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Jeunesse- Le Coeur des ténèbres

Jeunesse- Le Coeur des ténèbres

de Joseph Conrad

NOTE DE L’AUTEUR

Les contes qui composent ce volume ne sauraient prétendre à une unité d’intention artistique. Le seul lien qui existe entre eux est celui de l’époque où ils furent écrits. Ils appartiennent à la période qui suivit immédiatement la publication du Nègre du Narcisse et qui précéda la première conception de Nostromo, deux livres qui, me semble-t-il, tiennent une place à part dans l’ensemble de mon œuvre. C’est aussi l’époque où je collaborai au Blackwood’s Magazine, cette époque que domine Lord Jim et qui est associée dans mon souvenir reconnaissant avec l’encourageante et serviable bienveillance de feu M. William Blackwood.

Jeunesse ne fut pas ma première contribution au Blackwood’s Magazine ; ce fut la seconde ; mais ce conte marque la première apparition dans le monde de cet homme appelé Marlow avec qui mon intimité ne fit que croître au cours des années. Les origines de ce gentleman (personne autant que je sache n’a jamais donné à entendre qu’il put être rien de moins que cela), ses origines, dis-je, ont fait l’objet de discussions littéraires : discussions des plus amicales, je me plais à le reconnaître.

On pourrait croire que je suis mieux que personne à même de jeter quelque lumière sur cette question :mais à la vérité cela ne me semble pas très facile. Il m’estagréable de penser que personne ne l’a accusé d’intentionsfrauduleuses ni ne l’a traité de charlatan : mais, à partcela, on a fait à son endroit toutes sortes de suppositions :on y a eu un habile paravent, un simple expédient, un prête-nom, unesprit familier, un daemon chuchotant. On m’a mêmesoupçonné d’avoir longuement préparé un plan pour m’emparer delui.

Il n’en est rien. Je n’ai fait aucun plan.Marlow et moi nous nous sommes rencontrés, ainsi que se fontces relations de ville d’eaux qui parfois se transforment enamitiés véritables. Celle-ci a eu précisément cette fortune. Endépit du ton assuré de ses opinions Marlow n’a rien d’un importun.Il hante mes heures de solitude, lorsque nous partageons en silencenotre bien-être et notre entente ; mais lorsque nous nousséparons à la fin d’un conte, je ne suis jamais sûr que ce ne soitpas pour la dernière fois. Et pourtant je ne crois pas que l’un denous se soucierait fort de survivre à l’autre. Lui, en tout cas, yperdrait son occupation et je crois qu’il ne serait pas sans ensouffrir, car je le soupçonne de quelque vanité. Je ne prends pasle mot vanité au sens salomonesque. De toutes mescréatures il est bien assurément le seul qui n’ait jamais été untracas pour mon esprit. Le plus discret et le plus compréhensif deshommes…

Avant même de paraître en volume,Jeunesse reçut un excellent accueil. Il me faut bienreconnaître enfin, – et c’est d’ailleurs un endroit quiconvient parfaitement à cet aveu, – que j’ai été toute mavie, toutes mes deux vies, l’enfant gâté, – quoiqueadopté, de la Grande-Bretagne, et même de l’Empirebritannique : puisque c’est l’Australie qui m’a donné monpremier commandement. Je fais cette déclaration, non pas par unsecret penchant à la mégalomanie mais tout au contraire, comme unhomme qui n’a pas grande illusion sur soi-même. J’obéis en cela àces instincts de gloriole et d’humilité naturelles, qui sontinhérents à l’humanité tout entière. Car l’on ne saurait nier queles hommes s’enorgueillissent non pas de leurs propres mérites,mais bien plutôt de leur prodigieux bonheur : de ce qui, aucours de leurs vies, doit leur faire offrir actions de grâce etsacrifices sur les autels des divinités impénétrables.

Le Cœur des Ténèbres attira égalementl’attention dès le début et l’on peut dire ceci, en ce qui concerneses origines : nul n’ignore que la curiosité des hommes lespousse à aller fourrer leur nez dans toutes sortes d’endroits (oùils n’ont que faire) et à en revenir avec toutes sortes dedépouilles. Ce conte-ci, et un autre qui ne figure pas dans cevolume[1], sont tout le butin que je rapportaidu centre de l’Afrique, où, à la vérité, je n’avais que faire. Plusambitieux dans son dessein et d’un plus long développement, leCœur des Ténèbres n’en est pas moins aussi fondamentalementauthentique que Jeunesse. Il est visiblement écrit dans untout autre esprit. Sans vouloir en caractériser précisément lanature, il n’est personne qui ne puisse voir que ce n’estassurément pas l’accent du regret ni celui du souvenirattendri.

Une remarque encore. Jeunesse estun produit de la mémoire. C’est le fruit de l’expériencemême : mais cette expérience, dans ses faits, dans sa qualitéintérieure et sa couleur extérieure, commence et s’achève enmoi-même. Le Cœur des Ténèbres est également le résultatd’une expérience, mais c’est l’expérience légèrement poussée (trèslégèrement seulement) au delà des faits eux-mêmes, dans l’intentionparfaitement légitime, me semble-t-il, de la rendre plus sensible àl’esprit et au cœur des lecteurs. Il ne s’agissait plus là d’unesincérité de couleur. C’était comme un art entièrement différent.Il fallait donner à ce sombre thème une résonance sinistre, unetonalité particulière, une vibration continue qui, je l’espérais dumoins, persisterait dans l’air et demeurerait encore dansl’oreille, après que seraient frappés les derniersaccords.

1917.

J. C.

Partie 1
JEUNESSE

 

À PAUL VALÉRY

À l’auteur du « Cimetière marin »,

cette traduction

en souvenir des heures de Londres

et de Bishopsbourne,

et de la très affectueuse admiration

de son ami,

G. J.-A.

JEUNESSE

 

Cela n’aurait pu arriver qu’en Angleterre, oùles hommes et la mer se pénètrent, pour ainsi dire, – la merentrant dans la vie de la plupart des hommes, et les hommesconnaissant la mer, peu ou prou, par divertissement, par goût desvoyages ou comme gagne-pain.

Nous étions accoudés autour d’une tabled’acajou qui réfléchissait la bouteille, les verres et nos visages.Il y avait là un administrateur de sociétés, un comptable, unavocat d’affaires, Marlow et moi. L’administrateur avait passé parConway, le comptable avait servi quatre ans à la mer, l’homme deloi, – conservateur endurci, fidèle de la Haute-Église, la crèmedes hommes et l’honneur incarné, – avait été second à bord denavires de la Compagnie Péninsulaire et Orientale au bon vieuxtemps où les courriers avaient encore le gréement carré sur deuxmâts au moins et descendaient la mer de Chine devant une moussonfraîche avec des bonnettes hautes et basses. Nous avions tousdébuté dans la vie par la marine marchande. Le lien puissant de lamer nous unissait tous les cinq et aussi cette camaraderie dumétier, qu’aucun enthousiasme, si vif qu’il puisse être pour leyachting, les croisières ou autres choses de ce genre, ne peutfaire naître, car tout cela ce n’est que le divertissement de lavie, tandis que l’autre, c’est la vie même.

Marlow (je crois du moins que c’est ainsi ques’écrivait son nom) nous faisait le récit, ou plutôt la chronique,d’un de ses voyages.

– Oui, j’ai bourlingué pas mal dans lesmers d’Extrême-Orient : mais le souvenir le plus clair quej’en ai conservé, c’est celui de mon premier voyage. Il y a de cesvoyages, vous le savez vous autres, qu’on dirait faits pourillustrer la vie même, et qui peuvent servir de symbole àl’existence. On se démène, on trime, on sue sang et eau, on se tuepresque, on se tue même vraiment parfois à essayer d’accomplirquelque chose, – et on n’y parvient pas. Ce n’est pas de votrefaute. On ne peut tout simplement rien faire, rien de grand ni depetit, – rien au monde, – pas même épouser une vieille fille, niconduire à son port de destination une malheureuse cargaison de sixcents tonnes de charbon.

« Ce fut à vrai dire une affairemémorable. C’était mon premier voyage en Extrême-Orient, et monpremier voyage comme lieutenant : c’était aussi le premiercommandement de mon capitaine. Vous avouerez qu’il était temps. Ilavait bel et bien soixante ans : c’était un petit homme au doslarge, un peu courbé, avec des épaules rondes et une jambe plusarquée que l’autre, il avait cet aspect quelque peu tordu qu’onvoit fréquemment aux hommes qui travaillent aux champs. Sa figureen casse-noisettes, – menton et nez essayant de se rejoindre devantune bouche rentrée, – s’encadrait de flocons de poils gris de ferqui vous avaient vraiment l’air d’une mentonnière d’ouate,saupoudrée de charbon. Et l’on voyait dans ce vieux visage deuxyeux bleus étrangement semblables à ceux d’un jeune garçon, aveccette expression candide que certains hommes très ordinairesconservent jusqu’à la fin de leurs jours, à la faveur intime etrare d’un cœur simple et d’une âme droite. Ce qui put l’engager àme prendre comme lieutenant reste pour moi un mystère. J’avaisdébarqué d’un de ces fameux clippers qui faisaient lesvoyages d’Australie et à bord duquel j’étais troisième officier, etil semblait avoir des préventions contre cette classe de voiliers,comme trop aristocratiques et distingués.

– « Vous savez, me dit-il, sur cenavire vous aurez du travail.

« Je lui répondis que j’en avais eu surtous les navires à bord desquels j’avais été.

– « Oui, mais celui-ci estdifférent, et vous autres messieurs qui venez de ces grandsnavires !… Enfin ! je crois que vous ferez l’affaire.Embarquez demain.

« J’embarquai le lendemain. Il y a decela vingt-deux ans : et j’avais tout juste vingt ans. Commele temps passe ! Ce fut l’un des jours les plus heureux de mavie. Imaginez-vous ! Lieutenant pour la première fois !Officier réellement responsable ! Je n’aurais pas donné monnouveau poste pour tout l’or du monde. Le second m’examinaattentivement. Il était vieux, lui aussi, mais d’une autre allure.Il avait un nez romain, une longue barbe d’une blancheur de neige,et se nommait Mahon, mais il tenait à ce qu’on prononçât Mann. Ilétait de bonne famille : mais il n’avait pas eu de chance, etil n’avait jamais pu avancer.

« Pour ce qui est du capitaine, il avaitservi des années à bord de caboteurs, puis dans la Méditerranée, etenfin sur la ligne des Antilles. Il n’avait jamais doublé les caps.C’est tout juste s’il savait écrire et il n’y tenait guère. Bienentendu, très bons marins l’un et l’autre, et entre ces deuxvieux-là je me faisais l’effet d’un petit garçon entre ses deuxgrands-pères.

« Le navire aussi était vieux. Ils’appelait Judée. Drôle de nom, hein ? Il appartenaità un certain Wilmer, Wilcox, – quelque chose dans cegenre-là : mais voilà vingt ans que l’homme a fait faillite etest mort, et son nom importe peu. La Judée était restéedésarmée dans le bassin Shadwel pendant je ne sais combien detemps. Vous pouvez vous imaginer dans quel état elle était. Cen’était que rouille, poussière, crasse, – suie dans la mâture etsaleté sur le pont. Pour moi, c’était comme si je sortais d’unpalais pour entrer dans une chaumière en ruines. Elle jaugeait àpeu près quatre cents tonnes, avait un guindeau primitif, desloquets de bois aux portes, pas le moindre morceau de cuivre, etson arrière était large et carré. On pouvait distinguer, au-dessousde son nom écrit en grandes lettres, un tas de fioritures dédoréeset une espèce d’écusson qui surmontait la devise :« Marche ou meurs ». Je me rappelle que cela me pluténormément. Il y avait là quelque chose de romanesque qui me fittout de suite aimer cette vieille baille, – quelque chose quiséduisit ma jeunesse.

« Nous quittâmes Londres sur lest, – lestde sable, – pour aller prendre du charbon dans un port du nord, àdestination de Bangkok. Bangkok ! J’en tressaillaisd’aise ! Il y avait six ans que j’étais à la mer, mais jen’avais vu que Melbourne et Sydney, des endroits très bien, desendroits charmants dans leur genre, – mais Bangkok !

« Nous mîmes à la voile pour sortir de laTamise avec un pilote de la mer du Nord à bord. Il se nommaitJermyn et il traînait toute la journée aux abords de la cuisinepour faire sécher son mouchoir devant le fourneau. Apparemment ilne fermait jamais l’œil. C’était un homme triste, qui ne cessaitd’avoir la goutte au nez, et qui avait eu des ennuis, ou en avait,ou allait en avoir : il ne pouvait être heureux à moins quequelque chose n’allât mal. Il se défiait de ma jeunesse, de monjugement et de mon sens de la manœuvre, et il se fit un devoir deme le témoigner de cent façons. J’avoue qu’il avait raison. Il mesemble que je n’en savais pas lourd alors, je n’en sais pasbeaucoup plus aujourd’hui : mais je n’ai cessé jusqu’à ce jourde détester ce Jermyn.

« Il nous fallut une semaine pour gagnerla rade de Yarmoutb, et là nous attrapâmes un coup de tabac, – lafameuse tempête d’octobre d’il y a vingt-deux ans. – Vent, éclairs,neige fondue, neige et mer démontée, tout y était. Nous naviguionsà lège et vous pourrez imaginer à quel point c’était vilain quandje vous aurai dit que nous avions nos pavois démolis et notre pontinondé. Le second soir le lest ripa dans la joue avant et à cemoment nous avions été dépalés dans les parages de Dogger Bank. Iln’y avait rien d’autre à faire que de descendre avec des pelles etd’essayer de redresser le navire, et nous voilà dans cette vastecale, sinistre comme une caverne, des chandelles tremblotantescollées aux barrots, tandis que la tempête hurlait là-haut, et quele navire dansait comme un fou avec de la bande. Nous étions tous,là, Jermyn, le capitaine, tous, pouvant à peine nous tenir sur nosjambes, occupés à cette besogne de fossoyeurs, et essayant derefouler au vent des pelletées de ce sable mouillé. À chaqueplongeon du navire, on voyait vaguement dans la pénombredégringoler des hommes qui brandissaient des pelles. Un de nosmousses (nous en avions deux), impressionné par l’étrangeté de lascène, pleurait comme si son cœur allait se rompre. On l’entendaitrenifler quelque part dans l’ombre.

« Le troisième jour la tempête cessa, etun remorqueur du nord qui se trouvait par là nous ramassa aupassage. Il nous avait fallu seize jours en tout pour aller deLondres à la Tyne. Quand nous fûmes au dock, nous avions perdunotre tour de chargement et on nous déhâla jusqu’à un rang où nousrestâmes un mois. Mrs Beard (le capitaine s’appelait Beard)vint de Colchester pour voir son mari. Elle s’installa à bord.L’équipage temporaire avait débarqué, et il ne restait que lesofficiers, un mousse et le steward, un mulâtre qui répondait au nomd’Abraham. Mrs Beard était une vieille femme à la figure touteridée et hâlée comme une pomme d’hiver, et qui avait une tournurede jeune fille. Elle me surprit un jour en train de recoudre unbouton et insista pour réparer toutes mes chemises. Ce n’étaitguère le genre des femmes de capitaines que j’avais connues à borddes clippers. Quand je lui eus apporté les chemises, elle medit : « Eh bien, et les chaussettes ? Elles ontbesoin d’un raccommodage, j’en suis sûre ; les effets de John,– le capitaine Beard, – sont tous en état maintenant. J’aimeraisavoir quelque chose à faire. » Brave vieille ! Elle passaen revue mes effets, et pendant ce temps-là je lus pour la premièrefois Sartor Resartus et la Chevauchée vers Khivade Burnaby. Je ne compris guère alors le premier de ces livres,mais je me rappelle qu’à cette époque-là, je préférai le soldat auphilosophe : préférence que la vie n’a fait que confirmer.L’un était un homme, et l’autre était davantage, – ou moins. L’unet l’autre sont morts, et Mrs Beard est morte, et la jeunesse,la force, le génie, les pensées, les exploits, les cœurs simples, –tout meurt… Enfin !

On, finit par nous charger. Nous embarquâmesun équipage. Huit matelots et deux mousses. Un soir nous nousdéhâlames sur les bouées près du sas, prêts à sortir, et avec bonespoir d’appareiller le lendemain. Mrs Beard devait repartirchez elle par le dernier train. Une fois le navire amarré, nousdescendîmes prendre le thé, et nous demeurâmes assez silencieuxdurant tout ce temps, Mahon, le vieux couple et moi. J’eus fini lepremier et m’esquivai pour aller fumer une cigarette, ma cabine setrouvant dans un rouf tout contre la dunette. C’était l’heure duplein, le vent avait fraîchi, il bruinait : les deux portes dusas étaient ouvertes, et les charbonniers allaient et venaient dansl’obscurité, avec leurs feux très clairs, au milieu d’un grandbruit d’hélices battant l’eau, d’un ferraillement de treuils, et devoix qui hélaient au bout des jetées. J’observais la procession desfeux de pointe qui glissaient en haut et celle des feux verts quiglissaient plus bas dans la nuit, lorsque tout à coup j’aperçus unéclat rouge qui disparut, revint et resta. L’avant d’un vapeursurgit tout proche. Par la claire-voie de la cabine, jecriai : « Montez, vite ! » puis j’entendis unevoix effrayée qui disait au loin dans l’ombre :« Stoppez, capitaine. – » La sonnerie d’un timbrerésonna. Une autre voix cria pour avertir : « Nous allonsrentrer dans ce voilier. » Un rude « Ça va ! »y répondit et fut suivi d’un violent craquement, au moment où levapeur vint, de sa joue avant, taper de biais dans notre gréement.Il y eut un moment de confusion, de vociférations, un bruit de gensqui couraient. La vapeur siffla. Puis on entendit quelqu’un quidisait : « Paré, capitaine. » « Vous n’avezrien ? » demanda la voix bourrue. J’avais couru devantpour voir l’avarie et je leur criai : « Je crois quenon ! » « En arrière doucement », dit la voixbourrue. Un timbre retentit. « Quel est cevapeur ? » hurla Mahon. À ce moment il n’était plus pournous qu’une ombre massive, manœuvrant à quelque distance. On nouscria un nom, un nom de femme, Miranda, ouMelissa, ou quelque chose de ce genre. « Ça va nousfaire encore un mois dans ce sale trou ! » me dit Mahon,comme nous examinions avec des fanaux les pavois éclatés et lesbras coupés. « Mais où est donc le capitaine ? »

« Nous ne l’avions tout ce temps-là ni vuni entendu. Nous allâmes voir derrière. Une voix dolente s’éleva dumilieu du bassin ; « Ohé !Judée ! » Comment diable se trouvait-illà ? Nous criâmes : « Oui ! » – « Jesuis à la dérive dans notre canot, sans avirons, » nouscria-t-il. Un batelier attardé nous offrit ses services et Mahons’entendit avec lui moyennant une demi-couronne pour remorquernotre capitaine au long du bord. Mais ce fut Mrs Beard quimonta la première notre échelle. Il y avait près d’une heure qu’ilsétaient là à flotter dans le bassin sous une froide petite pluiefine. Je n’ai jamais de ma vie été aussi surpris.

« Il paraît que lorsqu’il m’avait entenducrier : « Montez, vite », il avait aussitôt comprisce qui se passait, il avait empoigné sa femme, grimpé sur le pontqu’il avait traversé en courant, pour dégringoler dans le canotamarré à l’échelle. Pas si mal pour un homme de soixante ans.Imaginez un peu ce vieux, sauvant héroïquement sa femme dans sesbras, – la femme de toute sa vie. Il l’avait déposée sur un banc ets’apprêtait à remonter à bord, quand, je ne sais comment, la bossefila. Et les voilà partis ensemble. Naturellement au milieu detoute cette confusion nous ne l’avions pas entendu crier. Il avaitl’air tout penaud. Elle s’écria d’un air enjoué :

– « Je suppose que cela ne fait riensi je manque le train maintenant.

– « Non, Jenny, descends teréchauffer, – grommela-t-il. Puis s’adressant à nous :

– « Un marin ne devrait pass’embarrasser de sa femme. Voyez-vous ça, je n’étais pas àbord ! Bon, y a pas trop de mal cette fois. Allons voir ce quecet idiot de vapeur nous a démoli. »

« Ce n’était pas grand’chose, mais celanous retint tout de même trois semaines. Au bout de ce temps, lecapitaine étant occupé avec ses agents, je portai le sac de voyagede Mrs Beard jusqu’à la gare et l’installai confortablementdans un compartiment de troisième classe. Elle abaissa la vitrepour me dire :

– « Vous êtes un brave jeune homme.Si vous voyez John, – le capitaine Beard, – sans son foulard lanuit, rappelez-lui de ma part de bien s’emmitoufler.

– « Certainement, Mrs. Beard, – luidis-je.

– « Vous êtes un brave jeune homme.J’ai remarqué combien vous étiez attentionné pour John, lecapitaine… »

« Le train démarra brusquement. Je saluaila vieille dame. Je ne l’ai plus jamais revue… Passez-moi labouteille.

Nous prîmes la mer le lendemain. Quand nouspartîmes ainsi pour Bangkok, il y avait trois mois que nous avionsquitté Londres. Nous avions pensé mettre une quinzaine tout auplus.

« C’était en janvier et le temps étaitmagnifique, – ce beau temps d’hiver ensoleillé qui a plus de charmeque le beau temps d’été, parce qu’il est plus inattendu, plus vif,et qu’on sait qu’il ne va pas, qu’il ne peut pas durer longtemps.C’est comme une aubaine, une bonne fortune, une chanceinespérée.

« Cela dura tout le long de la mer duNord, tout le long de la Manche : cela dura jusqu’à troiscents milles environ à l’ouest du cap Lizzard : alors le venttourna au suroît et commença sa musique. Deux jours plus tard ilsoufflait en tempête. La Judée se vautrait dansl’Atlantique comme une vieille caisse à chandelles. Il souffla jouraprès jour, il souffla méchamment, sans arrêt, sans merci, sansrelâche. Le monde n’était plus qu’une immensité de vagues écumantesqui se ruaient sur nous, sous un ciel si bas qu’on aurait pu letoucher de la main et sale comme un plafond enfumé. Dans l’espacebouleversé qui nous environnait il y avait autant d’embruns qued’air. Jour après jour, nuit après nuit, il n’y eut autour dunavire que le hurlement du vent, le tumulte de la mer, le bruit del’eau tombant en trombe sur notre pont. Il n’y eut ni repos pourlui, ni repos pour nous. Il ballottait, il tanguait, il piquait dunez, il plongeait de l’arrière, il roulait, il gémissait ; etil nous fallait nous cramponner quand nous étions sur le pont, nousagripper à nos couchettes quand nous étions en bas, dans un effortphysique et une tension d’esprit qui ne nous donnaient pas decesse.

« Une nuit Mahon m’interpella par lavitre de ma cabine. Elle ouvrait sur ma couchette. J’y étaisétendu, tout éveillé, tout habillé, tout chaussé, avec l’impressionde n’avoir pas dormi depuis des années, et de ne pouvoir le fairesi je m’y efforçais. Il me dit avec animation :

– « Vous avez la tige de sonde,Marlow ? Je ne peux pas amorcer les pompes. Sacrédié, ce n’estpas une plaisanterie. »

« Je lui passai la sonde et me recouchai,essayant de penser à des tas de choses, – mais je ne pensais qu’auxpompes. Quand je vins sur le pont, ils y travaillaient encore et mabordée vint les relever. À la lueur du fanal qu’on avait apportépour examiner la sonde, j’entrevis des visages graves et las. Nouspassâmes les quatre heures entières à pomper. Nous pompâmes tout lejour, toute la nuit, toute la semaine, quart après quart. Le navirese déliait et faisait de l’eau dangereusement, pas au point de nousnoyer immédiatement mais assez pour nous tuer à manœuvrer lespompes Et tandis que nous pompions, le navire nous lâchait parmorceaux. Les pavois partirent, les épontilles furent arrachées,les manches à air écrasées, la porte de la cabine sauta. Le naviren’avait plus un pouce de sec. Il se vidait peu à peu. Notre grandcanot, comme par magie, fut réduit en miettes, à sa place même, surses chantiers. Je l’avais saisi moi-même, et j’étais assez fier demon ouvrage qui avait défié si longtemps la malignité de la mer. Etnous pompions. Et la tempête ne cessait de faire rage. La mer étaitblanche comme une nappe d’écume, comme un chaudron de lait quibout : pas d’éclaircie parmi les nuages, pas même un trougrand comme la main, pas même l’espace de dix secondes. Il n’yavait pas pour nous de ciel, il n’y avait pour nous ni étoiles, nisoleil, ni univers, – rien que des nuages en courroux et une mer enfureur. Quart après quart, nous pompions pour sauver nos vies, etcela sembla durer des mois, des années, toute une éternité, commesi nous eussions été des morts condamnés à quelque enfer pourmarins. Nous oubliâmes le jour de la semaine, le nom du mois,quelle année l’on était, et jusqu’au souvenir d’avoir jamais été àterre. Les voiles partirent ; le navire était en travers auvent sous un bout de toile : l’océan nous dégringolait dessus,et nous n’y prenions plus garde. Nous manœuvrions les bras despompes et nous avions des regards d’idiots. Quand nous avionsréussi à ramper sur le pont, j’entourais d’un filin les hommes, lespompes et le grand mât, et nous pompions, nous pompions sansrelâche, avec de l’eau jusqu’à la ceinture, jusqu’au cou, jusquepar-dessus la tête. C’était du pareil au même. On avait oublié ceque c’était que d’être sec.

« Et j’avais quelque part en moi cettepensée : « Ça, ma foi, c’est une sacrée aventure, commeon en lit dans les livres, – et c’est mon premier voyage commelieutenant, – et je n’ai que vingt ans, – et je tiens bon, toutautant que n’importe lequel de ces hommes, et je garde mes gensd’attaque. » J’étais content. Je n’aurais pas renoncé à cetteexpérience pour un empire. Il y avait des moments où j’exultaisvéritablement. Quand cette vieille coque démantelée piquait du nezlourdement, l’arrière dressé en l’air, il me semblait qu’ellelançait comme un appel, comme un défi, comme un cri vers ces nuagesimpitoyables, les mots inscrits sur sa poupe :« Judée, Londres. Marche ou meurs. »

« Ô jeunesse ! Quelle force elle a,quelle foi, quelle imagination. Pour moi, ce navire, ce n’était pasune vieille guimbarde charriant par le monde un tas de charbon, enguise de fret, – c’était l’effort, l’essai, l’épreuve de la vie.J’y pense avec plaisir, avec affection, avec regret, – comme onpense à un mort que l’on aurait chéri. Je ne l’oublierai jamais…Passez-moi la bouteille.

« Une nuit qu’attachés au mât comme jel’ai expliqué, nous continuions à pomper, assourdis par le vent, etn’ayant même plus en nous assez de courage pour souhaiter notremort, un paquet de mer déferla sur le pont et nous passa dessus. Àpeine eussé-je repris mon souffle que je me mis à crier, avecl’instinct du devoir : « Tenez bon, lesgars ! » quand soudain je sentis quelque chose de dur quiflottait sur le pont me heurter le mollet. J’essayai de m’enemparer sans y parvenir. Il faisait si noir qu’on ne se voyait pasles uns les autres à deux pas.

« Après ce choc, le navire demeura unmoment immobile, et la chose revint heurter ma jambe. Cette fois jepus la saisir, – c’était une casserole. Tout d’abord abruti defatigue, et ne pouvant penser à rien d’autre qu’aux pompes, je necompris pas ce que j’avais dans la main. Mais tout d’un coup je merendis compte et m’écriai : « Dites-moi, les gars, lerouf est parti. Lâchons cela et allons voir où est lecoq. »

« Il y avait à l’avant un rouf quicontenait la cuisine, la couchette du cuisinier, et le posted’équipage : Comme on s’attendait depuis des jours à le voiremporté, les hommes avaient reçu l’ordre de coucher dans le carré,le seul endroit sûr du navire. Le steward, Abraham, persistaittoutefois à se cramponner à sa couchette, stupidement, comme unemule, par pure terreur, je crois, comme un animal qui ne veut pasquitter une étable qui s’écroule pendant un tremblement de terre.Nous allâmes à sa recherche. C’était risquer la mort, car une foishors de notre amarrage, nous étions aussi exposés que sur unradeau. Nous y allâmes tout de même. Le rouf était démoli comme siun obus avait éclaté dedans. Presque tout avait passé par-dessusbord, – le fourneau, le poste d’équipage, toutes leurs affaires,tout était parti : mais deux épontilles, qui maintenaient unepartie de la cloison à laquelle était fixée la couchette d’Abrahamrestaient comme par miracle. Nous tâtonnâmes parmi les ruines etnous découvrîmes Abraham : il était là, assis sur sacouchette, au beau milieu de l’écume et des épaves, à bredouillergaiement en se parlant à lui-même. Il avait perdu la tête : ilétait devenu bel et bien fou, pour de bon, après ce choc soudainqui avait eu raison de ce qui lui restait d’endurance. Onl’empoigna, on le traîna derrière, et on le précipita la tête lapremière par l’échelle de la cabine. On n’avait pas le temps,voyez-vous, de le descendre avec des précautions infinies, nid’attendre pour savoir comment il allait. Ceux qui étaient en bassauraient bien le ramasser au pied de l’échelle. Nous étions trèspressés de retourner aux pompes. Cela, ça ne pouvait pas attendre.Une mauvaise voie d’eau est chose impitoyable.

« C’est à croire que le seul dessein decette diabolique tempête avait été de rendre fou ce pauvre diablede mulâtre. Elle mollit avant le matin, et le lendemain le ciel sedégagea ; et, la mer s’apaisant, la voie d’eau diminua. Quandon put établir un nouveau jeu de voiles, l’équipage demanda àrentrer, – et il n’y avait vraiment rien d’autre à faire. Lesembarcations parties, les ponts balayés, la cabine éventrée, leshommes n’ayant à se mettre que ce qu’ils avaient sur le dos, lesprovisions gâtées, le navire éreinté. Nous virâmes du bord pourrentrer, – eh bien, le croiriez-vous ? – le vent passa à l’estet nous vint droit sur le nez. Il souffla frais, il souffla sansrépit. Il nous fallut lui disputer chaque pouce du chemin. Lenavire heureusement ne faisait pas autant d’eau, la mer restantrelativement calme. Pomper deux heures sur quatre n’est pas uneplaisanterie, – mais cela tint le navire à flot jusqu’à Falmouth.« Les bonnes gens qui habitent là vivent des sinistresmaritimes et sans aucun doute nous virent arriver avec plaisir. Unehorde affamée de charpentiers de navires affûta ses outils, à lavue de cette carcasse de navire. Et certes ils se firent de jolisbénéfices à nos dépens avant d’en avoir fini. J’imagine quel’armateur était déjà dans de mauvais draps. Les choses traînèrent.Puis on décida de débarquer une partie du chargement et de calfaterla coque. Ce qui fut fait : on acheva les réparations, onrechargea : un nouvel équipage embarqua et nous partîmes, –pour Bangkok. Avant la fin de la semaine, nous revenions.L’équipage avait déclaré qu’il n’irait pas à Bangkok, –c’est-à-dire une traversée de cent-cinquante jours, – dans uneespèce de rafiau où il allait pomper huit heures survingt-quatre : et les journaux maritimes insérèrent de nouveaule petit paragraphe : « Judée. Trois-mâts barque. Dela Tyne pour Bangkok : charbon : rentré à Falmouth avecune voie d’eau : équipage refusant le service.

« Il y eut encore des retards, – d’autresrafistolages. L’armateur vint passer une journée et déclara que lenavire était en parfait état. Le pauvre capitaine Beard avait l’aird’un fantôme de capitaine, par suite de l’ennui et de l’humiliationde tout cela. Rappelez-vous qu’il avait soixante ans et que c’étaitson premier commandement. Mahon affirmait que c’était une aventureabsurde et que ça finirait mal. Quant à moi j’aimais le navire plusque jamais et je mourais d’envie d’aller à Bangkok ! Nommagique, nom béni ! « Mésopotamie » n’était rien àcôté. Rappelez-vous que j’avais vingt ans, que c’était mon premiervoyage comme lieutenant et que tout l’Orient m’attendait.

« Nous sortîmes pour mouiller en granderade avec un nouvel équipage, – le troisième. Le navire faisait eaupis que jamais. C’était à croire que ces charpentiers de malheur yavaient fait un trou. Cette fois-là, nous ne quittâmes même pas larade. L’équipage refusa tout bonnement de virer le guindeau.

« On nous remorqua dans le fond du portet nous devînmes un meuble, une particularité, une institution del’endroit. Les gens nous montraient du doigt aux visiteurs endisant : « Ce trois-mâts que vous voyez là en partancepour Bangkok, voilà six mois qu’il est là, – il est rentré troisfois. » Les jours de congé, les gamins qui se promenaient dansdes canots nous hélaient : « Ho, de laJudée ! » et si une tête se montrait au-dessusde la lisse, ils criaient : « Où qu’c’est que vousallez ? à Bangkok ? » et ils se moquaient de nous.Nous n’étions que trois à bord. Le pauvre vieux patron broyait dunoir dans sa cabine, Mahon s’était chargé du soin de faire lacuisine et il déploya inopinément tout le génie d’un Français dansla confection de bons petits plats. Moi, je m’occupaisnonchalamment du gréement. Nous étions devenus des citoyens deFalmouth. Tous les boutiquiers nous connaissaient. Chez le coiffeurou le marchand de tabac, on nous demandait familièrement :« Croyez-vous que vous finirez par arriver àBangkok ? » Pendant ce temps l’armateur, les assureurs etles affréteurs se chamaillaient à Londres et notre solde couraittoujours… Passez-moi la bouteille.

« C’était abominable. Moralement c’étaitpire que de pomper pour sauver sa peau. On eût dit que le mondeentier nous avait oubliés, que nous n’appartenions à personne, quenous n’arriverions jamais nulle part : on eût dit que parl’effet d’une malédiction, nous étions condamnés à jamais à vivredans ce fond de port en butte à la risée de générations de dockersoisifs et de bateliers malhonnêtes. J’obtins trois mois de solde etcinq jours de congé et me précipitai à Londres. Cela me prit unjour pour y aller et près d’un autre pour en revenir, mais mestrois mois de solde n’en filèrent pas moins. Je ne sais trop ce quej’en fis. J’allai, je crois, au music-hall, je déjeunai, dînai,soupai, dans un endroit chic de Regent-Street et je revins àl’heure dite, sans avoir rien d’autre à montrer pour prix de troismois de travail, que les Œuvres complètes de Byron et unecouverture de voyage toute neuve. Le batelier qui me ramena à bordme dit :

– « Ah bah ! je croyais quevous aviez quitté cette vieille barque. Elle n’ira jamaisà Bangkok.

– « Vous avez vu ça, vous ? –lui dis-je avec dédain ; mais cette prophétie ne me disaitrien de bon.

« Soudain un homme, – un agent de je nesais qui, – survint, muni de pleins pouvoirs. Il avait un visagequi bourgeonnait, une énergie indomptable : c’était un fortjoyeux luron. Nous rentrâmes, d’un bond, dans la vie. Un chalandvint le long du bord, prit notre chargement et nous allâmes nousfaire caréner et enlever le cuivre pour visiter les fonds. Riend’étonnant à ce que cette barque fit eau : harcelée par latempête au delà de ses forces, la pauvre avait comme de dégoûtcraché l’étoupe qui garnissait ses membrures. On la recalfata, onla redoubla, on la rendit aussi étanche qu’une bouteille. Nousretournâmes au chaland et on remit la cargaison à bord.

« Alors, une nuit, par un beau clair delune, tous les rats quittèrent le navire. Nous en avions étéinfestés. Ils avaient détruit nos voiles, consommé plus deprovisions que l’équipage, partagé bienveillamment nos lits et nosdangers et maintenant que le navire était fin prêt, ils avaientdécidé de décamper. J’appelai Mahon pour jouir du spectacle. Rataprès rat, on les vit paraître sur notre lisse, jeter un derniercoup d’œil par-dessus leur épaule et tomber avec un bruit sourddans le chaland vide. Nous essayâmes d’en faire le compte, maisnous ne tardâmes pas à nous embrouiller. Mahon s’écria :« Eh bien ! qu’on ne vienne plus me parler del’intelligence des rats. Ils auraient dû partir avant, quand nousétions à deux doigts de couler. Cela vous prouve combien eststupide la superstition qu’on attache à eux. Les voilà qui lâchentun bon navire pour un vieux chaland, où il n’y a rien à manger, enoutre, les imbéciles !… Je ne crois pas qu’ils sachent ce quiest sûr ou bon pour eux pas plus que vous ou moi. »

« Et après quelques considérations à cesujet, nous convînmes que la sagesse des rats avait été grandementexagérée et qu’en fait elle ne dépassait pas celle des hommes.

« L’histoire du navire, à cette époque,était connue de toute la côte, depuis le cap Land’s End jusqu’auxForelands, et sur toute la côte sud il n’y eut pas moyen dedénicher un équipage. On nous en envoya un au complet de Liverpoolet nous partîmes une fois de plus, – pour Bangkok.

« Nous eûmes bonne brise et mer calmejusqu’aux Tropiques, et notre vieille Judée se traînacahin-caha dans le soleil. Quand elle filait huit nœuds, toutcraquait dans la mâture, et nous attachions nos casquettes sur nostêtes, mais d’ordinaire elle se prélassait à raison de trois millesà l’heure. Que pouvait-on en attendre ? Elle était fatiguée, –cette vieille barque. Sa jeunesse était là où est la mienne, – oùest la vôtre, – vous autres qui écoutez cette interminablehistoire : et quel ami oserait vous reprocher vos années etvotre fatigue ? On ne grognait pas après elle. Nous autres àl’arrière, en tout cas, il nous semblait être nés, avoir étéélevés, avoir vécu à son bord depuis des siècles, n’avoir jamaisconnu d’autres navires. Je n’aurais pas davantage reproché à lavieille église de mon village de n’être pas une cathédrale.

« Et quant à moi, il y avait en outre majeunesse pour me rendre patient. J’avais tout l’Orient devant moi,et toute la vie, et la pensée que c’était sur ce navire que j’avaissubi mon épreuve et que je m’en étais tiré à mon honneur. Et jesongeais aux hommes d’autrefois qui, bien des siècles auparavant,avaient eux aussi suivi cette même route sur des navires qui nenaviguaient pas mieux, pour aller au pays des palmes, et des épiceset des sables jaunes et des peuplades brunes que gouvernaient desrois plus cruels que Néron le Romain et plus magnifiques queSalomon le Juif. La vieille barque se traînait, alourdie par l’âgeet le fardeau de son chargement, tandis que moi, je vivais la viede la jeunesse, dans l’ignorance et dans l’espoir. Elle se traînaainsi pendant une interminable procession de jours : et sadorure neuve renvoyait ses reflets au soleil couchant et semblaitclamer sur la mer assombrie les mots peints sur sa poupe :Judée, Londres, Marche ou meurs.

« Puis nous entrâmes dans l’Océan Indienet fîmes route au nord pour la pointe de Java. Nous avions depetites brises. Les semaines passaient. La Judée setraînait – marche ou meurs, et on commençait chez nous à se direqu’il fallait nous porter « en retard ».

« Un certain samedi que je n’étais pas dequart, les hommes me demandèrent un ou deux seaux d’eausupplémentaires pour laver leur linge. Comme je n’avais pas envie,à cette heure tardive, de monter la pompe à eau douce, j’allaidevant, en sifflotant et la clef à la main, pour ouvrir l’écoutilledu pic avant et tirer de l’eau de la caisse de réserve que noustenions à cet endroit.

« L’odeur qui monta d’en dessous futaussi inattendue qu’abominable. On eut dit que des centaines delampes à pétrole flambaient et fumaient dans ce trou depuis desjours. Je m’empressai de sortir. L’homme qui m’accompagnait se mità tousser et me dit : « Drôle d’odeur, monsieurMarlow. » Je répondis négligemment : « On dit quec’est bon pour la santé, » et j’allai derrière.

« Mon premier soin fut de passer la têtepar le trou carré de la manche à air milieu. Comme je levais latrappe, une haleine visible, quelque chose comme un légerbrouillard, une bouffée de brume, s’échappa de l’ouverture. L’airqui s’en exhalait était chaud et avait une odeur lourde de suie etde pétrole. Je la reniflai et laissai retomber la tape doucement.C’eut été inutile de m’asphyxier. La cargaison était en feu.

« Le lendemain, le navire se mit à fumerpour de bon. Voyez-vous, il fallait s’y attendre, car de si bonnequalité que fût ce charbon, il avait été tellement manipulé,tellement brisé par les transbordements qu’il ressemblait plus à ducharbon de forge qu’à quoi que ce fût d’autre. – Et puis il avaitété mouillé, – plus souvent qu’à son tour. Il avait plu tout letemps que nous l’avions retransbordé du chaland : etmaintenant, au cours de cette longue traversée, il s’était échaufféet c’était un nouveau cas de combustion spontanée.

« Le capitaine nous fit appeler dans sacabine. Il avait étalé une carte sur la table et avait un airmalheureux.

« – La côte occidentale d’Australie n’estpas loin, – nous dit-il, – mais j’entends faire route pour notredestination. C’est le mois des cyclones, avec ça : mais nousgarderons le cap tout simplement sur Bangkok et nous combattronsl’incendie. J’en ai assez de retourner, même si nous devons tousrôtir. Nous allons d’abord essayer d’étouffer, par le manque d’air,cette satanée combustion.

« On essaya. On aveugla toutes lesouvertures et la fumée n’en continua pas moins. Elle ne cessait desortir par d’imperceptibles fissures, elle se frayait un passage àtravers les cloisons et les panneaux, elle filtrait ici et là,partout, en minces volutes, en buée invisible, d’incompréhensiblefaçon. Elle s’introduisait dans le carré, dans le gaillard :elle empoisonnait les endroits les plus abrités du pont : onpouvait en sentir l’odeur du bout de la grand’vergue. Si la fuméesortait, il était évident que l’air entrait. C’était décourageant.Cette combustion-là refusait absolument de se laisser étouffer.

« Nous résolûmes d’essayer l’eau, et nousretirâmes les panneaux. D’énormes flocons de fumée blanchâtre,jaunâtre, épaisse, grasse, fluide, suffocante, s’élevèrent jusqu’ausommet des mâts. Tous les hommes décampèrent derrière. Puis lenuage empesté se dissipa au loin et nous nous remîmes à l’œuvredans une fumée qui maintenant n’était guère plus épaisse que celled’une cheminée d’usine ordinaire.

« On arma la pompe à incendie, on adaptala manche et peu après celle-ci creva. Que voulez-vous, elle étaitdu même âge que le navire, – c’était un tuyau préhistorique etirréparable. Alors on pompa avec la piètre pompe d’étrave, on puisade l’eau avec des seaux et on parvint ainsi à la longue à déverserdes quantités considérables d’Océan Indien par le grand panneau. Leclair ruisseau étincelait au soleil, tombait dans une couche defumée blanche et rampante, et disparaissait à la surface noire ducharbon. De la vapeur montait, mêlée à la fumée. Nous versions del’eau salée comme dans un tonneau sans fond. Il était dit que nousaurions à pomper sur ce navire, pomper pour le vider, pomper pourle remplir : et après avoir empêché l’eau d’y pénétrer pouréchapper à une noyade, nous y versions de l’eau avec frénésie pourn’y être pas brûlés vifs.

« Et il continuait à se traîner, – marcheou crève, – par ce temps limpide. Le ciel était un miracle depureté, un miracle d’azur. La mer était lisse, était bleue, étaitlimpide, était scintillante comme une pierre précieuse, quis’étendait de toutes parts autour de nous jusqu’à l’horizon, –comme si le globe terrestre tout entier n’eût été qu’un joyau,qu’un saphir colossal, qu’une gemme unique façonnée en planète. Etsur l’étendue lustrée de cette eau calme, la Judéeglissait imperceptiblement, enveloppée de vapeurs impures etlanguissantes, d’un nuage nonchalant qui dérivait au souffle d’unvent lent et léger : nuage empesté qui souillait la splendeurde la mer et du ciel.

