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Jim l’Indien

Jim l’Indien

de Gustave Aimard

Présentation de l’œuvre.

Jim l’Indien est paru sous la double signature de Gustave Aimard et Jules Berlioz d’Auriac. Il n’est pas le seul. Douze romans en tout, publiés chez Degorce-Cadot, ont eu droit à cette double signature. En 1866 et 1867, ils sont pourtant parus une première fois chez Brunet, sous la seule signature de Jules Berlioz d’Auriac : ce sont d’abord, en 1866L’Esprit blanc, L’Aigle noir des Dacotahs, Les Pieds Fourchus, Le Mangeur de poudre, Rayon de Soleil et Les Scalpeurs des Ottawas ; en 1867, ce sont Les Forestiers du Michigan, Œil de Feu, Cœur de Panthère, Les Terres d’or, Jim l’Indien et La Caravane des sombreros. Ce n’est qu’en 1878 et1879 que ces œuvres reparaissent sous la double signature d’Aimard et de Jules Berlioz d’Auriac. Il y aurait donc eu accaparement des œuvres par Aimard, offrant en échange sa célébrité à un Jules Berlioz d’Auriac qui n’avait pas la sienne. Une telle interprétation paraît convaincante si l’on observe la lettre même des œuvres. Le style, plus descriptif que celui de Gustave Aimard,la description d’une Amérique plus réaliste que la prairie abstraite d’Aimard, la vision des Indiens et de leurs oppositions assez éloignée de celle que l’on retrouve généralement, le choixmême d’une région qui n’est pas celle que préfère l’écrivain, biendes traits semblent confirmer qu’il n’est pas l’auteur véritable deces œuvres.

Les choses se compliquent lorsqu’ondécouvre, avec Simon Jeune (Les types américains dans le romanet le théâtre français), que les romans de Jules Berliozd’Auriac sont sans doute dus en réalité à la plume d’auteursaméricains que Simon Jeune ne nomme pas. Nous n’avons pu levérifier, mais le cadre et le titre laissent à penser que Jiml’Indien soit en réalité la traduction – ou l’adaptation –d’un dime novel de Edward Stewart Ellis, Indian Jim.A Tale of the Minnesota Massacre, publié chez Beadle and Adamsen 1864 dans la revue Beadle’s Dime Novel, puis dansdivers dime novels, la texte ayant connu un succès certainaux États-unis (il a même été publié en Grande-Bretagne dansun penny dreadful). Nous n’avons pu vérifier la relation, maisil y a de fortes chances qu’il s’agisse de l’œuvre originale.L’attention aux settlers et aux colons, la référenceimplicite aux massacres de 1862, la haine pour les Indiens et lavolonté de mettre en cause la vision angélique des« sauvages » (à travers l’expérience de Halleck) tellequ’elle avait prévalu à l’époque de Fenimore Cooper renvoienettement aux œuvres du second roman de l’Ouest écrit par lesAméricains, celui qui a fait les beaux jours des dimenovels. Le rythme de la colonisation américaine a exacerbé lesaffrontements entre les Blancs et les autochtones : à force devoir leurs terres progressivement confisquées par les nouveauxcolons, les Indiens se sont révoltés de plus en plusfréquemment ; les incidents se sont multipliés, et les Indiensapparaissent désormais comme une menace permanente. En parallèle,la pression constante des nouveaux immigrés américains impose unepolitique de dévalorisation du « sauvage » afin dejustifier la politique d’annexion des terres indiennes. Edward S.Ellis a été l’un des principaux auteurs de cette seconde vague, etil a en particulier écrit une série d’ouvrages consacrés auxmassacres opérés par les Indiens dans les années 1860.

Edward Sylvester Ellis (1840-1916) futl’un des plus fameux auteurs de dime novels, cesfascicules bon marchés qui firent les beaux jours des lecteursaméricains avant d’être remplacés par les pulps. Il estl’auteur du premier dime publié par la maison Beadle,Seth Jones, or The Captives of the Frontier, qui a sans douteconnu le plus gros succès de l’histoire du dime puisqu’ils’est vendu à près de 600 000 exemplaires. Ses autres œuvresfameuses sont The Life of Colonel David Crockett, quicontribua fortement à la légende du pionnier, BillBiddon,Trapper (1860), ou encore The Lost Trail(1864). Outre ces récits de l’Ouest américain, Ellis aégalement écrit de nombreux romans d’aventures géographiques, àcette époque où le western ne s’était pas encore bien différenciédu roman d’aventures géographiques. Ellis était enseignant, etavait en partie construit sa fortune littéraire en disant utiliser,pour écrire ses récits, ses souvenirs des exploits d’un onclecoureur des bois. En réalité, il s’inspirait largement de l’œuvrede Fenimore Cooper, qu’il adaptait à la jeunesse et aux goûts dupublic populaire. Son personnage le plus fameux, l’Indien Deerfoot(Hunters of the Ozark, The Camp in the Mountainset The last War Trail, republiés avec les titresDeerfoot in the Forest, Deerfoot in the Prairie,Deerfoot in the Mountains) rappelle d’ailleurs Lescompagnons de Deerslayer de Cooper. À partir des années 1890,Ellis s’est mis à écrire des ouvrages historiques, parmi lesquelsune fameuse biographie de Jefferson.

Que Jim l’Indien appartienne auxœuvres d’Aimard, de Jules Berlioz d’Auriac, à celles d’EdwardSylvester Ellis ou d’un mystérieux quatrième écrivain, il s’agitd’un exemple intéressant de la vision populaire de l’Amérique quiprévalait avant l’avènement du western cinématographique.

Ces informations sont en partie tirées del’excellent numéro 13 du Rocambole consacré à GustaveAimard.

Chapitre 1SUR L’EAU.

Par une brûlante journée du mois d’août 1862un petit steamer sillonnait paisiblement les eaux brunes duMinnesota. On pouvait voir entassés pêle-mêle sur le pont, hommes,femmes, enfants, caisses, malles, paquets, et les mille inutilitésindispensables à l’émigrant, au voyageur.

Les bordages du paquebot étaient couronnésd’une galerie mouvante de têtes agitées, qui toutes se penchaientcurieusement pour mieux voir la contrée nouvelle qu’on allaittraverser.

Dans cette foule aventureuse il y avait lestypes les plus variées : le spéculateur froid et calculateurdont les yeux brillaient d’admiration lorsqu’ils rencontraient lagrasse prairie au riche aspect, et les splendides forêts bordant lefleuve ; le Français vif et animé ; l’Anglais au visagesolennel ; le pensif et flegmatique Allemand ; l’écossaisà la mine résolue, aux vêtements bariolés de jaune ;l’Africain à peau d’ébène. – Une marchandise de contrebande, commeon dit maintenant. – Tous les éléments d’un monde miniatures’agitaient dans l’étroit navire, et avec eux, passions, projets,haines, amours, vice, vertus.

Sur l’avant se tenaient deux individusparaissant tout particulièrement sensibles aux beautés du glorieuxpaysage déployé sous leurs yeux.

Le premier était un jeune homme de hautetaille dont les regards exprimaient une incommensurable confianceen lui-même. Un large Panama ombrageait coquettement sa tête ;un foulard blanc, suspendu avec une savante négligence derrière lechapeau pour abriter le cou contre les ardeurs du soleil, ondulaitmoelleusement au gré du zéphyr ; une orgueilleuse chaîne d’orchargée de breloques s’étalait, fulgurante, sur son gilet ;ses mains, gantées finement, étaient plongées dans les poches d’unléger et adorable paletot en coutil blanc comme la neige.

Il portait sous le bras droit un assez grosportefeuille rempli d’esquisses artistiques et Croquis exécutésd’après nature, au vol de la vapeur.

Ce beau jeune homme, si aristocratique, senommait M. Adolphus Halleck, dessinateur paysagiste, qui remontaitle Minnesota dans le but d’enrichir sa collection de vuespittoresques.

Les glorieux travaux de Bierstadt sur lespaysages et les mœurs des Montagnes Rocheuses avait remplid’émulation le jeune peintre ; il brillait du désir devisiter, d’observer avec soin les hautes terres de l’Ouest, et derecueillir une ample moisson d’études sur les nobles montagnes, lesplaines majestueuses, les lacs, les cataractes, les fleuves, leschasses, les tribus sauvages de ces territoires fantastiques.

Il était beau garçon ; son visage un peupâle, coloré sur les joues, d’un ovale distingué annonçait unecomplexion délicate mais aristocratique, On n’aurait pu leconsidérer comme un gandin, cependant il affichait de grandesprétentions à l’élégance, et possédait au grand complet lesqualités sterling d’un gentleman.

La jeune lady qui était proche de sir Halleckétait une charmante créature, aux yeux animés, aux traits régulierset gracieux, mais pétillant d’une expression malicieuse.Évidemment, c’était un de ces esprits actifs, piquants, dont lasaveur bizarre et originale les destine à servir d’épices dansl’immense ragoût de la société.

Miss Maria Allondale était cousine de sirAdolphus Halleck.

– Oui, Maria, disait ce dernier, enregardant par dessus la tête de la jeune fille, les rivages fuyantà toute vapeur ; oui, lorsque je reviendrai à la fin del’automne, j’aurai collectionné assez de croquis et d’études pourm’occuper ensuite pendant une demi-douzaine d’années.

– Je suppose que les paysagesenvironnants vous paraissent indignes des efforts de votre pinceau,répliqua la jeune fille en clignant les yeux.

– Je ne dis pas précisément cela… tenez,voici un effet de rivage assez correct ; j’en ai vu desemblables à l’Académie. Si seulement il y avait un groupeconvenable d’Indiens pour garnir le second plan, ça ferait untableau, oui.

– Vous avez donc conservé vos vieillesamours pour les sauvages ?

– Parfaitement. Ils ont toujours fait monadmiration, depuis le premier jour où, dans mon enfance, j’aidévoré les intéressantes légendes de Bas-de-Cuir, j’ai toujours eusoif de les voir face à face, dans leur solitude native, au milieude calmes montagnes où la nature est sereine, dans leur pureté derace primitive, exempte du contact des Blancs !

– Oh ciel ! quel enthousiasme !vous ne manquerez pas d’occasions, soyez-en sûr ; vous pourrezrassasier votre « soif » d’hommes rouges !seulement, permettez-moi de vous dire que ces poétiques visionss’évanouiront plus promptement que l’écume de ces eauxbouillonnantes.

L’artiste secoua la tête avec unsourire :

– Ce sont des sentiments tropprofondément enracinés pour disparaître aussi soudainement. Je vousaccorde que, parmi ces gens-là, il peut y avoir des gredins et desvagabonds ; mais n’en trouve-t-on pas chez les peuplescivilisés ? Je maintiens et je maintiendrai que, comme race,les Indiens ont l’âme haute, noble, chevaleresque ; ils noussont même supérieurs à ce point de vue.

– Et moi, je maintiens et je maintiendraiqu’ils sont perfides, traîtres, féroces !… c’est unerepoussante population, qui m’inspire plus d’antipathie que destigres, des bêtes fauves, que sais-je ! vos sauvages duMinnesota ne valent pas mieux que les autres !

Halleck regarda pendant quelques instants avecun sourire malicieux, sa charmante interlocutrice qui s’étaitextraordinairement animée en finissant.

– très bien ! Maria, vous connaissezmieux que moi les Indigènes du Minnesota. Par exemple, j’ose direque la source où vous avez puisé vos renseignements laisse quelquechose à désirer sur le chapitre des informations ; vous n’avezentendu que les gens des frontières, les Borders, qui euxaussi, sont sujets à caution. Si vous vouliez pénétrer dans lesbois, de quelques centaines de milles, vous changeriez biend’avis.

– Ah vraiment ! moi, changerd’avis ! faire quelques centaines de milles dans lesbois ! n’y comptez pas, mon beau cousin ! Une seule chosem’étonne, c’est qu’il y ait des hommes blancs, assez fous pour secondamner à vivre en de tels pays. Oh ! je devine ce qui vousfait rire, continua la jeune fille en souriant malgré elle ;vous vous moquez de ce que j’ai fait, tout l’été, précisément ceque je condamne. Eh bien ! je vous promets, lorsque je serairevenue chez nous à Cincinnati, cet automne, que vous ne mereverrez plus traverser le Mississipi. Je ne serais point sur cetteroute, si je n’avais promis à l’oncle John de lui rendre unevisite ; il est si bon que j’aurais été désolée de lechagriner par un refus.

« L’oncle John Brainerd » n’étaitpas, en réalité, parent aux deux jeunes gens. C’était un amid’enfance du père de Maria Allondale ; et toute la famille ledésignait sous le nom d’oncle.

Après s’être retiré dans la région deMinnesota en 1856, il avait exigé la promesse formelle, que tousles membres de la maison d’Allondale viendraient le voir ensembleou séparément, lorsque son settlement serait bienétabli.

Effectivement, le père, la mère, tous lesenfants mariés ou non, avaient accompli ce gai pèlerinage :seule Maria, la plus jeune, ne s’était point rendue encore auprèsde lui. Or, en juin 1862, M. Allondale l’avait amenée à Saint-Paul,l’avait embarquée, et avait avisé l’oncle John de l’envoi dugracieux colis ; ce dernier l’attendait, et se proposait degarder sa gentille nièce tout le reste de l’été.

Tout s’était passé comme on l’avaitconvenu ; la jeune fille avait heureusement fait le voyage, etavait été reçue à bras ouverts. La saison s’était écoulée pour ellele plus gracieusement du monde ; et, parmi ses occupationshabituelles, une correspondance régulière avec son cousin Adolphen’avait pas été la moins agréable.

En effet, elle s’était accoutumée à l’idée dele voir un jour son mari, et d’ailleurs, une amitié d’enfance lesunissait tous deux. Leurs parents étaient dans le mêmenégoce ; les positions des deux familles étaient égalementbelles ; relations, éducation, fortune, tout concourait àfaire présager leur union future, comme heureuse et bienassortie.

Adolphe Halleck avait pris ses grades à Yale,car il avait été primitivement destiné à l’étude des lois. Mais, enquittant les bancs, il se sentit entraîné par un goût passionnépour les beaux-arts, en même temps qu’il éprouvait un profonddégoût pour les grimoires judiciaires.

Pendant son séjour au collège, sa grandeoccupation avait été de faire des charges, des pochades, descaricatures si drolatiques que leur envoi dans sa famille avaitobtenu un succès de rire inextinguible ; naturellement sonpère devint fier d’un tel fils ; l’orgueil paternel secommuniqua au jeune homme ; il fut proposé par lui, et décrétépar toute la parenté qu’il serait artiste ; on ne lui demandaqu’une chose : de devenir un grand homme.

Lorsque la guerre abolitionniste éclata, lejeune Halleck bondit de joie, et, à force de diplomatie, parvint àentrer comme dessinateur expéditionnaire dans la collaborationd’une importante feuille illustrée. Mais le sort ne le servit pasprécisément comme il l’aurait voulu ; au premier engagement,lui, ses crayons et ses pinceaux furent faits prisonniers.Heureusement, il se rencontra, dans les rangs ennemis, avec unofficier qui avait été son camarade de classe, à Yale. Halleck futmis en liberté, et revint au logis, bien résolu à chercherdésormais la gloire partout ailleurs que sous les drapeaux.

Les pompeuses descriptions des glorieuxpaysages du Minnesota que lui faisait constamment sa cousine,finirent par décider le jeune artiste à faire une excursion dansl’Ouest. – Mais il fit tant de stations et chemina à si petitesjournées, qu’il mit deux mois à gagner Saint-Paul.

Cependant, comme tout finit, même lesflâneries de voyage, Halleck arriva au moment où sa cousinequittait cette ville, après y avoir passé quelques jours et il netrouva rien de mieux que de s’embarquer avec elle dans le bateaupar lequel elle effectuait son retour chez l’oncle John.

Telles étaient les circonstances danslesquelles nos jeunes gens s’étaient réunis, au moment où nous lesavons présentés au lecteur.

– D’après vos lettres, l’oncle John jouitd’une santé merveilleuse ? reprit l’artiste, après une courtepause.

– Oui ; il est étonnant. Vous savezles craintes que nous concevions à son égard, lorsque après sesdésastres financiers, il forma le projet d’émigrer, il y a quelquesannées ? Mon père lui offrit des fonds pour reprendre lesaffaires ; mais l’oncle persista dans ses idées de départ,disant qu’il était trop âgé pour recommencer cette vie là, et assezjeune pour devenir un « homme des frontières. » Il apourtant cinquante ans passés, et sur sept enfants, il en a cinq demariés ; deux seulement sont encore à la maison, Will etMaggie.

– Attendez un peu…, il y a quelque tempsque je n’ai vu Maggie, çà commence à faire une grande fille. EtWill aussi… il y a deux ans c’était presque un homme.

– Maggie est dans ses dix-huit ans ;son frère à quatre ans de plus qu’elle.

Sans y songer, Adolphe regarda Maria pendantqu’elle parlait ; il fut tout surpris de voir qu’elle baissales yeux et qu’une rougeur soudaine envahit ses joues. Cessymptômes d’embarras ne durèrent que quelques secondes ; maisHalleck les avait surpris au passage ; cela lui avait mis entête une idée qu’il voulut éclaircir.

– Il y a un piano chez l’oncle John, jesuppose ? demanda-t-il.

– Oh oui ! Maggie n’aurait pu s’enpasser. C’est un vrai bonheur pour elle.

– Naturellement… Ces deux enfants-làn’ont pas à se plaindre ; ils ont une belle existence enperspective. Will a-t-il l’intention de rester-là, et de suivre lestraces de son père ?

– Je ne le sais pas.

– Il me semble qu’il a dû vous enparler.

Tout en parlant, il regarda Maria en face etla vit rougir, puis baisser les yeux. L’artiste en savaitassez ; il releva les yeux sur le paysage, d’un air rêveur, etcontinua la conversation.

– Oui, le petit Brainerd est un beaugarçon ; mais, à mon avis, il ne sera jamais un artiste.A-t-il fini son temps de collège ?

– Dans deux ans seulement.

– Quel beau soldat cela ferait !notre armée a besoin de pareils hommes.

– Will a fait ses preuves. Il a passébien près de la mort à la bataille de Bullrun. La blessure qu’il areçue en cette occasion est à peine guérie.

– Diable ! c’était sérieux !quel était son commandant ; Stonewal, Jackson, ouBeauregard ?

– Adolphe Halleck ! !

L’artiste baissa la tète en riant, pouresquiver un coup de parasol que lui adressait sa cousinefurieuse.

– Tenez, Maria, voici ma canne, vouspourriez casser votre ombrelle.

– Pourquoi m’avez-vous fait cettequestion ?

– Pour rien, je vous l’assure…

La jeune fille essaya de le regarderbravement, Sans rire et sans rougir ; mais cette tentativeétait au-dessus de ses forces, elle baissa la tête d’un airmutin.

– Allons ! ne vous effarouchez pas,chère ! dit enfin le jeune homme avec un calme sourire. Cepetit garçon est tout à fait honorable, et je serais certainementla dernière personne qui voudrait en médire. Mais revenons à notrevieux thème, les sauvages. En verrai-je quelque peu, pendant monséjour chez l’oncle John ?

– Cela dépend des quantités qu’il vous enfaut pour vous satisfaire. Un seul, pour moi, c’est beaucoup trop.Ils rôdent sans cesse dans les environs ; vous ne pourrezfaire une promenade sans les rencontrer.

– Alors, je pourrai en portraicturer deuxou trois ?

– Sur ce point, voici un renseignementprécis. Prenez un des plus horribles vagabonds des rues de NewYork ; passez-lui sur le visage une teinte de bistrecuivré ; mettez-lui des cheveux blonds retroussés en plumet etliés par un cordon graisseux ; affublez-le d’une couverture enguenilles ; vous aurez un Indien Minnesota pur sang.

– Et les femmes, en est-il de même

– Les femmes !… des squaws,voulez-vous dire ! Leur portrait est exactement le même.

– Cependant nous sommes dans « larégion des Dacotahs, le pays des Beauté », dont parle le poèteLongfellow dans son ouvrage intitulé Hiawatha.

– Il est bien possible que ce soit lepays auquel vous faites allusion. Dans tous les cas, c’estpitoyable qu’il ne l’ait pas visité avant d’écrire son poème, –Néanmoins, poursuivit la jeune fille, pour être juste, je doisapporter une restriction à ce que je viens de vous dire ; lesIndiens convertis au christianisme sont tout à fait différents, ilsont laissé de côté, leurs allures et vêtements sauvages, pouradopter ceux de la civilisation ; ils sont devenus descréatures passables. J’en ai vu plusieurs, et, le contrastefrappant qu’ils offrent en regard de leurs frères barbares, m’aporté à en dire du bien. Je pourrais vous en nommer : Chaskie,Paul, par exemple, qui seraient dignes de servir de modèles àbeaucoup d’hommes blancs.

– Ainsi, vous admettrez qu’il se trouveparmi eux des êtres humains ?

– Très certainement. Il y en a un surtoutqui vient parfois rendre visite à l’oncle John. Il est connu sousle nom de Jim Chrétien ; je peux dire que c’est un noblegarçon. Je ne craindrais point de lui confier ma vie en toutecirconstance,

– Mais enfin, Maria, parlantsérieusement, ne pensez-vous pas que ces mêmes hommes rouges dontvous faites si peu de cas, ne sont devenus pervers que par lafatale et détestable influence des Blancs. Ces trafiquants !…Ces agents !…

– Je ne puis vous le refuser. Il esttout-à-fait impossible aux missionnaires de lutter contre lesmachinations de ces vils intrigants. Pauvres, bonsmissionnaires ! voilà des hommes dévoués ! Je vousciterai le docteur Williamson qui a fourni une longue et noblecarrière, au milieu de ces peuplades farouches, se heurtant sanscesse à la mort, à des périls pires que la mort ! tout celapour leur ouvrir la voie qui mène au ciel ! Et le Père Riggs,qui, depuis trente-cinq ans, erre autour du Lac qui parle, ouJyedan, comme les Indiens l’appellent. C’est un second apôtre saintPaul ; dans les bois, dans les eaux, dans le feu, en milleoccasions sa vie a été en péril ; un jour sa misérable huttebrûla sur sa tête ; il ne pût s’échapper qu’à travers unepluie de charbons ardents. Eh bien ! il bénissait le cield’avoir la vie sauve, pour la consacrer encore au salut de seschères ouailles

– Je suppose que ces pauvresmissionnaires sont relevés et secourus de temps en temps, dans cespostes périlleux ?

– Pas ceux-là, du moins ! Ils secroiraient indignes de l’apostolat s’ils faiblissaient un seulinstant ; cette lutte admirable, ils la continueront jusqu’àla mort. Pour savoir ce que c’est que le sublime du dévouement, ilfaut avoir vu de près le missionnaire Indien !

– Ah ! voici un changement de décor,à vue, dans le paysage ; regardez-moi çà ! s’écrie lejeune artiste en ouvrant son album et taillant ses crayons ;je vais croquer ce site enchanté.

– Vous n’aurez pas le temps, mon cousin.Regardez par-dessus la rive, à environ un quart de mille ;voyez-vous une voiture qui est proche d’un bouquet desycomores ; elle est attelée d’un cheval ; un jeune hommese tient debout à côté.

Adolphe implanta gravement son lorgnon dansl’œil droit, et inspecta les bords du fleuve pendant assezlongtemps avant de répondre.

– J’ai quelque idée d’avoir aperçu cedont vous me parlez. Quel est le propriétaire, est-ce l’oncleJohn ?… dit-il enfin.

– Oui ; et je pense que c’est Willqui m’attend. Un petit temps de galop à travers la prairie, et nousserons arrivés au terme de notre voyage.

Chapitre 2LÉGENDES DU FOYER.

Après avoir fait des tours et des détours sansnombre, le petit steamer vira de bord se rangea sur le rivage,mouilla son ancre, raidit une amarre, jeta son petit pont volant,et nos deux jeunes passagers débarquèrent.

– Ah ! Will ! c’est toi ?…Comment ça va, vieux gamin ?…

Cette exclamation d’Halleck s’adressait à unrobuste et beau garçon, bronzé par le soleil et le hâle du désert,mais qui demeura tout interdit, ne reconnaissant pas soninterlocuteur.

– Mais, Will ! vous ne voyez doncpas notre cousin Adolphe ? demanda Maria en riant.

– Ha ! ha ! le soleil medonnait donc dans l’œil de ce côté-là ! répondit sur le chample jeune settler ; ça va bien, Halleck ?… jesuis ravi de vous voir ! vous êtes le bienvenu chez nous,croyez-le.

– Je vous crois, mon ami, réponditHalleck en échangeant une cordiale poignée de main ; sanscela, je ne serais point venu. Ah ! mais ! ah mais !vous avez changé, Will ! Peste ! vous voilà unhomme ! je vous ai tenu au bout de mon lorgnon pendant dixminutes, et, jamais je n’aurais soupçonné votre identité, n’eut étéMaria qui n’a su me parler que de vous.

– Est-il impertinent ! mais vousêtes un monstre ! Vingt fois j’ai eu mon ombrelle levée survotre tête pour vous corriger, mais je vais vous punir une bonnefois !

– Prenez ma cane, cousine, ce sera mieuxque votre parasol.

Chacun se mit à rire, on emballa valise,portefeuille, album et boites de peinture dans le caisson ;puis on songea au départ.

– Crois-moi, Will, prend place à côté demoi, laissons-la conduire si elle y consent ; cet exercice luioccupera les deux mains, de cette façon j’aurai peut-être quelquechance de pouvoir causer en paix avec toi. Y connaît-elle quelquechose, aux rênes ?

– Je vais vous démontrer mascience ! s’écria malicieusement la jeune fille, pendant queWill Brainerd s’asseyait derrière elle, à côté d’Adolphe.

– Je vous ai en grande estime sur tousles points, commença ce dernier, mais vous êtes peut-êtreprésomptueuse au-delà… – Ah ! mon Dieu !

L’artiste ne put continuer, il venait detomber en arrière dans la voiture, renversé par le brusque départde l’ardent trotteur auquel la belle écuyère venait de rendre lamain. Après avoir télégraphié quelques instants des pieds et desmains, Halleck se releva, non sans peine, en se frottant latête ; son calme imperturbable ne l’avait point abandonné, ilse réinstalla sur la banquette fort adroitement et soutint sanssourciller le feu de la conversation.

Cependant ses tribulations n’étaient pasfinies ; miss Maria avait lancé le cheval à fond de train, etlui faisait exécuter une vraie course au clocher par-dessuspierres, troncs d’arbres, ruisseaux et ravins ; tellement quepour n’être pas lancé dans les airs comme une balle, Adolphe se vitobligé de se cramponner à deux mains aux courroies du siège :en même temps la voiture faisait, en roulant, un tel fracas, quepour causer il fallait littéralement se livrer à desvociférations.

Au bout d’un mille, à peine, l’album sautahors du caisson, ses feuilles s’éparpillèrent à droite et à gauche,dans un désordre parfait. On mit bien un grand quart d’heure pourramasser les croquis indisciplinés et les paysagesvoltigeants ; puis, lorsqu’ils furent dûment emballés, onrecommença la même course folle.

Cependant la nuit arrivait, on avait déjàlaissée bien des milles en arrière ; le terme du voyagen’apparaissait pas.

– Peut-on espérer d’atteindre aujourd’huile logis de l’oncle John ? demanda Halleck entre deux cahotsqui avaient failli lui faire rendre l’âme.

– Mais oui ! nous ne sommes plusqu’à un mille ou deux de la maison. Regardez là-bas, à,gauche ; voyez-vous cette lumière à travers lesfeuillages ?

– Ah ! ah ! Très bien ;j’aperçois.

– C’est la case ; nous y serons dansquelques instants.

– Si vous le permettez, je prendrai lesrênes ? j’ai peur, mais réellement peur qu’il lui arrivequelque accident.

– J’ai pris sur moi la responsabilité del’attelage, et je ne m’en considérerai comme déchargée que lorsqueje l’aurai amené jusqu’à la porte.

– Eh bien ! Maria, souffrez que jevous donne un conseil d’ami pendant le trajet qui nous reste àfaire d’ici à la maison. Méfiez-vous de votre science ensport ; l’été dernier, je promenais une dame à Central Park,elle a eu la même lubie que vous ; celle de prendre les rêneset de conduire à fond de train… vlan ! elle jette la roue surune borne ! et patatras ! voilà le tilbury enl’air ; il est retombé en dix morceaux, nous deux compris…Coût, vingt dollars !… Le cheval abattu, couronné, hors deservice… Coût, trente dollars !… Total, cinquante :c’était un peu cher pour une fantaisie féminine !

Tout en parlant, riant, se moquant, nos troisvoyageurs finirent par arriver.

L’hospitalière maison de l’oncle John, quoiquedépendant actuellement du comté de Minnesota, avait étéoriginairement construite dans l’Ohio.

Transportée ensuite vers l’Ouest, à, larecherche d’un site convenable, elle avait un peu subi le sort dutemple de Salomon, tout y avait été fait par pièces et parmorceaux ; à tel point que les accessoires en étaient devenusle principal. Finalement, d’additions en additions, les bâtimentsétaient arrivés à représenter une masse imposante. Dans cepêle-mêle de toits ronds, plats, pointus, de hangars, de muraillesen troncs d’arbres, de cours, de ruelles, de galeries, d’escaliers,on croyait voir un village ; on y trouvait assurément leconfortable, le luxe, l’opulence sauvage.

Lorsque la voiture s’arrêta, au bout de sacourse bruyante, la lourde et large porte s’ouvrit en grinçant surses gonds ; un flot de lumière en sortit, dessinant enclair-obscur la silhouette d’un homme de grande taille, coiffé d’unchapeau bas et large, en manches de chemise, et dont la postureindiquait l’attente.

Dés que ses regards eurent pénétré dans lesprofondeurs du véhicule, et constaté que trois personnesl’occupaient, il fut fixé sur leur identité et se répandit enjoyeuses exclamations.

– Whoa ! Polly ! Whoa !cria-t-il d’une voix de stentor ; viens recevoir le wagon.Est-ce vous, Adolphe ? poursuivit-il, en prenant le cheval parla bride.

