommes ne sont jamais si méchants qu’ils en ont l’air.

— Où est Pierre ? lui dis-je, en m’asseyant sur mon lit.

« Pierre ! Pierre ! répondit-il avec aigreur. » C’est toujours Pierre qu’on demande ; on dirait qu’il n’y a que Pierre ici. Que fait-il pour vous qu’on ne fasse ? Pierre vous apporte-t-il autre chose qu’une cruche et du pain ? Une cruche, la voilà ; du pain, en voilà : si vous avez affaire à Pierre, allez le chercher. Pierre est au cachot. »

— Pierre au cachot ! m’écriai-je, c’est une chose impossible. Qu’a-t-il fait ?

« Ce qu’il a fait ? Est-ce que je sais cela, moi, ce qu’il a fait ? Est-ce que cela me regarde ? Est-ce que je me mêle de ce que font les autres ? Une porte ouverte trop tôt, une porte fermée trop tard, une lettre remise secrètement avant d’avoir été lue, une complaisance de lâche et de fainéant, pour vos camarades ou pour vous. Il en est bien capable, le petit bigot !… »

Je n’ai pas besoin de dire que Nicolas avait tourné le dos pour prononcer ces grosses paroles.

— C’est infâme ! repris-je en l’interrompant, c’est horrible ! Si les magistrats le savaient, on réprimerait sévèrement un tel abus de pouvoir. Le cachot est une pénalité très grave, et nulle pénalité ne peut être infligée à un homme libre que par l’autorité de la loi. Cette vexation est indigne à l’égard de Pierre, comme elle serait indigne au vôtre. Je vous dis qu’elle crie vengeance !

« Bon ! répliqua Nicolas en me regardant fixement cette fois ! Avez-vous pris, par hasard, votre ami Pierre pour un homme libre comme moi, qui peux quitter la maison ce soir en demandant mes gages ? Il est prisonnier comme vous, à cela près que vous passez demain en justice, et que ces messieurs de là-haut sont parfaitement maîtres de vous renvoyer chez vos parents, si vous avez de bons témoins ; tandis que Pierre a treize ans à faire encore, puisqu’il n’en a fait que sept, et treize ans de galères, vraiment, quand l’idée en viendra au commissaire du pouvoir exécutif, qui le retient ici par faveur, comme dans un château de plaisance. Je conviens que cela serait dur, mais que voulez-vous ? il n’avait pas l’âge pour être guillotiné. »

La guillotine, les galères, cet honnête Pierre, cette admirable Lidivine, toutes les apparences qui m’avaient frappé, toutes les notions que je venais de recueillir dans une conversation de deux minutes, se confondaient tumultueusement dans mon esprit, quand la porte se referma sur moi. Je ne pouvais plus interroger Nicolas qui n’aurait probablement pas été d’humeur à me répondre ; mais je croyais l’entendre encore murmurer son refrain à travers l’épaisse muraille, sur un ton plus grave que celui des verrous : « Est-ce que je sais cela, moi ? est-ce que cela me regarde ? est-ce que je me mêle de ce que font les autres ?… »

Je passai en justice, en effet, dès le lendemain, comme Nicolas me l’avait annoncé, et je fus acquitté à la majorité de neuf voix sur douze. On ne sera peut-être pas étonné, si j’ajoute naïvement que jamais résultat avantageux d’un scrutin ne m’a été plus agréable.

La première chose qui m’occupa quand je me trouvai libre, ce fut l’histoire de Lidivine et de Pierre. Un vieux prêtre, saintement téméraire, s’était réfugié dans leur famille en 1793, pour porter de là des exhortations et des espérances à son troupeau de chrétiens sans pasteur et sans autels. Il fut surpris en officiant, et tendit ses bras aux fers, comme un martyr des premiers âges de l’église. Son petit peuple du hameau le défendit malgré lui, avec cette ardeur du dévouement que la religion inspire toujours quand elle est persécutée. Ils étaient quinze. Treize moururent sur l’échafaud du confesseur, après avoir reçu sa dernière bénédiction. La grand’mère avait plus de soixante-dix ans, le petit-fils en avait moins de seize ; et, selon la juste expression du guichetier, l’un des deux avait plus d’âge qu’il n’en fallait, l’autre n’avait pas encore l’âge pour être guillotiné. C’est à cause de cela que Lidivine et Pierre étaient en prison.

Dans ces entrefaites, Bonaparte était revenu ; Bonaparte, ce géant de la civilisation, qui la rapportait toute faite, et qui ne put pas la raffermir sur des bases éternelles, parce que Dieu n’en voulait plus. La révision de ces procédures exceptionnelles d’une législation d’anthropophages était devenue facile. Un grand nombre d’honnêtes gens s’intéressèrent au sort de Pierre et de Lidivine. Il n’y a rien de si commun que de trouver des cœurs tout disposés à la réparation du mal, quand il n’y a plus de péril à l’empêcher. Je ne parlais pas de ces efforts à mes amis de prison que je voyais souvent, parce que je savais déjà, par une expérience précoce, que la moindre révolution de bureau pouvait les rendre inutiles. Au moment où les pièces qui annulaient leur jugement m’arrivèrent, bien authentiques et bien légalisées, je volai vers eux, dix fois plus heureux que je n’étais, en les quittant, le jour de mon absolution. Je portais à Lidivine et à Pierre vingt-six ans de liberté.

Aussi me souvient-il de cette impression, comme si je n’avais ni souffert, ni vu souffrir depuis. C’était à quatre heures du soir, par une belle journée de printemps, comme la Franche-Comté en a quelquefois en avril ; mais l’heure n’était pas expirée, et les prisonniers jouissaient encore dans la cour, sous la lumière d’un plein soleil, bien tiède et bien réjouissant, de ses dernières minutes de récréation. Il y a dans les prisons un temps et un lieu qui sont assignés à la récréation, c’est moi qui vous le certifie.

« Vous êtes libres, m’écriai-je en sautant tour à tour au cou de Pierre et de Lidivine. » J’eus quelque peine à m’en faire comprendre ; mais tout le monde m’avait compris, et l’émotion de ces pauvres gens, qui baignaient de larmes leurs joues et leurs cheveux, expliquait assez mes paroles.

Après cela, il y eut un grand silence, un silence grave et triste ; car il y a d’autres liens à rompre dans une prison qu’on habite depuis sept ans que ceux de la captivité. Lidivine regardait ces femmes, ces convalescents, ces infirmes dont elle avait été si longtemps la mère, et qu’elle s’était flattée de ramener peu à peu à la religion et à la vertu ; elle s’arrêta enfin devant un vieillard tout cassé, que la fatigue de l’âge ou l’excès de la joie avait comme enchaîné à sa place : « Eh ! Georges ! lui dit-elle, qui te portera ton bouillon ? »

Ensuite elle revint à moi, et pressant ma main dans ses deux mains : « Je suis vraiment libre ? dit-elle. »

— » Oui, Lidivine. »

— » Je pourrais sortir avec vous maintenant, si je voulais ? »

— » Oui, Lidivine. »

— » Vous me mèneriez tout maintenant chez l’avocat de mes prisonniers ? »

— » Oui, Lidivine. »

— » Vous pourriez me montrer la maison du médecin de mes malades ? »

— » Oui, Lidivine, et l’église qui va se rouvrir ; car nous vivons sous un gouvernement humain, juste, éclairé, qui sentira la nécessité d’appuyer son pouvoir sur la foi. Dieu est le meilleur des auxiliaires. »

— » Vous avez raison, mon ami ! Oh ! si j’étais sûre de n’être pas à charge en prison… »

La femme du geôlier l’embrassa, et fit un mouvement involontaire pour la retenir.