« Il va sans dire que pendant tout cetemps-là, nous ne vîmes pas de flammes. Le feu couvait dans lacargaison, à fond de cale, quelque part. Comme nous travaillionscôte à côte, Mahon me dit avec un singulier sourire :

« – À présent, si l’on pouvait seulementavoir une bonne petite voie d’eau, – comme la première fois quenous sommes sortis de la Manche, ça mettrait l’éteignoir sur cetincendie, hein ?

« Je lui répondis par cette remarqueironique :

« – Vous vous souvenez desrats ?

« Nous combattions le feu et naviguionsavec soin comme si de rien n’était. Le steward faisait la cuisineet nous servait. Des douze autres hommes, huit étaient à l’ouvrage,tandis que quatre se reposaient. Chacun prit son tour, y compris lecapitaine. L’égalité régnait et à défaut d’une complète fraternité,une franche camaraderie. Parfois, en envoyant un seau d’eau par lepanneau on entendait un homme hurler : « ViveBangkok ! » et les autres se mettaient à rire. Mais, engénéral, nous restions taciturnes et graves, – et nous avionssoif ! Ah ! quelle soif ! Et il nous fallaitéconomiser l’eau. De strictes rations. Le navire fumait, le soleilflamboyait… Passez-moi la bouteille.

« On essaya de tout. On tenta même decreuser jusqu’au foyer de l’incendie. Ça ne servit naturellement àrien. Personne ne pouvait rester en bas plus d’une minute. Mahon,qui y descendit le premier, s’évanouit dans la cale et l’homme quialla le chercher en fit autant. Nous les hissâmes sur le pont. Jesautai en bas pour leur montrer comme c’était facile. Mais alors,ils avaient appris la sagesse et ils se contentèrent de me repêcherau moyen d’un grappin fixé, si je ne me trompe, au bout d’un mancheà balai. Je ne proposai pas d’aller rechercher ma pelle qui étaitrestée en bas.

« Les choses commençaient à prendremauvaise tournure. On mit le grand canot à la mer. La secondeembarcation était parée à mettre en dehors. Nous en avions encoreune autre, de quelque quatorze pieds de long, aux bossoirs arrière,où elle ne risquait rien.

« Alors, imaginez-vous, que la fumée toutà coup diminua. Nous redoublâmes d’effort pour noyer le fond dunavire. Au bout de deux jours, il n’y eut plus de trace de fumée.Tout le monde rayonnait. C’était un vendredi. Le samedi, pas decorvée, mais, bien entendu, on tint la route. Pour la premièrefois, depuis quinze jours, les hommes lavèrent leur linge, et sedébarbouillèrent : et on leur donna un dîner soigné. Ilsparlaient en termes méprisants de combustion spontanée, et ilsdonnaient à entendre qu’ils étaient, eux, des gars à éteindre desincendies. En fin de compte, il nous semblait à tous avoir héritéchacun d’une grosse fortune. Mais une horrible odeur de brûléempestait le navire. Le capitaine Beard avait les yeux caves et lesjoues creuses. Je n’avais jamais autant remarqué auparavant combienil était tordu et courbé. Lui et Mahon rôdaient gravement auxabords des panneaux et des manches à air, en reniflant. Je fussoudain frappé de voir que Mahon était un très, très vieuxbonhomme. Quant à moi, j’étais aussi satisfait et aussi fier que sij’avais contribué à gagner une grande bataille navale. Ôjeunesse !

« La nuit fut belle. Au matin, un navirequi rentrait en Angleterre passa à l’horizon, les mâts seuls enétaient visibles, – c’était le premier que nous eussions vu depuisdes mois. : mais nous approchions enfin de la terre, ledétroit de la Sonde n’étant plus guère qu’à cent quatre-vingt-dixmilles et presque droit dans le nord.

« Le lendemain j’avais le quart sur lepont de huit à midi. Au déjeuner du matin, le capitaine avait faitremarquer combien cette odeur persistait dans le carré. Vers dixheures, le second étant monté sur la dunette, je descendis sur lepont un moment. L’établi du charpentier se trouvait derrière legrand mât : je m’y appuyai tout en tirant sur ma pipe ;et le charpentier, un tout jeune homme, vint me parler. « Jetrouve, dit-il, que nous nous en sommes très bien tirés, n’est-cepas ? » et je m’aperçus avec quelque agacement quel’imbécile cherchait à faire basculer l’établi. « Ne faitesdonc pas cela, » lui dis-je. Et au même moment j’eusconscience d’une sensation bizarre, d’une absurde illusion, – il mesembla, je ne sais comment, que j’étais suspendu en l’air. Il mesembla entendre autour de moi comme un souffle retenu qui s’exhale,comme si mille géants tous ensemble avaient fait« Ouf ! » – et je sentis qu’un choc sourd venaitm’endolorir soudainement les côtes. Il n’y avait plus aucun doute,– j’étais en l’air et mon corps décrivait une courte parabole. Maissi courte qu’elle fût, elle suffit à faire naître en moi plusieurspensées, et autant que je me le rappelle, dans l’ordresuivant : « Impossible que ce soit le charpentier !– Qu’est-ce que c’est ? – Quelque accident ? – Un volcansous-marin ? Le charbon, des gaz ? » Bon Dieu !nous sautons. – Tout le monde est mort. Je vais tomber dans lepanneau arrière ! Je vois du feu là-dedans. »

La poussière de charbon en suspension dansl’air de la cale avait pris un reflet rouge foncé au moment del’explosion. En un clin d’œil, durant l’infinitésimale fraction deseconde qui s’était écoulée depuis que l’établi avait commencé àbasculer, j’étais venu m’étaler de tout mon long sur la cargaison.Je me ramassai et me tirai de là. Ce fut aussi rapide que sij’avais rebondi. Le pont n’était qu’un chaos d’éclats de bois,entremêlés comme les arbres dans une forêt après un ouragan, unimmense rideau de haillons sales se balançait doucement devant moi.C’était la grand’voile déchiquetée. Je me pris à dire :« La mâture va s’affaler dans un moment », et pour medéhaler de là je filai à quatre pattes du côté de l’échelle de ladunette. La première personne que je vis fut Mahon, les yeux toutronds, la bouche ouverte et ses longs cheveux blancs hérissésautour de la tête comme un halo d’argent. Il était sur le point dedescendre quand la vue du pont qui bougeait, se soulevait, semétamorphosait devant lui en éclats de bois, l’avait comme pétrifiésur l’échelon d’en haut. Je le regardai ahuri, et il me regarda luiaussi avec une singulière expression de curiosité scandalisée. Jene savais pas que je n’avais plus de cheveux, plus de sourcils,plus de cils, que ma jeune moustache avait flambé, que j’avais lafigure toute noire, une joue fendue, une entaille au nez et lementon en sang. J’avais perdu ma casquette, une dé mes savates, etma chemise était en loques. De tout cela, je n’avais pas la moindreidée. J’étais stupéfait de voir le navire encore à flot, la dunetteintacte, – et surtout de voir des gens encore en vie. En outre, lapaix du ciel et la sérénité de la mer étaient véritablementsurprenantes. Je suppose que je m’étais attendu à les voirbouleversées d’horreur… Passez-moi la bouteille.

Une voix hélait de je ne sais où, – en l’air,du haut du ciel, – je n’aurais pu le dire. Immédiatement je vis lecapitaine, – il était fou. Il me demanda avec insistance :« Où est la table du carré ? » et d’entendre unequestion pareille me causa un choc affreux. Je venais de sauter,vous concevez, et j’étais encore tout vibrant de cette expérience,– je n’étais pas tout à fait sûr d’être encore en vie. Mahon se mità taper des deux pieds et lui cria : « Bon Dieu !Vous ne voyez donc pas que le pont a sauté ? » Jeretrouvai ma voix et me mis à bégayer, comme si j’avais euconscience d’avoir grandement manqué à mon devoir : « Jene sais pas où elle est, la table du carré. » C’était comme unrêve absurde.

« Et savez-vous ce qu’il demandaensuite ? Eh ! bien, il voulut faire brasser les vergues.Placide et comme perdu dans ses pensées, il insista pour fairebrasser carré la vergue de misaine.

« – Je ne sais pas s’il y a encore dumonde en vie, – dit Mahon qui pleurait presque. – Sûrement, –fit-il doucement, – il doit en rester assez pour brasser lamisaine.

« Le vieux était, paraît-il, dans sacabine à remonter les chronomètres, quand le choc le fit tournoyersur lui-même. Aussitôt, il lui vint à l’esprit comme il le dit parla suite, que le navire avait touché et il se précipita dans lecarré. Là il s’aperçut que la table avait disparu. Le pont ayantsauté, elle s’était naturellement effondrée dans la soute à voiles.À l’endroit où nous avions déjeuné le matin, il ne vit plus qu’ungrand trou dans le plancher. Cela lui parut si terriblementmystérieux, et lui fit une si forte impression, que ce qu’ilentendit et vit, une fois monté sur le pont, ne lui sembla qu’unepure bagatelle en comparaison. Et, notez bien, qu’il remarquaaussitôt qu’il n’y avait personne à la barre et que son naviren’était plus en route, – et son unique pensée fut que cettemisérable carcasse de navire dégréée, béante, fumante, il fallaitla faire revenir en route, le cap sur son port de destination.Bangkok ! Voilà ce qu’il voulait. Je vous dis que ce petithomme tranquille, voûté, les jambes arquées, presque difforme,était magnifique par la simplicité de son idée fixe et sa paisibleindifférence à toute notre agitation. Il nous envoya devant d’ungeste d’autorité et alla lui-même prendre la barre.

« Oui ! ce fut la première chose quenous fîmes, – brasser les vergues de cette épave ! personnen’était tué ni même estropié, mais tout le monde était plus oumoins touché. Vous auriez dû les voir ! Quelques-uns de noshommes étaient en loques, la figure noire comme des charbonniers,comme des ramoneurs, et leurs têtes rondes avaient l’air d’avoirété tondues ras : la vérité était qu’ils avaient eu lescheveux flambés jusqu’à la peau. D’autres, – les hommes non dequart, – réveillés et jetés à bas, ne cessaient de frissonner et degeindre, alors que nous étions tous à l’ouvrage. Mais ils enmettaient tous. Cet équipage de mauvaises têtes de Liverpool avaitle cœur bien placé. J’ai pu me convaincre qu’ils l’ont toujours.C’est la mer qui leur donne ça, – le grand espace, la solitude quienvironne leurs âmes sombres et taciturnes. Enfin ! ontrébucha, on se traîna, on tomba, on se meurtrit les tibias sur lesdébris, mais nous tirâmes dessus, tout de même. Les mâts tenaient,mais nous ignorions jusqu’à quel point ils pouvaient bien êtrecarbonisés en dessous. Le temps était presque calme, mais unelongue houle d’ouest faisait rouler le navire. Les mâts pouvaienttomber à tout instant. Nous les regardions avec appréhension. On nepouvait prévoir de quel côté ils tomberaient.

« Puis, nous nous retirâmes à l’arrièreet regardâmes autour de nous. Le pont n’était plus qu’un ramassisde planches de champ, de planches debout, d’éclats de bois, deboiseries arrachées. Les mâts se dressaient sur ce chaos comme degrands arbres au-dessus de broussailles enchevêtrées. Lesinterstices de cet amas de débris se remplissaient de quelque chosede blanchâtre qui se traînait, bougeait, – et ressemblait à unbrouillard gras. La fumée de l’invisible incendie montait, rampaitcomme une brume épaisse et empestée dans un vallon comblé de boismort. Déjà des volutes languissantes s’enroulaient parmi la massedes débris. Ça et là, un morceau de poutre planté tout droit avaitl’air d’un poteau. La moitié d’un cercle de tournage avait étéprojetée à travers la voile de misaine et le ciel faisait unetrouée d’un bleu éclatant dans la toile ignoblement souillée. Undébris fait de plusieurs planches était tombé en travers de larambarde et l’une de ses extrémités débordait, comme une passerellequi ne conduisait à rien, comme une passerelle qui menait au-dessusde la mer, qui menait à la mort, – qui semblait nous inviter àfranchir cette planche tout de suite et à en finir avec nosabsurdes misères. Et toujours en l’air, dans le ciel…, on entendaitun fantôme, quelque chose d’invisible qui hélait le navire.

« Quelqu’un eut l’idée de regarder :c’était l’homme de barre qui, instinctivement, avait sautépar-dessus bord et qui voulait remonter. Il hurlait tout en nageantavec vigueur comme un triton et en se maintenant à hauteur dunavire. On lui lança un bout et il se trouva bientôt parmi nous,ruisselant d’eau et fort penaud. Le capitaine avait passé la barreà quelqu’un d’autre, et, seul, à l’écart, le coude sur la lisse, lementon dans la main, il contemplait la mer, mélancoliquement. Nousnous demandions : « Et puis quoi encore ? »Moi, je me disais : « À présent, ça vaut vraiment lapeine. C’est magnifique. Je me demande ce qui va bien pouvoirarriver… » Ô jeunesse !

« Mahon, tout à coup, aperçut un vapeur,loin, sur l’arrière. Le capitaine Beard lui dit : « Onpeut encore le tirer de là. » On hissa deux pavillons quivoulaient dire dans le langage international de la mer :« Feu à bord. Demandons secours immédiat. » Le vapeurgrossit rapidement et nous répondit bientôt au moyen de deuxpavillons à son mât de misaine : « Je viens à votresecours. »

Une demi-heure après il était par notretravers, au vent, à portée de voix, et il roulait un peu, ayantstoppé. Nous perdîmes tout sang-froid et nous nous mîmes tous àhurler comme des fous. « Nous avons sauté ! » Unhomme en casque blanc, sur la passerelle, cria : « Oui,oui, ça va bien, ça va bien ! » et il hochait la tête, ilsouriait, il faisait de la main des gestes rassurants, comme s’ilavait eu affaire à une bande d’enfants effrayés. Une desembarcations fut mise à l’eau et vint vers nous au rythme de seslongs avirons. Quatre Calashes souquaient d’une nage balancée.C’était la première fois que je voyais des marins malais. J’aiappris depuis à les connaître, mais ce qui me frappa alors ce futleur air détaché : ils accostèrent et même le brigadier ducanot, debout, crochant sa gaffe aux cadènes des grands haubans, nedaigna pas lever la tête pour nous jeter un regard. Je trouvais,moi, que des gens qui avaient sauté méritaient vraiment plusd’attention.

« Un petit homme sec comme une trique etagile comme un singe, grimpa à bord. C’était le second du vapeur.Il lança un seul coup d’œil.

« – Holà, les gars…, vous feriez mieux del’abandonner. »

« Nous nous taisions. Il s’entretint unmoment à l’écart avec le capitaine, – il semblait discuter aveclui. Puis ils s’en allèrent ensemble à bord du vapeur.

« Quand notre capitaine revint, nousapprîmes que le vapeur était le Somerville, capitaineNash, allant d’Australie occidentale à Singapour viaBatavia, avec le courrier, et qu’il était convenu qu’il nousremorquerait jusqu’à Anjer ou Batavia, où l’on pourrait éteindrel’incendie en sabordant, puis poursuivre notre voyage, – jusqu’àBangkok ! Le vieux semblait très excité. « Nous yarriverons tout de même », dit-il à Mahon, d’un air farouche.Il montrait le poing au ciel. Nul ne disait mot.

« À midi le vapeur nous prit en remorque.Il s’en allait devant, svelte et haut, et tout ce qui restait de laJudée suivait au bout de soixante-dix brasses de remorque,– suivait rapide comme un nuage de fumée avec des bouts de mâts quidépassaient. Nous montâmes serrer les voiles. Nous toussions dansles vergues et nous faisions soigneusement le chapeau. Vous nousvoyez là-haut en train de serrer comme il faut les voiles de cenavire condamné à n’arriver nulle part ? Il n’y en avait pasun de nous qui ne pensait qu’à tout instant la mâture pouvaits’affaler. De là-haut, la fumée nous empêchait de voir le navire,et les hommes travaillaient soigneusement, passant les rabans avecdes tours égaux.

« – Et serré comme dans un port,hein ! là-haut ! – criait Mahon d’en bas.

« Vous comprenez ça ? Je necrois pas qu’un seul de ces gaillards-là pensait redescendre delà-haut de la manière habituelle. Quand ce fut fait, je lesentendis qui se disaient l’un à l’autre : « – Eh ben, jecroyais bien qu’on dégringolerait par-dessus bord, tous en tas, lesmâts et le reste, du diable si je ne le croyais pas ! « –C’est juste ce que je me disais aussi ! – répondait aveclassitude un autre épouvantail, harassé et enveloppé de bandages.« Et notez bien que c’étaient des hommes qui n’avaient pasl’obéissance ancrée dans la peau. Un spectateur n’aurait vu en euxqu’une bande de vauriens cyniques que rien ne rachetait. Qu’est-cequi leur faisait donc faire tout cela, qu’est-ce qui les fitm’obéir quand, pour la beauté de la chose, je leur fis deux foislâcher le chapeau de la misaine pour essayer de le refairemieux ? Dites-le moi. Ils n’avaient pas une réputationprofessionnelle à soutenir, pas d’exemples, pas de compliments. Cen’était pas le sentiment du devoir : ils savaient tous tirerau flanc, se la couler douce, se défiler, quand ça leur chantait.Était-ce les deux livres dix par mois qui les faisait grimperlà-haut ? Ils trouvaient que leurs gages n’étaient pas demoitié assez bons. Non : c’était quelque chose en eux, quelquechose d’inné, de subtil, d’éternel. Je ne veux pas dire quel’équipage d’un navire marchand français ou allemand ne se seraitpas aussi bien comporté, mais je doute qu’il l’eût fait de cettefaçon. Il y avait là une sorte de plénitude, quelque chose desolide comme un principe et de dominateur comme un instinct, larévélation de quelque chose de secret, de ce quelque chose decaché, de ce don du bien et du mal qui fait les différences deraces, et qui façonne le destin des nations.

« Ce fut cette nuit-là à dix heures quepour la première fois depuis que nous le combattions, nous vîmes lefeu. La vitesse de notre remorquage avait avivé la destructionlatente. Une lueur bleue apparut à l’avant et qui brillait sous lesdébris du pont. Elle vacillait par plaques, elle semblait remuer etramper comme la lueur d’un ver luisant. Je fus le premier à la voiret en avertis Mahon. « – Il n’y a plus rien à faire, – fit-il.– Mieux vaut larguer la remorque ou bien le navire va flamber toutd’un coup de bout en bout avant que nous n’ayions le temps dedécamper. » « Nous nous mîmes à hurler tousensemble : on sonna la cloche pour attirer l’attention desautres : ils nous remorquaient toujours. Il nous fallut enfin,Mahon et moi, gagner l’avant à quatre pattes, et couper la remorqueà coups de hache. On n’avait pas le temps de larguer les bridures.Nous pouvions voir des langues rouges lécher ce chaos d’éclats debois sous nos pieds, tandis que nous regagnions la dunette.

« Bien entendu, à bord du vapeur, ilss’aperçurent bientôt que nous n’avions plus de remorque. Le navirelança un coup de sifflet. Nous vîmes ses feux décrire un grandcercle, il approcha, vint tout près le long de nous et stoppa. Nousformions tous un groupe serré sur la dunette et le regardions.Chaque homme avait sauvé un petit paquet ou un sac. Soudain uneflamme en forme de cône, tordue au sommet, jaillit à l’avant etjeta sur la mer sombre un cercle de lumière, au centre duquel lesdeux bâtiments côte à côte se balançaient doucement. Le capitaineBeard était resté assis sur la claire-voie, immobile et muet depuisdes heures, mais il se leva alors lentement et vint au-devant denous jusqu’aux haubans d’artimon. Le capitaine Nashhélait :

« – Arrivez. Dépêchez-vous ! J’ai lecourrier à bord. Je vous conduirai vous et vos embarcations jusqu’àSingapour.

« – Non. Merci, – dit notre capitaine. –Nous devons rester à bord jusqu’au bout.

« – Je ne peux pas attendre pluslongtemps, – cria l’autre. Le courrier, vous comprenez !

« – Bon ! Bon ! Çaira !

« – Bien ! Je vous signalerai àSingapoor. Au revoir. »

« Il fit un geste de la main. Nos hommestranquillement lâchèrent leurs paquets. Le vapeur mit en avant, etfranchissant le cercle de lumière, disparut aussitôt à nos regardséblouis par le feu qui brûlait avec rage. Et c’est alors que je susque je verrais l’Orient pour la première fois comme commandantd’une petite embarcation. Je trouvais cela beau : et cettefidélité pour le vieux navire était belle. Nous resterions avec luijusqu’au bout. Oh ! la splendeur de la jeunesse !Oh ! le feu qu’elle renferme, plus éblouissant que les flammesdu navire incendié, ce feu qui jette sur la vaste terre une clartémagique, qui s’élance audacieusement vers le ciel et qui bientôtdoit s’éteindre au contact du temps plus cruel, plus impitoyable,plus amer que l’océan, – et qu’environneront, comme les flammes dunavire incendié, des ténèbres impénétrables.

« De son air inflexible et doux, le vieuxnous avertit que nous avions le devoir de sauver pour les assureurstout ce que l’on pourrait emporter du matériel du navire. Nous nousmîmes donc à la besogne à l’arrière, tandis qu’à l’avant le navireflambait pour mieux éclairer notre ouvrage. Nous tirâmes dehors untas de saletés. Que n’avons-nous pas sauvé ! Un vieuxbaromètre fixé par un nombre incroyable de vis faillit me coûter lavie. Je fus enveloppé d’un brusque jet de fumée et j’eus à peine letemps de me garer. Il y avait des réserves de toutes sortes, despièces de toile à voiles, des glènes de filin, la dunetteressemblait à un magasin de fournitures pour la marine et lesembarcations étaient bondées jusqu’aux plats-bords. C’était àcroire que le vieux tenait à emporter tout ce qu’il pouvait de sonpremier commandement. Il était très, très calme, mais avaitévidemment un peu perdu la tête. Imaginez-vous qu’il voulaitembarquer avec lui dans le grand canot une glène de vieux grelin etune ancre à jet. On lui disait « Oui, oui,capitaine ! » avec déférence, et tout doucement onlaissait glisser tout cela par-dessus le bord. Le pesant coffre àmédicaments prit le même chemin, avec deux sacs de café vert, descaisses de peintures, – imaginez-vous, de la peinture ! – untas d’objets. Alors je reçus l’ordre de descendre dans les canotsavec deux hommes pour arrimer le tout, et tenir les embarcationsprêtes pour le moment où nous aurions à quitter le navire.

« On mit tout en ordre, on mâta le grandcanot pour notre capitaine qui devait en prendre le commandement etje ne fus pas fâché de m’asseoir un moment. Il me semblait avoir levisage à vif, tous les membres me faisaient mal comme s’ils avaientété rompus, je sentais toutes mes côtes, et j’aurais juré quej’avais la colonne vertébrale tordue. Les embarcations, amarréesderrière, restaient dans une ombre profonde et je pouvais voir,tout autour, le cercle de la mer qu’éclairait l’incendie. Uneflamme gigantesque montait à l’avant, droite et claire. Elle avaitun violent éclat, et il en sortait des bruits semblables à desbattements d’ailes, d’autres fois un roulement pareil à celui dutonnerre. On entendait des craquements, des détonations ; et,du cône de flamme, des étincelles jaillissaient, ainsi que naîtl’homme pour les misères, pour les navires qui font eau et lesnavires qui brûlent.

« Ce qui me préoccupait, c’était que lenavire étant à la bande en travers à la houle et au peu de ventqu’il y avait, – un souffle à peine, – les canots ne voulaient pasrester à l’arrière où ils étaient en sûreté, mais s’obstinaient,avec cet entêtement stupide propre aux embarcations, à se fourrersous la voûte arrière et à se coller le long du bord. Ils tossaientdangereusement et se rapprochaient de la flamme, tandis que lenavire roulait au-dessus, et, bien entendu, il y avait toujours lerisque de voir les mâts passer par-dessus bord à tout instant. Moiet mes deux canotiers nous débordions de notre mieux avec desavirons et des gaffes : mais cela devenait exaspérant,d’autant plus qu’il n’y avait aucune raison de ne pas pousser toutde suite. Nous ne pouvions voir ceux qui étaient à bord ni imaginerce qui les retenait. Les canotiers juraient à mi-voix, et nonseulement j’avais ma part de l’ouvrage, mais j’avais encore à ymaintenir mes deux gaillards qui avaient constamment tendance à selaisser aller et à tout lâcher.

« À la fin, je me mis à héler.« Dites donc, là-haut ! » et quelqu’un vint regarderpar-dessus bord. « Nous sommes parés », lui dis-je. Latête disparut et se montra de nouveau.

« – Le capitaine dit que ça va et de biendéborder les embarcations. »

« Une demi-heure passa. J’entendis tout àcoup un fracas épouvantable, ferraillement, bruit de chaînes quis’entrechoquent, sifflement d’eau, et des milliers d’étincelless’envolèrent parmi la colonne de fumée frémissante qui, légèrementinclinée, se dressait au-dessus du navire. Les bossoirs avaient étécarbonisés et les deux ancres chauffées au rouge étaient partiespar le fond, arrachant et entraînant avec elles deuxcents brasses de chaînes ardentes. Le navire trembla, la masse deflamme vacilla comme si elle allait s’affaisser et le mât de petitperroquet s’affala. Comme une flèche de feu, il tomba, plongea,puis, rebondissant à une longueur d’aviron des canots se mit àflotter paisiblement, tout noir sur la mer lumineuse. De nouveau,je hélai les gens du pont. Au bout d’un moment, un homme, d’un tonenjoué, fort inattendu, mais étouffé comme s’il s’efforçait deparler la bouche fermée, vint me dire qu’on allait embarquer, etdisparut. Longtemps je n’entendis plus rien que le bruissement etle grondement du feu. On entendait aussi des sifflements. Lesembarcations dansaient, forçaient sur leurs bosses, se jetaientl’une sur l’autre comme par jeu, s’entrechoquaient, ou bien, malgrénos efforts, elles venaient, en évitant, se coller en paquet contrele flanc du navire. Je finis par ne plus pouvoir le supporter, et,me hissant par un filin, je grimpai à bord par l’arrière.

« Il faisait clair comme en plein jour.En arrivant ainsi, le rideau de feu en face de moi était unspectacle terrifiant, et la chaleur au premier abord semblait àpeine supportable. Sur un coussin de banquette qu’on avait monté ducarré, le capitaine Beard, les jambes repliées, un bras sous latête, dormait tandis que la lumière jouait sur lui. Et savez-vous àquoi s’occupaient les autres ? Assis sur le pont, tous àl’arrière autour d’une caisse ouverte, ils mangeaient du pain et dufromage et buvaient de la bière.

« Contre ce fond de flammes qui setordaient au-dessus de leurs têtes comme des langues féroces, ilsavaient l’air d’être dans leur élément comme des salamandres etfaisaient l’effet d’une bande de farouches pirates. Le feuétincelait dans le blanc de leurs yeux, luisait sur la peau blancheque laissaient voir les trous de leurs chemises déchirées. Chacunmontrait comme les traces d’une bataille, – têtes entourées debandages, bras en écharpe, chiffon sale enroulé autour d’un genou,et chaque homme avait une bouteille entre les jambes et un morceaude fromage à la main. Mahon se leva. Avec sa belle figure douteuse,son profil romain, sa longue barbe blanche, et dans la main unebouteille ouverte, on eut dit d’un de ces audacieux forbans dejadis, en train de festoyer au milieu de la violence et dudésastre. « – Notre dernier repas à bord ! –expliqua-t-il avec solennité. – Nous n’avons rien mangé depuis cematin et ça ne servirait à rien de laisser tout cela ici. » Ilse mit à brandir la bouteille et me montra du geste le capitaineendormi. « – Il a dit qu’il ne pouvait rien avaler, aussi jel’ai fait s’étendre, – continua-t-il : et comme j’ouvrais degrands yeux : – Je ne sais pas si vous vous rendez compte,jeune homme, que cet homme-là n’a pour ainsi dire pas dormi depuisdes jours, et dans les embarcations on aura fichtrement peu desommeil ! « – Si vous vous amusez encore longtemps decette façon, il n’y en aura bientôt plus d’embarcation ! –fis-je indigné. « J’allai jusqu’au capitaine et me mis à lesecouer par l’épaule. À la fin il ouvrit les yeux, mais ne bougeapas. « – Il est temps de quitter le navire, capitaine, – luidis-je tranquillement.

« Il se leva péniblement, regarda lesflammes, la mer étincelante autour de son navire et, plus loin,noire, noire comme de l’encre : il regarda les étoiles quibrillaient d’un éclat atténué à travers un mince nuage de fumée,dans un ciel noir, noir comme l’Érèbe.

« – Les plus jeunes d’abord, –dit-il.

« Et le simple matelot, s’essuyant labouche du revers de la main, se leva, enjamba le couronnement etdisparut. Les autres suivirent. L’un d’eux, au moment de quitter lebord, s’arrêta court pour achever sa bouteille, et l’ayant vidée,la jeta d’un grand geste dans le feu.

« – Attrape ça ! – cria-t-il.

« Le capitaine s’attardait, navré, etnous le laissâmes un moment tout à sa communion solitaire avec sonpremier commandement. Puis je remontai et finis par l’emmener. Ilétait temps, les ferrures du couronnement étaient chaudes autoucher.

« Alors on coupa la bosse du grand canotet les trois embarcations amarrées ensemble s’écartèrent du navire.Seize heures exactement s’étaient écoulées depuis l’explosion,quand nous l’abandonnâmes. Mahon avait la charge du second canot etmoi du plus petit, celui de quatorze pieds. Le grand canot auraitpu nous prendre tous : mais le patron avait déclaré qu’ilfallait sauver autant de matériel qu’on le pouvait, – pour lesassureurs. Et c’est ainsi que j’obtins mon premier commandement.J’avais deux hommes avec moi, un sac de biscuit, quelques boîtes deviande de conserve et un baril d’eau douce. J’avais ordre de resterprès du grand canot pour qu’en cas de mauvais temps il put nousprendre à bord.

« Et savez-vous ce que je pensais ?Je pensais que je lui fausserais compagnie aussi tôt que possible.Je voulais jouir tout seul de mon premier commandement. Je n’allaispas faire de la navigation d’escadre, si l’occasion s’offrait d’unecroisière indépendante. Je ferais mon atterrissage tout seul. Jebattrais les autres canots. Jeunesse ! Jeunesse que toutcela ! La sotte, la charmante et la belle jeunesse !

« Mais nous ne nous mîmes pas en routetout de suite. Il fallait rester avec le navire jusqu’au bout. Etcette nuit-là, les embarcations flottèrent à la dérive, montant etdescendant sur la houle. Les hommes sommeillaient, se réveillaient,soupiraient, geignaient. Moi je regardais brûler le navire.

« Au milieu des ténèbres de la terre etdu ciel, il brûlait avec rage sur un disque de mer pourpre quefrappait le jeu de reflets sanglants, sur un disque d’eauscintillante et sinistre. Une flamme haute et claire, une flammeimmense et solitaire, montait de l’océan, et, de son sommet, lafumée noire s’épanchait continuellement vers le ciel. Le navirebrûlait avec fureur, lugubre et imposant comme un bûcher funèbreallumé dans la nuit, entouré par la mer, sous le regard desétoiles. Une mort magnifique était accordée comme une grâce, commeun don, comme une récompense, à ce vieux navire au terme d’une viede labeur. Voir ce fantôme épuisé se remettre ainsi à la garde desastres et de la mer était aussi émouvant que le spectacle d’unglorieux triomphe. Les mâts s’affalèrent juste à l’aube : unmoment, une explosion, un tourbillon d’étincelles parut emplir defeux ailés la nuit patiente et attentive, la vaste nuitsilencieuse, étendue sur la mer. Le navire n’était plus à la pointedu jour, qu’une coque carbonisée qui flottait immobile sous unnuage de fumée et qui portait dans ses flancs une masseincandescente de charbon.

« Alors on arma les avirons et les canotsen ligne de file tournèrent autour de ses ruines, en procession, –le grand canot en tête. Comme nous passions sur l’arrière, unemince flèche de feu darda vers nous son trait, et tout à coup lenavire coula l’avant le premier, dans un grand sifflement devapeur. L’arrière que le feu n’avait pas encore atteint, fut ledernier à couler : mais la peinture en était partie, s’étaitcraquelée, pelée, et il n’y avait plus de lettres, il n’y avaitplus de mots, plus de devise résolue, pareille à l’âme du navire,pour lancer dans un éclair au soleil qui se levait, sa foi et sonnom.

« Nous mîmes le cap au nord. La brise seleva soudain et vers midi toutes les embarcations se rallièrentpour la dernière fois. Je n’avais dans la mienne ni mât nivoile : mais je fis un mât avec un aviron de rechange et jehissai comme voile une tente avec une gaffe en guise de vergue. Lecanot était assurément trop lourdement mâté, mais j’avais lasatisfaction de savoir qu’avec vent arrière, j’étais capable debattre les deux autres Il me fallut les attendre. Puis tout lemonde jeta un coup d’œil sur le routier du capitaine, et après uncordial repas de biscuit et d’eau, nous reçûmes nos dernièresinstructions. Elles étaient simples : faire route au nord etgarder le contact autant que possible. « Prenez garde avec cegréement de fortune, Marlow, me dit le capitaine ; » etcomme je dépassais fièrement son canot, Mahon me cria en fronçantson nez recourbé : « Vous naviguerez si bien que vouscollerez votre barque par le fond, mon garçon, si vous n’y faitesattention. » Ce vieux-là était plein de malignité, mais que levaste océan où il dort à présent le berce avec douceur, le berceavec tendresse, jusqu’à la fin des temps.

« Avant le coucher du soleil un grosgrain passa sur les deux canots qui se trouvaient derrière et je nedevais plus les revoir de longtemps. Le lendemain, je tins la routesur ma coquille de noix, – mon premier commandement, – sans rienautour de moi que la mer et le ciel. J’aperçus bien, dansl’après-midi, les voiles hautes dun navire au loin,mais je me gardai bien d’en rien dire et mes hommes ne leremarquèrent pas. C’est que, voyez-vous, je craignais qu’il ne fîtroute pour l’Angleterre et je n’avais pas envie de tourner le dosaux portes de l’Orient. Je gouvernai sur Java, – autre nom béni, –comme celui de Bangkok, vous savez. Je gouvernai pendant desjours.

« Je n’ai pas besoin de vous dire ce quec’est que de tosser dans une embarcation non pontée. Je me rappelledes nuits et des jours de calme plat, où nous souquions, noussouquions et où le canot semblait immobile comme ensorcelé dans lecercle de l’horizon. Je me rappelle la chaleur, le déluge desgrains qui nous obligeaient à écoper sans arrêt pour sauver notrepeau (mais qui remplissaient notre baril) et je me rappelle lesseize heures d’affilée que nous passâmes, la bouche sèche comme dela cendre, tandis qu’avec un aviron de queue, je tenais mon premiercommandement debout à la lame. Je n’avais pas su jusque-là à quelpoint j’étais pour de bon un homme. Je me rappelle les visagestirés, les silhouettes accablées de nos deux matelots, et je merappelle ma jeunesse, ce sentiment qui ne reviendra plus, – lesentiment que je pouvais durer éternellement, survivre à la mer, auciel, à tous les hommes : ce sentiment dont l’attrait décevantnous porte vers des joies, vers des dangers, vers l’amour, versl’effort illusoire, – vers la mort : conviction triomphante denotre force, ardeur de vie brûlant dans une poignée de poussière,flamme au cœur, qui chaque année s’affaiblit, se refroidit, décroîtet s’éteint, – et s’éteint trop tôt, trop tôt, – – avant la vieelle-même.

« Et c’est encore ainsi que l’Orientm’apparaît. J’ai connu ses recoins secrets et j’ai pénétré jusqu’aufond même de son âme : mais à présent, c’est toujours d’unepetite embarcation que je la vois, haute ligne de montagnes, bleueset lointaines au matin : pareilles à une brume légère àmidi : muraille de pourpre dentelée au coucher du soleil. J’aiencore dans la main la sensation de l’aviron, et dans les yeux lavision d’une mer d’un bleu éclatant. Et je vois une baie, une vastebaie, lisse comme du verre, polie comme de la glace, qui miroitedans l’ombre. Une lueur rouge brille au loin dans le noir de laterre : la nuit est molle et chaude. De nos bras endoloris,nous souquons sur les avirons, et tout à coup, une risée, une riséefaible et tiède, toute chargée d’étranges parfums de fleurs, debois aromatiques, s’exhale de la nuit paisible, – premier soupir del’Orient sur ma face. Cela, jamais je ne pourrai l’oublier. C’étaitun souffle impalpable et enchanteur, comme un charme, comme lechuchotement prometteur de mystérieuses délices.

« Nous avions nagé onze heures, durantcette dernière étape. Nous étions deux aux avirons, et celui dontc’était le tour de se reposer tenait la barre. Nous avions aperçule feu rouge de cette baie et nous avions mis le cap dessus,pensant bien qu’il devait marquer quelque petit port côtier. Nousavions dépassé deux navires d’aspect exotique, d’arrière très haut,endormis à l’ancre, et en approchant du feu, très faiblemaintenant, le canot vint heurter du nez l’extrémité d’unappontement. Nous étions morts de fatigue. Mes hommes lâchèrent lesavirons et s’affalèrent sur les bancs comme des cadavres. Jem’amarrai à un pieu. Un courant ridait l’eau mollement. L’obscuritéparfumée du rivage formait de vastes masses, probablement destouffes colossales de végétation, – formes muettes et fantastiques.À leurs pieds le demi-cercle d’une plage étincelait faiblement,comme une illusion. Pas une lumière, pas un mouvement, pas un son.Le mystérieux Orient était devant moi, parfumé comme une fleur,silencieux comme la mort, sombre comme un tombeau.

« Et je restais là, exténué au delà detoute expression, exultant comme un conquérant, incapable de dormiret extasié comme devant une profonde, une fatale énigme.

« Un clapotis d’avirons, plongeant encadence et qui répercuté par la surface de l’eau et accru encorepar le silence, se traduisait en claquements sonores, me fit medresser d’un bond. Une embarcation, une embarcation européennearrivait. J’invoquai le nom de la morte, et hélai :« Judée, ohé ! » Un faible cri merépondit.

« C’était le capitaine. J’avais devancéde trois heures le vaisseau-amiral et je fus heureux de réentendrela voix du vieux tremblante et lasse : « – Est-ce vous,Marlow ? « – Méfiez-vous du bout de l’appontement,capitaine, criai-je. « Il approcha avec précaution et vintaccoster, avec la ligne de grande sonde que nous avions sauvée, –pour les assureurs. Je mollis ma bosse et me laissai culer. Ilétait assis là, à l’arrière, dans une attitude défaite, tout trempéde rosée, les mains jointes sur les genoux. Ses hommes étaient déjàendormis. « – J’ai passé un sacré moment, – murmura-t-il, –Mahon est derrière, pas très loin. « Nous nous entretenions àvoix basse, comme si nous avions eu peur de réveiller la terre. Lecanon, le tonnerre, un tremblement de terre n’auraient pas, à cemoment, éveillé ces hommes.

« Tout en parlant, je me retournai et visun large feu brillant qui glissait dans la nuit.

« – Voilà un vapeur qui passe en vue dela baie. – dis-je.

« Il ne passait pas, il entrait, et mêmeil vint tout près et mouilla.

« – Je voudrais bien, – me dit lecapitaine, – que vous alliez voir si c’est un anglais. Peut-êtrequ’il pourrait nous donner passage pour un endroitquelconque. » Il avait l’air inquiet et agité. À force debourrades et de coups de pied, je parvins à mettre un de mes hommesen état de somnambulisme, et lui passant un aviron, j’en pris unautre et nous nageâmes vers les feux du vapeur.

« Il nous en parvenait un bruit confus devoix, de chocs sourds et métalliques venant de la chambre desmachines, de pas sur le pont. Ses hublots brillaient, ronds commedes yeux écarquillés. Des formes allaient et venaient, et l’ondistinguait en haut, sur la passerelle la forme vague d’un homme.Il entendit le bruit de nos avirons.

« Alors, avant que j’eusse pu ouvrir labouche, j’entendis l’Orient me parler, mais avec une voixd’Occident. Un torrent de mots se déversa dans le silenceénigmatique et fatal, des paroles étrangères, courroucées, mêlées àdes mots et même à des phrases entières de bon anglais, moinsétranges, mais plus surprenantes encore, La voix jurait ettempêtait avec violence : elle criblait d’une bordée de juronsla paix solennelle de la haie. Elle commença par m’appeler :« Cochon ! » et continua crescendo àm’agonir d’une série d’épithètes plus impossibles à redire les unesque les autres, – en anglais. L’homme là-haut rageait à tue-tête endeux langues, et avec, dans sa fureur, une telle sincérité qu’ellealla presque jusqu’à me convaincre que j’avais, de façon oud’autre, attenté à l’harmonie de l’univers. Je le voyais à peine,mais commençais à penser qu’il finirait par avoir une attaque.

« Il s’arrêta tout d’un coup, et jel’entendis qui reniflait et soufflait comme un phoque.

« – Quel est ce vapeur, je vous prie, –lui criai-je.

« – Hein ? Qu’est-ce que c’est. Etvous qui êtes-vous donc ?

« – L’équipage naufragé d’un trois-mâtsanglais incendié en mer. Nous sommes arrivés cette nuit. Je suis lelieutenant. Le capitaine est dans le grand canot et voudrait savoirsi vous nous donneriez passage pour quelque part.

« – Ah ! bon Dieu ! Dites-moi…Nous sommes le Celestial de Singapoor et nousrentrons » J’arrangerai ça avec votre capitaine dans lamatinée… et… dites-moi, vous m’avez entendu tout àl’heure ?

« – J’imagine qu’on a pu vous entendredans toute la baie.

« – Je vous ai pris pour un canot d’ici.Hé, vous voyez, – ce sacré feignant de propre-à-rien de gardiens’est encore endormi, – que le diable l’emporte ! Le feu estéteint et j’ai failli me coller sur ce sacré appontement. C’est latroisième fois qu’il me joue ce tour-là. Je vous le demande, est-cequ’on peut vraiment tolérer chose pareille. Il y a de quoi vousrendre fou. Je le signalerai… et le ferai fiche dehors par levice-résident, nom de… ! Voyez, – il n’y a pas de feu. Il estéteint, n’est-ce pas ? Je vous prends à témoin qu’il estéteint. Il devrait y avoir un feu là, voyez-vous. Un feu rouge surla…

« – Il y en avait un, – fis-je,doucement.

« – Mais il est éteint, mon garçon !À quoi bon parler comme cela ? Vous voyez bien vous même qu’ilest éteint… hein ? Si vous aviez à conduire un beau vapeur lelong de cette côte de malheur, vous en voudriez aussi un, de feu.Je lui flanquerai une raclée tout du long de son sacré appontement.Vous verrez un peu si je le manque. Je…

« – Alors je peux dire au capitaine quevous allez nous prendre, – interrompis-je.

« – Oui, je vous prendrai. Bonsoir, –dit-il brusquement.

« Je virai de bord et je m’amarrai denouveau à l’appontement, et puis je m’endormis enfin ! J’avaisaffronté le silence de l’Orient. J’avais entendu un peu de sonlangage. Mais quand je rouvris les yeux, le silence était aussiabsolu que si rien n’était jamais venu le rompre. Je reposais dansun flot de lumière, et jamais le ciel ne m’avait auparavant sembléni si loin, ni si haut. J’ouvris les yeux et demeurai étendu sansbouger.