– D’abord, affirmez-moi, cher oncle, quevous tenez solidement cet animal endiablé ; bon !Maintenant, je m’empresse de répondre ; oui, c’est moi, qui meréjouis de vous rendre visite.

– Ah ! toujours farceur ! Ravide te voir, mon garçon ! Allons, saute en bas, et courons ausalon. Là, donne la main ; voilà ta valise ; en avant,marche ! Je vous suivrai tous lorsque Polly sera arrivé.

Les trois voyageurs furent prompts à obéir eten entrant dans le parloir, furent cordialement accueillis par leurexcellente et digne tante, mistress Brainerd. Maggiequitta avec empressement le piano pour courir au-devant de sonfrère et de sa cousine ; mais elle recula timidement àl’aspect inattendu d’un étranger. Cependant elle reconnut bien viteAdolphe qui avait été son compagnon d’enfance, et ne lui laissa pasle temps de dire son nom.

– Eh quoi ! c’est vous, moncousin ? s’écria-t-elle avec un charmant sourire ; quellefrayeur vous m’avez faite !

– Je m’empresse de la dissiper ;répliqua l’artiste en lui tendant la main avec son sans façonhabituel ; touchez-là ! cousine, je suis un revenant,mais en chair et en os.

– Hé ! jeunes gens ! nous vousattendions pour souper ; interrompit l’oncle John, qui venaitd’arriver ; je ne crois pas nécessaire de vous demander sivous avez bon appétit.

– Ceci va vous être démontré, réponditAdolphe en riant ; quoique Maria m’ait secoué à me faireperdre tout bon sentiment, je sens que je me remets un peu.

On s’attabla devant un de ces abondants repasqui réjouissent les robustes estomacs du forestier et du laborieuxsettler, mais qui feraient pâlir un citadin ; chacunaborda courageusement son rôle de joyeux convive.

L’oncle John était d’humeur joviale, grandparleur, grand hâbleur, possédant la rare faculté de débiter sansrire les histoires les plus hétéroclites. Sa femme, douce etgracieuse, un peu solennelle, méticuleuse sur les convenances,grondait de temps en temps lorsque quelqu’un de la familleenfreignait l’étiquette dont elle donnait le plus parfaitexemple : mais ses reproches faisaient fort minime impressionsur mistress Brainerd.

Le jeune Will, modeste et réservé pour sonâge, quoiqu’il eût des dispositions naturelles à une gaîtécommunicative, était loin d’atteindre le niveau paternel. Maggieétait extrêmement timide, parlait peu, se contentant de répondrelorsqu’on l’interrogeait, ou lorsque l’imperturbable Adolphe laprenait malicieusement à partie.

Quant à, Maria, c’était la folle dulogis ; rien ne pouvait suspendre son charmant babil ;son intarissable conversation était un feu d’artifice ; elletenait tout le monde en joie.

Quoiqu’on fût à la fin du mois d’août, lasoirée était tiède, admirable, parfumée comme une nuit d’été.

– Oui ! l’atmosphère est pure dansnos belles prairies de l’Ouest, dit M. Brainerd en réponse à uneobservation d’Halleck ; toute la belle saison est ainsi. Tu asbien fait de fuir les mortelles émanations des villes.

– Hum ! je ne les ai pas entièrementesquivées cette année. En juin, j’étais à New York, en juillet, àPhiladelphie ; il y avait de quoi rôtir !

– Eh bien ! puisque te voilà avecnous, tu peux passer l’hiver ici. Tu auras une idée du froid leplus accompli que tu aies rencontré de l’autre côté duMississipi.

– Je m’aperçois que vous êtes disposés àproclamer la supériorité de cette région, en tous points ;mais si vous me prophétisez un hiver encore plus rigoureux que ceuxde l’Est, je serai fort empressé de vous quitter avant cettelamentable saison.

– Froid !… un hiver froid… Pour voirça, il aurait fallu être ici l’année dernière. Polly ? voussouvenez-vous ? Comment trouvez-vous ceci, mon neveu ?Les yeux d’un homme gelaient instantanément, son nez setransformait en une pyramide de glace, s’il se hasardait à aspirerune bouffée d’air extérieur, en ouvrant la porte !

– Si jamais chose pareille m’arrive, jeconsidérerai cela comme une remarquable occurrence.

– Oh ma femme ne l’oubliera jamais !Un jour, le plus gros de nos porcs s’avise de sortir de l’écurie.Je le suivais par derrière, et je remarquais sa démarche ;elle devenait successivement lente et embarrassée, comme si sesnerfs s’étaient raidis intérieurement. Tout-à-coup il s’arrêta avecun sourd grognement ; il me fut impossible de le faire bougerde place ; oui, j’eus beau le tirer en long et en large, rienne fit. Alors, je m’aperçus que ses pieds étaient gelés dans leursempreintes, ils y étaient fixés, fermes comme rocs ; plusmoyen de remuer ! Heureusement le dégel arriva au mois defévrier ; alors le pauvre animal put rentrer à l’écurie.

– Combien de temps était-il resté danscette curieuse position ?

– Eh ! une semaine, au moins ;n’est-ce pas, Polly ?

– Oh ! John ! fitmistress Brainerd avec un accent de reproche.

– Bien plus ! poursuivitimpitoyablement oncle John ; Maggie, ayant entrepris de jouerla fameuse sonate, Étoile et Bannière, frappa inutilement lestouches, pas un son ne sortit, puis, lorsqu’on fit du feu,l’atmosphère dégela, les notes alors s’envolèrent une à une etjouèrent un air bizarre. Le même Jour, l’argent vif du thermomètredescendit si bas qu’il sortit par-dessous l’instrument, depuis lorsil n’a plus pu marcher. Oui, mon pauvre Adolphe, tous les hiversnous avons des froids pareils.

– Eh bien, mon oncle, il n’y a pas dedanger que je reste ici pour les affronter, vos hivers !Comment les Indiens peuvent-ils les supporter ?

– Ah ? je savais bien que notrecousin ne resterait pas longtemps sans aborder ce sujet, s’écriarieusement Maria ; je m’étonnais à chaque instant de ne pasl’avoir entendu faire une question là-dessus.

Comment ils les supportent ?… Avez-vousjamais entendu dire qu’un Indien soit mort de froid ?… Dansl’hiver dont je te parle, Christian Jim vint ici, au retour de lachasse. Ce gaillard là avait tout juste assez de vêtements pour nepas nous faire rougir : Eh bien ! lorsque sa femme luidemande s’il avait froid, il se mit à rire et retroussa sesmanches.

– J’aimerais voir cet Indien. De quelletribu est-il ? demanda Halleck avec une animationextraordinaire.

– Il est Sioux ; ces gens-làpullulent autour de nous.

– Peuplade splendide ! race noble,chevaleresque, superbe ! n’est-ce pas ?

Pour la première fois de la soirée, l’oncleJohn éclata d’un rire retentissant ; la bonnemistress Brainerd, elle-même, ne put se contenir. Quant àMaria, son hilarité n’avait pas de bornes.

– Ah çà ! mais, qu’avez-vous donctous ?… demanda l’artiste un peu décontenancé par l’accueilfait à son interjection.

– Dans trois mois d’ici, tu riras plusfort que nous, mon cher enfant, se hâta de dire mistressBrainerd pour le consoler ; la poésie et le romantique de tesidées ne pourront tenir devant la vulgaire réalité.

– Quel malheur ! Maria m’en a ditautant sur le paquebot. Je croyais avoir la chance de pénétrerassez loin dans l’Ouest, pour y voir la vraie race rouge, dans sapureté originaire.

– Oh ! tu en trouveras, mon bon,reprit l’oncle John ; tu verras des spécimens purs dans cetterégion ; à première vue tu en auras assez.

– J’aimerais à en dessiner quelques-uns…les chefs les plus soignés ?… J’ai entendu parler d’unPetit-Corbeau, lorsque j’étais à Saint-Paul. Voilà un portrait queje voudrais faire, ah ! comme j’enlèverais çà !

– Dans mon opinion, ce sera plutôt luiqui t’enlèvera, si l’occasion se présente. C’est un diable, unbrigand incarné, un vrai Sauvage.

– À quoi doit-il sa réputation ?

– On ne sait pas trop ; réponditWill ; à peu de chose, assurément : c’est lui qui…

Le jeune homme s’arrêta court ; il venaitde rencontrer un regard furibond de son père, appuyé d’un« Ahem » vigoureux qui fit résonner les verres.

Ce télégramme échangé entre le père et lefils, ne fût caché pour personne ; peut-être deux ou troisconvives en devinèrent la vraie signification : tousdemeurèrent pendant quelques instants muets et embarrassés. À lafin, Halleck, avec la présence d’esprit et la courtoisie qui lecaractérisaient, s’empressa de détourner la conversation.

– Vous ne pourrez nier, dit-il, que lesHommes rouges n’aient fourni quelques individus remarquables,dignes d’être comparés à nos plus grands généraux ; Philippe,Pontiac, Tecumseh, et quelques autres ; sans doute il n’y enn’a pas en abondance parmi eux, mais, je voue le répète, mes amis,ce qui caractérise le Sauvage, c’est la force, visantica ! ajouta-t-il en promenant autour de lui un regardconvaincu.

– Nul doute qu’Albert Pike ne se soitaperçu de cela, depuis longtemps ; riposta l’oncle John avecun sérieux perfide ; et j’estime que si nous avions acceptéles alliances offertes par les Comanches dans la guerre du Mexique,le casus belli serait aujourd’hui tranché.

– Vous êtes tous ligués contre moi, jeperds mon éloquence avec vous. Maggie ! ne pourriez-vous pasprendre un peu mon parti ?

La jeune fille rougit à cette interpellationinattendue, et répondit avec une petite voix douce.

– Je serais bien ravie, mon cousin,d’être votre alliée. Jadis, j’aurais eu un peu les mêmes idées quevous, mais une courte résidence ici a sufi pour les dissiper. Jecrois, en vérité, que notre existence occidentale ne renferme aucunélément romantique.

– Eh bien ! je ne vous parlerai plusraison puisque vous êtes tous contre moi ! Oncle John, quelgibier y a-t-il dans le Minnesota ?

– De toute espèce. Depuis l’ours grisjusqu’à la fourmi.

– Vous n’avez pas la prétention de mefaire croire que, dans vos parages, on trouve des monstrespareils ?

Quoi ? des fourmis ?

– Non ; des ours grizzly.

– On ne les voit guères hors desmontagnes ; mais on rencontre assez souvent les autres espècesdans les prairies. Il n’y a pas une semaine que Maggie, encueillant des fraises, se trouva, sans s’en douter, nez à nez avecun de ces gros messieurs bruns.

– Vous voulez plaisanter ! s’écriaHalleck dans la consternation : et, comment cela s’est-ilpassé ?

– On ne pourrait dire lequel fut pluseffrayé, de la fille ou de l’ours. Chacun s’est sauvé à toutesjambes ; l’ours, peut-être, court encore. En en parlant,Adolphe, voudriez-vous manger une tranche d’ours braisé ?

– Oh ! ne me parlez pas de ça !j’aimerais mieux manger du mulet ou du cheval !

– Peuh ! je ne dis pas… ces animauxont un autre goût… un autre fumet…

– Je vous crois, et ne désire pas fairela comparaison. Peut-on bien supporter pareille mangeaille !Allez donc proposer à un habitué de la ménagerie de New York desbeefsteaks de Sampson l’ours qui a mangé le vieil AdamGrizzly !

– Enfin, mon cher neveu, tu ferais commeles Indiens, après tout : et tu y prendrais goût,peut-être.

Halleck fit une grimace négative et tendit sonassiette à mistress Brainerd en disant :

– Chère tante, veuillez me donner unepetite tranche de votre excellent roastbeef ; je me sens un appétit féroce, ce soir.

– Vous ne pouvez vous imaginer… Sic’était bien cuit, bien tendre, bien servi devant vous… observa lejeune Will avec un tranquille sourire ; vous en digérerieztrès bien une portion.

– Impossible, impossible ! je vousle répète. Il y a des choses auxquelles on ne peut se faire. Je nesuis pas difficile à contenter, cependant je sens que jamais je nepourrai supporter pareille nourriture.

– Mais les Indiens ?…

– Ah ! si j’en étais un, le casserait différent ; mais je suis dans une peau blanche, et jetiens à mes goûts.

– Enfin ! poursuivit l’oncle Johnqui semblait prendre un plaisir tout particulier à insister sur cepoint ; tu pourrais bien en goûter un morceau exigu, pas plusgros que le petit doigt.

– Mon oncle ! inutile ! Del’ipécacuanha, du ricin, de l’eau-forte, tout ce que vous voudrez,excepté cet horrible régal.

– En tout cas, vous reviendrez uneseconde fois à ceci, observa mistress Brainerd en prenantl’assiette de l’artiste, avec son sourire doux et calme ; ilne faut pas que vous sortiez de table, affamé.

– Volontiers, ma tante, bienvolontiers : je suis tout honteux ce soir, d’avoir un appétitaussi immodéré, ou d’être aussi gourmand, car ceroastbeef est délicieux.

– Ah ! mon garçon ! quelqu’unsans appétit, dans ce pays-ci, serait un phénomène ; va !mange toujours ! reprit l’oncle John facétieusement ; jen’ai qu’un regret, c’est de ne pouvoir te convertir àl’ursophagie.

– Voyons ! ne me parlez plus deça ! je n’en toucherais pas une miette, pour un million dedollars.

– Finalement, vous êtes content de votresouper ?

– Quelle question ! c’est un festindigne de Lucullus.

– Mon mignon ! tu n’as pas mangéautre chose que des tranches d’ours noir !

– Ah-oo-ah ! rugit l’artiste en selevant avec furie, et prenant la fuite au milieu de l’hilaritégénérale.

Chapitre 3UNE VISITE.

La nuit – une belle nuit du mois d’août –était splendide, calme, sereine, illuminée par une lune éclatanteet pure ; l’atmosphère était transparente et d’une douceurveloutée ; il faisait bon vivre !

Après le souper, Maggie s’était mise au pianoet avait joué quelques morceaux, sur l’instante requête del’artiste ; chacun s’était assis au hasard sous l’immenseportique dont l’ampleur occupait la moitié de la maison.

Halleck et le jeune Will fumaient leurshavanes avec béatitude ; l’oncle John avait préféré une énormepipe en racine d’érable, dont la noirceur et le culottage étaientparfaits.

Halleck était à une des extrémités duportail ; après lui étaient Maria et Maggie ; plus loinse trouvait Will ; venaient ensuite M. et mistressBrainerd.

La nuit était si calme et silencieuse que,sans élever la voix, on pouvait causer d’une extrémité à l’autre del’immense salle. La conversation devint générale et s’anima,surtout entre Maria et l’oncle John. Halleck s’adressaitparticulièrement à Maggie, sa plus proche voisine.

– Maria m’a parlé d’un Indien, un Sioux,je crois, qui est grand ami de votre famille ? luidemanda-t-il.

– Christian Jim, vous voulezdire ?…

– C’est précisément son nom. Savez-vousoù il habite ?

– Je ne pourrais vous dire – je croisbien que sa demeure est aux environs de la Lower Agency ; entout cas il vient souvent chez nous. Il a été converti il y aquelques années, dans une occasion périlleuse, papa lui a sauvé lavie ; depuis lors Jim lui garde une reconnaissance à touteépreuve : il nous aime peut-être encore plus que lesmissionnaires.

– Un vrai Indien n’oublie jamais unservice ; ni une injure, observa Hallecksentencieusement ; quelle espèce d’individu est cetIndien ?

– Il personnifie votre idéal del’Homme-Rouge, au moral, du moins ; sinon au physique. C’esttout ce qu’on peut rêver de noble, de bon ; mais il estgrossier comme tous ceux de sa race.

Maggie s’étonnait de soutenir si bien laconversation, contrairement à ses habitudes de silence. Ellesubissait, sans s’en apercevoir, l’influence d’Halleck, dont ladélicate urbanité savait mettre à l’aise tout ce quil’entourait ; le jeune artiste avait, en outre, le don deplacer la conversation sur un terrain favorable pour la personneavec laquelle il s’entretenait.

Tout le monde n’a pas ce talent aussi rarequ’enviable.

Le coup d’œil général de cette réunion intimeaurait fait un tableau charmant et pittoresque ; dans unangle, la figure bronzée du vieux Brainerd demi noyé dans lesnuages tourbillonnants qu’exhalait sa pipe ; à côté de lui, levisage calme et souriant de son excellente femme. Un contrasteharmonieux de la force un peu rude et de la bonté la plus douce. Aucentre, éclairée par les plus vifs rayons de la lune, Maria,rieuse, épanouie, alerte, toujours en mouvement ; on auraitdit un lutin faisant fête à la nuit. Plus loin, Adolphe, son feutrepointu sur l’oreille, les jambes croisées, nonchalamment renversédans son fauteuil, envoyant dans l’air, par bouffées régulières,les blanches spirales de son cigare ; Maggie, naïve etgracieuse, ses grands yeux noirs et expansifs fixés sur son cousinavec une attention curieuse, toute empreinte de grâce innocente etjuvénile, ressemblant à la fée charmante de quelque rêveoriental.

Vraiment, c’était un délicieux intérieur quiaurait séduit l’artiste le plus difficile.

Effectivement Adolphe était ravi, surtoutquand ses yeux rencontraient les regards de sa gentillecousine.

– J’aimerais beaucoup voir ce Jim,observa-t-il après un long silence admiratif, je suppose que lesurnom de Christian lui a été donné au sujet de sa conversion.

– C’est plutôt, je crois, parce que saconduite exemplaire lui a, mérité ce titre. Lorsque mon père l’arencontré pour la première fois, il était très méchant, ivrogne,brutal, querelleur, et il avait tué, disait-on, plus d’un blanc. Ilrodait de préférence dans les hautes régions du Minnesota, où lescaravanes du commerce ont toujours couru de si grands dangers.

– Mais, depuis, il est complètementchangé ?

– Si complètement qu’on peut dire, à lalettre, que c’est un autre homme. Il est allé jusqu’à prendre unnom anglais, comme vous voyez. Il y a quelques années, sa passioninvincible était l’abus des boissons ; pour un flacon dewhisky il aurait vendu jusqu’au dernier haillon qu’il avait sur lecorps. Depuis sa conversion, en aucune circonstance il ne s’estlaissé tenter ; il est resté sobre comme il se l’étaitpromis.

– C’est là un type remarquable. Parconséquent, miss Maggie, continua Adolphe en se retournant vers lajeune fille, vous admettrez que je ne me suis pas entièrementtrompé dans mon appréciation du caractère indien.

– Mais précisément l’Indien a disparu, lechrétien seul est resté.

Cette remarque incisive était la réfutation laplus complète qui eût été opposée au système d’Halleck ;venant d’une aussi jolie bouche, elle avait pour lui autantd’autorité que si elle eut émané d’un philosophe ou d’un générald’armée.

 

Il resta pendant quelques instants silencieux,en admiration devant le bon sens ingénu de la jeune fille.

– Mais enfin, vous ne pourrez nier qu’ily ait eu des Sauvages, même non chrétiens, dont le caractère et laconduite aient été chevaleresques et nobles, de façon à mériter deséloges ?

– Cela est fort possible, mais, sur unegrande quantité d’Indiens que j’ai vus, il ne s’en est pasrencontré un seul réalisant ces belles qualités, – Ah ! mais,voici Jim en personne, qui arrive.

La porte, en effet, venait de s’ouvrir sansbruit, l’artiste aperçut, s’avançant sous le portique, une hauteforme brune enveloppée des pieds à la tète par une grandecouverture blanche.

Du premier regard, l’artiste reconnut unIndien ; la démarche assurée et confiante du nouveau venufaisait voir qu’il se sentait dans une maison amie.

En arrivant, sa voix basse et gutturale maisagréable, fit entendre ce seul mot :

– Bonsoir.

Chacun lui répondit par une salutationsemblable, et, sans autre discours, il s’assit sur une marched’escalier, entre l’oncle John et Maria.

Il accepta volontiers l’offre d’une pipe, etsembla absorbé par le plaisir d’en faire usage ; ensuite, laconversation recommença comme si aucune interruption ne futsurvenue.

Adolphe Halleck ne pouvait dissimulerl’intérêt curieux que lui inspirait ce héros du désert. Sapréoccupation à cet égard devint si apparente que chacun s’enaperçut et s’en amusa beaucoup. Il cessa de causer avec Maggie, etse mit à contempler Jim attentivement.

Ce dernier lui tournait le dos à moitié, defaçon à n’être vu que de profil, et du côté gauche. Insoucieux dela chaleur comme du froid, il était étroitement enroulé dans sacouverture ; dans une attitude raide et fière, il exposait àla clarté de la lune son visage impassible, mais dont les traitsbronzés reflétaient les rayons argentés comme l’aurait fait lemétal luisant d’une statue. Par intervalles ; lesincandescences intermittentes de sa pipe l’éclairaient de lueursbizarres qui accentuaient étrangement sa physionomiecaractéristique.

Cet enfant des bois avait un profil mélangédes beautés de la statuaire antique et des trivialités de la racesauvage. Lèvres fines et arquées ; nez romain, droit, d’ungalbe pur autant que noble ; yeux noirs, fendus en amande,pleins de flammes voilées ; et à côté de cela, sourcilsépais ; visage carré, anguleux ; front bas et étroit,fuyant en arrière. La partie la plus extraordinaire de sa personneétait une chevelure exubérante, noire comme l’aile du corbeau,longue à recouvrir entièrement ses épaules comme une vraiecrinière.

Tout ce qui avait été dit précédemment sur soncompte avait fortement prédisposé Halleck en sa faveur ;aussi, le jeune homme, toujours absorbé par ses romanesquesillusions sur les Indiens, tomba, pour ainsi dire, en extase devantcet objet de tous ses rêves. Il s’oublia ainsi, renversé dans sonfauteuil, les yeux attentifs, dilatés par la curiosité, tellementque, pendant dix minute, il oublia son cigare au point de lelaisser éteindre.

Il fallut une interpellation de Maria, plusvive que de coutume, pour le rappeler à lui ; alors il tiraune allumette de sa poche, ralluma, son cigare et se penchant versMaggie :

– Il arrive de la chasse, n’est-cepas ? Demanda-t-il

– Le mois d’août n’est pas une bonnesaison pour cela.

– Comment vous êtes-vous procuré cettechair d’ours que nous avons mangée ce soir ?…

– Par un hasard tout à faitfortuit ; et nous l’avons conservée, spécialement à votreintention aussi longtemps que le permettait la chaleur de lasaison. Jim parlez-nous !

– Hooh ! répondit le Sioux entournant sur ses talons, de manière à faire face à la jeunefille.

– Coucherez-vous ici cettenuit ?

– Je ne sais pas, peut-être, répondit-illaconiquement en mauvais anglais ; puis il pivota de nouveausur lui-même avec une précision mécanique, et se remit à fumervigoureusement.

– Il a quelque chose dans l’esprit,observa Maria ; car ordinairement il est plus causeur quecela, pendant le premier quart d’heure de sa visite.

– Peut-être est-il gêné par notreprésence inaccoutumée ?

– Non ; il lui suffît de vous voirici pour savoir que vous êtes des amis.

– On ne peut connaître tous les capricesd’un Indien ; je suppose qu’à l’instar de ses congénères il aaussi des fantaisies et des excentricités.

La soirée était fort avancée, M. Brainerdinsinua tout doucement qu’il était l’heure pour les jeunespersonnes, de se retirer dans leur chambre ; alors l’oncleJohn se leva, invita tout le monde à rentrer dans la maison. Lalampe demi-éteinte fut rallumée ; la famille s’installaconfortablement sur des fauteuils moelleux qui garnissaient !e salon.

À ce moment, tous les visages devinrentsérieux, car on se disposait à réciter les prières du soir ;M. Brainerd, lui-même, déposa momentanément son air rieur pour serecueillir ; avec gravité, il prit la Bible, l’ouvrit, maisavant de commencer la lecture, il promena un regard inquisiteurautour de lui.

– Où est Jim ? demanda-t-il.

– Il est encore sous le portique,répondit Will ; irai-je le chercher ?

– Certainement ! on a oublié del’appeler.

Le jeune homme courut vers le Sioux etl’invita à entrer pour la prière.

L’autre, sans sourciller, resta immobile etmuet ; Will rentra, après un moment d’attente.

– Il n’est pas disposé, à ce qu’ilparait, ce soir dit-il en revenant ; il faudra nous passer delui.

Maggie s’était mise au piano, et avait faitentendre un simple prélude à l’unisson ; toute la portionadolescente de la famille se réunit pour l’accompagner. Will avaitune belle voix de basse ; Halleck était un charmantténor ; on entonna l’hymne splendide « sweet hour ofBrayers » dont les accents majestueux, après avoir fait vibrerla salle sonore, allèrent se répercuter au loin dans laprairie.

Le chant terminé, chacun reprit son siège pourentendre la lecture du chapitre ; ensuite, les exercices pieuxse terminèrent par une fervente prière que l’on récita àgenoux.

Les jeunes filles allèrent se coucher, sous laconduite de M. Brainerd ; les hommes rallumèrent des cigareset s’installèrent de nouveau sur leurs sièges. Chacun d’eux avaitune pensée curieuse et inquiète à satisfaire : Halleck voulaitapprofondir la question Indienne en se livrant à une étude surJim ; L’oncle John et le cousin Will avaient remarqué unchangement étrange dans les allures du Sioux, ils désiraientéclaircir leurs inquiétudes en causant avec lui.

Ils s’acheminèrent donc tout doucement hors dusalon et allèrent rejoindre sous le portique leur hôte sauvage. Cedernier fumait toujours avec la même énergie silencieuse, et sapipe illuminait vigoureusement son visage, à chaque aspiration quila rendait périodiquement incandescente. Il garda un mutismeobstiné jusqu’au moment où l’oncle John l’interpelladirectement.

– Jim, vous paraissez tout changé cesoir. Pourquoi n’êtes-vous pas venu prendre part à la prière ?Vous ne refusez pas d’adresser vos remerciements au Grand-Espritqui vous soutient par sa bonté.

– Moi, lui parler tout le temps. Moi, luiparler quand vous lui parlez.

– Dans d’autres occasions vous avieztoujours paru joyeux de vous joindre à nous pour ces exercices.

– Jim n’est pas content : il n’a pasbesoin que les femmes s’en aperçoivent.

– Qu’y a-t-il doncd’extraordinaire ?

– Les trafiquants Blancs sont desméchants ; ils trompent le Sioux, lui prennent ses provisions,son argent, jusqu’à ses couvertures.

– Ça a toujours été ainsi.

– L’Indien est fatigué ; il trouveça trop mauvais. Il tuera tous les Settlers.

– Que dites-vous ? s’écria l’oncleJohn.

– Il brûlera la cabane de l’Agency ;il tuera hommes, femmes, babys, et prendra leurs scalps.

– Comment savez-vous cela ?…

– Il a commencé hier ; ça brûleencore. Le Tomahawk. est rouge.

– Dieu nous bénisse ! Et,viendront-ils ici, Jim ?

– Je crois pas, peut-être non. C’est troploin de l’Agency ; ils ont peur des soldats.

– Enfin, les avez-vous vus,Jim ?

– Oui j’ai vu quelques-uns. Ça contrarieJim. Il y a trop chrétiens qui sont redevenus Indiens pour tuer lesBlancs. C’est mauvais, Jim n’aime pas voir ça, il s’est enallé.

– Fasse le ciel qu’ils ne viennent pasdans cette direction. Si je savais qu’il y eût danger pourl’avenir, nous partirions instantanément.

– Ne serait-il pas convenable de nousembarquer demain, sur le Steamboat, pour Saint-Paul ? demandaHalleck, singulièrement ému par les inquiétantes révélations del’Indien.

– Ah ! répliqua l’oncle John enréfléchissant, si nous quittons la ferme, elle sera pillée par ceslarrons à peau rouge, en notre absence. Je n’aimerais pas, à monâge, perdre ainsi tout ce que j’ai eu tant de peine à amasser.

– Mais cependant, père, si notre sûretél’exige ! observa Will.

– S’il en était ainsi je n’hésiterais pasun seul instant ; néanmoins, je ne crois pas qu’il y ait àcraindre un danger immédiat. C’est probablement une terreur paniquedont on s’émeut aujourd’hui, comme cela est arrivé au printempsdernier : le seul vrai danger à redouter c’est que ce désordreprenne de l’extension et arrive jusqu’à nous.

– Les Sauvages sont vindicatifs etimplacables lorsque le diable les a soulevés, remarquasentencieusement Halleck en allumant un autre Havane ; mais,comme je le soutenais tout à l’heure à table, leurs actions mêmeblâmables reposent toujours sur une base honorable.

– Christian Jim, voulez-vous cecigare ? Il sera je crois, préférable à votre pipe.

– Je n’en ai pas besoin, répliqua l’autresans bouger.

– À votre aise ! il n’y a pasd’offense ! Oncle John, nous disons donc qu’il n’y a pas lieude s’effrayer ?

– Ah ! ah ! mon garçon, il y abien réellement un danger, c’est certain ; viendra-t-il, neviendra-t-il pas jusqu’à nous ?… c’est incertain. Avez-vousentendu dire quelque chose de ces troubles pendant que vous étiezsur le steamer ?

– Depuis que vous me parlez de tout çà,il me revient un peu dans l’esprit que j’ai dû ouïr murmurer je nesais quoi au sujet des craintes qu’inspiraient les Sauvages. Maisje ne me suis point préoccupé de ces fadaises ; d’ailleurs, jecommence à croire que les Blancs par ici n’ont qu’une toquade,c’est de dénigrer les Peaux-Rouges.

– Ah ! pauvre enfant ! commevous aurez changé d’opinion, lorsque vous serez plus âgé d’un anseulement ! dit le jeune Will qui semblait beaucoup plusaffecté que son père des mauvaises nouvelles apportées par leSioux. Les plus funestes légendes que nous aient léguées nosancêtres sur la barbarie Indienne, ont pris naissance dans ce paysmême, dans le Minnesota.