« Voilà qui est bien, continua-t-elle en souriant, pendant que du revers de la main elle essuyait ses yeux. Je ne suis pas encore si vieille que je ne puisse honnêtement gagner mon pain chez mes maîtres. Allez vous coucher bravement, vous autres, car voilà quatre heures qui sonnent. Nous nous retrouverons demain. Je ne veux pas sortir d’ici… Où irai-je, d’ailleurs, ajouta Lidivine, pour être plus utile ou plus heureuse ? Une maison, un village, une famille, il n’y en a plus pour moi : le cimetière même ne me dirait rien ; car mon mari, mes frères et mes enfants n’y sont pas. Vous savez qu’ils sont morts bien loin de là, et qu’on les a mis je ne sais où. Quant à Pierre, c’est autre chose ; il est jeune, beau, industrieux, patient et, par dessus tout, craignant Dieu. Si le monde est revenu au bien, comme vous dites, mon pauvre Pierre prospérera peut-être. Viens ici, mon enfant, que je te bénisse et que je te dise adieu ! »

Pierre n’avait pas encore parlé. Il paraissait plongé dans une méditation sérieuse, et embarrassé de rompre le silence ; enfin, il se rapprocha de Lidivine, à l’appel qu’elle venait de lui faire.

« Jamais, ma mère, dit-il avec fermeté. J’ai pensé quelquefois à la vocation que je suivrais, quand mon temps serait fini ; j’aurais voulu être prêtre, mais je n’ai pas eu le loisir de devenir savant. Au reste, si le ministère de prêtre est grand, celui de guichetier a des devoirs que j’aime, et auxquels je ne veux pas me soustraire. Nicolas a besoin d’un aide, et il sait maintenant que ma compassion, pour des peines que j’ai ressenties depuis l’enfance, ne m’a jamais détourné de mes obligations. Je vous supplie de me permettre, ma mère, de ne pas sortir de prison. C’est la vie que le Seigneur m’a faite, et je n’y renoncerai pas. »

Les prisonniers étaient partis. Nicolas n’avait plus de motifs pour contraindre l’expansion de son excellent naturel : « Reste, reste ! » criait-il à Pierre, en pleurant à chaudes larmes.

— « N’est-il pas vrai, qu’à ma place, vous auriez fait comme moi ? » dit Pierre en se retournant de mon côté.

— « Oui, mon ami, si j’en avais eu le courage. »

Lidivine et Pierre sont morts au service des prisonniers.

LA COMBE DE L’HOMME MORT.

Il s’en fallait de beaucoup, en 1561, que la route de Bergerac à Périgueux fût aussi belle qu’aujourd’hui. La grande forêt de châtaigniers qui en occupe encore une partie était bien plus étendue, et les chemins bien plus étroits ; et dans l’endroit où elle est comme suspendue sur une gorge profonde qu’on appelait alors la Combe(1) du reclus, la pente de la montagne qui aboutissait à cette vallée était si âpre et si périlleuse que les plus hardis osaient à peine s’y hasarder en plein jour. Le 1er novembre de cette année-là, propre jour de la Toussaint, elle aurait pu passer, à huit heures du soir, pour tout-à-fait impraticable, tant la rigueur prématurée de la saison ajoutait de dangers à ses difficultés naturelles. Le ciel, obscurci dès le matin par une bruine rude et sifflante, mêlée de neige et de grêlons, ne se distinguait en rien depuis le coucher du soleil des horizons les plus sombres ; et comme il se confondait par ses ténèbres avec les ténèbres de la terre, les bruits de la terre se mêlaient aussi avec les siens d’une manière horrible, qui faisait dresser les cheveux sur le front des voyageurs. L’ouragan, qui grossissait de minute en minute, se traînait en gémissements comme la voix d’un enfant qui pleure ou d’un vieillard blessé à mort qui appelle du secours ; et l’on ne savait d’où provenaient le plus ces affreuses lamentations, des hauteurs de la nue ou des échos du précipice, car elles roulaient avec elles des plaintes parties des forêts, des mugissements venus des étables, l’aigre criaillement des feuilles sèches fouettées en tourbillons par le vent, et l’éclat des arbres morts que fracassait la tempête ; cela était épouvantable à entendre.

La combe noire et creuse dont je parlais tout-à-l’heure opposait à ceci, sur un de ses points, un contraste frappant, une clarté fixe, mais large et flamboyante, qui s’épanouissait d’en bas comme le panache d’un volcan ; et, de la porte ouverte à deux battants qui lui donnait passage, montaient des bouffées de rires capables d’égayer le désespoir. C’est que c’était la forge de Toussaint Oudard, le maréchal-ferrant, qui était parvenu à l’âge de quarante ans sans se connaître un seul ennemi, et qui solennisait joyeusement l’anniversaire de sa fête à la lueur de ses fourneaux et au milieu de ses ouvriers, étourdis par le plaisir et par le vin.

Ce n’est pas que Toussaint eût jamais violé la solennité des saints jours pour armer la sole d’un cheval ou pour ferrer une roue, à moins qu’il n’y fût contraint par quelques accidents inopinés survenus à des étrangers en voyage, et alors il ne tirait aucun salaire de son labeur ; mais sa forge ne cessait d’ardre en aucun temps dans les fêtes les plus scrupuleusement fériées, parce qu’elle servait de fanal, surtout pendant la mauvaise saison, aux pauvres passants égarés, qui y étaient toujours les bienvenus ; et quand on voulait indiquer parmi les paysans de la combe la maison de Toussaint Oudard, fils de Tiphaine, on l’appelait communément l’auberge de la Charité.

Toussaint entra tout-à-coup dans une grande cuisine contiguë à la forge, ou quelques pièces de gibier et de boucherie achevaient de rôtir devant un feu clair et bien nourri qui aurait fait envie à la forge même, sous l’ample manteau d’une de ces cheminées du vieux temps que l’aisance semblait avoir inventées pour l’hospitalité.

— Voilà qui va bien, dit-il en s’adressant gaîment à une vieille femme qui était assise sur un pliant à l’angle de la cheminée, et dont le visage grave et doux brillait, vivement éclairé par une lampe de cuivre à trois becs, posée sur une console de plâtre historié, mais fort noircie par la fumée et par le temps ; il m’est avis que tous les petits sont couchés, et que le joli troupeau des jeunes filles de la combe vous fait aussi bonne compagnie qu’à l’ordinaire pour la veillée qui commence. Dieu me garde de la laisser troubler par les éclats de mes garçons que le bruit de l’enclume a depuis longtemps assourdis, et qui ne sauraient s’entendre entre eux s’ils ne hurlent comme des loups. Je viens de les dépêcher dans ma chambre à coucher d’où leurs cris n’arriveront plus jusqu’à vous, et où vous aurez la bonté, ma mère, de nous envoyer le reste de ces béatilles par une de vos servantes, la plus mûre et la plus rechignée qu’il y ait, si faire se peut, et pour cause. Conservez cependant quelque bon lopin pour les pauvres diables que le mauvais temps pourrait vous amener ; et quant à vos gentes amies, tâchez de les bien régaler à leur gré de châtaignes dorées sous la braise, en les arrosant largement de vin blanc doux, frais sorti de la cuvée, et qui mousse comme un charme. Quand il n’y en aura plus, il y en aura encore… Je ne vous laisserais pas toutes ces peines, mère bien aimée, continua Toussaint en essuyant une larme et en embrassant la vieille, si ma chère Scholastique vivait encore ; mais Dieu a permis qu’il ne restât que vous de mère à mes enfants, et de providence visible à leur père !