« C’est alors que je vis les hommes del’Orient – ils me regardaient. Toute la longueur de l’appontements’était remplie de gens. Je vis des visages bruns, bronzés, jaunes,des yeux noirs, l’éclat, la couleur d’une foule orientale. Et tousces êtres nous regardaient fixement, sans un murmure, sans unsoupir, sans un geste. D’en haut, ils regardaient les canots, leshommes assoupis qui, pendant la nuit, étaient venus vers eux de lamer. Rien ne bougeait. Les frondaisons des palmiers se dressaientimmobiles contre le ciel. Pas une seule branche ne remuait le longde ce rivage, et les toits bruns des maisons s’apercevaient àtravers le feuillage vert, à travers de larges feuilles quipendaient, luisantes et immobiles, comme si elles eussent étéfaites de quelque lourd métal. C’était là l’Orient des anciensnavigateurs, si vieux, si mystérieux, resplendissant et sombre,vivant et immuable, plein de dangers et de promesses. Et c’était làses hommes. Je me redressai tout à coup. Une ondulation se propagead’un bout à l’autre de la foule, passa le long des têtes, fitosciller les corps, courut le long de l’appontement comme une ridesur l’eau, comme le souffle du vent sur un champ, puis tout repritson immobilité, Je revois tout cela, – le vaste cercle de la baie,les sables qui scintillent, la richesse d’une verdure infinie etvariée, la mer bleue comme une mer de rêve, la foule des visagesattentifs, l’éclat des couleurs crues, – l’eau qui réfléchit tout,la courbe du rivage, l’appontement, le navire exotique avec sapoupe élevée, qui flotte immobile, et les trois canots, avec seshommes accablés, venus d’Occident, et qui dorment sans souci de laterre et des hommes, ni de l’ardeur du soleil. Ils dormaient, entravers des bancs, tassés en rond sur les planches du fond, dansdes attitudes abandonnées, comme des morts. La tête du vieuxcapitaine, appuyée à l’arrière du grand canot, était retombée sursa poitrine et on aurait dit qu’il n’allait jamais se réveiller.Plus loin la figure du vieux Mahon était tournée vers le ciel, salongue barbe blanche étalée, comme s’il avait été frappé d’uneballe, tandis qu’il tenait la barre ; et un homme, affalé àl’avant du canot, dormait en entourant l’étrave de ses deux bras,et la joue collée contre le plat-bord. L’Orient les contemplait ensilence.

« Depuis lors j’ai connu saséduction : j’ai vu des rivages mystérieux, l’eau immobile,les terres de nations brunes, où une Némésis furtive épie,poursuit, surprend tant d’hommes de la race conquérante, fiers deleur sagesse, de leur savoir, de leur puissance. Mais, pour moi,tout l’Orient tient dans cette vision de ma jeunesse. Il tient toutentier dans cet instant où j’ouvris sur lui mes jeunes yeux. Jel’avais abordé au sortir d’un combat avec la mer, – et j’étaisjeune, – et je le vis qui me regardait. Et voilà tout ce qui enreste ! Rien qu’un moment : un moment de force,d’aventure, de splendeur, – de jeunesse !… Un éclair de soleilsur un rivage étrange, le temps d’un souvenir, l’espace d’un soupiret puis, adieu ! La nuit. – Adieu !… »

Il but.

« Ah ! le bon vieux temps, – le bonvieux temps ! La jeunesse et la mer. L’enchantement et lamer ! La bonne, la rude mer, la mer âcre et salée quimurmurait à votre oreille et rugissait, contre vous et vous coupaitbrutalement le souffle. »

Il but de nouveau.

« Entre toutes les merveilles du monde,il y a la mer, je crois, la mer elle-même, – ou bien est-ceseulement la jeunesse ? Qui peut le dire ? Mais vousautres, – vous avez tous eu quelque chose de la vie : del’argent, de l’amour, – tout ce que l’on trouve à terre, – ehbien ! dites-moi, n’était-ce pas le meilleur temps, ce tempsoù nous étions jeunes à la mer : jeunes et sans rien à nous,sur la mer qui ne vous donne rien, que de rudes coups, – et parfoisl’occasion d’éprouver votre force, – rien que cela, – ce que vousregrettez tous ? »

Et tous, nous l’approuvions : l’homme definance, l’homme de chiffres, l’homme de loi, tous nousl’approuvions, par-dessus la table polie qui, comme une immobilenappe d’eau brune, réfléchissait nos visages sillonnés etridés : nos visages marqués par le travail, par lesdéceptions, par le succès, par l’amour : et nos yeux lascherchant encore, cherchant toujours, cherchant avidement, àarracher à la vie ce quelque chose qui, alors qu’on l’attendencore, s’est déjà dissipé, – a passé à notre insu dans un soupir,dans un éclair, – avec la jeunesse, avec la force, avec laséduction romanesque des illusions.

Partie 2
LE CŒUR DES TÉNÈBRES

Chapitre 1

&|160;

Le yacht la Nellie évita sur l’ancre,sans un battement dans ses voiles, et se trouva arrêté. La maréeétait étale, le vent presque tombé&|160;; comme nous avions àdescendre le fleuve, il ne nous restait plus qu’à mouiller enattendant le reflux.

L’estuaire de la Tamise s’ouvrait devant nous,pareil à l’entrée d’un interminable chenal. Au large, le ciel et lamer se confondaient, sans un joint, et dans l’espace lumineux, lesvoiles hâlées des barges qui dérivaient avec la marée semblaients’immobiliser en rouges essaims de toile haut tendue, où les esparspolis luisaient. Une brume reposait sur les berges basses dont leslignes fuyantes se perdaient dans la mer. L’air était sombreau-dessus de Gravesend, et plus en arrière semblait former ens’épaississant une sorte d’obscurité désolée qui pesait sansmouvement au-dessus de la plus grande ville du monde, la plusillustre aussi.

L’Administrateur de Sociétés était notrecapitaine et notre hôte. Tous les quatre nous considérionsaffectueusement son dos, tandis qu’il se tenait à l’avant, les yeuxtournés vers la mer. Rien sur tout le fleuve n’avait l’air plusnautique que lui. Il avait proprement l’aspect du pilote, ce quipour un marin est la sécurité personnifiée. Il était malaiséd’imaginer que son métier l’appelait, non point dans l’estuairelumineux, mais là-bas derrière, au sein de cette obscurité ensuspens.

Il y avait entre nous, comme je l’ai déjà ditquelque part, le lien de la mer. Outre qu’il maintenait le contactentre nos cœurs durant les longues périodes de séparation, il avaitpour effet de nous rendre réciproquement tolérants à l’égard de noshistoires, voire de nos convictions. L’Homme de Loi, – le meilleurd’entre tous les camarades, – détenait en raison de ses nombreusesannées et de ses maintes qualités le seul coussin qu’il y eût surle pont et était étendu sur notre unique couverture. Le Comptableavait déjà sorti une boîte de dominos et jouait à faire desconstructions avec ses morceaux d’os. Quant à Marlow, il étaitassis, les jambes croisées, à l’arrière, appuyé au mât d’artimon.Il avait les joues creuses, le teint jaune, le torse droit, unaspect ascétique, et avec ses bras pendants, la paume des mains endehors, il ressemblait à une idole. L’administrateur s’étant assuréque l’ancre avait mordu, regagna l’arrière et prit place au milieude nous. Nous échangeâmes quelques mots nonchalamment. Ensuite ilse fit un silence à bord du yacht. Pour je ne sais quelle raison,nous n’entamâmes point cette partie de dominos. Nous nous sentionspensifs et disposés à rien d’autre qu’à une placide contemplation.Le jour s’achevait dans une sérénité d’un éclat tranquille etexquis. L’eau brillait paisiblement&|160;; le ciel, sans une tache,n’était que bénigne immensité de lumière pure&|160;; le brouillardmême, sur les marais de l’Essex, était pareil à un tissutransparent et radieux qui, accroché aux collines boisées del’intérieur, drapait les rives basses dans ses plis diaphanes.Seule l’obscurité à l’Ouest, suspendue au-dessus des eaux d’amont,se faisait d’instant en instant plus épaisse, comme irritée parl’approche du soleil.

Et enfin, dans sa chute oblique etimperceptible, le soleil toucha l’horizon et du blanc incandescentpassa à un rouge obscur, sans rayons et sans chaleur, comme s’ilallait soudainement s’éteindre, touché à mort au contact de cettenuée qui couvait une multitude d’hommes.

L’aspect des eaux aussitôt s’altéra&|160;: lasérénité se fit moins brillante mais plus profonde. Le vieux fleuvedans sa large étendue reposait sans une ride au déclin du jour,après tant de siècles de loyaux services à la race qui peuplait sesbords, étendu dans la tranquille dignité d’un chenal menant auxconfins les plus reculés du monde. Nous contemplions le flotvénérable, non à la passagère clarté d’une de ces brèves journéesqui s’allument et disparaissent à jamais, mais à la lumière augustedes souvenirs qui durent. Et de fait, rien n’est plus aisé, pourl’homme qui selon l’expression consacrée a «&|160;couru lesmers&|160;» avec respect et ferveur, que d’évoquer la grande âme dupassé sur l’estuaire de la Tamise. Le courant de la marée qui va etvient dans son incessant labeur est peuplé du souvenir des hommeset des vaisseaux qu’il a portés vers le repos du foyer ou auxbatailles de l’Océan. Il a connu et servi ces hommes dont la nations’enorgueillit, de Sir Francis Drake à Sir John Franklin,chevaliers tous, titrés ou non, les grands chevaliers errants de lamer&|160;! Il les a tous portés, ces navires dont les noms sontpareils à des joyaux étincelant dans la nuit des temps, depuis leGolden Hind, rentrant au port, ses flancs ronds toutemplis de trésors, pour être visité par une Reine et disparaîtreaussitôt de la glorieuse légende, jusqu’à l’Erebus et auTerror, partis pour d’autres conquêtes – et qui nerevinrent jamais. Il a connu les navires et les hommes, ceux partisde Deptford, de Greenwich, d’Erith, les aventuriers et les colons,navires du Roi et navires des gens de la Bourse, capitaines etamiraux, sombres «&|160;interlopes&|160;» du trafic du Levant et«&|160;généraux&|160;» commissionnés aux flottes des IndesOrientales. Ceux qui chassaient l’or et ceux qui poursuivaient lagloire, tous avaient descendu ces eaux, portant l’épée et souventla torche, hérauts de la puissance de cette terre, dépositairesd’une étincelle du feu sacré. Quelle grandeur n’avait dérivé au filde ce fleuve vers la promesse d’un monde inconnu&|160;!… Rêvesd’hommes&|160;; semence de dominions&|160;; germesd’empires&|160;!…

Le soleil s’était couché&|160;: l’ombre tombasur les eaux, et des lumières commencèrent d’apparaître au long durivage. Le phare de Chapman, hissé comme sur trois pattes,au-dessus de son banc de vase, jetait un vif éclat. Des feux denavire glissaient dans le chenal, faisaient un grand remuement delueurs qui avançaient ou s’éloignaient. Et plus à l’Ouest,au-dessus des eaux d’amont, l’emplacement de la ville monstrueusedemeurait sinistrement marqué dans le ciel, nuée pesante durant lejour, reflet livide sous les étoiles.

–&|160;«&|160;Et ceci aussi, dit Marlow tout àcoup, a été un des endroits sauvages de la terre&|160;!…&|160;»

Il était le seul d’entre nous qui courûtencore les mers. Le pis qu’on eût pu dire de lui, c’est qu’il nereprésentait pas son espèce. C’était un marin, mais un vagabondaussi, alors que la plupart des marins mènent, si l’on peut ainsis’exprimer, une vie sédentaire. Leur âme est casanière&|160;; leurmaison, le navire, est toujours avec eux et pareillement leur pays,qui est la mer. Aucun navire qui ne ressemble à un autre navire, etla mer est toujours la même. Dans l’immuabilité de ce qui lesentoure, les rivages étrangers, les visages étrangers, lachangeante immensité de la vie, tout demeure distant à leurs yeux,voilé non pas par le sens du mystère, mais par leur ignorancedédaigneuse&|160;: car il n’est rien de mystérieux pour un marin endehors de la mer elle-même, qui est maîtresse de son existence etaussi impénétrable que la Destinée. Quant au reste, après lesheures de travail, une flânerie fortuite, ou une bordée à terre atôt fait de lui découvrir le secret de tout un continent et,généralement, il estime que le secret n’en valait pas la peine. Leshistoires de marins ont une simplicité directe, dont tout le senstient dans la coquille d’une noix craquée. Mais Marlow n’était pastypique (réserve faite pour son penchant à dévider des histoires)et pour lui la portée d’un épisode, ce n’était pas à l’intérieurqu’il fallait la chercher, comme un noyau, mais extérieurement,dans ce qui, enveloppant le récit, n’avait fait que la manifester,comme la chaleur suscite la brume, à la façon de ces halos debrouillard que parfois rend visibles l’illumination spectrale duclair de lune.

Sa remarque n’avait guère paru surprenante.C’était du Marlow tout pur. Elle fut accueillie en silence.Personne ne prit même la peine de murmurer, et après un instant, ildit, lentement&|160;:

–&|160;«&|160;Je songeais à ces temps trèsanciens où les Romains, pour la première fois, apparurent ici, il ya tantôt dix-neuf cents ans. – Hier, après tout… Il est sortiquelque lumière de ce fleuve, depuis lors… Les chevaliers de laTable Ronde, allez-vous dire… Sans doute, mais c’est la flamme quicourt dans la plaine, le feu de l’éclair parmi les nuages… Pournous – c’est dans un clignotement de clarté que nous vivons – etpuisse-t-il durer aussi longtemps que tournera ce vieuxglobe&|160;!… Hier pourtant, les ténèbres étaient encore ici…Imaginez l’état d’âme du capitaine d’une jolie… commentappelez-vous ça&|160;! – oui&|160;: d’une jolie trirème de laMéditerranée, recevant brusquement l’ordre de se rendre dans leNord, mené par terre, en hâte, à travers les Gaules, et venantprendre le commandement d’un de ces bâtiments que les légionnaires,– et ce devait être d’habiles gaillards&|160;! – construisaient parcentaines, en un mois ou deux s’il faut en croire ce que nouslisons… Imaginez-le ici, le bout du monde, – une mer couleur deplomb, un ciel couleur de fumée, une espèce de bateau à peu prèsaussi rigide qu’un accordéon et remontant ce fleuve avec dumatériel, des ordres, ou tout ce que vous voudrez… Des bancs desable, des marécages, des forêts, des sauvages, bien peu de chose àmanger pour un homme civilisé, et, pour boire, rien que de l’eau dela Tamise… Point de Falerne ici, ni de descente à terre. Çà et làun camp militaire perdu dans la sauvagerie, comme une aiguille dansune botte de foin&|160;; le froid, le brouillard, les tempêtes, lesmaladies, l’exil et la mort&|160;: la mort rôdant dans l’air, dansl’eau, dans les fourrés… Ils devaient mourir comme des mouchesici&|160;!… Et cependant il s’en tirait. Il s’en tirait même fortbien sans doute et sans trop y songer, sinon, plus tard, peut-êtrepour se vanter de tout ce qu’il lui avait fallu endurer en sontemps. Oui, ils étaient hommes à regarder les ténèbres en face. –Et peut-être se réconfortait-il à songer à ses chances de promotionà la flotte de Ravenne – pour peu qu’il eût de bons amis à Rome etqu’il résistât à l’affreux climat. – Ou bien encore, imaginez unjeune citoyen de bonne famille en toge, – trop de goût pour lesdés, peut-être, vous savez où cela mène – arrivant ici à la suitede quelque préfet, d’un percepteur d’impôt, voire d’un marchand,pour rétablir sa fortune. Débarquer dans une fondrière, marcher àtravers bois et enfin dans quelque poste à l’intérieur sentir quela sauvagerie, l’absolue sauvagerie s’est refermée autour de vous,toute cette vie mystérieuse de la sauvagerie, qui remue dans lefourré, dans la jungle, dans le cœur même des hommes sauvages. Etil n’y a pas d’initiation possible à ces mystères-là&|160;!… Il luifaut vivre au sein de l’incompréhensible, ce qui en soi déjà estdétestable… Et il y a là-dedans une sorte de fascination pourtantqui se met à le travailler. La fascination de l’abominable,voyez-vous… Imaginez les regrets grandissants, le désir de fuir, ledégoût impuissant, les larmes et la haine.&|160;»

Il s’arrêta&|160;:

«&|160;Notez, reprit-il, en levant unavant-bras, la paume de la main en dehors, si bien qu’avec sesjambes repliées devant lui, il avait la pose d’un Bouddha, prêchanten habits européens et sans fleur de lotus. Notez qu’aucun de nousne passerait exactement par là. Ce qui nous sauve, c’est le sens del’utilité, le culte du rendement. Mais ces hommes-là, au fait,n’avaient pas beaucoup de fond… Ils n’étaient pascolonisateurs&|160;: leur administration n’était que l’art depressurer et rien de plus, je le crains. C’était des conquérants,et pour cela, il ne vous faut que la force matérielle, rien dont ily ait lieu d’être fier lorsqu’on la détient, puisque votre forcen’est tout juste qu’un accident résultant de la faiblesse desautres. Ils mettaient la main sur tout ce qu’ils pouvaientattraper, pour le seul plaisir de tenir ce qu’il y avait àposséder. C’était là proprement pillage avec violence, meurtreprémédité sur une grande échelle, et les hommes y allant àl’aveugle, comme font tous ceux qui ont à se mesurer aux ténèbres.La conquête de la terre, qui consiste principalement à l’arracher àceux dont le teint est différent du nôtre ou le nez légèrement plusaplati, n’est pas une fort jolie chose, lorsqu’on y regarde de tropprès. Ce qui rachète cela, c’est l’Idée seulement. Une idéederrière cela, non pas un prétexte sentimental, mais une idée etune foi désintéressée en elle, quelque chose, en un mot, à exalter,à admirer, à quoi on puisse offrir un sacrifice…&|160;»

Il s’interrompit. Des lueurs passaient sur lefleuve, minces lueurs vertes, rouges ou blanches, qui sepoursuivaient, se rattrapaient, se joignaient, se traversaient pourse séparer ensuite, lentement ou en hâte. Le trafic de la grandeville continuait au milieu de la nuit qui s’approfondissait sur lefleuve sans sommeil. Nous regardions et attendions patiemment, – iln’y avait rien d’autre à faire jusqu’à la fin de la marée. Ce nefut qu’après un long silence quand il nous dit d’une voixhésitante&|160;: «&|160;Je suppose que vous vous souvenez, vousautres, qu’une fois je me suis fait marin d’eau douce, pour quelquetemps&|160;», que nous comprîmes que nous étions destinés, avantque le reflux ne se fît sentir, à entendre le récit d’une desinconcluantes expériences de Marlow.

«&|160;Je n’ai pas l’intention de vousinfliger le détail de ce qui m’est arrivé personnellement,commença-t-il, – non sans trahir par cette remarque l’erreurcommune à tant de conteurs qui semblent si souvent ne point sedouter de ce que leur auditoire préférerait entendre. – Pourtantpour apprécier l’effet produit sur moi, il faut bien que voussachiez comment je fus amené là-bas, ce que j’y vis et comment jeremontai ce fleuve jusqu’à l’endroit où pour la première fois je metrouvai en présence du pauvre diable. C’était le point extrêmeaccessible à la navigation&|160;: ce fut aussi le point culminantde mon aventure. Il me parut répandre une sorte de lumière surtoutes choses autour de moi et dans mes pensées. Il était sombre àsouhait, cependant – et lamentable – point extraordinaire en quoique ce fût – pas très clair non plus… Non, pas très clair… – Etnéanmoins, il semblait répandre une espèce de lumière…

«&|160;Je venais tout juste à ce moment, vousvous en souvenez, de rentrer à Londres, après force service dansl’Océan Indien, le Pacifique, les mers de Chine – une doserégulière d’Extrême-Orient, quoi&|160;!… Six ans ou peu s’en faut –et je flânais de-ci de-là, vous empêchant de travailler etenvahissant vos foyers, tout comme si j’avais reçu mission du Cielde vous civiliser. Ce fut charmant pour un temps, mais j’en eusbientôt assez de me reposer. Je commençai alors à chercher unnavire – la plus dure corvée, je crois bien, qui soit au monde.Mais les navires ne daignaient même pas s’apercevoir de monexistence. Et de ce jeu-là aussi, je finis par me lasser.

«&|160;Or quand j’étais gamin, j’avais lapassion des cartes. Je restais des heures à considérer l’Amériquedu Sud, ou l’Afrique ou l’Australie – perdu dans toutes les gloiresde l’exploration. À cette époque, il y avait pas mal d’espacesblancs sur la terre et quand j’en apercevais un sur la carte quiavait l’air particulièrement attrayant (mais ils ont tous cetair-là&|160;!) je posais le doigt dessus et disais&|160;:«&|160;Quand je serai grand, j’irai là&|160;». Le Pôle Nord futl’un de ces blancs, je me rappelle. Je n’y suis pas encore allé età présent je n’essaierai pas… Le prestige a disparu… D’autresblancs étaient dispersés autour de l’Équateur et par toutes sortesde latitudes sur les deux hémisphères… Je suis allé voir certainsd’entre eux, et…, – mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il y enavait un cependant, le plus grand, le plus «&|160;blanc&|160;» sij’ose dire qui entre tous m’attirait.

«&|160;Il est vrai qu’au moment dont je vousparle, ce n’était plus un vrai blanc. Depuis mon enfance, ils’était garni de rivières, de lacs, de noms. Il avait cessé d’êtreun vide espace de mystérieuses délices, l’endroit vierge à faireglorieusement rêver un enfant. C’était devenu une région deténèbres. Il y avait là notamment un fleuve, un énorme fleuve qu’ondistinguait sur la carte, pareil à un immense serpent déroulé, latête dans la mer, son corps au repos s’étendant au loin au traversd’une vaste contrée, la queue perdue dans les profondeurs del’intérieur. Et tandis que j’en contemplais la carte à unedevanture, il me fascinait comme un serpent le ferait d’un oiseau,un pauvre petit oiseau sans cervelle. Ensuite je me souvins qu’ilexistait alors une grosse entreprise, une Compagnie pour lecommerce sur ce fleuve. Que diable, pensai-je, ils ne peuvent fairedu commerce sans utiliser une espèce quelconque de bâtiment surtout ce flot d’eau douce, – des vapeurs&|160;! Pourquoi ne pasessayer de m’en faire confier un&|160;? Je continuai à arpenterFleet Street, mais l’idée demeurait attachée à moi. Le serpentm’avait fasciné.

«&|160;Il s’agissait à vrai dire d’une affairecontinentale&|160;; mais j’ai quantité de relations sur lecontinent&|160;; la vie y est bon marché et point si déplaisantequ’elle en a l’air, assurent-elles.

«&|160;Je rougis d’avouer qu’incontinent je memis à les relancer. Cela, déjà, était pour moi une nouveauté&|160;!Je n’avais pas coutume d’arriver à mes fins de cette manière-là…D’ordinaire, j’allais droit mon chemin, sans emprunter les jambesd’autrui pour marcher. De fait, je ne m’en serais pas cru capable,mais à ce moment, voyez-vous, j’étais sous l’impression qu’il mefallait aller là-bas coûte que coûte. Je relançai donc mes gens.Les hommes me répondirent&|160;: «&|160;Comment donc, cherami&|160;!&|160;» et ne bougèrent pas. Alors – lecroirez-vous&|160;! – je me rabattis sur les femmes… Oui, moi –Charles Marlow, je mis les femmes en mouvement pour me décrocherune situation. Bon sang&|160;! – Mais l’idée fixe me tenait… –J’avais une tante, une tendre âme enthousiaste. Ellem’écrivit&|160;: «&|160;Que ce sera charmant&|160;! Je suis prête àfaire n’importe quoi pour vous. C’est une idée admirable. Jeconnais la femme d’un personnage très important dansl’Administration et aussi un homme qui a beaucoup d’influence parmieux, etc., etc.&|160;». Bref elle était résolue à remuer ciel etterre pour arriver à me faire nommer capitaine sur un vapeur d’eaudouce, si telle était ma fantaisie.

«&|160;J’obtins la place – comme de juste, etcela ne traîna même pas. Il paraît que la Société venaitd’apprendre qu’un de ses capitaines avait été tué au cours d’uneéchauffourée avec les indigènes. Ce fut l’occasion pour moi et jen’en fus que plus chaud pour partir. Ce n’est que, bien des moisplus tard, lorsque je tentai de recueillir ce qui restait du corps,que j’appris que toute la querelle était due à un malentendu àpropos de poules. Oui, à propos de deux poules noires&|160;!Fresleven, – ainsi s’appelait l’homme, un Danois – s’était cru léséde quelque manière dans le marché, c’est pour quoi il descendit àterre, et se mit à travailler le chef du village avec un gourdin.Je ne fus pas surpris le moins du monde d’apprendre tout cela et dem’entendre dire, en même temps, que Fresleven était l’être le plusdoux et le plus pacifique qui se soit jamais promené sur deuxpattes. Incontestablement il l’était, mais il y avait deux ans déjàqu’il était engagé là-bas au service de la noble cause et sansdoute avait-il éprouvé enfin le besoin de manifester sa dignitéd’une manière ou d’une autre. Il se mit donc à rosserimpitoyablement le vieux nègre sous les yeux des indigènesterrorisés, jusqu’au moment où quelqu’un – le fils du chef, medit-on, – poussé au désespoir par les hurlements du vieillard, fitle geste de pousser vers l’homme blanc la pointe d’une lance, qui,bien entendu, pénétra sans la moindre difficulté entre les deuxomoplates. Sur quoi la population tout entière se dispersa dans laforêt, persuadée que les pires calamités allaient se produire,cependant que d’un autre côté le vapeur que commandait Freslevenfuyait dans un coup de panique, sous les ordres, je crois, dumécanicien. Ensuite, nul ne parut se soucier beaucoup des restes deFresleven jusqu’au jour où j’arrivai là-bas pour chausser sespantoufles. Je ne pouvais laisser les choses en l’état, mais quandune occasion enfin se présenta pour moi de rencontrer monprédécesseur, l’herbe qui lui croissait entre les côtes était assezhaute pour dissimuler ses os. Ils y étaient tous. On n’avait pointtouché à l’être surnaturel, après sa chute. Et le village étaitabandonné, les cases béaient, noires, pourrissantes, toutesdisloquées entre les enclos renversés. Les calamités effectivements’étaient abattues sur lui. Quant aux gens ils s’étaient évanouis.Une terreur aveugle avait tout dispersé, hommes, femmes, enfants,dans la brousse&|160;: et ils n’étaient jamais revenus. J’ignore cequ’il advint des poules. J’incline à penser cependant qu’ellesdemeurèrent acquises à la cause du progrès. Quoiqu’il en soit, cefut à cette glorieuse affaire que je dus ma nomination avant mêmed’avoir commencé à l’espérer.

«&|160;Je courus comme un fou pour être prêt àtemps, et quarante-huit heures ne s’étaient pas écoulées que jetraversais la Manche pour me présenter à mes patrons et signer lecontrat d’engagement. En quelques heures je gagnai cette ville quime fait songer toujours à un sépulcre blanchi. – Parti-pris, sansdoute&|160;! Je n’eus guère de peine à trouver les bureaux de laSociété. C’était ce qu’il y avait de plus considérable dans toutela ville, et personne qu’on rencontrât qui n’en eut plein labouche. Pensez donc&|160;! Ils allaient exploiter un empired’outremer et en tirer un argent fou par le négoce&|160;!

«&|160;Une rue étroite et déserté, dans uneombre profonde de hautes maisons aux fenêtres innombrables, garniesde jalousies, un silence de mort, l’herbe poussant entre les pavés,d’imposantes entrées cochères à droite et à gauche, d’immensesportes à double battant mornement entrebâillées. Je m’insinuai dansl’une de ces fissures, gravis un escalier nu et soigneusementbalayé, aussi aride que le désert et poussais la première porte quej’avisai. Deux femmes, l’une grasse et l’autre maigre, étaientassises sur des chaises de paille et tricotaient de la laine noire.La femme maigre se leva et s’avança droit sur moi en continuant detricoter, les yeux baissés et déjà je songeais à m’écarter devantelle, comme on ferait pour une somnambule, quand elle s’arrêta etredressa la tête. Sa robe était aussi unie qu’un fourreau deparapluie. Elle fit demi-tour sans ouvrir la bouche et entra devantmoi dans une antichambre. Je donnai mon nom, et jetai les yeuxautour de moi. Il y avait une table de bois blanc au milieu, deschaises toutes simples au long des murailles, et au bout de lapièce, une grande carte brillante, bariolée de toutes les couleursde l’arc-en-ciel. Beaucoup de rouge, qui fait toujours plaisir àvoir, parce qu’on sait que là, du moins, on travailleeffectivement&|160;; une quantité de bleu, un peu de vert, quelquestaches orange et sur la côte Est, une bande pourpre pour indiquerl’endroit où les joyeux pionniers du progrès dégustent le joyeuxlager&|160;!… Mais il n’y avait là rien pour moi&|160;: j’étaisdestiné au jaune&|160;; tout juste au centre&|160;! Et le fleuveétait là aussi, fascinant, terriblement comme un serpent.Brr&|160;!… Une porte s’ouvrit&|160;; une tête de secrétaire àcheveux blancs, avec une expression pleine de compassion, apparut,et un index osseux en même temps me fit signe de pénétrer dans lesanctuaire. La lumière y était avare et une lourde table à écrires’étalait au milieu. Derrière ce monument se distinguait quelquechose de corpulent et de blême, dans une redingote. C’était legrand homme en personne&|160;! Il était haut de cinq pieds sixpouces, me parut-il, et tenait dans son poing les ficelles decombien de millions&|160;!… Il me serra la main, je crois, murmuraquelque chose vaguement, se déclara satisfait de mon français.Bon voyage.

«&|160;Au bout de quarante-cinq secondes, jeme retrouvai dans l’antichambre auprès du secrétaire compatissantqui, plein de désolation et de sympathie, me fit signer undocument. Je crois bien que je m’y engageais entre autres choses àne révéler aucun secret commercial. – Vrai, ce n’était pas monintention…

«&|160;Je commençais à me sentir mal à l’aise.Vous savez que je n’ai pas l’habitude de ces sortes de cérémonies,et il y avait quelque chose de sinistre dans l’atmosphère. C’étaittout juste comme si je venais d’être admis dans une espèce deconspiration, je ne sais quoi de pas tout à fait honnête et je fusenchanté de m’échapper. Dans l’autre pièce, les deux femmestricotaient leur laine noire fiévreusement. Des gens arrivaient etla plus jeune allait et venait en les introduisant. La vieilledemeurait assise sur sa chaise. Ses pantoufles plates en étoffeétaient appuyées sur une chaufferette, et un chat reposait dans songiron. Elle portait une chose blanche empesée sur la tête, elleavait une verrue sur la joue et des lunettes d’argent pendaient aubout de son nez. Elle me jeta un coup d’œil par-dessus ses verres.L’indifférente et fuyante placidité de ce regard me troubla. Deuxjeunes hommes, l’air joyeux et insouciant, étaient introduits à cemoment et elle leur lança le même preste coup d’œil de sagesseimpassible. Elle semblait ne rien ignorer de moi-même ni deceux-là. Une impression inquiétante m’envahit. Elle avait l’airfatal et au-dessus de toutes choses. Souvent, quand je fus là-bas,je revis ces deux créatures, gardiennes de la porte des Ténèbres,tricotant leur laine noire comme pour en faire un chaud linceul,l’une introduisant, introduisant sans trêve dans l’inconnu, l’autrescrutant les visages joyeux et insouciants de ses vieux yeuximpassibles. Ave&|160;! Vieille tricoteuse de laine noire.Morituri te salutant&|160;! De tous ceux qu’elle regardaainsi, il n’en est pas beaucoup qui la revirent, moins de lamoitié, il s’en faut&|160;!…

«&|160;Restait la visite au médecin.«&|160;Simple formalité&|160;», m’assura le secrétaire avec, l’airde prendre une part immense à mes malheurs. En conséquence, unjeune gaillard qui portait son chapeau incliné sur le sourcilgauche – un commis, je pense, car il devait bien y avoir des commisdans cette affaire, encore que la maison fût aussi silencieusequ’une maison de la cité des morts&|160;! – s’amena de l’étageau-dessus et se chargea de me conduire. Il était râpé et négligé,avec des taches d’encre sur les manches de son veston, et une amplecravate bouffante sous un menton en galoche. Comme il était un peutôt pour trouver le médecin, je proposai d’aller boire quelquechose, ce qui du coup le mit en verve. Tandis que nous étionsattablés devant des vermouths, il se mit à exalter les affaires dela Société, si bien que je finis par m’étonner qu’il ne partît paslui aussi. Il devint froid et réservé sur-le-champ&|160;: «&|160;Jene suis pas aussi bête que j’en ai l’air, disait Platon à sesdisciples&|160;», déclara-t-il sentencieusement en vidant son verreavec résolution, et nous nous levâmes.

«&|160;Le vieux docteur me tâta le pouls, touten pensant évidemment à autre chose. «&|160;Bon, bon, pourlà-bas&|160;», marmotta-t-il et ensuite, avec un certain intérêt,il me demanda si je l’autorisais à prendre la mesure de mon crâne.Un peu surpris, j’y consentis, sur quoi il sortit une espèced’instrument pareil à un calibre, et releva mes dimensions,par-devant, par derrière et de tous les côtés, en prenantsoigneusement des notes. C’était un petit homme mal rasé, en vestonélimé d’étoffe sèche comme de la gabardine, les pieds dans despantoufles et qui me fit l’effet d’un fou inoffensif. «&|160;Jedemande toujours la permission, dans l’intérêt de la science, demesurer le crâne de ceux qui s’en vont là-bas. – Le faites-vousaussi quand ils reviennent&|160;? demandai-je. – Oh, répondit-il,je ne les vois jamais et de plus, c’est à l’intérieur que lesmodifications se produisent.&|160;» Il sourit, comme à une douceplaisanterie. «&|160;Ainsi, vous allez là-bas&|160;!… Fameux…Intéressant aussi…&|160;» Il me jeta un coup d’œil pénétrant, pritencore une note&|160;: «&|160;Aucun cas de folie dans votrefamille&|160;?&|160;» demanda-t-il d’un ton tout naturel. Je mesentis plutôt froissé – «&|160;Cette question est-elle dansl’intérêt de la science également&|160;? – Il serait intéressantpour la science de suivre sur place les modifications mentales del’individu, mais…&|160;» Je lui coupai la parole&|160;:«&|160;Êtes-vous aliéniste&|160;?… – Tout médecin devrait l’êtretant soit peu&|160;», me répondit cet original imperturbablement.«&|160;J’ai une petite théorie qu’il vous appartient, à vousautres, Messieurs, qui allez là-bas, de justifier, Tel est mon lotparmi les avantages que mon pays est appelé à recueillir de lapossession d’une si magnifique dépendance. La vulgaire richesse, jela laisse aux autres… Pardonnez-moi ces questions, mais vous êtesle premier Anglais que j’aie l’occasion d’observer…&|160;» Je mehâtai de l’assurer que je ne devais en aucune façon être considérécomme représentant mon espèce. «&|160;Si je l’étais, ajoutai-je, jene bavarderais pas ainsi avec vous… – Ce que vous dites est plutôtprofond et probablement erroné, me dit-il en riant, Évitez touteirritation plus que l’exposition au soleil… Adieu. Commentdites-vous cela en Angleterre&|160;? Good Bye. Eh bien,Good Bye. Adieu. Avant tout, sous les tropiques il fautconserver son calme…&|160;» Il éleva un index significatif&|160;:Du calme du calme. Adieu…

Il ne restait plus qu’à prendre congé de monexcellente tante. Je la trouvai triomphante. Elle m’offrit unetasse de thé – la dernière tasse de thé convenable pour combien dejours&|160;! – et dans une pièce qui répondait de la manière laplus flatteuse à l’idée qu’on se fait du salon d’une dame, nouseûmes une longue causerie tranquille au coin du feu. Au cours deces confidences, il m’apparut clairement que j’avais été représentéà la femme du haut dignitaire – et Dieu sait à combien d’autresencore&|160;? comme un être exceptionnellement doué, – une chancepour la Compagnie&|160;! – un des hommes dont on ne s’attache pasle pareil tous les jours… N’empêche qu’avec tout cela, c’était d’unméchant rafiau de quatre sous que j’allais prendre charge, sansparler du sifflet d’un sou qui le complétait&|160;! Du moinsj’allais être désormais l’un des Pionniers avec un grand P, s’ilvous plaît&|160;!… Quelque chose comme un émissaire de lumière, uneespèce d’apôtre au petit pied… Un flot de sornettes de ce genreavait été lâché à cette époque, en paroles et en écrits, et labrave femme qui vivait au cœur même de cette plaisanterie en avaittout simplement perdu la tête. Elle ne parlait qued’«&|160;arracher ces millions de créatures ignorantes à leursaffreuses coutumes&|160;», si bien que je finis par me sentir gêné.Je me risquai à suggérer qu’après tout la Compagnie avait pour butde réaliser des bénéfices.

–&|160;«&|160;Vous oubliez, cher Charlie, quetoute peine mérite salaire&|160;», fit-elle, rayonnante.Extraordinaire, la façon dont les femmes vivent en dehors de laréalité. Elles vivent dans un monde qu’elles se font elles-mêmes, àquoi rien n’a jamais été ni ne sera pareil. Trop parfait d’un boutà l’autre et tel que si elles avaient à le réaliser, ils’écroulerait avant le premier coucher de soleil. Quelqu’un de cesmisérables faits, avec qui, nous autres hommes, n’avons cesséd’être en difficultés depuis le jour de la création, surgiraitbrusquement et jetterait tout l’édifice par terre…

«&|160;Après cela, ma tante m’embrassa, merecommanda de porter de la flanelle, de ne pas manquer d’écriresouvent, que sais-je encore&|160;! et je m’en fus… Dans la rue, jene sais pourquoi, je me fis l’effet singulier d’être un imposteur.Étrange que moi qui étais habitué, en vingt-quatre heures de temps,à partir pour n’importe quel endroit du monde, sans plus deréflexion que la plupart des hommes n’en mettent à traverser larue, – j’ai eu un instant, je ne dirai pas d’hésitation, mais toutau moins d’effarement devant cette banale entreprise. Je ne sauraismieux le faire entendre qu’en vous disant que, pendant une ou deuxsecondes, il me parut qu’au lieu de partir pour le cœur d’uncontinent, j’étais sur le point de m’enfoncer au centre de laterre.

«&|160;Je pris passage sur un bateau françaisqui fit escale à chacun de ces sacrés ports qu’ils ont là-bas, àseule fin, autant que je pus en juger, d’y débarquer des soldats etdes douaniers. Je considérais la côte. Considérer une côte tandisqu’elle défile au long du navire, c’est comme se pencher sur uneénigme. Elle est là devant vous, souriante ou hostile, tentante,splendide ou médiocre, insipide ou sauvage, et muette toujours, nonsans un air de murmurer&|160;: Approche et devine. Cette côte-ciétait presque sans traits, comme encore inachevée, avec un aspectde monotone sévérité. La lisière d’une jungle colossale d’un vertsi foncé qu’il en était presque noir, bordée d’une barre d’écumeblanche, courait toute droite, comme tracée au cordeau, au longd’une mer bleue dont l’éclat était voilé par une brume traînante.Le soleil était terrible&|160;; la terre semblait luire etruisseler dans la vapeur. De-ci de-là, quelques taches d’un grisblanchâtre apparaissaient, groupées derrière la barre, avec parfoisun drapeau hissé. C’était des établissements vieux de plusieurssiècles, pas plus importants cependant qu’une tête d’épingle auregard de l’étendue inviolée de l’intérieur. Nous nous traînionslentement, nous arrêtions, débarquions des soldats&|160;; nousrepartions ensuite, débarquions des commis de douane, appelés àpercevoir leurs taxes dans ce qui avait l’air d’une sauvagerieoubliée de Dieu, avec, perdus là-dedans, un hangar de zinc et unmât de pavillon&|160;; nous débarquions encore des soldats, pourveiller à la sécurité des commis de douane, apparemment.Quelques-uns à ce que j’appris, se noyaient en franchissant labarre, mais qu’il en fut ainsi ou non, personne ne paraissait yattacher la moindre importance. Les pauvres diables étaientsimplement jetés à terre et nous, repartions. La côte chaque jourétait pareille, à croire que nous n’avions pas bougé&|160;; maisnous touchâmes à divers ports de commerce&|160;! dont les noms,comme Grand-Bassam ou Petit-Popo semblaient appartenir à quelquefarce misérable jouée devant une sinistre toile de fond. Mondésœuvrement de passager, l’isolement parmi tous ces hommes avecqui je n’avais pas de point de contact, la mer huileuse etindolente, la sombre uniformité de cette côte, semblaient me tenirà l’écart de la réalité des choses, dans l’oppression d’une sortede lamentable et absurde fantasmagorie. Le bruit de la barre que jepercevais de temps en temps me causait un plaisir réel, comme laparole d’un frère. C’était quelque chose de naturel, qui avait saraison et sa signification. Parfois, un canot qui se détachait dela côte créait un contact momentané avec la réalité&|160;! Il étaitmonté par des pagayeurs noirs. On pouvait voir de loin le blanc deleurs yeux qui luisait. Ils criaient ou ils chantaient&|160;; leurscorps ruisselaient de sueur&|160;; ils avaient des visages pareilsà des masques grotesques, ces gaillards, mais ils avaient des os,des muscles, une vitalité sauvage, une intense énergie demouvements qui était aussi naturelle et authentique que la barre aulong de leur côte. Ils n’avaient pas besoin d’excuse pour justifierleur présence. C’était un grand soulagement de les considérer. Pourun temps, je sentais que j’appartenais toujours à un monde de faitspositifs, mais cette impression ne durait guère. Quelque chose netardait pas à survenir qui avait tôt fait de la dissiper. Un jour,je me souviens, nous rencontrâmes un navire de guerre, mouillé aularge du rivage. Il n’y avait même pas de hangar là, et cependantil canonnait la brousse. Il paraît que les Français avaient uneguerre en cours dans ces parages. Le pavillon pendait flasque commeune loque&|160;; la gueule des longs canons de huit pouceshérissait de toute part la coque basse, que la houle grasse etboueuse soulevait paresseusement pour la laisser ensuite retomber,en faisant osciller les mâts effilés. Dans la vide immensité duciel, de l’eau et de la terre, il restait là, incompréhensible, àcanonner un continent. Boum&|160;! faisait l’une des pièces de huitpouces&|160;; une courte flamme jaillissait, ets’évanouissait&|160;; un peu de fumée s’évaporait, un pauvre petitprojectile passait en sifflant, et rien ne se produisait. Qu’eût-ilpu se produire&|160;? Il y avait je ne sais quelle touche de foliedans toute cette affaire, une impression de drôlerie macabre dansce spectacle et elle ne fut pas pour la dissiper, l’assurance queme donna sérieusement quelqu’un à bord qu’il y avait un campd’indigènes – il disait d’ennemis&|160;! – caché hors de vue,quelque part.

«&|160;Nous remîmes ses lettres à ce naviresolitaire (dont j’appris que les hommes étaient emportés par lafièvre à raison de trois par jour) et nous repartîmes. Nous fîmesescale à quelques autres endroits aux noms bouffons, où la joyeusedanse du Commerce et de la Mort va son train dans une immobile etterreuse atmosphère de catacombe surchauffée, au long d’une côtesans forme bordée par une barre dangereuse, comme si la natureelle-même eût voulu en écarter les intrus&|160;; dans les eaux ouen vue de fleuves, vivants courants de mort, dont les bergespourrissaient parmi la vase, dont le flot, épaissi par la boue,inondait des palétuviers convulsés qui semblaient se tordre versnous, comme dans l’excès d’un désespoir impuissant. Nulle partl’arrêt ne fut assez long pour permettre une impressionparticulière, mais d’une manière générale, je sentais s’accentueren moi un sentiment d’étonnement, confus et déprimant. C’étaitcomme une sorte de morne pèlerinage parmi des éléments decauchemar.