– Sans nul doute, les informations de Jimsont sures, et il ne voudrait pas sciemment nous tromper, repritl’oncle John sans prendre garde à cette dernière remarque ; jevais tirer cela au clair avec lui. – Jim devons-nous quitter leslieux cette nuit ?

L’Indien resta deux bonnes minutes sansrépondre. Les bouffées s’envolèrent de sa pipe plus épaisses etplus rapides ; son visage se contracta sous les efforts d’uneméditation profonde : enfin il lâcha une monosyllabe

– Non.

– Quand faudra-t-il partir ? demandaWill.

– Sais pas. Peux pas dire. Il fautattendre d’en savoir davantage ; j’irai voir et je dirai ceque j’aurai vu ; peut-être il vaudra mieux rester.

– Enfin, il sera encore temps demain,n’est-ce pas.

– Je l’ignore. Attendez que Jim aitvu ; il parlera à son retour.

– Eh bien ! je pense que nouspourrons dormir tranquilles cette nuit. En tout cas, nous sommesentre les mains de Dieu, et il fera de nous ce que bon luisemblera. Je suis fâché, mon cher Adolphe, qu’un semblabledéplaisir trouble la joie que nous éprouvions tous de votrevisite.

– Ne prenez donc pas cela à cœur, parrapport à moi, cher oncle, répliqua l’artiste en renversant la têteet lançant méthodiquement des bouffées, tantôt par l’un tantôt parl’autre coin de la bouche ; je suis parfaitement insoucieux detout cela, et je prolongerais, s’il le fallait, ma visite exprèspour vous convaincre de mon inaltérable sang-froid en ce quiconcerne les Peaux-Rouges. Vous connaissez mon opinion sur lesIndiens, je suppose ; au besoin, je vais vous la manifester denouveau.

– L’expérience ne la modifiera quetrop ! répondit l’oncle John.

– La vérité parle par votre bouche, cheroncle ! Lorsque j’aurai été témoin de ces atrocités dont on memenace tant, alors seulement je croirai que les guerriers sauvagesne ressemblent pas à l’idéal de mes rêves.

– Je crains fort…

L’oncle John s’arrêta court ; en seretournant par hasard, il venait d’apercevoir dansl’entrebâillement de la porte, le visage inquiet de sa femme, pluspâle que celui d’une morte.

– John ! murmura-t-elle ; aunom du ciel ! de quoi s’agit-il ?

Le mari était trop franc pour se permettre lemoindre mensonge ; il se contenta dire :

– Polly, regagnez votre chambre ; jevous dirai çà tout à l’heure.

Mistress Brainerd resta un momentirrésolue, hésitant à obéir et à rester ; enfin elle s’éloignaen disant à son mari

– Ne vous faites pas attendre longtemps,John, je vous en supplie.

Aussitôt qu’elle fut hors de portée de lavoix, l’oncle John reprit :

– Allons nous reposer ; il est tempsde dormir pour réparer nos forces. Allons Jim !

– Non, il faut partir, moi, répondit leSioux.

– Vous ne voulez pas passer la nuit avecnous, mon ami ? lui demanda Halleck, de sa voix affable etgracieuse.

– Je ne peux rester ; il faut allerloin, moi grommela l’Indien en se levant et s’éloignant à grandspas.

Chacun se rendit à sa chambre respective et secoucha. Halleck ne put s’endormir ; il agitait dans son espritles probabilités des événements, mais n’accordait aucune confianceaux appréhensions que chacun manifestait autour de lui. Les joursnéfastes de massacre et de vengeance indienne, lui apparaissaientéloignés de plus d’un siècle ; il considérait comme uneabsurdité inadmissible l’occurrence d’une catastrophe semblable, enplein Minnesota, c’est-à-dire en pleine civilisation ;décidément les terreurs de ses amis lui faisaient pitié.

Néanmoins il éteignit sa bougie ; déjà unagréable assoupissement, précurseur du sommeil, commençait à fermerses paupières, lorsqu’une clarté indéfinissable se montra autravers de ses volets. Il sauta vivement à bas de son lit, etcourut à la fenêtre pour explorer les alentours. Un coin del’horizon lui apparut rouge et sanglant des reflets d’unincendie ; ce sinistre semblait être à une distanceconsidérable, dans la direction des basses prairies ;l’obscurité ne permettait de distinguer aucun détail dupaysage.

Cependant, les regards investigateurs del’artiste finirent par remarquer une grande forme sombre découpéeen silhouette sur le fonds lumineux ; Ce fantôme humainmarchait à grands pas dans la direction du feu ; à sa longuecouverture blanche, Halleck reconnut Christian Jim ; il restalongtemps à sa fenêtre, le regardant s’éloigner, jusqu’à ce qu’ilne fut plus visible que comme un point mourant ; enfin il allase coucher en murmurant :

– C’est un drôle de corps que ceSioux ; bien certainement, lui et mes honorables parents vontmettre cet incendie sur le compte des pauvres Indiens… comme si cesmalheureux Sauvages n’avaient pas assez de leurs petites affaires,sans venir se mêler des nôtres !…

Sur quoi Halleck s’endormit et rêva chevalerieindienne.

Chapitre 4CROQUIS, BOULEVERSEMENTS, AVENTURES.

Dans la maison du settler, personne,excepté Halleck, n’avait aperçu la lueur nocturne de l’incendie. Ilse garda bien d’en parler, estimant judicieusement que cettenouvelle ne servirait qu’à fournir un thème inépuisable aux proposdésobligeants sur les pauvres Sauvages ; il s’assura donc unsecret triomphe en gardant le silence.

La matinée suivante fut admirable, tiède,transparente ; une de ces splendides journées où il fait bonvivre !

Halleck décida qu’il passerait sa matinée àcroquer les paysages environnants, et il invita Maria et Maggie àlui servir de guides dans son excursion. Mais MistressBrainerd, pour diverses nécessités du ménage, jugea convenable deretenir sa fille à la maison ; le nombre des touristes setrouva donc réduit à deux.

Personne, mieux que Miss Allondale, ne pouvaitservir de cicérone à l’artiste ; pendant son séjour d’été elleavait parcouru le pays en tous sens, ne négligeant pas un bosquet,pas une clairière. Elle avait fait connaissance avec les plus beauxsites, et dans sa mémoire, elle conservait comme dans un muséevivant, une collection admirable de points de vue.

– Et maintenant, très excellent sir,dit-elle une fois en route, quel genre de beauté pittoresquefaut-il offrir à votre crayon habile ?

– Tout ce qui se présentera.

– Et vous pensez accomplir cette tacheaujourd’hui ?

– Oh non ! il me faudra dessemaines, des mois peut-être.

– Cependant je désirerai connaître vospréférences.

– Peu m’importe. Je me réjouis de m’enrappeler à votre choix.

– Tenez, voici une perle de lac, un vraibijou, qui scintille là-bas au pied des paisibles collines ;il est à demi caché par un rideau de nobles sapins qui se mêlentharmonieusement aux bouleaux argentés. C’est tout petit, toutmignon ; mais j’ai souvent désiré de posséder vos crayons pourreproduire ce merveilleux coin du désert.

– Allons-y !

Tous deux se dirigèrent au nord, vers le lacWitta-Chaw-Tah. Ils marchaient dans une prairie moussue, dans leshautes herbes de laquelle dormaient de grands arbres couchés commedes géants sur un lit de velours vert ; plus loin seprésentèrent de gracieuses collines en rocailles jaunes, grises,bronzées, chatoyantes des admirables reflets que fournit le règneminéral ; au milieu de tout cela, des fleurs inconnues, desplantes merveilleuses aux feuillages dorés, diamantés, desarbrisseaux bizarres, des senteurs divines, des harmonies célestesmurmurées par la nature joyeuse.

Ils arrivèrent au lac ; c’était bien,comme l’avait dit Maria, une perle enchâssée dans la solitude. Toutau fond, formant le dernier plan, s’élevait un entassementtitanique de roches amoncelées dans une majestueuse horreur. Leuraspect sévère était adouci par un déluge de petites cascadesmousseuses et frétillantes qui sillonnaient toutes les faces rudes,grimaçantes, froncées de ces géants de granit. Des touffes d’herbessauvages, de guirlandes folles, de lianes capricieuses,s’épanouissaient dans les creux, sur les saillies, autour descorniches naturelles ; des fleurs gigantesques, sorties dufond des eaux, montaient le long des pentes abruptes que décoraientleurs immenses pétales de pourpre ou d’azur.

À droite, à gauche, des forêts profondes,silencieuses, incommensurables ; des déserts feuillus,enguirlandés, mystérieux, pleins d’ombres bleues, de rayons d’or,de murmures inouïs !

Le lac, plus pur, plus uni qu’une opulenteglace de Venise ; le lac, transparent comme l’air, dormaitdans son palais sauvage, sans une ride, sans une vague à sa surfaced’émeraude bleuissante.

Quelques grands oiseaux, fendant l’air avecleurs ailes à reflets d’acier, planaient au-dessus des eaux, dontle miroir profond renvoyait leur image.

Halleck poussa des rugissements de joie.

– Je vous le dis, en vérité, aucun paysdu monde, pas même la Suisse, ou l’Italie ne sauraient approcherd’une sublimité pareille. Cependant il y manque un élément, lavie ; sans cela le paysage est mort.

Maria lui montra du doigt les oiseaux quitournoyaient sur leurs têtes.

– Non, ce n’est pas assez. Il me faudraitautre chose encore, plus en harmonie avec ces grandeurs sauvages.Nous pourrions bien y figurer nous-même ; mais nous n’y sommesque des intrus… et pourtant, il me faut de la vie là-dedans !…un daim se désaltérant au cristal des eaux ; un ours grizzlycontemplant d’un air philosophe les splendeurs quil’entourent ; ou bien…

– Un Indien sauvage, pagayant soncanot ?

– Oui, mieux que tout le reste ! Là,un vrai Sioux, peint en guerre, furieux, redoutable ! ceserait le comble de mes désirs.

– Bah ! qui vous empêche d’en mettreun ?… Je suis sûre que vous en avez l’imagination si bienpénétrée, que la chose sera facile à votre crayon.

– Sans doute, sans nul doute ; mais,vous le savez, chère Maria, rien ne vaut la réalité.

– Mon cousin, je crois que vous avez unechance ébouriffante ? Si je ne me trompe, voilà là-bas uncanot indien. Sa position, à vrai dire, n’est guère favorable pourêtre dessinée.

En même temps, Maria montra du doigt, un coindu lac hérissé d’un gros buisson de ronces qui faisaient voûteau-dessus de l’eau. Dans l’ombre portée par cet abri, apparaissaitd’une façon indécise, un objet qui pouvait être également unepierre, le bout d’un tronc d’arbre, ou l’avant d’un canot.

Si l’œil exercé d’un chasseur avait reconnu làun esquif, il aurait constaté aussi que son attitude annonçait lasecrète intention de se cacher, comme si le Sauvage qui s’enservait eût cherché à se dérober aux regards. Mais, quelle raisonmystérieuse aurait pu dicter cette conduite ?… Et quelchasseur ou settler aurait eu l’idée de concevoir quelqueinquiétude à l’apparition de cette frêle embarcation ?

Quoiqu’il en soit, il fallut plusieurs minutesà l’artiste pour distinguer l’objet que lui indiquait sa vigilantecompagne ; lorsque enfin il l’eût aperçu, sa forme et satournure répondirent si peu aux idées préconçues du jeune hommequ’il ne put se décider à y voir un canot.

– Mais je suis sure, moi ; insistaMaria ; j’en ai vu plusieurs fois déjà ; il estimpossible que je me trompe. Je vois dans ce canot un fac-similéexact de ceux que Darley a si bien dessinés dans ses illustrationsde Cooper. Vous êtes donc forcé de convenir que vos amis ont demeilleurs yeux que vous.

– Mais où est son propriétaire, l’Indienlui-même ? Nous ne pouvons guère tarder de le voir ?

– Il est sans doute à rôder par là dansles bois. Adolphe ! s’écria soudain la jeune fille ;savez-vous que nous ne sommes pas seuls !

– Eh bien ! quoi ? répliquavivement Halleck, ne sachant ce qu’elle voulait dire.

– Regardez à une centaine de pas versl’ouest de ce canot ; vous me direz ensuite s’il vous manquel’élément de vie, comme vous dites.

– Tiens ! tiens ! voilà, ungaillard qui en prend à son aise, sur ma vie ! Eh ! quipourrait le blâmer d’avoir choisi une aussi ravissante retraitepour se livrer aux délices de la pêche ?

Nos deux touristes étaient fort surpris de nel’avoir pas vu tout d’abord. Il était en pleine vue, assis sur unroc avancé ; les pieds pendants ; les coudes sur lesgenoux ; le corps penché en avant, dans l’attitude despécheurs de profession. Sa contenance annonçait une attentionprofonde, toute concentrée sur la ligne dont il venait de lancerl’hameçon dans le lac après l’avoir balancé au-dessus de satête.

L’artiste commença à dessiner ; Mariachoisit une place d’où elle pouvait facilement suivre les progrèsdu travail.

Tout en faisant voltiger à droite et à gaucheson crayon docile, Halleck jasait gaîment et entretenait laconversation avec une verve intarissable. Peu à peu les traits semultipliaient, l’esquisse prenait une forme.

– Si seulement nous avions à portéel’homme rouge, observa-t-il, je le croquerais en détail. Mais, j’ypense, nous pouvons nous procurer cette jubilation ; je vaisd’abord placer, dans mon ébauche, le canot bien en vue, j’ydessinerai ensuite l’Indien maniant l’aviron, lorsque nous seronsparvenus à nous rapprocher de ce pêcheur.

– Assurément voilà un homme bien paisibleet bien occupé ; il a l’air de poser pour son portrait.Croyez-vous qu’il se soit aperçu de notre présence ?

– Sans nul doute, car nous sommes aussifièrement en vue ; cependant j’affirmerais que son poisson lepréoccupe beaucoup plus que nous. Tenez ! il a levé la tête etnous a regardés. Ah ! le voilà qui regarde en bas ; ilvient d’enlever quelque chose au bout de sa ligne.

– Chut ! fit Maria vivement ;regardez encore ce canot là-bas. Ne voyez-vous pas, au-dessus,quelque chose comme le plumage brillant d’un oiseau ?

– Je ne puis m’occuper que de mondessin ; je n’ai pas de temps à perdre en babioles, et il fautque je travaille maintenant que me voilà en train.

– Mais regardez donc, insista la jeunefille, vous verrez quelque chose qui vous intéressera ; jesuis sûre maintenant qu’il y a là une tête d’Indien.

L’artiste se décida enfin à jeter les yeuxdans la direction indiquée ; il daigna même admettre qu’ilvoyait quelque chose d’extraordinaire dans ce buisson

– Oui, murmura-t-il, c’est bien la touffede chevelure ornée que portent les guerriers sauvages ; c’estleur panache bariolé de plumes éclatantes.

Pendant qu’il parlait, le Sauvage surgitentièrement hors des broussailles, faisant voir son corps peint enguerre ; presque aussitôt il disparut.

– Ah ! en voilà plus que vous nedemandiez ! observa Maria ; votre élément de vie a faitapparition, le cadre est complet.

– Je me déclare satisfait,réellement.

– Vraiment ! je regrette que Maggiene soit pas venue avec nous. Combien elle se serait réjouie de cespectacle enchanteur ! je suis bien désolée de sonabsence.

– Et moi aussi ; savez-vous, Maria,qu’elle m’a surpris et charmé bien agréablement hier soir ;elle a une distinction et une intelligence qu’envieraient nos plusbelles dames des cités civilisées ; je vous assure qu’elle afait impression sur moi.

– Cela ne m’étonne pas ; elle méritel’estime et l’amitié de chacun. c’est le plus noble cœur que jeconnaisse ; honnête, pure, modeste, sincère, elle a toutes lesqualités les plus adorables.

L’artiste, tout en continuant de promener soncrayon sur le papier, leva les yeux sur sa cousine qui était assisedevant lui, un peu sur la droite.

Elle considérait le lac, et ne s’aperçut pasdu regard furtif d’Halleck. Ce dernier laissa apparaître sur seslèvres un singulier sourire qui passa comme un éclair, puis il seremit silencieusement à l’ouvrage.

– Elle parait être l’enfant gâté del’oncle John, reprit-il au bout de quelques instants ; jesuppose que cette faveur lui revient de droit, comme à la plusjeune ?

– Mais non, c’est à cause de son charmantnaturel Adolphe, remarquez-vous l’immobilité extraordinaire de cepêcheur ?

Les deux jeunes gens s’amusèrent à regardercet individu qui, en effet, paraissait identifié avec le roc surlequel il était assis. Tout à coup il fit un bond en avant, têtebaissée, et tomba lourdement dans l’eau, avec un fracas horrible.En même temps les échos répétaient la, détonation d’un coup defeu ; et une guirlande de fumée qui planait au-dessus d’un rocpeu éloigné trahissait le lieu où était posté le meurtrier.

Un silence de mort suivit cette péripétiesanglante ; Halleck et Maria s’entreregardèrent terrifiés. Lejeune artiste ne tarda pas à reprendre son sang-froid.

– Mon opinion, cousine, est que nousferons bien de terminer nos dessins un autre jour, dit-il de sonton tranquille, tout en repliant son portefeuilleméthodiquement.

– Ah ! ! mon Dieu !s’écria Maria avec terreur, vous ne savez pas… non, vous ne savezpas quels dangers nous menacent !

Ces mots étaient à peine prononcés qu’unsecond et un troisième coup de feu cinglèrent l’air ; desballes sifflèrent à leurs oreilles, indiquant d’une façon beaucouptrop intelligible que cette dangereuse conversation s’adressait àeux.

– Que l’enfer les confonde !grommela Halleck ce sont quelques renégats qui déshonorent leurrace.

Il s’arrêta court, Maria venait de le saisirconvulsivement par le bras pour lui faire voir ce qui se passait aubord du lac. Trois Indiens, bondissant et courant comme des cerfs,accouraient rapidement. Adolphe, malgré tout son sang-froid, ne putse dissimuler qu’il fallait prendre un parti prompt et décisif.

– Soyez courageuse, ma chère Maria, luidit-il en la prenant par la main, et venez vite.

Puis il l’entraîna vers le fourré, en sautantde rocher en rocher. La jeune fille s’apercevant qu’il avaitl’intention de fuir tout d’une traite jusqu’à la maison, lui dit,toute essoufflée

– Jamais nous ne pourrons nous échapperen courant ; il vaut mieux nous cacher.

Adolphe regarda hâtivement autour de lui, etavisa un vaste tronc d’arbre creux enseveli dans un buissoninextricable.

– Vite, là-dedans ! dit-il à sacousine ; cachez-vous vite ! Les voilà, ces damnéscoquins !

– Et vous ? qu’allez-vousfaire ? lui demanda-t-elle en le voyant rester dehors.

– Je vais chercher une autre cachette,répondit-il ; il ne faut pas nous cacher tous deux dans enmême terrier, nous serions découverts en trois minutes. Cachez-vousbien, restez immobile, et ne bougez d’ici que lorsque je viendraivous chercher.

Halleck tourna lestement sur ses talons,enfonça son chapeau sur ses yeux, et, ainsi qu’il le racontalui-même plus tard, « se mit à courir comme jamais homme nel’avait fait jusqu’alors ». Une longue et constante pratiquedes exercices gymnastiques l’avait rendu nerveux et agile à lacourse.

Mais ses muscles n’étaient point encore auniveau de ceux de ses ennemis rouges, car à peine avait-il faitcent pas, qu’un Indien énorme, le tomahawk levé, était sur sestalons ; avec un hurlement féroce, il se lança surHalleck.

– Inutile de discuter avec toi, moncoquin ! pensa l’artiste.

Sur-le-champ, il prit son revolver au poing etle dirigea sur son adversaire. Du premier coup il lui envoya uneballe dans l’épaule : il lâcha successivement quatre autrescoups, mais sans l’atteindre ; les deux derniers ratèrent.

Soudainement la pensée vint à Halleck, qu’iln’avait plus qu’une charge disponible, et il suspendit son feu pourne plus tirer qu’à coup sûr.

L’entrée en scène du revolver avait eupourtant un résultat ; l’Indien s’était arrêté à quelquespas ; mais aussitôt qu’il s’était aperçu que l’arme avaitraté, il lança furieusement son tomahawk à la tête de l’artiste. Sice dernier n’eût trébuche fort à propos sur une pierre, évidemmentle projectile meurtrier lui aurait fendu le crâne. Se relevant detoute sa hauteur, Halleck brandit son pistolet et l’envoya dans lafigure bronzée de l’Indien avec tant de force et de précision,qu’il lui cassa une douzaine de dents et lui déchira leslèvres.

L’Indien bondit en poussant un rugissement debête fauve ; mais il fut reçu par un foudroyant coup de pieddans les côtes qui l’envoya rouler sur les cailloux.

La boxe pédestre aussi bien que manuelle,n’avait aucun mystère pour Halleck, et sur ce terrain il étaitmaître de son ennemi ; sa seule crainte était de le voiremployer quelque nouvelle arme, car l’artiste n’avait plus que sespieds et ses poings.

Aussi, ce fut avec un vif déplaisir qu’Adolphele vit extraire du fourreau un couteau énorme, puis se diriger surlui avec précaution.

Néanmoins, l’artiste, n’ayant pas le choix demieux faire, se préparait à une lutte corps à corps, lorsqu’ilentendit s’approcher les deux camarades du bandit. Une pareillerencontre devait être trop inégale pour qu’Halleck s’y engageâtautrement qu’à la dernière nécessité. Aussi, réfléchissant que sesjambes s’étaient reposées, et qu’elles étaient admirablement prêtesà fonctionner, il s’élança plus prestement qu’un lièvre et se mit àcourir.

Inutile de dire que son adversaire acharné seprécipita à sa poursuite ; cette fois l’artiste avait si bienpris son élan que l’Indien fût distancé pendant quelques secondes.Toutefois l’avance gagnée par Halleck fut bientôt reperdue ;ce qui ne l’empêcha pas de prendre son temps pour raffermir sous lebras son portefeuille, dont, avec une ténacité rare, il n’avait pasvoulu se dessaisir ; on aurait pu croire qu’il le conservaitcomme un talisman pour une occasion suprême.

Au bout de quelques pas il entendit craquerles broussailles sous les pas du Sauvage ; son approche étaitd’autant plus dangereuse qu’il avait retrouvé son tomahawk.

Craignant toujours de recevoir, par derrière,un coup mortel, Halleck se retournait fréquemment. Cet exercicerétrospectif lui devint funeste, il se heurta contre une racined’arbre et roula rudement sur le sol la tête la première.

Le Sauvage était si près de lui, que sanspouvoir retenir son élan, il culbuta sur le corps étendu del’artiste. Halleck se releva d’un bond, recula de trois pas, etvoyant que l’heure d’une lutte suprême était arrivée, il se préparaà vaincre ou mourir ; l’Indien, de son côté, allongea le braspour le frapper.

Il n’y avait plus qu’une seconde d’existencepour Halleck, lorsque la détonation aiguë d’un rifle rompit lesilence de la solitude ; le Sioux fit un saut convulsif etretomba mort aux pieds du jeune homme.

Ce dernier jeta un rapide regard autour de luipour tâcher de découvrir quel était le Sauveur survenu si fort àpropos ; il ne vit rien et ne parvint même pas à deviner dequel côté était parti le coup de feu.

La première pensée de l’artiste fut que laballe lui était destinée, et s’était trompée d’adresse, maisquelques instants de réflexion le firent changer d’avis.

Cependant, songeant aussitôt que les autresIndiens devaient approcher, il sonda anxieusement les alentours.Rien ne se montra, la solitude était rendue à son profondsilence.

Après s’être convaincu, par une longueattente, que tout adversaire avait disparu, Halleck tira sescrayons, ouvrit philosophiquement son fameux portefeuille, etmurmura, en cherchant une page blanche :

– Si cette balle n’avait pas si bien étéajustée, j’aurais du imiter Parrhaseus ; heureusement il nes’agit plus de cela, je me garderai bien de laisser échapper laplus sublime occasion de faire un croquis magistral.

Sur ce propos, il se prépara à enrichir sonalbum d’une étude sur l’indien mort devant lui.

Chapitre 5UN AMI PROPICE.

Il ne faudrait pas croire que la main del’artiste tremblât pendant qu’il crayonnait le portrait de l’Indienabattu ; si quelque agitation nerveuse se produisait dans samain, c’était la suite de l’exercice forcé auquel il venait de selivrer, mais l’émotion n’y entrait pour rien.

Comme un vieux soldat ou un chirurgien éméritefamiliarisé avec l’aspect de la mort, Adolphe considérait cecadavre farouche et hideux avec le plus grand sang froid,exactement comme un simple modèle de nature morte.

Bien plus, peu satisfait de sa pose, il letourna et retourna, arrangea ses bras et ses jambes, disposa satête, plaça tout le corps dans le meilleur état de symétriepossible, de façon à, lui donner une jolie tournure.

Ensuite, se reculant de quelque pas pour mieuxjuger l’effet, il se plaça lui-même en bonne situation ; ettout étant ainsi ajusté à sa grande satisfaction, il se mit àdessiner.

– Je ne suppose pas, murmura-t-il entravaillant, avec son flegme habituel ; je ne suppose pasqu’on puisse appeler cela un modèle qui pose, C’est un modèle quigît.

Et il continua en fredonnant un air de chasse.Son croquis fut bientôt terminé, rangé précieusement dans leportefeuille, et le portefeuille lui-même mis sous le bras ;puis Halleck se leva, lestement pour se mettre en quête deMaria.

À ce moment, il éprouvait une sorted’inquiétude vague, et comme un remords de n’avoir pas couru sur lechamp et avant tout à la recherche de sa cousine ; unpressentiment fâcheux s’empara de lui au fur et à mesure qu’il serapprochait hâtivement du lieu où il l’avait laissée.

Ce n’était pas qu’il fût embarrassé pourretrouver sa cachette ; Halleck avait une mémoireinfaillible ; d’ailleurs les circonstances émouvantes danslesquelles il avait exploré cette région, étaient de nature àimprimer dans son esprit les moindres détails.

Sur le point d’arriver il s’arrêta, prêta uneoreille attentive, mais aucun bruit ne se fit entendre ; ilfit encore quelques pas, et se trouva devant le gros arbre entouréde ronces.

– Maria ! s’écria-t-il, venez jecrois le terrain déblayé ; nous pourrons retourner sains etsaufs à la maison.

Ne recevant aucune réponse, il entraprécipitamment dans la cachette, et, avec un affreux battement decœur, reconnut que la jeune fille n’y était plus.

Il demeura un moment interdit, respirant àpeine, cherchant à s’expliquer cette disparition.

Bientôt, grâce à ses habitudes optimistes, ilfut d’avis qu’elle avait profité d’un instant favorable pourquitter ce refuge et revenir au logis. Pour corroborer cetteopinion il se disait que Maria n’était pas femme à se laisserenlever sans résistance ; et que si quelque méchante aventurelui était arrivée, elle aurait fait retentir l’air de ses crisdésespérés.

Cependant l’artiste n’était pas entièrementconvaincu, ni sans inquiétude : car il savait que des Indiensétaient dans le bois ; et il venait d’apprendre d’une façonmémorable que la nature de ces braves gens n’était paschevaleresque au point de respecter quelqu’un dans les bois, cequelqu’un fût-il une femme sans défense.

Il était là immobile, hésitant, ne sachantquel parti prendre, lorsqu’une clameur aiguë frappa sonoreille ; ce cri provenait du lac, c’était, à ne pas s’yméprendre, la voix de Maria qui l’avait poussé.

Halleck bondit comme un daim blessé, seprécipita tête première, à travers branches, et ne s’arrêta qu’aubord de l’eau, à l’endroit où il s’était précédemment installé pourdessiner. Là, il regarda avidement dans toutes les directions, etaperçut au milieu du lac un canot que deux Indiens faisaient volerà force de rames.

Maria était entre eux, pâle, désespérée ;à l’apparition de son cousin elle poussa un cri d’appel, levant lesbras frénétiquement, et aurait sauté à l’eau si ses ravisseurs nel’eussent retenue.

Halleck n’avait d’autre ressource que degagner, en faisant le tour du rivage, l’avance sur le canot, et del’attendre au débarquement ; quoique seul et sans armes, ils’élança bravement avec l’agilité de la colère et de l’anxiété,bien résolu à ne pas laisser échapper les Sauvages sans leur livrerune lutte à outrance.

Malheureusement, il eut beau courir, le bateauavait gagné le bord avant que le pauvre artiste eût parcouru lamoitié seulement de la distance. Les Indiens sautèrent rapidement àterre, entraînant Maria avec eux.

Adolphe, courant toujours à perte d’haleine,suivait avec des regards furieux les fugitifs, lorsqu’il vit tout àcoup un Indien chanceler et tomber à la renverse. En même temps leséchos se renvoyèrent la détonation d’une carabine ; le secondSauvage, saisi de terreur, disparut comme s’il avait eu desailes.

En cherchant des yeux quel pouvait être cesauveur arrivé en ce moment si propice, Halleck découvrit ChristianJim, le fusil en main, qui cheminait tout doucement à travers lesrochers, et arrivait auprès de la jeune fille éperdue.

Halleck les eût bientôt rejoints ; ilserra affectueusement la main de Maria, en murmurant quelquesparoles que son émotion rendait inintelligibles ; puis il setourna vers le Sioux qui venait de jouer si fort à propos le rôlesauveur de la Providence.

– Votre main ! mon brave !donnez-moi votre main, vous dis-je ! vous êtes un vrai Indien,vous !

Jim ne lui rendit en aucune façon sapolitesse. Il se contenta de le toiser, un instant, des pieds à latête, et dit :

– Courez, allez-vous-en d’ici ! LesIndiens sont soulevés, brûlent les maisons ; ils tuent tout.Vite ! chez l’oncle John !