— Tout sera fait comme vous le désirez, mon digne Toussaint, dit la bonne Huberte, aussi émue que son fils du souvenir qu’avaient réveillé ses dernières paroles. Donnez-vous un peu de bon temps pour ce qui reste de votre fête, car les heures passent vite. Quand la cloche du moutier aura sonné les premières prières des morts, nous serons de loisir pour y penser. Égayez-vous donc bellement, et ne soyez pas en souci sur vos hôtes. En voici déjà deux, le ciel en soit loué, que nous nous efforçons de bien recevoir, et qui seront assez indulgents pour faire grâce à la petitesse de nos moyens, si notre accueil ne répond pas à notre bonne volonté.

— Que le Seigneur soit avec eux, reprit Toussaint en saluant les étrangers qu’il n’avait pas remarqués jusque-là, et qu’ils se regardent chez nous comme dans leur propre famille ! faites-leur d’agréables histoires qui leur adoucissent l’ennui des heures, et ne ménagez pas les provisions, car dans la maison de l’ouvrier chaque jour amène son pain.

Ensuite il embrassa encore une fois sa mère, et il se retira.

Les deux hommes dont venait de parler la vieille Huberte s’étaient levés un moment comme pour répondre à la politesse de Toussaint, et puis ils s’étaient rassis immobiles et en silence à l’autre bout du foyer.

Le premier avait l’apparence d’un personnage de quelque distinction ; il portait un juste-au-corps noir à aiguillettes, sur lequel se rabattait une large fraise blanche à gros plis bien empesés et bien godronnés ; ses jambes étaient enveloppées jusqu’au-dessus du genou, vers l’endroit où descendait sa cape de drap, d’une bonne paire de guêtres de cuir bouclées en dehors, et son chapeau rabattu était ombragé d’une plume flottante qui retombait devant ses yeux. Sa barbe pointue et grisonnante n’annonçait qu’une robuste vieillesse, et son attitude grave et discrète lui donnait l’air d’un docteur.

L’autre, à en juger par sa petite taille, devait être un enfant du commun ; mais son accoutrement extraordinaire avait attiré d’abord l’attention d’Huberte et des jeunes filles de la combe, qui regrettaient de ne pas discerner ses traits à travers les touffes énormes de cheveux roux dont sa figure était couverte presque tout entière ; il était vêtu d’un haut-de-chausses et d’un pourpoint rouge cramoisi, extrêmement serrés, et le sommet de sa tête se cachait seul sous une calotte de laine de même couleur, d’où s’échappait en boucles crépues cette chevelure d’un blond ardent qui lui prêtait une physionomie si étrange. Cette espèce de bonnet était fixée sous le menton par une forte courroie, comme la muselière d’un chien hargneux.

— Vous nous excuserez d’autant mieux, messire, de mal nous acquitter de notre devoir, continua Huberte en reprenant son propos et en s’adressant au plus vieux des étrangers, que notre pays pauvre et peu fréquenté n’a pas souvent l’honneur d’être visité par des voyageurs tels que vous. Il faut que ce soit le hasard qui vous y ait conduits.

— Le hasard ou l’enfer, répondit l’homme noir d’une voix rauque, dont l’aigre son fit tressaillir les jeunes filles.

— Cela s’est vu quelquefois, interrompit le nain en se renversant en arrière avec un éclat de rire étourdissant, mais de manière à ne laisser voir de son visage qu’une bouche immense, garnie de dents innombrables, pointues comme des aiguilles et blanches comme de l’ivoire.

Après quoi il rapprocha brusquement sa sellette des landiers brûlants, et déploya devant le brasier deux mains très longues et très décharnées, à travers lesquelles la flamme transparait comme si elles avaient été de corne.

L’homme noir fit peu d’attention pour lors à cette gausserie brutale.

— Mon damné de cheval, poursuivit-il, emporté par la crainte de l’orage, ou poussé d’un mauvais esprit, m’a égaré pendant trois heures de forêts en forêts et de ravins en ravins, jusqu’à ce qu’il ait pris le parti de me culbuter dans un précipice où je l’ai laissé pour mort. Je compte bien avoir fait trente lieues, et je ne me suis dirigé en ce pays inconnu qu’à la lueur de votre forge et pour la grâce de Dieu.

— Sa sainte volonté soit accomplie en toutes choses, dit mère Huberte en se signant.

— La grâce de Dieu ne pouvait rien de moins, reprit le méchant petit homme, en faveur de très-illustre et très-révérend seigneur maître Pancrace Chouquet, ancien promoteur du monastère des filles de Sainte-Colombe, ministre du Saint-Évangile, recteur de l’université d’Heidelberg, et docteur en quatre facultés.

Et cette phrase fut suivie d’un éclat de rire plus bruyant que le premier.

— De quel droit, s’écria le docteur en grinçant les dents, un malotru de votre espèce ose-t-il se mêler à ma conversation pour m’attribuer des noms et des titres que je n’ai peut-être point ? Où m’avez-vous rencontré ?

— Pardon, pardon, mon doux maître, ne vous emportez pas, répondit le petit garçon en flattant de sa main démesurée la cape et les manches du vieux docteur. Je vous vis à Cologne en faisant mon tour d’Europe afin de m’instruire ès-bonnes lettres, suivant les premières intentions de mon père, et j’assistais à une des leçons où vous nous traduisiez Plutarchus en latin très-excellent, lorsque vous vous arrêtâtes subitement, aussi empêché que si Satan vous avait tenu à la gorge, sur le traité : De sera Numinis vindicta. C’est belle et savante matière. Il est vrai que vous aviez ce jour-là quelque chose à voir à vos affaires, car on commençait à vous chauffer, derrière le tombeau des trois rois, une couchette plus ardente que n’est l’âtre de dame Huberte. L’histoire en est assez bouffonne, et je la conterai volontiers, si cela duit à l’aimable et joyeuse compagnie.

— Et moi, dit le docteur à basse voix, si tu reviens sur ce propos, je te le ferai rentrer dans l’âme avec ma dague ! Il est surprenant, ajouta-t-il en grondant, qu’on reçoive de pareils garnements en si honnête maison !

— Je le prenais pour votre serviteur, répartit madame Huberte, et ne le connais pas autrement.

— Ni moi, ni moi, dirent les jeunes filles en se pressant les unes contre les autres, ainsi que des petites fauvettes prises au nid.

— Moi non plus, dit Cyprienne en cachant sa tête entre les genoux tremblants de Maguelonne.

