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Jean sans peur

Jean sans peur

de Michel Zévaco

I – VOYAGE DE PASSAVANT

Le chevalier de Passavant s’était donc arrêté hors des murs de Paris, en proie à un découragement qui brisait en lui tout ressort vital. Avec sa manière d’envisager choses et gens d’une façon absolue, avec son peu de connaissance de la vraie vie qui fait les événements et les êtres en demi-teinte, il s’exagérait la catastrophe.

Il n’y a qu’une chose au monde qui ne s’arrange pas : c’est la mort. Tout le reste se raccommode, se rapetasse, se replâtre, car la pensée humaine tient essentiellement à trouver un gîte, et il n’y a pas d’effort dont elle ne soit capable pour s’accommoder même d’un taudis. Quand tout craque dans notre âme, quand notre pensée se trouve expulsée des palais qu’elle s’était bâtie, elle consent des concessions, et s’accommode d’une chaumière. Passavant ne savait pas cela. Que savait-il d’ailleurs ? Pas grand’chose, et il était bien heureux de ne rien savoir.

Donc, d’avoir manqué le rendez-vous du roi, celui était une catastrophe. Il se trouvait déshonoré. Il ne savait pas que, même n’eût-il pas eu les prétextes légitimes qu’il pouvait présenter, Odette, s’il l’eût rejointe, lui eût pardonné d’un regard.

Passavant résolut donc de rentrer dansParis.

Il remonta sur sa bête et résolument tourna ledos à Paris, se dirigeant au nord.

Il en est ainsi des résolutions les plusformelles de l’homme que mène une passion ; lecteurs, vousêtes doubles. Regardez-vous et vous surprendrez souvent cephénomène.

Passavant se mit en selle en disant :« Je n’ai pas une maille. Je suis accusé d’un meurtrehorrible. Je suis poursuivi par la vengeance de la reine, de Jeande Bourgogne, de ses enragés estafiers. Je suis méprisé par le roiqui m’a sauvé, par cette belle demoiselle qui a eu confiance enmoi. Eh bien ! je rentre à Paris pour me fairetuer. »

En même temps, il prenait la route deDammartin.

Passavant évita de se donner à lui-même desexplications sur ce non-sens apparent qui était au fond d’uneirréprochable logique.

À Dammartin, il éprouva qu’en s’assurant àlui-même qu’il n’avait pas une maille il avait proféré une cruellevérité. Ceci lui fut durement affirmé par les tiraillements de sonestomac. Il avait faim.

Il s’arrêta devant le perron de l’auberge deSaint-Éloi. Il reniflait les bonnes odeurs qui s’en échappaient etcontemplait assez piteusement la jolie fille qui, accotée à laporte, le considérait avec une sympathie aussi peu déguisée quepossible. Voyant que le chevalier ne disait mot, elleattaqua :

– C’est ici la meilleure auberge du pays,mon beau capitaine. Que cherchez-vous donc ?

– La route de Villers-Cotterets, ditPassavant à tout hasard.

– Ah ! fit-elle. C’est par là. – Etelle allongea le bras. – Mais vous ne pouvez pourtant pas allerjusqu’à Villers-Cotterets sans dîner ?

– C’est bien ce que je me disais, majolie fille. Mais…

Il mit pied à terre et sembla considérerattentivement l’image du bienheureux Éloi qui se balançait ausouffle aigre de la bise. Il faisait froid. Par la porte ouverte,il voyait la claire flambée qui lui faisait signe. Il avait le cœurmeurtri. Les beaux yeux de la cabaretière lui promettaient le baumeconsolateur. Que vouliez-vous qu’il fît ? Ce que vous auriezfait à sa place : il entra, tandis qu’un adolescent jouffluconduisait son cheval à l’écurie. Avant même que de se reconnaître,le chevalier se trouva attablé près de la grande cheminée. Il sesentit envahi par le bien-être. Il obéit d’autant mieux au besoinde ne penser à rien que, bientôt, la jolie fille plaçait devant luila riche omelette qu’elle venait de faire sauter ; riche,disons-nous, de couleur et de parfum, ce qui est une richesse commeune autre. Le quartier de venaison qui suivit fut accueilli par lechevalier avec la gratitude d’un estomac qui crie au secours. Leschampignons frais cueillis dans les bois d’alentours et sautés dansla poêle parmi de menues échalotes, du thym et du romarin luiparurent une escorte digne de la belle tranche de chevreuilégalement empruntée aux domaines forestiers. Un flacon de vin grisaida le chevalier à voir la vie un peu moins cruelle. Une idée quilui passa tout à coup par la tête acheva de lui rendre toute sabelle humeur. La voici dans sa simplicité :

– Que fait cette agrafe d’argent quiattache le ruban de mon chaperon ? Ne puis-je m’enpasser ? Au diable les rubans du chaperon et l’agrafed’argent ! Holà, ma jolie fille, écoutez-moi. Je n’ai pas lemoindre denier. Bon… Ne vous rembrunissez pas, et continuez-moi, jevous prie, votre clair regard qui me réconforte. Au lieu d’écus,voulez-vous accepter cette agrafe pour prix de mon dîner et dudîner de mon cheval ?

La cabaretière examina l’agrafe. Elle setrouvait, par hasard, assez honnête – nous parlons de lacabaretière – et elle dit :

– Pour le prix de cette agrafe, mongentilhomme, vous avez droit, vous et votre bête, à un autre dînerpareil à celui que vous venez de faire.

– Eh bien ! s’écria joyeusement lechevalier, mettez dans l’une de mes fontes une bonne mesured’avoine, dans l’autre un pâté, du pain, un flacon… et nous seronsquittes.

– Tout cela va être fait, moncapitaine.

Une demi-heure plus tard, Passavant se remiten route. La jolie fille de l’auberge vint lui offrir le coup del’étrier, les yeux baissés, un sourire au coin des lèvres.

Lorsqu’il atteignit Villers-Cotterets,l’auberge du bienheureux Éloi s’était abolie dans ses souvenirs. Ilne s’arrêta pas dans cette ville où jadis Roselys avait été exposéesous le porche de l’église, et sur une indication qu’on lui donna,continua son chemin vers le château féodal que le duc d’Orléansvenait de terminer et où le roi de France avait cherché un refuge –du moins il le croyait.

Il faisait sombre. Le ciel noir était plein deneiges en réserve. Il faisait froid. Sous ses gants de daim, lechevalier se sentait l’onglée. Il faisait triste. Son cœurcherchait la vie, et il ne voyait autour de lui que l’image de lamort.

Tandis qu’il songeait ainsi, les rênes surl’encolure, il lui arriva ce qui arrive à tout cavalier qui perdson temps à songer : il s’égara.

Le cheval grimpait une côte raide, et arrivaenfin sur un large plateau où s’érigeaient, comme les colonnesd’une cathédrale, des hêtres centenaires dépouillés de leursfeuillages. Seuls, çà et là, quelques chênes se couronnaient encorede feuilles teintées de pourpre. Passavant s’arrêta près d’un tasde bois que des bûcherons rangeaient proprement.

– Où suis-je ? demanda-t-il.

– Sur le Voliard, répondit l’un desbûcherons.

– Et où se trouve ce Voliard ?Est-ce loin du château du sire d’Orléans ?

– Regardez par ici, dit l’homme, unvieillard sec et maigre – et si vous avez de bons yeux, vousapercevrez dans la brume du soir le haut des tours de guet.

Passavant regarda dans la direction indiquée,et, en effet, au fond d’une nuée de brume, distingua la silhouettefantômale du colosse aux pierres blanches, alors toutes neuves.

Il mit pied à terre.

– Gentilhomme, dit le bûcheron, voici lanuit qui vient, et la pluie va tomber. Voulez-vous accepterl’hospitalité dans notre chaumière ?

Passavant secoua la tête. Machinalement ilfouilla dans sa plate escarcelle, et rougit – car déjà le dignebûcheron tendait la main pour avoir le prix de son offred’hospitalité.

– Bûcheron, dit Passavant, je suis unpauvre chevalier, et ne puis reconnaître aujourd’hui votregénérosité. Ce sera pour plus tard.

– Pour quand vous voudrez, dit lebûcheron paisible, c’était de bon cœur.

Un geste remercia. Les bûcheronss’éloignèrent. Le chevalier demeura seul sur le plateau du Voliard,sous les immenses arcades de la cathédrale que la nature avaitbâtie là. Il s’était tourné vers la silhouette que là-bas, au fondde la vallée, sur la colline abrupte, près du grand étang,traçaient les tours. Bientôt, elles se fondirent dans l’obscurité.Passavant ne vit plus rien que la nuit.

– Elle est là, songea-t-il.

Un hennissement de son cheval le ramena à lavie. Il s’aperçut alors qu’il grelottait. Il faisait froid. La nuitétait sombre. Selon la prédiction du vieux bûcheron aux yeuxclairs, ce n’était pas de la neige qui tombait, mais une pluiepénétrante. Passavant conduisit la bête sous un fourré, ladessella, étala la couverture sur les reins, et plaça sous son nezla musette remplie d’avoine.

– Eh ! fit-il en caressant le chevalau front, te voilà guéri, mon brave ! Le coup de l’Écorcheurfut rude, mais tous deux nous avons la peau dure. Et puis, nedisons pas de mal des Écorcheurs !

Le cheval mâchait déjà son avoine, etPassavant l’enviait.

Il regarda autour de lui et aperçut une fuméequi, lente et droite, montait du sol. S’étant approché, il vit quec’était le reste d’un feu que les bûcherons avaient allumé. Ilécarta les cendres, plaça des bois, souffla, et bientôt une belleflamme claire monta dans la nuit.

Passavant fouilla dans la fonte qui lui étaitréservée, trouva le pâté, le pain et le flacon promis par lacabaretière de Dammartin, – et sous ces provisions… l’agrafed’argent !

La jolie fille n’avait pas voulu être payéepar le pauvre chevalier !

Et devant la haute flamme claire qui montaitdans la nuit, dans le vaste silence qui pesait sur le plateau duVoliard, tout seul, loin des hommes, loin de tout, sous la pluie,il commença son dîner…

Accoté à un hêtre énorme, assis sur une« tronce », couvert de son ample manteau de cavalier quieût défié le déluge, Passavant, son appétit satisfait, allongea lesjambes vers le feu, et s’endormit.

Les frissons du matin éveillèrentPassavant.

Il se secoua et jeta un singulier regard versle château. Sans doute la résolution lui était venue pendant sonsommeil, car elle vient comme elle peut, quand elle peut. Il sellason cheval, et, le conduisant par la bride passée à son bras, semit à descendre les pentes abruptes du Voliard. Il longea quelqueschaumières assises au bord de l’étang promu aujourd’hui par leshabitants à la dignité de lac, et arriva à une pauvre auberge où illaissa sa monture.

Passavant monta au château. Le pont étaitbaissé. Le chevalier le franchit sans obstacle. Rien n’indiquaitque l’on se préparât dans la forteresse à un acte d’attaque ou dedéfense. Tout parut au chevalier paisible et inoffensif. Seulement,lorsqu’il se présenta à la deuxième enceinte, il fut arrêté par unposte d’arbalétriers aux armes du comte d’Armagnac. Sur la portegrande ouverte, il apercevait la cour avec sa galerie gothique, sonescalier au fond, ses gargouilles, monstres de pierre quidescendaient le long des murs, la gueule ouverte. Plus de troiscents gentilshommes et hommes d’armes allaient et venaient.L’aspect paisible disparaissait. Un petit nombre de ces gensportaient les insignes d’Orléans. Presque tous arboraient l’écharpeblanche, insigne adopté par le comte d’Armagnac. Un officierd’arbalétrier qui commandait la porte voyant ce jeune gentilhommearrêté là, s’avança et lui demanda poliment ce qu’il cherchait.

– Je désire parler au roi, dit Passavant.Est-ce possible ?

– Au roi ? Vous riez, monsieur, etce n’est guère le jour. Le roi est en son hôtel.

– Quoi ! Le roi est à l’HôtelSaint-Pol ! Il n’est pas venu ici dans une litière avec lademoiselle de Champdivers, et une forte escorte commandée par soncapitaine ?

– Monsieur, dit l’officier, il n’y a iciqu’une noble veuve qui pleure un époux lâchement assassiné, et sesgentilshommes qui se concertent pour tirer vengeance de ce meurtre.Ainsi, retirez-vous. Mais… se reprit-il, soudain frappé d’unsoupçon.

– Mais quoi ? fit Passavant à qui lapolitesse rocailleuse de l’officier commençait à échauffer lesoreilles.

– Serait-ce un espion de Bourgogne ?se disait l’homme d’armes.

– Monsieur, reprenait le chevalier,frappé de son côté d’une idée subite, pourrais-je obtenir uneaudience de la dame d’Orléans ? Au sujet du meurtre de sonnoble époux, je puis peut-être lui donner des indicationsprécieuses.

En apprenant que ni le roi ni Odette n’étaientvenus au château du duc d’Orléans, le chevalier était demeuré toutétourdi – un peu de déception et aussi un peu de la joie de savoirqu’un autre n’avait pas escorté la dame de ses pensées.Brusquement, les paroles de l’officier l’arrachèrent à ces regretset au plan qu’il formait de reprendre à l’instant le chemin deParis.

Il songea que la veuve allait crier vengeance.Il songea que le duc d’Orléans l’avait sauvé. Il songea enfin quelui, Passavant, était publiquement accusé d’être le meurtrier, queValentine de Milan allait maudire son nom – et il résolut de sedisculper.

Quant à l’officier d’Armagnac, il regardaattentivement ce gentilhomme qui demandait à être introduit auprèsde la veuve. Il lui trouva bonne mine. Sa sympathie s’éveilla.

– Monsieur, dit-il, si ce que vous ditesest vrai, ce dont Dieu me garde de douter, vous aurez rendu unsignalé service à Monseigneur d’Armagnac. Auriez-vous, d’aventure,entendu parler de Passavant ?

– Mieux, dit le chevalier, je leconnais.

– Oh ! Oh ! Et sauriez-vous oùil se trouve ?

– Je le sais.

– Venez !

Le chevalier, avec un sourire rêveur, suivitson introducteur qui le conduisit aux luxueux appartements de lachâtelaine. Comme ils passaient devant une porte, Passavantentendit une rumeur pareille au lointain grondement dutonnerre.

– Qu’est ceci ? demanda-t-il.

– C’est la salle des Preuses. Deux millehommes d’armes y sont réunis en ce moment, sans compter qu’il y ena autant dans la salle des Gardes. Mais, venez.

On arriva à l’entrée des appartements.L’officier fit signe à Passavant d’attendre, puis, revenant lechercher, l’introduisit dans une belle chambre.

– Monsieur, dit-il au moment, d’ouvrir laporte, je m’appelle Hélion de Lignac. Voulez-vous me dire qui jedois annoncer ?

– Le chevalier Hardy de Passavant.

Et Passavant ouvrit lui-même la porte,laissant Hélion de Lignac stupéfait. Il faut dire qu’il necraignait rien pour Valentine de Milan près de qui se trouvaienthuit ou dix gentilshommes de sa maison. Mais tout étourdi del’inconcevable audace de l’assassin, il se dirigea précipitammentvers la salle des Preuses. Là, comme l’avait dit Hélion de Lignac,deux mille gentilshommes et gens d’armes étaient assemblés, toutharnachés en guerre, ce qui fait qu’à chaque houle de cette foule,des cliquetis d’armures se propageaient comme la rumeur d’un océanfait de flots d’acier. C’était un terrible spectacle. Ces gensécoutaient un homme qui, debout sur une table, parlait d’une voixcalme et rude, sans gestes. Il était étincelant d’acier. De sapersonne, on ne voyait que la tête brune, violente, avec un regardd’aigle. C’était le sire de Coucy, l’un des plus fermes alliésd’Armagnac.

– L’insolence des gens de Bourgogne estau comble, disait-il froidement. La gentilhommerie française estperdue si elle ne s’oppose par tous les moyens à leursempiétements. Leur duc, soutenu par la reine et abusant de lafaiblesse du roi régnant, ne cache plus son intention de dominerParis et de rançonner la noblesse de France. Letolérerez-vous ?

Ce fut une clameur sourde faite de cris, detrépignements, d’invectives. Puis le terrible refrain éclata encoup de tonnerre : Vengeance ! Vengeance !

– Certes, vengeance, reprenait le sire deCoucy de sa voix mordante. Vous le savez, tout porte à croire queJean de Bourgogne a inspiré le meurtre de ce valeureux prince quiétait notre véritable chef. On pouvait de bonne foi l’appeler lepremier gentilhomme du royaume. Il est tombé la nuit, dans une rueperdue, sous les coups de meurtriers qu’on ne retrouvera pas. Maisle vrai meurtrier, vous le connaissez.

– Vengeance ! Vengeance ! roulalonguement le tonnerre.

Hélion de Lignac, fendant péniblement lafoule, se dirigeait vers le sire de Coucy…

Passavant, étant entré dans la chambre desseigneurs du château, vit une femme en grand deuil assise dans unfauteuil, tandis que quelques gentilshommes se tenaient à distancerespectueuse… La pauvre Valentine ne pleurait pas parce qu’ellen’avait plus de larmes. Ce mari volage qui ne lui avait guère donnéque des chagrins, elle l’avait adoré, chaste amante qui avaitentrepris vainement d’éveiller le sens de fidélité dans un cœurdont la raison d’être était l’infidélité. Elle avait aimé le duc detoute son âme. Avec lui s’éteignait la lumière de sa vie, etlorsque Passavant s’approcha, il l’entendit murmurer ces parolesqu’elle devait une fois encore répéter à son lit de mort.

– Rien ne m’est plus, plus ne m’estrien.

Passavant s’arrêta devant la duchesse, et,avec cette grâce ingénue qui était chez lui d’un charmeirrésistible, ploya le genou.

– Qui êtes-vous, monsieur ? dittristement la malheureuse princesse.

– Madame, vous voyez en moi ungentilhomme que le seigneur d’Orléans a sauvé de la mort…

Valentine se sentit émue au fond de son cœur,et de l’accent de ce beau chevalier, et de l’hommage que, dès lespremiers mots, il rendait à son cher mort.

– Expliquez-vous, dit-elle doucement.

– Un soir, madame, je dus tirer l’épéecontre quatre déloyaux gentilshommes.

– À vous seul, vous attaquiez quatrehommes d’épée ? dit la comtesse étonnée.

– Madame, c’est qu’à eux quatre ilsattaquaient une femme.

La duchesse d’Orléans ne put s’empêcher dejeter un regard de sympathie sur celui qui, avec une si bellesimplicité, lui faisait une telle réponse.

– Continuez, reprit-elle, captivée.

– Ces quatre, donc, poursuivit Passavantavec un sourire qui se fit narquois, ces quatre jugèrent qu’ilsn’étaient pas assez de quatre, et appelèrent à la rescousse je nesais combien des leurs qui tentèrent les uns de m’ouvrir lapoitrine, les autres de m’assommer. J’allais sûrement succomber.C’est à ce moment que parut votre noble époux. Il fit un geste. Jefus sauvé. C’était le geste d’un brave, madame, car il s’adressaità des gens qui appartenaient à son plus cruel ennemi. C’estpeut-être ce geste qui l’a tué…

– Ô mon cher duc, murmura Valentine, sivaillant, si brave… Continuez, monsieur…

– Je fis vœu, madame, de chercher uneoccasion où je pourrais offrir ma vie soit à mon sauveur, soit àceux qui lui étaient chers. Je suis arrivé trop tard rue Barbette,mais cette épée qui eût dû le défendre, c’est à vous, maintenantqu’il n’est plus, d’en disposer.

Valentine, le sein oppressé, l’angoisse à lagorge, écoutait cet hommage qui lui était fait, et elle enéprouvait une bienfaisante émotion.

– Merci, monsieur, dit-elle avecattendrissement. Mais pourquoi vous trouviez-vous attaqué ?Vous semblez bien jeune encore pour vous être attiré des ennemiscapables de vouloir votre mort.

– Jeune, madame ? fit le chevalieravec une mélancolie sous laquelle on eût démêlé quelquescepticisme. Oui, sans doute… Et plus encore que vous ne croyez.J’ai bien peu vécu, madame, et ce m’était une raison de plus grandegratitude envers le seigneur d’Orléans qui me conservait la vie. Jedis que j’ai peu vécu, car j’ai passé douze ans de ma courteexistence au fond d’un cachot.

– Au fond d’un cachot ! Sijeune ! Et qu’aviez-vous fait ?

– Je l’ignore, madame. C’est seulementpour vous dire que connaissant si peu la vie, elle ne m’en étaitque plus précieuse à conserver. Ce qu’il était juste et nécessaireque vous sachiez, c’est que ma reconnaissance pour votre nobleépoux n’était égalée que par une gratitude envers Sa Majesté lareine Isabeau.

Sur ces mots, Passavant se releva.

Il allait se nommer et protester contrel’abominable accusation inventée de toutes pièces par lesBourguignons. Mais ce nom d’Isabeau ainsi jeté tout à coup avaitamené un nuage sur le front de la duchesse d’Orléans.

– La reine ! fit-elle sourdement.Vous aurait-elle sauvé, elle aussi ?

– Non, madame, dit simplement lechevalier, elle a fait mieux.

– Qu’a-t-elle fait ?Voyons !

– Madame, voici pourquoi, si la reineIsabeau me demande ma vie, je la lui donnerais d’aussi bon cœur queje vous la donnerais à vous, si vous me la demandiez. Au mois dejuin de l’an 1395, une petite fille de cinq à six ans fut arrachéeà sa mère par les mêmes gens qui me jetèrent, moi, dans les fossesde la tour Huidelonne.

Les derniers mots firent frissonner Valentine.Mais peut-être une étrange pensée venait-elle de se lever en elle,car elle jeta un regard pensif au chevalier et demanda :

– Vous dites au mois de juin de l’an1395 ?

– Oui, madame. L’enfant s’appelaitRoselys. La mère s’appelait Laurence d’Ambrun. C’était toute mafamille, madame. J’aimais Laurence comme une sœur. Quant à Roselys,dit-il d’une voix étranglée, elle était ma vie… et mêmemaintenant.

Il s’interrompit brusquement. Quant àValentine, elle suivait ce récit avec une attention passionnée.

– Roselys fut emportée vers le Nord dansles pays du Valois, m’a-t-on assuré, à Villers-Cotterets,peut-être…

– Villers-Cotterets ! murmuraValentine, en se dressant toute droite. En juin 1395 ?…

– Oui, madame ! dit Passavantétonné.

– C’était une petite fille avec des yeuxd’un bleu d’azur, des cheveux blonds si fins qu’on eût dit un nuaged’or autour de son front ?…

– Oh ! cria le chevalier, vous avezconnu Roselys !…

– Une petite fille qui fut exposée sousle porche d’une église ?…

– Madame ! Ah ! Madame !Vous savez toute l’affreuse histoire de Roselys !

– Et qui fut recueillie, arrachée àl’insulte par une dame qui passa d’aventure ?

– Cette dame, c’était lareine !…

– La reine !

– Oui, madame, et c’est pourquoi je vousdisais que ma vie appartient à la reine Isabeau qui pourra endisposer à son gré lorsqu’elle croira venue l’heure où je doisacquitter ma dette.

La duchesse d’Orléans s’était levée. Uneétrange expression s’étendit sur son beau visage si pâle en cemoment. Elle s’avança sur Passavant, qui la vit venir enfrémissant. Et alors, levant les yeux au ciel, cet ange qu’étaitValentine, d’une voix grave et ferme, prononça :

– Oui, je savais tout de cette histoire,excepté le vrai nom de l’enfant, que vous venez de m’apprendre.Mais vous, monsieur, vous ne savez pas la vérité. Et comme ceserait presque un sacrilège que de vous laisser porter le poidsd’une reconnaissance que vous ne devez pas…

– Madame ! Madame ! Quedites-vous ! cria le chevalier éperdu.

– Comme je sens votre sincérité profonde,continua la duchesse, et que ce serait un outrage au Dieu dejustice que de laisser s’égarer votre cœur, cette vérité quoiqu’ilm’en coûte, je dois vous la dire. La dame qui prit Roselys dans sesbras et l’emporta, ce ne fut pas la reine Isabeau.

Passavant recula d’un pas.

– Ce ne fut pas la reine !murmura-t-il. Et qui donc ?

– Moi ! répondit Valentins avec unemajestueuse simplicité.

Comme il avait fait en entrant, Passavantploya le genou devant la duchesse d’Orléans. Son cœur battait à serompre. Dans son esprit, pas un doute ne se glissa. Entre la parolede ce sorcier louche, de ce Saïtano suspect, et la parole de cetêtre de beauté, de suprême loyauté qu’était Valentine, aucunehésitation n’était possible. Pendant quelques minutes, le chevalierdemeura ainsi courbé devant celle qui avait tenté de sauver Roselysde la mort. Il tremblait.

À ce moment elle reprit :

– Lorsque je reverrai celle que vousnommez Roselys…

Passavant se redressa, et la duchesse poussaun léger cri ; elle ne reconnaissait plus cette figure livideet terrible. Hagard, éperdu, ne sachant plus ce qu’il faisait,Passavant saisit un bras de la duchesse, et râla :

– Madame, sur Dieu, sur mon âme et mavie, je vous en supplie ; faites attention à ce que vousdites, car vous me laisseriez croire… Oh ! l’impossiblerêve !… croire que Roselys est vivante !

– Elle est vivante, dit simplement laduchesse.

– Vivante ! hurla le chevalierchancelant. Saïtano ! Saïtano ! Sorcier maudit !Malheur à toi, pour ton effroyable mensonge ! Vivante !Madame, vous dites que Roselys est vivante ? Oùest-elle ? Que fait-elle ? Sous quel nom vit-elle ?Ah ! madame, pardonnez-moi, voyez-vous… Roselys… c’était mavie !

Valentine allait répondre :

– Roselys vit à l’Hôtel Saint-Pol… Elles’appelle Odette de Champdivers…

À l’instant où elle allait parler, la portes’ouvrit violemment, Armagnac entra, suivi d’une vingtaine degentilshommes, marcha rudement sur le chevalier, etgronda :

– Madame, savez-vous le nom de l’hommeque vous avez reçu et qui vous parle avec une insolentefamiliarité ? Savez-vous ce nom ?

– Le nom ? balbutia la duchesse.

– Il ne l’a pas dit, j’en étaissûr ! éclata le comte d’Armagnac. L’homme qui est devant vous,madame, c’est le sire de Passavant !

La duchesse d’Orléans recula. Elle eut unmouvement d’horreur et murmura :

– L’assassin de mon mari !

Passavant, très pâle, tout droit, le frontbarré d’un pli, regardait Armagnac face à face. D’un accentglacial, il prononça :

– Oui, Hardy, chevalier de Passavant. Telest mon nom, tel est mon titre. Fils de Passavant le Brave, celaseul répond de moi. Prenez garde à ce que vous allez dire,monsieur, et vous tous ! ajouta-t-il d’une voix soudaingrondante. Je suis Passavant. Que trouvez-vous à redire àcela ?

La duchesse Valentine l’écoutait, leregardait, sentait s’éveiller en elle l’admiration et se réveillerla sympathie, et elle se criait : Non, non ! Celui-làn’est pas un assassin !

– Passavant ? dit durement Armagnac…Le même qui n’a eu qu’à paraître pour que les Écorcheurs deVincennes se retirassent et que la reine Isabeau fûtsauvée ?

– Le même, dit Passavant avec non moinsde rudesse. Mais vous insinuez au lieu d’accuser… Silence,messieurs ! cria-t-il, et le murmure des gentilshommess’éteignit. Il s’agit ici plus que de ma vie : de mon honneuret de mon nom ! On vient de dire qu’à l’affaire de Vincennes,les Écorcheurs se sont retirés devant moi… c’est faux ! Ilsont fui… ce n’est pas la même chose, je crois !

– Passavant ? reprit Armagnac… Lemême qui, en l’une de ces soirées de débauche et d’ivresse où secomplait la Bavaroise, a été remarqué par elle et s’estmystérieusement entretenu avec elle ?

– Entretenu, oui ; mystérieusement,non !

– Passavant ? Le même qui, dans uneauberge de la rue Saint-Martin, a magnifiquement traité les siresde Scas, d’Ocquetonville, de Courteheuse et de Guines, âmes damnéesde Jean de Bourgogne ?

Le chevalier eut un éclat de rirestrident :

– Pour le coup, c’est vrai, même« magnifiquement » ! Le sire de Guines en saitquelque chose.

– Ne riez pas ! dit Armagnac avecune gravité sinistre. Je vous jure que ce n’est pas lemoment !

– Bah ! fit le chevalier dont lesourire fut d’une tragique ironie, j’ai ri avec la mort, je puisbien rire avec vous, et n’était la présence de cette douleurvivante, je vous jure que je rirais bien plus fort. Madame, vouspouvez pardonner cet éclat de rire : à l’attitude de cesmessieurs, je présume que ce sera le dernier.

Il y eut un silence pesant.

Armagnac, d’une voix sombre, prononçaenfin :

– Madame, et vous, nobles hommes, vousavez entendu. Le sire de Passavant est l’ami de la reine, ennemiedu mort. Il est affilié aux Écorcheurs, et si un doute subsistait,ce qui s’est passé dans la rue Saint-Martin suffirait à établir lavérité. Il est l’ami des Bourguignons qui, pour mieux couvrir leurmaître, ont feint de vouloir arrêter cet homme hier matin, et l’ontlaissé fuir. Sire de Passavant, sur Dieu et votre âme, pouvez-vousjurer que vous n’êtes pas entré dans la rue Barbette la nuit ducrime ?

Le sourire du chevalier devint livide. Il levala main, et dit :

– Sur Dieu et mon âme, je jure que dansla nuit du crime, je me suis trouvé non seulement dans la rueBarbette, mais encore près du noble duc.

Le silence, alors fut effrayant. MaisPassavant continua :

– J’attends !… J’attends que vousdisiez tout haut ce que vous pensez !

– Le voici ! dit Armagnac. Je penseque vous êtes l’assassin de mon cousin d’Orléans. Est-ce votreavis, nobles hommes ?

– C’est notre avis, répondit la trouped’une seule voix.

– Quel châtiment a mérité cethomme ? reprit Armagnac.

– La mort ! répondit la voix énormefaite de toutes ces voix furieuses. Vengeance !Vengeance !

Passavant, d’un geste foudroyant, tira salongue rapière flexible, en appuya la pointe sur le parquet, et,penché en avant, la figure effrayante, la voixrocailleuse :

– Et vous, que méritez-vous ? Sired’Armagnac, gentilshommes, que méritez-vous pour, faussement etsans autre preuve qu’un ramassis de circonstances, accuser l’hommequi est devant vous ? Je vous accuse, moi ! Je vousaccuse de félonie et lâcheté parce que votre accusation est vaineet que vous vous mettez à trente pour la soutenir !

– À la potence ! hurla la bandecravachée par ces paroles. À mort ! Tout de suite !

– À mort ! dit Passavant, terrible…Soit ! Tuez-moi ! Qui de vous va me tuer ?

Sa rapière siffla dans l’air.

– Allez ! rugit Armagnac.

C’était le signal. Tous ensemble, ilss’élancèrent sur Passavant, les dagues levées jetèrent des éclairs,et par des cris, par les jurons, par les insultes, ils s’excitèrentau meurtre. C’était fini. Le chevalier allait tomber. À ce moment,Valentine, d’un mouvement rapide, se plaça devant lui etcria :

– Que nul ne bouge ! Seule jecommande ici !

– Mais, madame… gronda le comted’Armagnac, tandis que la troupe entière s’immobilisait.

– Cet homme est mon hôte, dit Valentined’une voix de souveraine majesté.

Passavant rengaina sa rapière, comme si ce motseul l’eût fait sacré.

– Venez, monsieur ! dit-elle d’unton de commandement, tandis que, des yeux, elle contenait encorepour quelques secondes la meute des meurtriers.

– Messieurs, dit Passavant, vous m’avezinsulté. Mon insulte vous a répondu. Je tiens la vôtre pour reçue.Tenez la mienne pour valable. Où et quand vous voudrez, nous nousretrouverons.

Et il sortit paisiblement. La duchesse lesuivit et ferma la porte contre laquelle elle s’appuya. Il étaittemps. Les Armagnacs s’élançaient pour frapper le chevalier. Laporte fermée les arrêta deux minutes pendant lesquelles ils seconsultèrent. Le comte d’Armagnac, en dernier ressort, jugea quel’autorité de la châtelaine pouvait être, en cette occurrence,tenue pour non avenue, et décida qu’il fallait tuer sur le champ lemeurtrier du duc d’Orléans. Lui-même ouvrit la porte. Il ne trouvaque la duchesse, Passavant avait disparu.

– Qu’avez-vous fait ? s’écria lecomte.

– Je l’ai sauvé, dit doucementValentine.

– Ah ! madame, c’est peut-être unplus grand malheur que vous ne pensez !

Oui, Valentine avait sauvé Passavant. À peineseule avec lui, elle ouvrit une autre porte qui donnait sur l’undes escaliers du château.

– Descendez ! dit-elle. Etvite ! Les furieux vont entrer.

– Madame, dit Passavant, paisible etrespectueux, j’aime mieux mourir ici que de vous laisser croyant aucrime qu’on m’impute. Sur Dieu, madame, me croyez-vous lemeurtrier ?

– Sur Dieu, répondit Valentine, je croisque vous avez tenté de sauver mon malheureux époux et que vous êtesarrivé trop tard, comme vous le racontiez.

Passavant s’agenouilla, saisit la main de laduchesse.

– Madame, reprit-il, vous me croyez doncdigne de revoir Roselys ?

– Oui. Et je vous dirai où elle vit, sousquel nom elle vit. Mais, allez. Plus un instant à perdre. Descendezcet escalier aussi bas qu’il vous conduira, dites simplement :« La marraine d’Odette m’envoie à vous… » Allez… et queDieu vous garde !

– Odette ! murmura le chevalierenivré. Ce nom béni me protège donc ici comme l’ange qui le portem’a sauvé de la Huidelonne !

Il s’élança dans l’escalier.

– Odette ! murmurait de son côtéValentine de Milan. Odette… Roselys !

Comme on le lui avait dit, Passavant descenditjusqu’au bas de l’escalier, et là, en effet, trouva un homme arméqui lui cria :

– Rebroussez chemin, on ne passe pasici !

– Mais moi, je passe, dit Passavant, carla marraine d’Odette m’envoie à vous.

– En ce cas c’est différent, dit l’hommeavec un soudain respect. Suivez-moi, mon gentilhomme, et faisonsvite, car vous avez le mot d’ordre des heures tragiques.

Passavant, du fond du cœur, envoya un souvenirému à la châtelaine de Pierrefonds, et, suivant rapidement songuide, s’élança dans un long couloir souterrain – une de cesassurances de fuite comme il en existait alors à tous les châteauxféodaux pour le cas de prise et mise à sac. Ce souterrain passaitsous les murs du château et aboutissait presque au pied de lacolline.

Passavant, après avoir franchi deux portes defer, se retrouva, non sans étonnement, dans les caves même de cetteauberge où il avait laissé son cheval. Sans doute l’hôte était làpour recevoir ceux qui, d’accord avec les maîtres du château,prenaient ce moyen de fuite. Sans doute l’auberge elle-même n’étaitlà que pour masquer l’entrée du souterrain. Cet hôte, qui se montrafort empressé auprès de Passavant, lui assura que le cheval avaitmangé, et lui conseilla de piquer des deux. Passavant n’entrevit cebrave que quelques secondes, dans l’obscurité, mais il lui parutavoir une telle ressemblance avec l’hôte de la Truie Pendue qu’ilne pût s’empêcher de lui demander :

– Seriez-vous d’aventure un frère demaître Thibaud Le Poingre ?

– Non, répondit l’hôte étonné. Mais sivous voulez m’en croire, sautez en selle sans plus tarder, car lemot de passe que vous avez donné ne sert que dans les circonstancesoù il est question de vie et de mort.

Tout compte fait, le chevalier trouva leconseil raisonnable. Il monta donc à cheval et se dirigea toutdroit sur Villers-Cotterets. Comme il entrait sous le couvert de laforêt, plusieurs cavaliers chargés de le poursuivre sortirent duchâteau. Mais le chevalier était loin déjà, et pour supprimer uneinutile inquiétude aux lecteurs qui s’intéressent à lui, nouspouvons dire tout de suite que les Armagnacs ne l’atteignirent paset rentrèrent bredouilles après avoir battu les boisd’alentour.

Après avoir failli succomber aux dagues desgens du château, le pauvre chevalier fut sérieusement menacé demourir de faim et de soif. Il n’osait pas recommencer l’aventure deDammartin.

– Je n’aurais, songeait-il, qu’à tombersur une hôtesse qui refuserait la boucle de mon chapeau. Jedeviendrai ainsi une dette ambulante, et toutes les jolies fillesde ce charmant pays diraient de moi : C’est la statue équestrede la Dette !

Il riait avec lui-même. Il trottait avec cettejoie profonde qu’on a lorsqu’on se trouve tout à coup débarrasséd’une idée funèbre. C’est à peine s’il pensait au formidable dangerqu’il venait de courir et à ceux, plus formidables encore quil’attendaient dans l’avenir avec des ennemis comme Isabeau, Jean deBourgogne, Bernard d’Armagnac, sans compter l’innombrable menufretin.

Sa joie était double :

D’abord, il ne devait plus rien à la reineIsabeau puisque Roselys avait été sauvée par Valentine. Donc, il sesentirait les coudées franches pour défendre Odette contre la hainede cette reine.

Ensuite, il savait maintenant que Roselysétait vivante.

Et il se tourmentait l’esprit pour devinerdans quel but Saïtano lui avait dit que Roselys était morte, et quela reine Isabeau, l’ayant arrachée à l’ignominie de l’exposition,n’avait pu la sauver de la mort…

Il résolut d’éclaircir ce point étrange etd’aller chez Saïtano. Puis, bientôt, toutes ces pensées sefondirent en une seule qui faisait trembler son cœur comme lespremières caresses du soleil levant font trembler une fleur :Roselys vivait ! La duchesse lui avait promis de lui dire oùet sous quel nom elle vivait !… Bientôt, donc, il reverraitl’amie de son enfance…

Tout à coup, il arrêta net son cheval. Ilpâlit. Un trouble étrange emplit son regard de lumière et defranchise, comme ces nuages noirs qui soudain projettent une ombresur l’azur de la mer. Il songeait à Roselys… et c’était Odettequ’il voyait !

Clairement, avec une aveuglante et terribleévidence, il vit qu’il aimait Odette ! Il se l’affirma pour lapremière fois. Et ce fut avec une sorte d’angoisse que, tout bas,il se murmura :

– Roselys ?… Odette ?…

Il nous faut répéter ici que le chevalier dePassavant n’était pas de ces subtils personnages qui se posent àeux-mêmes des problèmes d’âme, des cas de conscience épineux. Lepauvre chevalier n’était pas de force à lire dans son cœur et àprendre une détermination sur un pareil sujet. Mais il futprofondément malheureux de sentir qu’il adorait encore Roselys etqu’il aimait Odette.

Ce fut là-dessus qu’il se mit à ruminer,marchant au pas. Il atteignit enfin Paris vers la chute du jour,et, heureusement, une autre préoccupation vint alors le tirer despalabres plus ou moins philosophiques qu’il essayait de se teniravec sa bonne foi ordinaire.

En effet son estomac se mit à crier famine, età crier si fort qu’il fallait bien l’entendre. Passavant songea àl’heure merveilleuse qu’il avait passée sur le plateau du Voliard,près du feu, dévorant le dîner que lui avait laissé dans les fontesla bonne hôtesse de Dammartin. Il arriva à l’auberge de la TruiePendue, entra sans bruit dans la cour, plaça son cheval à l’écuriesans prévenir personne, et lui qui se fut coupé le poignet plutôtque de dérober une maille, se fit tranquillement voleur pour soncheval : il alla au coffre à avoine, et emplit la mangeoire dela bête affamée.

– Si maître Le Poingre me voyait !songeait-il en souriant.

Il sortit sans avoir été remarqué. Pour rienau monde, il n’eût demandé à Thibaud une hospitalité qu’il nepouvait payer. Il se mit à errer dans Paris.

En somme, il se trouvait sans gîte – et ilavait faim !

Il faisait nuit. Une de ces nuits sombres ettristes : des rues submergées sous les brouillards : pasde lumières ; pas de passants.

Où allait-il en cette soirée d’abattement, defaim, de tristesse ? Il ne sut pas. Cent fois, il fut sur lepoint de retourner à la Truie Pendue, et chaque fois il poursuivitson chemin, se donnant pour prétexte qu’il n’avait pas d’argent, etoubliant que, sans sou ni maille, il avait forcé le même Thibaud LePoingre à lui ouvrir un crédit illimité.

Il s’aperçut tout à coup qu’il se trouvaitdans la Cité.

Il se ressouvint alors du mensonge de Saïtano.Et il se dit qu’il était temps d’aller demander au sorcier :Pourquoi avez-vous dit que Roselys fut recueillie par lareine ? Pourquoi avez-vous dit que Roselys étaitmorte ?…

Ce lui fut d’une affreuse amertume.Brusquement, il s’arrêta dans un angle de carrefour, cacha sonvisage dans ses deux mains, et râla :

– Ceci serait vraiment une hideuseaventure ? Est-ce que j’ai donc le cœur d’un bourreau ?Suis-je donc plus détestable que Jean de Bourgogne etIsabeau ? Quoi ! Est-ce vrai ? Est-ce que vraimentje regrette que Roselys soit vivante ?…

Non, le pauvre naïf, il ne regrettait pascela ! Il se calomniait affreusement. Sa joie, au contraire,que l’amie adorée de son enfance fût vivante, était immense.

Seulement… ah ! seulement, à côté del’image de Roselys s’en dressait une autre !

Une autre fois encore, la faim lui rendit leservice de l’arracher à des pensées qu’il n’était pas de force àélucider. Il se remit donc en route, renvoyant à plus tard savisite à Saïtano, et grommelant contre la dure nécessité où setrouve l’homme de satisfaire à cet implacable tyran :l’estomac.

En somme il n’avait pas mangé depuis laveille, et il commençait à s’affaiblir lorsque des bruits confus derires, de querelles, de jurons le tirèrent de cette léthargiemorale où il s’enlisait ; en même temps, il vit de nombreuseslumières.

– Le Val d’Amour ! gronda-t-il enhaussant les épaules. Il se détourna, et il allait s’enfoncer dansune ruelle noire : une main légère se posa sur son bras, unevoix un peu tremblante lui dit :

– Est-ce moi que vous cherchez, beaucapitaine ?

Un peu de la lumière du Val d’Amour éclairaitla fille pâle qui lui parlait doucement. Il la regarda un instant,puis cherchant à se détourner :

– Excusez-moi… Je ne cherchepersonne.

Mais elle le retint par le bras, et avec unsoupir, reprit :

– Quoi ! ne me ferez-vous pasl’honneur de vous reposer quelques minutes en mon logis ?…

Il y eut un silence. La fille pâle baissa latête et, à voix basse, murmura :

– Vous pouvez y venir sans crainte…Jamais mon logis ne fut souillé par une pensée mauvaise. Impure jesuis, mais mon logis si pauvre est pur. Vous serez le premier hommequ’il aura vu… Oh ! je serais si heureuse de vous y voir, nefût-ce que quelques instants, afin que je garde le souvenir devotre présence !

Exaspéré par ses pensées et par lesvociférations de son estomac, Passavant se recula d’un pas.

– Eh ! mort diable, gronda-t-il, jesuis sans sou ni maille, ne le voyez-vous pas ? Ne voyez-vouspas que j’ai faim ?

– Faim ! Vous ! s’écria lafille pâle.

– Allons, mon enfant, reprit le chevalieravec douceur, déjà honteux qu’il était de son brusque mouvement,c’est une façon de dire. Adieu ! La vérité est que je désirealler seul par les rues…

– Non, non ! Vos yeux brillent defièvre… vos mains sont glacées. Vous tremblez… Venez, ah !venez, ou bien alors je croirai que le beau capitaine qui se battitpour moi ici même et qui me donna un bel écu d’or… je croirai quel’orgueil est plus fort chez vous que la pitié.

Le chevalier étonné regarda plus attentivementla pauvre fille et reconnut alors Ermine Valencienne. Elle avaitpris sa main et l’entraînait dans une de ces sombres ruelles quifaisaient de la Cité un inextricable réseau de mailles serrées.Docile, il suivait.

Ermine Valencienne entra dans l’étroite alléed’une maison, monta deux étages, et ouvrit une porte. Une chambreapparut au chevalier, claire, propre, son carreau luisant ;une table en chêne, trois escabeaux, un bahut modeste, un lit toutblanc la meublaient. À la tête du lit, sous une grossière image dela Vierge, un rameau de buis béni.

Tout cela fleurait l’honnêteté, et osons ledire, la chasteté.

Passavant, sur le seuil, s’arrêta pensif.

Sur un geste de timide invitation, il entra.Ermine Valencienne l’entraîna alors jusqu’au bahut. Là, surl’entablement, en travers, il y avait une épée de combat ; àcôté, un vieux missel ; puis un chapelet et d’autres objetsprécieusement placés, souvenirs de l’enfance et de la famille de lapauvre fille de joie. Parmi ces objets, au milieu, sur un petitcarré de velours, reposait une pièce d’or, un écu tout neuf. Erminele prit et murmura :

– C’est l’écu que vous m’avezdonné ; j’avais faim, mais je n’ai pas voulu ledépenser ; il m’a semblé qu’avec cette pièce d’or, le bonheurentrait dans mon logis, parce que vous étiez le premier qui m’eûtparlé sans haine ni mépris, parce que vous avez risqué votre viepour moi.

– Risquer ma vie, dit Passavant ; sivous saviez combien c’est peu de chose…

Ermine continua :

– Ce soir, c’est autre chose. L’écu seradépensé.

– Ma foi, dit gaîment le chevalier, j’yconsens, et nous le mangerons ensemble.

– Je cours à l’auberge où vous vous êtesbattu pour moi, dit Ermine.

Et elle cria :

– Trop-va-qui-dure ! Ma chèreTrop-va-qui-dure, venez un instant tenir compagnie à ce chevalierqui accepte l’hospitalité dans notre logis !

– Qu’est-ce que Trop-va-qui-dure ?fit Passavant étonné.

– C’est Jehanne… une digne créature quihabite avec moi, là, dans cette chambre ; Jehanne, de la rueTrop-va-qui-dure. Alors, on l’appelle par le nom de sa rue.

Une porte, au fond de la pièce, s’ouvrit. Unefemme parut. Ermine Valencienne, toute joyeuse, rose de fierté,sortit en courant. La femme entra.

Hardy de Passavant se trouva seul, seul enprésence de Laurence d’Ambrun.

II – TROP-VA-QUI-DURE

Nous avons dit que la rue Trop-va-qui-dureétait une sorte de Val d’Amour situé dans la ville, mais un Vald’Amour de bas étage. Cette rue était l’une de celles quel’ordonnance de 1363 désignait comme lieu de résidence aux cinqmille filles de joie que l’on comptait dans Paris.

C’est donc dans cette rue Trop-va-qui-dureque, revenant au moment où Laurence d’Ambrun sortit de l’HôtelSaint Pol après son entrevue avec Odette de Champdivers, nousprions le lecteur de nous suivre.

La théorie de Saïtano sur la mémoire étaitdouble.

D’abord il est possible par une certaineaction sur le cerveau de créer une mémoire artificielle,c’est-à-dire de provoquer dans un esprit le souvenir d’événementsqui n’ont pas existé. Si cela est possible, on doit pouvoirégalement abolir dans le même esprit le souvenir des événements quiont existé. La conclusion, c’est qu’on peut donner à un esprit unepersonnalité nouvelle.

Exemple : abolissons en Laurence d’Ambrunle souvenir des faits successifs qui constituent sa vie, et il n’ya plus de Laurence, puisque c’est le souvenir seul qui fait lapersonnalité ; le futur n’existe pas, le présent estinsaisissable tant qu’il n’est pas à l’état de passé.

Le passé seul existe donc. Il existe à l’étatde souvenir. Plus de souvenir, plus de Laurence. En cet êtreamorphe, créons artificiellement le souvenir de choses qui n’ontpas existé, le souvenir d’un nom qui n’est pas le sien, le souvenird’un logis qu’elle n’a pas habité, le souvenir d’événements qui sesont passés en ce logis ; alors, à l’être amorphe, nous avonsdonné une personnalité nouvelle : Laurence est devenueJehanne.

La deuxième partie de la théorie était d’unintérêt plus poignant, plus dramatique, si l’on veut.

Nous disons : ni le présent, ni l’avenirn’existent. Seul, le passé est vivant. Il vit dans le souvenir. Iciintervient une conception remarquable et qui prouve que ce Saïtano,fou peut-être, était capable d’étranges efforts de pensée. Ildisait : se souvenir, c’est créer une image de l’événementpassé, non pas une image métaphorique, mais une image réelle. C’estdonc revivre jusqu’à un certain degré l’événement qu’on a vécu.

Cette image est dans toute sa force àl’instant où l’événement se produit. Une seconde après, ellecommence à s’affaiblir. Le souvenir la crée à nouveau, mais de plusen plus faible, jusqu’à ce que le cerveau soit impuissant àl’évoquer.

Si, à ce moment, on infuse une force nouvelleau souvenir, l’image créée sera plus distincte. Si cette forceinfusée est suffisante, l’image deviendra de plus en plus nette,remontant le cours des temps comme elle l’avait descendu, jusqu’aumoment où l’image créée par le souvenir se confondra avec l’imagecréée par l’événement lui-même, c’est-à-dire qu’à ce moment onrevivra complètement l’événement.

Exemple : Laurence, et la scène del’oratoire du logis Passavant.

Douze ans, après, cette scène n’existe plusqu’à l’état de souvenir ; l’image créée s’affirme ; lesdétails s’estompent ; dans l’esprit de Laurence, la scènereste à son plan d’époque, elle n’est que le reflet de ce qui s’estpassé jadis.

Restaurons les détails, et l’image reprend dela fraîcheur ; intensifions le souvenir, au point que lesgestes, les attitudes, les costumes, les meubles, les voix, toutsoit remis en état de vibration, et Laurence croira que la scèned’il y a douze ans vient de se passer il y a un an, il y a sixmois, il y a deux jours, une heure, quelques minutes. Intensifionsencore, et elle croira que l’événement « se passe »actuellement : elle le revivra avec les mêmes sensations.

Non seulement il nous a paru curieux d’exposercette double théorie, mais encore cette rapide exposition étaitindispensable pour l’intelligence des scènes qui vont suivre ;le lecteur aura donc l’indulgence de nous passer ce morceauindigeste, nous en convenons volontiers.

Laurence d’Ambrun, on s’en souvient, se heurtaà Jean sans Peur au moment où elle allait sortir de l’Hôtel SaintPol. Là se créa un phénomène que Saïtano n’avait pas prévu.

Laurence était devenue Jehanne de la rueTrop-va-qui-dure.

La vue de Jean sans Peur faillit abolirJehanne et ressusciter Laurence…

Pourtant, soit par des toxiques, des mélangesde stupéfiants et de révulsifs dont la liste ne nous est pasparvenue, soit par des actions plus directement exercées sur lecerveau, soit enfin par des pratiques de sorcellerie inconnues,Saïtano avait si puissamment agi sur la mémoire de la malheureuseque, quelques minutes plus tard, elle ne songeait plus à son amant,père de sa fille.

Par des chemins qu’elle« reconnut », elle gagna la rue Trop-va-qui-dure. Ellereconnut cette rue où elle n’avait jamais pénétré. Elle arriva dansune maison qu’elle ne connaissait pas, et elle dit : C’estétrange que je sois si lasse. Heureusement, me voici arrivée« chez moi »…

Elle entra sans hésiter dans cette maison,monta jusqu’au galetas, tira une clef de la poche de son tablier(partie du costume dont l’usage remonte plus haut encore que cetteépoque), ouvrit, entra dans le taudis, tous ces actes, tous cesgestes automatiques comme s’ils eussent été répétés trèssouvent.

Laurence jeta un coup d’œil indécis sur lesquelques pauvres meubles du taudis. Elle eut un éclair de défiance.Un instant, les instincts de luxe artistique accumulés en elle parl’éducation combattirent les suggestions de la mémoireartificielle. Il y eut une lutte rapide entre Laurence d’Ambrun etJehanne Trop-va-qui-dure.

Cette dernière triompha.

Ce jour, Laurence, paisiblement, se livra auxjournalières et humbles besognes qu’eût exécutées la Jehanneimaginée par Saïtano. Elle récura sa vaisselle d’étain. Elle lavadans un grand baquet quelque menu linge. Elle surveilla la pauvrecuisine qu’elle mit en train sur l’âtre.

Ne se voyant plus rien à faire, elle cherchades yeux autour d’elle un objet qui lui manquait. Quoi ? Ellene savait. D’une lente pression, elle appuya ses mains sur sonfront.

– C’est cela ! murmura-t-elle enfin.C’est mon missel que je cherche, pour lire !

Son missel ! Un missel chez unemalheureuse comme Jehanne !… C’était Laurence qui, parsubconscience, essayait de s’éveiller… Elle se mit à rire.

– Quelle idée ! fit-elle. Moi qui nesais pas lire ! Et où aurais-je jamais eu un missel…moi ?… Pourtant, je le vois, il me semble… avec son couverclede bois verni et son fermoir d’argent ciselé représentant deuxcroix… et je vois les pages avec leur belle écriture, les premièreslettres peintes en azur et en rose, et à de certaines pages, lessaints et la Vierge, et sainte Madeleine et tant d’autres… Où ai-jevu ce missel ?… Bon ! Je l’aurai vu chez quelque dame debourgeoisie et cela m’a frappé l’esprit, c’est un simplesouvenir.

Ce mot inconscient était terrible. Oui,c’était un simple souvenir…

Sur le soir, Laurence fut prised’inquiétude.

Quelle inquiétude ?…

Elle éprouva tout à coup une mortelletristesse, et comprit que tout son être se révoltait contre cequ’elle allait faire. Elle ne voulait pas. Elle rougissait etpâlissait coup sur coup. En elle, Jehanne se souvenait de cequ’elle avait à faire, comme tous les soirs. Et en elle, Laurences’indignait d’avoir à le faire. Encore, Laurence fut vaincue.

Ce fut avec des soupirs d’angoisse et dehonte, avec des larmes brûlantes, avec des hésitations, des reculs,des détours dans le taudis, ce fut donc après une résistanceacharnée qu’elle se trouva enfin portée devant un coffre qu’elleouvrit. Une minute, elle demeura les yeux fixes et mornes. Puiselle dit à haute voix : C’est pourtant l’heure de m’attifer etde me faire belle !

Le coffre contenait : le manteau à colletrenversé ; le diadème en plumes de geai ; la fourrure defausse hermine et la ceinture d’argent.

L’attirail des filles de joie !… Lecostume dont certaines parties, telles que la ceinture et lesplumes étaient obligatoires, afin que celle qui les portait commeune enseigne pût être facilement reconnue comme exerçant cet étatet aussi pût être évitée par les honnêtes bourgeoises.

Laurence, devant un petit miroir d’acier poli,commença à arranger sa magnifique chevelure.

Elle était blanche cette chevelure, d’un blancéclatant, couleur de neige pure, par les matins de soleil. Celaseul avait vieilli en elle. Le visage était adorablement jeune.

Précipitamment, avec une sorte de rage,Laurence acheva de s’habiller, ceignit la ceinture, posa sur satête les plumes de geai avec une dextérité qui prouvait sa longuehabitude de cette manœuvre ; elle rougit ses lèvres aucarmin ; elle peignit ses sourcils ; elle colora sesjoues avec des pâtes qu’elle trouva dans le coffre.

Elle sortit enfin du taudis…

Elle descendit le misérable escalier…

Elle se trouva dans la rue…

La rue Trop-va-qui-dure ! Quelquesmisérables filles de la plus basse catégorie erraient çà et là,guettant le soldat. Quand elles aperçurent Laurence, il y eut unestupeur parmi elles. Des ricanements, d’abord, puis des rumeurscoururent. Elles s’assemblèrent. Elles grognaient entre elles desinsultes, des jurons. Elles disaient :

– Qui est celle-là ? On ne laconnaît pas.

– D’où sort-elle ? Que vient-ellefaire en « notre » rue ?

– Si bien huppée, habillée de neuf, etavec de l’hermine !… et une ceinture de vrai argent !… etdes plumes toutes fraîches !… Elle n’a pas honte,non !

– C’en est une du Val d’Amour,sûrement !

– La coquine vient nous enlever le painde la bouche ! À quoi pense le prévôt ?

– Au Val d’Amour, voleuse, au Vald’Amour !…

La rumeur devenait menace. Farouches, leslouves de la rue Trop-va-qui-dure encerclaient la malheureuse,interdite, éperdue, qui balbutiait :

– Mais je suis Jehanne ! Vous ne mereconnaissez donc pas ?

Et, comme dans un éclair de folie, elle semurmurait :

– Comment me reconnaîtraient-elles,puisque je ne me reconnais pas moi-même !

– Hors d’ici ! hurla la bandefurieuse. Au Val d’Amour ! Et vite ! Ou gare lesgriffes :

Les griffes sortirent. Laurence, doucement,s’en allait. Où ? Elle ne savait pas. La bande gesticulante ethurlante, les griffes tendues, se tenait pourtant à distancerespectueuse. Elles n’étaient pas méchantes, ces malheureuses, etil leur suffisait que l’intrigante s’en allât de leur rue. Or, elles’en allait !

Bientôt, Laurence n’entendit plus lesvociférations.

Elle se trouvait hors de la rueTrop-va-qui-dure. Quant à savoir ce qu’elle devait faire, pourquoielle se trouvait là, et où elle devait aller, ceci était hors de saconviction, Seulement, elle se murmurait avec effarement :

– La rue Trop-va-qui-dure n’est donc plusma rue ? Je ne dois donc plus rentrer chez moi ? Oùdois-je aller ? Elles ont dit : Au Val d’Amour. Pourquoilà et non ailleurs ?

Là encore se produisait un phénomène qui avaitéchappé à la sagacité de Saïtano : Hors de l’ambiance et dessouvenirs imposés par le sorcier, l’esprit de Laurence devenait uneépave qui devait obéir à l’impulsion de tous les vents. On luiavait crié : Au Val d’Amour ! C’est vers le Val d’Amourqu’elle se dirigea, et comme elle ignorait le chemin, elles’adressa au premier passant venu.

Ce passant était un sergent à verges de laprévôté de Paris.

Il considéra, émerveillé, cette belle fillequi ne craignait pas de s’adresser à un agent de l’autoritéjustement pour enfreindre les ordres de cette autorité. La filleétait en état de rébellion puisqu’elle arborait les insignes de sonmétier, hors des endroits où elle avait le droit de l’exercer.

Il se dit : Mon devoir est d’arrêter lavagabonde. Oui, mais elle est bien belle !

Machinalement, tout en discutant aveclui-même, les yeux en coulisse et le sourire vainqueur, il finitpar se mettre en route vers le Val d’Amour ! Il sedisait : « Elle me demande le chemin du Val d’Amourqu’elle connaît mieux que moi. C’est une façon de m’exprimerl’admiration que je lui fais éprouver… » L’autorité, la force,la morale et autres vertus durent se voiler la face : lesergent capitulait et escortait la délinquante, sûr de trouver aubout du chemin la récompense de sa trahison.

De ce fait que Laurence marchait près d’unsergent, il résulta qu’elle atteignit la Cité sans avoir étémolestée par les passants ou arrêtée par d’autres représentants del’ordre public.

– Eh bien, la belle, fit tout à coup lesergent, nous voici au Val d’Amour, conduisez-moi chez vous.

– Chez moi ? Mais je suis Jehanne dela rue Trop-va-qui-dure.

Le sergent fronça les sourcils, hérissa lamoustache, roula des yeux féroces, et dit :

– Auriez-vous bien l’audace de vousmoquer d’un sergent à verges ? Prenez garde !

– Que voulez-vous ? demandaLaurence.

– Que vous me conduisiez chez vous,grommela l’agent de l’autorité.

En même temps, il saisit Laurence par le bras.Presque aussitôt des menaces éclatèrent autour de lui. Les sergentsn’étaient pas bien vus des Parisiens, peuple frondeur dans lessiècles des siècles. Au Val d’Amour, c’est à peine s’ils avaient ledroit de se montrer. En un clin d’œil, le pauvre diable futentouré, houspillé d’importance et, avant d’avoir pu sereconnaître, expulsé du Val d’Amour.

– C’est bien fait, se dit-il, fort tristeen lui-même, je suis puni par où j’ai péché. Mais je tiendrai cettecoquine à l’œil. Il faudra bien qu’elle paye sa trahison.

La coquine, cependant, s’était mise àfuir.

Affolée, elle entra dans une ruelle, où lebruit de l’échauffourée faisait sortir tout le monde, pénétra dansla première allée qui se présenta à elle, et s’assit, haletante,sur la première marche de l’escalier. C’était l’escalier quiconduisait au logis d’Ermine Valencienne.

Ce fut là, sur cette marche, qu’Ermine latrouva, comme elle descendait une heure plus tard. Avec étonnement,Ermine vit cette figure qui était inconnue. Avec plus d’étonnementencore, elle remarqua sur cette figure un air de décence et dedignité qui la frappèrent.

– Celle-ci n’est pas du Val d’Amour, sedit-elle. Et pourtant, elle en a le costume.

Ermine Valencienne, elle, était bien du Vald’Amour. Comment avait-elle été réduite à ce triste état ?Nous l’ignorons. Ce qui est sûr, c’est qu’elle en souffrait. Cettemalheureuse fille, créée pour une vie d’honnêteté, faite pour lefoyer, n’avait pu, malgré ses efforts, anéantir ses instinctsd’innocence. C’était un malheur pour elle qu’elle eût le cœursain…

Ermine, après avoir attentivement considérécette femme qui pleurait en silence, s’assit près d’elle sur lamarche et lui prit la main.

– Où logez-vous ?commença-t-elle.

– Je n’ai pas de logis, répondit Laurenceen hésitant, comme si elle eût interrogé des souvenirs déjà près des’effacer. J’en avais un dans la rue Trop-va-qui-dure. Je m’appelleJehanne de la rue Trop-va-qui-dure. Mais il paraît que ce logisn’est pas le mien, puisqu’elles m’ont crié de venir au Val d’Amour.Est-ce ici, le Val d’Amour ?

L’entretien ainsi commencé se poursuivit surcette marche. Il en résultat avec évidence pour Ermine que Jehannese trouvait sans logis. D’autres conclusions se présentèrent à sonesprit, mais avec moins d’évidence. Elle devina vaguement qu’ellese trouvait en présence d’une inexplicable infortune. Elle précisamieux que cette Jehanne n’avait dû jamais exercer le métier auquel,dès longtemps, elle s’adonnait. Le mystère de cette rencontresurexcita son imagination, et son bon cœur fit le reste.

– Écoutez, dit-elle enfin, voulez-vousdemeurer avec moi, tout au moins quelques jours ? À côté de machambre, il y en a une autre qu’habitait Jacqueline, mon amie. MaisJacqueline a été prise, voici trois jours, par les gens du guet, etDieu sait quand elle sortira de prison. Allons venez.

Laurence se laissa conduire, et bientôt futinstallée dans la chambre de Jacqueline, qui était attenante àcelle d’Ermine Valencienne. Cette nuit-là, pour la première foisdepuis bien longtemps, Laurence dormit d’un sommeil paisible. Ellese sentait protégée…

Le lendemain, la liaison ébauchée s’acheva. Ily eut une fort longue conversation que nous ne rapporterons pas,mais dont nous signalons un fragment. Ermine, au cours de cetentretien, avoua l’horreur que lui inspirait le Val d’Amour, etelle ajouta :

– Depuis six mois, avec Jacqueline, nousapprenons à broder. C’est difficile. Mais quand je saurai broder,je serai délivrée et je gagnerai ma vie, car je connais des damesde bourgeoisie et de noblesse qui paient généreusement les ouvragesde broderie.

– Broderie ? murmura Laurencepensive.

– Oui, c’est un talent qu’on n’apprendpas aux pauvres filles comme moi.

– Mais, dit Laurence, il me semble… oui…j’en suis sûre même… je sais broder, moi !

– Eh bien, voulez-vous que je vousdise ? Cela ne m’étonne pas. Même vous me diriez que voussavez lire et écrire, je vous croirais encore. À vous voir, à vousentendre, on devine bien, allez, que vous êtes de noblesse…

– Moi ! s’écria Laurence avec unrire contraint. Mais je vous dis que je suis Jehanne de la rueTrop-va-qui-dure !

Quoi qu’il en fût il demeura établi queJehanne savait broder. Ermine battit des mains.

À partir de ce moment. Laurence, installéedans le logis d’Ermine Valencienne, vécut pour quelques jours unevie nouvelle. Se rendit-elle compte qu’elle recevait l’hospitalitéd’une fille perdue ? C’est bien improbable. Il est possible entout cas que sa générosité d’âme lui ait conseillé l’ignorance,Ermine, de son côté, mettait tout en œuvre pour échapper à cettesorte d’esclavage qu’elle subissait. Les écharpes, les voiles dehennins et même la lingerie n’allaient pas sans broderies. Dès lelendemain, Ermine trouva de quoi occuper le talent de sa nouvelleamie et assurer ainsi leur existence à toutes deux.

III – LE MORT VIENT CHERCHER SAPLACE

Donc le chevalier de Passavant était entrédans la chambre d’Ermine Valencienne, qui partit à la recherched’un dîner, armée de cet écu d’or qu’elle avait gardé par unepensée de pur sentiment. Le chevalier, comme nous l’avons expliqué,mourait de faim ; il n’eut donc pas le courage de s’opposer àce sacrifice que lui faisait Ermine. Il demeura et machinalementleva les yeux sur la femme qui entrait venant de l’autre chambre,la femme qu’avait appelée Ermine, celle qui tout simplement portaitle nom de sa rue, sans doute parce qu’elle n’en avait pasd’autre.

Jehanne Trop-va-qui-dure s’avança versPassavant et lui dit :

– Soyez le bienvenu, monsieur, dans lelogis d’Ermine et de Jehanne. Ermine m’a conté la belle histoire del’écu d’or et de la bagarre qui s’ensuivit. Sans vous connaître, jevous avais admiré.

Le chevalier demeurait immobile et muet,frappé de stupeur. Enfin, il murmura :

– Jehanne Trop-va-qui-dure… un nom demalheureuse perdue… On sait trop ce qu’est cette rue… Non, cettefemme ne s’appelle pas ainsi !

L’attitude, la voix, et jusqu’aux parolesqu’elle choisissait pour s’exprimer, tout en effet révélait chezJehanne des habitudes de dignité morale peu en harmonie avec ce nomsignificatif de Trop-va-qui-dure.

C’est ainsi, du moins, que le chevalier dePassavant s’expliquait cette stupeur qui l’accablait. Presqueaussitôt, il eut la clef de son étonnement, et, presque malgré luicria :

– Mais… oh ! mais je sais votre nom,moi ! Et ce n’est pas celui que vous dites !

– Mon nom ?… bégaya Laurenced’Ambrun.

Le chevalier frémissait. Toute son enfances’évoquait à ses yeux, comme ces scènes de théâtre qu’on illuminetout à coup, au milieu d’une profonde obscurité. Oui, il lareconnaissait, en dépit des cheveux blancs.

Il s’avança vers Jehanne, lui saisit les deuxmains, la regarda dans les yeux, et cria :

– Laurence ! Vous que j’appelais magrande sœur ! Laurence ! Laurence d’Ambrun ! Voyezl’homme qui vous parle, c’est Hardy ! Souvenez-vous, Hardy dePassavant !

Laurence d’Ambrun secoua la tête d’un airfarouche. En même temps elle tremblait. Elle avait cettephysionomie d’obstination tragique de la femme qui refuse d’avouer,qui préfère la mort à l’aveu, sachant peut-être que l’aveu lui feraperdre plus que la vie. L’esprit de Saïtano était en elle. Tout cequi était Laurence était aboli.

Le chevalier, devant ces gestes de dénégation,pâlit. Ses nerfs vibrèrent. Sa volonté s’exaspéra de ce qu’il yavait d’incompréhensible, d’improbable dans l’attitude deLaurence.

– Vous êtes Laurence, cria-t-il.Quoi ! Vous reniez le logis Passavant qui vous abrita ?Vous reniez ma mère qui vous recueillit ? Vous me reniez, moi,qui vous aimait en frère ?

– Je suis Jehanne, râla-t-elle, JehanneTrop-va-qui-dure.

– Oh ! rugit le chevalier. Et votrefille vivante, entendez-vous ! Votre fille que je vais revoir,on me l’a juré, et que je puis remettre entre vos bras !Roselys ! Roselys !…

Une sorte de secousse électrique fit chancelerLaurence, à ce nom qui fut lancé à toute volée. Elle se tordit lesbras. Ses yeux se révulsèrent sous l’intense effort qu’elle faisaitpour se libérer. Mais elle prononça dans une sorte de grondement,comme si les paroles lui eussent déchiré la gorge :

– Roselys ? Quel nom est cela ?Ma fille ! Je n’ai pas de fille !

– Roselys ! Roselys ! répéta lechevalier avec une rage désespérée.

– Il n’y a pas de Roselys ! ditLaurence d’un ton morne.

Passavant la lâcha, recula, la contempla, etenfin retomba dans le même étonnement que tout à l’heure. Mais,cette fois, il se disait : la ressemblance est prodigieuse…j’aurais juré… et ce n’est pas elle !

À ce moment, Ermine Valencienne rentrait dansle logis. Sur une modeste table, gaiement, elle plaça des platsd’étain et un gobelet de même métal.

Devant les victuailles, Passavant sentitgronder sa faim un instant oubliée. Il s’attabla donc et Ermine leservit, lui versa à boire. Le chevalier mangea silencieusement, neperdant pas de vue Jehanne qui avait repris cet aspect paisible ouplutôt indifférent qui lui était habituel. Lorsque son appétit setrouva calmé, le chevalier se leva.

– Adieu, dit-il, et grand merci ;vous avez pour moi écorné ce pauvre écu ; je ne vous oublieraipas.

Passavant était ému, mais rien ne luidéplaisait autant que de laisser voir son émotion. Si l’adieu étaitun peu brusque, le ton le corrigeait. Ermine, un peu pâle,murmura :

– Vous m’aviez dit que vous n’aviez pasde logis…

– C’est vrai pour l’instant tout aumoins.

– Je puis, reprit-elle en hésitant, jepuis très bien partager pour cette nuit la chambre de Jehanne etvous laisser celle-ci… Je sais que peut-être, je ne suis pas digned’offrir l’hospitalité à un chevalier tel que vous… mais…

Passavant lui prit les deux mains, se penchasur elle, et, fraternellement, l’embrassa sur les deux joues endisant :

– Vous êtes digne d’offrir l’hospitalitéà un prince, et je ne suis qu’un pauvre hère. Je ne veux pas quedemain, au jour, on puisse dire qu’on a vu un homme sortir de chezErmine Valencienne.

Ermine baissa la tête et pâlit, troublée parune des joies les plus pures qu’elle eût ressenties. Le chevalierla traitait en fille dont la réputation est à ménager. Elle avaitdonc une réputation ? Elle n’était donc pas une filleperdue ? Le jeune homme avait trouvé la flatterie la plusdélicate qu’il pût offrir à la pauvre fille de joie. Il répétadoucement :

– Adieu donc. Je vous reverrai, soyez-ensûre.

Ayant jeté un dernier regard à Jehanne,adressé un dernier geste à Ermine, il sortit comme onze heures dusoir sonnaient au jacquemart de l’abbaye de Cluny.

Il résulta de tout cela que cette mélancoliequi avait accablé le jeune homme disparut comme par enchantement.Une fois dans la rue, il se demanda avec surprise ce qu’il faisaitlà, et pourquoi il n’avait pas tout bonnement repris son gîte à laTruie Pendue.

Il se sentait fort. Il éprouvait même quelquegaieté. Son humeur narquoise lui revenait.

– Allons, se dit-il, tandis qu’un souriresceptique errait au coin de ses lèvres, je sais maintenant unechose de plus, et tous les jours j’apprends à vivre : je saismaintenant qu’une pinte de bon vin est un remède contre les idéesnoires, si tant est que j’aie jamais eu des idées noires. J’enuserai à l’occasion. Si je ne retrouve pas Roselys, je m’enivreraicomme Gringonneur, et tout sera dit. Comme c’est simple !

Pendant que Passavant discutait avec lui-mêmesur cette simplicité qui n’était peut-être pas aussi simple qu’ille disait, une autre scène se déroulait non loin de là, dans lamaison de la rue aux Fèves. Là, vers l’heure même où le chevalierquittait le logis d’Ermine Valencienne, Saïtano allait et venait,achevant les derniers préparatifs de l’expérience qu’il voulaittenter : la même expérience qui avait échoué jadis parce quel’enfant mort s’était soudain redressé sur la table de marbre.

Le sorcier était inquiet.

Quelque répulsion que puissent nous inspirerces effroyables pratiques, nous n’avons pas le droit de ne paspréciser. Saïtano cherchait l’absolu : l’élixir de longue vie,si l’on veut, – ou encore : le Grand Œuvre. En un mot,l’Immortalité. C’était le rêve de ce cerveau. L’expérience qu’ilméditait devait lui prouver qu’un cadavre peut revivre en decertaines conditions. C’était l’acheminement à la découvertefinale. Le document volé à Nicolas Flamel affirmait une doublenécessité : d’abord, le cadavre qu’on voulait faire revivredevait être celui d’un adolescent mort de mort violente, mais sanseffusion de sang. Ensuite, le sang qu’on devait infuser à cecadavre devait être du sang vivant pris aux veines de troisadolescents.

Le sorcier allait et venait en grommelant soninquiétude.

Il fallait un mort et trois vivants.

Or Saïtano n’avait en tout et pour tout queBrancaillon, Bruscaille et Bragaille.

Il fallait que l’un des trois remplît l’officequ’il demandait jadis à Hardy de Passavant. Il fallait donc secontenter de deux vivants.

Saïtano fit un instant miroiter à la lumièredu flambeau le liquide d’un flacon de verre qu’il tenait dans sesdoigts maigres. Il grondait :

– Mort sans effusion de sang, voilà ceque dit le parchemin. Eh bien ! une seule goutte de ce poisonva foudroyer mon homme. Une goutte sur la langue. Tout va bien.Oui, mais le parchemin dit : le sang de trois adolescentsvivants… Je n’en aurai que deux, puisque je vais tuer l’un destrois… Mais Nicolas Flamel n’a-t-il pu se tromper ? Pourquoitrois et non pas deux ? Le parchemin assure qu’il faut desenfants. Mais pourquoi des enfants ?… Et puis ceux-ci ne sontpas des hommes, ce sont des enfants…

Avec un sauvage orgueil, il ajouta :

– Je les ai transformés, moi !

Il marcha sur les trois escabeaux etdemanda :

– Toi, quel âge as-tu ?

– Quatorze ans, répondit Bruscaille enclaquant des dents.

– Et toi ? Ton âge ? Dis-le aujuste ?

– Quinze ans, répondit Bragaille engrelottant.

– Et toi ? Combien ? Ne menspas !

– Seize ans ! répondit Brancaillond’une voix où délirait l’épouvante.

Ils étaient là tous trois. La transformationqu’il avait opérée sur Laurence d’Ambrun, le sorcier l’avait tentéesur Bruscaille, Bragaille et Brancaillon. Par le souvenirsurexcité, il les ramenait à douze ans en arrière dans leurexistence. Les sensations mêmes qu’ils avaient éprouvées dans lanuit où ils furent délivrés par Passavant, ils les éprouvaientencore. Ils ne disaient plus : Nous sommes des hommes… Ilsdisaient parfois : Si nous étions plus forts ! Si nousétions des hommes !…

– Ce sont des enfants ! répétaitSaïtano. Puisque tout en eux est revenu à l’âge d’adolescence,pourquoi leur sang seul ferait-il exception ?… C’est du sangd’adolescent, voilà le vrai !

Vers onze heures et demie, Saïtano s’approchad’eux encore et les examina.

– Lequel ? se dit-il. Lequel destrois va être l’enfant mort sans effusion de sang ?

Il les inspecta avec une lugubre attention, ettout à coup, posa son doigt maigre, son doigt, de squelette sur lefront de Brancaillon.

Brancaillon jeta un hurlement de terreur.

– À minuit, nous commencerons, ditSaïtano.

Les trois se mirent à hurler. Que devait-oncommencer à minuit ? Ils ne savaient pas. Mais ils devinaientque ce serait atroce, et leur chair tremblait, leurs nerfsvibraient, leurs muscles se tendaient à se briser, dans l’effort dedéfense. Leur étrange clameur emplit la salle. Tout à coup, laporte s’ouvrit. Une femme parut. Elle dit :

– Vous n’entendez donc pas qu’on heurte àla porte ?

Saïtano sursauta, frissonna, et d’une voix depathétique menace :

– Silence, vous, autres, ou je commencetout de suite !

Ils se tassèrent, les têtes rentrées dans lesépaules ; ils se fussent aplatis. On n’entendit plus rien queles coups assenés sur la porte, du dehors.

– Qui frappe ? grelotta Saïtano.Sont-ils nombreux ?

Gérando haussa les épaules etrépondit :

– Il n’y a qu’un homme dans la rue. Ilporte l’épée.

– Tu es sûre qu’il est seul ? Quiest-ce ? N’est-ce pas un piège du prévôt ? – Silence,vous autres !

En parlant ainsi, le sorcier, rapidement,traversa les trois salles, arriva à la porte, sur laquelle, endehors, on continuait à frapper, et il ouvrit un judas. Dans lanuit noire, il distingua confusément une ombre svelte quis’agitait ; l’inconnu heurtait avec violence le marteau defer.

– Qui êtes-vous ? dit rudementSaïtano. Passez au large…

– Non, par la mort du diable, c’est icique j’ai affaire. Allons, ouvre !

– Au large, vous dis-je ! répétaSaïtano qui pourtant tressaillit au son de cette voix. Savez-vous àquelle porte vous frappez ? Savez-vous qu’il va être minuit,et que minuit c’est l’heure où les vivants n’entrent pas dans lademeure de Saïtano ?

– De Satan, veux-tu dire ! Mort ouvif, j’entrerai. Nous nous connaissons, mon maître. C’est pour latroisième fois que Hardy de Passavant franchira le seuil de cetantre.

– Hardy de Passavant ! rugit lesorcier.

– Oui. Ah ! Il paraît que ce nom estmagique ! Il ouvre les portes !…

Le chevalier riait. Peut-être eût-il cessé derire, malgré sa folle bravoure, s’il eût pu lire à ce moment dansl’esprit du sorcier. Saïtano tirait les verrous nombreux etcompliqués, faisait tomber les barres, décadenassait les chaînes.Passavant riait de tout ce bruit de ferraille. Et à l’intérieur,dans les ténèbres, Saïtano riait, d’un rire silencieux, effroyable.Il songeait :

– C’est manifeste. Ce jeune homme m’estamené par les puissances qui veulent la réussite du Grand Œuvre.Sans cela, sa venue ici n’aurait aucun sens. Dommage ! Je legardais pour ma vengeance. C’est lui qui eût frappé Jean deBourgogne. Mais, bah ! Ce n’est pas Hardy de Passavant, c’estle mort qui vient reprendre sa place, c’est le mort qu’attendentles trois vivants. – Entrez, mon brave compagnon, ajouta-t-ilhumblement, dès que la porte fut ouverte.

Passavant pénétra dans la première salle, enlaquelle, sur une table, Gérande déposait à ce moment un flambeau.En même temps, Saïtano refermait soigneusement la porte.

– Dites-moi, maître, fit Passavantnarquois, je doute que l’enfer soit aussi bien barricadé que votrelogis.

– C’est qu’il faut que je me défende,chevalier.

– Vous craignez donc les voleurs denuit ?

– Non, chevalier, je crains les morts quiveulent ici entrer malgré moi.

– Eh ! par la Croix-Dieu, fit lechevalier un peu pâle, je suis vivant, moi !

– Qui sait ? dit Saïtano,froidement.

Hardy de Passavant sentit un long frisson leparcourir de la tête aux pieds. Mais, surmontant aussitôt cettefaiblesse, il fixa un étrange regard sur Saïtano, et haussa lesépaules.

– Je le disais bien, fit-il, mort ou vif.Assez ! J’ai à vous parler et à vous demander compte decertain mensonge…

Saïtano s’inclina.

– Daignez vous asseoir, fit-il. Prenezplace dans ce fauteuil, seigneur chevalier, je suis à vous dansquelques instants… une petite opération à terminer… Vous m’avezinterrompu au bon moment.

Passavant prit place dans le fauteuil qu’onlui désignait, ramena sa rapière en travers des genoux, et, tandisque Saïtano s’éloignait, lui cria :

– Prends ton temps. Je me trouve trèsbien ici, et, ma foi, j’y passerai le reste de la nuit…

– Oui ! dit Saïtano, quidisparut.

– Ainsi, continua le chevalier, ne tehâte pas de retirer du feu la chaudière où tu fais bouillir destêtes de crapauds, des vipères et des herbes maléficieuses.

Saïtano, dans la salle où attendaient lestrois vivants, avait couru à l’armoire de fer qu’il ouvritprécipitamment. Il saisit un chiffon qu’il imbiba fortement d’unliquide incolore en ayant soin de ne pas respirer pendant qu’il selivrait à ce travail. Puis il plaça le chiffon sous son manteaurouge qu’il ramena prudemment par devant lui. Il avait une figured’intense et lugubre rayonnement. Ses yeux flamboyaient. Il étaiteffrayant.

Cette physionomie se transforma soudainlorsqu’il reparut devant le chevalier.

– Vous êtes sorcier ? fitcelui-ci.

– Oui, seigneur, dit Saïtano en prenantplace sur un escabeau.

– Pourquoi diable tenez-vous votre têteen arrière ? On dirait que votre manteau vous faitpeur ?… Qu’importe, au surplus. Puisque vous êtes sorcier,vous devrez savoir ce qui m’amène.

– Ce n’est pas difficile dit froidementle sorcier. Vous venez du château de Mgr le duc d’Orléans, et vousme dites que vous voulez me demander compte de certain mensonge.C’est donc évident pour moi : vous avez appris que Roselys futrecueillie non par la reine, mais par la bonne duchesseValentine ; vous avez appris en outre que Roselys n’est pasmorte.

Le chevalier fronça les sourcils. Son terriblesourire d’ironie menaçante reparut au coin des lèvres.

– Pourquoi avez-vous menti ?demanda-t-il.

– Parce que j’avais alors intérêt àmentir, croyant que vous étiez vivant et que vous persistiez àvivre.

Le même frisson que tout à l’heure agitaPassavant. Il renifla l’air, qui lui parut contenir un vagueparfum. S’il eût cherché un nom à ce parfum, il l’eût appelé leparfum de l’Horreur.

– Ah ! ah ! fit-il en seraidissant, vous m’avez cru vivant ? Et pour cela vous avezmenti ? Cette nuit, vous ne mentez plus… C’est donc…

– C’est que j’ai vu qui vous êtes,seigneur chevalier.

– Et qui suis-je ?

– Vous êtes le mort, dit Saïtano avec uneaffreuse tranquillité. Vous êtes le mort qu’attendent les troisvivants, avec impatience, j’ose l’assurer.

Cette fois, cette vague terreur qui s’étaitinfiltrée dans l’esprit de Passavant plus encore par réminiscencede la scène d’autrefois que par l’attitude actuelle de Saïtano, cesentiment disparut et le chevalier n’éprouva plus qu’une colèreblanche. Il se leva, fit un pas sur Saïtano, et gronda :

– Je t’ai pardonné d’avoir voulu me tuersur la table de marbre, mais ton hideux mensonge, tu vas lepayer.

Saïtano ne perdait pas de vue le chevalier etsuivait chacun de ses mouvements avec une froide attention.

– Je suis coupable, dit-il. Je doispayer, c’est juste. Mais comment ?

– Te tuer, dit le chevalier d’un ton oùpétillait une sorte de gaieté vraiment étrange à ce moment, ceserait te faire trop d’honneur. Et puis, vois-tu, de savoir Roselysvivante, cela m’ôte le courage des résolutions décisives. Toutsimplement, je vais te couper les oreilles.

En disant ces mots, le chevalier marcha surSaïtano avec l’évidente intention de mettre sa menace à exécution.À ce moment, Saïtano bondit sur lui et lui sauta à la gorge.Passavant eut un rire mortel.

– Par dieu, cria-t-il, je t’aime mieuxainsi, au moins, je n’aurai pas de remords.

Et il se mit à serrer dans ses bras nerveux lecorps fluet du sorcier. Presque aussitôt, il sentit que sonétreinte faiblissait, que ses jambes chancelaient ; une vapeurnoire s’appesantit sur ses yeux, une sueur glacée pointa à laracine de ses cheveux. Saïtano n’avait pas fait un mouvement dedéfense, il se laissait étouffer. Tout son effort, toute savigueur, il les employait à maintenir sur la bouche de Passavant lechiffon de linge.

Quelques secondes suffirent. Le chevalieressaya de se débattre, de respirer, mais plus il aspirait lesvapeurs que dégageait le linge, plus il se sentait faible. Il luiparut tout à coup qu’il tombait d’une hauteur vertigineuse, ilferma les yeux, et ce fut fini.

Saïtano, suant et grondant, se redressa,terrible.

Alors il appela Gérande.

– Et vite, lui dit-il. Aide-moi à leporter sur la table de marbre.

Il souleva le chevalier par les épaules,Gérande le prit par les jambes. À eux deux ils le portèrent.Bientôt le « mort » reprit sa place sur la table.

– Il en a pour une heure à dormir, ditSaïtano. C’est plus de temps qu’il n’en faut pour avoir ici un mortviolemment trépassé sans effusion de sang.

Bruscaille, Bragaille et Brancaillon avaientvu cela. Tout de suite ils reconnurent le chevalier. Alors leurscheveux se dressèrent, leurs bouches se tordirent dans le crid’agonie, leurs yeux reflétèrent l’épouvante qui submergeait leursâmes.

– Quelles clameurs ! grelottaGérande en se sauvant.

Saïtano se frotta joyeusement les mains. Ilcria :

– Hé ! Qu’avez-vous à geindre ?N’êtes-vous pas contents ? Allons, mes braves,taisez-vous ! Nous sommes au complet, car voici,entendez-vous ? voici que le mort est venu reprendre saplace !

Le reste se perdit dans le bruiteffroyable ; on n’entendit plus que les hurlements des troisvivants. Saïtano, cependant, avec activité, commença à dégrafer lepourpoint pour mettre à nu la poitrine.

IV – « ACTA GESTAQUE »

En cette même nuit où Passavant se présentaitau logis de Saïtano, divers personnages de l’Hôtel Saint-Pol,obéissant à la tortueuse et profonde mathématique de cette forceinconnue qui assemble les éléments de drame éparpillés, exécutaientdes gestes que nous devons relater à ce moment de notre récit.

En tête de ces personnages, nous devons placerle chien « Major ». Nous l’avons laissé dans le bâtimentaux pâtisseries où l’avait attiré le subtil valet stylé parIsabeau.

Ce chien de grand luxe, dans les yeux de quine pétillait pas cette malice qu’on voit en certains de sesconfrères, outre qu’il était bête, avait aussi le tort d’êtregourmand.

Grâce à sa gourmandise, Major se trouvaemprisonné. Dès qu’il s’en aperçut, il se mit à bondir, à hurler,renversa des étagères où s’alignaient des pâtisseries variées, fitun vacarme extraordinaire, le tout en pure perte.

Ces hurlements et ces bonds cessèrent tout àcoup. Major venait d’apercevoir sur le carreau de nombreusesfriandises qu’ils avaient renversées. Il se dit alors que la prisonavait du bon. En raison de sa bêtise, Major avait la gloutonnerieimmodérée ; il n’était pas capable, comme la plupart deschiens, de savoir s’arrêter à temps ; bref, il eut uneindigestion. On l’entendit gémir et se lamenter.

Finalement, il s’endormit du sommeil desgoinfres, qui est lourd, pesant et sans rêves.

Lorsqu’il se réveilla, il faisait jour. Il vitla porte ouverte, et, la queue basse, fila rapidement non sansavoir jeté à droite, à gauche, un dernier regard – peut-être dansl’espoir de se procurer une deuxième indigestion. Il n’y avait plusrien. Il avait tout dévoré.

Major erra quelques heures dans les vastesjardins, sans même se demander pourquoi on l’avait emprisonné, etpourquoi on le relâchait. Il se demandait seulement pourquoi onl’avait gavé de gâteaux. Vers le moment où Honoré de Champdiverslui servait sa pâtée – soin que le vieux brave ne laissait àpersonne – Major s’introduisit dans les appartements d’Odette aveccet air d’innocente indifférence qu’ils prennent quand ils ont unefaute à se faire pardonner.

Alors il alla se coucher aux pieds de samaîtresse.

Odette, assise dans son fauteuil à dossiersculpté suivant la mode de ces temps gothiques, semblait perdue enune lointaine rêverie. Parfois un soupir gonflait son sein. Parfoisaussi une larme tombait de ses yeux. Une profonde mélancolie pesaitsur le front de la jeune fille. Et ce n’était pas au roi Charlesqu’elle songeait, à ce fou qui, en ce moment, dormait, abattu parla crise que nous avons signalée. Elle ne songeait pas non plus àJean Sans Peur ; et pourtant elle savait maintenant que cethomme était son père et la curiosité, à défaut d’autre sentiment,eût pu porter vers lui ses rêveries. Elle ne songeait pas non plusà Passavant, – et pourtant il était présent au fond de son cœur.Elle ne songeait pas même à cette reine qui était pour elle unevivante menace de mort.

Toute la pensée d’Odette allait à Honoré deChampdivers et à la dame Margentine.

Elle avait appris à les aimer, à lesrespecter, ces deux êtres de bonté, de dévouement et de tendresse.Dans le fait, ils étaient tout pour elle. Eux disparus, il luisemblait que tout lui manquait à la fois de la vie.

Disparus ? Le roi l’avait affirmé :il était impossible qu’on eût attenté à leur vie. Mais une de cesmystérieuses douleurs, plus fortes que la raison et les raisons,disait à Odette que la vérité devait être plus terrible :Champdivers et Margentine étaient morts !… À ce moment, sonregard tomba sur le chien. Elle tressaillit d’un faible espoir, etcaressa la tête de Major en murmurant :

– Et pourtant : tu les eussesdéfendus, toi ?

Vers ce même moment, par une sorte d’affinitédes gestes divers qui finissent par composer un événement, Isabeause penchait vers la tigresse Impéria, et murmurait :

– C’est toi, n’est-ce pas, c’est toi quime vengeras ?

Ceci se passait dans cette salle spécialementaménagée pour les ébats de la tigresse, vaste, sans meuble autreque cet entassement de fourrures où Isabeau se reposait.

La reine était presque joyeuse. Mais il paraîtque cette joie qu’elle manifestait ne présageait rien de bon pourses serviteurs, car un grand silence régnait dans le palais.

La reine passa cette journée tout entière entête à tête avec la tigresse.

La nuit s’écoula sans incident digne deremarque.

C’était cette nuit où le chevalier dePassavant dormit sur le plateau du Voliard, sous la pluie,attendant l’heure de se rendre au château du duc d’Orléans.

Le lendemain matin, Isabeau de Bavière, plusjoyeuse encore que la veille – et plus terrible, parut-il à ceuxqui la connaissaient bien – tint sa cour et annonça que sous peu dejours aurait lieu dans son palais une nouvelle fête à laquelle elleinvitait, dit-elle, tout ce qui était jeune et gracieux.

– Je ne veux pas autour de moi de figuresmoroses, ni laides, ajouta-t-elle. Ici, c’est le royaume de laBeauté, ici, c’est la capitale de l’amour, ici, c’est le palais dela joie.

À midi, la reine rentra dans la salle réservéeà la tigresse Impéria.

Bois-Redon, capitaine des gardes, entra et ditgravement :

– Majesté, on apporte les viandes de SaSeigneurie Impéria.