Malgré son extérieur glacial, il était évidentque Jim était dans une grande agitation. Ses yeux noirs lançaientçà et là des regards flamboyants ; il y avait dans ses alluresquelque chose de farouche et d’inquiet qui frappa les jeunesgens.

– Ne nous abandonnez pas ici, je vous ensupplie ! s’écria Maria encore pâle et frémissante deterreur ; conduisez-nous jusqu’en dehors de ces boisterribles.

Sans répondre, le Sioux les fit monter dans lecanot qu’il repoussa vivement du rivage en y sautant : ensuiteil traversa le lac à force de rames et vint aborder devant uneclairière traversée par un sentier qui conduisait auxhabitations.

Jim passa devant, en éclaireur, l’œil etl’oreille au guet, le doigt à la détente du fusil, marchant sansbruit, se dérobant dans les broussailles.

On passa ainsi tout près du lieu où Marias’était cachée.

– Comment avez-vous eu l’imprudence dequitter une aussi excellente cachette, demanda Halleck avec sonsang-froid habituel ; je vous avais pourtant recommandé, d’unefaçon formelle, de n’en pas bouger jusqu’à mon retour.

– Je me serais bien gardée d’ensortir ; on m’en a arrachée. Ce sont deux de vos honorablesIndiens qui sont arrivés droit sur moi et se sont emparés de mapersonne.

– Mais alors, pourquoi n’avez-vous pascrié ? je me serais hâté d’accourir à votre secours.

– Si j’avais poussé un cri, j’étaismorte… Ces « chevaleresques » bandits me l’ontparfaitement fait comprendre à l’aide de leurs couteaux.

– Ah ! voici mon revolver quej’avais lancé au visage du drôle qui m’a attaqué.

L’artiste à ces mots, courut ramasser sonarme, et dût se diriger vers la gauche, car Jim avait changébrusquement de route pour éviter à Maria le spectacle hideuxqu’offrait le cadavre du Sauvage tué le premier. Halleckreprit :

– Mon opinion est que…

Il fut soudainement interrompu par Jim quivenait de faire une brusque halte en prêtant l’oreille dans toutesles directions, et qui recula avec vivacité dans lesbroussailles :

– Couchons-nous par terre, dit-il endonnant l’exemple, les Sioux viennent !

Tous trois disparurent sous l’herbe, etrestèrent immobiles en retenant leur haleine. Pendant quelquesminutes on n’entendit pas le moindre bruit ; Jim se hasarda àrelever la tête, non sans prendre des précautions infinies ;l’artiste crût pouvoir en faire autant. Ses yeux furent terrifiésd’apercevoir une bande d’Indiens qui cheminait dans le boislui-même, sans froisser une branche ni une herbe, sans laisserautour d’elle le moindre bruit.

Ils étaient nombreux, armés, peints enguerre ; toutes ces figures farouches semblaient autant devisages de démons.

Ce sinistre bataillon de fantômes passa commeune vision effrayante, courant à la curée des blancs, aspirant lecarnage, préparant l’incendie. Le massacre du Minnesota étaitcommencé ; c’était l’avant-garde qu’on venait de voir.

Les fugitifs restèrent encore immobiles etmuets pendant une demi-heure. Alors Jim se releva, et leur fitsigne de se remettre en marche. Bientôt ils furent sortis du boissur le chemin direct de la maison.

Maria était agitée de sinistrespressentiments ; quelque chose de secret lui disait que,pendant son absence, tout n’était pas bien allé dans la maisonhospitalière de ses bons parents ; elle éprouvait une fébrileimpatience d’arriver, afin de s’assurer par ses propres yeux del’état des choses.

Enfin, ils arrivèrent sur le dernier coteaudevant lequel s’élevait la case ; ce fut avec un profondsoupir de soulagement que la jeune fille reconnut la situationhabituelle des lieux ; rien n’y était changé, rien n’ytrahissait la présence de l’ennemi.

Elle reprit aussitôt son enjouement naturel,et poussant un grand soupir de satisfaction :

– Ah ! mon Dieu ! dit-elle, ilme semble qu’on m’enlève une montagne de dessus le cœur ;j’avais les plus horribles appréhensions !… il me semblaitcertain que quelque grand malheur était arrivé, pendant notreabsence, à l’oncle John ou à quelqu’un de la famille.

– Pensez-vous qu’il y eût ici quelqueautre objet plus attractif que vous aux yeux des galantsSauvages ?

– Quelle mauvaise plaisanterie !Tout individu, pourvu qu’il soit blanc, offre un grand attrait àleurs tomahawks. Supposez que cette pauvre petite Maggie eût été àma place, les Sauvages l’auraient enlevée tout aussi bien quemoi.

Adolphe Halleck fit semblant de regarderdevant lui, mais en réalité il ne quittait pas de l’œil soninterlocutrice encore tout effarée et haletante. Le même sourireétrange et mystérieux se produisit encore sur ses lèvres ; enrésumé il était évident que, malgré les terribles scènes qu’ilvenait de traverser, le jeune homme se sentait d’humeurprodigieusement divertissante.

Quelques minutes s’écoulèrent dans un profondsilence. Enfin Halleck renoua la conversation, mais sur un sujettout-à-fait différent.

– Maria, demanda-t-il, est-ce un refletdu Soleil qui me trompe ? regardez là-bas dans le nord-est, etexpliquez-moi ce que signifie cette fumée, fort peu naturelle, quimonte vers le ciel en si grande abondance.

– Je l’avais déjà remarquée depuisquelque temps. Jim ! dites-moi ce que vous pensez de cela.

Le Sioux retourna la tête etrépondit :

– Ce sont les maisons dessettlers qui brûlent, les indiens y ont mis le feu.

– Est-ce loin d’ici ?

– À six, huit, dix milles.

– En vérité, je le dis ! s’écrieMaria pâlissant de terreur, ces horribles Sauvages seront bientôtici.

En dépit de son stoïcisme affecté, Halleck neput dissimuler un mouvement de malaise. Réellement le danger mortelqui était imminent ne pouvait se révoquer en doute, et lessinistres pressentiments de la jeune fille terrifiée n’étaient quede trop réelles prophéties.

– Que l’enfer les confonde ! murmural’artiste ; quel esprit malfaisant les anime donc ? C’estle diable, à coup sûr ! Mais enfin, peut-on savoir à quellecause doit être attribué ce soulèvement épouvantable ?

– Ils ne font qu’obéir à leursinvariables instincts.

– Ma chère cousine, répondit Halleck d’unton doctoral, vous faites erreur d’une manière grave ; tellen’est pas la nature des Indiens, leur histoire en fait foi. Cespeuplades sont la noblesse et la loyauté personnifiées ; jeles porte dans mon cœur. Il ne s’agit ici, évidemment, qued’obscurs vagabonds, d’un ramassis de coquins errants, désavouéspar toutes les tribus.

– Ah ! fit Maria sans luirépondre : il y a quelqu’un sur le belvédère de la maison. Ilsont pressenti le danger.

Effectivement, au bout de quelques pas, ilsaperçurent le jeune Will Brainerd, debout sur le toit, à demi cachépar une cheminée, et lançant ses regards dans toutes lesdirections. Il fit à Jim un signal que les deux touristes ne purentcomprendre, mais à la suite duquel le Sioux hâta le pas.

Toute la maison de l’oncle John étaitbouleversée par les préparatifs de combat et de fuite.

Les tourbillons de fumée qui obscurcissaientl’horizon avaient parlé un lugubre langage, facile àcomprendre ; du haut de son observatoire, Will avait aperçu ledétachement indien qui avait côtoyé le lac.

Au premier abord, on avait pu croire qu’ils sedirigeaient vers le Settlement, et dans l’attente d’uneagression prochaine, on avait attelé les chevaux aux chariots, pourêtre plus tôt prêt à fuir.

Mais la horde sauvage ayant changé dedirection ; d’autre part, l’absence de Maria et d’Halleck seprolongeant, l’oncle John suspendit son départ pour les attendre.Bien entendu que la question de fuir ne fut pas mise endélibération.

C’était le seul parti à prendre.

Ces préparatifs de mauvais augure, ces chevauxattelés, frappèrent de suite les deux arrivants ; Hallecklança un regard à Maria.

– La prolongation de notre séjour ici,parait douteuse, observa-t-il ; l’oncle John a prisl’alarme.

– Certes ! il serait étrange qu’ileût pris quelque autre détermination, en présence de tous cesaffreux présages. Mais, qui aurait pu croire à de pareilleshorreurs dans l’État de Minnesota, au cœur de lacivilisation ? Pour moi, je n’ai qu’un désir ardent, c’est dem’éloigner le plus promptement possible.

– Eh bien ! Non pas moi ! chèrecousine. Maintenant, je le confesse, mon opinion sur les aborigènesdevient douteuse ; il y a comme un brouillard dans monimagination. Avant de m’en aller, je veux éclaircir laquestion ; je veux, s’il est possible, réhabiliter ces pauvresIndiens à mes yeux, dans toute leur splendeur.

– Ô Adolphe ! vous serez donctoujours une tête folle ? Si vous avez peur de perdre votreaffreux fétichisme pour les Sauvages, il vaut. mieux vous en allersans pousser l’examen plus loin ; car, croyez-moi, ladésillusion sera terrible.

– Eh bien ! donc, enlevez-moi !dit l’artiste en riant ; Ah mais ! j’y songe, je ne vousai pas fait voir le croquis délicieux que…

– Ai-je le temps de regarder despaysages, lorsque la vie de mes amis est en danger ? ripostaimpatiemment la jeune fille en lui tournant le dos pour courir dansla maison.

Au même instant, Will Brainerd descendit deson observatoire. Il informa la famille qu’aucun ennemi n’étaitvisible à l’horizon, bien que les symptômes de bouleversement etd’incendie se multipliassent dans les alentours.

– Je m’étonne, ajouta-t-il en terminant,que notre Settlement a été épargné jusqu’à ce moment.

Toute la famille se réunit alors en un vraiconseil de guerre ; les délibérations furent brèves etconcluantes. Une fuite très prompte fut décidée, comme étant leseul et unique moyen de salut. En effet, il y avaitquatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour craindre l’irruptiond’une bande de Peaux-rouges apportant avec elle le carnage etl’incendie, et une seule chance de ne pas être envahi ; touteminime que fût cette dernière probabilité, elle inspira à l’oncleJohn quelques modifications dans son plan de fuite.

Il fut résolu que M. et mistressBrainerd, Maggie et Maria, accompagnés par Jim, partiraient lespremiers dans le chariot le plus léger, et, qu’ils se dirigeraientà toute vitesse, vers Saint-Paul, de façon à sortir le plus tôtpossible du territoire de Minnesota et éviter ainsi les bandessanguinaires des Indiens soulevés.

Will et Halleck devaient rester, attendantl’issue des événements, dans le but de protéger, s’il étaitpossible, le Settlement contre le pillage de quelquesmaraudeurs isolés. Bien entendu, ils se tenaient tout prêts à fuiren cas de nécessité.

En outre, ils étaient munis chacun d’une bonnecarabine, d’un revolver, d’un bon couteau de chasse ; lapoudre et les balles ne leur manquaient pas. Moyennant cespréparatifs, ils pourraient se défendre avec succès contre lesrôdeurs qui viendraient à se présenter.

L’oncle John leur recommanda expressément den’engager une lutte que lorsque les chances de succès seraientévidentes ; attendu que lorsque le sang avait coulé, lesSauvages du Minnesota devenaient des démons incarnés. Halleckaccepta fort légèrement les recommandations et l’opinion de sononcle ; il prétendit « qu’on calomniait ces pauvresgens. »

– Nous nous rendrons directement àSaint-Paul, conclut M. Brainerd ; si vous êtes obligés dedéguerpir, suivez nos traces ; Will connaît assez le pays pourvous guider d’une façon sûre. Je ne vous dis cela que pour le casou vous seriez obligés de fuir absolument.

Fuir… non ! mais nous en aller…oui ! répliqua Halleck d’un ton suffisant ; si l’Indiense présente, de deux choses l’une : ou il sera facile àapprivoiser, ou il sera méchant. Si bon il est, ma théorie seradémontrée ; s’il fait le méchant nous le corrigerons ;voilà tout !

Et il alluma son cigare avec une nonchalancesuperbe.

– Puissiez-vous dire vrai ! observaMaggie à laquelle cette manière sans façon d’envisager cesterribles réalités semblait incompréhensible.

– Je suis dans la réalité, Maggie,croyez-le bien, j’y suis ! Personne n’arrivera à me convaincreque ces pauvres indigènes du Minnesota soient aussi terribles. Toutceci me fait l’effet d’une terreur panique ; or, vous savezcombien pareilles frayeurs aveuglent l’esprit. Votre frère s’en estaperçu l’été dernier, à Bull-Run.

L’oncle John, ainsi que sa femme, et Marias’occupaient activement d’entasser dans le chariot les objets deplus indispensable nécessité ; pendant ce temps, Will, pensifet soucieux, était remonté à son observatoire aérien sur le toit dela maison.

L’artiste avait fait quelques tentatives pouraider à l’embarquement des colis, mais, dans son étourderie, iln’avait réussi qu’à casser plusieurs pièces de porcelaine, et àfaire rouler entre les jambes des chevaux quelques pots deconfiture ; il se résigna donc, en riant, à abandonner cettetâche à des mains plus prudentes ou plus adroites.

Maggie l’observait avec étonnement ; sonesprit doux et sérieux ne pouvait comprendre une tellelégèreté.

– Votre indifférence me confond, luidit-elle ; surtout après votre aventure que Maria m’aracontée.

– Ah ! oui, vraiment ! murmural’artiste, en distillant la fumée avec symétrie par les deux coinsde sa bouche ; écoutez, j’en ai fait un dessin capital !J’ai quelque intention de l’envoyer à Harper… mais c’est trop beaupour lui. De ma vie, je n’avais eu un sujet dont la pose soit d’unedocilité plus parfaite. Ah ! mais oui ! il posait commeun demi-dieu, cet Indien mort !

– Et, si Christian Jim ne s’était pastrouvé là ?…

– Ma foi ! je conviens qu’il m’arendu un fameux service, je me réjouis d’en convenir ;j’aimerais le récompenser magnifiquement pour cela.

– Il ne désire et n’acceptera rien quiressemble à une récompense ; mais je puis vous dire ce qu’ilrecevrait avec un plaisir extrême.

– Quoi donc ?

– Une Bible ; j’ai été assezheureuse pour lui apprendre à lire cet été, il peut en faire unusage très satisfaisant pour lui. Vous ne sauriez croire avecquelle ardeur il désirait parvenir à comprendre ce bon livre, dontles missionnaires lui avaient parlé. On lui en a donné une copiepartielle et grossière qu’il ne manque jamais de prendre avec luiet qu’il porte partout dans ses courses ; mais je sais qu’ilsera dans le dernier ravissement s’il devient possesseur d’un deces beaux volumes qu’on trouve dans les librairies des grandesvilles. Je ne doute pas que vous n’en ayez avec vous.

L’artiste rougit et balbutia d’un tonembarrassé :

– J’ai honte de vous avouer que je n’enai pas ici ; mais je saurai bien m’en procurer et ce sera toutce qu’on peut trouver de splendide.

– Oh !… vous dites que vous n’enavez pas avec vous ?… demanda avec étonnement Maggie, enfixant sur Halleck ses grands yeux bleus, expressifs, empreintsd’une affectueuse mélancolie.

– Non… pas avec moi… Mais j’en aiplusieurs à la maison ! Ce sont des cadeaux de ma mère, de messœurs, et de quelques jeunes ladies qui s’intéressent à monsalut.

– Permettez-moi de vous offrir celle-ci,reprit Maggie en lui présentant une bible qu’elle sortit de sapoche ; Je ne vous demanderai qu’une seule chose, c’est d’yjeter un coup d’œil de temps en temps. Aucune créature raisonnablene doit laisser passer un jour sans en lire quelques versets ;je n’ose pas vous en réclamer autant, ce sera lorsque vous lepourrez seulement.

– Je vous le promets, du fond de moncœur, lui répondit l’artiste en recevant avec respect et courtoisiele don pieux que venait de lui faire sa jeune cousine.

Le ton sérieux, les manières graves et doucesde Maggie, le parfum d’ingénuité et de candeur affectueuse quis’échappait de ses moindres actions, tout en elle avait parlé d’unemanière étrange au cœur d’Adolphe. En sa présence, il se sentaitmoins railleur, moins sceptique, moins fanfaron ; peut-être,s’ils eussent eu, sur le moment, à braver la fureur des Siouxaurait-il combattu avec un nouveau courage, entièrement différentde ses bravades précédentes.

– J’en ferai une bonne lecture, à lapremière occasion favorable, dit-il en serrant le volume entre sesdeux mains, avec une certaine émotion ; aujourd’hui même, dansl’après-midi, après votre départ, j’aurai longuement du loisir pourcela.

– Pas tant que vous le croyez, peut-être,répondit la jeune fille sans dissimuler un léger tremblement danssa voix ; je vous l’assure, monsieur Halleck, quelque chose deterrible est proche de nous, et vous n’y songez pas.

– Ta ! ta ! ta ! répliqual’artiste en reprenant ses manières frivoles pour cacher sontrouble, vous êtes nerveuse et impressionnable ; chassez depareilles idées puériles.

Mais, en dépit de son assurance, il sentitcomme un frisson traverser tout son être ; jamais, dans lecours de son existence, pareille impression ne s’était produite enlui ; durant quelques secondes, il se sentit glacé etdécouragé.

Néanmoins, cette période d’abattement ne futpas de longue durée ; il reprit presque aussitôt son assuranceimperturbable :

– Je vous avais prise pour une jeunefille forte et courageuse, Maggie ; mais j’avoue que vostimidités d’aujourd’hui, me jettent vraiment dans le doute à cetégard.

– J’ai l’âme ferme cependant il mesemble, repartit la jeune fille avec un sourire mélancolique ;mais vous ne pouvez exiger de moi que je ne partage point descraintes manifestées par tout le monde excepté par vous.

– Rirons-nous assez de tout cela !lorsque nous serons arrivés sains et saufs à Saint-Paul ; oumieux, lorsque nous serons revenus à la ferme !…

– Dieu veuille que vous ne vous trompiezpas ! Qu’est devenu Jim ? voilà longtemps que je ne l’aipas vu.

– Il est par là-bas, dans un petit coinde la prairie, en observation de son côté ; Will est envedette sur le toit, il y a donc peu de risques qu’un ennemi puissenous aborder sans avoir été aperçu. Soyez donc sans crainte pour lemoment.

Ah ! j’aperçois l’oncle John et nos gensqui ont terminé l’aménagement du wagon.

Effectivement, le chariot était rempli,bourré, lesté de tous les objets qu’il pouvait contenir : oneût dit un navire frété pour quelque voyage au long cours. Maria,M. Brainerd et sa fille s’y installèrent ; ce fut ensuite autour de l’oncle John.

Et Jim, où est-il donc ? demanda cedernier ; ah ! le voilà qui arrive.

L’Indien apparaissait à peu de distance ;M. Brainerd suspendit son départ pour lui dire adieu.

– Bonsoir, mon enfant ! cria-t-ilensuite à son fils toujours perché sur son observatoire.

On échangea des saluts, on se souhaitamutuellement bonne chance ; enfin, le lourd véhicules’ébranla, et s’éloigna en craquant.

– Prenez bien garde ! soyezvigilants ! que Dieu veille sur vous ! cria M.Brainerd.

– Ne craignez rien pour moi, ditl’artiste en s’adressant plus particulièrement à Maggie ;c’est vous qui méritez toute notre sollicitude.

– Adieu ! répondit la jeunefille ; n’oubliez pas la Bible.

Bientôt on allait se perdre de vue, lorsqu’uneexclamation poussée par Will suspendit la marche.

Tous s’entreregardèrent, haletants, dans uneanxieuse attente.

Chapitre 6INDÉCISION.

Sur la limite orientale de la prairie, et toutai fait en position d’intercepter la route des fugitifs, troisIndiens venaient d’être signalés par le jeune Brainerd. Selon touteprobabilité ce n’étaient pas des amis ; dans l’incertitudeprovoquée par cette crise redoutable, il y avait mille précautionsà prendre. Wïll s’était donc empressé de prévenir le départ de safamille.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ?demanda l’oncle John en réprimant tout signe d’inquiétude, afin demodérer la terreur des femmes.

– Il faut qu’on m’envoie Jim, criaWill ; j’aperçois, à l’est, certains symptômes que je n’aimepas.

Le Sioux entra vivement dans la maison, etl’instant d’après il parut sur le toit, à côté de Will. Un seulregard lui suffit pour reconnaître que les appréhensions du jeunehomme étaient parfaitement fondées. Toute la famille en fûtaussitôt instruite.

– Ils sont directement sur votre chemin,vous ne pourriez les éviter, s’écria Will.

– Je crois que vous pourriez supprimerl’ennui de cette rébarbative rencontre, observa l’artiste en jetantun regard farceur à Maria.

– Comment donc ? demanda cettedernière précipitamment.

– En faisant un détour pour prendre uneautre route, ou, plus simplement, et ne partant pas du tout.

– Oui, attendez encore, appuya le jeuneBrainerd ; vous ne pouvez partir maintenant.

– Bast ! interrompit Halleck avec safanfaronne indifférence ; tout ça n’est autre chose que deuxou trois malheureux Indiens qui prennent l’air, admirant lesbeautés de la nature et faisant leurs petites observations. Quisait ?… ils ont peut-être un artiste parmi eux ? Quant àmoi, je suppose que, ne pouvant pas dormir par cette chaleur, ilsprennent le parti de destiner la nuit aux promenadessentimentales.

Chacun regarda Halleck pour savoir s’il nedonnait pas quelque signe ostensible de folie, digne de sesincroyables discours. Il fumait son cigare plus méthodiquement,plus tranquillement que jamais. Tout à coup il porta la main à sapoche et la fouilla vivement comme s’il se sentait illuminé par uneidée subite.

– Ah ! que je suis étourdi !s’écria-t-il, j’ai là sur moi une lorgnette, mieux que cela, unpetit télescope ; ce sera fort commode pour inspecter cesmalheureux vagabonds. Je ne comprends pas que je n’y aie pas songéplutôt ; nous en aurions déjà tiré fort bon parti, quand cen’eut été que pour reconnaître le canot, lorsque avec Maria nousétions sur le bord du lac.

Sur ce propos, il entra dans la maison etcourut tout d’un trait jusqu’au toit. Il offrit d’abord soninstrument au Sioux : celui-ci l’ayant refusé ; il lepassa à Brainerd qui après avoir regardé un moment,s’écria :

– Je vois trois Indiens cachés dans unbas fonds, comme s’ils attendaient quelque chose… oui… il y en aplusieurs autres couchés à plat ventre dans l’herbe.

– Sont-ils dans un buisson ?

– Non, au commencement d’uneclairière.

– Eh bien ! c’est tout simple ;ces pauvres diables sont ahuris de fatigue, ils se reposent enattendant leurs camarades ; passez-moi la lunette, je vousprie.

– Apercevez-vous ceux qui sont étendussur le sol ? demanda Will à Jim, pendant que l’artiste faisaitson inspection.

– Oui, une demi-douzaine renversés parterre.

– Que pensez-vous de çà ?

– Je ne peux pas savoir.

– Ne pensez-vous pas qu’ils soient làpour nous épier ?…

– Mais, par le soleil ! mon pauvreWill, à quoi cela leur servirait-il, s’écria l’artiste en repliantsolennellement son instrument de longue vue ; du moment qu’onpeut les signaler à deux ou trois milles de distance, il leur estformellement impossible de nous surprendre ; s’ils ne peuventréussir à nous surprendre, il leur est encore plus impossible denous faire aucun mal, s’ils sont incapables de nous faire aucunmal, ils ne sont pas à craindre, pourquoi vous effrayez-vous ?C’est raisonné, ce que je vous dis-là, hein !

– Mon cher Adolphe, je ne puis rien vousrépondre, sinon que je regarde comme bien difficile de deviner lesténébreuses malices des Indiens. Ils sont si rusés, si audacieux,si entreprenants que fort souvent ils accomplissent des chosesincompréhensibles.

Will reprit la lunette, et après en avoir faitusage, annonça que les Sauvages étaient sur pied ; mais queleur nombre était augmenté ; sans doute les compagnons qu’ilsattendaient les avaient rejoints. À ce moment on pouvait lesdistinguer à l’œil nu, mais seulement d’une façon vague etincertaine.

– Miséricorde ! juste ciel !ils viennent sur nous ! s’écria tout à coup Will, incapable demaîtriser son émotion.

– Ah ! Diable ! Voyons, un peude calme, mon garçon ! ne va pas t’agiter comme cela, au pointd’épouvanter les autres là-bas dans le chariot.

– Épouvanter ! ! Il y a certesbien de quoi ! Ces brigands-là seront ici dans unedemi-heure !

– Bah ! qu’est-ce qui leprouve ? Regarde-les donc un peu mieux ; tu verras queprécisément ils ne viennent pas de ce coté.

L’artiste avait raison pour le moment ;mais on ne pouvait être sûr de rien, car les mouvements desSauvages étaient si incertains, si errants, qu’on n’y pouvait riencomprendre. Après avoir marché à droite et à gauche sans butapparent, ils commencèrent à se diriger sur la maison.

Ces étranges rôdeurs apercevaient certainementle Settlement, duquel ils connaissaient d’ailleursl’existence ; suivant toute probabilité, ils débattaient entreeux le point de savoir s’ils s’en approcheraient ou non.

Pendant que le jeune Brainerd les épiait avecune consternation toujours croissante, ils changèrent de directionune troisième fois, et suivirent une ligne qui, en se prolongeant,les éloignait considérablement de la maison. Rien ne pourraitrendre l’anxiété avec laquelle Will suivait tous leurs mouvementsau travers du télescope. Lentement, d’un mouvement imperceptiblecomme celui d’une aiguille d’horloge, les Sauvages continuèrent àdécrire une courbe qu’on aurait pu croire tracée avec un compas, etqui ne semblait, ni les éloigner, ni les rapprocher de laferme.

– Tout va bien ! s’écria alorsl’artiste : ces Peaux-rouges ne veulent pas nous inquiéter lemoins du monde. Que Diable ! j’ai lu assez de livres sur leurcompte, pour m’y connaître !

– Il faut partir maintenant, dit le Siouxen descendant avec rapidité.

Will était trop assiégé de terreurs etd’appréhensions pour quitter son poste aérien. Mais Adolphe n’avaitpas les mêmes raisons pour rester avec lui ; il descendit doncaussi afin d’échanger de nouveaux adieux avec ses amis ; enfinle chariot se mit en route.

Les deux chevaux qui l’entraînaient, malgréson bagage considérable, et le poids de cinq personnes, étaient derobustes animaux accoutumés aux travaux de la ferme, et quoique unpeu lourds, ils étaient capables, lorsqu’on les pressait un peu, defournir rapidement une longue traite.

Halleck et son ami Will Brainerd restèrent enobservation toute la journée. Leur poste était tout simplement lapartie plate du toit ; abritée par une cheminée, à laquelle onarrivait par l’étroit châssis d’une lucarne.

L’artiste s’installa sur les tuiles avec lanonchalance étourdie qui lui était habituelle, s’arma de sontélescope, et le braqua sur les amis qui s’éloignaient, sonintention étant, pour se distraire, de les accompagner ainsi desyeux jusqu’à leur complète disparition.

Will, debout à côté de lui, se retenant d’unemain à la cheminée, partageait ses regards entre les régionsennemies où il soupçonnait la présence des Indiens, et la régionbien chère que parcouraient les bien-aimés fugitifs.

Au milieu de ses investigations il aperçut denouveau les Sauvages groupés qui semblaient avoir encore une foischangé de direction ; peut-être délibéraient-ils sur quelqueplan diabolique organisé pour capturer les Blancs qui s’efforçaientde leur échapper.

– Halleck ! dit-il enfin avec unsoupir d’anxiété ; quel infernal projet trament cesPeaux-rouges ? Je commence à perdre toute espérance desalut !

– Que pensent-ils ?… quetrament-ils ?… répondit l’artiste sans abaisser sontélescope ; Dieu quels grands mots ! – Moi je supposequ’ils ne songent à rien de particulier ; ce dont je suiscertain c’est que vous êtes terriblement soupçonneux, mon cherenfant ! Contentez-vous donc d’inspecter votre part d’horizon,et laissez-moi tranquille à la mienne.

– Ah ! je vous le dis,Halleck ! insista Will en joignant les mains avec anxiété, ilm’est impossible d’être tranquille lorsque je vois de telleschoses. Il se prépare là-bas des événements terribles et cruels,que Christian Jim même ne soupçonne peut-être pas. – Holà !voici cette vermine qui se remet en marche ! Seigneur,Dieu ! elle prend juste la fatale direction !

– Oh ! parbleu ! parbleu !nous sommes en plein Océan de lamentations maintenant !riposta impatiemment Adolphe ; un peu de sang-froid, un peu deraison s’il vous plaît, mon petit ami ! Continuez à inspectertranquillement l’hémisphère qui vous est échu en partage ;quant à moi, je sonde mon horizon avec des yeux infatigables ;je ne laisserai rien échapper, soyez en sûr !

Sans se laisser calmer par les affirmations del’artiste, le jeune Brainerd, se renfermant dans un anxieuxsilence, continua de surveiller la plaine où les Indienscontinuaient de rôder comme des bêtes fauves de sinistre augure. Ileut la bonne chance de revoir encore ses amis qui cheminaient toutdoucement à l’extrémité d’une clairière ; ils disparurentbientôt derrière l’impénétrable rideau des forêts, et le cœur dujeune homme se serra involontairement en les perdant de vue.

Après être resté muet pendant une demi-heure,il se retourna vers l’artiste qui tenait activement sa lunette àhauteur des yeux, comme si elle lui eût révélé un spectacle trèsintéressant.

– Les voyez-vous encore ? demandaWill.

– Je les ai perdus de vue il y a quelquesinstants : répliqua Halleck.

– Et maintenant qu’apercevez-vous desuspect ?