— Oh ! les mièvres d’enfants ! cria le voyageur à la calotte rouge, du coin du feu où il s’était accroupi pour retirer à belles griffes les châtaignes toutes brûlantes. Vous verrez qu’elles auront la malice de ne pas me reconnaître en habit de dimanche ? Regardez cependant s’il est changé, mère Huberte, le petit maquignon de céans, Colas Papelin, jadis clerc, aujourd’hui valet d’écurie pour vous servir. L’honnête maître Toussaint n’a pas posé un fer à une de nos cavales que je n’eusse auparavant lavée, frottée, étrillée, lissée, cirée, brunie, rendue plus polie qu’un miroir, et dont je n’aie à toute heure, au moins de nuit, peigné les crins de mes doigts. Voilà pourquoi je suis toujours bien reçu à la forge, car entre le palefrenier et le maréchal, il n’y a, comme on dit, que la main.

En tenant ce discours, il écarta de droite et de gauche les boucles épaisses de ses cheveux flamboyants, pour mettre sa face à découvert, et il montra en riant à ébranler les murs une figure assez hideuse, blême et jaunie comme la cire d’une vieille torche, sillonnée de rides bizarres, et au front de laquelle brillaient deux petits yeux rouges, plus éclatants que des charbons sur lesquels joue incessamment le vent du soufflet. Tout le monde fit un mouvement de terreur.

Dame Huberte connut bien qu’elle ne l’avait jamais vu ; mais un sentiment secret l’avertit qu’il n’était pas bon de le dire.

— Si j’ai jamais aperçu ce fantôme, grommela Pancrace, il faut que ce soit au grand diable d’enfer !

— Ce pourrait bien être là, reprit Colas Papelin en riant toujours, et j’aurais lieu de m’étonner comme vous du hasard qui nous fait trouver ici. Qui se serait avisé de chercher maître Pancrace Chouquet à la combe du Reclus ?

— À la combe du Reclus ! dit Pancrace d’une voix tonnante… Ah ! ah ! reprit-il en se mordant le poing.

— Ah ! ah ! répéta Colas Papelin, du ton d’un ricanement infernal ; mais ne pensez-vous pas comme moi, docteur, qu’il serait assez curieux pour nous autres gens d’étude, chez qui l’amour de l’instruction s’unit à celui de l’or et du plaisir, de pénétrer pourquoi on appela ainsi cette misérable vallée ? L’histoire doit en être singulière, et il m’est avis que dame Huberte, qui sait toutes les belles histoires du monde, nous apprendra volontiers celle-ci entre deux brocs de vin doux.

— Je me soucie fort peu d’histoires, bonhomme, répartit Pancrace en faisant un mouvement pour se lever.

— Si ce n’est celle-là, ce sera la mienne, s’écria Colas Papelin en le retenant assis dans l’étreinte de son bras nerveux qui le serrait comme un étau. Oh ! que nous prendrons grand plaisir, dame Huberte, à vous ouïr conter cela !

— Je l’avais promis à mes filles, répondit la vieille, et le récit n’en est pas long : Il faut donc vous dire que ce pays était bien plus sauvage et plus triste que vous ne le voyez, quand un saint homme vint, il y a plus de cent ans, s’y fonder un petit ermitage sur une des saillies du rocher qui borde le précipice. On dit que c’était un jeune et riche seigneur, et qu’il s’était rebuté de la cour par la crainte de n’y pouvoir faire son salut ; mais il ne se fit jamais connaître que par le nom d’Odilon, sous lequel notre très-saint Père l’a béatifié, en attendant qu’on le canonise.

— Diable ! dit Colas Papelin.

— Tant y a, continua Huberte, qu’on ne saurait douter qu’il eût apporté beaucoup d’argent avec lui, car en moins de rien toute la combe changea de face. Il fit cultiver les terres propres au labour, construire des usines sur les courants d’eau, bâtir un petit hospice, un presbytère, un moûtier, et ses libéralités attirèrent dans la combe des gens de tous les métiers utiles aux voyageurs, dont les familles existent encore dans une commode médiocrité, et ne cessent de glorifier le nom du bienheureux saint Odilon, qui les laissa pour héritières. C’est pourquoi cette vallée s’appelle la combe du Reclus, parce qu’il ne sortait jamais de son ermitage, et qu’à l’imitation de Dieu il faisait du bien aux hommes sans en être vu. Le Seigneur ait son âme devant sa face, ainsi qu’il est dit dans le bref.

— Cette histoire est fort édifiante, dit le docteur Pancrace, et j’y veux bien croire cette fois, quoique j’aie entendu sa pareille dans tous les pays de moinerie ; mais il me semble que le beau temps se rétablit : le vent a cessé de bruire, et la pluie de battre les croisées.

— Ce sera vraiment plaisir de voyager tout à l’heure, remarqua gaiment Papelin, en maintenant le docteur sur son siège ; mais il serait trop mal séant d’abandonner dame Huberte au commencement d’une si belle et si instructive narration.

— Cette narration est fort complète, répliqua le docteur avec impatience, et dit clairement tout ce que nous pouvions en attendre, c’est-à-dire l’origine et l’étymologie du nom de cette vallée : il n’y manque pas un mot.

— Il y manque, reprit Colas, une péripétie, un dénouement et une moralité dont vous ne nous auriez pas fait grâce sur les bancs quand vous preniez la peine de nous expliquer péripa-tétiquement les rhétoriques de maître Guillaume Fichet ; et voilà, pour preuve, la vénérable madame Huberte qui se dispose à continuer après avoir repris haleine.

— Le bienheureux Odilon, continua-t-elle en effet, avait ainsi vécu près des trois quarts d’un siècle dans la retraite et la prière, quand se présenta pour l’assister en ses saints offices un jeune homme qui se faisait remarquer depuis quelques mois par la dévotion de ses pratiques et son assiduité aux sacrements. Comme il avait autant de science qu’un prêtre, autant d’éloquence qu’un prédicateur, et autant de piété apparente qu’un saint, car on n’avait jamais vu de pénitent plus recherché dans ses mortifications, l’ermitage lui fut facilement ouvert. Son nom est pour le présent sorti de ma mémoire, quoiqu’il me semble l’avoir entendu il n’y a pas longtemps.

— Le nom de ce personnage est fort inutile à votre récit, murmura le docteur en se rongeant encore les doigts.

— Maître Pancrace Chouquet, répéta Colas Papelin, d’une voix stridente, pense que le nom de ce personnage est inutile à votre récit, ô ma respectable hôtesse ! Entendez-vous bien, ajouta-t-il en criant encore plus fort, que votre histoire peut se passer du nom de ce bon apôtre, qui m’a l’air d’être quelque infernal hypocrite, et que telle est l’opinion de messire Pancrace, de messire Chouquet, de messire Pancrace Chouquet ! Vous ne vous rappelez donc pas, dame Huberte ?

— Le misérable veut me faire mourir ! pensa le docteur à part lui, en tournant les yeux vers la porte.

— Pas encore, répondit à sa pensée le petit Colas Papelin, qui s’étouffait de rire à son oreille.

— Nous avions craint longtemps que l’appât des trésors du bienheureux n’alléchât quelques voleurs, poursuivit la bonne veuve de Tiphaine, qui avait à peine pris garde à ces interruptions ; nous savions cette fois qu’après en avoir distribué une grande part en œuvres pies, comme je vous l’ai rapporté ci-devant, il avait réparti le reste entre la cure et le monastère pour l’éducation des enfants, le soulagement des voyageurs et la réparation des fléaux du ciel. On ne vit donc dans toute la combe, à l’arrivée du jeune clerc, qu’un doux et favorable réconfort que la Providence envoyait par sa grâce à la vieillesse du solitaire. Au moins, disions-nous à nos veillées, le saint homme aura quelqu’un près de lui qui lui ferme les yeux et qui appelle sur sa tête, avec la dernière onction, les bénédictions du ciel.