Il ne faut pas croire que le brave Bois-Redonplaisantait. On ne plaisantait avec Isabeau que lorsqu’elle levoulait. On plaisantait, on riait, on pleurait par ordre. Cesparoles du capitaine étaient l’ordinaire formule employée dès qu’ils’agissait de la tigresse favorite.

Derrière Bois-Redon se montrait un colossehabillé de vêtements en cuir épais et portant à la main une fourcheen acier, à deux dents aiguës : c’était le chef des gardiensdes fauves.

Derrière lui venaient deux hommes portant unlarge panier au fond duquel on voyait des quartiers sanglants.

Impéria se leva, le mufle tendu, les narinesouvertes, l’œil en feu.

– Qu’on remporte ces viandes ! ditfroidement Isabeau.

Bois-Redon, dressé à l’obéissance passive, setourna vers les porteurs et fit un geste. Mais le gardien desfauves, d’abord stupéfait par cet ordre, entra rapidement dans lasalle, ploya le genou et dit :

– Majesté, si l’animal ne mange pas, ilsera tout à l’heure impossible d’en approcher.

La reine laissa tomber sur l’homme à demiprosterné un regard de dédain sauvage, et elle prononça :

– Tu veux donc être pendu, toi ?

Le gardien des fauves se redressa, déposa safourche d’acier dans un coin de la salle, puis s’inclinaprofondément.

– La reine, dit-il, aura bientôt besoinde cette arme. Je la lui laisse.

Cette fois, Isabeau approuva d’un signe detête. Bois-Redon, le gardien, les porteurs disparurent. Impéria, deson pas souple, marcha jusqu’à la porte, puis se tourna vers lareine et leva son regard luisant.

– Mais oui, dit Isabeau en riant, tu vasjeûner, ma belle. Je le veux ainsi. Vas-tu te fâcher ?

La tigresse commença à battre l’air de saqueue puissante, et fit entendre un grondement.

Isabeau, d’une voix calme, mais qui eût faitfrissonner ceux qui l’eussent entendue et comprise,ajouta :

– Cette nuit, il faut que tu aiesfaim…

Puis, à coups de cravache, elle repoussa latigresse dans la salle spéciale et ferma la porte. Elle se jeta surson divan de peaux entassées, et, immobile, les paupières closes,les bras derrière la tête, se mit à rêver. Toute la journée, onentendit les rugissements de la tigresse.

Le soir, c’est-à-dire vers le moment oùPassavant entrait dans Paris, presque aussi affamé qu’Impéria,Isabeau appela Bois-Redon.

Le capitaine entra, un peu pâle.

Pendant une longue minute, Isabeau le regardadans les yeux. Sans doute, elle comprit ce qui se passait dansl’esprit de Bois-Redon. Elle haussa les épaules. Froidement, elledemanda :

– Est-ce fait ?…

– Oui, Majesté, répondit sourdement lecapitaine. Cela n’a pas été sans mal. Mais enfin c’est fait. Lechemin est libre… le chemin, ajouta-t-il en frissonnant, qui mène àla chambre de la demoiselle de Champdivers !…

Isabeau saisit ce frisson. De nouveau sonregard, d’une clarté mortelle, plongea jusqu’à l’âme de cet autrefauve qu’était Bois-Redon. Fauve, oui, mais fauve noncompliqué.

Bois-Redon criminel savait à peine s’il étaitou non criminel. Au fond, il n’avait qu’une pensée : obéir àla reine !… Isabeau posa ses deux mains délicates sur lesrobustes épaules du colosse, et on eût dit que sous ce poids àpeine sensible, il était prêt à fléchir. D’une voix grave, la reineprononça :

– Tu trembles, Bois-Redon ? Tu aspeur ? Dis-le.

– Oui, dit Bois-Redon, j’ai peur. C’estvrai. Jamais je n’ai eu peur ainsi.

Un sourire livide glissa sur les lèvresd’Isabeau. Elle reprit :

– Tu as peur d’Impéria ?…

– Non, gronda le capitaine, dût-elle medévorer sous vos yeux ! Je n’ai pas peur de mourir.

– Alors ?… Voyons, parle, dis-moitoute ta pensée. D’avance, je te pardonne.

– J’ai peur de ce que nous allons faire.C’est trop horrible.

Et il se courba, tête basse, implorant cepardon qu’on lui avait promis d’avance et sur lequel il ne comptaitguère. La reine se recula. Bois-Redon trembla. Isabeau, une minute,se tût, puis :

– Eh bien, va-t-en…

– Majesté ! bégaya Bois-Redon.

– Va-t-en, puisque tu as peur. Va-t-en.Je te chasse. Que jamais plus je ne te voie devant moi. Tu vois, jete pardonne. Je ne te fais pas saisir. Je ne te fais pas jeter danscette Huidelonne qui t’inspire tant de terreur. Je ne t’exile mêmepas de Paris. Je te chasse de ma présence, voilà tout. Va-t-en.

Il y eut un souffle court de bœuf qui ne veutpas se laisser assommer. Il bredouilla :

– Tuez-moi, j’aime mieux cela… Vousquitter… m’en aller… ne plus vous voir… Ah ! vous en parlez àvotre aise, Majesté. Mais est-ce que c’est possible ? Est-cequ’on peut vivre en respirant un autre air que le vôtre ?Est-ce qu’on peut vivre sans vous voir ? J’aime mieux qu’on mecrève les yeux ou qu’on m’arrache le cœur, ce que vous voudrez,mais ne me condamnez pas à cela. Que suis-je, Majesté ? Ungentilhomme dont la vie date du moment où là-bas, le jour de votrearrivée en Champagne, vous avez abaissé vos yeux sur lui. Depuis,je suis votre chien. Je ne vis que ce que vous me permettez devivre. Je mourrai quand vous voudrez. Allons, Majesté, on tue sonchien quand on n’en veut plus, on ne le chasse pas.

Le colosse parlait, avec un vague étonnementde s’entendre si longuement parler. Il ne pleurait pas, mais chacunde ses accents était un sanglot.

Il y avait en lui de la stupeur, del’effarement, de la douleur, il ne savait quoi. La reine leconsidéra avec orgueil. Et, en réponse à cette naïve plainte, àcette poignante lamentation du capitaine, elle se ditseulement :

– Celui-ci est bien à moi !

Et du même ton qu’elle employait pourpardonner à Impéria :

– C’est bien, dit-elle, tu resteras.

Alors le colosse eut un soupir pareil à unrâle de joie. Il était bien dompté, celui-là. Isabeaureprit :

– Oui, mais plus de pâleurs, hein ?Plus de regards effarés, dis ? Plus de battements de cœur,n’est-ce pas ? Rien que de l’obéissance. Tu l’as dit, je suistout pour toi. Si je meurs, tu meurs, est-ce vrai ?

– C’est vrai, dit Bois-Redon, d’un accentde profonde sincérité.

– Eh bien, je mourrai si cette fille vit,tu comprends ? Je ne veux pas qu’elle soit la prisonnière deJean de Bourgogne, car moi, j’aime Jean de Bourgogne, tucomprends ?

Bois-Redon accueillit sans la moindre surpriseni le moindre chagrin cette déclaration de la reine. Au fait, quelui importait qu’elle aimât ou non ? Lui n’était que lechien.

– Majesté, dit-il en reprenant, cet airde féroce candeur qui était la marque de sa physionomie, s’il nes’agit que de la demoiselle de Champdivers…

Un geste redoutable acheva d’expliquer sapensée de meurtre.

– Et demain, triple brute, tout le mondesaurait que la reine, la méchante reine, a fait meurtrir l’Ange del’Hôtel Saint-Pol… Non, capitaine, je ne suis pas encore assezreine pour décréter la mort et faire exécuter la sentence. Tandisqu’un accident est dans la main de Dieu. Un fauve peut s’échapperdes cages et entrer dans un appartement. Cela s’est déjà vu.

Quelques minutes, Isabeau demeura pensive. Endessous, elle étudiait Bois-Redon. Mais le capitaine ne bronchaitplus. La reine eut un sourire de satisfaction. Ellecontinua :

– Que fait le roi ? Es-tu parvenu àle savoir exactement !

– Le roi ne sortira pas cette nuit de sesappartements, car il est aux mains des deux guérisseurs que luienvoie Jean de Bourgogne.

La reine tressaillit légèrement :

– Pierre Tosant et Martin Lancelotsont-ils donc arrivés ?

– Ces deux bons ermites sont auprès denotre sire le roi, dit Bois-Redon, étonné de cette émotion quemanifestait la reine. Ils ont entrepris l’exorcisme qui, paraît-il,durera toute la nuit. C’est du moins tout ce que j’ai pusavoir.

– C’est bien, cela suffit. Retire-toi.Tiens-toi prêt à m’accompagner quand je t’appellerai et soisconvenablement armé.

Bois-Redon eut un sourire vainqueur et louchasur sa dague. Cela voudrait dire que, cette arme au poing, il necraignait rien ni pour lui, ni pour la reine. Puis il sortit.

Isabeau demeura immobile à la même place. Elleécoutait les rugissements d’Impéria. Ces plaintes du fauve affamédevenaient en apparence moins terribles.

Isabeau écoutait cela, ou du moins se donnaitle prétexte d’écouter. En réalité, elle songeait. Sa rêverie, plusloin que Bois-Redon, que Jean Sans Peur, que le roi, et mêmequ’Odette de Champdivers, allait chercher ce jeune chevalier que,dans la forêt de Vincennes, elle avait vu étincelant de bravoure,et qui l’avait sauvée des mains des Écorcheurs.

Passavant n’était pas mort.

Passavant s’était dressé entre elle etOdette.

La reine se sentait frémir. Elle s’excitait àla colère contre ce Passavant sans l’intervention de qui Odette eûtsuccombé à l’attaque des Bourguignons. Et cette colère, elles’étonnait, elle s’irritait de ne pas la trouver au fond de soncœur. Elle songeait :

– S’il était à moi, que ne pourrais-jeentreprendre ! Il me vengerait de Jean Sans Peur, lui !Il me vengerait de ce misérable fou ! Il me vengerait del’intrigante ! Il me vengerait de ce Berry qui, dans l’ombre,conspire ma perte ! Il me vengerait de ce Bourbon quim’insulte de sa bienveillance !

Longtemps elle rêva ainsi, et enfin, secouantla tête, d’une voix plus lointaine, elle répéta :

– Si Passavant était à moi… Allons !gronda-t-elle tout à coup.

L’heure d’agir était venue. Elle appelaBois-Redon, et lui donna quelques ordres rapides. Bois-Redons’élança. En somme il fallait s’arranger pour que la tigresse, unefois lâchée, ne trouvât aucun être vivant sur son passage.

Au bout d’un quart d’heure, Bois-Redon revint,et comme il avait annoncé que l’entrée du parloir était libre (sansdoute par trahison), il annonça cette fois que libre était lechemin qui y conduisait.

– C’est bien. Sors, maintenant. Et quandtu me verras paraître, tu me suivras à distance. Tu seras prêt àtout.

– Mais, commença Bois-Redon, allez-vousdonc seule…

– Sors, te dis-je ! Seule… Oui. Soisprêt à tout, non contre Impéria qui n’est qu’une tigresse et pourqui je suffis, mais contre des hommes, si nous en rencontrons.

Bois-Redon jeta un dernier regard d’admirationsur la reine, d’épouvante sur la porte derrière laquelle onentendait haleter Impéria – et il sortit.

Alors, rapidement, Isabeau procéda à unetoilette qui était comme son branle-bas de combat. Elle supprima deson costume tout ce qui était flottant, tout ce qui pouvait êtrefacilement agrippé, et elle se trouva cuirassée et vêtue à peu prèscomme le chef des gardiens. Elle saisit la fourche d’acier, et elleouvrit la porte.

D’un bond, Impéria fut dans la salle.

Sans attendre, sans lui parler, sans laprévenir, la dompteuse marcha sur la tigresse, la fourche en arrêt.Le fauve recula, la gueule enflammée, battant l’air de ses griffes.Impéria reculait, la fourche sur le naseau. Elle se trouva acculéeà un angle de la salle et s’y dressa, furieuse, plus étonnée encoreque furieuse.

L’instant terrible était venu. Ou Isabeauserait tuée, ou le fauve serait dompté. La tigresse tenta lesuprême effort. Elle se laissa retomber sur ses pattes et seramassa pour bondir. Isabeau, effroyable peut-être à ce moment,mais aussi digne d’admiration, vit que le bond allait se produire,et elle attaqua la première. La fourche d’acier vigoureusementmaintenue sur le nez de la tigresse, de la main droite elle lacravacha à coups redoublés. Les pointes de la fourche, violemment,frappèrent. La bête se débattait pour sortir de cet angle. Cettelutte émouvante et hideuse dura quelques secondes à peine.

Tout à coup, Isabeau jeta sa cravache etdéposa la fourche d’acier.

La bête vaincue, allongée sur le tapis,râlait.

Dans ses yeux il y avait presque de latristesse. Impéria ne comprenait pas. Isabeau ne lui adressa pas unmot. Seulement elle la fixait durement.

– Tu vois, dit-elle enfin, je suis laplus forte. Ainsi, n’essaie pas de résister !

Elle saisit un collier de cuir épais et lepassa au cou de l’animal. Ce collier était là, tout préparéd’avance. Une chaîne d’acier assez courte s’y adaptait. Isabeaureprit sa cravache.

– En route, dit-elle.

Impéria obéit, stupéfaite peut-être, maisamassant en elle une rage de fureur qui, dans quelques minutes,moins peut-être, allait faire explosion. Isabeau se rendait compteavec une lucidité effrayante des dispositions d’esprit de latigresse. En route ! Et la tigresse obéissait.

La grande galerie parcourue, le vaste escalierdescendu, Impéria se trouva en plein air et eut la velléité des’arrêter. Un violent coup de cravache la cingla. En route !…De ci, de là, des ombres fuyaient.

À vingt pas derrière venait Bois-Redon. Latigresse marchait presque paisiblement. Peut-être était-elle encoresous l’obsession de la stupeur. En route ! Dans la nuit,bientôt, se profila le palais du roi. Impéria se vit bientôt dansun large et long couloir. Au bout de ce couloir, une portes’ouvrit. Qui ouvrit la porte ? Nous l’allons dire. Pourl’instant, il y a ceci : la porte fut ouverte, voilà tout.

La tigresse, au même instant, se sentitdébarrassée de son collier. Elle demeura une seconde immobile,battant lentement l’air de sa queue onduleuse. Puis, d’une allureformidablement paisible, elle se remit en marche – en marche versla porte ouverte là au fond du couloir !…

Maintenant, nous devons revenir à Odette deChampdivers.

En cette journée, elle s’était, commed’habitude, préparée à recevoir la visite du roi Charles, et, commeil ne paraissait pas, elle-même, ainsi que cela lui arrivaitparfois, s’était mise en route vers les appartements royaux. Mais àla porte de la grande antichambre remplie de gens d’armes, uncapitaine avait annoncé à Odette que nul, pas même la reine, cejour-là, ne pouvait entrer chez le roi, vu que deux saints ermitestentaient de l’exorciser afin de le guérir de son mal.

Odette était donc rentrée dans sonappartement, étonnée, inquiète de cet exorcisme.

Une nouvelle gouvernante se présenta, sedisant envoyée par le roi lui-même pour remplacer dame Margentineet veiller à la sûreté de la demoiselle de Champdivers.

Odette accepta la nouvelle gouvernante, etremettant à plus tard de l’installer dans ses fonctions, luiindiqua d’un geste la chambre qu’avait occupé dame Margentine.Quelques minutes plus tard, elle ne songeait déjà plus à lanouvelle venue.

Simplement, elle avait donné l’ordre qu’aucunede ses femmes ne vint la déranger.

Odette voulait être seule.

Une vague inquiétude la prenait. Pourquoi nepouvait-elle arriver au roi ? Pourquoi le roi ne venait-il pasà elle ? Qu’était-ce que cet exorcisme qu’accomplissaient lesdeux saints ermites ? Elle sentait, elle comprenait quequelque chose se préparait. Mais quoi ?

Sur le soir, elle appela une de ses servantesfavorites avec laquelle, parfois, elle aimait à s’entretenir. Aulieu de cette jeune fille, ce fut la nouvelle gouvernante qui seprésenta.

Ce fut assez étrange. Cette femme semblaittrès familiarisée déjà avec les habitudes d’Odette, et les diversmeubles et objets des appartements en général et de ce petit salonen particulier. Sans qu’on le lui eût demandé, elle alluma lescires, baissa les lourds volets qui protégeaient les fenêtres.Odette réclama sa suivante. La gouvernante assura qu’elle l’allaitchercher elle-même, et sortit.

Mais plus d’une heure se passa.

Odette s’était jetée dans son grand fauteuilet se laissait aller à ses regrets, à ses rêveries. Major allait etvenait en grondant parfois. Neuf heures sonnèrent. Le bruit de lacloche fit tressaillir la jeune fille, et elle se souvint alorsqu’elle avait inutilement demandé sa suivante. Elle appela. Ce futencore la gouvernante qui se présenta, silencieuse, onduleuse,glissante et souriante.

Odette remarqua alors que cette femme,solidement bâtie, devait être d’une force peu commune. Elle laregarda avec plus d’attention et, la voyant si humble, si soumised’attitude, se reprocha l’insurmontable répulsion qu’elle sentaitgrandir en elle.

Le chien grondait sourdement.

La gouvernante le tenait à l’œil.

Cette inquiétude qu’Odette avait déjà éprouvéedans la journée s’empara encore d’elle.

– Faites venir mes suivantes, dit-elle –et sa voix tremblait un peu.

– Les suivantes ! s’écria lagouvernante en levant les bras au ciel. Dieu me pardonne !Mais ai-je donc mal entendu ? Ou mal compris ? Quelmalheur ! Je les ai toutes renvoyées, car vous m’avez assuréque vous vouliez être seule…

Odette pâlit. Elle jeta un rapide regard surcette femme et, sans rien dire, courut jusqu’à l’antichambre où,d’après les ordres du roi, des gardes devaient se tenir enpermanence.

Non seulement il n’y avait aucun garde dansl’antichambre, ni dans cette salle des gardes où le sire deBois-Redon avait opéré le tour de cartes qu’on a vu, mais encore,les portes extérieures étant fermées, Odette vit qu’il lui étaitimpossible de sortir : elle était prisonnière.

Ce ne fut pas de la crainte qu’elle éprouvaalors, mais une sorte d’indignation. C’était une âme vaillante surqui la peur avait peu de prise. Elle revint au petit salon et, d’unton bref :

– Où sont mes gardes ?

– Le roi est le maître, dit lagouvernante. Le roi a donné des ordres. Hélas ! si j’avaisprévu que ces ordres pussent vous déplaire… je vous eusse tout aumoins prévenue.

– Quels ordres ? Parlezclairement.

– Le roi a voulu que tous les gensd’armes du palais fussent pour cette nuit massés autour de sesappartements. Je n’y puis rien, vraiment. Et je vois que vous meregardez comme coupable…

Odette frémissait. Elle fit lentement le tourdu petit salon, et enfin, revenant s’arrêter devant cette femme,d’une voix étrangement douce, elle lui dit :

– Sa Majesté la reine a voulu me fairesaisir l’avant-dernière nuit. Par quel miracle je fus sauvée, Dieule sait… Dieu et quelqu’un qui sans doute a été écarté, puisqu’iln’est pas ici pour me défendre. Ce qu’on n’a pu faire cettenuit-là, on va maintenant le tenter. Soit. C’est donc ce soir queje mourrai. Car votre maîtresse, je pense, n’espère pas m’avoirvivante ?

– Ma maîtresse ? balbutia lafemme.

– Sans doute, dit tranquillement Odette…Votre maîtresse la reine. Vous êtes ici pour me trahir, pour melivrer… Taisez-vous… Pas un mot… Écoutez seulement. Je ne parle pasà votre cœur, car vous n’eussiez pas accepté pareille besogne sivous aviez un cœur, je parle à votre intérêt. Vous devez aimerl’argent. Puisque vous avez accepté de me trahir, vous pouveztrahir votre maîtresse. Vous pouvez le faire sans danger…

– Madame, ah ! madame, quelleschoses affreuses dites-vous ! balbutia la femme.

– La vérité est souvent affreuse, ditOdette. Vous pouvez me sauver sans danger. Je ne vous demande pasde me faire sortir. Je ne veux pas sortir d’ici, même si je vois lamort. Mais vous pouvez parvenir jusqu’au roi, et lui dire… ce quidoit se passer ici tout à l’heure.

– Mais quoi ! cria la femme ensanglotant. C’est horrible d’être ainsi accusée !

Odette tourna le dos, courut à un admirablepetit bahut qu’elle ouvrit, saisit une cassette, la porta sur latable, et en versa le contenu, – bracelets, chaînes, anneaux,diamants, pierres de toutes couleurs dont les feux se mêlaient enune féerique flambée.

Cette flamme se répercuta pour ainsi dire dansles yeux de la gouvernante.

Odette, qui ne la perdait pas de vue, eut uneseconde d’espoir. Mais cet espoir s’éteignit aussitôt, en mêmetemps que s’éteignit dans l’œil de la femme la flammed’avarice.

Odette comprit qu’elle était perdue. Une foisencore, elle fit le tour du petit salon, la tête basse, et encore,elle vint s’arrêter devant l’espionne. Et ce que dit alors lavictime fut terrible. De sa voix douce :

– Dites-moi au moins comment je dois êtretuée…

Cette fois, la femme tressaillit violemment,fut secouée d’un frisson, comme si on l’eût frappée au cœur d’uncoup de poignard.

– Je ne sais pas ! répondit lafemme, dans un souffle.

Ce fut tout. Il n’y eut plus qu’un silenceaffreux. Odette baissa encore la tête. Quand elle la releva, elles’aperçut que la femme avait disparu…

Odette lentement, alla reprendre sa place dansle fauteuil et, au bout de quelques minutes, des larmess’échappèrent de ses yeux. C’était le tribut qu’elle payait auregret. Le regret de la vie ! Si jeune, avec tant de chosesdans le cœur, quand la vie s’ouvrait à elle, radieuse, belle,charmante, auréolée de purs rêves d’amour qui la faisaient pareilleà une de ces exquises aurores de printemps, il fallaitmourir !…

Très vite, cette rêverie suprême prit uneforme précise.

Dans cette minute où elle allait mourir,Odette sentit que, pour elle, regretter la vie c’était regretter lechevalier de Passavant.

Le chien allait et venait, reniflait,grondait.

Odette n’y prenait pas garde.

Un bruit léger, tout à coup, la fittressaillir. Elle leva les yeux et vit que la porte du petit salonvenait de s’ouvrir. Dans le long couloir, elle entrevit une formequi fuyait. C’était la femme, c’était la nouvelle gouvernante. Cefut une indistincte et rapide vision qui s’évanouit.

– Ô ma bonne et chère Margentine !murmura Odette. Ô mon pauvre Champdivers, adieu, je vais…

Elle n’en dit pas plus long. À cet instantmême, elle fut debout, tremblante, saisie d’horreur. Ses yeuxagrandis par l’épouvante se fixaient sur un être qui, le long ducouloir, venait d’un pas souple et silencieux.

Comme dans les cauchemars, elle voulut fuir etse sentit rivée à sa place. La nausée de la terreur souleva soncœur. Elle fut livide. La sueur coula sur son front. Elleregardait. Elle eût tout donné pour pouvoir détourner ses yeux.

La tigresse !… Impéria !… Latigresse était là, à quatre ou cinq pas, fouettant l’air de saqueue, apprêtant son onduleuse échine pour le bond. Elle avait lagueule entrouverte. Un souffle chaud s’en échappait.

Odette eut un faible gémissement, et, lesjambes brisées, retomba dans le fauteuil.

Puis elle ferma les yeux.

Presque au même instant, elle lesrouvrit : le fauve venait de pousser son rugissement… et ceque vit alors Odette lui apparut comme la suite nécessaire, fatale,du cauchemar qui l’étreignait.

Au moment où la tigresse allait bondir, unautre être, un animal, avec une tranquillité majestueuse etterrible, s’était placé devant Odette.

C’était Major !

Le chien leva les yeux vers sa maîtresse.Clairement, il dit : N’aie pas peur.

Étonnée d’abord, une seconde hésitante devantcette rencontre imprévue, la tigresse, lentement, se mit à rampervers le chien. Lui ne bougea pas. Seulement il frissonna. Son poilhérissé parut agité comme des vagues. Il continua à regarder lefauve. Peut-être le pauvre Major se disait-il que mieux valait nepas voir. Mais son grondement se fit plus sourd, plus profond.

D’un battement formidable de sa queue, latigresse renversa une table. Elle eut un long bâillement qui setermina en rugissement, et elle s’avança…

À cet instant, comme une sensation de bruitsirréels, Odette entendit deux jappements brefs, et comme une visiond’image sans existence, au fond des chaos de son rêve, elle vit unentrelacement confus des deux êtres en présence. Tout de suite, lesbrumes qui enveloppaient ces choses, comme emportées par un soufflede tempête, se dissipèrent, – et Odette vit !

Major avait sauté sur la tigresse et l’avaitcoiffée.

D’un coup de sa mâchoire de fer, il lui avaitarraché une oreille.

De son côté la tigresse, d’un coup de patte,avait labouré le cou du chien.

Une large flaque rouge s’étalait, et lentementgagnait de la place. Une violente odeur de sang, parmi l’âcre odeurdu fauve, montait.

La lutte avait duré une demi-seconde. Etmaintenant les deux bêtes, prenant de la réflexion et ramassant desforces, se regardaient dans leur attitude première : Impéria,l’échine ramassée, les lèvres soulevées par un rictus de haine,battant l’air de sa queue, très lentement ; Major, placé decôté, semblant ne pas voir l’ennemi, le poil hérissé, les dentsprêtes, l’œil féroce, la tête un peu basse. Un double grognementsortait de là, mais à peine sensible.

En somme, ils étaient comme avantl’escarmouche. Seulement Impéria avait au côté gauche de la têtel’affreuse blessure de son oreille arrachée – et une large raiesanglante courait sur le cou allongé de Major.

Brusquement eut lieu la deuxième attaque.Impéria se détendit et tomba sur Major. Le chien roula en boule. Ily eut un rugissement rauque et un furieux jappement très clair,puis des grognements confus. Il n’y eut plus qu’une mêlée informed’où parfois jaillissait une griffe, où on eût pu entrevoir lagueule sanglante du chien et le mufle rouge de la tigresse. Celaapparaissait et disparaissait. Un hurlement de douleur, unbâillement de souffrance et de rage, quelquefois, montaient de cegroupe tordu, enlacé, roulant d’un bout à l’autre de la pièce,parfois se dressant tout entier, comme composé d’un seul être, puisretombant à plat.

Aussi soudainement qu’elle avait commencé, labataille cessa.

Elle avait duré une vingtaine de secondes.

Maintenant les deux bêtes se tenaient à cinqpas l’une de l’autre. Toutes deux étaient méconnaissables. Major àdemi éventré, couturé de larges balafres rouges ; il tremblaitsur ses pattes, comme on les voit vaciller à l’heure del’agonie ; il tenait la tête basse, le museau sur letapis ; son poil ne se hérissait plus, sa voix ne grondaitplus, mais son œil, de côté, surveillait encore la tigresse.Impéria râlait. L’oreille droite était arrachée comme la gauche.Son sang coulait par cinq ou six profondes ouvertures à la gorge.La tigresse était allongée sur le tapis. Son flanc haletait. Sesgriffes rentraient et sortaient.

Deux minutes se passèrent.

Impéria se remit debout. Major s’apprêta à lalutte suprême.

Et la bataille recommença.

Avec une sorte de gémissement, Impéria leva lagriffe et tenta de labourer le crâne de l’ennemi. Elle fit celaavec lenteur, désespérée que ce ne fût pas un coup de foudre. Lagriffe traça un nouveau sillage sanglant. Major, avec la mêmeeffroyable lenteur, tourna la tête vers la gorge de la tigresse etdonna son coup de mâchoire. Une nouvelle fontaine de sang s’ouvrità la gorge d’Impéria.

Elle voulut encore donner de la griffe. Maisson énorme patte impuissante retomba lourdement.

Les deux ennemis se regardèrent : deuxregards lamentables, mornes, affreux de haine.

La fin de cette étrange bataille fut plusétrange que les péripéties de la bataille. Comme ils se regardaientaussi avec le désespoir de ne pouvoir se tuer, une dernièresecousse des forces nerveuses ranima le grand chien et, rudement,il donna son coup de mâchoire.

Alors, la tigresse gémit de ragedésespérée.

Puis, chose vraiment terrible à voir, ellerecula devant le chien, en gémissant.

Vacillant sur ses pattes, la tête basse, l’œilen dessous, Major s’avançait, et la tigresse reculait. Elleatteignit ainsi le couloir dans lequel elle entra, laissantderrière elle un sillage rouge. Elle s’en alla en gémissant. On eûtdit le sanglot de quelque chef barbare pleurant sur sa défaite.

Major se mit en travers de la porte ouverte etregarda la tigresse s’en aller.

Ce fut seulement lorsque Impéria eut disparuau loin que le chien se laissa tomber sur le flanc et, exhalant unlong soupir, leva un instant les yeux sur Odette.

Lorsque la reine Isabeau vit revenir satigresse à demi-morte et se traînant à peine, elle eut le terriblepressentiment de son malheur – et que l’intrigante lui échappait.Sur un mot d’elle, Bois-Redon s’élança.

Et maintenant, il faut la choseinvraisemblable, mais véridique : pendant l’absence deBois-Redon, Isabeau oublia Odette, le roi, Jean Sans Peur etqu’elle fût reine – elle oublia tout, pour soigner la tigresse.

Ces dix minutes pendant lesquelles elle pleurades larmes de pitié, s’ingénia à rafraîchir les blessures, à lespanser, à les couvrir d’onguents, ces dix minutes durent compterparmi les plus jolies et les plus pures de sa vie.

Bois-Redon revint et fit sonrapport :

– Impéria s’est rencontré avec Major,voilà le diable. Il y a eu bataille. Si vous m’aviez laissé fairel’autre nuit, le chien ne se fût pas trouvé là, et…

– Et elle ? interrogea Isabeau avecune violente impatience.

– Saine et sauve. C’était à prévoir. CeMajor, ajouta Bois-Redon avec sympathie, est aussi fort quemoi.

– Mais que fait-elle ? hurla Isabeaudémente de rage.

– Impossible de l’approcher. Le roi…

– Quoi ! Mais parle donc,brute ! Es-tu donc plus brute encore que le chien ?

– Voilà, dit tranquillement Bois-Redon.Le roi, maintenant, est dans les appartements de la demoiselle deChampdivers. Il a échappé à Tosant et Lancelot qui sont pourtantdeux ermites de première force. Prévenu par qui ? Je ne sais.Mais il est là avec dix ou quinze de ses gentilshommes, et soncapitaine.

Isabeau se tut. Elle frissonnait. Ellegrelottait. Sa figure était livide. Elle ne risquait pas un geste.Elle se mordait les lèvres pour ne pas prononcer un mot. Toutes sesforces, elle les employait à triompher de l’affreuse crise defureur qui se déchaînait en elle et qui l’eût laissée inerte pourplusieurs heures si elle se fût abandonnée.

Isabeau, frénétiquement, de toute son âme,voulut que, tout de suite, cette nuit même, la question fûttranchée. Elle ne pouvait plus attendre : il fallait qu’Odettedisparût.

Comment ? À qui s’adresser ? Quelmoyen employer, maintenant surtout que l’éveil étaitdonné ?

Tout à coup un sourire crispa ses lèvresencore tremblantes de rage. Rapidement elle s’enveloppa d’unmanteau, rabattit la capuche sur sa tête, et dit àBois-Redon : En route !

– Où allons-nous ? demandapaisiblement le colosse.

– Chez Saïtano, répondit la reine.

Il était à ce moment un peu plus de onzeheures et demie.

C’était le moment où le chevalier de Passavantvenait de pénétrer chez le sorcier de la Cité pour lui demandercompte de ses mensonges. On a vu que cet entretien avait fort maltourné pour le chevalier, et que Saïtano était parvenu à l’endormiren lui plaçant sur la bouche un linge imbibé de quelque liquide àexhalaisons stupéfiantes.

Le chevalier, plongé dans un sommeilléthargique, fut porté par Saïtano et Gérande sur la table demarbre, dans la salle où, enchaînés sur leurs escabeaux,attendaient Bruscaille, Bragaille et Brancaillon.

Saïtano commença à découvrir la poitrine.

Ses gestes étaient calmes et méthodiques, maisun feu intense jaillissait de ses yeux. L’expérience, la divineexpérience attendue depuis des ans avec une terrible patience,enfin, allait se faire. Saïtano n’entendait plus les hurlements destrois vivants. C’est à peine s’il pensait encore, dans le sensordinaire du mot. Sûrement toute sa force de pensée, qui étaitprodigieuse, se concentra à ce moment sur la tentative. Il se ditfroidement :

– Mort sans effusion de sang ? Ehbien, ce que je devais faire sur celui-ci (il regardaitBrancaillon) je le ferai sur ce pauvre chevalier. Une goutte sur lebout de la langue, c’est la mort instantanée, c’est la foudre. Ilne s’en apercevra pas. Au fond, j’en suis content pour ce jeunehomme, je n’eusse pas aimé le voir souffrir.

Il s’avança vers l’armoire de fer. À cemoment, il se sentit touché au bras. Il tressaillit comme s’ilrevenait du pays des songes funèbres. Il vit Gérande devant lui etmurmura :

– C’est bon, je n’ai plus besoin de toi,tu peux t’en aller.

– Vous n’entendez pas qu’on frappeencore ? dit Gérande en haussant les épaules.

– On frappe ? hurla Saïtano. Tousles démons se déchaînent donc sur moi cette nuit ? Eh bien,qu’on heurte, qu’on frappe, qu’on appelle ! Laisse frapper, etva-t-en là-haut. Je veux être seul.

– Oui, dit Gérande avec son accent defunèbre ironie, mais le démon qui est à votre porte n’est pas deceux qu’on renvoie ainsi. Il pourrait vous en cuire, maître. Ceuxqui frappent, si vous les laissez se morfondre, sont gens à s’enaller tout droit chez le prévôt…

– Le prévôt ! Que veux-tu dire,chienne fieffée ?

– Je veux dire que vous seriez demainpendu ou bouilli ou rôti. Cela vous regarde, maître. Mais comme jeserais pendue avec vous, je vais ouvrir.

Saïtano poussa une clameur de désespoir,saisit un poignard et se plaça devant Gérande.

– Vous êtes fou, mon maître, ditfroidement la femme. C’est la reine qui frappe, entendez-vous, lareine !

– La reine ! balbutia Saïtano. Queveut-elle ?

– Vous allez le savoir, car je vais luiouvrir. Encore une fois, je ne veux pas être brûlée, moi !

Saïtano laissa passer Gérande etgronda :

– La reine ! Chez moi !Pourquoi cette nuit plutôt qu’une autre ? Maudite soit-elled’être venue ici !

À ce moment, il entendit que Gérande achevaitde décadenasser les chaînes. Et il reconnut la voix du sire deBois-Redon, voix qui s’efforçait de gronder, mais qui n’était pasautrement rassurée.

– Par les cornes de Belzébuth, maître deton maître, disait Bois-Redon, est-ce ainsi que l’on reçoit desgens comme nous ?

Saïtano s’inclina profondément devant lareine, sans dire un mot. Il était désespéré. Isabeau de Bavièren’était pas de ces gens à qui il pouvait refuser l’entrée de samaison.

La soudaine arrivée de la reine obligeait lesorcier à renvoyer sa tentative à la nuit suivante, et il n’étaitpas bien sûr que d’ici là quelque événement… À cette pensée unesueur froide ruisselait sur son maigre visage. Il n’y avait qu’unmoyen : renvoyer la reine satisfaite le plus tôt possible.

Dédaignant donc de répondre à Bois-Redon,Saïtano poussa un fauteuil comme pour inviter Isabeau à s’arrêterdans la première salle. Elle secoua la tête :

– Allons plus loin, maître, car j’ai àvous parler longuement.

Un soupir d’angoisse échappa à Saïtano.Cependant il obéit, entra dans la deuxième salle etmurmura :

– Ici, Majesté, vous êtes en sûreté. Nulne nous entendra, que Dieu ! ajouta-t-il en levant son doigtmaigre par un geste de menace.

– Dieu ? fit Isabeau étonnée, Dieuou Satan ?

Saïtano, humblement, l’invita à s’asseoir.

Elle refusa, et d’une voix nettereprit :

– Sorcier, je suis venue implorer lascience surhumaine puisque la science humaine a échoué. Des hasardsont renversé mes calculs. C’est à toi que je vais demander decorriger le Hasard. Mais je veux d’abord savoir de quel droit tuparles de Dieu, toi qui ne devrais parler que de Satan.

La réponse de Saïtano, que nous sommes bienforcé de rapporter en la traduisant du mieux possible, pourrapeut-être inquiéter le scrupule de quelques-uns de nos lecteurs.Mais quoi : Saïtano est un sorcier, c’est-à-dire un de cesêtres de haute intelligence qui ont fondé ce que nous appelons lascience, mais cette intelligence exaspérée va côtoyer les sombresbords de ces régions ignorées que nous appelons la Folie.

– Madame la reine, vous me parlez deDieu, et vous me parlez de Satan. Votre attitude, votre accent,votre physionomie m’affirment que vous accordez au premier lepouvoir du Bien, et à l’autre le pouvoir du Mal. Je pourrais vousdemander où commence le Bien, où commence le Mal, et si vous avezjamais saisi avec exactitude la limite qui les sépare.Entendons-nous : je ne veux pas dire cette notion de bien etde mal que les hommes en société sont forcés de s’enseigner les unsaux autres afin d’éviter de se ruer les uns sur les autres et de sedétruire afin de mettre une sorte de digue à l’appétit de mort quiest au fond de la société. Je parle seulement de ce que chacun denous, dans sa conscience inconnue des autres, dans le secret de sapensée nocturne, dans la profonde geôle mystérieuse où il enfermeses appétits, appelle Bien et Mal. L’homme en société, par exemple,déclare que le meurtre est un mal. Et maintenant, je vous ledemande, quel est l’homme qui, une fois dans sa vie de lutte, n’aeu un autre homme pour ennemi, et n’a souhaité sa mort qu’il eûtmise instantanément à exécution si, pour tuer, il lui eût suffi depenser le meurtre ?…

La reine écoutait les sombres et farouchesthéories du sorcier avec un calme qui prouvait que rien ne pouvaitl’étonner.

– Je n’ai pas dit le Bien et le Mal. J’aidit Dieu et Satan.

Elle prononça ces quelques mots enfrissonnant. Bois-Redon écoutait, effaré.

– Eh bien, Majesté, pour les hommes, Dieuc’est le Bien, Satan c’est le Mal. Oui, il y a le Bien, il y a leMal, comme il y a la Beauté, comme il y a la Hideur. Mais oùsont-elles ? C’est là que l’humanité se trompe ou a ététrompée. Dieu existe, Satan existe. Qui songe à le nier ? Decette double existence, moi-même j’ai eu des preuves mathématiques.Seulement, encore une fois, où est le Bien ? Où est leMal ? Madame, l’humanité est régie par une épouvantableerreur, et des gens comme moi, comme vous, doivent planer au-dessusde l’erreur. Écoutez donc, car ceci est la vérité qui tôt ou tardéclatera dans le monde.

Saïtano, drapé dans son manteau rouge, ledoigt levé, poursuivit :

– Il y a eu bataille, madame. Deux êtresse partageaient la domination du monde, aussi beaux, aussipuissants, aussi lumineux l’un que l’autre : Satan et Dieu,tous deux princes de l’éternelle création. Satan a été vaincu,relégué aux sombres régions. Dieu triomphe et règne. Toute laquestion pour nous est de savoir ce qu’ils nous veulent.

Saïtano se mit à rire, et ce fut étrange.Bois-Redon claquait des dents.

– Satan veut le Bien, continua le sorcieravec un accent de profonde conviction. Dieu, essence d’égoïsme neveut que son bien, à lui. Les pensées douces et agréables nous sontdonnées par Satan. Il aime le bonheur. La joie l’escorte. Dieu nousdonne les pensées de haine et nous inspire le mépris du bonheur. Oùest notre vrai maître, madame ? Est-ce celui qui nous menace,nous châtie, nous ordonne de souffrir comme s’il se plaisait à necréer des hommes que pour les damner ? Est-ce celui qui pleureau fond des enfers la part qu’on lui a volée, qui pleure notremalheur, qui pense comme nous, aime comme nous, et tâche à adoucirnos souffrances ? Mon choix est fait, madame. Pour moi, Dieu,c’est Satan ! Satan qui me crie que la vie est douce et que jedois vivre dès l’heure présente, Satan qui ne conçoit pas ladouleur comme un moyen de régénération, Satan qui ne me demande pasd’être son esclave et son adorateur dans les siècles des siècles.Voilà le vrai Dieu, madame. On dit que je suis un de ses suppôts.C’est vrai, mais l’heure où je serai vraiment choisi pour devenirl’un des êtres d’Enfer qui couvrent le monde à la recherche dubonheur, eh bien, cette heure-là, madame, je l’attends, elle serama gloire.

Brusquement, Saïtano s’arrêta, prêtantl’oreille.

Quelques minutes, Isabeau, la tête basse, rêvaà ce qu’elle venait d’entendre. Puis le dédain gonfla ses lèvres.Un pli dur barra son front. Ses yeux jetèrent un éclair, et elleprononça :

– Dieu ou Satan, peu importe après tout.Moi je ne veux pas de maître… Allons, sorcier, allons ! J’ai àte parler de choses qui ont pris ma pensée au point que tesspéculations m’effleurent sans me pénétrer.

– Madame, frémit le sorcier, je suis prêtà vous entendre…

– Plus loin, dit la reine, allons plusloin…

Elle se dirigeait vers la troisième salle.Résolument, Saïtano se plaça devant la porte. La reine fronça lessourcils et fit un signe. Bois-Redon s’avança et gronda :

– Allons, place, mécréant !

Et comme Saïtano ne bougeait pas, il l’écartade la main et ouvrit la porte. Le sorcier eut un gémissement. Lareine entra. L’instant d’après, elle se penchait sur le chevalierde Passavant.

Bois-Redon avait fait deux pas dans la salle,et recula précipitamment. Il porta la main à sa dague, et, sans laprésence de la reine, il est probable que la carrière du sorcier sefût terminée là. Quant aux trois vivants enchaînés sur leursescabeaux, à l’entrée de ces étrangers, ils eurent une clameurd’espoir insensé.

La reine ne voyait et n’entendait rien. Ellecontemplait Passavant endormi. Elle se redressa enfin, et d’un tonqui indiqua à Saïtano qu’il était bien près de la mort :

– Que lui avez-vous fait ?demanda-t-elle.

– Je l’ai endormi, madame, répondit lesorcier d’une voix morne.

– Endormi ?… Et que voulez-vous enfaire, maintenant ?

Saïtano, précipitamment, s’approcha de lareine et s’agenouilla. Il haletait.

– Majesté, dit-il, c’est vous qui mel’avez livré. Souvenez-vous… C’est le sire de Bois-Redon quil’apporta ici sur ses épaules…

– Moi ? fit le géant stupéfait.

– Vous me l’avez donné, continua Saïtanosans entendre. Et sans doute, c’était aussi la volonté despuissances qui veulent le Grand Œuvre, puisque, de lui-même, il estrevenu reprendre sa place…

– À nous ! À nous ! hurlèrentBruscaille, Bragaille et Brancaillon.

– Madame ! poursuivit ardemmentSaïtano, voilà douze ans que vous me promettez de m’aider. Le jourde la grande expérience est venu. Il me faut trois vivants :les voici…

Le hurlement des trois enchaînés devintfrénétique. Mais Saïtano n’entendait pas.

– Il me faut un mort : le voici. Delui-même, sans être conduit ni appelé, il est venu ici prendre laplace que lui ont assigné les puissances. Madame, vous pouvez cettenuit remplir vos promesses de douze ans…

– Que dois-je faire pour cela ?

– Rien ! rugit Saïtano. Me laisserfaire, voilà tout !…

– Et que ferez-vous ?

– Ne vous l’ai-je pas cent foisexpliqué ? Ah ! madame, par pitié, retirez-vous… Il esttemps. Je vois déjà chez lui les premiers tressaillementsavant-coureurs du réveil. Et alors…

– Alors… quoi ? fit la reine avec unrire frais qui résonna funèbrement.

– Alors, ne voyez-vous pas que tout estperdu ? Je suis perdu ! Vous me tuez ! Reine, voustuez l’homme qui allait trouver le secret de la vieéternelle !…

Saïtano se prit à sangloter éperdument.Sombre, le regard funeste, l’attitude raidie, la reine Isabeaucontemplait Passavant endormi. Avait-elle la volonté de lesauver ? Elle n’eût pu le dire elle-même. Elle éprouvaitcontre le chevalier une haine qui ne pardonnerait pas. Maispeut-être d’autres sentiments, sous cette haine, étaient-ils assezforts pour combattre les suggestions mortelles.

Si le sorcier avait tué Passavant, sans douteelle n’eût pas fait un geste.

Mais le sorcier croyait que ce geste seraitfait !

En lui-même, il grondait des insultes contrela reine.

– Une femme ! rugissait-il dans soncœur. Maudite soit l’heure où j’ai pu lui confier le secret de mesespérances ! Insensé ! J’ai cru que celle-ci n’était pascomme les autres… C’est une ribaude, et pour le premier ribaud quilui plaira, elle ferait avorter l’œuvre sublime… Que lui importe, àelle ?…

Il s’était relevé. Avec une ardeur angoissée,il étudiait la marche du réveil chez Passavant. Les trois s’étaienttus. Ils grelottaient, voilà tout. Bois-Redon, dans un coin,cachait son visage dans ses deux mains pour ne pas voir.

À ce moment, la reine poussa un long soupir etdétourna ses yeux de Passavant.

Elle le sacrifiait ! Elle l’abandonnait àSaïtano !

– Eh bien ? rugit Saïtano.

– Eh bien… faites…

Saïtano, d’un bond, fut à l’armoire de fer,avec l’intention d’imbiber à nouveau son linge et donner auchevalier une nouvelle dose de sommeil pendant lequel il l’eût faitmourir de mort violente et sans effusion de sang.

Un éclat de rire strident qu’il entenditderrière lui l’arrêta court.

Il se retourna, et vit Passavant assis sur latable de marbre.

V – FORTUNE DE PASSAVANT

Saïtano demeura sur place, pétrifié, comme sice réveil eût été l’événement le plus imprévu, le plusmonstrueux.

– Laissez cela ! cria Passavantassis sur la table. Une fois, par surprise, je ne dis pas, maismaintenant…

Cela, c’était le linge que le sorcier tenait àla main.

– Laissez cela, vous dis-je ! répétale chevalier.

Machinalement, Saïtano obéit. Le linge tombade ses mains.

Passavant continuait à rire. C’était un rireclair, sonore, vraiment joyeux, sans nulle ironie. C’était d’abordla joie d’échapper à il ne savait quoi de mortel et surtout dehideux. Ensuite, il faut le dire, Passavant qui, en somme, n’avaitpas l’esprit d’un mélancolique, voyait les choses et les gens parleur côté plaisant. La figure de Saïtano était effrayante :elle lui parut piteuse à l’excès.

Bois-Redon regardait cela, tout émerveillé,car il se connaissait en bravoure.

Isabeau s’était reculée de quelques pas, et,raidie en cette attitude mortellement sérieuse qu’elle prenaitparfois, elle regardait le chevalier, et songeait…

Tout à coup, il y eut dans la sombre salle desorcellerie où ces personnages d’un drame effroyable étaient ainsigroupés comme par une macabre fantaisie de la fatalité, il y eut undeuxième éclat de rire qui se mit à rouler en tonnerre, puis untroisième, puis un quatrième. C’étaient Brancaillon, Bruscaille,Bragaille qui venaient de reconnaître le chevalier !

Et il leur parut tout naturel qu’il fûtlà ! Ils l’attendaient ! Ils savaient qu’il devait venircomme jadis trancher les liens qui les attachaient aux troisescabeaux !…

Et la preuve qu’ils ne se trompaient pas,c’est qu’il était là !

Il riait. Ils se mirent à rire. Cela leursembla faire partie du rite de cette scène. Une joie énorme lessoulevait.

– Croix-Dieu ! grogna Bois-Redon,voilà de joyeux drilles ! Ma foi, j’ai bonne envie de rireaussi, moi !

Il éclata. Saïtano tremblait jusque dansl’âme. C’était la sorcellerie bafouée, la science insultée, lanégation insolente de son pouvoir fait de la terreur qu’ilinspirait. Saïtano souffrit. Ce fut une des plus affreuses minutesde sa vie… Passavant, à ce moment, se mit debout. Il ne riait plus.Le rire de Brancaillon s’arrêta ; puis celui de Bruscaille etde Bragaille ; puis celui de Bois-Redon.

Le silence fut sinistre.

Soudain, le chevalier se retourna vers lestrois enchaînés et tira sa dague. Ils le virent venir, et il y eutdans leurs yeux une frénétique admiration. C’est sûr, ilss’oublièrent. Ils ne songèrent plus que, quelques minutes avant,ils étaient condamnés. Dans leurs yeux, ce ne fut pas la gratitudeéperdue qui débordait de leurs cœurs ; ce futl’admiration.

En quelques instants, ils furent libérés. Ilsgrognèrent on ne sait quoi qui pouvait être un remerciement pourPassavant, ou aussi bien une insulte pour le sorcier. Saïtanon’avait pas fait un geste. Il était hébété. Si la pensée pouvaittuer, la reine, à ce moment, fût tombée foudroyée.

Cependant, les trois délivrés se frottaientavec énergie pour rétablir la circulation du sang ; mais,cette fois, ils ne songeaient pas à fuir. Ils ne quittaient pas lechevalier des yeux ; ce qu’il ferait, ils le feraient, voilàtout.

– Sire chevalier, dit la reine ens’avançant, voulez-vous m’escorter jusqu’à l’HôtelSaint-Pol ?

– La reine ! murmura Passavant, – etil s’inclina avec autant de grâce que s’il eût été dans la galeriedes fêtes le soir où il avait éprouvé pour la beauté d’Isabeaucette capiteuse admiration qui l’avait enivré.

Il souriait en se redressant. La reineattendait, calme, sérieuse, attentive.

– Madame, dit Passavant, vous m’invitez àvenir en votre palais…

– C’est pour la deuxième fois que je vousfais cette prière, dit la reine.

– Une prière ? fit Passavant dont lesourire devint féroce d’ironie. La reine ne prie pas… Elle donnedes ordres.

– Auxquels vous, chevalier, vousdésobéissez ! Eh bien, l’ordre que je vous donnai dans lachambre de la demoiselle de Champdivers, je vous le répète ici.Obéirez-vous, cette fois ?

Passavant salua.

– Madame, dit-il, donnez-moi donc l’ordrede me tuer. Je verrai si je dois obéir…

– Vous craignez d’être assassiné chezmoi ?

Passavant se redressa :

– Oui, madame. Pardonnez-moi… J’ai si peuvécu que je tiens à vivre quelque temps encore, ne fût-ce que pourvoir s’il n’y a au monde que perversion et méchanceté.

Le regard d’Isabeau jeta un éclair. Elles’avança, souriante, vers la table de marbre, et la toucha de lamain. Alors, elle se tourna vers Passavant, et son attitudeterriblement sérieuse le fit frissonner.

– Vous étiez là ! dit-elle avec unemajesté imposante et lugubre. Si j’eusse voulu vous tuer, jen’avais même pas à en donner l’ordre. Je n’avais qu’à laisserfaire. Je n’avais qu’à me taire. Je viens de vous sauver la vie…Mais vous ne me devez rien, pas même un peu de cette politessefrançaise qu’on m’avait tant vantée ; en effet, vous m’avezsauvée, vous, dans la forêt de Vincennes ; nous sommes doncquittes. Vous êtes un bon calculateur, monsieur, et vous avez ledroit de refuser à une femme l’appui de votre épée. Adieu. Viens,Bois-Redon.

Ces paroles produisirent sur le chevalier unterrible effet. Il devint très pâle.

– C’est elle qui m’a sauvé, songea-t-il.C’est sûr. Impossible qu’il en soit autrement.

– Madame, ajouta-t-il en s’avançant versIsabeau, daignez me pardonner ce manque de courtoisie. Je suis àvous, et vous escorte jusqu’à l’Hôtel Saint-Pol. Sorcier, ouvre lesportes !

Il tendit la main à Isabeau qui y appuya lasienne.

– J’eusse bien suffi… commença Bois-Redonen grondant comme un chien qui voit donner une caresse à unconfrère nouveau venu.

Mais la reine le foudroya du regard. Saïtano,chancelant, livide, s’avança et ouvrit successivement les portes.Derrière la reine et Passavant venait Bois-Redon. DerrièreBois-Redon, clopin-clopant et encore tout endoloris, plus ébaubisencore, venaient Bruscaille, Bragaille et Brancaillon. Le capitaineles désigna à la reine et dit :

– Est-ce que ceux-ci font partie del’escorte de Votre Majesté ?

– Ceux-ci… fit la reine.

– Ceux-ci sont mon escorte, dit lechevalier sans qu’on pût savoir s’il parlait sérieusement.

Une minute plus tard, ils étaient dans lesrues de la Cité. Saïtano, lentement, referma sa porte. Ses mainstremblaient. Ses dents claquaient. Quand il eut fini, il voulut sediriger vers l’escalier qui montait à sa chambre où nous avons vuLaurence d’Ambrun. Mais à mi-chemin, il vacilla tout à coup, ets’affaissa, évanoui. Gérande le souleva, l’assit dans un fauteuil.Elle ricanait :

– Je vous l’avais bien dit, que vousaviez tort de relâcher le chevalier de Passavant !

La reine se dirigeait vers l’Hôtel Saint-Pol.Près d’elle marchait Passavant. Bois-Redon était soucieux et sedisait : Qui sait si ce n’est pas le nouveau capitaine desgardes de la reine ? Bruscaille, Bragaille et Brancaillonboitaient, mais fiers comme ils ne l’avaient jamais été, sedisaient : Nous sommes l’escorte du chevalier dePassavant !

On arriva à l’Hôtel Saint-Pol.

Bois-Redon appela, cria le mot de passe, jura,tempêta jusqu’à ce que le passage fût libre. Au moment de s’engagersur le pont-levis, la reine regarda fixement le chevalier, et, d’unaccent glacial :

– Si vous avez peur, vous êtes libre devous retirer.

Passavant, pour toute réponse, marcha enavant. Bientôt il fut sous la voûte qui séparait les deux grossestours de garde. Il entendit la grand’porte se refermer derrièrelui. Il eut un long frisson, mais, maîtrisant ses nerfs, il marcharésolument vers le palais de la reine.

Cependant, une scène courte mais intéressantepour nous se déroulait devant la grand’porte de l’Hôtel Saint-Pol.En effet, lorsqu’ils virent le chevalier entrer dans la forteresseroyale, Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, naturellement,voulurent entrer aussi, Bois-Redon les arrêta un moment, attenditque la reine et Passavant fussent assez loin, puis repoussantBrancaillon d’une secousse :

– Hors d’ici ! fit-il rudement.L’Hôtel Saint-Pol n’est pas un chenil, je pense !

Brancaillon, qui avait fléchi sous le coup,Brancaillon, qui se croyait l’homme le plus fort de Paris, toisaBois-Redon, non sans quelque jalouse admiration, et ditsimplement :

– Tiens ! Vous êtes fort,vous !

Bois-Redon, à son tour, inspecta Brancaillonen connaisseur. Lui aussi se croyait l’homme le plus fort de Paris.Le compliment de cet autre colosse le toucha. Mais revenant à sonidée :

– Oui, je suis fort, et je vous lemontrerai à tous trois quand vous voudrez. En attendant, horsd’ici !

– Mais, objecta Bruscaille comme unirrésistible argument, puisque nous sommes son escorte !

– L’escorte de qui ? hurlaBois-Redon. De la reine, peut-être ?

Ils haussèrent les épaules. Et Bragaille,simplement :

– L’escorte du chevalier dePassavant ! Vous l’avez bien entendu ?

Le capitaine déjà s’en allait et disparaissaitdans l’Hôtel Saint-Pol. Quelques instants plus tard, les troisdélivrés virent sortir une quinzaine d’archers qui criaient ;« Au large, truands ! »

– Diable ! fit Bruscaille, il vagrêler tout à l’heure. Allons-nous-en !

– Pourtant, dit Brancaillon en levant lenez, le temps est clair…

Quelques flèches qui sifflèrent lui apprirentde quelle grêle Bruscaille avait voulu parler. Tous troisdétalèrent, et, comme la nuit était encore profonde aucun d’eux nefut atteint. Assemblés dans un angle que formaient deux maisons,ils tinrent conseil.

– Nous sommes sans gîte, dit Bruscaillequi résuma la situation. Nous ne possédons pas une maille à noustrois. Nous sommes affaiblis par les damnées cordes du sorcier.Nous avons faim. Nous avons soif. Nous avons froid. Voilà. Quedevons-nous faire ?

– J’ai une idée, dit Bragaille :nous irons passer le reste de la nuit dans l’église deSaint-Jacques de la Boucherie, c’est un lieu d’asile.

– Oui, et le sieur Gendry qui devait êtrependu s’en est bien aperçu, puisque, s’étant réfugié dansSaint-Jacques de la Boucherie, on l’y laissa mourir de faim plutôtque de le saisir pour le pendre.

– Je connais le bedeau, insistaBragaille.

– Nous donnera-t-il à manger et àboire ?

– Non, bien qu’il ait souvent desprovisions de galettes qu’on lui apporte pour payer les ciergesqu’il ne met pas, le ladre.

– Eh bien, fit Bruscaille, voici, monidée à moi : Nous devons retourner à l’hôtel de Bourgogne etdire à Monseigneur : voyez que nous avons la peau dure à cuirepuisque nous avons échappé au sorcier à qui vous nous avez faitporter tout endormis…

– Et alors ? fit Bragaillegoguenard.

– Alors, monseigneur sera saisid’admiration et nous gardera.

– Pour nous pendre… Non, je n’iraipas.

– J’ai une idée, fit tout à coupBrancaillon.

– Toi ? s’écrièrent-ils d’un ton quin’avait rien de flatteur.

– Je vous emmène chez Marion Bonnecostequi a un faible pour moi, comme vous savez ou ne savez pas ;je la connais, c’est une bonne fille ; elle nous procuremangeaille, buvaille, couchaille.

– Toutes choses qui vont au mieux avecBruscaille et Bragaille, s’écrièrent les deux sacripantsenthousiasmés.

– Et avec moi, fit Brancaillon déjàinquiet.

Il y eut une série d’énormes plaisanteriesintraduisibles en langue moderne, et ils se mirent en route vers lelogis de Marion Bonnecoste.

Cependant, le chevalier était entré dans lepalais de la reine avec cette sensation très nette qu’il pénétraitdans un antre plus redoutable que celui de Saïtano.

Il avança donc, l’œil et l’oreille au guet,décidé à vendre chèrement sa peau.

– Et pourtant, se disait-il, pourquoim’eût-elle sauvé chez le sorcier, si elle veut ma mort ?

Avec Isabeau, il entra dans la salled’Imperia.

Il vit la reine se pencher sur la tigressecouchée sur les tapis et toute emmaillotée de linges. Le fauverâlait. Un homme veillait près d’Imperia. Il était chargé derenouveler les onguents et les compresses. Isabeau l’interrogeaavidement. L’homme assura que la tigresse ne succomberait pas à sesblessures, et alors, avec étonnement, le chevalier vit pleurer lareine.

Des larmes de joie, peut-être… ou la réactiondes violentes émotions de cette nuit.

En tout cas, ces larmes étaient sincères, etdes sentiments moins hostiles s’érigèrent dans l’esprit dePassavant. La reine le fit alors entrer dans un petit salon d’unesomptuosité, d’une richesse, d’une magnificence telles que lechevalier en éprouva malgré lui une rapide admiration.

– Asseyez-vous, chevalier, dit doucementIsabeau qui elle-même prit place sur les coussins de soie brochéed’or formant le siège d’un fauteuil.

Passavant obéit. Il se tenait sur ses gardes.Sans affectation, il plaça sa rapière en travers de ses genoux.

Une minute, Isabeau considéra le chevalieravec une attention non dépourvue d’intérêt.

Brusquement, elle demanda :

– Eh bien, chevalier, avez-vous retrouvéquels gens envahirent jadis le logis Passavant, selon ce que vousm’avez conté, et enlevèrent cette petite fille qui se nommaitRoselys ?

– Attention ! se dit le chevalier.Il faut que du premier coup, je lui montre qu’elle ne me fait paspeur. Non, madame, je n’ai pas retrouvé ces gens. Mais j’airetrouvé l’ange qui se pencha sur la petite Roselys, comme je vousl’ai également conté, et la sauva.

– Oh ! fit Isabeau avec intérêt. Etqui est-ce ?

– La très noble dame d’Orléans, ditfroidement le chevalier.

Isabeau n’eut pas même un tressaillement. Ellecontinua de sourire.

– Mais, fit-elle de sa voix douce etchantante, que me disiez-vous donc que c’était moi qui avait sauvécette petite, et qu’à cause de cela vous me vouliez offrir votrevie ? Ce n’était donc pas moi ?

– Non, madame, ce n’était pas vous. Jem’étais trompé.

– Vraiment, j’en suis fâchée. J’eusse étéheureuse d’avoir été l’Ange une fois dans ma vie. Mais puisque cene fut pas moi, n’en parlons plus. Dites-moi mon bravechevalier…

Elle s’arrêta un instant. Elle était pareilleà Impéria lorsque la tigresse préparait un coup de griffe et seramassait prête à bondir. Le coup de griffe, soudain, partit, àfond.

– Avez-vous aussi retrouvé le véritablemeurtrier de mon noble cousin d’Orléans ?

Le chevalier frissonna. Il comprit alorsl’erreur qu’il avait commise en entrant à l’Hôtel Saint-Pol.

– Madame, dit-il, ce n’est pas à moi derechercher l’assassin du sire duc d’Orléans. La justice del’Official et celle du roi doivent suffire à cette besogne. Jesais, Majesté, ce que vous voulez dire. Que je suis accusé, moi, etque si on ne retrouve pas le vrai meurtrier, c’est moi qui seraijugé, condamné, exécuté. Soit, madame. Qu’on me prenne, si vous melivrez. Qu’on me juge, si vous traînez votre hôte au Châtelet.Qu’on me condamne, si vous m’avez appelé en votre palais pourassurer ma mort. Mais je vous jure sur mon âme, et de par mon nom,que le vrai meurtrier sera châtié. Même si vous me livrez, il serachâtié, madame, châtié par moi !

Isabeau, l’œil dilaté, le doigt tendu vers lechevalier, gronda :

– Ah ! Mais vous le connaissezdonc ?

– Je le connais, madame !

– Qui ? Parlez ! Tout desuite ! Qui ?

– Madame la reine, dit Passavant, cen’est pas à moi de dire son nom et de le dénoncer aux gens dejustice. Mais il sera châtié. C’est une affaire entre lui et moi.Quant à ceux qu’il a armés pour frapper le malheureux prince, ilsmourront de ma main. C’est chose promise, madame.

Isabeau écoutait, avec une stupeur mêléed’effroi, cet homme qui se vantait de connaître les meurtriers etcelui qui les avait armés… qui se vantait de préparer leurchâtiment à tous…

Il y eut un long silence.

Passavant, paisible, attendait que la reinelui expliquât ce qu’elle attendait de lui. C’était justement cequ’Isabeau ne savait pas elle-même.

En réalité, depuis l’instant où elle avait vule chevalier sur la table de Saïtano, elle errait de vouloir envouloir, sa résolution oscillait. Et pourtant, au fond d’elle-même,elle cherchait la haine sans la trouver. Elle s’étonnait, elles’irritait de se sentir au cœur un sentiment qu’elle ne connaissaitpas. Et ce n’était pas cette fougueuse passion qui l’avait jetéeaux bras de ses amants, ni cette volonté puissante d’amour etd’ambition tout à la fois qu’elle avait offerte à Jean sansPeur…

Tout se contredisait et se heurtait donc danssa pensée.

– Chevalier, reprit Isabeau, vous venezde dire des choses terribles… pour tous.

– Oui, madame, je le sais : savoirqui a tué le duc d’Orléans et dire qu’on le sait, peut-être est-ceplus dangereux encore que d’être le meurtrier. Je ne suis pas lemeurtrier, madame. Mais je connais les noms des assassins et le nomde l’homme qui les a armés. C’est terrible pour moi. Je n’y peuxrien.

– Et vous dites que vous voulez lespunir ?

– C’est du moins une promesse que je mesuis faite à moi, et que je leur ai faite à eux. Si je ne la tienspas, c’est que j’aurai succombé le premier.

– Et les noms de ces hommes, vous nevoulez pas les dire ?

– Non, Majesté.

– Eh bien, dit la reine avec un accent demenace profonde, je vais les dire, moi. Les meurtriers s’appellentGuines…

– Guines est mort, madame !

Isabeau tressaillit. Une seconde, Passavantlui fit peur et lui apparut comme une de ces forces aveugles,suscitées par la fatalité, auxquelles il est inutile de résister.En cette seconde, peut-être, la peur fut-elle plus forte quel’admiration. Si Bois-Redon était entré à ce moment, elle eût sansdoute donné l’ordre. Mais s’arrachant toute frissonnante à cesimpressions nerveuses, elle continua :

– Les autres s’appellent Scas,Courteheuse, Ocquetonville ; sont-ils morts aussi ?

– Non, mais ils mourront. De la même mainqui a tué Guines, ils mourront, madame.

Isabeau se leva. Passavant l’imita aussitôt etse tint debout dans une attitude de respect.

– Restez, gronda la reine d’une voixrauque. Restez assis. Je vous l’ordonne.

Il obéit, reprit sa position première, l’épéeen travers des genoux. Il guettait la reine du coin de l’œil, etparfois souriait doucement en caressant sa rapière. Isabeau,quelques minutes, marcha lentement de long en large.

– Et quant à celui qui a inspiré lemeurtre, dit tout à coup Isabeau en s’arrêtant près du chevalier,il s’appelle Jean sans Peur, duc de Bourgogne. Taisez-vous.Écoutez-moi. Tâchez de me comprendre. Écoutez-moi avec votre âme,car c’est mon âme qui va vous parler… avec votre cœur et votreesprit, écoutez-moi, car ce que je vais vous dire, jamais je nevous le redirai.

Haletante, à demi penchée sur Passavant, l’œilsombre et la lèvre ardente, Isabeau, en proie peut-être à une deces brusques tempêtes de passion qui parfois se déchaînaient enelle, apparut au chevalier comme le génie du mal incarné dans unesplendide image de femme.

Une violente émotion l’étreignit à la gorge.Oui, sa destinée allait se décider. Isabeau allait parler. Lesparoles brûlantes qui de son cœur montaient à ses lèvres allaienttomber. À ce moment même, Bois-Redon entra.

Il faut dire qu’Isabeau ne prêta aucuneattention à cette soudaine arrivée de son capitaine.

C’était un animal familier, une chose quiavait sa place dans le logis.

– Cet homme, dit-elle, ardente de sapassion, ce duc, ce Jean qu’on appelle sans Peur, je l’ai aimé. Mecomprenez-vous ? Je veux dire que pour lui j’étais vouée aubien et au mal, à ce que Saïtano appelle le Bien et le Mal,comprenez-vous ? J’eusse été aussi bien inspirée par Dieu quepar Satan. Je l’aimais. Je le lui ai dit. Je lui ai promis l’empiredu monde, et je lui eusse donné. Cet homme qu’on appelle sans Peura eu Peur. Il m’a trahie.

– Oh ! songea le chevalier, est-cequ’elle va maintenant me demander de tuer le duc de Bourgogne,comme le duc de Bourgogne me demandait de tuer Louisd’Orléans ? Majesté, dit-il en se levant, songez qu’on vousécoute !

– Qui ? Bois-Redon ? Il entendpeut-être, mais il n’écoute pas. N’est-ce pas,Bois-Redon ?

Le géant s’avança d’un pas, s’inclina en signed’assentiment et dit :

– Non, madame, je n’écoute pas, mais jevenais vous dire…

– Tais-toi ! Tu me diras cela tout àl’heure. Ce Jean sans Peur, chevalier, n’est plus rien pour moi.Qu’il vive, qu’il meure, peu m’importe. Il n’est pas l’homme que jecherchais. Celui que je cherche doit être prêt à tout entreprendrepour sa propre gloire et pour la mienne. Il faut que je sois toutpour lui comme il sera tout pour moi. À cet homme, chevalier,j’offre la fortune la plus éblouissante qu’un chercheur d’aventuresait jamais osé regarder en face. Il ne serait rien, il n’auraitpour lui que son épée, son courage, son esprit… mais, pour lepousser s’il le faut jusque sur les marches du trône, il aurait monamour… Mon amour, entendez-vous ? L’amour d’Isabeau !Regardez-moi, et dites si vous en avez vu de plus belles à la courde France. Aimée de lui, chevalier, aimée de cet homme que jecherche, capable d’élever son âme au-dessus des basses ambitions etdes amours plus basses encore, capable de planer avec moi au-dessusd’une humanité que nous écraserions de notre mépris, aimée delui ! Que ne pourrions-nous entreprendre à nous deux !Écoutez… je vais vous dire…

Passavant, stupéfait, écoutait comme enrêve.

C’était le somptueux rêve d’une fortunequ’Isabeau pouvait bien appeler éblouissante. Lui, pauvrechevalier, sans sou ni maille – et même sans feu ni lieu – aiméd’une reine telle qu’Isabeau de Bavière ! Cela était lerêve.

La réalité, que Passavant saisissait vivanteet vibrante au fond de lui-même, oui, c’était de l’horreur qu’ilressentait. La vérité aussi, c’est qu’il eût donné toutes lesfortunes et tous les trônes pour un sourire de celle qui vivait enlui.

Il écoutait donc. Mais sa physionomie sefigeait. Au coin des lèvres, son sourire sceptique apparaissaitparfois pour s’évanouir aussitôt.

Ardemment la reine le considérait pour essayerde lire sur son visage. Et sur cette physionomie, elle ne voyaitpas encore se lever l’émotion qu’elle appelait, qu’elle attendait.Un mouvement de rage lui échappa. Elle se pencha davantage.

– Eh bien, gronda-t-elle, savez-vous s’ilexiste au monde un homme tel que celui que je vousdépeignais ? Tel que celui que je cherche ?… Il faudraitque cet homme pût me comprendre, et pour cela il faudrait qu’il neportât pas au cœur l’image d’une Odette de Champdivers.

Au même instant, Passavant fut debout, trèspâle.

– Répondez donc ! grondait Isabeau.Est-il donc vrai que vous aimez cette fille ?

– Si je l’aime ? murmura lechevalier ébloui par ce mot beaucoup plus qu’il ne l’eût été par lafortune que lui avait offerte Isabeau.

– Vous n’osez donc pas le dire !

– Je le dis, madame. Par le ciel, je jureque j’aime…

– Par l’Enfer ! dit une voixstridente, prenez garde, chevalier ! Prenez garde à ce quevous allez dire !

La reine et Passavant, d’un même mouvement, setournèrent vers celui qui entrait et parlait ainsi, d’une voix demenace et d’autorité.

Saïtano était là.

Il portait le costume que le chevalier luiavait vu en cette nuit de fête de l’Hôtel Saint-Pol.

La reine interrogea Bois-Redon du regard. MaisBois-Redon leva les épaules en signe qu’il déclinait touteresponsabilité. Et il murmura : « J’étais venu vousprévenir, mais vous n’avez rien voulu entendre. »

Le regard d’Isabeau se fixa ensuite surSaïtano.

Quelques secondes, la reine et le sorcier separlèrent, cherchèrent à se comprendre, à se dire des choses qui nepouvaient être exprimées. Et sans doute Isabeau comprit.

L’intervention de Saïtano, c’était la mort dePassavant.

Saïtano n’était venu que pour tuerPassavant.

Voilà ce qu’elle se dit.

Et un mortel regret envahit son cœur. À cetteminute où elle n’avait plus qu’à « laisser faire », oùson geste à elle devenait inutile, où l’archange de mort était làprêt à frapper, elle sentit que de mystérieux liens l’attachaient àPassavant. Elle eût voulu le sauver.

S’approchant rapidement du chevalier, dontelle s’était éloignée au moment où Saïtano entrait, elle posa surson bras une main tremblante, et elle le considéra avec un telregard d’amour pur que Passavant se sentit bouleversé.

Elle n’était plus la reine aux ambitionsformidables rêvant la restauration d’un empire dont elle eût été laSémiramis… Elle n’était plus la femme adultère commettant l’immondeescroquerie qu’alors on punissait de la flagellation en attachantnue sur un âne la voleuse d’honneur qu’on promenait ainsi par laville… Elle n’était plus la somptueuse et tragique ribaude quiattirait le duc d’Orléans au magique et mortel traquenard de sabeauté perverse… Elle fut toute candeur, toute pureté, elle futfemme au sens le plus poétique, elle offrit un amour de vierge. Etsa voix supplia :

– Chevalier, cette fortune étrange,inouïe, fabuleuse, dont je vous parlais, voulez-vous qu’elle soitpour vous ? Oh ! ne vous hâtez pas de me répondre. C’estune dernière grâce que je vous demande. Voulez-vous pendant troisjours être l’hôte de la reine de France ? Je jure que pendantces trois jours vous serez sacré pour tous, même pour Jean deBourgogne. Je jure que si alors vous vous écartez de moi, si vousme repoussez, vous sortirez sain et sauf de l’Hôtel Saint Pol…Répondez, chevalier.

Saïtano écouta avec angoisse, Bois-Redon avecterreur.

Le chevalier, sans s’incliner, sans donner àla reine l’illusion d’un respect hypocrite, la regarda dans lesyeux avec une douceur sincère.

– Madame, dit-il, pardonnez à unmalheureux qui devrait se prosterner à vos pieds pour vousremercier ; si j’acceptais d’être votre hôte, Majesté, jementirais car ce serait vous laisser croire qu’il peut y avoir enmoi une hésitation…

Il s’arrêta. La reine recula, très pâle, etmurmura :

– Et vous n’hésitez pas ?…

– Non, reine, dit Passavant avec fermeté.Je réprouve cette aversion du mensonge qui me force à vous humilieralors que je vous devine en ce moment si belle et si grande. Maisquoi qu’il arrive, je ne mentirai pas. Lorsque cet homme est entré,j’allais jurer… je jure…

– Prenez garde ! répéta Saïtano.

Le sorcier, en même temps, plongea son regarddans les yeux de la reine. Ceci voulait dire :

– Me le livrez-vous maintenant ?

– Je te le livre ! réponditIsabeau.

Sa physionomie s’était transformée en ce peud’instants au point d’être à peine reconnaissable. Le chevalieravec étonnement vit cette figure si douce et suppliante se marquerdes taches livides de la rage, ces traits délicats devenir durs,ces yeux noyés de tendresse flamboyer d’un feu sombre.

Dès lors, il se retrouva prêt à la lutte. Ilse tourna vers le sorcier et prononça :

– Par le Dieu vivant, ce n’est pas toiqui m’empêcheras de proclamer et de jurer que j’aime la nobledemoiselle Odette de Champdivers, et…

– Vous avez menti ! criaSaïtano.

Il y eut un moment de stupeur. La reine serapprocha. Bois-Redon recommença à trembler. Quant au chevalier, ilavait eu d’abord un geste furieux, puis tout à coup il haussa lesépaules, son sourire aigu reparut :

– Allons, dit-il, vous me devez déjà vosdeux oreilles… Je vais être aussi forcé de vous couper lalangue.

– Non, dit Saïtano avec un rire sinistre.Je dis que vous avez menti, et je le prouve !

– Tu le prouves ? rugit Passavantivre de fureur cette fois.

– Je le prouve. Vous n’aimez pas Odettede Champdivers. Vous aimez Roselys d’Ambrun. Osez jurermaintenant !

Passavant recula. Une pâleur mortelles’étendit sur son fin visage. Ses yeux se troublèrent. Tout sebrisa en lui. Il se courba comme assommé par le coup porté à soncœur.

– Eh bien ! dit Saïtano d’une voixsi grave qu’elle en était funèbre, qui de nous a menti,chevalier ? Si la demoiselle de Champdivers était ici,oseriez-vous en toute loyauté lui donner votre cœur, sachant que cecœur, depuis votre enfance, est à une autre que vous cherchez, dontvous portez l’image adorée partout où le hasard vous mène ?Parlez donc…

– Démon ! murmura le chevalier enlui-même. Démon qui a su lire dans mes pensées les plus secrètes etqui fait un jeu du trouble qui me désespère !

– Vous vous taisez ?

Il se rapprocha vivement de Passavant, et àvoix basse :

– Voulez-vous la revoir ? Je puis,cette nuit, dans une heure, vous conduire auprès de Roselys.

Le chevalier tressaillit. Son cœur se dilata.Un espoir insensé monta à sa tête. Il saisit la main de Saïtano,qui eut alors un terrible sourire de triomphe.

– Êtes-vous prêt à me suivre ?murmura le sorcier.

– À l’instant ! dit Passavant d’unevoix ardente.

Saïtano se tourna vers la reine. De son mêmeregard mortel, il l’interrogea. Et cette fois encore Isabeau luirépondit : « Allez, je vous le livre !… »

Puis, faisant signe à Bois-Redon, lentementelle s’éloigna. Au moment de franchir la porte, elle se retourna etcontempla un instant le chevalier ; un soupir gonfla sonsein ; chose affreuse, une larme tomba de ses yeux quivenaient de condamner le chevalier ; chose vraiment étrange,sa main monta jusqu’à ses lèvres, et elle envoya un baiser à cethomme qu’elle livrait.

Puis elle disparut.

VI – DANS LES TÉNÈBRES

– Venez, dit Saïtano.

– Où est-ce ? demanda Passavant.

– Sortons d’abord de l’Hôtel Saint-Pol.Ni vous ni moi n’y sommes en sûreté.

Ces derniers mots eussent fait disparaîtretout soupçon de l’esprit du chevalier s’il eût eu des soupçons.Mais il n’en avait pas. Il ne pouvait pas en avoir. Tout ce qu’ilsavait de Saïtano lui prouvait que le sorcier avait connu etconnaissait encore Roselys.

En le conduisant près d’elle, Saïtanoobéissait-il à quelque pensée de remords ? Ou plutôt necherchait-il pas, pour d’obscures raisons, à l’écarter de lareine ? Peu lui importait. Pour un motif ou un autre, lesorcier allait le conduire à Roselys : il en avait la profondeconviction.

Ils se mirent en route. Ils sortirent del’Hôtel Saint-Pol sans encombre. Nul ne les arrêta. Nul ne leurdemanda où ils allaient. Passavant se retrouva dans les ruesdésertes et sombres encore, seul avec Saïtano.

Le sorcier marchait rapidement. Passavant lesuivait sans hésiter. Déjà, il ne pensait plus ni à la scène quis’était déroulée chez le sorcier ni à celle qui venait de sedérouler chez la reine.

Roselys était en lui.

Odette y était-elle encore ?… Lui-mêmen’eût su le dire.

Saïtano, comme on a vu, s’était évanoui aumoment du départ de la reine, en voyant que les trois vivants et lemort lui échappaient, et que sa tentative avortait encore.

Les soins de Gérande le ranimèrentpromptement.

Avec sa rapidité de déduction et de calcul, ilétablit ce qui allait se passer entre la reine et Passavant, et ilfrémit. « Me venger, songea-t-il. Me venger à la fois de cePassavant, qui est maintenant pour moi un ennemi mortel, et decette reine stupide qui place de vulgaires passions avant larecherche de la splendide découverte ! Frapper Isabeau deBavière au cœur, et me débarrasser à tout jamais d’un homme qui metuera si je ne le tue pas, voilà ce qu’il fautfaire !… »

« Me tuer ! ajouta-t-il dans unstrident éclat de rire. Me faire mourir, moi ! Tuer la vie.Faire mourir celui qui est sur le point de trouver le GrandŒuvre ! Allons, allons, cela ne sera pas, parce que cela nedoit pas être ! »

Pendant qu’il songeait ainsi, rapidement, ils’habillait.

Il ne se munit d’aucune arme. Mais sous sonmanteau, il cacha deux ou trois clefs, une cire courte, et tout cequ’il fallait pour l’allumer, c’est-à-dire un bon briquet avec unemèche facilement inflammable.

Un quart d’heure après le départ de la reine,il sortait à son tour et se dirigeait rapidement vers l’HôtelSaint-Pol. Il avait les mots de passe. Il entra facilement, parvintau palais de la reine, dit quelques mots à Bois-Redon qui montaitla garde devant l’appartement. On a vu comment il attendit lemoment favorable pour intervenir et quel fut le résultat de cetteintervention.

Maintenant il marchait près du chevalier, avecune sorte de bonne humeur.

– Où est-ce ? demanda encorePassavant.

– Dans l’Université, répondit joyeusementSaïtano, près de l’Abbaye de Cluny. Promettez-moi, quoi que vouspuissiez voir, quel que soit le lieu où je vous mène, d’avoirconfiance et de ne pas vous effrayer.

– M’effrayer ?… Oh ! J’ai vudes choses qui eussent dû me faire peur, mon maître. Et sans parlerde l’antre de la Cité, de la table de marbre, de la salle funèbre,je me suis vu en des lieux où la peur eût dû me tenailler lecerveau, par exemple les cachots de la Huidelonne. Allons donc, etvous ne me verrez pas trembler, je crois. Quant à la confiance queje puis avoir en vous, ceci vous répond pour moi.

Il frappa sur sa dague. Saïtano se mit à rire.Son rire était plus joyeux que jamais.

– De par tous les diables fourchus, monbrave chevalier, vous m’avez vaincu. Voilà la vérité. Je m’avouevaincu. Je vois, je sens, je devine que vous êtes conduit dans lavie par des forces plus redoutables que celles qui m’inspirent.Ah ! diable, je ne veux pas entrer en lutte avec cesforces-là, moi ! Et je me déclare vaincu… Savez-vous que c’estune histoire prodigieuse que la vôtre, et qu’elle me cause unétonnement dont je reviendrai difficilement ?

– Quelle histoire ? fit le chevalieravec son sourire narquois et naïf.

– Comment ! Par deux fois,j’enchaîne les trois vivants sur leurs escabeaux ! Par deuxfois, je vous tiens, vous l’indispensable mort, sur ma table demarbre, et à chaque fois, au bon moment, vous vous levez, vousrendez la liberté à ces drôles et…

– Sorcier, interrompit Passavant d’unevoix sombre, ne me rappelle pas de tels souvenirs, ou je ne répondspas de ma patience !

– C’est bien, n’en parlons plus.D’ailleurs, nous arrivons…

– Là où est Roselys ? fit lechevalier dont le cœur se mit à battre.

– Oui. Là où est Roselys !…

Saïtano s’arrêta, posa sa main sur le bras duchevalier, et, d’une voix grave :

– La reconnaîtrez-vous seulement ?Dites… La reconnaîtrez-vous ? Songez qu’elle n’était encorequ’une enfant lorsqu’elle fut séparée de vous. Elle était bienbelle, alors. Mais maintenant, que direz-vous ? À quipourrais-je la comparer pour vous donner une idée de sa beautéradieuse et candide ? Tenez, elle est belle comme… Oui, par mafoi ! elle est belle comme Odette de Champdivers !

Passavant tressaillit jusqu’à l’âme. Un nuages’appesantit sur son front.

– Marchons ! gronda-t-il.

– Marchons, dit paisiblement Saïtano.

Ils avaient franchi la Cité. Ils étaientmaintenant dans l’Université. Ils s’avancèrent en silence, d’un pasrapide, Près de l’abbaye de Cluny, songeait Passavant avec unesourde inquiétude. Pourquoi près de l’abbaye de Cluny ?…

– Nous y voici ! dit tout à coupSaïtano.

Passavant regarda autour de lui. Sur sagauche, par-dessus les maisons des étroites ruelles qu’il venait deparcourir, il vit se profiler les tourelles et les clochetons del’abbaye. Sur sa droite, il y avait une maison basse devantlaquelle Saïtano s’était arrêté.

Le sorcier ouvrit la porte avec une clef qu’ilavait sur lui, et il entra. Passavant le suivit. Saïtano referma laporte. Au bout de quelques instants, l’obscurité s’éclaira :le sorcier venait d’allumer sa cire (une très courte cire,avons-nous dit). Tous deux passèrent dans une deuxième salle dontla porte fut également refermée. Au fond, il y avait une trappe.Saïtano la souleva et descendit. Sans aucune hésitation, lechevalier le suivit.

Au bout d’une douzaine de marches, il setrouva dans une cave qui, bien aérée, avec ses outres de vinconvenablement rangées, avait la plus honnête physionomie dumonde.

Saïtano ne regardait même pas lechevalier.

Il alla droit à une solide porte qu’il ouvritencore avec une clef qu’il portait sur lui. Là commençait undeuxième escalier qui s’enfonçait dans les ténèbres.

– Oh ! fit Passavant, est-ce donc làle chemin de l’enfer ?

– Il est encore temps, sire chevalier. Sivous voulez, nous remonterons dans la rue, et nous nousséparerons.

– Quoi ! Nous allons par cechemin-là où est Roselys ?…

– Nous y allons, dit tranquillementSaïtano.

– Et il n’y a pas d’autrechemin ?

– Pour vous, il n’y en a pas d’autres,dit Saïtano d’une voix étrange.

Une hésitation arrêta Passavant. Saïtanocontinuait à descendre. L’hésitation fut si brève qu’à peine lechevalier se rendit-il compte de son propre arrêt. Mais pendantcette rapide seconde, le sorcier souffrit le mal atroce du doute.Il songea : S’il ne descend pas, il est sauvé !

– Route étrange, se disait Passavant.Mais fût-elle plus étrange encore, n’y eût-il pour moi qu’une seulechance de revoir Roselys contre cent d’être tué, je la suivraisencore. D’ailleurs, qu’ai-je à craindre ? Au moindre signe detrahison, je poignarde le sorcier.

En hâte, il l’avait rejoint.

Ils cheminaient maintenant le long d’une largegalerie taillée dans la pierre blanche des sous-sols de Paris, etsur laquelle, à intervalles irréguliers, s’ouvraient d’autresgaleries.

Passavant abattit sa main sur l’épaule deSaïtano.

– Eh ! l’ami, dit-il, où diablesommes-nous ici ?

– Mais vous le voyez, mon dignegentilhomme, nous sommes sous Paris. Comprenez-vous ?

– Sous Paris ? gronda lechevalier.

– Sans doute. Paris est une grande ville.Il y a des maisons, des hôtels, des forteresses, des églises, desabbayes. Tout cela, chevalier, s’est lentement érigé. Il seraitmaintenant difficile de calculer ce qu’il a fallu de pierre pourbâtir la Ville, la Cité, l’Université. Or, où pensez-vous qu’on aitpris cette pierre, dans les temps reculés où l’on bâtissait tousces êtres figés qui ont vu le passé, qui verront l’avenir, quivoient couler les générations d’hommes comme des fleuves ? Ehbien, c’est Paris qui s’est fourni à lui-même son squelette ;c’est sous Paris, c’est dans ces carrières maintenant abandonnéesqu’on a pris les matériaux des grandes constructions.Comprenez-vous maintenant ?

– Très bien, dit le chevalier en hochantla tête. Mais où conduisent ces sombres boyaux qui vont s’enfonçantdans les entrailles du sol ?

Saïtano se mit à rire. Et il regardaitfixement la cire qu’il tenait au bout de ses doigts et qui jetaitune lueur pâle à peine suffisante pour montrer l’énorme entassementde ténèbres.

Il n’y avait presque plus de cettecire !…

– Où vont ces galeries ? Nulle part,mon brave gentilhomme, nulle part ! Elles sont toutesbouchées, sauf trois ou quatre issues que peu de gens connaissent,et que je connais bien, moi ! Ces galeries sont les veines dece grand corps qui s’appelle Paris. Veines où il n’y a pas desang ! ajouta Saïtano avec son rire funèbre. Des veines videsde sang… Concevez-vous cela ?

– Sorcier, dit Passavant d’une voixsourde, j’espère que tu ne médites aucune trahison ?

– Moi ? Et quelletrahison ?…

Passavant tira sa dague et ditsimplement :

– Ta vie me répond de la mienne.

– Soit ! dit Saïtano. Mais pour vousparler encore de ces galeries, il faut que vous sachiez, mon bravechevalier, c’est une chose curieuse à savoir : elles sont sinombreuses et si longues, elles s’entre-croisent avec tant decaprice, qu’elles forment un réseau vraiment inextricable. Voiciune galerie qui s’ouvre là, sur votre droite. Où va-t-elle ?Qui le sait ? D’autres boyaux viennent s’embrancher sur elle.Sur ces boyaux, d’autres galeries viennent s’amorcer. On pourraitvoyager des années sans trouver le commencement ou la fin dulabyrinthe.

Saïtano se mit à rire et regarda le chevalieren face :

– Si vous étiez seul, vous mourriez icid’une mort affreuse, après une atroce agonie qui peut durerplusieurs jours ; oui, vous mourriez de faim et de soif, vousmourriez d’épouvante, courant comme un fou sans jamais retrouvervotre chemin ; chaque pas que vous feriez vous enfonceraitdavantage dans l’inextricable labyrinthe… heureusement, vous êtesavec moi, et je connais très bien pour les avoir parcourues centfois les galeries que nous longeons.

Passavant frissonnait. Il saisit un bras deSaïtano, et d’un ton rude :

– Sommes-nous bientôt arrivés ?

Saïtano regarda sa cire prête à s’éteindre etrépondit :

– Bientôt !

Ils débouchaient à ce moment dans une sorte desalle ronde, carrefour auquel aboutissaient une douzaine degaleries. Saïtano reprit :

– Cent fois je suis venu jusqu’ici. Mêmesans lumière, je retrouverais mon chemin, car en prévision dumoment où je serai forcé de me cacher, j’ai fait sur ces murs desmarques faciles à retrouver au toucher, et qui me serviraient deguide. Mais vous, même avec de la lumière, vous ne pourriez vous yretrouver. Vous mourriez de faim, de soif et d’épouvante.

– Assez ! gronda le chevalier. Enroute ! Et tâche que nous soyons vite arrivés !

– Mais, dit Saïtano, nous sommesarrivés !

Au même instant, la cire s’éteignit. Avec unrugissement de terreur, Passavant allongea les mains pour saisirSaïtano… et alors il frémit dans tout son être…

Saïtano lui échappait. Ses mains ne letrouvaient pas. Du vide et des ténèbres : il n’y avait autourde lui que cette double sensation.

Il se mit à courir en tous sens, dans l’espoirde heurter le sorcier.

Mais bientôt il s’arrêta, avec cetteeffroyable conviction que déjà Saïtano était bien loin de lui.

Dans cette situation si brusquement amenée parl’infernal génie du sorcier, ce qui l’accabla tout d’abord, ce futjustement cette soudaineté de la catastrophe. Ce qui le frappa d’unvéritable vertige, ce fut de ne plus entendre Saïtano. Il écoutaavec l’attention la plus surexcitée. Il espérait tout au moinssaisir un bruit de pas, un frôlement quelconque. Il pensait aussique, sans doute, le sorcier voudrait lui parler avant de seretirer, l’insulter peut-être. Il attendait son rire strident etméchant.

Rien. Non, rien ne vint. Passavant était entrédans le domaine du silence avec la même soudaineté, dans le mêmeinstant où il avait été enveloppé de ténèbres.

Il faut dire qu’après la première minuted’effarement, cette âme intrépide tenta le suprême effort.Passavant se dit que s’il lui restait une chance quelconque d’êtresauvé, cette chance serait anéantie par la peur. Tout ce qu’ilpouvait posséder de forces, il l’employa à retrouver un peu desang-froid.

Il y parvint. Il crut y parvenir. Il crutqu’il avait dompté l’épouvante.

Mais l’épouvante est une de ces larvessournoises qui savent faire le siège d’un cerveau et choisir le bonmoment pour brusquement sauter dessus.

Le chevalier s’assit sur le sol sablonneux dela carrière, autant pour achever de calmer ses nerfs par l’absencede tout mouvement que parce qu’il se sentait réellement brisé commepar une longue fatigue.