«&|160;Il se passa plus de trente jours avantqu’on n’aperçût l’embouchure du grand fleuve. Nous jetâmes l’ancreen face du siège du Gouvernement. Mais mon rôle ne devait commencerqu’à quelque trois cents kilomètres plus loin. C’est pourquoi,aussitôt qu’il fut possible, je gagnai un endroit à trente millesen amont.

«&|160;Je fis le voyage sur un petit vapeur dehaute mer. Le capitaine, un Suédois, en apprenant que j’étaismarin, m’invita à monter sur la passerelle. C’était un jeune homme,maigre, blond, morose, avec des cheveux raides et une alluretraînarde. Comme nous quittions le misérable petit wharf il désignala rive d’un hochement méprisant… «&|160;Vous êtes descendulà&|160;?…&|160;» Je lui dis que oui «&|160;Fameux, ces types duGouvernement, pas vrai&|160;?&|160;» continua-t-il. Il parlaitanglais avec une grande précision et une remarquableamertume&|160;: «&|160;Étrange ce que certaines gens consentent àfaire pour quelques francs par mois… je me demande ce qu’il advientà ces gens-là lorsqu’ils s’avancent dans l’intérieur&|160;!…&|160;»Je répondis que je comptais bien être fixé là-dessus avantlongtemps&|160;: «&|160;Avant longtemps&|160;!&|160;» s’écria-t-il.Il traversa le pont en traînant la semelle, sans quitter la routedes yeux. «&|160;Ne soyez pas si sûr de votre affaire… L’autrejour, j’en ai chargé un qui s’est pendu en route. Et c’était unSuédois&|160;!… – Pendu&|160;! m’écriai-je. Et pourquoi, grandsdieux&|160;!&|160;» Il ne détourna pas son regard vigilant.«&|160;Que sais-je&|160;!…, Sans doute en avait-il assez du soleilou du pays peut-être…&|160;» «&|160;À la fin, le fleuve s’élargit.Une falaise rocheuse apparut, des monticules de terre retournée surla rive, des maisons sur une colline, d’autres, avec des toits defer, perdues dans un chaos d’excavations ou accrochées au versant.Un bruit incessant de rapides, en amont, planait au-dessus de cepaysage de dévastation habitée. Des hommes, en général noirs etnus, allaient et venaient comme des fourmis. Une jetée s’avançaitdans le fleuve. Et un soleil aveuglant noyait parfois l’ensembledans une recrudescence subite d’éclat. «&|160;Voilà le poste devotre Compagnie&|160;», fit le Suédois, en désignant du doigt troisédifices de bois, pareils à des baraquements, sur la penterocheuse. «&|160;Je vous fais monter vos affaires. Quatre caisses,dites-vous… Parfait. Au revoir…&|160;»

«&|160;Je donnai sur une chaudière vautréedans l’herbe, et trouvai un sentier qui gravissait la colline. Ilfaisait un coude de temps en temps pour éviter les blocs de rocher,voire un wagonnet échoué sur le dos, les roues en l’air. Uned’elles manquait. La chose avait l’air aussi morte qu’une carcassed’animal. Je tombai sur d’autres pièces de machine, un tas de railsrouillés. À ma gauche, un bouquet d’arbres faisait un îlot d’ombreoù des choses obscures semblaient remuer faiblement. Jebronchai&|160;: la côte était roide. Une trompe sonna sur ma droiteet je vis les noirs courir. Une détonation puissante et sourdesecoua le sol, une bouffée de fumée s’éleva de la falaise, et cefut tout. Aucun changement n’apparut sur l’aspect du roc. Ilsconstruisaient un chemin de fer. Sans doute la colline n’était-ellepas à l’alignement&|160;! À ces coups de mine sans objet sebornaient du reste les travaux.

«&|160;Un léger tintement derrière moi me fittourner la tête. Six nègres à la file gravissaient péniblement lesentier. Ils marchaient, raides et lents, balançant de petitescorbeilles de terre sur la tête, et le tintement marquait la mesurede leurs pas. Des haillons noirs étaient noués autour de leursreins et les bouts leur pendillaient derrière le dos comme desqueues. On distinguait chacune de leurs côtes, les articulations deleurs membres étaient pareilles à des nœuds dans un câble&|160;;chacun avait un collier de fer autour du cou et ils étaient tousattachés par une chaîne dont les maillons se balançaient avec untintement rythmé. Une nouvelle détonation qui s’éleva de la falaiseme fit ressouvenir de ce navire de guerre que j’avais aperçu,canonnant un continent. C’était la même voix sinistre, mais ceshommes-ci, par quel effort d’imagination, voir en eux desennemis&|160;? Aussi bien ils n’étaient appelés que criminels et laloi outragée, pareille aux obus explosifs, s’était abattue sur eux,insoluble mystère surgi de la mer… Les maigres poitrines haletaienttoutes ensemble&|160;: les narines, violemment dilatées,frémissaient, leurs regards étaient tendus en l’air fixement. Ilspassèrent à moins d’un pas de moi, sans un coup d’œil, avec cettetotale, cette mortelle indifférence du sauvage malheureux. Derrièrecette matière première, l’un des Régénérés, le produit des forcesnouvelles à l’œuvre, flânait d’un air déprimé, tenant un fusil parle milieu. Il avait une vareuse d’uniforme à laquelle un boutonmanquait et en apercevant un blanc sur le sentier, il portavivement l’arme à l’épaule. C’était là simple précaution&|160;; àdistance, les hommes blancs se ressemblent à ce point qu’il nepouvait deviner qui j’étais. Il fut bientôt rassuré et avec unelarge grimace de coquin, qui lui découvrait les dents, il cligna del’œil vers son convoi, comme pour m’associer à la haute missionqu’il remplissait. Après tout, moi aussi, je faisais partie de lagrande cause d’où procédaient ces nobles et justesmesures&|160;!…

«&|160;Au lieu de continuer à monter,j’obliquai et descendis vers la gauche. Je tenais à laisser àl’équipe enchaînée le temps de disparaître avant de reprendre monascension. Je ne suis pas particulièrement tendre, vous lesavez&|160;; j’ai eu dans la vie à cogner et à me défendre&|160;;j’ai eu à résister et parfois à attaquer (ce qui n’est qu’une façonde résister), sans trop penser à la casse et selon ce qu’exigeaitle genre d’existence où je m’étais fourvoyé. J’ai vu le démon de laviolence, et le démon de la cupidité et celui du désertbrûlant&|160;; bon sang&|160;! C’était là de vigoureux démons bienen chair, l’œil hardi – et c’était des hommes, des hommes,entendez-vous, que ces démons-là commandaient et possédaient. Mais,debout sur le flanc de la colline, j’eus le pressentiment que sousl’aveuglant soleil de ce pays, j’allais apprendre à connaître ledémon, flasque, hypocrite, aux regards évasifs, le démon d’unefolie rapace et sans merci. Ce qu’il pouvait être insidieux aussi,je ne devais le découvrir que plusieurs mois plus tard et àquelques milliers de kilomètres de là&|160;! Un moment je demeuraiépouvanté, comme par un avertissement. Enfin je me mis à descendrela colline, obliquement, dans la direction des arbres que j’avaisaperçus.

«&|160;J’évitai un vaste trou artificiel quel’on avait creusé dans la pente et dont il me fut impossible dedeviner l’objet. Ce n’était assurément ni une carrière ni unesablière. C’était un trou sans plus. Peut-être avait-il quelquerapport avec le philanthropique désir de fournir quelque occupationaux criminels, qui sait&|160;? Ensuite je faillis dégringoler dansune tranchée très étroite, à peine plus marquée qu’une coupure dansle flanc de la colline. Je constatai qu’une quantité de tuyaux dedrainage importés y avait été jetée pêle-mêle. Pas un qui ne fûtbrisé. C’était un massacre sauvage. Enfin je me trouvai sous lesarbres, je me proposais simplement de flâner un instant à l’ombre,mais à peine fus-je entré, il me parut que je venais de pénétrerdans le cercle sinistre de je ne sais quel Enfer… Les rapidesétaient tout proches, et leur voix ininterrompue, uniforme,précipitée et jaillissante, remplissait la tranquillité désolée dece petit bois, – où pas un souffle, pas une feuille ne bougeait, –d’un bruit mystérieux, comme si le mouvement éperdu de la terredans l’espace y fût subitement devenu perceptible.

«&|160;Des formes noires, parmi les arbres,étaient accroupies, gisantes ou assises, appuyées contre lestroncs, collées à la terre, moins indiquées qu’effacées par lalumière trouble, dans toutes les postures de la douleur, del’accablement et du désespoir. Un nouveau coup de mine éclata surla falaise suivi par un léger frémissement du sol sous mes pieds.L’œuvre se poursuivait. L’œuvre&|160;!… Et ceci était l’endroit oùcertains de ses serviteurs s’étaient retirés pour mourir.

«&|160;Ils mouraient lentement&|160;; aucundoute là-dessus. Ce n’était pas des ennemis, ce n’était pas descriminels&|160;; ils n’étaient plus quoi que ce fût dans ce mondedésormais, rien que les ombres noires de la maladie et del’épuisement, répandues confusément dans la pénombre verdâtre.Amenés de tous les points de la côte, en vertu de ce qu’il y a deplus régulier dans les contrats d’engagement à terme, dépaysés dansun milieu contraire soumis à un régime inaccoutumé, ils netardaient pas à dépérir, cessaient d’être utiles et dès lorsétaient autorisés à se traîner jusqu’ici et à reposer. Ces formesmoribondes étaient libres comme l’air et presque aussi diaphanes.Je commençai à distinguer la lueur de leurs yeux sous les arbres.Ensuite en regardant à mes pieds, j’aperçus un visage tout près dema main. La noire ossature était étendue de toute sa longueur,l’épaule contre un arbre&|160;; avec lenteur, les paupières sesoulevèrent&|160;; les yeux creux me considérèrent, énormes etvides&|160;: il y eut une sorte de clignotement aveuglé dans laprofondeur des orbites, elle s’éteignit peu à peu. L’homme nesemblait pas âgé, presque un jeune homme, – mais avec ces gens-làsait-on jamais&|160;!… Je ne trouvai rien de mieux à faire que delui tendre un de ces excellents biscuits de mer suédois que j’avaisdans ma poche. Les doigts se fermèrent lentement sur lui et leretinrent. Il n’y eut ni un autre mouvement ni un autre regard. Ilavait un bout de laine noué autour du cou. – Pourquoi&|160;? – Etd’où le tenait-il&|160;?… Était-ce un insigne, un ornement, unfétiche, une façon d’acte propitiatoire&|160;? Y avait-il là uneintention quelconque&|160;? Il avait l’air saisissant sur ce counoir, ce bout de cordon blanc venu de par-delà les mers.

«&|160;Près du même arbre, deux autres paquetsd’angles aigus étaient tapis, les jambes remontées L’un d’eux, lementon étayé sur les genoux, regardait dans le vide d’une manièreintolérable et effrayante&|160;: son frère fantôme se soutenait lefront comme accablé d’un intense ennui, et à l’entour, d’autresencore étaient dispersés, dans toutes les attitudes del’effondrement et de la contorsion, ainsi qu’on en voit danscertains tableaux de massacre ou de peste. Tandis que je demeuraissaisi d’horreur, l’un de ces êtres se dressa sur les mains et lesgenoux, et se dirigea vers le fleuve à quatre pattes, pour y boire.Il lapait l’eau dans le creux de sa paume. Ensuite, il s’assit ausoleil, les tibias croisés devant lui et au bout d’un instantlaissa tomber sa tête laineuse sur sa poitrine.

«&|160;J’avais perdu toute envie de flâner àl’ombre et je repris vivement le chemin de la station. Près desbâtiments, je rencontrai un homme blanc d’une élégance apprêtée siinattendue que tout d’abord je le pris pour une vision.J’apercevais un col droit empesé, des manchettes blanches, unveston d’alpaga léger, un pantalon immaculé, une cravate claire etdes chaussures cirées. Pas de chapeau, mais sous le parasol doubléde vert qu’élevait une forte main blanche, des cheveux bienbrossés, huilés, avec une raie au milieu. Il était déconcertant etil avait un porte-plume derrière l’oreille.

«&|160;J’échangeai une poignée de main avec cemiracle et j’appris qu’il était le chef comptable de Compagnie etque toute la comptabilité était tenue dans ce poste. Il était sortiun instant, me dit-il, «&|160;pour respirer une bouffée d’airfrais&|160;». L’expression me paraissait singulièrement surprenantepar ce qu’elle suggérait de vie sédentaire dans un bureau. Je nevous aurais du reste pas parlé du personnage si ce n’était par luique pour la première fois j’entendis prononcer le nom de l’hommequi reste indissolublement lié à tous mes souvenirs de cetteépoque. Et puis, je me sentis du respect pour ce gaillard. Oui,j’éprouvai du respect pour ses faux-cols, ses amples manchettes,ses cheveux bien brossés. Son aspect était certainement celui d’unmannequin de coiffeur, mais au milieu de la démoralisation de cepays, il gardait le souci des apparences. Et cela c’est de la forcede caractère. Ses cols amidonnés, ses devants de chemise apprêtésn’étaient ni plus ni moins que des preuves de caractère. Il y avaitprès de trois ans qu’il était là, et par la suite, je ne pusm’empêcher de lui demander comment il s’y prenait pour arriver àexhiber ce linge-là. Il eut une imperceptible rougeur et réponditmodestement&|160;: «&|160;J’ai dressé une des femmes indigènes duPoste. Cela n’a pas été sans peine. Elle n’avait aucun goût pour cetravail…&|160;» Ainsi cet homme avait réellement réalisé quelquechose. De plus il était appliqué à ses livres qui étaient dans unordre exemplaire.

«&|160;Tout le reste du Poste n’était queconfusion, – têtes, choses et bâtiments. Des files de nègrespoussiéreux, aux pieds plats, arrivaient et repartaient. Un flot deproduits manufacturés, cotons de pacotille, verroteries et fil delaiton, était dirigé vers les profondeurs des ténèbres d’oùdécoulait en revanche un mince filet d’ivoire précieux.

«&|160;Il me fallut attendre dix jours auPoste, – une éternité&|160;! J’étais logé dans une baraque aumilieu de la cour, mais pour échapper au chaos, j’allais meréfugier parfois chez le comptable. Son bureau était construit deplanches posées de champ et si mal jointes que lorsqu’il sepenchait sur sa haute table, il était zébré du cou aux talonsd’étroites raies de lumière. Il n’était pas besoin de pousser lelourd volet pour y voir clair. Et quelle chaleur là-dedans&|160;!De grosses mouches bourdonnaient férocement&|160;; elles nepiquaient pas, elles poignardaient. Je m’asseyais généralement surle plancher cependant que perché sur un tabouret, irréprochable etmême légèrement parfumé, il écrivait, écrivait… De temps en temps,il se tenait debout pour se dégourdir. Lorsqu’un malade – un agentde l’intérieur qu’on rapatriait – fut installé chez lui dans unlit-tiroir, il ne laissa pas de témoigner une certainecontrariété&|160;: «&|160;Les gémissements de ce malade, disait-il,distraient mon attention. Et à moins d’attention, il estextrêmement difficile d’éviter les erreurs matérielles sous ceclimat…&|160;»

«&|160;Un jour, il remarqua, sans lever latête&|160;: «&|160;Dans l’intérieur, vous rencontrerez certainementM.&|160;Kurtz.&|160;» Comme je lui demandais qui étaitM.&|160;Kurtz, il me dit que c’était un agent de premier ordre etconstatant mon désappointement à cette information sommaire, ildéposa son porte-plume et ajouta lentement «&|160;C’est un hommetrès remarquable…&|160;» Après force questions je finis parapprendre que M.&|160;Kurtz dirigeait un poste, de traite, trèsimportant&|160;; dans le vrai pays de l’ivoire, «&|160;au fin fondlà-bas.&|160;» «&|160;Il nous envoie autant d’ivoire que tous lesautres réunis.&|160;» Il se remit à écrire. L’homme malade étaittrop accablé pour gémir. Les mouches bourdonnaient dans une grandepaix.

«&|160;Soudain, il y eut un murmuregrossissant de voix et un grand bruit de piétinement. Une caravanevenait d’arriver. Un jacassement violent, aux sonorités barbares,éclata de l’autre côté des planches. Tous les porteurs parlaient àla fois, et au milieu du vacarme, on distinguait la voix lamentablede l’agent principal qui «&|160;y renonçait&|160;» pour lavingtième fois ce jour-là. – Il se leva avec lenteur&|160;:«&|160;Quel terrible vacarme&|160;!…&|160;» Il traversa la pièceavec précaution pour jeter un coup d’œil sur le malade et revenantvers moi&|160;: «&|160;Il n’entend plus, fit-il. – Quoi, est-ilmort&|160;! m’exclamai-je, saisi. – Non, pas encore,répondit-il&|160;» avec un grand calme. Ensuite faisant d’un signede tête allusion au tumulte de la cour&|160;: «&|160;Quand on a àpasser des écritures correctement, on en arrive à détester cessauvages, à les détester à mort…&|160;» Il demeura un instantpensif. «&|160;Lorsque vous verrez M.&|160;Kurtz, reprit-il,dites-lui de ma part que tout ici (et il jeta un coup d’œil sur sagrande table) va très bien. Je n’aime guère lui écrire&|160;: avecles courriers que nous avons, on ne sait jamais entre quelles mainsune lettre peut tomber au Poste Central.&|160;» Il me considéra uninstant de ses gros yeux placides&|160;; «&|160;Oh&|160;! il iraloin, très loin, reprit-il. Il sera quelqu’un dans l’Administrationavant peu… C’est leur intention arrêtée à ces Messieurs là-bas. –Je veux dire au Conseil en Europe…&|160;»

«&|160;Il se remit au travail. Le bruit audehors avait cessé. Près de franchir la porte pour sortir jem’arrêtai. Parmi l’incessant bourdonnement des mouches, l’agentqu’on rapatriait gisait inerte et congestionné&|160;; l’autre,penché sur ses livres, passait en écriture le plus correctementpossible des opérations parfaitement correctes, et à cinquantepieds en contrebas, j’apercevais les cimes immobiles du bosquet dela mort.

«&|160;Le jour suivant, je quittai le Posteenfin, avec une caravane de soixante hommes, pour une ballade àpied de trois cents kilomètres.

«&|160;Inutile de vous en dire long là-dessus.Des pistes, des pistes partout, un réseau de pistes foulées, étendusur un pays vide, au travers d’herbes hautes, d’herbes brûlées, debroussailles, descendant des ravines fraîches, remontant descollines embrasées de chaleur – et parmi quelle solitude&|160;!…personne, pas une hutte. Les populations s’étaient enfuies depuislongtemps. Ma foi, à supposer qu’une bande de nègres mystérieux,porteurs de toutes sortes d’armes terribles, prît fantaisie decirculer sur la route de Deal à Gravesend, en mettant la main aucollet de tous les ruraux à droite et à gauche pour leur faireporter des fardeaux, j’imagine volontiers qu’il ne faudrait paslongtemps pour vider proprement fermes et cottages dans cesparages. Seulement, ici, les habitations elles-mêmes avaientdisparu. Pourtant je traversai quelques villages abandonnés. Il y aje ne sais quoi de puérilement pathétique dans les ruines demurailles d’herbes&|160;!… – Les jours suivaient les jours parmi letraînement derrière moi de soixante paires de pieds nus supportantchacune une charge de trente livres. Camper, cuisiner, dormir,décamper et puis marcher. Parfois un porteur mort sous le harnais,gisait dans les hautes herbes près de la piste, avec une gourdevide et son long bâton à côté de lui. Un grand silence autour etau-dessus de nous. À peine par certaines nuits tranquilles lefrémissement d’un tam-tam lointain, tour à tour s’effaçant ets’enflant, tremblement indistinct et vaste, fumeur étrange,attirante, évocatrice et barbare, dont le sens peut-être étaitaussi profond que le son des cloches en terre chrétienne. Un jour,un blanc, en uniforme déboutonné, campé au travers de la piste,avec une escorte en armes de maigres Zanzibaristes, forthospitaliers et joviaux du reste, pour ne pas dire gris. Ils’occupait de l’entretien de la route, à ce qu’il disait. Jen’oserais affirmer qu’on s’aperçût de la présence d’une route nid’un entretien quelconque, à moins que le corps d’un nègre d’âgemûr, le front troué d’une balle, et sur lequel je buttailittéralement à une lieue de là, ne dût être considéré comme uneamélioration d’ordre permanent. J’avais pour compagnon un autreblanc, pas mauvais garçon, mais trop bien en chair et doué del’exaspérante habitude de tourner de l’œil chaque fois qu’ilfallait gravir une côte un peu chaude, à des kilomètres du pluspetit coin d’ombre, et de l’eau. Plutôt énervant, je vous prie decroire, d’avoir à déployer son veston comme un parasol au-dessus dela tête de quelqu’un en attendant qu’il veuille bien revenir à soi.Je ne pus m’empêcher de lui demander un jour ce que diable ilvenait faire dans ce pays. – «&|160;Drôle de question&|160;! Fairede l’argent, parbleu&|160;!&|160;» me répondit-il d’un air demépris. Ensuite il prit les fièvres et il fallut le porter dans unhamac suspendu à une perche. Comme il pesait plus de deux centslivres ce furent avec plusieurs porteurs des histoires sansfin&|160;!… Ils se rebiffaient, prenaient le large, désertaient lanuit furtivement avec leurs charges&|160;: une mutinerie,quoi&|160;! Aussi bien, un soir, je leur tins un discours enanglais, avec gestes dont pas un ne fut perdu pour les soixantepaires d’yeux qui me regardaient, et le matin qui suivit, le hamacprit les devants à souhait. Une heure plus tard, je découvrais toutle chargement chaviré dans la brousse. La lourde perche avaitécorché son pauvre nez et il tenait à toute force à me faire tuerquelqu’un&|160;; mais il n’y avait pas l’ombre d’un porteur àproximité. Je me souvins du vieux médecin&|160;: «&|160;Il seraitintéressant pour la science de suivre sur place les modificationsmentales de l’individu…&|160;» Je constatai que je commençais àdevenir scientifiquement intéressant. Du reste tout cela est horsde propos. Le quinzième jour, je me retrouvai en vue du grandfleuve et fis mon entrée, clopin-clopant, au Poste Central. Il setrouvait au fond d’une crique, entouré de broussailles et de forêt,bordé d’un côté par un fameux banc de vase puante et des troisautres, par une clôture de roseaux décrépits. Un trou béant danscelle-ci représentait la porte, et le premier coup d’œil jeté àl’intérieur suffisait à faire voir qu’un démon hypocrite régnait làen maître. Des hommes blancs, de longs bâtons à la main, surgirentlanguissamment d’entre les bâtiments, s’approchèrent en flânantpour me considérer, puis disparurent je ne sais où. L’un d’eux,trapu, l’air excitable, avec des moustaches noires, à peine luieussé-je appris qui j’étais, m’informa avec volubilité et forcedigressions que mon steamer était au fond du fleuve. Je demeuraiconfondu. Quoi, quoi&|160;!… – «&|160;Oh, tout va bien. Le«&|160;Directeur lui-même&|160;» était présent… Tout s’était passérégulièrement. Chacun s’était comporté d’une façon admirable,admirable&|160;!… Il faut, continua-t-il avec agitation, que vousalliez voir le Directeur général tout de suite. Ilattend.&|160;»

«&|160;Je ne saisis pas sur-le-champ lasignification de ce naufrage. Je crois bien que je l’aperçois àprésent, bien qu’au fond, je n’ose rien affirmer. Sûrement cettehistoire était trop stupide, à y bien réfléchir, pour être tout àfait naturelle&|160;!… Cependant…

Mais au premier abord, je la considérai commeun sacré embêtement. Le vapeur était bel et bien coulé. Deux joursauparavant, ils s’étaient mis en route, pris d’une hâte subite,pour le haut-fleuve, avec le Directeur à bord et sous la conduited’un patron de bonne volonté&|160;: trois heures ne s’étaient pasécoulées qu’ils crevaient sur des pierres la coque du bateau, quiétait allé au fond près de la rive Sud. Qu’allais-je fairedésormais si mon vapeur était perdu&|160;?… En fait, j’eussuffisamment à faire pour retirer du fleuve mon commandement. Et ilfallut m’y mettre dès le jour suivant. Cette opération et lesréparations, lorsque j’eus amené les pièces au Poste, me prirentquelques mois.

«&|160;Ma première entrevue avec le Directeurfut curieuse. Bien que j’eusse trente kilomètres dans les jambes cematin-là, il ne m’invita pas à m’asseoir. Il était vulgaire destructure, de physionomie, de manières&|160;; sa voix même étaitvulgaire. Il était de taille et de corpulence moyennes. Ses yeux,d’un bleu banal, étaient peut-être, il est vrai, remarquablementfroids et il savait, certes&|160;! faire tomber sur vous un regardtranchant et lourd comme une hache. Mais même à ces moments-làl’ensemble de sa personne semblait contredire son intention. Seslèvres avaient par ailleurs une indéfinissable expression, à peineindiquée, quelque chose de furtif, un sourire qui n’était pas unsourire. Je le revois sans être capable de le décrire… C’étaitinconscient chez lui&|160;: ce sourire était inconscient, bienqu’il s’accentuât passagèrement, après un mot. Ç’avait l’air, à lafin de ses phrases d’un sceau apposé sur ses paroles, afin derendre absolument indéchiffrable le sens de la phrase la plustriviale. Ce n’était du reste qu’un simple traitant, employé depuisson enfance dans ces régions – rien de plus. Il était obéi, maissans qu’il inspirât sympathie ni crainte, encore moins le respect.Il engendrait le malaise. Oui, c’était bien cela… Malaise&|160;:non pas méfiance définie&|160;: malaise, tout juste. Vousn’imaginez pas ce qu’une telle… une telle faculté peut êtreefficace… Il n’avait aucun don d’organisation, d’initiative, nimême d’ordre. On le voyait assez à l’état déplorable du Poste. Iln’avait ni instruction, ni intelligence. Sa situation lui étaitvenue, on se demande pourquoi&|160;?… Peut-être parce qu’il n’étaitjamais malade. Il avait passé trois termes de trois ans là-bas.Parce qu’une santé triomphante parmi la débâcle de toutes lesconstitutions est une espèce de force en soi. Quand il rentrait encongé, il faisait la fête en grand – pompeusement. Le matelot quitire sa bordée – à l’apparence près&|160;! On le devinait à cequ’il laissait tomber dans la conversation. Il n’avait riencréé&|160;; il entretenait la routine, et c’était tout. Il étaitgrand cependant. Il était grand à cause d’une bien petite chose, àsavoir qu’il était impossible de savoir ce qui pouvait en imposer àcet homme. Jamais il ne livra son secret. Peut-être après tout, n’yavait-il rien en lui… Mais un tel soupçon donnait à penser&|160;;car là-bas il n’y a rien d’extérieur qui puisse vous contraindre.Un jour que diverses affections tropicales avaient couché baspresque tous les agents de la Station, on l’entendit dire&|160;:«&|160;Les gens qui viennent ici ne devraient pas avoird’entrailles…&|160;» Et il scella cette exclamation de sonsingulier sourire, comme s’il eut, un instant, entr’ouvert la portesur les ténèbres dont il avait la garde. On pensait avoir distinguéquelque chose, mais le sceau déjà était posé. Agacé par lesconstantes discussions auxquelles donnaient lieu, entre les blancs,les questions de préséance à l’heure des repas, il avait faitconstruire une immense table ronde, pour laquelle une case spécialedut être bâtie. Ce fut dorénavant le mess du Poste. Où ils’asseyait était la place d’honneur, le reste ne comptait pas. Onse rendait compte que telle était sa conviction inébranlable. Iln’était ni civil ni incivil. Il était placide, et tolérait que sonboy, un jeune nègre de la côte, trop bien nourri, traitât lesblancs, sous ses yeux, avec la plus provocante insolence.

«&|160;Il se mit à parler aussitôt qu’il mevit. J’avais mis bien longtemps à venir. Il ne pouvait attendre. Ilavait dû partir sans moi. Les stations du haut-fleuve devaient êtrerelevées. Il y avait déjà eu de tels retard qu’il ne savait plusqui était mort et qui était vivant, ni ce qui se passait, etc.,etc. Il ne prêta aucune attention à mes explications, et tout enjouant avec un bâton de cire à cacheter, il répéta plusieurs foisque la situation était «&|160;très grave, très grave&|160;». Lebruit courait qu’une station très importante était en danger et queson chef, M.&|160;Kurtz, était malade. Il espérait qu’il n’en étaitrien, car M.&|160;Kurtz était… Je me sentais fatigué et irritable.Au diable Kurtz&|160;! pensai-je. Je l’interrompis pour lui direque j’avais entendu parler de M.&|160;Kurtz sur la côte.«&|160;Ah&|160;! Ils parlent de lui, là-bas…&|160;», murmura-t-ilcomme pour lui-même. Ensuite il se remit à causer, m’assurant queM.&|160;Kurtz était son meilleur agent, un homme exceptionnel, dela plus haute importance pour la Société&|160;: je pouvais parsuite m’expliquer l’anxiété qu’il éprouvait. Il était, merépéta-t-il, très, très… inquiet. De fait il ne cessait de remuerson siège et soudain tandis qu’il s’écriait&|160;: «&|160;Ah,M.&|160;Kurtz&|160;!…&|160;» le bâton de cire à cacheter se brisaentre ses mains et il demeura comme saisi de l’accident. Lapremière chose qu’il tenait à savoir, c’était combien de temps ilme faudrait pour… Je l’interrompis à nouveau. J’avais faim et il melaissait là, planté sur mes jambes&|160;: je devenais enragé&|160;!Comment pourrais-je le dire&|160;? Je n’avais pas encore vul’épave… «&|160;Quelques mois, sans doute.&|160;» Tout ce bavardageme semblait tellement superflu. «&|160;Quelques mois, dit-il. Ehbien, mettons trois mois avant qu’il soit possible de se mettre enroute. Oui, cela doit faire l’affaire…&|160;» Je sortis de la case(il habitait seul une case d’argile ornée d’une espèce de vérandah)en grommelant entre mes dents, l’opinion que je m’étais faite delui&|160;: Ce n’était qu’un loquace imbécile. Plus tard, je revinslà-dessus quand je fus frappé de l’extrême précision avec laquelleil avait évalué le temps nécessaire à «&|160;l’affaire&|160;»…

«&|160;Je me mis à l’ouvrage le jour suivant,le dos tourné pour ainsi dire à la Station. C’était là la seulefaçon, me semblait-il, d’arriver à garder le contact avec lesréalités salutaires de la vie. De temps en temps pourtant, il fautbien jeter les yeux autour de soi, et alors j’apercevais cetteStation et ces hommes flânant sans but dans le soleil de l’enclos.Une fois de plus je me demandais à quoi tout cela rimait. Ils sepromenaient de-ci de-là, leurs absurdes longs bâtons à la main,pareils à une bande de pèlerins infidèles qu’un sortilège eût tenucaptifs derrière une clôture pourrissante. Le mot«&|160;ivoire&|160;» passait dans l’air, tour à tour murmuré ousoupiré. On eût cru qu’ils lui adressaient des prières. Et uneodeur de rapacité stupide flottait là-dessus, comme un relent decadavre. Bon sang&|160;! de ma vie je n’ai jamais rien vu d’aussipeu réel… Et à l’entour, la silencieuse sauvagerie, enserrant cepetit morceau défriché de la terre, me frappait comme quelque chosede grand et d’invincible, tel le mal ou la vérité, attendantpatiemment la disparition de cette invasion fantastique.

«&|160;Ah&|160;! ces mois… Mais passons&|160;!Divers événements se produisirent. Un soir, une paillote, emplie decalicot, de cotons imprimés, de verroterie et de je ne sais quoid’autre, se mit à flamber si soudainement qu’on eût cru qu’un feuvengeur venait de jaillir de la terre entr’ouverte pour consumertoute cette pacotille. Je fumais ma pipe tranquillement auprès duvapeur démonté, et les regardais de loin gesticuler parmi leslueurs, les bras levés, quand l’homme trapu aux moustaches seprécipita vers le fleuve, un seau de fer-blanc à la main enm’assurant que «&|160;chacun se comportait d’une façon admirable,admirable&|160;» Il puisa ensuite environ un litre d’eau etrepartit en courant. Je remarquai qu’il y avait un trou dans lefond de son seau.

«&|160;Je me rapprochai sans hâte. Il n’yavait pas à se presser. La chose s’était mise à flamber comme uneboîte d’allumettes. Dès le premier instant il n’y avait rien eu àfaire. Les flammes avaient jailli très haut, repoussant tout lemonde, embrasant toute chose, puis étaient retombées. La paillotedéjà n’était plus qu’un amas de braises qui rougeoyaientviolemment. Non loin, un nègre était roué de coups. On disait quec’était lui qui, d’une façon ou d’une autre, avait provoquél’incendie&|160;: quoi qu’il en fût, il hurlait de la manière laplus horrible. Pendant plusieurs jours, je le vis, assis dans unrecoin d’ombre, l’air malade et essayant de se ressaisir&|160;;ensuite il se releva et disparut et la sauvagerie le reprit sansbruit dans son sein. Comme je continuais dans l’ombre à merapprocher du brasier, je me trouvai derrière deux hommes quicausaient. J’entendis prononcer le nom de Kurtz et ensuite les mots«&|160;profiter de ce déplorable accident&|160;». L’un desdeux hommes était le directeur. Je lui souhaitai le bonsoir. –«&|160;A-t-on jamais rien vu de pareil, dit-il. Hein&|160;! C’estincroyable…&|160;» et il s’éloigna. L’autre demeura, C’était unagent de première classe, jeune, l’allure distinguée, l’air un peuréservé, avec une barbiche en pointe et un nez crochu, Il tenait àdistance les autres agents, qui, de leur côté, disaient qu’il étaitl’espion du directeur. Quant à moi, je lui avais à peine adressé laparole jusqu’à ce jour. Nous nous mîmes à parler, et peu à peu,tout en marchant, nous nous écartâmes des décombres qui sifflaient.Il m’invita alors dans sa chambre qui était dans le bâtimentprincipal de la Station. Il fit craquer une allumette et jeconstatai que ce jeune aristocrate non seulement possédait unnécessaire de toilette en argent, mais aussi une bougie toutentière pour son usage personnel. À ce moment le directeur seulétait censé avoir droit à des bougies. Des nattes indigènesrecouvraient les murailles de glaise où était accrochée en guise detrophées une collection de lances, de sagaies, de boucliers, decouteaux. La fonction dévolue à notre homme était, d’après ce quel’on m’avait dit, de faire des briques, mais il était impossible dedécouvrir dans toute la Station le moindre morceau de brique, et ily avait un an déjà qu’il était là, à attendre. Il paraît qu’il nepouvait faire ses briques sans quelque chose, je ne sais quoi aujuste, de la paille peut-être. En tout cas, il était impossible detrouver ce quelque chose sur place, et comme il y avait peu dechance que ce fût expédié d’Europe, on ne voyait pas trop bien cequ’il continuait d’attendre. Un acte de création spontanée,peut-être&|160;!… Tous d’ailleurs, ils attendaient quelque chose,les seize ou vingt pèlerins réunis là, et ma parole, à la façondont ils l’acceptaient, l’occupation ne semblait pas trop leurdéplaire, bien qu’autant que je m’en rendisse compte, jamais il neleur arrivait rien que des maladies. Ils tuaient le temps ens’entre-déchirant ou en intriguant de la façon la plus mesquine.Une atmosphère de complot planait sur la Station, sans que du resteil en sortît jamais quoi que ce fût. C’était aussi irréel que lereste, le philanthropique prétexte de l’entreprise, lesdéclamations, leur administration, et leur travail de parade. Leseul sentiment réel était leur commun désir d’être mis à la têted’un poste de traite où l’on put avoir de l’ivoire et toucher destantièmes. C’est à cette fin seulement qu’ils intriguaient, sedébinaient, se détestaient les uns les autres, mais quant à levereffectivement un doigt, ah, non&|160;!… Ce n’est pas sans quelqueraison après tout que le monde tolère que certains volent uncheval, alors que d’autres n’ont même pas le droit de jeter lesyeux sur le licou. Voler un cheval, soit&|160;!… Le voleur du moinsy est allé carrément. Peut-être même sait-il s’en servir, de cecheval… Mais il y a certaines façons de loucher vers un licou quipousseraient aux violences l’âme la plus charitable…

«&|160;Je ne soupçonnais guère pour quelleraison mon homme se mettait ainsi en frais&|160;; pourtant, tandisque nous bavardions, je m’avisai tout à coup qu’il s’efforçait d’envenir à quelque chose, tout bonnement à me tirer les vers du nez.Il ne cessait de faire allusion à l’Europe, aux gens que j’étaiscensé y connaître, posant des questions insidieuses sur mesrelations dans la ville sépulcrale et ainsi de suite. Ses petitsyeux brillaient de curiosité comme des disques de mica, bien qu’ilessayât de garder quelque apparence de détachement. Je fus étonnétout d’abord&|160;: je me sentis bientôt curieux de démêler cequ’il attendait de moi. Je ne voyais vraiment pas ce qu’il pouvaity avoir en moi qui valût tant de peine. C’était ma foi assez drôleles illusions qu’il se faisait, car, en vérité, mon corps n’étaitplein que de frissons et ma tête que de l’histoire de ce satanévapeur. Il n’est pas douteux qu’il me prenait pour un impudentarriviste. À la fin, il perdit patience et pour dissimuler unmouvement de dépit violent, il se mit à bâiller. Je me levai. À cemoment je remarquai une petite esquisse à l’huile, représentant surun panneau de bois, une femme, drapée et les yeux bandés, portantune torche allumée. Le fond était sombre, presque noir. Lemouvement de la femme était imposant et l’effet de la torche, surle visage, sinistre.

«&|160;Cela m’intéressa et il resta deboutprès de moi, poliment, tenant la demi-bouteille à champagne (voirtoniques médicinaux&|160;!) dans laquelle la bougie était fichée. Àla question que je lui posai, il répondit que M.&|160;Kurtz avaitpeint cela, dans cette même Station, il y avait un peu plus d’unan, en attendant les moyens de regagner son poste. «&|160;Je vousen prie, fis-je, dites-moi qui est ceM.&|160;Kurtz&|160;!…&|160;»«&|160;Le chef de la Station del’intérieur&|160;», répondit-il d’un ton bref et en détournant lesyeux. «&|160;Bien obligé&|160;!&|160;» dis-je en riant. «&|160;Etvous vous êtes le briquetier de la Station Centrale, Chacun saitcela…&|160;» Il demeura un instant silencieux. «&|160;C’est unprodige, dit-il enfin. Il est l’émissaire de la pitié, de lascience, du progrès, du diable sait quoi encore…&|160;» Etbrusquement, il se mit à déclamer. «&|160;Pour mener à bien l’œuvrequi nous a été dévolue, pour ainsi dire, par l’Europe, il nous fautélever notre intelligence, étendre nos sympathies, subordonner toutà notre objet…&|160;» «&|160;Qui dit ça&|160;?…&|160;» demandai-je.«&|160;Des tas de gens, répliqua-t-il. Il y en a même quil’écrivent&|160;; et voilà pourquoi il est venu ici, unêtre exceptionnel, comme vous devriez le savoir…&|160;» Jel’arrêtai, sincèrement étonné&|160;: «&|160;Pourquoi devrais-jesavoir&|160;?…&|160;» Il ne prit pas garde à mon interruption –«&|160;Oui. Aujourd’hui, il est à la tête de la meilleurestation&|160;; l’an prochain, il sera directeur-adjoint&|160;: deuxans de plus et… – mais j’imagine que vous savez ce qu’il sera dansdeux ans. Ne faites-vous pas partie de la nouvelle clique… laclique de la Vertu&|160;!… Les gens qui l’ont spécialement envoyéici sont ceux mêmes qui vous ont recommandé… Oh&|160;! ne niezpas&|160;; j’ai des yeux pour voir&|160;!…&|160;» La lumière se fiten moi. Les influentes relations de mon excellente tanteproduisaient un effet inattendu sur ce jeune homme. Je failliséclater de rire. «&|160;Alors, vous lisez la correspondanceconfidentielle de la Société&|160;?&|160;» demandai-je. Il netrouva pas un mot à répondre. C’était vraiment comique&|160;:«&|160;Quand M.&|160;Kurtz sera directeur-général, continuai-je,d’un ton sévère&|160;: c’est là un privilège dont vous ne jouirezplus…&|160;»

«&|160;Il souffla la bougie brusquement etnous sortîmes. La lune s’était levée. Des silhouettes noiresrôdaient distraitement, tout en versant de l’eau sur les braisesd’où s’échappait un sifflement&|160;; la vapeur montait dans leclair de lune, le nègre battu gémissait quelque part. «&|160;Quelraffut fait cette brute&|160;!&|160;» s’écria l’infatigablemoustache apparaissant tout à coup. «&|160;C’est bien fait&|160;!Infraction&|160;: châtiment… Bang&|160;! – Impitoyable,impitoyable&|160;!… C’est la seule façon et cela empêchera toutincendie à l’avenir… Je disais justement au Directeur…&|160;» À cemoment il reconnut mon compagnon et changeant de tonaussitôt&|160;: «&|160;Pas encore couché&|160;!&|160;» fit-il avecune sorte de servile cordialité. «&|160;C’est bien natureld’ailleurs… Le danger, l’agitation&|160;». Il s’éclipsa. Je medirigeai vers la berge et l’autre me suivit&|160;; j’entendis unmurmure méprisant à mon oreille&|160;: «&|160;Tas d’idiots,va&|160;!&|160;»

«&|160;On apercevait les pèlerins par groupesgesticulant, discutant. Plusieurs avaient encore leur bâton à lamain. Je crois vraiment qu’ils emportaient leur bâton au lit&|160;!Passé la clôture, la forêt se dressait, spectrale, sous la lune, etpar-dessus les vagues rumeurs, les bruits mesquins de la misérableenceinte, le silence de ce pays vous allait droit au cœur, sonmystère, sa grandeur, la saisissante réalité de sa vie cachée. Lenègre meurtri se lamentait faiblement quelque part, tout près denous et ensuite il eut un soupir si profond que je pressai le pas.Une main à ce moment se glissa sous mon bras&|160;: «&|160;Mon cherMonsieur, je tiens à être bien compris, surtout par vous quirencontrerez M.&|160;Kurtz longtemps avant que je n’aie ce plaisir.Je ne tiens pas à ce qu’il se fasse une fausse idée de mesdispositions…&|160;»

«&|160;Je le laissai, ce Méphistophélès depapier mâché, et en l’écoutant, il me paraissait que si je l’avaisessayé, j’aurai pu le transpercer de mon index sans trouver àl’intérieur autre chose que, sans doute, un peu d’inconsistantesaleté. Comprenez, il avait médité d’être quelque jour adjoint audirecteur actuel, et je voyais bien que l’arrivée de ce Kurtzn’avait pas peu bouleversé leurs projets à tous deux. Il parlaitavec précipitation et je ne tentai pas de l’arrêter. J’avais lesépaules appuyées contre l’épave de mon vapeur, hissé sur la bergecomme la carcasse de quelque énorme animal fluvial. L’odeur de laboue, de la boue des premiers âges, remplissait mes narines&|160;;la noble tranquillité de la forêt primitive était devant mes yeux,et il y avait des taches luisantes sur l’eau noire de la crique, Lalune avait répandu sur toutes choses une mince couche d’argent, surl’herbe raide, sur la boue, sur la muraille de végétationentrelacée qui jaillissait plus haute que la muraille d’un temple,sur le grand fleuve lui-même, dont par une brèche obscure, jevoyais couler étincelant l’ample courant sans murmure… Tout étaitgrand, attentif, silencieux, cependant que cet homme se répandaiten paroles sur lui-même. Et ce calme sur le visage de l’immensitéqui nous regardait, je me demandais si c’était une supplication ouune menace. Qu’étions-nous pour nous être fourvoyés là&|160;?Allions-nous soumettre cette chose muette ou être soumis par elle.Je sentis combien énorme, démesurément énorme était cette chose quine pouvait parler et peut-être était sourde aussi. Qu’y avait-il enelle&|160;? J’en voyais bien sortir un peu d’ivoire et j’avaisentendu dire aussi qu’elle contenait M.&|160;Kurtz. Dieu sait qu’onme l’avait assez corné aux oreilles&|160;!… Malgré tout, aucuneimage ne se faisait en moi, pas plus que si l’on m’eût dit qu’unange ou un démon s’y abritait. J’y croyais comme certains croientque Mars est habité. J’ai connu autrefois un voilier écossais quicroyait dur comme fer qu’il y avait des hommes dans Mars. Si vouslui demandiez de quoi ils avaient l’air ou comment ils secomportaient, il devenait discret et marmottait quelque chose àpropos de «&|160;marcher à quatre pattes&|160;». Mais si vousfaisiez mine de sourire, il vous proposait tout de suite, bien quece fût un homme de soixante ans, de mettre bas la veste. Jen’aurais pas été jusqu’à me battre pour M.&|160;Kurtz, je faillisbien cependant aller en son honneur jusqu’au mensonge. Vous savezsi je hais, si j’exècre, si je ne puis supporter le mensonge&|160;;non que je sois plus droit qu’aucun autre, mais le mensongem’épouvante. Il y a en lui un goût funèbre, un relent de mort quime rappelle ce dont j’ai le plus horreur au monde, ce quepar-dessus tout je tiens à oublier. Le mensonge me rend malade etme donne la nausée comme ferait de mordre dans quelque chose depourri. Question de tempérament, je suppose&|160;! Et pourtant jefrisai bel et bien le mensonge en laissant ce jeune sot s’imaginerce qui lui plut au sujet de mon influence en Europe&|160;: Oui, uninstant, je ne fus plus qu’imposture moi-même, à l’égal despèlerins ensorcelés, simplement parce que j’avais le vaguesentiment de venir ainsi en aide à ce Kurtz qu’en ce moment je neme figurais pas, comprenez-vous&|160;!… Il n’était qu’un nom pourmoi. Je ne voyais pas plus l’homme derrière ce nom que vous ne lefaites vous-mêmes. Car le voyez-vous&|160;? Voyez-vousl’histoire&|160;?… Voyez-vous quoi que ce soit&|160;?… Je me faisl’effet d’essayer de vous raconter un rêve et de n’y pas réussir,parce qu’aucun récit de rêve ne peut rendre la sensation du rêve,ce mélange d’absurdité, de surprise, d’ahurissement dans l’angoissequi se révolte, cette sensation d’être en proie à l’incroyable, quiest l’essence même du rêve.&|160;»

Il garda un moment le silence.