– Que, diable ! Voulez-vous que jevoie ? dit l’autre, en recommençant son inspection avec unsoin tout particulier, comme s’il eût voulu approfondir unequestion douteuse.

– Que je voie un peu ! reprit Willen prenant la lunette à son tour.

Halleck en essuya les verres avant de la luiremettre.

– Ce n’est guère la peine, à présent, ilssont si loin ! Vous n’apercevrez probablement plus rien. Je nepouvais parvenir à les garder en vue, qu’en gardant ma lunetteparfaitement immobile, toujours dans la même direction.

Heureusement, pour sa tranquillité d’esprit,Will n’aperçut point ce qui avait si fort attiré l’attention de soncousin : il aurait vu avec une inquiétude horrible, une bandede Sauvages en pleine poursuite, sur les traces des fugitifs.

Halleck n’avait pas voulu lui faire connaîtreun mal sans remède ; dans la crainte qu’il ne vînt à lesdécouvrir, Adolphe lui reprit sur le champ le télescope, et le mitnonchalamment dans sa poche. Plus tard, et durant toute sonexistence, cette vision du désert lui rappela de terriblessouvenirs.

Il était tard dans l’après-midi ;quelques bouffées de vent, annonçant un orage, firent ployer lescimes des arbres. Il en résulta un peu de fraîcheur, ce qui renditla position des deux jeunes gens plus supportable ; car,jusque-là, ils avaient rôti sur les tuiles échauffées par lesoleil.

Brainerd, sur les sollicitations de soncousin, s’assit à côté de lui.

– Vous voyez, mon pauvre Will, que toutva pour le mieux, lui dit ce dernier : maintenant ; sinous devons recevoir la visite de ces sombres enfants de la forêt,je m’en réjouirai considérablement, car ce sera pour moi uneoccasion superbe d’enrichir mon album.

– En vérité ! grommela Brainerd vexéau plus haut degré, je ne puis deviner si votre indifférence estréelle ou affectée. Certes ! votre expérience de ce matindevrait avoir démoli une notable portion de vos idées baroques surles Indiens !

– Pas une particule n’est changée chezmoi, riposta l’artiste avec une bonne humeur contre laquelle aucuncourroux n’aurait pu tenir. Allons-nous rire de tout cela quandnous serons de retour à Saint-Paul !

– Oui !… si le ciel nous accorde d’yrevenir jamais… Vous pouvez bien vous mettre une chose dansl’esprit, Adolphe ; c’est qu’avant d’être sorti du Minnesota,vous aurez, plus d’une fois, senti votre sang se figer d’horreurdans vos veines. J’ai vécu assez longtemps chez les indiens poursavoir qu’ils ne reculent devant aucun crime, ou plutôt, iln’existe pas de crime pour eux. Je vous le répète, Adolphe, la mortest près de nous tous ; une mort plus cruelle que nous nepouvons l’imaginer.

Cependant la nuit approchait, et avec ellel’ombre pleine de perfidies et de mystères. Brainerd devint plustriste, plus inquiet encore.

Halleck, au contraire, redoubla d’aisance,d’indifférence, de sang-froid.

Après avoir fait de nouveau usage dutélescope, il se mit à siffler une fanfare de chasse, non sansentrecouper sa musique de réflexions philosophiques sur lesincertitudes de la guerre.

Le ciel continuait à se couvrir de gros nuagesnoirs ; il devint évident que la pluie ne tarderait pas àtomber avec une grande abondance. Après avoir complété toutes sesobservations météorologiques et autres, Halleck songea à quitter leposte aérien où ils étaient juchés depuis plus de cinq heures, ildemanda à Brainerd s’il ne jugerait pas à propos de descendre, dumoment que l’obscurité nocturne venait paralyser tous leurs effortsd’observation.

– Je ne sais plus que penser ni que dire,tant ma perplexité est grande, soupira Brainerd découragé ;qu’on regarde au nord ou à l’est, on ne voit partout que laréverbération des flammes dans le ciel. Nous sommes en pleindésastre Adolphe ! Il y a autour de nous une atmosphère desang, de désastre, de désolation. Voyez dans la direction du nord,à gauche de ce massif de forêt, se trouve la maison du vieux M.Smith. Elle est à dix milles de distance, environ, je supposequ’elle recevra le premier choc des sauvages.

– Eh bien ! lorsque l’incendieéclatera chez M. Smith, alors, à mon avis, il sera temps de prendreune résolution.

– Regardez, s’écria Brainerd

Tremblant, éperdu, le jeune homme appuya samain sur l’épaule de l’artiste, en lui indiquant la maison dont ilsvenaient de parler. On y distinguait un point lumineux dontl’intensité ardente allait croissant. Au bout de quelques secondes,les flammes élargies et dévorantes complétaient leur œuvre dedestruction.

– Que vous avais-je dit ?regardez ! répéta Will avec une sorte de terreurtriomphante.

– Êtes-vous en connaissance avec M.Smith ? demanda posément l’artiste

– Assurément ! je le connais mieuxque je ne vous connais vous-même.

– Quelle est sa famille ?

– Il y a lui, sa femme, et trois petitsenfants.

– Quelle sorte de genssont-ils ?

– Ah ! Çà ! mais où voulez-vousen venir avec ces questions, Adolphe ?

– Le père ou la mère sont sans doute fortnégligents ? ils ne surveillent pas leurs enfants, leslaissent courir au danger, tête baissée ?

– Après ? où voulez-vous en venir àla suite de ce verbiage ?

– À rien ; seulement je pense qu’ilsauront laissé les enfants jouer avec le feu et ces petits drôlesauront allumé un incendie.

– Un idiot ou un imbécile pourraientseuls concevoir quelques doutes sur l’origine de ce feu !

– Enfin ! supposons que ce soientles Indiens ; chose que je n’admets pas ; que vousproposez-vous de faire ?

– Mon père nous a confié la garde de ceslieux ; nous sommes les uniques défenseurs de presque toutenotre fortune ; il est de notre devoir d’y rester jusqu’à ladernière extrémité. Je vais descendre à l’écurie pour harnacher noschevaux de façon à ce qu’ils soient prêts à partir à l’heuresuprême ; ensuite nous nous remettrons en observation.

Will descendit pour faire les préparatifs dontil venait de parler ; l’artiste resta flegmatiquement sur letoit. Le jeune Brainerd sella, brida soigneusement les chevaux, lesemmena hors de l’écurie, et les cacha dans un fourré tout proche,où il pouvait espérer que l’œil subtil des Indiens ne lesdécouvrirait pas. Aussitôt après il rejoignit Halleck.

Il n’y avait pas moyen d’en douter ; leshordes indiennes avaient commencé leur œuvre de mort et dedévastation : au nord, à l’ouest, au sud, dans toutes lesdirections surgissaient des traînées de flammes qui semblaientrendre les ténèbres plus profondes et plus redoutables.

L’oreille du jeune homme effrayé avait cruentendre, aussi, par intervalles, des cris, des vociférations, desplaintes déchirantes, éparses dans cette atmosphèred’épouvante.

Il lui aurait néanmoins été impossible dediscerner, à coup sûr, si c’était une illusion ou une réalitélugubre ; lorsqu’il eût rejoint Halleck, il lui demanda s’iln’avait rien entendu de semblable. Ce dernier lui réponditnégativement.

Il n’est pas certain que cette réponse fûtl’expression de la vérité ; mais, dans son trouble, la pauvreBrainerd n’y regardait pas de si près.

Chapitre 7L’ŒUVRE INFERNALE.

– Avez-vous fait quelque autre découverteparticulièrement alarmante ? demanda l’artiste à soncousin.

– Non, pas pour le moment ; etvous ?

– Peut-être oui, suivant votre manière devoir. Apercevez-vous ce gros tronc d’arbre, là-bas, droit devantvous ?

– Oui.

– Eh bien je me trompe grandement, oubien il y a deux Indiens cachés derrière. Je n’en suis pasabsolument sûr, mais je tiendrais un pari s’il le fallait.

Brainerd jeta un coup d’œil dans la directionindiquée ;

– Halleck ! murmura-t-il à voixbasse après un court examen ; au nom du ciel ! quittonsce poste où nous sommes si fort en vue ! voulez-vous donc vousfaire fusiller comme une cible ?

En même temps il lui saisit le bras etl’entraîna par la lucarne. Au bout de quelques instants Halleckvoulut y reparaître pour examiner l’état des choses.

– Gardez-vous en bien ! murmuraBrainerd, ils reconnaîtraient immédiatement que nous sommes enméfiance. Descendons au second étage ; là nous pourrons sansinconvénient les surveiller à notre aise.

Les deux jeunes gens, munis chacun d’unecarabine, descendirent avec précaution, et traversèrent doucementune grande chambre fermée. Halleck, moins familiarisé avec leslieux que son cousin, se heurtait aux chaises, renversait lesmeubles et faisait un tapage exécrable, en punition duquel Brainerdaurait souhaité de bon cœur qu’il se rompît le cou.

– Chut, donc ! grommela cedernier ; venez donc regarder maintenant !

Les volets, en chêne épais, étaient solidementfermés. Ils portaient des lames mobiles comme celles des persiennesdans les pays chauds ; en faisant tourner doucement la plusbasse sur ses pivots, le jeune Brainerd pratiqua une éclaircie,inaperçue du dehors, mais bien suffisante pour leur permettred’apercevoir tout ce qui pouvais se passer autour d’eux.

Mais, au moment où les deux cousins allaientplacer l’œil à ce Judas improvisé, un coup violent frappé à laporte d’entrée les fit tressaillir ; en même temps une voixrude cria en bon anglais :

– Ouvrez-moi !

– Voyons combien ils sont ! avant deleur laisser connaître que nous sommes ici ! murmura vivementWill en imposant silence à l’artiste.

– Il y en a une demi-douzaine je leparie, répondit l’autre sur le même ton, en quittant la fenêtrepour aller vers une croisée de l’escalier qui était directementau-dessus du portail.

Avec des précautions infinies pour ne pasfaire le moindre bruit, les deux assiégés se rendirent ensemble àce nouveau poste d’observation.

Le premier coup d’œil fut de nature à lesconsterner ; plus de douze Indiens gigantesques étaientgroupés devant l’entrée.

– Ah ! voilà le moment d’agir !murmura Halleck.

– Rien ! rien à faire ! monpauvre ami, si ce n’est de songer à fuir le plus tôt et le plusadroitement possible.

Mais la porte commençait à s’ébranler sous lescoups réitérés ; les cris « ouvrez ! » serenouvelaient avec une violence impérieuse. Les jeunes gensdescendirent à pas de loup jusqu’au rez-de-chaussée.

– Maintenant, dit l’artiste, allez fairetous vos préparatifs par la porte de derrière ; moi, je vaisparlementer avec eux.

– Je ne vous abandonnerai pas dans unepareille extrémité, répliqua Brainerd, refusant d’obéir ;d’autant mieux que vous choisissez un parti qui frise la folie.

– Mais va donc ! par lediable ! insista Halleck en le poussant amicalement dans ladirection indiquée ; nous n’avons plus rien de mieux àfaire.

– Qu’arrivera-t-il de vous ?

– Ah ! tu m’ennuies ! Est-ceque j’ai peur ? moi ! Mais, c’est mon affaire toutespéciale cette entrevue de parlementaire !

– Décidément, c’est un vrai suicideauquel vous songez-là ; je ne m’en rendrai assurément pascomplice ! fit Brainerd en résistant toujours.

– Ce n’est point ainsi que je l’entends,parbleu ! tu vas t’évader, te mettre en selle, me tenir moncheval prêt, et je ne tarderai pas à te suivre.

Il fallait bien se rendre à la généreuseobstination d’Halleck ; la porte de derrière fût doucementouverte ; aucun Indien n’apparaissait de Ce côté. Will seglissa dehors sans bruit, et Halleck revint faire face aux Sauvagesdont les violences redoublaient.

– Qui va là ? demanda-t-il d’unegrosse voix.

– De pauvres Indiens, qui veulent entrer,fatigués ; ils s’assoiront un peu pour se reposer.

– Voulez-vous rester ici toute lanuit ?

– Non ! ils s’en iront bientôt, neresteront pas longtemps, fatigués ; ils veulent s’asseoir unpeu pour se reposer.

– Eh ! bien, reposez-voustranquillement par terre, et voyez un peu ce qui enrésultera ; si ça, ne vous va pas, cherchez ailleurs.

Un profond silence accueillit cette réponse.Puis, tout à coup, la porte reçut une telle bordée de coups qu’elleen trembla sur ses gonds.

À ce moment l’artiste fut d’avis qu’il fallait« aviser. » Sans avoir de projet arrêté, il s’élançalestement par l’issue dérobée qu’avait prise Brainerd, refermasoigneusement la porte de façon à ne laisser aucun indice qui pûttrahir son mode d’évasion.

Tout cela fut fait en un instant et avec unepromptitude qui lui sauva la vie ; car, à la minute même où ilgagnait le large, la grande porte était enfoncée et les Siouxentraient en forcenés dans la maison.

Bien en prit à Halleck d’avoir refermé l’issuesecrète, car, au bout de quelques secondes, les Sauvages auraientété sur ses talons. Mais, n’apercevant rien au rez-de-chaussée, ilssupposèrent que leur invisible interlocuteur avait gagné les étagessupérieurs, et s’élancèrent à sa poursuite dans les escaliers.

D’abord, Halleck s’arrêta dans le jardin pourobserver les environs et prêta l’oreille, cherchant surtout àretrouver son cousin. Au bout de quelques instants, n’apercevant etn’entendant rien, il se mit à marcher tout doucement, la carabineen main, le fameux album sous son bras, et un cigare non allumé auxlèvres.

La seule mésaventure qui lui arriva, fut derencontrer à hauteur de visage une corde de lessive qui, suivantson expression, « faillit lui scier le cou ».

Une fois hors du jardin, sous l’abri d’ungrand arbre, il s’arrêta pour observer ce que faisaient lessauvages. Ils continuaient de parcourir bruyamment la maison,cherchant toujours les habitants qu’ils supposaient cachés dansquelque coin.

– Vous pouvez continuer vos perquisitionscomme cela toute la nuit, si çà vous amuse, murmura-t-il avec unsourire silencieux ; il est dans l’opinion d’un certaingentleman de mon âge et de ma ressemblance, que vous cherchereztrès longtemps sans trouver sir Adolphe Halleck. Bonsoir, mescoquins cuivrés ! à l’avantage de vous revoir.

Il aurait été imprudent de s’attarder auprèsd’un aussi dangereux voisinage. L’artiste se mit donc à chercherl’endroit où Brainerd devait l’attendre avec les chevaux, mais, àson grand déplaisir, il ne trouva rien ; après avoir tâtonnédans les broussailles pendant quelques Instants, il en fut réduit àcroire que l’autre l’avait abandonné seul au milieu de ceformidable danger.

Cette pensée ne le laissa pas sansémotion ; il s’aventura même à appeler Will plusieurs fois,d’une voix contenue. Enfin, ne recevant aucune réponse, il prit larésolution de se tirer d’affaire tout seul.

La position, incontestablement, était fortépineuse ; seul, avec une carabine à un coup pour toutedéfense, en regard d’une bande d’Indiens enragés pour lamagnanimité desquels il n’avait plus la même admiration, Halleck sevoyait fort embarrassé sur le parti à prendre.

Néanmoins, il délibéra avec une lucidité quilui faisait honneur.

Rester tapi dans le fourré jusqu’au matin,c’était littéralement se jeter dans la gueule du loup. D’autantmieux que, depuis quelques instants, l’incendie qui dévorait leSettlement entier, éclairait comme un soleil tous les boisd’alentour ; il devenait impossible de s’y cacher.

D’autre part, fuir à travers champs dans ladirection de Saint-Paul, était un moyen praticable, quoiquechanceux, mais il n’entrait pas « constitutionnellement »dans la tête de l’artiste, d’adopter ce système « peuchevaleresque » d’évasion, autrement qu’en cas de nécessitéabsolue.

– Que la peste l’étouffe !grommela-t-il ; où ce jeune animal peut-il s’être fourré avecses chevaux ? Holà hé !

Seul, le craquement sinistre de l’incendie luifit réponse ; de longues traînées de flamme, éblouissantes deblancheur, percèrent la fumée comme des éclairs. Halleck reculainstinctivement lorsqu’il se vit tout illuminé par ce jourfuneste.

Dans ce mouvement rétrograde, il faillit seheurter contre un grand Sauvage dont il n’avait assurément passoupçonné la présence. Halleck tira son revolver de sa ceinture,mais avant qu’il l’eût armé sa main était emprisonnée dans celle del’Indien. Cependant aucune lutte ne s’engagea, car l’artiste, à sasurprise extrême, sentit l’étreinte de son adversaire se relâcheramicalement.

– Moi, bon pour homme blanc. Courezlà-bas. On attend.

Et le géant Sauvage disparut comme un météore,laissant Adolphe plus intrigué que jamais.

– Voilà le vrai Indien !Murmura-t-il après quelques instants de réflexion ; ilconfirme pleinement mes théories ! Que le diablel’emporte ! ne pouvait-il me donner le temps de le croquer, endeux coups de crayon ?… C’est un type splendide !J’aimerais faire échange de cartes avec lui. Comment a-t-il réussià dénicher Brainerd ?

Il ne vint pas, une seule minute, à, l’espritd’Halleck, la pensée que cet homme avait pu le tromper et luiindiquer le chemin au bout duquel l’attendait une mort horrible.Aussi, sans hésiter, il marcha vivement au point désigné. Pendantle trajet, il aperçut à droite et à gauche des Indiens àcheval ; heureusement il se faisait bien petit dans l’herbe etse glissait fort adroitement, sans le moindre bruit, car il ne futpoint découvert ; mais il convint, lui-même, plus tard, quechaque reflet d’incendie lui semblait l’éclair d’un rifle, et queplus d’une fois il menaça de l’œil quelque grosse racine, laprenant pour un Indien embusqué dans l’ombre.

Néanmoins ses opinions« constitutionnelles sur les aborigènes » ne furent passensiblement modifiées ; on l’aurait invité à exposer sathéorie nouvelle, qu’il n’aurait pas hésité à dire : « LeSioux a des moments d’emportement inouïs, mais, au milieu même deses plus grandes exaspérations, il sait user d’une chevaleresquemagnanimité envers l’homme blanc. »

Après avoir parcouru un petit sentier sombre,Halleck entrevit trois formes vagues, groupées ensemble ;c’étaient Brainerd et les deux chevaux qu’il tenait par labride.

Adolphe l’eût bientôt rejoint.

– Vous me pardonnerez, se hâta de direWill, si je ne vous ai pas exactement tenu parole ; j’ai étéforcé de m’éloigner, ma cachette était trop proche ; j’auraisété découvert sur-le-champ.

– Tout va bien ! mon ami ; vousavez fort bien manœuvré, car, en effet, il y avait dans cetterégion infernale, des coups de jour fort dangereux.

– Comment avez-vous réussi à metrouver ?

– Un noble, majestueux, estimable IndienAméricain m’a indiqué ma route, spontanément, et sans aucunequestion de ma part !

– Ah ! oui c’était Paul : unautre Sauvage converti.

– Mais, s’il est chrétien, que vient-ilfaire dans cette bagarre ?

– Il a été contraint de feindre poursauver sa vie. Je suis presque sûr qu’il n’en fait que tout justeafin de se mettre à l’abri des soupçons ; et qu’au contraireil épie les occasions de nous être secourable. Nous le reverronssans aucun doute.

– J’aimerais à cultiver saconnaissance ; à lui faire compliment sur la noblesse de sesprocédés.

– Allons ! allons ! vite enselle ! interrompit Brainerd ; Soyons prêts àdisparaître.

Une fois sur leurs montures, les deux jeunesgens se retournèrent pour jeter un regard vers le lieu dedésolation qu’ils abandonnaient. La maison toute entière n’étaitqu’une masse incandescente du sein de laquelle s’échappaient àlongs intervalles des grondements sinistres, ressemblant auxplaintes d’un colosse agonisant. Tout autour flottait uneatmosphère rouge, sanglante, pleine de reflets sombres etsinistres ; image saisissante du chaos !

– Ah vraiment ! c’est trop, centfois trop malheureux ! murmurait Brainerd, inconsolable ;voici la seconde fois que mon père est ruiné.

Quel malheur de voir brûler ainsi le seulasile de la famille, sous nos yeux, sans pouvoir lui porter aucunsecours !

– Pauvre Will ! vous avez raison…mais, n’en doutez pas, ces malheureux qu’égare un moment de passionrétabliront ce qu’ils ont ruiné, lorsqu’ils seront rentrés dans lecalme de leur conscience.

Brainerd ne parût accorder aucune attention àcette métaphysique trop alambiquée pour être consolante.

– Au milieu du désordre qui préside àtous leurs mouvements, poursuivit-il sans répondre au discoursd’Halleck, ils ont l’air de se grouper tous sur le côté opposé dela maison ; je voudrais bien savoir ce qu’ils veulentfaire ; faisons un détour pour nous en assurer.

– Vous attendrai-je ici ?

– Il n’y a aucun inconvénient, car lechamp est libre pour courir au premier signe de mauvais augure,élancez-vous dans la prairie, suivant la direction prise ce matinpar nos amis. Je vous rejoindrai le plus tôt possible.

– Ne soyez pas trop long, observaHalleck ; non pas que j’aie des craintes sur notre sort ;mais j’ai hâte d’en finir avec toutes ces incertitudes.

Brainerd, suivant son projet, fit un circuitdans la prairie, de façon à, tourner la maison, et à découvrir safaçade opposée. Halleck mit pied à terre et s’adossa à un grosarbre, après avoir passé â son bras la bride de son cheval ;puis il attendit avec assez d’impatience, maugréant de ne pas avoirun cigare allumé.

Bientôt un « élément » nouveaud’inquiétude vint se joindre à ses émotions premières. Non contentsd’avoir livré aux flammes le bâtiment principal, les Sauvagesavaient incendié toutes les constructions accessoires ; desorte que la circonférence du désastre s’était successivementagrandie, au point de refouler les Indiens à une grande distance,tant la chaleur était devenue intolérable. Tout le voisinage, etnotamment le point où se trouvait Halleck, étaient devenus fortdangereux à cause des rôdeurs qui s’y répandaient.

Son inquiétude devint si vive qu’il fit undemi-tour vers l’Est, et n’arrêta sa monture que lorsqu’il eûtplacé un mille entre lui et le sinistre. Là, il fit halte, et seremit à attendre. Néanmoins la fascination exercée sur lui parl’aspect de l’incendie était si grande, qu’il ne pût s’empêcher dese retourner pour contempler ce sinistre soleil de la nuit.

À ce moment il entendit le galop d’uncheval.

« Par ici ! Brainerd !cria-t-il en allant à sa rencontre ; ah ! mon ami !quel émouvant spectacle ! J’y trouve une grande ressemblanceavec l’embrasement d’un vaisseau en pleine mer ; netrouvez-vous pas ?

Son compagnon ne lui répondit rien ;aussitôt il ajouta :

– Je remarque une chose, Will ;c’est que nous nous dirigeons plutôt au Nord qu’au Levant…Chut ! J’entends des pas de chevaux.

Tous deux s’arrêtèrent, gardant un profondsilence. Cependant le cavalier survenant vint droit à eux commes’il les eût aperçus ou entendus : c’était un Sauvage, qui futsur eux avec la promptitude de l’éclair.

Halleck, à son approche, avait cherché sonrevolver ; mais à son inexprimable regret, il s’aperçut qu’ill’avait perdu.

– Will ! s’écria-t-il, sus à cetindien ! avant qu’il… Il s’arrêta brusquement, car il venaitde reconnaître, dans ce silencieux compagnon, un énorme Sauvage quiremplaçait fort désavantageusement Brainerd.

Au même instant il se trouva serré entre cesdeux ennemis, sans autre arme que sa carabine désormaisinutile.

Avant qu’il eut fait un mouvement ou prononcéun mot, l’indien dernier arrivé prit la parole :

– Homme blanc, prisonnier – s’il bouge,sera scalpé.

– Je crois bien qu’il ne me reste aucuneautre ressource, répondit sans façon Halleck ; vous metraiterez, je pense, avec la courtoisie chevaleresque qui a renduvotre race si célèbre dans le monde.

– Venez avec nous ; lui fût-ilbrièvement répondu.

Et on l’emmena dans la direction del’incendie.

L’un des deux sauvages n’avait rien dit,n’avait fait aucune démonstration. Il se contenta de prendreposition à gauche du prisonnier, qui, ainsi se trouvait gardé à vuede tous côtés. Tout en chevauchant, l’artiste chercha à distinguerles visages de ses vainqueurs, un frisson singulier courut dans sesveines lorsqu’il crut reconnaître, dans l’un des deux, l’indienPaul qui lui avait précédemment rendu un bon office.

Plusieurs fois il fut sur le point de luiadresser la parole ; instinctivement il se contint, et laroute s’effectua en silence.

Tout cela n’était point sans mystère.L’artiste s’en préoccupait fort, lorsque l’un de ses deux gardiensresta de quelques pas en arrière ; l’autre avec un mouvementde surprise, en fit autant. Craignant quelque sinistre projetcontre sa personne, Halleck se retourna pour épier leursmouvements.

Il aperçut les deux sauvages marchant côte àcôte, puis l’éclair soudain d’un couteau : l’un d’eux tombamort et glissa lourdement à bas de son cheval.

– Restez là, vous, dit aussitôt lesecourable Paul ; l’autre jeune Blanc va venir – Les Indiensgalopent contre les femmes – courez après. – Il y aura desscalps.

Et l’Indien disparut plus prompt qu’un souffled’orage, laissant Adolphe tout palpitant d’émotion.

Son audace nonchalante commençait àl’abandonner, et il se surprenait à rouler dans sa tête de sombrespressentiments, surtout depuis que l’immense danger couru par sesamis venait de lui être si soudainement révélé. Il désiraitmaintenant, avec angoisse, courir vers le chariot fugitif, et, parconséquent, attendait Brainerd avec une impatience extrême.

Bientôt le trot d’un cheval retentit àproximité, Halleck se tint prêt à recevoir le nouvel arrivant depied ferme, qu’il fût ami ou ennemi. Heureusement toute précautionétait inutile ; au bout de quelques instants Brainerd apparutet reçut avec une émotion facile à comprendre la communication desévénements survenus pendant son absence.

Après avoir donné un dernier et triste regardà ce qui fût la maison paternelle, les deux amis s’enfoncèrentrapidement dans la forêt épaisse, au travers de laquelle ilsdevaient suivre les traces des fugitifs partis avant eux.

Chapitre 8QUESTION DE VIE OU DE MORT.

Vers minuit, une pluie fine mais serréecommença à tomber sans discontinuer jusqu’au matin. Les deux jeunescavaliers étaient percés jusqu’aux os, affamés, fatigués ;tout cela joint à la vive inquiétude qui les dévorait, rendit leurposition extrêmement pénible.

L’artiste insistait pour s’arrêter et allumerdu feu : mais Brainerd s’opposa de toutes ses forces à unetelle imprudence, objectant, avec raison que la fuméeinévitablement produite par le foyer attirerait sur eux d’une façontrès périlleuse l’attention des rôdeurs Indiens.

L’aspect du pays avait successivement changé.Au lieu de la prairie uniforme et presque nue, les voyageursrencontraient maintenant une végétation plus abondante, desruisseaux, des collines assez élevées, et des groupes d’arbres quiannonçaient une région forestière.

Will, dont la jeune expérience était toujoursen éveil, évitait soigneusement les fourrés, les buissons sombres,dont les flancs pouvaient receler des embuscades, et s’en éloignaitpar de longs détours.

Cependant, après plusieurs heures d’une courserapide, ils n’avaient rencontré aucun indice qui annonçât laprésence d’un ennemi. Will commença à être convaincu sérieusementque les hordes malfaisantes des Petits Corbeaux, des Wacoutahs, desWabashaw, et des Pieds-Rouges, n’avaient point encore pénétré surce territoire. Néanmoins ses appréhensions étaient loin d’êtrecalmées, car les Sauvages ne connaissent ni les distances ni lesdifficultés, et devancent, dans leurs poursuites acharnées, lesfuites les plus promptes.

Midi approchait ; les jeunes gens étaienttourmentés par une faim intolérable ; ils se décidèrent àfaire halte pour tâcher de se procurer la nourriture nécessaire.Les ruisseaux et les lacs du Minnesota abondent en poissons detoute espèce, les bois sont giboyeux à l’excès ; ils nedevaient donc avoir aucune difficulté à se procurer de lavenaison.

Pour arriver à leur but, ils furent obligés depénétrer dans un bois dont l’étendue paraissait être d’environvingt ou trente ares. Mais lorsqu’ils en furent à une centaine depas, Brainerd arrêta son cheval.

– Je ne suppose pas que nous courions ungrand risque en nous approchant ainsi de la forêt ; cependantnous agissons d’une manière qui ne me convient pas.

– Pourquoi ?

– Il est impossible de sonder lescoquineries des Peaux-rouges. Nous sommes loin d’être hors dedanger ; si ce n’est en rase prairie.

– Eh bien ! au contraire, moi, jepense que ces gens là ont un fond de noblesse et de chevalerie quiles poussera toujours à nous attaquer ouvertement.

– Ah ! pauvre Adolphe, vous êtesobstiné dans vos ridicules illusions ! Oui, s’ils sont ennombre énormément supérieur et sûrs de nous écraser, ils nousattaqueront effrontément mais heureusement nous sommes bien montés,et suffisamment armés pour les tenir à distance. Tout ce que jecrains, ce sont les embuscades ; les Indiens n’ont pas d’autreidée en tête.

– Si vous le préférez je vais battre lebois ; vous m’attendrez ici.

– Non ! je vais avec vous.

Ils pénétrèrent ensemble sous la voûte deverdure, firent quelques pas et écoutèrent en regardant tout autourd’eux. La forêt était silencieuse comme une tombe ; pas unêtre animé n’y donnait signe de vie.

– J’espère que nous sommes seuls, ditBrainerd ; comme les broussailles sont très inextricables parici, nous serons obligés de mettre pied à terre et de nous séparerquelque peu, afin de chasser pendant quelques heures chacun denotre côté.