Il écouta encore. Longtemps il écouta.Saïtano, peut-être, était encore là. Peut-être aurait-il l’affreuxcourage, l’imprudence de jeter au chevalier quelque paroled’insulte, avant de s’en aller. Et alors…

Longtemps, il écouta, se tenant prêt à se ruervers le point d’où partirait la voix.

Mais non… Rien !…

Saïtano n’était pas un vulgaire esprit.Sûrement, sans risque d’être atteint, il eût pu se donner lasatisfaction d’adresser quelque terrible adieu à Passavant. Il n’ysongea même pas.

Dès l’instant où la cire s’était éteinte,Saïtano avait rayé Passavant de ses préoccupations. Passavantn’existait plus, c’était tout.

Le sorcier, grâce aux marques dont il avaitparlé, s’était donc remis en route, et déjà il atteignaitl’escalier qui allait lui permettre de remonter au jour, alors quelà-bas, dans le carrefour de silence et de ténèbres, Passavantattendait encore…

Lorsque le chevalier fut certain que Saïtanos’était réellement éloigné, il se dit :

– Ce drôle a choisi pour moi le genre demort le plus désagréable qu’il soit possible d’imaginer.Décidément, si je m’en tire, il faudra qu’il paye sa trahison. Illa paiera !

Le sourire qui accompagnait ces mots, toutpaisible qu’il était, eût fait frissonner Saïtano.

– Donc, reprit le chevalier, si je m’entire, le sorcier aura un mauvais quart d’heure à passer. D’ici là,n’y pensons plus, et songeons à trouver le moyen de sortird’ici.

Ce fut un remarquable effort de courage ;au bout de quelques minutes, il ne pensait réellement plus ausorcier, ni à quoi que ce fût au monde, et il combinait desplans.

Il s’arrêta au plus simple, au plus logique, àcelui-là seul qui offrait une chance de salut, s’il enrestait : entrer dans la première venue de ces galeries quivenaient dégorger dans la rotonde leurs fleuves de ténèbres commedans un lac de l’enfer ; et cette galerie une fois adoptée, lasuivre tout droit, si loin qu’elle allât.

– Que diable, se disait le chevalier, ilfaudra bien qu’elle aboutisse quelque part !

Bravement, il réfréna cette horreur qui, peu àpeu, l’envahissait, il dompta le tremblement des nerfs, et il semit en route, s’enfonça dans l’un des boyaux, sans savoir lequel.Sa marche d’abord fut pénible. Le sol était uni pourtant. Maismarcher dans le noir absolu, marcher droit est presque impossible.L’obstacle surgit dans l’imagination sous toutes les formes. Lepied inhabile ne sait plus où et comment se poser.

Passavant marchait pourtant avec ardeur. Il seheurtait à droite ou à gauche aux parois de la galerie, mais ilmarchait. Il croyait, avancer rapidement. En réalité, chaque pasétait soumis à un inconscient calcul. Il marcha peut-être plusieursheures, et il commença alors à s’étonner que cette galerie fût silongue. Une marche pareille dans les rues de Paris l’eût conduitdepuis longtemps hors des murs. Il continua, essayant d’accélérerle pas.

Tout à coup, à l’un de ces heurts qui luisurvenaient de distance en distance, il put comprendre pourquoiinterminable était la galerie, pourquoi il n’en trouverait jamaisla fin, même s’il marchait jusqu’au jour du jugement dernier.

Ce heurt s’était produit à gauche et avait étéplus rude que les autres.

Passavant recula de deux pas, puis il voulutsavoir contre quoi il s’était heurté ; il refit donc deux passur sa gauche, c’est-à-dire exactement sur le pan de mur qui avaitdéchiré son épaule.

Exactement : il le croyait. Mais si courtque fût le trajet, il dévia. Les mains tendues en avant pourtoucher le mur, il ne toucha rien ; devant lui, il y avait duvide : c’était une autre galerie qui s’ouvrait là !…

Alors il comprit. Depuis le temps qu’ilmarchait, il avait dû, à droite ou à gauche, entrer dans desgaleries nouvelles, tourner, peut-être, revenir peut-être au pointde départ, parcourir peut-être des lieues de chemin sans avancerréellement.

Il s’assit. Une nausée lui souleva le cœur. Lasueur pointa à la racine de ses cheveux, et il sentit qu’ils sedressaient. L’épouvante d’abord écartée victorieusement revenait àla charge. C’était horrible en effet. La sensation de l’absolueimpuissance à suivre une route quelconque lui fut un intolérablecauchemar. Au loin, il entendit des clameurs désespérées. Ilécouta, et s’aperçut alors que ces clameurs venaient delui-même.

L’épouvante saisit alors l’esprit dePassavant.

De plus en plus forte et terrible se condensaen lui la conviction que nul ne pouvait dévider cet écheveau, quelà, aucune Ariane n’avait placé le fil conducteur et sauveur, quequiconque était happé par le formidable engrenage de routes et deténèbres ne pourrait jamais se libérer et se retrouver vivant dansla lumière.

Passavant se remit en marche.

D’un pas raide, les cheveux hérissés, les yeuxagrandis, il marchait. Tantôt c’était d’un pas égal et soutenu,tantôt d’une course affolée. Parfois il s’arrêtait. Il écoutait,espérant surprendre quelque bruit lointain. Mais il n’y avait mêmepas de ces glissements légers de bêtes vivant au fond de cescloaques. Ces carrières de pierre n’offraient sans doute dans leurprofondeur aucune nourriture aux animaux souterrains. Alors, ayantune fois encore établi que le silence était son seul compagnon, ilse remettait à marcher.

La sensation de la soif qui le dévorait futpresque soudaine. Il n’y avait pas songé encore. Il n’avait pu ysonger. Il n’avait pu encore se rendre compte que ses lèvresbrûlaient, que sa gorge était sèche. Ce fut seulement au moment oùla soif devint un intolérable supplice qu’il commença à laressentir, mais sous forme bénigne. Il se dit :

– Si je pouvais seulement boire…

Le mot boire qu’il prononça distinctementdéchaîna la soif. Alors il s’aperçut qu’il râlait. Et alors aussiles effrayantes imaginations de la fièvre commencèrent à letorturer. Il criait :

– Là-bas ! Oh ! Là-bas,j’entends une source d’eau fraîche…

Il se précipitait. La source fuyait. Il appelaThibaud Le Poingre, lui commanda quantité de flacons, s’irritaqu’on ne les lui apportât pas à l’instant, et là, au fond de cessinistres ténèbres, dans cette solitude, dans ce formidablesilence, Thibaud fut rudement menacé d’avoir les oreillescoupées.

La faim, à son tour, fit son apparition.

Saïtano l’avait dit : vous mourrez defaim, de soif, d’épouvante. La première, l’épouvante s’étaitinstallée dans le cerveau de Passavant. La soif était venue. Letroisième spectre se montrait : mais c’était le moins hideux,le moins acharné des trois. Facilement presque, le chevalier en eutraison. Assez vite, il parvint à oublier la sourde souffrance del’estomac révolté. Mais la soif et l’épouvante furent intraitables.La soif mettait un enfer dans sa gorge. L’épouvante peu à peuinstallait la folie dans son cerveau.

– À moi ! À moi ! À moi !À moi !…

Il se mit à hurler cela sans arrêt.Qu’espérait-il ? Rien. Qu’appelait-il ? Personne. Ilhurlait, voilà tout. Il eût aussi bien choisi un autre mot. Etbientôt, en effet, il cria d’autres choses. Il se prit à parlertrès vite, raconta à des êtres imaginaires qu’il était perdu depuisplusieurs mois dans le dédale des ténèbres, et supplia qu’on luidonnât à boire…

Les illusions tout à coup disparurent.

Une fois encore, le chevalier de Passavant serendit compta qu’il errait dans des galeries sans commencement etsans fin.

Alors, il éprouva l’énorme lassitude de cettemarche.

Il se coucha pour mourir.

Et le chevalier de Passavant mourut.

Il mourut en essayant un suprême effort pourse rappeler les choses de sa vie.

Cet effort l’amena simplement à prononcer lenom de Roselys. Peut-être était-ce une simple convulsion dusouvenir. Il était entré dans les carrières pour Roselys… Il étaitnaturel que ce nom se présentât à son esprit. Quoi qu’il en soit,il le prononça – et mourut.

Quel autre terme pourrions-nousemployer ? Ce ne fut pas simplement une perte de connaissance.Il y eut en lui la fade, l’écœurante, la souverainement horribleimpression de la mort. Il se dit avec l’inexprimable conviction del’agonie : Je meurs ; dans un instant, ce sera fini…

Il respirait, mais si faiblement ! Unléger râle inconscient continuait de se faire entendre sur seslèvres, mais toute sensation était abolie.

La résurrection fut soudaine.

En une seconde, cet être brisé de fatigue,terrassé par la faim, la soif, l’épouvante, cet homme qui respiraità peine, qui venait d’entrer dans l’anéantissement final, en unclin d’œil Passavant fut debout, éperdu d’espoir, délirant d’unejoie surhumaine, écoutant, le cou tendu, écoutant de tout sonêtre.

Un murmure lointain, un murmure de voixhumaines…

Il écoutait cela. C’est cela qui l’avaitgalvanisé. C’est cela qui l’avait rappelé des lointaines régions dela mort. Ce murmure si faible avait frappé son oreille, parce quedans les ténèbres des galeries c’est l’oreille qui devait mourir ladernière, c’est dans l’oreille que s’étaient réfugiées lesdernières lueurs de la vie.

Ce fut en frémissant qu’il fit ses premierspas. Son cœur tremblait. À la seule pensée que le murmure pouvaits’éteindre, ou qu’il pouvait, lui, se perdre, d’atroces nausées luidonnaient des vertiges. Il marchait avec d’indicibles précautions,le cou tendu, les mains tendues, tout son être tendu vers cemurmure… vers la vie. S’il s’égarait ! S’il prenait une autrevoie que celle qui aboutissait à la vie ! Si ces inconnuss’éloignaient !… Mais non !… le murmure se faisait plusdistinct, et tout à coup, là, au fond de cette galerie qu’ilparcourait, ô saints et anges, là, oui, la radieuse, l’ineffableimpression d’une lueur !…

Une lueur bien faible, mais qu’importe !Une lueur !…

Les ténèbres n’étaient plus les ténèbres. Lesvoiles de l’épouvante étaient déchirés.

À mesure qu’il avançait, le murmure se faisaitgrondement et parfois clameur. La lueur indécise devenait lumièreviolente. Au fond de la galerie, dans une vaste rotonde, Passavantapercevait des ombres qu’éclairaient plusieurs torches.

Qu’étaient ces gens ?

Que faisaient-ils dans cescarrières ?

Passavant ne se le demandait même pas.Lorsqu’il ne fut plus qu’à une centaine de pas, il ne put davantagerésister, et il se mit à courir. Quels qu’ils fussent, ces hommesle sauveraient… Brusquement, à dix pas de la rotonde, ils’arrêta.

Parmi ces voix nombreuses, il venait dereconnaître une voix. Elle criait :

– Maître Caboche, voici les intentionsformelles de mon maître…

Et c’était la voix d’Ocquetonville !…

Passavant regarda, comme on peut regarderl’abîme. Près d’Ocquetonville, il vit Courteheuse et Scas, puisnombre de seigneurs bourguignons. Les autres étaient des bourgeoisqu’il n’avait jamais vus. Mais ce qui était sûr, c’est qu’il yavait là assez de gens qui voulaient sa mort !

Ainsi, devant lui, les Bourguignons.

Derrière lui, la galerie, les ténèbres, lafaim, la soif, l’épouvante.

Passavant n’hésita pas. Il se dit que mieuxvalait cent fois se jeter au milieu des Bourguignons et en finird’un seul coup plutôt que de subir encore les supplices del’abominable labyrinthe.

Il s’avança de quelques pas.

Mais maintenant, par la seule joie quesoulevait en lui la « lumière » des torches, unepuissante réaction s’accomplissait dans son organisme. Échapper àl’énorme ténèbre, c’était déjà vivre. Et vivre si peu que ce fûtlui rendait l’ardent amour de la vie.

Plus fort, plus maître de lui, Passavantconquit la prudence nécessaire.

Avant de se ruer à la mort en se jetant parmiles Bourguignons, il voulut voir s’il n’y avait plus pour lui aucunmoyen de remonter à la surface du monde.

Il se mit à regarder, à écouter…

VII – COMMENT FUT DÉCRÉTÉE LA GUERRECIVILE

Passavant, tout de suite, remarqua deux chosesqui, pour lui, étaient d’un immense intérêt. Cette assemblée setenait dans une salle à peu près ronde, et de dimensions assezvastes pour contenir une centaine de personnes. Or il n’y avait pasd’autre galerie aboutissant à cette rotonde que celle-là même où ilse trouvait. En face de cette galerie, à l’autre extrémité,commençait un escalier par où les Bourguignons étaient descendusdans cette salle. Tout danger de se perdre à nouveau dans le sombredédale était donc écarté pour Passavant. Ensuite, la possibilité deremonter au jour devenait formelle. Si bien que fermât la porte quesans doute il trouverait au haut de l’escalier, il pouvait venir àbout de l’ouvrir.

Dès lors, le plan de délivrance s’érigea dansl’esprit de Passavant.

Il y avait dans la rotonde une trentaine debourgeois et une dizaine de seigneurs bourguignons. Ces gensétaient fort occupés à parler ou à écouter.

Il était possible que le chevalier pût seglisser jusqu’au groupe sans attirer l’attention, se mêler auxderniers rangs, et, lorsque la conférence prendrait fin, s’en allertranquillement avec ces gens.

Si au contraire il lui était impossible des’approcher, il attendrait que la salle fût vide, et tenterait deforcer la porte. Il voyait tout ce qui se passait dans la rotonde.Il entendait tout ce qui se disait.

Caboche parlait. Et il représentait vingtmille bourgeois.

Ocquetonville représentait le duc de Bourgogneseulement, mais cela valait les bourgeois de Caboche. Nous disonsque ce Caboche était le porte-parole de la bourgeoisie près de serévolter. L’histoire a assez mal défini son rôle exact dans lagrande tragédie qui allait prendre pour théâtre Paris toutentier.

Il est probable que Caboche avait derrière luiautre chose que cette bourgeoisie alors courageuse à coup sûr, maisdont les prétentions aujourd’hui accomplies se dessinaient déjà. Lebourgeois, tout simplement, voulait remplacer le noble, dominercomme lui, laisser peut-être cependant quelque vagues libertés aupeuple, – mais le dominer.

– Maître Caboche, avait ditOcquetonville, je vais formuler devant vous et les vôtres lesformelles intentions de mon seigneur le duc de Bourgogne…

– Sire d’Ocquetonville, répondait Caboched’une voix âpre, votre maître avait promis de venir ici de sapersonne discuter avec nous la possibilité d’une guerre. Sans doutel’endroit est triste et sombre, triste comme notre existence,sombre comme nos pensées. Cette vieille carrière, c’est notre HôtelSaint-Pol, à nous. Quoi qu’il en soit, les hôtes que nous yadmettons nous sont sacrés. Peut-être votre maître a-t-il eupeur ? ajouta Caboche avec un sourire de dédain.

– Il s’appelle Jean Sans Peur ! ditOcquetonville en se redressant avec fierté.

– Alors pourquoi n’est-il pas venu ?cria Caboche dans un sauvage éclat de voix. Nous méprise-t-il donc,s’il n’a pas peur ? J’ai bien été, moi à l’hôtel deBourgogne ! Pourquoi le duc ne vient-il pas chez nous ?Sire d’Ocquetonville, ce n’est pas à vous de nous dire lesintentions du duc de Bourgogne. Qu’il vienne, et nousl’écouterons.

– Me voici ! dit une voix rude.

Tous les assistants levèrent les yeux vers lehaut de l’escalier d’où tombait cette voix. Passavant, lui aussi,regarda de ce côté. Et tous virent descendre, pas à pas, lentement,un homme de haute taille enveloppé dans son manteau. Quand il futarrivé au bas, cet homme laissa retomber son manteau. Les seigneursbourguignons s’inclinèrent très bas. Plus bas encore s’inclinèrentles bourgeois. Mais Caboche, après un bref signe de tête en formede salutation, s’avança et prononça :

– Jean de Bourgogne est le bienvenu chezCaboche !

Jean Sans Peur s’avança vers une table toutechargée de gobelets d’étain déjà remplis de vin, en saisit un, etavec cette théâtrale simplicité qu’il savait prendre àl’occasion :

– Maître Caboche, dit-il, vous avez buchez moi à ma prospérité, à ma gloire. Je bois ici au triomphe devotre espérance qui est la mienne.

Il choqua son gobelet contre celui de Caboche,et le vida d’un trait. Les seigneurs et bourgeois présents enfirent autant. Il y eut des cris d’enthousiasme. Il y eut desmenaces, des jurons, une sourde clameur monta de ce groupe d’ombresqui s’agitait dans la lueur rouge des torches, et enfin, dans labande des seigneurs éclata ce cri :

– Mort aux Armagnacs !

– Mort aux tyrans ! dirent lesbourgeois avec une nuance de voix qui indiquait que, pour eux, lesArmagnacs n’étaient pas le seul ennemi.

– Vive la liberté ! dit Caboche,d’une voix si grave et si profonde que Jean Sans Peur et les siensen tressaillirent.

Quand ce tumulte se fut apaisé, Jean Sans Peurse tourna vers Caboche et ses amis.

– Messieurs les bourgeois, dit-il,j’arrive un peu tard au rendez-vous que vous m’avez assigné. Cen’est ni par peur ni par dédain, comme a pu le dire maître Caboche.J’ai d’abord voulu savoir au juste ce que préparaient nos ennemiscommuns, les Armagnacs. Je le sais maintenant. Je vais vous ledire.

Un silence terrible s’établit dans la salle.Caboche ne perdait pas de vue le duc de Bourgogne, et à son airsombre, il devinait qu’il était porteur de graves nouvelles.

– Si cet homme est parmi nous,songeait-il, c’est qu’il a plus peur encore des Armagnacs que dupeuple. Je dois donc lui vendre notre alliance le plus cherpossible. Qui sait si notre liberté ne va pas sortir de cetteentrevue ?

– Seigneurs et bourgeois, reprit Jean deBourgogne, écoutez-moi. Et tâchons d’être d’accord non seulementsur la bataille qu’il va falloir engager, mais sur le partage desdépouilles si nous avons la victoire. Il faut qu’après le triomphenul ne puisse dire qu’il a fait un jeu de dupe, pas plus vous quemoi.

Ces paroles frappèrent vivement Caboche. Ellescorrespondaient à ses préoccupations secrètes. Il ne voulaitnullement assurer le triomphe des Bourguignons sur les Armagnacss’il ne devait rien sortir de bon pour le peuple. S’inclinant doncdevant le duc de meilleure grâce qu’il ne l’avait fait à sonarrivée :

– Monseigneur, dit-il, ce que vous diteslà est sincère ; je puis, moi, vous assurer dès maintenant dela victoire. Laissez-moi vous remercier. Pour la première fois, onnous traite en alliés, on reconnaît notre valeur, on proclame quesans le peuple, rien de bon n’est possible. Alliance, donc,alliance royale, et nous donnerons jusqu’à notre dernier écu,jusqu’à notre dernière goutte de sang. Ah ! laissez-moid’abord parler, monseigneur. Puisqu’il est question de partage quidoit se faire, vous devez apprécier notre part. Et pour cela, vousdevez d’abord apprécier notre apport dans l’œuvre commune. Écoutezdonc. La Cité !…

– Me voici, dit l’un des bourgeois ens’avançant.

– Combien d’hommes ? Combiend’argent ?…

– Deux cents hommes. Trois mille écusd’or.

À ce chiffre énorme de trois mille écus d’or,les seigneurs ouvrirent les yeux, émerveillés.

– Quoi ! dit Jean Sans Peur, tantd’argent et si peu de guerriers ?

– C’est la Cité, monseigneur, dit Cabocheavec un sourire. C’est le quartier des marchands d’or. Ils font cequ’ils peuvent. Mais écoutez ceci, maintenant. La Marine !

Un homme s’avança, petit, maigre, nerveux, etdit simplement :

– Quatre mille bons bougres tous armés,tous décidés à crever.

– Ah ! Ah ! fit Jean Sans Peur.J’aime mieux cela !

– Le Temple ! appela Caboche.

– Six cents hommes, mille écusd’argent.

– L’Université !

– Quatre cents écoliers enragés debataille, ne rêvant que plaies et bosses !

– Ils en auront, ils en auront ! ditJean Sans Peur.

Caboche continua l’appel des différentsquartiers de Paris.

Chacun donna son chiffre en combattants, et enpièces d’or – autre genre de combattant. Ce fut avec un froidorgueil qu’il énonça le total : dix-sept mille quatre centsbourgeois et artisans, tous bien armés ; environ cent millelivres parisis.

– Avec une pareille armée, ajouta-t-il,nous pouvons tenir tête aux troupes royales, – et même aux vôtres,monseigneur. Plus que le nombre, mieux que l’argent, nous avonsencore avec nous la volonté de vivre libres ou de mourir. Voilà quinous sommes et ce que nous valons. Maintenant, monseigneur, il fautque vous sachiez ce que nous voulons.

Jean Sans Peur écoutait avec une sombrestupeur cet homme qui lui parlait avec un tel orgueil, avec unesorte de rude familiarité, avec une force audacieuse et tranquille.C’était un artisan… à peine un bourgeois. C’était un manant…

Le duc de Bourgogne, après une longue minutede silence pensif, leva la tête, toisa Caboche, et dit :

– J’estime à sa valeur l’alliance quevous me proposez. Avant de savoir ce que vous voulez, vous, je doisvous dire ce que je veux, moi.

– Inutile, monseigneur ! dit Cabocheen secouant sa grosse tête.

– Par la Croix-Dieu, gronda Jean SansPeur, êtes-vous donc à ce point enorgueillis, messieurs de labourgeoisie, que vous ne puissiez attendre notre volonté ?

La troupe des seigneurs fit entendre unmurmure de menace, et les rangs jusqu’alors confondus se séparèrenten deux bandes distinctes : près de Jean de Bourgogne serangèrent les nobles, la main à la garde de l’épée : près deCaboche se massèrent les bourgeois, dans une attitude non moinsmenaçante.

Caboche leva la main, et tous écoutèrent.

– Duc et hauts seigneurs, dit-il, ce quevous voulez, nous le savons ; et c’est pourquoi il est inutileque vous le disiez. Ce que vous voulez, monseigneur, c’est letrône ! Nous sommes prêts à vous porter à l’Hôtel Saint-Pol.Cela dit tout, je pense !

Jean Sans Peur tressaillit. L’effroi, la rage,la satisfaction, l’espoir se confondirent dans son esprit. Il étaitétonné, humilié que ce manant, renversant les rôles, prit ladirection de la conférence. Mais tout lui criait qu’avec de pareilsalliés la victoire était à lui. Il jeta un rapide regard sur sesseigneurs. Cela voulait dire : « Laissons faire ;une fois dans la place, nous aviserons à étrangler l’allié quis’impose avec tant d’insolence. »

– Le roi Charles VI est fou, repritCaboche. Le duc d’Orléans est mort (Jean Sans Peur pâlit.) Le ducde Berry est trop fin renard pour nous. Le duc de Bourbon, qui seulpeut-être nous eût aidés sans rien nous demander vit à l’écart.Dans ces conditions, Mme la reine est libre depressurer le peuple de Paris pour satisfaire ses plaisirs. Lesgrands Seigneurs promènent autour de nous un faste qu’ils n’ont pasconquis et qui est fait du sang du nos veines. Nous sommes doncdécidés à porter au trône un homme qui nous garantira lapossibilité de vivre. Car ce n’est pas vivre que de travailler nuitet jour comme des bourriques (sic), uniquement pour vous enrichir,messieurs de la noblesse !

La voix de Caboche s’était mise à gronder. Lesveines de ses tempes s’enflaient. Ses yeux ternes s’enflammaient etjetaient des éclairs. Les seigneurs, frémissant de stupeur etpeut-être de terreur, l’écoutaient, immobiles, paralysés par tantd’audace. Et lui songeait :

– Oui, oui, aidez-nous d’abord à nousdébarrasser des tyrans qui détiennent l’Hôtel Saint-Pol, et puisvous y passerez aussi, ruffians ! Ni Valois, niBourgogne ! La Liberté !…

– Voilà un homme ! songeait lechevalier de Passavant qui du fond de sa galerie, écoutait toutcela.

– Pour le moment, reprit Caboche, vous,messieurs de Bourgogne, vous êtes avec nous, et vous nous consentezdes satisfactions que nous estimons à leur valeur. (Il reprenaitles termes de Jean Sans Peur). Les seigneurs du comte d’Armagnacannoncent, au contraire, qu’il est temps de dompter le peuple.Notre choix est tout fait. Nous sommes avec vous contreArmagnac !

Cette fois, le front de Jean Sans Peurs’éclaira d’une joie sauvage.

– Mort à Armagnac, dit froidementCaboche. Mais une fois la bête tuée, messeigneurs, nous voulonsnotre part. Êtes-vous décidés à nous la donner ?

Jean Sans Peur leva la main, de ce gesterapide et assuré de l’homme à qui les serments ne coûtent que lapeine de les faire :

– Parlez, dit-il, parlez sans crainte. Jejure Dieu, si je mets sur ma tête la couronne de France, de tenirpour valables toutes les conditions que vous m’imposerez.

– Et vous, seigneurs ? demandaCaboche.

– Nous ratifions, répondirent lesBourguignons.

– L’un de vous sait-il écrire ?continua Caboche.

Les seigneurs se regardèrent, haussèrent lesépaules, éclatèrent de rire. Non ! Aucun ne savait ou nevoulait avouer qu’il savait écrire :

– Toute cette ribaudaille est folled’orgueil, murmura l’un d’eux.

– Eh bien ! dit tout à coup JeanSans Peur, j’écrirai donc, moi.

Caboche tressaillit de joie. Non qu’il crûtplus valable le traité parce qu’il serait de la main de Jean SansPeur, mais ce qui lui était une rare sensation de puissance que decourber ainsi le redoutable féodal jusqu’à se faire scribe desvolontés populaires. Et l’on vit ce spectacle étrange : le ducde Bourgogne s’assit à la table où des plumes, de l’encre, desfeuilles de parchemin étaient disposées. Près du duc assis, Cabochedebout appuya son poing à la table. Et il parla. À mesure qu’ildictait, Jean Sans Peur écrivait :

– D’abord, rétablissement de toutes lesmaîtrises et communautés de métiers. Rétablissement des dixeniers,cinquanteniers et quarteniers. Rétablissement de toutescongrégations.

– Ce sont les droits qui ont été abolispar le roi régnant, dit le scribe ; il est juste qu’ils soientrétablis.

– Ensuite, continua Caboche, il faudraaussi rétablir la prévôté des marchands, l’échevinage, son greffe,sa juridiction. Nous demandons que les rentes et deniers communs dela ville soient déclarés inaliénables et que le roi n’y puissetoucher sous aucun prétexte. Nous demandons que la juridiction quiest au prévôt soit transportée de droit à l’Hôtel de Ville.

– Tout cela est légitime, dit le scribeavec un sourire goguenard que Caboche saisit parfaitement.

– Nous demandons que tous métiers etconfréries aient droit de se réunir sans aucune permission du roiou de ses suppôts. Ces assemblées devront se tenir quand, où etcomme il plaira aux corps de métiers.

« Nous demandons le droit de tendre leschaînes de nos rues, de nous armer, de choisir par élection nosprévôts et échevins. Nous demandons le droit d’acheter le sel oùbon nous semble et au prix que nous voulons. Nous demandons ledroit de ne rien payer au confesseur. Nous demandons que le luxedes femmes nobles soit réduit à de justes proportions. Nous voulonsenfin que dans le conseil du roi nous puissions faire entrer deshommes que nous aurons choisis et qui seront nos porte-parole. Nousdemandons que le roi ne puisse rien faire qui n’ait été ratifié parnos conseillers… que nos impôts surtout soit soumis à unevérification de ces mêmes conseillers…

Caboche s’arrêta. Le grondement de sa voixs’était accentué. Lui-même comprenait que des paroles définitivesallaient sortir de ses lèvres brûlantes.

– C’est tout ! dit-il brusquement.C’est tout pour le moment, ajouta-t-il en lui-même.

Le scribe duc avait écrit avec une sorte derage. Chaque parole de celui qui dictait était une offense mortellepour la noblesse, un lambeau de privilège qui s’en allait auvent.

Jean Sans Peur signa. Il tendit le parchemin àCaboche qui le passa à un bourgeois, lequel savait lire et se miten effet à relire à haute voix toute cette énumération. Quand cefut fini, Caboche, une fois encore, demanda :

– Messeigneurs, êtes-vous décidés à nousdonner ce que nous demandons ?

Et tous, d’une seule voix, répondirentencore :

– Nous ratifions !

Ils ratifiaient un projet de traité qui, toutcompte fait, jetait les bases d’une monarchie constitutionnelle.Alors Caboche se tourna vers le duc de Bourgogne et, d’une voixgrave, lui dit :

– Monseigneur, dès ce moment, vous êtesnotre chef. Nous vous jurons obéissance jusqu’à exterminationcomplète de nos ennemis communs. Quand vous nous donnerez lesignal, nous serons prêts.

– C’est bien, dit Jean Sans Peur. Un demes gentilshommes vous apportera le mot d’ordre.

– Lequel ? fit Caboche.

– Celui-ci, dit le duc de Bourgogne.

Et il désigna Courteheuse qui s’inclina.

– Messieurs les bourgeois, reprit JeanSans Peur, je compte sur vous. Comptez sur moi !

C’était la fin de la conférence.

– Ouf ! songea le chevalier dePassavant. Il est temps que cela finisse. Je n’en puis plus de faimet de soif. Mais voici nos gens qui s’en vont. Il s’agit d’ouvrirl’œil.

Jean Sans Peur, le premier, avait montél’escalier, suivi de la plupart de ses seigneurs.

Puis Caboche et ses bourgeois disparurent àleur tour.

Ocquetonville, Scas et Courteheuse formaientl’arrière-garde. Ocquetonville monta, puis Scas. Courteheuse jetaun dernier coup d’œil sur la salle et commença à monter aussi.

Dans la rotonde, les torches continuaient àbrûler.

Cet escalier, en effet, aboutissait aux cavesde la maison d’un bourgeois, lequel se chargeait de toute la miseen scène. Ce bourgeois attendait que ses hôtes fussent tous partispour descendre éteindre les torches et fermer enfin la porte…

Vers la cinquième ou sixième marche,Courteheuse se sentit saisi par le bras. Quelqu’un était derrièrelui. Et ce quelqu’un lui disait :

– Un mot, s’il vous plaît, sire deCourteheuse.

Courteheuse se retourna. Il vit un homme quiportait l’épée… l’un des gentilshommes du duc, sans doute. Dansl’ombre, il ne pouvait le distinguer.

– Que voulez-vous ? demandaCourteheuse.

– Vous parler. Et comme il est inutileque nos amis entendent ce que j’ai à vous dire, faites-moil’honneur de redescendre ces quelques marches. Je vous retiendraiune ou deux minutes à peine.

Courteheuse jugea qu’il avait affaire àquelque ennemi qui voulait lui donner un rendez-vous sur lePré-aux-Clercs. Rapidement il repassa dans sa tête la liste de sesennemis, mais comme elle était nombreuse, il y renonça vite.D’autre part, il n’arrivait pas à distinguer les traits de cetennemi. Mais comme à tout prendre c’était un gentilhomme qui,sûrement, était de la maison de Bourgogne, il n’hésita pas. Ilcommença donc à redescendre en disant :

– C’est à moi personnellement que vous enavez ?

– À vous-même !

– Courteheuse ! Courteheuse !cria la voix de Scas. Viendras-tu, mort-diable ?

– Je vous rejoins ! criaCourteheuse. Allez toujours ! Vous voyez, monsieur, je suisattendu. Parlez donc vite, s’il vous plaît. Qu’avez-vous à medire ?

Passavant découvrit son visage, sur lequel ilavait ramené son manteau, et se plaça de façon à être éclairé enplein par la lumière des torches. Courteheuse pâlit et murmurasourdement :

– Le chevalier de Passavant !

En même temps, il leva les yeux vers le hautde l’escalier, comme pour demander du secours.

Passavant se débarrassa de son manteau, tirasa longue rapière, et d’une voix qui résonna étrangement :

– Guines ! Guines ! tu es mortde ma main. Courteheuse, es-tu là ?

– J’y suis ! dit Courteheuse.

– Courteheuse, tu mourras de mamain !

En prononçant ces mots, d’un bond, il se plaçaentre l’escalier et Courteheuse. Et il tomba en garde. Courteheuseétait un chien enragé. Il suffisait de le démuseler pour qu’il sejetât sur les gens. Corps et âme au duc de Bourgogne, il avait pourlui, en mainte rencontre, risqué sa peau ; pour lui, il avaitaccompli plus d’une prouesse au détour des rues sombres.

Courteheuse, moralement lâche, avait donc dumoins cette intrépidité physique de l’homme qui, continuellement,joue sa vie contre une chance de fortune.

– Très bien, dit-il, vous voulez metuer ?

– Comme j’ai tué Guines. Comme je tueraiScas et Ocquetonville.

– Et pourquoi me tueriez-vous,voyons ? Dites-moi cela, que j’aie au moins la consciencetranquille avant de m’en aller retrouver mon brave Guines dans unmonde qui est évidemment meilleur que celui-ci, puisque vous nevous y trouvez pas… pas encore !

– Monsieur, dit Passavant avec sonsourire tout hérissé d’ironie, soyez sûr que le jour où je metrouverai dans ce monde meilleur, ce n’est pas vous qui m’en aurezmontré le chemin. Soyez sûr que si je vous y rencontre, jem’arrangerai de façon à vous écarter de ma route.

Il achevait à peine ce mot que Courteheuse, seruant sur lui l’épée au poing, lui porta un furieux coup de pointe,sans le prévenir, sans aucun de ces préliminaires qui alorspréparaient le combat. Le chevalier para d’un violent coup de fouetet éclata de rire :

– Ah ! ah ! je vous aime mieuxainsi ! Je vous retrouve ! Le coup de traîtrise vous va àmerveille !

Courteheuse ne disait plus rien. Pâle de rage,les dents serrées, il portait dans les yeux la volonté detuer ; il attaquait avec une calme assurance, car il demeuraitmaître de sa pensée et de son bras ; coup sur coup, il sefendait ; d’un bond, il se plaçait à droite de Passavant, puisà gauche ; il se jetait à plat ventre, et de sa dague,par-dessous, essayait de l’atteindre. Mais il avait affaire à unadversaire habitué aux ténèbres. Ses innombrables duels avec legeôlier de la Huidelonne avaient donné à Passavant l’habitude detoutes les feintes qu’on peut imaginer en escomptant la protectionde l’obscurité. Le chevalier ne bougeait pas de sa place. Ilcoupait toute retraite vers l’escalier, et c’était pour lui lepoint essentiel.

Dans cette salle obscure, dans ce souterrainsur lequel la galerie dégorgeait des flots de ténèbres que lestorches repoussaient à grand’peine, ce furent pendant quelquesminutes le cliquetis des aciers, les éclairs jaillissant des lamesentrechoquées, le tourbillon des deux hommes tantôt enlacés en uncorps à corps farouche, tantôt arrêtés, haletants, à quelques pasl’un de l’autre…

Courteheuse, après une dernière attaque où ilmit toute sa science, commença à reculer. Il était hors d’haleine.Les yeux sortaient de la tête. De pâle qu’il était, il était devenulivide.

– À mon tour ! dit froidement lechevalier.

Et il avança d’un pas pour préparer l’attaque…À cet instant, il sentit que son bras faiblissait, la rapière luidevint terriblement lourde, il sentit qu’elle allait lui échapper,ses doigts raidis se crispèrent ; en même temps, la mêmefaiblesse mortelle descendit à ses jambes…

C’était la faim, c’était la soif, c’était lecontre-choc de l’épouvante, c’était toute cette énorme fatigue del’horrible marche à travers les ténèbres.

Passavant comprit qu’il allait mourir.

Il avait fait un pas en avant. Il en fit deuxen arrière, en chancelant. Courteheuse eut un rugissement de joieféroce et, se jetant sur l’adversaire mourant, se fendit à fond,d’un terrible coup droit…

– Mort ! hurla-t-il dans un crifurieux.

Passavant était tombé sur un genou.

Mais il n’était pas atteint ! C’était lafaiblesse qui l’avait terrassé au moment où l’épée de Courteheusearrivait sur lui. L’épée passa par-dessus sa tête.

– Vivant ! râla le chevalier. Prenezgarde, monsieur, je vous tue !

C’était sublime, cet avertissement. MaisCourteheuse n’en fut pas touché. Voyant que son adversaire n’étaitpas blessé, il leva son épée et se pencha pour le clouer sur lesable. Dans le même instant, il s’abattit en arrière, les bras encroix, sans un cri, sans un soupir… De bas en haut, rassemblant sesdernières forces, Passavant venait de lui traverser la poitrine àl’endroit du cœur… Et alors, se relevant péniblement, il contemplaun instant le cadavre et répéta le mot de Courteheuse :

– Mort !…

Une minute, le silence dans la sombre rotondefut effrayant. Penché sur le cadavre, le chevaliermurmura :

– Mort de ma main. Mort comme Guines.Frappé au cœur comme Guines. Mort sans un soupir, comme Guines…

– Par l’enfer ! Par les griffes deSatan ! Par le nombril du pape ! As-tu juré de nous fairedamner ? Viendras-tu, Courteheuse ?

C’était la voix d’Ocquetonville. Passavantreleva la tête vers l’escalier, eut un étrange sourire, etcria :

– Me voici ! Je vousrejoins !…

– Nous partons, dit Ocquetonville.Rendez-vous à l’Hôtel !

– Je viens ! dit Passavant.

Rapidement, il s’empara du chaperon deCourteheuse et s’en coiffa. Puis il saisit son manteau et s’encouvrit. Alors, montant l’escalier d’un pas paisible, il se vitdans une cave où un homme lui montra un autre escalier, en luidisant :

– Hâtez-vous, mon gentilhomme. Voscompagnons, las de vous attendre, sont dans la rue.

– Le rendez-vous est à l’hôtel deBourgogne, n’est-ce pas ? fit Passavant avec le mêmesourire.

– Oui, seigneur.

Passavant monta et arriva dans une sorted’arrière-boutique où attendait une vieille femme qu’en passant, ilsalua gracieusement, comme il eût fait pour la plus joliefille.

– Pouvez-vous, lui demanda-t-il, me direà quel jour nous sommes ? Je vous en serais reconnaissant.

– Bien volontiers, dit la femme étonnéede la question, mais charmée du salut et de l’exquise politessequ’il y avait dans la voix de ce gentilhomme. Nous sommes àvendredi matin.

Passavant était entré dans les carrières en lanuit du lundi au mardi.

Il fit rapidement le compte et frémit.

– Comment suis-je encore vivant ?songea-t-il.

Il s’étonnait, il s’émerveillait d’être restétrois jours et trois nuits sans boire ni manger. Il ne savait pasce que savait Saïtano. C’est que l’agonie de la faim et de la soif,si elle est la plus effroyable, est aussi la plus longue ;elle peut durer dix jours et au delà.

– Vous faut-il quelque chose, mongentilhomme ? reprit la vieille femme.

Passavant restait là, honteux de ce qu’ilavait à dire. Il se décida tout à coup.

– Eh bien, oui, dit-il en tremblant, unpeu d’eau… si vous voulez bien…

– De l’eau ? Jésus ! Un flaconde bon vin, oui ! Pour un seigneur aussi aimable…

– Je vous en supplie, râla Passavant, unpeu d’eau… vite ! oh ! vite !

Comme il arrive toujours, l’idée qu’il allaitenfin boire déchaîna sa soif. Dans ces quelques secondes, ilsouffrit de la soif plus qu’il n’en avait souffert dans lesgaleries. Il eût tué. Il sentait sa tête s’égarer. La femme reparutportant un grand gobelet plein d’eau. Le chevalier le saisit avecfureur et le vida.

– Encore ! dit-il.

Cinq ou six gobelets d’eau furent apportéscoup sur coup par la bonne vieille, émerveillée qu’un gentilhommeeût une si belle soif et qu’il se contentât de boire de l’eau.

Le chevalier se sentait ranimé. Il sourit à lavieille et la remercia avec une effusion qui l’étonna plus encoreque le reste. Puis il sortit, et, bien qu’il eût été prévenu qu’onétait au matin, éprouva une véritable stupeur à voir le grandjour.

Dans la rue, les passants allaient etvenaient.

Mais d’Ocquetonville et sa bande avaientdisparu.

Passavant regarda autour de lui et se renditcompte qu’il se trouvait au pied de la montagne Sainte-Geneviève,sur le versant opposé à l’abbaye de Cluny. Il calcula la distancequi séparait l’abbaye du lieu où il se trouvait, et demeura effaréde constater combien minime était cette distance. Pourtant, ilavait marché, ah ! marché pendant des jours et desnuits ! Il frissonna de terreur. C’est alors seulement qu’ilse rendit un compte exact de ce qu’était l’effroyable labyrinthe deténèbres.

Passavant se secoua pour échapper à cesimpressions rétrospectives. Il se mit en route.

VIII – LES GUÉRISSEURS DU ROI

Ce matin-là, un dimanche, dans un misérablecabaret de la rue des Francs-Bourgeois (ce qui signifiait rue desvoleurs, des truands, des escarpes, si l’on veut) dans ce cabaret,donc, sombre, triste, nauséeux, Brancaillon, Bragaille, Bruscaille,inséparables dans l’infortune de leur fortune éclipsée, étaientassis sur un banc devant une table.

Les trois compères avaient la mine longued’une aune. Ils étaient blêmes ; ils avaient maigri ;Brancaillon était, en grosseur, réduit aux proportions d’un hommeordinaire ; Bragaille avait l’allure d’un moine au sortir desgrands jeûnes de carême ; quant à Bruscaille, c’était unsquelette. Ils claquaient des dents et roulaient des yeux terriblesvers la cuisine d’où s’échappaient des odeurs de basse catégorie,mais qui étaient pour eux d’ineffables parfums.

Et leurs costumes ! Ah ! certes, lestrois séides de Jean Sans Peur n’étaient plus ces gentilshommessinon brillants, du moins cossus, qu’ils étaient aux temps heureuxet lointains où ils habitaient l’hôtel de Bourgogne.

À des prix misérables, pour avoir de quoimanger un jour ou deux, ils avaient vendu à la grande friperie quisa casaque de buffle, qui son chaperon, qui ses belles bottes decuir fauve. Ils étaient emmaillotés d’étranges oripeaux ; ledernier mendiant de la cour des Miracles leur eût faitl’aumône.

Ils grelottaient. Dehors, il faisait un froidnoir. Le ciel, chargé de neige, leur était un muet anathème.

– J’ai froid ! dit Bruscaille enserrant les épaules.

– J’ai faim ! dit Bragaille enbâillant.

– J’ai soif ! dit Brancaillon enlouchant vers une outre installée dans un coin.

Ils eussent pu intervertir les couplets decette complainte. Faim, froid, soif, c’était toute leur vie depuistrois ou quatre jours. En effet, l’idée que Brancaillon avait émiseet qui avait été si triomphalement adoptée n’avait donné que depiteux résultats. Marion Bonnecoste, que Brancaillon s’était vantéde mener au doigt et à l’œil, leur avait offert un gobeletd’hydromel et ensuite les avait jetés dehors en disant :« J’ai assez à faire d’assurer ma propre vie. Allez en paix,compères, allez ! »

Alors ils tentèrent différentes fortunes quitoutes se montrèrent aussi cruelles les unes que les autres.Brancaillon essaya de s’embaucher parmi les débardeurs et mariniersdu fleuve ; mais, la Seine étant gelée, tout travail étaitsuspendu ; Bragaille alla offrir ses services au bedeau deSaint-Jacques-de-la-Boucherie ; mais peut-être l’eau desbénitiers était-elle gelée elle-même, car ses offres furentrepoussées avec perte et fracas ; nous n’avons jamais sud’ailleurs en quoi avaient bien pu consister ces offres.Bruscaille, de son côté, mit en mouvement les ressorts de sonimagination et proposa tout simplement de s’embusquer la nuit pourdétrousser le bourgeois ; mais, par ce temps de chien et deloup, le bourgeois lui-même était gelé sans doute ; ce fut envain que leur longue, patiente et grelottante faction attendit audétour des rues la victime récalcitrante : nul ne sortait lanuit.

Nous retrouvons donc nos gaillards àdemi-morts dans la salle de ce pauvre cabaret où, après uneaffreuse nuit passée à claquer des dents sous un auvent, ilsvenaient de s’introduire dans l’espoir de se réchauffer un peu.Après un long silence, Bragaille reprit dans un soupir :

– Pour le coup, nous sommes morts.

– Et dire, fit Bruscaille avec rage, direque l’infernal sorcier ose nous appeler les troisvivants !

– Est-ce de la cervoise ? duvin ? de l’hypocras ? de l’hydromel ?

C’était le maître du cabaret qui parlait, lespoings appuyés sur la table, et les examinait de cet air sérieuxqu’on a dans les affaires.

– Voulez-vous manger ou boire ?ajouta-t-il.

– Les deux ! fit Bruscaille avecdésinvolture, les deux ! Manger et boire, mon cher hôte, ceque vous voudrez… la moindre des choses.

– Oui, fit Brancaillon, une omelette, unpâté de coq de bruyère, un cuissot de chevreuil.

– Et à boire, que vous faut-il ?

– Peu de chose, dit Brancaillon en sepassant la langue sur les lèvres, tandis que ses deux compagnons,étourdis de son audace, le contemplaient bouche-bée Mettez-noustout simplement sur la table cette outre que je vois là, dans cecoin.

– Très bien ! dit le patron, et ilse plongea dans un profond calcul.

Bruscaille tressaillit, se pencha à l’oreillede Bragaille, et murmura :

– Il a dit : très bien !…

– Oui, palpita Bragaille. Nous sommessauvés.

– Très bien, reprit l’hôte en achevantson calcul. Celafait six livres, deux sols, huit deniers.

– Quoi ? fit Bruscaille d’un air destupéfaction indignée.

– Que nous raconte-t-il là ? dit deson côté Bragaille, avec une égale surprise.

– Je ne comprends pas, affirmaBrancaillon.

– Très bien, dit simplement l’hôte.

Il n’avait pas besoin de plus amplesexplications. Il allongea le doigt vers une pancarte crasseuseclouée au mur, et se mit à sourire en disant :

– Savez-vous lire ?

– Eh ! drôle ! Il n’est pasquestion de lire, dit Brancaillon avec candeur et fermeté. Il estquestion de…

– Oui. Très bien. Donc vous ne savez paslire. Ni moi non plus, mais je sais très bien ce qu’il y alà-dessus, vu que c’est moi-même qui l’ai fait écrire sous mesyeux, par maître Baluche établi dans la rue aux Écrivains. Il y aceci : « Crédit est mort. »

Les trois compères se regardèrent comme sicette nouvelle les eût profondément étonnés et que cela leur parûtchose invraisemblable. Puis Brancaillon, qui avait toujours desmots définitifs, prononça :

– Mais les morts ressuscitent. Nous avonsvu cela deux fois !

De plus en plus souriant, l’hôte cessa dedésigner la malheureuse pancarte, mais ce fut vers la porte quecette fois il allongea le doigt. Et il dit : Trèsbien !…

– Quoi ! qu’est-ce qui est trèsbien ? hurlèrent Bruscaille et Bragaille.

– Dehors ! dit l’hôte. Dehors !Il me faut de la place pour ceux qui boivent, mangent, etpaient.

À ce moment, dans l’encadrement d’une porte,au fond, se montrèrent deux ou trois hommes solides, tout prêts enapparence à prêter main-forte au cabaretier. Les trois pauvresdiables sentaient bien que, dans l’état où ils se trouvaient, ilsn’étaient pas de force à lutter.

Ils se levèrent donc, soupirant, reniflant,louchant et le dos voûté, la tête dans les épaules, se traînèrentvers cette porte extérieure que l’hôte leur désignait, qu’il leurouvrit gracieusement, et qu’ils franchirent les larmes auxyeux.

– Très bien ! dit l’hôte enrefermant la porte de son cabaret à cause du grand froid.

Bruscaille, Bragaille et Brancaillons’enfuirent. Cet horrible « très bien » leur entrait dansles oreilles avec la méchanceté d’une vrille perforante.

Ils marchaient l’un derrière l’autre,lentement, par les rues désertes où de rares passants se montraientde loin en loin, tout courants et soufflant dans leurs doigts.

Brusquement, la neige se mit à tomber. Elledescendait en lourds flocons qui ne tourbillonnaient pas, maiss’affaissaient tout droit, lentement, comme une nuée de papillonsblessés à mort. Cela tombait silencieusement, dans le silence desrues. En peu de minutes, Paris prit un étrange aspect denécropole…

Où allaient-ils, les pauvres bougres, tandisque dans leurs maisons closes, les bourgeois se chauffaient, le dosau feu, le ventre à table, comme il est dit dans la chanson ?Où ils allaient, ils ne le savaient guère ! Bruscaillereniflait, pourtant, le nez tendu vers on ne savait quoi. Peut-êtreavait-il une idée arrêtée, ou peut-être tout simplement le hasardle conduisit-il.

Toujours est-il qu’après d’interminablesmarches et contremarches dans la neige toute blanche, touteimmaculée, Bruscaille, soudain s’arrêta.

– Où diable sommes-nous ? fitBruscaille d’un air innocent.

Les deux autres regardèrent, levèrent les yeuxet reculèrent en frissonnant.

– L’hôtel de Bourgogne ! murmuraBragaille.

– Tiens ! C’est pourtant vrai, ditBruscaille. Si nous y entrions ?

Ils se regardèrent. Ils étaient livides. Etcette fois la peur était peut-être dans leurs âmes. Longtemps, ilsdemeurèrent ainsi, en arrêt devant la grand’porte de la forteresse,immobiles, silencieux, grelottant sous la neige implacable quitombait plus serrée, plus épaisse, plus morne… Une heure se passapeut-être, et alors Bruscaille reprit avec le calme dudésespoir :

– Ce soir, nous serons morts de froid.Autant en finir tout de suite.

– Eh bien ! dit Bragaille farouche,entrons et faisons-nous pendre.

Brancaillon bâilla. C’était un cri dedétresse. Bruscaille songeait.

– Peut-être, murmura-t-il. Quisait ?… Oui, peut-être !… Écoutez, nous allons entrer.Nous verrons monseigneur. Une fois là, pas un mot, tous deux, pasun geste. Laissez-moi faire. Laissez-moi parler. Et alors…peut-être !

Brusquement, il ajouta :

– Ou pendu, ou sauvé. Entrons !

La grand’porte était fermée, bien que lepont-levis fût baissé. Brancaillon s’apprêtait à donner de la voix,lorsque deux nouveaux personnages entrèrent en scène. C’étaientdeux moines qui, arrivant à grandes enjambées, tout couverts deneige, pareils à deux vivantes effigies de l’immortel BonhommeNoël, se présentèrent devant l’hôtel et appelèrent à grands cris.La porte s’ouvrit. Les révérends pénétrèrent dans la cour avancée.Bruscaille, Bragaille et Brancaillon s’y glissèrent à leur suite,et se trouvèrent nez à nez avec le capitaine des gardes.

Ce digne soldat prit d’abord une physionomiedes plus stupéfaites, tandis que les trois compères se confondaienten saluts ; puis cette stupeur fit place àl’indignation ; le capitaine fronça les sourcils etgronda :

– Comment, drôles, vous n’êtes pas mortset vous avez l’audace de vous présenter ici ?

– Mais, fit Bruscaille, puisquemonseigneur a déclaré que nous sommes les trois vivants !

– Oui. Mais vous deviez être morts,sacripants !

– Étant les trois vivants, il est justeque nous venions nous mettre au service de monseigneur.

– Oui. Mais vous deviez être morts,comment se fait-il ?… Tout ceci n’est pas clair, ajouta lecapitaine en jetant un regard soupçonneux sur nos trois pauvresbougres, comme s’il eût voulu s’assurer qu’ils étaient en chair etos. Arrivez, Monseigneur débrouillera la chose. Moi, je n’ycomprends rien.

– C’est comme moi, dit Brancaillon.

Ils suivirent le capitaine qui fit un signe àune douzaine de gardes. Aussitôt, nos gaillards se trouvèrentencadrés de hallebardes, cadre d’un bel effet décoratif, certes,mais dont ils se fussent bien passés.

Quelques instants plus tard, les troisprisonniers volontaires se trouvaient dans l’antichambre quiprécédait la salle des armes où le capitaine pénétra seul. Ilreparut en disant :

– Attendez, Monseigneur est en conférenceavec deux saints révérends, des personnages meilleurs à voir et àécouter que vous, méchants drôles, mauvais garçons !

C’était vrai. Jean Sans Peur conférait avecles deux moines qui venaient d’entrer dans l’hôtel. Ilss’appelaient l’un Pierre Tosant, et l’autre Martin Lancelot.C’étaient les deux ermites qui avaient été chargés de guérir le roiCharles VI en l’exorcisant.

Les deux ermites étaient debout, côte à côte.Le duc se promenait avec agitation.

– Notre mission est terminée, disaitTosant. À Dieu ne plaise que j’accuse ici le roi de mauvaisevolonté. Le pauvre sire, au contraire, ne demandait qu’à se laisserfaire.

– Il acceptait tout, ajouta Lancelot avecun soupir, et il eût bu…

– Il eût bu ! interrompit violemmentJean Sans Peur.

Les deux ermites échangèrent un regard dedésolation.

Le duc, peu à peu, se calma.

– Nous avons été saisis, reprit Lancelot,saisis sans que rien ne pût justifier un acte de violence exercécontre deux envoyés de Dieu et du duc de Bourgogne. Les gardes deSa Majesté, au moment même où, après avoir convenablement jeûné etprié, nous allions tenter le suprême exorcisme, se sont emparés denous. Non sans bourrades dont je porte les marques, ils nous ontmenés hors l’Hôtel Saint-Pol, et pour tout adieu, pour toutremerciement, leur capitaine, suppôt d’enfer, à coup sûr, nous acrié : Allez au diable !

– Et même, dit Tosant, il a juré que nousserions pendus si nous reparaissions jamais.

– Dites-moi comment les choses se sontpassées, et soyez bref, ordonna Jean Sans Peur.

Tosant fit alors tomber son capuchon, et saface maigre d’ermite habitué aux jeûnes et aux macérations apparut,fine et tourmentée ; une longue barbe blanche lui descendaitjusque sur la poitrine ; il avait le regard d’un illuminé. Ilse signa lentement et prononça :

– « In nomine patris, et filii,et… »

– Enfer et damnation ! gronda leduc. Gardez vos patenôtres pour une meilleure occasion, messire. Ils’agit ici de la santé du roi de France qu’il faut sauver de lafolie, car le royaume en a grand besoin.

– À qui le dites-vous, monseigneur !soupira Tosant. Notre pauvre ermitage a été trois fois pillé parces païens d’Anglais, chose que ne fût pas arrivée si notre bonsire eût été en état de les pourchasser. Eh bien, donc, lorsquevotre envoyé vint nous trouver et fit appel à notre science del’exorcisme, nous fûmes, frère Lancelot et moi, saisis d’un saintenthousiasme pour la mission qui nous était confiée. Pour plus desûreté, nous acceptâmes le flacon sauveur qu’il s’agissait de faireboire, et refusant les mules qu’on mettait à notre disposition,nous nous mîmes en route, marchant humblement à pied, et au bout detrois jours, nous étions à Paris, belle ville, certes, devantl’Hôtel Saint-Pol, magnifique forteresse, où, je dois le dire, nousfûmes accueillis avec respect.

Jean Sans Peur bouillait d’impatience. Mais,sans doute, il avait déjà pu apprécier l’humeur de Tosant et savaitque rien ne l’empêcherait de dévider son écheveau. Il gardait doncun prudent silence. Tosant continua :

– Nous fûmes donc mis en présence du roi.Nous devions, pendant huit jours, réciter des prières et faire lesgestes rituels qui chassent les démons. Le huitième jour, qui estcelui-ci, nous devions couronner notre œuvre en faisant boire ànotre sire cette liqueur qui, nous avait assuré votre envoyé,venait en droite ligne de Rome. Or, monseigneur, jusqu’à ce matin,tout marchait à souhait. Le roi était calme. Il riait de bon cœur.Il semblait heureux. Il revivait. Et ce fut ainsi tous les jours,toutes les nuits, sauf cette nuit où, dans une partie de sonpalais, retentirent soudain des grondements de bête sauvage, et oùle roi, avec tous ses gardes, courut chez la demoiselle deChampdivers…

Jean Sans Peur devint livide.

– Passez, murmura-t-il,passez !…

Un profond soupir gonfla sa poitrine. Ilmurmura le nom d’Isabeau, et un éclair de haine jaillit de sesyeux. L’ermite récitait une prière à voix basse, puis ilreprit :

– Nos gestes d’exorcisme eurent donc leplus heureux effet sur Sa Majesté. Ce matin, frère Lancelot et moi,nous dîmes chacun notre messe. Nous implorâmes le Très Haut. Puis,étant encore à jeun, nous gratifiâmes le roi de quelques nouveauxgestes[1].Enfin, le frère Lancelot tira desa cassette le précieux flacon, en versa le contenu dans une couped’or, et je dis au roi : « Sire, cette liqueur vient deRome. » Lancelot ajouta : « Et peut-être même deJérusalem. « Croix-Dieu, nous répondit dévotement le roi, ence cas, elle a fort voyagé et vient de lieux saints que je voudraisbien voir. » « Sire, dit frère Lancelot, il faut la boireet vous serez guéri. » « Est-ce du bon vin ? Voilàce que nous dit le roi, car il aime le mot pour rire. Nous nousmîmes à rire avec lui de bon cœur et le roi saisit la coupe pourboire.

– Ah ! ah ! fit Jean Sans Peur,sombre, haletant, la sueur au front.

Ici, les deux ermites multiplièrent les signesde croix et commencèrent une série de prières en se donnant laréplique. Leur profonde sincérité était évidente. Leurs espritstransposés dans l’état d’extase presque continuelle ne saisissaientque peu de choses des réalités de la vie.

– Le roi allait boire lorsque tout à coupentra la diablesse…

– La diablesse ? dit Jean Sans Peurqui tressaillit.

– L’envoyée de Belzébuth venue toutexprès pour empêcher la guérison du roi !

– Mais qui ? hurla le duc deBourgogne…

– La demoiselle de Champdivers ! ditLancelot en se signant avec précipitation.

– Malédiction ! murmura sourdementJean Sans Peur.

L’amour et la rage se livrèrent une rudebataille dans son cœur. Il la maudissait, et, si elle avait été là,il fût tombé à ses pieds.

– Elle entra, continua Tosant, courutjusqu’au roi, lui arracha la coupe et la vida dans les cendres dufoyer. Le roi la regarda faire sans un mot de révolte. Elle l’eûttué qu’il n’eût pas bougé. Il souriait, Monseigneur, il n’y a qu’unmoyen d’exorciser notre sire, c’est de la délivrer de ce démon…de…

– Assez ! gronda Jean de Bourgogne.Pas un mot sur elle, si vous tenez à la vie !

Tosant et Lancelot se regardèrent, effarés.Ils se disaient : « Monseigneur de Bourgogne aurait bienbesoin d’être exorcisé, lui aussi. La diablesse les tienttous. »

– Continuez, reprit Jean Sans Peur en secalmant.

– Eh bien, pour finir, la demoiselleayant vidé la coupe dans les cendres, comme je le disais, s’en vintvers nous, et, à voix basse, nous dit : – Ce que vous vouliezfaire est horrible. – Comment ? s’écria le frère Lancelot. –Taisez-vous ! dit-elle. Remerciez Dieu que je ne veuille pasavoir votre mort sur la conscience, et que je ne dénonce pas votreforfait. Je vais vous faire chasser. Allez disparaissez, et nerevenez plus jamais… » Alors, monseigneur, comme nousdemeurions muets, frappés de stupeur et d’horreur, elle revint auroi et lui dit : « Sire, je vous prie de faire sortirtout de suite ces deux hommes de l’Hôtel Saint-Pol. » Et leroi, qui a donné son âme à cette dia… à cette demoiselle, dis-je,le roi lui dit : « Puisque vous le désirez, qu’il en soitainsi ! » Tout aussitôt, il appela à grands cris soncapitaine, lequel, comme je vous le disais, nous fit saisir par sesgens d’armes. C’est ainsi, monseigneur, que nous avons été expulsésde l’Hôtel Saint-Pol, où nous étions venus sur votre ordre pourexorciser, sauver, guérir notre sire le roi.

Ayant achevé cette péroraison d’une voixrapide et nasillarde, l’ermite ramena son capuchon sur son visageet se croisa les bras. Lancelot l’imita.

Jean Sans Peur songeait. Maintenant, c’étaitd’un pas lent et fatigué qu’il parcourait la grande salle desarmes. Il songeait. Et dans sa tête retentissait avec fracas le nomd’Odette. Il murmurait :

– Me voici donc encore arrêté par lafatalité. Tout était prêt. Je n’avais qu’à donner le signal àCaboche. La ville se soulevait. Et, tandis que la meute immense sedéchaînait sur les Armagnacs, moi, je marchais sur l’HôtelSaint-Pol… où il n’y avait plus de roi… Il faut reculer encore.

Il s’arrêta, tout pâle, le menton dans une deses mains, les yeux fermés.

– Et qui sait, poursuivit-il, qui sait sidemain, ce soir, on ne découvrira pas que l’assassin du ducd’Orléans, c’est moi !… Et alors…

Il frémissait d’épouvante. Il est certain que,malgré sa puissance et son audace, la découverte qu’il redoutaitlui eût été, à ce moment, fatale. Sans aucun doute, il eût étéarrêté, livré au bourreau…

– Odette ! Odette ! cria-t-ilen lui-même. Ce n’est donc plus seulement mon amour qui veut que jete prenne dans mes serres et t’emporte dans le vol de mapassion ! Odette, tu es donc, toi aussi, un obstacle sur laroute du trône ! Odette, c’est donc aussi mon rêve d’ambitionqui… Eh bien ! par le ciel !… Messire, dit-il en revenantsur les ermites, acceptez jusqu’à demain l’hospitalité dans monhôtel, puis vous reprendrez la route de votre ermitage.

Les deux personnages s’inclinèrent.

Jean Sans Peur appela. Le gouverneur del’hôtel et le capitaine des gardes entrèrent ensemble.

– Qu’on donne à ces deux révérends lesmeilleurs appartements, ordonna le duc ; qu’on les traitehonorablement, qu’on leur fasse bonne cuisine surtout, car ils ontjeûné à notre service. Allez, messires, et puisse l’hospitalité del’hôtel de Bourgogne vous faire oublier celle de l’HôtelSaint-Pol !

Les deux moines suivirent le gouverneur. Alorsle capitaine des gardes s’avança sur le duc, et d’une voixnarquoise :

– Monseigneur, dit-il, il y a là, dansl’antichambre, trois autres ermites qui veulent vous voir.

– Trois ermites ? fit Jean Sans Peurétonné.

IX – L’ERMITAGE DE BRUSCAILLE ET Cie

Le duc de Bourgogne ayant donné l’ordred’introduire ces saints personnages, le brave capitaine, de plus enplus goguenard, s’en fut les chercher et les poussa devant lui àgrandes bourrades. Ils entrèrent par rang de taille, tâchant deprendre la même allure dégagée, conquérante que jadis, au temps deleur splendeur. Mais ils étaient si blêmes, si minables, sidépenaillés que le duc, d’abord, ne les reconnut pas. Puis,fronçant les sourcils, il gronda en fixant tour à tour chacun destrois ermites :

– Bruscaille !…

– Oui, monseigneur, et ce n’est pas mafaute si je ne suis pas mort !

– Bragaille !…

– Ressuscité bien malgré moi,monseigneur !

– Brancaillon !…

– J’avais soif, monseigneur, alors…

– Comment se fait-il que vous ne soyezpas morts ?

Brancaillon avança le pied et, avec samajestueuse tranquillité, répondit :

– C’est que monseigneur nous a affirméque nous étions les trois vivants. Alors…

Bragaille lui bourra les côtes : il étaitconvenu que Bruscaille seul parlerait. Brancaillon rentra dans lerang. Le duc, l’un après l’autre, les saisit entre le pouce etl’index, d’un air très dégoûté.

– Capitaine, dit-il, regardez-moi cesmauvais garçons. D’où sortent-ils ? En quels bouges ont-ilsété se rouler ? Sont-ils assez ignobles ? Et ils ontl’audace de se présenter ainsi à l’hôtel de Bourgogne !

Ils jubilaient tous trois. Ils s’attendaient àune plus terrible réception. Ils devinaient dans les injures queleur octroyait leur maître une joie secrète mais réelle. Faut-il ledire ? Oui, sans doute, car les personnages tout d’une pièceen beauté ou en laideur sont du domaine du rêve. Jean sans Peur eutune minute bienfaisante. Sa joie de revoir ces trois animauxdomestiques fut exempte de tout calcul. Morts, il n’eût plus penséà eux. Les retrouvant vivants, il s’avisa qu’il les avait regrettéset que leurs faces patibulaires, leurs gestes de matamores, leursattitudes exagérément dévouées avaient manqué à sa vie ordinairependant ces quelques jours. Quand il les eut suffisamment injuriés,tournés, retournés, bourrés de coups, quand il se furent remis enligne, la main à la garde absente d’une épée imaginaire, il s’assitcomme un juge dans un grand fauteuil, allongea les jambes et seversa dans sa vaste coupe d’or une rasade d’hypocras sur laquelleles trois compères louchèrent fortement. Puis il dit :

– Racontez-moi comment vous vous êtesévadés du cachot de l’hôtel de Bourgogne.

– En dormant, monseigneur !

Ce fut au tour de Jean sans Peur d’êtreétonné : le mot lui parut tellement ironique. Pourtant,Brancaillon l’avait prononcé dans la sincérité de son âme.

– C’est bon ! dit brusquement leduc. Dites-moi ce qui vous est arrivé. Ne mentez pas.

Le moment était venu pour Bruscaille dedéployer toute son ingéniosité de mensonge.

– Monseigneur, dit-il, pour vous mettre àmême d’apprécier, je dois reprendre les choses au début.

– Ah ! fit Jean sans Peur, tâched’être plus bref que les ermites !

– Les ermites ? fit Bruscailleinterloqué.

– Eh, oui ! s’écria le capitaineavec un gros rire, les ermites ! Et vous aussi, n’êtes-vouspas des ermites ?

Jean sans Peur tressaillit. Il eut pour lestrois compères un étrange regard qui contenait une idée.

– Des ermites, murmura-t-il. Pourquoipas ?… Allons, raconte, Bruscaille, et sois bref.

– Eh bien, monseigneur, c’est difficile àcroire, c’est terrible à dire, mais l’homme à qui nous avons euaffaire est mort ou vivant à son gré. Voilà où gît toute ladiablerie qui nous a attiré votre magnanime colère.

Jean sans Peur pâlit un peu. Le capitaine sesigna et dit :

– Le fait est que j’ai vu mort dans sonsac le sire de Passavant, bien mort, je le jure !

– Brancaillon l’avait assommé d’un seulcoup de poing, affirma Bruscaille en levant la main.

– Après ? dit Jean sans Peur.

– Après, nous portâmes donc le sac aubord de l’eau, selon les ordres. Une pierre au cou, une pierre auxpieds, nous le mîmes dans la barque. C’est ici, monseigneur, quecommence notre mensonge. Nous n’avons pas jeté le cadavre dansl’eau. Mais nous avons une excuse : au moment où Bragaille etBrancaillon se baissaient pour le saisir et le précipiter, lecadavre se mit debout, oui, monseigneur, debout dans son sac, et jevous jure que j’aimerais mieux regarder en face la potence où jevais être accroché que de revoir ce sac debout, silencieux, fantômequi nous glaçait d’horreur…

– Vous avez eu peur, dites-le !ricana le capitaine, très peu rassuré, d’ailleurs.

– Peur ? Oui, par laCroix-Dieu ! Et vous-même, capitaine, tout brave que vousêtes, vous eussiez tremblé en voyant ce sac se déchirer de haut enbas… Le mort vivait, monseigneur, et je ne sais ce que vous auriezfait à notre place, mais nous, sans songer, nous piquâmes dans lefleuve. Quand nous fûmes au bord, nous regardâmes vers le milieu dela Seine : bah ! cadavre, sac, barque, tout avaitdisparu. C’est pour cela que nous avons été mis au cachot.

Le capitaine ne ricanait plus. Le duc étaitsombre. Sûr d’avoir produit son effet, Bruscaille reprit :

– Au cachot, monseigneur ne l’ignore paspeut-être, nous sommes tombés dans un profond sommeil. Quand nosyeux se sont ouverts, nous étions chez le sorcier du diable.

Les trois se mirent à trembler, et Brancaillonhurla :

– Nous sommes vivants !

– Sur la table, dit Bruscaille engrelottant, sur la table de mort, nous avons vu le mort. Et nous,monseigneur, nous étions des enfants enchaînés. Que voulait fairele démon ? Je l’ignore. Mais lorsqu’il a voulu faire lachose…

– La chose ? gronda Jean sans Peurtout pâle.

– Je ne sais laquelle ! Maislorsqu’il a voulu la faire, le mort était vivant… Le chevalier dePassavant nous a délivrés. Voilà, monseigneur. Depuis, nous mouronsde faim…

– Et de soif, dit Brancaillon.

– Tuez-nous, monseigneur. Nous aimonsmieux cela que d’errer comme des loups. Vous le disiez : noussommes trois bons vivants, et…

– Vous êtes, dit Jean sans Peur en selevant, vous êtes trois fieffés imposteurs. Qu’on les conduise auxfourches de l’arrière-cour !

En même temps, le duc dit quelques mots àl’oreille du capitaine qui disparut. Bruscaille, Bragaille etBrancaillon se regardaient piteusement. La fin de leur noblecarrière était proche. Ce n’était pas sans regret, nous devons ledire, qu’ils s’apprêtaient à quitter cette vallée de douleurs oùpourtant ils avaient trouvé quelques bons moments. Bruscaillepleurait, Bragaille soupirait. Brancaillon s’était mis à chanter àtue-tête, et, comme le duc s’éloignait, il remplit la coupe d’or etla vida d’un trait.

– Voilà du fameux, dit-il en suçant lebout de ses moustaches. Je consens à être pendu tous les matins sion veut m’en donner autant, et du pareil.

À ce moment, les gardes faisaient irruptiondans la salle. Les trois pauvres diables furent entourés, poussésau dehors, conduits avec force horions jusqu’à l’arrière-cour oùils virent trois nœuds coulants accrochés aux fourches, etl’exécuteur du duc de Bourgogne qui, en sifflant un air joyeux,graissait convenablement les cordes.

– Haut et court ! cria le capitaine.Haut et court !

– Allons, dit le duc qui entrait dans lacour, qu’on fasse vite ! Ces dignes ermites consentent àconfesser les trois drôles. J’accorde cinq minutes pour laconfession.

Pierre Tosant et Martin Lancelots’approchaient.

– Je n’ai rien à dire, fit brusquementBrancaillon.

Et il reprit sa chanson qui faisait rougir lesdeux révérends. Quant à Bragaille et à Bruscaille, de bonnevolonté, ils commencèrent à se confesser, le premier parce qu’ilcroyait à l’efficacité de cette cérémonie, l’autre parce qu’ilespérait retarder le moment fatal. Or, pensait-il, tant qu’on a lesyeux ouverts, tant qu’on respire, fût-ce au bout d’une corde, il ya de la ressource. Le hasard est si capricieux !

Tosant eut donc Bruscaille. Lancelot pritBragaille. Les cinq minutes s’écoulèrent, et le capitainecria :

– C’est assez ! Qu’on leur mette lacorde au cou !

– Mais, protesta Bruscaille, j’ai à peinecommencé. Grâce à Monseigneur, j’en ai long à dire à ce sainthomme. Je veux bien être pendu, mais je dois songer à mon âme, parles pieds fourchus de Satan !

Bref, cinq nouvelles minutes furent accordées,au bout desquelles, malgré les cris, les larmes, les supplications,l’exécuteur de l’hôtel leur passa le nœud coulant autour ducou.

À l’autre extrémité de chacune des troiscordes deux aides, deux solides gaillards s’apprêtaient à tirerpour guinder en l’air les condamnés. La terrible minute étaitarrivée. Brancaillon ne chantait plus. Bragaille récitait unedernière prière. Bruscaille grommelait des jurons. Tous troisétaient livides.

– Attention ! cria joyeusementl’exécuteur, de l’ensemble, et du cœur au travail. Une, deux,trois, tirez ! Tirez ferme !…

Les six aides, deux par deux à chaque corde,se mirent à tirer.

Les nœuds coulants se serrèrent. Brancaillontira la langue, et Bruscaille, de son accent gouailleur, luicria : « Pas encore, animal ! Tu auras le temps toutà l’heure. » Les aides tirèrent encore et les trois malheureuxcommencèrent à perdre pied… C’était la fin ; ils eurent lefrisson de la mort et fermèrent les yeux.

– Arrêtez ! dit Jean sans Peur.

Les nœuds coulants se détendirent. Brancaillonmurmura : « Pourquoi arrêter ? Je n’y comprendsrien. » Bragaille palpitait. Bruscaille ouvrit un œil, regardale duc et jubila : « Je le savais bien,moi ! »

– Voyons, dit le duc, vousrepentez-vous ?

Un triple rugissement qui était uneprotestation fervente de dévouement lui répondit.

– Eh bien, reprit le duc, je consens àvous faire grâce de la vie, mais à une condition : vous vousferez ermites.

– Ermites ! Frocards !Évêques ! Papes ! Tout ce que vous voudrez,monseigneur !

Quelques minutes plus tard, les trois compèresse retrouvaient dans les cuisines de l’hôtel.

– Qu’on leur donne à manger, avait dit leduc, qu’on les habille convenablement, qu’on les laisse dormirjusqu’à demain, et puis nous verrons.

– Voilà de généreux ordres et plaisants àentendre, murmurait Bruscaille. Mais pourquoi diable devons-nousnous faire ermites ?

Ce fut une ripaille monstrueuse, et il fallaitêtre les gens qu’ils étaient pour passer avec une telledésinvolture de la potence à table. Pour finir, ils furent portésivres-morts dans leur dortoir où, le lendemain matin, ilstrouvèrent chacun un équipement complet qui ne laissa pas de lesétonner.

– Qu’est-ce que cela ? fit tout àcoup Bruscaille.

– Que signifient de telles hardes ?ajouta Bragaille.

– Du diable si j’y comprendsgoutte ! affirma Brancaillon.

Ces équipements dont nous parlons, c’étaient,en effet, des équipements de moines, y compris le froc à capuchon,la corde pour ceindre les reins, le chapelet.

– C’est vrai, reprit Bruscaillesérieusement étonné, nous devons nous faire ermites. Mais pourquoiermites ?

Quoi qu’il en fût, ils commencèrent à revêtirles vêtements de dessous, que devait couvrir le froc.

– Oh ! fit soudain Brancaillon, unedague !

– Moi aussi ! dit Bragaille.

– Moi aussi ! fit Bruscaille.Ah ! ah ! nous ne serons donc qu’à moitié ermites ?De bonnes dagues, courtes, solides, faciles à la main… Allons,compères les beaux jours ne sont pas finis !

Il y eut un éclat de rire terrible. Ils seretrouvaient, les sacripants, prêts à en découdre, prêts à foncersur l’ennemi qu’on leur désignerait. Et ce fut joyeusement qu’ilsendossèrent les frocs sous lesquels se cachaient les dagues.

À ce moment, Tosant et Lancelot entrèrent dansle dortoir.

– Ventre du pape ! Venez-vous nousconfesser encore ? cria Bruscaille.

– Non, mes frères, dit Tosant, nousvenons vous apprendre le métier.

– Le métier ? Eh ! mort dudiable, quel métier vaut le nôtre ?

– Le métier d’ermite, dit Lancelot. Ilfaut que vous appreniez à exorciser.

– Bah ! fit Bragaille goguenard entouchant sa dague, nous avons là de quoi exorciser tous lespossédés de Paris. Laissez faire, mes révérends. Le métier, nous leconnaissons, oui !

– Il faut que vous appreniez les paroleset les gestes. Écoutez bien, et retenez.

Malgré leur répugnance, les trois sacripantsdurent écouter la leçon qui leur fut faite, et qui dura jusqu’ausoir, interrompue seulement par un plantureux dîner auquel Tosantet Lancelot prirent part.

Pendant ce temps, ceci est à noter, le duc deBourgogne était à l’Hôtel Saint-Pol, en grande conférence avec lareine Isabeau de Bavière.

Sur le soir, donc, Jean sans Peur revint à sonhôtel.

Il se fit amener Bruscaille, Bragaille etBrancaillon qu’escortaient toujours Tosant et Lancelot.

– Savent-ils le métier d’ermite ?demanda le duc.

– Presque aussi bien que nous, réponditLancelot dont les idées n’étaient plus très nettes.

– Sont-ils capables d’exorciser lepossédé qu’il s’agit d’arracher au diable ?

– Ils savent faire les gestes, ditTosant. Mais quant aux paroles sacrées…

– Les paroles importent peu, gronda Jeansans Peur d’un accent terrible. S’ils savent les gestes…

Bruscaille écoutait avec une attentionpassionnée. La voix rauque, âpre et funèbre du maître lui donnaitl’ardeur de la bataille.

– Les gestes, dit-il, nous les savonstous, monseigneur, oui… tous !

L’œil de Jean de Bourgogne se fit sanglant.Sourdement, il murmura :

– Tous ?…

– Oui, dit Bruscaille froidement. Et siles gestes de ces révérends ne suffisent pas pour exorciser lepossédé en question, il en est un que nous savons, dès longtemps,monseigneur…

Il frappa sur sa dague et du regard,interrogea le maître. Jean sans Peur eut une courte hésitation, etenfin, dans un souffle :

– Oui ! dit-il.

Bruscaille, Bragaille et Brancaillonfrémirent. Quelqu’un était condamné. Qui ?

– Monseigneur, dit Bruscaille, il nousreste à apprendre le nom du possédé…

– Vous le saurez, fit Jean sans Peur plussombre. Le possédé demeure dans votre ermitage.

– Notre ermitage ?…

– Oui. L’ermitage que vous allez habiter.Venez. Je vais vous y conduire !

Six heures du soir venaient de sonner. La nuitétait noire, mais les neiges accumulées sur les chaussées,accrochées à toutes les arêtes, réverbéraient des clartés blanches.Le froid était violent, l’air cinglait.

Or, par les rues, s’acheminait une bande quequelques bourgeois, à l’abri derrière leurs vitres épaisses,regardaient passer avec étonnement. C’étaient cinquante cavaliersmarchant au pas, enveloppés jusqu’au nez de leurs manteaux fourréssous lesquels les mêmes bourgeois, à certains mouvements pouvaientvoir briller les cuirasses et les dagues. Les manteaux portaientsur l’épaule gauche la croix rouge de Saint-André, et les bourgeoispensaient :

– C’est Mgr le duc de Bourgogne qui s’enva faire visite à quelque haut baron…

C’était Jean sans Peur, en effet.

Il marchait à plus de vingt pas en avant deson escorte, afin qu’on ne l’entendît pas parler. Et il parlait àtrois révérends qui, montés sur des mules, cheminaient près delui.

C’était Jean sans Peur qui donnait sesdernières instructions à Bruscaille, Bragaille et Brancaillon.

On arriva à l’ermitage !

L’escorte mit pied à terre. Jean sans Peurdonna du cor. Un pont-levis s’abaissa… le pont-levis de l’ermitageoù Bruscaille, Bragaille et Brancaillon allaient faire les gestesd’exorcisme… le geste !

Cet ermitage, c’était l’Hôtel Saint-Pol.

X – DANS L’ERMITAGE

Lorsque Bruscaille se vit dans l’HôtelSaint-Pol, il ne put s’empêcher de frémir. Il perdit la tête et,tout pâle, ne sachant plus ce qu’il faisait, saisit le duc deBourgogne par le bras. Il paraît que Jean sans Peur se trouvaitlui-même dans une peu ordinaire situation d’esprit, car il nesongea pas à relever cette étonnante familiarité.

– Ainsi, murmura Bruscaille, l’homme quenous devons…

– Exorciser ! interrompit vivementle duc.

– Oui, exorciser… Il habite donc l’hôteldu roi ?…

Jean de Bourgogne planta son regard dans lesyeux du sacripant et répondit :

– C’est le roi !

Bruscaille ploya les épaules. Le coup étaiteffroyable, même pour un gaillard qui, en plein estomac, avait reçuplus d’une proposition de ce genre. Un moment, il demeura toutétourdi. Jean sans Peur reprit :

– Songe que les cordes de la potence,là-bas, sont toutes graissées. Ainsi, choisis sans crainte, monbrave.

– Mon choix est tout fait,monseigneur ; nous exorciserons le roi, la reine, tout l’HôtelSaint-Pol, si vous y tenez. Pendu là-bas, songeait-il, c’est toutde suite. Pendu ici, j’ai quelques jours devant moi. En quelquesjours, tout peut arriver, même la mort de notre généreuxmaître.

– As-tu bien compris tamission ?

– Ah ! monseigneur, vous voulezm’humilier !

– Te rappelles-tu bien tout ce que tu asà faire et à dire, et à quel moment vous aurez à agir ?

– Oui ! murmura sourdementBruscaille d’un accent sauvage. Vous venez de nous donner la vie.Nous allons la risquer pour vous. N’en parlons plus etmarchons.

À travers les jardins couverts de givre, ons’avança vers le palais du roi. Bientôt, on se heurta à une femmequ’escortaient deux hommes. La femme échangea quelques mots rapidesavec Jean sans Peur, puis s’en alla.

Si Bruscaille avait pu voir le visage de cettefemme, il eût reconnu Isabeau de Bavière !

– Suivez ces deux gentilshommes !ordonna Jean sans Peur.

Et lui-même se recula, s’enfonça dans la nuit,disparut dans la direction du palais de la reine. Il est probableque les deux gentilshommes en question avaient dans la journée reçudes instructions détaillées.

– Venez, révérends ermites, dit l’un desgentilshommes.

Bragaille et Brancaillon se regardèrent avecun sursaut, puis :

– Ah ! oui, ermites ! ditBragaille.

– Ventre du pape ! il me semble quecela se voit assez, dit de son côté Brancaillon.

On arriva au palais du roi. On traversa desantichambres remplies de gens d’armes qui s’inclinaient avecrespect sur le passage des révérends.

Dans l’après-midi, le bruit s’était répanduque trois saints ermites allaient arriver pour remplacer les sieursTosant et Lancelot qui n’avaient rien fait de bon et qu’il avaitfallu chasser. On disait des merveilles de ces trois nouveauxguérisseurs profondément versés dans l’art d’exorciser lespossédés. C’est donc accompagnés par des regards de sympathie et devénération que les trois drôles parvinrent jusqu’aux appartementsoù le roi, prévenu de la visite qu’il allait recevoir, lesattendait, sans impatience, il faut le dire.

Le roi avait été préparé à cette visite par leprieur des Célestins, homme des plus vénérables en qui il avaittoute confiance. Il est d’ailleurs à noter qu’avant de parler àCharles VI, ledit prieur avait longuement conféré avec Isabeauet Jean sans Peur.

Quoi qu’il en soit, Bruscaille, Bragaille etBrancaillon furent introduits dans une très belle salle où unevingtaine de gentilshommes, parmi lesquels se trouvait le duc deBerry, faisaient leur cour au roi.

– Messieurs, dit Charles VI ensouriant, retirez-vous et cédez la place aux envoyés de Dieu.

Tous les regards convergèrent curieusement surles ermites qui avaient eu soin de rabattre leurs capuchons surleurs visages pour cacher leur émotion. On s’accorda à leur trouverune belle prestance.

Le duc de Berry reniflait, souriait de sonsourire cauteleux, jetait un bizarre coup d’œil sur les ermites, etruminait des pensées de soupçon.

– Hum ! songeait-il, je donneraisbien ma chaîne d’or pour savoir ce que la reine et mon cousin deBourgogne pensent de ces drôles. Sire, dit-il, nous laissons VotreMajesté aux prises avec Dieu, que nous apportent ces saintspersonnages. Puissent-ils réussir mieux que Tosant etLancelot !

La salle s’était vidée.

Il n’y avait plus en présence des ermites quele roi, une jeune fille et un grand gaillard dégingandé.

– Voici, murmura Bruscaille, voici celledont je dois me défier, et à qui je dois dire…

Cette jeune fille, c’était Odette deChampdivers.

Cet être maigre, souple, haut sur pattes,c’était Jacquemin Gringonneur.

– Approchez-vous, mes révérends,approchez-vous, dit le roi.

Ils avancèrent à l’ordre comme ils faisaientdans l’hôtel de Bourgogne, sur une seule ligne, et d’un seulmouvement, saluèrent. Charles les considérait, émerveillé.Bruscaille gardait son sang-froid. Mais Bragaille et Brancaillonroulaient des yeux terribles. Ils étaient ahuris de stupeur etpeut-être d’effroi. Le roi ! Ils se trouvaient devant leroi !

Odette, pâle et pensive, les regardaitfixement, cherchant à résoudre le problème qui se dressait, sedemandant si ces trois ermites n’étaient pas là pour poignarder leroi comme Tosant et Lancelot étaient venus pour l’empoisonner (sansle savoir, il est vrai, mais Odette ignorait quelle part de bonnefoi il y avait eu dans la tentative des deux ermites qu’elle avaitexpulsés).

Gringonneur tournait autour de ces troismoines, les saluait jusqu’à terre par devant, leur tirait la languepar derrière, cherchait à soulever les frocs pour voir ce qui secachait dessous.

– Ne touchez pas, vous ! tonitruaBrancaillon en assénant un coup sec sur le poignet deGringonneur.

– Oh ! Oh ! fit Gringonneur enfrottant son poignet, diable soit du révérend ! Vous avez lamain aussi dure que pouvait l’avoir Ajax, fils de Télamon, saintermite !

– Ajax ? fit Brancaillon en toisantle peintre, qu’il y vienne !

– Voyons, dit Charles, comment vousnomme-t-on, mes dignes frères ?

Ils s’inclinèrent en chœur et du même geste sefrappèrent l’estomac (leçon de Tosant).

– Sire, c’est moi frère Bruscaille, lefameux Bruscaille (Gringonneur dressa les oreilles) qui a extirpéquinze démons du cœur ou du ventre de divers possédés.

– Bruscaille ! fit le roi en riant.À la bonne heure, voilà un nom. Et vous ?

– Sire, c’est moi frère Bragaille(Hein ? fit Gringonneur), le célèbre Bragaille qui a guéritreize déments rien qu’en leur mettant la main sur la tête.

– Bragaille ! s’écria Charles. Voilàqui est encore mieux. Et vous ?

– Sire, c’est moi frère Brancaillon (Plusde doute ! murmura Gringonneur), l’illustre Brancaillon quiassomme un bœuf… non, mort-diable ! qui vide une outre…Ah ! par les cornes ! par les tripes ! par lesboyaux !…

Le pauvre Brancaillon n’était plus du tout aufait de sa leçon. Il s’arrêta, tout suant, tout effaré. Les deuxautres étaient consternés. Le coup était manqué. À l’horizon deleur imagination, ils virent la potence. Mais tout aussitôt ilsfurent saisis d’une joyeuse stupeur. Le roi riait à cœur-joie. Loinde s’indigner de ces jurons intempestifs, le roi témoignait pourBrancaillon de la plus vive admiration et criait :

– Brancaillon ! Ah ! pour lecoup, c’est un vrai nom d’ermite ! Mieux que les autres !Bruscaille, c’est bien, Bragaille, c’est mieux, mais Brancaillon,par Notre-Dame ! Et ces oremus, ces prières ! Comment,dit-il ? Par les tripes ? Les tripes de qui, mon dignerévérend ?

– Eh ! sire, les tripes du diable,si vous voulez, ou les boyaux du pape, à votre choix.

Le roi éclata. Il y avait longtemps qu’on nel’avait entendu rire d’aussi bon cœur. Il criait :

– Voilà des ermites qui me plaisent. Ilsme guériront, par les boyaux ! par les tripes !

– Sire, balbutia Bruscaille, nous vousguérirons avec les gestes.

– Les gestes ? Eh ! mon dignerévérend, laissez-là vos gestes. J’ai eu assez de ceux de Tosant etde Lancelot. Faites-moi rire comme votre acolyte, c’est tout ce queje demande.

Brancaillon, fier de son succès, ouvrait déjàla bouche pour envoyer une nouvelle bordée de jurons. Bragaille luimarcha sur les pieds. Odette regardait et écoutait tout celasérieusement. Quant à Gringonneur, à force de tourner autour desermites, il finit par entr’ouvrir un froc.

– Ah ! ah ! dit-il. Je croyaisbien vous reconnaître, mes révérends, pour vous avoir vus déjà.

– Nous ! s’écria Bruscaille indigné.Notre ermitage est près de Tours (leçon de Lancelot) et nous n’ensommes sortis que pour venir ici.

– Votre ermitage, damnés ruffians, est àla Truie pendue !…

Il y eut un silence. D’un charmant mouvement,Odette se plaça devant le roi comme pour le défendre. Gringonneurricanait. Le roi était sombre.

– Sire, reprit le peintre, ces ermitesportent sous le froc la casaque de cuir et la dague.

Charles se leva, la figure changée.

– Mon capitaine des gardes ! dit-ild’une voix rauque. Gringonneur allait s’élancer.

À ce moment, Bruscaille, rapidement,s’approcha d’Odette et, à voix basse, lui glissa cesmots :

– C’est le chevalier de Passavant quinous envoie ! C’était le mot d’ordre…

Une des plus belles idées de Jean sansPeur…

Odette était là pour protéger le roi. Odetteavait déjoué déjà Tosant et Lancelot, il fallait faire d’Odette unealliée des trois nouveaux ermites. Pâle de rage et de jalousie, leduc avait indiqué à Bruscaille le nom de Passavant comme seulcapable d’inspirer à Odette les confiances nécessaires.

Or, il ne savait pas à quel point ce nom étaitadmiré, vénéré par le formidable trio.

Ce fut avec ferveur que Bruscaille parla dePassavant. Il y avait une telle sincérité, une telle ardeur dedévouement dans son accent que, dans l’instant même, Odette futconvaincue.

– Sire, dit-elle d’une voix rapide etoppressée, je sais pourquoi ces hommes sont armés. Sire, je saisqu’ils sont là pour vous protéger, vous… et moi. Sire, ayezconfiance. Je réponds d’eux !

Gringonneur fut stupéfait. Mais le roi leva lamain :

– Il suffit, dit-il. Tout ce qui méritevotre confiance, mon enfant, mérite aussi la mienne. – Monsieur,dit-il au capitaine qui entrait en ce moment, veuillez donner desordres pour que ces trois révérends soient logés dans mon palais.J’entends qu’on les respecte, et qu’ils ne manquent de rien. Commeils semblent de joyeuse humeur, je veux qu’ils soient bien nourris,et à cet effet, on leur donnera des viandes de mes cuisines.

Brancaillon, radieux, mit un pied en avant etdit :

– Et les vins, Sire ?

– Pardieu, compère, des meilleurs !des meilleurs !

– « Domine, salvum fac regemnostrum ! » chanta Bragaille enthousiasmé.

– « Salvum fac bonumvinum ! » hurla Brancaillon.

Dans les antichambres, on écoutait avecrespect ces vociférations, et on se disait : « Voilà lesermites déjà à l’œuvre. Ils ne perdent pas de temps. Le roi, pourle coup, va guérir. »

Gringonneur s’était enfoui dans un fauteuilet, avec admiration, contemplait cette scène. Odette, cependant,avait entraîné Bruscaille à part.

– Vous l’avez vu ? demandait-elle,haletante.

– La preuve, dit sincèrement Bruscaille,c’est que je suis vivant… Et mes compagnons aussi. Sans lui,madame, nous serions morts déjà je ne sais combien de fois.