— Oh ! que cela est dignement pensé, brave femme ! s’écria Colas Papelin en sanglotant ; la tête de ce bienfaisant vieillard, je l’aurais moi-même bénie, je le jure, si Dieu me l’avait permis !… Qu’en dit mon maître, messire Pancrace Chouquet ?

Pancrace tordit sa barbe, s’agita sur sa sellette, regarda de nouveau à la porte, et ne répondit pas.

— Voilà qui est bon, continua la vieille femme. Une nuit, Tiphaine se leva tout effaré d’auprès de moi : c’était, messieurs, il y a trente ans, la propre nuit de la Toussaint, comme aujourd’hui, un peu avant les matines des morts.

— Comment ? dit Colas Papelin ; pensez-vous, ma bonne mère, qu’il y aura effectivement trente ans accomplis depuis ce jour ; trente ans, à heure fixe, ni plus ni moins, quand sonneront les matines ?

— Il le faut bien, honnête monsieur Papelin, répliqua Huberte, puisque c’était en 1534. Je demandai à Tiphaine ce qui le décidait à se lever, de si bonne heure, pensant qu’il pouvait être malade. — Remettez-vous, me répondit-il, et soyez sans crainte, bonne amie : c’est un mauvais songe qui m’a travaillé tout-à-l’heure, et dont il faut que j’aie mon cœur clair avant de me rendormir ; car les rêves sont quelquefois des avertissements du Seigneur. Il m’a semblé qu’on assassinait le saint vieillard Odilon, et depuis que je suis réveillé, je ne sais quel bruit de plaintes et de gémissements me poursuit ; je compte vous rassurer dans un moment. – Sur cette parole, il courut à l’ermitage avec quelques-uns de ses ouvriers que tenait le même souci, et ils reconnurent que le sommeil ne les avait que trop bien instruits !…

— Le pauvre reclus était mort ! reprit Colas, Maître, entendez-vous ?…

— Il se mourait quand Tiphaine arriva ; mais quoiqu’il fût tombé sans conserver aucune apparence de vie aux yeux de son meurtrier, il s’était trouvé assez de forces un moment après pour se traîner au dehors de sa cellule, pendant que le misérable cherchait inutilement les prétendus trésors qu’il venait de payer de son âme !

— Et son meurtrier, c’était le monstre artificieux et détestable qui lui avait dérobé son amitié et ses prières sous le masque de la dévotion ! Maître, entendez-vous ?…

Pancrace ne répondit que par une espèce de râle sourd qui ressemblait à un rugissement.

— C’était lui ! dit dame Huberte. Cependant la grille de la cellule s’était refermée sur les pas du bienheureux, par le moyen d’un ressort de l’invention de Tiphaine, dont le secret n’était pas connu de l’assassin.

— Le voilà pris enfin ! s’écria Colas Papelin avec son horrible rire ; quelques moments encore, et le juste sera vengé ! Maître, entendez-vous ?…

— Il n’en fut pas ainsi, poursuivit Huberte en hochant la tête : Tiphaine et ses gens ne découvrirent personne dans la grotte ; et comme il s’y était répandu tout-à-coup une odeur de bitume et de soufre, on pensa que l’étranger avait contracté un pacte avec le démon pour échapper au danger où il s’était mis, ce qui se trouva véritable ; car on apprit depuis qu’il avait étudié à Metz ou à Strasbourg sous le méchant sorcier Cornélius, dont vous pouvez avoir entendu parler !…

— Oh ! son marché n’en est pas meilleur, interrompit Colas Papelin en se livrant à de nouveaux éclats de joie. Maître, entendez-vous ?…

— J’entends, j’entends, riposta Pancrace Chouquet du ton d’un calme affecté, le langage des folles superstitions dont le papisme a nourri ce peuple ignorant. Puisse descendre sur lui la lumière de vérité !…

Et il fit un mouvement subit pour s’éloigner de son voisin. Colas Papelin ne le suivit point ; il tourna sur lui un regard de dérision et de mépris.

— Ce qu’il y a de sûr, ajouta la vieille un peu piquée, c’est qu’il restait dans la grotte un brimborion de cédule taché de sang et marqué de cinq grand ongles noirs comme d’un scel royal, qui assurait trente ans de répit à l’homicide, comme il appert par la translation qu’en fit monseigneur le grand-pénitencier ; car il était écrit en lettres diaboliques.

— Ou les oreilles me tintent, murmura Colas Papelin, ou voilà le branle des matines. Maître, entendez-vous ?…

— L’assassin ne fut d’ailleurs jamais reconnu, acheva Huberte, quoiqu’il eût laissé pour signalement dans la main du bienheureux une épaisse poignée de cheveux chargés d’une peau sanglante, qui n’ont pas dû repousser.

— Respect à saint Odilon ! dit Colas Papelin en se levant et en faisant voler d’un revers de son bras le chapeau empanaché du docteur.

Maître Pancrace Chouquet avait un des côtés de la tête chauve et lisse comme si le feu y avait passé.

Il mesura Colas d’un air menaçant, ramassa son chapeau et gagna la porte en regardant derrière pour savoir si le valet d’écurie le suivait ; mais le petit homme s’amusait à frapper les landiers tout rouges avec un fourgon de fer, pour en tirer des étincelles qui jaillissaient jusqu’au comble obtus de la cheminée…

La porte se referma. Tout le groupe des femmes se tenait silencieux et sans mouvement sous le poids d’une terreur inconnue, comme si elles avaient été pétrifiées. Colas Papelin s’en aperçut en éclatant de plus belle, et tira sa révérence en rebroussant ses cheveux confus avec la grâce coquette d’un homme du monde élevé dans les belles études et les manières élégantes.

— Adieu, respectable Huberte, et vous bachelettes gentilles, dit-il en les quittant. Grâces vous soient rendues de l’hospitalité que nous avons reçue de vous ; mais elle impose encore d’autres devoirs : je vais suivre ce galant homme dans sa route, de crainte qu’il ne s’égare.

Un instant après, on entendit rouler les gonds, et les fortes fermetures retentirent sur l’huis.

— Le diable est-il aussi parti ? s’écria la blonde Julienne en élevant ses petits doigts palpitants vers le ciel.

— Le diable ! dit Anastasie en croisant les mains dans l’attitude de l’oraison ; pensez-vous qu’il soit ainsi fait ?…

— Il y a grande apparence, observa gravement madame Huberte, qui n’avait cessé depuis longtemps de défiler les grains du rosaire.

— Ne s’est-il pas nommé ? reprit Julienne un peu rassurée ; Colas Papelin et le diable, c’est la même chose ?

— Ces deux noms sont exactement synonymes, ajouta d’un air posé demoiselle Ursule, qui était nièce et filleule du curé.

— Je l’avais soudainement reconnu, dit Cyprienne ; je l’ai vu tant de fois attiser ainsi le feu, quand je m’endormais sur mon fuseau !

— Et moi, dit Maguelone, embrouiller malignement les poils de nos chèvres, quand je veillais dans l’étable !

— Ce doit être lui, observa tout-à-coup la petite Annette, la fille du meunier Robert, qui égare nos ânesses en sifflant dans le bois !