– C’est parfait ! répondit Halleckse mettant en devoir d’obéir ; nous nous retrouverons ici,chargés du gibier que nous aurons pu conquérir.

Ils se séparèrent ainsi ; l’artiste prità droite, son compagnon à gauche. D’abord une grande quantitéd’écureuils s’offrit à leur vue, mais ils dédaignèrent d’aussimenues proies, réservant leurs munitions pour de meilleuresrencontres. Au milieu de ses zigzags, l’artiste fit la rencontred’une petite source, abritée dans le creux d’un énormerocher ; tout autour de ce nid frais et murmurant s’enlaçaientles racines noueuses de grands arbres au milieu desquellesruisselaient avec une grâce infinie les plus mignonnescascades.

Le site était ravissant ; aussi Halleckaprès s’être avidement désaltéré à cette glace liquide, ne putrésister au désir d’en faire le dessin.

En conséquence, il ouvrit son inséparablealbum, et accomplit son œuvre avec une attention que rien nepouvait distraire. Tout en crayonnant, il crut bien entendre, unedouzaine de fois, Brainerd décharger son fusil ; mais il ne setroubla pas pour cela ; au contraire, il en conclut qu’ilétait heureux en chasse, et que dès lors, lui Halleck, pouvait bienvaquer â son cher dessin.

Néanmoins, il fit la réflexion que rentrersans une seule pièce de gibier serait chose humiliante ;aussi ; lorsqu’il eût fini, il replia son album et repartit enchasse, le fusil sur l’épaule.

Mais ses aventures n’étaient pas finies, àbeaucoup près. À proximité d’une petite éclaircie, il s’arrêta toutfrissonnant : son oreille aux aguets venait d’entendre unevoix plaintive, semblable au râle d’un agonisant. Il écoutaencore ; il n’y avait point â s’y méprendre, c’était bien lesgémissements d’une créature humaine blessée à mort ; ilspartaient d’un buisson situé à une cinquantaine de pas.

Halleck courut dans cette direction etdécouvrit avec consternation un homme étendu à la renverse sur lesol ; il paraissait mortellement blessé et n’avait plus qu’unsouffle de vie.

L’artiste se pencha sur lui d’une façoncompatissante.

– Comment vous trouvez-vous en cemisérable état, pauvre malheureux ? lui demanda-t-il.

– Hélas ! murmura le moribond en seraidissant pour regarder autour de lui comme s’il eut appréhendé leretour d’un ennemi féroce ; ce sont ces Sauvages… ils ontmassacré ma femme et mes enfants, et m’ont traîné jusqu’ici pour yexpirer.

– Où sont-ils, les Indiens

– Partout ! vous n’en avez pointrencontré ?

– Y a-t-il d’autres hommes Blancs dansces bois ?

– Il y en avait quatre, que les Sauvagesont suivis à la piste depuis ce matin.

– Que sont-ils devenus ?

– Trois gisent dans l’herbe près d’unesource, où ils ont été fusillés.

L’artiste se releva, les cheveux hérissés surla tête, et alla au lieu indiqué, pour vérifier ce que venait delui dire l’agonisant. En effet, il trouva un homme et deux enfants,froids, raidis dans les embrassements de la mort. Ils avaient étési brutalement hachés à coups de tomahawks, que l’œil d’un amin’aurait pu les reconnaître.

Après avoir contemplé pendant quelques minutesavec égarement cet effrayant spectacle, l’artiste revint aumoribond ; mais il ne trouva plus qu’un cadavre.

Il resta un instant immobile, perdu dans unesombre rêverie.

Tout à coup, une détonation, suivie d’unsifflement qui lui passa devant la figure, le rappela au sentimentde la réalité, c’est-à-dire du danger.

Sa première manœuvre fut digne d’un vétérandans la guerre forestière : il bondit en arrière d’un arbre,et s’y cacha de façon à être garanti contre une nouvelle balle.

Il avait remarqué la direction d’où était venule message de mort ; il s’abrita en conséquence, et se tint enobservation.

Une pensée lui causait un certainmalaise ; si ses ennemis étaient nombreux, l’issue del’aventure pouvait devenir extrêmement désagréable. Il éprouva unsentiment de soulagement lorsqu’il aperçut une figure sombre, uneseule, se dessinant derrière les feuillages.

– Impudent vagabond ! murmuraHalleck, tu lorgnes par ici pour juger du résultat de ton coup.Attends un peu, je vais te rendre la monnaie de ta pièce.

Malheureusement, l’œil expérimenté de l’Indienavait remarqué le canon de carabine qu’Adolphe dirigeait contrelui ; il se déroba subtilement derrière un arbre, au moment oùle coup partait, et esquiva ainsi une conclusion précipitée de tousses combats.

Sans s’arrêter à savoir s’il avait touché lebut, Halleck rechargea son arme avec toute la rapiditépossible ; il venait d’assurer la dernière bourre, lorsqueavec un cri insultant de triomphe le Sauvage arriva en bondissantsur lui.

Quoiqu »il n’eut pas encore placé lacapsule, Halleck ne se troubla point, et coucha en joue sonadversaire. Ce dernier, trompé par ce sang-froid, crut quel’artiste avait une arme à deux coups et se cacha vivement derrièreun arbre.

Avec la rapidité de la pensée, Halleck mit sacapsule, arma la batterie, et attendit, tout en réfléchissant qu’aufond les choses allaient pour le mieux puisque la partie étaitégale.

Cependant, chacun des deux adversaires étantabrité, la bataille, devenait une question de stratégie. Levainqueur devait être celui qui, le premier, parviendrait àsurprendre l’autre hors de garde.

Une histoire du désert revint alors en mémoireà l’artiste ; il se rappela avoir lu qu’un Européen setrouvant en position analogue, avait imaginé de tromper son ennemiet de provoquer son feu, en faisant apparaître cauteleusement sonchapeau ou un autre objet paraissant indiquer que la tête étaitdessous. L’Indien avait fusillé un bonnet suspendu au bout d’unebranche, et lorsqu’il était arrivé sur celui qu’il croyait mort, ilavait reçu lui-même le coup mortel.

Halleck se souvint aussi avoir vu cette petitescène reproduite par un dessin qui l’avait charmé.

Mettant aussitôt ses souvenirs en pratique,l’artiste plaça son Panama sur le canon de la carabine, et l’élevadoucement un peu au-dessus de l’arbre. Mais il avait compté sans laperspicacité de son adversaire, et aussi sans sa propreinexpérience ; le chapeau balançait sur son appui improvisé,ses allures n’étaient pas naturelles, il n’y avait pastrompe-l’œil.

Aussi, eut-il beau reproduire son artifice surtoutes les faces du tronc d’arbre, le Sauvage se contenta degrimacer un sourire méprisant, et ne bougea pas.

Halleck finit par comprendre que sa ruse étaitéventée ; il en conclut que l’Indien devait avoir lu cettehistoire et pris connaissance de l’illustration qui l’accompagnait.Mais, en même temps, il fit, dans la doublure de sa veste, unedécouverte qui lui causa un sensible plaisir. Son revolver qu’ilavait cru perdu, ayant glissé par une poche décousue, s’étaitréfugié un peu plus bas entre un porte-cigares, un étui à crayons,un couteau-fourchette et le télescope.

Cette trouvaille réconforta considérablementl’artiste, et lui suggéra, l’idée d’une autre ruse. Une sorte deprotubérance indécise ressemblant un peu à une tête abritée par unecouverture, se montra du côté de l’Indien, et disparut aussitôt.Quelques secondes après, la même apparition se reproduisit sur unautre point. L’artiste comprit l’artifice ; un demi-sourireplissa ses lèvres, il épaula et fit feu.

Comme il s’y attendait, un hurlement detriomphe lui répondit, et le Sauvage se précipita sur lui, letomahawk levé. Halleck laissa tomber son rifle et dirigea contrel’ennemi, avec la fermeté d’une tige d’acier, son poing armé durevolver. Le Sauvage sans méfiance continua d’avancer ; troispetites détonations sèches et brèves retentirent, enfonçant chacuneun messager de mort dans le buste de l’Indien.

Il ne tomba qu’au troisième coup.

– Les carabines ne sont pas les seulsinstruments propres à la fusillade, mon bel ami cuivré, murmural’artiste en replaçant paisiblement son arme en lieu sûr ; cepetit engin fait peu de fracas mais d’excellente besogne, commevous avez pu voir. Il y a mieux ; pour le cas où il y auraitd’autres vagabonds de même espèce dans le voisinage, je vaisrecharger toute mon artillerie.

En procédant à cette opération, il donna uncoup d’œil au vaincu qui se débattait dans l’herbe, au milieu desdernières convulsions. Sa face contractée était horrible àvoir ; c’était le type d’une férocité infernale. Du reste,elle ne trompait pas, cet homme avait commis tous les crimes depuisl’assassinat jusqu’à l’incendie ; sa ceinture portait en grandnombre les scalps des femmes et des enfants. La mort qu’il venaitde subir était une punition trop douce ; ce n’était pas enguerrier, mais en supplicié qu’il devait finir.

Il lança à Halleck des regards furieux, commes’il avait voulu l’anéantir ; ses dents grincèrent ; sesmains se crispèrent sur les broussailles environnantes.

– Va-t-en ! va ! lui cria-t-ilen Anglais, va-t-en ! coquin ! moi tuer…

– Je ne doute pas de vos bonnesintentions à mon égard, murmura Halleck impassiblement ; maiselles m’effrayent encore moins que tout à l’heure.

– Le chien Face-Pâle peut courir, ilarrivera trop tard dans la prairie. Les guerriers indiens ont suivila piste de l’Oncle John et de ses femmes.

Halleck sentit comme un coup de couteau dansle cœur ; le souvenir de ses amis et des dangers qu’ilspouvaient courir lui revint en esprit :

– Que dites-vous ?… Ils ont étésurpris par cette canaille rouge ?… Où ?… Quand ?…Mais, parle donc, gredin !… cria-t’il en se penchant sur leblessé.

Tout fut inutile ; l’Indien avait entonnéson chant de mort, dont rien ne pouvait le distraire ; et aufond de ses yeux demi-éteints, vacillaient comme des lueursfugitives les flammes de la colère, de la haine, de lavengeance.

Halleck prit soudain son parti ;abandonnant le monstre à la mort qui s’en emparait, il courut entoute hâte au rendez-vous convenu.

Là, il trouva les chevaux dans la position oùon les avait laissés, mais Brainerd n’était pas encore de retour.L’impatience fiévreuse d’Halleck était telle qu’il fut sur le pointde partir sans l’attendre ; heureusement le jeunesettler ne tarda pas à paraître, ployant littéralementsous le poids du gibier.

À peine fût-il arrivé qu’Adolphe lui expliquaprécipitamment tout ce qui venait de se passer, insistantparticulièrement sur les révélations de l’Indien concernant lesdangers courus par leurs amis.

Sur-le-champ ils se remirent en route ;leur appétit, tout surexcité qu’il fut par le besoin, s’étaitévanoui devant ces nouvelles inquiétudes. Seulement, par mesure deprécaution, les jeunes gens chargèrent en croupe une portion deleur gibier.

– Cette race Indienne me parait avoirchangé un peu de cachet par ici, observa l’artiste lorsqu’ilsfurent en pleine campagne ; je trouve surtout des typesincroyables de vagabonds… ils ne me déplaisent pas trop.

– Eh ! mon cher ! ce sont cesnobles guerriers dont vous êtes si poétiquement entiché ! ceshommes chevaleresques et généreux daignent, à cette heure, courirsur la piste de mon père, de ma mère, de ma soeur, comme deslimiers altérés de sang ; ces braves gens, comme vous lesappelez, dansent peut-être ; à cette heure, les pieds dans lesang, autour des scalps de Maria et de Maggie !

– Écoutez donc Will ; je déteste cesindiens vagabonds qui pullulent sur les frontières de lacivilisation. Mais si nous étions à cent milles plus loin dans lesbois…

Eh ! mon pauvre cousin, vous auriez déjàsubi vingt fois la mort si la chose était possible !interrompit Brainerd avec irritation ; il est temps,croyez-moi, de jeter au loin vos niaises utopies sur les Sauvages,et de vous conduire un peu d’après l’expérience de gens qui ensavent plus que vous là-dessus !

– Au moins, vous m’accorderez unechose ; c’est qu’ils n’ont pas commis un seul acte de cruauté,avant d’y avoir été poussés par la méchanceté des Européens.

– C’est possible ; mais ils ne sesont pas privés de prendre des revanches féroces.

– Remarquez-le bien, Will ; lestrafiquants, les émigrants, les pionniers, les forestiers, leschasseurs, les trappeurs, les settlers, tout le mondes’est jeté sur ce pauvre désert et sur ses pauvres habitants commesur une terre de conquête ; on a pris, on a pillé, on agaspillé, on a brûlé, on a chassé, on a massacré à tort et àtravers ; on a violenté et exaspéré les Indiens de toutesmanières ; on leur a tout pris, l’eau, la terre, et jusqu’àl’air du ciel ; on les a anéantis… Est-ce que tout cela necrie pas vengeance ?

– Dites ce que vous voudrez,Halleck ; vous n’empêcherez pas que leur cruauté n’ait dépassétoutes les dimensions de l’offense ; il y a longtemps qu’ilsse sont vengés au double, au triple, au centuple !

– Mon opinion est que ce soulèvementn’est qu’une ébullition passagère et locale ; dans quelquesjours il n’en sera plus question.

– Vous croyez cela ?… Eh bien !priez Dieu pour que les Sissetons, les Yanktonas, les Yanktomis nese joignent pas à l’insurrection ; ou bien faites en votresacrifice, vous ne reverrez plus Saint-Paul.

– Mon Dieu ! Will, comme vousamplifiez le danger ! Parce que nous avons eu la mauvaisechance de rencontrer deux ou trois vagabonds dans les bois,voilà-t-il pas que vous ne rêvez plus que soulèvement dans tout leNord !

– Si vous aviez seulement la moitié demon expérience, vous ne seriez pas si aveugle.

– Oh ! quelle perspectivesplendide ! s’écria tout-à-coup l’artiste avecenthousiasme ; si j’en avais le temps, comme je crayonnerais,cela !

– Vous pouvez vous en donner ici à cœurjoie, riposta aigrement Brainerd, si vous considérez cela commeplus important que les existences et le salut des nôtres.

– Là ! là ! calmez-vous, cherWill ! je n’ai pas la moindre idée de ce genre… il n’y a aucunmal, ce me semble, à admirer d’aussi belles choses en passant.Dieu ! que c’est admirable ! Ces forêts d’un vert-bleusombre !… Cette prairie de velours vert !… et ce lointainde montagnes qui escaladent le ciel ! Will !regardez ! fit soudain Halleck à voix basse, il y a sur cettecolline quelqu’un qui nous télégraphie des signaux !…

Chapitre 9JIM L’INDIEN EN MISSION.

Sur l’extrême sommité du coteau, les deux amisaperçurent en reflet la tige d’un arbre qui se balançait à droiteet à gauche, de façon à indiquer l’intervention active d’un hommeou d’un animal.

L’artiste fit usage de son télescope pourinspecter longtemps en silence ce phénomène inexpliqué.

– Pouvez-vous me définir cela ?demanda-t-il à son compagnon, en lui passant la lunette.

– Au moment où l’arbre s’est incliné àdroite, reprit Will en parlant lentement sans cesser de regarder,il m’a semblé apercevoir quelque chose comme une tête. Maintenant,appartient-elle à un Indien ou à un blanc, je l’ignore. Voyez unpeu Adolphe.

L’artiste regarda longuement et avec uneattention soutenue, sans pouvoir déterminer à quelle espèce humaineappartenait l’être mystérieux, objet de sa curiosité.

Cependant les deux jeunes gens avaient arrêtéleurs chevaux ; cette halte fût sans doute remarquée parl’inconnu, car ses signaux devinrent plus agités qu’auparavant.

– Approchons-nous, dit Brainerd ; aumoins nous saurons à quoi nous en tenir.

– Ce sera quelque pauvre réfugié, épuisépar une longue course, et ne sachant plus à quel saint sevouer.

– Dans tous les cas, pourquoi nedescend-il pas vers nous pour se faire connaître ?

– Impossible à dire ; ma curiositéest piquée au plus haut degré, il faut que j’aille savoir ce quec’est.

– Je crains quelque perfidie, observaBrainerd. Suivant toute probabilité, il y a quelque bande Indienneblottie, là-haut, dans les broussailles.

– Bah ! ils auraient déjà fondu surnous, pour nous envelopper.

– Non ; ils ne possèdent sans doutepas de chevaux, et leur ruse constitue à se cacher. Ils saventparfaitement qu’ils ne peuvent rien contre nous, à moins que nousn’approchions à portée de fusil : c’est là ce qu’ilsattendent.

– Nous ne saurons rien d’ici, repritHalleck, il faut nous approcher un peu.

Brainerd mesura soigneusement la distance duregard.

– Nous pouvons faire une centaine de pasdans cette direction ; à cette distance nous courons quelqueschances d’être fusillés sans trop de danger. Il y a peu de tireurscapables d’atteindre leur but à pareil éloignement ; néanmoinsj’ai connu des Indiens qui s’en seraient chargés.

Ils s’avancèrent vers la colline, doucement etavec mille précautions ; puis, lorsqu’ils se crurent au pointextrême qu’il était prudent de ne pas dépasser, ils firenthalte.

L’artiste regarda au travers de salunette ; à ce moment l’arbre tomba par terre, mais personnen’apparut derrière.

– Qu’est-ce encore, cela ?demanda-t-il en se retournant vers son compagnon.

– Il s’aperçoit que nous venons à lui, etil juge convenable de suspendre ses signaux.

– Eh bien ! s’il en est ainsi,tournons-lui le dos ; il recommencera son manège.

Les jeunes gens ramenèrent leurs chevaux dansune direction opposée, comme s’ils avaient voulu s’éloigner. Maislorsqu’ils eurent fait quelques pas, un appel lointain arriva àleurs oreilles ; en retournant la tête ils aperçurent unIndien qui étendait vers eux sa couverture blanche.

– Bon ! fit Brainerd ; le voilàfurieux de notre prudence, il nous insulte de loin.

– Voyons, que je le lorgne cette fois,comme si je voulais faire son portrait.

À ces mots, l’artiste braqua sur lui sontélescope, le regarda attentivement ; puis, baissant soudainson instrument :

– Je parie que je connais cet homme,Will. Qui croyez-vous ?…

– Un Petit-Corbeau, un Nez-Coupé quelqueautre de cette espèce ?…

– C’est Christian Jim.

Au moment où Brainerd, avec un signed’incrédulité, cherchait à vérifier cette assertion, ils purentdistinguer Christian Jim accourant vers eux à grande vitesse.

Quoique certains, cette fois, d’avoir affaireà un ami, les jeunes gens ne firent aucun mouvement pour allerau-devant de lui, tant ils redoutaient de faire quelque faussedémarche.

Mais, dès qu’il fût à portée de la voix,Brainerd, incapable de maîtriser sa fiévreuse impatience,s’écria :

– Où les avez-vous laissés,Jim ?

– Là-bas, à quarante milles environ dansles bois.

– Et comment vous trouvez-vousici ?

– Je vous cherche, riposta l’Indien d’unair mécontent ; prenez-moi vite sur un cheval, vite ! lesIndiens sont là !

Tous deux jetèrent un regard inquiet sur lesenvirons ; mais n’apercevant rien, ils interrogèrent le Siouxdu regard :

– Ils sont là-bas, dans l’herbe ;c’est pour çà que je restais sur la colline ; je n’aime pasces Indiens fermiers.

– Comment se sont passées les choses, aucommencement de votre fuite ?

– Bien ; nous avions pris une grandeavance dans la prairie. Vers le soir, il y a eu des pistes derrièrenous ; l’oncle John était parti trop tard ; les Wacoutahssuivaient nos traces.

– Ah ! mon Dieu ! Et, ma mère,ma sœur, que disaient-elles ?

– Rien ; les femmes Faces-Pâles ontété courageuses, elles ont chargé les armes en se préparant aucombat. L’oncle John a poussé les chevaux ; le char couraittrès vite. Ensuite Christian Jim a prêté l’oreille jusqu’à terre,des plaintes volaient en l’air et retombaient dans laprairie ; les maisons craquaient dans les flammes. Le massacreet l’incendie étaient partout, devant, derrière, à côté, avec lesIndiens.

– Diable ! interrompit Halleck, lasituation est donc vraiment terrible ?

– Continuez, Jim ! dit Brainerdimpatiemment.

– Alors, l’oncle John a dit :« Nous ne sommes pas en force pour combattre un aussi grandnombre d’ennemis ; il faut que Will et Adolphe arrivent auplus tôt.

– Et alors ?… demanda Halleck.

– Alors, Christian Jim a conduit lechariot dans un fourré impénétrable ; il y a caché les femmeset le vieux guerrier. Ensuite il a effacé avec soin toutes lestraces, et il a couru chercher les amis qu’on attendait.

– Mais, pourquoi ne descendiez-vous pasde la colline, au lieu d’y rester occupé à manœuvrer comme untélégraphe incompréhensible ? demanda Halleck.

– Quand Christian Jim vous a vus, il aaperçu en même temps, une bande d’Indiens à cheval qui cheminait àtrès peu de distance. Pour ne pas être découvert par eux, il estresté caché derrière un arbre, tout en vous faisant des signauxcapables d’attirer votre attention.

– Eh bien ! nous l’avons échappébelle ! murmura Will en pâlissant. C’est une choseterrible ! Un voyage ainsi côte à côte avec la mort, sans mêmele soupçonner ! Et ces indiens, que sont-ilsdevenus ?

Jim, au lieu de répondre, incline son oreillepresque jusqu’à terre, et écouta pendant quelques instants avec uneanxiété profonde.

– Ils partent au grand galop ;entendez ! fit-il en se relevant.

Les jeunes gens prêtèrent l’oreille ; unbruit semblable à un tonnerre lointain parvint jusqu’à eux,accompagné d’une clameur sauvage.

– Oui, répondit Brainerd, c’est le galopde leurs chevaux ; ils s’éloignent.

– Puissent-ils aller jusqu’en enfer et nejamais revenir ! soupira sentencieusement Halleck.

Personne ne répondit, la marche continuasilencieusement dans la direction de l’ouest. La journée étaitlourde et brûlante, comme il arrive souvent au mois d’août ;par cette suffocante atmosphère, hommes et chevaux étaientaccablés ; cependant les jeunes gens, dans leur hâted’arriver, auraient surmené leurs montures si Christian Jim ne leseût retenus.

– La route est longue, dit-il, leschevaux tomberont.

– Mais pourtant, il nous faut joindre, àtout prix, les pauvres fugitifs, répliqua Brainerd avec une légèredisposition à la mutinerie ; ils peuvent avoir besoin de notresecours à chaque instant :

– Je ne le crois pas.

– Mais, au nom du ciel ! Jim, lescroyez-vous en sûreté ?

– Ils sont entre les mains du GrandPère ! répondit l’Indien avec une solennité qui impressionnavivement les jeunes gens.

– Nous le savons, Jim, reprit Brainerdaprès un moment de silence ; mais nous savons aussi que, pourmériter le secours du Tout-Puissant, nous devons, nous-mêmes,remplir nos devoirs et agir courageusement jusqu’à la dernièrelimite de nos forces.

– Le Grand Père fait ce qui lui paraît lemeilleur.

– Parlez-moi d’eux… Que pensez-vous deleur situation, des chances qu’ils ont d’échapper aux poursuitesdes Indiens ?

– Moi, je les crois sains et saufs. On neles verra pas s’ils restent cachés dans le bois.

– Mais le chariot avec ses roues, lessabots des chevaux, ont dû laisser des traces profondes et facilesà reconnaître. Les yeux des Hommes-Rouges sont perçants, ilsaperçoivent ce qui resterait invisible pour nous.

– Leurs regards sont voilés aujourd’huipar la fumée de l’incendie ; ils voient tout couleur desang ; ils n’aperçoivent que les scalps des femmes, desbabies ; ils ne regardent que le pillage. Le démon est dansleurs cœurs, ils ne savent plus ce qu’ils font.

Jusque-là l’artiste n’avait presque riendit ; mais, pour plaider la cause de ses honorables Indiens,il retrouva la parole :

– Vous ne pouvez, dit-il, établir aucunparallèle entre ces honteux coquins, ces affreux vagabonds et levrai Aborigène. Le vrai guerrier Indien est chevaleresque,honorable et loyal dans la guerre ; n’est-ce pas,Jim ?

Le Sioux le regarda avec des yeux étonnés,dont l’expression indiquait qu’il n’avait pas compris soninterlocuteur. L’artiste recommença une explication ;

– Vos guerriers, c’est-à-dire vos vraisIndiens, ne sont pas semblables à ces hommes-la. !… Ils sontmeilleurs, plus sensés, plus modérés dans la guerre ?…hein ?…

– Je n’en connais point comme çà,répliqua Jim en détournant la tête.

Brainerd se mit à rire et ajouta :

– Vous aurez besoin d’un fiermicroscope ; mon pauvre Halleck, pour découvrir les phénomènesque vous rêvez. Car ; vous venez de vous en convaincre, ilssont invisibles à tous les yeux.

L’artiste eut une moue dédaigneuse etsardonique ; indiquant que sa foi n’était nullement ébranlée,et qu’il admettait une seule chose, savoir que le nombre desvagabonds exceptionnels était considérable sur les frontières.

Dévoré d’inquiétude, Brainerd n’avait pu serésoudre à faire halte ; il s’était contenté de ralentir lepas ; mais, malgré cette modération à leur fatigue, lespauvres animaux continuaient de souffler et de transpirer d’unefaçon inquiétante.

Pour ne pas imposer toujours au même, unesurcharge au-dessus de ses forces, l’Indien montait en croupetantôt derrière Halleck, tantôt derrière Will.

Après avoir marché pendant quelques heures Jimannonça qu’on approchait et que, si aucun accident ne survenait, onaurait rejoint l’once John à la tombée de la nuit.

Mais, à peine eût-on fait cent pas quel’Indien poussa un grognement de déplaisir.

– Qu’y a-t-il encore ? demanda Will,derrière lequel celui-ci était en croupe à ce moment.

– Ugh ! les Indiens ! grommelaJim en indiquant le côté nord de l’horizon.

Tous les yeux se tournèrent dans cettedirection – les jeunes gens aperçurent à une grande distance untourbillon qu’on aurait pu prendre pour un troupeau d’animauxsauvages lancés à fond de train dans la prairie. Leur courseimpétueuse soulevait derrière elle des nuages de poussière ;les yeux inexpérimentés des deux hommes Blancs ne virent d’abord làautre chose qu’une horde de buffles ou de sangliers nomades. Maisbientôt le télescope d’Halleck révéla des cavaliers quicaracolaient çà et là, activant la marche de ce groupe effaré.

– Des Indiens chassant les bestiauxpillés dit le Sioux.

– Quelle directionprennent-ils ?

– Droit sur nous.

– Alors faisons vite un écart pour nousdissimuler à leur vue, nous courons les plus grands dangers ;ils sont bien montés, et nos chevaux sont trop épuisés pour noustirer d’affaire.

Mais une double difficulté seprésentait ; s’ils faisaient un trop grand détour, il leurdevenait impossible de joindre les amis avant la nuit ; s’ilsne se cachaient pas promptement et sûrement, le danger était pireencore.

En quelques secondes l’état des choses empirade telle façon que les fugitifs n’eurent même plus le temps dedélibérer. Les Indiens arrivaient sur eux, au vol, toujourschassant devant eux les bestiaux affolés de terreur. Cette espèced’avalanche vivante n’était plus qu’à deux ou trois cents pas dedistance, lorsque Jim fit signe à ses compagnons de se jeter àterre et de renverser leurs chevaux dans les grandes herbes.

Les pauvres animaux, épuisés de fatigue,comprenant peut-être aussi le danger, restèrent étendus sur le sol,sans faire aucun mouvement, à côté de leurs maîtres égalementimmobiles et silencieux.

Il était temps ! Comme une trombebeuglante, mugissante, hurlante, bestiaux et Indiens passèrent siprès, qu’un moment Brainerd se crut découvert. Mais, aveuglée parla poussière, enivrée de fureur et d’orgueil sauvage, la banderouge passa sans rien apercevoir.

Les fugitifs les regardèrent s’éloigner,toujours cachés, l’oreille et l’œil au guet, la carabine au poing,prêts à disputer chèrement leurs vies, si le malheur voulait qu’unemêlée s’engageât.

Aussitôt qu’ils furent hors de vue, Jim donnale signal du départ, et on se remit vivement en route. Lespremières ombres du soir ne tardèrent pas à arriver, et, avecelles, une brise agréable, dont la fraîcheur ranima les hommes etles chevaux ; la marche se continua plus allègrement, pluspromptement ; bientôt, à l’extrême limite de l’horizonbleuissant, apparut un bouquet d’arbres ; c’était le refuge oùl’oncle John et sa famille attendaient anxieusement l’arrivée deleurs trois amis.

– Si une horde de ces vagabonds vient àtomber sur les traces du chariot, dit l’artiste, ils se mettront entête de les suivre ; et alors, Dieu sait qu’il faut noushâter.

– Cela peut arriver, répliqua Brainerd,mais c’est le cas le moins à craindre. En ce moment, il y a desfuyards dans toutes les directions, les Indiens auraient trop àfaire pour suivre toutes les pistes ; ils prennent au hasard.Je crains surtout que quelque groupe ennemi ait eu l’idée fortuitede camper dans le bois et ait ainsi découvert nos amis ; jecrains aussi que ces derniers aient eu la malheureuse idée defuir.

La perspective immense de la prairie trompecomme celle de l’Océan ; plus on marchait, moins on paraissaits’approcher du petit bois : deux ou trois fois, dans sonardeur impatiente, Brainerd manifesta le désir de lancer leschevaux au triple galop ; heureusement la sage influence deJim tempéra cette hâte imprudente qui n’aurait abouti qu’à épuiserles montures dont ils avaient si grand besoin.