«&|160;Non, c’est impossible. Il estimpossible de rendre la sensation de vie d’une époque donnée del’existence, ce qui en fait la réalité, la signification, l’essencesubtile et pénétrante. C’est impossible. Nous vivons comme nousrêvons, seuls…&|160;»

Il s’arrêta à nouveau comme s’ilréfléchissait, puis ajouta&|160;: «&|160;Naturellement, vousautres, dans cette histoire, vous y voyez plus de choses que je nefaisais alors… Vous me voyez moi-même, que vousconnaissez…&|160;»

L’obscurité était devenue si profonde que nouspouvions à peine nous distinguer les uns des autres. Depuislongtemps, déjà, assis à l’écart, il n’était plus pour nous qu’unevoix. Personne ne soufflait mot. Les autres s’étaient peut-êtreassoupis, mais je veillais, et écoutais, épiant la phrase, le motqui m’expliquerait l’indéfinissable malaise dégagé par ce récit quisemblait se façonner de soi-même, sans lèvres humaines pour luidonner forme, dans l’air épais de la nuit et du fleuve.

–&|160;«&|160;Oui, je le laissai aller,continuait Marlow, et penser ce qu’il voulut des Puissances quiétaient derrière moi. Voilà ce que je fis. Et il n’y avait rienderrière moi, sinon ce pauvre vieux vapeur estropié contre lequelje m’appuyais, tandis qu’il se répandait en paroles sur «&|160;lanécessité pour tout homme d’avancer.&|160;» – «&|160;Et quand onvient ici, voyez-vous – ce n’est pas pour bayer à la lune.M.&|160;Kurtz était un «&|160;génie universel&|160;»&|160;;entendu, mais même un génie peut mieux travailler avec des«&|160;outils adéquats – des hommes intelligents&|160;». Sansdoute, il ne fabriquait pas de briques, mais une impossibilitématérielle s’y opposait, comme je le savais bien, et s’il faisaitoffice de secrétaire pour le directeur, c’était bien parce que«&|160;aucun homme sensé ne rejette sans motifs la confiance quelui témoignent ses supérieurs.&|160;» M’en rendais-jecompte&|160;?… Oui, je m’en rendais compte. – Que voulais-je deplus alors&|160;? Bon sang, ce que je voulais, c’était des rivets.Des rivets. Pour avancer mon travail et boucher ce trou. Il y enavait des caisses là-bas, à la côte, empilées, éclatées,fendues&|160;! À chaque pas, dans la cour de cette station sur lacolline, vous butiez contre un rivet égaré. Des rivets avaient mêmeroulé dans le bosquet de la mort. Pour se bourrer les poches derivets, il n’y avait qu’à prendre la peine de se baisser, et ici,où ils étaient nécessaires, il n’y en avait pas un seul&|160;! Nousavions les tôles qu’il fallait, mais rien pour les assembler. Etchaque semaine, le courrier, un solitaire moricaud, son sac delettres sur l’épaule, son bâton à la main quittait notre stationpour la côte. Et plusieurs fois par semaine, une caravane s’amenaitde la côte avec des marchandises de traite, d’affreux calicotsglacés qui vous donnaient le frisson rien qu’à les regarder, desperles de verre à deux sous le quart, d’abominables mouchoirs decoton à pois. Mais de rivets point, alors que trois porteurseussent suffi à amener tout ce qu’il fallait pour remettre levapeur à flot.

«&|160;Il devenait maintenant familier, maisj’imagine que mon attitude réservée dut l’exaspérer à la longue caril jugea nécessaire de m’informer qu’il ne craignait ni Dieu nidiable, encore moins un simple mortel. Je lui dis que je n’endoutais pas, mais que ce que je désirais c’était une certainequantité de rivets, qui étaient pareillement ce que M.&|160;Kurtzlui-même eût souhaité, s’il eût pu savoir ce qui se passait.Puisque des lettres envoyées chaque semaine à la côte… «&|160;Moncher Monsieur, s’écria-t-il, je n’écris que ce qu’on medicte&|160;!…&|160;» J’insistai. Pour un homme intelligent, il y atoujours moyen… Ses façons changèrent&|160;: il devint très froidet mit sans transition la conversation sur un hippopotame, sedemandant si je n’étais pas dérangé par lui tandis que je dormais àbord, car je ne lâchais mon épave ni de jour ni de nuit. Il y avaitun vieil hippopotame dont c’était la fâcheuse habitude de gravirles berges et de rôder là nuit dans les terrains de la Station. Lespèlerins alors avaient coutume d’effectuer une sortie en masse endéchargeant tous les fusils qui leur tombaient sous la main.Certains même avaient passé des nuits entières à l’affût. Tantd’énergie néanmoins avait été perdue&|160;: «&|160;L’animal, medit-il, doit avoir un charme qui le protège, mais il n’y a que lesanimaux dans ce pays dont on puisse dire cela. Aucun homme, mecomprenez-vous, aucun homme ici n’a de charme pour leprotéger.&|160;» Il demeura un instant devant moi, dans le clair delune, son nez délicatement crochu un peu de travers, ses yeux demica luisant sans un battement de paupières&|160;; sur son secbonsoir ensuite, il s’éloigna. Je ne laissai pas de me rendrecompte qu’il était troublé et fortement intrigué&|160;; ce qui memit plus d’espoir au cœur que je n’en avais eu depuis longtemps. Cefut avec soulagement que je me détournai de cet individu pourretrouver mon influent ami, cette casserole de vapeur, toutdélabré, tordu, en morceaux… Je grimpai à bord. Il résonnait sousmes pas comme une de ces boîtes à biscuit d’Huntley Palmers qu’onpousse à coups de pied dans le ruisseau. Il était peut-être defabrication aussi robuste et d’une ligne plutôt moins gracieuse,mais je m’étais assez exténué dessus pour arriver à l’aimer. Aucuninfluent ami n’aurait pu mieux me servir. Il m’avait valul’occasion de voir du pays, d’éprouver ce dont j’étais capable.Non, je n’aime pas le travail. Je préfère flâner en rêvant à toutesles belles choses qu’on pourrait faire. Je n’aime pas letravail&|160;: nul ne l’aime, mais j’aime ce qui est dans letravail, l’occasion de se découvrir soi-même, j’entends notrepropre réalité, ce que nous sommes à nos yeux, et non pas enfaçade, ce que les autres ne peuvent connaître, car ils ne voientque le spectacle et jamais ne peuvent être bien sûr de ce qu’ilsignifie.

«&|160;Je n’éprouvai aucune surprise à trouverquelqu’un assis sur le pont à l’arrière, les jambes ballantau-dessus de la vase. J’avais fraternisé, voyez-vous, avec lesquelques mécaniciens qui se trouvaient à la Station et que lespèlerins naturellement dédaignaient, à cause je suppose de leurmanque de manières. Celui-ci était le contre-maître – chaudronnierde son métier, – excellent ouvrier. C’était un homme efflanqué,osseux, jaune de teint, avec de gros yeux expressifs. Son aspectétait soucieux et son crâne aussi chauve que la paume de ma main,mais ses cheveux, en tombant, semblaient s’être raccrochés à sonmenton et avaient prospéré sur ce terrain nouveau, car la barbe luipendait jusqu’à mi-corps. Il était veuf avec six jeunes enfantsqu’il avait, pour venir ici, confiés à une de ses sœurs&|160;; etles pigeons voyageurs faisaient la passion de sa vie. Il était à lafois un enthousiaste et un connaisseur. En parlant de pigeons, ildevenait lyrique. Sa journée terminée, parfois il quittait sa casepour venir me parler de ses enfants et de ses pigeons. Entravaillant, quand il avait à ramper dans la vase, sous la quilledu bateau, il nouait sa fameuse barbe dans une espèce de servietteblanche qu’il apportait à cet effet. Elle était munie de bouclespour y passer les oreilles. Le soir, on le voyait accroupi sur laberge, rinçant avec grand soin son fourreau à barbe et l’étalantensuite, solennellement, pour le faire sécher sur un buisson.

«&|160;Je lui allongeai une claque dans le dosen criant à tue-tête&|160;: «&|160;Nous aurons desrivets&|160;!&|160;» Il fut sur pied d’un bond. «&|160;Desrivets&|160;!… Pas possible&|160;!…&|160;» comme s’il n’eut pu encroire ses oreilles. Puis, à voix basse, il ajouta&|160;:«&|160;Vous… Ah bah&|160;!…&|160;» Je ne sais pourquoi nous nousconduisions comme des toqués. Je posai un doigt au long de mon nezet hochai la tête d’un air mystérieux. «&|160;Bravo&|160;!&|160;»s’écria-t-il en faisant claquer ses doigts, il leva la jambe. À montour j’esquissai une gigue, et nous nous mîmes à cabrioler sur lepont de fer. Un vacarme affreux s’éleva de la coque et la forêtvierge, de l’autre côté de la crique, en renvoya le roulement detonnerre jusqu’à la Station assoupie. Il dut faire se dresserquelques-uns des pèlerins dans leur tanière. Une forme noireobscurcit le seuil éclairé de la case du Directeur, puis disparutet au bout d’un instant le seuil lui-même s’éteignit. Nous nousétions arrêtés et le silence qu’avait dispersé le battement de nospieds à nouveau reflua vers nous. La haute muraille de verdure, unemasse exubérante et enchevêtrée de troncs, de branches, defeuillages, de rameaux, de guirlandes, immobile dans le clair delune, était pareille à une impétueuse avalanche de vie muette, unevague végétale, dressée, toute prête à déferler sur la crique et àbalayer de leur petite existence les pauvres petits hommes que nousétions. Mais elle ne bougeait pas. Un éclat sourd, fait dereniflements et d’éclaboussements, nous parvint de loin, comme siun ichtyosaure eut été en train de prendre un bain de clarté dansle fleuve. «&|160;Après tout, dit le chaudronnier, d’un ton posé,pourquoi n’aurions-nous pas de rivets&|160;?&|160;» Au fait,pourquoi pas&|160;? Je ne voyais aucune raison qui pût nousempêcher d’en avoir. «&|160;Ils arriveront dans troissemaines&|160;», ajoutai-je avec confiance.

«&|160;Mais ils n’arrivèrent pas. Au lieu desrivets, il nous vint une invasion, une calamité, une visitation.Elle s’amena par sections, durant les trois semaines qui suivirent,chacune précédée par un âne qui portait un homme blanc, en completneuf et souliers tannés, saluant de cette élévation à droite et àgauche, les pèlerins impressionnés. Une troupe querelleuse denègres maussades, aux pieds endoloris, suivait sur les talons del’âne. Force tentes, chaises de campement, cantines de zinc,caisses blanches, ballots bruns, furent jetés pêle-mêle dans uncoin de la cour et l’atmosphère de mystère se faisait plus épaisseau-dessus du désordre de la Station. Cinq arrivages se succédèrentainsi, avec la même apparence absurde de gens qui fuient endésordre, chargés des dépouilles d’innombrables magasinsd’équipement et d’approvisionnement qu’ils auraient emportés audésert pour procéder à l’équitable partage du butin. C’était uninextricable fouillis de choses honnêtes en soi, mais à quil’insanité de leurs propriétaires prêtait un aspect de produit derapine.

«&|160;Cette estimable compagnie s’intitulaitl’Expédition d’Exploration de l’Eldorado et je pense que sesmembres étaient tenus par serment au secret. Leur conversationcependant était celle de sordides boucaniers&|160;; elle étaitcynique sans audace, cupide sans hardiesse et cruelle sanscourage&|160;; dans toute la bande, il n’y avait pas un soupçon deprévoyance ou d’intention sérieuse&|160;: ils ne paraissaient mêmepoint se douter que de telles choses fussent nécessaires à laconduite des affaires de ce monde. Arracher des trésors auxentrailles de la terre était leur seul désir, sans plus depréoccupation morale qu’il n’y en a chez le cambrioleur quifracture un coffre-fort. Qui supportait les frais de cette nobleentreprise, je l’ignore, mais l’oncle de notre directeur était lechef de la bande.

«&|160;Extérieurement, il ressemblait à unboucher de quartier pauvre et ses yeux avaient une expression deruse somnolente. Il portait une panse grasse avec ostentation surdes jambes courtes et durant tout le temps que sa troupe infesta laStation, il n’adressa la parole à personne si ce n’est à son neveu.On les voyait se promener du matin au soir, leurs têtes rapprochéesdans une conversation qui ne finissait jamais.

«&|160;J’avais cessé de me tourmenter à causede ces rivets. La faculté de souci dont on est capable à l’égard dece genre de misère est plus restreinte qu’on ne l’imagine.J’envoyai le tout au diable et laissai aller les choses. J’avaisainsi du temps de reste pour méditer, et parfois, je donnais unepensée à Kurtz. Ce n’est pas qu’il m’intéressât vivement&|160;;j’étais curieux cependant, de voir si cet homme, qui était venu iciavec certaines idées morales, arriverait à s’imposer malgré tout etde quelle façon, alors, il organiserait son affaire.&|160;»

Chapitre 2

 

« Un après-midi que j’étais étendu detout mon long sur le pont de mon vapeur, j’entendis un bruit devoix qui se rapprochait ; c’étaient le neveu et l’oncle quiflânaient au bord de l’eau. Je reposai simplement la tête sur monbras et j’étais déjà plus qu’à demi assoupi quand quelqu’un dit –j’aurais juré que c’était à mon oreille – : « Je suisdoux comme un enfant, mais je n’aime pas qu’on me fasse la loi…Suis-je le Directeur – ou non ?… On m’a donné l’ordre del’envoyer là-bas… C’est incroyable !… » Je me rendiscompte que les deux hommes étaient arrêtés sur la rive, à lahauteur de l’avant du vapeur, juste en dessous de ma tête. Je nebougeai pas ; l’idée ne me vint pas de faire unmouvement : j’étais si somnolent ! « C’estfâcheux… », grogna l’oncle. « Il a demandé àl’Administration qu’on l’envoie là-bas, reprit l’autre, avecl’arrière-pensée de montrer ce dont il était capable, et j’ai reçudes ordres en conséquence. Quelle influence cet homme ne doit-ilpas avoir ! N’est-ce pas effrayant !… » Ils admirentl’un et l’autre que c’était effectivement effrayant et ajoutèrentdiverses réflexions bizarres : « Fait la pluie et le beautemps… un seul homme… le Conseil… par le bout du nez », touteune kyrielle d’absurdes bouts de phrases qui finirent par avoirraison de ma somnolence si bien que j’avais à peu près repris mesesprits au moment où l’oncle déclara : « Le climat peutrésoudre cette difficulté en votre faveur. Il est seullà-bas ? » – « Oui, répondit le Directeur Il aenvoyé son adjoint avec un billet à mon adresse ainsi conçu ou àpeu près : Débarrassez ce pays de ce pauvre diable et neprenez pas la peine de m’en envoyer d’autres du même acabit. J’aimemieux être seul que travailler avec l’espèce de gens que vousmettez à ma disposition ». « Il y a un peu plus d’un ande cela… Imagine-t-on pareille impudence ! » – « Etdepuis lors ? » interrogea la voix rauque. « Depuislors ! » éclata le neveu, « depuis lors : del’ivoire. Des monceaux d’ivoire – et de première qualité – desmonceaux !… On ne peut plus vexant, venant de lui… » –« Et avec ça ?… » reprit le sourd grognement. Laréponse partit comme un coup de feu : « Des bordereaux detantièmes !… » Puis le silence. C’était de Kurtz qu’ilsvenaient de parler.

« J’étais désormais tout à faitéveillé ; mais confortablement étendu, je continuai de metenir coi, et n’éprouvai aucune envie de changer de position.« Et comment cet ivoire est-il arrivé ? » continuale plus âgé qui semblait fort contrarié. L’autre expliqua qu’ilavait été apporté par une flottille de canots, sous la conduited’un métis anglais que Kurtz avait comme employé ; Kurtzapparemment avait projeté de rentrer, son poste étant à ce momentvide de provisions et de marchandises, mais, après avoir fait prèsde trois cents milles, il s’était brusquement décidé à rebrousserchemin, ce qu’il avait fait seul, dans une pirogue, avec quatrepagayeurs, laissant le mulâtre descendre le fleuve avec l’ivoire.Mes deux gaillards semblaient ahuris à l’idée que quelqu’un eûtrisqué une telle chose. Ils n’arrivaient pas à en démêler lesmobiles. Pour moi, il me parut que je démêlais Kurtz pour lapremière fois. Ce fut une illumination précise : la pirogue,les quatre sauvages pagayant et l’homme blanc solitaire, tournantle dos subitement à son quartier général, à tout secours, à touteidée de retour, qui sait ! – pour regagner les profondeurs dela sauvagerie, sa station dépourvue et désolée. Je ne saisissaispas ses raisons. Peut-être, après tout, n’était-ce qu’un bravegarçon qui s’acharnait à sa tâche, par amour pour elle. Son nom –notez – n’avait pas été prononcé une seule fois. Il était« cet homme ». Quant au mulâtre qui, à ce qu’il meparaissait, avait mené cette difficile expédition avec une prudenceet une hardiesse remarquables, on en parlait comme de « cecoquin ». Le « coquin » avait rendu compte que« l’homme avait été très malade, qu’il n’étaitqu’imparfaitement remis… » Le couple à ce moment fit quelquespas ; ils se mirent à promener de long en large. J’entendisles mots : Poste militaire – docteur – trois cents kilomètres– tout à fait seul maintenant – retards inévitables – neuf mois –aucunes nouvelles – rumeurs étranges ; puis ils serapprochèrent tandis que le Directeur disait : « Personneque je sache, sinon une espèce de trafiquant marron, un malfaisantindividu qui chipe de l’ivoire aux indigènes… » De quiparlaient-ils à présent ? Peu à peu j’arrivai à comprendrequ’il s’agissait d’un homme qu’on supposait dans le district deKurtz et qui ne jouissait pas de l’approbation du directeur. –« Nous ne serons débarrassés de cette concurrence déloyale quelorsque l’on aura pendu un de ces gaillards pour l’exemple… »« Parfaitement, grommela l’oncle, qu’on le pende !…Pourquoi pas ?… Tout, on peut tout faire dans ce pays… C’estlà mon opinion : il n’y a personne ici entendez-vous, quipuisse mettre votre situation en péril. La raison ? – Voussupportez le climat. Vous survivez à tous. Le danger est en Europe,mais avant de partir, j’ai pris soin de… » Ils se remirent àmarcher en chuchottant ; leurs voix ensuite s’élevèrent ànouveau : « Cette extraordinaire succession de retardsn’est pas de ma faute J’ai fait ce qui était en mon pouvoir… »Le gros homme soupira : « Très triste !… »« Et l’abominable absurdité de ses propos ! repritl’autre. M’a-t-il assez excédé quand il était ici : Chaquestation devrait être comme un phare sur la route du progrès, uncentre de commerce sans doute, mais aussi un foyer d’humanité, deperfectionnement, d’instruction… Concevez-vous cela… l’imbécile… Etça veut être directeur !… » L’excès de son indignation àce moment l’étouffa – et je relevai imperceptiblement la tête. Jefus surpris de voir à quel point ils étaient près, tout justeau-dessous de moi : j’aurais pu cracher sur leurs chapeaux.Perdus dans leurs pensées, ils regardaient à leurs pieds. LeDirecteur se fouettait la jambe avec une mince badine. Sonjudicieux parent releva la tête : « Vous vous êtes bienporté depuis que vous êtes revenu ici ? » demanda-t-il Leneveu eut un soubresaut : « Qui ? Moi !… Oh,comme un charme, comme un charme ! Mais les autres… Ah, grandsdieux ! Tous malades !… Et ils meurent si vite que jen’ai pas le temps de les évacuer… C’est incroyable ». –« Hum ! grogna l’oncle. C’est bien ça… Voyez-vous, mongarçon, fiez-vous à cela, je vous le dis, fiez-vous àcela !… » Et je le vis étendre son gros court bras d’ungeste qui enveloppait la forêt, la crique, la vase, le fleuve,comme si, par une imprudente bravade, il eût évoqué devant la faceensoleillée du pays, la mort aux aguets, tout le mal caché, toutesles ténèbres profondes du cœur de cette terre. L’effet fut sisaisissant que je fus sur pied d’un bond et regardai du côté de lalisière de la forêt, comme si j’avais attendu on ne sait quelleréponse à cette odieuse manifestation de confiance. Vous savez dequelles absurdes impulsions on est parfois saisi ! Maisl’impassible tranquillité opposait à ces deux formes un air desinistre patience, attendant que se fut écoulée la fantastiqueinvasion.

« Ils se mirent à jurer tout haut tousles deux – pure frayeur, j’imagine ; sans faire mine ensuitede soupçonner mon existence, ils reprirent le chemin de la Station.Le soleil était bas, et côte à côte, penchés en avant, ilssemblaient remorquer avec peine leurs ombres ridicules et inégalesqui traînaient derrière eux sur les hautes herbes sans en courberun brin.

« Au bout de quelques jours, l’Expéditionde l’Eldorado s’engagea dans la patiente sauvagerie qui se refermasur elle, comme la mer sur un plongeur. Longtemps après, lanouvelle nous parvint que tous les ânes étaient morts. J’ignoretout du sort des autres et moins estimables animaux Sans doute,comme chacun de nous, trouvèrent-ils leur juste rétribution. Je nem’en enquis pas. J’étais à ce moment assez excité à l’idée derencontrer Kurtz très prochainement. Quand je dis trèsprochainement, je l’entends dans un sens relatif. Il s’écoula enfait tout juste deux mois entre le jour où nous quittâmes la criqueet celui où je touchai terre au-dessous de la station de Kurtz.

« Remonter le fleuve, c’était sereporter, pour ainsi dire, aux premiers âges du monde, alors que lavégétation débordait sur la terre et que les grands arbres étaientrois. Un fleuve désert, un grand silence, une forêt impénétrable.L’air était chaud, épais, lourd, indolent. Il n’y avait aucune joiedans l’éclat du soleil. Désertes, les longues étendues d’eau seperdant dans la brume des fonds trop ombragés. Sur des bancs desable argentés des hippopotames et des crocodiles se chauffaient ausoleil côte-à-côte. Le fleuve élargi coulait au travers d’une cohued’îles boisées, on y perdait son chemin comme on eût fait dans undésert et tout le jour, en essayant de trouver le chenal, on sebutait à des hauts fonds, si bien qu’on finissait par se croireensorcelé, détaché désormais de tout ce qu’on avait connuautrefois, quelque part, bien loin, dans une autre existencepeut-être. Il y avait des moments où le passé vous revenait, commecela arrive parfois quand on n’a pas un moment de répit, mais ilrevenait sous la forme d’un rêve bruyant et agité, qu’on serappelait avec étonnement parmi les accablantes réalités de cetétrange monde de plantes, d’eau et de silence. Et cette immobilitéde toutes choses n’était rien moins que paisible. C’étaitl’immobilité d’une force implacable couvant on ne savait quelinsondable dessein. Elle vous contemplait d’un air plein deressentiment. Je m’y fis à la longue ; je cessai de m’enapercevoir ; je n’en avais guère le temps. Il me fallaitdeviner le chenal, discerner – d’inspiration surtout – les indicesd’un fond caché. J’avais à épier les roches recouvertes ;j’apprenais à serrer vaillamment les dents pour empêcher mon cœurde faiblir, quand j’avais frôlé quelque satané tronc d’arbre quieût éventré mon sabot de bateau et envoyé tous les pèlerins par lefond. Et il me fallait avoir l’œil sur là moindre apparence de boismort qu’on couperait pendant la nuit pour s’assurer la vapeur dulendemain. Quand vous avez à vous appliquer tout entier à cessortes de choses, aux seuls incidents de surface, la réalité – oui,la réalité elle-même ! – pâlit. La vérité profonde demeurecachée… Dieu merci ! Je la sentais néanmoins ; souvent jesentais sa mystérieuse immobilité qui épiait mes malices de singe,– comme elle vous épie aussi, vous autres, tandis que vous vousévertuez, chacun sur sa corde tendue, à faire des culbutes, à – àcombien ?… – une demi couronne l’une…

– « Soyez poli, Marlow… »grommela une voix et je sus ainsi qu’il y en avait encore un quiécoutait, en dehors de moi.

– « Je vous demande pardon !J’oubliais la nausée qui vous vient par-dessus le marché. Et aprèstout, qu’importe le prix si le tour est bien joué. Vous vous enacquittez à merveille. Et moi aussi je ne m’en tirai pas trop mal,puisque je réussis à ne pas couler ce bateau à mon premier voyage.J’en demeure encore stupéfait. Imaginez quelqu’un ayant à conduire,les yeux bandés, une charrette sur une mauvaise route ! J’aipas mal sué et frissonné à ce jeu, je vous prie de le croire… Aprèstout, pour un marin, écorcher le fond de cette chose qui est censéeflotter constamment sous sa garde est un crime impardonnable.Personne, peut-être, ne s’en est aperçu, mais vous n’oubliez pas lechoc… Un coup en plein cœur… Vous vous en souvenez, vous en rêvez,vous vous réveillez la nuit pour y penser, – des années plustard !… – et vous en avez encore froid et chaud !… Jen’irai pas jusqu’à prétendre que ce vapeur ne cessa jamais deflotter. Plus d’une fois il lui arriva de passer à gué, tandis quevingt cannibales à l’entour barbotaient et poussaient. Nous enavions, chemin faisant, enrôlé quelques-uns en guise d’équipage.Des êtres superbes – anthropophages à leurs heures… C’était deshommes avec qui l’on pouvait travailler et je leur restereconnaissant. Après tout ils ne s’entre-dévorèrent pas sous mesyeux. Ils avaient apporté avec eux de la viande d’hippopotame quise mit à pourrir et nous faisait puer au nez le mystère même de lasauvagerie… Brr ! j’en sens encore l’odeur… J’avais ledirecteur à bord et trois ou quatre pèlerins avec leurs bâtons,tous au complet !… Parfois nous rencontrions une station, aubord du fleuve, accrochée à la lisière de l’inconnu, et les blancsqui se précipitaient vers nous du fond d’un hangar croulant avaientun air étrange, l’apparence de gens qu’une sorte de charme eûtretenu captifs. Le mot ivoire passait dans l’air pendant un moment,et puis nous repartions dans le silence, par les étendues vides, aulong des coudes paisibles, entre les hautes murailles de notreroute sinueuse dont les échos multipliaient le battement sourd denotre roue unique. Des arbres, des millions d’arbres, massifs,immenses, élancés d’un jet : et à leurs pieds, serrant la riveà contre-courant, rampait le petit vapeur barbouillé de suie, commeun misérable scarabée se traînant sur le sol d’un ample portique.On se sentait bien petit, bien perdu, et pourtant il n’y avait làrien de déprimant, car, somme toute, pour être petit, le misérablescarabée barbouillé n’en avançait pas moins, et c’était précisémentce qu’on attendait de lui. Où diable les pèlerins s’imaginaient-ilsqu’il se traînait ainsi, je n’en sais rien. Vers un endroit où ilscomptaient trouver quelque chose, je pense !… Pour moi, il setraînait vers Kurtz, tout bonnement, mais quand les tubes de vapeurse mettaient à fuir, nous ne nous traînions plus que bienlentement… Les longues avenues d’eau s’ouvraient devant nous et serefermaient sur notre passage, comme si la forêt eut enjambétranquillement le fleuve pour nous barrer la voie du retour. Nouspénétrions de plus en plus profondément au cœur des ténèbres. Il yrégnait un grand calme. Quelquefois, la nuit, un roulement detam-tams, derrière le rideau des arbres, parvenait jusqu’au fleuveet y persistait faiblement, comme s’il eût rôdé dans l’air,au-dessus de nos têtes, jusqu’à la pointe du jour. Impossible dedire s’il signifiait la guerre, la paix ou la prière. L’aubetoujours s’annonçait par la tombée d’une froide torpeur : lescoupeurs de bois dormaient, leurs feux brûlaient bas et lecraquement d’une branche vous faisait sursauter. Nous errions surun sol préhistorique, sur un sol qui avait l’aspect d’une planèteinconnue. Nous eussions pu nous croire les premiers des hommesprenant possession de l’héritage maudit qu’il leur faut s’assurerau prix d’une angoisse profonde et d’un labeur extrême. Mais,subitement, tandis que nous doublions péniblement un tournant dufleuve, une échappée s’ouvrait sur des murailles de roseaux, destoits de chaume coniques, et c’était une explosion de hurlements,un tourbillon de membres noirs, une multitude de mains quibattaient, de pieds qui frappaient le sol, de corps qui sebalançaient, d’yeux qui roulaient, sous la retombée du feuillagepesant et immobile. Le vapeur côtoyait lentement une noire etincompréhensible frénésie. L’homme préhistorique nousmaudissait-il, nous implorait-il, nous souhaitait-il la bienvenue,qui eût pu le dire ? Nous étions coupés de tout ce qui nousentourait : nous glissions pareils à des fantômes, étonnés etsecrètement épouvantés, comme le serait un homme sain au spectacled’une émeute enthousiaste dans un asile d’aliénés. Nous ne pouvionspas comprendre, parce que nous étions trop loin et nous ne pouvionspas nous rappeler, parce que nous voyagions dans la nuit despremiers âges, de ces âges qui ont passé en laissant à peine unetrace…, et pas de souvenir.

« La terre en cet endroit n’avait pasl’air terrestre. Nous sommes habitués à considérer la formeentravée d’un monstre asservi ; mais là on découvrait lemonstre en liberté. Il était surnaturel, et les hommes étaient…Non, ils n’étaient pas inhumains. Voyez-vous, c’était là le pire,ce soupçon qu’on avait qu’ils n’étaient pas inhumains. On yarrivait petit à petit : Sans doute, ils hurlaient,bondissaient, tournaient sur eux-mêmes, faisaient d’affreusesgrimaces, mais ce qui saisissait, c’est le sentiment qu’on avait deleur humanité pareille à la nôtre, la pensée de notre lointaineaffinité avec cette violence sauvage et passionnée… – Vilain…Certes, c’était assez vilain… Mais pour peu qu’on en eût lecourage, il fallait bien convenir qu’on avait en soi une sorted’indéfinissable velléité de répondre à la directe sincérité de cevacarme, l’impression confuse qu’il s’y cachait un sens que vousétiez, vous si loin de la nuit des âges, capable de comprendre… Etpourquoi pas ! L’esprit de l’homme contient tous lespossibles, parce que tout est en lui, tout le passé comme toutl’avenir… Qu’y avait-il là-dedans, après tout ?… Joie,frayeur, douleur, vénération, courage, colère, qui saurait ledire ?… De la vérité en tout cas, de la vérité dépouillée desoripeaux du temps. Que le sot demeure bouche bée et frissonne –l’homme comprend et peut regarder en face sans broncher. Encorefaut-il qu’il soit lui-même aussi humain que ceux de la rive… Ilfaut aborder cette vérité avec ce qu’on a de plus réel en soi, avecnotre propre force innée. – Des principes ?… Non, desprincipes ne suffiraient pas. Ce ne sont là qu’acquisition,déguisement, élégante friperie qui s’envoleraient à la premièresecousse un peu rude. Ce qu’il faut, c’est une foi délibérée… Ya-t-il pour moi un appel dans ce barbare tumulte ?… Soit,j’entends, j’admets, mais j’ai une voix aussi et qui n’est pas decelles à qui on impose silence… Bien sûr, le sot, – soit frayeur,soit nobles sentiments, – ne court aucun risque… Que marmottez-vouslà-bas ?… Vous vous demandez pourquoi je ne suis pas descenduà terre pour y aller à mon tour de mon hurlement et de ma danse… Jene l’ai pas fait, j’en conviens… Nobles sentiments,dites-vous ? Au diable les nobles sentiments ! J’avaisbien le temps d’y songer ! J’avais bien assez à faire, avec dela céruse et des bandes coupées dans des couvertures de laine, àenvelopper les tubes de vapeur qui fuyaient. J’avais à veiller à labarre, à éviter les troncs d’arbres noyés et, vaille que vaille, àfaire avancer mon rafiau de bateau. Ces choses-là contenaient unevérité de surface qui eût suffi à préserver plus sage que moi. Etentre-temps, j’avais à surveiller le sauvage qui me servait dechauffeur. C’était un spécimen amélioré. Il était capable dechauffer une chaudière verticale. Je l’apercevais d’en haut et, maparole ! le regarder était aussi édifiant que de voir un chienen culottes et chapeau à plumes qui danse sur ses pattes dederrière. Quelques mois d’apprentissage avaient suffi à ce gaillardréellement remarquable. Il louchait vers le manomètre ou le niveaud’eau avec un évident effort d’intrépidité et il n’en avait pasmoins les dents limées, le pauvre diable ! – et de bizarresdessins au rasoir sur la laine de son crâne, et trois encochesdécoratives sur chaque joue. Tandis qu’il aurait dû être sur larive à battre des pieds et des mains, il lui fallait demeurer là, àpeiner dur, asservi à une incompréhensible sorcellerie et pénétréd’un savoir croissant. Il était utile parce qu’il avait étédégrossi, et ce qu’il savait, c’est que, si l’eau venait àdisparaître dans cette chose transparente, le mauvais génie enferméà l’intérieur de la chaudière s’irriterait de l’intensité de sasoif et se vengerait de façon terrible. Aussi il suait et activaitses feux et épiait le verre d’un air effrayé (avec un féticheimprovisé, fait, de haillons liés à son bras et un morceau d’orpoli, aussi gros qu’une montre, fiché à plat dans sa lèvreinférieure), tandis que les rives boisées défilaient lentement, etque laissant derrière nous le bruit furtif de notre passage, etcombien d’interminables kilomètres de silence ! – nousavancions péniblement dans la direction de Kurtz. Mais les troncsnoyés étaient abondants, l’eau perfide et sans profondeur ; lachaudière effectivement semblait abriter un démon acariâtre, sibien que ni le chauffeur ni moi-même n’avions le loisird’approfondir nos insidieuses pensées.

« À quelque vingt kilomètres de laStation Intérieure, nous tombâmes sur une case de roseaux, unmélancolique mât penché, arborant encore les méconnaissableslambeaux de ce qui avait été un drapeau – et sur la rive un tas debois proprement empilé. Ceci était inattendu. Nous accostâmes etsur le tas de bois nous trouvâmes une planchette portant uneinscription au crayon, toute pâlie. Nous y pûmes déchiffrer lesmots suivants : « Du bois pour vous. Dépêchez-vous.Approchez – avec précaution. » Il y avait une signature, maiselle était illisible ; ce n’était pas celle de Kurtz, le nométait plus long. – Dépêchez-vous ! De quoi faire ?… Demonter le fleuve ?… – Approchez avec précaution. – Nous n’enavions rien fait, mais la recommandation ne pouvait viser l’endroitoù il n’était possible de la trouver qu’après avoir déjà approché.Quelque chose de grave plus haut, sans doute !… Maisquoi ! – et jusqu’à quel point ?… Telle était laquestion. Nous accueillîmes avec des commentaires désapprobateursce style télégraphique. La brousse, à l’entour, ne disait rien etdu reste ne permettait guère d’aller voir bien loin. Un rideaudéchiré de cotonnade rouge pendait au seuil de la case et nousbattait tristement au visage. L’habitation était en ruines, mais onvoyait qu’un blanc y avait vécu naguère. Il restait une tablegrossière – une planche sur deux montants ; un tas de détrituss’amoncelait dans un coin sombre, et près de la porte, je ramassaiun livre, il n’avait plus de couverture et à force d’avoir étéfeuilletées, les pages avaient pris une espèce de mollesseextrêmement crasseuse, mais le dos avait été recousu avec amour àl’aide de coton blanc qui avait encore l’air propre. C’était unetrouvaille extraordinaire. Elle avait pour titre :Recherches sur quelques Problèmes de Navigation, par unnommé Tower, Towson, un nom de ce genre, capitaine de la MarineBritannique. Le sujet paraissait austère à souhait, avec sesdiagrammes explicatifs et de déprimants tableaux de chiffres etl’ouvrage datait de soixante ans. Je maniai cette déconcertanteantiquité avec la plus délicate précaution, de peur qu’elle netombât en poussière entre mes mains. Dans le volume Towson ouTowser dissertait avec gravité sur le point de rupture des chaîneset palans et autres questions analogues. Pas très captivant, lebouquin, mais du premier coup d’œil, on y reconnaissait une tellehonnêteté d’intention, un si loyal souci d’exercer proprement sonmétier, qu’ils faisaient resplendir ces humbles pages, méditées ily a si longtemps, d’une lumière qui n’était pas simplementprofessionnelle. Le candide vieux marin, avec ses histoires dechaînes et d’apparaux, me fit soudain oublier la brousse et lespèlerins, dans l’émotion que j’éprouvais à me trouver enfin en facede quelque chose d’indiscutablement réel. Qu’un tel livre setrouvât là, c’était déjà merveilleux, mais plus surprenantes encoreétaient les notes crayonnées en marge et se rapportant notoirementau texte. Je n’en pouvais croire mes yeux. Et elles étaient enlangage chiffré. Oui, elles m’avaient tout l’air d’être rédigées enchiffres… Imaginez l’individu trimballant dans ce pays perdu unlivre de cet ordre et l’étudiant et prenant des notes – enchiffres ! Le mystère était extravagant.

« Je m’étais vaguement rendu comptedepuis quelque temps d’une agitation déplaisante : quand jerelevai la tête, je m’aperçus que le tas de bois avait disparu etque le Directeur, assisté de tous les pèlerins, m’appelait à grandscris du bord du fleuve. Je glissai le livre dans ma poche. Je vousassure qu’en interrompant ma lecture, ce fut comme si jem’arrachais à l’asile d’une vieille et solide amitié.

« Je remis ma boiteuse machine en marche.« Ce doit être ce misérable traitant, cetintrus !… », s’écria le Directeur, en se retournant d’unair malveillant vers l’endroit que nous venions de quitter. –« Ce doit être un Anglais… », fis-je. – « Cela nel’empêchera pas d’avoir des ennuis, s’il n’est pas prudent… »,grommela le Directeur d’un air sombre ; à quoi je répliquai duton le plus innocent que nul n’était exempt d’ennuis en cemonde.

« Le courant était devenu plus rapide etle vapeur semblait à bout de souffle ; la roue d’arrièretournait languissamment et de temps en temps, je me prenais àécouter sur la pointe des pieds les battements des palettes, car,en toute sincérité, je m’attendais à ce que d’un moment à l’autre,la misérable patraque s’arrêtât. C’était proprement épier lesdernières palpitations d’une vie qui s’éteint. Pourtant, nouscontinuions de nous traîner. Parfois, je marquais du regard unarbre devant moi, pour mesurer grâce à lui de quelle distance nousnous rapprochions de Kurtz, mais je le perdais de vueinvariablement avant de l’avoir atteint. C’en était trop pour lapatience humaine que de garder les yeux si longtemps fixés sur unmême point. Le Directeur faisait preuve d’une magnifiquerésignation. Pour moi, je m’énervais et m’agitais tout en discutanten mon for intérieur s’il convenait ou non de parler ouvertement àKurtz. Mais avant d’en être arrivé à une conclusion, l’idée me vintque parler, me taire ou faire quoi que ce fût, tout était égalementvain. Qu’importait que quelqu’un sût ou ignorât ! Qu’importaitque ce fût celui-ci ou celui-là qui fût Directeur ! On aparfois de ces illuminations… Les ressorts de cette affaire étaientprofondément cachés sous la surface, à l’abri de mon atteinte et dema possible intervention.