– Où est-il ? Quefait-il ?…

– Ce qu’il fait ? Sûrement, il rôdeautour de l’Hôtel Saint-Pol.

– Où l’avez-vous vu ? Que vousa-t-il dit ? Parlez franchement et vous n’aurez pas à vous enrepentir. Je veux tout savoir.

La pauvre Odette espérait que Bruscailleallait lui dire : « Il m’a parlé de vous. » MaisBruscaille, si fin qu’il fût, ne pouvait lire dans la penséed’Odette. Il était d’ailleurs fort préoccupé, ce digne sacripant.Il se sentait sur un terrain glissant. Le moindre mot pouvait fairedécouvrir la fourberie. En outre, une rude bataille se livrait dansson esprit. Il se fût fait tuer pour Passavant. S’il n’obéissaitpas à Jean sans Peur, il était pendu.

– Madame, dit-il, nous avons vu le sirede Passavant il y a quelques jours. Nous allions mourir. Il nous asauvés – sauvés de la mort la plus affreuse, ajouta-t-il engrelottant. Vous ne savez pas ce que c’est que la table de marbre.Et les escabeaux ! Dieu vous préserve de le savoir jamais, manoble Dame. Mais enfin nous fûmes sauvés.

– Sauvés par lui…

– Oui, madame. Et il nous ditalors : « Vous êtes des drôles, des sacripants, desfrancs-bourgeois, des gens de sac et de corde… » Il nous eneût dit cent fois plus, madame, nous eussions tendu le dos. Quandil nous eut gratifié de force bourrades agrémentées de doucesparoles, comme je viens de vous l’expliquer, il a ajouté :« Si vous voulez me faire plaisir, trouvez un moyen depénétrer dans l’Hôtel Saint-Pol et d’y rester. Vous verrez le roi.Vous verrez la demoiselle de Champdivers. Vous ferez ce qu’ellevous dira de faire. Soyez bien armés pour pouvoir livrer batailles’il le faut. »

– Oui, murmura Odette, peut-êtrefaudra-t-il livrer bataille ! Peut-être en veut-on à la vie dece pauvre sire, comme on en veut à la mienne, comme on en voulait àcelle de mon malheureux…

Au souvenir du vieux Champdivers, elle se mità trembler et des larmes coulèrent. Bruscaille la regarda et futétonné de trouver une émotion dans son cœur qui n’avait jamaisbattu.

– Mort du diable, songea-t-il. Si lemoment terrible arrive, nous daguerons de roi, puisqu’il le faut.Mais par l’enfer, que nul ne s’avise de toucher au sire dePassavant et à cette noble fille !… Madame, reprit-il, nousavons donc cherché le moyen d’entrer ici. Nous avons appris queTosant et Lancelot avaient été chassés. Nous avons donc pensé quenous pourrions les remplacer, d’autant mieux qu’avant de nous fairetruands, nous nous étions faits ermites pendant plusieurs années.On fait ce qu’on peut pour gagner sa pauvre vie. Je dois direpourtant que le métier de coupe-bourse est plus agréable que celuid’ermite. Mais laissez faire, nous connaissons les paroles et lesgestes…

– Les gestes ? demanda Odette,tandis que Bruscaille cherchait sa voie parmi ses mensongesqu’entre-croisaient des vérités.

– Les gestes qui exorcisent, dit-il. Nousles savons mieux que Tosant. Tenez, regardez !

Il fut certain pour Odette que ces troisétranges ermites connaissaient Passavant, qu’ils l’aimaient etl’admiraient, qu’ils avaient été envoyés par lui. Le reste n’avaitque peu d’importance. Elle résolut donc de ne pas s’opposer à leurspratiques d’exorcisme, de façon qu’aux yeux de tous ils fussentseulement des ermites venus pour tenter une fois de plus laguérison du roi.

Les gestes ! Déjà Bragaille etBrancaillon les avaient entrepris, Bruscaille, plein d’émulation etdésireux surtout d’échapper aux précises questions d’Odette, courutse joindre à eux.

Gringonneur suivait la scène d’un regardcurieux et soupçonneux.

XI – SURPRISE DE THIBAUD LE POINGRE

Maintenant que nous voici rassurés sur le sortde nos trois ermites, nous pouvons jeter un coup d’œil sur lasituation de certains de nos personnages, et notamment sur celle dusieur Thibaud Le Poingre, que nous retrouvons en son auberge de laTruie pendue.

L’enseigne brisée par Gringonneur avait étéréparée tant bien que mal et remise en place de sorte qu’on n’eûtpu se douter de la bataille qui avait eu lieu chez Thibaud.

Vermeil et rieur, l’hôte de la Truiependue continuait à exercer, avec sa malice et sa bonne humeurordinaires, les charges de sa profession. Nous reprenons contactavec ce célèbre hôtelier le lendemain matin du jour où le chevalierde Passavant avait échappé au labyrinthe – et, par conséquent, laveille du jour où nous avons revu Bruscaille et Cie.

Ce matin-là, samedi, maître Thibaud Le Poingres’activait comme d’habitude à la bonne tenue de son auberge,gourmandait joyeusement Lubin et Perrinet, et Pervenche et LaBoulgreuse, buvait un coup de vin par-ci, jetait par-là un regardaux cuisines.

– Maître, fit un valet en s’approchant,voici un seigneur qui met pied à terre devant l’auberge.

– J’y vais !

Il se précipita vers la porte et se trouva nezà nez avec un grand gaillard à fortes moustaches noires qui juraitcomme un païen.

– Thibaud ! criait-il, Thibaud dudiable ! Faudra-t-il que mon cheval attende ton bon plaisiravant d’être conduit au râtelier ? Sache, manant, que cettenoble bête vient de faire ses dix lieues d’une traite. Du diable sije ne meurs d’envie de te couper les oreilles !

Le fait est que ce pourfendeur avait unephysionomie des moins rassurantes. Thibaud s’empressa de donnersatisfaction à ce peu endurant seigneur qui, voyant son cheval auxmains du garçon d’écurie, entra en disant :

– À manger, mort-Dieu ! À boire,mort-diable ! Holà ! drôles ! que l’on quitte toutouvrage pour venir me servir ! Et vous, maître Thibaud,savez-vous qui je suis ?

– Sans doute ! fit tranquillementThibaud. Qui ne vous connaît ? Vous êtes le sire Tanneguy duChatel, celui-là même qui faisait partie de la maison deBourgogne.

– Tais-toi, drôle ! tonna le nouveauvenu.

– Et que monseigneur Jean deBourgogne…

– Te tairas-tu, manant !

– A fait gourmer par les sires de Scas,de Courteheuse, d’Ocquetonville et de Guines, acheva Thibaud LePoingre dont la figure se rida d’innombrables sourires demalice.

On ne sait jusqu’où se fût portée la fureur dusire du Chatel si le même Thibaud, changeant soudain d’attitude etse courbant autant que lui permettait la majesté de son ventre,n’eût murmuré :

– Messire, on vient de parfaire en mescuisines un pâté d’anguilles digne de Jupiter et de Juno, commedirait mon compère Gringonneur. Ventre-Joye, mon capitaine, iln’est pas pour les damnés Bourguignons !

– Et pour qui, alors ? fit Tanneguysoudain apaisé.

– Pour vous, ou le diable m’emporte. Oneût dit que je vous sentais venir. Lubin, ai-je dit ce matin,prépare-nous un pâté d’anguilles, tu sais, comme les aime leseigneur du Chatel qui s’y connaît !

Tanneguy du Chatel était à cette époque unhomme de quarante ans, rude, violent et gourmand, l’attitude d’untranche-montagne, au demeurant un vrai brave, très mêlé auxsanglantes querelles de son temps. Il était vindicatif, et Jeansans Peur s’en aperçut bien, plus tard, au pont de Montereau.

Ainsi que Thibaud venait de le rappeler, ilavait été d’abord l’un des fidèles de Jean sans Peur. Que sepassa-t-il ensuite entre eux ? Nous l’ignorons. Toujoursest-il que Tanneguy se sépara du duc de Bourgogne sans pour celadevenir un ennemi. Mais un beau jour, ou plutôt une nuit, il futattaqué par une bande qui le laissa pour mort. Tanneguy ne mourutpas. Il avait la peau dure. Mais il fut d’autant plus ulcéré que lebruit de l’algarade se répandit dans Paris. Or, en tête desassaillants, il avait parfaitement reconnu les compagnonsordinaires de Jean sans Peur.

Tanneguy se fit le serment de vengeance, etcomme il était violent, incapable de tenir sa langue, commença laguerre en disant partout à haute voix tout le mal possible du ducde Bourgogne, ce qui était d’ailleurs une vraie preuve de courage,car à ce petit jeu il risquait tout bonnement sa vie.

Tandis, donc, que Thibaud Le Poingrebavardait, faisait l’éloge de son pâté d’anguilles et de nombreusesautres victuailles dont il comptait régaler son hôte, Tanneguy duChatel dégrafait son ceinturon et son buffle, se débarrassait deson chaperon, enfin prenait toutes les dispositions nécessairespour se livrer en toute conscience à une de ces plantureuses agapestelles qu’on les concevait en un temps où l’on mangeait comme on sebattait – à outrance. Il s’assit donc à une table devant le fameuxpâté d’anguilles, et, près d’attaquer :

– Asseyez-vous là, maître, vous me ferezraison.

– Oh ! oh ! dit Thibaud avecinquiétude. C’est trop d’honneur, capitaine !

– Soyez tranquille, dit Tanneguy, j’ai dequoi payer double écot. Ainsi…

La face de l’hôte rayonna. Il prit donc placevis-à-vis de Tanneguy, non sans admirer la condescendance de ceredoutable capitaine ; il se demandait pourquoi on lui faisaitun tel honneur, mais il n’en perdit pour cela ni un coup de dent niun coup de gosier.

Lorsque le dîner fut achevé, lorsqu’on eutplacé devant le capitaine un flacon de vin d’Espagne, il mit sescoudes sur la table, se pencha vers Thibaud, et, à voixbasse :

– Ainsi, vous n’aimez pas lesBourguignons ?

– Pour eux, tout au plus la friture degoujons. Mais quant au pâté d’anguilles…

– Parlez franchement… Détestez-vous lesgens de Bourgogne ?

– Je les ai en horreur, assura LePoingre, du même ton dont il eût dit à Scas : « Je tiensles Armagnacs en détestation. »

– Très bien, fit du Chatel. En ce cas, jepuis me fier à vous. J’eusse pu jeter mon dévolu sur vingt de vosconfrères, mais je me suis dit : Maître Thibaud est un bravehomme qui ne me trahira pas. Et puis, c’est l’endroit de Paris oùl’on mange les meilleurs pâtés.

Il faut avouer que Thibaud, pour le coup, futtouché. En effet, l’amour qu’il professait pour sa belle auberge etsa réputation était profond et sincère.

– Parlez, messire, dit-il. Ventre-Joye,il ne sera pas dit qu’un brave capitaine comme vous aura eu faim etsoif à la Truie pendue.Quant à être trahi, soyez sanscrainte. Ici on mange trop bien pour trahir.

Tanneguy fut rassuré. Se penchant doncdavantage et baissant la voix :

– Maître Thibaud, dit-il, j’ai été aviséque les maudits Bourguignons me veulent attaquer dans mon logis. Àpeine suis-je remis de mes blessures dont ils m’ont couturé lecorps que, déjà, ils songent à me meurtrir. Chez moi ! ajoutaTanneguy avec rage.

– Lubin ! cria Thibaud, un autreflacon !

– Je veux vivre, poursuivit du Chatel ense versant une rasade. D’abord, je trouve que la vie est bonne,moi. Ensuite, je veux me venger. J’attendrai mon heure. Elleviendra, soyez tranquille. En attendant, les Bourguignons tiennentle haut de la chaussée, et ne nous laissent que le ruisseau. J’aidonc résolu de ne pas les attendre en mon logis, et…

– De vous cacher ! fit étourdimentThibaud.

– Maître, dit froidement du Chatel, lesgens comme moi ne se cachent pas. Je vais me retirer pour quelquesjours en embuscade dans votre auberge. C’est une ruse deguerre.

– Sans contredit ! Ruse de guerre…J’y suis, capitaine. Allez toujours.

– C’est tout. Avez-vous une belle etbonne chambre à me donner pour huit jours. Je paie d’avance, ajoutadu Chatel en faisant sonner son escarcelle.

Thibaud se mit à réfléchir. Et, certes, lachose demandait réflexion.

– Une chambre, une belle et bonnechambre, bredouillait-il. Heu. Nous disons belle et bonne, et payéed’avance. Belle affaire, ventre-joye ! (Si les Bourguignons lesavent, méditait-il, c’est la ruine, c’est la Truie penduemise à feu et à sac, et moi pendu à la place de mon enseigne.) Sansaucun doute, capitaine. Mais vous avez dit ruse de guerre… (Si jerefuse, il va m’étriper.) C’est donc que vous vous tiendrez coidans votre chambre, sans vous montrer à âme qui vive ?

– C’est mon intérêt, affirma Tanneguy. Jevous promets que nul ne saura…

– Venez ! dit rapidement Thibaudaprès un nouveau coup d’œil vers la porte.

Il entraîna Tanneguy du Chatel au fond de lasalle, où, derrière une porte, commençait l’escalier. Une fois àl’abri de cette porte, Thibaud se sentit rassuré et, sans savoirpourquoi, éclata de rire.

– Mort-Dieu ! fit-il. Ce n’est pasque j’aie peur… J’ai fait mes preuves. Je vais vous donner lachambre dont s’était emparé ce fameux truand, le sire dePassavant.

– Passavant ? fit Tanneguy.

– Oui. Celui qui a meurtri le ducd’Orléans. C’est moi qui l’ai arrêté.

– Ah ! ah ! Contez-moi cela.J’aime les beaux faits d’armes.

Thibaud commença à monter l’escalier. À chaquemarche, il s’arrêtait pour gesticuler. Son visage ensoleillé riait.Il n’avait pas l’air de bien croire à ce qu’il racontait. Mais celal’amusait tout de même de le raconter. Suant, soufflant, cramoisi,Thibaud raconta donc l’exploit. Homère eût dit qu’il lechantait.

– Oh ! C’est donc un bien rudebatailleur ? fit du Chatel intéressé.

– C’est-à-dire que dix, vingt épées nelui font pas peur. Je crois me connaître en bravoure, capitaine. Ehbien, je jure qu’après vous cet homme est le plus brave de Paris.C’est dommage, vraiment, qu’il soit sans sou ni maille et qu’il aitfailli me ruiner. Voyant donc que les gens d’armes n’osaient pasmonter pour le saisir, je fais signe à mon ami Gringonneur. Il mesuit. Nous montons. Vous connaissez Gringonneur, n’est-cepas ? Vous savez qu’il n’a peur de rien…

– Oui, il boit bien, dit Tanneguy. Moinsbien que moi, toutefois, car je l’ai fait rouler sous la table.

– Intrépide comme moi, Gringonneur mesuit. Les gens du guet se décident alors. Nous montons, tous, moien tête, Gringonneur derrière moi, et nous arrivons à cette porteque vous voyez…

Ils étaient arrivés devant la porte de lachambre qu’avait occupée Passavant. Thibaud continua :

– Pour arrêter le truand, je n’avaisd’autre arme qu’une toute petite lardoire. Gringonneur était là oùvous êtes, son épée à la main. Derrière lui, l’escalier était pleinde gens d’armes qui me disaient de faire attention et que j’allaisme faire tuer. Comme bien vous pensez, je ne les écoutais pas. Jedis à Gringonneur : Y es-tu ? – Oui, me répondit-il.

– Alors, j’ouvre la porte toutegrande…

Et Thibaud ouvrit la porte, d’un mouvementsuperbe.

– Et j’entre en criant de toutes mesforces…

Et Thibaud entra en criant en effet :

– Rends-toi, truand ! Pas derésistance inutile !

– Or çà, maître Thibaud, dit une voixpaisible, devenez-vous enragé de venir ainsi réveiller les gens quidorment tranquillement chez eux ? Fermez cette porte, je vousprie. Il fait assez froid, je pense !

La bouche ouverte, les yeux exorbités, lescheveux hérissés, Thibaud demeurait pétrifié au milieu de lachambre où il venait d’entrer. Il était devenu très pâle,c’est-à-dire que son visage avait pris les teintes de la rose aulieu de celles de la brique. Enfin, un soupir gonfla sa vastepoitrine, et il put balbutier :

– Le chevalier de Passavant !…

– Fermez donc la porte, par laCroix-Dieu !…

– Je rêve, je rêve ! bégayaitThibaud.

– C’est moi que vous empêchez de rêver.Maître Thibaud, je vous préviens que si cela continue, je quitteraivotre auberge et irai m’installer ailleurs…

– Quoi ! C’est vous ! C’estbien vous que je vois !…

– Et qui voulez-vous que ce soit ?dit le chevalier qui éclata de rire et se souleva sur le coude.

Il était allongé sur le lit, tout habillé, etparaissait sortir d’un profond sommeil. À ce moment Tanneguy duChatel, étant entré, referma la porte en disant :

– Monsieur le chevalier a tout à faitraison. Il fait froid, et vous êtes un drôle, maître Thibaud, delaisser ainsi les portes ouvertes.

En un clin d’œil, Passavant fut sur pied et,sans avoir l’air d’y toucher, alla décrocher sa rapière qu’ilceignit aussitôt. Puis, saluant Tanneguy :

– Monsieur, dit-il, vous êtes le bienvenuchez moi…

– Non, dit Tanneguy, chez moi !

– Monsieur, reprit le chevalier, saluantde plus belle, malgré la façon bizarre dont vous vous introduisezchez moi, faites-moi l’honneur de vous y asseoir un instant.

– Ne vous gênez donc pas, dit Tanneguy,prenez cet escabeau et, bien que je sois assez surpris de vous voirinstallé chez moi, reposez-vous-y tant qu’il vous plaira…

– Seigneur ! Seigneur ! Commentcela va-t-il finir ? gémit Thibaud en levant ses bras courtsvers le plafond.

Le chevalier de Passavant se prit à sourirecomme il souriait parfois quand la main lui démangeait. Tanneguyfronça les sourcils et se mit à tordre sa formidable moustache.Tous deux ensemble se tournèrent vers l’infortuné Thibaud.

– Suis-je chez moi ? demanda lechevalier.

– Sans doute !

– Suis-je chez moi ? grondaTanneguy.

– C’est sûr !

– Je ne vois plus qu’une chose à faire,dit Tanneguy, c’est de prier monsieur de franchir la porte.

– Je ne vois plus qu’une chose à faire,dit Passavant, c’est de jeter monsieur par la fenêtre.

Les deux adversaires, un instant, semesurèrent. Dans la même seconde, les fers virent le jour. Thibaud,rapide et subtil, fit une conversion oblique et disparut. Tanneguyet le chevalier tombèrent en garde. Les épées cliquetèrent. Presqueaussitôt, ils se ruèrent l’un sur l’autre. Il y eut un corps àcorps, puis tous deux ensemble rompirent : à cet instantl’épée de Tanneguy sauta et sa forte garde d’acier alla rudementheurter le coffre.

D’un bond, le chevalier avait sauté sur l’épéede Tanneguy, et, mettant le pied dessus :

– Vous êtes vaincu, monsieur.

– Je me rends à merci, dit Tanneguy dontle poignet endolori eût été incapable de soutenir encore larapière.

– Eh ! mordieu, fit Passavant,ramassez votre épée… Vous êtes un brave… Recommençons.

Tanneguy jeta un regard sur le gentilhommequi, selon les règles du temps, pouvait le tuer ou le rançonner àson gré, et qui lui faisait une si généreuse proposition. Il le vitjeune, beau, étincelant de bravoure, et si fin avec son souriresceptique. Son cœur s’émut.

– Jeune homme, dit-il, vous avez vaincuune des meilleures lames de Paris. Vous avez la générosité de merendre mon épée. C’est un procédé que je n’oublierai pas. Je suisvotre ami, cornes du diable, et je vous aime, tout truand que vousêtes !

– Truand ? fit le chevalierétonné.

À ce moment, la tête effarée de Thibaudapparut. Les deux ennemis réconciliés éclatèrent de rire. Ce quevoyant, Thibaud plissa sa figure qui devint un rire répété à milleéditions, et dit :

– Pour en revenir à ce que nous disions,mes braves gentilshommes, laissez-moi vous faire uneproposition.

– Voyons, dit Passavant. Et si la choseest raisonnable…

– Elle l’est. Vous, capitaine, je vous aipromis cette chambre, ignorant que M. le chevalier m’avaitfait l’honneur de la réintégrer sans m’en prévenir. Vous êtes doncd’autant plus chez vous que vous m’avez proposé de payerd’avance.

– Ah ! ah ! fit le chevalier.Voilà donc pourquoi…

– Et je suis prêt à payer ! ditTanneguy en ouvrant son escarcelle.

– Vous, monsieur le chevalier, repritThibaud, vous me voulez couvrir de gloire et d’honneur enaugmentant la note de vos dépenses chez moi. Vous êtesdonc chez vous, je le confesse de tout mon cœur.

– C’est bon, c’est bon, grogna lechevalier. Ne parlons pas de note. Il a été convenu entre nous quenous en parlerions seulement le jour où j’aurai fait fortune.

– Ce qui ne saurait tarder,ventre-joye ! Mes gentilshommes, vous êtes tous deuxpoursuivis. Vous avez tous deux à vous cacher. Vous êtes tous deuxchez vous. Eh bien, restez, tous deux, dans cette chambre si ellevous plaît et si vous vous plaisez l’un à l’autre.

Passavant et Tanneguy se regardèrent :ils ne se déplurent pas… Ils venaient de se battre, mais cela netirait pas à conséquence.

– La chose vous convient-elle,chevalier ? dit Tanneguy.

– Truand, rectifia froidementPassavant.

– Oh ! par le nombril du pape,truand ou chevalier, je vous tiens pour un digne gentilhomme.J’efface truand, si vous voulez.

– Je le veux, dit Passavant. Il est bonque chacun se dise ce qu’il est. Si j’étais truand, je ne voudraispas d’autre appellation. Mais je ne le suis pas, je n’y puis rien.Vous m’appelleriez duc ou roi, je réclamerais – plus fort que pourtruand, il est vrai. Ni duc, ni roi, ni truand, voyez comme c’estsimple. Cela dit, les propositions de maître Thibaud meconviennent. Vous êtes mon hôte, monsieur !…

– Le sire Tanneguy du Chatel, dit lecapitaine en s’inclinant.

– Je cours chercher à boire, cria Thibaudqui s’élança.

– Et du meilleur ! criaPassavant.

Cependant, le front de Tanneguy serembrunissait.

– Chevalier, dit-il enfin, avantd’accepter l’hospitalité que nous nous offrons l’un à l’autre, unequestion, je vous prie : êtes-vous Armagnac ouBourguignon ?

– Hein ?… Je suis Passavant, voilàtout.

– Oui. Mais tenez-vous pour Jean deBourgogne ?

– C’est mon plus cher ennemi !

– Pour Ocquetonville ?

– Je dois le tuer.

– Pour Scas ?

– J’ai juré de le meurtrir.

– Pour Courteheuse ?

– Il est mort – mort de ma main.

– Pour Guines ?

– Je l’ai tué !

– Ah ! par Dieu, cria Tanneguy aucomble de l’enthousiasme, il faut que je vous embrasse !

L’accolade eut lieu. À ce moment, Thibaudrentrait. À la vue de cette embrassade, tout se mit à rire en lui,les yeux, la face, le ventre ; il leva ses deux mains chargéeschacune d’un flacon, et songea :

– Voilà pourtant deux hommes quivoulaient se pourfendre, il y a dix minutes ! Monsieur lechevalier, ajouta-t-il en disposant les flacons sur la table, unechose m’inquiète, je dois l’avouer…

– Avoue, mais avoue en termes brefs.

– Eh bien ! puisque… c’est vous…puisque vous avez… le seigneur duc d’Orléans… vous…

– Est-ce bientôt fini ? ditPassavant avec un sourire terrible, tandis qu’il pâlissait unpeu.

– Eh bien… non, je ne peux pas. Rien,monseigneur… Je n’ai rien à dire.

Passavant marcha sur le malheureux Le Poingre,le saisit par l’oreille droite, et tira sa dague affilée,tranchante comme un couteau. Et d’un ton paisible :

– Avoue, ou je te la coupe !

– Seigneur ! cria Thibaud, on ditdonc que c’est vous qui avez meurtri le duc !…

Passavant lâcha l’oreille. Il se tourna versTanneguy du Chatel qui écoutait, violemment intéressé, car Paristout entier s’occupait du meurtre et commençait à trouver étrangeque le meurtrier demeurât impuni.

– Capitaine, dit le chevalier, je connaisles assassins. Ils mourront de ma main !

Ceci fut dit d’un ton qui fit tressaillirTanneguy et frissonner Thibaud.

– Pardon ! murmura celui-ci en secourbant. Je ne suis qu’un bélître.

– Chevalier, dit Tanneguy avec émotion,vous avoir vu une fois suffit pour écarter de vous l’horribleaccusation. Quant à moi, si on vous accuse en ma présence, je diraique je n’ai vu personne d’aussi brave et d’aussi généreux que vous.Je vous jure que l’accusateur ne répétera pas deux fois sonmensonge.

– Merci, dit le chevalier en tendant lamain au capitaine. Quant à toi (Thibaud cacha ses deux oreilles etpoussa un soupir de détresse), quand à toi… sers-nous àboire !

– À l’instant même ! criaThibaud.

Il se mit à remplir les gobeletsd’étain : tout en versant, il se reprit à soupirer et donna àsa mobile physionomie une mimique des plus inquiètes.

– Voyons, dit le chevalier, qu’y a-t-ilencore ? Faut-il saisir l’oreille gauche ? Parle sanscrainte.

– Monsieur le chevalier est tropgénéreux, dit finement Le Poingre, sans qu’on pût démêler si cettegénérosité qu’il vantait s’appliquait à la liberté de parler ou àla menace faite aux oreilles. Je parlerai donc. Certes, de savoirsi j’hébergeais ou non le meurtrier que cherche le prévôt, cem’était une inquiétude. Mais j’avoue que j’ai au fond du cœur uneautre inquiétude autrement lancinante…

– Laquelle ? fit curieusement duChatel.

Passavant haussa les épaules.

– Voilà, dit-il. Maître Thibaud veutsavoir comment il m’a trouvé dormant sur le lit de cette chambrequ’il croyait vide depuis plusieurs jours.

– Ventre-joie, monseigneur ! Vousêtes donc sorcier ?

– Non, mais j’en ai fréquenté un, et celame fait même songer… mais revenons à vous, notre hôte. Qu’y a-t-ildonc d’inquiétant en tout ceci ?

– Eh bien ! fit Thibaud, je ne saispas comment vous êtes entré, voilà ! Si on entre dans monauberge aussi facilement sans que je le sache, je ne vais plusdormir tranquille. Les portes ferment bien, pourtant.

– Mais, dit froidement le chevalier, jene suis pas rentré par la porte.

– Et par où ? fit Thibaud ébahi.

– Par où je suis sorti, donc : parla fenêtre. Que voulez-vous ? C’est une habitude chez moi.J’entre, je sors par les fenêtres. C’est plus commode et moinsennuyeux que par la porte.

On ne sait si cette explication put satisfairel’aubergiste de la « Truie-Pendue ». Il parut toutefoiss’en contenter, et, saluant ses hôtes avec cette aimable etrespectueuse familiarité dont il avait le secret, s’en futsurveiller ses cuisines.

C’est ainsi que Tanneguy du Chatel, fameuxcapitaine de ces temps, se trouva installé en l’auberge de ThibaudLe Poingre, et lia amitié avec le chevalier de Passavant.

XII – LE TÉMOIN

Cette amitié ne fit que croître et embellirdans le courant de cette journée qu’ils passèrent en tête à tête.Sur les instances de Tanneguy, le chevalier raconta une partie deses aventures, et notamment comment il avait occis Guines etCourteheuse.

– Le plus beau, continua le chevalier,c’est ma rencontre avec vous. Voyez… En sortant des maudites cavesoù le sorcier m’avait conduit, j’étais faible, j’avais faim etsoif, je mourais de froid. À la nuit, j’ai pu me traîner jusqu’àcette auberge. Le croirez-vous ? Parce que j’avaisl’escarcelle vide, ma tête était vide aussi, et je ne trouvai rienà raconter au maître de céans. Ayant donc remarqué que la fenêtrede ma chambre était entrouverte, je me hissai tant bien que maljusqu’à l’enseigne, de là jusqu’à la fenêtre elle-même ; je mejetai sur le lit, et, ma foi, je me suis endormi d’un sommeil quidurerait encore si les clameurs de Thibaud ne m’eussent réveillé.N’est-ce pas admirable que, dans la situation où je me trouvais, jeme sois rencontré avec un homme tel que vous, capable d’assurer mongîte et ma pitance ?

Ceci se passait le soir après un succulent etplantureux dîner.

– Vous oubliez, dit Tanneguy, que je vousdois la vie.

En même temps, il décrocha son escarcelle etla vida sur la table.

– Tiens ! fit Passavant, alors c’estla vie ou la bourse ? Au fait, un truand…

– Partageons, dit le sire du Chatel.

Passavant eut un geste comme pour repousserles pièces d’or que le capitaine avançait de son côté. Mais unregard qu’il jeta sur Tanneguy le fit tressaillir.

– Eh bien ! oui, dit-il.Partageons ! Mais, ajouta-t-il en riant, si Thibaud sait marichesse, il va me harceler. Qu’il vienne ! Ma foi, je suisbien capable de lui jeter à la tête ces choses brillantes.

– Ne faites pas cela ! criajoyeusement Tanneguy. Thibaud perdrait toute l’estime qu’il a pourvous.

Ce fut donc en devisant de ces choses etautres que se passa cette journée. Passavant, de nouveau, setrouvait riche, et, s’il faut tout dire, il éprouvait quelquesoulagement à se sentir l’escarcelle moins plate. Un deuxième litfut dressé dans la chambre. Tanneguy du Chatel et le chevalier dePassavant dormirent à poings fermés.

Le lendemain fut encore une journée de récitshéroïques, de confidences et surtout de substantielle ripaille, ensorte que Passavant se trouva tout à fait remis de son long jeûnedans les galeries qu’il appelait son carême noir. Sur le soir, ils’équipa de pied en cap, s’arma en guerre.

– Où allez-vous ? demanda Tanneguy.Est-ce Ocquetonville, ou Scas, que cette nuit vous allezoccire ? J’en suis, mort-diable ! Laissez-m’en au moinsun.

– Non, dit Passavant. Scas etOcquetonville peuvent dormir tout leur soûl, et vous aussi. Je vaistout simplement chez quelqu’un à qui j’ai promis de couper lesoreilles et la langue.

– Tout simplement ! fit Tanneguyébahi. Peste ! je ne voudrais pas avoir excité chez vous cettesimplicité. Mais je devine… Vous allez chez cet infâme sorcier… Jevous accompagne.

Passavant secoua la tête et déclara qu’ilirait seul. Du Chatel n’insista pas. Mais, lorsque le chevalier eutdescendu l’escalier, il boucla sa rapière, sortit à son tour, et deloin suivit son jeune ami.

– Je ne me reconnais plus, songeait lecapitaine tout en piétinant dans la neige. Autrefois, j’avais lecœur plus dur, il me semble. Il est vrai que ce jeune homme a unemanière d’agir et de parler qui m’a tout à fait touché.

Bref, le brave capitaine, à la suite dePassavant, arriva dans la Cité, et s’arrêta devant la porte deSaïtano. Et il commença tranquillement à monter sa faction, décidé,si le chevalier tardait trop, à entrer de force.

Quant à Passavant, il avait heurté le marteau.Il avait vu s’ouvrir le judas et répondu à la voix qui luidemandait ce qu’il voulait :

– Je viens de la part de la reine.

La porte s’était aussitôt ouverte, etPassavant s’était trouvé nez à nez avec Gérande qui tressaillit etpoussa un léger cri. Puis, prenant son parti de l’aventure, elle leconduisit dans la deuxième salle où Saïtano, penché sur une table,s’absorbait dans un mystérieux travail devant des éprouvettes etdes cornues. Le savant n’entendit pas entrer. Passavant, d’un gesteimpérieux, renvoya Gérande et s’assit dans un fauteuil. Puis,paisiblement, il tira sa dague et se mit à en essayer le fil sur lecuir de sa ceinture.

Saïtano, au bout de quelques minutes, versa lecontenu d’une éprouvette dans un flacon que remplissait déjà à demiun autre liquide. Il plaça le flacon devant une lampe, l’examina uninstant, le flaira, en versa une goutte dans sa main, et goûta.

Puis il poussa un soupir, marmotta de vaguesparoles, et se retourna.

Il vit Passavant dans le fauteuil, affilant sadague.

Saïtano ne fit pas un geste, ne dit pas unmot. Il demeura pensif, méditant sur l’aventure, l’esprit emportévers de lointaines spéculations inaccessibles à la plupart deshommes. L’étonnement n’eut que peu de part dans cet état d’esprit.Passavant affilait la lame coupante et ne semblait nullements’inquiéter du sorcier. Finalement, il se leva. Saïtano fut deboutau même instant, et dit :

– Avant de me couper les oreilles et lalangue, pouvez-vous patienter quelques minutes ?

– Écoutez, mon maître, dit froidementPassavant, je ne suis pas pressé. J’attendrai donc, non pasquelques minutes, mais une heure entière. Seulement, je dois vousprévenir que vous n’éviterez pas le châtiment, Quoi que vousdisiez, je suis résolu à ne pas vous épargner. Sur ce, allez, jevous écoute.

– Asseyez-vous, dit Saïtano avec unesorte de tristesse.

– Je veux bien, dit Passavant.

Tous deux reprirent leurs places. Le chevaliergarda sa dague à la main. Il avait l’œil et l’oreille aux aguets,s’attendant à quelques nouvelle trahison, et décidé à égorger lesorcier à la moindre alerte. Saïtano l’examinait furtivement ;parfois un soupir gonflait sa maigre poitrine. Ilmurmura :

– Pouvez-vous me dire comment vous êtessorti des carrières ?

– C’est bien simple, dit Passavant.Quelqu’un a pris ma place et je suis sorti.

– Quelqu’un ?

– Oui, le sire de Courteheuse. Je me suisheurté à lui dans une cave en rotonde. Je l’ai tué. C’était sontour, paraît-il. J’ai tué Courteheuse, et je suis sorti. Parexemple, je dois dire que j’avais faim et soif. Vous m’aviezprévenu : ceux qui s’égarent dans les carrières y meurent defaim, de soif, et d’épouvante. Aucune de ces horreurs ne m’amanqué. Pourquoi m’avez-vous infligé un pareil supplice ?

Saïtano eut un geste vague etmurmura :

– Ce fut en effet stupide. Je voulais medébarrasser de vous. Je craignais que vous ne fussiez un sérieuxobstacle à ma recherche du Grand Œuvre, et je ne voyais aucun moyende vous supprimer.

Il y eut un silence, pendant lequel Saïtanooublia peut-être jusqu’à la présence de cet homme, qui devait êtrealors un implacable ennemi et qui ne ferait aucune grâce.

– Enfin, reprit le chevalier, vous avezvoulu trois fois me tuer.

– Une fois ! rectifia froidement lesorcier. Une seule fois : lorsque je vous ai conduit aulabyrinthe.

– Bon, fit Passavant narquois, les deuxfois où vous m’avez mis sur la table de marbre, vous vouliezdonc…

– Vous ressusciter ! affirma Saïtanod’un accent de terrible sincérité.

– Vous dites ?…

– Vous ressusciter… C’est cela que jevoulais vous dire en vous demandant quelques minutes de patience.Après, vous me tuerez, si vous voulez. Vous tuerez le Grand Œuvre.Vous tuerez la vie. Écoutez…

Passavant leva les yeux sur le sorcier. Uneinexprimable émotion s’empara de lui à la vue de Saïtano qu’ilreconnut à peine. Le visage maigre, tourmenté, ricaneur, le visagedémoniaque s’était transfiguré. La flamme de l’orgueil illuminaitle front. La passion de la recherche et de la découvertescientifique incendiait le regard.

– Un homme de santé moyenne vit à peuprès soixante à soixante-dix ans. Il faut en retrancher environvingt ans qui sont pris par le sommeil. La digestion quotidienne etles maladies absorbent environ dix ans. Il reste donc à peinetrente à trente-cinq ans d’existence effective à un homme. Beaucoupplus de la moitié de ce temps, pour l’immense majorité des hommes,est dépensé stupidement en travail, monstrueuse obligation qui faitde l’être humain un pauvre animal courbé sur des besognes toutesinfâmes. Sur les trente-cinq ans qui lui restent, l’homme engaspille donc une vingtaine et peut-être plus pour assurer son gîteet sa nourriture. Au total, une quinzaine d’années pour« vivre »… Je vous le demande, est-ce la vie ?

– Du diable, fit Passavant, si j’aijamais songé à de tels calculs. Pourtant, maître, je vous signaleque parmi les années à retrancher de la vie, vous devez compteraussi celles qu’on passe dans les fosses d’une Huidelonne, ou lesnuits perdues dans vos carrières…

Saïtano n’entendit pas. Il s’était enfoncédans ses rêveries…

– Ce que je veux, dit-il, c’est la vie,toute la vie, l’éternité devant moi ! Au lieu des quinzemisérables années d’existence réelle que l’homme parvient às’assurer à grand-peine quand il vit sa vie normale, quand il n’apas de maladies, quand il est aidé par les hasards favorables, jeveux devant moi l’infini du temps, l’infini libre, déchargé de cethorrible poids qui est la crainte de la mort et qui écrase notreexistence ! Ce que pourrait devenir un homme au bout deseulement quelques siècles de vie, à quelle beauté atteindrait sapensée, et quelle perfection son corps même pourrait ambitionner, àquelle somme immense de bonheur il pourrait prétendre, c’est cequ’il est inutile de calculer. Mais qu’un homme ait devant lui letemps sans limites, que sa patience puisse se dire éternelle, et àquel problème dès lors ne pourra-t-il pas s’attaquer ! Quelest l’obstacle de la nature dont il ne triomphera pas ?L’homme actuel ne perçoit qu’une infiniment petite partie de ce quedonne aux sens la nature. Il perfectionnera ses yeux et il verrades magies éblouissantes de couleurs intermédiaires que son regardest maintenant inapte à saisir. Il fera de son oreille un monde, etles musiques dont il pourra se repaître pourront contenir descentaines de gammes entre chacun des sept misérables tons qui sonttoute sa gamme actuelle. Il saisira des variétés de parfumsinconnus. Il se découvrira des sens nouveaux qu’il n’a pas le tempsmaintenant de développer. Parvenu à l’apogée de sa propre gloire etde son propre bonheur, il s’élancera à la conquête de l’espace,changera de planète, volera d’univers en univers, éteindra dans soninfime intelligence la nature entière, et il dira alors : il ya un Dieu, et c’est moi !…

Saïtano étincelait.

Brusquement, il baissa la tête, se tordit lesmains et bégaya :

– Que faire ? Que faire en si peu detemps ? Alors qu’il y a dans le cerveau humain de fabuleuxtrésors de sensations qu’il faut découvrir, se contenter de cesquelques infiniment pauvres impressions qu’on ose appeler amour,joie, délire… allons donc ! Il faut vivre ! Il fautdécouvrir l’homme ! Il faut lever l’un après l’autre cesvoiles épais qui couvrent sa vue, son oreille, tous ses sens… Ilfaut le temps ! Il faut l’éternité !…

Passavant frémissait et frissonnait.

Ce fut étrange. Doucement, il rengaina sadague.

Saïtano l’avait-il donc subjugué, conquis,émerveillé ?… Non. Ne faisons pas notre chevalier plus beauqu’il n’était. Tout simplement, il songeait :

– C’est un fou. Comment oserais-je fairedu mal à un pauvre fou ?

Avait-il raison ? Oui, sans doute. Cen’était pas un homme de rêve que notre pauvre chevalier. Seulement,son cœur venait de parler. Et qui sait si ce n’est pas là lasuprême science ?

Quant à Saïtano, peu à peu, il se calmait. Ilavait dédaigné de remarquer le geste magnanime du chevalier. Il sepencha sur lui, et d’une voix extraordinairement douce :

– Mon enfant, vous me plaisez. Nul ne m’aplu autant que vous. Je vois en vous un être exceptionnel puisquevous avez pu me charmer moi-même. Vos projets à mon égard importentpeu. Ne me tuez pas, c’est tout. Le reste est peu de chose. Si vousme mutilez, comme vous en avez l’intention, je souffrirai et masouffrance ne vous donnera aucune satisfaction… votre cœur n’estpas fait pour se plaire à des douleurs. Je vous parle comme à l’undes meilleurs êtres que j’aie connus au monde.

– Mais alors, s’écria naturellement lechevalier, pourquoi diable avez-vous essayé de me tuer ? Je neparle pas des carrières, mais de la table de marbre !…

Saïtano répondit :

– Je voulais vous ressusciter.Comprenez-vous ? Mais comprenez donc que je poursuis ladécouverte sublime qui fera de l’homme le maître du temps et del’espace ! Mais saisissez donc que je tente la grande, lamerveilleuse expérience ! Vous ne savez pas ce qu’on peutfaire avec la transfusion du sang ! Les pauvres expériencestentées par Nicolas Flamel avec des animaux ont donné des résultatscapables d’affoler la raison humaine. Or j’ai volé les formules deNicolas Flamel. Comme lui, j’ai fait de l’or, j’ai fait desdiamants. Comme lui, j’ai, par des transfusions de sang, de nerfs,de muscles, de cerveaux, obtenu la transformation des bêtes. Vousne savez pas ! vous ne savez pas que la vie, en apparenceéteinte, peut se rallumer, que du sang vivant versé dans les veinesvidées d’un cadavre peut faire revivre ce cadavre !… Et alors…ne voyez-vous pas que c’est la fenêtre ouverte sur le mystère duGrand Œuvre ! Ne comprenez-vous pas que si j’étais parvenu àfaire palpiter votre cœur, « à vous, mort », c’était ladéfinitive preuve que l’homme peut faire la vie !…

Le sorcier s’arrêta pour respirer longuement,puis continua avec la même fougue furieuse :

– Faire de la vie ! Suspendre lamort ! Écoutez, écoutez ! Déjà j’ai composé l’élixirsacré capable de remettre en mouvement le balancier arrêté, le cœurqui règle le grand mécanisme. Oui, vous dis-je ! Cet élixir,cette liqueur qui est déjà dans mes mains une arme terrible, jel’ai composée, moi, Saïtano, et je l’ai éprouvée sur un cadavre quis’est remis à vivre : le cadavre de Laurenced’Ambrun !

Le chevalier de Passavant fut aussitôt debout,très pâle, frémissant.

– Sorcier, gronda-t-il sourdement, tu asdit le cadavre de Laurence d’Ambrun !

– Eh oui ! Laurence d’Ambrun !Celle-là même que vous appeliez votre sœur ! Celle-là même quevotre généreuse mère avait accueillie en son logis ! Celle-làmême à qui vous avez continué cette hospitalité. Je l’ai vue morte…et je l’ai vue revivre !

Une secrète terreur commençait à s’infiltrerdans l’esprit du jeune homme. Et en même temps, un ardent désird’en savoir plus long le tourmentait. Il cria :

– Parleras-tu, cette fois ? Diras-tucette fois la vérité ?

– Oui, par le ciel ! Toute la véritéque je pourrai dire en ce moment, je la dirai. Car je vois bien quele destin ne vous a pas marqué pour la grande expérience, je voisque vous êtes suscité par les puissances contre le seul homme quim’ait inspiré une haine véritable.

– Quel homme ? fit Passavantétonné.

– Jean de Bourgogne !

– Ah ! ah ! En effet, maître,cette fois vous pourriez avoir raison. Je hais cet homme.

– Et si vous saviez toutes les raisonsque vous avez de le haïr… Écoutez, vous aimiez Laurence d’Ambruncomme une sœur… Eh bien, c’est Jean de Bourgogne qui a poignardéLaurence d’Ambrun.

– Pourquoi ? Pourquoi ? Qu’yavait-il de commun entre elle et Jean Sans Peur ?

– Ce qu’il y avait de commun ! criaSaïtano.

Il s’arrêta soudain au moment où il allaitdire : Laurence d’Ambrun, c’était l’amante de Jean Sans Peur.Roselys, c’était la fille de Jean Sans Peur.

Froidement, après deux minutes de réflexion,il reprit :

– Je le sais, mais je ne puis le dire. Unautre vous le dira peut-être. Moi, je ne puis et ne dois vousassurer que d’une chose : c’est que la reine Isabeau est venueici chercher un poison pour tuer Laurence d’Ambrun et que je lui aidonné, moi, la liqueur de vie que j’ai composée. Je sais et puisdire que Jean de Bourgogne a poignardé Laurence – et qu’elle n’estpas morte parce qu’elle avait bu ma liqueur.

– Jean Sans Peur ! Isabeau deBavière ! murmura Passavant. Je vous haïssais d’instinct.Voilà donc d’où me venaient ces pensées de défiance que vousm’inspiriez… Où est-elle, maintenant ? Vous savez toutcela !

– Je le sais. Mais je ne puis ledire…

– Enfer ! Veux-tu donc…

– Je veux, interrompit Saïtano avec unesorte de majesté, je veux que vous restiez ce que le destin a vouluque vous fussiez : « le témoin ! »

– Le témoin ?…

– Oui… le témoin de ce qui se passa aulogis Passavant la nuit où vous fûtes amené ici et déposé sur cettetable de marbre. Vous êtes le témoin, le terrible témoin qui peut,d’un mot, tuer le puissant duc. Écoutez, je ne veux pas contrarierle destin, moi. D’ailleurs, que suis-je ? Un homme ? Non.Je suis la science. Mais c’est vous que le destin a désigné pourarrêter Jean de Bourgogne dans son vol audacieux et lui briser lesreins. Je ne dirai rien de plus.

– Tu parleras ! cria Passavant chezqui la colère commençait à bouillonner.

Saïtano, sans répondre, prit le chevalier parla main, le conduisit dans la troisième salle jusque devantl’armoire de fer. Il l’ouvrit. Elle contenait trois tablettessuperposées. Le rez-de-chaussée était occupé par un coffre en fer.Les trois étages étaient habités par d’innombrables flacons.Passavant regardait avec une indicible curiosité, et l’angoisseétreignait sa gorge.

Saïtano parla ainsi :

– Je ne veux pas vous dire de quoi vousavez été le témoin, je ne veux pas vous dire ce qu’est devenueLaurence d’Ambrun, je ne veux pas vous dire ce qu’est devenueRoselys que vous cherchez. Il y a une destinée. Il y a unemathématique du destin. Je ne suis pas un homme. Je suis lascience. Je n’ai pas le temps, ni la volonté de me mêler àl’histoire des hommes : je suis à la recherche du Grand Œuvreet ceci explique ma vie, mes mensonges, mes réticences. Je ne veuxpas me mêler de corriger la destinée, ni d’entraver samathématique. Si le destin doit vous instruire, vous serezinstruit. Ne me demandez donc pas plus que je vous donne. Ce que jepuis vous donner, le voici. Retenez-le. Car votre vie est là !D’abord, vous êtes le témoin, le terrible témoin redouté de JeanSans Peur. Ensuite, Laurence d’Ambrun et Roselys sont vivantes.C’est tout. Ne demandez pas plus !

Le chevalier écoutait avec une ferveur quil’étonnait lui-même.

Saïtano leva la main et désigna la tablettesupérieure.

– Là, dit-il, sont les poisons. Tenez,voyez ce tout petit flacon : avec une seule goutte sur lalangue, vous pouvez foudroyer un homme. En voici d’autres quiprocurent de longues agonies, de façon que le meurtrier ait letemps de gagner au large. Mais ce sont là des jeux enfantins. Voyezce liquide incolore comme de l’eau ; il est également sanssaveur et sans odeur. Vous pouvez en faire boire à celui que vousvoulez tuer. Il croira avoir bu de l’eau. Il n’éprouvera aucunmalaise. Il vous quittera en parfaite santé. Vous entreprendrezalors quelque voyage et reviendrez au bout de trois ans pourapprendre que quinze jours avant votre arrivée, alors que vousétiez loin, votre cher ennemi est mort tout à coup d’une fièvrechaude. Que pensez-vous de cela ? ajouta Saïtano en regardantfixement le chevalier.

– Si j’ai un ennemi, dit froidement lechevalier, j’ai ma rapière et ma dague.

– Et si cet ennemi est tellement puissantque vous ne puissiez le frapper sans être certain d’être livré aubourreau ?

– Passez, maître. Ne vous inquiétez pasde ce qui, alors, regarderait le bourreau et moi.

Saïtano eut un étrange coup d’œil oblique surle chevalier et continua :

– Laissons les poisons, et venons-en auxélixirs que recherchent avidement les seigneurs de la cour. Lesvoici en bon ordre au deuxième étage de ma maison de fer. Voici leplus important : il donne l’amour. Aimez-vous quelque fille àqui vous voulez inspirer une passion égale à la vôtre ? Voici,voici qui, mieux que les protestations, les paroles brûlantes,mieux que l’or même qui pourtant triomphe de bien des résistances,voici qui donnera à cette fille la fièvre d’amour que vous aviezrêvé. Voici ce qui la jettera dans vos bras. Quand vous voudrezêtre aimé, chevalier, venez à moi.

– Quand je voudrai être aimé, réponditPassavant, j’offrirai ma vie à celle qu’aura choisie mon cœur. Sielle refuse, je m’éloignerai. C’est tout.

C’était dit avec une froideur glaciale. Lesorcier garda un moment le silence, examinant le chevalier à ladérobée. Il haussa légèrement les épaules et du doigt toucha lapremière tablette de l’armoire. Son regard alors s’enflamma. Cettefois, il ne parlait plus pour le chevalier :

– Élixirs d’amour et poisons, ce sont desjeux… Voici mon œuvre, à moi ! Voici la liqueur qui donne lavie, celle-là même qui a permis à Laurence d’Ambrun d’être frappéed’un coup mortel sans mourir. Voici la liqueur qui me permet detransformer un cerveau, d’abolir ou de surexciter la mémoire, demodifier les sentiments, de faire d’un brave comme vous un lâche…Qu’en dites-vous ?

– Le jour où ce malheur m’arriverait, ditPassavant, j’espère qu’il me resterait encore assez de courage pourme tuer.

De nouveau, ce fut le silence dans la sallefunèbre. Saïtano songeait :

– Il n’a pas même jeté un coup d’œil surla table de marbre. Pourquoi un tel homme n’est-il pas monami ? Dans l’œuvre que j’ai entreprise, détendu, protégé parcette loyauté intrépide, par cette bravoure que rien n’abat, avecquel calme, quelle tranquillité j’eusse continué la granderecherche !

Il soupira. Passavant attendait paisiblementque le sorcier s’expliquât. Saïtano, peut-être, hésitaitencore.

– Chevalier, dit-il enfin, et sa voixprit une inflexion de douceur qui étonnait chez cet homme, je vousai mis sur la table de marbre, et vous m’avez deux fois vaincu. Jevous ai conduit dans les carrières pour vous y faire mourir defaim, de froid, d’épouvante. Vous étiez venu ici pour vous venger.Tout à l’heure vous m’avez cru fou et vous avez rengainé votredague. Maintenant, me croyez-vous encore fou ?

– Non, dit Passavant.

– Pourquoi ne me tuez-vous pas ?

– Parce que je n’ai plus de colère contrevous. Je ne vous comprends pas. Je ne sais pas qui vous êtes. Je nesaisis pas exactement ce que vous voulez. Mais je vois que ce n’estpas la haine qui vous guide. Pourtant, à vous, savant illustre quicherchez l’accomplissement d’un rêve sublime, je veux, moi, pauvreesprit incapable de m’élever à ces hauteurs de pensée, je veux direune chose qui vous paraîtra sans doute bien misérable, mais qui mesemble, à moi, très naturelle.

– Dites, fit avidement Saïtano.

– Ceci : pour achever votreexpérience, vous deviez tuer les trois pauvres diables enchaînéssur ces escabeaux ? Cela ne peut faire de doute…

– C’est la vérité même, dit le sorcier ensoupirant. Leur sang m’était nécessaire.

– Eh bien, que voulez-vous que fasse àBruscaille, Bragaille et Brancaillon votre recherche de la vieéternelle ? Pourquoi un homme serait-il supprimé parce que leshommes doivent vivre ? Votre sublimité est criminelle aupremier chef, mon maître.

Saïtano sourit. Il posa sa main sèche surl’épaule de Passavant. Ce sourire faisait frissonner lechevalier…

– Vous êtes un enfant, un noble enfant,dit le sorcier. Vous ne savez pas que la guerre, la lutte sanspitié, c’est la loi primordiale de la brute humaine. C’est la loimême de l’affreuse nature. Il faut tuer pour vivre. Il n’y a pas unhomme au monde qui n’ait plusieurs crimes à se reprocher. Il n’ypense pas, il les ignore parce que s’il a été criminel, ce fut pourassurer sa vie. Vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir ce quel’obligation de défendre, sa vie engendre chez la brute – tigre ouhomme – des pensées de mort. Les moins criminels sont ceux quituent avec une dague. Laissez-vous vivre, mon enfant, et necherchez pas à sonder l’effroyable mystère de la guerre que se fontles hommes. Retenez seulement ceci : que vous deviez me tuer,et que vous ne me tuez pas !

Saïtano se redressa et jeta un long etindéfinissable regard sur le chevalier.

Puis il se baissa et ouvrit le coffre de ferqui se trouvait au rez-de-chaussée. Passavant regarda curieusementl’intérieur du coffre, où il vit des papiers en quantité etquelques petits coffrets. Saïtano saisit l’un de ces coffrets et ledéposa sur la table de marbre à l’endroit même où s’était appuyéela tête du chevalier lorsqu’il avait été étendu sur la table.

Alors, dans le grand coffre, le sorcier pritun vieux parchemin plié, sali…

Saïtano était redevenu sombre. D’autrespensées montaient en lui avec une force irrésistible, penséesterribles sans doute, car le chevalier, tout à coup, vit son visagese contracter. Et, comme il considérait cette figure qui peu à peuse convulsait, Passavant, soudain, comme avait fait Jean Sans Peur,allongea le bras et avec un rire nerveux cria :

– Quoi ? Qu’est-ce ?Qu’avez-vous au visage ? Une main !…

– La main sanglante, dit Saïtano sansémotion.

– Quelle main ? bégaya le chevaliersaisi par une sourde terreur. Quelle main ? Qu’est-ce que celaveut dire ? Oh ! la voici rouge, comme du sang !… Lavoici qui saigne !…

Saïtano haussa les épaules :

– J’ai tâché de dompter en moi la brutehumaine. Il n’y a pas eu moyen. Je suis resté homme par certainsbas instincts d’animalité. Cette main ?… C’est celle d’unhomme qui m’a souffleté, voilà tout. Moi, Saïtano, roi de lascience, moi qui vais sans doute trouver le Grand Œuvre, j’ai étéfrappé au visage, j’ai subi l’ignominie de cette insulte…

– Oui, murmura le chevalier. Mais commentla marque est-elle restée ? Ceci, vraiment, est du sortilège.Ceci, vraiment, m’épouvante… Ah ! la voici qui s’efface.

– Regardez, dit Saïtano en souriant.Regardez parmi ces liqueurs. Il en est que j’ai essayées surmoi-même !… J’ai été souffleté, vous dis-je. Or j’ai voulu quejamais l’oubli de l’horrible outrage ne puisse se faire dans moncœur… Grâce à ces liquides corrosifs, j’ai pu…

– Disparue ! interrompitPassavant.

– Oui ! fit Saïtano avec un rirefunèbre, disparue en apparence. Mais elle ne disparaîtra en réalitéque le jour où vous…

– Moi ?… Par Satan, qu’ai-je affairede cette main ?

Saïtano se tut. Mais bientôt il leva en l’airentre ses doigts le parchemin plié et sali qu’il avait pris dans lecoffre.

– Ne parlons plus de moi, dit-ilgravement. Parlons de vous. Écoutez. Avec toute votre attention,écoutez ce que je vais vous dire. Tôt ou tard, bientôt sans doute,vous allez vous heurter à Jean de Bourgogne…

– Oui ! dit Passavant avec un accentd’implacable résolution. Et je lui demanderai ce qu’il a fait deLaurence, de Roselys !

– Ceci ne me regarde pas. C’est l’œuvrede la destinée – de votre destinée. Mais retenez ceci :lorsque vous penserez que l’heure sera venue, n’hésitez pas, venezfrapper à cette porte, et dites-moi : « Je réclame leparchemin où sont relatées les choses dont je fus letémoin… »

– Quelles choses ? murmura lechevalier dont la tête s’égarait. Quelles choses ? Pourquoiparler si mystérieusement ?

– Vous êtes le témoin ! C’est tout.Quand l’heure sera venue, demandez-moi ce parchemin… Maintenant,allez. N’oubliez pas que vous êtes le témoin. Moi je n’oublie pasque tout à l’heure vous avez rengainé la dague qui devait metuer.

Saïtano referma le coffre, puis l’armoire defer. Passavant s’enveloppa de son manteau, et tout étourdi de cequ’il avait vu, étonné de ne se sentir aucune haine contre l’hommequi l’avait conduit dans les carrières, il se dirigea vers la portequi donnait sur la rue. Saïtano prit dans ses mains le coffretqu’il avait déposé sur la table de marbre, et suivit le chevalier.Au moment où celui-ci allait franchir la porte, Saïtano lui remitle coffret.

– Qu’y a-t-il dans ce coffret ?

– La dot de Roselys ! répondit lesorcier.

Et la porte se referma. Passavant effaréentendit à l’intérieur un bruit de ferrures qu’on poussait.

– La dot de Roselys ! murmura-t-ilen frémissant.

Soudain une sorte de colère s’empara de lui.Il se mit à frapper du poing sur la porte, en criant :

– Roselys ! Vous m’aviez promis deme conduire à elle ! Où est-elle ! Si vous êtes un homme,si vous avez un cœur comme je l’ai cru tout à l’heure,répondez ! Où est Roselys !…

Et Passavant entendit le sorcier Saïtano quilui répondait :

– Allez à l’Hôtel Saint-Pol, et demandezRoselys à Odette de Champdivers…

Le chevalier fut secoué d’un longtressaillement ; puis la stupeur, la crainte l’immobilisèrent,des pensées étranges se levèrent dans son esprit. Il cherchait envain à se calmer. Mais sans doute il fût resté longtemps devantcette porte, si une main lourde, tout à coup, ne se fût posée surson épaule. Il se retourna en criant nerveusement :

– Qui va là ! Au large !…

– Eh ! par le diable, nereconnaissez-vous pas Tanneguy du Chatel ?

– Vous !… Comment…

– Je vous ai suivi. J’attendais votredépart de cette maison diabolique. Je commençais même à trouver quevous étiez bien long, et j’allais heurter au marteau.

Passavant se taisait. Il était encore sous lecoup de l’impression que lui avait causée l’étrange réponse deSaïtano.

– Venez, reprit Tanneguy du Chatel. Vousêtes sauf, c’est l’essentiel. Mais que diable tenez-vous dans vosmains ?… Un coffret ?…

– Oui, dit Passavant avec un rirebizarre, c’est la dot de Roselys.

– Roselys ? fit le capitaineeffaré.

– Roselys que je dois aller demander àOdette de Champdivers…

– Du diable si…

– À l’Hôtel Saint-Pol ! achevaPassavant.

À ce mot, Tanneguy du Chatel se renfrogna.

– Mon jeune ami, grogna-t-il, vous vousêtes conduit envers moi en vrai chevalier et vous m’inspirez uneamitié à laquelle je ne résiste pas. Cela vaut un conseil, je vaisvous le donner.

– Non, vendez-le moi.

– Hein ?

– Oui. Une idée que j’ai. Je ne puissupporter qu’on me donne un conseil. Alors, vous comprenez, je vousl’achète, surtout s’il est bon.

Et Passavant, se prenant à rire du bout desdents, se mit en route, escorté de Tanneguy tout ébaubi.

– Quel diable d’homme êtes-vous ?fit le capitaine. Quoi qu’il en soit, voici le conseil :évitez de jamais entrer à l’Hôtel Saint-Pol.

– C’est ce qu’on m’a déjà dit. C’est ceque je me suis dit moi-même. Et pourtant, j’irai. Votre conseil nevaut rien, mon cher, mais je prise la bonne intention qui l’adicté. Allons.

La route se fit en silence. Lorsqu’ils eurentatteint l’auberge de Thibaud, lorsqu’ils furent enfermés dans lachambre qu’ils s’étaient disputée la rapière au poing et qu’ilspartageaient fraternellement, le chevalier posa le fameux coffretsur la table et murmura :

– Dot de Roselys !…

Tanneguy du Chatel regardait curieusement. Ilfrappait du pied, tournait autour de la table, mâchait des jurons,et enfin, n’y tenant plus :

– Eh bien, ouvrez-le donc, mort audiable !

Passavant tressaillit, et parut revenir detrès loin. Le coffret était fermé à clef, et Saïtano l’avaitgardée, cette clef. Tanneguy introduisit la pointe de sa dague dansle joint du couvercle qui bientôt se leva. Le capitaine poussa uncri – un rugissement suivi d’un terrible juron. Passavant ne ditrien. Tous deux, un peu pâles, considéraient avec admiration,presque avec terreur, le contenu de ce coffret.

Il était plein de diamants !…

– Est-ce vrai ? murmuraPassavant.

– Est-ce croyable ? fit duChatel.

Ni l’un ni l’autre n’osait toucher à cesbelles choses brillantes. Enfin, le chevalier s’y hasarda et, ayantlonguement choisi, prit une bague ornée d’un fort beau diamant.Tanneguy, qui le regardait faire, s’écria :

– Prenez garde, mon jeune ami, prenezgarde !…

– À quoi ? fit Passavant étonné.

– Eh ! tout cela vient du sorcier.Cela brûle, peut-être !

– Vous croyez ? dit le chevalieravec un sourire de malice.

– J’en suis sûr. On m’a raconté plusd’une histoire de ce genre. Le diable a plus d’un tour dans sonsac. Il vous offre un diamant : vous le tournez et retournezdans vos doigts, vous admirez les jolies flammes qu’il jette, ettout à coup, le diamant se transforme en un charbon ardent ;votre main est brûlée, votre bras se dessèche…

– Ah ! fit Passavant, je remets doncdans le coffret cette bague que je voulais vous offrir.

Le capitaine devint très rouge et poussa uncri :

– Quoi ! balbutia-t-il, à moi ?Ce diamant ? Mais il vaut une fortune !

Et le brave Tanneguy tendait la main danslaquelle Passavant laissa tomber la bague en disant :

– Prenez garde d’avoir la main brûlée etle bras desséché !

– Bah ! Nous verrons bien !grogna Tanneguy qui saisit avidement le bijou et se mit à l’admireravec force exclamations.

Il y eut alors de nouvelles embrassades.Tanneguy se déclara désormais l’ami du chevalier envers et contretous, et lui proposa de l’escorter à l’Hôtel Saint-Pol, dût-il ylaisser sa peau. Puis il ajouta :

– Vous voilà riche, et je ne sais pas sile duc de Berry qui a volé les joyaux du feu roi Charles Vpossède autant de pierres précieuses (il exagérait de bonne foi, lebrave capitaine), mais en raison même de cette richesse,laissez-moi vous donner…

– Un conseil ! dit le chevalier deson air naïf.

– Oui ! dit le capitaine étourdi. Levoici : Allez chez Éphraïm, le juif de la Cité, ou plutôtallons-y, et échangez ces pierres contre des écus d’or.

– Par le ciel, cette fois, le conseil estbon !

– Et payé d’avance ! fit lecapitaine goguenard. Ainsi, nous irons ?

– Dès le jour venu !

XIII – L’EXORCISME

Le lendemain, au point du jour, comme la choseavait été convenue, Tanneguy du Chatel et le chevalier de Passavantsortirent de l’auberge de la« Truie-Pendue » ; le chevalier portait lecoffret.

Pendant que le chevalier et le capitaine s’envont chez le juif Éphraïm, nous prierons le lecteur de nous suivreà l’Hôtel Saint-Pol, où se préparait un historique événement quenous devons raconter. Le principal héros de cette aventure fut lesire de Bois-Redon.

Ce jour-là, c’était celui où Bruscaille,Bragaille et Brancaillon, où les ermites malgré eux furentintroduits dans l’Hôtel Saint-Pol et commencèrent leurs gestesd’exorcisme.

C’est donc dans l’appartement royal que nousentrerons tout d’abord.

Nous y retrouvons les mêmes personnages quedans la scène que nous avons précédemment esquissée, moins Odettequi avait regagné son appartement – c’est-à-dire le roi, les troisermites et Jacquemin Gringonneur. Nous avons laissé Bruscaille aumoment où il venait de convaincre Odette qu’il était un envoyé dePassavant, et où il se rapprochait de ses acolytes pour jouer sonrôle.

– Sire, dit-il, « in nominepatris »…

– Oui, dit Charles qui se signadévotement. Mais j’aime mieux ce que raconte votre révérend frèreBrancaillon. Il n’importe : commencez, messire.

– Bon ! Plaise à Votre Majesté debien s’asseoir dans le fond de son fauteuil, la tête appuyée audossier… oui, sire, et je supplie le roi de ne pas remuer.

– Suis-je ainsi bien placé ? fitdocilement le roi.

– Exactement, oui, sire, ne remuez plus,fermez les yeux, et récitez douze « pater » de suite.

– Douze ! s’écria Gringonneur. Sixde plus qu’avec Tosant. Pour le coup, sire ! vous êtesguéri !

– Et Tosant ne me faisait pas fermer lesyeux, dit Charles.

– Ah ! par la jupe à Juno, vousvoilà bien joli, mon roi ! Avec trois gaillards de cettetrempe, moi, je deviendrais fou au bout de deux heures. C’est cequi prouve que les fous, par un effet inverse, doivent recouvrerleur santé. Soyez tranquille, sire, du moment que Bruscaille s’enmêle, vous allez devenir aussi raisonnable que Mgr de Berry.

– Gringonneur, suis-je donc insensé, àton avis ?

– Cela dépend des jours, sire.Aujourd’hui vous me paraissez assez fou.

Le roi ouvrit les yeux. Et déjà son regard setroublait. Déjà quelques tremblements convulsifs laissaientprésager une crise prochaine. Il en était ainsi toutes les foisque, devant lui, on faisait allusion à sa folie, bien que lui-même,souvent, revînt sur ce sujet. Sans doute Gringonneur sentit venirl’orage car, changeant de ton, il informa gravement le roi qu’il serendait aux cuisines.

– Sire, dit-il, ces trois vénérablesermites vont se fatiguer au service de Votre Majesté. Il est doncjuste et même nécessaire de les réconforter par quelque victuaillede haut goût.

– Bien, dit le roi avec une évidentesatisfaction. Va, et ne ménage rien.

– Et n’oublie pas la buvaille ! criaBrancaillon.

Le roi donc, étant assis dans son fauteuil,les yeux fermés, la tête appuyée au dossier, nos trois compères semirent en ligne devant lui et étendirent leurs mains. Bruscailleprononça une longue invocation à la fin de laquelle le roi, d’unevoix fervente, répondit : « Amen. »

Puis, se plaçant l’un derrière l’autre, lesermites, lentement, firent trois fois le tour du fauteuil enrécitant une prière. Seul, Brancaillon, qui n’avait pas de mémoire,remplaça les verbes latins par un jargon de sa composition – etcependant il louchait vers la porte pour voir si la victuaille etla buvaille n’arrivaient pas. Ayant fini leurs évolutions, ilsfrappèrent trois fois dans leurs mains, et Bruscaille, d’une voixterrible, cria :

– Au nom de Dieu tout-puissant, démon quihabite ce corps, je t’ordonne d’en sortir à l’instant !

Bragaille répéta cet ordre d’une voix nonmoins redoutable. Mais Brancaillon, après avoir attendu une minute,au lieu de répéter à son tour, se contenta de dire :

– Il ne sort pas ! Ah ! par lesboyaux du pape, si jamais je mets la main sur lui !…

– Imbécile ! grogna Bruscaille.

– Messire, dit Charles en entrouvrant unœil, j’ai fini mes douze « pater ».

Bruscaille et Bragaille se regardèrent. Ilsn’avaient pas prévu ce genre d’observation.

– Ah ! fit Bruscaille, le roi a déjàfini ses douze « pater » ! Que faire ?

– Que faire, par la tête et leventre ! gronda Bragaille.

– J’ai trouvé ! dit Brancaillon.Sire, vous avez fini vos douze « pater » ? Eh bien,recommencez-les !

Il y eut un cri de joie et de soulagement.Seul, Charles, à qui ses douze premiers « pater »paraissaient sans doute suffisants, jeta un regard de reproche àBrancaillon. Mais résigné et tenace comme tout malade qui veut etespère la guérison, il referma les yeux et recommença « inpetto » sa monotone complainte.

Bruscaille, alors, se plaça derrière lefauteuil, et imposa les deux mains sur la tête du roi. En mêmetemps, Bragaille se plaçait à gauche, face à Bruscaille, et imposala main droite. Brancaillon, placé à droite, imposa la main gauche.Dans cette position, les trois ermites commencèrent un chant latinque Brancaillon, naturellement, remplaça par une chanson bachique.Puis, chacun des trois, à tour de rôle, intima au démon quihabitait le corps du roi l’ordre d’avoir à déguerpir.

Sans doute ledit démon avait l’oreille dure,ou bien il était d’humeur récalcitrante, car, pour la deuxièmefois, Brancaillon s’écria :

– Il ne veut pas sortir, le mauvaisbougre ! Ah ! si jamais je le tiens… jel’assomme !

Et il montra son poing.

Bruscaille, faisant le tour du fauteuil, seplaça devant le roi, allongea le bras jusqu’à toucher la poitrinedu patient ; puis, ce bras, il le ramena à lui violemmentcomme s’il eût vraiment attiré un être ou un poidsquelconque ; il recommença ce mouvement une centaine de foisavec une vitesse et une vigueur telles que bientôt il fut en nage.Il s’essuya le front et dit :

– Je suis à bout. À vous, révérendBragaille, et tâchez de soutirer l’infâme drôle qui refuse desortir.

Bragaille entreprit aussitôt le même geste, ettoujours avec la même énergie, la même précipitation.

– À vous, messire Brancaillon !dit-il enfin, essoufflé.

Brancaillon commença, avec une force nonexempte de quelque élégance. Il allongeait le bras, et tirait.Bientôt ce fut aussi la langue qu’il tira. Bientôt commença labordée de jurons ; d’une voix sourde d’abord, puis d’une voixde tonnerre, il invectiva le démon qui s’obstinait à ne pas sortir,cependant que les deux autres ermites nasillaient une oraison. Toutà coup le roi se leva, irrésistiblement attiré, et Brancaillonhurla :

– Victoire ! Je le tiens !

Charles poussa un cri. Brancaillon stupéfaitrecula, tout effaré…

– Triple bélître ! vociféraientBruscaille et Bragaille. C’est notre bon sire que tu as saisi parla poitrine ! Ah ! le triste ermite qui ne sait pasexorciser !

Le roi lâché était retombé dans son fauteuil.Déjà Bruscaille préparait une nouvelle série de gestes, mais lepauvre Charles trouvait que la séance avait suffisamment duré.

– Assez, dit-il, assez, mes révérends.Allez vous refaire et vous reposer, Gringonneur vous tiendracompagnie, mais ne le poussez pas sur la boisson.

– Sire, dit Brancaillon je me charge delui !

Il paraît que si Brancaillon se chargea deGringonneur, ce dernier dut se charger de Brancaillon, Bragaille etBruscaille, car la réfection des pauvres ermites dura jusque fortavant dans la nuit, et le lendemain matin, lorsqu’il seprésentaient pour tenter un nouvel exorcisme, ils avaient la languepâteuse et les idées obscures, ce qui n’empêcha nullement le roi deleur témoigner la plus grande confiance.

XIV – TRISTE AVENTURE DU SIRE DEBOIS-REDON

La nouvelle séance d’exorcisme commença donc.Et nous prévenons le lecteur que nous aurons à y revenir.Simultanément, se déroulait chez la reine Isabeau une scène d’untout autre ordre. Or, c’est la combinaison de cette scène et del’exorcisme qui valut au sire de Bois-Redon la fâcheuse aventureque nous devons raconter.

Ce matin-là, donc, Isabeau se leva de bonnehumeur. Accompagnée de ses demoiselles d’honneur, sa premièrevisite fut pour la tigresse Impéria, laquelle était soignée par lechef des gardiens des cages de Sa Majesté, homme fort versé dansl’art de guérir les blessures.

La tigresse était loin d’être guérie encore,car les crocs du chien Major étaient d’honnêtes crocs, ne faisantpas à demi leur besogne. Mais Impéria commençait à revenir à lavie. Ses blessures se fermaient. La tigresse reprenait son belappétit.

Impéria fut, par les demoiselles d’honneur,comblée de caresses et de friandises.

Puis la reine tint sa cour dans le« chauffe-doux », vaste salle qui se chauffait au moyende deux énormes poêles de faïence assez semblables à ceux dont onse sert encore dans les pays flamands.

Lorsque la reine eut fait ample distributionde sourires et gracieuses paroles, elle déclara qu’elle voulaitêtre seule et rentra dans ses appartements. Les demoisellesd’honneur allèrent se confiner dans la partie du palais qui leurétait réservée. Les gens d’armes prirent position dans la salle desgardes. Les gentilshommes et dames de la cour disparurent. Lagalerie, la salle de Théseus et celle de Mathebrune demeurèrentdésertes. Bois-Redon fit sa ronde et vint au rapport.

– Que font les ermites ? demanda lareine.

– Ils exorcisent, répondit lecolosse.

Cette réponse était sincère. Comme tout lemonde à l’Hôtel Saint-Pol, le capitaine d’Isabeau était convaincuque nos trois sacripants étaient de véritables ermites, bien plussavants que Lancelot et Tosant en l’art d’extirper un démon. Lareine regarda curieusement Bois-Redon qui se campa, bomba le torseet frisa sa petite moustache – imperceptible dans sa figure depoupée rosée.

– Ces ermites, reprit-elle au bout d’unsilence, les connais-tu ?

– Moi ! s’écria Bois-Redon avecstupeur Madame, je ne connais pas de frocards, ajouta-t-il avecdégoût.

– Eh bien ! dit tranquillementIsabeau, il faut que tu connaisses ceux-ci.

Bois-Redon ouvrit des yeux énormes et la reinecontinua :

– Ce sont des braves qui mangent bien,boivent mieux, savent jouer aux cartes. Leur compagnie ne t’ennuiedonc pas ; ce sont de joyeux compères, et puis, sûrement, ilsvont exorciser le roi.

Bois-Redon baissa la tête, se gratta le boutdu nez, et répéta machinalement :

– Exorciser le roi… Pourquoi,songea-t-il, la reine est-elle si contente de la guérison assuréedu roi ? Il me semble jusqu’ici que…

– Tu vas donc aller trouver ces bravesqui, d’ailleurs, t’attendent, et tu les aideras à exorciser le bonsire. À moins que tu ne l’exorcises à toi tout seul.

– Moi ! répéta Bois-Redon avec plusde stupeur et d’indignation encore.

– Toi. Écoute bien. Ces ermites sontenvoyés par Jean de Bourgogne comme les deux premiers. Où Tosant etLancelot n’ont pas réussi, ceux-ci peuvent encore échouer. Or, jene veux pas, moi ! Je veux que cette fois, le roi soitréellement exorcisé. Et comme je me méfie de la science des ermitesde Jean sans Peur, tu vas aller les aider, mais en prenantcertaines précautions. Ainsi, tu ne te montreras pas. Tu vas êtreconduit dans une chambre du palais du roi par quelqu’un à moi. Là,tu attendras deux jours, trois jours, autant de jours qu’il faudra.Sois tranquille, on ne t’y laissera pas mourir de faim, et tu aurasde mes nouvelles tous les matins. Seulement, tu seras prêt à touteheure, à toute minute du jour et de la nuit, prêt à exorciser leroi.

– À exorciser !… Moi !…

– Allons, ne fais pas la bête, ditsérieusement Isabeau.

Le colosse frissonna. Toutes les foisqu’Isabeau lui avait parlé de cette voix sérieuse, des chosesterribles s’étaient préparées. Mais cette fois, l’étonnementl’empêcha de dériver à la terreur. On lui demandaitd’exorciser ! Il ne put s’empêcher de rire. La reine leregarda de son œil inexprimablement clair.

– Tu surveilleras donc les ermites,reprit-elle, et au besoin, tu les aideras au moment voulu. Maissurtout, tu t’occuperas de la demoiselle de Champdivers…

Elle frissonna à son tour et pâlit. C’étaitainsi toutes les fois qu’elle prononçait ce nom.

– La demoiselle ! murmuraBois-Redon. Diable ! Oh ! oh ! Je commence àcomprendre…

Isabeau, le menton dans la main, les yeuxperdus au loin, parlait d’un accent très doux etmonotone :

– Tosant, disait-elle, Tosant et Lancelotétaient sur le point d’exorciser le roi. Tout serait finimaintenant. Le roi avait saisi la coupe, et il allait boire.C’était la guérison assurée. La demoiselle de Champdivers entra,s’empara de la coupe et la vida dans les cendres… Tout est àrecommencer.

Sous la douceur de la voix grelottait lahaine. Ces accents funèbres, ces inflexions caressantes commel’étreinte d’un serpent qui bientôt va se resserrer et devenirmortelle, Bois-Redon les écoutait, les reconnaissait, et iltremblait en lui-même. Isabeau continuait :

– Les gens de Bourgogne ont essayé desauver le roi en s’emparant de l’intrigante : ils ont tuéChampdivers et la gouvernante, mais la demoiselle Odette estrestée. J’ai continué la bataille, moi. J’ai envoyé ma tigressecontre l’intrigante. Impéria est revenue demi-morte, mais lademoiselle Odette est restée. Les ermites sont venus pour sauver leroi, mais la demoiselle Odette n’a pas voulu.

Elle leva vivement les yeux sur Bois-Redon etajouta :

– Là où ont échoué les hommes de Jeansans Peur, là où a été vaincue Impéria, tu réussiras, toi.

Bois-Redon vacilla sur sa base.

Il avait tout à fait compris !…

On lui demandait de tuer Odette deChampdivers !…

– Oui, dit le capitaine en essuyantquelques gouttes de sueur sur son front.

– Il n’est plus question de l’enlever del’Hôtel Saint-Pol pour la détenir en l’hôtel de Bourgogne. Il n’estplus question non plus d’éviter un meurtre dans le palais du roi.Bois-Redon, je te demande cette preuve de ton amour. Tu deviens monchevalier. Je te lance contre la fée malfaisante qui veut ma mort.Va, mon chevalier ; va, mon capitaine ; va, mon cheramant ; va et délivre-moi ! Va, et frappe !

Elle continuait à parler doucement, sans éclatde voix. C’est avec des inflexions d’amour et de caresse qu’elledisait ces choses. Bois-Redon haletait. Il eut à ce moment tué toutce qu’aurait voulu Isabeau.

Il ouvrit les bras d’un mouvement rude.

Isabeau se déroba, mais elle sourit, et cesourire acheva de bouleverser Bois-Redon. Elle reprit :

– Donc, tu la frapperas. Tu la frapperasà mort. Que ce soit une bonne fois fini ! gronda-t-ellesoudain furieuse et les yeux pleins d’éclairs. Que si les gens dupalais foncent alors sur toi, ne t’inquiète pas, car…

– Ah ! par la mort du Christ !cria Bois-Redon ivre de son amour et de la rage de tuer, qu’ils yviennent, ceux-là !… Une femme, par les plaies ! Unefille, par l’enfer ! J’aurais pu…

– Quoi ! Quoi donc ! rugitIsabeau.

– J’aurais pu hésiter ! hurlaBois-Redon déchaîné. Mais je n’hésite pas, reine ! Je vais lafrapper, la tuer, et ce sera proprement fait, d’un seul coup enplein dans le cœur ! Et quant aux autres…

Il y eut un éclat de rire qui fit grelotterles vitraux dans leurs mailles de plomb.

– Viens, mon brave. Viens sauver tareine, ton amante, et quant au roi, écoute…

Ils arrivaient dans la grande galeriedéserte.

– Le roi ? songea-t-il en pâlissant.Tout ce qu’elle veut, oui, mais le roi !… Diable !…

– Les ermites, disait Isabeau, lesermites s’appellent Bruscaille, Bragaille et Brancaillon.

– Ah ! ah ! fit Bois-Redon lesyeux écarquillés. Ces drôles…

– Ces ermites vont tenter l’exorcisme.Quand ? Demain ? Dans huit jours ? Tu le sauras. Tute tiendras prêt à tout. Quand ils donneront le signal, quand onviendra te chercher, tu accourras, tu frapperas la demoiselle deChampdivers, d’abord… Et puis s’ils ont peur, s’ils hésitent…

– S’ils hésitent…

– Oui. Tu frapperas, toi !… Tufrapperas le roi !…

Isabeau leva les yeux sur le capitaine.

Elle le vit livide.

Elle comprit ce qui se passait dans l’âme dece soldat dressé à considérer le roi comme la représentation deDieu sur terre.

Isabeau leva les mains, les posa sur lesépaules du géant, et gronda :

– Jure de frapper !…

Bois-Redon la vit contre lui. Le parfum de sescheveux l’enivra. De nouveau, la passion se déchaîna, hurla en lui.Ses yeux s’ensanglantèrent. Sa tête tourna.

D’une étreinte furieuse, il saisit la reinedans ses bras et haleta :

– Jurez d’être toujours à moi !…

– Toujours ! dit-elle. À toi !À toi seul désormais ! Tes jalousies, je les apaiserai. Tonamour, je l’élèverai si haut que nul ne pourra plus te porterombrage… Allons, à ton tour, jure de frapper !… Elle d’abord…et puis le roi !…

– Le roi ! râla Bois-Redon foud’amour, le roi de France, je le tuerai d’un coup ! d’un seulcoup au cœur !…

Elle s’abandonna. L’étreinte du capitaine futplus violente. Il la souleva jusqu’à lui, et ses lèvres, d’un rudebaiser, cherchèrent les lèvres de la reine…

Au bas de l’escalier, il y eut un crisourd…

**

*

Nous avons dit que nous serions obligé derevenir à la séance d’exorcisme qui se poursuivait chez le roiCharles VI. Elle fut à peu près pareille à celle que nousavons essayé de décrire, avec cette différence, pourtant, que leprieur des Célestins fut d’abord présent à ces étrangesexercices.

C’était un homme d’aspect plus guerrier quereligieux, plus rude que vénérable. Il abordait la soixantaine,mais si sa barbe avait grisonné, il se tenait droit et ferme, etson regard brillant donnait à son visage une apparence de jeunesse.Le rôle qu’il joua dans ces aventures nous échappe. Nous savonsseulement que Charles VI le tenait en singulière vénération.Il témoigna son respect et son amitié pour le prieur en comblant lecouvent des Célestins de présents innombrables et riches. Lacélèbre chapelle fastueuse par son architecture et par les joyauxqu’elle contenait, fut presque entièrement l’œuvre de ce roi.

Comment et pourquoi le prieur fut-il amené,dans la grande tragédie de ces temps, à prendre parti pour Jean deBourgogne et Isabeau de Bavière ? C’est ce que nous n’avons pusavoir.

Le premier était donc venu examiner lesnouveaux ermites. Il les regardait faire, avec un sombre sourire demépris. Parfois, d’un mot bref, il rectifiait un geste. Parfoisaussi, il couvrait de sa voix psalmodiant une prière, la voix deBrancaillon psalmodiant des jurons.

– Eh bien, sire prieur, demanda Charles,que pensez-vous de ces guérisseurs ?

– À merveille, sire roi, ils s’en tirentà merveille.

– Surtout celui-là, hein ?

Il désignait Brancaillon.

– Oh ! celui-là mérite toute votreconfiance, bien que les deux autres ne soient pas non plus àdédaigner, Sire, vous pouvez être tranquille. Jamais Votre Majestén’aura mis son mal en meilleures mains.

– Je les aime, dit Charles. Ils m’ontfait rire. Surtout ce gros-là !

Le prieur, quelques instants, contempla d’unœil rêveur ce roi, ce pauvre roi bafoué, à qui l’on jouait lacomédie. Peut-être songeait-il à ce qu’il y avait de vraimenthideux en cette comédie bientôt sanglante. Peut-être sonintelligence, supérieure à celle de Jean sans Peur,s’indigna-t-elle qu’on bafouât la majesté royale en même temps quele roi. Il fronça ses sourcils touffus sous lesquels luisaient desyeux profonds. Mais, sans doute, la condamnation étaitirrémissible. Le prieur s’inclina devant le pauvre fou etinsista :

– Sire roi, adieu. Je reviendrai. MaisVotre Majesté a-t-elle vraiment confiance ?

– Oui, dit le roi avec fermeté. Surtouten ce gros compère-là ! J’ai confiance parce qu’ils ont untalisman.

– Un talisman ? fit le prieur avecétonnement et inquiétude. Quel talisman ?

– Vous ne le saurez pas, messire !Allez, et revenez-nous bientôt.

Le prieur se courba, fit le signe de croix,murmura une prière à l’intention de Sa Majesté, puis se retira ensongeant :

– Un talisman ? Que peut être cetalisman ?… N’y pensons plus : quelque inspiration de safolie, sans doute. Mais n’est-il pas terrible que nous soyonsréduits à de tels expédients pour restaurer dans Paris et leroyaume la véritable autorité monarchique ?

– Le talisman… songeait Charles VIen souriant. Eh ! n’est-ce pas un vrai talisman, puisque c’estOdette elle-même qui me répond d’eux ?…

Le prieur des Célestins, une fois parti, lestrois ermites poussèrent un soupir de soulagement et voulurentreprendre avec une nouvelle ardeur les gestes d’exorcisme quidevaient faire sortir le démon de folie gîté quelque part dans lecorps du roi.

Ceci pourra paraître assez étonnant, maisc’est au fond un phénomène naturel : ces drôles commençaient àse prendre au sérieux ; les gestes qui n’avaient aucun pouvoirsur le roi commençaient à influer sur eux-mêmes ! Ils enarrivaient à oublier qu’ils étaient là pour un geste définitif etterrible. Vaguement, ils pensaient qu’après tout, on avait vud’autres miracles !

Le roi admira de bon cœur le zèle de sesguérisseurs, et finit par leur dire :

– Reposez-vous, mes révérends,reposez-vous, je le veux.

Brancaillon se mit à rire. Bruscaille etBragaille se frottèrent les mains. Les sacripants savaient bien enquoi consistait le repos auquel les conviait le roi. En effet, dansun coin de la pièce, on avait apporté une table chargée de diversflacons : c’était Charles lui-même qui en avait ainsidécidé.

D’un même mouvement, ils se tournèrent vers latable, et le roi tout souriant se leva, s’approcha de cette table,et se mit à remplir lui-même trois grandes coupes d’argent.

– Asseyez-vous et buvez, dit le roi deFrance.

Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, sansfaçon aucune, prirent place dans les fauteuils à coussins brochésd’or, saisirent chacun sa coupe d’argent et la vidèrent, Bruscailleles yeux levés au plafond, Bragaille, plus fin, les yeux àdemi-clos, Brancaillon la main sur le cœur.

– On est bien ici, dit alors simplementBragaille.

– Oui, fit Bruscaille toujours en éveil,mieux qu’en notre ermitage où, assis sur des pierres, nous buvonsl’eau puisée à la source.

– C’est du fameux, dit Brancaillon ;il n’y en a pas de pareil à la Truie pendue…

Les sacripants se versèrent une dernièrerasade, et, avec un soupir de regret, déposèrent leurs coupes. Surun appel du roi, deux valets vinrent enlever la table, mais Charlessaisit les trois coupes d’argent, en remit une à chacun des troisermites, et leur dit :

– Vous les garderez en souvenir de moi.Même si vous ne me guérissez pas, je suis content de vous. Tosantet Lancelot étaient sévères et tristes. Vous m’avez fait rire, jevous tiens pour de bons et braves guérisseurs.

Ébahis, ils contemplaient les coupes et lesretournaient dans leurs mains.

– Quoi ! bégaya Bragaille, cesbelles choses pour nous !

– Ah ! sire, cria Bruscailleenthousiasmé, quel malheur qu’un aussi bon roi détienne des démonsdans son ventre !

– J’ai une idée ! dit tout à coupBrancaillon.

– Allons, fit le roi, je dois maintenantrecevoir mes gentilshommes. Retirez-vous. Vous reviendreztantôt.

– Pourtant, dit Brancaillon dont lecerveau était un peu enfumé par les rasades, mon idée est bonne. Jesuis sûr que le démon n’y résisterait pas et sortirait toutseul.

Le roi tressaillit. Ce mirage qui attire sanscesse le malade incurable se présenta à son imagination. Il y aquelque chose d’indestructible chez l’homme qui lutte contre unmal : c’est l’espoir de guérir.

– Qui sait ? murmura Charles. Est-ceun nouvel exorcisme ? demanda-t-il.

– Nouveau ? fit Brancaillon. Non,car je l’ai déjà essayé sur moi-même.

– Et il a réussi ? palpita leroi.

– Tout de suite ! dit Brancaillonavec un rire épais.

– Mes gentilshommes attendront ! fitle roi. Voyons votre exorcisme… Commencez !

Et Charles, avec empressement, reprit sa placedans son grand fauteuil. Bruscaille et Bragaille se regardaient,étonnés et méfiants. Bragaille marchait sur les pieds deBrancaillon. Mais celui-ci n’en avait cure. Le bon vin aidant, sonexorcisme lui semblait de plus en plus merveilleux.

– Comment n’y ai-je pas songé plustôt ? dit-il en se frappant le front.

– Eh bien, commencez donc ! dit leroi avec impatience.

– Sire… c’est une histoire ! Il fautque je vous la dise.

– Une histoire ! s’écria Bruscailletrès inquiet. Une histoire n’est pas un exorcisme. Tu… vous nous laraconterez demain, révérend Brancaillon.

– Non, non, cria le roi, tout desuite !

– La voici ! dit le révérendBrancaillon.

Bruscaille et Bragaille échangèrent dessignaux désespérés. Mais Brancaillon, superbe, se campa pourraconter, et le roi s’installa pour écouter.

– Il faut vous dire qu’en ce temps-là,j’étais amoureux de Marion Bonnecoste…

– Hein ! s’écria Bragaille indigné.Amoureux ! Un ermite !…

– Sire, dit précipitamment Bruscaille,avant d’être ermite, le révérend Brancaillon a porté la casaque etfait la guerre. C’est sûrement en ce temps que…

– Laissez, laissez, dit le roi en riant.Continue, mon brave. C’est toi qui me guériras.

– Là ! fit Brancaillon radieux.Donc, j’étais amoureux. Connaissez-vous Marion Bonnecoste,sire ?… Non ?… C’est étonnant, tout le monde la connaît,à Paris. Eh bien, c’est, ou plutôt c’était une bien belle fille,des yeux noirs, des lèvres rouges, une brave fille, sire, contrelaquelle il n’y a rien à dire, si ce n’est que l’autre jour ellen’a pas voulu nous…

Ici, Bragaille marcha sur le pied deBrancaillon, mais cette fois si vigoureusement que le dignenarrateur jeta un cri et comprit qu’il s’engageait dans une passedangereuse.

– Bref, reprit-il, un jour, ou plutôt unsoir, je me trouvai, je ne sais comment, tout triste et malade.J’avais des visions biscornues. Des diables me frôlaient, metouchaient de leurs doigts velus ; je les entendais ricaner envoltigeant autour de ma tête…

– Oh ! murmura le roi profondémentattentif à l’énumération de ces symptômes, c’est tout commemoi !