Sur la route s’offraient à eux, çà et là, unspectacle navrant, des scènes effrayantes. Ici une fermebrûlée ; là des corps sanglants, criblés d’affreusesblessures ; plus loin des groupes surpris dans leur fuite, desfamilles entières massacrées, mais qui avaient eu le triste bonheurde rester unies dans la mort comme elles l’avaient été dans lavie ; plus loin encore, les restes mutilés d’un enfant, d’unejeune fille, d’un vieillard, tombés sous l’horreur d’une mortsolitaire, en un épouvantable duel avec quelque bourreau plusacharné que les autres.

Le sang bouillonnait dans les veines desjeunes gens, à de pareils spectacles : Brainerd surtout, levisage sombre, les sourcils froncés, la main crispée sur son rifle,regardait des yeux du cœur, plus loin, là-bas, où peut-être ilfaudrait chercher aussi dans les herbes rougies, les restes aimésde ceux qui l’attendaient pleins d’angoisse.

Jim conservait son visage de bronze, vraimasque métallique de l’Indien ; cependant à quelques ressautsdes muscles de ses joues, au tremblement insaisissable de sesnarines, un observateur attentif aurait pu deviner un orageintérieur et de dangereuses dispositions pour les bandits auteursde tous ces forfaits.

Quant à l’artiste, il s’était d’abordfurieusement indigné de tant d’atrocités et avait jeté feu etflammes ; mais au bout de quelques instants son caractèremobile et frivole reprenant le dessus, il s’était remis à admirerle paysage, et avait même parlé de s’arrêter un peu pour dessinerun site « délirant ». Mais une sévère rebuffade deBrainerd le ramena à des sentiments plus sérieux.

Le soleil venait de se coucher lorsque lapetite cavalcade arriva, auprès du petit bois où était cachée lafamille Brainerd, Les jeunes gens ralentirent l’allure de leurschevaux pour laisser à leur ami Indien le soin de reconnaître leslieux.

Mais à peine ce dernier eût-il fait quelquespas qu’il poussa une exclamation étouffée. En réponse à la muetteinterrogation de Will, il montra du doigt un mince filet de fuméequi surgissait précisément du milieu du bois, et s’évanouissaitdans l’azur du ciel après s’être élevé tout droit dans l’air.

Cet indice, presque imperceptible, était d’unfâcheux augure ; il pouvait déceler la présence des Indiensdans le fourré où s’étaient abrités l’oncle John et lessiens ; et, dans ce cas, que s’était-il passé !

Il serait impossible de définir les émotionsqui bouleversèrent les deux jeunes gens à l’aspect de ce signealarmant. Brainerd terrifié voyait déjà une scène de massacre etd’horreur ; les cheveux blancs de son père souillés de sonsang, sa mère gisante sur le sol défigurée à coups de tomahawk,Maggie, Maria, massacrées aussi, ou, sort également affreux !entraînées en captivité ?

L’artiste amorça et examina son revolver enproférant de terribles menaces contre ces « vagabonds odieuxqui déshonoraient la race Indienne ».

Le Sioux ne disait rien ; il aurait étédifficile de savoir ce qu’il pensait, car il ne répondit point auxquestions que lui adressaient les jeunes gens.

– Il faut que j’examine le bois, avanttout, leur dit-il enfin ; retirez-vous derrière cesbroussailles avec vos chevaux et ne bougez qu’à la dernièreextrémité.

Aussitôt l’Indien se mit à ramper dans l’herbede façon à faire le tour du bois, et arriver ainsi inaperçu jusqu’àce feu mystérieux dont la fumée était si inquiétante.

Chapitre 10UNE NUIT DANS LES BOIS.

Le Sioux déploya toute la ruse et l’agilitéindiennes dans cette difficile entreprise : les hautesbroussailles, tout en le favorisant par leur abri protecteur,opposaient mille obstacles à la marche qui devait resterentièrement silencieuse. Aussi, quoique la distance à parcourir fûtcourte, avançait-il lentement ; une heure s’écoula ainsi, etla nuit était venue entièrement lorsqu’il arriva sous la voûtesombre du bois.

Jim s’était fait aussi son opinion concernantla fumée suspecte qu’on venait d’apercevoir. Il ne pouvait admettreque ce feu eût été allumé par ses amis : la chaleur du jour enexcluait la nécessité ; d’autre part, les fugitifs avaient unetrop grande crainte d’attirer l’attention de leurs mortels ennemis,pour commettre une pareille imprudence ; enfin, l’oncle Johnétait trop expérimenté pour se départir ainsi des règles d’uneprécaution sévère.

Jim n’était donc pas sans appréhensions, et,quoiqu’il n’en laissât rien voir, il se sentait agité de sombrespressentiments.

Progressant plus silencieusement qu’une ombre,il glissait au milieu des branches sans froisser une feuille, sansdéplacer un brin d’herbe ; l’oreille de son plus cruel ennemin’aurait pu l’entendre, eût-il rampé à ses pieds.

En arrivant vers le lieu où s’était cachée lafamille Brainerd, il s’arrêta et écouta, concentrant toutes sesfacultés pour saisir le moindre son. Mais pas une feuille neremua ; un silence de mort régnait sur toute la nature ;il sembla à Jim d’un funeste augure. Par intervalles un souffle dela brise nocturne planait dans l’air, puis il expiraitaussitôt.

Si quelque ennemi se trouvait dans le bois, ildissimulait bien habilement sa présence !

Après avoir avancé encore un peu, il arrivaprès du foyer demi-éteint. Un seul coup d’œil lui suffit pourreconnaître qu’il était abandonné depuis plusieurs heures.Soupçonnant tout à coup la terrible réalité, il se leva, marchadroit à la cachette et la trouva vide.

Sûrement, une bande d’Indiens avait découvertles fugitifs et les avait emmenés en captivité ! Les traces ducampement étaient visibles, les signes du départ étaientcertains ; tout cela s’était passé depuis quelques heuresseulement.

Après avoir vérifié les lieux et s’être assuréqu’il n’y avait personne, le Sioux désolé revint dans la prairie,où il fit un signal pour appeler les deux jeunes gens.

Ceux-ci accoururent au galop.

– Où sont-ils ? demanda Brainerdhaletant.

– Je ne sais pas, Dieu le sait, murmuraJim avec découragement.

– Ô ciel ! est-il possible !s’écria le jeune homme chancelant sur sa selle. Bientôt une ardeurfébrile lui monta au cerveau ; il reprit :

– Où les aviez-vous laissés,Jim ?

– Là-bas, droit devant nous.

– Y a-t-il des signes du passage desIndiens ?

– Il fait trop noir pour suivre lapiste.

– Mais, Jim, demanda l’artiste, êtes-voussûr qu’ils aient été capturés par cette race devagabonds ?

– Je ne sais pas ; je le pense.

À ce moment Will mit pied à terre.

– Qu’allez-vous faire, Will ?

– Ils doivent être encore dans lebois ; je vais me mettre à leur recherche.

En agissant ainsi, Brainerd pensait bien qu’ilfaisait une chose inutile ; mais cette agitation mêmetempérait son désespoir.

Tous deux s’élancèrent vers le fourré avec uneégale ardeur.

Jim les regardait faire avec son stoïcismehabituel, et resta immobile.

– Il ne nous faut pas marcher ensemble,observa l’artiste ; divisons nos recherches ; vous, Will,passez à gauche, moi à droite ; dans une demi-heure, au plustard, nous nous rejoindrons à l’autre extrémité du bois. Et vous,Jim, qu’allez-vous faire ?

– Vous attendre ici.

Brainerd commença son exploration avecd’affreux battements de cœur. Chaque bête fauve fuyant devant lui,chaque oiseau s’envolant sur sa tête le faisait tressaillir ;le murmure du vent lui donnait des frissons involontaires.

Il avança pourtant, avec la résolution dudésespoir, et pénétra jusqu’au centre de la forêt, cherchant,regardant, écoutant avec anxiété. Mais tous ses efforts furentinutiles ; il ne rencontrait que l’ombre et le silence.

Bientôt il arriva au bout de la forêt, et ilpût voir scintiller les étoiles à travers les derniersarbres ; tout à coup il s’arrêta éperdu, palpitant ; unegrande forme sombre se dressait devant lui… c’était lechariot !

N’en pouvant croire ses yeux, il fit un pas enavant et posa la main sur une roue ; le froid contact du ferdissipa tous ses doutes.

– Mon père ! mon père ! mamère ! chère mère ! êtes-vous là ? demanda-t-ild’une voix frissonnante.

Aucune réponse ne se fit entendre ; Willsauta convulsivement dans le char. Son front se heurta contre unobjet souple qui se balançait en l’air, c’était une courroierompue. Il n’y avait pas autre chose ; plus rien, pas même lessièges.

Il chercha le timon, les chevaux n’y étaientplus. Cette froide et muette épave gardait son sinistre secret,tout en faisant pressentir une formidable catastrophe.

Glacé jusqu’au cœur, le jeune homme prit entreles mains sa tête qu’il sentait prête à éclater ; des larmesbrillantes jaillirent de ses yeux. Il resta ainsi pendant quelquesminutes sans trouver une pensée, sans savoir que devenir.

L’idée lui vint ensuite de retournerhâtivement auprès de Jim pour lui faire part de sa découverte. Maisil la rejeta aussitôt, et, poussé par une impatiencedévorante ; il continua ses recherches.

Courbé presque jusqu’à terre, il sondaitchaque motte de gazon, s’attendant toujours à y trouver un cadavre.L’obscurité était si profonde qu’il cherchait davantage avec lesmains qu’avec les yeux.

Il rencontra les empreintes profondesqu’avaient laissées les sabots des chevaux. Ces traces étaientprofondes et avaient violemment déchiré le sol. Évidemment il yavait eu là une lutte furieuse entre les braves animaux et leursravisseurs. Effectivement c’étaient de nobles bêtes, pleines derace, et qui n’avaient pas dû supporter patiemment l’approche d’unétranger.

Après avoir tâtonné encore pendant quelquesinstants sans aucun succès, il prit dans sa poche une allumette, etl’enflamma, espérant que cette clarté auxiliaire pourrait l’aider àfaire quelque autre découverte. Hélas, la petite flammetremblotante alla se refléter sur les feuilles les plus proches,mais là se borna sa faible action ; en définitive ellen’aboutit qu’à faire paraître plus épais, plus impénétrable, lecercle de ténèbres qui se resserrait autour du jeune homme.

Au moment où il laissait tomberl’imperceptible tison qui avait survécu à la brève combustion del’allumette, Will crut entendre à peu de distance, un long etprofond soupir, pareil à celui d’une créature humaine oppressée parun lourd fardeau.

Dire la terreur, le saisissement vertigineuxqui s’emparèrent de lui, serait chose impossible ! Millefantômes tourbillonnèrent autour de lui, pendant que ses yeuxégarés ne voyaient partout que des milliards d’étincelles. Jamaisencore le pauvre enfant n’avait éprouvé d’épouvante pareille.

Cependant sa tendresse filiale le soutint dansla lutte et l’emporta sur tout autre sentiment. Il se remit àécouter avec une attention profonde, espérant que le son plaintifallait se renouveler et lui révéler la voix de quelque personnechère.

Ce fut peine perdue ; et le silencecontinua d’être si profond, si absolu, que Brainerd en vint à sedemander si son oreille n’avait pas été le jouet d’une illusioneffrayante.

Néanmoins il se raidit contre le découragementet marcha dans la direction où il avait cru entendre gémir.

Quoiqu’il n’avançât qu’avec des précautionsinfinies, il trébucha tout à coup, et tomba rudement sur un corpsmou qui s’agita sous lui. Ses mains, en cherchant à se retenir,rencontrèrent la tête d’un cheval ; à côté, en était un autre.Tous deux étaient vivants et venaient d’être réveillés par le jeunehomme.

– Cher père ! mère chérie !parlez, si vous êtes là ! s’écria Will.

– Eh ! c’est donc toi, mon pauvreWilliam ? fit une voix bien connue et aimée, celle de l’oncleJohn ; nous t’avions pris pour un de ces brigands Indiens, etnous n’osions souffler.

Alors une ombre s’approcha, puis une autre,puis une autre et une autre encore ; toute lafamille !

– Oh ! père ! balbutia Willsuffoqué de joie ; quelqu’un de vous est-il blessé oumalade ?

Il saisit tendrement la main de son père et laserra ; puis il se jeta au cou de sa mère, en pleurant dejoie ; Maggie, Maria furent aussi affectueusementembrassées.

– Oh ! Maria ! bien chèreMaria ! murmura-t-il ; que Dieu soit béni ! je vousrevois donc ? N’avez-vous aucun mal, aucuneblessure ?

– Personne n’a à se plaindre, cherWill ; nous sommes tous sains et saufs. Et vous… etAdolphe ?…

– Nous allons parfaitement ; maisquelle a été notre inquiétude à votre sujet ! comment donc sefait-il que vous ayez quitté votre cachette ?

– Eh ! répliqua l’oncle John, c’estune horde de ces damnés Indiens qui est venue camper dans cebois ; il nous a fallu déguerpir, sans quoi nous étionsdécouverts. Heureusement nous nous sommes dérobés avec une adresseparfaite, les marauds n’ont pas seulement soupçonné notre présence.Oh sont Halleck et Jim ?

– Sur l’autre limite de la forêt ;je vais leur faire un signal.

Ces deux derniers furent bientôt arrivés, et àl’aspect de leurs amis, éprouvèrent une stupéfaction joyeuse,facile à concevoir. Il y eût encore des embrassades et des poignéesde main à n’en plus finir. L’artiste éprouvait une émotion tellequ’il ne pouvait dire un mot, exalté qu’il était par la joie et lasurprise.

Pendant quelques instants ce fut un pêle-mêlede questions et de réponses presque joyeuses. À la fin l’oncle Johndemanda des nouvelles de la ferme.

– Ah ! ma foi !qu’importe ! qu’importe ! s’écria-t-il d’un ton ferme, enapprenant qu’elle était brûlée ; nos vies sont sauves, c’estdéjà beaucoup. J’ai fait deux fois ma fortune ; il n’est pastrop tard pour recommencer.

– Nous ne sommes pas encore hors desbois, observa son fils ; nous ferions bien de ne pas perdre uninstant.

– À mon avis, il fait trop sombre pourmarcher maintenant, dit M. Brainerd, nous ferons sagement de resterici jusqu’au point du jour. Nous pourrions perdre notre route, nouségarer en pays ennemi, et lorsque le soleil nous avertirait del’erreur, il ne serait plus temps de la réparer.

– Bast ! Jim est un trop bon guidepour s’égarer ainsi, répliqua l’oncle John ; il a si souventparcouru les bois et la prairie qu’il s’y reconnaît les yeuxfermés : N’est-ce pas Jim ? que dites-vous deça ?

– Il faut rester ici jusqu’à demain etretourner au chariot ; les femmes y dormiront dedans.

L’Indien avait raison. Les voyageurs et leurschevaux avaient un pressant besoin de se reposer, car ils venaientde subir les plus rudes épreuves, et une très longue marche leurétait encore nécessaire pour se tirer entièrement hors du danger.D’autre part, ce n’était point un délai de quelques heures quipouvait accroître les chances de danger, en augmentant d’unemanière sensible le nombre des Indiens soulevés ; tout le malqu’on pouvait craindre sur ce point étant à peu près réalisé.

On campa donc du mieux possible ; lesfemmes dans le chariot ; les hommes dans leurs couvertures,par terre ; et on s’endormit profondément.

Jim seul ne laissa pas le sommeil approcher deses paupières ; avec cette vigueur physique et morale quicaractérise l’Indien dans son existence aventureuse des bois, ilresta debout, appuyé contre un arbre, impassible comme une statuede bronze, vigilant comme un chat sauvage, entendant tout, voyanttout dans les profondeurs de la nuit et de la forêt.

Aux premières clartés de l’aurore, tous lesfugitifs furent sur pied ; l’oncle John fit la prièrematinale, lut un chapitre de la Bible ; tous ensembledemandèrent « au père qui est dans les cieux » le secourstout-puissant de la Providence paternelle.

C’était un spectacle touchent de voir cescréatures affligées, exilées dans la solitude, fuyant une mort pouren affronter une autre, de voir ce guerrier sauvage, remettre leursort aux mains miséricordieuses de Celui dont la « bontés’étend sur toute la nature ».

Les prières terminées on songea au repas, et,quoique les vivres fussent froids, on y fit grandement honneur.

Ensuite on partit. Ce ne fut pas une médiocredifficulté de tirer le chariot du bois et de le remettre dans labonne route ; heureusement il y avait, à cette heure, deuxchevaux de renfort : l’opération fut accomplie sans trop depeine.

Une fois en bonne direction, le petit convois’arrêta pendant quelques minutes, pour laisser au Sioux le tempsd’examiner les alentours afin de se convaincre qu’il n’y avait pasd’ennemis.

Enfin on se mit en marche dans la direction deSaint-Paul.

Chapitre 11PÉRIPÉTIES.

Comme il importait de ménager les chevaux dontla marche devait se prolonger jusqu’à une heure avancée de lasoirée, on régla leur course à une allure modérée.

Jim avait pris place sur le siège de devant àcôté de l’oncle John qui tenait les rênes avec la calme habiletéd’un vétéran du sport. Chose bizarre ! l’Indien, malgré lescahots de la voiture, se tenait debout sans chanceler, et, de sesyeux noirs toujours en mouvement, fouillait au loin lesenvirons.

Halleck avait pris place sur le second rang,avec Maggie ; depuis leur réunion il avait manifesté unepréférence marquée pour la société de sa douce et sympathiquecousine. Celle-ci paraissait encore plus grave et plus pensive quede coutume ; les dangers que sa famille traversait, leshorreurs de cette guerre sauvage, les regrets du passé, lescraintes de l’avenir avaient imprimé à cette âme impressionnableune teinte ineffaçable de tristesse mélancolique.

Du reste, tous les visages étaient mornes etpréoccupés ; si, par intervalles, une joyeuse saillie del’oncle John, un éclat de rire argentin de Maria rompaient le lourdsilence, c’étaient comme des éclairs passant et s’éteignantaussitôt dans un ciel sombre.

Pendant que Maria et Will babillaient de leurcôté, Halleck poursuivait la conversation avec Maggie.

– Quelle est maintenant votre opinion surles Indiens du Minnesota en général ? demanda la jeune filleen tournant vers l’artiste ses doux yeux noirs.

– Je pense à tout hasard, qu’il y a parmieux un étrange ramassis de vauriens, de vagabonds, debandits !…

– Enfin, croyez-vous que la majorité soitbonne ou mauvaise ?

– Je ne saurais trop… pour parler il fautconnaître… répondit Adolphe avec un sourire embarrassé.

– Vous êtes désillusionné, je le vois, etrevenu un peu de vos poétiques théories sur cette race barbare.Voyons, soyez franc, dites votre pensée telle qu’elle est.

– Ma franchise est indubitable, chèreMaggie ; aussi je vous dirai que je ne désespère point d’ytrouver quelque noble type.

– Votre admiration pour le caractèreIndien a quelque chose de surprenant, reprit la Jeune fille avecune énergie qui la surprit elle-même ; mais irait-elle jusqu’àvous dévouer pour l’instruction de ces peuplades perdues dans lasolitude ? Irait-elle jusqu’à vous faire oublier le confort,les délices de la civilisation, pour aller vivre au milieu d’elles,afin de les évangéliser ?

– Mon opinion est que j’aurais d’abordmoi-même besoin de quelques sermons, répliqua l’artiste enriant.

– N’avez-vous pas quelque autre penséeplus réellement sérieuse ? reprit Maggie. Pardonnez-moid’amener la conversation sur un sujet pareil ; je suis francheau point de ne pouvoir garder aucune secrète pensée. Nous sommessur le bord d’un précipice, celui de la mort ; nous pouvons ytomber à chaque instant ; il est raisonnable d’être prêts… desonger à ce grand voyage de l’Éternité.

– Assurément, Maggie, vous seriez ladigne femme d’un missionnaire, vous êtes déjà une sainte, jel’affirme.

La jeune fille allait répliquer, lorsqu’uneexclamation de Jim attira l’attention de tout le monde.

Toujours debout, l’Indien paraissait regarderavec attention un objet qui avait attiré ses yeux.

– Eh bien ! qu’est-ce qu’il ya ? demanda l’oncle John.

– Une ferme là-bas ! répliqua leSioux.

Effectivement, par dessus les cimes des arbresse montrait un grand toit allongé dont l’aspect fut d’agréableaugure pour les voyageurs. La soirée s’avançait, la fatigue de lajournée avait été accablante ; c’était une perspectiveattrayante que de pouvoir se reposer une heure ou deux sous un toithospitalier.

Ce settlement avait une apparenceconfortable ; les bâtiments, de construction moderne, entourésde vastes dépendances, étaient construits près d’un cours d’eauconsidérable.

Néanmoins, malgré cet extérieur satisfaisant,Will surprit dans le regard de Jim une expression particulièreempreinte d’une certaine inquiétude. Il semblait trouver que toutn’y était pas pour le mieux.

Lorsqu’on fut arrivé à une centaine de pas,après avoir bien examiné les lieux, il demanda qu’on fît halte.

Comme chacun l’interrogeait des yeux, ilrépondit :

– Où sont les gens ?

En effet, partout, en ce lieu, régnaient unsilence, une immobilité, une absence de vie, qui n’avaient rien denaturel. La porte d’entrée était grande ouverte, semblable à unevaste plaie béante ; personne n’entrait ni ne sortait ;on n’entendait pas un souffle à l’intérieur, pas de mugissements debestiaux, rien…

– C’est drôle, tout çà ! fit l’oncleJohn après avoir promené en tous sens ses yeux inquisiteurs :les fermiers se seraient-ils tous endormis après souper ?…

– Les Indiens sont passés par là, dit leSioux en secouant la tête ; voyons donc, ajouta-t-il ensautant à terre et en courant vers la maison.

Will et Halleck le suivirent de près ; unspectacle horrible les attendait à l’intérieur.

Au milieu de la première pièce gisait,sanglant et froid, le cadavre d’un homme d’un certain âge, le pèrede famille, sans doute. Plus loin était étendu celui d’une femme,littéralement haché de blessures affreuses. Entre ses bras crispésétait serré un petit enfant raide et glacé ; derrière, dansles cendres du foyer, apparaissaient des débris humains qu’onpouvait reconnaître comme étant ceux d’un enfant.

Les Indiens avaient laissé là l’empreintesanglante de leur passage. Il avait dû y avoir une terriblelutte : tous les meubles étaient bouleversés, brisés, maculésde sang. Le père avait vendu chèrement sa vie et celles de safamille ; dans ses mains raidies étaient serrées des poignéesde cheveux noirs et brillants, arrachés aux têtes de ses sauvagesadversaires. Mais dans cette lutte épouvantable, le nombre desassaillants l’avait emporté, le settler avait été écraséavec tous les siens.

– Comment se fait-il qu’ils n’ont pasbrûlé la maison ? demanda l’artiste qui, le premier, avaitrepris son incroyable sang-froid et dessinait à la hâte toutes cesscènes effrayantes.

– Trop pressés, n’ont pas eu le temps,avaient peur des soldats, répondit laconiquement le Sioux.

– Est-ce qu’il y a des troupes dans lavoisinage ? demanda, avec empressement le jeune Brainerd.

– Je ne sais pas, peux pas dire, c’estpossible.

– En tout cas, voilà une triste affaire,reprit Halleck, et suivant moi, si ces vagabonds.…

Une fusillade soudaine l’interrompitbrusquement. Jim bondit, rapide comme l’éclair ; les deuxjeunes gens le suivirent.

Ils aperçurent le chariot entouré d’un grouped’Indiens. Les deux chevaux avaient été tués raides. L’oncle Johnluttait comme un lion. Maria, Maggie, mistress Brainerdétaient aux mains des Sauvages qui les tiraient brutalement surleurs chevaux.

L’oncle John, debout sur l’avant du chariot,faisait tourbillonner avec une force irrésistible, une barre dechêne arrachée au siège de la voiture ; plus d’une têteIndienne fut brisée par ce terrible moulinet. Mais un coup detomahawk l’atteignit traîtreusement par derrière ; il tomba enjetant un grand cri ; au même instant, son meurtrier eut lecrâne troué par une balle que lançait l’infaillible carabine deJim.

En voyant tomber le vieux Brainerd, lesIndiens firent un mouvement pour se jeter sur lui et l’achever parterre ; mais le coup de feu tiré par Jim leur donna àréfléchir, ils reculèrent de quelque pas et regardèrent de touscôtés afin de découvrir ces adversaires imprévus.

Les deux jeunes gens voulurent s’élancer ausecours de leur famille ; le Sioux, sombre et les sourcilsfroncés, leur barra rudement le passage.

– Ici ! restez ! grandsfous ! Eux vous tuer, vous scalper, comme rien !

– Allons donc ! répliqua Will ;resterons-nous là, à voir massacrer nos amis ?

– Restez ! mauvais sortir de lamaison, feu par les fenêtres !

Joignant l’exemple aux paroles, l’Indien armasa carabine, visa un Sauvage prêt à poignarder l’oncle John, etl’abattit. Les jeunes gens l’imitèrent, et mettant le fusil àl’épaule, épièrent le moment favorable pour faire feu.

Les Sauvages ne s’attendaient nullement à cequ’il y eût des êtres vivants dans la ferme, ils laissèrent lesfemmes aux mains de ceux qui les avaient saisies, et s’avancèrentavec précaution contre les bâtiments.

Les trois Indiens, chargés des captives,prirent leur course dans la direction du nord-est.

Lorsque le groupe de ceux qui restaient fut àproximité, Jim et ses deux compagnons firent feu. Ces détonationsreçues presque à bout portant eurent un résultat prodigieux, lesassaillants firent halte, pleins d’hésitation.

Malheureusement la balle de Jim avait seuletouché le but ; l’agitation exaltée des jeunes gens leur avaitfait manquer leur coup. Cependant les Sauvages, intimidés par cettechaude réception, craignant sans doute de rencontrer un nombreconsidérable de combattants, se retirèrent à l’écart, et peu à peuse rabattirent dans la direction prise par le reste de leurbande.

– Chargeons vite ! murmura Jim, ilsvont vers le wagon tuer oncle John.

Effectivement, deux bandits rouges s’étaientdétachés du gros de la troupe, et se rapprochaient du chariot.L’œil perçant de Jim les surveillait comme celui de l’aigleguettant sa proie.

Au moment où ils passèrent près du char, celuiqui marchait le dernier lança violemment son tomahawk contre Johntoujours étendu sans mouvement. Par bonheur, le cheval du Sauvagebroncha au même instant ; la direction du coup fut dérangée,et le vieux settler ne fut pas atteint. Cette circonstancesauva la vie à l’Indien que Jim tenait au bout de son fusil, maissur lequel il ne voulut pas gaspiller inutilement sesmunitions.

Les trois Indiens partis les premiers avecleurs captives avaient ralenti leur marche pour attendre lesautres ; lorsque ceux-ci les eurent rejoints, toute la bandes’élança ventre à terre dans la direction du nord-est ; aubout de quelques secondes elle avait disparu dans les profondeursdes bois, et le plus profond silence régna dans cette solitudedésolée.

S’il avait été possible à l’artiste dereproduire sur la toile le tableau qu’il offrait lui-même avec sesdeux compagnons, il aurait certainement réalisé une œuvre capable,plus que toutes les autres, de le rendre illustre.

Le Sioux sombre, silencieux, le front pensifet menaçant, suivait du regard les ombres lointaines et fugitivesdes Indiens ravisseurs.

Will, pâle, abattu, les yeux voilés, regardaitaussi cette route par laquelle venait de disparaître ce qu’ilchérissait le plus au monde.

Halleck, l’air égaré, les yeux errants auhasard, paraissait perdu dans les idées les plus complexes ;on aurait dit un homme cherchant sa route par une nuit obscure.

Tous trois avaient oublié le vieux JohnBrainerd ; ils revinrent au sentiment de la réalité en levoyant se relever et accourir vers eux.

– Vous n’êtes donc pas blessé,père ? s’écria Will en s’élançant au-devant de lui.

– Pas le moins du monde ! étourdiseulement. Mais, Ô mon Dieu ! que vont-elles devenir aux mainsde ces bandits ?

– Hélas ! qui peut le dire ?murmura le jeune homme avec un sanglot.

– Nos chevaux, où sont-ils ? Lesmiens sont tués. Ne pourrions-nous pas poursuivre cettecanaille ? Qu’en dites-vous, Jim ?

Le Sioux secoua tristement la tête :

– Impossible de les atteindre,dit-il ; nous ne réussirons qu’à nous faire tuer ou à fairetuer les prisonnières.

– Miséricorde du ciel ! mais voyezdonc ces scènes d’horreur qui nous entourent ! N’est-ce pas làun menaçant augure ? Plus de ressources ; mon Dieu !plus de ressources !

Le visage bronzé du vieillard s’abaissaconvulsivement dans ses mains, et des larmes brûlantes jaillirentau travers de ses doigts. Un silence douloureux régna pendantquelques instants au milieu de ce groupe désolé.

Le bras de Christian Jim s’étendit doucementvers lui et se reposa sur son épaule :

– Mon frère n’est pas sans espoir !lui dit-il de cette voix douce et harmonieuse qui étonne quiconquen’a pas vécu parmi les Indiens.

John releva la tête et le regarda :

– Que mon frère parle au Père qui estdans les Terres Heureuses ; son oreille entend toujours lavoix qui pleure ; sa main est toujours ouverte pour soutenircelui qui est affligé.

– Vous avez raison, Jim, répondit levieillard en raffermissant sa voix ; vous me rappelez à mondevoir de chrétien… Il est vrai, le Seigneur est désormais notreunique appui, notre suprême espérance…

Tous tombèrent à genoux, et prièrent ardemmentau travers de leurs larmes.

Chapitre 12AMIS ET ENNEMIS.