« Vers le soir du second jour, j’estimaique nous nous trouvions à environ treize kilomètres de la stationde Kurtz. J’avais grand’envie de continuer, mais le Directeur pritune mine grave et me déclara que la navigation dans ces paragesétait si dangereuse qu’il paraissait prudent, le soleil étant déjàtrès bas, de demeurer où nous étions jusqu’au lendemain matin. Deplus, il me fit observer que s’il y avait à tenir compte de l’avisqui nous avait été donné d’approcher avec précaution, nous avions àapprocher en plein jour, non à la brume ou pendant la nuit. Toutcela était fort raisonnable. Treize kilomètres ne faisaient guèreque trois heures de route pour nous : d’autre part, jedistinguais des rides suspectes sur le fleuve devant nous. Ceretard, néanmoins, me contraria au delà de toute expression et defaçon fort absurde aussi, étant donné qu’une nuit de plus ou demoins n’avait guère d’importance après tant de mois. Comme nousavions du bois en abondance, et que la consigne était d’êtreprudents, je gagnai le milieu du fleuve. Il était à cet endroitdroit et resserré entre des berges hautes comme les talus d’unchemin de fer. L’ombre s’y glissa bien avant que le soleil ne fûtcouché. Le courant fuyait égal et rapide, mais une immobilitémuette pesait sur les rives. Les arbres vivants, attachés les unsaux autres par les lianes grimpantes, les vivantes broussailles quicroissaient en dessous, on aurait pu croire que tout était changéen pierre, jusqu’au plus mince rameau, à la feuille la plus légère.Ce n’était pas du sommeil : c’était surnaturel et comme unétat de transe. Pas le moindre bruit ne se faisait entendre. Onregardait avec étonnement, avec le sentiment d’être devenu sourd etpuis la nuit tombait et vous rendait aveugle par surcroît. Verstrois heures du matin, un gros poisson sauta hors de l’eau et lebruit me fit sursauter comme si l’on venait de tirer un coup defusil. Quand le soleil se leva, il régnait un épais brouillardblanc, très chaud, consistant et plus impénétrable que la nuitelle-même. Il ne dérivait ni ne bougeait : il demeuraitsimplement autour de nous comme quelque chose de solide. Vers huitou neuf heures, pourtant, il se leva comme se lève un volet. Nouseûmes une échappée sur les arbres innombrables qui nous dominaient,sur l’immense brousse enchevêtrée avec la petite bouleincandescente du soleil suspendue au-dessus – le tout parfaitementimmobile, – et ensuite le volet redescendit sans bruit, comme s’ileût glissé dans des rainures bien graissées. Je donnai l’ordre delaisser aller la chaîne que nous avions commencé de hâler. Avantque son raclement ne se fut arrêté, un cri, un très grand cri,comme d’une désolation infinie, s’éleva lentement dans l’airopaque. Il s’arrêta. Une clameur plaintive, modulée sur de sauvagesdissonances, remplit nos oreilles. Elle était à ce point inattendueque mes cheveux se hérissèrent sous ma casquette. Je ne saisl’effet qu’elle fit sur les autres ; pour moi il me parut quele brouillard lui-même venait de gémir, tant cette voix lamentableet tumultueuse avait subitement jailli de tous les côtés à la fois.Elle se termina sur les éclats précipités d’un hurlement aigu, dontl’intensité était presque intolérable et qui cessa tout à coup,nous laissant figés en diverses attitudes assez ridicules etcontinuant d’écouter le silence presque aussi effrayant etexcessif. – « Grand Dieu ! qu’est-ce que cela veutdire ?… » balbutia derrière moi l’un des pèlerins, unpetit homme gras, aux cheveux filasse et favoris rouges, quiportait des chaussures à élastiques et un pyjama rose dont le boutdu pantalon était enfoncé dans ses chaussettes. Deux autresdemeurèrent bouche bée une minute, puis se précipitèrent dans lapetite cabine, pour réapparaître aussitôt, jetant partout desregards effarés et avec des Winchester tout armés entre les mains.Nous pouvions tout juste voir le vapeur sur lequel nous étions, seslignes brouillées comme sur le point de se dissoudre et autour denous une brumeuse bande d’eau, large de deux pieds peut-être, etc’était tout. Le reste du monde avait cessé d’exister, pour nosyeux du moins et nos oreilles. Dissipé, évanoui, balayé sanslaisser ni un soupir, ni une ombre, derrière lui.

« Je me dirigeai vers l’avant et donnail’ordre de raccourcir la chaîne de manière à être prêt à hisserl’ancre et à mettre en marche incontinent, s’il était nécessaire.« Croyez-vous qu’ils attaquent ? » murmura une voixangoissée. Un autre fit : « Dans ce brouillard, nousserons tous massacrés ! » Les visages étaient tendus, lesmains tremblaient légèrement, les paupières oubliaient de battre.Rien n’était plus curieux que d’observer le contraste entrel’expression des blancs et celle des noirs de l’équipage, aussiétrangers à cette partie du fleuve que nous l’étions nous-mêmes,bien que leur pays natal ne fût guère distant que de quelque treizecents kilomètres. Les blancs non seulement étaient décomposés, maisavaient l’air d’être péniblement choqués par un tumulte aussiincongru. Les autres laissaient voir une expression alerte etnaturellement intéressée, bien que leurs visages demeurassentcalmes, même chez ceux qui découvraient leurs babines en hissant lachaîne. Plusieurs échangèrent de courtes phrases gutturales quiparurent pour eux trancher la question d’une manière satisfaisante.Leur chef, un jeune noir à l’ample carrure, étroitement drapé dansdes étoffes à bordure bleu foncé, les narines farouches et lachevelure ingénieusement relevée en petites boucles huileuses, sedressa à mon côté. – « Et bien ?… » fis-je, pourdire quelque chose. – « Attrape-le, fit-il férocement, enouvrant des yeux enflammés, cependant que ses dents aiguësbrillaient. Attrape-le et donne-le nous. – Vous le donner,demandai-je, et pourquoi faire ?… – Le manger… », fit-illaconiquement et s’accoudant sur le bordage, il se mit à considérerle brouillard, dans une attitude digne et profondément pensive.J’aurais sans doute été horrifié, si l’idée ne m’était venue queses pareils et lui devaient avoir extrêmement faim et que leur faimdepuis un mois au moins n’avait dû cesser de croître. Ils avaientété engagés pour six mois (aucun d’eux, j’imagine, n’avait sur letemps de notions pareilles à celles qu’après des âges sans nombrenous avons acquises. Ils appartenaient encore au commencement destemps et n’avaient pas d’expérience héréditaire pour les instruiresur ce point) : du moment qu’il y avait un bout de papiernoirci, en conformité d’une loi burlesque confectionnée à l’autrebout du fleuve, il n’était jamais entré dans la tête de personne des’inquiéter de leurs moyens d’existence. Sans doute, ils avaientapporté avec eux un stock de viande d’hippopotame pourrie, maiselle ne les aurait pas menés bien loin, même si les pèlerins, avecforce manifestations de mauvais goût, n’en avaient jeté la plusgrande partie par-dessus bord. Le procédé peut paraître un peuarbitraire, mais ce n’était qu’un cas de légitime défense.Impossible de respirer l’odeur de l’hippopotame crevé durant lesrepas, durant le sommeil, en s’éveillant et toute la journée et dene pas sentir se relâcher en même temps la prise précaire qu’on asur l’existence. Par ailleurs, on leur avait alloué à chacun unefois par semaine trois bouts de fil de laiton, longs d’environ neufpouces, qui en principe devaient leur servir de monnaie d’échangepour acheter des provisions dans les villages riverains. Vous voyezd’ici comment ça fonctionnait ! Ou bien il n’y avait pas devillage, ou bien les populations étaient hostiles, ou bien leDirecteur – qui comme nous se nourrissait de conserves, corsées detemps en temps d’un vieux bouc, – ne tenait pas à arrêter le vapeurpour quelque raison plus ou moins obscure. De sorte qu’à moinsqu’ils ne se nourrissent du laiton lui-même ou n’en fissent desnœuds coulants pour attraper le poisson, je ne vois pas trop quelbénéfice ils pouvaient bien tirer de cet extravagant salaire. Jedois reconnaître qu’il était réglé avec une régularité digne d’uneimportante et honorable entreprise commerciale. Pour le reste, laseule espèce de nourriture que je leur eusse vue entre les mains –et elle ne paraissait guère comestible ! – consistait enquelques morceaux d’une matière pareille à de la pâte mal cuite,d’une couleur malpropre tirant sur la lavande, qu’ils conservaientdans un enveloppement de feuilles et dont ils avalaient une bouchéede temps en temps, mais si mince qu’ils semblaient y toucher moinsavec l’intention réelle de se sustenter que pour se donnerl’illusion de manger. De par tous les démons rongeurs de la faim,pourquoi ne nous tombèrent-ils pas dessus – ils étaient trentecontre cinq ! – et ne se donnèrent-ils pas pour une fois leurcontent, j’en suis encore ahuri quand j’y songe. C’était de grandshommes robustes, incapables de mesurer les conséquences de leursactes, doués de courage et même de force, bien que leur peau eûtcessé d’être luisante et leurs muscles d’être durs. Force m’étaitde constater qu’une obscure influence, l’un de ces mystères humainsqui jettent un défi au plausible, avait dû entrer en jeu. Je lesconsidérai avec un vif regain d’intérêt. L’idée qu’avant peu jepouvais fort bien être mangé par eux ne m’entra pas dans la tête.Et pourtant, il faut avouer qu’à ce moment, je m’aperçus – à lafaveur de ce jour nouveau – de l’aspect malsain des pèlerins, etj’espérai, oui, positivement, j’espérai que ma personne n’avait pasun air aussi – comment dirai-je, – aussi peu appétissant, – touchede vanité fantastique qui s’accordait à merveille avec la sensationde rêve qui pénétrait mon existence à cette époque. Peut-êtreavais-je aussi un peu de fièvre. On ne peut passer tout son temps àse tâter le pouls. J’avais souvent des pointes de fièvre, desatteintes de diverses choses, coups de griffe enjoués de lasauvagerie – la bagatelle précédant l’accès plus sérieux qui suiviten temps voulu. – Oui, ma foi, je les considérai, – comme onregarderait n’importe quel être humain – avec la curiosité de leursimpulsions, de leurs mobiles, des ressources ou des faiblessesqu’ils pourraient accuser à l’épreuve d’une inexorable nécessitéphysique. Retenue !… Quelle retenue imaginer !…Superstition, dégoût, patience, peur – ou quelque façon d’honneurprimitif ?… Aucune peur ne tient devant la faim ; aucunepatience qui l’apaise et pour la faim le dégoût n’existe pas ;quant aux superstitions, croyances, et ce que vous pouvez appelerprincipes, ils pèsent moins qu’un flocon dans la brise…Soupçonnez-vous tout ce qu’il y a d’infernal dans l’inanition quise prolonge, sa torture exaspérée, ses sinistres pensées, la sombreférocité qui couve en elle ? Moi, je sais ce que c’est. Ilfaut à un homme toute sa force innée pour résister convenablement àla faim. En fait il est plus aisé d’affronter le dénuement, ledéshonneur et la perte de son âme, que cette espèce de faim quidure. Triste, mais vrai !… Et ces gaillards-là n’avaientaucune raison au monde de se faire scrupule. Retenue !… Autanten attendre de l’hyène qui rôde parmi les cadavres d’un champ debataille !… Mais tel était, cependant, le fait devant, moi,éclatant, pareil à l’écume sur les profondeurs de la mer, aufrémissement derrière l’énigme insondable : et son mystère, ày bien réfléchir, m’apparaissait plus alarmant que l’inexplicable,l’étrange accent de douleur désespérée qui traversait cette sauvageclameur, jaillie vers nous de la rive, derrière la blancheuraveugle du brouillard.

« Mais de quelle rive ? Deux despèlerins disputaient sur ce point d’une voix basse et précipitée.« La gauche ! – Mais non, voyons ! De la droite,cela va sans dire… » – « C’est très grave, fit leDirecteur derrière moi. Je serais désolé qu’il arrivât quelquechose à M. Kurtz avant que nous ayons pu le rejoindre ».Je le regardai et ne doutai pas un instant qu’il ne fût sincère. Ilétait de ces hommes qui jusqu’au bout tiennent à sauver lesapparences. C’était là sa retenue ! Mais quand il bredouillaje ne sais quoi sur la nécessité d’aller de l’avant, je ne prismême pas la peine de répondre. Je savais, et lui aussi, que c’étaitimpossible. Pour peu que nous eussions lâché notre ancrage nousnous serions trouvés littéralement en l’air, dans l’espace. Nousn’aurions pu dire où nous allions – si nous remontions le courant,le descendions ou le traversions, tant que nous ne nous serions pasjetés sur une rive, et même alors comment savoir si c’était ladroite ou la gauche ! Bien entendu je ne bougeai pas. Je netenais nullement à nous mettre en pièces… Pas moyen de trouver unendroit plus mal choisi pour un naufrage… Noyés sur-le-champ ounon, nous étions bien assurés d’y rester d’une manière ou d’uneautre et sans délai !… – « Je vous autorise à toutrisquer !… » me dit-il après un court silence. –« Je me refuse à prendre aucun risque », répondis-jesèchement, ce qui était exactement la réponse qu’il attendait, bienque mon ton eût de quoi le surprendre. – « Soit, je dois m’enremettre à votre jugement. C’est vous le capitaine… », fit-ild’un ton de politesse marquée. Je lui tournai le dos pour toutcompliment et scrutai le brouillard. Combien de temps allait-ildurer ? Mais d’écarquiller les yeux ne nous avançait guère.Les approches de ce Kurtz, qui ramassait son ivoire dans la broussela plus détestable, étaient décidément entourées d’autant dedangers que s’il se fût agi d’une princesse enchantée endormie dansun château fabuleux… « Pensez-vous qu’ils nousattaquent ? » me demanda le Directeur, d’un ton deconfidence.

« J’étais d’avis qu’ils n’attaqueraientpas, pour diverses raisons manifestes. Le brouillard épais en étaitune. Pour peu qu’ils s’écartassent de la rive dans leurs pirogues,ils se seraient trouvés perdus, comme nous l’eussions éténous-mêmes, si nous avions tenté de bouger. De plus il m’avait paruque la brousse de chaque côté était tout à fait impénétrable, etpourtant il y avait des yeux là-dedans, des yeux qui nous avaientvus ! Le taillis au long des berges sans doute était trèsépais, mais derrière celui-ci, le sous-bois était évidemment plusaccessible. Quoi qu’il en fût, durant la brève éclaircie, jen’avais nulle part aperçu de pirogues sur le fleuve, il n’y enavait assurément pas à la hauteur du navire. Mais ce qui rendaitl’éventualité d’une attaque inadmissible à mes yeux, c’était lanature même du bruit, des cris que nous avions entendus. Ilsn’avaient pas le caractère farouche qui présage une immédiateintention hostile. Si inattendus, sauvages et violents qu’ilseussent été, ils m’avaient donné une impression irrésistible dedouleur. L’apparition du vapeur avait pour je ne sais quelle raisonrempli ces sauvages d’une peine infinie. Le danger, s’il y en avaitun, expliquai-je, résultait plutôt de la proximité où nous étionsd’une grande passion déchaînée. L’extrême douleur elle-même peutfinir par se résoudre en violence : mais plus généralementelle se traduit par de l’apathie.

« Il eût fallu voir les pèlerins ouvrirdes yeux ronds. Ils n’avaient pas le courage de ricaner ou de metourner en dérision, mais ils durent me croire fou – de frayeursans doute ! Je leur fis un discours en trois points :Mes enfants, pas besoin de se frapper ! Avoir l’œil auguet ?… Vous pensez bien que j’épiais la moindre velléitéqu’aurait le brouillard de se lever, à la façon dont le chat épiela souris, mais pour tout autre usage nos yeux étaient aussiinutiles que si nous avions été enfouis à quelques kilomètres deprofondeur, sous une montagne de coton. J’éprouvais du restel’impression accablante, chaude, étouffante d’un ensevelissement…,– Tout ce que je déclarai aux pèlerins, si extravagant qu’il parût,était d’ailleurs la stricte vérité. Ce que nous considérâmesultérieurement comme une attaque, ne fut somme toute tenté que pournous tenir à distance. Loin d’être agressive, l’action n’était mêmepas défensive au sens usuel du mot : elle fut risquée sur lecoup du désespoir et n’était essentiellement qu’une mesure deprotection contre nous.

« Elle se développa, si je puis dire,deux heures après que le brouillard se fût levé et son commencementprit place à un endroit distant d’environ deux kilomètres de lastation de Kurtz. Nous venions tout juste de doubler péniblement uncoude, lorsque j’aperçus un îlot, une simple langue de terreherbue, d’un vert éclatant, au milieu du courant. Elle était seulede son espèce, mais en approchant je constatai qu’elle constituaitla pointe avancée d’un long banc de sable ou plutôt d’une suite dehauts fonds qui s’étendaient au milieu du fleuve. Ils étaientdécolorés, tout juste immergés et se laissaient deviner sous l’eaucomme au long d’un dos les vertèbres apparaissent sous la peau.Autant que je m’en rendais compte, on pouvait passer soit à droite,soit à gauche. Bien entendu, j’ignorais tout du chenal. Les deuxrives paraissaient identiques et la profondeur pareille :pourtant, sachant que la station se trouvait du côté ouest, je prisinstinctivement le passage à droite.

« À peine y étions-nous engagés, jem’aperçus qu’il était beaucoup plus étroit que je ne l’avaissupposé. À notre gauche s’étendait le haut banc ininterrompu :de l’autre côté, la berge se dressait à pic, couverte d’un épaistaillis ; au-dessus de ce taillis, les arbres s’élevaient enrangs serrés. Les feuillages pendaient au-dessus du courant et detemps en temps une grosse branche se projetait toute droite entravers du fleuve. L’après-midi était avancé : l’aspect de laforêt était sombre et déjà une large bande d’ombre était tombée surl’eau. C’est dans cette ombre que nous avancions, fort lentement,vous pouvez m’en croire. Je gouvernais au plus près de la rive,l’eau étant plus profonde au long des berges, ainsi quel’indiquaient les sondages à la perche.

« L’un de mes affamés et patients amissondait à l’avant juste en dessous de moi. Ce vapeur était faitexactement comme un chaland ponté. Sur le pont s’élevaient deuxpetits réduits en bois de teck, avec porte et fenêtres. Lachaudière était à l’avant, la machine à l’arrière. Par-dessus letout courait un appontement léger, soutenu par des étançons. Lacheminée passait à travers ce toit et en face de la cheminée, uneétroite cabine, construite en planches légères, servait d’abri depilote. Elle contenait une couchette, deux chaises de camp, unMartini-Henry tout chargé dans un coin, une table minuscule etenfin la barre. Il y avait une large porte sur le devant et unvolet épais de chaque côté. Porte et volets, il va de soi, étaienttoujours ouverts. Je passais mes journées là-haut, perché àl’extrême avant du pont, en face de la porte. La nuit je dormais ouessayais de dormir sur la couchette. Un nègre athlétique quiappartenait à une tribu de la côte et qu’avait éduqué monmalheureux prédécesseur, servait de timonier. Il portait avecfierté des boucles d’oreilles en laiton, arborait une sorte defourreau de coton bleu qui l’enveloppait de la poitrine auxchevilles et il avait de lui-même la plus haute opinion. C’étaitbien l’animal le plus mal équilibré que j’eusse jamais rencontré.Quand vous étiez près de lui, il gouvernait de l’air le plusimportant du monde, mais sitôt seul, il devenait la proie de laplus abjecte frousse, et en moins d’une minute tout contrôle surcet éclopé de vapeur lui échappait.

« J’observais la sonde et j’étais fortennuyé de constater qu’à chaque coup, un bout de plus en plus longdépassait de l’eau, quand je vis mon sondeur laisser tout en planbrusquement et se coucher à plat sur le pont sans même prendre lapeine de retirer sa perche. Il ne l’avait pas lâchée cependant etelle continuait de traîner dans l’eau. En même temps, le chauffeur,que je découvrais en contre-bas, se mit précipitamment sur sonséant devant la chaudière en enfonçant la tête entre les épaules.J’étais stupéfait, mais il me fallut reporter les yeux sur lefleuve sans retard parce qu’il y avait un tronc d’arbre sur notreroute. Des bâtons, des petits bâtons volaient autour de nous, ennuées ; ils sifflaient à ma barbe, tombaient au-dessous demoi, heurtaient l’abri du pilote derrière mon dos. Et durant cetemps, le fleuve, le rivage, la forêt étaient calmes, parfaitementcalmes. Je n’entendais que le lourd barbotement de notre roue àl’arrière et le bruit d’averse de ces choses qui volaient. – Tantbien que mal, nous évitâmes le tronc d’arbre. – Des flèches, bonsang ! On nous tirait dessus… Je rentrai vivement fermer levolet du côté de la terre. Cet idiot de timonier, ses mains sur lesrayons, levait les genoux, frappait du pied, rongeait son frein,quoi ! comme un cheval qu’on retient. Le diablel’emporte ! Et nous nous traînions à dix pieds de la rive. Ilme fallut me pencher au dehors pour faire basculer le pesant voletet j’aperçus une face entre les feuilles, au niveau de la mienne,qui me dévisageait avec une fixe férocité, et soudain comme si unbandeau fut tombé de mes yeux, je distinguai dans la confusepénombre des poitrines nues, des bras, des jambes, des yeuxbrillants : la brousse grouillait de formes humaines enmouvement, luisantes, couleur de bronze. Les branches bougeaient,se balançaient, bruissaient : les flèches s’en échappaient… –mais le volet enfin s’abattit. – « Droit devanttoi !… » dis-je au pilote. Il tenait la tête raide, faceen avant, mais ses prunelles roulaient et il continuait de lever etd’abaisser ses pieds doucement tandis que sa bouche écumait un peu.– « Tiens-toi tranquille !… » lui criai-jefurieusement. Autant ordonner à un arbre de ne pas bouger dans levent ! Je me précipitai hors de la cabine. En dessous de moi,il y avait un grand bruit de pas sur le pont de fer, desexclamations confuses. Une voix se fit entendre :« Pouvez-vous virer ? » En même temps, je découvrisune ride en forme de V sur la surface de l’eau, devant nous. Quoi,encore un tronc d’arbre !

Une fusillade éclata sous mes pieds. Lespèlerins avaient ouvert le feu avec leurs Winchester et faisaientgicler le plomb dans cette brousse. Un gros nuage de fumée monta etse répandit lentement sur le fleuve. Il m’arracha un juron.Impossible de distinguer désormais ni la ride ni l’épave. Je metenais sur le pas de la porte, et les flèches s’abattaient paressaims. Elles étaient peut-être empoisonnées, mais à les voir, onne les eut pas cru capables de faire du mal à un chat… La forêt àce moment commença à hurler. Nos bûcherons à leur tour poussèrentune clameur de guerre, et la détonation d’un fusil tout justederrière mon dos m’assourdit. Je jetai un coup d’œil par-dessus monépaule et l’abri de pilote était encore plein de bruit et de fuméeau moment où je m’élançai d’un bond sur la barre. Mon animal denègre avait tout lâché pour ouvrir le volet et décharger leMartini-Henry. Il se tenait debout devant la large baie :l’air féroce, je lui criai de reculer tout en parant d’un coup debarre au crochet subit que le vapeur venait de faire. Il n’y avaitpas assez de place pour tourner même s’il l’avait fallu :l’épave était quelque part devant nous, tout près, cachée par cettesacrée fumée ; il n’y avait guère de temps à perdre, aussibien je piquai droit sur la rive où je savais que l’eau étaitprofonde.

« Nous passâmes, lentement, au traversdes broussailles retombantes, dans un tourbillon de ramures briséeset de feuilles qui volaient. La fusillade au-dessous de moi s’étaitarrêtée net, comme j’avais prévu qu’elle ferait aussitôt que lesmagasins seraient vides. À ce moment, je rejetai la tête en arrièrepour éviter un trait sifflant qui traversa l’abri de pilote,passant par l’une des ouvertures, pour ressortir par l’autre.Par-dessus le barreur dément qui brandissait le fusil déchargé enhurlant vers la rive, j’aperçus de vagues formes humaines, quicouraient pliées en deux, bondissaient, glissaient, distinctes,incomplètes, fugitives. Puis quelque chose d’énorme apparut dansl’air, devant le volet ; le fusil fila par-dessus bord etl’homme, reculant vivement, jeta vers moi un regard de côté,extraordinaire, profond et familier, puis tomba à mes pieds. Ducrâne, il heurta la roue deux fois et l’extrémité de ce qui avaitair d’un long bâton s’abattit avec lui en culbutant une des chaisesde camp. On eut dit qu’en arrachant cette chose des mains dequelqu’un sur la rive il avait perdu l’équilibre. La mince fumées’était dissipée ; nous avions évité le tronc d’arbre et unregard jeté en avant me permit de constater qu’à une centaine demètres plus loin, nous serions en mesure de nous écarter de larive, mais l’impression de chaud et de mouillé que je sentais surmes pieds me fit baisser la tête. L’homme avait roulé sur le dos etme regardait fixement : ses deux mains étaient crispées sur lebâton. C’était le bois d’une lance qui lancée ou poussée par labaie l’avait atteint au flanc, juste en dessous des côtes ; lefer avait pénétré tout entier, après avoir fait une affreusedéchirure ; mes souliers étaient pleins de sang ; unemare s’étendait, tranquille, d’un sombre rouge luisant, sous laroue, et les yeux de l’homme brillaient d’un éclat surprenant. Lafusillade reprit à nouveau. Il me considérait anxieusement, serrantla lance comme quelque chose de précieux, avec l’air de craindreque je n’essayasse de la lui enlever. Il me fallut faire un effortpour dégager mes yeux de son regard et m’occuper, à nouveau de labarre. D’une main je cherchai à tâtons au-dessus de moi le cordondu sifflet à vapeur et lâchai coup sur coup précipitamment. Lesvociférations furieuses et guerrières s’arrêtèrent à l’instant etdes profondeurs de la forêt, s’éleva tremblant et prolongé, ungémissement d’épouvante et de consternation, pareil on s’imagine, àcelui qui retentira sur cette terre quand le dernier espoir se seraévanoui. Il y eut une sorte de commotion sous bois, la pluie deflèches cessa, quelques traits trop courts vibrèrent encore,ensuite ce fut le silence, parmi lequel le battement languissant denotre roue d’arrière parvint à mon oreille. Je mettais la barre àbâbord toute quand le pèlerin en pyjama rose, très agité et suant,apparut au seuil de la porte. – « Le Directeurm’envoie… » commença-t-il d’un ton officiel, mais soudain ils’interrompit : « Ah, mon Dieu !… » fit-il, lesyeux fixés sur l’homme blessé.

« Nous demeurâmes penchés au-dessus delui et son regard interrogateur et brillant nous enveloppait. Envérité, j’eus l’impression qu’il allait nous poser une questiondans une langue que nous ne comprendrions pas, mais il mourut sansproférer un son, sans remuer un membre, sans qu’en lui bougeât unmuscle. Au dernier moment pourtant, comme répondant à un signe quenous ne pouvions voir, à un murmure que nous ne pouvions entendre,il fronça les sourcils âprement, et ce froncement prêta à son noirmasque de mort une expression indiciblement sombre, pensive etmenaçante. L’éclat du regard interrogateur bientôt ne fut plus quevide vitreux.

– « Savez-vousgouverner ? » demandai-je brusquement à l’agent. Il eutl’air d’en douter, mais je l’empoignai par le bras et il compritsur-le-champ que j’entendais qu’il gouvernât bon gré, mal gré. Pourdire la vérité, j’éprouvais une hâte maladive de changer desouliers et de chaussettes. – « Il est mort ! »murmura mon homme, fortement impressionné. – « Cela ne faitpas le moindre doute », répondis-je, en tirant furieusementsur les cordons de mes souliers. « Et, soit dit en passant, jepense bien que M. Kurtz est également mort à cetteheure… »

« Pour le moment, c’était ma penséedominante. Je ressentais un extrême désappointement, comme s’ilm’était subitement apparu que je m’étais efforcé d’atteindre unechose dépourvue de toute réalité. Je n’aurais pas été plus écœurési le voyage n’avait été entrepris que pour me permettre de causeravec M. Kurtz… Causer !… Je lançais l’un de mes soulierspar-dessus bord et me rendis compte que c’était là tout justementce que je m’étais promis : – une conversation avecM. Kurtz. Je fis l’étrange découverte que je ne me l’étaisjamais représenté agissant, mais discourant. Je ne me dispas : « Je ne le verrai pas » ou : « Je nelui serrerai jamais la main », mais : « Je nel’entendrai jamais ! » L’homme s’offrait à moi comme unevoix. Ce n’est pas que je l’associasse à aucune espèce d’action. Nem’avait-on pas répété, sur tous les tons de l’envie et del’admiration qu’il avait à lui seul recueilli, troqué, extorqué ouvolé plus d’ivoire que tous les autres agents réunis. Là n’étaitpas la question, mais qu’il s’agissait d’un homme doué, et qu’entretous ses dons, celui qui passait les autres et imposait en quelquesorte l’impression d’une présence réelle, c’était son talent deparole, sa parole ! – ce don troublant et inspirateur del’expression, le plus méprisable et le plus noble des dons, courantde lumière frémissant ou flux illusoire jailli du cœurd’impénétrables ténèbres.

« La seconde chaussure s’envola à sontour vers le démon du fleuve. Je songeais : Bon sang !C’est fini ! Nous arrivons trop tard, il a disparu : ledon a disparu par l’opération de quelque lance, flèche ou massue.Je ne l’entendrai jamais parler, après tout : et il y avaitdans mon chagrin une étrange extravagance d’émotion comme celle quej’avais constatée dans le chagrin bruyant de ces sauvages dans laforêt. Ma désolation, ma solitude n’auraient pas été plus vives sil’on m’avait subitement enlevé une croyance ou si j’avais manqué madestinée dans cette vie. Pourquoi soupirez-vous comme çalà-bas ?… Absurde ?… Va pour absurde !… Grand Dieu,un homme ne peut-il jamais… Suffit : passez-moi dutabac… »

Il y eut un moment de profondetranquillité ; puis une allumette flamba, et la face maigre deMarlow apparut, fatiguée, creusée, avec ses plis tombants, lespaupières baissées, un air d’attention concentrée et tandis qu’iltirait vigoureusement sur sa pipe, il semblait émerger de la nuitou s’y enfoncer selon le clignotement régulier de la courte flamme.L’allumette s’éteignit.

– « Absurde ! s’écria-t-il.C’est bien ce qui vous attend de pire quand on essaie de raconter…Tous, tous tant que vous êtes, vous êtes solidement accrochés dansl’existence à deux bonnes adresses, comme une vieille coque entreses deux ancres, le boucher à un coin, le policeman à l’autre, unexcellent appétit et la température normale : normale, vousm’entendez, d’un bout de l’année à l’autre… Et vous prononcez lemot absurde… Absurde ! Au diable votre Absurde !…Absurde ? Mes petits, qu’attendre de quelqu’un qui par purenervosité vient de lancer par-dessus bord une paire de chaussuresneuves ? Maintenant que j’y songe, il me paraît surprenant queje ne me sois pas mis à pleurer, et cependant, en règle générale,je me fais gloire de ma force de caractère… J’étais piqué au vif àl’idée d’avoir manqué l’inestimable privilège d’écouter l’habileM. Kurtz. Du reste, je faisais erreur. Le privilègem’attendait. Et j’en entendis plus que je ne voulais. Et j’avaisraison aussi. Une voix ! Il n’était guère plus qu’une voix. Etje l’ai entendu, lui, elle, cette voix, d’autres voix, – toutsemblait n’être que des voix, – et le souvenir même de cette époquepersiste autour de moi comme la vibration frémissante d’un immensebavardage, stupide, atroce, misérable, féroce ou simplementmesquin, sans aucune espèce de sens… Des voix, des voix !… lajeune fille elle-même… maintenant… »

Il demeura longtemps silencieux.

– « J’ai étendu le fantôme de sesdons sous un mensonge, » reprit-il soudain. « La jeunefille ?… Ai-je parlé de cette fille ?… Oh, elle est endehors de tout cela, complètement. Elles sont toujours – j’entendsles femmes – en dehors de cela – ou du moins devraient l’être. Nousdevons les aider à demeurer dans ce monde admirable qui leur estpropre – de peur que le nôtre ne devienne pire… Elle ne pouvaitqu’être en dehors de cela… Vous auriez dû entendre la carcassedéterrée de M. Kurtz parler de « Ma Fiancée ». Vousauriez compris à l’instant jusqu’à quel point elle était étrangèreà tout cela… Et cet immense os frontal de M. Kurtz !… Ondit que le poil parfois continue de pousser ; mais la calvitiede ce… de ce spécimen était impressionnante. La sauvagerie l’avaitcaressé sur la tête, et celle-ci était devenue pareille à uneboule, à une boule d’ivoire… Elle l’avait caressé, et il s’étaitflétri ; elle l’avait saisi, aimé, étreint, elle s’étaitglissée dans ses veines, elle avait consumé sa chair et avaitscellé son âme à la sienne par les indicibles sacrements de je nesais quelle initiation diabolique. Il était son favori, choyé etchéri… De l’ivoire ! Ah, je pense bien… Des tas, des montagnesd’ivoire… La vieille baraque de glaise en éclatait !… On eûtjuré qu’il ne restait plus une seule défense dans le pays, ni surle sol ni en dessous… – Pour la plus grande partie fossile, – avaitdéclaré le Directeur d’un ton de dénigrement. Il n’était pas plusfossile que moi, mais on l’appelle fossile quand il a été déterré.Il paraît que ces nègres enfouissent parfois leurs défenses ;mais apparemment ils ne les avaient pas enterrées assezprofondément pour épargner à l’habile M. Kurtz sa destinée.Nous en remplîmes le vapeur et il fallut en outre en empiler un tassur le pont. Tant qu’il lui fut donné de voir, il put ainsicontempler et se congratuler, car le sentiment de sa fortunepersista en lui jusqu’à la fin. Il vous eût fallu l’entendredire : « Mon Ivoire ». Oh oui ! je l’aientendu. Ma Fiancée, mon ivoire, ma station, mon fleuve, mon… –tout en fait était à lui. J’en retenais ma respiration, comme si jem’étais attendu à ce que la sauvagerie éclatât d’un rire prodigieuxqui eût secoué sur leur axe les étoiles immobiles. Tout luiappartenait, – mais ce n’était là qu’un détail. L’important,c’était de démêler à qui il appartenait, lui ; combien depuissances ténébreuses étaient en droit de le réclamer. Ce genre deréflexions vous faisait froid dans le dos. Quant à deviner, c’étaitimpossible et du reste malsain. Il avait occupé une place si élevéeparmi les démons de ce pays, – et je l’entends au sens littéral.Vous ne pouvez pas comprendre… Et comment comprendriez-vous, vousqui sentez le pavé solide sous vos pieds, entourés que vous êtes devoisins obligeants prêts à vous applaudir ou à vous tomber dessus,vous qui cheminez délicatement entre le boucher et le policeman,dans la sainte terreur du scandale, des galères et de l’asiled’aliénés ; comment imagineriez-vous cette région des premiersâges où ses pas désentravés peuvent entraîner un homme, à la faveurde la solitude absolue, de la solitude, sans policeman !…, àforce de silence, de ce silence total où le murmure d’aucun voisinbien intentionné ne se fait l’écho de ce que les autres pensent devous… C’est de ces petites choses-là qu’est faite la grandedifférence… Qu’elles disparaissent et vous aurez à faire fond survotre propre vertu, sur votre propre aptitude à la fidélité. Bienentendu, vous pouvez être trop sot pour risquer d’être dévoyé, tropborné même pour soupçonner que vous êtes assailli par lespuissances des ténèbres. Je tiens que jamais imbécile n’a vendu sonâme au diable ; l’imbécile est trop imbécile ou le diable tropdiable, je ne sais lequel. Ou encore, vous pouvez être une créatureéblouie d’exaltation au point d’en demeurer aveugle et sourd à toutce qui n’est pas visions ou harmonies célestes. La terre dès lorsn’est plus pour vous qu’un endroit de passage, et qu’à ce compte,il y ait perte ou gain, je n’ai pas la prétention d’en décider… Laplupart d’entre nous cependant ne sont ni de ceux-ci ni de ceux-là…Pour nous, la terre est un endroit où il nous faut vivre, nousaccommoder de visions, d’harmonies et d’odeurs aussi,parbleu !… – respirer de l’hippopotame crevé et n’en pas êtreempoisonné !… Et c’est là que la force personnelle entre enjeu. La confiance où vous êtes d’arriver à creuser des fosses pastrop voyantes où enfouir des choses…, – votre faculté dedévouement, non pas à vous-même, mais à quelque obscure etexténuante besogne… Et c’est assez malaisé. Notez que je n’essaieni d’excuser, ni d’expliquer ; je tente seulement de me rendrecompte pour… pour M. Kurtz, pour l’ombre de M. Kurtz. Cefantôme initié, surgi du fond du Néant, m’honora d’une confiancesurprenante avant de se dissiper définitivement. Tout simplementparce qu’il pouvait parler anglais avec moi. Le Kurtz en chair eten os avait reçu une partie de son éducation en Angleterre, et –comme il eut la bonté de me le dire. – ses sympathies restaientfixées au bon endroit. Sa mère était à demi-Anglaise, son père, àdemi-Français… Toute l’Europe avait collaboré à la confection deKurtz, et je ne tardai pas à apprendre qu’avec beaucoup d’à-propos,la Société Internationale pour la Suppression des Coutumes Barbaresl’avait chargé de faire un rapport destiné à l’édification de cetteCompagnie. Et il l’avait écrit, ce rapport ! Je l’ai vu. Jel’ai lu. C’était éloquent, vibrant d’éloquence, mais je le crains,un peu trop sublime. Il avait trouvé le temps d’y aller de dix-septpages d’écriture serrée. Mais sans doute était-ce avant que sa… –mettons avant que ses nerfs se fussent détraqués et l’eussent amenéà présider certaines danses nocturnes, se terminant sur je ne saisquels rites innommables dont ce que j’appris çà et là me fitconclure bien malgré moi que c’était lui – lui, M. Kurtz –entendez-vous, qui en était l’objet. Ah ! c’était un fameuxmorceau, ce rapport. Le paragraphe de début, pourtant, à la lumièred’informations ultérieures, m’apparaît à présent terriblementsignificatif. Il commençait par déclarer que, nous autres blancs,au point de développement où nous sommes parvenus, « nousdevons nécessairement leur apparaître (aux sauvages) sous la figured’êtres surnaturels, – nous les approchons avec l’appareil d’uneforce quasi divine, » et ainsi de suite. « Par le seulexercice de notre volonté, nous pouvons mettre au service du bienune puissance presque illimitée, etc., etc. ». C’est de làque, prenant son essor, il m’entraîna à sa suite. La péroraisonétait magnifique, bien qu’assez malaisée à retenir. Elle me donnal’impression d’une exotique Immensité régie par une augusteBienveillance. Elle me transporta d’enthousiasme. J’y retrouvais leprestige sans limite de l’éloquence, des mots, de nobles motsenflammés. Aucune suggestion pratique qui rompît le magique courantdes phrases, à moins qu’une sorte de note, au bas de la dernièrepage, griffonnée évidemment bien plus tard et d’une main malassurée, ne dût être considérée comme l’énoncé d’une méthode. Elleétait fort simple et terminant cet émouvant appel à tous lessentiments altruistes, elle éclatait, lumineuse et terrifiante,comme le trait d’un éclair dans un ciel serein :« Exterminer toutes ces brutes ». Le plus curieux, c’estqu’il avait apparemment perdu de vue ce remarquable post-scriptum,attendu que plus tard, lorsqu’il revint en quelque sorte à lui, ilme pria à plusieurs reprises de prendre soin de son« opuscule » (c’est ainsi qu’il l’appelait) tant il étaitassuré qu’il aurait une heureuse influence sur sa carrière. J’eusdes renseignements complets sur toutes ces choses ; en outreil advint que c’est moi qui eus à prendre soin de sa mémoire. Ceque j’ai fait pour elle me donnerait le droit indiscutable de lavouer, si tel était mon bon plaisir, à l’éternel repos du seau àordures du progrès, parmi toutes les balayures et – je parle aufiguré – tous les chiens crevés de la civilisation. Mais,voyez-vous, je n’ai pas le choix. Il ne veut pas se laisseroublier. Quoi qu’il eût été, il n’était pas banal. Il avait le donde charmer ou d’épouvanter à ce point des âmes rudimentaires,qu’elles se lançaient en son honneur dans je ne sais quelles dansesensorcelées : il avait le don aussi de remplir les petitesâmes des pèlerins d’amères méfiances ; il avait un ami dumoins et il avait fait la conquête d’une âme qui n’était nicorrompue ni entachée d’égoïsme. Non, je ne puis l’oublier, bienque je n’aille pas jusqu’à affirmer qu’il valût la vie de l’hommeque nous perdîmes en allant le chercher. Mon timonier me manquaterriblement. Il commença à me manquer alors que son corps étaitencore étendu dans l’abri de pilote. Peut-être trouverez-vouspassablement inattendu ce regret pour un sauvage qui ne comptaitguère plus qu’un grain de sable dans un noir Sahara. Mais,voyez-vous, il avait servi à quelque chose ; il avaitgouverné : pendant des mois je l’avais eu derrière moi, commeune aide, un instrument. Cela avait créé une sorte d’association.Il gouvernait pour moi : il me fallait le surveiller. Jem’irritais de son insuffisance et ainsi un pacte subtil s’étaitformé dont je ne m’aperçus qu’au moment où il fut brusquementrompu. Et l’intime profondeur de ce regard qu’il me jeta, enrecevant sa blessure, est demeurée jusqu’à ce jour dans ma mémoire,comme si, à l’instant suprême, il eût voulu attester notre distanteparenté.

« Pauvre diable ! Que n’avait-illaissé ce volet en paix ! Mais il n’avait aucune retenue,aucun contrôle de soi-même – pas plus que Kurtz ! Il étaitl’arbre balancé par le vent… Aussitôt que j’eus enfilé une paire depantoufles sèches, je le tirai hors de la cabine, après avoirarraché la lance de son côté : opération que, – je l’avoue, –j’accomplis les yeux fermés. Ses talons sautèrent sur le pas de laporte ; ses épaules pesaient sur ma poitrine, je le tirais àreculons avec une énergie désespérée. Ce qu’il était lourd !lourd ! Il me paraissait plus lourd qu’aucun homme ne l’avaitjamais été !… Ensuite, sans autre cérémonie, je le fisbasculer par-dessus bord. Le courant le saisit comme s’il n’eut étéqu’une simple touffe d’herbes, et je vis le corps rouler deux foissur lui-même avant de disparaître pour toujours. Tous les pèlerinsà ce moment et le Directeur étaient rassemblés sur l’avant-pont,autour de l’abri du pilote, jacassant entre eux comme une bande depies excitées, et ma diligence impitoyable souleva un murmurescandalisé. J’avoue que je ne vois pas pourquoi ils tenaient àconserver ce cadavre. Pour l’embaumer peut-être ! Surl’entrepont, cependant, un autre murmure avait couru, fortsignificatif. Mes amis, les coupeurs de bois, étaient tout aussiscandalisés et avec plus d’apparence de raison, bien que jen’hésite pas à reconnaître que leur raison n’était guèreadmissible. Aucun doute là-dessus ! Mais j’avais décidé que simon timonier devait être mangé, ce seraient les poissons seuls quil’auraient. Durant sa vie il n’avait été qu’un pilote médiocre,maintenant qu’il était mort, il risquait de devenir une tentationsérieuse et, qui sait, de déchaîner peut-être quelque saisissantincident. Au surplus, j’avais hâte de reprendre la barre, carl’homme en pyjama rose se révélait lamentablement en dessous de satâche.

« C’est ce que je m’empressai de fairedès que ces funérailles furent terminées. Nous marchions à vitesseréduite en tenant le milieu du courant, et je prêtais l’oreille aubavardage autour de moi. Ils tenaient Kurtz pour perdu et lastation aussi : Kurtz était mort, la station probablementbrûlée et ainsi de suite. Le pèlerin à cheveux rouges s’exaltait àla pensée que ce pauvre Kurtz du moins avait été dignement vengé. –« Hein ! nous avons dû en faire un fameux massacre dansle bois. » Il en dansait littéralement, le sanguinaire petitmisérable !… Et il s’était presque évanoui à l’aspect del’homme blessé !… Je ne pus m’empêcher de dire :« Vous avez certainement fait pas mal de fumée !… »Je m’étais aperçu, à la façon dont la cime des taillis remuait etvolait que presque tous les coups avaient porté trop haut. Le moyend’atteindre quoi que ce soit si vous ne visez ni épaulez, et cesgaillards-là tiraient l’arme à la hanche et les yeux fermés. Ladébandade, déclarai-je, et j’avais raison, était due uniquement aubruit strident du sifflet à vapeur. Sur quoi ils oublièrent Kurtzpour m’accabler de protestations indignées.