— Il a bien voulu nous égarer aussi, répondit à basse voix sa sœur Catherine, et le malin au juste-au-corps rouge a fait plus d’un de ses tours au bord du ruisseau de la combe.

— Libera nos, Domine ! s’écria la vieille Huberte en tombant à deux genoux.

On pense bien que les jeunes filles suivirent aussitôt son exemple, et qu’elles ne se séparèrent pas à la cloche des matines sans avoir purifié la cuisine de dame Huberte par des prières, des fumigations de buis consacré, et des aspersions d’eau bénite.

Le lendemain matin, comme les gens du hameau se rendaient à l’office au moûtier qui en est séparé par quelques broussailles, Toussaint Oudard quitta tout-à-coup le bras de sa mère et s’arrêta au-devant de sa petite troupe, en l’avertissant d’un geste et d’un cri de ne pas aller plus avant, car il voulait lui épargner le hideux spectacle dont ses yeux venaient d’être frappés.

C’était un cadavre si horriblement lacéré, si déformé par les convulsions de l’agonie, si rapetissé, si racorni par l’action d’un feu céleste ou infernal, qu’il était difficile d’y reconnaître quelque chose d’humain ; seulement on voyait traîner à côté les lambeaux d’une cape noire et d’un chapeau à plume flottante.

Et c’est depuis ce temps que la Combe du reclus a pris le nom de la Combe de l’homme mort.

LES FIANCÉS,

NOUVELLE VÉNITIENNE.

Il s’en fallait d’une heure au plus que le soleil se couchât, le 1er janvier 1685, et tous les offices étaient finis, quand les portes de Saint-Marc se rouvrirent pour une double solennité, qui appela dans l’église un très grand concours de peuple. Deux cortèges peu nombreux, mais égaux en magnificence, étaient sortis à la fois du palais Morosini et du palais Trevisano, pour accompagner aux fonts baptismaux deux enfants nés la nuit précédente, et demander en leur faveur les eaux de rédemption. Ils entrèrent en même temps par les deux portes latérales, et ils parvinrent en même temps au saint baptistère, où les femmes déposèrent deux berceaux.

L’un de ces groupes était conduit par Onofrio Morosini, fils de l’illustre doge Francesco Morosini, si connu par les grands services de guerre et d’état qu’il avait rendus à la république ; le second, par le sénateur Bernardo Trevisano, juge de la Quarantie, qui relevait la splendeur de sa race par la renommée de son savoir, et auquel l’Italie entière n’opposait, dans ce siècle de décadence, ni un plus grand philosophe, ni un plus habile antiquaire.

Quand les nourrices eurent découvert le berceau des enfants, il se manifesta de toutes parts un sentiment d’admiration dont l’éclat ne put être tout-à-fait réprimé par l’imposante sainteté du lieu. Jamais ce premier jour de la vie n’avait laissé paraître tant de beauté dans la créature imparfaite qui vient de naître ; jamais, jusqu’à ce moment, une âme intelligente n’avait paru animer son regard, et il n’était pas possible de douter que ces enfants jouissent de la faculté de voir et de sentir, car ils sourirent en se regardant. On remarqua surtout qu’ils se ressemblent, et ce peuple, à l’imagination ingénieuse et poétique, imagina facilement qu’ils avaient été formés l’un pour l’autre, quand il apprit que la divine providence avait donné un fils à Morosini et une fille à Trevisano.

Le fils de Morosini fut nommé Giovanni, et la fille de Trevisano, Elisabetta-Maria, du nom de sa vénérable aïeule, Elisabetta-Maria Tagliapietra, mère de Bernardo.

Une circonstance que personne n’ignorait à Venise donnait un intérêt bizarre à ce rapprochement inopiné. Depuis plusieurs générations, les deux familles de Morosini et de Trevisano étaient divisées par une haine qui avait souvent dégénéré en disputes sanglantes. Ces altercations s’étaient calmées, à la vérité, sous Onofrio et sous Bernardo, nobles et généreux seigneurs, dont l’étude des sciences avait adouci les mœurs ; mais on ne les croyait qu’assoupies, et on craignit toujours de les voir renaître à la première occasion avec plus de violence que jamais. Ce jour-là, les témoins ne purent s’empêcher de penser que la Providence elle-même était dans l’intention d’y mettre un terme, et qu’elle avait ménagé cette étrange rencontre à dessein, pour rapprocher, par un lien touchant et sacré, deux de ces grandes races patriciennes dont les dissensions n’éclatent jamais sans danger dans les républiques. Ce sentiment était si naturel que Morosini et Trevisano le partagèrent sans se l’être communiqué par des paroles, et tombèrent dans les bras l’un de l’autre comme deux frères qui se retrouvent à la suite d’une longue séparation. Après avoir échangé les plus tendres embrassements, ils se promirent, aux acclamations de la multitude, de marier leurs enfants dans seize ans, si la sympathie qui semblait s’être manifestée en eux dès le jour de leur naissance continuait à se fortifier avec l’âge, et cet engagement réciproque fut si soudain, qu’il a été impossible de savoir lequel des deux l’avait proposé le premier.

Chaque mois, chaque année de la vie de Giovanni et d’Elisabetta confirma depuis les espérances des deux nobles sénateurs. Leur amour croissait en même temps que leur beauté, et l’on ne comprenait pas qu’il pût en être différemment, car nulle autre personne au monde n’était digne de les distraire de l’invincible attrait qui les appelait à se confondre dans une seule âme. C’étaient en effet deux créatures idéales, deux êtres d’exception, que des perfections trop achevées de corps et d’esprit auraient condamnés à une solitude éternelle, si la nature n’avait pris le soin de les faire naître au même instant sur le même point de la terre, comme deux fleurs rares sur la même tige, comme deux oiseaux de paradis, au plumage d’or et d’azur, sous le même ombrage et presque dans le même nid. Aussi leur tendresse mutuelle n’inspirait pas même cette jalousie, dont le principal mobile est dans la vanité humaine. Il aurait fallu, pour aspirer à détourner sur soi l’amour de l’un ou de l’autre, se faire illusion sur sa propre valeur, et il suffisait de les voir pour sentir qu’Elisabetta était seule faite pour Giovanni, que Giovanni seul était fait pour Elisabetta. Toute prétention rivale du bonheur de ces deux célestes enfants aurait trahi la démence de l’orgueil ; mais le cœur des jeunes gens et des vierges n’osait battre pour eux ; on se contentait de les admirer, et les poètes les chantaient.

J’ai déjà dit (et à qui peut-il être besoin de le dire ?) que Bernard Trevisano avait imprimé dans son temps un grand mouvement aux sciences philosophiques ; on fait encore cas aujourd’hui de son Cours, de ses Méditations, de ses Prælections fondamentales, et surtout de son traité de l’Immortalité de l’âme. C’est qu’après avoir approfondi la doctrine de Démocrite et celle d’Aristote, il s’était plus particulièrement livré, sous les auspices de Jean Caramuel, évêque de Vigevano, l’esprit le plus imaginatif de tout le siècle, aux divines théories de Platon. Il est malheureusement rare, comme on sait, qu’une pensée active et passionnée qui se plonge dans les mystères du spiritualisme, s’arrête aux notions utiles et consolantes de cette précieuse étude, et Bernardo était trop altéré de savoir pour ne pas sonder toutes les sources où l’intelligence avait puisé avant lui. Ses admirateurs avouent qu’il s’égara quelquefois dans les combinaisons numérales de Pythagore, et que les rêveries de Caramuel, son maître, sur la cabale des lettres, qu’il avait méprisées dans sa jeunesse, influèrent d’une manière funeste pour sa gloire sur les compositions de son âge mûr. Il n’est pas inutile de raconter ce qui détermina cette nouvelle direction de ses travaux.