Les dernières paroles de prière montaientencore vers le ciel, lorsque le galop de plusieurs chevaux se fitentendre dans le lointain ; il approcha successivement, devintplus distinct ; bientôt une voix brève et retentissantecria : « Halte ! »

En s’avançant de quelques pas, les quatrefugitifs aperçurent un peloton de cavalerie et son officier,portant l’uniforme des États-unis.

– Holà, hé ! par là ! ditl’officier ; quelles nouvelles ?

En même temps, il mit pied à terre ets’approcha de la ferme.

C’était un homme de six pieds, gros àproportion de sa taille, coiffé d’une cape ronde de chasse, ayantpistolets à la ceinture, carabine en bandoulière, revolver suspenduà la boutonnière, sabre à la main. Son visage, allongé démesurémentpar une barbe pointue descendant sur sa poitrine comme un fer delance, son visage, disons-nous, était illuminé par deux yeux d’unbleu clair fulgurant ; un nez prodigieux en bec d’épervier,des sourcils noirs, de longs cheveux roux, un teint bronzé,composaient à cet être extraordinaire le physique le plus étrangequ’on puisse rêver.

Quel type pour Halleck !… s’il eut eu lecœur à dessiner !

Le nouveau venu entama, la conversation avecune mémorable loquacité :

– Avez-vous quelque notion d’un lot deDiables peints qui doivent rôder par ici ? Ah ! ah !Ils ont laissé dans ce lieu l’empreinte de leurs satanéesgriffes ! Hello ! ouf ! ils ont fait du belouvrage ! Ah ! je vois que vous avez fait unprisonnier ! Vous le savez, la consigne est de ne faire aucunquartier à cette vermine ; vous allez voir.

Will n’eut que le temps de relever le revolverauquel l’officier avait expéditivement recours. La balle siffla surla tête de Jim qui n’avait pas daigné faire un mouvement.

– Eh bien ! qu’y a-t-il donc, jeunecadet ? demanda l’autre avec un air surpris ; pas desensiblerie, jeune homme ! pas de sensiblerie ! c’est malporté !… vous allez voir.

Il coucha de nouveau l’Indien en joue.

– Ne touchez pas à un seul cheveu de satête ! s’écria le jeune homme ; c’est notre meilleurami !

– Tiens ! tiens ! tiens !Je ne dis pas le contraire. Enchanté de faire saconnaissance !… Vous avez parlé à temps, jeune homme ; unquart de seconde plus tard, il n’aurait plus été temps de sauver sapeinture. Je m’y connais… vous auriez vu ! Quel est cegaillard-là ?

– Christian Jim, un Indien Sioux qui nousa rendu les meilleurs et les plus fidèles services dans ces tempsde trouble.

– Très bien. Je ne dis pas le contraire.Mais, jeune homme, vous n’avez pas répondu à ma première question.Avez-vous quelque notion d’un lot de Peaux-rouges, en campagne parici ? Répondez-moi, je vous le demande positivement.

– Je suis prêt à parler, mais lorsquevous m’en laisserez le temps, répliqua Will.

Aussitôt il s’empressa de lui raconter tousles événements déjà connus du lecteur.

L’officier écouta le récit avec un calmeimperturbable ; rien ne semblait capable de l’étonner. Entemps utile il se coupa une énorme chique et en offrit une pareilleà Jim. Puis il s’occupa d’épousseter la poussière qui couvrait sesgrandes bottes. Enfin il rechargea son revolver et promenaméthodiquement un cure-dent entre ses incisives et ses molaires quirappelaient celles d’une bête fauve.

Lorsque le jeune Brainerd eut fini sanarration, l’officier reprit :

– Tout ça, c’est une rude affaire desport… une rude affaire ! À la dernière campagne j’ai eu uncheval tué sous moi ; oui, Monsieur, tué comme un lapin par ungrand drôle peint en vert. Celui-là, je l’ai embroché en tierce. Unautre cheval fourbu, et un autre, couronné des deux genoux.Ah ! c’était trop fort ; mais je vous le dis.…

Il y eut un instant de silence pendant lequell’honorable gentleman lissa sa formidable moustache avec le bout desa langue et la tortilla fort agréablement en croc avec le pouce etl’index ; puis, il renouvela sa chique, et continua :

– Je suis, moi, un vétéran de laguérilla, voyez-vous. Il n’y a pas un coin du Minnesota où je n’aietué net ma demi-douzaine de Peaux-rouges. Le tout est de savoir s’yprendre ; je vous en avertis. D’abord…

À ce moment il fut interrompu par l’oncle Johnqui lui dit :

– Sir, ne pensez-vous pas qu’il y aiturgence de nous mettre en chasse ? Ces bandits auront le tempsde s’éloigner tellement qu’il deviendra impossible de retrouverleur piste, si nous nous laissons gagner par la nuit.

– Mon ancien, répliqua le commandant, jepartage votre avis et je l’exécuterai en temps utile. Mais…mais !… il faut de la méthode ! en tout, Sir, il enfaut ! À ce sujet, souffrez que je vous dise… les Indiens sontdes brutes, des bêtes fauves dont on ne fera jamais rien…Savez-vous pourquoi ?… Parce qu’ils n’ont pas deméthode ; oui, Sir, parce qu’ils n’en ont pas. J’irai mêmeplus loin, et je dirai qu’ils seraient de bons soldats, s’ilsavaient de la méthode. Il me sera facile de vous démontrer cela parune simple histoire vous allez voir.

– Sir, reprit douloureusement le vieuxBrainerd ; ma femme, ma fille, ma nièce souffrent peut-être ence moment mille morts… hâtons-nous, je vous en supplie.

– Du calme, honorable Settler,du calme ! quel est votre nom ?

– Brainerd, sir ; ou, si vous aimezmieux, l’oncle John Brainerd.

– Très-bien, sir ; votre nom étaitarrivé jusqu’à moi, comme celui d’un intrépide chasseur d’oursgrizzly. Vous avez mon estime.

– Alors, nous pouvons faire nospréparatifs ?…

L’officier lança obliquement un long jetnoirâtre provenant de sa chique, regarda le soleil etdit :

– Oui, nous allons essayer une chasse enrègle, destinée à rendre la liberté à vos dames. Honneur au beausexe ! Mes hommes ne sont pas des conscrits, la chose netraînera pas en longueur avec eux. Je désire avoir un renseignementpréalable est-ce que cet Apollon cuivré ne pourra pas nous être dequelque utilité ?

Jim ne sourcilla point jusqu’à ce qu’on l’eûtinterpellé directement.

– Je ne sais pas, répondit-il.

– Je ne sais pas !… ne saispas !… répéta impatiemment le capitaine ; ils font tousla même réponse, ces sournois-là ! Une fois, je faisais de laguérilla en Virginie ; nous avions besoin d’un guide au milieude ces régions diaboliques, j’avisai un Nez-Coupé que m’avaientrecommandé les missionnaires ; il commença par répondre àtoutes mes questions : « Je ne sais pas… je ne saispas… » Tout comme celui-ci ! Eh bien, sir, je n’ai jamaisvu de renard plus futé que ce garçon là ; à lui seul il medépista un demi-cent de Peaux-rouges que nous tuâmes fortproprement dans l’espace de deux matinées. C’est ce qui arriveraaujourd’hui, n’est-ce pas Jim ? Il me plaît vraiment, je vousle dis. J’aime ces coquins silencieux. Maintenant, attention !il faut filer vivement. Avez-vous des chevaux ?

– Il ne nous en reste que deux, répliquaWill ; ceux du chariot ont été tués.

– Eh ! qu’importe ? deux deperdus, trois de retrouvés : regardez là-bas.

Parlant ainsi, l’officier leur montra, rôdantdans les environs, les chevaux des Indiens abattus par la carabinede Jim.

Ce dernier, avec l’aide de Will, se futbientôt emparé de deux de ces animaux ; la petite troupe setrouvait donc parfaitement montée ; on se mit en marche sanstarder.

Tout en cheminant au petit galop de chasse,l’infatigable commandant reprit la conversation.

– Vous allez voir, gentlemen ; cettevermine sauvage peut être fort loin de nous ; elle peut aussiêtre fort près. Les coquins ne se doutent pas de ma présence parici ; ils n’ont eu aucune raison pour se presser ; aucontraire, je pencherais à croire qu’il leur sera venu en idée dese blottir dans quelque coin, pour se reposer d’abord, et voustendre une embuscade ensuite ; car tout doit leur faireprésumer que vous tenterez de les poursuivre. Ils savent lessettlers si stupides… pardon, je voulais dire ; siinexpérimentés en matière de stratégie !… Enfin, à tort ou àraison je pense ainsi ; que dit Master Jim ?

– Je pense comme le capitaine ;répondit le Sioux qui connaissait l’officier de longue date, et quitrouvait fort satisfaisante l’attention qu’avait eue celui-ci delui offrir une superbe chique.

– Très bien, Peau-rouge mon ami. Dansquelques minutes nous allons voir un peu le dessous des cartes,comme disent les settlers franco-canadiens. Quand nousserons au sommet de cette colline, tout un panorama de prairiess’étalera sous nos veux.

On galopa pendant près d’un quart d’heure ensilence ; après quoi on arriva au sommet d’une éminence boiséequi dominait deux plaines fort étendues.

Dans le lointain, sur le bord d’une forêtépaisse, circulait un cours d’eau important ; à gauche,s’élevaient à perte de vue des coteaux boisés dont les élévationsprogressives aboutissaient à des montagnes bleues qui seconfondaient avec l’horizon ; au pied du mamelon occupé par lapetite caravane serpentait une espèce de clairière allongée ettortueuse, toute bordée d’arbres qui la recouvraient enpartie ; cette avenue naturelle se prolongeait jusqu’à un grosbouquet de sapins dont l’issue devait donner immédiatement sur larivière.

– Mes enfants ! dit le commandant,ralentissons un peu notre allure ; vous savez l’axiome duparfait cavalier : En plaine au trot, et la montée au galop, àla descente au pas ! D’ailleurs, il ne faut pas nous conduirecomme des hannetons d’avril qui n’ont jamais rien vu ; notreaffaire, maintenant, c’est de dépister ces rascals sansêtre dépistés par eux. Or donc, pour arriver à cet intéressantrésultat, nous devons nous remiser sous un abri convenable, pendantque Master Jim ira en éclaireur flairer ce que contient le grosbouquet de pins, là-bas. C’est drôle, j’ai comme un avant-goûtd’injuns.

Le capitaine appuya en riant sur cette façond’articuler le mot Indien à la mode sauvage ; en même temps ilregarda Jim d’un air si facétieux, en imitant la pose d’un chefCorbeau bien connu, que Jim faillit sourire et partit aussitôt enrampant sous les broussailles.

Pour charmer les ennuis de l’attente,l’officier, après avoir rangé son petit escadron dans une aile deforêt qui finissait en pointe du côté de la clairière, renouvelacopieusement sa chique ; après quoi il passa en revue sestrois nouveaux amis.

– Le major Hachtincson, commandant le3°escadron du 6°régiment de cavalerie légère, Minnesota’s division,dit-il en saluant tour-à-tour Brainerd père, Will et Halleck ;excusez-moi, gentleman, si je me présente moi-même, le manqueabsolu de société convenable dans ce désert, m’y oblige.

– Will Brainerd mon fils, sir réponditJohn ; Adolphus Halleck mon neveu, un Sketcher(dessinateur) distingué qui a fait, en artiste, quelques campagnesde la guerre de cinq ans.

On s’entre salua avec tout le décorumconvenable ; les présentations étaient faites régulièrement,on pouvait causer.

Le major s’adressa sur-le-champ àl’artiste.

– Sir Halleck, voua avez beaucouppratiqué le champ de bataille ? lui demanda-t-il d’un ton quine dissimulait point une légère ironie.

Adolphe rougit un peu, malgré son sang-froidhabituel :

– Fort peu, major, le troisième coup defusil tiré à la bataille de Bull-run m’a écorné le bout d’uneoreille ; ma foi, comme je n’avais pas précisément unevocation militaire transcendante, j’ai renoncé aux travaux deguerre…

– Et maintenant, mon cousin fait desétudes sauvages… ajouta malicieusement Will Brainerd : Voiciune belle occasion mon cher Adolphe de vous renseigner sur lesvrais indiens, poursuivit-il avec un léger sourire ; le majordoit s’y connaître, lui !

Halleck eut un moment d’embarras etd’hésitation, sous les regards moqueurs qui se fixaient sur lui.Cependant il reprit bonne contenance et demanda àl’officier :

– Certainement, je serais fort aised’être fixé sur le compte de cette race d’hommes étranges, peuconnus, diversement appréciés, que les uns représentent commenobles et chevaleresques, les autres…

– Peu connus !… diversementappréciés !… Chevaleresques !… interrompit l’officieravec un éclat de rire strident ; écoutez, sir, un homme qui avécu trente ans dans ce monde là, et que vous pouvez croire surparole, je vous le garantis. Voici la photographie morale etphysique du vrai Sauvage : tous les instincts réunis du chat,de la hyène, du tigre, du vautour, et généralement des carnassiersde bas étage ; tous les vices agglomérés des populationscivilisées, des hordes barbares, des bandits hors la loi ; unamalgame de la bête fauve et du scélérat sans conscience. Voilàpour le côté moral… que j’adoucis passablement… La force, lasouplesse, l’agilité, la vigueur indomptable, supérieures à cellesdu singe, de la panthère, du cerf, de l’aigle et de tous lesanimaux les plus surprenants ; une finesse de sensinouïe ; une adresse phénoménale à, tous les exercicesphysiques ; un corps de diamant, de bronze, d’acier, decaoutchouc ; le diable au corps et mille fois plus. Voilà pourle côté physique. Total, des monstres infernaux à figure humaine etqui réalisent l’impossible, l’inimaginable, surtout au point de vuedu crime et de la méchanceté.

– Le portrait ne me semble guère flatté,murmura Halleck avec un rire forcé.

– Peuh ! J’en dis peut être encoreplus de bien qu’ils n’en méritent. Et je vais vous étonner… Cesêtres-là, si, par hasard, le bon esprit du Christianisme réussit às’introduire en eux, ces êtres-là deviennent des sujets d’élite, denobles et dignes créatures valant beaucoup mieux que nous toushommes civilisés.

– Mais alors ! interrompit Halleckd’un ton triomphant.

– Doucement, jeune homme !Distinguo… comme nous disions au collège. Le Sauvagechristianisé…

– Eh bien ?

– Ce n’est plus un Sauvage !puisqu’il n’est plus mauvais.

Halleck se mordit les lèvres, en se souvenantque Maggie lui avait fait exactement la même réponse.

L’officier reprit :

– Tandis que le sauvage… le vrai sauvage…le sauvage pur…

– Eh bien ?

– C’est un méprisable et haïssable etredoutable monstre. Ergo ! ma démonstration est faite.Attention ! continua l’officier en changeant de ton, voilà Jimqui nous fait un signe, là-bas.

La petite troupe se porta avec précaution versle Sioux qui les attendait

– Eh bien ! quelles nouvelles ?demanda l’officier à voix si basse qu’à peine l’Indien pûtl’entendre.

– Rien, répondit celui-ci ; je vaisvoir, attendez-là.

Il poursuivit sa marche silencieuse etinvisible au bout d’une demi-heure on le vit surgir de broussaillesà une assez grande distance, et faire des signaux pour que lacavalerie avançât avec les plus méticuleuses précautions.

Lorsqu’on l’eut rejoint :

– Une piste ! fit-il d’une voixsemblable à un souffle, en montrant quelques vestiges à peinevisibles sur l’herbe. – Attendez.

Cette fois, Jim repartit avec une prudenceextraordinaire, et une ardeur contenue qui étincelait dans ses yeuxnoirs ; il sentait sa proie !

Une heure s’écoula ainsi dans une anxieuseattente ; le major commença à perdre patience et às’inquiéter.

– Ah çà ! votre homme ne reparaîtplus, dit il à l’oreille de Brainerd ; qu’est-ce que cela veutdire ? Nous trahirait-il comme un vilain ?

– Oh non ; il en est incapable,répliqua le settler.

– Eh bien ! alors, on nous l’a prisou tué dans quelque coin.

– Ah mon Dieu ! il ne nousmanquerait plus que ce nouveau malheur !

– Non, non ! fit le major enétendant doucement son doigt vers la prairie ; voyez-vous,dans ce creux, l’herbe qui remue contre la direction du vent… etpuis cette tête noire qui se soulève un peu pour nous regarder…cette main qui se montre avec précaution et nous fait un petitsigne. Très bien ! il nous indique un autre bouquet d’arbresauquel il pourra arriver sans être vu de la rivière… il nousrecommande de marcher doucement, doucement, sans faire de bruit, denous bien dissimuler le long des grandes broussailles. C’estcompris ! ajouta le major en répondant par un petit signe detête ; allons, enfants ! et de la prudence !

On se glissa, avec une adresse et desprécautions incomparables jusqu’au point indiqué ; là ontrouva Jim qui attendait avec un visage préoccupé.

– Pas de bruit, dit-il, ils sontlà ! S’ils nous entendent, ils tueront les femmes.

On se groupa dans un recoin de la forêt et ontint conseil. Le soleil était sur le point de quitterl’horizon ; il importait d’avoir une solution avant lanuit.

Le major se frottait les mains, au comble dela jubilation.

– Il faut que ça chauffe tout desuite ! dit-il ; comme nous allons brûler tous cesgredins-la ! Vous autres, Continua-t-il en s’adressant à seshommes, ayez l’œil au guet, le doigt sur la détente, et visezjuste ; chaque coup de feu doit abattre son Sauvage.

Brainerd, son fils et Halleck ne pouvaientparler, tant était terrible leur émotion. Ils apprêtèrentconvulsivement leurs armes.

– Marchons, dit Jim.

La moitié des cavaliers mit pied àterre ; tout le monde se mit à ramper dans le bois, suivant ladirection indiquée par le Sioux.

L’arrivée des poursuivants fut tellementsilencieuse, et les Indiens s’attendaient si peu à être poursuivis,qu’ils furent surpris à cinquante pas de distance, au moment où ilsétaient occupés à harnacher leurs chevaux pour le départ. Ainsi,tout le désavantage était de leur côté.

– Feu ! et chargez ensuite !cria le major d’une voix tonnante.

Un tourbillon de fumée et de flammes remplitla clairière ; des hurlements de mort répondirent auxdétonations ; quatre Indiens seulement restèrent debout ;tous les autres se tordaient sur l’herbe dans les convulsions del’agonie.

Les trois femmes tremblantes accoururentéperdues vers leurs libérateurs. Maggie se trouvait la plus proched’Halleck ; il s’élança vers elle.

Au même instant, un des Indiens survivantsbondit sur la jeune fille, le couteau à la main, et la saisit parles cheveux.

– Veux-tu la lâcher ! démonmaudit ! hurla l’artiste en armant son revolver et en faisantfeu.

La première balle imprima dans la poitrine duSauvage un point noir, d’où jaillit aussitôt un mince filet desang. Le bandit chancela en grinçant des dents, mais sansabandonner sa victime sa main levée s’abaissa sur la tête courbéede la malheureuse enfant, la lame brillante du couteau disparutjusqu’au manche dans le cou frêle et délicat qui fut à moitiétranché. Ensuite, avec un cri insultant et sinistre, le monstretomba à la renverse, criblé de balles qu’Adolphe lui avait envoyéesdésespérément.

Le corps inanimé de la jeune fille s’affaissasur le sol sanglant, comme la tige d’une fleur atteinte par lafaux ; Halleck n’arriva même pas à temps pour la recevoir dansses bras. Il s’agenouilla avec désespoir auprès d’elle, les yeuxnoyés de larmes brûlantes, et releva avec un soin pieux cette doucefigure dont les traits pâles avaient conservé jusque dans la mortleur expression résignée et angélique.

Cette horrible scène s’était accomplie avec larapidité de l’éclair, comme un coup de foudre, sans que personneeût pu faire un mouvement pour la prévenir. MistressBrainerd et Maria étaient aussitôt accourues haletantes etdésespérées, mais, tout était fini, l’ange avait quitté sonenveloppe d’argile pour remonter au ciel.

Brisés de douleur, les malheureux parents dela jeune victime s’étaient jetés à genoux autour d’elle, essayantde lui prodiguer des soins… hélas ! désormais inutiles. Chacund’eux déposa sur son front blanc et pur un long et douloureuxbaiser. En se relevant, Mistress Brainerd aperçut Halleck,agonisant de désespoir, et dont les yeux restaient fixés sur lamorte chérie ; la bonne mère comprit tout ce que renfermaitcette angoisse comprimée ; elle fit un signe au jeune homme,en lui disant

– Donnez-lui aussi un dernier baiser.

Le pauvre Adolphe s’inclina sanglotant,éperdu, et posa ses lèvres sur la joue froide de celle qu’il aimaittant, dans le silence de son âme.

Puis il retomba à genoux et demeura immobile,priant, pleurant, suppliant le ciel de lui envoyer aussi lamort.

Pendant ce temps, les Indiens avaient étéfoudroyés par une dernière décharge et le major Hachtincson avaitpris le soin personnel de s’assurer, le sabre à la main, que chacund’eux était bien mort et ne jouait pas au cadavre.

Cette clairière était sinistre avec ses herbesensanglantées, noircies par la poudre, écrasées par les corpsinanimés mais toujours farouches des Sauvages.

Dans un coin reculé, la famille Brainerdpleurait et priait autour de celle qui avait été Maggie.

Au milieu du champ de bataille, le majorvainqueur essuyait lentement son épée, lorsque son regard seportait vers ce dernier groupe, ses sourcils se fronçaient, sesyeux clairs lançaient des flammes.

– Pauvre douce enfant !Grommelait-il ; ah ! canailles ! ah !gredins ! ah ! race infernale ! on n’en tuera jamaisassez !

Jim, immobile sur la lisière du bois,regardait tout cela d’un air impassible ; on aurait dit unestatue de bronze…

On se serait trompé en le croyant insensible,lorsque ses yeux rencontraient la pâle image de Maggie, une lueurhumide tremblait dans ses prunelles… Jim pleurait, luiaussi !

ÉPILOGUE

Trois jours après les événements qu’on vientde retracer, la petite caravane arrivait en vue du territoire deSaint-Paul.

Le major Hachtincson, qui avait escortéjusque-là la famille Brainerd, pour la protéger contre de nouveauxmalheurs, fit faire halte à sa troupe et se prépara à prendre congéde ses nouveaux amis.

– Que Dieu vous garde ! sir, et vousrende plus heureux à l’avenir, dit-il à Brainerd, en lui serrant lamain : Je vous quitte pour rentrer dans le désert où m’appellela chasse Indienne. Vous pouvez compter qu’elle sera vengée plusd’une fois…

– Pas bon ! venger : prier,meilleur, interrompit Jim, qui, pour la première fois peut-être, semêlait à la conversation sans avoir été interpellé.

Le major le regarda pendant quelques minutesavec un sérieux incroyable : puis il secoua la tête d’unefaçon dubitative, et ajouta en style Indien.

– Jim avoir raison peut-être… sang poursang, mauvais !

Et il tortilla pendant quelques instants salongue moustache en réfléchissant ; ensuite il dit avecexplosion.

– Ah ! pourtant, on ne peut soutenirle contraire ; un assassin doit mourir ! autant il m’entombera sous la main, autant j’en tuerai !

– Se défendre, bon ! répliquaJim ; attaquer, mauvais.

– Ces diables d’Indiens parlent peu,observa le major en souriant, mais ils parlent bien. Adieu, mesamis, que Dieu vous garde !

Le peloton de cavalerie était déjà à quelquedistance, lorsque l’officier entendit une voix quil’appelait : c’était Halleck, revenant sur ses pas pour luiparler.

– Sir, dit le jeune homme qui était trèspâle voulez-vous accepter une mission ?

– Volontiers, mon jeune ami : dequoi s’agit-il ?

Halleck tira de sa poche une petite croixsculptée qu’il avait façonnée en route

– Lorsque vous passerez près del’endroit… vous savez ?… Je vous prie de placer cette petitecroix dans une incision que porte le Sumac penché sur sa tombe.

– Oui… je vous le jure ! répondit lemajor en lui serrant énergiquement la main.

– Ensuite, reprit Halleck d’une voix àpeine intelligible, vous vous agenouillerez, vous ferez une prière,et vous lui direz, de ma part, « au revoir ».Merci ! Adieu, ajouta-t-il en s’enfuyant brusquement pourcacher un flot de larmes qui venait de monter à ses paupières.

Le major continua sa routemachinalement ; au bout de quelques secondes, il portavivement un doigt à son œil.

– Diable d’homme ! murmura-t-il,qu’avait-il besoin de venir me tracasser ainsi ?… voilà-t-ilpas que j’ai le coin d’une paupière humide !… Allons,enfants ! un temps de galop ! commanda-t-il à ses hommes.Il faut un peu de mouvement pour me distraire, reprit-il enmonologue ; comme çà, aussi, sa commission sera plus tôtexécutée.

Bientôt la solitude reprit son silencieuxempire ; les Brainerd avaient disparu d’ans la direction duNord, les cavaliers dans celle du Midi ; toute trace humaines’était évanouie au milieu du désert.

Une semaine après l’arrivée des pauvresfugitifs dans la ville de Saint-Paul, M. Brainerd reçut une lettreportant la suscription suivante :

À mistress Brainerd, pour remettre èmiss Maria Allondale.

La bonne dame se hâta de la présenter à Maria,qui, à peine remise de tant de secousses, était encore au lit.

– Oh mon Dieu ! s’écria la jeunefille en regardant l’adresse, qu’y a-t-il encore ? Il mesemble que voilà l’écriture d’Adolphe Halleck.

Et, brisant le cachet d’une main tremblante,elle lut :

« Chère Maria, quand ces lignes serontsous vos yeux, je serai loin de vous, loin de toute ma chèrefamille, à laquelle je dis un adieu suprême.

« Nous avions vécu pendant plusieursannées, amis et fiancés, dans la pensée souriante qu’un jour nousserions mariés ensemble.

« Mais, une catastrophe irréparable, quia soudainement détruit tout mon bonheur et mes espérances, m’aouvert les yeux et m’a appris que nous ne devons, pas… que je nedois pas vivre désormais de la vie de ce monde.

« Soyez libre, Maria, je me suis aperçuque votre cœur éprouve une affection plus particulière pour notrecher cousin Will… soyez libre… et heureuse avec lui ; je vousdégage de toute promesse envers moi.

« De notre ancienne amitié ; ilrestera entre nous une affection sincère et profonde qui nous,unira dans nos souvenirs, dans nos prières, dans nosespérances…

« Je ne vous demande plus qu’une seulechose, c’est d’adresser au ciel des vœux pour que ma voix, qui vaprêcher dans le désert, trouve un écho dans l’âme des malheureuxSauvages ; pour que le Seigneur fertilise en eux la bonneparole que je leur porterai jusqu’au sein de la solitude, pourqu’après avoir muré la voie du ciel aux autres, je parvienne à lasuivre moi-même jusqu’à la fin.

« Adieu ! à revoir dans la Patriecéleste.

« ADOLPHE, Missionnaire indigne deJésus-Christ. »

Quand elle est finie cette lecture, Mariafondit en larmes et cacha sa tête dans le sein de mistressBrainerd, et lui dit d’une voix étouffée :

– Lisez, ma bonne tante, je ne saisvraiment que vous dire.

– C’est un noble cœur ! murmura lavieille dame, après avoir parcouru la lettre, non sans s’essuyerplusieurs fois les yeux. Puis elle ajout en regardant fixement lajeune fille : Il a choisi la meilleure part, et je crois sarésolution aussi bonne pour d’autres que pour lui.

Maria devint rouge comme une fleur de grenadesous le regard de sa tante et s’abrita, sans répondre, sous sonoreiller.

……………………

Quelques mois plus tard un mariage étaitcélébré dans la principale église de Saint-Paul.

L’assistance était modeste, mélancolique, peunombreuse. Mais une atmosphère de piété, d’affection douce etsincère s’exhalait de cette petite réunion. Les jeunes épouxsemblaient profondément heureux et aimants.

C’étaient, on le devine, Maria Allondale etWill Brainerd qui unissaient leur sort. La cérémonie terminée onquitta le séjour de Saint-Paul pour aller habiter une petite fermeque les nouveaux labeurs de John Brainerd avaient su conquérir dansune vallée fertile du Minnesota.

Là, on pouvait vivre et sans inquiétude, enpaix ; car un poste militaire garantissait le territoirecontre toute invasion indienne.

Pendant bien des années, la Clairière de laSainte (c’était le nom donné au lieu où était la tombe de Maggie),fut visitée, chaque automne, par deux pèlerins silencieux etattristés…

L’un d’eux portait la robe noire dumissionnaire ; sur son visage jeune encore, mais pâli par lesrudes épreuves de son saint ministère, se lisait une penséeprofonde et douloureuse.

L’autre, son inséparable compagnon, était unIndien de haute stature, dans la noire chevelure duquel l’âgecommençait à semer de longs fils d’argent.

Tous deux s’agenouillaient sur un tertregazonné qu’eux seuls auraient pu reconnaître, et ils priaientlongtemps en silence pendant que quelques larmes coulaient de leursyeux desséchés par les orages et les soleils du Désert.

Puis, en se relevant, le plus jeune disait àl’autre

– Oui, mon bon Jim, la prière est douceau cœur affligé.

– Prier, penser, espérer, très bon,répondait Jim.

Ensuite Halleck, le jeune missionnaire vieilliavant l’âge, se détournait avec un soupir, et, moissonneurinfatigable, partait pour récolter des âmes.

Un jour l’Indien revint seul et portant uneforme humaine : enveloppée d’un suaire noir.

Il creusa une tombe à côté de celle de lasainte et y déposa son précieux fardeau.

Pendant plusieurs mois on le vit errer dansles bois environnants ; quand l’hiver arriva, la neige n’étaitpas plus blanche que ses cheveux.

Le printemps suivant, au grand réveil de lanature, on trouva des ossements blanchis étendus au pied du Sumac,qui portait la petite croix défigurée, hélas, par bien desorages.

C’étaient les restes du fidèle Jim, du bonIndien dévoué jusqu’à la mort.

FIN.

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