« Comme, debout près de la barre, leDirecteur murmurait je ne sais quoi, à voix basse, touchant lanécessité de redescendre un bon bout du fleuve avant le coucher dusoleil, par précaution, j’aperçus de loin un endroit défriché surla rive et la silhouette d’une espèce de bâtiment. –« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demandai-je. Desurprise, il se frappa les mains l’une contre l’autre. – Lastation ! cria-t-il. Je piquai dessus, tout aussitôt, sansaugmenter la vitesse.

« Au travers de mes jumelles, jedécouvrais le penchant d’une colline, garnie d’arbres espacés etdégagée de toute broussaille. Un long bâtiment délabré apparaissaitau sommet, à demi enfoui sous les hautes herbes ; de grandstrous, dans la toiture conique, béaient tout noirs ; labrousse et la forêt formaient l’arrière-plan. Il n’y avait niclôture ni palissade d’aucune sorte, mais sans doute en avait-ilexisté une autrefois, car près de la maison, une demi-douzaine deminces poteaux demeuraient alignés, grossièrement équarris et ornésà l’extrémité de boules sculptées. Les barreaux ou ce qui avait dûles réunir, avaient disparu. Bien entendu, la forêt entourait letout, mais la berge était dégagée et au bord de l’eau j’aperçus unblanc, sous un chapeau pareil à une roue de voiture, qui nousfaisait signe avec persistance de toute la longueur de ses bras. Enexaminant la lisière de la forêt, j’eus la quasi-certitude d’ydiscerner des mouvements ; des formes humaines glissant çà etlà, Prudemment je dépassai l’endroit, ensuite je stoppai lesmachines et me laissai dériver. L’homme blanc sur la rive se mit ànous héler et à nous presser de descendre. – « Nous avons étéattaqués, » cria le Directeur. – « Je sais, je sais, toutva bien ! » hurla l’autre du ton le plus jovial.« Débarquez ! Tout va bien !… Je suisheureux !… »

« Son aspect me rappelait quelque chose,quelque chose d’étrange que j’avais déjà vu quelque part. Tout enmanœuvrant pour accoster, je me demandais : à quoi doncressemble-t-il ? Et tout à coup je compris. Il avait l’aird’un arlequin… Ses vêtements étaient faits de ce qui sans douteavait été autrefois de la toile brune, mais ils étaient entièrementcouverts de pièces éclatantes, bleues, rouges, jaunes, – piècesdans le dos, sur le devant, sur les coudes, aux genoux ; gansede couleur au veston, ourlet écarlate au fond de sonpantalon ; et le soleil le faisait paraître extraordinairementgai et propre en même temps, parce qu’on pouvait voir avec quelsoin ce rapiéçage avait été fait. La face imberbe et enfantine,très blond, pas de traits pour ainsi dire, un nez qui pelait, depetits yeux bleus, force sourires et froncements qui se succédaientsur cette physionomie ouverte, comme l’ombre et la lumière sur uneplaine balayée par le vent. « Attention,capitaine ! » cria-t-il. « Il y a un tronc d’arbrequi s’est logé ici la nuit dernière… » – « Quoi, encoreun !… » J’avoue que je lâchai un scandaleux juron. Peus’en fallut que je n’éventrasse mon rafiau pour finir cettecharmante excursion. L’arlequin sur la rive leva vers moi son petitnez camus : « Anglais, fit-il, tout illuminé d’unsourire. – Et vous ? » hurlai-je de la barre. Le sourires’éteignit et il hocha la tête, comme pour s’excuser d’avoir à medésappointer. Mais il s’éclaira à nouveau ; « Peuimporte ! continua-t-il d’un ton d’encouragement. Jedemandai : « Arrivons-nous à temps ?… » –« Il est là-haut, » répondit-il avec un geste de la têtevers le sommet de la colline, et il s’assombrit subitement. Sonvisage était pareil au ciel d’automne, tantôt couvert et tantôtéclatant.

« Quand le Directeur, escorté despèlerins, tous armés jusqu’aux dents, eut pénétré dansl’habitation, le gaillard monta à bord. « Dites donc, ça ne meplaît guère. Les indigènes sont dans la brousse, » fis-je… Ilm’assura sérieusement que tout allait bien. – « Ce sont desâmes simples, ajouta-t-il. Je suis content tout de même que voussoyez arrivés… Il me fallait passer mon temps à les tenir àdistance… – Mais vous venez de me dire que tout allaitbien !… » m’écriai-je. – « Oh ! ils n’avaientpas de mauvaises intentions, » et sous mon regard, il sereprit : « Pas de mauvaises intentions à proprementparler… » Ensuite avec vivacité : « Ma foi, votreabri de pilote a besoin d’un nettoyage !… » Et sans,reprendre haleine, il me conseilla de garder assez de vapeur pourfaire marcher le sifflet en cas d’alerte : « Un bon coupde sifflet fera plus d’effet que tous vos fusils !… Ce sontdes âmes simples !… » répéta-t-il. Il s’exprimait avectant de volubilité que j’en étais étourdi. Il semblait vouloirrattraper tout un arriéré de longs silences et, effectivement, ilconvint en riant que tel était bien son cas. « Ne parlez-vousdonc pas avec M. Kurtz ? demandai-je. – Oh, on ne parlepas avec un homme comme lui, on l’écoute… », s’écria-t-il avecune sévère exaltation. – « Mais maintenant… » – Il agitale bras et en un instant se trouva enfoncé dans l’abîme dudécouragement. D’un bond toutefois il en émergea, prit possessionde mes deux mains et les serra sans arrêter, tout enbredouillant : « Collègue, marin… Honneur… plaisir…délice… me présente moi-même… Russe… fils d’un archiprêtre…Gouvernement de Tarn-boy… Quoi ! du tabac ?… Du tabacanglais ; cet excellent tabac anglais !… Ah, cela, c’estd’un frère… si je fume ?… Quel est le marin qui ne fumepas… »

« La pipe lui rendit quelque calme, etpeu à peu je démêlai que s’étant échappé du collège, il s’étaitembarqué sur un navire russe, s’était enfui à nouveau et avaitservi pendant quelque temps sur des navires anglais : qu’ilétait maintenant réconcilié avec l’archiprêtre… Il insistait sur cepoint. – « Mais quand on est jeune, on doit voir du pays,acquérir de l’expérience, des idées, élargir sonintelligence… » « Même ici !…, » fis-je enl’interrompant. – « Sait-on jamais !… C’est ici que j’airencontré M. Kurtz… » me répondit-il d’un ton de reprocheet d’enfantine solennité. Je tins ma langue désormais. Il paraîtqu’il avait amené une maison de commerce hollandaise de la côte àlui confier des provisions, des marchandises et qu’il s’étaitenfoncé dans l’intérieur d’un cœur léger, sans plus se soucierqu’un enfant de ce qui pouvait lui arriver. Il avait erré sur lefleuve pendant près de deux ans, seul, séparé de tout le monde etde toutes choses. – « Je ne suis pas aussi jeune que j’en ail’air. J’ai vingt-cinq ans, m’expliqua-t-il. D’abord, le vieux VanShuyten essaya de m’envoyer au diable, contait-il avec un sensibleamusement, mais je m’obstinai et parlai, parlai tant et si bienqu’à la fin il eut peur que son chien favori n’en fît une maladie,de sorte qu’il me donna une pacotille et quelques fusils en medisant qu’il espérait bien ne plus me revoir. Brave vieuxHollandais, ce Van Shuyten !… Je lui ai expédié un petit lotd’ivoire il y a un an, ainsi il ne pourra me traiter de filoulorsque je rentrerai. J’espère qu’il l’a reçu… Pour le reste, jem’en fiche… J’avais préparé un tas de bois pour vous… C’était monancienne maison. L’avez-vous vu ?… »

Je lui tendis le livre de Towson. Il faillitse jeter à mon cou, mais se retint. – « Le seul livre qui merestât et je pensais l’avoir perdu, fit-il en le considérant avecextase. Il y a tant d’accidents qui vous guettent quand on circuleici seul… Les canots parfois chavirent, et parfois aussi, il fautdécamper si vite, quand les gens se fâchent… » Il feuilletaitles pages. – « Vous y avez fait des annotations enrusse », dis-je. Il fit oui de la tête. « J’avais cruqu’elles étaient rédigées en chiffre… » – Il se mit à rirepuis, avec sérieux : « J’ai eu beaucoup de peine à tenirces gens-là à distance… » – « Est-ce qu’ils voulaientvous tuer ?… » demandai-je. – « Oh,non ! » fit-il et il s’interrompit aussitôt. –« Pourquoi vous ont-ils attaqués ?… » continuai-je.Il hésita ; puis avec une sorte de pudeur : « Ils neveulent pas qu’il s’en aille !… » fit-il. – « Paspossible », m’écriai-je étonné. Il eut un nouveau hochement detête plein de mystère et de sagesse. – « Je vous le dis,reprit-il, cet homme a élargi mon esprit. » Et il ouvrit lesbras, tout grand, en me regardant de ses petits yeux bleus, quiétaient parfaitement ronds.

Chapitre 3

 

« Je le considérai à mon tour, confondud’étonnement. Il était là devant moi, en habit bariolé, comme s’ilvenait de s’échapper d’une troupe de baladins, enthousiaste etfabuleux. Le fait seul de son existence était invraisemblable,inexplicable, complètement déconcertant. Il était un de cesproblèmes qu’on ne résout pas. Impossible d’imaginer comment ilavait vécu, comment il avait pu parvenir si loin, comment ils’était arrangé pour y rester – pourquoi il n’avait pas disparuincontinent. – « J’ai poussé un peu plus avant, disait-il, etpuis encore un peu plus, jusqu’au moment où je me suis trouvé êtreallé si loin que je ne vois trop comment j’arriverai jamais àrevenir sur mes pas… Tant pis !… J’ai le temps. Je sais medébrouiller… Mais emmenez vite Kurtz – vite, je vous ledis !… » – L’enchantement de la jeunesse enveloppait seshaillons bigarrés, son dénuement, sa solitude, la profondedésolation de ce stérile vagabondage. Pendant des mois – desannées ! – sa vie n’avait tenu qu’à un cheveu, et il était làvivant, bravement, étourdiment vivant et selon toute apparenceindestructible, par la seule vertu de ses jeunes années et de sonaudace irréfléchie. Je me prenais à le considérer avec quelquechose comme de l’admiration, voire de l’envie. Un enchantementl’entraînait ; un autre enchantement le protégeait. Iln’attendait assurément rien de la sauvagerie que des espaces oùrespirer, des étendues où s’enfoncer. Son unique besoin étaitd’exister et de circuler en courant le plus de risques possibles,avec le maximum de privations. Si jamais l’esprit d’aventure,absolument pur, désintéressé et chimérique posséda un homme,c’était bien cet adolescent tout rapiécé. Je lui enviai presque lapossession de cette claire et modeste flamme. Elle semblait avoirsi bien consumé en lui toute pensée personnelle que même durantqu’il vous parlait, on oubliait que c’était à lui – cet homme-là,présent, devant vous – que toutes ces choses étaient arrivées. Jene lui enviai pas toutefois sa dévotion pour Kurtz. Il n’avait pasdélibéré sur ce point. Elle était venue à lui, et il l’avaitacceptée avec une sorte d’ardent fatalisme. Je dois ajouter qu’àmes yeux, de toutes les choses qu’il avait rencontrées, celle-làétait bien la plus dangereuse.

« Ils s’étaient accointés forcément,comme deux vaisseaux en panne se rapprochent et finissent parfrotter leurs coques l’une contre l’autre… J’imagine que Kurtzéprouvait le besoin d’un auditoire, attendu qu’une fois, tandisqu’ils étaient campés dans la forêt, ils avaient passé toute lanuit à parler, – ou plus vraisemblablement, c’était Kurtz qui avaitparlé… – « Nous avons parlé de tout, me dit-il, encoretransporté à ce souvenir. J’en avais oublié la notion même dusommeil. Cette nuit ne me parut pas durer plus d’une heure… – Detout, de tout !… Et même d’amour… » « Il vousparlait d’amour », fis-je fort surpris. – Il eut un cripresque passionné. – « Oh, ce n’était pas ce que vouspensez !… Il parlait d’une manière générale… Il m’a faitcomprendre des choses, bien des choses !… »

« Il leva les bras. Nous étions sur lepont à ce moment et le chef de mes coupeurs de bois, étendu nonloin, tourna vers lui son regard lourd et brillant. Je jetai lesyeux autour de moi, et je ne sais pourquoi, mais je vous assure quejamais cette terre, ce fleuve, cette brousse, l’arc même de ce cielenflammé ne m’apparurent plus sombres et plus désespérés, plusimpénétrables à tout sentiment, plus impitoyables à toute faiblessehumaine. – « Et depuis lors, fis-je, vous êtes demeuré aveclui, naturellement ?… »

« Point du tout. Il paraît que leursrelations avaient été très intermittentes pour diverses raisons. Illui était arrivé, ainsi qu’il me l’apprit avec orgueil, de soignerKurtz durant deux maladies de celui-ci (et il parlait de cela commeon ferait d’un exploit plein de risques…) mais, généralement, Kurtzerrait seul dans les profondeurs de la forêt. « Souvent, quandje me rendais à cette station, il m’a fallu passer des jours et desjours à attendre qu’il revînt », dit-il, « et cela valaitla peine d’attendre, parfois !… » – « Quefaisait-il ?… De l’exploration… », demandai-je. –« Bien sûr ! » Il avait découvert des tas devillages et même un lac. Mon homme ne savait pas exactement dansquelle direction, car il était dangereux de poser trop dequestions, mais la plupart des expéditions de Kurtz pourtantavaient l’ivoire pour objet. – « Toutefois, objectai-je, il nedevait plus avoir de marchandises à troquer. » Il détourna lesyeux : « Oh, même à l’heure actuelle, il reste pas mal decartouches !… » – « Appelons les choses par leurnom, fis-je. Il razziait simplement le pays ?… » Il fitoui de la tête. – « Il n’était pas seul sûrement… » Ilbredouilla quelque chose au sujet des villages autour de ce lac. –« Kurtz, n’est-ce pas, suggérai-je, se faisait suivre par latribu… » Il témoigna quelque embarras. – « Ilsl’adoraient, » fit-il. Le ton de ces paroles était siextraordinaire que je le considérai avec attention. La répugnancequ’il éprouvait à parler de Kurtz se mêlait curieusement en lui aubesoin de raconter. L’homme remplissait sa vie, occupait toutes sespensées, commandait ses émotions : « Quevoulez-vous ! » éclata-t-il. « Il est arrivé iciavec l’éclair et le tonnerre à la main : jamais ces gensn’avaient rien vu de pareil, ni d’aussi terrible. Car il pouvaitêtre terrible !… Impossible de juger M. Kurtz comme onferait d’un homme quelconque. Non, mille fois non !… Tenez –rien que pour vous donner une idée, un jour, je n’hésite pas à vousle dire, il a voulu me tirer dessus… mais je ne le jugepas !… » – « Tirer sur vous, m’écriai-je. Etpourquoi ?… » – « Oh, j’avais un petit lot d’ivoireque m’avait donné le chef du village, près de ma maison. J’avaisl’habitude, voyez-vous, de tirer du gibier pour eux. Eh bien, il aprétendu l’avoir et rien ne l’en a fait démordre. Il a déclaréqu’il me fusillerait à moins que je ne lui donnasse l’ivoire et queje ne déguerpisse ensuite, attendu qu’il en avait le pouvoir etl’envie par surcroît, et qu’il n’y avait rien au monde qui pûtl’empêcher de tuer qui bon lui semblait. Et c’était vrai… Je luidonnai l’ivoire. Cela m’était bien égal. Mais je ne déguerpis pas.Non, je n’aurais pu le quitter… Il me fallût être prudent, bienentendu jusqu’au moment où nous fûmes amis de nouveau, pour untemps. C’est alors qu’il eut sa seconde maladie. Ensuite, j’eus àme tenir à l’écart, mais je ne lui en voulais pas. Il passait laplus grande partie de son temps dans ces villages sur le lac. Quandil regagnait le fleuve, parfois il s’attachait à moi ; parfoisaussi, il valait mieux pour moi garder mes distances. Cet hommesouffrait trop. Il détestait toutes choses ici, et pour je ne saisquelle raison, il ne pouvait s’en détacher. Quand j’en eusl’occasion, je le suppliai encore de s’en aller, alors qu’il enétait temps encore. Je lui offris de rentrer avec lui. Il acceptaitet n’en demeurait pas moins ici. Il partait pour une autre chasse àl’ivoire, disparaissait pendant des semaines, s’oubliait parmi cesgens – oui, s’oubliait lui-même, comprenez-vous !… » –« Quoi, il est fou ! » fis-je. Il protesta avecindignation. M. Kurtz ne pouvait être fou. Si je l’avaisentendu parler, il y a deux jours seulement, je n’aurais osérisquer une telle supposition… J’avais pris mes jumelles tandisqu’il parlait, et j’inspectais la rive, fouillant des yeux lalisière de la forêt de chaque côté de la maison et derrièrecelle-ci. Le sentiment qu’il y avait des yeux dans cette brousse –si silencieuse, si tranquille, aussi silencieuse et tranquille quela maison en ruines, sur le sommet de la colline – me mettait mal àl’aise. Pas la moindre trace sur la face des choses del’extraordinaire histoire qui m’était moins contée que suggérée parces exclamations désolées, ces haussements d’épaules, ces phrasesinterrompues, ces allusions finissant sur de profonds soupirs. Laforêt demeurait impassible, comme un masque ; épaisse comme laporte close d’une prison, elle regardait d’un air de sagessesecrète, de patiente attente, d’inaccessible silence. Le Russem’expliquait que Kurtz n’avait regagné le fleuve que depuis peu,ramenant avec lui tous les guerriers de cette tribu lacustre. Ilétait resté absent pendant plusieurs mois, – à se faire adorer, jesuppose !… – et était rentré à l’improviste, méditant selontoute apparence quelque raid de l’autre côté du fleuve ou en aval.Évidemment le désir d’avoir un peu plus d’ivoire l’avait emportésur – comment dirai-je !… – sur de moins matériellesaspirations… Cependant son état de santé avait empiré brusquement.– « J’appris qu’il était couché, privé de tous soins :aussi j’accourus et risquai le coup…, dit le Russe. « Oh, ilest bas, il est très bas !… » Je dirigeai la lorgnettevers la maison. Aucun signe de vie : je n’apercevais que letoit croulant, la longue muraille de boue au-dessus des hautesherbes, avec trois trous en guise de fenêtres et dont aucun n’étaitpareil à son voisin ; tout m’apparaissait comme à portée demain, eût-on dit. Et tout à coup un geste m’échappa, et l’un desderniers poteaux qui subsistassent de la clôture évanouie disparutsubitement du champ de ma vision. J’avais été frappé de loin, vousvous en souvenez, par certains essais de décoration que rendaitd’autant plus remarquable l’état de délabrement du lieu. Il venaitde m’être donné de les considérer de plus près et l’effet immédiatavait été de me faire rejeter la tête en arrière, comme pour éviterun coup ! L’un après l’autre, j’examinai soigneusement chacundes poteaux avec mes jumelles, et mon erreur m’apparut. Ces boulesrondes étaient non pas ornementales, mais symboliques ; ellesétaient, expressives et déconcertantes à la fois, saisissantes ettroublantes, nourriture pour la pensée, pour les vautours aussi,s’il y en avait planant dans le ciel, nourriture en tout cas pourles fourmis assez avisées pour grimper aux montants. Elles auraientété plus impressionnantes encore, ces têtes fichées sur des pieux,si le visage n’en avait été tourné du côté de la maison. Une seule,la première que j’eusse remarquée, me faisait face. Je ne fus pasaussi écœuré que vous pouvez croire. Le recul que j’avais eun’était en réalité qu’un mouvement de surprise. Je m’étais attendusomme toute à trouver là une boule de bois. Délibérément, jeramenai mon regard vers la première qui m’était apparue, :noire, sèche et recroquevillée, la tête aux paupières closes étaittoujours là, comme endormie au bout de son pieu, et même, avec sesminces lèvres retroussées, laissant voir l’étroite ligne blanchedes dents, elle avait l’air de sourire, d’un sourire perpétuel, aurêve hilare et sans fin de l’éternel sommeil.

« Je ne divulgue aucun secret commercial.En fait, le Directeur me dit plus tard que les méthodes deM. Kurtz avaient ruiné le district. Je n’ai point d’opinionsur ce point, mais je tiens à marquer clairement qu’il n’y avaitrien d’avantageux dans la présence de ces têtes. Elles témoignaientsimplement que M. Kurtz était dénué de retenue dans lasatisfaction de ses divers appétits, que quelque chose luimanquait, une pauvre petite chose qui, lorsque le besoin s’enfaisait sentir, se cherchait en vain parmi tant de magnifiqueéloquence. Qu’il se rendît compte de cette lacune, je ne saurais ledire. Je crois qu’il en eut le sentiment vers la fin, presque à sondernier moment. La sauvagerie, elle, n’avait guère tardé à lepercer à jour et s’était terriblement revanchée de la fantastiqueinvasion. Il m’apparaît qu’elle lui avait chuchoté à l’oreillecertaines choses sur lui-même qu’il ignorait, dont il n’avait pasle moindre soupçon, avant d’avoir pris conseil de la grandesolitude – et le chuchotement s’était révélé irrésistiblementfascinateur. L’écho avait été d’autant plus profond enM. Kurtz qu’il était creux à l’intérieur… J’abaissai lalorgnette, et la tête qui m’était apparue si proche que j’auraispu, pour ainsi dire, lui adresser la parole, disparut loin de moidans l’inaccessible distance.

« L’admirateur de M. Kurtz était unpeu penaud. D’une voix rapide et indistincte, il m’assura qu’iln’avait pas osé enlever ces… ces… – disons, ces symboles… Ce n’estpas qu’il eût peur des indigènes : ils n’auraient pas bougé, àmoins que M. Kurtz ne leur fît signe. Son ascendant sur euxétait extraordinaire. Le campement de ces gens entourait toute lastation et chaque jour, les chefs venaient le voir. Ilss’avançaient en rampant… « Je ne tiens pas à savoir quoi quece soit du cérémonial usité pour approcherM. Kurtz !… » criai-je. Curieux, j’eus l’impressionque ces détails seraient moins supportables que la vue des têtesqui séchaient sur des pieux en face des fenêtres de M. Kurtz…Après tout, ce n’était là qu’un spectacle barbare, et dans cetteobscure région de subtiles horreurs, où d’un bond j’avais ététransporté, la simple sauvagerie, affranchie de toute complication,apportait du moins le réconfort réel d’une chose qui avait le droitd’exister – notoirement à la lumière du jour. Le jeune homme meregarda avec surprise. J’imagine qu’il ne lui était pas venu àl’esprit que M. Kurtz n’était pas une idole pour moi. Iloubliait que je n’avais entendu aucun de ses splendides monologues…sur quoi donc !…, ah, oui ! sur l’amour, la justice, laconduite de la vie, que sais-je encore… S’il fallait ramper devantM. Kurtz, il rampait comme le plus sauvage d’entre cessauvages. Je ne me rendais pas compte des circonstances, fit-il.Ces têtes étaient celles de rebelles. Je le surprisconsidérablement en me mettant à rire. Rebelles ! Quelle étaitla prochaine qualification que j’allais entendre ? Il y avaitdéjà eu ennemis, criminels, ouvriers ; ceux-ci étaient desrebelles. Ces têtes rebelles pourtant avaient un air bien soumis aubout de leur bâton.

– « Vous ne soupçonnez pas à quelpoint une telle existence met à l’épreuve un homme commeM. Kurtz !… », s’écria le dernier disciple deM. Kurtz.

– « Eh bien, et vous ?… »fis-je. – « Moi ! Oh, moi, je ne suis qu’un pauvrediable !… Je n’ai point d’idées… Je n’attends rien depersonne… Comment pouvez-vous me comparer à… » L’excès de sonémotion l’empêchait de parler ; il s’arrêta court. « Jene comprends pas, gémit-il. J’ai fait de mon mieux pour le garderen vie et cela me suffit. Je n’ai pas eu de part dans tout cela… Jesuis une âme simple… Depuis des mois, ici, il n’y a pas eu lemoindre médicament, pas une bouchée de quoi que ce soit à donner àun malade… Il a été honteusement abandonné… Un homme comme lui etavec de telles idées… Honteux, oui, c’est honteux… Et je… je n’aipas fermé l’œil ces dix dernières nuits !… »

« Sa voix se perdit dans le calme dusoir. Les ombrés allongées de la forêt avaient glissé jusqu’au basde la colline, tandis que nous parlions, dépassant la baraquecroulante et la rangée symbolique de poteaux. La pénombre à présentenveloppait tout cela, cependant que nous étions encore dans laclarté du soleil, et que le fleuve, en face de là, brillaittoujours d’une éclatante et tranquille splendeur que bordait, aulong de la rive et au-dessus d’elle, une bande obscure et ombragée.Pas une âme sur la berge. La brousse n’avait pas unfrémissement.

« Et tout à coup, tournant l’angle de lamaison, un groupe d’hommes apparut, comme surgi de terre. Ilsavançaient enfoncés jusqu’à mi-corps dans les hautes herbes, formésen bloc compact et portant au milieu d’eux une civière improvisée.À l’instant, dans le vide du paysage, une clameur s’éleva, dontl’acuité perça l’air immobile ainsi qu’une flèche pointue volantdroit au cœur du pays, et comme par enchantement, un torrentd’êtres humains nus, avec des lances dans leurs mains, avec desarcs, des boucliers, des yeux féroces et des gestes sauvages, futlâché dans la clairière par la sombre et pensive forêt. La broussetrembla. Les hautes herbes un instant s’inclinèrent, et ensuitetout demeura coi dans une attentive immobilité.

– « Et maintenant, s’il ne dit pasle mot qu’il faut, nous sommes tous fichus… » fit le Russe àmon oreille. Le groupe d’hommes avec la civière s’était arrêté, luiaussi, comme pétrifié, à mi-chemin du vapeur. Par-dessus lesépaules des porteurs, je vis l’homme de la civière se mettre surson séant, décharné et un bras levé. – « Espérons, fis-je, quel’être qui sait si bien parler de l’amour en général trouveraquelque raison particulière de nous épargner cettefois !… » J’étais amèrement irrité de l’absurde danger denotre situation, comme si d’être à la merci de cet affreux fantômeeut été quelque chose de déshonorant. Je n’entendais pas un son,mais – au travers de mes jumelles, je distinguais le bras minceimpérieusement tendu, la mâchoire inférieure qui remuait et lesyeux de l’apparition brillant obscurément, enfoncés dans cette têteosseuse que de grotesques saccades faisaient osciller. Kurtz,Kurtz, cela signifie court en allemand, n’est-ce pas ?… Ehbien, le nom était aussi véridique que le reste de sa vie, que samort même. Il paraissait avoir sept pieds de long au moins. Ilavait rejeté sa couverture et son corps atroce et pitoyable ensurgissait comme d’un linceul. Je voyais remuer la cage de sonthorax, les os de son bras qu’il agitait. Il était pareil à unevivante image de la mort, sculptée dans du vieil ivoire, qui auraittendu la main, d’un air de menace, vers une immobile cohue d’hommesfaits d’un bronze obscur et luisant. Je le vis ouvrir la bouchetoute grande : il en prit un aspect extraordinairement vorace,comme s’il eut voulu avaler tout l’air, toute la terre, tous leshommes devant lui. Une voix profonde en même temps me parvintfaiblement. Il devait crier à tue-tête !… Et soudain, ils’écroula. La civière vacilla tandis que les porteurs reprenaientleur marche en titubant, et presque en même temps, je remarquai quela foule des sauvages se dissipait sans qu’aucun mouvement deretraite fût nulle part perceptible, comme si la forêt qui avait sisubitement projeté ces créatures les eût absorbé à nouveau, commele souffle inhalé d’une longue aspiration.

« Quelques-uns des pèlerins, derrière lacivière, portaient les armes de Kurtz, deux fusils de chasse, Unecarabine de gros calibre, une autre, légère, à répétition, tous lestonnerres de ce vieux Jupiter. Le Directeur, penché vers lui, touten marchant, lui parlait bas à l’oreille. On le déposa dans l’unedes petites cabines, une espèce de réduit où il y avait tout justela place d’une couchette et d’une où deux chaises de camp. Nous luiavions apporté le courrier qui s’était accumulé pour lui, et unmonceau d’enveloppes déchirées, de lettres ouvertes jonchait sonlit. Ses mains fourrageaient faiblement parmi tous ces papiers. Jefus frappé par le feu de ses yeux et la langueur compassée de sonexpression. Ce n’était pas l’épuisement de la maladie. Il nesemblait pas souffrir. Cette ombre avait l’air satisfait et calme,comme si, pour le moment, elle se fût sentie rassasiéed’émotions.

« Il froissa l’une des lettres et meregardant droit dans les yeux : « Très heureux de vousrencontrer ! » fit-il. Quelqu’un lui avait écrit à monsujet. Toujours les recommandations ! Le volume du son qu’ilémettait sans effort, sans presque prendre la peine de remuer leslèvres, me stupéfia. Quelle voix, quelle voix ! Elle étaitgrave, profonde, vibrante, et l’on eût juré que cet homme n’étaitmême plus capable d’un murmure… Pourtant, il lui restait encoreassez de force – factice, sans nul doute – pour risquer de nousmettre tous à deux doigts de notre perte, comme vous allez le voirdans un instant.

« Le Directeur apparut silencieusementsur le pas de la porte. Je me retirai incontinent et il tira lerideau derrière moi. Le Russe que tous les pèlerins dévisageaientavec curiosité, observait fixement le rivage. Je suivis ladirection de son regard.

« D’obscures formes humaines sedistinguaient au loin devant la sombre lisière de la forêt, et aubord du fleuve, deux figures de bronze, appuyées sur leurs hautes,lances, se dressaient au soleil, portant sur la tête defantastiques coiffures de peau tachetée, martiaux et immobiles,dans une attitude de statue. Et de long en large, sur la berge,lumineuse, une apparition de femme se mouvait, éclatante etsauvage.

« Elle marchait à pas mesurés, drapéedans une étoffe rayée et frangée, foulant à peine le sol d’un aird’orgueil, dans le tintement léger et le scintillement de sesornements barbares. Elle portait la tête haute ; ses cheveuxétaient coiffés en forme de casque ; elle avait desmolletières de laiton jusqu’aux genoux, des brassards de fil delaiton jusqu’aux coudes, une tache écarlate sur sa joue basanée,d’innombrables colliers de perles de verre autour du cou, quantitéde choses bizarres, de charmes, de dons de sorciers suspendus à soncorps et qui étincelaient et remuaient à chacun de ses pas. Elledevait porter sur elle la valeur de plusieurs défensesd’éléphants ! Elle était sauvage et superbe, les yeuxfarouches, magnifique ; son allure délibérée avait quelquechose de sinistre et d’imposant. Et parmi le silence qui étaitsubitement tombé sur ce mélancolique pays, l’immense sauvagerie,cette masse colossale de vie féconde et mystérieuse, semblaitpensivement contempler cette femme, comme si elle y eût vu l’imagemême de son âme ténébreuse et passionnée.

« Elle s’avança jusqu’à la hauteur duvapeur, s’arrêta et nous fit face. Son ombre s’allongea en traversdes eaux. Sa désolation, sa douleur muette mêlée à la peur dudessein qu’elle sentait se débattre en elle, à demi formulé,prêtait à son visage un aspect tourmenté et tragique. Elle demeuraà nous considérer sans un geste, avec l’air, – comme la sauvagerieelle-même, – de mûrir on ne sait quelle insondable intention. Uneminute tout entière s’écoula et puis elle fit un pas en avant. Il yeut un tintement faible, un éclat de métal jaune, une ondulationdans ses draperies frangées et elle s’arrêta, comme si le cœur luieût manqué. Le jeune homme près de moi grommela. Derrière mon dosles pèlerins chuchotaient. Elle nous regardait comme si sa vie eûtdépendu de l’inflexible tension de son regard. Soudain elle ouvritses bras nus et les éleva, tout droit, au-dessus de sa tête, commedans un irrésistible désir de toucher le ciel et en même tempsl’obscurité agile s’élança sur la terre et se répandant au long dufleuve, enveloppa le vapeur dans une étreinte sombre. Un silenceformidable était suspendu au-dessus de la scène.

« Elle se détourna lentement, se mit àmarcher en suivant la berge et rentra à gauche dans la brousse. Unefois seulement, avant de disparaître, elle tourna ses yeuxétincelants vers nous.

– « Si elle avait fait mine demonter à bord, fit nerveusement l’homme rapiécé, je crois bien quej’aurais essayé de l’abattre d’un coup de fusil !… J’ai risquéma peau chaque jour, toute cette quinzaine, pour la tenir à l’écartde la maison. Une fois elle y est entrée et quelle scène n’a-t-ellepas faite au sujet de ces haillons que j’avais ramassés dans lemagasin pour raccommoder mes vêtements. Je n’étais pas présentable…Du moins, je pense que c’est de cela qu’elle parla à Kurtz commeune furie, pendant une heure, en me désignant de temps en temps… Jene comprends pas le dialecte de cette tribu… J’ai quelque idée queKurtz ce jour-là – heureusement pour moi – était trop malade pourse soucier de quoi que ce soit, autrement il y aurait eu du vilain…Je ne comprends pas… Non, tout cela me dépasse… Enfin, c’est fini,maintenant… »

À ce moment, j’entendis la voix profonde deKurtz derrière le rideau. – « ME sauver !… Vous voulezdire, sauver l’ivoire… Ne m’en contez pas… ME sauver !… Maisc’est moi qui vous ai sauvés !… Vous contrariez tous mesprojets pour le moment… Malade, malade !… Pas si malade quevous aimeriez à le croire… Tant pis… J’arriverai bien malgré tout àréaliser mes idées… Je reviendrai… Je vous ferai voir ce qu’on peutfaire… Avec vos misérables conceptions d’épicier, vous vous mettezen travers de mon chemin… Je reviendrai… Je… »

« Le Directeur sortit. Il me fitl’honneur de me prendre par le bras et de me mener à l’écart. –« Il est très bas, vraiment très bas ! » fit-il. Ilcrut nécessaire de pousser un soupir, mais négligea de paraîtreaffligé en proportion… « Nous avons fait ce que nous pouvionspour lui, n’est-il pas vrai ?… Mais il n’y à pas à dissimulerle fait : M. Kurtz a fait plus de tort que de bien à laSociété, Il n’a pas compris que les temps n’étaient pas mûrs pourl’action rigoureuse. Prudemment, prudemment, – c’est là monprincipe. Il nous faut être prudent encore. Pour quelque temps cedistrict nous est fermé ; c’est déplorable… Dans l’ensemble lecommerce en souffrira. Je ne nie pas qu’il n’y ait une remarquablequantité d’ivoire – pour la plus grande partie fossile. – Il nousfaut le sauver en tous cas – mais voyez comme la situation estprécaire – et pourquoi ? Parce que la méthode estimprudente… » – « Appelez-vous cela, fis-je en regardantla rive, méthode imprudente !… » – « Sans aucundoute, s’écria-t-il avec chaleur. N’est-ce pas votreavis ?… » – « Absence complète de méthode »,murmurai-je après un moment. – « Très juste !exulta-t-il. Je m’y attendais !… Témoigne d’un manque completde jugement. Il est de mon devoir de le signaler à qui de droit… –Oh, fis-je, ce garçon là-bas, – comment s’appelle-t-il, l’homme auxbriques, fera pour vous là-dessus un rapport très présentable… Ildemeura un instant confondu. Jamais, me parut-il, je n’avaisrespiré atmosphère aussi vile, et mentalement je me détournai versKurtz pour me réconforter – oui, je dis bien, pour me réconforter.– « Néanmoins j’estime, fis-je avec emphase, que M. Kurtzest un homme remarquable. » Il sursauta laissa tomber sur moiun lourd regard glacé, et très rapidement :« C’était un homme remarquable… » fit-il, et ilme tourna le dos. Mon heure de faveur était passée. J’étaisdésormais, au même titre que Kurtz, mis au rancart, comme partisandes méthodes pour lesquelles les temps n’étaient pas mûrs. J’étaisun « imprudent »… Du moins était-ce quelque chose d’avoirle choix de son cauchemar…

« En fait c’est vers la sauvagerie que jem’étais reporté et non vers M. Kurtz qui, je l’admettaisvolontiers, pouvait d’ores et déjà être considéré comme un homme enterre. Et pendant un instant, il me parut que moi aussi, j’étaisenterré dans un vaste tombeau plein d’indicibles secrets. Un poidsinsupportable pesait sur ma poitrine : je sentais l’odeur dela terre humide, la présence invisible de la pourrituretriomphante, l’obscurité d’une nuit impénétrable… Le Russecependant me frappa sur l’épaule. Je l’entendis bredouiller etbégayer : « Les marins sont tous frères… Impossibledissimuler… Connaissance de choses propres à nuire à la réputationde M. Kurtz ». – J’attendis. Pour lui, évidemment,M. Kurtz n’était pas encore dans la tombe. Je soupçonne qu’àses yeux, M. Kurtz était l’un d’entre les immortels. –« Eh bien ! fis-je, à la fin. « Parlez… Il se trouveque je suis l’ami de M. Kurtz, dans une certainemesure… »

« Non sans formalité, il commença pardéclarer que si nous n’avions pas appartenu à la même« profession », il aurait tout gardé pour lui, sans sesoucier des conséquences. « Il soupçonnait qu’il y avait unemalveillance délibérée à son égard chez ces blancs que… » –« Vous avez raison, » lui dis-je, me souvenant decertaine conversation que j’avais surprise. « Le Directeurconsidère que vous devriez être pendu… » Il manifesta à cettenouvelle une préoccupation qui m’étonna tout d’abord. « Ilvaut mieux, fit-il gravement, que je m’éclipse sans bruit. Je nepuis rien faire de plus pour Kurtz maintenant, et ils auraientbientôt fait d’inventer quelque prétexte… Qu’est-ce qui lesarrêterait ?… Il y a un poste militaire à cinq centskilomètres d’ici. » – « Ma foi, répondis-je, peut-êtrevaut-il mieux que vous vous en alliez, si vous avez des amis parmiles sauvages de ce pays… » – « J’en ai quantité,reprit-il. Ce sont des gens simples et je n’ai besoin de rien,voyez-vous… » Il demeura un instant à se mordiller la lèvre.« Je ne souhaite aucun mal à ces blancs, continua-t-ilensuite, je songe avant tout à la réputation de M. Kurtz, maisvous êtes un marin, un frère et… » – « Ça va bien »,répondis-je après un instant. « La réputation de M. Kurtzne court avec moi aucun risque… » Je ne savais pas à quelpoint je disais vrai…

Il m’informa alors, en baissant la voix, quec’était Kurtz qui avait donné l’ordre d’attaquer le vapeur.« L’idée d’être emmené, parfois lui faisait horreur et parfoisaussi… Mais je n’entends rien à ces questions… Je suis une âmesimple. Il pensait qu’il vous ferait battre en retraite et que vousabandonneriez la partie, le croyant mort. Impossible de l’arrêter…Oh, j’ai passé de durs moments ce dernier mois… » –« C’est possible, fis-je, mais il est raisonnablemaintenant. » – « Vous croyez ? » murmura-t-ild’un air pas très convaincu. – « Merci en tout cas »,fis-je. « . J’ouvrirai l’œil… » – « Mais pas un mot,n’est-ce pas ?… » reprit-il avec une anxieuse insistance.« Ce serait terrible pour sa réputation si n’importequi… » Avec une grande gravité, je promis une discrétionabsolue. – « J’ai une pirogue et trois noirs qui m’attendentnon loin. Je pars. Pouvez-vous me passer quelques cartouchesMartini-Henry ? » J’en avais : je lui en donnai avecla discrétion qui convenait. Tout en me clignant de l’œil, il pritune poignée de mon tabac. – « Entre marins, pas vrai ?…Ce bon tabac anglais… » Arrivé à la porte de l’abri de pilote,il se retourna. – « Dites-moi, n’avez-vous pas une paire dechaussures dont vous pourriez vous passer ? » Il soulevasa jambe. – « Voyez plutôt ? » La semelle étaitliée, à la manière d’une sandale, avec des ficelles, sous son piednu. Je dénichai une vieille paire qu’il considéra avec admirationavant de la passer sous son bras gauche. L’une de ses poches (rougeécarlate) était toute gonflée de cartouches ; de l’autre (bleufoncé) émergeait les Recherches de Towson. Il paraissaits’estimer parfaitement équipé pour affronter à nouveau lasauvagerie, – « Ah ! jamais, jamais plus je nerencontrerai un homme comme celui-là !… Vous auriez dûl’entendre réciter des poésies, – ses propres poésies à ce qu’ilm’a dit… » Des poésies ! Il roulait des yeux au souvenirde ces délices ! – « Ah ! il a élargi mon esprit… Aurevoir… », fit-il. Il me serra les mains, et disparut dans lanuit. Je me demande parfois, si je l’ai vu, réellement vu, s’il estpossible que je me sois trouvé en présence d’un tel phénomène…

« Lorsque je me réveillai, peu aprèsminuit, son avertissement me revint à l’esprit et le danger qu’ilm’avait fait sous-entendre, me parut, parmi l’obscurité étoilée,suffisamment réel pour mériter que je prisse la peine de me leveret de faire une ronde. Sur la colline, un grand feu brûlait,illuminant par saccades un angle oblique de la maison. Un desagents avec un piquet formé de quelques-uns de nos noirs montait lagarde autour de l’ivoire, mais au loin, dans la forêt, de rougeslueurs qui vacillaient, qui semblaient s’élever du sol ou yreplonger parmi d’indistinctes colonnes d’un noir intense,désignaient l’endroit exact du camp où les adorateurs deM. Kurtz prolongeaient leur inquiète veillée. Le battementmonotone d’un gros tambour emplissait l’air de coups étouffés etd’une persistante vibration. Le murmure soutenu d’une multituded’hommes qui chantaient, chacun pour soi, eût-on dit, je ne saisquelle étrange incantation sortait de la muraille plate et obscurede la forêt comme le bourdonnement des abeilles sort de la ruche,et produisait un étrange effet de narcotique sur mes espritsendormis. Je crois bien que je m’assoupis, appuyé sur la lissejusqu’au moment où je fut réveillé dans un sursaut effaré par desoudains hurlements, l’assourdissante explosion d’une frénésiemystérieuse et concentrée… Cela s’arrêta aussitôt et le murmure desvoix en reprenant donna presque l’impression calmante d’un silence.Je jetai un coup d’œil distrait sur la petite cabine. Une lumièrebrûlait à l’intérieur, mais M. Kurtz n’était plus là.

« Je crois bien que j’aurais crié sij’avais sur-le-champ pu en croire mes yeux, mais je ne les cruspas. Le fait paraissait à ce point impossible !… La vérité,c’est que je me sentais complètement désemparé par une terreur sansnom, purement abstraite, et qui ne se rattachait à aucune formeparticulière de danger matériel. Ce qui faisait mon émotion siirrésistible, c’était – comment le définir – le choc moral que jevenais de recevoir, comme si j’avais été confronté soudain àquelque chose de monstrueux, aussi insupportable à la penséequ’odieux à l’esprit. Cela ne dura bien entendu que l’espace d’unefraction de seconde ; ensuite le sentiment normal du dangermortel et banal, la possibilité de la ruée soudaine, du massacre,que sais-je ! que j’entrevoyais imminent, me parutpositivement réconfortante et bienvenue. En fait, je me sentis sibien tranquillisé que je ne donnai pas l’alarme.

