Jeunesse- Le Coeur des ténèbres

Jeunesse- Le Coeur des ténèbres

de Joseph Conrad

NOTE DE L’AUTEUR

Les contes qui composent ce volume ne sauraient prétendre à une unité d’intention artistique. Le seul lien qui existe entre eux est celui de l’époque où ils furent écrits. Ils appartiennent à la période qui suivit immédiatement la publication du Nègre du Narcisse et qui précéda la première conception de Nostromo, deux livres qui, me semble-t-il, tiennent une place à part dans l’ensemble de mon œuvre. C’est aussi l’époque où je collaborai au Blackwood’s Magazine, cette époque que domine Lord Jim et qui est associée dans mon souvenir reconnaissant avec l’encourageante et serviable bienveillance de feu M. William Blackwood.

Jeunesse ne fut pas ma première contribution au Blackwood’s Magazine ; ce fut la seconde ; mais ce conte marque la première apparition dans le monde de cet homme appelé Marlow avec qui mon intimité ne fit que croître au cours des années. Les origines de ce gentleman (personne autant que je sache n’a jamais donné à entendre qu’il put être rien de moins que cela), ses origines, dis-je, ont fait l’objet de discussions littéraires : discussions des plus amicales, je me plais à le reconnaître.

On pourrait croire que je suis mieux que personne à même de jeter quelque lumière sur cette question :mais à la vérité cela ne me semble pas très facile. Il m’estagréable de penser que personne ne l’a accusé d’intentionsfrauduleuses ni ne l’a traité de charlatan : mais, à partcela, on a fait à son endroit toutes sortes de suppositions :on y a eu un habile paravent, un simple expédient, un prête-nom, unesprit familier, un daemon chuchotant. On m’a mêmesoupçonné d’avoir longuement préparé un plan pour m’emparer delui.

Il n’en est rien. Je n’ai fait aucun plan.Marlow et moi nous nous sommes rencontrés, ainsi que se fontces relations de ville d’eaux qui parfois se transforment enamitiés véritables. Celle-ci a eu précisément cette fortune. Endépit du ton assuré de ses opinions Marlow n’a rien d’un importun.Il hante mes heures de solitude, lorsque nous partageons en silencenotre bien-être et notre entente ; mais lorsque nous nousséparons à la fin d’un conte, je ne suis jamais sûr que ce ne soitpas pour la dernière fois. Et pourtant je ne crois pas que l’un denous se soucierait fort de survivre à l’autre. Lui, en tout cas, yperdrait son occupation et je crois qu’il ne serait pas sans ensouffrir, car je le soupçonne de quelque vanité. Je ne prends pasle mot vanité au sens salomonesque. De toutes mescréatures il est bien assurément le seul qui n’ait jamais été untracas pour mon esprit. Le plus discret et le plus compréhensif deshommes…

Avant même de paraître en volume,Jeunesse reçut un excellent accueil. Il me faut bienreconnaître enfin, – et c’est d’ailleurs un endroit quiconvient parfaitement à cet aveu, – que j’ai été toute mavie, toutes mes deux vies, l’enfant gâté, – quoiqueadopté, de la Grande-Bretagne, et même de l’Empirebritannique : puisque c’est l’Australie qui m’a donné monpremier commandement. Je fais cette déclaration, non pas par unsecret penchant à la mégalomanie mais tout au contraire, comme unhomme qui n’a pas grande illusion sur soi-même. J’obéis en cela àces instincts de gloriole et d’humilité naturelles, qui sontinhérents à l’humanité tout entière. Car l’on ne saurait nier queles hommes s’enorgueillissent non pas de leurs propres mérites,mais bien plutôt de leur prodigieux bonheur : de ce qui, aucours de leurs vies, doit leur faire offrir actions de grâce etsacrifices sur les autels des divinités impénétrables.

Le Cœur des Ténèbres attira égalementl’attention dès le début et l’on peut dire ceci, en ce qui concerneses origines : nul n’ignore que la curiosité des hommes lespousse à aller fourrer leur nez dans toutes sortes d’endroits (oùils n’ont que faire) et à en revenir avec toutes sortes dedépouilles. Ce conte-ci, et un autre qui ne figure pas dans cevolume[1], sont tout le butin que je rapportaidu centre de l’Afrique, où, à la vérité, je n’avais que faire. Plusambitieux dans son dessein et d’un plus long développement, leCœur des Ténèbres n’en est pas moins aussi fondamentalementauthentique que Jeunesse. Il est visiblement écrit dans untout autre esprit. Sans vouloir en caractériser précisément lanature, il n’est personne qui ne puisse voir que ce n’estassurément pas l’accent du regret ni celui du souvenirattendri.

Une remarque encore. Jeunesse estun produit de la mémoire. C’est le fruit de l’expériencemême : mais cette expérience, dans ses faits, dans sa qualitéintérieure et sa couleur extérieure, commence et s’achève enmoi-même. Le Cœur des Ténèbres est également le résultatd’une expérience, mais c’est l’expérience légèrement poussée (trèslégèrement seulement) au delà des faits eux-mêmes, dans l’intentionparfaitement légitime, me semble-t-il, de la rendre plus sensible àl’esprit et au cœur des lecteurs. Il ne s’agissait plus là d’unesincérité de couleur. C’était comme un art entièrement différent.Il fallait donner à ce sombre thème une résonance sinistre, unetonalité particulière, une vibration continue qui, je l’espérais dumoins, persisterait dans l’air et demeurerait encore dansl’oreille, après que seraient frappés les derniersaccords.

1917.

J. C.

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