– Tout à coup, continua Brancaillon, jesentis que l’un de ces démons s’était venu loger dans mon corps. Jel’entendis fort bien me crier des injures. Je retournai donc aucabaret d’où je sortais quand m’arriva cette pénible aventure et jeme remis à boire dans l’espoir de noyer le diable. Mais le drôleétait entêté. Plus je buvais, plus il se montrait insolent. Bientôtje me rendis compte que, sournoisement, il devait absorber mon vinau fur et à mesure que je buvais. Je sortis donc du cabaret, moitiépour ces motifs et moitié parce qu’on me jeta dehors sous leprétexte que je n’avais pas de quoi payer. Et cependant le démonqui m’avait choisi pour logis se remuait en moi au point que jepouvais à peine me tenir debout. Alors, j’allai chez MarionBonnecoste…

Brancaillon s’arrêta net et rougit. Oui, ilrougit, le pauvre hère, et demeura fort embarrassé.

– Allons-nous-en, dit Bruscaille, tu nousraconteras la fin une autre fois.

Mais le roi n’avait pas rougi, lui ! Leroi voulait guérir ! Le roi, comme tous les malades à cervelledétraquée, ne demandait qu’à croire ! Il intima à l’ermitel’ordre de continuer.

Et Brancaillon, se déchargeant de toutscrupule par un haussement de ces larges épaules :

– Sire, par où diable pouvait sortir ledémon qui me tourmentait, sinon par la bouche ?

– C’est juste, par Notre-Dame !…

– Eh bien ! Marion me prit dans sesbras, la bonne fille, et, je suis bien forcé de le dire, je sentisses lèvres sur les miennes. Or, qu’arriva-t-il ? Je me ledemande encore ! Peut-être le démon fut-il étouffé parce qu’ilmanquait d’air ? Peut-être était-ce là un exorcismeintolérable pour lui ? Ce qui est sûr, c’est que je me trouvaiparfaitement guéri, en suitede quoi, comme de juste, j’allai meconfesser.

– Ah ! ah ! fit le roi toujoursattentif, et que vous dit votre confesseur ?

– C’était un saint homme, et très savant,sire. Il me dit que l’exorcisme que j’avais employé étaitexcellent.

– Oui, dit le sire pensif, j’ai souvententendu parler d’un exorcisme qui consiste à faire aspirer par labouche le démon de folie qui ne veut pas sortir.

– C’est cela, s’écria Brancaillon, c’esttout à fait cela ! Seulement, ce digne confesseur ajouta quej’aurais dû, pour le salut de mon âme, faire exécuter l’exorcismepar ma propre femme, c’est-à-dire celle qui m’était unie par lesliens sacrés du mariage. J’eus beau lui objecter que je n’étais pasmarié… Il n’en voulut pas démordre et soutint que j’avais risquél’éternelle damnation…

Le roi tressaillit.

Il est certain que sur cet esprit la craintede la damnation exerçait une influence décisive.

– Il faudrait donc… murmura-t-il avec uneévidente répulsion.

Et il se tut. Brancaillon, rondement,ajouta :

– Il faudrait, sire, que Sa Majesté lareine, qui vous est unie par le mariage, consentît à aspirer ledémon. Je vous réponds de la réussite. Quoi de plusfacile ?…

Le fou se leva tout agité. Il se prit àarpenter la pièce de ce pas inégal, tantôt morne et lent, tantôtprécipité, qu’il avait lorsque se préparait une de ses affreusescrises.

– La reine ! balbutia-il. Lareine ! Consentira-t-elle seulement ?… Elle ne m’aimepas !… Que lui importe ce que je puis souffrir ? Lareine ! ajouta-t-il sourdement avec une colère, croissante.Qui sait si elle ne s’est pas écartée de moi pour éviter que, parcet exorcisme… Ah ! par Notre-Dame ! je veux…

Ses yeux devenaient hagards. Ses lèvrescommençaient à se plisser nerveusement.

Il eut un strident éclat de rire, puis unsanglot déchira sa gorge.

Stupéfaits et tremblants, les trois ermitesassistaient, immobiles, silencieux, à ce terrible spectacle.

Ils n’avaient vu jusque-là dans le roi qu’unhomme affable, docile, patient, écoutant avec une étrange politesseles fantaisies les plus extraordinaires, se prêtant de bonne grâceà toutes les grimaces de leurs exorcismes. Le fou semontrait !… La démence éveillée allait sedéchaîner !…

Brusquement, il revint sur Brancaillon etgronda :

– Tu dis donc que la reine… tu dis lareine, n’est-ce pas ?… Parle donc, stupide ermite !…

– La reine, bégaya Brancaillon effaré,terrifié, oui, sire, la reine.

– Il suffit ! dit Charles avec unemajesté tragique. Je vais… holà ! mon capitaine !…

Le capitaine des gardes du roi entra. Un coupd’œil lui suffit pour voir ce qui se préparait. Il jeta un regardde travers aux ermites consternés et, s’avançant rapidement surCharles :

– Sire, dit-il, voulez-vous qu’on aillechercher la demoiselle de Champdivers ?

Souvent ce nom seul calmait le fou. En pleinecrise, même, dès qu’Odette apparaissait, dès qu’elle mettait samain sur le front du roi, tout s’apaisait en lui. Mais, cette fois,il se mit à hurler :

– L’ermite a dit : la reine !…Je veux aller chez la reine !… Capitaine, prenez douze gardesavec vous et suivez-moi. Vous allez voir la reine meguérir !…

Il eut un éclat de rire d’une poignantetristesse, et s’élança. Strict observateur des consignes qu’ilrecevait, le capitaine, à la tête de douze hommes d’armes, suivitle roi qui, prenant de l’avance, traversa en courant les jardinsdéserts, et arriva en présence du palais d’Isabeau.

D’un bond, tout hagard, tout haletant, ilpénétra dans le grand vestibule du rez-de-chaussée, leva les yeuxet un cri monta jusqu’à ses lèvres.

Il s’arrêta court.

Là-haut, dans la galerie, au bord du largeescalier, Isabeau de Bavière et Bois-Redon étaient d’abord demeurésfrappés de stupeur. Ce fut avec une sorte de lenteur tragiquequ’ils s’écartèrent l’un de l’autre. La figure convulsée, Isabeauattendait. Le meurtre luisait dans son regard. Impassible,indifférent, si on peut dire, Bois-Redon se disait que le momentd’en finir était sans doute arrivé.

Charles VI était-il certain de lafidélité d’Isabeau ? Le contraire paraît prouvé. Il y avaitlongtemps qu’il vivait séparé de la reine. Dans ses heuresd’accalmie et de demi-raison, il la méprisait et la redoutait. Illa soupçonnait. Et son soupçon était presque une certitude.

Mais jamais il n’y avait eu flagrantdélit…

Cette fois, il tenait « lapreuve ».

Il se mit lentement à monter l’escalier.

La reine le vit si pâle, si calme, sifarouchement résolu, que la terreur, en un instant, fit irruptionet submergea son cœur. Elle ne sut plus où elle était, ni qu’elleétait la reine. Elle comprit seulement que des choses terriblesallaient se passer, il fallait se défendre. Il fallait, d’un seulbond d’esprit, se ruer à la résolution suprême. Elle se pencha surBois-Redon et gronda :

– Tue-le !…

Bois-Redon, effroyablement pâle, commença àdescendre l’escalier.

À ce moment, le capitaine des gardes parutdans le vestibule escorté de ses douze hommes d’armes.

L’instant fut sinistre.

Bois-Redon s’arrêta ; il avait aux lèvresle pâle, l’indéfinissable sourire du vaincu qui va mourir.

– Lâche ! rugit Isabeau. Vadonc ! Mais va donc !…

Ces mots, elle crut les crier. Elle les criaen elle-même. Aucun son autre qu’une sorte de gémissement ne se fitentendre.

Déjà le capitaine était au milieu del’escalier, près du roi, devinant tout d’un coup d’œil, et ildit :

– Sire de Bois-Redon, oùallez-vous ?

C’était la porte ouverte à de possiblesexplications capables d’amener une détente et une entente. Le roise tourna vers son capitaine. Il bégaya on ne sait quoi. Mais legeste suppléa à la parole. Il étendit vers Bois-Redon une main quitremblait convulsivement. Et alors son capitaineprononça :

– Sire de Bois-Redon, au nom du roi monmaître, rendez-moi votre épée.

Bois-Redon obéit sans un mot, dégrafa la dagueet l’épée, les remit au capitaine qui les donna à un de ses hommes.Le roi monta. Son capitaine suivit avec les gens d’armes au milieudesquels se trouvait Bois-Redon.

Arrivé dans la galerie, le roi s’arrêta prèsd’Isabeau. Ils se regardèrent. Elle se raidit, s’immobilisa, sepétrifia, comprenant qu’au premier mot, qu’au premier geste, elleétait arrêtée, à moins que le roi ne l’abattît d’un coup depoignard.

Encore une fois, le capitaine des gardes tentala détente. Il dit :

– Majesté, en quel cachot faut-ilconduire ce gentilhomme ?

Le roi se tourna vers le capitaine, le toisade la tête aux pieds, et bredouilla :

– Gentilhomme ?…

– Majesté, répéta le capitaine, oùfaut-il conduire Bois-Redon ? Dans les prisons dupalais ?

Le roi éclata de rire. Ce fut terrible.Isabeau se mordit les lèvres pour ne pas crier.

– Aux Fourches ! À la hart !Comme un manant ! Comme un coupe-bourse ! Comme untruand ! Un voleur pris sur le fait ! Aux fourches !À la potence !…

– Le procès, sire ! Il faut leprocès !…

– Il n’y a pas de procès pour le voleurpris sur le fait ! En route ! Aux Fourches ! Enroute, ou je vous fais pendre, vous, pour crime derébellion !…

Isabeau ferma les yeux.

Le roi marcha sur elle, la toucha au bras,frissonna, et, avec une funèbre douceur, murmura :

– Venez, madame.

Elle chancela. Tout de suite, elle comprit ceque voulait le roi. Elle essaya de résister et balbutia :

– Venir ? Où cela, sire ?… Jesuis fatiguée… laissez-moi rentrer en mon appartement.

– Venez, répéta le roi avec la mêmedouceur.

– Où ? cria-t-elle. Où voulez-vousque je vienne ?

– Voir pendre votre amant, dit-leroi.

Elle recula. Elle frémit. Elle sentitgrelotter son cœur. Un sanglot monta à sa gorge… C’était une femmeexaspérée par les passions de l’amour et de l’ambition, maisc’était une femme. Aimait-elle Bois-Redon ? Pourquoipas ? C’est probable. Si fort, si robuste, si obéissant, sistupide, elle avait dû finir par éprouver pour lui plus que del’affection comme on en a pour le chien familier. C’était son armed’attaque et de défense. Près de lui, cent fois, elle s’étaithasardée la nuit hors de l’Hôtel Saint-Pol. Près de lui, sans autreescorte, elle se sentait infiniment rassurée. Oui, un peu plus quesa tigresse, elle devait l’aimer.

– Sire roi, dit-elle dans un râled’horreur, de tels spectacles, vous le savez bien, me font mal. Jen’irai pas !

Un peu plus, le roi se rapprocha d’elle et, lafigure dans la figure, lui parla :

– Madame, votre amant va être pendu. Vousserez là. Vous le verrez mourir. Si vous ne venez pas, je vous jureque je vous fais arrêter à l’instant, et que je réclame contre vousle châtiment des adultères. Attachée nue sur un âne, la tête versla queue de la bête, vous serez, madame, promenée, à travers laVille, la Cité, l’Université et l’exécuteur des hautes œuvres vousfouettera. Allons, madame, évitez ce scandale à la royauté deFrance que vous avez suffisamment déshonorée. Venez-vous ?

– Je viens ! dit Isabeau dans unsouffle.

– Capitaine, dit le roi, donnez la main àMadame la reine ; elle veut voir pendre le truand.

C’était la dernière insulte. Le roi et lareine paraissant ensemble, le roi seul devait et pouvait donner lamain. Le capitaine ferma les yeux et tendit son poing, persuadé quela reine refuserait de s’y appuyer, mais il sentit presque aussitôtsur ce poing le contact d’une main légère et glacée. Il ouvrit lesyeux et vit Isabeau souriante !…

Elle s’était domptée ! Ce qu’il pouvait yavoir d’imprécations et de résolutions mortelles dans son cœur, nulne l’a jamais su. Mais ce grelottement convulsif qui l’avait saisieavait disparu ; mais son visage s’était calmé ; mais unsourire immobile détendait ses lèvres !…

Isabeau descendit l’escalier d’un pas ferme,appuyée au poing du capitaine, et près d’elle marchait le roi. Puisvenait le groupe des hommes d’armes entourant Bois-Redon. On sortitdu palais. Le cortège se dirigea vers ces terrains incultes quiavoisinaient la tour Huidelonne.

Les gens de l’Hôtel Saint-Pol, en quelquesminutes, comprirent le drame. Au bout d’un quart d’heure, il yavait trois ou quatre mille spectateurs aux abords de laHuidelonne : gentilshommes des palais, gardes, arbalétriers,archers, officiers, dames, valets de tout grade, une foulesilencieuse, frappée de stupeur.

L’exécuteur de l’Hôtel Saint-Pol prévenu enhâte, de par les ordres du roi, accourait, flanqué de ses aidesportant une belle corde qui n’avait guère servi qu’une douzaine defois, ainsi que l’assura le bourreau au condamné. Au premier rangde ce peuple accouru se tenait le roi et, près de lui s’étaitplacée la reine.

Et Bois-Redon ?…

Il dit seulement :

– J’eusse mieux aimé être décapité. Lahache est plus noble que la corde, mort-diable !

– Oui, dit l’exécuteur, mais avec lacorde, c’est tôt fait. Votre Seigneurie désire-t-elle unconfesseur ?

– Tu m’y fais penser ! criaBois-Redon. Qu’allais-je faire !… Me laisser pendre sansconfession ? Notre-Dame et les saints m’eussent repoussé avechorreur ! Je veux un confesseur.

Ce désir fut transmis au roi. C’était choseinéluctable. Non seulement les condamnés avaient le droit de seconfesser tout leur soûl, mais encore on les confessait de forcequand, d’aventure, ils préféraient passer « ad patres »en se privant de cette formalité suprême.

– Un confesseur ? fit le roi. C’estjuste. Ce Bois-Redon n’était pas un païen, après tout. Je vais donclui donner un confesseur – et un bon – dont il n’aura pas à seplaindre.

Il dit quelques mots à l’oreille d’ungentilhomme qui se trouvait près de lui, et qui partit encourant.

La foule attendit, toujours silencieuse. Leroi considérait Bois-Redon avec un sombre regard. La reine, touteraide, figée, toujours souriante, regardait sans voir. Nous devonsla peindre telle qu’elle était. Vingt fois, dans ces quelquesminutes où il attendait sans impatience le confesseur annoncé,Bois-Redon tourna vers elle son regard de chien fidèle qui mendiaitune suprême caresse. Pas une fois, l’œil d’Isabeau ne se reposa surson amant. Non qu’elle craignait que son regard à elle ne fût saisipar le roi ou par cette foule… Simplement, Bois-Redon n’existaitplus pour elle.

Il y eut tout à coup un mouvement d’agitationdans la foule, et on vit s’approcher de la potence un moinecolossal, au capuchon rabattu sur les yeux.

Tout le monde fit cette remarque plaisantequ’à un géant tel que Bois-Redon il ne fallait pas moins qu’ungéant tel que ce confesseur.

Le religieux s’était approché du condamné, etil y eut quelques pourparlers à voix basse. Tout à coup, il y eutun bruit de dispute. Des jurons éclatèrent : un formidable duode jurons frénétiques, le confesseur donnant la réplique auconfessé.

– Je n’en veux pas ! hurlaitBois-Redon. Nombril du pape ! Je ne veux pas être confessé parBrancaillon !… Au large, mauvais garçon, va-t’en audiable !

– Eh ! bélître, qu’est-ce que celapeut te faire ? rugissait le confesseur. Par les tripes et lesboyaux, par les cornes, par le pied fourchu ! je confesseaussi bien qu’un autre !

– Au feu ! vociférait Bois-Redon. Àla hart ! Au truand ! C’est Brancaillon, vousdis-je ! Foudre et tonnerre ! Sang du Christ !Va-t-on me faire confesser par Brancaillon !

– Ah ! misérable, grognait leconfesseur, tu insultes Brancaillon ! Ah ! Par les onglesde Belzébuth ! Par le Ventre-Dieu ! Par lesflammes ! Par la gorge de Marion ! Tu vas voir ce qu’ilen coûte !…

Et l’on vit le confesseur retrousser seslarges manches de son froc et lever un poing formidable.Bois-Redon, de son côté, se mit en garde, les deux poings enposition…

Les deux colosses allaient se ruer l’un surl’autre.

Ils allaient s’assommer !

À ce moment, les rangs de la foules’écartèrent. Une houle de dégoût, de mépris, de terreur fitosciller toutes ces têtes empanachées. Un homme s’avançait, vêtu denoir sous le vaste manteau rouge dont il s’enveloppait. On luiouvrait le chemin. Nul ne tenait à être frôlé par cetteapparition.

Il y eut de sourds jurons, il y eut des signesde croix. On grondait :

– Pourquoi le sorcier de la Cité a-t-illibre accès dans l’Hôtel Saint-Pol ?

Saïtano s’avança rapidement et se plaça entreBrancaillon et Bois-Redon…

XV – LES MYSTÈRES DU GRAND ŒUVRE

Le sorcier regarda un instant Brancaillon, etle poing du géant, levé pour assommer son adversaire, aussitôtretomba. L’ermite recula effaré, se couvrit le visage de soncapuchon et murmura :

– Je suis vivant, maître, je suisvivant !

Son pauvre esprit sombra dans l’épouvante.Saïtano l’eût renversé en le touchant du bout du doigt.

– Va-t’en, dit-il.

– Tout de suite ! fit Brancaillonenchanté.

Et il s’en alla, trébuchant, tandis que le roiet les gentilshommes qui l’entouraient éclataient de rire.

– Allons, cria Charles avec une gaietéfébrile, voici notre ermite qui ne veut pas confesser le bravecapitaine des gardes de Madame la reine. Sorcier, voudrais-tu doncte charger de la besogne ?

Saïtano s’inclina, plia en deux sa longueéchine, et se redressant, d’un ton sinistrement jovial :

– S’il plaît à Votre Majesté…

– Mais je ne veux pas, moi ! ditsourdement Bois-Redon.

La reine, qui avait d’abord paru sedésintéresser du sort de son capitaine, assistait maintenant àcette scène avec une profonde attention. D’étranges penséesmontaient lentement dans son esprit, et y érigeaient des images quisurexcitaient en elle un funèbre intérêt. Elle ne quittait pasSaïtano des yeux, et un espoir imperceptible, éloigné encore commeune pâle étoile perdue au fond des nuées, la faisait palpiter.

– Sire, dit Saïtano du même accentbizarre et jovial, Votre Majesté m’a déjà vu à l’œuvre. Vous savezque je puis calmer les appréhensions de cet homme qui va mourir…Mourir, entendez-vous ? C’est chose assez grave, il me semble.Laissez-moi au moins lui faire la mort plus douce.

– Soit ! dit le roi en détournant latête. Je veux bien qu’il s’en aille de ce monde, car il acruellement offensé… la reine ! Mais je ne tiens pas à lefaire souffrir.

– Passions ! rugit en lui-mêmeSaïtano. Pauvres minuscules passions qui, de votre souffle siléger, causez de tels bouleversements parmi les hommes ! Vieimbécile ! Vie stupide ! Inanité, vanité effroyable decette vie sans but ! – Que c’est pauvre ! Et quel hideuxdésordre ! ajouta-t-il tout haut dans un strident éclat derire.

Nul ne comprit ces exclamations.

Le roi seul, le fou les écouta gravement, et,sans savoir pourquoi, approuva d’un signe de tête.

Saïtano s’approcha vers Bois-Redon. Lecapitaine cria :

« Arrière ! Va-t’en audiable ! » Et, se tournant vers l’exécuteur :

– Allons, fais ton office. ParNotre-Dame, faut-il tant de façons pour attacher une cravate dechanvre au cou d’un gentilhomme ?…

– Écoutez, murmura le sorcier à voixbasse, je vous suis envoyé par la reine.

Bois-Redon tressaillit. Une légère rougeur seplaqua sur son visage de poupée jusque-là livide.

– La reine ? balbutia-t-il avecferveur, comme il eût dit : « La vierge puissante !La reine des cieux ! »

– Voulez-vous donc la désespérer ?reprit rapidement Saïtano.

– Moi ! fit le colosse avec stupeur.Moi qui meurs pour elle ! Moi qui consentirais à subir dixfois le supplice qu’on va m’infliger !…

– Eh bien ! si vous voulez qu’ellevous garde un souvenir d’amour dans son cœur, buvez ceci !

En même temps, d’un geste rapide, Saïtanosortit de dessous son manteau un minuscule flacon. Le condamné lesaisit, le tourna dans ses doigts avec de la curiosité, de l’effroiet un vague espoir…

– Cette liqueur, fit-il en tremblant,c’est donc…

– Un élixir qui vous fera vivant !dit Saïtano avec un frémissement d’ardeur. Vivant dans le cœur dela reine ajouta-t-il en se reprenant.

– Il suffit, dit Bois-Redon.

Et il jeta un long regard à Isabeau, commepour fixer son image dans son esprit jusque par delà la mort.

– Sorcier, continua-t-il d’une voixcalme, apaisée déjà par l’approche de la mort, sorcier, je t’airedouté, je t’ai méprisé, je t’ai haï pour tes accointances avecl’enfer. Mais si ce que tu dis est vrai, si cet élixir peut mefaire vivre dans le cœur de la reine lorsque je ne serai plus,sorcier, à ma dernière minute, je te bénis…

Et il but lentement le contenu du flacon qu’ilgarda ensuite dans sa main convulsivement fermée, comme le suprêmetalisman capable de lui assurer dans la tombe l’amour fidèle decelle que si fidèlement il avait aimée. Alors l’exécuteur lui passala corde au cou. Il fit un signe. Les aides tirèrent…

Bientôt se balança dans l’espace le corps dusire de Bois-Redon…

La foule attentive demeura autour du gibet,immobile et silencieuse, jusqu’à ce que tout fût fini. Alors, leroi eut un soupir. Il jeta à la reine un regard de travers, unregard tout chargé de menace. Puis, des yeux, il chercha le sorcierpour lui demander ce qu’il avait fait boire au condamné. Mais lesorcier avait disparu. Charles VI, alors, se tourna vers soncapitaine des gardes.

– Monsieur, lui dit-il, vous escorterezMadame la reine jusqu’à son palais dont vous ferez garder toutesles portes. Le capitaine de ses gardes étant mort, c’est à nousd’assurer sa sécurité.

Il y eut un mouvement de stupeur. Cet ordre,malgré les derniers mots, équivalait à une arrestation. Puis cettestupeur vite effacée fit place au respect. On s’empressa autour duroi. On se murmurait que Charles revenu à la raison reprenait lepouvoir effectif. Devant l’acte qui signalait ce retour à la santéet à la puissance, il y eut des frémissements de terreur. Il yavait là quatre ou cinq cents gentilshommes, tous plus ou moinsdévoués à la reine. Tous, c’est à la reine qu’ils avaient portéleurs hommages et demandé des faveurs. Bien peu d’entre euxfréquentaient le palais de Charles VI. Mais lorsque le roi eûtdonné à haute voix cet ordre qui était une sorte de coup d’État,c’est vers lui que se porta la foule.

La reine partit seule, escortée… entouréeplutôt par les gardes, et un indicible sourire de mépris crispa seslèvres pâles. De la Huidelonne, alors, partit un éclat de rire. Ily avait là quelqu’un qui regardait, riait, et murmurait :

– Reconnaissance humaine, amour deshommes, affections, dévouements, je vous reconnais !

Le roi s’en alla vers son palais, escortéd’enthousiasme, étonné de toute cette faveur qui lui revenait sisubitement. Il voyait autour de lui tant de visages joyeux qu’ilfinit par en éprouver une inquiétude et hâta le pas. Alors,l’enthousiasme éclata. On cria. On se bouscula pour suivre le roi.La clameur du dévouement humain en admiration devant la force montadans les jardins de l’Hôtel Saint-Pol :

– Le roi est guéri ! Vive leroi !…

Or, comme tout ce peuple de grands seigneursarrivait devant le palais du roi en vociférant sa joie, sonaffection, son dévouement, son admiration, tous les sentiments purset sans taches que fait fleurir la mendicité, suprême escorte dupouvoir, tout à coup les cris redoublèrent :

– Voici le sauveur ! Voici leguérisseur du roi !

Il était là, arrêté devant l’entrée du palais,méditant encore sur sa rencontre avec le sorcier de la Cité, sedemandant quel malheur allait sortir de là. Il se vit entouré degens qui voulaient absolument toucher son froc.

– Que diable me veulent-ils ? grognaBrancaillon. Tâchons de gagner au large.

Mais il demeura cloué sur place, les yeuxarrondis, la bouche fendue d’une oreille à l’autre, par un largesourire de joyeux étonnement, et il tendait les deux mains endisant :

– Oh ! si c’est cela qui vous tient,ne vous gênez pas, mes frères ! Donnez ! Donneztoujours !…

Un seigneur avait commencé en offrant àl’ermite une pièce d’or. Et comme le roi avait eu un geste desatisfaction, un autre avait mis deux pièces dans la main largeouverte de Brancaillon. Puis un autre, puis il y eut foule. Les unsdonnaient de l’argent, d’autres des bijoux. Des dames arrachèrentleurs colliers. Brancaillon ébloui retroussa son froc, le tendit enforme de panier, et les présents se mirent à pleuvoir. L’ermite,effaré d’abord, se mit à rire, puis à pleurer. Jamais il n’eûtsupposé qu’une telle fortune existât au monde.

– Est-ce que ce serait vraiment unguérisseur ? songeait le roi ébranlé dans le scepticisme queles allures de Brancaillon assez étrange pour un ermite lui avaientinspiré.

Bref, le sacripant fit son entrée dans lepalais, portant dans son froc retroussé une véritable fortune qu’illaissa tomber aux pieds de Bruscaille et de Bragaille. Les deuxcompères poussèrent une sourde exclamation, puis, sans perdre detemps, Bragaille courut fermer les portes, tandis que Bruscaillefaisait le partage du butin ; ils avaient des figures deloups, avec des yeux luisants et mauvais.

Cependant, le sire de Bois-Redon était restésolitaire, là-bas, dans l’ombre de la Huidelonne. L’aigre bise del’hiver le balançait doucement. Quelquefois, il tournait, d’un lentmouvement de giration qui se déroulait ensuite. Il était là, àquelques pieds au-dessus du sol, bien tranquille au bout de sacorde, et, somme toute, il ne faisait pas trop mauvaise figure, sice n’est que sa face était violette et qu’il tirait la langue.

En haut, tout en haut de la Huidelonne,impassibles, une douzaine de corbeaux, sur la crête de la tour,regardaient, immobiles, la tête de travers pour mieux voir. Ilss’intéressaient fort à la situation du capitaine.

Un des corbeaux tendit le cou et croassa enbattant des ailes. D’autres se mirent à croasser. Que pouvaient-ilsbien se raconter ? De loin, des clochers voisins, d’autrescorbeaux arrivaient, lourds et joyeux, et se posaient sur le sommetde la Huidelonne, minuscules taches noires sur la bordure d’herminede la neige. L’un d’eux, un vieux vénérable, se mis soudain àpiétiner, puis, ouvrant ses larges ailes, se laissa tomber dans levide, et son vol noir traça dans les brumes un vaste cercle ;au même instant, avec des cris de victoire, toute l’armée se jetadans le vide, les cercles noirs se multiplièrent et formèrent unespirale descendante… Cela descendait vers la chose que l’aigre bised’hiver, au bout d’une corde, balançait doucement, et Bois-Redon nes’en apercevait pas, il ne s’apercevait plus de rien au monde…

Soudain, les cris de victoire devinrent descris de colère. La spirale descendante se fit spirale remontante,et bientôt, toute la bande, posée à nouveau sur les crêtes de laHuidelonne, se mit à jacasser et à invectiver le malencontreuxpersonnage qui l’avait dérangée.

Ce personnage, c’était le geôlier de laHuidelonne.

À ce moment, il y avait un peu plus d’unedemi-heure que Bois-Redon avait été guindé, la hart au col. Legeôlier, ayant menacé les corbeaux de son bâton et les ayant mis endéroute, inspecta longuement les environs d’un œil méfiant. Ilredoutait d’autres corbeaux à deux pieds et sans plumes.

Voyant que tout était paisible, c’est-à-diredésert, il fit un signe, et l’homme au manteau rouge sortit de laHuidelonne, s’approcha, examina Bois-Redon d’un regard d’uneintense luminosité, puis, lestement, il se mit à grimper auxmontants de bois du gibet, sans dire un mot.

Le geôlier se plaça au-dessous du cadavre…

Saïtano se plaça à cheval sur la poutre detraverse où était vissée la poulie de la corde, tira sa dague ettrancha la corde.

Bois-Redon tomba dans les bras du geôlier quil’emporta, et ce groupe s’engloutit dans la Huidelonne bientôtsuivi par le sorcier. Le cadavre fut déposé sur le lit de sangle dugeôlier. Saïtano se pencha. Il frémissait. Rapidement il dénoua lenœud coulant et jeta le tronçon de corde.

Puis, dans la bouche, jusqu’à la dernièregoutte, il versa le contenu d’un flacon plus grand que celui qu’ilavait présenté à Bois-Redon au pied de la potence.

Alors il se recula, contempla une minute lecadavre, sortit de la salle avec le geôlier, ferma la porte à clefet mit cette clef dans son escarcelle d’où, en même temps, il tiradouze pièces d’or. Le geôlier les prit d’un geste indifférent.

– Si tu es chassé, dit Saïtano, tuviendras chez moi. Tu y seras tout au moins aussi heureuxqu’ici.

– Croyez-vous ?… Au surplus, si ons’aperçoit de ce que je viens de faire, je ne serai pas chassé,mais pendu. Ainsi, soyez sans inquiétude sur mon sort.

Saïtano jeta un regard pensif sur cettemagnifique brute qui, paisiblement, disait ces chosesformidables.

– Tu me promets de ne pas essayerd’entrer dans cette chambre ? reprit-il.

– Il n’y a qu’une clef, vousl’emportez…

Le sorcier hocha la tête, s’enveloppa de sonmanteau, sortit de la Huidelonne, et se dirigea droit sur le palaisde la reine. En voyant le poste d’archers qui gardait la grandeporte, il eut un ricanement silencieux. Les gardes ne s’opposèrentpas à son entrée dans le palais. Bientôt, Saïtano parvint auxappartements de la reine.

Il paraît qu’il était attendu, car dès qu’ileut été aperçu par l’huissier de la salle de Mathebrune, il futintroduit dans le parloir particulier où il trouva Isabeaunonchalamment étendue sur une sorte de canapé, tandis qu’une de sesdemoiselles d’honneur lui lisait un roman de chevalerie, et quetrois autres faisaient de la tapisserie.

Saïtano admira la force d’âme de cette femmequ’il croyait trouver en proie à une crise de fureur ou dedésespoir. La reine renvoya les demoiselles d’honneur, et alors, sesoulevant :

– Qu’avez-vous fait boire àBois-Redon ? demanda-t-elle avidement.

– Un simple élixir destiné à lui éviterles angoisses de l’agonie. Il a pu mourir sans peur de la mort.

Elle se laissa retomber et murmura :

– Ah !… ce n’est que cela ?

– C’est beaucoup. J’ai pensé qu’il vousserait agréable d’apprendre que votre capitaine est mort sanshorreur.

– Bois-Redon n’avait pas peur de la mort,dit Isabeau d’un ton farouche.

Il y eut quelques minutes de silence. Lesorcier préparait ce qu’il avait à dire, ce qu’il était venudire.

Isabeau songeait…

– Ainsi, dit tout à coup Saïtano, Tosantet Lancelot sont partis sans avoir fait boire au roi Charlesl’élixir que si soigneusement j’avais préparé. C’est dommage,ajouta-t-il gravement. J’eusse été curieux de voir les effets decette liqueur. Il y eût eu d’abord un accès de démence furieusependant laquelle…

– Assez ! gronda Isabeau. L’Angeveillait. C’est tout…

– Vous voulez dire Odette de Champdivers.Elle veillait oui. Vous eussiez dû prévoir cela. Elle veilleencore, soyez-en sûre. Tant qu’elle sera là…

– Odette de Champdivers ne peut êtrelongtemps encore la gardienne du fou, car elle va mourir.

– Bon ! Jean Sans Peur a envoyécontre elle quatre hommes qui passaient pour braves, et ils ontfui…

– C’est vrai, dit la reine en jouant avecles cordelettes de sa robe de lin blanc.

– Vous avez envoyé contre elle votretigresse Impéria, et la tigresse a fui.

– C’est vrai, dit la reine qui souriaitétrangement.

– Vous avez envoyé Bois-Redon contreelle, et Bois-Redon est mort.

– C’est vrai, répéta la reine avecdouceur.

– Madame, si les gens du duc de Bourgogneont fui, si Impéria fut vaincue, si Bois-Redon est mort, qui doncva maintenant affronter l’invincible faiblesse d’Odette ?

– J’irai moi-même, dit la reine.

– Vous irez la tuer vous-même ?

– J’irai la tuer moi-même. Crois-tu quecette fois la faiblesse de l’Ange sera encore invincible ?

– Oui, dit Saïtano.

La reine se leva aussi : le masqued’indifférence, qu’elle avait jusque-là gardé, tomba. Elle saisitun bras de Saïtano, l’étreignit violemment et gronda :

– Tu sais quelque chose ?

– Oui, madame, et c’est cela que je suisvenu vous dire. Heureux que le hasard m’ait poussé dans l’HôtelSaint-Pol assez à temps pour rendre au brave Bois-Redon un dernierservice. Je dis donc, madame, que vous risquez d’être vaincue vousaussi par Odette de Champdivers parce que si elle veille sur leroi, elle, un homme veille sur elle, et celui-là, je le croisvraiment invincible…

– Un homme ? fit Isabeau dont lessoupçons se réveillèrent. Jean Sans Peur ?

– Non, madame. Celui dont je vous parleva venir au palais du roi. Il veut voir Odette de Champdivers. Ilveut lui demander, à elle !… ce qu’est devenue Roselys. Vousvoyez que pour vous le danger se complique ; cet homme, c’estle chevalier de Passavant.

Isabeau jeta un cri au sens duquel Saïtano neput se méprendre ; c’était un cri de joie et derésurrection.

– Sans doute, vous êtes étonnée, madame,continua le sorcier. Lorsque j’ai emmené ce jeune homme, il étaitcondamné à mort – condamné par vous. Je le conduisis dans, lescarrières. Nul n’en est jamais sorti, à moins d’être guidé parquelque mystérieuse Ariane. Or il n’y a pas d’Ariane dans cessombres demeures. Passavant n’avait aucun guide. Et il est sorti,madame !

Isabeau palpitait.

– L’avez-vous donc vu ?murmura-t-elle.

– Je l’ai vu. Je sais qu’il doit venir aupalais du roi. Lui-même me l’a dit. Il viendra !

– Pour voir Odette ! gronda lareine. Eh bien, soit ! Il ne la verra pas ! Ou, s’il lavoit, je serai là, moi ! Et devant lui… qu’il la défende, s’ilpeut ! Qu’il porte la main sur moi, s’il ose !…

Saïtano s’inclina profondément devant lareine. Il la voyait à bout d’émotion. L’amour et la haine, la rage,la jalousie, la joie de savoir le chevalier vivant, la fureur de sesavoir dédaignée, ces sentiments divers s’entre-choquaient dans sapensée, – et, impuissante à garder cette attitude d’indifférencequ’elle avait adoptée, elle ordonna d’un geste à Saïtano de seretirer.

– Madame, dit le sorcier toujoursincliné, je crois que je viens de vous rendre un signalé service.Je vous prie humblement de me le payer à sa valeur.

– Comment ? fit Isabeau étonnée, –car jamais Saïtano ne lui avait demandé d’argent.

– Donnez-moi, dit le sorcier, donnez-moiun laissez-passer pour que je puisse sortir ce soir à la nuit del’Hôtel Saint-Pol. Ajoutez qu’on laisse passer aussi celui quim’accompagnera portant un fardeau sur ses épaules.

– Soit ! dit Isabeau avec amertume.Je suis encore reine et je puis donner le laissez-passer dont tu asbesoin. Mais je suis prisonnière aussi ! Reste à savoir si lesgardes de l’Hôtel Saint-Pol tiendront ma signature pourvalable…

– Madame, dit doucement Saïtano, vouspossédez en blanc des ordres signés par le roi Charles…

Isabeau tressaillit. Tout autre que le sorciereût sans doute payé de sa vie d’aussi audacieuses paroles. Mais ily avait pour lui des grâces d’État. La reine passa dans sonappartement et, revenant au bout de quelques minutes, tendit àSaïtano un parchemin qu’il lut et fit ensuite disparaître sous sonmanteau.

Saïtano, ayant remercié la reine comme ilconvenait, sortit du palais et gagna la tour Huidelonne où ils’enferma avec le geôlier. Il est à remarquer qu’en cette journée,le sorcier n’entra pas un instant dans la salle où se trouvait lecadavre de Bois-Redon. Ce qu’il fit en ce jour, à quoi il occupason temps dans cette tour, c’est ce qui nous échappe. Le soir vint.Vers cinq heures, la nuit était noire. Mais Saïtano attenditencore. Il attendit jusqu’à l’heure probable où les rues de Parisseraient désertes.

Ce fut donc seulement vers neuf heures qu’ilentra dans la salle où Bois-Redon, les yeux ouverts et fixes,dormait le seul sommeil paisible que tôt ou tard connaît enfinchaque créature.

Le geôlier enveloppa le cadavre d’un vastemanteau et, le traînant jusqu’à la porte extérieure de la tour, ledéposa dans une petite charrette aux brancards de laquelle ils’attela.

À travers les neiges se mit à rouler la petitecharrette, laissant derrière elle le double sillon de sesroues ; Saïtano marchait devant, d’un pas égal, et ilmarmottait de certaines choses incompréhensibles. Arrivé à lagrand’porte de l’Hôtel Saint-Pol, il montra son laissez-passer, etle chef de poste, en jurant, se plaignit que pour un misérablesuppôt d’enfer, on fût obligé de baisser le pont-levis à l’heure dedormir.

Saïtano se trouva dans la rue et, alors, seplaça derrière la charrette, indiquant parfois d’un mot bref augeôlier le chemin qu’il fallait suivre. Ce groupe allait lentementpar les ténèbres ; le geôlier se taisait ; Saïtanomarchait tête basse en ruminant ses pensées ; seul, lecadavre, de temps à autre, cahoté et se heurtant aux parois,interrompit ce silence. On arriva dans la Cité. On s’arrêta devantla maison du sorcier. Le corps de Bois-Redon, à nouveau, futtraîné, et enfin, se trouva reposer tranquillement sur la table demarbre.

Le geôlier s’en alla, taciturne, indifférent.Saïtano referma sa porte, la verrouilla, la cadenassa, alluma leflambeau à triple cire, le posa sur la table près de la tête deBois-Redon.

Puis, il ouvrit l’armoire de fer, et dans legrand coffre du rez-de-chaussée, prit quelques manuscrits qu’ildéposa sur la table. Ils étaient écrits d’une large écriturerégulière. Mais entre les lignes, et dans les marges, de nombreusesannotations couraient, d’une écriture hérissée et sèche.

Les caractères puissants étaient de NicolasFlamel.

Les caractères maigres étaient de Saïtano.

Le savant se mit relire, suivant du bout deson doigt maigre son écriture à lui, enchevêtrée dans celle deFlamel. Il lisait avidement. Et pourtant, ces manuscrits, il lessavait par cœur. Parfois, il redressait la tête, et écoutaitattentivement, lorsque l’horloge du Palais de la Cité, logis royalalors au même titre que le Louvre et l’Hôtel Saint-Pol, jetait dansle gouffre du vaste silence d’hiver ses appels de tristesse énorme.Il comptait les heures, puis se remettait à lire.

Trois fois encore, il se leva, et à chaquefois, de l’armoire de fer, apporta un flacon. De chacun de cestrois flacons, il versa dans une coupe une trentaine de gouttes, etil agita le mélange sur lequel il versa un peu d’eau. Puis, d’ungeste distrait, il repoussa les manuscrits, et se remit àcontempler Bois-Redon. Un ricanement secoua le sorcier quimurmura :

– Je le vois encore, quand, sur sesépaules, il m’apporta l’enfant. Il le déposa là sur cette table ets’en alla en me jetant un regard de malédiction. L’enfant estdevenu l’invincible chevalier… et Bois-Redon est maintenant sur latable. Rassure-toi, ajouta-t-il en posant la main sur le frontglacé du cadavre, le scalpel ne te menace pas, toi. Tu n’es pasdestiné à la grande tentative de la transfusion de sang vivant.Tout ce que je te demande, c’est un signe, si faible qu’il soit,une preuve que l’élixir de vie a pu lutter contre la mort. Cadavre,tu n’es qu’un champ de bataille…

Il se tut subitement et, l’oreille tendue versle vaste silence, écouta.

– Non, murmura-t-il. Ce n’est pas l’heureencore. Les heures sont lentes à s’écouler ce soir. Minuit neviendra donc pas !… Minuit, c’est l’heure favorable.

Il se mit à marcher lentement et sans bruitdans la salle, sans plus jeter un coup d’œil ni au cadavre, ni auxmanuscrits, ni au mélange qu’il avait préparé dans la coupe. Ilmarmottait ses réflexions, comme font les solitaires, – comme sil’homme éprouvait l’impérieux besoin de se prendre soi-même àtémoin de son effort.

– Le vulgaire, disait-il, croit que lesheures sont indifférentes, toutes pareilles les unes aux autres,simples relais dans la marche du temps. Minuit est pourtant uneheure étrange. Une heure ? Un instant, un laps de tempsinimaginablement bref où s’accomplit un phénomène énorme : lepassage d’un jour à un autre ! Voici un jour qui tombe dans lenéant, et en voici un autre qui se lève. Ils se poussent sans trêvedepuis les lointains commencements des temps, comme les vagues del’océan… une qui se brise sur le rivage, et en même temps l’autrequi est là qui se gonfle, toute prête à se briser. Minuit !Minuit, c’est la seconde du mystère. C’est donc à cette heure quedoit s’accomplir tout ce qui est mystère…

Tout à coup, il frissonna.

L’horloge du palais de la Cité, de sa voixd’inexprimable solennité, parlait aux Parisiens. Et, cette fois,elle leur disait : C’est minuit ! Rapidement, Saïtanosaisit la coupe, desserra les mâchoires de Bois-Redon et versa dansla bouche le mélange qu’il avait préparé. Puis il laissa retombersur les dalles la coupe qui roula avec un bruit sonore. Et ildemeura penché sur le cadavre, immobile, raidi, les cheveuxHérissés, les yeux exorbités, pantelants sous l’effroyable étreintede cette angoisse que cause « l’attente »…

Une minute s’écoula… puis une autre… puisd’autres encore…

Saïtano demeurait dans la même position.

Il râlait. La douleur del’« attente » portée à son paroxysme le faisait tremblerjusque dans les profondeurs de l’être. Ses yeux fous demeuraientrivés aux yeux grands ouverts du cadavre. La sueur, à grossesgouttes, roulait sur son maigre visage…

Enfin, un soupir de désespoir gonfla sapoitrine. Il recula en bégayant :

– Rien !…

Non, rien. Dans l’apparence immobile ducadavre, rien n’avait donné le faible signe attendu.

Bois-Redon était mort.

Saïtano se tordit les mains. Il se mit à rugirdes imprécations. Il tomba sur ses genoux, sanglotant, hurlant, seroula sur les dalles contre lesquelles il frappa sa tête – etalors, à ce bruit de funèbre douleur, à ces cris de désespéranceinapaisable, la porte s’ouvrit. Gérande parut. Elle jeta un coupd’œil de mépris sur le savant abîmé dans le vertige de l’affreusedéception – puis ce regard rebondit sur le cadavre de Bois-Redon,et alors, Gérande poussa une déchirante clameur d’épouvante.

Ce fut un tel cri d’horreur que Saïtano seredressa d’un bond, s’avança sur Gérande et, d’une voix sauvage,hurla :

– Que veux-tu ? Que fais-tuici ? Dehors ! Va-t-en !

Gérande ne s’en allait pas, n’entendait paspeut-être. De sa main tendue, elle désignait le cadavre de latable, cadavre elle-même en apparence, avec son visage décomposé,ses yeux ternes, sa bouche tordue.

– Quoi ! rugit Saïtano. Qu’ya-t-il ?

Elle ne répondit pas, demeura toute raide,avec le même geste de montrer la table. Saïtano se retourna, futsecoué d’un violent frisson, et d’un bond il fut à la table, enproie cette fois au délire de la joie et du mystère…

Bois-Redon palpitait !…

Des secousses nerveuses agitaient sesmembres !…

Sa main droite faisait un évident effort pourse lever… les yeux ouverts jusque-là s’étaient fermés… un frissoncourait à fleur de peau sur le visage… Tous les signes de la vieétaient là, visibles, indéniables, et Saïtano, un moment, fermalui-même les yeux, comme ébloui par quelque étincelante fulgurationde vérité…

La vie ! oui, la vie, s’agitait dans cecadavre !…

Quelques minutes, Saïtano fut réduit àl’impuissance, la pensée sombrée dans l’effroi de son propreouvrage, puis, par un titanesque effort de volonté, il parvint à secalmer. Lorsqu’il eut reconquis le sang-froid nécessaire, il courutà l’armoire, saisit une minuscule fiole, la déboucha avecprécaution et en versa une goutte, une seule, sur la langue deBois-Redon.

L’effet fut prodigieux…

Bois-Redon se raidit, se souleva en arc, posésur la tête et les pieds, et quelque chose comme un son vague râladans sa gorge.

– Il parle ! gronda Saïtano affolé.Il veut parler ! Il va parler !…

Brusquement, le corps s’affaissa, redevintcadavre absolument immobile. Mais les lèvres continuaient às’agiter. Les yeux étaient fermés, le visage rigide. Seules, danscette face pétrifiée, les lèvres, gardant une apparence de viefantastique, tentaient le mystérieux effort de formuler les verbesd’au-delà…

– Parle ! rugit Saïtano. Parledonc ! M’entends-tu ? Me comprends-tu ? Sais-tu quitu es ?…

– Je… suis…

Étaient-ce des mots ? C’étaient destronçons de sons formant des embryons de paroles, cela neressemblait à rien de ce que Saïtano avait entendu de par le monde,c’étaient des sons morts, si on peut dire, c’était le refletlointain, l’indescriptible et si peu humain reflet de la parolehumaine…

Mais Saïtano entendit, lui ! Saïtanocomprit !… Il se pencha, colla son oreille à la bouche ducadavre. Et le cadavre parlait !… Il tentait deparler !…

– Je… suis… oh !… je… suis…

– Qu’es-tu ? Qui es-tu ? ditSaïtano avec un suprême accent de volonté.

– Oh ! laissez-moi !… Nevoyez-vous pas que… depuis ce matin… je suis… mort !…

– Mort ! râla Saïtano, les cheveuxhérissés.

Derrière lui, il y eut un bruit sourd. C’étaitGérande qui s’affaissait, tombait en arrière, assommée parl’épouvante. Saïtano n’y prit pas garde. Sur la bouche deBois-Redon, les sons étrangement inhumains se précipitaientmaintenant avec une sorte de mystérieuse furie.

– Laissez-moi !… Vous voyezbien !… Mort !… Je suis mort… Laissez-moi dans lamort !…

Saïtano, figé, la pensée exténuée d’horreur,écoutait. Peu à peu, ces sons se firent moins sensibles, ilss’atténuèrent, se perdirent en un murmure, en nous ne savons quoique le mot murmure rend très mal, et il y eut une minute où ce nefut pas encore du silence, sans que les sons inexprimablement horsde toute idée de son eussent cessé de se faire entendre…

Et puis enfin, le silence vint.

Les lèvres de Bois-Redon demeurèrent à jamaisscellées, sous un vague sourire de mystère que contemplaitSaïtano.

Le sorcier demeura là, luttant contre lefurieux assaut des centaines de sentiments déchaînés en lui ;il resta immobile, insensible, les yeux rivés sur ce sourire quis’affaiblissait et disparut enfin…

Le sorcier, lentement, se redressa, et regardaautour de lui, stupéfait des clartés qui l’enveloppaient.

Il faisait grand jour !

Alors Saïtano se mit à trembler. Cet homme quiavait disséqué de nombreux cadavres, qui avait passé des nuits etdes nuits en tête à tête avec les morts, ce savant pour qui la mortn’était qu’un problème à résoudre, éprouva soudain une impressionqu’il ne connaissait pas. Cela s’abattit sur lui à l’improviste. Ilse sentit faible, désarmé, incapable de lutter contre cetteimpression que jamais il n’avait analysée.

C’était la peur ! C’était la redoutabledécomposition des organismes de la pensée ! Peur !… Peude gens peuvent se vanter d’avoir vraiment connu la peur, et del’avoir supportée. Saïtano avait peur…

Il eut peur de ce mort qui avait parlé,proféré des verbes inhumains non destinés à des oreilleshumaines.

Parlé ? Était-ce vrai ?… Oui,l’élixir avait arrêté l’anéantissement. Oui, Bois-Redon s’étaittrouvé suspendu au-dessus des gouffres de la mort, sans qu’il pûtleur échapper… Mort, des sensations avaient survécu, et il avaitparlé. Parlé du fond de la mort ! Parlé sans que la vie eûtpalpité en lui !…

Une terreur insensée s’infiltra jusqu’à l’âmede Saïtano. Lui, l’homme du mystère, comprit qu’il avait outrepasséles possibilités et côtoyé des mystères inaccessibles àl’intelligence humaine. Il se vit seul, et il eut l’ineffablehorreur de la solitude. Il lui parut que mieux encore valaitmourir, renoncer à son rêve d’éternité, que de rester seul enprésence de ce cadavre. D’un effort furieux, d’une véritablesecousse, il parvint à s’arracher de la place où il se trouvait, etfit quelques pas en trébuchant, surveillant Bois-Redon par-dessusson épaule, et il râla :

– Gérande !…

Que Gérande se montrât seulement, qu’il fûtseulement une minute en présence d’un être humain vivant, et ilétait sûr d’échapper à l’intolérable étreinte de la peur qui luiincrustait ses griffes au cerveau.

– Gérande !…

Son propre cri, répété cette fois plus fort,le fit frissonner. Il s’avança encore vers la porte, vacillant surses jambes, tenant sa tête à deux mains ; soudain, ils’arrêta : son pied venait de heurter quelque chose ;tout de suite, il sut ce que c’était, mais il n’osaitregarder ; il se mit à hurler :

– Gérande !…

Et il savait que Gérande était là, à sespieds, en travers de la porte. Un espoir soudain le ranima :évanouie ? Oui, peut-être. Et il aurait tôt fait de la ranimerà la vie. Brusquement, il s’agenouilla. Un regard suffit à son œilexpert : Gérande était morte, – morte de peur au moment où lecadavre de Bois-Redon s’était mis à parler. Son bras raidis’allongeait encore vers la table comme pour dénoncer l’effroyablemystère.

Saïtano à genoux se pencha. De plus en plus,il se pencha sur Gérande morte. Il lui sembla que sa tête étaitpleine d’éclairs qui se croisaient, et de bruits pareils au fracasdu tonnerre. Il se pencha encore, une force irrésistible,lentement, le courbait. Sa pensée se disloquait. Le sens des chosesfamilières fuyait. Et d’autres sens s’éveillaient en lui, lointainsencore, vagues et tremblotants comme des lumières qu’on allume toutau fond des nuits opaques… le sens des choses qu’il ignorait… dessens inconnus qui faisaient de lui un homme non semblable auxautres.

La force qui l’étreignait à la nuque le courbaencore.

Il fut courbé jusqu’à toucher le corps deGérande morte – morte de peur, – d’où jaillissaient les formidableseffluves de la peur.

XVI – LE TRÉSOR DE PASSAVANT

Huit jours environ après que Tanguy du Chatelet le chevalier de Passavant eurent lié une de ces amitiés defortune et d’improviste qui sont les meilleures, toujours les plusdurables souvent, ces deux hommes, un matin, après dîner, le coudesur la table, les jambes allongées, achevaient de vider à petitscoups un troisième cruchon de vin blanc placé entre eux. C’était duChatel qui avait découvert ces cruchons en passant lui-mêmel’inspection des caves de Thibaud Le Poingre.

– Figurez-vous, dit-il, que ce ladreprétendait garder pour lui seul les trente ou quarante cruchons quilui restent de ce vin. C’est, paraît-il, maître Froissart quil’apporta de Champagne. Je vous dirai tout franc que, sans mépriserles vins rouges, je me sens un faible pour ces jolis blancs quimontent si facilement à la tête. Et vous, chevalier ? Qu’endites-vous ?

– Je dis que nous mettons à mal ledernier cruchon. Qu’allez-vous devenir ?

– Oui, dit Tanneguy en hochant la tête.Nous avons tout bu, et Thibaud en fera une maladie.

– Bah ! Il se guérira avec ces bonsgros vins rouges que vous dédaignez.

Tanneguy lampa une rasade, suçaconsciencieusement le bout de ses grosses moustaches, et repritaprès un silence :

– N’était votre manie de vouloir pénétrerdans l’Hôtel Saint-Pol, je trouverais en ce moment que la vie a dubon. Nous faisons la nique aux enragés Bourguignons. Nous mangeonsbien, nous buvons mieux, mais nous dormons mal. Ah ! notreami, pourquoi diable passons-nous nos nuits à rôder autour de laforteresse du roi ?

– Mais, dit Passavant, puisque nousdormons le jour…

– Oui, oui, mais diable…

– Il faut que je retrouve Roselys.

– Mais qui est cette Roselys ? Etpourquoi la chercher ?

– Mais pour lui rendre sa dot, ditPassavant avec son sourire narquois. Or, je dois la demander à lademoiselle de Champdivers, laquelle est logée à l’Hôtel Saint-Pol.Est-ce que tout ceci ne vous paraît pas logique ?

– Sans doute, grogna Tanneguy, mais vousverrez que cette logique-là nous conduira à la potence.

Le chevalier avait placé tous les ducats qu’ilavait reçus d’Éphraïm dans le coffre de bois qui était dans sachambre. Mais il avait juré de ne pas y toucher et de rendre àRoselys sa dot.

Il avait, il est vrai, distrait deuxdiamants ; mais l’une de ces deux pierres avait été offerte àTanneguy en récompense : Tanneguy, en effet, l’aidait à garderle trésor. L’autre… Le lendemain même du jour où s’était fait cetéchange, le chevalier, toujours escorté de Tanneguy, était monté àcheval et avait pris le chemin de Pierrefonds, dans l’espoird’obtenir de la duchesse d’Orléans le renseignement qu’elle avaitpromis au sujet de Roselys. La route avait été faite d’une traite.Au château du duc d’Orléans, une déception attendaitPassavant : Valentine, en proie à une inguérissable tristesse,était partie sous bonne escorte, et il fut impossible au chevalierde savoir quel chemin elle avait pris.

– Au surplus, se dit-il, le sorcier m’adit de demander Roselys à la demoiselle de Champdivers. C’est doncà l’Hôtel Saint-Pol qu’en réalité je dois me rendre.

Le même jour, après trois heures de reposaccordées aux chevaux, nos deux aventuriers reprirent le chemin deParis, mais cette fois, ils s’arrêtèrent à Dammartin, et entrèrentà l’auberge du Bienheureux Saint-Éloi où le chevalier n’eut pasl’air de reconnaître la jolie et généreuse jeune fille qui, de sidélicate manière, avait refusé l’agrafe destinée à payer le dînerde Passavant, lors de son premier voyage.

Selon la formule de Tanneguy, les deuxvoyageurs mangèrent bien et burent mieux.

La jolie fille était là qui les servait, unpeu dépitée de n’être pas reconnue. Du premier coup d’œil elleavait, elle, parfaitement reconnu son hôte, et, à sa mine un peuplus maigre, à ses habits un peu plus râpés, elle avait jugé qu’iln’avait pas dû faire fortune encore. Cependant, ni le dîner, ni lesvins ne laissèrent à désirer. Quand ce fut fini, Tanneguy paya lesdeux écots.

Puis les deux cavaliers se remirent en selle,et la jolie fille vint, selon le charmant usage de ces temps, leuroffrir le coup de l’étrier. Le soir tombait. Les abords del’auberge commençaient à se noyer d’obscurité. La bise balayait lechemin.

Devant le perron du Bienheureux Saint-Éloi, legroupe se silhouettait vaguement. Un peu triste, la jolie filleremplit les deux gobelets. Tanneguy vida le sien et le rendit àl’hôtesse. Le chevalier vida aussi son gobelet, et alors laissatomber au fond un objet qui résonna. L’hôtesse entendit ce bruitléger et prit les gobelets vides que lui tendait le chevalierpenché sur l’encolure de son cheval.

La jolie fille était tout contre lui. Ellejeta un regard dans le fond du gobelet, et, aux lueurs mourantes dujour, vit briller le diamant – le dernier des diamants que lechevalier avait distraits de la dot de Roselys. Sur l’encolure deson cheval, Passavant se pencha davantage et embrassa l’hôtesse surles deux joues.

– Ce diamant ? murmura-t-elle touteémue.

– Ce n’est pas moi qui vous le donne,fit-il avec son bon sourire, c’est le pauvre chevalier qui, là-bas,sur le plateau du Voliard, mangea de si bon appétit le dîner quevous lui aviez mis dans ses fontes…

– Et ces deux baisers ? dit-elle enriant.

– Oh ! ceux-là, c’est moi qui vousles donne, et de bon cœur, jolie hôtesse que je n’oublieraipas !

Les cavaliers piquèrent des deux, et quand ilseurent disparu, au fond de l’obscurité, la jolie fille était encoresur la route, ne regardant même pas ce beau diamant qu’elle tenaitdans ses doigts…

Pendant les jours qui suivirent, Passavantessaya de pénétrer dans l’Hôtel Saint-Pol. Ce fut peine perdue. Ilva sans dire qu’il ne pouvait se présenter tout bonnement à lagrand-porte. Il savait à quoi s’en tenir sur les intentionsd’Isabeau.

– Le moins qui puisse m’arriver,disait-il à Tanneguy, c’est d’être jeté dans les fossés de laHuidelonne, et pour le coup, il me serait difficile de remettre àRoselys le trésor qui lui appartient.

– Qui lui appartient… hum !…grognait Tanneguy, mais je vous approuve, de ne pas vous montrer lejour à l’Hôtel Saint-Pol.

Comme on l’a appris par l’entretien ci-dessus,c’est donc la nuit qu’eurent lieu ces diverses tentatives.

Mais revenons dans la chambre de l’auberge.Nos deux amis finissaient de vider le dernier cruchon lorsqu’onfrappa à la porte. C’était maître Thibaud qui venait prévenir quedes figures plus ou moins patibulaires avaient été vues autour del’auberge. Le chevalier et Tanneguy se mirent en observation, etsoit que des gens eussent été réellement apostés, soit que leuresprit eût été frappé, ils virent en effet, ou crurent voir àdiverses reprises des hommes arrêtés devant l’auberge.

– C’est bien, dit Tanneguy. Nouschangerons de gîte.

– Avant tout, fit le chevalier, il fautmettre le trésor à l’abri.

– Diable, oui ! Le trésor de lajolie invisible, de la petite fée qu’on a pétrie de roses et delys ! Mais où, mon noble ami ? Où cacher la dot deRoselinde…

– Roselys, rectifia froidement lechevalier.

– J’y suis ! cria Tanneguy. Nousallons tout bonnement transporter chez moi les ducats d’Éphraïm.Mon logis n’est plus surveillé. On me croit hors de Paris. Nul nes’avisera d’aller chercher là. Cela vous va-t-il ?

– Cela me va, mon brave capitaine.Holà ! Holà ! ! maître Thibaud !

– Holà ! hôtelier de l’enfer !cria Tanneguy pour renchérir.

Thibaud accourut.

– Il faut que vous sachiez, maître LePoingre, que votre auberge sera sans doute attaquée ce soir oudemain par les gens qui nous veulent la malemort. Mais ne craignezrien, nous serons là pour la défendre.

– En ce cas, dit Thibaud renfrogné, iln’en restera pas pierre sur pierre.

– J’y compte bien, dit Passavant glacial.En attendant, nous voulons mettre en lieu sûr ce trésor qui ne nousappartient pas. Vous allez donc charger ces quelques sacs sur l’unede vos mules que conduira ce drôle, comment l’appelez-vous ?Perrinet, – qui, et que nous escorterons, nous.

Et sans plus s’occuper du déménagement,certains d’ailleurs de la parfaite honnêteté de Thibaud, les deuxamis s’occupèrent de s’équiper de pied en cap.

Quand ils descendirent dans la rue, la muleétait là, toute chargée. Perrinet tenait le bridon, ne sachant pasd’ailleurs quelle charge précieuse il conduisait, vu que Thibaud,homme prudent, avait lui-même transporté et arrimé les sacs sur lebât. Seulement, en voyant partir ses deux hôtes qui luipromettaient d’être de retour au bout de deux heures pour défendrel’auberge :

– Eh ! songea Thibaud, s’ilspouvaient seulement avoir l’idée de rester en surveillance auprèsdu trésor. Mes chers seigneurs, dit-il, ne vous gênez pas. Jedéfendrai seul ma taverne, défendez ces beaux sacs.

– Non, non, par Notre-Dame ! Il nesera pas dit que nous vous aurons laissé dans la peine !

La petite caravane se mit en route ; larue était d’ailleurs parfaitement paisible ; si bien que lecapitaine et le chevalier, ayant inspecté les environs, ne virentrien qui pût provoquer leurs soupçons.

Le logis de Tanneguy se trouvait rueSaint-Antoine. La route se fit donc rapidement et sans encombre. Lamule fut déchargée par du Chatel et Passavant, les sacs transportésà l’intérieur, puis Perrinet s’en retourna, reconduisant l’animal,et se disant perplexe : Il me semble que ces sacs ont rendu unson étrange, comme qui dirait des chocs de pièces d’or. Est-ce quej’aurais manqué ma fortune ?

Il ne vit pas deux hommes qui, enveloppés deleurs manteaux jusqu’au nez, à cause du grand froid sans doute,s’étaient mis en surveillance devant le logis du Chatel. Bientôtl’un de ces deux espions s’éloigna rapidement, tandis que l’autredemeurait sur place.

Le logis du Chatel était une solide maisoncarrée, flanquée d’une tourelle à son angle d’ouest. Élevée de deuxétages, coiffée d’une belle toiture à girouettes, ornée en façadede balcons gothiques, elle avait seigneuriale apparence.

Le sire du Chatel y vivait seul, en garçon quin’aime guère encombrer son existence de femme et enfants ;bien entendu, nous ne parlons pas du personnel domestique composéde deux valets d’armes, d’une escorte de huit hommes de guerre,deux valets d’intérieur et trois femmes chargées des soins decuisine et autres. Tout ce monde avait été provisoirement licencié,le capitaine ayant voulu persuader à ses ennemis qu’il était partipour un long voyage. Le petit castel se trouvait donc vide.

Tanneguy se fit un plaisir de le faire visiterà son ami, depuis les greniers jusqu’à la salle d’honneur ornée debeaux meubles, jusqu’à la salle d’armes où était assemblée uneéblouissante collection de haches, de masses, de piques, dehallebardes, enfin et surtout jusqu’aux caves qui étaient fortbelles, fort bien pourvues, et où le fameux trésor fut enterré dansle sable du sol.

Cette visite, à laquelle Passavant se prêtaavec sa politesse et sa bonne grâce louangeuse, demanda deux bonnesheures. Il va sans dire qu’il fallut goûter à quelques-uns desmeilleurs vins de céans. Ensuite de quoi, nos deux amis songèrent àreprendre le chemin de la Truie pendue.

Comme ils allaient ouvrir la porte extérieure,– solide porte renforcée de clous curieusement travaillés et à têteénorme selon la mode – ils entendirent quelque tumulte dans la rue.Et presque aussitôt, une voix cria :

– Écartez-vous, drôles, manants !Qu’on laisse la rue libre, il va pleuvoir des horions tout àl’heure !

– Oh ! fit Tanneguy, la voixd’Ocquetonville !

– Et celle de Scas ! ajouta lechevalier au moment où une autre voix se mit à brailler desordres.

Ils se trouvaient dans un large vestibuledallé de marbre, encombré de coffres, de bahuts qui n’avaient putrouver place dans les appartements. D’un regard, ils secomprirent, et se mirent à l’œuvre : en dix minutes, coffreset bahuts se trouvèrent entassés contre la porte et formèrent unepuissante barricade.

– Là ! fit Tanneguy en essuyant sonvisage couvert de sueur. J’ai enfoncé pour ma part quelques entréesde forteresses, mais je crois que celle-ci m’eût donné du mal.

– Les fenêtres d’en-bas ? demandaPassavant.

– Bardées de fer épais, mon chevalier.Ils n’entreront pas par les fenêtres, je vous en réponds.

– Ah ! fit le chevalier, ce n’estpas comme moi…

Tanneguy demeura un instant effaré. Mais commeil commençait à s’habituer à ces réponses bizarres prononcées d’unton froid et naïf, il suivit son ami qui montait au premierétage.

Passavant ouvrit une fenêtre et fit entendreun petit sifflement qui en disait long. Tanneguy se précipita, jetaun regard sur la rue et recula en disant :« Diable ! Diable !… »

– Oui, fit Passavant, je crois que cen’est pas encore ce soir que nous pourrons entrer à l’HôtelSaint-Pol.

– Ni demain, ajouta Tanneguy.

– Ni après, ni jamais, acheva Passavant.Ah ! mon pauvre capitaine, je crois que, pour moi, vous vousêtes fourvoyé dans un bien méchant guêpier.

– Pas du tout, c’est vous au contrairequi devez me maudire, puisque je vous ai attiré…

– Ne disons pas de sottises, interrompitle chevalier. Voyons, combien sont-ils ? D’après leur nombre,nous pourrons calculer les chances que nous avons de nous entirer.

– Vous croyez ?…

– Oui. Je suis un bon calculateur.

Les deux amis, ensemble, se penchèrent à lafenêtre, et une clameur salua leur apparition. Un groupe de gensd’armes, qui portaient tous les insignes de Bourgogne, occupait larue devant le logis de Tanneguy. Ils étaient armés de haches deguerre ; en outre, chacun portait sa dague et son épée.Plusieurs balançaient à leur poing une de ces masses garnies depointes qui, du premier coup, vous défonçaient proprement uncrâne.

– Les voilà ! Les voilà !vociféra cette troupe.

– Rendez-vous, ruffians ! hurlaGuillaume de Scas.

– Ohé, Tanneguy, cria Ocquetonville, jet’apporte ton reste !

– Monseigneur veut la peau du sire dePassavant pour s’en faire un cuir à son escabeau !

– Il sera plaisant de voir les deuxtruands s’embrasser dans la même chaudière à pourceaux !

– Quels cris ! dit Tanneguy un peupâle. Nous sommes perdus, mon cher, ils sont trop.

– Ils sont vingt-trois, ditPassavant.

– Pardon, j’ai compté aussi, ils sontsoixante !…

– Oui, mais Scas et Ocquetonville necomptent pas, puisqu’ils doivent mourir de ma main.

– Ah ! fit du Chatel abasourdi, vouscroyez ?

– Je suis sûr ! dit Passavant avecun sourire qui donna à Tanneguy un petit frisson à la nuque.

– Bon ! En ce cas, reste àcinquante-huit. De là à vingt-trois…

– Oui, capitaine, mais vous admettez bienqu’à la première rencontre, nous en tuerons six chacun ?

– Diable ! cria Tanneguy interloqué.Eh bien, oui ! reprit-il, six chacun ! Cela fait douze.Reste à quarante-six, il me semble !

– Sans doute, quarante-six. Nous sommesdeux. Nous n’avons donc affaire qu’à vingt-trois chacun…

– Ah ! Ah ! C’est ce que vousappelez être bon calculateur ? fit du Chatel en ouvrant desyeux énormes.

– Aurais-je commis une erreur ? ditPassavant de son air poivre et sel. Nous disons vingt-trois,capitaine. Et comme chacun de nous vaut bien une douzaine de cestruands, il en résulte que nous avons seulement douze chances à peuprès d’être tués. C’est peu de chose.

Il y avait on ne sait quoi de terrible dansces fanfaronnades qui, venant d’un autre, eussent prêté à rire.Mais Passavant les disait d’un accent si formidablement paisibleque Tanneguy se sentit transporté d’enthousiasme plus que par leplus beau discours ou la plus sublime exhortation. Il tira sonépée, et vociféra :

– Bataille, par l’enfer !Bataille !… Et si je meurs, chevalier, eh bien, ce me sera unrude honneur que d’être tué dans la société d’un compagnon tel quevous !…

– Tiens ! dit froidement Passavant,ils apportent une poutre. Pourquoi faire ?… Ah oui, pourenfoncer la porte !…

– Ma porte ! cria Tanneguy en qui seréveilla l’instinct du propriétaire. Une si belle porte en cœur dechêne tout sculpté, ornée de clous, et qui m’a coûté…

– Attendez, attendez, vous calculereztout à l’heure…

Un coup sourd ébranla la porte, suivid’exclamations furieuses, et Passavant continua :

– Décidément, ils entreront par la porte.Voyons, vous n’avez pas de poutre ici ? Non, évidemment… Etcependant, il nous faut démolir cette fenêtre, et vite !

La fenêtre en question donnait juste au-dessusde la porte. Tanneguy s’était élancé. Déjà il revenait avec deuxénormes haches. Et tandis que la poutre, en bas, continuait àfrapper des coups qui répercutaient dans tout le logis de sourds etlugubres échos, les deux assiégés démolissaient la fenêtre avec unetelle ardeur qu’en quelques minutes, le bâti de chêne fut descelléet tomba dans la rue à grand fracas.

– Ma pauvre fenêtre ! grognaTanneguy tout suant. Je l’ai bien payée quarante…

– Oh ! mais attendez donc, quediable ! Vous ferez le compte général quand le logis seradémoli.

À la chute de la fenêtre, les assiégeantsavaient un instant reculé, hurlant une bordée d’injures, mais sedemandant si les assiégés ne devenaient pas fous. Une largeouverture béait maintenant au-dessus de la porte. Les Bourguignons,le nez en l’air, regardaient et vociféraient.

– Bon ! cria Scas en éclatant derire, les voici qui rebouchent leur trou, maintenant ! La peurles affole !…

– À la poutre ! hurlaOcquetonville.

Dans l’ouverture béante venait de s’encastrerun pesant bahut qui semblait la boucher. Ce bahut avait été poussépar Tanneguy et Passavant qui, l’oreille aux aguets,écoutaient…

Au premier coup qui, de nouveau, retentit surla porte, ils se baissèrent ensemble, saisirent l’énorme meuble paren bas, et se raidirent.

– Attention ! dit Passavant.

– Pourvu que cela passe ! grondaTanneguy.

– Cela passera, puisque nous avons démolila fenêtre qui vous a coûté…

La poutre tonna sur la porte. Au même instant,d’un même, furieux effort, les deux assiégés soulevèrent par sabase le bahut qui bascula, oscilla une seconde sur l’appui ettomba…

Un long hurlement monta de la rue. Passavantse pencha et rentra aussitôt.

– Cinq, dit-il.

– Hors de combat ? haleta duChatel.

– Assommés, écrasés, aplatis, je ne saisquoi, mais ils sont cinq qui se tortillent sur la chaussée commedes vers de terre. Continuons !

Dans la rue, les imprécations forcenéescouvraient la plainte des cinq écrasés qu’on emportait hors de lazone dangereuse. La grosse poutre qui servait de bélier gisaitabandonnée ; les assiégeants avaient reflué en désordre.Ocquetonville criait à tue-tête :

– Recommençons, mort-dieu !Saisissez-moi cette poutre ! Ah ! chiens maudits, vousavez peur !…

– C’est cela, dit Passavant,recommençons.

En bas, une dizaine d’hommes soulevaient lebélier, le balançaient, et à toute volée le lançaient sur laporte.

– Hurrah ! Hurrah ! mugit lafrénétique acclamation.

La porte était fendue, l’un des battants àdemi disloqué. À ce moment, l’ouverture de la fenêtre se trouvabouchée par quelque chose de vaste et de luisant dont on voyait lessculptures ; une tête de démon tirait la langue aux gens de larue ; c’était un coffre magnifique et pesant que les deuxassiégés venaient de placer debout sur l’appui de la fenêtre,énorme projectile prêt à l’écrasement. Il y eut une débandade. Denouveau, la poutre fut abandonnée. Et encore retentirent, parmi lesjurons, les ordres furieux de Scas et d’Ocquetonville.

Dix hommes s’avancèrent, non sans un vraicourage, car ils savaient ce qui les attendait ; ilssoulevèrent le bélier, le précipitèrent sur la porte. Au mêmeinstant, le coffre s’abattit ; le tumulte des cris exaspéréscouvrit le fracas, et on vit alors que trois des travailleursgisaient inanimés parmi les débris du projectile ; mais laporte était à bas. Scas et Ocquetonville, les premiers,s’élancèrent, la hache au poing. Leur troupe les suivit envociférant.

Puis il y eut une reculade soudaine : laporte était enfoncée, oui, mais derrière se dressait le rempartqu’avaient échafaudé les assiégés ; de la fenêtre pleuvaientles lourds escabeaux, les masses de fer ; pendant quelquesminutes, il y eut une confusion de gestes affolés, un conflit derumeurs violentes d’où jaillissaient des jurons, des hurlements dedouleur, et brusquement la bataille cessa.

– L’assaut est repoussé, ditPassavant.

– Oui, fit Tanneguy, je commence àcroire…

Ocquetonville se disposait pour une nouvelleattaque ainsi combinée : se ruer tous ensemble sur l’obstaclesans se soucier des projectiles de la fenêtre, démolir le rempart àcoups de hache, – et monter !

À ce moment, le chevalier de Passavant parut àla fenêtre. Il était couvert de sueur. Dans la pâleur de son visageétincelaient ses yeux, et son sourire était effrayant à voir… Unebordée d’insultes l’accueillit, mais il leva la main et on se tut.Il y avait de la curiosité dans cette foule, il y avait de laterreur, et aussi peut-être de l’admiration parmi ces rudes hommesd’armes qui n’estimaient rien que la force et le courage. Onvociféra donc des injures. Passavant fut comparé à un chien galeux,à un porc qu’on grille, et autres de ce genre, mais lorsqu’il levala main, si calme et si flamboyant, tous se turent. Ilcria :

– Sire de Scas ! Sired’Ocquetonville !

– Qu’as-tu fait de Courteheuse ?rugit Ocquetonville.

– Ce que je ferai de vous, dit Passavant.Tôt ou tard, vous mourrez de ma main. Or, voici que je veux vousproposer. Je vais descendre dans la rue. Les braves qui vousaccompagnent donneront leur parole de ne pas me charger. Et je mebattrai contre vous deux…

– Pardon ! grogna Tanneguy, je veuxma part…

– Silence ! dit Passavant d’une voixsi glaciale que Tanneguy recula. Ici, ce n’est pas moi qui parle.Scas ! Ocquetonville ! Seul contre moi, chacun de vousdeux tombera…

– Chien maudit, vociféra Scas livide defureur, te crois-tu donc invincible ?

– Descends ! brailla Ocquetonville.Descends que je t’étripe !…

– Tandis qu’à deux, continua lechevalier, vous pourrez peut-être vous débarrasser de moi…

– Peut-être ! hurlèrent les deuxBourguignons fous de rage.

– Acceptez-vous ?… Si oui, vousépargnez la vie de quelques-uns de ces braves. Écoutez, vousautres ! Nous soutiendrons le siège plusieurs jours. Nousavons des vivres. Vous avez vu ce que nous pouvons faire. La portefranchie, l’escalier vous arrêtera deux heures. Puis, il y ad’autres portes à prendre. Il y aura deux étages. Combien de vousvont laisser ici leurs os ? Songez-y et décidez vos maîtres àaccepter ma proposition. S’ils refusent, je vous tiendrai, vous,pour des braves, condamnés à l’écrasement, mais eux je les tiendraipour des lâches.

À ce mot, qui a aujourd’hui perdu presquetoute sa valeur, on vit Ocquetonville délirant s’arracher lescheveux, on vit Scas s’élancer seul sur la porte et essayer de sonépaule de démolir le rempart. Puis un tumulte encore s’éleva, etcessa. Passavant avait disparu de la fenêtre. Dans la rue s’établitun silence relatif. Les assiégeants se concertaient et délibéraientsur la proposition du chevalier.

– Par tous les diables, dit Tanneguy,croyez-vous donc que je vais vous laisser descendre seul ?

– Oui, s’ils acceptent. Taisez-vous,capitaine. C’est ici la seule et dernière chance qui me reste detenir le serment fait sur la tête sanglante de Louis d’Orléans.

– Mais, par le tonnerre du ciel, vousserez tué ! Scas et Ocquetonville sont deux rudeslames !

– Taisez-vous. Je les tuerai !… Etne voyez-vous pas qu’alors nous sommes saufs ? Les deux chefsmorts, les autres n’oseront porter la main sur nous. Et enfin, monbrave ami, si je suis tué, il vous restera une ressource : àvotre tour, vous descendrez, et…

– Ah ! voilà qui arrange leschoses !

– Bon ! Les voici qui appellent, ditPassavant en se rapprochant de la fenêtre.

Le conciliabule était terminé. Les gensd’armes s’étaient massés en deux troupes qui, de chaque côté dulogis de Tanneguy, barraient la rue, laissant entre elles un largeespace vide. Derrière chacune de ces barrières, à perte de vue, unefoule de populaire, moutonnante, silencieuse aux premiers rangsattentifs à tout ce qui allait se passer, mais de plus en plusagitée et bruyante dans les lointains, où l’on poussait, où l’onvoulait voir coûte que coûte la bataille et le massacre.

Dans l’espace vide se tenaient Scas etOcquetonville.

Tous deux avaient l’épée à la main.

– Nous acceptons le combat, ditOcquetonville.

– L’un après l’autre, dit Scas.

– Messieurs, dit Passavant, ceci est dela générosité. Je ne l’accepte pas, moi. Je ne veux rien de vous.Donc, je vous combattrai tous deux ensemble, – ou je ne descendspas.

– Eh bien, soit ! fit Ocquetonvillelivide, descendez !

Le chevalier, aussitôt, descendit, suivi deTanneguy qui répétait : « Attention, diable,attention ! » Le rempart fut démoli tout juste pourlaisser place à un homme. Tanneguy voulait absolument sortir, maisPassavant le fit tenir tranquille avec son clair bonsens :

– Voyons, lui dit-il, si vousm’accompagnez, on pourra croire à une ruse de notre part ; dece fait, la trêve jurée par les gens d’armes sera rompue, et nousserons massacrés.

– C’est juste, dit Tanneguy avec regret.Allez donc, et que Dieu vous garde !

Les deux amis s’embrassèrent. Puis lecapitaine se précipita au premier étage pour assister au combat etPassavant, se glissant dans le passage qu’ils venaient de ménager,parut dans la rue. Il dégaina aussitôt, salua ses adversaires ettomba en garde.

– Enfin ! rugit Ocquetonville, nousle tenons donc enfin !…

Au même instant, les deux troupes rangées dechaque côté du logis se mirent en marche, resserrant l’étau en deuxou trois secondes, et Passavant se trouva enveloppé avant mêmequ’il eût tout à fait compris la trahison. Il faut dire queplusieurs de ces hommes refusèrent de marcher et se mirent àl’écart, prétextant la foi jurée. Ceux-là payèrent cher la façondont ils comprenaient l’honneur : ils furent tout simplementpendus.

– Trahison ! Trahison ! hurladu Chatel en se jetant dans l’escalier en bonds insensés.

Mais si vite qu’il eût descendu l’escalier,lorsqu’il arriva dans la rue, il était trop tard : il vit sonami solidement ligoté, porté sur les épaules de cinq ou six hommes,tandis que le reste des gens d’armes entourait étroitement cegroupe en marche vers l’Hôtel Saint-Pol. Scas et Ocquetonvillemarchaient la dague au poing, le visage convulsé, de chaque côté duprisonnier. Et alors, ce fut pour Tanneguy la plus baroque desaventures que ce digne capitaine eût connues dans sa vietumultueuse.

Lorsqu’il vit qu’on emmenait, ou plutôt qu’onemportait son ami, du Chatel se rua l’épée haute enhurlant :

– J’en suis ! Arrêtez-moi ! OhéScas ! Ohé Ocquetonville ! Bélîtres !Ruffians ! Chiens de Bourgogne !

Il tomba ainsi sur les derniers rangs de latroupe en marche, mais on se contenta de le repousser à coups depique. Il eut beau ajouter à la liste, pourtant très longue de sesjurons, des imprécations nouvelles, des anathèmes de son invention,des insultes effarantes, il eut beau même blesser quelques-uns desgardes, il ne fut pas arrêté : Scas et Ocquetonville, dans lajoie de leur prise, l’avaient complètement oublié. Ce fut ainsi,hurlant, suant, se démenant, que le brave capitaine parvint jusqu’àla grand’porte de l’Hôtel Saint-Pol, et demeura tout ébahi envoyant qu’on relevait le pont-levis.

Eh bien, Tanneguy fut profondément humilié. Decette aventure, il demeura ulcéré beaucoup plus que des coups qu’ilavait reçus certain soir des gens de Bourgogne. Il grinça desdents, jura que Jean sans Peur avait voulu le déshonorer, et se fità lui-même de terribles serments de vengeance.

Puis il reprit tristement le chemin de laTruie pendue. La rue, déjà, avait repris son aspectaccoutumé. D’abord, on était fort habitué à ce genre d’algarades.Ensuite, Paris était en proie à de sombres préoccupations dont nousaurons à parler. Il résultait de là que le siège du logis duChatel, l’arrestation de Passavant n’avaient ému la rue qu’aumoment même de l’action.

Tanneguy du Chatel arriva à l’auberge, et ilfaut dire que l’événement ne l’empêcha pas de dîner de bon appétit.Thibaud, qui le vit de méchante humeur, tourna longtemps autour delui, puis, l’abordant enfin :

– Ne vous semble-t-il pas, capitaine, quevous êtes bien imprudent de dîner dans la grande salle et non dansvotre chambre comme d’habitude ?

– Pourquoi imprudent ? grogna lecapitaine.

– Mais vous m’avez dit… les gens deBourgogne… vous savez bien ?

– Oui. Eh bien, ils ne veulent plus de mapeau ! dit rageusement le capitaine.

Le bon Thibaud ne comprit pas comment Tanneguydu Chatel était si furieux de ce que ses ennemis n’en voulussentplus à sa peau. Mais cette fureur était si visible qu’il tenta dedétourner l’orage.

– J’espère, dit-il, qu’on en pourrabientôt dire autant de M. le chevalier de Passavant, ce dignegentilhomme !

– Eh bien, hurla Tanneguy, c’est ce quivous trompe ! Sa peau, à lui, est en grand danger !

– J’espère qu’il ne lui est rien arrivéde fâcheux !

– Il est prisonnier dans l’HôtelSaint-Pol ! vociféra le capitaine, qui se versa coup sur coupplusieurs rasades.

Thibaud pâlit et trembla pour son auberge. SiPassavant était arrêté, et qu’on lui donnât la question,n’avouerait-il pas qu’il avait longtemps logé à la TruiePendue ? Cependant, le capitaine posait bruyamment songobelet vide sur la table en criant :

– Ah ! par tous les diablesd’enfer ! Je donnerais dix ans de ma vie pour pouvoir entrer àl’Hôtel Saint-Pol !…

Un buveur, attablé non loin, se leva alors,s’approcha en saluant, et murmura :

– Si au lieu de dix ans de votre vie,dont je n’ai que faire, vous voulez seulement me donner dix écusd’argent, je me charge, moi, de vous faire entrer dans l’HôtelSaint-Pol !

– Dix écus d’or ! fit Tanneguysoudain dégrisé. Je donne dix écus d’or !

Et Tanneguy considéra l’homme qui venait ainsise mettre à sa disposition. C’était un de ces êtres qui pullulaientdans Paris, la figure longue et maigre, la moustache en croc, larapière immense et le manteau troué.

– Oh ! fit-il, est-ce toi qui meferas entrer dans la forteresse du roi ?

– Non, dit le personnage, mais je connaisquelqu’un qui ne peut pas me refuser de m’aider à gagner ma pauvrevie et qui, lui, vous fera entrer où vous voudrez…

– Allons ! dit Tanneguy en selevant.

– Les écus d’abord ! ditl’homme.

Du Chatel monta à la chambre que sijoyeusement il avait partagée avec Passavant, donna un soupir deregret aux souvenirs que cette chambre évoqua en lui, etredescendit avec les dix écus.

– C’est tout ce qui me reste,songea-t-il, mais je les reprendrai sur la dot deRoselys !…

Il se mit donc en route, escorté du personnagequi le guidait.

– Où me mènes-tu ? demanda-t-il.

– Dans la Cité, répondit l’homme.

– Hum !… Et qui es-tu ?… Quefais-tu ?…

L’homme eut un bizarre sourire et un regard detravers sur son compagnon. Tout en marchant, il expliqua :

– Qui je suis ? Du diable si je lesais, et mon nom je l’ai oublié, si tant est que j’en aie jamais euun. Quant à mon état, je fais profession de jouer ma vie contre unpeu d’or toutes les fois qu’il y a aux Fourches de la Grève un beaupendu, solide gaillard qui ne demandait qu’à vivre. Vous necomprenez pas ?

– Non, par la damnation de ton âme, maisje suppose…

– Ne supposez rien. J’arrive à la nuitnoire sur la Grève, escorté d’un ou deux compagnons qui sont mesaides et que je paie. Je décroche le pendu… et je le porte àl’homme de la Cité. Qu’en fait-il ? Je ne le sais, et ne veuxpoint le savoir. Il paie largement, voilà tout.

– L’homme de la Cité ? fit Tanneguyavec une sourde inquiétude.

– Oui. Celui chez qui nous allons. Siquelqu’un au monde peut vous introduire dans l’Hôtel Saint-Pol,c’est lui, ou Dieu me damne.

– Mais s’il refuse ?

– Pas de danger ! Il a trop peurd’être dénoncé au prévôt ! Mais aussi pourquoi depuis plus dequinze jours ne m’a-t-il pas employé ? Vos écus m’eussent étéinutiles. Nous y voici.

– Quoi ? fit Tanneguy.

– C’est ici, dit l’homme. Vous n’avezdonc jamais ouï parler de Saïtano ?

– Le logis du sorcier ! murmuraTanneguy, qui venait de reconnaître la maison devant laquelle ilavait attendu Passavant. Eh bien ! oui, celui-là meconduira !

XVII – DISPOSITIF DE COMBAT

Jean sans Peur attendait dans l’HôtelSaint-Pol, près de la grand’porte. C’est là qu’il avait donnél’ordre d’amener le chevalier de Passavant. Cette fois, la captureétait assurée. Depuis quelques jours, le chevalier étaitétroitement surveillé. Scas et Ocquetonville étaient prêts à agir.Ils venaient de lui mander que, dans la journée, Passavant seraitpris. Jean de Bourgogne attendait. Il voyait à cette capture unprofit immense, la fortune, la gloire, la puissance, et sa proprevie assurée.

Il faut l’indiquer ici en quelquesmots :

Jean de Bourgogne était aux abois. La reinelui semblait condamnée à l’impuissance. Activement, les Armagnacstravaillaient contre lui à la cour et dans la ville. Presqueouvertement, il était accusé du meurtre de Louis d’Orléans. Leréseau des preuves se resserrait. L’inéluctable nécessité d’agir,d’agir vite ! s’imposait à cet homme, et ilsongeait :

– Passavant pris, c’est la condamnationet l’exécution de l’assassin du duc d’Orléans. C’est donc moninnocence établie avec éclat. Passavant pris et condamné, c’est lareine qui me revient et reprend confiance en moi, puisque je suisalors le seul homme qui puisse occuper sa pensée. Passavant livrépar moi aux juges, c’est le roi qui me croit son sauveur. Passavantmort, c’est Odette qui se tourne vers moi…

Il eut une longue méditation, etmurmura :

– Le sorcier a tenu ses promesses. Cettefille qui me haïssait n’a plus pour moi que des regards detendresse à peine voilés… de la pitié, dirait-on parfois. Pourquoila dernière promesse du sorcier ne se réaliserait-elle pas ?…Je n’ai qu’à dire à Odette : Je sais qui vous êtes…et Odette me suivra. Enfer ! Pourquoi ne l’ai-je pas ditencore ? Pourquoi la seule vue de cette enfant me fait-elletrembler ?…

Il cessa de regarder vers la rue Saint-Antoineet, se tournant du côté du palais du roi, jeta un long regard surle vaste ensemble de l’Hôtel Saint-Pol. Passaient de nombreuxgentilshommes dont les uns le saluaient avec déférence – et ceux-làétaient des partisans du duc de Berry – les autres le toisaientavec insolence – et c’étaient des Armagnacs. Mais il n’y avait pasun seul Bourguignon. Tous les gentilshommes de sa maison, et tousceux qui, sans lui appartenir, lui étaient dévoués, étaient massésdans l’hôtel de Bourgogne, ou attendaient chez eux le mot d’ordre.Rien, dans l’Hôtel Saint-Pol, ne pouvait inspirer le moindresoupçon contre Jean sans Peur.

Les regards du duc de Bourgogne étaient fixéssur les fenêtres lointaines de l’aile que n’habitait pas le roi. Etderrière ces fenêtres, ce qu’il espérait entrevoir vaguement,silhouette imperceptible pour tout autre, c’était Odette deChampdivers. Une rumeur qui s’éleva derrière lui, soudain, le fitse retourner tout d’une pièce, et il tressaillit, et il eut un longsoupir.

C’était Passavant !…

C’était la première victoire. Instantanément,Jean de Bourgogne reprit cette attitude d’assurance et d’orgueilqui faisait si redoutable son aspect. Passavant, porté sur lesépaules des gens d’Ocquetonville, bien garrotté, désarmé,d’ailleurs, franchit la grand’porte en se disant avec unemélancolie narquoise :

– Bon ! Et moi qui, depuis huitjours, cherchais le moyen d’entrer à l’Hôtel Saint-Pol !…

On le déposa devant le duc de Bourgogne. On ledélia. Il se secoua, se détira, sourit, et se tournant, la figurechangée, vers Scas et Ocquetonville :

– N’oubliez pas ceci : Guines etCourteheuse vous attendent !

Les deux Bourguignons haussèrent les épaules,mais leurs cœurs tremblèrent. Scas s’avança vers sonmaître :

– Monseigneur, voici l’homme, pris enflagrant état de rébellion.

– C’est pour embellir son affaire devantl’Official, dit Ocquetonville.

Jean sans Peur et Passavant étaient face àface dans un grand cercle de gens d’armes. Le duc, une minute,considéra le jeune homme avec cette rudesse dédaigneuse qui faisaittrembler tant de gens. Il dit :

– C’est vous qui avez tuéGuines ?

– D’un coup au cœur, dit Passavant. Ilest mort en brave.

– C’est vous qui avez tuéCourteheuse ?

– D’un coup au cœur. Celui-là aussi estmort en brave. Mais ces deux-là…

Il se tourna vers Scas et Ocquetonville et lestoisa :

– Ces deux-là mourront en lâches, maisils mourront d’un coup au cœur, de la main qui a tué Guines etCourteheuse.

Les deux Bourguignons grincèrent des dents ets’avancèrent.

– Arrière ! commanda le duc. C’estvous… c’est vous qui avez tué mon bien-aimé cousind’Orléans ?

Passavant se rapprocha de Jean de Bourgogne,et, dans la figure, lui parla à voix basse. On vit pâlir le duc. Onvit ses mains trembler. On le vit jeter autour de lui des yeuxhagards. Passavant disait :

– J’ai tué Guines devant le perron del’hôtel Passavant où lui et les siens étaient venus me meurtrir.J’ai tué Courteheuse dans les caves où vous veniez, vous, deconspirer contre la vie du roi votre cousin et votre maître. N’ayezpas peur : je ne vous dénoncerai pas. Mais quant au noble ducd’Orléans, contre lequel vous me vouliez lancer, c’est vous quil’avez tué. Je ne parle pas de ces gens qui sont ici. Ils ne furentque la hache qui frappe. Vous fûtes, vous, le bras du bourreau quimanie cette hache. Ne tremblez donc pas : je ne vousdénoncerai pas. Mais prenez garde ! Aussi vrai que je tueraiScas et Ocquetonville d’un coup au cœur, je puis vous anéantir,vous… car vous le savez… il y a un témoin… et ce témoin de ce quevous avez fait jadis, ce témoin c’est moi !…

– Qu’on l’amène ! rugit Jean sansPeur.