« Il y avait un agent boutonné jusqu’aunez dans son ulster, qui dormait sur une chaise, à un mètre de moi.Les hurlements ne l’avaient pas réveillé ; il ronflait trèslégèrement. Je le laissai à ses songes et sautai sur la berge. Jen’eus pas à trahir M. Kurtz ; il était dit que je ne letrahirais jamais ; il était écrit que je resterais fidèle aucauchemar de mon choix. Je tenais à traiter seul avec cette ombre,et à l’heure actuelle, j’en suis encore à me demander pourquoij’étais si jaloux de ne partager avec personne la particulièrehorreur de cette épreuve.

« Aussitôt que j’atteignis la rive, jedistinguai une piste, une large piste dans l’herbe. Je me souviensde l’exaltation avec laquelle je me dis : Il est incapable demarcher : il se traîne à quatre pattes ; je letiens !… – L’herbe était mouillée de rosée. J’avançais àgrands pas, les poings fermés. J’imagine que j’avais quelque vagueidée de lui tomber dessus et de lui administrer une raclée. C’estpossible. J’étais plein d’idées ridicules. La vieille qui tricotaitavec son chat près d’elle s’imposa à mon souvenir, et ilm’apparaissait qu’elle était bien la personne la moins désignée aumonde pour prendre une place à l’autre bout d’une telle histoire.Je voyais une file de pèlerins criblant l’air de plomb avec leursWinchester appuyés à la hanche. J’avais l’impression que je neretrouverais plus jamais le vapeur et je m’imaginais vivant seul etsans arme, dans une forêt, jusqu’à un âge avancé. Un tas de penséesabsurdes !… Et je m’en souviens, je prenais les battements dutam-tam pour les battements de mon cœur et me félicitais de leurcalme régularité.

« Je suivais la piste et m’arrêtais detemps en temps pour écouter. La nuit était très claire, une étendued’un bleu sombre, étincelante de rosée et de la clarté des étoilesparmi laquelle des choses noires se dressaient immobiles. Puis jecrus distinguer une sorte de mouvement devant moi. J’étaisétrangement sûr de mon affaire cette nuit-là. Je quittaidélibérément la piste et décrivis en courant un large demi-cercle(non sans ma foi ! je crois bien, rire dans ma barbe) demanière à me porter en avant de cette chose qui bougeait, de cemouvement que j’avais aperçu, pour autant que j’eusse aperçuquelque chose… Je cernais bel et bien mon Kurtz, comme s’il se fûtagi d’un jeu d’enfant.

« Je le rejoignis et même, s’il nem’avait pas entendu venir, je serais tombé sur lui, mais il s’étaitredressé à temps. Il se leva, mal assuré, long, blême, indistinct,pareil à une vapeur exhalée par la terre et chancela légèrement,brumeux et silencieux cependant que derrière mon dos les feuxpalpitaient entre les arbres et qu’un murmure nombreux de voixs’échappait de la forêt. Je l’avais proprement coupé, mais quand,me trouvant face à face avec lui, je recouvrai mon sang-froid, ledanger m’apparut sous son jour véritable. Il était loin d’êtrepassé. Qu’arriverait-il s’il se mettait à crier ? Bien qu’ilpût à peine se tenir debout, il lui restait pas mal de vigueur dansle gosier – « Allez-vous-en ! Cachez-vous !… »me dit-il de son accent profond. C’était affreux. Je jetai un coupd’œil par-dessus mon épaule. Nous étions à trente mètres du feu leplus proche. Une ombre noire se leva à ce moment et fit quelquespas sur de longues jambes noires, en agitant de longs bras noirs,dans le reflet du brasier. Elle avait des cornes – des cornesd’antilope, je pense – sur la tête. Quelque sorcier ou jeteur desorts, sans doute ; il en avait bien la mine diabolique.« Savez-vous ce que vous faites ?… » murmurai-je. –« Parfaitement ! », répondit-il en élevant la voixsur ce mot qui résonna pour moi distant et clair à la fois, commeun appel dans un porte-voix. Pour peu qu’il se mette à faire dubruit, nous sommes fichus, pensai-je. Ce n’était pas évidemment unehistoire à régler à coups de poings, abstraction faite de larépugnance très naturelle que j’éprouvais à frapper cette Ombre,cette misérable chose errante et tourmentée… – « Vous serez unhomme fini, fis-je, irrémédiablement fini ! » On aparfois de ces inspirations ! Je venais de prononcer la parolequ’il fallait, bien qu’en vérité on n’imaginât pas qu’il pût êtreplus fini qu’il l’était déjà, à ce moment où se jetaient lesfondations d’une intimité destinée à durer, à durer jusqu’à la finet même au delà…

« J’avais de vastesprojets !… » murmura-t-il d’un ton indécis. –« C’est possible, fis-je, mais si vous essayer de crier, jevous casse la tête avec, avec… – Il n’y avait ni pierre ni gourdinà proximité. – Je vous étrangle net, » rectifiai-je. –« J’étais à la veille de faire de grandeschoses !… » insista-t-il d’une voix avide et d’un ton deregret, qui me glaça le sang… « Et à cause de ce platcoquin… » – « Votre succès en Europe, affirmai-jefermement, est de toute façon assuré… » Je ne tenais nullementà lui tordre le cou, vous comprenez, sans compter que cela m’auraitpratiquement servi à fort peu de chose. Je tentais simplement derompre le charme, le charme pesant et muet de la sauvagerie, quisemblait vouloir l’attirer à elle, le reprendre dans son seinimpitoyable en ranimant chez cet homme de honteux instinctsoubliés, le souvenir de je ne sais quelles monstrueuses passionssatisfaites. C’est là simplement, j’en suis persuadé, ce quil’avait ramené à la lisière de la forêt, vers la brousse, versl’éclat des feux, le battement des tam-tams, le bourdonnement desincantations inhumaines ; c’est là, avant tout, ce qui avaitentraîné cette âme effrénée au delà des limites de toutesconvoitises permises. Et le terrible de la situation, voyez-vous,tenait, non dans le risque que je courais d’être assommé, bien queje fusse assez vivement conscient de ce danger-là aussi, mais dansle fait que j’avais affaire à un être auprès de qui je ne pouvaisfaire appel à quoi que ce fût de noble ou de vil. Il me fallait,comme faisaient les nègres, l’invoquer lui-même, sa proprepersonne, sa dégradation même orgueilleuse et invraisemblable. Rienqui fût au-dessous ou au-dessus de lui, et je le savais. Il avaitperdu tout contact avec le monde… Que le diable l’emporte ! Ilavait bel et bien supprimé le monde… Il était seul, et devant luij’en arrivais à ne plus savoir si j’étais encore attaché à la terreou si je ne flottais pas dans l’air… Je vous ai dit les mots quenous échangeâmes, en répétant les phrases mêmes que nousprononçâmes – mais qu’est-ce que cela ! Vous n’y voyez queparoles banales, ces sons familiers et indéfinis qui serventquotidiennement… Pour moi, elles révélaient le caractère deterrifiante suggestion des mots entendus en rêve, des phrasesprononcées durant un cauchemar. Une âme, si jamais quelqu’un alutté avec une âme, c’est bien moi… Et notez que j’étais loin dediscuter avec un insensé. Croyez-moi si vous voulez ; sonintelligence était parfaitement lucide, – repliée sur elle-même, ilest vrai, avec une affreuse intensité, mais lucide, et c’était làla seule prise que j’eusse sur lui, – sauf à le tuer bien entendu,ce qui au surplus était une piètre solution, à cause du bruit qu’ilm’aurait fallu faire. Non, c’était son âme qui était folle !Isolée dans la sauvagerie, elle s’était absorbée dans lacontemplation de soi-même, et par Dieu ! je vous le dis, elleétait devenue folle. Pour mes péchés, je le suppose, il me fallutsubir cette épreuve de la contempler à mon tour. Aucune éloquenceau monde ne saurait être plus funeste à notre confiance dansl’humanité que ne le fut sa dernière explosion de sincérité. Illuttait d’ailleurs contre lui-même ; je le voyais, jel’entendais… J’avais sous les yeux l’inconcevable mystère d’une âmequi n’avait jamais connu ni foi, ni loi, ni crainte, et quinéanmoins luttait aveuglément contre elle-même. Je contrôlai mesnerfs jusqu’au bout, mais lorsqu’enfin je l’eus étendu sur sacouchette j’essuyai mon front en sueur, tandis que mes jambestremblaient sous moi, comme si c’était un poids d’une demi-tonneque j’eusse rapporté de la colline sur mon dos… Et pourtant, jen’avais fait que le soutenir, son bras osseux passé autour de moncou – et il n’était pas beaucoup plus lourd qu’unenfant !…

« Lorsque le lendemain, nous nous remîmesen route, à midi, la foule, dont la présence derrière le rideaud’arbres n’avait cessé de m’être perceptible, afflua à nouveau dela forêt, emplit le défrichement, recouvrit la pente de la collined’une masse nue, haletante et frémissante, de corps bronzés. Jeremontai à contre-courant pendant un instant, pour virer ensuite etmille paires d’yeux suivaient le redoutable Démon-du-fleuve qui,bruyant et barbotant, frappait l’eau de sa queue et soufflait unefumée noire dans l’air. En avant du premier rang, au bord dufleuve, trois hommes barbouillés de rouge de la tête aux piedss’agitaient de long en large sans répit. Quand nous arrivâmes àleur hauteur, ils firent face, frappèrent du pied, hochèrent leurtête encornée, balancèrent leur corps écarlate ; ilsbrandissaient vers le redoutable Démon une touffe de plumes noires,une peau galeuse à la queue pendante, quelque chose qui avait l’aird’une gourde séchée et à intervalles réguliers, ils hurlaient tousensemble des kyrielles de mots extraordinaires qui ne ressemblaientaux sons d’aucune langue humaine, et le murmure profond de lamultitude, subitement interrompu, était pareil aux répons dequelque satanique litanie.

« Nous avions porté Kurtz dans l’abri depilote ; cet endroit était plus aéré. Étendu sur sa couchette,il regardait fixement par le volet ouvert. Il y eut un remous dansla masse des corps, et la femme à la tête casquée, aux jouesbronzées, s’élança jusqu’au bord même de la rive. Elle tendit lesmains, cria je ne sais quoi et la foule tout entière se joignit àsa clameur dans un chœur formidable de sons rapides, articulés,haletants.

– « Vous comprenezcela ?… » demandai-je.

« Il continuait de regarder au dehors,par-dessus moi, avec des yeux avides et furieux, une expression oùle regret se mêlait à la haine. Il ne répondit pas, mais je vis unsourire, un indéfinissable sourire passer sur ses lèvres sanscouleur, qui aussitôt se tordirent convulsivement. – « Si jecomprends !… » fit-il lentement, tout pantelant, comme sices mots lui eussent été arrachés par une puissancesurnaturelle.

« À ce moment, je tirai le cordon dusifflet, et ce qui m’y décida fut d’apercevoir les pèlerins sur lepont qui sortaient leurs fusils avec l’air de se promettre unepetite fête. Au bruit abrupt, une onde de terreur passa sur lamasse coincée des corps. – « Arrêtez ! Arrêtez !Vous allez les mettre en fuite !… » cria une voix désoléesur le pont. Je fis jouer le sifflet coup sur coup. Ils sedébandèrent et commencèrent à courir : ils bondissaient,s’abattaient, fuyaient dans tous les sens pour échapper à lavolante épouvante du sifflement. Les trois hommes rouges étaienttombés à plat-ventre, face contre terre, comme fauchés net. Seule,la femme barbare et magnifique n’avait pas fait mine de bouger etcontinuait de tendre tragiquement ses bras nus vers nous par-dessusle fleuve obscur et étincelant.

« Et c’est alors que ces imbéciles sur lepont commencèrent leur petite farce et je cessai de rienapercevoir, à cause de la fumée.

« Le sombre courant qui s’éloignait avecrapidité du cœur des ténèbres nous ramena vers la mer avec unevitesse double de celle de notre montée. La vie de Kurtzs’échappait non moins rapidement, entraînée par le reflux qui lapoussait vers l’océan du temps inexorable. Le Directeur était trèscalme : il n’éprouvait plus à présent d’inquiétudessérieuses ; il nous enveloppait tous les deux d’un regardsagace et satisfait : « l’affaire » s’était terminéeaussi bien qu’il l’eût pu souhaiter. Je vis approcher le moment oùj’allais être seul à représenter le parti des « méthodesimprudentes ». Les pèlerins déjà me considéraient d’un œildéfavorable. J’étais, si je puis m’exprimer ainsi, accouplé aumort. Étrange, la manière dont j’acceptai cette associationimprévue, ce choix de cauchemar qui m’avait été imposé sur uneterre ténébreuse envahie par ces piètres et rapaces fantômes…

« Kurtz discourait. Quelle voix !Elle conserva sa profonde sonorité jusqu’à la fin. Elle survivait àsa force pour continuer de dissimuler sous les draperiesmagnifiques de l’éloquence l’aride obscurité de son cœur… Ah, illuttait ! Il luttait ! Le désert de sa pensée fatiguéeétait hanté à présent d’images brumeuses, images de gloire et defortune circulant servilement autour de son inépuisable dond’expression noble et élevée. « Ma Fiancée, ma station, macarrière, mes projets » – tels étaient les thèmes de cesmanifestations de sentiments sublimes. L’ombre du vrai Kurtz setenait au chevet creux du simulacre qui avait eu pour destin d’êtrebientôt enfoui dans la moisissure de cette terre des premiers âges.L’amour diabolique et la haine surnaturelle des mystères qu’elleavait pénétrés se disputaient la possession de cette âme saturéed’émotions primitives, avide de gloire trompeuse, de faux honneurs,de toutes les apparences de succès et du pouvoir.

« Parfois il était risiblement puéril. Ilrêvait de rois pour l’attendre à la gare, à son retour de je nesais quel effroyable Nulle Part où il se proposait d’accomplir degrandes choses. – « Faites-leur voir, disait-il, que vous avezen vous quelque chose de réellement profitable, et il n’est pas delimite aux égards qu’on aura pour votre mérite. Bien entendu, c’està vous qu’il appartient de contrôler vos mobiles – de justesmobiles toujours !… » Les longues étendues du fleuve,l’une à l’autre pareilles, les tournants monotones, exactementsemblables, glissaient au long du vapeur, avec leurs multitudesd’arbres séculaires qui considéraient patiemment ce misérablefragment d’un autre monde, avant-coureur de changement, deconquête, de négoce, de massacres, de bénédictions. Les yeux àl’avant, je gouvernais, « Fermez le volet ! » dit unjour Kurtz brusquement, « je ne puis plus supporter de voircela… » Je fis ce qu’il demandait. Il y eut un silence.« Ah ! je te briserai le cœur tout de même !… »cria-t-il à l’invisible sauvagerie.

« Nous eûmes une panne, comme je m’yattendais, et il fallut nous arrêter à la pointe d’une île pourprocéder aux réparations. Ce retard fut la première chose quiébranla la confiance de Kurtz. Un matin, il me donna une liasse depapiers et une photographie, le tout lié avec un cordon dechaussure. – « Gardez cela pour moi, fit-il. Ce malfaisantimbécile – il voulait dire le Directeur – est capable de fouillerdans mes caisses lorsque j’aurai le dos tourné… » Dansl’après-midi je le revis. Il était étendu sur le dos, les yeuxfermés, et je me retirais sans bruit quand je l’entendismurmurer : « Vivre honnêtement, mourir, mourir… » Jetendis l’oreille. Il n’y eut rien de plus. Répétait-il quelquediscours pendant son sommeil, ou était-ce un fragment d’article dejournal ?… Il avait collaboré à des journaux et comptait lefaire à nouveau, « pour la propagation de mes idées :c’est un devoir pour moi… »

« Les ténèbres qui l’entouraient étaientimpénétrables. Je l’observais comme on considère de haut un hommeétendu au fond d’un précipice où le soleil jamais ne luit. Mais jen’avais guère de loisirs à lui consacrer, parce que j’aidais lemécanicien à démonter les cylindres qui fuyaient, à redresser unebielle faussée et autres préparations du même genre. Je vivais aumilieu d’un infernal fouillis de rouille, de limaille, de boulons,d’écrous, de clefs anglaises, de forets à cliquet, toutes chosesque j’abomine parce que je n’arrive pas à m’en servir. Jesurveillais aussi la petite forge qu’heureusement nous avions àbord et trimais dur parmi un sacré tas de ferraille, à moins que latremblote de la fièvre ne m’empêchât de tenir sur mes jambes.

« Un soir, entrant avec une bougieallumée, je fus surpris de l’entendre dire d’une voix un peutremblante : « Je suis étendu dans le noir à attendre lamort… » La lumière en fait brûlait à moins d’un pied de sonvisage. Je fis effort sur moi-même pour lui dire : « Pasde bêtises, voyons !… », et demeurai penché au-dessus delui, comme cloué sur place.

« Jamais je n’avais vu, – et j’espèrebien n’avoir plus jamais à revoir – rien qui approchât duchangement qui s’était opéré sur ses traits. Je n’étais pasapitoyé, certes ! J’étais fasciné. On eût dit qu’un voileavait été déchiré. Sur cette face d’ivoire, je discernaisl’expression d’un sombre orgueil, d’une farouche puissance, d’uneterreur abjecte, et aussi d’un désespoir immense et sans remède.Revivait-il sa vie dans le détail de chacune de ses convoitises, deses tentations, de ses défaillances, durant ce suprême instant deparfaite connaissance ? Deux fois, d’une voix basse il jetavers je ne sais quelle image, quelle vision, ce cri qui n’étaitguère qu’un souffle : « L’horreur !L’horreur !… »

« Je soufflai la bougie et sortis de lacabine. Les pèlerins dînaient dans le carré : je gagnai maplace en face du Directeur qui leva les yeux pour me jeter unregard interrogateur que je réussis à éluder. Il se pencha enarrière, serein, avec un sourire particulier dont il scellait lesprofondeurs inexprimées de sa médiocrité. Une grêle continue depetites mouches s’abattait sur la lampe, sur la nappe, sur nosvisages et nos mains. Soudain, le boy du Directeur montra soninsolente face noire au seuil de la porte et déclara d’un tond’insultant mépris :

– « Moussou Kurtz… lui,mort… »

« Tous les pèlerins s’élancèrent pouraller voir. Je ne bougeai pas et poursuivis mon dîner. Moninsensibilité, j’imagine, dut être jugée révoltante. Je ne mangeaiguère, cependant. Il y avait une lampe là – de la lumière,comprenez-vous – et au-dehors il faisait si affreusementnoir ! Je n’approchai plus de l’homme remarquable qui avaitprononcé un tel jugement sur les aventures terrestres de son âme.La voix s’était éteinte. Y avait-il jamais eu autre chose ?…Je ne fus pas sans savoir cependant que, le lendemain, les pèlerinsenfouirent quelque chose dans un trou plein de boue.

« Et ensuite, il s’en fallut de peuqu’ils ne m’enterrassent à mon tour.

« Toutefois, comme vous voyez, je n’allaipas rejoindre Kurtz sur-le-champ. Non. Je demeurai pour endurer lecauchemar jusqu’au bout et témoigner ma fidélité à Kurtz une foisde plus. C’était la destinée : Ma destinée ! Quelle chosebaroque que la vie : cette mystérieuse mise en œuvred’impitoyable logique pour quels desseins dérisoires !… Leplus qu’on en puisse attendre, c’est quelque lumière sur soi-même,acquise quand il est trop tard et, ensuite, il n’y a plus qu’àremâcher les regrets qui ne meurent pas, – J’ai lutté avec la mort.C’est le plus morne combat qui se puisse concevoir. Il se dérouledans une pénombre impalpable, rien sous les pieds, rien autour devous, pas de témoins, nulle clameur, nulle gloire, aucun granddésir de victoire, pas grande appréhension non plus de défaite, etquelle morbide atmosphère de tiède scepticisme, sans fermeconviction de votre bon droit et encore moins de celui del’adversaire. Si telle est la forme de sagesse suprême, la vievraiment est une plus profonde énigme que certains d’entre nous sel’imaginent. Il tint à un cheveu que je n’eusse l’occasion deprononcer ma dernière parole, et je constatai avec humiliation queprobablement je n’aurais rien eu à dire. Voilà pourquoi j’affirmeque Kurtz fut un homme remarquable. Il eut quelque chose àdire ; il le dit. Depuis que j’ai moi-même jeté un regardpar-delà le seuil, je comprends mieux la signification de son fixeregard, qui n’apercevait plus la flamme de la bougie, mais étaitassez étendu pour embrasser l’univers tout entier, assez perçantpour pénétrer tous les cœurs qui battent dans les Ténèbres. Ilavait conclu, il avait jugé : « L’horreur ! » –C’était un homme remarquable. Après tout, c’était là l’expressiond’une façon de croyance ; elle avait sa naïveté, saconviction ; il y avait un vibrant accent de révolte dans sonmurmure ; c’était le visage terrifiant de la vérité qu’onvient d’apercevoir ; le bouleversant mélange du désir et de lahaine. Et ce dont je me souviens avec le plus de netteté, ce n’estpas de ma propre extrémité : vision grisâtre, sans forme,remplie de douleur physique et d’un mépris inconscient pour toutesles choses qui s’effacent, pour la douleur même. – Non, c’est parson agonie que j’ai l’impression d’avoir passé. Il avait, lui, ilest vrai, fait le dernier pas, il avait franchi le seuil dont ilm’avait été donné de détacher mes pieds hésitants. Et peut-êtreest-ce là ce qui fait la différence ; peut-être toute lasagesse, toute la vérité, toute la sincérité tiennent-ellesprécisément dans cet inappréciable instant où nous passons le seuilde l’Invisible… Peut-être !… J’aime à croire : que maconclusion n’aurait pas été qu’un mot de mépris insouciant. Mieuxvaut son cri, cent fois !… C’était une affirmation, unevictoire morale, achetée par d’innombrables défaites, des terreursabominables, des satisfactions abominables ; mais c’était unevictoire. Et c’est pourquoi je suis demeuré fidèle à Kurtz jusqu’aubout et même au delà : quand bien plus tard, j’entendis ànouveau, non pas sa voix, mais l’écho de sa magnifique éloquencequi jaillissait vers moi d’une âme aussi lucidement pure qu’unefalaise de cristal.

« Non, ils ne m’enterrèrent pas, bienqu’il y ait eu en fait une période de mon existence dont je ne mesouviens que confusément, avec un étonnement frissonnant, commed’un passage au travers d’un monde sans espoir et sans désir. Jefinis par me retrouver dans la ville des sépulcres, excédé del’aspect des gens qui se pressaient dans la rue pour se dérobermutuellement quelques sous, absorber leur infâme cuisine, avalerleur bière malsaine, rêver leurs rêves médiocres et imbéciles. Ilsempiétaient sur mes pensées. C’étaient des intrus et leur prétendueconnaissance de la vie n’était à mes yeux qu’irritante prétention,tant j’étais assuré qu’ils ne pouvaient savoir les choses que jesavais. Leur attitude, qui était simplement celle de créaturesordinaires vaquant à leurs affaires dans un sentiment de parfaitesécurité, me paraissait intolérable comme l’outrageante suffisancede la folie en face d’un danger qu’elle est incapable de discerner.Je ne me sentais aucun désir spécial de les éclairer, maisquelquefois j’avais peine à me retenir de pouffer au nez de cespersonnages gonflés de suffisance. Il me faut dire que je ne mesentais pas fort bien à cette époque. Je me traînais dans les rues(il y avait plusieurs affaires à régler) en ricanant amèrement enface de personnes parfaitement respectables. Je reconnais que maconduite était inexcusable, mais ma température était rarementnormale en ce temps-là. Et les efforts que faisait mon excellentetante « pour me rendre des forces » semblaient bien êtretout à fait à côté de la question, mes forces ne laissaient rien àdésirer, mon imagination, tout simplement, demandait à être calmée.J’avais gardé le paquet de papiers que m’avait donné Kurtz, nesachant trop qu’en faire. Sa mère était morte récemment, soignée,me dit-on, par la Fiancée de son fils. Un monsieur rasé de près,d’allure officielle et portant des lunettes d’or, vint me voir unjour et me posa diverses questions, enveloppées tout d’abord,discrètement pressantes ensuite, au sujet de ce qu’il se plaisait àappeler certains « documents ». Je n’éprouvai aucunesurprise, attendu que là-bas j’avais déjà eu deux attrapades à cepropos avec le Directeur. Je m’étais refusé à livrer le moindrebout de papier du paquet, et j’observai la même attitude à l’égardde l’homme à lunettes. Il finit par devenir confusément menaçantet, avec chaleur, me fit observer que la Société avait des droitssur le moindre renseignement touchant ses« territoires ». – « Et, ajoutait-il, les lumièresqu’avait M. Kurtz sur les régions inexplorées ont dû être trèsétendues et très particulières, étant donné ses grandes capacitéset les circonstances déplorables dans lesquelles il s’est trouvé.Par suite… ». Je l’assurai que les lumières de M. Kurtz,si étendues fussent elles, ne portaient sur aucun problèmeadministratif ou commercial. Il invoqua le nom de la Science.« Ce serait une perte incalculable si… » et ainsi desuite. Je lui offris le rapport sur la Suppression des CoutumesBarbares, dont le post-scriptum avait été préalablement déchiré. Ils’en saisit avec empressement, mais en terminant, il eut une mouedédaigneuse : « Ce n’est pas ce que nous avions le droitd’attendre », remarqua-t-il. « N’attendez rien d’autre,fis-je. Il n’y a que des lettres personnelles ». Il se retirasur une vague menace de mesures judiciaires et je ne le revis plus.Mais un autre gaillard, se disant le cousin de Kurtz, apparut deuxjours après et se déclara désireux d’avoir les détails les pluscomplets sur les derniers moments de son cher parent. Incidemment,il me donna à entendre que Kurtz avait été, avant tout, un grandmusicien. « Il avait tout ce qu’il fallait pour le plus grandsuccès… », me dit l’homme, un organiste, je crois, dont lesraides cheveux gris débordaient un col d’habit graisseux. Jen’avais aucune raison de mettre en doute cette affirmation et mêmeà l’heure actuelle, je demeure incapable de dire quelle était lavocation de Kurtz – pour autant qu’il en eût une – et quelétait le plus éminent de ses talents. Je l’avais pris pour unpeintre qui écrivait dans les journaux ou, inversement, pour unjournaliste qui savait peindre, mais le cousin, lui-même, quidurant la conversation se bourrait le nez de tabac, ne fut pas enmesure de m’indiquer ce que Kurtz avait été, exactement. C’était un« génie universel » ; j’en tombai d’accord avec levieux bonhomme qui, là-dessus, se moucha bruyamment dans un vastemouchoir de coton et se retira avec une agitation sénile, emportantquelques lettres de famille et des notes sans importance.Finalement s’amena un journaliste, désireux d’obtenir quelquesinformations sur le sort de son « cher collègue ». Cevisiteur m’informa que l’activité de Kurtz aurait dû s’orienter ducôté de la politique, d’une politique « à tendancespopulaires ». Il avait des sourcils touffus et droits, lescheveux raides tondus ras, un monocle au bout d’un large ruban et,devenant expansif, il me confia qu’à son avis Kurtz n’était pasécrivain pour un sou : « Mais, bon Dieu ! ce qu’ilsavait parler… Il électrisait son auditoire !… C’était unconvaincu, voyez-vous : il avait la foi… Il arrivait à croireen n’importe quoi !… Il eût fait un admirable chef de partiavancé. » – « De quel parti ?… » demandai-je. –« N’importe quel parti ! » répondit l’autre.« C’était un… un extrémiste… N’était-ce pas monavis ? » – Je l’admis. – « Et savais-je, reprit-il,avec un élan subit de curiosité, ce qui l’avait poussé à allerlà-bas ? » – « Oui, » fis-je et incontinent, jelui fourrai entre les mains le fameux Rapport avec autorisation dele publier s’il le jugeait à propos. Il le parcourut hâtivement, enmarmottant tout le temps, opina que « cela irait » ets’esquiva avec son butin.

« Je finis par demeurer avec une minceliasse de lettres et le portrait de la jeune fille. J’avais étéfrappé de sa beauté – j’entends de la beauté de son expression. Jesais qu’on arrive à faire mentir jusqu’à la lumière du jour, maison sentait bien qu’aucun artifice de pose ou d’éclairage n’avait puprêter à ses traits une aussi délicate nuance d’ingénuité. Elleapparaissait prête à écouter sans réserve, sans méfiance, sans unepensée pour soi-même. Je décidai que j’irais la voir et luiremettrais moi-même son portrait et ses lettres. Curiosité ? –sans doute et aussi quelque autre sentiment, peut-être… Tout ce quiavait appartenu à Kurtz m’était passé entre les mains : sonâme, son corps, sa station, ses projets, son ivoire, sa carrière.Il ne restait guère que son souvenir et sa Fiancée, et dans uncertain sens je tenais à céder cela aussi au passé, à confierpersonnellement tout ce qui me restait de lui à cet oubli qui estle dernier mot de notre sort commun. Je ne me défends pas. Je ne merendais pas clairement compte de ce qui se passait en moi.Peut-être n’était-ce qu’instinctive loyauté ; peut-êtreréalisation d’une de ces ironiques nécessités qui se dissimulentderrière les événements de l’existence humaine. Je n’en sais rien,je ne cherche pas à expliquer. Simplement j’allai chez elle.

« J’imaginais que le souvenir de Kurtzétait pareil à tous les souvenirs d’autres morts, qui s’accumulentdans la vie de chaque homme – vague impression faite sur la mémoirepar les ombres qui l’ont effleurée durant leur rapide et suprêmepassage. Mais devant la haute et massive porte, entre les largesmaisons d’une rue aussi tranquille et respectable qu’une allée decimetière, bien entretenue, il m’apparut ainsi que dans une vision,couché sur son brancard, la bouche voracement ouverte, comme pourdévorer la terre tout entière avec toute l’humanité. Il surgit à cemoment devant moi, aussi vivant qu’il l’avait jamais été, ombreavide, de magnifique apparence et d’épouvantable réalité, ombreplus noire que l’ombre de la nuit et drapé noblement dans les plisde son éloquence éclatante. La vision parut pénétrer dans la maisonen même temps que moi : la civière, les porteurs fantômes, lacohue sauvage des dociles adorateurs, l’obscurité de la forêt,l’étincellement du fleuve entre les courbes embrumées, le battementdu tam-tam régulier et voilé comme le battement d’un cœur, du cœurdes Ténèbres victorieuses. Ce fut un moment de triomphe pour lasauvagerie, une ruée envahissante et vengeresse que j’aurais,semblait-il, à refouler, seul pour le salut d’une autre âme. Et lesouvenir de ce que je lui avais entendu dire là-bas, dans la lueurdes feux, au sein de la patiente forêt, tandis que les ombresencornées s’agitaient derrière moi ces phrases entrecoupéesretentirent à nouveau en moi, dans leur sinistre et terrifiantesincérité. Je me rappelai ses abjectes instances, ses abjectesmenaces, l’ampleur démesurée de ses basses convoitises, lamédiocrité, le tourment, l’orageuse angoisse de son âme. Et ensuiteil me parut revoir l’air nonchalant et posé dont il me dit unjour : « « Tout cet ivoire en réalité m’appartient.La Société n’a rien eu à payer pour l’obtenir. Je l’ai recueillimoi-même, à mes risques personnels. Je crains cependant qu’ilsn’essaient d’y prétendre comme s’il était à eux. Hum ! c’estun point délicat… Que pensez-vous que je doive faire :résister ! Hé, je ne demande rien de plus que justice, aprèstout !… » Il ne demandait rien de plus que justice, rienque justice !… Je sonnai à une porte d’acajou au premierétage, et tandis que j’attendais, il semblait me regarder du fonddu panneau verni, de son regard immense et vaste qui étreignait,condamnait, exécrait tout l’univers. J’eus l’impression quej’entendais son cri, son cri à voix basse :« l’horreur ! l’horreur !… »

« L’ombre tombait. On me fit attendredans un ample salon où trois hautes fenêtres s’ouvrant du plancherau plafond, avaient l’air de piliers lumineux et drapés. Desdorures luisaient sur les pieds recourbés et le dossier desfauteuils. La large cheminée de marbre était d’une froide etmonumentale blancheur. Un piano à queue s’étalait massivement dansun angle, avec d’obscurs reflets sur ses plans unis, pareil à unsombre sarcophage poli. Une haute porte s’ouvrit, se referma. Je melevai. « Elle s’avança, tout en noir, la face pâle, commeflottant vers moi dans le crépuscule. Elle était en deuil. Il yavait plus d’un an qu’il était mort : plus d’un an depuis quela nouvelle était arrivée, mais il apparaissait bien qu’elle étaitdestinée à se souvenir et à pleurer toute la vie. Elle prit mesdeux mains dans les siennes et murmura : « J’avaisentendu dire que vous viendriez… » Je remarquai qu’ellen’était pas très jeune – j’entends qu’elle n’avait rien de la jeunefille. Elle avait, de l’âge mûr, toutes les aptitudes à lafidélité, à la foi, à la souffrance. La pièce s’était faite plusobscure, comme si toute la triste lumière de cet après-midi couvertse fût réfugiée sur son front. Cette chevelure blonde, ce pâlevisage, ce dur sourcil, semblaient comme entourés d’un halo cendréd’où les yeux sombres me dévisageaient. Leur regard était innocent,profond, respirant la confiance et l’invitant à la fois. Elleportait sa tête meurtrie, comme si elle eût été fière de sameurtrissure, comme si elle eût voulu dire : moi seule sais lepleurer comme il le mérite ! Mais tandis que nos mains setouchaient encore, un air de si affreuse désolation passa sur saface que je compris qu’elle n’était point de celles dont le tempsse fait un jouet. Pour elle, c’est hier seulement qu’il était mort.Et vraiment, l’impression fut si saisissante qu’à moi aussi, ilsembla n’être mort qu’hier – que dis-je ? à l’instant même… Jeles vis l’un et l’autre au même endroit du temps : la mort decelui-là, la douleur de celle-ci. Je vis quelle avait été sadouleur : je revis ce qu’avait été sa mort. Comprenez-moi. Jeles vis ensemble, je les entendis en même temps. Elle m’avait dit,avec un sanglot profond dans la voix : « J’aisurvécu !… » et cependant mes oreilles abusées croyaiententendre distinctement, mêlé à ses accents de regret tragique, lemurmure décisif par quoi l’autre avait prononcé son éternellecondamnation. Je me demandai ce que je faisais là, non sans unsentiment de panique dans le cœur, comme si je m’étais fourvoyé enquelque région de cruels et absurdes mystères interdits aumortel.

« Elle me mena vers un siège. Nous nousassîmes. Je déposai doucement le paquet sur la petite table et ellemit la main dessus.

– « Vous le connaissiez bien… »murmura-t-elle après un instant de douloureux silence.

– « L’intimité est prompte, là-bas,fis-je. Je le connaissais aussi bien qu’il est possible à un hommed’en connaître un autre…

– « Et vous l’admiriez, reprit-elle.Il était impossible de le connaître et de ne pas l’admirer,l’est-ce pas ?…

– « C’était un hommeremarquable »… fis-je d’une voix mal assurée. Et devant lafixité implorante de son regard qui semblait attendre autre choseencore, je repris : « Il était impossible de ne pas…

– « De ne pas l’aimer !… »acheva-t-elle gravement, cependant que je demeurais muet etconfondu. – « Que c’est vrai ! Que c’est vrai !…Mais penser que personne ne l’a connu comme je l’ai connu… J’avaistoute sa noble confiance… C’est moi qui le connaissais lemieux… »

– « C’est vous qui le connaissiez lemieux », répétai-je. Et peut-être était-ce exact. Mais àchaque parole qui était prononcée, la pièce se faisait plus sombre,son front seul, uni et clair, demeurait illuminé, del’inextinguible lumière de la foi et de l’amour…

– « Vous étiez son ami,continua-t-elle. Son ami, répéta-t-elle un peu plus haut. Vousdevez l’avoir été, puisqu’il vous a donné ceci et qu’il vous aenvoyé vers moi… Je sens que je puis vous parler et… Ah ! ilfaut que je parle… Je veux que vous sachiez, vous qui avezrecueilli ses derniers mots, que j’ai été digne de lui. Ce n’estpas de l’orgueil… Eh bien, oui, je suis fière de savoir que je l’aicompris mieux que quiconque au monde – c’est lui-même qui me l’adit… Et depuis que sa mère est morte, je n’ai eu personne, personnepour… pour… »

« J’écoutais. L’obscurité s’épaississait.Je n’étais même pas assuré d’avoir reçu la liasse qui lui étaitdestinée. J’ai quelque lieu de croire que ce qu’il avait voulu meconfier, c’était un autre paquet de papiers qu’un soir, après lamort de Kurtz, j’avais vu entre les mains du Directeur qui lesexaminait sous la lampe. Et la jeune fille parlait, tirant de lacertitude qu’elle avait de ma sympathie un réconfort dans sonaffliction ; elle parlait comme boit l’homme altéré. J’avaisentendu dire que ses fiançailles avec Kurtz n’avaient pas étéapprouvées par sa famille. Peut-être n’était-il pas assez riche… Enfait j’ignore s’il n’avait pas été un pauvre diable toute sa vie.Il m’avait donné quelque raison de supposer que c’étaitl’impatience de sa pauvreté relative qui l’avait poussé là-bas.

– « Qui n’eût pas été son ami, aprèsl’avoir entendu parler !… » disait-elle. – « C’estpar ce qu’ils avaient de meilleur en eux qu’il prenait tous leshommes… » Elle me jeta un regard intense. – « C’est ledon des plus grands, reprit-elle, et le son de sa voix bassesemblait trouver son accompagnement dans les autres bruits, pleinsde mystère, de désolation et de tristesse que j’avais entendusailleurs ; le ruissellement du fleuve, le bruissement desarbres agités par le vent, les murmures de la cohue sauvage, lefaible frémissement des mots incompréhensibles proférés au loin, lesoupir d’une voix qui parlait par-delà le seuil des ténèbreséternelles. – « Mais vous l’avez entendu !… Voussavez !… » s’écria-t-elle.

– « Oui, je sais !… »fis-je, avec je ne sais quoi dans le cœur qui ressemblait à dudésespoir, mais incliné devant la foi qui l’animait, devant cettegrande illusion salutaire qui brillait d’un éclat surnaturel dansles ténèbres, les victorieuses ténèbres dont je n’aurais su ladéfendre, dont je ne pouvais me défendre moi-même.

– « Quelle perte pour moi – pournous, se reprit-elle avec une magnanime générosité, et elle ajoutadans un murmure : « pour le monde entier »… Auxdernières lueurs du crépuscule je pouvais distinguer la lumière deses yeux pleins de larmes, de larmes qui ne voulaient pascouler.

– « J’ai été très heureuse, trèsfortunée, très fière, continua-t-elle. Trop fortunée, trop heureusependant quelque temps. Et maintenant je suis malheureuse pourtoujours… »

« Elle se leva. Ses cheveux blondssemblaient recueillir, dans un scintillement doré, tout ce quirestait de clarté dans l’air. Je me levai à mon tour.

– « Et de tout cela, fit-elleencore, avec désolation, de tout ce qu’il promettait, de toute sagrandeur, de cette âme généreuses de ce cœur si noble, il ne resteplus rien – rien qu’un souvenir… Vous et moi…

– « Nous nous souviendrons toujoursde lui !… » fis-je hâtivement.

– « Non, s’écria-t-elle. Il estimpossible que tout soit perdu, qu’une vie comme la sienne soitsacrifiée sans rien laisser derrière elle – sinon de la douleur…Vous savez quels étaient ses vastes projets. Je les connaissaisaussi. Peut-être ne comprenais-je pas. Mais d’autres étaient aucourant. Il doit demeurer quelque chose. Ses paroles au moins nesont pas mortes !… »

– « Ses paroles resteront,dis-je…

– « Et son exemple, murmura-t-elle,comme pour elle-même. On avait les yeux fixés sur lui. Sa bontébrillait dans toutes ses actions. Son exemple…

– « C’est vrai, fis-je. Son exempledemeure aussi. Oui, son exemple, je l’oubliais…

– « Mais non, je n’oublie pas. Je nepuis, je ne puis croire encore, je ne puis croire que je ne lereverrai plus, que personne ne le verra plus jamais… »

« Comme vers une image qui s’éloigne,elle joignit ses mains pâles et tendit ses bras qui, à contre-jourde l’étroite et pâlissante lueur de la fenêtre, apparurent toutnoirs. Ne plus jamais le revoir ! – Je le revoyais à ce momentbien assez distinctement !… Toute ma vie, je reverrai celoquace fantôme, et je la verrai elle-même, ombre tragique etfamilière, pareille dans son attitude, à une autre,également tragique, et ornée de charmes impuissants, qui étendaitses bras nus, au-dessus du scintillement du fleuve infernal, dufleuve de ténèbre. Soudain, elle dit, très bas : « Il estmort comme il a vécu… »

– « Sa mort, fis-je, cependantqu’une sourde irritation montait en moi, a été de tous points dignede sa vie.

– « Et je n’étais pas auprès delui, » murmura-t-elle.

Mon irritation céda à un sentiment de pitiésans bornes.

– « Tout ce qui pouvait êtrefait… », bredouillai-je.

– « Ah ! J’avais foi en luiplus que quiconque au monde !… Plus que sa propre mère… Plusque lui-même. Il avait besoin de moi… Ah ! J’auraisjalousement recueilli le moindre de ses soupirs, ses moindresparoles, chacun de ses mouvements, chacun de sesregards. »

Je sentis une main glacée sur ma poitrine.« Ne l’ai-je pas fait ?… » dis-je d’une voixétouffée.

– « Pardonnez-moi !… J’ai silongtemps pleuré en silence, en silence. Vous êtes demeuré aveclui, jusqu’au bout… Je songe à son isolement… Personne auprès delui pour le comprendre, comme je l’aurais compris… Personne pourentendre…

– « Jusqu’au bout, fis-je d’un tonsaccadé… J’ai entendu ses derniers mots… » Je m’arrêtai,saisi.

– « Répétez-les, murmura-t-elle d’unton accablé. Je veux, je veux avoir quelque chose avec quoi jepuisse vivre… »

« Je fus sur le point de lui crier :« Mais ne les entendez-vous pas ? » L’obscuritéautour de nous ne cessait de les répéter dans un chuchotementpersistant, dans un chuchotement qui semblait s’enfler de façonmenaçante, comme le premier bruissement du vent qui se lève :« L’horreur ! L’horreur !… »

– « Son dernier mot : que j’enpuisse vivre !… » reprit-elle. « Ne comprenez-vousdonc pas que je l’aimais, je l’aimais, jel’aimais ! »

Je me ressaisis et parlantlentement :

– « Le dernier mot qu’il aitprononcé : ce fut votre nom… »

Je perçus un léger soupir et mon cœur ensuitecessa de battre, comme arrêté net par un cri exultant et terrible,un cri d’inconcevable triomphe et de douleur inexprimable :« Je le savais, j’en étais sûre !… » Elle savait.Elle était sûre. Je l’entendis sangloter : elle avait cachéson visage dans ses mains. J’eus l’impression que la maison allaits’écrouler avant que je n’eusse le temps de m’esquiver, que le cielallait choir sur ma tête. Mais rien de pareil. Les cieux ne tombentpas pour si peu. Seraient-ils tombés, je me le demande, si j’avaisrendu à Kurtz la justice qui lui était due ?… N’avait-il pasdit qu’il ne demandait que justice ? Mais je ne pouvais pas.Je ne pouvais lui dire. C’eût été trop affreux, décidément tropaffreux… » Marlow s’arrêta et demeura assis à l’écart,indistinct et silencieux, dans la pose de Bouddha qui médite.Personne, pendant un moment, ne fit un mouvement. – « Nousavons manqué le premier flot de la marée », fitl’administrateur tout à coup. Je relevai la tête. L’horizon étaitbarré par un banc de nuages noirs et cette eau, qui comme un chemintranquille mène aux confins de la terre, coulait sombre sous unciel chargé, semblait mener vers le cœur même d’infiniesténèbres.

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