Bernard Trevisano, si favorisé du ciel dans les heureux développements de son Elisabetta, fut tout à coup accablé de ses coups les plus rigoureux dans le reste de sa famille. Une épouse jeune encore, et qui faisait ses délices, lui fut enlevée en peu de jours par une maladie inconnue à la médecine. Un fils de grande espérance, le seul héritier de son nom et d’une illustration dont l’origine remontait aux temps les plus anciens de la république, s’éteignit dans ses bras en souriant, comme un ange rappelé à Dieu. Elisabetta elle-même ne participait presque en rien de la vie matérielle. Il la compare quelque part à ces feux brillants et purs qu’on voit souvent errer sur la terre, et qui n’y tiennent point ; dont la vue jouit avec ivresse, mais qu’aucune puissance ne peut fixer, et qui s’évanouissent au moindre souffle de l’air, sans rien laisser de leur passage.

« Hélas ! s’écria-t-il un jour, à quoi servent les profondes spéculations de la science ? à quoi aboutissent les découvertes de la philosophie, s’il n’est donné à l’homme ni de prévoir les maux qui le menacent, ni de pouvoir les conjurer ? La vie ne serait-elle, en effet, qu’un gouffre ténébreux dont nul ne saurait connaître le fond sans l’avoir touché, comme fut pour Aristote l’Euripe, et le volcan pour Empédocle ? Non, non, reprit-il avec exaltation, l’être infiniment puissant qui m’a donné l’instinct de la vérité, et qui m’a permis d’en rallumer le flambeau sacré au foyer des lumières antiques, ne me refusera pas le prix de tant d’efforts et de veilles. S’il est trop tard pour sauver deux parts de mon âme que j’ai déjà perdues, je protégerai longtemps mon Elisabetta contre la mort, ou bien je livrerai aux flammes tous mes livres inutiles, en maudissant l’emploi que j’ai fait de mes folles années, car l’ignorance de la brute est mille fois préférable à un savoir qui ne produit point de fruits. »

Là-dessus, il fit défendre à tout le monde l’accès de son palais, et s’enferma dans la solitude, au milieu de ses cabalistes et de ses pythagoriciens, avec ses chiffres fatidiques et ses alphabets mystérieux.

Morosini respecta pendant quelques années la tristesse de Bernardo, car il ne pouvait attribuer la résolution de ce grand homme qu’au besoin de se nourrir secrètement des souvenirs de son deuil. Cependant, quand le 1er janvier 1701 vint à s’approcher, Morosini, qui avait tout disposé pour le mariage de son fils avec Elisabetta, n’hésita pas à pénétrer dans la retraite de son ami, et les serviteurs, qui connaissaient les conventions des deux familles, n’osèrent lui en interdire l’accès ; il entra dans la chambre de Bernardo et s’assit.

— C’est vous, Onofrio, dit le philosophe en se retournant vers lui, que me voulez-vous ?

— Peux-tu me le demander ? Je viens te sommer de la parole que tu m’as donnée il y a seize ans à Saint-Marc, et dont l’accomplissement intéresse aujourd’hui le bonheur de nos enfants. Serais-tu capable de l’avoir mise en oubli, et ne m’a-t-on pas trompé en m’assurant que, loin de t’occuper des préparatifs de leur union, tu avais eu la déloyauté d’éloigner depuis quelques jours Elisabetta ? Dis-moi que cela est faux, je t’en conjure. — Cela est vrai, répondit Bernardo. Elisabetta n’est pas à Venise, et je ne suis point déloyal. — Quoi ! s’écria Morosini, de misérables haines de famille, sans excuses comme sans motifs, ont prévalu sur les serments les plus saints ! — Tu ne me juges pas assez mal pour me faire l’injure de le penser, répartit Bernardo en lui tendant la main. — Quel est donc le mot fatal de cette énigme où ma raison se perd ? Le dérangement que ton assiduité au travail et ton éloignement systématique des affaires ont peut-être apporté dans ta fortune te fait-il craindre de ne pouvoir assez dignement doter ton Elisabetta ? Détrompe-toi, mon frère, Elisabetta est déjà trop richement dotée de sa beauté et de sa vertu. Giovanni n’a pas besoin de tes biens pour lui faire tenir le rang d’une reine ; il est mon unique enfant, et depuis sept ans que mon père est allé rejoindre nos aïeux, les jours et les nuits écoulés ne m’auraient pas suffi à compter les trésors que le vieux doge a conquis sur le Péloponnèse et sur les flottes turques de l’Archipel. Mais tu ne me dis plus rien. — Je m’étonne de ta facilité à me supposer de lâches faiblesses. Elisabetta est encore une des héritières les plus opulentes de tous les états vénitiens ; et j’estime assez Giovanni pour lui donner ma fille, quand elle serait aussi pauvre qu’elle est riche. Fais donc trêve à tes conjectures, car tu ne me devinerais pas. Écoute, as-tu réfléchi quelquefois sur le mobile inconnu des fatalités humaines ? sais-tu de quoi dépendent nos destinées ? — Je le sais ; nos destinées dépendent, en premier lieu, de la Providence divine ; en second lieu, elles dépendent de l’emploi bon ou mauvais que nous faisons de nos facultés, et surtout de notre raison. — Cela est vrai en principe, mais la Providence a des lois générales dont elle ne s’écarte jamais, parce qu’elle se les est imposées à elle-même ; et la sagesse consiste à ne pas contrarier l’action inévitable de ces lois universelles par une ardeur imprudente de jouir. La plus infaillible de toutes a été reconnue par Pythagore, qui était peut-être plus qu’un homme. Les cabalistes se sont traînés à tâtons sur sa route, et mon maître, Caramuel, y a fait quelques pas après eux. Ce qu’ils cherchaient, je l’ai trouvé. Le sort de toute la vie est caché aux yeux du vulgaire dans les syllabes de notre nom. C’est leur arrangement qui détermine l’heureux ou méchant succès de nos entreprises, et c’est de leurs harmonies combinées que résulte, selon certains cycles d’années ou de jours qui se coordonnent avec elles, l’événement fortuit en apparence de nos affections. — Hélas ! reprit Morosini consterné, t’ai-je bien entendu ? n’as-tu combattu avec tant d’éclat, dès ta jeunesse, la superstition du sortilège et les rêveries de l’astrologie judiciaire, que pour revenir, à cinquante ans, aux hypothèses délirantes de Caramuel ? Tu souris, Bernardo, et je comprends ce dédain. Pardonne à ma sincérité. L’étendue et la certitude des connaissances qui t’ont placé si haut au-dessus des plus savants et des plus sages me défendent de contester ; mais quelle conséquence prétends-tu tirer de ton système ? — La voici : le siècle qui va commencer dans huit jours sera mauvais pour le genre humain. C’est de lui que doit dater une ère de désolation qui ne se terminera sans doute qu’à l’anéantissement de l’espèce. Je le trouve cependant bienveillant et pacifique pour nos enfants, s’ils ont le courage de vouloir être heureux au prix d’un faible sacrifice. La seule année de ce siècle désastreux qui les menace jusqu’à la fin d’une longue et brillante carrière, c’est celle qui est prête à s’ouvrir ; ils n’ont que seize ans, Onofrio, et le temps rapide que mettra le soleil à visiter ses douze maisons ne les rendra pas trop mûrs pour le mariage. Il me serait facile de désarmer ton incrédulité, mais je ne l’entreprendrai point. Ce que j’obtiendrais aisément de tes convictions, j’ai droit de l’attendre de ta tendresse, et, si tu veux, de ta pitié. Science ou instinct, erreur ou vision, ma croyance est irrévocablement formée ; et si ton intelligence, mieux éclairée que la mienne, répugne à une doctrine bizarre qui m’a longtemps inspiré le même éloignement, tu ménageras du moins, en faisant grâce à mon illusion, ce qu’il y a de plus irritable dans le cœur d’un père. Ce n’est pas toi qui accuseras d’exagération les précautions que l’amour paternel inspire. Tu n’ignores pas plus que moi que si les dangers qu’on redoute pour ses enfants sont imaginaires, la douleur qu’ils causent ne l’est pas. Tu feras mieux, tu exigeras de Giovanni d’éviter comme la mort l’occasion de voir Elisabetta, ne fût-ce qu’un moment, si notre malheur permet qu’il découvre sa retraite. Obéissant, je lui mènerai sa femme aux autels le 1er janvier 1702 : rebelle à nos prières, tu peux le lui annoncer de ma part, il ne la retrouvera qu’au tombeau.