– Où cela ? s’empressèrentOcquetonville et Scas.

– Eh ! cria Passavant dans un éclatde rire, là même où monseigneur, voici de cela douze ans et plus, afait jeter le témoin : à la Huidelonne !…

Jean sans Peur approuva d’un rude signe detête, et le chevalier, entouré d’une vingtaine de gardes, se mit àmarcher de bonne volonté. Il songeait : « Il paraîtdécidément que je suis le témoin. Mais je veux être écorché vif sije sais de quoi je suis le témoin ! » Quelques minutesplus tard, il était enfermé dans l’un de ces cachots souterrains dudeuxième étage où le geôlier lui avait jadis assuré que lesprisonniers vivaient rarement plus de six mois. Jean sans Peurl’avait suivi des yeux tant qu’il avait pu le voir.

À ce moment, le pont, qui avait été levé pouropposer un obstacle à toute bande qui eût tenté de délivrer leprisonnier, fut abaissé, la rue ayant repris tout de suite sonaspect paisible.

– Le témoin ! songeait Jean sansPeur en s’essuyant le front. Le sorcier m’a autrefois prévenu. Il ya un témoin de ce qui s’est passé dans l’oratoire du logisPassavant. J’ai signé un acte de mariage, moi, l’époux deMarguerite de Hainaut !… C’est le sacrilège ! C’est lapeine des sacrilèges ! La langue coupée, le poignet droitcoupé, puis le bûcher ! Il y a un témoin !… Oui,ajouta-t-il avec un rire nerveux, mais qui croira la parole d’unassassin contre celle de Jean de Bourgogne ? Où sont les actesde mariage qui portent ma signature et celle de Laurenced’Ambrun ? Allons, allons… les actes, je les brûlai moi-même.Le témoin va mourir. Et quant à Laurence…

Il s’arrêta court, les yeux arrondis par laterreur, une sueur glacée à la racine des cheveux…

Là-bas, dans la rue, au delà de lagrand-porte, au delà du pont-levis, une femme…

C’était celle-là même que, près de cette mêmeporte, il avait failli un jour renverser…

C’était le spectre de Laurence d’Ambrun !Que faisait-elle là ? Qu’attendait-elle ? Queregardait-elle ? Furieusement, Jean sans Peur s’avança versles gens du poste et hurla :

– Cette femme !… Là !… Cettefemme !… Arrêtez-là !

Mais avant que les archers fussent sortis ducorps de garde, la femme avait repris son chemin, lentement, sanshâte, et s’était enfoncée dans l’une des ruelles qui venaient sedégorger sur la rue Saint-Antoine. Les archers qui s’étaientélancés battirent les environs et ramenèrent trois ou quatremalheureuses qui criaient et sanglotaient. Elles furent relâchéeset la course affolée du lapin dans les fourrés peut seule donnerune idée de la rapidité avec laquelle elles s’éloignèrent de laredoutable forteresse. Jean sans Peur, longtemps, médita sur cettevision ; puis enfin, haussant les épaules, il se dirigea versle palais de la reine.

– Imaginations et folie, se dit-il. J’aile cerveau troublé. Bientôt mon horizon va s’éclaircir. Encore uneffort, et je suis le maître. Caboche attend. Mes gentilshommessont prêts. Bruscaille, Bragaille et Brancaillon frapperont le fou.Allons ! Allons affronter cet autre spectre plus réel, plusredoutable, qu’on appelle Isabeau de Bavière.

Informée d’heure en heure de tout ce qui sepassait dans l’Hôtel Saint-Pol et les palais par une véritablearmée d’espions et d’espionnes, la reine savait déjà l’arrestationdu chevalier de Passavant. Quant à savoir ce qu’elle en pensait etquel trouble cette nouvelle avait pu porter dans son esprit et dansson cœur, c’est ce qui eût été bien difficile. Devant sesgentilshommes et ses demoiselles d’honneur, assemblés dans la sallede Théseus, où ce jour-là elle tenait sa cour, elle accueillit leduc de Bourgogne avec son plus charmant sourire.

– Vous le voyez, mon cousin : nousmettons à profit la sécurité profonde où nous sommes grâce au zèlede notre bon sire et époux, qui a mis des gardes à toutes lesportes de ce palais. Allons, faites comme nous, et jouez auxcartes… Prenez garde, ma chère de Puisieux, je tiens un roi dansmon jeu… Ah ! je le tiens !

Jean sans Peur ploya le genou devant la reine,puis, se relevant :

– Majesté, dit-il, pardonnez-moi pouraujourd’hui. J’ai d’autres jeux en tête…

Les gentilshommes et les dames, tout enfeignant de s’intéresser à la partie de cartes où tous avaientengagé de l’or, écoutaient avec une prodigieuse attention ce qui sedisait…

C’était un charmant et merveilleux spectacleque celui de cette assemblée. Dans la vaste salle aux splendidestapisseries dont la renommée est parvenue jusqu’à nos jours, danscette salle élégante, somptueuse, où un feu d’énormes troncs dehêtre, se consumant au fond de la gigantesque cheminée, entretenaitune douce chaleur, les personnages de cette scène étaient vêtuslégèrement ; la soie, les dentelles formaient le fond de cescostumes aux couleurs éclatantes ; tous ces êtres, groupésharmonieusement çà et là, étaient jeunes, beaux etspirituels ; les femmes, jolies à faire rêver, habillées avecla plus audacieuse, mais aussi la plus élégante légèreté, jasaient,disaient des vers, se racontaient des nouvelles.

Jean sans Peur admira ce tableau, non qu’ilfût d’humeur poète ou artiste, mais cette sérénité au milieu dudrame fait de tant de drames lui donnait une haute idée du courageet de la force d’Isabeau. Et ce courage même, ce ne fut pas enconnaisseur désintéressé qu’il l’admira, mais il se dit que si lareine était si calme à l’heure où sa liberté, sa vie même peut-êtreétaient en péril, c’est qu’elle avait de secrètes assurances detriomphe.

L’attitude d’Isabeau de Bavière était en effetdigne d’admiration.

Mais bientôt ce fut pour elle-même que le ducde Bourgogne l’admira. Il retombait sous le charme étrange etpuissant que dégageait la beauté de cette femme, semblable àquelques célèbres courtisanes privilégiées de la nature, àdemi-déesses, gardèrent jusqu’à la fin les apparences de lajeunesse.

Parmi ces splendides costumes quil’entouraient comme pour la mettre en valeur, Isabeau étaitsimplement vêtue d’une sorte de longue tunique de lin blanc, trèsléger, très souple : toujours parée de bijoux, étincelante depierreries comme une fée tentatrice, elle ne montrait ce jour-làque la blancheur rosée de ses bras et de sa gorge.

Il était impossible de la voir sans l’aimer.Elle provoquait l’hallucination. Elle apparaissait lointaine etsupérieure, digne d’être adorée en secret, ce qui est la seuleforme de l’adoration, car un geste ou un mot brisent le charme, etl’adoration devient alors simplement du désir. Or, tous ces jeuneshommes élégants et beaux qui l’entouraient l’adoraientvéritablement et on pouvait s’étonner de ne pas les voir prosternésaux pieds de l’idole.

Voilà ce qui apparut à Jean sans Peur en cejour où s’agitait le mystère de sa destinée de puissance. Odette deChampdivers et sa grâce naïve et son innocence immaculéedisparurent aux horizons de ses sentiments. Il regarda ces femmesdont quelques-unes étaient célèbres par leur beauté, dont plusieursl’aimaient ouvertement, et il se dit qu’elles étaient de simplesfantômes. Il regarda ces gentilshommes dans les yeux desquels ilput lire l’adoration, et il fut jaloux, et sa passion s’exalta.

En lui, le conquérant s’abolit ; le rudeféodal qui se ruait à l’assaut du trône s’effaça ; il ne futplus qu’une pauvre épave d’humanité que ballottait le flot del’amour…

Pendant quelques minutes, il s’intéressa à lapartie de cartes, se mêla aux entretiens, alla de groupe en groupe.Une dame qui tenait la partie adverse de la reine luidit :

– Soyez avec moi, seigneur duc…

Et il vida son escarcelle devant la dame, sanscompter, ivre, les tempes battant le rappel des passions quiaffolent. Mais alors, la reine, gravement, lui dit :

– C’est avec moi que vous devez être, monbeau cousin…

Et comme son escarcelle était vide,brusquement, à deux mains, il brisa la splendide chaîne qu’ilportait au cou, chaîne d’une fabuleuse richesse, toute étoilée dediamants, et la déposa dans le jeu de la reine. Il y eut unmurmure. Isabeau sourit, prit la chaîne, rattacha les maillesbrisées, et la mit à son cou. C’était d’une telle audace que Jeansans Peur vacilla, que les seigneurs et les dames du jeu de lareine pâlirent de terreur…

Elle se leva soudain.

À l’instant, tous furent debout, rangés endemi-cercle autour d’elle et courbés.

– Majesté, dit le duc de Bourgogne d’unevoix rauque, je suis aux regrets de troubler cette réunion et leplaisir de la reine ; je venais solliciter une audienceparticulière, car il se passe des événements qui intéressent lasûreté de notre sire le roi…

Un regard d’Isabeau suffit à faire comprendreà ses courtisans qu’elle voulait être seule. En quelques instants,la salle de Théseus fut déserte ; mais la douce et lointainemusique continua de se faire entendre en sourdine.

– Je vous écoute, dit la reine.

Le duc fit un effort. Il passa ses mains surson front brûlant comme pour tenter de chasser les pensées depassion qui l’obsédaient. Et rapidement, d’une voix hachée, ildéveloppa le plan :

– Reine, le jour approche. Dans tous lesquartiers de Paris, des compagnies de bourgeois en armes sont prêtsà tenir la rue au cri de : Vive Bourgogne ! Nous avonsdouze mille hommes d’armes. Nous avons douze cents seigneurs etleurs suites. Une nuit suffira à l’anéantissement de vos ennemis etdes miens.

– Je sais cela, beau cousin.Continuez.

– Les trois hommes que j’ai placés prèsdu roi agiront au premier signe. J’ai vu ce matin leur chef, nomméBruscaille. Madame, ajouta Jean sans Peur d’une voix frémissante,le roi est condamné. Quand vous le voudrez, vous serez veuve. Cesera en même temps que le massacre des gens d’Armagnac.

– Passez, mon cousin. Je sais cela…

Jean sans Peur se rapprocha, baissa la voix.Et pourtant, ce qu’il venait de dire, un mot entendu par uneoreille ennemie le condamnait à mort. Dans ce qu’il allait dire,rien de dangereux pour lui ou la reine :

– Le meurtrier du duc d’Orléans estarrêté. Arrêté par des hommes à moi, portant mes insignes. Aucuneaccusation ne peut désormais nous atteindre. La confiance du mondede la cour et de la ville nous était nécessaire. Nous l’avons. Lesignal d’agir sera donné le jour même où tombera la tête dumeurtrier. Au coup de hache de l’exécuteur répondront les tocsinsde toutes les paroisses.

Cette fois, la reine demeura muette. Jean sansPeur, qui la considérait ardemment, ne put saisir en elle ni unfrisson ni un tressaillement. Plus bas encore, d’une voix plusardente, il murmura :

– Ainsi le peuple de Paris ne demanderaplus quel est le meurtrier ! Ainsi se terminera, pour lui etpour moi, le cauchemar de savoir vivant cet homme que vous…Ah ! par la damnation, je dirai donc pourtant ce que j’ai surle cœur ! Cet homme, vous…

– Que ferez-vous d’Odette deChampdivers ? interrompit Isabeau d’un accent paisible.

Jean sans Peur eut un rauque soupir. Ils’arrêta, étourdi, fasciné. Toute la force d’Isabeau – la force detoute femme qui combat – venait de se manifester par un coupterrible, et toujours le même. Sans laisser au duc le temps de direqu’elle aimait Passavant, elle le plaçait, elle, en présence d’uneautre passion inavouée ; l’accusateur devenait accusé.

– Odette de Champdivers !balbutia-t-il en reculant.

– Oui, dit la reine. Toute la questionest là. Toute la question… Vous m’entendez, vous me comprenez.Traître à vos premiers engagements vis-à-vis de moi, meurtrier hierde votre cousin d’Orléans, meurtrier demain du roi de France,conspirateur, rêveur de puissance, impitoyable compétiteur décidé àramasser dans des flots de sang une couronne que je vous offraissans risques, hypocrite mendiant d’amour qui prenez ici le masquede la passion pour me cacher la vraie face de votre cœur, je vous,le déclare : ou vous êtes à moi tout entier, ou je vousabandonne. Vous vouliez parler… C’est moi qui parle. Vous meréservez la trahison suprême. Le roi assassiné, votre femmeMarguerite morte par le poison, ou par la honte, ou par la douleur.Paris muselé. Armagnac anéanti. Bourgogne enfin maître du royaumeet hissé sur le pavois par ses soudards sanglants, que devientOdette de Champdivers ? Que devient Isabeau de Bavière ?Que donnez-vous à l’une et à l’autre ? Je vais vous le dire. Àl’intrigante qui a déjà fait de moi une prisonnière, vous offrez lacouronne. Et à moi qui vous ai sauvé, élevé de marche en marche,vous offrez cette même coupe de poison que votre première amante,Laurence d’Ambrun, refusait de boire. Vous voyez, Jean deBourgogne, je me dévoile à vous tout entière. Si je pensais à voustrahir, je vous cèlerais mes soupçons, mes certitudes, et si bienque vous me croiriez jusqu’au bout votre dupe. En ceci du moins, jesuis loyale. Je vous parle avec toute la vérité de mon cœur,dût-elle nous tuer tous deux. Et voici ma volonté, duc : avantqu’on ne touche au roi, avant qu’on ne sonne le tocsin qui sera lesignal du massacre d’Armagnac et de votre gloire, avant que netombe la tête de l’homme que vous venez de faire enfermer dans laHuidelonne, je veux être sûre de votre fidélité, moi. Je ne veuxpas de serment. Je ne veux même pas de convention écrite commecelle que vous avez échangée avec ce manant, ce boucher, ceCaboche. Je veux un acte, un seul. Je veux la mort de celle quevous aimez. Odette vivante, je suis votre ennemie, duc. Je meretranche dans mes soupçons. Je vous suis pas à pas. Je vousdénonce. Je vous livre. Au moment même où vous allongerez la mainpour saisir la couronne, vous trouverez le carcan de fer qu’on vouspassera au cou. Odette morte, je suis votre, amante. Je suis votrefemme. Je suis le génie qui vous conduit aux cimes éblouissantes oùpas un pied de roi ne s’est encore posé. Jean de Bourgogne, parlezmaintenant !

Stupéfait, hagard, fou de terreur, de rage, depassion, le duc de Bourgogne écoutait comme en rêve la musiquemonotone, effroyable et douce de cette voix qui parlait presquesans accent – sûrement sans menace. Pas de colère, pas de froideuraffectée chez Isabeau.

À grand effort, le duc recouvra un peu desang-froid et murmura :

– Ma décision est prise, je vais vous ladire…

Il mentait, et se mentait à lui-même. Il étaitincapable, en ce moment, de décider quoi que ce fût. Pourtant, aufond de lui-même, il se sentait un terrain de révolte. L’idée debraver Isabeau passa en éclair dans son esprit ets’évanouit :

– Odette de Champdivers !…commença-t-il d’une voix faible.

Et il se tut. Immobile, Isabeau attendait.

Il eut un accent de fureur. Il comprit qu’ilallait briser la chaîne, qu’il se libérait d’Isabeau, et qu’ilallait crier : Cette jeune fille que vous condamnez, je lasauverai, moi !…

Dans l’instant qui suivit, il s’abattit auxpieds de la reine, et râla :

– Qu’elle meure donc, puisque vous lacondamnez !…

La beauté d’Isabeau triomphait. Lebouleversement, d’ailleurs, ne fut qu’apparent. En réalité,terreur, haine, fureur, révolte, ne furent chez Jean sans Peur quede stériles agitations d’âme, alors que dès l’instant où il étaitentré dans cette salle, il n’y avait eu pour lui de vivant au mondeque la beauté d’Isabeau, et sa passion.

La reine regarda le puissant duc prosterné àses pieds.

Elle ne triompha pas, elle ! Ce futpresque un sourire de tristesse et d’amertume qui vint crisper seslèvres. Elle se pencha lentement, tendit ses deux mains au duc etle releva. Un instant, ils furent face à face. Isabeau vit Jean deBourgogne flamboyant de décisions mortelles. Elle eut la sensationqu’en cette minute, il eût pour elle bouleversé le monde, déracinéson trône, noyé une ville dans le sang ; et alors, sur elleaussi, s’abattit le coup de passion. Elle l’aima violent et brutalet sanguinaire – sanglant dans son imagination. Elle le vit plusfort et, par conséquent, plus beau que tout et tous. Elle haleta.Vaguement, elle ouvrit les bras – et aussitôt elle se déroba :une autre image se dressait devant elle, et c’était Passavant… Jeansans Peur, étonné, tremblant, regardait plus loin qu’Isabeau, et sebalbutiait, éperdu : « Quoi ! J’ai condamnéOdette ! Quoi ! Elle va mourir !…

Ils s’écartèrent l’un de l’autre. Une minuteleur suffit pour reprendre non leur sang-froid mais cette attitudede combattants alliés par quoi ils se retrouvaient en contact. Leurrésolution à tous deux était prise.

– Vous avez dit : qu’ellemeure ! Prenez garde, ceci est l’engagement même que je vousdemande.

Isabeau, abattue par ses multiples efforts devolonté, parlait maintenant d’un accent nerveux, irrité.

– Je l’ai dit, répondit Jean sans Peur.Je le répète. Que cette fille meure… peu importe. C’est vous quej’aime. Depuis des ans, vainement je cherche à me tromper et à vouséchapper. Je sais que je vous aime, et je l’ai toujours su. Je nesais où je vais… Je vais là où vous m’entraînez, voilà tout. Votrerêve, c’est mon rêve. Ma puissance royale sera forte de votrepuissance. Mon orgueil sera fait de votre amour. Ma gloire, c’estvotre beauté. Qu’importe le reste ? Que cette fille m’aitattendri, que j’aie même cru l’aimer un jour, en quoi cela peut-ilmodifier ma destinée qui est la vôtre ? Qu’elle vive, si vousvoulez. Qu’elle meure, si cela vous plaît. Moi je ne m’intéressedans ce monde qu’à la vie d’Isabeau de Bavière, parce qu’elle estma vie.

Longtemps, sans doute, il eût pu continuer surce thème, car le mensonge est fécond et verbeux. La sincéritétrouve rarement un discours à son service.

– C’est bien, haleta Isabeau, n’en ditespas plus. Allez duc. Hâtez vos derniers préparatifs. Si vous êtes àmoi, je suis à vous. Nulle puissance, donc, ne peut empêcher ladéfinitive union à laquelle nous poussent nos destins. Allez… Etsongez que la conquête du trône, c’est la conquête d’Isabeau.

Quelques instants plus tard, ils s’étaientséparés.

Jean sans Peur songeait : « Il fautqu’Odette me suive à l’hôtel de Bourgogne ! »

Isabeau murmurait : « Ce soir, jedescendrai dans le cachot de Passavant !… Et pourtant, si Jeande Bourgogne est sincère ?… Sincère ou non, qu’il veuille ounon sauver l’intrigante, elle mourra ! »

En sortant du palais de la reine, le duc deBourgogne marcha tout droit sur le palais du roi. Il ne prenaitmême pas la précaution de se cacher. Il savait d’ailleurs que touteprécaution eût été inutile. Il savait que dans peu de minutes lareine serait avisée de ce qu’il faisait. Dehors, les dernièresimpressions qu’il gardait encore de la puissante beauté d’Isabeaus’effacèrent. Il lui semblait que cet air glacial qu’il aspiraitavidement le dégrisait. Sa résolution de sauver Odette, del’emmener sur-le-champ s’affermissait. Un autre plan de batailles’échafaudait dans son esprit, et ses pensées évoluaient maintenantautour de la possibilité du meurtre de la reine survenant en mêmetemps que l’assassinat du roi.

Lorsqu’il arriva dans les antichambres deCharles VI, il apprit que Sa Majesté se trouvait en conférenceavec les trois ermites. Mais Jean sans Peur n’était pas de ceux quele roi pouvait consigner à sa porte : bientôt le duc fut admisdans la salle où, en effet, Bruscaille, Bragaille et Brancailloncontinuaient en toute conscience à exorciser le fou.

À la vue de leur seigneur et maître, les troissacripants frémirent.

– Attention ! se dit Bruscaille.Est-ce que le moment est venu de faire le geste ?

Ils se réfugièrent avec empressement dans unangle où ils s’immobilisèrent, attentifs, se demandant vaguement siderrière le duc n’allait pas entrer l’exécuteur qui leur eût faitsigne.

Mais Jean sans Peur, sans jeter un regard sureux, vint s’incliner devant le roi qui l’accueillitgracieusement.

– Voyez-vous ces trois hommes ? ditle pauvre fou. Eh bien, mon cousin, ils sont en train de me guérir,de me sauver la vie, et savez-vous comment ?

– Par la prière, sire.

– Non… par le rire. Ce gros,surtout ! Il s’appelle Brancaillon. Voyez le gaillard…

Brancaillon sa redressait, Bragaille invoquaitles saints, Bruscaille gémissait en lui-même et se disait :« Cette fois, c’est fini. Le roi, que nous devons aider àmourir, déclare que nous le sauvons !… »

Jean sans Peur alla à eux, et ilsgrelottèrent.

– C’est bien, leur dit-il à voix basse.Vous faites à merveille votre office. Continuez… Continuez,ajouta-t-il tout haut, à prier pour Sa Majesté. Demain je vousenverrai un présent à chacun.

Les ermites respirèrent.

– Ainsi, monseigneur, dit timidementBruscaille, tout va bien ? Nous devons faire rire SaMajesté…

– Oui… Oui, jusqu’au moment proche… Soyezprêts !

– Nous le sommes ! gronda Bruscailleélectrisé par le regard du maître.

– Sire, dit le duc en revenant au roi,les nouveaux guérisseurs du roi me semblent dignes de touteconfiance. J’ai fort entendu parler d’eux et de leurs exploits.Leur prière vous guérira.

– Mais non, cousin. Par le rire, vousdis-je ! Vous ne connaissez pas ces drôles. Je les connais,moi – et le maître de mes caves les connaît aussi. Ah ! parNotre-Dame, quelles futailles il faudrait pour leur soif !Mais parlez, mon noble cousin. Je vois à votre sévère figure quevous venez m’entretenir des affaires de l’État. Venez ça, maîtreBrancaillon, vous ne serez pas de trop, car je vous nommeconseiller.

– Sire, je n’y entends rien, balbutiaBrancaillon qui s’approcha obliquement en surveillant le duc.

Mais Jean sans Peur leur gardait un visageimpassible.

– Par la Pâques de Dieu, cria le roi, jeveux que vous soyez mon conseiller. Parlez, maintenant, duc.

– C’est une heureuse nouvelle quej’apporte, dit Jean sans Peur.

– Ah ! fit amèrement le fou. Quelleheureuse nouvelle, voyons ? Est-ce que Madame la reine se metà aimer et honorer son époux ? (Jean sans Peur tressaillit).Est-ce que les seigneurs du royaume cessent de conspirer ma mortpour mettre à ma place un roi qui ne serait pas fou ? (Jeansans Peur pâlit). Les fous ! reprit Charles VI en selevant. Les déments ! Ils ont un roi qui les laisse vivre etils en cherchent un plus raisonnable qui les… Voyons lanouvelle !

– Sire, dit le duc de Bourgogne, lemeurtrier de notre aimé cousin est pris.

– Vraiment ? dit le fou avec unétrange regard en dessous. Le meurtrier ?

– Lui-même. Il a été pris, voici deuxjours, en état de rébellion, et on l’a conduit à la Huidelonne.

Le roi demeura quelques instants méditatif, latête baissée, cherchant quelque lueur à travers les obscurespensées de soupçon qui évoluaient dans son cerveau désemparé.

– Oui, dit-il enfin d’une voix morne,c’est là en effet une heureuse nouvelle. Mon frère d’Orléans nem’aimait pas. Il était l’ami de mes ennemis. Mais enfin il n’y ajamais eu de preuve qu’il ait comploté ma mort, et, en somme, c’estsuffisant pour établir une bonne fraternité. Je me réjouis donc dela capture de son meurtrier. Vous veillerez, duc, à ce que sonprocès soit rapidement instruit…

– Dans trois jours, sire, tout sera fini,dit le duc d’une voix qui vibra étrangement et alla fairetressaillir Bruscaille dans son coin.

– Trois jours, dit le roi, pensif. Lesprocès sont plus longs d’habitude. Mais enfin, contre celui qui ameurtri un frère de roi, on ne procédera jamais trop vite. Commentl’appelez-vous ?

– Le chevalier de Passavant.

– Ah ! murmura le roi. J’ai entenduce nom. Mais où ? Mais quand ?

– Il sera condamné, continua Jean sansPeur. Les preuves abondent. S’il plaît au roi, l’exécution auralieu dès le lendemain matin du jugement.

– Cela me plaît ainsi, dit le roi.

Jean sans Peur se retira, ayant eu la doublehabileté d’annoncer le premier l’arrestation de Passavant et de nepas se vanter d’avoir lui-même préparé et mené à bonne fin cettearrestation – exploit que le procès devait mettre en suffisantevaleur.

Le roi, enchanté de se retrouver seul avec sesermites, leur fit signe d’approcher et leur dit :

– Allons, continuons nos exorcismes.Racontez-moi de ces bons fabliaux qui me font rire… Hé ?…Quoi ?… Je vous dis de me faire rire, bélîtres, je ne vousdemande pas de pleurer !… Des larmes, ajouta Charles VI àmi-voix, il y en a vraiment trop dans le palais du roi.

Bruscaille semblait consterné, Bragaillemâchait des jurons, Brancaillon sanglotait. Les pauvres diablesétaient démoralisés par la catastrophe qui s’abattait surPassavant.

– Que signifie cela ? criafurieusement le fou. Quoi ! On se met à pleurer maintenant,quand je veux qu’on rie ? Suis-je, ou non, roi deFrance ?

– Ah ! sire, commença Bragaille,c’est affreux…

– Quoi ? Qu’y a-t-ild’affreux ? fit Charles VI déjà inquiet pourlui-même.

Brancaillon s’avança. Il allait entamerl’explication. Mais Bruscaille le devança rapidement. Il ne perdaitpas facilement la tête, ce digne sacripant. Il calcula donc queBrancaillon, en avouant le motif de sa douleur, allait toutsimplement établir leur complicité à tous trois avec le meurtrierdu duc d’Orléans.

– Sire, dit-il avec précipitation, c’estune nouvelle manière que nous avons trouvée de vous faire rire…

– Ah ! fit Charles très étonné.Faire rire avec des pleurs, la méthode est nouvelle, en effet.

– Hé ! sire, dit Bruscaille, quiéclata en sanglots, il y a pleurs et pleurs. Il y a des larmestristes. Il y en a qui font rire. Et quoi de plus risible, aprèstout, que la douleur ? Regardez, sire, voyez l’insigne grimaceque nous faisons. Pleure, Bragaille ! Pleure,Brancaillon ! Pleurez donc, drôles, pour faire rire leroi ! Regardez-les, sire !

Le fait est que Brancaillon surtout faisaitune merveilleuse grimace. Il n’avait pas une figure tragique. Poursincère que fût sa douleur, elle prenait fatalement un masquebizarrement déformé.

Le roi regarda les trois ermites, et, eneffet, éclata de rire.

Ils étaient en ligne devant le fou, selamentant et pleurant tout leur saoul. Le fou riaitconvulsivement…

Tout en sanglotant, Bruscaille songeait :« Le moment approche où il faudra faire le grand gested’exorcisme… le geste qui tue… » Pour qui eût pu saisirl’étrange conflit de sensations cruelles issues de cette scène,c’eût été là un spectacle sinistre. Et pendant ce temps, Jean sansPeur entrait chez Odette.

Depuis la disparition de Champdivers et deMargentine, elle vivait plus retirée dans ses appartements. Elleportait le deuil. Son âme était triste. Non seulement la mort(certaine à ses yeux) de ceux qu’elle avait aimés l’avaitdésemparée, mais encore la pauvre fille se sentait condamnéeelle-même. Des terreurs palpitaient dans l’air qu’ellerespirait.

Depuis le combat de la tigresse et du chien,elle vivait un effroyable cauchemar. Le chef des gardiens desfauves était bien venu s’agenouiller devant elle, et lui avaitdit : « J’ai mérité la mort. Par ma négligence, latigresse a pu s’échapper des cages, et si Dieu a voulu que vousfussiez sauvée, il n’en reste pas moins que, par ma faute, vousavez couru un terrible danger. Punissez-moi… Faites-moi pendre… Lareine le veut ainsi… »

Odette avait renvoyé cet homme.

Mais l’explication, plausible après tout, nel’avait pas convaincue. Elle s’attendait donc à la mort, mais ellene songeait pas à fuir. La filiale affection qu’elle éprouvait pourle malheureux roi était, à cette époque de sa vie, son uniqueraison d’être.

Il y avait bien en elle un autre sentiment,mais celui-là était profondément caché dans son cœur.

Odette, donc, ce jour-là, dans ce petit salonoù souvent Charles VI venait la voir, s’occupait de tapisserieau milieu de ses femmes. Dans la vaste embrasure de la fenêtre setenaient quatre gens d’armes : c’était l’ordre du roi. AinsiOdette se trouvait aussi prisonnière que pouvait l’êtreIsabeau.

Jean sans Peur, en entrant, marcha droit surla jeune fille et s’inclina.

Il avait la tête en feu. Il lui semblait qu’ilaccomplissait une chose formidable. Il se maudissait d’être là, etil fût mort plutôt que de s’en aller.

– Madame, dit-il, aurez-vous assez deconfiance en moi pour me parler seule à seul et renvoyer vosgens ? Ce que j’ai à vous dire est secret.

Odette de Champdivers se tourna vers leshommes d’armes de la fenêtre.

– Vous avez congé, dit-elle d’une voixqu’elle s’efforçait de rendre paisible.

Et, du même geste, elle renvoya aussi lesfemmes qui l’entouraient. Puis, d’instinct, comme pour être prête àtout événement, elle se leva.

– C’est mon père, songeait-elle avecamertume, et je dois me garder de lui comme d’un ennemi !

Un instant, ils se regardèrent. Ils étaienttrès pâles tous deux. La gorge sèche, les mains frémissantes, lapensée en délire, Jean sans Peur à voix basse, murmura :

– Madame, avant tout, un mot. Croyez-vousà l’intérêt immense que je vous porte ? Devinez-vous dans lecœur du duc de Bourgogne la volonté qu’il a de vous faire heureuse,puissante, respectée ?…

Odette leva sur cet homme, qu’elle savait êtreson père, son clair regard limpide, – et Jean sans Peur tressailliten voyant dans ces yeux fiers cette lueur de tendresse qui l’avaitaffolé.

– Monseigneur, dit-elle, respectée, jecrois l’être : puissante, je ne le désire pas ; heureuse,je ne crois pas que j’y sois destinée. Quant à l’intérêt que vousdaignez me porter, oui, je vous crois…

– C’est tout, fit Jean sans Peur d’unevoix fébrile. Si vous croyez à cela, vous m’écouterez. Un dangervous menace ; madame, il faut quitter l’Hôtel Saint-Pol et mesuivre. À l’hôtel de Bourgogne, vous serez en sûreté. Nul n’oserani ne pourra vous y atteindre. Ce n’est pas demain, ni ce soirqu’il faut fuir ce palais maudit ; c’est tout de suite. Mecroyez-vous ? Oh ! dites que vous me croyez.

Odette, lentement et doucement, hocha latête :

– Je sais que je suis menacée, je vouscrois donc. Mais il y a dans ce palais un être qui est plus menacéencore que moi, qui a eu confiance en moi. Faible, tristeabandonné, en butte aux ambitieux qui rôdent autour de luiattendant le moment de le dévorer. Il en appelle à ma faiblessepour le protéger. Si je m’en vais, que lui restera-t-il ?

– Le roi ! gronda sourdement Jeansans Peur.

– Le roi, oui, monseigneur. Le roi quin’a autour de lui que ces deux ou trois hommes qui le font parfoissourire, étranges ermites que j’ai cessé de soupçonner parce que jesais qui les envoie…

– Vous savez ! balbutia Jean sansPeur. – Elle sait que Bruscaille a été envoyé par moi, et pourcela, elle a confiance en eux ! songea-t-il, éperdu.

– Ce roi, donc, qui n’a près de lui queces amuseurs, et son peintre de cartes, et moi qui réussisquelquefois à apaiser ses alarmes, je l’aime, monseigneur. Son cœurest bon. Et sa folie, ajouta-t-elle d’un accent de rêve, sa folieme paraît moins dangereuse que les hautes raisons d’État quil’enveloppent. Non, monseigneur, je ne partirai pas.

– Vous ne me suivrez pas ! cria leduc avec une violence contenue.

Et la passion se déchaîna en lui. Mais, résolucette fois à triompher, il garda l’attitude respectueuse qu’ilavait prise dès son entrée.

– Sorcier ! gronda-t-il en lui-même,c’est maintenant que je vais voir la puissance des paroles que tum’as enseignées.

– Madame, dit-il d’une voix ferme,puisque votre danger vous touche si peu, je vais vous dire, moi,qu’il me touche jusqu’au cœur…

– Jusqu’au cœur ? balbutia Odette enjoignant les mains.

– Vous me suivrez. J’ai le droit de vousle commander. Car, écoutez : je sais qui vous êtes !…

L’effet produit par ces paroles stupéfia etbouleversa Jean sans Peur. Odette jeta un cri, pâlit, recula,revint sur le duc, et bégaya :

– Vous savez ce que je suis… pourvous ?… Vous le savez ?…

– Je le sais ! dit Jean sans Peuravec une sourde terreur.

– Il sait que je suis sa fille !cria Odette au fond d’elle-même.

Et elle éclata en sanglots. Immobile destupeur, Jean sans Peur assistait à cette étrange transformation dela jeune fille. Parfois, elle levait sur lui un regard craintif.Par instant, on eût dit qu’elle voulait se jeter dans ses bras etqu’elle n’osait pas. Dans l’âme de Jean de Bourgogne, l’amourgrondait :

– Elle m’aime !… Elle est àmoi !…

Par degrés, Odette de Champdivers se calma.Elle se rapprocha encore de son père, et, la tête basse, gardantses mains jointes dans cette attitude qui lui était si naturelle,doucement elle parla :

– Puisque vous savez cela, je dois doncmaintenant vous obéir. Tout me l’ordonne. C’est mon devoir et majoie. Souvent, monseigneur, bien longtemps avant que je vousconnusse, j’ai ardemment désiré de vous voir. Je vous attendais. Jesavais qu’un jour ou l’autre vous m’apparaîtriez pour protéger mavie et prendre sur moi les droits qui vous appartiennent… Oh !je vous ai redouté, d’abord, et combien je m’en repens !… Moi,vous redouter ! Ah ! c’est que je ne savais pas alors…pardonnez-moi, voyez ma joie, voyez mon bonheur…

– Que dit-elle ? murmurait Jean sansPeur. Est-ce que je deviens insensé moi-même ? Ainsi,reprit-il avec une sorte de timidité qui charma Odette, vousconsentez maintenant à me suivre ?

– Il le faut bien, dit-elle avec unsourire, puisque vous savez maintenant que vous avez le droit de medonner des ordres, et que j’ai le devoir de vous obéir !

– Par le Dieu vivant, songea le duc,c’est bien là un prodige de sorcellerie ! Mais dussé-jeencourir le risque de me trouver face à face avec Satan, il ne serapas dit que j’aurai reculé.

– Je vous suivrai parce que c’est mondevoir, continuait Odette. Je vous suivrai si vous m’en donnezl’ordre. Mais le roi, monseigneur… le roi…

– Le roi ! gronda Jean sans Peur, cen’est pas au roi qu’il faut penser, c’est à vous… et à moi, monenfant !

« Mon enfant ! » Le mot parutsi juste, si vrai, il répondit si bien aux aspirations d’Odette quela jeune fille eut « vers le père » un mouvement nonmoins juste, non moins vrai…

Et l’effroyable malentendu poursuivit sondéveloppement normal et tragique.

À ce mouvement de pure affection, Jean sansPeur sentit sa tête s’égarer, sa pensée affolée se mit à évoluerparmi des tourbillons de passion.

– Le roi ! murmura-t-il d’une voixardente et bégayante, il sera sauf, si tu veux. C’est toi désormaisqui donnes des ordres. Si tu veux que le roi soit respecté, jecourberai toutes les têtes devant lui. Je lui rendrai sa puissance.Je… mais non ! non ! C’est de nous qu’il s’agit… C’est detoi !…

Odette, d’abord, ne comprit pas cebouleversement d’esprit. Étonnée plutôt qu’effrayée, elle écoutait,elle entendait, et ne saisissait pas le sens de ces parolesbrûlantes. Mais Jean sans Peur, maintenant, se livrait tout entier,sans résistance, à la fièvre d’amour. Il saisit les mains de lajeune fille. Il râla :

– Cette reine qui veut te tuer, je latuerai, moi ! Ce roi, ce pauvre fou, puisque tu daignes lesauver, nous le ferons vivre en quelque monastère où il sera certesplus heureux qu’en ce palais. Il y aura un roi, et ce seramoi ! Il y aura une reine, et ce sera toi !

L’épouvante, soudain, entra dans l’espritd’Odette. Elle eut un faible cri :

– Reine ! Moi !…

– Toi ! rugit Jean sans Peur. Et quidonc tenterait de s’y opposer si je le veux ainsi ! Je suismaître de Paris. Dans une heure, si je veux, je serai maître del’Hôtel Saint-Pol… Et toi la maîtresse !

– Seigneur ! cria Odette dans soncœur, mon père est frappé de la même démence que le roi !Monseigneur, que dites-vous ! Revenez à vous !… Si onvous entendait…

– Oui, oui ! dit Jean sans Peur,enivré, tu crains pour moi. Eh bien, je t’obéis, je ne parle plusde ces choses. Je suis à toi, à toi seule. Et si tu veux, jerenonce à mon ambition même. Nous quitterons Paris, nous ironshabiter mon palais de Dijon. Et là, simple duc de Bourgogne,j’oublierai en te regardant que j’ai pu prétendre à dominer lemonde. Viens, partons, le bonheur s’ouvre à nous, puisque je t’aimeet que tu m’aimes !

D’une frénétique secousse, Odette s’arracha àl’étreinte qui peu à peu l’avait enlacée. D’un bond, elle se mithors d’atteinte. Et frissonnante, frappée d’horreur, elle considérale duc avec une si poignante douleur que l’homme, stupéfait, reculaà son tour en murmurant :

– Ne craignez rien. Je vous ai faitpeur ? C’est malgré moi.

– Qu’avez-vous dit ! murmura Odetted’une voix de terreur. Que vous m’aimez ! Vous !Oh ! je devine quelque chose d’horrible ! Dites, parlezvite ! Quel sens donnez-vous à ce mot ?…

– Enfer ! rugit Jean sans Peur. Etquel sens veux-tu que je lui donne ! Je t’aime comme j’ai cruaimer la reine ! Comme, jadis, j’ai cru aimer Laurenced’Ambrun et d’autres ! Je t’aime ! Ce mot dit tout. Tu esprésente dans mon cœur ; je pleure, moi ! Jean sans Peur,la nuit, quand il t’appelle en vain, pleure de savoir que tu n’espas à lui ! Mais ces mauvais rêves sont finis, puisque tum’aimes…

Odette, d’un mouvement d’inexprimable pudeur,couvrit son visage de ses deux mains, et murmura :

– Allez, monseigneur. Retirez-vous. Jevous le demande en grâce. Faites que je ne vous voie plus… jemourrais de honte et de désespoir.

– Quoi ? bégaya le duc. Quedites-vous ? Que se passe-t-il en vous ?…

Le visage toujours couvert de ses mains, toutedroite, pareille à une apparition de rêve, elle reprit :

– Je supplierai le Dieu puissant de melaisser oublier les choses atroces que je viens d’entendre.Ah ! retirez-vous, monseigneur !

Jean sans Peur fit un pas et gronda :

– Damnation ! Je crois que cettepetite fille se moque de moi !…

Elle recula avec un cri, mais sans découvrirses yeux. Et c’était épouvantable, cette volonté formelle de neplus « voir » l’homme qui avait prononcé les« choses atroces ». Elle cria :

– Retirez-vous ! ou je jure sur ceDieu qui nous juge, je jure que j’appelle ! Et à tous,gentilshommes, gens d’armes, valets, je dis l’affreuseignominie ! Je dis au risque de notre mort à tous deux, je disqui vous êtes, qui je suis, et les hontes de vos paroles !Allez ! Allez donc !…

D’un bond, Jean sans Peur fut sur la jeunefille, qui poussa un grand cri et s’abattit sur les genoux. Il sepencha, et la voix rude, les yeux sanglants, gronda :

– Tu me chasses après m’avoir affolé deton faux amour d’enfer… C’est bien. Je m’en vais. Maissache-le : tu seras à moi ! À mon tour de jurer ; ehbien, avant peu, tu connaîtras ma force et que nul ne résiste àJean sans Peur ! Adieu : mais, sous peu, tu me reverras,et, quoi que tu fasses, tu seras à moi !

Il s’en alla à grands pas, ivre d’amour et defureur. Elle roula sur le tapis, évanouie…

XVIII – ISABEAU

Lorsque le duc de Bourgogne fut parti, unetenture qui cachait l’entrée d’une petite salle voisine se leva,une femme entra, jeta un regard de banale pitié sur Odette, puis,s’assurant que Jean sans Peur était déjà loin et ne revenait pas,alla ouvrir les portes.

C’était l’une des suivantes d’Odette deChampdivers, jeune et belle fille qui était tenue en particulièreaffection par la maîtresse de céans. Elle appela. Les femmesentrèrent et s’empressèrent autour d’Odette. Quant à la suivante,elle sortit, gagna le palais de la reine, et, sur un mot de passequ’elle prononça, fut aussitôt introduite auprès d’Isabeau. Unedemi-heure plus tard, elle se retirait, et Odette, revenue à lavie, la voyait parmi les plus empressées à la servir.

Isabeau passa la journée seule dans le fond deson appartement.

Toutes ses pensées, tous ses frissons de rage,toutes ses attitudes de fureur, tous ses abattements succédant auxcrises, tout en elle aboutissait à la même volonté :

– Il faut que je tue cettefille !

Sur le soir, Isabeau avait reconquis son calmehabituel. Comme d’habitude, elle tint sa cour, et parut pluscharmante avec ses yeux fiévreux, sa parole volubile, ses gesteslas. Vers dix heures, elle se trouva seule, et bientôt tout parutdormir dans le palais.

C’est à ce moment qu’Isabeau, s’étantenveloppée d’un grand manteau, descendit le grand escalier,franchit les cours et les jardins déserts de l’Hôtel Saint-Pol, etarriva à la tour Huidelonne. Elle appela le geôlier, et, étantentrée, commença à descendre l’escalier des souterrains.

Le geôlier l’escortait, portant une torche.Sur l’ordre de la reine, il s’était muni des clefs des cachots.

– Où est-ce ? demanda Isabeau quandils furent au premier étage.

– Plus bas, Majesté, répondit legeôlier.

Elle n’avait nullement dit ce qu’elle venaitfaire, ni qui elle voulait voir. Mais le geôlier ne s’y trompaitpas. La reine, pour un motif qui lui échappait, voulait entrer dansle cachot de l’un des cinq ou six prisonniers d’État qui étaientenfermés là. Au moment de s’engager dans la nouvelle descente,Isabeau recula et frissonna.

– Comment peut-on vivre là ?murmura-t-elle.

– On n’y vit pas, Majesté, on y meurt. Cen’est qu’une question de jours. Tenez, reine, voici un cachot où jen’ai vu personne rester plus de quatre mois.

– Qui est enfermé dans cettetombe ?

– Le sire de Passavant, répondit legeôlier d’une voix calme. Ce cachot a été spécialement choisi parmessires de Scas et d’Ocquetonville. Mais je doute que le pauvrediable y demeure quatre mois…

Le geôlier avait prononcé ces mots d’une voixsi bizarre que la reine tressaillit.

– Et pourquoi ? dit-elle d’un accentqu’elle fit indifférent. Serait-il moins capable qu’un autre desupporter la prison ?

– Je ne veux pas dire cela, Majesté.Seulement, il paraît que le prisonnier sera jugé et sans doutelivré à l’exécuteur avant huit jours, ce qui abrégera son agonie.Ma foi, j’en suis content pour lui…

– Ouvre cette porte ! dit la reined’une voix sèche.

Le geôlier s’inclina profondément.

– Majesté, dit-il avec humilité, la reinen’ignore pas sans doute que, sans un ordre signé du roilui-même…

– Voici l’ordre !…

– La reine me pardonnera… C’est que je netiens pas à être pendu, moi !…

Et il introduisit la clef dans l’énormeserrure. À ce moment, la reine le toucha au bras, et d’un tonétrange :

– Tu ne tiens pas à être pendu ?

– Si peu que soit ma vie, j’y tiens,Majesté.

– Qu’as-tu fait du corps deBois-Redon ?

Le geôlier se redressa d’un, sursaut. Maisreprenant aussitôt son sang-froid :

– J’avais la faiblesse d’aimer cemalheureux capitaine… La reine me pardonnera ?…

– Oui, parle sans crainte.

– Eh bien, j’ai voulu éviter au sire deBois-Redon le désagrément réservé aux pendus…

– Le désagrément ?…

– Les corbeaux, dit le geôlier.

– Ah ! fit la reine en frissonnant.Et alors ?

– Alors, je l’ai décroché, j’ai creusé untrou au pied de la Huidelonne, et l’y ai enterré. Ensuite de quoi,à défaut d’un plus saint ou plus savant que moi, je lui ai octroyéune bonne prière.

La reine demeura quelques minutes pensive.Puis enfin, avec un étrange sourire :

– L’histoire que tu me racontes neressemble pas à celle que m’a dite Saïtano. Sais-tu bien, monbrave, que tu as mérité la corde ? Allons, c’est bien, netremble pas, je te pardonne, et d’avoir essayé de me tromper, etd’avoir livré au sorcier le corps de mon capitaine. Seulement, jecompte sur ta reconnaissance. Allons, ouvre.

Le geôlier se hâta d’obéir, et à la lueur dela torche, la reine vit Passavant debout, accoté fort paisiblementà un angle de son cachot. Le chevalier, de son côté, reconnutIsabeau. Il s’avança vivement, saisit la torche des mains dugeôlier, et la levant comme pour faire honneur à savisiteuse :

– Merci, madame, dit-il, merci de lafaveur grande que je reçois en ce moment.

Puis il planta la torche sur un support de ferfixé au mur et destiné à cet usage, et il s’inclina gracieusementdevant la reine. D’un signe, Isabeau ordonna au geôlier de seretirer. L’homme obéit, et se tint derrière la porte, prêt enapparence à intervenir si besoin était. La reine considérait leprisonnier avec étonnement. Passavant supportait cet examen avecune placidité remarquable.

– J’admire votre courage, dit-elle enfinavec amertume. Où je comptais trouver un prisonnier abattu, prêt àtout accepter pour reconquérir la vie et la liberté, je vois unhomme qui me brave… Ne protestez pas : vous me bravez de toutevotre attitude tranquille, vous m’insultez de votre sourire, c’estde l’impudence.

– Non, madame, dit le chevalier. Lepremier mot employé par vous était plus exact, c’est simplement lecourage. Quant à braver la reine, peut-être cela même serait-ilpermis à un homme qui va mourir sans doute et qui par conséquentn’a plus rien à redouter des grands de ce monde, mais telle n’estpas ma pensée. J’attends avec respect les offres que la reine estvenue me faire dans mon cachot.

– Et qui vous dit que j’ai des offres àvous faire ? gronda Isabeau.

– Ah ! pardon… En ce cas, la reinede France est descendue dans les souterrains de la Huidelonneuniquement pour se donner le plaisir de voir la figure d’un hommeaccusé, convaincu d’un presque régicide, et condamné d’avance ausupplice… Eh bien, ceci n’est pas généreux, madame. Je savais bienque vous chercheriez à vous venger de l’insolence que j’ai eue derefuser la fortune offerte par vous, mais je vous croyais de tailleà choisir une vengeance plus rude ou plus noble. Je m’étais trompé.Pardon, madame.

La reine se redressa, et d’un accent desuprême dédain, laissa tomber ces mots :

– Vous avez raison, je suis venue vousoffrir la vie sauve, mais vous ne me paraissez pas vous faire uneidée bien nette de votre position et de la grâce que je vousapportais.

Le chevalier se croisa les bras. La colèrecommençait à l’échauffer. Son attitude fut aussi dédaigneuse quecelle de la reine, mais plus simple et à la fois plus narquoise. Etreprenant presque les termes mêmes dont s’était servieIsabeau :

– Et qui vous dit que je veuille de votregrâce ?

– Prenez garde ! dit-elle. Il estencore temps. Savez-vous…

– Je sais ! interrompit Passavantd’un accent de sombre résolution. Tenez, madame, vous me faitespitié. Vous êtes reine… Vous êtes la toute-puissance. Et, pourréduire un ennemi aussi infime que moi, vous êtes forcée d’avoirrecours au mensonge. Vous pouviez, vous deviez m’écraser d’ungeste. Et, pour m’anéantir, vous vous faites calomniatrice, vous melaissez accuser d’un meurtre qui a été commis par votre allié leduc de Bourgogne. Allons donc ! On m’avait tracé d’Isabeau unportrait tel que j’avais fini par la redouter…

– Tandis que maintenant ?… bégaya lareine livide de rage.

– Je la plains, dit Passavant. Je la jugeun pauvre être qui ne sait ni ce qu’il veut, ni où il va, et queles passions poussent de leur souffle capricieux. Je vais peut-êtremourir, madame, bien que ce ne soit pas bien sûr, mais une chosedont je suis certain, c’est que, dans mon supplice ordonné, préparépar vous, je souffrirai moins que vous au sein de vos fêtes. Quevoulez-vous de moi ? reprit-il avec plus de force. Je vaisvous le dire, moi, puisque vous n’osez pas, vous !

Isabeau était atterrée. Jamais on ne lui avaitparlé avec un aussi complet oubli, non seulement de sasouveraineté, mais aussi de la puissance de sa beauté. Ce vagueespoir qui l’avait soutenue dans sa lutte morale contre Jean sansPeur se brisait. L’impression qu’elle éprouva fut plus violente,plus funèbre que le jour où le roi lui avait dit : « Jeveux que vous assistiez au supplice de votre amant ! »Tout s’effondrait donc ; par son espionne, elle savait queJean sans Peur tentait de la trahir au moment même où il venait delui jurer alliance et amour ; elle était prisonnière du roi.Et Passavant la bafouait.

– Voyons, dit-elle d’une voix de mortelleamertume, voyons jusqu’où ira votre insolence.

– Soyez tranquille, dit le chevalier touthérissé, mon insolence ne dépassera pas les bornes que vous luiavez vous-même assignées.

– Eh bien, soit ! Dites-moi donc ceque je voulais de vous, puisque vous le savez !

– Je le sais parce que vous me l’avezdit. Vous êtes venue, madame, me proposer d’assassiner Odette deChampdivers parce que vous n’osez pas la tuer vous-même. Contre lemeurtre de celle à qui j’ai donné mon cœur, à qui je rêve de donnermon sang, vous m’eussiez promis de m’associer à votre gloire, etvous m’eussiez ébloui de votre amour. Regardez-moi, madame. Je nesuis qu’un pauvre hère, comparé à vous. Je n’ai rien au monde, pasmême ma maison. Je suis prisonnier dans ce cachot d’où je nesortirai que pour m’entendre condamner au supplice des régicides.Eh bien, voici ma réponse : j’aime mieux mourir que de voussuivre. Si une pensée mauvaise s’élevait dans mon cœur contre celleque vous haïssez, vous, et que j’aime, moi, je m’arracherais lecœur. J’aime mieux l’étreinte du bourreau que la vôtre. Êtes-vouscontente ? Si non, parlez, et j’ai d’autres réponses à vousfournir. Si oui, allez-vous-en et laissez-moi mourir enpaix !

Sur ces mots, le chevalier de Passavant setourna et alla s’accoter dans son angle obscur.

Hagarde, ivre de rage et peut-être d’amour,Isabeau marcha sur lui et, doucement, lui mit sa main sur l’épaule.Il tressaillit et, sans se retourner, gronda :

– Que voulez-vous encore ?

– Vous dire adieu, dit la reine. Vous nesavez peut-être pas ce qu’il y a dans cet adieu. Vous le saurezavant peu… avant trois jours. L’exécuteur des hautes œuvres vous ledira !

Il fit un bref signe de tête ets’immobilisa.

Elle recula lentement. Au milieu du cachot,elle comprit qu’elle allait éclater en sanglots, et que ce seraitlà la fin de tout ce qu’il y avait d’orgueil en elle. Un instant,elle eut un mouvement comme pour revenir sur Passavant, puis, d’unpas rapide, elle s’éloigna.

Le geôlier, devant elle, ferma la porte, et ill’escorta jusqu’au haut de l’escalier. Au grand air, la reine secalma. Pendant quelques minutes, elle demeura immobile au pied dela tour, noyée dans l’ombre, songeant à des choses qu’elle-même nepouvait éclaircir. Enfin, elle redressa la tête :

– Toutes précautions sont-ellesprises ? demanda-t-elle froidement.

– Quelles précautions ? demanda legeôlier étonné.

– Le prisonnier peut-ils’évader ?…

– S’évader ?… Non, madame. Ilfaudrait pour cela que la vieille tour fût renversée par quelquetempête, et encore le prisonnier serait-il enseveli sous sesdécombres. Ou bien, il faudrait encore que moi-même lui ouvrant laporte, je le prenne par la main, et lui dise : Allez, vosmalheurs sont finis ! Mais ceci est impossible, madame.

– Oui, dit Isabeau, c’est impossible.Quoi qu’il en soit, songe que si cet homme parvient à sortir de soncachot…

– Je serai pendu, je le sais !

– Non pas ! dit la reine. Tusubirais le supplice qui lui était réservé : celui desrégicides.

Le geôlier pâlit. Déjà Isabeau s’en allait.Lentement, au fond des jardins pleins de neige, sa silhouette sefondit et finit par s’effacer.

– Le supplice des régicides ! grondale geôlier. Diable ! La langue arrachée, le poignet droitcoupé, la mort à petit feu sur un brasier… Diable !… Qui doncoserait affronter une telle mort ?

Isabeau regagna son palais, et rentra par unepetite porte secrète devant laquelle il n’y avait pas de gardes. Sacolère était tombée. Elle se sentait seulement une grandelassitude. Elle fit appeler ses demoiselles d’honneur ets’entretint avec elles une partie de la nuit sans qu’à aucunmoment, on pût la voir troublée.

En réalité, elle avait peur de se retrouverseule…

Le moment arriva pourtant où il lui fallutaffronter la solitude, et alors, elle subit la crise contrelaquelle depuis sa sortie de la Huidelonne, elle se débattait. Cefut terrible. L’aube d’hiver la surprit frissonnante, abattue,prostrée sur ses coussins.

Toute cette journée, toute la nuit qui suivit,elle les passa encore seule, tantôt furieuse, tantôt sanglotante,quelquefois en proie à de sinistres accalmies et à d’autres momentsdéchaînée en des accès de délire.

Enfin, au bout de deux jours seulement,Isabeau se retrouva forte, impitoyable, prête à l’acte.

Elle se disait : Si Jean sans Peur est làet qu’il la veuille défendre, il y aura deux cadavres au lieu d’un…En ce troisième jour, c’était là sa seule pensée. Le chevalier dePassavant avait disparu de sa préoccupation.

Ce matin-là, elle fit venir les deux ou troisespionnes qu’elle entretenait auprès d’Odette, et leur donna sesinstructions qui furent très simples : s’arranger pour qu’àmidi la demoiselle de Champdivers se trouvât seule. Ensuite lareine se fit habiller. Il était neuf heures lorsqu’elle se trouvaprête.

À ce moment, des cloches lointaines se mirentà sonner, auxquelles bientôt répondirent d’autres cloches. Desrumeurs s’élevèrent, puis s’affaissèrent, puis éclatèrent entumultes pareils à des rafales de bruits indistincts. Dans l’HôtelSaint-Pol, d’abord, ce fut un lourd silence. Mais brusquement il yeut de rapides allées et venues ; des cris d’appel fusèrentdans la rumeur éparse.

– Que se passe-t-il ? murmuraitIsabeau, palpitante.

Elle écoutait sans comprendre. Elle appela lecapitaine d’armes qui remplaçait Bois-Redon, et cet homme ne putlui fournir aucune explication. Deux heures s’écoulèrent. Isabeauallait d’une fenêtre à l’autre, essayant de voir etd’entendre ; mais elle ne voyait que les archers de l’Hôtelqui se massaient comme pour un combat ; elle n’entendait queces vagues tumultes lointains que couvrait la voix des cloches.

Et toutes ces impressions glissaient surelle.

Elle s’efforçait de s’intéresser à ce granddrame qu’elle devinait sans le comprendre, mais elle n’avait qu’unepensée très nette : Odette de Champdivers. L’heure d’agirétait venue.

Isabeau assura à sa ceinture la courte dagueque, comme beaucoup de dames, elle portait souvent. C’était unelame solide et aiguë, emmanchée d’or, dans un fourreau de veloursparsemé de pierreries.

Elle se dirigea vers la porte.

Elle était pâle, mais jamais elle n’avait paruplus calme. Simplement, elle dit à ses demoiselles :

– Ces bruits m’inquiètent. Je vaismoi-même chez le roi m’assurer que…

Elle n’acheva pas. Les demoiselles d’honneurse mirent en marche pour l’escorter.

– Restez, dit-elle. J’irai seule.

Elles se regardèrent, étonnées, mais obéirent.La reine sortit et gagna la grande galerie. À ce moment même, Jeansans Peur apparut au haut du grand escalier. Il était livide,convulsé. Un coup d’œil jeté sur la reine lui apprit ce qu’elleallait faire. Il alla à elle. Et tous deux comprirent qu’en cetinstant, ils n’avaient guère le temps de ruser.

– Renvoyez tout ce monde ! dit leduc d’une voix rauque.

La reine se tourna vers son capitaine et luijeta un ordre bref : en une minute, la grande galerie futvide. Et alors, Jean sans Peur :

– Vous allez chez Odette ?…

– Oui, répondit Isabeau, les dentsserrées.

Et sa main se crispa sur le manche de sadague. Le duc de Bourgogne vacillait. Il pouvait se faire en cemoment que l’idée lui vint d’étrangler la reine. Mais sans doutelui aussi avait pris ses résolutions. Il posa sa main sur le brasd’Isabeau, et, tout grelottant, il dit :

– Je vous la livre…

Isabeau fut secouée d’un frénétiquetressaillement. L’espoir envahit son cœur. Elle eut la sensationqu’elle pouvait encore se raccrocher à la vie, arriver peut-être àaimer Jean sans Peur comme elle l’aimait jadis…

– Prenez garde ! dit-elle d’une voixsi farouche que le duc sentit en cette seconde que l’espritd’Isabeau était arrivé au paroxysme de la haine.

– Je sais ! gronda-t-il. Vous pouvezvous défier de moi. J’ai tenté de vous trahir. J’ai essayé deconvaincre cette fille et de l’emmener le jour même où je vous aijuré à vous que je vous appartenais. C’est fini. Et je vousrépète : je vous la livre, tuez-la, ôtez-la de ma vie.

Il se tut un moment. Il claquait des dents.L’effort qu’il faisait pour prononcer l’irrémédiable condamnationd’Odette pouvait le tuer. D’un geste furieux, il chassa toutepitié. Il se gronda :

– M’arracher le cœur, s’il le faut, maisêtre le roi, le maître ! – À votre tour, continua-t-il. Vousavez essayé de me trahir le jour même où vous avez juré que vousétiez à moi. Vous êtes descendue dans les cachots de la Huidelonne.À votre tour, dis-je. Me livrez-vous Passavant ?

Elle sourit. Sur ce point du moins, elle étaitencore supérieure à Jean sans Peur. Il tremblait, lui, ildéfaillait à la pensée qu’Odette allait mourir. Mais elle, déjà,avait condamné Passavant.

– Qu’il meure, dit-elle froidement. Quem’importe, à moi ? Si jamais j’ai eu quelque pitié pour cemalheureux qui, après tout, me sauva la vie, cette pitié est morte.Ne doit-on pas lui faire son procès ?

Jean sans Peur entrouvrit lentement sonmanteau et de son vêtement fait d’une peau de bœuf non tannée quilui servait de cuirasse, il tira un parchemin qu’il tendit àIsabeau. Il la considéra avidement tandis qu’elle lisait. Mais cefut sans émotion qu’elle le parcourut. Elle le rendit ensuite auduc en disant :

– Tout est bien. Il n’y a plus rien devivant entre vous et moi…

Le parchemin, c’était l’ordre d’exécuter cemême jour, à midi, en place de Grève, le chevalier de Passavantconvaincu d’avoir assassiné le duc d’Orléans, frère du roi.

– Le procès est terminé, expliqua Jeansans Peur d’un accent de rage concentrée. Tout est terminé. Deuxséances ont suffi pour convaincre cet homme, car les témoinsabondaient. Dans une heure, il sera conduit sur la Grève. Et vous…oui, vous avez raison : il n’y a plus rien de vivant entrenous…

– Rien que le roi et Marguerite deHainaut, dit froidement la reine.

– Au coup de midi, Bruscaille fera sur leroi le suprême geste d’exorcisme, et quant à Madame Marguerite…

Jean sans Peur acheva par un geste de dédainféroce.

– Le jour est venu, continua-t-il. J’aidonné le signal. Le peuple de Paris est tout entier dans les rues,et les gens de Caboche se font la main sur quelques officiers degabelle et commis d’impôts. Tout à l’heure, au coup de midi, enmême temps que la hache du bourreau abattra le poignet dePassavant, la vraie bataille commencera. Aujourd’hui, c’estl’extermination des Armagnacs, c’est la mort de tout ce que jehais : aujourd’hui Paris sera rouge de sang, et celacommencera par la mort de ce misérable Passavant…

En lui-même il ajouta : « l’hommeque tu aimais ! pour qui tu voulais me trahir et metuer ! »

Il s’exaltait. Ses yeux sanglants semblaients’emplir de visions rouges. Le grand massacre, les flots de sangdans les rues de Paris, la mort de Passavant, le meurtre d’Odette,toutes les images funèbres couraient sur l’écran de son imaginationaffolée. Il était livide, convulsé, terrible… Isabeaul’admirait.

– Allez donc, dit-elle toute haletante ausouffle ardent de la voix de Jean sans Peur, allez faire votrebesogne. Moi je ferai la mienne ! Conduisez Passavant àl’échafaud. Moi je vais ôter Odette de Champdivers de votre vie etde la mienne, et notre route une fois déblayée, donnons-nous lamain pour marcher à la conquête du monde…

Elle se détourna brusquement.

Elle commença à descendre le petit escalierqui aboutissait à la porte secrète, car les autres portes du palaisétaient gardées par les gens du roi. Jean sans Peur se prit la têteà deux mains.

– Où va-t-elle ? râla-t-il. Est-cevrai ? Odette va-t-elle mourir ?

Il se mit en marche, lui aussi, l’espritbouleversé, l’âme pleine d’horreur, ballotté par des volontéscontraires, et il suivit le même chemin que la reine. Enfranchissant la petite porte, il la vit qui marchait vers le palaisdu roi.

Jean sans Peur s’était arrêté. Il étaithagard. Il était comme pétrifié. Un officier s’approcha de lui encourant et lui dit :

– Monseigneur, le prisonnier… le sire dePassavant…

– Eh bien ! hurla Jean sans Peur,qu’on le prenne et qu’on le conduise à la Grève !…

Il écarta violemment l’officier et se mit enroute vers le palais du roi, où Isabeau venait d’entrer. Quelquespas plus loin, il se mit à courir. Sa poitrine était pleine derugissements. Il lui semblait que jamais il n’atteindrait cettegrand-porte qu’il voyait devant lui. Il écumait.

Il entra en tempête et se rua vers lesappartements d’Odette.

La reine était entrée, elle, plus froidement.Elle rendait au passage les saluts aux saluts. Elle souriait auxgardes qui renversaient leurs piques pour lui faire honneur. Il yavait une stupeur à voir la reine venir seule dans le palais duroi. Mais elle ne voyait pas ces airs d’étonnement. Elle s’avançaitd’un pas égal, et enfin elle parvint devant la porte del’appartement d’Odette.

Aussitôt, sans hésiter, elle entra…

XIX – LE GEÔLIER

Le chevalier de Passavant, donc, avait étéenfermé dans un cachot du deuxième sous-sol de la tourHuidelonne.

Le jour même, le prisonnier reçut deux visites(nous ne parlons pas de celle d’Isabeau qui eut lieu le soir trèstard).

La première, toute naturelle et attendue parlui, ce fut celle de son geôlier qui lui apporta des vivres telsqu’ils pouvaient convenir à un dangereux prisonnier d’État.

– Vous voici donc revenu ? demandacet homme, de sa voix indifférente.

– Est-ce que cela vous fâche ? ditPassavant. Ne suis-je pas un bon prisonnier, très doux, incapabled’une tentative d’évasion ?

– Hum ! fit le geôlier. Vouspourriez tenter de vous évader que cela ne vous servirait de rien.Je vous l’ai dit jadis : on ne sort de la Huidelonne que lespieds devants. Et puis, vous n’auriez pas le temps, croyez-moi. Enécoutant de-ci de-là ce qu’on disait de vous, j’ai entendu qu’on vavous juger pour je ne sais quel crime, et que sous trois ou quatrejours vous serez livré à l’exécuteur.

– Ah !… c’est une consolation.

– Oui, mieux vaut le bourreau. Au moinsc’est fait en peu de temps. L’agonie qui vous attendrait ici seraitterrible, et elle durerait bien quelques mois.

Passavant se mit à rire.

– Bon, dit-il, si vite qu’on me livre àmaître Capeluche, nous aurons bien le temps…

– Le temps de quoi ? fit legeôlier.

– Rien ! dit Passavant d’une voixsombre. Dites-moi, lorsque vous m’avez aidé à grimper à la fenêtrede la demoiselle de Champdivers… vous rappelez-vous ?

– Oui. S’il fallait vous aider encore, jerecommencerais…

Passavant eut une sorte de grognement. Ilreprit :

– Écoutez, il m’a semblé que vous aviezpour moi je ne sais quelle affection… est-ce vrai ?

– C’est vrai, dit le geôlier… plus quevous ne croyez. Pour vous, j’ai risqué la mort.

– Écoutez… Puisque vous avez risqué lamort pour moi, puisque vous prétendez que je vous ai inspiré un peud’amitié, puisque vous m’avez dit votre vénération pour lademoiselle de Champdivers… c’est d’elle qu’il s’agit.

– Que voulez-vous ? dit le geôlierd’une voix sourde.

– Aidez-moi à fuir !

Le geôlier secoua la tête.

– Vous ne voulez pas ? ditPassavant.

– C’est impossible.

Ces deux hommes se regardèrent. Et tous deuxavaient sans doute une arrière-pensée, car leurs regards étaienttroubles. Le geôlier reprit :

– Impossible… à cause de la surveillance…et puis, tenez, je vais vous dire. J’ai prêté serment. Vous nesavez pas cela ? Eh bien, un geôlier, cela prête serment de nepas favoriser l’évasion des prisonniers. Un serment… hum !Croyez-vous à la damnation éternelle ?

– J’y crois, dit gravement lechevalier.

– Vous voyez bien !

– Qu’est-ce que je vois ?

– Que je ne peux pas vous faire fuir,puisque j’ai prêté serment dans la chapelle en présence d’unprêtre.

Quelques minutes, le chevalier demeura pensif.Puis, en lui-même, il murmura :

– Pauvre diable !… J’eusse pourtantbien voulu éviter mais puisqu’il n’y a pas moyen… Je vous disaisdonc, reprit-il, que nous aurions tout de même le temps…

– Oui, fit le geôlier d’un air étrange.Vous me disiez cela tout à l’heure. Et tout à l’heure commemaintenant, vous n’avez pas achevé de me dire de quoi nous aurionsle temps…

Tout d’une voix, haletant, un faux rire auxlèvres, l’esprit bouleversé d’angoisse, Passavantprononça :

– Eh ! le temps de ferrailler un peuensemble !

– Ah ! Ah ! C’est cela ?…Eh bien, vous me faites plaisir, mon gentilhomme !

– Pauvre diable ! murmuraPassavant.

Et il essuya d’un revers de main un peu desueur froide qui pointait à son front. Il considéra un instant larude figure du geôlier, noyée d’ombre d’un côté, et il lui semblavoir sur ce visage une singulière expression de pitié, de sacrificepeut-être.

– Il le faut ! gronda-t-il. Ainsi,vous dites que cela vous ferait plaisir ?

– Sans doute, dit le geôlier avec uneétrange bonhomie, sans doute. Je ne suis pas fâché de voir lesprogrès que vous avez pu faire. Ah ! ah ! mon chevalier,je suis votre maître ! C’est moi qui vous ai appris à tuerproprement un homme – d’un seul coup – droit au cœur !

Le chevalier tressaillit violemment.

– J’ai appris, continua le geôlier, quele coup vous a déjà servi et que les sires de Guines et deCourteheuse en ont su quelque chose. Que Dieu ait pitié de leursâmes ! J’ai appris cela en écoutant le sire d’Ocquetonville.Est-ce vrai, mon gentilhomme ?

– C’est vrai ! dit sourdement lechevalier. C’est vous qui m’avez appris le coup.

– Il vous a servi, dit le geôlier d’unton d’indifférence. Il pourra vous servir encore. Est-ce qu’onsait ?

De nouveau, un profond tressaillement agita lechevalier.

– Donc, poursuivit le geôlier, nonseulement cela me fera plaisir de tâter encore votre fer, maisencore je m’en trouverai honoré. Tant que vous n’étiez que monprisonnier, vous comprenez, vous n’aviez pas encore porté l’épée.Vous ne vous étiez pas mesuré avec des gentilshommes, des gens siau-dessus du pauvre hère que je suis. Mais maintenant, diable… vousallez m’anoblir !

Cette fois, ce fut une sorte d’ironie terribleque le chevalier crut distinguer dans la voix du geôlier.

– Eh bien ! dit-il, puisque la chosevous fait plaisir et vous honore, quand commençons-nous ?

Le geôlier se mit à réfléchir et ditlentement :

– J’apporterai deux épées, commeautrefois – deux épées démouchetées, cela va sans dire ! Avecvotre adresse et la mienne, nous ne risquons pas de nous blessersérieusement.

– Non, dit Passavant qui frissonna, nousne le risquons pas.

– Je descendrai donc deux bonnes lames,solides, bien trempées. J’ai horreur de ces lames qui se ploient ouse brisent au premier coup.

– Quand ? haleta Passavant.

– Dès que ce sera possible ! dit legeôlier.

Et il se retira, tranquille et indifférentcomme à son ordinaire, laissant son prisonnier dans un étatd’agitation indicible. Le chevalier s’était accoté dans ce coin oùIsabeau, plus tard, dans la soirée, devait le voir. Parfois, ilfrissonnait. Et parfois il murmurait :

– Pauvre diable !… Aurai-je bien cecourage ?… Il le faut ! Pour Odette… et pourRoselys !

Or le chevalier de Passavant en était ainsi àse débattre contre les sentiments divers qui l’assaillaient, et legeôlier était parti depuis plus de trois heures, lorsque la portedu cachot se rouvrit pour cette deuxième visite dont nousparlions.

Cette fois, le geôlier demeura dans lecouloir.

À sa place, entrèrent quatre hommes portantdes torches qui éclairèrent vivement l’intérieur. Puis, huit gardesbien armés vinrent se ranger aux murs, tandis que douze autresprenaient position dans le couloir. Enfin deux valets apportèrentune petite table noire et quatre escabeaux.

Lorsque tous ces préparatifs furent achevés,Passavant vit entrer Scas et Ocquetonville, puis trois ou quatreautres personnages de la maison de Bourgogne.

Tous ces gens étaient silencieux.

Un petit homme vêtu de noir et tout fluetentra en saluant et, s’asseyant au bout de la table, apprêta unécritoire, des plumes, et installa devant lui diversparchemins : c’était le greffier.

Enfin, trois hommes également vêtus de noir,graves et solennels, firent leur entrée dans le cachot et tout desuite prirent place à la table, sur les escabeaux qui avaient étépréparés.

C’étaient les juges.

L’un d’eux, en bredouillant très vite, lut unpapier qui établissait que, par l’énormité du crime, l’importancedu personnage victime de ce crime, il était à craindre que leprisonnier ne pût être transporté au siège de l’Officialité ;que la légitime colère du peuple de Paris soustrairait sans aucundoute le scélérat au châtiment qui l’attendait, par une mortassurément méritée mais trop douce ; qu’en conséquence leprocès se ferait dans le plus grand secret.

Le même papier concluait en ordonnant que lecachot du meurtrier fût pour la circonstance érigé en grand-chambrede justice. Passavant fit justement observer que les conseillers dela grand-chambre ne pourraient jamais entrer tous dans le cachot.Mais le juge, non moins justement, lui répondit qu’il n’avait pasvoix sur ce chapitre.

– Après tout, cela m’est égal, ditPassavant en riant.

– Écrivez que cela lui est égal et qu’ila ri, dit gravement le juge.

Ce fut ainsi que commença le procès. À toutesles questions qui lui furent posées, Passavant répondit en setournant vers Scas et Ocquetonville :

– Demandez à ces deux-là qui sont lesmeurtriers.

Ce jour-là, il fut établi que l’accusé s’étaittrouvé, d’après ses propres aveux, dans la rue Barbette, à l’heuremême où le duc d’Orléans avait été tué.

Le lendemain, nouvelle visite, nouvelleséance ; les témoins déposèrent et furent unanimes :l’accusé avait été vu fuyant, couvert de sang ; Scas racontaque Passavant lui avait dit la haine qu’il nourrissait contre lemalheureux duc ; Ocquetonville assura qu’il avait reçu lesconfidences de Guines et de Courteheuse ; ces pauvresgentilshommes, sortant d’un cabaret de la rue Barbette, avaiententendu les cris du duc d’Orléans, s’étaient élancés à son secours,mais étaient arrivés trop tard ; ils avaient pu cependant voirle meurtrier qui tenait encore la hache à la main, et avaientessayé de l’arrêter ; Passavant avait alors juré de se vengerde ces deux vaillants seigneurs, et il avait tenu parole.

Le lendemain, troisième et dernière séance,très courte, qui fut consacrée à la lecture du jugement. Ensuite dequoi, le greffier annonça au condamné qu’il serait exécuté le joursuivant, sur l’heure de midi, en place de Grève.

Il faut remarquer que le geôlier fut présent àcette dernière séance, à laquelle parurent les juges et lesgardes : mais les témoins ne revinrent pas.

Après la lecture du jugement, les juges seretirèrent, escortés par les gardes. Mais le greffier demeura uninstant encore.

– Par grâce et compassion de notre bonsire le roi, dit-il, vous pouvez passer la nuit en prières dans lachapelle du couvent des Célestins. Le voulez-vous ?

Passavant, qui à ce moment regardait legeôlier, crut s’apercevoir que cet homme lui faisait signe derefuser. Ce n’était peut-être qu’une imagination, mais il réponditqu’il prierait tout aussi bien dans son cachot, réponse dont legreffier se montra satisfait.

Quelques instants plus tard, le condamné seretrouva seul. Le geôlier était parti, lui aussi, le laissant dansles ténèbres. Passavant commença à désespérer.

– Demain ! murmura-t-il. Demain,tout sera fini…

Le geôlier n’avait pas tenu sa promesse devenir se mesurer avec lui les épées à la main : c’était leseul espoir du prisonnier qui s’envolait. Maintenant, il était troptard, sans doute…

– Eh bien ! tant mieux, aprèstout ! songea Passavant. Que ce pauvre diable vive savie ! N’eût-ce pas été pour moi une horrible chose que deconquérir à ce prix ma liberté ?

Ainsi, tantôt reportant son souvenir versOdette, tantôt songeant à Roselys qu’il ne reverrait plus jamais,le jeune homme finit par s’endormir – quelques heures de lourdsommeil coupé de rêves sanglants. Lorsqu’il se réveilla, toutfrissonnant, il se murmura :

– Est-ce encore la nuit ? Ou bien lejour a-t-il commencé ?… le jour où je dois mourir…

Il se disait cela. Mais, quoi qu’il fît, iln’arrivait pas à se convaincre que l’heure de la mort allaitréellement sonner. Cela lui paraissait absurde. Son activeimagination inventait des délais, des catastrophes qui ledélivreraient, et tout à coup il entendit la porte s’ouvrir. Levague et tenace espoir qui était au fond de sa pensée aussitôts’évanouit.

– On vient me chercher, songea-t-il. Ehbien ! nous verrons. Il y a loin de l’Hôtel Saint-Pol à laplace de Grève. Si je n’arrive pas à fuir, je me ferai tuer par lesgardes. J’arracherai à l’un d’eux sa pique, sa dague, n’importequel moyen de défense, et je mourrai les armes à la main, comme unvrai Passavant.

La porte s’ouvrit et se referma l’instantd’après.

C’était le geôlier.

– La dernière visite du geôlier, songeaPassavant… Mais… que tient-il sous son bras ?… Desépées ?…

Le prisonnier se mit à palpiter. Oui, legeôlier venait de fixer la torche à la place habituelle et, setournant vers Passavant, lui montrait deux épées.

Passavant fit un effort pour conserver son aird’indifférence.

– Est-ce le jour ? demanda-t-ild’une voix qui ne tremblait pas.

– C’est le jour, dit le geôlier. Il estbientôt onze heures du matin. Dans quelques minutes, les gardesviendront vous prendre.

– Mais ces épées ? fitPassavant.

– Eh bien, ne m’avez-vous pas promis devous mesurer une dernière fois avec moi ? Nous avons le temps.Mais il faut que je vous demande aussi une faveur. Je vous ai ditque je serais fier de toucher l’épée d’un vrai gentilhomme… Or, quifait le gentilhomme ? Le costume !…

– Le costume ! s’écria Passavant quine put s’empêcher de rire.

– Sans doute ! Eh bien, tel que vousêtes, tout déchiré, vous ne faites guère mine de gentilhomme. Aussivous ai-je apporté un costume… et si vous vouliez…

Passavant frémit. Il devina ou crut devinerquelque secrète intention chez le geôlier. Cet homme voulait-ildonc le sauver ? Lui apportait-il donc un costume pour lerendre méconnaissable et lui permettre de traverser sans encombreles jardins de l’Hôtel Saint-Pol ?

Il le regarda fixement. Mais le geôlier,froidement, lui montra le paquet, et grogna :

– Si vraiment vous voulez me faireplaisir, hâtez-vous. Tout à l’heure il sera trop tard.

Passavant ne se le fit pas dire deux fois. Enmoins de dix minutes, il eut opéré le changement et se trouvarevêtu d’un fort beau costume qui lui seyait parfaitement.

– Cette dague à votre ceinture, dit legeôlier.

Et Passavant plaça à sa ceinture la fortedague que lui tendait le geôlier.

– Maintenant, votre épée !

Et le prisonnier ceignit l’épée, bonne lamesolide qu’il eut soin de vérifier.

– Maintenant, votre escarcelle !

Et le geôlier attacha lui-même une escarcellede cuir dans laquelle tintaient une douzaine d’écus d’or.Passavant, stupéfait et palpitant, se laissait faire.

– C’est, dit le geôlier, le dernierargent que m’aura fait gagner le sire de Bois-Redon. Vous necomprenez pas, mais peu importe. Vous voici maintenant un vraigentilhomme. Rien n’y manque, le costume, l’épée, la dague etl’escarcelle. Maintenant, l’honneur que vous me voulez faire seracomplet. En garde, donc, en garde !…

Le geôlier tomba aussitôt dans la position degarde et, machinalement, le prisonnier l’imita.

– Voilà ! songea Passavant entouchant le fer de l’étrange adversaire, un coup droit à fond,droit au cœur… le coup qu’il m’a enseigné… et cet homme tombe.Alors, je lui prends ses clefs, je monte à la surface de la terre.Grâce au costume qu’il m’a apporté, nul ne me reconnaît. Grâce àl’or dont il m’a muni, je puis fuir… Oui. Je n’ai plus qu’un coup àporter…

– Défendez-vous, par les saints et lesdémons ! Défendez-vous donc !…

Le geôlier attaquait vivement. Passavantreculait.

Ce coup qu’il lui fallait porter, dix fois enquelques minutes, lui fut presque offert par le geôlier qui sedécouvrait, commettait d’étonnantes maladresses, et, d’une voixfurieuse, répétait :

– Mais attaquez donc, mort-diable !Tout à l’heure, il va être trop tard !

– Trop tard ? Pourquoi troptard ?

– Pour fuir, donc !

Il y eut un bref silence. Le regardqu’échangèrent ces deux hommes fut un regard de véritable défi. Carle sacrifice et le dévouement ont leurs fureurs comme la colère etla haine. L’attitude du geôlier était d’une aveuglante clarté. Ellecriait : « Tuez-moi et prenez les clefs pourfuir… »

– N’y a-t-il donc que ce seulmoyen ? dit Passavant à haute voix.

Le geôlier comprit parfaitement de quoi ils’agissait.

– C’est le seul moyen, dit-il d’une voixcalme. Et encore faut-il vous hâter.

Passavant rengaina son épée. Une puissanteémotion lui étreignait le cœur. Ses yeux s’embuaient de larmes.

– Que faites-vous ? grogna legeôlier. En garde, en garde, ou je vous charge !Mort-Dieu ! Et moi qui voulais voir vos progrès ! Voilàque vous ne voulez plus vous battre ? Je n’y comprendsrien !

– Pardonnez-moi, dit le chevalier d’unevoix tremblante. C’est vrai. J’ai fait cet affreux rêve que vousavez deviné : de conquérir la liberté en sacrifiant votrevie…

– Bah ! Bah ! Que vaut mavie ? Je suis vieux. Quelques années de plus ou de moins, etpuis, je vous assure, cette vie que vous voulez me ménager… à quoisert-elle ? Je n’ai fait que du mal. J’en ferai encore si jevis. Un geôlier, c’est presque un bourreau. Je ne tiens pas à vivreplus longtemps. Il y a ce diable de serment que j’ai fait enprésence du prêtre, sans quoi, je vous ouvrirais tout simplement laporte. Je ne peux pas. Et pourtant, vous devez vivre, vous. Il lefaut, sinon pour vous-même, du moins pour elle !… Elle vousattend. Je le sais. Et je sais aussi ce qui la menace. Tenez, lesclefs sont là, à ma ceinture. Ne faites pas l’enfant : un boncoup d’épée, et vous les prenez. Par exemple, je vous demande de nepas manquer le coup.

Passavant avait écouté, tête basse. Le geôliers’approcha de la porte, écouta un instant, puis revint endisant :

– Nous avons encore un petit quartd’heure…

– La dernière leçon, murmura Passavant.La dernière leçon d’armes, vous venez de me la donner. Je pense àce qu’aurait été ma vie si je vous avais tué ; heureusement,cela n’est pas, cela n’eût pas été, « même pour elle »…Cela ne sera pas. Allons, geôlier, merci de m’avoir habillé de neufpour aller à la place de Grève.

– Vous ne voulez pas fuir ? grondale geôlier, sincèrement stupéfait.

Passavant fit un pas vers le geôlier et luitendit la main.

– Quoi ? fit l’homme abasourdi.Moi ! Un manant ! Un geôlier !

Et il saisit la main du chevalier qu’ilétreignit. De confuses idées passèrent dans sa tête. Il se dit quepeut-être il était semblable à un autre homme, à un bourgeois, etmême à un noble. Passavant souriait. Il n’était plus question defuir. Tout cela s’était fait très simplement, et cette scènen’avait demandé que peu de minutes.

– Je vous tiens pour un brave à l’égal den’importe quel haut baron, dit paisiblement Passavant. Vous avezvoulu vous laisser tuer pour assurer ma fuite…

– En me donnant votre main, dit legeôlier avec la sincérité de son héréditaire humilité, en m’élevantainsi au-dessus de ma condition, vous m’avez payé cela au delà. Jesuis votre débiteur. Et je puis bien risquer maintenant…

Il s’arrêta, tout pâle.

– Risquer quoi ? palpita lechevalier qui se remit à trembler.

– Eh ! mort-diable, oui, je puisbien risquer mon âme !

– Allons ! dit Passavant en sedirigeant résolument à la porte.

Une seconde, le geôlier, le considéra avecétonnement.

– Il refuse de me tuer, songea-t-il, etil accepte que je perde mon âme par un parjure… Oh ! oh !Le salut de l’âme est cependant chose plus grave que celui ducorps, à ce que j’ai toujours ouï dire…

Quelques instants plus tard, tous deux setrouvaient hors du cachot que le geôlier, par geste machinal,referma avec autant de conscience que l’habitude. Ils montèrent, lechevalier frémissant, et le geôlier ruminant de vagues pensées oùle salut de son âme tenait le premier rôle. Quand ils furent aurez-de-chaussée, le geôlier jeta un rapide coup d’œil audehors.

– Il était temps, dit-il.

– Quoi ? fit Passavant.

– On vient vous chercher.

Le chevalier regarda, et au loin dans ladirection du palais de Charles VI, vit venir une trouped’archers. Mais maintenant, libre, de l’air et de l’espace devantlui, une bonne épée à la main, il ne craignait plus rien.

– Oui, dit-il froidement, il est temps,en effet. Partons. Vous venez avec moi ?

– Il le faut bien, grogna le geôlier. Sivous partez seul, vous allez sûrement vous heurter à ces gens. Ilfaut que je vous guide. Après quoi, ajouta-t-il avec un soupir, jereviendrais reprendre ma place, ici. Allons, où voulez-vous que jevous mène ?

– Au palais du roi, dit Passavant.

– J’en étais sûr ! songea legeôlier.

Ils se mirent en route, tournant d’abord ledos à la troupe qui venait, et se dirigeant vers la Bastille ;puis, longeant le chemin de ronde, ils gagnèrent cette petite portepar où Passavant était entré un soir. De là, par des cheminsdétournés, à travers les cours, ils marchèrent sur le palais duroi.

XX – LE PARCHEMIN

Nous devons maintenant revenir au moment oùTanneguy du Chatel arrivait en vue du logis de Saïtano. Le bravecapitaine n’était pas sans éprouver quelque émotion à l’idée depénétrer dans l’antre du sorcier, lieu maudit, à coup sûr, où l’onrisquait de se trouver nez à nez avec quelque démon de la pirecatégorie. L’homme qui s’était offert à le conduire n’avait passans doute de ces craintes, car il frappait déjà à la porte.Bientôt le judas s’entr’ouvrit. L’homme dit son nom à voix basse.Il y eut quelques pourparlers, puis la porte s’ouvrit, et Tanneguyentra à la suite de son compagnon. Saïtano jeta un regard sur lecapitaine.

– Messire, dit le guide, je vous amène unseigneur qui a quelque chose d’important à vous demander. Je lui aipromis votre aide.

– Inutile ! dit le sorcier d’unevoix basse. J’ai résolu de ne plus m’occuper de rien, ni depersonne. Si vous voulez un philtre, ou des herbes, si vouscherchez l’amour ou la mort, si vous voulez guérir, si vous voulezdonner la mauvaise fièvre à un ennemi, si vous cherchez un charme,enfin si vous avez besoin de n’importe quel sortilège, passez votrechemin. Ici, ce n’est plus la maison du sorcier.

– Oh ! Oh ! dit l’homme toutdésappointé. Et que vais-je devenir, moi ?… Et que vous est-ilarrivé, messire ? Vous êtes, sur ma parole, pâle comme unrevenant de l’autre monde. Je ne reconnais ni vos yeux, ni votrevoix. Est-ce que Satan vous abandonne ?

Saïtano jeta sur cet homme un étrange regard.Et il sourit.

– Tu l’as dit ! Satan n’est plusavec moi. Je pars, donc. D’ici huit jours, j’aurai quitté Paris.Ainsi, capitaine, reprit-il en s’adressant à Tanneguy, ne comptezpas sur ma pauvre science… Ma science est morte, et c’est miracleque moi-même je sois encore vivant.

– Sorcier, dit Tanneguy, je ne viens paspour moi… je viens pour celui à qui vous avez remis la dot deRoselys.

L’attitude de Saïtano se modifia au mêmeinstant. Il s’avança rapidement sur Tanneguy.

– Passavant ? demanda-t-il avec unintérêt soudain surexcité.

– Lui-même. Il a confiance en vous. Il mel’a dit.

– Oui. Et que veut-il ? Parlezvite !

– C’est moi qui veux, et non lui.Passavant a été saisi dans mon logis même, en état de rébellion. Deplus il est accusé du meurtre du duc d’Orléans. Son affaire estdonc claire, si je ne trouve le moyen de le tirer des griffes deJean sans Peur. Et Bourgogne, vous le savez peut-être, est un chienqui ne lâche pas facilement l’os qu’il ronge. Il faudra user deforce et de ruse à la fois. Pour commencer, apprenez que mon jeuneami a été conduit à l’Hôtel Saint-Pol…

Saïtano écoutait avec une profonde attention.Tanneguy remarqua que les mains du sorcier tremblaient légèrement.De toute évidence, la nouvelle était importante pour lui.

– Cet homme, ajouta le capitaine, m’aassuré que seul vous pourriez me faire entrer dans l’HôtelSaint-Pol. Est-ce vrai ? Parlez vite à votre tour.

– Il a dit vrai, fit Saïtano qui puisadans son escarcelle et tendit au guide quelques pièces d’or. Tu asbien fait de m’amener le digne capitaine. Tiens, mon ami, voici tarécompense.

– Eh ! cria Tanneguy, j’ai déjà payéle drôle !

– C’est égal, dit l’homme en prenant,c’est égal… merci, maître.

– Qu’importe un peu d’or ? ditSaïtano. Tu as bien fait, mon ami. Maintenant, va-t’en ;laisse-moi avec ce seigneur.

L’homme salua en ricanant et se faufila dansla rue. Saïtano referma la porte et revint vers le capitaine.

– Ainsi, dit-il, le chevalier dePassavant est arrêté.

– Oui. Et on l’a conduit dans l’HôtelSaint-Pol. Pouvez-vous réellement me faire entrer dans laforteresse ?

Saïtano, sans répondre, se mit à se promenerlentement. Le capitaine le considérait, étonné, et commençait àmaugréer quelques jurons contre l’insolence des sorciers…

– Voici exactement la situation, dit toutà coup Saïtano. Le chevalier de Passavant est à l’Hôtel Saint-Polen danger de mort. Vous voulez le sauver, pour l’amitié que vouslui portez. Et moi, je veux le sauver pour la haine que je porte auduc de Bourgogne.

– Eh bien, dit Tanneguy, unissons cettehaine et cette amitié. À nous deux, nous pourrons délivrer monjeune ami – moi, avec la force de mon bras, vous, avec la force desdémons.

Saïtano secoua la tête.

– Je puis, dit-il, vous introduire dansl’Hôtel Saint-Pol, mais qu’y ferez-vous ?

– Ce que je ferai, mort-dieu ! Jedélivrerai Passavant…

– Je sais bien… Mais comment ?

– Comment !… fit Tanneguyinterloqué. Mort du diable, je mettrai le feu, je tuerai, je…

– Oui… Mettrez-vous le feu aux quinze ouvingt bâtiments divers dont se compose l’Hôtel Saint-Pol ?Parviendrez-vous seulement à savoir où est enfermé votre ami ?Chacun des sept palais de l’enceinte a ses cachots, sans compterceux de la tour Huidelonne. Et quand vous le saurez, tenterez-vousde corrompre des geôliers incorruptibles parce que leur peur de lapotence et de l’enfer est plus forte que leur avarice ?Essayerez-vous de tuer à vous seul les gardes qu’on a placés autourdu prisonnier, et cela sans donner l’alarme ?