Morosini ne répliqua plus ; il embrassa étroitement Trevisano, et reporta ses paroles à Giovanni.

Giovanni était ce que nous l’avons vu tout-à-l’heure, une âme parfaite dans un corps parfait. La doctrine de Bernardo lui parut l’erreur du génie, mais il se soumit en pleurant aux volontés d’un père qui devait partager bientôt les droits du sien. Il se résigna même sans efforts au projet de Morosini, qui avait d’abord résolu de lui faire passer cette année en voyages, soit pour ajouter un complément nécessaire à son éducation, soit pour distraire son cœur d’une préoccupation dangereuse par l’attrait et la variété des sensations nouvelles. Il partit, visita en courant l’Italie, la France, l’Allemagne, et porta en tous lieux ses regrets et son impatience. L’année avait à peine fourni les trois quarts de son cours, qu’empressé de goûter l’air qu’il avait respiré avec Elisabetta, il arrivait à Padoue, de retour vers Venise.

C’était le 26 septembre, un jour solennel dans les fastes de la ville chrétienne qui fleurit sur les ruines de la ville antique d’Anténor, l’anniversaire de la fête de sainte Justine, jeune prédestinée dont le culte des fidèles a consacré le souvenir dans ces murs pieux par un monument que n’égalèrent jamais sans doute en magnificence ni le temple de Vénus à Cnide, ni celui des Grâces à Orchomène, ni la merveille de Delphes. Giovanni, rempli d’une religieuse admiration, parvint, à travers de riches tentures et des berceaux de fleurs, jusqu’à l’enceinte sacrée ; il y pénétra au milieu d’un nuage de parfums et d’encens qui flottait coloré de toutes les nuances de l’arc-en-ciel par le reflet des vitraux, et s’agenouilla sur les pavés de mosaïques, dans une chapelle revêtue de marbres somptueux et rares de différentes couleurs, où une châsse d’or resplendissante de pierres précieuses reposait sur l’autel, entourée d’un chœur de vierges en robes blanches qui la saluaient de leurs cantiques. Ô prestige plus enchanteur que tous ceux qui avaient frappé jusqu’alors les sens de Giovanni ! une de ces voix qui résonna jusqu’au fond de son cœur lui rappela celle d’Elisabetta. Il se leva éperdu, et s’attacha sans réflexion aux pas du groupe dont les chants avaient cessé, et qui gagnait le parvis.

— À bientôt, cher Giovanni, lui dit à basse voix une des jeunes filles en soulevant son voile à demi pour se laisser apercevoir, et en le laissant retomber ; n’oubliez pas plus Elisabetta qu’Elisabetta ne vous oublie ! –

Après quoi elle disparut, et se perdit en un moment dans la foule de ses compagnes.

Il l’avait vue. C’était Elisabetta.

Les trois derniers mois de l’année furent longs à son amour. Ils semblaient ne devoir pas finir. Ils finirent cependant.

Onofrio Morosini n’attendit pas le dernier jour pour aller rappeler à Bernardo que le délai qu’il avait fixé était près d’expirer, et il se trouva heureux d’avoir été prévenu, car le philosophe, distrait de ses études austères par les soins les plus doux de sa vie, était déjà entouré de tous les préparatifs d’une noce brillante.

— Que le ciel te comble de bénédictions, cher Bernardo ! lui dit-il ; nous n’avions point de temps à perdre pour couronner les vœux de nos enfants ! Mon Giovanni, près de céder à l’ardeur qui le consume, penche à vue d’œil vers la tombe… Pâle, flétri, languissant comme une fleur dont le soc a touché la racine, il se fane depuis trois mois sur mon cœur et sous mes larmes ; et j’ai tremblé cent fois que son âme, à peine suspendue à ses lèvres, ne s’exhalât dans un soupir !

— Cela est étrange, dit Trevisano ; je reçois également de tristes nouvelles de la santé de mon Elisabetta. Cependant mes calculs ne peuvent me tromper ; et si mes intentions ont été suivies, comme j’ai lieu de le croire, aucun danger ne les menace. Ne nous alarmons pas de ces molles langueurs de deux cœurs passionnés qui se manquent l’un à l’autre. C’est un nuage qui se dissipera au premier rayon de l’amour. Retourne donc auprès de Giovanni, et dis-lui que tout est disposé dans mon palais pour y recevoir deux époux. Cent heures encore, Onofrio, pas plus de cent heures, et la fiancée de ton Giovanni lui sera réunie pour toujours !

Le sage Bernardo partit en effet dès le lendemain pour Padoue, pendant qu’on achevait les apprêts de la fête nuptiale.

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Il s’en fallait d’une heure au plus que le soleil se couchât, le 1er janvier 1702, et tous les offices étaient finis, quand les portes de Saint-Marc se rouvrirent pour une double solennité qui appela dans l’église un très grand concours de peuple. Deux cortèges peu nombreux, et semblables dans leur lugubre appareil, étaient sortis à la fois du palais Morosini et du palais Trevisano, et venaient recommander aux prières de l’église deux jeunes gens morts la nuit précédente. Ils entrèrent en même temps par les deux portes latérales, et ils parvinrent en même temps sous la clef de la voûte, au rendez-vous funèbre des morts, où les porteurs déposèrent deux cercueils.

Ces infortunés étaient Giovanni Morosini, fils d’Onofrio, et Elisabetta Trevisano, fille de Bernardo.

Voilà ce que j’ai lu dans un recueil fort rare de poésies italiennes à leur louange, dont la date ne m’est pas bien distinctement présente, ce qui me fait craindre de m’être trompé d’un an sur celle de l’événement, chose de peu d’importance d’ailleurs dans une historiette, même quand le fond en est véritable.

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