Tanneguy du Chatel écoutait avec effarement.Il s’essuya le front et gronda :

– Par l’enfer, tout ceci n’est que tropvrai. Eh bien, je me ferai tuer en essayant de délivrer mon jeuneami, voilà tout. Au moins, il saura…

– Il ne saura rien, dit Saïtano. Il neprofitera pas de votre généreuse ardeur. Et vous, mon dignecapitaine, vous aurez succombé dans une bagarre sans gloire, etvotre mort sera inutile.

– Que faire, alors, que faire ?hurla Tanneguy.

– Vous tenir tranquille jusqu’au momentoù je vous enverrai chercher. Je ne vous demande pas si vous êtescapable de donner au moment voulu votre vie pour votre ami. Avec lecaractère que je vous vois, vous vous ferez tuer. Mais il faut quevotre mort soit utile. Voici donc ce que je vous demande :êtes-vous capable d’attendre patiemment que je vousappelle ?

– Que ferai-je pendant cetemps ?

Le brave Tanneguy grondait. Mais Saïtano, avecson air paisible, s’était, du premier coup, imposé à lui.Vaguement, le rude homme d’armes pressentait qu’il y a peut-êtred’autres forces que la force d’une épée.

– Eh bien, dit-il brusquement,j’attendrai.

– Où pourrai-je vous fairechercher ?

– Chez maître Thibaud Le Poingre, àl’auberge de la Truie Pendue. Vous ne connaissezpas ? Non, les gens comme vous ne doivent boire que del’eau.

– Je connais, dit froidement Saïtano. Etje connais aussi votre logis de la rue Saint-Antoine, sire duChatel, votre logis désert depuis que vous redoutez le coup dedague de Bourgogne. C’est là, voyez-vous, que vous devezm’attendre : l’auberge de Thibaud Le Poingre est trop loin del’Hôtel Saint-Pol !

– Par Notre-Dame, vous avez raison !s’écria le capitaine émerveillé. Mais dites donc, mon digne suppôtde Satan, je crois que vous avez dit que je redoutais le coup dedague…

– Des gens de Bourgogne, oui… Mais jen’ai pas dit que vous aviez peur.

Tanneguy regarda Saïtano dans les yeux, maissans doute il vit bien que le sorcier ne songeait guère à se moquerde lui.

– C’est étrange, murmura-t-il, vous savezmieux que moi, et m’expliquez clairement ce que j’ai pensé de toutecette affaire ; c’est vrai, j’ai redouté, je redoute encored’être rencontré par les damnés Bourguignons, et pourtant nul nepeut dire que j’ai peur. Au surplus, ajouta le capitaine ensecouant la tête, tout cela tient à la sorcellerie.

– Allez, dit doucement Saïtano.Retirez-vous en votre castel de la rue Saint-Antoine, etattendez-moi là. Celui que je vous enverrai vous dira aussi ce quevous aurez à faire.

Et l’homme d’armes, qui ne s’était jamaissenti la moindre disposition pour obéir à qui que ce fût, se courbasous cette parole douce, ou plutôt froide et sans accent.

Tanneguy du Chatel se retira donc et, suivantponctuellement les instructions qu’il avait reçues, alla se posteren son hôtel. Ce n’était pas un mince sacrifice qu’il faisait àl’amitié. En somme, une faction de quelques jours dans l’auberge dela Truie pendue n’eût rien présenté de désagréable à sonimagination. En tête à tête avec ces fameux vins blancs de Thibaud,il eût passé des heures sans trop d’ennui. Mais pour bien boire, ilfaut être au moins deux. Tanneguy n’eût pas manqué de compagnonsqui lui eussent tenu tête. Au logis de la rue Saint-Antoine,c’était la solitude. Tanneguy ne savait pas boire seul.

Le premier jour, il essaya donc de luttercontre l’ennui en visitant ses caves qui étaient belles et bienordonnées.

Mais le deuxième jour, il ne se sentit mêmeplus cette noble soif qui fait les intrépides buveurs. Le joursuivant, l’ennui le dévorait.

Le lendemain matin, Tanneguy en vint à se direque Saïtano s’était moqué de lui ; puis une idée terrible luipassa par la tête : le sorcier, d’accord avec Jean deBourgogne, avait voulu l’écarter pour qu’aucun secours ne pûtarriver à Passavant.

Du Chatel s’habilla donc de pied en cap, et,tout jurant, tout grondant, se disposa à courir au logis de la Citédans l’intention de pourfendre le sorcier.

Des rumeurs venues de la rue, à ce moment,interrompirent ses jurons. Presque aussitôt, des cloches se mirentà mugir.

– Le tocsin ! dit le capitaine.Oh ! que se passe-t-il dans ce diable de Paris ?

Tanneguy écouta cette rumeur qui montait de larue. Et il entendit des voix qui criaient tout ce que pouvait crierle peuple. Une rafale passa en lui apportant ce cri :

– Liberté ! Liberté pour lepeuple !…

– Oh ! Oh ! fit le capitainegoguenard. Liberté ? Qu’est-ce que cela ?

Presque au même instant, une autre clameurs’éleva, puis s’éteignit.

– Bon ! dit Tanneguy qui avaitentendu, ceux-ci crient contre les impôts. Eh bien, à la bonneheure, je comprends… Mais liberté ? Que diable cela peut-ilsignifier ?

Il se tut brusquement. Et cette fois il pâlit,car d’autres clameurs passaient, plus violentes, des voix plusimpérieuses, des accents plus menaçants, et cette fois, oncriait :

– Bourgogne ! Bourgogne ! ViveBourgogne !…

– Armez-vous, bourgeois ! Tendez deschaînes !…

– Monseigneur de Bourgogne est avec lepeuple ! Nous sommes sauvés !…

Tanneguy du Chatel avait, avec des meubles,bouché l’ouverture qu’il avait faite. Il avait aussi tant bien quemal rejoint les battants de sa porte à demi démolie. Il jeta uncoup d’œil sur ces sommaires travaux qu’il avait effectuésseul.

– C’est sûr ! songea-t-il. Les gensde Bourgogne vont faire quelque mauvais coup. Ces damnés ruffiansviendront ici, je ne puis en douter. Je serai pris comme un renardet ne pourrai même pas me défendre puisqu’ils ont l’autre jourdéfoncé la porte.

La conclusion de ces peu agréables réflexionsfut une bordée de jurons après laquelle le digne capitaine résolutde jouer un mauvais tour aux Bourguignons en décampant. En effet,il lui était venu une idée.

– Attendre ici le signal du sorcier, sedisait-il, c’est vouloir me livrer aux brigands de Jean sans Peur.Mais si je m’en vais, et que ce brave suppôt du diable m’envoie icil’homme dont il m’a parlé ?… Eh bien, je vais tout simplementaller m’installer chez le sorcier lui-même.

Content de cette résolution, Tanneguy duChatel se mit aussitôt en route et descendit l’escalier, mais avantde gagner le large, il voulut faire une dernière visite à sescaves, d’abord parce qu’il avait grand’soif, et ensuite parce queson escarcelle était vide.

Sans la moindre hésitation, Tanneguy creusa lesol à l’endroit où il avait aidé le chevalier de Passavant àenterrer le trésor – la dot de Roselys.

Il y puisa tranquillement le nombre d’écusdont il pensait avoir besoin, – pas un de plus, pas un de moins.Puis, avec le plus grand soin, il recouvrit le trésor. Tanneguy duChatel n’éprouva pas le moindre scrupule. Il n’eut même pas lapensée que ce qu’il faisait là n’était peut-être pas absolumentlégitime. Tanneguy, en puisant dans le trésor qui ne luiappartenait pas, n’eut ni réflexions, ni scrupules : il pritsimplement ce dont il avait besoin. Il n’eût pas réfléchi davantagesi, le trésor lui appartenant, il eût eu à donner pareille somme àson ami. Il eût donné sans réflexion ni scrupule : il prenaitde même.

Une fois lesté, Tanneguy du Chatel quitta sonlogis. Il était à ce moment près de midi.

Cinq minutes après le départ du capitaine, unhomme arriva en courant au logis de la rue Saint-Antoine :c’était l’envoyé de Saïtano.

Tanneguy, cependant, descendit la rue dans ladirection de la Grève, se mêlant à la foule, et suivant les bandesplus ou moins armées.

Cette surexcitation du matin s’était calmée enapparence. On n’entendait plus les cloches.

Les bandes qui passaient ne criaient plus.Mais elles n’en paraissaient peut-être que plus redoutables, bienqu’elles fussent à peine armées de quelques pertuisanes.

Ces bandes étaient d’ailleurs composéespresque entièrement de femmes et d’enfants. Mais ces femmes,presque toutes mal vêtues, avaient de ces visages qui fontfrissonner. Mais ces enfants hâves, maigres, beaucoup d’entre eux,pieds nus dans la neige, disaient aussi qu’une force mystérieuse selevait : cette force s’appelait la misère.

Où allaient ces bandes maintenantsilencieuses ?

Sans doute elles ne le savaient paselles-mêmes.

On avait entendu le tocsin ; on s’étaitassemblé, par rues, par quartiers ; on s’était mis en route,au hasard.

Mais il était évident que ces gens étaientsoutenus par une idée ferme, et qu’ils avaient un mot d’ordre.L’idée et le mot d’ordre se confondaient dans un nom :Bourgogne !

Tanneguy, retroussant ses grosses moustacheset roulant des yeux, avançait lentement, la main à la garde de larapière, prêt à mettre flamberge au vent.

Il atteignit la place de Grève.

Là, le spectacle changeait. Là, plus serrée,plus menaçante, une foule énorme attendait. Tous les regardsconvergeaient vers le centre de la place. Et Tanneguy, ayant luiaussi regardé de ce côté, vit qu’un échafaud tendu de noir sedressait entre le pilori et le gibet. Sur l’échafaud allaient etvenaient l’exécuteur et ses aides.

Mais, en cet exécuteur, Tanneguy ne reconnutpas la silhouette farouche et colossale de maître Capeluche. Cebourreau était maigre, mince, et se démenait fort en criant sesinstructions aux aides qui achevaient de clouer la tenture.

À vingt pas en arrière de l’échafaud, dans ladirection de la Seine, se dressait un bûcher.

– Que diable signifie tout cela ?gronda Tanneguy.

Un bourgeois qui se trouvait près de luientendit la question et saisit la balle au bond ; la languelui démangeait justement ; il était de l’immortelle race degens qui veulent, coûte que coûte, expliquer au voisin le spectacleauquel ils assistent ensemble.

Ce bourgeois, donc, déposa sur le sol la piquequ’il tenait sur son épaule, s’appuya au manche, se donna un coupde poing sur la cuirasse, toussa, et dit :

– Comment ! Vous ne savez pas ce quecela signifie ? Au fait, vous arrivez peut-être ?

– Justement… et de loin.

– Bon. Laissez-moi d’abord vous donner unbon conseil, mon digne gentilhomme.

– Voyons le conseil.

– Eh bien, hâtez-vous de placer sur votremanteau une croix rouge de Saint-André, sans quoi, et bien que vousayez une honnête figure, on pourrait croire… vouscomprenez ?…

– Non, mort du diable ! Mais vousallez m’expliquer…

– Oui. Eh bien, cela pourrait donner àpenser que vous êtes pour Armagnac.

– Ces chiens d’Armagnac ! ditTanneguy goguenard.

– Ah ! je vois que vous êtes unbon ! Vive Bourgogne, n’est-ce pas ?

– Diable ! Je le crois bien !D’autant que j’ai moi-même mille obligations à Jean de Bourgogne.Mais j’espère bien lui payer ma dette un jour ou l’autre.

– Aujourd’hui vous en aurez peut-êtreoccasion. Mais pour en revenir à cet échafaud que vous voyez, on vad’abord, sur le coup de midi, trancher le poignet droit du condamnéet lui couper la langue comme à un sacrilège.

– Oh ! oh ! fit Tanneguy, je nevoudrais pas être à sa place.

– Ni moi, dit le bourgeois en éclatant derire. Ensuite, vous voyez bien, en arrière de l’échafaud, laconfrérie des pénitents blancs ?

– Oui, je vois en effet quelquescagoules.

– Voyez-vous que quelques-uns de cesdignes pénitents tiennent une torche ?

– Oui, je vois la fumée des torches.

– Eh bien ! c’est pour allumer lebûcher. Dès qu’on aura arraché la langue du condamné, il seraattaché au bûcher et les pénitents blancs l’allumeront.

– Bon ! dit Tanneguy. Et comme lepauvre diable n’aura plus de langue, il ne pourra pas crier nidemander à boire s’il a trop chaud dans son brasier.

Le bourgeois, cette fois, fut pris d’unterrible accès de rire.

– À la bonne heure, finit-il par dire,vous avez le mot pour rire avec le bourgeois, vous !… Vousn’êtes pas de ces Armagnacs qui nous toisent et se croiraientdéshonorés s’ils nous adressaient la parole ! Quant aubrasier, vous vous trompez, mon gentilhomme. Ce ne sera pas un feuà brasier, vu que le condamné doit être brûlé à petit feu ;c’est dans la sentence qui a été criée.

– À petit feu ! frissonna Tanneguy.Le pauvre diable !

– Oui. Mais avouez que c’est un fiersacripant ! Et puis, ajouta le bourgeois à demi-voix, c’était,paraît-il, un ennemi de monseigneur de Bourgogne !

– Ah ! Et commentl’appelez-vous ?

– Qui ? Le condamné ?…

– Sans doute ! Je ne sais rien,puisque j’arrive…

– Ah ! oui, c’est vrai. Ehbien ! le condamné, c’est le sire de Passavant.

Tanneguy du Chatel gronda un sourd juron d’unevoix qui avait les accents d’une plainte furieuse.

– Oh ! le bourgeois, voilà que vousne riez plus. Et vous êtes blanc comme un mort… Qu’avez-vous donc,mon gentilhomme ?

– Rien, dit Tanneguy, cela va sepasser.

– C’est comme ma femme. Ça la prend toutà coup, si bien qu’on croit qu’elle va mourir ; mais il n’y apas de danger, ajouta le bourgeois avec un soupir, elle a vite faitde se remettre.

Le capitaine demeurait pétrifié, laissant lebourgeois continuer son bavardage qui lui parvenait comme de loinet dont il saisissait parfois quelques bribes. Il apprit ainsi quele chevalier de Passavant était condamné, que le procès, grâce àl’activité de Jean sans Peur, avait été rapidement instruit dans leplus grand secret, et que tout allait se terminer par une bonneexécution, malgré l’étrange incident dont tout Paris s’était occupédans la matinée.

– Quoi donc ? demanda Tanneguy, quiparut alors reprendre intérêt à l’entretien.

– Eh bien ! ce matin, quand on a étéchercher maître Capeluche, on l’a trouvé mourant dans son lit, parune mauvaise fièvre qu’il a, paraît-il, gagnée cette nuit même.Heureusement, Capeluche a désigné un de ses garçons comme trèscapable de le remplacer. C’est ce maigre efflanqué que vous voyezse démener sur l’échafaud.

Tanneguy fit signe au bourgeois qu’il ensavait assez. Il s’avança de quelques pas, dans la direction del’échafaud, et se trouva enveloppé de toutes parts, pris dans cettefoule d’où montait un vaste murmure indistinct. Ce qu’éprouvaitTanneguy à ce moment, c’était de la rage. Il s’accusait de stupideconfiance envers le sorcier.

– C’est clair. L’infernal suppôt m’a tenutrois jours éloigné de tout. En sorte que je n’ai rien su de ce quise passait et n’ai rien pu tenter pour le pauvre chevalier.

Le capitaine forma aussitôt le projet de serendre à l’instant dans la Cité, de pénétrer de gré ou de forcedans le logis et d’étrangler Saïtano.

Mais une sorte de maladive curiositél’arrêtait. Il éprouvait une insurmontable horreur à la penséed’assister au supplice de son ami, et il lui sembla en même tempsqu’il n’aurait jamais le courage de s’éloigner. Tout en se livrantà ces sombres pensées, tout en combinant des projets de vengeancecontre Saïtano et Jean sans Peur, il avançait peu à peu, de sortequ’il se trouva bientôt au premier rang de la foule.

Il n’était plus séparé de l’échafaud que parune barrière d’archers du guet.

Tanneguy du Chatel voulut alors reculer,fuir ; la vue du vaste échafaudage tendu de noir lui faisaitmal, et les chants des moines, qui à ce moment même entonnaient unefunèbre complainte, lui soulevaient le cœur – et pourtant Dieu saitsi le cœur du capitaine était peu facile à émouvoir. Tanneguyvoulut donc s’en aller et courir chez Saïtano pour lui faire payersa trahison le plus cher possible. Mais il demeura sur place, toutraidi par l’horreur : midi sonnait à ce même moment, etc’était l’arrivée du condamné que saluaient les chants desmoines ! En même temps, une clameur montait de la foule :Le voici ! Le voici !…

Tanneguy regarda au loin dans toutes lesdirections : il eut beau écarquiller les yeux, il ne vit pasarriver le condamné. Mais, certain que le malheureux chevalierallait, dans quelques instants, être traîné sur l’échafaud, toutesa pitié, toute son horreur, toute son amitié firent explosion enune crise de fureur, et Tanneguy se cria :

– Eh bien, non ! Moi vivant, il nesera pas exécuté. Je mourrai avec lui, ou le délivrerai !

Vers le moment où Tanneguy du Chatel, dans lamatinée, avait commencé à s’émouvoir des cris de ces bandes quipassaient sous les fenêtres de son logis, Saïtano pénétrait chezErmine Valencienne. Il est nécessaire que nous suivions le sorcierdepuis le soir où il avait reçu la visite de Tanneguy et apprisainsi l’arrestation du chevalier de Passavant.

Après le départ du capitaine, Saïtano demeuralongtemps pensif, se demandant peut-être s’il y avait pour luiintérêt à tenter de sauver Passavant.

– Il était ma vengeance, murmura-t-il, àun moment. C’est lui qui devait frapper Jean sans Peur. Le voiciaux mains d’Isabeau qui ne lui pardonnera pas d’aimer Odette deChampdivers, aux mains du terrible duc qui ne lui pardonnera pas deconnaître le meurtrier d’Orléans. Ce jeune homme est perdu. Toutessai sera vain. Et pourtant… oui… ceci, peut-être !…

Le lendemain matin, Saïtano se rendit àl’Hôtel Saint-Pol où il resta plusieurs heures.

Quand il en sortit, il avait acquis lacertitude que rien ne pouvait sauver Passavant. Il avait cependantune idée que nous allons voir se développer.

Rentré dans son logis, il alla ouvrirl’armoire de fer et, dans l’armoire, ce coffre où il cachait sesrichesses. Parmi les parchemins qui s’y trouvaient, il prit celuiqu’il avait montré au chevalier, puis il referma son armoire.

Il s’assit, déplia le parchemin et, hochant latête :

– Voici l’arme qui, mieux qu’un coup dedague ou de hache, peut tuer Jean sans Peur. Accusation desacrilège ! Ceci peut le faire condamner mieux que siPassavant avait prouvé la complicité de Bourgogne dans le meurtredu duc d’Orléans. Oui, c’est l’arme terrible. Mais qui peut lamanier, du moment que Passavant n’est plus là ?… Qui donc,sinon Laurence d’Ambrun ?…

Il replia soigneusement le parchemin, le plaçadans son escarcelle et médita :

– Oui, Laurence d’Ambrun… la mèred’Odette de Champdivers !… Elle seule peut… Mais où estLaurence depuis qu’elle est devenue Trop-va-qui-dure ?… SiGérande était là, elle saurait, elle !… Mais Gérande estmorte, morte de peur, comme peut-être je mourrai moi-même,ajouta-t-il en frissonnant.

Quelques minutes plus tard, le sorcierquittait son logis où on ne le revit plus de plusieurs jours. Quefit-il pendant cette longue absence ? Où erra-t-il ?

Il fut vu, et malgré le manteau dont ils’enveloppait, reconnu dans la rue Trop-va-qui-dure. On le vitentrer dans la maison qu’avait habité une heure JehanneTrop-va-qui-dure. Il demanda à divers voisins ce qu’était devenuecette Jehanne. Mais on ne put lui répondre. Il sut seulement quecette pauvre fille avait été expulsée de la rue par jalousie desordinaires habitantes, soucieuses de s’épargner une redoutableconcurrence.

Ce que fit ensuite le sorcier nous échappe.Sans doute sa sagacité et son esprit habitué aux déductions luifirent retrouver la piste qu’il cherchait, car, ainsi que nous ledisions, nous le retrouvons entrant dans le logis d’ErmineValencienne.

Et le logis d’Ermine Valencienne abritaitJehanne Trop-va-qui-dure, c’est-à-dire Laurence d’Ambrun, la mèred’Odette de Champdivers.

XXI – DANS LE PALAIS DU ROI

Bruscaille, Bragaille et Brancaillonoccupaient une chambre commune située assez près de l’appartementroyal pour que Charles VI pût, autant qu’il le voulait,communiquer avec ses ermites favoris. Car les trois drôles étaientgrands favoris. Le fou ne pouvait plus se passer d’eux. D’ailleurs,il n’était plus question d’exorcisme. Ce prétexte même avait étéabandonné. Le roi voulait qu’on le fît rire, et Brancaillon seul yréussissait.

Cependant les trois sacripants conservaientleurs robes de religieux et ne se faisaient pas faute de distribuerdes bénédictions, qui en valaient bien d’autres, après tout.

Le jour où Tanneguy du Chatel s’arrêta au piedde l’échafaud dressé pour le chevalier de Passavant, le jour mêmeoù Saïtano entra dans le logis d’Ermine Valencienne, Bruscaille,Bragaille et Brancaillon étaient réunis dans leur chambre.

La table était dressée.

Comme à l’ordinaire, cette table, selon lesordres du roi, était magnifiquement servie. Un splendide repasattendait donc les trois drôles qui, à ce régime, étaient devenusgras et luisants comme de vrais moines. Et cependant, ce jour-là,aucun d’eux ne prenait place à la table.

Chose fabuleuse : Brancaillon n’avait pasfaim.

Il est vrai qu’en revanche, il avait toujourssoif, et plus soif même que d’habitude. De temps à autre, ilsaisissait au hasard le premier flacon ou le premier cruchon quilui tombait sous la main.

Bragaille, de son côté, n’était pas sanstémoigner quelque émotion qui se traduisait par des prièresentremêlées de jurons.

Bruscaille seul conservait tout sonsang-froid.

C’est que Bruscaille avait peut-être le cœurplus dur que les autres, ou bien il se rendait compte plusexactement de la situation. Il l’expliquait avec clarté à ses deuxacolytes.

– Il n’y a pas à reculer, disait-il. Lejour est venu. L’heure va sonner. L’envoyé de notre maître etseigneur le duc m’a dit : au coup de midi. À midi donc, le roisera exorcisé ; le geste, le dernier geste sera accompli, etle fou passera de ce monde dans un autre.

– Meurtrir un si bon roi ! grondaBragaille.

– Et qui nous fait boire de si bonvin ! ajouta Brancaillon.

– Hé ! fit Bruscaille. Je sais bienque c’est dur… Mais, de par tous les diables, ce ne sera pas lapremière fois que nos dagues auront rendu service à Jean deBourgogne !

Brancaillon lampa une forte rasade, et d’unevoix sombre :

– Oui. Nous avons tué, c’est vrai, maisdague contre dague, en risquant notre peau. Et puis, les genscontre lesquels nous avons bataillé, nous ne les connaissions pas.Nous savions seulement que c’étaient des ennemis du maître qui noushabille, nous loge, nous nourrit, nous fournit les écus dont nousavons besoin. Mort-dieu, quand à nous trois nous attaquions unseigneur escorté de ses valets d’armes, quand je voyais luire lesépées, quand je voyais qu’il y allait de ma vie, je n’avais pashonte, non, de me ruer, le fer au poing, sur celui qu’il fallaitabattre. Je porte plus d’une blessure. C’est la guerre. Mais cepauvre roi qui a mis en nous sa confiance, que nous allons égorgercomme un mouton… cela me crève le cœur. Il sera assis dans songrand fauteuil. Il me dira : « Venez ça, révérendBrancaillon, faites-moi rire ! » Et moi je lui plongeraiceci dans la poitrine ? Non ! Qu’un autre le fasse. Moi,je ne peux pas !

Et Brancaillon, saisissant sa dague, jeta unregard sanglant sur ses deux compagnons. D’un étrange accent, ilajouta :

– Et même, je ne dis pas… que je vouslaisserais faire !

Bruscaille et Bragaille se regardèrent ;leurs physionomies se firent terribles. Bragaille, d’une voix douceet féroce, prononça :

– Ah ! voici qui arrangerait biendes choses. Si Brancaillon se met devant le roi, nous serons forcésde le tuer, lui aussi, et ce sera justement la bataille dont ilparlait…

– Eh bien, bataille, donc ! ditBrancaillon d’une voix basse et terrible. Je ne veux pas, moi,qu’on touche au roi ! Malheur à celui…

– Malheur ? dit Bragaille.

En un instant, ils eurent jeté bas le froc etse trouvèrent l’un devant l’autre, la dague levée. La collisionétait imminente. Bruscaille se jeta d’un bond entre eux, lesrepoussa rudement, et gronda :

– Bas les fers ! Écoutez-moi. Nousne pouvons rien contre ce qui est, entendez-vous ? Le roi estcondamné, il va mourir. Je frapperai, moi. Laissez faire.Brancaillon, tu fermeras les yeux, voilà tout. Ou bien, alors,c’est que, pour sauver ce fou, pour prolonger sa vie de quelquesminutes seulement, tu nous condamneras à mort, tous les trois.Suppose que nous refusions d’exécuter l’ordre… nous serons aussitôtremplacés, le roi périra, et nous, imbéciles, nous serons rouésvifs. Inutile de résister !

Frappé par ce raisonnement, Brancaillonrengaina sa dague.

– Eh bien, dit-il, en ce cas, nous devonsfuir. Nous sommes assez riches pour nous passer désormais de Jeansans Peur. Partons. Si le roi meurt, au moins ne l’aurai-je pas surla conscience.

– Fuir ! s’écria Bruscaille enhaussant les épaules. J’y ai pensé avant toi. Car moi-même, cen’est pas sans remords que je donnerai le coup mortel à… celui quiest condamné. Mais la fuite même nous est défendue. Savez-vous quicommande dans le palais du roi depuis une heure ? C’estOcquetonville. Les gardes de Charles sont remplacés par des gens deBourgogne. En réalité, le roi de France est prisonnier. Rien nepeut le sauver, – ni nous sauver.

Bragaille frémit. Brancaillon lui-même baissala tête et murmura :

– Pauvre roi !…

Le petit œil gris de Bruscailleétincela : ces mots de Brancaillon, c’était la libertéd’agir.

– Bon ! dit-il. Nous n’avons plusqu’à attendre le coup de midi… Courage, compagnons ! Ce seranotre dernier fait d’armes. Demain, riches de ce qu’on nous a donnéici, riches de ce que nous donnera le duc… quoi ? qu’y a-t-ilencore ?

Brancaillon levait la main. Et, le visagedécomposé, il murmurait :

– Il y a qu’il me vient une idée… Moi quine comprends rien à ce qui se passe ici, je viens du moins decomprendre que nous sommes perdus, même si nous frappons le roi…surtout si nous le frappons !

Bragaille et Bruscaille ne dirent rien, maisleurs yeux parlaient pour eux. Brancaillon continua :

– Que la malédiction soit sur Jean deBourgogne ! Ce qu’il a inventé est horrible. Puisque ses gensoccupent le palais, puisque c’est Ocquetonville qui commande ici,pourquoi le roi Charles n’est-il pas tout simplement saisi etenfermé, ou même mis à mort par les Bourguignons ? Voyons,répondez ?

C’était si simple, si clair, d’une siimplacable logique que Bruscaille et Bragaille ne trouvèrent aucuneréponse à cette question précise, et se regardèrent avecterreur.

– Vous ne répondez pas ? fitBrancaillon. Je vais vous le dire, moi ! C’est qu’il ne fautpas que Jean de Bourgogne soit l’assassin du roi de France !Me comprenez-vous ?… C’est qu’il veut être roi, lui !C’est qu’il ne veut pas soulever le peuple par l’horreur de cemeurtre ! C’est qu’il veut pouvoir montrer à Paris lesassassins de Charles !… Le roi mort, Jean sans Peur mettra lacouronne sur sa tête et son premier acte sera de venger le défunten envoyant au bûcher les régicides qui s’appellent Bruscaille,Bragaille et Brancaillon !…

Bragaille et Bruscaille demeurèrentstupéfaits, assommés par ce raisonnement terrible dans sasimplicité. Puis Bragaille murmura : Nous sommesperdus !… Et Bruscaille, se frappant le front :

– Comment n’ai-je pas songé àcela ?… Brancaillon, tu nous sauves !

– Et comment ? fit modestement lepauvre Brancaillon. Je ne comprends pas…

– Il ne comprend pas ! s’écriaBruscaille en levant les bras.

Et, s’emparant avec une tranquille mauvaisefoi, du magnifique raisonnement de Brancaillon :

– Tu ne comprends pas, bélître, que sinous ne fuyons pas avant que le roi ne soit mis à mort, c’est nousqui serons jugés et exécutés ? Bouillis ! Étripés !Roués ! Pendus ! Brûlés ! Tu ne comprends doncjamais rien ! Eh bien, reste, si tu veux. Moi je vais tâcherde fuir…

– Mais tu disais…

– Je disais que nous devons gagner aularge ! Et vite ! Midi va sonner !…

En un clin d’œil, les frocs furent roulés etjetés dans un coin. Les trois estafiers apparurent vêtus de lacasaque de cuir. Ils ceignirent de fortes et larges rapièrespendues au mur. Rapidement, ils se partagèrent leur richesse enparts égales. Puis, Bruscaille, d’un ton bref :

– En route ! Dans quelques minutes,il va pleuvoir des horions !

À ce moment, la porte s’ouvrit, etOcquetonville parut. Les trois demeurèrent pétrifiés.

– Pas prêts ? dit Ocquetonville enfronçant les sourcils.

– Prêts à tout ! gronda Bruscaillequi, le premier retrouva son sang-froid. Vous voyez, messire, nousattendons le coup de midi, et alors…

– Bien. Au fait, vous n’avez plus besoindes frocs, mes dignes ermites.

– Au contraire, ils nous gêneraient, ditBragaille.

– Bon, reprit Ocquetonville. Écoutezbien, maintenant. Monseigneur veut qu’après ce que vous savez, onne vous trouve pas dans Paris.

– Ah ! Ah ! fit Bruscaille enjetant un regard à ses deux compagnons.

– Et d’abord, continua Ocquetonville,voici pour assurer votre fuite.

En même temps, il déposa sur la table un sacqu’il éventra d’un coup de dague. Les pièces d’or et d’argent serépandirent sur la table.

– Partagez-vous cela, drôles ! ditOcquetonville non sans quelque regret.

Le partage se fit à l’instant même sous lasurveillance d’Ocquetonville. Les yeux de Bruscaille pétillaient.Bragaille murmurait : « Que disais-tu donc qu’il allaitpleuvoir des horions ? C’est une pluie d’écus… » Quant àBrancaillon, il était sombre.

– Maintenant, voici la fin, repritOcquetonville. Vous descendrez par le petit escalier. Vous filerezà toutes jambes jusqu’à la poterne qui donne sur la Seine. Là voustrouverez un homme qui tiendra trois chevaux en main. Vous sauterezdessus. Vous sortirez par la porte Saint-Antoine, et vous irez vousfaire pendre où vous voudrez.

– Amen, dit Bragaille.

– Monseigneur, dit à son tour Bruscaille,les ordres seront exécutés. Une demi-heure après l’action, nousserons hors Paris, et ce soir, nous aurons mis entre l’HôtelSaint-Pol et nous assez de bonnes lieues pour que nul ne nousretrouve. Maintenant, nous avons à faire nos derniers préparatifs.Ainsi donc, si vous voulez nous laisser seuls…

– Je vous laisse, dit Ocquetonville. Maismalgré toute la confiance qu’il a en vous, monseigneur a pensé quepeut-être vous auriez besoin d’un coup de main. Aussi,regardez…

Ocquetonville alla ouvrir une porte. Et dansla salle voisine, qui était la seule par où ils pussent sortir deleur chambre, ils virent une douzaine d’hommes d’armes, dont chacuntenait, suspendue à son poignet par une lanière de cuir, une massede combat, boule de fer agrémentée de huit pointes.

Bruscaille jeta un coup d’œil à Ocquetonville,et, dans son regard, il crut lire une sauvage ironie… uneirrévocable condamnation. Sans doute Bragaille et Brancaillonavaient compris aussi, car ils étaient livides.

– Nous sommes gardés à vue ! songeaBruscaille, les sourcils contractés par l’épouvante. Nous allonstuer le roi… et puis, on nous arrête !

Ocquetonville avait disparu. Un silence demort pesait sur cette partie du palais. Les gens d’armes,immobiles, raidis par l’attente, écoutaient, la masse au poing.Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, les cheveux hérissés, la suéede la terreur au front, restaient figés en des attitudes decondamnés attendant le coup mortel…

Soudain, dans ce silence effrayant, là-haut,les rouages du jacquemart se mirent à grincer… Brancaillon poussaun soupir terrible. Bragaille se signa… On put entendre le légerbruit que faisait le marteau en se levant, – et brusquement, cemarteau tomba sur la cloche qui rendit un son large : lepremier coup de midi !…

Et à ce moment, on entendit une voix quicriait. La voix du roi ! La voix du fou ! Et cette voixappelait avec un étrange accent de gaieté sinistre :

– Holà ! Où sont mes troisrévérends ? Je veux mes ermites ! Par Notre-Dame, je veuxrire, moi !…

Le chef des gens d’armes s’avança surBruscaille, tandis que là-haut, le jacquemart, lentement, comptaitles douze coups de midi, et qu’en bas, la voix du fou appelait sesassassins !…

– Vous entendez ? fit l’hommed’armes.

– Oui ! dit Bruscaille en claquantdes dents. C’est midi !…

– Le roi vous appelle !…Allez !… Allez faire rire le roi !… Allezl’exorciser !…

Bruscaille eut un terrible éclat de rire, etd’un geste sauvage, tira sa dague. Il jeta un regard sur Bragailleet Brancaillon, et, d’une voix rauque, il dit :Allons !…

Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, la dagueau poing, marchèrent sur l’appartement de Charles VI…

À ce moment même, un long cri d’agonie, unedéchirante clameur, retentit au loin, dans le palais, venu desappartements d’Odette de Champdivers.

Charles VI l’entendit, cetteclameur ! Il se leva tout droit, les yeux exorbités, et àdemi-penché, écoutant de tout son être, bégaya :

– On tue quelqu’un !… Qui vient-ontuer dans mon palais ?

Il fit quelques pas vers la porte… Cette portes’ouvrit brusquement : les trois ermites apparurent.

XXII – MIDI

Souvent, lorsque le lecteur parcourt le récitde quelque « fait divers » sensationnel, il demeureétonné du nombre de figurants mis en scène par le hasard –personnages venus de divers horizons, comme conduits par unevolonté inconnue, et se heurtant, s’enchevêtrant dans la mêmecomédie ou le même drame.

Cette heure de midi, qui sonnait au jacquemartdu palais de Charles VI, convoquait au nom du hasard, au nomde la profonde volonté du mystère qui régit la pauvre humanité,oui, « convoquait » de multiples personnages qui,vraiment, semblaient accourir à l’appel.

En étudiant l’étrange péripétie de cettejournée, l’auteur de ce récit a éprouvé l’étonnement dont ilparlait. Il a vu surgir de différents horizons des personnages quisont venus se heurter au même centre d’action. Il s’est demandépourquoi et de par quelle volonté, ce jour-là, en cette heure-là,Jean sans Peur, Charles VI, le chevalier de Passavant, lesorcier Saïtano, Isabeau de Bavière, Odette de Champdivers,Laurence d’Ambrun, sans compter les comparses, Ocquetonville, Scas,le trio Bruscaille, et d’autres, tant d’êtres divers et de vouloirsadverses furent conduits au même point – et, renonçant à trouverune satisfaisante réponse, il a dû se contenter de faire unerigoureuse analyse de l’action synthétique.

L’analyse a consisté à séparer les élémentsdivers de l’action, c’est-à-dire à présenter clairement au lecteurles marches et contremarches de chacun de ces multiplespersonnages.

C’est donc l’un après l’autre que noussuivrons ces figurants qui agissent à la même heure.

Isabeau de Bavière.

Nous l’avons vue entrer dans le palais du roi,calme, rigide, décidée à jouer toute son existence sur un seulcoup, résolue à supprimer Odette ou à être elle-même tuée, parvenueen somme à cet état d’excitation nerveuse où tout s’abolit dans laraison, où la passion devient le seul guide des actes – guideaveugle, ivre, titubant et grimaçant qui se meut par bondsimpulsifs.

À peine entrée dans le palais, Isabeau seheurta à Scas.

Tout de suite, elle soupçonna que Jean sansPeur avait aposté des gens pour veiller sur Odette.

– Que faites-vous ici ? dit-elle engrelottant de fureur.

– Eh ! madame, nous sommes icitrente Bourguignons, répondit Scas, et des meilleurs.

Et il cligna des yeux. Il considérait la reinecomme complice de son maître, et, dans le feu de l’action, le bravesire de Scas perdait la notion du respect. Il se mit à rire.

– Que faites-vous dans le palais d’Odettede Champdivers ? gronda la reine, livide de rage.

– Le palais d’Odette deChampdivers ! répéta Scas, effaré.

Il ne comprenait pas. Mais il vit très bienque la reine était folle de fureur et qu’elle tourmentait le manchede sa dague. Il s’inclina et, d’une voix basse :

– Non, madame, le palais du roi. Noustenons le roi. Nous l’enveloppons. Les principaux officiers sontgagnés et nous laissent maîtres du champ de bataille.

La reine eut un long soupir. Si cela étaitvrai, Jean sans Peur reprenait dans son esprit cette position delutteur et de conquérant qu’elle avait admirée. Mais était-cevrai ?

– Ne bougez pas d’ici, dit-elle.

Et elle fit quelques pas vers l’appartementd’Odette, surveillant Scas par-dessus son épaule.

– C’est l’ordre que j’ai reçu, réponditScas.

La reine tressaillit de joie. Elle s’avançarapidement et entra dans le logis d’Odette. Toutes les portesétaient ouvertes, toutes les salles étaient désertes, comme le jouroù Impéria avait été lâchée sur Odette. Maintenant, c’était Isabeauqui venait, autre tigresse, aussi implacable à coup sûr, et sansdoute plus redoutable.

Odette, tout à coup, la vit devant elle, et dumême coup comprit qu’elle venait la tuer.

La collision se produisit dans la grande salled’honneur que Charles VI avait donnée à Odette pour qu’ellepût, comme la reine, comme toutes les grandes dames, organiser desfêtes de danse, de musique, cours d’amour, déguisements,récitations de poésies chevaleresques et autres divertissementstels qu’on les comprenait alors.

Mais, avec son tact sûr et sa modestie innée,Odette n’avait jamais employé cette salle, et même elle y entraitrarement, disant qu’elle était venue dans l’Hôtel Saint-Pol pourtâcher de guérir le roi, et non pour y tenir rang de princesse.Elle était là, ce jour, à cette heure, parce qu’étonnée de ne voiraucune de ses femmes répondre à ses appels, elle s’était mise àparcourir son logis.

Elle venait d’entrer dans cette salle defêtes, large, vaste, ornée de tapisseries, lorsqu’elle vit la reiney pénétrer par la porte en vis-à-vis. La reine marcha sur elle…Odette, toute droite, regarda venir cette figure de crime qu’unsourire rendait plus cruelle.

Elle ne dit pas un mot. Vaguement, elle sedemanda s’il y avait pour elle une chance de salut, un moyen dedéfense, et, comprenant que rien ne la pouvait sauver, elleattendit le coup mortel.

La reine parla d’une voix rauque et brisée.Elle parla, non parce qu’elle avait des désirs ou des pensées àexprimer mais parce que devant cette victime qui s’offrait sanslutte, elle éprouvait, comme tous les scélérats, l’instinctifbesoin de s’exciter, de mettre la victime dans son tort. C’est ceque disent tous les assassins : « Si la victime n’avaitpas fait ce geste, pas poussé ce cri, je l’eusseépargnée… »

– Nous voici une dernière fois face àface, dit-elle dans un grondement de sons à peinecompréhensible ; une dernière fois, je vous demande :voulez-vous vous en aller ? Voulez-vous me laisser seulemaîtresse chez moi ? Voulez-vous renoncer au roi ?

C’était la banale insulte. Odette refusa de larelever. Seulement, elle se redressa, croisa ses mains sur son seinet détourna la tête.

Isabeau tira sa dague. Elle trembla de la têteaux pieds. Son visage livide se plaqua de taches terreuses et sesyeux perdirent toute expression. Elle rugit :

– Veux-tu renoncer àPassavant ?…

C’était enfin le cri véritable de son cœur quijaillissait. Peut-être fût-ce à ce moment seul qu’elle se compritsoi-même et mesura la force de sa haine. Ce mot aussi secouaOdette. Elle frémit. Un éclair illumina son âme et toute lavaillance féminine s’éveilla en elle. D’une voix très calme, trèsdouce, elle répéta :

– Passavant ?…

– Oui ! râla Isabeau. Celui quetoutes deux nous aimons !… Renonces-tu à lui ?…

Dans la salle voisine, un bruit de pasprécipités. Isabeau, légèrement, tourna la tête, et par la porterestée grande ouverte vit Jean sans Peur. Odette, dans ce moment,de sa même voix de calme, grave et profonde de sincérité,disait :

– Comment pourrais-je renoncer àPassavant, madame, puisque je l’aime ?

Et elle jeta un léger cri. Ce mot « jel’aime » venait, des profondeurs de son cœur, de monter à seslèvres malgré elle ; Odette ne savait pas qu’elle aimait lechevalier ; la lueur de la mort toute proche éclaira d’undernier rayon l’image qui s’était érigée dans son âme ; et cemot qu’elle prononça avec tant de conviction l’étonna, la ravit aupoint qu’elle ne vit pas luire l’acier… La dague d’Isabeaus’abattit rudement, d’un coup sûrement appliqué.

Odette tomba.

Il y eut le grand cri de détresse de la bêtequi passe violemment de la vie à la mort. Dans le même instant,Jean sans Peur fut sur Isabeau de Bavière.

Jean sans Peur.

Il avait suivi la reine de loin, était entréderrière elle dans le palais, avait repoussé d’un geste le sire deScas qui voulait lui parler, et s’était élancé vers l’appartementd’Odette. Au moment d’y entrer, il eut quelques minutes delucidité. Il se dit que s’il tentait de sauver la jeune fille, lareine pouvait le perdre, appeler le roi, dénoncer le complot. Ileut même deux ou trois pas de retraite. Ce fut ce qui déchaîna denouveau en lui la passion. D’un violent mouvement des épaules, ilparut jeter bas le fardeau des ambitions. Tout disparut. Et puisquel’homme n’est jamais parfait, même dans la scélératesse, disonsqu’en cet instant, une pensée pure fit une soudaine irruption dansl’âme de Jean sans Peur.

– Eh bien, se rugit-il, je renoncerai àelle ! Mais qu’elle ne meure pas !…

Il se rua. Il haletait. Il était échevelé,terrible. Il arriva par bonds insensés, et vit tomber Odette. Uneeffroyable douleur l’étreignit à la gorge. Sa pensée sombra. Ilrâla :

– Morte ?… Est-elle doncmorte ?…

Isabeau, debout, toute raide, sa dague rouge àla main, d’une voix étrangement paisible, affreusement dure danscette tranquillité même, répondit :

– Morte, soyez en sûr. Les coups que jedonne, moi, ne pardonnent pas.

– Vous l’avez tuée ! dit Jean sansPeur d’une voix morne.

Il était rigide, les cheveux hérissés, lesyeux bouffis comme par un afflux de larmes qui ne voulaient pasjaillir. Il s’étonnait vaguement de demeurer tranquille. Et il nesentait pas qu’en lui, toutes les puissances de la fureur, de ladouleur, de la rage, du désespoir, se condensaient comme ces nuagesde tempête qui vont former de la foudre. Il ne songeait même pas àse pencher sur Odette. Ses yeux demeuraient fixés sur ce sein d’oùcoulait un mince filet de sang. Isabeau, avec un sourire féroce,répondit :

– Il n’y a plus rien de vivant entrenous, Jean de Bourgogne : j’ai tué celle que tuaimais !…

– Tu l’as tuée ! gronda Jean sansPeur. Eh bien…

Sa tête s’égara. Il fit quelques pas à droite,à gauche, en râlant, en sanglotant sans pleurer, en jetant des crisinarticulés, et tout à coup, revint à Isabeau.

Il venait de tirer son épée !…

Il répéta : « Puisque tu l’as tuée…eh bien… »

– Je suis morte, songea Isabeau.

La porte par où était entrée Odette,brusquement, s’ouvrit, battit, claqua ; un homme parut, lafigure convulsée, flamboyant, terrible, – à peine reconnaissable.Mais tous deux, Isabeau et Jean sans Peur, le reconnurent àl’instant. Et ils vivaient une telle minute de démence et d’horreurqu’ils ne songèrent pas à s’étonner de voir là, sous leurs yeux,taché de sang, les vêtements en désordre comme s’il eût déjà livrébataille, l’homme qui, à cette heure de midi, eût dû se trouver surl’échafaud de la place de Grève.

De leurs lèvres blanches de terreur jaillit lemême cri :

– Passavant ! Passavant !…

– Passavant ! hurla le chevalier.Hardi ! Hardi ! Passavant le Hardi !…

Vit-il Odette étendue aux piedsd’Isabeau ? Se rendit-il compte de ce qui venait de sepasser ?

Peut-être ne vit-il qu’Isabeau, d’abord, carl’épée à la main, il se rua sur elle.

D’un bond, la reine se mit hors d’atteinte etcria :

– Jean de Bourgogne ! J’ai tué celleque tu aimais !… Plus rien de vivant entre nous : à toide tuer celui que j’aimais !…

Au même instant, Jean sans Peur fut devant lechevalier. Les deux épées se choquèrent…

Odette de Champdivers.

Sous le coup de dague, elle était tombée enjetant ce suprême cri d’appel que le roi Charles VI avaitentendu à l’instant même où Bruscaille, Bragaille et Brancaillonpénétraient chez lui.

En une seconde, toute pensée s’abolit enelle.

Elle fut néant.

Mais cela dura quelques instants à peine. Aufond d’elle-même, elle eut la vague et confuse perception de sonsaffaiblis. Elle eut alors l’instinctif et puissant effort de la viequi se défend, et elle tenta de comprendre ce que signifiaient cessons…

Elle était immobile, inerte, la vie seretirait d’elle avec le mince filet de sang qui coulait de sonsein. Mais le sens des choses s’éveillait après la rapide éclipse.Bientôt elle se rendit compte que ce qu’elle entendait, ces sonslointains, c’étaient les voix de deux hommes. Et elle s’efforçaalors de comprendre ce qui se disait.

Elle n’y parvint pas. Elle sentit seulementque c’étaient des éclats de voix hostiles, des grondements ennemis,des sons qui se défiaient, – et un temps s’écoula pour Odette, surcette sensation, un temps qu’elle eut évalué à une heure peut-être,si elle eût été capable de mesurer la fuite des minutes.

Brusquement, comme par la soudaine ouvertured’une fenêtre sur son cerveau, elle comprit.

Non pas ce qui se disait, mais la personnalitéde ces voix. La physionomie des voix lui apparut. Elle eut un longfrémissement d’amour et de terreur : l’une des deux voixévoqua Jean sans Peur, et l’autre, le chevalier de Passavant.

Qu’ils fussent là tous deux, en présence,échangeant des sons, elle ne s’en étonna pas…

Mais que ces sons qu’ils échangeaient fussentviolemment adverses, précurseurs de mortelle bataille, elle enéprouva une épouvante qui, bientôt après, se transforma enhorreur.

Alors, l’effort des puissances vitales, enelle, se centupla, et après une lutte qui lui fut d’une lenteurdésespérante elle ouvrit les yeux, elle vit…

Elle vit Passavant, elle vit Jean sansPeur.

Ils étaient face à face.

Elle les vit dans un étincelant tourbillon deschocs d’acier.

Elle les saisit dans leur ruée l’un surl’autre, exactement comme l’appareil photographique peut faire desgestes rapides en une immobilité instantanée.

Le terrible effort des puissances vitalescondensées la souleva. Elle se mit sur les mains. Elle rampa versla vision des gestes de bataille enchevêtrés parmi les éclairs desépées. Elle se souleva encore et enfin elle fut debout, les mainstendues…

L’effort se brisa soudain ; elle tomba enavant, les bras ouverts.

Ces bras s’abattirent sur deux épaules, ellesentit qu’elle enlaçait frénétiquement une tête et que, dans uneexplosion de douleur, d’horreur, d’amour, elle criait desparoles…

*

**

Dans cet essai de restitution de l’état d’êtreau cours d’une agonie, nous avons nécessairement employé les motsqui s’adaptaient à l’idée qu’Odette pouvait se faire des choses encet état, – notamment en ce qui concerne les durées. Pour elle,c’était « bientôt », ou « après », ou« minutes », ou « heure », ou « tempslong ». Dans la réalité, ce fut comme une succession dedécharges électriques dans sa sensation. Tout ce long effort,depuis le coup de dague, jusqu’au moment où Odette, debout, enfin,retomba les bras en avant et cria quelque chose en jaillissement deparoles affolées, demanda peut-être une quarantaine de secondes auplus.

Passavant.

Escorté du geôlier, il arriva en vue du palaisdu roi. Il se tourna un instant vers la Huidelonne et vit au loinla troupe d’archers qui atteignait la tour.

– Ils vous cherchent, dit le geôlier,pour vous conduire en place de Grève. Dans quelques instants, onsaura votre évasion et ma fuite. Moi, ça m’est égal. Maisvous !…

– Eh bien, quoi, moi ? fit ensouriant le chevalier.

Il respirait le bonheur. L’air libre luifouettait le visage. Et cet air qu’avait respiré Odettel’enivrait.

– Ce n’est pas tant pour vous… reprit legeôlier en cherchant ses mots pour exprimer le fond de sapensée.

Passavant eut un rire clair et sonore, le rirede bonheur, dans l’insouciante gaieté de la jeunesse.

– Mon brave maître-ès-armes, dit-il, vousmaniez convenablement une épée, mais vous avez le tort de palabrerpar paraboles. Vous n’êtes pas l’un des quatre évangélistes, jepense ?

– Je veux dire… bredouilla le colosse,que vous mourriez, vous, j’en aurais de la peine, c’est sûr, maisenfin, je m’en consolerais, que diable !… tandis que…

– Merci ! dit le rire du chevalier.Tandis que ?…

– Tandis que si elle meurt, elle, ehbien, jamais je ne m’en consolerais ! Tenez, je puis bien vousle dire, ce n’est pas pour vous que je vous ai donné la liberté,c’est pour elle…

– Ah ! palpita Passavant. Etpourquoi mourrait-elle ?

– Elle mourra si vous mourez. J’en suissûr. Ne vous l’ai-je pas dit ? Quand elle venait me voirlà-bas, dans mon enfer, sous toutes ses paroles, je sentais qu’elleparlait de vous. Il n’y a que vous au monde pour elle. Vousdisparu, que voulez-vous qu’elle devienne ?

Passavant buvait ses paroles comme il buvaitl’air pur, l’air de la vie, l’air enivrant de la liberté. Il fûtresté là des heures à écouter la lourde voix du geôlier, ineffablemusique.

– Si vous m’en croyez, continua lecolosse de la Huidelonne, vous sortirez tout de suite de l’HôtelSaint-Pol par un chemin que je sais, vous vous cacherez quelquepart dans Paris, et…

– Silence ! gronda Passavant.

La reine !… Elle se glissait, solitaireet sombre, à vingt pas du massif épais derrière lequel ilss’étaient arrêtés. Elle disparut dans le palais du roi.

– Vous avez vu ? dit le geôlier. Sivous entrez, vous êtes perdu.

– Allons, fit Passavant.

Il allait s’élancer. Le geôlier le saisit parle bras, et souffla :

– Venez ! Ah ! venez !…Tenez, regardez qui vient là-bas…

– Jean de Bourgogne, murmura sourdementle chevalier.

– La mort ! dit le geôlier.

Jean sans Peur entra dans le palais. Lechevalier passa une main sur son front, et murmura :

– Ces figures qu’ils ont tousdeux !… Il se prépare quelque chose de terrible… Isabeau, Jeansans Peur, Odette…

Il eut un brusque mouvement. Une soudainesensation d’angoisse l’étreignit à la gorge, un de ces violents etrapides pressentiments qui s’abattent sur un homme aux heures desurexcitation nerveuse. Et, avec une foudroyante soudaineté, il« sentit » qu’Odette l’appelait… Il râla :« Elle est en danger !… » et s’élança.

Le geôlier le suivit.

D’une course rapide, Passavant atteignitl’entrée du palais, et s’y engouffra.

Toutes les précautions prises par Isabeau deBavière pour isoler Odette, pour que cette partie du palais fûtdéserte et sans secours possible, ces précautions, la volontémystérieuse du hasard sembla les avoir établies uniquement pourPassavant.

– Par ici ! dit le geôlier qui, dèsqu’ils furent dans le palais, prit les devants et lui montra lechemin des appartements d’Odette…

– Halte ! gronda une voix.Arrière ! Oh ! Passavant !…

– Scas ! cria le chevalier.

Une seconde, Scas demeura hébété de stupeur.Il bégayait : Démon ! Démon !… Presque aussitôt,cette impression d’effarement terrifié disparut ; un éclairvenait de luire : l’épée de Passavant !

– Défends-toi si tu peux ! cria lechevalier.

Au même instant, ils furent l’un sur l’autre,les deux fers cliquetèrent et d’une voix de tonnerre, Scashurla : « Monseigneur ! Monseigneur ! Prenezgarde !… »

Et il porta un furieux coup de pointe àPassavant qui bondit en arrière. Scas éclata de rire.

– À nous la petite Odette, grogna-t-ilavec des intentions d’insulte plein la voix. Monsieur arrivera troptard !

– J’arriverai ! rugit lechevalier.

Et il se fendit à fond. Scas tomba en arrière,les bras en croix, sans un soupir, sans une convulsion, frappé demort foudroyante… Le chevalier se rua en avant, sautant par dessusle corps. Le geôlier se pencha, toucha Scas, le considéra uneseconde et murmura avec un étrange sourire :

– Un seul coup, droit au cœur !…

– Hardi ! Hardi ! Passavant leHardi ! hurlait le chevalier comme pour informer Odette dusecours qui arrivait.

Il poussa une porte entrebâillée, d’un violentcoup de pied, et, l’épée rouge à la main, marcha sur Jean sansPeur.

Il y eut, comme nous l’avons dit, quelquescris brefs, quelques exclamations inarticulées, et, tout de suite,la bataille commença entre Jean de Bourgogne et Passavant. Le ducétait un rude ferrailleur, ferme comme un roc. Il subit sansbroncher le furieux assaut du chevalier. Son œil sanglant cherchaitle passage pour l’atteindre à la poitrine. La volonté de tuer étaitformelle dans ce regard. Une minute, ce fut un éblouissementd’éclair, un crépitant rappel de chocs d’acier. Passavant était unvivant tourbillon. Sans doute, dans un rapide coup d’œil de côté,il vit Odette étendue, car on l’entendit soudain sangloter, jeterdes cris déchirants ; sa figure devint livide, et ce futhorrible, alors, cet homme qui se reculait pour l’élan, seprécipitait comme un bélier, attaquait à droite, à gauche,cherchait à tuer, tout cela en sanglotant éperdument.

Devant ce furieux tourbillon, devant cettetempête d’où jaillissaient des fulgurations, Jean sans Peurrecula ; bientôt, il fut acculé au mur…

À ce moment, Isabeau se mit en marche, ladague au poing ; elle vint, par derrière, sur le chevalier, etla dague qui avait tué Odette, elle la leva sur Hardi de Passavant.Elle gronda :

– Meurs ! Meurs avec celle que tuaimes !…

Et son bras demeura suspendu sans s’abattre.Un étau de fer serrait le poignet. Quelqu’un avait happé la reineet la tirait en arrière. Isabeau, écumante, se retourna et vit legeôlier impassible, vraiment impassible, et, chose stupéfiante,infiniment respectueux. Il poussa la reine dans l’angle opposé etdit :

– Majesté, laissez faire, ou je voustue…

Dans cette seconde, Jean sans Peur, haletant,désemparé, fou de rage, vit qu’il allait mourir. Son épée sauta. Ilvit le fer de Passavant se lever pour le coup suprême… et alors…Passavant demeuré figé, les yeux agrandis, l’esprit exorbité…

Les deux bras d’Odette venaient de l’enlacerau cou…

Odette criait. Dans une explosion de toutesles forces d’amour et de douleur condensées en elle, Odette criaitceci :

– Passavant ! Passavant !Laisse-moi mourir, mais ne tue pas mon père.

Les trois ermites.

Comme on a vu, ils étaient entrés chez le roi,décidés à le tuer. Ocquetonville était là, derrière la porte, quisurveillait. Et il avait douze hommes d’armes avec lui. Les troisermites étaient donc acculés au suprême geste d’exorcisme quidevait délivrer le roi de la folie, et de la vie. Bruscaille étaitterrible. Bragaille était ferme et se disait qu’après tout iln’était pas à son coup d’essai. Brancaillon pleurait…

Tous trois s’avancèrent. Le roi ne lesreconnut pas tout d’abord à leurs physionomies convulsées. Puis,tout à coup :

– Oh ! pourquoi sans vos frocs quivous vont si bien ?…

Il eut un cri d’épouvante :

– Pourquoi ces dagues ?

Ils ne répondirent pas. Bruscaille, lepremier, leva la dague…

– Hardi ! Hardi ! Passavant leHardi !…

La lointaine clameur les pétrifia. Ilss’arrêtèrent, haletants, l’oreille tendue.

– C’est lui ! dit Brancaillon.

– Que me voulez-vous ? râla le roi.À moi ! À moi ! On veut me tuer !…

– Hardi ! Hardi ! Passavant leHardi ! répéta la clameur qui les avait immobilisés.

– C’est lui ! rugit Brancaillon.C’est lui ! Il nous appelle !

– Mort du diable ! vociféraBragaille, quand il nous appelle, nous ne connaissons plus demaître !

– Allons ! hurla Bruscaille.

Ils firent demi-tour et s’élancèrent. Le foules vit disparaître, vision enchevêtrée de gestes furieux, et ildemeura pantelant, sous le coup d’effroi de ce cauchemar soudainapparu et plus soudainement évanoui.

En bonds rapides, les trois se ruèrent vers lepoint d’où était partie la clameur, c’est-à-dire qu’ils sortirentpar la porte opposée à la salle où attendait Ocquetonville.

Bruscaille, Bragaille et Brancaillonatteignaient la salle d’honneur des appartements d’Odette. D’uncoup d’œil, ils virent la scène. La forte rapière à la main droite,la dague au poing gauche, ils apparurent, formidable triod’estafiers capable à ce moment de tenir tête à une armée.

Mort du roi fou.

Ocquetonville, cependant, écoutait. Il étaitrevenu là, sans doute à la suite d’ordres reçus. L’oreille à laporte du roi, il écoutait la bataille que livrait le fou contre lestrois assassins. Et sans doute ce qu’entendait Ocquetonville devaitêtre terrible, car ce rude homme d’armes, ce spadassin habitué auxclameurs de détresse, frémissait et, de temps en temps, essuyaitune petite suée froide qui lui glaçait le front. Parfois il seredressait et grognait :

– Mort-dieu, comme il se défend ! Ilne veut pas mourir, le bougre !…

Et puis il se remettait à écouter l’affreusebataille.

Le fou se battait contre les troisermites.

Il les avait reconnus au moment où ilss’étaient mis à fuir vers ce grand cri de Passavant qui lesappelait. Il commença la bataille au moment où ils disparurent. Cefut quand ils se furent élancés qu’il reconstitua leur volonté demeurtre. Ils n’étaient plus là et, alors seulement, il vit dansleurs yeux qu’ils venaient pour le tuer, il vit leurs mains arméesde dagues, il comprit pourquoi ils ne portaient plus le frocd’ermite ; un instant, « il les regarda », tenditses mains vers Brancaillon et murmura : « C’est pour mefaire rire, n’est-ce pas ? »

La seconde d’après, l’épouvante l’empoigna, etil sombra dans la crise, gouffre de démence où sa pensée tomba entournoyant comme un oiseau blessé.

Les yeux du fou s’exorbitèrent, ses traitsconvulsés formèrent un masque d’horreur, sa bouche écuma ;d’un bond terrible, il se mit hors d’atteinte des trois ermites, etil se ramassa dans un angle, la dague à la main, et dès lors ilentra pleinement dans la réalité des images créées.

Il vit les assassins, au milieu de la salle,se concerter, se montrer la victime du doigt, avec une formidabletranquillité. Bruscaille disait :

– Le roi de France ne reconnaît pas enmoi le fantôme de la forêt du Mans.

– Égorgeons-le, disait Bragaille, et puisnous le remettrons au maître des chimères.

– Je crois, disait Brancaillon, qu’ilvaut mieux le tuer en le faisant rire.

– À moi ! hurla alors le roi. Àmoi ! Je suis le roi ! On égorge le roi ! À moi,capitaine ! gardes ! À moi, fantômes amis ! À moi,chimères de mes nuits ! Ha ! Truands !Traîtres ! Qui vous paie ? Ha ! vous avez peur defrapper le roi ! Je suis le roi, le roi des batailles, vousallez voir !

Il se tut, haleta, médita un instant qu’ilfallait profiter de leur hésitation, et soudain il se rua sur eux,la dague haute. Et ce fut effroyable. Les coups qu’il assénait dansle vide faisaient gicler le sang. En bondissements frénétiques, ilparcourut la salle, renversant les tables, les fauteuils, frappant,vociférant ; Brancaillon l’étreignit par derrière ; mais,avec un rugissement de victoire, il se débarrassa de l’étreinte, sebaissa, saisit le colosse par les pieds et le fit tournoyer, etBrancaillon riait d’un rire de tonnerre. Ce rire de plus en plusviolent tordait les nerfs du roi. Il vociférait :

– Tourne ! Tourne dans lamort ! Ha ! Voici que tu n’as plus de tête ! Dusang ? Trop de sang ! Non ! Pas assez !

Brusquement, Brancaillon s’évanouit, sedissipa comme une fumée, et le roi poussa des cris déchirants parceque Bruscaille et Bragaille, paisiblement, se mettaient à luironger la poitrine. Tout à coup reparut Brancaillon qui, par unelarge et béante blessure à la gorge, lui versa des flammes.

– À moi ! On me brûle !Oh ! c’est l’enfer !… À moi, fantôme ! Je vous disqu’ils ont blessé le roi ! Le roi va mourir ! On tue leroi !…

Il trébucha parmi les débris de meubleseffondrés, s’abattit dans un coin, et pantela quelques secondes,dans une sorte de silence. Alors il vit les trois assassins leverensemble des dagues d’une longueur démesurée. Ils ne frappèrentpas. Mais les dagues, se tordant comme des serpents de feu,descendirent vers lui et enfin l’atteignirent, le pénétrèrentlentement. Et il jeta une dernière clameur :

– Je suis mort !…

Puis Ocquetonville n’entendit plus rien. Ilécouta encore quelques minutes, et alors, se redressant lentement,tout pâle, il dit à ses hommes :

– C’est fait. Le roi est mort !

– Dieu ait son âme ! dit sincèrementl’un des gens d’armes.

Et tous se signèrent.

Doucement, Ocquetonville entrouvrit la porteet se hasarda à passer la tête. Il vit la salle encombrée dedébris, la panoplie arrachée, une table, là-bas vers la fenêtre,les pieds en l’air, le grand bahut de gauche sur le flanc, unentassement de fauteuils vers le fond à droite, et un peu partoutdes morceaux de menus meubles fracassés… La bataille avait étérude.

Enfin, il découvrit le roi dans un fondobscur. Il était couché sur le côté gauche, inerte, un bras replié,l’autre allongé, la main crispée encore au manche de la dague.Inquiet, il murmura :

– Où sont-ils ?…

Où étaient les assassins ?… Au fond, faceà lui, il vit tout à coup l’autre porte ouverte, et iltressaillit.

– Ah ! fit-il à mi-voix, ils ontdeviné ce qui les attendait. Ils ont fui par là. Bah ! on lesretrouvera. Toutes les issues de l’Hôtel Saint-Pol sontgardées.

Ocquetonville eut un mouvement comme pourentrer dans la salle. Puis il recula. Il n’osait pas !… Ilfrissonnait à la pensée de s’approcher de ce mort. Car ce mort,c’était encore la Majesté, la Puissance, la presque Divinité…C’était le Roi !… Doucement, comme il l’avait ouverte, ilreferma la porte… il la referma à clef. Et il dit :

– Allons annoncer à monseigneur que leroi est mort !

Si Ocquetonville était entré dans cette salleoù l’on venait d’assassiner le roi de France, dix minutes plus tardenviron, il eût vu un étrange spectacle : le roi assis sur letapis, à l’endroit même où il était tombé, le roi manipulaitactivement sur ses genoux des carrés de carton armoriés etenluminés. D’une voix rapide, il murmurait : « Où est ceGringonneur du diable ? Je veux voir Gringonneur. Je veux luimontrer ce coup superbe… »

Le roi jouait aux cartes.

XXIII – ROSELYS

Midi sonnait. Nous avons fixé le geste dechacun des figurants. Supposons maintenant tous ces figurantsimmobilisés en ce geste comme par un brusque arrêt du cinéma ;les gestes s’achèveront lorsque la bande se remettra à se dévider.Il faut pour cela que quelqu’un vienne actionner l’appareil.

Midi, lentement, tintait au jacquemart dulogis royal, répété par les horloges des autres palais de l’HôtelSaint-Pol, répété au loin par l’horloge fameuse du palais de laCité, par les horloges aussi de quelques églises déjà munies de cetornement.

Sur Paris, pesait un orageux silence du fondduquel, parfois, montaient des bouffées de rumeur.

La foule houleuse, sur la place de Grève,attendait le condamné. Sur l’échafaud, le remplaçant de maîtreCapeluche allait et venait, nerveux, impatient.

Au premier rang du populaire massé contre labarrière d’archers, Tanneguy du Chatel attendait aussi, roulant despensées héroïques, rêvant de bousculer à lui seul tout ce peuplepour sauver son ami.

Dans la Cité, des groupes de mariniers et debouchers, distribués par bandes disciplinées, attendaient, ellesaussi, le signal de l’émeute que devait donner le gros bourdon deNotre-Dame.

Dans l’une des rues qui débouchaient sur leVal d’Amour, rue pleine de neige, enfouie dans le silence, en l’unde ces pauvres logis qu’habitaient des filles folles de leur corps,comme on disait alors, une scène venait de se dérouler, et nousdevons la retracer.

Vers neuf heures du matin, Saïtano était entrédans cette rue, escorté d’un homme qui le suivait pas à pas. Lesorcier, en diverses maisons, entra, et s’enquit d’une femme qu’ildépeignit avec exactitude : il était sur la piste de Laurenced’Ambrun.

Ce fut ainsi qu’il parvint au logis d’ErmineValencienne. Il pénétra dans la maison, entra chez Ermine, et quandil eut constaté que Laurence était là, il redescendit pour donnerun ordre à son compagnon. Cet homme s’élança vers la rueSaint-Antoine et arriva bientôt au logis de Tanneguy du Chatel. Ona vu qu’il ne trouva pas le capitaine…

Le sorcier était monté chez Ermine…

Laurence était là, ou plutôt, alors, JehanneTrop-va-qui-dure. Elle tremblait devant Saïtano, comme une pauvrebête peut trembler devant le dompteur. Elle eût voulu fuir, et ellesentait bien qu’elle n’en eût pas eu la force, que le sorciern’avait qu’à la toucher du doigt pour l’immobiliser.

Ermine murmura une prière, et, réconfortéesans doute, elle se plaça entre Saïtano et Laurence.

– Je sais qui vous êtes, dit-elle d’unevoix ferme. Souvent, lorsque je vous voyais passer à la tombée dela nuit, dans votre manteau rouge, pareil à un spectre venu pourtourmenter les vivants, je m’enfuyais, et bien d’autres avec moi,et des hommes aussi. On connaît votre puissance. On sait que vousavez fait un charme contre le prévôt et l’Official. Sans quoi, vouslaisserait-on aller et venir comme une menace toujours suspenduesur l’âme des chrétiens ? Maintenant je n’ai pas peur de vous,et je vous dis : Que voulez-vous à Jehanne ?… C’est monamie. Elle m’a dit son histoire, et ce qu’elle a souffert près devous. Quels sont vos projets ? Sûrement, Jehanne est une dame.D’abord, elle sait broder, lire, écrire. Ensuite, ce qu’elle dit,et sa voix, et ses manières, tout prouve qu’elle est de noblesse.Vous avez voulu en faire une fille… comme moi !…Pourquoi ?…

Ermine s’arrêta, étonnée d’en avoir tant diten une seule fois, étonnée de son propre courage.

Saïtano l’écoutait, immobile, un vague sourireaux lèvres. Peut-être lui aussi admirait-il la vaillanced’Ermine.

– Sachez-le, reprit-elle toutefrémissante, vous n’avez pas réussi. Jehanne n’a habité qu’uneheure la rue Trop-va-qui-dure où vous l’aviez jetée. Depuis que jel’ai rencontrée, elle habite avec moi, près de moi, et elle m’asauvée. Que lui voulez-vous, maintenant ?

– La sauver comme elle vous a sauvée, ditSaïtano. Lui rendre ses droits. Et pour cela, lui rendre lamémoire… la mémoire de ce qu’elle est.

– La mémoire ? balbutia Ermine.

– Vous ne comprendriez pas, et je n’aipas le temps. Vous n’allez pas me gêner, j’espère ! Si vousvoulez que votre amie soit sauvée, il faut me laisser seul avecelle.

– Non ! dit Ermine avec force.

Saïtano eut un geste d’impatience et grommelaon ne sait quoi.

– Eh bien, dit-il, vous resterez.Asseyez-vous dans ce coin là-bas, et n’en bougez plus, ou je neréponds pas de la mémoire de Laurence.

– La mémoire ? répéta Ermine.Laurence ?… Que va-t-il se passer ?…

– Ermine ! Ermine ! criaLaurence. Ne m’abandonne pas !

Saïtano, rudement, prit Ermine par le bras, laconduisit, la fit asseoir. Il gronda :

– Rappelez-vous bien ceci. Un mot, ungeste de vous pendant que je parlerai à Laurence peuvent la tuer oula rendre démente pour toujours. Ainsi, tenez-vous en paix, et sivous aimez cette malheureuse, remerciez Dieu que ses intérêts seconfondent aujourd’hui avec les miens.

Grelottante de terreur, Ermine s’immobilisa.Le sorcier se tourna vers Jehanne, et, d’une voix forte, enmarchant sur elle, il dit :

– Eh bien, Laurence d’Ambrun, quefaites-vous ici, tandis que Roselys vous attend et vousappelle ?…

Ermine put alors constater que celle qu’elleappelait Jehanne, celle que le sorcier appelait Laurence d’Ambrun,semblait s’apaiser. La voix du sorcier paraissait avoir dissipétoute terreur. Paisible, étonnée seulement, Laurence considéra uninstant le sorcier, et, d’une voix calme, répondit, comme si elledébitait une leçon :

– Mieux que personne, vous savez qui jesuis. Mon nom est Jehanne. J’habite depuis des années la rueTrop-va-qui-dure. Dans le coffre de ma chambre sont mes ajustementset ma ceinture d’argent. Je vis seule. Demandez à tout le mondedans la rue, on vous dira que j’habite ce logis depuis douzeans.

– C’est faux ! murmura Erminestupéfaite de ces « mensonges. »

Le sorcier s’approcha de Laurence, la toucha àla tête d’une lente pression renouvelée plusieurs fois, puis, luiprenant les deux mains :

– Regardez autour de vous,éveillez-vous ! Que voyez-vous ?… Oùêtes-vous ?…

– Mais dans mon logis de la rueTrop-va-qui-dure !

– Vous êtes dans le logis Passavant, ditSaïtano d’une voix de rude autorité. Voyez ce qui est. Ne mentezpas !

– Je ne mens pas, bégaya Laurence. Je neveux pas mentir.

Elle frissonnait maintenant. Ses dentsclaquaient. Ermine, épouvantée, ne songeait même plus à réciter sesprières. Saïtano, livide de l’effort qu’il faisait, le visagecouvert de sueur, étreignit les mains de Laurence.

Et elle, alors, avec un cri deterreur :

– Oh ! mais nous sommes deux,ici !… Nous sommes deux en moi !… Il y a en moi l’âme deJehanne… et l’âme de Laurence !…

– L’âme de Laurence seule ! grondale sorcier. Jehanne est une imposture !…

– Double ! râlait Laurence. Je suisdouble !…

C’était vrai. L’effort de Saïtano avait étésuffisant pour réveiller à demi la personnalité de Laurence etabolir à demi la personnalité de Jehanne. Sur l’écran de samémoire, une double image se projetait. Son cerveau devenait lechamp de bataille où deux entités se prenaient corps à corps. Lessouvenirs artificiels créés par Saïtano persistaient à ne pasmourir. Les souvenirs naturels s’éveillaient. Et ces deux étatsd’existence enchevêtrés vivaient l’un contre l’autre, cherchant àse détruire.

Celle en qui se livrait cette bataille de deuxêtres dissemblables palpitait comme si vraiment elle eût étépiétinée, foulée par deux ennemis. Saïtano la considérait avecl’intense curiosité du savant qui se trouve en présence d’unphénomène inconnu. Peut-être pendant quelques minutes oublia-t-ilpourquoi il était venu, et ce qu’il attendait de Laurence.

– Double ? songeait-il. Sans doute…Et pourquoi pas ? Puisque la conscience de l’être humainréside uniquement dans la mémoire, puisque le souvenir est le seulélément de la vie de l’âme, si deux souvenirs peuvent cohabiter uneâme, cette âme est double. Elle possède deux personnalités… Etqu’arriverait-il si je laissais cette femme en cet état ?

Mais sans doute, en ce jour, la sciencepassait au second plan dans l’esprit du sorcier, car bientôt, il sereprit. Et tandis que Laurence se débattait sous l’assaut des deuxêtres dont chacun voulait triompher, le sorcier, sans pluss’occuper d’elle, se mit à préparer dans un gobelet un mélange detrois flacons dont il versa des gouttes soigneusement dosées. Ilest à supposer qu’il avait prévu une résistance dans la mémoire deLaurence puisqu’il avait emporté ces flacons.

– Buvez, dit-il tout à coup àLaurence.

Elle obéit aussitôt. Et alors, Saïtanorépéta :

– Roselys vous attend. Roselys vousappelle. Laurence d’Ambrun, ne voulez-vous pas voir votre fille quivous appelle ?… Votre fille !… Roselys !…Roselys !…

– Roselys ! interrogea Laurence.

Au loin, tout au loin, vers les plus lointainshorizons de sa mémoire, se dressa une image pâle, faible, à peineperceptible, fantôme sans consistance, souvenir qui n’avait encoreni chair, ni os…

– Roselys ? murmurait Laurence avecétonnement.

Vraiment, elle s’écoutait prononcer ce nom,elle tâchait d’y découvrir une mélodie connue. Les alarmes que luiavait causées la dualité de sa mémoire s’apaisaient. Elle semblaitsurtout étonnée.

L’image formée dans les lointains de sonsouvenir se précisa, se rapprocha des premiers plans.

Saïtano, d’un accent plus rude, prononçait lesparoles qui devaient provoquer la nouvelle associationd’idées :

– C’est donc ici l’oratoire du logisPassavant… C’est ici qu’a été célébré le mariage de Laurenced’Ambrun avec Jean de Bourgogne. Qu’est devenu le prêtre quiconsentit à la cérémonie sacrilège ? Il est mort,Laurence ! Et morts tous les témoins dont la présence achevaitde vous persuader. Tous morts, excepté un !

Laurence écoutait avec une intense attention.Le prodigieux travail qui s’accomplissait en elle la faisaitpanteler comme si l’air eût manqué à ses poumons.

Il ne s’agissait pas de la faire passer de lafolie à la raison… Laurence n’était pas folle.

Il s’agissait de la faire passer d’un état demémoire à un autre ; le premier étant artificiel, et le secondnaturel. Les drogues du sorcier, ses passes magnétiques, sespressions sur la tête et surtout en arrière dans la région ducervelet avaient accompli ce prodige de transformer la personnalitéde Laurence – exactement comme il y a sûrement transformation depersonnalité consciente en certains cas de folie ; maisLaurence n’était pas folle ! La physionomie des parolesdemeurait toute puissante, et Saïtano répétait :

– C’est ici que la reine Isabeau deBavière vous a fait boire le poison. C’est ici que vous avez étéfrappée du coup de poignard de votre amant Jean sans Peur. C’estici que vous avez été séparée de Roselys. Où est maintenant votrefille ? Roselys vous appelle. Et vous, Laurence d’Ambrun, voushésitez à rejoindre votre fille.

– Je n’hésite pas, râla Laurence en setordant les mains. Je ne sais pas !…

– Mais vous savez maintenant que vousavez une fille ?

– Oui, oui ! haleta Laurence. Et jesais qu’elle s’appelle Roselys…

– Qu’est devenue Jehanne ? Dites-lefranchement. Je vous ai sauvée déjà, je puis vous sauver encore.Répondez donc avec assurance et vérité. Il faut que je retrouveJehanne de la rue Trop-va-qui-dure. Vous l’avez longtempsconnue…

– Jamais ! dit Laurence avec force.Je le jure. Je n’ai jamais connu celle dont vous parlez.

Ermine poussa un cri de terreur folle et selaissa glisser à genoux, les yeux ardemment fixés sur une de cespauvres images de la Vierge, telles que les enlumineurs populaires,aussi nombreux que nos imprimeurs, en vendaient alors pour des prixpourtant assez élevés.

– Ah ! gronda Saïtano ivre de joie,tu peux crier, maintenant !

C’était la joie du savant. Une minute, lesorcier demeura haletant, s’essuyant le front, et contemplant avecorgueil cette créature dont il avait pétri la conscience à songré.

– Conscience humaine ! cria-t-il enlui-même. Génie, folie, grandeur d’âme, pauvreté d’esprit, penséede crime ou de beauté, aspirations de cette larve qui rampe dansl’inconnu, tentatives dérisoires vers le bien ou vers le mal, vousn’êtes qu’une question de quantité. Le calcul des éléments quicomposent un cerveau peut fixer avec certitude ce qui jaillira delà : pensée de lumière ou de ténèbre. Moi-même, savant quicrois savoir, sorcier triomphant, si tel lobe de mon cerveaus’était trouvé plus ample ou plus étroit d’une imperceptiblefraction, je serais idiot. Haine, amour, affections, répulsions,vous n’êtes que des spasmodiques convulsions du ver cherchantinutilement parmi l’immensité des fanges un but qui n’existepas…

Ermine priait à haute voix.

– Tais-toi, lui dit doucement le sorcier.Tu me gênes…

Laurence ne priait pas, ne criait pas. Elleconsidérait toutes choses autour d’elle avec une sorte de stupeur.Jehanne n’existait plus en elle… Saïtano la prit par une main etmurmura :

– Savez-vous maintenant votrenom ?

Elle se prit à pleurer des larmes qui furentde plus en plus amères, et elle dit :

– Mon nom est malheur. Pourquoim’avez-vous éveillée ? Sachant que je suis Laurence d’Ambrun,je sais aussi que ma fille est morte, et que ma vie est une morneplaine de désolation.

Elle sanglotait. Il lui semblait que toutétait à recommencer dans son malheur, et que l’apaisement des ansn’existait plus pour elle. Et elle pleurait :

– Ma fille, ma petite Roselys, vous lesavez qu’elle est morte… Pourquoi me…

Elle se tut. Et Saïtano, attentif, repris toutentier par la passion de son œuvre :

– Vous l’aimez donc bien, votre petiteRoselys ?…

Laurence eut un cri déchirant – le cri mêmequ’elle eût pu avoir si, en cet instant même, Roselys fût mortesous ses yeux. C’était le chef-d’œuvre de Saïtano. Laurence aimaitsa fille exactement comme douze ans auparavant.

Les longues années écoulées, pour Laurencecomme pour tout être humain, devaient avoir effacé l’impression dedouleur. Mais pour Laurence, en ce moment, cette impression étaitvivante, contemporaine de la mort de Roselys. Alors, le sorcierporta le dernier coup :

– Laurence, on vous a trompée. Roselysn’est pas morte. Roselys vous appelle. Elle est en danger.

– En danger ? Ma fille ? criaLaurence, oubliant que l’instant d’avant Roselys était morte.

– En danger, répéta fortement le sorcier.Voulez-vous la sauver ?

– Courons ! haleta Laurence.

– Un instant. Pour sauver Roselys, ilfaut frapper votre amant. Hésiterez-vous ?

– Donnez-moi une arme ! ditLaurence, d’un accent farouche.

– La voici ! dit le sorcier.

Laurence recula, étonnée. Elle frémissait.Elle voulait s’élancer, courir au secours de sa fille. Ellehaïssait ce sorcier qui ne la conduisait pas à l’instant à Roselys.Elle lui demandait une arme pour sauver sa fille, et le maudit luitendait un parchemin !…

– Ceci ? bégaya-t-elle.Qu’est-ce ? Un chiffon de papier ! Pour frapper Jean deBourgogne ! Prenez garde, enfin ! Vous ne savez pas dequoi est capable une mère exaspérée !

– Je le sais ! dit Saïtano. Et c’estpourquoi j’ai confiance en vous. Écoutez, écoutez de toute votreforce, de tout votre être, car les minutes sont comptées, et jen’ai pas le temps. Aujourd’hui, votre amant est le maître dansParis et dans l’Hôtel Saint-Pol…

– Son rêve ! Son ancien rêve !bégaya Laurence.

– Ah ! Vous êtes « vous »tout entière, puisque vous vous rappelez ceci ! Son rêve,oui ! Son rêve se réalise. Il est le maître. Ses bandes vontse déchaîner…

– Dans ; le carnage ! Dans lesang ! râla Laurence.

– Oui ! dit Saïtano étonné à sontour. Ceci, maintenant : Jean sans Peur a une complice…

– Isabeau ! cria Laurence, secouéede frissons. La reine Isabeau !

– Vous l’avez dit ! Ceci,maintenant : votre fille Roselys habite l’Hôtel Saint-Pol.Comment ? Pourquoi ? Plus tard vous le saurez. Elle estlà, voilà tout. Isabeau la hait. Comprenez-vous ? Pour donnerla couronne à Jean de Bourgogne, sa première condition est queRoselys soit sacrifiée.

– Courons ! hurla Laurence.

Saïtano la saisit par un poignet et lamaintint.

– Que ferez-vous ? Atteindrez-vousJean de Bourgogne au milieu de ses gens d’armes ? La daguedont vous le frapperiez traverserait-elle sa cuirasse ?…

– Maudits ! râla Laurence épuisée.Qu’ils soient maudits tous deux !… Venez… Si ma fille meurt,j’aurai du moins la consolation de mourir avec elle…

– Vous pouvez la sauver, vous sauver…avec ceci ! Lisez !…

Et cette fois, Laurence prit le parchemin. Sesyeux embués de larmes, lentement, déchiffrèrent l’écriture. Etalors, un long moment, elle demeura figée, morne, insensible, avecseulement le tremblement de ce parchemin au bout de ses doigts.Saïtano, avec une sorte de gravité, reprit :

– Jean sans Peur brûla les actes demariage dans l’oratoire du logis Passavant, mais celui-ci luiéchappa. Lorsque je vous trouvai, sanglante, je vous soulevai dansmes bras, et je vis ce parchemin que cachait un pli de votre robe.Voici donc l’acte de mariage qui vous unit à Jean de Bourgogne. Ilest en règle. Il porte la signature du prêtre, la signature del’époux et la vôtre, la signature des témoins… la signature de lareine ! Comprenez-vous qu’avec ce parchemin vous pouvez tuerJean de Bourgogne ? L’époux de Marguerite de Hainaut, ensignant cet acte, a commis un sacrilège qui est puni du mêmechâtiment que le parricide ou le régicide. Êtes-vousprête ?

Laurence, avec une sorte de calme tragique,plia le parchemin et le mit dans son sein. Elle ne prononça pas unmot. Mais Saïtano vit qu’elle était prête.

– Venez, dit-il, venez sauver votrefille !

Aussitôt ils se mirent en route et gagnèrentl’Hôtel Saint-Pol. Le sorcier contourna les murs jusqu’à unepoterne située en arrière de la Huidelonne. Là, il jeta unappel.

Une minute plus tard, ils étaient dans l’HôtelSaint-Pol et à peu près par le même chemin qu’avaient suiviPassavant et le geôlier, ils s’approchèrent du palais du roi.Saïtano en connaissait les tours et détours, portes secrètes,passages réservés au roi. Il prit Laurence par la main et,rapidement, par des couloirs que peu de personnes connaissaient, laconduisit vers l’appartement d’Odette de Champdivers.

Dans la salle d’honneur.

À l’un des angles, une chose inouïe,impossible, et pourtant réelle : la reine de Franceprisonnière du geôlier de la Huidelonne ! Le premierpersonnage du royaume avant même le roi, la souveraine maîtresse del’Hôtel Saint-Pol, l’idole à qui tout obéit, est tenue à l’épaulepar la poigne de cet être si bas placé dans la hiérarchie sociale,si loin de ce qui compose alors la société, que c’est à peine s’ilexiste pour la reine. Il existe ! Et la reine, pâle comme unemorte, sent sur son épaule l’étreinte furieuse de l’homme qui,tranquillement, lui dit avec respect :

– Ne bougez pas, ou je serai forcé devous tuer…

Vers le milieu de la salle, trois hommes figésdans leur attitude de stupeur, qui regardent, écoutent, etn’arrivent pas à comprendre ce qu’ils voient, ce qu’ilsentendent : Bruscaille, Bragaille et Brancaillon qui viennentd’entrer en tempête, et se sont arrêtés court devant l’étonnantevision.

À l’autre extrémité, Jean sans Peur etPassavant, face à face, pétrifiés tous deux par ce cri qu’Odettevient de jeter du fond de son agonie :

– Passavant, ne tue pas monpère !…

Le chevalier éprouva comme un bouleversementde son être. Le cri d’Odette le frappa jusqu’à l’âme. Il eut unregard pour Jean sans Peur… pour le père d’Odette !… et sesyeux se troublèrent ; il jeta son épée, d’un geste quiclairement voulait dire : « Tuez-moi ! Je nefrapperai pas le père de celle que j’aime. »

Lentement, doucement, il déposa Odette sur letapis, et il s’agenouilla. Plus rien n’exista pour lui.

Le duc de Bourgogne regardait cela. Untourbillon de pensées évolua dans son esprit. Un prodigieuxétonnement le pétrifiait. Il eût pu aisément frapper le chevalier,mais son regard éperdu demeurait rivé sur Odette, sans qu’il sesentît la force d’un geste. Seulement, au fond de lui-même, ilmurmurait : « Ma fille ! C’est mafille !… » Et tout à coup il eut un mouvement de reculterrifié, ses yeux agrandis se fixèrent sur une vision quiapparaissait, et il râla :

– Voici la mère !… Le spectre de lamère !…

– Roselys ! cria la voix déchirantede Laurence.

– La voici ! dit Saïtano. Et voici,ajouta-t-il en désignant le duc, voici celui qui l’atuée !…

– Roselys ! répéta la voix dePassavant.

Laurence s’était jetée à genoux. Le chevalierse releva. Il ne pleurait pas. Il lui semblait même qu’il n’y avaitpas de douleur en lui, que toute sa faculté de vivre et de penserse condensait en une unique sensation de stupeur. Cela dura deuxsecondes. Brusquement, il comprit, « il secomprit » ! Cela fut soudain comme un coup de foudre. Ilse cria que toujours, en Odette, il avait aimé Roselys ; il sesanglota éperdument que dès le premier regard, là-bas, dans laHuidelonne, il avait non pas reconnu, mais « vu » Roselysdans Odette. Ses yeux sanglants firent le tour de la salle. Ilrâla :

– Son père ! Cet homme qui la tue,c’est son père ! Écoutez tous ! Jean de Bourgogne a tuésa fille !… Et moi, je n’ai pas le droit de lavenger !…

Le reste se perdit dans un sanglot d’oùjaillissaient des paroles informes.

Sans pensée, sans force, hébété d’épouvante,Jean de Bourgogne ne voyait plus que le spectre :Laurence ! Laurence vivante ! Laurence qu’il avait tuéeet qui était là sous ses yeux, telle que jadis, à peine changée,embellie peut-être par la chevelure d’argent pur. Il regardait cequi se passait comme à travers une glace qui l’empêchaitd’approcher, comme en un rêve où les gestes ne sont pas saisis etcompris tout de suite…

Laurence n’avait poussé qu’uneclameur :

– Roselys !…

Et, s’étant agenouillée, elle avait pris safille dans ses bras. Quelques secondes, elle contempla le visage dela jeune fille, et, d’une voix étrange, incompréhensible, et quePassavant comprit seul, d’une voix tranquille, dans une sorte degrognement sublime, elle prononça quelque chose qui voulaitdire : C’est elle ; c’est ma fille…

Jean sans Peur la vit qui semblait méditer uninstant, et débattre avec elle-même sur ce qu’elle avait à faire.Et tout à coup il la vit, sans effort apparent, soulever la jeunefille dans ses bras. Elle se mit en marche. Saïtano l’escortait.Laurence se heurta au trio Bruscaille, et d’un accent de rudesse,commanda :

– Place !

Ils s’écartèrent.

Elle franchit la porte, accompagnée dusorcier, et portant dans ses bras Roselys blessée, morte peut-être,sûrement privée de tout sentiment. Isabeau fit un violent effortpour s’élancer. La poigne du geôlier la maintînt, écumante, follede rage.

Passavant ramassa son épée. Il vit Bruscaille,Bragaille et Brancaillon, et, sans s’étonner de leur présence, leurdit :

– Suivez-moi !

Il se tourna vers le geôlier, et luidit :

– Suis-moi !

Le geôlier lâcha la reine. Les quatre hommesse mirent à marcher près de Passavant.

– Scas ! Ocquetonville ! hurlaJean sans Peur.

– À nous ! cria Isabeau. Au secoursde la reine !…

Plusieurs portes s’ouvrirent, dégorgeant desflots de gens d’armes. En un clin d’œil la salle fut envahie.Ocquetonville braillait des ordres : « Douze hommesautour de Sa Majesté ! Douze autour de Monseigneur ! Susaux meurtriers !… »

– Arrêtez d’abord cette femme !rugit la reine.

Laurence et Saïtano venaient de passer dans lasalle voisine. La bande des gens d’armes se rua et se heurta àPassavant entouré du geôlier, de Bruscaille, Bragaille etBrancaillon.

– Sauvez-la ! Sauvez-les ! eutencore le temps de crier le chevalier en se tournant vers Saïtano.Nous autres, il faut que nous tenions ici cinq minutes !

Et il eut un dernier cri :

– Adieu, Laurence !… Adieu,Roselys !…

XXIV – L’ÉCHAFAUD

La bande hurlante des gardes arrêtée par lechevalier de Passavant, Saïtano conduisit Laurence dans le dédaledu palais. Bientôt, ils se trouvèrent dans les jardins etatteignirent la poterne par laquelle ils étaient entrés dansl’Hôtel Saint-Pol.

– Ainsi Jean de Bourgogne m’échappe,grondait en lui-même le sorcier. Le parchemin que cette femme portesur elle aura été inutile… cette fois, du moins ! Mais commentdétourner de son cours le torrent d’amour d’une mère qui veutsauver sa fille ?…

Et levant un sombre regard sur Laurence, pourla première fois de sa vie, Saïtano sentit le frisson del’admiration le secouer. Elle venait de parcourir un long chemin,portant sa fille dans ses bras, et elle ne semblait nullementfatiguée.

– Où est placé le centre de cette forceincompréhensible ? songeait le savant. Quelle puissanceinconnue permet à cette femme, en somme mal organisée pour l’effortphysique, de déployer une telle résistance à l’énorme fatiguequ’elle doit éprouver ?

Laurence marchait d’un pas ferme, les yeuxfixés devant elle.

Elle ne regardait pas sa fille. Elle la tenaitdoucement serrée dans ses bras, comme si elle eût craint de luifaire du mal. Où allait-elle ? Quel intérêt la guidait ?Elle semblait sûre de sa route. Elle ne faiblissait pas. À aucunmoment, elle ne parut éprouver cette lassitude que prévoyait lesorcier. Et lui, bouleversé d’étonnement et d’admiration, lasuivait dans la rue Saint-Antoine où elle venait de s’engager. Illa toucha au bras.

– Ne vaut-il pas mieux déposer cetteenfant dans l’une de ces maisons ? dit-il.

Laurence ne répondit pas et continua des’avancer d’un pas égal et ferme, sans hâte.

– Allons, reprit le sorcier, il seraitbon de la mettre dans une litière, et nous la transporterons oùvous voudrez…

Laurence ne parut pas avoir entendu…

– Écoutez ! dit rapidement Saïtano.La ville est en rumeur. Voyez ces bandes de gens armés qui vousregardent passer. On va s’étonner de vous voir porter cettemorte…

– Morte ! râla Laurence d’une voixrauque. Qui dit que ma fille est morte…

– Soyez prudente ! dit Saïtano avecforce. On va vous arrêter…

– Qui donc l’oserait ! ditLaurence.

Elle s’arrêta un instant. Elle considéra deses yeux hagards ces bandes que lui signalait Saïtano, et qui, eneffet, la considéraient avec étonnement. Elle parut les défier…défier la rue… défier Paris entier. Et il y avait une telle majestédans l’expression de ce visage livide que Saïtano, avec uneirrésistible force de conviction, dit à haute voix :

– Non ! nul n’osera se placer devantla mère qui emporte son enfant !…

Et Laurence continua de marcher. Et le doublemiracle s’accomplit.

Nul ne s’approcha de Laurence. Devant elle,les groupes s’ouvrirent. Des femmes comprirent sans doute ce quefaisait cette femme qui passait, car elles se signèrent enpleurant. Et pas un instant Laurence ne faiblit… Elle marcha d’unpas raidi, égal et ferme, prenant garde seulement de ne pas luifaire mal en la serrant trop fort dans ses bras.

Ce fut ainsi qu’elle parvint devant un hôtelabandonné, aux portes disjointes ou abattues comme après unsiège…

– Le logis Passavant ! ditSaïtano.

C’était au logis Passavant que son instinctl’avait conduite !… Là où s’était écoulée son enfance, là oùelle avait été heureuse avec Roselys, Laurence d’Ambrun étaitrevenue !…

Elle entra, monta l’escalier sans hésiter etgagna la chambre que jadis elle avait habitée. Le berceau deRoselys était là, toujours, mais couvert de poussière comme tousles meubles de la pièce.

Laurence déposa sa fille sur le lit.

Et debout, près de ce lit, sans larmes,pétrifiée, elle s’abîma dans sa douleur muette, s’enfonça lentementdans les gouffres du désespoir. Saïtano s’était élancé au dehors,vers la Cité. Il entra dans son logis et dans l’armoire de fer,qu’il ne songea pas à refermer, prit cinq ou six flacons. Puis ilcourut chez Ermine Valencienne et l’emmena avec lui. Lorsqu’ilrentra dans la chambre de Laurence, il la vit toujours debout prèsdu lit, les yeux sans larmes fixés sur le visage de Roselys.Parfois seulement, elle se penchait, écartait d’un doigt léger lescheveux blonds qui retombaient sur ce front si pur, et déposait unbaiser, à peine un souffle, comme jadis, quand elle avait peur dela réveiller…

Saïtano s’approcha de Laurence et résolumentla saisit par un bras.

– Que voulez-vous ? gronda Laurence.Prenez garde ? Laissez-moi veiller ma fille…

– Assez ! dit le savant d’un accentde suprême autorité. Voulez-vous qu’elle meure ? Voulez-vousqu’elle soit vivante ? Choisissez ! Si vous la voulezmorte, je m’en vais. Si vous la voulez vivante, laissez-moi libred’agir…

– Vivante ! râla Laurence. Vousdemandez si je veux ma fille vivante !…

Elle se recula de deux pas, et s’agenouilladevant le sorcier, les mains jointes, comme dans son enfance elles’agenouillait devant le Christ en croix. Et alors, alorsseulement, les larmes jaillirent de ses yeux. Alors, elle eut descris farouches et des supplications ardentes. Elle se prosterna.Elle criait :

– Qui êtes-vous ? Vous avez été ledémon pour moi ! Soyez Dieu pour ma fille ! Pour le malque vous m’avez fait, je vous bénirai ! Pour chaque minute desouffrance endurée près de vous pendant des ans et des ans, je vousadorerai ! Sauvez Roselys, sauvez ma fille, et tuez-moi !ou faites de moi votre servante, votre très humble servante, quipassera le reste de sa vie à vous bénir…

– Debout ! gronda Saïtano. Il fautme laisser faire. Je puis sauver cette enfant. Je le veux. Maisprenez garde ! Il est temps. Il vous faut du courage.

– Que faut-il faire ? Dites !Parlez ! Je suis prête à tout ! cria Laurence debout,obéissante, palpitante.

– Vous en aller, dit Saïtano. Votre amieest ici qui m’aidera.

– M’en aller ! rugit la mère.Êtes-vous fou ?

– Vous en aller ! répéta Saïtanoavec force. Écoutez… avez-vous la force de m’écouter ?Êtes-vous en état de raison ?

Laurence d’Ambrun se raidit contre la douleur.Elle détourna ses yeux de Roselys. Elle tâcha d’obtenir de sesnerfs tendus à se briser que, pour quelques secondes, ils lalaissassent en paix. Enfin, elle s’imposa le rude effort qu’ilfallait pour écouter, et elle dit :

– Ma raison ? Ma pauvreraison ? Elle est si fluide, si ténue que je la sensm’échapper. Mais parlez. Je vous écoute. Soyez certain toutefoisque vous ne me persuaderez pas que pour sauver ma fille, il mefaille la quitter.

– Je vous félicite, dit gravementSaïtano. Vous êtes une vaillante, une intrépide lutteuse contre lespires forces ennemies de l’être humain, c’est-à-dire celles qu’ilporte en lui-même. Maintenant, regardez. Voici votre amie.Avez-vous confiance en elle ?…

Ermine Valencienne s’avança, les yeux pleinsde larmes, et murmura :

– Je donnerais ma vie pour vous éviterl’affreuse douleur où je vous vois…

– Pauvre enfant ! murmura Laurence.Noble cœur si pur, si chaste, fille à ceinture d’argent, pluschaste peut-être que je ne fus, moi !… oui, j’ai en vous laconfiance que j’aurais en une sœur chérie…

– Tout va bien ! s’écria Saïtanoavec une sorte de jovialité. Vous admettez donc que votre amie peutvous remplacer quelques heures au chevet de votre fille ?…Ceci maintenant : Roselys n’est pas morte. Je réponds de savie. Elle guérira de cette blessure.

Laurence tremblait convulsivement. Elledévorait le sorcier du regard. Il lui apparaissait comme un êtrefabuleux et tout-puissant. Et Saïtano continuait :

– Ce n’est pas « maintenant »que votre fille est en danger de mort. C’est lorsque vous la verrezguérie, bien vivante, c’est alors seulement qu’elle échappera àvotre amour maternel pour entrer lentement dans la mort.

– Que dites-vous ? bégayaLaurence.

– Je dis que Roselys guérie, Roselysvivante vous demandera celui qu’elle aime !…

– Celui qu’elle aime !… Roselys aimeun homme ?…

– Elle aime celui qu’elle a aimé dans sonenfance, le compagnon de toute sa vie ; absent ou présent,elle aime celui qui, jadis, la sauva de la Seine, et qui plus tardla sauva d’Isabeau…

– Hardy ! Hardy de Passavant !cria Laurence en joignant les mains.

– Oui ! Et lorsqu’elle vousdemandera celui qu’elle aime, lorsque vous serez forcée de lui direque Passavant est mort, alors, vous verrez Roselys mourir peu à peudans vos bras sans que vos baisers puissent la réchauffer.

De nouveau, Laurence dut faire le violent etsublime effort pour écarter de son cerveau les oiseaux de folie,pour ramasser tout son pouvoir de raison, demeurer calme, capablede pensée et d’action. Saïtano la surveillait avec une activeattention et l’admirait plus encore que tout à l’heure dans larue.

– Hardy est donc en danger de mort ?interrogea Laurence.

– Et seule vous pouvez lesauver !

Laurence jeta un regard oblique sur Roselys,n’osant pas affronter l’aventure de la regarder en plein. Et elledit :

– Je suis prête. Où faut-il aller ?Que faut-il faire ?

– Jean sans Peur ! Jean sansPeur ! rugit en lui-même Saïtano, voici ton châtiment qui semet en marche ! Où vous devez aller ? reprit-il à hautevoix. Je ne sais. Je dois rester ici. Je dois ici combattre corps àcorps la mort assise au chevet de ce lit. Je dois faire vivre votrefille ! À vous de faire vivre Passavant ! Pour cela, ilsuffit de paralyser celui qui veut le tuer…

– Et qui veut tuer Hardy ? râlaLaurence éperdue.

– Jean de Bourgogne !

Laurence baissa la tête… Une pâleur livides’étendit sur ce visage que l’effort avait jusqu’ici enfiévré. Ellese mit à grelotter. Elle parut s’abandonner aux forcesdissolvantes. Saïtano la saisit par les deux mains, se pencha surelle, et, comme s’il eût lu dans la pensée de Laurence :

– Ne vous accusez pas ! dit-il d’unevoix de volonté majestueuse. Ne dites pas que vous payez maintenantvotre faute de jadis. Ce n’est pas vous qui avez commis lafaute ; le criminel, c’est lui. Fourbe, lâche, sacrilège,c’est lui qui trompa votre candeur. Allez ! Soyez brave, soyezforte. Vous portez là, dans votre sein, l’arme qui peut tuerl’imposteur.

– Ce parchemin ? bégayaLaurence.

– L’acte de votre mariage avec Jean deBourgogne, époux déjà de Marguerite de Hainaut. Allez à lui,bravement, saisissez-le au milieu de sa cour, accusez-le hautementde sacrilège et forfaiture, montrez la preuve, et vous verrez sesvassaux eux-mêmes s’emparer de lui et l’arrêter.

– Et Hardy ? frissonna Laurence.

– Jean sans Peur arrêté, la terribleaccusation qu’il porte contre Hardy de Passavant tombe d’elle-même,elle tombe, dis-je ! Elle retombe sur Jean sans Peur !Mais allez ! Il est temps !…

Laurence, alors, cessa de regarder Roselys,même de son mince filet de regard oblique ; elle sentait qu’uncoup d’œil la riverait à sa fille et qu’elle ne pourrait plus s’endétacher. Elle sortit de la chambre, et aussitôt Saïtano se mit àl’œuvre.

Hors du logis Passavant, Laurence marcha,portée par le raisonnement qui demeurait ferme sous les afflux dedouleur, comme une roche de granit sous les vagues de la marée quidéferle à grand fracas. Les flots s’élancent, se roulent, segonflent et hurlent, mais la roche est là, inébranlable. Ainsi selamentait la douleur de Laurence. Mais sous cette douleur, presqueinconsciente, la raison demeurait ferme.

Laurence prit donc le chemin de l’HôtelSaint-Pol.

Là était le centre d’action de Jean sans Peur.Là elle pourrait saisir l’ennemi et le dompter.

Elle déboucha sur la place de Grève, pleine derumeurs, vaste conflit de mouvements houleux et de clameursimprécises. Au centre, l’îlot noir se dressait, funèbre plate-formesur laquelle se détachaient des formes grêles dansl’éloignement : le bourreau et ses aides sur l’échafaud.

*

**

Il nous faut maintenant revenir à l’HôtelSaint-Pol et rentrer dans cette salle d’honneur que quittaientLaurence, portant Roselys dans ses bras, et Saïtano. Passavant, aumoment de l’irruption des gens d’armes appelés par Jean sans Peuret Isabeau de Bavière, s’était campé devant la porte que venait defranchir Laurence. Ils étaient cinq pour tenir tête à unequarantaine de solides batailleurs armés de haches, de masses et delourdes épées à double tranchant.

– Il suffit de tenir ici quelquesminutes, songeait Passavant.

C’est tout ce qu’il pensait. Sans douteRoselys était vivante en lui, sans doute son esprit divaguaitconfusément le long de ce double plan de prodigieuxétonnement : qu’Odette, c’était Roselys ; et que Roselysétait la fille de Jean sans Peur. Mais toute sa pensée active secondensa pendant deux ou trois secondes sur la nécessité de tenirlà quelques minutes… de tenir sans frapper Jean sans Peur !Allait-il mourir ? Roselys était-elle morte ? Si ellevivait encore, sortirait-elle de l’Hôtel Saint-Pol ? Et lareverrait-il jamais ? Aucune de ces questions ne se dressa enlui. Et deux secondes plus tard, la pensée même qu’il fallait tenirlà s’abolit. Il ne pensa plus. Il fut pris dans la furie de labataille. Il se battit. Ce fut tout…

La bataille se déchaîna instantanément.

Ocquetonville entra, avons-nous dit. D’un coupd’œil, il vit Isabeau. Il vit Passavant. Et il vit le duc deBourgogne. D’un bond, il fut sur lui, et avec un rire detriomphe :

– Sire !…

– Sire ? gronda le duc haletant,oubliant tout.

– Oui ! Sire ! C’est vous quiêtes sire ! Le roi est mort !…

– Vive le roi, gronda la bande.

Isabeau frénétique, écumante, son regard defeu rivé sur Passavant, saisit Jean sans Peur par la main, et d’unevoix puissante qui domina le tumulte, d’une voix de fièvre etd’enivrement, cria :

– Vive le roi !…

– En avant ! hurla Jean sans Peur.Le premier ordre du roi, le voici : saisissez ce rebelle etportez-le à l’échafaud de la Grève !…

Ceci demanda quelques instants. Près de laporte, déjà, on se battait. Il n’y avait, dans la confuse visiondes gestes enchevêtrés, que les éclairs des formidables épées selevant à deux bras et retombant en coups sourds. Le premier tombale geôlier. Il tomba, le crâne ouvert d’un coup de hache. Ils’abattit en travers de la porte, et il eut le temps, en cetteinappréciable seconde, de voir Ocquetonville fendre le flot desassaillants et se placer devant Passavant.

Le geôlier mourut presque aussitôt. Il mourutavec un étrange sourire sur les lèvres, le même sourire qu’il avaiteu pour dire sur le corps de Scas : « Un seul coup droitau cœur !… » Presque aussitôt s’abattit un corps sur lecorps du geôlier : c’était Bruscaille. Un coup de massel’atteignit à la tempe, et il s’abattit comme un bœuf. Au mêmeinstant, une épée le traversa de part en part… l’épéed’Ocquetonville qui, alors, se trouva face à face avec Passavant.Les deux épées, rouges toutes deux, se choquèrent, et une pluie desang tomba.

– Vous êtes le dernier ! haletaPassavant.

Ocquetonville vociféra :

– Scas ! Guines !Courteheuse ! Je vous venge !…

– Scas ! Guines !Courteheuse ! cria Passavant, voici Ocquetonville qui vient àvous.

Et il allongea simplement le bras, comme si lamort d’Ocquetonville eût été chose inéluctable convenue entre luiet le Destin. Et la chose convenue s’accomplit. Emporté par sonfurieux élan. Ocquetonville s’enferra ; il tomba, le cœurcrevé…

Alors, dans la salle, les hurlements devinrenttempête. Passavant jeta un coup d’œil par-dessus son épaule :Laurence et Saïtano n’étaient plus là. Sans doute ils étaient loindéjà, hors d’atteinte.

Un flot de sang tiède jaillit sur lui ;il en eut sur le visage, ses mains furent rouges, et dans unevision insaisissable de rapidité, il vit s’affaisser Bragaille, lagorge ouverte.

Près de lui, sur sa droite, il ne distinguaitplus, dans l’affreuse confusion de ces visions, qu’un géant dontles bras, d’un geste automatique, se baissaient et se levaient pourse baisser encore ; au bout de ces bras, il y avait un de cesestramaçons de bataille qu’un colosse pouvait seul manier avecaisance. Et c’était Brancaillon qui, paisible, souriant, simplementheureux de se trouver près de Passavant, accomplissait avec candeurune effroyable besogne. Ce fut entre deux attaques foudroyantes quePassavant vit cela. Il eut un pâle sourire et poursuivit sa besogneà lui.

Lui, c’étaient des coups droits. Il neconnaissait que le coup droit, en cette épouvantable minute. Toutce qu’il savait d’escrime sagace et voltigeante, il l’avait oublié.Ses bras plongeaient dans le tas de poitrines, et à chaque plongéeil revenait d’un bond en arrière, l’épée ruisselante. Il ne disaitpas un mot.

Autour de lui, la rafale des insultesmugissait. Des malédictions frénétiques se croisaient. Iln’entendait pas. Il frappait. Hagard, porté d’un coup d’aile horsdes limites du raisonnement et des sensations, il n’était plusqu’une force en mouvement. Les dents serrées, les yeux exorbités,tout son être ramassé dans une formidable tension des nerfs, il futsi effrayant que des reculs désordonnés se produisirent.

Autour de Passavant, il y avait une douzainede cadavres sur lesquels piétinaient furieusement les assaillants.Il jeta encore un regard par-dessus son épaule : plus deLaurence, plus de Roselys. Une vague pensée, dans un tantième deseconde inappréciable, lui formula qu’elles étaient bien sauvées,et ce fut d’une étrangeté extra humaine qu’en ce laps de temps sibref il songea doucement, avec une infinie douceur, à rejoindreRoselys. Aussitôt, ce fut fini. Il continua de frapper ;soudain, il s’arrêta net : Jean Sans Peur était devantlui ! Le père de Roselys !…

Jean Sans Peur avait vu tomberOcquetonville.

Ce fut alors qu’à grand effort il se frayapassage parmi ses gens, se dirigeant sur le chevalier. Une sorte derage le transportait. De ses quatre estafiers, confidents de sespensées, exécuteurs de ses vengeances, le quatrième venait detomber, d’un coup droit au cœur, comme les trois autres. C’était larage, oui. Mais sous cette fureur à laquelle il s’excitait il yavait une joie sourde. Et, tandis qu’il marchait sur Passavant,Jean Sans Peur songeait :

– Maintenant, personne ne peut plusm’accuser du meurtre de Louis d’Orléans !…

Il atteignit Passavant au moment où une massed’armes sifflant dans l’air à toute volée allait s’abattre sur lechevalier. La masse s’abattit, et Passavant demeura debout. JeanSans Peur le vit qui baissait son épée… C’était Brancaillon quiavait reçu le coup.

Brancaillon avait vu venir la masse et s’étaitjeté en avant. C’est lui qui la reçut. Elle l’atteignit sur le côtégauche de la tête et ricocha sur l’épaule. Brancaillon tombalourdement et demeura inerte…

Jean Sans Peur leva la main, d’un furieuxgeste d’autorité. Les épées, les masses, les haches s’abaissèrent.Les hurlements, les imprécations s’apaisèrent. La meutes’immobilisa, grondante encore, soufflant, haletant. Il n’y eutplus de distinct que les gémissements des blessés.

Passavant baissa la tête et vit Brancaillon àses pieds, étendu tout raide.

Quelque chose comme un tressaillement profondle fit vaciller ; quelque chose comme une douleur lointaineembua ses yeux… et il redressa la tête. Cet adieu donné au pauvreBrancaillon avait duré une seconde – laps de temps énorme dans latempête qui emportait l’esprit du chevalier.

– Eh bien ! gronda Jean Sans Peur,pourquoi ne me frappez-vous pas, moi aussi ?

– Parce qu’elle vous protège ! ditPassavant.

Jean Sans Peur le savait ! Père deRoselys, il était inviolable pour Passavant !

– Allons ! dit-il, c’est assez.Qu’on le saisisse !

Et il se plaça près de Passavant, jusqu’à letoucher, le réduisant ainsi à l’impuissance. Le chevalier n’eutmême pas le temps de se remettre en position de bataille et degarde : vingt bras s’abattirent sur lui, les dagues selevèrent.

– Mort au premier qui le frappe !hurla le duc.

Et il ajouta :

– Cet homme appartient à la justiceroyale. Condamné pour le meurtre de notre cousin le duc d’Orléans,c’est l’exécuteur royal qui seul peut le frapper. Il faut que lepeuple de Paris voie mourir l’assassin. Gardes, conduisez-le àl’échafaud de la Grève !

Il était à ce moment environ une heure aprèsmidi.

Passavant, par les gens de Bourgogne, futremis aux gardes qui, au nombre de soixante, se mirent en routepour la place de Grève ; au milieu d’eux marchait Passavant.Dès que le chevalier eut été emmené, Jean Sans Peur s’approchad’Isabeau, et sans doute il prit avec elle les dernièresrésolutions, car, se tournant vers Robert de Mailly, ildit :

– Comte, prenez une suffisante escorte etallez à Notre-Dame où vous ferez sonner le gros bourdon.

Et alors Isabeau, au moment de sortir de cettesalle pleine de blessés, de cadavres et de sang :

– Allez, sire ! Allez, et revenezvainqueur ! À 4 heures je vous attends dans la grande chapelledu palais où je vais faire rassembler le conseil et le chapitre desCélestins.

Elle sortit lentement, spectre sanglant quisemblait se mouvoir à l’aise parmi les cadavres.

Jean Sans Peur, une minute, demeura sur place,livide, vacillant, l’œil flamboyant et d’une voix d’orgueilinexprimable, il dit dans un profond soupir :

– Je suis roi !…

– Vive le roi !… vociféra la bande,les épées haut dressées.

– En avant ! gronda alors le duc. Enavant pour l’extermination des Armagnacs !

Un instant plus tard, il n’y eut plus dans lasalle que les cadavres étendus en des attitudes convulsées.

L’un de ces cadavres, alors fit un mouvementpour se soulever, et retomba pesamment. Il eut un grognement dejurons ; une nouvelle tentative le mit sur les genoux, puis,enfin, debout, appuyé au mur. C’était Brancaillon… Le coup de massene l’avait pas tué.

Brancaillon était demeuré étendu, à peu prèsassommé, le sentiment et la sensation abolis : ce fut sonsalut. Si un seul des gens de la bande avait soupçonné à ce momentqu’il vivait, Brancaillon eût été aussitôt achevé.

Évanoui, le colosse n’avait pas tardé àreprendre ses sens. Il avait entrouvert un œil, et, comme dans unrêve, il avait vu la reine et le duc échangeant de rapidesparoles…

Quand il fut debout, Brancaillon chercha, danssa pauvre tête bourdonnant, à rassembler quelques idées. Et voicila traduction approximative de ce qu’il parvint à penser :

– J’ai l’enfer dans le gosier, et il n’ya qu’un homme au monde capable d’étancher une telle soif, c’est leroi de France. Je vais aller le faire rire un peu, moyennant quoije serai abreuvé d’innombrables vins de toutes couleurs… Ah !par le diable !… Et pourquoi assemblerait-on dans la grandechapelle le conseil royal et le chapitre des frocards ?… Etpourquoi a-t-on crié « Vive le roi » ?… Qui est roià cette heure ?… Est-ce que nous avons tué le pauvresire ?… Que de sang, mort-dieu, que de sang !… Où estPassavant ?…

Il vacilla. Il se raccrocha frénétiquement auxmontants de la porte, se frotta le front avec énergie, et regardaautour de lui.

– Voici Bruscaille, bégaya-t-il. Et voiciBragaille. Ho ! Dites donc, vous autres, vous rappelez-vous sinous avons tué le bon sire qui aimait, à rire ? Est-ce quenotre seigneur maître le duc de Bourgogne est roi de France ?…Ils ne répondent pas, les ruffians !… Oh ! mais… ils sontmorts !… Les pauvres bougres ! Que le diable les tienneen joie !… Seigneur, donnez-moi à boire !… Il faut que jeboive !…

Pas à pas et se tenant aux murs, Brancaillonse mit en route. Bientôt, il se sentit plus ferme et la soifintense que lui donnait la perte du sang lui suggéra la seule idéenette et précise qu’il put formuler : arriver coûte que coûtedans l’appartement du roi où, sûrement, le bon sire lui donnerait àboire…

Bientôt aussi, toutes les idées qu’il avaitramassées dans la salle sanglante finirent par se classer dans satête. Il put se souvenir avec certitude qu’il n’avait pas frappéCharles VI. Dès lors, la pensée de ce Conseil royal qu’ondevait réunir à 4 heures dans la grande chapelle s’imposa àlui.

Par le chemin qu’il avait parcouru avecBruscaille et Bragaille lorsqu’ils avaient entendu le cri dePassavant, il se traîna jusqu’à la porte par où ils étaient sortisde l’appartement du roi, porte opposée à celle qu’avait ferméeOcquetonville, après avoir constaté que le fou était mort.

Brancaillon entra donc et fut frappé del’énorme désordre qui régnait dans la salle.

– Oh ! grogna-t-il, c’est donc lejour de la destruction finale ? On s’est donc battu ici commelà-bas ?

Il chercha des yeux et tout à couptressaillit.

Dans un recoin d’ombre, deux hommes assis surle tapis, manipulaient activement des cartes : C’étaitCharles VI ; c’était Jacquemin Gringonneur…

Jacquemin Gringonneur tremblait, claquait desdents, suait la suée de l’épouvante et se disait :

– Je sens mes veines qui se glacent, ôJupiter ! Ainsi devait frissonner ce misérable Thersyte,lorsqu’il entendait les clameurs des Troyens attaquant le camp desGrecs ! Par Vulcain, je suis tout de même par troppoltron !

– Joue, Gringonneur ! disait le roi.À toi, à toi. À quoi songes-tu, par Notre-Dame ?

Jacquemin abattait sa carte au hasard, etcontinuait son soliloque :

– Je tremble, je grelotte et pourtant jene m’en vais pas. Ô puissance de l’amitié ! Ô Pylade etOreste, Castor et Pollux, du haut de l’Olympe, vous devez metrouver sublime !

Et c’était vrai. Jacquemin Gringonneur, cejour-là, fut sublime.

Il n’avait qu’une idée lucide :fuir ! fuir au plus tôt, par les voies les plus rapides !fuir le massacre qui commençait (les bruits venus de l’appartementd’Odette), massacre qui, sûrement, ne l’épargnerait pas.

Entré dans l’Hôtel Saint-Pol pour faire sacour quotidienne, il avait trouvé le roi jouant tout seul auxcartes dans un décor de choses brisées, évocateur de quelquebataille. Jacquemin avait voulu fuir. Mais le roi lui avait ordonnéde s’asseoir sur le tapis, devant lui, et le peintre enlumineuravait obéi en soupirant : « Je suismort ! »

De minute en minute, la volonté de fuir lepressait… « Si toutefois j’en ai encore la force », sedisait-il. Et au fond de lui, une voix lui criait :« Reste, Gringonneur, reste avec ce pauvre sire que sescourtisans ont abandonné dans la male heure. Donne au monde cetexemple de fidélité. Sois plus brave que ta poltronnerie. Dompteles frissons de la carcasse. Et si ton roi, ton ami qui t’aenrichi, qui t’a fait une heureuse existence, qui n’a plus que toiau monde, si ton ami meurt, eh bien, meurs avec lui, près de lui.Charles t’a donné les lettres patentes qui te permettent de porterl’épée. Eh bien, pour une fois, la première et la dernière, sansdoute, tu te serviras de cette épée !… »

C’est dans ces dispositions d’esprit queBrancaillon trouva Gringonneur.

– Ho ! fit Jacquemin, voici durenfort ; déjà, je me sens plus brave.

– Tiens ! dit tranquillement le roi,voici mon brave ermite. Mais… mais ne t’ai-je donc pas tué, quand,t’ayant saisi par les pieds, je te fis tournoyer ? Eh bien, jesuis content de te voir vivant.

– Sire, dit Brancaillon, j’aisoif !

– Moi aussi ! ajouta Gringonneurémerveillé. Je me demandais aussi ce qui me tourmentait. C’était lasoif !

Le roi se leva, passa dans sa chambre deréfection, revint les bras chargés de flacons, et reprit sa placeen disant :

– Buvons et jouons.

C’était le roi de France ! Dans l’HôtelSaint-Pol, dans son palais, dans Paris, le grand complot éclatait,la trahison se déchaînait, et l’esprit de carnage battait desailes…

Gringonneur et Brancaillon étanchèrent leursoif, tandis que le fou, avec une fébrile activité, battait lescartes et murmurait des choses incompréhensibles. Ses pommettesétaient pourpres. Ses yeux flamboyaient. Et pourtant, la crise dedémence commençait à s’apaiser sans doute, car parfois il laissaittomber les cartes, passait sa main grêle et jaune sur son front enfeu, et une vague lueur s’allumait dans ses yeux.

Gringonneur ne s’enquit pas de savoir commentBrancaillon avait été blessé : le brave peintre redoutaitd’apprendre d’une façon précise que le massacre était commencé.Mais de ses mains tremblantes il parvint à panser le géant qui,d’ailleurs, dès le troisième flacon, commença à se trouver plussolide.

– Jouons ! Jouons, reprenaitfébrilement le roi fou.

Et alors Brancaillon :

– Sire, sur le coup de 4 heures, il va sejouer un jeu étrange dans la grande chapelle…

Gringonneur leva la tête et regarda fixementBrancaillon.

– Voici, dit le colosse avec saformidable sérénité, voici ce que j’ai entendu… Écoutez, sire roi,écoutez, je crois que l’heure de bien jouer va venir… et l’heure derire !

*

**

Sur la place de Grève, une immense clameursalua l’arrivée du condamné. Les archers s’avançaient péniblement àtravers l’énorme foule. Les huit sergents à verge qui marchaient entête hurlaient : « Place ! Place à la justiceroyale ! »

– Voici le condamné ! Le meurtrierdu sire d’Orléans ! criaient des bourgeois.

Mais d’autres en plus grand nombremurmuraient :

– Le condamné, oui, mais le meurtrier…qui le connaît ?

Ce sentiment que le condamné qui marchait àl’échafaud n’était pas le vrai meurtrier du duc d’Orléans étaitpresque unanime dans la foule. Mais nul ne songeait d’ailleurs às’indigner. La véritable pensée de tout ce peuple était qu’ilvoulait voir l’exécution.

Passavant marchait au milieu des gardes. Iln’était pas lié. En sortant de l’Hôtel Saint-Pol, l’archer qui setrouvait près de lui avait voulu le tenir par le bras. Passavantlui avait dit :

– Mon ami, je n’ai guère la possibilitéde me sauver. Vous ne pouvez donc craindre aucune tentative. Jemarcherai de bonne volonté. Mais si vous m’en croyez, si vous tenezà assister à mon supplice, je vous engage à ne pas me toucher.

Il paraît que ceci fut dit d’un ton sibizarre, et l’archer vit une telle résolution dans les yeux ducondamné, qu’il le lâcha tout aussitôt.

On arriva sur la place de Grève.

Passavant, du premier coup d’œil, vitl’échafaud et frissonna. Le regret de la vie étreignit son cœur.Dans cette minute, il calcula si, par un moyen quelconque, ilpourrait non, s’échapper, ce qui était impossible, mais provoquerune bagarre au cours de laquelle il se ferait tuer pour éviter lesupplice. Mais bientôt il se rendit compte que cela même étaitimpossible.

– Eh bien ! se dit-il, tâchons,jusqu’au bout, d’être le fils de Passavant le Brave.

Il n’avait pas peur de mourir. Mais l’idée decette longue torture du bûcher à petit feu où il agoniseraitlentement, mutilé déjà, la langue arrachée, le poignet coupé,faisait monter son cœur à la gorge, et il se demandait comment ilallait supporter la chose.

Les abords de l’échafaud furent violemmentdégagés par les archers de service sur la place, et il y eut dansla foule des grondements de colère. Passavant monta rapidement lesmarches qui conduisaient à la plate-forme. Il entrevit alorsl’exécuteur qui lui tournait le dos et se baissait pour s’assurerune dernière fois que le tranchant de la hache était en bon état.Le condamné haussa les épaules. En une vague et rapide vision, lesaides gesticulèrent dans le champ de sa vue. Puis son regard seporta sur l’immense foule, océan immobile maintenant, d’où montaitle grand souffle de l’angoisse. Il crut entendre que les femmesplaignaient sa jeunesse. Il crut voir des visages sympathiques. Etil se raidit :

– Courage, par Dieu ! Il faut icimourir en vrai Passavant. Mourir, ce n’est rien, mais souffrir…diable ! Aurais-je la force de ne pas crier ?… Allons,adieu, Odette… Roselys !

Et comme cette image évoquée menaçait del’attendrir, à pleine voix, comme à la bataille, il cria :

– Hardi ! Hardi ! Passavant leHardi !

– Me voici ! hurla une voixéclatante.

Et Passavant, au pied de l’échafaud, vitl’éclair d’une large épée qui se levait et s’abattait d’unformidable coup de revers, couchant deux archers ; dans lamême seconde, il y eut le bondissement d’un homme qui se ruait surl’escalier en vociférant : « Me voici ! Hardi !Hardi !… »

– Tanneguy ! rugit le chevalier.

– Prends ceci ! gronda lecapitaine.

Passavant saisit la dague que lui tendaitTanneguy du Chatel qui, livide, désordonné, furieux, tandis qu’unsilence de mort pesait sur la foule pétrifiée de stupeur,hurlait :

– Hardi ! Venez-y, maintenant !Nous sommes deux !

– Et celui-ci est avec vous ! fitune voix calme, sinistre, rocailleuse.

Et Passavant, les yeux hagards, l’espritexorbité par les effrayantes secousses émotives de cet instant, vitle bourreau se placer près de lui, sa hache à la main.

Le bourreau !… C’était le chef desÉcorcheurs. C’était Polifer. En un clin d’œil, il se débarrassa dusurcot rouge et apparut vêtu de buffle. En ce même laps de temps,ses aides se rangèrent derrière lui, la dague au poing, et unetrentaine d’êtres déguenillés, sauvages, figures de cauchemar,montant l’escalier, envahirent la plate-forme.

Il y eut dans la foule une terribleclameur :

– Les Écorcheurs ! LesÉcorcheurs !…

Polifer leva sa hache, et, d’un cri puissant,répondit :

– Les Écorcheurs !

– En avant ! vociféra Tanneguy duChatel.

– Hardi ! hurla le chevalier.Hardi ! Passavant le Hardi !

La bande tout entière se mit à descendre lelarge escalier, dévala comme un troupeau de sangliers, hérisséd’acier, monstrueuse bête pelotonnée, rugissante, qui fonça droitdevant elle.

Passavant était en tête. Près de lui Tanneguy.Un peu en arrière, Polifer, d’une voix brève, criait des ordres àses Écorcheurs et les rangeait en ordre de bataille. Sur la placele tumulte se déchaînait, comme si cet océan humain, une minutefigé, se fût soulevé en vagues frénétiques. Au pied de l’échafaud,la bataille éperdue commençait…

À ce moment, le sourd mugissement d’une voixde bronze couvrit les vastes rumeurs…

À cet appel, qui avait on ne sait quoi detragique et de désespéré, il y eut un bref silence, puis la clameurde la bataille rebondit en cris qui se répercutèrent sur toute laplace, et de là, s’épandirent de rue en rue dans Parisconvulsif : « Le signal ! Lesignal ! »

C’était le signal de Jean sans Peur !

C’était la voix du gros bourdon de Notre-Dame.Deux fois, trois fois, elle jeta lentement son mugissementprolongé, puis ses appels se précipitèrent, et elle se mit à hurlerdans les airs, appelant tous les esprits de carnage qui accouraientet tourbillonnaient dans un ciel morne.

– Qu’est cela ? cria Tanneguy touten frappant à coups redoublés.

– Le signal de l’extermination desArmagnacs ! répondit Polifer.

– Malédiction ! clama lecapitaine.

La bande se battait. La foule des bourgeoiss’était disloquée en troupes qui se mettaient en marche vers despoints déterminés. Un escadron d’hommes d’armes passa le long de laSeine, d’un trot pesant, dans un grondement de sabots, dans unfracas de cuirasses entrechoquées, oriflammes déployés, et celahurlait :

– Bourgogne ! Bourgogne !

– Mort aux Armagnacs ! vociféraientles bourgeois.

Et plus loin, dans la Cité, une clameursauvage et puissante balaya tous les bruits avec le souffle de cecri forcené qu’elle jetait au monde :

– Liberté ! Liberté !…

Et c’étaient, là-bas, les gens de Caboche, àl’œuvre déjà, franchissant le pont, culbutant la garde prévôtale etmarchant sur l’Hôtel Saint-Pol. Et ce monstre en marche faisaittrembler Paris avec sa clameur :

– Liberté ! Liberté !…

Au pied de l’échafaud, la bataille devenaitfrénétique mêlée. Trois cents archers entouraient Passavant,Tanneguy et les Écorcheurs.

Là, ce fut un furieux enchevêtrement de gestesépileptiques, de bras qui se levaient pour assommer, égorger ;les visages n’étaient plus que des masques convulsés, les bouchestordues, les yeux flamboyants, des cris rauques se croisaient, lesmalédictions se heurtaient, les gémissements fusaient en plaintesdéchirantes et Passavant, les mains rouges, le visage éclaboussé derouge, les vêtements en lambeaux, Passavant, armé d’une épéeramassée sur le champ de bataille, d’instant en instant, portaitdevant lui son terrible coup droit – droit au cœur… un hommetombait, puis un autre… et son sourire narquois, un peu sceptique,semblait dire : « Allons, ce n’est pas cette fois encoreque j’irai voir Passavant le Brave dans un monde où, sans doute, iln’est pas besoin de tant de sang pour conquérir le bonheur… »Et tout à coup, il se mit en marche en criant :

– Passavant ! Passavant leHardi !

– Hardi ! hardi ! hurlaTanneguy. En avant !

La troupe des Écorcheurs, en bloc serré,s’avança. D’un furieux effort, elle pénétra dans la masse desarchers. À gauche, à droite, en avant, les coups de massepleuvaient. De la bande en marche surgissait l’ininterrompujaillissement des éclairs d’acier, et des hommes tombaient sur descadavres, se roulaient, puis demeuraient immobiles, et l’effroyablebête hérissée, grondante, sanglante, faisait sa trouée ; depart et d’autre, les archers lâchaient pied… Brusquement, lechevalier de Passavant se trouva dans la rue Saint-Antoine. Il n’yavait plus d’archers.

La rue n’était qu’un tumulte. Mais ces bandesqui passaient en vociférant ne s’inquiétaient pas de Passavant etde sa troupe. Elles avaient leur besogne tracée d’avance, et ellesy allaient.

Un instant, Passavant et Tanneguy seregardèrent, si rouges, si déchirés, si hagards, qu’à peine ils sereconnurent. Et alors, ils s’embrassèrent.

– Vous êtes sauvé, dit Polifer ens’avançant.

– Grâce à vous dit Passavant en luitendant la main. Mais comment…

– Oh ! c’est bien simple, dit lechef des Écorcheurs qui vit venir la question. Maître Capeluche estun ami à moi… Un ami… vous comprenez ? Il ne peut rien merefuser. Dès lors que j’ai su qu’on allait vous exécuter, j’ai étéle trouver. Il ne voulait pas d’abord. Puis je l’ai convaincu.Bref, le brave Capeluche a été pris à temps de la fièvre nécessaireet m’a désigné comme le seul de ses aides capable de le remplacer.Voilà. Vous êtes sauvé. Il faut maintenant sortir de Paris. Oùvoulez-vous aller ?…

– À l’Hôtel Saint-Pol ! réponditPassavant d’une voix sombre.

XXV – LA DAME D’ORLÉANS

À l’hôtel d’Armagnac, ce jour-là, vers 11heures, une cinquantaine de hauts seigneurs étaient assemblés dansla grande salle des armes. De quart d’heure en quart d’heureentrait une estafette qui venait rendre compte de ce qui se passaitdans Paris. Le comte d’Armagnac, revêtu de son harnachement deguerre, mais la tête nue encore, recevait les messages et lescommentait d’un mot rapide. Il était pâle de fureur. Sous sesgantelets, ses mains tremblaient légèrement. Parfois, un rauquesoupir soulevait sa poitrine.

Autour de lui, les seigneurs, debout, toutharnachés, pareils à des statues, se tenaient immobiles ;derrière chacun d’eux, un valet d’armes portait le casque dont ilallait le coiffer.

C’était une imposante et terribleassemblée.

Toute la haute noblesse du royaume était là,frémissante de colère : les noms les plus illustres, leshommes les plus braves, les chefs les plus redoutés.

Il y avait le comte de Namur, impétueux,bouillant, qui se rongeait les poings et mâchait de furieuxjurons ; il y avait le sire de Coucy, formidable silhouetteféodale ; il y avait le seigneur d’Albret et le duc de Bar,plus froids, livides de rage, silencieux et sombres ; il yavait le comte d’Alençon qui frappait du pied et jurait sourdementd’arracher le cœur de Jean sans Peur pour le faire manger par seschiens ; il y avait le seigneur de la Trémoille qui souriaitd’un hautain sourire ; Hélion de Lignac, Colin de Puisieux,Raoul de Brisac, et d’autres hauts barons, rudes figures balafréesd’entailles, statues de puissance, regards d’orgueil et defureur…

Vers midi, une dernière estafette entra etparla à l’oreille du comte d’Armagnac. Il tressaillit violemment,un tremblement convulsif l’agita. Puis, par un effort de volonté,il se calma.

– Messieurs, dit froidement le comted’Armagnac, le conseil est ouvert. Que chacun parle à son tour.

– Par la mort du Christ ! hurla lecomte de Namur, il n’est besoin ni de paroles ni de conseils.Montons à cheval et marchons sur les Bourguignons !

Une acclamation accueillit ces paroles.Armagnac leva la main. Il eut un sourire livide.

– Noble seigneur de Namur, dit-il, etvous tous, ce serait, par Notre-Dame, trop facile, et trop agréableaussi : marcher au Bourguignon, tuer ou l’être, lui fairepayer en tout cas sa victoire le plus cher possible, oui,seigneurs, ce serait plaisant à faire. Malheureusement, c’estdifficile, et je dois vous rappeler avec exactitude la situation oùnous sommes… Jusqu’à ce matin, nous avons ignoré le complot de Jeansans Peur. Quand je vous ai mandés ici, quand vous avez tous étéassemblés, il était trop tard pour nous défendre. Les principalesrues, les principales forteresses de Paris sont occupées. Déjà, ily a deux heures, quand vous êtes venus, il ne nous restait plus quela ressource de mourir avec gloire.

– Mais, observa le duc de Bar, nous avonsdécidé tout à l’heure de nous rendre à l’Hôtel Saint-Pol, de nous yretrancher avec la dame d’Orléans et d’y soutenir le siège. Laforteresse royale peut tenir un an, pendant lequel toute laseigneurie de France se lèvera pour nous. Au pis-aller, nous auronsla gloire suprême de mourir en défendant le trône. Il y a un roi,messieurs. Allons défendre le roi !

Armagnac se leva. Il était effrayant à voir.Un frémissement parcourut l’assemblée, qui comprit que quelquechose de terrible allait se dire :

– Messieurs, dit Armagnac, le roi estmort.

Le silence de stupeur, de rage et peut-êtred’effroi qui s’abattit sur ces braves et rudes hommes de guerre futsinistre. Armagnac, de sa voix glaciale, continua :

– Le roi Charles, messieurs, vient d’êtreassassiné, égorgé dans son palais, il y a une demi-heure à peine.Dieu ait son âme !

Et tous ces hommes, oubliant qu’il étaitquestion pour eux de vie ou de mort, s’inclinèrent en murmurantavec une profonde ferveur :

– Dieu ait pitié de l’âme de Charlessixième…

Puis ils se redressèrent et se regardèrent,effarés. La nouvelle était effroyable, car elle présageait letriomphe absolu de Jean sans Peur.

– Seigneur, reprit le comte d’Armagnac,vous voyez que nous ne pouvons nous réfugier à l’Hôtel Saint-Pol.Nous n’avons pas le droit non plus de nous faire tuer dans les ruesde Paris, car nous avons juré de rendre la dame d’Orléans saine etsauve en ses domaines, où elle veut se retirer. Voici donc ce qu’ilfaut faire. Nous ferons monter la noble veuve de notre malheureuxami dans une litière, et nous marcherons sur la porteSaint-Antoine, sans nous inquiéter de ceux de nous qui tomberont enroute… Les survivants escorteront Mme Valentinejusqu’en son domaine…

Les Armagnacs se regardèrentsilencieusement : il leur en coûtait de renoncer à combattreles Bourguignons, mais leur devoir était de sauver la veuve decelui qui avait été le chef de leur parti.

– La dame d’Orléans, reprit le comte, avoulu venir à Paris pour demander justice contre le vrai meurtrierde son noble époux. Notre honneur était de l’escorter et de laseconder. Aujourd’hui, seigneurs, le meurtrier triomphe… Tous, nousavons quelque obligation à Mme Valentine, outre quenotre devoir de gentilshommes est de ne pas livrer une dame à sesennemis. Messieurs, dans deux heures, plus tôt, peut-être, lenouveau roi cherchera à s’emparer de la malheureuse veuve. Quandnous aurons tous succombé autour d’elle, il ne lui restera plus àelle-même qu’à se tuer pour ne pas tomber aux mains de l’assassinde son mari. Mon avis est donc de renoncer dans Paris à une luttedont l’issue ne peut être douteuse, de sauver coûte que coûte ladame d’Orléans, chef nominal, oriflamme et bannière de laseigneurie française, et de rassembler dans les plaines de Île deFrance assez de seigneurs dignes de ce nom pour assiéger l’hommequi doit son trône au meurtre, au mensonge, à la forfaiture. Dieuaidant, nous prendrons Paris, et nous remettrons sur le trône lefils de la race des Valois. J’ai dit. Que ceux qui tiennent pour unautre avis l’expliquent.

– Je me range à l’avis du noble comted’Armagnac, dit le duc de Bar.

Aussitôt, tous les seigneurs présents crièrentqu’il n’y avait pas d’autre avis possible.

– Et puis, ajouta le comte de Namur avecun rire terrible, après tout, ce sera encore de la bataille. Par leChrist, j’espère bien que nous ne sortirons pas de Paris sans coupférir !

– Bataille ! Bataille ! criatout d’une voix cette assemblée de braves.

C’étaient des braves. Surpris par l’explosionsoudaine du complot, leur retraite hors de Paris ne peut nullementêtre assimilée à une fuite.

C’étaient de rudes seigneurs, impitoyablessouvent pour le bourgeois et le manant, orgueilleux toujours ;ils avaient fait germer autour d’eux de vastes haines ; ilsétaient la féodalité jalouse de ses droits, dure dans l’exercice deses privilèges, féroces dans la répression – mais pas plus quequiconque détient le pouvoir : et c’étaient des braves. Àgrand fracas, ils descendirent dans la grande cour d’honneur del’hôtel d’Armagnac. Ce fut, pendant quelques minutes, le long dularge escalier de pierre, comme un énorme serpent à écaillesd’acier qui se déroule.

Dans la cour, les chevaux caparaçonnésattendaient. Chaque cavalier montait sur des bancs de pierre pourse hisser en selle. Alors, ils couvrirent leurs têtes de leurscasques, dont ils rabattirent les visières. Les valets d’armesplacèrent dans leurs mains recouvertes du gantelet d’acier unestramaçon de bataille.

Les Armagnacs se rangèrent par quatre surquinze rangs de profondeur. Mais derrière chaque rang, c’est-à-direderrière chaque seigneur, prit place un valet d’armes à chevalportant la lance et la masse. Et derrière chaque valet d’armes pritplace un autre valet non combattant, porteur d’armes de rechange,et dont le rôle était d’aider le maître désarçonné à se relever, dele panser sommairement s’il était blessé. En sorte que ces quinzerangs de seigneurs en bataille formaient en réalité quarante-cinqrangs de quatre hommes.

Les bannières furent déployées, et, en tête,l’oriflamme d’Armagnac.

Par-dessus la cuirasse, tous les seigneursportaient l’écharpe blanche, insigne de leur ralliement dans lamêlée.

Ainsi rangés, ils formaient une de cesformidables figurations guerrières dont nos déploiements de forcemodernes ne peuvent nous donner aucune idée. Dans la rue, onentendait les clameurs des bandes qui passaient :

– Bourgogne ! Bourgogne ! –Vive Bourgogne sauveur du peuple ! – Mort àArmagnac !…

Et parfois, un grondement terrible où éclataitle mot de tonnerre qui, de siècle en siècle, fait peur auxconducteurs de bétail humain :

– Liberté ! Liberté !…

Au-dessus de ces clameurs, dans les airs,s’enchevêtraient les appels éperdus des tocsins de toutes leséglises. Et par-dessus même ces rumeurs de cloches, les graves,lents et terribles mugissements du gros bourdon de Notre-Dameépandaient de vastes ondulations d’épouvante et de menace.

Les Armagnacs rangés dans la cour, devant lagrande porte de fer close et chaînée, ces guerriers vêtus d’acierécoutaient ces hurlements qui se battaient dans l’air. Ilsdemeuraient silencieux. Mais on eût entendu les frémissements derage qui faisaient s’entre-choquer leurs cuirasses. Les chevauxpiaffaient, inquiets, impatients, le nez tendu vers le carnage…

Une litière fermée s’avança.

Quelques instants plus tard, Armagnac parut,tête nue, marchant lentement, et donnant la main à Valentined’Orléans, vêtue de grand deuil. Derrière eux, venaient la dame deCoucy et la dame de Puisieux. Puis les valets d’armes du comteportant son casque, son épée, sa lance.

Les seigneurs, rangés pour la bataille,frissonnèrent à la vue de celle qu’il fallait sauver. Un grandsouffle d’héroïsme agita les panaches des cimiers. Des cris brefs,rauques, rudes, violents éclatèrent :

– Vive le roi ! – Vive la seigneuriede France ! – Vive Armagnac ! – Salut à la damed’Orléans !…

Et tous, d’une même voix puissante, d’un seulcri tragique :

– Mort à Bourgogne !…

Valentine s’approcha de la litière, se tournavers ses deux compagnes comme pour leur demander leur approbation,et elle dit :

– Découvrez la litière !…

Le comte d’Armagnac hésita à donnerl’ordre.

– Nous voulons qu’on nous voie, ditValentine. Nous voulons notre part du péril. Et si Dieu veut que jesois frappée en ce jour, béni soit l’acier qui m’atteindra… carrien ne m’est plus… plus ne m’est rien.

– Oui ! Oui ! vociféral’escadron d’acier électrisé. À découvert ! Noël à la damed’Orléans !…

En quelques instants, les valets eurent enlevéles mantelets, les rideaux de cuir épais. Valentine prit place dansle fond de la litière ainsi découverte, les dames de Coucy et dePuisieux s’assirent devant elle et lui faisant face, la figurepâle, mais le regard intrépide.

Le comte d’Armagnac s’était mis en selle. Sonvalet lui présenta le casque…

Alors se produisit l’incident qui montre cequ’était cette noblesse à qui on peut tout reprocher, sauf d’avoireu peur. Le valet d’armes, disons-nous, s’approcha du comted’Armagnac et lui présenta le casque. Le comte le repoussa etcria :

– Tête nue ! Qu’on nous voie !À découvert ! À découvert !

– Tête nue ! Tête nue ! hurlal’escadron d’acier.

En un clin d’œil, les casques furent arrachéset on les entendit tomber sur le sol, à grand fracas ; pendantquelques instants, il n’y eut que le roulement de ces casques queles guerriers rejetaient, et l’escadron entier apparut, tout enacier, avec ces têtes nues dont les traits se convulsaient, dontles regards jetaient des flammes. Seuls, les valets d’armesgardèrent leurs morions. Alors le comte d’Armagnac alla se placer àla tête de la troupe et cria :

– Qu’on ouvre les portes ! Qu’onbaisse le pont-levis !…

On entendit le grincement des leviers, leraclement des chaînes ; cela dura quelques minutes, et, dudehors, soudain, entra dans l’hôtel la violente bouffée de laclameur populaire.

– Armagnac ! Armagnac !vociféra l’escadron.

Tout s’ébranla. La litière était au milieu.Dès qu’on fut dans les rues, l’ordre primitif se modifia. Il n’yeut plus qu’un hérissement d’épées tout autour de la litière.L’escadron s’avança d’un seul bloc, dans le piaffement de seschevaux, dans le bruit des aciers qui se heurtaient. Il s’avança,comme une formidable et lente machine de guerre s’adaptant à lalargeur des rues, tantôt se resserrant et s’allongeant, tantôts’élargissant et perdant de sa longueur. Il s’avança, balayant toutsur son passage par le seul aspect de sa force. Et ce fut ainsi,sans avoir rencontré d’adversaires, que les Armagnacs atteignirentla rue Saint-Antoine, et ils prirent aussitôt la direction de laporte Saint-Antoine, par où ils comptaient sortir de Paris.

Tout à coup, le comte d’Armagnac leva trèshaut son épée et cria : « Attention !… »Derrière lui, et jusqu’au bout de l’escadron, les seigneurs sedressaient sur leurs étriers pour essayer de voir au loin. La ruen’était qu’une houleuse confusion d’êtres enchevêtrés, uneffroyable hérissement de piques, de pertuisanes, de bâtons même,une multitude de faces livides et flamboyantes, et sur cette visionune seule clameur formidable :

– Liberté ! Liberté !…

Au loin, c’était la masse confuse etdésordonnée des bandes populaires poussées, repoussées par sespropres flux et reflux. Mais devant l’escadron d’Armagnac unetroupe disciplinée, bien armée, composée d’un millier decombattants, barrait la route.

Chose étrange et véridique pourtant, il yavait dans cette troupe autant de femmes que d’hommes ; jeunesou vieilles, belles ou laides, toutes, c’étaient des femmes dupeuple, vêtues de haillons, décidées en ce jour à mourir ou àgagner la liberté ; elles avaient des physionomies farouches,et dès que l’escadron se heurta à leur troupe, par un rapide etviolent mouvement, elles repoussèrent les hommes et se trouvèrentles premières devant Armagnac, sur cinq ou six rangs de profondeur,occupant toute la largeur de la rue et criant :

– Liberté ! Liberté !…

L’escadron prenait son élan pour faire satrouée. Les épées se levaient. Les lances tombaient en garde… À lavue de ces femmes, le comte d’Armagnac leva l’épée et fit le signed’arrêt. L’escadron s’immobilisa. Un indéfinissable étonnemententra dans l’âme du comte et il murmura :

– Des femmes !… Comment charger desfemmes ?

Un instant, quelque chose comme un frissonremua son cœur : pour la première fois, il voyait sous sesyeux la misère du peuple ; ce fut peut-être de la pitié, maisl’orgueil aussitôt l’emporta. Il cria :

– Allons, femmes, laissez-nouspasser !

Un hurlement de la foule répondit. Des cris secroisèrent, des ricanements, des menaces.

– Qu’est-ce qu’il dit, cesacripant ? – Armagnac n’est plus le maître de lachaussée ! – Vive la liberté ! Hourrah !Hourrah ! – Mort aux affameurs ! – Mort à lagabelle ! – Mort à la seigneurie ! – Mort auxArmagnacs !…

Bientôt ce fut la clameur de mort qui s’enfla,domina, balaya tous les autres cris. Et jusqu’au fond de la rue, auloin, très loin. Armagnac et ses seigneurs virent la houle de lafoule se briser, se déchaîner ; cela déferla ; ce fut unevaste vision de visages convulsés, une énorme haine émiettée sur lamultitude des physionomies fulgurantes, et ce leur futl’inexprimable sensation qu’ils étaient des maudits, et cela exaltaleur orgueil ; il n’y eut plus pour eux l’horreur de piétine,des femmes, et de l’escadron d’acier monta le terrible grondementde la bataille :

– En avant ! En avant !…

Soudain la foule reflua !…

Le bataillon serré des femmess’ouvrit !…

Il ne s’ouvrit pas devant la menace del’escadron d’acier. Et l’escadron, surpris par cette manœuvreimprévue, demeura figé dans son élan, redoutant le coupd’embuscade…

Mais non ! Ces femmes, ces malheureusesqui étaient la figuration vivante de tant de misère accumulée, neméditaient aucun guet-apens. Elles se reculaient pour laisserpasser. Un revirement brusque, inouï, incompréhensible d’abord,venait de se faire dans leurs esprits surchauffés. Et ellescriaient :

– La dame d’Orléans ! C’estl’escorte de la dame d’Orléans ! – Noël à la bonne damed’Orléans ! – Laissez passer la dame d’Orléans ! – Elle asauvé mon mari ! – Elle a tiré mon fils du Châtelet ! –Elle nous a secourus dans la misère ! – Vive la damed’Orléans ! – Honneur et respect à l’ange dupeuple !…

Voilà les cris délirants qui se heurtaient. Lapitié populaire sauvait l’épouse du grand féodal…

Le chemin était libre. L’escadron s’avança,franchit la barrière vivante qui s’était dressée devant lui etvenait de s’ouvrir. Il s’enfonça dans la foule. Mais au bout dedeux cents pas, ce n’étaient plus des femmes acclamant la duchessed’Orléans, c’étaient des hommes qui refluaient à droite et à gaucheen grondant.

Bientôt l’escadron tout entier, par devant,sur les flancs, par derrière, fut enveloppé de cette écume humainequi déferlait, l’éclaboussait ; bientôt ce fut une formidableétreinte ; des estramaçons se levèrent et retombèrent sur descrânes ; d’en bas, des piques frappèrent les chevaux : labataille allait devenir mêlée, la mêlée allait devenir effroyabletuerie ; deux seigneurs tombèrent ; autour de l’escadron,des hommes s’affaissaient, le sang jaillissait, l’écume humainedevenait rouge ; Armagnac, d’une voix de tonnerre qui grondadans les tumultes croisés, lança un ordre :

– En avant ! Au trot ! Enavant !…

La masse entière s’ébranla au trot, leschevaux hennirent, un effroyable rugissement monta de la rue, faitd’insultes, de gémissement, de cris féroces ; pesant et lourd,pareil à une immense machine aux engrenages d’acier, l’escadron, deson trot irrésistible, marcha en avant, broya l’obstacle de chairhumaine, s’enfonça comme un coin dans le vaste hurlement de mort,et passa sur des monceaux de blessés, laissant l’Hôtel Saint-Polsur sa droite, piquant droit sur la porte Saint-Antoine, droit surune masse de cavalerie, sur une machine semblable à lui, sur deuxmille Bourguignons qui venaient de déboucher et, de leur côté,fonçaient sur les Armagnacs en vociférant :

– Vive Jean, roi de France, et laBourgogne !…

– Vive le roi !…

– Bourgogne ! Bourgogne !…

Entre la machine aux écharpes blanches et lamachine aux croix rouges de Saint-André, se produisit la collision,dans un fracas de tonnerre ; il y eut un vaste choc decuirasses, un retentissement de choses d’acier se heurtant enmasse, puis un éparpillement de bruits sonores, lances brisées,épées qui se frappaient, puis un râle énorme d’angoisse formé durâle et de l’angoisse des milliers de poitrines, et les deuxmachines dévastatrices entrées l’une dans l’autre, indémêlables, seconfondirent dans l’inexprimable étreinte des gestes furieux, dansle conflit des cris, des jurons, des malédictions, des plaintesrauques, des insultes sauvages… « Meurs, ruffians !… Àtoi, fils de chienne !… Traître, à ton roi !… Vive leroi !… France, France !… Bourgogne, Bourgogne !…Crève, truand !… Ton cœur aux pourceaux !… » Et lesrâles des mourants, les clameurs des blessés, l’horreur,l’épouvante, la haine hurlaient chacune leur hurlement ; desstatues d’acier abattues roulaient l’une sur l’autre, sanglantes,cherchaient encore à s’assommer, à s’égorger, à s’étouffer ;le sang coulait par petits ruissellements, des flaques rouges seformaient, des chevaux éventrés frappaient le vide de leurs sabotset tâchaient de redresser pesamment leurs têtes aux yeux hagards,et il n’y eut plus sur la chaussée que des corps à corps furieux deblessés cherchant à s’achever l’un l’autre, dans l’air que desbondissements de chevaux qui reculaient et se ruaient dans leurélan, un fabuleux enchevêtrement d’éclairs d’acier, et sur toutcela, la morne clameur venue des lointains de Paris, couverte parle mugissement des cloches.

Plus de vingt seigneurs Armagnacs gisaient lesbras en croix, immobiles, raides dans leurs vêtementsd’acier ; presque tous les valets d’armes étaienttombés ; il restait environ quarante hommes, ducs, comtes,hauts barons, massés autour de la litière de la duchesse Valentine,éclaboussée de sang, la tête effroyable, frappant encore à coupsredoublés et s’avançant d’une lente poussée vers la porte.

Les Bourguignons rugissaient leur joie et leurtriomphe.

Le comte d’Armagnac vociférait :« En avant ! En avant ! Vers la porte !… »Et devant lui, Jean sans Peur, tête nue lui aussi, ayant déjàchangé deux fois de cheval, Jean sans Peur, terrible, les yeux horsdes orbites, les cheveux hérissés les narines aspirant le carnage,Jean sans Peur tonnait : « Tuez ! Tuez, Qu’il n’enreste pas un ! Tuez ! Hardi mes braves !Hardi ! Hardi !… »

Les derniers Armagnacs étaient perdus.Enveloppés de toutes parts, ils allaient être écrasés contre lagigantesque porte fermée. Ils jetaient au vent leurs malédictions.Et Jean sans Peur rugissait : « Tuez ! Tuez !Hardi !… »

– Hardi ! Passavant le Hardi !tonna une clameur ! Passavant ! Passavant !…

– Hardi pour la dame d’Orléans !…Passavant ! Passavant !…

– Les Écorcheurs, vociférèrent lesBourguignons.

C’étaient les Écorcheurs ! Polifer étaitlà, à la tête de sa bande et conduit par le chevalier de Passavant.Tanneguy du Chatel était là. Ils étaient partis de la place deGrève pour marcher sur l’Hôtel Saint-Pol. Là devait se trouverRoselys. « Si j’ai une chance de la retrouver, pensaitPassavant, c’est à l’Hôtel Saint-Pol ! » – « Vousvoulez vous faire tuer, lui disait froidement Polifer. Je vousaccompagne jusqu’aux portes de la forteresse royale, mais pas plusloin. En route !… »

Ils étaient partis à quinze ou vingt, troupeserrée, ardente, farouche, que les bandes populaires laissaientpasser, les unes parce que l’aspect de cette troupe traçait unsillon d’épouvante, les autres, en plus grand nombre, parce qu’ilspensaient que c’était un groupe de combattants affiliés. Or, lapetite troupe, d’instant en instant, se grossissait ; lesÉcorcheurs apostés un peu partout par Polifer entre la porteSaint-Antoine et la place de Grève pour assurer sa retraite hors deParis, venaient le rejoindre ; près de la porte même, le chefdes Écorcheurs avait laissé une cinquantaine de ses hommes dont lemot d’ordre était d’égorger la garde et de manœuvrer le pont-levisau moment où Polifer se présenterait pour fuir.

Près de l’Hôtel Saint-Pol, Passavant et satroupe furent heurtés par les Armagnacs en marche ; lechevalier vit la dame d’Orléans ; il comprit la suprêmetentative du comte d’Armagnac ; il vit déboucher lesBourguignons dans la rue Saint-Antoine et il se dit :« Il faut que je sauve la dame d’Orléans !… »

Entre lui, Polifer et Tanneguy du Chatel, il yeut un bref colloque. Puis Polifer détacha un homme vers la bandepostée à la porte Saint-Antoine.

Puis toute cette troupe armée d’épées, depiques, de dagues, de coutelas, fonça sur les Bourguignons, au cride : « Passavant ! Hardi pour la damed’Orléans !… »

XXVI – L’HÔTEL SAINT-POL

Il y avait quelqu’un qui regardait tout cegrand massacre comme on peut regarder les images forcenées d’uncauchemar : c’était Laurence d’Ambrun, la mère de Roselys, enmarche pour sauver celui qu’aimait sa fille !… Laurencearrêtée place de Grève par la vue de l’échafaud, Laurence bientôtcertaine que cet échafaud était là pour Hardy de Passavant avaitassisté de loin à la fabuleuse tentative dès Écorcheurs.

Elle s’était mise en route vers l’échafaud,toute raide, sans voir, se frayant un chemin à travers l’énormefoule, ne se demandant nullement ce qu’elle voudrait ou pourraitfaire, soutenue seulement par cette pensée obstinée qu’il luifallait arriver à l’échafaud. Et elle n’en était plus séparée quepar une vingtaine de pas lorsque les démons, figures d’un rêveimpossible et pourtant réel, avaient envahi la plate-forme.Passavant était sauvé !…

Alors, elle avait tenté de le rejoindre.Palpitante, obstinée, silencieuse, elle était entrée dans la rueSaint-Antoine. À chaque minute elle se croyait sûre d’atteindre.Passavant et de lui crier :

– Où allez-vous ? Venez, venez avecmoi, car Roselys vous attend !…

À chaque fois, une nouvelle vague déferlait etla rejetait loin de celui qu’au prix de sa vie elle eût vouluétreindre en ses bras, car cet homme représentait la vie deRoselys.

Par un phénomène très explicable, Laurenceavait tout à fait oublié qu’elle avait vu le chevalier au logisd’Ermine. La transmutation de mémoire avait aboli tout ce qui, danscet esprit, édifiait l’artificielle personnalité de Jehanne. Mais,du même coup, toute la mémoire de Laurence, tout son passé, toutesa vie s’étaient reconstitués.

Laurence, donc, en ces brûlantes minutes où àtravers vents et marées, vents d’émeute, marées d’humanitésdéchaînées, cherchait à se rapprocher du chevalier ; Laurence,disons-nous, évoquait l’époque lointaine où, pareille à un oiseaublessé revenant à l’ancien nid, pâle, désespérée, elle avaitregagné l’hôtel Passavant et avait dit à l’enfant : « Ya-t-il place encore pour moi en ce logis d’honneur et deprobité ?… Elle revoyait Hardy l’accueillant comme une sœurbien-aimée. Elle le voyait lever ses grands yeux curieux surRoselys et murmurer : « C’est votre fille, n’est-cepas ? Elle est belle comme un ange du livre d’heures de madamema mère. »

L’amour du chevalier de Passavant datait decette lointaine minute, étoile tremblotante qui se perdait dansl’immensité des ciels qu’on nomme le Passé.

Laurence pleurait. Mais c’étaient des larmesplus douces. L’impérieux besoin de se dévouer pour Passavant sefortifiait en elle.

Que n’eût-elle pas donné pour lui offrir unemarque éclatante de sa gratitude et de son amour maternel… oui,maternel, car le chevalier, dans son cœur, devenait son fils aumême titre que Roselys était sa fille ! Elle les confondaitdans la même expansion d’amour, elle les eût voulu tous deuxensemble dans ses bras, souriants, heureux, dût-elle mourirl’instant d’après…

Et cette adorable idylle de son cœurfleurissait dans le sang du vaste carnage, sous les rafales desclameurs, parmi les tumultueux tourbillons d’humanité emportée parla tempête.

En de soudaines visions qui s’échafaudaient etse démolissaient brusquement comme des images de rêves,s’édifiaient les ruées des bandes populaires par delà lesquellesHardy de Passavant tantôt lui apparaissait, faible forme lointainedevinée par son cœur plutôt que vue par ses yeux, et tantôtsombrait entre deux hautes vagues d’émeute. Et c’était le fulgurantpassage de l’escadron d’Armagnac étincelant d’acier.

Elle marchait, épave ballottée, rejetée d’unbord de rue sur l’autre ; elle rasa l’Hôtel Saint-Pol commeune mouette qui péniblement rase une falaise, et brusquement ce futla formidable collision des Armagnacs et des Bourguignons. Elleétait près d’atteindre Passavant. Et encore, Passavant luiéchappait, bondissant vers elle ne savait quel but, au cride : « Hardi pour la dame d’Orléans !… » EtLaurence, bloquée par la furieuse bataille, par l’inextricableenchevêtrement des chevaux, fixait son regard éperdu sur la porteSaint-Antoine en murmurant : « Oh ! il cherche àsortir de Paris ! Il va fuir ! Roselys le reverra-t-ellejamais ? »

– Passavant ! Passavant ! Monfils ! appela-t-elle dans un grand cri.

Une clameur lui répondit et s’épandit,grondante, fusant soudain en un hurlement terrible desBourguignons ; la porte l’énorme porte Saint-Antoines’ouvrait. À grand fracas, le pont-levis s’abattait ! La bandedes Écorcheurs avait massacré le poste tandis que Polifer,Passavant, Tanneguy du Chatel et une centaine de démons formaientdevant Jean sans Peur et ses gens une infranchissable barrière. Lessurvivants des Armagnacs franchissaient la porte, entourant lalitière de la dame d’Orléans saine et sauve, troupe grondante,sanglante, terrible encore, qui prit au pas la route du Nord…

– Victoire ! victoire !hurlèrent les Bourguignons.

Mais Jean sans Peur, dressé sur ses étriers,regardait s’éloigner Armagnac et murmurait :

– Tant que cet homme vivra, je mettrai endoute ma victoire.

Et alors, d’un mouvement de rage convulsif, ildétourna la tête, leva sa large épée sanglante et cria :

– À l’Hôtel Saint-Pol !…

Ce fut un cri d’orgueil et de triomphe. Ilallait entrer en conquérant dans cet Hôtel Saint-Pol où ilsaisirait la couronne de Charles en attendant l’heure où, dans lacathédrale de Reims, il deviendrait l’oint du Seigneur. Et la foulede ses guerriers le comprit. Car tous, ivres de carnage, ivres deshonneurs et des jouissances qui les attendaient, d’une même voixpuissante, tragique à force de volonté furieuse,crièrent :

– Vive le roi !…

Dans ce moment, le regard de Jean sans Peurtomba sur le chevalier de Passavant !…

Jean sans Peur eut un étrange hochement detête. Il lui sembla d’abord que, de voir là cet homme qu’on avaitentraîné à l’échafaud, cela ne lui causait qu’un médiocreétonnement. Ce n’était qu’un incident au milieu des rêvestumultueux de cette journée. Puis, brusquement, s’abattit sur luicet étonnement qu’il niait et qui le pétrifiait. Puis une ragespasmodique le secoua. Il allongea son bras tremblant vers lechevalier et gronda :

– Passavant ! L’infernalPassavant !…

Autour de lui, on vit son geste sanscomprendre ce qu’il disait. Plus loin, les guerriershurlaient :

– À l’Hôtel Saint-Pol ! Vive le roide Francs et de Bourgogne !…

Un vaste mouvement se produisit. Leschevaliers bourguignons, d’une irrésistible impulsion, se mettaienten marche vers l’Hôtel Saint-Pol, poussant devant eux le chef, lemaître, le roi ! leur roi, qu’ils eussent massacré s’il eûtrésisté à la furie d’impatience qui les affolait… poussant doncJean sans Peur, et en avant de Jean sans Peur, une foule parmilaquelle Passavant, Tanneguy, Polifer et une cinquantained’Écorcheurs.

Tout s’engouffra dans l’Hôtel Saint-Pol.

Et alors s’éleva l’immense clameur de triompheà laquelle succéda le hurlement de la furieuseimpatience :

– À la chapelle ! À la chapelle duroi !…

Tout de suite, sur l’heure, il leur fallait laprise de possession, le geste, la cérémonie, le n’importe quoi quicertifiait la victoire, assurait la curée, réalisait la mise à sac,le partage des places, des emplois, des honneurs, de l’argent.Celui-ci se voyait connétable, celui-là était grand amiral. Chacuns’indiquait à soi-même sa part, et Jean sans Peur s’avançait,prisonnier de cette formidable armée d’appétits. La troupe entièremettait pied à terre, et, gesticulante, hurlante parmi les cris,les éclats de rire, les menaces, les jurons, avec des figuresconvulsées, marchait sur la grande chapelle du roi où Jean sansPeur, en présence des hommes et de Dieu, allait être hissé sur lepavois…

Tout ce monde, pêle-mêle, pénétra dansl’immense galerie des fêtes du roi, se dirigeant, disons-nous, surla grande chapelle.

Or, si les Bourguignons se fussent comptés àce moment, ils eussent constaté qu’ils n’étaient guère que deuxcents autour de Jean sans Peur. Ils étaient partis deux mille de laPorte Saint-Antoine. Qu’étaient devenus les autres ?Avaient-ils été entraînés sur quelque point de Paris par les remousde la bataille ?…

Loin du palais du roi, vers la grand’porte del’Hôtel Saint-Pol, on eût pu entendre une rumeur de combat, maiscette rumeur se perdait dans l’immense tumulte qui montait deParis, et brusquement elle s’éteignit.

Jean sans Peur, donc, à cet instant où cessaitce bruit de lutte autour de la grande porte de la forteresse,entrait dans la galerie des fêtes, solennel et magnifique vaisseaulong de cent cinquante pas, au fond duquel, sur une estrade, sousun dais de velours fleurdelysé d’or, se trouvait le trône du roi,siège d’apparat où Charles VI ne prenait place qu’en de rarescérémonies.

Parmi tant de choses terribles et étranges quise déroulèrent en cette journée, cette entrée en cette galerie futla plus étrange ; elle fut inexprimablement étrange.

Voici ce qu’il y avait dans cette foule quiavait été jetée jusque là :

Jean sans Peur et ses principaux vassaux oupartisans, tels que Robert de Mailly, Antoine de Brabant (sonfrère), le sire de Jacqueville, le seigneur de Châtillon, Villiersde l’Isle-Adam, Saveuse, et tant d’autres, en tout, avons-nous dit,environ deux cents Bourguignons, bardés d’acier, éclaboussés desang, les cuirasses bosselées, les visages étincelants.

À trois pas de Jean sans Peur, entraîné par lemême violent reflux, sachant qu’il allait mourir là, et cherchantencore Roselys, marchait Passavant.

Plus loin, c’était Tanneguy du Chatel.Ailleurs, c’était Polifer.

Environ cinquante Écorcheurs étaient là.

Enfin, près de mille bourgeois et hommes dupeuple, des enfants, des femmes, déchirés, sanglants, éperdus de setrouver dans l’Hôtel Saint-Pol, marchaient sans savoir, ayantvaguement conscience qu’ils bouleversaient un monde, et« faisaient de l’Histoire ».

Et tous ces gens, chevaliers, artisans, grandsseigneurs, bourgeois, hommes, femmes, s’avançaient pêle-mêleconfondus hurlant, vivant chacun une de ces inoubliables minutesqui pèsent sur toute la vie. Les Bourguignonsvociféraient :

– À la chapelle ! Vive leroi !…

– Vive le roi ! répétaient artisanset bourgeois sans trop savoir de quel roi il s’agissait.

Cette foule aux éléments si divers dont lecontact, à chaque instant, pouvait faire explosion, cette foulecomposée d’ennemis qui voulaient se tuer, et de grands féodaux, etde manants, cette foule s’avançait en bloc serré dans la grandegalerie des fêtes du roi.

Ce fut en bloc qu’elle parvint jusqu’au milieude cette galerie.

En sorte que la moitié de l’immense salle fut,à un moment précis, emplie de gestes furieux, d’attitudesconvulsives, de visages flamboyants, tandis que l’autre moitié,vers le trône, demeura encore déserte.

Ce fut à ce moment précis que Jean sans Peurs’arrêta livide d’épouvante. Sans qu’il en eût donné l’ordre, sesseigneurs s’arrêtèrent d’un même arrêt brusque, et, pétrifiésd’étonnement, ils écoutèrent.

Et ce fut cet arrêt immédiat, sans causeapparente, cette soudaine immobilité de toute une foule, pareillealors à un énorme et fantastique jouet mécanique dont le ressortvient de se briser net, ce fut une chose improbable, mystérieuse,et profondément émouvante… Que s’était-il passé ?…

Presque rien : un incident familier à laplupart des figurants de ce drame :

Une fanfare lointaine, dans le palais du roi,venait de se faire entendre…

Une fanfare composée sûrement d’une trentainede trompettes, au moins ; car, stridente, déchirante, elleperçait si, nous pouvons dire, les voiles épais de tous lestumultes flottants…

Et c’était la fanfare de Charles VI…

C’était la marche de triomphe qui se jouaitseulement aux jours solennels où Charles VI, en grande pompe,venait occuper ce trône qui, là, au fond de cette salle, semblaitl’attendre ?

Jean sans Peur trembla convulsivement, levason épée rouge et gronda :

– Par le tonnerre de Dieu, je…

Il n’acheva pas. Les deux portes monumentales,de chaque côté du trône, s’ouvrirent ! Un huissier, d’une voixtragique, lança le cri que voulait l’étiquette.

– Le roi !… Place au roi !…

La fanfare éclata plus stridente. Par la portede droite, Charles VI entra et monta sur son trône en grandcostume de cérémonie[2], suivid’Isabeau de Bavière, défaillante, chancelante, écumante de rage etde terreur, suivi de ses gentilhommes en costume de cour, et toutce monde brillant, somptueux, vision d’un splendide effetdécoratif, prit place autour de l’estrade, tandis que par la portede gauche entrait Savoisy portant le costume de capitaine desgardes, et suivi de toute la garde royale : archers,pertuisaniers, hallebardiers, piquiers, quatre compagnies complètesde deux cents hommes chacune, – des hommes rouges de sang, lesvêtements déchirés, encore tout échauffés de la bataille soutenue àla grand’porte de l’Hôtel Saint-Pol où ils avaient coupé la colonnedes Bourguignons, laissant entrer Jean sans Peur, et repoussantensuite le reste.

C’était l’œuvre de Brancaillon !…

C’était l’œuvre de Gringonneur !…

Dans la rue Saint-Antoine, dans la marche àl’Hôtel Saint-Pol, Jean de Bourgogne avait pris les devants avecenviron deux cents des siens et une foule populaire. Un vasteremous d’émeute avait, quelques minutes, arrêté le gros des forcesbourguignonnes. Et quand ce gros s’était présenté au pont-levis, lagarde royale était déjà là !…

Cette garde avait été assemblée par Savoisy,nommé sur l’heure capitaine général de l’Hôtel Saint-Pol. Les chefsqui avaient trahi furent remplacés. De tous les palais de l’Hôtel,sortirent des gentilshommes qui, voyant la tournure que prenait lachose, se rangèrent résolument autour du roi. Isabeau fut saisie etgardée à vue. Le coup de théâtre fut préparé en une heure, etlorsque Jean sans Peur crut entrer dans la forteresse où il allaitêtre proclamé roi de France, il entrait dans une chambre de minedont la mèche était allumée.

*

**

L’entrée du roi, des gardes, l’envahissementde la salle, la mise en place de cet énorme et magnifique ensemblescénique demanda quelques secondes pendant lesquelles Jean deBourgogne sentit que la folie allait l’envahir. Convulsé, hagard deterreur, d’étonnement, il bégaya :

– Vivant !… Charles estvivant !…

Puis, tout à coup, la fureur le fit grelotter.Il se tourna vers ses guerriers. Il allait jeter un ordre, – unordre à lui : l’ordre d’attendre… Presque aussitôt, l’un descourtisans du roi s’approcha de Jean sans Peur et luimurmura :

– Monseigneur, vous êtes ici pour livrerau fou le meurtrier d’Orléans, qui a échappé à l’échafaud etprovoqué une émeute contre le roi. Parlez, monseigneur. Dites cela,rien que cela. Toutes les portes de l’Hôtel Saint-Pol sont gardées,et il y a cinq mille archers en bataille, dans la grande cour.Parlez. C’est l’ordre de la reine.

Jean sans Peur, avec cette mobilité desentiments qui était à la fois sa force et sa faiblesse, avecl’instantanéité du noyé qui saisit la corde qu’on lui jette, Jeansans Peur lança à Isabeau un regard éperdu qui voulait dire :J’ai compris !… Et il acheva de crier l’ordre :

– Qu’on saisisse cet homme, et qu’on leporte devant Sa Majesté le roi ! Vive le roi !…

– Vive le roi ! hurlèrent lesBourguignons qui, eux aussi, comprirent la manœuvre.

En un instant, Passavant fut traîné jusqu’aupied du trône.

Et Jean sans Peur, blême d’épouvante et derage, l’esprit affolé, les pensées en déroute, s’avança lentement.Charles VI se leva…

Avait-il compris, lui ?… Qui sait ?…Peut-être !

Mais nul ne put jamais savoir si, en cetteeffrayante minute, le fou fut vraiment sage, ou si, simplement, ilne continua pas son rêve de fou…

Il se leva, et, un instant, par-dessus sonépaule, jeta un sourire à deux êtres bizarres qui, par un capricede démence, avaient pris place en arrière du trône :

Jacquemin Gringonneur etBrancaillon !…

L’un grelottant, tremblant sur ses jambes,invoquant Jupiter et les saints, sublime de courage en sapoltronnerie, car il s’attendait à périr ; l’autre,gigantesque, impassible et grognant :

– Sire, jamais, dans ma vie, je n’eus unetelle soif. N’ayez pas peur, sire. Je suis là. À moi seul, je lesétriperai s’ils bougent. Mais, seigneur, quelle soif !…

Et alors, dans cette seconde d’intenseangoisse où se jouaient la vie de tant d’hommes, la vie d’unemonarchie, le sort d’un royaume, la destinée d’un peuple, qui, danscette seconde, on l’entendit qui disait dans le silence demort :

– Tu boiras, mon brave révérend ermite,tu boiras, va !… Vin ou sang, tu auras à boire !

Et se tournant vers Jean sans Peur, le visagetout joyeux :

– Ainsi, mon digne cousin, ce truand quevous m’apportez a causé une émotion dans notre bonne ville, et vousl’avez saisi pour me l’apporter au péril de votre vie ?…

Le silence, disons-nous, était énorme :un de ces silences épouvantables qui s’abattent sur une foule etsemblent peser sur les épaules comme si vraiment l’air chargéd’angoisse se faisait inexprimablement lourd. Jean sans Peurrépondit :

– Oui, sire…

Passavant, très calme, tout droit, son souriresceptique au coin des lèvres, ne bougea pas.

– Et cet homme, reprit Charles, c’est lemeurtrier ?

– Le meurtrier de votre bien-aimé frèred’Orléans, oui, sire ! dit Jean sans Peur.

Le roi hocha la tête. Brancaillon jurasourdement. Gringonneur éternua de terreur. Tanneguy du Chatel sesecoua furieusement au milieu des gardes. Jean sans Peur essaya deraffermir sa voix, et grelotta :

– Le meurtrier !…

Le silence devint lourd, l’angoisse palpitasur cette assemblée. Une voix prononça des mots… une voix d’uneétrange solennité, une voix glaciale, terrible de calme. Elledisait :

– Jean de Bourgogne, vousmentez !…

Et Jean sans Peur éprouva une effroyablesecousse qui acheva de détraquer son cerveau. On le vit se tournerlentement vers cette voix qui venait de proférer une telle insultecontre un tel personnage, on le vit esquisser un geste delassitude, le geste d’un homme qui se trouve sous la poigne de lafatalité, on le vit essayer de reculer, et ceux qui étaient près delui l’entendirent murmurer : « Lespectre !… »

Tous les regards se tournèrent surLaurence.

Elle, s’avançait, et, sur son passage, on sereculait d’instinct pour lui faire place.

– Qui est cette femme ? demanda leroi.

– Sire, dit Passavant, d’une voix quirésonna en d’étranges vibrations, sire, cette femme, c’est lajustice qui vient. Taisez-vous, sire, laissez parler lajustice !

Et l’instant était si angoissant, si hors detoutes choses attendues, que nul, pas mêmes Charles VI, nesongea à s’étonner de l’audace du condamné parlant ainsi au roi deFrance.

Jean sans Peur reculait. Il se heurta à lacuirasse d’un de ses vassaux, tressaillit, frissonna, et attenditla venue du spectre, l’œil éteint maintenant, les cheveux hérissés,l’esprit sans pensée ou ne roulant que des pensées de cauchemar.Dans ce cerveau s’érigeait la folie…

Laurence d’Ambrun s’arrêta près de Jean sansPeur et dit :

– Jean de Bourgogne, vous savez qui estle meurtrier du duc d’Orléans. Dénoncez-le…

Jean sans Peur jeta autour de lui ce regardvide et morne des gens qui ne peuvent plus échapper à l’étreinted’un malheur, et il bégaya :

– C’est Passavant…

Laurence tira de son sein un parchemin qu’elledéplia. Elle reprit :

– Jean de Bourgogne, vous mentez. Il fautici dire le nom du meurtrier. Dites-le !…

– Non ! gronda le duc. Spectre, jete conjure de te retirer !…

– Le nom du meurtrier ! répétaLaurence.

– Je ne veux pas ! râla Jean sansPeur qu’on vit se débattre comme si vraiment une invisible mainl’eût saisi à la gorge.

– Alors, dit Laurence, je vais vous lirece qui est écrit sur ce parchemin. Écoutez, Jean de Bourgogne…

On vit Laurence d’Ambrun se rapprocher de Jeansans Peur. On entendit le murmure de sa voix qui lisait leparchemin. Mais nul ne put saisir un mot distinct. À mesure qu’ellelisait le parchemin… l’acte de mariage !… la preuve matérielledu sacrilège !… la preuve écrite et signée d’un crime plusterrible alors que le parricide et le régicide !… à mesuredonc qu’elle lisait, on vit le duc de Bourgogne se courber commesous une main invisible, on vit son front ruisseler de sueur, etses yeux s’égarer, on le vit palpiter et panteler, on l’entenditdemander grâce !…

Laurence d’Ambrun replia le parchemin et lemit dans son sein. Alors elle prononça :

– Jean de Bourgogne, voulez-vous que jerelise à voix haute ?

– Grâce ! râla Jean sans Peur.Laurence, pardonne à celui qui t’aima !…

– Je ne lirai donc pas ! Mais vous,dites au roi le nom du meurtrier de son frère.

Jean sans Peur, d’un mouvement lent et raide,se tourna vers Charles VI. À coup sûr, il était fou en cetteminute. L’arrivée du roi, la fanfare, l’invasion de la garderoyale, l’écroulement subit de son rêve de puissance lui avaientdéjà asséné un coup terrible. L’apparition du spectre avaitdésorganisé, émietté, balayé ce qu’il y avait encore en lui devolonté. La lecture de cet acte qu’il croyait anéanti depuis desans acheva de l’affoler. Il éprouva le vertige de l’horreur. Il eutla sensation de tomber dans un gouffre. Les yeux morts, la voixpâteuse, le geste indécis, il murmura :

– Sire, le meurtrier de votre frère leduc d’Orléans…

– Eh bien ! hurla le roi. Parlezdonc enfin, par Notre-Dame ! Qui est-ce ?…

– C’est moi !…

– Vous ! rugit Charles VI.

– Moi !…

À ce mot effrayant, il y eut d’abord comme uncoup de silence, – la sensation inverse d’un coup de tonnerre.Puis, un vaste murmure qui se gonfla, monta, éclata, se déchaîna enclameurs furieuses. Et dans cette rumeur faite d’horreur, deterreur, de stupeur, grinça la voix du roi qui jetaitl’ordre :

– Arrêtez-le ! Arrêtez le duc deBourgogne !…

Il y eut une formidable poussée de la garderoyale. Savoisy s’avançait, en hurlant :

– Votre épée, seigneur duc, votreépée !

En un instant, Jean sans Peur fut entouré parses gentilshommes, disparut derrière un étincelant rempart decuirasses, hérissé d’épées. Ce groupe, tout d’une pièce, se mit enroute vers la porte, harcelé par les archers, grondant, frappant,faisant gicler le sang et, une minute plus tard, Jean sans Peuravait gagné la grande cour d’honneur de l’Hôtel Saint-Pol.

*

**

Comment Jean sans Peur fut amené à s’avouerhautement coupable du meurtre, comment il fut poussé à cet acte defolie que l’histoire déclare incompréhensible et se contented’attribuer au remords, nous avons tenté de l’expliquer.

Comment Jean sans Peur put sortir de l’HôtelSaint-Pol, c’est un événement qui demeure encore mystérieux.

On dit pourtant qu’une rude bataille futlivrée par les deux cents Bourguignons à la grand’porte de l’HôtelSaint-Pol ; on dit que cette bataille dura environ vingtminutes et que plus de cinquante Bourguignons y mordirent lapoussière. On dit que les survivants, groupe farouche et redoutableencore, plaçant, au milieu d’eux leur duc insensible, inerte,incapable d’une volonté de défense, tentèrent un suprême assaut etqu’ils allaient tous être égorgés, lorsque la porte, enfin,s’ouvrit, et que le pont-levis s’abattit.

Les Bourguignons, poussant ensemble unrugissement de joie, se lancèrent sur la porte ouverte etdisparurent dans la rue Saint-Antoine.

Dix minutes plus tard, Jean de Bourgogne, aumilieu des siens, galopait sur la route de Dijon, abandonnant lesémeutiers, Caboche et plus de deux mille Bourguignons qui seretirèrent comme ils purent. Il paraît que pendant plusieurs jours,éperdument, Jean sans Peur galopa, et que de minute en minute, ilregardait derrière lui, et qu’à toutes les questions, à toutes lesexhortations, à toutes les imprécations, il répondaitseulement :

– Le spectre ! Voyez si le spectrene nous suit pas !…

Mais qui ouvrit la grand’porte de l’HôtelSaint-Pol ? Qui baissa le pont-levis ?…

On raconte qu’au plus fort de la bataille,alors qu’il n’y avait plus d’espoir pour les Bourguignons, troishommes se jetèrent dans la mêlée : un colosse armé d’unehache, un capitaine qui portait de rudes coups de masse, et unjeune homme, un furieux, un démon devant qui tout pliait. Ces troishommes, donc, chose fantastique, étaient escortés d’une femme quipassa au travers du carnage, sans un mot, sans un geste, comme sielle eût été invisible.

On dit que ces trois furieux, faisant unetrouée de sang en travers des archers, ouvrirent la porte etmanœuvrèrent le mécanisme du pont-levis.

On dit enfin qu’au moment où Jean sans Peurfranchissait la porte, le capitaine des gardes, avec un grosd’archers, se rua sur le duc. Mais alors, le capitaine sentit unemain de fer s’abattre sur son épaule, et il se trouva en présencedu plus jeune des trois furieux qui le maintint rudement, et,souriant d’un étrange sourire, tout sanglant, tout hérissé,improbable vision, irréelle figure d’héroïsme et de force, d’unevoix narquoise, prononça ces mots plus étranges encore :

– Laissez, monsieur ! Laissezpasser !…

– Quoi ! vociféra le capitaine,laisser passer le meurtrier !…

– « Non ! Laissez passer lepère de Roselys !… »

 

Notre récit s’arrête ici. Pour les cœurssensibles qui ont pu s’intéresser à la jolie petite Roselys,ajoutons pourtant que la science du sorcier Saïtano triompha de lamort, et que, trois mois après ces quelques épisodes, dans l’égliseSaint Jacques-de-la-Boucherie, fut célébré le mariage de nobledemoiselle Roselys d’Ambrun avec le chevalier Hardy dePassavant.

À ce mariage assista Laurence d’Ambrunrajeunie par le bonheur.

On y vit aussi le brave Tanneguy du Chatel,encore furieux d’avoir contribué au sauvetage de Jean sans Peur, etBrancaillon qui, de son côté, jamais ne put comprendre comment etpourquoi il s’était battu près de la grand’porte de l’HôtelSaint-Pol pour favoriser la fuite du duc.

Tous nos lecteurs savent ce que devinrentIsabeau de Bavière, Charles VI et Jean sans Peur. C’est del’Histoire.

FIN.

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